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Full text of "Works. French. 1846 Oeuvres de Platon. Traduites par Victor Cousin"

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Presented  to  the 
library  oj  the 

UNIVERSITY  OF  TORONTO 

by 


...vXi-J 


OEUVRES       , 


DE   PLATON 


TRADUITtS 


PAR  VICTOR  COUSIN. 


TOME  TROISIEME. 


—  08O« 


PARIS, 

BOSSANGE  FRÈRES,  LIBRAIRES, 

QUAI    VOLTAIRE,    S8     II. 


M.  DCCC  XXVI 


fi» 

Ce 


PROTAGORAS, 


ou 


LES  SOPHISTES. 


3. 


ARGUMENT 


PHILOSOPHIQUE. 


LE  Protagoras  est  s,  simple  et  si  clair  dans 
son  plan  et  dans  le  petit  nombre  d'idées  fon- 
damentales dont  il  se  compose  ,  que  tout 
éclaircissement  philosophique  nous  paraît 
superflu  ;  d'autant  plus  que,  dans  le  Menon, 
la  même  question  et  les  mêmes  idées  sont  re- 
produites exactement  dans  le  même  ordre, 
mais  sous  des  formes  et  avec  des  développe- 
mens  plus  didactiques  qui  demanderont  une 
explication.  Quelques  lignes  d'introduction 
sont  ici  plus  que  suffisantes. 

Socrate  se  rend  à  une  assemblée  de  so- 
phistes dont  Protagoras  est  le  coryphée.  Il 
lui  présente  un  jeune  homme  qui  désire  de- 
venir un  de  ses  disciples ,  et  entre  avec  lui 
en  conversation  sur  ce  qu'il  enseigne.  Prota- 


i. 


4  ARGUMENT. 

goras ,  pour  ne  pas  avoir  l'air  d'un  rêveur  et 
pour  se  distinguer  des  autres  sophistes,  ne 
lui  parle  pas  de  sa  métaphysique,  et  lui  dé- 
clare qu'il  enseigne  la  politique.  Or,  le  sujet 
véritable  de  la  politique  étant  la  vertu ,  So- 
crate  s'étonne  qu'à  ce  compte  on  puisse  en- 
seigner la  politique,  et  il  élève  la  question 
si  la  vertu  peut  être  enseignée.  Protagoras , 
qui  naturellement  tient  pour  l'affîmative , 
lui  en  donne  un  certain  nombre  de  preuves 
extérieures  auxquelles  Socrate  répond  par 
des  argumens  du  même  genre  ;  mais  bientôt, 
laissant  là  cette  polémique  superficielle,  il 
force  Protagoras  d'aller  avec  lui  au  fond  de 
la  question  ;  et  après  lui  avoir  prouvé  que 
pour  savoir  si  la  vertu  peut  être  enseignée  il 
faut  savoir  d'abord  ce  que  c'est  que  la  vertu, 
il  lui  demande  quelle  est  l'essence  de  la  vertu 
si  elle  est  une,  ou  si  elle  a  des  parties  qui  se 
laissent  enseigner  les  unes  après  les  autres. 
Protagoras  prétend ,  avec  tout  le  monde,  que 
la  vertu  a  des  parties,  et  des  parties  diverses, 


ARGUMENT.  5 

comme  la  sagesse,  la  justice,  la  tempérance  , 
le  courage  et  la  sainteté.  Mais  Socrate;  par  une 
analyse  profonde  et  subtile,lui  montre  que  ces 
différentes  vertus  ne  sont  pas  aussi  dissembla- 
bles qu'elles  le  paraissent,  et  qu'au  lieu  d'être 
indépendantes,  elles  se  contiennent  toutes  les 
unes  les  autres,  et  se  supposent  réciproque- 
ment; qu'il  n'y  a  point  de  sainteté  qui  ne 
soit  juste,  de  justice  qui  ne  soit  sainte,  de 
tempérance  qui  ne  soit  sage,  de  sagesse  qui 
ne  soit  tempérante;  il  va  même  jusqu'à  pren- 
dre les  deux  termes  de  la  vertu  en  apparence 
les  plus  éloignés,  le  courage  et  la  sagesse ,  et 
il  contraint  Protagoras  d'avouer  que  le  cou- 
rage, c'est-à-dire  le  vrai  courage,  doit  savoir 
ce  qu'il  fait,  et  pourquoi  il  le  fait,  et  par  con- 
séquent qu'il  repose  sur  des  raisons  morales, 
sur  la  sagesse  et  la  science;  de  sorte  qu'en 
dernier  résultat  toutes  les  vertus  ne  sont 
que  des  applications,  plus  ou  moins  dis- 
semblables en  apparence,  du  même  principe, 
qui  les  comprend  toutes  et  leur  communique 


6  ARGUMENT. 

à  toutes  son  propre  caractère.  En  effet,  ce 
n'est  point  par  tel  ou  tel  acte,  pour  ainsi  dire, 
extérieur,  que  lame  est  vertueuse,  mais  par 
une  résolution  intérieure  et  par  une  énergie 
générale  et  fondamentale,  si  l'on  peut  s'ex- 
primer ainsi.  Diverse  au-dehors,  comme  le 
monde  auquel  elle  se  mêle  ;  variée  et  infinie 
comme  les  situations  de  la  vie;  aussi  souple 
que  la  tentation  ;  docile  même  jusqu'à  un  cer- 
tain point  à  l'analyse  vulgaire,  qui  la  di- 
vise pour  la  classer,  et  la  classe  pour  s'en- 
tendre du  moins  avec  elle-même,  la  vertu  est 
une  dans  l'âme  et  dans  l'intention  de  l'agent 
moral  ;  son  unité  et  son  identité  constituent 
toute  sa  réalité.  Platon  reproduit  souvent  ce 
principe,  qui  plus  tard  devint  un  des  élémens 
du  stoïcisme,  et  produisit  dans  son  exagéra- 
tion le  paradoxe  célèbre  que  l'homme  a  toutes 
les  vertus  ou  n'en  a  pas  une,  et  que  la  vertu  est 
parfaite  ou  n'est  pas.  Ici  Socrate  l'établit  avec 
rigueur  et  lucidité  dans  toute  sa  portée  et 
dans  ses  justes  limites;  et  les  vertus  ainsi  ré- 


ARGUMENT.  7 

duites  à  la  vertu,  et  la  vertu  à  l'inspiration 
vertueuse,  on  conçoit  comment  Socrate  re- 
fuse  d'admettre  qu'elle  tombe  sous  l'ensei- 
gnement de  l'école.  Et  cependant,  en  faisant 
rentrer  les  cinq  vertus  énumérées  plus  haut 
les  unes  dans  les  autres ,  en  ramenant  même 
le  courage  à  la  sagesse  ou  à  la  science,  So- 
crate a  placé  la  science  à  la  tête  de  toutes  les 
vertus,  et  en  a  fait  la  condition  morale  par 
excellence;  car  l'ignorance  empêche  le  discer- 
nement du  bien,  et  ôte  la  place  de  toute 
vertu.  Il  semble  donc  que  ce  soit  une  con- 
tradiction à  celui  qui ,  en  niant  la  différence 
des  vertus  particulières ,  s'est  appliqué  à  re- 
trouver dans  toutes  la  science;  il  semble  que 
ce  soit  une  contradiction  de  soutenir  que  la 
vertu ,  où  la  science  joue  un  si  grand  rôle , 
n'admet  point  d'enseignement,  tandis  que 
Protagoras ,  qui  sépare  toutes  les  vertus  et 
conçoit  des  vertus  sans  science,  prétend  que 
la  vertu  peut  être  enseignée.  C'est  sur  cette 
contradiction  plus  apparente  que  réelle  que 


8  ARGUMENT, 

se  rompt  l'entretien  et  finit  la  discussion. 
En  lisant  ce  dialogue  si  gracieux  dans  ses 
formes,  si  uni  dans  sa  marche,  dégagé  de  ce 
luxe  de  discussions  épisodiques,  riches  et  fé- 
condes, qui  caractérisent  en  général  tout  vrai 
dialogue  de  Platon  et  en  font  presque  une 
philosophie  tout  entière,  il  ne  faut  pas  ou- 
blier d'abord  que  le  Protagoras  appartient  à 
la  jeunesse  de  l'auteur,  et  ensuite  que,  si  son 
but  apparent  est  bien  de  résoudre  ou  de 
traiter  en  effet  une  question  particulière,  son 
but  moins  direct,  mais  plus  réel  peut-être, 
est  de  nous^aire  assister  au  spectacle  de  tous 
les  sophistes  réunis  autour  de  Protagoras , 
comme  Hippias,  Prodicus,  et  plusieurs  autres 
personnages  célèbres  composant  en  quelque 
sorte  les  états-généraux  de  la  sophistique, 
devant  lesquels  comparaît  le  jeune  Socrate, 
qui  les  attaque  et  les  défait  pour  ainsi  dire 
en  bataille  rangée,  dans  la  personne  de  leur 
représentant  Protagoras. 


PROT  AGORAS, 


ou 


LES  S0PH1TES. 


Premiers  interlocuteurs , 

UN    AxAII   DE   SOCRATE,   SOCRAÏE, 

Seconds  interlocuteurs , 

HIPPOCRATE,   PROTAGORAS,    ALC1BIADE , 
C ALLIAS,  CRITIAS,  PRODICUS,  HIPPIAS. 


LAMI    DE    SOCP.A.TK. 


D'où  viens-tu  ,  Socrate  ?  mais  faut-il  le  de- 
mander? c'est  de  ta  chasse  ordinaire.  Tu  viens 
de  courir  après  le  bel  Alcibiade.  Aussi  je  t'avoue 
que  l'autre  jour  que  je  m'amusai  à  le  regarder, 
il  me  parut  encore  bien  beau  ,  quoiqu'il  soit  déjà 
homme  fait;  car  nous  pouvons  le  dire  ici  entre 


io  PROTAGORAS. 

nous,  il  n'est  plus  de  la  première  jeunesse,  et 
il  a  le  menton  tout  couvert  de  barbe. 

SOCRATE. 

Qu'est-ce  que  cela  fait  ?  Tu  n'approuves  donc 
pas  ce  que  dit  Homère ,  que  l'Age  le  plus  agréable 
est  celui  où  l'on  commence  à  avoir  de  la  barbe  *  ; 
c'est  justement  l'âge  d'Alcibiade. 

L'AMI    DE    SOCRATE. 

Quoi  qu'il  en  soit,  ne  viens-tu  pas  d'avec  lui  ? 
comment  êtes-vous  ensemble? 

SOCRATE. 

Fort  bien;  et  aujourd'hui  mieux  que  jamais, 
car  il  a  dit  mille  choses  en  ma  faveur ,  et  a 
pris  mon  parti;  je  le  quitte  à  l'instant;  et  je 
te  dirai  une  chose  qui  te  paraîtra  bien  étrange  ; 
c'est  qu'en  sa  présence  je  ne  faisais  aucune  at- 
tention à  lui,  et  souvent  même  j'oubliais  qu'il 
était  là. 

L'AMI    DE    SOCRATE. 

Que  vous  est-il  donc  arrivé  à  l'un  et  à  l'autre  ? 
car  assurément  tu  n'as  pas  trouvé  dans  la  ville 
quelque  jeune  homme  plus  beau  qu'Alcibiade. 

SOCRATE. 

Bien  plus  beau. 

*  Hom.  Odyss.  liv.  X,  v.  279. 


PROÏAGORAS.  1 1 

l'ami  de  socrate. 
Tout  de  bon?  Est-ce  un  Athénien  ou  un  étran- 


ger? 

socrate. 

Un  étr 

an  ger. 

* 

l'ami 

DE 

SOCRATE 

D'où  est-il  ? 

SOCRATE. 

D'Abdère. 

L'AMI    DE    SOCRATE. 

Et  cet  étranger  t'a  semblé  si  beau  que  tu  le 
trouves  plus  beau  que  le  fils  de  Clinias? 

SOCRATE. 

Et  comment,  mon  cher,  le  plus  sage  ne  pa- 
raîtrait-il pas  le  plus  beau? 

l'ami  de  socrate. 
Tu  viens  donc  de  quitter  un  sage? 

SOCRATE. 

Oui ,  un  sage,  et  le  plus  sage  de  notre  temps; 
si  du  moins  tu  trouves  que  Protagoras  mérite 
ce  titre. 

l'ami  de  socrate. 

Que  me  dis-tu  là  ?  Quoi  ?  Protagoras  est  ici  ! 

SOCRATE. 

Oui,  depuis  trois  jours. 


i  a  PROTAGORAS. 

l'ami  de  socrate. 
Et  tu  viens  de  le  quitter  ! 

SOCRATE. 

Et  même  après  une  conversation  fort  longue. 

LAMI    DE    SOCRATE. 

Eh!  ne  voudrais-tu  point  nous  raconter  cette 
conversation ,  si  tu  n'es  pas  pressé.  Assieds-toi 
ici ,  et  fais  lever  cet  enfant. 

SOCRATE. 

De  tout  mon  cœur;  je  te  serai  même  obligé  si 
tu  veux  bien  m'entendre. 

L'AMI    DE    SOCRATE. 

Et  nous  pareillement,  si  tu  veux  parler. 

SOCRATE. 

En  ce  cas,  l'obligation  sera  réciproque.  Tu 
n'as  donc  qu'à  m'écouter. 

Ce  matin  qu'il  faisait  encore  nuit,  Hippo- 
crate  ,  fils  d'Apollodore  *  et  frère  de  Phason  , 
est  venu  heurter  bien  fort  à  ma  porte  avec 
son  bâton  :  on  ne  lui  a  pas  eu  plus  tôt  ouvert, 
qu'il  est  venu  tout  droit  dans  ma  chambre ,  en 
criant  à  haute  voix,  Socrate,  dors-tu  ?  Ayant  re- 
connu sa  voix,  j'ai  dit  voilà  Hippocrate.  Qu'y 
a-t-il  de  nouveau  ?  —  Rien  que  de  bon ,  m'a-t-il 

*   Celui  du  Phodon. 


PROTACORAS.  i3 

dit. — Tant  mieux ,  lui  ai-je  répondu.  Mais  qui  t'a- 
mène si  matin? — Protagoras  est  ici,  m'a-t-il  dit  se 
tenant  debout  vis-à-vis  de  moi. — Il  y  est  d'avant- 
hier,  lui  ai-je  réparti:  ne  viens-tu  que  de  l'ap- 
prendre?— Je  ne  l'ai  appris  que  cette  nuit.  En  di- 
sant cela  il  s'est  approché  de  mon  lit  à  tâtons,  s'est 
assis  à  mes  pieds,  et  a  continué  de  cette  manière  : 
Hier  au  soir,  fort  tard,  à  mon  retour  du  dème 
d'OEnoé*,  où  j'étais  allé   pour  rattraper  mon 
esclave  Satyrus  qui  s'était  enfui  ;  et  j'avais  résolu 
de  venir  te  dire   que  j'allais  courir  après  lui , 
mais  quelque  autre  chose  me  fit  sortir  cela  de 
l'esprit;  quand  je  fus  de  retour  ,  que  nous  eû- 
mes soupe  et  que  nous  allions  nous  coucher, 
mon  frère  vint  me  dire  que  Protagoras  était  ar- 
rivé. Ma  première  pensée  fut  de  venir  te  don- 
ner cette  bonne  nouvelle;  mais,  réfléchissant  que 
la  nuit  était  trop  avancée  ,  je  me  couchai ,  et , 
après  un  léger  somme,  qui  m'a  un   peu   refait 
de  ma  fatigue,  je  me  suis  levé  et  suis  venu  tout 
courant.  —  Moi,  qui  connais  Hippocrate  pour 
un  homme  de  coeur  et  qui  le  voyais  tout  ef- 
faré, je  lui  ai  dit:  qu'est-ce  donc?  Prot.igoras 
t'a-t-il  fait  quelque  injure? — Oui,  par  les  dieux, 


*  11  y  avait  deux  dèmes  de  ce  nom,  l'un  près  d'Éleu- 
thère ,  l'autre  près  de  Marathon.  Wesset,.  Ad  Diodor. 
IV,  60. 


i4  PROTAGORAS. 

m'a-t-il  répondu  en  riant  ;  il  me  fait  injure  d'être 
sage  tout  seul,  et  de  ne  pas  me  rendre  tel. — Oh  ! 
lui  ai-je  dit,  si  tu  lui  donnes  de  l'argent ,  et  que 
tu  le  gagnes ,  il  te  rendra  sage  aussi.  —  Plût  à 
Jupiter,  et  à  tous  les  dieux,  qu'il  ne  tînt  qu'à  cela, 
m'a-t-il  dit;  je  ne  me  laisserais  pas  une  obole,  et 
j'épuiserais  la  bourse  de  mes  amis.  Ce  n'est  pas 
autre  chose  qui  m'amène  :  je  viens  te  prier  de  lui 
parler  pour  moi;  car,  outre  que  je  suis  trop  jeune, 
je  ne  l'ai  jamais  ni  vu  ni  connu.  Je  n'étais  qu'un 
enfant  à  son  premier  voyage  ;  mais  j'entends 
tout  le  monde  en  dire  beaucoup  de  bien,  et  on 
assure  que  c'est  le  plus  éloquent  des  hommes. 
Que  n'allons-nous  chez  lui  avant  qu'il  sorte  :  on 
m'a  dit  qu'il  loge  chez  Callias,  fils  d'Hipponicus  ; 
allons-y,  je  t'en  conjure. — Pas  encore;  il  est  trop 
matin,  lui  ai-je  dit;  mais  allons  nous  promener 
dans  notre  cour,  nous  resterons  là  jusqu'à  ce 
que  le  jour  vienne,  après  quoi  nous  irons.  Ainsi, 
sois  tranquille  ,  nous  le  trouverons  chez  lui , 
selon  toute  apparence  ;  Protagoras  ne  sort 
guère. 

IN  ou  s  sommes  donc  descendus  dans  la  cour, 
et,  en  nous  promenant,  je  voulus  tâter  un  peu 
Hippocrate.  Je  me  mis  à  l'examiner  et  à  l'in- 
terroger. Oh  ça,  Hippocrate;  tu  vas  aller  chez 
Protagoras  lui  offrir  de  l'argent,  afin  qu'il  t'en- 
seigne quelque  chose;  m;ùs  quel  homme  penses- 


PROTAGORAS.  i5 

tu  que  ce  soit,  et  quel  homme  veux-tu  qu'il  te 
rende?  Si  tu  allais  chez  Hippocrate  de  Cos  ,  qui 
porte  le  même  nom  que  toi,  et  qui  descend  d'Es- 
culape,  et  que  tu  lui  offrisses  de  l'argent,  si 
quelqu'un  te  demandait  ,  Hippocrate  ,  à  quel 
titre  veux-tu  lui  donner  cet  argent?  que  répon- 
drais-tu?—  Je  répondrais  que  c'est  à  titre  de 
médecin.  -  Et  pour  quoi  devenir  ?  —  Pour  de- 
venir médecin.  —  Et  si  tu  allais  chez  Polyclète 
d'Argos,  ou  chez  Phidias  d'Athènes,  leur  donner 
de  l'argent  pour  apprendre  d'eux  quelque  chose, 
et  qu'on  te  demandât  tout  de  même,  à  quel  titre 
tu  veux  donner  cette  argent-là  à  Polyclète  ou  à 
Phidias ,  que  répondrais-tu  ?  —  Je  répondrais  , 
m'a-t-il  dit,  que  c'est  à  titre  de  sculpteur.  — Et 
pour  quoi  devenir?  —  Pour  devenir  sculpteur 
évidemment. — Voilà  qui  est  à  merveille.  Présen- 
tement donc,  nous  allons  toi  et  moi  chez  Prota- 
goras,  disposés  à  lui  donner  tout  ce  qu'il  de- 
mandera pour  ton  instruction  ,  si  notre  bien 
peut  y  suffire  ,  et  qu'il  y  en  ait  assez  pour  le 
contenter;  s'il  ne  suffit  pas,  nous  sommes  tout 
prêts  à  employer  encore  celui  de  nos  amis.  Si 
quelqu'un  donc,  voyant  ce  grand  empressement, 
nous  demandait,  Socrate  et  Hippocrate  ,  dites- 
moi,  en  donnant' tout  cet  argent  à  Protagoras, 
à  quel  homme  pensez-vous  le  donner?  Que  lui 
:  épondrions-nous?  Quel  nom  connaissons-nous 


i6  PROTAGORAS. 

à  Protagoras  comme  nous  connaissons  à  Phidias 
celui  de  sculpteur,  et  à  Homère  celui  de  poète  : 
comment  appelle-t-on  Protagoras?  —  On  ap- 
pelle Protagoras  un  sophiste,  Socrate.  —  Ron  , 
lui  ai-je  dit,  nous  allons  donner  notre  argent  à 
un  sophiste.  —  Précisément.  —  Et  si  le  même 
homme  te  demandait  encore  ce  que  tu  veux  de- 
venir avec  Protagoras?  —  A  ces  mots,  Hip- 
pocrate  rougissant  (  car  le  jour  élait  déjà  assez 
grand  pour  me  faire  voir  ce  qui  Se  passait  sur 
son  visage  )  :  si  nous  voulons  être  consé- 
quens  ,  m'a-t-il  dit  ,  il  est  évident  que  c'est 
pour  devenir  un  sophiste.  —  Comment ,  par 
tous  les  dieux  ,  lui  dis-je ,  n'aurais-tu  pas  de 
honte  de  te  donner  pour  sophiste  à  la  face 
des  Grecs?  —  Oui,  par  Jupiter,  Socrate,  j'en 
aurais  honte,  s'il  faut  dire  la  vérité.  —  Ah!  je 
t'entends ,  Hippocrate  ;  ton  dessein  n'est  pas 
d'aller  à  l'école  de  Protagoras  ,  comme  on  va 
à  celle  d'un  sculpteur  ou  d'un  médecin,  mais 
comme  tu  as  été  à  celle  d'un  grammairien ,  d'un 
joueur  de  lyre ,  et  d'un  maître  d'exercices  ; 
car  tu  n'as  pas  été  chez  tous  ces  maîtres  pour 
en  faire  métier  et  devenir  maître  toi-même, 
mais  seulement  pour  t'y  exercer,  et  pour  ap- 
prendre ce  qui  convient  à  un  particulier  et  à 
un  homme  libre.  —  C'est  cela,  m'a-t-il  dit;  voilà 
justement  l'usage  que  je  veux  faire  de  Protagoras. 


PROTAGORAS.  1 7 

— Mais  sais-tu  ce  que  tu  vas  faire,  lui  ai-je  dit? 
—  Sur  quoi?  — Tu  vas  mettre  ton  âme  entre  les 
mains  d'un  sophiste,  et  je  gagerais  que  tu  ne 
sais  ce  que  c'est  qu'un  sophiste.  Ne  sachant  ce 
que  c'est,  tu  ne  sais  à  qui  tu  vas  confier  ton 
âme,  et  si  c'est  à  de  bonnes  ou  de  méchantes 
mains.  —  Je  crois  fort  bien  le  savoir. — Dis-moi 
donc  ce  que  c'est  qu'un  sophiste.  —  Un  sophiste, 
comme  son  nom  même  le  témoigne ,  est  un 
homme  qui  sait  mille  belles  choses.  —  On  peut 
en  dire  autant  d'un  peintre  et  d'un  architecte. 
Ce  sont  aussi  des  gens  qui  savent  beaucoup  de 
belles  choses.  Mais  si  quelqu'un  nous  demandait 
quelles  sont  les  belles  choses  qu'ils  savent ,  nous 
ne  manquerions  pas  de  leur  répondre  que  c'est 
tout  ce  qui  regarde  l'art  de  faire  des  tableaux, 
et  ainsi  du  reste.  Si  donc  on  nous  demandait  de 
même,  ce  que  sait  un  sophiste,  que  lui  répon- 
drions-nous? Quel  est  précisément  l'art  dont  il 
fait  profession  ;  et  que  dirions-nous  qu'il  est?  — 
Nous  dirions  ,  Socrate ,  qu'il  fait  profession  de 
rendre  les  hommes  habiles  à  bien  parler.  —  Nous 
dirions  peut-être  la  vérité;  mais  ce  n'est  pas  tout, 
et  ta  réponse  attire  encore  une  demande  ,  sa- 
voir, sur  quelles  matières  un  sophiste  rend-il 
habile  à  parler;  car  un  joueur  de  lyre  ne  rend- 
il  pas  aussi  son  disciple  habile  à  parler  sur  ce 
qu'il  sait ,  sur  ce  qui  regarde  le  jeu  de  la  lyre? 


i3  PROT  AGORAS. 

—  Cela  est  certain.  — En  quoi  est-ce  donc  qu'un 
sophiste  rend  habile  à  parler?  n'est-ce  pas  sili- 
ce qu'il  sait  ?  —  Apparemment.  —  Qu'est-ce  donc 
qu'il  sait  et  qu'il  enseigne  aux  autres? — En  vé- 
rité, Socrate ,  je  ne  saurais  te  le  dire. 

Comment  donc?  lui  ai-je  dit;  eh  !  ne  sens-tu 
pas  à  quel  danger  tu  vas  exposer  ton  âme  ?  S'il 
te  fallait  mettre  ton  corps  entre  les  mains  d'un 
médecin  qui  serait  aussi  capable  de  le  ruiner  que 
de  le  guérir,  n'y  regarderais-tu  pas  plus  d'une 
fois?  N'appellerais-tu  pas  tes  amis  et  tes  parens, 
pour  consulter  avec  eux,  et  ne  serais-tu  pas  plus 
d'un  jour  à  délibérer?  Et  lorsqu'il  est  question 
de  ton  âme  ,  que  tu  estimes  infiniment  plus  que 
ton  corps,  et  de  laquelle  tu  es  persuadé  que  dé^ 
pend  ton  bonheur  ou  ton  malheur,  selon  qu'elle 
devient  bonne  ou  mauvaise ,  tu  ne  demandes  con- 
seil ni  à  ton  père,  ni  à  ton  frère,  ni  à  aucun  de 
nous  qui  sommes  tes  amis  ;  tu  ne  mets  pas  un 
seul  moment  en  délibération,  si  tu  dois  la  con- 
fier à  cet  étranger  qui  vient  d'arriver;  mais  ayant 
appris  le  soir  fort  tard  son  arrivée,  tu  viens  dès 
le  lendemain,  avant  la  pointe  du  jour,  remettre 
ton  âme  entre  ses  mains  sans  balancer,  tout 
prêt  à  )  employer  et  tout  ton  bien,  et  celui  de 
tes  amis  :  c'est  une  affaire  conclue  ,  il  faut  te 
livrer  à  Protagoras  que  tu  ne  connais  point, 
comme  tu  l'avoues  toi -même,  et  à  qui  tu  n'as 


PROTAGORAS.  ,9 

jamais  parlé  ;  seulement  tu  le  nommes  un  so- 
phiste, et  tu  vas  t'abandonner  entre  ses  mains, 
sans  savoir  même  ce   que  c'est  qu'un  sophiste. 

—  H  paraît  bien,  à  ce  que  tu  dis  ,  Socrate, 
répondit  Hippocrate. 

Dis-moi,  Hippocrate,  le  sophiste  n'est -il  pas 
un  marchand,  soit  passager,  soit  fixé  en  un  lieu  , 
de  toutes  les  denrées  dont  l'âme  se  nourrit?  Il 
me  le  semble ,  au  moins.  —  Mais  de  quoi  se 
nourrit  l'âme ,  Socrate  ? 

De  sciences ,  lui  ai-je  répondu.  Mais,  mon  cher, 
il  faut  bien  prendre  garde  que  le  sophiste,  en 
nous  vantant  trop  sa  marchandise  ,  ne  nous 
trompe  comme  les  gens  qui  nous  vendent  tout 
ce  qui  est  nécessaire  pour  la  nourriture  du  corps; 
car  ces  derniers  ,  sans  savoir  si  les  denrées 
qu'ils  débitent  sont  bonnes  ou  mauvaises  pour 
la  santé  ,  les  vantent  excessivement  pour  les 
mieux  vendre,  et  ceux  qui  les  achètent  ne  s'y 
connaissent  pas  mieux  qu'eux,  à  moins  que  ce 
ne  soit  quelque  médecin  ou  quelque  maître  de 
palestre.  Il  en  est  de  même  de  ces  marchands 
qui  vont  vendre  les  sciences  dans  les  villes  à 
ceux  qui  en  ont  envie  ;  ils  louent  indifféremment 
tout  ce  qu'ils  vendent.  Mais  peut-être  la  plu- 
part d'entre  eux  ignorent  si  ce  qu'ils  débitent 
est  bon  ou  mauvais  pour  l'âme;  et  les  acheteurs 
sont  dans  le  même  cas,  à  moins  qu'ils  ne  s'en  ren- 


2. 


ao  PROTAGORAS. 

contre  quelqu'un  qui  soit  habile  dans  la  méde- 
cine des  âmes.  Si  donc  tu  t'y  connais ,  et  que  tu 
saches  ce  qui  est  bon  ou  mauvais,  tu  peux  aller 
acheter  en  toute  sûreté  des  sciences  chez  Prota- 
goras  et  chez  tous  les  autres  sophistes  ;  mais  si 
tu  ne  t'y  connais  pas,  prends  bien  garde,  mon 
cher  Hippocrate  ,  de  hasarder  ce  que  tu  as  de 
plus  cher  au  monde  ;  car  le  risque  est  plus  grand 
dans  l'emplette  des  sciences  que  dans  celle  des 
alimens:  après  qu'on  a  acheté  des  alimens,  d'un 
marchand  domestique  ou  forain ,  on  peut  les  em- 
porter chez  soi  dans  d'autres  vaisseaux  ;  et  avant 
d'en  prendre,  on  a  le  temps  de  consulter  et  d'ap- 
peler à  son  aide  quelque  expert  qui  vous  dise  ce 
qu'il  faut  ou  ce  qu'il  ne  faut  pas  boire  et  man- 
ger ,  la  quantité  qu'on  en  peut  prendre  ,  et  le 
temps  où  on  peut  la  prendre  ;  de  sorte  que  le 
danger  n'est  pas  bien  grand.  Mais  il  n'en  est  pas 
de  même  des  sciences  ;  on  ne  peut  les  mettre 
dans  aucun  autre  vaisseau  que  dans  son  âme,  et 
dès  que  l'emplette  est  faite  ,  le  prix  payé ,  et 
qu'on  les  a  reçues  dans  son  âme,  le  bien  ou  le 
mal  est  fait  sans  ressource.  Consultons  donc  des 
gens  plus  âgés  et  plus  expérimentés  que  nous; 
car  nous  sommes  trop  jeunes  pour  décider  dans 
une  affaire  si  importante.  Cependant  allons, 
puisque  le  parti  en  est  pris;  nous  entendrons  ce 
que  dira  cet  homme,  et  après   l'avoir  entendu, 


PROT  AGORAS.  a! 

nous  le  communiquerons  à  d'autres;  aussi  bien 
Protagoras  n'est  pas  là  tout  seul ,  et  nous  trou- 
verons avec  lui  Hippias  d'Élide  %  et ,  je  pense,  aussi 
Prodicus  de  Céos,  et  plusieurs  autres  sages. 

Cette  résolution  prise,  nous  nous  mîmes  en 
chemin.  Arrivés  à  la  porte,  nous  nous  arrêtâmes 
pour  finir  une  petite  dispute  que  nous  avions 
eue  en  route  ;  et ,  avant  d'entrer ,  nous  nous 
promenâmes  en  causant  devant  le  vestibule,  jus- 
qu'à ce  que  nous  fussions  d'accord.  Le  portier, 
qui  est  un  eunuque,  nous  entendit,  je  pense, 
et  apparemment  que  la  quantité  des  sophistes 
qui  arrivaient  là  à  tous  momens  l'avait  mis  de 
mauvaise  humeur  contre  tous  ceux  qui  appro- 
chaient de  la  maison  ;  car  nous  n'avons  pas  plus 
tôt  heurté,  qu'ouvrant  sa  porte,  et  nous  voyant, 
Ah{  ah,  dit-il,  voici  encore  des  sophistes  ;  il  n'a 
pas  le  temps  ;  et  prenant  sa  porte  avec  les  deux 
mains,  il  nous  la  ferme  au  nez  de  toute  sa  force. 
Nous  heurtons  encore  ,  et  il  nous  répond  ,  la 
porte  fermée:  Est-ce  que  vous  ne  m'avez  pas  en- 
tendu ?  ne  vous  ai-je  pas  dit  qu'il  n'a  pas  le 
temps?  —  Mon  ami,  lui  ai-je  dit,  nous  ne  de- 
mandons pas  Callias,  et  nous  ne  sommes  pas  des 
sophistes;  ouvre  donc  sans  crainte  :  nous  venons 
pour  voir  Protagoras,  et  tu  n'as  qu'à  nous  an- 

*  Voyez  le  dialogue  de  ce  nom. 


22  PROTAGORAS. 

noncer.  Avec  tout  cela  il  eut  encore  bien  de  la 
peine  à  nous  ouvrir. 

Quand  nous  fûmes  entrés,  nous  aperçûmes 
Protagoras  qui  se  promenait  dans  Pavant-porti- 
que; sur  la  même  ligne  était  d'un  côté  Callias , 
fils  d'Hipponicus  et  son  frère  utérin,  Paralos, 
fils  de  Périclès  ei  Charmidès*,  fils  de  Glaucon; 
et  de  l'autre  côté  Xanthippe**,  l'autre  fils  de  Pé- 
riclès, et  Philippide,  fils  de  Philomèles,  et  Anti- 
mœros  de  Mende***,  le  plus  fameux  disciple  de 
Protagoras ,  et  qui  aspire  à  être  sophiste.  Der- 
rière eux  marchait  une  troupe  de  gens  qui  écou- 
taient la  conversation;  la  plupart  paraissaient  des 
étrangers,  que  Protagoras  mène  toujours  avec 
lui  de  toutes  les  villes  où  il  passe, les  entraînant 
par  la  douceur  de  sa  voix  comme  Orphée.  Il  y 
avait  quelques-uns  de  nos  compatriotes  parmi 
eux.  J'eus  vraiment  un  singulier  plaisir  à  voir 
avec  quelle  discrétion  cette  belle  troupe  prenait- 
garde  de  ne  point  se  trouver  devant  Protagoras, 
et  avec  quel  soin  ,  dès  que  Protagoras  retour- 
nait sur  ses  pas  avec  sa  compagnie,  elle  s'ou- 

*  Voyez  le  dialogue  de  ce  nom. 

*  Sur  Paralos  et  Xnntliippe,  fils  de  Périclès,  voyez  Pi  u- 
tarque,  vie  de  Périclès,  Y Alcibiade  et  le  Ménon. 

'  Mende,  ville  de  la  péninsule  de  Pellènc,  en  Thrace. 
Voyez  Etienne  de  Byzancc,  p.  55o. 


PROÏAGORAS.  a  \ 

vrait  devant  lui,  se  rangeait  de  chaque  cote, 
dans  le  plus  bel  ordre,  et  se  remettait  toujours 
derrière  lui  avec  respect. 

Ensuite  j'aperçus,  pour  nie  servir  de  l'expres- 
sion d'Homère*,  Hippias  d'Élide,  qui  était  assis 
de  l'autre  côté  de  l'avant- portique,  sur  un  siège 
élevé,  et  autour  de  lui,  sur  les  marches,  je  re- 
marquai Eryximaque ,  fils  d'Acuménos,  Phèdre 
de  Myrrhinuse**,  Andron  ,  fils  d'Androtion***, 
et  quelques  étrangers  ,  compatriotes  d'Hippias, 
mêlés  avec  d'autres.  Ils  paraissaient  faire  quel- 
ques questions  de  physique  et  d'astronomie  à 
Hippias,  et  lui,  assis  sur  son  troue,  répondait 
à  toutes  leurs  difficultés. 

Je  vis  encore  Tantale*'  *,  c'est-à-dire  Prodicus 
de  Céos,  qui  était  aussi  arrivé  à  Athènes.  Il  était 
dans  une  petite  chambre  qui  sert  ordinairement 
de  serre  à  Hipponicus,  et  que  Callias,  à  cause  de 
la  quantité  de  monde  qui  était  arrivé  chez  lui, 
avait  donnée  à  ces  étrangers,  après  l'avoir  dé- 

*  Ensuite f  aperçus ,  vers  601,  livre  XI  de  Y  Odyssée,  lors- 
que Ulysse  descendu  dans  les  enfers  aperçoit  les  ombres 
des  morts.  Par  là,  dit  Daeier,  Socrate  fait  entendre  que  ces 
sophistes  n'étaient  pas  des  hommes,  mais  des  ombres. 

**  Myrrhinuse,  bourg  de  l'Atlique.  Sur  Eryximaque  et 
Phèdre ,  voyez  le  Phèdre  et  le  Banquet. 

***  Voyez  le  Gorgias. 

****  Hom.,  Odyss. ,  liv.  XI,  v.  582. 


a/l  PROTAGORAS. 

barrassée.  Prodicus  était  encore  au  lit ,  tout 
enveloppé  de  peaux  et  de  couvertures ,  et  au- 
près de  son  lit  étaient  assis  Pausanias  de  Céra- 
mis*  et  un  jeune  homme  du  plus  heureux  na- 
turel ,  à  ce  qu'il  m'a  paru  ,  et  de  la  plus  belle 
figure.  11  me  semble  que  je  l'ai  ouï  nommer  Aga- 
thon,  et  je  me  trompe  fort  si  Pausanias  n'en  est 
amoureux  **.  Jl  y  avait  encore  les  deux  Adi- 
mantes ,  l'un  fils  de  Céphis,  et  l'autre  fils  de  Leu- 
colophidès***,  et  quelques  autres  jeunes  gens. 
Comme  j'étais  dehors ,  je  ne  pus  entendre  le 
sujet  de  leur  entretien  ,  quoique  je  souhaitasse 
avec  une  extrême  passion  d'entendre  Prodicus; 
car  il  me  paraît  un  homme  très  snge,  ou  plutôt 
un  homme  divin  ;  mais  il  a  la  voix  si  grosse , 
qu'elle  causait  dans  la  chambre  un  certain  re- 
tentissement qui  empêchait  d'entendre  distinc- 
tement ce  qu'il  disait. 

Nous  sommes  entrés  ,  et  un  moment  après 
nous  sont  arrivés  Alcibiade  le  beau ,  comme  tu 
lappelles,  en  quoi  je  suis  bien  de  ton  avis,  et 
Critias ,  fils  de  Calleschros. 

Après  que  nous  avons  été  là  un  peu  de  temps? 

*  Céramis.  dème  de  )a  tribu  Aramantis. 
**   Voyez  le  Banquet. 

***  Leueolophidès  commanda  les  Athéniens  contre  les  La- 
cédémoniens.  Xknoi>h.,  Hellen,  II,  l\ ,  21. 


PROT  AGORAS.  a  5 

et  que  nous  avons  considéré  ce  qui  se  passait, 
nous  nous  sommes  avancés  vers  Protajroras  ;  et 
lui  adressant  la  parole,  Protagoras,  lui  dis-je,Hip- 
pocrate  et  moi   sommes  venus  ici  pour  te  voir. 

Voulez-vous  me  parler  en  particulier,  nous 
dit-il,  ou  devant  tout  ce  monde? 

Peu  nous  importe.  Quand  je  t'aurai  dit  ce  qui 
nous  amène,  tu  verras  toi-même  ce  qui  con- 
vient le  mieux. 

Qu'est-ce  donc  qui  vous  amène? 

Hippocrate  que  voilà,  lui  ai-je  répondu,  est 
un  de  mes  compatriotes,  fils  d'Apollodore,  d'une 
des  plus  grandes  et  des  plus  riches  maisons  d'A- 
thènes, :  nul  jeune  homme  de  son  âge  n'a  de  plus 
heureuses  dispositions  ;  il  veut  se  rendre  illustre 
dans  sa  patrie,  et  ii  est  persuadé  que,  pour  y 
réussir,  il  ne  peut  mieux  faire  que  de  s'attacher 
à  toi.  Vois  donc  si  sur  cela  tu  veux  nous  entre- 
tenir en  particulier,  ou  devant  tout  ce  monde? 

Cela  est  fort  bien,  Socrate,  d'user  de  cette 
précaution  envers  moi  ;  car  un  étranger  qui  va 
dans  les  plus  grandes  villes,  et  qui  y  persuade 
les  jeunes  gens  les  plus  distingués  de  quitter  leurs 
concitoyens,  parens  ou  autres  ,  jeunes  et  vieux, 
et  de  ne  s'attacher  qu'à  lui  pour  devenir  plus 
habiles  par  son  commerce  ,  ne  saurait  prendre 
trop  de  précautions;  c'est  un  métier  fort  délicat, 
exposé  aux  traits  de  l'envie,  et  qui  attire  beau- 


26  PROTAGORAS. 

coup  de  haines  et  d'embûches.  Pour  moi,  je  sou- 
tiens que  l'art  des  sophistes  est  très  ancien  ;  mais 
ceux  qui  l'ont  professé  dans  les  premiers  temps, 
pour  cacher  ce  qu'il  a  de  suspect,  ont  cherché 
à  le  couvrir,  les  uns  du  voile  de  la  poésie,  comme 
Homère,  Hésiode  et  Simonide;  les  autres  de  celui 
des  purifications  et  des  prophéties ,  comme  Or- 
phée et  Musée;  ceux-là  l'ont  déguisé  sous  les  ap- 
parences de  la  gymnastique,  comme  Iccos  *  de 
Tarente,  et  comme  fait  encore  aujourd'hui  un 
des  plus  grands  sophistes  qui  aient  jamais  été,  je 
veux  dire  Hérodicus  de  Sélybrie  **,  et  originaire 
de  Mégare;  et  ceux-ci  l'ont  caché  sous  le  charme 
de  la  musique,  comme  votre  Agathoclès  **%  so- 
phiste habile,  et  comme  Pythoclidès  ****  deCéos, 
et  une  infinité  d'autres.  Tous  ces  personnages, 
pour  se  mettre,  comme  je  vous  le  disais,  à  cou- 
vert de  l'envie,  se  sont  enveloppés  du  manteau 
des  arts  que  je  viens  de  vous  nommer;  et  en  cela 
je  ne  suis  nullement  de  leur  avis,  persuadé  qu'ils 

*  Voyez  les  Lois,  liv.  VIII — Eustath.  in  Dionys.  Perieg. , 
v.  376. 

**  Sur  Hérodicus,  voyez,  la  République,  liv.  III,  et  le 
Scholiaste.  —  Sélybrie,  ville  de  Thrace,  sur  la  Proponlide, 
entre  Byzance  et  Périnthe.  Voyez  Wessel.  ad  Diodor.  XTII, 
66;  ad  Herodot.  VI,  33. 

*  Voyez  le  Lâches,  où  il  est  appelé  le  maître  de  Damon. 
*  Voyez  le  premier  Ahibiade  et  le  Scholiaste. 


PROTAGORAS.  27 

n'ont  point  fait  ce  qu'ils  voulaient  faire.  Il  leur  a 
été  impossible  de  se  dérober  aux  yeux  de  ceux 
qui  ont  la  principale  autorité  dans  les  villes;  et 
c'est  pourtant  pour  ceux-là  que  tous  ces  artifices 
étaient  faits,  car  le  peuple  ne  s'aperçoit  de  rien  , 
pour  ainsi  dire,  et  ne  parle  que  d'après  ceux  qui 
le  gouvernent.  Or,  il  n'y  a  rien  de  plus  ridicule 
que  d'être  surpris  quand  on  veut  se  cacher;  cela 
ne  fait  que  vous  attirer  encore  un  plus  grand 
nombre  d'ennemis  et  vous  rendre  plus  suspect; 
car,  outre  tout  le  reste,  on  vous  soupçonne  d'être 
un  fourbe.  Pour  moi,  je  prends  le  chemin  opposé; 
je  fais  profession  ouverte  d'enseigner  les  hommes, 
et  je  me  déclare  sophiste.  La  meilleure  de  toutes 
les  finesses,  selon  moi,  c'est  de  n'en  avoir  point  : 
j'aime  mieux  me  montrer  que  d'être  découvert. 
Avec  cette  franchise,  je  ne  laisse  pas  de  prendre 
toutes  les  précautions  nécessaires,  de  manière 
que,  Dieu  merci ,  il  ne  m'est  encore  arrivé  aucun 
mal  pour  avouer  que  je  suis  sophiste,  quoiqu'il 
y  ait  un  grand  nombre  d'années  que  j'exerce  cet 
art;  car  je  ne  suis  pas  jeune,  et  par  mon  âge  je 
serais  le  père  de  tous  tant  que  vous  êtes.  Ainsi 
rien  ne  me  peut  être  plus  agréable,  si  vous  le 
voulez  bien,  que  de  vous  parler  en  présence  de 
tous  ceux  qui  sont  dans  la  maison. 

D'abord  j'ai  connu  son  but,  et  j'ai  vu  qu'il  ne 
cherchait  qu'à  se  faire  valoir  devant  Prodicus  et 


28  PROTAGORAS. 

devant  Hippias,  et  à  tirer  vanité  de  ce  que  nous 
nous  adressions  à  lui,  comme  amoureux  de  sa 
sagesse.  — Eh  quoi!  lui  dis-je ,  ne  faudrait-il  point 
appeler  Prodicus  et  Hippias  avec  leur  compa- 
gnie, afin  qu'ils  nous  entendissent?  Je  le  veux 
bien,  dit  Protagoras;  et  Callias  prenant  la  parole  : 
Voulez-vous,  nous  a-t-il  dit,  que  nous  prépa- 
rions des  sièges,  afin  que  vous  parliez  assis?— Cela 
nous  a  paru  fort  bien  pensé,  et  en  même  temps, 
dans  l'impatience  d'entendre  parler  des  hommes 
si  habiles,  nous  nous  sommes  tous  mis  à  trans- 
porter les  sièges  et  les  bancs  auprès  d'Hippias, 
parce  qu'il  y  avait  déjà  des  bancs  dans  cet  en- 
droit. Dans  cet  intervalle,  Callias  et  Alcibiade 
sont  revenus,  amenant  Prodicus  qu'ils  avaient  fait 
lever,  et  tous  ceux  qui  étaient  avec  lui. 

Quand  nous  avons  été  tous  assis,  Protagoras, 
m'adressant  la  parole,  me  dit  :  Socrate,  tu  peux 
me  dire  présentement  devant  toute  cette  com- 
pagnie ce  que  tu  as  déjà  commencé  à  me  dire 
pour  ce  jeune  homme. 

Protagoras,  lui  ai-je  dit,  mon  début  est  le 
même  que  tout-à-1'heure.  Tlippocrate,  que  voici, 
meurt  d'envie  d'entrer  dans  ton  école,  et  il  vou- 
drait bien  savoir  l'avantage  qu'il  en  retirera  : 
voilà  tout  ce  que  nous  avons  à  te  dire. 

Alors  Protagoras  se  tournant  vers  Hippocrate, 
Mon  cher  enfant,  lui  a-t-il  dit,  l'avantage  que 


PROTAGORAS.  29 

tu  retireras  d'être  avec  moi ,  c'est  que  dès  le 
premier  jour  de  ce  commerce,  tu  t'en  retourne- 
ras le  soir  plus  habile  que  tu  ne  seras  venu  le 
matin  :  le  lendemain  de  même,  et  tous  les  jours  tu 
sentiras  que  tu  as  fait  de  nouveaux  progrès. 

Mais,  Protagoras,  lui  dis-je,  il  n'y  a  rien  là 
de  bien  surprenant  et  qui-ne  soit  fort  ordinaire; 
car  toi-même  ,  quelque  avancé  en  âge  et  en 
science  que  tu  sois,  si  quelqu'un  t'enseignait  ce 
que  tu  ne  sais  pas,  tu  deviendrais  aussi  plus  sa- 
vant que  tu  n'es.  Ce  n'est  pas  là  ce  que  nous  de- 
mandons. Mais  supposons  qu'Hippocrate  change 
tout  d'un  coup  de  fantaisie,  et  qu'il  lui  prenne 
envie  de  s'attacher  à  ce  jeune  peintre  qui  vient 
d'arriver  en  cette  ville,  à  Zeuxippe  d'Héraclée;  il 
s'adresse  à  lui  comme  il  s'adresse  présentement 
à  toi;  ce  peintre  lui  fait  les  mêmes  promesses 
que  tu  lui  fais,  que  chaque  jour  il  se  rendra  plus 
habile  et  fera  de  nouveaux  progrès.  Si  Hippo- 
crate  lui  demande,  En  quoi  ferai-je  de  si  grands 
progrès?  n'est-il  pas  vrai  que  Zeuxippe  lui  ré- 
pondra qu'il  les  fera  dans  la  peinture?  Ou  bien 
qu'il  lui  vienne  dans  la  tête  de  s'attacher  à  Ortha- 
goras  le  Thébain,  et  qu'après  avoir  entendu  de  sa 
bouche  les  mêmes  choses  qu'il  a  entendues  de 
la  tienne,  s'il  lui  fait  encore  la  même  demande, 
en  quoi  il  deviendra  tous  les  jouis  plus  habile, 
n'est-il  pas  vrai  qu'Orlhagoras  lui  répondra  que 


3o  PROTAGORAS. 

c'est  dans  l'art  de  jouer  de  la  flûte  *?  Cela  étant, 
je  te  prie,  Protagoras,  de  nous  répondre  de  même 
à  ce  jeune  homme  et  à  moi  qui  t'interroge  pour 
lui.  Tu  dis  que  si  Hippocrate  s'attache  à  toi  dès 
le  premier  jour  il  s  en  retournera  plus  habile,  et 
ainsi  tous  les  jours  de  sa  vie.  Mais  explique-nous 
en  quoi  et  sur  quoi. 

Protagoras  ayant  entendu  ces  paroles  m'a  dit: 
Socrate,  ta  question  est  bien  faite,  et  je  me  plais 
à  répondre  à  ceux  qui  me  font  de  bonnes  ques- 
tions. Hippocrate  n'éprouvera  point  en  s'attachant 
à  moi,  ce  qui  lui  serait  arrivé  s'il  s'était  adressé 
à  tout  autre  sophiste.  Les  autres  perdent  la  jeu- 
nesse. Quelque  aversion  qu'elle  témoigne  pour 
les  arts,  ils  l'y  jettent  malgré  elle,  lui  apprenant 
le  calcul,  l'astronomie,  la  géométrie  et  la  musi- 
que (  en  disant  ces  mots,  il  jetait  les  yeux  sur 
Hippias  )  :  au  lieu  qu'Hippocrate  n'apprendra  à 
mon  école  que  ce  qu'il  vient  pour  y  apprendre; 
et  ce  que  j'enseigne  c'est  l'intelligence  des  af- 
faires domestiques,  afin  qu'on  sache  gouverner 
sa  maison  le  mieux  possible,  et  des  affaires  pu- 
bliques, afin  qu'on  devienne  capable  de  parler 
et  d'agir  pour  les  intérêts  de  l'état. 

Vois,  lui  ai-je  dit,  si  je  comprends  bien  ta 
pensée;  il  me  semble  que  tu  veux  parler  de  la 

*  On  ne  trouve  nulle  autre  part  dans  l'antiquité  aucuns 
détails  sur  Zeuxïppe  et  Orthagoras. 


PROT  AGORAS.  3î 

politique,  et  que   tu  te   fais  fort  de  former  de 
bous  citoyens. 

C'est  cela  même,  dit-il  :  voilà  de  quoi  je  me 
vanté. 

En  vérité,  lui  ai-je  dit,  Protagoras,  tu  possè- 
des une  science  merveilleuse,  s'il  est  vrai  que  tu 
la  possèdes  ;  car  je  ne  ferai  pas  difficulté  de  te 
dire  librement  ce  que  je  pense.  Jusqu'ici  j'avais 
cru  que  c'était  une  chose  qui  ne  pouvait  être 
enseignée;  mais,  puisque  tu  dis  que  tu  l'ensei- 
gnes, le  moyen  de  ne  pas  te  croire?  Cependant  il 
est  juste  que  je  te  dise  les  raisons  que  j'ai  de 
penser  qu'elle  ne  peut  être  enseignée,  et  qu'il  ne 
dépend  pas  des  hommes  de  communiquer  cette 
science  aux  hommes.  Je  suis  persuadé,  comme 
tous  les  Grecs,  que  les  Athéniens  sont  fort  sages. 
Or,  je  vois  dans  toutes  nos  assemblées,  que, 
lorsque  l'on  veut  entreprendre  quelque  édifice, 
on  appelle  les  architectes  pour  demander  leur 
avis;  que,  quand  on  veut  bâtir  des  navires,  on 
fait  venir  les  charpentiers  qui  travaillent  dans 
les  arsenaux;  et  qu'on  en  use  de  même  sur  toutes 
les  choses  que  l'on  juge  de  nature  à  être  ensei- 
gnées et  apprises,  et  si  qsielque  autre,  qui  ne 
sera  pas  du  métier,  se  mêle  de  donner  ses  con- 
seils, quelque  beau,  quelque  riche  et  quelque 
noble  qu'il  puisse  être,  on  ne  l'écoute  seulement 
pas,  mais  on  se  moque  de  lui,  et  on  fait  un  bruit 


32  PROT  AGORAS. 

épouvantable  jusqu'à  ce  qu'il  se  retire,  ou  que 
les  archers  l'enlèvent  ou  le  traînent  dehors  par 
l'ordre  des  prytanes.  Voilà  de  quelle  manière  on 
se  conduit  dans  toutes  les  choses  qui  dépendent 
des  arts.  Mais  toutes  les  fois  qu'on  délibère 
sur  ce  qui  regarde  le  gouvernement  de  la  répu- 
blique, alors  on  écoute  tout  le  monde  indistinc- 
tement. On  voit  le  maçon,  le  serrurier,  le  cor- 
donnier ,  le  marchand  ,  le  patron  de  vaisseau,  le 
pauvre,  le  riche,  le  noble,  le  roturier,  se  lever 
pour  dire  son  avis,  et  personne  ne  s'avise  de  le 
trouver  mauvais,  comme  dans  les  autres  occa- 
sions ,  et  de  reprocher  à  aucun  d  eux  qu'il  s'in- 
gère de  donner  des  conseils  sur  des  choses  qu'il 
n'a  jamais  apprises,  et  sur  lesquelles  il  n'a  point 
eu  de  maîtres;  preuve  évidente  que  les  Athéniens 
croient  que  cela  ne  peut  être  enseigné.  Et  il  en 
est  non  seulement  ainsi  dans  les  affaires  publi- 
ques, mais  dans  le  particulier,  les  plus  sages  et 
les  plus  habiles  de  nos  concitoyens  ne  peuvent 
communiquer  leur  sagesse  et  leur  habileté  aux 
autres.  Sans  aller  plus  loin,  Périclès  a  fort  bien 
fait  apprendre  à  ses  deux  fils  ici  présens  tout  ce 
qui  dépend  des  maîtres;  mais,  pour  ce  qu'il  sait, 
il  ne  le  leur  apprend  point,  et  ne  les  envoie  pas 
chez  d'autres  pour  l'apprendre;  et,  semblables  à 
ces  animaux  consacrés  aux  dieux,  à  qui  on  laisse 
la  liberté  de  paître  où  ils  veulent,  ils  errent  à 


% 


PROTACOKAS.  33 

droite  et  à  gauche,  pour  voir  si  d'eux-mêmes  ils 
ne  tomberont  point  par  bonheur  sur  la  vertu. 
Veux-tu  un  autre  exemple?  Le  même  Périclès, 
chargé  de  la  tutelle  de  Clinias,  frère  cadet  d'Al- 
cibiade  que  voici,  de  peur  que  ce  dernier  ne  cor- 
rompît son  jeune  frère,  prit  le  parti  de  les  sé- 
parer, et  il  mit  Clinias  chez  Ariphron*,  et  prit 
soin  lui-même  de  l'élever  et  de  l'instruire.  Mais 
qu'arriva-t-il?  Clinias  ne  fut  pas  là  six  mois  que 
Périclès,  ne  sachant  qu'en  faire,  le  rendit  à  Alci- 
biade.  Je  pourrais  en  citer  une  infinité  d'autres, 
qui,  avec  beaucoup  de  mérite  ,  n'ont  jamais  pu 
rendre  meilleurs  ni  leurs  propres  enfans ,  ni  les 
en  fans  d'autrui.  Voilà  les  motifs  qui  me  font 
croire,  Protagoras,  que  la  vertu  ne  peut  être 
enseignée  ;  mais  aussi  quand  je  t'entends  dire  le 
contraire,  je  suis  ébranlé,  et  je  commence  à  croire 
que  tu  dis  vrai,  persuadé  que  je  suis,  que  tu  es 
homme  d'une  grande  expérience ,  ayant  appris 
beaucoup  de  choses  des  autres,  et  en  ayant 
trouvé  beaucoup  par  toi-même.  Si  tu  peux  donc 
nous  démontrer  clairement  que  la  vertu  est  de 
nature  à  être  enseignée  ,  ne  nous  cache  pas  un 
si  grand  trésor,  et  fais-nous-en  part,  je  t'en 
conjure. 

*  Frère  de  Périclès,  et  avec  lui  tuteur  d'Alcibiade,  selon 
Plutarque,  Vie  d'Alcibiade. 

3.  3 


34  PROTAGORAS 

Je  ne  te  le  cacherai  pas  non  plus,  reprit  Pro 
tagoras,  mais  choisis  :  veux-tu  que ,  comme  un 
vieillard  qui  parle  à  des  jeunes  gens,  je  te  fasse 
cette  démonstration  par  le  moyen  d'une  fable, 
ou  bien  que  j'emploie  le  raisonnement? 

A  ces  mots,  la  plupart  de  ceux  qui  étaient  là 
assis  se  sont  écriés  qu'il  était  le  maître.  Puisque 
cela  est ,  dit-il ,  je  crois  que  la  fable  sera  plus 
agréable. 

Il  fut  un  temps  où  les  dieux  existaient ,  et  où 
il  n'y  avait  point  encore  d'êtres  mortels.  Lorsque 
le  temps  de  leur  existence  marqué  par  le  destin 
fut  arrivé ,  les  dieux  les  formèrent  dans  le  sein 
de  la  terre,  les  composant  de  terre,  de  feu,  et 
des  autres  élémens  qui  se  mêlent  avec  le  feu 
et  la  terre.  Quand  ils  furent  sur  le  point  de  les 
faire  paraître  à  la  lumière,  ils  chargèrent  Promé- 
thée  et  Epiméthée*  du  soin  de  les  orner,  et  de 
pourvoir  chacun  d'eux  des  facultés  convenables. 
Epiméthée  conjura  son  frère  de  lui  laisser  faire 
cette  distribution.  Quand  je  l'aurai  faite,  dit-il, 
tu  examineras  si  elle  est  bien.  Prométhée  y  ayant 
consenti,  il  se  met  à  faire  le  partage  :  il  donne 
aux  uns  la  force  sans  vitesse,  compense  la  fai- 
blesse des  autres  par  l'agilité;  arme  ceux-ci,  et 

*  Tous  deux  fils  de  Japct  et  de  Clymène  ,  selon  Hésiode, 
Théogon. ,  v.  5i3 ,  ou  d'Asia ,  fille  de  l'Océan  ,  selon  Apollo- 
dore,  I.  %. 


WtOTAGOKAS.  35 

à  ceux-là  qu'il  laisse  sans  défense  il  réserve  quel- 
que autre  moyen  d'assurer  leur  vie  ;  les  petits 
reçoivent  des  ailes  ,  ou  une  demeure  souter- 
raine; et  ceux  qui  ont  la  grandeur  en  partage, 
il  les  met  en  sûreté  par  leur  grandeur  même.  Il 
suit  le  même  plan  et  la  même  justice  dans  le 
reste  de  la  distribution ,  pour  qu'aucune  espèce 
ne  soit  détruite.  Après  avoir  pris  les  mesures  né- 
cessaires pour  empêcber  leur  destruction  mu- 
tuelle, il  s'occupe  des  moyens  de  les  faire  vivre 
sous  les  diverses  températures,  en  les  revêtant 
d'un  poil  épais  et  d'une  peau  ferme,  qui  pussent 
les  défendre  contre  le  froid  et  la  chaleur,  et  tins- 
sent lieu  à  chacun  de  couvertures  naturelles, 
quand  ils  se  retireraient  pour  dormir.  De  plus,  il 
leur  met  sous  les  pieds,  aux  uns  une  corne,  aux 
autres  des  calus  et  des  peaux  très  épaisses  et  dé- 
pourvues de  sang.  Il  leur  fournit  ensuite  des  ali- 
mens  de  différente  espèce,  aux  uns  l'herbe  de 
la  terre,  aux  autres  les  fruits  des  arbres,  à  d'au- 
tres des  racines.  La  nourriture  qu'il  destina  à 
quelques-uns  fut  la  substance  même  des  autres 
animaux.  Mais  il  fit  en  sorte  que  ces  bêtes  car- 
nassières multipliassent  peu ,  et  attacha  la  fé- 
condité à  celles  qui  devaient  leur  servir  de  pâ- 
ture, afin  que  leur  espèce  se  conservât.  Comme 
Epiméthée  n'était  pas  fort  habile,  il  ne  s'aperçut 
pas  qu'il  avait  épuisé  toutes  les  facultés  en  fa- 

3. 


36  PROTAGORAS. 

veur  des  êtres  privés  de  raison.  L'espèce  hu- 
maine restait  donc  dépourvue  de  tout,  et  il  ne 
savait  quel  parti  prendre  à  son  égard.  Dans  cet 
embarras ,  Prométhée  survint  pour  jeter  un  coup- 
d'ceil  sur  la  distribution.  Il  trouva  que  les  autres 
animaux  étaient  partagés  avec  beaucoup  de  sa- 
gesse, mais  que  l'homme  était  nu,  sans  chaus- 
sure, sans  vêtemens,  sans  défense.  Cependant  le 
jour  marqué  approchait,  où  l'homme  devait  sortir 
de  terre  et  paraître  à  la  lumière.  Prométhée,  fort 
incertain  sur  la  manière  dont  il  pourvoirait  à  la 
sûreté  de  l'homme  ,  prit  le  parli  de  dérober  à 
Yulcain  et  à  Minerve  les  arts  et  le  feu  :  car  sans 
le  feu  la  connaissance  des  arts  serait  impossible 
et  inutile  ;  et  il  en  fit  présent  à  l'homme.  Ainsi 
notre  espèce  reçut  l'industrie  nécessaire  au  sou- 
tien de  sa  vie  ;  mais  elle  n'eut  point  la  politique, 
car  elle  était  chez  Jupiter,  et  il  n'était  pas  en- 
core au  pouvoir  de  Prométhée  d'entrer  dans  la 
citadelle,  séjour  de  Jupiter,  devant  laquelle  veil- 
laient des  gardes  redoutables.  Il  se  glisse  donc- 
en  cachette  dans  l'atelier  où  Minerve  et  Vulcain 
travaillaient  en  commun  ,  dérobe  l'art  de  Vul- 
cain, qui  s'exerce  par  le  feu,  avec  les  autres  arts 
propres  à  Minerve ,  et  les  donne  à  l'homme  ;  voilà 
comment  l'homme  a  le  moyen  de  subsister.  Pro- 
méthée, à  ce  qu'on  dit  ,  porta  clans  la  suite  la 
peine  de  son  larcin,  dont  Épi  met  liée  avait  été  la 


PROTAGORAS.  3; 

cause.  L'homme  ayant  doue  quelque  part  aux 
avantages  divins  ,  fut  aussi  le  seul  d'entre  les 
animaux  qui ,  à  cause  de  son  affinité  avec  les 
dieux  ,  reconnut  leur  existence ,  conçut  la  pen- 
sée de  leur  dresser  des  autels,  et  de  leur  ériger 
des  statues.  Ensuite  il  trouva  bientôt  l'art  d'arti- 
culer des  sons,  et  de  former  des  mots;  il  se  pro- 
cura une  habitation,  des  vêtemens,  une  chaus- 
sure ,  de  quoi  se  couvrir  la  nuit ,  et  tira  sa  nour- 
riture de  la  terre.  Ainsi  pourvus  du  nécessaire, 
les  premiers  hommes  vivaient  dispersés,  et  les 
villes  n'existaient  pas  encore.  C'est  pourquoi  ils 
étaient  détruits  par  les  bétes,  étant  trop  faibles 
à  tou%  égard  pour  leur  résister  :  et  leurs  arts 
mécaniques,  qui  suffisaient  pour  leur  donner  de 
quoi  vivre  ne  suffisaient  point  pour  combattre 
les  animaux;  car  ils  ne  connaissaient  pas  encore 
l'art  politique,  dont  celui  de  la  guerre  fait  partie. 
Aussi  ils  cherchaient  à  se  rassembler,  et  à  se 
mettre  en  sûreté  en  bâtissant  des  villes  ;  mais, 
lorsqu'ils  étaient  réunis,  ils  se  nuisaient  les  uns 
auxautres,  parce  que  lapolitique  leur  manquait; 
de  sorte  que  ,  se  dispersant  de  nouveau ,  ils  deve- 
naient la  proie  des  bêtes  féroces.  Jupiter,  craignant 
donc  que  notre  espèce  ne  pérît  entièrement,  en- 
voya Mercure  pour  faire  présent  aux  hommes  de 
la  pudeur  et  de  la  justice,  afin  qu'elles  missent 
l'ordre  dans  les  villes  ,  et  resserrassent  les  liens 


38  PROTAGORAS. 

de  l'union  sociale.  Mercure  demanda  à  Jupiter 
de  quelle  manière  il  devait  faire  la  distribution 
de  la  justice  et  de  la  pudeur.  Les  distribuerai-je 
comme  on  a  fait  les  arts  ?  or  les  arts  ont  été  dis- 
tribués de  cette  manière  :  la  médecine  a  été  don- 
née à  un  seul  pour  l'usage  de  plusieurs  qui  n'en 
ont  aucune  connaissance;  et  de  même  par  rap- 
port aux  autres  artisans.  Suivrai -je  la  même 
règle  dans  le  partage  de  la  justice  et  de  la  pudeur, 
ou  les  distribuerai-je  entre  tous?  Entre  tous,  re- 
partit Jupiter  y  et  que  tous  y  aient  part.  Car  si 
la  distribution  s'en  fait  entre  un  petit  nombre, 
comme  celle  des  autres  arts  ,  jamais  les  villes  ne 
se  formeront.  De  plus,  tu  leur  imposeras  de  ma 
part  cette  loi ,  de  mettre  à  mort  quiconque  ne 
pourra  participer  à  la  pudeur  et  à  la  justice , 
comme  un  fléau  de  la  société. 

C'est  ainsi ,  Socrate ,  et  pour  ces  motifs  que 
les  Athéniens  et  les  autres  peuples,  lorsqu'ils 
délibèrent  sur  des  objets  relatifs  à  la  profession 
du  charpentier,  ou  à  quelque  autre  art  mécani- 
que, croient  devoir  prendre  l'avis  de  peu  de  per- 
sonnes; et  que,  si  quelqu'un  n'étant  pas  du  petit 
nombre  de  ces  experts,  s'avise  de  dire  son  sen- 
timent ,  ils  ne  l'écoutent  pas,  comme  tu  dis,  et 
avec  raison ,  à  ce  que  je  prétends.  Au  lieu  que 
quand  leurs  délibérations  roulent  sur  la  vertu 
politique,  qui  comprend  nécessairement  la  jus- 


PROTAGORAS.  39 

tice  et  la  tempérance,  ilsécoutent  tout  le  monde, 
et  ils  font  bien;  car  il  faut  que  tous  participent 
à  la  vertu  politique,  ou  il  n'y  a  point  de  cités. 
Telle  est,  Socrate,  la  raison  de  cette  conduite. 

Et  afin  que  tu  ne.  penses  pas  que  je  te  trompe^ 
en  disant  que  tous  les  hommes  sont  véritable- 
mont  persuadés  que  chaque,  particulier  a  sa 
part  de  la  justice  et  des  autres  branches  de  la 
vertu  politique,  en  voici  une  preuve  que  je  te 
prie  d'écouter.  Par  rapport  au*  autres  talens, 
comme  tu  dis,  si  .quelqu'un  se  donne  pour  bien» 
jouer  de  la  flîue,  ou  pour  posséder  quelque  au- 
tre art  qu'il  ne  possède  point, .on  s'en  moque-, 
ou  Ion  s'emporte  contre  lui  ,  et  ses  proches 
s'avançant  tâchent  de  lui, remettre  la  tê|e  comme 
à  un  insensé.  Mais, pour  ce  qui  est  de  la  justice 
et  des  autres. vertus  civiles  ,  lorsmême  que  l'on 
sait  qu'un  homme  est  injuste,  s'il  lui  échappait 
de  dire  la  vérité  contre  lui-même  en  présence 
de. plusieurs  personnes,  l'aveu  de  la  vérité  qui 
aurait  passé  dans  le  cas  précédent  pour  sagesse, 
passerait  ici  pour,  folie  :  et  l'on  tient  qu'il  faut 
que  tous  se  disent,  justes,  qu'il  le  soient  ou  non  , 
suus  peine  d'être  réputé  insensé,  si  l'on  ne  se 
donne  pour  tel  :  parce  que  c'est  une  nécessité 
que  tout  homme,  quel  qu'il  soit,  participe  de 
quelque  manière  à  la  justice,  ou  qu'il  ne  soit 
point  compté  parmi  les  hommes., 


4o  PROTAGORAS. 

Voilà  ce  que  j'avais  à  dire  pour  expliquer  com- 
ment on  a  raison  d'admettre  tout  le  monde  à 
donner  son  avis  sur  ce  qui  concerne  cette  vertu, 
à  cause  de  la  persuasion  où  l'on  est  que  tous  y 
ont  part.  Je  vais  maintenant  essayer  de  te  démon- 
trer que  les  hommes  ne  regardent  cette  vertu, 
ni  comme  un  don  de  la  nature,  ni  comme  une 
qualité  qui  naît  d'elle-même  ,  mais  comme  une 
chose  qui  peut  s'enseigner  et  qui  est  le  fruit  de  l'é- 
tude et  de  l'exercice.  Car  pour  les  défauts  que  les 
hommes  attribuent  à  la  nature  ou  au  hasard, 
on  ne  se  fâche  point  contre  ceux  qui  les  ont. 
Nul  ne  les  réprimande  ,  ne  leur  fait  des  leçons, 
ne  les  châtie,  afin  qu'ils  cessent  d'être  tels;  mais 
on  en  a  pitié.  Par  exemple ,  qui  serait  assez  in- 
sensé pour  s'aviser  de  corriger  les   personnes 
contrefaites ,  de  petite  taille ,  ou  de  complexion 
faible?  C'est  que  personne  n'ignore,  je  pense, 
que  les  bonnes  qualités  en  ce  genre,  ainsi  que 
les  mauvaises,  viennent  aux  hommes  de  la  nature 
ou  de  la  fortune.   Mais,   pour  les  biens  qu'on 
croit  que  l'homme  peut  acquérir  par  l'applica- 
tion ,  l'exercice  et  l'instruction ,  lorsque  quel- 
qu'un ne  les  a  point ,  et  qu'il  a  les  vices  con- 
traires ,  c'est  alors  que  la  colère ,  les  châtimens 
et  les  réprimandes  ont  lieu.  Du  nombre  de  ces 
vices  est  l'injustice,  l'impiété,  en  un  mot,  tout 
ce  qui  est  opposé  à  la  vertu  politique.  Si  l'on  se 


PROTAGORAS.  4r 

fâche  en  ces  rencontres ,  si  l'on  use  de  répri- 
mandes ,  c'est  évidemment  parce  qu'on  peut  ac- 
quérir cette  vertu  par  l'exercice  et  par  l'étude. 
En  effet ,  Socrate  ,  si  tu  veux  faire  réflexion 
sur  ce  qu'on  appelle  punir  les  méchans  ,  et  sur 
la  force  attachée  à  cette  punition  ,  tu  y  recon- 
naîtras l'opinion  où  sont  les  hommes  qu'il  dé- 
pend de  nous  d'être  vertueux.  Personne  ne  châtie 
ceux  qui  se  sont  rendus  coupables  d'injustice, 
par  la  seule  raison  qu'ils  ont  commis  une  injus- 
tice, à  moins  qu'on  ne  punisse  d'une  manière 
brutale  et  déraisonnable.  Mais  lorsqu'on  faitusage 
de  sa  raison  dans  les  peines  qu'on  inflige ,  on  ne 
châtie  pas  à  cause  de  la  faute  passée  ;  car  on  ne 
saurait  empêcher  que  ce  qui  est  fait  ne  soit  fait, 
mais  à  cause  de  la  faute  à  venir,  afin  que  le  cou- 
pable n'y  retombe  plus,  et  que  son  châtiment 
retienne  ceux  qui  en  seront  les  témoins.  Et  qui- 
conque punit  par  un  tel  motif  est  persuadé  que 
la  vertu  s'acquiert  par  l'éducation  :  aussi  se  pro- 
pose-t-il  pour  but  en  punissant  de  détourner 
du  vice.  Tous  ceux  donc  qui  infligent  des  peines, 
soit  en  particulier,  soit  en  public,  sont  dans  cette 
persuasion.  Or,  tous  les  hommes  punissent  et 
châtient  ceux  qu'ils  jugent  coupables  d'injustice, 
et  les  Athéniens,  tes  concitoyens,  autant  que 
personne.  Donc,  suivant  ce  raisonnement,  les 
Athéniens  ne  pensent  pas  moins  que  les  autres» 


4-2  PROTAGORAS. 

que  la  verlu  peut  être  acquise  et  enseignée.  Ce- 
n'est  donc  pas  sans  raison  que  tes  citoyens  trou- 
vent bon  que  le  forgeron  et  le  cordonnier  aient 
part  aux  délibérations  politiques,  et  qu'ils  re- 
gardent la  vertu  comme  pouvant  être  enseignée 
et  acquise.  Voilà  qui  estf  ce  me  semble,  suffi- 
samment démontré. 

