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Presented to the
library oj the
UNIVERSITY OF TORONTO
by
...vXi-J
OEUVRES ,
DE PLATON
TRADUITtS
PAR VICTOR COUSIN.
TOME TROISIEME.
— 08O«
PARIS,
BOSSANGE FRÈRES, LIBRAIRES,
QUAI VOLTAIRE, S8 II.
M. DCCC XXVI
fi»
Ce
PROTAGORAS,
ou
LES SOPHISTES.
3.
ARGUMENT
PHILOSOPHIQUE.
LE Protagoras est s, simple et si clair dans
son plan et dans le petit nombre d'idées fon-
damentales dont il se compose , que tout
éclaircissement philosophique nous paraît
superflu ; d'autant plus que, dans le Menon,
la même question et les mêmes idées sont re-
produites exactement dans le même ordre,
mais sous des formes et avec des développe-
mens plus didactiques qui demanderont une
explication. Quelques lignes d'introduction
sont ici plus que suffisantes.
Socrate se rend à une assemblée de so-
phistes dont Protagoras est le coryphée. Il
lui présente un jeune homme qui désire de-
venir un de ses disciples , et entre avec lui
en conversation sur ce qu'il enseigne. Prota-
i.
4 ARGUMENT.
goras , pour ne pas avoir l'air d'un rêveur et
pour se distinguer des autres sophistes, ne
lui parle pas de sa métaphysique, et lui dé-
clare qu'il enseigne la politique. Or, le sujet
véritable de la politique étant la vertu , So-
crate s'étonne qu'à ce compte on puisse en-
seigner la politique, et il élève la question
si la vertu peut être enseignée. Protagoras ,
qui naturellement tient pour l'affîmative ,
lui en donne un certain nombre de preuves
extérieures auxquelles Socrate répond par
des argumens du même genre ; mais bientôt,
laissant là cette polémique superficielle, il
force Protagoras d'aller avec lui au fond de
la question ; et après lui avoir prouvé que
pour savoir si la vertu peut être enseignée il
faut savoir d'abord ce que c'est que la vertu,
il lui demande quelle est l'essence de la vertu
si elle est une, ou si elle a des parties qui se
laissent enseigner les unes après les autres.
Protagoras prétend , avec tout le monde, que
la vertu a des parties, et des parties diverses,
ARGUMENT. 5
comme la sagesse, la justice, la tempérance ,
le courage et la sainteté. Mais Socrate; par une
analyse profonde et subtile,lui montre que ces
différentes vertus ne sont pas aussi dissembla-
bles qu'elles le paraissent, et qu'au lieu d'être
indépendantes, elles se contiennent toutes les
unes les autres, et se supposent réciproque-
ment; qu'il n'y a point de sainteté qui ne
soit juste, de justice qui ne soit sainte, de
tempérance qui ne soit sage, de sagesse qui
ne soit tempérante; il va même jusqu'à pren-
dre les deux termes de la vertu en apparence
les plus éloignés, le courage et la sagesse , et
il contraint Protagoras d'avouer que le cou-
rage, c'est-à-dire le vrai courage, doit savoir
ce qu'il fait, et pourquoi il le fait, et par con-
séquent qu'il repose sur des raisons morales,
sur la sagesse et la science; de sorte qu'en
dernier résultat toutes les vertus ne sont
que des applications, plus ou moins dis-
semblables en apparence, du même principe,
qui les comprend toutes et leur communique
6 ARGUMENT.
à toutes son propre caractère. En effet, ce
n'est point par tel ou tel acte, pour ainsi dire,
extérieur, que lame est vertueuse, mais par
une résolution intérieure et par une énergie
générale et fondamentale, si l'on peut s'ex-
primer ainsi. Diverse au-dehors, comme le
monde auquel elle se mêle ; variée et infinie
comme les situations de la vie; aussi souple
que la tentation ; docile même jusqu'à un cer-
tain point à l'analyse vulgaire, qui la di-
vise pour la classer, et la classe pour s'en-
tendre du moins avec elle-même, la vertu est
une dans l'âme et dans l'intention de l'agent
moral ; son unité et son identité constituent
toute sa réalité. Platon reproduit souvent ce
principe, qui plus tard devint un des élémens
du stoïcisme, et produisit dans son exagéra-
tion le paradoxe célèbre que l'homme a toutes
les vertus ou n'en a pas une, et que la vertu est
parfaite ou n'est pas. Ici Socrate l'établit avec
rigueur et lucidité dans toute sa portée et
dans ses justes limites; et les vertus ainsi ré-
ARGUMENT. 7
duites à la vertu, et la vertu à l'inspiration
vertueuse, on conçoit comment Socrate re-
fuse d'admettre qu'elle tombe sous l'ensei-
gnement de l'école. Et cependant, en faisant
rentrer les cinq vertus énumérées plus haut
les unes dans les autres , en ramenant même
le courage à la sagesse ou à la science, So-
crate a placé la science à la tête de toutes les
vertus, et en a fait la condition morale par
excellence; car l'ignorance empêche le discer-
nement du bien, et ôte la place de toute
vertu. Il semble donc que ce soit une con-
tradiction à celui qui , en niant la différence
des vertus particulières , s'est appliqué à re-
trouver dans toutes la science; il semble que
ce soit une contradiction de soutenir que la
vertu , où la science joue un si grand rôle ,
n'admet point d'enseignement, tandis que
Protagoras , qui sépare toutes les vertus et
conçoit des vertus sans science, prétend que
la vertu peut être enseignée. C'est sur cette
contradiction plus apparente que réelle que
8 ARGUMENT,
se rompt l'entretien et finit la discussion.
En lisant ce dialogue si gracieux dans ses
formes, si uni dans sa marche, dégagé de ce
luxe de discussions épisodiques, riches et fé-
condes, qui caractérisent en général tout vrai
dialogue de Platon et en font presque une
philosophie tout entière, il ne faut pas ou-
blier d'abord que le Protagoras appartient à
la jeunesse de l'auteur, et ensuite que, si son
but apparent est bien de résoudre ou de
traiter en effet une question particulière, son
but moins direct, mais plus réel peut-être,
est de nous^aire assister au spectacle de tous
les sophistes réunis autour de Protagoras ,
comme Hippias, Prodicus, et plusieurs autres
personnages célèbres composant en quelque
sorte les états-généraux de la sophistique,
devant lesquels comparaît le jeune Socrate,
qui les attaque et les défait pour ainsi dire
en bataille rangée, dans la personne de leur
représentant Protagoras.
PROT AGORAS,
ou
LES S0PH1TES.
Premiers interlocuteurs ,
UN AxAII DE SOCRATE, SOCRAÏE,
Seconds interlocuteurs ,
HIPPOCRATE, PROTAGORAS, ALC1BIADE ,
C ALLIAS, CRITIAS, PRODICUS, HIPPIAS.
LAMI DE SOCP.A.TK.
D'où viens-tu , Socrate ? mais faut-il le de-
mander? c'est de ta chasse ordinaire. Tu viens
de courir après le bel Alcibiade. Aussi je t'avoue
que l'autre jour que je m'amusai à le regarder,
il me parut encore bien beau , quoiqu'il soit déjà
homme fait; car nous pouvons le dire ici entre
io PROTAGORAS.
nous, il n'est plus de la première jeunesse, et
il a le menton tout couvert de barbe.
SOCRATE.
Qu'est-ce que cela fait ? Tu n'approuves donc
pas ce que dit Homère , que l'Age le plus agréable
est celui où l'on commence à avoir de la barbe * ;
c'est justement l'âge d'Alcibiade.
L'AMI DE SOCRATE.
Quoi qu'il en soit, ne viens-tu pas d'avec lui ?
comment êtes-vous ensemble?
SOCRATE.
Fort bien; et aujourd'hui mieux que jamais,
car il a dit mille choses en ma faveur , et a
pris mon parti; je le quitte à l'instant; et je
te dirai une chose qui te paraîtra bien étrange ;
c'est qu'en sa présence je ne faisais aucune at-
tention à lui, et souvent même j'oubliais qu'il
était là.
L'AMI DE SOCRATE.
Que vous est-il donc arrivé à l'un et à l'autre ?
car assurément tu n'as pas trouvé dans la ville
quelque jeune homme plus beau qu'Alcibiade.
SOCRATE.
Bien plus beau.
* Hom. Odyss. liv. X, v. 279.
PROÏAGORAS. 1 1
l'ami de socrate.
Tout de bon? Est-ce un Athénien ou un étran-
ger?
socrate.
Un étr
an ger.
*
l'ami
DE
SOCRATE
D'où est-il ?
SOCRATE.
D'Abdère.
L'AMI DE SOCRATE.
Et cet étranger t'a semblé si beau que tu le
trouves plus beau que le fils de Clinias?
SOCRATE.
Et comment, mon cher, le plus sage ne pa-
raîtrait-il pas le plus beau?
l'ami de socrate.
Tu viens donc de quitter un sage?
SOCRATE.
Oui , un sage, et le plus sage de notre temps;
si du moins tu trouves que Protagoras mérite
ce titre.
l'ami de socrate.
Que me dis-tu là ? Quoi ? Protagoras est ici !
SOCRATE.
Oui, depuis trois jours.
i a PROTAGORAS.
l'ami de socrate.
Et tu viens de le quitter !
SOCRATE.
Et même après une conversation fort longue.
LAMI DE SOCRATE.
Eh! ne voudrais-tu point nous raconter cette
conversation , si tu n'es pas pressé. Assieds-toi
ici , et fais lever cet enfant.
SOCRATE.
De tout mon cœur; je te serai même obligé si
tu veux bien m'entendre.
L'AMI DE SOCRATE.
Et nous pareillement, si tu veux parler.
SOCRATE.
En ce cas, l'obligation sera réciproque. Tu
n'as donc qu'à m'écouter.
Ce matin qu'il faisait encore nuit, Hippo-
crate , fils d'Apollodore * et frère de Phason ,
est venu heurter bien fort à ma porte avec
son bâton : on ne lui a pas eu plus tôt ouvert,
qu'il est venu tout droit dans ma chambre , en
criant à haute voix, Socrate, dors-tu ? Ayant re-
connu sa voix, j'ai dit voilà Hippocrate. Qu'y
a-t-il de nouveau ? — Rien que de bon , m'a-t-il
* Celui du Phodon.
PROTACORAS. i3
dit. — Tant mieux , lui ai-je répondu. Mais qui t'a-
mène si matin? — Protagoras est ici, m'a-t-il dit se
tenant debout vis-à-vis de moi. — Il y est d'avant-
hier, lui ai-je réparti: ne viens-tu que de l'ap-
prendre?— Je ne l'ai appris que cette nuit. En di-
sant cela il s'est approché de mon lit à tâtons, s'est
assis à mes pieds, et a continué de cette manière :
Hier au soir, fort tard, à mon retour du dème
d'OEnoé*, où j'étais allé pour rattraper mon
esclave Satyrus qui s'était enfui ; et j'avais résolu
de venir te dire que j'allais courir après lui ,
mais quelque autre chose me fit sortir cela de
l'esprit; quand je fus de retour , que nous eû-
mes soupe et que nous allions nous coucher,
mon frère vint me dire que Protagoras était ar-
rivé. Ma première pensée fut de venir te don-
ner cette bonne nouvelle; mais, réfléchissant que
la nuit était trop avancée , je me couchai , et ,
après un léger somme, qui m'a un peu refait
de ma fatigue, je me suis levé et suis venu tout
courant. — Moi, qui connais Hippocrate pour
un homme de coeur et qui le voyais tout ef-
faré, je lui ai dit: qu'est-ce donc? Prot.igoras
t'a-t-il fait quelque injure? — Oui, par les dieux,
* 11 y avait deux dèmes de ce nom, l'un près d'Éleu-
thère , l'autre près de Marathon. Wesset,. Ad Diodor.
IV, 60.
i4 PROTAGORAS.
m'a-t-il répondu en riant ; il me fait injure d'être
sage tout seul, et de ne pas me rendre tel. — Oh !
lui ai-je dit, si tu lui donnes de l'argent , et que
tu le gagnes , il te rendra sage aussi. — Plût à
Jupiter, et à tous les dieux, qu'il ne tînt qu'à cela,
m'a-t-il dit; je ne me laisserais pas une obole, et
j'épuiserais la bourse de mes amis. Ce n'est pas
autre chose qui m'amène : je viens te prier de lui
parler pour moi; car, outre que je suis trop jeune,
je ne l'ai jamais ni vu ni connu. Je n'étais qu'un
enfant à son premier voyage ; mais j'entends
tout le monde en dire beaucoup de bien, et on
assure que c'est le plus éloquent des hommes.
Que n'allons-nous chez lui avant qu'il sorte : on
m'a dit qu'il loge chez Callias, fils d'Hipponicus ;
allons-y, je t'en conjure. — Pas encore; il est trop
matin, lui ai-je dit; mais allons nous promener
dans notre cour, nous resterons là jusqu'à ce
que le jour vienne, après quoi nous irons. Ainsi,
sois tranquille , nous le trouverons chez lui ,
selon toute apparence ; Protagoras ne sort
guère.
IN ou s sommes donc descendus dans la cour,
et, en nous promenant, je voulus tâter un peu
Hippocrate. Je me mis à l'examiner et à l'in-
terroger. Oh ça, Hippocrate; tu vas aller chez
Protagoras lui offrir de l'argent, afin qu'il t'en-
seigne quelque chose; m;ùs quel homme penses-
PROTAGORAS. i5
tu que ce soit, et quel homme veux-tu qu'il te
rende? Si tu allais chez Hippocrate de Cos , qui
porte le même nom que toi, et qui descend d'Es-
culape, et que tu lui offrisses de l'argent, si
quelqu'un te demandait , Hippocrate , à quel
titre veux-tu lui donner cet argent? que répon-
drais-tu?— Je répondrais que c'est à titre de
médecin. - Et pour quoi devenir ? — Pour de-
venir médecin. — Et si tu allais chez Polyclète
d'Argos, ou chez Phidias d'Athènes, leur donner
de l'argent pour apprendre d'eux quelque chose,
et qu'on te demandât tout de même, à quel titre
tu veux donner cette argent-là à Polyclète ou à
Phidias , que répondrais-tu ? — Je répondrais ,
m'a-t-il dit, que c'est à titre de sculpteur. — Et
pour quoi devenir? — Pour devenir sculpteur
évidemment. — Voilà qui est à merveille. Présen-
tement donc, nous allons toi et moi chez Prota-
goras, disposés à lui donner tout ce qu'il de-
mandera pour ton instruction , si notre bien
peut y suffire , et qu'il y en ait assez pour le
contenter; s'il ne suffit pas, nous sommes tout
prêts à employer encore celui de nos amis. Si
quelqu'un donc, voyant ce grand empressement,
nous demandait, Socrate et Hippocrate , dites-
moi, en donnant' tout cet argent à Protagoras,
à quel homme pensez-vous le donner? Que lui
: épondrions-nous? Quel nom connaissons-nous
i6 PROTAGORAS.
à Protagoras comme nous connaissons à Phidias
celui de sculpteur, et à Homère celui de poète :
comment appelle-t-on Protagoras? — On ap-
pelle Protagoras un sophiste, Socrate. — Ron ,
lui ai-je dit, nous allons donner notre argent à
un sophiste. — Précisément. — Et si le même
homme te demandait encore ce que tu veux de-
venir avec Protagoras? — A ces mots, Hip-
pocrate rougissant ( car le jour élait déjà assez
grand pour me faire voir ce qui Se passait sur
son visage ) : si nous voulons être consé-
quens , m'a-t-il dit , il est évident que c'est
pour devenir un sophiste. — Comment , par
tous les dieux , lui dis-je , n'aurais-tu pas de
honte de te donner pour sophiste à la face
des Grecs? — Oui, par Jupiter, Socrate, j'en
aurais honte, s'il faut dire la vérité. — Ah! je
t'entends , Hippocrate ; ton dessein n'est pas
d'aller à l'école de Protagoras , comme on va
à celle d'un sculpteur ou d'un médecin, mais
comme tu as été à celle d'un grammairien , d'un
joueur de lyre , et d'un maître d'exercices ;
car tu n'as pas été chez tous ces maîtres pour
en faire métier et devenir maître toi-même,
mais seulement pour t'y exercer, et pour ap-
prendre ce qui convient à un particulier et à
un homme libre. — C'est cela, m'a-t-il dit; voilà
justement l'usage que je veux faire de Protagoras.
PROTAGORAS. 1 7
— Mais sais-tu ce que tu vas faire, lui ai-je dit?
— Sur quoi? — Tu vas mettre ton âme entre les
mains d'un sophiste, et je gagerais que tu ne
sais ce que c'est qu'un sophiste. Ne sachant ce
que c'est, tu ne sais à qui tu vas confier ton
âme, et si c'est à de bonnes ou de méchantes
mains. — Je crois fort bien le savoir. — Dis-moi
donc ce que c'est qu'un sophiste. — Un sophiste,
comme son nom même le témoigne , est un
homme qui sait mille belles choses. — On peut
en dire autant d'un peintre et d'un architecte.
Ce sont aussi des gens qui savent beaucoup de
belles choses. Mais si quelqu'un nous demandait
quelles sont les belles choses qu'ils savent , nous
ne manquerions pas de leur répondre que c'est
tout ce qui regarde l'art de faire des tableaux,
et ainsi du reste. Si donc on nous demandait de
même, ce que sait un sophiste, que lui répon-
drions-nous? Quel est précisément l'art dont il
fait profession ; et que dirions-nous qu'il est? —
Nous dirions , Socrate , qu'il fait profession de
rendre les hommes habiles à bien parler. — Nous
dirions peut-être la vérité; mais ce n'est pas tout,
et ta réponse attire encore une demande , sa-
voir, sur quelles matières un sophiste rend-il
habile à parler; car un joueur de lyre ne rend-
il pas aussi son disciple habile à parler sur ce
qu'il sait , sur ce qui regarde le jeu de la lyre?
i3 PROT AGORAS.
— Cela est certain. — En quoi est-ce donc qu'un
sophiste rend habile à parler? n'est-ce pas sili-
ce qu'il sait ? — Apparemment. — Qu'est-ce donc
qu'il sait et qu'il enseigne aux autres? — En vé-
rité, Socrate , je ne saurais te le dire.
Comment donc? lui ai-je dit; eh ! ne sens-tu
pas à quel danger tu vas exposer ton âme ? S'il
te fallait mettre ton corps entre les mains d'un
médecin qui serait aussi capable de le ruiner que
de le guérir, n'y regarderais-tu pas plus d'une
fois? N'appellerais-tu pas tes amis et tes parens,
pour consulter avec eux, et ne serais-tu pas plus
d'un jour à délibérer? Et lorsqu'il est question
de ton âme , que tu estimes infiniment plus que
ton corps, et de laquelle tu es persuadé que dé^
pend ton bonheur ou ton malheur, selon qu'elle
devient bonne ou mauvaise , tu ne demandes con-
seil ni à ton père, ni à ton frère, ni à aucun de
nous qui sommes tes amis ; tu ne mets pas un
seul moment en délibération, si tu dois la con-
fier à cet étranger qui vient d'arriver; mais ayant
appris le soir fort tard son arrivée, tu viens dès
le lendemain, avant la pointe du jour, remettre
ton âme entre ses mains sans balancer, tout
prêt à ) employer et tout ton bien, et celui de
tes amis : c'est une affaire conclue , il faut te
livrer à Protagoras que tu ne connais point,
comme tu l'avoues toi -même, et à qui tu n'as
PROTAGORAS. ,9
jamais parlé ; seulement tu le nommes un so-
phiste, et tu vas t'abandonner entre ses mains,
sans savoir même ce que c'est qu'un sophiste.
— H paraît bien, à ce que tu dis , Socrate,
répondit Hippocrate.
Dis-moi, Hippocrate, le sophiste n'est -il pas
un marchand, soit passager, soit fixé en un lieu ,
de toutes les denrées dont l'âme se nourrit? Il
me le semble , au moins. — Mais de quoi se
nourrit l'âme , Socrate ?
De sciences , lui ai-je répondu. Mais, mon cher,
il faut bien prendre garde que le sophiste, en
nous vantant trop sa marchandise , ne nous
trompe comme les gens qui nous vendent tout
ce qui est nécessaire pour la nourriture du corps;
car ces derniers , sans savoir si les denrées
qu'ils débitent sont bonnes ou mauvaises pour
la santé , les vantent excessivement pour les
mieux vendre, et ceux qui les achètent ne s'y
connaissent pas mieux qu'eux, à moins que ce
ne soit quelque médecin ou quelque maître de
palestre. Il en est de même de ces marchands
qui vont vendre les sciences dans les villes à
ceux qui en ont envie ; ils louent indifféremment
tout ce qu'ils vendent. Mais peut-être la plu-
part d'entre eux ignorent si ce qu'ils débitent
est bon ou mauvais pour l'âme; et les acheteurs
sont dans le même cas, à moins qu'ils ne s'en ren-
2.
ao PROTAGORAS.
contre quelqu'un qui soit habile dans la méde-
cine des âmes. Si donc tu t'y connais , et que tu
saches ce qui est bon ou mauvais, tu peux aller
acheter en toute sûreté des sciences chez Prota-
goras et chez tous les autres sophistes ; mais si
tu ne t'y connais pas, prends bien garde, mon
cher Hippocrate , de hasarder ce que tu as de
plus cher au monde ; car le risque est plus grand
dans l'emplette des sciences que dans celle des
alimens: après qu'on a acheté des alimens, d'un
marchand domestique ou forain , on peut les em-
porter chez soi dans d'autres vaisseaux ; et avant
d'en prendre, on a le temps de consulter et d'ap-
peler à son aide quelque expert qui vous dise ce
qu'il faut ou ce qu'il ne faut pas boire et man-
ger , la quantité qu'on en peut prendre , et le
temps où on peut la prendre ; de sorte que le
danger n'est pas bien grand. Mais il n'en est pas
de même des sciences ; on ne peut les mettre
dans aucun autre vaisseau que dans son âme, et
dès que l'emplette est faite , le prix payé , et
qu'on les a reçues dans son âme, le bien ou le
mal est fait sans ressource. Consultons donc des
gens plus âgés et plus expérimentés que nous;
car nous sommes trop jeunes pour décider dans
une affaire si importante. Cependant allons,
puisque le parti en est pris; nous entendrons ce
que dira cet homme, et après l'avoir entendu,
PROT AGORAS. a!
nous le communiquerons à d'autres; aussi bien
Protagoras n'est pas là tout seul , et nous trou-
verons avec lui Hippias d'Élide % et , je pense, aussi
Prodicus de Céos, et plusieurs autres sages.
Cette résolution prise, nous nous mîmes en
chemin. Arrivés à la porte, nous nous arrêtâmes
pour finir une petite dispute que nous avions
eue en route ; et , avant d'entrer , nous nous
promenâmes en causant devant le vestibule, jus-
qu'à ce que nous fussions d'accord. Le portier,
qui est un eunuque, nous entendit, je pense,
et apparemment que la quantité des sophistes
qui arrivaient là à tous momens l'avait mis de
mauvaise humeur contre tous ceux qui appro-
chaient de la maison ; car nous n'avons pas plus
tôt heurté, qu'ouvrant sa porte, et nous voyant,
Ah{ ah, dit-il, voici encore des sophistes ; il n'a
pas le temps ; et prenant sa porte avec les deux
mains, il nous la ferme au nez de toute sa force.
Nous heurtons encore , et il nous répond , la
porte fermée: Est-ce que vous ne m'avez pas en-
tendu ? ne vous ai-je pas dit qu'il n'a pas le
temps? — Mon ami, lui ai-je dit, nous ne de-
mandons pas Callias, et nous ne sommes pas des
sophistes; ouvre donc sans crainte : nous venons
pour voir Protagoras, et tu n'as qu'à nous an-
* Voyez le dialogue de ce nom.
22 PROTAGORAS.
noncer. Avec tout cela il eut encore bien de la
peine à nous ouvrir.
Quand nous fûmes entrés, nous aperçûmes
Protagoras qui se promenait dans Pavant-porti-
que; sur la même ligne était d'un côté Callias ,
fils d'Hipponicus et son frère utérin, Paralos,
fils de Périclès ei Charmidès*, fils de Glaucon;
et de l'autre côté Xanthippe**, l'autre fils de Pé-
riclès, et Philippide, fils de Philomèles, et Anti-
mœros de Mende***, le plus fameux disciple de
Protagoras , et qui aspire à être sophiste. Der-
rière eux marchait une troupe de gens qui écou-
taient la conversation; la plupart paraissaient des
étrangers, que Protagoras mène toujours avec
lui de toutes les villes où il passe, les entraînant
par la douceur de sa voix comme Orphée. Il y
avait quelques-uns de nos compatriotes parmi
eux. J'eus vraiment un singulier plaisir à voir
avec quelle discrétion cette belle troupe prenait-
garde de ne point se trouver devant Protagoras,
et avec quel soin , dès que Protagoras retour-
nait sur ses pas avec sa compagnie, elle s'ou-
* Voyez le dialogue de ce nom.
* Sur Paralos et Xnntliippe, fils de Périclès, voyez Pi u-
tarque, vie de Périclès, Y Alcibiade et le Ménon.
' Mende, ville de la péninsule de Pellènc, en Thrace.
Voyez Etienne de Byzancc, p. 55o.
PROÏAGORAS. a \
vrait devant lui, se rangeait de chaque cote,
dans le plus bel ordre, et se remettait toujours
derrière lui avec respect.
Ensuite j'aperçus, pour nie servir de l'expres-
sion d'Homère*, Hippias d'Élide, qui était assis
de l'autre côté de l'avant- portique, sur un siège
élevé, et autour de lui, sur les marches, je re-
marquai Eryximaque , fils d'Acuménos, Phèdre
de Myrrhinuse**, Andron , fils d'Androtion***,
et quelques étrangers , compatriotes d'Hippias,
mêlés avec d'autres. Ils paraissaient faire quel-
ques questions de physique et d'astronomie à
Hippias, et lui, assis sur son troue, répondait
à toutes leurs difficultés.
Je vis encore Tantale*' *, c'est-à-dire Prodicus
de Céos, qui était aussi arrivé à Athènes. Il était
dans une petite chambre qui sert ordinairement
de serre à Hipponicus, et que Callias, à cause de
la quantité de monde qui était arrivé chez lui,
avait donnée à ces étrangers, après l'avoir dé-
* Ensuite f aperçus , vers 601, livre XI de Y Odyssée, lors-
que Ulysse descendu dans les enfers aperçoit les ombres
des morts. Par là, dit Daeier, Socrate fait entendre que ces
sophistes n'étaient pas des hommes, mais des ombres.
** Myrrhinuse, bourg de l'Atlique. Sur Eryximaque et
Phèdre , voyez le Phèdre et le Banquet.
*** Voyez le Gorgias.
**** Hom., Odyss. , liv. XI, v. 582.
a/l PROTAGORAS.
barrassée. Prodicus était encore au lit , tout
enveloppé de peaux et de couvertures , et au-
près de son lit étaient assis Pausanias de Céra-
mis* et un jeune homme du plus heureux na-
turel , à ce qu'il m'a paru , et de la plus belle
figure. 11 me semble que je l'ai ouï nommer Aga-
thon, et je me trompe fort si Pausanias n'en est
amoureux **. Jl y avait encore les deux Adi-
mantes , l'un fils de Céphis, et l'autre fils de Leu-
colophidès***, et quelques autres jeunes gens.
Comme j'étais dehors , je ne pus entendre le
sujet de leur entretien , quoique je souhaitasse
avec une extrême passion d'entendre Prodicus;
car il me paraît un homme très snge, ou plutôt
un homme divin ; mais il a la voix si grosse ,
qu'elle causait dans la chambre un certain re-
tentissement qui empêchait d'entendre distinc-
tement ce qu'il disait.
Nous sommes entrés , et un moment après
nous sont arrivés Alcibiade le beau , comme tu
lappelles, en quoi je suis bien de ton avis, et
Critias , fils de Calleschros.
Après que nous avons été là un peu de temps?
* Céramis. dème de )a tribu Aramantis.
** Voyez le Banquet.
*** Leueolophidès commanda les Athéniens contre les La-
cédémoniens. Xknoi>h., Hellen, II, l\ , 21.
PROT AGORAS. a 5
et que nous avons considéré ce qui se passait,
nous nous sommes avancés vers Protajroras ; et
lui adressant la parole, Protagoras, lui dis-je,Hip-
pocrate et moi sommes venus ici pour te voir.
Voulez-vous me parler en particulier, nous
dit-il, ou devant tout ce monde?
Peu nous importe. Quand je t'aurai dit ce qui
nous amène, tu verras toi-même ce qui con-
vient le mieux.
Qu'est-ce donc qui vous amène?
Hippocrate que voilà, lui ai-je répondu, est
un de mes compatriotes, fils d'Apollodore, d'une
des plus grandes et des plus riches maisons d'A-
thènes, : nul jeune homme de son âge n'a de plus
heureuses dispositions ; il veut se rendre illustre
dans sa patrie, et ii est persuadé que, pour y
réussir, il ne peut mieux faire que de s'attacher
à toi. Vois donc si sur cela tu veux nous entre-
tenir en particulier, ou devant tout ce monde?
Cela est fort bien, Socrate, d'user de cette
précaution envers moi ; car un étranger qui va
dans les plus grandes villes, et qui y persuade
les jeunes gens les plus distingués de quitter leurs
concitoyens, parens ou autres , jeunes et vieux,
et de ne s'attacher qu'à lui pour devenir plus
habiles par son commerce , ne saurait prendre
trop de précautions; c'est un métier fort délicat,
exposé aux traits de l'envie, et qui attire beau-
26 PROTAGORAS.
coup de haines et d'embûches. Pour moi, je sou-
tiens que l'art des sophistes est très ancien ; mais
ceux qui l'ont professé dans les premiers temps,
pour cacher ce qu'il a de suspect, ont cherché
à le couvrir, les uns du voile de la poésie, comme
Homère, Hésiode et Simonide; les autres de celui
des purifications et des prophéties , comme Or-
phée et Musée; ceux-là l'ont déguisé sous les ap-
parences de la gymnastique, comme Iccos * de
Tarente, et comme fait encore aujourd'hui un
des plus grands sophistes qui aient jamais été, je
veux dire Hérodicus de Sélybrie **, et originaire
de Mégare; et ceux-ci l'ont caché sous le charme
de la musique, comme votre Agathoclès **% so-
phiste habile, et comme Pythoclidès **** deCéos,
et une infinité d'autres. Tous ces personnages,
pour se mettre, comme je vous le disais, à cou-
vert de l'envie, se sont enveloppés du manteau
des arts que je viens de vous nommer; et en cela
je ne suis nullement de leur avis, persuadé qu'ils
* Voyez les Lois, liv. VIII — Eustath. in Dionys. Perieg. ,
v. 376.
** Sur Hérodicus, voyez, la République, liv. III, et le
Scholiaste. — Sélybrie, ville de Thrace, sur la Proponlide,
entre Byzance et Périnthe. Voyez Wessel. ad Diodor. XTII,
66; ad Herodot. VI, 33.
* Voyez le Lâches, où il est appelé le maître de Damon.
* Voyez le premier Ahibiade et le Scholiaste.
PROTAGORAS. 27
n'ont point fait ce qu'ils voulaient faire. Il leur a
été impossible de se dérober aux yeux de ceux
qui ont la principale autorité dans les villes; et
c'est pourtant pour ceux-là que tous ces artifices
étaient faits, car le peuple ne s'aperçoit de rien ,
pour ainsi dire, et ne parle que d'après ceux qui
le gouvernent. Or, il n'y a rien de plus ridicule
que d'être surpris quand on veut se cacher; cela
ne fait que vous attirer encore un plus grand
nombre d'ennemis et vous rendre plus suspect;
car, outre tout le reste, on vous soupçonne d'être
un fourbe. Pour moi, je prends le chemin opposé;
je fais profession ouverte d'enseigner les hommes,
et je me déclare sophiste. La meilleure de toutes
les finesses, selon moi, c'est de n'en avoir point :
j'aime mieux me montrer que d'être découvert.
Avec cette franchise, je ne laisse pas de prendre
toutes les précautions nécessaires, de manière
que, Dieu merci , il ne m'est encore arrivé aucun
mal pour avouer que je suis sophiste, quoiqu'il
y ait un grand nombre d'années que j'exerce cet
art; car je ne suis pas jeune, et par mon âge je
serais le père de tous tant que vous êtes. Ainsi
rien ne me peut être plus agréable, si vous le
voulez bien, que de vous parler en présence de
tous ceux qui sont dans la maison.
D'abord j'ai connu son but, et j'ai vu qu'il ne
cherchait qu'à se faire valoir devant Prodicus et
28 PROTAGORAS.
devant Hippias, et à tirer vanité de ce que nous
nous adressions à lui, comme amoureux de sa
sagesse. — Eh quoi! lui dis-je , ne faudrait-il point
appeler Prodicus et Hippias avec leur compa-
gnie, afin qu'ils nous entendissent? Je le veux
bien, dit Protagoras; et Callias prenant la parole :
Voulez-vous, nous a-t-il dit, que nous prépa-
rions des sièges, afin que vous parliez assis?— Cela
nous a paru fort bien pensé, et en même temps,
dans l'impatience d'entendre parler des hommes
si habiles, nous nous sommes tous mis à trans-
porter les sièges et les bancs auprès d'Hippias,
parce qu'il y avait déjà des bancs dans cet en-
droit. Dans cet intervalle, Callias et Alcibiade
sont revenus, amenant Prodicus qu'ils avaient fait
lever, et tous ceux qui étaient avec lui.
Quand nous avons été tous assis, Protagoras,
m'adressant la parole, me dit : Socrate, tu peux
me dire présentement devant toute cette com-
pagnie ce que tu as déjà commencé à me dire
pour ce jeune homme.
Protagoras, lui ai-je dit, mon début est le
même que tout-à-1'heure. Tlippocrate, que voici,
meurt d'envie d'entrer dans ton école, et il vou-
drait bien savoir l'avantage qu'il en retirera :
voilà tout ce que nous avons à te dire.
Alors Protagoras se tournant vers Hippocrate,
Mon cher enfant, lui a-t-il dit, l'avantage que
PROTAGORAS. 29
tu retireras d'être avec moi , c'est que dès le
premier jour de ce commerce, tu t'en retourne-
ras le soir plus habile que tu ne seras venu le
matin : le lendemain de même, et tous les jours tu
sentiras que tu as fait de nouveaux progrès.
Mais, Protagoras, lui dis-je, il n'y a rien là
de bien surprenant et qui-ne soit fort ordinaire;
car toi-même , quelque avancé en âge et en
science que tu sois, si quelqu'un t'enseignait ce
que tu ne sais pas, tu deviendrais aussi plus sa-
vant que tu n'es. Ce n'est pas là ce que nous de-
mandons. Mais supposons qu'Hippocrate change
tout d'un coup de fantaisie, et qu'il lui prenne
envie de s'attacher à ce jeune peintre qui vient
d'arriver en cette ville, à Zeuxippe d'Héraclée; il
s'adresse à lui comme il s'adresse présentement
à toi; ce peintre lui fait les mêmes promesses
que tu lui fais, que chaque jour il se rendra plus
habile et fera de nouveaux progrès. Si Hippo-
crate lui demande, En quoi ferai-je de si grands
progrès? n'est-il pas vrai que Zeuxippe lui ré-
pondra qu'il les fera dans la peinture? Ou bien
qu'il lui vienne dans la tête de s'attacher à Ortha-
goras le Thébain, et qu'après avoir entendu de sa
bouche les mêmes choses qu'il a entendues de
la tienne, s'il lui fait encore la même demande,
en quoi il deviendra tous les jouis plus habile,
n'est-il pas vrai qu'Orlhagoras lui répondra que
3o PROTAGORAS.
c'est dans l'art de jouer de la flûte *? Cela étant,
je te prie, Protagoras, de nous répondre de même
à ce jeune homme et à moi qui t'interroge pour
lui. Tu dis que si Hippocrate s'attache à toi dès
le premier jour il s en retournera plus habile, et
ainsi tous les jours de sa vie. Mais explique-nous
en quoi et sur quoi.
Protagoras ayant entendu ces paroles m'a dit:
Socrate, ta question est bien faite, et je me plais
à répondre à ceux qui me font de bonnes ques-
tions. Hippocrate n'éprouvera point en s'attachant
à moi, ce qui lui serait arrivé s'il s'était adressé
à tout autre sophiste. Les autres perdent la jeu-
nesse. Quelque aversion qu'elle témoigne pour
les arts, ils l'y jettent malgré elle, lui apprenant
le calcul, l'astronomie, la géométrie et la musi-
que ( en disant ces mots, il jetait les yeux sur
Hippias ) : au lieu qu'Hippocrate n'apprendra à
mon école que ce qu'il vient pour y apprendre;
et ce que j'enseigne c'est l'intelligence des af-
faires domestiques, afin qu'on sache gouverner
sa maison le mieux possible, et des affaires pu-
bliques, afin qu'on devienne capable de parler
et d'agir pour les intérêts de l'état.
Vois, lui ai-je dit, si je comprends bien ta
pensée; il me semble que tu veux parler de la
* On ne trouve nulle autre part dans l'antiquité aucuns
détails sur Zeuxïppe et Orthagoras.
PROT AGORAS. 3î
politique, et que tu te fais fort de former de
bous citoyens.
C'est cela même, dit-il : voilà de quoi je me
vanté.
En vérité, lui ai-je dit, Protagoras, tu possè-
des une science merveilleuse, s'il est vrai que tu
la possèdes ; car je ne ferai pas difficulté de te
dire librement ce que je pense. Jusqu'ici j'avais
cru que c'était une chose qui ne pouvait être
enseignée; mais, puisque tu dis que tu l'ensei-
gnes, le moyen de ne pas te croire? Cependant il
est juste que je te dise les raisons que j'ai de
penser qu'elle ne peut être enseignée, et qu'il ne
dépend pas des hommes de communiquer cette
science aux hommes. Je suis persuadé, comme
tous les Grecs, que les Athéniens sont fort sages.
Or, je vois dans toutes nos assemblées, que,
lorsque l'on veut entreprendre quelque édifice,
on appelle les architectes pour demander leur
avis; que, quand on veut bâtir des navires, on
fait venir les charpentiers qui travaillent dans
les arsenaux; et qu'on en use de même sur toutes
les choses que l'on juge de nature à être ensei-
gnées et apprises, et si qsielque autre, qui ne
sera pas du métier, se mêle de donner ses con-
seils, quelque beau, quelque riche et quelque
noble qu'il puisse être, on ne l'écoute seulement
pas, mais on se moque de lui, et on fait un bruit
32 PROT AGORAS.
épouvantable jusqu'à ce qu'il se retire, ou que
les archers l'enlèvent ou le traînent dehors par
l'ordre des prytanes. Voilà de quelle manière on
se conduit dans toutes les choses qui dépendent
des arts. Mais toutes les fois qu'on délibère
sur ce qui regarde le gouvernement de la répu-
blique, alors on écoute tout le monde indistinc-
tement. On voit le maçon, le serrurier, le cor-
donnier , le marchand , le patron de vaisseau, le
pauvre, le riche, le noble, le roturier, se lever
pour dire son avis, et personne ne s'avise de le
trouver mauvais, comme dans les autres occa-
sions , et de reprocher à aucun d eux qu'il s'in-
gère de donner des conseils sur des choses qu'il
n'a jamais apprises, et sur lesquelles il n'a point
eu de maîtres; preuve évidente que les Athéniens
croient que cela ne peut être enseigné. Et il en
est non seulement ainsi dans les affaires publi-
ques, mais dans le particulier, les plus sages et
les plus habiles de nos concitoyens ne peuvent
communiquer leur sagesse et leur habileté aux
autres. Sans aller plus loin, Périclès a fort bien
fait apprendre à ses deux fils ici présens tout ce
qui dépend des maîtres; mais, pour ce qu'il sait,
il ne le leur apprend point, et ne les envoie pas
chez d'autres pour l'apprendre; et, semblables à
ces animaux consacrés aux dieux, à qui on laisse
la liberté de paître où ils veulent, ils errent à
%
PROTACOKAS. 33
droite et à gauche, pour voir si d'eux-mêmes ils
ne tomberont point par bonheur sur la vertu.
Veux-tu un autre exemple? Le même Périclès,
chargé de la tutelle de Clinias, frère cadet d'Al-
cibiade que voici, de peur que ce dernier ne cor-
rompît son jeune frère, prit le parti de les sé-
parer, et il mit Clinias chez Ariphron*, et prit
soin lui-même de l'élever et de l'instruire. Mais
qu'arriva-t-il? Clinias ne fut pas là six mois que
Périclès, ne sachant qu'en faire, le rendit à Alci-
biade. Je pourrais en citer une infinité d'autres,
qui, avec beaucoup de mérite , n'ont jamais pu
rendre meilleurs ni leurs propres enfans , ni les
en fans d'autrui. Voilà les motifs qui me font
croire, Protagoras, que la vertu ne peut être
enseignée ; mais aussi quand je t'entends dire le
contraire, je suis ébranlé, et je commence à croire
que tu dis vrai, persuadé que je suis, que tu es
homme d'une grande expérience , ayant appris
beaucoup de choses des autres, et en ayant
trouvé beaucoup par toi-même. Si tu peux donc
nous démontrer clairement que la vertu est de
nature à être enseignée , ne nous cache pas un
si grand trésor, et fais-nous-en part, je t'en
conjure.
* Frère de Périclès, et avec lui tuteur d'Alcibiade, selon
Plutarque, Vie d'Alcibiade.
3. 3
34 PROTAGORAS
Je ne te le cacherai pas non plus, reprit Pro
tagoras, mais choisis : veux-tu que , comme un
vieillard qui parle à des jeunes gens, je te fasse
cette démonstration par le moyen d'une fable,
ou bien que j'emploie le raisonnement?
A ces mots, la plupart de ceux qui étaient là
assis se sont écriés qu'il était le maître. Puisque
cela est , dit-il , je crois que la fable sera plus
agréable.
Il fut un temps où les dieux existaient , et où
il n'y avait point encore d'êtres mortels. Lorsque
le temps de leur existence marqué par le destin
fut arrivé , les dieux les formèrent dans le sein
de la terre, les composant de terre, de feu, et
des autres élémens qui se mêlent avec le feu
et la terre. Quand ils furent sur le point de les
faire paraître à la lumière, ils chargèrent Promé-
thée et Epiméthée* du soin de les orner, et de
pourvoir chacun d'eux des facultés convenables.
Epiméthée conjura son frère de lui laisser faire
cette distribution. Quand je l'aurai faite, dit-il,
tu examineras si elle est bien. Prométhée y ayant
consenti, il se met à faire le partage : il donne
aux uns la force sans vitesse, compense la fai-
blesse des autres par l'agilité; arme ceux-ci, et
* Tous deux fils de Japct et de Clymène , selon Hésiode,
Théogon. , v. 5i3 , ou d'Asia , fille de l'Océan , selon Apollo-
dore, I. %.
WtOTAGOKAS. 35
à ceux-là qu'il laisse sans défense il réserve quel-
que autre moyen d'assurer leur vie ; les petits
reçoivent des ailes , ou une demeure souter-
raine; et ceux qui ont la grandeur en partage,
il les met en sûreté par leur grandeur même. Il
suit le même plan et la même justice dans le
reste de la distribution , pour qu'aucune espèce
ne soit détruite. Après avoir pris les mesures né-
cessaires pour empêcber leur destruction mu-
tuelle, il s'occupe des moyens de les faire vivre
sous les diverses températures, en les revêtant
d'un poil épais et d'une peau ferme, qui pussent
les défendre contre le froid et la chaleur, et tins-
sent lieu à chacun de couvertures naturelles,
quand ils se retireraient pour dormir. De plus, il
leur met sous les pieds, aux uns une corne, aux
autres des calus et des peaux très épaisses et dé-
pourvues de sang. Il leur fournit ensuite des ali-
mens de différente espèce, aux uns l'herbe de
la terre, aux autres les fruits des arbres, à d'au-
tres des racines. La nourriture qu'il destina à
quelques-uns fut la substance même des autres
animaux. Mais il fit en sorte que ces bêtes car-
nassières multipliassent peu , et attacha la fé-
condité à celles qui devaient leur servir de pâ-
ture, afin que leur espèce se conservât. Comme
Epiméthée n'était pas fort habile, il ne s'aperçut
pas qu'il avait épuisé toutes les facultés en fa-
3.
36 PROTAGORAS.
veur des êtres privés de raison. L'espèce hu-
maine restait donc dépourvue de tout, et il ne
savait quel parti prendre à son égard. Dans cet
embarras , Prométhée survint pour jeter un coup-
d'ceil sur la distribution. Il trouva que les autres
animaux étaient partagés avec beaucoup de sa-
gesse, mais que l'homme était nu, sans chaus-
sure, sans vêtemens, sans défense. Cependant le
jour marqué approchait, où l'homme devait sortir
de terre et paraître à la lumière. Prométhée, fort
incertain sur la manière dont il pourvoirait à la
sûreté de l'homme , prit le parli de dérober à
Yulcain et à Minerve les arts et le feu : car sans
le feu la connaissance des arts serait impossible
et inutile ; et il en fit présent à l'homme. Ainsi
notre espèce reçut l'industrie nécessaire au sou-
tien de sa vie ; mais elle n'eut point la politique,
car elle était chez Jupiter, et il n'était pas en-
core au pouvoir de Prométhée d'entrer dans la
citadelle, séjour de Jupiter, devant laquelle veil-
laient des gardes redoutables. Il se glisse donc-
en cachette dans l'atelier où Minerve et Vulcain
travaillaient en commun , dérobe l'art de Vul-
cain, qui s'exerce par le feu, avec les autres arts
propres à Minerve , et les donne à l'homme ; voilà
comment l'homme a le moyen de subsister. Pro-
méthée, à ce qu'on dit , porta clans la suite la
peine de son larcin, dont Épi met liée avait été la
PROTAGORAS. 3;
cause. L'homme ayant doue quelque part aux
avantages divins , fut aussi le seul d'entre les
animaux qui , à cause de son affinité avec les
dieux , reconnut leur existence , conçut la pen-
sée de leur dresser des autels, et de leur ériger
des statues. Ensuite il trouva bientôt l'art d'arti-
culer des sons, et de former des mots; il se pro-
cura une habitation, des vêtemens, une chaus-
sure , de quoi se couvrir la nuit , et tira sa nour-
riture de la terre. Ainsi pourvus du nécessaire,
les premiers hommes vivaient dispersés, et les
villes n'existaient pas encore. C'est pourquoi ils
étaient détruits par les bétes, étant trop faibles
à tou% égard pour leur résister : et leurs arts
mécaniques, qui suffisaient pour leur donner de
quoi vivre ne suffisaient point pour combattre
les animaux; car ils ne connaissaient pas encore
l'art politique, dont celui de la guerre fait partie.
Aussi ils cherchaient à se rassembler, et à se
mettre en sûreté en bâtissant des villes ; mais,
lorsqu'ils étaient réunis, ils se nuisaient les uns
auxautres, parce que lapolitique leur manquait;
de sorte que , se dispersant de nouveau , ils deve-
naient la proie des bêtes féroces. Jupiter, craignant
donc que notre espèce ne pérît entièrement, en-
voya Mercure pour faire présent aux hommes de
la pudeur et de la justice, afin qu'elles missent
l'ordre dans les villes , et resserrassent les liens
38 PROTAGORAS.
de l'union sociale. Mercure demanda à Jupiter
de quelle manière il devait faire la distribution
de la justice et de la pudeur. Les distribuerai-je
comme on a fait les arts ? or les arts ont été dis-
tribués de cette manière : la médecine a été don-
née à un seul pour l'usage de plusieurs qui n'en
ont aucune connaissance; et de même par rap-
port aux autres artisans. Suivrai -je la même
règle dans le partage de la justice et de la pudeur,
ou les distribuerai-je entre tous? Entre tous, re-
partit Jupiter y et que tous y aient part. Car si
la distribution s'en fait entre un petit nombre,
comme celle des autres arts , jamais les villes ne
se formeront. De plus, tu leur imposeras de ma
part cette loi , de mettre à mort quiconque ne
pourra participer à la pudeur et à la justice ,
comme un fléau de la société.
C'est ainsi , Socrate , et pour ces motifs que
les Athéniens et les autres peuples, lorsqu'ils
délibèrent sur des objets relatifs à la profession
du charpentier, ou à quelque autre art mécani-
que, croient devoir prendre l'avis de peu de per-
sonnes; et que, si quelqu'un n'étant pas du petit
nombre de ces experts, s'avise de dire son sen-
timent , ils ne l'écoutent pas, comme tu dis, et
avec raison , à ce que je prétends. Au lieu que
quand leurs délibérations roulent sur la vertu
politique, qui comprend nécessairement la jus-
PROTAGORAS. 39
tice et la tempérance, ilsécoutent tout le monde,
et ils font bien; car il faut que tous participent
à la vertu politique, ou il n'y a point de cités.
Telle est, Socrate, la raison de cette conduite.
Et afin que tu ne. penses pas que je te trompe^
en disant que tous les hommes sont véritable-
mont persuadés que chaque, particulier a sa
part de la justice et des autres branches de la
vertu politique, en voici une preuve que je te
prie d'écouter. Par rapport au* autres talens,
comme tu dis, si .quelqu'un se donne pour bien»
jouer de la flîue, ou pour posséder quelque au-
tre art qu'il ne possède point, .on s'en moque-,
ou Ion s'emporte contre lui , et ses proches
s'avançant tâchent de lui, remettre la tê|e comme
à un insensé. Mais, pour ce qui est de la justice
et des autres. vertus civiles , lorsmême que l'on
sait qu'un homme est injuste, s'il lui échappait
de dire la vérité contre lui-même en présence
de. plusieurs personnes, l'aveu de la vérité qui
aurait passé dans le cas précédent pour sagesse,
passerait ici pour, folie : et l'on tient qu'il faut
que tous se disent, justes, qu'il le soient ou non ,
suus peine d'être réputé insensé, si l'on ne se
donne pour tel : parce que c'est une nécessité
que tout homme, quel qu'il soit, participe de
quelque manière à la justice, ou qu'il ne soit
point compté parmi les hommes.,
4o PROTAGORAS.
Voilà ce que j'avais à dire pour expliquer com-
ment on a raison d'admettre tout le monde à
donner son avis sur ce qui concerne cette vertu,
à cause de la persuasion où l'on est que tous y
ont part. Je vais maintenant essayer de te démon-
trer que les hommes ne regardent cette vertu,
ni comme un don de la nature, ni comme une
qualité qui naît d'elle-même , mais comme une
chose qui peut s'enseigner et qui est le fruit de l'é-
tude et de l'exercice. Car pour les défauts que les
hommes attribuent à la nature ou au hasard,
on ne se fâche point contre ceux qui les ont.
Nul ne les réprimande , ne leur fait des leçons,
ne les châtie, afin qu'ils cessent d'être tels; mais
on en a pitié. Par exemple , qui serait assez in-
sensé pour s'aviser de corriger les personnes
contrefaites , de petite taille , ou de complexion
faible? C'est que personne n'ignore, je pense,
que les bonnes qualités en ce genre, ainsi que
les mauvaises, viennent aux hommes de la nature
ou de la fortune. Mais, pour les biens qu'on
croit que l'homme peut acquérir par l'applica-
tion , l'exercice et l'instruction , lorsque quel-
qu'un ne les a point , et qu'il a les vices con-
traires , c'est alors que la colère , les châtimens
et les réprimandes ont lieu. Du nombre de ces
vices est l'injustice, l'impiété, en un mot, tout
ce qui est opposé à la vertu politique. Si l'on se
PROTAGORAS. 4r
fâche en ces rencontres , si l'on use de répri-
mandes , c'est évidemment parce qu'on peut ac-
quérir cette vertu par l'exercice et par l'étude.
En effet , Socrate , si tu veux faire réflexion
sur ce qu'on appelle punir les méchans , et sur
la force attachée à cette punition , tu y recon-
naîtras l'opinion où sont les hommes qu'il dé-
pend de nous d'être vertueux. Personne ne châtie
ceux qui se sont rendus coupables d'injustice,
par la seule raison qu'ils ont commis une injus-
tice, à moins qu'on ne punisse d'une manière
brutale et déraisonnable. Mais lorsqu'on faitusage
de sa raison dans les peines qu'on inflige , on ne
châtie pas à cause de la faute passée ; car on ne
saurait empêcher que ce qui est fait ne soit fait,
mais à cause de la faute à venir, afin que le cou-
pable n'y retombe plus, et que son châtiment
retienne ceux qui en seront les témoins. Et qui-
conque punit par un tel motif est persuadé que
la vertu s'acquiert par l'éducation : aussi se pro-
pose-t-il pour but en punissant de détourner
du vice. Tous ceux donc qui infligent des peines,
soit en particulier, soit en public, sont dans cette
persuasion. Or, tous les hommes punissent et
châtient ceux qu'ils jugent coupables d'injustice,
et les Athéniens, tes concitoyens, autant que
personne. Donc, suivant ce raisonnement, les
Athéniens ne pensent pas moins que les autres»
4-2 PROTAGORAS.
que la verlu peut être acquise et enseignée. Ce-
n'est donc pas sans raison que tes citoyens trou-
vent bon que le forgeron et le cordonnier aient
part aux délibérations politiques, et qu'ils re-
gardent la vertu comme pouvant être enseignée
et acquise. Voilà qui estf ce me semble, suffi-
samment démontré.
Il reste encore un doute à éclaircir , qui a
pour objet les hommes vertueux. Tu me deman-
des pourquoi ils font apprendre à leurs enfans.
tout ce qui dépend des maîtres, et les ren-
dent habiles en toutes ces choses , tandis qu'ils
ne sauraient les rendre meilleurs que le dernier
des citoyens dans la vertu où ils excellent eux-
mêmes. Ici, Socrate, je n'aurai plus recours à
la fable, mais j'emploierai le discours ordinaire.
Fais, je te prie, les réflexions suivantes. Est-il
ou non une chose que tous les citoyens ne peu-
vent se dispenser d'avoir, afin que la cité puisse
subsister? De ce point dépend la solution de
ton doute; on ne saurait l'expliquer autrement.
Car s'il y a effectivement une chose de cette na-
ture, et que ce ne soit ni l'art du charpentier, ni
celui du forgeron ou du potier, mais la justice,
la tempérance , la sainteté, ce que j'appelle en un
mot la vertu convenable à l'homme: s'il est néces-
saire que tous participent à cette vertu , et que
chacun entreprenne avec elle tout ce qu'il a des-
PROTAGORAS. . 43
sein de faire et d'apprendrn, et jamais sans elle;
que Ion instruise et qu'on corrige quiconque en
est dépourvu , enfant , homme , femme, jusqu'à ce
qu'il devienne meilleur par la correction, et qu'on
chasse de la cité ou qu'on fasse mourir comme
incapable d'amendement celui qui ne sera pas
docile aux corrections et aux instructions; s'il
en est ainsi, et si, malgré cela, les hommes ver-
tueux enseignent à leurs enfans tout le reste , et
ne leur apprennent pas la vertu, considère quelle
étrange espèce d'hommes vertueux ils devien-
nent par là. Nous avons fait voir qu'en particulier
comme en public ils pensent que la vertu peut
s'enseigner. Cette vertu étant donc un fruit de
l'éducation et de la culture, se pourrait-il qu'in-
struisant leurs enfans sur toutes les autres choses,
dont l'ignorance n'entraîne après soi ni la peine
de mort , ni aucun autre châtiment, ils ne leur
enseignassent point, et ne se donnassent pas tous
les soins possibles pour leur faire apprendre la
vertu, lorsque, s'ils ne l'apprennent et ne la cul-
tivent, ils sont exposés à la mort, à l'exil, et
outre la mort , à la confiscation de leurs biens,
et , pour le dire en un mot , à la ruine entière de
leur famille? Non, Socrate, il faut croire, au con-
traire, qu'ils le font. A commencer depuis l'âge
le plus tendre, ils les instruisent en leur donnant
desleçons,etilsnecessentdele faire durant toute
44 . PROTAGORAS.
leur vie. Aussitôt que l'enfant comprend ce qu'on
lui dit, la nourrice et la mère, le pédagogue et
le père lui-même disputent à l'envi à qui don-
nera à l'enfant la plus excellente éducation, lui
enseignant et lui montrant au doigt, à chaque
parole et à chaque action, que telle chose est
juste et que telle autre est injuste; que ceci est
honnête, et cela honteux; que ceci est saint,
et cela impie ; qu'il faut faire ceci , et ne pas faire
cela. S'il est docile à ces leçons, tout va bien :
sinon , ils le redressent par les menaces et les
coups , comme un arbre tortu et courbé. Ils l'en-
voient ensuite chez un maître, auquel ils recom-
mandent bien plus d'avoir soin de former ses
mœurs, que de l'instruire dans les lettres et
dans l'art de toucher le luth. C'est aussi à quoi
les maîtres donnent leur principale attention , et
lorsque les enfans apprennent les lettres , et sont
en état de comprendre les écrits, comme aupa-
ravant les discours, ils leur donnent à lire sur
les bancs, et les obligent d'apprendre par cœur
les vers des bons poètes, où se trouvent quan-
tité de préceptes, de détails instructifs, de louan-
ges et d'éloges des grands hommes des siècles
passés; afin que l'enfant se porte, par un prin-
cipe d'émulation , à les imiter , et conçoive le
désir de leur ressembler. Les maîtres de luth en
usent de même; ils ont soin que les enfans soient
I)ROTAGv)RAS. /45
sages et ne commettent aucun mal. De plus, lors-
qu'ils leur ont appris à manier le luth, ils leur
enseignent les pièces des bons poètes lyriques ,
en les leur faisant exécuter sur l'instrument; ils
obligent en quelque sorte la mesure et l'harmo-
nie à se familiariser avec l'âme des jeunes gens ,
afin qu'étant devenus plus doux, plus mesurés
et mieux d'accord avec eux-mêmes, ils soient
capables de bien parler et de bien agir. Toute
la vie de l'homme, en effet, a besoin de nombre
et d'harmonie. Outre cela, ils les envoient en-
core chez le maître de gymnase; ils veulent que
leur corps plus robuste exécute mieux les ordres
d'un esprit mâle et sain , et que leurs enfans
ne soient pas réduits, par la faiblesse physique,
à se comporter lâchement à la guerre, ou dans
les autres circonstances. Voilà ce que font les
citoyens qui le peuvent davantage, c'est-à-dire
les plus riches : leurs enfans commencent à aller
chez les maîtres de meilleure heure que les au-
tres, et sont les derniers à les quitter. Lorsqu'ils
sont sortis des écoles, la cité les contraint d'ap-
prendre les lois, de les suivre dans leur conduite
comme un modèle , et de ne rien faire à leur
fantaisie et à l'aventure. Et , tout de même que
les maîtres d'écriture, lorsque les enfans ne sont
pas encore habiles dans l'art d'écrire, leur tra-
cent les lignes avec un crayon, et puis leur re-
40 PROTAGORAS.
mettant les tablettes , exigent qu'ils suivent en
écrivant les traits qu'ils ont sous les yeux , ainsi
la cité, leur proposant pour règle des lois inven-
tées par de sages et anciens législateurs , les
oblige à se conformer à ces lois, qu'ils comman-
dent ou qu'ils obéissent : elle punit quiconque
s'en écarte; et on donne chez vous et en beau-
coup d'autres endroits à cette punition le nom
de redressement, parce que la fonction propre
de la justice est de redresser. Les soins que l'on
prend, soit en particulier, soit en public, pour
inspirer la vertu , étant tels que je viens de dire,
t'étonnes-tu, Socrate, et doutes-tu encore que la
vertu puisse s'enseigner? Loin que cela doive te
surprendre, il serait bien plus surprenant que
la chose ne fût pas ainsi.
Pourquoi donc des pères vertueux ont-ils sou-
vent des enfans tout-à-fait dépourvus de mérite?
Apprends-en la raison. Il n'y a rien en cela d'ex-
traordinaire, si ce que j'ai dit plus haut est vrai,
que pour qu'une cité subsiste, aucun de ceux
qui la composent ne doit être dénué de cette
chose qu'on appelle la vertu. Et s'il en est ainsi ,
comme cela est incontestablement , prends pour
exemple telle profession , telle science qu'il te
plaira; suppose qu'il soit impossible qu'une ville
subsiste, à moins que tous les citoyens ne soient
joueurs de flûte , chacun plus ou moins bon ,
PROTAGORAS. /,7
selon son talent, et que tous se donnent mutuel-
lement des leçons de cet art, soit en particulier,
soit en public, de façon que l'on réprimande
celui qui ne jouerait pas bien , et qu'on n'envie
à qui que ce soit l'instruction en ce genre, de
même qu'on n'envie et qu'on ne cache à per-
sonne la science de ce qui est juste et prescrit
par les lois ( chose fort ordinaire dans les autres
arts); car chacun a intérêt, je pense, à ce que
les autres soient justes et vertueux, et en con-
séquence tous s'empressent de faire connaître et
d'enseigner à tous ce qui se rapporte à la justice
et aux lois; suppose donc que nous montrions la
même ardeur à nous instruire les uns les autres
dans l'art de jouer de la flûte , et la même faci-
lité à communiquer nos connaissances sur ce
point, penses-tu, Socrate , que les enfans des
bons joueurs de flûte devinssent plus habiles que
ceux des mauvais? Pour moi, je crois que non ,
et que celui-là se distinguerait davantage , qui
aurait reçu de la nature plus de dispositions,
n'importe de quel père il fût né ; comme, au con-
traire, celui qui n'aurait point de talens naturels,
ne se ferait aucune réputation; de manière que
souvent le fils d'un bon joueur de flûte serait fort
médiocre, et celui d'un mauvais, excellent. Nous
serions tous pourtant des joueurs habiles , en
comparaison des ignorons, qui n'auraient aucun
48 PROTAGORAS.
usage de la flûte. Conçois de même que celui
qui te paraît aujourd'hui le plus injuste d'entre
les hommes élevés au milieu des lois et de la so-
ciété, est juste et habile en fait de justice, si on le
compare avec ceux qui ne connaissent ni édu-
cation, ni tribunaux, ni lois, ni aucune autorité
qui leur impose la nécessité de cultiver la vertu,
espèce de sauvages semblables à ceux que le poète
Phérécrate mit l'an passé sur la scène, aux jeux
Lénéens h Certes, si tu avais à vivre avec des hom-
mes tels qu'étaient les misanthropes du chœur
de cette pièce, tu te croirais trop heureux de
rencontrer parmi eux un Eurybate et un Phry-
nondas **, et tu regretterais avec gémissement la
méchanceté des hommes de celte ville; au lieu
que tu fais maintenant le difficile , Socrate; et
parce que tout le monde enseigne la vertu, au-
tant qu'il en est capable, il te paraît qu'elle n'est
enseignée de personne. C'est comme si l'on cher-
chait quels sont chez nous les maîtres de langue
grecque, et que l'on jugeât qu'il n'y en a au-
cun. Et si tu cherchais de même quelqu'un en
* Au rapport d'Athénée, liv. V, c. 59, la pièce de Phé-
récrate s'appelait les Sauvages , oi-Àfyiu , et fut représentée
sous l'archonte Aristion.
** Deux scélérats dont la méchanceté était passée en pro-
verbe. Voyez Taylor ad jEschin. in Ctesiph. edit. Reisk.
p. 529, et Wessel. ad Diodor. Fragm. lib. IX, edit. Bip
t. IV, p. 3o8.
PROTAGORAS. 4<)
état d'instruire les enfans des artisans dans le
métier qu'ils ont appris de leur père, autant qu'il
a pu le leur apprendre, et des amis de leur père
qui exercent la même profession , quelqu'un , dis-
je, qui fût en état de leur enseigner quelque
chose au-delà, je pense, Socrate, que tu trou-
verais difficilement des maîtres pour de t els
apprentifs. Mais tu ne serais pas en peine d'en
trouver pour des élèves tout-à-fait ignorans. J'en
dis autant de la vertu et des autres choses sem-
blables. Lorsqu'on peut rencontrer quelqu'un qui
soit un peu plus capable que les autres de nous
avancer dans le chemin de la vertu, on doit s'es-
timer heureux. Je crois être de ce nombre, et
je me flatte d'avoir été plus loin qu'aucun autre
dans la découverte de ce qui rend vertueux ,
et cela vaut bien le prix que j'exige pour l'en-
seigner, et même davantage, au jugement de
mes propres élèves. C'est pourquoi voici comme
je m'y prends pour me faire payer de mes
leçons. Lorsqu'on a appris de moi ce qu'on
désirait, on me donne, si l'on veut, la somme
que je demande ; sinon, on entre dans un tem-
ple, et, après avoir pris la divinité à témoin,
on paie mes instructions selon l'estime qu'on
en fait.
Telle est, Socrate , la fable, et tel le discours
que j'avais à dire, pour te prouver que la vertu
3. 4
5o PROTAGORAS.
peut s'enseigner, que les Athéniens en ont cette
idée, et qu'il n'est pas étonnant que des enfans nés
de pères distingués n'aient pas de mérite, et que
d'autres nés de parens sans mérite en aient beau-
coup. Aussi voyons-nous que les fils de Poly-
clète, qui sont du même âge queParalos et Xan-
thippe que voici, ne sont rien en comparaison
de leur père, non plus que les fils de bien d'au-
tres artistes. Pour ceux de Périclès, le temps n'est
pas venu de leur faire ce reproche ; il y a en-
core en eux de la ressource : ils sont jeunes.
Protagoras, après nous avoir étalé tant et de
si belles choses , mit fin à son discours. Pour
moi, je demeurai long-temps dans une espèce de
ravissement; je continuais à le regarder, croyant
qu'il dirait encore quelque chose, et plein du
désir de l'entendre. Cependant , m'étant aperçu
qu'il avait réellement cessé de parler, je rappelai
avec bien de la peine mes esprits, et me tournant
vers Hippocrate, je lui dis : Fils d'Apollodore ,
que je t'ai d'obligation de m'avoir engagé à venir
ici! je ne voudrais pas, pour beaucoup, n'avoir
pas entendu ce que je viens d'entendre de Pro-
tagoras. Jusqu'à présent je ne croyais pas que la
vertu dans ceux qui la possèdent fût l'effet de
l'industrie humaine ; j'en suis maintenant per-
suadé: il me reste seulement une petite difficulté,
que Protagoras, après nous avoir si bien expli-
PROT AGORAS. 5i
que tout le reste, n'aura sans doute nulle peine
à éclaircir. Si Ton s'entretenait sur ces matières
avec quelqu'un de nos orateurs, peut-être en-
tendrait-on d'aussi beaux discours de la bouche
d'un Périclès ou de quelque autre maître dans
l'art de parler. Mais qu'on les tire du cercle de
ce quia été dit, et qu'on les interroge au-delà,
aussi muets qu'un livre, ils n'ont rien à répondre
ni à demander ; tandis que si l'on veut bien s'y
renfermer avec eux , alors , comme l'airain que
l'on frappe raisonne long-temps, jusqu'à ce qu'on
arrête le son en y portant la main, ainsi nos ora-
teurs, sur la plus petite question vous font un
discours à perte de vue. ïl n'en est pas ainsi de
Protagoras : il est en état de faire de longs et
de beaux discours , comme il vient de le prou-
ver ; et il ne l'est pas moins de répondre briève-
ment, s'il est interrogé , ou , s'il interroge , d'at-
tendre et de recevoir la réponse; talent qui a été
donné à bien peu. Maintenant donc, Protagoras,
je n'ai plus besoin que d'un petit éclaircissement,
pour être entièrement satisfait, et il ne s'agit que
de répondre à ceci. Tu dis que la vertu peut s'en-
seigner, et s'il est quelqu'un au monde que je
sois disposé à croire là -dessus , c'est bien toi.
Mais, de grâce, satisfais mon esprit sur une chose
qui m'a surpris quand je l'ai entendue de ta
bouche. Tu as dit que Jupiter avait envoyé aux
4.
5a PROTAGORAS.
hommes la justice et la pudeur, et dans plusieurs
endroits de ton discours tu as fait entendre que
la justice, la tempérance, la sainteté et les autres
qualités semblables ne sont toutes ensemble
qu'une seule chose, la vertu. Explique-moi avec
précision si la vertu est un tout dont la justice,
la tempérance, la sainteté, sont les parties, ou
si , comme je disais à l'instant , ce ne sont que
les différens noms d'une même et unique chose.
Voilà ce que je désire savoir.
La réponse, Socrate, m'a-t-ii dit, est aisée à
faire : les qualités dont tu parles sont des par-
tics de la vertu qui est une.
Mais, ai-je repris, en sont-elles les parties,
comme la bouche , le nez , les yeux et les oreilles
sont des parties du visage; ou , semblables aux par-
ties de l'or, ne différent- elles les unes des autres
et du tout que par la grandeur et la petitesse?
Il me paraît, Socrate, qu'elles sont, par rap-
port à la vertu, ce que les parties du visage sont
au visage entier.
Les hommes , ai-je continué, ont-ils, ceux-ci
une partie de la vertu, et ceux-là une autre ; ou
est-ce une nécessité que quiconque en a une les
ait toutes ?
Point du tout, m'a-t-il dit; puisqu'il y en a
beaucoup qui sont courageux , et en même temps
injustes, et d'autresqui sont justes sans être sages.
PROTAGORAS. 53
La sagesse et le courage, ai-je dit, sont donc
aussi des parties de la vertu ?
Sans contredit, m'a-t-il répondu; et même la
sagesse est la principale de toutes.
Et chacune d'elles n'est -elle pas différente de
chaque autre '}
Oui.
Ont-elles aussi chacune leur propriété singu-
lière , de même que les parties du visage ? Les
yeux ne sont pas ce que sont les oreilles , et leur
propriété n'est pas la même; pareillement aucune
des autres parties ne ressemble à une autre , ni
pour la propriété, ni pour tout le reste. En est-il
ainsi des parties delà vertu ? l'une n'est-elle point
différente de l'autre, en soi, et quant à la propriété?
Ou plutôt n'est-il pas évident que cela est ainsi ,
si la comparaison dont tu t'es servi est juste?
Socrate, m'a-t-il dit, la chose est telle en effet.
Cela posé , ai-je repris, aucune autre partie de
la vertu ne ressemble à la science, aucune autre
à la justice , au courage, à la tempérance, à la
sainteté.
Non , a-t-il dit.
Çà, lui ai-je dit, examinons ensemble ce que
peut être chacune de ces parties , et commençons
par celle-ci. La justice est -elle quelque chose
de réel, ou n'est-ce rien? Pour moi, il me pa-
raît que c'est quelque chose: que t'en semble?
54 PROTAGORAS.
Il me le paraît aussi.
Si quelqu'un nous interrogeait ainsi toi et moi:
Protagoras et Socrate, dites-moi un peu: cette
chose que vous venez d'appeler du nom du jus-
tice est-elle juste ou injuste? Je répondrais que
elle est juste ; et toi, quel serait ton avis? Serait-
il le même, ou autre que le mien?
Le même, a-t-il dit.
La justice, dirai -je donc à celui qui nous fe-
rait cette question , est de telle nature qu'elle est
juste. Ne répondrais-tu pas de même ?
Sans doute , a-t-il dit.
S'il continuait après cela à nous demander:
Ne dites-vous pas qu'il y a une sainteté? Nous
en conviendrions, je pense?
Oui.
Ne convenez-vous pas aussi, poursuivrait -il,
que cette sainteté est quelque chose? L'accorde-
rions-nous , ou non ?
Nous l'accorderions.
Cette chose est-elle de telle nature, selon vous,
qu'elle soit impie, ou sainte ? Pour moi, je m'of-
fenserais d'une pareille question, et je lui dirais:
O homme, parle mieux. A peine y aurait- il au
monde quelque chose de saint, si la sainteté elle-
même ne l'était pas. Ne ferais -tu pas la même
réponse ?
Assurément.
PROTAGORAS. 55
A toutes ces questions s'il ajoutait celle-ci :
Comment disiez -vous donc tout-à-1'heure ? ne
vous aurais -je pas bien entendu? Il m'a paru
que vous disiez l'un et l'autre que les parties de
la vertu sont disposées entre elles de manière
que l'une n'est point semblable à l'autre. Je dirais:
Pour tout le reste , tu as bien entendu : mais en
ce que tu crois que ce discours est aussi de
moi , tu t'es trompé. C'est Protagoras qui a ré-
pondu de la sorte à une question que je lui faisais.
S'il disait donc : Socrate a-t-il raison, Protagoras?
est-c etoi qui prétends qu'aucune des parties de
•a vertu n'est semblable à l'autre? ce discours est-
il de toi ? Que lui répondrais-tu ?
Il faudrait bien, Socrate, m'a-t-il dit, que j'en
convinsse.
Après un tel aveu, Protagoras, que lui répon-
drons-nous, s'il nous fait cette nouvelle question :
La sainteté n'est donc pas de telle nature, qu'elle
soit une chose juste , ni la justice de telle na-
ture , qu'elle soit une chose sainte , mais une
chose impie ; ce qui est saint ressemble à ce
qui n'est pas juste; mais la sainteté est injuste,
et la justice est impie? Encore une fois, que lui
répondrions-nous ? Pour ce qui me regarde , je di-
rais que la justice est sainte, et la sainteté juste;
et, si tu me le permettais, je répondrais pareille-
ment en ton nom, que la justice est la même chose
56 PROTAGORAS.
que la sainteté ou ce qui lui ressemble le plus, et
que rien n'approche davantage de la justice que
la sainteté, ni de la sainteté que la justice. Ce-
pendant vois si tu t'opposes à ce que je fasse
cette réponse, ou si tu penses comme moi.
Il ne me paraît pas, Socrate, a-t-il dit, que
l'on doive accorder ainsi simplement que la jus-
tice est sainte et la sainteté juste : je crois qu'il y
a en cela quelque distinction à faire. Mais qu'im-
porte après tout? Si tu le veux, je consens que la
justice soit sainte, et que la sainteté soit juste.
Non point, ai-je dit. Il n'est pas question de si
tu veux, ou si bon te semble, mais de ton senti-
ment et du mien : quand je dis , ton sentiment et
le mien, j'entends que la meilleure manière de
diriger la discussion est d'en retrancher ceci.
Eh bien! a repris Protagoras, la justice res-
semble en quelque chose à la sainteté : aussi
bien toutes les choses se ressemblent à quelques
égards. Le blanc ressemble ou noir par quelque
endroit, le dur au mol, et ainsi de toutes les au-
tres qualités qui paraissent les plus opposées. Les
parties même du visage en qui nous avons re-
connu des propriétés différentes , et dont nous
avons dit que l'une n'était point comme l'autre ,
ont entre elles une certaine ressemblance , et
l'une est en quelque façon comme l'autre. De
cette manière, tu prouverais, si tu voulais _, que
PROTAGORAS. 5;
toutes choses sont semblables entre elles. Mais
il n'est pas juste d'appeler semblables celles qui
ont quelque ressemblance,ni dissemblables celles
qui ont quelque différence, si cette ressemblance
ou cette différence est très légère.
Ce discours m'a causé de la surprise. Quoi
donc? lui ai-je dit, juges-tu que le juste et le
saint soient tels l'un à l'égard de l'autre, qu'ils
n'aient entre eux qu'une faible ressemblance?
Pas tout-à-fait, m'a-t-il dit; mais elle n'est pas
non plus aussi grande que tu parais le croire.
Laissons ce point, ai-ie repris , puisqu'il te
met de mauvaise humeur, et examinons cet au-
tre endroit de ton discours. N'appelles-tn pas
une certaine chose folie, et la sagesse n'est-elle
pas le contraire de cette chose?
Il me paraît qu'oui , a-t-il dit.
Lorsque les hommes agissent conformément à
la droite raison , et d'une manière utile, ne juges-
tu pas qu'ils suivent les règles de la tempérance *
en agissant de la sorte, plutôt que s'ils se con-
duisaient d'une façon opposée?
Us sont tempérans.
* Le mot awcppcaûvy, que Socrate oppose à celui de àçpcaôv«
folie , signifie à-la-fois tempérance et prudence. Il n'y a pas
de mot qui en français possède ces deux nuances. D'abord
il faut se servir du mot tempérance pour rendre frappante
la contradiction où tombe Protagoras, qui reconnaît l'iden-
58 PROTAGORAS.
N'est-ce point par la tempérance qu'ils sont
tels?
Nécessairement.
Ceux donc qui n'agissent point suivant la
droite raison agissent d'une manière folle, et ne
sont pas tempérans en se comportant ainsi.
Je pense comme toi, a-t-il dit.
Agir follement est donc le contraire d'agir avec
tempérance?
Il en est convenu.
Les actions faites follement n'ont-elles pas la
folie pour principe, et les actions faites avec
tempérance, la tempérance?
Il l'a avoué.
Si donc une action a la force pour principe,
elle est faite fortement, et faiblement si c'est la
faiblesse.
Il l'a accordé.
Si elle a pour principe la vitesse , elle est faite
vitement; et si la lenteur, lentement.
Il a dit qu'oui.
Et ce qui se fait de la même manière est fait
par le même principe; et par un principe con-
traire, s'il est fait d'une manière contraire.
tité de la sagesse et de la tempérance , qu'il avait aupara-
vant distinguées; et ensuite, il faut avoir recours au mot
prudence pour passer de Va prudence au bon sens , à la jus-
tice et à l'injustice, aùxppmtv. eu <ppoveîv, à^ixitv...
PROTAGORAS. 59
IJ en est convenu.
Voyons à présent, ai-je dit. Y a-t-il quelque
chose qu'on appelle beau ?
Il l'a reconnu.
Ce beau a-t-il quelque autre contraire que le
laid?
Non.
Mais quoi! y a-t-il quelque chose qu'on ap-
pelle bon ?
Oui.
Ce bon a-t-il quelque autre contraire que le
mauvais ?
Non.
N'y a-t-il point aussi dans la voix un ton aigu ?
Sans doute.
Ce ton aigu a-t-il un autre contraire que le
ton grave?
Non.
Chaque contraire n'a donc qu'un seul con-
traire , et non plusieurs.
Il l'a avoué.
Reprenons un peu tous ces aveux. Nous som-
mes convenus que chaque chose n'a qu'un con-
traire , et non plusieurs.
Il est vrai.
Que ce qui se fait d'une manière contraire est
fait par des contraires.
Il l'a reconnu.
60 PROTAGORAS.
Nous sommes convenus que ce qui se fait fol-
lement se fait d'une manière contraire à ce qui
se fait avec tempérance.
Il l'a encore reconnu.
Et que ce qui se fait avec tempérance a pour
principe la tempérance, et ce qui se fait folle-
ment, la folie.
11 en est tombé d'accord.
Si ces choses se font d'une manière contraire ,
elles sont donc faites par des principes con-
traires ?
Oui.
Mais l'une est faite par la tempérance, et l'au-
tre par la folie.
Oui.
D'une manière contraire.
Sans doute.
Donc par des contraires.
Oui.
Donc la folie est le contraire de la tempérance.
Il paraît qu'oui.
Te souviens-tu que nous sommes convenus
plus haut que la folie est le contraire de la sa-
gesse ?
Je m'en souviens.
Et que chaque chose n'a qu'un seul contraire?
Je le dis encore.
Lequel de ces deux discours révoquerons-
PROTAGORAS. Gi
nous, Protagoras? Sera-ce celui-ci, que chaque
chose n'a qu'un seul contraire, ou celui où il a
été dit que la tempérance est autre que la sa-
gesse , que toutes deux sont des parties de la
vertu, et que non-seulement elles sont autres,
mais dissemblables, elles et leurs propriétés , de
même que les parties du visage ? Lequel , encore
un coup, rétracterons-nous? car ces deux dis-
cours pris ensemble ne sont pas trop conformes
aux règles de la musique, puisqu'il n'y a entre
eux ni consonnance ni harmonie. Et comment
seraient-ils d'accord , si d'une part c'est une né-
cessité que chaque chose n'ait qu'un contraire,
et non plusieurs; et si d'autre part la folie qui
est une paraît avoir deux contraires, la sagesse
etla tempérance? N'en est-il pas ainsi, Protagoras?
Il en est convenu bien malgré lui.
La tempérance et la sagesse seraient donc une
même chose; comme nous avons vu précédem-
ment que la justice et la sainteté sont la même
chose à-peu-près. Allons, Protagoras, ai-je con-
tinué, ne nous rebutons pas, mais examinons le
reste. Te paraît-il que quand on commet une
injustice, on soit prudent * en cela même qu'on
est injuste?
* J'emploie ici le mot prudent au lieu de tempérant, pour
faciliter le passage à ce qui suit; mais ce changement de
6i PROTAGORAS.
Je rougirais , Socrate , a-t-il répondu , de faire
un pareil aveu; c'est pourtant ce que disent la
plupart des hommes.
Est-ce à eux, ai-je repris, que j'adresserai la
parole, ou bien à toi?
Si tu veux , m'a-t-il dit, commence d'abord par
disputer contre le sentiment de la multitude.
A la bonne heure, peu m'importe, pourvu que
tu répondes. Que ce soit là ta pensée ou non,
comme c'est la chose en elle-même que j'exa-
mine surtout, il en résultera également que nous
serons examinés l'un et l'autre , moi qui inter-
roge et toi qui réponds.
Protagoras a d'abord fait des façons, alléguant
pour excuse que la matière était difficile : enfin
il s'est accordé à répondre.
Je reviens donc à ma question , ai-je dit : ré-
ponds-moi. Peut-on commettre des injustices et
être prudent?
Soit, m'a-t-il dit.
Être prudent , n'est-ce pas la même chose que
penser bien?
Il l'a avoué.
Et penser bien , c'est prendre le bon parti en
cela même qu'on commet une injustice.
mot romprait la suite du discours , si le lecteur ne substi-
tuait dans sa pensée à tempérant ou à prudent un mot qui
1rs embarrasse tous deux.
PROTAGOKAS. 63
A la bonne heure.
Cela est-il vrai, ai-je dit, au cas que l'injustice
réussisse, ou lors même qu'elle ne réussit pas ?
Au cas qu'elle réussisse.
Ne dis-tu pas que certaines choses sont bonnes?
Je le dis.
N'appelles-tu pas bon ce qui est utile aux
hommes ?
Par Jupiter , a-t-il dit , quand même certaines
choses ne seraient point utiles aux hommes , je
n'en soutiens pas moins qu'elles sont bonnes.
Il m'a paru que Protagoras était aigri , qu'il
s'embarrassait et se troublait dans ses réponses.
Le voyant donc en cet état, j'ai cru devoir le
ménager, et je lui ai demandé doucement : Pro-
tagoras , entends-tu parler de ce qui n'est utile
à aucun homme , ou même de ce qui n'est ab-
solument utile à rien, et appelles-tu bonnes de
pareilles choses?
Nullement, a-t-il dit. Je sais qu'il y a bien des
choses qui ne valent rien pour les hommes, en
fait d'alimens , de breuvages , de remèdes , et
ainsi de mille autres; et qu'il y en a qui leur sont
utiles : que d'autres encore ne sont ni bonnes
ni mauvaises pour les hommes, mais celles-ci
pour les chevaux , celles-là pour les bœufs seu-
lement , quelques autres pour les chiens ; que
d'autres ne sont bonnes pour aucun animal ,
64 PROTAGORAS.
mais pour les arbres; et qu'à l'égard des ar-
bres encore, ce qui est bon pour les racines,
ne vaut rien pour les surgeons. Le fumier, par
exemple, est très bon pour toutes les plantes,
mis à leurs racines ; mais si tu t'avises d'en cou-
vrir les branches et les rejetons , tout périt.
L'huile de même est très nuisible à toutes les
plantes, et ennemie$ du poil des autres animaux,
excepté de celui de l'homme, auquel elle fait du
bien, ainsi qu'aux autres parties de son corps.
Le bon est quelque chose de si divers , de si
changeant , que l'huile même dont je parle, est
bonne à l'homme pour l'extérieur du corps , et
très nuisible pour l'intérieur; et c'est pour cette
raison que tous les médecins défendent aux ma-
lades d'user d'huile, si ce n'est en très petite
quantité, dans ce qu'on leur sert, et seulement
autant qu'il en faut pour ôter aux viandes et
aux assaisonnemens une odeur désagréable.
Protagoras ayant parlé de la sorte , toute l'as-
semblée lui applaudit avec grand bruit. Pour moi
je lui dis : Protagoras, je suis sujet à un grand
défaut de mémoire; et lorsqu'on me fait de longs
discours, je perds de vue la chose dont il est
question. De même donc que, si j'étais un peu
sourd, tu croirais nécessaire, pour converser
avec moi, de parler plus haut que tu ne ferais
avec d'autres; ainsi, puisque tu as maintenant
PROTAGORAS; 65
affaire à un homme oublieux , abrège-moi tes
réponses, et fais-Jes plus courtes, pour que je
te suive.
Comment veux-tu que je les abrège? dit-il;
les ferai-je plus courtes qu'il ne faut?
Nullement.
C'est donc aussi courtes qu'il faut.
Oui.
Mais qui sera juge de la juste étendue que je
dois donner à mes réponses? Sera-ce toi ou moi?
J'ai entendu dire, repris-je , que tu es en
état, lorsque tu le veux, de parler si long-temps
sur la même matière, que le discours ne tarit
pas , et d'apprendre à tout autre à parler de
même; ou d'être si concis , qu'il est impossible
de s'exprimer en moins de mots. S'il te plaît
donc que nous conversions ensemble, fais usage
de la seconde manière de parler, de la brièveté.
Socrate, m'a-t-il dit, j'ai discuté avec beau-
coup de personnes dans ma vie , et si j'avais
voulu me prêter à ce que tu exiges de moi ,
en conversant avec mon adversaire de la façon
qui lui aurait plu , je ne me serais guère distin-
gué , et le nom de Protagoras n'aurait jamais été
célèbre dans la Grèce.
Comme je voyais qu'il n'était nullement sa-
tisfait des réponses qu'il m'avait déjà faites , et
qu'il ne consentirait jamais à continuer ainsi
66 PROTAGORAS.
]a conversation, je crus qu'il était inutile que
je demeurasse plus long-temps dans l'assemblée,
et je lui dis : Protagoras, je ne te presse pas
non plus de l'entretenir avec moi d'une manière
qui ne te plaît pas. Lors donc que tu voudras
converser de façon que je puisse te suivre, tu
me trouveras toujours prêt. On dit de toi , et
tu dis toi-même , qu'il est également en ton
pouvoir d'employer des discours longs ou courts;
car tu es un habile homme. Pour moi , je ne
saurais suivre les longs discours ; je voudrais
de tout mon coeur en être capable. C'était à
toi , pour qui l'un et l'autre est égal , de con-
descendre à ma faiblesse , afin que l'entretien
pût avoir lieu. Mais puisque tu ne le veux pas,
et que d'ailleurs j'ai quelque affaire qui ne me
permet pas d'attendre que tu aies achevé tes
longs discours , je m'en vais ; car il faut que
je me rende quelque part. Sans cela, peut-être
t'aurais-je entendu avec plaisir.
En même temps, je me levai pour m'en aller.
Mais, lorsque je me levais, Callias me prenant
par la main de la droite , et de la gauche
saisissant mon manteau, me dit : Socrate, nous
ne te laisserons point aller ; car si une fois tu
sors , l'entretien n'ira plus de même. Je te con-
jure donc de rester ; aucune conversation ne
peut m'ètre plus agréable que la tienne avec
PROTAGORAS. 67
Protagoras. Fais-nous ce plaisir à tous. Je lui
répondis debout comme j'étais, et prêt à partir :
fils d'Hipponicus, j'admire toujours ton ardeur
pour la sagesse, et aujourd'hui je ne puis que
la louer et l'aimer; et je serais charmé de t'obli-
ger, si tu me demandais une chose possible.
Mais c'est comme si tu me priais de suivre à la
course un Crison d'Himère * , qui est à la fleur
de l'âge, ou de me mesurer avec ceux qui
courent le dolique ** ou avec les hémérodromes.
Je te répondrais que je m'excite moi-même,
beaucoup plus que tu ne fais , à courir aussi
vite qu'eux , mais que cela passe mes forces ,
et que si tu veux me voir courir à côté de
Crison dans la même carrière, tu dois le prier
de se proportionner à moi , parce qu'il peut
courir lentement, et que je ne saurais courir
vite. Si donc tu souhaites m'entendre discuter
avec Protagoras , engage-le à continuer de me
* Crison, d'Himère, fut vainqueur aux jeux olympiques
l'olympiade 83, 84, 85. Voyez Diodore de Sicile, XII,
ch. 5 , a3 , 29 ; et Pamanias, V. 2 3. Il ne faut pas le con-
fondre avee le Crison d'Himère qui , au rapport de Plutar-
que , combattit à la course avec Alexandre.
** Le dolique était un espace de 24 stades ou peut-être
moins ( voyez Suidas, ào/.i//.; et JîauXoç ), qu'il fallait par-
courir douze fois. — Hémérodromes, coureurs qui, en un
jour, faisaient beaucoup de chemin.
5.
68 PROTAGORAS.
répondre comme il a fait d'abord , en peu de
mots et précisément. Sans cela , que serait-ce
que la conversation? j'avais toujours cru que s'en-
tretenir familièrement, et faire des harangues,
sont deux choses tout-à-fait différentes.
Cependant , Socrate , ajouta Callias , tu le vois,
la proposition que fait Protagoras paraît rai-
sonnable : il demande qu'il lui soit permis de
discourir comme il lui plaît , et il te laisse la
même liberté.
Callias, ce que tu dis là n'est pas juste , dit
Alcibiade en prenant la parole. Socrate convient
qu'il n'a pas le talent de parler long-temps de
suite , et il le cède en ce point à Protagoras ;
mais pour ce qui est de converser , et de savoir
répondre et interroger, je serais bien surpris s'il
le cédait en cela à aucun homme. Si Protagoras
veut reconnaître qu'il est inférieur à Socrate
dans la conversation , Socrate n'en demande
pas davantage; mais s'il prétend le lui disputer ,
qu'il converse par manière d'interrogation et dé
réponse , et qu'il ne fasse pas un long discours
à chaque question qu'on lui propose , éludant
ainsi les argumens , refusant de rendre raison ,
et tirant les choses en longueur, jusqu'à ce
que la plupart des assistans aient perdu de vue
l'état de la question. Pour Socrate , je réponds
qu'il ne l'oubliera pas ; et , lorsqu'il dit qu'il
PROTAGORAS. 69
n'a point tle mémoire, c'est un baclinage. Il me
paraît donc, puisqu'il faut que chacun dise son
avis , que la proposition de Socrate est plus
équitable.
Après Alcibiade, Critias , je crois , parla de
la sorte : Hippias et Prodicus, il me semble que
Callias est trop porté pour Protagoras : quant
à Alcibiade , il défend toujours avec chaleur
le parti qu'il a embrassé. Mais nous , il ne
faut pas nous échauffer les uns contre les au-
tres , en nous déclarant soit pour Socrate , soit
pour Protagoras ; il faut nous joindre en-
semble pour les conjurer de ne pas rompre
l'entretien.
Critias ayant ainsi parlé : Il me paraît , lui
dit Prodicus, que tu as raison. Ceux qui assis-
tent à de pareils entretiens doivent écouter les
deux disputans en commun, mais non pas éga-
lement. Ce n'est pas la même chose; car il faut
prêter à tous les deux une attention commune,
et non pas une égale attention, mais plus grande
au plus savant, et moindre au plus ignorant *.
Je vous supplie donc à mon tour , Protagoras
et Socrate , de vous accorder , et de discuter
* On reconnait ici l'art de Prodicus, qui consistait à trou-
ver des différences dans les synonymes apparens. Voyez le
Charmide , t. V, p. 3oi.
70 PROTAGORAS.
ensemble , mais de ne pas disputer : car les
amis discutent entre eux avec bienveillance ; au
lieu que la dispute suppose dans les esprits
de la division et de l'inimitié. Et de cette ma-
nière la conversation ira le mieux du monde.
Vous qui parlez , vous vous attirerez l'appro-
bation , et non les louanges des assistans ; car
l'approbation est dans l'âme de l'auditeur, et
exempte de tromperie; la louange n'est souvent
que sur les lèvres et contre la pensée ; et nous
qui écoutons , nous en aurons beaucoup de
joie, mais non beaucoup de plaisir : car la joie
est le partage de l'esprit , lorsqu'il apprend
quelque chose , et qu'il acquiert la sagesse ;
mais pour le plaisir , on peut l'éprouver en
mangeant , ou par quelque autre sensation qui
vient du corps.
Ce discours de Prodicus fut reçu avec ap-
plaudissement de la plupart des assistans. Après
lui , le sage Hippias parla en ces termes : Vous
qui êtes présens , je vous regarde tous comme
parens, alliés et concitoyens, selon la nature, si
ce n'est pas selon la loi. Le semblable en effet a
une affinité naturelle avec son semblable; mais
la loi, ce tyran des hommes, fait violence à la na-
ture en bien des occasions. Il serait donc hon-
teux à nous, habitués aux méditations profondes,
à nous, qui sommes les plus sages d'entre les
PROT AGORAS. 7j
Grecs, et qui à ce titre nous sommes rassemblés
dans Athènes , laquelle est par rapport à la Grèce
le prytanée * de la sagesse , et dans cette maison,
la plus riche et la plus florissante de toute la
ville , il serait honteux de ne rien dire qui ré-
ponde à ce qu'on a droit par toutes ces rai-
sons d'attendre de nous , et de nous quereller
comme les derniers d'entre les hommes. Ainsi
je vous conjure et je vous conseille, Protagoras
et Socrate, de passer un accord ensemble, vous
soumettant à nous comme à des arbitres qui
vous rapprocheront équitablement. Toi, Socrate,
n'exige point cette forme exacte du dialogue,
qui réduit tout à la dernière brièveté , si Prota-
goras ne l'a point pour agréable; mais accorde
quelque liberté au discours , et lâche-lui un
peu la bride, pour qu'il se montre à nous avec
plus de grâce et de majesté. Et toi , Protagoras ,
ne déploie pas toutes les voiles, et , t'abandon-
nant au veut favorable, ne gagne pas la pleine
mer de l'éloquence, jusqu'à perdre la terre de
vue; mais prenez un milieu l'un et l'autre entre
ces deux extrémités. Si vous m'en croyez donc,
* Les prytanées étaient des édifices consacrés à Vesta,
où l'on conservait le feu perpétuel. Il y en avait dans toutes
les villes de la Grèce. A Athènes le prytanée servait de lieu
de réunion à des citoyens recommandables , qui y étaient
nourris aux frais de l'état. Voyez Élien , V. H. IV, 6.
72 PROTAGORAS.
voici ce que vous ferez : vous choisirez un cen-
seur, un juge, un président, qui prendra garde
que vous ne sortiez ni l'un ni l'autre dans vos
discours des bornes de la modération.
Cet avis plut à la compagnie , et tous l'ap-
prouvèrent. Callias me répéta qu'il ne me lais-
serait point aller , et on me pressa de nommer
un juge. Sur quoi, je leur dis qu'il y aurait de
l'inconvenance à établir quelqu'un juge de notre
entretien; que s'il nous était inférieur en mé-
rite , il ne convenait pas qu'il fût l'arbitre de
gens qui valaient mieux que lui ; que s'il était
notre égal , cela ne convenait pas davantage ,
parce qu'étant tel que nous, il ferait la même
chose; et qu'ainsi un pareil choix serait superflu.
Mais vous choisirez un plus habile homme que
nous. Pour vous dire ce que je pense , il me
paraît impossible que vous choisissiez un plus
habile homme que Protagoras ; et si celui que
vous nommerez n'est pas plus habile que lui, et
que vous le donniez pour tel , c'est un affront
que vous faites à Protagoras , en le soumettant
comme un homme vulgaire au jugement d'un mo-
dérateur : car, pour ce qui est de moi, la chose
m'est indifférente. Mais, afin que l'assemblée ne
se sépare point, et que la conversation se renoue,
comme vous le souhaitez, voici à quoi je consens.
Si Protagoras ne veut pas répondre, qu'il inter-
PROT AGORAS. 73
roge , je répondrai , et je tâcherai en même
temps de lui montrer comment je pense qu'on
doit répondre. Mais après que j'aurai répondu
à toutes les questions qu'il lui plaira de me pro-
poser, qu'il me fasse raison à son tour de la
même manière. Alors s'il ne paraît pas se prê-
ter de bonne grâce à répondre avec précision à
ce que je lui demanderai , nous lui ferons en
commun, vous et moi, la même prière que vous
me faites , de ne point rompre la conversation.
Il n'est pas besoin pour cela d'un arbitre par-
ticulier : vous en ferez l'office tous ensemble.
On jugea d'une voix unanime que c'était le
parti qu'il fallait prendre. Protagoras ne voulait
point y entendre absolument : cependant il fut
enfin forcé de promettre qu'il interrogerait , et
que , quand il aurait suffisamment interrogé , il
rendrait raison à son tour en répondant en peu
de mots. Il commença donc à interroger de cette
manière.
Je pense, me dit -il, Socrate, que la princi-
pale partie de l'instruction consiste à être sa-
vant en poésie, c'est-à-dire à être en état de
comprendre ce qu'ont dit les poètes , de savoir
discerner ce qu'ils ont fait de bien et de mal,
et d'en rendre raison lorsqu'on le demande.
La question que j'ai à te proposer aura pour
objet la matière même de notre dispute, savoir,
74 PROTAGORAS.
la vertu : toute la différence qu'il y aura, c'est
que je la transporterai à la poésie. Simonide dit,
dans une de ces pièces adressées à Scopas, fils de
Créon le Thessalien*, qu'il est bien difficile, sans
doute , de devenir véritablement homme de bien ,
quarré des mains, des pieds et de l'esprit**, fa-
çonné sans nul reproche. Sais-tu cette chanson ,
ou te la réciterai-je tout entière ?
Cela n'est pas nécessaire, lui dis-je, je la sais,
et j'en ai fait une étude particulière.
Fort bien, reprit -il. Que t'en semble? est-
elle belle et vraie , ou non.
Oui, belle et vraie.
Trouves -tu qu'elle soit belle, si le poète se
contredit ?
Non, assurément.
Hé bien, dit -il, examine-la donc mieux.
Je l'ai, mon cher, suffisamment examinée.
Tu sais donc que dans la suite de la pièce ,
il parle ainsi : Je ne trouve pas juste le mot de
Pittacus, quoique prononcé par un homme sage,
quand il dit qu'il est difficile d'être vertueux.
* Sur Simonde de Céos, voyez la Dissertation de Van-
Goens.
** C'est-à-dire, solide dans ses actions, ses démarches et
ses pensées. Métaphore qui se retrouve dans Aristote , Rhctor.
III, n; et Ethic. ad Nicom. I, 10.
PROTAGORAS. 75
Remarques-tu que c'est la même personne qui
dit cela et les paroles précédentes?
Je le sais.
Te paraît-il que ces deux endroits s'accordent
ensemble ?
Il me semble qu'oui; et en même temps, comme
je craignais qu'il n'ajoutât quelque chose , je lui
demandai : et toi, ne penses-tu pas de même?
Comment pourrais-je penser qu'un homme
qui dit ces deux choses s'accorde avec lui-même?
Il pose au commencement pour certain qu'il est
difficile de devenir véritablement homme de bien;
et il oublie un peu après, dans la suite de son
poème, ce qu'il vient de dire, reprenant Pitta-
cus pour avoir dit la même chose , savoir , qu'il
est difficile d'être vertueux, et déclarant qu'il
n'approuve point sa pensée , quoiqu'elle soit la
même que la sienne. Il est, évident qu'en blâmant
Pittacus, qui parle dans le même sens que lui,
il se blâme lui - même. Par conséquent il a tort
dans le premier endroit, ou dans le second.
A ces mots, il s'éleva un grand bruit dans l'as-
semblée, et on couvrit d'applaudissemens Pro-
tagoras. Pour moi , comme si j'avais été frappé
par un athlète vigoureux, je fus d'abord aveuglé
et étourdi du discours de Protagoras, et des ap-
plaudissemens des assistans. Ensuite , pour dire
la vérité, afin de me donner le temps d'examiner
76 PROTAGORAS.
le sens des paroles du poète , je me tournai vers
Prodicus, et l'appelant par son nom: Prodicus,
lui dis- je, Simonide est ton compatriote ; il est
juste que tu viennes à son secours. En t'invilant
à me seconder, il me semble faire ce qu'Homère
rapporte du Scamandre, lequel vivement pressé
par Achille , appelle à soi le Simoïs en ces termes* :
Mon cher frère , joignons-nous pour arrêter
Ce terrible ennemi.
Je t'appelle de même à moi , dans la crainte
que Protagoras ne porte le ravage chez notre
ami Simonide. Nous avons besoin pour la dé-
fense de ce poète de cette belle science , par la-
quelle tu distingues le vouloir et le désir comme
n'étant pas la même chose, et qui te fournit tant
d'autres distinctions admirables, telles que celles
que tu nous exposais il n'y a qu'un moment. Vois
donc si tu es du même avis que moi. Il me sem-
ble que Simonide ne se contredit point; mais dis
le premier ton sentiment. Juges -tu que devenir
et être soient la même chose , ou deux choses
différentes ?
Très différentes , par Jupiter, répondit Pro-
dicus.
Simonide ne déclare- 1- il point dans les pre-
* IliadA. XXI, v. 3o8.
PROTAGORAS. 77
miers vers sa pensée , en disant qu'il est difficile
de devenir véritablement vertueux?
Tu as raison.
Et il condamne Pittacus qui ne dit pas , comme
le pense Protagoras, la même chose que lui, mais
une autre. Car Pittacus n'a pas dit comme Simo-
nide, il est difficile de devenir homme de bien ,
mais d'être homme de bien. Or, Protagoras,
être et devenir ne sont pas la même chose; c'est
Prodicus qui l'assure: et si être n'est pas la même
chose que devenir, Simonide ne se contredit
point. Peut - être que Prodicus et beaucoup
d'autres pensent avec Hésiode*, qu'il est, à la
vérité , difficile de devenir homme de bien ,
parce que les dieux ont mis les sueurs au-de-
vant de la vertu ; mais que lorsqu'on est une fois
parvenu au sommet, la vertu devient ensuite
aisée à acquérir , quoiqu'elle ait d'abord été dif-
ficile.
Prodicus applaudit fort ce discours. Protagoras
me dit au contraire : Socrate , ton explication
est plus vicieuse encore que l'endroit que tu
expliques.
S'il en est ainsi, Protagoras, j'ai donc bien mal
fait, et je suis un plaisant médecin, puisque
j'augmente le mal en voulant le guérir.
* Hésiode, les OEuvres et les Jours , v. 287.
78 PROTAGORAS.
La chose est pourtant ainsi.
Comment cela?
L'ignorance du poète serait extrême, reprit-il,
s'il faisait entendre que la possession de la vertu
est si aisée, tandis qu'au jugement de tous les
hommes c'est la chose du monde la plus diffi-
cile.
Par Jupiter, lui dis-je alors, c'est un grand bon-
heur que Prodicus soit présent à cet entretien.
La science de Prodicus est ancienne et divine,
Protagoras ; elle remonte jusqu'à Simonide , ou
même plus haut. Toi , qui possèdes tant de con-
naissances , il paraît que tu n'as pas celle - là :
pour moi j'en ai quelque teinture, en qualité
d'élève de Prodicus. Tu ne fais pas, ce me sem-
ble , attention que Simonide n'a pas pris le mot
difficile dans l'acception que tu lui donnes ; il se
peut faire qu'il en soit de ce mot comme de ce-
lui de terrible, au sujet duquel Prodicus me re-
prend toujours, lorsque, faisant ton éloge, ou
celui du quelque autre, je dis : Protagoras est un
savant homme, un terrible homme. N'as -tu pas
de honte, me demande-t-il , d'appeler terrible
ce qui est bon? Apprends, ajoute-t-ii, que ter-
rible et mauvais sont la même chose, et que
dans le discours ordinaire on ne dit point de
terribles richesses, une terrible paix, une ter-
PROTAGORAS. 7q
rible santé, mais bien une terrible maladie, une
terrible guerre, une terrible indigence. Peut-être
donc que les habitans de Céos et Simonide par
conséquent entendent par difficile, mauvais,
ou quelque autre chose que tu ne devines pas*.
Interrogeons là-dessus Prodicus; car il est na-
turel de s'adresser à lui pour l'explication des
expressions de Simonide. Prodicus , qu'est-ce que
Simonide a voulu dire par difficile ?
Mauvais, répondit -il.
C'est pour cela sans doute, Prodicus, lui dis-
je , que Simonide blâme Pittacus d'avoir dit :
Il est difficile d'être homme de bien , comme s'il
lui eût entendu dire : C'est une mauvaise chose
d'être homme de bien.
Quelle autre chose en effet, reprit Prodicus,
penses-tu, Socrate, que Simonide ait voulu dire,
sinon celle-là, et reprochera Pittacus qu'étant
Lesbienet élevé dans une langue barbare**, il ne
* Raillerie que Socrate fait de Prodicus, qui la prend
sérieusement. XaXs-ô; signifie également difficile, et dur, fâ-
cheux , incommode , mauvais. Pareillement (SWoç se prend en
bonne et mauvaise part , tantôt pour terrible , tantôt pour
savant , habile , excellent en quelque genre.
* Il est mal aisé de voir sur quoi repose ce jugement d'un
homme de Céos contre le langage des Lesbiens qui ont donné
à la Grèce les deux grandslyriques Sappho et Alcée- Heindorf
80 PROTAGORAS.
savait pas distinguer exactement la propriété des
termes ?
Eh bien ! m'adressant à Protagoras, tu entends
Prodicus : qu'as-tu à répondre à cela ?
Il s'en faut bien, répondit -il, que la chose
soit comme tu dis , Prodicus. Je suis sûr que
Simonide a donné au mot difficile la signifi-
cation que nous lui donnons tous , et qu'il a
entendu par là, non ce qui est mauvais, mais ce
qui n'est point aisé, et ne se fait qu'avec beau-
coup de peine.
Je pense aussi, dis- je à Protagoras, que c'est
là la pensée de Simonide , et que Prodicus ne
l'ignore point ; mais qu'il a voulu badiner et
faire semblant de te tâter un peu, pour voir si
tu serais en état de défendre ce que tu as avancé.
Au surplus, que Simonide n'ait point entendu
par difficile la même chose que mauvais , nous
en avons une preuve bien claire dans ce qui suit
immédiatement, puisqu'il ajoute que Dieu seul
a cet avantage. Or, certainement s'il avait voulu
dire qu'il est mauvais d'être bon , il n'aurait
point ajouté que cela n'appartient qu'à Dieu, ni
attribué à Dieu seul un pareil avantage. Pro-
conjecture que les diverses populations qui, selon Diodore,V,
81, se trouvaient à Lesbos, avaient pu introduire dans le lan-
gage populaire quelque corruption.
PROT AGORAS. Si
dicus , en ce cas , aurait fait de Simonide un
homme sans mœurs et indigne d'être de Céos*.
Mais je veux t'expliquer le but que Simonide me
paraît s'être proposé dans celte chanson, si tu
es curieux de voir un échantillon de ma capa-
cité dans le genre dont tu parles, l'intelligence
des poètes, sinon, je t'écouterai volontiers.
Protagoras répondit à cette proposition : So-
crate, ce sera comme il te plaira. — Pour Prodi-
cus, Hippias et les autres, ils me pressèrent fort
de parler.
Je vais donc tâcher, leur dis-je, de vous ex-
poser ma pensée au sujet de cette pièce. Parmi
les différens peuples de la Grèce, la philosophie
n'est nulle part plus ancienne ni plus cultivée
qu'en Crète et à Lacédémone. Il y a là plus de
sophistes que partout ailleurs : mais ils nient
qu'ils le soient , et ils font mine d'être ignorans,
afin qu'on ne découvre pas qu'ils surpassent en
sagesse , tous les Grecs , jouant en cela le même
rôle que les sophistes dont parlait Protagoras;
ils veulent qu'on ne les regarde comme supé-
rieurs aux autres qu'en bravoure et dans l'art
de la guerre, persuadés que, si on les connais-
* Los habitans de l'île de Céos étaient célèbres par leur
moralité, et on les citait en opposition à ceux de Chio,
qui étaient très dissolus.
3. 6
8>2 PROTAGORAS.
sait pour ce qu'ils sont , tout le monde s'appli-
querait a la philosophie. Cachant donc leur
science, comme ils font, ils trompent tous ceux
des Grecs qui se piquent de vivre à la façon des
Spartiates. Pour les imiter, on se meurtrit les
oreilles , on se met des courroies autour des
bras, on s'exerce sans cesse dans les gymnases,
on porte des vêtemens fort courts, comme si
c'était par là que les Lacédémoniens surpas-
sent les autres Grecs. Mais les Lacédémo-
niens , lorsqu'ils veulent converser tout à leur
aise avec leurs sophistes , et qu'ils s'ennuient de
ne les voir qu'en cachette, chassent de chez eux
tous ces étrangers qui laconisent, et en général
tout étranger qui se trouve dans leur ville*;
après quoi ils s'entretiennent avec leurs sophistes
sans que les autres Grecs en sachent rien. De
plus , comme les Cretois , ils ne souffrent point
que leurs jeunes gens voyagent dans les autres
villes, de peur qu'ils ne désapprennent ce qu'on
leur a enseigné. Et ce ne sont pas seulement les
hommes , dans ces deux états , qui se piquent
d'érudition, mais aussi les femmes**. Que ce
* Sur la xenelasie des Lacédémoniens , voyez Plutarque,
vie de Lycurgue.
** On ne trouve nulle autre part dans l'antiquité le moin-
dre indice de l'érudition des femmes de Sparte, et cet en-
droit paraît un peu ironique.
PROTAGORAS. 83
que je dis là soit vrai , et que les Lacédémo-
niens soient parfaitement instruits dans la phi-
losophie et dans l'art de parler , voici par où
l'on en peut juger. On n'a qu'à converser avec
le dernier Lacédémonien , dans presque tout
l'entretien on verra un homme dont les dis-
cours n'ont rien que de très médiocre ; mais à
la première occasion qui se présente, il jette un
mot court , serré et plein de sens , tel qu'un
trait lancé d'une main habile , et celui avec le-
quel il s'entretient ne paraît plus qu'un enfant.
Aussi a-t-on remarqué de nos jours, comme déjà
anciennement, que l'institution lacédémonienne
consiste beaucoup plus dans l'étude de la sa-
gesse que dans les exercices de la gymnastique;
car il est évident que le talent de prononcer de
pareilles sentences suppose en ceux qui le pos-
sèdent une éducation parfaite. De ce nombre
ont été Thaïes de Milet, Pittacus de Mitylène ,
Bias de Priène , notre Solon , Cléobule de Lin-
dos , Myson de Chêne*, et Chilon de Lacédé-
mone , que l'on compte pour le septième de ces
sages. Tous ces personnages ont admiré, aimé
et cultivé l'éducation lacédémonienne ; et il est
* Voyez sur Myson, Diogène de Laerte, I, 106. — Chêne
était un bourg du mont Oéta. Myson occupe ici parmi les
sept sages la place de Périandre.
6.
84 PROT AGORAS.
aisé de connaître que leur sagesse a été du même
genre que celles des Spartiates, par les sentences
courtes et dignes d'être retenues , qu'on attribue
à chacun d'eux. Un jour s'étant rassemblés, ils
consacrèrent les prémices de leur sagesse à
Apollon , dans son temple de Delphes , y gravant
ces maximes qui sont dans la bouche de tout le
monde: Connais-toi toi-même, et rien de trop*.
A quel dessein ai-je rapporté tout ceci? Pour
vous faire connaître que le caractère de la philo-
sophie des anciens a été une brièveté laconienne.
Or, on publiait en tous lieux ce mot de Pittacus,
vanté par tous les sages : Il est difficile d'être
homme de bien. Simonide donc, qui se piquait
de sagesse , s'imagina que s'il terrassait ce mot ,
comme si c'était un athlète célèbre , et qu'il en
triomphât , il se ferait beaucoup d'honneur dans
l'esprit des hommes. C'est contre cette sentence,
et dans la vue de la renverser , qu'il a , ce me
semble, composé la chanson dont nous parlons.
Examinons tous en commun si ce que je dis est
vrai. D'abord le début de cette pièce paraît ex-
travagant , si , voulant simplement dire qu'il est
difficile de devenir homme de bien, il a ajouté
sans doute, qui serait mis là sans aucune raison,
* Voyez Pausanias, X, 26. Les anciens diffèrent sur les
auteurs de ces maximes. Voyez YHipparquc , l. V.
PROÏAGORAS. 85
à moins qu'on ne suppose que Simonide s'ex-
prime ainsi , en disputant en quelque sorte
contre la sentence de Pittacus ; et que celui-ci
ayant dit : Il est difficile d'être homme de bien,
le poète, contestant cette maxime, lui répond:
La chose n'est pas ainsi ; mais il est difficile
sans doute de devenir homme de bien, Pittacus,
véritablement. Ce véritablement ne tombe pas
ici sur homme de bien ; et Simonide n'emploie
pas cette expression , comme s'il pensait qu'il y
a des gens de bien qui sont tels véritablement ,
et d'autres qui , étant gens de bien , ne le sont
pas véritablement ; car ce serait, selon moi , une
sottise dont Simonide était tout-à-fait incapable:
mais il faut dire que le mot véritablement est
transposé dans la pièce, et que le poète réplique
ainsi au mot de Pittacus , en supposant une es-
pèce de dialogue entre Pittacus et lui. Pittacus
dit : O hommes ! il est difficile d'être vertueux.
Simonide lui répond : Pittacus , ce que tu dis
là n'est pas vrai : ce n'est pas être vertueux ;
mais sans doute c'est devenir tel , carré des pieds,
des mains et de l'esprit , façonné sans nul re-
proche , qui est difficile véritablement. De cette
manière on voit que sans doute est ajouté avec
raison , et que véritablement est bien placé à la
fin. Et toute la suite de la pièce prouve que c'est
là le vrai sens. On pourrait montrer, en insis-
86 PROTÀGORAS.
tant sur chaque endroit de cette chanson, qu'elle
est parfaitement composée ; car tout y est plein
d'élégance et de justesse : mais il serait trop
long de la parcourir tout entière. Bornons-
nous à en exposer le plan et le dessein , qui
n'est autre chose d'un bout à l'autre que la ré-
futation du mot de Pittacus ; car, quelques lignes
après le début , le poète donne clairement à
entendre que sans doute il est véritablement
difficile de devenir vertueux , mais toutefois
possible pour un certain temps : mais lorsqu'on
l'est devenu , persévérer dans cet état , et être
vertueux, comme tu le dis, Pittacus, c'est une
chose impossible et au-dessus des forces hu-
maines. Dieu seul jouit de ce privilège : pour
l'homme , il est impossible qu'il ne soit pas mé-
chant, lorsqu'une calamité insurmontable vient
à l'abattre. Quel est donc celui qu'une calamité
de cette nature abat , dans la conduite d'un vais-
seau , par exemple ? Il est évident que ce n'est
pas l'ignorant, car il est toujours abattu. Comme
donc on ne renverse point un homme qui est à
terre, mais qu'on peut renverser et mettre par
terre celui qui est debout ; de même, un mal-
heur sans ressource peut abattre l'homme qui
a des ressources en lui-même, mais non celui
qui n'en a aucune. Une grande tempête qui sur-
vient peut laisser le pilote sans ressource ; une
PROTAGOUAS. 87
saison fâcheuse laissera aussi sans ressource le
laboureur ; il en est de même du médecin : parce
que le bon peut devenir mauvais , comme le
témoigne un autre poète, qui dit : L'homme de
bien* est tantôt méchant , tantôt bon. Au lieu
que ce qui est mauvais ne saurait devenir mau-
vais, puisque de nécessité il l'est toujours. Ainsi,
lorsqu'une calamité sans ressource abat l'homme
de ressource, le sage, l'homme de bien, il n'est
pas possible qu'il ne devienne méchant. Tu dis,
Pittacus, qu'il est difficile d'être homme de bien:
il faut dire que sans doute il est difficile de le
devenir , mais possible ; mais pour ce qui est
de l'être, c'est une chose impossible. Car tout
homme est bon , lorsqu'il agit bien , et méchant
lorsqu'il agit mal. Or, qu'elle est la bonne action
par rapport aux lettres, celle qui rend l'homme
bon en ce genre ? Il est évident que c'est l'action
de les apprendre. Quelle est la bonne action qui
rend le médecin bon? C'est manifestement l'ac-
tion d'apprendre ce qui est propre à guérir les
malades ; car celui qui les traite mal est mau-
vais médecin. Mais qui peut devenir mauvais
médecin ? évidemment celui qui en premier lieu
* Vers d'un gnomique, qui n'est pas Theognis, puisque
Xénophon ( Mcmorabil. 1 , 2 ) , les citant après des vers de
Theognis, les attribue à un autre poète.
88 PROTAGORAS.
est médecin , et en outre bon médecin. Un tel
homme seul peut devenir mauvais médecin. Mais
nous , qui sommes ignorans dans la médecine,
jamais en agissant mal nous ne deviendrons ni
médecins , ni charpentiers , ni d'aucune autre
profession semblable : or, quiconque ne devient
pas médecin en agissant mal , ne deviendra as-
surément pas mauvais médecin. L'homme de
bien pareillement peut quelquefois devenir mé-
chant , par l'effet du temps, de la peine, de la
maladie, ou de quelque autre accident : car le
seul vrai mal est de se voir dépouillé de la science ;
mais le méchant ne deviendra jamais méchant,
parce qu'il l'est toujours ; et, pour qu'il le de-
vînt , il faudrait qu'il commençât par devenir
homme de bien. Ainsi cet endroit de la pièce
tend à nous faire connaître qu'il n'est pas pos-
sible d'être vertueux , en ce sens qu'on persé-
vère toujours dans cet état ; mais que le même
homme peut devenir tour-à-tour vertueux et
vicieux , et que ceux-là sont le plus long-temps
et le plus vertueux qui sont aimés des dieux.
Tout ceci est dit contre Pittacus, et c'est ce que
la suite du poème fait encore mieux voir. Simo-
nide y parle ainsi : C'est pourquoi je ne livrerai
pas une partie de ma vie à un espoir vain et sté-
rile, cherchant ce qui ne peut exister, un homme
PROTAGORAS. 89
tout-à-fait sans reproche parmi tous tant que nous
sommes qui vivons des fruits de la terre au vaste
sein ; si je le trouve , je vous le dirai. Il continue à
s'élever avec la même force dans toute la chanson
contre le mot de Pittacus. Je loue, dit-il, et j'aime
volontiers tous ceux qui ne se permettent rien de
honteux; mais les dieux mêmes ne sauraient com-
battre contre la nécessité. Ceci est encore dit
dans la même vue. Car Simonide n'était pas assez
peu instruit pour dire qu'il louait ceux qui ne
font aucun mal volontiers, comme s'il y avait des
hommes qui commissent le mal de la sorte. Pour
moi, je suis à-peu-près persuadé qu'aucun sage
ne croit que qui que ce soit pèche de plein gré,
et fait de propos délibéré des actions honteuses
et mauvaises; mais ils savent très bien que tous
ceux qui commettent des actions de cette nature,
les commettent involontairement. Simonide, par
conséquent, ne prétend point ici louer quicon-
que ne fait pas le mal volontiers ; mais il rap-
porte ce mot volontiers à lui-même. En effet,
il pensait que l'homme de bien se fait souvent
violence pour devenir Tami et l'approbateur de
certaines personnes; par exemple, qu'il arrive
souvent à un homme d'avoir un père ou une
mère d'une humeur fâcheuse, ou d'être mal-
traité de sa patrie, ou quelque autre chose sem-
9o PROTAGORAS.
blable ; que les médians , lorsqu'ils éprouvent
de pareils traitemens , ont l'air d'en être bien
aises , blâment et accusent publiquement les
mauvais procédés de leurs parens ou de leur
patrie , pour qu'on ne leur fasse aucun reproche,
et qu'on ne les accuse point de les négliger à
leur tour ; d'où il arrive qu'ils grossissent de
plus en plus les sujets de plainte , et qu'aux
occasions inévitables d'inimitié ils en ajou-
tent de volontaires ; tandis que les bons se font
un devoir en ces rencontres de dissimuler et
d'approuver ; et que s'ils ont sujet de se fâcher
contre leur patrie ou leurs parens, pour quelque
injustice qu'ils en ont reçue, ils travaillent eux-
mêmes à s'apaiser, se réconcilient avec eux , et
se font violence pour les aimer et les louer.
Simonide lui-même, à ce que j'imagine , a sou-
vent cru qu'il était de son devoir de louer et
de combler d'éloges certain tyran , ou certain
homme puissant ; non qu'il s'y portât de plein
gré , mais par une nécessité de bienséance. C'est
ce qu'il déclare à Pittacus en ces termes : Si
je te blâme , Pittacus , ce n'est pas que je
sois enclin à censurer : il me suffit au con-
traire qu'un homme ne soit pas méchant ni
tout-à-fait inutile, qu'il soit sensé, et con-
naisse la justice légale : non , je ne le condam-
nerai pas ; je n'aime point à reprendre. Car le
PROÏAGORAS. 91
nombre des sots est infini, de sorte que quiconque
se plaît à censurer, a de quoi se satisfaire en exer-
çant sur eux sa critique ; et toute action où il
n'entre rien de honteux, est honnête. Il ne faut
pas prendre ces derniers mots comme s'il disait :
Toute couleur où il n'y a point de mélange de
noir, est blanche: ce serait un sens ridicule de
plus d'une manière ; mais il parle ainsi , parce
qu'entre l'honnête et le honteux il admet un
certain milieu qu'il ne condamne pas. Je ne
cherche point, dit-il, un homme tout-à-fait sans
reproche parmi tous tant que nous sommes qui
vivons des fruits de la terre au vaste sein , et si
je le trouve, je viendrai vous le dire. De sorte
que je ne louerai personne à ce titre ; mais il
me suffit qu'on tienne le milieu , et qu'on ne
fasse point de mal. J'aime et je loue tous ceux
de ce caractère. Il a emprunté en cet endroit le
langage de ceux de Mitylène*, comme parlant à
Pittacus , lorsqu'il dit : Je loue sans exception
et j'aime volontiers (ici, après volontiers, il faut
marquer la séparation avec la voix) quiconque
ne commet rien de honteux. Car il est des hom-
mes que je loue et que j'aime à contre -cœur.
Je ne t'aurais donc jamais critiqué, Pittacus, si
* Pittacus était de Mitylène, colonie éolienne , dont Sî-
uionide emprunte le langage , en disant jWvy.u'. pour wtoivéu.
92 PROTAGORAS.
tu t'étais tenu dans ce milieu, et que tu n'eusses
dit que ce qui est raisonnable et vrai; mais
comme tu avances une chose tout-à-fait fausse
sur des objets très irnportans, croyant ne rien
dire de que certain , j'ai cru devoir te reprendre.
Tel est , Prodicus et Protagoras , le but que
Simonide me paraît s'être proposé en faisant
cette chanson.
Hippias prenant la parole , Socrate , m'a-t-il
dit, je suis satisfait de ton explication.. J'en ai
aussi une qui n'est pas mauvaise, je t'en ferai
part, si tu veux.
Volontiers, Hippias, reprit Alcibiade , mais
ce sera pour une autre fois. Pour le présent il
est juste de remplir La convention que Prota-
goras et Socrate ont passée ensemble. Si Prota-
goras veut encore interroger, que Socrate ré-
ponde; et qu'il interroge, si Protagoras prend
le parti de répondre.
Je laisse à Protagoras , dis-je alors, le choix de
ce qui lui plaira davantage. Mais s'il m'en veut
croire , nous laisserons là les chansons et les
vers. J'achèverais plus volontiers avec toi, Pro-
tagoras, l'examen de la matière sur laquelle je
t'ai d'abord interrogé. Ii me paraît en effet que
ces disputes sur la poésie ressemblent aux ban-
quets des ignorans et des gens du commun.
PROTAGORAS 93
Gomme ils sont incapables de faire eux-mêmes
les frais de la conversation , et que leur igno-
rance ne leur permet pas de se servir pour cela
de leur propre voix et de discours qui leur ap-
partiennent, ils trouvent à tout prix des joueuses
d'instrumens , et louant à grands frais la voix
étrangère des flûtes, ils l'empruntent pour con-
verser ensemble. Mais dans les banquets des
honnêtes gens et des personnes bien élevées, tu
ne verras ni joueuses de flûte, ni danseuses , ni
chanteuses ; ils sont en état de s'entretenir en-
semble par eux-mêmes sans le secours de ces ba-
gatelles et de ces puérilités , parlant et écoutant
tour-à-tour avec ordre , lors même qu'ils ont
pris un peu de vin. Pareillement les assemblées
comme celles - ci , quand elles sont composées
de personnes telles que nous nous flattons d'être
la plupart, n'ont pas besoin de recourir à des
voix étrangères, ni même à celle des poètes, à
qui on ne saurait demander raison de ce qu'ils
disent. Le vulgaire les cite en témoignage dms
ses discours ; le^uns soutiennent que le sens du
poète est celui-ci, les autres celui-là, et on dis-
pute sans pouvoir se convaincre de part ni
d'autre. Les sages laissent là les conversations
de cette nature, ils s'entretiennent ensemble par
eux-mêmes, et c'est par leurs propres discours
p/j PROTAGORAS.
qu'ils donnent et reçoivent mutuellement des
preuves de leur capacité. Voilà ceux qu'il nous
convient plutôt , ce me semble , d'imiter toi et
moi, Protagoras, mettant de côté les poètes, ti-
rant nos discours de notre propre fonds , et cher-
chant ainsi à connaître et la vérité et nos forces.
Si tu veux continuer à m'interroger, je suis
prêt à te répondre; si tu l'aimes mieux, réponds-
moi sur le sujet que nous avons interrompu, et
terminons cette matière.
Comme je disais ces paroles et d'autres sem-
blables _, Protagoras ne voulait point déclarer
nettement quel parti il prendrait. Alcibiade se
tournant donc du côté de Callias , lui dit , Cal-
lias , approuves-tu encore maintenant Prota-
goras , qui ne veut pas dire clairement s'il ré-
pondra ou non ? pour moi , je ne l'approuve
point. Qu'il continue l'entretien, ou qu'il déclare
qu'il y renonce afin que nous sachions à quoi
nous en tenir sur son compte , et que Socrate
s'entretienne avec un autre , ou quelqu'un des
assistans avec celui qu'il lui plaira. Ce discours
d'Alcibiade, joint aux prières de Callias et de pres-
que toute la compagnie , piqua d'honneur Pro-
tagoras, à ce qu'il me parut : il se détermina
avec bien de la répugnance à reprendre la dis-
cussion , et me dit que je n'avais qu'à interro-
ger, qu'il répondrait.
PIIOT AGORAS. 95
Protagoras, lui dis-je, ne te ligure pas que
je dispute avec toi dans un autre dessein que ce-
lui d'éclaircir certaines matières, sur lesquelles je
suis dans une incertitude continuelle. Je pense
qu'Homère a eu grande raison de dire que , quand
deux hommes vont ensemble , l'un découvre avant
l'autre ce qu'il y a à voir*. En effet, les hommes
ont plus de ressources, étant réunis, pour faire,
dire et imaginer quelque chose que ce soit ; et
lorsque quelqu'un a fait seul une découverte ,
aussitôt il va cherchant de tous côtés , jusqu'à ce
qu'il trouve un homme à qui il puisse la com-
muniquer, et avec lequel il la vérifie. C'est pour
cette raison que je m'entretiens volontiers avec
toi plutôt qu'avec tout autre, persuadé com?ne je
suis que tu as parfaitement étudié toutes les ma-
tières qu'il convient au sage d'approfondir, et
en particulier celle de la vertu. Et quelautrecon-
sulterai-je préférablement à toi? Toi qui te piques
d'être homme de bien , non pas à la manière de
quelques-uns, qui étant vertueux ne savent ap-
prendre la vertu à personne; mais qui as le ta-
lent de rendre les autres tels que tu es toi-même:
et qui as en toi cette confiance que, tandis que
ceux qui possèdent le même secret , le cachent
avec soin , toi au contraire tu le publies haute-
* Jlind, X, v. 22/,. Voyez le IIe Alcibiade, t. V.
96 PROTAGORAS,
ment, prenant le nom de sophiste aux yeux de
tous les Grecs, te portant pour maître en fait
d'éducation et de vertu , et étant le premier qui
te sois cru en droit d'exiger un salaire à ce titre.
Comment donc pourrait-on se dispenser de t'ap-
peîer à l'examen de ces objets, de t'interroger
et de te faire part de ses pensées ? Il n'y a pas
moyen de ne pas le faire , et, dès ce moment,
je souhaite revenir sur les questions que je t'ai
d'abord proposées, en apprendre de toi quelques-
unes, et en examiner d'autres de concert avec
toi. Ma première demande était, je crois, celle-ci:
La sagesse, la tempérance, le courage, la jus-
tice et la sainteté sont-elles cinq noms différens
d'une même et unique chose, ou chacun de ces
noms se rapporte-t-il à un sujet propre , à une
chose qui ait sa faculté particulière , qui la dis-
tingue de toute autre ? Tu as répondu que ce ne
sont point les noms d'une même chose , mais
que chacun d'eux est imposé à une chose parti-
culière ; que toutes ces vertus sont des parties
de la vertu , non comme les parties de l'or, qui
sont semblables enire elles et au tout dont elles
font partie ; mais comme les parties du visage,
qui diffèrent du tout auquel elles appartien-
nent , et entre elles, ayant chacune leur faculté
propre. Si tu es encore dans le même sentiment,
dis-le ; et si tu en as changé, explique-le sans dif-
P MOT A GO 11 AS. 97
ficulté; persuadé que tu ne le feras aucun tort
dans mon esprit, si tu parles maintenant d'une
autre manière. Car je ne serais nullementsurpris
que ce que tu as dit alors , tu l'eusses dit pour
me tâter.
Je te répète de nouveau , Socrate , que ce
sont autant de parties de la vertu, et que quatre
d'entre elles ont les unes avec les autres une
ressemblance assez marquée; mais que pour le
courage , c'est une vertu tout-à-fait différente
des autres. La preuve en est que tu trouveras
beaucoup de gens très injustes , très impies ,
très débaucbés , très ignorans , et qui pourtant
ont un courage extraordinaire.
Arrête, repris-je : il est important d'examiner
ce que tu dis. Entends-tu par courageux ceux
qui sont hardis, ou bien autre chose?
Oui , dit-il ; et ceux qui vont avec sécurité
au-devant des objets dont les autres craignent
d'approcher.
Maintenant, réponds-moi : reconnais-tu que
la vertu est une belle chose , et n'est-ce pas
comme telle que tu fais profession de l'ensei-
gner?
Comme une très belle chose assurément : ou
il faut que je sois fou.
La vertu est-elle en partie laide, et en partie
belle, ou belle de tout point?
98 PROTAGORAS.
Elle est belle de tout point autant qu'aucune
chose peut l'être.
Sais-tu quels sont ceux qui plongent avec har-
diesse dans les puits?
Oui , les plongeurs.
Est-ce parce qu'ils savent plonger , ou pour
quelque autre raison?
Parce qu'ils savent plonger.
Quels sont ceux qui sont hardis à combattre à
cheval , les bons cavaliers ou les mauvais?
Les bons.
Et quels sont ceux qui combattent hardiment
avec des peltes*? Ceux qui savent manier ce bou-
clier, ou non ?
Ceux qui le savent manier. Et dans tout le
reste , ajouta-t-il , si c'est là ce que tu me de-
mandes , ceux qui savent montrent plus de har-
diesse que ceux qui ne savent point , et les
mêmes hommes , lorsqu'ils ont appris , sont
plus hardis qu'ils ne l'étaient avant que d'ap-
prendre.
As-tu vu quelquefois, lui dis-je, des gens qui
n'ayant aucune expérience de toutes ces choses,
y montrent néanmoins de la hardiesse?
Oui , j'en ai vu , qui en montrent même
beaucoup.
* Boucliers échancrés.
PROTAGORAS. 99
Ces gens hardis ne sont-ils pas courageux?
S'ils l'étaient, Socrate, le courage serait quel-
que chose de laid } puisque ceux dont il s'agit
sont des fous.
Quels sont donc ceux que tu appelles coura-
rageux? Ne disais-tu pas que ce sont les gens
hardis ?
Je le dis encore.
N'est-il pas vrai que ces hommes si hardis ne
sont pas courageux, mais insensés, et que les
autres qui sont très instruits sont aussi très har-
dis, et qu'étant très hardis, ils sont très coura-
geux? d'où il suivrait que la sagesse et le courage
sont la même chose.
Socrate, reprit Protagoras, tu ne te souviens
pas bien de ce que j'ai dit, et des réponses que
je t'ai faites. Tu m'as demandé si les gens coura-
geux sont hardis, je te l'ai accordé; mais tu ne m'as
pas demandé si les gens hardis sont courageux.
Si tu m'avais fait cette question , je t'aurais ré-
pondu qu'ils ne le sont pas tous. Tu n'as nulle-
ment démontré que les courageux ne sont pas
hardis , ce qu'il eût fallu faire pour prouver que
j'ai mal accordé ce que j'ai accordé. Au lieu de
cela, tu t'arrêtes à faire voir que ceux qui savent
sont plus hardis qu'ils ne l'étaient avant de sa-
voir, et que les autres qui n'ont point appris :
v\ tu crois {pie c'est là une preuvo que la sagesse
,oo PROT AGORAS.
et le courage sont la même chose. Mais en raison-
nant de cette manière, tu parviendrais de même
à conclure que la vigueur et la sagesse sont la
même chose. Car si, en suivant cette marche,
tu me demandais d'abord si les gens vigoureux
sont forts, je dirais qu'oui; ensuite, si ceux qui
savent lutter sont plus forts que ceux qui ne le
savent pas, et depuis qu'ils ont appris, plus qu'ils
ne l'étaient auparavant; j'en conviendrais encore.
Ces choses une fois accordées, il te serait libre
de te servir des mêmes argumens, pour conclure
que de mon aveu la sagesse est la même chose que
la vigueur. Pour moi, je n'accorde ni ici, ni nulle
part, que les forts sont vigoureux, mais bien que
les vigoureux sont forts : parce qu'être forts et être
vigoureux n'est pas une même chose, et que la
force vient de la science, et aussi de la fureur et
de la colère; au lieu que la vigueur vient de la
nature et de la bonne constitution du corps. Ici,
pareillement, la hardiesse et le courage ne sont
pas la même chose : en sorte qu'il est bien vrai
que tous les courageux sont hardis, mais qu'il ne
l'est pas que les hardis sont tous courageux. Car
la hardiesse vient aux hommes, et de l'art et de
la colère et de la fureur , comme la force ; le
courage au contraire vient de la nature et de la
bonne constitution de l'âme.
Protagoras, lui dis-je, conviens-tu que parmi
PROTAGORAS. loi
les hommes , les uns vivent bien, et les autres
mal?
Il en est convenu.
Te semble-t-il qu'un homme vive bien , s'il vit
dans la douleur et les tourmens?
Il l'a nié.
Mais s'il mourait après avoir passé sa vie dans
les plaisirs , ne jugerais-tu pas qu'il a bien vécu?
Oui.
Vivre dans les plaisirs est donc un bien , et
vivre dans la douleur un mal?
Pourvu, répondit-il, qu'on ne goûte que des
plaisirs honnêtes.
Mais quoi, Protagoras, ne reconnais-tu pas,
avec la plupart des hommes, que certaines choses,
quoique agréables, sont mauvaises, et que d'au-
tres, quoique douloureuses, sont bonnes?
Sans doute, je le pense.
Et en tant qu'elles sont agréables, à cause de
cela ne sont-elles pas bonnes , à moins qu'il n'en
résulte d'ailleurs quelque suite fâcheuse? Et les
choses douloureuses ne sont-elles pas , par la
même raison , mauvaises en tant que doulou-
reuses?
Je ne sais, Socrate , me dit-il, si je dois répon-
dre ainsi d'une manière absolue, que tout ce qui
est agréable est bon , et tout ce qui est doulou-
reux, mauvais. Mais il me paraît plus sûr, non-
io2 PROT AGORAS.
seulement pour la dispute présente , mais pour
être conséquent avec toute ma vie , de dire
qu'il y a des choses agréables qui ne sont pas
bonnes , d'autres douloureuses qui ne sont pas
mauvaises , et d'autres qui le sont; et enfin qu'il
y en a une troisième espèce , qui n'est ni l'un ni
l'autre, ni bonne ni mauvaise.
N'appelles-tu point agréables celles que le
plaisir accompagne, ou qui font plaisir?
Assurément.
Je te demande donc si en tant qu'agréables
elles ne sont pas bonnes ; et le sens de ma ques-
tion est, si le plaisir lui-même n'est point un
bien.
Je réponds à cela, Socrate, comme tu réponds
toi-même tous les jours , que c'est une chose qu'il
faut examiner. Si cet examen nous paraît appar-
tenir à notre sujet, et que d'ailleurs le bon et l'a-
gréable nous semblent être la même chose, nous
l'accorderons; sinon, nous disputerons.
Veux-tu, lui dis-je, marcher le premier dans
cette recherche , ou aimes-tu mieux que je te
conduise ?
Il est juste, répondit-il, que tu me conduises,
puisque c'est toi qui tiens le discours.
Ne parviendrons-nous pas, repris-je, de la ma-
nière suivante à découvrir ceque nous cherchons?
De même que si on examinait un homme sur
PROT AGORAS. io3
son extérieur , pour juger s'il a de la santé , ou
s'il est propre à certains exercices du corps, après
avoir vu son visage et ses mains, on lui dirait :
Allons, quitte tes habits, découvre-moi ta poi-
trine et ton dos, afin que je voie plus clairement
ce qui en est : ainsi j'ai envie de faire quelque
chose de semblable dans la discussion présente,
et après avoir vu ta manière de penser sur le
bien et l'agréable , je ne puis me dispenser d'a-
jouter : Allons, Protagoras, découvre-moi encore
tes sentimens sur la science. Penses-tu sur ce
point comme la plupart des hommes, ou autre-
ment? Or, voici l'idée que la plupart se forment
de la science : ils croient que la force lui man-
que, et que sa destinée n'est pas de gouverner et
de commander : il s'imaginent au contraire que
souvent elle a beau se trouver dans un homme,
ce n'est point elle qui commande, mais quelque
autre chose, tantôt la colère, tantôt le plaisir,
tantôt la douleur; quelquefois l'amour, souvent
la crainte; se représentant réellement la science
comme un esclave, que toutes ces passions traî-
nent à leur suite, comme il leur plaît. En as-tu
la même idée , ou juges-tu que la science est une
belle chose, faite pour commander à l'homme,
que quiconque aura la connaissance du bien
et du mal , ne pourra jamais être vaincu par quoi
que ce soit, et no fera autre chose que ce que
io4 PROT AGORAS.
la science lui ordonne; qu'enfin l'intelligence est
suffisante pour défendre l'homme contre toute
espèce d'attaque?
Socrate , me répondit-il , la chose me paraît
telle que tu dis , et il serait honteux pour moi
plus que pour tout autre , de ne pas reconnaître
que la science et la sagesse sont ce qu'il y a de
plus fort parmi les hommes.
On ne peut, lui dis-je , répondre mieux ni
avec plus de vérité. Mais sais-tu que le plus grand
nombre n'est pas en cela de ton avis ni du mien,
et qu'ils disent que beaucoup de gens connais-
sant ce qui est le meilleur , ne le veulent pas
faire , quoique cela soit en leur pouvoir , et font
toute autre chose ? Tous ceux à qui j ai demandé
quelle était la cause d'une pareille conduite, m'ont
répondu que, ce qui fait qu'on agit de la sorte,
c'est qu'on se laisse vaincre par le plaisir, par la
douleur, ou par quelqu'une des autres passions
dont je parlais tout-à-1'heure.
Vraiment, Socrate , il y a bien d'autres choses
sur lesquelles les hommes n'ont pas des idées
justes.
Essaie donc avec moi, Protagoras, de les dé-
tromper, et de leur apprendre en quoi consiste
ce phénomène qui se passe en eux , et qu'ils ap-
pellent être vaincu par le plaisir, et en consé-
quence ne pas faire ce qui est le meilleur, quoi-
PROTAGORAS. io5
qu'on le connaisse. Peut-être que si nous leur
disions : O hommes ! vous ne parlez pas selon la
vérité, et vous êtes dans l'erreur, ils nous de-
manderaient : Protagoras et Socrate , si nous dé-
finissons mal ce qui se passe dans l'âme , en di-
sant que c'est être vaincu par le plaisir , qu'est-
ce donc? Et apprenez-nous ce que vous pensez
à cet égard ?
Quoi donc ! Socrate , convient-il que nous nous
arrêtions à examiner les opinions du vulgaire, qui
dit sans réflexion tout ce qui lui vient à l'esprit?
Je pense que cela nous servira à découvrir
quel est le rapport du courage avec les autres
parties de la vertu. Si tu juges encore, comme
tout-à-1'heure, que c'est à moi de te montrer le
chemin , suis-moi par où je croirai plus à pro-
pos de te conduire. Si tu ne le veux pas, et que
tu aimes mieux que je laisse là cette discussion ,
j'y renonce.
Tu as raison, dit-il; achève comme tu as com-
mencé.
S'ils nous demandaient donc de nouveau ,
repris-je, qu'entendez-vous par ce que nous ap-
pelons être vaincu par le plaisir? je leur répon-
drais : Écoutez ; nous allons tâcher de vous l'ap-
prendre , Protagoras et moi. N'est-il pas vrai
que c'est dans les occasions suivantes que cela
vous arrive ? Par exemple , vous vous laissez
io6 PROTAGORAS.
vaincre par le manger, le boire, les plaisirs de
l'amour, toutes choses agréables, et vous faites
des actions mauvaises , quoique vous les con-
naissiez pour telles. Ils en conviendraient ; et si
nous leur demandions encore , toi et moi : Par
quel endroit dites-vous quelles sont mauvaises?
Est-ce parce qu'elles vous causent ce sentiment
de plaisir momentané, et qu'elles sont agréables,
ou parce qu'elles vous exposent pour la suite à
des maladies, à l'indigence et à beaucoup d'au-
tres maux semblables? Et si elles n'étaient sujettes
à aucune suite fâcheuse, et qu'elles ne vous pro-
curassent que du plaisir, les regarderiez-vous
encore comme des maux , lorsqu'elles ne vous
donneraient que du plaisir, de toute manière et
en toute occasion ? Quelle autre réponse , Prota-
goras, pensons-nous qu'ils nous feraient, sinon
qu'elles ne sont pas mauvaises à cause du senti-
ment agréable qu'elles excitent en eux au mo-
ment de la jouissance, mais à cause des maladies
et des autres maux qu'elles traînent à leur suite ?
Je pense , dit Protagoras , que la plupart ré-
pondraient ainsi.
Mais en causant des maladies, elles causent de
la douleur; elles en causent pareillement en en-
gendrant la pauvreté. Ils en conviendraient, ce
me semble.
PROTAGORAS. 107
Protagoras en tomba d'accord.
O hommes ! ces choses ne vous paraissent donc
mauvaises, comme nous le disions, Protagoras et
moi, que parce qu'elles aboutissent à la douleur,
et qu'elles vous privent d'autres plaisirs? Us l'a-
voueraient sans doute.
Ce fut notre avis , à l'un et à l'autre.
Si nous leur faisions à présent la question con-
traire , en leur disant : Vous , qui prétendez que
certaines choses désagréables sont bonnes , ne
voulez-vous point désigner par là les gymnases ,
la guerre, le traitement des maladies par le feu,
le fer, les purgations et la diète? N'est-ce pas
là ce que vous appelez bon, et en même temps
désagréable ? Ils le confesseraient.
Protagoras le reconnut.
Dites-vous qu'elles sont bonnes, parce que,
dans le moment, elles vous causent les dernières
douleurs et des peines très vives? N'est-ce pas
plutôt parce que vous leur devez dans la suite
votre santé, la bonne constitution de votre corps,
et l'état son salut , sa puissance et son opu-
lence? Ils en conviendraient, je pense.
Protagoras fut de mon avis.
Ces choses ne sont donc bonnes que parce
qu'elles se terminent au plaisir, et parce qu'elles
vous délivrent des peines, ou qu'elles les éloi-
io8 PROTAGORAS.
gnent de vous. Pouvez-vous nous nommer quel-
que autre mesure que le plaisir et la douleur ,
que vous ayez en vue, pour assurer que ces
choses sont bonnes? Us diraient que non, selon
moi.
Et selon moi pareillement, dit Protagoras.
Ne poursuivez-vous pas le plaisir comme étant
un bien, et ne fuyez-vous point la douleur comme
un mal?
Nous en convînmes tous deux.
Vous tenez donc la douleur pour un mal , et
le plaisir pour un bien, puisque vous dites que
la joie même est mauvaise, lorsqu'elle vous prive
de plaisirs plus grands que ceux qu'elle vous
procure , ou qu'elle vous cause des peines plus
grandes que ne sont ses plaisirs; car si vous aviez
quelque autre motif d'appeler la joie mauvaise ,
et que vous eussiez en vue une autre mesure ,
vous pourriez nous le dire. Or , vous n'en trou-
verez point.
Je ne le pense pas non plus, dit Protagoras.
N'est-ce pas la même chose à l'égard de la dou-
leur? Vous dites que c'est un bien, lorsque les
peines dont elle vous délivre sont plus grandes
que celles qu'elle vous cause , ou que les plaisirs
qu'elle vous procure l'emportent sur les peines.
Si vous aviez en vue quelque autre chose que
ce que je dis , lorsque vous appelez la douleur
PROÏAGORAS. tog
un bien , vous pourriez nous le dire. Or, vous ne
le pourrez pas.
Tu as raison, répondit Protagoras.
Mais, repris-je, si vous me demandiez vous-
mêmes, à votre tour : Pourquoi nous parlez-vous
de la même chose depuis si long-temps, et la
tournez-vous en tant de manières? Pardonnez-
le-moi , vous dirai-je : car , premièrement , il
n'est pas aisé d'expliquer en quoi consiste ce que
vous appelez être vaincu par le plaisir ; en se-
cond lieu, de ce point dépend tout ce que je
veux démontrer. Au reste , il vous est encore
libre de revenir sur vos pas , au cas que vous
appeliez bien quelque autre chose que le plai-
sir, et mal quelque autre chose que la douleur.
Etes-vous contens , pourvu que vous passiez
votre vie dans le plaisir, exempts de toute dou-
leur? Et si cela vous suffit, s'il n'est aucune chose
que vous puissiez dire bonne ou mauvaise ,
qui ne se termine au plaisir ou à la douleur,
écoutez ce qui suit. Car , si cela est ainsi, je sou-
tiens qu'il est tout-à-fait ridicule de dire, comme
vous faites, que souvent un homme qui connaît
qu'une action est mauvaise , quoiqu'il puisse
s'empêcher de la faire, la fait cependant, étant
entraîné et comme étourdi par le plaisir ; et en-
core qu'un homme , connaissant le bien , ne
veut pas le faire, à cause du plaisir présent au-
no PROTAGORAS.
quel il succombe. Vous verrez plus clairement
combien ce discours est ridicule, si nous n'em-
ployons pas plusieurs noms, tels que ceux d'a-
gréable et de désagréable, de bon et de mauvais,
et si, comme nous avons vu qu'il n'y a que deux
cboses , nous ne nous servons aussi que de deux
noms pour les exprimer : d'abord de ceux de
bon et de mauvais ; ensuite, de ceux d'agréable
et de désagréable. Cela posé , disons qu'un
homme , connaissant pour mauvais ce qui est
mauvais , ne laisse pas de le faire. Si quelqu'un
nous demande pourquoi, nous répondrons que
c'est parce qu'il est vaincu. Par quoi? nous dira-
t-il. Il ne nous est plus permis de dire que c'est
par le plaisir , puisqu'à la place du nom de plai-
sir nous avons substitué celui de bien. Répon-
dons-lui donc, et disons que c'est parce qu'il est
vaincu. Par quoi? répliquera-t-il. Par le bien, di-
rons-nous. Si celui qui nous interroge est un
railleur , il se moquera de nous , et nous dira :
En vérité , vous avancez là une chose bien ab-
surde , qu'un homme qui sait que ce qu'il va
faire est mauvais , le fasse lorsque rien ne l'y
oblige, et cela vaincu par le bien. Quoi donc!
poursuivrà-t-il , les biens ne méritent-ils pas de
l'emporter dans votre estime sur les maux, ou le
méritent-ils? JNous répondrons sans doute qu'ils
ne le méritent pas ; autrement celui que nous
PROTAGOKAS. 1 1 1
disons s'être laissé vaincre par le plaisir , ne se-
rait coupable d'aucune faute. Par quelle raison ,
continuera-til peut-être , les biens ne doivent-
ils pas l'emporter sur les maux, ou les maux sur
les biens, sinon parce que les uns sont plus
grands, les autres plus petits, ou les uns en plus
grande, les autres en moindre quantité? Nous
n'aurons certainement d'autre raison à alléguer
que celle-là. Il est donc évident, conclura-t-il ,
que se laisser vaincre par le plaisir n'est autre
chose que choisir des maux plus grands à la place
de biens plus petits. En voilà assez sur ce point.
Appliquons présentement aux mêmes objets les
noms d'agréable et de désagréable. Et au lieu
que nous disions tout-à-1'heure qu'un homme
fait ce qui est mauvais , disons ici qu'il fait ce
qui est désagréable , quoiqu'il le connaisse pour
tel, parce qu'il se laisse vaincre par ce qui est
agréable, sans doute dans le cas où l'agréable ne
mérite pas de l'emporter ; et quel autre mérite
le plaisir peut-il avoir sur la douleur , si ce n'est
l'excès ou le défaut de l'un comparé à l'autre ,
c'est-à-dire, lorsque l'un est plus grand, l'autre
plus petit, l'un en plus grande, l'autre en moin-
dre quantité? En effet, si on nous disait : Socrate,
le plaisir ou la peine présente l'emporte de beau-
coup sur le plaisir ou la peine future; par quel
autre endroit, répondrais-je, sinon par le plaisir
ii2 PROT AGORAS.
ou par la douleur ? Il n'est pas possible que ce
soit par autre chose. Nous ressemblons tous à un
homme qui, sachant bien peser, met d'un côté les
choses agréables, de l'autre les désagréables , et
celles qui sont proches et celles qui sont éloignées,
les pèse dans sa balance, et décide de quel côté
est l'avantage. Si vous pesez plaisirs contre plai-
sirs, ceux qui sont plus grands et en plus grande
quantité doivent toujours être préférés ; si c'est
peines contre peines , il faut toujours choisir
celles qui sont moindres et en moindre quan-
tité ; enfin , si l'on contrebalance les plaisirs et
les peines, et que les plaisirs l'emportent sur les
peines, les plaisirs présens sur les peines éloi-
gnées, ou les plaisirs éloignés sur les peines pré-
sentes, il faut faire l'action où les choses sont
ainsi disposées; si, au contraire, les peines l'em-
portent sur les plaisirs , il ne faut pas la faire.
Y a-t-il , leur dirais-je . quelque autre parti à
prendre ? Je suis persuadé qu'ils ne pourraient
pas en assigner un autre.
Protagoras en jugea de même.
Puisque cela est ainsi, répliquerai-je, répon-
dez à ceci. Les mêmes objets ne nous paraissent-
ils pas plus grands, étant vus de près, et plus
petits , étant vus de loin ? N'en conviendraient-
ils pas?
Sans difficulté.
PROTAGORAS. u3
N'en est- il pas de même pour la grosseur et
pour le nombre? Et des sons égaux, entendus
de près , ne sont-ils pas plus forts, et plus faibles
si on les entend de loin ?
Ils ne pouvaient le nier.
Si notre bonheur consistait donc à faire et à
choisir les grandes longueurs , et à éviter et ne
pas faire les petites, en quoi mettrions-nous nos
ressources pour vivre heureux? Serait-ce dans
la science des mesures , ou dans la faculté qui
nous fait juger des objets par les apparences?
N'est-il pas évident que celle-ci nous égarerait,
qu'elle nous ferait souvent passer d'un senti-
ment à l'autre , et nous occasionnerait bien des
repentirs dans nos entreprises et dans nos choix,
en fait de grandeur et de petitesse ; qu'au con-
traire , l'art de mesurer dissiperait ces vaines ap-
parences, et, nous montrant le vrai à découvert,
mettrait notre âme en repos , l'affermirait dans
la vérité, et assurerait le bonheur de notre vie?
Ceux à qui nous avons affaire diraient -ils que
notre conservation serait attachée à l'art de me-
surer, ou à quelque autre art?
Il avoua que ce serait à l'art de mesurer.
Mais quoi , si le bonheur de notre vie dépen-
dait du choix du pair et de l'impair, dans les cas
où il serait à propos de prendre le plus, et dans
ceux où il faudrait prendre le moins, soit en les
3. «
n4 PROT AGORAS.
comparant avec eux-mêmes ou l'un avec l'autre,
soit encore qu'ils fussent près ou loin , à quoi
serions-nous redevables de notre salut ? N'est-ce
pas à une science , et à une espèce de science
des mesures , puisque c'est un art de calculer
l'excès ou le défaut ? Et comme cet art a pour
objet le pair et l'impair , est-il autre que l'arithmé-
tique? En conviendraient-ils, ou non ?
Protagoras reconnut qu'ils en conviendraient.
Fort bien , mes amis. Mais , puisque nous avons
jugé que le bonheur de notre vie dépend du
juste choix du plaisir et de la douleur, et de ce
qui est en ce genre en plus grande ou en moin-
dre quantité , plus grand ou plus petit , plus
proche ou plus éloigné, ne pensez-vous pas que
cet examen, ayant pour objet l'excès ou le dé-
faut de l'un par rapport à l'autre , ou leur égalité
respective, est une espèce d'art de mesurer?
Sans contredit.
Et puisque c'est un art de mesurer, c'est né-
cessairement un art et une science tout ensemble.
Ils en conviendront.
Nous examinerons une autre fois quelle espèce
d'art et de science ce peut être. Il nous suffit de
savoir que c'est une science , pour l'explication
que nous avons à vous donner, Protagoras et
moi , sur la question que vous nous avez pro-
posée. Vous nous avez demandé, s'il vous en
PROTAGORAS. i,5
souviens, lorsque nous sommes tombés d'accord,
Protagoras et moi , que rien n'était plus fort que
la science, et que partout où elle se trouvait, elle
triomphait du plaisir et de toutes les autres pas-
sions, et que vous, au contraire, vous prétendiez
que le plaisir était souvent vainqueur de l'homme
même qui a la science en partage, et que nous
n'avons pas voulu vous accorder ce point; vous
nous avez, dis-je, demandé après cela : Protago-
ras et Socrate, si se laisser vaincre par le plaisir
n'est pas ce que nous disons, qu'est-ce que c'est?
Et apprenez-nous en quoi vous le faites consister.
Si nous vous avions alors répondu tout aussitôt
que c'est dans l'ignorance, vous vous seriez mo-
qués de nous : à présent vous ne pourrez le faire
sans vous moquer en même temps de vous-mêmes.
Car vous avez reconnu que ceux qui pèchent dans
le choix des plaisirs et des peines, c'est-à-dire, des
biens et des maux, pèchent pas défaut de science,
et non de science simplement, mais de cette es-
pèce particulière de science qui apprend à me-
surer, comme vous l'avez avoué ensuite. Or,
vous savez que toute action où l'on pèche par
défaut de science a l'ignorance pour principe.
Ainsi, se laisser vaincre par le plaisir est la plus
grande de toutes les ignorances. Protagoras , que
voici , se vante de guérir cette maladie, ainsi que
Prodicus et Hippias. Mais vous , parce que vous
n6 PROT AGORAS.
pensez que c'est toute autre chose que l'igno-
rance, vous ne vous adressez point à ces sophis-
tes, et vous n'envoyez pas vos enfans à leur école,
comme si ces sortes de choses ne pouvaient
s'enseigner. Au lieu de leur faire part de votre
argent , vous le ménagez , et par là vous faites
mal et vos affaires domestiques et les affaires
publiques.
Voilà ce que nous aurions à répondre au vul-
gaire. Maintenant je vous demande , Hippias et
Prodicus , aussi bien qu'à Protagoras , afin que
vous preniez part à la conversation, si vous ju-
gez que ce que je viens de dire est vrai ou faux.
Tous décidèrent que rien n'était plus vrai.
Vous avouez donc, repris-je, que l'agréable
et le bon , le désagréable et le mauvais, sont une
même chose. Et je conjure Prodicus de ne pas
faire usage ici de son art de distinguer les noms;
car, mon cher, quelque nom qu'il te plaise d'em-
ployer, soit agréable, soit joyeux , soit délectable ,
réponds à ce que je te demande.
Prodicus me l'accorda en souriant, et les au-
tres aussi.
M'accorderez- vous encore ceci, leur dis-je :
que toutes les actions qui ont pour objet de nous
procurer une vie agréable et sans douleur sont
belles et utiles, et que toute action belle est
bonne et utile?
PROTAGOKAS. n7
Ils en convinrent.
Si donc , ajoutai-je , ce qui est agréable est
bon, il n'est personne qui, sachant ou conjec-
turant qu'il y a quelque chose de meilleur à faire
que ce qu'il fait, et que cela est en son pouvoir,
se détermine à faire ce qui est moins bon , lors-
que le meilleur dépend de lui ; et être inférieur à
soi-même n'est autre chose qu'ignorance, comme
c'est sagesse d'y être supérieur.
Tous l'avouèrent.
Mais quoi ! qu'est-ce qu'être ignorant , selon
vous ? N'est-ce point avoir une opinion fausse ,
et se tromper sur des objets de grande impor-
tance ?
Tous l'avouèrent encore.
N'est-il pas vrai, leur dis-je , que personne
ne se porte volontairement au mal , ni à ce qu'il
prend pour mal ; qu'il n'est pas , à ce qu'il pa-
raît , dans la nature de l'homme d'embrasser de
propos délibéré ce qu'il croit être mauvais , au
lieu de ce qui est bon ; et que quand on est
forcé d'opter entre deux maux , on ne choisira
jamais le plus grand, lorsqu'on peut prendre le
moindre?
Nous sommes tous demeurés d'accord de cha-
cun de ces points.
Qu'appelez-vous donc du nom de terreur et
de crainte? Entendez-vous pas là la même chose
1 1 8 PROTAGORAS.
que moi? Pour moi, je dis que c'est l'attente
d'un mal , soit que ( ceci s'adresse à toi , Prodi-
cus ) vous l'appeliez crainte ou terreur.
Protagoras et Hippias jugèrent que la crainte
et la terreur n'étaient autre chose que cela. Pro-
dicus l'accorda de la crainte , et le nia de la ter-
reur.
Peu m'importe , Prodicus ; l'essentiel est de sa-
voir si ce qui a été dit précédemment est vrai.
Est-il quelqu'un qui se porte volontiers vers les
objets qu'il craint , lorsqu'il est maître de se
tourner du côté de ceux qu'il ne craint pas? ou
cela est-il impossible , suivant nos aveux ? Car
nous avons reconnu que ce qu'on craint, on le
regarde comme un mal, et que jamais personne
ne se portera vers ce qu'il regarde comme un
mal, ni ne le choisira de propos délibéré.
Tous furent de cet avis.
Tout ceci posé, continuai-je , il faut, Pro-
dicus et Hippias, que Protagoras justifie ici la
vérité de ce qu'il a répondu d'abord , un peu
après le commencement de cet entretien , lors-
qu'il a dit que des cinq parties de la vertu aucune
n'était telle que l'autre, et que chacune avait sa
faculté particulière : ce n'est pas de cela que je
veux parler , mais de ce qu'il a répondu ensuite.
Or , il a dit que quatre de ces parties avaient
une assez grande ressemblance entre elles; mais
PROT AGORAS. 119
qu'une, le courage , était absolument différente
des autres, et que je le reconnaîtrais à la mar-
que suivante : Tu trouveras , Socrate , m'a-t-il
dit, des hommes très impies, très injustes, très
débauchés , très ignorans , et en même temps
très courageux ; ce qui fera comprendre l'ex-
trême différence qu'il y a entre le courage et les
autres parties de la vertu. Cette réponse m'a gran-
dement surpris dans le moment même; mais ma
surprise a bien augmenté depuis la discussion où
je viens d'entrer avec vous. Je lui ai donc de-
mandé s'il entendait par courageux les gens har-
dis; il m'a répondu : Oui; ceux qui vont avec
sécurité au-devant des dangers. Te rappelles-tu ,
dis-je à Protagoras , de m'avoir fait cette ré-
ponse?
Il en convint.
Présentement , dis-moi , au-devant de quels
objets les hommes courageux vont-ils , selon
toi? Est-ce au-devant des mêmes objets qui les
lâches?
Non , dit-il.
C'est donc au-devant d'autres objets?
Oui.
Les lâches ne vont-ils pas au-devant des ob-
jets propres à inspirer de la confiance , et les
courageux au-devant de ceux qui sont propres
à inspirer la crainte?
120 PROT AGORAS.
On le dit ainsi communément , Socrate.
A la bonne heure , repris-je ; mais ce n'est
pas ce que je te demande ; c'est ton sentiment
que je veux savoir. Au-devant de quels objets ,
dis-tu , que vont les courageux? Est-ce au-devant
des objets propres à inspirer la crainte , et les
regardant comme tels?
Mais , répondit-il , il vient d'être démontré ,
par tout ce que tu as dit , que cela est impos-
sible.
Cela est encore vrai , dis-je. Si donc cette
démonstration est bien faite , personne ne va au-
devant des objets qu'il juge terribles , puisque
nous avons vu qu'être inférieur à soi-même est
un effet de l'ignorance.
Il l'avoua.
Tous vont donc au-devant des objets qui peu-
vent inspirer la confiance , tant les courageux
que les lâches , et à cet égard les uns et les au-
tres se portent vers les mêmes choses.
Cependant, Socrate, me dit-il, les lâches et
les courageux se portent vers des objets tout-
à-fait opposés. Sans aller plus loin , les uns vont
volontiers à la guerre, et les autres n'y veulent
point aller.
Est-ce, repris-je, dans les cas où il est beau
ou honteux d'y aller?
Dans les cas où il est beau d'y aller , me dit-il.
PROT AGORAS. 121
Mais s'il est beau d'y aller , c'est aussi une
bonne chose, comme nous l'avons reconnu tout-
à-1'heure ; car nous sommes convenus que toute
belle action est bonne.
Tu dis vrai, et je suis toujours dans ce senti-
ment.
Tu fais bien. Mais qui sont ceux qui refusent
d'aller à la guerre, lorsqu'il est bon et beau d'y
aller?
Les lâches, répondit-il.
Si c'est une chose belle et bonne, elle est donc
aussi agréable ?
Cela a été accordé.
Lorsque les lâches refusent d'aller à ce qui est
plus beau , meilleur et plus agréable , le connais-
sent-ils pour tel ?
Si nous accordons ce point, répondit-il, nous
détruirons tous nos aveux précédens.
Et le courageux ne va-t-il point à ce qui est
plus beau, meilleur et plus agréable?
Il en faut convenir.
En général, les courageux, lorsqu'ils craignent,
n'ont donc point de craintes honteuses; et il en
faut dire autant de leurs confiances.
Cela est vrai, dit-il.
Si elles ne sont point honteuses, ne sont-elles
pas belles?
Il l'avoua.
122 PROTAGORAS.
Et si elles sont belles, ne sont-elles pas bonnes?
Oui.
Les lâches, les téméraires et les furieux n'ont-
ils pas au contraire des craintes et des confiances
honteuses ?
Il en convint.
Lorsqu'ils sont hardis en des choses honteuses
et mauvaises, est-ce par un autre principe que
par le défaut de connaissance et l'ignorance?
Non , dit-il.
Mais quoi! ce qui fait que les lâches sont lâ-
ches , l'appelles-tu lâcheté ou courage?
Je l'appelle lâcheté.
Les lâches ne nous ont-ils point paru être
tels par l'ignorance des objets véritablement à
craindre ?
Oui , dit-il.
C'est donc par cette ignorance qu'ils sont lâches.
Il en tomba d'accord.
Tu es d'ailleurs convenu que ce qui les fait
lâches , c'est la lâcheté.
Il ne s'en défendit pas.
La lâcheté est donc l'ignorance des objets
qui sont à craindre et de ceux qui ne le sont
pas.
Il en convint par un signe de tête.
Mais le courage est le contraire de la lâcheté.
Oui.
PROTAGORAS. i23
La science des objets qui sont ou ne sont pas
à craindre, n'est-elle pas opposée à l'ignorance
de ces mêmes objets?
Il fit un nouveau signe de tête.
L'ignorance de ces objets n'est-elle point la
lâcheté?
Il fît encore un signe , mais avec bien de la
peine.
La science des objets qui sont ou ne sont pas
à craindre est donc le courage, puisqu'elle est
opposée à l'ignorance de ces objets.
Ici il ne voulut plus faire de signe, ni dire un
seul mot.
Quoi donc, Protagoras, tu ne réponds ni oui
ni non à ce que je te demande ?
Achève toi-même , me dit-il.
Je n'ai plus, repris-je, qu'une seule question
à te faire , savoir , si tu juges encore comme pré-
cédemment, qu'il y a des hommes très ignorans
et en même temps très courageux?
Socrate, tu t'obstines toujours, ce me semble,
à vouloir que ce soit moi qui réponde. Je te ferai
donc ce plaisir, et je dis que, d'après ce qui a été
accordé, cela me paraît impossible.
Je ne te fais toutes ces questions, lui dis-je,
que pour savoir ce qu'il faut penser des parties
de la vertu , et en quoi consiste la vertu elle-
même. Car ce point une fois mis en évidence,
124 PROT AGORAS.
nous connaîtrons clairement l'objet sur lequel
nous avons fait l'un et l'autre un long discours;
moi , pour montrer que la vertu ne peut s'ensei-
gner, toi, pour prouver le contraire. Et il me
paraît que la conclusion de notre entretien s'é-
lève contre nous , et se moque de nous , comme
ferait une personne; et que si elle pouvait par-
ler , elle nous dirait : Socrate et Protagoras , vous
êtes l'un et l'autre bien inconséquens. Toi, qui
disais d'abord que la vertu ne peut s'enseigner ,
voilà que tu t'empresses de te contredire , Ratta-
chant à démontrer que toute vertu est science ,
et la justice et la tempérance et le courage : ce
qui conduit manifestement à ce résultat, que la
vertu peut être enseignée. En effet , si la vertu
était autre chose que la science, comme Prota-
goras s'efforce de le prouver, il est évident qu'elle
ne pourrait s'enseigner : au lieu qu'il serait
étrange qu'elle ne le pût pas, s'il était prouvé
qu'elle est une science, comme tu travailles, So-
crate, à le démontrer. Protagoras, de son côté,
après avoir posé pour certain qu'elle peut s'ensei-
gner , paraît faire à présent tout ce qui est en son
pouvoir pour montrer qu'elle est toute autre
chose que la science ; et de cette sorte elle ne
serait point, de nature à être enseignée. Pour moi,
Protagoras, à la vue du trouble et de la confu-
sion extrême qui règne en cette matière , je sou-
PROTAGORAS. i25
haite passionnément de la voir éclaircic ; et je
voudrais qu'après la discussion où nous venons
d'entrer, nous allassions jusqu'à examiner quelle
est la nature de la vertu , pour voir ensuite si elle
peut s'enseigner ou non : afin qu'Épiméthée ,
après avoir tout gâté dans la distribution dont
il fut chargé , comme tu l'as raconté , ne nous
trompe point encore ici, et ne nous fasse point
faire plus d'un faux pas dans cette recherche. Le
prévoyant Prométhée , dans ta fable , m'a plu
beaucoup plus que le négligent Épiméthée. C'est
à son exemple que , portant sur toute la suite
de ma vie un regard de prévoyance , je m'appli-
que soigneusement à l'étude de ces matières : et
comme je te l'ai dit d'abord , mon plus grand
plaisir serait de les approfondir avec toi, si tu y
consentais.
Socrate , dit Protagoras, je loue ton ardeur et
ton talent à manier la dispute. Car entre tous
les défauts dont je me flatte d'être exempt , je
suis de tous les hommes le moins jaloux. Aussi
ai-je dit souvent de toi, que de tous les jeunes
gens de ma connaissance , tu es celui dont je
fais le plus d'estime, et que je te mets infiniment
au-dessus de tous ceux de ton âge. J'ajoute que
je ne serais pas surpris qu'un jour tu prisses
place parmi les personnages célèbres pour leur
sagesse. Nous converserons une autre fois sur ces
ï26 PROT AGORAS.
matières quand tu voudras : pour aujourd'hui ,
j'ai quelque autre chose de pressé à faire.
Va donc, répondis-je , où tes affaires t'appel-
lent. Aussi bien , il y a long-temps que je de-
vrais être rendu où j'ai dit qu'il me fallait aller;
et je ne suis resté que pour faire plaisir au beau
Callias.
Après ces discours de part et d'autre , nous
nous sommes retirés.
GORGIAS,
ou
DE LA RHETORIQUE.
A R G U M E N T
PHILOSOPHIQUE
« \_/n n'est pas d'accord , dit Olympiodore ,
sur le vrai but du Gorgias. Les uns préten-
dent qu'il s'y agit seulement de la rhétori-
que, sans autre motif, sinon que Socrate,
dans sa discussion avec Gorgias , ne parle
que de la rhétorique , caractérisant ainsi tout
le dialogue par une seule de ses parties.
D'autres soutiennent que le Gorgias traite
du juste et de l'injuste , parce qu'il y est dit
que l'homme juste est heureux et l'homme
injuste misérable , d'autant plus misérable
qu il est plus injuste et qu'il l'est plus long-
temps; ne s'a percevant pas que ce point de
vue est lui-même partiel, et ne se rapporte
encore qu'à la discussion de Socrate avec
Polus. D'autres enfin voient dans le Gorgias
i3o ARGUMENT.
un dialogue théologique, à cause de l'épisode
mythologique qui le couronne; et ceux-ci
se trompent encore plus que les autres. Pour
nous , nous pensons que le but du Gorgias
est l'exposition des principes sur lesquels re-
pose le bonheur public* Le Gorgias, dit
plus loin Olympiodore , se divise en trois
parties : la première, qui comprend la discus-
sion de Socrate avec Gorgias ; la seconde ,
la discussion avec Polus ; la troisième, la dis-
cussion , avec Calliclès. »
Les critiques modernes ne sont guère plus
d'accord entre eux que ceux de l'antiquité.
Le Gorgias contient tant de choses, et le lien
qui unit toutes ses parties, est si délicat,
que, pour peu que ce lien échappe, on peut
supposer à ce grand dialogue les buts les
plus divers, selon celje de ses parties dont on
est frappé davantage ; et comme les considé-
* Oai/iv T&ivuv on Gx.cithç aù?w 7rept twv à;y/uv $ia/>iy%r»a.i twv
(çep&uowv r,pt.âç èirt -rr.v Tcokmxw EÙoap.ovîxv. Oi.ympioo. intro-
duction. Voyez le Gorgias de Routh, p. 565.
ARGUMENT. [3i
rations morales et politiques qui remplissent
tout le milieu du Gorgias sont bien propres
à fixer l'attention , elles devaient paraître
aux yeux les plus exercés le centre et le but
du dialogue; aussi Schleiermacher lui-même
finit-il par incliner à l'opinion d'Olympio-
dore.
Rien de plus naturel, et pourtant, selon
nous, rien de plus inexact. Selon nous, le
vrai but du Gorgias est la rhétorique , comme
le veut l'opinion la plus vulgaire et la se-
conde inscription du dialogue, quel qu'en
soit l'auteur. Nous rendons hommage à la
sagacité d'Olympiodore, qui a très bien com-
pris que tous les points de vue de ses devan-
ciers s'appliquent à une seule partie du dia-
logue; mais nous croyons que son point de
vue a le même défaut; qu'il ne rend pas
compte de l'ouvrage tout entier, et que, pour
le maintenir dans sa rigueur , il faudrait
lui sacrifier toute la partie du Gorgias qui
roule sur la rhétorique, et qui n'aurait plus
j3a ARGUMENT.
alors aucune valeur en elle-même. Nous a<!
mettons volontiers la division qu" Olympio-
dore propose du dialogue en trois parties
qui se rapportent à Gorgias, à Polus et à
Calliclès , et nous croyons qu'en effet cette
division embrasse tout l'ouvrage; mais nous
pensons que, si cette division est fondée, si
les trois parties du dialogue sont liées l'une
à l'autre, comme elles doivent, l'être, si la
troisième dérive de la seconde, et la seconde
de la première, les deux dernières ne sont
et ne peuvent être que des développemens
de la première, et que c'est dans celle-là
qu'il faut chercher, avec le motif des deu\
autres, le but de tout le dialogue. Or, la pre-
mière partie du Gorgias , la discussion de
Socrate avec Gorgias roule incontestable-
ment sur la rhétorique.
Si le sujet de la première partie du Gor-
gias est la rhétorique, que sont les autres
relativement à celle-là :' Des preuves nouvel-
les, des principes du haut desquels le résul-
ARGUMENT. iV}
tat obtenu clans la première partie s'aperçoit
mieux; et comme il est dans Ja nature des
principes d'être plus généraux que la consé-
quence à laquelle ils doivent mener, les deux
dernières parties du Gorgias ne peuvent dé-
montrer la première, que précisément à con-
dition de la surpasser en généralité, en gran-
deur et en intérêt; de là l'illusion deSehleier-
macher et d'Olympiodore. Socrate engage la
discussion avec Gorgias sur la rhétorique,
qu'il traite sévèrement. Gorgias la défend et
se défend lui-même avec la finesse et la me-
sure que lui attribue l'histoire ; mais comme
il est âgé, qu'il est étranger à Athènes, et y
remplit une mission diplomatique, il ne se
livre à la discussion qu'avec une certaine ré-
serve ; et quand elle entre dans le fond des
choses , il cède la parole à son disciple Po-
I us , jeune homme plus propre à soutenir
une discussion un peu vive. Or, pour traiter
à fond la question de la rhétorique, il finit
avoir résolu celle du juste et de l'injuste,
i34 ARGUMENT.
car la justice est la matière même de la rhé
torique , puisque l'orateur parle toujours
dans l'assemblée du peuple , pour ou contre
des lois qu'il croit justes ou injustes , et de-
vant les tribunaux, dans des causes civiles
ou politiques, pour ou contre un accusé
qu'il veut faire considérer comme ayant agi
justement ou injustement. Il faut savoir si la
rhétorique peut rien se permettre contre la
justice, car de la solution de ce point dé-
pend l'idée que nous devons nous faire de
la rhétorique. La seconde partie du Gorgias,
ou la discussion avec Polus, doit donc être
considérée comme une suite nécessaire de la
première, et la troisième, la discussion avec
Calliclès, n'étant évidemment que le dévelop-
pement et la généralisation de la seconde,
puisqu'on y traite encore de la justice, mais
avec plus d'étendue et de rigueur, se rapporte
encore à la première, et par conséquent à
la rhétorique. En effet , la discussion avec
Calliclès achevant de démontrer que la jus-
ARGUMENT. i35
iice est la règle absolue de nos actions, non-
-.eulement d'après les institutions sociales ,
mais selon la vérité des choses, il suit que la
rhétorique ne peut rien se permettre contre
la justice , et que si la rhétorique s'écarte de
la justice, elle se met en dehors et de l'ordre
social et de l'ordre naturel , qui tous deux
proclament la justice comme la loi suprême
de l'humanité , et attachent à son infraction
des suites terribles et inévitables. De là , de
conséquences en conséquences , cet épilogue
mythologique où les suites de l'injustice non
expiée en ce monde sont renvoyées à un au-
tre où il n'y a plus d'ajournement ; épilogue
qui se rapporte toujours à cette conclusion,
que la rhétorique, qui ose se mettre en con-
tradiction avec la justice, qui sauve son
client, même coupable, et ne regarde que le
succès du moment, cette rhétorique està-la-
tbis et une bassesse pour celui qui l'emploie,
et une calamité pour celui qu'elle croit sauver.
Donc toutes les parties du Gorgias tiennent
i36 ARGUMENT.
l'une à l'autre; donc toutes ont un but com-
mun, la réfutation de la fausse rhétorique;
donc la rhétorique est le vrai but du Gor-
gias, et les principes supérieurs auxquels
Platon en appelle ne sont dans toute leur su-
blimité que la route nécessaire pour arriver
logiquement à la conséquence qu'il voulait
établir. Et si l'on objecte que cette consé-
quence est bien peu importante pour une
discussion aussi élevée, nous répondrons que
c'est méconnaître entièrement la place de la
rhétorique dans l'ordre social de l'antiquité,
où toutes les affaires publiques et privées se
traitant devant le peuple entier ou devant
une portion considérable du peuple, la pa-
role était l'instrument universel, l'éloquence
la condition de toute influence, et la rhéto-
rique l'étude obligée de tout homme d'état.
Le but, la place et la liaison de toutes les
parties du Gorgias ainsi déterminés, on suit
aisément Platon dans la longue carrière qu'il
ARGUMENT. [%
parcourt librement sans s'arrêter à en mar-
quer les intervalles.
Déjà du temps de Platon la rhétorique
s'était définie elle-même l'art de persuader;
et cette définition est encore celle qu'elle
garde aujourd'hui. Si la définition est exacte,
c'est-à-dire complète, elle ne doit supposer
rien au-delà ; elle n'admet aucunes réserves
secrètes qui puissent la modifier, la resserrer
ou l'étendre, et y introduire aucun élément
étranger. Si donc la rhétorique est l'art de per-
suader, et rien autre chose, c'est la persuasion
quelle opère, et rien de plus ; la persuasion,
dis-je, prise en elle-même, et quelle qu'elle
soit. Mais qu'est-ce que la persuasion en elle-
même? une croyance, une opinion. Or, il y
a des croyances et des opinions fausses,
comme il y en a de vraies. La rhétorique ou
l'art de persuader est l'art de produire les unes
comme les autres ; autrement il faut changer
la définition , et la changer c'est la détruire.
«38 ARGUMENT.
Pour maintenir la définition qu'elle s'est
faite elle-même, la rhétorique est donc con-
trainte de reconnaître que son objet est de
persuader dans les limites de la vérité ou
en dehors de ces limites , pourvu qu'elle per-
suade ; qu'elle est une ouvrière d'erreur
aussi bien que de vérité, ou plutôt qu'il n'y
a pour elle ni faux ni vrai ; qu'elle ne s'oc-
cupe ni de l'un ni de l'autre, mais seulement
du succès, par quelque route qu'elle y ar-
rive ; qu'elle est indifférente à la vérité ou au
mensonge, c'est-à-dire, qu'elle est essentiel-
lement un art de mensonge, puisque tout
est mensonge là où le mensonge et la vérité
peuvent être arbitrairement employés. De là
toutes les conditions de la rhétorique , et la
plus caractéristique de toutes, la condition
de parler devant des auditeurs qui ne con-
naissent pas la matière sur laquelle on leur
parle; car avec un auditoire éclairé, la rhé-
torique n a plus qu'un seul moyen de suc-
res, la vérité: et dans ce cas la puissance de
\RGUMENT. iâg
la rhétorique est limitée ou détruite, puis-
que alors sa puissance n'est plus que celle
de la vérité. Ainsi, pour déployer une puis-
sance qui lui soit propre, il faut que la
rhétorique ait affaire à des ignorans ; et
comme sur toutes choses le nombre des hom-
mes instruits est très petit, il faut que la rhé-
torique ait à faire à la multitude, comme re-
présentant l'ignorance ; de sorte qu'à parler
rigoureusement , la rhétorique ou l'art de per-
suader n'est que l'art de trouver des expé-
diens mensongers pour paraître savoir, sans
savoir en effet, aux yeux de gens qui ne sa-
vent pas ; pour paraître juste, homme de bien ,
bon citoyen, sans l'être; enfin, pour mettre
partout l'apparence à la place de la réalité.
S'il en est ainsi , la rhétorique n'est point
un art. En effet, la rhétorique ne réussit
qu'en flattant les parties inférieures de la
nature humaine, tandis que le caractère de
l'art est de s'adresser à ce qu'il y a de plus
noble en nous, et de réveiller les sympa-
i4o ARGUMENT,
thies puissantes, mais cachées , de lame avec
la vérité par l'intermédiaire de la beauté,
employée comme une forme de la vérité elle-
même. Le beau est agréable , et l'art plaît
sans doute ; mais l'agrément n'est pas la
beauté , et l'art se propose autre chose que
de faire plaisir. La rhétorique, indifférente
à la vérité, substitue l'agrément à la beauté ,
et cherche seulement à plaire. La rhétori-
que n'est donc pas un art : c'est une routine
sans principes, dit Platon , ifimipt* nç , une
pratique servile, un métier qu'il ne craint
pas de comparer aux métiers les plus bas , à
celui de la cuisine , par exemple ; car tous
deux ont le même but, savoir le plaisir, et
tous deux ne sont que deux espèces diver-
ses d'un même genre, la flatterie. Telles sont
les conséquences qui sortent naturellement
de la définition convenue de la rhétorique; et
nous doutons que la rhétorique ancienne ou
moderne puisse y échapper. Nul avocat, nu!
académicien ne pourrai! faire une plus bfelk
ARGUMENT. 1,1
défense que Gorgias, et cependant il est
forcé de reculer devant le bon sens et la dia-
lectique inexorable de Socrate.
Polus vient à son secours, et, sans s'en
douter, soulève des questions qui tournent
contre lui et accablent la rhétorique. Il s'a-
vise de la défendre par les résultats quelle
donne. Tj élève de la rhétorique, l'orateur,
dit Polus, domine les juges , et les assemblées
du peuple, et peut perdre ses ennemis, les
ruiner, les bannir, les faire mettre à mort,
ou servir ses amis et soi-même; il en est le plus
heureux des hommes puisqu'il en est le plus
puissant , et il est tout-puissant, puisqu'il
fait tout ce qu'il veut. Non, répond Socrate,
l'orateur n'a pas de pouvoir pour cela qu'il
peut ruiner, bannir ou mettre cà mort ; car
a ce compte on pourrait dire que le plus
scélérat des hommes en est le plus puissant,
puis qu'il peut à tout moment incendier ou
égorger, pourvu qu'il parvienne à échapper
au châtiment. L'audace inpunie n'est pas
i4a ARGUMENT.
du pouvoir ; le pouvoir est, il est vrai , de
faire ee qu'on veut ; mais il faut bien distin-
guer entre les déterminations régulières de
la volonté et les caprices déréglés du désir.
La volonté se rapporte essentiellement au
bien ; c'est là son objet constant et fixe, sa
fonction propre et sa loi ; c'est là aussi sa
grandeur et sa puissance. En effet l'action
déréglée est tout individuelle, faible et péris-
sable : née du caprice d'un moment, elle s'é-
puise dans le délire ou le crime du moment
qui suit , pour se dissiper aussitôt devant les
lois supérieures de l'ordre , qui surmontent
et entraînent tout. L'action légitime , au
contraire, par son rapport à la loi qui est
toujours général, en contracte une sorte de
généralité, et par là s'associe à la durée et
à la force de l'ordre qu'elle réfléchit. Le
pouvoir injuste n'est donc au fond que fai-
blesse et impuissance ; le pouvoir légitime
est seul fort, seul il est du pouvoir; car,
comme le dit très bien Platon , quoiqu'un
\KGUMENI. i$3
peu subtilement, on ne veut pas son mal,
quoique souvent on le fasse, on ne veut que
son bien ; on ne veut clone que le bien. On ne
veut pas, à proprement parler, la chose que
l'on fait en vue dune autre; on ne veut que
la chose en vue de laquelle on fait ce qu'on
fait. Ce n'est pas la médecine amère que l'on
veut, mais la santé qu'elle peut donner; ce
n'est pas le crime que l'on veut , mais le bien
qu'on espère au-delà. D'où il suit que l'hom-
me ne voulant que le bien, s'il fait le mal,
il ne le veut pas ; il ne fait donc pas ce qu'il
veut en faisant le mal ; il n'a pas de pouvoir.
L'élève de la rhétorique , comme le tyran , s'il
ne fait pas le bien, ne veut pas ce qu'il fait;
il n'est pas puissant. Reste à prouver qu'il
n'est pas heureux.
En quoi peut consister le bonheur d'un
être? Que l'on y pense sérieusement et qu'on
voie s'il est possible que le vrai bonheur
d'un être soit ailleurs que dans son rapport
le plus intime à sa loi , et s'il est possible que
i44 ARGUMENT,
la loi d'un être soit ailleurs que dans sa vraie
nature. Or, cju'est-ce que l'homme? une na-
ture intelligente et libre , dont la loi par con-
séquent est la vérité et la justice. Le rapport
de l'homme à la justice et à la vérité , voilà
sa loi , voilà l'ordre pour lui et son vrai bon-
heur; être en dehors de la justice et de la
vérité, voilà pour lui le désordre et la mi-
sère. C'est donc dans 1 âme que gît réelle-
ment le bonheur et le malheur ; c'est dans les
profondeurs de l'homme invisible que se
passent les évènemens heureux ou malheu-
reux de la vie. On ne peut dire d'un homme,
fût - il le grand roi, dit Platon, s'il est heu-
reux ou malheureux, tant qu'on ne sait pas
où en est son âme par rapport à la science
et à la justice. Plus il y a d'injustice et d'i-
gnorance , plus il y a de malheur réel , quel
que soit le bonheur apparent. Si donc le
malheur véritable est l'infraction à l'ordre,
il suit que le malheur est de commettre une
injustice et non de la recevoir, d'être tyran,
ARGUMENT. i i •
non d'être victime, d'être oppresseur, aon
d'être opprimé, et qu'ainsi l'orateur est loin
d'être heureux parce qu'il peut être injuste,
encore moins parce qu'il peut l'être im-
j Mine ment. En effet, non-seulement l'ordre
condamne toute injustice; mais quand une
injustice a été commise, Tordre y attache
une peine, obligatoire pour l'être moral. Elu-
der cette peine, c'est faire à l'ordre une in-
fraction nouvelle , c est s'enfoncer encore plus
dans le désordre et dans le malheur. Pensons-
y bien. La vraie existence est celle de l'intel-
ligence. Le vrai, le juste, le bien, le beau,
l'ordre seul existe substantiellement ; le faux >
l'injuste , le mal , le désordre tentent d'être
en quelque sorte, sans pouvoir entrer en
possession de l'existence. Le mal et le désor-
dre sont des négations. Ln peine ou la satis-
faction à la loi qui attache à l'injustice l'obli-
gation d'une réparation douloureuse , est
déjà un retour à l'ordre et à la véritable
existence; c'est à son tour une négation de la
IO
i/|6 ARGUMENT.
négation du crime qu'elle rachète ou quelle
abolit, et par conséquent un bien. Au con-
traire, qu'est-ce que l'impunité, à parler phi-
losophiquement? Ce n'est pas autre chose
qu'une tentative plus ou moins vaine pour
donner de l'existence et de la durée à ce qui
n'en peut et n'en doit pas avoir : c'est la
tentative déplorable d'une séparation radi-
cale d'avec l'ordre; c'est le sceau mis sur le
crime, et par conséquent sur le malheur.
De là la maxime de Platon , que l'injustice
est déjà un grand mal, mais que l'injustice
impunie est le plus grand et le dernier des
maux.
Ces considérations décisives qui dominent
la discussion ne nous dispensent pas de faire
connaître des argumens d'un ordre inférieur,
rigoureux , mais subtils, qui occupent dans
Platon une très grande place, et que le lec-
teur ne sera peut-être pas fâché de trouver
ici resserrés et résumés en peu de mots.
Pour prouver à Polus qu'il vaut mieux re-
ARGUMENT. 147
cevoir une injustice que de la commettre ,
Socratepart de l'identité du bien et du beau,
identité qui, dans la philosophie de Platon,
a le rang et l'autorité d'un principe. A con-
sidérer la question sous le rapport de la
beauté, tout le monde convient qu'il n'est
pas beau de commettre une injustice, et qu'il
est plus contraire au beau de la commettre
que de la recevoir. Tel est le sentiment uni-
versel du genre humain, qu'on ne peut reje-
ter sans rejeter sa propre nature. Maintenant
de quoi se compose l'idée du beau ? de l'a-
gréable et du bien ( ta *y«9ov ) en toutes cho-
ses, pour les figures, les couleurs, la musi-
que , les sciences , la morale. Le beau étant
donc le bien et l'agréable, le laid se définit
par les contraires , savoir, ce qui est doulou-
reux et mauvais. Si donc il est plus laid de
faire une injustice que de la recevoir, c'est
évidemment parce que cela est ou plus dou-
loureux , ou plus mauvais. Or est - il plus
douloureux de faire une injustice que de la
10.
t/|S ARGUMENT.
recevoir? Non. Ce n'est donc pas à eause
de la douleur que l'injustice est laide; ce
n'est pas par conséquent à cause de la douleur
et du mal pris à-îa-fois; c'est donc le mal en
lui-même qui nous fait regarder l'injustice
comme plus honteuse à commettre qu'à re-
cevoir, et l'injustice ne blesse le sentiment
du beau que parce qu'elle est contraire à
la notion du bien. D'où il suit que le con-
sentement universel dépose qu il est mieux
de recevoir l'injustice que de la commettre.
Mais le bien dans son opposition à l'agré-
able, c'est l'utile en soi. Aussi dans l'applica-
tion Platon emploie souvent le mot è^)^
pour synonyme d'àyaGà,. Or nul ne préférant
le laid au beau, le mal au bien, le nuisible à
l'utile, Socrate a donc démontré à Poius que
lui-même n'aimerait pas mieux faire une in-
justice que de la recevoir. Voilà pour la pre-
mière maxime. — Quant à la seconde, savoir,
que la punition de 1 injustice vaut mieux que
son impunité, le raisonnement de Socrate
ARGUMENT. 149
:i est pas moins concluant, et il est du même
gvnre que le précédent.Ètre puni de fin justice
([non a commise, c'est être puni justement.
Or, d'après le sentiment universel, tout ce
qui est juste est beau; et si punir justement
est beau , l'effet ayant le caractère de sa
cause , être puni est beau conséquemment ;
et le beau étant le bien, c'est-à-dire étant ou
agréable ou utile, comme on l'a dit plus haut,
à défaut de l'agrément, qui ne se rencontre
pas dans la punition, il faut que 1 utilité y
soit. Mais relativement à quoi? relativement
<i 1 âme. L'âme a ses biens et ses maux comme
k corps a les siens. Les maux du corps sont
la pauvreté;, 3a maladie, l'obscurité, les per-
tes et les privations physiques; ceux de l'âme
sont l'ignorance, la lâcheté, l'intempérance,
i injustice. Mais le sentiment intime du genre
humain et 1 opinion universelle faisant regar-
der les maux de lame comme plus honteux
et plus laids que ceux du corps de toute la
différence de la beauté de lame d'avec celle
i5o ARGUMENT.
du corps; donc, dans la théorie de l'identité
du beau et du bien, les uns sont de plus
grands maux que les autres ; et, toujours dans
la même théorie, comme ils ne sont pas tels
parce qu'ils causent une douleur plus grande,
il reste que ce soit parce qu'ils sont plus nui-
sibles. Les maux de l'âme, et parmi eux l'in-
justice, sont donc les maux les plus nuisi-
bles, les derniers de tous les maux. La
médecine est la réparatrice du corps; la puis-
sance judiciaire, la justice (t, &')«?), est la libé-
ratrice de l'âme. La justice est plus belle que la
médecine : elle est donc meilleure; et comme
la médecine n'agit pas par le plaisir, mais par
la douleur, c'est aussi par la douleur que la
justice agit et délivre l'âme. Le coupable qui
évite la punition est un malade qui évite le
fer et le feu qui seuls peuvent le sauver, sans
se douter que tous ses efforts pour échapper
à la punition qu'il mérite, n'ont d'autre ef-
fet que d'empêcher qu'il soit délivré de son
mal. La conclusion de tous ces raisonnemens
ARGUMENT. i5i
est que notre premier soin doit être de ne
commettre aucune injustice, et le second,
quand nousen avons commis une, d'invoquer
la punition au lieu de l'éviter, et de nous ha ter
de nous délivrer par elle de cette triste ma-
ladie de l'injustice et du désordre, qui pour-
rait, en séjournant dans lame , y engendrer
une corruption incurable.
Maintenant appliquons tout ceci à l'élo-
quence. Loin que l'orateur soit heureux de
pouvoir commettre l'injustice à son profit ou
au profit de ses amis, il en est profondément
malheureux; loin qu'il soit heureux de pou-
voir par la rhétorique assurer à lui-même
ou à d'autres l'impunité de L'injustice , cette
impunité est pour lui et pour eux le dernier
des malheurs; et si la rhétorique voulait être
vraiment utile, elle devrait faire précisément
le contraire de ce qu'elle fait, et au lieu de
défendre un client coupable contre la juste
sentenee d'une punition salutaire, elledevrait
la solliciter en son nom comme un bienfait.
i5a ARGUMENT
Ecoutons Platon. « Votre ennemi, dit-il à
l'orateur, a-t-il commis une injustice, et vou-
lez-vous lui nuire? faites tout pour l'empê-
cher d'être cité devant un tribunal. Ne pou-
vez-vous l'empêcher? 11 faut le tirer d'affaire
à tout prix; de sorte que, par exemple, s'il
a volé de l'argent, il ne le rende pas, mais
le garde ou l'emploie en dépenses criminel-
les; si son crime mérite la mort, qu'il ne
la subisse pas, et , s'il se peut, qu'il ne meure
jamais et soit immortel dans le crime. S'a-
git-il, au contraire, d'un de vos amis, ou
de vos proches , ou de vous-même ? Hâtez-
vous d'exposer le crime au grand jour ; pré-
sentez-vous de bon cœur à la justice, comme
au médecin, pour souffrir les incisions et
les brûlures sans regarder à la douleur; il
ne faut penser qu'a ce qu'on a mérité. Sont-
ce des fers? il faut leur tendre les mains; une
amende? la payer; l'exil? s'y condamner; la
mort? la subir; enfin il faut déposer contre
soi-même, et mettre en œuvre toutes les res-
uu;uMi;NL. i53
sources de la rhétorique, afin que, par la
manifestation et la correction de son crime ,
on se délivre du plus grand des maux, qui
est l'injustice. »
Gorgias et Polus, n ayant pas osé contes-
ter les principes moraux de Socrate , sout
conduits aisément, d'aveu en aveu, à une con-
tradiction manifeste avec leurs premières pré-
tentions. Mais ils trouvent un défenseur dans
leur hôte Calliclès, orateur et philosophe
très accrédité à Athènes, et qui, pour échap-
per aux conséquences de la dialectique de
Socrate, nie hardiment ses principes, et dé-
\eloppe le système philosophique sur lequel
s'appuient intérieurement ses deux amis,
sans oser le montrer à nu et le défendre.
Quel est ce système ? L'éternel système
des tyrans et des charlatans , de tous les
contempteurs de l'espèce humaine : le sys-
tème que Platon a déjà réfuté dans leThéé-
tète et le Philèbe, el: dont il dévoile et réfuti
ici les cônsetjtléii ces oratoires <'t politiques
l54 ARGUMENT,
Socrate, selon Calliclès, n'a pas eu grand-
peine à triompher de Gorgias et de Polus;
car il a toujours argumenté de l'ordre légal.
Sans doute, dans l'ordre légal, il n'y a rien
de plus beau que la justice, et il est plus
honteux de commettre l'injustice que de la
recevoir ; d'où Socrate s'est empressé de con-
clure qu'il en est ainsi dans la vérité des
choses. Mais ce n'est là qu'une déclamation
bonne pour le peuple et les enfans ; car autre
chose est l'ordre légal , autre chose l'ordre
naturel. La loi de la nature est que l'homme
cherche le plaisir et le bonheur, et ne s'ar-
rête que devant la limite de ses forces. Le
plus fort l'emporte donc et doit l'emporter
sur le plus faible, et l'inégalité est d'insti-
tution naturelle. Le monde se partage na-
turellement et légitimement en forts et eu
faibles, en oppresseurs et en opprimés, en
tyrans et en esclaves. Jl en est ainsi dans
l'espèce animale, dont l'espèce humaine n'est
qu'une continuation ; et il en est encore ainsi
ARGUMENT. i55
dans l'espèce humaine elle-même, si on l'exa-
mine bien , et si on consulte sincèrement
son histoire. Mais les faibles, par peur et par
envie, ont inventé les lois et l'égalité, c'est-à-
dire une fausse justice qui essaie d'arrêter
la vraie justice, d'établir un équilibre chi-
mérique, de donner des droits à tous, même
à la faiblesse, en dépit de l'ordre naturel ,
qui veut que les plus forts et les meilleurs
soient les premiers; ordre si vrai, que tou-
tes les institutions humaines le compri-
ment à peine, et que, malgré les entraves
légales, il reparait avec tout esprit énergi-
que et ferme qui rétablit les droits de la su-
périorité naturelle, et ressaisit la souveraineté
par force ou par adresse , ici par l'épée , là
par la parole , selon les temps et les lieux.
Le but de la vie , pour tout homme qui
pense, est de se faire jour à travers ces bar-
rières artificielles , d'acquérir de la fortune
et du pouvoir , de servir ses amis , d'écraser
ses ennemis, de satisfaire ses passions et
. 56 ARGUMENT.
d'être heureux. Telle est la vérité des choses,
La philosophie qui méconnaît l'ordre natu-
rel et se passionne pour Tordre légal et pour
l'idéal abstrait d'une fausse justice, est une
philosophie niaise. Le vrai philosophe est
l'élève de la rhétorique, qui, connaissant son
époque, marche à la domination par la pa-
role, et gouverne les hommes qu'il méprise;
tandis que Soerate,avec son enthousiasme
pour l'ordre légal et la justice, serait inca-
pable de se défendre contre les caprices et
les retours de ce peuple qu'il sert et qu'il
aime, mais que ses ennemis gouvernent
et peuvent à tout moment soulever contre
lui.
11 faut voir dans Platon avec quelle vigueur
de dialectique Socrate examine et combat
pied à pied chacun des points du système
moral et politique de Calliclès , opposant aux
sophismes de son altière immoralité les ar-
gumens les plus simples et les plus forts,
tirés de ia conscience du genre humain, <i
AIKii MENT. 157
partout élevant le sens commun à Ja plus
haute philosophie. Mais il faut nous conten-
ter de présenter iei les résultats de cette ad-
mirable polémique.
i° Socrate, trouvant dans le discours de
Calliclès ces deux mots les plus forts et les
meilleurs presque toujours ensemble, s'at-
tache à dissiper cette confusion et à distin-
guer l'idée de la force et celle de la justice.
Veut -on les confondre ? il faut de deux
choses lune : ou ramener l'idée de la justice à
celle de la force , ou l'idée de la force à celle
de la justice; il faut par les meilleurs , enten-
dre les plus forts, ou par les plus forts, les
meilleurs; et dans les deux cas les attaques
de Calliclès contre l'ordre légal et la justice
sociale tombent également; car si là justice
est la force, la plus grande force étant dans
le plus grand nombre , et le plus grand
nombre ayant fait et maintenant les lois, ces
lois qui déclarent que la justice est dans le-
galité et qu'il est plus honteux de commettre
i58 ARGUMENT,
une injustice que de la souffrir, il s'ensuit
que ce qui est selon la loi est aussi selon la
nature, puisque, en fait de force, l'autorité
dernière est incontestablement le plus grand
nombre; ou si l'on essaie de ramener l'idée
du plus fort à celle du meilleur, c'est-à-dire
apparemment du plus juste , on s'impose
alors l'obligation de tirer rationnellement
l'idée de tyrannie de l'idée de justice, et
de prouver que l'homme juste a le droit
de se faire une part plus large dans la
distribution des biens de ce monde , au
lieu de s'imposer à lui-même la règle qu'il
prescrit aux autres , et se de soumettre à
la justice de la société humaine , qui est l'é-
galité. Enfin , si l'on essayait de tourner la
justice contre elle-même, sur ce principe
que le meilleur et le plus juste est le plus
digne de commander , il faudrait se hâter
de répondre que le meilleur et le plus juste
est le plus digne de commander sans doute,
mais selon les règles de la justice; ce qui
ARGUMENT. iBg
renverse toute idée de pouvoir arbitraire.
LaJjBStice consiste d'abord à se commander
à soi-même , avant d'essayer de commander
aux autres; elle consiste à gouverner ses pas-
sions, au lieu d'y soumettre ses semblables.
L'idée qui répond immédiatement à l'idée
de la justice , n'est pas celle de la domina-
tion , mais de la tempérance. Ainsi , de quel-
que manière que l'on considère et que l'on
prenne l'expression de plus fort et de meil-
leur, on n'en peut rien tirer contre l'ordre
légal, qui nous apparaît alors comme fondé
sur la double base de la force et de la jus-
tice , confondues ensemble, et imposant à
qui que ce soit et à tous les titres le respect
des lois, l'égalité et la tempérance.
2° Mais la tempérance est une folie dans
un système qui réduit le souverain bien au
plaisir et tout mal à la seule douleur. Voici
contre ce système quelques argumens qui
rappellent ceux du Philèbe. Le bien et le
mal sont contraires l'un à l'autre et ne peu-
160 ARGUMENT.
vent aller ensemble , ils s'excluent absolu-
ment; tandis que le plaisir et la peine se
tiennent, s'engendrent l'un l'autre et dispa-
raissent l'un avec l'autre. Car le plaisir
n'est que la satisfaction d'un désir; tout de-
sir est un besoin ; tout besoin pris en soi
est pénible : où cesse le besoin , cesse le de-
sir , et où cesserait le désir , cesserait en
même temps le plaisir de le satisfaire. La fin
de la peine est donc la fin du plaisir; la peine
et le plaisir sont donc des phénomènes rela-
tifs, sans caractère fixe et indépendant, tan-
dis que dans l'intelligence le bien exclut le
mal, ou le mal le bien, et que la fin de l'un,
loin d'être la fin de l'autre , en est le com-
mencement et le triomphe. Si donc le bien
est absolu et le plaisir relatif, le bien et le
plaisir ne sont pas la même chose. — JNon-
seulement la peine et le plaisir sont relatifs
en eux-mêmes, ils le sont encore par la di-
versité des sujets auxquels ils s appliquent
également. \i\\ effet, on voit les médians et
ARGUMENT. i6r
les bons souffrir ou jouir à-peu-près de
même; l'homme raisonnable n'est pas plus
exempt de chagrins que l'insensé, seulement
il les supporte autrement, les gouverne et
les contient: le brave souffre comme le lâche,
et le héros comme la faible femme. Ni l'é-
tude, ni la sagesse, ni la force de l'âme, ni
l'exercice assidu de la vertu , ne sauvent per-
sonne de l'humiliant partage du plaisir et de
la peine avec tout ce qu'il y a de plus dé-
gradé sur la terre. Qu'est-ce donc qu'un sen-
timent commun aux êtres les plus opposés?
Qu'est-ce autre chose, encore une fois, qu'un
misérable phénomène sans caractère propre,
résultat nécessaire de l'enveloppe commune
à tous, de cette enveloppe qui cache l'homme
et ne le constitue pas ? Et supposez qu'elle le
constitue, supposez que le plaisir soit le
bien et la douleur le mal , il s'ensuivrait
que quiconque a du plaisir est bon, et qui-
conque souffre, méchant; que le brave qui
souffre, et qui est bon en tant que brave,
i6i ARGUMENT.
est méchant par cela seul qu'il souffre, et
que le méchant, parce qu'il jouit, devient
bon ; conséquence nécessaire et extravagante
qui soulève la conscience du genre humain.
3° Recule- t-on ? distingue-t-on entre les
plaisirs,et convient-on que tout plaisir comme
tel n'est pas le bien , mais qu'il y a des plai-
sirs bons^ et d'autres mauvais? Cette conces-
sion est la ruine du système entier; car c'est
admettre le bien et le mal comme distincts
du plaisir et de la peine , et mesurer la quo-
tité morale du plaisir, non plus sur son in-
tensité ou sa durée, c'est-à-dire sur lui-même,
mais sur un modèle étranger et indépendant,
qui est le bien; c'est consentir à ce principe
que l'agréable en lui-même n'est ni bon ni
mauvais, mais qu'il le devient par son rap-
port au bien ou au mal ; principe qui, dans
la déduction et dans la pratique, engendre
celui-ci, qu'il faut mettre l'agréable au ser-
vice du bien , et non le bien au service de l'a-
gréable.
ARGUMENT. i65
Or, ce dernier principe ramène et résout la
question fondamentale du Gorgias; il divise
les arts en deux classes : les uns qui s'arrêtent
à l'agréable, sans le rapporter au bien; les au-
tres qui ne l'emploient que sous la condition
de ce rapport. Ceux-là seuls sont des arts vé-
ritables; les autres ne sont pas des arts, mais,
comme on l'a déjà vu , des métiers sans prin-
cipes fixes, qui tous peuvent se résumer sous
le titre général de flatterie. L'habileté à jouer
de la flûte ou de la lyre est aussi étrangère
à l'art que la profession la plus vulgaire; et,
selon Platon , il en est ainsi de la poésie ly-
rique et dramatique, quand elle se propose
de plaire à la multitude en lui procurant des
émotions agréables qui ne font qu'amollir les
âmes au lieu de les épurer et de les fortifier.
Or, quelle différence y a-t-il entre la poésie
et la rhétorique , sinon que l'une est une
rhétorique populaire à l'aide du chant, du
rhythme et de la mesure, tandis que l'autre
s'adresse à un auditoire moins nombreux
ii.
î64 ARGUxMENT.
avec la parole tonte seulePMais si leurs moyens
diffèrent, leur caractère et leur but se con-
fondent ordinairement; et la rhétorique,
comme la poésie, ne se propose guère que
de plaire au peuple, et non de le servir, ou
de servir les intérêts de ses passions, et non
pas ses intérêts moraux. Jusqu'ici l'orateur
a-t-il été autre chose qu'un courtisan, et la
rhétorique qu'une espèce particulière de la
flatterie?
Le vrai orateur et la vraie rhétorique ont
devant les veux un autre but. Le vrai ora-
teur ne vent que le bien; il cherche à être
utile, il ne songe pas à plaire ; il aime et sert
le peuple, il ne le flatte pas. Comme il voit
les choses de haut et dans leur ensemble, et
que des lumières supérieures lui ont appris
les conséquences inévitables du vice , c'est
dans leur source qu'il attaque ces conséquen-
ces , et sa pensée est toujours avec l'ordre;
Tordre est sa loi suprême, la sphère où lui-
même habite sans cesse, et vers laquelle il
ARGUMENT. i65
i lève perpétuellement ses semblables. Con-
vaincu que les choses sont ce que les hom-
mes les font être, et que là où les âmes vont
bien ou mal, il est impossible que tout le reste
n'aille pas de même, il fait de la force morale
de l'état la base de sa force politique. En ef-
fet , qu'on y songe sans préjugés; d'où peut
venir la faiblesse et la décadence d'un état,
sinon de la prédominance des intérêts par-
ticuliers sur l'idée du tout que l'état repré-
sente? et qu'est-ce que la prédominance des
intérêts particuliers , sinon lVgoisme ? et
qu'est-ce que l'égoïsme, sinon le vice lui-
même et le symptôme manifeste de la corrup-
tion intérieure ? Le vrai politique , le vrai
orateur est donc, avant tout, moraliste ; et ,
après s'être efforcé d'établir les meilleures
lois, sa tâche est de les maintenir en mettant
en harmonie avec elles les âmes des citoyens
par les mœurs et l'éducation. Enseigner et
répandre la vertu, c'est donc travaillera la
puissance publique; et l'ordre politique n'est
i66 ARGUMENT.
qu'un reflet de l'ordre moral. Or, nulle âme
n'est dans l'ordre moral, qui ne sait se gou-
verner et se tempérer elle-même. La tempé-
rance est la condition de toutes les vertus.
Dans cette longue lutte des passions contre le
devoir, qui ne finit qu'avec la vie, l'homme
tempérant est seul capable de remplir habi-
tuellement ses devoirs envers ses semblables
et envers les dieux. Etre tempérant vis-à-vis
ses semblables, c'est être juste ; envers les
dieux, c'est être pieux et saint. C'est être aussi
courageux, car l'instrument de la tempérance
ou de l'empire sur soi-même est le courage.
La complaisance pour soi-même, la faiblesse
est la route par laquelle tous les désordres
envahissent l'âme; et ce qu'il faut d'abord
inculquer à l'homme, c'est la mâle habitude
de se porter toujours pour ainsi dire en avant
du devoir et de l'honneur, advienne ensuite
que pourra. La tempérance appuyée sur le
courage fonde et maintient la justice et la
piété, c'est-à-dire la vertu tout entière, c'est-
ARGUMENT. 167
à-dire encore le bonheur; car le bonheur
pour une âme ne peut être que dans le bien
et dans l'ordre.
La première loi de l'ordre, nous l'avons
vu, est d'être fidèle à la vertu, et à cette
partie de la vertu qui se rapporte à la so-
ciété , savoir la justice. Mais si l'on y man-
que la seconde loi de l'ordre est d'expier
sa faute; et on ne l'expie que par la puni-
tion. Les publicistes cherchent encore le fon-
dement de la pénalité. Ceux-ci, qui se croient
de grands politiques, le trouvent dans l'uti-
lité de la peine pour ceux qui en sont les
témoins, et qu'elle détourne du crime par la
terreur de sa menace et sa vertu préventive.
Et c'est bien là, il est vrai , un des effets de
la pénalité, mais ce n'est pas là son fonde-
ment; car la peine, en frappant l'innocent,
produirait autant et plus de terreur encore ,
et serait tout aussi préventive. Ceux-là, dans
leurs prétentions à l'humanité, ne veulent
voir la légitimité de la peine que dans son
i68 ARGUMENT.
utilité pour celui qui la subit, dans sa vertu
correetive : et c'est encore là, il est vrai , un
des effets possibles de la peine , mais non pas
son fondement; car pour que la peine cor-
rige , il faut quelle soit accepte'e comme
juste. Il faut donc toujours en revenir à la
justice. La justice, voilà le fondement véri-
table de la peine : l'utilité personnelle et so-
ciale n'en est que la conséquence. C'est un
fait incontestable, qu'à la suite de tout acte
injuste l'homme pense , et ne peut pas ne
pas penser qu'il a démérité , c'est-à-dire mé-
rité une punition. Dans l'intelligence, à l'i-
dée d'injustice correspond celle de peine;
et quand l'injustice a eu lieu dans la sphère
sociale, la punition méritée doit être infligée
par la société. La société ne le peut que parce
qu'elle le doit. Le droit ici n'a d'autre source
que le devoir, le devoir le plus étroit > le
plus évident et le plus sacré, sans quoi ce
prétendu droit ne serait que celui de la
force, c'est-à-dire une atroce injustice, quand
ARGUMENT. 169
même elle tournerait au proiit moral de qui
la subit, et en un spectacle salutaire pour le
peuple : ce qui ne serait point alors; car alors
la peine ne trouverait aucune sympathie, au-
cun écho, ni dans la conscience publique,
ni dans celle du condamné. La peine n'est
pas juste parce qu'elle est utile préventive-
ment ou correctivement, mais elle est utile
et de l'une et de l'autre manière parce qu'elle
est juste. Cette théorie de la pénalité, en dé-
montrant la fausseté, le caractère incomplet
et exclusif des deux théories qui partagent
les publicistes, les achève et les explique,
et leur donne à toutes deux un centre et une
base légitime. Elle nest sans doute qu'indi-
quée dans Platon , mais elle s'y rencontre en
plusieurs endroits, brièvement, mais positi-
vement exprimée; et c'est sur elle que repose
la théorie sublime de l'expiation. Puisque
c'est une loi de Tordre que toute injustice
ait son châtiment , après s'être écarté de
Tordre en commettant une injustice, ce serait
170 ARGUMENT.
s'en écarter plus encore que de ne pas subir
la punition qu'il nous impose; ce serait ag-
graver le désordre, et par conséquent la mi-
sère , tout désordre étant misère , comme tout
ordre est bonheur. En maintenant donc la
justice distributive, la loi qui attache la peine
à toute infraction à l'ordre, l'homme d'état
donne au peuple une leçon salutaire, et tra-
vaille au bonheur même de celui qui est
puni , puisqu'il le réconcilie avec lui-même,
avec la société et la raison universelle. Il est
son ami, son bienfaiteur, sa providence, et il
est celle de l'état, puisqu'il y fait régner l'or-
dre légal et moral, qui représente l'ordre
essentiel des choses. En effet, Dieu lui-même
n'est que l'ordre pris substantiellement : ce
monde, en apparence livré à une révolution
perpétuelle, suit une marche régulière, et
son nom divin est l'ordre, 0 xô^oç. Une géo-
métrie sublime préside à l'harmonie des êtres;
l'égalité géométrique , pour parler comme
Platon, est la loi de l'existence universelle,
UlGUMEiNT. 171
de la société humaine comme de la nature ;
dans les sociétés humaines, l'égalité géomé-
trique est la justice. Mais c'est dans Platon
lui-même qu'il faut chercher le développe-
ment et suivre l'enchaînement de ces gran-
des vérités toujours anciennes et toujours
nouvelles, qui , après avoir servi de berceau
à la société naissante , la soutiennent dans sa
course et ne l'abandonneront jamais; qui ne
s'éclipsent un moment dans la dissolution
des empires, que pour reparaître avec plus
de majesté dans les fondemens des empires
nouveaux; que nul sage n'a faites, que nul
sophiste ne peut détruire; que Platon reçut
de Pythagore , qui lui-même les avait pui-
sées aux sources même de la civilisation
humaine , que l'Orient légua à l'antique
Grèce, la Grèce à Rome, Rome à la société
moderne, comme la base et la condition de
toute existence sociale, et qui enfin, soit
dans le monde réel , soit dans le monde des
idées , forment , à travers les siècles et dans
172 ARGUMENT.
la pensée, une tradition non interrompue et
une théorie indestructible dont tous les
points comme le dit Platon , sont enchaînés
et attachés l'un à l'autre par des liens de fer
et de diamant.
Chaque dialogue de Platon est une philo-
sophie tout entière; et le caractère de tout
vrai dialogue de ce grand homme est de je-
ter l'esprit du lecteur qui peut le suivre à
travers l'infini en tout sens , et d'entourer
chaque sujet particulier de toute la grandeur
des principes auxquels l'auteur le rattache.
C'est ainsi que dans le Gorgias Platon ne
perd jamais de vue son sujet, qui est la rhé-
torique, mais il l'emporte avec lui pour ainsi
dire dans les régions supérieures, et jus-
qu'au sommet des idées. \\ s'agit maintenant
(Yen redescendre. Or, comme le propre des
vérités qui ne sont pas de convention est
d'être à-la-fois très idéales et très réelles,
spéculatives et pratiques tout ensemble , en
un moment elles élèvent dans les cieux , en
ARGUMENT. i7:î
un moment elles ramènent sur la terre. En
effet il suffit de rappeler clans leur simpli-
cité les deux vérités qui résultent de la po-
lémique précédente, savoir, que c'est un
mal de commettre une injustice, et un plus
grand mal d'en chercher ou d'en procurer
l'impunité , pour revenir naturellement à
cette malheureuse rhétorique qui, prenant
l'apparence pour la réalité, croit faire mer-
veille d'éviter au coupable la punition qui
pourrait le réconcilier avec l'ordre et le
bonheur et ne cherche pour ses cliens et
pour elle-même que l'utilité du moment , le
succès et le plaisir.
Si le but de la rhétorique est le succès, l'o-
rateur est un courtisan qui ne peut trop
flatter celui auquel il veut plaire , peuple ou
tyran, sans s'arrêter devant aucune limite,
car où commence la limite de la flatterie ,
décroît la faveur, et le but est manqué. Il
faut donc, pour être conséquent , ou le pour-
suivre exclusivement , ou le rejeter totale-
1 74 ARGUMENT,
ment , et entrer dans les voies de cette autre
rhétorique qui a pour but d'améliorer
l'homme, et non de lui faire plaisir. Or,
pour améliorer les autres, il faut d'abord
être bon soi-même. La vertu est donc la con-
dition de la vraie rhétorique, c'est-à-dire de
la vraie politique , comme son but et l'uti-
lité morale de l'auditoire ou du pays auquel
elle s'adresse. De là la témérité de ceux qui,
sans s'être exercés à se gouverner eux-mê-
mes, osent se porter comme orateurs et hom-
mes d'état, et entreprendre de diriger et
de conseiller les autres ; et le délire de la re-
nommée, qui donne le titre de politiques à
des hommes qui , loin d'avoir amélioré leurs
semblables , les ont corrompus autant qu'il
était en eux, ne songeant qu'aux intérêts
matériels delà société, prenant la grandeur
apparente pour la véritable grandeur, l'éclat
dïin jour pour la puissance, serviteurs de
ceux dont ils se croient les maîtres , et se
perdant souvent par les vices mêmes qu'ils
ARGUMENT. i75
ont nourris et caressés. Après avoir enseigné
an peuple le mépris de l'ordre, la cupidité,
la vanité , la paresse et la lâcheté , la cor-
ruption qui a servi de marche-pied à leur
puissance, se retourne contre eux et les pré-
cipite. Ils se recrient alors ; ils accusent l'in-
gratitude de leurs contemporains, comme
s'ils ne recueillaient pas ce qu'ils ont semé ,
comme si le maître était reçu à se plaindre
de l'élève qu'il a formé, et comme si l'accuser
n'était pas s'accuser soi-même!
Par tous ces motifs, Socrate rejette la
fausse rhétorique, et se décide pour la vraie,
avec laquelle il pourra faire quelque bien ,
sauver quelques âmes et la sienne : mais il ne
se dissimule pas qu'avec celle-là il faut
que tôt ou tard il succombe ; car il est im-
possible de faire du bien anx hommes sans
se perdre soi-même. Les hommes ne con-
naissent pas leurs vrais intérêts, et ne sont
pas pins capables de préférer qui les aime à
qui les flatte, qu'un enfant mal élevé n'est
i76 ARGUMENT,
capable de préférer un sage médecin à un
cuisinier habile. Les ennemis de S ocra te
remporteront donc; on mettra Socrate en
jugement, et il sera hors d'état de se défen-
dre; car la vraie rhétorique ne fera qu'in-
disposer davantage ses juges; comme il ne
pourra prouver qu'il a cherché à faire plai-
sir à ses concitoyens, puisque en effet il
n'a cherché qu'à leur faire du bien, inévita-
blement il sera condamné. Il connaît son sort
et s'y résigne n'ayant commis aucune injus-
tice , il n'en a aucune à expier ; il est donc
dans l'ordre , et par conséquent heureux ,
content de la mort comme de la vie.
Jusqu'ici Platon ne s'est appuyé que sui-
des argumens tirés de la seule raison , car
l'ordre c'est la raison; c'est une loi de la
raison qui nous impose l'obligation d'être
justes; et c'est une loi de la raison encore
qui attache à toute injustice sa punition .
punition qui doit être recherchée et accep-
tée avec des sentimens convenables pour être
ARGUMENI. 177
expiatoire, c'est-à-dire pour opérer le retour
à l'ordre, et par conséquent au bonheur.
Mais on ne détruit pas la loi en la violant
ou en l'éludant ; où manque l'expiation ,
subsiste encore la loi , qui veut que toute in-
fraction à l'ordre soit punie pour être ré-
parée ; et l'on peut bien ne pas accepter la
peine avec la disposition convenable , mais
on n'y peut pas échapper. Car si les lois de
l'ordre sont celles de la raison , les lois de la
raison sont celles de la nature des choses ,
qui est la raison elle-même, et comme la
nature des choses ne fléchit jamais, et que
son action est nécessaire et universelle, la pu-
nition du mal ne rencontre aucun obstacle ;
elle commence avec lui, se mesure sur lui ,
dure autant que lui , et ne cesse qu'avec lui.
La punition du crime est donc irrésistible ;
et si elle manque ou paraît manquer en ce
monde, elle trouve sa place ailleurs; car le
mal, le désordre, doit être vaincu et ramené
à l'ordre et au bien qui seul existe. De là ,
12
178 ARGUMENT,
dans le Gorgias , comme dans le Phédon et
la République, un appel à la mythologie du
temps, qui couronne l'argumentation ration-
nelle , et présente la vérité sous le reflet du
symbole , sous cette forme populaire que
l'énergie spontanée du genre humain s'est
suscitée à elle-même et pour son usage , avant
que la réflexion fût née et eût créé pour l'é-
lite des esprits cette forme de la pensée plus
pure et plus élevée qu'on appelle la philo-
sophie. Platon comprend , respecte et aime
trop l'humanité pour en rejeter les inspira-
tions primitives ; et loin de mettre aux prises
la religion et la philosophie, il essaie partout
de les concilier ; partout il tire ou il autorise
les soupçons et les pressentimens sublimes
de sa propre pensée, des convictions du genre
humain , déposées dans les traditions reli-
gieuses des peuples. Personne n'a mieux saisi
l'alliance intime du sens commun et de la
science, de la religion et de la philosophie ,
des croyances populaires et des conceptions
\RGUMENT. i79
métaphysiques. Indépendant comme un élève
de Socrate , mais d'un esprit trop étendu
pour n'être pas conciliant, sa philosophie,
toujours si haute, semble toujours heureuse
de se rencontrer avec les croyances les plus
vulgaires de ses semblables, La fin du Gor-
gias est donc tout-à-fait mythologique. Pla-
ton rappelle que si le coupable échappe à l'a-
réopage, il n'échappera pas aux trois grands
juges Eaque, Minos et Rhadamanthe, qui,
dans l'autre monde, discernent les coupables
et les innocens , envoient les uns dans l'Ely-
sée , les autres dans le Tartare pour y subir
la punition qui doit les purifier et les récon-
cilier avec l'ordre. Mais cette conclusion my-
thologique n'est point un hors-d'œuvre, et se
rapporte encore , comme les autres parties du
Gorgias, au but fondamental du dialogue,
savoir, que la rhétorique qui cherche à sau-
ver l'homme injuste, le perd au lieu de le
sauver; qu'en général la rhétorique qui ne
songe qu'à plaire est une fausse rhétorique ;
180 ARGUMENT.
et que la vraie est celle dont le but est de
faire du bien aux hommes en leur disant la
vérité, en améliorant les âmes, en les éle-
vant sans cesse ou en les rappelant à l'ordre ,
comme à la seule règle de la vie, à l'unique
fin de la vraie existence.
GORGIAS,
ou
DE LA RHÉTORIQUE.
Interlocuteurs .
CALLICLES, SOCRATE, CHÉRÉPHON,
GORGIAS, POLUS.
itnwmsw
CA.LLICLES.
Vj'est à la guerre et à la bataille, Socrate, qu'il
faut, dit-on, se trouver ainsi après coup.
SOCRATE.
Est-ce que nous venons , comme on dit, après
la fête, et arrivons-nous trop tard?
CA.LLICLÈS.
Oui , et après une fête tout-à-fait charmante ;
car Gorgias , il n'y a qu'un instant, vient de nous
dire une infinité de belles choses.
SOCRATE.
Chéréphon, que voici, est la cause de ce re-
tard, Calliclès; il nous a forcés de nous arrêter
sur la place.
18a GORGIAS.
CHÉRÉPHON.
Il n'y a point de mal, Socrate : en tout cas,
j'y remédierai. Gorgias est mon ami: ainsi il nous
répétera les mêmes choses à présent, si tu
veux; ou , si tu l'aimes mieux, se sera pour une
autre fois.
CALLICLÈS.
Quoi donc, Cher éphon? Socrate est-il curieux
d'entendre Gorgias ?
CHERÉPÏION.
Nous sommes venus tout exprès.
CALLICLÈS.
Eh bien, quand vous voudrez venir chez moi,
Gorgias y loge *, vous l'entendrez.
* Il paraît que tout ce préambule se passe devant la
maison de Calliclès, qui cause un moment avec Socrate et
Chéréphon avant de les introduire et de les présenter à
Gorgias. C'est là l'opinion d'Olympiodore , du Scholiaste, de
Heindorf , et de tous les critiques, excepté Schleiermacher ,
qui place le lieu de la scène sur une place publique , ou
peut-être au Lycée. Mais , dans ce cas , il y aurait quelque
allusion directe ou indirecte. Il ne faut pas oublier non
plus que c'était surtout dans des maisons particulières que
parlait Gorgias , étranger et chargé d'une mission diplo-
matique. Platon le dit expressément dans le grand Hippias.
Schleiermacher trouve qu'il serait assez peu poli à Calli-
clès de laisser là ses hôtes Gorgias et Polus, pour venir
causer avec Socrate : mais rien de pljus naturel que d'aller
au-devant de gens qui vous font viàïtc , et qu'on va rece-
voir à l'entrée de sa maison. C'est l'aiffaire de quelques mi-
GORGIAS. i83
SOCRATE.
Je te suis obligé, Calliclès; mais serait-il d'hu-
meur à s'entretenir avec nous? Je voudrais ap-
prendre de lui quelle est la vertu de son art ,
ce qu'il prétend savoir et ce qu'il enseigne.
Pour le reste , il en fera, comme tu dis, l'expo-
sition une autre fois.
CALLICLÈS.
Rien n'est tel que de l'interroger lui-même ,
Socrate; car c'est là précisément un des points
de la leçon qu'il vient de nous faire. Il disait
tout-à- l'heure à ceux qui étaient présens de
l'interroger sur ce qu'ils voudraient , se faisant
fort de les satisfaire sur tout.
nutes, un simple échange de complimens. La plus forte ob-
jection de Schleiermacher est tirée de cette phrase de Cal-
liclès , quand vous voudrez venir chez moi, qui ne suppose
guère en effet que le lieu de la conversation est la maison
ou la porte de Calliclès ; car on n'invite pas les gens à venir
où ils sont. Mais à la réflexion , on trouve que chez lui ou
près de chez lui Calliclès peut très bien parler ainsi , et dire
à Socrate et à Chéréphon , qu'il n'ose pour cette fois enga-
ger Gorgias à se répéter , mais que Gorgias loge dans sa
maison , et qu'ils sont avertis une fois pour toutes que ,
qu ml ils voudront y venir, c'est-à-dire y revenir, ils y en-
tendront Gorgias. Cela est si vrai, que Socrate répond à
Calliclès , je ne veux aujourd'hui que lui dire un mot sur
son art; pour le reste, il en fera, comme tu dis , l'exposi-
tion une autre fois.
,84 GORGIAS.
SOCRATE.
Voilà qui est fort beau. Chéréphon , inter-
roge-le.
CHÉRÉPHON.
Que lui demanderai-je?
SOCRATE.
Ce qu'il est.
CHÉRÉPHON.
Que veux-tu dire?
SOCRATE.
Par exemple, si son métier était de foire des
souliers, il te répondrait qu'il est cordonnier. Ne
comprends-tu pas ma pensée?
CHÉRÉPHON.
Je comprends, et je vais l'interroger. Dis-moi
Gorgias, ce que dit Calliclès est-il vrai, que tu te
fais fort de répondre à toutes les questions qu'on
peut te proposer?
GORGIAS.
Oui, Chéréphon ; c'est ce que je déclarais
tout-à-1'heure , et j'ajoute que depuis bien des
années personne ne m'a proposé aucune ques-
tion qui me fût nouvelle.
CHÉRÉPHON.
A ce compte, tu dois répondre avec bien de
l'aisance, Gorçias.
OOHGIAS. i85
GORGIAS.
Il ne tient qu'à toi, Chércphon , d'en faire l'es-
sai.
POLUS.
Assurément; mais fais-le sur moi, si tu le
veux bien , Chéréphon : car Gorgias me paraît
fatigué; il vient de discourir bien long-temps.
CHÉRÉPHON.
Quoi donc, Polus? te flattes-tu de mieux ré-
pondre que Gorgias?
POLUS.
Qu'importe, pourvu que je réponde assez bien
pour toi?
CHÉRÉPHON.
Cela n'y fait rien. Réponds donc puisque tu
le veux.
POLUS.
Interroge.
CHÉRÉPHON.
C'est ce que je vais faire. Si Gorgias était ha-
bile dans le même art que son frère Hérodicus *,
quel nom aurions-nous raison de lui donner?
Le même qu'à Hérodicus, n'est-ce pas?
POLUS.
Sans doute.
* Il ne faut pas confondre cet Hérodicus , médecin , de
Léontium, avec l'Hérodlcus de Sélymbrie, dont il est ques-
tion d;ms le Protagoras , p. 26, et dans la République, 1. III.
186 GORGIAS.
CHÉRÉPHON.
Nous aurions donc raison de l'appeler médecin.
POLUS.
Oui.
CHÉRÉPHON.
Et s'il était versé dans le même art qu'Aristo-
phon , fils d' Aglaophon , ou que son frère *, de
quel nom conviendrait-il de l'appeler?
POLUS.
Du nom de peintre, évidemment.
CHÉRÉPHON.
Puisqu'il est habile dans un certain art , quel
nom faut-il lui donner ?
POLUS.
Chéréphon , il y a , parmi les hommes , un
grand nombre d'arts qu'à force d'expériences
l'expérience a découverts : car l'expérience fait
que notre vie marche avec ordre, et l'inexpé-
rience, au hasard. Les hommes se sont donc par-
tagés les arts : les uns ont pris ceux-ci, les autres
ceux-là, chacun à sa manière ; les meilleurs
ont pris les meilleurs **; Gorgias est de ce nom-
* Polygnote, statuaire, et surtout peintre fameux. Plink,
Hist. Naiur. XXXV, 35.
** II y a, dans cette tirade de Polus, une symétrie de
tours et de désinences qu'il n'a pas toujours été possible de
bien rendre. On conjecture, d'après ce passage et un autre
du même dialogue, et l'endroit d'Arislote, Métaphysique, I,
GORGIAS. 187
bre, et l'art qu'il possède est le plus beau de
tous.
SOCRATE.
Il me paraît, Gorgias, que Polus est très exercé
à discourir ; mais il ne tient pas la parole qu'il
a donnée à Chéréphon.
GORGIAS.
Pourquoi donc , Socrate ?
SOCRATE.
Il ne répond pas , ce me semble , à ce qu'on
lui demande.
GORGIAS.
Interroge-le toi-même , si tu le trouves bon.
socrate. .
Non , mais s'il te plaisait de répondre , je
t'interrogerais bien plus volontiers ; d'autant
que , sur ce que Polus vient de dire , il m'est
évident qu'il s'est bien plus appliqué à cet art
qu'on appelle la rhétorique , qu'à celui de la
conversation.
POLUS.
Pour quelle raison, Socrate?
SOCRATE.
Par la raison , Polus , que Chéréphon t'ayant
demandé dans quel art Gorgias est habile , tu
1 , que ce sont les propres termes de Polus , tirés d'un de
ses ouvrages.
i88 GORGIAS.
fais l'éloge de son art, comme si quelqu'un le
méprisait, et tu ne dis point ce qu'il est.
POLUS.
N'ai-je pas répondu que c'était le plus beau
de tous les arts?
SOCRATE.
J'en conviens; mais personne ne t'interroge
sur la qualité de l'art de Gorgias : on te demande
seulement ce qu'il est , et de quel nom on doit
appeler Gorgias. Chéréphon t'a mis sur la voie
par des exemples , et tu lui avais d'abord bien
répondu et en peu de mots. Dis-nous donc de
même maintenant quel art professe Gorgias , et
quel nom nous devons lui donner. Ou plutôt,
Gorgias , dis-nous toi-même de quel nom il faut
t'appeler, et quel art tu possèdes.
GORGIAS.
La rhétorique, Socrate.
SOCRATE.
Il faut donc t'appeler rhéteur ?
GORGIAS.
Et bon rhéteur, Socrate, si tu veux m'appeler
ce que je me glorifie d'être * , pour me servir de
l'expression d'Homère.
* Hom. lltad. liv. VI, v. 211. — Etaussi liv. I, v. 91 j liv.II,
v. 82; liv. IV, v. 264.
GORGIAS. 1 89
SOCRATE.
J'y consens.
GORGIAS.
Hé bien! appelle»moi ainsi.
SOCRATE.
Et ne dirons-nous pas que tu es capable
d'enseigner cet art aux autres?
GORGIAS.
C'est de quoi je fais profession, non-seulement
ici, mais ailleurs.
SOCRATE.
Voudrais-tu bien, Gorgias, continuer en par-
tie à interroger , en partie à répondre , comme
nous faisons maintenant, et remettre à un autre
temps les longs discours , comme celui que
Polus avait commencé? Mais, de grâce, tiens
ta promesse , et réduis-toi à faire des réponses
courtes à chaque question.
GORGIAS.
Socrate , il y a des réponses qui exigent né-
cessairement quelque étendue.Néanmoins je ferai
en sorte qu'elles soient aussi courtes qu'il est pos-
sible. Car une des choses dont je me vante est
que personne ne dira les mêmes choses en
moins de paroles que moi.
SOCRATE.
C'est ce qu'il faut ici, Gorgias. Montre-moi
i9o GORGIAS.
aujourd'hui ta précision; tu nous déploieras une
autre fois ton abondance.
GORGIAS.
Je le ferai, et tu conviendras que tu n'as jamais
entendu parler plus brièvement.
SOCRATE.
Puisque tu te vantes d'être habile dans l'art de
la rhétorique, et capable d'enseigner cet art à
un autre , apprends-moi quel est son objet:
comme , par exemple , l'art du tisserand a pour
objet de faire des habits, n'est-ce pas?
GORGIAS.
Oui.
SOCRATE.
Et la musique de composer des chants?
GORGIAS.
Oui.
SOCRATE.
Par Junon, Gorgias, j'admire tes réponses : il
n'est pas possible d'en faire de plus courtes.
GORGIAS.
Je me flatte, Socrate, que tu ne seras pas
mécontent de moi . sous ce rapport.
SOCRATE.
Fort bien. Pœponds-moi, je te prie, de même
sur la rhétorique , et dis-moi quel est son objet.
GORGIAS.
Les discours.
GORGIAS. 191
SOCRATE.
Quels discours, GorgiasPCeux avec lesquels
le médecin explique au malade le régime qu'il
doit observer pour se rétablir ?
GORGIAS.
Non.
SOCRATE.
La rhétorique n'a donc pas pour objet toute
espèce de discours?
GORGIAS.
Non , sans doute.
SOCRATE.
Elle apprend à parler.
GORGIAS.
Oui.
SOCRATE.
Et n'apprend-elle pas à penser aussi sur les
mêmes choses , sur lesquelles elle apprend à
parler ?
GORGIAS.
Sans contredit.
SOCRATE.
Mais la médecine, que nous venons d'appor-
ter en exemple , ne met-elle pas en état de pen-
ser et de parler sur les malades?
GORGIAS.
Nécessairement.
t92 GORGIAS.
SOCRATE.
La médecine, à ce qu'il paraît, a donc aussi
pour objet les discours.
GORGIAS.
Oui.
SOCRATE.
Ceux qui concernent les maladies ?
GORGIAS.
Précisément.
SOCRATE.
La gymnastique a de même pour objet les
discours sur la bonne et la mauvaise disposition
du corps.
GORGIAS.
Tout-à-fait.
SOCRATE.
Et il en est ainsi , Gorgias , des autres arts :
chacun d'eux a pour objet les discours relatifs
à la chose sur laquelle il s'exerce.
GORGIAS.
Il paraît qu'oui.
SOCRATE.
Pourquoi donc n'appelles-tu pas rhétorique
les autres arts qui out aussi pour objet les dis-
cours , puisque tu donnes ce nom à un art dont
les discours sont l'objet ?
GORGIAS. i93
GORGIAS.
C'est, Socrate, que tous les arts ne s'occu-
pent presque que d'ouvrages de main et d'autres
semblables ; au lieu que la rhétorique ne pro-
duit rien de pareil, et que tout son effet, toute
sa force* est dans les discours. Voilà pourquoi
je dis que la rhétorique a les discours pour ob-
jet ; et je prétends que je dis \rai en cela.
SOCRATE.
Je crois comprendre ce que tu veux désigner
par cet art ; mais je verrai la chose plus claire-
ment tout-à-1'heure. Réponds -moi ; il y a des
arts , n'est-ce pas ?
GORGIAS.
Oui.
SOCRATE.
Parmi tous les arts, les uns consistent, je pense,
principalement dans l'action , et n'ont besoin que
de très peu de discours ; quelques-uns même
n'en ont que faire du tout : mais leur ouvrage
peut s'achever en silence, comme la peinture,
la sculpture et beaucoup d'autres. Tels sont,
Toute sa force. Il y a dans le texte xûpwa'.;, qui appar-
tient au dialecte sicilien, tandis que plus bas Socrate se
sert du mot attique y.jpt;. Cette nuance échappe à la tra-
duction.
3. i3
i94 GORGIAS.
à ce qu'il me paraît , les arts que tu dis n'avoir
aucun rapport à la rhétorique.
GORGIAS.
Tu saisis parfaitement ma pensée , Socrate.
SOCRATE.
Il y a , au contraire , d'autres arts qui exécutent
tout ce qui est de leur ressort par le discours, et
qui d'ailleurs n'ont besoin d'aucune ou de presque
aucune action. Tels sont la numération et le
calcul dans l'arithmétique, la géométrie , le jeu
de dés , et beaucoup d'autres arts , dont quelques-
uns demandent autant de paroles que d'action ,
et la plupart davantage, et dont tout l'effet et
toute la force est dans le discours. C'est de ce
nombre que tu dis , ce me semble , qu'est la
rhétorique.
GORGIAS.
A. merveille.
SOCRATE.
Ton intention n'est pourtant pas, je pense , de
donner le nom de rhétorique à aucun de ces
arts , si ce n'est peut-être que , comme tu as dit en
termes exprès que la rhétorique est un art dont
la force est tout entière dans le discours, quel-
qu'un voulût chicaner sur les mots, et en tiret-
cette conclusion : Gorgias , tu donnes donc le
nom de rhétorique à l'arithmétique. Mais je ne
GORGIAS. i95
pense pas que tu appelles ainsi ni l'arithmétique,
ni la géométrie.
GORGIAS.
Tu ne te trompes point, Socrate , et tu prends
ma pensée comme il faut la prendre.
SOCRATE.
Allons, achève ta réponse à ma question. Puis-
que la rhétorique est un de ces arts qui font un
grand usage du discours , et que beaucoup d'au-
tres sont dans le même cas , tâche de me dire par
rapport à quoi toute la force de la rhétorique
consiste clans le discours. Si quelqu'un me de-
mandait au sujet d'un des arts que je viens de
nommer : Socrate, qu'est-ce que la numération?
je lui répondrais, comme tu as fait tout-à-1'heure ,
que c'est un des arts dont toute la force est dans
le discours. Et s'il me demandait de nouveau:
Par rapport à quoi ? je lui dirais que c'est par
rapport à la connaissance du pair et de l'impair,
pour savoir combien il y a d'unités dans l'un
et dans l'autre. Pareillement, s'il me deman-
dait : Qu'entends -tu par le calcul ? je lui dirais
aussi que c'est un des arts dont toute la force
consiste clans le discours. Et s'il continuait à me
demander: Par rapport à quoi? je lui répon-
drais, comme ceux qui recueillent les suffrages
i3.
i96 GORGIAS.
dans les assemblées du peuple*, que pour tout
le reste la numération est comme le calcul,
puisqu'elle a le même objet , savoir , le pair et
l'impair ; mais qu'il y a cette différence , que
le calcul considère en quel rapport le pair et
l'impair sont entre eux , relativement à la quan-
tité. Si on m'interrogeait encore sur l'astrono-
mie , et qu'après que j'aurais répondu que c'est
aussi un art qui exécute par le discours tout
ce qui est de son ressort , on ajoutât : Socrate,
à quoi se rapportent les discours de l'astrono-
mie ? je dirais qu'ils se rapportent au mouve-
ment des astres , du soleil et de la lune , et
qu'ils expliquent en quel rapport ils sont, rela-
tivement à la vitesse.
GORGIAS.
Tu répondrais très bien, Socrate.
SOCRATE.
Réponds -moi de même , Gorgias. La rhéto-
* Le scholiaste : Dans les assemblées pour la discussion
des lois, l'huissier nomme d'abord le nom du votant, celui
de son père et de son dème, lorsqu'il vote pour la première
fois par exemple : Démostbène , fils de Démosthène , de
Paeanée, vote ainsi. Si le même votant veut ajouter quelque
chose , l'huissier , pour être court, dit : Un tel , pour tout le
reste comme auparavant ; il ajoute ceci
GORGIAS. i97
rique est un de ces arts qui achèvent et exécutent
tout par le discours, n'est-ce pas?
GORGIAS.
Cela est vrai.
SOCRATE.
Dis-moi donc quel est le sujet auquel se rap-
portent ces discours dont la rhétorique fait usage.
GORGIAS.
Ce sont les plus grandes de toutes les affaires
humaines , Socrate, et les plus importantes.
SOCRATE.
Ce que tu dis là, Gorgias , est une chose con-
troversée, sur laquelle il n'y a encore rien de
décidé : car tu as , je pense , entendu chanter dans
les banquets la chanson , où les convives, faisant
Ténumération des biens de la vie, disent que le
premier est la santé ; le second, la beauté; le
troisième , la richesse acquise sans injustice ,
comme parle l'auteur de la chanson*.
GORGIAS.
Je l'ai entendu; mais à quel propos dis- tu
cela ?
SOCRATE.
C'est que les artisans de ces biens, chantés par
* Simonide , ou Épicharmc , selon le Scholiaste. Voyez
Brunck, Annal. I, 122.
,98 GORGIAS.
le poète, savoir, le médecin , le maître de gym-
nase, l'économe, se mettront aussitôt avec toi
sur les rangs, et que le médecin me dira le pre-
mier : Socrate, Gorgias, te trompe. Son art n'a
point pour objet le plus grand des biens de
l'homme ; c'est le mien. Si je lui demandais: Toi,
qui parles de la sorte , qui es-tu ? Je suis mé-
decin , me répondra -t- il. Et que prétends-tu?
que le plus grand des biens est celui que produit
ton art? Peut-on le contester, Socrate, me dira-
t-il peut-être, puisqu'il produit la santé? Est -il
un bien préférable pour les hommes à la santé ?
Après celui-ci, le maître de gymnase pourrait
bien dire : Socrate , je serais très surpris que
Gorgias pût te montrer quelque bien résultant de
son art, plus grand que celui qui résulte du mien.
Et toi, mon ami, répliquerai -je , qui es- tu?
quelle est ta profession ? Je suis maître de gym-
nase, répondrait-il; ma profession est de rendre le
corps humain beau et robuste. Après le maître de
gymnase viendrait l'économe, qui, méprisant tou-
tes les autres professions, me dirait, à ce que je
m'imagine : Juge toi-même, Socrate, si Gorgias
ou quelque autre peut produire un bien plus
grand que la richesse. Quoi donc ! lui dirions-
nous , est-ce toi qui fais la richesse ? Sans doute,
répondrait-il. Qui es-tu donc ? Je suis économe.
Et quoi ! est-ce que tu regardes la richesse comme
GORGIAS. 199
le plus grand de tous les biens ? Assurément >
dira-t-il. Cependant, Gorgias que voici, prétend
que son art produit un plus grand bien que le
tien. 11 est clair qu'il demanderait après cela :
Quel est donc ce plus grand bien ? Que Gorgias
s'explique. Imagine -toi, Gorgias, que la même
question t'est faite par eux et par moi; et dis-
moi en quoi consiste ce que tu appelles le plus
grand bien de l'homme , celui que tu te vantes
de produire.
gorgias.
C'est en effet, Socrate, le plus grand de tous
les biens , qui rend libre et même puissant dans
chaque ville.
SOCRATE.
Mais encore quel est-il ?
GORGIAS.
C'est , selon moi , d'être en état de persuader
par ses discours les juges dans les tribunaux, les
sénateurs dans le sénat, le peuple dans les as-
semblées, en un mot tous ceux qui composent
toute espèce de réunion politique. Or, ce talent
mettra à tes pieds le médecin et le maître de
gymnase : et l'on verra que l'économe s'est enri-
chi, non pour lui, mais pour un autre, pour toi
qui possèdes l'art de parler et de gagner l'esprit
de la multitude.
2oo GORGIAS.
SOCRATE.
Enfin, Gorgias , il me paraît que tu m'as mon-
tré , d'aussi près qu'il est possible , quel art est
la rhétorique. Si j'ai bien compris , tu dis qu'elle
est l'ouvrière de la persuasion , que tel est le
but de toutes ses opérations , et qu'en somme
elle se termine là. Pourrais-tu en effet me prou-
ver que le pouvoir de la rhétorique aille plus
loin que de faire naître la persuasion dans l'âme
des auditeurs ?
GORGIAS.
Nullement, Socrate, et tu l'as, à mon avis,
bien définie; car c'est à cela véritablement qu'elle
se réduit.
SOCRATE.
Écoute-moi, Gorgias. S'il est quelqu'un qui,
en conversant avec un autre, soit jaloux de bien
comprendre quelle est la chose dont on parle,
sois assuré que je me flatte d'être un de ceux-là,
et je pense que tu en es aussi.
GORGIAS.
A quoi tend ceci, Socrate?
SOCRATE.
Le voici : tu sauras que je ne conçois en au-
cune façon de quelle nature est la persuasion que
tu attribues à la rhétorique, ni relativement à
quoi cette persuasion a lieu. Ce n'est pas que
GORGIAS. ^oi
je ne soupçonne ce que tu veux dire ; mais je
ne t'en demanderai pas moins quelle persuasion
la rhétorique fait naître, et sur quoi. Si je t'in-
terroge , au lieu de te faire part de mes soupçons ,
ce n'est point à cause de toi, mais de cet entre-
tien , afin qu'il aille de manière que nous sachions
clairement ce dont il est question entre nous.
Vois toi-même si j'ai raison de t'interroger. Si
je te demandais dans quelle classe de peintres est.
Zeuxis, et si tu me répondais qu'il peint des ani-
maux, n'aurai-jepas raison de te demander en-
core quels animaux il peint , et sur quoi ? *
GORGIAS.
Sans doute.
SOCRATE.
N'est-ce point parce qu'il y a d'autres peintres
qui peignent aussi des animaux ?
GORGIAS.
Oui.
SOCRATE.
Au lieu que si Zeuxis était le seul qui en pei-
gnît, alors tu aurais bien répondu.
GORGIAS.
Assurément.
SOCRATE.
Dis-moi donc, par rapport à la rhétorique : te
* Sur quelle matière , la toile ou la pierre.
202 GORGIAS.
semble-t-il qu'elle produise seule la persuasion ,
ou qu'il y a d'autres arts qui en font autant?
Voici quelle est ma pensée : quiconque ensei-
gne quoi que ce soit, persuade -t- il ou non ce
qu'il enseigne ?
GORGIAS.
Il le persuade sans contredit , Socrate.
SOCRATE.
Pour revenir donc aux mêmes arts dont il a
déjà été fait mention , l'arithmétique et l'arithmé-
ticien ne nous enseignent-ils pas ce qui concerne
les nombres ?
GORGIAS.
Oui.
SOCRATE.
Et en même temps ne persuadent-ils pas?
GORGIAS.
Oui.
SOCRATE.
L'arithmétique est donc aussi ouvrière de la
persuasion ?
GORGIAS.
Il y a apparence.
SOCRATE.
Si on nous demandait : De quelle persuasion,
et sur quoi ? nous dirions que c'est celle qui ap-
GORGIAS. 2o3
prend la quantité du nombre, soit pair, soit im-
pair. Appliquant lu même réponse aux autres arts
dont nous parlions, il nous sera aisé de montrer
qu'ils produisent la persuasion, et d'en marquer
l'espèce et l'objet; n'est-il pas vrai.
GORGIAS.
Oui.
SOCRATE.
La rhétorique n'est donc pas le seul art dont
la persuasion soit l'ouvrage.
GORGIAS.
Tu dis vrai.
SOCRATE.
Par conséquent , puisqu'elle n'est pas la seule
qui la produise , et que d'autres arts en font au-
tant , nous sommes en droit, comme au sujet du
peintre, de demander en outre de quelle persua-
sion la rhétorique est l'art , et sur quoi roule cette
persuasion. Ne penses-tu pas que cette question
est à sa place ?
GORGIAS.
Si fait.
SOCRATE.
Réponds donc, Gorgias , puisque tu penses
ainsi.
GORGIAS.
Je parle , Socrate , de cette persuasion qui a
204 GORGIAS.
lieu dans les tribunaux et les assemblées publi-
ques, comme je disais tout-à-1'heure , et qui roule
sur ce qui est juste ou injuste.
SOCRATE.
Je soupçonnais que tu avais en vue cette per-
suasion et ces objets , Gorgias , mais je n'en ai
rien dit , afin que tu ne fusses pas surpris, si , dans
la suite de cet entretien, je t'interroge sur des
choses qui paraissent évidentes; car ce n'est point
à cause de toi, comme je t'ai déjà dit, que j'en
agis de la sorte , mais à cause de la conversation ,
pour qu'elle marche régulièrement , et que sur
de simples conjectures nous ne prenions point
l'habitude de prévenir et de deviner nos pensées
de part et d'autre ; mais que tu achèves comme
il te plaira ton discours, selon les principes que
tu auras établis toi-même.
GORGIAS.
Socrate, à mon avis, rien n'est plus sensé que
cette conduite.
SOCRATE.
Allons en avant, et examinons encore ceci.
Admets-tu ce qu'on appelle savoir ?
GORGIAS.
Oui.
SOCRATE.
Et ce qu'on nomme croire ?
GORGIAS. 2o5
GORGIAS.
Je l'admets aussi.
SOCRATE.
Te semble-t-il que savoir et croire, la science
et la croyance soient la même chose , ou bien
deux choses différentes?
GORGIAS.
Je pense, Socrate, que ce sont deux choses
différentes.
SOCRATE.
Tu penses juste, et tu pourrais en juger à cette
marque. Si on te demandait : Gorgias , y a-t-il
une croyance fausse et une croyance vraie ? tu
en conviendrais sans doute.
GORGIAS.
Oui.
SOCRATE.
Mais quoi ! y a-t-il de même une science fausse
et une science vraie ?
GORGIAS.
Non, certes.
SOCRATE.
Il est donc évident que savoir et croire n'est
pas la même chose.
GORGIAS.
Cela est vrai.
2o6 GORGIAS.
SOCRATE.
Cependant ceux qui savent sont persuadés ,
comme ceux qui croient.
GORGIAS.
J'en conviens.
tSOCRATE.
Veux -tu qu'en conséquence nous mettions
deux espèces de persuasions, dont l'une pro-
duit la croyance sans la science , et l'autre la
science.
GORGIAS.
Sans doute.
SOCRATE.
De ces deux persuasions, quelle est celle que
la rhétorique opère dans les tribunaux et les au-
tres assemblées, au sujet du juste et de l'injuste?
Est-ce celle d'où naît la croyance sans la science,
ou celle qui engendre la science ?
GORGIAS.
Il est évident , Socrate , que c'est celle d'où naît
la croyance.
SOCRATE.
La rhétorique, à ce qu'il paraît, est donc ou-
vrière de la persuasion qui fait croire , et non de
celle qui fait savoir, relativement au juste et à
l'injuste.
GORGIAS. 207
GORGIAS.
Oui.
SOCRATE.
Ainsi l'orateur ne se propose point d'instruire
les tribunaux et les autres assemblées sur le juste
et l'injuste , mais uniquement de les amener à
croire. Aussi bien ne pourrait -il jamais, en si
peu de temps, instruire tant de personnes à-la-
fois sur de si grands objets.
GORGIAS.
Non , sans doute.
SOCRATE.
Cela posé, voyons, je te prie, ce que nous
devons penser de la rhétorique. Pour moi, je ne
puis encore me former une idée précise de ce
que j'en dois dire. Lorsqu'une ville s'assemble
pour faire choix de médecins, de constructeurs
de vaisseaux, ou de toute autre espèce d'ouvriers,
n'est-il pas vrai que l'orateur n'aura point alors
de conseil à donner, puisqu'il est évident que,
dans chacun de ces cas, il faut choisir le plus in-
struit ? Ni lorsqu'il s'agira de la construction des
murs , des ports , ou des arsenaux ; mais que l'on
consultera là-dessus les architectes : ni lorsqu'on
délibérera sur le choix d'un général, sur l'ordre
dans lequel 011 marchera à l'ennemi, sur les postes
dont on doit s'emparer ; mais qu'en ces circon-
2o8 GORGIAS.
stances les gens de guerre diront leur avis, et
les orateurs ne seront pas consultés. Qu'en penses-
tu , Gorgias? Puisque tu te dis orateur, et capable
de former d'autres orateurs , on ne peut mieux
s'adresser qu'à toi pour connaître à fond ton
art. Figure-toi d'ailleurs que je travaille ici dans
tes intérêts. Peut-être parmi ceux qui sont ici*
y en a-t-il qui désirent d'être de tes disciples,
comme j'en sais quelques-uns et même beau-
coup , qui ont cette envie , et qui n'osent pas
t'interroger. Persuade -toi donc que, quand je
t'interroge , c'est comme s'ils te demandaient eux-
mêmes : Gorgias ? que nous en reviendra-t-il , si
nous prenons tes leçons ? sur quoi serons-nous
en état de conseiller nos concitoyens ? Sera-ce
seulement sur le juste et l'injuste, ou, en outre,
sur les objets dont Socrate vient de parler ? Es-
saie de leur répondre.
GORGIAS.
Je vais, Socrate, essayer de te développer en
son entier toute la vertu de la rhétorique ; car
tu m'as mis parfaitement sur la voie. Tu sais
sans doute que les arsenaux des Athéniens, leurs
murailles , leurs ports , ont été construits, en par-
* T&v evS'gv o'vtmv. Expression qui prouve bien que cette
conversation a lieu dans Li maison et non sur la place
publique.
GORGTAS. 209
tie sur les conseils de Thémistocle , en partie sur
ceux de Périclès, et non sur ceux des ouvriers.
SOCRATE.
Je sais, Gorgias, qu'on le dit de Thémistocle.
A l'égard de Périclès, je l'ai entendu moi-même,
lorsqu'il conseilla aux Athéniens d'élever la mu-
raille qui sépare Athènes du Pirée *.
GORGIAS.
Ainsi tu vois, Socrate, que quand il s'agit de
prendre un parti sur les objets dont tu parlais,
les orateurs sont ceux qui conseillent, et dont
l'avis l'emporte.
SOCRATE.
C'est aussi ce qui m'étonne , Gorgias , et ce
qui est cause que je t'interroge depuis si long-
temps sur la vertu de la rhétorique. A le prendre
ainsi, elle me paraît merveilleusement grande.
GORGIAS.
Et si tu savais tout, Socrate, si tu savais que
la rhétorique embrasse, pour ainsi dire, la vertu
de tous les autres arts! Je vais t'en donner une
preuve bien frappante. Je suis souvent entré, avec
mon frère ** et d'autres médecins, chez certains
* A la mort de Périclès Socrate avait 40 ans.
** Hérodicus.
3. 14
210 GORGIAS.
malades qui ne voulaient point ou prendre une
potion, ou souffrir qu'on leur appliquât le fer ou
le feu. Le médecin ne pouvant rien gagner sur leur
esprit, j'en suis venu à bout, moi, sans le secours
d'aucun autre art que de la rhétorique. J'ajoute
que, si un orateur et un médecin se présentent
dans une ville, et qu'il soit question de disputer
de vive voix devant le peuple , ou devant quel-
que autre assemblée , sur la préférence entre
l'orateur et le médecin, on ne fera nulle attention
à celui-ci, et l'bomme qui a le talent de la parole
sera choisi, s'il entreprend de l'être. Pareille-
ment , dans la concurrence avec un homme de
toute autre profession , l'orateur se fera choisir
préférablement à qui que ce soit, parce qu'il
n'est aucune matière sur laquelle il ne parle en
présence de la multitude d'une manière plus
persuasive que tout autre artisan , quel qu'il
soit. Telle est l'étendue et la puissance de la
rhétorique. Il faut cependant, Socrate , user de
la rhétorique, comme on use des autres exercices :
car, parce qu'on a appris le pugilat, le pancrace ,
le combat avec des armes véritables, de manière
à pouvoir vaincre également ses amis et ses enne-
mis, on ne doit pas pour cela frapper ses amis ,
les percer ni les tuer ; mais, certes , il ne faut
pas non plus, parce que quelqu'un ayant fré-
quenté les gymnases, s'y étant fait un corps ro-
GORGUS. an
buste, et étant devenu bon lutteur, aura frappé
son père ou sa mère, ou quelque autre de ses pa«
rens ou de ses amis, prendre pour cela en aver-
sion et chasser des villes les maîtres de gymnase
et d'escrime ; car ils n'ont dressé leurs élèves à
ces exercices qu'afin qu'ils en fissent un bon usage
contre les ennemis et les méchans , pour la dé-
fense, et non pour l'attaque, et ce sont leurs élè-
ves qui, contre leur intention, usent mal de leur
force et de leur adresse; il ne s'ensuit donc pas
quelesmaîtres soient mauvais, non plusque l'art
qu'ils professent, ni qu'il en faille rejeter la faute
sur lui; mais elle retombe, ce me semble, sur
ceux qui en abusent. On doit porter le même ju-
gement de la rhétorique. L'orateur est, à la vérité,
en état de parler contre tous et sur toute chose ;
en sorte qu'il sera plus propre que personne à
persuader en un instant la multitude sur tel su*
jet qu'il lui plaira; mais ce n'est pas une raison
pour lui d'enlever aux médecins ni aux autres
artisans leur réputation, parce qu'il est en son
pouvoir de le faire. Au contraire, on doit user
de la rhétorique comme des autres exercices ,
selon les règles de la justice. Et si quelqu'un ,
s'étant formé à l'art oratoire , abuse de cette
faculté et de cet art pour commettre une action
injuste, on n'est pas, je pense, en droit pour
cela de haïr et de bannir des villes le maître qui
14.
2I2 GORGIAS.
lui a donné des leçons : car il ne lui a mis son
art entre les mains qu'afin qu'il s'en servît pour
de justes causes; et l'autre en fait un usage tout
opposé. C'est donc le disciple qui abuse de l'art
qu'on doit haïr, chasser, faire mourir, et non
pas le maître.
SOCRATE.
Tu as, je pense, Gorgias , assisté comme moi
à bien des disputes, et tu y as sans doute remar-
qué une chose, savoir que, sur quelque sujet
que les hommes entreprennent de converser, ils
ont bien de la peine à fixer, de part et d'autre ?
leurs idées , et à terminer l'entretien, après s'être
instruits et avoir instruit les autres. Mais s'é-
lève-t-il entre eux quelque controverse, et l'un
prétend-il que l'autre parle avec peu de justesse
ou de clarté? ils se fâchent, et s'imaginent que
c'est par envie qu'on les contredit, qu'on parle
pour disputer, et non pour éclaircir le sujet.
Quelques-uns finissent par les injures les plus
grossières, et se séparent après avoir dit et en-
tendu des personnalités si odieuses , que les
assistans se veulent du mal de s'être trouvés
présens à de, pareilles conversations. A quel pro-
pos te préviens-je là-dessus? C'est qu'il me pa-
raît que tu ne parles point à présent d'une ma-
nière conséquente , ni bien assortie à ce que tu
as dit précédemment sur la rhétorique; et j'ap-
GORGIAS. a , 3
prébende, si je te réfute , que tu n'ailles te met-
tre dans l'esprit que mon intention n'est pas
de disputer sur la chose même , pour l'éclaircir ,
mais contre toi. Si tu es donc du même caractère
que moi, je t'interrogerai avec plaisir; sinon, je
n'irai pas plus loin. Mais quel est mon caractère?
Je suis de ces gens qui aiment qu'on les réfute,
lorsqu'ils ne disent pas la vérité , qui aiment aussi
à réfuter les autres, quand ils s'écartent du vrai,
et qui , du reste , ne prennent pas moins de
plaisir à se voir réfutés qu'à réfuter. Je tiens en
effet pour un bien d'autant plus grand d'être
réfuté, qu'il est véritablement plus avantageux
d'être délivré du plus grand des maux, que d'en
délivrer un autre; et je ne connais, pour l'homme,
aucun mal égal à celui d'avoir des idées fausses
sur la matière que nous traitons. Si donc tu m'as-
sures que tu es dans les mêmes dispositions que
moi, continuons la conversation; ou, si tu crois
devoir la laisser là, j'y consens, terminons ici
l'entretien.
GORGIAS.
J'espère, Socrate, être des gens dont tu as
fait le portrait. Il nous faut aussi pourtant avoir
égard à ceux qui nous écoutent. Long-temps
avant que tu vinsses, je leur ai déjà expliqué bien
des choses; et, si nous reprenons la conversa-
tion, peut-être nous menera-t-elle loin. Il con-
2i4 GORGIAS.
vient donc de penser aussi aux assistans, et
de n'en retenir aucun qui aurait quelque autre
chose à faire.
CHÉRÉPHON.
Vous entendez, Gorgias et Socrate, le bruit
que font tous ceux qui sont présens , pour té-
moigner le désir qu'il ont de vous entendre , si
vous continuez à parler. Pour moi , aux dieux ne
plaise que j'ai jamais des affaires si pressées,
qu'elles m'obligent à quitter une dispute aussi
intéressante et aussi bien dirigée, pour vaquer à
quelque chose de plus nécessaire.
calliclès.
Par tous les dieux, Chéréphon , tu as raison.
J'ai déjà assisté à bien des entretiens, mais je ne
sais si aucun m'a causé autant de plaisir que ce-
lui-ci, et vous m'obligeriez fort, si vous vouliez
converser ainsi toute la journée *.
SOCRATE.
Si Gorgias y consens, tu ne trouveras, Calli-
clès , nul obstacle de ma part.
GORGIAS.
Il serait désormais honteux pour moi de n'y
* Il est aisé de reconnaître ici le ton du maître de la mai-
son. Les assistans dont parle Chéréphon sont des invités de
Calliclès , arrivés avant Chéréphon et Socrate , et qui ont
déjà entendu Gorgias.
GORGIAS. 21 5
pas consentir, Socrate , surtout après m'être en-
gagé à répondre à quiconque voudra m'inter-
roger. Reprends donc l'entretien, si cela plaît à
la compagnie, et propose-moi ce que tu juge-
ras à propos.
SOCRATE.
Écoute , Gorgias , ce qui me surprend dans
ton discours. Peut-être n'as tu rien dit que de
vrai, et t'ai-je mal compris. Tu es, dis-tu, en
état de former un homme à l'art oratoire , s'il
veut prendre tes leçons.
gorgias.
Oui.
SOCRATE.
C'est-à-dire , n'est-il pas vrai , que tu le rendras
capable de parler sur toute chose d'une manière
plausible devant la multitude , non en ensei-
gnant , mais en persuadant?
GORGIAS.
Justement.
SOCRATE.
Tu as ajouté, en conséquence, que, pour ce
qui regarde la santé, l'orateur s'attirera plus de
croyance que le médecin.
GORGIAS.
Oui, pourvu qu'il ait affaire à la multitude.
2i6 GORGIAS.
SOCRATE.
Par la multitude tu entends sans doute les
ignorans ; car apparemment l'orateur n'aura
pas d'avantage sur le médecin , devant des per-
sonnes instruites.
GORGIA.S.
Tu dis vrai.
SOCRATE.
Si donc il est plus propre à persuader que le
médecin , n'est-il pas plus propre à persuader
que celui qui sait?
GORGIAS.
Tout-à-fait.
SOCRATE.
Quoique lui-même ne soit pas médecin , n'est-
ce pas ?
GORGIAS.
Oui.
SOCRATE.
Mais celui qui n'est pas médecin n'est-ii point
ignorant dans les choses où le médecin est sa-
vant?
GORGIAS.
Sans doute.
SOCRATE.
Ainsi l'ignorant sera plus propre à persuader
GOKGiAS. 217
que le savant vis-à-vis des ignorons, s'il est vrai
que l'orateur soit plus propre à persuader que
le médecin. N'est-ce point ce qui résulte de là ,
ou s'ensuit-il autre chose ?
GORGIAS.
Oui , c'est bien ici ce qui en résulte.
SOCRATE.
Cet avantage de l'orateur et de la rhétorique
n'est-il pas le même par rapport aux autres arts?
je veux dire qu'il n'est pas nécessaire qu'elle s'in-
struise de la nature des choses , et qu'il suffit
qu'elle invente quelque moyen de persuasion ,
de manière à paraître aux yeux des ignorans
plus savante que ceux qui savent.
GORGIAS.
N'est-ce pas une chose bien commode , So-
crate, de n'avoir pas besoin d'apprendre d'autre
art que celui-là , pour ne le céder en rien aux
artisans?
SOCRATE.
Si en cette qualité l'orateur le cède ou ne le
cède point aux autres , c'est ce que nous exa-
minerons tout-à-1'heure , si notre sujet le de-
mande. Mais auparavant voyons si par rapport
au juste et à l'injuste, au beau et au laid, au
bon et au mauvais , l'orateur est dans le même
cas que par rapport à la santé et aux objets des
2i8 GORGIAS.
autres arts, et qu'ignorant ce qui est bon ou
mauvais, beau ou laid, juste ou injuste, il ait
seulement imaginé là-dessus quelque expédient
pour persuader , et paraître vis-à-vis des igno-
rans mieux instruit que les savans, quoiqu'il soit
ignorant lui-même : ou bien voyons si c'est une
nécessité que celui qui veut apprendre la rhé-
torique sache tout cela et s'y soit rendu habile
avant de prendre tes leçons; ou si , au cas qu'il
n'en ait aucune connaissance , toi qui es maître
de rhétorique, tu ne lui enseigneras point du tout
ces choses , parce que ce n'est pas ton affaire ,
mais si tu feras d'ailleurs en sorte que ne les sa-
chant point, il paraisse les savoir, et qu'il passe
pour homme de bien , sans l'être ; ou si tu ne
pourras point absolument lui enseigner la rhé-
torique , à moins qu'il n'ait appris d'avance la
vérité sur ces matières. Que penses-tu là-des-
sus, Gorgias? Au nom de Jupiter, développe-
nous, comme tu l'as promis il n'y a qu'un mo-
ment , toute la vertu de la rhétorique.
GORGIAS.
Je pense , Socrate , que quand il ne saurait
rien de tout cela , il l'apprendrait auprès de moi.
SOCRATE.
Arrête, je te prie. Tu réponds très bien. Afin
donc que tu puisses faire de quelqu'un un ora-
GORGIAS. 219
teur, il faut, de toute nécessité , qu'il connaisse
ce que c'est que le juste et l'injuste, soit qu'il
l'ait appris avant d'aller à ton école , soit qu'il
l'apprenne de toi.
GORGIAS.
Sans contredit.
SOCRATE.
Mais quoi? celui qui a appris le métier de char-
pentier est-il charpentier, ou non?
GORGIAS.
Il l'est
SOCRATE.
Et quand on a appris la musique, n'est-on pas
musicien ?
GORGIAS.
Oui.
SOCRATE.
Et quand on a appris la médecine , n'est-on
pas médecin? En un mot, par rapport à tous les
autres arts, quand on a appris ce qui leur ap-
partient, n'est-on pas tel que doit être l'élève de
chacun de ces arts?
GORGIAS.
J'en conviens.
220 GORGIAS.
SOCRATE.
Ainsi, par la même raison, celui qui a appris
ce qui appartient à la justice est juste.
GORGIAS.
Nul doute.
SOCRATE.
Mais l'homme juste fait des actions justes.
GORGIAS.
Oui.
SOCRATE.
C'est donc une nécessité que l'orateur soit
juste, et que l'homme juste veuille faire des
actions justes.
GORGIAS.
Du moins la chose paraît telle.
SOCRATE.
L'homme juste ne voudra donc jamais com-
mettre une injustice?
GORGIAS.
La conclusion est nécessaire.
SOCRATE.
Ne suit-il pas nécessairement de ce qui a été
dit, que l'orateur est juste?
GORGIAS.
Oui.
GORGIAS. 11 1
SOCRATE.
Jamais, par conséquent, l'orateur ne voudra
commettre une injustice.
GORGIAS.
Il paraît que non.
SOCRATE.
Te rappelles-tu d'avoir dit , un peu plus haut,
qu'il ne fallait pas s'en prendre aux maîtres de
gymnase, ni les chasser des villes , parce qu'un
athlète aura abusé du pugilat, et fait quelque
action injuste? et pareillement que, si quelque
orateur fait un usage injuste de la rhétorique, on
ne doit point en faire tomber la faute sur son
maître, ni le bannir de l'Etat, mais qu'il faut la
rejeter sur l'auteur même de l'injustice , qui n'a
point usé de la rhétorique comme il devait ?
As-tu dit cela, ou non ?
GORGIAS.
Je l'ai dit.
SOCRATE.
Et ne venons-nous pas de voir que ce même
orateur est incapable de commettre aucune in-
justice ?
GORGIAS.
Nous venons de le voir.
SOCRATE.
Et ne disais-tu pas dès le commencement ,
*ii GORGIAS.
Gorgias, que la rhétorique a pour objet les dis-
cours qui traitent, non du pair et de l'impair,
mais du juste et de l'injuste? If est-il pas vrai ?
GORGIAS.
Oui.
SOCRATE.
Lors donc que tu parlais de la sorte , je sup-
posais que la rhétorique ne pouvait jamais être
une chose injuste, puisque ses discours roulent
toujours sur la justice. Mais quand je t'ai en-
tendu dire un peu après que l'orateur pouvait
faire un usage injuste de la rhétorique , j'ai été
bien surpris , et j'ai cru que tes deux discours
ne s'accordaient pas; c'est ce qui m'a fait dire que
si tu regardais, ainsi que moi, comme un avan-
tage d'être réfuté , nous pouvions continuer
l'entretien ; sinon , qu'il fallait le laisser là. Nous
étant mis ensuite à examiner la chose , tu vois
toi-même qu'il a été accordé que l'orateur ne
peut user injustement de la rhétorique , ni vou-
loir commettre une injustice. Et par le chien *,
Gorgias , ce n'est pas la matière d'un petit entre-
tien , que d'examiner à fond ce qu'il faut penser
à cet égard.
POLUS.
Quoi donc , Socrate , as-tu réellement de la
* Voyez la note de l'Apologie , 1. 1, p. 7 3.
GORGIAS. 2a3
rhétorique l'opinion que tu viens de dire ? ou
ne crois-tu pas plutôt que c'est par pudeur que
Gorgias t'a avoué que l'orateur connaît le juste,
le beau , le bon , et que si on venait chez lui
sans être instruit de ces choses , il les enseigne-
rait? C'est cet aveu, probablement, qui est cause
de la contradiction où il est tombé , et dont tu
t'applaudis , l'ayant jeté dans ces sortes de ques-
tions. Mais penses-tu qu'il y ait quelqu'un au
monde qui reconnaisse qu'il n'a aucune connais-
sance de la justice , et qu'il n'est pas en état
d'en instruire les autres? En vérité , il faut être
bien étrange pour faire descendre le discours à
de pareilles bagatelles.
SOCRA.TE.
Mon bel ami, nous nous procurons des amis
et des enfans tout exprès , stfin que si nous
venons à faire quelque faux pas étant devenus
vieux , vous autres jeunes gens vous redressiez
et nos actions et nos discours. Si donc nous nous
sommes trompés dans ce que nous avons dit ,
Gorgias et moi , toi, qui as tout entendu , relève-
nous. Tu le dois. Parmi tous nos aveux, s'il y
en a quelqu'un qui te paraisse mal accordé , je
te permets de revenir dessus, et de le réformer
à ta guise , pourvu seulement que tu prennes
garde à une chose.
iil\ GORGIAS.
POLUS.
A quoi donc?
SOCRATE.
À réprimer, Polus, cette démangeaison de faire
de longs discours, à laquelle tu étais sur le point
de te livrer au commencement de cet entretien.
POLUS.
Quoi! ne pourrai-je donc point parler aussi
long-temps qu'il me plaira?
SOCRATE.
Ce serait en user bien mal avec toi, mon cher,
si étant venu à Athènes , l'endroit de la Grèce
où l'on a la plus grande liberté de parler , tu
étais le seul que l'on privât de ce droit. Mais
mets-toi aussi à ma place. Si tu parles à ton
aise, et que tu Refuses de répondre avec pré-
cision à ce qu'on te propose , ne serais-je pas
bien à plaindre à mon tour, s'il ne m'était point
permis de m'en aller, et de ne pas t'écouter? Si
donc tu prends quelque intérêt à la dispute
précédente , et que tu veuilles la rectifier , re-
viens , ainsi que j'ai dit, sur tel endroit qu'il te
plaira , interrogeant et répondant à ton tour >
comme nous avons fait , Gorgias et moi , com-
battant mes raisons, et me permettant de com-
battre les tiennes. Tu te donnes sans doute pour
GORGIAS. 2 2 5
savoir les mêmes choses que Gorgias : n'est-ce
pas ?