Il  reste  encore  un  doute  à  éclaircir ,  qui  a 
pour  objet  les  hommes  vertueux.  Tu  me  deman- 
des  pourquoi  ils  font  apprendre  à  leurs  enfans. 
tout  ce  qui  dépend  des  maîtres,  et  les  ren- 
dent habiles  en  toutes  ces  choses ,  tandis  qu'ils 
ne  sauraient  les  rendre  meilleurs  que  le  dernier 
des  citoyens  dans  la  vertu  où  ils  excellent  eux- 
mêmes.  Ici,  Socrate,  je  n'aurai  plus  recours  à 
la  fable,  mais  j'emploierai  le  discours  ordinaire. 
Fais,  je  te  prie,  les  réflexions  suivantes.  Est-il 
ou  non  une  chose  que  tous  les  citoyens  ne  peu- 
vent se  dispenser  d'avoir,  afin  que  la  cité  puisse 
subsister?  De  ce  point  dépend  la  solution  de 
ton  doute;  on  ne  saurait  l'expliquer  autrement. 
Car  s'il  y  a  effectivement  une  chose  de  cette  na- 
ture, et  que  ce  ne  soit  ni  l'art  du  charpentier,  ni 
celui  du  forgeron  ou  du  potier,  mais  la  justice, 
la  tempérance ,  la  sainteté,  ce  que  j'appelle  en  un 
mot  la  vertu  convenable  à  l'homme:  s'il  est  néces- 
saire que  tous  participent  à  cette  vertu ,  et  que 
chacun  entreprenne  avec  elle  tout  ce  qu'il  a  des- 


PROTAGORAS.  .  43 

sein  de  faire  et  d'apprendrn,  et  jamais  sans  elle; 
que  Ion  instruise  et  qu'on  corrige  quiconque  en 
est  dépourvu ,  enfant ,  homme ,  femme,  jusqu'à  ce 
qu'il  devienne  meilleur  par  la  correction,  et  qu'on 
chasse  de  la  cité  ou  qu'on  fasse  mourir  comme 
incapable  d'amendement  celui  qui  ne  sera  pas 
docile  aux  corrections  et  aux  instructions;  s'il 
en  est  ainsi,  et  si,  malgré  cela,  les  hommes  ver- 
tueux enseignent  à  leurs  enfans  tout  le  reste ,  et 
ne  leur  apprennent  pas  la  vertu,  considère  quelle 
étrange  espèce  d'hommes  vertueux  ils  devien- 
nent par  là.  Nous  avons  fait  voir  qu'en  particulier 
comme  en  public  ils  pensent  que  la  vertu  peut 
s'enseigner.  Cette  vertu  étant  donc  un  fruit  de 
l'éducation  et  de  la  culture,  se  pourrait-il  qu'in- 
struisant leurs  enfans  sur  toutes  les  autres  choses, 
dont  l'ignorance  n'entraîne  après  soi  ni  la  peine 
de  mort ,  ni  aucun  autre  châtiment,  ils  ne  leur 
enseignassent  point,  et  ne  se  donnassent  pas  tous 
les  soins  possibles  pour  leur  faire  apprendre  la 
vertu,  lorsque,  s'ils  ne  l'apprennent  et  ne  la  cul- 
tivent, ils  sont  exposés  à  la  mort,  à  l'exil,  et 
outre  la  mort ,  à  la  confiscation  de  leurs  biens, 
et ,  pour  le  dire  en  un  mot ,  à  la  ruine  entière  de 
leur  famille?  Non,  Socrate,  il  faut  croire,  au  con- 
traire, qu'ils  le  font.  A  commencer  depuis  l'âge 
le  plus  tendre,  ils  les  instruisent  en  leur  donnant 
desleçons,etilsnecessentdele  faire  durant  toute 


44  .     PROTAGORAS. 

leur  vie.  Aussitôt  que  l'enfant  comprend  ce  qu'on 
lui  dit,  la  nourrice  et  la  mère,  le  pédagogue  et 
le  père  lui-même  disputent  à  l'envi  à  qui  don- 
nera à  l'enfant  la  plus  excellente  éducation,  lui 
enseignant  et  lui  montrant  au  doigt,  à  chaque 
parole  et  à  chaque  action,  que  telle  chose  est 
juste  et  que  telle  autre  est  injuste;  que  ceci  est 
honnête,  et  cela  honteux;  que  ceci  est  saint, 
et  cela  impie  ;  qu'il  faut  faire  ceci ,  et  ne  pas  faire 
cela.  S'il  est  docile  à  ces  leçons,  tout  va  bien  : 
sinon ,  ils  le  redressent  par  les  menaces  et  les 
coups ,  comme  un  arbre  tortu  et  courbé.  Ils  l'en- 
voient ensuite  chez  un  maître,  auquel  ils  recom- 
mandent bien  plus  d'avoir  soin  de  former  ses 
mœurs,  que  de  l'instruire  dans  les  lettres  et 
dans  l'art  de  toucher  le  luth.  C'est  aussi  à  quoi 
les  maîtres  donnent  leur  principale  attention  ,  et 
lorsque  les  enfans  apprennent  les  lettres ,  et  sont 
en  état  de  comprendre  les  écrits,  comme  aupa- 
ravant les  discours,  ils  leur  donnent  à  lire  sur 
les  bancs,  et  les  obligent  d'apprendre  par  cœur 
les  vers  des  bons  poètes,  où  se  trouvent  quan- 
tité de  préceptes,  de  détails  instructifs,  de  louan- 
ges et  d'éloges  des  grands  hommes  des  siècles 
passés;  afin  que  l'enfant  se  porte,  par  un  prin- 
cipe d'émulation ,  à  les  imiter ,  et  conçoive  le 
désir  de  leur  ressembler.  Les  maîtres  de  luth  en 
usent  de  même;  ils  ont  soin  que  les  enfans  soient 


I)ROTAGv)RAS.  /45 

sages  et  ne  commettent  aucun  mal.  De  plus,  lors- 
qu'ils leur  ont  appris  à  manier  le  luth,  ils  leur 
enseignent  les  pièces  des  bons  poètes  lyriques , 
en  les  leur  faisant  exécuter  sur  l'instrument;  ils 
obligent  en  quelque  sorte  la  mesure  et  l'harmo- 
nie à  se  familiariser  avec  l'âme  des  jeunes  gens , 
afin  qu'étant  devenus  plus  doux,  plus  mesurés 
et  mieux  d'accord  avec  eux-mêmes,  ils  soient 
capables  de  bien  parler  et  de  bien  agir.  Toute 
la  vie  de  l'homme,  en  effet,  a  besoin  de  nombre 
et  d'harmonie.  Outre  cela,  ils  les  envoient  en- 
core chez  le  maître  de  gymnase;  ils  veulent  que 
leur  corps  plus  robuste  exécute  mieux  les  ordres 
d'un  esprit  mâle  et  sain  ,  et  que  leurs  enfans 
ne  soient  pas  réduits,  par  la  faiblesse  physique, 
à  se  comporter  lâchement  à  la  guerre,  ou  dans 
les  autres  circonstances.  Voilà  ce  que  font  les 
citoyens  qui  le  peuvent  davantage,  c'est-à-dire 
les  plus  riches  :  leurs  enfans  commencent  à  aller 
chez  les  maîtres  de  meilleure  heure  que  les  au- 
tres, et  sont  les  derniers  à  les  quitter.  Lorsqu'ils 
sont  sortis  des  écoles,  la  cité  les  contraint  d'ap- 
prendre les  lois,  de  les  suivre  dans  leur  conduite 
comme  un  modèle ,  et  de  ne  rien  faire  à  leur 
fantaisie  et  à  l'aventure.  Et ,  tout  de  même  que 
les  maîtres  d'écriture,  lorsque  les  enfans  ne  sont 
pas  encore  habiles  dans  l'art  d'écrire,  leur  tra- 
cent les  lignes  avec  un  crayon,  et  puis  leur  re- 


40  PROTAGORAS. 

mettant  les  tablettes ,  exigent  qu'ils  suivent  en 
écrivant  les  traits  qu'ils  ont  sous  les  yeux ,  ainsi 
la  cité,  leur  proposant  pour  règle  des  lois  inven- 
tées par  de  sages  et  anciens  législateurs ,  les 
oblige  à  se  conformer  à  ces  lois,  qu'ils  comman- 
dent ou  qu'ils  obéissent  :  elle  punit  quiconque 
s'en  écarte;  et  on  donne  chez  vous  et  en  beau- 
coup d'autres  endroits  à  cette  punition  le  nom 
de  redressement,  parce  que  la  fonction  propre 
de  la  justice  est  de  redresser.  Les  soins  que  l'on 
prend,  soit  en  particulier,  soit  en  public,  pour 
inspirer  la  vertu  ,  étant  tels  que  je  viens  de  dire, 
t'étonnes-tu,  Socrate,  et  doutes-tu  encore  que  la 
vertu  puisse  s'enseigner?  Loin  que  cela  doive  te 
surprendre,  il  serait  bien  plus  surprenant  que 
la  chose  ne  fût  pas  ainsi. 

Pourquoi  donc  des  pères  vertueux  ont-ils  sou- 
vent des  enfans  tout-à-fait  dépourvus  de  mérite? 
Apprends-en  la  raison.  Il  n'y  a  rien  en  cela  d'ex- 
traordinaire, si  ce  que  j'ai  dit  plus  haut  est  vrai, 
que  pour  qu'une  cité  subsiste,  aucun  de  ceux 
qui  la  composent  ne  doit  être  dénué  de  cette 
chose  qu'on  appelle  la  vertu.  Et  s'il  en  est  ainsi , 
comme  cela  est  incontestablement ,  prends  pour 
exemple  telle  profession ,  telle  science  qu'il  te 
plaira;  suppose  qu'il  soit  impossible  qu'une  ville 
subsiste,  à  moins  que  tous  les  citoyens  ne  soient 
joueurs  de  flûte ,  chacun  plus  ou   moins  bon , 


PROTAGORAS.  /,7 

selon  son  talent,  et  que  tous  se  donnent  mutuel- 
lement des  leçons  de  cet  art,  soit  en  particulier, 
soit  en  public,  de  façon  que  l'on  réprimande 
celui  qui  ne  jouerait  pas  bien ,  et  qu'on  n'envie 
à  qui  que  ce  soit  l'instruction  en  ce  genre,  de 
même  qu'on  n'envie  et  qu'on  ne  cache  à  per- 
sonne la  science  de  ce  qui  est  juste  et  prescrit 
par  les  lois  (  chose  fort  ordinaire  dans  les  autres 
arts);  car  chacun  a  intérêt,  je  pense,  à  ce  que 
les  autres  soient  justes  et  vertueux,  et  en  con- 
séquence tous  s'empressent  de  faire  connaître  et 
d'enseigner  à  tous  ce  qui  se  rapporte  à  la  justice 
et  aux  lois;  suppose  donc  que  nous  montrions  la 
même  ardeur  à  nous  instruire  les  uns  les  autres 
dans  l'art  de  jouer  de  la  flûte ,  et  la  même  faci- 
lité à  communiquer  nos  connaissances  sur  ce 
point,  penses-tu,  Socrate ,  que  les  enfans  des 
bons  joueurs  de  flûte  devinssent  plus  habiles  que 
ceux  des  mauvais?  Pour  moi,  je  crois  que  non  , 
et  que  celui-là  se  distinguerait  davantage ,  qui 
aurait  reçu  de  la  nature  plus  de  dispositions, 
n'importe  de  quel  père  il  fût  né  ;  comme,  au  con- 
traire, celui  qui  n'aurait  point  de  talens  naturels, 
ne  se  ferait  aucune  réputation;  de  manière  que 
souvent  le  fils  d'un  bon  joueur  de  flûte  serait  fort 
médiocre,  et  celui  d'un  mauvais,  excellent.  Nous 
serions  tous  pourtant  des  joueurs  habiles  ,  en 
comparaison  des  ignorons,  qui  n'auraient  aucun 


48  PROTAGORAS. 

usage  de  la  flûte.  Conçois  de  même  que  celui 
qui  te  paraît  aujourd'hui  le  plus  injuste  d'entre 
les  hommes  élevés  au  milieu  des  lois  et  de  la  so- 
ciété, est  juste  et  habile  en  fait  de  justice,  si  on  le 
compare  avec  ceux  qui  ne  connaissent  ni  édu- 
cation, ni  tribunaux,  ni  lois,  ni  aucune  autorité 
qui  leur  impose  la  nécessité  de  cultiver  la  vertu, 
espèce  de  sauvages  semblables  à  ceux  que  le  poète 
Phérécrate  mit  l'an  passé  sur  la  scène,  aux  jeux 
Lénéens  h  Certes,  si  tu  avais  à  vivre  avec  des  hom- 
mes tels  qu'étaient  les  misanthropes  du  chœur 
de  cette  pièce,  tu  te  croirais  trop  heureux  de 
rencontrer  parmi  eux  un  Eurybate  et  un  Phry- 
nondas  **,  et  tu  regretterais  avec  gémissement  la 
méchanceté  des  hommes  de  celte  ville;  au  lieu 
que  tu  fais  maintenant  le  difficile ,  Socrate;  et 
parce  que  tout  le  monde  enseigne  la  vertu,  au- 
tant qu'il  en  est  capable,  il  te  paraît  qu'elle  n'est 
enseignée  de  personne.  C'est  comme  si  l'on  cher- 
chait quels  sont  chez  nous  les  maîtres  de  langue 
grecque,  et  que  l'on  jugeât  qu'il  n'y  en  a  au- 
cun. Et  si  tu  cherchais  de  même  quelqu'un  en 

*  Au  rapport  d'Athénée,  liv.  V,  c.  59,  la  pièce  de  Phé- 
récrate s'appelait  les  Sauvages  ,  oi-Àfyiu ,  et  fut  représentée 
sous  l'archonte  Aristion. 

**  Deux  scélérats  dont  la  méchanceté  était  passée  en  pro- 
verbe. Voyez  Taylor  ad  jEschin.  in  Ctesiph.  edit.   Reisk. 
p.  529,  et  Wessel.  ad  Diodor.    Fragm.  lib.  IX,  edit.   Bip 
t.  IV,  p.  3o8. 


PROTAGORAS.  4<) 

état  d'instruire  les  enfans  des  artisans  dans  le 
métier  qu'ils  ont  appris  de  leur  père,  autant  qu'il 
a  pu  le  leur  apprendre,  et  des  amis  de  leur  père 
qui  exercent  la  même  profession ,  quelqu'un ,  dis- 
je,  qui  fût  en  état  de  leur  enseigner  quelque 
chose  au-delà,  je  pense,  Socrate,  que  tu  trou- 
verais difficilement    des   maîtres   pour   de  t  els 
apprentifs.  Mais  tu  ne  serais  pas  en  peine  d'en 
trouver  pour  des  élèves  tout-à-fait  ignorans.  J'en 
dis  autant  de  la  vertu  et  des  autres  choses  sem- 
blables. Lorsqu'on  peut  rencontrer  quelqu'un  qui 
soit  un  peu  plus  capable  que  les  autres  de  nous 
avancer  dans  le  chemin  de  la  vertu,  on  doit  s'es- 
timer heureux.  Je  crois  être  de  ce  nombre,  et 
je  me  flatte  d'avoir  été  plus  loin  qu'aucun  autre 
dans  la  découverte  de   ce   qui  rend  vertueux  , 
et  cela  vaut  bien  le  prix  que  j'exige  pour  l'en- 
seigner, et  même  davantage,  au  jugement  de 
mes  propres  élèves.  C'est  pourquoi  voici  comme 
je  m'y   prends    pour   me   faire  payer   de   mes 
leçons.   Lorsqu'on    a  appris    de   moi    ce   qu'on 
désirait,  on  me  donne,  si  l'on  veut,  la  somme 
que  je  demande  ;  sinon,  on  entre  dans  un  tem- 
ple, et,  après  avoir  pris  la  divinité  à  témoin, 
on  paie  mes    instructions  selon  l'estime   qu'on 
en  fait. 

Telle  est,  Socrate  ,  la  fable,  et  tel  le  discours 
que  j'avais  à  dire,  pour  te  prouver  que  la  vertu 
3.  4 


5o  PROTAGORAS. 

peut  s'enseigner,  que  les  Athéniens  en  ont  cette 
idée,  et  qu'il  n'est  pas  étonnant  que  des  enfans  nés 
de  pères  distingués  n'aient  pas  de  mérite,  et  que 
d'autres  nés  de  parens  sans  mérite  en  aient  beau- 
coup. Aussi  voyons-nous  que  les  fils  de  Poly- 
clète,  qui  sont  du  même  âge  queParalos  et  Xan- 
thippe  que  voici,  ne  sont  rien  en  comparaison 
de  leur  père,  non  plus  que  les  fils  de  bien  d'au- 
tres artistes.  Pour  ceux  de  Périclès,  le  temps  n'est 
pas  venu  de  leur  faire  ce  reproche  ;  il  y  a  en- 
core en  eux  de  la  ressource  :  ils  sont  jeunes. 

Protagoras,  après  nous  avoir  étalé  tant  et  de 
si  belles  choses  ,  mit  fin  à  son  discours.  Pour 
moi,  je  demeurai  long-temps  dans  une  espèce  de 
ravissement;  je  continuais  à  le  regarder,  croyant 
qu'il  dirait  encore  quelque  chose,  et  plein  du 
désir  de  l'entendre.  Cependant ,  m'étant  aperçu 
qu'il  avait  réellement  cessé  de  parler,  je  rappelai 
avec  bien  de  la  peine  mes  esprits,  et  me  tournant 
vers  Hippocrate,  je  lui  dis  :  Fils  d'Apollodore , 
que  je  t'ai  d'obligation  de  m'avoir  engagé  à  venir 
ici!  je  ne  voudrais  pas,  pour  beaucoup,  n'avoir 
pas  entendu  ce  que  je  viens  d'entendre  de  Pro- 
tagoras. Jusqu'à  présent  je  ne  croyais  pas  que  la 
vertu  dans  ceux  qui  la  possèdent  fût  l'effet  de 
l'industrie  humaine  ;  j'en  suis  maintenant  per- 
suadé: il  me  reste  seulement  une  petite  difficulté, 
que  Protagoras,  après  nous  avoir  si  bien  expli- 


PROT  AGORAS.  5i 

que  tout  le  reste,  n'aura  sans  doute  nulle  peine 
à  éclaircir.  Si  Ton  s'entretenait  sur  ces  matières 
avec  quelqu'un  de  nos  orateurs,  peut-être  en- 
tendrait-on d'aussi  beaux  discours  de  la  bouche 
d'un  Périclès  ou  de  quelque  autre  maître  dans 
l'art  de  parler.  Mais  qu'on  les  tire  du  cercle  de 
ce  quia  été  dit,  et  qu'on  les  interroge  au-delà, 
aussi  muets  qu'un  livre,  ils  n'ont  rien  à  répondre 
ni  à  demander  ;  tandis  que  si  l'on  veut  bien  s'y 
renfermer  avec  eux ,  alors ,  comme  l'airain  que 
l'on  frappe  raisonne  long-temps,  jusqu'à  ce  qu'on 
arrête  le  son  en  y  portant  la  main,  ainsi  nos  ora- 
teurs, sur  la  plus  petite  question  vous  font  un 
discours  à  perte  de  vue.  ïl  n'en  est  pas  ainsi  de 
Protagoras  :  il  est  en  état  de  faire  de  longs  et 
de  beaux  discours ,  comme  il  vient  de  le  prou- 
ver ;  et  il  ne  l'est  pas  moins  de  répondre  briève- 
ment, s'il  est  interrogé  ,  ou  ,  s'il  interroge  ,  d'at- 
tendre et  de  recevoir  la  réponse;  talent  qui  a  été 
donné  à  bien  peu.  Maintenant  donc,  Protagoras, 
je  n'ai  plus  besoin  que  d'un  petit  éclaircissement, 
pour  être  entièrement  satisfait,  et  il  ne  s'agit  que 
de  répondre  à  ceci.  Tu  dis  que  la  vertu  peut  s'en- 
seigner, et  s'il  est  quelqu'un  au  monde  que  je 
sois  disposé  à  croire  là -dessus  ,   c'est  bien   toi. 
Mais,  de  grâce,  satisfais  mon  esprit  sur  une  chose 
qui  m'a  surpris  quand  je  l'ai  entendue  de   ta 
bouche.  Tu  as  dit  que  Jupiter  avait  envoyé  aux 

4. 


5a  PROTAGORAS. 

hommes  la  justice  et  la  pudeur,  et  dans  plusieurs 
endroits  de  ton  discours  tu  as  fait  entendre  que 
la  justice,  la  tempérance,  la  sainteté  et  les  autres 
qualités  semblables  ne  sont  toutes  ensemble 
qu'une  seule  chose,  la  vertu.  Explique-moi  avec 
précision  si  la  vertu  est  un  tout  dont  la  justice, 
la  tempérance,  la  sainteté,  sont  les  parties,  ou 
si ,  comme  je  disais  à  l'instant ,  ce  ne  sont  que 
les  différens  noms  d'une  même  et  unique  chose. 
Voilà  ce  que  je  désire  savoir. 

La  réponse,  Socrate,  m'a-t-ii  dit,  est  aisée  à 
faire  :  les  qualités  dont  tu  parles  sont  des  par- 
tics  de  la  vertu  qui  est  une. 

Mais,  ai-je  repris,  en  sont-elles  les  parties, 
comme  la  bouche ,  le  nez  ,  les  yeux  et  les  oreilles 
sont  des  parties  du  visage;  ou ,  semblables  aux  par- 
ties de  l'or,  ne  différent- elles  les  unes  des  autres 
et  du  tout  que  par  la  grandeur  et  la  petitesse? 

Il  me  paraît,  Socrate,  qu'elles  sont,  par  rap- 
port à  la  vertu,  ce  que  les  parties  du  visage  sont 
au  visage  entier. 

Les  hommes ,  ai-je  continué,  ont-ils,  ceux-ci 
une  partie  de  la  vertu,  et  ceux-là  une  autre  ;  ou 
est-ce  une  nécessité  que  quiconque  en  a  une  les 
ait  toutes  ? 

Point  du  tout,  m'a-t-il  dit;  puisqu'il  y  en  a 
beaucoup  qui  sont  courageux  ,  et  en  même  temps 
injustes, et  d'autresqui  sont  justes  sans  être  sages. 


PROTAGORAS.  53 

La  sagesse  et  le  courage,  ai-je  dit,  sont  donc 
aussi  des  parties  de  la  vertu  ? 

Sans  contredit,  m'a-t-il  répondu;  et  même  la 
sagesse  est  la  principale  de  toutes. 

Et  chacune  d'elles  n'est -elle  pas  différente  de 
chaque  autre  '} 

Oui. 

Ont-elles  aussi  chacune  leur  propriété  singu- 
lière ,  de  même  que  les  parties  du  visage  ?  Les 
yeux  ne  sont  pas  ce  que  sont  les  oreilles ,  et  leur 
propriété  n'est  pas  la  même;  pareillement  aucune 
des  autres  parties  ne  ressemble  à  une  autre  ,  ni 
pour  la  propriété,  ni  pour  tout  le  reste.  En  est-il 
ainsi  des  parties  delà  vertu  ?  l'une  n'est-elle  point 
différente  de  l'autre,  en  soi,  et  quant  à  la  propriété? 
Ou  plutôt  n'est-il  pas  évident  que  cela  est  ainsi , 
si  la  comparaison  dont  tu  t'es  servi  est  juste? 

Socrate,  m'a-t-il  dit,  la  chose  est  telle  en  effet. 

Cela  posé ,  ai-je  repris,  aucune  autre  partie  de 
la  vertu  ne  ressemble  à  la  science,  aucune  autre 
à  la  justice  ,  au  courage,  à  la  tempérance,  à  la 
sainteté. 

Non ,  a-t-il  dit. 

Çà,  lui  ai-je  dit,  examinons  ensemble  ce  que 
peut  être  chacune  de  ces  parties ,  et  commençons 
par  celle-ci.  La  justice  est -elle  quelque  chose 
de  réel,  ou  n'est-ce  rien?  Pour  moi,  il  me  pa- 
raît que  c'est  quelque  chose:  que  t'en  semble? 


54  PROTAGORAS. 

Il  me  le  paraît  aussi. 

Si  quelqu'un  nous  interrogeait  ainsi  toi  et  moi: 
Protagoras  et  Socrate,  dites-moi  un  peu:  cette 
chose  que  vous  venez  d'appeler  du  nom  du  jus- 
tice est-elle  juste  ou  injuste?  Je  répondrais  que 
elle  est  juste  ;  et  toi,  quel  serait  ton  avis? Serait- 
il  le  même,  ou  autre  que  le  mien? 

Le  même,  a-t-il  dit. 

La  justice,  dirai -je  donc  à  celui  qui  nous  fe- 
rait cette  question ,  est  de  telle  nature  qu'elle  est 
juste.  Ne  répondrais-tu  pas  de  même  ? 

Sans  doute ,  a-t-il  dit. 

S'il  continuait  après  cela  à  nous  demander: 
Ne  dites-vous  pas  qu'il  y  a  une  sainteté?  Nous 
en  conviendrions,  je  pense? 

Oui. 

Ne  convenez-vous  pas  aussi,  poursuivrait -il, 
que  cette  sainteté  est  quelque  chose?  L'accorde- 
rions-nous ,  ou  non  ? 

Nous  l'accorderions. 

Cette  chose  est-elle  de  telle  nature,  selon  vous, 
qu'elle  soit  impie,  ou  sainte  ?  Pour  moi,  je  m'of- 
fenserais d'une  pareille  question,  et  je  lui  dirais: 
O  homme,  parle  mieux.  A  peine  y  aurait- il  au 
monde  quelque  chose  de  saint,  si  la  sainteté  elle- 
même  ne  l'était  pas.  Ne  ferais -tu  pas  la  même 
réponse  ? 

Assurément. 


PROTAGORAS.  55 

A  toutes  ces  questions  s'il  ajoutait  celle-ci  : 
Comment  disiez -vous  donc  tout-à-1'heure  ?  ne 
vous  aurais -je  pas  bien  entendu?  Il  m'a  paru 
que  vous  disiez  l'un  et  l'autre  que  les  parties  de 
la  vertu  sont  disposées  entre  elles  de  manière 
que  l'une  n'est  point  semblable  à  l'autre.  Je  dirais: 
Pour  tout  le  reste ,  tu  as  bien  entendu  :  mais  en 
ce  que  tu  crois  que  ce  discours  est  aussi  de 
moi ,  tu  t'es  trompé.  C'est  Protagoras  qui  a  ré- 
pondu de  la  sorte  à  une  question  que  je  lui  faisais. 
S'il  disait  donc  :  Socrate  a-t-il  raison,  Protagoras? 
est-c  etoi  qui  prétends  qu'aucune  des  parties  de 
•a  vertu  n'est  semblable  à  l'autre?  ce  discours  est- 
il  de  toi  ?  Que  lui  répondrais-tu  ? 

Il  faudrait  bien,  Socrate,  m'a-t-il  dit,  que  j'en 
convinsse. 

Après  un  tel  aveu,  Protagoras,  que  lui  répon- 
drons-nous, s'il  nous  fait  cette  nouvelle  question  : 
La  sainteté  n'est  donc  pas  de  telle  nature,  qu'elle 
soit  une  chose  juste ,  ni  la  justice  de  telle  na- 
ture ,  qu'elle  soit  une  chose  sainte  ,  mais  une 
chose  impie  ;  ce  qui  est  saint  ressemble  à  ce 
qui  n'est  pas  juste;  mais  la  sainteté  est  injuste, 
et  la  justice  est  impie?  Encore  une  fois,  que  lui 
répondrions-nous  ?  Pour  ce  qui  me  regarde ,  je  di- 
rais que  la  justice  est  sainte,  et  la  sainteté  juste; 
et,  si  tu  me  le  permettais,  je  répondrais  pareille- 
ment en  ton  nom,  que  la  justice  est  la  même  chose 


56  PROTAGORAS. 

que  la  sainteté  ou  ce  qui  lui  ressemble  le  plus,  et 
que  rien  n'approche  davantage  de  la  justice  que 
la  sainteté,  ni  de  la  sainteté  que  la  justice.  Ce- 
pendant vois  si  tu  t'opposes  à  ce  que  je  fasse 
cette  réponse,  ou  si  tu  penses  comme  moi. 

Il  ne  me  paraît  pas,  Socrate,  a-t-il  dit,  que 
l'on  doive  accorder  ainsi  simplement  que  la  jus- 
tice est  sainte  et  la  sainteté  juste  :  je  crois  qu'il  y 
a  en  cela  quelque  distinction  à  faire.  Mais  qu'im- 
porte après  tout?  Si  tu  le  veux,  je  consens  que  la 
justice  soit  sainte,  et  que  la  sainteté  soit  juste. 

Non  point,  ai-je  dit.  Il  n'est  pas  question  de  si 
tu  veux,  ou  si  bon  te  semble,  mais  de  ton  senti- 
ment et  du  mien  :  quand  je  dis ,  ton  sentiment  et 
le  mien,  j'entends  que  la  meilleure  manière  de 
diriger  la  discussion  est  d'en  retrancher  ceci. 

Eh  bien!  a  repris  Protagoras,  la  justice  res- 
semble en  quelque  chose  à  la  sainteté  :  aussi 
bien  toutes  les  choses  se  ressemblent  à  quelques 
égards.  Le  blanc  ressemble  ou  noir  par  quelque 
endroit,  le  dur  au  mol,  et  ainsi  de  toutes  les  au- 
tres qualités  qui  paraissent  les  plus  opposées.  Les 
parties  même  du  visage  en  qui  nous  avons  re- 
connu des  propriétés  différentes  ,  et  dont  nous 
avons  dit  que  l'une  n'était  point  comme  l'autre , 
ont  entre  elles  une  certaine  ressemblance ,  et 
l'une  est  en  quelque  façon  comme  l'autre.  De 
cette  manière,  tu  prouverais,  si  tu  voulais  _,  que 


PROTAGORAS.  5; 

toutes  choses  sont  semblables  entre  elles.  Mais 
il  n'est  pas  juste  d'appeler  semblables  celles  qui 
ont  quelque  ressemblance,ni  dissemblables  celles 
qui  ont  quelque  différence,  si  cette  ressemblance 
ou  cette  différence  est  très  légère. 

Ce  discours  m'a  causé  de  la  surprise.  Quoi 
donc?  lui  ai-je  dit,  juges-tu  que  le  juste  et  le 
saint  soient  tels  l'un  à  l'égard  de  l'autre,  qu'ils 
n'aient  entre  eux  qu'une  faible  ressemblance? 

Pas  tout-à-fait,  m'a-t-il  dit;  mais  elle  n'est  pas 
non  plus  aussi  grande  que  tu  parais  le  croire. 

Laissons  ce  point,  ai-ie  repris  ,  puisqu'il  te 
met  de  mauvaise  humeur,  et  examinons  cet  au- 
tre endroit  de  ton  discours.  N'appelles-tn  pas 
une  certaine  chose  folie,  et  la  sagesse  n'est-elle 
pas  le  contraire  de  cette  chose? 

Il  me  paraît  qu'oui ,  a-t-il  dit. 

Lorsque  les  hommes  agissent  conformément  à 
la  droite  raison ,  et  d'une  manière  utile,  ne  juges- 
tu  pas  qu'ils  suivent  les  règles  de  la  tempérance  * 
en  agissant  de  la  sorte,  plutôt  que  s'ils  se  con- 
duisaient d'une  façon  opposée? 

Us  sont  tempérans. 

*  Le  mot  awcppcaûvy,  que  Socrate  oppose  à  celui  de  àçpcaôv« 

folie ,  signifie  à-la-fois  tempérance  et  prudence.  Il  n'y  a  pas 

de  mot  qui  en  français  possède  ces  deux  nuances.  D'abord 

il  faut  se  servir  du  mot  tempérance  pour  rendre  frappante 

la  contradiction  où  tombe  Protagoras,  qui  reconnaît  l'iden- 


58  PROTAGORAS. 

N'est-ce  point  par  la  tempérance  qu'ils  sont 
tels? 

Nécessairement. 

Ceux  donc  qui  n'agissent  point  suivant  la 
droite  raison  agissent  d'une  manière  folle,  et  ne 
sont  pas  tempérans  en  se  comportant  ainsi. 

Je  pense  comme  toi,  a-t-il  dit. 

Agir  follement  est  donc  le  contraire  d'agir  avec 
tempérance? 

Il  en  est  convenu. 

Les  actions  faites  follement  n'ont-elles  pas  la 
folie  pour  principe,  et  les  actions  faites  avec 
tempérance,  la  tempérance? 

Il  l'a  avoué. 

Si  donc  une  action  a  la  force  pour  principe, 
elle  est  faite  fortement,  et  faiblement  si  c'est  la 
faiblesse. 

Il  l'a  accordé. 

Si  elle  a  pour  principe  la  vitesse ,  elle  est  faite 
vitement;  et  si  la  lenteur,  lentement. 

Il  a  dit  qu'oui. 

Et  ce  qui  se  fait  de  la  même  manière  est  fait 
par  le  même  principe;  et  par  un  principe  con- 
traire, s'il  est  fait  d'une  manière  contraire. 

tité  de  la  sagesse  et  de  la  tempérance ,  qu'il  avait  aupara- 
vant distinguées;  et  ensuite,  il  faut  avoir  recours  au  mot 
prudence  pour  passer  de  Va  prudence  au  bon  sens  ,  à  la  jus- 
tice et  à  l'injustice,  aùxppmtv.  eu  <ppoveîv,  à^ixitv... 


PROTAGORAS.  59 

IJ  en  est  convenu. 

Voyons  à  présent,  ai-je  dit.  Y  a-t-il  quelque 
chose  qu'on  appelle  beau  ? 

Il  l'a  reconnu. 

Ce  beau  a-t-il  quelque  autre  contraire  que  le 
laid? 

Non. 

Mais  quoi!  y  a-t-il  quelque  chose  qu'on  ap- 
pelle bon  ? 

Oui. 

Ce  bon  a-t-il  quelque  autre  contraire  que  le 
mauvais  ? 

Non. 

N'y  a-t-il  point  aussi  dans  la  voix  un  ton  aigu  ? 

Sans  doute. 

Ce  ton  aigu  a-t-il  un  autre  contraire  que  le 
ton  grave? 

Non. 

Chaque  contraire  n'a  donc  qu'un  seul  con- 
traire ,  et  non  plusieurs. 

Il  l'a  avoué. 

Reprenons  un  peu  tous  ces  aveux.  Nous  som- 
mes convenus  que  chaque  chose  n'a  qu'un  con- 
traire ,  et  non  plusieurs. 

Il  est  vrai. 

Que  ce  qui  se  fait  d'une  manière  contraire  est 
fait  par  des  contraires. 

Il  l'a  reconnu. 


60  PROTAGORAS. 

Nous  sommes  convenus  que  ce  qui  se  fait  fol- 
lement se  fait  d'une  manière  contraire  à  ce  qui 
se  fait  avec  tempérance. 

Il  l'a  encore  reconnu. 

Et  que  ce  qui  se  fait  avec  tempérance  a  pour 
principe  la  tempérance,  et  ce  qui  se  fait  folle- 
ment, la  folie. 

11  en  est  tombé  d'accord. 

Si  ces  choses  se  font  d'une  manière  contraire , 
elles  sont  donc  faites  par  des  principes  con- 
traires ? 

Oui. 

Mais  l'une  est  faite  par  la  tempérance,  et  l'au- 
tre par  la  folie. 

Oui. 

D'une  manière  contraire. 

Sans  doute. 

Donc  par  des  contraires. 

Oui. 

Donc  la  folie  est  le  contraire  de  la  tempérance. 

Il  paraît  qu'oui. 

Te  souviens-tu  que  nous  sommes  convenus 
plus  haut  que  la  folie  est  le  contraire  de  la  sa- 
gesse ? 

Je  m'en  souviens. 

Et  que  chaque  chose  n'a  qu'un  seul  contraire? 

Je  le  dis  encore. 

Lequel  de    ces    deux  discours   révoquerons- 


PROTAGORAS.  Gi 

nous,  Protagoras?  Sera-ce  celui-ci,  que  chaque 
chose  n'a  qu'un  seul  contraire,  ou  celui  où  il  a 
été  dit  que  la  tempérance  est  autre  que  la  sa- 
gesse ,  que  toutes  deux  sont  des  parties  de  la 
vertu,  et  que  non-seulement  elles  sont  autres, 
mais  dissemblables,  elles  et  leurs  propriétés  ,  de 
même  que  les  parties  du  visage  ?  Lequel ,  encore 
un  coup,  rétracterons-nous?  car  ces  deux  dis- 
cours pris  ensemble  ne  sont  pas  trop  conformes 
aux  règles  de  la  musique,  puisqu'il  n'y  a  entre 
eux  ni  consonnance  ni  harmonie.  Et  comment 
seraient-ils  d'accord ,  si  d'une  part  c'est  une  né- 
cessité que  chaque  chose  n'ait  qu'un  contraire, 
et  non  plusieurs;  et  si  d'autre  part  la  folie  qui 
est  une  paraît  avoir  deux  contraires,  la  sagesse 
etla tempérance?  N'en  est-il  pas  ainsi, Protagoras? 

Il  en  est  convenu  bien  malgré  lui. 

La  tempérance  et  la  sagesse  seraient  donc  une 
même  chose;  comme  nous  avons  vu  précédem- 
ment que  la  justice  et  la  sainteté  sont  la  même 
chose  à-peu-près.  Allons,  Protagoras,  ai-je  con- 
tinué, ne  nous  rebutons  pas,  mais  examinons  le 
reste.  Te  paraît-il  que  quand  on  commet  une 
injustice,  on  soit  prudent  *  en  cela  même  qu'on 
est  injuste? 

*  J'emploie  ici  le  mot  prudent  au  lieu  de  tempérant,  pour 
faciliter  le  passage  à  ce  qui  suit;   mais  ce  changement  de 


6i  PROTAGORAS. 

Je  rougirais ,  Socrate ,  a-t-il  répondu ,  de  faire 
un  pareil  aveu;  c'est  pourtant  ce  que  disent  la 
plupart  des  hommes. 

Est-ce  à  eux,  ai-je  repris,  que  j'adresserai  la 
parole,  ou  bien  à  toi? 

Si  tu  veux ,  m'a-t-il  dit,  commence  d'abord  par 
disputer  contre  le  sentiment  de  la  multitude. 

A  la  bonne  heure,  peu  m'importe,  pourvu  que 
tu  répondes.  Que  ce  soit  là  ta  pensée  ou  non, 
comme  c'est  la  chose  en  elle-même  que  j'exa- 
mine surtout,  il  en  résultera  également  que  nous 
serons  examinés  l'un  et  l'autre ,  moi  qui  inter- 
roge et  toi  qui  réponds. 

Protagoras  a  d'abord  fait  des  façons,  alléguant 
pour  excuse  que  la  matière  était  difficile  :  enfin 
il  s'est  accordé  à  répondre. 

Je  reviens  donc  à  ma  question  ,  ai-je  dit  :  ré- 
ponds-moi. Peut-on  commettre  des  injustices  et 
être  prudent? 

Soit,  m'a-t-il  dit. 

Être  prudent ,  n'est-ce  pas  la  même  chose  que 
penser  bien? 

Il  l'a  avoué. 

Et  penser  bien ,  c'est  prendre  le  bon  parti  en 
cela  même  qu'on  commet  une  injustice. 

mot  romprait  la  suite  du  discours ,  si  le  lecteur  ne  substi- 
tuait dans  sa  pensée  à  tempérant  ou  à  prudent  un  mot  qui 
1rs  embarrasse  tous  deux. 


PROTAGOKAS.  63 

A  la  bonne  heure. 

Cela  est-il  vrai,  ai-je  dit,  au  cas  que  l'injustice 
réussisse,  ou  lors  même  qu'elle  ne  réussit  pas  ? 

Au  cas  qu'elle  réussisse. 

Ne  dis-tu  pas  que  certaines  choses  sont  bonnes? 

Je  le  dis. 

N'appelles-tu  pas  bon  ce  qui  est  utile  aux 
hommes  ? 

Par  Jupiter ,  a-t-il  dit ,  quand  même  certaines 
choses  ne  seraient  point  utiles  aux  hommes ,  je 
n'en  soutiens  pas  moins  qu'elles  sont  bonnes. 

Il  m'a  paru  que  Protagoras  était  aigri ,  qu'il 
s'embarrassait  et  se  troublait  dans  ses  réponses. 
Le  voyant  donc  en  cet  état,  j'ai  cru  devoir  le 
ménager,  et  je  lui  ai  demandé  doucement  :  Pro- 
tagoras ,  entends-tu  parler  de  ce  qui  n'est  utile 
à  aucun  homme ,  ou  même  de  ce  qui  n'est  ab- 
solument utile  à  rien,  et  appelles-tu  bonnes  de 
pareilles  choses? 

Nullement,  a-t-il  dit.  Je  sais  qu'il  y  a  bien  des 
choses  qui  ne  valent  rien  pour  les  hommes,  en 
fait  d'alimens ,  de  breuvages ,  de  remèdes ,  et 
ainsi  de  mille  autres;  et  qu'il  y  en  a  qui  leur  sont 
utiles  :  que  d'autres  encore  ne  sont  ni  bonnes 
ni  mauvaises  pour  les  hommes,  mais  celles-ci 
pour  les  chevaux  ,  celles-là  pour  les  bœufs  seu- 
lement ,  quelques  autres  pour  les  chiens  ;  que 
d'autres   ne  sont  bonnes  pour  aucun  animal , 


64  PROTAGORAS. 

mais  pour  les  arbres;  et  qu'à  l'égard  des  ar- 
bres encore,  ce  qui  est  bon  pour  les  racines, 
ne  vaut  rien  pour  les  surgeons.  Le  fumier,  par 
exemple,  est  très  bon  pour  toutes  les  plantes, 
mis  à  leurs  racines  ;  mais  si  tu  t'avises  d'en  cou- 
vrir les  branches  et  les  rejetons  ,  tout  périt. 
L'huile  de  même  est  très  nuisible  à  toutes  les 
plantes,  et  ennemie$  du  poil  des  autres  animaux, 
excepté  de  celui  de  l'homme,  auquel  elle  fait  du 
bien,  ainsi  qu'aux  autres  parties  de  son  corps. 
Le  bon  est  quelque  chose  de  si  divers ,  de  si 
changeant ,  que  l'huile  même  dont  je  parle,  est 
bonne  à  l'homme  pour  l'extérieur  du  corps ,  et 
très  nuisible  pour  l'intérieur;  et  c'est  pour  cette 
raison  que  tous  les  médecins  défendent  aux  ma- 
lades d'user  d'huile,  si  ce  n'est  en  très  petite 
quantité,  dans  ce  qu'on  leur  sert,  et  seulement 
autant  qu'il  en  faut  pour  ôter  aux  viandes  et 
aux  assaisonnemens  une  odeur  désagréable. 

Protagoras  ayant  parlé  de  la  sorte ,  toute  l'as- 
semblée lui  applaudit  avec  grand  bruit.  Pour  moi 
je  lui  dis  :  Protagoras,  je  suis  sujet  à  un  grand 
défaut  de  mémoire;  et  lorsqu'on  me  fait  de  longs 
discours,  je  perds  de  vue  la  chose  dont  il  est 
question.  De  même  donc  que,  si  j'étais  un  peu 
sourd,  tu  croirais  nécessaire,  pour  converser 
avec  moi,  de  parler  plus  haut  que  tu  ne  ferais 
avec  d'autres;  ainsi,  puisque  tu  as  maintenant 


PROTAGORAS;  65 

affaire  à  un  homme  oublieux ,  abrège-moi  tes 
réponses,  et  fais-Jes  plus  courtes,  pour  que  je 
te  suive. 

Comment  veux-tu  que  je  les  abrège?  dit-il; 
les  ferai-je  plus  courtes  qu'il  ne  faut? 

Nullement. 

C'est  donc  aussi  courtes  qu'il  faut. 

Oui. 

Mais  qui  sera  juge  de  la  juste  étendue  que  je 
dois  donner  à  mes  réponses?  Sera-ce  toi  ou  moi? 

J'ai  entendu  dire,  repris-je  ,  que  tu  es  en 
état,  lorsque  tu  le  veux,  de  parler  si  long-temps 
sur  la  même  matière,  que  le  discours  ne  tarit 
pas ,  et  d'apprendre  à  tout  autre  à  parler  de 
même;  ou  d'être  si  concis  ,  qu'il  est  impossible 
de  s'exprimer  en  moins  de  mots.  S'il  te  plaît 
donc  que  nous  conversions  ensemble,  fais  usage 
de  la  seconde  manière  de  parler,  de  la  brièveté. 

Socrate,  m'a-t-il  dit,  j'ai  discuté  avec  beau- 
coup de  personnes  dans  ma  vie ,  et  si  j'avais 
voulu  me  prêter  à  ce  que  tu  exiges  de  moi , 
en  conversant  avec  mon  adversaire  de  la  façon 
qui  lui  aurait  plu  ,  je  ne  me  serais  guère  distin- 
gué ,  et  le  nom  de  Protagoras  n'aurait  jamais  été 
célèbre  dans  la  Grèce. 

Comme  je  voyais  qu'il  n'était  nullement  sa- 
tisfait des  réponses  qu'il  m'avait  déjà  faites ,  et 
qu'il  ne  consentirait  jamais  à  continuer  ainsi 


66  PROTAGORAS. 

]a  conversation,  je  crus  qu'il  était  inutile  que 
je  demeurasse  plus  long-temps  dans  l'assemblée, 
et  je  lui  dis  :  Protagoras,  je  ne  te  presse  pas 
non  plus  de  l'entretenir  avec  moi  d'une  manière 
qui  ne  te  plaît  pas.  Lors  donc  que  tu  voudras 
converser  de  façon  que  je  puisse  te  suivre,  tu 
me  trouveras  toujours  prêt.  On  dit  de  toi ,  et 
tu  dis  toi-même ,  qu'il  est  également  en  ton 
pouvoir  d'employer  des  discours  longs  ou  courts; 
car  tu  es  un  habile  homme.  Pour  moi ,  je  ne 
saurais  suivre  les  longs  discours  ;  je  voudrais 
de  tout  mon  coeur  en  être  capable.  C'était  à 
toi ,  pour  qui  l'un  et  l'autre  est  égal ,  de  con- 
descendre à  ma  faiblesse ,  afin  que  l'entretien 
pût  avoir  lieu.  Mais  puisque  tu  ne  le  veux  pas, 
et  que  d'ailleurs  j'ai  quelque  affaire  qui  ne  me 
permet  pas  d'attendre  que  tu  aies  achevé  tes 
longs  discours ,  je  m'en  vais  ;  car  il  faut  que 
je  me  rende  quelque  part.  Sans  cela,  peut-être 
t'aurais-je  entendu  avec  plaisir. 

En  même  temps,  je  me  levai  pour  m'en  aller. 
Mais,  lorsque  je  me  levais,  Callias  me  prenant 
par  la  main  de  la  droite  ,  et  de  la  gauche 
saisissant  mon  manteau,  me  dit  :  Socrate,  nous 
ne  te  laisserons  point  aller  ;  car  si  une  fois  tu 
sors  ,  l'entretien  n'ira  plus  de  même.  Je  te  con- 
jure donc  de  rester  ;  aucune  conversation  ne 
peut  m'ètre  plus  agréable  que  la  tienne  avec 


PROTAGORAS.  67 

Protagoras.  Fais-nous  ce  plaisir  à  tous.  Je  lui 
répondis  debout  comme  j'étais,  et  prêt  à  partir  : 
fils  d'Hipponicus,  j'admire  toujours  ton  ardeur 
pour  la  sagesse,  et  aujourd'hui  je  ne  puis  que 
la  louer  et  l'aimer;  et  je  serais  charmé  de  t'obli- 
ger,  si  tu  me  demandais  une  chose  possible. 
Mais  c'est  comme  si  tu  me  priais  de  suivre  à  la 
course  un  Crison  d'Himère  * ,  qui  est  à  la  fleur 
de  l'âge,  ou  de   me    mesurer   avec  ceux  qui 
courent  le  dolique  **  ou  avec  les  hémérodromes. 
Je  te  répondrais  que  je   m'excite   moi-même, 
beaucoup  plus  que  tu  ne  fais  ,  à  courir  aussi 
vite  qu'eux ,  mais  que  cela  passe  mes  forces  , 
et  que  si  tu  veux  me  voir  courir  à   côté    de 
Crison  dans  la  même  carrière,  tu  dois  le  prier 
de  se  proportionner  à  moi ,  parce    qu'il   peut 
courir  lentement,  et  que  je  ne  saurais  courir 
vite.  Si  donc  tu  souhaites  m'entendre  discuter 
avec  Protagoras ,  engage-le  à  continuer  de  me 

*  Crison,  d'Himère,  fut  vainqueur  aux  jeux  olympiques 
l'olympiade  83,  84,  85.  Voyez  Diodore  de  Sicile,  XII, 
ch.  5  ,  a3 ,  29  ;  et  Pamanias,  V.  2  3.  Il  ne  faut  pas  le  con- 
fondre avee  le  Crison  d'Himère  qui ,  au  rapport  de  Plutar- 
que  ,  combattit  à  la  course  avec  Alexandre. 

**  Le  dolique  était  un  espace  de  24  stades  ou  peut-être 
moins  (  voyez  Suidas,  ào/.i//.;  et  JîauXoç  ),  qu'il  fallait  par- 
courir douze  fois.  —  Hémérodromes,  coureurs  qui,  en  un 

jour,  faisaient  beaucoup  de  chemin. 

5. 


68  PROTAGORAS. 

répondre  comme  il  a  fait  d'abord  ,  en  peu  de 
mots  et  précisément.  Sans  cela ,  que  serait-ce 
que  la  conversation?  j'avais  toujours  cru  que  s'en- 
tretenir familièrement,  et  faire  des  harangues, 
sont  deux  choses  tout-à-fait  différentes. 

Cependant ,  Socrate ,  ajouta  Callias ,  tu  le  vois, 
la  proposition  que  fait  Protagoras  paraît  rai- 
sonnable :  il  demande  qu'il  lui  soit  permis  de 
discourir  comme  il  lui  plaît ,  et  il  te  laisse  la 
même  liberté. 

Callias,  ce  que  tu  dis  là  n'est  pas  juste  ,  dit 
Alcibiade  en  prenant  la  parole.  Socrate  convient 
qu'il  n'a  pas  le  talent  de  parler  long-temps  de 
suite  ,  et  il  le  cède  en  ce  point  à  Protagoras  ; 
mais  pour  ce  qui  est  de  converser  ,  et  de  savoir 
répondre  et  interroger,  je  serais  bien  surpris  s'il 
le  cédait  en  cela  à  aucun  homme.  Si  Protagoras 
veut  reconnaître  qu'il  est  inférieur  à  Socrate 
dans  la  conversation  ,  Socrate  n'en  demande 
pas  davantage;  mais  s'il  prétend  le  lui  disputer  , 
qu'il  converse  par  manière  d'interrogation  et  dé 
réponse ,  et  qu'il  ne  fasse  pas  un  long  discours 
à  chaque  question  qu'on  lui  propose  ,  éludant 
ainsi  les  argumens  ,  refusant  de  rendre  raison  , 
et  tirant  les  choses  en  longueur,  jusqu'à  ce 
que  la  plupart  des  assistans  aient  perdu  de  vue 
l'état  de  la  question.  Pour  Socrate ,  je  réponds 
qu'il  ne  l'oubliera  pas  ;  et ,  lorsqu'il  dit  qu'il 


PROTAGORAS.  69 

n'a  point  tle  mémoire,  c'est  un  baclinage.  Il  me 
paraît  donc,  puisqu'il  faut  que  chacun  dise  son 
avis ,  que  la  proposition  de  Socrate  est  plus 
équitable. 

Après  Alcibiade,  Critias ,  je  crois ,  parla  de 
la  sorte  :  Hippias  et  Prodicus,  il  me  semble  que 
Callias  est  trop  porté  pour  Protagoras  :  quant 
à  Alcibiade  ,  il  défend  toujours  avec  chaleur 
le  parti  qu'il  a  embrassé.  Mais  nous ,  il  ne 
faut  pas  nous  échauffer  les  uns  contre  les  au- 
tres ,  en  nous  déclarant  soit  pour  Socrate ,  soit 
pour  Protagoras  ;  il  faut  nous  joindre  en- 
semble pour  les  conjurer  de  ne  pas  rompre 
l'entretien. 

Critias  ayant  ainsi  parlé  :  Il  me  paraît  ,  lui 
dit  Prodicus,  que  tu  as  raison.  Ceux  qui  assis- 
tent à  de  pareils  entretiens  doivent  écouter  les 
deux  disputans  en  commun,  mais  non  pas  éga- 
lement. Ce  n'est  pas  la  même  chose;  car  il  faut 
prêter  à  tous  les  deux  une  attention  commune, 
et  non  pas  une  égale  attention,  mais  plus  grande 
au  plus  savant,  et  moindre  au  plus  ignorant  *. 
Je  vous  supplie  donc  à  mon  tour ,  Protagoras 
et  Socrate ,  de  vous  accorder ,   et  de  discuter 


*  On  reconnait  ici  l'art  de  Prodicus,  qui  consistait  à  trou- 
ver des  différences  dans  les  synonymes  apparens.  Voyez  le 
Charmide  ,  t.  V,  p.  3oi. 


70  PROTAGORAS. 

ensemble ,  mais  de  ne  pas  disputer  :  car  les 
amis  discutent  entre  eux  avec  bienveillance  ;  au 
lieu  que  la  dispute  suppose  dans  les  esprits 
de  la  division  et  de  l'inimitié.  Et  de  cette  ma- 
nière la  conversation  ira  le  mieux  du  monde. 
Vous  qui  parlez  ,  vous  vous  attirerez  l'appro- 
bation ,  et  non  les  louanges  des  assistans  ;  car 
l'approbation  est  dans  l'âme  de  l'auditeur,  et 
exempte  de  tromperie;  la  louange  n'est  souvent 
que  sur  les  lèvres  et  contre  la  pensée  ;  et  nous 
qui  écoutons ,  nous  en  aurons  beaucoup  de 
joie,  mais  non  beaucoup  de  plaisir  :  car  la  joie 
est  le  partage  de  l'esprit ,  lorsqu'il  apprend 
quelque  chose ,  et  qu'il  acquiert  la  sagesse  ; 
mais  pour  le  plaisir  ,  on  peut  l'éprouver  en 
mangeant ,  ou  par  quelque  autre  sensation  qui 
vient  du  corps. 

Ce  discours  de  Prodicus  fut  reçu  avec  ap- 
plaudissement de  la  plupart  des  assistans.  Après 
lui ,  le  sage  Hippias  parla  en  ces  termes  :  Vous 
qui  êtes  présens ,  je  vous  regarde  tous  comme 
parens,  alliés  et  concitoyens,  selon  la  nature,  si 
ce  n'est  pas  selon  la  loi.  Le  semblable  en  effet  a 
une  affinité  naturelle  avec  son  semblable;  mais 
la  loi,  ce  tyran  des  hommes,  fait  violence  à  la  na- 
ture en  bien  des  occasions.  Il  serait  donc  hon- 
teux à  nous,  habitués  aux  méditations  profondes, 
à  nous,  qui  sommes  les  plus  sages  d'entre  les 


PROT  AGORAS.  7j 

Grecs,  et  qui  à  ce  titre  nous  sommes  rassemblés 
dans  Athènes ,  laquelle  est  par  rapport  à  la  Grèce 
le  prytanée  *  de  la  sagesse  ,  et  dans  cette  maison, 
la  plus  riche  et  la  plus  florissante  de  toute  la 
ville ,  il  serait  honteux  de  ne  rien  dire  qui  ré- 
ponde à  ce  qu'on  a  droit  par  toutes  ces  rai- 
sons d'attendre  de  nous ,  et  de  nous  quereller 
comme  les  derniers  d'entre  les  hommes.  Ainsi 
je  vous  conjure  et  je  vous  conseille,  Protagoras 
et  Socrate,  de  passer  un  accord  ensemble,  vous 
soumettant  à  nous  comme  à  des  arbitres  qui 
vous  rapprocheront  équitablement.  Toi,  Socrate, 
n'exige  point  cette  forme  exacte  du  dialogue, 
qui  réduit  tout  à  la  dernière  brièveté ,  si  Prota- 
goras ne  l'a  point  pour  agréable;  mais  accorde 
quelque  liberté  au  discours ,  et  lâche-lui  un 
peu  la  bride,  pour  qu'il  se  montre  à  nous  avec 
plus  de  grâce  et  de  majesté.  Et  toi  ,  Protagoras , 
ne  déploie  pas  toutes  les  voiles,  et ,  t'abandon- 
nant  au  veut  favorable,  ne  gagne  pas  la  pleine 
mer  de  l'éloquence,  jusqu'à  perdre  la  terre  de 
vue;  mais  prenez  un  milieu  l'un  et  l'autre  entre 
ces  deux  extrémités.  Si  vous  m'en  croyez  donc, 

*  Les  prytanées  étaient  des  édifices  consacrés  à  Vesta, 
où  l'on  conservait  le  feu  perpétuel.  Il  y  en  avait  dans  toutes 
les  villes  de  la  Grèce.  A  Athènes  le  prytanée  servait  de  lieu 
de  réunion  à  des  citoyens  recommandables ,  qui  y  étaient 
nourris  aux  frais  de  l'état.  Voyez  Élien  ,  V.  H.  IV,  6. 


72  PROTAGORAS. 

voici  ce  que  vous  ferez  :  vous  choisirez  un  cen- 
seur, un  juge,  un  président,  qui  prendra  garde 
que  vous  ne  sortiez  ni  l'un  ni  l'autre  dans  vos 
discours  des  bornes  de  la  modération. 

Cet  avis  plut  à  la  compagnie ,  et  tous  l'ap- 
prouvèrent. Callias  me  répéta  qu'il  ne  me  lais- 
serait point  aller ,  et  on  me  pressa  de  nommer 
un  juge.  Sur  quoi,  je  leur  dis  qu'il  y  aurait  de 
l'inconvenance  à  établir  quelqu'un  juge  de  notre 
entretien;  que  s'il  nous  était  inférieur  en  mé- 
rite ,  il  ne  convenait  pas  qu'il   fût  l'arbitre  de 
gens  qui  valaient  mieux  que  lui  ;  que  s'il  était 
notre  égal ,  cela  ne  convenait  pas  davantage , 
parce  qu'étant  tel  que  nous,  il  ferait  la  même 
chose;  et  qu'ainsi  un  pareil  choix  serait  superflu. 
Mais  vous  choisirez  un  plus  habile  homme  que 
nous.  Pour  vous  dire  ce  que  je  pense  ,  il  me 
paraît  impossible  que  vous  choisissiez  un  plus 
habile  homme  que  Protagoras  ;  et  si  celui  que 
vous  nommerez  n'est  pas  plus  habile  que  lui,  et 
que  vous  le  donniez  pour  tel ,  c'est  un  affront 
que  vous  faites  à  Protagoras  ,  en  le  soumettant 
comme  un  homme  vulgaire  au  jugement  d'un  mo- 
dérateur :  car,  pour  ce  qui  est  de  moi,  la  chose 
m'est  indifférente.  Mais,  afin  que  l'assemblée  ne 
se  sépare  point,  et  que  la  conversation  se  renoue, 
comme  vous  le  souhaitez,  voici  à  quoi  je  consens. 
Si  Protagoras  ne  veut  pas  répondre,  qu'il  inter- 


PROT  AGORAS.  73 

roge  ,  je  répondrai ,  et  je  tâcherai  en  même 
temps  de  lui  montrer  comment  je  pense  qu'on 
doit  répondre.  Mais  après  que  j'aurai  répondu 
à  toutes  les  questions  qu'il  lui  plaira  de  me  pro- 
poser, qu'il  me  fasse  raison  à  son  tour  de  la 
même  manière.  Alors  s'il  ne  paraît  pas  se  prê- 
ter de  bonne  grâce  à  répondre  avec  précision  à 
ce  que  je  lui  demanderai ,  nous  lui  ferons  en 
commun,  vous  et  moi,  la  même  prière  que  vous 
me  faites ,  de  ne  point  rompre  la  conversation. 
Il  n'est  pas  besoin  pour  cela  d'un  arbitre  par- 
ticulier :  vous  en  ferez  l'office  tous  ensemble. 

On  jugea  d'une  voix  unanime  que  c'était  le 
parti  qu'il  fallait  prendre.  Protagoras  ne  voulait 
point  y  entendre  absolument  :  cependant  il  fut 
enfin  forcé  de  promettre  qu'il  interrogerait ,  et 
que  ,  quand  il  aurait  suffisamment  interrogé ,  il 
rendrait  raison  à  son  tour  en  répondant  en  peu 
de  mots.  Il  commença  donc  à  interroger  de  cette 
manière. 

Je  pense,  me  dit -il,  Socrate,  que  la  princi- 
pale partie  de  l'instruction  consiste  à  être  sa- 
vant en  poésie,  c'est-à-dire  à  être  en  état  de 
comprendre  ce  qu'ont  dit  les  poètes ,  de  savoir 
discerner  ce  qu'ils  ont  fait  de  bien  et  de  mal, 
et  d'en  rendre  raison  lorsqu'on  le  demande. 
La  question  que  j'ai  à  te  proposer  aura  pour 
objet  la  matière  même  de  notre  dispute,  savoir, 


74  PROTAGORAS. 

la  vertu  :  toute  la  différence  qu'il  y  aura,  c'est 
que  je  la  transporterai  à  la  poésie.  Simonide  dit, 
dans  une  de  ces  pièces  adressées  à  Scopas,  fils  de 
Créon  le  Thessalien*,  qu'il  est  bien  difficile,  sans 
doute ,  de  devenir  véritablement  homme  de  bien , 
quarré  des  mains,  des  pieds  et  de  l'esprit**,  fa- 
çonné sans  nul  reproche.  Sais-tu  cette  chanson , 
ou  te  la  réciterai-je  tout  entière  ? 

Cela  n'est  pas  nécessaire,  lui  dis-je,  je  la  sais, 
et  j'en  ai  fait  une  étude  particulière. 

Fort  bien,  reprit -il.  Que  t'en  semble?  est- 
elle  belle  et  vraie ,  ou  non. 

Oui,  belle  et  vraie. 

Trouves -tu  qu'elle  soit  belle,  si  le  poète  se 
contredit  ? 

Non,  assurément. 

Hé  bien,  dit -il,  examine-la  donc  mieux. 

Je  l'ai,  mon  cher,  suffisamment  examinée. 

Tu  sais  donc  que  dans  la  suite  de  la  pièce , 
il  parle  ainsi  :  Je  ne  trouve  pas  juste  le  mot  de 
Pittacus,  quoique  prononcé  par  un  homme  sage, 
quand   il  dit  qu'il  est  difficile  d'être  vertueux. 

*  Sur  Simonde  de  Céos,  voyez  la  Dissertation  de  Van- 
Goens. 

**  C'est-à-dire,  solide  dans  ses  actions,  ses  démarches  et 
ses  pensées.  Métaphore  qui  se  retrouve  dans  Aristote ,  Rhctor. 
III,  n;  et  Ethic.  ad Nicom.  I,  10. 


PROTAGORAS.  75 

Remarques-tu  que  c'est  la  même  personne  qui 
dit  cela  et  les  paroles  précédentes? 

Je  le  sais. 

Te  paraît-il  que  ces  deux  endroits  s'accordent 
ensemble  ? 

Il  me  semble  qu'oui;  et  en  même  temps,  comme 
je  craignais  qu'il  n'ajoutât  quelque  chose  ,  je  lui 
demandai  :  et  toi,  ne  penses-tu  pas  de  même? 

Comment  pourrais-je  penser  qu'un  homme 
qui  dit  ces  deux  choses  s'accorde  avec  lui-même? 
Il  pose  au  commencement  pour  certain  qu'il  est 
difficile  de  devenir  véritablement  homme  de  bien; 
et  il  oublie  un  peu  après,  dans  la  suite  de  son 
poème,  ce  qu'il  vient  de  dire,  reprenant  Pitta- 
cus  pour  avoir  dit  la  même  chose  ,  savoir ,  qu'il 
est  difficile  d'être  vertueux,  et  déclarant  qu'il 
n'approuve  point  sa  pensée ,  quoiqu'elle  soit  la 
même  que  la  sienne.  Il  est,  évident  qu'en  blâmant 
Pittacus,  qui  parle  dans  le  même  sens  que  lui, 
il  se  blâme  lui  -  même.  Par  conséquent  il  a  tort 
dans  le  premier  endroit,  ou  dans  le  second. 

A  ces  mots,  il  s'éleva  un  grand  bruit  dans  l'as- 
semblée, et  on  couvrit  d'applaudissemens  Pro- 
tagoras.  Pour  moi ,  comme  si  j'avais  été  frappé 
par  un  athlète  vigoureux,  je  fus  d'abord  aveuglé 
et  étourdi  du  discours  de  Protagoras,  et  des  ap- 
plaudissemens  des  assistans.  Ensuite  ,  pour  dire 
la  vérité,  afin  de  me  donner  le  temps  d'examiner 


76  PROTAGORAS. 

le  sens  des  paroles  du  poète ,  je  me  tournai  vers 
Prodicus,  et  l'appelant  par  son  nom:  Prodicus, 
lui  dis- je,  Simonide  est  ton  compatriote  ;  il  est 
juste  que  tu  viennes  à  son  secours.  En  t'invilant 
à  me  seconder,  il  me  semble  faire  ce  qu'Homère 
rapporte  du  Scamandre,  lequel  vivement  pressé 
par  Achille ,  appelle  à  soi  le  Simoïs  en  ces  termes*  : 

Mon  cher  frère ,  joignons-nous  pour  arrêter 
Ce  terrible  ennemi. 

Je  t'appelle  de  même  à  moi ,  dans  la  crainte 
que  Protagoras  ne  porte  le  ravage  chez  notre 
ami  Simonide.  Nous  avons  besoin  pour  la  dé- 
fense de  ce  poète  de  cette  belle  science  ,  par  la- 
quelle tu  distingues  le  vouloir  et  le  désir  comme 
n'étant  pas  la  même  chose,  et  qui  te  fournit  tant 
d'autres  distinctions  admirables,  telles  que  celles 
que  tu  nous  exposais  il  n'y  a  qu'un  moment.  Vois 
donc  si  tu  es  du  même  avis  que  moi.  Il  me  sem- 
ble que  Simonide  ne  se  contredit  point;  mais  dis 
le  premier  ton  sentiment.  Juges -tu  que  devenir 
et  être  soient  la  même  chose ,  ou  deux  choses 
différentes  ? 

Très  différentes ,  par  Jupiter,  répondit  Pro- 
dicus. 

Simonide  ne  déclare- 1- il  point  dans  les  pre- 

*  IliadA.  XXI,  v.  3o8. 


PROTAGORAS.  77 

miers  vers  sa  pensée ,  en  disant  qu'il  est  difficile 
de  devenir  véritablement  vertueux? 

Tu  as  raison. 

Et  il  condamne  Pittacus  qui  ne  dit  pas ,  comme 
le  pense  Protagoras,  la  même  chose  que  lui,  mais 
une  autre.  Car  Pittacus  n'a  pas  dit  comme  Simo- 
nide,  il  est  difficile  de  devenir  homme  de  bien , 
mais  d'être  homme   de  bien.  Or,  Protagoras, 
être  et  devenir  ne  sont  pas  la  même  chose;  c'est 
Prodicus  qui  l'assure:  et  si  être  n'est  pas  la  même 
chose  que  devenir,  Simonide  ne  se   contredit 
point.   Peut  -  être  que   Prodicus  et  beaucoup 
d'autres  pensent  avec  Hésiode*,  qu'il  est,  à  la 
vérité  ,    difficile  de   devenir  homme   de  bien , 
parce  que  les  dieux  ont  mis  les  sueurs  au-de- 
vant de  la  vertu  ;  mais  que  lorsqu'on  est  une  fois 
parvenu  au  sommet,  la  vertu  devient  ensuite 
aisée  à  acquérir ,  quoiqu'elle  ait  d'abord  été  dif- 
ficile. 

Prodicus  applaudit  fort  ce  discours.  Protagoras 
me  dit  au  contraire  :  Socrate ,  ton  explication 
est  plus  vicieuse  encore  que  l'endroit  que  tu 
expliques. 

S'il  en  est  ainsi, Protagoras, j'ai  donc  bien  mal 
fait,  et  je  suis  un  plaisant  médecin,  puisque 
j'augmente  le  mal  en  voulant  le  guérir. 

*  Hésiode,  les  OEuvres  et  les  Jours ,  v.  287. 


78  PROTAGORAS. 

La  chose  est  pourtant  ainsi. 
Comment  cela? 

L'ignorance  du  poète  serait  extrême,  reprit-il, 
s'il  faisait  entendre  que  la  possession  de  la  vertu 
est  si  aisée,  tandis  qu'au  jugement  de  tous  les 
hommes  c'est  la  chose  du  monde  la  plus  diffi- 
cile. 

Par  Jupiter,  lui  dis-je  alors,  c'est  un  grand  bon- 
heur que  Prodicus  soit  présent  à  cet  entretien. 
La  science  de  Prodicus  est  ancienne  et  divine, 
Protagoras  ;  elle  remonte  jusqu'à  Simonide ,  ou 
même  plus  haut.  Toi ,  qui  possèdes  tant  de  con- 
naissances ,  il  paraît  que  tu  n'as  pas  celle  -  là  : 
pour  moi  j'en  ai  quelque  teinture,  en  qualité 
d'élève  de  Prodicus.  Tu  ne  fais  pas,  ce  me  sem- 
ble ,  attention  que  Simonide  n'a  pas  pris  le  mot 
difficile  dans  l'acception  que  tu  lui  donnes  ;  il  se 
peut  faire  qu'il  en  soit  de  ce  mot  comme  de  ce- 
lui de  terrible,  au  sujet  duquel  Prodicus  me  re- 
prend toujours,  lorsque,  faisant  ton  éloge,  ou 
celui  du  quelque  autre,  je  dis  :  Protagoras  est  un 
savant  homme,  un  terrible  homme.  N'as -tu  pas 
de  honte,  me  demande-t-il ,  d'appeler   terrible 
ce  qui  est  bon?  Apprends,  ajoute-t-ii,  que  ter- 
rible  et  mauvais  sont  la  même  chose,  et  que 
dans  le  discours  ordinaire  on  ne  dit  point  de 
terribles  richesses,  une  terrible  paix,  une  ter- 


PROTAGORAS.  7q 

rible  santé,  mais  bien  une  terrible  maladie,  une 
terrible  guerre,  une  terrible  indigence.  Peut-être 
donc  que  les  habitans  de  Céos  et  Simonide  par 
conséquent  entendent  par  difficile,  mauvais, 
ou  quelque  autre  chose  que  tu  ne  devines  pas*. 
Interrogeons  là-dessus  Prodicus;  car  il  est  na- 
turel de  s'adresser  à  lui  pour  l'explication  des 
expressions  de  Simonide.  Prodicus ,  qu'est-ce  que 
Simonide  a  voulu  dire  par  difficile  ? 

Mauvais,  répondit -il. 

C'est  pour  cela  sans  doute,  Prodicus,  lui  dis- 
je ,  que  Simonide  blâme  Pittacus  d'avoir  dit  : 
Il  est  difficile  d'être  homme  de  bien ,  comme  s'il 
lui  eût  entendu  dire  :  C'est  une  mauvaise  chose 
d'être  homme  de  bien. 

Quelle  autre  chose  en  effet,  reprit  Prodicus, 
penses-tu,  Socrate,  que  Simonide  ait  voulu  dire, 
sinon  celle-là,  et  reprochera  Pittacus  qu'étant 
Lesbienet  élevé  dans  une  langue  barbare**,  il  ne 


*  Raillerie  que  Socrate  fait  de  Prodicus,  qui  la  prend 
sérieusement.  XaXs-ô;  signifie  également  difficile,  et  dur,  fâ- 
cheux ,  incommode ,  mauvais.  Pareillement  (SWoç  se  prend  en 
bonne  et  mauvaise  part ,  tantôt  pour  terrible ,  tantôt  pour 
savant ,  habile  ,  excellent  en  quelque  genre. 

*  Il  est  mal  aisé  de  voir  sur  quoi  repose  ce  jugement  d'un 
homme  de  Céos  contre  le  langage  des  Lesbiens  qui  ont  donné 
à  la  Grèce  les  deux  grandslyriques  Sappho  et  Alcée-  Heindorf 


80  PROTAGORAS. 

savait  pas  distinguer  exactement  la  propriété  des 
termes  ? 

Eh  bien  !  m'adressant  à  Protagoras,  tu  entends 
Prodicus  :  qu'as-tu  à  répondre  à  cela  ? 

Il  s'en  faut  bien,  répondit -il,  que  la  chose 
soit  comme  tu  dis  ,  Prodicus.  Je  suis  sûr  que 
Simonide  a  donné  au  mot  difficile  la  signifi- 
cation que  nous  lui  donnons  tous ,  et  qu'il  a 
entendu  par  là,  non  ce  qui  est  mauvais,  mais  ce 
qui  n'est  point  aisé,  et  ne  se  fait  qu'avec  beau- 
coup de  peine. 

Je  pense  aussi,  dis- je  à  Protagoras,  que  c'est 
là  la  pensée  de  Simonide ,  et  que  Prodicus  ne 
l'ignore  point  ;  mais  qu'il  a  voulu  badiner  et 
faire  semblant  de  te  tâter  un  peu,  pour  voir  si 
tu  serais  en  état  de  défendre  ce  que  tu  as  avancé. 
Au  surplus,  que  Simonide  n'ait  point  entendu 
par  difficile  la  même  chose  que  mauvais ,  nous 
en  avons  une  preuve  bien  claire  dans  ce  qui  suit 
immédiatement,  puisqu'il  ajoute  que  Dieu  seul 
a  cet  avantage.  Or,  certainement  s'il  avait  voulu 
dire  qu'il  est  mauvais  d'être  bon  ,  il  n'aurait 
point  ajouté  que  cela  n'appartient  qu'à  Dieu,  ni 
attribué  à  Dieu  seul  un  pareil  avantage.  Pro- 
conjecture que  les  diverses  populations  qui,  selon  Diodore,V, 
81,  se  trouvaient  à  Lesbos,  avaient  pu  introduire  dans  le  lan- 
gage populaire  quelque  corruption. 


PROT  AGORAS.  Si 

dicus ,  en  ce  cas ,  aurait  fait  de  Simonide  un 
homme  sans  mœurs  et  indigne  d'être  de  Céos*. 
Mais  je  veux  t'expliquer  le  but  que  Simonide  me 
paraît  s'être  proposé  dans  celte  chanson,  si  tu 
es  curieux  de  voir  un  échantillon  de  ma  capa- 
cité dans  le  genre  dont  tu  parles,  l'intelligence 
des  poètes,  sinon,  je  t'écouterai  volontiers. 

Protagoras  répondit  à  cette  proposition  :  So- 
crate,  ce  sera  comme  il  te  plaira.  —  Pour  Prodi- 
cus,  Hippias  et  les  autres,  ils  me  pressèrent  fort 
de  parler. 

Je  vais  donc  tâcher,  leur  dis-je,  de  vous  ex- 
poser ma  pensée  au  sujet  de  cette  pièce.  Parmi 
les  différens  peuples  de  la  Grèce,  la  philosophie 
n'est  nulle  part  plus  ancienne  ni  plus  cultivée 
qu'en  Crète  et  à  Lacédémone.  Il  y  a  là  plus  de 
sophistes  que  partout  ailleurs  :  mais  ils  nient 
qu'ils  le  soient ,  et  ils  font  mine  d'être  ignorans, 
afin  qu'on  ne  découvre  pas  qu'ils  surpassent  en 
sagesse ,  tous  les  Grecs ,  jouant  en  cela  le  même 
rôle  que  les  sophistes  dont  parlait  Protagoras; 
ils  veulent  qu'on  ne  les  regarde  comme  supé- 
rieurs aux  autres  qu'en  bravoure  et  dans  l'art 
de  la  guerre,  persuadés  que,  si  on  les  connais- 


*  Los  habitans  de  l'île  de  Céos  étaient  célèbres  par  leur 
moralité,  et  on  les  citait  en  opposition  à  ceux  de  Chio, 
qui  étaient  très  dissolus. 

3.  6 


8>2  PROTAGORAS. 

sait  pour  ce  qu'ils  sont ,  tout  le  monde  s'appli- 
querait a  la  philosophie.  Cachant  donc  leur 
science,  comme  ils  font,  ils  trompent  tous  ceux 
des  Grecs  qui  se  piquent  de  vivre  à  la  façon  des 
Spartiates.  Pour  les  imiter,  on  se  meurtrit  les 
oreilles  ,  on  se  met  des  courroies  autour  des 
bras,  on  s'exerce  sans  cesse  dans  les  gymnases, 
on  porte  des  vêtemens  fort  courts,  comme  si 
c'était  par  là  que  les  Lacédémoniens  surpas- 
sent les  autres  Grecs.  Mais  les  Lacédémo- 
niens ,  lorsqu'ils  veulent  converser  tout  à  leur 
aise  avec  leurs  sophistes  ,  et  qu'ils  s'ennuient  de 
ne  les  voir  qu'en  cachette,  chassent  de  chez  eux 
tous  ces  étrangers  qui  laconisent,  et  en  général 
tout  étranger  qui  se  trouve  dans  leur  ville*; 
après  quoi  ils  s'entretiennent  avec  leurs  sophistes 
sans  que  les  autres  Grecs  en  sachent  rien.  De 
plus ,  comme  les  Cretois ,  ils  ne  souffrent  point 
que  leurs  jeunes  gens  voyagent  dans  les  autres 
villes,  de  peur  qu'ils  ne  désapprennent  ce  qu'on 
leur  a  enseigné.  Et  ce  ne  sont  pas  seulement  les 
hommes  ,  dans  ces  deux  états ,  qui  se  piquent 
d'érudition,  mais  aussi  les  femmes**.  Que  ce 

*  Sur  la  xenelasie  des  Lacédémoniens  ,  voyez  Plutarque, 
vie  de  Lycurgue. 

**  On  ne  trouve  nulle  autre  part  dans  l'antiquité  le  moin- 
dre indice  de  l'érudition  des  femmes  de  Sparte,  et  cet  en- 
droit paraît  un  peu  ironique. 