POÏ.US.
Oui.
SOCRATE.
Par conséquent , tu te livres aussi à quiconque
veut t'interroger sur quelque sujet que ce soit,
comme étant en état de le satisfaire.
POLUS.
Assurément.
SOCRATE.
Eh bien , choisis lequel des deux il te plaira ,
d'interroger ou de répondre.
POLUS.
J'accepte la proposition : réponds -moi, So-
crate. Puisque Gorgias te parait embarrassé à
expliquer ce que c'est que la rhétorique, dis-
nous ce que tu en penses.
SOCRATE.
Me demandes-tu quelle espèce d'art c'est , se-
lon moi ?
POLUS.
Oui.
SOCRATE.
A te dire la vérité, Polus, je ne la regarde
pas comme un art.
3. i5
a*6 GORGIAS.
POLUS.
Comment donc la regardes-tu ?
SOCRATE.
Comme une chose que tu te vantes d'avoir
réduite en art dans un écrit que j'ai lu depuis
peu.
POLUS.
Quelle chose encore ?
SOCRATE.
Une espèce de routine.
POLUS.
La rhétorique est donc une routine , à ton
avis?
SOCRATE.
Oui , à moins que tu ne sois d'un autre senti-
ment.
POLUS.
Et quel est l'objet de cette routine ?
SOCRATE.
De procurer de l'agrément et du plaisir.
POLUS.
Ne juges-tu pas que la rhétorique estime belle
chose , puisqu'elle met en état de plaire aux
hommes ?
GORGIÀS. 227
SOCRATE.
Quoi donc, Polus, t'ai-je déjà expliqué ce que
j'entends par la rhétorique, pour me demander,
comme tu fais, si je ne la trouve pas belle?
POLUS.
Ne t'ai-je point entendu dire que c'est une
certaine routine ?
SOCRATE.
Puisque faire plaisir a tant de prix à tes yeux,
voudrais-tu bien me faire un petit plaisir ?
POLUS.
Volontiers.
SOCRATE.
Demande-moi un peu quel art est , à mon
avis, la cuisine.
POLUS.
J'y consens. Quel art est-ce que la cuisine ?
SOCRATE.
Ce n'en est point un, Polus.
POLUS.
Qu'est-ce donc ? parle.
SOCRATE.
Le voici. C'est une espèce de routine.
POLUS.
Quel est son objet ? parle.
i5.
228 GORGIAS.
SOCRATE.
Le voici. C'est, Polus, de procurer de l'agré-
ment et du plaisir.
POLUS.
La cuisine et la rhétorique sont-elles la même
chose ?
SOCRATE.
Point du tout ; mais elles font partie l'une et
l'autre de la même profession.
POLUS.
De quelle profession , s'il te plaît ?
SOCRATE.
Je crains qu'il ne soit pas trop poli de dire
ce qui en est, et je n'ose le faire à cause de
Gorgias, de peur qu'il ne s'imagine que je veux
tourner en ridicule sa profession. Pour moi,
j'ignore si la rhétorique que Gorgias professe
est ce que j'ai en vue ; d'autant plus que la
discussion précédente ne nous a pas découvert
clairement ce qu'il pense. Quant à ce que j'ap-
pelle rhétorique , c'est une partie d'une certaine
chose qui n'est pas du tout belle.
GORGIAS.
De quelle chose , Socrate ? dis , et ne crains
point de m'offenser.
GORGIAS. 229
SOCRATE.
II me paraît donc , Gorgias , que c'est une
profession , où l'art n'entre à la vérité pour
rien , mais qui suppose dans une âme du tact ,
de l'audace , et de grandes dispositions natu-
relles à converser avec les hommes. J'appelle
flatterie le genre auquel cette profession se
rapporte. Ce genre me paraît se diviser en je
ne sais combien de parties, du nombre des-
quelles est la cuisine. On croit communément
que c'est un art ; mais, à mon avis, ce n'en
est point un : c'est seulement un usage, une
routine. Je compte aussi parmi les parties de
la flatterie la rhétorique, ainsi que la toilette
et la sophistique , et j'attribue à ces quatre
parties quatre objets différens. Maintenant, si
Polus veut m'interroger, qu'il interroge ; car
je ne lui ai pas encore expliqué quelle partie
de la flatterie est, selon moi, la rhétorique. Il
ne s'aperçoit pas que n'ai point achevé ma ré-
ponse; et, comme si elle était achevée , il me de-
mande si je ne tiens point la rhétorique pour
une belle chose. Pour moi, je ne lui dirai pas si
je la tiens pour belle ou pour laide, qu'aupara-
vant je ne lui aie répondu ce que c'est. Cela ne
serait pas dans l'ordre , Polus. Demande-moi
donc, si tu veux l'entendre, quelle partie de la
flatterie est, selon moi, la rhétorique.
23o GORGIAS.
POLUS.
Soit : je te le demande. Dis-moi quelle partie
c'est.
SOCRATE.
Comprendras- tu ma réponse ? La rhétorique
est , selon moi, le simulacre d'une partie de la
politique.
POLUS.
Mais encore , est-elle belle ou laide ?
SOCRATE.
Je dis qu'elle est laide ; car j'appelle laid tout
ce qui est mauvais, puisqu'il faut te répondre
comme si tu comprenais déjà ma pensée.
GORGIAS.
Par Jupiter, Socrate, je ne conçois pas moi-
même ce que tu veux dire.
SOCRATE.
Je n'en suis pas surpris, Gorgias; je n'ai en-
core rien développé. Mais Polus est jeune et ar-
dent.
GORGIAS.
Laisse-le là, et explique-moi en quel sens tu
dis que la rhétorique est le simulacre d'une par-
tie de la politique.
SOCRATE.
Je vais essayer de t'exposer sur cela ma pen-
GORGIAS. a3i
sée. Si la chose n'est point telle que je dis , Polus
me réfutera. N'y a-t-il pas une chose que tu ap-
pelles corps , et une autre que tu appelles âme ?
GORGIAS.
Sans contredit.
SOCRATE.
Ne juges-tu pas qu'il y a une bonne consti-
tution de l'un et de l'autre ?
GORGIAS.
Oui.
SOCRATE.
Ne reconnais -tu pas aussi à leur égard une
constitution qui paraît bonne , et qui ne l'est
pas ? Je m'explique. Plusieurs paraissent avoir
le corps bien constitué ; et tout autre qu'un mé-
decin ou qu'un maître de gymnase ne s'aperce-
vrait pas aisément qu'il est en mauvais état.
GORGIAS.
Tu as raison.
SOCRATE.
Je dis donc qu'il y a dans le corps et dans
l'âme je ne sais quoi, qui fait juger qu'ils sont
l'un et l'autre en bon état, quoiqu'ils ne s'en
portent pas mieux pour cela.
GORGIAS.
Soit.
SOCRATE.
Voyons si je pourrai te faire entendre plus
232 GORGIAS.
clairement ce que je veux dire. Je dis qu'il y a
deux arts qui se rapportent au corps et à 1 ame.
Celui qui répond à l'âme , je l'appelle politique.
Pour l'autre, qui regarde le corps, je ne saurais
le désigner d'abord par un seul nom. Mais quoi-
que la culture du corps soit une , j'en fais deux
parties, dont l'une est la gymnastique , et l'autre
la médecine. En divisant de même la politique en
deux, je mets la puissance législative vis-à-vis de
la gymnastique, et la puissance judiciaire vis-à-vis
de la médecine. Car la gymnastique et la médecine
d'un côté, et de l'autre la puissance législative et
la judiciaire ont beaucoup de rapport entre elles,
car elles s'exercent sur le même objet ; mais elles
ont entre elles aussi quelques différences. Ces
quatre arts étant tels que j'ai dit , et ayant tou-
jours pour but le meilleur état possible, les
uns du corps, les autres de l'âme, la flatterie
s'en est aperçue , non point par réflexion _, mais
par un certain tact , et , s'étant partagée en quatre ,
elle s'est insinuée sous chacun de ses arts, et
s'est donnée pour celui sous lequel elle s'est
glissée. Elle ne se met nullement en peine du
bien; mais par l'appât du plaisir, elle attire et
séduit la folie, et s'en fait adorer. La cuisine s'est
glissée sous la médecine , et s'attribue le discer-
nement des alimens les plus salutaires au corps;
de façon que si le médecin et le cuisinier avaient
GORGIÀS. 233
à disputer ensemble devant des en fans , ou
devant des hommes aussi peu raisonnables que
les enfans , pour savoir qui des deux , du
cuisinier ou du médecin , connaît mieux les
qualités bonnes et mauvaises de la nourriture,
le médecin mourrait de faim. Voilà donc ce
que j'appelle flatterie , et c'est une chose que
je dis laide, Polus, car c'est à toi que j'adresse
ceci, parce qu'elle ne vise qu'à l'agréable et
néglige le bien. J'ajoute que ce n'est point un
art, mais une routine, d'autant qu'elle n'a au-
cun principe certain sur la nature des choses
dont elle s'occupe , et qu'elle ne peut rendre
raison de rien. Or , je n'appelle point art
toute chose qui est dépourvue de raison. Si
tu prétends me contester ceci , je suis prêt
à te répondre. La flatterie en fait de ragoûts
s'est donc cachée sous la médecine, comme je
l'ai dit. Sous la gymnastique s'est glissée de la
même manière la toilette , pratique fraudu-
leuse, trompeuse, ignoble et lâche, qui em-
ploie pour séduire les airs , les couleurs , le
poli , les vêtemens , et substitue le goût d'une
beauté empruntée à celui de la beauté naturelle
que donne la gymnastique. Et, pour ne pas ra'é-
tendre, je te dirai, comme les géomètres (peut-
être ainsi me comprendras-tu mieux) que ce que
la toilette est à la gymnastique , la cuisine l'est
^34 GORGIAS.
à la médecine ; ou plutôt de cette manière :
ce que la toilette est à la gymnastique , la so-
phistique l'est à la puissance législative ; et ce
que la cuisine est à la médecine , la rhétorique
l'est à la puissance judiciaire. Telles sont les dif-
férences naturelles de ces choses ; mais comme
elles ont aussi des rapports ensemble, les so-
phistes et les rhéteurs se confondent avec les
législateurs et les juges, s'appliquent aux mêmes
objets, et ne savent pas eux-mêmes quel est
leur véritable emploi , ni les autres hommes
non plus. Si l'âme, en effet, ne commandait
point au corps , et que le corps se gouvernât
lui-même ; si l'âme n'examinait point par elle-
même , et ne discernait pas la différence de la
cuisine et de la médecine , mais que le corps
en fût juge et qu'il les estimât par le plaisir
qu'elles lui procurent , rien ne serait plus com-
mun, mon cher Polus, que ce que dit Anaxa-
goras (et tu connais cela, assurément) : toutes
choses seraient confondues*, on ne pourrait dis-
tinguer ce qui est salutaire en fait de médecine
et de cuisine. Tu as donc entendu ce que je
pense de la rhétorique : elle est par rapport
à l'âme ce que la cuisine est par rapport au
corps. Peut-être est-ce une inconséquence de
* Moitié de vers d'Anaxagore. Voyez le Pàédon, tome I,
page 218.
GORGIAS. *35
ma part d'avoir fait un long discours , après te
les avoir interdits. Mais je mérite d'être ex-
cusé ; car lorsque je me suis expliqué en peu
de mots tu ne m'as pas compris , tu ne sa-
vais quel parti tirer de mes réponses , et il me
fallait me développer. Lors donc que tu répon-
dras, si je me trouve dans le même embar-
ras à l'égard de tes réponses , je te permets
de t'étendre à ton tour. Mais tant que je pour-
rai en tirer parti , laisse-moi faire : rien n'est plus
juste. Et maintenant , si tu peux faire quelque
chose de cette réponse, vois, je te la livre.
POLES.
Qu'est-ce que tu dis? La rhétorique est,
à ton avis , la même chose que la flatterie ?
SOC RATE.
J'ai dit seulement qu'elle en était une partie.
Eh quoi , Polus ! à ton âge tu manques déjà de
mémoire ? que sera-ce donc quand tu seras vieux?
POLUS.
Te semble- t-il que dans les états les bons ora-
teurs soient regardés comme de vils flatteurs?
SOCRATE.
Est-ce une question que tu me fais , ou un
discours que tu entames ?
POLUS.
C'est une question.
a36 GORGIAS.
SOCRATE.
Eh ! bien , il me paraît qu'on ne les regarde
pas même.
POLUS.
Comment ! on ne les regarde pas ? De tous
les citoyens, ne sont-ils pas ceux qui ont le plus
de pouvoir?
SOCRATE.
Non , si tu entends que le pouvoir est un bien
pour celui qui l'a.
POLUS.
C'est ainsi que je l'entends.
SOCRATE.
A ce compte , je dis que les orateurs sont
de tous les citoyens ceux qui ont le moins de
pouvoir.
POLUS.
Quoi ! Semblables aux tyrans , ne font-ils pas
mourir celui qu'ils veulent ? ne dépouillent-ils
pas de ses biens, et ne banissent-ils pas qui
il leur plaît ?
SOCRATE.
En vérité, je suis incertain, Polus , à cha-
que chose que tu dis , si tu parles de ton chef
GORGIAS. 237
et si tu m'exposes ta façon de penser, ou si tu
me demandes la mienne.
POLUS.
Je te demande la tienne.
SOCRATE.
A la bonne heure, mon cher ami. Pourquoi
donc me fais-tu deux questions à-la-fois?
POLUS.
Comment, deux questions?
SOCRATE.
Ne me disais-tu pas à ce moment que les ora-
teurs , tels que les tyrans , mettent à mort qui
ils veulent ; qu'ils dépouillent de ses biens et
bannissent qui il leur plaît ?
POLUS.
Oui.
SOCRATE.
Eh bien , je te dis que ce sont deux ques-
tions , et je vais te satisfaire sur l'une et sur
l'autre. Je soutiens , Polus , que les orateurs et
les tyrans ont très peu de pouvoir dans les
villes , comme je disais tout-à-1'heure ; et qu'ils
ne font presque rien de ce qu'ils veulent , quoi-
qu'ils fassent ce qui leur paraît le plus avan-
tageux.
POLUS.
Mais n'est-ce point là avoir un grand pou-
voir?
a38 GORGIAS.
SOCRATE.
Non, à ce que prétend Polus.
POLUS.
Moi, je prétends cela? c'est tout le contraire.
SOCRATE.
Oui , tu le prétends , si tu dis qu'un grand
pouvoir est un bien pour celui qui en est re-
vêtu?
POLUS.
Je le dis encore.
SOCRATE.
Crois-tu que ce soit un bien pour quelqu'un
de faire ce qui lui paraît être le plus avanta-
geux , lorsqu'il est dépourvu de bon sens ? et
appelles-tu cela avoir un grand pouvoir ?
POLUS.
Nullement.
SOCRATE.
Prouve-moi donc que les orateurs ont du bon
sens , et que la rhétorique est un art , et non
une flatterie , et tu m'auras réfuté. Mais tant que
tu ne l'auras pas fait, il demeurera toujours vrai
que ce n'est point un bien pour les orateurs,
ni pour les tyrans , de faire dans un état ce
qui leur plaît. Le pouvoir est à la vérité un bien,
comme tu dis. Mais tu conviens toi-même que
GORG1ÀS. 239
faire ce qu'on juge à propos , lorsqu'on est dé-
pourvu de bon sens, est un mal. N'est -il pas
vrai?
POLUS.
Oui.
SOCRATE.
Comment donc les orateurs et les tyrans au-
raient-ils un grand pouvoir dans un état , à
moins que Polus ne réduise Socrate à avouer
qu'ils font ce qu'ils veulent ?
POLUS.
Quel homme !
SOCRATE.
Je dis qu'ils ne font pas ce qu'ils veulent :
réfute-moi.
POLUS.
Ne viens-tu pas d'accorder qu'ils font ce qu'ils
croient le plus avantageux pour eux ?
SOCRATE.
Je le répète.
POLUS.
Ils font donc ce qu'ils veulent.
SOCRATE.
Je le nie.
POLUS.
Quoi? lorsqu'ils font ce qu'ils jugent à pro-
pos !
24o GORGIAS.
SOCRATE.
Sans doute.
POLUS.
En vérité , Socrate , tu avances des choses pi-
toyables et insoutenables.
SOCRATE.
Ne nie condamne pas si vite, charmant Polus,
pour parler comme toi *. Mais si tu as encore
quelque question à me faire, prouve-moi que je
me trompe: sinon, réponds-moi.
POLUS.
Je consens à te répondre , afin de voir clair
dans ce que tu viens de dire.
SOCRATE.
Juges-tu que les hommes veulent les actions
mêmes qu'ils font habituellement, ou la chose
en vue de laquelle ils font ces actions ? Par
exemple , ceux qui prennent une potion de la
main des médecins, veulent -ils, à ton avis, ce
qu'ils font, c'est-à-dire, avaler une potion et
ressentir de la douleur ? ou bien veulent-ils la
* Le sophiste Polus affectait d'employer des mots d'un
nombre égal de syllabes, et qui se terminaient de même,
comme on voit par le discours que Platon lui prête au com
mencement du Gorgias. Socrate, en imitant sa façon de
parler , l'appelle ici w Xoxjê HwXe : raillerie qu'il n'a pas été
possible de faire passer dans la traduction.
GORGIAS. 241
santé, en vue de laquelle ils prennent la méde-
cine?
POLUS.
Il est évident qu'ils veulent la santé, en vue
de laquelle ils prennent la médecine.
SOCRATE.
Pareillement ceux qui vont sur mer, et qui
font toute autre espèce de commerce, ne veu-
lent pas ce qu'ils font journellement : car quel
est l'homme qui veut aller sur mer s'exposer à
mille dangers, et avoir mille embarras? Mais ils
veulent, ce me semble, la chose en vue de la-
quelle ils vont sur mer, c'est-à-dire, la richesse:
la richesse en effet est le but de ces voyages
maritimes.
POLUS.
J'en conviens.
SOCRATE.
N'en est-il pas de même par rapport à tout le
reste? de façon que quiconque fait une chose en
vue d'une autre, ne veut point la chose même
qu'il fait, mais celle en vue de laquelle il la fait.
POLUS.
Oui.
SOCRATE.
Y a-t-il quoi que ce soit au monde, qui ne soit
2^2 GORGIAS.
bon ou mauvais, ou tenant le milieu entre le bon
et le mauvais , sans être ni l'un ni l'autre?
POLUS.
Cela ne saurait être autrement, Socrate.
SOCRATE.
Ne mets-tu pas au rang des bonnes choses, la
sagesse , la santé , la richesse et toutes les autres
semblables ; et leurs contraires, au rang des mau-
vaises?
POLUS.
Oui.
SOCRATE.
Et par les choses qui ne sont eii bonnes ni mau-
vaises n'entends-tu pas celles qui tantôt tiennent
du bien, tantôt du mal, et tantôt ne tiennent ni
de l'un ni de l'autre ? par exemple , être assis ,
marcher , courir, naviguer : et encore , les pier-
res , les bois , et les autres choses de cette nature.
N'est-ce pas là ce que tu conçois par ce qui n'est
ni bon ni mauvais ? ou bien est-ce autre chose ?
POLUS.
Non , c'est cela même.
SOCRATE.
Lorsque les hommes font ces choses indiffé-
rentes, les font-ils en vue des bonnes, ou font-ils
les bonnes en vue de celles-là?
POLUS.
Us font les indifférentes en vue des bonnes.
GORGIAS. 3/,3
SOCRATE.
C'est donc toujours le bien que nous poursui-
vons ; lorsque nous marchons , c'est dans la
pensée que cela nous sera plus avantageux :
et c'est encore en vue du bien que nous nous ar-
rêtons, lorsque nous nous arrêtons. N'est-ce pas?
ro lu s.
Oui.
SOCRATE.
Et soit qu'on mette quelqu'un à mort, qu'on
le bannisse, ou qu'on lui ravisse ses biens, ne se
porte-t-on point à ces actions, dans la persuasion
que c'est ce qu'il y a de mieux à faire ? N'est-il pas
vrai ?
POLUS.
Assurément.
SOCRATE.
Tout ce qu'on fait en ce genre, c'est donc en
vue du bien qu'on le fait.
POLUS.
J'en conviens.
SOCRATE.
Ne sommes-nous pas convenus que l'on ne veut
point la chose qu'on fait en vue d'une autre, mais
celle en vue de laquelle on la fait?
POLUS.
Sans contredit.
244 GORGIAS.
SOCRATE.
Ainsi on ne veut pas simplement tuer quel-
qu'un, le bannir, lui enlever ses biens : mais si
cela est avantageux, on veut le faire; si cela
est nuisible, on ne le veut pas. Car, comme tu
l'avoues, on veut les choses qui sont bonnes :
et celles qui ne sont ni bonnes ni mauvaises ou
tout-à-fait mauvaises, on ne les veut pas. Ce que
je dis , Polus , te paraît-il vrai , ou non? Pourquoi
ne réponds-tu pas?
POLUS.
Cela me semble vrai.
SOCRATE.
Puisque nous sommes d'accord là- dessus ,
quand un tyran ou un orateur fait mourir quel-
qu'un , le condamne au bannissement, ou à la
perle de ses biens, croyant que c'est le parti le
plus avantageux pour lui-même , quoique ce soit
en effet le plus mauvais ; il fait alors ce qui lui
plaît : n'est-ce pas?
POLUS.
Oui.
SOCRATE.
Fait-il pour cela ce qu'il veut , s'il est vrai que
ce qu'il fait est mauvais? que ne réponds-tu?
POLUS.
Il ne me paraît pas qu'il fasse ce qu'il veut.
GORGIAS. 245
SOCRATE.
Se peut-il donc qu'un tel homme ait un grand
pouvoir dans sa ville , si toutefois, de ton aveu,
c'est un bien d'être revêtu d'un grand pouvoir?
POLUS.
Cela ne se peut.
SOCRATE.
Par conséquent, j'avais raison de dire qu'il
est possible qu'un homme fasse dans une ville
ce qui lui plaît , sans avoir néanmoins un grand
pouvoir, ni faire ce qu'il veut.
POLUS.
Comme si toi-même, Socrate, tu n'aimerais
pas mieux avoir la liberté de faire dans une ville
tout ce qui te plaît, que de ne pas l'avoir ; et
comme si, lorsque tu vois quelqu'un qui fait
mourir celui qu'il juge à propos, le dépouille
de ses biens, le met dans les fers, tu ne lui por-
tais pas envie?
SOCRATE.
Supposes- tu qu'il agisse en cela justement
ou injustement?
POLUS.
De quelque manière qu'il agisse , n'est-ce pas
toujours une chose digne d'envie?
SOCRATE.
Parle mieux, Polus.
a46 GORGIAS.
POLUS.
Pourquoi donc?
SOCRATE.
Parce qu'il ne faut point porter envie à ceux
dont le sort n'en doit exciter aucune , ni aux
malheureux , mais en avoir pitié.
POLUS.
Quoi! penses-tu que telle est la condition de
ceux dont je parle?
SOCRATE.
Quelle autre idée pourrais-je en avoir?
POLUS.
Tu regardes donc comme malheureux et digne
de compassion, quiconque fait mourir celui qu'il
juge à propos, lors même qu'il le condamne jus-
tement à la mort.
SOCRATE.
Point du tout : mais aussi il ne me paraît pas
digne d'envie.
POLUS.
N'as-tu pas dit toutà-l'heure qu'il est malheu-
reux ?
SOCRATE.
Oui , mon cher , je l'ai dit de celui qui met à
mort injustement , et de plus j'ai dit qu'il est digne
de pitié. Pour celui qui ôte la vie justement à un
autre , je dis qu'il ne doit point faire envie.
GORGIAS. 247
POLUS.
L'homme qui est injustement mis à mort ,
n'est-il pas en même temps malheureux et à
plaindre?
SOCRATE.
Moins que l'auteur de sa mort, Polus, et moins
encore que celui qui a mérité de mourir.
POLUS.
Comment cela ? Socrate ?
SOCRATE.
Le voici. C'est que le plus grand de tous les
maux est de commettre Tin justice.
POU] s.
Est-ce là le plus grand mal? Souffrir une in-
justice, n'en est-ce pas un plus grand?
SOCRATE.
Nullement.
POLUS.
Aimerais-tu donc mieux recevoir une injustice
que delà faire?
SOCRATE.
Je ne voudrais ni l'un ni l'autre; mais s'il fal-
lait absolument commettre une injustice ou la
souffrir, j'aimerais mieux la souffrir que la com-
mettre.
POLUS.
Est-ce que tu n'accepterais pas la condition
â* tyran?
248 GORGIAS.
SOCRATE.
Non , si par être tyran tu entends la même
chose que moi.
POLUS.
J'entends par là ce que je disais tout-à-1'heure,
avoir le pouvoir de faire dans une ville tout ce
qu'on juge à propos , de tuer, de bannir, en un
mot , d'agir en tout à sa fantaisie.
SOCRATE.
Mon cher ami , fais réflexion à ce que je vais
dire. Si lorsque la place publique est pleine de
monde , tenant un poignard caché sous mon
bras, je te disais : J'ai en ce moment, Polus ,
un pouvoir merveilleux et égal à celui d'un
tyran. De tous ces hommes que tu vois , celui
qu'il me plaira de faire mourir, mourra tout-à-
l'heure ; s'il me semble que je doive casser la
tête à quelqu'un , il l'aura cassée à l'instant ;
si je veux déchirer son habit , il sera déchiré :
tant est grand le pouvoir que j'ai dans cette
ville. Si tu refusais de me croire , et que je
te montrasse mon poignard , peut - être di-
rais-tu en le voyant : Socrate,il n'est personne
à ce compte qui n'eût un grand pouvoir : tu
pourrais de la même façon brûler la maison de
tel citoyen qu'il te plairait, mettre le feu aux
arsenaux des Athéniens , à leurs galères , et à
GOUGIAS. 249
tous les vaisseaux appartenant à l'état ou aux
particuliers. Mais la grandeur du pouvoir ne
consiste point précisément à faire ce qui plaît.
Que t'en semble?
POLUS.
Non , assurément, de la manière que tu viens
de dire.
SOCRATE.
Me dirais-tu bien la raison pour laquelle tu
rejettes un semblable pouvoir?
POLUS.
Oui.
SOCRATE.
Uis-la donc.
POLUS.
C'est qu'il est inévitable que quiconque en
agit ainsi, soit puni.
SOCRATE.
Etre puni n'est-ce point un mal?
POLUS.
Sans doute.
SOCRATE.
Ainsi, mon cher, tu juges donc de nou-
veau, que l'on a un grand pouvoir , lorsque,
faisant ce qui plaît , on ne fait rien que d'avan-
tageux; et qu'alors c'est une bonne chose. C'est
a5o GORGIAS.
en cela que consiste en effet le grand pou-
voir : hors de là, il n'y a que mal et faiblesse.
Examinons encore ceci. Ne convenons - nous
point qu'il est bien quelquefois de faire ce que
nous disions à l'instant , de mettre à mort , de
bannir, de dépouiller de ses biens ', et que quel-
quefois il ne l'est point?
POLUS.
Tout-à-fait.
SOCRATE.
Nous sommes donc, à ce qu'il paraît, d'ac-
cord sur ce point , toi et moi.
POLUS.
Oui.
SOCRATE.
Dans quel cas dis-tu qu'il est bien de faire
ces sortes de choses? Assigne-moi les bornes que
tu y mets.
POLUS.
Réponds toi-même à cette question , Socrate ?
SOCRATE.
Eh bien , Polus , puisque tu préfères rn'in-
terroger , je dis qu'il est bien de les faire ,
lorsqu'on les fait justement , et mal , lorsqu'on
les fait injustement.
GORGIAS. a5 1
POLUS.
Il est vraiment bien difficile de te réfuter, So-
crate. Un enfant même ne te prouverait-il pas
que tu ne dis point la vérité?
SOCRATE.
Je serai fort redevable à cet enfant , et je ne te
le serai pas moins , si tu me réfutes, et si tu me
délivres de mes extravagances. Ne te lasse point
d'obliger un homme qui t'aime : de grâce, montre-
moi que j'ai tort.
POLUS.
Il n'est pas besoin, Socrate , de recourir pour
cela à des exemples anciens. Ce qui s'est passé
hier et avant- hier * suffit pour te confondre, et
pour démontrer que beaucoup d'hommes in-
justes sont heureux.
SOCRATE.
Qu'est-ce donc ?
POLUS.
Tu vois cet Archélaùs , fils de Perdiccas , roi de
Macédoine.
SOCRATE.
Si je ne le vois pas, du moins j'en entends
parler?
* Pour dire récemment. Voyez le second Alcibiac'e, t. V,
p. i5i.
a5a G0RG1AS.
POLUS.
Qu'en penses-tu? est-il heureux ou malheu-
reux ?
SOCRATE.
Je n'en sais rien, Polus. Je n'ai point encore eu
d'entretien avec lui.
POLUS.
Quoi donc! Tu saurais ce qui en est, si tu avais
conversé avec lui; et tu ne peux connaître d'ici
même, par une autre voie, s'il est heureux?
SOCRATE.
Non , certes.
POLUS.
Évidemment , Socrate , tu diras aussi que tu
ignores si le grand roi est heureux.
SOCRATE.
Et je dirai vrai : car j'ignore quel est l'état de
son âme par rapport à la science et à la justice.
POLUS.
Et quoi! Est-ce que tout le bonheur consiste
en cela?
SOCRATE.
Oui, selon moi, Polus. Je prétends que qui-
conque est honnête et vertueux , homme ou
femme, est heureux; et quiconque est injuste
ou méchant, malheureux.
GORGIAS. 253
POLUS.
Cet Archelaùs est donc malheureux , à ton
compte.
SOCRATE.
Oui, mon cher, s'il est injuste.
POLUS.
Et comment ne serait-il pas injuste? Il n'avait
aucun droit au trône qu'il occupe , étant fils
d'une esclave d'Alcétas, frère de Perdiccas ; se-
lon la justice , il était esclave d'Alcétas; il au-
rait dû le servir, s'il eût voulu être juste, et
en conséquence il aurait été heureux, à ce
que tu prétends ; au lieu qu'aujourd'hui le
voilà devenu souverainement malheureux, puis-
qu'il a commis les plus grands forfaits ; car
ayant d'abord envoyé chercher Alcétas , son
maître et son oncle, comme pour lui remettre
l'autorité dont Perdiccas l'avait dépouillé , il le
reçut chez lui, l'enivra lui et son fils Alexandre,
qui était son cousin et à-peu-près du même
âge , et les ayant mis dans un chariot , et
transportés de nuit hors du palais , il les fit
égorger tous deux , et s'en débarrassa ainsi.
Cela fait , il ne s'aperçut point du malheur ex-
trême où il était tombé , il ne conçut nul
repentir; et peu de temps après, au lieu de
consentir à devenir heureux, en prenant soin,
a54 GORGIAS.
comme la justice l'exigeait, de l'éducation de son
frère , fils légitime de Perdiccas , âgé d'environ
sept ans , à qui la couronne appartenait de droit,
et en la lui rendant , il le jeta dans un puits
après l'avoir fait étouffer, et dit à Cléopâtre, mère
de l'enfant, qu'il était tombédans ce puits en pour-
suivant une oie, et qu'il y était mort. Aussi s'étant
rendu coupable de plus de crimes qu'aucun
homme de Macédoine , est-il aujourd'hui , non
le plus heureux , mais le plus malheureux de
tous les Macédoniens, Et peut-être y a-t-il plus
d'un Athénien , à commencer par toi, qui préfé-
rerait la condition de tout autre Macédonien à
celle d'Archélaûs.
SOCEATE.
Dès le commencement de cet entretien, Polus,
je t'ai fait compliment sur ce que tu me paraissais
fort versé dans la rhétorique , mais je t'ai dit que
tu avais négligé l'art de discuter. Voilà donc ces
raisons avec lesquelles un enfant me réfuterait? Et7
à t'entendre , tu as détruit avec ces raisons ma pro-
position que l'homme injuste n'est point heu-
reux. Par où, mon cher? puisque je ne t'accorde
absolument rien de ce que tu as dit.
POLUS.
C'est que tu ne le veux pas : car du reste tu
penses comme moi.
GORGIAS. 255
SOCRATE.
Tu es admirable de prétendre me réfuter
avec des argumens de rhétorique, comme ceux
qui croient faire la même chose devant les tri-
bunaux. Là en effet un avocat s'imagine en
avoir réfuté un autre , lorsqu'il a produit un
grand nombre de témoins distingués pour ap-
puyer ce qu'il avance, et que sa partie adverse
n'en a produit qu'un seul, ou point du tout. Mais
ce mode de réfutation ne sert de rien pour dé-
couvrir la vérité. Car quelquefois un accusé peut
être condamné à tort sur la déposition d'un grand
nombre de témoins, qui paraissent de quelque
poids. Et, dans le cas présent, presque tous les
Athéniens et les étrangers seront de ton avis ;
et si tu veux produire contre moi des témoi-
gnages pour me prouver que la vérité n'est
pas de mon côté, tu auras, quand il te plaira,
pour témoins Nicias *, fils de Nicérate , et ses
frères , qui ont donné tous ces trépieds qu'on
voit rangés dans le temple de Bacchus ; tu
auras encore , si tu veux , Aristocrate , fils de
Scellios ** , de qui est cette belle offrande dans
le temple d'Apollon pythien ; tu auras aussi
* Voyez la Fie de Nicias, par Plutarque.
** Thuc\dide, liv. VIII, 89.
256 GORGIAS.
toute la famille de Périclès; et telle autre famille
d'Athènes qu'il te plaira de choisir. Mais je
suis , quoique seul , d'un autre avis : car tu ne
dis rien qui m'oblige d'en changer , et tu ne fais
que produire contre moi une foule de faux
témoins pour me déposséder de mon bien et
de la vérité. Pour moi , à moins que je ne te
réduise à rendre toi-même témoignage à la
vérité de ce que je dis, je n'ai, à mon sens,
rien gagné contre toi , ni toi , je pense , contre
moi , à moins que je ne dépose , quoique seul,
en ta faveur , et que tu ne comptes abso-
lument pour rien le témoignage des autres.
Voilà donc deux manières de réfuter , l'une
que tu crois bonne , ainsi que bien d'autres ;
l'autre , que je juge telle aussi de mon côté.
Comparons - les ensemble , et voyons si elles
ne diffèrent en rien ; car les objets sur les-
quels nous ne sommes point d'accord , ne
sont pas de petite conséquence : au contraire ,
il n'y en a peut-être point qu'il soit plus beau
de connaître, et plus honteux d'ignorer, puis-
qu'ils aboutissent à ceci, de savoir ou d'ignorer
qui est heureux ou malheureux. Et pour en ve-
nir à la question qui nous occupe , tu prétends
en premier lieu qu'il est possible qu'on soit heu-
reux étant injuste , et au milieu même de l'in-
justice; puisque tu crois qu'Archélaùs, quoique
GORGIAS. 257
injuste, n'en est pas moins heureux. N'est-ce
pas là l'idée que nous devons prendre de ta ma-
nière de penser?
POLUS.
Oui.
SOCRATE.
Et moi, je soutiens que la chose est impossible.
Voilà un premier point sur lequel nous ne nous
accordons pas. Soit. Mais le coupable sera-t-il
heureux, si on lui fait justice, et s'il est puni?
POLUS.
Point du tout; au contraire, dans ce cas , il se-
rait très malheureux.
SOCRATE.
Si le coupable échappe à la punition qu'il mé-
rite, il sera donc heureux, à ton compte?
POLUS.
Assurément.
SOCRATE.
Et moi , je pense, Polus , que l'homme injuste
et criminel est malheureux de toute manière ;
mais qu'il l'est encore davantage, s'il ne subit
aucun châtiment, et si ses crimes demeurent
impunis; et qu'il l'est moins, s'il reçoit des
hommes et des dieux la juste punition de ses
fautes.
3. *7
*58 GORGIAS.
POLIJS.
Tu avances là d'étranges paradoxes, Socrate.
SOCRATE.
Je vais essayer, mon cher, de te faire dire les
mêmes choses que moi : car je te tiens pour mon
ami. Voilà donc les objets sur lesquels nous som-
mes divisés. Juges-en toi-même. J'ai dit tout-à-
l'heure que commettre une injustice est un plus
grand mal que la souffrir.
POLUS.
Cela est vrai.
SOCRATE.
Et toi, que c'est un plus grand mal de la souf-
frir.
POLUS.
Oui.
SOCRATE.
J'ai dit que ceux qui agissent injustement sont
malheureux ; et tu m'as réfuté là-dessus.
POLUS.
Oui, par Jupiter.
SOCRATE.
A ce que tu crois , Polus.
POLUS.
Et probablement j'ai raison de le croire.
GORGIAS. 259
SOCRATE.
De ton côté , tu tiens les méchans pour heu-
reux, lorsqu'ils ne portent pas la peine de leur
injustice.
POLUS.
Sans contredit.
SOCRATE.
Et moi, je dis qu'ils sont très malheureux , et
que ceux qui subissent le châtiment qu'ils mé-
ritent , le sont moins. Veux - tu aussi réfuter
cette maxime?
POLUS.
Elle est encore plus difficile à réfuter que la
précédente, Socrate.
SOCRATE.
Point du tout, Polus : mais impossible; car le
vrai ne se réfute pas.
POLUS.
Comment dis-tu? Quoi? un homme que l'on
surprend dans quelque forfait , comme celui
d'aspirer à la tyrannie, qu'on met ensuite à la
torture, qu'on déchire, à qui l'on brûle les yeux;
qui, après avoir souffert en sa personne des
tburmens sans mesure, sans nombre et de toute
espèce , et en avoir vu souffrir autant à ses en-
fans et à sa femme, est enfin mis en croix , ou
enduit de poix et brûlé vif : cet homme sera plus
26o GORGIAS.
heureux que si , échappant à ces supplices , il
devenait tyran , passait sa vie entière , maître
dans sa ville, libre de faire tout ce qui lui plaît,
objet d'envie pour ses concitoyens et pour les
étrangers, et regardé comme heureux par tout
le monde? Et tu prétends qu'il est impossible de
réfuter de pareilles absurdités?
SOCRATE.
Tu cherches de nouveau à m'épouvanter ,
brave Polus; mais tu ne me réfutes point : tout-
à-l'heure tu appelais des témoins à ton secours.
Quoi qu'il en soit, rappelle-moi une petite chose :
as-tu supposé que cet homme aspirât injuste-
ment à la tyrannie?
POLUS.
Oui.
SOCRATE.
Cela étant, l'un ne sera pas plus heureux que
l'autre, ni celui qui a réussi à s'emparer injus-
tement de la tyrannie, ni celui qui a été puni;
car il ne saurait se faire que de deux malheu-
reux l'un soit plus heureux que Vautre. Mais le
plus malheureux des deux est celui qui a échappé
au châtiment, et s'est mis en possession de la
tyrannie. Qu'est ceci , Polus ? Tu ris ? C'est sans
doute encore une nouvelle manière de réfuter ,
que de rire au nez d'un homme , sans alléguer
aucune raison contre ce qu'il dit.
GORGIAS. 261
POLUS.
Ne crois-tu pas être réfuté suffisamment, So-
crate, en avançant ainsi des choses qu'aucun
homme ne soutiendra jamais? Interroge plutôt
qui tu voudras des assistans.
SOCRATE.
Je ne suis point du nombre des politiques ,
Polus ; et l'an passé le sort m'ayant fait sénateur ,
lorsque ma tribu présida à son tour aux assem-
blées du peuple, et qu'il me fallut recueillir les
suffrages, je me rendis ridicule, parce que je
ne savais comment m'y prendre. Ne me parle
donc point de recueillir les suffrages des assis-
tans , et si , comme je l'ai déjà dit , tu n'as point
de meilleurs argumens à m'opposer , laisse-moi
t'interroger à mon tour , et fais l'essai de ma
façon de réfuter , que je crois la bonne. Je
ne sais produire qu'un seul témoin en faveur
de ce que je dis , celui-là même avec qui je
discute ; et je ne tiens nul compte du grand
nombre. Je ne recueille d'autre suffrage que le
sien; pour la foule, je ne lui adresse pas même
la parole. Vois donc si tu veux souffrir à ton
tour que je te réfute, en Rengageant à répon-
dre à mes questions. Car je suis convaincu que
toi et moi et les autres hommes , nous pen-
sons tous que c'est un plus grand mal de com-
262 GORGIAS.
mettre l'injustice que de la souffrir, et de n'être
point puni de ses crimes que d'en être puni.
POLUS.
Je soutiens , au contraire , que ce n'est ni mon
sentiment, ni celui d'aucun au ire. Toi-même,
aimerais-tu mieux qu'on te fît injustice , que
de faire injustice à autrui?
SOCRATE.
Oui, et toi aussi, et tout le monde.
POLUS.
Il s'en faut bien : ni toi , ni moi , ni qui que
ce soit n'est dans cette disposition.
SOCRATE.
Eh bien , répondras-tu ?
POLUS.
j'y consens; car je suis extrêmement curieux
de savoir ce que tu diras.
SOCRATE.
Afin de l'apprendre , réponds-moi , Polus ,
comme si je commençais pour la première fois
à t'interroger. Quel est le plus grand mal , à ton
avis , de faire une injustice, ou de la recevoir?
POLUS.
De la recevoir , selon moi.
SOCRATE.
Et quel est le plus laid de faire une injustice,
ou de la recevoir ? Réponds.
r.OUGIAS. 26?)
POLI s.
De la faire.
SOCRA.TE.
Si cela est plus laid, c'est donc aussi un plus
grand mal.
POLUS.
Point du tout.
SOCRA.TE.
J'entends. Tu ne crois pas, à ce qu'il paraît ,
que le beau et le bon , le mauvais et le honteux
soient la même chose.
POLUS.
Non , certes.
SOCRATE.
Et que dis-tu à ceci? Toutes les belles choses
en fait de corps , de couleur , de figures , de
sons, de genres de vie, les appelles-tu belles
sans aucun motif? Et pour commencer par les
beaux corps , quand tu dis qu'ils sont beaux ,
n'est-ce point ou par rapport à leur usage, à
cause de l'utilité qu'on en peut tirer, ou en
vue d'un certain plaisir, parce que leur aspect
fait naître un sentiment de joie dans l'âme de
ceux qui les regardent? Est-il hors de là quel-
que autre raison qui te fasse dire qu'un corps
est beau ?
264 G0RG1AS.
POLUS.
Je n'en connais point.
SOCRATE.
N'appelles-tu pas belles de même toutes les
autres choses, soit figures, soit couleurs, pour
le plaisir ou l'utilité qui en revient , ou pour
l'un et l'autre à-la-fois?
POLUS.
Oui.
SOCRATE.
N'en est-il pas ainsi des sons , et de tout ce
qui appartient à la musique?
POLUS.
Oui.
SOCRATE.
Pareillement, ce qui est beau en fait de lois
et de genres de vie ne l'est pas sans doute pour
une autre raison que parce qu'il est ou utile ou
agréable, ou l'un et l'autre.
POLUS.
Apparemment.
SOCRATE.
N'en est-il point de même de la beauté des
sciences?
POLUS.
Sans contredit ; et c'est bien définir le beau,
GORGI> S. a65
Socrate , que de le définir comme tu fais, ce
qui est bon ou agréable.
SOCRATE.
Le laid est donc bien défini par les deux con-
traires, le douloureux et le mauvais?
POLUS.
Nécessairement.
SOCRATE.
De deux belles choses, si l'une est plus belle
que l'autre , n'est-ce point parce qu'elle la sur-
passe ou en agrément, ou en utilité, ou dans
tous les deux ?
POLUS.
Sans doute.
SOCRATE.
Et de deux choses laides, si l'une est plus
laide que l'autre , ce sera parce qu'elle cause
ou plus de douleur , ou plus de mal, ou l'un et
l'autre. N'est-ce pas une nécessité?
POLUS.
Oui.
SOCRATE.
Voyons à présent. Que disions - nous tout-à-
l'heure touchant l'injustice faite ou reçue ? Ne
disais-tu pas qu'il est plus mauvais de souffrir
l'injustice, et plus laid de la commettre?
266 CORGIAS.
POLUS.
Cela est vrai.
SOCRATE.
Si donc il est plus laid de faire une injus-
tice que de la recevoir , c'est ou parce que
cela est plus fâcheux et plus douloureux , ou
parce que c'est un plus grand mal , ou l'un et
l'autre à-la-fois. N'est-ce pas là encore une né-
cessité ?
POLUS.
J'en conviens.
SOCRATE.
Examinons, en premier lieu , s'il est plus dou-
loureux de commettre une injustice que de la
souffrir, et si ceux qui la font ressentent plus de
douleur que ceux qui la reçoivent.
POLUS.
Nullement, Socrate.
SOCRATE.
L'action de commettre une injustice ne l'em-
porte donc pas du côté de la douleur.
POLUS.
Non.
SOCRATE.
Cela étant, elle ne l'emporte pas, par con-
séquent, pour la douleur et le mal tout à-la-
fois.
G0RG1AS. 267
POLUS.
Il n'y a pas d'apparence.
SOCRATE.
Il reste donc qu'elle l'emporte par l'autre en-
droit.
roLus.
Oui.
SOCRATE.
Par l'endroit du mal , n'est-ce pas?
POLUS.
Vraisemblablement.
SOCRATE.
Puisque faire une injustice l'emporte du coté
du mal , la faire est donc plus mauvais que la
recevoir.
POLUS.
Cela est évident.
SOCRATE.
La plupart des hommes ne reconnaissent-ils
point, et n'as-tu pas toi-même avoué précédem-
ment qu'il est plus laid de commettre une in-
justice que de la souffrir ?
POLUS.
Oui.
SOCRATE.
Et ne venons-nous pas de voir que c'est une
chose plus mauvaise ?
268 GORGIAS.
POLUS.
Il paraît que oui.
SOCRATE.
Préférerais-tu ce qui est plus laid et plus
mauvais à ce qui Test moins? N'aie pas honte de
répondre, Polus; il ne t'en arrivera aucun mal.
Mais livre-toi sans crainte à la discussion, comme
à un médecin; réponds, et accorde ou nie ce
que je te demande.
POLUS.
Non , je ne le préférerais pas , Socrate.
SOCRATE:
Est-il quelqu'un au monde qui le préférât?
POLUS.
Il me semble que non , du moins d'après ce
qui vient d'être dit.
SOCRATE.
Ainsi , j'avais raison de dire que ni moi , ni toi ,
ni qui que ce soit n'aimerait mieux faire une
injustice que la recevoir, parce que c'est une
chose plus mauvaise.
POLUS.
Il y a apparence.
SOCRATE.
Vois-tu présentement , Polus , que ma manière
de réfuter et la tienne ne se ressemblent en
GORGIAS. 269
rien? Tous les autres t'accordent ce que tu avan-
ces, excepté moi. Pour moi, il me suffît de ton
seul aveu , de ton seul témoignage ; je ne re-
cueille point d'autre suffrage que le tien, et je
me mets peu en peine de ce que les autres pen-
sent.— Que ce point demeure donc arrêté entre
nous. Passons à l'examen de l'autre , sur lequel
nous n'étions pas d'accord , savoir , si être puni
pour les injustices qu'on a commises est le plus
grand des maux , comme tu le pensais , ou si
c'est un plus grand mal de n'être pas puni, comme
je le croyais. Procédons de cette manière. Porter
la peine de son injustice, et être châtié à juste
titre , n'est-ce pas la même chose, selon toi?
POLUS.
Oui.
SOCRAÏE.
Pourrais-tu me nier que tout ce qui est juste,
en tant que juste , est beau ? fais-y réflexion
avant de répondre.
POLUS.
Il me paraît bien que cela est ainsi, Socrate.
SOCRATE.
Considère encore ceci. Lorsque quelqu'un fait
une chose, n'est -il pas nécessaire qu'il y ait un
patient qui corresponde à l'agent *?
* Discussion qui se retrouve dans XEuthyphron, 1. 1, p. 32.
270 GORGIAS.
POLUS.
Je le pense.
SOCRATE.
Ce que le patient souffre n'est-il pas la même
chose que ce que fait l'agent ? Voici ce que je
veux dire. Si quelqu'un frappe, n'est-ce pas une
nécessité qu'une chose soit frappée ?
POLUS.
Assurément.
SOCRATE.
Et s'il frappe fort ou vite, que la chose soit
frappée de même?
POLUS.
Oui.
SOCRATE.
Ce qui est frappé éprouve donc une passion
de même nature que l'action de qui frappe.
POLUS.
Sans doute.
SOCRATE.
Pareillement, si quelqu'un brûle, il est néces-
saire qu'une chose soit brûlée.
POLUS.
Cela ne peut être autrement.
SOCRATE.
Et s'il brûle fort ou d'une manière doulou-
GORGIAS. 271
reuse, que la chose soit brûlée précisément de
la façon dont on la brûle.
POLUS.
Sans difficulté.
SOCRATE.
Tl en est de même si une chose coupe ; une
autre est coupée.
POLUS.
Oui.
SOCRATE.
Et si la coupure est grande, ou profonde , ou
douloureuse , la chose coupée l'est exactement
de la manière dont on la coupe.
POLUS.
Tout-à-fait.
SOCRATE.
En un mot, vois si tu m'accordes en général
ce que je viens de dire, que ce que fait l'agent,
le patient le souffre tel que l'agent le fait.
POLUS.
Je l'accorde.
SOCRATE.
Cela convenu, dis-moi si être puni c'est pâtir
ou agir.
POLUS.
Évidemment, c'est pâtir, Socrate.
272 GORGÏAS.
SOCRATE.
De la part de quelque agent, sans doute.
POLUS.
Cela va sans dire : de la part de celui qui châtie.
SOCRATE.
Quiconque châtie à bon droit ne châtie-t-il
point justement?
POLUS.
Oui.
SOCRATE.
Fait-il en cela une action juste, ou non?
POLUS.
Il fait une action juste.
SOCRATE.
Ainsi celui qui est châtié, lorsqu'on le punit
d'une faute, pâtit justement.
POLUS.
Apparemment.
SOCRATE.
N'avons-nous pas avoué que tout ce qui est
juste est beau?
POLUS.
Sans contredit.
SOCRATE.
Ce que fait la personne qui châtie et ce que
souffre la personne châtiée est donc beau.
GORGIAS. 273
POLUS.
Oui.
SOCRATE.
Mais si c'est beau, c'est en même temps bon;
car le beau est ou agréable , ou utile.
POLUS.
Nécessairement.
SOCRATE.
Ainsi ce que souffre celui qui est puni est bon.
POLUS.
Il paraît qu'oui.
SOCRATE.
Il lui en revient par conséquent quelque uti-
lité.
POLUS.
Oui.
SOCRATE.
Est-ce l'utilité que je conçois, savoir, de de-
venir meilleur quant à l'âme, s'il est vrai qu'il
soit châtié à juste titre?
POLUS.
Cela est vraisemblable.
SOCRATE.
Ainsi , celui qui est puni est délivré du mal de
ame.
POLUS.
Oui.
3. iS
274 GORGIAS.
SOCRATE.
N'est-il pas délivré par là du plus grand des
maux? Envisage la chose de cette manière. Con-
nais-tu , pour qui veut faire fortune, quelque
autre mal que la pauvreté?
POLUS.
Non, je ne connais que celui-là.
SOCRATE.
Et par rapport au corps , n'appelles-tu point
mal la faiblesse, la maladie, la laideur, et ainsi
du reste?
POLUS.
Oui.
SOCRATE.
Tu penses sans doute que lame a aussi son
mal?
POLUS.
Sans contredit.
SOCRATE.
N'est-ce pas ce que tu nommes injustice, igno-
rance, lâcheté , et les autres vices semblables?
POLUS.
Assurément.
SOCRATE.
A ces trois choses donc , fortune , corps et
âme, répondent, selon toi, trois maux, pau-
vreté, maladie, injustice?
GORGIAS. 27 5
PO LUS.
Oui.
SOCRATE.
De ces trois maux, quel est le plus laid ? N'est-
ce pas l'injustice, et, pour le dire en un mot,
le mal de l'âme?
POLUS.
Sans comparaison.
SOCRATE.
Si c'est le plus laid , n'est-ce pas aussi le plus
mauvais ?
POLUS.
Comment entends-tu ceci, Socrate?
SOCRATE.
Le voici. En conséquence de nos aveux pré-
cédens, ce qui est le plus laid est toujours tel ?
parce qu'il cause la plus grande douleur ou le
plus grand dommage , ou l'un et l'autre ensem-
ble.
POLUS.
A merveille.
SOCRATE.
Or, ne venons-nous pas de reconnaître que
l'injustice et tout mal de l'âme est ce qu'il y a
de plus laid?
POLUS.
Nous l'avons reconnu en effet.
18.
376 GORGIAS.
SOCRATE.
Et le plus laid n'est-il point tel , ou parce que
rien n'est plus douloureux , ou parce que rien
n'est plus dommageable , ou à cause de l'un et
de l'autre?
POLUS.
De toute nécessité.
SOCRATE.
Or, est-il plus douloureux d'être injuste , in-
tempérant, lâche, ignorant, que d'être indigent
ou malade?
POLUS.
Il me paraît que non, Socrate, d'après tout
cela.
SOCRATE.
Le mal de l'âme n'est donc le plus laid que
parce qu'il l'emporte en dommage sur tous les
autres, d'une manière extraordinaire et merveil-
leuse, puisque de ton aveu il ne remporte point
du côté de la douleur.
POLUS.
Il le faut bien.
SOCRATE.
Mais ce qui l'emporte par l'excès du dommage
est le plus grand de tous les maux.
GOItGlAS. 277
POLUS.
Oui.
SOURATE.
Donc l'injustice, l'intempérance , et eu géné-
ral les maux de l'âme sont de tous les maux les
plus grands.
POLUS.
Il parait qu'oui.
SOCRATE.
Quel art nous délivre de la pauvreté ? N'est-
ce pas l'économie?
POLUS.
Oui.
SOCRATE.
lit de la maladie? N'est-ce pas la médecine?
POLUS.
Sans difficulté.
SOCRATE.
Et des maux de lame et de l'injustice? Si tu
ne trouves pas de réponse de cette manière ,
vois de celle-ci. Où et chez qui conduisons-nous
ceux dont le corps est malade ?
POLUS.
Chez les médecins , Socrate.
278 GORGIAS.
SOCRATE.
Où conduit-on ceux qui s'abandonnent à l'in-
justice et à l'intempérance?
POLUS.
Tu veux dire apparemment chez les juges.
SOCRATE.
N'est-ce pas pour y être punis?
POLS.
Sans doute.
SOCRATE.
Ceux qui châtient avec raison ne suivent-ils
point en cela une certaine justice?
POLUS.
Cela est évident.
SOCRATE.
Ainsi l'économie délivre de l'indigence , la mé-
decine de la maladie , et la justice de l'intem-
pérance et de l'injustice.
POLUS.
Je le pense ainsi.
SOCRATE.
Mais de ces trois choses dont tu parles, quelle
est la plus belle ?
POLUS.
De quelles choses?
GOUGIAS. 279
SOCRATE.
L'économie, la médecine et la justice.
POLUS.
La justice l'emporte de beaucoup, Socrate.
SOCRATE.
Puisqu'elle est la plus belle , c'est donc parce
qu'elle procure le plus grand plaisir, ou la plus
grande utilité, ou l'un et l'autre.
POLUS.
Oui.
SOCRATE.
Est-ce une chose agréable d'être entre les
mains des médecins ; et le traitement qu'on fait
aux malades leur cause-t-il du plaisir?
POLUS.
Je ne le crois pas.
SOCRATE.
Mais c'est une chose utile, n'est-ce pas?
POLUS.
Oui.
SOCRATE.
Car elle délivre d'un grand mal : en sorte qu'il
est avantageux de souffrir la douleur pour re-
couvrer la santé.
280 GORGIAS.
POLUS.
Sans contredit.
SOCRATE.
L'homme qui est ainsi entre les mains des mé-
decins est-il dans la situation la plus heureuse
par rapport au corps, ou bien est-ce celui qui
n'a point été malade?
polus.
Il est évident que c'est celui-ci.
SOCRATE.
En effet , le bonheur ne consiste pas, ce sem-
ble , à être soulagé du mal , mais à n'en pas
avoir eu.
POLUS.
Cela est vrai.
SOCRATE.
Mais quoi! de deux hommes malades, quant
au corps ou quant à l'âme , quel est le plus mal-
heureux , de celui qu'on traite et qu'on délivre
de son mal, ou de celui qu'on ne traite point,
et qui garde son mal?
POLUS.
Il me paraît que c'est celui qu'on ne traite
point.
SOCRATE.
Ainsi la punition procure la délivrance du
plus grand des maux, du mal de l'âme.
GORG1AS. 281
POLUS.
J'en conviens.
SOCRATE.
Car elle rend sage, elle oblige à devenir plus
juste, et elle est une sorte de médecine morale.
POLIS.
Oui.
SOCRATE.
Le plus heureux, par conséquent , est celui
qui n'a admis dans son âme aucun mal, puisque
nous avons vu que le mal de l'âme est le plus
grand de tous.
POLUS.
Sans difficulté.
SOCRATE.
Le second est celui qu'on en a délivré.
POLUS.
Il y a apparence.
SOCRATE.
C'est-à-dire , celui qui a reçu des avis , des
réprimandes, qui a subi la punition.
POLUS.
Oui.
SOCRATE.
Ainsi , celui qui est malade de l'injustice, et qui
n'en a pas été délivré, mène la vie la plus mal-
heureuse.
i82 GORGIAS.
POLUS.
Selon toute vraisemblance.
SOCRATE.
Eh bien ! cet homme, n'est-ce pas celui qui ,
s'étant rendu coupable des plus grands crimes ,
et tout rempli d'injustice, parvient à se mettre
au-dessus des réprimandes, des corrections, des
punitions? Telle est, comme tu le dis toi-même,
la situation d'Archélaùs, et celle des autres ty-
rans, des orateurs et de tous ceux qui jouissent
d'un grand pouvoir.
POLUS.
Il paraît qu'oui.
SOCRA.TE.
Et véritablement, mon cher, tous ces gens-là
ont fait à-peu-près la même chose que celui qui,
étant attaqué des plus grandes maladies , trou-
verait le moyen de ne point faire corriger par
les médecins les affections vicieuses qui le tra-
vaillent , et de ne point faire de traitement ? crai-
gnant, comme un enfant , qu'on ne lui applique
le fer et le feu, parce que cela fait mal. Ne te
semble-t-il pas que la chose est ainsi?
POLUS.
Oui.
SOCRATE.
Ce serait sans cloute par ignorance des avan-
tages de la santé et de la bonne habitude du
GORGIAS. a83
corps. D'après nos aveux précédens , ceux qui
fuient la punition ont bien l'air de se conduire
de la même manière, mon cher Polus. Ils voient
ce qu'elle a de douloureux; mais ils sont aveu-
gles sur son utilité; ils ignorent combien on est
plus à plaindre d'habiter avec une âme qui n'est
pas saine, mais qui est corrompue , injuste et im-
pie , qu'avec un corps malade. C'est pourquoi ils
mettent tout en œuvre pour échapper à la puni-
tion, et n'être point délivrés du plus grand des
maux, et ils ne songent qu'à amasser des riches-
ses, à se faire des amis , et à acquérir le talent
de la parole et de la persuasion. Mais si les cho-
ses dont nous sommes convenus sont vraies , Po-
lus, vois-tu ce qui résulte de ce discours? ou
veux-tu que nous en tirions ensemble les con-
clusions?
POLUS.
J'y consens , à moins que tu ne sois d'un autre
avis.
SOCRATE.
Ne suit-il pas de là que l'injustice est le plus
grand des maux?
POLUS.
Il me le semble , du moins.
SOCRATE.
N'avons-nous pas vu que la punition procure
la délivrance de ce mal?
i84 GORGIAS.
POLUS.
Vraisemblablement.
SOCRATE.
lit que l'impunité ne fait que l'entretenir ?
POLUS.
Oui.
SOCRATE.
L'injustice n'est donc que le second mal pour
la grandeur ; mais l'injustice impunie est le pre-
mier et le plus grand de tous les maux.
POLUS.
Tu as bien l'air d'avoir raison.
SOCRATE.
Mon cher ami , n'est-ce point sur ceci que
nous étions partagés de sentiment? Tu regardais
comme heureux Archélaùs, parce que, s'étant
rendu coupable des plus grands crimes , il n'en
subissait aucune punition; et moi je soutenais,
au contraire, qu'Archélaùs, et tout autre, quel
qu'il soit , qui ne porte pas la peine des injus-
tices qu'il a commises , doit passer pour infini-
ment plus malheureux que personne ; que l'au-
teur d'une injustice est toujours plus malheu-
reux que celui qui la souffre, et le méchant qui
demeure impuni, plus que celui que l'on châtie.
N'est-ce pas là ce que je disais?
GORGIAS. 285
POLES.
Oui.
SOCRA.TE,
N'est-il pas démontré que j'avais la vérité pour
moi ?
POLTJ3.
J'en conviens.
SOCRATE.
A la bonne heure. Mais si cela est vrai, Polus r
quelle est donc la grande utilité de la rhétori-
que ? Car c'est une conséquence de nos aveux;
qu'il faut avant toutes choses se préserver de
toute action injuste, parce qu'elle ne nous rap-
porterait que du mal. N'est-ce pas?
POLUS.
Assurément.
SOCRATE.
Et que si on a commis une injustice ou soi-
même, ou quelque autre personne à qui l'on
s'intéresse, il faut aller se présenter là où l'on
recevra au plus tôt la correction convenable, et
s'empresser de se rendre auprès du juge comme
auprès d'un médecin, de peur que la maladie de
l'injustice venant à séjourner dans l'âme , n'y en-
gendre une corruption secrète , qui devienne
incurable. Que pouvons-nous dire autre chose ,
Polus, si nos premiers aveux subsistent? N'est-
286 GORGIAS.
ce pas la seule manière d'accorder ce que nous
disons avec ce que nous avons établi précédem-
ment?
POLUS.
Comment en effet tenir un autre langage, So-
crate?
SOCEATE.
La rhétorique, Polus, ne nous est donc d'au-
cun usage pour nous défendre contre l'injus-
tice, nous, nos parens, nos amis, nos enfans ,
notre patrie ; je ne vois guère qu'un moyen de
la rendre utile, c'est de s'accuser soi-même avant
tout autre, ensuite ses proches et ses amis, dès
qu'on a commis quelque injustice , de ne point
tenir le crime secret , mais de l'exposer au grand
jour, afin qu'il soit puni et réparé; c'est de se
faire violence à soi ainsi qu'aux autres pour
s'élever au-dessus de toute crainte, et de s'of-
frir à la justice les yeux fermés et de grand
cœur, comme on s'offre au médecin pour souf-
frir les incisions et les brûlures, s'attachant au
bon et au beau, sans tenir compte de la dou-
leur; en sorte que si, par exemple, la faute
qu'on a faite mérite des coups de fouet , on se
présente pour les recevoir ; si les fers , on leur
tende les mains ; une amende , on la paie ; le
bannissement, on s'y condamne; la mort, on
la subisse; c'est enfin d'être le premier à dépo-
GORGIAS. 287
ser contre soi-même et contre ses proches , de
ne pas s'épargner , et pour cela de mettre en
œuvre toutes les ressources de la rhétorique,
afin de parvenir, par la manifestation de ses
crimes, à être délivré du plus grand des maux,
de l'injustice. Accorderons-nous cela, Polus ,
ou le nierons-nous?
POLUS.
Cela me paraît bien étrange , Socrate. Toute-
fois peut-être est-ce une conséquence de ce
que nous avons dit plus haut.
SOCRA.TE.
Ainsi, il faut ou renverser nos discours précé-
dens , ou convenir que ceci en résulte nécessai-
rement.
POLUS.
Oui. La chose est ainsi.
SOCRATE.
Et l'on fera tout le contraire, lorsqu'on vou-
dra faire du mal à quelqu'un , soit à son ennemi,
soit à tout autre; il faut seulement n'avoir rien
à souffrir soi-même de son ennemi ; on doit bien
y prendre garde ; mais s'il commet une injustice
envers un autre , il faut s'efforcer de toute ma-
nière , et d'action et de paroles, de le soustraire
au châtiment , et empêcher qu'il ne paraisse de-
vant les juges; et au cas qu'il y paraisse , il faut
288 GORGIAS.
tout mettre en œuvre pour qu'il échappe , et
ne soit pas puni; de façon que s'il a volé une
grande quantité d'argent , il ne le rende pas ,
mais qu'il le garde , et l'emploie en dépenses in-
justes et impies pour son usage et celui de ses
amis ; que si son crime mérite la mort , il ne la
subisse point , et, s'il se peut, qu'il ne meure ja-
mais , et soit immortel dans le crime , ou du
moins qu'il y vive le plus long-temps possible.
Voilà, Polus, à quoi la rhétorique me semble
utile ; car pour celui qui ne commet aucune in-
justice , je ne vois pas qu'elle puisse lui être
d'une grande utilité , s'il est vrai même qu'elle
lui en soit d'aucune , comme en effet nous avons
vu plus haut qu'elle n'est bonne à rien.
callicles.
Dis-moi , Chéréphon , Socrate parle-t-il sérieu-
sement , ou badine-t-il ?
CHEREPHON.
Il me paraît, Callicles , qu'il parle très sérieu-
sement; mais rien n'est tel que de l'interroger
lui-même.
CALLICLES.
Par tous les dieux, tu as raison; c'est ce que
j'ai envie de faire. Socrate , dis-moi , croirons-
nous que tout ceci est sérieux de ta part , ou
GORGIAS. 289
que ce n'est qu'un badinage ? Car si c'est tout
de bon que tu parles , et si ce que tu dis est
vrai , la conduite que nous tenons tous tant que
nous sommes , qu'est-ce autre chose qu'un ren-
versement de l'ordre , et une suite d'actions
toutes contraires , ce semble, à nos devoirs?
soc RATE.
Si les hommes, Calliclès, n'étaient pas sujets
aux mêmes passions , ceux-ci d'une façon , ceux-
là dune autre ; mais que chacun de nous eût sa
passion qui lui fût propre , il ne serait point
aisé de faire connaître à autrui ce qu'on éprouve
soi - même. Je parle ainsi , en faisant réflexion
que nous sommes actuellement toi et moi dans
le même cas , et que tous deux nous aimons deux
choses ; moi, Alcibiade fils de Clinias et la philo-
sophie ; toi , le peuple d'Athènes et le fils de Pyri-
lampe*. Je remarque tous les jours que, tout élo-
quent que tu es, lorsque les objets de ton amour
sont d'un autre avis que toi , quelle que soit
leur façon de penser, tu n'as pas la force de les
contredire, et que tu passes comme il leur plaît
du blanc au noir. Eu effet , quand tu parles au
peuple assemblé, s'il soutient que les choses ne
sont pas telles que tu dis, lu changes aussitôt
* Il y a ici un jeu de mots. Le fils de Pyrilampe se nom-
mait At.u.-.;, comme le peuple d'Athènes. Voy. Aristophane,
les Guêpes , v. 98.
3. iy
290 GORGIAS.
de sentiment, pour te conformera ses intentions.
La même chose t'arrive vis-à-vis de ce beau
garçon, le fils de Pyrilampe. Tu ne saurais ré-
sister aux volontés ni aux discours de ce que tu
aimes ; et si quelqu'un , témoin du langage que
tu prends ordinairement pour leur complaire,
en paraissait surpris, et le trouvait absurde, tu
lui répondrais probablement, si tu voulais dire
la vérité , qu'à moins qu'on ne vienne à bout
d'empêcher tes amours de parler comme ils
font, tu ne peux t'empêcher toi-même de parler
comme tu fais. Figure -toi donc que tu as la
même réponse à entendre de ma part, et ne t'é-
tonne point des discours que je tiens; mais en-
gage la philosophie, mes amours, à ne plus par-
ler de même ; car c'est elle, mon cher, qui dit
ce que tu as entendu ; et elle est beaucoup
moins étourdie que mes autres amours. Le fils
de Clinias parle tantôt d'une façon , tantôt d'une
autre ; mais la philosophie a toujours le même
langage. Cg qui te paraît à ce moment si
étrange , est d'elle : tu viens de l'entendre.
Ainsi, ou réfute ce qu'elle disait tout-à-Fheure
par ma bouche, et prouve -lui que commettre
l'injustice et vivre dans l'impunité après l'avoir
commise, n'est pas le comble de tous les maux ,
ou si tu laisses cette vérité subsister dans toute
sa force, je te jure, Calliclès , par le dieu d
GORGIAS. 291
Égyptiens *, que Calliclès ne s'accordera point
avec lui - même , et sera toute sa vie dans une
contradiction perpétuelle. Cependant il vau-
drait beaucoup mieux pour moi, ce me semble,
que la lyre dont j'aurais à me servir fût mal
montée et discordante , que le chœur dont j'au-
rais fait les frais détonnât, et que la plupart des
hommes fussent d'un sentiment opposé au mien,
que si j'étais pour mon compte mal d'accord
avec moi-même , et réduit à me contredire.
c ALL1C LÈS.
En vérité, Socrate, tes discours sont pleins de
prestiges, comme ceux d'un orateur populaire;
et ce qui autorise tes déclamations , c'est qu'il
est arrivé à Polus la même chose qu'il a prétendu
être arrivé à Gorgias vis-à-vis de toi. Polus
disait en effet que Gorgias, lorsque tu lui as de-
mandé si, au cas qu'on se rendit auprès de lui
pour apprendre la rhétorique sans avoir aucune
connaissance de la justice , il en donnerait des
leçons , avait répondu qu'il l'enseignerait , par
mauvaise honte et à cause des préjugés , qui
trouveraient mauvais qu'on fit une réponse con-
traire ; cet aveu, selon Polus, avait réduit Gor-
gias à tomber en contradiction avec lui-même,
et tu en avais profité. Il s'est moque de toi
* Le cliicn Anuhis.
292 GORGIAS.
avec raison en cette rencontre , autant qu'il
m'a paru. Mais voilà qu'il se trouve à présent
dans le même cas que Gorgias. Je t'avoue pour
moi , que je ne suis nullement satisfait que
Polus t'ait accordé qu'il est plus laid de faite
une injustice que de la recevoir. Car c'est pour
t'avoir passé ce point , qu'il s'est embarrassé
dans la dispute , et que tu lui as fermé la bou-
che, parce qu'il a eu honte de parler suivant
sa pensée. En effet, Socrate , tout en disant que
tu cherches la vérité, tu en agis comme le plus
fatigant déclamateur , et tu mets la conversa-
tion sur ce qui est beau non selon la nature ,
mais selon la loi. Or, dans la plupart des choses,
la nature et la loi sont opposées entre elles ;
d'où il arrive que , si on se laisse aller à la honte,
et que l'on n'ose dire ce qu'on pense , on est
forcé à se contredire. Tu as aperçu cette subtile1
distinction , et tu t'en sers pour dresser des
pièges dans la dispute. Si quelqu'un parle de
ce qui appartient à la loi, tu l'interroges sur ce
qui regarde la nature , et s'il parle de ce qui est
dans l'ordre de la nature, tu l'interroges sur ce
qui est dans l'ordre de la loi. C'est ce que tu viens
de faire pour l'injustice commise et reçue. Polus
parlait de ce qui est plus laid en ce genre, selon
la loi; toi, au contraire, tu as pris la loi pour la
nature; car, selon la nature, tout ce qui est plus
GORGIA& 2o/3
mauvais est aussi plus laid, c'est-à-dire souffrir
l'injustice; tandis que, selon la loi, c'est la com-
mettre. Et en effet, succomber sous l'injustice
d autrui n'est pas le fait d'un homme , mais
d'un esclave, à qui il est meilleur de mourir
que de vivre, quand , souffrant des injustices et
des affronts, il n'est pas en état de se défendre
soi-même, ni ceux pour qui il s'intéresse. Les
lois sont, à ce que je pense, l'ouvrage des plus
faibles et des plus nombreux ; en les faisant
ils n'ont donc pensé qu'à eux-mêmes et à leurs
intérêts : s'ils approuvent, s'ils blâment quelque
chose, ce n'est que dans cette vue ; et pour ef-
frayer les plus forts , qui pourraient acquérir
de l'ascendant sur les autres , et les empêcher
d'en venir là, ils disent que la supériorité est
une chose laide et injuste , et que travailler à
devenir plus puissant, c'est se rendre coupable
d'injustice ; car , étant les plus faibles , ils se
tiennent, je crois, trop heureux que tout soit
égal. Voilà pourquoi , dans Tordre de la loi , il
est injuste et laid de chercher à l'emporter sur
les autres, et ce qui fait qu'on a donné à cela le
nom d'injustice. Mais la nature démontre , ce
me semble, qu'il est juste que celui qui vaut
mieux ait plus qu'un autre qui vaut moins, et
le plus fort plus que le plus faible. Elle fait voir
en mille rencontres qu'il en est ainsi, tant en ce
294 GORGIAS.
jui concerne les animaux que les hommes eux-
nèmes, parmi lesquels nous voyons des états
et des nations entières où la règle du juste est
que le plus fort commande au plus faible , et
soit mieux partagé. De quel droit en effet Xer-
cès fit- il la guerre à la Grèce, et son père aux
Scythes ? Sans parler d'une infinité d'autres
exemples qu'on pourrait citer. Dans ces sortes
d'entreprises, on agit, je pense, selon la na-
ture, selon la loi de la nature, si ce n'est pas
selon celle que les hommes ont établie. Nous
prenons dès l'enfance les meilleurs et les plus
forts d'entre nous ; nous les formons et les
domptons comme des lionceaux, par des en-
chantemens et des prestiges, et nous leur en-
seignons qu'il faut respecter l'égalité , et qu'en
cela consiste le beau et le juste. Mais qu'il
paraisse un homme d'une nature puissante,
qui secoue et brise toutes ces entraves, foule
aux pieds nos écritures , nos prestiges , nos
enchantemens et nos lois contraires à la na-
ture, et s'élève au-dessus de tous, comme un
maître , lui dont nous avions fait un esclave >
c'est alors qu'on verra briller la justice telle
qu'elle est selon l'institution de la nature. Pin-
dare me paraît appuyer ce sentiment dans l'ode
où il dit que la loi est la reine des mortels et
des immortels. Elle traîne après elle , poursuit-
GORGIAS. 296
il , la violence d'une main puissante , et elle la
légitime. J'en juge parles actions d'Hercule ^
■juij sans les avoir achetés * Ce sont à-peu-
près les paroles de Pindare ; car je ne sais
point cette ode par cœur. Mais le sens est
qu'Hercule emmena avec lui les boeufs de Gé-
ryon , sans qu'il les eut achetés ou qu'on les
lui eut donnés ; donnant à entendre que cette
action était juste , à consulter la nature, et que
les bœufs et tous les autres biens des faibles et
des petits appartiennent de droit au plus fort et
au meilleur. La vérité est donc telle que je dis :
tu le reconnaîtras toi -même si, laissant là la phi-
losophie, lu t'appliques à de plus grands objets.
J'avoue, Socrate, que la philosophie est une
chose amusante, lorsqu'on l'étudié avec modé-
ration dans la jeunesse. Mais si on si arrête
trop long-temps , c'est un fléau. Quelque beau
naturel que l'on ait , si on pousse ses études
en ce genre jusque dans un âge avancé ,
on reste nécessairement neuf en toutes les
choses qu'on ne peut se dispenser de savoir, si
l'on veut devenir un homme comme il faut,
et se faire une réputation. Les philosophes n'ont
en effet aucune connaissance des lois qui s'ob-
servent dans une ville ; ils ignorent comment il
Voyez les Fragmens de Pindare tic Schneider, p. 108.
296 GORGIAS.
faut traiter avec les hommes clans les rapports
publics ou particuliers qu'on a avec eux ; ils
n'ont nulle expérience des plaisirs et des pas-
sions humaines , ni en un mot de ce qu'on ap-
pelle la vie. Aussi , lorsqu'ils se trouvent chargés
de quelque affaire domestique ou civile, ils se
rendent ridicules à-peu-près comme les poli-
tiques, quand ils assistent à vos assemblées et à
vos disputes. Car rien n'est plus vrai que ce que
dit Euripide :
Chacun s'applique aux choses où il excelle,
Y consacrant la meilleure partie du jour,
Afin de se surpasser lui-même* .
Au contraire , on s'éloigne des choses où l'on
réussit mal , et on en parle avec mépris ; tandis
que par amour-propre on vante les premières ,
croyant par là se vanter soi-même. Mais le mieux
est , à mon avis , d'avoir quelque connaissance
des unes et des autres. Il est bon d'avoir une
teinture de philosophie, autant qu'il en faut
pour que l'esprit soit cultivé ; et il n'est pas
honteux à un jeune homme d'étudier la philo-
sophie. Mais lorsqu'on est sur le retour de
l'âge , et qu'on philosophe encore, la chose de-
* Vers de l'Antiope d'Euripide. Walkenaer. Diatnb. in
Euripidis Reliquias, p. 76.
GOHGIAS. 297
vient alors ridicule, Socrate. Pour moi, je suis,
par rapport à ceux qui s'appliquent à la philo-
sophie, dans la même disposition d'esprit qu'à
l'égard de ceux qui bégaient et s'amusent à
jouer. Quand je vois un enfant à qui cela con-
vient encore, bagayer ainsi en parlant et badi-
ner, j'en suis fort aise, je trouve cela gracieux,
noble , et séant à cet âge ; tandis que si j'entends
un enfant articuler avec précision, cela me cho-
que, me blesse l'oreille, et me paraît sentir l'es-
clave. Mais si c'est un homme que l'on entend
ainsi bégayer ou qu'on voit jouer, la chose pa-
raît ridicule, indécente à cet âge, et digne du
fouet. Voilà ce que je pense de ceux qui s'oc-
cupent de philosophie. Quand je vois un jeune
homme s'y adonner, j'en suis charmé, cela me
semble à sa place , et je juge que ce jeune
homme a de la noblesse dans les sentimens. S'il
la néglige au contraire , je le regarde comme
une âme basse, qui ne se croira jamais capable
d'une action belle et généreuse. Mais lorsque
je vois un vieillard qui philosophe encore , et
n'a point renoncé à cette étude, je le tiens digne
du fouet, Socrate. Comme je disais en effet tout-
à-l'heure , quelque beau naturel qu'ait un pareil
homme, il ne peut manquer de tomber au-des-
sous de lui-même, en évitant les endroits fré-
quentés de la ville , et les places publiques, où
298 GORGIAS.
les hommes, selon le poète*, acquièrent de la
célébrité : et il passe ainsi caché le reste de ses
jours à jaser dans un coin avec trois ou quatre
enfans, sans que jamais il sorte de sa bouche
aucun discours noble , grand , et qui vaille
quelque chose. Socrate , je suis de tes bons
amis; voilà pourquoi je suis à ce moment à
ton égard dans les mêmes sentimens que Zé-
thus vis-à-vis de l'Amphion d'Euripide , dont j'ai
déjà fait mention : et il me vient à la pensée de
t'adresser un discours semblable à celui que Zé-
thus tenait à son frère. Tu négliges, Socrate**,
ce qui devrait faire ta principale occupation , et
tu avilis dans un rôle d'enfant une âme aussi
bien faite que la tienne. Tu ne saurais proposer
tin avis dans les délibérations relatives à la jus-
tice , ni saisir dans une affaire ce qu'elle a de
plausible et de vraisemblable , ni suggérer aux
autres un conseil généreux. Cependant , mon
cher Socrate ( ne t'offense point de ce que je
vais dire ; c'est par bienveillance que je te parle
ainsi ), ne trouves-tu pas qu'il est honteux pour
toi d'être dans l'état où je suis persuadé que tu
es, ainsi que tous ceux qui passent leur vie à
* Homère, Iliade, IX, 44 1.
** Voyez Walkenaer, pour le rétablissement du texte
.l'Euripide et l'arrangement des vers.
t
GORGIAS. 299
parcourir le carrière philosophique ? Si quel-
qu'un mettait actuellement la main sur toi , ou
sur un de ceux qui te ressemblent , et te con-
duisait en prison , disant que tu lui as fait tort ,
quoiqu'il n'en soit rien , tu sais que tu serais
fort embarrassé de ta personne , que la tète te
tournerait, et que tu ouvrirais la bouche toute
grande , sans savoir que dire. Lorsque tu pa-
raîtrais devant les juges , quelque vil et mépri-
sable que fût ton accusateur , lu serais mis à
mort, s'il lui plaisait de demander contre toi
cette peine. Or, quelle estime, Socrate peut-on
faire d'un art qui trouvant un homme bien né
le rend plus mauvais , le met hors d'état de se
secourir lui-même , et de se tirer ou de tirer les
autres des plus grands dangers , qui l'expose à
se voir dépouiller de tous ses biens par ses en-
nemis , et à traîner dans sa patrie une vie sans
honneur? La chose est un peu forte à dire;
mais enfin on peut impunément frapper sur la
figure un homme de ce caractère. Ainsi, crois-
moi, mon cher, laisse là tes argumens, cultive
les belles choses , exerce-toi à ce qui te don-
nera la réputation d'homme habile; abandonne
cet appareil d'extravagances ou de puérilités,
qui finiront par te ruiner et te faire une maison
déserte , et propose-toi pour modèles , non
ceux qui disputent sur ces bagatelles, mais ceux
3oo GORGIAS.
qui ont du bien , du crédit , et qui jouissent
des avantages de la vie.
SOCRATE.
Si mon âme était d'or , Calliclès , ne penses-
tu pas que se serait une grande joie pour moi
d'avoir trouvé quelque pierre excellente, de
celles dont on se sert pour éprouver l'or; de
façon qu'approchant mon âme de cette pierre ,
si elle me rendait un témoignage satisfaisant de
mon âme, je susse à n'en pouvoir douter que
je suis en bon état et n'ai plus besoin d'aucune
épreuve?
CALLICLÈS.
A quel propos me demandes-tu cela , So-
crate ?
SOCRATE.
Je vais te le dire : je crois avoir fait en ta
personne cette heureuse rencontre.
CALLICLÈS.
Pourquoi cela?
SOCRATE.
Je suis bien assuré que si tu tombes d'accord
avec moi sur les principes que j'ai dans l'âme ,
ces principes sont vrais. Je remarque en effet
que pour examiner comme il faut si une âme est
bien ou mal, il faut avoir trois qualités , que tu
réunis toutes, la science, la bienveillance et la
franchise. Je me trouves avec bien des gens qui
GORGIAS. 3ot
ne sont pas capables de me sonder , parce qu'ils
ne sont pas savans comme toi. Il en est d'autres
qui sont savans; mais comme ils ne s'intéres-
sent pas à moi , ainsi que tu le fais , ils ne veu-
lent pas me dire la vérité. Quant à ces deux
étrangers, Gorgias et Polus, ils sont habiles l'un
et l'autre et de mes amis : mais ils manquent
d'une certaine hardiesse à parler, et ils sont plus
timides qu'il ne convient de l'être. Je n'exagère
pas, puisqu'ils ont porté la timidité au point de se
contredire par une mauvaise honte l'un et l'autre
en présence de tant de personnes, et cela sur
les objets les plus importans. Pour toi, tu as
d'abord tous les avantages des autres. Tu es
grandement habile, comme la plupart des Athé-
niens en conviendront, et de plus tu as de la
bienveillance pour moi. Voici par où j'en juge.
Je sais, Calliclès, que vous êtes quatre, qui avez
étudié ensemble la philosophie, toi, Tisandre d'A-
phidne *, Andron fils d'Androtion , et Nausicyde
de Cholarges **. Je vous ai entendus un jour déli-
bérer jusqu'à quel point il fallait cultiver la sa-
gesse ; et je sais que l'avis qui l'emporta, fut qu'on
ne devait pas se proposer de devenir un philoso-
phe à la rigueur, et que vous vous conseillâtes
* Dèmc de la tribu Ëantide.
** Dt'iric do la tribu Acamantido.
3o2 GORGIAS.
mutuellement de bien prendre garde de vous
faire tort sans le vouloir en vous appliquant à
l'étude plus qu'il ne faut. Aujourd'hui donc que
je t'entends me donner le même conseil qu'à tes
plus intimes amis, c'est une preuve décisive
pour moi de la sincérité de ton affection. D'ail-
leurs , que tu saches me parler avec toute li-
berté , et ne me rien déguiser , tu le dis toi-
même , et le discours que tu viens de m' adresser
en fait foi. Puisqu'il en est évidemment ainsi ,
ce que tu m'accorderas dans la discussion aura
passé par une épreuve suffisante de ta part et de
la mienne, et il ne sera plus nécessaire de le sou-
mettre à un nouvel examen. Car tu ne me l'auras
laissé passer ni par défaut de lumières , ni par
timidité : tu ne feras non plus aucune conces-
sion à dessein de me tromper , étant mon ami ,
comme tu le dis. Ainsi le résultat dont nous se-
rons convenus sera la pleine et entière vérité.
Or, de tous les sujets de discussion, Calliclès,
le plus beau est sans doute celui sur lequel tu
m'as fait une leçon : ce que l'homme doit être ,
à quoi il doit s'appliquer , et jusqu'à quel point,
soit dans la vieillesse, soit dans la jeunesse. Le
genre de vie que je mène peut être répréhen-
sible à quelques égards ; mais sois persuadé que
la faute n'est pas volontaire de ma part, et que
l'ignorance seule en est la cause. Continue donc
GORGIAS. 3o3
à me donner des avis, comme tu as si bien com-
mencé; et explique-moi à fond quel est le genre
de vie que je dois embrasser, et comment je dois
m'y prendre pour l'exercer : et si après que la
chose aura été arrêtée entre nous , tu découvres
dans la suite que je ne suis pas fidèle à mes con-
ventions , tiens-moi pour un homme sans cœur,
et désormais ne me fais plus part de tes conseils,
comme en étant absolument indigne. Expose-moi
donc de nouveau , je t'en prie , ce que tu en-
tends, toi et Pindare , par le juste selon l'ordre
de la nature ? N'est-ce pas le droit qu'aurait le
plus puissant de s'emparer de ce qui appartient
au plus faible , le meilleur de commander au
moins bon , et celui qui vaut davantage d'avoir
plus que celui qui vaut moins? As-lu quelque
autre idée du juste ? ou ma mémoire ne me
trompe-t-elle pas?
CALL1CLÈS.
C'est ce que j'ai dit alors et ce que je dis en-
core.
SOCRATE.
Est-ce le même hommeque tu appellesmeilleur
et plus puissant? car je t'avoue que, je n'ai pu
comprendre ce que tu voulais dire. Par les plus
puissans, entends-tu les plus forts; et faut-il que
les plus faibles soient soumis au plus fort, comme
tu Tas . ce me semble , insinué, en disant que
3o4 GORGIAS.
les grands états attaquent les petits d'après la
justice naturelle, parce qu'ils sont plus puissans
et plus forts; ce qui suppose que plus puissant,
plus fort et meilleur sont la même chose : ou
peut-on être meilleur, et en même temps plus
petit et plus faible; plus puissant, et aussi plus
méchant ? ou meilleur et pius puissant sont-ils
compris sous la même définition ? Donne-moi
une définition nette, et dis-moi si plus puissant,
meilleur, et plus fort, expriment la même idée ,
ou des idées différentes.
CA.LLICLÈS.
Je te déclare donc nettement que ces trois
mots expriment la même idée.
SOCRATE.
Dans l'ordre de la nature le grand nombre
n'est-il pas plus puissant que l'individu, le grand
nombre , qui fait des lois contre l'individu ,
comme tu disais tout-à-1'heure ?
CAXLICLÈS.
Qui en doute?
SOCRATE.
Les lois du plus grand nombre sont donc
celles des plus puissans.
CALLICLÈS.
Assurément.
SOCRATE.
Et par conséquent des meilleurs , puisque,
GORGIAS. 3o5
selon toi , les plus puissans sont aussi les meil-
leurs de beaucoup.
CALLICLÈS.
Oui.
SOCRATE.
Leurs lois sont donc belles suivant la nature,
étant celles des plus puissans.
CALLICLÈS.
J'en conviens.
SOCRATE.
Or le grand nombre ne pense-t-il pas que la
justice consiste , ainsi que tu le disais il n'y a
qu'un moment , dans l'égalité , et qu'il est plus
laid de commettre une injustice que de la
souffrir? Cela est-il vrai , ou non? Et prends
garde d'aller montrer ici une mauvaise honte. Le
grand nombre pense-t-il , ou non , qu'il est juste
d'avoir autant et pas plus que les autres , et
que faire une injustice est une chose plus
laide que de la recevoir ? Ne me refuse pas une
réponse là-dessus, Calliclès , afin que, si tu en
conviens, je m'affermisse dans mon sentiment ,
le voyant appuyé du suffrage d'un homme ca-
pable d'en juger.
CALLICLÈS.
Eh bien , oui ; le grand nombre est dans cette
persuasion.
20
3o6
GORG1AS.
SOCRATE.
Ainsi ce n'est pas suivant la loi seulement , mais
encore suivant la nature , qu'il est plus laid
de faire une injustice que de la recevoir, et que
la justice consiste dans l'égalité; et , à ce qu'il
paraît, tu ne disais pas la vérité tout-à-1'heure ,
et tu avais tort de m'accuser et de soutenir
que la nature et la loi sont opposées l'une à
l'autre, que je le savais fort bien, et que je me
servais de cette connaissance pour embarrasser la
discussion en faisant tomber la dispute sur la loi ,
lorsqu'on parlait de la nature, et sur la nature ,
lorsqu'on parlait de la loi.
CAXLICLÈS.
Cet homme-là ne cessera pas de dire des pau-
vretés. Socrate, réponds-moi: n'as-tu pas honte à
ton âge d'éplucher ainsi les mots, et de croire que
tu as cause gagnée, lorsqu'on s'est mépris sur une
expression? Penses-tu que par les plus puissans ,
j'entende autre chose que les meilleurs ? Ne te dis-
je pas depuis long-temps que je prends ces termes
de meilleur et de plus puissant dans la même ac-
ception ? T'imagines-tu que ma pensée est qu'on
doit tenir pour des lois ce qui aura été arrêté da us
une assemblée composée d'un ramas d'esclaves rt
de gens de toute espèce, qui n'ont d'autre mérite
peut-être que la force du corps?
GORGIAS. 3o7
SOCRATE.
A la bonne heure , très sage Calliclès. C'est
donc ainsi que tu l'entends ?
CALLICLÈS.
Sans doute.
SOCRA.TE.
Je soupçonnais aussi depuis long-temps, mon
cher, que tu prenais le mot plus puissant en ce
sens, et je ne t'interroge que par l'envie de
connaître clairement ta pensée ; car tu ne crois
pas apparemment que deux soient meilleurs
qu'un , ni tes esclaves meilleurs que toi , parce
qu'ils sont plus forts. Dis-moi donc de nou-
veau qui sont ceux que tu appelles les meilleurs,
puisque ce ne sont point les plus forts, et,
de grâce , tâche de m'instruire d'une manière
plus douce , afin que je ne m'enfuie point de
ton école.
CALLICLÈS.
Tu railles , Socrate.
SOCRATE.
Non , Calliclès , non par Zéthus , sous le nom
duquel tu m'as raillé tout-à-heure assez long-
temps. Allons, dis-moi qui sont ceux que tu
appelles les meilleurs.
CALLICLÈS.
Ceux qui valent mieux.
3o8 GORGIAS.
SOCRATE.
Tu vois que tu ne dis toi-même que des
mots , et que tu n'expliques rien. Ne me diras-
tu point si par les meilleurs et les plus puissans
tu entends les plus sages , ou d'autres sembla-
bles?
CALLICLÈS.
Oui, par Jupiter, ce sont ceux-là que j'en-
tends, et très fort.
SOCRATE.
Ainsi , souvent un seul homme sage est
meilleur, à ton avis, que dix mille qui ne le son S
pas; c'est à lui qu'il appartient de commander,
et aux autres d'obéir, et, en qualité de maître,
il doit avoir plus que ses sujets. Voilà , ce me
semble, ce que tu veux dire, s'il est vrai qu'un
seul soit meilleur que dix mille; et je n'épluche
point les mots.
CALLICLÈS.
C'est justement ce que je dis, et mon senti-
ment est que, selon la nature, il est juste que
le meilleur et le plus sage commande , e!
soit mieux partagé que ceux qui n'ont aucun
mérite.
SOCRATE.
Tiens-t'en donc là. Que réponds-tu mainte-
nant à ceci? Si nous étions plusieurs dans un
GORG1AS. 3cx)
mémo lieu , comme nous sommes ici , et que
nous eussions en commun différens mets et dif-
ferens breuvages; que notre assemblée fut com-
posée de toutes sortes de gens , les uns forts ,
les autres faibles , et qu'un d'entre nous , en
qualité de médecin, eût plus de sagesse que les
autres touchant l'usage de ces alimens ; que
d'ailleurs il fût, comme il est vraisemblable,
plus fort que les uns et plus faible que les
autres: n'est-il pas vrai que cet homme, étant,
plus sage que nous, sera aussi meilleur et plus
puissant par rapport à ces choses?
CALLICLÈS.
Sans contredit.
SOCRATE.
Faudra-t-il parce qu'il est meilleur, qu'il ait
une plus forte part d'alimens que les autres? Ou
plutôt, en qualité de chef, ne doit-il pas être
chargé de la distribution du tout? Et quant
à la consommation des alimens , et leur usage
pour la nourriture de son corps , ne faut-il
pas qu'il s'abstienne d'en prendre plus que les
autres, sous peine d'être incommodé , qu'il s'en
donne plus qu'à ceux-ci et moins qu'à ceux-
là ; et s'il est le plus faible de tous , quoique le
meilleur , qu'il en ait le moins de tous, Calliclès ?
Cela n'est-il pas ainsi, mon cher?
3io GORGIA.S.
CA.LLICLÈS.
Tu me parles d'alimens, de breuvages , de mé-
decins , et d'autres sottises semblables. Ce n'est
point là ce que je veux dire.
SOCRATE.
N'avoues-tu pas que le plus sage est le meilleur?
Accorde ou nie.
CALLICLÈS.
Je l'accorde.
SOCRATE.
Et que le meilleur doit avoir davantage?
CALLICLÈS.
Oui, mais non pas en fait d'alimens et de breu-
vages.
SOCRATE.
J'entends : peut-être en fait d'habits; et il faut
que le plus habile à fabriquer des étoffes, porte
l'habit le plus grand, et marche chargé d'un plus
grand nombre de vétemens et des plus beaux.
CALLICLÈS.
De quels habits me parles-tu ?
SOCRATE.
Et en fait de chaussures, apparemment il
faut que le plus entendu et le meilleur en ce
genre, en ait plus que les autres; et le cor-
donnier doit peut-être aller par les rues portant
CiOKGIAS. )n
\i-s plus grands souliers et en plus grand nombre.
CALL1CLÈS.
Quels souliers? Radotes-tu ?
SOCRATE.
Si ce n'est point cela que tu as en vue, peut-
être est-ce ceci : par exemple, que le laboureur
entendu, sage et habile dans la culture de la
terre, doit avoir plus de semences, et en jeter
dans son champ beaucoup plus que les autres.
CALLICI.ÈS.
Tu rebats toujours les mêmes choses , So-
crate.
SOCRATE.
Non-seulement les mêmes choses, Calliclès ,
mais sur le même sujet.
CA.LLICLÈS.
Oui , par tous les dieux , tu as sans cesse à la
bouche des cordonniers, des foulons, des cui-
siniers et des médecins , comme s'il était ici
question d'eux.
SOCRATE.
Ne me diras-tu pas enfin en quoi doit être
plus puissant et plus sage celui que la justice
autorise à avoir plus que les autres? Ou ne souf-
friras-tu pas que je te le suggère , si tu ne veux
pas le dire toi-même?
3i2 GORGIAS.
CALLICLES.
Je te le dis depuis long-temps. D'abord, par les
plus puissans, je n'entends ni les cordonniers, ni
les cuisiniers, mais ceux qui sont entendus dans
les affaires publiques et la bonne administra-
tion d'un état , et non-seulement entendus ,
mais courageux, capables d'exécuter les projets
qu'ils ont conçus, et d'une âme trop ferme
pour se laisser rebuter.
SOCRATE.
Tu le vois, mon cher Calliclès; nous ne nous
faisons pas l'un à l'autre les mêmes reproches.
Tu me reproches de dire toujours les mêmes
choses, et tu m'en fais un crime. Je me plains
au contraire de ce que tu ne parles jamais d'une
manière uniforme sur les mêmes objets , et de
ce que, par les meilleurs et les plus puissans,
tu entends tantôt les plus forts, et tantôt les
plus sages. Voilà maintenant que tu en donnes
une troisième définition , et les plus puissans et
les meilleurs sont, selon toi', les plus coura-
geux. Mon cher, dis-moi une fois pour toutes
qui sont ceux que tu appelles les meilleurs et
les plus puissans, et relativement à quoi.
CALLICLÈS.
J'ai déjà dit que ce sont les hommes habiles
dans les affaires politiques, et courageux : c'est à
GORGIAS. 3i3
eux qu'appartient le gouvernement des états, et
il est juste qu'ils aient plus que les autres, ceux
qui commandent plus que ceux qui obéissent.
SOCRATE.
Et relativement à auoi ? est-ce relativement à
eux-mêmes, mon cher ami? ou relativement à
quoi est-ce qu'ils commandent ou obéissent?
CALLICLÈS.
Que veux-tu dire?
SOCRATE.
Je dis que chaque individu commande à soi-
même. Est-ce qu'il ne faut pas qu'on commande
à soi-même, mais seulement aux autres?
CALLICLÈS.
Qu'entends-tu par commander à soi-même?
SOCRATE.
Rien d'extraordinaire, mais ce que tout le
monde entend; savoir, être tempérant, maître
de soi-même, et commander aux passions et
désirs qui sont en nous.
CALLICLÈS.
Que tu es charmant! tu nous parles d'imbc-
cilles sous le nom de tempérans. Qui ne le sent?
SOCRATE.
Il n'est personne, au contraire, qui ne com-
prenne que ce n'est pas là ce que je veux
dire.
3i4 GORGIÀS.
CALLICLES.
C'est cela même, Socrate. Comment, en effet,
un homme serait-il heureux, s'il est asservi à
quoi que ce soit? Mais je vais te dire avec toute
liberté ce que c'est que le beau et le juste dans
l'ordre de la nature. Pour mener une vie heu-
reuse, il faut laisser prendre à ses passions tout
l'accroissement possible, et ne point les répri-
mer; et lorsqu'elles sont ainsi parvenues à leur
comble, il faut être en état de les satisfaire par-
son courage et son habileté, et de remplir cha-
que désir à mesure qu'il naît. C'est ce que la
plupart des hommes ne sauraient faire , à ce
que je pense; et de là vient qu'ils condamnent
ceux qui en viennent à bout, cachant par honte
leur propre impuissance. Ils disent donc que
l'intempérance est une chose laide , comme
je l'ai remarqué plus haut, ils enchaînent
ceux qui ont une meilleure nature, et, ne
pouvant fournir à leurs passions de quoi les
contenter, ils font, par pure lâcheté, l'éloge
de la tempérance et de la justice. Et, dans
le vrai, pour ceux qui ont eu le bonheur de
naître d'une famille de rois, ou que la nature
a faits capables de devenir chefs , tyrans ou
rois, y aurait-il rien de plus honteux et de
plus dommageable que la tempérance? Tandis
GORGIAS. 3i5
qu'ils peuvent jouir de tous les biens de la
vie, sans que personne les en empêche, ils
se donneraient eux - mêmes pour maîtres les
lois, les discours et la censure du vulgaire?
Comment cette beauté prétendue de la justice
et de la tempérance ne les rendrait -elle pas
malheureux, puisqu'elle leur ôterait la liberté
de donner plus à leurs amis qu'à leurs en-
nemis, et cela tout souverains qu'ils sont dans
leur propre ville? Telle est, Socrate, la vérité des
choses, que tu cherches , dis-tu. La volupté, l'in-
tempérance, la licence, pourvu qu'elles aient des
garanties , voilà la vertu et la félicité. Toutes ces
autres belles idées, ces conventions contraires à
la nature, ne sont que des extravagances hu-
maines, auxquelles il ne faut avoir nul égard.
SOCRATE.
Tu viens, Calliclès, d'exposer ton sentiment
avec beaucoup de courage et de liberté : tu t'ex-
pliques nettement sur des choses que les autres
pensent, il est vrai, mais qu'ils n'osentpas dire.
Je te conjure donc de ne te relâcher en aucune
manière, afin que nous voyions clairement quel
genre de vie il faut embrasser. Et dis-moi, tu
soutiens que, pour être tel qu'on doit être, il
ne faut point gourmander ses passions , mais
leur lâcher la bride , et se ménager d'ailleurs
3i6 GORGIAS.
de quoi les satisfaire ; et qu'en cela consiste la
vertu.
CALLICLÈS.
Oui, je le soutiens.
SOCRATE.
Cela posé, on a donc grand tort de dire que
ceux qui n'ont besoin de rien sont heureux.
CALLICLÈS.
A ce compte, il n'y aurait rien de plus heu-
reux que les pierres et les cadavres.
SOCRATE.
Mais aussi ce serait une terrible vie que celle
dont tu parles. En vérité, je ne serais pas sur-
pris que ce que dit Euripide fût vrai :
Qui sait si la vie ri 'est pas pour nous une mort y
Et la mort une vie? *
Peut-être mourons-nous réellement nous au-
tres,, comme je l'ai ouï dire à un sage qui pré-
tendait que notre vie actuelle est une mort, notre
corps un tombeau, et que celle partie de l'âme,
où résident les passions, est de nature à chan-
ger de sentiment, et à passer d'une extrémité
à l'autre **; et un homme habile dans l'art des
* L'un tire ces vers de Phryxus, l'autre de Polyide, drames
d'Euripide. Walkenaer ne dit rien de ces fragmens.
** Quel est ce sage? Sextus ( liv. III, 24 ) cite une pareille
pensée d'Heraclite. Clément d'Axandrie ( Strarnat. III,
GORGIAS. 317
fables, Sicilien peut-être ou Italien *, appelait
par une allusion de nom cette partie de l'Ame
un tonneau, à cause de sa facilité à croire et à
se laisser persuader **, et les insensés des hommes
qui ne sont pas initiés aux saints mystères.
Il comparait la partie de l'Ame de ces hommes
non initiés , dans laquelle résident les pas-
sions, en tant qu'elle est intempérante et ne sau-
rait rien retenir, à un tonneau percé, à cause de
son insatiable avidité ***. Il pensait tout au
contraire de toi, Calîiclès, que de tous ceux
qui sont dans l'autre monde (entendant par
là le inonde invisible **** ) les plus malheureux
sont les hommes que l'initiation n'a pas purifiés,
et qu'ils portent dans un tonneau percé de l'eau
qu'ils puisent avec un crible également percé. Ce
crible, disait-il en m'expliquant sa pensée, c'est
p. /|34 ) la cite du même Heraclite et de Pythagore, et
rapporte cet endroit du Gorgias. Routh cite un passage
de Théodoret ( Jffect. curât. V, p. 544 )> où cette pensée
est attribuée à Philolaùs.
* Le Scholiaste : Peut-être Empédocle, qui était pytha-
goricien.
** HiOo? signifie un tonneau , -rciGavà; , qui est facile à
persuader ; jeu de mots qu'on ne saurait rendre en notre
langue.
*** Àu.uyÎTûj; , profanes , non initiés, et en même temps qui
ne peuvent rien garder, rimosi. Jeu de mot intraduisible.
**** £n; est en effet formé d'àe-.M; , invisible. Voyez le
Phédon , et le Cratylc.
3i8 GORGIAS.
l'âme; et il désignait par crible l ame des insensés,
pour marquer qu'elle est percée, et que la dé-
fiance et l'oubli ne lui permettent de rien rete-
nir. Toute celte explication est assez bizarre ;
néanmoins elle fait entendre ce que je veux te
donner à connaître, si je puis réussir à te faire
changer d'avis , et préférer à une vie insatiable
et dissolue une vie réglée, qui se contente de
ce qu'elle a sous la main , et n'en désire pas
davantage. Ai-je £agné en effet quelque chose
sur ton esprit? et revenant sur tes pas, admets-
tu que les tempérans sont plus heureux que
les déréglés? ou n'ai-je rien fait, et quand j'em-
ploierais encore bien des fables semblables, n'en
serais-tu pas plus disposé à changer d'avis?
CALLICLÈS.
Tu dis vrai pour le dernier point, Socrate.
SOCRATE.
Souffre que je te propose un nouvel emblème
sorti de la même école que le précédent. Vois
si ce que tu dis de ces deux vies, la tempérante
et la déréglée , n'est pas comme si tu supposais
que deux hommes ont chacun un grand nombre
de tonneaux; que les tonneaux de l'un sont en
bon état et remplis, celui-ci de vin, celui-là de
miel, uu troisième de lait, et d'autres de plu-
sieurs autres liqueurs; que d'ailleurs les liqueurs
GORGIAS. 3i9
de chaque tonneau sont rares, malaisées à avoir,
et qu'on ne peut se les procurer qu'avec des
peines infinies ; que l'un de ces hommes ayant
une fois rempli ses tonneaux, n'y verse plus rien
désormais, n'a plus aucune inquiétude, et est
parfaitement tranquille à cet égard : que l'autre
peut, à la vérité, comme le premier; se procurer
les mêmes liqueurs, quoique difficilement, mais
que, du reste, ses tonneaux étant percés et gâtés,
il est obligé de les remplir sans cesse jour et nuit,
sous peine de s'attirer les derniers chagrins.
Ce tableau étant l'image de l'une et de l'autre
vie, dis-tu que la vie de l'homme déréglé est plus
heureuse que celle du tempérant? Ce discours
t'engage-t-il à convenir que la condition du se-
cond est préférable à celle de l'autre, ou ne fait-il
aucune impression sur ton esprit?
CALLICLÈS.
Aucune, Socrate; car cet homme dont les ton-
neaux demeurent remplis ne goûte plus aucun
plaisir, et il est dans le cas dont je parlais tout-à-
l'heure , il vit comme une pierre , dès qu'une
fois ils sont pleins, sans plaisir ni douleur. Mais
la douceur de la vie consiste à y verser le plus
qu'on peut.
SOCRATE.
N'est-ce pas une nécessité, que plus on y verse,
3ao GORGIAS.
plus il s'en écoule , et qu'il y ait de grands trous
pour ces écoulemens ?
CALLICLÈS.
Sans doute.
SOCRATE.
La condition dont tu parles n'est point , à la
vérité, celle d'un cadavre ni d'une pierre, mais
celle d'une cane *. De plus, dis-moi, ne re-
connais-tu point ce qu'on appelle avoir faim , et
manger ayant faim?
. CALLICLÈS.
Oui.
SOCRATE.
Ainsi qu'avoir soif et boire ayant soif?
CALLICLÈS.
Oui; et je soutiens que c'est vivre heureux que
d'éprouver ces désirs et les autres semblables , et
d'être en état de les remplir.
SOCRATE.
Fort bien, mon cher; continue comme tu as
commencé, et prends garde que la honte ne
s'empare de toi. Mais il faut, ce me semble, que
* Xaps^pio;. VoyezleScholiastectTimée, la note de Coray
et celle de Schleicrmacher. Ne connaissant pas le nom fran-
çais du xapa^pot; , j'ai substitué , comme Schleiermacher , ce-
lui de l'oiseau qui passe pour se remplir vite, et digérer
vite.
GORGIAS. 3a i
je ne sois pas honteux de mon côté. Et d'abord
dis-moi si c'est vivre heureux que d'avoir la gale
et des démangeaisons , d'être à même de se grat-
ter à son aise , et de passer toute sa vie à se
gratter.
CALLICLÈS.
Que tu es absurde, Socrate, et un vrai ba-
vard!
SOCRATE.
Aussi, Calliclès, ai-je déconcerté et Polus et
Gorgias. Pour toi , je n'ai pas peur que tu te
troubles, ni que tu rougisses; tu es trop cou-
rageux : mais réponds seulement à ma ques-
tion.
CALLICLÈS.
Je dis donc que celui qui se gratte vit agréa-
blement.
SOCRATE.
Et si sa vie est agréable , n'est-elle pas heu-
reuse ?
CALLICLÈS.
Sans contredit.
SOCRATE.
Est-ce assez qu'il éprouve des démangeaisons
à la tête seulement? ou faut-il qu'il en sente en-
core quelque autre part? je te le demande. Vois,
Calliclès, ce que tu répondras, si on pousse les
322 GORGIAS.
questions en ce genre aussi loin qu'elles peuvent
aller. Et, pour tout dire, en un mot, la vie du
débauché n'est-elle point triste, honteuse et
misérable ? Oseras-tu soutenir que de pareils
hommes sont heureux, s'ils ont abondamment
de quoi se satisfaire?
CALLICLÈS.
Ne rougis-tu point, Socrate , de faire tomber
la conversation sur de pareils propos?
SOCRATE.
Est-ce moi , mon cher, qui y donne occasion ,
ou celui qui avance sans façon que quiconque
ressent du plaisir, de quelque nature qu'il soit,
est heureux, sans mettre aucune distinction en-
tre les plaisirs honnêtes et les déshonnètes? Ex-
plique-moi donc encore ceci. Prétends-tu que
l'agréable et le bon sont la même chose? ou ad-
mets-tu des choses agréables qui ne sont pas
bonnes?
CALLICLÈS.
Afin qu'il n'y ait pas de contradiction dans
mon discours , si je dis que l'un est différent de
l'autre, je réponds que c'est la même chose.
SOCRATE.
Tu gâtes ce que tu as dit précédemment , et
nous ne cherchons plus ensemble la vérité comme
il faut, si tu réponds autrement que selon ta pen-
sée, mon cher Calliclès.
GORGIAS. 3s3
CALLICLÈS.
Tu m'en donnes l'exemple , Socrate.
SOCRATE.
Si cela est, je ne fais pas bien, non plus que
toi. Mais vois, mon cher, si le bien ne consiste
point en toute autre chose que dans le plaisir ,
quel qu'il soit : car , s'il en est ainsi , il en ré-
sulte toutes les conséquences honteuses que je
viens de t'indiquer à demi-mot, et beaucoup
d'autres semblables.
CALLICLÈS.
Oui, à ce que tu crois, Socrate.
SOCRATE.
Et toi, Callicles, soutiens-tu tout de bon qu'il
en est ainsi.
CALLICLÈS.
Certainement.
SOCRATE.
Attaquerai-je ce discours, comme étant sé-
rieux de ta part3
CALLICLÈS.
Très sérieux.
SOCRATE.
A la bonne heure. Puisque telle est ta manière
de penser, explique-moi ceci. N'y a-t-il point
une chose quelque part que tu appelles science?
ai.
32/, GORGIAS.
CALLICLÈS.
Oui.
SOC RATE.
Et avec la science, ne parlais -tu pas aussi du
courage?
CALLICLÈS.
Cela est vrai.
SOCRATE.
N'as-tu pas parlé de ces deux choses, comme
étant différentes?
CALLICLÈS.
Assurément.
SOCRATE.
Mais quoi! le plaisir est-il la même chose que
la science? ou en diffère-t-il?
CALLICLÈS.
Il en diffère , très sage Socrate.
SOCRATE.
Et le courage est-il différent du plaisir?
CALLICLÈS.
Sans contredit.
SOCRATE.
Attends, pour que nous nous en souvenions
bien. Calliclès d'Acharnée * dit que l'agréable et
* Dème de la tiibu OEncide.
GOUGIAS. 3u5
ie hou sont Ja même chose, et que la science et
le courage sont différens l'un de l'autre et du
bon : Socrate d'Alopèce * n'en convient pas. Ou
peut-être en convient-il?
CALLICLÈS.
Non , il n'en convient pas.
SOCRATE.
Je ne pense pas non plus que Calliclès en con-
vienne, lorsqu'il s'examinera sérieusement lui-
même. Car, dis-moi, ne crois-tu pas que le bon-
heur est une affection contraire au malheur?
calliclès.
Sans doute.
socrate.
Puisque ces deux choses sont opposées, n'est-ce
pas une nécessité qu'il en soit d'elles comme delà
santé et de la maladie? Car le même homme n'est
point à-Ia-fois sain et malade, ni ne quitte la santé
en même temps que la maladie.
CALLICLÈS.
Que veux-tu dire ?
SOCRATE.
Le voici : prenons pour exemple telle partie
Dème de la tribu Antiocliide.
3a6 GORGIAS.
du corps qu'il te plaira. N'a-t-on pas quelque-
fois une maladie d'yeux, qu'on appelle ophthal-
mie?
CALLICLÈS.
Qui en doute?
SOCRATE.
On n'a pas apparemment dans le même temps
les yeux sains.
CALLICLÈS.
En aucune manière.
SOCRATE,
Mais quoi ! lorsqu'on est guéri de l'oplithal-
mie , perd-on la santé des yeux , et est-on enfin
privé à-la-fois et de fun et de l'autre?
CALLICLÈS.
Non, certes.
SOCRATE.
Car ce serait, je pense, une chose prodigieuse
et absurde; n'est-ce pas?
CALLICLÈS.
Assurément.
SOCRATE.
Mais, autant qu'il me semble, l'un vient et
l'autre s'en va successivement.
CALLICLÈS.
J'en conviens.
(iOKGlAS. 337
SOCRATE.
N'en faut-il pas dire autant de la force et de la
faiblesse?
CALLICLÈS.
Oui.
SOCRATE.
Et encore de la vitesse et de la lenteur ?
CALLICLÈS.
Nul doute.
SOCRATE.
Et pour le bien et le mal , la félicité et la mi-
sère , les acquiert-on et les perd-on successive-
ment ?
CALLICLÈS.
Oui , certes.
SOCRATE.
Si nous découvrons donc de certaines choses
que l'on perd et que l'on possède en même
temps, ne sera-t-il pas évident quelles ne sont ni
un bien ni un mal? Avouons nous cela? Examine
bien avant de répondre.
CALLICLÈS.
Je l'avoue parfaitement.
SOCRATE.
Hevenons maintenant à ce qui a été accordé
d'abord. As-tu dit de la faim que ce fût un son-
3a8 GORGIAS.
timent agréable ou douloureux? 3e parle de la
faim prise en elle-même.
CALLICLÈS.
Oui, c'est un sentiment douloureux; et man-
ger ayant faim est une chose agréable.
SOCRATE*
J'entends; mais la faim en elle-même est-elle
douloureuse, ou non?
CALLICLÈS.
Je dis qu'elle l'est.
SOCRATE.
Et la soif aussi , par conséquent?
CALLICLÈS.
Oui.
SOCRATE.
Est-il besoin que je te fasse de nouvelles ques-
tions? ou conviens-tu que tout besoin, tout de-
sir est douloureux?
CALLICLÈS.
J'en conviens : n'interroge pas davantage.
SOCRATE.
A la bonne heure. Boire ayant soif n'est-ce
pas , selon toi, une chose agréable?
CALLICLÈS.
Oui.
GORGIAS. 329
SOCRATE.
Eh bien , avoir soif, n'est-ce pas avoir de la
douleur?
CALLICLÈS.
Oui.
SOCRATE.
Et boire , n'est-ce pas l'accomplissement d'un
besoin , et un plaisir ?
CALLICLÈS.
Oui.
SOCRATE.
Ainsi, boire, c'est avoir du plaisir?
CALLICLÈS.
Sans doute.
SOCRATE.
Parce qu'on a soif ?
CALLICLÈS.
Précisément.
SOCRATE.
C'est-à-dire, parce qu'on a de la douleur?
CALLICLÈS.
Oui.
SOCRATE.
Vois-tu qu'il résulte de là que, quand tu dis,
boire ayant soif, c'est comme si tu disais avoir
du plaisir en ayant de la douleur? Ces deux sen-
timens ne concourrent-ils pas dans le même temps
et dans le mémo lieu, soit de l'âme, soit du corps,
33o GORGIAS.
comme il te plaira; car il n'importe pas, à mon
avis? Cela est-il vrai , ou non?
CALLICLÈS.
Cela est vrai.
SOC RATE.
Mais n'es-tu pas convenu qu'il est impossible
d'être malheureux en même temps qu'on est
heureux?
CALLICLÈS.
Je le dis encore.
SOCRATE.
Tu viens aussi de reconnaître qu'on peut avoir
du plaisir en ayant de la douleur.
CALLICLÈS.
Il y a apparence.
SOCRATE.
Donc avoir du plaisir n'est point être heureux,
ni avoir de la douleur être malheureux ; et par
conséquent l'agréable est autre que le bon.
CALLICLÈS.
Je ne sais quels raisonnemens captieux tu em-
ploies, Socrate.
SOCRATE.
Tu le sais très bien; mais tu dissimules, Cal-
liclès, assurément. Avançons, car tout ceci n'est
qu'un badinage de ta part; il faut que tu voies
combien en effet ta sagesse te donne le droit de
GORGIAS. 33 1
me reprendre. Ne cesse-t-on pas en même temps
d'avoir soif et de sentir le plaisir qu'il y a à boire?
CALLICLÈS.
Je n'entends rien à ce que tu dis.
GORGIAS.
Ne parle point de la sorte , Calliclès; réponds
du moins à cause de nous, afin d'achever cette
dispute.
CALLICLÈS.
Socrate est toujours ainsi, Gorgias. 11 fait de
petites questions, qui ne sont de nulle impor-
tance, et puis il vous réfute.
GORGIAS.
Que t'importe? Après tout, ce n'est point ton
affaire, Calliclès. Laisse Socrate argumenter à sa
guise.
CALLICLÈS.
Continue donc tes minutieuses et petites inter-
rogations, puisque tel est l'avis de Gorgias.
SOCRATE.
Tu es heureux , Calliclès , d'avoir été initié aux
grands mystères avant de l'avoir été aux petits :
pour moi, je n'aurais pas cru que cela fût per-
mis *. Reviens donc à l'endroit où tu en es resté,
Le Scholiaste : Les petits mystères se célébraient a
Uliènes; les grands à Eleusis, et on ne pouvait être admis
a ces derniers qu'après avoir passé nar les n""";"r'
33 2 GORGJAS.
et dis-moi si on ne cesse point en même temps
d'avoir soif et de sentir du plaisir.
CALLICLÈS.
Je l'avoue.
SOCRATE.
Ne perd-on pas de même à-la-fois le sentiment
de la faim et des autres désirs , et celui du plaisir?
CALLICLÈS.
Cela est vrai.
SOCRATE.
On cesse donc en même temps d'avoir de la
douleur et du plaisir ?
CALLICLÈS.
Oui.
SOCRATE.
Or , on ne peut pas, comme tu en es convenu ,
perdre à-la-fois le bien et le mal. N'en conviens-
tu pas encore?
CALLICLÈS.
Sans doute : que s'ensuit-il ?
SOCRATE.
11 s'ensuit, mon cher ami, que le bon et l'a-
gréable, le mauvais et le douloureux ne sont pas
la même chose, puisqu'on cesse en même temps
d'éprouver les uns, et non les autres; ce qui en
montre la différence. Comment en effet l'agréable
serait-il la même chose que le bon , et le dou-
loureux que le mauvais? Examine encore ceci, si
GORGIAS. 333
tu veux, de cette autre manière ; car je ne crois
pas que tu sois mieux d'accord avec toi-même.
Vois donc; n'appelles-tu pas bons ceux qui sont
bons , à cause du bien qui est en eux, comme tu
appelles beaux ceux en qui se trouve la beauté?
CALLICLÈS.
Oui.
SOCRATE.
Mais quoi ! appelles-tu gens de bien les insensés
et les lâches? Tu ne le faisais pas tout-à-l'heure;
mais tu donnais ce nom aux hommes courageux
et intelligens. Ne dis-tu pas encore que ceux-là
sont les gens de bien?
CALLICLÈS.
Assurément.
SOCRATE.
Nas-tu pas vu, dans la joie, des enfans dépour-
vus de raison ?
CALLICLÈS.
Eh bien ?
SOCRATE.
N'as-tu vu aussi, dans la joie, des hommes faits
qui étaient insensés?
CALLICLÈS.
Je le pense. Mais à quoi tendent ces questions ?
SOCRATE.
A lien ; réponds toujours.
334
GORGIAS
CALLICLÈS.
J'en ai vu.
SOC RATE.
Et des hommes raisonnables clans la tristesse
et dans la joie, n'en as-tu pas vu?
CALLICLÈS.
Oui.
SOCRATE.
Lesquels ressentent plus vivement la joie et
la douleur, des sages ou des insensés?
CALLICLÈS.
Je ne crois pas qu'il y ait grande différence.
SOCRATE.
Cela me suffit. N'as- tu pas vu à la guerre des
hommes lâches?
CALLICLÈS.
Impossible autrement.
SOCRATE.
Lorsque les ennemis se retiraient , lesquels
t'ont paru témoigner plus de joie, des lâches ou
des courageux?
CALLICLÈS.
Il m'a semblé que tantôt les uns et tantôt les
autres s'en réjouissaient davantage, ou du moins
à-peu-près également.
GORGIAS. $35
SOCRATE.
Cela n'y fait rien. Les lâches ressentent donc
aussi de la joie ?
CALLICLÈS.
Très fort.
SOCRATE.
Et les insensés de même, à ce qu'il paraît.
CALLICLÈS.
Oui.
SOCRATE.
Quand l'ennemi s'avance , les lâches seuls en
sont-ils attristés , ou les courageux le sont-ils
aussi?
CALLICLÈS.
Les uns et les autres.
SOCRATE.
Le sont-ils également ?
CALLICLÈS.
Les lâches le sont peut-être davantage.
SOCRATE.
Et quand l'ennemi se retire, ne sont-ils pas
aussi plus joyeux ?
CALLICLÈS.
Peut-être.
SOCRATE.
Ainsi les insensés et les sages, les lâches et les
336 GORGIAS.
courageux ressentent la douleur et le plaisir à-
peu-près également, à ce que tu dis, et les lâches
plus que les courageux.
CALLICLÈS.
Je le soutiens.
SOCRATE.
Mais les sages et les courageux sont bons; les
lâches et les insensés sont méchans.
CALLICLÈS.
Oui.
SOCRATE.
Les bons et les méchans éprouvent donc la
joie et la douleur à-peu-près également?
CALLICLÈS.
Je le prétends.
SOCRATE.
Mais les bons et les méchans sont-ils à-peu-
près également bons ou méchans? ou les mé-
chans ne sont-ils pas même à-la-fois et meilleurs
et pires?
CALLICLÈS.
Par Jupiter, je ne sais ce que tu dis.
SOCRATE.
Ne sais-tu pas que tu as dit que les bons sont
bons par la présence du bien? et les méchans,
méchans par celle du mal ; et que le plaisir est
un bien , et la douleur un mal ?
GORGIAS. 337
CALLICLÈS.
Oui.
SOCRATE.
Le bien ou le plaisir se rencontre donc en
ceux qui ressentent de la joie, dans le temps
qu'ils en ressentent.
CALLICLÈS.
Est-il possible autrement?
SOCRATE.
Ceux qui ressentent de la joie sont donc bons
par la présence du bien?
CALLICLÈS.
Oui.
SOCRATE.
Et quoi! le mal ou la douleur ne se rencontre-
t-il pas en ceux qui ressentent de la peine?
CALLICLÈS.
Il s'y rencontre.
SOCRATE.
Dis-tu encore, ou ne dis-tu plus que les mé-
dians sont méchans par la présence du mal?
CALLICLÈS.
Je le dis encore.
SOCRATE.
Ainsi ceux qui goûtent de la joie sont bons,
et ceux qui éprouvent de la peine méchans.
3. «
338
Tout-à-fait.
GORGIAS.
CALLICLÈS.
SOCRATE.
Et ils le sont; davantage, si ces sentimens sont
plus vifs; moins, s'ils sont plus faibles, égale-
ment, s'ils sont égaux.
CALLICLÈS.
Oui.
SOCRATE.
Ne prétends-tu pas que les sages et les insen-
sés, les lâches et les courageux ressentent la joie
et la douleur à-peu-près également, et même les
lâches davantage ?
CALLICLÈS.
C'est mon avis.
SOCRATE.
Tire en commun avec moi les conclusions qui
résultent de ces aveux; car il est beau, dit-on,
de répéter et de considérer jusqu'à deux et trois
fois les belles choses. Nous avouons que le sage
et le courageux sont bons, n'est-ce pas?
CALLICLÈS.
Oui.
SOCRATE.
Et que l'insensé et le lâche sont méchans?
CALLICLÈS.
Sans doute.
GORGIAS. ^9
socr ktÈ.
De plus, que celui qui goûte de la joie est bon.
CALLICLÈS.
Oui.
SOCRATE.
Et celui qui ressent de la douleur méchant.
CALLICLKS.
Nécessairement.
SOCRATE.
Enfin, que le bon et le méchant éprouvent
également de la joie et de la douleur, et le mé-
chant peut-être davantage.
CALL1CLÈS.
Oui.
SOCRATE.
Donc le méchant devient aussi bon et même
meilleur que le bon. Ceci, et ce qui a été dit lout-
à-1'heure, ne suit-il pas de ce que l'on confond
ensemble le bon et l'agréable? Ces conséquences
ne sont-elles pas inévitables, Calliclès?
CALLICLÈS.
11 y a long-temps, Socrate, que je t'écoule et
t'accorde bien des choses, faisant réflexion en
même temps que si on te donne quoi que ce soit
en badinant, tu le saisis avec le même empres-
sement que les enfans. Penses-tu donc que mon
3/|0 GORGIAS.
sentiment, ou celui de tout autre homme, n'est
point que les plaisirs sont les uns meilleurs, les
autres plus mauvais?
soc RATE.
Ha! ha! Calliclès, que tu es rusé! Tu me traites
comme un enfant, en me disant tantôt que les
choses sont d'une façon , tantôt qu'elles sont
d'une autre; et tu cherches ainsi à me tromper.
Je ne croyais pas pourtant, au commencement,
que tu pusses consentir à me tromper, parce
que je te croyais mon ami : mais je me suis
abusé, et je vois bien qu'il faut me contenter,
selon le vieux proverbe, des choses telles qu'elles
sont, et de prendre ce que tu me donnes. Tu dis
donc présentement, à ce qu'il paraît, que les
plaisirs sont, les uns bons, les autres mauvais,
n'est-ce pas?
CALLICLÈS.
Oui.
SOCRATE.
Les bons ne sont-ce pas les avantageux, et les
mauvais, ceux qui sont nuisibles?
CALLICLÈS.
Je le crois.
SOCRATE.
Les avantageux sont apparemment ceux qui
GORGIAS. 341
procurent quelque bien, et les mauvais, ceux qui
font du mal.
CALLICLÈS.
Nul doute.
SOCRATE.
Ne parles-tu point des plaisirs que je vais dire;
à l'égard du corps, par exemple, de ceux qui se
rencontrent, comme nous avons dit, dans le man-
ger et le boire? Et ne tiens-tu pas pour bons ceux
qui procurent au corps la santé, la force, ou
quelque autre bonne qualité semblable; et pour
mauvais ceux qui engendrent les qualités con-
traires?
CALLICLÈS.
Assurément.
SOCRATE.
N'en est-il pas ainsi des douleurs? et les unes
ne sont-elles pas bienfaisantes, et les autres mal-
faisantes?
CALLICLÈS.
Sans contredit.
SOCRATE.
Ne faut-il pas choisir et se donner les plaisirs
et les douceurs qui font du bien?
CALLICLÈS.
Oui, certes.
34* GORGIAS.
SOCRATE.
Et nullement les plaisirs et les douleurs qui
font du mal?
CÂLLICLÈS.
Cela est évident.
SOCRATE.
Car, s'il t'en souvient, nous sommes convenus,
Polus et moi, qu'en toutes choses on doit agir
dans la vue du bien. Penses-tu aussi, comme
nous, que le bien est la fin de toutes les ac-
tions; que tout le reste doit se rapporter à lui,
et non pas lui aux autres choses? Donnes-tu aussi
ton suffrage en tiers avec le nôtre?
CÂLLICLÈS.
Oui.
SOCRATE.
Ainsi, il faut tout faire, même l'agréable,
en vue du bien, et non le bien en vue de l'a-
gréable.
CÂLLICLÈS.
J'en tombe d'accord.
SOCRATE.
Le premier venu est-il en état de discerner
parmi les choses agréables les bonnes d'avec les
mauvaises? Ou bien est-il besoin pour cela d'un
expert en chaque genre?
CÂLLICLÈS.
11 en est besoin.
GORGIAS. 343
SOCRA.TF.
Rappelons ici ce que j'ai dit sur ce sujet à Pa-
lus et à Gorgias. Je disais, s'il t'en souvient, qu'il
y a certaines industries qui ne vont que jus-
qu'au plaisir, ne procurent que lui , et ignorent
ce qui est bon et ce qui est mauvais; et qu'il y
en a d'autres qui connaissent le bien et le mal.
Du nombre des industries qui ont pour objet
le plaisir, j'ai mis la cuisine, non comme un
art, mais comme une routine relative au corps;
et j'ai compté la médecine parmi les arts qui
ont le bien pour objet. Et, au nom de Jupiter,
qui préside à l'amitié, ne crois pas, Calliclès,
qu'il te faille badiner ici vis-à-vis de moi, et me
répondre contre ta pensée tout ce qui te vient
à la bouche, encore moins supposer que je ba-
dine moi-même. Tu vois que la matière dont
nous nous entretenons est une des plus sérieuses
qui puissent occuper tout homme doué du moin-
dre bon sens, puisqu'il s'agit de savoir de quelle
manière il doit vivre; s'il faut embrasser la vie à
laquelle tu m'invites, agir en homme, c'est-à-
dire, parler devant le peuple assemblée, s'exer-
cer à l'art oratoire, et faire de la politique
comme on en fait aujourd'hui; ou bien s'il faut
vivre en philosophe; et en quoi ce genre de
lie diffère du précédent. Peut-être est-il plus
à pfôpos de les distinguer l'un de l'autre,
3/,4 GORGIAS.
comme je tâchais tout-à-1'heure de le faire; et
après les avoir séparés et être convenus entre
nous que ce sont bien les deux systèmes de vie,
d'examiner en quoi cette différence consiste,
et lequel des deux mérite d'être préféré. Tu ne
comprends peut-être pas encore ce que je veux
dire?
CALLICLÈS.
Non, vraiment.
SOCRATE.
Je vais donc le l'expliquer plus clairement.
Nous sommes demeurés d'accord, toi et moi, qu'il
y a un bon et un agréable, et que l'agréable est
autre que le bon; de plus, qu'il y a de certaines
industries et de certaines manières de se les pro-
curer, qui tendent les unes à l'agréable, les
autres au bon. Commence avant tout par m'ac-
corder ou me nier ce point.
CALLICLÈS.
Je l'accorde.
SOCRATE.
Voyons; accorde-moi aussi ce que je disais à
Polus et à Gorgias, si ce que je disais t'a paru
véritable. Je soutenais que l'adresse du cuisi-
nier n'est pas un art, mais une routine; qu'au
contraire, la médecine est un art : me fondant
sur ce que la médecine a étudié la nature du
GORGIAS. 3/,5
sujet sur lequel elle travaille, connaît les causes
de ce qu'elle f ail , et peut rendre raison de cha-
cune de ses opérations : au lieu que la cuisine,
appliquée tout entière à l'apprêt du plaisir, tend
à ce but sans s'appuyer sur aucun principe,
n'ayant examiné ni la nature du plaisir, ni les
motifs de ses opérations; pratique et routine
tout-à-fait dépourvue de raison, incapable de
se rendre, pour ainsi dire, compte de rien,
simple souvenir de ce qu'on a coutume de
faire; voilà comment elle procure du plaisir.
Considère d'abord si cela te paraît juste , et
ensuite s'il y a. par rapport à l'âme, des profes-
sions du même genre, dont les unes marchent
suivant les règles de l'art, ménagent à l'âme
ce qui lui est avantageux; tandis que les autres
le négligent, et, comme dans mon dernier exem-
ple, s'occupent uniquement des plaisirs de 1 ame,
et des moyens de lui en procurer, n'examinant,
du reste, en aucune manière quels sont les
bons plaisirs et les mauvais, et ne se mettant
en peine d'autre chose que d'affecter l'âme
agréablement, que ce soit son avantage, ou
non. Pour moi, je pense, Calliclès, qu'il y a de
pareilles professions, et je dis que telle est la
flatterie, tant par rapport au corps que par rap-
port à l'âme, et à toute autre chose dont on veut
procurer le plaisir, sans avoir le moindre égard
346 GORGIAS.
à ce qui lui est utile ou préjudiciable. Es-tu du
même avis que moi là-dessus, ou d'un avis con-
traire ?
CALLICLÈS.
Non; mais je te passe ce point, afin que tu
puisses terminer cette discussion, et par com-
plaisance pour Gorgias.
SOCRATE.
La flatterie dont je parle a-t-eile lieu à l'égard
d'une âme , et non pas à l'égard de deux et de
plusieurs?
CALLICLÈS.
Elle a lieu à l'égard de deux et de plusieurs
âmes.
SOCRATE.
Ainsi on peut chercher à complaire à une foule
d'âmes assemblées, sans s'embarrasser de ce qui
est le plus avantageux pour elles.
CALLICLÈS.
Je le pense.
SOCRATE.
Pourrais-tu me dire quelles sont les profes-
sions qui produisent cet effet? Ou plutôt, si tu
l'aimes miem>, je t'interrogerai, et à mesure qu'il
te paraîtra qu'uue profession est de ce genre, tu
GORGIAS. 347
l'accorderas; si tu ne juges pas quelle en soit,
tu le nieras. Commençons par la profession de
joueur de flûte. Ne te semble-t-il point, Cal-
liclès, qu'elle vise uniquement à nous procurer
du plaisir, et qu'elle ne se met point en peine
d'autre chose?
CALLÏCLÈS.
Il me le semble.
SOCRATJ-.
Ne portes-tu pas le même jugement de toutes
les autres semblables, telle que celle de jouer de
la lyre dans les jeux publics? *
CALLÏCLÈS.
Oui.
SOCRATE.
Mais quoi! n'en dis-tu pas autant des repré-
sentations des chœurs, et de la composition des
dithyrambes? Crois-tu que Cinésias **, fils de Mê-
lés, se soucie beaucoup que ses chants soient
propres à rendre meilleurs ceux qui les enten-
* Scboliaste : Platon rejetait absolument la flûte ; mais
pour la lyre, il ne la bannissait que des jeux publics.
** Le Scboliaste d'Aristophane le dit Thébain. Grenouilles,
v. t 53. — Pluîarque ( sur la musique ) l'appelle le maudit
Athénien. Ses mœurs, suivant Suidas, étaient fort décriées.
Voyez aussi ce qu'en dit Harpocration.
348 GORGIAS.
dent, et qu'il vise à autre chose qu'à plaire à la
foule?
CALLICLÈS.
Gela est évident, Socrate, pour Cinésias.
SOCRATE.
Et son père Melès? penses-tu que quand il
chantait sur la lyre, il eût en vue le bien?
Est-ce que celui-là par hasard ne visait pas au
plus agréable, parce que son chant assommait
d'ennui les auditeurs? Examine bien , ne penses-
tu pas que toute espèce de chant sur la lyre et
toute composition dithyrambique a été inventée
en vue du plaisir?
CALLICLÈS.
Oui.
SOCRATE.
Et la tragédie, ce poème imposant et magni-
fique, à quoi tend-elle? Son but, sa grande af-
faire est-elle uniquement de plaire aux specta-
teurs, comme tu le crois? ou lorsqu'il se pré-
sente quelque chose d'agréable, mais en même
temps de mauvais, prend -elle sur soi de le
supprimer, et de déclamer et chanter ce qui
est désagréable, mais utile, que les spectateurs
y trouvent du plaisir ou non? De ces deux
dispositions quelle est , dis-moi , celle de la tra-
gédie ?
GORGIAS. 34g
CALLICLÈS.
Il est clair, Socratc, qu'elle va davantage du
côté du plaisir et de l'agrément du public.
SOCRATE.
N'avons-nous pas vu tout-à-1'heure, Calliclès,
que tout cela n'est que flatterie?
CALLICLÈS.
Assurément.
SOCRATE.
Mais si on ôtait de quelque poésie que ce soit
le chant, le rhy thme et la mesure, resterait-il autre
chose que les paroles?
CALLICLÈS.
Non.
SOCRATE.
Ces paroles ne s'adressent-elles pas à la mul-
titude et au peuple assemblé?
CALLICLÈS.
Sans doute.
SOCRATE.
La poésie est donc une manière de parler au
peuple?
CALLICLÈS.
Il y a apparence.
SOCRATE.
Mais si c'est une manière de parler au peuple,
35o GORGIAS.
c'est donc une rhétorique. En effet, ne te sem-
ble-t-il pas que les poètes font les orateurs sur
les théâtres ?
CALLICLÈS.
Oui.
SOCRATE.
Nous avons donc trouvé une rhétorique pour
ce peuple, composé d'enfans, de femmes et
d'hommes, de citoyens libres et d'esclaves*,
confondus ensemble, rhétorique dont nous ne
faisons pas grand cas, puisque nous l'avons ap-
pelée flatterie.
CALLICLÈS.
Cela est vrai,
SOCRATE.
Fort bien. Et que nous semble de cette rhé-
torique faite pour le peuple d'Athènes et les
peuples des autres cités, tous composés de per-
sonnes libres? Te parait-il que les orateurs fas-
sent toujours leurs harangues en vue du plus
grand bien, et se proposent pour but de rendre
par leurs discours leurs concitoyens aussi ver-
tueux qu'il est possible? Ou hien les orateurs
eux-mêmes, cherchant à plaire à leurs conci-
toyens, et négligeant l'intérêt public pour ne
* Ce passage prouve qu'à cette époque les femmes et les
esclaves n'étaient pas exclus des représentations scéniques.
GORGIAS. 35 1
s'occuper que de leur intérêt personnel, ne se
conduisent-ils point avec les peuples comme
avec des enfans, Rappliquant uniquement à leur
faire plaisir, sans s'inquiéter s'ils deviendront
par là meilleurs ou pires?
CALLICLÈS.
Cette question n'est plus aussi simple. Cer-
tains orateurs, dans leurs discours, s'intéressent
réellement à l'utilité publique; d'autres sont tels
que tu viens de le dire.
SOCRATE.
Cela me suffit : car s'il y a deux manières de
parler au peuple, l'une des deux est une flatterie
et une menée honteuse, et l'autre est honnête;
j'entends celle qui travaille à rendre meilleures
les âmes des citoyens, et qui s'applique en toute
rencontre à dire ce qui est le plus avantageux,
que cela doive être agréable ou fâcheux aux au-
diteurs. Mais tu n'as jamais vu de rhétorique
semblable; ou si tu connais quelque orateur de
ce caractère, pourquoi ne me le nommes -ta
point?
CALLICLKS.
Par Jupiter, je n'en saurais citer aucun entre
tous ceux d'aujourd'hui.
SOCRATE.
Eh bien ! en connais tu quelqu'un parmi les
552 GORGIAS.
anciens, auquel les Athéniens aient l'obligation
d'être devenus meilleurs depuis qu'il a commencé
à les haranguer, de moins bons qu'ils étaient au-
paravant? Car, pour moi, je ne vois pas qui ce
pourrait être.
CALLICLÈS.
Quoi donc, Socrate? N'entends-tu pas dire
que Thémistocle fut un homme de bien , ainsi
que Cimon et Miltiade, et ce Périclès mort de-
puis peu, que tu as entendu toi-même?
SOCRATE.
Si la véritable vertu consiste, comme tu l'as
dit, Calliclès, à contenter ses passions et celles
des autres , tu as raison : mais si ce n'est pas
cela; si, comme nous avons été forcés d'en con-
venir dans le cours de cet entretien, la vertu
consiste à satisfaire ceux de nos désirs qui, étant
remplis, rendent l'homme meilleur, et à ne rien
accorder à ceux qui le rendent pire ; et si d'ail-
leurs il y a un art pour cela, peux-tu me dire
qu'aucun de ceux que tu viens de nommer ait
été de ce caractère?
CALLICLÈS.
Je ne sais quelle réponse te donner.
so CATE.
Tu la trouveras, si tu la cherches bien. Exami-
nons donc ainsi paisiblement si quelqu'un d'entre
GORGIAS. 353
eux a été tel. N'est-il pas vrai que l'homme ver-
tueux qui, dans tous ses discours, a le plus
grand bien en vue, ne parlera point à l'aventure ,
et se proposera un but ? Voyez tous les ar-
tistes ; ils considèrent ce qu'ils veulent faire , et
ne prennent point au hasard les premiers
moyens venus pour exécuter leur ouvrage, mais
ils choisissent ce qui peut lui donner la forme
qu'il doit avoir. Par exemple, jette les yeux sur
les peintres, les architectes, les constructeurs
de vaisseaux, en un mot, sur tel ouvrier qu'il
te plaira, tu verras que chacun deux place dans
un certain ordre tout ce qu'il emploie, et qu'il
force chaque partie de s'adapter et de s'arran-
ger avec les autres , jusqu'à ce que le tout ait
l'ensemble, l'arrangement et l'ordre convenables.
Ce que les autres ouvriers font par rapport à
leur ouvrage, ceux dont nous parlions aupara-
vant , je veux dire les maîtres de gymnase et les
médecins, le font à l'égard du corps, ils l'or-
donnent et le règlent. Reconnaissons -nous ou
non que la chose est ainsi ?
CA.LLICLÈS.
A la bonne heure ; d'accord.
SOCRATE.
Une maison où règne l'ordre et la règle n'est-
elle pas bonne ? Et si le désordre y est , n'est-el!c
pas mauvaise?
a 3
354 GORGIÀS.
CALLICLÈS.
Oui.
SOC HATE.
N'en faut-il pas dire autant d'un vaisseau ?
CALLICLÈS.
Oui.
SOCRATE.
Nous tenons le même langage au sujet de nos
corps.
CALLICLÈS.
Sans contredit.
SOCRATE.
Et notre âme sera-t-elle bonne, si elle est dé-
réglée? Ne le sera-t-elle pas plutôt, si tout y est
dans l'ordre et dans la règle ?
CALLICLÈS.
C'est ce qu'on ne saurait nier, après les aveux
précédens.
SOCRATE.
Quel nom donne-t-on à l'effet que produisent
la règle et l'ordre , par rapport au corps ? Tu
l'appelles probablement santé et force.
CALLICLÈS.
Oui.
SOCRATE.
Essaie à présent de trouver et de me dire pa-
GORGIAS. 355
reillement le nom de l'effet que la règle et l'ordre
produisent dans l'âme.
CALLICLÈS.
Pourquoi ne le dis-tu pas toi-même, Socrate?
SOC RATE.
Si tu l'aimes mieux, je le dirai : seulement si
tu juges que j'ai raison , conviens-en ; sinon , ré-
fute-moi , et ne me laisse rien passer. Il me sem-
ble donc que l'on appelle salutaire tout ce qui
entretient l'ordre dans le corps, d'où naît la
santé et les autres bonnes qualités corporelles.
Cela est-il vrai , ou non ?
CALLICLÈS.
Cela est vrai.
SOCRATE.
Et qu'on appelle légitime et loi tout ce qui
met de l'ordre et de la règle dans l'âme, d'où se
forment les hommes justes et réglés. L'effet pro-
duit, c'est ici la justice et la tempérance. Est-ce
bien cela?
CALLICLÈS.
Soit.
SOCRATE.
C'est donc à cet effet que le bon orateur, celui
qui se conduit selon les règles de l'art , visera
toujours dans les discours qu'il adressera aux
a 3.
356 GORGIAS.
âmes, et dans toutes ses actions; s'il accorde au
peuple, ou s'il lui ôte quelque chose, ce sera par
le même motif: son esprit sera sans cesse occupé
des moyens de faire naître la justice dans l'âme
de ses concitoyens, et d'en bannir l'injustice;
d'y faire germer la tempérance , et d'en écarter
l'intempérance ; d'y introduire enfin toutes les
vertus, et d'en exclure tous les vices. Conviens-
tu de cela, ou non?
CALLICLÈS.
J'en conviens.
SOCRATE.
Car que sert-il, Calliclès, à un corps malade
et mal disposé, qu'on lui présente des mets en
abondance et les breuvages les plus exquis , ou
toute autre chose qui ne lui sera pas plus avan-
tageuse que dommageable, et même moins, aie
bien prendre? N'est-il pas vrai?
calliclès.
A la bonne heure.
SOCBATE.
Ce n'est point, je pense, un avantage pour un
homme de vivre avec un corps mal sain , puis-
qu'il est forcé à traîner en conséquence une vie
malheureuse, n'est-ce pas?
CALLICLÈS.
Oui.
G0RG1AS. 357
SOCRATE.
Aussi les médecins laissent-ils pour l'ordinaire
à ceux qui se portent bien la liberté de satisfaire
leurs appétits , comme de manger autant qu'ils
veulent, lorsqu'ils ont faim , et de boire de même,
lorsqu'ils ont soif; mais ils ne permettent presque
jamais aux malades de se rassasier de ce qu'ils dé-
sirent. Accordes-tu cela aussi?
CALLICLES.
Oui.
SOCRATE.
Mais, mon cher, ne faut-il pas tenir la même
conduite à l'égard de l'âme? Je veux dire que,
tant qu'elle est en mauvais état , parce qu'elle est
déraisonnable, déréglée, injuste et impie, on
doit l'éloigner de ce qu'elle désire, et ne lui rien
en permettre que ce qui peut la rendre meil-
leure. Est-ce ton avis, ou non?
CALLICLÈS.
C'est mon avis.
SOCRATE.
C'est en effet le parti le plus avantageux pour
l'âme.
CALLICLÈS.
Sans doute.
SOCRATE.
Mais tenir quelqu'un éloigné de ce qu'il désire,
n'est-ce pas lui infliger une correction?
358 GORGIAS.
CALLICLÈS.
Oui.
SOCRATE.
Il vaut donc mieux pour l'âme detre corrigée,
que de vivre dans la licence, comme tu le pen-
sais tout-à-l'heure.
CALLICLÈS.
Je ne sais ce que tu veux dire, Socrate. In-
terroge quelque autre.
SOCRATE.
Voilà un homme qui ne saurait souffrir ce
qu'on fait pour lui, ni endurer la chose même
dont nous parlons, c'est-à-dire, la correction.
CALLICLÈS.
Je me soucie bien de tous tes discours ! Je ne
t'ai répondu que par complaisance pour Gorgias.
SOCRATE.
Soit. Que ferons-nous donc ? Laisserons-nous
cette discussion imparfaite?
CALLICLÈS.
Tout ce qu'il te plaira.
SOCRATE.
Mais on dit communément qu'il n'est pas per-
mis de laisser ainsi tronqués même les contes,
et qu'il faut y mettre une tête, afin qu'ils ne
courent point sans tête de côté et d'autre. Ré-
GORG1AS. 359
ponds donc à ce qui reste, pour donner une tête
à cet entretien.
CALL1CLES.
Que tu es pressant, Socrate! Si tu m'en crois,
tu laisseras là cette dispute, ou tu l'achèveras
avec quelque autre.
SOCRATE.
Et quel autre le voudra? Allons, ne quittons
pas ce discours sans l'achever.
CALLÏCLÈS.
Ne pourrais-tu point l'achever seul, soit en
parlant de suite, ou en te répondant toi-même ?
SOCRATE.
Bon, pour qu'il m'arrive ce que dit Epicharme,
et que je sois seul à dire ce que deux hommes
disaient auparavant*. Je vois bien pourtant que
de toute nécessité il faudra en venir là : mais, si
nous prenons ce parti, je pense que du moins
nous devons tous, tant que nous sommes, être
jaloux de connaître ce qu'il y a de vrai et de
faux dans le sujet que nous traitons ; car il
est de notre intérêt commun que la chose soit
* A.THÉN. Deipnos. VII, éd. Schweigh. III, p. 128 , cite ce
vers dans une occasion semblable. — Le Scholiaste suppose
qu'il s'agit d'un drame d'Épicharme, où , sur la fin , un acteur
se charge de deux rôles.
36o GORGIAS.
mise en évidence. Je vais donc exposer ce que
je pense là-dessus , et si quelqu'un trouve que
je reconnaisse pour vraies des choses qui ne le
sont pas, qu'il ne manque pas de m'arrêter et
de me réfuter. Aussi bien je ne parle pas comme
un homme sûr de ce qu'il dit ; mais je cherche
en commun avec vous. C'est pourquoi , si celui
qui m'arrêtera me paraît avoir raison , je serai le
premier à en tomber d'accord. Au reste, je ne
vous propose ceci qu'autant que vous jugerez
qu'il faut achever cette dispute : si vous n'en
êtes pas d'avis, laissons-la pour ce qu'elle est,
et allons-nous-en.
GORGIAS.
Pour moi , Socrate , mon avis n'est pas que
nous nous retirions , mais que tu finisses ce dis-
cours ; et il me paraît que les autres pensent de
même. Je serai charmé de t'entendre exposer ce
qui te reste à dire.
SOCBATE.
Et moi , Gorgias, je reprendrais de tout mon
cœur la conversation avec Calliclès , jusqu'à ce
que je lui eusse rendu le morceau d'Amphion
pour celui de Zéthus*. Mais , puisque tu ne veux
* Ceci se rapporte à une scène de Y Antiopc d'Euripide
(jui ne nous a pas été conservée.
GORGIAS. 36 1
pas , Calliclès, achever à nous deux cette dispute,
écoute-moi du moins, et lorsqu'il m'échappera
quelque chose qui ne te paraîtra pas bien dit,
arrête-moi. Si tu me prouves que j'ai tort , je
ne me fâcherai pas contre toi, comme tu viens
de faire , loin de là , je te tiendrai pour mon plus
grand bienfaiteur.
CALLICLÈS.
Eh bien ! mon cher, parle toi-même , et achève.
SOCRATE.
Écoute donc: je vais reprendre notre discours
dès le commencement. L'agréable et le bon sont-
ils la même chose ? Non , comme nous en sommes
convenus, Calliclès et moi. Faut-il faire l'agréable
en vue du bon, ou le bon en vue de l'agréable?
Il faut faire l'agréable en vue du bon. L'agréa-
ble n'est-ce point ce qui, lorsque nous l'avons,
nous fait avoir de l'agrément? et le bon , ce qui ,
étant en nous, fait que nous sommes bons?
Sans contredit. Or, nous sommes bons, nous et
toutes les autres choses qui sont bonnes, par la
présence de quelque propriété. Cela me paraît
incontestable , Calliclès. Mais la vertu d'une
chose, quelle qu'elle soit, meuble, corps, âme,
animal , ne se rencontre pas ainsi en elle à l'a-
venture d'une manière parfaite ; elle doit sa
naissance à un certain arrangement, tlisposi-
3.6a GORGIAS.
tion et art qui convient à cette chose. Gela
est-il vrai? Pour moi, je dis qu'oui. La vertu de
chaque chose est donc réglée et arrangée avec
ordre. J'en conviendrais. Ainsi, un certain ordre
propre de chaque chose est ce qui la rend bonne ,
lorsqu'il se trouve en elle. C'est mon avis. Par
conséquent l'âme en qui se trouve l'ordre qui
lui convient, est meilleure que celle où il n'y a
aucun ordre. Nécessairement. Mais l'âme en qui
l'ordre règne est réglée. Comment ne le serait-
elle pas? L'âme réglée est tempérante. De toute
nécessité. Donc l'âme tempérante est bonne. Je
ne saurai l'entendre autrement, mon cher Cal-
liclès : pour toi , si tu as quelque chose à oppo-
ser, apprends-le-moi.
CALLICLÈS.
Poursuis, Socrate.
SOCRATE.
Je dis donc que si l'âme tempérante est bonne,
celle qui est dans une disposition contraire est
mauvaise. Cette âme, c'est l'âme insensée et dé-
réglée.
CALLICLÈS.
Sans contredit.
SOCRATE.
L'homme tempérant s'acquitte de tousses de-
voirs envers les dieux et envers ses semblables;
GORGUS. 363
car il ne serait plus tempérant, s'il ne les rem-
plissait pas. Il est nécessaire que cela soit ainsi.
En s'acquittant de ses devoirs vis-à-vis de ses
semblables, il fait des actions justes; et en les
remplissant envers les dieux, il fait des actions
saintes. Or, quiconque fait des actions justes et
saintes est nécessairement juste et saint. Cela est
vrai. Nécessairement encore il est courageux :
car il n'est pas d'un homme tempérant ni de re-
chercher ni de fuir ce qu'il ne convient pas qu'il
recherche ou qu'il fuie, mais il faut qu'il re-
cherche ou qu'il fuie ce que le devoir lui pres-
crit de fuir ou de rechercher, choses et per-
sonnes, plaisir et douleur, et qu'il supporte
tout avec constance. De sorte qu'il est de
toute nécessité, Calliclès, que l'homme tempé-
rant étant, comme on l'a vu, juste , courageux
et saint, soit parfaitement homme de bien ; qu'é-
tant homme de bien , toutes ses actions soient
bonnes et belles, et que, vivant bien*, il soit
heureux : qu'au contraire , le méchant, qui vit
mal, soit malheureux ; et le méchant , c'est celui
qui est dans une disposition contraire à celle-là,
* Eu K%i xaXâ>; ivpâTT6^ ( voyez le Premier Alcibiade et le
Charinide} signifie à-la-fois bien agir et être heureux. So-
eratc fit préférer, dans son école, cette formule de salut à
celles de y.xifî'.v, se réjouir, ùvtaïvew, se bien porter.
364 GORG1AS.
c'est l'homme déréglé dont tu vantes la condi-
tion. Quant à moi, voilà ce que je pose pour
certain, ce que j'assure être vrai. Mais, si cela
est vrai, il n'y a point, ce me semble, d'autre parti
à prendre pour quiconque veut être heureux,
que de s'attacher et de s'exercer à la tempérance,
et de fuir de toutes ses forces la vie licencieuse ; il
doit par dessus tout faire en sorte de n'avoir au-
cun besoin de correction : mais s'il en a besoin
ou lui-même ou quelqu'un de ses proches, soit
un simple particulier, soit tout un état, il faut
qu'on lui fasse subir un châtiment, et qu'on le
corrige, si l'on veut qu'il soit heureux. Tel est,
à mon avis, le principe qui doit diriger notre con-
duite ; il faut rapporter toutes ses actions indivi-
duelles et celles de l'état à cette fin, que la justice
et la tempérance régnent en celui qui aspire à
être heureux ; et se bien garder de donner une
libre carrière à ses passions, et de chercher à les
satisfaire, ce qui est un mal sans remède, et de
mener ainsi une vie de brigand. Un tel homme en
effet ne saurait être ami des hommes, ni de Dieu :
car il est impossible qu'il ait aucun rapport avec
eux, et où il n'y a point de rapport, l'amitié ne
peut avoir lieu. Les sages*, Calliclès, disent que
* Le Scholiaste : Les Pythagoriciens , et particulièrement
Empédocle.
GORGIAS. 365
le ciel et la terre , les dieux et les hommes sont
unis par des rapports d'amitié, de convenance,
d'ordre, 'de tempérance et de justice; et c'est pour
cette raison, mon cher, qu'ils donnent à cet uni-
vers le nom d'ordre*, et non celui de désordre
ou de licence. Mais, tout sage que tu es, il me
paraît que tu ne fais point attention à cela, et
que tu ne vois pas que l'égalité géométrique**
a beaucoup de pouvoir chez les dieux et chez
les hommes. Ainsi, tu crois qu'il faut chercher à
avoir plus que les autres , et négliger la géomé-
trie. A la bonne heure. Il nous faut donc réfuter
ce que je viens de dire, et montrer que les heu-
reux ne le sont point par la possession de la jus-
tice et de la tempérance, et les malheureux par
celle du vice; ou, si ce discours est vrai, il faut
examiner ce qui en résulte. Or, il en résulte,
Calliclès, tout ce que j'ai dit plus haut, et sur
quoi tu m'as demandé si je parlais sérieuse-
ment , lorsque j'ai avancé qu'il fallait en cas
d'injustice s'accuser soi-même, son fils, son ami,
et se servir de la rhétorique à cette fin. Et ce que
tu as cru que Polus m'accordait par honte était
vrai, savoir, qu'il est plus laid, et par consé-
quent plus mauvais de faire une injustice, que
* Kcffjtoî signifie également ordre ci univers.
** Sur l'égalité géométrique, voyez, les Lois, \ I.
366 GORGIAS.
de la recevoir. Il n'est pas moins vrai que , pour
être un bon orateur, il faut être juste et versé
dans la science des choses justes ; ce que Polus
a dit pareillement que Gorgias m'avait accordé
par honte. Les choses étant ainsi , examinons un
peu les reproches que tu me fais , et si tu as rai-
son , ou non , de me dire que je ne suis pas en
état de me secourir moi-même, ni aucun de mes
amis ou de mes proches, et de me tirer des plus
grands dangers; que je suis comme les hommes
déclarés infâmes , à la merci du premier venu ,
soit qu'on veuille , pour me servir de tes expres-
sions, me frapper au visage, ou me ravir mes
biens , ou me bannir de la ville , ou enfin me
faire mourir ; et qu'être dans une pareille situa-
tion , c'est la chose du monde la plus îaide. Tel
était ton sentiment. Voici le mien : je l'ai déjà
dit plus d'une fois ; mais rien n'empêche de le
répéter. Je soutiens, Calliclès. que ce qu'il y
a de plus laid n'est pas d'être frappé injuste-
ment au visage , ni de se voir couper le corps
ou la bourse ; mais que me frapper injustement
moi et les miens , et me mutiler , voilà ce qui
est laid et mauvais ; et que me voler, m'en-
traîner en esclavage , percer ma muraille , com-
mettre en un mot quelque espèce d'injustice
que ce soit envers moi ou ce qui est à moi,
est une chose plus mauvaise et plus laide pour
GORGIAS. 3G7
l'auteur de l'injustice que pour moi, qui la souf-
fre. Ces maximes, qui, selon moi, ont été dé-
montrées dans toute la suite de cet entretien,
sont, autant qu'il me semble, attachées et liées
entre elles, si on peut parler avec cette rudesse,
par des raisons de fer et de diamant. Si tu ne
parviens à les rompre, toi ou quelque autre plus
vigoureux que toi, je tiens que c'est là ce que
dit le sens commun sur ces matières. Pour
moi , je le répète , je se sais point ce qui en
est en réalité ; mais de tous ceux avec qui j'ai
conversé, comme je le fais maintenant avec
toi , il n'en est aucun qui ait pu éviter de se
rendre ridicule, en soutenant une autre opi-
nion. Ainsi , je suppose que cette manière de
voir est la véritable ; mais si elle l'est, si l'injus-
tice est le plus grand de tous les maux pour ce-
lui qui la commet, et si, tout grand qu'est ce
mal, c'en est un plus grand encore, s'il se peut,
de n'être point puni des injustices qu'on a com-
mises , quel est le genre de secours qu'on ne
peut être incapable de se procurer à soi-même,
sans être véritablement digne de risée ? N'est-ce
pas le secours dont l'effet serait de détourner
de nous le plus grand dommage ? Oui ; ce qu'il
y a incontestablement de plus laid est de ne
pouvoir se ménager ce secours à soi-même, ni
à ses amis, ni à ses proches. Il faut mettre au
368 GORGIAS.
second rang l'impuissance d'éviter le second
mal ; au troisième , l'impuissance d'éviter le troi-
sième, et ainsi de suite , à proportion de la
grandeur du mal. Ainsi , autant il est beau de
pouvoir se garantir de chacun de ces maux,
autant il est contraire au beau de ne pouvoir
le faire. Cela est-ii comme je le dis, Calliclès,
ou autrement.
CALLICLÈS.
Cela est comme tu le dis.
SOCRATE.
De ces deux choses, commettre l'injustice et la
recevoir, la première étant, selon nous, un plus
grand mal , et la seconde un moindre , que faut-
il donc que l'homme se procure pour être à por-
tée de se secourir, et pour jouir du double avan-
tage de ne commettre et de ne recevoir aucune
injustice ? Est-ce la puissance , ou la volonté ?
Voici ce que je veux dire. Je demande si pour
ne recevoir aucune injustice, il suffit qu'on ne
veuille pas en recevoir, ou s'il faut se rendre as-
sez puissant pour se mettte à l'abri de toute in-
justice.
CALLICLÈS.
îl est clair qu'on n'y parviendra qu'en se ren-
dant puissant.
GORGIAS. 369
SOCRATE.
Et par rapport à l'autre point, qui est de com-
mettre l'injustice, est-ce assez de ne le pas vou-
loir, pour n'en point commettre, et de cette
manière en effet n'en commettra-t-on point? ou
faut-il de plus acquérir pour cela une certaine
puissance, un certain art, faute duquel, si on
ne l'apprend et si on ne le pratique, on tombera
dans l'injustice? Pourquoi ne me réponds-tu pas
là-dessus, Calliclès? Penses-tu que, quand nous
sommes convenus, Polus et moi, que personne
ne commet l'injustice volontairement, mais que
tous les méchans sont tels malgré eux, nous
ayons été forcés à cet aveu par de bonnes rai-
sons ou non >
CALLICLÈS.
Je te passe ce point, Socrate, afin que tu ar-
rives à ta conclusion.
SOCRATE.
Il faut donc, à ce qu'il paraît, se procurer
aussi une certaine puissance, un certain art pour
ne point faire d'injustice.
CALLICLES.
Sans doute.
SOCRATE.
Mais quel est le moyen de se garantir de toute
ou de presque toute injustice de la part d'autrui?
Vois si tu es sur cela de mon avis. Je pense qu'il
i. a 4
370 GORGIAS.
faut avoir dans sa ville l'autorité et la tyrannie,
ou être ami de ceux qui gouvernent.
CALLICLÈS.
Vois, Socrate, combien je suis disposé à t'ap-
prouver quand tu dis bien. Ceci me paraît tout-
y-fait bien dit.
SOCRATE.
Examine si ce que j'ajoute est moins vrai. 11
me semble, comme l'ont dit d'anciens et sages
personnages, que la plus grande amitié est celle
qui unit le semblable à son semblable. Ne pen-
ses-tu pas de même?
CALLICLÈS.
Oui.
SOCRATE.
Ainsi partout où Use trouve un tyran farouche
et sans éducation, s'il y a dans sa ville quelque ci-
toyen beaucoup meilleur que lui, il le craindra,
et ne pourra jamais lui être attaché de toute son
âme.
CALLICLÈS.
Cela est vrai.
SOCRATE.
Ce tyran n'aimera pas non plus un citoyen
d'un caractère fort inférieur au sien : car il le mé-
prisera, et n'aura jamais pour lui l'affection qu'on
a pour un ami.
GOKGIAS. 37 1
CALLICLÈS.
Cela est encore vrai.
SOCRATE.
Le seul ami qui lui reste par conséquent, le
seul à qui il donnera sa confiance, est celui qui
étant du même caractère, approuvant et blâmant
les mêmes choses, consentira à lui obéir et à être
soumis à ses volontés. Cet homme jouira d'un
grand crédit dans la ville; personne ne lui nuira
impunément. N'est-ce pas?
CALLICLÈS.
Oui.
SOCRATE.
Si quelqu'un des jeunes gens de cette ville se
disait à lui-même : de quelle manière pourrai-je
m'élever à un grand pouvoir, et me mettre à
l'abri de toute injustice? le moyen d'y parvenir
est, ce me semble, de s'accoutumer de bonne
heure à se plaire et à se déplaire aux mêmes cho-
ses que le despote, et à faire en sorte d'acquérir
la plus parfaite ressemblance avec lui. N'est-il
pas vrai?
CALLICLÈS.
Tout-à-fait.
SOCRATE.
Par là, il se mettra, disons-nous, au-dessus
24.
372 GORGIAS.
des atteintes de l'injustice, et se rendra puissant
parmi ses concitoyens.
CALLICLÈS.
Je le crois.
SOCRATE,
Mais se garantira-t-il également de commettre
l'injustice? ou s'en faut-il de beaucoup, en sup-
posant qu'il ressemble à son maître qui est in-
juste , et qu'il ait un grand pouvoir auprès de lui ?
Pour moi, je pense au contraire que toutes ses
démarches tendront à se mettre en état de com-
mettre les plus grandes injustices, et de n'avoir
aucun châtiment à redouter. Qu'en dis-tu?
CALLICLÈS.
Il y a apparence.
SOCRATE.
Il aura donc en lui-même le plus grand des
maux, son âme étant pervertie et dégradée par
l'imitation de son maître, et par sa puissance.
CALLICLÈS.
Je ne sais, Socrate, quel secret tu as de tour-
ner et de retourner le discours en tous sens.
Ignores-tu que cet homme qui imite le tyran fera
mourir, s'il lui plaît, et dépouillera de ses biens
celui qui ne l'imite pas?
SOCRATE.
Je le sais , mon cher Calliclès : il faudrait que
GORGIAS. 373
je fusse sourd pour l'ignorer, après l'avoir enten-
du tout-à-l'heure plus d'une fois de ta bouche,
de celle de Polus, et de presque tous les habi-
tans de cette ville. Mais écoute - moi à mon tour.
Je conviens qu'il mettra à mort qui il voudra :
mais il sera méchant, et celui qu'il fera mourir,
homme de bien.
CALLICLÈS.
N'est-ce pas précisément ce qu'il y a de plus
fâcheux?
SOCRATE.
Non, du moins pour l'homme sensé, comme
ce discours le prouve. Crois-tu donc qu'on doive
s'appliquer à vivre le plus long-temps qu'il est
possible, et apprendre les arts qui nous sauvent
de péril en toute rencontre, comme la rhéto-
rique que tu me conseilles d'étudier et qui fait
notre sûreté devant les tribunaux?
CALLICLÈS.
Et, par Jupiter, je te donne là un très bon
conseil.
SOCRATE.
Et quoi, mon cher, l'art de nager te parait-il
bien sublime?
CALLICLKS.
Non, certes.
374 GORGIAS.
SOCRATE.
Cependant il sauve les hommes de la mort,
lorsqu'ils se trouvent dans les circonstances où
l'on a besoin de cet art. Mais si celui-ci te paraît
méprisable, je vais t'en nommer un plus impor-
tant, l'art de conduire les vaisseaux, qui ne
préserve pas seulement les âmes, mais aussi les
corps et les biens des plus grands dangers,
comme la rhétorique. Cet art est modeste et
sans pompe; il ne fait point grand étalage, et
ne se pavane pas, comme procurant des résul-
tats merveilleux: eh bien, quoiqu'il nous procure
justement les mêmes avantages que l'art oratoire,
il ne prend, je crois, que deux oboles, pour
nous ramener sains et saufs d'Égine ici; si c'est
de l'Egypte ou du Pont, pour un si grand bien-
fait, et pour avoir conservé tout ce que je viens
de dire, notre personne et nos biens, nos enfans
et nos femmes, lorsqu'il nous a mis à terre sur
le port, c'est deux drachmes qu'il lui faut, Quant
à celui qui possède cet art et nous a rendu un
si grand service, dès qu'il est débarqué, il se pro-
mène modestement le long du rivage et de son
vaisseau. Car il sait, à ce que je m'imagine, se
dire à lui-même qu'il est difficile de connaître
quels sont les passagers à qui il a fait du bien ,
en les préservant d'être submergés, et ceux à
qui il a fait tort, sachant bien qu'ils ne sont pas
GORGIAS. 37G
sortis meilleurs de son vaisseau qu'ils n'y sont
entrés, ni pour le corps, ni pour l'âme. Il rai-
sonne de la sorte : si quelqu'un dont le corps
est travaillé de maladies considérables et sans
remède ne s'est pas noyé, c'est un malheur pour
lui de n'être pas mort, et il ne m'a aucune obli-
gation. Et si quelqu'un a dans son âme, qui
est beaucoup plus précieuse que son corps,
une foule de maux incurables, est-ce un bien
pour lui de vivre, et rend-on service à un tel
homme, en le sauvant de la mer, ou des mains
de la justice, ou de tout autre danger? Au
contraire , il sait que ce n'est pas pour le mé-
chant un avantage de vivre, parce que c'est
une nécessité qu'il vive malheureux. Voilà pour-
quoi il n'est point d'usage que le pilote tire va-
nité de son art, quoique nous lui devions notre
salut, non plus, mon cher ami, que le machiniste
qui dans certains cas peut sauver autant de cho-
ses, je ne dis que le pilote, mais que le gé-
néral d'armée, et tout autre, quel qu'il soit,
puisqu'il est telle circonstance où il préserve des
villes entières. Prétendrais-tu le mettre en com-
paraison avec l'avocat? Cependant, Calliclès, s'il
voulait tenir le même langage que vous autres et
vanter son art, il vous écraserait par ses raisons,
en vous prouvant que vous devez vous faire ma-
chinistes, et en vous y exhortant, parce que les
376 GORGIAS.
autres arts ne sont rien auprès de celui-là : et
il aurait belle matière à discourir. Tu ne l'en mé-
prises pas moins toutefois lui et son art, et tu lui
dirais comme une injure qu'il n'est qu'un machi-
niste; tu ne voudrais ni donner ta fille en mariage
à son fils, ni prendre sa fille pour bru. Néanmoins
à examiner les raisons qui élèvent si fort ton
art à tes yeux, de quel droit méprises-tu le ma-
chiniste et les autres dont j'ai parlé? Je sais bien
que tu vas me dire que tu es meilleur qu'eux,
et de meilleure famille. Mais si par meilleur il ne
faut pas entendre ce que j'entends, et si toute la
vertu consiste à mettre en sûreté sa personne et
ses biens, ton mépris pour le machiniste, le mé-
decin, et les autres arts qui se rapportent à
notre conservation, est digne de risée. Mon cher,
prends garde qu'être vertueux et bon ne soit
autre chose que de se tirer d'affaire soi et les
autres; vois si celui qui est vraiment homme ne
doit point négliger le plus ou le moins de temps
qu'il pourra vivre , et se montrer peu amoureux
de l'existence, et s'il ne faut pas, laissant à Dieu
le soin de tout cela, et ajoutant foi à ce que disent
les femmes, que personne n'a jamais échappé
à son heure fatale, s'occuper de quelle manière
on s'y prendra pour passer le mieux qu'il est
possible le temps qu'on a à vivre. Est-ce en se
GORG1AS. 377
conformant aux mœurs du gouvernement sous
lequel on se trouve? Il faut donc que dès ce mo-
ment tu t'efforces de ressembler le plus qu'il se
peut au peuple d'Athènes, si tu veux lui être cher
et avoir un grand crédit dans cette ville. Vois si
c'est là ton avantage et le mien. Mais il est à crain-
dre, mon cher ami, qu'il ne nous arrive la même
chose qui arrive, dit-on, aux femmes de Thessa-
lie *, lorsqu'elles attirent la lune, et que nous ne
puissions attirer à nous une telle puissance dans
Athènes, qu'aux dépens de ce que nous avons de
plus précieux. Et si tu crois que quelqu'un au
monde t'apprendra le secret de devenir puissant
auprès des Athéniens en différant d'eux, soit en
mieux soit en pis, mon avis est que tu te trom-
pes, Calliclès. Car il ne suffit pas de contrefaire
les Athéniens, il faut être né avec un caractère
tel que le leur, pour contracter une amitié réelle
avec ce peuple, comme avec le fils de Pyrilampe.
Ainsi quiconque te donnera une parfaite confor-
mité avec eux, fera de toi un politique et un
orateur, tel que tu desires de l'être. Les hommes
en effet se plaisent aux discours qui se rapportent
à leur caractère; et tout ce qui y est étranger
Elles finissaient, disait-on, par perdre les yeux et les
pieds.
378 GORGIAS.
les offense. Mais peut-être, mon cher ami, tu es
d'un autre avis. Avons-nous quelque chose à op-
poser à cela, Calliclès?
CALLICLES.
Je ne sais trop comment, Socrate, il me pa-
raît que tu as raison : mais avec tout cela je suis
dans le même cas que la plupart de ceux qui
t'écoutent; je ne te crois pas entièrement.
SOCRATE.
C'est que le double* amour enraciné dans
ton âme, Calliclès, combat mes raisons. Mais si
nous réfléchissons ensemble plus souvent et plus
à fond sur les mêmes objets, peut-être te rendras-
tu. Rappelle-toi ce que nous avons dit qu'il y a
deux façons de cultiver le corps et l'âme : l'une
qui a pour but leur plaisir, l'autre leur bien, et
qui, loin de caresser leurs penchans et de les flat-
ter, combat au contraire leurs inclinations. N'est-
ce pas là ce que nous avons établi ci-dessus?
CALLICLÈS.
Oui.
SOCRATE.
Celle qui ne vise qu'au plaisir est basse, et
n'est autre chose qu'une flatterie. TN'est-ce pas?
* ù Wftpu epw;. Même équivoque que ci- dessus, le peuple
s'appelanl J^oç, comme le fils de Pyrilampe.
GORGIAS. 379
CÀLUCLÈ8.
A la bonne heure, puisque tu le veux.
SOCRATE.
Au lieu que l'autre ne pense qu'à rendre meil-
leur l'objet de nos soins, le corps ou 1 aine.
CALLICLÈS.
Soit.
SOCRATE.
N'est-ce pas ainsi que nous devons entrepren-
dre la culture de l'état et des citoyens , et travail-
ler à les rendre aussi bons qu'il est possible?
puisque sans cela, comme nous l'avons vu plus
haut, tout autre service qu'on leur rendrait ne
leur serait d'aucune utilité; à moins que l'âme de
ceux à qui on procurera de grandes richesses
ou un accroissement de domaine, ou quelque
autre genre de puissance, ne soit belle et bonne.
Poserons-nous cela pour certain?
CALLICLÈS.
Je le veux bien , si cela te fait plaisir.
SOCRATE.
Si nous nous excitions mutuellement, Caliiclès,
à nous charger de quelque entreprise publique,
par exemple, de la construction des murs, des
arsenaux, des temples, des édifices les plus con-
sidérables, ne serait-il point à propos de nous
sonder nous-mêmes, et d'examiner en premier
38o GORGIAS.
lieu si nous sommes habiles ou non clans l'ar-
chitecture, et de qui nous avons appris cet art?
Cela serait-il nécessaire, ou non?
CALLICLÈS.
Sans contredit.
SOCRATE.
La seconde chose qu'il faudrait examiner, n'est-
ce pas si nous avons déjà bâti de nous-mêmes
quelque maison pour nous ou pour nos amis, et
si cette maison est bien ou mal construite? Et cet
examen fait, si nous trouvions que nous avons
eu des maîtres habiles et célèbres, que sous leur
direction nous avons bâti un grand nombre de
beaux édifices, et beaucoup d'autres aussi de
nous-mêmes, depuis que nous avons quitté nos
maîtres; les choses étant ainsi, il n'y aurait que
de la prudence à nous charger des ouvrages pu-
blics; si au contraire nous ne pouvions dire quels
ont été nos maîtres, ni montrer aucun bâtiment
de notre façon, ou si nous en montrions plu-
sieurs, mais mal entendus, ce serait une folie de
notre part d'entreprendre aucun ouvrage public,
et de nous y encourager l'un l'autre. Avouerons-
nous que cela soit bien dit?
C ILLIGLi S.
Assurément.
soc R ATI .
N'en est-il pas de mémo de toutes le.- autre
GORGIAS. 38 1
choses? par exemple, si nous avions dessein de
servir le public en qualité de médecins, et que
nous nous y exhortassions mutuellement, comme
étant suffisamment versés dans cet art; ne nous
examinerions-nous point de part et d'autre toi
et moi? Au nom du ciel, voyons d'abord, dirais-
tu, comment Socrate lui même se porte, et si
quelque autre homme, libre ou esclave, a été
guéri de quelque maladie par les soins de So-
crate. Autant en voudrais-je savoir sans doute
par rapport à toi. Et s'il se trouvait que nous n'a-
vons rendu la santé à personne, ni étranger, ni
concitoyen, ni homme, ni femme, par Jupiter,
Calliclès, ne serait-ce pas réellement une chose
ridicule que des hommes en vinssent à cet excès
d'extravagance, de vouloir, comme on dit, com-
mencer le métier de potier par la cruche d'argile,
de se consacrer au service du public et d'exhor-
ter les autres à en faire autant, avant d'avoir
fait en particulier plusieurs coups d'essai pas-
sables, d'avoir réussi un certain nombre de
fois, et d'avoir suffisamment exercé leur art? Ne
penses-tu pas qu'une pareille conduite serait
insensée?
CALLICLÈS.
Oui.
SOCIIATL.
Maintenant donc, ô le meilleur des hommes,
382 GORGIAS.
que tu commences depuis peu à te mêler des af-
faires publiques, que tu m'engages à t'imiter, et
que tu me reproches de n'y prendre aucune part,
ne nous examinerons-nous point l'un l'autre?
Voyons un peu : Calliclès a-t-il par le passé ren-
du quelque citoyen meilleur? Est-il quelqu'un
qui étant auparavant méchant, injuste, libertin,
et insensé, soit devenu honnête homme par les
soins de Calliclès, étranger ou citoyen, esclave
ou libre? Dis-moi, Calliclès, si on te question-
nait là-dessus, que répondrais-tu? Diras-tu que
ton commerce a rendu quelqu'un meilleur? As-
tu honte de me déclarer si, n'étant que simple
particulier, et avant de t'immiscer dans le gou-
vernement de l'état , tu as fait quelque chose de
semblable?
CALLICLÈS.
Tu es bien disputeur, Socrate.
SOCRATE.
Ce n'est point pour disputer que je t'interroge,
mais dans le désir sincère d'apprendre comment,
selon toi, on doit se conduire chez nous dans
l'administration de la chose publique; et si, en
te mêlant des affaires de l'état , tu te proposeras
un autre but que de faire de nous des citoyens
accomplis. Ne sommes-nous pas convenus plu-
sieurs fois, que tel doit être le but du politique?
GORGIAS. 383
En sommes-nous tombés d'accord, ou non? Ré-
ponds. Oui, nous en sommes tombés d'accord,
puisqu'il faut que je réponde pour toi. Si donc
tel est l'avantage que l'homme de bien doit tâcher
de procurer à sa patrie, réfléchis un peu, et dis-
moi s'il te semble encore que ces personnages
dont tu parlais il y a quelque temps, Périclès,
et Cimon, et Miltiade, et Thémistocle, ont été
de bons citoyens?
CALLICLES.
Sans doute.
SOCRATE.
Si donc ils ont été bons citoyens, il est évi-
dent qu'ils ont rendu leurs compatriotes meil-
leurs, de plus mauvais qu'ils étaient auparavant.
L'ont-ils fait, ou non?
CALLICLES.
Ils l'ont fait.
SOCRATE.
Lorsque Périclès commença à parler en pu-
blic, les Athéniens étaient donc plus mauvais
que quand il les harangua pour la dernière fois.
CALLICLÈS.
Peut-être.
SOCRATE.
Il ne faut pas dire peut-être, mon cher, mais
3cS4 GORGIAS.
nécessairement, d'après les principes dont nous
sommes convenus, s'il est vrai que Périclès fut
un bon citoyen.
CALLICLÈS.
Eh bien, qu'en veux-tu conclure?
SOCRATE.
Rien. Mais dis-moi de pins, est-ce l'opinion
commune que les Athéniens sont devenus meil-
leurs par les soins de Périclès? ou tout au con-
traire qu'il les a corrompus? J'entends dire en
effet que Périclès a rendu les Athéniens pares-
seux, lâches, babillards et intéressés, ayant le
premier soudoyé les troupes. *
CALLICLÈS.
Tu entends tenir ce langage, Socrate, à ceux
qui ont les oreilles déchirées. **
SOCRATE.
Du moins ce qui suit n'est pas un ouï-dire.
Je sais certainement, et tu sais toi-même que
Périclès s'acquit au commencement une grande
* Voyez Plutarque, Vie de Périclès, et Ulpien, ad Demos th.
Orat. — Aristote dit aussi que Périclès solda les juges. Polit.
liv. II.
** C'est-à-dire, qui laconisent, comme on l'a vu dans le
Protagoras , p. 82, et qui sont par conséquent ennemis du
gouvernement d'Athènes.
G0RG1AS. 385
réputation, et que les Athéniens, dans le temps
qu'ils étaient plus médians, ne rendirent contre
lui aucune sentence infamante; mais qtie sur la
fin de la vie de Périclès , après qu'ils furent de-
venus bons et vertueux par ses soins, ils le
condamnèrent pour cause de péculat , et que
peu s'en fallut qu'ils ne le jugeassent à mort ,
sans doute comme un mauvais citoven.
CALLICLKS.
Eh bien! que fait cela contre Périclès0
SOCRATE.
On tiendrait pour un très mauvais gardien
tout homme qui aurait des ânes, des chevaux,
des bœufs à soigner, s'il faisait comme Périclès ,
et si ces animaux , devenus féroces entre ses
mains, ruaient, frappaient de la corne, mor-
daient , quoiqu'ils ne fissent rien de semblable
lorsqu'on les lui a confiés. Ne penses-tu pas en
effet qu'on s'entend mal à gouverner quelque
animal que ce soit, quand on l'a reçu doux, et
qu'on le rend plus intraitable qu'on ne l'a reçu ?
Est-ce ton avis, ou non?
CALLICLÈS.
Je le veux bien , pour te faire plaisir.
SOCRATE.
Fais-moi donc encore le plaisir de me dire si
l'homme est ou n'est pas dans la classe des ani-
maux.
3. »5
386 GORGIAS.
CALLICLÈS.
Comment n'en serait- il pas?
SOCRATE.
N'est-ce point des hommes que Périclès avait
à conduire?
CALLICLÈS.
Assurément.
SOCRATE.
Quoi , ne fallait-il pas, comme nous en som-
mes convenus, que d'injustes qu'ils étaient, ils
devinssent plus justes sous sa conduite , puis-
qu'il en prenait soin , s'il eût été réellement bon
politique ?
CALLICLÈS.
A la bonne heure.
SOCRATE.
Mais les justes sont doux, comme dit Homère*,
et toi, qu'en dis-tu? ne penses-tu pas de même?
CALLICLÈS.
Oui.
SOCRATE.
Or, Périclès les a rendus plus féroces qu'ils
n'étaient quand il s'en est chargé, et cela contre
lui-même, la chose du monde la plus contraire
à ses intentions.
* C'est le sens plutôt que les expressions de quelques
passages d'Homère, tels que Y Odyssée, liv. VI, v. 120.
GORGIAS. 387
CALLICLÈS.
Veux-tu que je te l'accorde?
SOCRATE.
Oui, si tu trouves que je dis vrai.
CALLICLÈS.
Soit doue.
SOCRATE.
Et les rendant plus féroces, ne les a-t-il pas
conséquemment rendus plus injustes et plus
médians?
CALLICLÈS.
Soit.
SOCRATi:.
Ainsi Périclès n'était point à ce compte un
bon politique.
CALLICLES.
Tu le dis.
SOCRATE.
Et toi aussi assurément, si on en juge par
tes aveux. Dis-moi encore au sujet de Cimon;
ceux dont il prenait soin ne lui firent-ils pas
subir la peine de l'ostracisme , afin d'être dix
ans entiers sans entendre sa voix? Ne tinrent-
ils pas la même conduite à l'égard de Thémisto-
cle , et de plus ne le condamnèrent-ils point au
bannissement? Pour Miltiade, le vainqueur de
Marathon , ils le condamnèrent à être précipité
388 COBGIAS.
clans la fosse, et sans le premier prytane, il y
eût été jeté*. Cependant, s'ils avaient tous été de
bons citoyens, comme tu le prétends, il ne leur
serait jamais arrivé rien de semblable. Il n'est
pas naturel que les habiles conducteurs de chars
ne tombent point de leurs chevaux dans les com-
mencemens , et qu'ils en tombent après avoir
rendu leurs chevaux plus dociles, et être deve-
nus eux-mêmes meilleurs cochers. C'est ce qui
n'arrive ni dans la conduite des chars , ni dans
aucune autre chose. Qu'en penses-tu ?
CALLICLÈS.
Je pense comme toi.
SOCRATE.
Ce qui a été dit précédemment était donc vrai,
à ce qu'il paraît, que nous ne connaissons aucun
homme de cette ville qui ait été bon politique.
Tu avouais toi-même qu'il n'y en a point au-
jourd'hui ; mais tu soutenais qu'il y en a eu au-
trefois ; et tu as nommé de préférence ceux
dont je viens de parler. Or, nous avons vu qu'ils
n'ont aucun avantage sur ceux de nos jours.
C'est pourquoi, s'ils étaient orateurs, ils n'ont
fait usage ni de la véritable rhétorique, car ja-
* L'histoire ne dit ri«n de cette circonstance. — Le pre-
mier prytane avait le droit d'annuler un jugement déjà pro-
noncé.
GORG1AS. 38g
mais alors ils ne seraient tombés de leur puis-
sance, ni de la rhétorique flatteuse.
CALLICLKS.
Cependant, Socrate, il s'en faut de beaucoup
qu'aucun des politiques d'aujourd'hui exécute
d'aussi grandes choses qu'aucun de ceux-là.
SOCRATE.
Aussi , mon cher , je ne les méprise pas
comme serviteurs du peuple : il me paraît au
contraire qu'à ce titre ils l'emportent sur ceux
de nos jours, et qu'ils ont montré plus d'habi-
leté à procurer au peuple ce qu'il desirait. Mais
pour ce qui est de faire changer d'objet à ses
désirs, de ne pas lui permettre de les satis-
faire, et de tourner les citoyens, soit par per-
suasion, soit par contrainte, vers ce qui pou-
vait les rendre, meilleurs, c'est en quoi il n'y
a, pour ainsi dire, aucune différence entre eux
et ceux d'à présent ; et c'est pourtant la tâche
véritable d'un bon citoyen. A l'égard des vais-
seaux, des murailles, des arsenaux, et de beau-
coup d'autres choses semblables, je conviens
avec toi que ceux du temps passé s'entendaient
mieux à nous procurer tout cela que ceux de
nos jours. Mais il nous arrive à toi et à moi
une chose plaisante dans cette dispute. Depuis le
temps que nous conversons, nous n'avons pas
3c,o GORGIÂS.
cessé de tourner autour du même objet, et nous
ne nous entendons pas l'un l'autre. Il me sem-
ble que tu as souvent avoué et reconnu que
par rapport au corps et à l'âme il y a deux
manières de les soigner : l'une servile, qui se
propose de procurer par tous les moyens possi-
bles des alimens au corps lorsqu'il a faim , de
la boisson lorsqu'il a soif, des vêtemens pour le
jour et la nuit , et des chaussures lorqu'il fait
froid, en un mot toutes les autres choses dont
le corps peut avoir besoin. Je me sers exprès
de ces images, afin que tu comprennes mieux
ma pensée. Lorsqu'on, est en état de fournir à
ces besoins , comme marchand à poste fixe ou
comme marchand forain , comme artisan de
quelqu'une de ces choses, boulanger, cuisinier,
tisserand , cordonnier, tanneur, il n'est pas sur-
prenant qu'en ce cas on se regarde soi-même et
on soit regardé par les autres comme chargé
du soin du corps ; mais c'est ignorer qu'outre
tous ces arts, il y en a un dont les parties sont
la gymnastique et la médecine, auquel la cul-
ture du corps appartient véritablement ; que
c'est à lui qu'il convient de commander à tous
les autres arts , et de se servir de ce qu'ils
font, parce qu'il sait ce qu'il y a dans le boire
et le manger de salutaire et de nuisible à la
GORGIAS. . 39i
santé, et que les autres arts ne le savent pas.
C'est pourquoi il faut qu'en ce qui concerne
le soin du corps, les autres arts soient répu-
tés des fonctions serviles et basses ; et que la
gymnastique et la médecine aient le premier
rang. Les mêmes choses ont lieu à l'égard de
l'àme ; et il me paraît quelquefois que tu com-
prends que telle est ma pensée, et tu me fais
des aveux comme un homme qui entend par-
faitement ce que je dis ; puis tu me viens
ajouter un moment après qu'il y a eu dans
cette ville d'excellens hommes d'état ; et quand
je te demande qui c'est , tu me présentes des
hommes qui , pour les affaires politiques, sont
précisément tels que, si, te demandant quels
ont été ou quels sont les gens habiles dans là
gymnastique et capables de dresser le corps, tu
me nommais très sérieusement Théarion le bou-
langer, Mithécos qui a écrit sur la cuisine sici-
lienne, et Sarambos le marchand de vin; pré-
tendant qu'ils s'entendaient merveilleusement
dans l'art de prendre soin du corps , parce
qu'ils savaient apprêter admirablement, l'un le
pain, l'autre les ragoûts, le troisième le v;n.
Peut-être te fâcherais-tu contre moi, si je te di-
sais a ce sujet : tu n'as, mon ami, nulle idée de
La gymnastique ; tu me nommes des serviteurs
3y2 GORGIAS.
de nos besoins , dont toute l'occupation est de
les satisfaire, mais qui ne connaissent point ce
qu'il y a de bon et de convenable en ce genre;
qui après avoir rempli de toutes sortes d'alimens,
et engraissé le corps de leurs concitoyens, et
en avoir reçu des éloges, finissent par ruiner
jusqu'à leur santé première. Ceux-ci, vu leur
ignorance, n'accuseront point ces pourvoyeurs
de leur gourmandise d'être cause des maladies
qui leur surviennent, et de la perte de leur pre-
mier embonpoint : non, ils rejetteront la faute
sur ceux qui pour lors se trouvent présens,
et leur donnent quelques conseils ; et lorsque
les excès qu'ils ont faits sans aucun égard pour
leur santé auront amené long -temps après les
maladies , ils s'en prendront à ces derniers , ils
les blâmeront , et leur feront du mal , s'ils le
peuvent : pour les premiers, au contraire, qui
sont la vraie cause de leurs maux , ils les com-
bleront de louanges. Voilà précisément la con-
duite que tu tiens à présent , Calliclès. Tu
exaltes des hommes qui ont fait faire bonne
chère aux Athéniens , en leur servant tout ce
qu'ils desiraient. Ils ont agrandi l'état , disent
les Athéniens ; mais ils ne s'aperçoivent pas que
cet agrandissement n'est qu'une enflure, une
tumeur pleine de corruption, et que c'est là tout
ce qu'ont fait ces anciens politiques, pour avoir
GORGIAS. 393
rempli la république de ports, d'arsenaux, de
murailles , de tributs , et d'autres bagatelles sem-
blables, sans y joindre la tempérance et la jus-
tice. Quand donc la crise viendra, il s'en pren-
dront à ceux qui se mêleront pour lors de leur
donner des conseils , et ils n'auront que des
éloges pour Thémistocle, Cimon et Périclès, les
vrais auteurs de leurs maux. Peut-être même se
saisiront-ils de toi, si tu n'es sur tes gardes, et
de mon ami Alcibiade, quand avec leurs acqui-
sitions ils auront perdu ce qu'ils possédaient au-
trefois, quoique vous ne soyez point les premiers
auteurs, mais peut-être les complices de leur
ruine. Au reste, je vois qu'il se passe aujourd'hui
une chose tout-à-fait déraisonnable, et j'en en-
tends dire autant de ceux qui nous ont précé-
dés. Je remarque en effet que, quand on punit
quelqu^un des hommes qui se mêlent des af-
faires publiques, comme coupables de malversa-
tion , ils s'emportent et se plaignent amèrement
des mauvais trait émeus qu'on leur fait , après
les services sans nombre qu'ils ont rendus à
L'état. Est-ce donc injustement, comme ils le pré-
tendent, que le peuple les fait périr? Non, rien
n'est plus faux. Jamais un homme à la tête d'un
état ne peut être injustement opprimé par l'état
qu'il gouverne. Mais il paraît qu'il en est de ceux
qui se donnent pour politiques , comme des so-
394 GORGIAS.
phistes ; car les sophistes , gens habiles d'ail-
leurs , tiennent à certain égard une conduite
dépourvue de bon sens. En même temps qu'ils
font profession d'enseigner la vertu , ils accusent
souvent leurs élèves d'être coupables envers eux
d'injustice, en ce qu'ils les frustrent de l'argent
qui leur est dû , et ne témoignent pour eux au-
cune reconnaissance des bienfaits qu'ils en ont
reçus. Or , y a-t-il rien de plus inconséquent
qu'un pareil discours ? Des hommes devenus
bons et justes, auxquels leur maître a ôté l'in-
justice et donné la justice , agir injustement par
un vice qui n'est plus en eux ! Ne juges-tu pas
cela tout-à-fait absurde, mon cher? — Tu m'as
réduit, Calliclès, à faire une harangue dans les
formes, en refusant de me répondre.
CALLICLÈS.
CJuoi donc ! ne pourrais-tu point parler , à
moins qu'on ne te réponde ?
SOCRATE.
Il y a apparence que je le puis, puisque je
m'étends à présent en longs discours, depuis
que tu ne veux plus me répondre. Mais , mon
cher, au nom de Jupiter qui préside à l'amitié ,
dis-moi , ne trouves-tu point absurde , qu'un
homme qui se vante d'en avoir rendu un autre
vertueux, se plaigne de lui comme d'un mé-
GORGIAS. 3ç>5
chant , quand par ses soins il est devenu et il
est réellement bon?
CALLICLES.
Cela me parait absurde.
SOCRATE.
]S'est-ce pas pourtant le langage que tu en-
tends tenir à ceux qui font profession de former
les hommes à la vertu ?
CALLICLES.
Il est vrai : mais que peut-on attendre autre
chose de gens méprisables , tels que les sophistes?
SOCRATE.
Eh bien, que diras-tu de ceux qui se vantant
d'être à la tête d'un état, et de mettre tous
leurs soins à le rendre le meilleur possible, l'ac-
cusent ensuite à la première occasion , comme
étant très corrompu? Crois-tu qu'il y ait quelque
différence entre eux et les précédens ? Le so-
phiste et l'orateur, mon cher, sont la même
chose, ou deux choses très ressemblantes, comme
je le disais à Polus. Mais faute de connaître cette
ressemblance, tu penses que la rhétorique est
ce qu'il y a de plus beau au monde, et tu mé-
prises la profession de sophiste. Dans la vérité
cependant la sophistique, est autant plus belle
que la rhétorique, que la fonction de législateur
l'emporte sur celle déjuge, et la gymnastique
396 GORGIAS.
sur la médecine. Et je croyais pour moi que les
sophistes et les orateurs étaient les seuls qui
n'eussent aucun droit de reprocher à celui
qu'ils forment d'être mauvais à leur égard ; ou
qu'en l'accusant, ils s'accusaient eux-mêmes de
n'avoir fait aucun bien à ceux qu'ils se vantent
de rendre meilleurs. Cela n'est-il pas vrai?
CALLICLÈS.
Oui.
SOCRA.TE.
Ce sont aussi les seuls qui pourraient n'exi-
ger aucun salaire des avantages qu'ils procu-
rent, si ce qu'ils disent était vrai. En effet, quel-
qu'un qui|auraitreçu touteautre espèce de bien-
fait, qui serait devenu, par exemple, léger à la
course par les soins d'un maître de gymnase,
serait peut-être capable de le frustrer de la re
connaissance qu'il lui doit, si le maître de gym-
nase la laissait à sa discrétion , et qu'il n'eût
pas fait avec lui une convention pour le prix,
en vertu de laquelle il reçoit de l'argent en
même temps qu'il lui donne l'agilité. Car ce n'est
pas, je pense, la lenteur à la course, mais l'in-
justice qui fait les hommes mauvais. N'est-ce
pas?
CALLICLJvS.
Sans doute.
GORGIAS. 3(j7
SOCRATE.
Si donc quelqu'un détruisait ce principe du
mal , je veux dire l'injustice, il n'aurait point à
craindre qu'on se comportât injustement à son
égard ; et il serait le seul qui pourrait en sûreté
placer son bienfait sans condition, s'il était réel-
lement en son pouvoir de faire des hommes
vertueux. N'en conviens-tu pas ?
CALLICLÈS.
Soit.
SOCRATE.
C'est probablement pour cette raison qu'il n'y
a nulle honte à recevoir un salaire pour les au-
tres conseils que l'on donne, sur l'architecture,
par exemple, ou tout autre art semblable.
CALLICLÈS.
Il y a apparence.
SOCRATE.
Au lieu que s'il s'agit d'inspirer à un homme
la vertu, et de lui apprendre à gouverner par-
faitement sa famille ou sa patrie, on tient pour
une chose honteuse de refuser ses conseils,
à moins qu'on ne nous donne de l'argent. N'est-
ce pas ?
CALLICLÈS.
Oui
3c,8 GORGIAS.
SOCRATE.
La raison de cette différence est évidemment
que, de tous les bienfaits, celui-là est le seul
qui porte la personne qui l'a reçu à faire du
bien à son tour à son bienfaiteur ; et Von re-
garde comme un bon signe lorsqu'on donne à
l'auteur d'un tel bienfait des marques de sa re-
connaissance, et comme un mauvais signe, lors-
qu'on ne lui en donne aucune. La chose n'est-
elle pas ainsi ?
CALLICLÈS.
Tout-à-fait.
SOCRATE.
Explique -moi donc nettement à laquelle de
ces deux manières de prendre soin de l'état tu
m'invites, si c'est à combattre les penchans des
Athéniens , dans la vue d'en faire d'excellens ci-
toyens , et comme un médecin ; ou à les servir, et
à traiter avec eux comme un flatteur. Dis-moi
là-dessus la vérité, Calliclès. Il est juste qu'ayant
débuté par me parler avec franchise , tu conti-
nues jusqu'au bout à me dire ce que tu penses.
Ainsi, réponds-moi brièvement.
CALLICLÈS.
Je dis donc que je t'invite à les servir.
GORGIAS. 399
SOCRATE.
C'est-à-dire ^ brave Calliclès, que tu m'exhor-
tes à les flatter.
CALLICLÈS.
A moins que tu ne préfères être traité comme
un Mysien, Socrate ; car si tu ne prends le parti
de les flatter...
SOCRATE.
Ne me répète point ce que tu m'as déjà dit
souvent , que le premier venu me mettra à mort,
si tu ne veux que je te répète à mon tour que
ce sera un méchant qui fera mourir un homme
de bien : ni qu'il me ravira ce que je possède,
pour que je ne te dise point que, m'ayant dé-
pouillé de mes biens, il ne saura quel usage en
faire : mais que comme il me les aura ravis in-
justement, il en usera de même injustement; et
par conséquent d'une manière contraire au beau ,
et par conséquent encore, au bien.
CALLICLÈS.
Tu me parais , Socrate , être dans la ferme con-
fiance qu'il net'arriverarien de semblable, comme
si tu étais éloigné de tout danger, et qu'aucun
homme, très méchant peut-être très méprisa-
ble, ne pût te traîner devant un tribunal.
4oo GORGIAS.
SOCRATE.
Je serais à coup sûr un insensé, Calliclès, si
je croyais que dans une ville comme Athènes
il n'est personne qui ne soit exposé à toutes sortes
d'accidens. Mais ce que je sais, c'est que si je pa-
rais devant un tribunal, et si j'y cours quelqu'un
des périls dont tu parles , celui qui m'y citera sera
un méchant homme : car jamais homme de bien
n'accusera un innocent. Et il ne serait pas éton-
nant que je fusse condamné à mort. Veux-tu savoir
pourquoi je m'y attends?
CALLICLFS.
Je le veux bien.
SOCRATE.
3e pense que je m'applique à la véritable politi-
queavecuntrèspetitnombred'Athéniens,pourne
pas dire seul, et que seul je remplis aujourd'hui
les devoirs de citoyen. Et comme je ne cherche
point à flatter ceux avec qui je m'entretiens cha-
que jour, que je vise au plus utile et non au plus
agréable, et que je ne veux rien faire de toutes
ces belles choses que tu me conseilles, je ne sau-
rai que dire, lorsque je me trouverai devant les
juges : et ce que je disais à Polus revient fort bien
ici ; je serai jugé comme le serait un médecin ac-
cusé devant des enfans par un cuisinier. Examine
en effet ce qu'un médecin au milieu de pareils
GORGIAS. Zjoi
juges aurait à dire pour sa défense, si on l'accu-
sait en ces termes : Enfans, cet homme vous a
fait beaucoup de mal : il vous perd vous et
ceux qui sont plus jeunes que vous , et vous jette
dans le désespoir, vous coupant, vous brûlant,
vous amaigrissant et vous étouffant ; il vous
donne des potions très amères, et vous fait mou-
rir de faim et de soif, au lieu de vous servir,
comme moi , des mets de toute espèce, en grand
nombre et flatteurs au goût. Que penses-tu que
dirait un médecin dans une pareille extrémité?
Dirait -il ce qui est vrai? Enfans , je n'ai fait tout
cela que pour vous conserver la santé. Comment
crois-tu que de tels juges se récrieront à cette
réponse? de toutes leurs forces, n'est-ce pas?
CALLICLÈS.
Il y a tout lieu de le croire.
SOCRATE.
Ce médecin donc ne se trouvera-t-il pas, à ton
avis, dans le plus grand embarras sur ce qu'il
doit, dire?
CALLICLÈS.
Assurément.
SOCRATE.
Je sais bien que la même chose m'arriverait , si
je comparaissais devant un tribunal. Je ne pourrai
parier aux juges des plaisirs que je leur ai pro-
a6
/,o2 GORGIAS.
curés, car voilà ce qu'ils appellent des bienfaits
et des services : et je ne porte envie ni à ceux qui
les procurent , ni à ceux qui les reçoivent. Si on
m'accuse, ou de corrompre la jeunesse, en lui
apprenant à clouter, ou de parler mal des ci-
toyens d'un âge plus avancé, en tenant sur leur
compte des discours sévères , soit en particu-
lier, soit en public, je ne pourrai pas dire la vé-
rité, savoir, que si je parle de la sorte c'est avec
justice, ayant en vue votre avantage, ô juges,
et rien autre chose. Ainsi , je dois m'attendre à
tout ce qu'il plaira au sort d'ordonner.
CALLTCLKS.
Et penses-tu , Soerate, qu'il soit beau pour un
citoyen d'être dans une semblable position, qui
le met hors d'état de se secourir lui-même ?
SOCRATE.
Oui , Calliclès, pourvu qu'il ne lui manque pas
une chose que tu lui as plus d'une fois accor-
dée; pourvu qu'il puisse se donner à lui-même
ce secours, qu'il n'a aucun discours, aucune ac-
tion injuste à se reprocher, ni envers les dieux,
ni envers les hommes. Car nous sommes con-
venus souvent qu'il n'y a pas de secours meilleur.
Si l'on me prouvait donc que je suis incapable
de me donner ce secours à moi-même , on à
quelque antre, je rougirais d'être pris en défaut
GORGIAS. 4o3
sur ce point , devant peu comme devant beau-
coup de personnes, et même vis à vis de moi seul,
et je serais au désespoir qu'une pareille impuis-
sance fût cause de ma mort. Mais si je perdais
la vie faute d'avoir quelque usage de la rhétori-
que flatteuse, je suis bien sûr que tu me verrais
supporter la mort de bonne grâce. Aussi bien
personne ne craint-il la mort, à moins qu'il ne
soit tout-à-fait insensé et lâche. Ce qui fait peur,
c'est de commettre l'injustice, puisque le plus
s;rand des malheurs est de descendre dans l'autre
monde avec une âme chargée de crimes. Je veux,
si tu le trouves bon , te prouver par un récit que
la chose est ainsi.
calliclès.
Puisque tu as achevé tout le reste, achève en-
core ceci.
SOCRATE.
Écoute donc, comme on dit, un beau récit,
que tu prendras, à ce que j'imagine, pour un^
fable et que je crois être un récit très véritable ;
je te donne pour certain ce que je vais dire.
Jupiter, Neptune et Pluton partagèrent ensem-
ble , comme Homère le rapporte*, l'empire qu'ils
tenaient des mains de leur père. Or, du temps
de Saturne, il y avait sur les hommes une loi _,
* Hom. lliad., liv. XV, v. 187.
/,o4 GORGÏÀS.
qui a toujours subsisté et subsiste encore parmi
les dieux, que celui des mortels qui avait mené
une vie juste et sainte allait après sa mort dans
les îles fortunées, où il jouissait d'un bonheur
parfait, à l'abri de tous les maux ; qu'au contraire
celui qui avait vécu dans l'injustice et l'impiété,
allait dans un séjour de punition et de supplice,
appelé Tartare. Sous le règne de Saturne, et
dans les premières années de celui de Jupiter, ces
hommes étaient jugés vivans par des juges vivans,
qui prononçaient sur leur sort le jour même qu'ils
devaient mourir. Aussi ces jugemens se ren-
daient-ils mal. C'est pourquoi Pluton et les gar-
diens des îles fortunées étant allés trouver Jupiter
lui dirent qu'on lui envoyait des hommes qui
ne méritaient ni les récompenses, ni leschâtimens
qu'on leur avait assignés. Je ferai cesser cette
injustice, répondit Jupiter. Ce qui fait que les
jugemens se rendent mal aujourd'hui, c'est qu'où
juge les hommes tout vêtus; car on les juge lors-
qu'ils sont encore en vie. Plusieurs, poursuivit-
il, dont l'âme est corrompue, sont revêtus de
beaux corps, de noblesse et de richesses; et lors-
qu'il est question de prononcer la sentence, il
se présente une foule de témoins en leur faveur,
prêts à attester qu'ils ont bien vécu. Les juges
se laissent éblouir par tout cela; et de plus eux-
mêmes jugent vêtus, ayant devant leur âme des
GORGUS. 4o5
yeux, îles oreille», et toute la masse du corps qui
les enveloppe. Cet appareil, qui les couvre eux
et ceux qu'ils out à juger, est pour eux un ob-
stacle. Il faut commencer par oter aux hommes
la prescience de leur dernière heure ; car main-
tenant ils la connaissent d'avance. Aussi déjà
l'ordre est donné à Promélhée qu'il change cela.
En outre, je veux qu'on les juge entièrement
ilépouillés de ce qui les environne, et qu'à cet
etfet ils ne soient jugés qu'après leur mort ; il
faut aussi que le juge lui-même soit nu , qu'il
soit mort , et qu'il examine immédiatement avec
son âme l'àme de chacun , dès qu'il sera mort ,
séparée de tous ses proches, et ayant laissé sur
la terre i'attirail qui l'environnait, de sorte que
le jugement soit équitable. J'étais instruit de ce
désordre avant vous : en conséquence j'ai établi
pour juges trois de mes fils, deux d'Asie, Minos
et Rhadamanthe, et un d Europe, savoir, Eaque.
Lorsqu'ils seront morts, ils rendront leurs juge-
mens dans la prairie*, à un endroit d'où partent
deux chemins, dont un conduit aux iles fortu-
tunées, et un autre au Tartare. Rhadamanthe ju-
gera les hommes de l'Asie, Eaque ceux de l'Eu-
rope : je donnerai à Minos l'autorité suprême
* Voyez la République, liv. X, et V Axiochus , où cette
prairie est appelée le Champ tic la Vérité.
4o6 GORGIAS-
pour décider en dernier ressort dans les cas où
ils se trouveraient embarrassés l'un ou l'autre ;
ainsi une justice parfaite dictera la sentence qui
sera portée sur la route que les hommes doi-
vent prendre.
Tel est, Calliclès, le récit que j'ai entendu, et
que je tiens pour véritable. En raisonnant sur
ce discours , voici ce qui me paraît en résulter.
La mort n'est rien, à mon avis, que la sépara-
tion de deux choses, lame et le corps. Au mo-
ment où elles sont séparées l'une de l'autre ,
chacune d'elles n'est pas beaucoup différente de
ce qu'elle était du vivant de l'homme. Le corps
garde son caractère, et les vestiges bien marqués
des soins qu'on a pris de lui , ou des accidens
qu'il a éprouvés : par exemple , si quelqu'un
étant en vie avait un grand corps , qu'il le tînt
de la nature ou de l'éducation , ou de l'une et
de l'autre, après sa mort son cadavre est grand:
s'il avait de lembon point, son cadavre en a aussi;
et ainsi du reste. S'il avait pris plaisir à cultiver
sa chevelure, il conserve beaucoup de cheveux.
Si c'était un homme à étrivières , qui de son vi-
vant portât sur son corps les cicatrices de coups
de fouet ou de toute autre blessure, on y re-
trouve tout cela après la mort. S'il avait quelque
membre rompu ou disloqué durant sa vie, mort,
ces défauts sont encore visibles. En un mot, tel
GORG1AS. 407
qu'où s'est étudié à être pendant la vie pour ce
qui concerne le corps, tel on est après sa mort,
en, tout ou en grande partie , pendant un certain
temps. Or, il me parait , Calliclès, qu'il en est
de même à l'égard de l'âme ; et que quand elle
est dépouillée de son corps, elle garde les mar-
ques évidentes de son caractère, et des accidens
que chaque Ame a éprouvés, en conséquence du
genre de vie qu'elle a embrassé. Lors donc que les
hommes arrivent devant leur juge, par exemple
ceux d'Asie devant Rhadamanthe, Rhadamanthe
les faisant approcher, examine l'âme d'un cha-
cun , sans savoir de qui elle est ; et souvent ayant
entre les mains le grand roi , ou quelque autre
roi ou potentat, il ne découvre rien de sain en
son âme; il la voit toute cicatrisée de parjures
et d'injustices par les empreintes que chaque
action y a gravées : ici les détours du mensonge
et de la vanité, et rien de droit, parce qu'elle a
été nourrie loin de la vérité ; là les monstruosités
et toute la laideur du pouvoir absolu , de la mol-
lesse , de la licence, et du désordre. Il la voit
dinsi, et de suite il l'envoie ignominieusement à
la prison , où elle ne sera pas plus tôt arrivée ,
qu'elle éprouvera les chàtimens convenables. Or
quiconque subit une peine , et est châtié d'une
manière raisonnable, en devient meilleur, et
gagne à la punition , ou il sert d'exemple aux
408 GORGIAS.
autres , qui, témoins des tourmens quil souffre,
en craignent autant pour eux, et s'améliorent.
Mais pour gagner à la punition et satisfaire aux
dieux et aux hommes , les fautes doivent être de
nature à pouvoir s'expier. Toutefois, même alors,
ce n'est que par les douleurs et les souffrances
que l'expiation s'accomplit et profite , ici ou
dans l'autre monde : car il n'est pas possible
d'être délivré autrement de l'injustice. Pour ceux
qui ont commis les derniers crimes, et qui pour
cette raison sont incurables, on fait sur eux des
exemples. Leur supplice ne leur est d'aucune
utilité, parce qu'ils sont incapables de guérison;
mais il est utile aux autres, qui contemplent les
tourmens douloureux et effroyables qu'ils souf-
frent à jamais pour leurs crimes, en quelque
sorte suspendus dans la prison des enfers , et
servant tout à-la-fois de spectacle et d'instruc-
tion à tous les criminels qui y abordent sans
cesse. Je soutiens qu'Archélaùs sera de ce nom-
bre, si ce que Polus a dit de lui est vrai, ainsi
que tout autre tyran qui lui ressemblera. Je
crois même que la plupart de ceux qui sont ainsi
donnés en spectacle sont des tyrans, des rois,
des potentats , des politiques. Car ce sont eux
qui, à cause du pouvoir dont ils sont revêtus,
commettent les actions les plus injustes et les
plus impies. Homère est ici pour moi. Ceux
GORGIAS. 409
qu'il représente comme tourmentés pour tou-
jours aux enfers*, sont des rois et des potentats,
comme Tantale, Sisyphe et Titye. Quant à Ther-
site et aux autres méchans qui ont vécu dans une
condition privée, aucun poète ne l'a représenté
souffrant les plus grands supplices comme ayant
commis des crimes inexpiables, sans doute parce
qu'il n'avait pas tout pouvoir; en quoi il était plus
heureux que ceux qui pouvaient tout. En effet ,
mon cher Calliclès , c'est des puissans que vien-
nent les plus grands criminels. Rien n'empêche
pourtant qu'il ne se rencontre parmi eux des
hommes vertueux, et on ne saurait assez les ad-
mirer. Car c'est une chose bien difficile , Calli-
clès, et digne des plus grandes louanges, de vi-
vre long-temps dans la justice, lorsqu'on a une
pleine liberté de mal faire ; et il se trouve très
peu de caractères de cette trempe. Il y a eu
néanmoins , et dans cette vilie et ailleurs, et il y
aura sans doute encore des personnages excellens
en ce genre de vertu, qui consiste à administrer
suivant les règles de la justice ce qui leur est
confié. De ce nombre a été Aristide, fils de Lysi-
maque, qui s'est acquis par là tant de célébrité
dans toute la Grèce**; mais la plupart des hom-
' Hom. Odjrsfîïli*. XJ>v. 58i, sqtj.
' Quand les Grecs se préparèrent à faire les hait d'une
4io GORGIAS.
mes puissans, mon cher, deviennent médians,
Pour revenir donc à ce que je disais, lorsque
quelqu'un d'eux tombe entre les mains de ce
Hhadamanthe, il ne connaît nulle autre chose
de lui , ni quel il est, ni quels sont ses parens,
sinon qu'il est méchant ; et l'ayant reconnu pour
tel, il le relègue au Tartare, après lui avoir mis
un certain signe , selon qu'il le juge capable ou
incapable de guérison ; et arrivé au Tartare, le
coupable est puni comme il mérite de l'être.
D'autres fois, en voyant une âme qui a vécu sain-
tement et dans la vérité, soit l'âme d'un parti-
culier ou de quelque autre, mais surtout, à ce
([lie je pense, Calliclès, celle d'un philosophe
uniquement occupé de lui-même, et qui durant
sa vie a évité l'embarras des affaires , il en est
ravi, et l'envoie aux îles fortunées. Eaque en
fait autant de son côté. L'un et l'autre porte
ses jugemens tenant une baguette en main. Pour
Minos, il est assis à l'écart et les surveille : il a
un sceptre d'or, comme l'Ulysse d'Homère rap-
porte qu il l'a vu,
Tenant un sceptre cVor} et rend cuit la justice
aux morts*.
guerre contre la Perse, Aristide fut choisi par la Grèce en-
tière pour taxer chaque ville selon ses moyens.
* Odyss. XI , v. 56<). Voyez le Minos.
GORGIAS. 41 1
J'ajoute, Calliclès, une foi entière à ces dis-
cours, et je m'étudie à paraître devant le juge
avec une âme irréprochable. Je méprise ce que
la plupart des hommes estiment ; je ne vise qu'à
la vérité , et tâcherai de vivre et de mourir, lors-
que le temps en sera venu, aussi vertueux que
je pourrai. J'invite tous les autres hommes, au-
tant qu'il est en moi , et je t'invite toi-même à
mon tour, à embrasser ce genre de vie, et à
t'exercer à ce combat, le meilleur, à mon avis,
de tous ceux d'ici -bas ; et je te reproche que tu
ne seras point en état de te défendre, lorsqu'il
faudra comparaître et subir le jugement dont je
parle: mais arrivé en présence de ton juge, le
fils d'Egine, quand il t'aura pris et amené de-
vant son tribunal, tu ouvriras la bouche toute
grande , et la tête te tournera , tout comme à
moi devant les juges de cette ville. Peut-être
qu'alors aussi on te frappera ignominieusement
sur la figure et l'on te fera toutes sortes d'ou-
trages.
Tu regardes apparemment tout cela comme
des contes de vieille femme, et n'en fais nul cas;
et il ne serait pas surprenant que nous n'en tins-
sions aucun compte si , après bien des recher-
ches, nous pouvions trouver quelque chose de
meilleur et de plus vrai. Mais tu vois que vous
trois, qui êtes les plus sages des Grecs d'aujour-
,i2 GORGIAS.
d'hui, toi, Polus, et Gorgias, vous ne sauriez
prouver qu'on doive mener une autre vie que
celle qui nous sera utile quand nous serons là-
bas ; au contraire , de tant d'opinions que nous
avons discutées , toutes les autres ont été réfu-
tées ; et la seule qui demeure inébranlable , est
celle-ci , qu'on doit plutôt prendre garde de faire
une injustice que d'en recevoir , et qu'avant
toutes choses il faut s'appliquer, non à paraître
homme de bien, mais à l'être, tant en public
qu'en particulier; que si quelqu'un devient mé-
chant en quelque point, il faut le châtier, et
qu'après être juste, le second bien est de le de-
venir, et de subir la punition qu'on a méritée ;
qu'il ne faut flatter ni soi ni les autres, qu'ils
soient en petit ou en grand nombre ; et qu'on
ne doit jamais ni parler ni agir qu'en vue de
la justice. Rends-toi donc à mes raisons, et suis-
moi dans la route qui te conduira au bonheur
et pendant ta vie et après ta mort, comme ce
discours vient de le montrer. Souffre qu'on te
méprise comme un insensé, qu'on t'insulte, si
Ton veut, et même, par Jupiter, laisse-toi frapper
volontiers de cette manière qui te paraît si outra-
geante ; car il ne t'en arrivera aucun mal, si tu
es solidement homme de bien et dévoué à la cul-
ture de la vertu. Après que nous l'aurons ainsi
cultivée en commun, alors, si nous le jugeons à
GORGIAS. 4i3
propos, nous nous mêlerons de politique ; et sur
quoi que nous délibérions, nous serons plus en
état de délibérer que nous ne le sommes à pré-
sent. En effet, il est honteux pour nous que,
dans la situation où nous paraissons être, nous
nous en fassions accroire, comme si nous valions
quelque chose, nous qui changeons à tout in-
stant de sentiment sur les mêmes objets, et cela,
sur ce qu'il y a de plus important : tant est grande
notre ignorance. Servons -nous donc du discours
qui nous éclaire aujourd'hui, comme d'un guide
qui nous enseigne que le meilleur parti à pren-
dre est de vivre et mourir dans la culture de la
justice et des autres vertus. Suivons la route
qu'il nous trace , engageons les autres à nous
imiter, et n'écoutons pas le discours qui t'a sé-
duit , et auquel tu m'exhortes à me rendre, car
il ne vaut rien, Calliclès.
FIN DU TROISIEME VOLUME.
NOTES.
t. » -k ■». •.■%. » ••
NOTES
SUR LE PROTAGORAS.
J'ai eu sous les yeux l'édition générale de Bekker,
l'édition particulière de Heindorf , les traductions de
Ficin et de Schleiermacher, et je me suis servi autant
qu'il m'a été possible des traductions françaises de
Dacier et de Grou.
Page 35 — 36. — Comme Epiméthée n'était pas
fort habile , il ne s'aperçut pas qu'il avait épuisé
toutes les facultés en faveur des êtres privés
de raison....
Ate §b ouv où iravu Tt coybç wv ô Eirifwj&ùç tkc&ev oû-
tov xarotvaXwffaç rà; ôNjvafjtejç [ sic rà aAoya ]. Bekker,
première partie, tomel, p. 172. — Heindorf,
p. 507.
Schleiermacher met entre pareathèses comme Bek-
ker fur die unvernûnftigen Thiere; c'est-à-dire que
i. 27
4i8 NOTES
selon eux xotravaXcoiraç suffit , et que £Îç rà aloya. est
une glose. En effet, si tlq t« aloya. n'y était pas,
on le regretterait peu; mais quand tous les manus-
crits le donnent, quand il complète le sens de xarav-
aXwaa; et semble se rapprocher davantage de l'abon-
dance et du laisser-aller de la narration antique, on
ne voit pas de raison | our le retrancher.
Page 36. — Ainsi notre espèce reçut l'industrie
nécessaire au soutien de sa vie, mais elle n'eut
point la politique, car elle était chez Jupiter,
et il n'était pas encore au pouvoir de Promé-
thée d'entrer dans la citadelle , séjour de Ju-
piter....
Tyjv pcv ouv 7T£pt tov (3tov ffotpi'av av9pw7roç raÛTr/ zayt , tyjv
Sï TroXtTtxrjv oùx nj££v ' r/v yàp 7rapà tw Att , tu <îs Tïpo-
[xrfitï ttç fît-ii xr;V àxp07roXtv rr,v xov Atôç otx»}<7iv oùxert
£vc^wpït dvekQcw. I3ekk.er, ibid. p. 172-178; Hein-
DORF, p. 5o8.
Pour concevoir qu'alors il n'était pas encore au pou-
voir de Prométhée d'entrer dans le séjour de Jupiter,
il faut supposer qu'à cette époque Proniélhée n'était
pas encore un des immortels , condition nécessaire
SUR LE PHOTAGORAS. /ji9
pour avoir ses entrées à la cour de Jupiter ; or, on
trouve dans Apollodore, livre II, chap. "V, un passage
où il est dit que Chiron immortel ayant été blessé et
souffrant sans espérance de guérison, voulut mourir,
et présenta à Jupiter Prométhée pour être immortel
à sa place (en lisant avec Hemsterhuis et Clavier
âvT!(îoùç Ait IIpcfxeBe'a) , passage, il est vrai, contraire
à l'autorité d'Eschyle, qui fait déjà de Prométhée un
immortel, tandis que, d'après le récit d'Apollodore ,
Prométhée, à ce qu'il paraît, n'aurait obtenu cet hon-
neur qu'après son retour en faveur auprès de Jupiter
et sa délivrance par Hercule. — Au lieu de cette ex-
plication mythologique fort embarrassée, Heindorfen
propose une purement philologique. Prométhée , se-
lon Heindorf, avait bien le droit d'entrer dans l'atelier
de Vulcain et de Minerve, mais il n'avait point aussi
celui de pénétrer dans la demeure de Jupiter. Mais
d'abord ce sens de ototi est extraordinaire, et ensuite
il faudrait qu'il eût été question préalablement du
droit de Prométhée d'entrer chez Vulcain et chez
Minerve.
Page 36. — A la place de ces mots : « Devant la-
quelle veillaient des gardes redoutables...» lisez: « Et
de plus les gardes qui veillaient à l'enlour étaient re-
doutables. »
Ces gardes étaient la Force et la Violence, Kpâ-roçet
27.
4io NOTES
Bîa. Voyez la Théogonie d'Hésiode v. 385, et l'Hymne
de Callimaque à Jupiter v. 6y.
Page 43- — Si malgré cela les hommes vertueux
enseignent à leurs enfans tout le reste et ne
leur apprennent pas la vertu, considère qu'elle
étrange espèce d'hommes vertueux ils devien-
nent par là.
C'est-à-dire : quelle étrange espèce d'hommes ver-
tueux ils sont de ne pas enseigner la vertu à leurs en-
fans. Le tour français assez clair, ce semble, repré-
sente littéralement l'expression grecque , exilai côç
6aupa<7('a>s yt'yvovxoct o'i àyaBoî, BekkER, ibld. p. 1 79. Les
commentateurs ont vu là une difficulté qui n'existe
pas. Schleiermacher propose de lire ù>ç Oav(j.âaioi oot
yiyvovrat. Heindobf, p. 5iq, attaque la correction de
Schleiermacher et suppose quelque altération dans
yîyvovTou. Nous avons maintenu la leçon ordinaire avec
Bekker et tous les manuscrits.
Page 5 i . — Si l'on s'entretenait sur ces matières
avec quelqu'un de nos orateurs, peut-être en-
tendrait-on d'aussi beaux discours de la bou-
che d'un Périclès ou de quelque autre maître
dans l'art de parler. Mais qu'on les tire du
SUR LE PROTAGORAS. 4*i
cercle de ce qui a été dit, et qu'on les inter-
roge au-delà , aussi muets qu'un livre, ils n'ont
rien à répondre ni à demander; tandis que, si
Ton veut bien s'y renfermer avec eux, alors
comme l'airain que l'on frappe résonne long-
temps, jusqu'à ce qu'on arrête le son en y
portant la main,....
Koù yàp ù (Ji'v Ttç mp\ aifwv toutwv avyytyoïro ot<oov t«jv
«îrçpjyôptov , t<x% av xac rotoûrouç Xéyouç âxovatity v
Tltptxktovç ri aXXou tivoç twv txavwv z\irt~v ' tl Si iirav-
ipoiTQ Ttvoc Tt , wffTTîp |3t6X(a oùSly C^pVfftV OUTt àiroxpi-
vauOac outs aÙTçt IpzaQcu , àXX Éav Ttç xaù cpitxpov cirfp-
wTY^ffY) Tt twv prjGtvTwv , tocntp Ta j^aX«7a irXtjytvTa pjxpôv
ti^tt xoù àjroTttvît, càv pùi ÈirtXa&jTaî tjç... Bekk. p. lo5
eti86.
Si on trouble ces orateurs dans leurs développe-
uiens, leur faisant des questions à la traverse , ils ne
savent plus quoi dire et perdent la tête , tandis que
si on se résigne à les suivre sans les interrompre, il
n'y a qu'à élever la plus petite question pour qu'ils
vous fassent un discours à perte de vue. Il me semble
que c'est bien là aussi le sens adopté par Schleienua-
cher, qui traduit ces mots : tl Si licavtpoiTo Ttva ti....
par ceux-ci : aber wenn etwas weiter fragt... fVeiter,
422 NOTES
ajouté au texte par le traducteur contre son système
rigoureux de littéralité, trahit assez le sens pour le-
quel nous nous sommes prononcés.
Page 55. — Au lieu de ces mots : « la sainteté n'est
donc pas de telle nature... * jusqu'à» impie, » lisez: «La
sainteté n'est donc pas de telle nature qu'elle soit une
chose juste , ni la justice de telle nature qu'elle soit
une chose sainte , mais une chose non sainte , et la
sainteté une chose non juste; or le non-juste est in-
juste, et le non-saint, impie, etc. »
Page 89. — L'homme de bien se fait souvent
violence pour devenir l'ami et l'approbateur
de certaines personnes....
Je retranche ici avec Grou , Schleiermacher, Hein-
dort et Bekker , p. 218, <ptXe~v xoù tTzcmtïv comme une
glose tirée de ce qui suit , malgré l'autorité de tous
les manuscrits.
Page 106. — Par quel endroit dites-vous qu'elles
sont mauvaises? Est-ce parce qu'elles vous
causent ce sentiment de plaisir momentané ,
et qu'elles sont agréables, ou parce qu'elles
vous exposent par la suite à des maladies, à
SUR LE PROTAGORAS. faS
l'indigence et à beaucoup d'autres maux sem-
blables? Et si elles n'étaient sujettes à aucune
suite fâcheuse, et qu'elles ne vous procuras-
sent que du plaisir , les regarderiez-vous en-
core comme des maux, lorsqu'elles ne vous
donneraient que du plaisir de toute manière
et en toute occasion?
Xocc'pecv oe pévov 7ro<s~, opwç S otv xooeà r(v, o zi juaOôvxa j^aipctv
irotzï xoù ôir/;oûv; Bekker , p. 232.
De main en main le texte s'est éclairci , et il n'y a
plus de difficulté dans cette phrase si controversée.
Voyez la note de Schleiermacher, p. 4*7 — 4*8, *• I j
et celle de Heindorf, p. 619 — 620. Cependant, nous
avions cru pouvoir encore changer o t« paGovra en
o rt 7ra0ôvTa : lorsque , quelles que fussent vos impres^
sions , dans quelques circonstances que vous Jussiez ,
elles ne vous donneraient que du plaisir. Mais en y
réfléchissant mieux, nous maintenons '6 n paSôvra ,
quelle que soit la cause du plaisir quelles vous don-
nent , connue on dit, xi p.a9à)v, et nous modifions
ainsi toute la phrase : «Ou si elles ne sont sujettes à
aucune suite fâcheuse et ne procurent que du plaisir,
seraient-elles néanmoins mauvaises, quelle que soit la
cause et le mode du plaisir qu'elles vous donnent ?»
4*4 NOTES
Page 118. — Au lieu de ces mots : « Que Protagoras
justifie ici la vérité de ce qu'il a répondu d'abord un
peu après le commencement de cet entretien , lors-
que...» lisez : « Que Protagoras justifie ici la vérité de
sa première réponse, non pas tout-à-fait au commen-
cement de cet entretien, lorsque...»
Il ne sera pas inutile de rassembler ici les vers de
Simonide épars dans le Protagoras , pour les distin-
guer du commentaire que Socrate y ajoute perpétuel-
lement.
« Il est bien difficile de devenir véritablement
homme de bien, carré des mains, des pieds et de
l'esprit , façonné sans nul reproche (voyez p. ^4)«
« Je ne trouve pas juste le mot de Pittacus quoique
prononcé par un homme sage , quand il dit qu'il est
difficile d'être vertueux (p. y4)-
« Dieu seul jouit de ce privilège; pour l'homme
il est impossible qu'il ne soit pas méchant lors-
qu'une calamité insurmontable vient à l'abattre,
(p. 86).
« Car tout homme est bon dans le bonheur et mé-
chant dans l'adversité (corrigez ainsi, p. 87).
« Et ceux-là sont le plus long-temps et le plus ver-
tueux que les dieux favorisent (p. 88).
« Pour moi, il me suffit qu'un homme ne soit pas
méchant ni tout-à-fait inutile, qu'il soit sensé et con-
SUR LE PROTAGORAS. 4*5
naisse la justice légale. Non, je ne le condamnerai
pas, je n'aime point à reprendre; car le nombre des
sots est infini (p. 90 — 91).
« Et toute action où il n'entre rien de honteux est
honnête (p. 91).
« C'est pourquoi je ne livrerai pas en vain une par-
tie de ma vie à un espoir stérile , cherchant ce qui ne
peut exister, un homme tout-à-fait sans reproches
parmi tous tant que nous sommes qui vivons des fruits
de la terre au vaste sein. Si je le trouve, je vous le
dirai (p. 88—89).
« Je loue et j'aime volontiers tous ceux qui ne se
permettent rien de honteux ; mais les dieux eux-
mêmes ne combattent pas contre la nécessité (p. 89).»
C'est l'ordre proposé par Schleiermacher , adopté
par Heindorf et par Hermann, qui a essayé, en op-
position avec Heyne (voyez les opuscules de Heyne ,
t. I, p. 160), de rappeler ces fragmens à leur mètre
primitif (Heindorf, p. 598 — 599).
4«6 NOTES
NOTES
SUR f,E GORGIAS.
J ai eu sous les yeux l'édition générale de Bekker,
les traductions de Ficin et de Schleiei mâcher, et les
éditions spéciales deRouth, de Heindorf et de Coray,
q(N ont à-peu-près résolu toutes les difficultés philo-
logiques. — La traduction française de Grou a servi
de base à la mienne.
Page 201 . — Quels animaux il peint, et sur quoi.
J'entends sur quelle matière, sur la toile, ou la
pierre. Bekker, avec tous les manuscrits, donne it-oû.
Ficin, qui traduit quo pacto , semble avoir lu ttw;.
Heindorf propose itoctou, Coray toù pour Tt'vpç.
Page a34- — Telles sont les différences naturelles
de ces choses....
SUR LE GORGIAS. 4^7
Outw ^t£(7Ty/X£v <pv»CT£t... Bekker , lie partie, t. 1, p. 4i.
Heindorf, 61 — 62.
11 y a des différences graves entre les législateurs
et les juges d'une part, et les sophistes et les rhé-
teurs de l'autre ; mais il y a aussi quelques rapports,
et c'est en suivant ces rapports que les rhéteurs et
les sophistes se sont si hien confondus avec les légis-
lateurs et les juges , que ni les uns ni les autres ne
se distinguent pas entre eux, ni le public non plus. Il
ne s'agit pas du mélange des sophistes et des rhéteurs
entre eux, mais bien de leur mélange avec les légis-
lateurs et les juges. L'ancienne leçon, aofioTut xcù
pîropEç, ne suffit donc pas : il faudrait y ajouter xat
-îtxao-Tat xat vo^oScraf, ou , comme Bekker, retrancher
avec le manuscrite aoftazat xcù p\$¥èpij; éditeur, j'eusse
fait comme Bekker ; traducteur, j'ai ajouté §txaoT*\ xoù
vofioBtTûct. Le résultat est le même.
Page. 238. — Ne viens-tu pas d'accorder....
Je retranche avec Bekker, p. 44-> et Schleiermacher,
toutou irpoerôev, comme aussi plus bas, p. 294» (< selon
la nature... » je retranche encore avec l'un et l'autre
(Bekker p. 81) tyjv toî» <W'ou.
4*8 NOTES
Page i3g — Puissance judiciaire... et s'en fait
adorer....
Je lis avec Bekker (p. 39) contre Schleiermacher,
SixaorixYi au lieu de dcxaiocruvr) , et âvocav au lieu de
euvoiav.
Page. 3 1 3. — Et relativement à quoi ?...
Tt' Si cwtwv. Bekker, p. 97.
J'ai lu comme Heindorf et comme la plus grande
partie des manuscrits et le Scholiaste, le sens qui
résulte de cette leçon étant satisfaisant. Sans doute,
les retranchemens de Bekker simplifient la chose, mais
ils ne m'ont pas paru indispensables, et ils ne s'ap-
puient sur aucune autorité.
Page 399. — A moins que tu n'aimes mieux être
traité comme un Mysien.
J'adopte avec Coraï, p. 36i, la correction de Casau-
bon Muffwv Xti'a liyeaBat. Schleiermacher hésite entre
cette correction, qui lui paraît raisonnable, et l'auto-
rité de l'ancien texte que maintient Bekker. On ne
peut savoir comment a lu Olympiodore , qui ne cite
que le commencement de la phrase et s'arrête à Mua'ov,
SUR LE GORGIAS. 4*9
qui pourtant démontre qu'il n'a pas lu Muffwv Xtla.
Quant à l'expression Mv<xûv hia, elle est assez claire.
Les Mysiens étaient des lâches que tout le monde
pillait et maltraitait, et dont le nom était devenu sy-
nonyme d'homme de rien. Voyez Heindorf, p. 256.
Au lieu d'insister davantage sur des détails aussi
insignifians, j'ai préféré citer quelques morceaux du
commentaire inédit d'Olympiodore, qui éclairent plu-
sieurs points importans du Gorgias.
La Bibliothèque royale de Paris possède deux ma-
nuscrits de ce commentaire, l'un coté 1822, l'autre
de l'ancienne bibliothèque de Saint-Germain. C'est
d'après ces deux manuscrits que Routh a publié le
texte de l'introduction du commentaire d'Olympio-
dore, le seul morceau qui en soit connu jusqu'ici.
Nous en donnerons un long extrait, avec deux autres
passages qui nous ont paru d'un assez grand intérêt
pour l'intelligence de la mythologie de Platon, ou
plutôt des Alexandrins.
Olympiodore commence par défendre Platon d'une
contradiction apparente. Platon , qui , dans la Répu-
blique, exile la tragédie et la comédie et toute espèce
de drame, présente, dans ses dialogues, sa philosophie
sous une forme dramatique. Olympiodore répond que
si Platon eût vécu dans la République de Platon , on
pourrait lui faire ce reproche; mais que, dans l'état
43o NOTES
présent des choses, il lui était permis de prêter à des
discussions philosophiques l'attrait d'une forme dra-
matique.
Il indique ensuite les points généraux qu'il veut
toucher dans son introduction. Ce sont : i° la dispo-
sition dramatique du dialogue; 2° son but; 3° sa di-
vision; 4° les personnages et les idées qu'ils repré-
sentent; 5° une question assez futile négligée par les
anciens, mais fort agitée par ta plupart des commen-
tateurs : savoir pourquoi Platon , qui ordinairement
introduit dans ses dialogues des contemporains, met
en scène Gorgias qui lui est très antérieur.
i° Il est fâcheux qu'Olympiodore ne nous donne pas
plus de détails sur les personnages du Gorgias^ à l'occa-
sion delà disposition dramatique. Il ne dit que ce qui
était parfaitement connu, savoir, que Gorgias de Léon-
tium en Sicile était venu à Athènes, chargé dune mis-
sion relative à la guerre contre les Syracusains, ayant
avec lui le rhéteur Polusd'Agrigente. A Athènes, il lo-
gea chez l'orateur Calliclès, flatteur du peuple, envers le-
quel, à ce que dit Olympiodore, Calliclès descendait à de
lâches complaisances. Gorgias fit plusieurs fois montre
de son talent, et ravit tellement le peuple athénien,
que les jours où il parlait s'appelaient des fêtes, et ses
phrases des flambeaux (Vifxe'fa; coprà; , x£>Aa Xafnrâiîct,- .
Le Chéréphon dont il est ici question est celui de la
SUR LE GORGIAS. /,3i
comédie, où il est représenté comme tout-à-fait livré
aux spéculations philosophiques. La scène se passe
dans la maison de Calliclès.
20 Les commentateurs diffèrent sur le hut du
Gorgias; les uns disent que son but est la rhétorique,
et voilà pourquoi ils intitulent ce dialogue, Gorgias,
ou sur la Rhétorique : en quoi ils ont tort; car ils ca-
ractérisent le tout par une seule de ses parties. En effet,
ils n'ont pas d'autres motifs, sinon qu'avec Gorgias,
Socrate parle de la rhétorique , et encore assez peu
de temps. D'autres prétendent que le sujet du dia-
logue est la justice et l'injustice, sur ce qu'il y est dit
en effet , que l'homme juste est heureux et l'homme
injuste misérable, et d'autant plus misérable qu'il est
plus injuste, qu'il l'est plus long-temps, et que l'im-
mortalité dans l'injustice serait le comble de la misère,
ne s apercevant pas que ce point de vue est partiel et
ne se rapporte qu'à la discussion avec Polus. D'autres
enfin prétendent que le but du Gorgias est théolo-
gique, point de vue fondé seulement sur la partie
mythique qui termine le Gorgias , et encore plus faux
que les autres. Pour nous ' , nous disons que le but
t. Le Scholiaste semble se ranger à l'opinion d'Olympiodore. Car
aussitôt que commence la discussion avec Gorgias, il dit : Apjni ri;
aÔTT) twv èv râ> (JtaXofw Tcttoxetpivuy toù irpwTou p.='paiç, 0 ègti to wepi
T7Ïî iïcir,Ti)tti; aire*.; tûv r,6ocûv àfy^v. On voit presque partout que le
Scholiaste a puisé dans le commentaire cî'Oljmpiodore.
432 NOTES
du Gorgias est de traiter des principes qui conduisent
les états à la félicité , yocpùv rot'vuv ort «Txoirôç aOrw i«pi
tô>v âpywv SioàtyQvivai twv yepouff&iv rju.aç èirt tyjv iroÀJTtxyjv
EÙôatpovt'av. Il est fâcheux qu'Olympiodore, au lieu de
développer cette proposition , se perde dans des sub-
tilités scolastiques sur les principes en général; qu'il
y a six principes, savoir : la matière, uXtj; la forme,
eT&jç; l'agent, iroiYirixbv; le modèle, irapa&iyfia ; l'in-
strument, opyavov; la fin,TeXoç; à l'occasion desquels
arrivent des subtilités insignifiantes.
3° Le dialogue se divise en trois parties, l'une
relative à Gorgias , l'autre à Polus , l'autre à Calliclès.
Ici sont quelques mots intéressans sur l'ordre des dia-
logues de Platon. DàasV Alcibiade, dit Olympiodore,
nous apprenons que l'homme c'est l'âme, et l'âme
raisonnable. Reste à régler ses vertus politiques et
morales , TcoXtTtxàç aùrrjç âpcràç xat xaSaprtxaç. Or ,
comme les vertus politiques sont d'un ordre inférieur
aux autres , et doivent les précéder dans l'enseigne-
ment, il s'ensuit qu'après X Alcibiade , le Gorgias doit
venir immédiatement, puisque le Gorgias traite des
vertus politiques , et après le Gorgias le Phédon , qui
traite des vertus xaSapnxaç. Par xa0aprtxaç , il faut en-
tendre purifiantes , qui élèvent l'âme de la sphère de
ce monde à la sphère supérieure, les vertus religieuses.
4° Quant aux idées que représentent les person-
SUR LE GORGIAS. 433
nages, Socrate représente la science; Chéréphon, l'o-
pinion et la vraisemblance; Gorgias, la faiblesse et la
demi-corruption; Polus , l'iniquité consommée et
l'orgueil; Calliclès, la volupté. Il paraît que dans l'oi-
siveté et la subtilité de l'école, et selon l'esprit de ce
temps, on était tombé dans des questions d'une mi-
nutie extravagante sur le nombre des personnages du
Gorgias , et qu'on avait institué la question de sa-
voir pourquoi, sur cinq personnages, il y avait trois
rbéteurs et deux philosophes; question à laquelle on
avait répondu que le nombre des rhéteurs devait être
impair, ««W^etoî , et celui des philosophes, pair,
ftaiperoç, le nombre pair étant probablement plus ac-
commodé à la dignité philosophique. Olympiodore
réfute cette réponse assez gravement.
5° Quant à l'objection sur la différence d'âge de
Gorgias et de Platon, Olympiodore répond que d'abord
il n'y a rien en soi d'absurde à introduire des person-
nages que l'on n'a pas connus , et de les faire conver-
ser ensemble; ensuite que Gorgias et Platon étaient
réellement contemporains : car Socrate est de la 77e
olympiade, 3e année; Empédocle le pythagoricien, le
maître de Gorgias, est élève de Parménide, et Gorgias
a écrit son livre savant sur la nature, dans la 85e olym-
piade; de sorte que, d'après ce calcul , Socrate serait
né vingt-huit ans, ou un peu plus, avant la publication
3. 28
434 NOTES
du livre de Gorgias. D'autre part, Platon dit, dans le
Théétete, que « Socrate, étant très jeune, rencontra
Parménide, très âgé, et le trouva un homme très pro-
fond. » Parménide avait été maître d'Empédocle , qui
avait été maître de Gorgias; Gorgias vécut très long-
temps ; on dit jusqu'à cen t neuf ans. Gorgias et Socrate
ont donc été contemporains.
Il y a sur ce passage plusieurs observations à faire.
D'abord il est la preuve, ou plutôt la base, de la rec-
tification de Corsini, qui rapporte à la troisième année
de la 77e olympiade la naissance de Socrate, que jus-
qu'alors on rapportait à la 4% erreur légère repro-
duite dans la plupart des tables chronologiques de
l'histoire de la philosophie, et, par exemple, dans
celle de Tennemann, tome 1er. Ensuite il devient ainsi
très facile de fixer positivement la chronologie de So-
( rate. Né 28 ans avant la 84e olympiade , c'est-à-dire la
troisième année de la 77e, on voit, par le Criton, qu'il
est mort à 71 ans; c'est-àdire, en ajoutant 71 ans à
la troisième année de la 77e olympiade , à-neu-près la
g5e olympiade; ce qui est en effet la date admise de
sa mort. Il n'est pas moins facile de comprendre de
cette manière la contemporanéité de Socrate et de
Gorgias. Parménide est la maître d'Empédocle, qui
est le maître de Gorgias. Socrate peut avoir vu le
premier et le dernier, à deux conditions, l'une qu'il
SUR LE GORG1AS. /,35
aura vu Parménide dans une vieillesse très avancée ,
lui étant très jeune; l'autre, que Gorgias sera mort
très tard; or ces deux conditions sont remplies par
l'histoire.
Nous trouvons dans ce morceau une phrase si
étrange , que nous croyons devoir la rapporter tex-
tuellement : « O 8c Efji-Tr£(îoxX^; ô HvQayôpttoç , o SiSâcxaloç
Tocyîov , i(f>o'.rr,at -rrap aurai. Afjte'Xet xat ypayst b Topytaç
■Kto\ wvgzu>z cuyypapipta oùx axopupov ty5 84 ôXuprna&. »
ÉtpotTr/tjE -rrap' ai™, « a été disciple de Socrate», est
totalement inadmissible. Routh dit à ce sujet : « Dum
autem discipulum Socratis noster Empedoclem facit ,
nescio cujus fuie nitatur. » En effet, personne ne parle
d'un voyage d'Empédocle à Athènes ; puis l'expression
è<po['TY!'7£ , qui désignerait une école positive, un ensei-
gnement spécial, ne peut s'appliquer à Socrate. En-
fin, cette hypothèse est presque contre le calcul que
l'auteur veut établir; car si Socrate a été le maître
d'Empédocle, qui a été le maître de Gorgias , la con-
temporanéité de Gorgias et de Socrate serait un peu
compromise. On arrive ainsi à supposer quelque er-
reur de copiste dans -rrap' aurai; et si l'on considère
que le à^hi de la phrase suivante , sans être vicieux ,
est insignifiant, on conçoit que la rectification peut
tomber à-la fois sur aùrw et àjxéht. Nous proposons
donc de lire : -rcapà râi n<xpptvi$u , leçon à laquelle se
...
436 NOTES
prête l'espace matériel occupé par irap' aùrw , Àtxfkti ,
et le point qui les sépare. Si elle était admise, elle
éclaircirait tout le passage et la filiation que, plus
tard, Olympiodore lui-même établit, lorsqu'il dit:
outoç iït ô Ilapfxcvt^Y/ç Sioiaxaloç iytvcro ÊpTrcâoxXe'ouç
tou StSoujxâlov Topyc'ou. Les deux manuscrits portent ,
il est vrai, -irap' aù-rw, à^Aet; Routh a lu ainsi; et
Findeisen , qui , en réimprimant ce morceau d'Olym-
piodore, publié pour la première fois par Routh ,
n'ajoute à la première édition que des fautes graves ,
se garde bien de proposer ici aucune conjecture.
Nous nous hasardons à proposer la nôtre, plutôt que
de nous résigner à tous les inconvéniens de la leçon
des manuscrits.
Après cette introduction , vient un commentaire
régulier, divisé en articles plus ou moins longs, ap-
pelés Trpâ&i?. Il y en a 5o, qui forment en tout , dans
le manuscrit 1822, 82 feuilles. Le morceau suivant est
extrait des -rrpâ^iç 29 et 3o.
Socrate oppose à Calliclès six argumens : trois pro-
bables (èx tôSv £v<J6£à>v), et trois plus réels et plus dé-
monslratils (èx rwv TcpayfxaTttioSztjripuiv^.
Le premier argument probable est pris dans l'opi-
nion de la plupart des hommes; le second, chez les
poètes; le troisième, chez les pythagoriciens.
Premier argument probable: La plupartdes hommes
SUR LE GORGIAS. 437
appellent heureux celui qui n'a besoin de rien. Second
argument tiré des poètes : Vivre, c'est mourir; mou-
rir, c'est vivre. L'âme , tout en donnant la vie au
corps, participe aussi, en quelque sorte, à son état
de mort (àçwea). Le troisième, l'argument pythago-
ricien, est symbolique. Socrate rapporte un mythe
(fjt'j9aptov) , et dit que dans cette vie nous sommes
morts , et que nous avons un tombeau ; que dans
l'autre vie est l'enfer («oV) , et que dans l'enfer sont
deux tonneaux, l'un percé, l'autre qui ne l'est pas;
que ceux qui n'ont pas été initiés et purifiés (àfxuvj-
0e'vt£; xac àTsXECTÔfWç), puisent de l'eau dans un crible,
et la versent dans le tonneau percé , souffrant ainsi
des maux infinis et sans remède. En effet, comment
pourraient-ils transporter l'eau dans un crible? et
quand ils le pourraient , le tonneau percé ne s'empli-
rait pas.
Il ne faut pas s'arrêter à l'apparence, mais se de-
mander ce qu'entend Platon , en disant que nous
sommes morts; ce que c'est que ce tombeau, ces
initiés, cet enfer , ces deux tonneaux , cette eau, ce
crible. — L'homme est dit mort, lorsque l'âme par-
ticipe à l'état inanimé (àÇwta) ; le tombeau que nous
portons avec nous est, comme l'explique Socrate
lui-même, le corps (^a-cwfxa) ; l'enfer (a^î), c'est
l'obscur, parce que nous sommes dans les ténèbres,
438 NOTES
tant que l'âme est asservie au corps, les tonneaux,
ce sont les passions, parce que nous cherchons à les
satisfaire, comme à remplir des tonneaux, ou parce que
nous nous persuadons que nos passions sont belles >.
Le tonneau non percé appartient aux initiés (teteXect-
jw'voi) , c'est-à-dire à ceux qui ont une connaissance
parfaite (xeXet'av yvwatv) : ceux-là ont le tonneau rem-
pli, c'est-à-dire possèdent une vertu parfaite. Ceux qui
ne sont point initiés , c'est-à-dire , ceux qui sont loin
de toute perfection, ont les tonneaux percés, parce que
ceux qu'asservit la passion veulent incessamment la
satisfaire, et en sont de plus en plus consumés ; ils ont
donc des tonneaux percés, qu'ils ne remplissent jamais.
Le crible, c'est l'âme raisonnable mêlée à l'âme non
raisonnable. Il faut savoir que l'âme est appelée cercle,
parce qu'elle cherche et qu'elle est elle-même ce qu'elle
cherche ; parce qu'elle trouve, et qu'elle est elle-même
ce quelle trouve ; au contraire, l'âme non raisonnable
imite !a ligne droite; elle ne revient pas sur elle-même
comme le cercle; or le crible, étant circulaire, est
i Ceci prouve bien qu'il s'agit de vases et non de tonneaux comme
les nôtres, qui serviraient mal de symbole à la beauté de la passion.
n£8o; signifie proprement une cruche, une jarre, une espèce de vase
large qui pouvait être travaillé avec plus ou moins d'art. Mais les deux
tonneaux sont devenus chez nous , par le vice d'une première traduc-
tion , un des meubles conve us de l'enfer mythologique, tel que nous
l'avons fait.
SUR LE GORGIAS. /,39
pris pour l'âme; et comme le fond du crible se com-
pose i!e lignes droites formées par les trous dont il
est percé, il se prend aussi pour 1 âme non raison-
nable, les intervalles des trous étant des lignes droites ;
donc par le crible il entend lame raisonnable ayant
pour base l'âme non raisonnable ( ûmCTTpwfjtfjx'vr/v tvî
àXôyw). L'eau, c'est la partie passagère de la nature
(to ptuffTov tvîç <pu«wç); car, comme le dit Heraclite,
l'humidité est la mort de lame (■tyvxoç tort Gavaroç ■?,
hypacla).
Socrate dit que ces mythes ne sont pas tout-à-fait
absurdes : t<xvt iizuuùç pt'v 'tarât O-rc-ô t« aT07uaj si on
les compare aux mythes des poètes. Ceux-ci sont nui-
sibles; les autres, au contraire, sont utiles à ceux qui
pensent.
Voici maintenant la fin du commentaire relative au
mythe qui termine le Gorgias. Elle comprend les
irpd&f; 4jj 4°\ 49 et 5o.
Puisque Platon raconte un mythe, cherchons i°ce
qui porta les anciens à l'invention des mythes. 2°Quelle
est la différence entre les mythes philosophiques et les
mythes poétiques. 3° Quel est le but de celui qu'ex-
pose Platon.
i° Les mythes se rapportent d'un côté à la nature,
de l'autre à notre âme.
Le mythe est fondé sur la nature : les choses invi-
44o NOTES
sibles se concluent des choses visibles; les incorpo-
relles des corporelles. Nous voyons les corps soumis à
des lois, et nous concevons qu'une puissance incorpo-
relle y préside; aux corps célestes nous supposons une
puissance motrice; nous voyons que maintenant notre
corps se meut, et ensuite, après la mort, qu'il ne se
meut plus; nous comprenons par là qu'une puissance
incorporelle était la cause de ses mouvemens. Ainsi
nous sommes conduits par les choses visibles et cor-
porelles aux choses invisibles et incorporelles. Or les
mythes ont été inventés pour que nous allions de ce
qui est apparent à ce qui est obscur. Quand on nous
parle , par exemple, des adultères , de la captivité , des
blessures des dieux , de la mutilation d'Uranus, etc. ,
nous ne devons point nous arrêter à ces dehors, mais
pénétrer jusqu à la vérité qu'ils enveloppent.
Les mythes se rapportent aussi à notre âme. Dans
notre enfance, nous vivons selon l'imagination , et
l'imagination se prend aux formes (tu7tojç). L'em-
ploi des mythes est destiné à satisfaire cette faculté.
Au reste , le mythe n'est autre chose qu'une fiction
qui représente la vérité. Si donc le mythe est l'image
de la vérité, et si l'âme est l'image de ce qui est au-
dessus d'elle (irpo aiUTTjç) dans l'ordre des êtres, c'est
avec raison que l'àme aime les mythes; c'est l'image
qui appelle limage.
SUR LE GORGIAS. 44 r
20 Quelle est la différence entre les mythes philo-
sophiques et les mythes poétiques?
Les uns et les autres sont réciproquement infé-
rieurs sous un rapport, et supérieurs sous un autre. Le
mythe poétique est supérieur en ce que personne ne
peut s'y tromper , et qu'on est comme forcé d'écarter
l'enveloppe pour pénétrer jusqu'à la vérité qu'il con-
tient. Son absurdité empêche qu'on s'arrête à ce qui
est apparent, et oblige à chercher la vérité cachée. Le
mythe poétique est inférieur en ce que l'homme qui
ne regarderait que l'apparence , et ne chercherait pas
ce qui est caché au fond du mythe } serait induit en
erreur; le mythe poétique peut tromper une âme
sans expérience. Aussi Platon a-t-il banni Homère de
sa République, à cause de cette sorte de mythes. Les
jeunes gens, dit-il, ne peuvent entendre sainement
de telles fables : car les jeunes gens ne savent point
distinguer ce qui est allégorique de ce qui ne l'est
pas, et ce qu'ils ont une fois mis dans leur mémoire
est ineffaçable. Platon veut donc qu'on leur enseigne
d'autres mythes. Dans les mythes philosophiques, au
contraire, même en s'arrêtant aux apparences, l'esprit
n'éprouve rien de très fâcheux. En effet, ces mythes
supposent sous la terre des supplices, des fleuves. En
admettant la lettre de ces récits, on ne tombe point
dans une erreur nuisible. Mais l'infériorité de ces
44 a NOTES
mythes consiste en ce que l'on se contente souvent
de leurs dehors, parce qu'ils ne sont pas absurdes et
qu'on n'en cherche pas le vrai sens.
Telles sont les différences des mythes. On les em-
ploie encore pour ne pas divulguer ce qui ne pourrait
être compris. Comme dans les cérémonies religieuses
on voile les instrumens sacrés et les choses mysté-
rieuses, afin de les dérober aux regards des hommes
indignes; ainsi les mythes enveloppent la doctrine,
afin qu'elle ne soit pas livrée au premier venu. En
outre, les mythes philosophiques se rapportent aux
trois puissances de l'àme. Si nous étions une pure
intelligence sans imagination , l'esprit , uniquement
occupé des choses intelligibles, n'aurait pas besoin de
mythes. Si, au contraire, nous étions tout-à-fait pri-
vés d'intelligence, si notre vie était toute livrée à
l'imagination , sans rien chercher au-delà (xauTyjv pôvov
irpoÇoXyjv è'^ovte?) , les mythes suffiraient à tous nos be-
soins ; mais nous avons en nous l'intelligence, l'opi-
nion, l'imagination. «Voulez-vous, dit Platon, vous
conduire d'après l'intelligence? vous avez la voie de
la démonstration. D'après l'opinion? vous avez celle
du témoignage. Par l'imagination ? vous avez les my-
thes. Ainsi tous les besoins sont satisfaits. »
3° Que! est le but du mythe du Gorgias ?
Platon rapporte des mythes en plusieurs endroits :
SUR LE G0RG1AS. 443
on en trouve un dans le Politique, dont le sens est
que jadis, dans l'âge d'or, le mouvement des corps
célestes n'était point tel qu'aujourd'hui ; celui des
planètes était contraire à celui des étoiles fixes; il n'y
avait ni été ni hiver. C'est, sans contredit , un mythe
dont le sens est enveloppé [otà. toutwv atvtTTOfxEvoç).
Il y a un mythe sur l'amour dans le Banquet; il y en
a un dans la République, un dans le Phédon; un autre
plus haut, dans le dialogue qui nous occupe. Enfin ,
en voici encore un.
Tout mythe (pvBoizoua) n'est pas un traité sur l'au-
tre vie (vexvt'a); on n'appelle ainsi que les mythes
qui s'occupent spécialement de l'âme. Celui du Po-
litique n'est pas de ce genre; il parle seulement des
corps célestes. Celui du Banquet n'en est pas non
plus. Trois seulemant se rangent sous ce titre : celui
de la République , car le mythe de la République
traite des âmes; celui du Phédon et celui du Gorgias.
Dans le Phédon, Platon parle des lieux où se subis-
sent les châtimens; dans la République , des âmes qui
sont jugées; ici, des juges eux-mêmes. Mais, puis-
qu'il y a dans Platon trois traités sur l'autre vie ,
pourquoi Iamblique, dans l'une de ses lettres, n'en
cite-t-il que deux : celui du Phédon et celui de la
République? Peut-être celui à qui est adressée la
lettre ne lavait-il consulté que sur ces deux derniers ;
444 NOTES
car un si grand philosophe ne pouvail ignorer celui
du Gorgias.
« Axoue Sri , «pourt , pàXa xaXov Xoyou. »
Soerate, qui s'attache au fond des mythes sans s'ar-
rêter à l'extérieur, dit que, dans sa pensée, ce récit est
vrai, mais que pour Calliclès ce n'est qu'une fable.
Les philosophes ne reconnaissent qu'une cause
suprême de toutes choses , qui a donné naissance à
toute la nature , et à laquelle ils n'ont pu imposer un
nom. Mais cette cause unique ne dirige pas immédia-
tement les choses de ce monde ; il serait contre l'ordre
que nous fussions gouvernés par la cause première
elle-même. Autant la cause est supérieure à l'effet ,
autant l'effet est inférieur à la cause. Il faut donc que
la cause première agisse sur des puissances supérieu-
res à l'humanité, et qu'à leur tour celles-ci nous at-
teignent ; car nous sommes le dernier degré de l'uni-
vers. Il devait en être ainsi, afin que le inonde ne fût
pas imparfait. Il y a donc d'autres puissances supé-
rieures que les poètes appellent chaîne d'or, à cause
de leur continuité.
La puissance première est 1 intelligence; après elle
vient la puissance qui donne et entretient la vie, et
ensuite toutes celles qu'on désigne par des noms
symboliques. Il ne faut pas se troubler de ces noms
SUR LE GORGIAS. 445
de Saturne et de Jupiter (Kpovt'av &Jvapuv xat Att'av, etc.)
mais s'occuper du sens de ces mots. On peut ne pas
croire que ces puissances aient des essences propres,
et qu'elles soient distinctes les unes des autres, mais
les placer dans la cause première , comme ses divers
points de vue, et dire qu'il y a en elle des puissan-
ces intelligentes et vitales. Quand nous parlons de
Saturne, que ce nom ne nous trouble pas, pénétrons-
en le sens. Saturne (Kpôvo;) est l'intelligence pure
(ô xo'poç voû; , o è<7T!v à xaGapoç). Ce nom désigne donc la
puissance intelligente. C'est pourquoi les poètes disent
qu'il dévore ses enfans et les vomit ensuite. En effet,
l'intelligence se replie sur elle-même, elle cherche, et
elle est elle-même ce qu'elle cherche». "Voilàpourquoi
Saturne dévore ses enfans. Il les vomit, parceque non-
seulement l'intelligence conçoit et enfante, mais parce
qu'elle produit ( 7rpoây£! ) et forme (wc^-Xe?2). C'est
ce qui fait donner à Saturne l'épithète de àyxvl6y.-rirtç ,
parce que le crochet se replie sur lui-même. Comme
il n'y a rien d'irrégulier (araxTov) , rien de nouveau
( vEwTEpov ) dans l'intelligence , on la représente
comme un vieillard. Voilà pourquoi les astrologues
disent que ceux à qui Saturne est favorable naissent
sages et prudens. Jupiter est appelé Ztù; en tant que
t Elle est, en langage moderne, l'identité du sujet et de l'objet.
2 Non-seulement elle est substance, mais elle est cause.
446 NOTES
puissance vitale (de Çyjv) , et àth; , parce qu'il donne
(jKSoxji) la vie par lui-même. Le soleil est porté par
quatre coursiers qui représentent les deux équinoxes
et les deux solstices. Il est jeune à cause de la force
de ses rayons. La lune est traînée par deux taureaux :
ils sont deux à cause de sa croissance et de son dé-
croissement. Ce sont des taureaux, parce que de même
que les taureaux labourent la terre , de même la lune
gouverne le monde terrestre. Le soleil est mâle, la
lune femelle, parce qu'il appartient au mâle de don-
ner, à la femelle de recevoir; le soleil donne la lu-
mière, la lune la reçoit. Il ne faut point se troubler de
ces récits des poètes.
Platon dit que Jupiter, Neptune et Pluton se par-
tagèrent l'empire qu'ils avaient reçu de Saturne. Il
n'emploie pas un mythe poétique, mais un mythe
philosophique; aussi ne dit-il pas comme les poètes,
qu'ils ravirent l'empire à Saturne , mais qu'ils le par-
tagèrent. Partage ou loi, même chose (vépoç, de
vepto). La loi, c'est le partage fait par l'intelligence. Or
Saturne signifiant , comme on l'a dit , l'intelligence,
de lui vient la loi.
L'univers se compose de trois choses : les célestes ,
les terrestres et les intermédiaires, c'est-à-dire le feu,
l'air, l'eau. Jupiter préside aux choses célestes,
Pluton aux choses de la terre , le règne intermédiaire
SUR LE GORGIAS. 447
est soumis à Neptune. Ces noms désignent les puis-
sances préposées à ces différentes natures. Jupiter
tient un sceptre, signe de ses fonctions de juge ; JNep-
tune est armé du trident, comme présidant aux trois
élémens intermédiaires; Pluton porte un casque, à
cause des ténèbres de son empire. Comme le casque
cache la tête , ainsi Pluton est la puissance qui pré-
side aux choses obscures. Ne croyez pas que les phi-
losophes adorent des pierres, des idoles, comme des
divinités; mais comme l'humanité soumise aux condi-
tions de la sensibilité ne peut atteindre aisément à la
puissance incorporelle et immatérielle, ni s'occuper
sans cesse des idées, les images ont été inventées pour
en éveiller ou en rappeler le souvenir; en regardant
ces images naturelles, en leur rendant hommage, nous
pensons aux puissances qui échappent à nos sens.
Les poètes disent encore que Jupiter eut de Thétis
trois filles, Eunomie, Dicé , Irène. Eunomie règne
dans le ciel fixe; là le mouvement est continu et tou-
jours le même, il n'y a point de diversité (où&v &vj-
pificvov). Dans la région des planètes habite Dicé. Là
il y a distinction entre les astres, et la distinction
appelle la justice distributive , qui rend à chacun ce
qui lui appartient. Dans cette même région habite
Irène ; car il y a combat, et par conséquent la paix est
nécessaire; il y a combat entre le chaud et le froid ,
448 NOTES
l'humide et le sec; mais quoiqu'il y ait combat, il y a
harmonie. "Voilà ce que disent les poètes. C'est pour-
quoi ils nous montrent Ulysse errant sur les mers
par la volonté de Neptune ; ils veulent dire que la
manière d'être d'Ulysse n'était ni terrestre, ni céleste,
mais mitoyenne ; car Neptune préside à l'ordre inter-
médiaire. Ainsi , nous appelons fils de Jupiter celui
qui ordonne son âme selon le ciel; fils de Pluton,
celui qui vit d'une vie terrestre: fils de Neptune,
celui qui suit les lois de l'ordre intermédiaire. —
Vulcain est une puissance préposée aux corps. C'est
pour cela qu'il travaille avec des soufflets , h tpiaatç ,
c'est-à-dire , h xaTç yvcton , avec les productions de la
nature.
Puisqu'il est ici question des îles fortunées, de la
justice, du châtiment, de la prison, faisons connaître
chacune de ces choses. Il faut savoir que les philo-
sophes comparent la vie humaine à la mer; comme
la mer, elle est sujette au trouble, elle est féconde,
amère et semée de difficultés. Les îles dominent la
mer et s'élèvent au-dessus d'elle; aussi les poètes don-
nent le nom d'îles fortunées à cette manière d'être
qui s'élève au-dessus de cette vie et de la création. Il
en est de même des champs Elysées ; c'est pourquoi
Hercule exécuta le dernier de ses travaux dans les ré-
gions de l'occident, c'est-à-dire qu'après avoir achevé
SUR LE GORGIAS. 449
cette vie ténébreuse et terrestre, il vécut ensuite à la
lumière du jour, au sein de la vérité.
« ToÔtcov Si Ofxaarat è-rrt Kpovou. «
Pluton se plaint à Jupiter de l'injustice des pre-
miers jugemens; Jupiter promet d'y remédier à l'a-
venir. Il est dans l'essence du mythe, d'établir l'anté-
riorité et la postériorité, là où il y a toujours simulta-
néité. L'ordre imparfait, le mythe le suppose antérieur;
Tordre parfait, il le donne comme ayant succédé au
premier; car il faut aller de l'imparfait au parfait.
Toujours les juges et ceux qu'ils jugent ont été à-la-
fois nus et revêtus de corps ; toujours les jugemens
ont été mauvais et bons ; car les mauvais jugemens,
ce sont ceux de cette vie , dictés par la passion ou
par l'erreur; les bons jugemens, ce sont ceux de
l'autre vie , des juges divins , de la sagesse et de la
raison : ces deux sortes de jugemens ont toujours
existé simultanément. Le mythe change le rapport
d'infériorité et de supériorité en rapport d'antériorité
et de postériorité. C'est ainsi qu'il faut entendre ces
mots : autrefois on jugeait et on était jugé revêtu de
corps, et maintenant on juge et l'on est jugé nu. La
diversité des temps est substituée à celle du rang. Les
interprètes n'ont pu parvenir à expliquer ceci, rebutés
par la profondeur des expressions de Platon (raùra.
3. 29
45o NOTES
Sï o't i%riyriTo\ r/Ouvr,Ôr,ffocv ihh oiol (3a9ouç ^wpv;<TavT£; twv
Jupiter ordonne à Prométhée doter à 1 homme ia
prévision de la mort : expliquons le mythe poétique
de Prométhée. Prométhée est la puissance qui pré-
side à la descente (xa0o<W) des âmes raisonnables.
C'est le propre de 1 âme raisonnable de savoir anté-
rieurement (7rfpf*Yj0£Î<T9a!) et de se connaître elle-même
avant toutes choses. Le feu, c'est l'âme raisonnable
elle-même ; comme le feu, elle tend à s'élever et s'ar-
rache aux choses d'ici-bas. Pourquoi dérobe-t-il le
feu? Ce qui est dérobé passe du lieu qui lui est pro-
pre à un lieu étranger. L âme raisonnable descend
de sa patrie pour s'exiler sur la terre; c'est le feu dé-
robé. Pourquoi 1 enferme-t-il dans une férule? la fé-
mle est creuse; c'est le corps périssable dans lequel
l'âme est introduite. Pourquoi a-t-il dérobé le feu
contre la volonté de Jupiter. Ici encore se retrouve le
langage propre aux mythes. Prométhée et Jupiter vou-
laient 1 un et l'autre que l'âme restât dans la région
supérieure; m ais comme il fallait qu'elle en descen-
dît, le mythe conservant les caractères des personnes,
montre l'être supérieur, c'est-à-dire Jupiter , comme
ne voulant pas que lame s'abaisse. Mais l'être infé-
rieur la force de descendre; il lui donne Pandore , ou
le sexe féminin Irh Br/XvTrpeîrèç) -, c'est-à dire 1 ame pri-
SUR LE GORGIAS. 45 r
vée de raison. Làmc tombée sur la terre ne peut
comme incorporelle et divine s'unir immédiatement
au corps; lame irraisonnable devient le lien de cette
union. Elle s'appelle Pandore, parce que chacun des
dieux lui fit un don. Ainsi les choses de la terre sont
illuminées par le milieu des corps célestes.
« fc/yw pèv ouv iravra Èyvwxwç irpôrepov 73 OweTç.... »
Pourquoi les trois juges sont-ils appelés fils de Ju-
piter? Pourquoi les uns jugent-ils les Asiatiques, l'autre
les Européens ?
Voici la vérité : chacun est dit symboliquement fils
d'un dieu, selon sa manière d'être. Celui qui mène une
vie conforme aux lois de l'intelligence, est fils de
Saturne, parce qu'il agit comme un dieu. Celui qui
pratique la justice est fils de Jupiter. Comme ces trois
hommes (Minos, Rhadamanthe, Eaque) ont mené
une vie juste, on les appelle fils de Jupiter, et le mythe
suppose qu'ils jugent dans l'autre vie. Que signifie
l'Asie et l'Europe? L'Asie, contrée orientale, patrie
de la lumière, représente les choses célestes; l'Europe,
située à l'occident et plongée dans l'ombre, représente
les choses terrestres. L'Asie et l'Europe désignent ,
dans le mythe, la vie du ciel et la vie de la terre.
Les juges siègent dans une prairie, et jugent dans
un carrefour où aboutissent trois chemins. Qu'est-ce
29-
452 NOTES.
que cette prairie? Les anciens donnent à la génération
le nom de humide. On l'appelle une prairie à cause
de l'humidité et de la variété. Trois chemins y ahou
tissent, parce que , entre les âmes qui sortent de ce
lieu, les unes s'élèvent, étant dignes de monter vci.s
lescieux; les autres sont précipitées vers la terre;
d'autres, enfin, se rendent dans un lieu intermédiaire.
On trouve plus souvent dans les mythes des philo-
sophes que dans ceux des poètes, des démonstrations
jetées au milieu du mythe, semblables à l'affabulation
des fables d'Esope. Ainsi l'on pourrait demander com-
ment les juges, habitant toujours l'autre monde, sa-
vent ce qui se passe dans celui-ci. Platon répond que
la mort n'est que la séparation de lame d'avec le corps.
Comme le corps conserve quelque temps après la mort
les traces de ce qu'il a éprouvé pendant la vie , de
même l'àmc porte l'empreinte de sa vie passée, c'est-à-
dire, la conscience. Les juges, en voyant ces traces,
apprennent quelles furent ses actions. Il emploie cette
démonstration pour le mythe vulgaire
I TTEtoàv oui) àtpi'xwvTot! Trotpà Tov OtxaaTrîv... »
Platon ôte au mythe son caractère poétique, en y
ajoutant des démonstrations qui appartiennent pro-
prement au mythe philosophique. Après avoir dit
que les juges sont nus et que les morts gardent leur
SUR LE GORGIAS. 453
conscience, il ajoute que les rois sont jugés plus sé-
vèrement. Il cite Tantale, Sisyphe et Titye. Ce dernier
est étendu sur la terre et un vautour lui ronge le foie.
Le foie signifie qu'il a vécu selon la concupiscence; la
terre exprime ses sentimens terrestres. Sisyphe, qui a
vécu selon la faculté irascihleet ambitieuse, roule une
pierre , et ensuite la laisse retomber ; car l'âme mai
réglée tourne toujours autour des mêmes objets ; il
roule une pierre, corps dur, image de la vie. Tantale
est au milieu des eaux; des fruits sont suspendus au-
dessus de sa tête; il veut les cueillir, ils disparaissent :
emblème de la vie dominée par l'imagination ; c'est ce
qu'exprime le fruit qui s'enfuit sans cesse.
Les âmes qui n'ont commis que des fautes légères,
ne sont condamnées que pour peu de temps, et une
fois purifiées, elles s'élèvent, non relativement au
lieu, mais par rapport à leur manière d'être. Platon
dit ailleurs : avâytrat -h 4*UX^> °^ 7ro^£ > «XXà Ça>r;.
Mais les âmes coupables de grands crimes sont con-
damnées à toujours , n'étant jamais purifiées. Quoi
donc? le châtiment ne cesse-t-il jamais? Il faut sans
doute que la douleur passe sur les souillures con-
tractées par le plaisir ; mais le châtiment n'est pas
éternel : mieux vaudrait dire que l'âme est périssable.
Un châtiment éternel suppose une éternelle méchan^
ceté. Alors quel est son but? il n'en a point; il est
454 \OTES.
inutile , et Dieu et la nature ne font rien en vain.
Qu'entend donc Platon par toujours , àzî? Il y a sept
sphères : celles de la lune, celle du soleil, etc. Il y a de
plus celle du ciel fixe. Celle de la lune se retrouve à
son état primitif plus promptement que les autres ; la
révolution de cette planète s'opère en trente jours. La
révolution du soleil est plus lente; elle dure une année;
celle de Jupiter l'est encore plus , elle s'achève en douze
ans; celle de Saturne ne s'accomplit qu'en trente ans.
Ainsi les astres ne se retrouvent simultanément à leur
point de départ que rarement. Par exemple, Jupiter
et Saturne ne se retrouvent simultanément au même
point que tous les soixante ans. En effet, Jupiter re-
venant au même point en douze ans, et Saturne en
trente ans, il est évident que pendant que Jupiter ac-
complit cinq fois sa révolution , Saturne achève deux
fois la sienne. Or , trente multiplié par deux égale
douze multiplié par cinq, égale soixante. C'est pen-
dant de semblables périodes que les âmes subissent
le châtiment. Les sept sphères finissent aussi par se
retrouver dans la même situation par rapport au ciel
fixe, mais seulement après plusieurs myriades d'années.