PROTAGORAS.  83 

que  je  dis  là  soit  vrai ,  et  que  les  Lacédémo- 
niens  soient  parfaitement  instruits  dans  la  phi- 
losophie et  dans  l'art  de  parler ,  voici  par  où 
l'on  en  peut  juger.  On  n'a  qu'à  converser  avec 
le  dernier  Lacédémonien  ,  dans  presque  tout 
l'entretien  on  verra  un  homme  dont  les  dis- 
cours n'ont  rien  que  de  très  médiocre  ;  mais  à 
la  première  occasion  qui  se  présente,  il  jette  un 
mot  court ,  serré  et  plein  de  sens ,  tel  qu'un 
trait  lancé  d'une  main  habile ,  et  celui  avec  le- 
quel il  s'entretient  ne  paraît  plus  qu'un  enfant. 
Aussi  a-t-on  remarqué  de  nos  jours,  comme  déjà 
anciennement,  que  l'institution  lacédémonienne 
consiste  beaucoup  plus  dans  l'étude  de  la  sa- 
gesse que  dans  les  exercices  de  la  gymnastique; 
car  il  est  évident  que  le  talent  de  prononcer  de 
pareilles  sentences  suppose  en  ceux  qui  le  pos- 
sèdent une  éducation  parfaite.  De  ce  nombre 
ont  été  Thaïes  de  Milet,  Pittacus  de  Mitylène , 
Bias  de  Priène  ,  notre  Solon  ,  Cléobule  de  Lin- 
dos ,  Myson  de  Chêne*,  et  Chilon  de  Lacédé- 
mone ,  que  l'on  compte  pour  le  septième  de  ces 
sages.  Tous  ces  personnages  ont  admiré,  aimé 
et  cultivé  l'éducation  lacédémonienne  ;  et  il  est 


*  Voyez  sur  Myson,  Diogène  de  Laerte,  I,  106. — Chêne 
était  un  bourg  du  mont  Oéta.  Myson  occupe  ici  parmi  les 
sept  sages  la  place  de  Périandre. 

6. 


84  PROT  AGORAS. 

aisé  de  connaître  que  leur  sagesse  a  été  du  même 
genre  que  celles  des  Spartiates,  par  les  sentences 
courtes  et  dignes  d'être  retenues ,  qu'on  attribue 
à  chacun  d'eux.  Un  jour  s'étant  rassemblés,  ils 
consacrèrent  les  prémices  de  leur  sagesse  à 
Apollon ,  dans  son  temple  de  Delphes  ,  y  gravant 
ces  maximes  qui  sont  dans  la  bouche  de  tout  le 
monde:  Connais-toi  toi-même,  et  rien  de  trop*. 
A  quel  dessein  ai-je  rapporté  tout  ceci?  Pour 
vous  faire  connaître  que  le  caractère  de  la  philo- 
sophie des  anciens  a  été  une  brièveté  laconienne. 
Or,  on  publiait  en  tous  lieux  ce  mot  de  Pittacus, 
vanté  par  tous  les  sages  :  Il  est  difficile  d'être 
homme  de  bien.  Simonide  donc,  qui  se  piquait 
de  sagesse ,  s'imagina  que  s'il  terrassait  ce  mot , 
comme  si  c'était  un  athlète  célèbre ,  et  qu'il  en 
triomphât ,  il  se  ferait  beaucoup  d'honneur  dans 
l'esprit  des  hommes.  C'est  contre  cette  sentence, 
et  dans  la  vue  de  la  renverser ,  qu'il  a ,  ce  me 
semble,  composé  la  chanson  dont  nous  parlons. 
Examinons  tous  en  commun  si  ce  que  je  dis  est 
vrai.  D'abord  le  début  de  cette  pièce  paraît  ex- 
travagant ,  si ,  voulant  simplement  dire  qu'il  est 
difficile  de  devenir  homme  de  bien,  il  a  ajouté 
sans  doute,  qui  serait  mis  là  sans  aucune  raison, 


*  Voyez  Pausanias,  X,  26.  Les  anciens  diffèrent  sur  les 
auteurs  de  ces  maximes.  Voyez  YHipparquc ,  l.  V. 


PROÏAGORAS.  85 

à  moins  qu'on  ne  suppose  que  Simonide  s'ex- 
prime ainsi ,  en  disputant  en  quelque  sorte 
contre  la  sentence  de  Pittacus  ;  et  que  celui-ci 
ayant  dit  :  Il  est  difficile  d'être  homme  de  bien, 
le  poète,  contestant  cette  maxime,  lui  répond: 
La  chose  n'est  pas  ainsi  ;  mais  il  est  difficile 
sans  doute  de  devenir  homme  de  bien,  Pittacus, 
véritablement.  Ce  véritablement  ne  tombe  pas 
ici  sur  homme  de  bien  ;  et  Simonide  n'emploie 
pas  cette  expression  ,  comme  s'il  pensait  qu'il  y 
a  des  gens  de  bien  qui  sont  tels  véritablement , 
et  d'autres  qui ,  étant  gens  de  bien ,  ne  le  sont 
pas  véritablement  ;  car  ce  serait,  selon  moi ,  une 
sottise  dont  Simonide  était  tout-à-fait  incapable: 
mais  il  faut  dire  que  le  mot  véritablement  est 
transposé  dans  la  pièce,  et  que  le  poète  réplique 
ainsi  au  mot  de  Pittacus ,  en  supposant  une  es- 
pèce de  dialogue  entre  Pittacus  et  lui.  Pittacus 
dit  :  O  hommes  !  il  est  difficile  d'être  vertueux. 
Simonide  lui  répond  :  Pittacus ,  ce  que  tu  dis 
là  n'est  pas  vrai  :  ce  n'est  pas  être  vertueux  ; 
mais  sans  doute  c'est  devenir  tel ,  carré  des  pieds, 
des  mains  et  de  l'esprit ,  façonné  sans  nul  re- 
proche ,  qui  est  difficile  véritablement.  De  cette 
manière  on  voit  que  sans  doute  est  ajouté  avec 
raison ,  et  que  véritablement  est  bien  placé  à  la 
fin.  Et  toute  la  suite  de  la  pièce  prouve  que  c'est 
là  le  vrai  sens.  On  pourrait  montrer,  en  insis- 


86  PROTÀGORAS. 

tant  sur  chaque  endroit  de  cette  chanson,  qu'elle 
est  parfaitement  composée  ;  car  tout  y  est  plein 
d'élégance  et  de  justesse  :  mais  il  serait  trop 
long  de  la  parcourir  tout  entière.  Bornons- 
nous  à  en  exposer  le  plan  et  le  dessein ,  qui 
n'est  autre  chose  d'un  bout  à  l'autre  que  la  ré- 
futation du  mot  de  Pittacus  ;  car,  quelques  lignes 
après  le  début ,  le  poète  donne  clairement  à 
entendre  que  sans  doute  il  est  véritablement 
difficile  de  devenir  vertueux ,  mais  toutefois 
possible  pour  un  certain  temps  :  mais  lorsqu'on 
l'est  devenu ,  persévérer  dans  cet  état ,  et  être 
vertueux,  comme  tu  le  dis,  Pittacus,  c'est  une 
chose  impossible  et  au-dessus  des  forces  hu- 
maines. Dieu  seul  jouit  de  ce  privilège  :  pour 
l'homme ,  il  est  impossible  qu'il  ne  soit  pas  mé- 
chant, lorsqu'une  calamité  insurmontable  vient 
à  l'abattre.  Quel  est  donc  celui  qu'une  calamité 
de  cette  nature  abat ,  dans  la  conduite  d'un  vais- 
seau ,  par  exemple  ?  Il  est  évident  que  ce  n'est 
pas  l'ignorant,  car  il  est  toujours  abattu.  Comme 
donc  on  ne  renverse  point  un  homme  qui  est  à 
terre,  mais  qu'on  peut  renverser  et  mettre  par 
terre  celui  qui  est  debout  ;  de  même,  un  mal- 
heur sans  ressource  peut  abattre  l'homme  qui 
a  des  ressources  en  lui-même,  mais  non  celui 
qui  n'en  a  aucune.  Une  grande  tempête  qui  sur- 
vient peut  laisser  le  pilote  sans  ressource  ;  une 


PROTAGOUAS.  87 

saison  fâcheuse  laissera  aussi  sans  ressource  le 
laboureur  ;  il  en  est  de  même  du  médecin  :  parce 
que  le  bon  peut  devenir  mauvais ,  comme  le 
témoigne  un  autre  poète,  qui  dit  :  L'homme  de 
bien*  est  tantôt  méchant ,  tantôt  bon.  Au  lieu 
que  ce  qui  est  mauvais  ne  saurait  devenir  mau- 
vais, puisque  de  nécessité  il  l'est  toujours.  Ainsi, 
lorsqu'une  calamité  sans  ressource  abat  l'homme 
de  ressource,  le  sage,  l'homme  de  bien,  il  n'est 
pas  possible  qu'il  ne  devienne  méchant.  Tu  dis, 
Pittacus,  qu'il  est  difficile  d'être  homme  de  bien: 
il  faut  dire  que  sans  doute  il  est  difficile  de  le 
devenir ,  mais  possible  ;  mais  pour  ce  qui  est 
de  l'être,  c'est  une  chose  impossible.  Car  tout 
homme  est  bon ,  lorsqu'il  agit  bien ,  et  méchant 
lorsqu'il  agit  mal.  Or,  qu'elle  est  la  bonne  action 
par  rapport  aux  lettres,  celle  qui  rend  l'homme 
bon  en  ce  genre  ?  Il  est  évident  que  c'est  l'action 
de  les  apprendre.  Quelle  est  la  bonne  action  qui 
rend  le  médecin  bon?  C'est  manifestement  l'ac- 
tion d'apprendre  ce  qui  est  propre  à  guérir  les 
malades  ;  car  celui  qui  les  traite  mal  est  mau- 
vais médecin.  Mais  qui  peut  devenir  mauvais 
médecin  ?  évidemment  celui  qui  en  premier  lieu 


*  Vers  d'un  gnomique,  qui  n'est  pas  Theognis,  puisque 
Xénophon  (  Mcmorabil.  1 ,  2  ) ,  les  citant  après  des  vers  de 
Theognis,  les  attribue  à  un  autre  poète. 


88  PROTAGORAS. 

est  médecin ,  et  en  outre  bon  médecin.  Un  tel 
homme  seul  peut  devenir  mauvais  médecin.  Mais 
nous  ,  qui  sommes  ignorans  dans  la  médecine, 
jamais  en  agissant  mal  nous  ne  deviendrons  ni 
médecins  ,  ni  charpentiers ,  ni  d'aucune  autre 
profession  semblable  :  or,  quiconque  ne  devient 
pas  médecin  en  agissant  mal ,  ne  deviendra  as- 
surément pas  mauvais  médecin.  L'homme  de 
bien  pareillement  peut  quelquefois  devenir  mé- 
chant ,  par  l'effet  du  temps,  de  la  peine,  de  la 
maladie,  ou  de  quelque  autre  accident  :  car  le 
seul  vrai  mal  est  de  se  voir  dépouillé  de  la  science  ; 
mais  le  méchant  ne  deviendra  jamais  méchant, 
parce  qu'il  l'est  toujours  ;  et,  pour  qu'il  le  de- 
vînt ,  il  faudrait  qu'il  commençât  par  devenir 
homme  de  bien.  Ainsi  cet  endroit  de  la  pièce 
tend  à  nous  faire  connaître  qu'il  n'est  pas  pos- 
sible d'être  vertueux ,  en  ce  sens  qu'on  persé- 
vère toujours  dans  cet  état  ;  mais  que  le  même 
homme  peut  devenir  tour-à-tour  vertueux  et 
vicieux ,  et  que  ceux-là  sont  le  plus  long-temps 
et  le  plus  vertueux  qui  sont  aimés  des  dieux. 
Tout  ceci  est  dit  contre  Pittacus,  et  c'est  ce  que 
la  suite  du  poème  fait  encore  mieux  voir.  Simo- 
nide  y  parle  ainsi  :  C'est  pourquoi  je  ne  livrerai 
pas  une  partie  de  ma  vie  à  un  espoir  vain  et  sté- 
rile, cherchant  ce  qui  ne  peut  exister,  un  homme 


PROTAGORAS.  89 

tout-à-fait  sans  reproche  parmi  tous  tant  que  nous 
sommes  qui  vivons  des  fruits  de  la  terre  au  vaste 
sein  ;  si  je  le  trouve ,  je  vous  le  dirai.  Il  continue  à 
s'élever  avec  la  même  force  dans  toute  la  chanson 
contre  le  mot  de  Pittacus.  Je  loue,  dit-il,  et  j'aime 
volontiers  tous  ceux  qui  ne  se  permettent  rien  de 
honteux;  mais  les  dieux  mêmes  ne  sauraient  com- 
battre contre  la  nécessité.  Ceci  est  encore  dit 
dans  la  même  vue.  Car  Simonide  n'était  pas  assez 
peu  instruit  pour  dire  qu'il  louait  ceux  qui  ne 
font  aucun  mal  volontiers,  comme  s'il  y  avait  des 
hommes  qui  commissent  le  mal  de  la  sorte.  Pour 
moi,  je  suis  à-peu-près  persuadé  qu'aucun  sage 
ne  croit  que  qui  que  ce  soit  pèche  de  plein  gré, 
et  fait  de  propos  délibéré  des  actions  honteuses 
et  mauvaises;  mais  ils  savent  très  bien  que  tous 
ceux  qui  commettent  des  actions  de  cette  nature, 
les  commettent  involontairement.  Simonide,  par 
conséquent,  ne  prétend  point  ici  louer  quicon- 
que ne  fait  pas  le  mal  volontiers  ;  mais  il  rap- 
porte ce  mot  volontiers  à  lui-même.  En  effet, 
il  pensait  que  l'homme  de  bien  se  fait  souvent 
violence  pour  devenir  Tami  et  l'approbateur  de 
certaines  personnes;  par  exemple,  qu'il  arrive 
souvent  à  un  homme  d'avoir  un  père  ou  une 
mère  d'une  humeur  fâcheuse,  ou  d'être  mal- 
traité de  sa  patrie,  ou  quelque  autre  chose  sem- 


9o  PROTAGORAS. 

blable  ;  que  les  médians  ,  lorsqu'ils  éprouvent 
de  pareils  traitemens  ,  ont  l'air  d'en  être  bien 
aises ,  blâment  et  accusent  publiquement  les 
mauvais  procédés  de  leurs  parens  ou  de  leur 
patrie ,  pour  qu'on  ne  leur  fasse  aucun  reproche, 
et  qu'on  ne  les  accuse  point  de  les  négliger  à 
leur  tour  ;  d'où  il  arrive  qu'ils  grossissent  de 
plus  en  plus  les  sujets  de  plainte ,  et  qu'aux 
occasions  inévitables  d'inimitié  ils  en  ajou- 
tent de  volontaires  ;  tandis  que  les  bons  se  font 
un  devoir  en  ces  rencontres  de  dissimuler  et 
d'approuver  ;  et  que  s'ils  ont  sujet  de  se  fâcher 
contre  leur  patrie  ou  leurs  parens,  pour  quelque 
injustice  qu'ils  en  ont  reçue,  ils  travaillent  eux- 
mêmes  à  s'apaiser,  se  réconcilient  avec  eux ,  et 
se  font  violence  pour  les  aimer  et  les  louer. 
Simonide  lui-même,  à  ce  que  j'imagine ,  a  sou- 
vent cru  qu'il  était  de  son  devoir  de  louer  et 
de  combler  d'éloges  certain  tyran ,  ou  certain 
homme  puissant  ;  non  qu'il  s'y  portât  de  plein 
gré  ,  mais  par  une  nécessité  de  bienséance.  C'est 
ce  qu'il  déclare  à  Pittacus  en  ces  termes  :  Si 
je  te  blâme ,  Pittacus  ,  ce  n'est  pas  que  je 
sois  enclin  à  censurer  :  il  me  suffit  au  con- 
traire qu'un  homme  ne  soit  pas  méchant  ni 
tout-à-fait  inutile,  qu'il  soit  sensé,  et  con- 
naisse la  justice  légale  :  non ,  je  ne  le  condam- 
nerai pas  ;  je  n'aime  point  à  reprendre.  Car  le 


PROÏAGORAS.  91 

nombre  des  sots  est  infini,  de  sorte  que  quiconque 
se  plaît  à  censurer,  a  de  quoi  se  satisfaire  en  exer- 
çant sur  eux  sa  critique  ;  et  toute  action  où  il 
n'entre  rien  de  honteux,  est  honnête.  Il  ne  faut 
pas  prendre  ces  derniers  mots  comme  s'il  disait  : 
Toute  couleur  où  il  n'y  a  point  de  mélange  de 
noir,  est  blanche:  ce  serait  un  sens  ridicule  de 
plus  d'une  manière  ;  mais  il  parle  ainsi ,  parce 
qu'entre  l'honnête  et  le  honteux  il  admet  un 
certain  milieu  qu'il  ne  condamne  pas.  Je  ne 
cherche  point,  dit-il,  un  homme  tout-à-fait  sans 
reproche  parmi  tous  tant  que  nous  sommes  qui 
vivons  des  fruits  de  la  terre  au  vaste  sein ,  et  si 
je  le  trouve,  je  viendrai  vous  le  dire.  De  sorte 
que  je  ne  louerai  personne  à  ce  titre  ;  mais  il 
me  suffit  qu'on  tienne  le  milieu  ,  et  qu'on  ne 
fasse  point  de  mal.  J'aime  et  je  loue  tous  ceux 
de  ce  caractère.  Il  a  emprunté  en  cet  endroit  le 
langage  de  ceux  de  Mitylène*,  comme  parlant  à 
Pittacus  ,  lorsqu'il  dit  :  Je  loue  sans  exception 
et  j'aime  volontiers  (ici,  après  volontiers,  il  faut 
marquer  la  séparation  avec  la  voix)  quiconque 
ne  commet  rien  de  honteux.  Car  il  est  des  hom- 
mes que  je  loue  et  que  j'aime  à  contre -cœur. 
Je  ne  t'aurais  donc  jamais  critiqué,  Pittacus,  si 


*  Pittacus  était  de  Mitylène,  colonie  éolienne ,  dont  Sî- 
uionide  emprunte  le  langage  ,  en  disant  jWvy.u'.  pour  wtoivéu. 


92  PROTAGORAS. 

tu  t'étais  tenu  dans  ce  milieu,  et  que  tu  n'eusses 
dit  que  ce  qui  est  raisonnable  et  vrai;  mais 
comme  tu  avances  une  chose  tout-à-fait  fausse 
sur  des  objets  très  irnportans,  croyant  ne  rien 
dire  de  que  certain ,  j'ai  cru  devoir  te  reprendre. 
Tel  est ,  Prodicus  et  Protagoras  ,  le  but  que 
Simonide  me  paraît  s'être  proposé  en  faisant 
cette  chanson. 

Hippias  prenant  la  parole  ,  Socrate  ,  m'a-t-il 
dit,  je  suis  satisfait  de  ton  explication..  J'en  ai 
aussi  une  qui  n'est  pas  mauvaise,  je  t'en  ferai 
part,  si  tu  veux. 

Volontiers,  Hippias,  reprit  Alcibiade  ,  mais 
ce  sera  pour  une  autre  fois.  Pour  le  présent  il 
est  juste  de  remplir  La  convention  que  Prota- 
goras et  Socrate  ont  passée  ensemble.  Si  Prota- 
goras veut  encore  interroger,  que  Socrate  ré- 
ponde; et  qu'il  interroge,  si  Protagoras  prend 
le  parti  de  répondre. 

Je  laisse  à  Protagoras ,  dis-je  alors,  le  choix  de 
ce  qui  lui  plaira  davantage.  Mais  s'il  m'en  veut 
croire ,  nous  laisserons  là  les  chansons  et  les 
vers.  J'achèverais  plus  volontiers  avec  toi,  Pro- 
tagoras, l'examen  de  la  matière  sur  laquelle  je 
t'ai  d'abord  interrogé.  Ii  me  paraît  en  effet  que 
ces  disputes  sur  la  poésie  ressemblent  aux  ban- 
quets  des  ignorans   et  des  gens  du  commun. 


PROTAGORAS  93 

Gomme  ils  sont  incapables  de  faire  eux-mêmes 
les  frais  de  la  conversation  ,  et  que  leur  igno- 
rance ne  leur  permet  pas  de  se  servir  pour  cela 
de  leur  propre  voix  et  de  discours  qui  leur  ap- 
partiennent, ils  trouvent  à  tout  prix  des  joueuses 
d'instrumens  ,  et  louant  à  grands  frais  la  voix 
étrangère  des  flûtes,  ils  l'empruntent  pour  con- 
verser ensemble.  Mais  dans  les  banquets  des 
honnêtes  gens  et  des  personnes  bien  élevées,  tu 
ne  verras  ni  joueuses  de  flûte,  ni  danseuses  ,  ni 
chanteuses  ;  ils  sont  en  état  de  s'entretenir  en- 
semble par  eux-mêmes  sans  le  secours  de  ces  ba- 
gatelles et  de  ces  puérilités ,  parlant  et  écoutant 
tour-à-tour  avec  ordre  ,  lors  même  qu'ils  ont 
pris  un  peu  de  vin.  Pareillement  les  assemblées 
comme  celles  -  ci ,  quand  elles  sont  composées 
de  personnes  telles  que  nous  nous  flattons  d'être 
la  plupart,  n'ont  pas  besoin  de  recourir  à  des 
voix  étrangères,  ni  même  à  celle  des  poètes,  à 
qui  on  ne  saurait  demander  raison  de  ce  qu'ils 
disent.  Le  vulgaire  les  cite  en  témoignage  dms 
ses  discours  ;  le^uns  soutiennent  que  le  sens  du 
poète  est  celui-ci,  les  autres  celui-là,  et  on  dis- 
pute sans  pouvoir  se  convaincre  de  part  ni 
d'autre.  Les  sages  laissent  là  les  conversations 
de  cette  nature,  ils  s'entretiennent  ensemble  par 
eux-mêmes,  et  c'est  par  leurs  propres  discours 


p/j  PROTAGORAS. 

qu'ils  donnent  et  reçoivent  mutuellement  des 
preuves  de  leur  capacité.  Voilà  ceux  qu'il  nous 
convient  plutôt ,  ce  me  semble ,  d'imiter  toi  et 
moi,  Protagoras,  mettant  de  côté  les  poètes,  ti- 
rant nos  discours  de  notre  propre  fonds ,  et  cher- 
chant ainsi  à  connaître  et  la  vérité  et  nos  forces. 
Si  tu  veux  continuer  à  m'interroger,  je  suis 
prêt  à  te  répondre;  si  tu  l'aimes  mieux,  réponds- 
moi  sur  le  sujet  que  nous  avons  interrompu,  et 
terminons  cette  matière. 

Comme  je  disais  ces  paroles  et  d'autres  sem- 
blables _,  Protagoras  ne  voulait  point  déclarer 
nettement  quel  parti  il  prendrait.  Alcibiade  se 
tournant  donc  du  côté  de  Callias  ,  lui  dit ,  Cal- 
lias  ,  approuves-tu  encore  maintenant  Prota- 
goras ,  qui  ne  veut  pas  dire  clairement  s'il  ré- 
pondra ou  non  ?  pour  moi ,  je  ne  l'approuve 
point.  Qu'il  continue  l'entretien,  ou  qu'il  déclare 
qu'il  y  renonce  afin  que  nous  sachions  à  quoi 
nous  en  tenir  sur  son  compte ,  et  que  Socrate 
s'entretienne  avec  un  autre ,  ou  quelqu'un  des 
assistans  avec  celui  qu'il  lui  plaira.  Ce  discours 
d'Alcibiade,  joint  aux  prières  de  Callias  et  de  pres- 
que toute  la  compagnie ,  piqua  d'honneur  Pro- 
tagoras, à  ce  qu'il  me  parut  :  il  se  détermina 
avec  bien  de  la  répugnance  à  reprendre  la  dis- 
cussion ,  et  me  dit  que  je  n'avais  qu'à  interro- 
ger, qu'il  répondrait. 


PIIOT  AGORAS.  95 

Protagoras,  lui  dis-je,  ne  te  ligure  pas  que 
je  dispute  avec  toi  dans  un  autre  dessein  que  ce- 
lui d'éclaircir  certaines  matières,  sur  lesquelles  je 
suis  dans  une  incertitude  continuelle.   Je  pense 
qu'Homère  a  eu  grande  raison  de  dire  que ,  quand 
deux  hommes  vont  ensemble ,  l'un  découvre  avant 
l'autre  ce  qu'il  y  a  à  voir*.  En  effet,  les  hommes 
ont  plus  de  ressources,  étant  réunis,  pour  faire, 
dire  et  imaginer  quelque  chose  que  ce  soit  ;  et 
lorsque  quelqu'un  a  fait  seul   une  découverte , 
aussitôt  il  va  cherchant  de  tous  côtés  ,  jusqu'à  ce 
qu'il  trouve  un  homme  à  qui  il  puisse  la  com- 
muniquer, et  avec  lequel  il  la  vérifie.  C'est  pour 
cette  raison  que  je  m'entretiens  volontiers  avec 
toi  plutôt  qu'avec  tout  autre,  persuadé  com?ne  je 
suis  que  tu  as  parfaitement  étudié  toutes  les  ma- 
tières qu'il  convient  au   sage  d'approfondir,  et 
en  particulier  celle  de  la  vertu.  Et  quelautrecon- 
sulterai-je  préférablement  à  toi?  Toi  qui  te  piques 
d'être  homme  de  bien ,  non  pas  à  la  manière  de 
quelques-uns,  qui  étant  vertueux  ne  savent  ap- 
prendre la  vertu  à  personne;  mais  qui  as  le  ta- 
lent de  rendre  les  autres  tels  que  tu  es  toi-même: 
et  qui  as  en  toi  cette  confiance  que,  tandis  que 
ceux  qui  possèdent  le  même  secret ,  le  cachent 
avec  soin ,  toi  au  contraire  tu  le  publies  haute- 

*  Jlind,  X,  v.  22/,.  Voyez  le  IIe  Alcibiade,  t.  V. 


96  PROTAGORAS, 

ment,  prenant  le  nom  de  sophiste  aux  yeux  de 
tous  les  Grecs,  te  portant  pour  maître  en  fait 
d'éducation  et  de  vertu ,  et  étant  le  premier  qui 
te  sois  cru  en  droit  d'exiger  un  salaire  à  ce  titre. 
Comment  donc  pourrait-on  se  dispenser  de  t'ap- 
peîer  à  l'examen  de  ces  objets,  de  t'interroger 
et  de  te  faire  part  de  ses  pensées  ?  Il  n'y  a  pas 
moyen  de  ne  pas  le  faire ,  et,  dès  ce  moment, 
je  souhaite  revenir  sur  les  questions  que  je  t'ai 
d'abord  proposées,  en  apprendre  de  toi  quelques- 
unes,  et  en  examiner  d'autres  de  concert  avec 
toi.  Ma  première  demande  était,  je  crois,  celle-ci: 
La  sagesse,  la  tempérance,  le  courage,  la  jus- 
tice et  la  sainteté  sont-elles  cinq  noms  différens 
d'une  même  et  unique  chose,  ou  chacun  de  ces 
noms  se  rapporte-t-il  à  un  sujet  propre ,  à  une 
chose  qui  ait  sa  faculté  particulière ,  qui  la  dis- 
tingue de  toute  autre  ?  Tu  as  répondu  que  ce  ne 
sont  point  les  noms  d'une  même  chose  ,  mais 
que  chacun  d'eux  est  imposé  à  une  chose  parti- 
culière ;  que  toutes  ces  vertus  sont  des  parties 
de  la  vertu  ,  non  comme  les  parties  de  l'or,  qui 
sont  semblables  enire  elles  et  au  tout  dont  elles 
font  partie  ;  mais  comme  les  parties  du  visage, 
qui  diffèrent  du  tout  auquel  elles  appartien- 
nent ,  et  entre  elles,  ayant  chacune  leur  faculté 
propre.  Si  tu  es  encore  dans  le  même  sentiment, 
dis-le  ;  et  si  tu  en  as  changé,  explique-le  sans  dif- 


P  MOT  A  GO  11  AS.  97 

ficulté;  persuadé  que  tu  ne  le  feras  aucun  tort 
dans  mon  esprit,  si  tu  parles  maintenant  d'une 
autre  manière. Car  je  ne  serais  nullementsurpris 
que  ce  que  tu  as  dit  alors ,  tu  l'eusses  dit  pour 
me  tâter. 

Je  te  répète  de  nouveau  ,  Socrate ,  que  ce 
sont  autant  de  parties  de  la  vertu,  et  que  quatre 
d'entre  elles  ont  les  unes  avec  les  autres  une 
ressemblance  assez  marquée;  mais  que  pour  le 
courage  ,  c'est  une  vertu  tout-à-fait  différente 
des  autres.  La  preuve  en  est  que  tu  trouveras 
beaucoup  de  gens  très  injustes ,  très  impies , 
très  débaucbés  ,  très  ignorans  ,  et  qui  pourtant 
ont  un  courage  extraordinaire. 

Arrête,  repris-je  :  il  est  important  d'examiner 
ce  que  tu  dis.  Entends-tu  par  courageux  ceux 
qui  sont  hardis,  ou  bien  autre  chose? 

Oui ,  dit-il  ;  et  ceux  qui  vont  avec  sécurité 
au-devant  des  objets  dont  les  autres  craignent 
d'approcher. 

Maintenant,  réponds-moi  :  reconnais-tu  que 
la  vertu  est  une  belle  chose ,  et  n'est-ce  pas 
comme  telle  que  tu  fais  profession  de  l'ensei- 
gner? 

Comme  une  très  belle  chose  assurément  :  ou 
il  faut  que  je  sois  fou. 

La  vertu  est-elle  en  partie  laide,  et  en  partie 
belle,  ou  belle  de  tout  point? 


98  PROTAGORAS. 

Elle  est  belle  de  tout  point  autant  qu'aucune 
chose  peut  l'être. 

Sais-tu  quels  sont  ceux  qui  plongent  avec  har- 
diesse dans  les  puits? 

Oui ,  les  plongeurs. 

Est-ce  parce  qu'ils  savent  plonger ,  ou  pour 
quelque  autre  raison? 

Parce  qu'ils  savent  plonger. 

Quels  sont  ceux  qui  sont  hardis  à  combattre  à 
cheval  ,  les  bons  cavaliers  ou  les  mauvais? 

Les  bons. 

Et  quels  sont  ceux  qui  combattent  hardiment 
avec  des  peltes*?  Ceux  qui  savent  manier  ce  bou- 
clier, ou  non  ? 

Ceux  qui  le  savent  manier.  Et  dans  tout  le 
reste ,  ajouta-t-il  ,  si  c'est  là  ce  que  tu  me  de- 
mandes ,  ceux  qui  savent  montrent  plus  de  har- 
diesse que  ceux  qui  ne  savent  point ,  et  les 
mêmes  hommes ,  lorsqu'ils  ont  appris ,  sont 
plus  hardis  qu'ils  ne  l'étaient  avant  que  d'ap- 
prendre. 

As-tu  vu  quelquefois,  lui  dis-je,  des  gens  qui 
n'ayant  aucune  expérience  de  toutes  ces  choses, 
y  montrent  néanmoins  de  la  hardiesse? 

Oui ,  j'en  ai  vu ,  qui  en  montrent  même 
beaucoup. 

*  Boucliers  échancrés. 


PROTAGORAS.  99 

Ces  gens  hardis  ne  sont-ils  pas  courageux? 
S'ils  l'étaient,  Socrate,  le  courage  serait  quel- 
que chose  de  laid  }  puisque  ceux  dont  il  s'agit 
sont  des  fous. 

Quels  sont  donc  ceux  que  tu  appelles  coura- 
rageux?  Ne  disais-tu  pas  que  ce  sont  les  gens 
hardis  ? 

Je  le  dis  encore. 

N'est-il  pas  vrai  que  ces  hommes  si  hardis  ne 
sont  pas  courageux,  mais  insensés,  et  que  les 
autres  qui  sont  très  instruits  sont  aussi  très  har- 
dis, et  qu'étant  très  hardis,  ils  sont  très  coura- 
geux? d'où  il  suivrait  que  la  sagesse  et  le  courage 
sont  la  même  chose. 

Socrate,  reprit  Protagoras,  tu  ne  te  souviens 
pas  bien  de  ce  que  j'ai  dit,  et  des  réponses  que 
je  t'ai  faites.  Tu  m'as  demandé  si  les  gens  coura- 
geux sont  hardis,  je  te  l'ai  accordé;  mais  tu  ne  m'as 
pas  demandé  si  les  gens  hardis  sont  courageux. 
Si  tu  m'avais  fait  cette  question ,  je  t'aurais  ré- 
pondu qu'ils  ne  le  sont  pas  tous.  Tu  n'as  nulle- 
ment démontré  que  les  courageux  ne  sont  pas 
hardis  ,  ce  qu'il  eût  fallu  faire  pour  prouver  que 
j'ai  mal  accordé  ce  que  j'ai  accordé.  Au  lieu  de 
cela,  tu  t'arrêtes  à  faire  voir  que  ceux  qui  savent 
sont  plus  hardis  qu'ils  ne  l'étaient  avant  de  sa- 
voir, et  que  les  autres  qui  n'ont  point  appris  : 
v\  tu  crois  {pie  c'est  là  une  preuvo  que  la  sagesse 


,oo  PROT  AGORAS. 

et  le  courage  sont  la  même  chose.  Mais  en  raison- 
nant de  cette  manière,  tu  parviendrais  de  même 
à  conclure  que  la  vigueur  et  la  sagesse  sont  la 
même  chose.  Car  si,  en  suivant  cette  marche, 
tu  me  demandais  d'abord  si  les  gens  vigoureux 
sont  forts,  je  dirais  qu'oui;  ensuite,  si  ceux  qui 
savent  lutter  sont  plus  forts  que  ceux  qui  ne  le 
savent  pas,  et  depuis  qu'ils  ont  appris,  plus  qu'ils 
ne  l'étaient  auparavant;  j'en  conviendrais  encore. 
Ces  choses  une  fois  accordées,  il  te  serait  libre 
de  te  servir  des  mêmes  argumens,  pour  conclure 
que  de  mon  aveu  la  sagesse  est  la  même  chose  que 
la  vigueur.  Pour  moi,  je  n'accorde  ni  ici,  ni  nulle 
part,  que  les  forts  sont  vigoureux,  mais  bien  que 
les  vigoureux  sont  forts  :  parce  qu'être  forts  et  être 
vigoureux  n'est  pas  une  même  chose,  et  que  la 
force  vient  de  la  science,  et  aussi  de  la  fureur  et 
de  la  colère;  au  lieu  que  la  vigueur  vient  de  la 
nature  et  de  la  bonne  constitution  du  corps.  Ici, 
pareillement,  la  hardiesse  et  le  courage  ne  sont 
pas  la  même  chose  :  en  sorte  qu'il  est  bien  vrai 
que  tous  les  courageux  sont  hardis,  mais  qu'il  ne 
l'est  pas  que  les  hardis  sont  tous  courageux.  Car 
la  hardiesse  vient  aux  hommes,  et  de  l'art  et  de 
la  colère  et  de  la  fureur ,  comme  la  force  ;  le 
courage  au  contraire  vient  de  la  nature  et  de  la 
bonne  constitution  de  l'âme. 

Protagoras,  lui  dis-je,  conviens-tu  que  parmi 


PROTAGORAS.  loi 

les  hommes ,  les  uns  vivent  bien,  et  les  autres 
mal? 

Il  en  est  convenu. 

Te  semble-t-il  qu'un  homme  vive  bien ,  s'il  vit 
dans  la  douleur  et  les  tourmens? 

Il  l'a  nié. 

Mais  s'il  mourait  après  avoir  passé  sa  vie  dans 
les  plaisirs ,  ne  jugerais-tu  pas  qu'il  a  bien  vécu? 

Oui. 

Vivre  dans  les  plaisirs  est  donc  un  bien ,  et 
vivre  dans  la  douleur  un  mal? 

Pourvu,  répondit-il,  qu'on  ne  goûte  que  des 
plaisirs  honnêtes. 

Mais  quoi,  Protagoras,  ne  reconnais-tu  pas, 
avec  la  plupart  des  hommes,  que  certaines  choses, 
quoique  agréables,  sont  mauvaises,  et  que  d'au- 
tres, quoique  douloureuses,  sont  bonnes? 

Sans  doute,  je  le  pense. 

Et  en  tant  qu'elles  sont  agréables,  à  cause  de 
cela  ne  sont-elles  pas  bonnes ,  à  moins  qu'il  n'en 
résulte  d'ailleurs  quelque  suite  fâcheuse?  Et  les 
choses  douloureuses  ne  sont-elles  pas ,  par  la 
même  raison  ,  mauvaises  en  tant  que  doulou- 
reuses? 

Je  ne  sais,  Socrate  ,  me  dit-il,  si  je  dois  répon- 
dre ainsi  d'une  manière  absolue,  que  tout  ce  qui 
est  agréable  est  bon ,  et  tout  ce  qui  est  doulou- 
reux, mauvais.  Mais  il  me  paraît  plus  sûr,  non- 


io2  PROT  AGORAS. 

seulement  pour  la  dispute  présente ,  mais  pour 
être  conséquent  avec  toute  ma  vie ,  de  dire 
qu'il  y  a  des  choses  agréables  qui  ne  sont  pas 
bonnes ,  d'autres  douloureuses  qui  ne  sont  pas 
mauvaises ,  et  d'autres  qui  le  sont;  et  enfin  qu'il 
y  en  a  une  troisième  espèce  ,  qui  n'est  ni  l'un  ni 
l'autre,  ni  bonne  ni  mauvaise. 

N'appelles-tu  point  agréables  celles  que  le 
plaisir  accompagne,  ou  qui  font  plaisir? 

Assurément. 

Je  te  demande  donc  si  en  tant  qu'agréables 
elles  ne  sont  pas  bonnes  ;  et  le  sens  de  ma  ques- 
tion est,  si  le  plaisir  lui-même  n'est  point  un 
bien. 

Je  réponds  à  cela,  Socrate,  comme  tu  réponds 
toi-même  tous  les  jours ,  que  c'est  une  chose  qu'il 
faut  examiner.  Si  cet  examen  nous  paraît  appar- 
tenir à  notre  sujet,  et  que  d'ailleurs  le  bon  et  l'a- 
gréable nous  semblent  être  la  même  chose,  nous 
l'accorderons;  sinon,  nous  disputerons. 

Veux-tu,  lui  dis-je,  marcher  le  premier  dans 
cette  recherche ,  ou  aimes-tu  mieux  que  je  te 
conduise  ? 

Il  est  juste,  répondit-il,  que  tu  me  conduises, 
puisque  c'est  toi  qui  tiens  le  discours. 

Ne  parviendrons-nous  pas,  repris-je,  de  la  ma- 
nière suivante  à  découvrir  ceque  nous  cherchons? 
De  même  que  si  on  examinait  un  homme  sur 


PROT  AGORAS.  io3 

son  extérieur ,  pour  juger  s'il  a  de  la  santé  ,  ou 
s'il  est  propre  à  certains  exercices  du  corps,  après 
avoir  vu  son  visage  et  ses  mains,  on  lui  dirait  : 
Allons,  quitte  tes  habits,  découvre-moi  ta  poi- 
trine et  ton  dos,  afin  que  je  voie  plus  clairement 
ce  qui  en  est  :  ainsi  j'ai  envie  de  faire  quelque 
chose  de  semblable  dans  la  discussion  présente, 
et  après  avoir  vu  ta  manière  de  penser  sur  le 
bien  et  l'agréable  ,  je  ne  puis  me  dispenser  d'a- 
jouter :  Allons,  Protagoras,  découvre-moi  encore 
tes  sentimens  sur  la  science.  Penses-tu  sur  ce 
point  comme  la  plupart  des  hommes,  ou  autre- 
ment? Or,  voici  l'idée  que  la  plupart  se  forment 
de  la  science  :  ils  croient  que  la  force  lui  man- 
que, et  que  sa  destinée  n'est  pas  de  gouverner  et 
de  commander  :  il  s'imaginent  au  contraire  que 
souvent  elle  a  beau  se  trouver  dans  un  homme, 
ce  n'est  point  elle  qui  commande,  mais  quelque 
autre  chose,  tantôt  la  colère,  tantôt  le  plaisir, 
tantôt  la  douleur;  quelquefois  l'amour,  souvent 
la  crainte;  se  représentant  réellement  la  science 
comme  un  esclave,  que  toutes  ces  passions  traî- 
nent à  leur  suite,  comme  il  leur  plaît.  En  as-tu 
la  même  idée  ,  ou  juges-tu  que  la  science  est  une 
belle  chose,  faite  pour  commander  à  l'homme, 
que  quiconque  aura  la  connaissance  du  bien 
et  du  mal ,  ne  pourra  jamais  être  vaincu  par  quoi 
que  ce  soit,  et  no  fera  autre  chose  que  ce  que 


io4  PROT  AGORAS. 

la  science  lui  ordonne;  qu'enfin  l'intelligence  est 
suffisante  pour  défendre  l'homme  contre  toute 
espèce  d'attaque? 

Socrate ,  me  répondit-il ,  la  chose  me  paraît 
telle  que  tu  dis ,  et  il  serait  honteux  pour  moi 
plus  que  pour  tout  autre  ,  de  ne  pas  reconnaître 
que  la  science  et  la  sagesse  sont  ce  qu'il  y  a  de 
plus  fort  parmi  les  hommes. 

On  ne  peut,  lui  dis-je ,  répondre  mieux  ni 
avec  plus  de  vérité.  Mais  sais-tu  que  le  plus  grand 
nombre  n'est  pas  en  cela  de  ton  avis  ni  du  mien, 
et  qu'ils  disent  que  beaucoup  de  gens  connais- 
sant ce  qui  est  le  meilleur ,  ne  le  veulent  pas 
faire ,  quoique  cela  soit  en  leur  pouvoir ,  et  font 
toute  autre  chose  ?  Tous  ceux  à  qui  j  ai  demandé 
quelle  était  la  cause  d'une  pareille  conduite,  m'ont 
répondu  que,  ce  qui  fait  qu'on  agit  de  la  sorte, 
c'est  qu'on  se  laisse  vaincre  par  le  plaisir,  par  la 
douleur,  ou  par  quelqu'une  des  autres  passions 
dont  je  parlais  tout-à-1'heure. 

Vraiment,  Socrate  ,  il  y  a  bien  d'autres  choses 
sur  lesquelles  les  hommes  n'ont  pas  des  idées 
justes. 

Essaie  donc  avec  moi,  Protagoras,  de  les  dé- 
tromper, et  de  leur  apprendre  en  quoi  consiste 
ce  phénomène  qui  se  passe  en  eux  ,  et  qu'ils  ap- 
pellent être  vaincu  par  le  plaisir,  et  en  consé- 
quence ne  pas  faire  ce  qui  est  le  meilleur,  quoi- 


PROTAGORAS.  io5 

qu'on  le  connaisse.  Peut-être  que  si  nous  leur 
disions  :  O  hommes  !  vous  ne  parlez  pas  selon  la 
vérité,  et  vous  êtes  dans  l'erreur,  ils  nous  de- 
manderaient :  Protagoras  et  Socrate ,  si  nous  dé- 
finissons mal  ce  qui  se  passe  dans  l'âme ,  en  di- 
sant que  c'est  être  vaincu  par  le  plaisir ,  qu'est- 
ce  donc?  Et  apprenez-nous  ce  que  vous  pensez 
à  cet  égard  ? 

Quoi  donc  !  Socrate ,  convient-il  que  nous  nous 
arrêtions  à  examiner  les  opinions  du  vulgaire,  qui 
dit  sans  réflexion  tout  ce  qui  lui  vient  à  l'esprit? 
Je  pense  que  cela  nous  servira  à  découvrir 
quel  est  le  rapport  du  courage  avec  les  autres 
parties  de  la  vertu.  Si  tu  juges  encore,  comme 
tout-à-1'heure,  que  c'est  à  moi  de  te  montrer  le 
chemin ,  suis-moi  par  où  je  croirai  plus  à  pro- 
pos de  te  conduire.  Si  tu  ne  le  veux  pas,  et  que 
tu  aimes  mieux  que  je  laisse  là  cette  discussion , 
j'y  renonce. 

Tu  as  raison,  dit-il;  achève  comme  tu  as  com- 
mencé. 

S'ils  nous  demandaient  donc  de  nouveau , 
repris-je,  qu'entendez-vous  par  ce  que  nous  ap- 
pelons être  vaincu  par  le  plaisir?  je  leur  répon- 
drais :  Écoutez  ;  nous  allons  tâcher  de  vous  l'ap- 
prendre ,  Protagoras  et  moi.  N'est-il  pas  vrai 
que  c'est  dans  les  occasions  suivantes  que  cela 
vous  arrive  ?  Par   exemple  ,  vous   vous  laissez 


io6  PROTAGORAS. 

vaincre  par  le  manger,  le  boire,  les  plaisirs  de 
l'amour,  toutes  choses  agréables,  et  vous  faites 
des  actions  mauvaises ,  quoique  vous  les  con- 
naissiez pour  telles.  Ils  en  conviendraient  ;  et  si 
nous  leur  demandions  encore ,  toi  et  moi  :  Par 
quel  endroit  dites-vous  quelles  sont  mauvaises? 
Est-ce  parce  qu'elles  vous  causent  ce  sentiment 
de  plaisir  momentané,  et  qu'elles  sont  agréables, 
ou  parce  qu'elles  vous  exposent  pour  la  suite  à 
des  maladies,  à  l'indigence  et  à  beaucoup  d'au- 
tres maux  semblables?  Et  si  elles  n'étaient  sujettes 
à  aucune  suite  fâcheuse,  et  qu'elles  ne  vous  pro- 
curassent que  du  plaisir,  les  regarderiez-vous 
encore  comme  des  maux ,  lorsqu'elles  ne  vous 
donneraient  que  du  plaisir,  de  toute  manière  et 
en  toute  occasion  ?  Quelle  autre  réponse ,  Prota- 
goras,  pensons-nous  qu'ils  nous  feraient,  sinon 
qu'elles  ne  sont  pas  mauvaises  à  cause  du  senti- 
ment agréable  qu'elles  excitent  en  eux  au  mo- 
ment de  la  jouissance,  mais  à  cause  des  maladies 
et  des  autres  maux  qu'elles  traînent  à  leur  suite  ? 

Je  pense ,  dit  Protagoras ,  que  la  plupart  ré- 
pondraient ainsi. 

Mais  en  causant  des  maladies,  elles  causent  de 
la  douleur;  elles  en  causent  pareillement  en  en- 
gendrant la  pauvreté.  Ils  en  conviendraient,  ce 
me  semble. 


PROTAGORAS.  107 

Protagoras  en  tomba  d'accord. 

O  hommes  !  ces  choses  ne  vous  paraissent  donc 
mauvaises,  comme  nous  le  disions,  Protagoras  et 
moi,  que  parce  qu'elles  aboutissent  à  la  douleur, 
et  qu'elles  vous  privent  d'autres  plaisirs?  Us  l'a- 
voueraient sans  doute. 

Ce  fut  notre  avis ,  à  l'un  et  à  l'autre. 

Si  nous  leur  faisions  à  présent  la  question  con- 
traire ,  en  leur  disant  :  Vous ,  qui  prétendez  que 
certaines  choses  désagréables  sont  bonnes ,  ne 
voulez-vous  point  désigner  par  là  les  gymnases , 
la  guerre, le  traitement  des  maladies  par  le  feu, 
le  fer,  les  purgations  et  la  diète?  N'est-ce  pas 
là  ce  que  vous  appelez  bon,  et  en  même  temps 
désagréable  ?  Ils  le  confesseraient. 

Protagoras  le  reconnut. 

Dites-vous  qu'elles  sont  bonnes,  parce  que, 
dans  le  moment,  elles  vous  causent  les  dernières 
douleurs  et  des  peines  très  vives?  N'est-ce  pas 
plutôt  parce  que  vous  leur  devez  dans  la  suite 
votre  santé,  la  bonne  constitution  de  votre  corps, 
et  l'état  son  salut ,  sa  puissance  et  son  opu- 
lence? Ils  en  conviendraient,  je  pense. 

Protagoras  fut  de  mon  avis. 

Ces  choses  ne  sont  donc  bonnes  que  parce 
qu'elles  se  terminent  au  plaisir,  et  parce  qu'elles 
vous  délivrent  des  peines,  ou  qu'elles  les  éloi- 


io8  PROTAGORAS. 

gnent  de  vous.  Pouvez-vous  nous  nommer  quel- 
que autre  mesure  que  le  plaisir  et  la  douleur , 
que  vous  ayez  en  vue,  pour  assurer  que  ces 
choses  sont  bonnes? Us  diraient  que  non,  selon 
moi. 

Et  selon  moi  pareillement,  dit  Protagoras. 

Ne  poursuivez-vous  pas  le  plaisir  comme  étant 
un  bien,  et  ne  fuyez-vous  point  la  douleur  comme 
un  mal? 

Nous  en  convînmes  tous  deux. 

Vous  tenez  donc  la  douleur  pour  un  mal ,  et 
le  plaisir  pour  un  bien,  puisque  vous  dites  que 
la  joie  même  est  mauvaise,  lorsqu'elle  vous  prive 
de  plaisirs  plus  grands  que  ceux  qu'elle  vous 
procure ,  ou  qu'elle  vous  cause  des  peines  plus 
grandes  que  ne  sont  ses  plaisirs;  car  si  vous  aviez 
quelque  autre  motif  d'appeler  la  joie  mauvaise  , 
et  que  vous  eussiez  en  vue  une  autre  mesure , 
vous  pourriez  nous  le  dire.  Or ,  vous  n'en  trou- 
verez point. 

Je  ne  le  pense  pas  non  plus,  dit  Protagoras. 

N'est-ce  pas  la  même  chose  à  l'égard  de  la  dou- 
leur? Vous  dites  que  c'est  un  bien,  lorsque  les 
peines  dont  elle  vous  délivre  sont  plus  grandes 
que  celles  qu'elle  vous  cause ,  ou  que  les  plaisirs 
qu'elle  vous  procure  l'emportent  sur  les  peines. 
Si  vous  aviez  en  vue  quelque  autre  chose  que 
ce  que  je  dis ,  lorsque  vous  appelez  la  douleur 


PROÏAGORAS.  tog 

un  bien ,  vous  pourriez  nous  le  dire.  Or,  vous  ne 
le  pourrez  pas. 

Tu  as  raison,  répondit  Protagoras. 

Mais,  repris-je,  si  vous  me  demandiez  vous- 
mêmes,  à  votre  tour  :  Pourquoi  nous  parlez-vous 
de  la  même  chose  depuis  si  long-temps,  et  la 
tournez-vous  en  tant  de  manières?  Pardonnez- 
le-moi  ,  vous  dirai-je  :  car  ,  premièrement ,  il 
n'est  pas  aisé  d'expliquer  en  quoi  consiste  ce  que 
vous  appelez  être  vaincu  par  le  plaisir  ;  en  se- 
cond lieu,  de  ce  point  dépend  tout  ce  que  je 
veux  démontrer.  Au  reste ,  il  vous  est  encore 
libre  de  revenir  sur  vos  pas ,  au  cas  que  vous 
appeliez  bien  quelque  autre  chose  que  le  plai- 
sir, et  mal  quelque  autre  chose  que  la  douleur. 
Etes-vous  contens ,  pourvu  que  vous  passiez 
votre  vie  dans  le  plaisir,  exempts  de  toute  dou- 
leur? Et  si  cela  vous  suffit,  s'il  n'est  aucune  chose 
que  vous  puissiez  dire  bonne  ou  mauvaise , 
qui  ne  se  termine  au  plaisir  ou  à  la  douleur, 
écoutez  ce  qui  suit.  Car  ,  si  cela  est  ainsi,  je  sou- 
tiens qu'il  est  tout-à-fait  ridicule  de  dire,  comme 
vous  faites,  que  souvent  un  homme  qui  connaît 
qu'une  action  est  mauvaise  ,  quoiqu'il  puisse 
s'empêcher  de  la  faire,  la  fait  cependant,  étant 
entraîné  et  comme  étourdi  par  le  plaisir  ;  et  en- 
core qu'un  homme ,  connaissant  le  bien ,  ne 
veut  pas  le  faire,  à  cause  du  plaisir  présent  au- 


no  PROTAGORAS. 

quel  il  succombe.  Vous  verrez  plus  clairement 
combien  ce  discours  est  ridicule,  si  nous  n'em- 
ployons pas  plusieurs  noms,  tels  que  ceux  d'a- 
gréable et  de  désagréable,  de  bon  et  de  mauvais, 
et  si,  comme  nous  avons  vu  qu'il  n'y  a  que  deux 
cboses ,  nous  ne  nous  servons  aussi  que  de  deux 
noms  pour  les  exprimer  :  d'abord  de  ceux  de 
bon  et  de  mauvais  ;  ensuite,  de  ceux  d'agréable 
et  de  désagréable.  Cela  posé ,  disons  qu'un 
homme ,  connaissant  pour  mauvais  ce  qui  est 
mauvais ,  ne  laisse  pas  de  le  faire.  Si  quelqu'un 
nous  demande  pourquoi,  nous  répondrons  que 
c'est  parce  qu'il  est  vaincu.  Par  quoi?  nous  dira- 
t-il.  Il  ne  nous  est  plus  permis  de  dire  que  c'est 
par  le  plaisir ,  puisqu'à  la  place  du  nom  de  plai- 
sir nous  avons  substitué  celui  de  bien.  Répon- 
dons-lui donc,  et  disons  que  c'est  parce  qu'il  est 
vaincu.  Par  quoi?  répliquera-t-il.  Par  le  bien,  di- 
rons-nous. Si  celui  qui  nous  interroge  est  un 
railleur ,  il  se  moquera  de  nous ,  et  nous  dira  : 
En  vérité ,  vous  avancez  là  une  chose  bien  ab- 
surde ,  qu'un  homme  qui  sait  que  ce  qu'il  va 
faire  est  mauvais ,  le  fasse  lorsque  rien  ne  l'y 
oblige,  et  cela  vaincu  par  le  bien.  Quoi  donc! 
poursuivrà-t-il ,  les  biens  ne  méritent-ils  pas  de 
l'emporter  dans  votre  estime  sur  les  maux,  ou  le 
méritent-ils?  JNous  répondrons  sans  doute  qu'ils 
ne  le  méritent  pas  ;  autrement  celui  que  nous 


PROTAGOKAS.  1 1 1 

disons  s'être  laissé  vaincre  par  le  plaisir  ,  ne  se- 
rait coupable  d'aucune  faute.  Par  quelle  raison  , 
continuera-til  peut-être ,  les  biens  ne  doivent- 
ils  pas  l'emporter  sur  les  maux,  ou  les  maux  sur 
les  biens,  sinon  parce  que  les  uns  sont  plus 
grands,  les  autres  plus  petits,  ou  les  uns  en  plus 
grande,  les  autres  en  moindre  quantité?  Nous 
n'aurons  certainement  d'autre  raison  à  alléguer 
que  celle-là.  Il  est  donc  évident,  conclura-t-il , 
que  se  laisser  vaincre  par  le  plaisir  n'est  autre 
chose  que  choisir  des  maux  plus  grands  à  la  place 
de  biens  plus  petits.  En  voilà  assez  sur  ce  point. 
Appliquons  présentement  aux  mêmes  objets  les 
noms  d'agréable  et  de  désagréable.  Et  au  lieu 
que  nous  disions  tout-à-1'heure  qu'un  homme 
fait  ce  qui  est  mauvais  ,  disons  ici  qu'il  fait  ce 
qui  est  désagréable  ,  quoiqu'il  le  connaisse  pour 
tel,  parce  qu'il  se  laisse  vaincre  par  ce  qui  est 
agréable,  sans  doute  dans  le  cas  où  l'agréable  ne 
mérite  pas  de  l'emporter  ;  et  quel  autre  mérite 
le  plaisir  peut-il  avoir  sur  la  douleur  ,  si  ce  n'est 
l'excès  ou  le  défaut  de  l'un  comparé  à  l'autre , 
c'est-à-dire,  lorsque  l'un  est  plus  grand,  l'autre 
plus  petit,  l'un  en  plus  grande,  l'autre  en  moin- 
dre quantité?  En  effet,  si  on  nous  disait  :  Socrate, 
le  plaisir  ou  la  peine  présente  l'emporte  de  beau- 
coup sur  le  plaisir  ou  la  peine  future;  par  quel 
autre  endroit,  répondrais-je,  sinon  par  le  plaisir 


ii2  PROT  AGORAS. 

ou  par  la  douleur  ?  Il  n'est  pas  possible  que  ce 
soit  par  autre  chose.  Nous  ressemblons  tous  à  un 
homme  qui,  sachant  bien  peser,  met  d'un  côté  les 
choses  agréables,  de  l'autre  les  désagréables  ,  et 
celles  qui  sont  proches  et  celles  qui  sont  éloignées, 
les  pèse  dans  sa  balance,  et  décide  de  quel  côté 
est  l'avantage.  Si  vous  pesez  plaisirs  contre  plai- 
sirs, ceux  qui  sont  plus  grands  et  en  plus  grande 
quantité  doivent  toujours  être  préférés  ;  si  c'est 
peines  contre  peines ,  il  faut  toujours  choisir 
celles  qui  sont  moindres  et  en  moindre  quan- 
tité ;  enfin  ,  si  l'on  contrebalance  les  plaisirs  et 
les  peines,  et  que  les  plaisirs  l'emportent  sur  les 
peines,  les  plaisirs  présens  sur  les  peines  éloi- 
gnées, ou  les  plaisirs  éloignés  sur  les  peines  pré- 
sentes, il  faut  faire  l'action  où  les  choses  sont 
ainsi  disposées;  si,  au  contraire,  les  peines  l'em- 
portent sur  les  plaisirs ,  il  ne  faut  pas  la  faire. 
Y  a-t-il ,  leur  dirais-je .  quelque  autre  parti  à 
prendre  ?  Je  suis  persuadé  qu'ils  ne  pourraient 
pas  en  assigner  un  autre. 

Protagoras  en  jugea  de  même. 

Puisque  cela  est  ainsi,  répliquerai-je,  répon- 
dez à  ceci.  Les  mêmes  objets  ne  nous  paraissent- 
ils  pas  plus  grands,  étant  vus  de  près,  et  plus 
petits ,  étant  vus  de  loin  ?  N'en  conviendraient- 
ils  pas? 

Sans  difficulté. 


PROTAGORAS.  u3 

N'en  est- il  pas  de  même  pour  la  grosseur  et 
pour  le  nombre?  Et  des  sons  égaux,  entendus 
de  près ,  ne  sont-ils  pas  plus  forts,  et  plus  faibles 
si  on  les  entend  de  loin  ? 
Ils  ne  pouvaient  le  nier. 
Si  notre  bonheur  consistait  donc  à  faire  et  à 
choisir  les  grandes  longueurs ,  et  à  éviter  et  ne 
pas  faire  les  petites,  en  quoi  mettrions-nous  nos 
ressources  pour  vivre  heureux?  Serait-ce  dans 
la  science  des  mesures  ,  ou  dans  la  faculté  qui 
nous  fait  juger  des  objets  par  les  apparences? 
N'est-il  pas  évident  que  celle-ci  nous  égarerait, 
qu'elle  nous  ferait  souvent  passer  d'un   senti- 
ment à  l'autre ,  et  nous  occasionnerait  bien  des 
repentirs  dans  nos  entreprises  et  dans  nos  choix, 
en  fait  de  grandeur  et  de  petitesse  ;  qu'au  con- 
traire ,  l'art  de  mesurer  dissiperait  ces  vaines  ap- 
parences, et,  nous  montrant  le  vrai  à  découvert, 
mettrait  notre  âme  en  repos ,  l'affermirait  dans 
la  vérité,  et  assurerait  le  bonheur  de  notre  vie? 
Ceux  à  qui  nous  avons  affaire  diraient -ils  que 
notre  conservation  serait  attachée  à  l'art  de  me- 
surer, ou  à  quelque  autre  art? 

Il  avoua  que  ce  serait  à  l'art  de  mesurer. 
Mais  quoi ,  si  le  bonheur  de  notre  vie  dépen- 
dait du  choix  du  pair  et  de  l'impair,  dans  les  cas 
où  il  serait  à  propos  de  prendre  le  plus,  et  dans 
ceux  où  il  faudrait  prendre  le  moins,  soit  en  les 

3.  « 


n4  PROT  AGORAS. 

comparant  avec  eux-mêmes  ou  l'un  avec  l'autre, 
soit  encore  qu'ils  fussent  près  ou  loin ,  à  quoi 
serions-nous  redevables  de  notre  salut  ?  N'est-ce 
pas  à  une  science ,  et  à  une  espèce  de  science 
des  mesures ,  puisque  c'est  un  art  de  calculer 
l'excès  ou  le  défaut  ?  Et  comme  cet  art  a  pour 
objet  le  pair  et  l'impair ,  est-il  autre  que  l'arithmé- 
tique? En  conviendraient-ils,  ou  non  ? 

Protagoras  reconnut  qu'ils  en  conviendraient. 

Fort  bien ,  mes  amis.  Mais ,  puisque  nous  avons 
jugé  que  le  bonheur  de  notre  vie  dépend  du 
juste  choix  du  plaisir  et  de  la  douleur,  et  de  ce 
qui  est  en  ce  genre  en  plus  grande  ou  en  moin- 
dre quantité ,  plus  grand  ou  plus  petit ,  plus 
proche  ou  plus  éloigné,  ne  pensez-vous  pas  que 
cet  examen,  ayant  pour  objet  l'excès  ou  le  dé- 
faut de  l'un  par  rapport  à  l'autre  ,  ou  leur  égalité 
respective,  est  une  espèce  d'art  de  mesurer? 

Sans  contredit. 

Et  puisque  c'est  un  art  de  mesurer,  c'est  né- 
cessairement un  art  et  une  science  tout  ensemble. 

Ils  en  conviendront. 

Nous  examinerons  une  autre  fois  quelle  espèce 
d'art  et  de  science  ce  peut  être.  Il  nous  suffit  de 
savoir  que  c'est  une  science ,  pour  l'explication 
que  nous  avons  à  vous  donner,  Protagoras  et 
moi ,  sur  la  question  que  vous  nous  avez  pro- 
posée. Vous  nous  avez  demandé,  s'il  vous   en 


PROTAGORAS.  i,5 

souviens,  lorsque  nous  sommes  tombés  d'accord, 
Protagoras  et  moi ,  que  rien  n'était  plus  fort  que 
la  science,  et  que  partout  où  elle  se  trouvait,  elle 
triomphait  du  plaisir  et  de  toutes  les  autres  pas- 
sions, et  que  vous,  au  contraire,  vous  prétendiez 
que  le  plaisir  était  souvent  vainqueur  de  l'homme 
même  qui  a  la  science  en  partage,  et  que  nous 
n'avons  pas  voulu  vous  accorder  ce  point;  vous 
nous  avez,  dis-je,  demandé  après  cela  :  Protago- 
ras et  Socrate,  si  se  laisser  vaincre  par  le  plaisir 
n'est  pas  ce  que  nous  disons,  qu'est-ce  que  c'est? 
Et  apprenez-nous  en  quoi  vous  le  faites  consister. 
Si  nous  vous  avions  alors  répondu  tout  aussitôt 
que  c'est  dans  l'ignorance,  vous  vous  seriez  mo- 
qués de  nous  :  à  présent  vous  ne  pourrez  le  faire 
sans  vous  moquer  en  même  temps  de  vous-mêmes. 
Car  vous  avez  reconnu  que  ceux  qui  pèchent  dans 
le  choix  des  plaisirs  et  des  peines,  c'est-à-dire,  des 
biens  et  des  maux,  pèchent  pas  défaut  de  science, 
et  non  de  science  simplement,  mais  de  cette  es- 
pèce particulière  de  science  qui  apprend  à  me- 
surer, comme  vous  l'avez  avoué  ensuite.  Or, 
vous  savez  que  toute  action  où  l'on  pèche  par 
défaut  de  science  a  l'ignorance  pour  principe. 
Ainsi,  se  laisser  vaincre  par  le  plaisir  est  la  plus 
grande  de  toutes  les  ignorances.  Protagoras  ,  que 
voici ,  se  vante  de  guérir  cette  maladie,  ainsi  que 
Prodicus  et  Hippias.  Mais  vous ,  parce  que  vous 


n6  PROT  AGORAS. 

pensez  que  c'est  toute  autre  chose  que  l'igno- 
rance, vous  ne  vous  adressez  point  à  ces  sophis- 
tes, et  vous  n'envoyez  pas  vos  enfans  à  leur  école, 
comme  si  ces  sortes  de  choses  ne  pouvaient 
s'enseigner.  Au  lieu  de  leur  faire  part  de  votre 
argent ,  vous  le  ménagez ,  et  par  là  vous  faites 
mal  et  vos  affaires  domestiques  et  les  affaires 
publiques. 

Voilà  ce  que  nous  aurions  à  répondre  au  vul- 
gaire. Maintenant  je  vous  demande  ,  Hippias  et 
Prodicus  ,  aussi  bien  qu'à  Protagoras ,  afin  que 
vous  preniez  part  à  la  conversation,  si  vous  ju- 
gez que  ce  que  je  viens  de  dire  est  vrai  ou  faux. 
Tous  décidèrent  que  rien  n'était  plus  vrai. 
Vous  avouez  donc,  repris-je,  que  l'agréable 
et  le  bon ,  le  désagréable  et  le  mauvais,  sont  une 
même  chose.  Et  je  conjure  Prodicus  de  ne  pas 
faire  usage  ici  de  son  art  de  distinguer  les  noms; 
car,  mon  cher,  quelque  nom  qu'il  te  plaise  d'em- 
ployer, soit  agréable,  soit  joyeux ,  soit  délectable , 
réponds  à  ce  que  je  te  demande. 

Prodicus  me  l'accorda  en  souriant,  et  les  au- 
tres aussi. 

M'accorderez- vous  encore  ceci,  leur  dis-je : 
que  toutes  les  actions  qui  ont  pour  objet  de  nous 
procurer  une  vie  agréable  et  sans  douleur  sont 
belles  et  utiles,  et  que  toute  action  belle  est 
bonne  et  utile? 


PROTAGOKAS.  n7 

Ils  en  convinrent. 

Si  donc ,  ajoutai-je ,  ce  qui  est  agréable  est 
bon,  il  n'est  personne  qui,  sachant  ou  conjec- 
turant qu'il  y  a  quelque  chose  de  meilleur  à  faire 
que  ce  qu'il  fait,  et  que  cela  est  en  son  pouvoir, 
se  détermine  à  faire  ce  qui  est  moins  bon ,  lors- 
que le  meilleur  dépend  de  lui  ;  et  être  inférieur  à 
soi-même  n'est  autre  chose  qu'ignorance,  comme 
c'est  sagesse  d'y  être  supérieur. 

Tous  l'avouèrent. 

Mais  quoi  !  qu'est-ce  qu'être  ignorant ,  selon 
vous  ?  N'est-ce  point  avoir  une  opinion  fausse , 
et  se  tromper  sur  des  objets  de  grande  impor- 
tance ? 

Tous  l'avouèrent  encore. 

N'est-il  pas  vrai,  leur  dis-je ,  que  personne 
ne  se  porte  volontairement  au  mal ,  ni  à  ce  qu'il 
prend  pour  mal  ;  qu'il  n'est  pas ,  à  ce  qu'il  pa- 
raît ,  dans  la  nature  de  l'homme  d'embrasser  de 
propos  délibéré  ce  qu'il  croit  être  mauvais ,  au 
lieu  de  ce  qui  est  bon  ;  et  que  quand  on  est 
forcé  d'opter  entre  deux  maux ,  on  ne  choisira 
jamais  le  plus  grand,  lorsqu'on  peut  prendre  le 
moindre? 

Nous  sommes  tous  demeurés  d'accord  de  cha- 
cun de  ces  points. 

Qu'appelez-vous  donc  du  nom  de  terreur  et 
de  crainte?  Entendez-vous  pas  là  la  même  chose 


1 1 8  PROTAGORAS. 

que  moi?  Pour  moi,  je  dis  que  c'est  l'attente 
d'un  mal ,  soit  que  (  ceci  s'adresse  à  toi ,  Prodi- 
cus  )  vous  l'appeliez  crainte  ou  terreur. 

Protagoras  et  Hippias  jugèrent  que  la  crainte 
et  la  terreur  n'étaient  autre  chose  que  cela.  Pro- 
dicus  l'accorda  de  la  crainte  ,  et  le  nia  de  la  ter- 
reur. 

Peu  m'importe ,  Prodicus  ;  l'essentiel  est  de  sa- 
voir si  ce  qui  a  été  dit  précédemment  est  vrai. 
Est-il  quelqu'un  qui  se  porte  volontiers  vers  les 
objets  qu'il  craint ,  lorsqu'il  est  maître  de  se 
tourner  du  côté  de  ceux  qu'il  ne  craint  pas?  ou 
cela  est-il  impossible ,  suivant  nos  aveux  ?  Car 
nous  avons  reconnu  que  ce  qu'on  craint,  on  le 
regarde  comme  un  mal,  et  que  jamais  personne 
ne  se  portera  vers  ce  qu'il  regarde  comme  un 
mal,  ni  ne  le  choisira  de  propos  délibéré. 

Tous  furent  de  cet  avis. 

Tout  ceci  posé,  continuai-je ,  il  faut,  Pro- 
dicus et  Hippias,  que  Protagoras  justifie  ici  la 
vérité  de  ce  qu'il  a  répondu  d'abord ,  un  peu 
après  le  commencement  de  cet  entretien  ,  lors- 
qu'il a  dit  que  des  cinq  parties  de  la  vertu  aucune 
n'était  telle  que  l'autre,  et  que  chacune  avait  sa 
faculté  particulière  :  ce  n'est  pas  de  cela  que  je 
veux  parler ,  mais  de  ce  qu'il  a  répondu  ensuite. 
Or ,  il  a  dit  que  quatre  de  ces  parties  avaient 
une  assez  grande  ressemblance  entre  elles;  mais 


PROT  AGORAS.  119 

qu'une,  le  courage  ,  était  absolument  différente 
des  autres,  et  que  je  le  reconnaîtrais  à  la  mar- 
que suivante  :  Tu  trouveras  ,  Socrate  ,  m'a-t-il 
dit,  des  hommes  très  impies,  très  injustes,  très 
débauchés ,  très  ignorans ,  et  en  même  temps 
très  courageux  ;  ce  qui  fera  comprendre  l'ex- 
trême différence  qu'il  y  a  entre  le  courage  et  les 
autres  parties  de  la  vertu.  Cette  réponse  m'a  gran- 
dement surpris  dans  le  moment  même;  mais  ma 
surprise  a  bien  augmenté  depuis  la  discussion  où 
je  viens  d'entrer  avec  vous.  Je  lui  ai  donc  de- 
mandé s'il  entendait  par  courageux  les  gens  har- 
dis; il  m'a  répondu  :  Oui;  ceux  qui  vont  avec 
sécurité  au-devant  des  dangers.  Te  rappelles-tu  , 
dis-je  à  Protagoras  ,  de  m'avoir  fait  cette  ré- 
ponse? 

Il  en  convint. 

Présentement ,  dis-moi  ,  au-devant  de  quels 
objets  les  hommes  courageux  vont-ils ,  selon 
toi?  Est-ce  au-devant  des  mêmes  objets  qui  les 
lâches? 

Non ,  dit-il. 

C'est  donc  au-devant  d'autres  objets? 

Oui. 

Les  lâches  ne  vont-ils  pas  au-devant  des  ob- 
jets propres  à  inspirer  de  la  confiance  ,  et  les 
courageux  au-devant  de  ceux  qui  sont  propres 
à  inspirer  la  crainte? 


120  PROT  AGORAS. 

On  le  dit  ainsi  communément ,  Socrate. 

A  la  bonne  heure ,  repris-je  ;  mais  ce  n'est 
pas  ce  que  je  te  demande  ;  c'est  ton  sentiment 
que  je  veux  savoir.  Au-devant  de  quels  objets  , 
dis-tu  ,  que  vont  les  courageux?  Est-ce  au-devant 
des  objets  propres  à  inspirer  la  crainte  ,  et  les 
regardant  comme  tels? 

Mais  ,  répondit-il ,  il  vient  d'être  démontré  , 
par  tout  ce  que  tu  as  dit  ,  que  cela  est  impos- 
sible. 

Cela  est  encore  vrai ,  dis-je.  Si  donc  cette 
démonstration  est  bien  faite  ,  personne  ne  va  au- 
devant  des  objets  qu'il  juge  terribles  ,  puisque 
nous  avons  vu  qu'être  inférieur  à  soi-même  est 
un  effet  de  l'ignorance. 

Il  l'avoua. 

Tous  vont  donc  au-devant  des  objets  qui  peu- 
vent inspirer  la  confiance  ,  tant  les  courageux 
que  les  lâches  ,  et  à  cet  égard  les  uns  et  les  au- 
tres se  portent  vers  les  mêmes  choses. 

Cependant,  Socrate,  me  dit-il,  les  lâches  et 
les  courageux  se  portent  vers  des  objets  tout- 
à-fait  opposés.  Sans  aller  plus  loin ,  les  uns  vont 
volontiers  à  la  guerre,  et  les  autres  n'y  veulent 
point  aller. 

Est-ce,  repris-je,  dans  les  cas  où  il  est  beau 
ou  honteux  d'y  aller? 

Dans  les  cas  où  il  est  beau  d'y  aller ,  me  dit-il. 


PROT  AGORAS.  121 

Mais  s'il  est  beau  d'y  aller ,  c'est  aussi  une 
bonne  chose,  comme  nous  l'avons  reconnu  tout- 
à-1'heure  ;  car  nous  sommes  convenus  que  toute 
belle  action  est  bonne. 

Tu  dis  vrai,  et  je  suis  toujours  dans  ce  senti- 
ment. 

Tu  fais  bien.  Mais  qui  sont  ceux  qui  refusent 
d'aller  à  la  guerre,  lorsqu'il  est  bon  et  beau  d'y 
aller? 

Les  lâches,  répondit-il. 

Si  c'est  une  chose  belle  et  bonne,  elle  est  donc 
aussi  agréable  ? 

Cela  a  été  accordé. 

Lorsque  les  lâches  refusent  d'aller  à  ce  qui  est 
plus  beau ,  meilleur  et  plus  agréable ,  le  connais- 
sent-ils pour  tel  ? 

Si  nous  accordons  ce  point,  répondit-il,  nous 
détruirons  tous  nos  aveux  précédens. 

Et  le  courageux  ne  va-t-il  point  à  ce  qui  est 
plus  beau,  meilleur  et  plus  agréable? 

Il  en  faut  convenir. 

En  général,  les  courageux,  lorsqu'ils  craignent, 
n'ont  donc  point  de  craintes  honteuses;  et  il  en 
faut  dire  autant  de  leurs  confiances. 

Cela  est  vrai,  dit-il. 

Si  elles  ne  sont  point  honteuses,  ne  sont-elles 
pas  belles? 

Il  l'avoua. 


122  PROTAGORAS. 

Et  si  elles  sont  belles,  ne  sont-elles  pas  bonnes? 

Oui. 

Les  lâches,  les  téméraires  et  les  furieux  n'ont- 
ils  pas  au  contraire  des  craintes  et  des  confiances 
honteuses  ? 

Il  en  convint. 

Lorsqu'ils  sont  hardis  en  des  choses  honteuses 
et  mauvaises,  est-ce  par  un  autre  principe  que 
par  le  défaut  de  connaissance  et  l'ignorance? 

Non ,  dit-il. 

Mais  quoi!  ce  qui  fait  que  les  lâches  sont  lâ- 
ches ,  l'appelles-tu  lâcheté  ou  courage? 

Je  l'appelle  lâcheté. 

Les  lâches  ne  nous  ont-ils  point  paru  être 
tels  par  l'ignorance  des  objets  véritablement  à 
craindre  ? 

Oui ,  dit-il. 

C'est  donc  par  cette  ignorance  qu'ils  sont  lâches. 

Il  en  tomba  d'accord. 

Tu  es  d'ailleurs  convenu  que  ce  qui  les  fait 
lâches ,  c'est  la  lâcheté. 

Il  ne  s'en  défendit  pas. 

La  lâcheté  est  donc  l'ignorance  des  objets 
qui  sont  à  craindre  et  de  ceux  qui  ne  le  sont 
pas. 

Il  en  convint  par  un  signe  de  tête. 

Mais  le  courage  est  le  contraire  de  la  lâcheté. 

Oui. 