Par le mot toujours* Platon entend la période de temps
quelles emploient à cette grande révolution. Lésâmes
des parricides et (elles des autres grands criminels sont
punies à toujours* c'est-à-dire pendant toute la durée
SUR LE GORGIAS. 455
de cette période. Mais, dit-on, si un parricide mourait
aujourd'hui, et que la grande révolution des sept
sphères s'achevât dans six ans , ou dans six mois , ou
dans six jours, ne serait-il puni que pendant cet in-
tervalle? Non; mais si la période est de mille ans, il
soufïre pendant mille ans à compter du jour de sa
mort. L'âme elle-même se corrige, mais peu-à-peu, et
ensuite , selon son mérite propre , elle reprend de
nouveau ses organes sur cette terre dans l'état où les
a mis sa première vie. — On peut dire aussi que les
âmes souffrent ces supplices par l'imagination , et
qu'elles s'épouvantent à l'aspect des filles aux yeux
sanglans , comme parle le tragique. — Sachez aussi
que les âmes qui doivent être purifiées ne sont pas
seulement châtiées dans l'autre monde, mais encore
dans celui-ci : quelquefois même, n'ayant pas été puri-
fiées dans le premier, elles le sont sur la terre. Le chà-
siment les améliore et les rend plus susceptibles de pu-
rification. Car, au fond, rien ne purifie l'âme, si ce n'est
la reconnaissance intérieure de ses fautes, reconnais-
sance qui ne s'accomplit que par la vertu. Et celle-ci
n'a reçu son nom (àpt-rii) , que parce qu'elle doit être
embrassée {oùpeth) pour elle-même. Ce n'est donc
pas le châtiment qui purifie l'âme, mais son amende-
ment; de même que le médecin ne peut seul opérer
la guérison , si le malade ne suit le régime qu'il lui
456 NOTES SUR LE GORG1AS.
prescrit. Lame, en arrivant sur la terre, oublie les
chàtiraens de l'autre monde ; car si elle conservait
toujours ses souvenirs, elle ne pourrait pécher. Or,
l'oubli lui a été donné pour son bien, car autrement
elle pratiquerait la vertu sans désintéressement et sans
liberté. — L'âme est donc châtiée, même dans ce
monde ; mais elle paraît surtout se purifier dans
l'autre, car la vie incorporelle , dont elle jouit alors,
est plus propre à sa nature.
La baguette signifie la marche droite et égale do la
justice.
Le sceptre , signe d'égalité; il est d'or , c'est-à-dire ,
immatériel, car l'égalité est immatérielle, dégagée de
tout intérêt. L'or désigne ce qui est immatériel, parce
que seul , de tous les corps, il est incorruptible.
^v^ v-*^ *.-*,^w-»- v%^ wv* *s+s* -w -».».■%•%. »-*-* w-».-* %.-*■% *.-»■% %■*-». *.-*■* %.■» ». «.-v-». *.<-•.-» v-*. ■*».-*-»». »-
TABLE
DES MATIERES CONTENUES DANS LE TOME TROISIEME.
PROTAGORAS. page 9
GORGIAS. 180
NOTES. 4i5
•«•«»•>«<«
OEUVRES
DE PLATON.
TOME QUATRIEME.
DE L'IMPRIMERIE DE LACHEVARDIÈRE FIES ,
RIJF. DU COI.OMBIF.R, Nu 3f> , A PARIS.
OEUVRES
DE PLATON,
TRA DUITES
PAR VICTOR COUSIN.
TOME QUATRIÈME.
■r~"*-o«i
PARIS,
BOSSANGE FRÈRES, LIBRAIRES,
QUAI VOLTAIRE, fi° II.
M s* 9* •«««»•
M. UCCC. XXVII.
A LA MEMOIRE
DU COMTE
SANCTORRE DE SANTA ROSA ,
NÉ A SAVILLANO LE l8 SEPTEMBRE 1783,
SOLDAT A lt ANS,
tour a tour officier supérieur et administrateur
civil et militaire ,
ministre de la guerre dans les évênemens de l8îl ,
auteur de l'écrit intitulé : de la révolution piémontaise,
MORT AU CHAMP d'hONNEUR
le 9 mai 182b ,
DANS L'ÎLE DE' SPHACTÉRIE PRÈS NAVARIN ,
EN COMSATTANT POUR L'INDÉPENDANCE DE LA GRÉCV.
L'INFORTUNÉ A ÉCHOUÉ DANS SES PLUS NOBLES DESSEINS.
UN CORPS DE FER, UN ESPRIT DROIT , LE COEUR LE TLUS SENSIBLE,
ONE INÉPUISABLE ÉNERGIE ,
L'ASCENDANT DE LA FORCE AVEC LE CHARME DE LA BONTÉ.
LE PLUS PUR ENTHOUSIASME DE LA VERTU
QUI LUI INSPIRAIT TOUR A TOUR UNE AUDACE OU UNE MODÉRATION
A TOUTE ÉPREUVE,
LE DÉDAIN DE LA FORTUNE ET DES JOUISSANCES VULGAIRES,
LA FOI DU CHRÉTIEN AVEC LES LUMIÈRES NOUVELLES,
LA LOYAUTÉ DU CHEVALIER MÊME DANS L'APPARENCE DE LA RÉVCLTL ,
LES TALENS DE L'ADMINISTRATEUR AVEC L'INTRÉPIDITÉ DU SOLDAT
LES QUALITES LES PLUS OPPOSÉES ET LES PLUS RARES
LUI FURENT DONNÉES EN VAIN.
FAUTE D'UN THÉÂTRE CONVENABLE,
FAUTE AUSSI d'àVOIR BIEN CONNU SON TEMPS
ET LES HOMMES DE CE TEMPS,
IL A PASSÉ COMME UN PERSONNAGE ROMANESQUE ,
QUAND IL Y AVAIT EN LUI UN GUERRIER ET UN HOMME D'ÉTAT.
MAIS NON , IL N'a PAS PRODIGUÉ SA VIE POUR DES CHIMERES .
■
IL A PU SE TROMPER SUR LE TEMPS ET LES MOYENS ,
MAIS TOUT CE QU'IL A VOULU S'ACCOMPLIRA .
NON : LA MAISON DL SAVOIE NE SERA POINT 1NFIDLLI
A SON HISTOIRE,
ET LA GRECE NE RETOMBERA PAS SOUS LE JOUG MUSULMAN.
D'AUTRES ONT EU PLUS û'iNPLUENCE
SUR MON ESPRIT ET MES IDÉES.
LUI , M'A MONTRÉ UNE AME I1ÉR0ÏQU1 .
C'EST ENCORE A LUI QUE JE DOIS LE PLUS.
JE L'AI VU , ASIAILLl PAR TOUs LLt CHAGRINS
QU» PEUVENT ENTRER DANS LE COEUR D UN HOMML ,
EXILÉ DE SON PAYS ,
PROSCRIT , DÉPOUILLÉ , CONDAMNÉ A MORT
PAR CEUX QU'IL AVAIT VOULU SERVIR ,
UN INSTANT MÊME MÉCONNU ET CALOMNIÉ PAR LA PLUPART Df-' SIENS,
SÉPARÉ A JAMAIS DE SA FEMME ET DE SES ENFANS ,
PORTANT LE POIDS DES AFFECTIONS LES PLUS NOBI.Ï ÎS
ET LES PLUS TRISTES ,
SANS AVENIR , SANS ASILE , ET PRESQUE SANS PAIN
TROUVANT LA PERSÉCUTION OU IL ÉTAIT VENU CHERCHER UN ABRI,
ARRÊTÉ, JETÉ DANS LES FERS,
INCERTAIN S'IL NE SERAIT PAS LIVRÉ A SON GOUVERNEMENT ,
C'EST-A-DIRE A LÉCHAFAUD j
ET JE LAI VU NON-SEULEMBNT IKEBRANLABLE,
MAIS CALME, JUSTE, INDULGENT,
s'EFFORÇANT DE COMPRENDRE SES ENNEMIS
AU LIEU DE LES HAÏR,
EXCUSANT L'ERREUR, PARDONNANT A Là FAIBLESSE,
SOUBLIAST LUI-MÊME , NE PENSANT QU'AUX AUTRES ,
COMMANDANT LE RESPECT A SES JUGES ,
KNSPIRANT I.E DÉVOUMENT A SES GEOLIERS ;
et yuand il souffrait le ïlus ,
convaincu qu'une ame forte fait sa destinée ,
et qu'il n't a de vrai malheur que dans le vice
et dans la faiblesse ,
toujours prêt a la mort , mais chérissant la vie .
par respect pour dieu et pour la vertu
voulant être heureux ,
et l'étant presque
PAR LA PUISSANCE DE SA VOLONTÉ,
LA VIVACITÉ ET LA SOUPLESSE DE SON IMAGINATION ,
tT L'IMMENSE SYMPATHIE DE SON COEUR.
tel fut SANTA ROSA.
û TOI QUE J'AI RENCONTRÉ TROP TARD , QUE J*AI PERDU SI VITE ,
QUE JAI PU AIMER
TOUJOURS SANS BORNES ET TOUJOURS SANS REGRET ,
PUISQUE C'EST MOI QUI TE SURVI8 ,
SANCTORRE SOIS MON ÉTOILE A JAMAIS !
Paris , ce i5 août 1817.
VICTOR COUSIN.
LYSIS
or
DE L'AMITIE.
ARGUMENT
PHILOSOPHIQUE.
1 ous les critiques veulent que le Lysis
soit le pendant de Charmide. En effet,
à ne considérer que l'extérieur , tout se
ressemble dans ces deux dialogues. Dans
l'un comme dans l'autre, c'est Socrate qui
raconte lui-même une conversation qu'il
eut autrefois dans une palestre. Le lieu
de la scène est le même ; les deux prin-
cipaux interlocuteurs de Socrate sont à-
peu-près les mêmes : ici le beau Lvsis,
là le beau Charmide. La conversation a
la même étendue, et des deux côtés elle
n'aboutit ou semble n'aboutir à aucun
résultat. Enfin une grâce presque égale
respire dans les deux ouvrages. Voilà les
» ARGUMENT.
ressemblances qui ont frappé tous les yeux;
selon nous, elles couvrent de graves diffé-
rences. D'abord la grâce de Lysis est plus
sévère que celle du Charmide. On ne peut
pas dire qu'il y ait dans le Lysis comme
dans le Charmide cette prédominance de la
grâce sur un fond assez pauvre , presque
étrangère au siècle et à la manière de Pla-
ton, et qui même, aux yeux d'une critique
rigoureuse, pourrait faire considérer le
Charmide, sous le rapport de la beauté.
comme un monument d'une époque infé-
rieure. Peut-être aussi n'y a-t-il pas non
plus dans le Lysis cette fusion intime de
la grâce et de la force, ce mélange exquis
du charme de la forme et de la grandeur
des idées, qui est la perfection de fart et ca-
ractérise la maturité de Platon ; loin de là
Schleiermacher a-t-il cru saisir dans la ma-
nière d'amener les exemples et de passer du
récit au dialogue et du dialogue au récit
ARGUMENT. 5
une certaine rudesse d'exécution qui trahit
la main novice encore du grand artiste
à son début. Mais c'est dans la partie dia-
lectique des deux dialogues que se montre
surtout leur différence. Dans le Charmide,
la dialectique semble, comme la grâce, dé-
pensée en pure perte, et presque unique-
ment pour embarrasser un enfant; de sub-
tilités en subtilités, elle se résout en une
leçon de modestie; le sujet est un peu vague,
la conclusion presque insignifiante, les pro-
cédés arbitraires, et le tout sans grandeur.
Au contraire, dans le Lysis, le sujet est de
la plus haute importance ; et, une l'ois com-
mencée, la discussion y marche, d'un pas
ferme et rapide, et trop rapide peut-être,
à son but , savoir la réfutation de toutes
les solutions exclusives et défectueuses de
la question proposée, réfutation qui seule
pouvait préparer la place à une solution
définitive. Tant de ressemblances et tant de
6 ARGUMENT.
différences entre le Lvsis et le Charmide
ne permettent guère de douter que le se-
cond ne soit une copie du premier, et une
copie affaiblie. Quoi qu'il en soit, nous ne
craignons pas d'avancer, pour le Lysis,
que le caractère général de cette petite
composition se rapporte à merveille , dans
l'histoire de la beauté chez les Grecs, au
temps de la jeunesse de Platon , à ce temps
auquel précisément la tradition conservée
par Diogène de Laërte fait remonter le
Lysis. La place du Lysis nous paraît donc
pouvoir être fixée, dans la vie du Platon, ;i
l'époque où, sortant de la poésie, des for-
mes mythologiques et du haut mysticisme
où s'était nourri son génie, il s'occupait
presque exclusivement de dialectique, du
soin de se rendre compte à lui-même de
ses propres idées el de se frayer' s;i route
a travers les opinions contemporaines, sans
«Ire encore Ririvé a ecllc supériorité ne
■VJIGUMENT. 7
conceptions et à cet art consommé où il
devait unir et tondre inséparablement l'an-
tique profondeur et la dialectique nou-
velle, la poésie et l'analyse, l'exactitude la
plus sévère et le plus heureux emploi des
symboles. Nous regardons le Lysis comme
un des premiers essais dialectiques de Pla-
ton, essai encore un peu rude, et où il est
d'autant plus curieux et plus aisé d'étudier
le procédé de son esprit et l'artifice fonda-
mental de sa composition.
Il faut se faire une idée juste de la situa-
tion de Platon dans son temps pour bien
comprendre sa méthode générale, la forme
nécessaire qu il dut employer et créer pour
arrivera son but. En possession de vérités
simples et éternelles, cachées au sein de tra-
ditions mythologiques, et en même temps en
présence d écoles sophistiques qui abusaient
du raisonnement, Platon avait à faire deux
choses : i° de se rendre compte à lui-même1
8 ARGUMENT.
de la vérité que lui léguaient les siècles
pour la mettre eu harmonie avec le sien;
2° d'opposer au raisonnement des sophistes
une méthode supérieure de raisonner, et
de les battre avec leurs propres armes.
De là cette dialectique qui pénètre., sans les
détruire, dans les idées les plus profondes,
éclaire sans les altérer, et, pour ainsi dire,
féconde sans leur faire violence les croyan-
ces les plus saintes, et les élève doucement
de la religion à la philosophie; ou qui,
aussi impitoyable que tout- à- l'heure elle
était indulgente, se tournant vers le so-
phisme, l'attaque et le combat sans relâche,
le poursuit dans tous ses retranchemens,
et ne l'abandonne qu'après lavoir totale-
ment défait et s'être rendu maîtresse ab-
solue du champ de bataille. On eonçoit
maintenant eomment la plupart des dialo-
gues de Platon devaient être de simples
réfutations. Le Lysis estdece genre. C'est
ARGUMENT. 9
un combat, un coinb.it à outrance, et rien
de plus. Ici il détruit, ailleurs et un autre
jour il élèvera. Aujourd'hui sa tâche est
de préparer les voies à la vérité en écar-
tant successivement toutes les fausses so-
lutions possibles d'une question, et, parleur
destruction progressive, de pousser irrésisti-
blement les adversaires de la vérité jusque
dans l'abîme du scepticisme. C'est là son but,
je veux dire son but apparent; car au-dessus
et par-delà l'abîme où il précipite et con-
fond tous les faux dogmatismes de son temps
est une région supérieure dans laquelle il
n'entre pas, il est vrai, mais sur laquelle il
a les yeux fixés , et à laquelle il emprunte
avec sa force secrète dans les combats qu'il
rend sur cette terre l'inaltérable sérénité de
son âme au milieu des ruines qui l'entou-
rent et sur le bord du scepticisme universel.
Voilà ce qu'il faut bien comprendre et ne
pas perdre un instant de vue pour suivre
io ARGUMENT.
avec fruit et avec intérêt ce grand homme
dans la pénible carrière de ses dialogues
réfutatif's. Le procédé caractéristique de son
génie, comme dialecticien et comme artiste,
est précisément ce qui fait l'embarras et
presque le désespoir du lecteur moderne
qui n'en a pas le secret. Platon ne réfute
jamais une opinion qu'en faveur d'une
autre à laquelle il amené 1 interlocuteur,
qu'il lui suggère et qu'il établit avec tant
de soin qu'il semble vouloir s'y reposer et
qu'on est tenté de le faire avec lui. Puis ,
cette même opinion qu il vient d'entou-
rer de tant de lumières, de vraisemblance
et d'intérêt, il la dégrade, l'obscurcit et la
ruine en faveur d'une autre qu'il élève de
nouveau pour la précipiter à son tour, et
toujours de même , promenant ainsi son
interlocuteur et son lecteur de triomphe
en triomphe et de ruine eu ruine, sans
trouver ni même sans avoir l'a il* de cher
ARGUMENT. i i
cher aucun résultat ferme et solide. Et
il ne faut pas croire que ces opinions que
Platon élève et détruit tour-à-tour soient
des jeux de son esprit, des hypothèses ima-
ginées à plaisir pour être à plaisir et facile-
ment réfutées ; non , ce sont des opinions
réelles et historiques empruntées à de gran-
des écoles antérieures ou contemporaines,
et que l'histoire de la philosophie retrouve
pour la plupart à mesure qu'elle avance et
connaît mieux le siècle de Platon ; avec cette
différence toutefois que dans Platon elles
sont éclaircies dans leurs principes , forti-
fiées dans leur exposition , poussées à la ri-
gueur dans leurs conséquences, c'est-à-dire
élevées à leur idéal, et ne sont plus par
conséquent des manières de voir particu-
lières, propres à tel ou tel contemporain
de Soerate, mais des théories générales et
fondamentales , et comme les types classi-
ques de tous les systèmes analogues répan-
la ARGUMENT.
dus à travers les âges. Une pareille polé-
mique n'appartient plus à la Grèce et à
l'histoire, mais à l'esprit humain et à la
philosophie. Le siècle de Platon semble
alors l'humanité tout entière représentée
par quelques hommes : c'est pour cela que
les dialogues de Platon sont immortels,
qu'ils planent au-dessus de tous les siècles,
interviennent dans toutes les discussions
les plus lointaines, pourvu quelles soient
grandes et qu'elles aillent aux racines des
choses, contiennent nos débats que nous
croyons d'hier, poursuivent et combattent
encore aujourd'hui après deux mille ans
avec les mêmes armes, qui ont a peine be-
soin d'être un peu retrempées, les mêmes
adversaires , les poussent encore à l'ab-
surde, et les contraignent d'avouer qu'ils
ne peuvent s'entendre avec eux-mêmes et
n'ont de ressource que l'absolu scepticisme.
Sans doute ces considérations générales
AUGLiMliNT. i ,
•
eussent été aussi bien placées à Ja tète de
tout autre dialogue réf'utatif ; mais peut-être
convenaient- elles particulièrement à celui
que l'on peut regarder historiquement
comme le premier essai de Platon en ce
genre , et dans lequel le caractère dialecti-
que que nous avons signalé domine telle-
ment, qu'il étoufferait toute lumière et tout
intérêt, et ferait du Lysis une mystification
inintelligible pour le lecteur qui ne serait
pas prévenu et perdrait de vue et le but et
la méthode de Platon.
Le sujet du Lysis est la yù.ia des Grecs,
ce sentiment qui n'est proprement ni
l'amour ni 1 amitié des modernes, mais
l'un et 1 autre considérés dans ce qu'ils
ont de général et de commun , indépen-
damment du sexe et du plus ou moins de
vivacité du sentiment ; la question est de
savoir ce que c'est que l'amitié et en quoi
elle consiste.
M ARGUMENT.
Or, à cette question , quelle est la réponse
la plus simple, celle que l'esprit encore peu
exercé à la spéculation se fait d'abord à lui-
même ? C est par celle-là que la dialectique
doit commencer, si elle veut procéder avec
ordre, c'est-à-dire du plus facile au moins
facile, et n'agrandir que graduellement les
difficultés ; cette gradation est une loi à la-
quelle Platon ne manque jamais. Plaçons-
nous donc dans le point de vue du sens
commun et de la raison naturelle. Là le
sentiment parait indéfinissable, et tout ce
qu'on peut faire est, ce semble, de le con-
stater dans 1 àme et de le rapporter au su-
jet qui l'éprouve. A la première vue de
l'esprit, l'amitié ne consiste qu'à aimer, ri
L'ami est tout simplement celui qui en aime
un autre. Le sens commun s'arrête là. Mais
le sci. s commun, qui a 1 air si peu dogma-
tique, l'est cependant en réalité : car, en-
lin, dire que l'ami est relui qui aime, c'est
ARGUMENT. i5
dire qu'il n'est pas autre chose, et cela
même est toute une définition , et cette dé-
finition a beau se présenter avec modestie,
elle n'en a pas moins la prétention d'être
satisfaisante ; or elle ne l'est pas. Platon pour
la réfuter n'a besoin que de la soumettre à
cette épreuve de toute définition, savoir, si
elle est complète, si l'amitié est expliquée
tout entière par le sentiment d'un être pour
un autre, et si l'ami est celui qui aime,
et rien de plus. Non , évidemment , car
un homme peut en aimer un autre qui ne
l'aime point, même un autre qui le hait; et
dans ce cas, il n'y a pas entre eux amitié.
En un mot Platon prouve que le sentiment
du sujet ne suffit pas pour constituer et
expliquer l amitié dans toute son étendue,
et il établit la nécessité du sentiment d'a-
mour dans l'objet; il l'établit si fortement,
il met si bien en lumière cette nouvelle
condition; qu'elle paraît toute seule, et
iti AIU;i\il.\T
semble contenir toute la question . ce qui
amène une seconde définition opposée à
la première, tout aussi naturelle et tout
aussi incomplète , que l'amitié consiste à
être aimé, et que notre véritable ami est
celui qui nous aime. -Mais cette définition
tombe elle-même sous la même objection
que la précédente, et n'y résiste pas mieux;
car on peut être aimé sans aimer, et si
1 amitié ne consistait *qu à être aimé, l'a-
mitié pourrait exister dans l'objet sans
exister dans le sujet, entre deux hommes
dont l'un n aimerait pas l'autre, ce qui est
absurde. \ oilà déjà deux solutions exclu-
sives écartées, et écartées l'une par l'autre;
mais ce n est là pour ainsi dire que le dé-
but de la polémique, une simple escar-
mouche sur la double signification de ôipAo;
qui a grammaticalement le sens actif et
passif, comme eu français l'ami œ dit éga-
lement ef (!(>(•(' que nous aimons et de ce
ARGUMENT. 17
qui nous aime. Bientôt la lutte devient plus
sérieuse, et après les suggestions naturelles
mais incomplètes du sens commun, vien-
nent les solutions systématiques de la ré-
flexion et de la philosophie. En voici deux
célèbres que la philosophie propose encore
aujourd'hui, comme le bon sens propose
encore les deux premières.
La première fois que la réflexion cherche
à se rendre compte d'un phénomène de
lame, elle est tentée de lui chercher quel-
que analogie avec les phénomènes sensibles
du monde extérieur qui la frappent d'a-
bord, et de l'expliquer par cette analogie :
c'était un philosophe de la nature le pre-
mier qui chez les Grecs expliqua l'amitié
par la ressemblance. La maxime que le
semblable aime son semblable était une
maxime en vogue au temps de Platon, et
à la vérité elle explique souvent l'amitié ;
mais la question est de savoir si elle l'expli-
4.
1 8 ARGUMENT.
que toujours : or, en fait, elle ne l'explique
pas toujours. En fait, il n'est pas vrai que
tout semblable aime son semblable, car le
méchant n'aime pas le méchant : deux mé-
chans pouvant se nuire, et le voulant tou-
jours s'ils le peuvent, se haïssent et sont en
guerre perpétuelle. 11 ne faudrait donc en-
tendre cette maxime que des gens de bien ,
c'est-à-dire la restreindre , c'est-à-dire la
détruire. 11 y a plus, restreinte à une seule
classe de phénomènes , elle ne s'y applique
pas davantage, et prise en soi et absolument
elle est fausse. En effet, le semblable ne peut
rien tirer de son semblable qu'il ne puisse
attendre de lui-même ; il n'en a pas besoin :
et, dans cette indépendance réciproque,
il n'y a pas lieu à l'amitié : qui se suffit à
soi-même n aime personne. Il ne faut dont
pas trop se fier à la maxime que le sem-
blable aime son semblable, même restreinte
dans son application aux g6ns de bien: et
ARGUMENT. ,9
ici, comme auparavant, Platon fait ressor-
tir avec tant de force le vice de la théorie
de la ressemblance comme fondement de
l'amitié, qu'il jette l'interlocuteur dans l'ex-
trémité opposée. Il prouve si bien que le
semblable n'a pas besoin du semblable, et
que la différence est une condition néces-
saire du besoin d'aimer, que la maxime con-
traire à la précédente, savoir que l'on s'aime
par les contrastes, s'établit d'elle-même et
comme la solution véritable et définitive. Pla-
ton, qui Fa suggérée habilement, l'accepte,
et du haut de ce nouveau système il fou-
droie le précédent, et bat totalement en
ruine l'explication de l'amitié par la ressem-
0
blance. La discussion semble finie; mais
après s'être servi de cette nouvelle maxime
contre la première, Platon l'examine à son
tour. Cette maxime est le dernier mot et le
plus profond de la philosophie de la nature ;
elle appartient aux derniers physiciens de
2.
ao ARGUMENT.
llonie, comme la première aux derniers
physiciens de l'Italie. Elle explique beaucoup
de choses et elle semble expliquer tout. Le
sec est ami de l'humide, le froid du chaud,
l'amer du doux , l'aigu de l'obtus, le vide du
plein, le plein du vide, et en général le con-
traire du contraire: bien plus, le contraire
vit de son contraire, tandis que le semblable
ne profite en rien à son semblable. Tout
cela a bien l'air d'être vrai, l'est un peu, mais
ne l'est pas absolument, et par conséquent
est faux comme système; car le juste n'est
pas ami de l'injuste, le faux du vrai, la
tempérance de l'intempérance, le bien du
mal, la haine de l'amitié : donc il faut aban-
-
donner cette seconde maxime au même titre
que la première, c'est-à-dire comme trop
absolue. Après avoir battu Empedocle avec
Heraclite, Platon bat de nouveau Heraclite
avec Empedocle; et opposant les deux sys-
tèmes l'un à l'autre, il les brise l'un contre
ARGUMENT.
21
l'autre, ou plutôt il les fond l'un dans l'au-
tre. Là est le secret, le caractère admirable
et vraiment original de la dialectique plato-
nicienne. A vrai dire elle ne détruit rien,
elle modilie tout et conserve tout en le mo-
difiant ; elle détruit le faux des maximes ab-
solues, mais elle respecte et dégage la vérité
qui était jointe à l'erreur , et qui dans cet
alliage était devenue méconnaissable et sté-
rile. De deux erreurs ou maximes absolues
qu'elle brise l'une par l'autre , elle fait sor-
tir deux vérités, circonscrites sans doute
mais incontestables, qui alors, au lieu de
s'exclure , s'unissent naturellement et se
donnent la main. Il est vrai que Platon
exige au plus haut degré un lecteur attentif
et intelligent ; car il se garde bien de vous
avertir, comme les modernes et les mauvais
artistes, de ses procédés et de son but.
Il se garde bien de vous exposer didacti-
quement ses résultats, il se contente de vous
■xi ARGUMENT;
en donner le pressentiment et lavant-goùt,
et vous abandonne à vous-même ; il écarte
l'erreur , et vous laisse l'exercice utile de
suivre vous-même les perspectives qu'il
vous ouvre , et d'arriver par vos propres
forces à la vérité; il veut que vous ne, la
deviez qu'à vous , et au lieu de vous l'im-
poser dogmatiquement, il lui suffît de vous
l'indiquer d'un sourire. Ici, par exemple, en
détruisant cette maxime absolue que l'a-
mitié consiste à aimer , par cette autre
(jue l'amitié consiste a cire aimé, et en-
suite celle-ci par celle-là, il ne dit point
(pie la vérité est dans ces deux maximes res-
serrées et réconciliées, dans la réciprocité du
sentiment, il ne ledit pas, mais il le laisse
entendre; il ne dit pas non plus, dans le
second ras, qu'il détruit Empedcu le par He-
raclite, et Heraclite par Empedocle, et qu'il
ne les détruit en effet ni l'un ni l'autre ; il
(ait fout cela sous Mb veux ; ces! ;i vous à
ARGUMENT. 23
le suivre et à le comprendre. Mais son but,
pour être voilé n'en paraît que plus grand
lorsqu'une fois on l'a reconnu. Ce but est
le maintien et la réconciliation de toutes les
théories les plus opposées par leur réfuta-
tion même ; car, encore une fois , cette
réfutation ne les attaque que dans la par-
tie exclusive qui les égare et qui les sé-
pare, et ramenant chacune d'elles à la vé-
rité qui est amie de la vérité , elle les ac-
corde l'une avec l'autre, et les fait marcher
ensemble, différentes et non divisées, dans
cette large route de la science où il y a des
sentiers pour toutes les allures, et des points
de vue pour tous les yeux. Réfuter ainsi, ce
n'est pas détruire , c'est vivifier ; réfuter
ainsi , ce n'est point arrêter et accabler
son adversaire, c'est le seconder et l'entrai-
ner à sa suite ; ce n'est pas faire tourner sté-
rilement l'esprit humain sur lui-même, c'est
le pousser en avant et se mettre à sa tête ;
■A ARGUMENT.
ce n'est pas tendre au scepticisme., c est mar-
cher régulièrement à un dogmatisme éclairé.
Maintenant que nous croyons avoir suffi-
samment signalé le caractère, la marche et
le but de la dialectique de Platon dans la
première moitié du Lysis, avançons plus
rapidement dans la carrière qui nous reste
à parcourir.
Rejeter comme trop absolue la maxime
que le semblable aime son semblable ,
c'est dire que le bon ne peut aimer Le bon,
pas plus que le méchant ne peut aimer le
méchant ; et rejeter cette seconde maxime,
que le contraire aime son contraire, c'est dire
que le bon ne peut aimer le méchant, ni le
méchant le bon. De plus , si le semblable
n aime pas son semblable , ce qui n'est ni
bon ni mauvais ne peut être aimé par ce
qui n'est ni mauvais ni bon. Enfin le mal
par sa nature ne peut jamais être aimé. Il
6uit de là qu'il ne reste puisqu'une combi-
ARGUMENT. a5
naison possible , et qu'à la rigueur ou il
faut désespérer d'expliquer jamais l'amitié,
ou il faut la mettre entre le bien dune part ,
et de l'autre entre ce qui n'est ni mauvais
ni bon ; car, dans ce cas, il n'y a plus ni
contraste ni ressemblance , et les condi-
tions antérieurement établies d'une solu-
tion légitime semblent accomplies. Il suf-
fit à Platon de quelques mots pour dé-
montrer que d'abord l'absence de tout bien
et de tout mal dans lame est une chi-
mère , qu'ensuite , fût-elle réelle , elle ne
laisserait aucune place à l'amitié ; car on
n'aime qu'à condition d'avoir quelque idée
de ce qu'on aime ; on n'a quelque idée d'une
chose qu'à condition d'en participer plus ou
moins ; un être qui ne serait bon d'aucune
manière ne pourrait donc aimer le bien.
D'un autre côté on n'aime qu'à condition
d'avoir besoin, on n'a besoin qu'à condition
d'être privé: il faut donc la présence d'un
a6 ARGUMENT.
peu de mal pour donner le désir et le pres-
sentiment du bien, et qui ne serait mauvais
d'aucune manière et serait absolument bon
ne pourrait aimer; et ainsi la dernière hy-
pothèse qui s'était élevée sur les ruines de
toutes les autres, nous abandonne encore,
convaincue d'être elle-même trop absolue.
Le bon sens et la dialectique de Platon ne dé-
truisent pas plus cette hypothèse que les au-
tres, mais la modifient en lui ajoutant ce
qu'elle excluait. Que voulait- elle et qu ex-
cluait-elle? Elle voulait un état absolu , elle
excluait tout état relatif dans lame de celui
(jui aime. L'exclusion de cette condition ne-
cessaire était le vice de l'hypothèse. Platon
admet cette condition, et par là nous élève
indirectement à ce résultat, que l'amitié est
ie rapport d'un être imparfait à un autre
itre qu'il considère comme l'idéal de la
perfection , le rapport d'un elle qui sans
être absolument mauvais n'est plus absolu-
ARGUMENT. 27
ment bon, à quelque chose qui lui paraît
le bien. Voilà donc un peu de mal posé
comme condition d'amour dans le sujet
qui l'éprouve ; un peu de mal et pas trop,
car où le vice aurait pris racine et tout cor-
rompu , il n'y a plus d'amitié possible pour
ce qui est bon , et on aurait perdu à-la-fois
la connaissance du bien et la faculté de l'ai-
mer ; et en même temps, sans que la corrup-
tion ait flétri l'âme, il faut pourtant qu'il soit
entré dans l'âme quelque mal pour lui don-
ner le besoin d'en être délivré , y exciter et y
nourrir l'amour du bien. C'est la conscience
d'un peu d'ignorance qui nous fait aimer la
science , c'est la conscience d'un peu de
faiblesse qui nous fait adorer la vertu. En
toutes choses l'être absolument bon ou ab-
solument mauvais n'a pas le désir du mieux
et ne sent pas le besoin d'aimer ; un être
imparfait est seul capable d'amour, et ce
sentiment tient à-la -fois au bien et au mal,
a 8 ARGUMENT.
à la force et à la faiblesse. Telle est la con-
dition de l'amour dans lame. C'est , en der-
nière analyse, la privation dn bien à quel-
que degré, et à sa suite le besoin d'être
délivré de cette privation ; voilà pour le su-
jet, et quant à l'objet, c'est la supposition
qu'il est capable de nous donner ce qui
nous manque, de satisfaire le besoin qui
nous presse , c'est la supposition qu'il est
bon.
Arrivé à cet important résultat, Platon
ne s'y repose point encore, il l'examine,
l'éclaircit, et fait faire un nouveau pas à la
théorie. Ce qui est bon, le bien, voilà l'ob-
jet naturel de l'amour ; mais ce bien quel
est-il ? L'homme à demi malade aime un
bon médecin, mais ce bon médecin il ne
l'aime qu'en vue d'autre chose, c'est-à-dire
relativement, et relativement à quoi P Rela-
tivement aux bons remèdes qu'il en es-
père ; mais ces remèdes eux-mêmes il ne
ARGUMENT. 29
les aime qu'en vue d'autre chose, relative-
ment à la saute ; et la santé elle-même ,
ne l'aime-t-il pas en vue de quelque autre
chose , et toujours ainsi jusqu'à ce que
l'on arrive à une chose qu'on n'aime plus
pour une autre chose que pour elle-même,
à une chose qui est bonne en elle, qui est
le bien pris absolument? Là seulement fini-
raient et l'inquiétude de l'âme et le mouve-
ment négatif de la dialectique. Laissons
parler Platon : « Il faut arriver , dit-il , à
« quelque principe qui , sans nous renvoyer
« sans cesse du relatif au relatif, nous con-
« duise enfin à ce qui est absolument aima-
« ble, à ce qui est la chose aimée pour elle-
« même... Il faut prendre garde que toutes
« les autres choses que nous aimons en
« vue de la chose aimée par excellence ,
« n'en prennent l'apparence à nos yeux,
« et ne nous séduisent à les aimer pour
« elles - mêmes.. . Nous répétons souvent
3o ARGUMENT.
<c que nous aimons l'or et l'argent ; rien
« n'est plus faux ; ce que nous aimons,
« c'est l'objet pour lequel nous recherchons
« l'or, l'argent et tous Mes autres biens,
« moins un seul qui est aimé pour lui-
<c même. » Et ici Platon prouve rapidement,
mais invinciblement, qu'au-dessus de tous
les biens relatifs qui ne sont bons qu'op-
posés aux maux dont ils nous délivrent est
un bien absolu, indépendant et fixe, dont
lame a l'idée confuse mais intime , et au-
quel elle aspire par tous les degrés du re-
latif et du conditionnel, c'est-à-dire par la
jouissance de tous ces biens dans lesquels
elle ne peut trouver de satisfaction véri-
table.
\c nous lassons pas de remarquer que ce
nouveau résultat ne détruit pas le précé-
dent, mais, en Je modifiant, le confirme et
l'agrandit. Ce progrès Important va nous
conduire à un nouveau progrès plus impoi-
ARGUMENT 3i
tant encore. Le bien, objet de 1 amour,
élevé du relatif à l'absolu , il s'agit de re-
chercher en quoi précisément ce bien ab
solu consiste. N'oublions pas que le bien,
tout absolu qu'il est dans son essence, doit
être en rapport avec nous et notre nature,
pour être aimé par nous ; car , enfin , le désir
est la cause de l'amitié; le désir suppose le
besoin , et le besoin la privation ; d'où Pla-
ton conclut que le bien, pour être l'objet de
notre amour, doit être ce qui nous convient,
définition nouvelle qui encore une fois sans
changer la précédente, la détermine davan-
tage et lui donne une précision qui ajoute
à sa force. « Si quelqu'un, dit Platon, en re-
« cherche et en aime un autre, il faut qu'il
( y ait entre lui et l'objet aimé quelque con-
te venance, soit d'âme, soit d'esprit, soit même
« d'extérieur, autrement il ne le recher-
« cherait point et ne sentirait pour lui au-
« cime amitié; » théorie dont une des con-
3a UIGUMENT.
r
séquences est que l'ami sincère et véritable
est nécessairement aimé de l'objet qu il aime,
à condition toutefois que la convenance qui
l'attire soit réelle et non illusoire. Voilà cette
théorie célèbre de la convenance que Platon
distingue ici soigneusement de celle de la
ressemblance pour s'absoudre lui-même de
contradiction, et qu'il tire peu- à -peu de
toutes les solutions antérieures qu'elle con-
tient et qu'elle résume dans ee qu'elles ont
de légitime. Il s'agirait même d'arriver à
plus de précision encore, et Platon, qui
tend sans cesse à se surpasser et à s'épurer ,
parvenu à la convenance, se demande en
quoi elle consiste et quelles sont les choses
qui se conviennent. Mais à peine a-t-il
entamé cette polémique nouvelle , qu'il
l'interrompt, et à dessein; le grand ar-
tiste, qui se joue toujours un peu et re-
doute avant tout l'apparence de la pé-
danterie, pour donner plus de naturel et
ARGUMENT. 33
de grâce à son ouvrage , n'est pas fâché de
laisser croire que toute cette longue dis-
cussion n'est qu'un badinage sans aucune
vue sérieuse et sans résultat positif. Mais en
réalité un résultat a été obtenu , et un résul-
tat du plus haut prix ; toutes les solutions
incomplètes du problème de l'amitié ont été
successivement parcourues , à moitié dé-
truites, à moitié conservées, dégagées des
erreurs qui les corrompaient et qui les
mettaient aux prises, épurées et réconci-
liées entre elles, et employées toutes comme
élémens intégrans d'une solution plus
large et plus haute. Cette solution n'est
qu'indiquée dans le Lysis : le Phèdre et
le Banquet la développeront. Ici la vraie
dialectique lui a préparé les voies et fourni
sa base.
LYSIS,
ou
DE L'AMITIE.
SQGRATE , HIPPOTHALÈS, CTÉSIPPE ,
MÉNEXÈNE, LYSIS.
«»«#^<0 1 •?•«*»»
SOCRATE.
*J 'allais de l'Académie au Lycée par le chemin
qui longe en dehors les murs de la ville : arrivé
près de la petite porte où est la source du Pa-
nopus, je rencontrai là Hippothalès, fils d'Hié-
ronyme, et Ctésippe le Paeanien, entourés d'une
troupe de jeunes gens. Hippothalès me voyant
passer : Hé bien, Socrate ! me cria-t-il , d'où
viens-tu et où vas-tu? — Je vais, lui dis- je,
de l'Académie au Lycée. — Par ici, reprit-il;
viens avec nous. Consens à te détourner un peu :
crois-moi, tu feras bien. — Où donc, lui de-
mandai-je, et avec qui me veux-tu mener?-—
3.
3(i LYSIS.
Là, dit-il en me montrant, vis-à-vis du mur, un
enclos avec un porte ouverte : nous y venons
passer le temps, nous et beaucoup d'autres
beaux jeunes gens. — Mais quel est ce lieu, et
qu'y faites-vous? — C'est, me répond-il, une
palestre nouvellement bâtie; nous y passons le
temps le plus souvent en conversations dont
nous aimerions à te faire part. — Ce sera très
bien fait à vous; mais qui est-ce qui donne ici
les leçons? — Un de tes grands amis et admi-
rateurs, Miccus. — Par Jupiter! m'écriai - je ,
ce n'est point an homme médiocre, mais bien
un habile sophiste. — Ainsi, veux-tu nous sui-
vre, et venir voir ceux qui sont là-dedans? —
Je serais d'abord bien aise d'apprendre ce qui
pourra m'en revenir, et quel est là le beau
garçon. — Chacun de nous, Socrate, en juge
à son gré en faveur de tel ou tel. — Et selon
toi, Hippothalès, quel est -il? Voyons, dis-
moi cela. — Ma question le fît rougir. O Tlip-
pothalès, fils d'Hiéronyme! repris-jc, il n'-est
plus nécessaire de me dire si tu aimes ou non.
Je vois bien que non-seulement tu aimes, mais
que cet amour t'a déjà mené loin. Je ne suis pas,
si l'on vent, bon à grand'chose , ni fort habile;
mais un don que le ciel m'a fait sans doute ,
c'est de savoir reconnaître, au premier instant,
LYSIS. 37
celui qui aime et celui qui est aimé. A ces mots,
il se mit à rougir bien plus fort. Là-dessus, Cté-
sippe lui dit : Eu vérité , Hippothalès, il te sied
bien de rougir de la sorte , et de n'oser dire à
Socrate le nom qu'il te demande, quand, pour
peu qu'il restât auprès de toi, il ne pourrait man-
quer d'en être assommé, à force de te l'entendre
répéter! Pour nous, Socrate, il nous en a rendus
sourds; il ne nous remplit les oreilles que du
nom de Lysis ; surtout lorsqu'il est animé par
un peu de vin, il nous en étourdit si bien qu'en
nous réveillant le lendemain nous croyons en-
tendre encore le nom de Lysis. Passe encore
pour ce qu'il nous dit dans la conversation ,
quoique ce soit déjà beaucoup; mais c'est bien
autre chose quand il vient nous inonder d'un
déluge de vers et de prose, et, ce qui est pis
que tout cela, quand il se met à chanter ses
amours d'une voix admirable, qu'il nous faut en-
tendre patiemment. Et maintenant, le voilà qui
rougit à une simple question! — Ce Lysis, re-
pris-je, est un tout jeune homme, à ce qu'il
paraît; je le conjecture du moins, car, en te
l'entendant nommer, je ne l'ai pas reconnu. —
C'est qu'en effet on ne l'appelle guère pas son
propre nom , mais par celui de son père, qui est
un homme de beaucoup de réputation. Au reste,
38 LVS1S.
cet enfant ne t'est pas inconnu, j'en suis sur,
au moins par sa figure : elle suffit pour qu'on le
distingue. — Dis-moi, à qui appartient-il? —
C'est le fils aîné de Démocrate d'/Exonée *. —
Oui-dà , Hippothalès, m'écriai-je, que tu as bien
trouvé là de nobles amours, et qui te font hon-
neur à tous égards! Voyons donc, explique-toi
maintenant comme tu le fais devant tes cama-
rades; je veux éprouver si tu sais parler de tes
amours comme doit le faire un amant , soit de-
vant celui qu'il aime, soit devant d'autres per-
sonnes. — Mais, Socrate, est-ce que tu fais le
moindre fond sur ce que t'a dit Ctésippe? —
Toi-même, répondis-je, veux-tu nier que tu aimes
celui qu'il a nommé? — Pour cela non; mais je
nie que je fasse des vers et de la prose en son
honneur. — Allons, il a perdu la tête, dit Cté-
sippe; en vérité, il extravague. — Alors je re-
pris : G Hippothalès! je ne désire entendre de
toi ni vers ni musique, si tu en as composé pour
ton jeune ami , mais j'en voudrais seulement sa-
voir le sens, afin de connaître comment tu te
comportes vis-à-vis tes amours. — Ctésippe est
là pour te le dire, Socrate; il doit le savoir et
s'en souvenir à merveille, puisqu'à l>n croire
* Dôme de la tribu Cécropide.
LYSIS. 39
il a les oreilles étourdies à force de m'entendre.
— Il n'est que trop vrai, parles dieux! s'écria
Ctésippe : aussi bien tout cela est-il fort ridicule,
Socrate; il est en effet assez plaisant qu'un amou-
reux, la tête remplie plus que personne de son
bien-aimé, ne trouve rien de plus particulier à
en dire que ce qu'en pourrait conter le premier
enfant venu : à savoir ce qui se chante par toute
la ville, et sur Démocrate, et sur Lysis, grand-
père du jeune homme, et sur tous ses aïeux;
leurs richesses, le nombre de leurs chevaux,
les prix remportés par eux aux jeux isthmiques,
néméens, pythiques, et à la course des chars ,
et à la course des chevaux; voilà ce qu'il nous
rebaten prose et en vers, et mainte autre his-
toire plus vieille encore. L'autre jour, c'était la
visite d'Hercule qu'il nous racontait dans je
ne sais quelle tirade poétique; c'est-à-dire com-
ment un de leurs ancêtres eut l'honneur de re-
cevoir Hercule en qualité de son parent, étant
né lui-même de Jupiter et de la fille du pre-
mier fondateur de son dème d'iExonée ; toutes
choses qu'on entend chanter par les vieilles
femmes , et cent autres récits de même force.
Voilà, Socrate, ce qu'il nous condamne à en-
tendre et en vers et en prose. — Quand Cté-
sippe eut fini : Oh! oh! m'écriai-je, Hippotha-
4o LYS1S.
lès , cela n'est pas trop bien avisé à toi de faire
toi-même et de chanter ton hymne de triomphe
avant d'avoir vaincu ! — Mais, Socrate, me dit-il,
ce n'est pas à moi que s'adressent mes vers et
mes chants. — Tu ne le crois pas du moins.
— Et comment en serait-il autrement? — C'est
toi, te dis-je, toi surtout à qui se rapportent
toutes ces poésies. Si , en effet , tu réussis , après
avoir placé si haut tes amours, tous ces éloges ,
tous ces chants tourneront à ton honneur, et se-
ront dans le fait pour toi une sorte d'hymne de
triomphe, comme ayant fait une pareille con-
quête ; si tu échoues , au contraire, plus tu au-
ras exalté, par tes éloges, celui que tu aimes,
plus tu feras un triste personnage, frustré de si
grandes et si illustres amours. Ainsi , mon cher,
en amour, quiconque est un peu habile n'a
garde de célébrer ce qu'il aime avant d'avoir
réussi, par une sage méfiance de ce qui peut
arriver; sans compter que d'ordinaire le bien-
nimé, quand il se voit célébrer et vanter de
la sorte, devient fier et dédaigneux. N'es-tu pas
de cet avis? — J'en conviens, me dit-il. — Et
plus ils ont de fierté, plus ils sont difficiles à
vaincre. — Cela doit être. — Que dirais-tu d'un
chasseur qui effaroucherait la proie qu'il veut
surprendre, el la rendrait plus difficile à attein-
LYSIS. 4»
dre? — Ce serait un fort mauvais chasseur. — Et
ne serait-ce pas la dernière maladresse, avec des
discours et des chants, de rendre plus ombra-
geux encore au lieu d'attirer? Qu'en dis-tu? —
Je suis de ton avis. — Prends donc garde, Hip-
pothalès, qu'avec ta poésie tu ne t'exposes au
même reproche. Tu ne voudrais pas, je pense,
reconnaître pour bon poète celui qui se nuirait
à lui-même par ses propres oeuvres? — Non,
par Jupiter ! dit-il ; ce serait par trop déraison-
nable. Eh bien , Socrate, je passe condamnation
sur tout cela; et, je t'en prie, si tu veux bien
me donner quelque avis, apprends-moi quels
discours et quelle conduite on doit tenir pour
gagner les bonnes grâces de son bien-aimé. —
Cela, répondis-je, n'est pas aisé à dire ; mais si
tu pouvais faire entrer ton cher Lysis en con-
versation avec moi, peut-être te pourrais-je offrit-
un exemple du genre d'entretien que tu devrais
avoir avec lui, au lieu des hymnes en prose et
en vers que tu lui débites, à ce qu'on dit. —
Rien n'est plus facile à arranger : tu n'as qu'à
entrer ià-dedans avec Ctésippe, t'y asseoir, et
te mettre à converser ; je suis sûr qu'il viendra
de lui-même pour t'entendre, car il aime singu-
lièrement à écouter, Socrate : de plus, comme
on célèbre la fête d'Hermès, adolescens et adul-
4* LYSIS.
tes se trouvent aujourd'hui réunis; il ne peut
donc manquer de venir auprès de toi. Ctésippe
le connaît beaucoup par son cousin Ménexène,
lequel est ami de Lysis plus que tout autre de
ses camarades. Ctésippe pourrait donc l'appeler,
s'il ne vient pas de lui-même. — Je le veux bien ,
lui dis-je; et emmenant alors Ctésippe, je m'a-
vançai vers la palestre ; les autres jeunes gens
nous suivirent.
En entrant, nous trouvâmes les cérémonies à
peine terminées et les jeunes garçons qui s'a-
musaient déjà à jouer aux osselets, tous parés
pour la fête de ce jour. La plupart étaient à se
divertir dans la cour; quelques autres, dans un
coin du lieu où on se déshabille pour les exer-
cices, jouaient à pair et impair avec une quan-
tité d'osselets qu'ils tiraient de petites corbeilles.
\utour de ceux-ci en étaient d'autres occupés à
les regarder : Lysis était de ce nombre, et -
tenait là parmi les jeunes garçons et les jeunes
gens, avant encore sa couronne sur la tète *, et
remarquable entre tous non-seulement par sa
beauté, mais par son air noble et décent. Peur
nous, nous allâmes nous placer du côté oppose,
qui était plus tranquille, et nous mîmes à débat in
* l„i courorlne don! on se parait poui 1<- sacrifice.
LYSIS. 43
quelque chose entre nous. Lysis se retournait
souvent en jetant les yeux vers nous; et l'on
voyait qu'il avait grande envie de venir nous
trouver. Il parut quelque temps embarrassé,
comme hésitant à venir tout seul; mais bientôt
Ménexène entra, en jouant, de la cour dans l'en-
droit où nous étions , et, en voyant Ctésippe et
moi, il s'approcha pour s'asseoir auprès de nous.
Lysis, observant son intention, le suivit et se
plaça à son coté. Les autres accoururent aussi.
Alors Hippothalès, dès qu'il les vit former un
groupe assez nombreux, alla se glisser parmi eux,
en tâchant de n'être pas aperçu de Lysis, de peur
de lui déplaire, et se tenant à portée de nous
écouter.
Alors , m'adressant à Ménexène : Fils de Dé-
mophon , lui dis-je , lequel est le plus âgé de vous
deux? — Nous sommes en débat là-dessus , me
répondit-il. — Et ne disputez-vous pas aussi qui
de vous deux est le plus brave jeune homme?
— Assurément. — Et aussi, sans doute, lequel
est le plus beau ? — Tous deux se mirent à rire.
— Je ne veux pas vous demander lequel de vous
est le plus riche ; car vous êtes amis , n'est-il pas
vrai? — Très vrai. — Et, comme on dit, entre
amis tous les biens sont communs; de sorte
que, si vous êtes sincères en vous donnant pour
44 LYSIS.
amis, il n'y a aucune différence à faire entre
vous sous le rapport de la fortune. — Ils en
tombèrent d'accord. J'allais leur demander en-
suite lequel des deux était le plus sage et le
plus juste, lorsqu'un de leurs camarades vint
avertir Ménexène que le maître de la palestre
le demandait. Je présume que c'était en qualité
de surveillant du sacrifice qu'on avait besoin de
lui.
Ménexène se retira donc; alors, m'adressant
à Lysis : IN'est-il pas vrai, lui dis-je, que ton
père et ta mère t'aiment tendrement? — Je le
crois. — Et qu'ils voudraient te voir aussi heu-
reux que possible? — Certainement. — Et re-
gardes-tu comme heureux l'homme qui est es-
clave, et qui n'a la permission de rien faire
de ce qu'il désire? — Non, assurément. — Si
donc ton père et ta mère ont de la tendresse
pour toi, et qu'ils souhaitent ton bonheur, il
est clair qu'ils doivent , par tous les moyens
possibles, s'efforcer de te le procurer. — Pour-
quoi non? — En ce cas, ils te laissent donc
faire tout ce que tu veux ; jamais ils ne te gron-
dent, jamais ils ne te défendent de faire ce dont
tu peux avoir envie? — Par Jupiter! Socrate ,
c'est tout le contraire; il v a bien des choses
■r
qu'ils me défendent. — Qu'est-ce à dire? Eux qui
LYS1S. 45
veulent ton bonheur, t'empêchent de faire ce
que tu désires ? Voyons , dis-moi un peu : si tu
t'avisais de vouloir monter sur l'un des chars de
ton père, et prendre en main les rênes lorsqu'il
y a un prix à disputer, tes parcns te laisseraient-
ils faire, ou bien ne t'en empêcheraient-ils pas?
— Certes , ils ne voudraient pas le permettre.
— Et à qui donc le permettraient-ils? — Il y a
un cocher qui reçoit de mon père un salaire tout
exprès. — Comment! ils accordent à un homme
à gages, de préférence à toi, la liberté de dis-
poser des chevaux, et ils lui paient encore un
salaire pour cela! — Sans doute. — Mais l'at-
telage des mulets, au moins, ils te le laissent
gouverner; et si tu voulais prendre le fouet
pour les frapper, il ne tiendrait qu'à toi? —
Nullement. — Quoi donc, répliquai-je, n'est-
il permis à personne de les fouetter? --- Si
bien , au muletier. — Cet homme est-il libre
ou esclave? — Esclave. — Ainsi, ils font dIus
de cas d'un esclave que de toi qui es leur fils;
ils lui confient ce qui leur appartient, de pré-
férence à toi; et lui permettent de faire les
mêmes choses qu'ils te défendent! Eh bien,
dis-moi encore une chose : te laissent-ils au
moins le maître de toi-même, ou bien te refu-
sent-ils encore jusqu'à cette liberté? — Eh, com-
46 LYSIS.
ment pourraient-ils me la laisser? — Il y a clone
quelqu'un qui te gouverne? — Mon conduc-
teur, que voici. — Esclave aussi, je pense? —
Sans doute, et à nous. — Il me paraît pourtant
un peu fort que ce soit l'esclave qui gouverne
l'homme libre. Et en quoi ce conducteur te
gouverne-t-il? — En ce qu'il me mène chez le
maître. — Bon , est-ce que les maîtres te gou-
vernent aussi? — Oui, assurément. — Voilà
bien des maîtres et des gouverneurs que ton père
t'impose volontairement. Mais encore, quand tu
rentres à la maison, chez ta mère, consent-elle,
pour l'amour de ton plus grand bonheur possi-
ble, que tu viennes t'emparer de sa laine et de
son métier, tandis quelle travaille? car pour la
navette et les autres instrumens de son ou-
vrage, je suppose qu'elle ne te défend pas d\
toucher. — Lysis se mettant à rire : Par Jupiter,
Socrate , non-seulement elle me le défend, mais
je m'attirerais sur les doigts si j'y touchais. —
Qu'est-ce ceci, par Hercule! m'écriai-je; aurais-tu
donc offensé ton père et ta mère? — Moi? Je
fore bien que non. — Mais que leur as-tu donc
fait pour qu'ils t'empêchent avec tant de ri-
gueur d'être heureux et de faire ce qu'il te plaît,
pour qu'ils te tiennent toute la journée dans la
dépendance de quelqu'un , en un mot dans
LYS1S. 47
l'impossibilité de faire à-peu-près rien de ce
que tu peux désirer? A ce compte, il semble
que ni cette fortune si considérable ne te sert
pas de grand'chose , puisque tout ce monde-là
en dispose plus que toi, ni même ta propre
personne , qui est si agréable ; car elle est re-
mise aux soins et à la garde des autres, tandis
que toi, pauvre Lysis, tu n'as d'autorité sur
qui que ce soit, et tu ne peux rien faire à ta
volonté. — C'est que je ne suis pas encore en
âge pour cela, Socrate. — Ce ne serait pas une
raison, fils de Démocrate. Voici, par exemple,
des cas où ton père et ta mère te laissent le
maître, sans attendre que tu sois plus âgé :
quand ils veulent se faire lire ou écrire quel-
que chose, c'est toi , je présume, qu'ils choi-
sissent pour cela^, de préférence à tous les gens
de la maison? N'est-ce pas? — Oui. — Et, en
ce cas, il dépend bien de toi d'écrire ou de
lire telle lettre et puis telle autre à ton gré ;
de même quand tu prends ta lyre, ton père ni
ta mère ne t'empêchent pas, j imagine, de re-
monter ou de baisser telles cordes qu'il te plait,
de les pincer avec les doigts ou de les frapper
avec le plectrum! T'en empêchent-ils? — Non,
Socrate. — Maintenant, Lysis, quel motif me
donneras-tu pour qu'ils te laissent, en ces sortes
43 LYSIS.
île choses, la liberté qu'ils te refusent dans les
autres? — C'est, je pense, parce que je sais les
unes, et que j'ignore les autres. — A la bonne
heure, mon enfant. Ce ne sont donc pas les an-
nées que ton père attend pour te donner ta li-
berté: mais du jour où ils te trouvera plus pru-
dent que lui-même, il ne demandera pas mieux
que de t'abandonner la conduite de tous ses
biens, et la sienne propre. — Je le crois. — Fort
bien; et votre voisin n'en est-il pas avec toi,
sous ce rapport, aux mêmes termes que ton
père? Ne te confierait-il pas très volontiers l'ad-
ministration de sa maison, du moment qu'il se-
rait convaincu que tu t'y entends mieux que lui?
— Oui, il me la confierait. — Et les Athéniens,
penses-tu qu'ils ne te remettront point la direc-
tion de leurs affaires , dès qu'ils t'auront re-
connu la capacité convenable? — Si fait. — Et
maintenant , par Jupiter, prenons le grand roi
lui-même; qui préférerait-il, s'il s'agisssait de
faire une sauce pour des viandes qu'on vient de
cuire, de son fils aîné, l'héritier présomptif du
trône de l'Asie, ou bien de nous, si nous étions
dans le cas de prouver en sa présente que nous
entendons mieux que son fils l'apprêt d'un ra-
goût? — Ce serait nous, sans doute. — Et,
quant an prince, il ne lui laisserait pis mettre
LYSÏS. 1q
îe moindre assaisonnement, t ail dis qu'il nous
verrait faire sans difficulté, lors même qu'il nous
plairait de jeter le sel à pleines mains. — Et
pourquoi non? — Ou bien, si son fils avait mal aux
yeux, voudrait-il ou non lui permettre d'y toucher
lui-même, quand il saurait que le prince n'en-
tend rien à l'art de guérir? — Il l'en empêche-
rait. — Nous, au contraire , s'il nous tenait pour
versés dans cet art, voulussions-nous ouvrir de
force les yeux malades et les remplir de cendre,
il ne s'y opposerait pas, je pense, persuadé que
nous ne le ferions qu'à bon escient.-— Je le crois.
— Enfin ne s'en rapporterait-il pas à nous plutôt
qu'à lui-même et à son fils pour toutes les choses*
clanslesquellesilnouscroiraitplus habiles qu'eux-
mêmes? — Cela est naturel , Socrate. — Oui,
cherLysis, ainsi vont les choses: dans quelque
genre que nous acquérions des talens, tout le
monde s'adressera à nous, Grecs et Barbares,
hommes et femmes; tout ce qu'il nous plaira
de faire, nous le pourrons, personne ne s'avi-
sera de nous le défendre; pour tout 'cela nous
serons libres, et même nous commanderons aux
autres; et ce sera pour nous une véritable pro-
priété , puisque nous saurons en jouir, tandis
que pour les choses où nous n'entendons rien ,
bien loin qu'on nous en laisse disposer a notre
4. 4
5o LYSIS.
guise, tout le monde voudra s'y opposer autant
que possible, et non-seulement les étrangers,
mais encore notre père , notre mère , et si quel-
qu'un nous touche de plus près; sur tout cela,
il nous faudra obéir à d'autres : ce sera pour nous
chose étrangère, car nous n'en aurons pas la
jouissance. Admets-tu qu'il en soit ainsi? —
Tout-à-fait. — Pouvons-nous aimer quelqu'un ,
ou en être aimé, par rapport à ce en quoi nous
ne saurions être utiles à rien ? — Pas le moins
du monde. — Ce n'est donc pas pour les choses
où tu serais inutile que l'on t'aime, et ton propre
père comme tous les autres hommes? — Je ne
4e pense pas. — Si donc tu acquiers des lumières,
mon enfant, tout le monde deviendra ton ami
et te sera dévoué, car tu seras utile et précieux :
dans le cas contraire, personne n'aura d'amitié
pour toi, ni tes proches, ni ton père, ni ta
mère. Et serait-il possible, Lysis, d'être fier
quand on ne sait rien * ? — Impossible. — Mais
si tu as besoin des leçons du maître, c'est que tu
n'as pas encore de savoir. — Il est vrai. — Ainsi
tu ne vas pas faire le fier puisque tu es encore
* Ici et dans ce qui suit nous n'avons pu rendre le jeu
de mots si naturel en grec et dans la conversation entre
uf'^a cppcviîv el y:'.<;îv. |/.!fftX«ppti)v et 'tyv.w.
LYSLS. 5 .
ignorant. — Par Jupiter ! j'espère bien que non,
Socrate.
Là-dessus je tournai les yeux vers Hippothalès,
et je pensai commettre une indiscrétion; car je
fus sur le point de m'écrier : Voilà, Hippothalès,
quels entretiens il faut avoir avec ceux qu'on
aime, pour rabattre leur amour-propre et les
rendre humbles, au lieu de les enfler d'orgueil
et de les gâter comme tu fais. Mais, le voyant
inquiet et tout troublé de ce qui venait d'être
dit, je me rappelai qu'il voulait rester caché à
Lysis, et m'étant ravisé, je retins le propos qui
allait m'échapper.
En ce moment Ménexène revint, et s'assit au-
près de Lysis, à la place qu'il avait quittée. Lysis
me dit tout doucement, sans qu'il put l'entendre,
d'un air naïf et amical : Socrate, répète donc à
Ménexène les mêmes choses que tu m'as dites.
— Lysis, lui répondis-je, tu pourras les lui dire toi-
même, car tu m'as suivi avec grande attention. —
Il est vrai, reprit-il. — En ce cas, tâche de te
rappeler cela de ton mieux, afin de lui en rendre
compte exactement; si tu oublies quelque chose,
tu peux me le demander la première fois que tu
me rencontreras. — Oui , Socrate , je m'y appli-
querai , je te le promets; mais parle-lui à son
tour : je désire t'écouter jusqu'à ce qu'il soit
4.
5 2 LYSIS.
l'heure de retourner à la maison. — Je le veux
bien, mon enfant , puisque tu me le demandes;
mais songe à venir à mon secours, si Méuexène
se met à me réfuter : ne sais-tu pas que c'est un
disputeur? — Oh! oui, tics disputeur, et c'e^-t
pour cela que je désire que tu raisonnes avec
lui. — Et pourquoi? repris-je, pour que j'apprête
à rire à mes dépens? — A Dieu ne plaise, Socrate;
mais pour que tu le châties un peu. — Comment
m'y prendre? cela n'est pas aisé; car c'est un
homme redoutable, un élevé de Ctésîppe. Bien
mieux, Gtésippe lui-même est ici qui nous écoute;
ne le vois-tu pas? — Allons, Socrate, ne t'in-
quiète de personne, et mets-toi à raisonner avec
Méuexène. —Eh bien, j'y consens, lui dis-je. Ce
petit dialogue entre Lysis et moi finissait à peine
queCtésippe s'écria: Mais que chuchotez-vous l;>
de bon entre vous deux? se sauriez-vous nous en
faire part? — Au contraire,lui dis-je, je nedemande
pas mieux. Nous en étions sur quelque chose
que Lysis ne comprend pas et qu'il pense que
Méuexène comprendra; c'est pourquoi il m'en-
gage à m'adresser à lui. — Et pourquoi ne pas
le faire? — Aussi ferai-je, repris-je.
Réponds-moi donc, Méuexène, sur ce que je
vais te demander. I! y a une chose que je désire
depuis mon enfance; et chacun a ainsi son
LYSIS. 53
goût particulier. Tel voudrait avoir des chevaux,
tel autre des chiens; celui-ci de l'or, celui-là
des dignités. Pour moi , je suis assez calme sur
tout cela; mais ce que je désire avec passion
c'est de posséder des amis: un bon ami serait
plus précieux pour moi que la meilleure caille,
le meilleur coq qui soit au monde *, même que
quelque cheval et quelque chien qu'on me pro-
posât: oui, par le chien, je crois même que
j'irais jusqu'à préférer, et de beaucoup, un ami
à tout le trésor de Darius, quand on y ajouterait
encore Darius en personne, tant je suis amateur
passionné de l'amitié. Eh bien, lorsque je vous
considère, Lysis et toi, une chose me frappe et
me fait envie, c'est qu'étant si jeunes, vous vous
trouviez posséder sitôt et sans peine un si grand
bien, et que tu aies su déjà, Ménexène, l'attacher
en lui un ami, et lui de même en toi. Pour moi,
je suis si éloigné d'avoir fait une telle acquisition,
que j'ignore même la manière dont on acquiert
un ami, et c'est justement ce dont je voulais
m'in former à toi, comme étant bien au fait. Ainsi
dis-moi, je te prie, lorsque quelqu'un en aime un
Les Athéniens, très curieux des combats de ces deux
espèces d'oiseaux, les nourrissaient exprès avec beaucoup
de soin pour se procurer ce spectacle. (Voyez les Lois,
liv. VII. )
54 LYSIS.
antre, lequel des deux devient Faim!1 est-ce ce-
lui qui aime par rapport à celui qui est aimé ,
ou celui qui est aimé par rapport à celui qui
aime, ou bien n'y a-t-il aucune différence à
faire?— Aucune, à mon avis, répond Ménexène.
— Que dis-tu, repris-je, tous deux sont amis,
quoique l'un d'eux seulement aime l'autre? —
Oui, du moins à ce qu'il me semble. — Mais quoi,
ne peut-il pas arriver que celui qui aime ne soit
point payé de retour? — Cela peut arriver. —
Bien mieux, ne peut-il se faire qu'il soit même
liai, comme souvent les amans s'imaginent
l'être de leurs bien-aimés? Quelque tendrement
qu'ils puissent aimer, les uns croient qu'on a
de l'indifférence, les autres de l'aversion pour
eux. Cela ne te semble-t-il pas vrai? — Très
vrai. — Or, en cas pareil, l'un des deux aime,
l'autre est aimé? — Oui. — Eh bien, en ce
cas, lequel est l'ami de l'autre? est-ce l'aimant
qui Test de l'aimé , qu'il soit en retour aimé ou
haï? ou bien est-ce l'aimé? ou encore, serait-
ce que ni l'un ni l'autre n'est ami quand l'af-
fection n'est pas réciproque entre eux? — Il
me semble qu'il faut l'entendre de cette dernière
manière. — Alors nous admettons tout le con-
traire df ce que nous avons dit précédemment :
tout-à-1'heure il suffisait qu'un soûl aimât pour
LYSIS. 55
qu'il y sût amitié entre tous deux; maintenant
ni l'un ni l'autre n'est ami à moins que tous
deux ne s'aiment réciproquement. — Nous avons
l'air en effet de nous contredire. — Ainsi, qui-
conque aime n'est point l'ami de ce qui ne lui
rend pas pareille affection. — A ce qu'il semble.
— Ceux-là donc ne sont pas amis des chevaux
auxquels les chevaux ne rendent pas le même
attachement. Autant en dois-je dire des amis des
cailles, des chiens, du vin, des exercices gymnas-
tiques , et aussi des amis de la sagesse, à moins
que la sagesse ne les aime à son tour; ou bien,
quoique chacun d'eux aime toutes ces choses, il
n'est point leur ami. Dès-lors, quand le poète à
dit:
« Heureux celui qui a ses enfans pour amis,
« avec des coursiers agiles, des chiens pour la
« chasse, et un hôte dans les contrées lointaines*,»
le poète a donc menti? — Non,je ne le pense pas.
* Le texte dit: Heureux celui auquel sont des enfans amis
(c'est-à-dire chéris), des coursiers, etc. La phraséologie grec-
que permet d'entendre ces mots comme s'il y avait, auquel
sont amis des enfans, des chevaux, etc., ce qui fait porter
le mot et l'idée d'amis sur tous les autres objets, par une
extension évidemment fausse, mais que la grammaire ne ré
prouve pas positivement. Pour rendre a-la-fois le sens na-
turel de ces vers et le sens que leur prête Sonate, il nous
56 LVSIS.
— Tu penses qu'il ;i raison de s'exprimer ainsi?
— Sans doute. — Ainsi l'objet aimé est l'ami de
celui qui aime, soit qu'il l'aime à son tour, soit
qu'il le haïsse? Par exemple, les petits enfans
nouveau-nés, qui n'aiment pas encore leurs
père et mère, ou même qui les haïssent lorsque
l'un ou l'autre les châtie , sont, dans le temps
qu'ils les haïssent, leurs amis au plus haut degré.
— II faut bien l'admettre. — Il s'ensuit que l'ami
n'est pas celui qui aime, mais celui qui est aimé.
— Il est vrai. — De même l'ennemi sera non pas
celui qui a de la haine, mais celui qui en est l'ob-
jit. — D'accord. — En ce cas, il arrive que bien
des gens sont aimés par leurs ennemis et haïs
par leurs amis, et qu'ils sont les amis de leurs
ennemis et les, ennemis de leurs amis, s'il est vrai
que l'ami soit, non l'aimant, mais l'aimé. C'est
pourtant Ih une chose bien déraisonnable, mon
cher, ou plutôt impossible, ce me semble, d'être
l'ennemi de son ami et l'ami de son ennemi. —
Ton obser\alion me parait juste, Socrate. • — Si
;i fallu faire une phrase très embarrassée. On trouve dans le
secund yllcibnidc un pareil exemple d'interprétation arbi-
traire. Ici l«'s deux vers en question sont de Solon , d'à -
près ce qu'attestent les Scholies d*Hermias sur le Phèdre ,
citées manuscrites par Ruhnken ( vovez Cnllimaque , édit.
«l'I.i nesri , fragmens , pag. 421), el publiées depuis en to-
talité p. a \-i ( / oyei y. :>■'>.
LYSIS. 57 '
donc il y a là impossibilité , il faudra bien que
celui qui aime soit l'ami de celui qui est aimé.
— Oui. — Que celui qui hait soit l'ennemi de
celui qui est haï. — Naturellement. — Dès-lors
nous nous trouverons souvent dans la nécessité
de reconnaître, comme dans les cas dont nous
avons parlé, que souvent on est l'ami de qui ne
nous est point ami, souvent même de qui nous est
ennemi, quand nous aimons qui ne nous aime
point et même qui nous hait; et que souvent
aussi on est l'ennemi de qui ne nous est point
ennemi, même de qui nous est ami, lorsque
nous haïssons qui ne nous hait point, et même
qui nous est attaché. — Cela est probable. —
Comment donc ferons-nous si l'ami n'est ni l'ai-
mant, ni l'aimé , ni même celui qui est à-la-fois
l'un et l'autre? Faut-il supposer un autre rap-
port dans lequel on peut devenir réciproque-
ment amis? — Par Jupiter ! je ne sais, Socrate,
comment me tirer de là. — N'aurions-nous pas,
Ménexène, mal envisagé les choses? — C'est ce
qu'il me semble, Socrate , dit Lysis, et aussitôt
il rougit. Je vis bien que ces mots lui étaient
échappés malgré lui par la vivacité de l'attention
qu'il nous prétait, et que sa physionomie n'avait
cessé d'exprimer.
Voulant donc donner du relâche à Ménexène
58 LYSIS.
et charmé (railleurs de l'intelligente curiosité
de son camarade, je me tournai vers lui pour
lui adresser la parole : Oui, mon cher Lysis ,
lui dis-je, je crois que tu as raison, et que
si nous eussions mieux dirigé cette discussion,
nous ne nous serions pas égarés de la sorte. Eh
bien , renonçons au chemin que nous avons pris;
il me parait trop difficile : je suis d'avis que nous
en suivions un autre vers lequel nous nous som-
mes déjà tournés, et que nous considérions
' ce que disent les poètes. En fait de sagesse, les
poètes sont nos pères et nos guides. Vraiment ,
ils ne nous expliquent pas mal l'amitié; ils nous
disent que c'est Dieu lui-même qui fait les amis,
en les conduisant l'un vers l'autre. Ils s'expriment
à-peu-près en ces termes, s'il m'en souvient bien :
Un Dieu rapproche ceux qui se ressemblent * ,
et fait qu'ils se connaissent. N'as-tu jamais ren-
contré ces vers-là? — Si fait, Socrate. — Tu
auras peut-être aussi rencontré les ouvrages de
certains hommes fort habiles ([ni disent, préci-
sément la même chose, savoir, que le semblable
est toujours et nécessairement ami de son sem-
blable**; je veux parier de ceux qui traitent,
" Homère, Odyss. XVII, ai8.
••('.'est la doctrine d'Empedocle. Voyez A.histotb, Eth.
\ III . i Dmr, ni LMHTE. VIH, ?6
LYSIS %
clans leurs entretiens et dans leurs écrits, de la
nature et de l'univers. — Oui, Socrate. — Trou-
ves-tu qu'ils aient raison? — Peut-être. — Peut-
être, repris-je, n'ont-ils raison qu'à demi, mais
peut-être aussi entièrement , et ce sera nous qui
ne les entendons pas. Jl nous semble en effet que
plus un méchant homme se rapprochera de son
pareil et fera société avec lui , plus il devra de-
venir son ennemi : car il lui fera quelque injus-
tice; et il est impossible que l'offenseur et l'of-
fensé soient bons amis. N'est-ii pas vrai ? — Sans
doute. — Il résulte de là qu'une moitié de la
maxime serait fausse, en supposant que les mé-
dians fussent semblables entre eux. - — Tu as
raison. — Mais ils veulent dire, je crois, que
les bons se ressemblent et sont amis entre eux,
tandis qu'au contraire les méchans sont , à ce
qu'on dit du moins, changeans et variables. Or,
ce qui est différent de soi-même, et contraire à
soi-même, ne saurait à beaucoup près ressem-
bler à quelque autre chose et l'aimer. N'est-ce
pas ton avis? — Oui, bien. — Ainsi, mon cher
ami, ceux qui disent que le semblable est ami de
son semblable l'entendent, je crois, en ce sens,
que l'homme de bien seul est ami de l'homme
de bien , et que le méchant ne saurait former
jamais ni avec le bon ni avec le méchant une
Go LYSIS.
amitié véritable. Es-tu de cet avis? — Eysis me
fit signe que oui. — Nous savons donc main-
tenant quelles gens sont amis; car notre rai-
sonnement nous démontre que ce sont les
gens de bien. — Cela me parait évident. —
Et à moi aussi, repfis-je; pourtant il y a là quel-
que chose qui me contrarie. Allons, courage,
examinons de grâce, ce que je crois entrevoir. Le
semblable esl ami du semblable en tant que sem-
blable, et comme tel, il lui est utile. Mais voyons
ceci : est-il quelque bien ou quelque dommage
que le semblable puisse faire à son sembla-
ble qu'il ne puisse se faire à soi-même? en
peut-il attendre quoi que ce soit qu'il ne puisse
attendre de soi-même? Alors, comment les sem-
blables pourraient-ils s'attacher l'un à l'autre,
quand ils ne peuvent se servir de rien récipro-
quement? y a-t-il moyen? — Impossible. —
Et, sans attachement, comment pourrait-on être
amis? — En aucune manière. — Mais enfin, quoi-
que le semblable ne soit pas ami du semblable,
il se pourrait que les gens de bien fussent amis,
en tant que gens de bien, sinon en tant que
semblables. —Peut-être. — Mais quoi! l'homme
de bien, en tant qu'homme de bien, nese suliit-il
pas à lui-même? - Oui. — Or celui qui se suffit
.1 soi-même, par cela même n'a besoin de per-
LYSIS. tii
sonne. — « Certainement. — Celui qui n'a besoin
de personne ne saurait s'attacher. — Non. —
Ne s'attacliant pas , il ne peut aimer. — Non. —
Ne pouvant aimer, il ne peut être ami. — Non ,
cela est clair. — Comment donc voulons-nous
que se forme l'amitié entre les gens de bien , si ,
absens, ils n'ont pas besoin les uns des antres,
puisque chacun d'eux isolé se suffit à soi-
même, et si, présens, ils ne se sont d'aucune
utilité? Le moyen que de tels hommes se sou-
cient beaucoup l'un de l'autre? — Je ne le con-
çois pas. — Se souciant si peu l'un de l'autre,
ils ne sauraient être amis. — Il est vrai. — Vois
donc un peu, Lysis, dans quel panneau on nous
a fait donner! Notre principe a bien l'air de n'ê-
tre pas faux à demi seulement. — Comment
cela? — Il me revient en ce moment à l'esprit
d'avoir entendu quelqu'un soutenir que le sem-
blable est en guerre avec le semblable, les gens
de bien avec les gens de bien. Mon homme
mettait en avant le témoignage d'Hésiode, qui
dit quelque part :
Le potier fait ombrage au potier, le chanteur au chanteur.
Et le mendiant au mendiant. *
Et en général il ajoutait que plus les choses sont
HÉsionp. , Les œuvres et les jours , v. î5.
6à LYSIS.
semt)lables entre elles, plus elles doivent contenir
cTélémens d'envie, de discorde et de haine; et
moins elles sont semblables, d'amitié; que d'ail-
leurs le pauvre est de toute nécessité ami du
riche, le faible du fort, pour en avoir du se-
cours; le malade du médecin; et qu'enfin qui-
conque est ignorant recherche et aime l'homme
instruit. Alors, se développant de plus en plus
avec hardiesse , tant s'en fallait, selon lui, que
le semblable fut ami de son semblable, que c'é-
tait précisément le contraire qui est ami de son
contraire; que les choses les plus opposées entre
elles sont les plus amies ; qu'en effet on a besoin
de son contraire et non de son semblable : pat-
exemple, le sec de l'humide, le froid du chaud ,
l'amer du doux, l'aigu de l'obtus, le vide du plein,
le plein du vide, et ainsi du reste; puisque le
contraire sert d'aliment à son contraire, tandis
que le semblable ne profite de rien à son sem-
blable *. Et, en disant ces choses-là, mon cher,
il avait l'air d'être bien sûr de son fait; il par-
lait à merveille. Et vous, mes amis, en êtes-
vous contens? — Oui, vraiment, dit Ménexène,
* Opinion d'Heraclite. Voyez Aristote, Ethiq. VIII, i.
Dioc. de Laertr, IX , 1 , 8. Le Banquet et le Commentaire de
Provins sur le Tirnée, p. i!\.
EYSIS. G3
autant qu'il est possible d'en juger sur un pre-
mier aperçu. — Ainsi nous admettons que cha-
que chose est éminemment amie de son con-
traire?— Oui. — Bon; mais n'est-ce pas en
vérité bien étrange, Ménexène? et n'allons-nous
pas voir tomber sur nous sans pitié nos au-
tres habiles raisonneurs, qui nous demande-
ront si la haine et l'amitié ne sont pas
des choses fort contraires? Que leur répon-
drons-nous? ne sommes - nous pas forcés de
leur accorder ce point? — Nécessairement. —
Est-ce que par hasard la haine est amie de l'a-
mitié , ou l'amitié de la haine? — Pas du tout. —
Ou bien peut-être le juste de l'injuste, la tem-
pérance de l'intempérance, le bon du mauvais?
— Je ne le crois pas. — Si pourtant une chose
est amie d'une autre en raison de son opposi-
tion, il faut bien que celles-ci le soient. — Il
est vrai. — Ainsi, ni le semblable n'est ami du
semblable, ni le contraire du contraire. — Il ne
semble pas. — Eh bien voyons donc si le principe
de l'amitié ne réside pas ailleurs, puisqu'il n'est
réellement rien de ce que nous avons dit, et
si par hasard ce qui n'est ni bon ni mauvais
n'est pas ami de ce qui est bon. — Que veux-
tu dire? — Par Jupiter ! je ne le sais trop moi-
même; je ne vais qu'en trébuchant, tant je
64 LYSIS.
trouve ici de difficultés. Peut-être que, suivant
le vieux proverbe, c'est la beauté qui fait l'ami-
tié*. Aussi bien notre sujet est-i! quelque chose
de délicat, de lisse et de poli, et, à cause de cela,
il pourrait encore nous échapper et nous glisser
entre les doigts. Je dis donc que le bon est beau.
N'est-ce pas ton avis? — Oui. — Je dis encore,
comme par divination , que ce qui aime le beau
et le bon n'est ni l'un ni l'autre. Or, écoute ce
qui me fait hasarder ces conjectures un peu
en aveugle. Je crois apercevoir trois genres dis-
tincts; d'abord le bon, puis le mauvais, ensuite
ce qui n'est ni bon ni mauvais. Les distingues-
tu aussi? — Oui. — Je vois que ni le bon n'est
aimé du bon, ni le mauvais du mauvais, ni le
bon du mauvais : c'est ce que nos raisonnemens
précédens nous défendent d'admettre ; il ne reste
donc, pour qu'il y ait lieu à l'amitié, que le rap-
port de ce qui n'est ni bon ni mauvais à ce qui
est bon ou à ce qui lui ressemble : car pour Je
mauvais, en aucun cas il ne peut être aimé. —
Fort bien. — Mais, disions-nous, le semblable fie
peut être non plus aimé de son semblable.
N'est-ce pas? — Oui. — Ainsi, pour ce qui n'est
* Voyez le treizième vers de Tliéognis où il f;iit dire aux
Grâces: Ce qui est beau est aime; ee qui n'est pas beau t
pas aimé.
LYSIS. 65
ni bon ni mauvais, il ne saurait être aimé de
son semblable? — Nullement, à ce qu'il paraît.
— Il s'ensuit donc que l'amitié n'a lieu qu'entre
ce qui n'est ni bon ni mauvais et le bon. —
Cela me semble nécessaire. — Eh bien , mes en-
fans, ajoutai-je, où pourra nous mener le rai-
sonnement que nous venons de faire? Prenons
un exemple : le corps en bonne santé n'a besoin
d'aucun soulagement ni de l'art du médecin ; il se
suffit à lui-même, et nul homme en santé n'aime
son médecin, précisément parce qu'il est en
santé. N'est-il pas vrai? — Oui. — Mais c'est bien
plutôt le malade, à cause de sa maladie ? — Sans
doute. — Pourtant la maladie est un mal , tandis
que la médecine est quelque chose de salutaire
et de bon? — Oui. — D'un autre côté, le corps,
en tant que corps, n'est ni bon ni mauvais? —
Cela est vrai. — Or le corps est forcé, à cause
delà maladie, de sattacher à la médecine et de
l'aimer? — Je le pense. — En ce cas, ce qui n'est
ni bon ni mauvais devient donc ami de ce qui
est bon, à cause de la présence du niai ? — A ce
qu'il paraît. — Mais il est évident qu'il ne faut
pas attendre que la présence du mal l'ait rendu
mauvais, car alors, devenu mauvais, il ne pour-
rait plus désirer le bon et lui devenir ami, puis-
qu'il est impossible, suivant nos propres affir-
66 LYSIS.
mations, que le bon et le mauvais soient amis.
— Impossible, en effet. — Et maintenant fais
attention à ce que je vais dire. Je dis que telle
chose peut bien être semblable à ce qui se
trouve avec elle, telle autre non; supposons, pat-
exemple, qu'on se mette à enduire de couleur
un objet quelconque, en pareil cas la couleur
dont on enduit se trouvera avec la chose en-
duite?— Sans doute. — Mais l'objet enduit est-
il le même quant à la couleur que cette cou-
leur? — Je n'entends pas. — Voici, repris-je :
si quelqu'un teignait de céruse tes cheveux qui
sont blonds, alors seraient- ils blancs, ou le
paraîtraient-ils seulement? — Ils le paraîtraient.
— Et pourtant la blancheur s'y trouverait. —
Oui. — Néanmoins ils n'en seraient pas plus
blancs pour cela, et malgré la présence de cette
blancheur, ils ne seraient ni blancs ni noirs.
— Cela est vrai. — Mais, mon ami, lorsque la
vieillesse leur fait prendre cette couleur, alors
il n'y a plus lieu à distinguer la réalité de l'ap-
parence, et ils deviennent blancs en effet par
la présence de la blancheur. — Nul doute. —
Je demande donc si un objet est toujours sem-
blable à ce qui se trouve avec lui, ou si dans
tel cas il lui est semblable et dans tel autre il
ne l'est pas. — Ceci me paraît plus juste. —
LYSIS. 67
Ainsi, quelquefois la présence du mal ne rend
pas mauvais ce qui n'est en soi ni mauvais ni
bon; quelquefois aussi elle le rend mauvais. —
Tout-à-fait. — Lors donc que, malgré la pré-
sence du mal, l'objet n'est pas encore mau-
vais, cette présence même du mal lui fait dési-
rer le bon; mais si elle le rend mauvais, elle lui
ôte à-la-fois le désir du bon et la faculté de l'ai-
mer. En effet, l'objet n'est plus , comme d'abord ,
ni mauvais ni bon; il est mauvais : or le mauvais
ne peut être ami du bon. — Assurément. —
D'après cela, nous pouvons dire que ceux qui
possèdent la sagesse, hommes ou dieux, ne l'ai-
ment plus; et que ceux-là ne l'aiment pas non
plus, qui poussent l'ignorance jusqu'à n'avoir
pas le sentiment du bien; car celui qui est mau-
vais et ignorant ne saurait aimer la sagesse. Res-
tent donc ceux qui sont encore ignorans, il est
vrai, mais qui ne le sont pas totalement, et qui
reconnaissent ne pas savoir ce qu'en effet ils ne
savent pas.Ceux-là, c'est-à-dire ceux qui ne sont ni
bons ni mauvais, aiment la sagesse. Quant à ceiix
qui sont mauvais, ils ne l'aiment pas, non pins
que ceux qui sont bons : car le contraire n'est
point ami du contraire , ni le semblable du sem-
blable, ainsi que nous l'avons remarqué précé-
demment : vous vous le rappelez? — Très bien,
5.
08 LYSIS.
me répondirent-ils. — Nous avons donc, repris-
je, Lysis et Ménexène, découvert d'une manière
certaine ce qui est ami et ce qui ne Test pas :
nous disons que, soit relativement à l'âme, soit
relativement au corps, et partout, en un mot,
ce qui n'est ni bon ni mauvais est ami du bon à
cause de la présence du mal. — Tous les deux
en convinrent et reconnurent avec moi qu'il en
était ainsi.
Pour moi, j'éprouvais une vive satisfaction;
j'étais comme le chasseur qui vient enfin à
grand'peine de saisir la proie qu'il poursuivait
depuis long-temps. Bientôt, cependant, il s'é-
leva dans mon esprit, je ne sais comment, le
plus étrange soupçon ; je craignis que tout ce
dont nous étions convenus ne fût pas vrai ; et
aussitôt, tout affligé, je m'écriai: — Ah! mes
enfans, nous courons risque de n'avoir fait
qu'un beau rêve. — Quoi donc? me dit Mé-
nexène. • — J'ai bien peur, conlinuai-je, que
dans nos discours sur l'amitié nous n'ayons été
dupes de raisonneimns spécieux, comme on
est dupe d'un fanfaron. — Comment cela? — Le
voici : celui qui aime aime-t-il quelque chose,
ou non? — II aime nécessairement quelque
chose. — Maintenant, ne l'aime-t-il pour rien ni
à cause de rien ? — Il ne peut l'aimer que pour
LYSIS. 69
quelque chose. — Ce pourquoi on est ami de quel-
que chose l'aime-t-on aussi, ou n'est-il ni ami
ni ennemi? — Je ne saisis pas bien la question.
— Cela n'est pas étonnant. Mais rie cette ma-
nière peut être tu me suivras plus facilement;
et moi-même, ce me semble, je comprendrai
mieux ce que je dis. Le malade, avons-nous
avancé tout-à-1'heure, est ami du médecin : n'est-
il pas vrai? — Oui. — N'est-il pas ami du mé-
decin à cause de la maladie et en vue de la
santé? — Sans doute • — Or, la maladie est un
mal? — Comment n'en serait-elle pas un? — Et
la santé est-elle un bien ou un mal, ou n'est-
elle ni l'un ni l'autre? — ■ Elle est un bien. —
Nous disions, je crois, que lo corps, qui n'est
en lui-même ni bon ni mauvais, devient, à cause
de la maladie, c'est-à-dire à cause du mal, ami
de la médecine. Or la médecine est bonne. D'un
autre coté, on aime la médecine en vue de la
santé. La sauté est bonne, n'est-ce pas? —
Oui, certes. — Et l'aime-t-on, ou non? —
On l'aime. — Et la maladie, en est-on ennemi?
— Assurément. — Ce qui n'est ni mauvais ni
bon peut donc, à cause de ce qui est mauvais
et ennemi, devenir ami du bon, en vue de ce
qui est bon et ami. — Cela me paraît évident.
— Ainsi, celui qui aime est ami de ce qui lui
7o LYSIS.
est ami, a cause de ce qui Jui est ennemi. —
Je le crois. — Fort bien, repris-je alors. Mais
arrivés là, mes en fans, prenons garde de nous
tromper. Je veux bien d'abord ne pas vous faire
remarquer que l'ami est devenu ami de l'ami, en
d'autres termes que le semblable est maintenant
ami du semblable, ce que nous avons reconnu
impossible. Passons outre, et tachons de ne pas
nous égarer dans nos raison nemens. La méde-
cine, disons-nous, est aimée pour la santé? —
Oui. — La santé est-elle aussi aimée? ■ — Sans
doute. - — Si elle est aimée, elle l'est pour quel-
que chose? — Evidemment. — Ht pour quelque
chose que nous aimons, en suivant le principe
que nous venons d'établir? — Sans contredit.
— Et cette chose, de son coté, ne sera-t-elle
pas aimée pour quelque autre chose que nous
aimons aussi? — Oui, vraiment. — Mais n'est-
il pas nécessaire de renoncer à cette marche,
et d'arriver à quelque principe qui, sans nous
faire retomber toujours ainsi d'ami en ami, nous
conduise enfin à ce qui est l'ami par excellence,
à cet ami pour lequel on peut dire que tout le
reste est aimé? — Il le faut. — Je le répète,
prenons garde que toutes les an! ici choses qui,
disons-nous, sont aimées pour cet ami par ex-
cellenee, n'en prennent faussement l'apparence
LYS1S. 71
à nos yeux et ne nous induisent en erreur, tan-
dis que lui seul est fami véritable. Examinons
un peu. Quand on attache un grand prix à quel-
que chose, supposons par exemple un père qui
préfère son (ils à tous les biens du monde; n'y
auia-t-il pas quelque autre objet auquel ce père
attachera aussi un grand prix par suite de sou
amour pour son fils? ainsi, vient-il à apprendre
qu'il a bu de la ciguë , il fera grand cas du vin ,
s'il pense que le vin peut sauver son fils? — Cer-
tainement. — Il fera grand cas du vase qui con-
tiendra le vin? — Sans doute. — Fera-t-il donc
alors plus de cas d'une coupe d'argile ou de trois
mesures de vin que de son propre fils? ou rie
faut-il pas dite plutôt que tout son amour se
porte, non sur les remèdes que l'on prépare
pour l'enfant, mais sur l'enfant pour lequel on
prépare ces remèdes? Cependant nous disons
souvent que nous estimons l'or et l'argent; rien
n'est plus faux : ce que nous estimons, c'est ce
pourquoi nous recherchons l'or, l'argent, et
tous les autres biens : n'esl-il pas vrai? — Oui. —
Ne peut-on pas appliquer le même raisonnement
à l'ami ? car, en donnant le nom d'ami à ce que
nous aimons en vue d'autre chose, nous nous
sommes servis, je crois, d'une expression im-
propre, lin effet . le nom d'ami semble n'appar-
7* LYSIS.
tenir réellement qu'à l'objet auquel viennent
aboutir toutes les autres prétendues amitiés. —
1! a bien l'air d'en être ainsi. — Le véritable
ami n'est donc pas ami en vue d'un autre ami?
— Non. — Ainsi, que l'ami ne soit pas ami à cause
de quelque chose d'ami, voilà qui est hors de dis-
cussion. Mais n'aimons-nous pas le bon? — Oui.
— Est-ce à raison du mal que le bon est aimé?
et si des trois choses de nature différente dont
nous avons parlé, le bon , le mauvais , et ce
qui n'est ni mauvais ni bon, deux seulement
continuaient de subsister, et que la troisième,
c'est à-dire le mauvais, disparût entièrement et
n'affectât plus ni le corps ni l'âme, ni aucune
des choses que nous reconnaissons n'être ni
bonnes ni mauvaises en elles-mêmes, le bon
ne deviendrait-il pas alors complètement inutile
et sans usage? Si en effet nous n'éprouvions au-
cune souffrance, nous ne sentirions plus le be-
soin d'aucun soulagement; et par là il serait
évidemment prouvé que c'est à cause du mau-
vais que nous recherchons et aimons le bon :
le bon est en quelque sorte le remède du mau-
vais, le mauvais est une maladie; or, quand il
n'y a pas de maladie, ou n'a nul besoin de re-
mèdes. Il est donc dans la nature du bon que
d'homme, qui n'est ni bon ni mauvais, ne peut
LYSIS. 73
l'aimer qu'à cause du mal; et que le bon n'a
par lui-même aucune utilité. — Il me semble
qu'il en est ainsi, répondit Ménexène. — Ainsi,
repris-je, cet ami auquel se rapportent toutes les
autres choses qui, comme nous le disions, sont
aimées en vue d'une autre, ne leur ressemble
en rien. Celles ci en effet sont aimées, à ce que
nous prétendons, en vue de quelque chose que
nous aimons; mais l'ami véritable paraît être
d'une nature tout opposée : d'après ce que nous
venons de dire, il est ami à cause de ce qui est
ennemi; et si ce qui est ennemi venait à dispa-
raître, il cesserait, à ce qu'il semble, de nous
être ami. — Je n'en crois rien, du moins d'a-
près ce que nous avons dit. — Par Jupiter, ré-
ponds-moi , Ménexène : supposons que la mal
ait entièrement disparu; n'y aura-t-il plus ni faim,
ni soif , ni rien de semblable? ou bien au con-
traire la faimn"existera-t-elle pas toujours, aussi
long-temps du moins qu'il y aura des hommes
et des animaux , mais sans être jamais nuisible,
ainsi que la soif et tous les autres appétits de cette
sorte, sans qu'ils puissent jamais devenir mau-
vais, puisque le mal n'est plus? ou est-ce une
question ridicule de demander, qu'y aura-t i! ou
que n'y aura-t-il pas alors? — Qui le sait? Au
moins, ce que nous savons, c'est que mainte-
74 LYS1S.
liant l'homme quia faim tantôt en souffre, tantôt
en jouit. N'est-il pas vrai? — Oui. — Et s'il a soif ou
s'il éprouve tout autre appétit semblable, ces
appétits ne lui font-ils pas tantôt du bien, tan-
tôt du mal, et quelquefois aussi ni l'un ni l'autre?
■ — Sans doute. — Dans le cas où le mal serait dé-
truit, ce qui n'est pas mauvais devrait-il être dé-
tnùt avec le mal? — Non, vraiment. — Ainsi,
les appétits qui ne sont ni bons ni mauvais existe-
raient encore, lors même que le mal aurait dis-
paru. — Je le crois. — L'appétit et le désir peu-
vent-ils exister sans l'amour? — Je ne le peuse
pas. — Il semblerait donc d'après cela que Toit
aimerait encore après la destruction du mal. —
Certainement. — Si le mal donnait naissance à
l'amitié, le mal une fois disparu, l'amitié ne
pourrait plus être : car, lorsque la cause cesse, il
est impossible que l'effet subsiste. — C'est juste.
— Précédemment nous avions admis que celui qu i
aime aime quelque chose et pour quelque chose;
et nous disions alors que c'était a cause du mal
que ce qui n'est ni bon ni mauvais aimait le bon.
— Oui. — Je crois maintenant apercevoir une
autre raison d'aimer et d être aimé. — Voyons,
— Le désir est-il véritablement , comme nous
venons de le dire , la cause de l'amitié '.' Ce qui
désire e.st-il. lorsqu'il désire, ami de ec qui es»
LYSIS. 75
désiré? et tous nos raisonnemens précédens sur
['amitié ne sont-ils qu'un long bavardage? — Je
le crains. — Et en effet, ce qui désire ne desire-
t-il pas ce dont il a besoin ? Qu'en dis-tu ? — Je
le pense. — Ce qui a besoin est ami de ce dont
il a besoin? — Sans doute. — On a besoin de
ce dont on est privé ? — Oui. — Dès-lors , c'est
ce qui nous est convenable apparemment qui
est l'objet de l'amour, de l'amitié, du désir;
cela semble évident, Ménexène et Lysis. —
Lun et l'autre en convinrent. — Ainsi vous,
par exemple , si vous êtes amis , c'est qu'il existe
quelque convenance naturelle entre vous. —
Assurément, me répondirent-ils ensemble. —
Si quelqu'un , mes amis, en recherche et en
aime un autre , il faut qu'il y ait entre lui et
l'objet aimé quelque convenance soit d'âme,
soit de caractère , soit de mœurs , soit d'ex-
térieur même; autrement il ne le rechercherait
pas, et n'aurait pour lui ni amour ni amitié.
— Ménexène en convint; mais Lysis garda le
silence. — Eh! bien, continuai-je , il est néces-
saire que nous aimions ce qui a quelque conve-
nance naturelle avec nous. — Oui. — Il est donc
nécessaire que l'amant sincère et véritable soit
aimé de l'objet qu'il aime. — Un léger signe de
tète indiqua l'nssentiment de Ménexène et de
76 LYSIS.
Lysis. Mais Hippothalès était ivre de joie, et son
visage changeait à chaque instant de couleur.
Pour moi, voulant examiner la chose de plus
près, je repris notre entretien en ces termes : —
Si ce qui convient diffère du semblable, nous
avons dit, je crois, ce que c'est que l'ami; mais
si ce qui convient ne fait qu'une seule et même
chose avec le semblable, comment rejeter main-
tenant ce que nous avons précédemment admis,
que le semblable, en tant que semblable , est
inutile au semblable? or, il serait absurde de
prétendre que ce qui est inutile peut être ami.
Voulez-vous donc, fatigués comme nous sommes
de discuter, que nous tombions d'accord et ad-
mettions sur-le-champ que le convenable n'est
pas la même chose que le semblable? — Soit.
— Mais dirons-nous que le bon est convenable
à toute chose, et que le mauvais y est étranger;
ou bien que le mauvais est convenable au mau-
vais, le bon au bon , ce qui n'est ni bon ni mau-
vais à ce qui n'est ni mauvais ni bon? — Il nous
semble, me dirent-ils, que cette dernière hypo-
thèse est plus juste. — Mais nous voilà, mes en-
fans, retombés dans la conclusion que nous
avions repoussée au commencement : car, à ce
compte , l'injuste ne sera pas moins ami de
l'injuste et le mauvais du mauvais, que le bon
LYSIS. 77
ne le sera du bon. — Il est vrai. — ■ D'un
antre coté, si le bon et le convenable ne sont
qu'une même chose, il n'y aura que le bon qui
puisse être ami du bon. — C'est juste. — Ici en-
core, je le crois, nous nous sommes d'avance
réfutés nous-mêmes. Ne vous en souvenez-vous
pas? — Parfaitement. — Dès-lors à quoi bon pro-
longer cette discussion? n'est-il pas évident qu'elle
ne nous mènerait à aucun résultat? Toutefois j'é-
prouve le besoin d'imiter ces avocats habiles qui,
à la fin de leurs plaidoyers, ne manquent jamais
de résumer ce qu'ils ont dit. Si donc ni l'aimant,
ni l'aimé, ni le semblable, ni le contraire, ni
le bon, ni le convenant, ni enfin toutes les
choses que nous avons passées en revue, et en
vérité le nombre en est si considérable que je
ne peux me les rappeler toutes, si rien de tout
cela n'est l'ami que nous cherchons, je ne sais
plus que dire.
En parlant ainsi, mon intention était d'en-
gager quelqu'un des assistans les plus âgés à
prendre la parole. Mais tout-à-coup, semblables
à de mauvais génies, les esclaves qui avaient
amené Lysis et Ménexène à la palestre survin-
rent avec les frères de ces jeunes gens, et les
appelèrent pour les reconduire chez leurs
païens : en efiet , il était déjà tard. D'abord
78 LYSIS.
nous voulûmes, ainsi que tous nos auditeurs,
obtenir d'eux quelques instans; mais ils n'eu-
rent aucun égard à nos représentations, et se
fâchant dans leur langage à demi barbare, ils
se mirent à appeler Lysis et Ménexène avec
plus d'instance encore. Enfin, comme ils parais-
saient avoir un peu bu durant la fête d'Her-
mès et se trouver hors d'état de nous entendre,
vaincus par leur opiniâtreté, nous nous sépa-
râmes. Cependant, au moment où Lysis et jM<-
nexène se retiraient, je leur dis : Jeunes gen.-.,
vous et moi, tout vieux que je suis, nous nous
sommes peut-être rendus un peu ridicules au-
jourd'hui; car tous ceux qui nous quittent
vont se demander comment il se fait que nous
nous croyions amis, vous le voyez, je me mels
du nombre, et que pourtant nous n'ayons pu
découvrir encore ce que c'est que l'ami.
HIPPIAS,
ou
DU BEAU.
V*--» Vii1» *■*.■*».%.-». v *.*.*» -v *.-».-». «.-«.-v -». -v «.«.-*. -%. v -»*.».■» -v »^-v-» %.-*.-%. v-*--* ■*.-» v ■*.-*. -» « ■* -% X^X.-* %^w x ■*
ARGUMENT
PHILOSOPHIQUE.
JLe sophiste Hippias se vante à Socrate
d'avoir eu dernièrement à Lacédémone le
pins grand succès avec un discours sur
les belles occupations * qui conviennent
à la jeunesse , et il espère avoir le même
succès à Athènes , où il compte faire bientôt
une nouvelle lecture de ce discours , à la-
quelle il invite Socrate. Socrate le remercie,
mais il feint de ne pas entendre le sujet du
discours d'Hippias , parce qu'il y sera ques-
tion de belles occupations, c'est-à-dire de
belles choses, et qu'il ignore ce que c'est que
le beau. Il conjure Hippias de vouloir bien
KaXwv t'Ttnr.'ï'suu.XT-ajv.
4.
82 ARGUMENT.
le lui enseigner , pour qu'il soit en état de
comprendre son discours. Hippias, qui ne
saisit pas toute la portée de la question de
Socrate, lui donne à la place d'une défini-
tion générale des exemples du beau , qu'il
confond avec le beau lui-même ; et tout na-
turellement, pour modèle de la beauté, il
lui cite une belle femme. Sur quoi Socrate
lui montre aisément qu'il élude la diffi-
culté , qu'une belle femme est belle sans
être la beauté elle-même, comme un cheval
aussi peut être beau, un vase, et mille
autres choses ; et que la vraie question est
de savoir pourquoi ces différens objets
sont beaux et quel est le caractère com-
mun à tous, qui, se retrouvant dans tous à
quelque degré , constitue leur beauté. Hip-
pias cherche alors , au lieu d'un exemple
particulier, une qualité générale; mais ne
selevant pas bien haut encore, ne sor-
tant pas du cercle de la beauté physique,
ARGUMENT. 83
quoiqu'il quitte le domaine de la nature
pour celui de l'art, il prétend que ce qui
rend beaux les objets d'art c'est l'or, et que
l'or est de tous les métaux employés par les
artistes celui qui donne à leurs ouvrages
leur plus grande beauté : opinion qui, pour
être comprise du lecteur moderne , exige
qu'il se rappelle les procédés et les maté-
riaux de l'art antique. Socrate réfute cette
opinion en montrant à Hippias que si l'or
est beau , l'ivoire a aussi sa beauté , qu'il
est 'préférable dans certains cas , que sou-
vent même une matière moins précieuse que
1 ivoire peut faire un plus bel effet, et qu'on
ne peut pas dire dune manière absolue que
là où n'est pas l'or, nulle beauté ne soit
possible. L'or n'est donc pas le beau en soi.
Hippias croit beaucoup mieux satisfaire
Socrate en se jetant d'un autre côté, et il
dit qu'il n'y a rien de plus beau que d'être
riche, d'avoir de la santé et de la considé-
i
8/, ARGUMENT.
ration, de fournir une carrière distinguée 1
d'arriver à un âge avancé , de mourir plein
de jours et d'honneurs, et d'obtenir de la
postérité la même vénération dont on a
entouré ses pères. Mais, répond Socrate,
quand il serait vrai que ces divers carac-
tères contiennent toute la beauté qui est
relative à l'homme, ils sont loin d'épuiser
lidée entière du beau. D'abord ils sont
étrangers à la nature ; car la nature , qui
est immortelle, ne vieillit pas, et n est pas
sujette à la maladie. Il en est de même* de
l'art. La définition ne s'appliquant ni aux
beautés de la nature, ni à celles de l'art, est
donc incomplète , même dans les limites
du monde visible. Il y a plus, elle ne s'ap-
plique point aux dieux * à cette existence
réelle, quoique invisible, qui passe pour le
type de la beauté, et que par conséquent la
définition devrait embrasser ; car elle doit
atteindre tout ce qui est beau, et dans l'Im-
ARGUMENT 83
inanité, et dans la nature, et dans l'art, et
dans la divinité. Toute définition qui n'em-
brasserait pas le cercle entier des êtres, est
d'avance convaincue d'insuffisance et ne
peut remplir les conditions d'une défini-
tion légitime.
Eclairé peu- à -peu par les objections de
Socrate , Hippias essaie enfin de vérita-
bles définitions, des définitions générales
et abstraites ; et il en propose successive-
ment trois, qui, sans cesse reproduites
par les philosophes, combattues ou adop-
tées offrent dès-lors dans leur premier dé-
veloppement et leur première réfutation un
double intérêt , historique et philosophi-
que- Platon , dans la personne de Socrate,
parcourt rapidement ces trois définitions,
les caractérise avec netteté , et leur oppose
des argumens décisifs , dont la force est
encore entière aujourd'hui.
i° La première de ces définitions est la
86 ARGUMENT.
convenance. Elle est vieille, comme on voit .
l'opinion qui attribue la beauté à la dispo-
sition et à l'arrangement des parties, car
c'est là ce que signifie la convenance. Platon
répond: Ou les diverses parties sont belles,
et alors ce n'est pas leur arrangement qui
les fait telles , quoique cet arrangement
puisse avoir aussi sa beauté ; ou les parties
ne sont pas belles , et alors que peut faire
leur arrangement ? Pensons-y bien. Pour
que la convenance constitue la beauté, il
faut que , de parties qui ne sont pas belles ,
elle fasse non - seulement un tout qui ait
de la beauté , mais un tout dont les par-
ties soient belles, et belles, non d'une
beauté apparente et relative, mais cipne
beauté réelle et absolue ; car il s'agit ici
de ce qui est et non de ce qui paraît
beau, de la réalité et non de l'apparence,
de la beauté absolue et non de la beauté
relative. Il faut à la rigueur que la cou-
ARGUMENT. 87
venance , l'arrangement et la disposition
des parties , transforment positivement la
laideur en beauté; si elle lui met seulement
un masque, la convenance n'est alors qu'une
tromperie en fait de beauté et non la beauté
elle-même, et la définition est incomplète
et vicieuse.
20 Le beau, c'est l'utile. Mais utile à quoi,
demande Platon, à quel usage et dans quel
but? Sans doute tout ce qui ne sert à rien,
ce qui n'a en soi le pouvoir de rien pro-
duire, est indigne du nom de beau ; mais
par cela seul qu'un homme ou une chose a
le pouvoir de produire quelque effet et de
tendre à un but , suit-il de là que cet homme
ou cette chose soit belle alors même quelle
ne mènerait à rien de bon, et produirait
même du mal ? Il est clair que l'utile n'étant
qu'un moyen, un moyen relatif à un but,
c'est la bonté du but qui mesure la beauté
du moyen , de sorte qu'il ne faut pas dire
88 ARGUMENT.
que le beau est ce qui est utile, mais ce qui
est utile à une bonne fin, c'est-à-dire ce
qui est avantageux , c'est-à-dire encore ce
qui est bien.
Vous croyez que Platon va s'arrêter à
cette définition qu'il a lui-même suggérée
à l'interlocuteur, et qui semble si bien d'a-
cord avec la théorie platonicienne, qui, n'ad-
mettant de vraiment utile que ce qui est
bien ou conduit au bien , et de beau que
le bien même ou ce qui en porte l'empreinte,
confond dans une seule idée l'utile , le bien
et le beau*. Mais, tout au contraire, cette
définition , savoir que le beau est ce qui est
utile , avantageux , capable de produire quel-
que bien, loin de trouver grâce aux yeux
de Platon par son rapport avec sa propre
théorie , est traitée ici avec une sévé-
rité telle quelle semble au premier coup-
* Voyez l'argument du Gorgias, tom. 111 , pag. \kl-
ARGUMENT. 89
cl'œil une injustice et même une contra-
diction. L'intelligence de ce passage con-
troversé ne peut être empruntée qu'à un
examen plus approfondi de la vraie théo-
rie de Platon , et de la définition dont
il s'agit. Cette définition ressemble bien un
peu, il est vrai, à la théorie platonicienne,
mais cette ressemblance n'est qu'apparente
et couvre une différence essentielle. D'abord,
à la rigueur, les termes même dans lesquels
la définition est exprimée excluent l'identité
du beau et du bien : car, selon cette défi-
nition, le beau est ce qui produit le bien;
il est par conséquent la cause du bien; il
en diffère donc de toute la différence qui
sépare la cause de l'effet ; donc le beau n'est
pas le bien. Mais cette réponse ne s'adresse
qu'à l'énoncé de la définition. Il faut aller plus
avant. Si l'on veut mettre entre le beau et le
bien la relation de la cause à l'effet, de l'an-
técédent au conséquent, comme le lait la
go ARGUMENT.
définition, la cause, dans la vraie théorie de
Platon, ce serait le bien, et le beau en serait
l'effet, le développement et la forme; tandis
que dans la définition ici réfutée, les mots
semblent attribuer au beau l'antériorité et
la qualité de cause, et rabaisser le bien au
rang de l'effet : ce qui, d'un côté, fait du bien
une simple conséquence, un résultat d'un
principe autre que lui-même, c'est-à-dire dé-
truit son indépendance, et en même temps
donne au beau une primitivité, une puis-
sance créatrice que la raison lui enlève aisé-
ment pour le laisser alors flotter sans au-
cune base. La contradiction reprochée à
Platon n'est donc qu'apparente, et c'est pré-
cisément dans l'intérêt de sa vraie théorie
qu'il combat la définition d'Hippias, et la
combat avec une sévérité impitoyable, parce
qu'on pourrait la confondre avec la sienne,
et qu'elle en, diffère essentiellement.
3° Le beau, c'est le plaisir que nous don-
ARGUMENT. 91
nent les perceptions de l'ouïe et de la vue.
C'est encore là aujourd'hui la doctrine des
partisans de la philosophie des sens, en ma-
tière de beauté. Ils réduisent toute l'idée du
beau à une sensation; seulement ils em-
pruntent cette sensation aux sens de l'ouïe
et de la vue ; et on ne peut nier en effet que
ce ne soit surtout par ces deux sens que nous
percevons les sensations qui sont pour nous
l'occasion de la conception du beau dans
la nature. Mais outre que les sensations de
la vue et de l'ouïe ne sont que l'occasion et
non le principe de la notion de la beauté
dans l'ordre de la nature, il est absurde de
vouloir ramener à cette seule explication
toutes les autres espèces de beauté : la beauté
des actions, par exemple, et en général la
beauté morale. Il faudrait soutenir que toute
beauté morale est réductible à la beauté phy-
sique; en un mot il faudrait mettre en avant
un système général de sensualisme cent fois
<)2 ARGUMENT.
réfuté par Platon. — Ensuite à quel titre les
plaisirs de l'ouïe et de la vue contiendraient-
ils la notion du beau ? Ce ne peut être qu'à
titre de plaisir en général, ou à titre de plai-
sir propre au sens particulier de la vue et de
l'ouïe. Or, si c'est en tant que plaisir indé-
pendamment des sens particuliers qui le
donnent, il faut dire que toute espèce de
sensation agréable contiendra aussi la notion
du beau, pourvu qu'elle soit agréable, fût-ce
même les sensations les plus grossières, le
plaisir étant égal à lui-même dans sa nature,
et ne pouvant différer que dans ses degrés;
ou si c'est à titre de plaisir venu des sens par-
ticuliers de la vue et de l'ouïe, il faut expli-
quer ce qu'il peut y avoir de commun dans
ces deux sens pour y trouver la notion com-
mune du beau. Si la vue comme telle nous
révèle la beauté, elle exclut fouie; ou si c'est
l'ouïe, elle exclut la vue. Qu'y a-t-il donc qui
boit commun à ces deux choses, et en même
ARGUMENT. 93
temps propre à chaeune d'elles, pour expli-
quer la beauté qui doit être propre à cha-
cune et en même temps commune à toutes
deux ? Que l'on cherche bien, et l'on trou-
vera qu'il n'y a de propre et de commun à-la-
fois aux sensations agréables de la vue et de
l'ouïe, que cette qualité, savoir d'être agréa-
ble, c'est-à-dire le plaisir, et nous retom-
bons alors dans la première hypothèse. On
insiste, et l'on dit que les sensations de la
vue et de l'ouïe, indépendamment du plai-
sir, ont cela de particulier à elles, exclusi-
vement à toutes les autres sensations, de
donner un plaisir sans mélange de peine;
or le plaisir sans mélange de peine, ce n'est
pas seulement le plaisir, c'est le bien lui-
même. Mais c'est retomber ou dans la théo-
rie du beau considéré comme utile, théorie
déjà détruite, ou dans celle du beau consi-
déré comme cause du bien, théorie que
Platon a déjà réfutée, et sur laquelle il re-
94 ARGUMENT.
vient ici pour l'accabler de nouveau, comme
destructive de sa théorie favorite de l'iden-
tité du bien et du beau, à laquelle il im-
mole successivement toutes les théories et
qu'il élève au-dessus d'elles sans la démon-
trer ni la développer, ni même l'avouer di-
rectement.
L'Hippias appartient à la même classe de
dialogues que le Lysis, et nous aurions pu
y signaler aussi et y suivre les procédés et
la marche de la dialectique platonicienne;
mais nous avons préfère nous occuper ici
du fond plus encore que de la forme; pour
celle-là, nous renvoyons à l'argument qui
précède. D'ailleurs, l'Hippias ne se rap-
porte au Lysis que d'une manière générale,
comme un dialogue réfutatif à un dialogue
de même genre; mais il a des rapports plus
réels et plus particuliers avec l'Euthyphron.
C'est tout-à-fait la même composition , le
même caractère philosophique et dramati-
ARGUMENT. 95
que, et on n'y peut méconnaître deux ou-
vrages du même âge et de la même main,
du même penseur et du même artiste.
L'Hippias est tout négatif, il est vrai, mais
comme beaucoup d'autres dialogues, et
même ici une solution positive est à-peu-
près indiquée; la réfutation est rapide,
et souvent subtile en apparence, mais
toujours solide en réalité; et la composi-
tion, dans sa brièveté, a de la grandeur,
une méthode parfaite, et un vif intérêt,
puisque dans ce court dialogue se trou-
vent presque toutes les solutions que la
philosophie peut proposer sur la question
du beau , successivement présentées dans
leur ordre de vraisemblance et d'impor-
tance , d'abord une solution purement
physique et des exemples au lieu de géné-
ralités philosophiques , puis des tentati-
ves d'abstractions tour-à-tour convaincues
d'être incomplètes, et de n'atteindre qu'un
9<j VRGUMENÏ.
côté du sujet, au lieu de l'embrasser tout en-
tier; enfin tous les vices de l'école sensua-
liste des sophistes, soit pour la méthode,
soit pour le fond des idées, exposés gra-
duellement avec une lumière et une vigueur
toujours croissante. Pour être concentrée
dans un étroit espace et pour ainsi dire
ramassée sur elle-même, la force de l'Hip-
pias n'en est pas moins réelle, et le fond
simple et riche de ce petit dialogue eût
porté aisément les plus grands développe-
mens, s'il eût plu à l'auteur de s'y livrer,
et nous les eussions ici facilement tirés
nous-mêmes si la brièveté de l'ouvrage ori-
ginal ne nous eût imposé la loi de resserrer
cet argument dans de justes limites.
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HIPPIAS,
OU
DU BEAU.
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SOCRATE , HIPPIAS.
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SOCRATE.
U sage et excellent Hippias, combien il y a que
tu n'es venu à Athènes !
HIPPIAS.
En vérité, Socrate, je n'en ai pas eu le loi-
sir. Lorsque l'Élide a quelque affaire à traiter
avec une autre cité, elle s'adresse toujours à
moi préférablement à tout autre citoyen, et
me choisit pour son envoyé, persuadée que
personne n'est plus capable de bien juger, et
de lui faire un rapport fidèle des choses qui
lui sont dites de la part de chaque ville. J'ai
donc été souvent député en différentes villes,
mais le plus souvent à Lacédémone, et pour
f)8 HIPPIAS.
un plus grand nombre d'affaires très impor-
tantes. C'est pour cette raison , puisque tu
veux le savoir, que je viens rarement en ces
lieux.
SOCRATE.
Voilà ce que c'est, Hippias, d'être un homme
vraiment sage et accompli; car d'abord tu es en
état de procurer aux jeunes gens des avantages
bien autrement précieux que l'argent qu'ils te
donnent en grande quantité; et ensuite tu peux
rendre à ta patrie de ces services capables de tirer
un homme de la foule, et de lui acquérir de la
renommée. Cependant, Hippias, quelle peut être
la cause pour laquelle ces anciens, dont les noms
sont si célèbres pour leur sagesse, un Pittacus,
un Bias, un Thaïes de Milet, et ceux qui sont
venus depuis, jusqu'à Anaxagoras, se sont tons
ou presque tous éloignés des affaires publi-
ques?
HIPPIA.S.
Quelle autre raison, Socrate, penses-tu qu'on
puisse alléguer, si ce n'est leur impuissance à
embrasser à-la-fois les affaires de l'état et celles
des particuliers?
SOCRA.II
Quoi donc! au nom de Jupiter! est-ce que,
comme les antres arts se sont perfectionnés, et
H1PPIAS. 99
que les ouvriers du temps passé sont des igno-
rans auprès de ceux d'aujourd'hui, nous dirons
aussi que votre art, à vous autres sophistes, a fait
les mêmes progrès, et que ceux des anciens qui
s'appliquaient à la sagesse n'étaient rien en com-
paraison de vous?
HIPPIAS.
Rien n'est plus vrai.
SOCRATE.
Ainsi, Hippias, si Bias revenait maintenant au
monde, il paraîtrait ridicule auprès de vous, à-
peu-près comme les sculpteurs disent que Dé-
dale se ferait moquer, si de nos jours il faisait
des ouvrages tels que ceux qui lui ont acquis
tant de célébrité.
HIPPIAS.
Au fond, Socrate, la chose est comme tu
dis; cependant j'ai coutume de louer les an-
ciens et nos devanciers plus que les sages de
ce temps, car si je suis en garde contre la ja-
lousie des vivans, je redoute aussi l'indignation
des morts.
SOCRATE.
C'est fort bien pensé et raisonné, Hippias, à
ce qu'il me semble. Et je puis aussi te rendre té-
moignage que tu dis vrai, et que ton art s'est
réellement perfectionné pour la capacité de join-
100 HIPPIAS.
dre l'administration des affaires publiques aux
affaires particulières. En effet, le fameux Gor-
gias, sophiste de Léontium, est venu ici avec
le titre d'envoyé de sa ville, comme le plus ca-
pable de tous les Léontins de traiter les affaires
d'état. Il s'est fait beaucoup d'honneur en pu-
blic par son éloquence; et, dans le particulier,
en donnant des leçons et en conversant avec les
jeunes gens, il a amassé et emporté de grosses
sommes d'argent de cette ville. Veux-tu un autre
exemple ? Notre ami Prodicus a souvent été
député par ses concitoyens auprès de beaucoup
de villes, et, en dernier lieu, étant venu, il y a
peu de temps, de Céos à Athènes, il a parlé dans
le sénat avec de grands applaudissemcns; et
donnant chez, lui des leçons et s'entretenant
avec notre jeunesse, il en a tiré des sommes pro-
digieuses *. Parmi les anciens sages, aucun n'a
cru devoir exiger de l'argent pour prix de ses
leçons, ni faire montre de son savoir devant
toutes sortes de personnes, tant ils étaient
simples, et savaient peu le mérite de l'argent.
Mais les deux sophistes que je viens de nom-
mer ont plus gagné d'argent avec leur sagesse
* Voyez le Ciaiylc, ÏAxiochus ; et Aristote, Rhétor. III.
14.
HIPPIAS. ioi
qu'aucun ouvrier n'en a retiré de quelque art
que ce soit; et Protagoras, avant eux, avait fait
la même chose.
HIPPIAS.
Je vois bien, Socrate, que tu n'entends pas
le fin de notre profession : si tu savais combien
elle m'a valu d'argent, tu en serais étonné; et
pour ne point parler du reste, étant une fois allé
en Sicile lorsque Protagoras y était et y jouissait
d'une grande réputation, quoiqu'il eût déjà un
certain âge et que je fusse beaucoup plus jeune
que lui, j'amassai en fort peu de temps plus
de cent cinquante mines, et plus de vingt
mines d'un seul petit endroit qu'on appelle
Inycum. De retour chez moi, je donnai cette
somme à mon père, qui en fut surpris et frappé
ainsi que nos autres concitoyens; et je crois
avoir gagné seul plus d'argent que deux au-
tres sophistes ensemble, quels qu'ils puissent
être.
SOCRATE.
En vérité, Hippias, voilà une belle et grande
preuve de ta sagesse, de celle des hommes de
notre siècle, et de leur supériorité à cet égard
sur les anciens. Il faut convenir, d'après ce que
tu dis, que l'ignorance de vos devanciers était
extrême, puisqu'on rapporte qu'il est arrivé à
io^ H1PP1AS.
Anaxagoras lui-même tout le contraire de ce
qui vous arrive. Ses parens lui ayant laissé de
grands biens, il les négligea et les laissa périr
entièrement, tant sa sagesse était insensée. On
raconte des traits à-peu-près semblables d'autres
anciens. Il me paraît donc que c'est là une mar-
que bien claire de l'avantage que vous avez sur
eux du coté de la sagesse. C'est aussi le senti-
ment commun, qu'il faut que le sage soit prin-
cipalement sage pour lui-même; et la fin d'une
pareille sagesse est d'amasser le plus d'argent
que l'on peut. Mais en voilà assez là-dessus. Dis-
moi encore une chose : de toutes les villes où tu
as été, quelle est celle dont tu as rapporté de
plus grosses sommes? II ne faut pas le deman-
der; c'est sans doute Lacédémone, où tu es allé
plus que partout ailleurs.
HJPPIAS.
Non , par Jupiter, Socrate.
SOCRATE.
Que dis-tu là? Est-ce de cette ville que tu au-
rais tiré le moins d'argent?
HIPPIAS.
Je n'en ai jamais tiré une obole.
SOCRATE.
Voilà une chose bien étrange et qui tient du
prodige, Hippias. Dis-moi, je te prie, n'aurais-
HIPPIAS. icxî
tu point assez de sagesse pour rendre meilleurs
du côté de la vertu ceux qui te fréquentent et
prennent tes leçons ?
HIPPIAS.
J'en ai de reste pour cela, Socrate.
SOCRATE.
Est-ce donc que tu étais en état de rendre
meilleurs les enfans des Inyciens, et que tu ne
pouvais en faire autant des enfans des Spar-
tiates?
HIPPIAS.
Il s'en faut de beaucoup.
SOCRATE.
C'est apparemment que les Siciliens sont cu-
rieux de devenir meilleurs, et que les Lacédé-
moniens ne s'en soucient pas *.
HIPPIAS.
Au contraire, Socrate, les Lacédémoniens
n'ont rien plus à cœur.
SOCRATE.
Auraient-ils par hasard fui ton commerce ,
faute d'argent ?
HIPPIAS.
Nullement; ils en ont en abondance.
* Le9 Siciliens étaient célèbres pour leur mollesse, les
Lacédémoniens pour leur austérité.
io4 HIPPIAS.
SOCRATE.
Puisque les Lacédémoniens désirent devenir
meilleurs , qu'ils ont de l'argent , et que tu peux
leur être infiniment utile à cet égard, pourquoi
donc ne t'ont-ils pas renvoyé chargé d'argent?
Cela ne viendrait-il point de ce que les Lacédé-
moniens élèvent mieux leurs enfans que tu ne
ferais? Est-ce là ce que nous dirons, et en con-
viens-tu ?
HIPPIAS.
J'en suis bien éloigné.
SOCRATE.
N'aurais- tu pu réussir à persuader aux jeunes
gens de Lacédémone qu'en s'attachant à toi ils
avanceraient plus dans la vertu qu'auprès de
leurs parens? ou bien n'as-tu pu mettre dans
l'esprit de leurs pères que, pour peu qu'ils pris-
sent intérêt à leurs enfans, ils devaient t'en con-
fier l'éducation, plutôt que de s'en charger eux-
mêmes ? Sans doute qu'ils n'enviaient point à
leurs enfans le bonheur de devenir aussi ver-
tueux qu'il est possible ?
HIPPIAS.
Non, je ne le pense pas.
SOCRATE.
Lacédémone est pourtant une ville bien po-
licée.
HIPPIAS. io5
HIPPIAS.
Sans contredit.
SOCRATE.
Mais, dans les villes bien policées, la vertu est
ce qu'on estime le plus.
HIPPIAS.
Assurément.
SOCRATE.
Personne au monde n'est d'ailleurs plus capa-
ble que toi de l'enseigner aux autres.
HIPPIAS.
Personne, Socrate.
SOCRATE.
Celui qui saurait parfaitement apprendre à
monter à cheval ne serait-il pas considéré en
Thessalie plus qu'en nul autre endroit de la Grèce?
et n'est-ce pas là qu'il amasserait le plus d'argent,
ainsi que partout où l'on aurait de l'ardeur pour
cet exercice?
HIPPIAS.
Il y a apparence.
SOCRATE.
Et un homme capable d'enseigner les sciences
les plus propres à inspirer la vertil ne sera point
honoré principalement à Lacédémone, et dans
toute autre ville grecque gouvernée par de bon-
nes lois? il n'en retirera pas, s'il le veut, plus
i oG HIPP1AS.
d'argent que de nulle autre part? Et tu crois,
mon cher, qu'il fera plutôt fortune en Sicile et
à Inycum? Te croirai-je en cela, Hippias? car si
tu l'ordonnes, il faudra bien te croire.
HIPPIAS.
Ce n'est point l'usage, Socrate, à Lacédé-
mone de toucher aux lois , ni de donner aux
enfans une autre éducation que celle qui est
établie.
SOCRATE.
Comment dis-tu? l'usage n'est point à La-
cédémone d'agir sagement, mais de faire des
fautes?
HIPPIAS.
Je n'ai garde de dire cela, Socrate.
SOCRATE.
JN'agiraient-ils pas sagement s'ils donnaient à
leurs enfans une éducation meilleure, au lieu
d'une moins bonne?
HIPPIAS.
J'en conviens; mais la loi ne permet, pas
chez eux d'élever les enfans suivant une mode
étrangères. Sans cela, je pvis te garantir que
si quelqu'un avait jamais reçu de l'argent à
Lacédémone pour former la jeunesse, j'en
aurais reçu plus que personne : ils se plai-
sent à m'entendre et ni applaudissent ; mais,
HIPP1AS. 107
comme je viens de dire, la loi est contre moi.
SOCRATE.
Par la loi, Hippias, entends-tu ce qui est nui-
sible ou salutaire à une ville?
HIPPIAS.
On ne fait des lois, ce me semble, qu'en vue
de leur utilité; mais elles nuisent quelquefois
quand elles sont mal faites.
SOCRATE.
Quoi! les législateurs, en faisant des lois, ne
les font-ils point pour le plus grand bien de l'é-
tat? et sans cela n'est-il pas impossible qu'un
état soit bien policé ?
HIPPIAS.
Tu as raison.
SOCRATE.
Lors donc que ceux qui entreprennent de faire
des lois en manquent le but, qui est le bien, ils
manquent ce qui est légitime et la loi elle-même.
Qu'en penses-tu ?
HIPPIAS.
A prendre la chose a la rigueur, Socrate, cela
est vrai-, mais les hommes n'ont point coutume
de l'entendre ainsi.
SOCRATE.
De qui parles -tu, Hippias? des hommes in-
struits , ou des ignorans ?
it>8 HIPP1AS.
hippias.
Du grand nombre.
SOCRATE.
Mais ce grand nombre connaît-il la vérité?
HIPPIAS.
Pas du tout.
SOCRATE.
Ceux qui la connaissent regardent sans doute
le plus utile comme plus légitime en soi pour
tous les hommes que ce qui est moins utile. Ne
l'accordes-tu pas ?
HIPPIAS.
Oui, plus légitime, je te l'accorde.
SOCRATE.
Et les choses sont en effet comme les per-
sonnes instruites les conçoivent?
HIPPIAS.
Oui.
SOCRATE.
Or il est plus utile, à ce que tu dis, pour les
Eacédémoniens d'être élevés selon ton plan d'é-
ducation, quoiqu'il soit étranger, que suivant le
plan reçu chez eux.
HIPPIAS.
Et je dis vrai.
SOCRATE.
N'avoues-tu pas anssi, Hippias, que ce qui est
plus utile est plus légitime?
IÏIPPIAS.
109
HIPPIAS.
J'en suis convenu en effet.
SOCRATE.
Donc , selon tes principes , il est plus légitime
pour les enfans de Lacédémone d'être élevés par
Hippias, et moins légitime d'être élevés par
leurs parens, si réellement ton éducation doit
leur être plus utile.
HIPPIAS.
Elle le serait, Socrate.
SOCRATE.
Ainsi les Lacédémoniens pèchent contre la
loi lorsqu'ils refusent de te donner de l'argent
et de te confier leurs enfans.
HIPPIAS.
Je te l'accorde; aussi bien il me paraît que tu
parles pour moi , et j'aurais tort de te con-
tredire.
SOCRATE.
Voilà donc, mon cher ami, les Lacédémo-
niens convaincus de violer les lois *, et cela sur
les objets les plus importans, eux qui passent
* En grec , légitime et légal ne sont qu'un seul mot ,
vop.tu.ov ; et uapavcu.eTv signifie également violer la loi en soi,
et violer les lois positives. Il a fallu dans la conclusion se
servir en français d'expressions différentes.
,,o HIPPIAS.
pour le mieux policé de tous les peuples. Mais ,
au nom des dieux, Hippias, en quelle occa-
sion t'applaudissent- ils et t'écoutent-ils avec
plaisir? C'est apparemment quant tu leur parles
du cours des astres et des révolutions célestes,
toutes choses que tu connais mieux que per-
sonne? *
HIPPIAS.
Point du tout : ils ne peuvent supporter ces
sciences.
SOCRATE.
C'est, donc sur la géométrie qu'ils aiment à
t'entend re discourir?
niPPiAS.
Nullement : la plupart d'entre eux ne savent
pas même compter, pour ainsi dire.
SOCRATE.
Par conséquent, il s'en faut bien qu'ils t'é-
coutent volontiers, quand tu expliques l'art du
calcul.
HIPPIAS.
Oui, certes, il s'en faut bien.
SOCRATE.
C'est sans cloute sur les choses qu'aucun homme
n'a distinguées avec plus de précision que toi,
* Voyez le Prutagoras , t. III , et le second Hippias.
HIPPIAS.
1 1 i
la valeur des lettres et des syllabes *, des har-
monies et des mesures?
HIPPIAS.
De quelles harmonies, mon cher, et de quelles
lettres parles- tu?
SOCRATE.
Sur quoi donc se plaisent-ils à t'entendre et
t'applaudissent-ils? Dis-le-moi toi-même, puis-
que je ne saurais le deviner.
HIPPIAS.
Lorsque je leur parle, Socrate, de la généa-
logie des héros et des grands hommes, de l'ori-
gine des villes, et de la manière dont elles ont été
fondées dans les premiers temps , et en général
de toute l'histoire ancienne , c'est alors qu'ils
m'écoutent avec le plus grand plaisir; de façon
que, pour les satisfaire , j'ai été obligé d'étudier
et d'apprendre avec soin tout cela.
SOCRATE.
En vérité, Hippias , tu es heureux que les
Lacédémoniens ne prennent pas plaisir à en-
tendre nommer de suite tous nos archontes
depuis Solon; sans quoi tu aurais pris bien
de la peine à te mettre tous ces noms dans la
tète.
Voyez le second Hippias.
I 1 1
HIPPIAS.
HIPPIAS.
Quelle peine , Socrate? je n'ai quà entendre
une seule fois cinquante noms, je les répéterai
par cœur.
socrate.
Tu dis vrai : je ne faisais pas attention que tu
possèdes l'art de la mnémonique *. Je conçois
donc que c'est avec beaucoup de raison que les
Lacédémoniens se plaisent à tes discours, toi
qui sais tant de choses , et qu'ils s'adressent
à toi, comme les enfans aux vieilles femmes,
pour leur faire des contes divertissans.
HIPPIAS.
Je t'assure, Socrate, que je m'y suis fait der-
nièrement beaucoup d'honneur, en exposant
quelles sont les belles occupations auxquelles
un jeune homme doit s'appliquer; car j'ai com-
posé là-dessus un fort beau discours , écrit avec
le plus grand soin. En voici le sujet et le com-
mencement. Je suppose qu'après la prise de
Troie, Néoptolème, s'adressant à Nestor, lui de-
mande quels sont les beaux exercices qu'un
jeune homme doit cultiver pour rendre son nom
célèbre. Nestor après cela prend la parole, et
lui propose je ne sais combien de pratiques tout-
* Voyez le second Hippias.
HIPPIAS. 1 13
à-fait belles. J'ai lu ce discours en public à Lacé-
démone, et je dois le lire ici dans trois jours à
lecole de Phidostrate, avec beaucoup d'autres
morceaux qui méritent d'être entendus : je m'y
suis engagé à la prière d'Eudicos, fils d'Apé-
mante. Tu me feras plaisir de t'y rendre, et d'a-
mener avec toi d'autres personnes en état d'en
juger.
SOCRATE.
Cela sera, s'il plaît à Dieu, Hippias*. Pour le
présent, réponds à une petite question que j'ai
à te faire à ce sujet, et que tu m'as rappelée à
l'esprit fort à propos. Il n'y a pas long-temps,
mon cher ami, que, causant avec quelqu'un,
et blâmant certaines choses comme laides, et
en approuvant d'autres comme belles, il m'a
jeté dans un grand embarras par ses questions
insultantes. Socrate, m'a-t-il dit, d'où connais-
tu donc les belles choses et les laides? Voyons
un peu : pourrais-tu me dire ce que c'est que le
beau? Moi, je fus assez sot pour demeurer in-
terdit, et je ne sus quelle bonne réponse lui
faire. Au sortir de cet entretien, je me suis mis
en colère contre moi-même, me reprochant
mon ignorance, et me suis bien promis que
* Cet endroit annonce le lieu , l'occasion , et les person-
nages du second Hippias.
4. 8
i«4 H1PPIAS.
le premier de vous autres sages que je rencon-
trerais, je me ferais instruire, et qu'après m'ètre
bien exercé, j'irais retrouver mon homme et lui
présenter de nouveau le combat. Ainsi tu viens,
comme je disais, fort à propos. Enseigne-moi
à fond, je te prie, ce que c'est que le beau, et
tâche de me répondre avec la plus grande pré-
cision, de peur que cet homme ne me confonde
de nouveau , et que je lui apprête à rire pour la
seconde fois. Car sans doute tu sais tout cela
parfaitement; et, parmi tant de connaissances
que tu possèdes, celle-ci est apparemment une
des moindres?
HIPPIAS.
Oui, Sacrale, une des moindres; ce n'est rien
en vérité.
SOCRATE.
Tant mieux, je l'apprendrai facilement, et
personne désormais ne se moquera de moi.
HIPPIAS.
Personne, j'en réponds. Ma profession, sans
cela, n'aurait rien que de commun et de mé-
prisable.
SOCRATE.
ParJunon, tu m'annonces une bonne nou-
velle, Hippias, s'il est vrai que nous puissions
venir à bout de cet homme Mai> ne te gène-
HIPPIAS.
1 1:>
rai-je pas si, faisant ici son personnage, j'attaque
tes discours à mesure que tu répondras, afin de
m'exercer davantage ? car je m'entends assez à
faire des objections; et, si cela t'est indifférent,
je veux te proposer mes difficultés, pour être
plus ferme dans ce que tu m'apprendras.
HIPPIAS.
Argumente, j'y consens : aussi bien, comme
je t'ai dit, cette question n'est pas d'importance;
et je te mettrais en état d'en résoudre de bien
plus difficiles, de façon qu'aucun homme ne
pourrait te réfuter.
SOCRA.TE.
Tu me charmes, en vérité. Allons, puisque tu
le veux bien, je vais me mettre à sa place, et
tâcher de t'interroger.
Si tu récitais en sa présence ce discours que
tu as, dis-tu, composé sur les belles occupa-
tions, après l'avoir entendu, et au moment que
tu cesserais de parler, il ne manquerait pas de
t'interroger avant toutes choses sur le beau (car
telle est sa manie), et il te dirait .-Étranger d'Élis,
n'est-ce point par la justice que les justes sont
justes? Réponds, Hippias, coinrne si c'était lui
qui te fît cette demande.
HIPPIAS.
Je réponds que c'est par la justice.
il 6 HIPPIAS.
SOCRATE.
La justice n'est-elle pas quelque chose de
réel?
HIPPIAS.
Sans doute.
SOCRATE.
N'est-ce point aussi par la sagesse que les sages
sont sages, et par le bien que tout ce qui est bon
est bon?
HIPPIAS.
Assurément.
SOCRATE.
Cette sagesse et ce bien sont des choses réelles,
et tu ne diras pas apparemment qu'elles n'exis-
tent point?
HIPPIAS.
Qui pourrait le dire?
SOCRATE.
Toutes les belles choses pareillement ne sont-
elles point belles par le beau?
HIPPIAS.
Oui, par le beau.
SOCRATE.
Ce beau est aussi quelque chose de réel, sans
doute?
HIPPIAS.
Certainement.
HIPPIAS.
117
SOCRATE.
Étranger, poursuivra-t-il, dis-moi donc ce que
c'est que ce beau.
HIPPIAS.
Celui qui fait cette question, Socrate, veut-il
qu'on lui apprenne autre chose, sinon qu'est-ce
qui est beau?
SOCRATE.
Ce n'est pas là ce qu'il demande , ce me semble,
Hippias, mais ce que c'est que le beau.
HIPPIAS.
Et quelle différence y a-t-il entre ces deux
questions?
SOCRATE.
Est-ce qu'il ne te paraît pas qu'il y en ait?
HIPPIAS.
Non, il n'y en a point.
SOCRATE.
11 est évident que tu sais cela mieux que moi.
Cependant fais attention , mon cher. Il te de-
mande, non pas qu'est-ce qui est beau, mais ce
que c'est que le beau.
HIPPIAS.
Je comprends, mon cher ami : je vais lui dire
ce que c'est que le beau, et il n'aura rien à répli-
quer. Tu sauras donc, puisqu'il faut te dire la
vérité, que le beau c'est une belle fille.
i « 8 HIPPIAS.
SOCRATE.
Par le chien, Hippias, voilà une belle et bril-
lante réponse. Si je réponds ainsi, aurai-je ré-
pondu, et répondu juste à la question, et n'aura-
t-on rien à répliquer?
HIPPIAS.
Comment le ferait-on , Socrate , puisque tout
le monde pense de même, et que ceux qui en-
tendront ta réponse te rendront tous témoignage
qu'elle est bonne?
SOCRATE.
Soit, je le veux bien. Voyons, Hippias, que je
répète en moi-même ce que tu viens de dire. Cet
homme m'interrogera à-peu-près de cette ma-
nière : Socrate, réponds-moi : toutes les choses
que tu appelles belles ne sont-elles pas belles,
en supposant qu'il y a quelque chose de beau
par soi-même? Et moi, je lui répondrai qu'en
supposant que le beau est une belle fille, on a
trouvé ce par quoi toutes ces choses sont belles.
HIPPIAS.
Crois-tu qu'il entreprenne après cela de te
prouver que ce que tu donnes pour beau ne l'est
point; ou s'il l'entreprend, qu'il ne se couvrira
pas de ridicule ?
socrate.
Je suis bien sur, mon cher, qu'il 1 entrepren-
mm as. 119
tira; mais s'il se rend ridicule par ta, c'est ce
que la chose elle-même fera voir. Je veux néan-
moins te faire part de ce qu'il me dira.
HIPPIAS.
Voyons.
SOCRATE.
Que tu es plaisant, Socrate! me dira-t-il. Une
belle cavale n'est-elle pas quelque chose de beau ,
puisque Apollon lui-même l'a vantée dans un de
ses oracles? Que répondrons-nous, Hippias? N'ac-
corderons-nous pas qu'une cavale est quelque
chose de beau, je veux dire une cavale qui soit
belle? Car, comment oser soutenir que ce qui
est beau n'est pas beau?
HIPPIAS.
Tu dis vrai, Socrate, et le dieu a très bien parlé.
En effet , nous avons chez nous des cavales par-
faitement belles.
SOCRATE.
Fort bien, dira-t-il. Mais quoi! une belle lyre
n'est-elle pas quelque chose de beau? En con-
viendrons-nous, Hippias?
HIPPIAS.
Oui.
SOCRATE.
Cet homme me dira après cela ; j'en suis à-peu-
près sur, je connais son humeur : Quoi donc,
lao HIPPIAS.
mon cher ami, une belle marmite n'est-elle pas
quelque chose de beau?
HIPPIAS.
Quel homme est-ce donc là, Socrate? Qu'il
est mal appris d'oser employer des termes si
bas dans un sujet si noble !
SOCRATE.
Il est ainsi fait, Hippias. Il ne faut point cher-
cher en lui de politesse : c'est un homme gros-
sier, qui ne se soucie que de la vérité. Il faut
pourtant lui répondre; et je vais dire le premier
mon avis. Si une marmite est faite par un ha-
bile potier; si elle est unie, ronde et bien cuite,
comme sont quelques-unes de ces belles mar-
mites à deux anses, qui tiennent six mesures, et
sont faites au tour ; si c'est d'une pareille mar-
mite qu'il veut parler, il faut avouer qu'elle est
belle. Car comment dirions-nous que ce qui est
beau n'est pas beau ?
HIPPIAS.
Cela ne se peut, Socrate.
SOCRATE.
Une belle marmite est donc aussi quelque
chose de beau? dira-t-il. Réponds.
HIPPIAS.
Mais, oui, Socrate, je le crois. Ce meuble, à la
vérité, est beau quand il est bien travaillé; mais
HIPPIAS. 12!
tout ce qui est de ce genre ne mérite pas d'être
appelé beau, si tu le compares avec une belle
cavale, une belle fille, et toutes les autres belles
choses.
SOCRA.TE.
A la bonne heure. Je comprends maintenant
comment il nous faut répondre à celui qui nous
fait ces questions. Mon ami, lui dirons-nous,
ignores. tu combien est vrai le mot d'Heraclite,
que le plus beau des singes est laid si on le com-
pare à l'espèce humaine? De même la plus belle
des marmites, comparée avec l'espèce des filles,
est laide, comme dit le sage Hippias. N'est-ce
pas là ce que nous lui répondrons, Hippias?
HIPPIAS.
Oui, Socrate, c'est très bien répondu.
SOCRATE.
Un peu de patience, je te prie; voici à coup
sûr ce qu'il ajoutera : Quoi, Socrate! n'arrivera-
t-il pas aux filles, si on les compare avec des
déesses, la même chose qu'aux marmites si on
les compare avec des filles? La plus belle fille
ne paraîtra-t-elle pas laide en comparaison ? Et
n'est-ce pas aussi ce que dit Heraclite que tu
cites, que l'homme le plus sage ne paraîtra qu'un
singe vis-à-vis de Dieu, pour la sagesse, la beauté
et tout le reste? Accorderons-nous, Hippias,
i 22 HIPP1AS.
que la plus belle fille est laide, comparée aux
déesses?
H1PP1AS.
Qui pourrait aller là contre, Socrate?
SOCRATE.
Si nous lui faisons cet aveu , il se mettra à rire,
et me dira : Socrate, te rappelles-tu la question
que jetai faite? Oui, répondrai-je; tu m'as de-
mandé ce que c'est que le beau. Et puis, repren-
dra-t-il, étant interrogé sur le beau, tu me donnes
pour belle une chose qui, de ton propre aveu,
n'est pas plutôt belle que laide? Il y a bien ap-
parence, lui dirai-je. Ou que me conseilles-tu,
mon cher ami, de lui répondre?
H1PPIAS.
Réponds, comme tu l'as fait avec raison, qu°
l'espèce humaine n'est pas belle en comparaison
des dieux.
SOCRATE.
Mais, poursuivra-t-il, si je t'avais demandé,
au commencement, qu'est-ce qui est en même
temps beau et laid, et que tu m'eusses fait
cette réponse, n'aur;iis-tu pas bien répondu?
Te semble-t-il encore que le beau par soi-
même, qui orne et rend belles toutes les autres
choses du moment qu'elles en participent, soit
une fille, une cavale, une lyre?
U1FPIAS. 1*3
HIPP1AS.
Si c'est là, Socrate, ce qu'il veut savoir, rien
n'est plus aisé que de lui dire ce que c'est que
ce beau qui sert d'ornement à tout le reste, et
dont la présence embellit toutes choses. Cet
homme, à ce que je vois, est un imbécille, qui
ne se connaît pas du tout en beauté. Tu n'as
qu'à lui répondre : Ce beau que tu me de-
mandes n'est autre que l'or; il sera bien em-
barrassé, et ne s'avisera pas de te rien répli-
quer; car nous savons tous que partout où
l'or se trouve, ce qui paraissait laid auparavant
paraîtra beau dès que l'or lui servira d'orne-
ment.
SOCRATE.
Tu ne connais pas l'homme, Hippias; tu
ignores jusqu'à quel point il est difficile, et
combien il a de peine à se rendre à ce qu'on lui
dit.
HIPPIAS.
Qu'est-ce que cela fait, Socrate? Il faut, bon
gré mal gré, qu'il se rende à une raison quand
elle est bonne,. ou, sinon, qu'il se couvre de
ridicule.
SOCRATE.
Hé bien, mon cher, bien loin de se rendre à
cette réponse, il s'en moquera et me dira : Insensé
i2/t HIPPIAS.
que tu es , penses-tu que Phidias fût un mauvais
artiste? Bien au contraire, lui répondrai-je, ce
me semble.
hippias.
Et tu auras raison.
SOCRATE.
Je le crois; mais lorsque j'aurai reconnu que
Phidias est un habile sculpteur, mon homme
répondra : Quoi donc! Phidias, à ton avis, n'a-
vait nulle idée de ce beau dont tu parles ? Pour-
quoi? lui dirai-je. C'est, continuera-t-il, parce
qu'il n'a point fait d'or les yeux de sa Minerve,
ni son visage, ni ses pieds, ni ses mains, bien
que tout cela étant d'or dût paraître très
beau; mais d'ivoire. Il est évident qu'il n'a fait
cette faute que par ignorance, ne sachant pas
que c'est l'or qui embellit toules les choses
dans lesquelles il entre. Lorsqu'il nous parlera
de la sorte, que lui répondrons -nous, Hip-
pias ?
HIPPIAS.
Cela n'est pas difficile. INous lui dirons que
Phidias a bien fait; car l'ivoire est beau aussi, je
pense.
SOCKATK.
Pourquoi donc, répliquera-t-il, Phidias tfa-
t-il pas fait de même le milieu des yeux d'ivoire,
HIPPIAS. i2f>
mais d'une pierre précieuse , ayant cherché celle
qui va le mieux avec l'ivoire? Est-ce qu'une belle
pierre est aussi une belle chose? Le dirons-
nous, Hippias?
HIPPIAS.
Oui, lorsqu'elle convient.
SOCRATE.
Et lorsqu'elle ne convient pas, accorderai-je
ou non qu'elle est laide?
HIPPIAS.
Accorde-le, lorsqu'elle ne convient pas.
SOCRATE.
Mais quoi! me dira-t-il, ô habile homme que
tu es! l'ivoire et l'or n'embellissent-ils point les
choses auxquelles ils conviennent, et n'enîai-
dissent-ils point celles auxquelles ils ne convien-
nent pas? Nierons-nous qu'il ait raison, ou l'a-
vouerons-nous ?
HIPPIAS.
Nous avouerons que ce qui convient à chaque
chose la fait belle.
SOCRATE.
Quand on fait bouillir, dira-t-il, cette belle
marmite , dont nous parlions tout-à-1'heure,
pleine d'une belle purée, quelle cuillère con-
vient à cette marmite? une d'or, ou de bois de
figuier ?
i*6 HIPPIAS.
HIPPIAS.
Par Hercule! quelle espèce d'homme est-ce
donc là, Socrate? Ne veux-tu pas me dire qui
c'est ?
SOCRATE.
Quand je te dirais son nom, tu ne le connaî-
trais pas.
HIPPIAS.
Je connais du moins dès à présent que c'est
un ignorant.
SOCRATE.
C'est un questionneur insupportable, Hippias.
Que lui répondrons-nous, cependant, et laquelle
de ces deux cuillères dirons-nous qui convient
mieux à la purée et à la marmite? N'est-il pas
évident que c'est celle de figuier? Car elle donne
une meilleure odeur à la purée; d'ailleurs, mon
cher, il n'est point à craindre qu'elle casse la
marmite, que la purée se répande, que le feu
s'éteigne, et que les convives soient privés d'un
excellent mets : accidens auxquels la cuillère
d'or exposerait; en sorte que nous devons dire,
selon moi, que la cuillère de figuier convient
mieux que celle d'or, à moins que tu ne sois
d'un autre avis.
HIPPIAS.
Elle convient mieux en effet, Socrate. Je ta-
MPPIAS. 127
vouerai pourtant que je ne daignerais pas ré-
pondre à un homme qui me ferait de pareilles
questions.
SOCRATE.
Tu aurais raison, mon cher ami. Il ne te con-
viendrait pas d'entendre des termes aussi bas,
richement vêtu comme tu es, chaussé élégam-
ment, et renommé chez les Grecs pour ta sa-
gesse; mais pour moi, je ne risque rien à con-
verser avec ce grossier personnage. Instruis-
moi donc auparavant, et réponds, à cause de
moi. Si la cuillère de figuier, dira-t-il, convient
mieux que celle d'or, n'est il pas vrai qu'elle
est plus belle, puisque tu es convenu, Socrate,
que ce qui convient est plus beau que ce qui ne
convient pas? Avouerons-nous, Hippias, que
la cuillère de figuier est plus belle que celle
d'or?
HIPPIAS.
Veux-tu, Socrate, que je t'apprenne une dé-
finition du beau , avec laquelle tu couperas court
a toutes les questions de cet homme?
SOCRATE.
De tout mon cœur: mais dis-moi auparavant
des deux cuillères dont je parlais à l'instant
quelle est celle que je lui donnerai pour la plus
convenable et la plus belle?
ia8 HIPPIAS.
HIPPIAS.
Hé bien, réponds-lui, si tu le veux, que c'est
celle de figuier.
SOCRATE.
Dis maintenant ce que tu voulais dire tout-à-
l'heure. Car pour ta précédente définition, que
le beau est la même chose que l'or, il est aisé
de la réfuter et de prouver que l'or n'est pas plus
beau qu'un morceau de bois de figuier. Voyons
donc ta nouvelle définition du beau.
HIPPIAS.
Tu vas l'entendre. Il me paraît que tu cher-
ches une beauté telle que jamais et en aucun
lieu elle ne paraisse laide a personne.
SOCRATE.
C'est cela même, Hippias : tu conçois fort bien
ma pensée.
HIPPJAS.
Écoute donc; car si on a un seul mot à répli-
quer à ceci, dis hardiment que je n'y entends
rien.
SOCRATE.
Dis au plus vite, au nom des dieux.
HIPPIAS.
Je dis donc qu'en tout temps, en tous lieux,
et pour tout homme, c'est une très belle chose
d'avoir des richesses, de la santé, de la consi-
HIPP1AS. 129
dération parmi les Grecs, de parvenir à la vieil-
lesse, et, après avoir rendu honorablement les
derniers devoirs aux auteurs de ses jours , d'être
conduit au tombeau par ses descendans avec le
même appareil et la même magnificence.
SOCRATE.
Oh, oh, Hippias ! que cette réponse est admi-
rable! qu'elle est grande et digne de toi ! Par Ju-
non , j'admire avec quelle bonté tu fais ce que
tu peux pour me secourir. Mais nous ne tenons
pas notre homme ; au contraire, je t'assure qu'il
rira à nos dépens plus que jamais.
HIPPIAS.
Oui, d'un rire impertinent, Socrate : car s'il
n'a rien à opposer à cela, et qu'il rie, c'est de
lui-même qu'il rira, et il se fera moquer de tous
les assistans.
SOCRATE.
Peut-être la chose sera-t-elle comme tu dis; peut-
être aussi, autant que je puis conjecturer, ne se
bornera-t-il pas sur cette réponse à me rire au nez.
HIPPIAS.
Que fera-t-il donc? *
SOCRATK.
S'il a un bâton à la main , à moins que je
ne m'enfuie au plus vite, il le lèvera sur moi
pour me frapper d'importance.
4. y
i3o HIPPIAS.
HIPPIAS.
Que ùis-tu là? Cet homme est-il ton maître?
Lt s'il te fait un pareil traitement, il ne sera pas
traîné devant les juges, et puni comme il le mé-
rite? Est-ce qu'il n'y a point de justice à Athènes,
et y laisse-t-on les citoyens se frapper injuste-
ment les uns les autres?
SOCRATE.
Nullement.
iiippias.
»
11 sera donc puni s'il te frappe contre toute
justice?
SOCRATE.
Il ne me parait pas, Hippias, qu'il eût tort de
me frapper, si je lui faisais cette réponse: je
pense même le contraire.
HIPPIAS.
À la bonne heure, Socrate ; puisque c'est ton
avis, c'est aussi le mien.
SOCRATE.
Ne te dirai-je pas pourquoi je pense qu'il
serait en droit de me frapper si je lui répon-
dais de la sorte ? Me battras - tu toi - même
sans m'entendre , ou écouteras - tu mes rai-
sons?
HIPPIAS.
Ce serait un procédé bien étrange, Socrate, si jf
HIPPIAS. i3i
refusais do les entendre. Quelles sont-elles? Parle
bOCR/VTE.
Je vais te le dire, toujours sous le nom de
celui dont je fais ici le personnage, pour ne pas
me servir vis-à-vis de toi des expressions dures
et choquantes qu'il ne m'épargnera pas; car
voici, je te le garantis, ce qu'il me dira : Parle,
Socrate. Penses-tu que j'aurais si grand tort de
te battre, après que tu m'as chanté, avec si
peu de sens, «m dithyrambe qui n'a aucun
rapport à ma question? Comment cela? lui ré-
pondrai-je. Comment, dira-t-il, tu n'as seule-
ment pas l'esprit de te souvenir que je te de-
mande quel est ce beau qui embellit toutes les
choses où il se trouve, pierre, bois, homme,
dieu, toute espèce d'action et de science? Car
tel est, Socrate, le beau dont je te demande la
définition; et je ne puis pas plus me faire en-
tendre que si j'avais affaire à une pierre, et
encore une pierre de meule, et que tu n'eusses
ni oreilles ni cervelle. Ne te fàcherais-tu point,
Hippias, si, épouvanté de ce discours, je répon-
dais : C'est Hippias qui m'a dit que le beau était
cela? Je l'interrogeais cependant comme tu m'in-
terroges ici sur ce qui est beau pour tout le
monde et toujours. Qu'en dis-tu? Ne te fâche-
ras-tu pas, si je lui parle ainsi?
]3i HIPPIAS.
HIPPIAS.
Je suis bien sûr, Socrate , que le beau est et
paraîtra à tout le monde tel que je t'ai dit.
SOCRATE.
Le sera-t-il aussi? reprendra cet homme. Car
le beau, c'est-à-dire le vrai beau, l'est dans tous
les temps.
HIPPIAS.
Sans doute,
SOCRATE.
Ne l'était-il pas? dira-t-il encore.
HIPPIAS.
Oui, il l'était.
SOCRATE.
L'étranger d'Élis, poursuivra-t-il , t'a-t-il dit
qu'il fût beau à Achille d'être enseveli après
ses ancêtres, comme à son aïeul Eaque, aux
autres enfans des dieux et aux dieux eux-
mêmes?
HIPPIAS.
Qu'est-ce que cet homme-là ? Envoie-le au
gibet. Voilà des questions, Socrate, qui sentent
fort l'impiété.
SOCKATE.
Mais quoi , lorsqu'on nous fait de pareilles
questions, n'est-il pas tout-à-fait impie d'y ré-
pondre affirmativement?
HIPPIAS. i33
HIPPIAS.
Peut-être.
SOCRATE.
Peut-être donc es-tu cet impie, me dira-t-il,
toi qui soutiens qu'il est beau en tout temps et
pour tout le monde, d'être enseveli par ses
descendans , et de rendre les mêmes devoirs à
ses ancêtres. Hercule et les autres qu'on vient
de nommer ne font-ils pas partie de tout le
monde ?
mppiAS.
Je n'ai pas prétendu parler ainsi pour les dieux.
SOCRATE.
Ni pour les héros apparemment ?
HIPPIAS.
Non , du moins pour ceux qui sont enfaris des
dieux.
SOCRATE.
Mais pour ceux qui ne le sont pas?
HIPPIAS.
Oui, pour ceux-là.
SOCRATE.
Ainsi, à ton compte, c'eût été, ce semble, une
chose affreuse, impie et laide pour les héros,
tels que Tantale, Dardanus et Zethus; et pour
Pélops et les autres nés de mortels comme lui ,
ce serait une belle chose?
1% HIPPIAS.
HIPPIAS.
('/est là mon avis.
SOCRA.TE.
Tu penses donc, répliquera-t-il, ce que tu ne
disais pas tout-à-1'heure, qu'être enseveli par ses
descendans, après avoir rendu le même devoir
à ses ancêtres, est une chose qui en certaines
rencontres et pour quelques-uns n'est pas du
tout belle; et que même il semble impossible
qu'elle devienne jamais et soit belle pour tout le
monde; en sorte que ce prétendu beau est sujet
aux mêmes inconvéniens que les précédens, la
fille et la marmite; et qu'il est même plus ridi-
culement encore beau pour les uns, et laid pour
les autres. Quoi donc, Socrate, poursuivra-t-il,
ne pourras-tu, ni aujourd'hui ni jamais, satis-
faire à ma question , et me dire ce que c'est que
le beau ? Tels sont à-peu-près les reproches qu'il
me fera, et à juste titre, si je lui réponds comme
tu veux.
Voilà pour l'ordinaire, Hippias, de quelle ma-
nière il converse avec moi. Quelquefois cepen-
dant, comme s'il avait compassion de mon igno-
rance et de mon incapacité, il me suggère en
quelque sorte ce que je dois dire, et me de-
mande si telle chose ne me paraît pas être le beau
11 en use de même par rapport à tout autre sujet
HIPPIAS. (35
sur lequel il m'interroge, et qui t'ait la matière
de l'entretien.
HIPPIAS.
Que veux-tu dire par là, Sourate?
SOCRATE.
Je vais te l'expliquer. Mon pauvre Socrate,
me dit-il, laisse là toutes ces réponses et autres
semblables; elles sont trop ineptes, et trop aisées
à réfuter. Vois plutôt si le beau ne serait point
ce que nous avons touché précédemment, lors-
que nous avons dit que l'or est beau pour les
choses auxquelles il convient, et laid pour celles
auxquelles il ne convient pas; qu'il en est de
même pour tout le reste où cette convenance se
trouve. Examine donc le convenable en lui-
même, et dans sa nature, pour voir s'il ne serait
point le beau que nous cherchons.
Ma coutume est de me rendre à son avis, lors-
qu'il me propose de pareilles choses, car je n'ai
rien à lui opposer. Mais toi , penses-tu que le
convenable est le beau?
HIPPIAS.
Tout-à-fait, Socrate.
SOCRATE.
Examinons bien, de peur de nous tromper.
HIPPIAS.
11 faut examiner, sans doute.
1 36 HIPPIAS.
SOCRATE.
Vois donc. Appelons-nous convenable ce qui
fait paraître belles les choses où il se trouve, ou
bien ce qui les rend belles en effet? ou n'est-ce
ni l'un ni l'autre?
HIPPFAS.
11 me semble que c'est l'un ou l'autre.
SOCRATE.
Est-ce ce qui les fait paraître belles, comme
lorsque quelqu'un, ayant pris un habit ou une
chaussure qui lui va bien , paraît plus beau , fût-il
d'ailleurs d'un extérieur ridicule? Si le convena-
ble fait paraître les choses plus belles qu'elles ne
sont, c'est donc une espèce de tromperie en fait
de beauté; et ce n'est point ce que nous cher-
chons, Hippias; car nous cherchons ce par quoi
ies belles choses sont réellement belles, comme
c'est par la grandeur que toutes les choses grandes
sont grandes : c'est en effet par là qu'elles sont
grandes; et quand même elles ne le paraîtraient
pas, s'il est vrai qu'il s'y trouve de la grandeur,
elles sont nécessairement grandes : de même, le
beau, disons-nous, est ce qui rend belles toutes
les belles choses, soit qu'elles paraissent telles
ou non. Évidemment ce n'est point le convena-
ble, puisque, de ton aveu, il fait paraître les
choses plus belles qu'elles ne sont, au lieu
HIPPIAS. 137
de les faire paraître telles qu'elles sont. Il nous
faut donc essayer, comme je viens de dire, de
découvrir ce qui fait que les belles choses sont
belles, soit qu'elles le paraissent ou non ; car si
nous cherchons le beau , c'est là ce que nous
cherchons.
HIPPIAS.
Mais le convenable, Socrate, rend belles et
fait paraître telles toutes les choses où il se ren-
contre.
socrate.
Il est donc impossible, cela posé, que ce qui
est réellement beau ne paraisse pas beau, ayant
en soi ce qui le fait paraître tel.
HIPPIAS.
Cela est impossible.
socrate.
Mais dirons-nous , Hippias , que les lois et les
institutions réellement belles paraissent telles
toujours et aux yeux de tout le monde? ou, tout
au contraire, qu'on n'en connaît pas toujours
la beauté, et que c'est un des principaux sujets
de dispute et de querelles, tant entre les particu-
liers qu'entre les états?
HIPPIAS.
Il me paraît plus vrai de dire, Socrate, qu'on
n'en connaît pas toujours la beauté.
i;3£ HIPWAS.
SOCRATE.
Cela n'arriverait pas, cependant, si elles pa-
raissaient ce qu'elles sont ; et elles le paraî-
traient , si le convenable était la même chose
que le beau, et que non -seulement il rendît
les choses belles , mais les fît paraître telles.
Ainsi , si le convenable est ce qui rend une
chose belle, c'est là en effet le beau que nous
cherchons, et non le beau qui la fait paraître
belle Si au contraire le convenable donne seu-
lement aux choses l'apparence de la beauté,
ce n'est poiut le beau que nous cherchons,
puisque celui-là les fait être belles, et qu'une
même chose ne saurait être à-la-fois une cause
d'illusion et de vérité, soit pour la beauté, soit
pour toute autre chose. Choisissons donc quelle
propriété nous donnerons au convenable , de
taire paraître les choses belles, ou de les ren-
dre telles.
HIPPIAS.
A mon avis , Socrate , il les fait paraître
belles.
SOCRATE.
Dieux ! la connaissance que nous croyions
avoir de la nature du beau nous échappe donc,
Hippias, puisque nous jugeons que le convena-
ble est autre que le beau.
H1PPIAS. ,39
HIPPIAS.
Vraiment oui, Socrate; et cela me parait bien
étrange.
SOCRATE.
Ne lâchons pourtant pas prise, mon cher ami:
j'ai encore quelque espérance que nous décou-
vrirons ce que c'est que le beau.
HIPPIAS.
Assurément , Socrate ; car ce n'est pas une
chose bien difficile à trouver; et je suis sûr que,
si je me retirais un moment à l'écart pour mé-
diter là-dessus, je t'en donnerais une définition
si exacte que l'exactitude même n'y saurait trou-
ver à redire.
SOCRATE.
Oh! ne te vante point, Hippias. Tu vois
combien d'embarras cette recherche nous a déjà
causé ; prends garde que le beau ne se fâche
contre nous , et ne s'éloigne encore davantage.
J'ai tort cependant de parler ainsi. Tu le trou-
veras aisément, je pense, lorsque tu seras seul;
mais, au nom des dieux, trouve-le en ma pré-
sence; et, si tu le veux bien, continuons à le
chercher ensemble. Si nous le découvrons, ce
sera le mieux du monde ; sinon, il faudra bien
que je prenne mon malheur en patience : pour
toi , tu ne m'auras pas plus tôt quitté, que tu le
i4o HIPPI/VS.
trouveras sans peine. Si nous faisons maintenant
cette découverte, ce sera une affaire faite, et je
n'aurai pas besoin de t'impor tuner pour te de-
mander ce que c'est que tu as trouvé seul. Vois
donc si ceci ne serait pas le beau , selon toi.
Je dis que c'est... Examine bien, et écoute-
moi attentivement ^ de peur que je ne dise une
sottise. Le beau donc, par rapport à nous, c'est
ce qui nous est utile. Voici sur quoi je fonde
cette définition. Nous appelons beaux yeux , non
ceux qui ne peuvent rien voir, mais ceux qui
le peuvent, et qui sont utiles pour cette fin.
H1PPIAS.
Oui.
SOCRATE.
Ne disons-nous pas de même du corps entier,
qu'il est beau, soit pour la course , soit pour la
lutte ? et pareillement de tous les animaux , par
exemple qu'un cheval est beau , un coq , une
caille ; de tous les meubles ; de toutes les voi-
tures , tant de terre que de mer , comme les ba-
teaux et les galères ; de tous les instrumens, soit
de musique, soit des autres arts ; et encore, si tu le
veux, des institutions et des lois? Nous donnons
ordinairement à toutes ces choses la qualité de
belles, envisageant chacune d'elles sous le même
point de vue, c'est-à-dire par rapport aux pro-
HIPPIAS. 141
priétés qu'elle tient ou de la nature, ou de l'art ,
ou de sa position, appelant beau ce qui est utile,
en tant qu'il est utile, relativement à ce à quoi
il est utile , et autant de temps qu'il est utile; et.
laid, ce qui est inutile à tous égards. N'est-ce
pas aussi ton avis, Hippias?
HIPPIAS.
Oui.
SOCRATE.
Ainsi nous avons raison de dire que le beau
n'est autre chose que l'utile ?
HIPPIAS.
Sans contredit, Socrate.
SOCRATE.
N'est-il pas vrai que ce qui a la puissance
de faire quoi que ce soit, est utile par rap-
port à ce qu'il est capable de faire , et que ce
qui en est incapable est inutile?
HIPPIAS.
Certainement.
SOCRATE.
La puissance est donc une belle chose , et
l'impuissance une chose laide?
HIPPIAS.
Assurément : tout rend témoignage de la vé-
rité de cette définition, Socrate; mais surtout
ce qui concerne la politique. En effet, avoir
■ 4a KIPPIAS.
de la puissance politique dans sa propre ville ,
est ce qu'il y a de plus beau au monde,
comme ne rien pouvoir est ce qu'il y a de plus
laid.
SOCRATE.
C'est fort bien dit. Et , au nom des dieux ,
Hippias , n'est-ce pas pour cette raison que rien
n'est plus beau que la sagesse, ni plus laid que
l'ignorance ?
HIPPIAS.
Et pour quelle autre raison, s'il te plaît, So-
crate ?
SOCRATE.
Arrête un moment, mon cher ami : je trem-
ble pour ce que nous dirons après cela.
HIPPIAS.
Que crains-tu, Socrate, maintenant que tes
recherches vont on ne peut mieux?
SOCRATE.
Je le voudrais bien, mais examine, je te prie,
ceci avec moi. Fait-on ce qu'on ne saurait et ce
qu'on ne peut absolument faire ?
HIPPIAS.
Nullement; et comment veux-tu qu'on fasse
ce qu'on ne peut faire ?
SOCRATE.
Ainsi ceux qui pèchent et font de mauvaises
HIPPIAS. itf
actions involontairement, ne les auraient pas
commises s'ils n'avaient pas pu les commettre?
HIPPIAS.
Evidemment.
SOCRATE.
Mais tout ce qu'on peut, c'est par la puissance
qu'on le peut; car ce n'est pas sans doute par
l'impuissance?
HIPPIAS.
Non , certes.
SOCRATE.
Et tous ceux qui font quelque chose, ont le
pouvoir de le faire?
HIPPIAS.
Oui.
SOCRATE.
Tous les hommes d'ailleurs, à commencer de-
puis l'enfance, font beaucoup plus de mal que
de bien , et commettent des fautes involontai-
rement ?
HPPIAS.
Cela est vrai.
SOCRATE.
Quoi rjonc î dirons-nous qu'une pareille puis-
sance, et tout ce qui est utile pour faire le mal.
est quelque chose de beau ? ou s'en faut-il beau-
coup que nous le disions?
i44 HIPPIAS.
HIPPIAS.
11 s'en faut beaucoup, Socrate, à mon avis.
SOCRATE.
A ce compte, Hippias, le pouvoir et l'utile
ne sont donc pas la même chose que le beau?
HIPPIAS.
Pourquoi non , Socrate, si ce pouvoir a le bien
pour objet, et qu'il soit utile à cette fin ?
SOCRATE.
Il n'est plus vrai, du moins , que le pouvoir et
l'utile soit le beau sans restriction ; et ce que
nous avons voulu dire, Hippias , c'est que le
pouvoir et l'utile , dans une bonne fin , est la
même chose que le beau.
HIPPIAS.
Il me paraît que oui.
SOCRATE.
Mais cela , n'est-ce pas l'avantageux ?
HIPPIAS.
Sans doute.
SOCRATE.
Ainsi et les beaux corps , et les belles institu-
tions, et la sagesse, et toutes les autres choses
dont nous avons parlé , sont belles , parce
quelles sont avantageuses?
HIPPIAS.
Cela est évident.
HIPPIAS. i/»5
SOCRATE.
Il paraît donc que, par rapport à nous, l'avan-
tageux est la même chose que le beau?
HIPPIAS.
Assurément, Socrate.
SOCRATE.
Mais l'avantageux est ce qui fait du bien ?
HIPPIAS.
Oui.
SOCRATE.
Et ce qui fait n'est autre chose que la cause.
N'est-ce pas?
HIPPIAS.
A merveille.
SOCRATE.
Le beau est donc la cause du bien?
HIPPIAS.
Il l'est en effet.
SOCRATE.
Mais la cause , Hippias , et ce dont elle est
la cause , sont deux choses différentes ; car ja-
mais une cause ne saurait être cause d'elle-
même. Considère ceci de cette manière. Ne
venons-nous pas de voir que la cause est ce
qui fait?
HIPPIAS.
Oui.
4» 10
*46 HIPPIAS.
SOCRATE.
N'est-il pas vrai que la chose produite par ce
qui fait n'est autre que l'effet, et nullement ce
qui fait?
HIPPIAS.
Cela est certain.
SOCRATE.
L'effet est donc une chose, et ce qui le pro-
duit une autre chose?
HIPPIAS.
Qui en doute?
SOCRATE.
La cause n'est point par conséquent cause
d'elle-même, mais l'effet qu'elle produit?
HIPPIAS.
Sans contredit.
SOCRATE.
Si donc le beau est cause du bon , le bon est
l'effet du beau; et nous ne recherchons avec tant
d'empressement la sagesse et toutes les autres
belles choses, selon toute apparence, que parce
qu'elles produisent le bon, lequel est l'objet de
tous nos désirs; et il résulte de cette décou-
verte que le beau est en quelque sorte le père
du bon.
HIPPIAS.
Tout-à-fait, delà est fort bien dit, Socrate.
HIPPIAS. i/,7
SOCRATE.
N'est-ce pas une chose également bien dite ,
que le père n'est pas le fils, ni le fils le père?
HIPPIAS.
Oui.
SOCRATE.
Et que la cause n'est point l'effet , ni l'effet
la cause ?
HIPPIAS.
Cela est vrai.
SOCRATE.
Par Jupiter , mon cher, le beau n'est donc pas
bon , ni le bon beau. Sur ce qui a été dit , pen-
ses-tu que cela puisse être?
HIPPIAS.
Non , certes , je ne le pense pas.
SOCRATE.
Serions-nous d'avis, et consentirions-nous à
dire que le beau n'est pas bon , et que le bon
n'est pas beau ?
HIPPIAS.
Non , je te jure ; je ne suis point du tout de cet
avis.
SOCRATE.
Tu as raison , Hippias; et de tout ce qui a
été dit jusqu'ici, c'est ce qui me déplaît da-
vantage.
10.
i/,8 HIPPIAS.
H1PP1AS.
Cela doit être.
SOCRATE.
Ainsi il paraît que la définition qui fait con-
sister le beau dans ce qui est avantageux , utile ,
capable de produire quelque bien , loin d'être la
plus belle de toutes les définitions , comme il
nous semblait tout-à-1'heure , est , s'il est possi-
ble , plus ridicule encore que les précédentes ,
où nous pensions que le beau était une fille , et
chacune des autres choses que nous avons énu-
mérées.
HIPPIAS.
Il y a toute apparence.
SOCRATE.
Pour ce qui me regarde , Hippias, je ne sais
plus de quel côté me tourner, et je suis bien
embarrassé. Et toi , te vient-il quelque chose?
HIPPIAS.
Non, pour le présent; mais, comme je t'ai déjà
dit, je suis bien sûr qu'en réfléchissant un peu
je trouverais ce que nous cherchons.
SOCRATE.
L'envie que j'ai d'apprendre ce que c'est ne
m permet pas d'attendre que tu aies le loisir
d'y réfléchir. Et puis je crois que je viens de faire
une bonne découverte. Vois si le beau n'est
H1PPIAS. 149
pas ce qui nous cause du plaisir; et je ne dis pas
toute espèce de plaisirs, mais ceux de l'ouïe et
de la vue. Qu'avons-nous en effet à opposer à
cela? Les beaux hommes, Hippias, les belles
tapisseries, les belles peintures, les beaux ou-
vrages jetés au moule, nous font plaisir à voir;
les beaux sons, toute la musique, les discours
et les entretiens, produisent le même effet : en
sorte que, si nous répondions à notre téméraire :
Mon ami , le beau n'est autre chose que ce qui
nous cause du plaisir par l'ouïe et par la vue ,
ne penses-tu pas que nous rabattrions son inso-
lence?
HIPPIAS.
Il me paraît, Socrate, que ceci explique bien
la nature du beau.
SOCRATE.
Mais quoi! dirons-nous, Hippias, que les belles
institutions et les belles lois sont belles parce
quelles causent du plaisir par l'ouïe ou par la
vue? ou que leur beauté est d'une autre espèce ?
HIPPIAS.
Peut-être, Socrate, que cette difficulté échap-
pera à notre homme.
SOCRATE.
Par le chien, Hippias, elle n'échappera point
à celui devant lequel je rougirais bien davantage
*.
HIPPIAS.
d'extravaguer et de faire semblant de dire quel-
que chose, lorsqu'en effet je ne dis rien qui
vaille.
. HIPPIAS.
Et quel est cet homme-là?
SOCRATE.
Socrate, fils de Sophronisque, qui ne me per-
mettrait pas plus de parler à la légère sur ces ma-
tières, sans les avoir approfondies, que de me
donner pour savoir ce que je ne sais pas.
HIPPIAS.
Il me paraît aussi , depuis que tu me l'as fait
remarquer, que la beauté des lois est diffé-
rente.
SOCRATE.
Arrête un moment , Hippias. 11 me semble
que nous nous flattons d'avoir trouvé quelque
chose sur le beau , tandis que nous sommes à cet
égard tout aussi peu avancés que nous l'étions
auparavant.
HIPPIAS.
Comment dis-tu ceci , Socrate ?
SOCRATE.
Je vais t'expliquer ma pensée; tu jugeras si elle
a quelque valeur. Peut-être pourrait-on montrer
que la beauté des lois et des institutions n'est
point si étrangère aux sensations que nous éprou-
HIPPIAS. i5r
vons par les oreilles et par les yeux. Mais suppo-
sons la vérité de cette définition , que le beau
est ce qui nous cause du plaisir par ces deux
sens, et qu'il ne soit point du tout ici question
des lois. Si cet homme dont je parle ou tout
autre nous demandait :Hippias et Socrate, pour-
quoi avez-vous séparé de l'agréable en général
une certaine espèce d'agréable, que vous appe-
lez le beau, et prétendez-vous que les plaisirs
des autres sens, comme ceux du manger, du
boire, de l'amour, et les autres semblables, ne
sont point beaux? est-ce que ces sensations ne
sont pas agréables, et ne causent, à votre avis,
aucun plaisir, et ne s'en trouve-t-il nulle part
ailleurs que dans les sensations de la vue et de
l'ouïe? Que répondrons-nous, Hippias?
HIPPIAS.
Nous dirons sans balancer, Socrate, qu'il y a
de très grands plaisirs attachés aux autres sen-
sations.
SOCRATE.
Pourquoi donc, reprendra-t-il, ces plaisirs n'é-
tant pas moins des plaisirs que les autres, leur
refuser le nom de beaux, et les priver de cette
qualité? C'est, dirons-nous, que tout le monde
se moquerait de nous si nous disions que man-
uel n'est pas une chose agréable, niais belle, et
i52 HIPPIAS.
que sentir une odeur suave n'est point agréable,
mais beau ; qu'à l'égard des plaisirs de l'amour,
tous soutiendraient qu'il n'y en a point de plus
agréables, et que cependant, lorsqu'on s'en pro-
cure la jouissance, il faut les goûter de manière
que personne n'en soit témoin , parce que c'est la
chose du monde la plus laide à voir.
Après que nous aurions parlé de la sorte, Hip-
pias, je m'aperçois bien, dirait-il peut-être, que
c'est la honte qui vous empêche depuis long-
temps d'appeler beaux ces plaisirs, parce qu'ils
ne passent point pour tels dans l'esprit des
hommes. Cependant je ne vous demande pas
ce qui est beau dans l'idée du vulgaire, mais ce
qui est beau en effet. Nous lui ferons, ce me
semble, la réponse que nous lui avons déjà
faite; savoir, que nous appelons beau cette par-
tie de l'agréable qui nous vient par la vue et
l'ouïe. As-tu quelque autre réponse à faire, et
dirons-nous autre chose, Hippias?
HIPPIAS.
Après ce qui a déjà été dit, c'est une nécessité,
Socrate, de répondre de la sorte.
SOCRATE.
Vous avez raison, répliquera-t-il. Puis donc
que l'agréable qui naît de la vue et de l'ouïe est
beau, il est évident que toute espèce d'agréable
HIPPIAS. i53
venant d'une autre source ne saurait être belle.
L'accorderons-nous ?
HIPPIAS.
Oui.
SOCRA.TE.
Mais, dira-t-il, ce qui est agréable par la vue
l'est-il tout à-la-fois par la vue et par l'ouïe? Et
pareillement, ce qui est agréable par l'ouïe
l'est-il à-la-fois par l'ouïe et par la vue ? Nous
répondrons que ce qui est agréable par l'un
de ces sens ne l'est point par les deux, car ap-
paremment c'est là ce que tu veux savoir ; mais
nous avons dit que l'une et l'autre de ces sen-
sations, prise séparément, est belle, et qu'elles
le sont aussi toutes deux ensemble. N'est-ce pas
là ce que nous répondrons?
HJPPIAS.
Très bien.
SOCRATE.
Une chose agréable, quelle qu'elle soit, dira-
t-il, en tant qu'agréable, diffère-t-elle de toute
autre chose agréable? Je ne vous demande point
si un plaisir est plus ou moins grand , plus ou
moins vif qu'un autre; mais s'il y a des plaisirs
qui diffèrent entre eux, en ce que l'un est un
plaisir et l'autre ne l'est pas. Nous ne le pensons
point, n'est-il pas vrai?
i54 HIPPIAS.
HIPPIAS.
Non , sans doute.
SOCRATE.
Pour quel autre motif qu'à cause que ce sont
des plaisirs, dira-t-il, avez-vous donc choisi en-
tre tous les autres les plaisirs dont vous parlez?
Qu'avez-vous vu en eux de différent des autres
plaisirs, qui Vous a déterminés à dire qu'ils sont
beaux? Sans doute que le plaisir qui naît de la
vue n'est pas beau précisément parce qu'il naît
de la vue; car si c'était là ce qui le rend beau,
l'autre plaisir, qui naît de l'ouïe, ne serait pas
beau, puisque ce n'est pas un plaisir qui ait sa
source dans la vue. Ne lui dirons-nous pas qu'il
a raison ?
HIPPIAS.
Oui.
SOCRATE.
De même le plaisir qui naît de l'ouïe n'est
pas beau précisément parce qu'il naît de l'ouïe;
car en ce cas le plaisir qui naît de la vue ne
serait pas beau, puisque ce n'est pas un plai-
sir qui ait sa source dans Toiiie. N'avoue-
rons-nous pas, Hippias , que cet homme dit
vrai ?
HIPPIAS.
Nous l'avouerons.
HIPP1AS. i55
SOCRATE,
Mais ces plaisirs sont beaux l'un et l'autre, à
ce que vous dites. Ne le disons-nous pas?
HIPPIAS.
Oui.
SOURATE.
Ils ont donc une même qualité qui fait qu'ils
sont beaux, une qualité commune à tous les
deux, et particulière à chacun. Car il serait im-
possible autrement qu'ils fussent beaux tous les
deux ensemble, et chacun séparément. Réponds-
moi comme si tu avais affaire à lui.
HIPPIAS.
Je réponds qu'il me paraît que la chose est
comme tu le dis.
SOCRATE.
Si donc ces deux plaisirs pris ensemble ont
quelque qualité qui n'est point particulière à
chacun d'eux, ce n'est point en vertu de cette
qualité qu'ils sont beaux.
HIPPIAS.
Comment se peut-il faire, Socrate, qu'une
qualité que deux choses quelconques n'ouï
point chacune séparément, elles l'aient prises
ensemble?
SOCRATE.
Tu ne crois pas cela possible ?
i56 HIPPIAS.
HIPPIAS.
Il faudrait, pour le croire, que j'eusse bien
peu de connaissance de la nature des choses, et
des termes dont nous faisons usa^e dans la dis-
pute présente.
SOCRATE.
Voilà une charmante réponse, Hippias. Pour
moi, il me semble que j'entrevois quelque chose
qui est de cette façon, que tu dis ëlre impossible :
mais peut-être ne vois-je rien.
HIPPIAS.
Ce n'est pas peut-être, Socrate, mais très cer-
tainement, que tu vois de travers.
SOCRATE.
Cependant il se présente à mon esprit bien
des objets de cette espèce; mais je m'en défie,
puisque tu ne les vois pas, toi qui as amassé
plus d'argent avec ta sagesse , qu'aucun homme
de nos jours; et que je les vois, moi qui n'ai ja-
mais gagné une obole. Je crains, mon cher ami,
que tu ne badines vis-à-vis de moi, et ne me
trompes de gaîté de cœur; tant j'aperçois dis-
tinctement de choses telles que je t'ai dit.
HIPPIAS.
Personne ne saura mieux que toi, Socrate, si
je badine ou non, si tu prends le parti de me
dire ce que tu vois; car il paraîtra clairement
HIPPIAS. i5y
que ce n'est rien de solide ; et jamais tu ne
trouveras que ce que nous n'éprouvons ni toi
ni moi , nous l'éprouvions tous les deux en-
semble.
SOCRATE.
Comment dis - tu , Hippias ? Peut - être as - tu
raison , et ne te comprends-je pas. Mais je vais
t'expliquer plus nettement ma pensée : écoute-
moi. Il me paraît que ce que nous n'avons pas
la conscience d'être en particulier ni toi ni moi,
il est très possible que nous le soyons tous deux
pris ensemble ; et réciproquement, que ce que
nous sommes tous deux conjointement , nous
ne le soyons en particulier ni l'un ni l'autre.
HIPPIAS.
En vérité , Socrate , ceci est encore plus ab-
surde que ce que tu disais tout-à-1'heure. En
effet , penses-y un peu. Si nous étions justes tous
les deux, chacun de nous ne le serait-il pas? et
si chacun de nous était injuste, ne le serions-nous
pas tous les deux ? Ou si nous étions tous les
deux en santé, chacun de nous ne se porterait-
il pas bien ? et si nous avions l'un et l'autre
quelque maladie , quelque blessure , quelque
contusion , ou tout autre mal semblable , ne
l'aurions-nous pas tous les deux ? De même en-
core , si nous étions tous les deux d'or, d'argent,
i«58 HIPPIÀS.
di voire, ou, si tu aimes mieux, nobles, sages,
considérés, vieux ou jeunes, ou doués de telle
autre qualité qu'il te plaira, dont l'homme est
capable, ne serait-ce pas une nécessité indispen-
sable que chacun de nous fût tel.
SOCRATE.
Sans contredit.
HIPPIAS.
Ton défaut, Socrate, et le défaut de ceux avec
qui tu converses d'ordinaire, est de ne point con-
sidérer les choses en leur entier : vous détachez
le beau de tout le reste pour voir ce que c'est,
et vous coupez ainsi chaque objet par morceaux
dans vos discours; de là vient que tout ce qu'il
y a de grand et de vaste dans les choses vous
échappe. Et maintenant tu es si éloigné du vrai,
que tu t'imagines qu'il y a des qualités, soit ac-
cidentelles, soit essentielles, qui conviennent à
deux êtres conjointement , et ne leur convien-
nent pas séparément ; ou qui conviennent à l'un
et à l'autre en particulier, et nullement à tous
les deux : tant vous êtes incapables de raison et
de discernement , tant vos lumières sont courtes
et vos réflexions bornées.
SOCRATE.
Que faire , Hippias ? On n'est pas ce qu'on
voudrait être, mais ce qu'on peut, comme dit le
H1PFIAS. i59
proverbe. Tu nous rends service, en nous don-
nant sans cesse des avis. Je veux te faire con-
naître encore davantage jusqu'où allait notre
stupidité , avant les instructions que nous venons
de recevoir de toi , en t'exposant notre manière
de penser sur le sujet qui nous occupe. Ne t'en
ferai-je point part?
HIPPIAS.
Tu ne médiras rien que je ne sache, Socrate;
car je connais la disposition d'esprit de tous
ceux qui se mêlent de disputer. Cependant si cela
te fait plaisir, parle.
SOCRATE.
Hé bien , cela me fait plaisir. Nous étions donc
tellement bornés, mon cher, avant ce que tu
viens de nous dire, que nous pensions de toi et
de moi que chacun de nous est un , et que ce
que nous sommes séparément , nous ne le sommes
pas conjointement ; car pris ensemble nous ne
sommes pas un, mais deux : tant notre ignorance
était profonde. A présent tu as réformé nos idées,
en nous apprenant que , si nous sommes deux
conjointement, c'est une nécessité que chacun
de nous soit aussi deux ; et que si chacun de nous
est un, il est également nécessaire que tous les
deux nous ne soyons qu'un : l'essence des choses
ne permettant pas, selon Hippias, qu'il en soit
i6o HIPPIAS.
autrement ; que par conséquent , ce que tous
les deux sont, chacun l'est, et ce que chacun
est, tous les deux le sont. Je nie rends à tes
raisons. Cependant, Hippias, rappelle-moi au-
paravant si toi et moi ne sommes qu'un , ou si
tu es deux et moi deux.
HIPPIAS.
Qu'est-ce que tu dis, Socrate?
SOCRATE.
Je dis ce que je dis : car je crains de m'expli-
quer nettement devant toi , parce que tu t'em-
portes contre moi, lorsque tu crois avoir dit
quelque chose de bon. Néanmoins dis-moi en-
core : chacun de nous n'est-il pas un , et n'a-t-il
pas la conscience d'être un.
HIPPIAS.
Sans doute.
SOCRATE.
Si donc chacun de nous est un, il est impair.
Ne juges-tu pas qu'un est impair ?
HIPPIAS.
Oui.
SOCRATE.
Mais pris conjointement, et étant deux , som-
mes-nous aussi impairs ?
HIPPIAS.
Non, Socrate.
HIPPIAS. i6r
SOCRATE.
Nous sommes pairs au contraire, n'est-ce pas ?
HIPPIAS.
Oui.
SOCRATE.
Parce que nous sommes pairs tous deux en-
semble, s'ensuit-il que chacun de nous est pair?
HIPPIAS.
Non , assurément.
SOCRATE.
Il n'est donc pas de toute nécessité , comme
tu disais, que chacun de nous soit ce que nous
sommes tous les deux , et que nous soyons tous
deux ce qu'est chacun de nous?
HIPPIAS.
Non pour ces sortes de choses ; mais cela est
vrai pour celles dont je parlais plus haut.
SOCRATE.
Je n'en demande pas davantage , Hippias : il
me suffit qu'en certains cas il en soit ainsi , et
en d'autres d'une autre manière. Je disais en
effet , si tu te rappelles ce qui a donné lieu à
cette discussion , que les plaisirs de la vue et de
l'ouïe ne sont pas beaux par une beauté qui fût
propre à chacun d'eux en particulier, sans leur
être commune à tous deux ensemble ; ni par une
beauté qui leur fût commune à tous deux, sans
iffc HIPPIAS.
être propre à chacun d'eux séparément; mais par
une beauté commune aux deux , et propre à
chacun ; et c'est pour cela que tu accordais que
ces plaisirs sont beaux pris conjointement et
séparément. J'ai cru en conséquence que s'ils
étaient beaux tous les deux, ce ne pouvait être
qu'en vertu d'une qualité inhérente à l'un et à
l'autre , et non d'une qualité qui manquât à l'un
des deux; et je le crois encore. Dis-mois donc de
nouveau : si le plaisir de la vue et celui de l'ouïe
sont beaux pris ensemble et séparément, ce qui
les rend beaux n'est-il point commun aux deux
et propre à chacun?
HIPPIAS.
Sans contredit.
SOCRATE.
Sont-ils beaux parce que ce sont des plaisirs ,
soit qu'on les prenne séparément ou ensemble?
Et à cet égard tous les autres plaisirs ne sont-ils
pas aussi beaux que ceux-là; puisque nous avons
reconnu, s'il t'en souvient, que ce ne sont pas
moins des plaisirs ?
HIPPIAS.
Je m'en souviens.
SOCRATE.
Nous avons dit qu'ils sont beaux parce qu ils
naissent de la vue et de l'ouïe.
HIPPIAS. [63
HIPPIAS.
J'en conviens.
SOCRATE.
Vois si je dis vrai. Autant que je me rappelle,
il a été dit que le beau est non pas simplement
l'agréable , mais cette espèce d'agréable qui a sa
source dans la vue et l'ouïe.
niPPiAS.
Cela est vrai.
SOCRATE.
N'est-il pas vrai aussi que cette qualité est
commune à ces deux plaisirs pris conjointe-
ment, et n'est pas propre à chacun séparément?
car chacun d'eux en particulier , comme nous
avons dit plus haut , n'est pas produit par les
deux sens réunis ; mais les deux plaisirs pris
ensemble sont, produits par les deux sens pris
ensemble, et non chacun d'eux en particulier.
N'est-ce pas?
HIPPIAS.
Oui.
SOCRATE.
Ainsi chacun de ces plaisirs n'est point beau
par ce qui lui est commun avec l'autre plaisir;
ce qui ne convient qu'aux deux n'étant pas pro-
pre à chacun. C'est pourquoi , dans cette suppo-
sition , on peut dire que les deux sont beaux
i r.
i#4 HIPPIAS.
pris ensemble , mais non qu'ils le sont chacun
séparément. Comment dire en effet? Cela n'est-
il pas nécessaire?
HIPPIAS.
Il me le semble.
SOCRATE.
Dirons-nous donc que ces plaisirs, pris con-
jointement, sont beaux, et que, séparément, ils
ne le sont pas?
HIPPIAS.
Qui en empêche?
SOCRATE.
Voici, ce me semble, ce qui en empêche :
c'est que nous avons reconnu des qualités qui se
trouvent dans chaque objet, et qui sont telles ,
que, si elles sont communes à deux objets, elles
sont propres à chacun ; et, si elles sont pro-
pres à chacun, elles sont communes aux deux.
Telles sont toutes celles dont tu as parlé ; n'est-
ce pas ?
HIPPIAS.
Oui.
SOCRATE.
Au lieu qu'il n'en est pas de même des qua-
lités dont j'ai parlé. De ce nombre est ce qui
fait que deux objets pri^ séparément sont un,
et deux, pris conjointement. Cela est-il vrai ?
HIPP1AS. 16S
HIPPIAS.
Oui.
SOCRATE.
Or, Hippias, ces deux classes de qualités étant
admises, dans laquelle juges-tu qu'il faille mettre
la beauté? dans celle des qualités dont tu parlais?
en sorte que, comme il est vrai de dire que, si
je suis fort et toi aussi, nous le sommes tous
deux; si je suis juste et toi aussi , nous le sommes
tous deux; et si nous le sommes tous deux, cha-
cun de nous Test, pareillement il soit vrai de dire
que, si je suis beau et toi aussi, nous le sommes
tous deux; et si nous le sommes tous deux, cha-
cun de nous l'est? Ou bien rien n'empèche-t-il
qu'il en soit du beau comme de certaines choses
qui, prises conjointement, sont paires, et, sépa-
rément, peuvent être ou impaires ou paires? et
encore de celles qui séparément ne peuvent s'é-
noncer, et, prises ensemble, tantôt peuvent s'é-
noncer, tantôt ne le peuvent pas*, et de mille
autres semblables, que j'ai dit se présenter à mon
esprit? Dans quelle classe mets-tu le beau? pen-
ses-tu là dessus comme moi ? Pour moi, il me
semble qu'il serait très absurde qu'étant beaux
tous les deux, chacun de nous ne le fût pas, ou
* Les quantités rationnelles et irrationnelles.
iGG HJPPIAJS.
que chacun de nous étant beau, nous ne le fus-
sions pas tous deux : j'en dis autant de tout le
reste. Es-tu du même sentiment que moi, ou
d'un sentiment opposé?
IIJPPIAS.
Je suis du tien, Socrate.
SOCRATE.
Tu fais bien , Hippias ; cela nous épargne une
plus longue recherche. En effet, s'il en est de la
beauté comme du reste, le plaisir qui naît de
la vue et de l'ouïe ne peut être beau , puisque
la propriété de naître de la vue et de l'ouïe rend
beaux ces deux plaisirs pris conjointement, mais
non chacun d'eux séparément; ce qui est im-
possible, comme nous en sommes convenus toi
et moi, Hippias.
HIPPIAS.
Nous en sommes convenus en effet.
socrate.
Il est donc impossible que le plaisir qui a sa
source dans la vue et l'ouïe soit beau, puis-
que, s'il était beau, il en résulterait une chose
impossible.
HIPPIAS.
Cela est vrai.
SOCRATE.
Puisque cette définition vous échappe^ repli
HIPPIAS. 167
quera notre homme, dites-moi de nouveau l'un
et l'autre quel est le beau qui se rencontre dans
les plaisirs de la vue et de l'ouïe, et vous les a
fait nommer beaux préférablement à tous les au-
tres. Il me paraît nécessaire, Hippias, de répon-
dre que c'est parce que de tous les plaisirs ce
sont les moins nuisibles et les meilleurs, qu'on
les prenne conjointement ou séparément. Ou
bien connais-tu quelque autre différence qui les
distingue des autres?
HIPPIAS.
Nulle autre; et ce sont en effet les plus avan-
tageux de tous les plaisirs.
socrate.
<
Le beau, dira-t-il, est donc, selon vous, un
plaisir avantageux. Il y a apparence, lui répon-
drai-je. Et toi?
HIPPIAS.
Et moi aussi.
SOCRATE.
Or, poursuivra-t-il, l'avantageux est ce qui
produit le bien, et nous avons vu que ce qui
produit est différent de ce qui est produit : nous
voilà retombés dans notre premier embarras;
car le bon ne peut être beau, ni le beau bon,
s'ils sont différens l'un de l'autre. Nous en con-
viendrons assurément, Hippias, si nous soin-
i68 HIPPIAS.
mes sages , parce qu'il n'est pas permis de re-
fuser son consentement a quiconque dit la
vérité.
HIPPIAS.
Mais toi, Socrate, que penses-tu de tout ceci?
Ce ne sont point là des discours, mais en vérité
des raclures, et des rognures de discours, hachés
par morceaux, comme j'ai déjà dit. Ce qui est
beau et vraiment estimable , c'est d'être en état
de faire un beau discours en présence des juges,
des sénateurs , ou de toute autre espèce de ma-
gistrats, et de ne se retirer qu'après les avoir
persuadés, remportant avec soi la plus précieuse
de toutes les récompenses , la conservation de
sa personne , et celle de ses biens et de ses
amis. Voilà a quoi tu dois t'attacher, au lieu de
ces vaines subtilités, si tu ne veux passer pour
un insensé, en l'occupant, comme tu fais main-
tenant , de pauvretés et de bagatelles.
SOCRA.TE.
O mon cher Hippias, tu es heureux de con-
naître les choses dont un homme doit s'occu-
per, et de t'en être occupé à fond; comme tu
dis. Pour moi telle est apparemment ma mau-
vaise destinée : je suis toujours dans le doute et
l'incertitude; et lorsque je fais part de mon em-
barras a vous autres sages , vous me maltraitez
HIPP1AS. 169
de paroles, après que je vous ai exposé mon
état. Vous me dites tout ce que je viens d'en-
tendre de ta bouche , que je m'occupe de sotti-
ses, de minuties, de misères; et quand, con-
vaincu par vos raisons , je dis , comme vous ,
qu'il est bien plus avantageux de savoir faire
un beau discours devant les juges ou devant
toute autre assemblée , j'essuie toutes sortes de
reproches de plusieurs citoyens de cette ville, et
en particulier de cet homme qui me critique à
tout instant : car il m'appartient de fort près, et
il demeure dans la même maison que moi. Lors
donc que je suis de retour chez moi , et qu'il
m'entend tenir un pareil langage, il me demande
si je n'ai pas honte de parler de belles occupa-
tions tandis qu'il m'a prouvé jusqu'à l'évidence
que j'ignore ce que c'est que le beau. Cependant,
ajoute-t-il, comment sauras-tu si quelqu'un a
fait ou non un beau discours ou une belle action
quelconque, si tu ignores ce que c'est que le
beau? et tant que tu seras dans un pareil état ,
crois-tu que la vie te soit meilleure que la mort?
Je suis donc, comme je disais, accablé d'injures
et de reproches et de ta part et de la sienne.
Mais enfin peut-être est-ce une nécessité que
j'endure tout cela ; il ne serait pas impossible
après tout que j'en tirasse du profit. Il me semble
I
7°
HIPPIAS.
du moins, Hippias, que ta conversation et la sienne
ne m'ont point été inutiles, puisque je crois y
avoir appris le sens du proverbe : les belles
choses sont difficiles.
MÉNEXÈNE ,
OU
L'ORAISON FUNEBRE.
%■%•% »-»^%^^^-V*\.'V-%^'*-%.»^^*,-%.-*V'%.-**'%^».-V"***'*».'*-^»-^^»'^^*^»»^'»*^*^-%'% %-v^*'*
ARGUMENT
PHILOSOPHIQUE.
A. Athènes, sous le règne de la publicité
et de la discussion universelle, l'éloquence
était la condition de toute influence, et la
rhétorique l'étude nécessaire de quiconque
aspirait à quelque crédit politique. Là où le
gouvernement est entre les mains du peu-
ple, et où il faut commencer par le persua-
der et par lui être agréable avant de lui être
utile, l'homme d'état doit être orateur. Or,
il est inévitable qu'un pareil ordre social,
pour un véritable orateur produise cent
démagogues, c'est-à-dire des orateurs uni-
quement occupés du soin de plaire au peu-
ple au lieu de le servir, en un mot des flat-
teurs populaires ; car tout souverain, peu-
1 74 ARGUMENT.
pie ou roi, a les siens. Les courtisans de ce
régime faisaient leur cour par la parole.
Les démagogues étaient aux hommes d'é-
tat ce que les sophistes étaient aux philo-
sophes : ils abusaient de la rhétorique
comme les autres de la dialectique. Homme
d'état et philosophe , Platon eut affaire
aux uns et aux autres et ne cessa de leur
faire la guerre comme aux corrupteurs de
la philosophie et de la vraie politique.
Quand on pense que Platon fondait la force
de l'étal sur la vertu des citoyens, sur le
courage, la tempérance, la modestie, l'em-
pire sur soi-même et la mâle habitude de
sacrifier les passions, même les plus géné-
reuses , au devoir , on peut se faire une
idée de l'horreur que lui devaient inspirer
des hommes qui mettaient tout leur esprit
à étudier les mauvais côtés de leurs sem-
blables, et tout leur talent à les flatter pour
les accroître et s'en faire un point d'appui.
ARGUMENT. ,75
Ajoutez que Platon, ne séparant pas le beau
du bien, ne pouvait considérer comme un
art une pratique immorale \ et devait voir
dans l'habileté la plus consommée à cares-
ser et à exploiter la passion par la parole,
non pas un art , mais un métier. De sorte
qu'en lui le moraliste et l'homme de goût
se réunissaient contre la mauvaise rhéto-
rique ; aussi la poursuit-il partout sans re-
lâche avec une vigueur et une persévérance
qui de son temps encore n'étaient pas sans
courage et qui plus tôt auraient pu le con-
duire à la fin de Socrate. Il n'y a guère de
vrai dialogue de Platon où cette polémique
contre la rhétorique ne joue un rôle plus
ou moins considérable. On la trouve pres-
qu'à son début, on la retrouve encore vers
le terme de sa carrière. Le Phèdre , un des
beaux ouvrages de sa jeunesse, est une cri-
tique de la rhétorique sous le rapport de
l'art ; le Gorgins , qu'il faut placer assuré-
176 ARGUMENT.
nient dans la plus belle époque de Platon ,
dans lage de son entier développement , le
Gorgias est aussi une critique de la rhéto-
rique prise de haut et rattachée aux consi-
dérations les plus élevées de la morale et
de la philosophie. Entre le Phèdre et le
Gorgias est le Ménexème, qui attaque et
combat encore la mauvaise rhétorique, sur
le point où elle triomphait ordinairement:
l'oraison funèbre des guerriers morts pour
la patrie.
Le Ménexène est à-la-fois une critique des
oraisons funèbres ordinaires, et l'essai dune
manière meilleure, le genre admis. Platon
reproche aux orateurs chargés de louer
les guerriers morts dans les combats, d'a-
baisser un ministère aussi grave à l'emploi
de flatteurs populaires, occupés des vivans
plus que des morts , sadressant moins à la
douleur et au courage du peuple qu'à sa
vanité, et l'exaltant au profit de la leur,
ARGUMENT. 177
sans parler des défauts de goût auxquels
devait les eondamner un but aussi peu
noble, la recherche du style, les lieux com-
muns, enfin tout le cortège de la mauvaise
rhétorique ; et lui-même , pour prouver qu'il
ne serait pas impossible de sortir de la
route battue, il essaie et propose indirec-
tement une oraison funèbre, où toutes les
convenances du genre soient gardées, la
vanité des auditeurs ménagée, les formes et
l'ordonnance des oraisons funèbres scrupu-
leusement observées, et même, jusqu'à un
certain point , le style d'usage employé avec
un tout autre caractère dans l'ensemble et
la direction morale la plus sublime. En
effet, comparez l'oraison funèbre de Platon
à celles que l'antiquité nous a conservées;
vous la diriez jetée dans le même moule que
toutes les autres. Les formes extérieures se
ressemblent, l'esprit seul est différent. Puis-
qu'il s'agissait de faire l'éloge de guerriers
4. '»
178 ARGUMENT.
athéniens devant le peuple athénien, avec un
certain nombre de conditions données, par
exemple, l'apologie de la guerre où les guer-
riers ont succombé, celle de la république
et de ses institutions, et un retour flatteur
sur l'histoire entière de la nation, Platon
devait se soumettre à ces conditions, ou il
eût manqué à l'hypothèse même qu'il avait
choisie, au problème qu'il s'était chargé de
résoudre : celui d'une oraison funèbre rai-
sonnable; c'eût été même un contre -sens
ridicule. Mais en même temps qu'il se con-
forme à< l'usage, et fait l'éloge et de la guerre
présente et des institutions et de l'histoire
d'Athènes, il donne à ces éloges obligés un
caractère moral, et les dirige vers un but
supérieur. Il n'attaque point les défauts des
Athéniens^ mais il ne loue que ce qu'il y a
de bon en eux; il ne censure aucune partie
des institutions démocratiques d'Athènes,
tunisil prend ces institutions sous leur côté
ARGUMENT. 179
vraiment estimable; il se garde bien de re-
procher aux Athéniens les actions condam-
nables qui leur sont échappées, mais il ne
relève que celles qui ont en effet immor-
talisé leur mémoire ; il évite toujours le
blâme, mais en ne faisant tomber l'éloge que
sur ce qui le mérite, il en fait un encoura-
gement et une leçon indirecte; il montre à
ses compatriotes ce qu'ils pourraient être,
plutôt que ce qu'ils sont, pour les exhor-
ter à devenir ce qu'ils devraient être; et
sans mentir ni sans se tenir étroitement à
l'histoire, il élève le caractère athénien à
sou véritable idéal, qu'il grave en traits
aussi purs que brillans dans l'imagination
populaire, pour le faire passer de l'imagi-
nation dans la conscience, et de la con-
science dans les mœurs et dans la vie.
Tel est l'esprit du Ménexène. Le panégy-
rique y est employé comme moyen d'un
but supérieur que l'orateur ne montre ja-
n.
i£o ARGUMENT.
mais et poursuit toujours, l'élévation mo-
rale de ceux qui l'écoutent. C'est là le ca-
ractère qui sépare le discours de Platon de
tous les autres discours funèbres. C'est par
là qu'il est encore en quelque sorte une
composition philosophique, qu'il se rattache
aux autres ouvrages de Platon, et prend sa
place entre le Phèdre et le Gorgias. L'accu-
sation qu'où a faite à Platon de tomber
ici dans le défaut même qu'il reproche
aux orateurs populaires, vient de ce qu'on
n'a pas vu que tout en donnant à cette orai-
son funèbre un haut caractère moral, il
veut qu'elle reste toujours une oraison
funèbre, et par conséquent qu'elle en re-
produise les formes et en garde les habi-
tudes; savoir, le ton général du panégyri-
que, et un peu d'appareil et d'éclat dans la
diction. Mais cette diction même , où la
rhétorique se sent, il est vrai, et devait se
sentir, n'en est pas moins généralement
ARGUMENT. 181
saine et grande; enfin, selon nous, quand
on se met sans préjugé en présence du
Ménexène, il est impossible de n'y pas
sentir, au milieu des entraves du genre,
une direction morale tout-à-fait digne
d'un philosophe, d'un moraliste, de Pla-
ton. Nous en admettons donc l'authenti-
cité. Nous admettons aussi celle de l'intro-
duction et de la conclusion dialoguées, mal-
gré quelques taches apparentes ou réelles
qu'une critique sévère y a signalées. Nous
ne voyons pas, quoi qu'en dise Schleierma-
cher, comment il serait possible de détacher
le dialogue du discours, car sans cette pré-
paration on ne saurait pas si le Ménexène
est une simple leçon de bonne et noble
rhétorique, ou une vraie oraison funèbre
destinée réellement à être prononcée. Lais-
sons donc ce cadre, tout modeste qu'il est,
à un tableau qu'il ne gâte point, et qu'il
met dans son vrai jour.
i82 ARGUMENT.
Telles sont les raisons qui nous décident
à admettre l'authenticité du Ménexène. Elles
sont prises du Ménexène même et de sou
rapport avec les autres dialogues de Platon,
où la critique de la mauvaise rhétorique et
des démagogues ne joue guère un moindre
rôle que la critique de la mauvaise dialec-
tique et des sophistes. Quant aux raisons
extérieures, elles surabondent. Le Ménexène
est déjà cité par l'auteur de la rhétorique,
«t non-seulement le discours, mais le dia-
logue. Cicéron vante plusieurs lois cette
oraison funèbre, et rapporte, comme un lait
connu, qu'elle plut si fort aux Athéniens,
que plus tard ils se la faisaient réciter cha-
que année. Enfin Denys d'Haliearnasse, Plu-
tarque, Athénée, Longin, Proclus et Syne-
sius la citent et la commentent. Cette suite
non interrompue de témoignages, qui re-
monte jusqu'au siècle même de Platon, des-
cend jusqu'au cinquième siècle après notre
ARGUMENT. j83
ère, et ne disparaît qu'avec l'antiquité elle-
même et toute tradition platonicienne, nous
paraît aussi un argument grave qu'il est
impossible à une saine critique de négliger
ni de dédaigner.
œm
MENEXÈNE,
OU
L'ORAISON FUNEBRE.
SOCRATE, MENEXENE.*
SOCRATE.
JL/ou vient Ménexène ? de la place publique,
ou de quel endroit?
MÉNEXÈNE.
De la place publique, Socrate ; je sors du
conseil.
SOCRATE.
Toi ! Et pourquoi étais-tu allé au conseil ? Sans
doute tu crois ton instruction et tes études ache-
vées , et, déjà sûr de tes forces, tu élèves plus
haut tes pensées et songes à nous commander,
admirable jeune homme, à nous, qui sommes
* Un des personnage du Lysis.
1 86 MÉNEXENE.
des vieillards, de crainte que ta maison ne cesse
de donner des administrateurs à l'état.
MÉNEXENE.
Si tu me permets, Socrate, et si tu me con-
seilles d'entrer dans la carrière politique, je le
ferai avec ardeur, sinon j'y renonce. Pour aujour-
d'hui, je me suis rendu au conseil parce que j'é-
tais instruit que le sénat devait choisir celui qui
prononcera l'éloge des guerriers que nous avons
perdus : tu sais qu'on va faire leurs funérailles.
SOCRA.TE.
Je le sais, mais qui a-t-on choisi?
MÉNEXENE.
Personne ; on a remis le choix à demain. Mais
on nommera, je pense, Archinusou Dion.*
SOCRATE.
Certes, Ménexène, c'est pour plus d'une rai-
son qu'il est beau de mourir dans les combats.
Celui qui perd ainsi la vie, quelque pauvre qu'il
soit , obtient des obsèques pompeuses et ma-
gnifiques ; et fùt-il sans mérite, il est sûr d'un
éloge public , fait par des hommes habiles qui
ne se fient pas à l'inspiration du hasard, mais
qui composent leurs discours long-temps à l'a-
* Sur Akchinus, voyez Ruhnrkn, Histoire critique dei
orateurs grecs. — Ni Rtitinkcn ni Fabricius ne font mention
de Dion.
MÉNEXENE. 187
vance , admirables panégyristes qui célébrai] I
les qualités qu'on a et celles qu'on n'a pas, em-
bellissant tout ce qu'ils touchent , enchantent
nos âmes par les éloges de toute espèce qu'ils
prodiguent à la république, et à ceux qui sont
morts dans la guerre, et à tous nos ancêtres, et
enfin à nous-mêmes, qui vivons encore. Aussi,
Ménexène , leurs louanges me donnent une
grande opinion de moi-même, et toutes les fois
que je les écoute , je m'estime aussitôt plus
grand , meilleur et plus vertueux. Souvent des
étrangers m'accompagnent : ils écoutent , et à
l'instant même je leur semble plus respectable;
ils paraissent absolument partager mes senti -
mens et pour moi-même et pour un pays qui
n'est pas le leur; entraînés par l'orateur, ils le
trou vent bien pi us admirable qu'auparavant. Pour
moi, cette exaltation me reste plus de trois jours ;
l'harmonie du discours , et la voix de celui qui
l'a prononcé, sont tellement dans mon oreille,
qu'à peine le quatrième ou le cinquième jour
je parviens à me reconnaître et à savoir où j'en
suis : jusque-là je crois presque habiter les îles
Fortunées , tant nos orateurs sont habiles !
MÉNEXKNE.
Tu ne cesses, Socrate, de plaisanter les ora-
teurs. Mais, cette fois-ci, je crois que celui qu'on
i88 MENEXENE.
choisira sera tort embarrassé : car le choix peut
tomber sur chacun sans qu'il s'y attende , et il
serait forcé peut-être d'improviser.
SOCRATE.
Pourquoi cela , mon cher ? Ils ont tous des
discours préparés; d'ailleurs il n'est pas difficile
d'improviser sur un pareil sujet. Sans doute il
faudrait un orateur habile pour être approuvé
dans le Péloponèse , en y faisant l'éloge des Athé-
niens , ou à Athènes, en y faisant celui des Pé-
loponésiens; mais lorsqu'on parle devant ceux-
là même dont on fait l'éloge, il ne paraît point
difficile de bien parler.
MÉNEXEIYE.
Vraiment, Socrate , tu ne juges pas cela dif-
ficile ?
SOCRATE.
Non , par Jupiter !
MÉNEXÈNK.
Te croirais -tu donc capable de parler toi-
même, s'il le fallait , et que le conseil te choisît ?
socrate.
Il n'est pas étonnant, Ménexène, que je sois
capable de le faire, ayant eu pour la rhétorique
une assez bonne maîtresse , qui a formé beaucoup
d'excellens orateurs , un surtout, qui se distingue
entre tous les Grecs, Périclès, fils de Xantippe.
MENEXENE. 189
MENEXENE.
Quelle est-elle ? ou , pourquoi le demander ?
c'est Aspasie.
SOCRATE.
Oui, Ménexène ; elle et Connos*, fils de Mé-
trobe : voilà mes deux maîtres ^ l'un pour la
musique, l'autre pour la rhétorique. Il n'est
donc pas surprenant qu'un homme instruit par
de tels maîtres ait de l'éloquence. Cependant
tout autre dont l'éducation aurait été moins
soignée , qui aurait appris la musique de Lam-
pros** et la rhétorique d'Antiphon de Rham-
nuse***, serait également capable de gagner les
suffrages des auditeurs en louant les Athéniens
dans Athènes.
MÉNEXÈNE.
Mais enfin, qu'aurais-tu à dire si c'était à toi
de parler?
SOCKA.TE.
De moi-même peut-être rien de tout; mais,
hier encore , j'ai entendu d' Aspasie un discours
* Voyez l'Euthydème.
** Voyez Cornélius Nepos , Pie d" Épaminondas ; Athé-
née, II , 6 ; Plutarque, sur la musique.
*** Rhamuuse était un dème de la tribu OEantide. — Sur
A.ntiphon , -voyez Thucydide , liv. XVIII , 68 , avec le Sco-
liaste, et les Dissertations de Spanheim et de Ruhnken.
iuo MÉNEXEtfE.
funèbre sur ces mentes guerriers. Elle avait ap-
pris , comme toi , que les Athéniens devaient
choisir l'orateur , et nous exposa ce qu'il con-
viendrait de dire, tantôt elle improvisait, tantôt
elle reprenait de mémoire et cousait ensemble
quelques morceaux du discours funèbre que
prononça autrefois Périclès, et dont je la crois
l'auteur.
MÉNEXÈNE.
Te rappellerais-tu le discours d'Aspasie?
SOCRATE.
J'aurais bien tort de ne pas le faire; je l'ai ap-
pris d'elle-même , et peu s'en est fallu que je
n'aie été battu pour n'avoir pas eu toujours la
mémoire bien fidèle.
MÉNEX1>NE.
Que ne me le récites-tu donc?
SOCRATE.
Je crains que la maîtresse ne se fâche , si je
publie son discours.
MÉNEXÈNE.
Nullement, Socrate ; mais parle toujours, et
ce sera pour moi un grand plaisir de t'entendre
répéter le discours d'Aspasie ou de tout autre,
pourvu seulement que tu parles.
SOCHATE.
Mais peut-être te moqueras-tu de moi si tu me
MENEXENE.
iof
vois encore, vieux comme je suis, m occuper
d'enfantillages.
MENEXENE.
Point de tout, Socrate ; mais commence
enfin.
SOCRATE.
Je le vois bien , il faut te complaire ; et en vé-
rité si tu me priais de me déshabiller et de dan-
ser, j'aurais peine à te refuser, puisque nous
sommes seuls, écoute donc. Voici , je pense, ce
que dit Aspasie. Elle commença par les morts
eux-mêmes :
Ils ont reçu de nous les derniers devoirs, et les
voilà maintenant sur la route fatale accompa-
gnés par leurs concitoyens et par leurs parens.
Il ne reste plus d'autre tâche à remplir que celle
de l'orateur chargé par la loi d'honorer leur mé-
moire. Car c'est l'éloquence qui illustre et sauve
de l'oubli les belles actions et ceux qui les ont
laites. 11 faut ici un discours qui loue dignement
l<es morts, serve d'exhortation bienveillante aux
vivans , excite les fils et les frères de ceux qui ne
sont plus, à imiter leurs vertus , et console leurs
pères et leurs mères, ainsi que leurs aïeux s'ils
existent encore. Et quel sera le discours propre à
ce' but? De quelle manière commencer l'éloge de
ces hommes généreux dont la vertu, pendant
192 MÉNEXÈNE.
leur vie, a fait la joie de leurs païens, et qui
ont bravé la mort pour nous sauver ? Il faut les
louer, ce me semble, d'après l'ordre que la na-
ture a suivi pour les élever à ce point de vertu
auquel ils sont parvenus. Or ils sont devenus
vertueux parce qu'ils étaient nés de parens ver-
tueux. Nous louerons donc d'abord la noblesse
de leur origine , ensuite leur éducation et les
institutions qui les ont formés; enfin nous expo-
serons combien ils se sont rendus dignes de
leur éducation et de leur naissance par leur
belle conduite. Le premier avantage de leur
naissance est de n'être pas étrangers. Le sort ne
les a pas jetés dans un pays dont ils ne sont pas.
Non, ils sont autochthones , ils habitent et ils
vivent dans leur véritable patrie , ils sont nourris
par la terre qu'ils habitent , non pas en ma-
râtre , comme d'autres, mais avec les soins d'une
mère. Et, maintenant qu'ils ne sont plus, ils re-
posent dans le sein de celle qui les engendra,
les reçut dans ses bras a leur naissance et les
nourrit. C'est donc à elle, à cette mère, que
nous devons nos premiers hommages : ce sera
louer la noble origine de ces guerriers.
Ce pays mérite nos éloges et ceux de tous les
autres hommes, par bien des causes, et surtout
parce qu'il est chéri du ciel : témoin la querelle
MENEXENE. i93
et le jugement des dieux*, qui s'en disputaient
la possession. Honoré par les dieux, comment
n'aurait-il pas droit de l'être par tous les hom-
mes? Souvenons-nous aussi que lorsque la terre
entière n'enfantait que des animaux sauvages,
carnivores ou herbivores, notre contrée de-
meura pure de pareille production, et ne donna
point naissance à des animaux farouches : de
tous les animaux, elle ne choisit et n'ensen-
dra que l'homme, qui, par son intelligence,
domine sur les autres êtres, et seul connaît la
justice et les dieux. Une preuve bien forte que
cette terre a produit les aïeux de ces guerriers
et les nôtres, c'est que tout être doué de la fa-
culté de produire porte avec lui la nourriture,
nécessaire à ce qu'il produit : c'est ainsi que
la vraie mère se distingue de celle qui ne l'est
pas, et a dérobé l'enfant d'un autre; celle-là
manque des sources nourricières nécessaires au
nouveau-né. Or, notre terre, qui est notre mère,
offre la même preuve incontestable qu'elle a
produit les hommes qui l'habitent, puisqu'elle
est la seule et la première qui, dans ces vieux
' La dispute de Minerve et de Nephine, et le jugement
de Cécrops. Hérodote, VIII, 55. — Xénophon , III, 5, 10;
Eusèbe, Chron. , p. 9^.
4- iî
k)', MÉNEXENE.
Ages, ait produit un aliment humain, l'orge et
le froment, nourriture la plus saine et la plus
agréable à l'espèce humaine : marque certaine
que l'homme est véritablement sorti de son sein.
Et ces témoignages s'appliquent encore mieux
à la terre qu'à une mère; car la terre n'imite
pas la femme pour concevoir et pour engen-
drer, mais la femme imite la terre. Loin d'être
avare des fruits qu'elle produit, notre patrie les
communique aux autres, et réserve à ses en-
fans l'olivier, ce soutien des forces épuisées.
Après les avoir nourris et fortifiés jusqu'à l'ado-
lescence, elle appela les dieux eux-mêmes pour
les gouverner et les instruire. Il serait inutile
de redire ici leurs noms; nous connaissons les
dieux qui ont protégé notre vie, en nous ensei-
gnant les arts nécessaires à nos besoins journa-
liers, et en nous apprenant à fabriquer des
armes et à nous en servir pour la défense du
pays.
Nés et élevés de cette manière, levS ancêtres de
ces guerriers ont fondé un état, dont il est con-
venable de dire quelques mots. C'est l'état qui
fait les hommes; bons ou mauvais, selon qu'il
est lui-même mauvais ou bon. Il faut donc
prouver que nos pères furent élevés dans un état
bien réglé, qui les a rendus vertueux, ainsi que
MÉNEXÈNE. jçp
les hommes d'aujourd'hui dont faisaient partie
ceux qui sont morts. Le gouvernement était au-
trefois le même que maintenant, une aristocratie ;
telle est la forme politique sous laquelle nous
vivons encore, et avons presque toujours vécu.
Les uns l'appellent une démocratie, les autres
autrement, selon leur goût; mais c'est réelle-
ment une aristocratie sous le consentement du
peuple. Nous n'avons jamais cessé d'avoir des
rois, tantôt par droit de succession, tantôt par
droit de suffrages. C'est, en général, le peuple
qui possède l'autorité souveraine : il confère les
charges et la puissance à ceux qui paraissent
être les meilleurs; la faiblesse, l'indigence, une
naissance obscure, ne sont pas, comme dans les
autres états, des motifs d'exclusion; non plus
que les qualités contraires, des motifs de préfé-
rence; le seul principe reçu, c'est que celui qui
paraît être habile ou vertueux l'emporte et com-
mande. Ce gouvernement, nous le devons à l'é-
galité de notre origine. Les autres pays sont
composés d'hommes d'espèce différente; aussi
l'inégalité des races se reproduit dans leurs gou-
vernemens, despotiques ou oligarchiques. Là,
les citoyens se divisent en esclaves et en maîtres.
Pour nous et les nôtres, qui sommes frères, et
nés d'une mère commune, nous ne croyons pas
i3.
nf) MÉNEXÈNE.
être ou les esclaves ou les maîtres les uns des
autres. L'égalité d'origine entraîne naturelle-
ment celle de la loi, et nous porte à ne recon-
naître entre nous d'autre supériorité que celle
de la vertu et des lumières.
Voilà pourquoi les ancêtres de ces guerriers
et les nôtres , et ces guerriers eux-mêmes , nés
si heureusement, et élevés au sein de la liberté,
ont fait tant de belles actions publiques et par-
ticulières, dans le seul but de servir l'humanité.
Ils croyaient devoir combattre contre les Grecs
eux-mêmes pour la liberté d'une partie de la
Grèce, et contre les barbares pour celle de la
Grt ce entière. Le temps me manque pour ra-
conter dignement comment ils repoussèrent Eu-
molpe et les Amazones, débordés sur nos terres,
et les invasions plus anciennes*; comment ils se-
coururent les A rgiens contre les su jets de Cadmus'
et les Héraclides contre les Argiens. Les chants
des poètes ont répandu sur toute la terre la
gloire de ces exploits; et si nous entreprenions
de les célébrer dans le langage ordinaire, nous
ne ferions vraisemblablement que mettre en
* On ne voit pas trop quelles sont ces invasions anté-
rieures à celles d'Eumolpc. Est-ce celle de Labdacus, re-
poussée par Pandion (Apollodore , III , i 58) ; ou celle des
Chafcidiens , repousser par Errrhtée.
MÉNEXÈJNK. i()7
évidence notre infériorité. Ainsi je ne m'arrê-
terai point à ces actions, qui ont leur récom-
pense; mais il en est d'antres qui n'ont rap-
porté à aucun poète une gloire égale à celle du
sujet, et qui sont encore dans l'oubli; ce sont
celles-là que je crois devoir rappeler : je viens
les célébrer moi-même, et j'invite les poètes à
les chanter, dans leurs odes et leurs autres com-
positions, d'une manière digne de ceux qui les
ont accomplies. Voici le premier de ces exploits.
Quand les Perses, maîtres de l'Asie, marchaient
à l'asservissement de l'Europe, nos pères, les
enfans de cette terre, les repoussèrent. Il est
juste, il est de notre devoir de les rappeler les
premiers, et de louer d'abord la valeur de ces
héros. Mais, pour bien apprécier cette valeur,
transportons-nous par la pensée à l'époque où
toute l'Asie obéissait déjà à son troisième monar-
que. Le premier, Cyrus, après avoir affranchi par
son génie les Perses, ses compatriotes, subjugua
encore leurs maîtres, les Mèdes, et régna sur le
reste de l'Asie jusqu'à l'Egypte. Son fils soumit
l'Egypte et toutes les parties de l'Afrique dans les-
quelles il put pénétrer. Darius, le troisième, éten-
dit les limites de son empire jusqu'à la Scythie,
par les conquêtes de son armée de terre, et ses
Hottes le rendirent maître de la mer et des îles.
i98 MÉNEXÈNE
Nul n'osait résister; lésâmes des peuples étaient
asservies : tant de nations puissantes et belli-
queuses avaient passé soas le joug des Perses !
Le même Darius ayant accusé les Erétriens, et
nous d'avoir dressé ensemble des embûches à la
vilie de Sardes *, prit ce prétexte pour embarquer
une armée de cinq cent mille soldats dans des
vaisseaux de transport, accompagnés d'une flotte
de trois cents navires; et ordonna à Datis, le chef
de cette expédition , de ne revenir qu'amenant
captifs les Erétriens et les Athéniens : sa tête de-
vait répondre du succès. Datis se dirigea sur
Erétrie , contre des hommes qui étaient comptés
alors au rang des plus belliqueux parmi les Grecs:
encore n'étaient-ils pas en petit nombre. Cepen-
dant il les subjugua en trois jours; et, pour que
personne ne pût s'échapper, il battit soigneuse-
ment tout le pays de la manière suivante. Ses
soldats, parvenus aux bornes de fErétrie, s'é-
tendirent d'une mer à l'autre, et parcoururent
tout le territoire en se donnant la main, afin de
pouvoir dire au roi que pas un seul n'avait
échappé**. Dans le même dessein, ils partent
d'Erétrie et débarquent à Marathon, persuadés
* Platon , les Lois, liv. Ilf
•* Ihid.
MENEXENE. 199
qu'il leur sera facile de réduire les Athéniens au
sort des Érétriens, et de les emmener captifs
comme eux. Après la première expédition et
pendant la seconde, aucun des Grecs ne secou-
rut ni les Érétriens ni les Athéniens, à l'excep-
tion des Lacédémoniens; mais ils n'arrivèrent
que le lendemain du combat. Tous les autres
Grecs, frappés de terreur, ne songeant qu'à leur
sûreté présente, se tinrent en repos. C'est en se
reportant à ces circonstances qu'on pourra esti-
mer ce qu'il y eut de courage déployé à Mara-
thon par ces guerriers qui soutinrent l'attaque
des barbares, châtièrent l'insolent orgueil de
toute l'Asie, et, par ces premiers trophées rem-
portés sur les barbares, apprirent aux Grecs que
la puissance des Perses n'était pas invincible, et
qu'il n'y a ni multitude ni richesse qui ne cèdent
à la valeur. Aussi je regarde ces héros non-
seulement comme les auteurs de nos jours, mais
comme les pères de notre liberté, et de celle de
tous les Grecs de ce continent ; car c'est en jetant
les yeux sur cet exploit que, disciples des guer-
riers de Marathon, les Grecs ne craignirent plus
dans la suite de combattre et de se défendre.
Il faut donc déférer la première palme à ces
guerriers; la seconde appartient aux vainqueurs
des journées navales de Salamine et d'Artémise.
aoo MENEXENE.
On pourrait raconter beaucoup de choses à leur
gloire; quels dangers ils ont bravés, tant sur
terre que sur mer, et comment ils les ont sur-
montés; mais je ne rappellerai que ce qui me
paraît leur plus beau titre à la gloire, l'accom-
plissement de l'œuvre commencée à Marathon.
Ceux de Marathon avaient appris aux Grecs qu'un
petit nombre d'hommes libres suffisait pour re-
pousser sur terre une multitude de barbares,
mais il n'était point encore prouvé que cela fût
possible sur mer; les Perses y passaient pour in-
vincibles par leur multitude, leurs richesses, leur
habileté et leur valeur. Ils méritent donc nos
éloges, ces braves marins qui délivrèrent les
Grecs de leur frayeur, et rendirent les vais-
seaux des Perses aussi peu redoutables que leurs
soldats. Ce sont les vainqueurs de Marathon et
de Salamine qui ont instruit et accoutumé les
Grecs à mépriser les barbares et sur terre et sur
mer.
Le troisième fait de l'indépendance grecque»
en date et en courage, est la bataille de Platée,
la première dont la gloire ait été commune aux
Lacédémoniens et aux Athéniens. La conjonc-
ture était critique, le péril imminent; ils triom-
phèrent de tout. Tant de vertu leur mérite nos
éloges et ceux des sièies à \enir.
MENEXENE. uoi
Cependant un grand nombre de villes grec-
ques étaient encore au pouvoir des barbares; on
annonçait même que le grand roi projetait une
nouvelle expédition contre les Grecs: il est donc
juste de rappeler aussi la mémoire de ceux qui
achevèrent ce que les premiers avaient commen-
cé, et accomplirent notre délivrance, en purgeant
les mers des barbares. Ce furent ceux qui com-
battirent sur mer à Eurymédon, descendirent en
Chypre, passèrent en Egypte, et portèrent leurs
armes en beaucoup d'autres lieux. Souvenons-
nous avec reconnaissance qu'ils réduisirent le
grand roi à craindre pour lui-même, et à ne
songer qu'à sa propre sûreté , loin de méditer en-
core la perte de la Grèce.
Cette guerre fut soutenue par Athènes avec
toutes ses forces , et pour elle-même et pour tous
ceux qui parlaient la même langue qu'elle; mais
lorsque, après la paix , Athènes fut grande et
respectée , elle éprouva le sort de tout ce qui
prospère : d'abord elle fit envie ; bientôt l'en-
vie enfanta la haine, et Athènes se vit entraî-
née, malgré elle, à tourner ses armes contre
les Grecs. La guerre commencée, on combat-
tit à Tanagra contre les Lacédémoniens pour
la liberté des Béoïiens. Cette première action
avant été sans résultat, une seconde fut déci-
ici MÉNEXENE.
sive, car les autres alliés des Béotiens les aban-
donnèrent et se retirèrent ; mais les nôtres ,
après avoir vaincu, le troisième jour, à OEno-
phyte , ramenèrent dans leur patrie les Béotiens
injustement exilés. Ce furent les premiers Athé-
niens qui, après la guerre persique, défendirent
contre les Grecs la liberté d'autres Grecs, affran-
chirent généreusement ceux qu'ils secouraient,
et furent déposés les premiers avec honneur dans
ce monument, au nom de la république.
Alors une grande guerre s'alluma : tous les
Grecs envahirent et ravagèrent l'Attique, et payè-
rent Athènes d'une coupable ingratitude. Mais
les nôtres les vainquirent sur mer; et ayant fait
prisonniers à Sphagia* les Lacédémoniensqui s'é-
taient mis à la tête de leurs ennemis, au lieu de
les exterminer, comme ils en avaient le pouvoir,
ils les épargnèrent, les rendirent, et conclurent
la paix. Ils pensaient qu'on doit faire aux bar-
bares une guerre d'extermination , mais que les
hommes d'une origine commune ne doivent com-
battre que pour la victoire , et qu'il ne fallait
pas, pour le ressentiment particulier d'une ville,
perdre la Grèce entière. Honneur donc aux bra-
' Strabon ( liv. VIII): Sphagia ou Sphacteria , île pvèt
dr Pylos
MÉNEXENE. soi
ves qui soutinrent cette guerre et maintenant
reposent ici. Ils ont prouvé , si quelqu'un en
pouvait douter, qu'aucune nation de la Grèce
ne l'emporta sur les Athéniens dans la première
guerre contre les barbares : ils l'ont prouvé puis-
que, dans les divisions de la Grèce, ils se mon-
trèrent supérieurs aux chefs des autres Grecs,
avec qui ils avaient vaincu les barbares, et les
vainquirent à leur tour.
Après cette paix, une troisième guerre s'alluma,
aussi inattendue que terrible. Beaucoup de bons
citoyens y périrent, qui reposent ici ; un grand
nombre aussi reposent en Sicile, où ils avaient
déjà remporté plusieurs trophées pour la li-
berté des Léontins, qu'ils étaient allés secourir
en vertu des traités. Mais la longueur du tra-
jet et la détresse où se trouvait alors Athè-
nes ayant empêché de les soutenir, ils perdi-
rent tout espoir, et succombèrent : mais leurs
ennemis se conduisirent envers eux avec plus
de modération et de générosité que n'en mon-
trent souvent des amis. Beaucoup périrent en-
core dans les combats sur l'Hellespont, après
s'être emparés , en un seul jour, de toute la
flotte de l'ennemi, et après beaucoup d'autres
victoires. Mais ce qu'il y eut de terrible et d'in-
àttendu dans cette guerre, comme je l'ai dit, ce
2o4 MÉNEXÈNE.
fut l'excès de jalousie auquel les autres Grecs se
portèrent contre Athènes. Ils ne rougirent point
d'implorer, par des envoyés, l'alliance de ce
roi, notre implacable ennemi, de ramener,
eux-mêmes _, contre des Grecs, le barbare que
nos efforts communs avaient chassé ; en un mot,
de réunir tous les Grecs et tous les barbares
contre cette ville. Mais ce fut alors aussi qu'A-
thènes déploya sa force et son courage. On la
croyait déjà perdue ; notre flotte était enfermée
près de Mitylène, un secours de soixante navires
arrive ; ceux qui les montent sont l'élite de nos
guerriers; ils battent l'ennemi et dégagent leurs
frères ; mais, victimes d'un sort injuste, on ne
peut les retirer de la mer, et ils reposent ici,
objet éternel de nos souvenirs et de nos louan-
ges. Car c'est leur courage qui nous assura non-
seulement le succès de cette journée, mais ce-
lui de toute la guerre. Ils ont acquis à notre ville
la réputation de ne pouvoir jamais être réduite,
même quand tous les peuples se réuniraient
contre elle ; et cette réputation n'était pas vaine :
nous n'avons succombé que sous nos propres
dissensions, et non sous les armes des ennemis.-
aujourd'hui encore nous pourrions braver leurs
efforts; mais nous nous Sommes vaincus et dé-
faits nous-mêmes.
MÉNEXÈNE. 2o5
La paix et la tranquillité extérieure assurées,
nous tombâmes clans des dissensions intestines,
mais elles furent telles, que , si la discorde est
une loi inévitable du destin , on doit souhaiter
pour son pays qu'il n'éprouve que de pateils
troubles. Avec quel empressement et quelle af-
fection cordiale les citoyens du Pirée et ceux
de la ville ne se réunirent-ils pas, contre l'at-
tente des autres Grecs! Et avec quelle modéra-
tion on cessa les hostilités contre ceux d'Eleusis!
Ne cherchons point d'autre cause de tous ces
évènemens que la communauté d'origine , qui
produit une amitié durable et fraternelle, fondée
sur des faits et non sur des mots. Il est donc juste
de rappeler aussi la mémoire de ceux qui péri-
rent dans celte guerre les uns par les autres, et,
puisque nous sommes réconciliés nous-mêmes,
de les réconcilier aussi, autant qu'il est en nous,
dans ces solennités, par des prières et des sacri-
fices , en adressant nos vœux à ceux qui les gou-
vernent maintenant; car ce ne fut ni la méchan-
ceté, ni la haine, qui les mirent aux prises, ce
fut une fatalité malheureuse ; nous en sommes
la preuve nous qui vivons encore. Issus du même
sang qu'eux, nous nous pardonnons réciproque-
ment et ce que nous avons fait et ce que nous
avons souffert.
ao6 MÉNEXENE.
La paix étant rétablie de tous côtés, Athènes,
parfaitement tranquille, pardonna aux barbares
qui n'avaient fait que saisir avec empresse-
ment l'occasion de se venger des maux qu'elle
leur avait causés ; mais elle était profondément
indignée contre les Grecs. Elle se rappelait de
quelle ingratitude ils avaient payé ses bienfaits;
qu'ils s'étaient unis aux barbares , avaient dé-
truit les vaisseaux qui naguère les avaient sau-
vés , et renversé nos murs , quand nous avions
empêché la chute des leurs. Elle résolut donc
de ne plus s'employer à défendre la liberté des
Grecs, ni contre d'autres Grecs, ni contre les
barbares, et elle accomplit sa résolution. Pen-
dant que nous étions dans cette disposition , les
Lacédémoniens, regardant les Athéniens, ces dé-
fenseurs de la liberté, comme abattus, crurent
que rien ne les empêchait plus de donner des
fers au reste de la Grèce. Mais pourquoi raconter
au long les évènemens qui suivirent? Ils ne sont
pas si éloignés , et n'appartiennent pas à une
autre génération. Nous-mêmes nous avons vu
les premières nations de la Grèce, les Argiens,
les Béotiens et les Corinthiens venir, tout épou-
vantés, implorer le secours de la république;
et, ce qui est le plus merveilleux, nous avons
vu le grand roi réduit à cet excès de détresse,
MENEXENE. 207
de ne pouvoir espérer son salut que de cette ville
même, à la destruction de laquelle il avait tant
travaillé. El certes, le seul reproche mérité qu'on
pourrait faire à cette ville serait d'avoir été tou-
jours trop compatissante et trop portée à secou-
rir le plus faible. Alors encore elle ne sut pas
résister, et persévérer dans sa résolution de ne
jamais secourir la liberté de ceux qui l'avaient
outragée. Elle se laissa fléchir, fournit des se-
cours , et délivra les Grecs de la servitude, et
depuisils ont été libres jusqu'à ce qu'eux-mêmes
ils se remissent sous le joug. Quant au roi, elle
n'osa pas le secourir, par respect pour les tro-
phées de Marathon, de Salamine et de Platée;
mais, en permettant aux exilés et aux volontaires
d'entrer à son service, elle le sauva incontesta-
blement.
Après avoir relevé ses murs, reconstruit ses
vaisseaux, Athènes, ainsi préparée, attendit la
guerre , et , quand elle fut contrainte à la faire,
elle défendit les Pariens contre les Lacédémo-
niens. Mais le grand roi, commençant à redouter
Athènes , dès qu'il vit que Lacédémone lui cé-
dait l'empire de la mer, demanda, pour prix des
secours qu'il devait fournir à nous et aux autres
alliés, les villes grecques du continent de l'Asie,
queles Lacédémoniens lui avaient autrefois aban-
2o8 MÉNEXÈiNE.
données. Il voulait se retirer et comptait bien
sur un refus, qui devait servir de prétexte à sa
défection. Les autres alliés trompèrent son espé-
rance. Les Argiens, les Corinthiens , les Béo-
tiens, et les autres états compris dans l'alliance,
consentirent à lui livrer les Grecs de l'Asie pour
une somme d'argent, et s'y engagèrent par la
foi du serment. Nous seuls, nous n'osâmes ni
les lui abandonner, ni engager notre parole ; tant
cette disposition généreuse, qui veut la liberté
et la justice, tant cette haine innée des barbares,
est enracinée et inaltérable parmi nous^ parce
que nous sommes d'une origine purement grec-
que et sans mélange avec les barbares. Chez
nous, point de Pélops , de Cadmus, d'Egyptus
et de Danaiis , ni tant d'autres , véritables bar-
bares d'origine, Grecs seulement par la loi. Le
pur sang grec coule dans nos veines sans aucun
mélange de sang barbare ; de là dans les en-
trailles même de la république la haine incor-
ruptible de tout ce qui est étranger. Nous nous
vîmes donc abandonnés de nouveau pour n'a-
voir pas voulu commettre l'action honteuse et
impie de livrer des Grecs à des barbares. Mais,
quoique réduits au même état qui nous avait
jadis été funeste, avec l'aide des dieux la guerre
se termina cette fois plus heureusement; car, à
MENEXENE. 209
la paix, nous conservâmes nos vaisseaux, nos
murs et nos colonies, tant l'ennemi aussi était
empressé à se délivrer de la guerre. Toutefois
cette guerre nous priva encore de braves soldats,
soit à Corinthe, par le désavantage du lieu, soit
à Léchée, par trahison. Ils étaient braves aussi
ceux qui délivrèrent le roi de Perse et chassèrent
les Lacédémoniens de la mer. Je vous en rappelle
le souvenir, et vous devez vous joindre à moi
pour louer et célébrer ces excellens citoyens.
Je vous ai retracé les actions de ceux qui repo-
sent ici, et de tous les autres qui sont morts pour
la patrie. Sans doute elles sont belles et nom-
breuses : cependant j'en ai tu un plus grand nom-
bre encore de plus éclatantes; une suite de plu-
sieurs jours et de plusieurs nuits ne suffirait
pas à celui qui voudrait les raconter toutes. Que
tous les citoyens, l'âme remplie de ces grandes
actions, exhortent donc les descendans de ces
vaillans hommes, comme ils le feraient un jour
de bataille, à ne pas quitter le rang de leurs
ancêtres , à ne pas reculer ni lâcher le pied
honteusement. Enfans de braves, et moi aussi
je vous exhorte en ce jour, et, partout où je
vous rencontrerai, je vous exhorterai, je vous
sommerai de faire tous vos efforts pour devenir
tout ce que vous pouvez être. Quant à présent,
4 H
U IO
MENEXENE.
je dois vous répéter ce que vos pères, au mo-
ment de livrer la bataille, nous ont chargés de
rapportera leurs enfans, s'il leur arrivait quel-
que malheur. Je vous dirai ce que j'ai entendu
d'eux, et ce qu'ils ne manqueraient pas de vous,
dire eux-mêmes, s'ils le pouvaient; j'en juge au
moins par les discours qu'ils tenaient alors. Repré-
sentez-vous donc que vous entendez de leur pro-
pre bouche ce que je vous dis. Voici leurs paroles :
Enfans, ce que vous voyez autour de vous
atteste assez de quel noble sang vous êtes sortis.
Nous pouvions vivre sans honneur, nous avons
préféré une mort honorable, plutôt que de con-
damner à l'infamie vous et notre postérité, et de
faire rougir nos pères et tous nos ancêtres. Nous
avons pensé que celui qui déshonore les siens ne
mérite pas de vivre, et qu'il ne peut être aimé
ni des dieux ni des hommes, ni en ce monde
ni dans l'autre. Rappelez-vous donc toujours nos
paroles, et n'entreprenez rien que la vertu ne soit
avec vous, persuadés que sans elle tout ce qu'on
acquiert, tout ce qu'on apprend, tourne en mal
et en ignominie. Les richesses n'ajoutent point
d'éclat à la vie d'un homme sans courage : il est
riche pour les autres *, et non pas pour lui-même.
* Puur l'ennemi.
MENEXENE. 211
La force et la beauté du corps ne sauraient non
plus avoir de grâce dans l'homme timide et sans
cœur; elles y sont messéantes, l'exposant à un
plus grand jour et rendent sa lâcheté plus ma-
nifeste. Le talent même, séparé de la justice
et de la vertu , n'est qu'une habileté mépri-
sable, et non la sagesse. Mettez donc vos pre-
miers et vos derniers soins , et songez sans
cesse à accroître l'héritage d'honneur que nous
vous laissons, nous et nos aïeux; sinon, appre-
nez que, si nous vous surpassons en vertu, celte
victoire fera notre honte, tandis que la défaite
eût fait notre bonheur. Or, voici comment vous
pourrez nous surpasser et nous vaincre : n'abu-
sez pas de la gloire de vos pères, ne la dissipez
pas , et sachez que rien n'est plus honteux
pour un homme qui a quelque idée de lui-
même, que de présenter comme un titre à l'es-
time , non ses propres mérites, mais la renommée
de ses aïeux. La gloire des pères est sans doute
pour leurs descendans le plus beau et le plus
précieux trésor; mais en jouir sans pouvoir le
transmettre à ses enfans, et sans y avoir rien
ajouté soi-même, c'est le comble de la lâcheté.
Si vous suivez ces conseils , quand la destinée
aura marqué votre fin , vous viendrez nous re-
joindre, et nous vous rentrons comme des amis
■2 1 1
MÉNEXÈNE.
reçoivent des amis; mais si vous les négligez, si
vous dégénérez , n'attendez pas de nous un
accueil favorable. Voilà ce que nous avons à
dire à nos enfans.
Quant à nos pères et à nos mères, il faut les
exhorter incessamment à supporter avec patience
ce qui pourra nous arriver, et ne point s'unir à
leurs lamentations; ils n'auront pas besoin qu'on
excite leur douleur, leur malheur y suffira. Pour
guérir et calmer leurs regrets , il faut plutôt leur
rappeler que de tous les vœux qu'ils adressaient
aux dieux , le plus cher a été exaucé ; car ils
n'avaient pas demandé des fils immortels , mais
braves et célèbres : ce sont là les biens les plus
précieux , et ils leur sont assurés. Qu'on leur
rappelle aussi qu'il est bien difficile que tout suc-
cède à l'homme, pendant la vie , au gré de ses
souhaits. S'ils supportent courageusement leur
malheur , on reconnaîtra qu'ils étaient en effet
les pères d'enfans courageux et qu'ils les égalent
en courage; s'ils en sont accablés, ils feront douter
qu'ils fussent véritablement nos pères ou que les
louanges qu'on nous donne soient méritées. Loin
de là, c'est à eux qu'il appartient de se char-
ger de notre éloge , en montrant par leur con-
duite <pie braves ils ont engendré des braves.
Il a toujours passé pour sage, ce vieux précepte.
MENEXENE. an9
rien de trop , et eu vérité c'est un mot plein de
sens. L'homme qui tire de lui-même tout ce qui
mène au bonheur ou du moins en approche, qui
ne fait pas dépendre son sort des autres hommes ,
et ne met point sa destinée à la merci de leur
bonne ou de leur mauvaise fortune, celui-là a
bien ordonné sa vie ; voilà l'homme sage, voilà
l'homme ferme et prudent. Que le sort lui donne
des richesses et des enfans , ou les lui ôte , il
suivra avant tout le sage précepte , et l'excès de la
joie et l'excès du chagrin lui seront également
étrangers , parce que c'est en lui-même qu'il a
mis sa confiance. Tels nous croyons que sont les
nôtres, tels nous voulons et prétendons qu'ils
soient; tels nous nous montrons nous-mêmes,
sans regret , sans effroi de quitter la vie , dès à pré-
sent, s'il le faut. Nous supplions donc nos pères
et nos mères d'achever dans cette disposition le
reste de leur carrière. Qu'ils sachent que ce n'est
point par des gémissemens et des cris qu'ils nous
prouveront leur tendresse, et que, sil reste après
la mort quelque sentiment de ce qui se passe
parmi les vivans , ils ne sauraient nous causer
un plus grand déplaisir que de se tourmenter
et de se laisser abattre; mais nous aimerions à
les voir calmes et modérés. En effet, la mort
qui nous attend est la plus belle qu'il soit donné
ai4 MÉNEXENE.
aux hommes de trouver ; et il faut plutôt nous
féliciter que nous plaindre. Qu'ils prennent soin
de nos femmes et de nos enfans, qu'ils les assis-
tent, qu'ils se consacrent tout entier à ce devoir!
Par là ils verront s'effacer peu-à-peu le souve-
nir de leur infortune , leur vie en sera plus hono-
rable et plus vertueuse, et à nous plus agréable.
Voilà ce qu'il faut annoncer aux nôtres de notre
part.
Nous recommanderions encore à la républi-
que de se charger de nos pères et de nos fils, de
donner aux uns une éducation vertueuse, et de
soutenir dignement la vieillesse des autres ; mais
nous savons que, sans être sollicitée par nos
prières, elle s'acquittera de ce soin comme il
convient à sa générosité.
Pères et enfans de ces morts , voilà ce qu'ils
nous avaient chargés de vous dire, et je vous le
dis avec toute l'énergie dont je suis capable. Je
vous conjure en leur nom, vous, d'imiter vos
pères , vous , d'être tranquilles sur votre sort ,
bien assurés que la sollicitude publique et pri-
vée soutiendra et soignera votre vieillesse, et ne
manquera jamais à aucun de vous. Quant à la
république , vous n'ignorez pas jusqu'où elle
porte ses soins. Elle a fait des lois qui pour-
voient au sort des enfans et des parens de ceux
MÉNEXENE. 21 5
qui sont morts à la guerre*. Elle a chargé parti-
culièrement le premier magistrat** de veiller à ce
que leurs pères et leurs mères n'éprouvent au-
cune injustice. Pour les enfans elle les élève en
commun à ses frais et s'applique à leur faire
oublier autant que possible qu'ils sont orphelins.
Tant qu'ils sont en bas âge, elle leur sert de
père; parvenus à l'âge d'homme, elle les renvoie
chez eux avec une armure complète, pour leur
rappeler, en leur faisant présent des instrumens
de la valeur paternelle , les devoirs du père de
famille, et en même temps pour que cette pre-
mière entrée du jeune homme en armes dans
les foyers de ses pères , soit un présage favorable
de l'énergique autorité qu'il y exercera. Pour les
morts , elle ne cesse jamais de les honorer ;
elle leur rend à tous chaque année au nom
de l'état les mêmes honneurs que chaque famille
dans son intérieur rend à chacun des siens. Elle
y joint des jeux gymniques et équestres et des
combats dans tous les genres de musique : en
un mot , elle fait tout pour tous et toujours; elle
* C'était une loi de Solon. Voyez Diog. de Laerte, sur
Solon; et Petit, Leg. Atti. , 65.
** Le Polémarque, ou troisième Archonte. Pollux, VJII,
gi, Petit, 669.
*i6 MÉNEXÈNE.
prend la place d'héritier et de fils pour les pères
qui ont perdu leurs enfans , de père pour les
orphelins, de tuteur pour les parens ou les pro-
ches. La pensée que vous êtes assurés de tant de
soins doit vous faire supporter plus patiemment
le malheur : c'est par là que vous serez agréa-
bles aux morts et aux vivans et rendrez faciles
vos devoirs et ceux des autres.
Maintenant que vous avez rendu aux morts
l'hommage du deuil public, prescrit par la loi,
allez, vous et tous ceux qui sont ici présens; il
est temps de vous retirer.
Voilà, Ménexène, l'oraison funèbre d'Aspasie
de Milet.
MÉNEXÈNE*
Par Jupiter! Socrate, Aspasie est bien heu-
reuse de pouvoir, étant femme, composer de
pareils discours.
SOCRATE.
Si tu ne me crois pas , suis-moi et tu l'enten-
dras elle-même.
MENEXENE.
Plus d'une fois, Socrate , j'ai rencontré Aspa-
sie , et je connais ses talens.
socrate.
Comment ? Ne l'admires-tu pas ? Et ne lui sais-
tu pas gré de ce discours?
MÉNEXÈNE. 217
MÉNEXENE.
Un gré infini, Socrate, à celle ou à celui,
quel qu'il soit, qui te l'a récité, mais plus en-
core à qui vient de le répéter ici.
SOCRATE.
Fort bien. Mais ne me trahis pas, si tu veux
que je te dise encore plusieurs autres discours
excellens qu'elle a composés sur des sujets po-
litiques.
MÉNEXÈNE.
Ne crains rien , je ne te trahirai pas , dis-
les-moi toujours.
SOCRATE.
Je te le promets.
<»<■
\
ION,
OU
DE L'ILIADE.
i M
ARGUMENT
PHILOSOPHIQUE.
Outre les sophistes et les démagogues,
Platon trouva sur sa route les artistes , les
poètes et les histrions , qui étaient aussi ,
dans leur genre, des démagogues et des so-
phistes , puisqu'ils cherchaient , non la vé-
rité, mais l'effet et le succès, divertissaient
le peuple au lieu de l'éclairer, et par là
avaient acquis une grande autorité auprès
de lui, et étaient devenus une puissance
dans l'état. Ils abusaient de l'art , comme
les démagogues et les sophistes de l'élo-
quence et de la dialectique. Il est à remar-
quer que les trois accusateurs de Socrate
étaient un dévot , un démagogue et un
poète; et Socrate , dans \\4pologie, avoue
222 ARGUMENT.
qu'un de ses torts est d'avoir mal pensé et
mal parlé des poètes et des artistes, d'avoir
cherché la vérité auprès d'eux , et de n'y avoir
trouvé que des hommes ignorans et pleins
d'eux-mêmes , se croyant en possession des
plus beaux secrets, et ne pouvant rendre
compte de rien. Les poètes eurent donc la
main dans le procès de Socrate, et Mélitus
les représente officiellement. Cela est si vrai,
que Libanius , dans son apologie de So-
crate, met la plus grande importance à le
laver du reproche d'avoir attaqué la poésie
et les poètes. Mais, quoi qu'en dise Liba-
nius , Socrate était en effet coupable du crime
de lèse -poésie ; et il n'en pouvait guère
être autrement avec la mission qu'il s'était
donnée à lui - même. Cette mission était
toute morale. Socrate recherchait en toutes
choses la vérité et l'utilité morale ; et il
frondait impitoyablement tout ce qui lui
semblait s'écarter de ce modèle. Ainsi,
ARGUMENT. ii:\
comme la religion de son temps était mê-
lée , et nécessairement , de beaucoup de
superstitions, il attaqua ces superstitions,
même de manière à compromettre , auprès
des faibles, le fond de la religion, ce qui
souleva contre lui le pouvoir sacerdotal.
Frappé de l'influence corruptrice des dé-
magogues , qui , en faisant leur cour au
peuple et en flattant ses passions, pous-
saient la démocratie athénienne à l'anar-
chie, il se moqua des orateurs populaires,
au point de se donner une apparence aris-
tocratique et d'exciter le soupçon qu'il ap-
partenait plus ou moins au parti lacédé-
monien. Enfin lui qui voulait se rendre
compte de toutes choses et qui ne croyait
savoir que ce qu'il savait méthodique-
ment , il ne pouvait guère admirer des
gens dont tout le talent était une cer-
taine puissance d'inspiration momentanée,
un enthousiasme incompatible avec la ré-
-Aïk ARGUMENT.
flexion , qui ne se développe que précisé-
ment à condition de s'ignorer, et, la crise
passée, laisse l'âme dans son état ordinaire,
avec tous ses défauts et même avec tous ses
vices. En général , Socrate avait au plus
haut degré tout ce qu'il faut pour com-
mencer une révolution. A une droiture
parfaite il joignait une opiniâtreté invin-
cible. Son esprit était plus juste qu'é-
tendu; la haute métaphysique le surpassait,
lui répugnait même, et il ne savait pas voir
toujours derrière des apparences fâcheuses
le fond vrai et grand qui les supportait, et
pouvait jusqu'à un certain point réconcilier
avec elles. Avec tous les avantages du bon
sens, il en avait aussi les inconvéniens, s'il
est permis de s'exprimer ainsi. Il vit donc
parfaitement le mauvais côté de l'ordre so-
cial de son temps , le signala hautement et
l'attaqua avec une imprudence héroïque,
se servant tour-à-tour des armes de la rai-
ARGUMENT. ii5
son et de celles du ridicule. Platon avait
une mission bien différente et un caractère
d'esprit tout opposé. Sur la base du bon
sens de Socrate s'élevait en lui un génie
supérieur dont le mouvement naturel et ré-
fléchi était d'aller dans la spéculation aussi
haut et aussi loin que peut aller la pensée
humaine. II avait beaucoup vu, beaucoup
voyagé, beaucoup étudié, et s'était efforcé
de tout comprendre; par conséquent il
était conciliant et indulgent. A la tendance
exclusivement critique et négative de So-
crate, dont il conserva l'apparence, il sub-
stitua une direction plus positive et plus
pacifique : au lieu d'attaquer, il entreprit
d'éclairer; il ne changea pas le rôle de So-
crate, il l'agrandit et l'épura. Ainsi, sans
faire grâce aux superstitions de son temps,
qu'il combattit toujours avec fermeté, l'é-
tude sérieuse qu'il avait faite des mystères
et du fond de la religion, le réconcilia avec
i5
2^6 ARGUMENT.
des traditions où il voyait des choses admi-
rables et d'éternelles vérités sous des formes
accommodées au temps, c'est-à-dire utiles.
Impitoyable ennemi des démagogues et de
[éloquence anarchique et passionnée de la
tribune populaire , nous ferons voir dans
notre argument sur la République quel fut
le vrai caractère de sa politique à-la-f'ois li-
bérale et sévère, tempérament hardi de la
législation dorienne et de la législation io-
nienne réconciliées et fondues ensemble
dans leurs meilleures parties, quoique avec
la prédominance de l'élément et du carac-
tère dorien. Quant à l'art et à la poésie en
particulier, personne n'a mieux décrit l'en-
thousiasme qui la constitue et qui en fait
une chose divine. A cet égard, le Phèdre
est là; mais tout comme il voulait que l'é-
loquence eut une direction morale , de
même il voulait que la poésie, l'enthou-
siasme et l'inspiration,* qui souvent s'éga-
ARGUMENT. 117
rent, se laissassent un peu guider par la
sagesse et la philosophie. Surtout il ne vou-
lait pas que le génie poétique, si contagieux
dans ses effets , fut mis au service des dé-
lires de la passion ou de la superstition, et
employé à retenir les masses, auxquelles s'a-
dresse particulièrement la poésie, dans des
croyances impies et des erreurs avilissantes
pour la dignité et la moralité de l'espèce
humaine. A genoux devant la poésie comme
devant la religion il croyait que l'on de-
vait surveiller et les prêtres et les poètes.
Il trouvait que les poètes avaient beaucoup
nui à la poésie en consacrant et en accré-
ditant parmi le peuple une mythologie
corruptrice ; et lorsque , dans sa Républi-
que, il est forcé de choisir entre la poésie
et la vérité, fidèle à l'esprit de Socrate, il
met avant tout la vérité et l'humanité, et
se décide, quoique à regret, à renvoyer les
poètes et Homère lui-même. C'est là le der-
1».
228 ARGUMENT.
nier mot de Platon , et en général c'est tou-
jours dans ses derniers ouvrages qu'il faut
chercher sa vraie pensée , et par elle péné-
trer dans ses ouvrages antérieurs, et y sai-
sir les germes des idées que plus tard il
développa avec l'étendue, la mesure et la
force qui appartiennent à l'âge mûr. Dans
la République Platon se prononce décidé-
ment contre les poètes ; dans ses premiers
ouvrages, sans aller jusqu'à proposer de les
chasser de l'état , il les fronde incessam-
ment , et leur lance les traits de l'ironie so-
cratique, en les enveloppant ou en ayant
l'air de les adresser à un autre but.
Ainsi, dans l'Ion, Platon n'attaque point
la poésie, car il ne l'a attaquée nulle part;
ia poésie est hors de cause ainsi que l'en-
thousiasme et l'inspiration poétique : mais
l'enthousiasme , tout sublime et tout divin
qu'il est, n'étant ni réfléchi ni libre, peut
tomber dans de graves écarts ; et, sans atta-
ARGUMENT. 229
quer la poésie, on peut et l'on doit signaler
cet inconvénient, pour prouver que la
poésie, d'ailleurs admirable, ne doit pour-
tant pas avoir l'autorité que les poètes re
vendiquent pour elle, et qu'au lieu d'attri-
buer à ces derniers un pouvoir religieux et
moral, au lieu de les consulter sur les af-
faires de l'état, de leur remettre l'éducation
de la jeunesse, en ne l'instruisant guère
que dans leurs ouvrages , et d'en faire
ainsi des instituteurs et des directeurs po-
pulaires, il faut s'en défier, examiner avec
soin leurs écrits, y choisir ce qu'il y a de
mieux , dans le meilleur choisir encore ,
les laisser lire avec un discernement sé-
vère, et en général surveiller et diminuer
leur influence.
Or, ce qui est vrai des poètes l'est bien
plus encore des serviteurs des poètes ,
c'est-à-dire des acteurs et des rapsodes,
dont tout le talent consiste dans la faculté
a3o ARGUMENT.
de recevoir l'impression du poète, et de la
transmettre aux auditeurs, faculté analogue
en apparence à la faculté poétique , mais en
réalité bien différente et bien inférieure,
puisque le poète s'inspire des choses mê-
mes, et l'acteur seulement des mots du
poète, n entendant rien aux choses, et tout
occupé des mots et de leurs effets matériels.
Du temps de Platon aussi ^ on exagérait
beaucoup l'intelligence des acteurs : Platon
montre qu'ordinairement ils ne compren-
nent rien à ce qu'ils disent. Tel est le but
direct de l'Ion : Platon y frappe les poètes
dans leurs interprètes. Mais comme la poé-
sie dithyrambique et dramatique destinée
a faire partie des solennités publiques était
soumise à la censure et surveillée par l'é-
tat, Platon s'adresse moins à ces deux gen-
res de poésie qu'à l'épopée, parce que l'é-
tat ne la surveillait pas, et que, se récitant
en tout temps et en tout lieu, se rattachant
AKGUMENT. 23 1
plus directement à l'histoire et à la religion
nationale, elle était bien plus puissante sur
le peuple, et plus périlleuse dans ses effets.
Voilà pourquoi Platon, lorsqu'il attaque les
poètes, a presque toujours en vue les poè-
tes épiques, et en particulier Homère; et
voilà encore pourquoi, dans l'Ion, il fait
la guerre aux rapsodes*, et à un rapsode
qui semble avoir été dès-lors ce que plus
tard on appela un homéride, un homme
dévoué à Homère, attaché à son culte et à
l'étude de ses ouvrage§, et les récitant par-
tout, il est vrai, sans s'accompagner de la
lyre et sans chanter,, mais avec une cer-
taine mélopée, peut-être un peu plus forte
que la déclamation française et italienne, et
avec des gestes moins prononcés que ceux
des acteurs. Socrate, en causant avec un
■
Les rapsodes récitaient surtout des poésies épiques,
quoique Athénée rapporte qu'ils récitaient aussi des poé-
sies lyiirpies.
23a ARGUMENT.
pareil personnage, lui prouve qu'il n'entend
d'Homère que les mots et leur beauté ex-
térieure, et qu'il est incapable de juger du
fond des choses. Sans dire positivement
que l'étude assidue des effets matériels de
la poésie empêche celle de sa véritable es-
sence, et que l'éducation d'un rapsode ne
peut être assez libérale pour l'initier aux
secrets du beau, il l'insinue, et en général
il traite les rapsodes, dans Ion leur repré-
sentant, comme Xénophon les traite de son
côté *, c'est-à-dire comme des ignorans
présomptueux. Remarquez que les rapsodes
étant à Athènes de véritables artistes, et
ayant en effet un très grand crédit sur le
peuple , en leur qualité d'intermédiaires
obligés entre le peuple et les poètes, les
tourner en ridicule n'était pas sans utilité
pour le but général de Platon, et que sous
* Banquet, 111. — Mcmorabil. Socral. , IV.
ARGUMENT. 2 33
ce rapport ce dialogue a déjà son impor-
tance. Mais il ne faut pas oublier que le
rapsode est là en quelque manière le plastron
du poète; les coups ne portent que sur le
serviteur, mais ils sont adressés au maître,
et l'un n'est pas couvert de ridicule sans
que l'autre n'en soit atteint plus ou moins.
C'est là l'art ordinaire de Platon, de mêler
deux buts ensemble, et de cacher toujours
le plus sérieux derrière le moins important.
L'Ion est tout entier dans la comparaison
célèbre que Platon y fait du poète, du rap-
sode et des auditeurs du rapsode avec une
chaîne aimantée, dont le poète est l'anneau
principal , qui communique sa vertu à l'an-
neau qui le suit, au rapsode qui, après l'a-
voir reçue, la transmet au peuple et aux an-
neaux inférieurs.
On voit que la pensée générale de l'Ion
n'est pas indigne de Platon, qu'elle se rat-
tache à l'ensemble de ses idées, et à la Ré-
234 ARGUMENT.
publique. Aussi nous nous séparons entiè-
rement de tous ceux qui, ne comprenant
pas le vrai but de l'Ion, et trouvant en
effet celui qu'ils lui prêtent au-dessous de
Platon, ont, sur cette raison, rejeté l'au-
thenticité de ce dialogue. Mais si nous re-
connaissons Platon, et Platon tout entier,
dans l'esprit et la conception de ce petit
ouvrage, nous avouons qu'il est difficile de
le retrouver toujours dans l'exécution. Kx-
cepté la comparaison que nous avons ci-
tée, il n'y a pas un passage qui rappelle sa
manière : peu de variété et d'abondance
dans les idées, des citations longues et ac-
i umulées, un ton presque dogmatique, sub-
stitué quelquefois à la modestie comique
de Socrate, enlin l'absence de toute force
dialectique, voilà bien des motifs pour dou-
ter au moins, de l'authenticité de lion. Ce-
pendant est-il impossible que Platon, dans
\\\\ moment d humeur confie 66 peuple de
ARGUMENT. a35
lettrés et d'histrions qui persécutaient son
maître, ait laissé échapper, avec la faci-
lité et la fécondité qui caractérisent le vé-
ritable artiste, une ébauche légère, où se
retrouve encore la trace d'une main supé-
rieure ? ou bien l'Ion est-il l'ouvrage d'un
des successeurs de Platon, qui aura pris
dans la République et dans V Apologie un
germe qu'il aura développé assez faiblement
en général, quelquefois avec bonheur, et
toujours sur la tradition platonicienne ?
Quoi qu'il en soit, lion, qu'il appartienne
ou non à Platon lui-même, appartient in-
contestablement à son école, est empreint
de son esprit, développe un côté très réel
de sa situation et de ses desseins, et se
rapporte au plan générai de sa philoso-
phie.
•«•«**«•
>«£^
ION,
OU
DE L'ILIADE
/ mss^ssa
SOCRATE , ION.
SOCRATE.
^alut à Ion. D'où nous viens-tu aujourd'hui?
Est-ce de chez toi, d'Ephèse?
ION.
Point du tout, Socrate : je viens d'Épidaure *
et des jeux d'Esculape.
SOCRATE.
Les Epidauriens ont-ils institué en l'honneur
de leur dieu un combat de rapsodes?
ION.
Oui vraiment, et de toutes les autres parties
de la musique.
' Ville de l'Argolide, célèbre par le culte d'Esculape.
Pausanias décrit son théâtre, ouvrage de Polyclète, destiné
aux combats de musique. Pausan. II, 26, 27.
238 ION.
SOCRATE.
Eh bien, as-tu concouru? et quel a été ton
succès?
ION
Nous avons remporté le premier prix , So-
crate.
SOCRATE.
J'en suis ravi. Courage, tâchons d'être vain-
queur aussi aux Panathénées. *
ION.
Je l'espère bien , s'il plaît à Dieu.
SOCRATE.
Je vous ai souvent , mon cher , envié votre
profession , à vous autres rapsodes. C'est en effet
une chose digne d'envie, que ce soit une bien-
séance de votre état, d'être toujours richement
vêtus, et de vous montrer dans les plus beaux
ajustemens, et qu'en même temps votre devoir
vous oblige de faire une étude continuelle d'une
foule d'excellens poètes, et principalement d'Ho-
mère, le plus grand et le plus divin de tous;
et non-seulement d'en apprendre les vers, mais
d'en bien pénétrer le sens : car on ne deviendra
jamais rapsode, si l'on n'a une intelligence par-
* Une loi atnénienne ordonnait que, tous les cinq ans,
aux Panathénées, les poèmes d'Homère seraient récités, et
récités seuls. ( Voyez Lycurgue. )
ION. a 3cj
faite de ce qu'a voulu dire le poète, le rapsode
devant être l'interprète de la pensée du poète
auprès de ceux qui l'écoutent ; fonction qui
lui est impossible de bien remplir , s'il ne sait
pas ce que le poète a voulu dire. Tout cela
est vraiment digne d'envie.
ION.
Tu as raison, Socrate. Aussi est-ce la partie de
mon art qui m'a coûté le plus de travail ; et je
me flatte d'expliquer Homère mieux que per-
sonne ; et ni Métrodore de Lampsaque *, ni Sté-
simbrote de Thase **, ni Glaucon ***, ni aucun
de ceux qui ont existé jusqu'à ce jour, n'est
en état de dire autant et de si belles choses que
moi sur Homère.
SOCRATE.
J'en suis charmé , Ion , car tu ne refuseras
pas sans doute de me montrer ton savoir.
ION.
Vraiment , Socrate , il fait beau entendre
Elève d'Anaxagoras, en apprit l'art d'interpréter Ho-
mère, au rapport de Diogène de Laerte , TI, 5 , 24. — Ta-
tien ( contre les Grecs ) cite un ouvrage de Métrodore sur
Homère.
Socrate , dans le Banquet de Xénophon , oppose cet
interprète d'Homère aux rnpsodes.
*** Est-ce celui dont parle Aristote, Poétique, 25, 26.
24o ION.
quels ornemens j'ai su donner à Homère.
Je crois mériter que les partisans de ce
poète me mettent sur la tète une couronne
d'or.
SOCRATE.
Je me ménagerai un jour le loisir de t'enten-
dre : pour le présentée te prie seulement de
me dire si tu n'es habile que dans l'intelligence
d'Homère, ou si tu l'es aussi dans celle d'Hésiode
et d'Archiloque. *
ION.
Nullement : je me suis borné à Homère; et il
me paraît que cela suffit.
SOCRATE.
N'y a-t-il pas certaines choses dont Homère
et Hésiode parlent de la même manière ?
ION.
Il y en a , je pense , et même beaucoup.
SOCRATE.
Expliquerais-tu mieux ce qu'Homère en dit
que ce qu'en dit Hésiode ?
ION.
L'un comme l'autre, Socrate, quand ils sont
d'accord.
• Athénée , XV , nous apprend que les rapsodes ré-
citaient aussi, outre les poèmes d'Homère, ceux d'Archilo-
que, d'Hésiode, de Mimnerme et de Phocylide.
ION. a4i
SOCRAÏE.
Et quand ils ne le sont pas? Par exemple,
Homère et Hésiode parlent tous deux de l'art
divinatoire.
ION.
Assurément.
SOCRATE.
Quoi donc ! serais - tu en état d'expliquer
mieux qu'un bon devin ce qu'ont dit ces deux
poètes, d'accord ou en opposition, sur l'art divi-
natoire ?
ION.
Non.
SOCRATE.
Mais si tu étais devin , n'est-il pas vrai que ,
si tu pouvais expliquer les endroits où ils s'ac-
cordent, tu saurais pareillement expliquer les
endroits où ils sont opposés ?
ION.
Cela est évident.
SOCRATE.
Pour quelle raison es-tu habile sur Homère ,
et ne l'es-tu pas sur Hésiode, ni sur les autres
poètes ? Homère traite-t-il d'autres sujets que
tous les autres poètes? Ne parle-t-il pas la plu-
part du temps de la guerre, des rapports qu'ont
entre eux les hommes, soit bons, soit médians,
4- i6
34* ION.
soit particuliers , soit personnes publiques ; de
Ja manière dont les dieux conversent ensemble
et avec les hommes, de ce qui se passe au ciel
et dans les enfers , de la généalogie des dieux et
des héros? N'est-ce pas là ce qui fait la matière
des poésies d'Homère ?
ION.
Tu as raison, Socrate.
SOCRATE.