PROTAGORAS.  i23 

La  science  des  objets  qui  sont  ou  ne  sont  pas 
à  craindre,  n'est-elle  pas  opposée  à  l'ignorance 
de  ces  mêmes  objets? 

Il  fit  un  nouveau  signe  de  tête. 

L'ignorance  de  ces  objets  n'est-elle  point  la 
lâcheté? 

Il  fît  encore  un  signe ,  mais  avec  bien  de  la 
peine. 

La  science  des  objets  qui  sont  ou  ne  sont  pas 
à  craindre  est  donc  le  courage,  puisqu'elle  est 
opposée  à  l'ignorance  de  ces  objets. 

Ici  il  ne  voulut  plus  faire  de  signe,  ni  dire  un 
seul  mot. 

Quoi  donc,  Protagoras,  tu  ne  réponds  ni  oui 
ni  non  à  ce  que  je  te  demande  ? 

Achève  toi-même ,  me  dit-il. 

Je  n'ai  plus,  repris-je,  qu'une  seule  question 
à  te  faire ,  savoir ,  si  tu  juges  encore  comme  pré- 
cédemment, qu'il  y  a  des  hommes  très  ignorans 
et  en  même  temps  très  courageux? 

Socrate,  tu  t'obstines  toujours,  ce  me  semble, 
à  vouloir  que  ce  soit  moi  qui  réponde.  Je  te  ferai 
donc  ce  plaisir,  et  je  dis  que,  d'après  ce  qui  a  été 
accordé,  cela  me  paraît  impossible. 

Je  ne  te  fais  toutes  ces  questions,  lui  dis-je, 
que  pour  savoir  ce  qu'il  faut  penser  des  parties 
de  la  vertu ,  et  en  quoi  consiste  la  vertu  elle- 
même.  Car  ce  point  une  fois  mis  en  évidence, 


124  PROT  AGORAS. 

nous  connaîtrons  clairement  l'objet  sur  lequel 
nous  avons  fait  l'un  et  l'autre  un  long  discours; 
moi ,  pour  montrer  que  la  vertu  ne  peut  s'ensei- 
gner, toi,  pour  prouver  le  contraire.  Et  il  me 
paraît  que  la  conclusion  de  notre  entretien  s'é- 
lève contre  nous ,  et  se  moque  de  nous ,  comme 
ferait  une  personne;  et  que  si  elle  pouvait  par- 
ler ,  elle  nous  dirait  :  Socrate  et  Protagoras ,  vous 
êtes  l'un  et  l'autre  bien  inconséquens.  Toi,  qui 
disais  d'abord  que  la  vertu  ne  peut  s'enseigner , 
voilà  que  tu  t'empresses  de  te  contredire ,  Ratta- 
chant à  démontrer  que  toute  vertu  est  science , 
et  la  justice  et  la  tempérance  et  le  courage  :  ce 
qui  conduit  manifestement  à  ce  résultat,  que  la 
vertu  peut  être  enseignée.  En  effet ,  si  la  vertu 
était  autre  chose  que  la  science,  comme  Prota- 
goras s'efforce  de  le  prouver,  il  est  évident  qu'elle 
ne  pourrait  s'enseigner  :  au  lieu  qu'il  serait 
étrange  qu'elle  ne  le  pût  pas,  s'il  était  prouvé 
qu'elle  est  une  science,  comme  tu  travailles,  So- 
crate, à  le  démontrer.  Protagoras,  de  son  côté, 
après  avoir  posé  pour  certain  qu'elle  peut  s'ensei- 
gner ,  paraît  faire  à  présent  tout  ce  qui  est  en  son 
pouvoir  pour  montrer  qu'elle  est  toute  autre 
chose  que  la  science  ;  et  de  cette  sorte  elle  ne 
serait  point,  de  nature  à  être  enseignée.  Pour  moi, 
Protagoras,  à  la  vue  du  trouble  et  de  la  confu- 
sion extrême  qui  règne  en  cette  matière  ,  je  sou- 


PROTAGORAS.  i25 

haite  passionnément  de  la  voir  éclaircic  ;  et  je 
voudrais  qu'après  la  discussion  où  nous  venons 
d'entrer,  nous  allassions  jusqu'à  examiner  quelle 
est  la  nature  de  la  vertu  ,  pour  voir  ensuite  si  elle 
peut  s'enseigner  ou  non  :  afin  qu'Épiméthée , 
après  avoir  tout  gâté  dans  la  distribution  dont 
il  fut  chargé ,  comme  tu  l'as  raconté ,  ne  nous 
trompe  point  encore  ici,  et  ne  nous  fasse  point 
faire  plus  d'un  faux  pas  dans  cette  recherche.  Le 
prévoyant  Prométhée ,  dans  ta  fable ,  m'a  plu 
beaucoup  plus  que  le  négligent  Épiméthée.  C'est 
à  son  exemple  que ,  portant  sur  toute  la  suite 
de  ma  vie  un  regard  de  prévoyance  ,  je  m'appli- 
que soigneusement  à  l'étude  de  ces  matières  :  et 
comme  je  te  l'ai  dit  d'abord ,  mon  plus  grand 
plaisir  serait  de  les  approfondir  avec  toi,  si  tu  y 
consentais. 

Socrate ,  dit  Protagoras,  je  loue  ton  ardeur  et 
ton  talent  à  manier  la  dispute.  Car  entre  tous 
les  défauts  dont  je  me  flatte  d'être  exempt ,  je 
suis  de  tous  les  hommes  le  moins  jaloux.  Aussi 
ai-je  dit  souvent  de  toi,  que  de  tous  les  jeunes 
gens  de  ma  connaissance ,  tu  es  celui  dont  je 
fais  le  plus  d'estime,  et  que  je  te  mets  infiniment 
au-dessus  de  tous  ceux  de  ton  âge.  J'ajoute  que 
je  ne  serais  pas  surpris  qu'un  jour  tu  prisses 
place  parmi  les  personnages  célèbres  pour  leur 
sagesse.  Nous  converserons  une  autre  fois  sur  ces 


ï26  PROT  AGORAS. 

matières  quand  tu  voudras  :  pour  aujourd'hui , 
j'ai  quelque  autre  chose  de  pressé  à  faire. 

Va  donc,  répondis-je ,  où  tes  affaires  t'appel- 
lent. Aussi  bien ,  il  y  a  long-temps  que  je  de- 
vrais être  rendu  où  j'ai  dit  qu'il  me  fallait  aller; 
et  je  ne  suis  resté  que  pour  faire  plaisir  au  beau 
Callias. 

Après  ces  discours  de  part  et  d'autre ,  nous 
nous  sommes  retirés. 


GORGIAS, 


ou 


DE    LA   RHETORIQUE. 


A  R  G  U  M  E  N  T 


PHILOSOPHIQUE 


«  \_/n  n'est  pas  d'accord  ,  dit  Olympiodore , 
sur  le  vrai  but  du  Gorgias.  Les  uns  préten- 
dent qu'il  s'y  agit  seulement  de  la  rhétori- 
que, sans  autre  motif,  sinon  que  Socrate, 
dans  sa  discussion  avec  Gorgias ,  ne  parle 
que  de  la  rhétorique ,  caractérisant  ainsi  tout 
le  dialogue  par  une  seule  de  ses  parties. 
D'autres  soutiennent  que  le  Gorgias  traite 
du  juste  et  de  l'injuste ,  parce  qu'il  y  est  dit 
que  l'homme  juste  est  heureux  et  l'homme 
injuste  misérable ,  d'autant  plus  misérable 
qu  il  est  plus  injuste  et  qu'il  l'est  plus  long- 
temps; ne  s'a  percevant  pas  que  ce  point  de 
vue  est  lui-même  partiel,  et  ne  se  rapporte 
encore  qu'à  la  discussion  de  Socrate  avec 
Polus.  D'autres  enfin  voient  dans  le  Gorgias 


i3o  ARGUMENT. 

un  dialogue  théologique,  à  cause  de  l'épisode 
mythologique  qui  le  couronne;  et  ceux-ci 
se  trompent  encore  plus  que  les  autres.  Pour 
nous ,  nous  pensons  que  le  but  du  Gorgias 
est  l'exposition  des  principes  sur  lesquels  re- 
pose le  bonheur  public* Le  Gorgias,  dit 

plus  loin  Olympiodore ,  se  divise  en  trois 
parties  :  la  première,  qui  comprend  la  discus- 
sion de  Socrate  avec  Gorgias  ;  la  seconde , 
la  discussion  avec  Polus  ;  la  troisième,  la  dis- 
cussion ,  avec  Calliclès.  » 

Les  critiques  modernes  ne  sont  guère  plus 
d'accord  entre  eux  que  ceux  de  l'antiquité. 
Le  Gorgias  contient  tant  de  choses,  et  le  lien 
qui  unit  toutes  ses  parties,  est  si  délicat, 
que,  pour  peu  que  ce  lien  échappe,  on  peut 
supposer  à  ce  grand  dialogue  les  buts  les 
plus  divers,  selon  celje  de  ses  parties  dont  on 
est  frappé  davantage  ;  et  comme  les  considé- 


*  Oai/iv  T&ivuv  on  Gx.cithç  aù?w  7rept  twv  à;y/uv  $ia/>iy%r»a.i  twv 
(çep&uowv  r,pt.âç  èirt  -rr.v  Tcokmxw  EÙoap.ovîxv.  Oi.ympioo.  intro- 
duction. Voyez  le  Gorgias  de  Routh,  p.  565. 


ARGUMENT.  [3i 

rations  morales  et  politiques  qui  remplissent 
tout  le  milieu  du  Gorgias  sont  bien  propres 
à  fixer  l'attention  ,  elles  devaient  paraître 
aux  yeux  les  plus  exercés  le  centre  et  le  but 
du  dialogue;  aussi  Schleiermacher  lui-même 
finit-il  par  incliner  à  l'opinion  d'Olympio- 
dore. 

Rien  de  plus  naturel,  et  pourtant,  selon 
nous,  rien  de  plus  inexact.  Selon  nous,  le 
vrai  but  du  Gorgias  est  la  rhétorique ,  comme 
le  veut  l'opinion  la  plus  vulgaire  et  la  se- 
conde inscription  du  dialogue,  quel  qu'en 
soit  l'auteur.  Nous  rendons  hommage  à  la 
sagacité  d'Olympiodore,  qui  a  très  bien  com- 
pris que  tous  les  points  de  vue  de  ses  devan- 
ciers s'appliquent  à  une  seule  partie  du  dia- 
logue; mais  nous  croyons  que  son  point  de 
vue  a  le  même  défaut;  qu'il  ne  rend  pas 
compte  de  l'ouvrage  tout  entier,  et  que,  pour 
le  maintenir  dans  sa  rigueur ,  il  faudrait 
lui  sacrifier  toute  la  partie  du  Gorgias  qui 
roule  sur  la  rhétorique,  et  qui  n'aurait  plus 


j3a  ARGUMENT. 

alors  aucune  valeur  en  elle-même.  Nous  a<! 
mettons  volontiers  la  division  qu"  Olympio- 
dore  propose  du  dialogue  en  trois  parties 
qui  se  rapportent  à  Gorgias,  à  Polus  et  à 
Calliclès ,  et  nous  croyons  qu'en  effet  cette 
division  embrasse  tout  l'ouvrage;  mais  nous 
pensons  que,  si  cette  division  est  fondée,  si 
les  trois  parties  du  dialogue  sont  liées  l'une 
à  l'autre,  comme  elles  doivent,  l'être,  si  la 
troisième  dérive  de  la  seconde,  et  la  seconde 
de  la  première,  les  deux  dernières  ne  sont 
et  ne  peuvent  être  que  des  développemens 
de  la  première,  et  que  c'est  dans  celle-là 
qu'il  faut  chercher,  avec  le  motif  des  deu\ 
autres,  le  but  de  tout  le  dialogue.  Or,  la  pre- 
mière partie  du  Gorgias ,  la  discussion  de 
Socrate  avec  Gorgias  roule  incontestable- 
ment sur  la  rhétorique. 

Si  le  sujet  de  la  première  partie  du  Gor- 
gias est  la  rhétorique,  que  sont  les  autres 
relativement  à  celle-là  :'  Des  preuves  nouvel- 
les, des  principes  du  haut  desquels  le  résul- 


ARGUMENT.  iV} 

tat  obtenu  clans  la  première  partie  s'aperçoit 

mieux;  et  comme  il  est  dans  Ja  nature  des 
principes  d'être  plus  généraux  que  la  consé- 
quence à  laquelle  ils  doivent  mener,  les  deux 
dernières  parties  du  Gorgias  ne  peuvent  dé- 
montrer la  première,  que  précisément  à  con- 
dition de  la  surpasser  en  généralité,  en  gran- 
deur et  en  intérêt;  de  là  l'illusion  deSehleier- 
macher  et  d'Olympiodore.  Socrate  engage  la 
discussion  avec  Gorgias  sur  la  rhétorique, 
qu'il  traite  sévèrement.  Gorgias  la  défend  et 
se  défend  lui-même  avec  la  finesse  et  la  me- 
sure que  lui  attribue  l'histoire  ;  mais  comme 
il  est  âgé,  qu'il  est  étranger  à  Athènes,  et  y 
remplit  une  mission  diplomatique,  il  ne  se 
livre  à  la  discussion  qu'avec  une  certaine  ré- 
serve ;  et  quand  elle  entre  dans  le  fond  des 
choses ,  il  cède  la  parole  à  son  disciple  Po- 
I us ,  jeune   homme  plus  propre  à  soutenir 
une  discussion  un  peu  vive.  Or,  pour  traiter 
à  fond  la  question  de  la  rhétorique,  il  finit 
avoir  résolu  celle  du  juste  et  de  l'injuste, 


i34  ARGUMENT. 

car  la  justice  est  la  matière  même  de  la  rhé 
torique  ,   puisque    l'orateur  parle   toujours 
dans  l'assemblée  du  peuple ,  pour  ou  contre 
des  lois  qu'il  croit  justes  ou  injustes ,  et  de- 
vant les  tribunaux,  dans  des  causes  civiles 
ou  politiques,  pour  ou   contre  un  accusé 
qu'il  veut  faire  considérer  comme  ayant  agi 
justement  ou  injustement.  Il  faut  savoir  si  la 
rhétorique  peut  rien  se  permettre  contre  la 
justice,  car  de  la  solution  de  ce  point  dé- 
pend l'idée  que  nous  devons  nous  faire  de 
la  rhétorique.  La  seconde  partie  du  Gorgias, 
ou  la  discussion  avec  Polus,  doit  donc  être 
considérée  comme  une  suite  nécessaire  de  la 
première,  et  la  troisième,  la  discussion  avec 
Calliclès,  n'étant  évidemment  que  le  dévelop- 
pement et  la  généralisation  de  la  seconde, 
puisqu'on  y  traite  encore  de  la  justice,  mais 
avec  plus  d'étendue  et  de  rigueur,  se  rapporte 
encore  à  la  première,  et  par   conséquent  à 
la  rhétorique.   En  effet ,  la  discussion  avec 
Calliclès  achevant  de  démontrer  que  la  jus- 


ARGUMENT.  i35 

iice  est  la  règle  absolue  de  nos  actions,  non- 
-.eulement  d'après  les  institutions  sociales , 
mais  selon  la  vérité  des  choses,  il  suit  que  la 
rhétorique  ne  peut  rien  se  permettre  contre 
la  justice  ,  et  que  si  la  rhétorique  s'écarte  de 
la  justice,  elle  se  met  en  dehors  et  de  l'ordre 
social  et  de  l'ordre  naturel ,  qui  tous  deux 
proclament  la  justice  comme  la  loi  suprême 
de  l'humanité ,  et  attachent  à  son  infraction 
des  suites  terribles  et  inévitables.  De  là ,  de 
conséquences  en  conséquences ,  cet  épilogue 
mythologique  où  les  suites  de  l'injustice  non 
expiée  en  ce  monde  sont  renvoyées  à  un  au- 
tre où  il  n'y  a  plus  d'ajournement  ;  épilogue 
qui  se  rapporte  toujours  à  cette  conclusion, 
que  la  rhétorique,  qui  ose  se  mettre  en  con- 
tradiction avec  la  justice,  qui  sauve  son 
client,  même  coupable,  et  ne  regarde  que  le 
succès  du  moment,  cette  rhétorique  està-la- 
tbis  et  une  bassesse  pour  celui  qui  l'emploie, 
et  une  calamité  pour  celui  qu'elle  croit  sauver. 
Donc  toutes  les  parties  du  Gorgias  tiennent 


i36  ARGUMENT. 

l'une  à  l'autre;  donc  toutes  ont  un  but  com- 
mun, la  réfutation  de  la  fausse  rhétorique; 
donc  la  rhétorique  est  le  vrai  but  du  Gor- 
gias,  et  les  principes  supérieurs  auxquels 
Platon  en  appelle  ne  sont  dans  toute  leur  su- 
blimité que  la  route  nécessaire  pour  arriver 
logiquement  à  la  conséquence  qu'il  voulait 
établir.  Et  si  l'on  objecte  que  cette  consé- 
quence est  bien  peu  importante  pour   une 
discussion  aussi  élevée,  nous  répondrons  que 
c'est  méconnaître  entièrement  la  place  de  la 
rhétorique  dans  l'ordre  social  de  l'antiquité, 
où  toutes  les  affaires  publiques  et  privées  se 
traitant  devant  le  peuple  entier  ou  devant 
une  portion  considérable  du  peuple,  la  pa- 
role était  l'instrument  universel,  l'éloquence 
la  condition  de  toute  influence,  et  la  rhéto- 
rique l'étude  obligée  de  tout  homme  d'état. 
Le  but,  la  place  et  la  liaison  de  toutes  les 
parties  du  Gorgias  ainsi  déterminés,  on  suit 
aisément  Platon  dans  la  longue  carrière  qu'il 


ARGUMENT.  [% 

parcourt  librement  sans  s'arrêter  à  en  mar- 
quer les  intervalles. 

Déjà  du  temps  de  Platon  la   rhétorique 
s'était  définie  elle-même  l'art  de  persuader; 
et  cette  définition  est  encore  celle  qu'elle 
garde  aujourd'hui.  Si  la  définition  est  exacte, 
c'est-à-dire  complète,  elle  ne  doit  supposer 
rien  au-delà  ;  elle  n'admet  aucunes  réserves 
secrètes  qui  puissent  la  modifier,  la  resserrer 
ou  l'étendre,  et  y  introduire  aucun  élément 
étranger.  Si  donc  la  rhétorique  est  l'art  de  per- 
suader, et  rien  autre  chose,  c'est  la  persuasion 
quelle  opère,  et  rien  de  plus  ;  la  persuasion, 
dis-je,  prise  en  elle-même,  et  quelle  qu'elle 
soit.  Mais  qu'est-ce  que  la  persuasion  en  elle- 
même?  une  croyance,  une  opinion.  Or,  il  y 
a  des    croyances  et  des  opinions  fausses, 
comme  il  y  en  a  de  vraies.  La  rhétorique  ou 
l'art  de  persuader  est  l'art  de  produire  les  unes 
comme  les  autres  ;  autrement  il  faut  changer 
la  définition ,  et  la  changer  c'est  la  détruire. 


«38  ARGUMENT. 

Pour  maintenir  la  définition  qu'elle  s'est 
faite  elle-même,  la  rhétorique  est  donc  con- 
trainte de  reconnaître  que  son  objet  est  de 
persuader  dans  les  limites  de  la  vérité  ou 
en  dehors  de  ces  limites ,  pourvu  qu'elle  per- 
suade ;  qu'elle  est  une  ouvrière  d'erreur 
aussi  bien  que  de  vérité,  ou  plutôt  qu'il  n'y 
a  pour  elle  ni  faux  ni  vrai  ;  qu'elle  ne  s'oc- 
cupe ni  de  l'un  ni  de  l'autre,  mais  seulement 
du  succès,  par  quelque  route  qu'elle  y  ar- 
rive ;  qu'elle  est  indifférente  à  la  vérité  ou  au 
mensonge,  c'est-à-dire,  qu'elle  est  essentiel- 
lement un  art  de  mensonge,  puisque  tout 
est  mensonge  là  où  le  mensonge  et  la  vérité 
peuvent  être  arbitrairement  employés.  De  là 
toutes  les  conditions  de  la  rhétorique ,  et  la 
plus  caractéristique  de  toutes,  la  condition 
de  parler  devant  des  auditeurs  qui  ne  con- 
naissent pas  la  matière  sur  laquelle  on  leur 
parle;  car  avec  un  auditoire  éclairé,  la  rhé- 
torique n  a  plus  qu'un  seul  moyen  de  suc- 
res, la  vérité:  et  dans  ce  cas  la  puissance  de 


\RGUMENT.  iâg 

la  rhétorique  est  limitée  ou  détruite,  puis- 
que alors  sa  puissance  n'est  plus  que  celle 
de  la  vérité.  Ainsi,  pour  déployer  une  puis- 
sance qui  lui   soit  propre,  il   faut  que  la 
rhétorique   ait  affaire   à   des  ignorans  ;  et 
comme  sur  toutes  choses  le  nombre  des  hom- 
mes instruits  est  très  petit,  il  faut  que  la  rhé- 
torique ait  à  faire  à  la  multitude,  comme  re- 
présentant l'ignorance  ;  de  sorte  qu'à  parler 
rigoureusement ,  la  rhétorique  ou  l'art  de  per- 
suader n'est  que  l'art  de  trouver  des  expé- 
diens  mensongers  pour  paraître  savoir,  sans 
savoir  en  effet,  aux  yeux  de  gens  qui  ne  sa- 
vent pas  ;  pour  paraître  juste,  homme  de  bien , 
bon  citoyen,  sans  l'être;  enfin,  pour  mettre 
partout  l'apparence  à  la  place  de  la  réalité. 
S'il  en  est  ainsi ,  la  rhétorique  n'est  point 
un  art.  En  effet,  la  rhétorique  ne  réussit 
qu'en  flattant   les  parties  inférieures  de  la 
nature  humaine,  tandis  que  le  caractère  de 
l'art  est  de  s'adresser  à  ce  qu'il  y  a  de  plus 
noble  en   nous,   et   de  réveiller  les  sympa- 


i4o  ARGUMENT, 

thies  puissantes,  mais  cachées ,  de  lame  avec 
la  vérité  par  l'intermédiaire  de  la  beauté, 
employée  comme  une  forme  de  la  vérité  elle- 
même.  Le  beau  est  agréable ,  et  l'art  plaît 
sans  doute  ;  mais  l'agrément  n'est  pas  la 
beauté ,  et  l'art  se  propose  autre  chose  que 
de  faire  plaisir.  La  rhétorique,  indifférente 
à  la  vérité,  substitue  l'agrément  à  la  beauté , 
et  cherche  seulement  à  plaire.  La  rhétori- 
que n'est  donc  pas  un  art  :  c'est  une  routine 
sans  principes,  dit  Platon ,  ifimipt*  nç  ,  une 
pratique  servile,  un  métier  qu'il  ne  craint 
pas  de  comparer  aux  métiers  les  plus  bas ,  à 
celui  de  la  cuisine ,  par  exemple  ;  car  tous 
deux  ont  le  même  but,  savoir  le  plaisir,  et 
tous  deux  ne  sont  que  deux  espèces  diver- 
ses d'un  même  genre,  la  flatterie.  Telles  sont 
les  conséquences  qui  sortent  naturellement 
de  la  définition  convenue  de  la  rhétorique;  et 
nous  doutons  que  la  rhétorique  ancienne  ou 
moderne  puisse  y  échapper.  Nul  avocat,  nu! 
académicien  ne  pourrai!  faire  une  plus  bfelk 


ARGUMENT.  1,1 

défense  que  Gorgias,  et  cependant  il  est 
forcé  de  reculer  devant  le  bon  sens  et  la  dia- 
lectique inexorable  de  Socrate. 

Polus  vient  à  son  secours,  et,  sans  s'en 
douter,  soulève  des  questions  qui  tournent 
contre  lui  et  accablent  la  rhétorique.  Il  s'a- 
vise de  la  défendre  par  les  résultats  quelle 
donne.  Tj élève  de  la  rhétorique,  l'orateur, 
dit  Polus,  domine  les  juges ,  et  les  assemblées 
du  peuple,  et  peut  perdre  ses  ennemis,  les 
ruiner,  les  bannir,  les  faire  mettre  à  mort, 
ou  servir  ses  amis  et  soi-même;  il  en  est  le  plus 
heureux  des  hommes  puisqu'il  en  est  le  plus 
puissant ,  et  il  est  tout-puissant,  puisqu'il 
fait  tout  ce  qu'il  veut.  Non,  répond  Socrate, 
l'orateur  n'a  pas  de  pouvoir  pour  cela  qu'il 
peut  ruiner,  bannir  ou  mettre  cà  mort  ;  car 
a  ce  compte  on  pourrait  dire  que  le  plus 
scélérat  des  hommes  en  est  le  plus  puissant, 
puis  qu'il  peut  à  tout  moment  incendier  ou 
égorger,  pourvu  qu'il  parvienne  à  échapper 
au  châtiment.   L'audace    inpunie  n'est  pas 


i4a  ARGUMENT. 

du  pouvoir  ;  le  pouvoir  est,  il  est  vrai ,  de 
faire  ee  qu'on  veut  ;  mais  il  faut  bien  distin- 
guer entre  les  déterminations  régulières  de 
la  volonté  et  les  caprices  déréglés  du  désir. 
La  volonté  se  rapporte  essentiellement  au 
bien  ;  c'est  là  son  objet  constant  et  fixe,  sa 
fonction  propre  et  sa  loi  ;  c'est  là  aussi  sa 
grandeur  et  sa  puissance.  En  effet  l'action 
déréglée  est  tout  individuelle,  faible  et  péris- 
sable :  née  du  caprice  d'un  moment,  elle  s'é- 
puise dans  le  délire  ou  le  crime  du  moment 
qui  suit ,  pour  se  dissiper  aussitôt  devant  les 
lois  supérieures  de  l'ordre ,  qui  surmontent 
et  entraînent  tout.  L'action  légitime  ,  au 
contraire,  par  son  rapport  à  la  loi  qui  est 
toujours  général,  en  contracte  une  sorte  de 
généralité,  et  par  là  s'associe  à  la  durée  et 
à  la  force  de  l'ordre  qu'elle  réfléchit.  Le 
pouvoir  injuste  n'est  donc  au  fond  que  fai- 
blesse et  impuissance  ;  le  pouvoir  légitime 
est  seul  fort,  seul  il  est  du  pouvoir;  car, 
comme  le  dit  très  bien  Platon ,  quoiqu'un 


\KGUMENI.  i$3 

peu  subtilement,  on  ne  veut  pas  son  mal, 
quoique  souvent  on  le  fasse,  on  ne  veut  que 
son  bien  ;  on  ne  veut  clone  que  le  bien.  On  ne 
veut  pas,  à  proprement  parler,  la  chose  que 
l'on  fait  en  vue  dune  autre;  on  ne  veut  que 
la  chose  en  vue  de  laquelle  on  fait  ce  qu'on 
fait.  Ce  n'est  pas  la  médecine  amère  que  l'on 
veut,  mais  la  santé  qu'elle  peut  donner;  ce 
n'est  pas  le  crime  que  l'on  veut ,  mais  le  bien 
qu'on  espère  au-delà.  D'où  il  suit  que  l'hom- 
me ne  voulant  que  le  bien,  s'il  fait  le  mal, 
il  ne  le  veut  pas  ;  il  ne  fait  donc  pas  ce  qu'il 
veut  en  faisant  le  mal  ;  il  n'a  pas  de  pouvoir. 
L'élève  de  la  rhétorique ,  comme  le  tyran ,  s'il 
ne  fait  pas  le  bien,  ne  veut  pas  ce  qu'il  fait; 
il  n'est  pas  puissant.  Reste  à  prouver  qu'il 
n'est  pas  heureux. 

En  quoi  peut  consister  le  bonheur  d'un 
être?  Que  l'on  y  pense  sérieusement  et  qu'on 
voie  s'il  est  possible  que  le  vrai  bonheur 
d'un  être  soit  ailleurs  que  dans  son  rapport 
le  plus  intime  à  sa  loi ,  et  s'il  est  possible  que 


i44  ARGUMENT, 

la  loi  d'un  être  soit  ailleurs  que  dans  sa  vraie 
nature.  Or,  cju'est-ce  que  l'homme?  une  na- 
ture intelligente  et  libre ,  dont  la  loi  par  con- 
séquent est  la  vérité  et  la  justice.  Le  rapport 
de  l'homme  à  la  justice  et  à  la  vérité ,  voilà 
sa  loi ,  voilà  l'ordre  pour  lui  et  son  vrai  bon- 
heur; être  en  dehors  de  la  justice  et  de  la 
vérité,  voilà  pour  lui  le  désordre  et  la  mi- 
sère. C'est  donc  dans  1  âme  que  gît  réelle- 
ment le  bonheur  et  le  malheur  ;  c'est  dans  les 
profondeurs  de  l'homme  invisible  que  se 
passent  les  évènemens  heureux  ou  malheu- 
reux de  la  vie.  On  ne  peut  dire  d'un  homme, 
fût  -  il  le  grand  roi,  dit  Platon,  s'il  est  heu- 
reux ou  malheureux,  tant  qu'on  ne  sait  pas 
où  en  est  son  âme  par  rapport  à  la  science 
et  à  la  justice.  Plus  il  y  a  d'injustice  et  d'i- 
gnorance ,  plus  il  y  a  de  malheur  réel ,  quel 
que  soit  le  bonheur  apparent.  Si  donc  le 
malheur  véritable  est  l'infraction  à  l'ordre, 
il  suit  que  le  malheur  est  de  commettre  une 
injustice  et  non  de  la  recevoir,  d'être  tyran, 


ARGUMENT.  i  i  • 

non  d'être  victime,  d'être  oppresseur,  aon 
d'être  opprimé,  et  qu'ainsi  l'orateur  est  loin 
d'être  heureux  parce  qu'il  peut  être  injuste, 
encore  moins  parce  qu'il  peut  l'être  im- 
j  Mine  ment.  En  effet,  non-seulement  l'ordre 
condamne  toute  injustice;  mais  quand  une 
injustice  a  été  commise,  Tordre  y  attache 
une  peine,  obligatoire  pour  l'être  moral.  Elu- 
der cette  peine,  c'est  faire  à  l'ordre  une  in- 
fraction nouvelle ,  c  est  s'enfoncer  encore  plus 
dans  le  désordre  et  dans  le  malheur.  Pensons- 
y  bien.  La  vraie  existence  est  celle  de  l'intel- 
ligence. Le  vrai,  le  juste,  le  bien,  le  beau, 
l'ordre  seul  existe  substantiellement  ;  le  faux  > 
l'injuste ,  le  mal ,  le  désordre  tentent  d'être 
en  quelque  sorte,  sans  pouvoir  entrer  en 
possession  de  l'existence.  Le  mal  et  le  désor- 
dre sont  des  négations.  Ln  peine  ou  la  satis- 
faction à  la  loi  qui  attache  à  l'injustice  l'obli- 
gation d'une  réparation  douloureuse ,  est 
déjà  un  retour  à  l'ordre  et  à  la  véritable 
existence;  c'est  à  son  tour  une  négation  de  la 


IO 


i/|6  ARGUMENT. 

négation  du  crime  qu'elle  rachète  ou  quelle 
abolit,  et  par  conséquent  un  bien.  Au  con- 
traire, qu'est-ce  que  l'impunité,  à  parler  phi- 
losophiquement? Ce  n'est  pas  autre  chose 
qu'une  tentative  plus  ou  moins  vaine  pour 
donner  de  l'existence  et  de  la  durée  à  ce  qui 
n'en  peut  et  n'en  doit  pas  avoir  :  c'est  la 
tentative  déplorable  d'une  séparation  radi- 
cale d'avec  l'ordre;  c'est  le  sceau  mis  sur  le 
crime,  et  par  conséquent  sur  le  malheur. 
De  là  la  maxime  de  Platon ,  que  l'injustice 
est  déjà  un  grand  mal,  mais  que  l'injustice 
impunie  est  le  plus  grand  et  le  dernier  des 
maux. 

Ces  considérations  décisives  qui  dominent 
la  discussion  ne  nous  dispensent  pas  de  faire 
connaître  des  argumens  d'un  ordre  inférieur, 
rigoureux  ,  mais  subtils,  qui  occupent  dans 
Platon  une  très  grande  place,  et  que  le  lec- 
teur ne  sera  peut-être  pas  fâché  de  trouver 
ici  resserrés  et  résumés  en  peu  de  mots. 

Pour  prouver  à  Polus  qu'il  vaut  mieux  re- 


ARGUMENT.  147 

cevoir  une  injustice  que  de  la  commettre  , 
Socratepart  de  l'identité  du  bien  et  du  beau, 
identité  qui,  dans  la  philosophie  de  Platon, 
a  le  rang  et  l'autorité  d'un  principe.  A  con- 
sidérer la  question  sous  le  rapport  de  la 
beauté,  tout  le  monde  convient  qu'il  n'est 
pas  beau  de  commettre  une  injustice,  et  qu'il 
est  plus  contraire  au  beau  de  la  commettre 
que  de  la  recevoir.  Tel  est  le  sentiment  uni- 
versel du  genre  humain,  qu'on  ne  peut  reje- 
ter sans  rejeter  sa  propre  nature.  Maintenant 
de  quoi  se  compose  l'idée  du  beau  ?  de  l'a- 
gréable et  du  bien  (  ta  *y«9ov  )  en  toutes  cho- 
ses, pour  les  figures,  les  couleurs,  la  musi- 
que ,  les  sciences ,  la  morale.  Le  beau  étant 
donc  le  bien  et  l'agréable,  le  laid  se  définit 
par  les  contraires ,  savoir,  ce  qui  est  doulou- 
reux et  mauvais.  Si  donc  il  est  plus  laid  de 
faire  une  injustice  que  de  la  recevoir,  c'est 
évidemment  parce  que  cela  est  ou  plus  dou- 
loureux ,  ou  plus  mauvais.  Or  est  -  il  plus 
douloureux  de  faire  une  injustice  que  de  la 


10. 


t/|S  ARGUMENT. 

recevoir?  Non.  Ce  n'est  donc  pas  à  eause 
de  la  douleur  que  l'injustice  est  laide;  ce 
n'est  pas  par  conséquent  à  cause  de  la  douleur 
et  du  mal  pris  à-îa-fois;  c'est  donc  le  mal  en 
lui-même  qui  nous  fait  regarder  l'injustice 
comme  plus  honteuse  à  commettre  qu'à  re- 
cevoir, et  l'injustice  ne  blesse  le  sentiment 
du  beau  que  parce  qu'elle  est  contraire  à 
la  notion  du  bien.  D'où  il  suit  que  le  con- 
sentement universel  dépose  qu  il  est  mieux 
de  recevoir  l'injustice  que  de  la  commettre. 
Mais  le  bien  dans  son  opposition  à  l'agré- 
able, c'est  l'utile  en  soi.  Aussi  dans  l'applica- 
tion Platon  emploie  souvent  le  mot  è^)^ 
pour  synonyme  d'àyaGà,.  Or  nul  ne  préférant 
le  laid  au  beau,  le  mal  au  bien,  le  nuisible  à 
l'utile,  Socrate  a  donc  démontré  à  Poius  que 
lui-même  n'aimerait  pas  mieux  faire  une  in- 
justice que  de  la  recevoir.  Voilà  pour  la  pre- 
mière maxime.  —  Quant  à  la  seconde,  savoir, 
que  la  punition  de  1  injustice  vaut  mieux  que 
son  impunité,  le   raisonnement  de  Socrate 


ARGUMENT.  149 

:i  est  pas  moins  concluant,  et  il  est  du  même 
gvnre  que  le  précédent.Ètre  puni  de  fin  justice 
([non  a  commise,  c'est  être  puni  justement. 
Or,  d'après  le  sentiment  universel,  tout  ce 
qui  est  juste  est  beau;  et  si  punir  justement 
est   beau ,  l'effet  ayant  le  caractère  de  sa 
cause ,  être  puni  est  beau  conséquemment  ; 
et  le  beau  étant  le  bien,  c'est-à-dire  étant  ou 
agréable  ou  utile,  comme  on  l'a  dit  plus  haut, 
à  défaut  de  l'agrément,  qui  ne  se  rencontre 
pas  dans  la  punition,  il  faut  que  1  utilité  y 
soit.  Mais  relativement  à  quoi?  relativement 
<i  1  âme.  L'âme  a  ses  biens  et  ses  maux  comme 
k  corps  a  les  siens.  Les  maux  du  corps  sont 
la  pauvreté;,  3a  maladie,  l'obscurité,  les  per- 
tes et  les  privations  physiques;  ceux  de  l'âme 
sont  l'ignorance,  la  lâcheté,  l'intempérance, 
i  injustice.  Mais  le  sentiment  intime  du  genre 
humain  et  1  opinion  universelle  faisant  regar- 
der les  maux  de  lame  comme  plus  honteux 
et  plus  laids  que  ceux  du  corps  de  toute  la 
différence  de  la  beauté  de  lame  d'avec  celle 


i5o  ARGUMENT. 

du  corps;  donc, dans  la  théorie  de  l'identité 
du  beau  et  du  bien,  les  uns  sont  de  plus 
grands  maux  que  les  autres  ;  et,  toujours  dans 
la  même  théorie,  comme  ils  ne  sont  pas  tels 
parce  qu'ils  causent  une  douleur  plus  grande, 
il  reste  que  ce  soit  parce  qu'ils  sont  plus  nui- 
sibles. Les  maux  de  l'âme,  et  parmi  eux  l'in- 
justice, sont  donc  les  maux  les  plus  nuisi- 
bles,  les    derniers   de   tous    les   maux.   La 
médecine  est  la  réparatrice  du  corps;  la  puis- 
sance judiciaire,  la  justice  (t,  &')«?),  est  la  libé- 
ratrice de  l'âme. La  justice  est  plus  belle  que  la 
médecine  :  elle  est  donc  meilleure;  et  comme 
la  médecine  n'agit  pas  par  le  plaisir,  mais  par 
la  douleur,  c'est  aussi  par  la  douleur  que  la 
justice  agit  et  délivre  l'âme.  Le  coupable  qui 
évite  la  punition  est  un  malade  qui  évite  le 
fer  et  le  feu  qui  seuls  peuvent  le  sauver,  sans 
se  douter  que  tous  ses  efforts  pour  échapper 
à  la  punition  qu'il  mérite,  n'ont  d'autre  ef- 
fet que  d'empêcher  qu'il  soit  délivré  de  son 
mal.  La  conclusion  de  tous  ces  raisonnemens 


ARGUMENT.  i5i 

est  que  notre  premier  soin  doit  être  de  ne 
commettre  aucune  injustice,  et  le  second, 
quand  nousen  avons  commis  une,  d'invoquer 
la  punition  au  lieu  de  l'éviter,  et  de  nous  ha  ter 
de  nous  délivrer  par  elle  de  cette  triste  ma- 
ladie de  l'injustice  et  du  désordre,  qui  pour- 
rait, en  séjournant  dans  lame ,  y  engendrer 
une  corruption  incurable. 

Maintenant  appliquons  tout  ceci  à  l'élo- 
quence. Loin  que  l'orateur  soit  heureux  de 
pouvoir  commettre  l'injustice  à  son  profit  ou 
au  profit  de  ses  amis,  il  en  est  profondément 
malheureux;  loin  qu'il  soit  heureux  de  pou- 
voir par  la  rhétorique  assurer  à  lui-même 
ou  à  d'autres  l'impunité  de  L'injustice ,  cette 
impunité  est  pour  lui  et  pour  eux  le  dernier 
des  malheurs;  et  si  la  rhétorique  voulait  être 
vraiment  utile,  elle  devrait  faire  précisément 
le  contraire  de  ce  qu'elle  fait,  et  au  lieu  de 
défendre  un  client  coupable  contre  la  juste 
sentenee  d'une  punition  salutaire, elledevrait 
la  solliciter  en  son  nom  comme  un  bienfait. 


i5a  ARGUMENT 

Ecoutons  Platon.  «  Votre  ennemi,  dit-il  à 
l'orateur,  a-t-il  commis  une  injustice,  et  vou- 
lez-vous lui  nuire?  faites  tout  pour  l'empê- 
cher d'être  cité  devant  un  tribunal.  Ne  pou- 
vez-vous  l'empêcher?  11  faut  le  tirer  d'affaire 
à  tout  prix;  de  sorte  que,  par  exemple,  s'il 
a  volé  de  l'argent,  il  ne  le  rende  pas,  mais 
le  garde  ou  l'emploie  en  dépenses  criminel- 
les; si  son  crime  mérite  la  mort,  qu'il  ne 
la  subisse  pas,  et ,  s'il  se  peut,  qu'il  ne  meure 
jamais  et  soit  immortel  dans  le  crime.  S'a- 
git-il, au  contraire,  d'un  de  vos  amis,  ou 
de  vos  proches ,  ou  de  vous-même  ?  Hâtez- 
vous  d'exposer  le  crime  au  grand  jour  ;  pré- 
sentez-vous de  bon  cœur  à  la  justice,  comme 
au  médecin,  pour  souffrir  les  incisions  et 
les  brûlures  sans  regarder  à  la  douleur;  il 
ne  faut  penser  qu'a  ce  qu'on  a  mérité.  Sont- 
ce  des  fers?  il  faut  leur  tendre  les  mains;  une 
amende?  la  payer;  l'exil?  s'y  condamner;  la 
mort?  la  subir;  enfin  il  faut  déposer  contre 
soi-même, et  mettre  en  œuvre  toutes  les  res- 


uu;uMi;NL.  i53 

sources  de  la  rhétorique,  afin  que,  par  la 
manifestation  et  la  correction  de  son  crime  , 
on  se  délivre  du  plus  grand  des  maux,  qui 
est  l'injustice.  » 

Gorgias  et  Polus,  n  ayant  pas  osé  contes- 
ter les  principes  moraux  de  Socrate ,  sout 
conduits  aisément,  d'aveu  en  aveu,  à  une  con- 
tradiction manifeste  avec  leurs  premières  pré- 
tentions. Mais  ils  trouvent  un  défenseur  dans 
leur  hôte  Calliclès,  orateur  et  philosophe 
très  accrédité  à  Athènes,  et  qui,  pour  échap- 
per aux  conséquences  de  la  dialectique  de 
Socrate,  nie  hardiment  ses  principes,  et  dé- 
\eloppe  le  système  philosophique  sur  lequel 
s'appuient  intérieurement  ses  deux  amis, 
sans  oser  le  montrer  à  nu  et  le  défendre. 

Quel  est  ce  système  ?  L'éternel  système 
des  tyrans  et  des  charlatans ,  de  tous  les 
contempteurs  de  l'espèce  humaine  :  le  sys- 
tème que  Platon  a  déjà  réfuté  dans  leThéé- 
tète  et  le  Philèbe,  el:  dont  il  dévoile  et  réfuti 
ici  les  cônsetjtléii ces  oratoires  <'t  politiques 


l54  ARGUMENT, 

Socrate,  selon  Calliclès,  n'a  pas  eu  grand- 
peine  à  triompher  de  Gorgias  et  de  Polus; 
car  il  a  toujours  argumenté  de  l'ordre  légal. 
Sans  doute,  dans  l'ordre  légal,  il  n'y  a  rien 
de  plus  beau  que  la  justice,  et  il  est  plus 
honteux  de  commettre  l'injustice  que  de  la 
recevoir  ;  d'où  Socrate  s'est  empressé  de  con- 
clure qu'il  en  est  ainsi  dans  la  vérité  des 
choses.  Mais  ce  n'est  là  qu'une  déclamation 
bonne  pour  le  peuple  et  les  enfans  ;  car  autre 
chose  est  l'ordre  légal ,  autre  chose  l'ordre 
naturel.  La  loi  de  la  nature  est  que  l'homme 
cherche  le  plaisir  et  le  bonheur,  et  ne  s'ar- 
rête que  devant  la  limite  de  ses  forces.  Le 
plus  fort  l'emporte  donc  et  doit  l'emporter 
sur  le  plus  faible,  et  l'inégalité  est  d'insti- 
tution naturelle.  Le  monde  se  partage  na- 
turellement et  légitimement  en  forts  et  eu 
faibles,  en  oppresseurs  et  en  opprimés,  en 
tyrans  et  en  esclaves.  Jl  en  est  ainsi  dans 
l'espèce  animale,  dont  l'espèce  humaine  n'est 
qu'une  continuation  ;  et  il  en  est  encore  ainsi 


ARGUMENT.  i55 

dans  l'espèce  humaine  elle-même,  si  on  l'exa- 
mine bien ,  et  si  on  consulte  sincèrement 
son  histoire.  Mais  les  faibles,  par  peur  et  par 
envie,  ont  inventé  les  lois  et  l'égalité,  c'est-à- 
dire  une  fausse  justice  qui  essaie  d'arrêter 
la  vraie  justice,  d'établir  un  équilibre  chi- 
mérique, de  donner  des  droits  à  tous,  même 
à  la  faiblesse,  en  dépit  de  l'ordre  naturel , 
qui  veut  que  les  plus  forts  et  les  meilleurs 
soient  les  premiers;  ordre  si  vrai,  que  tou- 
tes les    institutions  humaines    le    compri- 
ment à  peine,  et  que,  malgré  les  entraves 
légales,  il  reparait  avec  tout  esprit  énergi- 
que et  ferme  qui  rétablit  les  droits  de  la  su- 
périorité naturelle,  et  ressaisit  la  souveraineté 
par  force  ou  par  adresse ,  ici  par  l'épée ,  là 
par  la  parole ,  selon  les  temps  et  les  lieux. 
Le  but  de    la  vie  ,  pour  tout  homme  qui 
pense,  est  de  se  faire  jour  à  travers  ces  bar- 
rières artificielles ,  d'acquérir  de  la  fortune 
et  du  pouvoir ,  de  servir  ses  amis ,  d'écraser 
ses  ennemis,  de   satisfaire  ses  passions   et 


.  56  ARGUMENT. 

d'être  heureux.  Telle  est  la  vérité  des  choses, 
La  philosophie  qui  méconnaît  l'ordre  natu- 
rel et  se  passionne  pour  Tordre  légal  et  pour 
l'idéal  abstrait  d'une  fausse  justice,  est  une 
philosophie  niaise.  Le  vrai  philosophe  est 
l'élève  de  la  rhétorique,  qui,  connaissant  son 
époque,  marche  à  la  domination  par  la  pa- 
role, et  gouverne  les  hommes  qu'il  méprise; 
tandis  que  Soerate,avec  son  enthousiasme 
pour  l'ordre  légal  et  la  justice,  serait  inca- 
pable de  se  défendre  contre  les  caprices  et 
les  retours  de  ce  peuple  qu'il  sert  et  qu'il 
aime,  mais  que  ses  ennemis  gouvernent 
et  peuvent  à  tout  moment  soulever  contre 
lui. 

11  faut  voir  dans  Platon  avec  quelle  vigueur 
de  dialectique  Socrate  examine  et  combat 
pied  à  pied  chacun  des  points  du  système 
moral  et  politique  de  Calliclès ,  opposant  aux 
sophismes  de  son  altière  immoralité  les  ar- 
gumens  les  plus  simples  et  les  plus  forts, 
tirés  de  ia  conscience  du  genre  humain,  <i 


AIKii  MENT.  157 

partout  élevant  le  sens  commun  à  Ja  plus 
haute  philosophie.  Mais  il  faut  nous  conten- 
ter de  présenter  iei  les  résultats  de  cette  ad- 
mirable polémique. 

i°  Socrate,  trouvant  dans  le  discours  de 
Calliclès  ces  deux  mots  les  plus  forts  et  les 
meilleurs  presque  toujours  ensemble,  s'at- 
tache à  dissiper  cette  confusion  et  à  distin- 
guer l'idée  de  la  force  et  celle  de  la  justice. 
Veut -on  les  confondre  ?  il  faut  de  deux 
choses  lune  :  ou  ramener  l'idée  de  la  justice  à 
celle  de  la  force ,  ou  l'idée  de  la  force  à  celle 
de  la  justice;  il  faut  par  les  meilleurs ,  enten- 
dre les  plus  forts,  ou  par  les  plus  forts,  les 
meilleurs;  et  dans  les  deux  cas  les  attaques 
de  Calliclès  contre  l'ordre  légal  et  la  justice 
sociale  tombent  également;  car  si  là  justice 
est  la  force,  la  plus  grande  force  étant  dans 
le  plus  grand  nombre  ,  et  le  plus  grand 
nombre  ayant  fait  et  maintenant  les  lois,  ces 
lois  qui  déclarent  que  la  justice  est  dans  le- 
galité  et  qu'il  est  plus  honteux  de  commettre 


i58  ARGUMENT, 

une  injustice  que  de  la  souffrir,  il  s'ensuit 
que  ce  qui  est  selon  la  loi  est  aussi  selon  la 
nature,  puisque,  en  fait  de  force,  l'autorité 
dernière  est  incontestablement  le  plus  grand 
nombre;  ou  si  l'on  essaie  de  ramener  l'idée 
du  plus  fort  à  celle  du  meilleur,  c'est-à-dire 
apparemment  du  plus  juste  ,  on  s'impose 
alors  l'obligation  de  tirer  rationnellement 
l'idée  de  tyrannie  de  l'idée  de  justice,  et 
de  prouver  que  l'homme  juste  a  le  droit 
de  se  faire  une  part  plus  large  dans  la 
distribution  des  biens  de  ce  monde ,  au 
lieu  de  s'imposer  à  lui-même  la  règle  qu'il 
prescrit  aux  autres ,  et  se  de  soumettre  à 
la  justice  de  la  société  humaine ,  qui  est  l'é- 
galité. Enfin ,  si  l'on  essayait  de  tourner  la 
justice  contre  elle-même,  sur  ce  principe 
que  le  meilleur  et  le  plus  juste  est  le  plus 
digne  de  commander ,  il  faudrait  se  hâter 
de  répondre  que  le  meilleur  et  le  plus  juste 
est  le  plus  digne  de  commander  sans  doute, 
mais  selon  les  règles  de  la  justice;  ce  qui 


ARGUMENT.  iBg 

renverse  toute  idée  de  pouvoir  arbitraire. 
LaJjBStice  consiste  d'abord  à  se  commander 

à  soi-même  ,  avant  d'essayer  de  commander 
aux  autres;  elle  consiste  à  gouverner  ses  pas- 
sions, au  lieu  d'y  soumettre  ses  semblables. 
L'idée  qui  répond  immédiatement  à  l'idée 
de  la  justice ,  n'est  pas  celle  de  la  domina- 
tion ,  mais  de  la  tempérance.  Ainsi ,  de  quel- 
que manière  que  l'on  considère  et  que  l'on 
prenne  l'expression  de  plus  fort  et  de  meil- 
leur, on  n'en  peut  rien  tirer  contre  l'ordre 
légal,  qui  nous  apparaît  alors  comme  fondé 
sur  la  double  base  de  la  force  et  de  la  jus- 
tice ,  confondues  ensemble,  et  imposant  à 
qui  que  ce  soit  et  à  tous  les  titres  le  respect 
des  lois,  l'égalité  et  la  tempérance. 

2°  Mais  la  tempérance  est  une  folie  dans 
un  système  qui  réduit  le  souverain  bien  au 
plaisir  et  tout  mal  à  la  seule  douleur.  Voici 
contre  ce  système  quelques  argumens  qui 
rappellent  ceux  du  Philèbe.  Le  bien  et  le 
mal  sont  contraires  l'un  à  l'autre  et  ne  peu- 


160  ARGUMENT. 

vent  aller  ensemble  ,  ils  s'excluent  absolu- 
ment; tandis  que  le  plaisir  et  la  peine  se 
tiennent,  s'engendrent  l'un  l'autre  et  dispa- 
raissent l'un  avec  l'autre.  Car  le  plaisir 
n'est  que  la  satisfaction  d'un  désir;  tout  de- 
sir  est  un  besoin  ;  tout  besoin  pris  en  soi 
est  pénible  :  où  cesse  le  besoin ,  cesse  le  de- 
sir  ,  et  où  cesserait  le  désir  ,  cesserait  en 
même  temps  le  plaisir  de  le  satisfaire.  La  fin 
de  la  peine  est  donc  la  fin  du  plaisir;  la  peine 
et  le  plaisir  sont  donc  des  phénomènes  rela- 
tifs, sans  caractère  fixe  et  indépendant,  tan- 
dis que  dans  l'intelligence  le  bien  exclut  le 
mal,  ou  le  mal  le  bien,  et  que  la  fin  de  l'un, 
loin  d'être  la  fin  de  l'autre ,  en  est  le  com- 
mencement et  le  triomphe.  Si  donc  le  bien 
est  absolu  et  le  plaisir  relatif,  le  bien  et  le 
plaisir  ne  sont  pas  la  même  chose.  —  JNon- 
seulement  la  peine  et  le  plaisir  sont  relatifs 
en  eux-mêmes,  ils  le  sont  encore  par  la  di- 
versité des  sujets  auxquels  ils  s  appliquent 
également.  \i\\  effet,  on  voit  les  médians  et 


ARGUMENT.  i6r 

les    bons   souffrir   ou    jouir    à-peu-près    de 
même;  l'homme  raisonnable  n'est  pas  plus 
exempt  de  chagrins  que  l'insensé,  seulement 
il  les  supporte  autrement,  les  gouverne  et 
les  contient:  le  brave  souffre  comme  le  lâche, 
et  le  héros  comme  la  faible  femme.  Ni  l'é- 
tude, ni  la  sagesse,  ni  la  force  de  l'âme,  ni 
l'exercice  assidu  de  la  vertu ,  ne  sauvent  per- 
sonne de  l'humiliant  partage  du  plaisir  et  de 
la  peine  avec  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  dé- 
gradé sur  la  terre.  Qu'est-ce  donc  qu'un  sen- 
timent commun  aux  êtres  les  plus  opposés? 
Qu'est-ce  autre  chose,  encore  une  fois,  qu'un 
misérable  phénomène  sans  caractère  propre, 
résultat  nécessaire  de  l'enveloppe  commune 
à  tous,  de  cette  enveloppe  qui  cache  l'homme 
et  ne  le  constitue  pas  ?  Et  supposez  qu'elle  le 
constitue,  supposez    que  le  plaisir  soit  le 
bien  et  la  douleur  le  mal ,  il   s'ensuivrait 
que  quiconque  a  du  plaisir  est  bon,  et  qui- 
conque souffre,  méchant;  que  le  brave  qui 
souffre,  et  qui  est  bon  en  tant  que  brave, 


i6i  ARGUMENT. 

est  méchant  par  cela  seul  qu'il  souffre,  et 
que  le  méchant,  parce  qu'il  jouit,  devient 
bon  ;  conséquence  nécessaire  et  extravagante 
qui  soulève  la  conscience  du  genre  humain. 
3°  Recule- t-on  ?  distingue-t-on  entre  les 
plaisirs,et  convient-on  que  tout  plaisir  comme 
tel  n'est  pas  le  bien ,  mais  qu'il  y  a  des  plai- 
sirs bons^  et  d'autres  mauvais?  Cette  conces- 
sion est  la  ruine  du  système  entier;  car  c'est 
admettre  le  bien  et  le  mal  comme  distincts 
du  plaisir  et  de  la  peine ,  et  mesurer  la  quo- 
tité morale  du  plaisir,  non  plus  sur  son  in- 
tensité ou  sa  durée,  c'est-à-dire  sur  lui-même, 
mais  sur  un  modèle  étranger  et  indépendant, 
qui  est  le  bien;  c'est  consentir  à  ce  principe 
que  l'agréable  en  lui-même  n'est  ni  bon  ni 
mauvais,  mais  qu'il  le  devient  par  son  rap- 
port au  bien  ou  au  mal  ;  principe  qui,  dans 
la  déduction  et  dans  la  pratique,  engendre 
celui-ci,  qu'il  faut  mettre  l'agréable  au  ser- 
vice du  bien ,  et  non  le  bien  au  service  de  l'a- 
gréable. 


ARGUMENT.  i65 

Or,  ce  dernier  principe  ramène  et  résout  la 
question  fondamentale  du  Gorgias;  il  divise 
les  arts  en  deux  classes  :  les  uns  qui  s'arrêtent 
à  l'agréable,  sans  le  rapporter  au  bien;  les  au- 
tres qui  ne  l'emploient  que  sous  la  condition 
de  ce  rapport.  Ceux-là  seuls  sont  des  arts  vé- 
ritables; les  autres  ne  sont  pas  des  arts,  mais, 
comme  on  l'a  déjà  vu ,  des  métiers  sans  prin- 
cipes fixes,  qui  tous  peuvent  se  résumer  sous 
le  titre  général  de  flatterie.  L'habileté  à  jouer 
de  la  flûte  ou  de  la  lyre  est  aussi  étrangère 
à  l'art  que  la  profession  la  plus  vulgaire;  et, 
selon  Platon ,  il  en  est  ainsi  de  la  poésie  ly- 
rique et  dramatique,  quand  elle  se  propose 
de  plaire  à  la  multitude  en  lui  procurant  des 
émotions  agréables  qui  ne  font  qu'amollir  les 
âmes  au  lieu  de  les  épurer  et  de  les  fortifier. 
Or,  quelle  différence  y  a-t-il  entre  la  poésie 
et  la  rhétorique  ,  sinon  que  l'une  est  une 
rhétorique  populaire  à  l'aide  du  chant,  du 
rhythme  et  de  la  mesure,  tandis  que  l'autre 
s'adresse  à  un   auditoire  moins   nombreux 


ii. 


î64  ARGUxMENT. 

avec  la  parole  tonte  seulePMais  si  leurs  moyens 
diffèrent,  leur  caractère  et  leur  but  se  con- 
fondent ordinairement;  et  la  rhétorique, 
comme  la  poésie,  ne  se  propose  guère  que 
de  plaire  au  peuple,  et  non  de  le  servir,  ou 
de  servir  les  intérêts  de  ses  passions,  et  non 
pas  ses  intérêts  moraux.  Jusqu'ici  l'orateur 
a-t-il  été  autre  chose  qu'un  courtisan,  et  la 
rhétorique  qu'une  espèce  particulière  de  la 
flatterie? 

Le  vrai  orateur  et  la  vraie  rhétorique  ont 
devant  les  veux  un  autre  but.  Le  vrai  ora- 
teur  ne  vent  que  le  bien;  il  cherche  à  être 
utile,  il  ne  songe  pas  à  plaire  ;  il  aime  et  sert 
le  peuple,  il  ne  le  flatte  pas.  Comme  il  voit 
les  choses  de  haut  et  dans  leur  ensemble,  et 
que  des  lumières  supérieures  lui  ont  appris 
les  conséquences  inévitables  du  vice ,  c'est 
dans  leur  source  qu'il  attaque  ces  conséquen- 
ces ,  et  sa  pensée  est  toujours  avec  l'ordre; 
Tordre  est  sa  loi  suprême, la  sphère  où  lui- 
même  habite  sans  cesse,  et  vers  laquelle  il 


ARGUMENT.  i65 

i  lève  perpétuellement  ses  semblables.  Con- 
vaincu que  les  choses  sont  ce  que  les  hom- 
mes les  font  être,  et  que  là  où  les  âmes  vont 
bien  ou  mal,  il  est  impossible  que  tout  le  reste 
n'aille  pas  de  même,  il  fait  de  la  force  morale 
de  l'état  la  base  de  sa  force  politique.  En  ef- 
fet ,  qu'on  y  songe  sans  préjugés;  d'où  peut 
venir  la  faiblesse  et  la  décadence  d'un  état, 
sinon  de  la  prédominance  des  intérêts  par- 
ticuliers sur  l'idée  du  tout  que  l'état  repré- 
sente? et  qu'est-ce  que  la  prédominance  des 
intérêts  particuliers  ,  sinon  lVgoisme  ?  et 
qu'est-ce  que  l'égoïsme,  sinon  le  vice  lui- 
même  et  le  symptôme  manifeste  de  la  corrup- 
tion intérieure  ?  Le  vrai  politique  ,  le  vrai 
orateur  est  donc,  avant  tout,  moraliste  ;  et , 
après  s'être  efforcé  d'établir  les  meilleures 
lois,  sa  tâche  est  de  les  maintenir  en  mettant 
en  harmonie  avec  elles  les  âmes  des  citoyens 
par  les  mœurs  et  l'éducation.  Enseigner  et 
répandre  la  vertu,  c'est  donc  travaillera  la 
puissance  publique;  et  l'ordre  politique  n'est 


i66  ARGUMENT. 

qu'un  reflet  de  l'ordre  moral.  Or,  nulle  âme 
n'est  dans  l'ordre  moral,  qui  ne  sait  se  gou- 
verner et  se  tempérer  elle-même.  La  tempé- 
rance est  la  condition  de  toutes  les  vertus. 
Dans  cette  longue  lutte  des  passions  contre  le 
devoir,  qui  ne  finit  qu'avec  la  vie,  l'homme 
tempérant  est  seul  capable  de  remplir  habi- 
tuellement ses  devoirs  envers  ses  semblables 
et  envers  les  dieux.  Etre  tempérant  vis-à-vis 
ses  semblables,  c'est  être  juste  ;  envers  les 
dieux,  c'est  être  pieux  et  saint.  C'est  être  aussi 
courageux,  car  l'instrument  de  la  tempérance 
ou  de  l'empire  sur  soi-même  est  le  courage. 
La  complaisance  pour  soi-même,  la  faiblesse 
est  la  route  par  laquelle  tous  les  désordres 
envahissent  l'âme;  et  ce  qu'il  faut  d'abord 
inculquer  à  l'homme,  c'est  la  mâle  habitude 
de  se  porter  toujours  pour  ainsi  dire  en  avant 
du  devoir  et  de  l'honneur,  advienne  ensuite 
que  pourra.  La  tempérance  appuyée  sur  le 
courage  fonde  et  maintient  la  justice  et  la 
piété,  c'est-à-dire  la  vertu  tout  entière,  c'est- 


ARGUMENT.  167 

à-dire  encore  le  bonheur;  car  le  bonheur 
pour  une  âme  ne  peut  être  que  dans  le  bien 
et  dans  l'ordre. 

La  première  loi  de  l'ordre,  nous  l'avons 
vu,  est  d'être  fidèle  à  la  vertu,  et  à  cette 
partie  de  la  vertu  qui  se  rapporte  à  la  so- 
ciété ,  savoir  la  justice.  Mais  si  l'on  y  man- 
que la  seconde  loi  de  l'ordre  est  d'expier 
sa  faute;  et  on  ne  l'expie  que  par  la  puni- 
tion. Les  publicistes  cherchent  encore  le  fon- 
dement de  la  pénalité.  Ceux-ci,  qui  se  croient 
de  grands  politiques,  le  trouvent  dans  l'uti- 
lité de  la  peine  pour  ceux  qui  en  sont  les 
témoins,  et  qu'elle  détourne  du  crime  par  la 
terreur  de  sa  menace  et  sa  vertu  préventive. 
Et  c'est  bien  là,  il  est  vrai ,  un  des  effets  de 
la  pénalité,  mais  ce  n'est  pas  là  son  fonde- 
ment; car  la  peine,  en  frappant  l'innocent, 
produirait  autant  et  plus  de  terreur  encore , 
et  serait  tout  aussi  préventive.  Ceux-là,  dans 
leurs  prétentions  à  l'humanité,  ne  veulent 
voir  la  légitimité  de  la  peine  que  dans  son 


i68  ARGUMENT. 

utilité  pour  celui  qui  la  subit,  dans  sa  vertu 
correetive  :  et  c'est  encore  là,  il  est  vrai ,  un 
des  effets  possibles  de  la  peine ,  mais  non  pas 
son  fondement;  car  pour  que  la  peine  cor- 
rige ,  il  faut  quelle  soit  accepte'e  comme 
juste.  Il  faut  donc  toujours  en  revenir  à  la 
justice.  La  justice,  voilà  le  fondement  véri- 
table de  la  peine  :  l'utilité  personnelle  et  so- 
ciale n'en  est  que  la  conséquence.  C'est  un 
fait  incontestable,  qu'à  la  suite  de  tout  acte 
injuste  l'homme  pense ,  et  ne  peut  pas  ne 
pas  penser  qu'il  a  démérité ,  c'est-à-dire  mé- 
rité une  punition.  Dans  l'intelligence,  à  l'i- 
dée d'injustice  correspond  celle  de  peine; 
et  quand  l'injustice  a  eu  lieu  dans  la  sphère 
sociale,  la  punition  méritée  doit  être  infligée 
par  la  société.  La  société  ne  le  peut  que  parce 
qu'elle  le  doit.  Le  droit  ici  n'a  d'autre  source 
que  le  devoir,  le  devoir  le  plus  étroit  >  le 
plus  évident  et  le  plus  sacré,  sans  quoi  ce 
prétendu  droit  ne  serait  que  celui  de  la 
force,  c'est-à-dire  une  atroce  injustice,  quand 


ARGUMENT.  169 

même  elle  tournerait  au  proiit  moral  de  qui 
la  subit,  et  en  un  spectacle  salutaire  pour  le 
peuple  :  ce  qui  ne  serait  point  alors;  car  alors 
la  peine  ne  trouverait  aucune  sympathie,  au- 
cun écho,  ni  dans  la  conscience  publique, 
ni  dans  celle  du  condamné.  La  peine  n'est 
pas  juste  parce  qu'elle  est  utile  préventive- 
ment ou  correctivement,  mais  elle  est  utile 
et  de  l'une  et  de  l'autre  manière  parce  qu'elle 
est  juste.  Cette  théorie  de  la  pénalité,  en  dé- 
montrant la  fausseté,  le  caractère  incomplet 
et  exclusif  des  deux  théories  qui  partagent 
les  publicistes,  les  achève  et  les  explique, 
et  leur  donne  à  toutes  deux  un  centre  et  une 
base  légitime.  Elle  nest  sans  doute  qu'indi- 
quée dans  Platon ,  mais  elle  s'y  rencontre  en 
plusieurs  endroits,  brièvement,  mais  positi- 
vement exprimée;  et  c'est  sur  elle  que  repose 
la   théorie  sublime  de  l'expiation.  Puisque 
c'est  une  loi  de  Tordre  que  toute  injustice 
ait   son  châtiment  ,  après  s'être  écarté  de 
Tordre  en  commettant  une  injustice,  ce  serait 


170  ARGUMENT. 

s'en  écarter  plus  encore  que  de  ne  pas  subir 
la  punition  qu'il  nous  impose;  ce  serait  ag- 
graver le  désordre,  et  par  conséquent  la  mi- 
sère ,  tout  désordre  étant  misère ,  comme  tout 
ordre  est  bonheur.  En  maintenant  donc  la 
justice  distributive,  la  loi  qui  attache  la  peine 
à  toute  infraction  à  l'ordre,  l'homme  d'état 
donne  au  peuple  une  leçon  salutaire,  et  tra- 
vaille au  bonheur   même   de  celui  qui  est 
puni ,  puisqu'il  le  réconcilie  avec  lui-même, 
avec  la  société  et  la  raison  universelle.  Il  est 
son  ami,  son  bienfaiteur,  sa  providence,  et  il 
est  celle  de  l'état,  puisqu'il  y  fait  régner  l'or- 
dre légal  et  moral,  qui  représente  l'ordre 
essentiel  des  choses.  En  effet,  Dieu  lui-même 
n'est  que  l'ordre  pris  substantiellement  :  ce 
monde,  en  apparence  livré  à  une  révolution 
perpétuelle,  suit  une  marche  régulière,  et 
son  nom  divin  est  l'ordre,  0  xô^oç.  Une  géo- 
métrie sublime  préside  à  l'harmonie  des  êtres; 
l'égalité  géométrique ,  pour  parler  comme 
Platon,  est  la  loi  de  l'existence  universelle, 


UlGUMEiNT.  171 

de  la  société  humaine  comme  de  la  nature  ; 
dans  les  sociétés  humaines,  l'égalité  géomé- 
trique est  la  justice.  Mais  c'est  dans  Platon 
lui-même  qu'il  faut  chercher  le  développe- 
ment et  suivre  l'enchaînement  de  ces  gran- 
des vérités  toujours  anciennes  et  toujours 
nouvelles,  qui ,  après  avoir  servi  de  berceau 
à  la  société  naissante ,  la  soutiennent  dans  sa 
course  et  ne  l'abandonneront  jamais;  qui  ne 
s'éclipsent  un  moment  dans  la  dissolution 
des  empires,  que  pour  reparaître  avec  plus 
de  majesté  dans  les  fondemens  des  empires 
nouveaux;  que  nul  sage  n'a  faites,  que  nul 
sophiste  ne  peut  détruire;  que  Platon  reçut 
de  Pythagore  ,  qui  lui-même  les  avait  pui- 
sées  aux   sources  même   de  la  civilisation 
humaine ,   que   l'Orient    légua   à    l'antique 
Grèce,  la  Grèce  à  Rome,  Rome  à  la  société 
moderne,  comme  la  base  et  la  condition  de 
toute  existence  sociale,  et  qui   enfin,  soit 
dans  le  monde  réel ,  soit  dans  le  monde  des 
idées  ,  forment ,  à  travers  les  siècles  et  dans 


172  ARGUMENT. 

la  pensée,  une  tradition  non  interrompue  et 
une  théorie  indestructible  dont  tous  les 
points  comme  le  dit  Platon  ,  sont  enchaînés 
et  attachés  l'un  à  l'autre  par  des  liens  de  fer 
et  de  diamant. 

Chaque  dialogue  de  Platon  est  une  philo- 
sophie tout  entière;  et  le  caractère  de  tout 
vrai  dialogue  de  ce  grand  homme  est  de  je- 
ter l'esprit  du  lecteur  qui  peut  le  suivre  à 
travers  l'infini  en  tout  sens  ,  et  d'entourer 
chaque  sujet  particulier  de  toute  la  grandeur 
des  principes  auxquels  l'auteur  le  rattache. 
C'est  ainsi  que  dans  le  Gorgias  Platon  ne 
perd  jamais  de  vue  son  sujet,  qui  est  la  rhé- 
torique, mais  il  l'emporte  avec  lui  pour  ainsi 
dire   dans   les  régions  supérieures,  et  jus- 
qu'au sommet  des  idées.  \\  s'agit  maintenant 
(Yen  redescendre.  Or,  comme  le  propre  des 
vérités  qui  ne  sont  pas  de   convention   est 
d'être  à-la-fois  très  idéales  et  très  réelles, 
spéculatives  et  pratiques  tout  ensemble  ,  en 
un  moment  elles  élèvent  dans  les  cieux  ,  en 


ARGUMENT.  i7:î 

un  moment  elles  ramènent  sur  la  terre.  En 
effet  il  suffit  de  rappeler  clans  leur  simpli- 
cité les  deux  vérités  qui  résultent  de  la  po- 
lémique précédente,  savoir,  que  c'est  un 
mal  de  commettre  une  injustice,  et  un  plus 
grand  mal  d'en  chercher  ou  d'en  procurer 
l'impunité ,  pour  revenir  naturellement  à 
cette  malheureuse  rhétorique  qui,  prenant 
l'apparence  pour  la  réalité,  croit  faire  mer- 
veille d'éviter  au  coupable  la  punition  qui 
pourrait  le  réconcilier  avec  l'ordre  et  le 
bonheur  et  ne  cherche  pour  ses  cliens  et 
pour  elle-même  que  l'utilité  du  moment ,  le 
succès  et  le  plaisir. 

Si  le  but  de  la  rhétorique  est  le  succès,  l'o- 
rateur est  un  courtisan  qui  ne  peut  trop 
flatter  celui  auquel  il  veut  plaire  ,  peuple  ou 
tyran,  sans  s'arrêter  devant  aucune  limite, 
car  où  commence  la  limite  de  la  flatterie , 
décroît  la  faveur,  et  le  but  est  manqué.  Il 
faut  donc,  pour  être  conséquent ,  ou  le  pour- 
suivre exclusivement ,  ou  le  rejeter  totale- 


1 74  ARGUMENT, 

ment ,  et  entrer  dans  les  voies  de  cette  autre 
rhétorique  qui  a  pour  but  d'améliorer 
l'homme,  et  non  de  lui  faire  plaisir.  Or, 
pour  améliorer  les  autres,  il  faut  d'abord 
être  bon  soi-même.  La  vertu  est  donc  la  con- 
dition de  la  vraie  rhétorique,  c'est-à-dire  de 
la  vraie  politique  ,  comme  son  but  et  l'uti- 
lité morale  de  l'auditoire  ou  du  pays  auquel 
elle  s'adresse.  De  là  la  témérité  de  ceux  qui, 
sans  s'être  exercés  à  se  gouverner  eux-mê- 
mes, osent  se  porter  comme  orateurs  et  hom- 
mes d'état,  et  entreprendre  de  diriger  et 
de  conseiller  les  autres  ;  et  le  délire  de  la  re- 
nommée, qui  donne  le  titre  de  politiques  à 
des  hommes  qui ,  loin  d'avoir  amélioré  leurs 
semblables  ,  les  ont  corrompus  autant  qu'il 
était  en  eux,  ne  songeant  qu'aux  intérêts 
matériels  delà  société,  prenant  la  grandeur 
apparente  pour  la  véritable  grandeur,  l'éclat 
dïin  jour  pour  la  puissance,  serviteurs  de 
ceux  dont  ils  se  croient  les  maîtres ,  et  se 
perdant  souvent  par  les  vices  mêmes  qu'ils 


ARGUMENT.  i75 

ont  nourris  et  caressés.  Après  avoir  enseigné 
an  peuple  le  mépris  de  l'ordre,  la  cupidité, 
la  vanité  ,  la  paresse  et  la  lâcheté  ,  la  cor- 
ruption qui  a  servi  de  marche-pied  à  leur 
puissance,  se  retourne  contre  eux  et  les  pré- 
cipite. Ils  se  recrient  alors  ;  ils  accusent  l'in- 
gratitude de  leurs  contemporains,  comme 
s'ils  ne  recueillaient  pas  ce  qu'ils  ont  semé  , 
comme  si  le  maître  était  reçu  à  se  plaindre 
de  l'élève  qu'il  a  formé,  et  comme  si  l'accuser 
n'était  pas  s'accuser  soi-même! 

Par  tous  ces  motifs,  Socrate  rejette  la 
fausse  rhétorique,  et  se  décide  pour  la  vraie, 
avec  laquelle  il  pourra  faire  quelque  bien , 
sauver  quelques  âmes  et  la  sienne  :  mais  il  ne 
se  dissimule  pas  qu'avec  celle-là  il  faut 
que  tôt  ou  tard  il  succombe  ;  car  il  est  im- 
possible de  faire  du  bien  anx  hommes  sans 
se  perdre  soi-même.  Les  hommes  ne  con- 
naissent pas  leurs  vrais  intérêts,  et  ne  sont 
pas  pins  capables  de  préférer  qui  les  aime  à 
qui  les  flatte,  qu'un  enfant  mal  élevé  n'est 


i76  ARGUMENT, 

capable  de  préférer  un  sage  médecin  à  un 
cuisinier  habile.  Les    ennemis    de  S  ocra  te 
remporteront  donc;   on  mettra  Socrate  en 
jugement,  et  il  sera  hors  d'état  de  se  défen- 
dre; car  la  vraie  rhétorique  ne  fera  qu'in- 
disposer davantage  ses  juges;  comme  il  ne 
pourra  prouver  qu'il  a  cherché  à  faire  plai- 
sir à  ses    concitoyens,  puisque   en   effet  il 
n'a  cherché  qu'à  leur  faire  du  bien,  inévita- 
blement il  sera  condamné.  Il  connaît  son  sort 
et  s'y  résigne  n'ayant  commis  aucune  injus- 
tice ,  il  n'en  a  aucune  à  expier  ;  il  est  donc 
dans  l'ordre ,  et  par  conséquent  heureux  , 
content  de  la  mort  comme  de  la  vie. 

Jusqu'ici  Platon  ne  s'est  appuyé  que  sui- 
des argumens  tirés  de  la  seule  raison  ,  car 
l'ordre  c'est  la  raison;  c'est  une  loi  de  la 
raison  qui  nous  impose  l'obligation  d'être 
justes;  et  c'est  une  loi  de  la  raison  encore 
qui  attache  à  toute  injustice  sa  punition  . 
punition  qui  doit  être  recherchée  et  accep- 
tée avec  des  sentimens  convenables  pour  être 


ARGUMENI.  177 

expiatoire,  c'est-à-dire  pour  opérer  le  retour 
à  l'ordre,  et  par  conséquent  au  bonheur. 
Mais  on  ne  détruit  pas  la  loi  en  la  violant 
ou  en  l'éludant  ;  où  manque  l'expiation , 
subsiste  encore  la  loi ,  qui  veut  que  toute  in- 
fraction à  l'ordre  soit  punie  pour  être  ré- 
parée ;  et  l'on  peut  bien  ne  pas  accepter  la 
peine  avec  la  disposition  convenable ,  mais 
on  n'y  peut  pas  échapper.  Car  si  les  lois  de 
l'ordre  sont  celles  de  la  raison  ,  les  lois  de  la 
raison  sont  celles  de  la  nature  des  choses , 
qui  est  la  raison  elle-même,  et  comme  la 
nature  des  choses  ne  fléchit  jamais,  et  que 
son  action  est  nécessaire  et  universelle,  la  pu- 
nition du  mal  ne  rencontre  aucun  obstacle  ; 
elle  commence  avec  lui,  se  mesure  sur  lui , 
dure  autant  que  lui ,  et  ne  cesse  qu'avec  lui. 
La  punition  du  crime  est  donc  irrésistible  ; 
et  si  elle  manque  ou  paraît  manquer  en  ce 
monde,  elle  trouve  sa  place  ailleurs;  car  le 
mal,  le  désordre,  doit  être  vaincu  et  ramené 
à  l'ordre  et  au  bien  qui  seul  existe.  De  là , 


12 


178  ARGUMENT, 

dans  le  Gorgias ,  comme  dans  le  Phédon  et 
la  République,  un  appel  à  la  mythologie  du 
temps,  qui  couronne  l'argumentation  ration- 
nelle ,  et  présente  la  vérité  sous  le  reflet  du 
symbole ,  sous  cette  forme  populaire  que 
l'énergie  spontanée  du  genre  humain  s'est 
suscitée  à  elle-même  et  pour  son  usage ,  avant 
que  la  réflexion  fût  née  et  eût  créé  pour  l'é- 
lite des  esprits  cette  forme  de  la  pensée  plus 
pure  et  plus  élevée  qu'on  appelle  la  philo- 
sophie. Platon  comprend ,  respecte  et  aime 
trop  l'humanité  pour  en  rejeter  les  inspira- 
tions primitives  ;  et  loin  de  mettre  aux  prises 
la  religion  et  la  philosophie,  il  essaie  partout 
de  les  concilier  ;  partout  il  tire  ou  il  autorise 
les  soupçons  et  les  pressentimens  sublimes 
de  sa  propre  pensée,  des  convictions  du  genre 
humain ,  déposées  dans  les  traditions  reli- 
gieuses des  peuples.  Personne  n'a  mieux  saisi 
l'alliance  intime  du  sens  commun  et  de  la 
science,  de  la  religion  et  de  la  philosophie  , 
des  croyances  populaires  et  des  conceptions 


\RGUMENT.  i79 

métaphysiques.  Indépendant  comme  un  élève 
de  Socrate ,  mais  d'un  esprit  trop  étendu 
pour  n'être  pas  conciliant,  sa  philosophie, 
toujours  si  haute,  semble  toujours  heureuse 
de  se  rencontrer  avec  les  croyances  les  plus 
vulgaires  de  ses  semblables,  La  fin  du  Gor- 
gias  est  donc  tout-à-fait  mythologique.  Pla- 
ton rappelle  que  si  le  coupable  échappe  à  l'a- 
réopage, il  n'échappera  pas  aux  trois  grands 
juges  Eaque,  Minos  et  Rhadamanthe,  qui, 
dans  l'autre  monde,  discernent  les  coupables 
et  les  innocens ,  envoient  les  uns  dans  l'Ely- 
sée ,  les  autres  dans  le  Tartare  pour  y  subir 
la  punition  qui  doit  les  purifier  et  les  récon- 
cilier avec  l'ordre.  Mais  cette  conclusion  my- 
thologique n'est  point  un  hors-d'œuvre,  et  se 
rapporte  encore ,  comme  les  autres  parties  du 
Gorgias,  au  but  fondamental  du  dialogue, 
savoir,  que  la  rhétorique  qui  cherche  à  sau- 
ver l'homme  injuste,  le  perd  au  lieu  de  le 
sauver;  qu'en  général  la  rhétorique  qui  ne 
songe  qu'à  plaire  est  une  fausse  rhétorique  ; 


180  ARGUMENT. 

et  que  la  vraie  est  celle  dont  le  but  est  de 
faire  du  bien  aux  hommes  en  leur  disant  la 
vérité,  en  améliorant  les  âmes,  en  les  éle- 
vant sans  cesse  ou  en  les  rappelant  à  l'ordre , 
comme  à  la  seule  règle  de  la  vie,  à  l'unique 
fin  de  la  vraie  existence. 


GORGIAS, 


ou 


DE    LA    RHÉTORIQUE. 


Interlocuteurs . 


CALLICLES,    SOCRATE,   CHÉRÉPHON, 
GORGIAS,  POLUS. 


itnwmsw 


CA.LLICLES. 

Vj'est  à  la  guerre  et  à  la  bataille,  Socrate,  qu'il 
faut,  dit-on,  se  trouver  ainsi  après  coup. 

SOCRATE. 

Est-ce  que  nous  venons ,  comme  on  dit,  après 
la  fête,  et  arrivons-nous  trop  tard? 

CA.LLICLÈS. 

Oui ,  et  après  une  fête  tout-à-fait  charmante  ; 
car  Gorgias ,  il  n'y  a  qu'un  instant,  vient  de  nous 
dire  une  infinité  de  belles  choses. 

SOCRATE. 

Chéréphon,  que  voici,  est  la  cause  de  ce  re- 
tard, Calliclès;  il  nous  a  forcés  de  nous  arrêter 
sur  la  place. 


18a  GORGIAS. 

CHÉRÉPHON. 

Il  n'y  a  point  de  mal,  Socrate  :  en  tout  cas, 
j'y  remédierai.  Gorgias  est  mon  ami:  ainsi  il  nous 
répétera  les  mêmes  choses  à  présent,  si  tu 
veux;  ou  ,  si  tu  l'aimes  mieux,  se  sera  pour  une 
autre  fois. 

CALLICLÈS. 

Quoi  donc, Cher éphon?  Socrate  est-il  curieux 
d'entendre  Gorgias  ? 

CHERÉPÏION. 

Nous  sommes  venus  tout  exprès. 

CALLICLÈS. 

Eh  bien,  quand  vous  voudrez  venir  chez  moi, 
Gorgias  y  loge  *,  vous  l'entendrez. 

*  Il  paraît  que  tout  ce  préambule  se  passe  devant  la 
maison  de  Calliclès,  qui  cause  un  moment  avec  Socrate  et 
Chéréphon  avant  de  les  introduire  et  de  les  présenter  à 
Gorgias.  C'est  là  l'opinion  d'Olympiodore  ,  du  Scholiaste,  de 
Heindorf ,  et  de  tous  les  critiques,  excepté  Schleiermacher  , 
qui  place  le  lieu  de  la  scène  sur  une  place  publique  ,  ou 
peut-être  au  Lycée.  Mais ,  dans  ce  cas ,  il  y  aurait  quelque 
allusion  directe  ou  indirecte.  Il  ne  faut  pas  oublier  non 
plus  que  c'était  surtout  dans  des  maisons  particulières  que 
parlait  Gorgias ,  étranger  et  chargé  d'une  mission  diplo- 
matique. Platon  le  dit  expressément  dans  le  grand  Hippias. 
Schleiermacher  trouve  qu'il  serait  assez  peu  poli  à  Calli- 
clès de  laisser  là  ses  hôtes  Gorgias  et  Polus,  pour  venir 
causer  avec  Socrate  :  mais  rien  de  pljus  naturel  que  d'aller 
au-devant  de  gens  qui  vous  font  viàïtc  ,  et  qu'on  va  rece- 
voir à  l'entrée  de  sa  maison.  C'est  l'aiffaire  de  quelques  mi- 


GORGIAS.  i83 

SOCRATE. 

Je  te  suis  obligé,  Calliclès;  mais  serait-il  d'hu- 
meur à  s'entretenir  avec  nous?  Je  voudrais  ap- 
prendre de  lui  quelle  est  la  vertu  de  son  art , 
ce  qu'il  prétend  savoir  et  ce  qu'il  enseigne. 
Pour  le  reste ,  il  en  fera,  comme  tu  dis,  l'expo- 
sition une  autre  fois. 

CALLICLÈS. 

Rien  n'est  tel  que  de  l'interroger  lui-même , 
Socrate;  car  c'est  là  précisément  un  des  points 
de  la  leçon  qu'il  vient  de  nous  faire.  Il  disait 
tout-à- l'heure  à  ceux  qui  étaient  présens  de 
l'interroger  sur  ce  qu'ils  voudraient ,  se  faisant 
fort  de  les  satisfaire  sur  tout. 

nutes,  un  simple  échange  de  complimens.  La  plus  forte  ob- 
jection de  Schleiermacher  est  tirée  de  cette  phrase  de  Cal- 
liclès ,  quand  vous  voudrez  venir  chez  moi,  qui  ne  suppose 
guère  en  effet  que  le  lieu  de  la  conversation  est  la  maison 
ou  la  porte  de  Calliclès  ;  car  on  n'invite  pas  les  gens  à  venir 
où  ils  sont.  Mais  à  la  réflexion ,  on  trouve  que  chez  lui  ou 
près  de  chez  lui  Calliclès  peut  très  bien  parler  ainsi ,  et  dire 
à  Socrate  et  à  Chéréphon  ,  qu'il  n'ose  pour  cette  fois  enga- 
ger Gorgias  à  se  répéter ,  mais  que  Gorgias  loge  dans  sa 
maison ,  et  qu'ils  sont  avertis  une  fois  pour  toutes  que , 
qu  ml  ils  voudront  y  venir,  c'est-à-dire  y  revenir,  ils  y  en- 
tendront Gorgias.  Cela  est  si  vrai,  que  Socrate  répond  à 
Calliclès ,  je  ne  veux  aujourd'hui  que  lui  dire  un  mot  sur 
son  art;  pour  le  reste,  il  en  fera,  comme  tu  dis ,  l'exposi- 
tion une  autre  fois. 


,84  GORGIAS. 

SOCRATE. 

Voilà  qui  est  fort  beau.  Chéréphon ,  inter- 
roge-le. 

CHÉRÉPHON. 

Que  lui  demanderai-je? 

SOCRATE. 

Ce  qu'il  est. 

CHÉRÉPHON. 

Que  veux-tu  dire? 

SOCRATE. 

Par  exemple,  si  son  métier  était  de  foire  des 
souliers,  il  te  répondrait  qu'il  est  cordonnier. Ne 
comprends-tu  pas  ma  pensée? 

CHÉRÉPHON. 

Je  comprends,  et  je  vais  l'interroger.  Dis-moi 
Gorgias,  ce  que  dit  Calliclès  est-il  vrai,  que  tu  te 
fais  fort  de  répondre  à  toutes  les  questions  qu'on 
peut  te  proposer? 

GORGIAS. 

Oui,  Chéréphon  ;  c'est  ce  que  je  déclarais 
tout-à-1'heure  ,  et  j'ajoute  que  depuis  bien  des 
années  personne  ne  m'a  proposé  aucune  ques- 
tion qui  me  fût  nouvelle. 

CHÉRÉPHON. 

A  ce  compte,  tu  dois  répondre  avec  bien  de 
l'aisance,  Gorçias. 


OOHGIAS.  i85 

GORGIAS. 

Il  ne  tient  qu'à  toi,  Chércphon ,  d'en  faire  l'es- 
sai. 

POLUS. 

Assurément;  mais  fais-le  sur  moi,  si  tu  le 
veux  bien ,  Chéréphon  :  car  Gorgias  me  paraît 
fatigué;  il  vient  de  discourir  bien  long-temps. 

CHÉRÉPHON. 

Quoi  donc,  Polus?  te  flattes-tu  de  mieux  ré- 
pondre que  Gorgias? 

POLUS. 

Qu'importe,  pourvu  que  je  réponde  assez  bien 
pour  toi? 

CHÉRÉPHON. 

Cela  n'y  fait  rien.  Réponds  donc  puisque  tu 
le  veux. 

POLUS. 

Interroge. 

CHÉRÉPHON. 

C'est  ce  que  je  vais  faire.  Si  Gorgias  était  ha- 
bile dans  le  même  art  que  son  frère  Hérodicus  *, 
quel  nom  aurions-nous  raison  de  lui  donner? 
Le  même  qu'à  Hérodicus,  n'est-ce  pas? 

POLUS. 

Sans  doute. 

*  Il  ne  faut  pas  confondre  cet  Hérodicus  ,  médecin ,  de 
Léontium,  avec  l'Hérodlcus  de  Sélymbrie,  dont  il  est  ques- 
tion d;ms  le  Protagoras  ,  p.  26,  et  dans  la  République,  1.  III. 


186  GORGIAS. 

CHÉRÉPHON. 

Nous  aurions  donc  raison  de  l'appeler  médecin. 

POLUS. 

Oui. 

CHÉRÉPHON. 

Et  s'il  était  versé  dans  le  même  art  qu'Aristo- 
phon ,  fils  d' Aglaophon ,  ou  que  son  frère  *,  de 
quel  nom  conviendrait-il  de  l'appeler? 

POLUS. 

Du  nom  de  peintre,  évidemment. 

CHÉRÉPHON. 

Puisqu'il  est  habile  dans  un  certain  art ,  quel 
nom  faut-il  lui  donner  ? 

POLUS. 

Chéréphon ,  il  y  a ,  parmi  les  hommes ,  un 
grand  nombre  d'arts  qu'à  force  d'expériences 
l'expérience  a  découverts  :  car  l'expérience  fait 
que  notre  vie  marche  avec  ordre,  et  l'inexpé- 
rience, au  hasard.  Les  hommes  se  sont  donc  par- 
tagés les  arts  :  les  uns  ont  pris  ceux-ci,  les  autres 
ceux-là,  chacun  à  sa  manière  ;  les  meilleurs 
ont  pris  les  meilleurs  **;  Gorgias  est  de  ce  nom- 

*  Polygnote,  statuaire,  et  surtout  peintre  fameux.  Plink, 
Hist.  Naiur.  XXXV,  35. 

**  II  y  a,  dans  cette  tirade  de  Polus,  une  symétrie  de 
tours  et  de  désinences  qu'il  n'a  pas  toujours  été  possible  de 
bien  rendre.  On  conjecture,  d'après  ce  passage  et  un  autre 
du  même  dialogue,  et  l'endroit  d'Arislote,  Métaphysique,  I, 


GORGIAS.  187 

bre,  et  l'art  qu'il  possède  est  le   plus  beau  de 
tous. 

SOCRATE. 

Il  me  paraît,  Gorgias,  que  Polus  est  très  exercé 
à  discourir  ;  mais  il  ne  tient  pas  la  parole  qu'il 
a  donnée  à  Chéréphon. 

GORGIAS. 

Pourquoi  donc ,  Socrate  ? 

SOCRATE. 

Il  ne  répond  pas ,  ce  me  semble ,  à  ce  qu'on 
lui  demande. 

GORGIAS. 

Interroge-le  toi-même ,  si  tu  le  trouves  bon. 

socrate.    . 

Non  ,  mais  s'il  te  plaisait  de  répondre ,  je 
t'interrogerais  bien  plus  volontiers  ;  d'autant 
que  ,  sur  ce  que  Polus  vient  de  dire  ,  il  m'est 
évident  qu'il  s'est  bien  plus  appliqué  à  cet  art 
qu'on  appelle  la  rhétorique ,  qu'à  celui  de  la 
conversation. 

POLUS. 

Pour  quelle  raison,  Socrate? 

SOCRATE. 

Par  la  raison  ,  Polus  ,  que  Chéréphon  t'ayant 
demandé  dans  quel  art  Gorgias  est  habile  ,  tu 

1 ,  que  ce  sont  les  propres  termes  de  Polus  ,  tirés  d'un  de 
ses  ouvrages. 


i88  GORGIAS. 

fais  l'éloge  de  son  art,  comme  si  quelqu'un  le 
méprisait,  et  tu  ne  dis  point  ce  qu'il  est. 

POLUS. 

N'ai-je  pas  répondu  que  c'était  le  plus  beau 
de  tous  les  arts? 

SOCRATE. 

J'en  conviens;  mais  personne  ne  t'interroge 
sur  la  qualité  de  l'art  de  Gorgias  :  on  te  demande 
seulement  ce  qu'il  est ,  et  de  quel  nom  on  doit 
appeler  Gorgias.  Chéréphon  t'a  mis  sur  la  voie 
par  des  exemples ,  et  tu  lui  avais  d'abord  bien 
répondu  et  en  peu  de  mots.  Dis-nous  donc  de 
même  maintenant  quel  art  professe  Gorgias ,  et 
quel  nom  nous  devons  lui  donner.  Ou  plutôt, 
Gorgias ,  dis-nous  toi-même  de  quel  nom  il  faut 
t'appeler,  et  quel  art  tu  possèdes. 

GORGIAS. 

La  rhétorique,  Socrate. 

SOCRATE. 

Il  faut  donc  t'appeler  rhéteur  ? 

GORGIAS. 

Et  bon  rhéteur,  Socrate,  si  tu  veux  m'appeler 
ce  que  je  me  glorifie  d'être  *  ,  pour  me  servir  de 
l'expression  d'Homère. 

*  Hom.  lltad.  liv.  VI,  v.  211. — Etaussi  liv.  I,  v.  91  j  liv.II, 
v.  82;  liv.  IV,  v.  264. 


GORGIAS.  1 89 

SOCRATE. 

J'y  consens. 

GORGIAS. 

Hé  bien!  appelle»moi  ainsi. 

SOCRATE. 

Et   ne    dirons-nous  pas  que    tu   es  capable 
d'enseigner  cet  art  aux  autres? 

GORGIAS. 

C'est  de  quoi  je  fais  profession,  non-seulement 
ici,  mais  ailleurs. 

SOCRATE. 

Voudrais-tu  bien,  Gorgias,  continuer  en  par- 
tie à  interroger ,  en  partie  à  répondre ,  comme 
nous  faisons  maintenant,  et  remettre  à  un  autre 
temps  les  longs  discours ,  comme  celui  que 
Polus  avait  commencé?  Mais,  de  grâce,  tiens 
ta  promesse ,  et  réduis-toi  à  faire  des  réponses 
courtes  à  chaque  question. 

GORGIAS. 

Socrate ,  il  y  a  des  réponses  qui  exigent  né- 
cessairement quelque  étendue.Néanmoins  je  ferai 
en  sorte  qu'elles  soient  aussi  courtes  qu'il  est  pos- 
sible. Car  une  des  choses  dont  je  me  vante  est 
que  personne  ne  dira  les  mêmes  choses  en 
moins  de  paroles  que  moi. 

SOCRATE. 

C'est  ce  qu'il  faut  ici,  Gorgias.  Montre-moi 


i9o  GORGIAS. 

aujourd'hui  ta  précision;  tu  nous  déploieras  une 

autre  fois  ton  abondance. 

GORGIAS. 

Je  le  ferai,  et  tu  conviendras  que  tu  n'as  jamais 
entendu  parler  plus  brièvement. 

SOCRATE. 

Puisque  tu  te  vantes  d'être  habile  dans  l'art  de 
la  rhétorique,  et  capable  d'enseigner  cet  art  à 
un  autre  ,  apprends-moi  quel  est  son  objet: 
comme ,  par  exemple ,  l'art  du  tisserand  a  pour 
objet  de  faire  des  habits,  n'est-ce  pas? 

GORGIAS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Et  la  musique  de  composer  des  chants? 

GORGIAS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Par  Junon,  Gorgias,  j'admire  tes  réponses  :  il 
n'est  pas  possible  d'en  faire  de  plus  courtes. 

GORGIAS. 

Je  me  flatte,  Socrate,  que  tu  ne  seras  pas 
mécontent  de  moi .  sous  ce  rapport. 

SOCRATE. 

Fort  bien.  Pœponds-moi,  je  te  prie,  de  même 
sur  la  rhétorique ,  et  dis-moi  quel  est  son  objet. 

GORGIAS. 

Les  discours. 


GORGIAS.  191 

SOCRATE. 

Quels  discours,  GorgiasPCeux  avec  lesquels 
le  médecin  explique  au  malade  le  régime  qu'il 
doit  observer  pour  se  rétablir  ? 

GORGIAS. 

Non. 

SOCRATE. 

La  rhétorique  n'a  donc  pas  pour  objet  toute 
espèce  de  discours? 

GORGIAS. 

Non ,  sans  doute. 

SOCRATE. 

Elle  apprend  à  parler. 

GORGIAS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Et  n'apprend-elle  pas  à  penser  aussi  sur  les 
mêmes  choses ,  sur  lesquelles  elle  apprend  à 
parler  ? 

GORGIAS. 

Sans  contredit. 

SOCRATE. 

Mais  la  médecine,  que  nous  venons  d'appor- 
ter en  exemple ,  ne  met-elle  pas  en  état  de  pen- 
ser et  de  parler  sur  les  malades? 

GORGIAS. 

Nécessairement. 


t92  GORGIAS. 

SOCRATE. 

La  médecine,  à  ce  qu'il  paraît,  a  donc  aussi 
pour  objet  les  discours. 

GORGIAS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Ceux  qui  concernent  les  maladies  ? 

GORGIAS. 

Précisément. 

SOCRATE. 

La  gymnastique  a  de  même  pour  objet  les 
discours  sur  la  bonne  et  la  mauvaise  disposition 
du  corps. 

GORGIAS. 

Tout-à-fait. 

SOCRATE. 

Et  il  en  est  ainsi ,  Gorgias ,  des  autres  arts  : 
chacun  d'eux  a  pour  objet  les  discours  relatifs 
à  la  chose  sur  laquelle  il  s'exerce. 

GORGIAS. 

Il  paraît  qu'oui. 

SOCRATE. 

Pourquoi  donc  n'appelles-tu  pas  rhétorique 
les  autres  arts  qui  out  aussi  pour  objet  les  dis- 
cours ,  puisque  tu  donnes  ce  nom  à  un  art  dont 
les  discours  sont  l'objet  ? 


GORGIAS.  i93 

GORGIAS. 

C'est,  Socrate,  que  tous  les  arts  ne  s'occu- 
pent presque  que  d'ouvrages  de  main  et  d'autres 
semblables  ;  au  lieu  que  la  rhétorique  ne  pro- 
duit rien  de  pareil,  et  que  tout  son  effet,  toute 
sa  force*  est  dans  les  discours.  Voilà  pourquoi 
je  dis  que  la  rhétorique  a  les  discours  pour  ob- 
jet ;  et  je  prétends  que  je  dis  \rai  en  cela. 

SOCRATE. 

Je  crois  comprendre  ce  que  tu  veux  désigner 
par  cet  art  ;  mais  je  verrai  la  chose  plus  claire- 
ment tout-à-1'heure.  Réponds -moi  ;  il  y  a  des 
arts ,  n'est-ce  pas  ? 

GORGIAS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Parmi  tous  les  arts,  les  uns  consistent,  je  pense, 
principalement  dans  l'action ,  et  n'ont  besoin  que 
de  très  peu  de  discours  ;  quelques-uns  même 
n'en  ont  que  faire  du  tout  :  mais  leur  ouvrage 
peut  s'achever  en  silence,  comme  la  peinture, 
la  sculpture  et  beaucoup  d'autres.  Tels  sont, 

Toute  sa  force.  Il  y  a  dans  le  texte  xûpwa'.;,  qui  appar- 
tient au  dialecte  sicilien,  tandis  que  plus  bas  Socrate  se 
sert  du  mot  attique  y.jpt;.  Cette  nuance  échappe  à  la  tra- 
duction. 

3.  i3 


i94  GORGIAS. 

à  ce  qu'il  me  paraît ,  les  arts  que  tu  dis  n'avoir 

aucun  rapport  à  la  rhétorique. 

GORGIAS. 

Tu  saisis  parfaitement  ma  pensée ,  Socrate. 

SOCRATE. 

Il  y  a ,  au  contraire ,  d'autres  arts  qui  exécutent 
tout  ce  qui  est  de  leur  ressort  par  le  discours,  et 
qui  d'ailleurs  n'ont  besoin  d'aucune  ou  de  presque 
aucune  action.  Tels  sont  la  numération  et  le 
calcul  dans  l'arithmétique,  la  géométrie  ,  le  jeu 
de  dés ,  et  beaucoup  d'autres  arts ,  dont  quelques- 
uns  demandent  autant  de  paroles  que  d'action  , 
et  la  plupart  davantage,  et  dont  tout  l'effet  et 
toute  la  force  est  dans  le  discours.  C'est  de  ce 
nombre  que  tu  dis  ,  ce  me  semble ,  qu'est  la 
rhétorique. 

GORGIAS. 

A.  merveille. 

SOCRATE. 

Ton  intention  n'est  pourtant  pas,  je  pense  ,  de 
donner  le  nom  de  rhétorique  à  aucun  de  ces 
arts  ,  si  ce  n'est  peut-être  que ,  comme  tu  as  dit  en 
termes  exprès  que  la  rhétorique  est  un  art  dont 
la  force  est  tout  entière  dans  le  discours,  quel- 
qu'un voulût  chicaner  sur  les  mots,  et  en  tiret- 
cette  conclusion  :  Gorgias  ,  tu  donnes  donc  le 
nom  de  rhétorique  à  l'arithmétique.  Mais  je  ne 


GORGIAS.  i95 

pense  pas  que  tu  appelles  ainsi  ni  l'arithmétique, 
ni  la  géométrie. 

GORGIAS. 

Tu  ne  te  trompes  point,  Socrate ,  et  tu  prends 
ma  pensée  comme  il  faut  la  prendre. 

SOCRATE. 

Allons,  achève  ta  réponse  à  ma  question.  Puis- 
que la  rhétorique  est  un  de  ces  arts  qui  font  un 
grand  usage  du  discours ,  et  que  beaucoup  d'au- 
tres sont  dans  le  même  cas ,  tâche  de  me  dire  par 
rapport  à  quoi  toute  la  force  de  la  rhétorique 
consiste  clans  le  discours.  Si  quelqu'un  me  de- 
mandait au  sujet  d'un  des  arts  que  je  viens  de 
nommer  :  Socrate,  qu'est-ce  que  la  numération? 
je  lui  répondrais,  comme  tu  as  fait  tout-à-1'heure , 
que  c'est  un  des  arts  dont  toute  la  force  est  dans 
le  discours.  Et  s'il  me  demandait  de  nouveau: 
Par  rapport  à  quoi  ?  je  lui  dirais  que  c'est  par 
rapport  à  la  connaissance  du  pair  et  de  l'impair, 
pour  savoir  combien  il  y  a  d'unités  dans  l'un 
et  dans  l'autre.  Pareillement,  s'il  me  deman- 
dait :  Qu'entends -tu  par  le  calcul  ?  je  lui  dirais 
aussi  que  c'est  un  des  arts  dont  toute  la  force 
consiste  clans  le  discours.  Et  s'il  continuait  à  me 
demander:  Par  rapport  à  quoi?  je  lui  répon- 
drais, comme  ceux  qui  recueillent  les  suffrages 

i3. 


i96  GORGIAS. 

dans  les  assemblées  du  peuple*,  que  pour  tout 
le  reste  la  numération  est  comme  le  calcul, 
puisqu'elle  a  le  même  objet ,  savoir ,  le  pair  et 
l'impair  ;  mais  qu'il  y  a  cette  différence  ,  que 
le  calcul  considère  en  quel  rapport  le  pair  et 
l'impair  sont  entre  eux ,  relativement  à  la  quan- 
tité. Si  on  m'interrogeait  encore  sur  l'astrono- 
mie ,  et  qu'après  que  j'aurais  répondu  que  c'est 
aussi  un  art  qui  exécute  par  le  discours  tout 
ce  qui  est  de  son  ressort ,  on  ajoutât  :  Socrate, 
à  quoi  se  rapportent  les  discours  de  l'astrono- 
mie ?  je  dirais  qu'ils  se  rapportent  au  mouve- 
ment des  astres ,  du  soleil  et  de  la  lune ,  et 
qu'ils  expliquent  en  quel  rapport  ils  sont,  rela- 
tivement à  la  vitesse. 

GORGIAS. 

Tu  répondrais  très  bien,  Socrate. 

SOCRATE. 

Réponds -moi  de  même  ,  Gorgias.  La  rhéto- 


*  Le  scholiaste  :  Dans  les  assemblées  pour  la  discussion 
des  lois,  l'huissier  nomme  d'abord  le  nom  du  votant,  celui 
de  son  père  et  de  son  dème,  lorsqu'il  vote  pour  la  première 
fois  par  exemple  :  Démostbène ,  fils  de  Démosthène  ,  de 
Paeanée,  vote  ainsi.  Si  le  même  votant  veut  ajouter  quelque 
chose  ,  l'huissier  ,  pour  être  court,  dit  :  Un  tel ,  pour  tout  le 
reste  comme  auparavant  ;  il  ajoute  ceci 


GORGIAS.  i97 

rique  est  un  de  ces  arts  qui  achèvent  et  exécutent 
tout  par  le  discours,  n'est-ce  pas? 

GORGIAS. 

Cela  est  vrai. 

SOCRATE. 

Dis-moi  donc  quel  est  le  sujet  auquel  se  rap- 
portent ces  discours  dont  la  rhétorique  fait  usage. 

GORGIAS. 

Ce  sont  les  plus  grandes  de  toutes  les  affaires 
humaines ,  Socrate,  et  les  plus  importantes. 

SOCRATE. 

Ce  que  tu  dis  là,  Gorgias ,  est  une  chose  con- 
troversée,  sur  laquelle  il  n'y  a  encore  rien  de 
décidé  :  car  tu  as ,  je  pense ,  entendu  chanter  dans 
les  banquets  la  chanson  ,  où  les  convives,  faisant 
Ténumération  des  biens  de  la  vie,  disent  que  le 
premier  est  la  santé  ;  le  second,  la  beauté;  le 
troisième ,  la  richesse  acquise  sans  injustice , 
comme  parle  l'auteur  de  la  chanson*. 

GORGIAS. 

Je  l'ai  entendu;  mais  à  quel  propos  dis- tu 
cela  ? 

SOCRATE. 

C'est  que  les  artisans  de  ces  biens,  chantés  par 


*  Simonide ,  ou  Épicharmc  ,  selon  le  Scholiaste.    Voyez 
Brunck,  Annal.  I,  122. 


,98  GORGIAS. 

le  poète,  savoir,  le  médecin ,  le  maître  de  gym- 
nase, l'économe,  se  mettront  aussitôt  avec  toi 
sur  les  rangs,  et  que  le  médecin  me  dira  le  pre- 
mier :  Socrate,  Gorgias,  te  trompe.  Son  art  n'a 
point  pour  objet  le  plus  grand  des  biens  de 
l'homme  ;  c'est  le  mien.  Si  je  lui  demandais:  Toi, 
qui  parles  de  la  sorte ,  qui  es-tu  ?  Je  suis  mé- 
decin ,  me  répondra -t- il.  Et  que  prétends-tu? 
que  le  plus  grand  des  biens  est  celui  que  produit 
ton  art?  Peut-on  le  contester,  Socrate,  me  dira- 
t-il  peut-être,  puisqu'il  produit  la  santé?  Est -il 
un  bien  préférable  pour  les  hommes  à  la  santé  ? 
Après  celui-ci,  le  maître  de  gymnase  pourrait 
bien  dire  :  Socrate ,  je  serais  très  surpris  que 
Gorgias  pût  te  montrer  quelque  bien  résultant  de 
son  art,  plus  grand  que  celui  qui  résulte  du  mien. 
Et  toi,  mon  ami,  répliquerai -je  ,  qui  es- tu? 
quelle  est  ta  profession  ?  Je  suis  maître  de  gym- 
nase, répondrait-il;  ma  profession  est  de  rendre  le 
corps  humain  beau  et  robuste.  Après  le  maître  de 
gymnase  viendrait  l'économe,  qui,  méprisant  tou- 
tes les  autres  professions,  me  dirait,  à  ce  que  je 
m'imagine  :  Juge  toi-même,  Socrate,  si  Gorgias 
ou  quelque  autre  peut  produire  un  bien  plus 
grand  que  la  richesse.  Quoi  donc  !  lui  dirions- 
nous  ,  est-ce  toi  qui  fais  la  richesse  ?  Sans  doute, 
répondrait-il.  Qui  es-tu  donc  ?  Je  suis  économe. 
Et  quoi  !  est-ce  que  tu  regardes  la  richesse  comme 


GORGIAS.  199 

le  plus  grand  de  tous  les  biens  ?  Assurément  > 
dira-t-il.  Cependant,  Gorgias  que  voici,  prétend 
que  son  art  produit  un  plus  grand  bien  que  le 
tien.  11  est  clair  qu'il  demanderait  après  cela  : 
Quel  est  donc  ce  plus  grand  bien  ?  Que  Gorgias 
s'explique.  Imagine -toi,  Gorgias,  que  la  même 
question  t'est  faite  par  eux  et  par  moi;  et  dis- 
moi  en  quoi  consiste  ce  que  tu  appelles  le  plus 
grand  bien  de  l'homme ,  celui  que  tu  te  vantes 
de  produire. 

gorgias. 

C'est  en  effet,  Socrate,  le  plus  grand  de  tous 
les  biens ,  qui  rend  libre  et  même  puissant  dans 
chaque  ville. 

SOCRATE. 

Mais  encore  quel  est-il  ? 

GORGIAS. 

C'est ,  selon  moi ,  d'être  en  état  de  persuader 
par  ses  discours  les  juges  dans  les  tribunaux,  les 
sénateurs  dans  le  sénat,  le  peuple  dans  les  as- 
semblées, en  un  mot  tous  ceux  qui  composent 
toute  espèce  de  réunion  politique.  Or,  ce  talent 
mettra  à  tes  pieds  le  médecin  et  le  maître  de 
gymnase  :  et  l'on  verra  que  l'économe  s'est  enri- 
chi, non  pour  lui,  mais  pour  un  autre,  pour  toi 
qui  possèdes  l'art  de  parler  et  de  gagner  l'esprit 
de  la  multitude. 


2oo  GORGIAS. 

SOCRATE. 

Enfin,  Gorgias ,  il  me  paraît  que  tu  m'as  mon- 
tré ,  d'aussi  près  qu'il  est  possible ,  quel  art  est 
la  rhétorique.  Si  j'ai  bien  compris ,  tu  dis  qu'elle 
est  l'ouvrière  de  la  persuasion ,  que  tel  est  le 
but  de  toutes  ses  opérations  ,  et  qu'en  somme 
elle  se  termine  là.  Pourrais-tu  en  effet  me  prou- 
ver que  le  pouvoir  de  la  rhétorique  aille  plus 
loin  que  de  faire  naître  la  persuasion  dans  l'âme 
des  auditeurs  ? 

GORGIAS. 

Nullement,  Socrate,  et  tu  l'as,  à  mon  avis, 
bien  définie;  car  c'est  à  cela  véritablement  qu'elle 
se  réduit. 

SOCRATE. 

Écoute-moi,  Gorgias.  S'il  est  quelqu'un  qui, 
en  conversant  avec  un  autre,  soit  jaloux  de  bien 
comprendre  quelle  est  la  chose  dont  on  parle, 
sois  assuré  que  je  me  flatte  d'être  un  de  ceux-là, 
et  je  pense  que  tu  en  es  aussi. 

GORGIAS. 

A  quoi  tend  ceci,  Socrate? 

SOCRATE. 

Le  voici  :  tu  sauras  que  je  ne  conçois  en  au- 
cune façon  de  quelle  nature  est  la  persuasion  que 
tu  attribues  à  la  rhétorique,  ni  relativement  à 
quoi  cette  persuasion  a  lieu.  Ce  n'est  pas  que 


GORGIAS.  ^oi 

je  ne  soupçonne  ce  que  tu  veux  dire  ;  mais  je 
ne  t'en  demanderai  pas  moins  quelle  persuasion 
la  rhétorique  fait  naître,  et  sur  quoi.  Si  je  t'in- 
terroge ,  au  lieu  de  te  faire  part  de  mes  soupçons , 
ce  n'est  point  à  cause  de  toi,  mais  de  cet  entre- 
tien ,  afin  qu'il  aille  de  manière  que  nous  sachions 
clairement  ce  dont  il  est  question  entre  nous. 
Vois  toi-même  si  j'ai  raison  de  t'interroger.  Si 
je  te  demandais  dans  quelle  classe  de  peintres  est. 
Zeuxis,  et  si  tu  me  répondais  qu'il  peint  des  ani- 
maux,  n'aurai-jepas  raison  de  te  demander  en- 
core quels  animaux  il  peint ,  et  sur  quoi  ?  * 

GORGIAS. 

Sans  doute. 

SOCRATE. 

N'est-ce  point  parce  qu'il  y  a  d'autres  peintres 
qui  peignent  aussi  des  animaux  ? 

GORGIAS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Au  lieu  que  si  Zeuxis  était  le  seul  qui  en  pei- 
gnît, alors  tu  aurais  bien  répondu. 

GORGIAS. 

Assurément. 

SOCRATE. 

Dis-moi  donc,  par  rapport  à  la  rhétorique  :  te 
*  Sur  quelle  matière ,  la  toile  ou  la  pierre. 


202  GORGIAS. 

semble-t-il  qu'elle  produise  seule  la  persuasion  , 
ou  qu'il  y  a  d'autres  arts  qui  en  font  autant? 
Voici  quelle  est  ma  pensée  :  quiconque  ensei- 
gne quoi  que  ce  soit,  persuade -t- il  ou  non  ce 
qu'il  enseigne  ? 

GORGIAS. 

Il  le  persuade  sans  contredit ,  Socrate. 

SOCRATE. 

Pour  revenir  donc  aux  mêmes  arts  dont  il  a 
déjà  été  fait  mention ,  l'arithmétique  et  l'arithmé- 
ticien ne  nous  enseignent-ils  pas  ce  qui  concerne 
les  nombres  ? 

GORGIAS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Et  en  même  temps  ne  persuadent-ils  pas? 

GORGIAS. 

Oui. 

SOCRATE. 

L'arithmétique  est  donc  aussi  ouvrière  de  la 
persuasion  ? 

GORGIAS. 

Il  y  a  apparence. 

SOCRATE. 

Si  on  nous  demandait  :  De  quelle  persuasion, 
et  sur  quoi  ?  nous  dirions  que  c'est  celle  qui  ap- 


GORGIAS.  2o3 

prend  la  quantité  du  nombre,  soit  pair,  soit  im- 
pair. Appliquant  lu  même  réponse  aux  autres  arts 
dont  nous  parlions,  il  nous  sera  aisé  de  montrer 
qu'ils  produisent  la  persuasion,  et  d'en  marquer 
l'espèce  et  l'objet;  n'est-il  pas  vrai. 

GORGIAS. 

Oui. 

SOCRATE. 

La  rhétorique  n'est  donc  pas  le  seul  art  dont 
la  persuasion  soit  l'ouvrage. 

GORGIAS. 

Tu  dis  vrai. 

SOCRATE. 

Par  conséquent ,  puisqu'elle  n'est  pas  la  seule 
qui  la  produise ,  et  que  d'autres  arts  en  font  au- 
tant ,  nous  sommes  en  droit,  comme  au  sujet  du 
peintre,  de  demander  en  outre  de  quelle  persua- 
sion la  rhétorique  est  l'art ,  et  sur  quoi  roule  cette 
persuasion.  Ne  penses-tu  pas  que  cette  question 
est  à  sa  place  ? 

GORGIAS. 

Si  fait. 

SOCRATE. 

Réponds  donc,  Gorgias ,  puisque  tu  penses 
ainsi. 

GORGIAS. 

Je  parle ,  Socrate ,  de  cette  persuasion  qui  a 


204  GORGIAS. 

lieu  dans  les  tribunaux  et  les  assemblées  publi- 
ques, comme  je  disais  tout-à-1'heure ,  et  qui  roule 
sur  ce  qui  est  juste  ou  injuste. 

SOCRATE. 

Je  soupçonnais  que  tu  avais  en  vue  cette  per- 
suasion et  ces  objets  ,  Gorgias ,  mais  je  n'en  ai 
rien  dit ,  afin  que  tu  ne  fusses  pas  surpris,  si ,  dans 
la  suite  de  cet  entretien,  je  t'interroge  sur  des 
choses  qui  paraissent  évidentes;  car  ce  n'est  point 
à  cause  de  toi,  comme  je  t'ai  déjà  dit,  que  j'en 
agis  de  la  sorte ,  mais  à  cause  de  la  conversation , 
pour  qu'elle  marche  régulièrement ,  et  que  sur 
de  simples  conjectures  nous  ne  prenions  point 
l'habitude  de  prévenir  et  de  deviner  nos  pensées 
de  part  et  d'autre  ;  mais  que  tu  achèves  comme 
il  te  plaira  ton  discours,  selon  les  principes  que 
tu  auras  établis  toi-même. 

GORGIAS. 

Socrate,  à  mon  avis,  rien  n'est  plus  sensé  que 
cette  conduite. 

SOCRATE. 

Allons  en  avant,  et  examinons  encore  ceci. 
Admets-tu  ce  qu'on  appelle  savoir  ? 

GORGIAS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Et  ce  qu'on  nomme  croire  ? 


GORGIAS.  2o5 

GORGIAS. 

Je  l'admets  aussi. 

SOCRATE. 

Te  semble-t-il  que  savoir  et  croire,  la  science 
et  la  croyance  soient  la  même  chose ,  ou  bien 
deux  choses  différentes? 

GORGIAS. 

Je  pense,  Socrate,  que  ce  sont  deux  choses 
différentes. 

SOCRATE. 

Tu  penses  juste,  et  tu  pourrais  en  juger  à  cette 
marque.  Si  on  te  demandait  :  Gorgias ,  y  a-t-il 
une  croyance  fausse  et  une  croyance  vraie  ?  tu 
en  conviendrais  sans  doute. 

GORGIAS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Mais  quoi  !  y  a-t-il  de  même  une  science  fausse 
et  une  science  vraie  ? 

GORGIAS. 

Non,  certes. 

SOCRATE. 

Il  est  donc  évident  que  savoir  et  croire  n'est 
pas  la  même  chose. 

GORGIAS. 

Cela  est  vrai. 


2o6  GORGIAS. 

SOCRATE. 

Cependant  ceux  qui  savent  sont  persuadés , 
comme  ceux  qui  croient. 

GORGIAS. 

J'en  conviens. 

tSOCRATE. 

Veux -tu  qu'en  conséquence  nous  mettions 
deux  espèces  de  persuasions,  dont  l'une  pro- 
duit la  croyance  sans  la  science ,  et  l'autre  la 
science. 

GORGIAS. 

Sans  doute. 

SOCRATE. 

De  ces  deux  persuasions,  quelle  est  celle  que 
la  rhétorique  opère  dans  les  tribunaux  et  les  au- 
tres assemblées,  au  sujet  du  juste  et  de  l'injuste? 
Est-ce  celle  d'où  naît  la  croyance  sans  la  science, 
ou  celle  qui  engendre  la  science  ? 

GORGIAS. 

Il  est  évident ,  Socrate ,  que  c'est  celle  d'où  naît 
la  croyance. 

SOCRATE. 

La  rhétorique,  à  ce  qu'il  paraît,  est  donc  ou- 
vrière de  la  persuasion  qui  fait  croire  ,  et  non  de 
celle  qui  fait  savoir,  relativement  au  juste  et  à 
l'injuste. 


GORGIAS.  207 

GORGIAS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Ainsi  l'orateur  ne  se  propose  point  d'instruire 
les  tribunaux  et  les  autres  assemblées  sur  le  juste 
et  l'injuste ,  mais  uniquement  de  les  amener  à 
croire.  Aussi  bien  ne  pourrait -il  jamais,  en  si 
peu  de  temps,  instruire  tant  de  personnes  à-la- 
fois  sur  de  si  grands  objets. 

GORGIAS. 

Non ,  sans  doute. 

SOCRATE. 

Cela  posé,  voyons,  je  te  prie,  ce  que  nous 
devons  penser  de  la  rhétorique.  Pour  moi,  je  ne 
puis  encore  me  former  une  idée  précise  de  ce 
que  j'en  dois  dire.  Lorsqu'une  ville  s'assemble 
pour  faire  choix  de  médecins,  de  constructeurs 
de  vaisseaux,  ou  de  toute  autre  espèce  d'ouvriers, 
n'est-il  pas  vrai  que  l'orateur  n'aura  point  alors 
de  conseil  à  donner,  puisqu'il  est  évident  que, 
dans  chacun  de  ces  cas,  il  faut  choisir  le  plus  in- 
struit ?  Ni  lorsqu'il  s'agira  de  la  construction  des 
murs ,  des  ports ,  ou  des  arsenaux  ;  mais  que  l'on 
consultera  là-dessus  les  architectes  :  ni  lorsqu'on 
délibérera  sur  le  choix  d'un  général,  sur  l'ordre 
dans  lequel  011  marchera  à  l'ennemi,  sur  les  postes 
dont  on  doit  s'emparer  ;  mais  qu'en  ces  circon- 


2o8  GORGIAS. 

stances  les  gens  de  guerre  diront  leur  avis,  et 
les  orateurs  ne  seront  pas  consultés.  Qu'en  penses- 
tu  ,  Gorgias?  Puisque  tu  te  dis  orateur,  et  capable 
de  former  d'autres  orateurs ,  on  ne  peut  mieux 
s'adresser  qu'à  toi  pour  connaître  à  fond  ton 
art.  Figure-toi  d'ailleurs  que  je  travaille  ici  dans 
tes  intérêts.  Peut-être  parmi  ceux  qui  sont  ici* 
y  en  a-t-il  qui  désirent  d'être  de  tes  disciples, 
comme  j'en  sais  quelques-uns  et  même  beau- 
coup ,  qui  ont  cette  envie  ,  et  qui  n'osent  pas 
t'interroger.  Persuade -toi  donc  que,  quand  je 
t'interroge ,  c'est  comme  s'ils  te  demandaient  eux- 
mêmes  :  Gorgias  ?  que  nous  en  reviendra-t-il ,  si 
nous  prenons  tes  leçons  ?  sur  quoi  serons-nous 
en  état  de  conseiller  nos  concitoyens  ?  Sera-ce 
seulement  sur  le  juste  et  l'injuste,  ou,  en  outre, 
sur  les  objets  dont  Socrate  vient  de  parler  ?  Es- 
saie de  leur  répondre. 

GORGIAS. 

Je  vais,  Socrate,  essayer  de  te  développer  en 
son  entier  toute  la  vertu  de  la  rhétorique  ;  car 
tu  m'as  mis  parfaitement  sur  la  voie.  Tu  sais 
sans  doute  que  les  arsenaux  des  Athéniens,  leurs 
murailles ,  leurs  ports ,  ont  été  construits,  en  par- 

*  T&v  evS'gv  o'vtmv.  Expression  qui  prouve  bien  que  cette 
conversation  a  lieu  dans  Li  maison  et  non  sur  la  place 
publique. 


GORGTAS.  209 

tie  sur  les  conseils  de  Thémistocle  ,  en  partie  sur 
ceux  de  Périclès,  et  non  sur  ceux  des  ouvriers. 

SOCRATE. 

Je  sais,  Gorgias,  qu'on  le  dit  de  Thémistocle. 
A  l'égard  de  Périclès,  je  l'ai  entendu  moi-même, 
lorsqu'il  conseilla  aux  Athéniens  d'élever  la  mu- 
raille qui  sépare  Athènes  du  Pirée  *. 

GORGIAS. 

Ainsi  tu  vois,  Socrate,  que  quand  il  s'agit  de 
prendre  un  parti  sur  les  objets  dont  tu  parlais, 
les  orateurs  sont  ceux  qui  conseillent,  et  dont 
l'avis  l'emporte. 

SOCRATE. 

C'est  aussi  ce  qui  m'étonne ,  Gorgias  ,  et  ce 
qui  est  cause  que  je  t'interroge  depuis  si  long- 
temps sur  la  vertu  de  la  rhétorique.  A  le  prendre 
ainsi,  elle  me  paraît  merveilleusement  grande. 

GORGIAS. 

Et  si  tu  savais  tout,  Socrate,  si  tu  savais  que 
la  rhétorique  embrasse,  pour  ainsi  dire,  la  vertu 
de  tous  les  autres  arts!  Je  vais  t'en  donner  une 
preuve  bien  frappante.  Je  suis  souvent  entré,  avec 
mon  frère  **  et  d'autres  médecins,  chez  certains 


*  A  la  mort  de  Périclès  Socrate  avait  40  ans. 
**  Hérodicus. 

3.  14 


210  GORGIAS. 

malades  qui  ne  voulaient  point  ou  prendre  une 
potion,  ou  souffrir  qu'on  leur  appliquât  le  fer  ou 
le  feu.  Le  médecin  ne  pouvant  rien  gagner  sur  leur 
esprit,  j'en  suis  venu  à  bout,  moi,  sans  le  secours 
d'aucun  autre  art  que  de  la  rhétorique.  J'ajoute 
que,  si  un  orateur  et  un  médecin  se  présentent 
dans  une  ville,  et  qu'il  soit  question  de  disputer 
de  vive  voix  devant  le  peuple ,  ou  devant  quel- 
que autre  assemblée ,  sur  la  préférence  entre 
l'orateur  et  le  médecin,  on  ne  fera  nulle  attention 
à  celui-ci,  et  l'bomme  qui  a  le  talent  de  la  parole 
sera  choisi,  s'il  entreprend  de  l'être.  Pareille- 
ment ,  dans  la  concurrence  avec  un  homme  de 
toute  autre  profession ,  l'orateur  se  fera  choisir 
préférablement  à  qui  que  ce  soit,  parce  qu'il 
n'est  aucune  matière  sur  laquelle  il  ne  parle  en 
présence  de  la  multitude  d'une  manière  plus 
persuasive  que  tout  autre  artisan  ,  quel  qu'il 
soit.  Telle  est  l'étendue  et  la  puissance  de  la 
rhétorique.  Il  faut  cependant,  Socrate ,  user  de 
la  rhétorique,  comme  on  use  des  autres  exercices  : 
car,  parce  qu'on  a  appris  le  pugilat,  le  pancrace , 
le  combat  avec  des  armes  véritables,  de  manière 
à  pouvoir  vaincre  également  ses  amis  et  ses  enne- 
mis, on  ne  doit  pas  pour  cela  frapper  ses  amis , 
les  percer  ni  les  tuer  ;  mais,  certes ,  il  ne  faut 
pas  non  plus,  parce  que  quelqu'un  ayant  fré- 
quenté les  gymnases,  s'y  étant  fait  un  corps  ro- 


GORGUS.  an 

buste,  et  étant  devenu  bon  lutteur,  aura  frappé 
son  père  ou  sa  mère,  ou  quelque  autre  de  ses  pa« 
rens  ou  de  ses  amis,  prendre  pour  cela  en  aver- 
sion et  chasser  des  villes  les  maîtres  de  gymnase 
et  d'escrime  ;  car  ils  n'ont  dressé  leurs  élèves  à 
ces  exercices  qu'afin  qu'ils  en  fissent  un  bon  usage 
contre  les  ennemis  et  les  méchans ,  pour  la  dé- 
fense, et  non  pour  l'attaque,  et  ce  sont  leurs  élè- 
ves qui,  contre  leur  intention,  usent  mal  de  leur 
force  et  de  leur  adresse;  il  ne  s'ensuit  donc  pas 
quelesmaîtres  soient  mauvais,  non  plusque  l'art 
qu'ils  professent,  ni  qu'il  en  faille  rejeter  la  faute 
sur  lui;  mais  elle  retombe,  ce  me  semble,  sur 
ceux  qui  en  abusent.  On  doit  porter  le  même  ju- 
gement de  la  rhétorique.  L'orateur  est,  à  la  vérité, 
en  état  de  parler  contre  tous  et  sur  toute  chose  ; 
en  sorte  qu'il  sera  plus  propre  que  personne  à 
persuader  en  un  instant  la  multitude  sur  tel  su* 
jet  qu'il  lui  plaira;  mais  ce  n'est  pas  une  raison 
pour  lui  d'enlever  aux  médecins  ni  aux  autres 
artisans  leur  réputation,  parce  qu'il  est  en  son 
pouvoir  de  le  faire.  Au  contraire,  on  doit  user 
de  la  rhétorique  comme  des  autres  exercices , 
selon  les  règles  de  la  justice.  Et  si  quelqu'un , 
s'étant  formé   à  l'art  oratoire ,  abuse  de  cette 
faculté  et  de  cet  art  pour  commettre  une  action 
injuste,  on  n'est  pas,  je  pense,  en  droit  pour 
cela  de  haïr  et  de  bannir  des  villes  le  maître  qui 

14. 


2I2  GORGIAS. 

lui  a  donné  des  leçons  :  car  il  ne  lui  a  mis  son 
art  entre  les  mains  qu'afin  qu'il  s'en  servît  pour 
de  justes  causes;  et  l'autre  en  fait  un  usage  tout 
opposé.  C'est  donc  le  disciple  qui  abuse  de  l'art 
qu'on  doit  haïr,  chasser,  faire  mourir,  et  non 
pas  le  maître. 

SOCRATE. 

Tu  as,  je  pense,  Gorgias ,  assisté  comme  moi 
à  bien  des  disputes,  et  tu  y  as  sans  doute  remar- 
qué une  chose,  savoir  que,  sur  quelque  sujet 
que  les  hommes  entreprennent  de  converser,  ils 
ont  bien  de  la  peine  à  fixer,  de  part  et  d'autre ? 
leurs  idées ,  et  à  terminer  l'entretien,  après  s'être 
instruits  et   avoir  instruit  les  autres.  Mais  s'é- 
lève-t-il  entre  eux  quelque  controverse,  et  l'un 
prétend-il  que  l'autre  parle  avec  peu  de  justesse 
ou  de  clarté?  ils  se  fâchent,  et  s'imaginent  que 
c'est  par  envie  qu'on  les  contredit,  qu'on  parle 
pour  disputer,  et  non  pour  éclaircir  le  sujet. 
Quelques-uns  finissent  par  les  injures  les  plus 
grossières,  et  se  séparent  après  avoir  dit  et  en- 
tendu des  personnalités  si   odieuses  ,  que  les 
assistans  se  veulent  du   mal  de  s'être  trouvés 
présens  à  de,  pareilles  conversations.  A  quel  pro- 
pos te  préviens-je  là-dessus?  C'est  qu'il  me  pa- 
raît que  tu  ne  parles  point  à  présent  d'une  ma- 
nière conséquente ,  ni  bien  assortie  à  ce  que  tu 
as  dit  précédemment  sur  la  rhétorique;  et  j'ap- 


GORGIAS.  a ,  3 

prébende,  si  je  te  réfute ,  que  tu  n'ailles  te  met- 
tre dans  l'esprit  que  mon  intention  n'est  pas 
de  disputer  sur  la  chose  même ,  pour  l'éclaircir  , 
mais  contre  toi.  Si  tu  es  donc  du  même  caractère 
que  moi,  je  t'interrogerai  avec  plaisir;  sinon,  je 
n'irai  pas  plus  loin.  Mais  quel  est  mon  caractère? 
Je  suis  de  ces  gens  qui  aiment  qu'on  les  réfute, 
lorsqu'ils  ne  disent  pas  la  vérité ,  qui  aiment  aussi 
à  réfuter  les  autres,  quand  ils  s'écartent  du  vrai, 
et  qui ,  du  reste ,  ne  prennent  pas  moins  de 
plaisir  à  se  voir  réfutés  qu'à  réfuter.  Je  tiens  en 
effet  pour  un  bien  d'autant  plus  grand  d'être 
réfuté,  qu'il  est  véritablement  plus  avantageux 
d'être  délivré  du  plus  grand  des  maux,  que  d'en 
délivrer  un  autre;  et  je  ne  connais,  pour  l'homme, 
aucun  mal  égal  à  celui  d'avoir  des  idées  fausses 
sur  la  matière  que  nous  traitons.  Si  donc  tu  m'as- 
sures que  tu  es  dans  les  mêmes  dispositions  que 
moi,  continuons  la  conversation;  ou,  si  tu  crois 
devoir  la  laisser  là,  j'y  consens,  terminons  ici 
l'entretien. 

GORGIAS. 

J'espère,  Socrate,  être  des  gens  dont  tu  as 
fait  le  portrait.  Il  nous  faut  aussi  pourtant  avoir 
égard  à  ceux  qui  nous  écoutent.  Long-temps 
avant  que  tu  vinsses,  je  leur  ai  déjà  expliqué  bien 
des  choses;  et,  si  nous  reprenons  la  conversa- 
tion, peut-être  nous  menera-t-elle  loin.  Il  con- 


2i4  GORGIAS. 

vient  donc  de  penser  aussi  aux  assistans,  et 
de  n'en  retenir  aucun  qui  aurait  quelque  autre 
chose  à  faire. 

CHÉRÉPHON. 

Vous  entendez,  Gorgias  et  Socrate,  le  bruit 
que  font  tous  ceux  qui  sont  présens  ,  pour  té- 
moigner le  désir  qu'il  ont  de  vous  entendre ,  si 
vous  continuez  à  parler.  Pour  moi ,  aux  dieux  ne 
plaise  que  j'ai  jamais  des  affaires  si  pressées, 
qu'elles  m'obligent  à  quitter  une  dispute  aussi 
intéressante  et  aussi  bien  dirigée,  pour  vaquer  à 
quelque  chose  de  plus  nécessaire. 

calliclès. 

Par  tous  les  dieux,  Chéréphon ,  tu  as  raison. 
J'ai  déjà  assisté  à  bien  des  entretiens,  mais  je  ne 
sais  si  aucun  m'a  causé  autant  de  plaisir  que  ce- 
lui-ci, et  vous  m'obligeriez  fort,  si  vous  vouliez 
converser  ainsi  toute  la  journée  *. 

SOCRATE. 

Si  Gorgias  y  consens,  tu  ne  trouveras,  Calli- 
clès  ,  nul  obstacle  de  ma  part. 

GORGIAS. 

Il  serait  désormais  honteux  pour  moi  de  n'y 

*  Il  est  aisé  de  reconnaître  ici  le  ton  du  maître  de  la  mai- 
son. Les  assistans  dont  parle  Chéréphon  sont  des  invités  de 
Calliclès ,  arrivés  avant  Chéréphon  et  Socrate ,  et  qui  ont 
déjà  entendu  Gorgias. 


GORGIAS.  21 5 

pas  consentir,  Socrate ,  surtout  après  m'être  en- 
gagé à  répondre  à  quiconque  voudra  m'inter- 
roger.  Reprends  donc  l'entretien,  si  cela  plaît  à 
la  compagnie,  et  propose-moi  ce  que  tu  juge- 
ras à  propos. 

SOCRATE. 

Écoute ,  Gorgias ,  ce  qui  me  surprend  dans 
ton  discours.  Peut-être  n'as  tu  rien  dit  que  de 
vrai,  et  t'ai-je  mal  compris.  Tu  es,  dis-tu,  en 
état  de  former  un  homme  à  l'art  oratoire  ,  s'il 
veut  prendre  tes  leçons. 

gorgias. 

Oui. 

SOCRATE. 

C'est-à-dire ,  n'est-il  pas  vrai ,  que  tu  le  rendras 
capable  de  parler  sur  toute  chose  d'une  manière 
plausible  devant  la  multitude ,  non  en  ensei- 
gnant ,  mais  en  persuadant? 

GORGIAS. 

Justement. 

SOCRATE. 

Tu  as  ajouté,  en  conséquence,  que,  pour  ce 
qui  regarde  la  santé,  l'orateur  s'attirera  plus  de 
croyance  que  le  médecin. 

GORGIAS. 

Oui,  pourvu  qu'il  ait  affaire  à  la  multitude. 


2i6  GORGIAS. 

SOCRATE. 

Par  la  multitude  tu  entends  sans  doute  les 
ignorans  ;  car  apparemment  l'orateur  n'aura 
pas  d'avantage  sur  le  médecin  ,  devant  des  per- 
sonnes instruites. 

GORGIA.S. 

Tu  dis  vrai. 

SOCRATE. 

Si  donc  il  est  plus  propre  à  persuader  que  le 
médecin  ,  n'est-il  pas  plus  propre  à  persuader 
que  celui  qui  sait? 

GORGIAS. 

Tout-à-fait. 

SOCRATE. 

Quoique  lui-même  ne  soit  pas  médecin  ,  n'est- 
ce  pas  ? 

GORGIAS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Mais  celui  qui  n'est  pas  médecin  n'est-ii  point 
ignorant  dans  les  choses  où  le  médecin  est  sa- 
vant? 

GORGIAS. 

Sans  doute. 

SOCRATE. 

Ainsi  l'ignorant  sera  plus  propre  à  persuader 


GOKGiAS.  217 

que  le  savant  vis-à-vis  des  ignorons,  s'il  est  vrai 
que  l'orateur  soit  plus  propre  à  persuader  que 
le  médecin.  N'est-ce  point  ce  qui  résulte  de  là , 
ou  s'ensuit-il  autre  chose  ? 

GORGIAS. 

Oui ,  c'est  bien  ici  ce  qui  en  résulte. 

SOCRATE. 

Cet  avantage  de  l'orateur  et  de  la  rhétorique 
n'est-il  pas  le  même  par  rapport  aux  autres  arts? 
je  veux  dire  qu'il  n'est  pas  nécessaire  qu'elle  s'in- 
struise de  la  nature  des  choses ,  et  qu'il  suffit 
qu'elle  invente  quelque  moyen  de  persuasion , 
de  manière  à  paraître  aux  yeux  des  ignorans 
plus  savante  que  ceux  qui  savent. 

GORGIAS. 

N'est-ce  pas  une  chose  bien  commode ,  So- 
crate,  de  n'avoir  pas  besoin  d'apprendre  d'autre 
art  que  celui-là ,  pour  ne  le  céder  en  rien  aux 
artisans? 

SOCRATE. 

Si  en  cette  qualité  l'orateur  le  cède  ou  ne  le 
cède  point  aux  autres ,  c'est  ce  que  nous  exa- 
minerons tout-à-1'heure ,  si  notre  sujet  le  de- 
mande. Mais  auparavant  voyons  si  par  rapport 
au  juste  et  à  l'injuste,  au  beau  et  au  laid,  au 
bon  et  au  mauvais ,  l'orateur  est  dans  le  même 
cas  que  par  rapport  à  la  santé  et  aux  objets  des 


2i8  GORGIAS. 

autres  arts,  et  qu'ignorant  ce  qui  est  bon  ou 
mauvais,  beau  ou  laid,  juste  ou  injuste,  il  ait 
seulement  imaginé  là-dessus  quelque  expédient 
pour  persuader ,  et  paraître  vis-à-vis  des  igno- 
rans  mieux  instruit  que  les  savans,  quoiqu'il  soit 
ignorant  lui-même  :  ou  bien  voyons  si  c'est  une 
nécessité  que  celui  qui  veut  apprendre  la  rhé- 
torique sache  tout  cela  et  s'y  soit  rendu  habile 
avant  de  prendre  tes  leçons;  ou  si ,  au  cas  qu'il 
n'en  ait  aucune  connaissance ,  toi  qui  es  maître 
de  rhétorique,  tu  ne  lui  enseigneras  point  du  tout 
ces  choses ,  parce  que  ce  n'est  pas  ton  affaire , 
mais  si  tu  feras  d'ailleurs  en  sorte  que  ne  les  sa- 
chant point,  il  paraisse  les  savoir,  et  qu'il  passe 
pour  homme  de  bien ,  sans  l'être  ;  ou  si  tu  ne 
pourras  point  absolument  lui  enseigner  la  rhé- 
torique ,  à  moins  qu'il  n'ait  appris  d'avance  la 
vérité  sur  ces  matières.  Que  penses-tu  là-des- 
sus, Gorgias?  Au  nom  de  Jupiter,  développe- 
nous,  comme  tu  l'as  promis  il  n'y  a  qu'un  mo- 
ment ,  toute  la  vertu  de  la  rhétorique. 

GORGIAS. 

Je  pense ,  Socrate ,  que  quand  il  ne  saurait 
rien  de  tout  cela ,  il  l'apprendrait  auprès  de  moi. 

SOCRATE. 

Arrête,  je  te  prie.  Tu  réponds  très  bien.  Afin 
donc  que  tu  puisses  faire  de  quelqu'un  un  ora- 


GORGIAS.  219 

teur,  il  faut,  de  toute  nécessité  ,  qu'il  connaisse 
ce  que  c'est  que  le  juste  et  l'injuste,  soit  qu'il 
l'ait  appris  avant  d'aller  à  ton  école ,  soit  qu'il 
l'apprenne  de  toi. 


GORGIAS. 

Sans  contredit. 

SOCRATE. 

Mais  quoi?  celui  qui  a  appris  le  métier  de  char- 
pentier est-il  charpentier,  ou  non? 

GORGIAS. 

Il  l'est 

SOCRATE. 

Et  quand  on  a  appris  la  musique,  n'est-on  pas 
musicien  ? 

GORGIAS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Et  quand  on  a  appris  la  médecine ,  n'est-on 
pas  médecin?  En  un  mot,  par  rapport  à  tous  les 
autres  arts,  quand  on  a  appris  ce  qui  leur  ap- 
partient, n'est-on  pas  tel  que  doit  être  l'élève  de 
chacun  de  ces  arts? 

GORGIAS. 

J'en  conviens. 


220  GORGIAS. 

SOCRATE. 

Ainsi,  par  la  même  raison,  celui  qui  a  appris 
ce  qui  appartient  à  la  justice  est  juste. 

GORGIAS. 

Nul  doute. 

SOCRATE. 

Mais  l'homme  juste  fait  des  actions  justes. 

GORGIAS. 

Oui. 

SOCRATE. 

C'est  donc  une  nécessité  que  l'orateur  soit 
juste,  et  que  l'homme  juste  veuille  faire  des 
actions  justes. 

GORGIAS. 

Du  moins  la  chose  paraît  telle. 

SOCRATE. 

L'homme  juste  ne  voudra  donc  jamais  com- 
mettre une  injustice? 

GORGIAS. 

La  conclusion  est  nécessaire. 

SOCRATE. 

Ne  suit-il  pas  nécessairement  de  ce  qui  a  été 
dit,  que  l'orateur  est  juste? 

GORGIAS. 

Oui. 


GORGIAS.  11 1 

SOCRATE. 

Jamais,  par  conséquent,  l'orateur  ne  voudra 
commettre  une  injustice. 

GORGIAS. 

Il  paraît  que  non. 

SOCRATE. 

Te  rappelles-tu  d'avoir  dit ,  un  peu  plus  haut, 
qu'il  ne  fallait  pas  s'en  prendre  aux  maîtres  de 
gymnase,  ni  les  chasser  des  villes  ,  parce  qu'un 
athlète  aura  abusé  du  pugilat,  et  fait  quelque 
action  injuste?  et  pareillement  que,  si  quelque 
orateur  fait  un  usage  injuste  de  la  rhétorique,  on 
ne  doit  point  en  faire  tomber  la  faute  sur  son 
maître,  ni  le  bannir  de  l'Etat,  mais  qu'il  faut  la 
rejeter  sur  l'auteur  même  de  l'injustice  ,  qui  n'a 
point  usé  de  la  rhétorique  comme  il  devait  ? 
As-tu  dit  cela,  ou  non  ? 

GORGIAS. 

Je  l'ai  dit. 

SOCRATE. 

Et  ne  venons-nous  pas  de  voir  que  ce  même 
orateur  est  incapable  de  commettre  aucune  in- 
justice ? 

GORGIAS. 

Nous  venons  de  le  voir. 

SOCRATE. 

Et  ne  disais-tu  pas  dès  le  commencement , 


*ii  GORGIAS. 

Gorgias,  que  la  rhétorique  a  pour  objet  les  dis- 
cours qui  traitent,  non  du  pair  et  de  l'impair, 
mais  du  juste  et  de  l'injuste?  If  est-il  pas  vrai  ? 

GORGIAS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Lors  donc  que  tu  parlais  de  la  sorte ,  je  sup- 
posais que  la  rhétorique  ne  pouvait  jamais  être 
une  chose  injuste,  puisque  ses  discours  roulent 
toujours  sur  la  justice.  Mais  quand  je  t'ai  en- 
tendu dire  un  peu  après  que  l'orateur  pouvait 
faire  un  usage  injuste  de  la  rhétorique  ,  j'ai  été 
bien  surpris ,  et  j'ai  cru  que  tes  deux  discours 
ne  s'accordaient  pas;  c'est  ce  qui  m'a  fait  dire  que 
si  tu  regardais,  ainsi  que  moi,  comme  un  avan- 
tage d'être  réfuté ,  nous  pouvions  continuer 
l'entretien  ;  sinon ,  qu'il  fallait  le  laisser  là.  Nous 
étant  mis  ensuite  à  examiner  la  chose ,  tu  vois 
toi-même  qu'il  a  été  accordé  que  l'orateur  ne 
peut  user  injustement  de  la  rhétorique  ,  ni  vou- 
loir commettre  une  injustice.  Et  par  le  chien  *, 
Gorgias ,  ce  n'est  pas  la  matière  d'un  petit  entre- 
tien ,  que  d'examiner  à  fond  ce  qu'il  faut  penser 
à  cet  égard. 

POLUS. 

Quoi  donc ,  Socrate ,  as-tu  réellement  de  la 
*  Voyez  la  note  de  l'Apologie ,  1. 1,  p.  7  3. 


GORGIAS.  2a3 

rhétorique  l'opinion  que  tu  viens  de  dire  ?  ou 
ne  crois-tu  pas  plutôt  que  c'est  par  pudeur  que 
Gorgias  t'a  avoué  que  l'orateur  connaît  le  juste, 
le  beau ,  le  bon  ,  et  que  si  on  venait  chez  lui 
sans  être  instruit  de  ces  choses ,  il  les  enseigne- 
rait? C'est  cet  aveu,  probablement,  qui  est  cause 
de  la  contradiction  où  il  est  tombé ,  et  dont  tu 
t'applaudis ,  l'ayant  jeté  dans  ces  sortes  de  ques- 
tions. Mais  penses-tu  qu'il  y  ait  quelqu'un  au 
monde  qui  reconnaisse  qu'il  n'a  aucune  connais- 
sance de  la  justice ,  et  qu'il  n'est  pas  en  état 
d'en  instruire  les  autres?  En  vérité  ,  il  faut  être 
bien  étrange  pour  faire  descendre  le  discours  à 
de  pareilles  bagatelles. 


SOCRA.TE. 


Mon  bel  ami,  nous  nous  procurons  des  amis 
et  des  enfans  tout  exprès  ,  stfin  que  si  nous 
venons  à  faire  quelque  faux  pas  étant  devenus 
vieux ,  vous  autres  jeunes  gens  vous  redressiez 
et  nos  actions  et  nos  discours. Si  donc  nous  nous 
sommes  trompés  dans  ce  que  nous  avons  dit , 
Gorgias  et  moi ,  toi,  qui  as  tout  entendu  ,  relève- 
nous.  Tu  le  dois.  Parmi  tous  nos  aveux,  s'il  y 
en  a  quelqu'un  qui  te  paraisse  mal  accordé ,  je 
te  permets  de  revenir  dessus,  et  de  le  réformer 
à  ta  guise ,  pourvu  seulement  que  tu  prennes 
garde  à  une  chose. 


iil\  GORGIAS. 

POLUS. 

A  quoi  donc? 

SOCRATE. 

À  réprimer,  Polus,  cette  démangeaison  de  faire 
de  longs  discours,  à  laquelle  tu  étais  sur  le  point 
de  te  livrer  au  commencement  de  cet  entretien. 

POLUS. 

Quoi!  ne  pourrai-je  donc  point  parler  aussi 
long-temps  qu'il  me  plaira? 

SOCRATE. 

Ce  serait  en  user  bien  mal  avec  toi,  mon  cher, 
si  étant  venu  à  Athènes ,  l'endroit  de  la  Grèce 
où  l'on  a  la  plus  grande  liberté  de  parler ,  tu 
étais  le  seul  que  l'on  privât  de  ce  droit.  Mais 
mets-toi  aussi  à  ma  place.  Si  tu  parles  à  ton 
aise,  et  que  tu  Refuses  de  répondre  avec  pré- 
cision à  ce  qu'on  te  propose ,  ne  serais-je  pas 
bien  à  plaindre  à  mon  tour,  s'il  ne  m'était  point 
permis  de  m'en  aller,  et  de  ne  pas  t'écouter?  Si 
donc  tu  prends  quelque  intérêt  à  la  dispute 
précédente ,  et  que  tu  veuilles  la  rectifier ,  re- 
viens ,  ainsi  que  j'ai  dit,  sur  tel  endroit  qu'il  te 
plaira ,  interrogeant  et  répondant  à  ton  tour  > 
comme  nous  avons  fait ,  Gorgias  et  moi ,  com- 
battant mes  raisons,  et  me  permettant  de  com- 
battre les  tiennes.  Tu  te  donnes  sans  doute  pour 


GORGIAS.  2  2  5 

savoir  les  mêmes  choses  que  Gorgias  :  n'est-ce 
pas  ? 

POÏ.US. 

Oui. 

SOCRATE. 

Par  conséquent ,  tu  te  livres  aussi  à  quiconque 
veut  t'interroger  sur  quelque  sujet  que  ce  soit, 
comme  étant  en  état  de  le  satisfaire. 

POLUS. 

Assurément. 

SOCRATE. 

Eh  bien ,  choisis  lequel  des  deux  il  te  plaira , 
d'interroger  ou  de  répondre. 

POLUS. 

J'accepte  la  proposition  :  réponds -moi,  So- 
crate.  Puisque  Gorgias  te  parait  embarrassé  à 
expliquer  ce  que  c'est  que  la  rhétorique,  dis- 
nous  ce  que  tu  en  penses. 

SOCRATE. 

Me  demandes-tu  quelle  espèce  d'art  c'est ,  se- 
lon moi  ? 

POLUS. 

Oui. 

SOCRATE. 

A  te  dire  la  vérité,  Polus,  je  ne  la  regarde 
pas  comme  un  art. 

3.  i5 


a*6  GORGIAS. 

POLUS. 

Comment  donc  la  regardes-tu  ? 

SOCRATE. 

Comme  une  chose  que  tu  te  vantes  d'avoir 
réduite  en  art  dans  un  écrit  que  j'ai  lu  depuis 
peu. 

POLUS. 

Quelle  chose  encore  ? 

SOCRATE. 

Une  espèce  de  routine. 

POLUS. 

La  rhétorique  est  donc  une  routine ,  à  ton 
avis? 

SOCRATE. 

Oui ,  à  moins  que  tu  ne  sois  d'un  autre  senti- 
ment. 

POLUS. 

Et  quel  est  l'objet  de  cette  routine  ? 

SOCRATE. 

De  procurer  de  l'agrément  et  du  plaisir. 

POLUS. 

Ne  juges-tu  pas  que  la  rhétorique  estime  belle 
chose  ,  puisqu'elle  met  en  état  de  plaire  aux 
hommes  ? 


GORGIÀS.  227 

SOCRATE. 

Quoi  donc,  Polus,  t'ai-je  déjà  expliqué  ce  que 
j'entends  par  la  rhétorique,  pour  me  demander, 
comme  tu  fais,  si  je  ne  la  trouve  pas  belle? 

POLUS. 

Ne  t'ai-je  point  entendu  dire  que  c'est  une 
certaine  routine  ? 

SOCRATE. 

Puisque  faire  plaisir  a  tant  de  prix  à  tes  yeux, 
voudrais-tu  bien  me  faire  un  petit  plaisir  ? 

POLUS. 

Volontiers. 

SOCRATE. 

Demande-moi  un  peu  quel  art  est ,  à  mon 
avis,  la  cuisine. 

POLUS. 

J'y  consens.  Quel  art  est-ce  que  la  cuisine  ? 

SOCRATE. 

Ce  n'en  est  point  un,  Polus. 

POLUS. 

Qu'est-ce  donc  ?  parle. 

SOCRATE. 

Le  voici.  C'est  une  espèce  de  routine. 

POLUS. 

Quel  est  son  objet  ?  parle. 

i5. 


228  GORGIAS. 

SOCRATE. 