Mais quoi ! les autres poètes ne traitent-ils pas
de ces mêmes choses?
ION.
Oui, Socrate; mais non pas comme Homère.
SOCRATE.
Pourquoi donc? En parlent-ils plus mal?
ION.
Sans comparaison.
SOCRATE.
Et Homère en parle mieux?
ION.
Oui, certes.
SOCRATE.
Mais, mon très cher Ion, lorsque, dans une
conversation sur les nombres , quelqu'un en
parle pertinemment , n'y aura-t-il personne
qui puisse reconnaître celui qui en parle
bien?
ION. 243
ION-
Si fait.
SOCRATE.
Sera-ce le même qui reconnaîtrait aussi ceux
qui en parlent mal, ou sera-ce quelque autre?
ION.
Le même assurément.
SOCRATE.
C'est-à-dire un arithméticien?
ION.
Oui.
SOCRATE.
Et lorsque dans une conversation sur les ali-
niens qui sont bons pour la santé , quelqu'un
en parle pertinemment , sera - ce deux per-
sonnes différentes qui distingueront, l'une ce-
lui qui en parle bien, l'autre celui qui en parle
mal ? ou bien sera-ce la même personne ?
ION.
La même, sans contredit.
SOCRATE.
Quelle est-elle? Comment l'appelle-t-on?
ION.
Le médecin.
SOCRATE.
Ainsi, en résumé , quand on parle des mêmes
choses , ce sera toujours le même homme qui
16.
l'44 TON.
remarquera ceux qui en parlent bien , et ceux
qui en parlent mal : et il est évident que s'il ne
distingue pas celui qui en parle mal, il ne dis-
tinguera pas celui qui en parle bien , j'entends
à Pégard de la même chose.
ION.
J'en conviens.
SOCRATE.
Le même homme par conséquent est habile à-
la-fois et sur l'un et sur l'autre?
ION.
Oui.
SOCRATE.
Ne dis-tu pas qu'Homère et les autres poètes ,
du nombre desquels sont Hésiode et Archiloque,
traitent des mêmes choses, mais non pas de la
même manière ; qu'Homère en parle bien , et
les autres moins bien?
ION.
Oui, et je ne dis rien que de vrai.
SOCRATE.
Si donc tu connais celui qui en parle bien, tu
dois connaître aussi ceux qui en parlent mal.
ION.
Il y a apparence.
SOCRA.TE.
Ainsi, mon cher, nous ne nous tromperons
ION. 245
pas en disant qu'Ion est également habile et sur
Homère et sur les autres poètes, puisqu'il avoue
que le même homme est juge compétent de tous
ceux qui parlent des mêmes matières, et que
tous les poètes traitent à-peu-près des mêmes
choses.
ION.
D'où vient donc, Socrate, que si on s'entre-
tient avec moi de quelque autre poète, je n'y
fais aucune attention, je ne puis rien dire qui
en vaille la peine, et suis véritablement en-
dormi , au lieu que , dès qu'on fait mention
d'Homère, je m'éveille aussitôt, mon esprit est
attentif, et les idées se présentent en foule?
SOCRATE.
Il n'est pas difficile, mon ami, d'en deviner
la raison : il est évident que ce n'est ni à l'art
ni à la science que tu dois de parler sur Ho-
mère; car si c'était à l'art, tu serais en état de
faire la même chose pour tous les autres poètes.
En effet, la poésie est un seul et même art,
n'est-ce pas?
ION.
Oui.
SOCRA.TE.
Prends pour exemple tel autre art qui te
plaira , pourvu qu'il soit un ; pour tous les
246 ION.
arts , il n'y a qu'une seule critique. Veux-
tu, Ion, que je t'explique comment j'entends
ceci ?
10».
Très volontiers, Socrate; j'aime beaucoup à
vous entendre, vous autres sages.
SOCRATE.
Je voudrais bien que tu disses vrai, Ion : mais
ce titre de sage n'appartient qu'à vous autres
rapsodes, aux acteurs, et à ceux dont vous
chantez les vers. Pour moi, je ne sais que dire
la vérité , comme un homme sans culture.
Juges-en par la question que je viens de te
faire : considère combien elle est commune et
triviale; le premier venu ne sait-il pas ce que
j'ai dit , que la critique est la même , quel-
que art que l'on prenne pour exemple, pourvu
qu'il soit un. Voyons en effet. La peinture
n'est -elle point un art, et un seul et même
art?
ION.
Oui.
SOCRATE.
N'y a-t-il pas eu et n'y a-t-il point encore un
grand nombre de peintres bons et mauvais?
ION.
Assurément.
ION. ikl
SOCRATF.
As-tu déjà vu quelqu'un qui, étant capable
de discerner ce qui e«3t bien ou mal peint dans
les tableaux de Polygnote, fils d'Aglaopbon %
ne peut faire la même chose à l'égard des autres
peintres; et qui, lorsqu'on lui montre leurs
ouvrages, s'endort, est embarrassé, et ne sait
quel jugement en porter, au lieu que, s'il s'a-
git de dire son avis sur les tableaux de Poly-
gnote, ou de tel autre peintre qu'il te plaira,
il s'éveille, il est attentif, et s'explique avec
facilité ?
ION.
Non, certes, je n'en ai pas vu.
SOCRA.TE.
Mais quoi ! en fait de sculpture , as-tu vu quel-
qu'un qui fut en état de dire ce qu'il y a de
bien travaillé dans les ouvrages de Dédale, fils
de Métion **, ou d'Épée, fils de Panope ***, ou
Il était de Thase. Voyez le distique de Simonide, dans
Pausanias, Phocide. — Aristote, Poétique. — Pline, Hist.
natur. , XXXV, 9. — Winkelmann , Hist. de l'art, cî-Botti-
ger, Ideen zur Archœolog.d. Malerci, p. 268.
* Voyez YHippias , le Mënon et la République. Pausanias ,
Corinthie et AcJiaïe. Winkelmann , Hist. de l'art.
*** Pausanias, Corinthie. — ïhiersch. , Uber die Epoch.
d. Kunst., Comment. , II, p. 29.
a/,8 ION.
de Théodore de Samos *, ou de tel autre sta-
tuaire, et qui, sur les ouvrages des autres sculp-
teurs, soit embarrassé, endormi, et ne sache
que dire ?
ion.
Non, par Jupiter, je n'ai vu personne dans
ce cas.
SOCRATE.
Tu n'as vu non plus, je pense, personne qui,
par rapport à l'art de jouer de la flûte ou du luth,
ou d'accompagner le luth en chantant, ou par
rapport à la profession de rapsode, fut en état de
prononcer sur le mérite d'Olympus **, de Thamy-
ras***, d'Orphée, ou de Phémius ****, le rap-
sode d'Ithaque; et qui, au sujet d'Ion d'Éphèse,
fût dans l'embarras, et incapable de décider en
quoi il est bon ou mauvais rapsode?
ION.
Je n'ai rien à opposer à ce que tu dis, Socrate.
Néanmoins je puis me rendre témoignage que je
suis celui de tous les hommes qui parle le mieux
* Hûrodote, I, 5i. Pausanias, Lacoma. Pline, Hist.natur.
XXXIV, p. 8.
** Habile joueur de flûte. Voyez le Minos.
*** Jouait du luth sans s'accompagner de la •voix. Pline,
Hist. nat. , VII , 36.
*"* Homère, Odyssée, liv. I, 3a5, 34*. — XXII, 33o.
ION. a/j9
et avec le plus de facilité sur Homère, et c'est
aussi l'avis de tous ceux qui m'entendent; tan-
dis que je ne saurais rien dire sur les autres
poètes. Vois, je te prie, d'où cela peut venir.
SOCRATK.
Je le vois, Ion, et je vais t'exposer ma pensée
là-dessus. Ce talent que tu as de bien parler sur
Homère n'est pas en toi un effet de l'art, comme
je disais tout-à-l'heure : c'est je ne sais quelle
force divine qui te transporte, semblable à celle
de la pierre qu'Euripide a appelée Magnétique,
et qu'on appelle ordinairement Héracléenne *.
Cette pierre non-seulement attire les anneaux
de fer, mais leur communique la vertu de pro-
duire le mèrn? effet, et d'attirer d'autres an-
neaux; en sorte qu'on voit quelquefois une
longue chaîne de morceaux de fer et d'an-
neaux suspendus les uns aux autres, qui tous
empruntent leur vertu de cette pierre. De
même la muse inspire elle-même le poète; ce-
lui-ci communique à d'autres l'inspiration, et
il se forme une chaîne inspirée. Ce n'est point
en effet à l'art, mais à l'enthousiasme et à une
sorte de délire, que les bons poètes épiques
* Magnésie et Héraclée , ville de Lydie où se trouvait
l'aimant, qu'on appelait aussi pour cela pierre de Lydie.
a5o ION.
doivent tous leurs beaux poèmes. Il en est de
même des bons poètes lyriques. Semblables
aux corybantes, qui ne dansent que lorsqu'ils
sont hors d'eux-mêmes, ce n'est pas de sang-
froid que les poètes lyriques trouvent leurs
beaux vers; il faut que l'harmonie et la me-
sure entrent dans leur âme, la transportent
et la mettent hors d'elle-même. Les bacchan-
tes ne puisent dans les fleuves le lait et le miel
qu'après avoir perdu la raison; leur puissance
cesse avec leur délire*; ainsi l'âme des poètes
lyriques fait réellement ce qu'ils se vantent de
faire. Ils nous disent que c'est à des fontaines
de miel, dans les jardins et les vergers des Mu-
ses, que, semblables aux abeilles, et volant çà et
là comme elles, ils cueillent les vers qu'ils nous
apportent, et ils disent vrai. En effet le poète
est un être léger, ailé et sacré : il est inca-
pable de chanter avant que le délire de l'en-
thousiasme arrive : jusque-là, on ne fait pas
des vers , on ne prononce pas des oracles. Or,
comme ce n'est point l'art, mais une inspi-
ration divine qui dicte au poète ses vers, et lui
fait dire sur tous les sujets toutes sortes de
* Platon avait probablement sous les yeux le morceau du
chœur des Bacchantes d'Euripide , Bacch. , îlt'i. 705-711.
ION. 25 1
belles choses, telles que tu eu dis toi-même
sur Homère, chacun d'eux ne peut réussir que
dans le genre vers lequel la muse le pousse.
L'un excelle dans le dithyrambe, l'autre dans
l'éloge; celui-ci dans les chansons à danser,
celui-là dans le veis épique; un autre dans
l'ïambe; tandis qu'ils sont médiocres dans tout
autre genre, car ils doivent tout à l'inspiration,
et rien à l'art; autrement, ce qu'ils pourraient
dans un genre, ils le pourraient également dans
tous les autres. En leur ôtant la raison, en les
prenant pour ministres, ainsi que les prophètes
et les devins inspirés, le dieu veut par là nous
apprendre que ce n'est pas d'eux-mêmes qu'ils
disent des choses si merveilleuses , puisqu'ils
sont hors de leur bon sens, mais qu'ils sont les
organes du dieu qui nous parle par leur bou-
che. En veux-tu une preuve frappante? Tyn-
nichus de Chalcide * n'a fait aucune pièce de
vers que l'on retienne, excepté son Péan **,
que tout le monde chante, la plus belle ode
peut-être qu'on ait jamais faite, et qui, comme
il le dit lui-même, est réellement une proclyc-
* Voyez Porphyre, de C Abstinence de la chair des ani-
maux , I, 18.
** Ode en l'honneur d'Apollon.
252 ION.
tion des muses. Il me semble qu'il a été choisi
comme un exemple éclatant, pour qu'il ue nous
restât aucun doute si tous ces beaux poèmes
sont humains et faits de main d'homme, mais
que nous lussions assurés qu'ils sont divins et
l'œuvre des dieux, que les poètes ne sont rien
que leurs interprètes, et qu'un dieu les possède
toujours, quel que soit celui qui les possède.
C'est pour- nous rendre cette vérité sensible que
le dieu a chanté tout exprès la plus belle ode par
la bouche du plus mauvais poète. Ne trouves-tu
pas que j'ai raison?
ION.
Oui, par Jupiter: tes discours, Socrate, tou-
chent les cordes les plus secrètes de mon âme;
et il me paraît aussi que les poètes, par une fa-
veur divine, sont auprès de nous les interprètes
des dieux.
SOC RATE.
Et vous autres rapsodes, n'ètes-vous pas les
interprètes des poètes?
ION.
ijlpela est encore vrai.
SOCRATE.
Vous êtes donc des interprètes d'interprètes?
iojn.
Sans doute.
ION. 2 53
SOCRATE.
Allons, Ion, dis -moi aussi, et ne me cache
rien de ce que je vais te demander: quand tu
récites comme il faut des vers héroïques, et q\w
tu ravis l'âme des spectateurs , soit que tu
chantes Ulysse s'élancant sur le seuil de son
palais, se faisant* connaître aux amans de Pé-
nélope, et répandant à ses pieds une multitude
de flèches; ou Achille se jetant sur Hector**,
ou quelque endroit pathétique sur Androma-
que *** , Héctibe ou Priam **** ; te possèdes-tu ? ou
bien es- tu hors de toi-même, et, transportée
d'enthousiasme , ton âme ne s'imagine-t-elle
pas assister aux actions que tu récites , à Itha-
que, ou devant Troie, partout enfin où la
scène se passe.
ION.
Que la preuve que tu me mets sous les yeux
est frappante, Socrate! car, pour te parler sans
déguisement, je t'assure que , quand je déclame
quelque morceau pathétique, mes yeux se rem-
plissent de larmes; et que, si c'est un endroit
* Hora. , Odyss. , XXII , i , sqq.
** Tliad., XXII, 3n.
*T? Ibid., 437, 5i5.
•*•* Ibid., 4o5, 43o.
a54 ION.
terrible et effrayant , les cheveux me dressent
de peur sur la tète; et le cœur me bat.
SOCRATE.
Quoi donc, Ion! Dirons-nous qu'un homme
est en son bon sens, lorsque , vêtu d'une robe
éclatante et portant une couronne d'or, il pleure
au milieu des sacrifices et des fêtes, sans avoir
rien perdu de sa parure -, ou qu'entouré de plus
de vingt mille amis, il est saisi de frayeur, quoi-
que personne ne le dépouille ni ne lui fasse
aucun mal?
ION.
Non, Socrate , puisqu'il faut te dire la vé-
rité.
SOCRATE.
Et sais-tu que vous faites passer les mêmes
sentimens dans la plupart des spectateurs?
ION.
Je le sais très bien. Du lieu où je suis placé,
je les vois habituellement pleurer, jeter des re-
gards menaçans . et trembler comme moi au ré-
cit de ce qu'ils entendent. Il faut bien que je
sois fort attentif à tout et- qui se passe en eux,
car si je les fais pleurer, je rirai moi et rece-
vrai de l'argent ; au lieu que si je les fais rire,
je n'ai point d'argent à attendre et c'est à moi
de pleurer.
ION. af>5
SOCRATE.
Vois-tu à présent comment le spectateur <>st
le dernier de ces anneaux qui, comme je le di-
sais , reçoivent les uns des autres la force que
leur communique la pierre d'Héraclée? L'acteur,
le rapsode tel que toi, est l'anneau du milieu,
et le premier est le poète lui-même. Le dieu fait
passer sa vertu à travers ces anneaux, des uns
aux autres, et par eux attire où il lui plaît l'âme
des hommes ; c'est a lui, comme à l'aimant ,
qu'est suspendue une longue chaîne de choris-
tes , de maîtres de chœur et de sous-maîtres , obli-
quement attachés aux anneaux qui tiennent di-
rectement à la muse. Un poète tient à une muse;
un autre poète à une autre muse ; nous appe-
lons cela être possédé : car le poète ne s'appar-
tient plus à lui-même , il appartient à la muse.
\ ces premiers anneaux, c'est-à-dire aux poètes,
plusieurs sont suspendus, les uns à ceux-ci, les
autres à ceux-là , saisis de divers enthousiasmes.
Quelques-uns sont possédés d'Orphée et lui ap-
partiennent; d'autres de Musée ; la plupart d'Ho-
mère. Tu es de ces derniers , Ion ; Homère te
possède. Lorsqu'on chante en ta présence les
vers de quelque autre poète, tu sommeilles, et
ne trouve rien à dire : mais entends-tu les ac-
cens d'Homère, tu te réveilles aussitôt , ton âme
a 56 ION.
entre en danse, pour ainsi dire , les paroles s'é-
chappent de tes lèvres ; car ce n'est point en
vertu de l'art ni de la science que tu parles d'Ho-
mère, comme tu fais , mais par une inspiration
et une possession divine ; et de même que les
corybantes ne sentent bien aucun autre air que
celui du dieu qui les possède, et trouvent abon-
damment les figures et les paroles convenables
à cet air, sans faire aucune attention à tous les
autres; ainsi, lorsqu'on fait mention d'Homère,
les paroles te viennent en abondance, tandis
que tu restes muet sur les autres poètes. Tu
me demandes la cause de cette facilité à parler
quand il s'agit d'Homère, et de cette stérilité
quand il s'agit des autres : c'est que le talent
que tu as pour louer Homère n'est pas en
toi l'effet de l'art, mais d'une inspiration di-
vine.
ION.
Cela est fort bien dit , Socrate ; cependant je
serais surpris si tes raisons étaient assez puis-
santes pour me persuader que , quand je fais
l'éloge d'Homère , je suis possédé et en délire ;
je pense que tu ne le croirais pas toi-même si
tu m'entendais parler sur Homère.
SOCRATE.
Hé bien , je veux t'ente ndre : mais aupara-
ION. 257
vaut réponds à cette question. Parmi tant de
choses dont Homère traite , quelles sont celles
sur lesquelles tu parles bien? car sans doute tu
ne parles pas bien sur toutes.
ION.
Sois assuré , Socrate , qu'il n'en est pas une
seule sur laquelle je ne sois en état de bien
parler.
SOCRATE.
Ce ne sont pas apparemment celles que tu
ignores, et dont Homère parle.
ION.
Quelles sont donc les choses dont Homère
parle, et que j'ignore?
SOCRATE.
Homère ne parle-t-il pas des arts en plusieurs
rencontres , et assez au long? par exemple , de
l'art de conduire un char? Si je me rappelais les
vers, je te les dirais.
ION.
Je les sais , moi : je vais te les dire.
SOCRATE.
Récite-moi donc les paroles de Nestor à son
fils Antiloque , lorsqu'il lui donne des avis sur
les précautions qu'il doit prendre pour éviter la
borne, dans la course des chars, aux funérailles
de Patrocle.
2 58 ION.
ION.
* Penche-toi, lui dit-il, sur ton char bien travaillé,
Du côté gauche ; en même temps presse le cheval qui est
à droite,
Du fouet et de la voix, et abandonne-lui les rênes.
Que le cheval gauche s'approche de la borne,
En sorte que le moyeu de la roue faite avec art paraisse y
toucher ;
Et cependant évite de la rencontrer.
SOCRATE.
Cela suffit. Qui jugera mieux , Ion , si Homère
parle juste ou non dans ces vers , le médecin ,
ou le cocher?
ION.
Le cocher, sans doute.
SOCRATE.
Est-ce parce qu'il possède l'art qui se rapporte
à ces sortes de choses , ou pour quelque autre
raison?
ION.
Non ; mais parce qu'il possède cet art.
SOCRATE.
Le dieu a donc attribué à chaque art la faculté
de juger d'un certain ouvrage ; car nous ne ju-
gerons point par l'art du médecin des mêmes
choses dont nous jugerons par celui du pilote.
* ïliad. XXIII, 535.
ION. 259
ION.
Non vraiment.
SOCRATE.
Ni par l'art du charpentier, des choses dont
nous jugerons par la médecine.
ION.
Nullement.
SOCRATE.
N'en est-il pas ainsi de tous les autres arts?
ce dont on juge par l'un , on n'en jugera pas par
l'autre. Mais avant de répondre à ceci, dis-moi,
ne reconnais-tu pas que les arts diffèrent les uns
des autres?
ION.
Oui.
SOCRATE.
Autant que je puis conjecturer, je dis qu'un
art est différent d'un autre, parce que celui-ci
est la science d'un objet , et celui-là d'un autre
objet. Penses-tu de même ?
ION.
Oui.
SOCRATE.
Car si c'était la science des mêmes objets ,
quelle raison aurions - nous de mettre de la
différence entre un art et un autre , puisque
tous les deux aboutiraient à la connaissance
17-
♦
itio ION.
des mêmes choses ? Par exemple , je sais que
voilà cinq doigts , et tu le sais comme moi. Si je
te demandais si c'est par le même art, savoir,
par l'arithmétique, que nous connaissons cela
toi et moi , ou chacun par un art différent ,
tu diras sans doute que c'est par le même art.
ION.
Oui.
SOCRATE.
Réponds présentement à la question que j'é-
tais sur le point de te faire tout -à -l'heure, et
dis -moi si tu crois , par rapport à tous les arts
sans exception, qu'il est nécessaire que le même
art nous fasse connaître les mêmes objets, et
un autre art des objets différens.
ION.
Je le crois Socrate.
SOCRATE.
Ainsi quiconque ne possédera point un art
ne sera pas en état de bien juger de ce qui sera
dit ou fait en vertu de cet art ?
ION.
Non.
SOCRATE.
Par exemple, pour les vers que tu viens de
citer, jugeras-tu mieux que le cocher si Homère
parle bien ou mal ?
ION. 261
ION.
Le cocher en jugera mieux.
SOCRATE.
Car tu es rapsode , toi , et non pas cocher ?
ION.
Oui.
SOCRATE.
Et l'art du rapsode est autre que celui du
cocher ?
ION.
Oui, certes.
SOCRATE.
Puisqu'il est autre, il est aussi la science d'au-
très objets?
ION.
Sans doute.
SOCRATE.
Mais quoi ! lorsque Homère dit qu'Hécamède,
concubine de Nestor, donna à Machaon blessé
une potion à boire, et qu'il s'exprime ainsi*,
.... du vin de Pramne, sur lequel elle racla du fromage
de chèvre
Avec un couteau* d'airain ; et y mêla de l'oignon pour
exciter la soif.
lhad. , XI , 63g , 640. La dernière moitié du second
vers est du même livre, 629.
262 ION.
Est-ce à l'art du médecin, ou à celui du rap-
sode, qu'il appartient de juger si Homère parle
bien en cet endroit, ou non?
ION.
A la médecine.
SOCRATE.
Et quand Homère dit,
* Elle s'élance dans l'abîme comme le plomb ,
Qui attaché à la corne d'un bœuf sauvage
Va porter la mort aux poissons avides ,
dirons-nous que c'est à l'art du pêcheur plu-
tôt qu'à celui du rapsode, de juger si cela est
bien ou mal dit?
ION.
Il est évident, Socrate , que c'est à l'art du
pécheur.
SOCRATE.
Vois , si tu m'interrogeais à ton tour, et si tu
me disais, Socrate, puisque tu trouves dans Ho-
mère des choses dont le jugement appartient
à chacun de ces différens arts , trouves-y aussi
quelque chose qui regarde les devins et l'art
divinatoire , et qu'ils soient en état d'appré-
cier ; vois avec quelle facilité je te répondrais
♦ lliad., XXIV, 80.
ION. 263
qu'Homère parle eé effet de tout cela et très
souvent, dans l'Odyssée par exemple, quand
le devin Théoclymène, issu de la race de Mé-
lampe, adresse ces paroles aux amans de Pé-
nélope :
* Infortunés , quel sort est le vôtre! La nuit
Enveloppe vos têtes, vos faces, tous vos membres **.
Les sanglots éclatent; les joues sont baignées de larmes.
Le vestibule est rempli de fantômes, la cour aussi en est
remplie ;
Ils s'en vont dans l'Érèbe, au milieu des ténèbres. Le
soleil
A disparu du ciel; au loin s'étend une obscurité sinistre.
Il en parle souvent aussi dans l'Iliade, comme
à l'attaque des remparts; écoutons-le:
**\ Ils «-«liaient franchir le fossé, quand un. oiseau se
montra ,
Un aigle planant au haut du ciel , à la gauche de l'armée ,
Tenant dans ses serres un serpent énorme , ensanglanté,
Encore en vie et palpitant. Mais il n'avait point renoncé
a se défendre,
Il blesse à la poitrine près tlu cou, l'ennemi qui le tient,
En retournant la tête ; celui-ci le lâche aussitôt
Odyss., XX, 35 1.
Les éditions ordinaires d'Homère : Vos genoux.
"* Iliad., XII, soo.
a64 ION.
Par la violence de la douleur; le serpent tombe au milieu
de l'armée;
L'aigle poussant de grands cris , s'envole au gré des
vents.
Tels sont, te dirai-je, les endroits, et d'autres
semblables, dont l'examen et le jugement appar-
tiennent au devin.
i
ION.
n
En cela tu diras la vérité, Socrate.
SOCRATE.
Ta réponse n'est pas-moins vraie, Ion. Main-
tenant, comme je t'ai marqué dans l'Odyssée et
dans l'Iliade les endroits qui appartiennent, les
uns au devin, les autres au médecin, les autres
au pêcheur; cite-moi pareillement, toi qui es
bien plus au fait d'Homère que moi, les en-
droits qui regardent le rapsode et son art, et
qu'il lui appartient d'examiner et de juger de
préférence aux antres hommes.
ION.
Je réponds, Socrate, que tout Homère appar-
tient au rapsode. *
SOCRATE.
Tu ne disais pas cela tout-à-1'heure , Ion;
as-tu donc si peu de mémoire? Il ne convient
pourtant pas à un rapsode d'être sujet à l'ou-
bli.
ION. 265
ION.
Qu'est-ce donc que j'ai oublié?
SOCRATE.
Ne te souviens-tu pas d'avoir dit que l'art du
rapsode est autre que celui du cocher?
ION.
Je m'en souviens.
SOCRATE.
N'as-tu point avoué qu'étant autre, il aura
aussi d'autres objets?
ION.
Oui.
SOCRATE.
L'art du rapsode, selon ce que tu dis, non
plus que le rapsode, ne jugera donc pas de tout?
ION.
11 en faut peut-être excepter ce dont tu m'as
parlé, Socrate.
SOCRATE.
Mais par là, tu exceptes à-peu-près tout ce
qui appartient aux autres arts. De quoi jugera
donc précisément le tien, puisqu'il ne juge pas
de tout?
ION.
11 jugera, je pense, des discours qu'il con-
vient de mettre dans la bouche de l'homme et
de la femme, des esclaves et des personnes li-
a66 ION.
bres, de ceux qui obéissent et de ceux qui com-
mandent.
SOCRATE.
Veux-tu dire que le rapsode saura mieux que
le pilote de quelle manière doit parler celui qui
commande dans un vaisseau battu de la tem-
pête?
ION.
Non: pour cela, j'en conviens, ce sera le pilote.
SOCRATE.
Le rapsode saura-Nil mieux que le médecin
quel discours doit tenir celui qui commande à
un malade?
ION.
Non; j'en conviens encore.
SOCRATE.
Veux-tu parler des discours qui conviennent
à un esclave ?
ION.
Oui.
SOCRATE.
Par exemple, prétends-tu que c'est le rapsode,
et non pas le bouvier, qui saura ce que doit dire
un bouvier pour apaiser ses bœufs quand ils
sont irrités?
ION.
Point du tout.
ION. 267
SOCRATE.
Et ce que doit dire une ouvrière en laine
touchant son travail ?
ION.
Non.
SOCRATE.
Ou les discours dont un général doit se ser-
vir pour donner du cœur à ses soldats ?
ION.
Oui, voilà ce que le rapsode connaîtra.
SOCRATE.
Quoi donc! l'art du rapsode est-il l'art de la
guerre ?
ION.
Du moins je sais fort bien comment doit par-
ler un général d'armée.
SOCRATE.
Peut-être, Ion , sais-tu aussi l'art militaire. En
effet , si tu étais à - la - fois bon écuyer et bon
joueur de luth, tu distinguerais les chevaux qui
ont une bonne ou une mauvaise allure. Mais si
je te demandais, par quel art, Ion, connais-tu
les chevaux qui ont une bonne allure? est-ce en
qualité d'écuyer ou de joueur de luth ? que me
répondrais-tu?
ION.
Je te répondrais que c'est comme écuyer.
268 ION.
SOC RATE.
Pareillement, si tu distinguais les bons joueurs
de luth, n'avouerais-tu point que tu fais ce dis-
cernement comme joueur de luth, et non comme
écuyer ?
ION.
Oui.
SOCRATE.
Ainsi , puisque tu entends l'art militaire, est-ce
en qualité d'homme de guerre, ou de bon rap-
sode , que tu as cette connaissance?
ION.
Il importe peu , ce me semble , en quelle qualité.
SOCRATE.
Comment dis-tu que cela importe peu? L'art
du rapsode est-il le même , à ton avis , que l'art
de la guerre? ou sont-ce deux arts ?
ION.
Selon moi , c'est le même art.
SOCRATE.
Ainsi quiconque est bon rapsode est aussi
bon général d'armée ?
ION.
Oui , Socrate.
SOCRATE.
Par la même raison, quiconque est bon géné-
ral d'armée, est aussi bon rapsode?
ION. 269
ION.
Pour cela, je ne le crois pas.
SOCRATE.
Tu crois du moins qu'un excellent rapsode est
aussi un excellent capitaine ?
ION.
Assurément.
SOCRATE.
N'es-tu pas le meilleur rapsode de toute la Grèce?
ION.
Sans comparaison, Socrate.
SOCRATE.
Et es-tu aussi le plus grand général de toute
la Grèce?
ION.
N'en doutes pas, Socrate ; j'en ai appris le mé-
tier dans Homère.
SOCRATE.
Au nom des dieux , Ion , pourquoi donc,
étant le meilleur général et le meilleur rapsode
de la Grèce, vas -tu de ville en ville récitant
des vers, et ne commandes- tu pas les armées?
Penses-tu que les Grecs aient grand besoin d'un
rapsode portant une couronne d'or, et qu'ils
n'aient point affaire d'un général ?
ION.
Notre ville, Socrate, est sous votre domina-
270 ION.
tion ; vous commandez à ses troupes, et il ne
lui faut point de général. Quant à la vôtre et à
Lacédémone , elles ne me choisiront pas non
plus pour conduire leurs aimées : vous vous
croyez en état de les conduire vous-mêmes.
SOCRATE.
Mon cher Ion, ne connais-tu pas Apollodore
de Cyzique ?
ion.
Quel Apollodore?
SOCRATE.
Celui que les Athéniens ont si souvent mis à
la tête de leurs troupes , quoique étranger, ainsi
que Phanostène d'Andros, et Héraclide de Cla-
zomène*, que notre ville a élevés au grade de
général et aux autres charges , tout étrangers
qu'ils sont , parce qu'ils ont donné des preuves
de leur mérite. Et elle ne choisira pas pour
commander ses armées, elle ne comblera pas
d'honneurs Ion d'Éphèse, si elle l'en juge digne!
Quoi donc! n'êtes-vous pas Athéniens d'origine,
vous autres Éphésiens? et Éphèse n'est-elle pas
une ville qui ne le cède à nulle autre ?
* Ce qu'Elien a dit , V. H. , XIV, 5, sur Apollodore et
Héraclide, est tiré de cet rndroit do Platon. — Sur Phano-
sthène, voyez Xénopl. \ H< lien. ,1, 5, 18, 19.
ION. 27 r
Si tu dis la vérité , Ion , si c'est à l'art et à la
science que tu dois de parler si bien d'Homère , tu
en agis mal avec moi; car, après t'ètre vanté de
savoir une infinité de belles choses sur Homère,
et m'avoir promis de m'en faire part , tu me
trompes, et non-seulement tu ne m'en fais point
part, mais tu ne veux pas même me dire quelles
sont les connaissances où tu excelles, quoique
je t'en prie depuis long-temps, et, semblable
à Protée, tu te tournes en tous sens, tu prends
toutes sortes de figures , tu finis même , pour
m'échapper, par te transformer en général, afin
de ne pas me laisser voir combien tu es habile
dans l'intelligence d'Homère. Encore une fois,
si c'est à l'art que tu dois cette habileté, et que,
t'étant engagé à me la montrer, tu manques à
ta promesse, ton procédé est injuste. Si au con-
traire ce n'est point l'art, mais une inspiration
divine, qui te fait dire tant de belles choses sur
Homère, parce que tu en es possédé, et sans
aucune science, comme je le disais d'abord; en
ce cas je n'ai point à me plaindre de toi. Ainsi
vois si tu aimes mieux passer dans notre esprit
pour un homme injuste ou pour un homme divin.
ion.
La différence est grande, Socrate ! et il est
bien plus beau de passer pour un homme divin.
*7
2 ION.
SOCRATE.
Eh bien , nous t'accordons , Ion , ce qui te
paraît le plus beau, de célébrer Homère par une
inspiration divine , et non en vertu de l'art.
«Sr»0«
LE
SECOND HIPPIAS ,
ou
DU MENSONGE.
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ARGUMENT
PHILOSOPHIQUE.
Le second Hippias peut se réduire à deux
propositions :
i° Au fond il n'y a pas de différence en-
tre le menteur et l'homme sincère , celui qui
sait la vérité sans la dire ne la sachant pas
moins que celui qui la sait et la dit ;
•2° Le menteur, celui qui trompe sciem-
ment et volontairement ses semblables,
vaut mieux que celui qui les trompe invo-
lontairement et en se trompant lui-même;
car ce dernier est inférieur au premier en
science et en volonté. D'où il suit que
l'homme volontairement injuste, qui, con-
naissant le bien , prémédite le mal et l'ac-
complit, est meilleur que l'homme involon-
18.
a 76 ARGUMENT.
tairement injuste, qui, faute de lumières,
prend le mal pour le bien et fait l'un pour
l'autre.
Le crime avec la science et la force pré-
féré à l'erreur et à la faiblesse, voilà, certes,
une morale fort extraordinaire. Le sérieux
apparent avec lequel elle est ici présentée
est -il un badinage, et ces altiers paradoxes
renferment- ils moins une théorie qu'un
persiflage indirect des lieux communs et
des maximes étroites et absolues dont se
compose la morale vulgaire, au profit de la
libre culture de la volonté et de l'intelli-
gence dans laquelle réside la vraie morale:*
Nous le croyons , et c'est bien ainsi , selon
nous , qu'il faut entendre le second Hippias.
Mais il faut convenir aussi que , si telle a
été la pensée de l'auteur, il aurait bien dû
la laisser percer un peu davantage, et la
développer autrement. En effet, si on vou-
lait montrer le vice et renverser la tyrannie
ARGUMENT. 1*77
de ce prétendu principe absolu, qu'il ne faut
jamais tromper, on pouvait , en suivant la
méthode dialectique de Platon , le soumet-
tre à l'épreuve de tout principe absolu,
examiner s'il suffit à tous les cas, et prouver
qu'il n'y suffit point, qu'applicable à telle
circonstance, il ne s'applique pas à telle au-
tre ; qu'il y a des tromperies innocentes,
qu'il y en a même d'utiles , qu'il y en a
même d'obligatoires, et que par conséquent
il ne faut admettre le principe de ne jamais,
tromper que sous la réserve de la raison,,
plus compréhensive et plus morale que
toutes les formules particulières, et qui ne
les accepte toutes qu'à la condition d'en
rester indépendante , de les juger , et de
déterminer quand , jusqu'où et comment il
convient de les appliquer. De même on pou-
vait faire voir que si l'homme est un être
intelligent et libre, consentir en soi aux
ténèbres de l'esprit et à la faiblesse de la
278 ARGUMENT.
volonté, c'est déjà se rendre coupable du
plus grand délit que l'on puisse commettre ,
c'est manquer à sa nature , et ôter d'abord
en son âme toute place à la vertu ; car la
vertu n'est que la vérité morale , le bien
aperçu et discerné par une raison saine au
milieu des prestiges de l'erreur, et réalisé
dans la vie par une volonté forte, en dépit
des séductions et de l'entraînement de la
passion. On pouvait même aller jusqu'à dire ,
en forçant un peu les conséquences pour
faire mieux ressortir le principe , que celui
dont la raison supérieure conçoit le bien,
mais conçoit aussi le mal , et, le sachant mal ,
l'accepte comme tel, et l'accomplit sciem-
ment et volontairement , avec prémédita-
tion, vigueur et constance, celui-là est moins
méprisable, et possède plus d'élémens et de
ressources de moralité que 1 homme igno-
rant et faible qui ; dépourvu également
d'intelligence et d'énergie, ne sachant à la
ARGUMENT. ^79
rigueur ni ce qu'il pense, ni ce qu'il veut,
ni ce qu'il liait, tout en voulant le bien, fait
le mal sans s'en douter, par aveuglement
et légèreté : car après tout, le premier n'est
qu'un homme criminel, le second n'est plus
même un homme. Confiez à Platon le déve-
loppement de ces idées , et vous verrez ce
qu'elles deviendront entre les mains de
l'admirable dialectique que nous avons es-
sayé de faire connaître dans l'argument du
Lysis. Tirées successivement des différentes
épreuves auxquelles auraient été soumis
et auraient tour-à-tour succombé les lieux
communs et les maximes exclusives de la
morale conventionnelle, entourées de toutes
les lumières d'une démonstration progres-
sive, séparées scrupuleusement de tous les
écarts auxquels elles pourraient conduire;
revêtues au contraire et décorées avec art
de tous les caractères de la moralité la plus
sublime, elles produiront infailliblement une
280 ARGUMENT.
composition aussi solide et aussi forte de
raisonnement qu'ingénieuse et brillante
dans la forme et les détails. Le second Hip-
pias n'est assurément pas cette composition.
Selon nous, tout y est faux ou présenté à
faux. Chaque proposition , au lieu de sortir
naturellement de la réfutation d'une maxime
exclusive, et d'être présentée avec les sages
tempéramens qu'exige une matière aussi dé-
licate, et tout d'abord et dogmatiquement
professée, sauf à être ensuite misérablement
défendue par des argumens sophistiques
fondés sur les analogies les plus ridicules,
qui choquent le sens commun, en même
temps que l'âme est partout révoltée du ton
d'indifférence morale qui règne d'un bout
à l'autre de cette bizarre production. Il
nous répugne de prêter à Platon une telle
absence de méthode et de délicatesse ; et ce
n'est pas ainsi que ce grand maître a traité
un sujet analogue dans le Protagoras et
ARGUMENT. 281
dans le Menon. Là aussi la véritable vertu
est dégagée des classifications de l'école et
des lieux communs de la morale du monde,
séparée même de toutes ses applications
particulières, et présentée dans son rapport
direct avec la science, mais avec quelle mé-
thode , quel art , quelle précaution , quel
sentiment intime et quel frappant caractère
de moralité dans l'ensemble et dans les
détails! Le Protagoras est l'ouvrage d'un
jeune homme qui cherche à s'entendre avec
lui-même, et dans lequel une idée juste,
grande et profonde n'est pas encore arrivée
à cette parfaite lucidité philosophique que
trouble la chaleur même du plus noble sen-
timent, et qui ne peut être que le fruit du
temps , de la réflexion et d'une longue con-
tradiction à la fin vaincue et surmontée. Ce
n'est pas encore ici le temps de la dialecti-
que, c'est celui du sentiment, de l'enthou-
siasme et de la poésie : aussi le Protagoras
282 ARGUMENT.
est surtout remarquable par la beauté des
formes ; et si une méthode sévère n'a point
présidé à l'ordonnance de l'ensemble , un
mouvement dramatique , vif et brillant
comme la jeunesse , et une verve aimable
et piquante anime tous les détails ; et, à
défaut de conclusions précises, cette com-
position charmante vous laisse au moins
les inspirations les plus pures. Un jour
l'homme mûr reviendra sur la pensée du
jeune homme, la dégagera des brillans nua-
ges dont le sentiment et l'enthousiasme l'en-
veloppaient, et la mettant aux prises avec
toutes les grandes opinions contraires, la
faisant passer impitoyablement par le fer
et par le feu de la contradiction et de la
dialectique, le tirera de cette épreuve plus
forte et plus claire, et, maître alors et d'elle
et de lui-même, l'exposera dans un nouvel
ouvrage tout différent du premier, où l;i
méthode régnera presque seule, où lu lu-
ARGUMENT. 483
mière remplacera la chaleur , un ensemble
austère des parties brillantes, et le mouve-
ment un peu raide et monotone de la dia-
lectique l'allure aisée et variée du drame.
Le Menon est ce nouveau travail de la même
pensée, ce monument de la seconde manière
de Platon. Main tenant, où placer le second
Hippias dans la carrière de ce grand hom-
me , avec le Protagoras et le Menon ? Le se-
cond Hippias ayant un certain caractère
dialectique, on ne pourrait le placer avant
leP rotagoras , car il répugne que Platon
eût reproduit sous le demi-jour de la poésie
un sujet qu'il aurait déjà traité didactique-
ment. Platon, comme l'esprit humain, a été
de la poésie à la dialectique, non de la dia-
lectique à la poésie. D'un autre côté, dans
le genre dialectique, assurément le second
Hippias n'a pas été composé après le Me-
non, un aperçu maigfle et sophistique après
une conception saine et vigoureuse. Si donc
a84 ARGUMENT.
on veut absolument que le second Hippias
appartienne à Platon, il faudrait le placer
entre le Protagoras et le Menon , comme un
des premiers essais dialectiques de Pla-
ton , essai malheureux , où n'étant pas en-
core sûr de son instrument et de sa sub-
tile analyse, celui qui devait être un jour
un dialecticien si habile aura gâté sa pen-
sée en voulant la décomposer et l'éclaircir.
Mais cette supposition même est à peine
admissible ; car le Lysis , que des témoi-
gnages historiques irrécusables placent au
début delà carrière dialectique de Platon,
est , malgré les défauts qui trahissent le
grand dialecticien novice encore , à une
telle distance du second Hippias, sous tous
les rapports, qu il nous est absolument im-
possible de reconnaître dans ce dernier
dialogue un monument du même temps cl
de la même main que 4e premier.
Voilà pour le lond et l'ensemble ; quant
ARGUMENT. a85
aux détails, ils ne nous semblent pas plus
dignes de Platon. Déjà on avait trouvé que
l'Hippias du premier dialogue de ce nom a
moins bonne figure que celui du Protago-
ras ; mais ici le pauvre Hippias est entière-
ment sacrifié. Tout-à-lheure il n'était pas
fort spirituel , maintenant c'est vraiment
un niais que Socrate promène à son gré à
travers tous les sophismes et fait tomber
dans tous les pièges. On se demande ce
qu'a fait le fameux Hippias de son métier
de sophiste , pour ne pas voir les vices gros-
siers des raisonnemens de Socrate. Les rô-
les sont totalement changés. Hippias est un
bon homme qui ne commence par dire non
que pour dire oui un moment après, et
finir par avouer qu'il perd la tète et par
se mettre à genoux devant le génie de So-
crate. Celui-ci est le vrai sophiste, tran-
chant et superficiel, s'appuyant effronté-
ment des plus pitoyables analogies pour
a8(> ARGUMENT.
arriver à des conclusions détestables , et
ayant habituellement l'air et le ton d'un
maître qui interroge un écolier. Déjà ce
dernier défaut se faisait sentir dans l'Ion,
ici il est bien autrement choquant, et fait
un contraste ridicule avec les protestations
d'ignorance que Socrate croit devoir placer
de loin en loin, et dont l'humilité maniérée
se détachant du ton général le rend plus
Irappant et plus intolérable. Il y a encore,
il est vrai, de loin en loin dans le dialogue
quelques traits heureux; mais ce sont des imi-
tations visibles du premier Hippias. Il ne
faut pas oublier non pins les longues cita-
tions d'Homère, qui rappellent celles de
l'Ion, mais qui cette fois ne servent pas à
grand'chose. Cependant Socher se montre
satisfait de tout, et du fond et de la forme,
et il ne fait aucune difficulté d'attribuer à
Platon ce dialogue. Schleiermacher , aussi
indulgent sur le fond , mais plus sévère sur
ARGUMENT. 287
la forme , croit y reconnaître sur la foi de
quelques analogies, la main de l'auteur de
l'Ion. Pour nous, nous ne plaçons pas même
à ce rang le second Hippias ; il nous semble
qu'il ne reproduit de l'Ion que ses défauts
en les outrant ; et s'il faut dire toute notre
pensée, c'est à un médiocre écolier de Platon
que nous attribuerions cette mauvaise ébau-
che dialectique.
On trouve dans Xénophon une anecdote
(Memorabilia , IV) qui probablement aura
suggéré l'idée et fourni le texte du second
Hippias. Xénophon rapporte que le jeune
Euthydème avait rassemblé une grande
quantité d'ouvrages de poètes et de philo-
sophes, et que, tout rempli de son savoir,
il le renfermait en lui-même, et ne commu-
niquait avec personne, de peur qu'on ne
lui ravit ses secrets. Xénophon nous montre
comment s'y prit Socrate pour le faire sortir
de son silence, lui faire étaler peu-à-peu
288 ARGUMENT.
toute sa provision de science , et lui en
montrer le néant. Entre autres questions,
Euthydème et Socrate discutent celle du
mensonge. Socrate lui prouve d'abord fort
bien que tout mensonge n'est pas injuste,
et qu'on peut tromper à bonne intention;
puis, pour l'embarrasser davantage, il va
jusqu'à lui soutenir qu'après tout , mentir
et mal faire volontairement supposent au
moins qu'on sait ce qui est vrai et ce qui
est bien , quoiqu'on ne le dise et qu'on ne le
fasse pas ; or, savoir une chose vaut mieux
que de ne la savoir pas; par exemple, celui
qui connaît les lettres est plus lettré que
celui qui les ignore : donc celui qui con-
naît la justice est plus juste que celui qui
ne la connaît pas. Le second Hippias re-
produit avec très peu de changemens cette
petite discussion , l'induction ridicule qui
sert de base à la conclusion , et la conclu-
sion où la connaissance de la justice est
ARGUMENT. 289
égalée à la justice elle- -même. Or, com-
ment supposer que Platon, qui a déjà in-
troduit Hippias dans le Protagoras, qui
plus tard lui a consacré tout un dialogue
important, ait eu l'idée de le ramener de
nouveau sur la scène pour lui faire jouer un
aussi triste rôle, et un rôle qu'une tradition
récente et toute vivante attribuait à Euthy-
dème? Sans doute Platon idéalise les per-
sonnages réels qu'il emprunte à l'histoire,
mais il ne dénature pas leur caractère; il
n'impose point à l'un ce qui appartient no-
toirement à l'autre. Indépendamment des
contre- sens philosophiques qu'aurait en-
traînés une méthode aussi arbitraire, elle
eût aussi gâté tout l'effet dramatique qu'il
recherchait si curieusement, et il est im-
possible de l'attribuer à l'habile imitateur
de Sophron et d'Aristophane. Nous irons
plus loin, et les connaisseurs de l'art anti-
que et de la vraie manière de Platon ne
2C)o' ARGUMENT.
nous désavoueront pas peut-être, si nous
soutenons que précisément parce que Xéno-
phon ou la tradition conservait la mémoire
d'un entretien réel très détaillé entre So-
crate et Euthydème, il ne serait jamais
venu à l'esprit de Platon de choisir un pa-
reil sujet. Platon emprunte bien à la réa-
lité et à la tradition quelques indications,
quelques motifs, pour ainsi dire; mais il
lui faut une libre carrière; des données trop
précises et trop complètes ne seraient plus
des inspirations, niais des chaînes. L'artiste
veut créer, non imiter; et reproduire une
conversation toute faite, sauf à y ajouter
quelques détails, et, pour toute ressource
d'originalité, mettre un nom à la place d'un
autre, Hippias pour Euthydème, en vérité,
c'est une entreprise servile et mesquine
qu'il est impossible de prêter à Platon.
Même dans les premiers essais du jeune
homme, Socrate se plaignait déjà de ne
ARGUMENT. 291
pouvoir se reconnaître, et de dire mille
choses auxquelles il n'avait jamais pensé.
Il le fallait bien ; autrement Platon n'eût été
qu'un bon et loyal écolier de Socrate, et
non un penseur et un artiste original; il
eût été Xénophon peut-être, mais non pas
Platon.
Cependant toutes ces raisons spécieuses,
tirées du second Hippias, considéré en lui-
même et dans ses rapports avec les autres
ouvrages analogues de Platon, semblent
toutes échouer contre une seule raison ex-
térieure, mais décisive, l'autorité d'Aristote,
qui dans sa Métaphysique ( liv. IV, à la
fin, p. 120 de l'édition de Brandis) cite
précisément les deux propositions fonda-
mentales dans lesquelles nous avons résumé
ce dialogue , et les rapporte à l'Hippias.
Dire avec Ast que l'autorité d'Aristote ne
prouve rien en faveur de l'authenticité d'un
ouvrage de Platon, est un luxe detémérité
ly.
ac# ARGUMENT.
et un moyen expéditif de se tirer d'affaire
que nous sommes très peu tentés de nous per-
mettre. Si, comme on l'a dit, Aristote avait
en effet jamais pensé à rabaisser Platon au
point de lui prêter des opinions absurdes
pour mieux les réfuter, on pourrait conce-
voir qu'il eut feint ici de croire à l'authen-
ticité du second Hippias, pour se donner
le facile avantage de démontrer le vice de
l'analogie sur laquelle repose la conclusion.
Mais on n'a pas la moindre raison de sup-
poser une pareille bassesse dans un aussi
grand homme, et, sans parler de l'excellence
de sa critique, la longue familiarité dans
laquelle il avait vécu avec Platon avait du
lui donner la connaissance parfaite de tout
ce qu'avait fait ou n'avait pas fait son
maître. Schleiermaeher essaie d'affaiblir
l'argument tiré du passage de la Métaphy-
sique, en faisant remarquer qu Aristote cite
lllippias sans en nommer fauteur. Mais
ARGUMENT. 2cj3
d'abord on peut répondre qu'Aristote ne
cite guère autrement les dialogues les plus
authentiques de Platon; et ensuite le vieux
commentaire d'Alexandre d'Aphrodise est
là, qui rapporte sans hésiter à Platon l'Hip-
pias cité par Aristote. Sans donc nous éga-
rer en vaines hypothèses , nous aimons
mieux constater loyalement la difficulté que
d'en proposer des solutions conjecturales.
Nous avouons que l'autorité du passage
d'Aristote subsiste pour nous dans toute sa
force; mais d'un autre côté, celle des argu-
mens négatifs que nous avons exposés ne
subsiste pas moins à nos yeux , et nous
abandonnons la décision définitive du pro-
blème à une critique plus habile ou plus
hardie que la nôtre.
LE
SECOND HIPPIAS ,
ou
DU MENSONGE.
EUDICUS, SOCRATE, HIPPIAS.
9#»^m»*« cm
EUDICUS.
JLt toi, Socrate, pourquoi gardes-tu le silence,
après qu'Hippias nous a étalé tant de belles
choses? Que n'applaudis-tu comme les autres?
ou que ne proposes -tu des critiques, s'il est
quelque point dont tu ne sois pas content?
d'autant plus que, tous tant que nous sommes
restés, nous pouvons nous flatter d'être versés
autant que personne dans l'étude de la philo-
sophie.
SOCRATE.
Il est vrai, Eudicus, que j'interrogerais va-
2(,6 LE SECOND HIPPIAS.
Jontiers Hippias sur quelques-unes des choses
qu'il a dites au sujet d'Homère. J'ai ouï dire à
ton père Apémante que l'Iliade d'Homère était
un plus beau poème que son Odyssée; et d'au-
tant plus beau, qu'Achille est supérieur àUlysse;
car il prétendait que ces deux poèmes sont faits,
l'un à la louange d'Ulysse, l'autre à la louange
d'Achille. Je serais donc bien aise d'apprendre
d'Hippias, s'il le trouvait bon, ce qu'il pense de
ces deux héros, et lequel il juge supérieur à
l'autre, puisqu'il nous a déjà exposé tant de
choses, et de toute espèce, sur différens poètes,
et en particulier sur Homère.
EUDICUS.
Il est certain qu'Hippias, si tu lui proposes
quelque question, ne se fera nulle peine d'y sa-
tisfaire. N'est-il pas vrai, Hippias, que tu répon-
dras à Socrate, s'il t'interroge? Ou bien quel
parti prendras-tu?
HIPPIAS.
J'aurais grand tort assurément, Eudicus, si
moi qui me rends toujours d'Élide, ma patrie, à
Olympie, au milieu de l'assemblée générale des
Grecs , lorsqu'on y célèbre les jeux , et qui m'of-
fre dans le temple à porter la parole sur quel
sujet on voudra de ceux sur lesquels je me suis
préparc à faire montre de mon savoir, ou bien
LE SECOND HIFPIAS. 297
à répondre à tout ce qu'il plaira à chacun de me
proposer, je me refusais aujourd'hui aux ques-
tions de Socrate.
SOCRATE.
Tu es heureux, Hippias, si à chaque olym-
piade tu te présentes au temple avec une âme
pleine d'une telle confiance en sa sagesse : et je
serais bien surpris qu'aucun athlète se rendît à
Olympie pour combattre, avec la même assu-
rance, et comptant sur les forces de son corps,
comme tu comptes, dis- tu, sur celles de ton
esprit.
HIPPIAS.
Si j'ai si bonne opinion de moi-même, ce n'est
pas sans fondement, Socrate; car, depuis que
j'ai commencé à concourir aux jeux olympiques,
je n'ai encore rencontré aucun adversaire qui ait
eu l'avantage sur moi.
SOCRATE.
Certes, Hippias, ta renommée est un monu-
ment éclatant de sagesse pour tes concitoyens
d'Elide, et pour ceux de qui tu tiens le jour.
Mais que dis-tu d'Achille et d'Ulysse? lequel des
deux, à ton avis, est préférable à l'autre, et en
quoi? Lorsque nous étions en grand nombre
dans cette salle, et que tu faisais montre de ton
savoir, j'ai perdu une partie des choses que tu as
•298 LE SECOND HIPPIAS.
dites : car je n'osais t'interroger, à cause de la
foule qui était présente, et d'ailleurs je craignais
par mes questions de t'interrompre dans ton
exposition. A présent que nous sommes en plus
petit nombre, et qu'Eudicus me presse de t'in-
terroger, parle, et explique-nous clairement ce
que lu disais de ces deux hommes, et quelle dif-
férence tu mettais entre eux.
HIPPIAS.
Je veux, Socrate, t' exposer avec plus de pré-
cision encore que je n'ai fait alors, ce que je
pense d'eux et des autres. Je dis donc qu'Homère
a fait Achille le plus vaillant de tous ceux qui
sont venus devant Troie, Nestor le plus sage,
et Ulysse le plus rusé.
SOCRATE.
Au nom des dieux, Hippias, voudrais-tu bien
m'accorder une grâce? c'est de ne pas te moquer
de moi, si je comprends avec peine ce qu'on
me dit, et si j'interroge souvent; tâche plutôt
de me répondre avec douceur et complai-
sance.
HIPPIAS.
Il serait honteux pour moi, Socrate, tandis
(pie j'instruis les autres à faire ce que tu dis, et
que je prends de l'argent à ce titre, si lorsque
tu m'interroges moi-même, je n'avais point d'in-
LE SECOND HIPPIAS. 299
diligence pour roi, et je ne te répondais avec
douceur.
SOCRATK.
On ne saurait mieux parler. J'ai cru compren-
dre ta pensée, quand tu as dit qu'Homère a fait
Achille le plus vaillant des Grecs, et Nestor le
plus sage : mais lorsque tu as ajouté que le poète
a fait Ulysse le plus rusé, je t'avoue, puisqu'il
faut te dire la vérité, que je ne t'ai pas du tout
compris. Peut-être concevrai-je mieux la chose
de cette manière. Dis-moi, est-ce qu'Achille n'est
point aussi représenté comme rusé dans Homère?
HIPPIAS.
Nullement , Socrate; mais comme le caractère
le plus sincère. En effet, lorsque le poète nous
les met sous les yeux, s'entretenant ensemble
dans les Prières*, Achille parle à Ulysse en ces
termes :
Noble fils de Laérte, adroit Ulysse,
Il faut que je te dise sans détour
Ce que je pense et ce que je veux faire ;
Car je hais à l'égal des portes de l'enfer
Celui qui cache une chose dans son cœur et en dit une
autre.
Je te dirai donc ce que je veux faire.
* C'était chez les anciens le titre du neuvième livre de
l'Iliade. Voyez liv. IX, v. 3o8-3i4, avec les variantes que
fournit cette citation.
3oo LE SECOND HIPPIAS.
Homère peint dans ces vers le caractère de
l'un et de l'autre. On y voit qu'Achille est vrai
et sincère, et Ulysse rusé et menteur : car c'est
Ulysse qu'Achille a en vue dans ces vers qu'Ho-
mère lui met à la bouche.
SOCRATE.
Présentement, Hippias, je crois comprendre
ce que tu dis. Par rusé, tu entends menteur, ce
me semble.
HIPPIAS.
Oui, Socrale; et c'est précisément le caractère
qu'Homère a donné à Ulysse en je ne sais com-
bien d'endroits de l'Iliade et de 1'Odvssée.
SOCRATE.
Homère jugeait donc que l'homme vrai et le
menteur sont deux hommes, et non le même
homme.
HIPPIAS.
Comment ne l'aurait-il pas jugé, Socratc?
SOCRATE.
Est-ce que tu penses «le même, Hippias?
HIPPIAS.
Assurément : il serait bien singulier que |<
lusse d'un autre sentiment.
SOCRATE.
Laissons donc là Homère ; aussi bien est-il im-
possible de lui demander ce qu'il av;iii dans l'es
LE SECOND HIPPIAS. 3oi
prit en faisant ces vers. Mais puisque tu prends
fait et cause pour lui, et que le sentiment que
tu attribues à Homère est aussi le tien, réponds-
moi pour lui et pour toi.
HIPPIAS.
Je le veux bien : propose en peu de mots ce
que tu souhaites.
SOCRATE.
Entends- tu par les menteurs des hommes in-
capables de rien faire, comme sont les malades?
ou les regardes-tu comme des hommes capables
de faire quelque chose?
HIPPIA.S.
Je les tiens pour très capables de faire bien
des choses, et surtout de tromper les hommes.
SOCRATE.
Selon ce que tu dis, les rusés sont aussi des
gens capables, à ce qu'il paraît? N'est-ce pas?
HIPPIAS.
Oui.
SOCRATE.
Les rusés et les trompeurs sont-ils tels par bê-
tise et défaut d'esprit, ou par malice et par une
certaine intelligence?
itippias.
Par malice certainement, et par intelli-
gence.
3o2 LE SECOND HIPPIAS.
SOCRATE.
Us sont donc intelligens, suivant toute appa-
rence?
HIPPIAS.
Oui, je te jure, et grandement.
SOCRATE.
Étant intelligens, ne savent-ils pas ce qu'ils
font, ou le savent-ils?
HIPPIAS.
Ils le savent parfaitement bien; et c'est pour
cela même qu'ils font du mal.
SOCRATE.
Sachant donc ce qu'ils savent, sont-ils igno-
rans ou instruits?
HIPPIAS.
Ils sont instruits en cela, c'est-à-dire à tromper.
SOCRATE.
Arrête un moment : rappelons-nous ce que
tu viens de dire. Les menteurs, selon toi, sont
capables, intelligens, sa vans et habiles dans les
choses où ils sont menteurs?
HIPPIAS.
Cela est vrai.
SOCRATE.
Et les hommes sincères sont différens des
menteurs, et ont même des qualités très op-
posées ?
LE SECOND H1PP1AS. 3o3
HIPPIAS.
C'est ce que je dis.
SOCRATE.
Les menteurs, à en juger par tes discours,
sont donc du nombre des gens capables et in-
struits?
HIPPIAS.
Sans contredit.
SOCRATE.
Lorsque tu dis que les menteurs sont capa-
bles et instruits en fait de tromperie, entends-tu
par là qu'ils ont la capacité de mentir quand ils
veulent, ou non?
HIPPIAS.
J'entends qu'ils ont cette capacité.
SOCRATE.
Ainsi, pour le dire en somme, les menteurs
sont instruits et capables en fait de mensonge?
HIPPIAS.
Oui.
SOCRATE.
Far conséquent l'homme incapable et igno-
rant en ce genre n'est pas menteur?
HIPPIAS.
Non.
SOCRATE.
Ne tient -on point pour capable de faire
3o/| LE SECOND HIPPIAS.
une chose celui qui la fait quand il veut la
faire; je veux dire, qui n'en est empêché ni
par la maladie, ni par aucun autre obstacle
semblable, et qui est dans le cas où tu es
par rapport à mon nom, que tu peux écrire
quand il te plaît? Je te demande donc si tu
appelles capable quiconque a le même pou-
voir.
HIPPIAS.
Oui.
SOCRATE.
Dis-moi, Hippias, n'es-tu point expert dans
les calculs et dans l'art de supputer ?
HIPPIAS.
Plus que personne , Socrate.
SOCRATE.
Si on te demandait combien font trois fois
sept cents, ne dirais-tu pas, si tu voulais, plus
promptement et plus sûrement qu'aucun autre,
la vérité sur ce point?
HIPPIAS.
Assurément.
SOCRATE.
N'est-ce point parce que tu es très capable et
très instruit en cette matière?
urppi iS:
Oui.
LE SECOND HIPPIAS. 3o5
SOCRATE.
Es-tu seulement très instruit et très capable en
Fart de compter ? et n'es-tu pas aussi très bon
en ce même art, où tu es très capable et très
instruit?
HIPPIAS.
Très bon aussi, Socrate.
SOCRATE.
Tu dirais donc au mieux la vérité sur ces ob-
jets, n'est-ce pas?
HIPPIAS.
Je m'en flatte.
SOCRATE.
Mais quoi ! ne dirais-tu pas également le faux
sur les mêmes objets? Réponds-moi, comme tu
as fait jusqu'ici, Hippias, généreusement et no-
blement. Si on te demandait combien font trois
fois sept cents, ne mentirais-tu pas mieux que
personne, et ne dirais-tu pas toujours faux sur
cet objet, s'il te prenait envie de mentir, et de
ne jamais répondre la vérité? L'ignorant en fait
de calcul pourrait-il mentir plutôt que toi, si tu
le voulais? Ou n'est-il pas vrai que l'ignorant,
lors même qu'il voudrait mentir, dira souvent
la vérité contre son intention et par hasard,
par la raison qu'il est ignorant? au lieu que
toi qui es savant, tu mentirais constamment
4- 20
3o(J LE SECOND HIPPIAS.
sur le même objet, s'il le plaisait de mentir?
HIPPIAS.
Oui : la chose est comme tu dis.
SOCRATE.
Le menteur est-il menteur en d'autres choses,
et. nullement dans les nombres? et ne saurait-il
mentir en comptant?
HIPPIAS.
Assurément il peut mentir aussi dans les nom-
bres.
SOCRATE.
Ainsi posons pour certain, Hippias, qu'il y a
des menteurs en fait de nombre et de calcul.
HIPPIAS.
Oui.
SOCRATE.
Mais quel sera le menteur de celte espèce? Afin
qu'il soit tel, ne faut-il pas, comme tu l'avouais
tout-à-1'heure, qu'il ait la capacité de mentir?
car tu disais, s'il t'en souvient, que quiconque
est dans l'incapacité de mentir ne sera jamais
menteur.
HIPPIAS.
Je m'en souviens, et je l'ai dit en effet.
SOCRATE.
Or ne venons-nous pas de voir que tu es très
capable de mentir en fait de calcul?
LE SECOND HIPPIAS. 3o-
IIIPPUS.
Oui; c'est ce qui a été dit aussi.
SOCRATE.
N'es-tu point aussi très capable de dire la vé-
rité sur le même objet ?
HIPPIAS.
Sans contredit.
SOCRATE.
Le même homme est donc très capable de
mentir et de dire la vérité en fait de calcul : et
cet homme, c'est celui qui est bon en ce genre,
c'est le calculateur.
HIPPIAS.
Oui.
SOCRATE.
Quel autre par conséquent que le bon peut
être menteur en fait de calcul, Hippias, puis-
que c'est le même qui en a la capacité, le même
qui peut dire la vérité?
HIPPIAS.
Cela est évident.
SOCRATE.
Ainsi tu vois que c'est le même homme qui
ment et dit la vérité sur ce point; et que celui
qui dit vrai n'est meilleur en rien que le men-
teur, puisque c'est la même personne, et qu'il
n'y a pas entre eux une opposition absolue,
JO.
3o8 LE SECOND HIPPIAS.
comme tu le pensais il n'y a qu'un moment.
HIPPIAS.
Il est vrai que par rapport au calcul il ne pa-
raît pas que ce soient deux hommes.
SOCRATE.
Veux-tu que nous examinions la chose relati-
vement à un autre objet?
HIPPIAS.
Si tu le juges à propos , à la bonne heure.
SOCRATE.
N'es- tu point versé aussi dans la géométrie?
HIPPIAS.
Oui. •
SOCRATE.
Hé bien , n'en est-il pas de même pour la
géométrie? Le m^me homme, c'est-à-dire le
géomètre, n'est-il point très capable de mentir et
de dire la vérité sur les figures ?
HIPPIAS.
Oui.
SOC R A TE.
Est-il quelque autre que lui qui soit bon en
cette science?'
HIPPIAS.
Nul autre.
SOCRATE.
Le bon et l'habile géomètre est donc très ca-
LE SECOND HIPPIAS. 309
pable de faire l'un et l'autre; et s'il est quelqu'un
qui puisse mentir sur les figures, c'est le bon géo-
mètre, puisque c'est lui qui en a la capacité. Au
lieu que l'homme mauvais en ce genre est dans
l'incapacité de mentir; ainsi, ne pouvant men-
tir, il ne saurait devenir menteur, comme nous ,
en sommes convenus.
HIPPIAS.
Cela est vrai.
SOCRATE.
En troisième lieu, considérons l'astronome,
dans la science duquel tu crois être encore plus
versé que dans les précédentes; n'est-ce pas,
Hippias?
HIPPIAS.
Oui.
SOCRATE.
La même chose n'a-t-elle point lieu à. l'égard
de l'astronomie ?
hippias.
Selon toute apparence, Socrate.
SOCRATE.
Ainsi, dans l'astronomie, si quelqu'un est
menteur, ce sera le bon astronome, le même
qui est capable de mentir; et non celui qui en
est incapable à cause de son ignorance.
3io LE SECOND HIPPIAS.
HIPPIAS.
C'est ce qu'il me semble.
SOCRATE.
Le même homme sera donc véridique et men-
teur en fait d'astronomie.
HIPPIAS.
Probablement.
SOCRATE.
Courage, Hippias, jette un coup-d'œil géné-
ral sur toutes les sciences, pour voir s'il en est
une où la chose soit autrement que je viens de
dire. Tu es sans comparaison le plus instruit de
tous les hommes dans la plupart des arts, comme
je t'ai entendu une fois t'en vanter, lorsque tu
faisais au milieu de la place publique, dans les
comptoirs des banquiers, le dénombrement de
tes connaissances tout-à-fait dignes d'envie. Tu
disais qu'un jour tu vins à Olympie, n'ayant rien
sur toute ta personne que tu n'eusses travaillé
toi-même; et d'abord que l'anneau que tu portais
(car tu commenças par là) était ton ouvrage, et
que tu savais graver des anneaux; qu'un autre
cachet que tu avais, aussi bien qu'un frottoir pour
le bain , et un vase pour mettre de l'huile, étaient
de ta façon. Tu ajoutas que tu avais fait toi-même
la chaussure que tu avais aux pieds, et tissu ton
habit et ta tunique. Mais ce qui parut plus mer-
LE SECOND H1PP1AS. 3i i
veilleux à tous les assistans, et une preuve de
la plus grande habileté, ce fut lorsque tu dis que
la ceinture de ta tunique était travaillée dans le
goût des plus riches ceintures de Perse, et que tu
l'avais tissue toi-même. En outre, tu racontais que
tu avais apporté avec toi des poèmes, vers héroï-
ques, tragédies, dithyrambes, et je ne sais com-
bien d'écrits en prose sur toutes sortes de sujets;
et que de tous ceux qui se trouvaient à Olympie,
tu étais à tous égards le plus habile dans les arts
dont je viens de parler, et encore dans la science
de la mesure, de l'harmonie et de la grammaire,
sans compter beaucoup d'autres connaissances,
autant que je puis me rappeler. Cependant j'ai
pensé oublier ta mémoire artificielle, la chose
du monde qui te fait le plus d'honneur, à ce
que tu crois; et je pense avoir encore omis bien
d'autres choses. Quoi qu'il en soit, pour en re-
venir à ce que je disais, jette les yeux sur les
arts que tu possèdes ( ils sont en assez grand nom-
bre), et sur les autres; ensuite dis-moi si tu en
trouves un seul où, suivant ce dont nous sommes
convenus toi et moi, le véridique et le menteur
soient deux hommes différens, et non le même
homme. Examine cela en tel genre qu'il te plaira
d'instruction , de savoir-faire, comme tu voudras
lappeler, tu n'en trouveras pas un , «non cher
3i2 LE SECOND HIPPIAS.
ami; et, en effet, il n'y en a point. Sinon,
nomme-le.
HIPPIAS.
Je ne saurais en trouver, Socrate , dans le mo-
ment.
SOCRATE.
Tu ne le pourras pas davantage dans la suite,
autant que je puis croire. Mais si ce que je dis
est vrai, te rappelles-tu ce qui résulte de ce
discours, Hippias?
HIPPIAS.
Je ne vois pas trop, Socrate, où tu en veux venir.
SOCRATE.
C'est probablement parce que tu ne fais point
usage en ce moment de ta mémoire artificielle,
et tu ne crois pas sans doute devoir t'en servir
ici. Je vais donc te remettre sur la voie. Te sou-
viens-tu d'avoir dit qu'Achille était vrai, et Ulysse
menteur et rusé?
HIPPIAS.
Oui.
SOCRATE.
Vois-tu maintenant que le vrai et le menteur
nous ont paru avec évidence être le même
homme? D'où il suit que si Ulysse est menteur,
il est en même temps vrai, et que si Achille est
vrai, il est aussi menteur; qu'ainsi ce ne sont
LE SECOND HIPPIAS. 3 1 ^
pas deux hommes différens , ni opposés entre
eux , mais semblables.
IIIPPIAS.
Socrate , lu as toujours le talent d'embarrasser
ainsi la dispute. Tu saisis dans un discours ce
qu'il y a de plus épineux, et tu t'y attaches et
l'examines ainsi en petit ; et quelque sujet que
l'on traite , jamais tu ne l'envisages en son en-
tier dans tes attaques. Et de fait, je te mon-
trerai à l'instant, si tu veux, par je ne sais com-
bien de témoignages et de preuves décisives,
qu'Homère a fait Achille meilleur qu'Ulysse, et
plein de franchise, et celui-ci trompeur, men-
teur en mille rencontres , et inférieur à Achille.
Après quoi, si tu le juges à propos , oppose dis-
cours à discours pour me prouver qu'Ulysse
vaut mieux. De cette manière les assistans se-
ront plus à portée de décider qui de nous deux
a raison.
SOCRATE.
Je suis bien éloigné, Hippias , de contester
que tu sois plus instruit que moi ; mais j'ai tou-
jours coutume , lorsque quelqu'un parle, d'être
fort attentif, surtout si j'ai lieu de juger que ce-
lui qui parle est un habile homme. Et comme
j'ai grande envie de comprendre ce qu'il dit, je
le questionne, j'examine, je rapproche ses pa-
3i4 LE SECOJND HIPP1AS.
•
rôles les unes des autres , afin de mieux com-
prendre. Au contraire, s'il me paraît que c'est
un esprit v*ulgaire, je ne l'interroge point , et ne
me mets nullement en peine de ses discours. Tu
reconnaîtras à cette marque qui sont ceux que
je tiens pour habiles ; tu trouveras que je me
livre totit entier à ce qu'ils disent, et que je
leur fais des questions , pour apprendre d'eux
quelque chose et devenir meilleur. Par exemple,
j'ai fait une attention particulière à ce que tu
as dit, lorsque tu as insinué que, dans les vers
que tu viens de citer, Achille désigne Ulysse
comme un donneur de belles paroles ; et je séijs
bien étonné si tu dis vrai en ce point : d'autant
qu'on ne voit pas que ce rusé d'Ulysse ait fait
aucun mensonge en cet endroit , et qu'au con-
traire c'est Achille qui paraît un rusé, selon ta
définition ; car il ment. En effet , après avoir dé-
buté par les vers que tu as rapportés,
Je hais à l'égal dos portes de l'enfer
Celui qui cache une chose dans son cceur el en dit une
.1 u Ire ,
it ajoute un peu plus bas qu'Ulysse m Aga-
iiicmiion ne le fléchiront jamais , et qu'il ne res-
ter;! point absolument devant Trou; : mais
LE SECOND H1PPIAS. 3i5
Demain , après avoir fait un sacrifice à Jupiter et à tous
les dieux,
Je chargerai mes vaisseaux, et les mettrai à la mer;
Et tu verras, si tu le veux et si cela t'intéresse ,
Ma flotte voguer de grand matin sur l'Hellespont,
Et mes gens ramer à l'envi.
Et si JVeplune nous accorde une heureuse navigation ,
J'aborderai au troisième jour à la fertile Phtie *
Long-temps auparavant, dans sa querelle avec
Agamemnon, il lui avait dit :
Je pars dès ce moment pour Phtie : car il me vaut bien
mieux
Retourner chez moi avec mes vaisseaux noirs ; et je ne
pense pas
Qu'Achille étant ici sans honneur, tu accroisses ta puis-
sance et tes richesses. **
Après avoir parlé de la sorte, tantôt en pré-
sence de l'armée entière , tantôt vis-à-vis de ses
amis, il ne parait nulle part qu'il ait fait les
apprêts de son voyage, ni qu'il ait mis ses vais-
seaux en mer, pour retourner dans sa patrie;
on voit au contraire qu'il se met fort peu en
peine de dire la vérité. Je t'ai donc interrogé au
commencement, Hippias, parce que je doutais
* Iliade, liv. IX, v. '36o.
" Iliade, liv. I, v. 169-171.
3i6 LE SECOND HIPPIAS.
qui des deux était représenté comme meilleur
par le poète, que je les croyais tous deux très
grands hommes, et qu'il me paraissait difficile
de prononcer lequel avait l'avantage sur l'autre,
tant à l'égard du mensonge que de la véracité et
des autres vertus ; d'autant plus que , dans le
point dont il s'agit, Us se ressemblent fort.
HIPPIAS.
C'est que tu n'examines pas la chose comme
il faut, Socrate. Dans les circonstances où Achille
ment, ce n'est pas de dessin formé qu'il le fait,
mais malgré lui ; la déroute de l'armée l'ayant
contraint de rester , et d'aller à son secours.
Four Ulysse, il ment toujours volontairement et
insidieusement.
SOCRATE.
Tu me trompes, mon cher Hippias, et tu imi-
tes Ulysse!
HirPIAS.
Point de tout, Socrate; en quoi donc, et que
veux-tu dire ?
SOCRATE.
En ce que tu avances qu'Achille ne ment pas
insidieusement, lui qui est si charlatan, si insi-
dieux, outre la fausseté de ses paroles, si on s'en
rapporte à Homère, et qui en sait tellement plus
qu'Ulysse dans l'art de tromper sans qu'on s'en
LE SECOND HIPPIAS. 3i7
aperçoive, à l'aide de ses fausses paroles, qu'il
ose, même en présence d'Ulysse, dire le pour
et le contre, sans que celui-ci y ait pris garde;
du moins Ulysse ne lui dit-il rien qui donne à
connaître qu'il se soit aperçu qu'Achille men-
tait.
HIPPIAS.
De quel endroit parles-tu , Socrate ?
SOCRATE.
Ne sais-tu point qu'après avoir dit un peu
avant à Ulysse qu'il se mettra en mer le len-
demain au lever de l'aurore , il ne dit point
ensuite à Ajax qu'il partira, mais toute autre
chose ?
HIPPIAS.
Où donc cela ?
SOCRATE.
Dans les vers suivans :
Je ne prendrai,
dit-il,
Aucune part aux sanglans combats ,
Que je ne voie le fils du sage Priam, le divin Hector,
Parvenu jusqu'aux tentes et aux vaisseaux des Myrmi-
dons ,
Après avoir massacré les Argiens, et brûlé leur flotte.
Mais lorsque Hector sera près de ma tente et de mon
vaisseau noir,
3i8 LE SECOND HIPPIAS.
.îe saur.ii bien l'arrêter, malgré son ardeur.*
Crois-tu, Hippias, que le fils de Thétis , félève
du très sage Chiron , eût si peu de mémoire ,
qu'après avoir fait les plus sanglans reproches
aux hommes dont les paroles sont fausses, il ait
dit à Ulysse qu'il allait partir sur l'heure, et à
Ajax qu'il resterait? N'est- il pas plus vraisembla-
ble qu'il tendait des pièges à Ulysse, et que, le
regardant comme un homme peu fin , il espérait
le surpasser dans l'art de ruser et de mentir?
HIPPIAS.
Je ne le pense pas , Socrate. Mais la raison pour
laquelle Achille tient à Ajax un autre langage
qu'à Ulysse, c'est que la bonté de son caractère
l'avait déjà fait changer de résolution. Pour
Ulysse, soit qu'il dise vrai, soit qu'il mente, il
ne parle jamais qu'insidieusement.
socrate.
Si cela est , Ulysse est donc meilleur qu'Achille.
HIPPIAS.
Nullement, Socrate.
SOCRATE.
Quoi! n'avons-nous pas vu tout-à-l'heure que
* Iliade , liv. IX, v. 6/»6-65i , avec quelques légères va-
riantes.
LE SECOND HIPP1AS. Sic,
ceux qui mentent volontairement sont meil-
leurs que ceux qui mentent malgré eux?
HIPPIAS.
Et comment, Socrate, ceux qui commettent
une injustice, tendent des pièges, et font du
mal de dessein prémédité, seraient-ils meilleurs
que ceux à qui ces fautes échappent malgré
eux, tandis que l'on juge tout-à-fait digne de
pardon quiconque, sans le savoir, commet une
action injuste , ment, ou fait quelque autre mal;
et que les lois sont beaucoup plus sévères contre
les médians et les menteurs volontaires , que
contre les involontaires ?
SOCRATE.
Tu vois, Hippias, avec combien de vérité j'ai
dit que je ne me lasse point d'interroger les ha-
biles gens. C'est , je crois , la seule bonne qualité
que j'aie, tout le reste étant d'ailleurs chez moi
fort au-dessous du médiocre ; car je me trompe
sur la nature des choses, et ne connais pas en
quoi elle consiste. J'ai de cela une preuve bien
convaincante, en ce que toutes les fois que je
converse avec quelqu'un de vous autres , qui
êtes si renommés pour la sagesse , et à qui tous
les Grecs rendent ce témoignage, je montre que
je ne sais rien : en effet , je ne suis presque en
aucun point de même avis que vous; et quelle
3-20 LE SECOND HIPPIAS.
preuve plus décisive d'ignorance , que de ne pas
penser comme les sages ? Mais j'ai une qualité
admirable qui me sauve : c'est que je ne rougis
point d'apprendre, et que je questionne et in-
terroge sans cesse : je témoigne d'ailleurs toute
sorte de reconnaissance à celui qui me répond ,
et n'ai jamais privé personne de ce que je lui
devais en ce genre ; car il ne m'est jamais arrivé
de nier que j'eusse appris ce que j'ai appris réel-
lement, ni de donner pour une découverte de
ma façon ce que je tenais d'autrui : au contraire,
je fais l'éloge de celui qui ma enseigné , comme
d'un habile homme, et j'expose ce que j'ai ap-
pris de lui. Mais dans le cas présent, je ne t'ac-
corde point ce que tu dis ; je suis même d'un
sentiment entièrement opposé ; je sais bien que
la faute est toute de mon côté, parce que suis
tel que je suis, pour ne rien dire de plus à mon
désavantage. Il me semble en effet, tout au con-
traire de ce que tu avances, Hippias, que ceux
qui nuisent à autrui, qui font des actions in-
justes, mentent, trompent, et pèchent involon-
tairement, sont meilleurs que les autres qui font
tout cela sans dessein. Il est vrai que quelque-
fois je passe à l'avis opposé , et que je n'ai rien
de fixe sur ces objets, sans doute parce que je
suis un ignorant. Actuellement je me trouve dans
LE SECOND HIPPIAS. 3a i
un de ces accès périodiques; et il me paraît que
ceux qui pèchent en quoi que ce soit volontaire-
ment sont meilleurs que ceux qui pèchent sans le
vouloir. Je soupçonne que ma manière actuelle
de penser vient des discours précédens, et que
ce sont eux qui me font paraître en ce moment
ceux qui agissent de la sorte sans le vouloir
plus mauvais que ceux qui agissent volontaire-
ment. Fais-moi, je te prie, la grâce de ne point
refuser de guérir mon âme. Tu me rendras un
plus grand service en la délivrant de l'ignorance,
que si tu délivrais mon corps d'une maladie. Si
tu vas entamer un long discours, je te déclare
d'avance que tu ne me guériras point, parce que
je ne pourrai pas te suivre. Mais si tu veux me
répondre comme tu l'as fait jusqu'ici, tu me
feras beaucoup de bien, et il ne t'en arrivera, je
pense, aucun mal. J'ai droit de t'appeler ici à mon
secours, fils d'Apémante, puisque c'est toi qui
m'as engagé dans cette conversation avec Hip-
pias; si donc Hippias refuse de me répondre,
fais-moi le plaisir de l'en prier pour moi.
EUDICUS.
Je ne pense pas, Socrate, qu'Hippias attende
que je l'en prie : ce n'est point là du tout ce qu'il
a promis au commencement; au contraire, il a
déclaré qu'il n'évitait les interrogations dv pei*-
4. 31
lu LE SECOND H1PPIAS.
sonne. N'est-il pas vrai, Hippias, que tu as dit cela?
HIPPIAS.
Il est vrai, Eudicus. Mais Socrate brouille
tout dans la dispute, et il a l'air de ne chercher
qu'à embarrasser.
SOCRATE.
Mon cher Hippias, si je le fais, ce n'est pas à
dessein, car alors je serais, selon toi, instruit et
habile; mais sans le vouloir. Excuse-moi donc,
toi qui dis qu'il faut user d'indulgence à l'égard
de ceux qui font mal involontairement.
EUDICUS.
Je te conjure, Hippias, de ne pas prendre
d'autre parti. Réponds aux questions de Socrate,
par complaisance pour nous, et pour remplir la
parole que tu as donnée d'abord.
HIPPIAS.
Je répondrai, puisque tu m'en pries. Inter-
roge-moi donc sur ce qui te plaira.
SOCRATE.
Je désire fort, Hippias, d'examiner ce qu'on
vient de dire, savoir , quel est le meilleur de ce-
lui qui pèche de propos délibéré, ou de celui
qui pèche sans dessein : et je pense que la vraie
manière de procéder en cet examen est celle-ci.
Réponds-moi. N'appelles-tu pas tel bomnie bon
coureur?
LE SECOND HIPPIAS. 3a3
HIPP1AS.
Oui.
SOCRATE.
Et tel autre, mauvais?
HIPPIAS.
Sans doute.
SOCRATE.
Le bon coureur, n'est-ce pas celui qui court
bien, et le mauvais celui qui court mal?
HIPPIAS.
Oui.
SOCRATE.
Et celui-là ne court- il pas mal, qui court len-
tement; et bien, qui court vite?
HIPPIAS.
Oui.
SOCRATE.
Ainsi, par rapport à la course et à l'action de
courir, la vitesse est un bien, et la lenteur un mal ?
HIPPIAS.
Sans contredit.
SOCRATE.
De deux hommes qui courent lentement, l'un
exprès, l'autre malgré lui, quel est le meilleur
coureur?
HIPPIAS.
Celui qui court lentement exprès.
21.
3*4 LE SECOND HIPPIAS.
SOCRATE.
Courir, n'est-ce pas agir?
HIPPIAS.
Assurément.
SOCRATE.
Si c'est agir, n'est-ce pas faire quelque chose?
HIPPIAS.
Oui.
SOCRATE.
Donc celui qui court mal, fait une chose mau-
vaise et laide en fait de course?
HIPPIAS.
Oui : qui en doute?
SOCRATE.
Celui qui court lentement ne court-il pas mal?
HIPPIAS.
Oui.
SOCRATE.
Le bon coureur ne fait-il point cette chose
mauvaise et laide, parce qu'il le veut bien; et
le mauvais malgré lui?
HIPPIAS.
Selon toute apparence.
SOCRATE.
Dans la course, par conséquent, celui qui fait
mal malgré soi, est plus mauvais que celui qui
fait mal de plein gré?
LE SECOND H1PPIAS. 3i5
HIPPIAS.
Oui, dans la course.
SOCRATF.
Et dans la lutte? De deux lutteurs dont l'un
tombe volontairement, et l'autre malgré lui,
quel est le meilleur?
HIPPIAS.
Le premier, sans doute.
SOCRATE.
En fait de lutte , n'est-il pas plus mauvais et
plus laid d'être renversé que de renverser?
HIPPIAS.
Oui.
SOCRATE.
Dans la lutte donc, celui qui fait exprès une
chose mauvaise et laide est meilleur lutteur qu'un
autre qui la fait malgré lui?
HIPPIAS.
Il paraît qu'oui.
SOCRATE.
Et dans tous les autres exercices du corps, celui
dont le corps est bien disposé ne peut-il pas faire
également les actions fortes et les faibles, les laides
et les belles; en sorte que dans ce qui se fait de
mauvais par rapport au corps, celui dont le corps
est en meilleur état le fait volontairement, et ce-
lui dont le corps est mal affecté, malgré lui?
3a6 LE SECOND HIPPIAS.
HIPPIAS.
Cela paraît vrai en ce qui regarde la force.
SOCRATE.
Et en ce qui regarde la grâce, Hippias, n'ap-
partient-il pas au corps le mieux fait d'exécuter
volontairement les figures laides et mauvaises,
et au corps le plus mal fait d'exécuter les mêmes
figures involontairement? Que t'en semble?
HIPPIAS.
J'en conviens.
SOCRATE.
Le défaut de grâce, s'il est volontaire, suppose
donc les bonnes qualités du corps, et les mau-
vaises, s'il est involontaire.
HIPPIAS.
Il y a apparence.
SOCRATE.
Et que penses-tu de la voix? quelle est, à ton
avis, la meilleure, de celle qui détonne volontai-
rement, ou de celle qui détonne involontaire-
ment?
HIPPIAS.
C'est la première.
SOCRATE.
La seconde est donc la plus mauvaise?
HIPPIAS.
Oui.
LE SECOND HIPPIAS.
►27
SOCRATE.
Qu'aimerais-tu mieux avoir, des biens ou des
maux?
hippias.
Les biens.
SOCRATE.
Que préférerais-tu, des pieds qui boiteraient
volontairement, ou de ceux qui boiteraient in-
volontairement?
HIPPIAS.
Je préférerais les premiers.
SOCRATE.
Le boitement dans les pieds n'est-il pas un
vice et une difformité?
HIPPIAS.
Oui.
SOCRATE.
Eh quoi ! la vue basse n'est-elie pas un vice
des yeux?
HIPPIAS.
Oui.
SOCRATE.
Quels yeux aimerais-tu mieux avoir, et des-
quels voudrais-tu plutôt te servir, de ceux avec
lesquels on ne voit goutte ou l'on voit de tra-
vers volontairement, ou de ceux en qui ces dé-
fauts sont involontaires?
3a8 LE SECOND HIPPIAS.
HIPPIAS.
J'aimerais mieux les premiers.
SOCRATE.
Tu regardes donc les parties de toi-même qut
font mal volontairement, comme meilleures que
celles qui font mal involontairement?
HIPPIAS.
Oui, celles que tu viens de nommer.
SOCRATE.
Ainsi pour toutes les autres parties, par exem-
ple, pour les oreilles, le nez, la bouche et les
autres sens, il y a un même principe, savoir, que
les sens qui s'acquittent mal involontairement
de leurs fonctions, ne sont nullement désira-
bles, parce qu'ils sont mauvais; au lieu que ceux
qui s'en acquittent mal volontairement, sont dé-
sirables, parce qu'ils sont bons.
HIPPIAS.
Cela semble évident.
SOCRATE.
Et par rapport aux instrumens, qui sont ceux
dont il vaut mieux se servir, ceux avec lesquels
on fait mal involontairement, ou ceux avec qui
on fait mal volontairement? Par exemple, le
gouvernail avec lequel on gouverne mal malgré
soi est-il meilleur que celui avec lequel on gou-
verne mal volontairement?
LE SECOND HIPPIAS. 329
HIPPIAS.
Non, c'est le dernier.
SOCRATE.
N'en doit-on pas dire autant de l'arc, de la
lyre, des flûtes et des autres instruraens?
HIPPIAS.
Tu as raison.
SOCRATE.
Quoi encore ! s'il s'agit de l'âme d'un cheval ,
laquelle vaut-il mieux avoir , de celle avec qui on
chevauchera mal volontairement, ou de l'autre?
HIPPIAS.
La première.
SOCRATE.
Elle est donc meilleure?
HIPPIAS.
Oui.
SOCRATE.
Ainsi , avec la meilleure âme de cheval on fera
mal volontairement les actions qui dépendent
de cette âme, et avec la mauvaise on les iera
involontairement ?
HIPPIAS.
Sans doute.
SOCRATE.
N'en est- il pas de même à l'égard du chien et
des autres animaux?
33o LE SECOND HIPPIAS.
HIPPIAS.
Oui.
SOCRATE.
Mais quoi ! quelle est l'âme d'archer qu'il vaut
mieux posséder, celle qui manque volontaire-
ment le but, ou celle qui le manque malgré elle?
HIPPIAS.
C'est la première.
SOCRATE.
Elle est donc la meilleure en ce qui concerne
l'adresse à tirer de l'arc?
HIPPIAS.
Oui
SOCRATE.
L'âme qui manque involontairement est donc
plus mauvaise que l'autre?
HIPPIAS.
Oui, quand il est question de tirer une flèche-
SOCRATE.
Et quand il s'agit de médecine, l'âme qui fait
volontairement mal dans le traitement du corps
n'est-elle pas la plus habile en fait de médecine?
HIPPIAS.
Oui.
SOCRATE.
ttlle est donc meilleure relativement à cet art
que celle qui ne sait pas traiter les mahdies?
LE SECOND HIPPIAS. 33 1
HIPPIAS.
Je l'avoue.
SOCRATE.
Et par rapport à l'art de jouer du luth et de
la flûte , par rapport à tous les autres arts et
sciences, la meilleure âme , n'est-ce pas celle qui
fait à dessein ce qu'elle fait de mal et de laid, et
qui manque volontairement ; et la plus mau-
vaise, celle qui manque malgré elle?
HIPPIAS.
Il y a apparence.
SOCRATE.
Certainement, en fait d âmes d'esclaves, nous
aimerions mieux avoir en notre possession celles
qui manquent et font mal volontairement , que
celles qui manquent involontairement, les pre-
mières étant meilleures que les dernières par
rapport aux mêmes objets.
HIPPIAS.
Oui.
SOCRATE.
Mais quoi! ne voudrions-nous pas que notre
Ame fût aussi excellente qu'elle peut l'être ?
HIPPIAS.
Assurément.
SOCRATE.
Ne sera- 1- elle donc pas meilleure si elle fait
33i LE SECOND HIPPIAS.
mal et pèche volontairement , que de l'autre
manière ?
HIPPIAS.
Il serait bien étrange , Socrate , que l'homme
volontairement injuste fût meilleur que celui
qui est tel involontairement.
SOCRATE.
C'est pourtant ce qui parait résulter de ce
qu'on vient de dire.
HIPPIAS.
Non pas à moi , certes.
SOCRATE.
Je croyais, Hippias , que tu en jugeais de
même. Réponds-moi donc de nouveau. La jus-
tice n'est-elle pas ou une force, ou une science,
ou l'une et l'autre? n'est-il pas nécessaire qu'elle
soit une de ces trois choses ?
HIPPIAS.
Oui.
SOCRATE.
Si la justice est une force de l'âme , l'âme qui
aura le plus de force sera la plus juste, car nous
avons vu, mon cher, que c'était la meilleure.
HIPPIAS.
Nous l'avons vu en effet.
SOCRATF,.
Si c'est une science, l'âme la plus instruite ne
LE SECOND HIPPIAS. 333
sera-t-elle pas a plus juste ; et la plus ignorante,
la plus injuste? Et si c'est l'une et l'autre , n'est-il
pas clair que l'âme qui aura en partage la science
et la force sera la plus juste, et que la plus igno-
rante et la moins forte sera la plus injuste ? N'est-
ce pas une nécessité que cela soit ainsi?
HIPPIAS.
Suivant toute apparence.
SOCKATE.
N'avons - nous pas vu que l'àme la plus forte
et la plus instruite est aussi la meilleure , la
plus en état de faire l'un et l'autre , tant le bien
que le mal, en tout genre d'action?
mppiAS.
Oui.
SOCRATE.
Lors donc qu'elle fait des actions honteuses,
elle les fait volontairement , à cause de sa force
et de sa science, qui, prises toutes deux ensem-
ble ou séparément , sont la justice.
HIPPIAS.
Probablement.
SOCRATE.
Commettre une injustice, n'est-ce pas faire
mal? n'en pas commettre , n'est-ce pas faire bien?
HIPPIAS.
Oui.
334 Ï^E SECOND HIPPIAS.
SOCRATE.
Par conséquent l'âme la plus forte et la meil-
leure agira volontairement, lorsqu'elle se rendra
coupable d'injustice, et la mauvaise agira invo-
lontairement.
HIPPIAS.
Il paraît qu'oui.
SOCRATE.
L'homme de bien , n'est-ce pas celui dont l'âme
est bonne; et le méchant, celui dont l'âme est
mauvaise ?
HIPPIAS.
Oui.
SOCRATE.
Ainsi c'est le propre de l'homme de bien de
commettre l'injustice volontairement ; et du mé-
chant de la commettre involontairement, s'il
est vrai que l'âme de l'homme de bien soit
bonne ?
HIPPIAS.
Elle l'est, sans contredit.
SOCRATE.
Celui donc qui pèche et fait volontairement
des actions honteuses et injustes, mon cher Hip-
pias , s'il est vrai qu'il y ait des hommes de ce
caractère , ne peut être autre que l'homme de
bien.
LE SECOND HIPPIAS. 335
HIPPIAS.
Je ne saurais t'accorder cela, Socrate.
SOCRATE.
Ni moi me l'accorder à moi-même , Hippias.
Mais cette conclusion suit nécessairement du
discours précédent.
Pour moi, comme je te l'ai dit plus haut , je
ne fais qu'errer continuellement en tous sens sur
ces objets, et je ne suis jamais constamment du
même avis. Mes doutes après tout n'ont rien qui
doive surprendre, non plus que ceux de tout
autre ignorant. Mais si vous n'avez aucun point
fixe, vous autres savans, il est bien triste pour
nous de ne pouvoir être délivrés de notre erreur,
même en recourant à vous.
EUTHYDÈME
OU
LE DISPUTEUR.
22
k -»_ *--»-'». *. %/»* *-•* *
ARGUMENT
PHILOSOPHIQUE.
vJn peut distinguer dans les compositions
de Platon trois manières essentiellement
♦ différentes : la première où domine le ca-
ractère poétique , la seconde où domine au
contraire le caractère dialectique, la troi-
sième qui les réunit tous les deux. Cette
distinction, si elle est fondée, peut servir
de principe à une nouvelle classification des
dialogues de Platon et les partage en trois
séries. Il s'agit de savoir à laquelle appar-
tient l'Euthydème.
Au premier coup-d'œil, on est tenté de
rapporter l'Euthydème à la première ma-
nière de Platon. En effet, ce dialogue ne
semble d'abord qu'une admirable comédie
2 2.
lin \RGUMENT.
dans le genre d'Aristophane , une sorte
de mime comme ceux de Sophron, où l'art
des sophistes est rais en scène, exposé et
développé avec une force comique qui sou-
vent s'élève jusqu'à la haute bouffonnerie
des Oiseaux et des Nuées. Le caractère poé-
tique et dramatique y est si frappant qu'il
cache tout le reste, et qu'au premier aspect
on n'y voit pas autre chose. Mais en sup-
posant même que l'Ëuthydème ne soit
qu'une comédie, \u\ examen un peu plus
attentif y fait reconnaître aisément un
art et des combinaisons qu'il est difficile
d'attribuer à un jeune homme. Sans par-
ler du tact supérieur qui retient toujours
la verve du poète dans une certaine mesure
philosophique, ce dialogue renferme trois
on quatre dialogues distincts, avec des in-
terlocuteurs difTérens, tour-à-tour suspen-
dus et repris, et fondus si habilement les
uns dans les autres, qu'ils se soutiennent
ARGUMENT. % i
au lieu de se nuire, développent harmo-
nieusement le lil du dialogue total, et con-
courent tous par leur variété même à l'effet
unique de l'ensemble. Le Protagoras aussi
est une excellente comédie sur les sophis-
tes, mais une comédie où il y a moins
d'ordre que de mouvement, et des parties
brillantes plutôt qu'un ensemble régulier et
lumineux. Enfin, et c'est là la différence
essentielle, le Protagoras est une pure co-
médie, où le sujet mis en avant n'est qu'un
prétexte, et se résout bientôt en plaisante-
ries, tandis qu'ici le sujet est traité et traité
à fond. L'auteur du Protagoras se moque
des sophistes plus qu'il ne les réfute; il
s'attaque aux personnages les plus illustres
en ce genre, et les met tous en scène, Pro-
tagoras, Hippias, Prodicus; mais pour la
sophistique, il l'effleure et la fait à peine
connaître : à ce trait reconnaissez le jeune
homme. L'auteur de FEuthydènie, au con~
34* ARGUMENT.
traire, prend pour héros des hommes or-
dinaires, et s'enfonce dans les choses : il
épuise la matière; tout l'art des sophistes
est mis à nu; il vous introduit dans leur
arsenal, et vous en fait toucher une à
une toutes les armes. Car il ne faut pas
croire que la plupart des sophismes ex-
posés et réfutés dramatiquement dans
TEuthydème , soient de l'invention de
Platon ; ils ont un fond historique. A
mesure que la connaissance de la sophis-
tique ancienne avancera, nous sommes as-
surés qu'on retrouvera presque toutes les
données qui sont ici employées si libre-
ment, et si habilement rassemblées. Déjà
même on commence à s'orienter un peu au
milieu de cette multitude de sophismes; on
commence à démêler les différentes écoles
auxquelles ils sont empruntés. Dionyso-
dore et Euthydème viennent de la grande
fxrèce, et on reconnaît très bien dans leur
ARGUMENT. 343
argumentation qu'ils ont passé par l'école
éléatique. On n'y reconnaît pas moins l'es-
prit de l'école d'Abdère. Schleiermacher a
restitué à Antisthènes, le fondateur de l'é-
cole cynique et stoique, plusieurs sophisraes
qui lui appartiennent; mais c'est à l'école
de Mégare que la plupart appartiennent
évidemment, et il est impossible de ne pas
sentir dans l'Euthvdème une connaissance
approfondie et une longue habitude de cette
école. Ce point nous parait incontestable,
et s'il l'est, il en résulte que l'Euthydème
n'est pas de la première jeunesse de Platon;
car son voyage et son séjour à Mégare n'ont
eu lieu qu'après la mort de Socrate. Il y
a plus. En deux endroits se trouve une
allusion manifeste au Théétète , monu-
ment d'un âge et d'un art avancé. Cette
dernière raison, jointe à toutes les autres,
nous permet de conclure presque cer-
tainement que l'Euthydème ne peut être
344 ARGUMENT.
rapporté à la première manière de Platon.
D'un autre côté, placera-t-on l'Euthy-
dème dans la classe des dialogues de sa
seconde manière ? Encore bien moins. 1 *a
beauté des formes de l'Euthydème et la verve
dramatique qui l'anime d'un bout à l'autre
s'y opposent absolument; et on ne conçoit
pas comment Schleiermacher et Socher ont
pu placer ce dialogue à la suite du Menon,
où règne exclusivement dans toute sa sévé-
rité le caractère dialectique. Peut-être in-
voquera-1- on l'analogie des sujets des
deux dialogues, la question agitée dans le
Menon, si la vertu peut être enseignée,
étant reproduite dans l'Euthydème ? Mais
cette question est le fond même du Me-
non, et n'est qu'un épisode de l'Euthy-
dème. Et puis nous ne pouvons admettre
que ce soit dans les rapports des sujets
qu'il faille chercher ceux des ouvrages.
Assurément il est des cas où le choix du
ARGUMENT. 345
sujet indique déjà la situation de lame de
l'artiste, et iixe la date d'un monument. Ce-
pendant les sujets sont empruntés la plupart
du temps à des raisons tout extérieures, et
n'ont en général aucune relation avec le
plus ou moins de perfection du talent de
l'artiste. Or, c'est là précisément ce qu'il
s'agit de reconnaître pour déterminer l'é-
poque de son développement, à laquelle se
rapporte le monument en question. Où
donc et comment saisir le plus ou moins
de perfection d'un ouvrage? Evidemment
dans la manière dont le sujet y est traité,
et non dans ce sujet; c'est là qu'est selon
nous le vrai principe de classification des
ouvrages de fart. Ainsi de ce que la
question du Alenon, si la vertu peut être
enseignée, se retrouve dans l'Euthydème,
nous ne conclurons pas du tout que ces
deux mon u mens soient de la même époque;
au contraire, comme la même question est
1546 ARGUMENT.
traitée dans ces deux dialogues d'une raa-
mère toute différente, nous conclurons très
légitimement que ces deux momimens doi-
vent être rapportés à des époques différen-
tes du développement de leur auteur. Nous
ne mettrons donc pas l'Euthydème à la
suite du Menon, à cause de l'analogie des
sujets , pas plus que nous ne mettons le
Menon à la suite du Protagoras, quoiqu'il
le fallût cependant d'après le principe que
nous combattons : car le sujet du Prota-
goras et du Menon est aussi le même; le
plan et les idées fondamentales de ces deux
dialogues sont les mêmes. Cependant qui a
songea les placer dans la même époque? Il
nous semble que le Protagoras, le Menon
et l'Euthydème forment une espèce de tri-
logie, où, presque sur le même sujet, se dé-
veloppent et se manifestent dans toute leur
diversité les trois manières fondamentales
de Platon. Le Protagoras est par-dessus tout.
ARGUMENT 3Z,7
un drame, le Menon une pure discussion,
l'Euthydème à-la-fois une discussion et un
drame, c'est-à-dire la réunion des mérites
opposés de Protagoras et du Menon. Nous
n'hésitons donc pas à rapporter l'Euthy-
dème à la troisième et dernière manière de
Platon. Mais il ne faut pas oublier que les
trois manières de ce grand artiste ont entre
elles leurs transitions , et que chacune a
elle-même ses nuances et ses progrès. Ainsi
en mettant l'Euthydème dans la troisième
série des dialogues authentiques , nous ne
prétendons pas le placer sur la même ligne
que le Gorgias, le Phédon , le Banquet ou la
République. D'abord la réfutation de la dia-
lectique sophistique n'est pas une pensée de
vieillard ; et quant à l'art, si l'analogie de
manière est manifeste , l'infériorité de ta-
lent ne l'est pas moins. Dans cette com-
binaison savante du caractère dramatique
et du caractère dialectique, qui distingue
3/j8 ARGUMENT.
l'Euthydème comme tout vrai dialogue de
la troisième série, la poésie domine un
peu trop peut-être, et semble obscurcir de
sou éclat la partie philosophique, qui pour-
rait paraître davantage. Nous nous conten-
terons donc de placer l'Euthydème au com-
mencement de la troisième période du dé-
veloppement du Platon , parmi les premiers
essais où l'artiste et le penseur se donnant
enfin la main , cherchent «à concilier et à
fondre dans le sein d'une unité supérieure
les directions exclusives qu'ils avaient sui-
vies jusqu'alors, sans y être encore entiè-
rement parvenus.
Si la philosophie dans l'Euthydème est
ou semble inférieure au drame, et si l'ar-
gumentation sophistique n'est pas un sujet
d'une aussi haute importance que celui de
plusieurs autres dialogues de la même pé-
riode, il ne faut pas en conclure que ce soit
un sujet frivole, et que par conséquent.
ARGUMENT. 349
connue Fa voulu Ast , l'Euthydème soit in-
digne de Platon. En vérité, si l'Euthydème
n'appartient pas à Platon , il lui restera bien
peu de dialogues. Premièrement le fond de
l'Euthydème est, il est vrai, la réfutation
de l'argumentation sophistique ; mais sur ce
fond se dessinent beaucoup d'autres dis-
cussions qui l'enrichissent et l'agrandissent:
par exemple, la question du Protagoras et
du Menon , si la vertu peut être enseignée;
le souverain bien placé dans la sagesse, parce
«pie sans la sagesse on peut posséder tous
les biens , mais sans savoir en faire usage ;
toutes les sciences et tous les arts subor-
donnés aussi à la sagesse ; enfin l'apologie
de la philosophie, son indépendance de la
mauvaise dialectique et sa suprématie sur la
politique et la littérature. Secondement, le
sujet propre de l'Euthydème est -il donc
suis importance? Etait-il sans importance
pour Platon de combattre et de détruire,
35o ARGUMENT.
sous les noms d'Euthydème et de Dionyso-
dore , les sophistes de son temps , des
hommes qui possédaient tous les moyens de
séduire dans tous les pays et surtout en
Grèce \ ce pays classique du sophisme , qui
l'encourageait et le soutenait de la même
disposition générale qui lui avait donné
naissance , des hommes qui captivaient et
gouvernaient l'élite de leurs contemporains,
et qui , abaissant la philosophie à d'indi-
gnes subtilités , la corrompant dans son
essence, entraînant les faibles, révoltant les
sages , mettaient par là un obstacle à la
haute entreprise de Platon , d'appeler à
l'étude de la philosophie toutes les âmes
saintes et élevées? Dans ce cas, ne fallait-
il pas , après des attaques indirectes et
d'inutiles escarmouches , en finir avec le
sophisme et lui livrer une bataille déci-
sive ? Or, toute sa force était dans sa dia-
lectique : c'était donc là qu'il fallait fat-
ARGUMENT. 35 r
taquer ; il fallait, une fois pour toutes, se
délivrer des sophistes en leur arrachant
leurs armes et en les brisant dans lears
mains ; il fallait faire voir clairement à quoi
se réduisait cet art merveilleux , dont le
prestige charmait les imaginations grec-
ques , et tout en révoltant le bon sens l'é-
tonnait et l'embarrassait. C'est ce que Pla-
ton devait faire une fois et ce qu'il a fait
ici radicalement. Et on ne peut nier qu'en
cela il n'ait très bien compris sa situation,
les besoins de son siècle et de sa nation, et
que l'Euthydème ne se rapporte parfaite-
ment au plan général de sa vie et de sa phi-
losophie. Ajoutez qu'en combattant les so-
phistes, le champ de bataille de Platon n'é-
tait pas seulement la Grèce , mais l'humanité
tout entière et l'esprit humain lui-même, qui,
après tout, est le vrai père du sophisme. En
effet l'esprit humain ne peut pas rester tou-
jours dans l'intuition immédiate, l'enthou-
,Yji argument.
siasme, les croyances spontanées et primi-
tives; il faut qu'il en sorte ; il faut qu'il tombe
par la force même de sa nature dans l'ana-
lyse et le raisonnement : or une fois sur cette
pente, il ne s'y arrête guère, il devient ai-
sément sophiste , et porte de lui - même
toutes les subtilités et les raffinemens dont
les sophistes de la Grèce ont été dans le
monde non les inventeurs , mais les plus il-
lustres interprètes. Par là, comme nous
lavons dit ailleurs, Platon sort des limites
de l'histoire ; il ne s'adresse plus seule-
ment à son siècle, mais à tous les siècles.
Voilà le vrai point de vue sous lequel il
faut considérer l'Euthydème. Ce n'est pas
moins ici qu'un traité général et complet du
sophisme. Au premier coup-d'œil on n'aper-
çoit dans l'Euthydème que d'aimables folies
qui semblent imaginées à plaisir pour four-
nir une comédie piquante; avec un peu d'é-
tude , dans cette comédie on reconnaît
ARGUMENT. 35 S
l'histoire ; avec plus détude encore dans
l'histoire on reconnaît l'humanité, et sous
cet amas de sophismes empruntés aux écoles
de la Grèce, on parvient à démêler les ty-
pes généraux et fondamentaux de tous les
sophismes possibles. Etudiez aussi l'ordre
dans lequel ils sont successivement mis en
scène, vous vous apercevrez que cet ordre
purement dramatique en apparence ren-
ferme un ordre profondément philosophi-
que, et qu'au milieu de ces plaisanteries
qui se croisent l'une l'autre , et qui ont l'air
d'être amenées là et de s'entrelacer par les
seuls hasards de la conversation, règne un
enchaînement secret tout aussi rigoureux
qu'il eût pu être dans un traité de logique
ex professo : d'abord les sophismes les plus
naturels et les plus faciles à résoudre, puis
des sophismes plus savans qui étonnent da-
vantage et demandent une solution plus dé-
licate, ceux-ci qui reposent sur un même
4i »3
35/» ARGUMENT.
mot tour-à-tour pris dans plusieurs sens dif-
férens, ceux-là qui consistent à passer tout-
à-coup d'un cas particulier à une proposi-
tion générale qui n'en découle pas rigou-
reusement , pour redescendre ensuite de
cette fausse généralité à d'autres cas parti-
culiers en contradiction avec le premier, et
successivement ainsi tous les modèles des
raisonnemens vicieux. Faites plus, étudiez
avec soin, approfondissez les réponses de
Socrate aux sophistes : l'habile artiste ne
laisse pas un instant paraître le professeur,
et il n'y a pas moyen de saisir ici la moin-
dre trace de pédanterie. Cependant il ne
s'agit que d'enlever pour ainsi dire l'enve-
loppe dramatique, pour apercevoir de vé-
ritables solutions philosophiques, et l'in-
dication des moyens de découvrir le so-
phisme, de le forcer de comparaître sous
sa véritable face, et de le confondre. Dans
Platon et chez les Grecs en général, la philo-
ARGUMENT. 355
sophie, comme la religion, comme la patrie,
comme toutes choses, se présente toujours
avec l'aspect de la beauté; l'art domine
dans Platon, et le charme de la forme est
si grand qu'il voile souvent le fond à des
yeux inattentifs ou peu exercés. Dans l'Eu-
thydème, par exemple, l'élément philoso-
phique pourrait être plus explicite; nous le
croyons ainsi du moins, nous autres moder-
nes, surtout nous autres Français, chez les-
quels domine l'abstraction. Mais Platon
était un contemporain de Phidias et de So-
phocle. Pour lui, le problème était de pré-
senter tout ce qu'il y avait de plus excel-
lent dans la pensée du genre humain ou
dans la sienne propre, à une condition,
savoir, de produire sur ses contemporains
l'effet de la beauté. Or, il n'y a de beauté,
il n'y a de grâce et de vie que dans l'indi-
vidualité. De là les drames de Platon. Mais
sous ces drames est un système; sous ces
■jS.
356 ARGUMENT.
formes si individuelles sont des idées,
c'est-à-dire des idées générales; car la gé-
néralité est tout aussi bien de l'essence des
véritables idées que l'individualité est de
l'essence des belles formes. Aussi, en char-
mant son siècle par la beauté, Platon s'a-
dresse à tous les siècles par ses idées. Pro-
fondément grecques dans leur vêtement
extérieur, une fois dégagées de leur enve-
loppe historique et rendues à elles-mêmes,
ces idées sont immortelles. Voilà comment
l'Euthydème, dans ces trois ou quatre dia-
logues entrelacés les uns dans les autres,
comme les actes d'un drame, et sous des
bouffonneries dignes d'Aristophane, couvre
un traité régulier de logique qui a traversé
toute l'antiquité, tout le moyen âge, et
qu'on enseigne encore aujourd'hui , sans
s'en douter, dans presque toutes les écoles
du monde civilisé. En effet, qu'a fait Aris-
tote après Platon ? Ce qui lui restait à faire ^
ARGUMENT 3%
ce qu'il y avait de grand et d'original à
faire. Il a ôté la forme et- s'est approprié les
idées, les affaiblissant quelquefois, mais les
éclaircissant toujours, les exposant et les dé-
veloppant dans l'ordre didactique caché sous
les grâces et le mouvement dramatique des
dialogues de Platon. L'ouvrage d' Aristote, in-
titulé Delà Réfutation des sopïiismes , n'est
pas autre chose que l'Euthydème réduit en
formules générales. Get ouvrage constitua à-
peu-près l'enseignement dialectique de l'an-
tiquité. Des écoles de la Grèce il passa dans
celles du moyen âge, où domina Aristote;
et malgré la révolution cartésienne, la sco-
lastique. péripatéticienne est restée dans la
partie logique de tous les systèmes les plus
opposés, et règne encore sans contestation
d'un bout du monde à l'autre. Il est cu-
rieux de retrouver aujourd'hui dans les
plus élégans comme dans les plus pédan-
tesques manuels de logique modernes, les
358 ARGUMENT.
problèmes agités dans les cloîtres du moyen
âge, et, il y a deux mille ans, dans les gym-
nases et les musées d'Alexandrie et d'Athè-
nes; d'y retrouver les mêmes solutions de
ces problèmes; que dis-je! les termes mê-
mes et les exemples sous lesquels on pré-
sentait alors les divers sophismes, exemples
bizarres et ridicules, dont la fortune a été
de traverser les siècles. Or, la plupart de
ces exemples sont déjà dans l'Euthydème.
C'est que tout ceci a sa racine dans l'esprit
humain lui-même, père du mensonge comme
de la vérité, qui produit l'erreur et qui la
redresse, et qui est engagé tout entier avec
toutes ses lois dans les moindres questions
de dialectique; c'est que les mots, ces signes
de la pensée insignifîans en eux-mêmes,
une fois attachés à des idées essentielles, les
accompagnent dans leur cours, et entrent
en partage de leur immortalité.
b v*--*» *^» %•*•*. *-*^ *^> *•»
•.-•.-•. «.<«.<«. •.•*» «^M, %,-••* *-V*.V^%. *.».■*. «^*-«^*-» *^*.-* *•*••.
EUTHYDÈME,
OU
LE DISPUTEUR.
Premiers interlocuteurs.
CRITON, SOCRATE.
Seconds interlocuteurs .
SOCRATE, EUTHYDÈME, DIONYSODORE,
CLINIAS, GTÉSIPPE.
nm«m»i»
CRITON.
Oocrate , qui était donc cet homme avec qui
tu disputais hier dans le lycée? Je m'appro-
chai tant que je pus pour vous ouïr; mais la
presse était si grande autour de vous, qu'il
me fut impossible de rien entendre distincte-
ment. Je me haussai sur la pointe des pieds
36o EUTHYDEME.
pour voir, du moins , et il me sembla que ce-
lui avec qui tu parlais était un étranger. Qui
est-il?
SOCRATE.
Qui veux-tu dire, Criton? car il n'y en avait
pas qu'un, ils étaient deux.
CRITON.
Celui dont je demande le nom était assis le
troisième à ta droite. Le fils d'Axiochus * était
entre vous deux. Il me semble qu'il a bien
grandi, et qu'il est à -peu-près de l'âge de mon
fils Critobule; mais Critobule ** est délicat, tau-
dis que l'autre est plus formé, beau et de bonne
grâce. '
SOCRATE.
Celui dont tu me demandes le nom s'appelle
Eutbydème **% et celui qui était à ma gauche
est son frère Dionysodore ****. Il était aussi de
la conversation.
. i •
* Clinias , différent de celui de Protagoras. Voyez
Schneider, Memorab. Socrat. , p. a56.
** Xenoph. , Banquet.
*** Ce ne peut guère être celui dont parle Xénophon ,
Memorab. Socrat. , IV. C'est plus probablement l'Euthydème
du Cratyle. Voyez aussi Aristote, de Sophiste. Elench. 20;
et Sext. Empyriéus , liv. 7.
***' Xénophon le donne pour un stratégiste.
EUTHYDEME. 36 1
CRITON.
Je ne connais ni l'un ni l'autre, Socrate.
SOCRA.TE.
Ce sont de nouveaux sophistes, à ce qu'il pa-
raît.
CRITON.
De quel pays sont-ils, et de quelle science font-
ils profession?
socrate.
Originairement ils sont, je crois, de là-bas,
de Chios, et ils étaient allés s'établir à Thu-
rium*; mais ils se sont enfuis de là, et rôdent
ici autour depuis plusieurs années. Pour ce qui
est de leur science, Criton, elle est admirable;
ils savent tout. Jusqu'ici j'ignorais encore ce
que c'était que des athlètes parfaits; en voilà,
grâce à Dieu : ils excellent dans toute espèce
d'exercices. Et ils ne sont pas comme les frères
Acarnaniens ** qui ne savaient que les exer-
cices du corps : d'abord ils sont supérieurs
dans ce genre par une manière de combattre
qui assure toujours la victoire ; ils savent très
* L'ancienne Sybaris, située entre le Sybaris et le Cré-
this, détruite par les Crotoniates , rebâtie par une colonie
athénienne qui l'appela Thurium, de la fontaine Thuria.
Diod. de Sicile, liv. XII, c. 10; Strabon, liv. VI.
* Il n'est fait mention de ces athlètes nulle part ailleurs.
36a EUTHYDÈME.
bien se battre armés de toutes pièces, et
l'enseignent à qui les paie; mais, de plus, ils
excellent dans les combats judiciaires, et en-
seignent aussi à plaider ou à composer des
plaidoyers. Jusqu'ici leur talent se bornait à ce
que je viens de dire, mais maintenant ils sont
arrivés à la dernière perfection, et les voilà
parvenus dans un nouveau genre de combat
à une adresse telle que nul ne saurait leur
résister; ils sont devenus des raisonneurs in-
comparables , et quoi qu'on dise , vrai ou
faux, ils réfutent tout également. Aussi, Cri-
ton , ai-je résolu de les prendre pour maî-
tres , car ils promettent de rendre le pre-
mier venu aussi habile qu'eux en très peu de
temps.
CRITON.
Mais, Socrate, ne crains-tu pas l'âge? n'es-tu
pas trop vieux ?
SOCRATE.
Point du tout. Et c'est là ce qui m'encourage;
je te dirai qu'eux-mêmes étaient déjà avancés en
Age quand ils se sont adonnés à cet art de rai-
sonner que je désire tant apprendre; il n'y a pas
un an ou deux qu ils l'ignoraient encore. Tout
ce que je crains, c'est que je ne fasse honte à
ces étrangers, comme au joueur de luth Con-
EUTHYDEME. 363
nos*, fils de Métrobe, qui me donne encore
des leçons o*e musique. Les enfans, mes compa-
gnons, se moquent de moi, et appellent Connos
le pédagogue des vieillards. J'ai peur qu'on ne
raille de même ces étrangers, et qu'à cause de
cela ils ne veuillent pas de moi. Voilà pourquoi,
Criton, j'ai persuadé à quelques vieillards de ve-
nir apprendre avec moi la musique de Connos,
et je tâcherai également de persuader à d'autres
de venir apprendre à raisonner. Et si tu me veux
croire, tu viendras aussi. Peut-être ne serait-il
pas mal de prendre avec nous tes fils, comme
un appât; car je suis sûr que pour les avoir ils
consentiront à nous instruire.
CRITON.
Volontiers, Socrate , si tu le désires; mais
dis-moi auparavant ce qu'enseignent ces étran-
gers, afin que je sache ce qu'ils nous appren-
dront.
SOCRATE.
Je ne te ferai pas attendre , et je ne dirai point
que je ne peux le faire faute de les avoir enten-
dus; car je leur ai prêté la plus grande attention,
et n'ai rien oublié de tout ce qu'ils ont dit. Je
Voyez le Ménexène , et Cicéron , Lettres familières ,
9, 11.
364 EUTHYDEME.
vais donc t'en faire un récit fidèle depuis le
commencement jusqu'à la fin. Je m'étais assis
d'aventure seul où tu me vis, dans l'endroit où
l'on quitte ses habits, et déjà je m'étais levé pour
sortir, quand le signe divin accoutumé me re-
tint *. Je m'assis donc de nouveau , et peu
après Euthydème et Dionysodore entrèrent avec
une foule de jeunes gens que je pris pour leurs
écoliers. Ils se promenèrent un peu sous le por-
tique couvert ; et à peine avaient-ils fait deux ou
trois tours , que Clinias entra, celui qui te semble ,
et avec raison, beaucoup grandi, suivi d'un grand
nombre damans, et entre autres de Ctésippe,
jeune homme de Péanée **, d'un beau naturel,
mais un peu emporté, comme on l'est à son
Age. Clinias, dès l'entrée, m'ayant vu seul, s'ap-
procha de moi, et, ainsi que tu l'as remarqué,
vint s'asseoir à ma droite. Dionysodore et Eu-
thydème, le voyant, s'arrêtèrent; ils tinrent en-
semble une espèce de conseil, et de temps en
temps jetaient les yeux sur nous, car je les ob-
servais avec soin. Enfin ils s'approchèrent et s'as-
sirent, Euthydème auprès du jeune homme, et
Dionysodore à ma gauche. Les autres prirent
* Voyez le Tfwagès et Y apologie .
*' Dénie de In tribu I\uulionide.
EUTHYDEME. 36$
place comme ils purent. Je les saluai en leur di-
sant que je ne les avais pas vus depuis long-
temps; et me tournant du côté de Clinias : Mon
cher, voici Euthydème et Dionysodore, qui ne se
mêlent point de bagatelles; ils ont une parfaite
connaissance de l'art militaire, de tout ce qu'il
faut à un bon général pour bien commander une
armée, la ranger en bataille et lui faire faire
l'exercice; ils t'apprendront aussi à te défendre
toi-même devant les tribunaux, si quelqu'un te
faisait injure. Euthydème et Dionysodore eurent
grand'pitié de m'entendre parler ainsi , et se
regardant l'un l'autre, ils se prirent à rire. Euthy-
dème s'adressant à moi : Nous ne nous en sou-
cions plus, Socrate, et ne considérons cela que
comme un amusement. Tout étonné, je lui dis :
Il faut que votre principal emploi soit bien con-
sidérable, puisque de telles choses sont des
jeux pour vous; mais, au nom des dieux, appre-
nez-moi quel est ce bel emploi. — Nous sommes
persuadés, Socrate, me dit-il, qu'il n'y a personne
qui enseigne la vertu aussi bien et aussi promp-
tement que nous. — Par Jupiter, m'écriaije, que
dites-vous là ? et comment avez-vous fait une
si heureuse découverte? Je croyais jusqu'ici,
comme je le disais tout-à-1'heure, que vous n'ex-
celliez qu'en Part militaire- , et ne vous louais
i
360 EUTHYDÈME.
que par cet endroit : car il me souvient que
quand vous vîntes ici la première fois, vous ne
faisiez profession que de cette science. Mais si
vous possédez encore celle d'apprendre la vertu
aux hommes, soyez-moi propices, je vous salue
comme des dieux, et vous demande pardon d'a-
voir parlé de vous comme je l'ai fait. Mais voyez
bien, Euthydème et toi, Dionysodore, si ce que
vous dites est vrai, et ne trouvez pas étrange que
la grandeur de vos promesses me rende un peu
incrédule. — Sois bien sûr, Socrate , reprirent-
ils, que nous n'avons rien dit qui ne soit vrai.
— En ce cas, je vous tiens plus heureux que le
grand roi avec sa puissance; mais, dites-moi, avez-
vous dessein d'enseigner cette science, ou quelle
est votre intention ? — Nous ne sommes venus ici
que pour l'enseigner à ceux qui voudront l'ap-
prendre. - Je vous réponds que tous ceux qui l'i-
gnorent voudront la connaître, moi d'abord, et
Clinias, et Ctésippe, et enfin tous ceux que vous
voyez ici. Et je leur montrais les amans de Cli-
nias, qui déjà nous avaient entourés; car il faut
te dire que Ctésippe s'était d'abord assis fort
au-dessons de Clinias; mais comme Euthydème
se penchait en me parlant, il cachait , je crois,
à Ctésippe Clinias qui était entre nous deux,
et le privait de cette agréable vue, ce qui obli-
\
EUTHYDEME. 3H6
gea Ctésippe à se lever et à se placer vis-à-vis
de nous pour voir son ami, et entendre en
même temps la conversation ; aussitôt les autres
amans de Clinias et les amis d'Euthydème et
de Dionysodore en firent autant et nous en-
vironnèrent. Les montrant donc du doigt, j'as-
surai Euthydème qu'il n'y en avait pas là un
seul qui n'eût la volonté de le prendre pour
maître. Ctésippe s'y engagea vivement; tous les
autres en firent de même , et le prièrent tout
d'une voix de leur découvrir le secret de son
art. Alors, m'adressant à Euthydème et à Diony-
sodore : Il faut bien, leur dis-je, satisfaire ces
jeunes gens, et je joins mes prières aux leurs.
Or il y a beaucoup de choses qui seraient trop
longues à expliquer; mais, dites-moi, celui
qui est persuadé qu'il doit apprendre la vertu
auprès de vous, est-il le seul que vous puissiez
rendre vertueux , ou bien pouvez-vous l'ensei-
gner aussi à celui qui n'en est pas persuadé,
parce qu'il doute que la vertu puisse s'appren-
dre? Dites, pouvez-vous aussi prouver, à qui
pense ainsi, que la vertu peut être enseignée,
et que vous êtes les plus propres à le faire? —
Nous le pouvons également, Socrate, répondit
Dionysodore. — Il n'y a donc personne au
monde, Dionysodore, lui dis-je, qui puisse
368 EUTHYDEME.
mieux que vous mettre sur la voie de la philo-
sophie et de la vertu? — Nous le croyons, So-
crate. — Vous nous ferez voir le reste avec le
temps, mais présentement je ne vous demande
que cela. Persuadez à ce jeune homme qu'il faut
se donner tout entier à la philosophie et à l'exer-
cice de la vertu, et vous nous obligerez tous,
et moi et tous ceux qui sont ici présens; car il
se trouve que nous prenons beaucoup d'intérêt à
ce jeune homme, et souhaitons avec passion qu'il
devienne aussi bon que possible. Il est fils
d'Axiochus, petit-fils de l'ancien Alcibiade *, et
cousin germain d'Alcibiade d'aujourd'hui; son
nom est Cliuias. 11 est encore jeune , et nous
craignons ce qu'on doit toujours craindre pour
un jeune homme, que quelqu'un s'emparant
avant nous de son esprit ne lui fasse prendre un
mauvais pli et ne le corrompe. Vous ne pou-
viez donc arriver plus à propos, ainsi, si rien ne
s'y oppose, éprouvez Clinias et l'entretenez en
notre présence. — Quand j'eus parlé à-peu-près
de la sorte, Euthydème me dit d'un air fier et
assuré : Rien ne s'y oppose, Socrate, pourvu
que ce jeune homme veuille répondre. — Il i y
* Cet ancien Alcibiade était le grand-père du célèbre
Alcibiade, et eut deux fils, Clinias, père d'Alcibiade et d<
Clinias; et Axiochus, père du Clinias de l'Euthydème.
EUTHYDÈME. 36o,
("-t , dis-je , accoutumé ; ses amis sont presque
toujours sur ses pas , l'interrogent et causent sans
cesse avec lui ; ainsi j'espère qu'il aura bien
assez d'assurance pour répondre sans difficulté.
Mais comment pourrai-je , Criton , te racon-
ter ce qui suit? car ce n'est pas peu de chose
que de faire un récit fidèle de cette prodigieuse
sagesse ; c'est pourquoi , avant de m'engager
dans cette narration , il faut qu'à l'exemple des
poètes j'invoque les muses et la déesse Mnémo-
syne. Euthydème commença ainsi, ce me semble:
Clinias , ceux qui apprennent sont-ils savans ou
ignorans ? — Le jeune homme, à cette question
difficile, rougit, et, tout interdit, jeta les yeux
sur moi. Voyant le trouble où il était, je lui dis:
Courage , Clinias , dis hardiment ce qu'il t'en
semble; c'est peut-être pour ton bien. Cependant
Dionysodore, se penchant un peu vers moi, avec
un visage riant, me dit tout bas à l'oreille: So-
crate, je te le prédis, quoi qui! réponde, il est
pris. Pendant qu'il me parlait ainsi, Clinias avait
déjà répondu ; de sorte que je n'eus pas le loisir
d'avertir ce jeune homme de prendre garde à
ce qu'il dirait. 11 répondit que c'était les sa-
vans qui apprenaient. — Ya-t-ildes hommes que
tu appelles des maîtres , ou non ? lui demanda
Euthydème. — Clinias répondit que oui. — Les
4- a4
37o EUTHYDEME.
maîtres ne le sont-ils pas île ceux qui appren-
nent ? Le joueur de luth , le grammairien étaient
les maîtres; toi et les autres garçons, vous étiez
leurs disciples. — Il en tomba d'accord. — Mais
quand vous appreniez , vous ne saviez pas encore
les choses que vous appreniez ? — Non , sans
doute. — Vous n'étiez donc pas savans quand
vous ignoriez ces choses-là ? — Il le faut bien.
— Puisque vous n'étiez pas savans , vous étiez
donc ignorans ? — Il est vrai. — Vous donc qui
apprenez les choses que vous ne savez pas, vous
les apprenez étant ignorans? — Le jeune homme
fit signe que oui. — Ce sont donc les ignorans
qui apprennent, Clinias, et non pas les savans,
comme tu le pensais.
A ces mots, comme un chœur au signal i\\t
chef, tous les amis d'Euthydème et de Diony-
sodore éclatèrent en de grands ris mêlés d'ap-
plaudissemens. Le pauvre garçon n'avait pas en-
core eu le temps de respirer, que Dionysodore,
reprenant le discours, lui demanda : Mais, Cli-
nias , quand votre maître récite* quelque chose,
qui sont ceux qui apprennent ce qu'il récite ?
* Chez les Grecs, les enfans n'apportaient pas de livres
a l'école, le maître récitait ce que les enfans devaient ap-
prendre. Wolf. , Prolégomènes sur Homère, p. cm.
EUTHYDÈME. l-ji
sont-ce les savans ou lesignorans? — Lessavans.
— Ce sont donc les savans qni apprennent, ce
ne sont pas les ignorans. Ainsi tu n'as pas bien
répondu à Euthydème.
Aussitôt voilà de nouveaux éclats de rire et
de nouveaux applaudissemens de la part des
amis d'Euthydème et de Dion3'sodore, qui ad-
miraient leur sagesse. Nous autres , tout étonnés,
nous demeurions dans la silence. Euthydème
voyant notre surprise, pour nous donner encore
une plus grande idée de sa sagesse , attaque de
nouveau le jeune homme et lui demande , don-
nant à la même chose un antre tour, comme un
bon danseur qui tourne deux fois sur la même
place: Ceux qui apprennent, apprennent-ils ce
qu'ils savent , ou ce qu'ils ne savent pas ? Aussi-
tôt Dionysodore me dit encore à l'oreille : Voilà,
Socrate, un autre tour pareil au premier. Par
Jupiter, lui répondis-je , cette première question
m'a paru merveilleuse! — Toutes nos questions
sont de même nature, Socrate , on ne s'en peut
démêler. — Et voilà, lui dis-je , ce qui vous donne
tant d'autorité parmi vos disciples. Cependant
Clinias avait répondu à Euthydème que ceux
qui apprenaient, apprenaient ce qu'ils ne sa-
vaient pas. Euthydème continua de l'interroger
de la même manière qu'auparavant. Sais-tu les
fya EUTHYDÈME.
lettres ? dit -il — Oui. — Mais les sais-lu toutes?
• — Toutes. — Quanti quelqu'un récite quelque
chose, ne récite-t-il pas des lettres? - Assuré-
ment. < — Il récite donc ce que tu sais, puisque
tu sais toutes les lettres?' — 11 en convint encore.
— Et quoi ! n'apprends- lu pas ce qu'on te ré-
cite, ou bien est-ce celui qui ne sait pas les
lettres qui apprend ? — Non , c'est moi qui ap-
prends.— Tu apprends donc ce que tu sais, puis-
que tu sais toutes les lettres? — 11 l'avoua. — Tu
nas donc pas bien répondu , ajouta Euthydème.
A peine Euthydème eut-il cessé de parler, que
Dionysodore reprenant la balle, la renvoya con-
tre le jeune homme, comme le but où ils vi-
saient. Ah! Chnias, dit-il, Euihydème n'use pas
de bonne loi avec toi. Mais, dis- moi, apprendre,
n'est-ce pas acquérir la science de la chose qu'on
apprend? — 11 l'accorda. — Et savoir, est-il autre
chose que d'avoir acquis déjà cette science? —
11 convint que non. — Ignorer, n'est-ce point
n'avoir pas la science? — Il l'avoua. — Qui sont
ceux qui acquièrent une chose, ceux qui l'ont,
ou bien ceux qui ne l'ont pas ? — Ceux qui ne
l'ont pas. • — Ne m'as- tu pas accordé que les
ignorans sont du nombre de ceux qui n'ont pas?
— Il fit signe (pie oui. — Ceux qui apprennent
sont cour du nombre de ceux qui acquièrent, et
EUTHYDEME. 3^3
non pas du nombre de ceux qui ont? — Sans
doute. — Ce sont donc , Cliuias, les ignorons qui
apprennent, et non les su vans-.
Euthydème se préparait, comme dans la lutte,
à porter une troisième atteinte à Clinias ; mais
voyant le jeune homme accablé de tous ces dis-
cours, pour le consoler et l'empêcher de perdre
courage, je lui dis: ne tétonne point, Clinias,
de cette manière de discourir, à laquelle tu n'es
pas accoutumé. Peut-être ne vois-tu pas le des-
sein de ces étrangers. Ils font comme les cory-
bantes , quand ils placent sur le trône celui
qu'ils veulent initier à leurs mystères ; là on
commence par des danses et des jeux, comme
tu duis le savoir, si jamais tu as été initié. De
même ces deux étrangers ne font que danser
et badiner autour de toi, pour t'initier après.
Imagine-toi donc que ce sont ici les préludes
des mystères sophistiques ; car premièrement ,
comme Prodicus l'a ordonné , il faut savoir la
propriété des mots , ce que ces étrangers vien-
nent d'enseigner. Tu ignorais qu'apprendre* se
dit quand on acquiert une connaissance qu'on
n'avait pas auparavant . et aussi quand , après
avoir acquis la connaissance d'une chose, on ré-
* Double sens de u.«tocw«v.
374 EUTHYDEME.
fléchit, par le moyen de cette connaissance, sur
cette même chose, que ce soit un fait ou une
idée. Ordinairement on appelle cela plutôt com-
prendre qu'apprendre, mais quelquefois on lui
donne ce dernier nom. Or , tu ne savais pas ,
comme ces hommes l'ont fait voir , qu'un même
nom s'applique à des qualités contraires, à celui
qui sait et qui ne sait pas. Il en est de même dans
la seconde question qu'ils t'ont faite, si l'on ap-
prend ce que l'on sait ou ce que l'on ne sait pas:
ce ne sont là que des jeux en fait de savoir ; et
c'est pour cela que j'ai prétendu qu'Us jouaient
avec toi. Je dis des jeux, parce que quand on
saurait un grand nombre de pareilles choses,
quand même on les saurait toutes, on n'en con-
naîtrait pas mieux la véritable nature des choses.
A la vérité l'on pourrait surprendre des gens par
ces équivoques, comme ceux qui tendent la
jambe pour vous faire tomber , ou qui dérobent
votre siège quand vous voulez vous asseoir, et
rient de toute leur force dès qu'ils vous voient à
terre. Que tout ce qu'ils t'ont dit jusqu'ici,
Clinias, passe donc pour un jeu. Le sérieux va
venir, et je prendrai moi-même l'initiative en
les priant de me tenir la promesse qu'ils m'ont
faite. Us m'ont fait espérer qu'ils m'enseigne-
raient l'art d'exciter les hommes à la vertu ; mais
EUÏHYDEME. 3^5
ils ont trouvé à propos, à ce qu'il parait, de
commencer avec toi par une plaisanterie. A la
bonne heure, Euthydème et Dionysodore, vous
avez plaisanté jusqu'ici, mais peut-être cela suf-
fit-il. Venez maintenant au fait, et disposez ce
jeune homme à l'amour de la vertu et de la sa-
gesse. Auparavant je vous exposerai ma ma-
nière de voir à cet égard , et les choses que je
désire entendre. Mais ne vous moquez pas de
moi si je vous parais ignorant et ridicule ; c'est
le désir que j'ai de profiter de votre sagesse
qui me donne le courage d'improviser devant
vous. Encore une fois , vous et vos disciples ,
ayez la patience de m 'écouter sans rire, et toi,
fils d'Axiochus , réponds-moi :
Tous les hommes souhaitent-ils d'être heureux?
Mais déjà cette demande n'est-elle pas une de ces
questions ridicules dont tout-à-I'heure je crai-
gnais l'effet ? N'est- il pa9 bien absurde de faire
une pareille demande? car qui ne souhaite de
vivre heureux? — Il n'y a personne qui ne le
souhaite, me répondit Clinias. — Eh bien, lui
dis- je, puisque chacun veut être heureux , com-
ment pourrait-il le devenir? Ne sera-ce pas s'il
possède beaucoup de biens ? ou cette question
n'est -elle pas encore plus ridicule que la pre-
mière? car cela est évident.--- Il en tomba dac-
376 EUTHYDÈME.
cord. — Mais , entre toutes les choses , qu'appe-
lons-nous des biens ? La réponse n'est-elle pas
encore facile, et faut-il un homme de tant de
mérite pour la deviner? Tout le monde con-
viendra , par exemple , que c'est un bien d'être
riche. N'est-ce pas? — Assurément, m'a-t-il dit.
. — La beauté , la santé, et autres semblables per-
fections du corps, neisonl-elles pas des biens?
— Il en tomba d'accord. -—Et la noblesse , la
puissance, les honneurs dans sa patrie, il est
évident que ce sont des biens? — Il en convint.
— 1 Quels sont les biens qui nous restent encore ?
être tempérant , juste , vaillant ; qu'en dis-tu ?
Crois-tu, Clinias, que nous devons aussi prendre
cela pour des biens , ou non ? On pourrait nous
le contester; mais toi , dis, qu'en penses-tu ? —
Ce sont des biens, me dit-il. • — Soit, lui dis-je,
et Ja sagesse, où la placerons -nous? parmi les
biens ? ou quel est ton avis ? — Parmi les biens.
— Vois si nous n'oublions pas quelque bien di-
gne de notre estime. — Il me semble que nous
n'en avons point oublié, me dit Clinias. — Me
ravisant encore , par Jupiter! m'écriai -je, nous
avons failli laisser en arrière le plus grand de
tous les biens. — Qui est-il ? demanda Clinias.
— C'est, lui dis-je, le don de réussir en toutes
choses, que tous les hommes, les plus ignorans
EUTHYDÈME. 377
même, reconnaissent pour le premier des biens.
— Tu dis vrai , repartit Clinias. — Alors reve-
nant touf-à-coup sur moi-même : Il s'en est peu
fallu, dis-je, Clinias, que toi et moi nous n'ayons
apprêté à rire à ces étrangers. — Comment ? ré-
pliqua Clinias. — Parce que nous avons déjà parlé
plus haut du talent de réussir, et que nous en
parlons encore. — Qu'est-ce que cela fait ? — Il
est ridicule de revenir sur ce qui était déjà dit»
et de répéter deux fois la même chose. — Que
veux-î-tu dire? reprit Clinias.— Le sagesse est le
talent de réussir, lui dis-je ; un enfant en con-
viejidrait. Le jeune CJinias était tout étonné, tant
il est encore simple et novice. Je. m'en aperçus,
K lui dis : Ne sais-tu pas, Clinias, que tes joueurs
de flûte réussissent le mieux à bien jouer de la
flûte ? - Oui. — Et dans l'écriture et la lecture
des lettres, les grammairiens? — Qui. — Et poul-
ies dangers de la mer , crois-tu qu'il y ait des
hommes qui réussissent mieux que les pilotes
habiles ? — Non , sans doute. — Si tu allais à la
guerre, n'aimerais-tu pas mieux partager les pé-
rils et les hasards avec un bon capitaine, qu'avec
un mauvais? — Avec un bon capitaine. — Et si
tu étais malade , ne te confrerais-tu pas plutôt
à un bon médecin qu'à un mauvais ? — Assuré-
ment. — C'est-à-dire que tu attendrais un meil-
378 EUTHYDEME.
leur succès d'un bon médecin , que de celui qui
ne saurait pas son métier ? — 11 en convint. —
C'est donc toujours la sagesse qui fait que les
hommes réussissent ; car personne ne sera jamais
mal dirigé par la sagesse ; avec elle nécessaire-
ment on fait l)ien et on réussit; autrement ce ne
serait plus la sagesse. Enfin nous tombâmes d'ac-
cord , et je ne sais comment qu'en général la sa-
gesse et le succès vont toujours ensemble. Après
que nous fûmes convenus de cela , je lui deman-
dai de nouveau ce qu'il pensait des choses que
nous avions accordées d'abord ; car nous avons
avancé, lui dis-je, que nous serions heureux et
contens si nous avions beaucoup de biens. — 11
en convint. — Serions-nous heureux par les biens
que nous possédons s'ils ne nous servaient à rien,
ou s'ils nous servaient à quelque chose ? — Il
faut qu'ils nous servent à quelque chose. — Mais
nous servi raient-ils à quelque chose, si nous nous
bornions à les posséder et que nous n'en lis-
sions aucun usage? lJar exemple, que nous ser-
virait d'avoir quantité de vivres, sans en man-
ger, et beaucoup à boire sans boire? — A rieu
du tout , me dit-il. -- Et les artisans, s'ils possé-
daient tout ce qu'il leur faut chacun pour leur
métier, et n'en faisaient pas usage, seraient-ils heu-
reux par cette possession? je dis, par cela même
EUTHYDEMli. 37t»
qu'ils possèdent tout ce quil faut à un artisan?
Supposons, par exemple, qu'un charpentier ait
tous les instrumens nécessaires , tout le bois
qu'il lui faut, et qu'il ne travaille pas, quel avan-
tage tirera- t-il de cette possession ? — Aucun.
— Et qu'un homme possède de grandes riches-
ses et tous les biens dont nous avons parlé,
sans oser y toucher ; la possession seule de tant
de biens le rendra-t-elie heureux? — Non, sans
doute , Socrate. — H semble donc que , pour
être heureux, ce ne soit pas assez d'être maître
de tous ces biens , mais qu'il faut encore en
user : autrement la possession ne servira à rien.
— Tu dis vrai , Socrate , répondit Clinias. —
Et crois-tu, Clinias , que la possession et l'usage
des biens suffisent pour rendre heureux ? — Je
le crois. — Comment ! si l'on en fait un bon
usage, ou un mauvais? — Si l'on en fait un bon
usage, dit Clinias. — Tu as fort bien répondu,
lui dis-je, car il serait encore pis de faire un
mauvais usage d'une chose, que de n'en pas user.
Le premier est un mal , le dernier n'est ni bien
ni mal. N'en est-il pas ainsi ? — Certainement,
dit Clinias. — Y a-t-il autre chose qui apprenne
à bien employer le bois que la science du char-
pentier? — Non , certainement. — Et dans la fa-
brication des ustensiles , repris-je , c'est encore
38o EUÏHYDÈME.
la science * qui enseigne la vraie manière de s'y
prendre? — Oui. — Dans l'usage des biens, dont
nous avons parlé d'abord, des richesses, de la
santé et de la beauté, c'est donc aussi la science **
qui apprend à bien s'en servir, ou est-ce quelque
autre chose? — La science. — Ce n'est donc pas
seulement le succès, mais le bon usage, que la
science enseigne aux hommes dans tout ce qu'ils
possèdent et ce qu'ils font. — Il en convint. —
Par Jupiter! peut -on posséder utilement une
chose sans lumières et sans sagesse? à quoi sert-
il, quand on n'a pas de tète, de posséder et de
faire beaucoup de choses ; ou d'avoir du bon
sens, quand on n'a rien et qu'on ne peut rien
faire ? fais-y bien attention. En agissant moins,
ne ferait-on pas moins de fautes? en faisant moins
de fautes, ne s'en trouverait-on pas moins mal?
et en se trouvant moins mal, n'en serait-on pas
moins malheureux? — Oui, répondit Clinias. —
Mais qui agit le moins, le riche ou le pauvre? —
Le pauvre. — Le fort ou le faible ? — Le faible.
— Celui qui a des honneurs ou celui qui n'en a
pas ? — Celui qui n'en a pas. — Qui agit moins >
* La science relative à cette fabrication.
"tLa science est ici pour la sagesse ; expression employée
plus haut, et à laquelle l'auteur va revenir.
EUTHYDÈME. 38 «
l'homme brave et éclairé ou le timide? — Le ti-
mide.— Et l'oisif, n'agit-il pas moins que l'actif?
— Oui. — Et l'homme lourd moins que l'agile,
et celui qui a la vue basse et l'ouïe dure moins
que celui qui les a bonnes? — Après que nous
fûmes convenus cfe tout cela, j'ajoutai : En
général, Clinias, il paraît que tous les biens que
nous avons nommés tels dans le commencement,
ne peuvent pas être considérés comme des
biens en eux-mêmes; qu'au contraire, s'ils sont
au pouvoir de l'ignorance, ils sont pires que les
maux contraires, parce qu'ils fournissent plus de
moyens d'agir au sot qui les possède; mais ils ne
sont préférables que s'ils sont accompagnés de
lumières et de sagesse; en eux-mêmes ils ne doi-
vent passer ni pour bons ni pour mauvais. — Il
me semble que tu as raison, dit Clinias. — Que
conclurons-nous donc de tout ceci? Qu'en gé-
néral rien n'est bon ni mauvais, excepté deux
choses, la sagesse qui est un bien, et l'ignorance
un mal. — Clinias l'avoua. — Maintenant, lui
dis-je, passons plus avant. Puisque chacun veut
être heureux, si pour l'être nous avons vu qu'il
faut user des choses et en bien user, et que leur
bon emploi et le succès nous viennent de la
science, tout homme doit, autant que possible,
et de toutes ses forces, chercher à se rendre le
38«2 EUTHYDEME.
plus sage qu'il pourra; ou ne le doit-il pas? —
Oui, me dit-il. — Il faut donc croire qu'il vaut
mieux devoir la sagesse que des richesses à son
père, à ses tuteurs et à ses amis, quels qu'ils
soient, à ceux qui se donnent pour amans,
à des étrangers ou à des concitoyens, et em-
ployer même pour avoir la sagesse les prières
et les supplications; il n'y a même ni honte
ni opprobre dans un tel but de descendre à
toutes sortes de services et de complaisances,
pourvu qu'elles soient honnêtes, envers un
amant ou envers tout autre, quand on le fait par
un vif désir de la sagesse. N'est-ce pas ton sen-
timent?— Oui, reprit-il, tu me parais avoir
dit la vérité. — Pourvu toutefois, Clinias, que
la sagesse se puisse enseigner, et qu'elle ne soit
pas un don du hasard et de la fortune; car c'est
ce qu'il nous faut encore examiner, et nous n'en
sommes pas encore convenus, toi et moi. —
Pour moi, Socrate, dit-il, je crois qu'elle peut
s'enseigner. — | Ravi de cette réponse, je lui dis :
Tu as bien fait, ô le meilleur des hommes, de
me répondre ainsi, et de m'épargner par là de
longues recherches pour savoir si la sagesse se
peut apprendre, ou non. Maintenant donc, puis-
que tu crois qu'elle se peut enseigner et qu'elle
seule procure à l'homme le succès et le bonheur,
EUÏHYDEME. 383
pourrais-tu n'être pas d'avis qu'il faut la cher-
cher?— et toi-même n'as-tu pas dessein de le
faire ? — Sans doute , Socrate, me répondit-il , je
le ferai autant que je pourrai.
A ces mots, tout satisfait : Voilà, dis-je, Eu-
thydème et Dionysodore, un modèle d'exhorta-
tion à la vertu, tel que je le désire à-peu-près,
mais grossier peut-être, pénible et diffus. Que
l'un de vous deux nous le reproduise avec art;
et si vous n'en voulez pas prendre la peine, au
moins suppléez à ce qui manque à mon dis-
cours en faveur de ce jeune garçon, et dites-
lui s'il faut qu'il apprenne toutes les sciences,
ou si une seule peut le rendre homme de bien
et heureux, et quelle est cette science. Car,
comme je vous l'ai déjà dit, nous souhaitons
tous ardemment que ce jeune homme devienne
un jour bon et sage.
Après avoir parlé de la sorte, Criton, j'écou-
tais avec recueillement pour entendre de quelie
manière ils entameraient la conversation , et
comment ils s'y prendraient pour exciter Cli-
nias à l'étude de la vertu et de la sagesse. Dio-
nysodore, le plus âgé des deux, prit le premier
la parole ; nous jetâmes tous les yeux sur lui
comme pour entendre à l'instant un discours
merveilleux. En quoi nous ne fûmes pas trom-
384 EUTHYDÈME.
j)és; car il est vrai, Criton, qu'il nous dit de
choses admirables, qui méritent d'être enten-
dues de toi, tant elles étaient capables d'exci-
ter à la vertu! — Dis-moi, Socrate, et vous tous.
qui desirez, dites-vous, que ce jeune homme
soit veVtueux, n'est-ce qu'un jeu de votre part,
ou le souhaitez-vous tout de bon et sérieuse-
ment?— Il me vint alors dans l'esprit que ces
étrangers pourraient bien avoir cru , quand
nous les avions priés d'entretenir Clinias, que
nous avions plaisanté, et que pour celails n'avaient
fait aussi que badiner. Je me hâtai donc de ré-
pondre qu'assurément c'élait tout de bon. —
Prends garde, Socrate, reprit Dionysodore, que
tu ne nies bientôt ce que tu affirmes présente-
ment. — Je sais bien ce que je dis, répondis-je,
et je suis sûr que je ne le ferai pas. — Que dites-
vous donc? vous souhaitez qu'il devienne sage?
— Cela même. — Et maintenant Clinias est-il sage
ou ne l'est-il pas? —11 dit qu'il ne l'est pas en-
core, car c'est un garçon sans vanité. — Vous
voulez donc, reprit-il, qu'il soit sage, et non-
pas ignorant ? — Oui. — Vous voulez donc qu'il
devienne ce qu'il n'est pas, et qu'il ne soit pas ce
qu'il est? — A ces mots j'étais déjà tout embar-
rassé. Dionysodore, profitant de mon trouble,
reprit aussitôt : Puisque vous voulez que Clinias
EUTHYDÈME. 385
ne soit plus ce qu'il est, vous voudriez qu'il ne
fût pas vivant? Vraiment voilà de beaux amis et
amans qui souhaitent avant tout la mort de celui
qui leur est cher !
Là-dessus Ctésippe s'enflamma de colère à
cause de ses amours, et dit : Étranger de Thu-
rium, s'il n'était pas trop impoli, je te dirais :
Retombe sur ta tète le mensonge que tu fais
sciemment en supposant de moi et des autres
ce qu'on ne peut pas même dire sans crime, que
je souhaite la mort de Clinias! — Ctésippe, lui
dit Euthydème, crois-tu qu'il soit possible de
mentir? — Oui, par Jupiter! répondit-il, à moins
que je ne sois fou. — Mais celui qui ment, dit-il
la chose dont il est question, ou ne la dit-il pas?
— Il la dit. — S'il la dit, il ne dit rien autre
chose que ce qu'il dit. — Tl le faut bien. —
Ce qu'il dit, n'est-ce pas une certaine chose?
— Qui en doute? — Celui qui la dit, dit une
chose qui est? — Oui. — Mais celui qui dit
ce qui est, dit la vérité : donc si Dionysodore a
dit ce qui est, il a parlé vrai et ne vous a point
menti. — Oui, Euthydème, répondit Ctésippe;
mais qui dit cela ne dit pas ce qui est. ■ — Alors
Euthydème : Les choses qui ne sont point ne
sont point, n'est-ce pas? — D'accord. — Les
choses qui ne sont point ne sont nullement? —
4. 25
386 EUTHYDEME.
Nullement. — Mais se peut-il qu'un homme
agisse vis-à-vis ce qui n'est pas, et qu'il fasse
ce qui n'est en aucune manière? — Il ne me
paraît pas, répondit Ctésippe. — Mais parler de-
vant le peuple , n'est-ce pas agir? — Oui , certes.
— Si c'est agir, c'est faire? — Oui. — Parler, c'est
donc agir, c'est donc faire? — Il en convint. —
Personne ne dit donc ce qui n'est pas, car il en
ferait quelque chose, et tu viens de m'a vouer
qu'il est impossible de faire ce qui n'est pas.
Ainsi, de ton propre aveu, personne ne peut
mentir, et si Dionysodore a parlé, il a dit des
choses vraies et qui sont effectivement. — Par
Jupiter! Euthydème, répondit Ctésippe, Dio-
nysodore a dit peut-être ce qui est, mais il
ne l'a pas dit comme il est. — Que dis-tu, Cté-
sippe? repartit Dionysodore; y a-t-il des gens
qui disent les choses comme elles sont ? — Il y
en a, répondit Ctésippe, et ce sont les gens de
bien, les hommes véridiques. — Mais, reprit Dio-
nysodore, le bien n'est-il pas bien, et le mal n'est-
il pas mal? — 11 l'avoua. — Et tu soutiens que
les hommes honnêtes disent les choses comme
elles sont? — Je le prétends. — Les honnêtes
gens disent donc mal le mal, puisqu'ils disent
les choses comme elles sent? — Par Jupiter! oui,
reprit Ctésippe, et surtout ils patient mal des
EUTHYDEME. 387
malhonnêtes gens : c'est pourquoi:, eros-moi,
prends garde (jiie tu ne sois de ce nombre, de
peur qu'ils ne disent du mal de toi. Car, sache-
la bien , les bons parlent mal des méchans. - —
Et des grands hommes, en parlent-ils grande-
ment, interrompit Euthydème, et des brusques
brusquement? — Oui, reprit Ctésippe, et des
ridicules ridiculement; et ils disent que leurs
discours sont ridicules. — Oh! oh! repartit Dio
nysodore, tu dis des injures, Ctésippe, tu dis
des injures. — Non, par Jupiter! Dionysodore ,
je t'estime trop; mais je t'avertis eti ami, et je
tâche de te persuader de ne jamais me dire en
face et si rudement que je souhaite la mort des
personnes qui me sont très chères.
Comme je vis qu'ils s'échauffaient trop, je m<-
mis à plaisanter Ctésippe, et lui dis : Il me
semble, Ctésippe, que nous devons accepter de
ces étrangers ce qu'ils nous disent, et ne pas dis-
puter avec eux sur des mots, pourvu qu'ils
veuillent nous faire part de leur science; car
s'ils savent refondre les hommes, d'un méchant
et d'un ignorant faire un homme de bien et un
saçe, n'importe qu'ils aient eux-mêmes décou-
vert ou qu'ils aient appris d'un autre cette es-
pèce de destruction merveilleuse par laquelle
ils font périr le méchant, et mettent à sa ;>lace
a5.
388 EUÏHYDÈME.
un homme de bien; s'ils savent cela, et il n'y a
point à en douter, puisqu'ils annonçaient tout-
à-l'heure qu'ils ont depuis peu trouvé l'art de
changer les méchans en gens de bien, accor-
dons-leur ce qu'ils demandent; qu'ils tuent ce
jeune homme, pourvu qu'ils en fassent un homme
de bien, et qu'ils nous tuent nous-mêmes à ce
prix. Si vous avez peur, vous autres jeunes gens ,
qu'ils fassent l'expérience sur moi comme * sur
un Carien; je suis vieux, je courrai volontiers
ce danger, et me voilà prêt à m'abandonner à
notre Dionysodore, comme à une autre Médée
de Colchos**. Qu'il me tue, s'il le veut, qu'il me
fasse bouillir, et tout ce qu'il lui plaira, pourvu
qu'il me rende vertueux. Alors , Ctésippe : Je
suis prêt aussi, Socrate, à m'abandonner à ces
étrangers, et, s'il leur plaît, qu'ils m'écorchent
même plus qu'ils ne font à présent, à condition
qu'ils tirent de ma peau, non pas une outre,
comme delà peau de Marsyas ***, mais la vertu.
* Voyez le Lâchés. Les Cariens, les Mysiens formaient
les esclaves grecs.
* Elle persuada les filles de Pelias de faire bouillir leur
père dans une cuve pour le rajeunir. Voyez dans Palephate
l'explication de cette fable, de incred. liist. , 44>
' Tout le monde connaît la fable de Marsyas, qui ayant.
disputé à Apollon le prix de la flûte, fut écorclié, et l'on
fit de sa peau une outre.
EUTHYDEME 3f*g
Dionysodore s'imagine que je suis eu colère
contre lui : point du tout; je ne fais que re-
pousser ce qu'il m'attribue à tort dans ses dis-
cours. Il ne faut pas appeler injure, Dionyso-
dore, ce qui n'est que contradiction : injurier
est tout autre chose. — Là-dessus, Dionysodore
prit la parole , et dit : Tu parles, Ctésippe,
comme si c'était quelque chose que contredire.
— Assurément , oui , répondit-il ; mais toi , Dio-
nysodore , est-ce que tu ne le crois pas ? — Tu
ne me prouveras jamais que tu aies entendu
deux hommes se contredire l'un l'autre. — Soit;
mais voyons si Ctésippe ne te le prouvera pas au-
jourd'hui en contredisant Dionysodore. — 'T'en-
gages-tu à me rendre raison de cette prétention
en me répondant? — Assurément. — Ne peut-on
pas parler de toutes choses? — Oui. — Comme
elles sont , ou comme elles ne sont pas ? —
Comme elles sont. — Car, s'il t'en souvient,
Ctésippe, nous avons prouvé tout-à-1'heure que
personne ne dit ce qui n'est pas; on n'a pas
encore entendu dire un rien. — Eh bien, re-
prit Ctésippe , nous contredisons-nous moins
pour cela, toi et moi? — Nous contredirions-
nous si nous savions tous deux ce qu'il faut
dire d'une chose? ou plutôt ne dirions-nous pas
alors tous deux la même chose? — Ctésippe l'a-
3go EUTHYDÈME.
voua. — Mais nous contredisons-nous , quand
ni l'un ni l'autre nous ne disons point la chose
comme elle est, ou n'est-il pas plus vrai qu'alors
ni l'un ni l'autre ne parle de la chose? — Cté-
sippe l'avoua encore. - - Mais quand je dis ce
qu'une chose est, et que tu dis une autre chose,
nous contredisons-nous alors ? ou plutôt ne
parlé-je pas, moi, de cette chose, tandis que toi,
tu n'en parles pas du tout? Et comment celui
qui ne parle pas d'une chose pourrait-il contre-
dire celui qui en parle? — À cela, Ctésippe
resta muet. Pour moi, étonné de ce que l'en ten-
dais : Comment dis-tu cela, Dionysodore? lui
demandai-je ; j'ai souvent entendu mettre en
avant cette proposition, et je l'admire toujours.
L'école de Protagoras* et même de plus anciens
philosophes s'en servaient ordinairement. Elle
m'a toujours semblé merveilleuse, et tout dé-
truire et se détruire elle-même. J'espère que
tu m'en apprendras mieux qu'un autre la vraie
raison. On ne peut pas dire des choses fausses:
c'est là le sens de la proposition , n'est-ce pas ? Il
faut nécessairement que celui qui parle dise la vé-
rité, ou qu'il ne dise rien du tout? — Dionysodore
l'avoua. — Veut-on dire par là qu'il est impossi-
* Voyez le Théétète , t. II.
EUTHYDEMK 3$i
ble de dire des choses fausses, et qu'il est seule-
ment possible d'en penser ? — Non, pas même d'en
penser, me dit-il. — Il n'y a donc point d'opinion
fausse? — Non, répondit-il. — C'est-à-dire qu'il
n'y a point d'ignorance ni d'ignorans;. car si on
pouvait se tromper, ce serait ignorance. — As-
surément , dit-il. — Mais cela ne se peut. — ■ Non,
certainement. — Ne parles-tu de la sorte, Dio-
nysodore, que pour parler et nous étonner,
ou crois-tu en effet qu'il n'y ait point d'ignorans
au monde? — Mais c'est à toi à me prouver le
contraire. — Et cela se peut-il, selon ton opi-
nion, et y a-t-il moyen de réfuter, si personne ne
se trompe? -Non, dit Euthydème, c'est im-
possible.— Aussi ne t'ai je pas demandé, reprit
Dionysodore, de réfuter; car comment deman-
der ce qui u'est pas? — O Euthydèmel lui dis-
jc, je ne comprends pas encore à fond toutes
ces belles choses; mais je commence cependant
a voir jour un peu. Peut-être vais-je te faire
une question assez niaise, mais pardonne-la-
moi. S'il est impossible de se tromper, ou d'à
voir une opinion fausse, ou d'être ignorant, il
est aussi impossible de commettre une faute en
pissant; car alors celui qui fait quelque chose ne
peu* se tromper dans ce qu'il fait. N'est-ce pas
am-i que vous l'entendez? — Tout-à-fait , dit-il.
392 EUTHYDÈME.
— Voici maintenant cette question un peu
niaise que je voulais faire. Si nous ne pouvons
nous tromper ni dans nos actions, ni dans nos
paroles, ni dans nos pensées, par Jupiter! alors
qu'ëtes-vous venus enseigner ici? N'avez-vous
pas annoncé tout-à-l'heure que vous sauriez
enseigner la vertu mieux que personne à tous
ceux qui voudraient l'apprendre? — Radotes-
tu donc déjà, Socrate , reprit Dionysodore,
pour venir répéter ici ce que nous avons dit
plus haut? En vérité, y eût-il déjà un an que
j'eusse avancé une chose, tu nous la répéterais
encore; mais pour ce que nous disons présente-
ment, tu ne saurais qu'en faire. — C'est qu'as-
surément ce sont des choses très difficiles, lui
répondis-je, puisqu'elles sont dites par d'habiles
gens. Ce que tu viens de dire en dernier lieu
n'est pas moins difficile, et on ne sait qu'en faire;
car quand tu me reproches, Dionysodore, que
je ne saurais que faire de ce que tu dis, que
prétends-tu? N'est-ce pas que je ne peux le réfu-
ter? Réponds-moi; tes paroles, que je ne savais
que faire de tes argumens, veulent-elles dire au-
tre chose? — C'est de ce que tu dis là qu'il est
difficile de faire quelque chose. Réponds-moi,
Socrate. — Avant que tu aies répondu, Diony-
sodore? — Comment, tu ne veux pas répondre?
EUTHYDÈME. 393
— Le premier , cela est-il juste ? lui dis-je. —
Très juste. — Et par quelle raison? demandai-je.
Evidemment, comme tu t'es donné à nous pour
un homme merveilleux en 1 art de parler, tu sais
parfaitement aussi quand il faut répondre et
quand il ne le faut pas. Ainsi tu ne me réponds
point parce que tu ne trouves pas à propos de
répondre maintenant. — C'est badiner, dit-il, et
non pas répondre. Fais ce que je te dis, mon
ami, et réponds, puisque tu conviens que je
suis plus habile que toi. — Il faut donc obéir,
c'est une nécessité à ce qu'il paraît ; tu es le
maître. Interroge donc. — Veux-tu dire que ce
qui veut dire quelque chose est animé*, ou bien
crois-tu que les choses inanimées veulent dire
quelque chose? — Celles-là seulement qui sont
animées. — Eh bien , connais-tu des paroles ani-
mées? — Par Jupiter, non! — Pourquoi donc de-
mandais-tu tout-à-i'heure ce que mes paroles vou-
laient dire? — Il n'y a pas d'autre raison si ce
n'est que je me suis trompé par ignorance. Peut-
être aussi que je ne me suis pas trompé , et que
j'ai eu raison d'attribuer de l'intelligence aux pa-
roles. Que t'en semble, me suis-je trompé, ou
non? car si je ne me suis pas trompé, tu as beau
* Plaisanterie fondée sur le double sens de voèiv.
394 EUTHYDÈME.
être habile , tu ne saurais me réfuter ni que faire
de mes paroles ; et si je me suis trompé , tu
n'as pas non plus bien parlé , puisque tu as
soutenu qu'il était impossible de se tromper. Et
il n'y pas un an que tu as dit cela. Mais il
me semble, o Dionysodore et Euthydème, que
ce discours en reste toujours au même point, et
qu'aujourd'hui comme autrefois en détruisant
tout il se détruit lui-même. Votre art même,
si admirable de subtilité , n'a pu trouver le
moyen d'empêcher cela. — Là-dessus Ctésippe
s'écria : Nos amis de Thurium , de Chios , où
de quelle autre ville il vous plaira, tout ce que
vous dites est merveilleux , et il vous coûte
peu de rêver éveillés. Craignant qu'ils n'en vins-
rent aux injures, je tâchai d'apaiser Ctésippe et
lui dis : Je te répète, Ctésippe, ce que j'ai déjà
dit à Clinias : tu ne connais pas la merveilleuse
science de ces étrangers; ils n'ont pas voulu nous
l'exposer sérieusement , mais imiter Protée * ,
le sophiste égyptien , et nous tromper par des
prestiges. Imitons donc, de notre côté,Ménélas,
cl ne leur donnons point de relâche y jusqu'à
ce qu'ils nous aient montré le coté sérieux de
leur science, car je suis persuade que nous aurons
' Odyss*) liv. IV, v. 4'7 et s.uiv.
EUTHYDÈME. 3o3
quelque chose d'admirable à voir quand une fois
ils voudront agir sérieusement. Employons donc
les prières, les conjurations et les invocations
pour qu'ils se découvrent à nous. Mais je veux
encore auparavant leur expliquer de quelle ma-
nière je les supplie de se montrer à moi ; et pour
cela je reprendrai le discours où il a été inter-
rompu et tâcherai d'en exposer le reste de mon
mieux. Peut-être parviendrai-je à les toucher, et
que, par pitié des efforts que j'ai faits pour arri-
ver au sérieux , ils agiront enfin sérieusement
eux-mêmes.
Mais toi, Climas , rappelle -moi donc où
nous en étions demeurés tout-à-1'heure. N'est-
ce pas où nous étions enfin tombés d'accord
qu'il fallait nous livrer à la philosophie? — Oui,
répondit-il. - La philosophie, n'est-ce pas
l'acquisition d'une science ? — Assurément. —
Mais quelle est la science qu'il importe d'ac-
quérir ? n'est - ce pas simplement celle qui
nous est profitable ? — C'est celle-là même. —
Or, si nous savions trouver, en parcourant la
terre , les lieux où est caché le plus d'or, cette
connaissance nous serait-elle profitable? — Peut-
être , me dit-il. — Mais nous avions prouvé
plus haut, repris-je, qu'il serait inutile que, sans
aucun travail et sans creuser la terre, tout se
3g6 EUTHYDÈME.
changeât pour nous en or , et qu'il ne servirait
à rien de savoir transformer les Dierres en or, si
nous ne savions pas aussi en faire usage. T'en
souvient-i!? — Oui, très bien. — Il paraît doue
que de même aucune science ne nous apportera
d'utilité, ni l'économie*, ni la médecine, ni toute
autre, si tout en sachant faire elle n'apprenait à
se servir de ce qu'elle fait. N'est-ce pas? — Il l'a-
voua. — Celle même qui rendrait immortel sans
apprendre à faire usage de l'immortalité, ne nous
serait pas fort utile , d'après ce que nous avons
établi. — Nous fûmes d'accord là-dessus. — Nous
avons donc besoin, mon bel entant, continuai-je ,
d'une science qui sache faire et sache user de ce
qu'elle a fait. — C'est évident, me dit-il. — Il n'est
donc point nécessaire que nous soyons faiseurs de
lyre, et que nous apprenions cette science ; car
ici l'art de faire et l'art d'user sont deux choses
distinctes, et fart de faire une Ivre est bien dif-
fièrent de l'art d'en jouer : n'est-il pas vrai ? —
Il l'affirma. — Nous n'avons pas non plus be-
soin de l'art de faire des flûtes, car c'est encore
la même chose. — Il en convint. — Mais, au
nom des dieux, contmuai-je, est-ce peut-être
\;/,iu.aTi<rrixr, , ]a science de l'économie , l'art de faire
fortune.
EUTHYDÈME. 397
l'art de faire des harangues qu'il faut ap-
prendre pour être heureux? — Je ne le crois
pas , me répondit Clinias. — Et pourquoi ? —
Parce que je vois des faiseurs de harangues qui
ne savent pas mieux se servir de leurs discours
que les faiseurs de lyres de leurs instrumens ;
et dans ce genre aussi il y a des hommes qui
savent employer ce que d'autres ont fait , sans
être capables par eux-mêmes de faire une haran-
gue. Il n'est donc pas moins évident que pour
les harangues l'art de les faire et l'art de s'en
servir sont deux arts différens. — Tu me parais
avoir donné une preuve suffisante, repris-je,
que l'art de faire des harangues n'est pas
celui dont l'acquisition puisse rendre heureux.
Je m'imaginais cependant que la science que
nous cherchons depuis long-temps serait celle-
là; car, pour te dire la vérité, Clinias, toutes les
fois que je parle à ces faiseurs de harangues, je
les trouve admirables , et leur art me paraît di-
vin et sublime ; et cela n'est pas étonnant , puis-
qu'il fait partie de l'art des enchantemens et ne
lui est inférieur que de peu. L'art des enchante-
mens adoucit la fureur des vipères, des araignées,
des scorpions et des autres bêtes, et celles des ma-
ladies; l'art des harangues conjure et adoucit les
juges, l'assemblée et toute espèce de foule. "N'est-
398 EUTHYDÈME.
ce pas ton sentiment ? — Je n'en ai point d'autre ,
me répondit -il. — Où nous tournerons- nous
donc, et à quel art nous adresser? — Je ne le
vois guère. — Attends, je crois l'avoir trouvé.-—
Quel est- il? reprit Clinias. — L'art militaire, ré-
pondis-je, me parait l'art dont l'acquisition
doit nous rendre heureux. — Je ne suis pas de
cet avis, moi. — Pourquoi ? — Ce n'est qu'une
chasse aux hommes. — Eh bien ? — Toute chasse,
me répondit-il, ne fait que découvrir et pour-
suivre la proie : quand elle est prise, on n'est
pas encore en état de s'en servir- ; les chasseurs
et les pécheurs la mettent entre les mains des
cuisiniers. Les géomètres, les astronomes, les
arithméticiens sont aussi des chasseurs , car ils
ne font pas les figures et les nombres , mais ils
cherchent ce qui existe déjà ; et ne sachant pas
se servir de leurs découvertes, les plus sages
d'entre eux les donnent aux dialecticiens, afin
qu'ils les mettent en usage. — Quoi! Clinias, lui
répondis-je , ô le plus beau et le plus sage des en-
fans, en est-il ainsi? — Certainement, dit-il, et
de même les généraux après qu'ils se sont rendus
maîtres d'une place ou d'une armée, les aban-
donnent aux politiques, parce qu'ils ne savent
pas comment user de ce qu'ils ont pris ; juste-
ment comme les chasseurs de cailles abandon-
EUTHYDÈME. 3,, |
nent leur proie à ceux qui les nourrissent. Si
donc, pour nous rendre heureux, il nous faut un
art qui sache user de ce qu'il a fait, ou pris à
la chasse, cherchons-en un autre que l'art mili-
taire.
CRITON.
Que dis-tu, Socrate! serait-il possible que ce
jeune garçon eût ainsi parlé ?
socrate.
Tu en doutes?
CRITON.
Oui, par Jupiter! car s'il a parlé de la sorte,
il n'aura plus besoin ni d'Euthydème, ni de tel
autre homme que ce soit pour maître.
SOCRATE.
Par Jupiter! est-ce Ctésippe qui a parlé de la
sorte , et 1 aurais-je oublié?
CRITON.
Eh quoi ! Ctésippe ?
SOCRATE.
Au moins, suis-je certain que ce ne fut ni Eu-
thydème ni Dionysodore. Ou n'y avait-il pas là
quelque esprit supérieur, mon cher Criton, qui
prononçât ces paroles? pour les avoir entendues,
j'en suis certain.
CRITON.
Oui, par Jupiter! Socrate, il me paraît qne
.
4oo EUTHYDEME.
ce devait être un esprit supérieur. Mais après ,
avez-vous cherché encore une autre science et
trouvé enfin celle que vous cherchiez ?
SOCRATE.
Comment , trouvé, mon ami ? Nous ne prê-
tions pas moins à rire que les enfans qui courent
après les alouettes. Quand nous pensions en
tenir une , elle nous échappait. Je ne te répé-
terai pas toutes celles que nous avons examinées ;
mais, arrivés à l'art de régner, et considérant s'il
était capable de rendre les hommes heureux,
nous nous vîmes tombés dans un labyrinthe où ,
croyant être à la fin , nous étions obligés
de retourner sur nos pas , et nous nous re-
trouvions , comme au commencement de nos
recherches, aussi dépourvus que nous l'étions
d'abord.
CRITON.
Comment cela , Socrate ?
SOCRATE.
Je vais te le dire. La politique et la science de
régner nous parurent la même chose.
CRITON.
Eh bien ?
SOCRATE.
\ oyant que Part militaire et tous les autres
se mettent au service de la politique, comme de
EUTHYDEME. /|0r
la seule science qui sache faire usage des cho-
ses, il nous parut évident que c'était celle que
nous cherchions , qu'elle était la cause de la
prospérité publique, et qu'en un mot, selon le
vers d'Eschyle *, elle était seule assise au gou-
vernail de l'état, dirigeant tout et commandant
à tout pour l'utilité commune.
CRITON.
Et n'était-ce pas bien pensé, Socrate?
SOCRATE.
Tu en jugeras toi-même, Griton, si tu as la
patience d'entendre ce qui suit. Nous exami-
nâmes à son tour l'affaire de cette manière. Cette
science de régner, à qui tout est soumis, fait-
elle quelque chose, ou ne fait-elle rien? Nous
avouâmes tous qu'elle faisait quelque chose. Et
toi, Criton, ne dirais-tu pas de même?
CRITON.
Oui.
SOCRATE.
Que fait-elle donc, à ton sens ? Si je te disais :
Que produit la médecine dans son domaiue? ne
me répondrais-tu pas, La santé?
CRITON.
Oui.
* Voyez le second vers des Sept devant Thèbes.
4. iti
fiojs EUTHVDEME.
SOCRATE.
Et ton art , l'agriculture , dans son domaine ,
quel ouvrage fait-elle? Ne me répondrais-tu pas
quelle tire de la terre notre nourriture?
CRITON.
Oui.
SOCRATE.
Et la science de régner , dans son domaine
aussi, que produit-elle? peut-être es-tu un peu
embarrassé ?
CRITON.
J'en conviens, Socrate.
SOCRATE.
Et nous aussi, Criton. Mais tu sais du moins
que si c'est la science que nous cherchons , elle
doit être utile.
CRITON.
Sans doute.
SOCRATE.
C'est-à-dire qu'il faut qu'elle nous apporte
du bien.
CRITON.
Cela est nécessaire, Socrate.
SOCRATE.
Or, nous étions tombés d'accord, Clinias et
moi , que le bien n'était autre chose qu'une
science.
EUTHYDEME. /,o3
CRI TON.
(.'est ce que tu m'as dit.
SOCRATE.
Et nous avions trouvé que toutes ces choses
qu'on pourrait regarder comme l'ouvrage de la
politique, telles que la richesse, la liberté, la paix
des citoyens , n'étaient ni bonnes ni mauvaises ;
mais que la politique devait nous instruire et
nous rendre sages , pour être, cette science que
nous cherchons et qui doit nous être utile et
nous rendre heureux.
CR1TON.
En effet : du moins tu m'as raconté tout-à-
l'heure que vous en étiez convenus.
SOCRATE.
Mais la science de régner rend-elle les hommes
sages et bons ?
CRITOJV.
Qui l'empêcherait, Socrate?
soc RATE.
Mais les rend-elle tous bons et en toutes cho-
ses? leur apprend-elle toute science, celle du cor-
royeur, du charpentier, et les autres?
CRITON.
Je ne crois pas , Socrate.
SOCRATE.
Mais quelle science nous apporte-t-elle enfin ,
a6.
4o<n EUTHYDEME.
et à quoi nous profile-t-elle? Il ne faut pas qu'elle
ne sache faire que des choses qui ne sont ni
bonnes ni mauvaises ; elte ne doit nous appren-
dre d'autre science qu'elle-même; disons donc
quelle elle est, et à quoi elle est bonne. Dirons-
nous, Criton, que c'est une science avec la-
quelle nous pouvons rendre les autres bons?
CRITON.
Je le veux bien.
SOC RATE.
Mais à quoi seront-ils bons, et à quoi utiles ?
Dirons-nous encore qu'ils en formeront d'autres
semblables à eux, et ceux-là d'autres encore?
Mais nous ne verrons jamais en quoi ils sont
bons , puisque nous ne comptons pas tout ce
qu'on regarde comme l'ouvrage de la politi-
que. 11 nous arrive donc , comme on dit , de ra-
bâcher toujours la même chose, et, comme je
disais tout-à-l'heure, nous sommes encore aussi
éloignés, et même plus que jamais, de trouver
cette science qui rend les hommes heureux.
CRITON.
Par Jupiter! Socrate, vous étiez là dans un
grand embarras.
SOCRATE.
Aussi , Criton , nous voyant tombés dans cet
embarras , j'invoquai les étrangers comme les
EUTHYDEME. /jo5
tUoscures *, et les priai de toute la force de ma
voix de venir à, notre secours , de dissiper cette
tempête, de prendre enfin la chose au sérieux ,
et de nous enseigner sérieusement cette science
dont nous avons besoin pour passer heureuse-
ment le reste de notre vie.
CRITON.
Eh bien, Euthydème daigna-t-il vous mon-
trer quelque chose?
SOCKATE.
Comment , s'il nous l'a montré! vraiment oui .
et il commença son discours d'un ton superbe :
Veux-tu, Socrate. me dit-il, que je t'enseigne
cette science dont la recherche vous donne tant
d'embarras, ou que je te montre que tu la pos-
sèdes déjà? — O bienheureux Euthydème! lui
dis- je , cela dépend-il de toi ? — Absolument,
répondit-il. *«- Par Jupiter ! fais-moi donc voir
que je la possède ; car cela me sera bien plus
commode que de l'apprendre à l'âge où je suis.
— Réponds-moi donc, me dit-il: Y a-t-il quelque
chose que tu saches? — -Oui, et beaucoup de
choses, mais de, peu de conséquence. — Cela suf-
fit. Crois-tu qu'entre les choses qui sont, il y en
ait quelqu'une qui ne soit pas ce quelle est? —
'•Castor et Pollux, fils de Jupiter, dieux des navigateurs.
4o6 EUTHYDEME.
Par Jupiter ! cela ne se peut. — Ne dis-tu pas,
coutinua-t-il, que tu sais quelque chose? — Oui.
— N'es-tu pas savant si tu sais ? — Je suis sa-
vant de ce que je sais. — Cela n'importe, nie
dit- il. Si tu es savant, ne faut-il pas que tu sa-
ches tout ? — Non , par Jupiter ! lui dis-je , puis-
que j'ignore bien d'autres choses. — Mais si tu
ignores quelque chose, tu es donc ignorant? —
De ce que j'ignore , mon cher. — Tu n'en es
pas moins ignorant, dit-il; et tout-à-1'heure tu
assurais que tu étais savant; ainsi tu es ce que
tu es, et en même temps tu ne l'es pas. — Soit ,
Euthydème, lui répondis-je, car, comme on dit,
tu parles d'or ; mais comment possédé-je cette
science que nous cherchons? N'est-ce pas a cause
qu'il est impossible qu'une chose soit et ne soit
pas? de sorte que si je sais une chose, il faut
que je sache tout , parce que je ne saurais être
savant et ignorant à-la-fois , et que si je sais tout ,
il faut que je possède aussi cette science ? N'est-
ce pas ainsi que vous raisonnez , et est-ce là le
tin de votre art? — Tu te réfutes toi-même ,
Socrate, répondit- il. — Mais, Euthydème, re-
pris-je, la même chose ne t'est-elle pas arrivée?
Pour moi , je n'aurais jamais envie de me plaindra
d'une aventure qui me sera commune avec toi
et ce cher Dionysodore. Dis-moi donc, n'y a-t-il
EUÏHYDÈMJi. 4o7
pas des choses que vous savez, et d'autres que
vous ne savez pas? — Point de tout, me répon-
dit Dionysodore. — Comment! repart is-je £ vous
ne savez donc rien? — Si fait. — Vous savez donc
tout , puisque vous savez quelque chose? — Oui ,
tout, répondit-il, et toi aussi, tu sais tout, è\
tu sais, ne serait-ce qu'une seule chose. — O Ju-
piter ! quelle merveille m'écriai-je, et quel bien
précieux nous est révélé! Mais les autres hom-
mes savent-ils aussi tout, ou ne savent-ils rien?
— Il est impossible, répondit-il, qu'ils sachent
une chose et qu'ils en ignorent une autre, qu'ils
soient savansetignorans tout à-la-fois. — Mais que
dirons-nous donc? demandai-je. — Nous dirons-,
répondit-il , que tous les hommes savent tout,
dès qu'ils savent une seule chose. — Grands
dieux! Dionysodore, je vois bien que vous
parlez enfin sérieusement, et que mes prières
ont été entendues. Vraiment se peut-il que vous
sachiez tout? par exemple, l'art du charpentier
et du tanneur ? — Oui, me dit-il. — Seriez-vous
aussi cordonniers? — Par Jupiter! oui, et sa-
vetiers aussi. — Vous n'ignorez donc pas non
plus le nombre des astres et des grains de sable?
— Non , me dit-il ; crois-tu que nous ne le sou-
tenions pas ?
Ctésippe prenant là-dessius la paroie : O Dio-
4o« EUTHYDEME.
nysodore, dit-il, fais-moi voir par quelque expé-
rience que vous dites la vérité. — Quelle expé-
rience demandes-tu ? répliqua-t-il. — Sais-tu com-
bien Euthydème a de dents, et Euthydème,
combien tu en as ? — Ne te suffit-il pas , répon-
dit-il, d'avoir entendu que nous savons tout? —
Point de tout ; mais répondez cette seule fois
pour nous prouver que vous dites la vérité ; et
si vous dites précisément l'un et, l'autre combien
vous avez de dents, et que le nombre soit juste,
car nous les compterons , nous vous croirons
pour tout le reste. — Eux , soupçonnant que
Ctésippe se moquait , ne lui répondaient, à tout
ce qu'il leur demandait, que généralement, di-
sant qu'ils savaient tout. Pour Ctésippe,. il se
donnait beau jeu , et il n'y avait rien qu'il ne
demandât, même les choses les plus ridicules. A
quoi ils persistaient à répoudre intrépidement
qu'ils savaient tout , comme les sangliers qui s'en-
ferrent eux-mêmes dans l'épieu ; de sorte que
mon incrédulité me poussa enfin à demander
moi-même à Euthydème si D:onysodore savait
aussi danser. — Euthydème m'assura que oui. —
Mais sauterait-il sur des épées nues, la tête en
l>as? saurait-il faire la roue. à son âge0 poussc-
t-il l'habileté jusque-là ? — Il n'y a rien qu'il
ignore, répondit-il. i — Mais n'est-ce que depuis
EUTHYDEME. 409
peu que vous savez tout, ou si vous le savez de
tout temps? — De tout temps, répondit-il. —
Quoi! dès votre plus tendre enfance, et aussitôt
que vous êtes nés, vous saviez tout? --- Tout,
répondirent-ils l'un et l'autre.
Cela nous parut tout-à-fait incroyable. Alors
Euthydème, s'adressant à moi: Tu ne nous crois
pas, dit-il , Socrate? — Je ne crois qu'une chose,
c'est que vous êtes fort habiles, — Si tu veux
me répondre, dit-il, je te ferai avouer à toi-
même ces admirables choses. — Oh! répondis-
se, je serai bien aise d'en être convaincu ; car
jusqu'ici j'ignorais ma science, et si tu me fais
voir que je sais tout et que je 1 ai toujours su ,
quel bonheur plus grand pourrait m'arriver
dans cette vie ? — Réponds-moi donc. — Inter-
roge ; je répondrai. — Eh bien , Socrate, es-tu
savant en quelque chose, ou en rien du tout?
— En quelque chose. — Et est-ce par ce qui fait
que tu es savant , que tu sais, ou par quelque
autre chose? — Parce qui fait que je suis savant,
car tu veux parler de mon âme, n'est-ce pas? —
N'as-tu pas honte, Socrate, d'interroger quand
on t'interroge? — Soit, répliquui-je ; mais que
veux-tu qfte je fasse? Je ferai tout ce que tu vou-
dras; quoique je ne sache pas ce que tu me de-
mandes , tu exiges que je réponde et que je
4io EUÏHYDEME.
n'interroge jamais. — Mais tu entends quelque
chose à ce que je demande ? — Oui. — Réponds
donc à ce que tu entends. — Mais, lui dis-je, si
en m'interrogeant tuas une chose dans l'esprit,
et que j'en entende une autre , et que je réponde
a ce que j'entends, seras-tu satisfait de réponses
étrangères à la question?— Cela me suffira,
dit-il ; mais non pas à toi, à ce qu'il parait. —
Je ne répondrai donc point , par Jupiter , m'é-
criai-je, que je ne sache ce que l'on me demande.
— Tu ne réponds pas à ce que tu entends, car
lu ne dis que des sottises, et tu fais le niais mal-à-
propos. — Je vis alors qu'il était irrité contre
moi pour avoir démêlé les mots dans lesquels
il voulait m'envelopper. Il me souvint aussitôt
de Connos, qui se fâche toujours quand je ne lui
obéis pas, et iînit par me laisser là comme un
homme indocile. Étant donc résolu de fréquen-
ter ces étrangers , je crus que je devais leur
obéir, de peur qu'ils ne me repoussassent comme
un entêté, et je dis à Euthvdème: hh bien , si tu
U* trouves bon de la sorte, faisons ce qu'il te
plaira ; tu connais mieux que moi les lois de la
dispute , car tu y es maître, et moi j'y suis en-
tièrement neuf. Reprends donc tes interrogations
des le commencement. — Héponds-moi , dit-il'
ce que tu sais, le sais-tu par le moyen de quel-
EUTHYDÈME. f\\ i
que chose ou de rien ? — Oui , répondis-je , par le
moyen de mon àme. — Encore ! dit-il , il répond
plus qu'on ne lui demande -y je ne demande pas
par quoi tu sais , mais si tu sais par quelque
chose. — C'est encore mon ignorance, repris-je,
qui m'a fait répondre plus qu'il ne fallait; mais
pardonne, des à présent je vais répondre tout
simplement. Ce que je sais, je le sais toujours
par le moyen de quelque chose. — Est-ce tou-
jours par le même moyen, conîinua-t-il, ou tan-
tôt par l'un tantôt par l'autre? Toujours, lui
répondis-je par le même moyen, quand je sais.
— Ne cesseras-tu jamais d'ajouter? s'écria-t-il. —
Mais , lui dis-je , c'est de peur que ce toujours ne
nous trompe. — Non pas nous, dit-il, mais toi
peut-être. Réponds : est-ce toujours par le même
moyen que tu sais? — Toujours , répondis-je,
puisqu'il faut oter ce quand. — C'est donc tou-
jours par ce moyen que tu sais. Et comme tu sais
toujours, sais-tu une chose par ce moyen par
lequel tu sais, et une autre par un autre; ou
bien sais-tu toutes les choses par ce moyen? —
C'est par ce moyen que je sais toutes les choses
que je sais , répondis-je. — Le voila encore re-
tombé dans la même faute! — Eh bien, je re-
tire ce : ce que je sais. — Il ne s'agit pas de rien
retirer, ce n'est pas ce que je demande. Mais ré-
4«2 EUTHYDEME.
ponds-moi : pourrais-tu savoir toutes les choses ,
si tu ue savais pas tout? — Impossible, répon-
dis-je. — Alors il me dit: Ajoute maintenant ce
qu'il te plaira , tu m'as avoué que tu savais tout.
— En effet, lui dis-je, s'il ne faut tenir aucun
compte de ce que je sais, il paraît que je sais
tout. — Or, tu as aussi avoué que tu sais tou-
jours par le moyen par lequel tu sais, soit quand
lu sais, soit de quelque autre manière que tu le
voudras prendre ; tu as donc avoué que tu sais
toujours et que tu sais tout. Il est donc évident
que tu savais étant enfant, quand tu es né, et
quand tu fus engendré ; même avant que de
naître et avant la naissance du monde, tu as su
toutes choses, puisque tu sais toujours ; et, par
Jupiter, tu sauras toujours et toutes choses, si
je le veux. — Incomparable Euthydème, lui dis-
je, veuille-le, je t'en prie, si toutefois tu dis la
vérité. Mais je crains que tu n'en aies pas la
force , à moins que ton frère Dionysodore n'y
consente, aussi bien que toi ; niais s'il lé faisait,
cela pourrait être. Dites-moi, cependant (i ai
d ailleurs je ne saurais vous contester que je ne
sache tout, a vous qui êtes dune sagesse plus
qu'humaine ; il faut le croire puisque c est vous
qui le dites , dis-moi, Euthydème, comment je
peux prétendre (pie je sais que les «eus de bien
EUTHYDÈME. 4,3
sont injustes; sais-je cela, on ne le sais-je pas?
— Tu le sais. — Quoi? — Que les gens de bien ne
sont pas injustes. — Assurément, lui dis-je, et
depuis long-temps ; mais ce n'est pas là ce que
je demande, mais où j'ai appris que les gens de
bien sont injustes. — Nulle part, dit Dionvso-
dore. — Je ne le sais donc pas? repartis-j«. — Là-
dessus Euthydème : Tu nous gâtes l'affaire , dit-il à
Dionysodore ; maintenant il paraîtra ne pas savoir,
et par là savant et ignorant à-la-fois. Dionysodore
rougit. — Et moi : Mais Euthydème, lui dis-je,
q n'en dis-tu , toi ? Ton frère qui sait tout , te parait-
il avoir mal répondu? Ici Dionysodore prenant
vite la parole : Moi , dit-il , le frère d'Euthydème ?
— Laissons cela, mon ami, lui dis-je, jusqu'à ce
qu'Euthydème m'ait fait voir que je sais que les
gens de bien sont, injustes, et ne m'envie pas
cette belle vérité. — Tn fuis, Socrate, et ne
veux pas répondre, dit alors Dionysodore. —
N'ai-je pas raison de fuir? mécriai-je ; je suis
plus faible que chacun de vous, comment ne
m'enfuirais- je pas devant tous les deux? Je ne
suis pas si fort qu'Hercule, qui n'eût pas été lui-
même en état de combattre à-la-fois l'hydre, ce
sophiste qui présentait toujours plusieurs tètes
nouvelles à chacune qu'on lui coupait; et Cancer-,
cet autre sophiste, venu de la mer, et débarqué,
',./, EUTHYDÈME.
je crois, tout récemment, qui attaquant Hercule
par la gauche , et le poussant vivement , le força
d'appeler à son secours son neveu Iolas ; et ce-
lui-ci lui arriva bien à propos. Mais si Patrocle,
mon Iolas, arrivait, les choses n'en iraient que
plus mal*. — Réponds-moi, dit Dionysodore, puis-
que c'est toi qui mets le discours là-dessus: Iolas
était-il plutôt neveu d'Hercule que le tien ? —
Je vois bien , Dionysodore , que le meilleur parti
est de te répondre , autrement tu ne mettrais ja-
mais fin à tes interrogations, quoique je sache
bien que c'est par jalousie que tu veux m'em-
pêcher d'apprendre d'Euthydème le secret qu'il
allait me dire. — Réponds donc, me dit-il. —
Oui, je réponds qu'Iolas était neveu d'Hercule,
et qu'il n'est pas du tout le mien, à ce qu'il me
semble, car mon frère Patrocle n'était pas son
père. C'était, il e.st vrai, un nom à- peu-près sem-
blable, Iphiclès**, frère d'Hercule. — Patrocle est
* Sur le combat d'Hercule et d'Iolas, contre l'hydre et le
(.lancer. Voyez Palephate, De lncred. ; et Apollodore, II, 5. 2.
— Patrocle est un frère peu connu de Socrate. Il n'en est pas
question ailleurs dans l'antiquité, à moins qu'avec Hemste-
rhuis ou ne veuille le voir dans le sculpteur cité dans le
Songe de Lucien, t. I, p. 195.
" En grec Patroclès et Iphiclès. Cette allusion à la res-
semblance de désinence est intraduisible en français.
EUTHYDÈME. Zj . S
donc ton frère ? — Oui , frère de mère , et non
de père. -- Il est donc ton frère, et il ne l'est
pas? — Il est vrai, il n'est pas mon frère de
père, car son père s'appelait Chérédème , et le
mien Sophronisque. — Mais Chérédème était
père , et Sophronisque aussi ? — Sans doute ,
Chérédème était père de Patrocle, et Sophronis-
que était le mien. — Chérédème était donc autre
que père? — Oui, répondis-je, autre que mon
père. — Était-il père , étant autre que père
ou es-tu la même chose qu'une pierre ? — Je
crains bien que je ne paraisse tel entre tes
mains ; il me semble pourtant que je ne le suis
pas. — Tu es donc autre chose qu'une pierre?
— Oui, autre chose. — Si tu es autre chose
qu'une pierre tu n'es donc pas une pierre? et
si tu es autre chose que de l'or, tu n'es pas de
l'or ? — Assurément. - De même Chérédème ne
sera pas père, puisqu'il était autre chose que
père. — Il paraît, lui dis-je, qu'il n'est pas père.
- Et si Chérédème est père, ajouta Euthydème,
Sophronisque à son tour étant autre chose que
père, n'est pas père; de sorte que tu n'as pas de
père, Socrate. — Ctésippe intervint et dit : Mais
la même chose n'arrive-t-elle pas à votre père ?
n'est-il pas autre que mon père? — Il s'en faut
bien, répondit Euthydème. — Était-il le même?
/,iG EUTHYDÈME.
— Le même. — Je n'y pourrais consentir. Mais
dis-moi, Euthydème, est-il seulement mon père,
ou l'est-il aussi des autres hommes? — Aussi des
autres, répondit-il. Voudrais-tu qu'un même
homme fût père et ne le fut pas ? — Je l'au-
rais cru, dit Gtésippe. — Que l'or ne fût pas
de l'or, qu'un homme ne fût pas un homme? —
Prends garde, Euthydème; tu ne mêles pas,
comme on dit, le lin avec le lin*; certes, tu
m'apprends là une chose admirahle, que ton père
est père de tous les hommes. — Il l'est toutefois.
— Mais, dit Gtésippe , n'est-il père que des hom-
mes , ou l'est-il aussi des chevaux et de tous les
autres animaux? — Il l'est aussi de tous les au-
tres animaux. — Et ta mère, est»elle aussi la
mère de tous les autres animaux ? — Elle l'est
aussi. — Ta mère est donc la mère de tous les
cancres marins? — Et la tienne aussi. — Tu es
donc le frère des goujons, des petits chiens et
des petits cochons? — Et toi aussi. — De plus,
tu as pour père un chien? — Et toi aussi. —
Là-dessus Dionysodore : Si tu veux me répondre,
Ctésippe , je te le ferai avouer aussitôt. Dis-
moi , as-tu un chien? — Oui, répondit Cté-
sippe, et fort méchant. — A-t-il des petits? —
* Proverbe: dire des choses qui ne vont pas ensemble,
des choses absurdes.
EUTHYDÈME. 4i7
Oui , et qui sont aussi méchans que lui. -—
N'est-ce pas le chien qui est leur père? — Oui,
je l'ai vu de mes propres yeux, lorsqu'il couvrit
la chienne. — Ce chien n'est-il pas à toi? — Oui.
— Le chien est père, et à toi, il est donc ton
père : ainsi te voilà frère de ses petits. — Diony-
sodore se hâtant de poursuivre, de peur d'être
devancé par Ctésippe, lui dit : Réponds-moi en-
core deux mots : bats-tu ce chien? — Ctésippe lui
repartit en riant : Oui, par les dieux, je le bats, et
voudrais bien te pouvoir battre aussi. — Tu bats
donc ton père? — Ces coups de bâton, dit Cté-
sippe, conviendraient bien mieux à votre père,
pour avoir mis au monde des en fans si sages.
Mais, Euthydème, votre père, qui est aussi celui
des petits chiens, a sans doute tiré de grands
biens de votre merveilleuse sagesse. — Il n'a pas
besoin de beaucoup de biens, Ctésippe, ni toi
non plus. — Et toi de même, Euthydème? —
Comme tous les autres hommes. Dis-moi, Cté-
sippe, ne crois-tu pas que ce soit un bien à un
malade que de prendre une potion quand il en a
besoin, ou non? ou à un homme qui va au com-
bat, de porter des armes? — Je l'accorde, et
pourtant je m'attends que tu en vas tirer de
belles conséquences! — Tu vas en juger; mais
cependant réponds-moi. Puisque tu avoués qu'il
4- »7
/,iS EUTHYDEME.
est bon a un malade de prendre une potion
quand il en a besoin , il doit en boire autant que
possible, et s'en trouverait à merveille si on Un
broyait toute une chairetée d'ellébore pour la
lui faire prendre. — Sans nul doute, Euthydème,
pourvu que le malade fût aussi grand que I;»
statue de Delphes Et s'il est bon, continua
Euthydème, de s'armer dans la guerre, ne faut
il pas avoir le plus possible de javelots et de bou-
cliers, puisque c'est un bien? — J'en suis per-
suadé, dit Ctésippe; mais toi, Euthydème, tu ne
le crois pas, et tu ne prends qu'un seul boucliei
et un seul javelot? — Oui, dit il. — Armerais-tu
ainsi Géryon et Briarée? Vraiment. Euthydème,
je l'avais cru plus d'expérience ainsi qu'à ton
compagnon , puisque vous êtes maîtres d'armes.
Euthydème se tut, mais Dionysodore inter-
rogea Ctésippe sur ce qu'il avait répondu à la
question antérieure. Te semble-î-il que ce soit un
bien que d'avoir de l'or? — Sans doute, répon
dit Ctésippe, et beaucoup. — Et n'es-tu pas per
suadé qu'il faut avoir toujours et partout le-
bonnes choses? — Oui, et très fort. — Or tu
avoues que l'or est un bien? — Oui, je lai
avoué. — Il faut donc l'avoir toujours et par-
tout, et surtout avec soi? Ainsi celui-là serait le
plus heureux qui aurait trois talens d'or dans
EUTHYDÈME. 4.9
ie \eiitre, un talent dans la tête, et un statère
dur dans chaque œil. — On dit en effet, Euthy-
denie, reprit Ctésippe, que parmi les Scythes,
ceux-là sont estimés les plus riches et même les
plus gens de bien qui ont le plus d'or dans leurs
crânes * pour parler comme toi, qui disais tout-a-
l'heure que le chien était mon père; ce qu'il \
a de plus merveilleux, c'est qu'ils boivent dans
leurs crânes dorés, qu'ils voient dedans, et tien-
nent leurs fronts dans leurs mains. — Euthy-
dème reprenant la parole : Un Scythe ou un
autre homme, Ctésippe, voit-il ce qu'il peut
voir, ou ce qu'il ne peut pas voir? — Il voit ce
qu il peut voir. — Et toi aussi, Ctésippe? —
Et moi de même. — Ne vois-tu pas nos ha-
bits ? — Oui. — Ils sont donc en vue, et ils
ont de la vue**? — A merveille! dit Ctésippe.
— Et quoi? demanda Euthydème. — Rien. Tu
" Euthvdème avait dit : Le chien, père de ton chien , est
à toi, c'est un père à toi , donc il est ton père. De même
ici Ctésippe , pour se moquer d'Euthydème , dit que Jcs
Scythes mettent de l'or dans les têtes de leurs amis ou pa-
ïens ou même ennemis qu'ils possèdent, qui sont à eux;
c'est-à-dire dans leurs têtes. — Sur cette coutume des Sfcy
îhes, vorez Hérodote, liv. IV.
** Le texte : *uvo.t<x 6o*v. Ils peuvent voir et on peut les
■•oii .
/,20 EUTHYDEME.
es pourtant, je pense, assez bon pour croire
qu'ils ne voient pas? Mais en vérité, Euthydème,
on dirait que tu rêves tout éveillé, et s'il est pos-
sible de parler sans rien dire, tu en es bien ca-
pable. Là-dessus Dionysodore demanda à Cté-
sippe : Il est donc impossible de parler quand on
ne dit rien ? — Impossible. — Et de se taire
quand on parle? — Moins possible encore. —
Quand tu dis une pierre, du fer, du bois, ne
<lis-tu pas ce qui se tait? — Je ne dis pas cela
du fer, répondit Ctésippe; quand, en passant
dans une forge, je dis du fer, si on le heurte,
je dis une chose qui retentit et qui crie. Ainsi
cette fois, pour être trop sage, tu n'as pas vu
que tu ne disais rien; mais prouvez moi mainte-
nant le reste, que l'on peut se taire et parler à-
la-fois.
Ctésippe me parut alors rassembler toutes ses
forces pour plaire à son jeune ami.
Euthydème commença : Quand tu te tnis, ne
tais-tu pas toutes choses? — Oui. — Tu tais donc
aussi les choses qui parlent, car les choses qui
parlent sont du nombre de toutes les choses? —
Mais , repartit Ctésippe , toutes les choses se
taisent-elles? — Non certainement, dit Euthy-
dème. — Elles parlent donc toutes, mon cher
ami ? — Celles qui parlent. — Ce n'est pas ce que
EUTIIYDEME. 4*i
je demande, dit Ctésippe; mais si toutes les choses
se taisent ou si elles parlent? — Ni l'un, ni l'au-
tre, e.t tous les deux ensemble, repartit Diony-
sodore, se mêlant de la dispute. Et je suis sur
que tu ne sauras qu'opposer à cette réponse. ■ —
Ctésippe, selon sa coutume, fit un grand éclat
de rire. O Euthydème, s'écri^-t-il, ton frère prête
le flanc à une double réfutation , il est perdu et
battu de tous côtés. — Clinias, prenant plaisir à ce
discours, sourit à Ctésippe, qui, se redressant,
en parut dix fois plus grand. Pour moi, je crois
que l'adroit Ctésippe avait appris leur secret à
force de les entendre eux-mêmes, puisqu'ils
n'ont pas sur terre leurs pareils en ce genre.
Là-dessus je m'adressai à Clinias et lui dis : Pour-
quoi ris-tu en des choses si sérieuses et si belles?
M.
Aussitôt Dionysodore : As-tu vu, Socrate, me
dit-il, quelque belle chose? — Oui, lui répondis-
je, et plusieurs. — Étaient-elles autres que le
beau, ajouta-t-i», ou si ce n'était que la même
chose? — J'étais tout embarrassé à cette ques-
tion , et je me crus justement puni pour m'être
avisé de dire un mot. Je répondis cependant :
Elles sont autres que le beau mniie, mais avec
chacune d'elles se trouve une certaine beauté.
— Tu serais donc bœuf, si un bœuf se trouvait
avec toi, et es-tu Dionysodore, parce que je me
422 EUTHYDÈME.
trouve avec toi? — De grâce, pas de, pareille im-
piété, lui dis-je. — Mais comment, dit-il, ce qui
est autre se trouvant avec un autre, ce qui est
autre serait-il autre? — En doutes-tn? lui dis-je,
me hasardant à imiter la sagesse de ces étran-
gers'que je désirais tant acquérir. — Pourquoi
moi, et le reste des gommes, me répondit Diony-
sodore, ne douterions-nous pas d'une chose qui
n'est point? — Que dis-tu, Dionysodore? le beau
n'est-il pas beau, et le laid n'est-il pas laid? —
Oui, si je le veux. — Mais ne le veux-tu pas? —
Oui, je le veux. — Ainsi le même n'est-il pas le
même, et ce qui est autre n'est-il pas autre? car
assurément ce qui est autre n'est pas le même.
Pour moi je n'eusse pas soupçonné un enfant
de douter que ce qui est autre ne soit autre
Mais, Dionysodore, je vois bien que tu as passé
là-dessus à dessein , puisque dans le reste vous
n'avez manqué à rien de ce qu'il faut à un bon
discours, comme de bons ouvriers font tout ce
qui convient à leur métier. — Sais-tu, me dit-il,
ce qu'il convient de faire à chaque artisan? d'a-
bord à qui convient-il de forger? — Je le sais,
au forgeron. — A qui de pétrir la terre? — Au
potier. — A qui convient-il d'égorger, d'écor-
cher, de faire bouillir et rôtir la chair aptes
l'avoir coupée en morceaux? — Au cuisinier. —
EUTHYDfcMl 4a3»
lit celui qui fait ce qui convient fait bien ? —
Fort bien. - Tuer, écoreher, as-tu dit, con-
vient au cuisinier? Ne l'as-tu pas accordé? —
Hélas! oui, mais pardonne-moi. — Il est donc
évident que celui qui égorgera, qui écorchera
le cuisinier pour le faire bouillir et rôtir en-
suite, fait ce qui convient; de même celui qui
frappera sur le forgeron et qui pétrira le potier.
— O Neptune! m'écriai-je, maintenant tu es ar-
rivé au comble de la sagesse. Ne pourrai-je ja-
mais y arriver et l'acquérir pour moi-même ? —
Mais quand tu l'aurais acquise, Socrate, la con-
naîtrais-tu ? — Si tu le trouves bon , je pense
que oui. — Tu crois donc, continua-t-il , con-
naître ce qui est à toi? — Assurément, pourvu
que tu ne dises pas autre chose; car tout dépend
de vous deux, à commencer par toi et à finir par
Euthydème. — Crois-tu que les choses dont tu
es le maître, dont tu peux user comme il te
plaît, soient à toi? Crois-tu, par exemple, que
les boeufs et les brebis que tu peux douner,
vendre, sacrifier à celui des dieux que tu vou-
dras, soient à toi, et que les choses dont tu
ne peux disposer de la sorte ne t'appartiennent
pas? — Moi, qui me doutais bien que ces
demandes allaient produire quelque magnifique
artifice, pour l'entendre aussitôt que possible,.
424 EUTHYDEME.
je me hâtai de lui répondre que je croyais que
les premières étaient seules à moi. — N'ap-
pelles-tu pas animal ce qui a une âme ? — Oui ->
lui dis-je. — Tu avoues que les animaux dont
tu peux faire ce que je viens de dire sont seuls
à toi? — Je l'avoue. — Dionysodore s'arrêta
là malicieusement, et feignit de rêver à quel-
que raisonnement profond. Puis il continua :
Dis-moi, Socrate, n'as-tu pas un Jupiter pater-
nel ? — Me doutant qu'il en voulait venir où ef-
fectivement il en vint, je cherchai un détour, et,
comme pris au filet, je voulus me retourner, en
répondant : Je n'en ai point, Dionysodore. —
Vraiment, me répliqua-t-il , il faut que tu sois
bien misérable, et que tu ne sois pas Athénien,
pour n'avoir ni dieux, ni sacrifices paternels, ni
toutes ces autres belles choses. — Doucement,
Dionysodore, lui dis-je, pas de paroles de mau-
vais augure, et ne me reprends pas si rude-
ment. J'ai des autels , des sacrifices domestiques
et paternels , enfin en ce genre rien ne me
manque de tout ce que possèdent les autres
Athéniens. — Eh bien . répliqua-t-il , les autres
Athéniens n'ont-ils pas un Jupiter paternel? —
Ce nom n'existe pas chez les Ioniens, lui répondis-
je, ni dans les colonies d'Athènes, ni à Athènes.
Mais nous avons un Apollon paternel, parce qu'il
EUTHYDEME. 4a$
est père d'Ion; Jupiter n'est pas ainsi appelé
chez nous, mais il s'appelle domestique et pro-
tecteur des tribus, comme Minerve s'appelle
aussi protectrice des tribus/ — -Cela suffit, dit
Dionysodore : tu as donc un Apollon , un Jupiter
et une Minerve? — Il est vrai. — Ne sont-ce pas
tes dieux? — Ce sont nos aïeux, lui dis-je , et nos
maîtres. — Mais ils sont à toi, ne viens- tu pas de
l'avouer? — Oui, lui dis-je, car comment faire? —
Ces dieux ne sont-ils pas des animaux? car tu as
avoué que tout ce qui porte une âme est un ani-
mal; et ces dieux ont une âme sans doute? —
Ils en ont une. — Ils sont donc des animaux? —
Oui, des animaux. — Or, tu disais que parmi
les animaux, tu peux à ton gré donner ceux
qui sont à toi, les vendre, les sacrifier à quel-
que dieu. ■ — Je le confesse, Euthydème, car il
ne m'est plus possible d'échapper. — Viens donc,
me dit-il. Puisque tu prétends que Jupiter et les
autres dieux sont à toi, il t'est donc permis de
les donner, de les vendre, ou d'en faire tout ce
que tu voudras comme des autres animaux ? —
Accablé par ce raisonnement, Criton , je me tus.
Ctésippe voulut accourir à mon secours : Bon
dieu, Hercule ! s'écria-t-il, l'admirable logique ! —
Aussitôt, Dionysodore : Comment Hercule est-il
bon dieu , ou bon dieu est-il Hercule ? — O
/j*6 EUTHYDEME.
Neptune! s'écria Ctésippe , quelle formidable
science! Je quitte la partie, ces gens-là sont in-
vincibles.
Là-dessus, mon cher Griton , il n'y eut pas un
des assistans qui put s'empêcher d'admirer ce
raisonnement; mais Enthydème et Dionysodore
se prirent à rire et à éclater au point qu'on eut
cru qu'ils en allaient mourir. A la vérité, les
amis d'Euthydème battaient des mains à tout ce
qu'ils avaient dit auparavant; mais ici les co-
lonnes du lycée semblaient elles-mêmes transpor-
tées de joie et leur applaudir. Pour moi, mon
éronnement était tel que j'avouai n'avoir jamais
vu des hommes aussi habiles; et, captivé par leur
sagesse, je me sentis porté à leur prodiguer les
éloges. Heureux mortels, leur dis-je, quel admi-
rable talent d'achever une affaire si difficile en si
peu de temps! Dans vos discours, Euthydème et
Dionysodore, il y a bien de belles choses; mais ce
qui les surpasse toutes, c'est que vous ne vous
souciez guère de la plupart des hommes, des
hommes sérieux surtout, et de ceux qui passent
pour valoir quelque chose; vous ne considérez
que ceux qui vous ressemblent; car je sais certai-
nement que peu de gens aiment vos discours, et
ee sont ceux qui vous ressemblent, tandis (pie les
autres eu lont si peu de cas, qu'ils auraient,
EUTHYDÈME. 427
je suis sûr, plus de honte de réfuter les autres
par de tels moyens, que de se voir convaincus et
réfutés eux-mêmes. J'y trouve encore cela de poli
et de tout-à-fait aimable, que quand vous dites
qu'il n'y a rien de beau, ni de bon, ni de blanc,
ou quelque autre chose semblable, et que nulle
chose ne diffère d'une autre, alors, il est vrai,
et vous vous en glorifiez avec raison , vous fer-
mez la bouche aux autres; tuais en même temps
vous ne la fermez pas seulement aux autres, mais
aussi à vous-mêmes, ce qui est plein de grâce,
et nous adoucit ce qu'il peut y avoir de pénible
dans ces discussions. Le plus admirable encore,
c'est que vous avez arrangé et imaginé les choses
d'une manière si ingénieuse, qu'en moins de rien
tout homme peut en être instruit; car j'ai re-
marqué qu'en un instant Ctésippe a su vous
imiter. C'est un mérite de votre science, de pou-
voir si promptement enseigner ses mystères ;
mais il n'est guère convenable de disputer en
présence de beaucoup de monde, et si vous me
voulez croire, gardez-vous de parler devant une
grande assemblée, afin qu'on ne vous dérobe
point votre secret sans vous en savoir gré. Ne
disputez qu'entre vous seuls, ou, si jamais vous
le faites avec un autre, que ce soit pour de
l'argent. Même, pour bien faire, vous avertiriez
4^8 EUTHYDÈME.
vos écoliers d'en user de la sorte, et de n'en
parler qu'entre eux ou avec vous; car la rareté,
Euthydème , met le prix aux choses , et l'eau ,
comme dit Pindare , se vend à vil prix *, quoi-
qu'elle soit ce qu'il y a de plus précieux. Au
reste, veuillez nous admettre, Clinias et moi, au
nombre de vos disciples.
Après ces mots et quelques autres sembla-
bles, Criton, nous nous séparâmes. Vois donc
si tu veux prendre avec nous des leçons de ces
étrangers. Ils promettent d'apprendre leur art à
quiconque veut les payer; ils n'excluent aucun
esprit ni aucun âge, et même, ce qu'il est bon
que tu saches, ils assurent que rien n'empêche
celui qui s'est adonné aux affaires, d'apprendre
facilement leur art.
CRITON.
Véritablement, Socrate, j'aime beaucoup à
entendre, et voudrais bien apprendre quelque
chose; mais je crains d'être du nombre de ceux
qui ne ressemblent pas à Euthydème, et qui,
comme tu l'as dit, auraient moins de honte de se
voir réfutés que de réfuter eux-mêmes par de
tels moyens. Ce serait folie à moi d'entreprendre
de te donner des avis; cependant je veux te ra-
* Olymp. ,I,i.
EUTHYDEME. 4*9
conter ce que j'ai entendu. Comme je me pro-
menais, un de ceux qui venaient de quitter votre
assemblée s'approcha de moi; c'est un homme
qui prétend être fort habile, et du nombre de ceux
qui excellent dans les discours judiciaires. ()
Criton \ me dit-il, tu n'as pas entendu ces deux
sages? — Non, par Jupiter, lui répondis-je,
la loule ne ma permis d'approcher assez pour
entendre. — Ils valent pourtant bien ia peine
d'être entendus, me répondit-il. — Pourquoi?
répliquai-je. — Tu aurais entendu disputer les
hommes les plus habiles maintenant dans ce
genre. — Mais que t'en semble ? lui demandai-
je. — A moi? répondit-il, il me semble qu'on
ne leur entend jamais dire que des bagatelles,
et qu'ils emploient tout leur esprit en badi-
nages. Ce sont ses propres paroles. — Toute-
fois , lui dis-je , la philosophie est une belle
chose. Oui, une belle chose! me répondit-il.
Elle n'a aucune valeur. Et si tu avais été là
tout-à-1'heure , tu aurais eu honte pour ton ami.
Il était assez fou pour vouloir se livrer aux le-
çons de ces hommes qui se soucient peu de ce
qu'ils disent, et s'en prennent à chaque mot que
le hasard leur offre. Et ceux-ci, comme je l'ai
dit, sont en ce genre des plus habiles de notre
temps. Mais à te dire la vérité, Criton, la phi-
43b KUTHYDÈMF..
losophie et ceux qui s'y adonnent sont tout-à-
fait frivoles et ridicules. — Malgré cela, je ne
trouve pas, Socrate, que ni lui ni qui que ce
soit ait raison de blâmer cette étude; mais de
disputer publiquement avec ces sortes de gens,
c'est ce qu'il m'a paru blâmer avec raison.
socrate.
Ce sont, Criton, des hommes très singuliers;
cependant je ne sais pas encore trop qu'en dire.
Mais qui est cet homme qui te rencontra et
blâma la philosophie? Est-ce un orateur habile
à plaider une cause devant les tribunaux, ou
un de ceux qui y envoient les autres, un faiseui
de harangues dont se servent les orateurs J
CRITON.
Non, par Jupiter! ce n'est point un orateur,
et je ne crois pas qu'ii ait jamais paru devant
un tribunal. Mais on dit qu'il s'y entend par-
faitement ; et qu'il sait composer d excellens
plaidoyers.
J>()CHATi;.
J'entends bien maintenant, et j allais te parler
moi-même de ces gens-la. Ce sun< ceux que Pro-
viens plaçait entre le politique et le philoso-
phe. Non- ■seulement ils croient être les plus sa-
ges (h; tous, mais aussi paraître tels à la plupart
des hommes, <■! (pie les philosophes seuls em-
EUTHYDEME. 43 1
pèchent que leur réputation ne soit universelle.
Ils s'imaginent qu'ils remporteraient sans con-
tredit la palme de la sagesse, s'ils pouvaient dé-
crier les philosophes comme tout-à-fait indignes
d'estime; dans leur opinion, ils sont bien les
plus sages, mais dans les discussions particu-
lières, quand ils y sont réduits, ils craignent
d'être battus par ceux de l'école d'Euthydème.
Us croient être sages comme il convient; car
s'occuper un peu de la philosophie, et un peu
de la politique, c'est justement ce qui convient,
puisque ainsi ils participent de toutes les deux
,uit;int qu'il est besoin, et que, placés hors des
dangers et des disputes, ils peuvent goûter
tranquillement les fruits de leur sagesse.
CRITON.
Eh bien, Socrate, que penses-tu de ce qu'ils
disent . ? Il semble pourtant que leur discours a
beaucoup d'apparence.
SOCRATE.
C'est vrai; mais, comme tu dis, plutôt de l'ap-
parence que de la réalité. 11 n'est pas facile de leur
persuader que l'homme et tout ce qui se trouve
entre deux choses et participe de toutes les deux,
s'il est composé de mal et de bien, est pire que
l'un et meilleur que l'autre; que s'il est < ompost
de deux biens qui ne rendent pas au même but.
43a 1-UTHYDEME.
il est moins bon que chacun des deux pris à part
pour la fin qu'ils se proposent; et que s'il est
composé de deux maux qui ne tendent pas au
même but, et s'il se trouve entre les deux, il sera
meilleur que chacun des deux élémens dont il
participe. De sorte que si la philosophie est une
bonne chose et la politique aussi, et si toutes
deux ont des fins différentes, ces gens-là parti-
cipant de l'une et de l'autre et étant entre les
deux, ne disent rien de bon et ne valent ni les
philosophes ni les politiques; que si la philoso-
phie est un bien et la politique un mal, ils sont
meilleurs que les uns, mais pires que les autres;
il faut que ce soient deux maux, c'est alors seu-
lement qu'ils auront raison. Or je ne crois pas
qu'ils avancent que la philosophie et la politi-
que soient deux maux; ni que l'un soit un mal,
et l'autre un bien. Ceux donc qui participent de
toutes les deux leur sont inférieurs en ce qui
fait la valeur du philosophe et du politique; ils
sont de fait les troisièmes, et cependant ils tâ-
chent de se mettre les premiers. Il faut bien
avoir de l'indulgence pour leur prétention et ne
pas s'en fâcher, mais aussi il ne faut pas les
estimer plus qu'ils ne méritent ; car il faut être
content de tout homme qui s'occupe de quelque
chose de raisonnable et v travaille avec ardeur.
l'UTHYDÈME. 433
CRITON.
Au reste, Socrate, comme je t'ai toujours dit,
je suis eu peiue de l'éducation de mes fils. Le
cadet est encore très jeune; mais Oitobule est
déjà grand et a besoin d'un précepteur qui lui
forme l'esprit. Toutes les fois que je m'en en-
tretiens avec toi , je demeure persuadé que c'est
folie de songer pour ses enfans à tant de choses,
par exemple, en se mariant, à leur donner une
mère d'une grande famille, à les rendre aussi
riches que possible , et de négliger leur éduca-
tion. Mais quand je regarde ceux qui font pro-
fession d'élever la jeunesse, ils m'épouvantent ;
je ne sais que faire, et pour te dire la vérité,
je n'en vois pas un seul qui ne me paraisse tout-
à-fait incapable. Ainsi je ne vois pas pourquoi
je devrais pousser ce jeune homme à l'étude
de la philosophie.
SOCRATK.
O mon cher Criton, ne sais-tu pas que, dans
tout, les hommes nuls et sans mérite font la ma-
jorité, et que les bons sont en petit nombre,
mais dignes de toute notre confiance ? La gym-
nastique ne te paraît-elle pas bonne , ainsi que
l'économie, la rhétorique et l'art militaire?
CRITON.
Assurément.
4. 2S
434 EUTHYDÈME.
SOCRATE.
Cependant ne vois-tu pas que la plupart (Je
ceux qui se mêlent de ces arts sont ridicules
dans tout ce ou'ils font?
I
CRITON.
Par Jupiter, tu dis la vérité.
SOCRATE.
Eh bien, pour cela renonceras-tu toi-même à
ces occupations et les défendras-tu à ton fils?
CRITON.
Il me semble que je ferais mal.
SOCRATE.
Ne le fais donc pas , ô Criton ; n'examine point
si ceux qui font profession de la philosophie
sont bons ou mauvais; mais regarde la philoso-
phie en elle-même. Si tu la juges mauvaise, dé-
tournes-en non-seulement tes fils , mais tout le
reste des hommes; si tu la trouves bonne, telle
qu'elle me paraît à moi-même, toi et tes enfans
appliquez-vous-y de toutes vos forces.
-*>-*^-
NOTES.
a».
■.i*>»»»-v»V*»v»»">"»«1» »•»-»*■»■»
.»■» v*» »■»•» ~»~ +~-+ •• »«>^» w» %-v» ">■»
NOTES
SUR LE LYSIS.
J'ai eu sous les yeux l'édition générale et les com-
mentaires critiques de Bekker, l'édition spéciale de
Heindorf , les traductions de Ficin et de Schleier-
macher.
Il doit exister deux vieilles traductions françaises
du Lysis; l'une de Bonaventure Despériew, Lyon,
i544; l'autre deVigénère, 1679. Je n'ai pu me pro-
curer aucun de ces ouvrages.
Ast et Socher ont nié l'authenticité de ce dialogue,
faute de le comprendre. Schjeiermacher le défend et
montre que, sans citer ni le Lysis ni. Platon, Aris-
tote paraît avoir eu sous les yeux.ce dialogue. Les pas-
sages d'Aristote qui inspirent ce soupçon à Schleier-
macher sont au chap. 1 du liv. VIII de la Morale à
Nicomaque;au chap. 11 du liv. III de sa grande Morale;
et aux chap. iv et v du liv. VII de la Morale à Eudème.
— C'est au liv. III, chap. xxxv, que Diogène de Laerte
rapporte comme une tradition déjà ancienne que
438 NOTES
Socrate , en entendant réciter le Lysis de Platon , s'é-
cria : Grands dieux! que de choses me fait dire ce
jeune homme que je n'ai jamais dites!
Page. 3g. — Et mainte autre histoire plus vieille
encore.
ïlpOÇ Sh TOUTOtÇ €Tt TOUT<i>V XpOVtXWTCpOC. DEK.K.., p. 112.
Heindorf, page 9, se plaint que l'on ait traduit
xpovcxampa par antiquwra , et propose ineptiora; d'après
L. Bos., Obs. crit. On peut répondre que xpovcxeorcpa
veut bien dire ineptiora, mais indirectement, et que
son sens direct est en effet celui â'antiquiora. Cté-
sippe reproche à Hippothalès de ne dire sur Lysis et
sa famille que des histoires rebattues , et il développe
xpovtxwrtpa en se moquant d'une tirade où Hippothalès
remontait jusqu'à Hercule pour célébrer la famille des
Lysis. Schleiermacher traduit allvàterischeres. J'ai fait
comme lui , et j'ai traduit xpovixwfspa dans son sens di-
rect , qui renferme implicitement et laisse assez per-
cer la signification de ridicules.
Page l\\. — De plus, comme on célèbre la fête
d'Hermès.
Hermès, comme dieu de la science, présidait aux
SUR LE LYSIS. 43o
palestres, et sa tète était une tète de la jeunesse, Es-
chine ,[ contra Timareh. , pag. 38 du tom. I de ledit»
de Reisk. ) rapporte une loi qui défendait que ce
jour-là, pendant la fête, les jeunes garçons et les
hommes d'un âge plus avancé se trouvassent ensem-
ble , ce qui d'abord ne permet guère de comprendre
comment Hippothalès, Ctésippe et Socrate purent
entrer ce jour-là dans la palestre et y causer si long-
temps avec Lysis et Ménexène. On ne peut supposer
que Platon ait ignoré cette loi athénienne, ni qu'il
ait pris plaisir à la fouler aux pieds , en introduisant
Socrate dans la palestre de Miccus un jour plutôt
qu'un autre. Schleiermacher résout très bien cette dif-
ficulté, en supposant que la loi n'interdit le mélange
des âges le jour de la fête d'Hermès que dans le lieu
où se faisaient les sacrifices, c'est-à-dire dans le fond
de la palestre. En effet, Ménexène, quand il est
appelé pour quelques détails du culted'Hermès, quitte,
pour se rendre où était l'autel, la salle extérieure où
se trouvaient Socrate et les hommes, et aucun d'eux
ne le suit; les jeunes garçons n'étaient venus dans
l'endroit où Socrate cause avec Lysis que parce que
les cérémonies étaient achevées.
Page 46. — Car pour la navette et les autres inv
strumens tîe son ouvrage. ..
44o NOTES
La différence des deux mots , aitâBr^ y xrîç xepxt'iîoç ,
selon Schneider, est que aniQ-n se rapporte à la forme
perpendiculaire du métier, tandis que xepxtç se rap-
porte à la forme horizontale, telle qu'elle est au-
jourd'hui. Schleiermacher se demande si ces deux
métiers étaient aussi connus des Grecs , et si on s'en
servait à Athènes dans le même temps. En français
la okôÛyi est le battant du métier perpendiculaire , et
le xepoùç la navette du métier horizontal. J'ai cru ne
devoir employer que la dernière expression y la seule
aujourd'hui qui puisse être entendue.
Page. 47- — De les pincer avec les doigts ou de
les frapper avec le plectrum.
Kpoiziv irXrixTpw. J'ai cru pouvoir emprunter ce mot
à l'archéologie.
Page 58. — Tu auras peut-être aussi rencontré
les ouvrages de certains hommes fort habiles...
OÙXOÛV XOC( TOÎÇ TMV <JOftùxâTU>V W)7P<ififia<7(V €VT£TU-
jfïjxaç... BEKKER , p. 128.
Le mot ouyyâftfioatv, qui se dit des compositions en
prose, fait douter Schleiermacher qu'il s'agisse d'Em-
pedocle , qui a écrit en vers , et le laisse incertain sur
le philosophe que Platon a pu avoir réellement en
SUR LE LYSIS. 44»
vue. Le doute serait tonde s'il n'était ici question que
d'un seul écrivain; assurément Gvyypaytb; ne s'appli-
querait point à Empedocle. Mais Platon parle de plu-
sieurs philosophes, tûv aocpcirràruv , dont la plupart
avaient écrit en prose, ce qui justifie l'expression de
avyypâpjjiaTa, appliquée aux écrits de toute l'école, alors
même qu'un d'eux, et le plus célèbre, eût écrit en
vers. Il s'agit ici de l'école d'Empedocle plutôt que
d'Empedocle lui-même ; mais c'est bien Empedocle
et les siens que Platon veut désigner, comme le prouve
le passage célèbre d' Aristote , Morale à Nicomaque ,
liv. VIII, chap. I. É£ èvocv-naç Si. tovtoc; ocXXoj ts xoù
ÈpreSoxXrjç. — Et cette même phrase d' Aristote nous
fait penser aussi que Platon a encore en vue les par-
tisans d'Empedocle dans la phrase où il parle des ad-
versaires de la théorie du contraire comme principe
de l'amitié. Oc iravcrotpoi avô*peç oc àvTcXoycxo: , etc.
• ««-.i «
/,42 NOTES.
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i,\'»».V-^*'».»%*\.i.-%vnvVA».-»\«.V\k'i.'»».VM»'» W wt.
NOTES
SUR L'HIPPIAS.
J'ai eu sous les yeux l'édition générale de Bekker,
l'édition particulière de Heindorf , les traductions de
Ficin , de Sydenham et de Schleiermacher. Maucroix
et Grou ont traduit en français ce dialogue. La tra-
duction de Grou a servi de base à la mienne.
Ast rejette l'authenticité de l'Hippias, et fait à ce
dialogue une foule de petites critiques plus ou moins
fondées qui sont loin de suffire à la conclusion qu'il
en tire. J'avoue seulement avec Ast que l'Hippias de
l'Hippias est moins spirituel que celui du Protagoras,
et que l'interlocuteur de Socrate est un peu trop sa-
crifié.— Schleiermacher, Tennemann, Buhleet Socher
admettent l'authenticité de l'Hippias. Socher croit
qu'il n'est pas impossible que Platon ait eu sous les
yeux le discours dont parle Hippias, et qu'il en ait
tiré quelques endroits , comme dans le Gorgias il
SUR L'HIPPIAS. 443
a bien l'air de se servir d'un discours réel de
Polus.
Page q8. — Cependant un Pittacus, un Thaïes,
un Bias, un Thaïes et ceux qui sont venus de-
pius jusqu'à Anaxagoras, se sont tous ou pres-
que tous éloignés des affaires publiques.
Ast voit ici une des preuves de la non-authenticité
de l'Hippias , car il semble que l'histoire est tout-à-fait
contre Socrate, et que ce qui recommande surtout
Pittacus et Bias , c'est leur sagesse politique. Meiners,
Histoire des sciences chez les Grecs et les anciens ( t. I,
p. 45), accuse aussi Platon d'erreur. Scbleiermacher ,
Heindorf et de Geer ( in politic. Platonic. princip.
page m) voient ici une ironie de Socrate, dont
le dessein est de fournir à Hippias une occasion de
montrer son impertinence. D'ailleurs Heindorf, en
montrant le côté ironique de ce passage, fait voir,
et selon nous avec succès , que l'ironie n'est pas char-
gée, et qu'en effet tous les premiers sages, ou pres-
que tous, préféraient la culture de la sagesse au ma-
niement des affaires, et que quand ils s'en sont mêlés,
ça été par pur dévoûment, et qu'ils ont quitté le
pouvoir dès qu'ils l'ont pu, témoin Pittacus lui-même ,
qui abdiqua spontanément. (Voyez Heindorf, pages
J23, 124.)
4/,4 NOTES
Page i i 8. — Et moi , je lui répondrai qu'en
supposant que le beau est une belle fille...
Èyw SI S-n épôi ore tî frapOt'voç xaXï) xaXôv taxi Si S xavra
av tin xaXct. BekKER , p. 424«
Sydenham, Grou et Heindorf, retranchent e! comme
venant d'o-rt. — Mais tous les manuscrits ont et. Schleier-
inacher le garde, et retourne ainsi toute la phrase:
Tavra navra a «pç xaXà , xaXà av tin ti ri tara aÙTo
rb xaXov St' o ravra av tin xaXà. Eyà> SI èpw , otc et
irapOcvoç xaXïj xaXov tan , raÛTa av ct>j xaXà , transpo-
sant ainsi deux membres de phrase, faisant descendre
l'un et remonter l'autre. — Un simple changement de
ponctuation suffit à tout, sans tant de changemens in-
justifiables. Ponctuez : oti (I -rcap0£vor xoXyj xaXov, tari
Si' o raura av etvj xaXâ. Hippias avait dit , dans sa dé-
finition , irapQe'voç xaXyj xaXov. Socrate répète ici et
doit répéter naturellement les mêmes mots. Il ne
faut donc pas y joindre tan , mais l'en détacher et le
placer avec &' o. É<rrt Si l : estpropter quod, est aliquid
propler quod. itart &' o est pour tan n &' o. C est
là en effet la question, comme on le voit page 122.
« Te semble-t-il encore que le beau par soi-même ,
qui orne et rend belles toutes les autres choses qui en
participent, soit une fille, une cavale, une lyre;' »
SUR L'HIPPIAS. 445
Page i 19. — Puisque Apollon lui-même lavante...
Voyez dans Heindorf l'oracle extrait du scotiaste
de Théocrite , où sont vantés les chevaux de Thrace,
page i4o. — Il y a un orack' à-peu-près semblable
dans Eusèbe , Pr. Ev., V. 29, page 226 , édit. Viger.
et dans Tzetz, Chil., IX, 291.
Pages 124 et ts5. — Bekker , page 429.
M. Q. de Quincy (Jupit. Olymp. , page 229) tire
de ce passage de l'Hippias (qui s'accorde fort bien
avec les passages de Pausanias sur la Minerve de Mé-
gare , lib. I, cap. xlii ), la preuve que tout le reste de
la Minerve du Parthénon était d'or. — Et page 234,
en rapportant le passage rà pîaa tSv bfQaXpw Xt'Giva
T»JV ÔfJtOlOTYJTa TOÛ Xt'0OU XOH èXt'^OVTOÇ £Ç£Uptiv : « On ne
peut pas désigner plus clairement , dit il, cette partie
de 1 œil que j'appelle prunelle. La pierre qui, à notre
connaissance, approche le plus de la couleur de l'ivoire
est la chalcédoine, ou une certaine espèce d'agate
dont on fait des camées d'un assez grand modèle et
qui offrent une teinte un peu moins jaune que celle de
l'ivoire. «
Page 157. — Il me paraît que ce que nous
n'avons pas la conscience d'être en particulier
ni toi ni moi...
440 NOTES
pyj5' au <;o cTx. t. X. BeKKER , U. 4^2.
Il n'y à point là de tautologie : ce sont les deux
côtés d'une même idée. Bekker a raison de ne rien
changer contre Sydenham , Heindorf et Schleierma-
clier. C'est , sous une formule générale , ce qui est dit
plus bas spécialement : Si nous étions justes tous les
deux, chacun de nous ne le serait-il pas ? et si chacun
de nous était injuste, ne le serions-nous pas tous les
deux? D'après Sydenham, Heindorf et Schleierma-
oher , il devrait y avoir là aussi une tautologie.
IWtUf »•
SUR LE MÉNEXENE. W]
M * W% % ■» -v *. -X ■». x.-* -». ^ -».-* ,.■» -^ »-».-* %. -».-». «
NOTES
SUR LE MENEXENE.
I
J ai eu sous les yeux l'édition générale de Bekker,
les éditions particulières de Gottleber et de Loers
(Cologne, 1824), Ficin et Schleiermacher. — Millin
(tome V des Mélanges de littérature étrangère^ ;i
traduit en français le Ménexène; M. Roget (Genève,
i8a5) a retraduit le discours. La première de ces
traductions est un contre-sens perpétuel; la seconde
vaut un peu mieux , et je m'en suis servi autant qu<-
je l'ai pu. On parle aussi d'une traduction de M. de
Lescar, que je n'ai pu me procurer.
Ast rejette l'authenticité de tout l'ouvrage; Schleier-
macher n'admet comme authentique que le discours ;
Socher défend et le discours et le dialogue qui le
précède et le suit. Loers examine en détail toutes
les critiques de Ast et de Schleiermacher, qu'il réfute
en se servant ordinairement des argumens de Socher.
448 NOTES
T'incline presque partout à l'opinion de Loers et j'y
renvoie , ainsi que pour tous les éclaircissemens his-
toriques dont ce discours a besoin , et que le lecteur
trouvera abondamment dans Loers et dans Gottleber.
Page i 83. — Cette suite non interrompue de té-
moignages...
Les voici :
Arist. Riïètoric.,1, 9, 3o; III, 11, i4« — Cicéron.
TuscuL, V, 12; Orut., 44- — Denys d'Haï., du style
de Démosth'enes , t. VI, p. 1027, édit. de Reiske ; et
sur la composition des mots, chap. 9 et 18. — Plutar-
que, Vie de PéricCes, t. Ier, p. 638, édit. de Reiske
— Athénée, XI. — Longin , sur le Sublime ; chap. 23,
28. — Proclus, Comment, sur le Parménide, liv. Ier,
p. 21 et 22 du tome IV de notre Collection des œu-
vres inédites de Proclus. — Synésius, p. 3y, édit. de
Peteau.
Page i 89. — Cependant tout autre dont l'éduca-
tion aurait été moins soignée , qui aurait ap-
pris la musique de Laïupros et la rhétorique
d'Antiphon...
Schleiermacher, qui prend au sérieux cette phrase,
déclare qu'il est difficile de ne pas voir dans les der-
niers mots Thucydide ; et pour défendre Platon d'en-
SUR LE MÉNEXÈNE. 449
vie contre Thucydide , et le laver de ce reproche ri-
dicule que lui lait Athénée, XI, Loers soutient qu'il
ne s'agit pas ici de Thucydide, mais probablement de
quelque autre élève d'Antiphon. La vraie réponse est
que ce passage est une plaisanterie. Socrate ne rabaisse
Lampros et Antiphon, dont la réputation était classi-
que , que pour élever sa prétendue maîtresse Aspasie,
et il n'a l'air de faire peu de cas des élèves de Lampros
et d'Antiphon, que pour se vanter lui-même comme
musicien et comme orateur; et l'on sait si Socrate
avait la moindre prétention dans ce genre. Le badi-
nage est ici évident; mais on n'est pas assez pénétré
de cette idée , que le sérieux dans Platon n'est jamais
à la surface, et, dupe de l'apparence , on disserte
gravement où il n'y a qu'à sourire , et on se traîne
toujours à la suite d'Athénée , dont les sottes calom-
nies trouvent encore des échos dans les critiques qui
ne savent pas voir le fin et le délicat de la manière de
Platon.
Page iy?.. — Et maintenant qu'ils ne sont pins,
ils reposent dans le sein de celle qui les en-
gendra et les nourrit. .
Tr,ç rexoûffïjç xai 9p£\La<7V?ç xat ùiro&ÇautW. Bkkkek ,
p. 383.
J entends ùwo&Çafuvr/ç à-peu-près dans le même
4. 19
/,5o NOTES
sens que Qp^âamç , comme le veut Hermann, Hymn.
à Cérès, v. 226. et comme Si^aQat se prend souvent.
Le vers d'Homère est décisif, ûiro&'Çofzai et GptVJ/w ou
Qptya.i y représentent parfaitement le Opcxj/affyjç xat ùtto-
^^afxî'vyjç de Platon. Les traducteurs , y compris
Loers et Schleiermacher, ont entendu, qui les re-
cueille après leur mort. Mais il n'eût pas été naturel
de lier virc$t%aiiivnq à ôpe^a;»; par la même conjonc-
tive xat, qui lie Qç,ïtyâor,ç à rtxoucnjç , si l'on eût voulu
exprimer une opposition entre Bpïtyâcrnq et Ù7rc<îe£a-
fjiEvr,ç. Nul doute que , surtout dans le langage anti-
thétique de ce discours, l'auteur aurait mis: vûv Si
ôiro<îf£afA£vyiç.
Pag h. 1 g3. — Car c'est l'éloquence qui illustre et
sauve de l'oubli les belles actions et ceux qui
les ont faites.
Epywv yàp eu 7rpay9tvTwv Xoyw xaXâiç pyi9c'vTt pvrîfxrj xat
xo<7fioç ïo?ç 7rpàÇa<7( yîyverai irapà tùv àxouaâvrov.
Bekker, p. 38a, lig. 5.
Il est étrange que Schleiermacher et Loers (sans
parler des autres traducteurs) se soient tous imaginé
que c'était là un passif absolu. Ils ont entendu : après
que les belles actions ont été faites , V éloquence immor-
talise ceux qui les ont faites. Mais il faut joindre Ijayu*
SUR LE MÉNEXÈNE. 45i
îZ Trpa^GEVTwv avec u-jr,ari xai xoTfioî , et construire ainsi :
Xôyw xaXwç py/0£VTc , uvrifiv; xa': xocpoç epytov eu -rrpayO.
yiyvzxat roi; TroâÇaaiv. — Bekker, dans sa ponctuation,
indique ce sens.
Page ao3. — Mais leurs ennemis se conduisirent-
envers eux avec plus de modération et de
générosité que n'en montrent souvent des
amis...
r
Qv ot iyQpoi xot! 7rpoT7roX£fjirlCTavT£ç 7tXe(w eïcaivoii îyovai
(Twypocruvvjç xa; âpeTviç r, réov aXXwv o: <p(Xo<. BeKKEK ,
p. 393.
Nous convenons que notre traduction présente un
sens presque ridicule. Rien ne paraît plus déplacé
à tous égards que cet éloge des Lacédémoniens , et
cette critique indirecte de la conduite des Athéniens
envers des Athéniens, probablement au combat des
Arginuses, où on ne put recueillir les morts, tandis
que dans la campagne de Sicile les Lacédémoniens
vainqueurs ensevelirent les morts des vaincus. Mais
le texte est là, et les variantes de Bekker ne suggè-
rent aucune interprétation nouvelle. Schleiermacher
et Loers ont été réduits comme nous à constater
la difficulté sans la résoudre. Nous aurions bien voulu
ulopter le sens que propose M. Roget : « Mais telles
■o.
46* NOTES
furent leur bravoure et leur patience , que les Sjra-
cusains, leurs ennemis , ne purent s'empêcher de leur
donner des éloges que d'autres furent loin d'obtenir ,
quoique regardés comme des amis. » Avec cette note :
" Ce trait est d'une extrême délicatesse ,• c'est une cen-
sure indirecte de la cruauté et de l'insolence que les
Lacédémoniens montrèrent dans cette occasion. » —
Malheureusement il est impossible de tirer ce sens
raisonnable et ingénieux de la phrase grecque , et
itXîiw iVatvov clouât awypocyvv?; ne veut pas dire louer
davantage la modération^ mais être loué davantage pour
sa modération. Au moins faudrait-il modifier le texte
de Platon et lire ttXec'w OU ttXsTov tiratvoûffi <7&>u>po<7uvr/V ,
le manuscrit de Munich omettant t'avouai. Mais outre
qu'une saine critique ne peut admettre des correc-
tions aussi arbitraires , on ne voit pas que les Athé-
niens, dans la campagne de Sicile, aient mérité le
moins du monde que l'on célébrât leur cwfpocxtvYi ,
même dans un panégyrique.
Page 206. — Ils ne sont pas si éloignés et n'ap-
partiennent pas à une autre génération...
Oy yôrp irâXaf où<îï iroXXwv àv9pwirwv yîyovora. BEKRER ,
p. 3^6.
Le manuscrit de Munich donne wp'o «oXXwv ètwv
SUR LE MÉM-EXÈNE. 453
ytyovôxa. Jacobs (sur Achill. Tat., p. yi3) appuie
cette leçon, et Loers se rend à l'avis de Jacobs. Avant
de connaître la leçon du manuscrit de Munich, Hein-
dorf (sur le Gorgias , p. 448) avait proposé ov$i ttoXXôv
avw ycvzûv ytyovora , et Gottleber waXaewv. Malgré le
manuscrit de Munich, Bekker a laissé dans le texte
oùtë -ttoXXwv àvGpwTrwv , que donnent tous les manus-
crits. Là en effet est la vraie leçon , avec un léger
changement très ordinaire et très légitime, savoir:
où<î' hr «XXwv àvGpwrrwv ytyov otoc. Cette correction était
trop raisonnable pour échapper à Bekker, qui la
propose dans ses variantes.
Depuis la page 206 jusqu'à 209, il est fait allusion
à l'expédition d'Agésilas en Asie , à la coopération de
Conon dans la guerre des Perses et des Lacédémo-
niens, au rétablissement des murs d'Athènes, à l'en-
treprise de Thrasybule, à l'affaire de Léchée, et à la
paix d'Antalcide qui termina cette guerre. Or la paix
d'Antalcide eut lieu vers l'an 387, et la mort de So-
< rate vers l'an 4°°- L'anachronisme est évident, et ce
n'est pas le seul qui se trouve dans Platon, même dans
les dialogues les plus authentiques, par exemple dans
le Banquet, comme l'a montré Wolf. L'explication de
tous ces anachronismes est fort naturelle. Platon
s'exprimait, il est vrai , par la bouche de Socrate, et
ordinairement il reste fidèle à cette fiction draina-
454 NOTES
tique, et se renferme dans le cercle des évènemens
dont Socrate a été témoin. Mais quelquefois aussi il
oublie que ce n'est pas lui, mais Socrate qui doit par-
ler; il parle pour son propre compte, et fait allu-
sion à des choses que Socrate n'a pu voir. D'abord
cela était inévitable; quand une fiction dure long-
temps, il est impossible qu'on n'y manque pas quel-
quefois. Ensuite il est bon qu'il en ait été ainsi; car une
fidélité trop scrupuleuse à son cadre dramatique eût
oté à Platon tout contact avec son temps , et par con-
séquent toute influence sur ce temps. Enfin , quant à
l'art, nous n'hésitons pas à ajouter qu'une exactitude
trop minutieuse eût été moins un mérite qu'un défaut,
une servilité contraire à la liberté de l'art, qui, en
idéalisant tout, élève jusqu'à lui et transforme, non-
seulement les caractères, mais les temps , et dédaigne
une fidélité pédantesque et insignifiante à la chrono-
logie. L'art a une fidélité et des engagemens un peu
plus élevés et d'un bien autre caractère. — Puisque
le Ménexène embrasse la paix d'Antalcide, il en est
au moins contemporain. Il aurait donc été écrit qua-
torze ans après la mort de Socrate, et vers la qua-
rante quatrième année de la vie de Platon.
Au moment où je termine ces notes sur le Ménexène
je rencontre l'ouvrage de M. Dahlniann, intitule :
Forschfingen ouf don t',c/>tatc (1er Geschic/itr , (Luis
SUR LE MÉNEXÈNE. 455
lequel 9e trouvent quelques pages sur le Ménexène ,
où l'auteur, après quelques critiques sévères, termine
par cette sage conclusion , qu'il est impossible de
lire attentivement le Ménexène sans être tenté quel-
quefois de le regarder comme non authentique ou
interpolé, et sans revenir à l'opinion contraire surtout
lorsqu'on réfléchit à l'autorité de la citation d'Aris-
tote. »
456 NOTES
NOTES
SUR L'IOJN.
J'ai eu sous les yeux l'édition générale de Bekker,
les éditions particulières de Mùller et de Nitzsch
Leips. i822);Ficin, Sydenha^n et Schleiermacher,
ainsi que les deux traductions françaises de Grou et
de l'abbé Arnaud (Mémoires de l'académie des inscrip-
tions, tom. XXXIX). Arnaud, dans sa traduction et
dans toutes ses remarques , suit et copie Sydenham
sans jamais le citer, et se moque à tort de la traduc-
tion de Grou, moins élégante que la sienne, il est
vrai, mais plus exacte. J'ai pris cette dernière comme
base de la mienne.
Bekker , Schleiermacher et Ast rejettent l'authenti-
cité de l'Ion; Socher et Nitzsch la défendent. Syden-
ham , et d'après lui Arnaud, Morgenstern (dans son
Traité sur la république de Platon, pag. 296), Socher
et Nitzsch ont très bien vu que l'ironie de Platon
SUR L'ION. 45y
s étend des rapsodes aux poètes : Mùller et Ast le nient
et ne reconnaissent à l'Ion d'autre but que la critique
des rapsodes , et ce point de vue étroit devient
pour Ast un argument contre l'authenticité de ce dia-
logue. Après avoir un peu hésité dans une première
édition, Schleiermacher dans la seconde déclare se
ranger tout-à-fait à l'avis de Ast. L'édition de Nitzch
est le dernier mot et selon nous le plus sage de la
critique allemande sur l'Ion. Dans ses Prolégomènes,
Nitzsch examine les opinions de ses devanciers sur
1 authenticité ou la non-authenticité de l'Ion, et dans
les notes qu'il a jointes au texte il combat en détail
les assertions particulières de Ast et de Schleierma-
cher et conclut en faveur de l'authenticité. Presque
partout il nous a persuadé, et nous y renvoyons avec
confiance.
Tant de mains habiles en passant sur l'Ion en ont
aplani toutes les difficultés; et nous avouons que,
malgré toute notre attention , nous n'avons trouvé
à glarîer, après tant de savans hommes , aucune re-
marque nouvelle qui méritât la peine d'être ici men-
tionnée.
458 NOTES
NOTES
SUR LE SECOND HIPPIAS.
J ai eu sous les yeux l'édition générale de Bekker ,
Ficin et Schleiermacher. J'ai reproduit la traduc-
tion française de Grou avec les corrections néces-
saires.
Page 307. — Et cet homme , c'est celui qui est
bon en ce genre.
iiekker (pag. 208) met entre parenthèse cette
phrase outo; tiioxh Xoyt<jrix6q , comme une glose. Et en
effet on pourrait aisément se passer de ce membre
de phrase, mais on peut aussi le garder, et l'una-
nimité des manuscrits en l'ait un devoir.
Page 3o8. — Veux-tu que nous examinions la
SUR LE SECOND HIPPIAS. 459
chose relativement à un autre objet? — A la
bonne heure , si tu le juges à propos.
Bovht ouv <jx£\{/wfji£9a xat àXXort j — Et aXÀwç ye ctù SouXei.
Bekker, p. S408.
On ne voit pas non plus pour quelle raison Bekker
met encore entre parenthèse et rejette SXkuç Y quand
tous les manuscrits le donnent.
Page 332. — La justice n'est-elle pas ou une
force ou une science?
Ayvotpiç rj ÈTnffTrîfxrj, BEKKER, p. 226.
Ici nous avons traduit <$uv«ptç par force et ôuvarôç
et «Juvarampoç qui suivent, par fort et plus fort; ce
qui va bien avec la conclusion générale, que l'in-
justice avec la science et la force est préférable u
l'erreur et à la faiblesse. Mais précédemment (pag.
3o3-3o4 ) il a été impossible de traduire <Juvar6ç et
ôuvocTwTEpoç par fort et plus fort, les mots grecs étant
liés à d'autres mots , par exemple à iroiÉtv <r« et au-
tres infinitifs de ce genre , tandis qu en français les
mots fort et plus fort ne peuvent être employés qu'ab-
solument. Nous avons donc traduit dans ce cas par
capable . plus capable , ou incapable de faire , etc.
11 faut bien se rappeler qu'on grec l'identité de la
46o NOTES
phraséologie , à la fin de la discussion et au commen-
cement, maintient l'unité du sujet, et nous regrettons
d'avoir été forcé d'employer en français pour la même
idée des expressions différentes dans cet endroit et
dans plusieurs autres dialogues , comme nous l'avons
toujours soigneusement indiqué.
SUR L'EUTHYDÈME. /»(m
0
NOTES
SUR L'EUTHYDÈME.
J 'ai eu sous les yeux l'édition générale de Bekker ,
les éditions particulières de Routh et de Heindorf ,
Ficin et Schleiermacher. Maucroix a traduit en fran-
çais ce dialogue , ainsi que l'Euthyphron et l'Hippias,
dans le style excellent de son temps , clair, naturel et
agréable. Malheureusement cette traduction est telle-
ment inexacte, que nous n'avons pu nous en servir
aussi souvent que nous l'aurions désiré.
Nous avions cru que Ast s'était seul avisé de nier
l'authenticité de l'Euthydème. Mais Rixner la nie
aussi , il est vrai , sans donner aucun motif de son
opinion (Geschit. d. Philosopha t. Ier, p. i440
Page 36 1. — Mais ils se sont enfuis de là.
toiiyovTtç Si tx$79ev. BekKER , p. 394.
Êxeî&v se rapporte évidemment à Thurium, et on
î]6i NOTES
|>eut se faire une idée de la sotte malignité d'Athénée,
qui feint de croire que èxtîftv se rapporte à Cliios,
pour accuser Platon de calomnier ces pauvres so-
phistes, en insinuant qu'ils avaient été chassés de leur
patrie. Toutes les critiques d'Athénée sont à-peu-près
de cette force. L'expulsion d'Euthydème et de Diony-
sodore de Thurium se rattache- t-elle à celle du parti
athénien, qui eut lieu dans l'olympiade 91,4, ou 92,1,
et qui amena Lysias à Athènes (voyez Taylor, Vie de
Jjsias)? Sehleiermacher n'en doute pas, et répugne
à l'idée qu'il eut été pris une mesure particulière
contre deux sophistes aussi inoffensifs. Heindorf,sans
repousser entièrement la conjecture de SchleieiTna-
cher, ne l'admet pas faute de preuves , pas plus que
celle de Routh, qui rattache l'établissement de ces
deux sophistes à Thurium à la colonisation dont
firent partie Hérodote et Lysias (Plutarque, de ï Exil
et Vie des dix rhéteurs), et qui changea l'ancien nom
de Sybaris en celui de Thurium (Diodor. de Sic. ,
XII, chap. 7 et 10).
Page 36/j. — Quand le signe divin accoutumé tkè
retint.
To £(w9bç ojficTov ïô <îoctfiov(ov. 13ekk. , p. 396.
Sehleiermacher remarque avec raison que Socrate
:i l'air de plaisanter un peu, et lîatfjtovtov est bien pris ici
SUR I/EUTHYDÈMi; 463
évidemment pour un adjectif, comme dans la Républ.
VI, et dans plusieurs endroits du Phédon. Voyez la
note de Schleiermacher , sur l'Apologie, et la nôtre ,
qui s'y rapporte, tom. I, p. 335.
Page 367. — Que la vertu peut être enseignée.
C'était une proposition d'Antisthène, qui la déve-
loppait avec une dialectique qui se rapproche beau-
coup de celle des sophistes.
Pa.gi? 374. — Sur cette même chose, que ce soit
un fait ou une idée.
IlpaTTO|ut£vov r> Xeyopîvov. Bekk. , p. 4o6.
Ficin : quoties fit vei dicitur. Schleiermacher : wenn
er behandelt oder besprochen wird. Ni Heindoit m
aucun critique ne fait ici de remarque.
Pa.ge 376. — On pourrait peut-être nous le con-
tester (qu'être tempérant, juste, vaillant,
soient des biens ).
Schleiermacher pense que ceci se rapporte d'une
manière indirecte à Aristippe. Il pense encore que
le passage où Platon feint de regarder lÈuru^'a, le don
de réussir, comme un bien et le premier des biens,
est encore une allusion à une opinion d'Aristippe, et
/,G4 NOTES
selon lui peut-être aussi dAntisthène; cette maxime
se retrouvant dans les successeurs dAntisthène , les
s toïciens.
Page 378. — Avec la sagesse nécessairement on
fait bien et on réussit.
C)p9ô>Ç TTpdtTTElV X0« TUy^CXVEtV. BEKK. , p. 410'
En général , dans toute cette discussion , il est très
difficile de bien traduire rvyjn, îÙTu^taetcÙTrporyi'a. Eùxu^'a
est proprement le bonheur, comme on dit en français
avoir du bonheur pour réussir et avoir le don de réus-
sir: le talent y est pour quelque chose, le sort pour
beaucoup. Le mot bonheur étant nécessaire pour
traduire EÙôatfwvîa, et pouvant faire équivoque en fran-
çais , nous avons traduit exjrvyia. par le don ou le ta-
lent de réussir. Pour eùirpaTTEtv, eù-rrpayîa, au contraire,
il fallait choisir un mot équivoque, car le mot grec
l'est et veut dire tantôt se bien conduire , tantôt être
heureux. En français, être bien a presque les deux sens,
ainsi que bien faire , bien vivre. En français comme
en grec , le mot bien tZ, représente une idée naturel-
lement complexe, celle du bien moral et du bien
physique dans leur opposition et leur harmonie ;
cette idée dans sa complexité même étant inhérente
a 1 esprit humain, doit avoir produit dans toutes les
langues une expression à double sein.
SUR L'EUTHYDÈME. 465
Pagk ^82. — Il faut donc croire qu'il vaut mieux
devoir la sagesse que des richesses à son père ,
à ses tuteurs et à ses amis, quels qu'ils soient,
et à ceux qui se donnent pour amans, à des
étranger ou à des concitoyens; et employer
même , pour avoir la sagesse , les prières et
les supplications; il n'y a même ni honte ni
opprobre dans ce but à descendre à toutes
sortes de services et de complaisances, pourvu
qu'elles soient honnêtes, envers un amant ou
envers tout autre , quand on le fait par un vif
désir de la sagesse.
Il y a dans cette phrase trois degrés qu'il ne tant
pas confondre : i° aimer mieux tenir de qui que ce
soit la sagesse que la richesse; 20 employer pour l'ob-
tenir les prières et les supplications; 3° dans ce but
aller presque jusqu'aux dernières complaisances. Or
la phrase grecque, sans marquer avec précision ces trois
degrés, les présente successivement avec cet abandon
de la conversation qui exclut une construction fort
régulière. Aussi est-ce en vain que les critiques ont
essayé den trouver une ici, et toutes leurs correc-
tions n'ont abouti qu'à gâter la phrase de Platon. Par
exemple, Heindorf lui-même, pour avoir une con-
struction régulière, veut à toute force que où<îl\
io
/,66 NOTIiS
«lo^pôv ov6i v£(j*<niTbv domine toute la phrase et en-
veloppe irapà 7rotTpôç 7rapaXafi6av£tv et Stôfttvov xa\
îxETtûovTa ev£xa toutou uirrjpeTcTv xa\ 5ouXeueiv , ce qui
réduit la phrase à deux membres, tandis qu'il en faut
trois nécessairement pour conserver la gradation; car
on ne peut pas confondre dans un seul membre de
phrase, pas plus que dans une seule idée, Stôfixvov
xat «xeteuovtoc et Û7TV7p£Ttîv xoù «ÎouXeueiv. Mais la plus
grande faute de la construction de Heindorf est de
faire gouverner toute la phrase par où&v alo-^pôv , qui
ne peut s appliquer qu'à uw;p£T£?v xoù «JouXeûeiv xoù
iaa.GTV) xa\ iravTt àv9pw7rw , et II irait pas avec iroipà
TTOtTOO;.
Page ^85. — Retombe sur ta tète le rneosonge
lo'e £?ç X£fa\r,v. BcKK., p. 4'7«
Nous ne pouvons hésiter entre Heindorf et Schleier-
macher. Schleiermaeher entend en face , je te dirais
en /ace , etc. , sans apporter aucun exemple de ce sen^
de cot si; x£<paXy,v; tandis que Heindorf trouve plusieui •>
fois dans Aristophane cette expression pour retombe
sur ta tète. Or, ici les exemples d'Aristophane sont
d'autant plus décisifs que l'on sait que c était l'auteur
favori de Platon, et que l'Euthydème particulièrement
est rempli de locutions empruntées à ce poète. D'ail-
SUR LEUTHYDÈME. /,67
leurs le caractère violent de Ctésippe justifie bien
cette formule.
Page 390. — L'école de Protugoras et même de
plus anciens philosophes s'en servaient ordi-
nairement...
Et plus loin , page 3o,4 : Ce discours en reste
toujours au même point , et il me semble
qu'aujourd'hui, comme autrefois, en détrui-
sant tout , il se détruit lui-même.
Diogène de Laèrte dit que Protagoras avait em-
prunté cette opinion à Antisthène, et qu'il ne fit que
la développer le premier dialectiquement. Par ces
plus anciens philosophes il faut entendre l'école d'Ëlée
et Parménide. Voyez le Cratyle. Schleiermacher veut
que cet endroit se rapporte au Théétète et y fasse al-
lusion comme à un ouvrage déjà écrit depuis quelque
temps. S'il en est ainsi , et c'est bien là en effet ce
qu'indique 1ère iraXatèv , il s'ensuivrait que l'Euthr-
dème a été composé après le Théétète.
Page 391. — Mais c'est à toi à nous prouver l<
contraire. — Et cela se peut-il , selon ton opi
mon? v a-t-ii moyen de réfuter si personne
ne se trompe ?
■
468 NOTES
AÀÀà <to, t<fr, , ÏAsy^ov. — — H xai taxi tovto , xafà tov
<tov Xoyov, tÇeAfy&xi , ftf&voç x|<Ei>#OfX£Vou } — Oùx
sVnv , £<prj ô EùGû^rjuoç. — ()ù<$ apa Èxe'Aeuov , £<prj ,
Èyw vùv <?yj , ô Aiovuso&opo; , èÇfXf'yÇat. Bekke ,
p. 423.
Cette phrase a exerce tous les commentateurs; mais
leurs explications n'ont rien expliqué. Il faudrait trou-
ver entre tkty%ov et l%t\tyÇ,<xi un sens assez différent pour
excuser un peu ces sophistes. Nous avouons que nous
ne voyons là qu'une simple différence de mots dans la-
quelle les deux sophistes se retranchent. Tout ce qu'on
peut faire est de supposer qu'à la rigueur iÇdiyZau
étant autre qxïthyl-ov, et indiquant un peu plus une
réfutation réguhère, des sophistes peuvent prétendre
que quand ils ont ditftcygov, ils n'ont point dit È&AcycJai.
Les jeux de mots ridicules qui précèdent autorisent
bien à leur attribuer celui-là. On ne voit pas d'ailleurs
comment ayant eu I imprudence, dans un moment
d'humeur, de défier Socrate, ils auraient pu se tirei
autrement du défilé où ils s'étaient eux-mêmes enga-
gés. Ils s'en tirent, selon leur coutume, par des équi-
voques verbales, et tout cela sert encore à mettre en
lumière leur caractère.
Page 3o,8. — Les géomètres, les astronomes, les
arithméticiens, sont aussi des chasseurs, car
SUR L'EUTIIYDI ME 46g
ils ne font pas les figures et les nombres, mais
Us cherchent ce qui existe déjà, et ne sachant
pas se servir de leurs découvertes , les plus
sages les donnent aux dialecticiens, afin qu'ils
les mettent en usage.
Schleiermacher fait remarquer ici la tendance pla-
tonicienne de soumettre les sciences mathématiques
a la philosophie spéculative.
Pagc 399. — Mon cher Criton , n'y avait-il piafs là
quelque esprit supérieur qui prononça ces
paroles ?
\ÀX , w Satpôvu KptTwv, pj Ttq twv xpttTrovwv .irapwv aura
tfQtyZaro j Bekker, p. 4^1.
Heindort n'hésite point à entendre xtç twv xpttTTÔvwv
dans le sens ordinaire, un dieu. Schleiermacher trouve
(pie cette manière de désigner Socrate est sans délica-
tesse et indigne de Platon , et il traduit, par ein ganz
Anderer. N'osant pas trop nous prononcer, nous avons
choisi une expression qui, à la rigueur , se prête aux
deux sens , comme le grec lui-même.
Page l\o[\. — s4u lieu de : Il nous arrive donc,
comme on dit , de rabâcher toujours la même
470 NOTES
chose; lisez: Il nous arrive donc de répéter
toujours , comme on dit , la même chanson.
C'est la difficulté connue : b Atèç Kopivôoç. Quant à
I origine de ceproverhe, on peut consulter les expli-
cations du scoliaste de l'Euthydème , du scoliaste
((Aristophane, et du scoliaste de Pindare. Si l'origine
est encore douteuse, le sens en est parfaitement clair.
Ce proverbe s'appliquait à tous ceux qui, commen-
çant magnifiquement, en restent là et répètent la
même chose sans avancer. Remarquons ici que les
explications des trois scoliastes attestent que l'origine
de ce proverbe est mégarienne, ce qui fortifie l'opi-
nion que ce dialogue a été composé, sinon pendant le
séjour de Platon à Mégare , au moins d après des sou-
venirs très présens, et que la langue de Platon s'est
teinte des mêmes couleurs que sa pensée.
Page 4 • 4- — En effet , lui dis-je , s il ne faut te-
nir aucun compte de ce que je sais, il paraît
que je sais tout.
Koixa , Ê'tpyjv iyù , intiSri Tttp yt où&p'ocv ïyti &iv<xpv to a
CTn'oTapxj , navra Si Ê7r(VrafAac. BekK. , p. 441-
Selileiermacher a changé ici , avec raison, icâvra 61
en navra Srt , comme plus haut il avait aussi très lieu-
SUR L'EUTOYDJËME. 471
reusement changé ancara en irâvra; car irotvra yàp
est la conséquence que cherche le sophiste , tandis
que Siravra est le principe'dont il part.
Page 4^3. — O Euthydème, s'écria-t-il , ton frère,
prête le flanc à une double réfutation.
O àiïtlyôç cou t^rififoripixt tov Xoyov. Bekk. , p. 4^0.
Schleiermacher remarque fort bien que pour en-
tendre cette expression , qui malheureusement ne se
trouve pas éclaircie dans le traité d'Aristote , il faut
joindre à l'explication de Timée : et; àfx^tSoXtav àyaytî*
tov Xôyov, celle de Suidas : &>ç xa0 Éxâ-rfpov i\éy^aQ<x>.
Car autrement il eût été ridicule de reprocher au so-
phiste une réponse à double sens, puisque c'était là
précisément le mérite qu'il cherchait.
Page t^5. — Bon Dieu, Hercule. —Hercule est-il
bon Dieu, où bon Dieu est-il Hercule?
HpaxX^ç. Bekk., p. 454-
Plaisanterie intraduisible. Uouth veut qu'elle repose
>ur l'accent. Schleiermacher croit quelle sophiste
prend les deux vocatifs poiiràune apposition; mais il
est douteux que 7rÛ7ca£ soit déclinable et puisse être
un vocatif qui se prête à ce genre de plaisanterie.
472 NOTES.
11 est plus naturel d'adopter l'interprétation de Routh.
car le passage d'Aristote (dans les Soph. El. IV.) sur
les sophismes qui viennent de la prosodie, est proba-
blement une allusion à cet endroit de Platon. Si on
entendait cet endroit autrement que Routh, il s'en-
suivrait qu'il y aurait une classe de sophismes, assez
connue et employée chez les Grecs pour avoir mérite
une mention spéciale d'Aristote , qui pourtant ne
se rencontrerait pas même une seule fois dans l'Eu-
thydème, c'est-à-dire dans une revue complète de
tous les genres de sophismes.
Page 426. — Le nom de Jupiter paternel n'existe
pas chez les Ioniens , ni dans les colonies
d'Athènes, ni à Athènes; mais nous avons un
Apollon paternel, parce qu'il est père d'Ion.
Jupiter n'est pas ainsi appelé chez nous, mais
il s'appelle domestique et protecteur des tri-
bus , comme Minerve s'appelle aussi protec-
trice des tribus.
Ce passage important est ici assez mal rendu. D'a-
bord Ziùçtpwîbç n'est pas précisément le Jupiter do-
mestique, expression un peu trop générale, mais le
Jupiter de [enceinte domestique. Schleiermacher tra-
duit par des Ge/ioftes. Rreuzer ( Symbol., tom. Il ,
SUR L'EUTHYDÈME. 4?$
seconde édition, p. 5a4) se sert de l'expression latine
de Jupiter herceus. C'était le Jupiter dont l'autel, avec
une image du dieu , était placé à la porte la plus
extérieure par laquelle on entrait dans la cour,
tt dans l'enceinte (Êpxoç) qui entourait la cour. De là
1 expression de Zcù? zpxeToç. Par Zsùç ypivptoç il faut en-
tendre le Jupiter qui présidait à la yparpta ou troisième
partie de la <pt»Xri (tribu). Nous avons mis ici le tout au
lieu de la partie , ne pouvant trouver une expression
qui correspondît à yparpia. Schleiermacher emploie
celle de Brûderschaft , qui est matériellement exacte,
mais suggère une idée différente de celle que ren-
ferme l'expression grecque. La yparpia n'était point
une Brûderschaft , une confrérie, une association par-
ticulière , mais une division politique de la tribu ,
comme chez nous la commune est une division po-
litique du département. C'est à-peu-près la commune
moderne, et peut-être nous aurions du faire le mot de
phratie, comme déjà on a fait celui de deme pour
o%oç. Il en est de même de Minerve , protectrice
des tribus. Lisez Minerve phratria ou phratrienne. Voyez
sur ce passage , outre Kreuzer déjà cité , le scoliaste
de Platon, Hesychius, v. iraTpwoç Zeùç, etc. Comment
se fait-il que les Athéniens n'eussent point un Jupiter
paternel , eux qui avaient donné à Jupiter tant de
titres? C'est ce qui a étonné tous les critiques; mais
474 NOTES
le passage de Platon est formel, tandis que les pas-
sades des auteurs en opposition avec celui-ci sont
équivoques. Schleiermacher a très bien remarqué que
le passage des Lois n'est pas une objection véritable ,
puisque Platon parle, dans les Lois \ non comme un
Athénien , mais comme un Cretois ; et lès Cretois
pouvaient très bien avoir un Jupiter irarpwo;. Hein-
dorf montre aussi que l'endroit d'Aristophane, Nuées ,
v. 1468, où Strepsiade recommandant l'obéissance à
son fils, le menace de Jupiter Tr^rpwoç, ne peut pas
balancer l'autorité de la phrase de l'Euthydème , et
Schleiermacher soupçonne même que Platon a peut-
être ici en vue de se moquer d'Aristophane. Nous lais-
sons cette discussion à de plus habiles.
Nous rassemblerons ici les différens passages d'A-
ristote dans la Réfutation des sophismes qui se rappor-
tent à l'Euthydème, et exposent sous des formes gé-
nérales les sophismes présentés dramatiquement dans
le dialogue de Platon , ainsi que les solutions qui y
sont indiquées.
Pages 370, 371, 372. Tout le morceau sur la question
de savoir si ce sont les savans qui apprennent , se
trouve presque mot pour mot dans la Réfutation des
sophismes, IV, 3; édit. Bip. , 526; XVII, 2; edit.
Bip., 586. Aristote donne à cette classe de s.»-
SUR L'EUTHYDÈME. 47^
phismes le titre de sophismes irapà rrjv ofiwvufxc'av ,
sophismes qui reposent sur le double sens d'un
mot.
Page 4*1- — Sur l'obligation que les sophistes im-
posaient à leurs adversaires de ne répoudre que ouiy
non, XVII, 2, 3; édit. Bip. , 586.
Page 4'6\ — Ton père est père de tous les
hommes , etc. , de tous les animaux , etc. , tu
as pour père un chien, etc. V, 2, 3; XXIV,
1,2; éd. B. , 532 , 533 , 534. — 610, 61 j .
Page 4 ' 7- — Ne crois-tu pas que ce soit un bien
à un malade, etc. IV; éd. B. , 529.
Page 42°- — U est impossible de parler quand
on ne dit rien. IV, 6 ; X, 8; éd. B, , 528. —
55g.
Pagk 422. — Ainsi le même n est-il pas le même ,
et ce qui est autre n'est-il pas autre ? XVII ,11,
éd. B. , 091.
Page 4^3. — Celui qui fait ce qui convient fait
bien , XIX , 4 '■> pd. B. , 597.
Page 4a5. — IIuira$ w Hpaxk?ç, IV, 8; éd. B., 53o,
476 NOTES.
On trouve encore dans la Rhétorique d' Aristote , II,
^4, une allusion au passage de l'Euthydème, p. 4^o :
Tu ne prends qu'un seul bouclier et un seul javelot.
Dans la Métaph., VIII, 3, Aristote dit que l'école
d Antisthène divisait la difficulté d'une définition en
deux points, ce qu'est une chose et quelle elle est.
Cette différence du tî et de iroTov rappelle le passage
oùCtésippe accorde au sophiste qu'il dit bien la chose
qui est, mais non pas comme elle est. Dans le même
ouvrage , V, 29 , Aristote cite et réfute l'opinion
d'Antisthène , qui prétendait que sur une chose il
était impossible de rien dire proprement qu'une seule
chose, d'où il concluait qu'on ne pouvait contredire,
et presque qu'on ne pouvait se tromper. C'est une
des discussions de l'Euthydème. Nous sommes assurés
qu'il n'y a ainsi presque aucune plaisanterie dans l'Eu-
thydème qui soit arbitraire et qui ne porte sur quel-
que point intéressant des doctrines contemporaines.
Sous les noms d'Euthydème et de Dionysodore il faut
mettre des sophistes tout autrement célèbres, et c'a
été une heureuse idée de M. Deycks ( de Megari-
corum doctrina ejusque apud Platement et Anstoteh'm
vesligiis, Bonnes, 1827) de rechercher dans l'Euthy-
dème les traces de l'école de Mégare. On voudrait
seulement que M. Deycks, par des passages analogues,
tirés d'autres auteurs , eût converti ses soupçons
SUR L'EUTHYDÈME. /177
on certitudes, et démontre toujours rigoureusement
que les endroits de l'Eutliydèroe qu'il signale comme
mégariques contiennent en effet quelques points de la
doctrine de cette école , encore si peu connue.
Nous finirons , comme M. Deycks lui-même, en rap-
pelant la remarque de Schleiermacher , qu'à la fin du
dialogue, lorsque Platon intervient dans la personne
de Socrate , on sent dans ses paroles une tristesse
secrète de voir l'argumentation socratique si rapi-
dement dégénérée en la même argumentation sophis-
tique que Socrate avait combattue de toutes ses
forces.
FIN DU TOME QUATRIEME.
TABLE
DES MATIÈRES CONTENUES DANS LE TOME QUATRIÈME.
LYSIS. PAGE I
HIPPIAS. 79
MÉNEXÈNE. 171
ION. 219
SECOND HIPPIAS. 27^
EUTHYDÈME. 3^7
NOTES. 435
PLEASE DO NOT REMOVE
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B Plato
359 cWorks. French. 1846.,
C6 Oeuvres de Platon
t.3-4-