Le  voici.  C'est,  Polus,  de  procurer  de  l'agré- 
ment et  du  plaisir. 

POLUS. 

La  cuisine  et  la  rhétorique  sont-elles  la  même 
chose  ? 

SOCRATE. 

Point  du  tout  ;  mais  elles  font  partie  l'une  et 
l'autre  de  la  même  profession. 

POLUS. 

De  quelle  profession ,  s'il  te  plaît  ? 

SOCRATE. 

Je  crains  qu'il  ne  soit  pas  trop  poli  de  dire 
ce  qui  en  est,  et  je  n'ose  le  faire  à  cause  de 
Gorgias,  de  peur  qu'il  ne  s'imagine  que  je  veux 
tourner  en  ridicule  sa  profession.  Pour  moi, 
j'ignore  si  la  rhétorique  que  Gorgias  professe 
est  ce  que  j'ai  en  vue  ;  d'autant  plus  que  la 
discussion  précédente  ne  nous  a  pas  découvert 
clairement  ce  qu'il  pense.  Quant  à  ce  que  j'ap- 
pelle rhétorique ,  c'est  une  partie  d'une  certaine 
chose  qui  n'est  pas  du  tout  belle. 

GORGIAS. 

De  quelle  chose ,  Socrate  ?  dis ,  et  ne  crains 
point  de  m'offenser. 


GORGIAS.  229 

SOCRATE. 

II  me  paraît  donc ,  Gorgias ,  que  c'est  une 
profession ,  où  l'art  n'entre  à  la  vérité  pour 
rien  ,  mais  qui  suppose  dans  une  âme  du  tact , 
de  l'audace ,  et  de  grandes  dispositions  natu- 
relles à  converser  avec  les  hommes.  J'appelle 
flatterie  le  genre  auquel  cette  profession  se 
rapporte.  Ce  genre  me  paraît  se  diviser  en  je 
ne  sais  combien  de  parties,  du  nombre  des- 
quelles est  la  cuisine.  On  croit  communément 
que  c'est  un  art  ;  mais,  à  mon  avis,  ce  n'en 
est  point  un  :  c'est  seulement  un  usage,  une 
routine.  Je  compte  aussi  parmi  les  parties  de 
la  flatterie  la  rhétorique,  ainsi  que  la  toilette 
et  la  sophistique  ,  et  j'attribue  à  ces  quatre 
parties  quatre  objets  différens.  Maintenant,  si 
Polus  veut  m'interroger,  qu'il  interroge  ;  car 
je  ne  lui  ai  pas  encore  expliqué  quelle  partie 
de  la  flatterie  est,  selon  moi,  la  rhétorique.  Il 
ne  s'aperçoit  pas  que  n'ai  point  achevé  ma  ré- 
ponse; et,  comme  si  elle  était  achevée ,  il  me  de- 
mande si  je  ne  tiens  point  la  rhétorique  pour 
une  belle  chose.  Pour  moi,  je  ne  lui  dirai  pas  si 
je  la  tiens  pour  belle  ou  pour  laide,  qu'aupara- 
vant je  ne  lui  aie  répondu  ce  que  c'est.  Cela  ne 
serait  pas  dans  l'ordre ,  Polus.  Demande-moi 
donc,  si  tu  veux  l'entendre,  quelle  partie  de  la 
flatterie  est,  selon  moi,  la  rhétorique. 


23o  GORGIAS. 

POLUS. 

Soit  :  je  te  le  demande.  Dis-moi  quelle  partie 
c'est. 

SOCRATE. 

Comprendras- tu  ma  réponse  ?  La  rhétorique 
est ,  selon  moi,  le  simulacre  d'une  partie  de  la 
politique. 

POLUS. 

Mais  encore ,  est-elle  belle  ou  laide  ? 

SOCRATE. 

Je  dis  qu'elle  est  laide  ;  car  j'appelle  laid  tout 
ce  qui  est  mauvais,  puisqu'il  faut  te  répondre 
comme  si  tu  comprenais  déjà  ma  pensée. 

GORGIAS. 

Par  Jupiter,  Socrate,  je  ne  conçois  pas  moi- 
même  ce  que  tu  veux  dire. 

SOCRATE. 

Je  n'en  suis  pas  surpris,  Gorgias;  je  n'ai  en- 
core rien  développé.  Mais  Polus  est  jeune  et  ar- 
dent. 

GORGIAS. 

Laisse-le  là,  et  explique-moi  en  quel  sens  tu 
dis  que  la  rhétorique  est  le  simulacre  d'une  par- 
tie de  la  politique. 

SOCRATE. 

Je  vais  essayer  de  t'exposer  sur  cela  ma  pen- 


GORGIAS.  a3i 

sée.  Si  la  chose  n'est  point  telle  que  je  dis ,  Polus 
me  réfutera.  N'y  a-t-il  pas  une  chose  que  tu  ap- 
pelles corps ,  et  une  autre  que  tu  appelles  âme  ? 

GORGIAS. 

Sans  contredit. 

SOCRATE. 

Ne  juges-tu  pas  qu'il  y  a  une  bonne  consti- 
tution de  l'un  et  de  l'autre  ? 

GORGIAS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Ne  reconnais -tu  pas  aussi  à  leur  égard  une 
constitution  qui  paraît  bonne ,  et  qui  ne  l'est 
pas  ?  Je  m'explique.  Plusieurs  paraissent  avoir 
le  corps  bien  constitué  ;  et  tout  autre  qu'un  mé- 
decin ou  qu'un  maître  de  gymnase  ne  s'aperce- 
vrait pas  aisément  qu'il  est  en  mauvais  état. 

GORGIAS. 

Tu  as  raison. 

SOCRATE. 

Je  dis  donc  qu'il  y  a  dans  le  corps  et  dans 
l'âme  je  ne  sais  quoi,  qui  fait  juger  qu'ils  sont 
l'un  et  l'autre  en  bon  état,  quoiqu'ils  ne  s'en 
portent  pas  mieux  pour  cela. 

GORGIAS. 

Soit. 

SOCRATE. 

Voyons  si  je  pourrai  te  faire  entendre  plus 


232  GORGIAS. 

clairement  ce  que  je  veux  dire.  Je  dis  qu'il  y  a 
deux  arts  qui  se  rapportent  au  corps  et  à  1  ame. 
Celui  qui  répond  à  l'âme  ,  je  l'appelle  politique. 
Pour  l'autre,  qui  regarde  le  corps,  je  ne  saurais 
le  désigner  d'abord  par  un  seul  nom.  Mais  quoi- 
que la  culture  du  corps  soit  une ,  j'en  fais  deux 
parties,  dont  l'une  est  la  gymnastique  ,  et  l'autre 
la  médecine.  En  divisant  de  même  la  politique  en 
deux,  je  mets  la  puissance  législative  vis-à-vis  de 
la  gymnastique,  et  la  puissance  judiciaire  vis-à-vis 
de  la  médecine.  Car  la  gymnastique  et  la  médecine 
d'un  côté,  et  de  l'autre  la  puissance  législative  et 
la  judiciaire  ont  beaucoup  de  rapport  entre  elles, 
car  elles  s'exercent  sur  le  même  objet  ;  mais  elles 
ont  entre  elles  aussi  quelques  différences.  Ces 
quatre  arts  étant  tels  que  j'ai  dit ,  et  ayant  tou- 
jours pour  but  le  meilleur  état  possible,  les 
uns  du  corps,  les  autres  de  l'âme,  la  flatterie 
s'en  est  aperçue ,  non  point  par  réflexion  _,  mais 
par  un  certain  tact ,  et ,  s'étant  partagée  en  quatre , 
elle  s'est  insinuée  sous  chacun  de  ses  arts,  et 
s'est  donnée  pour  celui  sous  lequel  elle  s'est 
glissée.  Elle  ne  se  met  nullement  en  peine  du 
bien;  mais  par  l'appât  du  plaisir,  elle  attire  et 
séduit  la  folie,  et  s'en  fait  adorer.  La  cuisine  s'est 
glissée  sous  la  médecine ,  et  s'attribue  le  discer- 
nement des  alimens  les  plus  salutaires  au  corps; 
de  façon  que  si  le  médecin  et  le  cuisinier  avaient 


GORGIÀS.  233 

à  disputer  ensemble  devant  des  en  fans  ,  ou 
devant  des  hommes  aussi  peu  raisonnables  que 
les  enfans ,  pour  savoir  qui  des  deux  ,  du 
cuisinier  ou  du  médecin ,  connaît  mieux  les 
qualités  bonnes  et  mauvaises  de  la  nourriture, 
le  médecin  mourrait  de  faim.  Voilà  donc  ce 
que  j'appelle  flatterie ,  et  c'est  une  chose  que 
je  dis  laide,  Polus,  car  c'est  à  toi  que  j'adresse 
ceci,  parce  qu'elle  ne  vise  qu'à  l'agréable  et 
néglige  le  bien.  J'ajoute  que  ce  n'est  point  un 
art,  mais  une  routine,  d'autant  qu'elle  n'a  au- 
cun principe  certain  sur  la  nature  des  choses 
dont  elle  s'occupe ,  et  qu'elle  ne  peut  rendre 
raison  de  rien.  Or  ,  je  n'appelle  point  art 
toute  chose  qui  est  dépourvue  de  raison.  Si 
tu  prétends  me  contester  ceci  ,  je  suis  prêt 
à  te  répondre.  La  flatterie  en  fait  de  ragoûts 
s'est  donc  cachée  sous  la  médecine,  comme  je 
l'ai  dit.  Sous  la  gymnastique  s'est  glissée  de  la 
même  manière  la  toilette  ,  pratique  fraudu- 
leuse, trompeuse,  ignoble  et  lâche,  qui  em- 
ploie pour  séduire  les  airs  ,  les  couleurs ,  le 
poli ,  les  vêtemens ,  et  substitue  le  goût  d'une 
beauté  empruntée  à  celui  de  la  beauté  naturelle 
que  donne  la  gymnastique.  Et,  pour  ne  pas  ra'é- 
tendre,  je  te  dirai,  comme  les  géomètres  (peut- 
être  ainsi  me  comprendras-tu  mieux)  que  ce  que 
la  toilette  est  à  la  gymnastique ,  la  cuisine  l'est 


^34  GORGIAS. 

à  la  médecine  ;  ou  plutôt  de  cette  manière  : 
ce  que  la  toilette  est  à  la  gymnastique ,  la  so- 
phistique l'est  à  la  puissance  législative  ;  et  ce 
que  la  cuisine  est  à  la  médecine ,  la  rhétorique 
l'est  à  la  puissance  judiciaire.  Telles  sont  les  dif- 
férences naturelles  de  ces  choses  ;  mais  comme 
elles  ont  aussi  des  rapports  ensemble,  les  so- 
phistes et  les  rhéteurs  se  confondent  avec  les 
législateurs  et  les  juges,  s'appliquent  aux  mêmes 
objets,  et  ne  savent  pas  eux-mêmes  quel  est 
leur  véritable  emploi ,  ni  les  autres  hommes 
non  plus.  Si  l'âme,  en  effet,  ne  commandait 
point  au  corps  ,  et  que  le  corps  se  gouvernât 
lui-même  ;  si  l'âme  n'examinait  point  par  elle- 
même  ,  et  ne  discernait  pas  la  différence  de  la 
cuisine  et  de  la  médecine ,  mais  que  le  corps 
en  fût  juge  et  qu'il  les  estimât  par  le  plaisir 
qu'elles  lui  procurent ,  rien  ne  serait  plus  com- 
mun, mon  cher  Polus,  que  ce  que  dit  Anaxa- 
goras  (et  tu  connais  cela,  assurément)  :  toutes 
choses  seraient  confondues*,  on  ne  pourrait  dis- 
tinguer ce  qui  est  salutaire  en  fait  de  médecine 
et  de  cuisine.  Tu  as  donc  entendu  ce  que  je 
pense  de  la  rhétorique  :  elle  est  par  rapport 
à  l'âme  ce  que  la  cuisine  est  par  rapport  au 
corps.  Peut-être  est-ce  une  inconséquence  de 

*  Moitié  de  vers  d'Anaxagore.  Voyez  le  Pàédon,  tome  I, 
page  218. 


GORGIAS.  *35 

ma  part  d'avoir  fait  un  long  discours ,  après  te 
les  avoir  interdits.  Mais  je  mérite  d'être  ex- 
cusé ;  car  lorsque  je  me  suis  expliqué  en  peu 
de  mots  tu  ne  m'as  pas  compris  ,  tu  ne  sa- 
vais quel  parti  tirer  de  mes  réponses  ,  et  il  me 
fallait  me  développer.  Lors  donc  que  tu  répon- 
dras, si  je  me  trouve  dans  le  même  embar- 
ras à  l'égard  de  tes  réponses  ,  je  te  permets 
de  t'étendre  à  ton  tour.  Mais  tant  que  je  pour- 
rai en  tirer  parti ,  laisse-moi  faire  :  rien  n'est  plus 
juste.  Et  maintenant ,  si  tu  peux  faire  quelque 
chose  de  cette  réponse,  vois,  je  te  la  livre. 

POLES. 

Qu'est-ce  que  tu  dis?  La  rhétorique  est, 
à  ton  avis ,  la  même  chose  que  la  flatterie  ? 

SOC  RATE. 

J'ai  dit  seulement  qu'elle  en  était  une  partie. 
Eh  quoi ,  Polus  !  à  ton  âge  tu  manques  déjà  de 
mémoire  ?  que  sera-ce  donc  quand  tu  seras  vieux? 

POLUS. 

Te  semble-  t-il  que  dans  les  états  les  bons  ora- 
teurs soient  regardés  comme  de  vils  flatteurs? 

SOCRATE. 

Est-ce  une  question  que  tu  me  fais ,  ou  un 
discours  que  tu  entames  ? 

POLUS. 

C'est  une  question. 


a36  GORGIAS. 

SOCRATE. 

Eh  !  bien  ,  il  me  paraît  qu'on  ne  les  regarde 
pas  même. 

POLUS. 

Comment  !  on  ne  les  regarde  pas  ?  De  tous 
les  citoyens,  ne  sont-ils  pas  ceux  qui  ont  le  plus 
de  pouvoir? 

SOCRATE. 

Non ,  si  tu  entends  que  le  pouvoir  est  un  bien 
pour  celui  qui  l'a. 

POLUS. 

C'est  ainsi  que  je  l'entends. 

SOCRATE. 

A  ce  compte ,  je  dis  que  les  orateurs  sont 
de  tous  les  citoyens  ceux  qui  ont  le  moins  de 
pouvoir. 

POLUS. 

Quoi  !  Semblables  aux  tyrans ,  ne  font-ils  pas 
mourir  celui  qu'ils  veulent  ?  ne  dépouillent-ils 
pas  de  ses  biens,  et  ne  banissent-ils  pas  qui 
il  leur  plaît  ? 

SOCRATE. 

En  vérité,  je  suis  incertain,  Polus ,  à  cha- 
que chose  que  tu  dis ,  si  tu  parles  de  ton  chef 


GORGIAS.  237 

et  si  tu  m'exposes  ta  façon  de  penser,  ou  si  tu 
me  demandes  la  mienne. 

POLUS. 

Je  te  demande  la  tienne. 

SOCRATE. 

A  la  bonne  heure,  mon  cher  ami.  Pourquoi 
donc  me  fais-tu  deux  questions  à-la-fois? 

POLUS. 

Comment,  deux  questions? 

SOCRATE. 

Ne  me  disais-tu  pas  à  ce  moment  que  les  ora- 
teurs ,  tels  que  les  tyrans ,  mettent  à  mort  qui 
ils  veulent  ;  qu'ils  dépouillent  de  ses  biens  et 
bannissent  qui  il  leur  plaît  ? 

POLUS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Eh  bien ,  je  te  dis  que  ce  sont  deux  ques- 
tions ,  et  je  vais  te  satisfaire  sur  l'une  et  sur 
l'autre.  Je  soutiens ,  Polus ,  que  les  orateurs  et 
les  tyrans  ont  très  peu  de  pouvoir  dans  les 
villes  ,  comme  je  disais  tout-à-1'heure  ;  et  qu'ils 
ne  font  presque  rien  de  ce  qu'ils  veulent ,  quoi- 
qu'ils fassent  ce  qui  leur  paraît  le  plus  avan- 
tageux. 

POLUS. 

Mais  n'est-ce  point  là  avoir  un  grand  pou- 
voir? 


a38  GORGIAS. 

SOCRATE. 

Non,  à  ce  que  prétend  Polus. 

POLUS. 

Moi,  je  prétends  cela?  c'est  tout  le  contraire. 

SOCRATE. 

Oui ,  tu  le  prétends  ,  si  tu  dis  qu'un  grand 
pouvoir  est  un  bien  pour  celui  qui  en  est  re- 
vêtu? 

POLUS. 

Je  le  dis  encore. 

SOCRATE. 

Crois-tu  que  ce  soit  un  bien  pour  quelqu'un 
de  faire  ce  qui  lui  paraît  être  le  plus  avanta- 
geux ,  lorsqu'il  est  dépourvu  de  bon  sens  ?  et 
appelles-tu  cela  avoir  un  grand  pouvoir  ? 

POLUS. 

Nullement. 

SOCRATE. 

Prouve-moi  donc  que  les  orateurs  ont  du  bon 
sens ,  et  que  la  rhétorique  est  un  art ,  et  non 
une  flatterie ,  et  tu  m'auras  réfuté.  Mais  tant  que 
tu  ne  l'auras  pas  fait,  il  demeurera  toujours  vrai 
que  ce  n'est  point  un  bien  pour  les  orateurs, 
ni  pour  les  tyrans  ,  de  faire  dans  un  état  ce 
qui  leur  plaît.  Le  pouvoir  est  à  la  vérité  un  bien, 
comme  tu  dis.  Mais  tu  conviens  toi-même  que 


GORG1ÀS.  239 

faire  ce  qu'on  juge  à  propos ,  lorsqu'on  est  dé- 
pourvu de  bon  sens,  est  un  mal.  N'est -il  pas 
vrai? 

POLUS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Comment  donc  les  orateurs  et  les  tyrans  au- 
raient-ils un  grand  pouvoir  dans  un  état ,  à 
moins  que  Polus  ne  réduise  Socrate  à  avouer 
qu'ils  font  ce  qu'ils  veulent  ? 

POLUS. 

Quel  homme  ! 

SOCRATE. 

Je  dis  qu'ils  ne  font  pas  ce  qu'ils  veulent  : 
réfute-moi. 

POLUS. 

Ne  viens-tu  pas  d'accorder  qu'ils  font  ce  qu'ils 
croient  le  plus  avantageux  pour  eux  ? 

SOCRATE. 

Je  le  répète. 

POLUS. 

Ils  font  donc  ce  qu'ils  veulent. 

SOCRATE. 

Je  le  nie. 

POLUS. 

Quoi?  lorsqu'ils  font  ce  qu'ils  jugent  à  pro- 
pos ! 


24o  GORGIAS. 

SOCRATE. 

Sans  doute. 

POLUS. 

En  vérité ,  Socrate ,  tu  avances  des  choses  pi- 
toyables et  insoutenables. 

SOCRATE. 

Ne  nie  condamne  pas  si  vite,  charmant  Polus, 
pour  parler  comme  toi  *.  Mais  si  tu  as  encore 
quelque  question  à  me  faire,  prouve-moi  que  je 
me  trompe:  sinon,  réponds-moi. 

POLUS. 

Je  consens  à  te  répondre ,  afin  de  voir  clair 
dans  ce  que  tu  viens  de  dire. 

SOCRATE. 

Juges-tu  que  les  hommes  veulent  les  actions 
mêmes  qu'ils  font  habituellement,  ou  la  chose 
en  vue  de  laquelle  ils  font  ces  actions  ?  Par 
exemple ,  ceux  qui  prennent  une  potion  de  la 
main  des  médecins,  veulent -ils,  à  ton  avis,  ce 
qu'ils  font,  c'est-à-dire,  avaler  une  potion  et 
ressentir  de  la  douleur  ?  ou  bien  veulent-ils  la 

*  Le  sophiste  Polus  affectait  d'employer  des  mots  d'un 
nombre  égal  de  syllabes,  et  qui  se  terminaient  de  même, 
comme  on  voit  par  le  discours  que  Platon  lui  prête  au  com 
mencement  du  Gorgias.  Socrate,  en  imitant  sa  façon  de 
parler  ,  l'appelle  ici  w  Xoxjê  HwXe  :  raillerie  qu'il  n'a  pas  été 
possible  de  faire  passer  dans  la  traduction. 


GORGIAS.  241 

santé,  en  vue  de  laquelle  ils  prennent  la  méde- 
cine? 

POLUS. 

Il  est  évident  qu'ils  veulent  la  santé,  en  vue 
de  laquelle  ils  prennent  la  médecine. 

SOCRATE. 

Pareillement  ceux  qui  vont  sur  mer,  et  qui 
font  toute  autre  espèce  de  commerce,  ne  veu- 
lent pas  ce  qu'ils  font  journellement  :  car  quel 
est  l'homme  qui  veut  aller  sur  mer  s'exposer  à 
mille  dangers,  et  avoir  mille  embarras?  Mais  ils 
veulent,  ce  me  semble,  la  chose  en  vue  de  la- 
quelle ils  vont  sur  mer,  c'est-à-dire,  la  richesse: 
la  richesse  en  effet  est  le  but  de  ces  voyages 
maritimes. 

POLUS. 

J'en  conviens. 

SOCRATE. 

N'en  est-il  pas  de  même  par  rapport  à  tout  le 
reste?  de  façon  que  quiconque  fait  une  chose  en 
vue  d'une  autre,  ne  veut  point  la  chose  même 
qu'il  fait,  mais  celle  en  vue  de  laquelle  il  la  fait. 

POLUS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Y  a-t-il  quoi  que  ce  soit  au  monde,  qui  ne  soit 


2^2  GORGIAS. 

bon  ou  mauvais,  ou  tenant  le  milieu  entre  le  bon 

et  le  mauvais ,  sans  être  ni  l'un  ni  l'autre? 

POLUS. 

Cela  ne  saurait  être  autrement,  Socrate. 

SOCRATE. 

Ne  mets-tu  pas  au  rang  des  bonnes  choses,  la 
sagesse ,  la  santé  ,  la  richesse  et  toutes  les  autres 
semblables  ;  et  leurs  contraires,  au  rang  des  mau- 


vaises? 


POLUS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Et  par  les  choses  qui  ne  sont  eii  bonnes  ni  mau- 
vaises n'entends-tu  pas  celles  qui  tantôt  tiennent 
du  bien,  tantôt  du  mal,  et  tantôt  ne  tiennent  ni 
de  l'un  ni  de  l'autre  ?  par  exemple ,  être  assis , 
marcher  ,  courir,  naviguer  :  et  encore  ,  les  pier- 
res ,  les  bois ,  et  les  autres  choses  de  cette  nature. 
N'est-ce  pas  là  ce  que  tu  conçois  par  ce  qui  n'est 
ni  bon  ni  mauvais  ?  ou  bien  est-ce  autre  chose  ? 

POLUS. 

Non ,  c'est  cela  même. 

SOCRATE. 

Lorsque  les  hommes  font  ces  choses  indiffé- 
rentes, les  font-ils  en  vue  des  bonnes,  ou  font-ils 
les  bonnes  en  vue  de  celles-là? 

POLUS. 

Us  font  les  indifférentes  en  vue  des  bonnes. 


GORGIAS.  3/,3 

SOCRATE. 

C'est  donc  toujours  le  bien  que  nous  poursui- 
vons ;  lorsque  nous  marchons  ,  c'est  dans  la 
pensée  que  cela  nous  sera  plus  avantageux  : 
et  c'est  encore  en  vue  du  bien  que  nous  nous  ar- 
rêtons, lorsque  nous  nous  arrêtons.  N'est-ce  pas? 

ro  lu  s. 
Oui. 

SOCRATE. 

Et  soit  qu'on  mette  quelqu'un  à  mort,  qu'on 
le  bannisse,  ou  qu'on  lui  ravisse  ses  biens,  ne  se 
porte-t-on  point  à  ces  actions,  dans  la  persuasion 
que  c'est  ce  qu'il  y  a  de  mieux  à  faire  ?  N'est-il  pas 
vrai  ? 

POLUS. 

Assurément. 

SOCRATE. 

Tout  ce  qu'on  fait  en  ce  genre,  c'est  donc  en 
vue  du  bien  qu'on  le  fait. 

POLUS. 

J'en  conviens. 

SOCRATE. 

Ne  sommes-nous  pas  convenus  que  l'on  ne  veut 
point  la  chose  qu'on  fait  en  vue  d'une  autre,  mais 
celle  en  vue  de  laquelle  on  la  fait? 

POLUS. 

Sans  contredit. 


244  GORGIAS. 

SOCRATE. 

Ainsi  on  ne  veut  pas  simplement  tuer  quel- 
qu'un, le  bannir,  lui  enlever  ses  biens  :  mais  si 
cela  est  avantageux,  on  veut  le  faire;  si  cela 
est  nuisible,  on  ne  le  veut  pas.  Car,  comme  tu 
l'avoues,  on  veut  les  choses  qui  sont  bonnes  : 
et  celles  qui  ne  sont  ni  bonnes  ni  mauvaises  ou 
tout-à-fait  mauvaises,  on  ne  les  veut  pas.  Ce  que 
je  dis  ,  Polus  ,  te  paraît-il  vrai ,  ou  non?  Pourquoi 
ne  réponds-tu  pas? 

POLUS. 

Cela  me  semble  vrai. 

SOCRATE. 

Puisque  nous  sommes  d'accord  là-  dessus , 
quand  un  tyran  ou  un  orateur  fait  mourir  quel- 
qu'un ,  le  condamne  au  bannissement,  ou  à  la 
perle  de  ses  biens,  croyant  que  c'est  le  parti  le 
plus  avantageux  pour  lui-même  ,  quoique  ce  soit 
en  effet  le  plus  mauvais  ;  il  fait  alors  ce  qui  lui 
plaît  :  n'est-ce  pas? 

POLUS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Fait-il  pour  cela  ce  qu'il  veut ,  s'il  est  vrai  que 
ce  qu'il  fait  est  mauvais?  que  ne  réponds-tu? 

POLUS. 

Il  ne  me  paraît  pas  qu'il  fasse  ce  qu'il  veut. 


GORGIAS.  245 

SOCRATE. 

Se  peut-il  donc  qu'un  tel  homme  ait  un  grand 
pouvoir  dans  sa  ville  ,  si  toutefois,  de  ton  aveu, 
c'est  un  bien  d'être  revêtu  d'un  grand  pouvoir? 

POLUS. 

Cela  ne  se  peut. 

SOCRATE. 

Par  conséquent,  j'avais  raison  de  dire  qu'il 
est  possible  qu'un  homme  fasse  dans  une  ville 
ce  qui  lui  plaît ,  sans  avoir  néanmoins  un  grand 
pouvoir,  ni  faire  ce  qu'il  veut. 

POLUS. 

Comme  si  toi-même,  Socrate,  tu  n'aimerais 
pas  mieux  avoir  la  liberté  de  faire  dans  une  ville 
tout  ce  qui  te  plaît,  que  de  ne  pas  l'avoir  ;  et 
comme  si,  lorsque  tu  vois  quelqu'un  qui  fait 
mourir  celui  qu'il  juge  à  propos,  le  dépouille 
de  ses  biens,  le  met  dans  les  fers,  tu  ne  lui  por- 
tais pas  envie? 

SOCRATE. 

Supposes- tu  qu'il  agisse  en  cela  justement 
ou  injustement? 

POLUS. 

De  quelque  manière  qu'il  agisse ,  n'est-ce  pas 
toujours  une  chose  digne  d'envie? 

SOCRATE. 

Parle  mieux,  Polus. 


a46  GORGIAS. 

POLUS. 

Pourquoi  donc? 

SOCRATE. 

Parce  qu'il  ne  faut  point  porter  envie  à  ceux 
dont  le  sort  n'en  doit  exciter  aucune  ,  ni  aux 
malheureux ,  mais  en  avoir  pitié. 

POLUS. 

Quoi!  penses-tu  que  telle  est  la  condition  de 
ceux  dont  je  parle? 

SOCRATE. 

Quelle  autre  idée  pourrais-je  en  avoir? 

POLUS. 

Tu  regardes  donc  comme  malheureux  et  digne 
de  compassion,  quiconque  fait  mourir  celui  qu'il 
juge  à  propos,  lors  même  qu'il  le  condamne  jus- 
tement à  la  mort. 

SOCRATE. 

Point  du  tout  :  mais  aussi  il  ne  me  paraît  pas 
digne  d'envie. 

POLUS. 

N'as-tu  pas  dit  toutà-l'heure  qu'il  est  malheu- 
reux ? 

SOCRATE. 

Oui ,  mon  cher ,  je  l'ai  dit  de  celui  qui  met  à 
mort  injustement , et  de  plus  j'ai  dit  qu'il  est  digne 
de  pitié.  Pour  celui  qui  ôte  la  vie  justement  à  un 
autre  ,  je  dis  qu'il  ne  doit  point  faire  envie. 


GORGIAS.  247 

POLUS. 

L'homme  qui  est  injustement  mis  à  mort , 
n'est-il  pas  en  même  temps  malheureux  et  à 
plaindre? 

SOCRATE. 

Moins  que  l'auteur  de  sa  mort,  Polus,  et  moins 
encore  que  celui  qui  a  mérité  de  mourir. 

POLUS. 

Comment  cela  ?  Socrate  ? 

SOCRATE. 

Le  voici.  C'est  que  le  plus  grand  de  tous  les 
maux  est  de  commettre  Tin  justice. 

POU]  s. 

Est-ce  là  le  plus  grand  mal?  Souffrir  une  in- 
justice, n'en  est-ce  pas  un  plus  grand? 

SOCRATE. 

Nullement. 

POLUS. 

Aimerais-tu  donc  mieux  recevoir  une  injustice 
que  delà  faire? 

SOCRATE. 

Je  ne  voudrais  ni  l'un  ni  l'autre;  mais  s'il  fal- 
lait absolument  commettre  une  injustice  ou  la 
souffrir,  j'aimerais  mieux  la  souffrir  que  la  com- 
mettre. 

POLUS. 

Est-ce  que  tu  n'accepterais  pas  la  condition 
â*  tyran? 


248  GORGIAS. 

SOCRATE. 

Non ,  si  par  être  tyran  tu  entends  la  même 
chose  que  moi. 

POLUS. 

J'entends  par  là  ce  que  je  disais  tout-à-1'heure, 
avoir  le  pouvoir  de  faire  dans  une  ville  tout  ce 
qu'on  juge  à  propos  ,  de  tuer,  de  bannir,  en  un 
mot ,  d'agir  en  tout  à  sa  fantaisie. 

SOCRATE. 

Mon  cher  ami ,  fais  réflexion  à  ce  que  je  vais 
dire.  Si  lorsque  la  place  publique  est  pleine  de 
monde ,  tenant  un  poignard  caché  sous  mon 
bras,  je  te  disais  :  J'ai  en  ce  moment,  Polus  , 
un  pouvoir  merveilleux  et  égal  à  celui  d'un 
tyran.  De  tous  ces  hommes  que  tu  vois ,  celui 
qu'il  me  plaira  de  faire  mourir,  mourra  tout-à- 
l'heure  ;  s'il  me  semble  que  je  doive  casser  la 
tête  à  quelqu'un ,  il  l'aura  cassée  à  l'instant  ; 
si  je  veux  déchirer  son  habit ,  il  sera  déchiré  : 
tant  est  grand  le  pouvoir  que  j'ai  dans  cette 
ville.  Si  tu  refusais  de  me  croire  ,  et  que  je 
te  montrasse  mon  poignard  ,  peut  -  être  di- 
rais-tu en  le  voyant  :  Socrate,il  n'est  personne 
à  ce  compte  qui  n'eût  un  grand  pouvoir  :  tu 
pourrais  de  la  même  façon  brûler  la  maison  de 
tel  citoyen  qu'il  te  plairait,  mettre  le  feu  aux 
arsenaux  des  Athéniens  ,  à  leurs  galères ,  et  à 


GOUGIAS.  249 

tous  les  vaisseaux  appartenant  à  l'état  ou  aux 
particuliers.  Mais  la  grandeur  du  pouvoir  ne 
consiste  point  précisément  à  faire  ce  qui  plaît. 
Que  t'en  semble? 

POLUS. 

Non ,  assurément,  de  la  manière  que  tu  viens 
de  dire. 

SOCRATE. 

Me  dirais-tu  bien  la  raison  pour  laquelle  tu 
rejettes  un  semblable  pouvoir? 

POLUS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Uis-la  donc. 

POLUS. 

C'est  qu'il  est  inévitable  que  quiconque  en 
agit  ainsi,  soit  puni. 

SOCRATE. 

Etre  puni  n'est-ce  point  un  mal? 

POLUS. 

Sans  doute. 

SOCRATE. 

Ainsi,  mon  cher,  tu  juges  donc  de  nou- 
veau, que  l'on  a  un  grand  pouvoir  ,  lorsque, 
faisant  ce  qui  plaît ,  on  ne  fait  rien  que  d'avan- 
tageux; et  qu'alors  c'est  une  bonne  chose.  C'est 


a5o  GORGIAS. 

en  cela  que  consiste  en  effet  le  grand  pou- 
voir :  hors  de  là,  il  n'y  a  que  mal  et  faiblesse. 
Examinons  encore  ceci.  Ne  convenons  -  nous 
point  qu'il  est  bien  quelquefois  de  faire  ce  que 
nous  disions  à  l'instant ,  de  mettre  à  mort ,  de 
bannir,  de  dépouiller  de  ses  biens  ',  et  que  quel- 
quefois il  ne  l'est  point? 

POLUS. 

Tout-à-fait. 

SOCRATE. 

Nous  sommes  donc,  à  ce  qu'il  paraît,  d'ac- 
cord sur  ce  point ,  toi  et  moi. 

POLUS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Dans  quel  cas  dis-tu  qu'il  est  bien  de  faire 
ces  sortes  de  choses?  Assigne-moi  les  bornes  que 
tu  y  mets. 

POLUS. 

Réponds  toi-même  à  cette  question ,  Socrate  ? 

SOCRATE. 

Eh  bien  ,  Polus ,  puisque  tu  préfères  rn'in- 
terroger  ,  je  dis  qu'il  est  bien  de  les  faire , 
lorsqu'on  les  fait  justement ,  et  mal ,  lorsqu'on 
les  fait  injustement. 


GORGIAS.  a5 1 

POLUS. 

Il  est  vraiment  bien  difficile  de  te  réfuter,  So- 
crate.  Un  enfant  même  ne  te  prouverait-il  pas 
que  tu  ne  dis  point  la  vérité? 

SOCRATE. 

Je  serai  fort  redevable  à  cet  enfant ,  et  je  ne  te 
le  serai  pas  moins  ,  si  tu  me  réfutes,  et  si  tu  me 
délivres  de  mes  extravagances.  Ne  te  lasse  point 
d'obliger  un  homme  qui  t'aime  :  de  grâce,  montre- 
moi  que  j'ai  tort. 

POLUS. 

Il  n'est  pas  besoin,  Socrate ,  de  recourir  pour 
cela  à  des  exemples  anciens.  Ce  qui  s'est  passé 
hier  et  avant- hier  *  suffit  pour  te  confondre,  et 
pour  démontrer  que  beaucoup  d'hommes  in- 
justes sont  heureux. 

SOCRATE. 

Qu'est-ce  donc  ? 

POLUS. 

Tu  vois  cet  Archélaùs ,  fils  de  Perdiccas ,  roi  de 
Macédoine. 

SOCRATE. 

Si  je  ne  le  vois  pas,  du  moins  j'en  entends 
parler? 

*  Pour  dire  récemment.  Voyez  le  second  Alcibiac'e,  t.  V, 
p.  i5i. 


a5a  G0RG1AS. 

POLUS. 

Qu'en  penses-tu?  est-il  heureux  ou  malheu- 
reux ? 

SOCRATE. 

Je  n'en  sais  rien,  Polus.  Je  n'ai  point  encore  eu 
d'entretien  avec  lui. 

POLUS. 

Quoi  donc!  Tu  saurais  ce  qui  en  est, si  tu  avais 
conversé  avec  lui;  et  tu  ne  peux  connaître  d'ici 
même,  par  une  autre  voie,  s'il  est  heureux? 

SOCRATE. 

Non ,  certes. 

POLUS. 

Évidemment ,  Socrate  ,  tu  diras  aussi  que  tu 
ignores  si  le  grand  roi  est  heureux. 

SOCRATE. 

Et  je  dirai  vrai  :  car  j'ignore  quel  est  l'état  de 
son  âme  par  rapport  à  la  science  et  à  la  justice. 

POLUS. 

Et  quoi!  Est-ce  que  tout  le  bonheur  consiste 
en  cela? 

SOCRATE. 

Oui,  selon  moi,  Polus.  Je  prétends  que  qui- 
conque est  honnête  et  vertueux  ,  homme  ou 
femme,  est  heureux;  et  quiconque  est  injuste 
ou  méchant,  malheureux. 


GORGIAS.  253 

POLUS. 

Cet  Archelaùs  est  donc  malheureux ,  à  ton 
compte. 

SOCRATE. 

Oui,  mon  cher,  s'il  est  injuste. 

POLUS. 

Et  comment  ne  serait-il  pas  injuste?  Il  n'avait 
aucun  droit  au  trône  qu'il  occupe ,  étant  fils 
d'une  esclave  d'Alcétas,  frère  de  Perdiccas  ;  se- 
lon la  justice  ,  il  était  esclave  d'Alcétas;  il  au- 
rait dû  le  servir,  s'il  eût  voulu  être  juste,  et 
en  conséquence  il  aurait  été  heureux,  à  ce 
que  tu  prétends  ;  au  lieu  qu'aujourd'hui  le 
voilà  devenu  souverainement  malheureux,  puis- 
qu'il a  commis  les  plus  grands  forfaits  ;  car 
ayant  d'abord  envoyé  chercher  Alcétas ,  son 
maître  et  son  oncle,  comme  pour  lui  remettre 
l'autorité  dont  Perdiccas  l'avait  dépouillé ,  il  le 
reçut  chez  lui,  l'enivra  lui  et  son  fils  Alexandre, 
qui  était  son  cousin  et  à-peu-près  du  même 
âge ,  et  les  ayant  mis  dans  un  chariot ,  et 
transportés  de  nuit  hors  du  palais  ,  il  les  fit 
égorger  tous  deux  ,  et  s'en  débarrassa  ainsi. 
Cela  fait ,  il  ne  s'aperçut  point  du  malheur  ex- 
trême où  il  était  tombé ,  il  ne  conçut  nul 
repentir;  et  peu  de  temps  après,  au  lieu  de 
consentir  à  devenir  heureux,  en  prenant  soin, 


a54  GORGIAS. 

comme  la  justice  l'exigeait,  de  l'éducation  de  son 
frère ,  fils  légitime  de  Perdiccas ,  âgé  d'environ 
sept  ans ,  à  qui  la  couronne  appartenait  de  droit, 
et  en  la  lui  rendant ,  il  le  jeta  dans  un  puits 
après  l'avoir  fait  étouffer,  et  dit  à  Cléopâtre,  mère 
de  l'enfant,  qu'il  était  tombédans  ce  puits  en  pour- 
suivant une  oie,  et  qu'il  y  était  mort.  Aussi  s'étant 
rendu  coupable  de  plus  de  crimes  qu'aucun 
homme  de  Macédoine  ,  est-il  aujourd'hui ,  non 
le  plus  heureux ,  mais  le  plus  malheureux  de 
tous  les  Macédoniens,  Et  peut-être  y  a-t-il  plus 
d'un  Athénien  ,  à  commencer  par  toi,  qui  préfé- 
rerait la  condition  de  tout  autre  Macédonien  à 
celle  d'Archélaûs. 

SOCEATE. 

Dès  le  commencement  de  cet  entretien,  Polus, 
je  t'ai  fait  compliment  sur  ce  que  tu  me  paraissais 
fort  versé  dans  la  rhétorique ,  mais  je  t'ai  dit  que 
tu  avais  négligé  l'art  de  discuter.  Voilà  donc  ces 
raisons  avec  lesquelles  un  enfant  me  réfuterait?  Et7 
à  t'entendre ,  tu  as  détruit  avec  ces  raisons  ma  pro- 
position que  l'homme  injuste  n'est  point  heu- 
reux. Par  où,  mon  cher?  puisque  je  ne  t'accorde 
absolument  rien  de  ce  que  tu  as  dit. 

POLUS. 

C'est  que  tu  ne  le  veux  pas  :  car  du  reste  tu 
penses  comme  moi. 


GORGIAS.  255 

SOCRATE. 

Tu  es  admirable  de  prétendre  me  réfuter 
avec  des  argumens  de  rhétorique,  comme  ceux 
qui  croient  faire  la  même  chose  devant  les  tri- 
bunaux. Là  en  effet  un  avocat  s'imagine  en 
avoir  réfuté  un  autre  ,  lorsqu'il  a  produit  un 
grand  nombre  de  témoins  distingués  pour  ap- 
puyer ce  qu'il  avance,  et  que  sa  partie  adverse 
n'en  a  produit  qu'un  seul,  ou  point  du  tout.  Mais 
ce  mode  de  réfutation  ne  sert  de  rien  pour  dé- 
couvrir la  vérité.  Car  quelquefois  un  accusé  peut 
être  condamné  à  tort  sur  la  déposition  d'un  grand 
nombre  de  témoins,  qui  paraissent  de  quelque 
poids.  Et,  dans  le  cas  présent,  presque  tous  les 
Athéniens  et  les  étrangers  seront  de  ton  avis  ; 
et  si  tu  veux  produire  contre  moi  des  témoi- 
gnages pour  me  prouver  que  la  vérité  n'est 
pas  de  mon  côté,  tu  auras,  quand  il  te  plaira, 
pour  témoins  Nicias  *,  fils  de  Nicérate  ,  et  ses 
frères ,  qui  ont  donné  tous  ces  trépieds  qu'on 
voit  rangés  dans  le  temple  de  Bacchus  ;  tu 
auras  encore ,  si  tu  veux  ,  Aristocrate ,  fils  de 
Scellios  ** ,  de  qui  est  cette  belle  offrande  dans 
le  temple  d'Apollon  pythien  ;   tu  auras   aussi 

*  Voyez  la  Fie  de  Nicias,  par  Plutarque. 
**  Thuc\dide,  liv.  VIII,  89. 


256  GORGIAS. 

toute  la  famille  de  Périclès;  et  telle  autre  famille 
d'Athènes  qu'il  te  plaira  de  choisir.  Mais  je 
suis  ,  quoique  seul  ,  d'un  autre  avis  :  car  tu  ne 
dis  rien  qui  m'oblige  d'en  changer  ,  et  tu  ne  fais 
que  produire  contre  moi  une  foule  de  faux 
témoins  pour  me  déposséder  de  mon  bien  et 
de  la  vérité.  Pour  moi ,  à  moins  que  je  ne  te 
réduise  à  rendre  toi-même  témoignage  à  la 
vérité  de  ce  que  je  dis,  je  n'ai,  à  mon  sens, 
rien  gagné  contre  toi ,  ni  toi ,  je  pense ,  contre 
moi ,  à  moins  que  je  ne  dépose  ,  quoique  seul, 
en  ta  faveur ,  et  que  tu  ne  comptes  abso- 
lument pour  rien  le  témoignage  des  autres. 
Voilà  donc  deux  manières  de  réfuter ,  l'une 
que  tu  crois  bonne  ,  ainsi  que  bien  d'autres  ; 
l'autre ,  que  je  juge  telle  aussi  de  mon  côté. 
Comparons  -  les  ensemble  ,  et  voyons  si  elles 
ne  diffèrent  en  rien  ;  car  les  objets  sur  les- 
quels nous  ne  sommes  point  d'accord ,  ne 
sont  pas  de  petite  conséquence  :  au  contraire , 
il  n'y  en  a  peut-être  point  qu'il  soit  plus  beau 
de  connaître,  et  plus  honteux  d'ignorer,  puis- 
qu'ils aboutissent  à  ceci,  de  savoir  ou  d'ignorer 
qui  est  heureux  ou  malheureux.  Et  pour  en  ve- 
nir à  la  question  qui  nous  occupe ,  tu  prétends 
en  premier  lieu  qu'il  est  possible  qu'on  soit  heu- 
reux étant  injuste ,  et  au  milieu  même  de  l'in- 
justice; puisque  tu  crois  qu'Archélaùs,  quoique 


GORGIAS.  257 

injuste,  n'en  est  pas  moins  heureux.  N'est-ce 
pas  là  l'idée  que  nous  devons  prendre  de  ta  ma- 
nière de  penser? 

POLUS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Et  moi,  je  soutiens  que  la  chose  est  impossible. 
Voilà  un  premier  point  sur  lequel  nous  ne  nous 
accordons  pas.  Soit.  Mais  le  coupable  sera-t-il 
heureux,  si  on  lui  fait  justice,  et  s'il  est  puni? 

POLUS. 

Point  du  tout;  au  contraire,  dans  ce  cas ,  il  se- 
rait très  malheureux. 

SOCRATE. 

Si  le  coupable  échappe  à  la  punition  qu'il  mé- 
rite,  il  sera  donc  heureux,  à  ton  compte? 

POLUS. 

Assurément. 

SOCRATE. 

Et  moi ,  je  pense,  Polus ,  que  l'homme  injuste 
et  criminel  est  malheureux  de  toute  manière  ; 
mais  qu'il  l'est  encore  davantage,  s'il  ne  subit 
aucun  châtiment,  et  si  ses  crimes  demeurent 
impunis;  et  qu'il  l'est  moins,  s'il  reçoit  des 
hommes  et  des  dieux  la  juste  punition  de  ses 
fautes. 

3.  *7 


*58  GORGIAS. 

POLIJS. 

Tu  avances  là  d'étranges  paradoxes,  Socrate. 

SOCRATE. 

Je  vais  essayer,  mon  cher,  de  te  faire  dire  les 
mêmes  choses  que  moi  :  car  je  te  tiens  pour  mon 
ami.  Voilà  donc  les  objets  sur  lesquels  nous  som- 
mes divisés.  Juges-en  toi-même.  J'ai  dit  tout-à- 
l'heure  que  commettre  une  injustice  est  un  plus 
grand  mal  que  la  souffrir. 

POLUS. 

Cela  est  vrai. 

SOCRATE. 

Et  toi,  que  c'est  un  plus  grand  mal  de  la  souf- 
frir. 

POLUS. 

Oui. 

SOCRATE. 

J'ai  dit  que  ceux  qui  agissent  injustement  sont 
malheureux  ;  et  tu  m'as  réfuté  là-dessus. 

POLUS. 

Oui,  par  Jupiter. 

SOCRATE. 

A  ce  que  tu  crois ,  Polus. 

POLUS. 

Et  probablement  j'ai  raison  de  le  croire. 


GORGIAS.  259 

SOCRATE. 

De  ton  côté ,  tu  tiens  les  méchans  pour  heu- 
reux, lorsqu'ils  ne  portent  pas  la  peine  de  leur 
injustice. 

POLUS. 

Sans  contredit. 

SOCRATE. 

Et  moi,  je  dis  qu'ils  sont  très  malheureux ,  et 
que  ceux  qui  subissent  le  châtiment  qu'ils  mé- 
ritent ,  le  sont  moins.  Veux  -  tu  aussi  réfuter 
cette  maxime? 

POLUS. 

Elle  est  encore  plus  difficile  à  réfuter  que  la 
précédente,  Socrate. 

SOCRATE. 

Point  du  tout,  Polus  :  mais  impossible;  car  le 
vrai  ne  se  réfute  pas. 

POLUS. 

Comment  dis-tu?  Quoi?  un  homme  que  l'on 
surprend  dans  quelque  forfait ,  comme  celui 
d'aspirer  à  la  tyrannie,  qu'on  met  ensuite  à  la 
torture,  qu'on  déchire,  à  qui  l'on  brûle  les  yeux; 
qui,  après  avoir  souffert  en  sa  personne  des 
tburmens  sans  mesure,  sans  nombre  et  de  toute 
espèce ,  et  en  avoir  vu  souffrir  autant  à  ses  en- 
fans  et  à  sa  femme,  est  enfin  mis  en  croix ,  ou 
enduit  de  poix  et  brûlé  vif  :  cet  homme  sera  plus 


26o  GORGIAS. 

heureux  que  si ,  échappant  à  ces  supplices  ,  il 
devenait  tyran  ,  passait  sa  vie  entière  ,  maître 
dans  sa  ville,  libre  de  faire  tout  ce  qui  lui  plaît, 
objet  d'envie  pour  ses  concitoyens  et  pour  les 
étrangers,  et  regardé  comme  heureux  par  tout 
le  monde?  Et  tu  prétends  qu'il  est  impossible  de 
réfuter  de  pareilles  absurdités? 

SOCRATE. 

Tu  cherches  de  nouveau  à  m'épouvanter , 
brave  Polus;  mais  tu  ne  me  réfutes  point  :  tout- 
à-l'heure  tu  appelais  des  témoins  à  ton  secours. 
Quoi  qu'il  en  soit,  rappelle-moi  une  petite  chose  : 
as-tu  supposé  que  cet  homme  aspirât  injuste- 
ment à  la  tyrannie? 

POLUS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Cela  étant,  l'un  ne  sera  pas  plus  heureux  que 
l'autre,  ni  celui  qui  a  réussi  à  s'emparer  injus- 
tement de  la  tyrannie,  ni  celui  qui  a  été  puni; 
car  il  ne  saurait  se  faire  que  de  deux  malheu- 
reux l'un  soit  plus  heureux  que  Vautre.  Mais  le 
plus  malheureux  des  deux  est  celui  qui  a  échappé 
au  châtiment,  et  s'est  mis  en  possession  de  la 
tyrannie.  Qu'est  ceci ,  Polus  ?  Tu  ris  ?  C'est  sans 
doute  encore  une  nouvelle  manière  de  réfuter , 
que  de  rire  au  nez  d'un  homme ,  sans  alléguer 
aucune  raison  contre  ce  qu'il  dit. 


GORGIAS.  261 

POLUS. 

Ne  crois-tu  pas  être  réfuté  suffisamment,  So- 
crate,  en  avançant  ainsi  des  choses  qu'aucun 
homme  ne  soutiendra  jamais?  Interroge  plutôt 
qui  tu  voudras  des  assistans. 

SOCRATE. 

Je  ne  suis  point  du  nombre  des  politiques  , 
Polus  ;  et  l'an  passé  le  sort  m'ayant  fait  sénateur , 
lorsque  ma  tribu  présida  à  son  tour  aux  assem- 
blées du  peuple,  et  qu'il  me  fallut  recueillir  les 
suffrages,  je  me  rendis  ridicule,  parce  que  je 
ne  savais  comment  m'y  prendre.  Ne  me  parle 
donc  point  de  recueillir  les  suffrages  des  assis- 
tans ,  et  si ,  comme  je  l'ai  déjà  dit ,  tu  n'as  point 
de  meilleurs  argumens  à  m'opposer ,  laisse-moi 
t'interroger  à  mon  tour  ,  et  fais  l'essai  de  ma 
façon  de  réfuter  ,  que  je  crois  la  bonne.  Je 
ne  sais  produire  qu'un  seul  témoin  en  faveur 
de  ce  que  je  dis ,  celui-là  même  avec  qui  je 
discute  ;  et  je  ne  tiens  nul  compte  du  grand 
nombre.  Je  ne  recueille  d'autre  suffrage  que  le 
sien;  pour  la  foule,  je  ne  lui  adresse  pas  même 
la  parole.  Vois  donc  si  tu  veux  souffrir  à  ton 
tour  que  je  te  réfute,  en  Rengageant  à  répon- 
dre à  mes  questions.  Car  je  suis  convaincu  que 
toi  et  moi  et  les  autres  hommes  ,  nous  pen- 
sons tous  que  c'est  un  plus  grand  mal  de  com- 


262  GORGIAS. 

mettre  l'injustice  que  de  la  souffrir,  et  de  n'être 
point  puni  de  ses  crimes  que  d'en  être  puni. 

POLUS. 

Je  soutiens ,  au  contraire ,  que  ce  n'est  ni  mon 
sentiment,  ni  celui  d'aucun  au  ire.  Toi-même, 
aimerais-tu  mieux  qu'on  te  fît  injustice  ,  que 
de  faire  injustice  à  autrui? 

SOCRATE. 

Oui,  et  toi  aussi,  et  tout  le  monde. 

POLUS. 

Il  s'en  faut  bien  :  ni  toi ,  ni  moi ,  ni  qui  que 
ce  soit  n'est  dans  cette  disposition. 

SOCRATE. 

Eh  bien  ,  répondras-tu  ? 

POLUS. 

j'y  consens;  car  je  suis  extrêmement  curieux 
de  savoir  ce  que  tu  diras. 

SOCRATE. 

Afin  de  l'apprendre ,  réponds-moi ,  Polus , 
comme  si  je  commençais  pour  la  première  fois 
à  t'interroger.  Quel  est  le  plus  grand  mal ,  à  ton 
avis  ,  de  faire  une  injustice,  ou  de  la  recevoir? 

POLUS. 

De  la  recevoir ,  selon  moi. 

SOCRATE. 

Et  quel  est  le  plus  laid  de  faire  une  injustice, 
ou  de  la  recevoir  ?  Réponds. 


r.OUGIAS.  26?) 

POLI  s. 


De  la  faire. 


SOCRA.TE. 

Si  cela  est  plus  laid,  c'est  donc  aussi  un  plus 
grand  mal. 

POLUS. 

Point  du  tout. 

SOCRA.TE. 

J'entends.  Tu  ne  crois  pas,  à  ce  qu'il  paraît , 
que  le  beau  et  le  bon  ,  le  mauvais  et  le  honteux 
soient  la  même  chose. 

POLUS. 

Non ,  certes. 

SOCRATE. 

Et  que  dis-tu  à  ceci?  Toutes  les  belles  choses 
en  fait  de  corps ,  de  couleur  ,  de  figures ,  de 
sons,  de  genres  de  vie,  les  appelles-tu  belles 
sans  aucun  motif?  Et  pour  commencer  par  les 
beaux  corps  ,  quand  tu  dis  qu'ils  sont  beaux , 
n'est-ce  point  ou  par  rapport  à  leur  usage,  à 
cause  de  l'utilité  qu'on  en  peut  tirer,  ou  en 
vue  d'un  certain  plaisir,  parce  que  leur  aspect 
fait  naître  un  sentiment  de  joie  dans  l'âme  de 
ceux  qui  les  regardent?  Est-il  hors  de  là  quel- 
que autre  raison  qui  te  fasse  dire  qu'un  corps 
est  beau  ? 


264  G0RG1AS. 

POLUS. 

Je  n'en  connais  point. 

SOCRATE. 

N'appelles-tu  pas  belles  de  même  toutes  les 
autres  choses,  soit  figures,  soit  couleurs,  pour 
le  plaisir  ou  l'utilité  qui  en  revient ,  ou  pour 
l'un  et  l'autre  à-la-fois? 

POLUS. 

Oui. 

SOCRATE. 

N'en  est-il  pas  ainsi  des  sons  ,  et  de  tout  ce 
qui  appartient  à  la  musique? 

POLUS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Pareillement,  ce  qui  est  beau  en  fait  de  lois 
et  de  genres  de  vie  ne  l'est  pas  sans  doute  pour 
une  autre  raison  que  parce  qu'il  est  ou  utile  ou 
agréable,  ou  l'un  et  l'autre. 

POLUS. 

Apparemment. 

SOCRATE. 

N'en  est-il  point  de  même  de  la  beauté  des 
sciences? 

POLUS. 

Sans  contredit  ;  et  c'est  bien  définir  le  beau, 


GORGI>  S.  a65 

Socrate ,  que  de  le  définir  comme  tu  fais,  ce 
qui  est  bon  ou  agréable. 

SOCRATE. 

Le  laid  est  donc  bien  défini  par  les  deux  con- 
traires, le  douloureux  et  le  mauvais? 

POLUS. 

Nécessairement. 

SOCRATE. 

De  deux  belles  choses,  si  l'une  est  plus  belle 
que  l'autre ,  n'est-ce  point  parce  qu'elle  la  sur- 
passe ou  en  agrément,  ou  en  utilité,  ou  dans 
tous  les  deux  ? 

POLUS. 

Sans  doute. 

SOCRATE. 

Et  de  deux  choses  laides,  si  l'une  est  plus 
laide  que  l'autre ,  ce  sera  parce  qu'elle  cause 
ou  plus  de  douleur  ,  ou  plus  de  mal,  ou  l'un  et 
l'autre.  N'est-ce  pas  une  nécessité? 

POLUS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Voyons  à  présent.  Que  disions  -  nous  tout-à- 
l'heure  touchant  l'injustice  faite  ou  reçue  ?  Ne 
disais-tu  pas  qu'il  est  plus  mauvais  de  souffrir 
l'injustice,  et  plus  laid  de  la  commettre? 


266  CORGIAS. 

POLUS. 

Cela  est  vrai. 

SOCRATE. 

Si  donc  il  est  plus  laid  de  faire  une  injus- 
tice que  de  la  recevoir ,  c'est  ou  parce  que 
cela  est  plus  fâcheux  et  plus  douloureux  ,  ou 
parce  que  c'est  un  plus  grand  mal ,  ou  l'un  et 
l'autre  à-la-fois.  N'est-ce  pas  là  encore  une  né- 
cessité ? 

POLUS. 

J'en  conviens. 

SOCRATE. 

Examinons,  en  premier  lieu ,  s'il  est  plus  dou- 
loureux de  commettre  une  injustice  que  de  la 
souffrir,  et  si  ceux  qui  la  font  ressentent  plus  de 
douleur  que  ceux  qui  la  reçoivent. 

POLUS. 

Nullement,  Socrate. 

SOCRATE. 

L'action  de  commettre  une  injustice  ne  l'em- 
porte donc  pas  du  côté  de  la  douleur. 

POLUS. 

Non. 

SOCRATE. 

Cela  étant,  elle  ne  l'emporte  pas,  par  con- 
séquent, pour  la  douleur  et  le  mal  tout  à-la- 
fois. 


G0RG1AS.  267 

POLUS. 

Il  n'y  a  pas  d'apparence. 

SOCRATE. 

Il  reste  donc  qu'elle  l'emporte  par  l'autre  en- 
droit. 

roLus. 
Oui. 

SOCRATE. 

Par  l'endroit  du  mal ,  n'est-ce  pas? 

POLUS. 

Vraisemblablement. 

SOCRATE. 

Puisque  faire  une  injustice  l'emporte  du  coté 
du  mal ,  la  faire  est  donc  plus  mauvais  que  la 
recevoir. 

POLUS. 

Cela  est  évident. 

SOCRATE. 

La  plupart  des  hommes  ne  reconnaissent-ils 
point,  et  n'as-tu  pas  toi-même  avoué  précédem- 
ment qu'il  est  plus  laid  de  commettre  une  in- 
justice que  de  la  souffrir  ? 

POLUS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Et  ne  venons-nous  pas  de  voir  que  c'est  une 
chose  plus  mauvaise  ? 


268  GORGIAS. 

POLUS. 

Il  paraît  que  oui. 

SOCRATE. 

Préférerais-tu  ce  qui  est  plus  laid  et  plus 
mauvais  à  ce  qui  Test  moins?  N'aie  pas  honte  de 
répondre,  Polus;  il  ne  t'en  arrivera  aucun  mal. 
Mais  livre-toi  sans  crainte  à  la  discussion,  comme 
à  un  médecin;  réponds,  et  accorde  ou  nie  ce 
que  je  te  demande. 

POLUS. 

Non ,  je  ne  le  préférerais  pas  ,  Socrate. 

SOCRATE: 

Est-il  quelqu'un  au  monde  qui  le  préférât? 

POLUS. 

Il  me  semble  que  non ,  du  moins  d'après  ce 
qui  vient  d'être  dit. 

SOCRATE. 

Ainsi ,  j'avais  raison  de  dire  que  ni  moi ,  ni  toi , 
ni  qui  que  ce  soit  n'aimerait  mieux  faire  une 
injustice  que  la  recevoir,  parce  que  c'est  une 
chose  plus  mauvaise. 

POLUS. 

Il  y  a  apparence. 

SOCRATE. 

Vois-tu  présentement ,  Polus ,  que  ma  manière 
de  réfuter  et  la   tienne  ne  se  ressemblent  en 


GORGIAS.  269 

rien?  Tous  les  autres  t'accordent  ce  que  tu  avan- 
ces, excepté  moi.  Pour  moi,  il  me  suffît  de  ton 
seul  aveu ,  de  ton  seul  témoignage  ;  je  ne  re- 
cueille point  d'autre  suffrage  que  le  tien,  et  je 
me  mets  peu  en  peine  de  ce  que  les  autres  pen- 
sent.— Que  ce  point  demeure  donc  arrêté  entre 
nous.  Passons  à  l'examen  de  l'autre  ,  sur  lequel 
nous  n'étions  pas  d'accord ,  savoir ,  si  être  puni 
pour  les  injustices  qu'on  a  commises  est  le  plus 
grand  des  maux ,  comme  tu  le  pensais  ,  ou  si 
c'est  un  plus  grand  mal  de  n'être  pas  puni,  comme 
je  le  croyais.  Procédons  de  cette  manière.  Porter 
la  peine  de  son  injustice,  et  être  châtié  à  juste 
titre  ,  n'est-ce  pas  la  même  chose,  selon  toi? 

POLUS. 

Oui. 

SOCRAÏE. 

Pourrais-tu  me  nier  que  tout  ce  qui  est  juste, 
en  tant  que  juste ,  est  beau  ?  fais-y  réflexion 
avant  de  répondre. 

POLUS. 

Il  me  paraît  bien  que  cela  est  ainsi,  Socrate. 

SOCRATE. 

Considère  encore  ceci.  Lorsque  quelqu'un  fait 
une  chose,  n'est -il  pas  nécessaire  qu'il  y  ait  un 
patient  qui  corresponde  à  l'agent  *? 

*  Discussion  qui  se  retrouve  dans  XEuthyphron,  1. 1,  p.  32. 


270  GORGIAS. 

POLUS. 

Je  le  pense. 

SOCRATE. 

Ce  que  le  patient  souffre  n'est-il  pas  la  même 
chose  que  ce  que  fait  l'agent  ?  Voici  ce  que  je 
veux  dire.  Si  quelqu'un  frappe,  n'est-ce  pas  une 
nécessité  qu'une  chose  soit  frappée  ? 

POLUS. 

Assurément. 

SOCRATE. 

Et  s'il  frappe  fort  ou  vite,  que  la  chose  soit 
frappée  de  même? 

POLUS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Ce  qui  est  frappé  éprouve  donc  une  passion 
de  même  nature  que  l'action  de  qui  frappe. 

POLUS. 

Sans  doute. 

SOCRATE. 

Pareillement,  si  quelqu'un  brûle,  il  est  néces- 
saire qu'une  chose  soit  brûlée. 

POLUS. 

Cela  ne  peut  être  autrement. 

SOCRATE. 

Et   s'il  brûle  fort  ou  d'une  manière  doulou- 


GORGIAS.  271 

reuse,  que  la  chose  soit  brûlée  précisément  de 
la  façon  dont  on  la  brûle. 

POLUS. 

Sans  difficulté. 

SOCRATE. 

Tl  en  est  de  même  si  une  chose  coupe  ;  une 
autre  est  coupée. 

POLUS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Et  si  la  coupure  est  grande,  ou  profonde ,  ou 
douloureuse ,  la  chose  coupée  l'est  exactement 
de  la  manière  dont  on  la  coupe. 

POLUS. 

Tout-à-fait. 

SOCRATE. 

En  un  mot,  vois  si  tu  m'accordes  en  général 
ce  que  je  viens  de  dire,  que  ce  que  fait  l'agent, 
le  patient  le  souffre  tel  que  l'agent  le  fait. 

POLUS. 

Je  l'accorde. 

SOCRATE. 

Cela  convenu,  dis-moi  si  être  puni  c'est  pâtir 
ou  agir. 

POLUS. 

Évidemment,  c'est  pâtir,  Socrate. 


272  GORGÏAS. 

SOCRATE. 

De  la  part  de  quelque  agent,  sans  doute. 

POLUS. 

Cela  va  sans  dire  :  de  la  part  de  celui  qui  châtie. 

SOCRATE. 

Quiconque  châtie  à  bon  droit  ne  châtie-t-il 
point  justement? 

POLUS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Fait-il  en  cela  une  action  juste,  ou  non? 

POLUS. 

Il  fait  une  action  juste. 

SOCRATE. 

Ainsi  celui  qui  est  châtié,  lorsqu'on  le  punit 
d'une  faute,  pâtit  justement. 

POLUS. 

Apparemment. 

SOCRATE. 

N'avons-nous  pas  avoué  que  tout  ce  qui  est 
juste  est  beau? 

POLUS. 

Sans  contredit. 

SOCRATE. 

Ce  que  fait  la  personne  qui  châtie  et  ce  que 
souffre  la  personne  châtiée  est  donc  beau. 


GORGIAS.  273 

POLUS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Mais  si  c'est  beau,  c'est  en  même  temps  bon; 
car  le  beau  est  ou  agréable ,  ou  utile. 

POLUS. 

Nécessairement. 

SOCRATE. 

Ainsi  ce  que  souffre  celui  qui  est  puni  est  bon. 

POLUS. 

Il  paraît  qu'oui. 

SOCRATE. 

Il  lui  en  revient  par  conséquent  quelque  uti- 
lité. 

POLUS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Est-ce  l'utilité  que  je  conçois,  savoir,  de  de- 
venir meilleur  quant  à  l'âme,  s'il  est  vrai  qu'il 
soit  châtié  à  juste  titre? 

POLUS. 

Cela  est  vraisemblable. 

SOCRATE. 

Ainsi ,  celui  qui  est  puni  est  délivré  du  mal  de 
ame. 

POLUS. 

Oui. 

3.  iS 


274  GORGIAS. 

SOCRATE. 

N'est-il  pas  délivré  par  là  du  plus  grand  des 
maux?  Envisage  la  chose  de  cette  manière.  Con- 
nais-tu ,  pour  qui  veut  faire  fortune,  quelque 
autre  mal  que  la  pauvreté? 

POLUS. 

Non,  je  ne  connais  que  celui-là. 

SOCRATE. 

Et  par  rapport  au  corps ,  n'appelles-tu  point 
mal  la  faiblesse,  la  maladie,  la  laideur,  et  ainsi 
du  reste? 

POLUS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Tu  penses  sans  doute  que  lame  a  aussi  son 
mal? 

POLUS. 

Sans  contredit. 

SOCRATE. 

N'est-ce  pas  ce  que  tu  nommes  injustice,  igno- 
rance, lâcheté  ,  et  les  autres  vices  semblables? 

POLUS. 

Assurément. 

SOCRATE. 

A  ces  trois  choses  donc ,  fortune ,  corps  et 
âme,  répondent,  selon  toi,  trois  maux,  pau- 
vreté, maladie,  injustice? 


GORGIAS.  27  5 

PO  LUS. 

Oui. 

SOCRATE. 

De  ces  trois  maux,  quel  est  le  plus  laid  ?  N'est- 
ce  pas  l'injustice,  et,  pour  le  dire  en  un  mot, 
le  mal  de  l'âme? 

POLUS. 

Sans  comparaison. 

SOCRATE. 

Si  c'est  le  plus  laid ,  n'est-ce  pas  aussi  le  plus 
mauvais  ? 

POLUS. 

Comment  entends-tu  ceci,  Socrate? 

SOCRATE. 

Le  voici.  En  conséquence  de  nos  aveux  pré- 
cédens,  ce  qui  est  le  plus  laid  est  toujours  tel  ? 
parce  qu'il  cause  la  plus  grande  douleur  ou  le 
plus  grand  dommage ,  ou  l'un  et  l'autre  ensem- 
ble. 

POLUS. 

A  merveille. 

SOCRATE. 

Or,  ne  venons-nous  pas  de  reconnaître  que 
l'injustice  et  tout  mal  de  l'âme  est  ce  qu'il  y  a 
de  plus  laid? 

POLUS. 

Nous  l'avons  reconnu  en  effet. 

18. 


376  GORGIAS. 

SOCRATE. 

Et  le  plus  laid  n'est-il  point  tel ,  ou  parce  que 
rien  n'est  plus  douloureux ,  ou  parce  que  rien 
n'est  plus  dommageable ,  ou  à  cause  de  l'un  et 
de  l'autre? 

POLUS. 

De  toute  nécessité. 

SOCRATE. 

Or,  est-il  plus  douloureux  d'être  injuste  ,  in- 
tempérant, lâche,  ignorant,  que  d'être  indigent 
ou  malade? 

POLUS. 

Il  me  paraît  que  non,  Socrate,  d'après  tout 
cela. 

SOCRATE. 

Le  mal  de  l'âme  n'est  donc  le  plus  laid  que 
parce  qu'il  l'emporte  en  dommage  sur  tous  les 
autres,  d'une  manière  extraordinaire  et  merveil- 
leuse, puisque  de  ton  aveu  il  ne  remporte  point 
du  côté  de  la  douleur. 

POLUS. 

Il  le  faut  bien. 

SOCRATE. 

Mais  ce  qui  l'emporte  par  l'excès  du  dommage 
est  le  plus  grand  de  tous  les  maux. 


GOItGlAS.  277 

POLUS. 

Oui. 

SOURATE. 

Donc  l'injustice,  l'intempérance  ,  et  eu  géné- 
ral les  maux  de  l'âme  sont  de  tous  les  maux  les 
plus  grands. 

POLUS. 

Il  parait  qu'oui. 

SOCRATE. 

Quel  art  nous  délivre  de  la  pauvreté  ?  N'est- 
ce  pas  l'économie? 

POLUS. 

Oui. 

SOCRATE. 

lit  de  la  maladie?  N'est-ce  pas  la  médecine? 

POLUS. 

Sans  difficulté. 

SOCRATE. 

Et  des  maux  de  lame  et  de  l'injustice?  Si  tu 
ne  trouves  pas  de  réponse  de  cette  manière  , 
vois  de  celle-ci.  Où  et  chez  qui  conduisons-nous 
ceux  dont  le  corps  est  malade  ? 

POLUS. 

Chez  les  médecins  ,  Socrate. 


278  GORGIAS. 

SOCRATE. 

Où  conduit-on  ceux  qui  s'abandonnent  à  l'in- 
justice et  à  l'intempérance? 

POLUS. 

Tu  veux  dire  apparemment  chez  les  juges. 

SOCRATE. 

N'est-ce  pas  pour  y  être  punis? 

POLS. 

Sans  doute. 

SOCRATE. 

Ceux  qui  châtient  avec  raison  ne  suivent-ils 
point  en  cela  une  certaine  justice? 

POLUS. 

Cela  est  évident. 

SOCRATE. 

Ainsi  l'économie  délivre  de  l'indigence ,  la  mé- 
decine de  la  maladie ,  et  la  justice  de  l'intem- 
pérance et  de  l'injustice. 

POLUS. 

Je  le  pense  ainsi. 

SOCRATE. 

Mais  de  ces  trois  choses  dont  tu  parles,  quelle 
est  la  plus  belle  ? 

POLUS. 

De  quelles  choses? 


GOUGIAS.  279 

SOCRATE. 

L'économie,  la  médecine  et  la  justice. 

POLUS. 

La  justice  l'emporte  de  beaucoup,  Socrate. 

SOCRATE. 

Puisqu'elle  est  la  plus  belle ,  c'est  donc  parce 
qu'elle  procure  le  plus  grand  plaisir,  ou  la  plus 
grande  utilité,  ou  l'un  et  l'autre. 

POLUS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Est-ce  une  chose  agréable  d'être  entre  les 
mains  des  médecins  ;  et  le  traitement  qu'on  fait 
aux  malades  leur  cause-t-il  du  plaisir? 

POLUS. 

Je  ne  le  crois  pas. 

SOCRATE. 

Mais  c'est  une  chose  utile,  n'est-ce  pas? 

POLUS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Car  elle  délivre  d'un  grand  mal  :  en  sorte  qu'il 
est  avantageux  de  souffrir  la  douleur  pour  re- 
couvrer la  santé. 


280  GORGIAS. 

POLUS. 

Sans  contredit. 

SOCRATE. 

L'homme  qui  est  ainsi  entre  les  mains  des  mé- 
decins est-il  dans  la  situation  la  plus  heureuse 
par  rapport  au  corps,  ou  bien  est-ce  celui  qui 
n'a  point  été  malade? 

polus. 

Il  est  évident  que  c'est  celui-ci. 

SOCRATE. 

En  effet ,  le  bonheur  ne  consiste  pas,  ce  sem- 
ble ,  à  être  soulagé  du  mal ,  mais  à  n'en  pas 
avoir  eu. 

POLUS. 

Cela  est  vrai. 

SOCRATE. 

Mais  quoi!  de  deux  hommes  malades,  quant 
au  corps  ou  quant  à  l'âme ,  quel  est  le  plus  mal- 
heureux ,  de  celui  qu'on  traite  et  qu'on  délivre 
de  son  mal,  ou  de  celui  qu'on  ne  traite  point, 
et  qui  garde  son  mal? 

POLUS. 

Il  me  paraît  que  c'est  celui  qu'on  ne  traite 
point. 

SOCRATE. 

Ainsi  la  punition  procure  la  délivrance  du 
plus  grand  des  maux,  du  mal  de  l'âme. 


GORG1AS.  281 

POLUS. 

J'en  conviens. 

SOCRATE. 

Car  elle  rend  sage,  elle  oblige  à  devenir  plus 
juste,  et  elle  est  une  sorte  de  médecine  morale. 

POLIS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Le  plus  heureux,  par  conséquent ,  est  celui 
qui  n'a  admis  dans  son  âme  aucun  mal,  puisque 
nous  avons  vu  que  le  mal  de  l'âme  est  le  plus 
grand  de  tous. 

POLUS. 

Sans  difficulté. 

SOCRATE. 

Le  second  est  celui  qu'on  en  a  délivré. 

POLUS. 

Il  y  a  apparence. 

SOCRATE. 

C'est-à-dire  ,  celui  qui  a  reçu  des  avis ,  des 
réprimandes,  qui  a  subi  la  punition. 

POLUS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Ainsi ,  celui  qui  est  malade  de  l'injustice,  et  qui 
n'en  a  pas  été  délivré,  mène  la  vie  la  plus  mal- 
heureuse. 


i82  GORGIAS. 

POLUS. 

Selon  toute  vraisemblance. 

SOCRATE. 

Eh  bien  !  cet  homme,  n'est-ce  pas  celui  qui  , 
s'étant  rendu  coupable  des  plus  grands  crimes , 
et  tout  rempli  d'injustice,  parvient  à  se  mettre 
au-dessus  des  réprimandes,  des  corrections,  des 
punitions?  Telle  est,  comme  tu  le  dis  toi-même, 
la  situation  d'Archélaùs,  et  celle  des  autres  ty- 
rans, des  orateurs  et  de  tous  ceux  qui  jouissent 
d'un  grand  pouvoir. 

POLUS. 

Il  paraît  qu'oui. 

SOCRA.TE. 

Et  véritablement,  mon  cher,  tous  ces  gens-là 
ont  fait  à-peu-près  la  même  chose  que  celui  qui, 
étant  attaqué  des  plus  grandes  maladies ,  trou- 
verait le  moyen  de  ne  point  faire  corriger  par 
les  médecins  les  affections  vicieuses  qui  le  tra- 
vaillent ,  et  de  ne  point  faire  de  traitement ?  crai- 
gnant, comme  un  enfant ,  qu'on  ne  lui  applique 
le  fer  et  le  feu,  parce  que  cela  fait  mal.  Ne  te 
semble-t-il  pas  que  la  chose  est  ainsi? 

POLUS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Ce  serait  sans  cloute  par  ignorance  des  avan- 
tages  de  la  santé  et  de  la  bonne  habitude  du 


GORGIAS.  a83 

corps.  D'après  nos  aveux  précédens  ,  ceux  qui 
fuient  la  punition  ont  bien  l'air  de  se  conduire 
de  la  même  manière,  mon  cher  Polus.  Ils  voient 
ce  qu'elle  a  de  douloureux;  mais  ils  sont  aveu- 
gles sur  son  utilité;  ils  ignorent  combien  on  est 
plus  à  plaindre  d'habiter  avec  une  âme  qui  n'est 
pas  saine,  mais  qui  est  corrompue ,  injuste  et  im- 
pie ,  qu'avec  un  corps  malade.  C'est  pourquoi  ils 
mettent  tout  en  œuvre  pour  échapper  à  la  puni- 
tion, et  n'être  point  délivrés  du  plus  grand  des 
maux,  et  ils  ne  songent  qu'à  amasser  des  riches- 
ses, à  se  faire  des  amis ,  et  à  acquérir  le  talent 
de  la  parole  et  de  la  persuasion.  Mais  si  les  cho- 
ses dont  nous  sommes  convenus  sont  vraies  ,  Po- 
lus, vois-tu  ce  qui  résulte  de  ce  discours?  ou 
veux-tu  que  nous  en  tirions  ensemble  les  con- 
clusions? 

POLUS. 

J'y  consens ,  à  moins  que  tu  ne  sois  d'un  autre 
avis. 

SOCRATE. 

Ne  suit-il  pas  de  là  que  l'injustice  est  le  plus 
grand  des  maux? 

POLUS. 

Il  me  le  semble ,  du  moins. 

SOCRATE. 

N'avons-nous  pas  vu  que  la  punition  procure 
la  délivrance  de  ce  mal? 


i84  GORGIAS. 

POLUS. 

Vraisemblablement. 

SOCRATE. 

lit  que  l'impunité  ne  fait  que  l'entretenir  ? 

POLUS. 

Oui. 

SOCRATE. 

L'injustice  n'est  donc  que  le  second  mal  pour 
la  grandeur  ;  mais  l'injustice  impunie  est  le  pre- 
mier et  le  plus  grand  de  tous  les  maux. 

POLUS. 

Tu  as  bien  l'air  d'avoir  raison. 

SOCRATE. 

Mon  cher  ami ,  n'est-ce  point  sur  ceci  que 
nous  étions  partagés  de  sentiment?  Tu  regardais 
comme  heureux  Archélaùs,  parce  que,  s'étant 
rendu  coupable  des  plus  grands  crimes ,  il  n'en 
subissait  aucune  punition;  et  moi  je  soutenais, 
au  contraire,  qu'Archélaùs,  et  tout  autre,  quel 
qu'il  soit ,  qui  ne  porte  pas  la  peine  des  injus- 
tices qu'il  a  commises  ,  doit  passer  pour  infini- 
ment plus  malheureux  que  personne  ;  que  l'au- 
teur d'une  injustice  est  toujours  plus  malheu- 
reux que  celui  qui  la  souffre,  et  le  méchant  qui 
demeure  impuni,  plus  que  celui  que  l'on  châtie. 
N'est-ce  pas  là  ce  que  je  disais? 


GORGIAS.  285 

POLES. 

Oui. 

SOCRA.TE, 

N'est-il  pas  démontré  que  j'avais  la  vérité  pour 
moi  ? 

POLTJ3. 

J'en  conviens. 

SOCRATE. 

A  la  bonne  heure.  Mais  si  cela  est  vrai,  Polus  r 
quelle  est  donc  la  grande  utilité  de  la  rhétori- 
que ?  Car  c'est  une  conséquence  de  nos  aveux; 
qu'il  faut  avant  toutes  choses  se  préserver  de 
toute  action  injuste,  parce  qu'elle  ne  nous  rap- 
porterait que  du  mal.  N'est-ce  pas? 

POLUS. 

Assurément. 

SOCRATE. 

Et  que  si  on  a  commis  une  injustice  ou  soi- 
même,  ou  quelque  autre  personne  à  qui  l'on 
s'intéresse,  il  faut  aller  se  présenter  là  où  l'on 
recevra  au  plus  tôt  la  correction  convenable,  et 
s'empresser  de  se  rendre  auprès  du  juge  comme 
auprès  d'un  médecin,  de  peur  que  la  maladie  de 
l'injustice  venant  à  séjourner  dans  l'âme ,  n'y  en- 
gendre une  corruption  secrète ,  qui  devienne 
incurable.  Que  pouvons-nous  dire  autre  chose , 
Polus,  si  nos  premiers  aveux  subsistent?  N'est- 


286  GORGIAS. 

ce  pas  la  seule  manière  d'accorder  ce  que  nous 
disons  avec  ce  que  nous  avons  établi  précédem- 
ment? 

POLUS. 

Comment  en  effet  tenir  un  autre  langage,  So- 
crate? 

SOCEATE. 

La  rhétorique,  Polus,  ne  nous  est  donc  d'au- 
cun usage  pour  nous  défendre  contre  l'injus- 
tice, nous,  nos  parens,  nos  amis,  nos  enfans , 
notre  patrie  ;  je  ne  vois  guère  qu'un  moyen  de 
la  rendre  utile,  c'est  de  s'accuser  soi-même  avant 
tout  autre,  ensuite  ses  proches  et  ses  amis,  dès 
qu'on  a  commis  quelque  injustice ,  de  ne  point 
tenir  le  crime  secret ,  mais  de  l'exposer  au  grand 
jour,  afin  qu'il  soit  puni  et  réparé;  c'est  de  se 
faire  violence  à  soi  ainsi  qu'aux  autres  pour 
s'élever  au-dessus  de  toute  crainte,  et  de  s'of- 
frir à  la  justice  les  yeux  fermés  et  de  grand 
cœur,  comme  on  s'offre  au  médecin  pour  souf- 
frir les  incisions  et  les  brûlures,  s'attachant  au 
bon  et  au  beau,  sans  tenir  compte  de  la  dou- 
leur; en  sorte  que  si,  par  exemple,  la  faute 
qu'on  a  faite  mérite  des  coups  de  fouet ,  on  se 
présente  pour  les  recevoir  ;  si  les  fers ,  on  leur 
tende  les  mains  ;  une  amende ,  on  la  paie  ;  le 
bannissement,  on  s'y  condamne;  la  mort,  on 
la  subisse;  c'est  enfin  d'être  le  premier  à  dépo- 


GORGIAS.  287 

ser  contre  soi-même  et  contre  ses  proches  ,  de 
ne  pas  s'épargner ,  et  pour  cela  de  mettre  en 
œuvre  toutes  les  ressources  de  la  rhétorique, 
afin  de  parvenir,  par  la  manifestation  de  ses 
crimes,  à  être  délivré  du  plus  grand  des  maux, 
de  l'injustice.  Accorderons-nous  cela,  Polus , 
ou  le  nierons-nous? 

POLUS. 

Cela  me  paraît  bien  étrange ,  Socrate.  Toute- 
fois peut-être  est-ce  une  conséquence  de  ce 
que  nous  avons  dit  plus  haut. 

SOCRA.TE. 

Ainsi,  il  faut  ou  renverser  nos  discours  précé- 
dens ,  ou  convenir  que  ceci  en  résulte  nécessai- 
rement. 

POLUS. 

Oui.  La  chose  est  ainsi. 

SOCRATE. 

Et  l'on  fera  tout  le  contraire,  lorsqu'on  vou- 
dra faire  du  mal  à  quelqu'un  ,  soit  à  son  ennemi, 
soit  à  tout  autre;  il  faut  seulement  n'avoir  rien 
à  souffrir  soi-même  de  son  ennemi  ;  on  doit  bien 
y  prendre  garde  ;  mais  s'il  commet  une  injustice 
envers  un  autre ,  il  faut  s'efforcer  de  toute  ma- 
nière ,  et  d'action  et  de  paroles,  de  le  soustraire 
au  châtiment ,  et  empêcher  qu'il  ne  paraisse  de- 
vant les  juges;  et  au  cas  qu'il  y  paraisse  ,  il  faut 


288  GORGIAS. 

tout  mettre  en  œuvre  pour  qu'il  échappe ,  et 
ne  soit  pas  puni;  de  façon  que  s'il  a  volé  une 
grande  quantité  d'argent ,  il  ne  le  rende  pas  , 
mais  qu'il  le  garde  ,  et  l'emploie  en  dépenses  in- 
justes et  impies  pour  son  usage  et  celui  de  ses 
amis  ;  que  si  son  crime  mérite  la  mort ,  il  ne  la 
subisse  point ,  et,  s'il  se  peut,  qu'il  ne  meure  ja- 
mais ,  et  soit  immortel  dans  le  crime ,  ou  du 
moins  qu'il  y  vive  le  plus  long-temps  possible. 
Voilà,  Polus,  à  quoi  la  rhétorique  me  semble 
utile  ;  car  pour  celui  qui  ne  commet  aucune  in- 
justice ,  je  ne  vois  pas  qu'elle  puisse  lui  être 
d'une  grande  utilité ,  s'il  est  vrai  même  qu'elle 
lui  en  soit  d'aucune  ,  comme  en  effet  nous  avons 
vu  plus  haut  qu'elle  n'est  bonne  à  rien. 


callicles. 


Dis-moi ,  Chéréphon ,  Socrate  parle-t-il  sérieu- 
sement ,  ou  badine-t-il  ? 


CHEREPHON. 


Il  me  paraît,  Callicles ,  qu'il  parle  très  sérieu- 
sement; mais  rien  n'est  tel  que  de  l'interroger 
lui-même. 


CALLICLES. 


Par  tous  les  dieux,  tu  as  raison;  c'est  ce  que 
j'ai  envie  de  faire.  Socrate ,  dis-moi ,  croirons- 
nous  que  tout  ceci  est  sérieux  de  ta  part  ,  ou 


GORGIAS.  289 

que  ce  n'est  qu'un  badinage  ?  Car  si  c'est  tout 
de  bon  que  tu  parles ,  et  si  ce  que  tu  dis  est 
vrai ,  la  conduite  que  nous  tenons  tous  tant  que 
nous  sommes ,  qu'est-ce  autre  chose  qu'un  ren- 
versement de  l'ordre  ,  et  une  suite  d'actions 
toutes  contraires  ,  ce  semble,  à  nos  devoirs? 

soc  RATE. 

Si  les  hommes,  Calliclès,  n'étaient  pas  sujets 
aux  mêmes  passions  ,  ceux-ci  d'une  façon ,  ceux- 
là  dune  autre  ;  mais  que  chacun  de  nous  eût  sa 
passion  qui  lui  fût  propre ,  il  ne  serait  point 
aisé  de  faire  connaître  à  autrui  ce  qu'on  éprouve 
soi  -  même.  Je  parle  ainsi ,  en  faisant  réflexion 
que  nous  sommes  actuellement  toi  et  moi  dans 
le  même  cas ,  et  que  tous  deux  nous  aimons  deux 
choses  ;  moi,  Alcibiade  fils  de  Clinias  et  la  philo- 
sophie ;  toi ,  le  peuple  d'Athènes  et  le  fils  de  Pyri- 
lampe*.  Je  remarque  tous  les  jours  que,  tout  élo- 
quent que  tu  es,  lorsque  les  objets  de  ton  amour 
sont  d'un  autre  avis  que  toi ,  quelle  que  soit 
leur  façon  de  penser,  tu  n'as  pas  la  force  de  les 
contredire,  et  que  tu  passes  comme  il  leur  plaît 
du  blanc  au  noir.  Eu  effet ,  quand  tu  parles  au 
peuple  assemblé,  s'il  soutient  que  les  choses  ne 
sont  pas  telles  que  tu  dis,  lu  changes  aussitôt 

*  Il  y  a  ici  un  jeu  de  mots.  Le  fils  de  Pyrilampe  se  nom- 
mait At.u.-.;,  comme  le  peuple  d'Athènes.  Voy.  Aristophane, 
les  Guêpes ,  v.  98. 

3.  iy 


290  GORGIAS. 

de  sentiment,  pour  te  conformera  ses  intentions. 
La  même  chose  t'arrive  vis-à-vis  de  ce  beau 
garçon,  le  fils  de  Pyrilampe.  Tu  ne  saurais  ré- 
sister aux  volontés  ni  aux  discours  de  ce  que  tu 
aimes  ;  et  si  quelqu'un ,  témoin  du  langage  que 
tu  prends  ordinairement  pour  leur  complaire, 
en  paraissait  surpris,  et  le  trouvait  absurde,  tu 
lui  répondrais  probablement,  si  tu  voulais  dire 
la   vérité ,  qu'à  moins  qu'on   ne  vienne  à  bout 
d'empêcher  tes  amours  de  parler    comme  ils 
font,  tu  ne  peux  t'empêcher  toi-même  de  parler 
comme  tu  fais.  Figure -toi  donc  que   tu  as  la 
même  réponse  à  entendre  de  ma  part,  et  ne  t'é- 
tonne  point  des  discours  que  je  tiens;  mais  en- 
gage la  philosophie,  mes  amours,  à  ne  plus  par- 
ler de  même  ;  car  c'est  elle,  mon  cher,  qui  dit 
ce  que  tu  as  entendu  ;   et  elle   est  beaucoup 
moins  étourdie  que  mes  autres  amours.  Le  fils 
de  Clinias  parle  tantôt  d'une  façon ,  tantôt  d'une 
autre  ;  mais  la  philosophie  a  toujours  le  même 
langage.    Cg  qui  te   paraît    à    ce    moment    si 
étrange  ,   est   d'elle   :    tu   viens  de   l'entendre. 
Ainsi,  ou  réfute  ce  qu'elle  disait  tout-à-Fheure 
par  ma  bouche,  et  prouve -lui  que  commettre 
l'injustice  et  vivre  dans  l'impunité  après  l'avoir 
commise,  n'est  pas  le  comble  de  tous  les  maux  , 
ou  si  tu  laisses  cette  vérité  subsister  dans  toute 
sa  force,  je  te  jure,  Calliclès  ,  par  le  dieu  d 


GORGIAS.  291 

Égyptiens  *,  que  Calliclès  ne  s'accordera  point 
avec  lui  -  même  ,  et  sera  toute  sa  vie  dans  une 
contradiction  perpétuelle.  Cependant  il  vau- 
drait beaucoup  mieux  pour  moi,  ce  me  semble, 
que  la  lyre  dont  j'aurais  à  me  servir  fût  mal 
montée  et  discordante ,  que  le  chœur  dont  j'au- 
rais fait  les  frais  détonnât,  et  que  la  plupart  des 
hommes  fussent  d'un  sentiment  opposé  au  mien, 
que  si  j'étais  pour  mon  compte  mal  d'accord 
avec  moi-même ,  et  réduit  à  me  contredire. 

c  ALL1C  LÈS. 

En  vérité,  Socrate,  tes  discours  sont  pleins  de 
prestiges,  comme  ceux  d'un  orateur  populaire; 
et  ce  qui  autorise  tes  déclamations ,  c'est  qu'il 
est  arrivé  à  Polus  la  même  chose  qu'il  a  prétendu 
être  arrivé  à  Gorgias  vis-à-vis  de  toi.    Polus 
disait  en  effet  que  Gorgias,  lorsque  tu  lui  as  de- 
mandé si,  au  cas  qu'on  se  rendit  auprès  de  lui 
pour  apprendre  la  rhétorique  sans  avoir  aucune 
connaissance  de  la  justice  ,  il  en  donnerait  des 
leçons ,  avait  répondu  qu'il  l'enseignerait ,  par 
mauvaise  honte  et  à  cause  des  préjugés ,   qui 
trouveraient  mauvais  qu'on  fit  une  réponse  con- 
traire ;  cet  aveu,  selon  Polus,  avait  réduit  Gor- 
gias à  tomber  en  contradiction  avec  lui-même, 
et  tu  en    avais  profité.   Il  s'est  moque   de  toi 

*  Le  cliicn  Anuhis. 


292  GORGIAS. 

avec   raison    en   cette  rencontre ,   autant    qu'il 
m'a  paru.   Mais   voilà  qu'il  se  trouve  à  présent 
dans  le  même  cas  que  Gorgias.  Je  t'avoue  pour 
moi ,  que   je    ne  suis   nullement   satisfait    que 
Polus  t'ait  accordé  qu'il  est   plus  laid  de  faite 
une  injustice  que  de  la  recevoir.  Car  c'est  pour 
t'avoir  passé   ce  point ,   qu'il  s'est    embarrassé 
dans  la  dispute ,  et  que  tu  lui  as  fermé  la  bou- 
che, parce  qu'il  a  eu  honte  de  parler  suivant 
sa  pensée.  En  effet,  Socrate ,  tout  en  disant  que 
tu  cherches  la  vérité,  tu  en  agis  comme  le  plus 
fatigant  déclamateur ,  et   tu    mets  la  conversa- 
tion   sur  ce  qui  est  beau  non  selon  la  nature , 
mais  selon  la  loi.  Or,  dans  la  plupart  des  choses, 
la  nature  et  la   loi  sont  opposées  entre  elles  ; 
d'où  il  arrive  que ,  si  on  se  laisse  aller  à  la  honte, 
et  que  l'on   n'ose  dire  ce  qu'on   pense ,  on  est 
forcé  à  se  contredire.  Tu  as  aperçu  cette  subtile1 
distinction  ,   et   tu    t'en   sers    pour  dresser   des 
pièges  dans  la  dispute.  Si  quelqu'un  parle  de 
ce  qui  appartient  à  la  loi,  tu  l'interroges  sur  ce 
qui  regarde  la  nature ,  et  s'il  parle  de  ce  qui  est 
dans  l'ordre  de  la  nature,  tu  l'interroges  sur  ce 
qui  est  dans  l'ordre  de  la  loi.  C'est  ce  que  tu  viens 
de  faire  pour  l'injustice  commise  et  reçue.  Polus 
parlait  de  ce  qui  est  plus  laid  en  ce  genre,  selon 
la  loi;  toi,  au  contraire,  tu  as  pris  la  loi  pour  la 
nature;  car,  selon  la  nature,  tout  ce  qui  est  plus 


GORGIA&  2o/3 

mauvais  est  aussi  plus  laid,  c'est-à-dire  souffrir 
l'injustice;  tandis  que,  selon  la  loi,  c'est  la  com- 
mettre. Et  en  effet,  succomber  sous  l'injustice 
d  autrui  n'est  pas  le  fait  d'un  homme  ,  mais 
d'un  esclave,  à  qui  il  est  meilleur  de  mourir 
que  de  vivre,  quand  ,  souffrant  des  injustices  et 
des  affronts,  il  n'est  pas  en  état  de  se  défendre 
soi-même,  ni  ceux  pour  qui  il  s'intéresse.  Les 
lois  sont,  à  ce  que  je  pense,  l'ouvrage  des  plus 
faibles  et  des  plus  nombreux  ;  en  les  faisant 
ils  n'ont  donc  pensé  qu'à  eux-mêmes  et  à  leurs 
intérêts  :  s'ils  approuvent,  s'ils  blâment  quelque 
chose,  ce  n'est  que  dans  cette  vue  ;  et  pour  ef- 
frayer les  plus  forts ,  qui  pourraient  acquérir 
de  l'ascendant  sur  les  autres  ,  et  les  empêcher 
d'en  venir  là,  ils  disent  que  la  supériorité  est 
une  chose  laide  et  injuste  ,  et  que  travailler  à 
devenir  plus  puissant,  c'est  se  rendre  coupable 
d'injustice  ;  car  ,  étant  les  plus  faibles  ,  ils  se 
tiennent,  je  crois,  trop  heureux  que  tout  soit 
égal.  Voilà  pourquoi ,  dans  Tordre  de  la  loi ,  il 
est  injuste  et  laid  de  chercher  à  l'emporter  sur 
les  autres,  et  ce  qui  fait  qu'on  a  donné  à  cela  le 
nom  d'injustice.  Mais  la  nature  démontre  ,  ce 
me  semble,  qu'il  est  juste  que  celui  qui  vaut 
mieux  ait  plus  qu'un  autre  qui  vaut  moins,  et 
le  plus  fort  plus  que  le  plus  faible.  Elle  fait  voir 
en  mille  rencontres  qu'il  en  est  ainsi,  tant  en  ce 


294  GORGIAS. 

jui  concerne  les  animaux  que  les  hommes  eux- 
nèmes,  parmi  lesquels  nous  voyons  des  états 
et  des  nations  entières  où  la  règle  du  juste  est 
que  le  plus  fort  commande  au  plus  faible ,  et 
soit  mieux  partagé.  De  quel  droit  en  effet  Xer- 
cès  fit- il  la  guerre  à  la  Grèce,  et  son  père  aux 
Scythes  ?  Sans  parler  d'une  infinité  d'autres 
exemples  qu'on  pourrait  citer.  Dans  ces  sortes 
d'entreprises,  on  agit,  je  pense,  selon  la  na- 
ture, selon  la  loi  de  la  nature,  si  ce  n'est  pas 
selon  celle  que  les  hommes  ont  établie.  Nous 
prenons  dès  l'enfance  les  meilleurs  et  les  plus 
forts  d'entre  nous  ;  nous  les  formons  et  les 
domptons  comme  des  lionceaux,  par  des  en- 
chantemens  et  des  prestiges,  et  nous  leur  en- 
seignons qu'il  faut  respecter  l'égalité ,  et  qu'en 
cela  consiste  le  beau  et  le  juste.  Mais  qu'il 
paraisse  un  homme  d'une  nature  puissante, 
qui  secoue  et  brise  toutes  ces  entraves,  foule 
aux  pieds  nos  écritures ,  nos  prestiges  ,  nos 
enchantemens  et  nos  lois  contraires  à  la  na- 
ture, et  s'élève  au-dessus  de  tous,  comme  un 
maître ,  lui  dont  nous  avions  fait  un  esclave  > 
c'est  alors  qu'on  verra  briller  la  justice  telle 
qu'elle  est  selon  l'institution  de  la  nature.  Pin- 
dare  me  paraît  appuyer  ce  sentiment  dans  l'ode 
où  il  dit  que  la  loi  est  la  reine  des  mortels  et 
des  immortels.  Elle  traîne  après  elle  ,  poursuit- 


GORGIAS.  296 

il  ,  la  violence  d'une  main  puissante ,  et  elle  la 
légitime.   J'en  juge  parles  actions  d'Hercule  ^ 

■juij  sans  les  avoir  achetés *  Ce  sont  à-peu- 

près  les  paroles  de  Pindare  ;  car  je  ne  sais 
point  cette  ode  par  cœur.  Mais  le  sens  est 
qu'Hercule  emmena  avec  lui  les  boeufs  de  Gé- 
ryon  ,  sans  qu'il  les  eut  achetés  ou  qu'on  les 
lui  eut  donnés  ;  donnant  à  entendre  que  cette 
action  était  juste ,  à  consulter  la  nature,  et  que 
les  bœufs  et  tous  les  autres  biens  des  faibles  et 
des  petits  appartiennent  de  droit  au  plus  fort  et 
au  meilleur.  La  vérité  est  donc  telle  que  je  dis  : 
tu  le  reconnaîtras  toi -même  si,  laissant  là  la  phi- 
losophie, lu  t'appliques  à  de  plus  grands  objets. 
J'avoue,  Socrate,  que  la  philosophie  est  une 
chose  amusante,  lorsqu'on  l'étudié  avec  modé- 
ration dans  la  jeunesse.  Mais  si  on  si  arrête 
trop  long-temps  ,  c'est  un  fléau.  Quelque  beau 
naturel  que  l'on  ait ,  si  on  pousse  ses  études 
en  ce  genre  jusque  dans  un  âge  avancé , 
on  reste  nécessairement  neuf  en  toutes  les 
choses  qu'on  ne  peut  se  dispenser  de  savoir,  si 
l'on  veut  devenir  un  homme  comme  il  faut, 
et  se  faire  une  réputation.  Les  philosophes  n'ont 
en  effet  aucune  connaissance  des  lois  qui  s'ob- 
servent  dans  une  ville  ;  ils  ignorent  comment  il 

Voyez   les  Fragmens  de  Pindare  tic  Schneider,  p.  108. 


296  GORGIAS. 

faut  traiter  avec  les  hommes  clans  les  rapports 
publics  ou  particuliers  qu'on  a  avec  eux  ;  ils 
n'ont  nulle  expérience  des  plaisirs  et  des  pas- 
sions humaines ,  ni  en  un  mot  de  ce  qu'on  ap- 
pelle la  vie.  Aussi ,  lorsqu'ils  se  trouvent  chargés 
de  quelque  affaire  domestique  ou  civile,  ils  se 
rendent  ridicules  à-peu-près  comme  les  poli- 
tiques, quand  ils  assistent  à  vos  assemblées  et  à 
vos  disputes.  Car  rien  n'est  plus  vrai  que  ce  que 
dit  Euripide  : 

Chacun  s'applique  aux  choses  où  il  excelle, 
Y  consacrant  la  meilleure  partie  du  jour, 
Afin  de  se  surpasser  lui-même* . 

Au  contraire ,  on  s'éloigne  des  choses  où  l'on 
réussit  mal ,  et  on  en  parle  avec  mépris  ;  tandis 
que  par  amour-propre  on  vante  les  premières , 
croyant  par  là  se  vanter  soi-même.  Mais  le  mieux 
est ,  à  mon  avis ,  d'avoir  quelque  connaissance 
des  unes  et  des  autres.  Il  est  bon  d'avoir  une 
teinture  de  philosophie,  autant  qu'il  en  faut 
pour  que  l'esprit  soit  cultivé  ;  et  il  n'est  pas 
honteux  à  un  jeune  homme  d'étudier  la  philo- 
sophie. Mais  lorsqu'on  est  sur  le  retour  de 
l'âge  ,  et  qu'on  philosophe  encore,  la  chose  de- 

*  Vers  de   l'Antiope  d'Euripide.  Walkenaer.  Diatnb.  in 
Euripidis  Reliquias,  p.  76. 


GOHGIAS.  297 

vient  alors  ridicule,  Socrate.  Pour  moi,  je  suis, 
par  rapport  à  ceux  qui  s'appliquent  à  la  philo- 
sophie, dans  la  même  disposition  d'esprit  qu'à 
l'égard  de  ceux  qui  bégaient  et  s'amusent  à 
jouer.  Quand  je  vois  un  enfant  à  qui  cela  con- 
vient encore,  bagayer  ainsi  en  parlant  et  badi- 
ner, j'en  suis  fort  aise,  je  trouve  cela  gracieux, 
noble ,  et  séant  à  cet  âge  ;  tandis  que  si  j'entends 
un  enfant  articuler  avec  précision,  cela  me  cho- 
que, me  blesse  l'oreille,  et  me  paraît  sentir  l'es- 
clave. Mais  si  c'est  un  homme  que  l'on  entend 
ainsi  bégayer  ou  qu'on  voit  jouer,  la  chose  pa- 
raît ridicule,  indécente  à  cet  âge,  et  digne  du 
fouet.  Voilà  ce  que  je  pense  de  ceux  qui  s'oc- 
cupent de  philosophie.  Quand  je  vois  un  jeune 
homme  s'y  adonner,  j'en  suis  charmé,  cela  me 
semble  à  sa  place  ,  et  je  juge  que  ce  jeune 
homme  a  de  la  noblesse  dans  les  sentimens.  S'il 
la  néglige  au  contraire ,  je  le  regarde  comme 
une  âme  basse,  qui  ne  se  croira  jamais  capable 
d'une  action  belle  et  généreuse.  Mais  lorsque 
je  vois  un  vieillard  qui  philosophe  encore ,  et 
n'a  point  renoncé  à  cette  étude,  je  le  tiens  digne 
du  fouet,  Socrate.  Comme  je  disais  en  effet  tout- 
à-l'heure ,  quelque  beau  naturel  qu'ait  un  pareil 
homme,  il  ne  peut  manquer  de  tomber  au-des- 
sous de  lui-même,  en  évitant  les  endroits  fré- 
quentés de  la  ville  ,  et  les  places  publiques,  où 


298  GORGIAS. 

les  hommes,  selon  le  poète*,  acquièrent  de  la 
célébrité  :  et  il  passe  ainsi  caché  le  reste  de  ses 
jours  à  jaser  dans  un  coin  avec  trois  ou  quatre 
enfans,  sans  que  jamais  il  sorte  de  sa  bouche 
aucun   discours   noble  ,  grand  ,   et    qui   vaille 
quelque  chose.   Socrate ,  je  suis   de  tes  bons 
amis;  voilà   pourquoi  je  suis  à  ce  moment  à 
ton  égard  dans  les  mêmes  sentimens  que  Zé- 
thus  vis-à-vis  de  l'Amphion  d'Euripide ,  dont  j'ai 
déjà  fait  mention  :  et  il  me  vient  à  la  pensée  de 
t'adresser  un  discours  semblable  à  celui  que  Zé- 
thus  tenait  à  son  frère.  Tu  négliges,  Socrate**, 
ce  qui  devrait  faire  ta  principale  occupation  ,  et 
tu  avilis  dans  un  rôle  d'enfant  une  âme  aussi 
bien  faite  que  la  tienne.  Tu  ne  saurais  proposer 
tin  avis  dans  les  délibérations  relatives  à  la  jus- 
tice ,  ni  saisir  dans  une  affaire  ce  qu'elle  a  de 
plausible  et  de  vraisemblable ,  ni  suggérer  aux 
autres  un  conseil  généreux.  Cependant ,  mon 
cher  Socrate  (  ne  t'offense  point  de  ce  que  je 
vais  dire  ;  c'est  par  bienveillance  que  je  te  parle 
ainsi  ),  ne  trouves-tu  pas  qu'il  est  honteux  pour 
toi  d'être  dans  l'état  où  je  suis  persuadé  que  tu 
es,  ainsi  que  tous  ceux  qui   passent  leur  vie  à 


*   Homère,  Iliade,  IX,  44 1. 

**    Voyez  Walkenaer,  pour  le  rétablissement  du  texte 
.l'Euripide  et  l'arrangement  des  vers. 


t 


GORGIAS.  299 

parcourir  le  carrière  philosophique  ?  Si  quel- 
qu'un mettait  actuellement  la  main  sur  toi ,  ou 
sur  un  de  ceux  qui  te  ressemblent  ,  et  te  con- 
duisait en  prison  ,  disant  que  tu  lui  as  fait  tort , 
quoiqu'il  n'en  soit  rien ,  tu  sais  que  tu  serais 
fort  embarrassé  de  ta  personne ,  que  la  tète  te 
tournerait,  et  que  tu  ouvrirais  la  bouche  toute 
grande ,  sans  savoir  que  dire.  Lorsque  tu  pa- 
raîtrais devant  les  juges  ,  quelque  vil  et  mépri- 
sable que  fût  ton  accusateur ,  lu  serais  mis  à 
mort,  s'il  lui  plaisait  de  demander  contre  toi 
cette  peine.  Or,  quelle  estime,  Socrate  peut-on 
faire  d'un  art  qui  trouvant  un  homme  bien  né 
le  rend  plus  mauvais ,  le  met  hors  d'état  de  se 
secourir  lui-même ,  et  de  se  tirer  ou  de  tirer  les 
autres  des  plus  grands  dangers ,  qui  l'expose  à 
se  voir  dépouiller  de  tous  ses  biens  par  ses  en- 
nemis ,  et  à  traîner  dans  sa  patrie  une  vie  sans 
honneur?  La  chose  est  un  peu  forte  à  dire; 
mais  enfin  on  peut  impunément  frapper  sur  la 
figure  un  homme  de  ce  caractère.  Ainsi,  crois- 
moi,  mon  cher,  laisse  là  tes  argumens,  cultive 
les  belles  choses ,  exerce-toi  à  ce  qui  te  don- 
nera la  réputation  d'homme  habile;  abandonne 
cet  appareil  d'extravagances  ou  de  puérilités, 
qui  finiront  par  te  ruiner  et  te  faire  une  maison 
déserte ,  et  propose-toi  pour  modèles ,  non 
ceux  qui  disputent  sur  ces  bagatelles,  mais  ceux 


3oo  GORGIAS. 

qui  ont  du  bien ,  du  crédit ,  et  qui  jouissent 

des  avantages  de  la  vie. 

SOCRATE. 

Si  mon  âme  était  d'or ,  Calliclès ,  ne  penses- 
tu  pas  que  se  serait  une  grande  joie  pour  moi 
d'avoir  trouvé  quelque  pierre  excellente,  de 
celles  dont  on  se  sert  pour  éprouver  l'or;  de 
façon  qu'approchant  mon  âme  de  cette  pierre  , 
si  elle  me  rendait  un  témoignage  satisfaisant  de 
mon  âme,  je  susse  à  n'en  pouvoir  douter  que 
je  suis  en  bon  état  et  n'ai  plus  besoin  d'aucune 
épreuve? 

CALLICLÈS. 

A  quel  propos  me  demandes-tu  cela ,  So- 
crate  ? 

SOCRATE. 

Je  vais  te  le  dire  :  je  crois  avoir  fait  en  ta 
personne  cette  heureuse  rencontre. 

CALLICLÈS. 

Pourquoi  cela? 

SOCRATE. 

Je  suis  bien  assuré  que  si  tu  tombes  d'accord 
avec  moi  sur  les  principes  que  j'ai  dans  l'âme , 
ces  principes  sont  vrais.  Je  remarque  en  effet 
que  pour  examiner  comme  il  faut  si  une  âme  est 
bien  ou  mal,  il  faut  avoir  trois  qualités ,  que  tu 
réunis  toutes,  la  science,  la  bienveillance  et  la 
franchise.  Je  me  trouves  avec  bien  des  gens  qui 


GORGIAS.  3ot 

ne  sont  pas  capables  de  me  sonder  ,  parce  qu'ils 
ne  sont  pas  savans  comme  toi.  Il  en  est  d'autres 
qui  sont  savans;  mais  comme  ils  ne  s'intéres- 
sent pas  à  moi ,  ainsi  que  tu  le  fais ,  ils  ne  veu- 
lent pas  me  dire  la  vérité.  Quant  à  ces  deux 
étrangers,  Gorgias  et  Polus,  ils  sont  habiles  l'un 
et  l'autre  et  de  mes  amis  :  mais  ils  manquent 
d'une  certaine  hardiesse  à  parler,  et  ils  sont  plus 
timides  qu'il  ne  convient  de  l'être.  Je  n'exagère 
pas,  puisqu'ils  ont  porté  la  timidité  au  point  de  se 
contredire  par  une  mauvaise  honte  l'un  et  l'autre 
en  présence  de  tant  de  personnes,  et  cela  sur 
les  objets  les  plus  importans.  Pour  toi,  tu  as 
d'abord  tous  les  avantages  des  autres.  Tu  es 
grandement  habile,  comme  la  plupart  des  Athé- 
niens en  conviendront,  et  de  plus  tu  as  de  la 
bienveillance  pour  moi.  Voici  par  où  j'en  juge. 
Je  sais,  Calliclès,  que  vous  êtes  quatre,  qui  avez 
étudié  ensemble  la  philosophie,  toi,  Tisandre  d'A- 
phidne  *,  Andron  fils  d'Androtion  ,  et  Nausicyde 
de  Cholarges  **.  Je  vous  ai  entendus  un  jour  déli- 
bérer jusqu'à  quel  point  il  fallait  cultiver  la  sa- 
gesse ;  et  je  sais  que  l'avis  qui  l'emporta,  fut  qu'on 
ne  devait  pas  se  proposer  de  devenir  un  philoso- 
phe à  la  rigueur,  et  que  vous  vous  conseillâtes 


*  Dèmc  de  la  tribu  Ëantide. 

**  Dt'iric  do  la  tribu  Acamantido. 


3o2  GORGIAS. 

mutuellement  de  bien  prendre  garde  de  vous 
faire  tort  sans  le  vouloir  en  vous  appliquant  à 
l'étude  plus  qu'il  ne  faut.  Aujourd'hui  donc  que 
je  t'entends  me  donner  le  même  conseil  qu'à  tes 
plus  intimes   amis,  c'est   une  preuve  décisive 
pour  moi  de  la  sincérité  de  ton  affection.  D'ail- 
leurs ,  que  tu  saches  me  parler  avec  toute  li- 
berté ,   et  ne  me  rien  déguiser ,  tu  le  dis  toi- 
même  ,  et  le  discours  que  tu  viens  de  m' adresser 
en  fait  foi.  Puisqu'il  en  est  évidemment  ainsi , 
ce  que  tu  m'accorderas  dans  la  discussion  aura 
passé  par  une  épreuve  suffisante  de  ta  part  et  de 
la  mienne,  et  il  ne  sera  plus  nécessaire  de  le  sou- 
mettre à  un  nouvel  examen.  Car  tu  ne  me  l'auras 
laissé  passer  ni  par  défaut  de  lumières  ,  ni  par 
timidité  :  tu  ne  feras  non  plus  aucune  conces- 
sion à  dessein  de  me  tromper ,  étant  mon  ami , 
comme  tu  le  dis.  Ainsi  le  résultat  dont  nous  se- 
rons convenus  sera  la  pleine  et  entière  vérité. 
Or,  de  tous  les  sujets  de  discussion,  Calliclès, 
le  plus  beau  est  sans  doute  celui  sur  lequel  tu 
m'as  fait  une  leçon  :  ce  que  l'homme  doit  être , 
à  quoi  il  doit  s'appliquer  ,  et  jusqu'à  quel  point, 
soit  dans  la  vieillesse,  soit  dans  la  jeunesse.  Le 
genre  de  vie  que  je  mène  peut  être  répréhen- 
sible  à  quelques  égards  ;  mais  sois  persuadé  que 
la  faute  n'est  pas  volontaire  de  ma  part,  et  que 
l'ignorance  seule  en  est  la  cause.  Continue  donc 


GORGIAS.  3o3 

à  me  donner  des  avis,  comme  tu  as  si  bien  com- 
mencé; et  explique-moi  à  fond  quel  est  le  genre 
de  vie  que  je  dois  embrasser,  et  comment  je  dois 
m'y  prendre  pour  l'exercer  :  et  si  après  que  la 
chose  aura  été  arrêtée  entre  nous ,  tu  découvres 
dans  la  suite  que  je  ne  suis  pas  fidèle  à  mes  con- 
ventions ,  tiens-moi  pour  un  homme  sans  cœur, 
et  désormais  ne  me  fais  plus  part  de  tes  conseils, 
comme  en  étant  absolument  indigne.  Expose-moi 
donc  de  nouveau ,  je  t'en  prie ,  ce  que  tu  en- 
tends, toi  et  Pindare  ,  par  le  juste  selon  l'ordre 
de  la  nature  ?  N'est-ce  pas  le  droit  qu'aurait  le 
plus  puissant  de  s'emparer  de  ce  qui  appartient 
au  plus  faible ,  le  meilleur  de  commander  au 
moins  bon ,  et  celui  qui  vaut  davantage  d'avoir 
plus  que  celui  qui  vaut  moins?  As-lu  quelque 
autre  idée  du  juste  ?  ou  ma  mémoire  ne  me 
trompe-t-elle  pas? 

CALL1CLÈS. 

C'est  ce  que  j'ai  dit  alors  et  ce  que  je  dis  en- 
core. 

SOCRATE. 

Est-ce  le  même  hommeque  tu  appellesmeilleur 
et  plus  puissant?  car  je  t'avoue  que, je  n'ai  pu 
comprendre  ce  que  tu  voulais  dire.  Par  les  plus 
puissans,  entends-tu  les  plus  forts;  et  faut-il  que 
les  plus  faibles  soient  soumis  au  plus  fort,  comme 
tu  Tas  .  ce  me  semble  ,  insinué,  en  disant  que 


3o4  GORGIAS. 

les  grands  états  attaquent  les  petits  d'après  la 
justice  naturelle,  parce  qu'ils  sont  plus  puissans 
et  plus  forts;  ce  qui  suppose  que  plus  puissant, 
plus  fort  et  meilleur  sont  la  même  chose  :  ou 
peut-on  être  meilleur,  et  en  même  temps  plus 
petit  et  plus  faible;  plus  puissant,  et  aussi  plus 
méchant  ?  ou  meilleur  et  pius  puissant  sont-ils 
compris  sous  la  même  définition  ?  Donne-moi 
une  définition  nette,  et  dis-moi  si  plus  puissant, 
meilleur,  et  plus  fort,  expriment  la  même  idée  , 
ou  des  idées  différentes. 

CA.LLICLÈS. 

Je  te  déclare  donc  nettement  que  ces  trois 
mots  expriment  la  même  idée. 

SOCRATE. 

Dans  l'ordre  de  la  nature  le  grand  nombre 
n'est-il  pas  plus  puissant  que  l'individu,  le  grand 
nombre ,  qui  fait  des  lois  contre  l'individu , 
comme  tu  disais  tout-à-1'heure  ? 

CAXLICLÈS. 

Qui  en  doute? 

SOCRATE. 

Les  lois  du  plus  grand  nombre  sont  donc 
celles  des  plus  puissans. 

CALLICLÈS. 

Assurément. 

SOCRATE. 

Et  par  conséquent  des  meilleurs  ,  puisque, 


GORGIAS.  3o5 

selon  toi ,  les  plus  puissans  sont  aussi  les  meil- 
leurs de  beaucoup. 

CALLICLÈS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Leurs  lois  sont  donc  belles  suivant  la  nature, 
étant  celles  des  plus  puissans. 

CALLICLÈS. 

J'en  conviens. 

SOCRATE. 

Or  le  grand  nombre  ne  pense-t-il  pas  que  la 
justice  consiste ,  ainsi  que  tu  le  disais  il  n'y  a 
qu'un  moment ,  dans  l'égalité  ,  et  qu'il  est  plus 
laid  de  commettre  une  injustice  que  de  la 
souffrir?  Cela  est-il  vrai ,  ou  non?  Et  prends 
garde  d'aller  montrer  ici  une  mauvaise  honte.  Le 
grand  nombre  pense-t-il ,  ou  non ,  qu'il  est  juste 
d'avoir  autant  et  pas  plus  que  les  autres ,  et 
que  faire  une  injustice  est  une  chose  plus 
laide  que  de  la  recevoir  ?  Ne  me  refuse  pas  une 
réponse  là-dessus,  Calliclès ,  afin  que,  si  tu  en 
conviens,  je  m'affermisse  dans  mon  sentiment , 
le  voyant  appuyé  du  suffrage  d'un  homme  ca- 
pable d'en  juger. 

CALLICLÈS. 

Eh  bien ,  oui  ;  le  grand  nombre  est  dans  cette 
persuasion. 


20 


3o6 


GORG1AS. 


SOCRATE. 

Ainsi  ce  n'est  pas  suivant  la  loi  seulement ,  mais 
encore  suivant  la  nature  ,  qu'il  est  plus  laid 
de  faire  une  injustice  que  de  la  recevoir,  et  que 
la  justice  consiste  dans  l'égalité;  et ,  à  ce  qu'il 
paraît,  tu  ne  disais  pas  la  vérité  tout-à-1'heure , 
et  tu  avais  tort  de  m'accuser  et  de  soutenir 
que  la  nature  et  la  loi  sont  opposées  l'une  à 
l'autre,  que  je  le  savais  fort  bien,  et  que  je  me 
servais  de  cette  connaissance  pour  embarrasser  la 
discussion  en  faisant  tomber  la  dispute  sur  la  loi , 
lorsqu'on  parlait  de  la  nature,  et  sur  la  nature  , 
lorsqu'on  parlait  de  la  loi. 

CAXLICLÈS. 

Cet  homme-là  ne  cessera  pas  de  dire  des  pau- 
vretés. Socrate,  réponds-moi:  n'as-tu  pas  honte  à 
ton  âge  d'éplucher  ainsi  les  mots,  et  de  croire  que 
tu  as  cause  gagnée,  lorsqu'on  s'est  mépris  sur  une 
expression?  Penses-tu  que  par  les  plus  puissans  , 
j'entende  autre  chose  que  les  meilleurs  ?  Ne  te  dis- 
je  pas  depuis  long-temps  que  je  prends  ces  termes 
de  meilleur  et  de  plus  puissant  dans  la  même  ac- 
ception ?  T'imagines-tu  que  ma  pensée  est  qu'on 
doit  tenir  pour  des  lois  ce  qui  aura  été  arrêté  da  us 
une  assemblée  composée  d'un  ramas  d'esclaves  rt 
de  gens  de  toute  espèce,  qui  n'ont  d'autre  mérite 
peut-être  que  la  force  du  corps? 


GORGIAS.  3o7 

SOCRATE. 

A  la  bonne  heure ,  très  sage  Calliclès.  C'est 
donc  ainsi  que  tu  l'entends  ? 

CALLICLÈS. 

Sans  doute. 

SOCRA.TE. 

Je  soupçonnais  aussi  depuis  long-temps,  mon 
cher,  que  tu  prenais  le  mot  plus  puissant  en  ce 
sens,  et  je  ne  t'interroge  que  par  l'envie  de 
connaître  clairement  ta  pensée  ;  car  tu  ne  crois 
pas  apparemment  que  deux  soient  meilleurs 
qu'un ,  ni  tes  esclaves  meilleurs  que  toi ,  parce 
qu'ils  sont  plus  forts.  Dis-moi  donc  de  nou- 
veau qui  sont  ceux  que  tu  appelles  les  meilleurs, 
puisque  ce  ne  sont  point  les  plus  forts,  et, 
de  grâce  ,  tâche  de  m'instruire  d'une  manière 
plus  douce ,  afin  que  je  ne  m'enfuie  point  de 
ton  école. 

CALLICLÈS. 

Tu  railles ,  Socrate. 

SOCRATE. 

Non  ,  Calliclès ,  non  par  Zéthus  ,  sous  le  nom 
duquel  tu  m'as  raillé  tout-à-heure  assez  long- 
temps. Allons,  dis-moi  qui  sont  ceux  que  tu 
appelles  les  meilleurs. 

CALLICLÈS. 

Ceux  qui  valent  mieux. 


3o8  GORGIAS. 

SOCRATE. 

Tu  vois  que  tu  ne  dis  toi-même  que  des 
mots  ,  et  que  tu  n'expliques  rien.  Ne  me  diras- 
tu  point  si  par  les  meilleurs  et  les  plus  puissans 
tu  entends  les  plus  sages ,  ou  d'autres  sembla- 
bles? 

CALLICLÈS. 

Oui,  par  Jupiter,  ce  sont  ceux-là  que  j'en- 
tends, et  très  fort. 

SOCRATE. 

Ainsi ,  souvent  un  seul  homme  sage  est 
meilleur,  à  ton  avis,  que  dix  mille  qui  ne  le  son  S 
pas;  c'est  à  lui  qu'il  appartient  de  commander, 
et  aux  autres  d'obéir,  et,  en  qualité  de  maître, 
il  doit  avoir  plus  que  ses  sujets.  Voilà ,  ce  me 
semble,  ce  que  tu  veux  dire,  s'il  est  vrai  qu'un 
seul  soit  meilleur  que  dix  mille;  et  je  n'épluche 
point  les  mots. 

CALLICLÈS. 

C'est  justement  ce  que  je  dis,  et  mon  senti- 
ment est  que,  selon  la  nature,  il  est  juste  que 
le  meilleur  et  le  plus  sage  commande ,  e! 
soit  mieux  partagé  que  ceux  qui  n'ont  aucun 
mérite. 

SOCRATE. 

Tiens-t'en  donc  là.  Que  réponds-tu  mainte- 
nant à   ceci?  Si  nous  étions  plusieurs  dans  un 


GORG1AS.  3cx) 

mémo  lieu ,  comme  nous  sommes  ici ,  et  que 
nous  eussions  en  commun  différens  mets  et  dif- 
ferens  breuvages;  que  notre  assemblée  fut  com- 
posée de  toutes  sortes  de  gens  ,  les  uns  forts  , 
les  autres  faibles ,  et  qu'un  d'entre  nous  ,  en 
qualité  de  médecin,  eût  plus  de  sagesse  que  les 
autres  touchant  l'usage  de  ces  alimens  ;  que 
d'ailleurs  il  fût,  comme  il  est  vraisemblable, 
plus  fort  que  les  uns  et  plus  faible  que  les 
autres:  n'est-il  pas  vrai  que  cet  homme,  étant, 
plus  sage  que  nous,  sera  aussi  meilleur  et  plus 
puissant  par  rapport  à  ces  choses? 

CALLICLÈS. 

Sans  contredit. 

SOCRATE. 

Faudra-t-il  parce  qu'il  est  meilleur,  qu'il  ait 
une  plus  forte  part  d'alimens  que  les  autres?  Ou 
plutôt,  en  qualité  de  chef,  ne  doit-il  pas  être 
chargé  de  la  distribution  du  tout?  Et  quant 
à  la  consommation  des  alimens  ,  et  leur  usage 
pour  la  nourriture  de  son  corps ,  ne  faut-il 
pas  qu'il  s'abstienne  d'en  prendre  plus  que  les 
autres,  sous  peine  d'être  incommodé ,  qu'il  s'en 
donne  plus  qu'à  ceux-ci  et  moins  qu'à  ceux- 
là  ;  et  s'il  est  le  plus  faible  de  tous ,  quoique  le 
meilleur  ,  qu'il  en  ait  le  moins  de  tous,  Calliclès  ? 
Cela  n'est-il  pas  ainsi,  mon  cher? 


3io  GORGIA.S. 

CA.LLICLÈS. 

Tu  me  parles  d'alimens,  de  breuvages ,  de  mé- 
decins ,  et  d'autres  sottises  semblables.  Ce  n'est 
point  là  ce  que  je  veux  dire. 

SOCRATE. 

N'avoues-tu  pas  que  le  plus  sage  est  le  meilleur? 
Accorde  ou  nie. 

CALLICLÈS. 

Je  l'accorde. 

SOCRATE. 

Et  que  le  meilleur  doit  avoir  davantage? 

CALLICLÈS. 

Oui,  mais  non  pas  en  fait  d'alimens  et  de  breu- 


vages. 


SOCRATE. 

J'entends  :  peut-être  en  fait  d'habits;  et  il  faut 
que  le  plus  habile  à  fabriquer  des  étoffes,  porte 
l'habit  le  plus  grand,  et  marche  chargé  d'un  plus 
grand  nombre  de  vétemens  et  des  plus  beaux. 

CALLICLÈS. 

De  quels  habits  me  parles-tu  ? 

SOCRATE. 

Et  en  fait  de  chaussures,  apparemment  il 
faut  que  le  plus  entendu  et  le  meilleur  en  ce 
genre,  en  ait  plus  que  les  autres;  et  le  cor- 
donnier doit  peut-être  aller  par  les  rues  portant 


CiOKGIAS.  )n 

\i-s  plus  grands  souliers  et  en  plus  grand  nombre. 

CALL1CLÈS. 

Quels  souliers?  Radotes-tu  ? 

SOCRATE. 

Si  ce  n'est  point  cela  que  tu  as  en  vue,  peut- 
être  est-ce  ceci  :  par  exemple,  que  le  laboureur 
entendu,  sage  et  habile  dans  la  culture  de  la 
terre,  doit  avoir  plus  de  semences,  et  en  jeter 
dans  son  champ  beaucoup  plus  que  les  autres. 

CALLICI.ÈS. 

Tu  rebats  toujours  les  mêmes  choses  ,  So- 
crate. 

SOCRATE. 

Non-seulement  les  mêmes  choses,  Calliclès , 
mais  sur  le  même  sujet. 

CA.LLICLÈS. 

Oui ,  par  tous  les  dieux ,  tu  as  sans  cesse  à  la 
bouche  des  cordonniers,  des  foulons,  des  cui- 
siniers et  des  médecins ,  comme  s'il  était  ici 
question  d'eux. 

SOCRATE. 

Ne  me  diras-tu  pas  enfin  en  quoi  doit  être 
plus  puissant  et  plus  sage  celui  que  la  justice 
autorise  à  avoir  plus  que  les  autres?  Ou  ne  souf- 
friras-tu  pas  que  je  te  le  suggère ,  si  tu  ne  veux 
pas  le  dire  toi-même? 


3i2  GORGIAS. 

CALLICLES. 

Je  te  le  dis  depuis  long-temps.  D'abord,  par  les 
plus  puissans,  je  n'entends  ni  les  cordonniers,  ni 
les  cuisiniers,  mais  ceux  qui  sont  entendus  dans 
les  affaires  publiques  et  la  bonne  administra- 
tion d'un  état ,  et  non-seulement  entendus , 
mais  courageux,  capables  d'exécuter  les  projets 
qu'ils  ont  conçus,  et  d'une  âme  trop  ferme 
pour  se  laisser  rebuter. 

SOCRATE. 

Tu  le  vois,  mon  cher  Calliclès;  nous  ne  nous 
faisons  pas  l'un  à  l'autre  les  mêmes  reproches. 
Tu  me  reproches  de  dire  toujours  les  mêmes 
choses,  et  tu  m'en  fais  un  crime.  Je  me  plains 
au  contraire  de  ce  que  tu  ne  parles  jamais  d'une 
manière  uniforme  sur  les  mêmes  objets ,  et  de 
ce  que,  par  les  meilleurs  et  les  plus  puissans, 
tu  entends  tantôt  les  plus  forts,  et  tantôt  les 
plus  sages.  Voilà  maintenant  que  tu  en  donnes 
une  troisième  définition  ,  et  les  plus  puissans  et 
les  meilleurs  sont,  selon  toi',  les  plus  coura- 
geux. Mon  cher,  dis-moi  une  fois  pour  toutes 
qui  sont  ceux  que  tu  appelles  les  meilleurs  et 
les  plus  puissans,  et  relativement  à  quoi. 

CALLICLÈS. 

J'ai  déjà  dit  que  ce  sont  les  hommes  habiles 
dans  les  affaires  politiques,  et  courageux  :  c'est  à 


GORGIAS.  3i3 

eux  qu'appartient  le  gouvernement  des  états,  et 
il  est  juste  qu'ils  aient  plus  que  les  autres,  ceux 
qui  commandent  plus  que  ceux  qui  obéissent. 

SOCRATE. 

Et  relativement  à  auoi  ?  est-ce  relativement  à 
eux-mêmes,  mon  cher  ami?  ou  relativement  à 
quoi  est-ce  qu'ils  commandent  ou  obéissent? 

CALLICLÈS. 

Que  veux-tu  dire? 

SOCRATE. 

Je  dis  que  chaque  individu  commande  à  soi- 
même.  Est-ce  qu'il  ne  faut  pas  qu'on  commande 
à  soi-même,  mais  seulement  aux  autres? 

CALLICLÈS. 

Qu'entends-tu  par  commander  à  soi-même? 

SOCRATE. 

Rien  d'extraordinaire,  mais  ce  que  tout  le 
monde  entend;  savoir,  être  tempérant,  maître 
de  soi-même,  et  commander  aux  passions  et 
désirs  qui  sont  en  nous. 

CALLICLÈS. 

Que  tu  es  charmant!  tu  nous  parles  d'imbc- 
cilles  sous  le  nom  de  tempérans.  Qui  ne  le  sent? 

SOCRATE. 

Il  n'est  personne,  au  contraire,  qui  ne  com- 
prenne que  ce  n'est  pas  là  ce  que  je  veux 
dire. 


3i4  GORGIÀS. 


CALLICLES. 


C'est  cela  même,  Socrate.  Comment,  en  effet, 
un  homme  serait-il  heureux,  s'il  est  asservi  à 
quoi  que  ce  soit?  Mais  je  vais  te  dire  avec  toute 
liberté  ce  que  c'est  que  le  beau  et  le  juste  dans 
l'ordre  de  la  nature.  Pour  mener  une  vie  heu- 
reuse, il  faut  laisser  prendre  à  ses  passions  tout 
l'accroissement  possible,  et  ne  point  les  répri- 
mer; et  lorsqu'elles  sont  ainsi  parvenues  à  leur 
comble,  il  faut  être  en  état  de  les  satisfaire  par- 
son  courage  et  son  habileté,  et  de  remplir  cha- 
que désir  à  mesure  qu'il  naît.  C'est  ce  que  la 
plupart  des  hommes  ne  sauraient  faire ,  à  ce 
que  je  pense;  et  de  là  vient  qu'ils  condamnent 
ceux  qui  en  viennent  à  bout,  cachant  par  honte 
leur  propre  impuissance.  Ils  disent  donc  que 
l'intempérance  est  une  chose  laide ,  comme 
je  l'ai  remarqué  plus  haut,  ils  enchaînent 
ceux  qui  ont  une  meilleure  nature,  et,  ne 
pouvant  fournir  à  leurs  passions  de  quoi  les 
contenter,  ils  font,  par  pure  lâcheté,  l'éloge 
de  la  tempérance  et  de  la  justice.  Et,  dans 
le  vrai,  pour  ceux  qui  ont  eu  le  bonheur  de 
naître  d'une  famille  de  rois,  ou  que  la  nature 
a  faits  capables  de  devenir  chefs ,  tyrans  ou 
rois,  y  aurait-il  rien  de  plus  honteux  et  de 
plus  dommageable  que  la  tempérance?  Tandis 


GORGIAS.  3i5 

qu'ils  peuvent  jouir  de  tous  les  biens  de  la 
vie,  sans  que  personne  les  en  empêche,  ils 
se  donneraient  eux  -  mêmes  pour  maîtres  les 
lois,  les  discours  et  la  censure  du  vulgaire? 
Comment  cette  beauté  prétendue  de  la  justice 
et  de  la  tempérance  ne  les  rendrait -elle  pas 
malheureux,  puisqu'elle  leur  ôterait  la  liberté 
de  donner  plus  à  leurs  amis  qu'à  leurs  en- 
nemis, et  cela  tout  souverains  qu'ils  sont  dans 
leur  propre  ville?  Telle  est,  Socrate,  la  vérité  des 
choses,  que  tu  cherches ,  dis-tu.  La  volupté,  l'in- 
tempérance, la  licence,  pourvu  qu'elles  aient  des 
garanties ,  voilà  la  vertu  et  la  félicité.  Toutes  ces 
autres  belles  idées,  ces  conventions  contraires  à 
la  nature,  ne  sont  que  des  extravagances  hu- 
maines, auxquelles  il  ne  faut  avoir  nul  égard. 


SOCRATE. 


Tu  viens,  Calliclès,  d'exposer  ton  sentiment 
avec  beaucoup  de  courage  et  de  liberté  :  tu  t'ex- 
pliques nettement  sur  des  choses  que  les  autres 
pensent,  il  est  vrai,  mais  qu'ils  n'osentpas  dire. 
Je  te  conjure  donc  de  ne  te  relâcher  en  aucune 
manière,  afin  que  nous  voyions  clairement  quel 
genre  de  vie  il  faut  embrasser.  Et  dis-moi,  tu 
soutiens  que,  pour  être  tel  qu'on  doit  être,  il 
ne  faut  point  gourmander  ses  passions ,  mais 
leur  lâcher  la  bride ,  et  se  ménager  d'ailleurs 


3i6  GORGIAS. 

de  quoi  les  satisfaire  ;  et  qu'en  cela  consiste  la 
vertu. 

CALLICLÈS. 

Oui,  je  le  soutiens. 

SOCRATE. 

Cela  posé,  on  a  donc  grand  tort  de  dire  que 
ceux  qui  n'ont  besoin  de  rien  sont  heureux. 

CALLICLÈS. 

A  ce  compte,  il  n'y  aurait  rien  de  plus  heu- 
reux que  les  pierres  et  les  cadavres. 

SOCRATE. 

Mais  aussi  ce  serait  une  terrible  vie  que  celle 
dont  tu  parles.  En  vérité,  je  ne  serais  pas  sur- 
pris que  ce  que  dit  Euripide  fût  vrai  : 

Qui  sait  si  la  vie  ri 'est  pas  pour nous  une  mort  y 
Et  la  mort  une  vie?  * 

Peut-être  mourons-nous  réellement  nous  au- 
tres,, comme  je  l'ai  ouï  dire  à  un  sage  qui  pré- 
tendait que  notre  vie  actuelle  est  une  mort,  notre 
corps  un  tombeau,  et  que  celle  partie  de  l'âme, 
où  résident  les  passions,  est  de  nature  à  chan- 
ger de  sentiment,  et  à  passer  d'une  extrémité 
à  l'autre  **;  et  un  homme  habile  dans  l'art  des 

*  L'un  tire  ces  vers  de  Phryxus,  l'autre  de  Polyide,  drames 
d'Euripide.  Walkenaer  ne  dit  rien  de  ces  fragmens. 

**  Quel  est  ce  sage?  Sextus  (  liv.  III,  24  )  cite  une  pareille 
pensée  d'Heraclite.    Clément  d'Axandrie  (  Strarnat.    III, 


GORGIAS.  317 

fables,  Sicilien  peut-être  ou  Italien  *,  appelait 
par  une  allusion  de  nom  cette  partie  de  l'Ame 
un  tonneau,  à  cause  de  sa  facilité  à  croire  et  à 
se  laisser  persuader  **,  et  les  insensés  des  hommes 
qui  ne  sont  pas  initiés  aux  saints  mystères. 
Il  comparait  la  partie  de  l'Ame  de  ces  hommes 
non  initiés ,  dans  laquelle  résident  les  pas- 
sions, en  tant  qu'elle  est  intempérante  et  ne  sau- 
rait rien  retenir,  à  un  tonneau  percé,  à  cause  de 
son  insatiable  avidité  ***.  Il  pensait  tout  au 
contraire  de  toi,  Calîiclès,  que  de  tous  ceux 
qui  sont  dans  l'autre  monde  (entendant  par 
là  le  inonde  invisible  ****  )  les  plus  malheureux 
sont  les  hommes  que  l'initiation  n'a  pas  purifiés, 
et  qu'ils  portent  dans  un  tonneau  percé  de  l'eau 
qu'ils  puisent  avec  un  crible  également  percé.  Ce 
crible,  disait-il  en  m'expliquant  sa  pensée,  c'est 


p.  /|34  )  la  cite  du  même  Heraclite  et  de  Pythagore,  et 
rapporte  cet  endroit  du  Gorgias.  Routh  cite  un  passage 
de  Théodoret  (  Jffect.  curât.  V,  p.  544  )>  où  cette  pensée 
est  attribuée  à  Philolaùs. 

*  Le  Scholiaste  :  Peut-être  Empédocle,  qui  était  pytha- 
goricien. 

**  HiOo?  signifie  un  tonneau ,  -rciGavà; ,  qui  est  facile  à 
persuader  ;  jeu  de  mots  qu'on  ne  saurait  rendre  en  notre 
langue. 

***  Àu.uyÎTûj; ,  profanes  ,  non  initiés,  et  en  même  temps  qui 
ne  peuvent  rien  garder,  rimosi.  Jeu  de  mot  intraduisible. 

****  £n;  est  en  effet  formé  d'àe-.M; ,  invisible.  Voyez  le 
Phédon ,  et  le  Cratylc. 


3i8  GORGIAS. 

l'âme;  et  il  désignait  par  crible  l  ame  des  insensés, 
pour  marquer  qu'elle  est  percée,  et  que  la  dé- 
fiance et  l'oubli  ne  lui  permettent  de  rien  rete- 
nir. Toute  celte  explication  est  assez  bizarre  ; 
néanmoins  elle  fait  entendre  ce  que  je  veux  te 
donner  à  connaître,  si  je  puis  réussir  à  te  faire 
changer  d'avis ,  et  préférer  à  une  vie  insatiable 
et  dissolue  une  vie  réglée,  qui  se  contente  de 
ce  qu'elle  a  sous  la  main ,  et  n'en  désire  pas 
davantage.  Ai-je  £agné  en  effet  quelque  chose 
sur  ton  esprit?  et  revenant  sur  tes  pas,  admets- 
tu  que  les  tempérans  sont  plus  heureux  que 
les  déréglés?  ou  n'ai-je  rien  fait,  et  quand  j'em- 
ploierais encore  bien  des  fables  semblables,  n'en 
serais-tu  pas  plus  disposé  à  changer  d'avis? 

CALLICLÈS. 

Tu  dis  vrai  pour  le  dernier  point,  Socrate. 

SOCRATE. 

Souffre  que  je  te  propose  un  nouvel  emblème 
sorti  de  la  même  école  que  le  précédent.  Vois 
si  ce  que  tu  dis  de  ces  deux  vies,  la  tempérante 
et  la  déréglée ,  n'est  pas  comme  si  tu  supposais 
que  deux  hommes  ont  chacun  un  grand  nombre 
de  tonneaux;  que  les  tonneaux  de  l'un  sont  en 
bon  état  et  remplis,  celui-ci  de  vin,  celui-là  de 
miel,  uu  troisième  de  lait,  et  d'autres  de  plu- 
sieurs autres  liqueurs;  que  d'ailleurs  les  liqueurs 


GORGIAS.  3i9 

de  chaque  tonneau  sont  rares,  malaisées  à  avoir, 
et  qu'on  ne  peut  se  les  procurer  qu'avec  des 
peines  infinies  ;  que  l'un  de  ces  hommes  ayant 
une  fois  rempli  ses  tonneaux,  n'y  verse  plus  rien 
désormais,  n'a  plus  aucune  inquiétude,  et  est 
parfaitement  tranquille  à  cet  égard  :  que  l'autre 
peut,  à  la  vérité,  comme  le  premier;  se  procurer 
les  mêmes  liqueurs,  quoique  difficilement,  mais 
que,  du  reste,  ses  tonneaux  étant  percés  et  gâtés, 
il  est  obligé  de  les  remplir  sans  cesse  jour  et  nuit, 
sous  peine  de  s'attirer  les  derniers  chagrins. 
Ce  tableau  étant  l'image  de  l'une  et  de  l'autre 
vie,  dis-tu  que  la  vie  de  l'homme  déréglé  est  plus 
heureuse  que  celle  du  tempérant?  Ce  discours 
t'engage-t-il  à  convenir  que  la  condition  du  se- 
cond est  préférable  à  celle  de  l'autre,  ou  ne  fait-il 
aucune  impression  sur  ton  esprit? 

CALLICLÈS. 

Aucune,  Socrate;  car  cet  homme  dont  les  ton- 
neaux demeurent  remplis  ne  goûte  plus  aucun 
plaisir,  et  il  est  dans  le  cas  dont  je  parlais  tout-à- 
l'heure ,  il  vit  comme  une  pierre ,  dès  qu'une 
fois  ils  sont  pleins,  sans  plaisir  ni  douleur.  Mais 
la  douceur  de  la  vie  consiste  à  y  verser  le  plus 
qu'on  peut. 

SOCRATE. 

N'est-ce  pas  une  nécessité,  que  plus  on  y  verse, 


3ao  GORGIAS. 

plus  il  s'en  écoule ,  et  qu'il  y  ait  de  grands  trous 
pour  ces  écoulemens  ? 

CALLICLÈS. 

Sans  doute. 

SOCRATE. 

La  condition  dont  tu  parles  n'est  point ,  à  la 
vérité,  celle  d'un  cadavre  ni  d'une  pierre,  mais 
celle  d'une  cane  *.  De  plus,  dis-moi,  ne  re- 
connais-tu point  ce  qu'on  appelle  avoir  faim ,  et 
manger  ayant  faim? 

.     CALLICLÈS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Ainsi  qu'avoir  soif  et  boire  ayant  soif? 

CALLICLÈS. 

Oui;  et  je  soutiens  que  c'est  vivre  heureux  que 
d'éprouver  ces  désirs  et  les  autres  semblables ,  et 
d'être  en  état  de  les  remplir. 

SOCRATE. 

Fort  bien,  mon  cher;  continue  comme  tu  as 
commencé,  et  prends  garde  que  la  honte  ne 
s'empare  de  toi.  Mais  il  faut,  ce  me  semble,  que 

*  Xaps^pio;.  VoyezleScholiastectTimée,  la  note  de  Coray 
et  celle  de  Schleicrmacher.  Ne  connaissant  pas  le  nom  fran- 
çais du  xapa^pot; ,  j'ai  substitué ,  comme  Schleiermacher ,  ce- 
lui de  l'oiseau  qui  passe  pour  se  remplir  vite,  et  digérer 
vite. 


GORGIAS.  3a  i 

je  ne  sois  pas  honteux  de  mon  côté.  Et  d'abord 
dis-moi  si  c'est  vivre  heureux  que  d'avoir  la  gale 
et  des  démangeaisons ,  d'être  à  même  de  se  grat- 
ter à  son  aise ,  et  de  passer  toute  sa  vie  à  se 
gratter. 

CALLICLÈS. 

Que  tu  es  absurde,  Socrate,  et  un  vrai  ba- 
vard! 

SOCRATE. 

Aussi,  Calliclès,  ai-je  déconcerté  et  Polus  et 
Gorgias.  Pour  toi ,  je  n'ai  pas  peur  que  tu  te 
troubles,  ni  que  tu  rougisses;  tu  es  trop  cou- 
rageux :  mais  réponds  seulement  à  ma  ques- 
tion. 

CALLICLÈS. 

Je  dis  donc  que  celui  qui  se  gratte  vit  agréa- 
blement. 

SOCRATE. 

Et  si  sa  vie  est  agréable ,  n'est-elle  pas  heu- 
reuse ? 

CALLICLÈS. 

Sans  contredit. 

SOCRATE. 

Est-ce  assez  qu'il  éprouve  des  démangeaisons 
à  la  tête  seulement?  ou  faut-il  qu'il  en  sente  en- 
core quelque  autre  part?  je  te  le  demande.  Vois, 
Calliclès,  ce  que  tu  répondras,  si  on  pousse  les 


322  GORGIAS. 

questions  en  ce  genre  aussi  loin  qu'elles  peuvent 
aller.  Et,  pour  tout  dire,  en  un  mot,  la  vie  du 
débauché  n'est-elle  point  triste,  honteuse  et 
misérable  ?  Oseras-tu  soutenir  que  de  pareils 
hommes  sont  heureux,  s'ils  ont  abondamment 
de  quoi  se  satisfaire? 

CALLICLÈS. 

Ne  rougis-tu  point,  Socrate ,  de  faire  tomber 
la  conversation  sur  de  pareils  propos? 

SOCRATE. 

Est-ce  moi ,  mon  cher,  qui  y  donne  occasion , 
ou  celui  qui  avance  sans  façon  que  quiconque 
ressent  du  plaisir,  de  quelque  nature  qu'il  soit, 
est  heureux,  sans  mettre  aucune  distinction  en- 
tre les  plaisirs  honnêtes  et  les  déshonnètes?  Ex- 
plique-moi donc  encore  ceci.  Prétends-tu  que 
l'agréable  et  le  bon  sont  la  même  chose?  ou  ad- 
mets-tu des  choses  agréables  qui  ne  sont  pas 
bonnes? 

CALLICLÈS. 

Afin  qu'il  n'y  ait  pas  de  contradiction  dans 
mon  discours ,  si  je  dis  que  l'un  est  différent  de 
l'autre,  je  réponds  que  c'est  la  même  chose. 

SOCRATE. 

Tu  gâtes  ce  que  tu  as  dit  précédemment ,  et 
nous  ne  cherchons  plus  ensemble  la  vérité  comme 
il  faut,  si  tu  réponds  autrement  que  selon  ta  pen- 
sée, mon  cher  Calliclès. 


GORGIAS.  3s3 

CALLICLÈS. 

Tu  m'en  donnes  l'exemple ,  Socrate. 

SOCRATE. 

Si  cela  est,  je  ne  fais  pas  bien,  non  plus  que 
toi.  Mais  vois,  mon  cher,  si  le  bien  ne  consiste 
point  en  toute  autre  chose  que  dans  le  plaisir , 
quel  qu'il  soit  :  car ,  s'il  en  est  ainsi ,  il  en  ré- 
sulte toutes  les  conséquences  honteuses  que  je 
viens  de  t'indiquer  à  demi-mot,  et  beaucoup 
d'autres  semblables. 

CALLICLÈS. 

Oui,  à  ce  que  tu  crois,  Socrate. 

SOCRATE. 

Et  toi,  Callicles,  soutiens-tu  tout  de  bon  qu'il 
en  est  ainsi. 

CALLICLÈS. 

Certainement. 

SOCRATE. 

Attaquerai-je  ce  discours,  comme  étant  sé- 
rieux de  ta  part3 

CALLICLÈS. 

Très  sérieux. 

SOCRATE. 

A  la  bonne  heure.  Puisque  telle  est  ta  manière 
de  penser,  explique-moi  ceci.  N'y  a-t-il  point 
une  chose  quelque  part  que  tu  appelles  science? 

ai. 


32/,  GORGIAS. 

CALLICLÈS. 

Oui. 

SOC  RATE. 

Et  avec  la  science,  ne  parlais  -tu  pas  aussi  du 
courage? 

CALLICLÈS. 

Cela  est  vrai. 

SOCRATE. 

N'as-tu  pas  parlé  de  ces  deux  choses,  comme 
étant  différentes? 

CALLICLÈS. 

Assurément. 

SOCRATE. 

Mais  quoi!  le  plaisir  est-il  la  même  chose  que 
la  science?  ou  en  diffère-t-il? 

CALLICLÈS. 

Il  en  diffère ,  très  sage  Socrate. 

SOCRATE. 

Et  le  courage  est-il  différent  du  plaisir? 

CALLICLÈS. 

Sans  contredit. 

SOCRATE. 

Attends,  pour  que  nous  nous  en  souvenions 
bien.  Calliclès  d'Acharnée  *  dit  que  l'agréable  et 

*  Dème  de  la  tiibu  OEncide. 


GOUGIAS.  3u5 

ie  hou  sont  Ja  même  chose,  et  que  la  science  et 
le  courage  sont  différens  l'un  de  l'autre  et  du 
bon  :  Socrate  d'Alopèce  *  n'en  convient  pas.  Ou 
peut-être  en  convient-il? 

CALLICLÈS. 

Non  ,  il  n'en  convient  pas. 

SOCRATE. 

Je  ne  pense  pas  non  plus  que Calliclès  en  con- 
vienne, lorsqu'il  s'examinera  sérieusement  lui- 
même.  Car,  dis-moi,  ne  crois-tu  pas  que  le  bon- 
heur est  une  affection  contraire  au  malheur? 

calliclès. 
Sans  doute. 

socrate. 

Puisque  ces  deux  choses  sont  opposées,  n'est-ce 
pas  une  nécessité  qu'il  en  soit  d'elles  comme  delà 
santé  et  de  la  maladie?  Car  le  même  homme  n'est 
point  à-Ia-fois  sain  et  malade,  ni  ne  quitte  la  santé 
en  même  temps  que  la  maladie. 

CALLICLÈS. 

Que  veux-tu  dire  ? 

SOCRATE. 

Le  voici  :  prenons  pour  exemple  telle  partie 

Dème  de  la  tribu  Antiocliide. 


3a6  GORGIAS. 

du  corps  qu'il  te  plaira.  N'a-t-on  pas  quelque- 
fois une  maladie  d'yeux,  qu'on  appelle  ophthal- 
mie? 

CALLICLÈS. 

Qui  en  doute? 

SOCRATE. 

On  n'a  pas  apparemment  dans  le  même  temps 
les  yeux  sains. 

CALLICLÈS. 

En  aucune  manière. 

SOCRATE, 

Mais  quoi  !  lorsqu'on  est  guéri  de  l'oplithal- 
mie  ,  perd-on  la  santé  des  yeux ,  et  est-on  enfin 
privé  à-la-fois  et  de  fun  et  de  l'autre? 

CALLICLÈS. 

Non,  certes. 

SOCRATE. 

Car  ce  serait,  je  pense,  une  chose  prodigieuse 
et  absurde;  n'est-ce  pas? 

CALLICLÈS. 

Assurément. 

SOCRATE. 

Mais,  autant  qu'il  me  semble,  l'un  vient  et 
l'autre  s'en  va  successivement. 

CALLICLÈS. 

J'en  conviens. 


(iOKGlAS.  337 

SOCRATE. 

N'en  faut-il  pas  dire  autant  de  la  force  et  de  la 
faiblesse? 

CALLICLÈS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Et  encore  de  la  vitesse  et  de  la  lenteur  ? 

CALLICLÈS. 

Nul  doute. 

SOCRATE. 

Et  pour  le  bien  et  le  mal ,  la  félicité  et  la  mi- 
sère ,  les  acquiert-on  et  les  perd-on  successive- 
ment ? 

CALLICLÈS. 

Oui ,  certes. 

SOCRATE. 

Si  nous  découvrons  donc  de  certaines  choses 
que  l'on  perd  et  que  l'on  possède  en  même 
temps,  ne  sera-t-il  pas  évident  quelles  ne  sont  ni 
un  bien  ni  un  mal?  Avouons  nous  cela?  Examine 
bien  avant  de  répondre. 

CALLICLÈS. 

Je  l'avoue  parfaitement. 

SOCRATE. 

Hevenons  maintenant  à  ce  qui  a  été  accordé 
d'abord.  As-tu  dit  de  la  faim  que  ce  fût  un  son- 


3a8  GORGIAS. 

timent  agréable  ou  douloureux?  3e  parle  de  la 
faim  prise  en  elle-même. 

CALLICLÈS. 

Oui,  c'est  un  sentiment  douloureux;  et  man- 
ger ayant  faim  est  une  chose  agréable. 

SOCRATE* 

J'entends;  mais  la  faim  en  elle-même  est-elle 
douloureuse,  ou  non? 

CALLICLÈS. 

Je  dis  qu'elle  l'est. 

SOCRATE. 

Et  la  soif  aussi ,  par  conséquent? 

CALLICLÈS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Est-il  besoin  que  je  te  fasse  de  nouvelles  ques- 
tions? ou  conviens-tu  que  tout  besoin,  tout  de- 
sir  est  douloureux? 

CALLICLÈS. 

J'en  conviens  :  n'interroge  pas  davantage. 

SOCRATE. 

A  la  bonne  heure.  Boire  ayant  soif  n'est-ce 
pas ,  selon  toi,  une  chose  agréable? 

CALLICLÈS. 

Oui. 


GORGIAS.  329 

SOCRATE. 

Eh  bien  ,  avoir  soif,  n'est-ce  pas  avoir  de  la 
douleur? 

CALLICLÈS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Et  boire ,  n'est-ce  pas  l'accomplissement  d'un 
besoin ,  et  un  plaisir  ? 

CALLICLÈS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Ainsi,  boire,  c'est  avoir  du  plaisir? 

CALLICLÈS. 

Sans  doute. 

SOCRATE. 

Parce  qu'on  a  soif  ? 

CALLICLÈS. 

Précisément. 

SOCRATE. 

C'est-à-dire,  parce  qu'on  a  de  la  douleur? 

CALLICLÈS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Vois-tu  qu'il  résulte  de  là  que,  quand  tu  dis, 
boire  ayant  soif,  c'est  comme  si  tu  disais  avoir 
du  plaisir  en  ayant  de  la  douleur?  Ces  deux  sen- 
timens  ne  concourrent-ils  pas  dans  le  même  temps 
et  dans  le  mémo  lieu,  soit  de  l'âme,  soit  du  corps, 


33o  GORGIAS. 

comme  il  te  plaira;  car  il  n'importe  pas,  à  mon 
avis?  Cela  est-il  vrai ,  ou  non? 

CALLICLÈS. 

Cela  est  vrai. 

SOC  RATE. 

Mais  n'es-tu  pas  convenu  qu'il  est  impossible 
d'être  malheureux  en  même  temps  qu'on  est 
heureux? 

CALLICLÈS. 

Je  le  dis  encore. 

SOCRATE. 

Tu  viens  aussi  de  reconnaître  qu'on  peut  avoir 
du  plaisir  en  ayant  de  la  douleur. 

CALLICLÈS. 

Il  y  a  apparence. 

SOCRATE. 

Donc  avoir  du  plaisir  n'est  point  être  heureux, 
ni  avoir  de  la  douleur  être  malheureux  ;  et  par 
conséquent  l'agréable  est  autre  que  le  bon. 

CALLICLÈS. 

Je  ne  sais  quels  raisonnemens  captieux  tu  em- 
ploies, Socrate. 

SOCRATE. 

Tu  le  sais  très  bien;  mais  tu  dissimules,  Cal- 
liclès,  assurément.  Avançons,  car  tout  ceci  n'est 
qu'un  badinage  de  ta  part;  il  faut  que  tu  voies 
combien  en  effet  ta  sagesse  te  donne  le  droit  de 


GORGIAS.  33 1 

me  reprendre.  Ne  cesse-t-on  pas  en  même  temps 
d'avoir  soif  et  de  sentir  le  plaisir  qu'il  y  a  à  boire? 

CALLICLÈS. 

Je  n'entends  rien  à  ce  que  tu  dis. 

GORGIAS. 

Ne  parle  point  de  la  sorte  ,  Calliclès;  réponds 
du  moins  à  cause  de  nous,  afin  d'achever  cette 
dispute. 

CALLICLÈS. 

Socrate  est  toujours  ainsi,  Gorgias.  11  fait  de 
petites  questions,  qui  ne  sont  de  nulle  impor- 
tance, et  puis  il  vous  réfute. 

GORGIAS. 

Que  t'importe?  Après  tout,  ce  n'est  point  ton 
affaire,  Calliclès.  Laisse  Socrate  argumenter  à  sa 
guise. 

CALLICLÈS. 

Continue  donc  tes  minutieuses  et  petites  inter- 
rogations, puisque  tel  est  l'avis  de  Gorgias. 

SOCRATE. 

Tu  es  heureux ,  Calliclès  ,  d'avoir  été  initié  aux 
grands  mystères  avant  de  l'avoir  été  aux  petits  : 
pour  moi,  je  n'aurais  pas  cru  que  cela  fût  per- 
mis *.  Reviens  donc  à  l'endroit  où  tu  en  es  resté, 

Le  Scholiaste  :  Les  petits  mystères  se  célébraient  a 
Uliènes;  les  grands  à  Eleusis,  et  on  ne  pouvait  être  admis 
a  ces  derniers  qu'après  avoir  passé  nar  les  n""";"r' 


33  2  GORGJAS. 

et  dis-moi  si  on  ne  cesse  point  en  même  temps 

d'avoir  soif  et  de  sentir  du  plaisir. 

CALLICLÈS. 

Je  l'avoue. 

SOCRATE. 

Ne  perd-on  pas  de  même  à-la-fois  le  sentiment 
de  la  faim  et  des  autres  désirs ,  et  celui  du  plaisir? 

CALLICLÈS. 

Cela  est  vrai. 

SOCRATE. 

On  cesse  donc  en  même  temps  d'avoir  de  la 
douleur  et  du  plaisir  ? 

CALLICLÈS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Or ,  on  ne  peut  pas,  comme  tu  en  es  convenu , 
perdre  à-la-fois  le  bien  et  le  mal.  N'en  conviens- 
tu  pas  encore? 

CALLICLÈS. 

Sans  doute  :  que  s'ensuit-il  ? 

SOCRATE. 

11  s'ensuit,  mon  cher  ami,  que  le  bon  et  l'a- 
gréable, le  mauvais  et  le  douloureux  ne  sont  pas 
la  même  chose,  puisqu'on  cesse  en  même  temps 
d'éprouver  les  uns,  et  non  les  autres;  ce  qui  en 
montre  la  différence.  Comment  en  effet  l'agréable 
serait-il  la  même  chose  que  le  bon  ,  et  le  dou- 
loureux que  le  mauvais?  Examine  encore  ceci,  si 


GORGIAS.  333 

tu  veux,  de  cette  autre  manière  ;  car  je  ne  crois 
pas  que  tu  sois  mieux  d'accord  avec  toi-même. 
Vois  donc;  n'appelles-tu  pas  bons  ceux  qui  sont 
bons ,  à  cause  du  bien  qui  est  en  eux,  comme  tu 
appelles  beaux  ceux  en  qui  se  trouve  la  beauté? 

CALLICLÈS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Mais  quoi  !  appelles-tu  gens  de  bien  les  insensés 
et  les  lâches?  Tu  ne  le  faisais  pas  tout-à-l'heure; 
mais  tu  donnais  ce  nom  aux  hommes  courageux 
et  intelligens.  Ne  dis-tu  pas  encore  que  ceux-là 
sont  les  gens  de  bien? 

CALLICLÈS. 

Assurément. 

SOCRATE. 

Nas-tu  pas  vu,  dans  la  joie,  des  enfans  dépour- 
vus de  raison  ? 

CALLICLÈS. 

Eh  bien  ? 

SOCRATE. 

N'as-tu  vu  aussi,  dans  la  joie,  des  hommes  faits 
qui  étaient  insensés? 

CALLICLÈS. 

Je  le  pense.  Mais  à  quoi  tendent  ces  questions  ? 

SOCRATE. 

A  lien  ;  réponds  toujours. 


334 

GORGIAS 

CALLICLÈS. 

J'en  ai  vu. 

SOC  RATE. 

Et  des  hommes  raisonnables  clans  la  tristesse 
et  dans  la  joie,  n'en  as-tu  pas  vu? 

CALLICLÈS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Lesquels  ressentent  plus  vivement  la  joie  et 
la  douleur,  des  sages  ou  des  insensés? 

CALLICLÈS. 

Je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait  grande  différence. 

SOCRATE. 

Cela  me  suffit.  N'as- tu  pas  vu  à  la  guerre  des 
hommes  lâches? 

CALLICLÈS. 

Impossible  autrement. 

SOCRATE. 

Lorsque  les  ennemis  se  retiraient ,  lesquels 
t'ont  paru  témoigner  plus  de  joie,  des  lâches  ou 
des  courageux? 

CALLICLÈS. 

Il  m'a  semblé  que  tantôt  les  uns  et  tantôt  les 
autres  s'en  réjouissaient  davantage,  ou  du  moins 
à-peu-près  également. 


GORGIAS.  $35 

SOCRATE. 

Cela  n'y  fait  rien.  Les  lâches  ressentent  donc 
aussi  de  la  joie  ? 

CALLICLÈS. 

Très  fort. 

SOCRATE. 

Et  les  insensés  de  même,  à  ce  qu'il  paraît. 

CALLICLÈS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Quand  l'ennemi  s'avance  ,  les  lâches  seuls  en 
sont-ils  attristés ,  ou  les  courageux  le  sont-ils 
aussi? 

CALLICLÈS. 

Les  uns  et  les  autres. 

SOCRATE. 

Le  sont-ils  également  ? 

CALLICLÈS. 

Les  lâches  le  sont  peut-être  davantage. 

SOCRATE. 

Et  quand  l'ennemi  se  retire,  ne  sont-ils  pas 
aussi  plus  joyeux  ? 

CALLICLÈS. 

Peut-être. 

SOCRATE. 

Ainsi  les  insensés  et  les  sages,  les  lâches  et  les 


336  GORGIAS. 

courageux  ressentent  la  douleur  et  le  plaisir  à- 
peu-près  également, à  ce  que  tu  dis,  et  les  lâches 
plus  que  les  courageux. 

CALLICLÈS. 

Je  le  soutiens. 

SOCRATE. 

Mais  les  sages  et  les  courageux  sont  bons;  les 
lâches  et  les  insensés  sont  méchans. 

CALLICLÈS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Les  bons  et  les  méchans  éprouvent  donc  la 
joie  et  la  douleur  à-peu-près  également? 

CALLICLÈS. 

Je  le  prétends. 

SOCRATE. 

Mais  les  bons  et  les  méchans  sont-ils  à-peu- 
près  également  bons  ou  méchans?  ou  les  mé- 
chans ne  sont-ils  pas  même  à-la-fois  et  meilleurs 
et  pires? 

CALLICLÈS. 

Par  Jupiter,  je  ne  sais  ce  que  tu  dis. 

SOCRATE. 

Ne  sais-tu  pas  que  tu  as  dit  que  les  bons  sont 
bons  par  la  présence  du  bien?  et  les  méchans, 
méchans  par  celle  du  mal  ;  et  que  le  plaisir  est 
un  bien  ,  et  la  douleur  un  mal  ? 


GORGIAS.  337 

CALLICLÈS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Le  bien  ou  le  plaisir  se  rencontre  donc  en 
ceux  qui  ressentent  de  la  joie,  dans  le  temps 
qu'ils  en  ressentent. 

CALLICLÈS. 

Est-il  possible  autrement? 

SOCRATE. 

Ceux  qui  ressentent  de  la  joie  sont  donc  bons 
par  la  présence  du  bien? 

CALLICLÈS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Et  quoi!  le  mal  ou  la  douleur  ne  se  rencontre- 
t-il  pas  en  ceux  qui  ressentent  de  la  peine? 

CALLICLÈS. 

Il  s'y  rencontre. 

SOCRATE. 

Dis-tu  encore,  ou  ne  dis-tu  plus  que  les  mé- 
dians sont  méchans  par  la  présence  du  mal? 

CALLICLÈS. 

Je  le  dis  encore. 

SOCRATE. 

Ainsi  ceux  qui  goûtent  de  la  joie  sont  bons, 
et  ceux  qui  éprouvent  de  la  peine  méchans. 
3.  « 


338 


Tout-à-fait. 


GORGIAS. 

CALLICLÈS. 
SOCRATE. 


Et  ils  le  sont;  davantage,  si  ces  sentimens  sont 
plus  vifs;  moins,  s'ils  sont  plus  faibles,  égale- 
ment, s'ils  sont  égaux. 

CALLICLÈS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Ne  prétends-tu  pas  que  les  sages  et  les  insen- 
sés, les  lâches  et  les  courageux  ressentent  la  joie 
et  la  douleur  à-peu-près  également,  et  même  les 
lâches  davantage  ? 

CALLICLÈS. 

C'est  mon  avis. 

SOCRATE. 

Tire  en  commun  avec  moi  les  conclusions  qui 
résultent  de  ces  aveux;  car  il  est  beau,  dit-on, 
de  répéter  et  de  considérer  jusqu'à  deux  et  trois 
fois  les  belles  choses.  Nous  avouons  que  le  sage 
et  le  courageux  sont  bons,  n'est-ce  pas? 

CALLICLÈS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Et  que  l'insensé  et  le  lâche  sont  méchans? 

CALLICLÈS. 

Sans  doute. 


GORGIAS.  ^9 

socr  ktÈ. 
De  plus,  que  celui  qui  goûte  de  la  joie  est  bon. 

CALLICLÈS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Et  celui  qui  ressent  de  la  douleur  méchant. 

CALLICLKS. 

Nécessairement. 

SOCRATE. 

Enfin,  que  le  bon  et  le  méchant  éprouvent 
également  de  la  joie  et  de  la  douleur,  et  le  mé- 
chant peut-être  davantage. 

CALL1CLÈS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Donc  le  méchant  devient  aussi  bon  et  même 
meilleur  que  le  bon.  Ceci,  et  ce  qui  a  été  dit  lout- 
à-1'heure,  ne  suit-il  pas  de  ce  que  l'on  confond 
ensemble  le  bon  et  l'agréable?  Ces  conséquences 
ne  sont-elles  pas  inévitables,  Calliclès? 

CALLICLÈS. 

11  y  a  long-temps,  Socrate,  que  je  t'écoule  et 
t'accorde  bien  des  choses,  faisant  réflexion  en 
même  temps  que  si  on  te  donne  quoi  que  ce  soit 
en  badinant,  tu  le  saisis  avec  le  même  empres- 
sement que  les  enfans.  Penses-tu  donc  que  mon 


3/|0  GORGIAS. 

sentiment,  ou  celui  de  tout  autre  homme,  n'est 
point  que  les  plaisirs  sont  les  uns  meilleurs,  les 
autres  plus  mauvais? 

soc  RATE. 

Ha!  ha!  Calliclès,  que  tu  es  rusé!  Tu  me  traites 
comme  un  enfant,  en  me  disant  tantôt  que  les 
choses  sont  d'une  façon ,  tantôt  qu'elles  sont 
d'une  autre;  et  tu  cherches  ainsi  à  me  tromper. 
Je  ne  croyais  pas  pourtant,  au  commencement, 
que  tu  pusses  consentir  à  me  tromper,  parce 
que  je  te  croyais  mon  ami  :  mais  je  me  suis 
abusé,  et  je  vois  bien  qu'il  faut  me  contenter, 
selon  le  vieux  proverbe,  des  choses  telles  qu'elles 
sont,  et  de  prendre  ce  que  tu  me  donnes.  Tu  dis 
donc  présentement,  à  ce  qu'il  paraît,  que  les 
plaisirs  sont,  les  uns  bons,  les  autres  mauvais, 
n'est-ce  pas? 

CALLICLÈS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Les  bons  ne  sont-ce  pas  les  avantageux,  et  les 
mauvais,  ceux  qui  sont  nuisibles? 

CALLICLÈS. 

Je  le  crois. 

SOCRATE. 

Les  avantageux  sont  apparemment  ceux  qui 


GORGIAS.  341 

procurent  quelque  bien,  et  les  mauvais,  ceux  qui 
font  du  mal. 

CALLICLÈS. 

Nul  doute. 

SOCRATE. 

Ne  parles-tu  point  des  plaisirs  que  je  vais  dire; 
à  l'égard  du  corps,  par  exemple,  de  ceux  qui  se 
rencontrent,  comme  nous  avons  dit,  dans  le  man- 
ger et  le  boire?  Et  ne  tiens-tu  pas  pour  bons  ceux 
qui  procurent  au  corps  la  santé,  la  force,  ou 
quelque  autre  bonne  qualité  semblable;  et  pour 
mauvais  ceux  qui  engendrent  les  qualités  con- 
traires? 

CALLICLÈS. 

Assurément. 

SOCRATE. 

N'en  est-il  pas  ainsi  des  douleurs?  et  les  unes 
ne  sont-elles  pas  bienfaisantes,  et  les  autres  mal- 
faisantes? 

CALLICLÈS. 

Sans  contredit. 

SOCRATE. 

Ne  faut-il  pas  choisir  et  se  donner  les  plaisirs 
et  les  douceurs  qui  font  du  bien? 

CALLICLÈS. 

Oui,  certes. 


34*  GORGIAS. 

SOCRATE. 

Et  nullement  les  plaisirs  et  les  douleurs  qui 
font  du  mal? 

CÂLLICLÈS. 

Cela  est  évident. 

SOCRATE. 

Car,  s'il  t'en  souvient,  nous  sommes  convenus, 
Polus  et  moi,  qu'en  toutes  choses  on  doit  agir 
dans  la  vue  du  bien.  Penses-tu  aussi,  comme 
nous,  que  le  bien  est  la  fin  de  toutes  les  ac- 
tions; que  tout  le  reste  doit  se  rapporter  à  lui, 
et  non  pas  lui  aux  autres  choses?  Donnes-tu  aussi 
ton  suffrage  en  tiers  avec  le  nôtre? 

CÂLLICLÈS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Ainsi,  il  faut  tout  faire,  même  l'agréable, 
en  vue  du  bien,  et  non  le  bien  en  vue  de  l'a- 
gréable. 

CÂLLICLÈS. 

J'en  tombe  d'accord. 

SOCRATE. 

Le  premier  venu  est-il  en  état  de  discerner 
parmi  les  choses  agréables  les  bonnes  d'avec  les 
mauvaises?  Ou  bien  est-il  besoin  pour  cela  d'un 
expert  en  chaque  genre? 

CÂLLICLÈS. 

11  en  est  besoin. 


GORGIAS.  343 

SOCRA.TF. 

Rappelons  ici  ce  que  j'ai  dit  sur  ce  sujet  à  Pa- 
lus et  à  Gorgias.  Je  disais,  s'il  t'en  souvient,  qu'il 
y  a  certaines  industries  qui  ne  vont  que  jus- 
qu'au plaisir,  ne  procurent  que  lui ,  et  ignorent 
ce  qui  est  bon  et  ce  qui  est  mauvais;  et  qu'il  y 
en  a  d'autres  qui  connaissent  le  bien  et  le  mal. 
Du  nombre  des  industries  qui  ont  pour  objet 
le  plaisir,  j'ai  mis  la   cuisine,  non  comme   un 
art,  mais  comme  une  routine  relative  au  corps; 
et  j'ai  compté  la  médecine  parmi  les  arts  qui 
ont  le  bien  pour  objet.  Et,  au  nom  de  Jupiter, 
qui  préside  à  l'amitié,  ne  crois  pas,  Calliclès, 
qu'il  te  faille  badiner  ici  vis-à-vis  de  moi,  et  me 
répondre  contre  ta  pensée  tout  ce  qui  te  vient 
à  la  bouche,  encore  moins  supposer  que  je  ba- 
dine moi-même.  Tu  vois  que  la  matière  dont 
nous  nous  entretenons  est  une  des  plus  sérieuses 
qui  puissent  occuper  tout  homme  doué  du  moin- 
dre bon  sens,  puisqu'il  s'agit  de  savoir  de  quelle 
manière  il  doit  vivre;  s'il  faut  embrasser  la  vie  à 
laquelle  tu  m'invites,  agir  en  homme,   c'est-à- 
dire,  parler  devant  le  peuple  assemblée,  s'exer- 
cer   à    l'art  oratoire,   et   faire  de   la    politique 
comme  on  en  fait  aujourd'hui;  ou  bien  s'il  faut 
vivre  en  philosophe;  et  en   quoi  ce  genre  de 
lie  diffère  du    précédent.    Peut-être  est-il  plus 
à    pfôpos    de    les    distinguer    l'un    de    l'autre, 


3/,4  GORGIAS. 

comme  je  tâchais  tout-à-1'heure  de  le  faire;  et 
après  les  avoir  séparés  et  être  convenus  entre 
nous  que  ce  sont  bien  les  deux  systèmes  de  vie, 
d'examiner  en  quoi  cette  différence  consiste, 
et  lequel  des  deux  mérite  d'être  préféré.  Tu  ne 
comprends  peut-être  pas  encore  ce  que  je  veux 
dire? 

CALLICLÈS. 

Non,  vraiment. 

SOCRATE. 

Je  vais  donc  le  l'expliquer  plus  clairement. 
Nous  sommes  demeurés  d'accord,  toi  et  moi,  qu'il 
y  a  un  bon  et  un  agréable,  et  que  l'agréable  est 
autre  que  le  bon;  de  plus,  qu'il  y  a  de  certaines 
industries  et  de  certaines  manières  de  se  les  pro- 
curer, qui  tendent  les  unes  à  l'agréable,  les 
autres  au  bon.  Commence  avant  tout  par  m'ac- 
corder  ou  me  nier  ce  point. 

CALLICLÈS. 

Je  l'accorde. 

SOCRATE. 

Voyons;  accorde-moi  aussi  ce  que  je  disais  à 
Polus  et  à  Gorgias,  si  ce  que  je  disais  t'a  paru 
véritable.  Je  soutenais  que  l'adresse  du  cuisi- 
nier n'est  pas  un  art,  mais  une  routine;  qu'au 
contraire,  la  médecine  est  un  art  :  me  fondant 
sur  ce  que  la  médecine  a  étudié  la  nature  du 


GORGIAS.  3/,5 

sujet  sur  lequel  elle  travaille,  connaît  les  causes 
de  ce  qu'elle  f ail ,  et  peut  rendre  raison  de  cha- 
cune de  ses  opérations  :  au  lieu  que  la  cuisine, 
appliquée  tout  entière  à  l'apprêt  du  plaisir,  tend 
à  ce  but  sans  s'appuyer  sur  aucun   principe, 
n'ayant  examiné  ni  la  nature  du  plaisir,  ni  les 
motifs  de  ses  opérations;   pratique  et   routine 
tout-à-fait  dépourvue   de  raison,   incapable  de 
se  rendre,  pour  ainsi  dire,   compte   de  rien, 
simple    souvenir   de   ce   qu'on   a   coutume    de 
faire;   voilà  comment  elle  procure  du  plaisir. 
Considère  d'abord   si   cela  te   paraît  juste ,  et 
ensuite  s'il  y  a.  par  rapport  à  l'âme,  des  profes- 
sions du  même  genre,  dont  les  unes  marchent 
suivant  les  règles  de  l'art,  ménagent  à  l'âme 
ce  qui  lui  est  avantageux;  tandis  que  les  autres 
le  négligent,  et,  comme  dans  mon  dernier  exem- 
ple, s'occupent  uniquement  des  plaisirs  de  1  ame, 
et  des  moyens  de  lui  en  procurer,  n'examinant, 
du  reste,   en   aucune  manière   quels  sont   les 
bons  plaisirs  et  les  mauvais,  et  ne  se  mettant 
en   peine   d'autre   chose    que    d'affecter  l'âme 
agréablement,  que  ce  soit   son  avantage,    ou 
non.  Pour  moi,  je  pense,  Calliclès,  qu'il  y  a  de 
pareilles  professions,  et  je  dis  que  telle  est  la 
flatterie,  tant  par  rapport  au  corps  que  par  rap- 
port à  l'âme,  et  à  toute  autre  chose  dont  on  veut 
procurer  le  plaisir,  sans  avoir  le  moindre  égard 


346  GORGIAS. 

à  ce  qui  lui  est  utile  ou  préjudiciable.  Es-tu  du 
même  avis  que  moi  là-dessus,  ou  d'un  avis  con- 
traire ? 

CALLICLÈS. 

Non;  mais  je  te  passe  ce  point,  afin  que  tu 
puisses  terminer  cette  discussion,  et  par  com- 
plaisance pour  Gorgias. 

SOCRATE. 

La  flatterie  dont  je  parle  a-t-eile  lieu  à  l'égard 
d'une  âme ,  et  non  pas  à  l'égard  de  deux  et  de 
plusieurs? 

CALLICLÈS. 

Elle  a  lieu  à  l'égard  de  deux  et  de  plusieurs 
âmes. 

SOCRATE. 

Ainsi  on  peut  chercher  à  complaire  à  une  foule 
d'âmes  assemblées,  sans  s'embarrasser  de  ce  qui 
est  le  plus  avantageux  pour  elles. 

CALLICLÈS. 

Je  le  pense. 

SOCRATE. 

Pourrais-tu  me  dire  quelles  sont  les  profes- 
sions qui  produisent  cet  effet?  Ou  plutôt,  si  tu 
l'aimes  miem>,  je  t'interrogerai,  et  à  mesure  qu'il 
te  paraîtra  qu'uue  profession  est  de  ce  genre,  tu 


GORGIAS.  347 

l'accorderas;  si  tu  ne  juges  pas  quelle  en  soit, 
tu  le  nieras.  Commençons  par  la  profession  de 
joueur  de  flûte.  Ne  te  semble-t-il  point,  Cal- 
liclès,  qu'elle  vise  uniquement  à  nous  procurer 
du  plaisir,  et  qu'elle  ne  se  met  point  en  peine 
d'autre  chose? 

CALLÏCLÈS. 

Il  me  le  semble. 

SOCRATJ-. 

Ne  portes-tu  pas  le  même  jugement  de  toutes 
les  autres  semblables,  telle  que  celle  de  jouer  de 
la  lyre  dans  les  jeux  publics?  * 

CALLÏCLÈS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Mais  quoi!  n'en  dis-tu  pas  autant  des  repré- 
sentations des  chœurs,  et  de  la  composition  des 
dithyrambes?  Crois-tu  que  Cinésias  **,  fils  de  Mê- 
lés, se  soucie  beaucoup  que  ses  chants  soient 
propres  à  rendre  meilleurs  ceux  qui  les  enten- 


*  Scboliaste  :  Platon  rejetait  absolument  la  flûte  ;  mais 
pour  la  lyre,  il  ne  la  bannissait  que  des  jeux  publics. 

**  Le  Scboliaste  d'Aristophane  le  dit  Thébain.  Grenouilles, 
v.  t  53.  —  Pluîarque  (  sur  la  musique  )  l'appelle  le  maudit 
Athénien.  Ses  mœurs,  suivant  Suidas,  étaient  fort  décriées. 
Voyez  aussi  ce  qu'en  dit  Harpocration. 


348  GORGIAS. 

dent,  et  qu'il  vise  à  autre  chose  qu'à  plaire  à  la 
foule? 

CALLICLÈS. 

Gela  est  évident,  Socrate,  pour  Cinésias. 

SOCRATE. 

Et  son  père  Melès?  penses-tu  que  quand  il 
chantait  sur  la  lyre,  il  eût  en  vue  le  bien? 
Est-ce  que  celui-là  par  hasard  ne  visait  pas  au 
plus  agréable,  parce  que  son  chant  assommait 
d'ennui  les  auditeurs?  Examine  bien ,  ne  penses- 
tu  pas  que  toute  espèce  de  chant  sur  la  lyre  et 
toute  composition  dithyrambique  a  été  inventée 
en  vue  du  plaisir? 

CALLICLÈS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Et  la  tragédie,  ce  poème  imposant  et  magni- 
fique, à  quoi  tend-elle?  Son  but,  sa  grande  af- 
faire est-elle  uniquement  de  plaire  aux  specta- 
teurs, comme  tu  le  crois?  ou  lorsqu'il  se  pré- 
sente quelque  chose  d'agréable,  mais  en  même 
temps  de  mauvais,  prend -elle  sur  soi  de  le 
supprimer,  et  de  déclamer  et  chanter  ce  qui 
est  désagréable,  mais  utile,  que  les  spectateurs 
y  trouvent  du  plaisir  ou  non?  De  ces  deux 
dispositions  quelle  est ,  dis-moi ,  celle  de  la  tra- 
gédie ? 


GORGIAS.  34g 

CALLICLÈS. 

Il  est  clair,  Socratc,  qu'elle  va  davantage  du 
côté  du  plaisir  et  de  l'agrément  du  public. 

SOCRATE. 

N'avons-nous  pas  vu  tout-à-1'heure,  Calliclès, 
que  tout  cela  n'est  que  flatterie? 

CALLICLÈS. 

Assurément. 

SOCRATE. 

Mais  si  on  ôtait  de  quelque  poésie  que  ce  soit 
le  chant,  le  rhy  thme  et  la  mesure,  resterait-il  autre 
chose  que  les  paroles? 

CALLICLÈS. 

Non. 

SOCRATE. 

Ces  paroles  ne  s'adressent-elles  pas  à  la  mul- 
titude et  au  peuple  assemblé? 

CALLICLÈS. 

Sans  doute. 

SOCRATE. 

La  poésie  est  donc  une  manière  de  parler  au 
peuple? 

CALLICLÈS. 

Il  y  a  apparence. 

SOCRATE. 

Mais  si  c'est  une  manière  de  parler  au  peuple, 


35o  GORGIAS. 

c'est  donc  une  rhétorique.  En  effet,  ne  te  sem- 
ble-t-il  pas  que  les  poètes  font  les  orateurs  sur 
les  théâtres  ? 

CALLICLÈS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Nous  avons  donc  trouvé  une  rhétorique  pour 
ce  peuple,  composé  d'enfans,  de  femmes  et 
d'hommes,  de  citoyens  libres  et  d'esclaves*, 
confondus  ensemble,  rhétorique  dont  nous  ne 
faisons  pas  grand  cas,  puisque  nous  l'avons  ap- 
pelée flatterie. 

CALLICLÈS. 

Cela  est  vrai, 

SOCRATE. 

Fort  bien.  Et  que  nous  semble  de  cette  rhé- 
torique faite  pour  le  peuple  d'Athènes  et  les 
peuples  des  autres  cités,  tous  composés  de  per- 
sonnes libres?  Te  parait-il  que  les  orateurs  fas- 
sent toujours  leurs  harangues  en  vue  du  plus 
grand  bien,  et  se  proposent  pour  but  de  rendre 
par  leurs  discours  leurs  concitoyens  aussi  ver- 
tueux qu'il  est  possible?  Ou  hien  les  orateurs 
eux-mêmes,  cherchant  à  plaire  à  leurs  conci- 
toyens, et  négligeant  l'intérêt  public  pour  ne 

*  Ce  passage  prouve  qu'à  cette  époque  les  femmes  et  les 
esclaves  n'étaient  pas  exclus  des  représentations  scéniques. 


GORGIAS.  35 1 

s'occuper  que  de  leur  intérêt  personnel,  ne  se 
conduisent-ils  point  avec  les  peuples  comme 
avec  des  enfans,  Rappliquant  uniquement  à  leur 
faire  plaisir,  sans  s'inquiéter  s'ils  deviendront 
par  là  meilleurs  ou  pires? 

CALLICLÈS. 

Cette  question  n'est  plus  aussi  simple.  Cer- 
tains orateurs,  dans  leurs  discours,  s'intéressent 
réellement  à  l'utilité  publique;  d'autres  sont  tels 
que  tu  viens  de  le  dire. 

SOCRATE. 

Cela  me  suffit  :  car  s'il  y  a  deux  manières  de 
parler  au  peuple,  l'une  des  deux  est  une  flatterie 
et  une  menée  honteuse,  et  l'autre  est  honnête; 
j'entends  celle  qui  travaille  à  rendre  meilleures 
les  âmes  des  citoyens,  et  qui  s'applique  en  toute 
rencontre  à  dire  ce  qui  est  le  plus  avantageux, 
que  cela  doive  être  agréable  ou  fâcheux  aux  au- 
diteurs. Mais  tu  n'as  jamais  vu  de  rhétorique 
semblable;  ou  si  tu  connais  quelque  orateur  de 
ce  caractère,  pourquoi  ne  me  le  nommes -ta 
point? 

CALLICLKS. 

Par  Jupiter,  je  n'en  saurais  citer  aucun  entre 
tous  ceux  d'aujourd'hui. 

SOCRATE. 

Eh  bien  !  en  connais  tu  quelqu'un  parmi  les 


552  GORGIAS. 

anciens,  auquel  les  Athéniens  aient  l'obligation 
d'être  devenus  meilleurs  depuis  qu'il  a  commencé 
à  les  haranguer,  de  moins  bons  qu'ils  étaient  au- 
paravant? Car,  pour  moi,  je  ne  vois  pas  qui  ce 
pourrait  être. 

CALLICLÈS. 

Quoi  donc,  Socrate?  N'entends-tu  pas  dire 
que  Thémistocle  fut  un  homme  de  bien ,  ainsi 
que  Cimon  et  Miltiade,  et  ce  Périclès  mort  de- 
puis peu,  que  tu  as  entendu  toi-même? 

SOCRATE. 

Si  la  véritable  vertu  consiste,  comme  tu  l'as 
dit,  Calliclès,  à  contenter  ses  passions  et  celles 
des  autres ,  tu  as  raison  :  mais  si  ce  n'est  pas 
cela;  si,  comme  nous  avons  été  forcés  d'en  con- 
venir dans  le  cours  de  cet  entretien,  la  vertu 
consiste  à  satisfaire  ceux  de  nos  désirs  qui,  étant 
remplis,  rendent  l'homme  meilleur,  et  à  ne  rien 
accorder  à  ceux  qui  le  rendent  pire  ;  et  si  d'ail- 
leurs il  y  a  un  art  pour  cela,  peux-tu  me  dire 
qu'aucun  de  ceux  que  tu  viens  de  nommer  ait 
été  de  ce  caractère? 

CALLICLÈS. 

Je  ne  sais  quelle  réponse  te  donner. 

so  CATE. 

Tu  la  trouveras,  si  tu  la  cherches  bien.  Exami- 
nons donc  ainsi  paisiblement  si  quelqu'un  d'entre 


GORGIAS.  353 

eux  a  été  tel.  N'est-il  pas  vrai  que  l'homme  ver- 
tueux qui,  dans  tous  ses  discours,  a  le  plus 
grand  bien  en  vue,  ne  parlera  point  à  l'aventure , 
et  se  proposera  un  but  ?  Voyez  tous  les  ar- 
tistes ;  ils  considèrent  ce  qu'ils  veulent  faire  ,  et 
ne  prennent  point  au  hasard  les  premiers 
moyens  venus  pour  exécuter  leur  ouvrage,  mais 
ils  choisissent  ce  qui  peut  lui  donner  la  forme 
qu'il  doit  avoir.  Par  exemple,  jette  les  yeux  sur 
les  peintres,  les  architectes,  les  constructeurs 
de  vaisseaux,  en  un  mot,  sur  tel  ouvrier  qu'il 
te  plaira,  tu  verras  que  chacun  deux  place  dans 
un  certain  ordre  tout  ce  qu'il  emploie,  et  qu'il 
force  chaque  partie  de  s'adapter  et  de  s'arran- 
ger avec  les  autres  ,  jusqu'à  ce  que  le  tout  ait 
l'ensemble,  l'arrangement  et  l'ordre  convenables. 
Ce  que  les  autres  ouvriers  font  par  rapport  à 
leur  ouvrage,  ceux  dont  nous  parlions  aupara- 
vant ,  je  veux  dire  les  maîtres  de  gymnase  et  les 
médecins,  le  font  à  l'égard  du  corps,  ils  l'or- 
donnent et  le  règlent.  Reconnaissons -nous  ou 
non  que  la  chose  est  ainsi  ? 

CA.LLICLÈS. 

A  la  bonne  heure  ;  d'accord. 

SOCRATE. 

Une  maison  où  règne  l'ordre  et  la  règle  n'est- 
elle  pas  bonne  ?  Et  si  le  désordre  y  est ,  n'est-el!c 


pas  mauvaise? 


a  3 


354  GORGIÀS. 

CALLICLÈS. 

Oui. 

SOC  HATE. 

N'en  faut-il  pas  dire  autant  d'un  vaisseau  ? 

CALLICLÈS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Nous  tenons  le  même  langage  au  sujet  de  nos 
corps. 

CALLICLÈS. 

Sans  contredit. 

SOCRATE. 

Et  notre  âme  sera-t-elle  bonne,  si  elle  est  dé- 
réglée? Ne  le  sera-t-elle  pas  plutôt,  si  tout  y  est 
dans  l'ordre  et  dans  la  règle  ? 

CALLICLÈS. 

C'est  ce  qu'on  ne  saurait  nier,  après  les  aveux 
précédens. 

SOCRATE. 

Quel  nom  donne-t-on  à  l'effet  que  produisent 
la  règle  et  l'ordre ,  par  rapport  au  corps  ?  Tu 
l'appelles  probablement  santé  et  force. 

CALLICLÈS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Essaie  à  présent  de  trouver  et  de  me  dire  pa- 


GORGIAS.  355 

reillement  le  nom  de  l'effet  que  la  règle  et  l'ordre 
produisent  dans  l'âme. 

CALLICLÈS. 

Pourquoi  ne  le  dis-tu  pas  toi-même,  Socrate? 

SOC  RATE. 

Si  tu  l'aimes  mieux,  je  le  dirai  :  seulement  si 
tu  juges  que  j'ai  raison ,  conviens-en  ;  sinon ,  ré- 
fute-moi ,  et  ne  me  laisse  rien  passer.  Il  me  sem- 
ble donc  que  l'on  appelle  salutaire  tout  ce  qui 
entretient  l'ordre  dans  le  corps,  d'où  naît  la 
santé  et  les  autres  bonnes  qualités  corporelles. 
Cela  est-il  vrai ,  ou  non  ? 

CALLICLÈS. 

Cela  est  vrai. 

SOCRATE. 

Et  qu'on  appelle  légitime  et  loi  tout  ce  qui 
met  de  l'ordre  et  de  la  règle  dans  l'âme,  d'où  se 
forment  les  hommes  justes  et  réglés.  L'effet  pro- 
duit, c'est  ici  la  justice  et  la  tempérance.  Est-ce 
bien  cela? 

CALLICLÈS. 

Soit. 

SOCRATE. 

C'est  donc  à  cet  effet  que  le  bon  orateur,  celui 
qui  se  conduit  selon  les  règles  de  l'art ,  visera 
toujours  dans  les  discours  qu'il  adressera  aux 

a  3. 


356  GORGIAS. 

âmes,  et  dans  toutes  ses  actions;  s'il  accorde  au 
peuple,  ou  s'il  lui  ôte  quelque  chose,  ce  sera  par 
le  même  motif:  son  esprit  sera  sans  cesse  occupé 
des  moyens  de  faire  naître  la  justice  dans  l'âme 
de  ses  concitoyens,  et  d'en  bannir  l'injustice; 
d'y  faire  germer  la  tempérance ,  et  d'en  écarter 
l'intempérance  ;  d'y  introduire  enfin  toutes  les 
vertus,  et  d'en  exclure  tous  les  vices.  Conviens- 
tu  de  cela,  ou  non? 

CALLICLÈS. 

J'en  conviens. 

SOCRATE. 

Car  que  sert-il,  Calliclès,  à  un  corps  malade 
et  mal  disposé,  qu'on  lui  présente  des  mets  en 
abondance  et  les  breuvages  les  plus  exquis ,  ou 
toute  autre  chose  qui  ne  lui  sera  pas  plus  avan- 
tageuse que  dommageable,  et  même  moins,  aie 
bien  prendre?  N'est-il  pas  vrai? 

calliclès. 

A   la  bonne  heure. 

SOCBATE. 

Ce  n'est  point,  je  pense,  un  avantage  pour  un 
homme  de  vivre  avec  un  corps  mal  sain  ,  puis- 
qu'il est  forcé  à  traîner  en  conséquence  une  vie 
malheureuse,  n'est-ce  pas? 

CALLICLÈS. 

Oui. 


G0RG1AS.  357 

SOCRATE. 

Aussi  les  médecins  laissent-ils  pour  l'ordinaire 
à  ceux  qui  se  portent  bien  la  liberté  de  satisfaire 
leurs  appétits  ,  comme  de  manger  autant  qu'ils 
veulent,  lorsqu'ils  ont  faim ,  et  de  boire  de  même, 
lorsqu'ils  ont  soif;  mais  ils  ne  permettent  presque 
jamais  aux  malades  de  se  rassasier  de  ce  qu'ils  dé- 
sirent. Accordes-tu  cela  aussi? 

CALLICLES. 

Oui. 

SOCRATE. 

Mais,  mon  cher,  ne  faut-il  pas  tenir  la  même 
conduite  à  l'égard  de  l'âme?  Je  veux  dire  que, 
tant  qu'elle  est  en  mauvais  état ,  parce  qu'elle  est 
déraisonnable,  déréglée,  injuste  et  impie,  on 
doit  l'éloigner  de  ce  qu'elle  désire,  et  ne  lui  rien 
en  permettre  que  ce  qui  peut  la  rendre  meil- 
leure. Est-ce  ton  avis,  ou  non? 

CALLICLÈS. 

C'est  mon  avis. 

SOCRATE. 

C'est  en  effet  le  parti  le  plus  avantageux  pour 
l'âme. 


CALLICLÈS. 


Sans  doute. 

SOCRATE. 

Mais  tenir  quelqu'un  éloigné  de  ce  qu'il  désire, 
n'est-ce  pas  lui  infliger  une  correction? 


358  GORGIAS. 

CALLICLÈS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Il  vaut  donc  mieux  pour  l'âme  detre  corrigée, 
que  de  vivre  dans  la  licence,  comme  tu  le  pen- 
sais tout-à-l'heure. 

CALLICLÈS. 

Je  ne  sais  ce  que  tu  veux  dire,  Socrate.  In- 
terroge quelque  autre. 

SOCRATE. 

Voilà  un  homme  qui  ne  saurait  souffrir  ce 
qu'on  fait  pour  lui,  ni  endurer  la  chose  même 
dont  nous  parlons,  c'est-à-dire,  la  correction. 

CALLICLÈS. 

Je  me  soucie  bien  de  tous  tes  discours  !  Je  ne 
t'ai  répondu  que  par  complaisance  pour  Gorgias. 

SOCRATE. 

Soit.  Que  ferons-nous  donc  ?  Laisserons-nous 
cette  discussion  imparfaite? 

CALLICLÈS. 

Tout  ce  qu'il  te  plaira. 

SOCRATE. 

Mais  on  dit  communément  qu'il  n'est  pas  per- 
mis de  laisser  ainsi  tronqués  même  les  contes, 
et  qu'il  faut  y  mettre  une  tête,  afin  qu'ils  ne 
courent  point  sans  tête  de  côté  et  d'autre.  Ré- 


GORG1AS.  359 

ponds  donc  à  ce  qui  reste,  pour  donner  une  tête 
à  cet  entretien. 

CALL1CLES. 

Que  tu  es  pressant,  Socrate!  Si  tu  m'en  crois, 
tu  laisseras  là  cette  dispute,  ou  tu  l'achèveras 
avec  quelque  autre. 

SOCRATE. 

Et  quel  autre  le  voudra?  Allons,  ne  quittons 
pas  ce  discours  sans  l'achever. 

CALLÏCLÈS. 

Ne  pourrais-tu  point  l'achever  seul,  soit  en 
parlant  de  suite,  ou  en  te  répondant  toi-même  ? 

SOCRATE. 

Bon,  pour  qu'il  m'arrive  ce  que  dit  Epicharme, 
et  que  je  sois  seul  à  dire  ce  que  deux  hommes 
disaient  auparavant*.  Je  vois  bien  pourtant  que 
de  toute  nécessité  il  faudra  en  venir  là  :  mais,  si 
nous  prenons  ce  parti,  je  pense  que  du  moins 
nous  devons  tous,  tant  que  nous  sommes,  être 
jaloux  de  connaître  ce  qu'il  y  a  de  vrai  et  de 
faux  dans  le  sujet  que  nous  traitons  ;  car  il 
est  de  notre  intérêt  commun  que  la  chose  soit 

*  A.THÉN.  Deipnos.  VII,  éd.  Schweigh.  III,  p.  128  ,  cite  ce 
vers  dans  une  occasion  semblable.  —  Le  Scholiaste  suppose 
qu'il  s'agit  d'un  drame  d'Épicharme,  où ,  sur  la  fin ,  un  acteur 
se  charge  de  deux  rôles. 


36o  GORGIAS. 

mise  en  évidence.  Je  vais  donc  exposer  ce  que 
je  pense  là-dessus ,  et  si  quelqu'un  trouve  que 
je  reconnaisse  pour  vraies  des  choses  qui  ne  le 
sont  pas,  qu'il  ne  manque  pas  de  m'arrêter  et 
de  me  réfuter.  Aussi  bien  je  ne  parle  pas  comme 
un  homme  sûr  de  ce  qu'il  dit  ;  mais  je  cherche 
en  commun  avec  vous.  C'est  pourquoi ,  si  celui 
qui  m'arrêtera  me  paraît  avoir  raison  ,  je  serai  le 
premier  à  en  tomber  d'accord.  Au  reste,  je  ne 
vous  propose  ceci  qu'autant  que  vous  jugerez 
qu'il  faut  achever  cette  dispute  :  si  vous  n'en 
êtes  pas  d'avis,  laissons-la  pour  ce  qu'elle  est, 
et  allons-nous-en. 

GORGIAS. 

Pour  moi ,  Socrate ,  mon  avis  n'est  pas  que 
nous  nous  retirions ,  mais  que  tu  finisses  ce  dis- 
cours ;  et  il  me  paraît  que  les  autres  pensent  de 
même.  Je  serai  charmé  de  t'entendre  exposer  ce 
qui  te  reste  à  dire. 

SOCBATE. 

Et  moi ,  Gorgias,  je  reprendrais  de  tout  mon 
cœur  la  conversation  avec  Calliclès  ,  jusqu'à  ce 
que  je  lui  eusse  rendu  le  morceau  d'Amphion 
pour  celui  de  Zéthus*.  Mais ,  puisque  tu  ne  veux 


*  Ceci  se  rapporte  à  une  scène  de  Y Antiopc  d'Euripide 
(jui  ne  nous  a  pas  été  conservée. 


GORGIAS.  36 1 

pas ,  Calliclès,  achever  à  nous  deux  cette  dispute, 
écoute-moi  du  moins,  et  lorsqu'il  m'échappera 
quelque  chose  qui  ne  te  paraîtra  pas  bien  dit, 
arrête-moi.  Si  tu  me  prouves  que  j'ai  tort ,  je 
ne  me  fâcherai  pas  contre  toi,  comme  tu  viens 
de  faire ,  loin  de  là ,  je  te  tiendrai  pour  mon  plus 
grand  bienfaiteur. 

CALLICLÈS. 

Eh  bien  !  mon  cher,  parle  toi-même ,  et  achève. 

SOCRATE. 

Écoute  donc:  je  vais  reprendre  notre  discours 
dès  le  commencement.  L'agréable  et  le  bon  sont- 
ils  la  même  chose  ?  Non ,  comme  nous  en  sommes 
convenus,  Calliclès  et  moi.  Faut-il  faire  l'agréable 
en  vue  du  bon,  ou  le  bon  en  vue  de  l'agréable? 
Il  faut  faire  l'agréable  en  vue  du  bon.  L'agréa- 
ble n'est-ce  point  ce  qui,  lorsque  nous  l'avons, 
nous  fait  avoir  de  l'agrément?  et  le  bon  ,  ce  qui , 
étant  en  nous,  fait  que  nous  sommes  bons? 
Sans  contredit.  Or,  nous  sommes  bons,  nous  et 
toutes  les  autres  choses  qui  sont  bonnes,  par  la 
présence  de  quelque  propriété.  Cela  me  paraît 
incontestable ,  Calliclès.  Mais  la  vertu  d'une 
chose,  quelle  qu'elle  soit,  meuble,  corps,  âme, 
animal ,  ne  se  rencontre  pas  ainsi  en  elle  à  l'a- 
venture d'une  manière  parfaite  ;  elle  doit  sa 
naissance  à   un    certain  arrangement,   tlisposi- 


3.6a  GORGIAS. 

tion  et  art  qui  convient  à  cette  chose.  Gela 
est-il  vrai?  Pour  moi,  je  dis  qu'oui.  La  vertu  de 
chaque  chose  est  donc  réglée  et  arrangée  avec 
ordre.  J'en  conviendrais.  Ainsi,  un  certain  ordre 
propre  de  chaque  chose  est  ce  qui  la  rend  bonne , 
lorsqu'il  se  trouve  en  elle.  C'est  mon  avis.  Par 
conséquent  l'âme  en  qui  se  trouve  l'ordre  qui 
lui  convient,  est  meilleure  que  celle  où  il  n'y  a 
aucun  ordre.  Nécessairement.  Mais  l'âme  en  qui 
l'ordre  règne  est  réglée.  Comment  ne  le  serait- 
elle  pas?  L'âme  réglée  est  tempérante.  De  toute 
nécessité.  Donc  l'âme  tempérante  est  bonne.  Je 
ne  saurai  l'entendre  autrement,  mon  cher  Cal- 
liclès  :  pour  toi ,  si  tu  as  quelque  chose  à  oppo- 
ser, apprends-le-moi. 

CALLICLÈS. 

Poursuis,  Socrate. 

SOCRATE. 

Je  dis  donc  que  si  l'âme  tempérante  est  bonne, 
celle  qui  est  dans  une  disposition  contraire  est 
mauvaise.  Cette  âme,  c'est  l'âme  insensée  et  dé- 
réglée. 

CALLICLÈS. 

Sans  contredit. 

SOCRATE. 

L'homme  tempérant  s'acquitte  de  tousses  de- 
voirs envers  les  dieux  et  envers  ses  semblables; 


GORGUS.  363 

car  il  ne  serait  plus  tempérant,  s'il  ne  les  rem- 
plissait pas.  Il  est  nécessaire  que  cela  soit  ainsi. 
En  s'acquittant  de  ses  devoirs  vis-à-vis  de  ses 
semblables,  il  fait  des  actions  justes;  et  en  les 
remplissant  envers  les  dieux,  il  fait  des  actions 
saintes.  Or,  quiconque  fait  des  actions  justes  et 
saintes  est  nécessairement  juste  et  saint.  Cela  est 
vrai.  Nécessairement  encore   il  est  courageux  : 
car  il  n'est  pas  d'un  homme  tempérant  ni  de  re- 
chercher ni  de  fuir  ce  qu'il  ne  convient  pas  qu'il 
recherche  ou  qu'il  fuie,  mais  il  faut  qu'il  re- 
cherche ou  qu'il  fuie  ce  que  le  devoir  lui  pres- 
crit de  fuir  ou  de  rechercher,  choses  et  per- 
sonnes, plaisir   et  douleur,  et  qu'il  supporte 
tout   avec    constance.    De    sorte    qu'il   est  de 
toute  nécessité,  Calliclès,  que  l'homme  tempé- 
rant étant,  comme  on  l'a  vu,  juste ,  courageux 
et  saint,  soit  parfaitement  homme  de  bien  ;  qu'é- 
tant homme  de  bien  ,  toutes  ses  actions  soient 
bonnes  et  belles,  et  que,  vivant  bien*,  il  soit 
heureux  :  qu'au  contraire  ,  le  méchant,  qui  vit 
mal,  soit  malheureux  ;  et  le  méchant ,  c'est  celui 
qui  est  dans  une  disposition  contraire  à  celle-là, 


*  Eu  K%i  xaXâ>;  ivpâTT6^  (  voyez  le  Premier  Alcibiade  et  le 
Charinide}  signifie  à-la-fois  bien  agir  et  être  heureux.  So- 
eratc  fit  préférer,  dans  son  école,  cette  formule  de  salut  à 
celles  de  y.xifî'.v,  se  réjouir,  ùvtaïvew,  se  bien  porter. 


364  GORG1AS. 

c'est  l'homme  déréglé  dont  tu  vantes  la  condi- 
tion. Quant  à  moi,  voilà  ce  que  je  pose  pour 
certain,  ce  que  j'assure  être  vrai.  Mais,  si  cela 
est  vrai,  il  n'y  a  point,  ce  me  semble,  d'autre  parti 
à  prendre  pour  quiconque  veut  être  heureux, 
que  de  s'attacher  et  de  s'exercer  à  la  tempérance, 
et  de  fuir  de  toutes  ses  forces  la  vie  licencieuse  ;  il 
doit  par  dessus  tout  faire  en  sorte  de  n'avoir  au- 
cun besoin  de  correction  :  mais  s'il  en  a  besoin 
ou  lui-même  ou  quelqu'un  de  ses  proches,  soit 
un  simple  particulier,  soit  tout  un  état,  il  faut 
qu'on  lui  fasse  subir  un  châtiment,  et  qu'on  le 
corrige,  si  l'on  veut  qu'il  soit  heureux.  Tel  est, 
à  mon  avis,  le  principe  qui  doit  diriger  notre  con- 
duite ;  il  faut  rapporter  toutes  ses  actions  indivi- 
duelles et  celles  de  l'état  à  cette  fin,  que  la  justice 
et  la  tempérance  régnent  en  celui  qui  aspire  à 
être  heureux  ;  et  se  bien  garder  de  donner  une 
libre  carrière  à  ses  passions,  et  de  chercher  à  les 
satisfaire,  ce  qui  est  un  mal  sans  remède,  et  de 
mener  ainsi  une  vie  de  brigand.  Un  tel  homme  en 
effet  ne  saurait  être  ami  des  hommes,  ni  de  Dieu  : 
car  il  est  impossible  qu'il  ait  aucun  rapport  avec 
eux,  et  où  il  n'y  a  point  de  rapport,  l'amitié  ne 
peut  avoir  lieu.  Les  sages*,  Calliclès,  disent  que 

*  Le  Scholiaste  :  Les  Pythagoriciens ,  et  particulièrement 
Empédocle. 


GORGIAS.  365 

le  ciel  et  la  terre  ,  les  dieux  et  les  hommes  sont 
unis  par  des  rapports  d'amitié,  de  convenance, 
d'ordre, 'de  tempérance  et  de  justice;  et  c'est  pour 
cette  raison,  mon  cher,  qu'ils  donnent  à  cet  uni- 
vers le  nom  d'ordre*,  et  non  celui  de  désordre 
ou  de  licence.  Mais,  tout  sage  que  tu  es,  il  me 
paraît  que  tu  ne  fais  point  attention  à  cela,  et 
que  tu  ne  vois  pas  que  l'égalité  géométrique** 
a  beaucoup  de  pouvoir  chez  les  dieux  et  chez 
les  hommes.  Ainsi,  tu  crois  qu'il  faut  chercher  à 
avoir  plus  que  les  autres ,  et  négliger  la  géomé- 
trie. A  la  bonne  heure.  Il  nous  faut  donc  réfuter 
ce  que  je  viens  de  dire,  et  montrer  que  les  heu- 
reux ne  le  sont  point  par  la  possession  de  la  jus- 
tice et  de  la  tempérance,  et  les  malheureux  par 
celle  du  vice;  ou,  si  ce  discours  est  vrai,  il  faut 
examiner  ce  qui  en  résulte.  Or,  il  en  résulte, 
Calliclès,  tout  ce  que  j'ai  dit  plus  haut,  et  sur 
quoi  tu  m'as  demandé  si  je  parlais  sérieuse- 
ment ,  lorsque  j'ai  avancé  qu'il  fallait  en  cas 
d'injustice  s'accuser  soi-même,  son  fils,  son  ami, 
et  se  servir  de  la  rhétorique  à  cette  fin.  Et  ce  que 
tu  as  cru  que  Polus  m'accordait  par  honte  était 
vrai,  savoir,  qu'il  est  plus  laid,  et  par  consé- 
quent plus  mauvais  de  faire  une  injustice,  que 

*  Kcffjtoî  signifie  également  ordre  ci  univers. 

**  Sur  l'égalité  géométrique,  voyez,  les  Lois,  \  I. 


366  GORGIAS. 

de  la  recevoir.  Il  n'est  pas  moins  vrai  que ,  pour 
être  un  bon  orateur,  il  faut  être  juste  et  versé 
dans  la  science  des  choses  justes  ;  ce  que  Polus 
a  dit  pareillement  que  Gorgias  m'avait  accordé 
par  honte.  Les  choses  étant  ainsi ,  examinons  un 
peu  les  reproches  que  tu  me  fais ,  et  si  tu  as  rai- 
son ,  ou  non ,  de  me  dire  que  je  ne  suis  pas  en 
état  de  me  secourir  moi-même,  ni  aucun  de  mes 
amis  ou  de  mes  proches,  et  de  me  tirer  des  plus 
grands  dangers;  que  je  suis  comme  les  hommes 
déclarés  infâmes ,  à  la  merci  du  premier  venu , 
soit  qu'on  veuille ,  pour  me  servir  de  tes  expres- 
sions, me  frapper  au  visage,  ou   me  ravir  mes 
biens ,  ou  me  bannir   de  la  ville ,  ou  enfin   me 
faire  mourir  ;  et  qu'être  dans  une  pareille  situa- 
tion ,  c'est  la  chose  du  monde  la  plus  îaide.  Tel 
était  ton  sentiment.  Voici  le  mien  :  je  l'ai  déjà 
dit  plus  d'une  fois  ;  mais  rien  n'empêche  de  le 
répéter.  Je  soutiens,  Calliclès.   que  ce  qu'il  y 
a  de  plus  laid   n'est  pas  d'être  frappé  injuste- 
ment au  visage ,  ni  de  se  voir  couper  le   corps 
ou  la  bourse  ;  mais  que  me  frapper  injustement 
moi  et  les  miens ,  et  me  mutiler ,  voilà  ce  qui 
est  laid  et  mauvais  ;  et  que  me  voler,  m'en- 
traîner  en  esclavage ,  percer  ma  muraille  ,  com- 
mettre en    un  mot  quelque   espèce  d'injustice 
que  ce  soit  envers  moi  ou  ce  qui  est  à  moi, 
est  une  chose  plus  mauvaise  et  plus  laide  pour 


GORGIAS.  3G7 

l'auteur  de  l'injustice  que  pour  moi,  qui  la  souf- 
fre. Ces  maximes,  qui,  selon  moi,  ont  été  dé- 
montrées dans  toute  la  suite  de  cet  entretien, 
sont,  autant  qu'il  me  semble,  attachées  et  liées 
entre  elles,  si  on  peut  parler  avec  cette  rudesse, 
par  des  raisons  de  fer  et  de  diamant.  Si  tu  ne 
parviens  à  les  rompre,  toi  ou  quelque  autre  plus 
vigoureux  que  toi,  je  tiens  que  c'est  là  ce  que 
dit  le  sens  commun  sur  ces  matières.  Pour 
moi  ,  je  le  répète  ,  je  se  sais  point  ce  qui  en 
est  en  réalité  ;  mais  de  tous  ceux  avec  qui  j'ai 
conversé,  comme  je  le  fais  maintenant  avec 
toi ,  il  n'en  est  aucun  qui  ait  pu  éviter  de  se 
rendre  ridicule,  en  soutenant  une  autre  opi- 
nion. Ainsi ,  je  suppose  que  cette  manière  de 
voir  est  la  véritable  ;  mais  si  elle  l'est,  si  l'injus- 
tice est  le  plus  grand  de  tous  les  maux  pour  ce- 
lui qui  la  commet,  et  si,  tout  grand  qu'est  ce 
mal,  c'en  est  un  plus  grand  encore,  s'il  se  peut, 
de  n'être  point  puni  des  injustices  qu'on  a  com- 
mises ,  quel  est  le  genre  de  secours  qu'on  ne 
peut  être  incapable  de  se  procurer  à  soi-même, 
sans  être  véritablement  digne  de  risée  ?  N'est-ce 
pas  le  secours  dont  l'effet  serait  de  détourner 
de  nous  le  plus  grand  dommage  ?  Oui  ;  ce  qu'il 
y  a  incontestablement  de  plus  laid  est  de  ne 
pouvoir  se  ménager  ce  secours  à  soi-même,  ni 
à  ses  amis,  ni   à  ses  proches.  Il  faut  mettre  au 


368  GORGIAS. 

second  rang  l'impuissance  d'éviter  le  second 
mal  ;  au  troisième  ,  l'impuissance  d'éviter  le  troi- 
sième, et  ainsi  de  suite  ,  à  proportion  de  la 
grandeur  du  mal.  Ainsi ,  autant  il  est  beau  de 
pouvoir  se  garantir  de  chacun  de  ces  maux, 
autant  il  est  contraire  au  beau  de  ne  pouvoir 
le  faire.  Cela  est-ii  comme  je  le  dis,  Calliclès, 
ou  autrement. 

CALLICLÈS. 

Cela  est  comme  tu  le  dis. 

SOCRATE. 

De  ces  deux  choses,  commettre  l'injustice  et  la 
recevoir,  la  première  étant,  selon  nous,  un  plus 
grand  mal ,  et  la  seconde  un  moindre ,  que  faut- 
il  donc  que  l'homme  se  procure  pour  être  à  por- 
tée de  se  secourir,  et  pour  jouir  du  double  avan- 
tage de  ne  commettre  et  de  ne  recevoir  aucune 
injustice  ?  Est-ce  la  puissance  ,  ou  la  volonté  ? 
Voici  ce  que  je  veux  dire.  Je  demande  si  pour 
ne  recevoir  aucune  injustice,  il  suffit  qu'on  ne 
veuille  pas  en  recevoir,  ou  s'il  faut  se  rendre  as- 
sez puissant  pour  se  mettte  à  l'abri  de  toute  in- 
justice. 

CALLICLÈS. 

îl  est  clair  qu'on  n'y  parviendra  qu'en  se  ren- 
dant puissant. 


GORGIAS.  369 

SOCRATE. 

Et  par  rapport  à  l'autre  point,  qui  est  de  com- 
mettre l'injustice,  est-ce  assez  de  ne  le  pas  vou- 
loir, pour  n'en  point  commettre,  et  de  cette 
manière  en  effet  n'en  commettra-t-on  point?  ou 
faut-il  de  plus  acquérir  pour  cela  une  certaine 
puissance,  un  certain  art,  faute  duquel,  si  on 
ne  l'apprend  et  si  on  ne  le  pratique,  on  tombera 
dans  l'injustice?  Pourquoi  ne  me  réponds-tu  pas 
là-dessus,  Calliclès?  Penses-tu  que,  quand  nous 
sommes  convenus,  Polus  et  moi,  que  personne 
ne  commet  l'injustice  volontairement,  mais  que 
tous  les  méchans  sont  tels  malgré  eux,  nous 
ayons  été  forcés  à  cet  aveu  par  de  bonnes  rai- 
sons ou  non  > 

CALLICLÈS. 

Je  te  passe  ce  point,  Socrate,  afin  que  tu  ar- 
rives à  ta  conclusion. 

SOCRATE. 

Il  faut  donc,  à  ce  qu'il  paraît,  se  procurer 
aussi  une  certaine  puissance,  un  certain  art  pour 
ne  point  faire  d'injustice. 

CALLICLES. 

Sans  doute. 

SOCRATE. 

Mais  quel  est  le  moyen  de  se  garantir  de  toute 
ou  de  presque  toute  injustice  de  la  part  d'autrui? 
Vois  si  tu  es  sur  cela  de  mon  avis.  Je  pense  qu'il 

i.  a  4 


370  GORGIAS. 

faut  avoir  dans  sa  ville  l'autorité  et  la  tyrannie, 
ou  être  ami  de  ceux  qui  gouvernent. 

CALLICLÈS. 

Vois,  Socrate,  combien  je  suis  disposé  à  t'ap- 
prouver  quand  tu  dis  bien.  Ceci  me  paraît  tout- 
y-fait  bien  dit. 

SOCRATE. 

Examine  si  ce  que  j'ajoute  est  moins  vrai.  11 
me  semble,  comme  l'ont  dit  d'anciens  et  sages 
personnages,  que  la  plus  grande  amitié  est  celle 
qui  unit  le  semblable  à  son  semblable.  Ne  pen- 
ses-tu pas  de  même? 

CALLICLÈS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Ainsi  partout  où  Use  trouve  un  tyran  farouche 
et  sans  éducation,  s'il  y  a  dans  sa  ville  quelque  ci- 
toyen beaucoup  meilleur  que  lui,  il  le  craindra, 
et  ne  pourra  jamais  lui  être  attaché  de  toute  son 
âme. 

CALLICLÈS. 

Cela  est  vrai. 

SOCRATE. 

Ce  tyran  n'aimera  pas  non  plus  un  citoyen 
d'un  caractère  fort  inférieur  au  sien  :  car  il  le  mé- 
prisera, et  n'aura  jamais  pour  lui  l'affection  qu'on 
a  pour  un  ami. 


GOKGIAS.  37 1 

CALLICLÈS. 

Cela  est  encore  vrai. 

SOCRATE. 

Le  seul  ami  qui  lui  reste  par  conséquent,  le 
seul  à  qui  il  donnera  sa  confiance,  est  celui  qui 
étant  du  même  caractère,  approuvant  et  blâmant 
les  mêmes  choses,  consentira  à  lui  obéir  et  à  être 
soumis  à  ses  volontés.  Cet  homme  jouira  d'un 
grand  crédit  dans  la  ville;  personne  ne  lui  nuira 
impunément.  N'est-ce  pas? 

CALLICLÈS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Si  quelqu'un  des  jeunes  gens  de  cette  ville  se 
disait  à  lui-même  :  de  quelle  manière  pourrai-je 
m'élever  à  un  grand  pouvoir,  et  me  mettre  à 
l'abri  de  toute  injustice?  le  moyen  d'y  parvenir 
est,  ce  me  semble,  de  s'accoutumer  de  bonne 
heure  à  se  plaire  et  à  se  déplaire  aux  mêmes  cho- 
ses que  le  despote, et  à  faire  en  sorte  d'acquérir 
la  plus  parfaite  ressemblance  avec  lui.  N'est-il 
pas  vrai? 

CALLICLÈS. 

Tout-à-fait. 

SOCRATE. 

Par  là,  il  se  mettra,  disons-nous,  au-dessus 

24. 


372  GORGIAS. 

des  atteintes  de  l'injustice,  et  se  rendra  puissant 
parmi  ses  concitoyens. 

CALLICLÈS. 

Je  le  crois. 

SOCRATE, 

Mais  se  garantira-t-il  également  de  commettre 
l'injustice?  ou  s'en  faut-il  de  beaucoup,  en  sup- 
posant qu'il  ressemble  à  son  maître  qui  est  in- 
juste ,  et  qu'il  ait  un  grand  pouvoir  auprès  de  lui  ? 
Pour  moi,  je  pense  au  contraire  que  toutes  ses 
démarches  tendront  à  se  mettre  en  état  de  com- 
mettre les  plus  grandes  injustices,  et  de  n'avoir 
aucun  châtiment  à  redouter.  Qu'en  dis-tu? 

CALLICLÈS. 

Il  y  a  apparence. 

SOCRATE. 

Il  aura  donc  en  lui-même  le  plus  grand  des 
maux,  son  âme  étant  pervertie  et  dégradée  par 
l'imitation  de  son  maître,  et  par  sa  puissance. 

CALLICLÈS. 

Je  ne  sais,  Socrate,  quel  secret  tu  as  de  tour- 
ner et  de  retourner  le  discours  en  tous  sens. 
Ignores-tu  que  cet  homme  qui  imite  le  tyran  fera 
mourir,  s'il  lui  plaît,  et  dépouillera  de  ses  biens 
celui  qui  ne  l'imite  pas? 

SOCRATE. 

Je  le  sais ,  mon  cher  Calliclès  :  il  faudrait  que 


GORGIAS.  373 

je  fusse  sourd  pour  l'ignorer,  après  l'avoir  enten- 
du tout-à-l'heure  plus  d'une  fois  de  ta  bouche, 
de  celle  de  Polus,  et  de  presque  tous  les  habi- 
tans  de  cette  ville.  Mais  écoute  -  moi  à  mon  tour. 
Je  conviens  qu'il  mettra  à  mort  qui  il  voudra  : 
mais  il  sera  méchant,  et  celui  qu'il  fera  mourir, 
homme  de  bien. 

CALLICLÈS. 

N'est-ce  pas  précisément  ce  qu'il  y  a  de  plus 
fâcheux? 

SOCRATE. 

Non,  du  moins  pour  l'homme  sensé,  comme 
ce  discours  le  prouve.  Crois-tu  donc  qu'on  doive 
s'appliquer  à  vivre  le  plus  long-temps  qu'il  est 
possible,  et  apprendre  les  arts  qui  nous  sauvent 
de  péril  en  toute  rencontre,  comme  la  rhéto- 
rique que  tu  me  conseilles  d'étudier  et  qui  fait 
notre  sûreté  devant  les  tribunaux? 

CALLICLÈS. 

Et,  par  Jupiter,  je  te  donne  là  un  très  bon 

conseil. 

SOCRATE. 

Et  quoi,  mon  cher,  l'art  de  nager  te  parait-il 
bien  sublime? 

CALLICLKS. 

Non,  certes. 


374  GORGIAS. 

SOCRATE. 

Cependant  il  sauve  les  hommes  de  la  mort, 
lorsqu'ils  se  trouvent  dans  les  circonstances  où 
l'on  a  besoin  de  cet  art.  Mais  si  celui-ci  te  paraît 
méprisable,  je  vais  t'en  nommer  un  plus  impor- 
tant, l'art  de  conduire  les  vaisseaux,  qui  ne 
préserve  pas  seulement  les  âmes,  mais  aussi  les 
corps  et  les  biens  des  plus  grands  dangers, 
comme  la  rhétorique.  Cet  art  est  modeste  et 
sans  pompe;  il  ne  fait  point  grand  étalage,  et 
ne  se  pavane  pas,  comme  procurant  des  résul- 
tats merveilleux:  eh  bien,  quoiqu'il  nous  procure 
justement  les  mêmes  avantages  que  l'art  oratoire, 
il  ne  prend,  je  crois,  que  deux  oboles,  pour 
nous  ramener  sains  et  saufs  d'Égine  ici;  si  c'est 
de  l'Egypte  ou  du  Pont,  pour  un  si  grand  bien- 
fait, et  pour  avoir  conservé  tout  ce  que  je  viens 
de  dire,  notre  personne  et  nos  biens,  nos  enfans 
et  nos  femmes,  lorsqu'il  nous  a  mis  à  terre  sur 
le  port,  c'est  deux  drachmes  qu'il  lui  faut,  Quant 
à  celui  qui  possède  cet  art  et  nous  a  rendu  un 
si  grand  service,  dès  qu'il  est  débarqué,  il  se  pro- 
mène modestement  le  long  du  rivage  et  de  son 
vaisseau.  Car  il  sait,  à  ce  que  je  m'imagine,  se 
dire  à  lui-même  qu'il  est  difficile  de  connaître 
quels  sont  les  passagers  à  qui  il  a  fait  du  bien  , 
en  les  préservant  d'être  submergés,  et  ceux  à 
qui  il  a  fait  tort,  sachant  bien  qu'ils  ne  sont  pas 


GORGIAS.  37G 

sortis  meilleurs  de  son  vaisseau  qu'ils  n'y  sont 
entrés,  ni  pour  le  corps,  ni  pour  l'âme.  Il  rai- 
sonne de  la  sorte  :  si  quelqu'un  dont  le  corps 
est  travaillé  de  maladies  considérables  et  sans 
remède  ne  s'est  pas  noyé,  c'est  un  malheur  pour 
lui  de  n'être  pas  mort,  et  il  ne  m'a  aucune  obli- 
gation. Et  si  quelqu'un  a  dans  son   âme,  qui 
est  beaucoup  plus  précieuse   que    son   corps, 
une  foule  de  maux  incurables,  est-ce  un  bien 
pour  lui  de  vivre,  et  rend-on  service  à  un  tel 
homme,  en  le  sauvant  de  la  mer,  ou  des  mains 
de   la  justice,   ou  de    tout   autre   danger?   Au 
contraire ,  il  sait  que  ce  n'est  pas  pour  le  mé- 
chant un  avantage   de  vivre,   parce   que  c'est 
une  nécessité  qu'il  vive  malheureux.  Voilà  pour- 
quoi il  n'est  point  d'usage  que  le  pilote  tire  va- 
nité de  son  art,  quoique  nous  lui  devions  notre 
salut,  non  plus,  mon  cher  ami,  que  le  machiniste 
qui  dans  certains  cas  peut  sauver  autant  de  cho- 
ses, je  ne  dis  que  le  pilote,  mais  que  le  gé- 
néral d'armée,  et    tout    autre,  quel   qu'il  soit, 
puisqu'il  est  telle  circonstance  où  il  préserve  des 
villes  entières.  Prétendrais-tu  le  mettre  en  com- 
paraison avec  l'avocat?  Cependant,  Calliclès,  s'il 
voulait  tenir  le  même  langage  que  vous  autres  et 
vanter  son  art,  il  vous  écraserait  par  ses  raisons, 
en  vous  prouvant  que  vous  devez  vous  faire  ma- 
chinistes, et  en  vous  y  exhortant,  parce  que  les 


376  GORGIAS. 

autres  arts  ne  sont  rien  auprès  de  celui-là  :  et 
il  aurait  belle  matière  à  discourir.  Tu  ne  l'en  mé- 
prises pas  moins  toutefois  lui  et  son  art,  et  tu  lui 
dirais  comme  une  injure  qu'il  n'est  qu'un  machi- 
niste; tu  ne  voudrais  ni  donner  ta  fille  en  mariage 
à  son  fils,  ni  prendre  sa  fille  pour  bru.  Néanmoins 
à  examiner  les  raisons  qui  élèvent  si  fort  ton 
art  à  tes  yeux,  de  quel  droit  méprises-tu  le  ma- 
chiniste et  les  autres  dont  j'ai  parlé?  Je  sais  bien 
que  tu  vas  me  dire  que  tu  es  meilleur  qu'eux, 
et  de  meilleure  famille.  Mais  si  par  meilleur  il  ne 
faut  pas  entendre  ce  que  j'entends,  et  si  toute  la 
vertu  consiste  à  mettre  en  sûreté  sa  personne  et 
ses  biens,  ton  mépris  pour  le  machiniste,  le  mé- 
decin, et  les  autres  arts  qui  se  rapportent  à 
notre  conservation,  est  digne  de  risée.  Mon  cher, 
prends  garde  qu'être  vertueux  et  bon  ne  soit 
autre  chose  que  de  se  tirer  d'affaire  soi  et  les 
autres;  vois  si  celui  qui  est  vraiment  homme  ne 
doit  point  négliger  le  plus  ou  le  moins  de  temps 
qu'il  pourra  vivre  ,  et  se  montrer  peu  amoureux 
de  l'existence,  et  s'il  ne  faut  pas,  laissant  à  Dieu 
le  soin  de  tout  cela,  et  ajoutant  foi  à  ce  que  disent 
les  femmes,  que  personne  n'a  jamais  échappé 
à  son  heure  fatale,  s'occuper  de  quelle  manière 
on  s'y  prendra  pour  passer  le  mieux  qu'il  est 
possible  le  temps  qu'on  a  à  vivre.  Est-ce  en  se 


GORG1AS.  377 

conformant  aux  mœurs  du  gouvernement  sous 
lequel  on  se  trouve?  Il  faut  donc  que  dès  ce  mo- 
ment tu  t'efforces  de  ressembler  le  plus  qu'il  se 
peut  au  peuple  d'Athènes,  si  tu  veux  lui  être  cher 
et  avoir  un  grand  crédit  dans  cette  ville.  Vois  si 
c'est  là  ton  avantage  et  le  mien.  Mais  il  est  à  crain- 
dre, mon  cher  ami,  qu'il  ne  nous  arrive  la  même 
chose  qui  arrive,  dit-on,  aux  femmes  de  Thessa- 
lie  *,  lorsqu'elles  attirent  la  lune,  et  que  nous  ne 
puissions  attirer  à  nous  une  telle  puissance  dans 
Athènes,  qu'aux  dépens  de  ce  que  nous  avons  de 
plus  précieux.  Et  si  tu  crois  que  quelqu'un  au 
monde  t'apprendra  le  secret  de  devenir  puissant 
auprès  des  Athéniens  en  différant  d'eux,  soit  en 
mieux  soit  en  pis,  mon  avis  est  que  tu  te  trom- 
pes, Calliclès.  Car  il  ne  suffit  pas  de  contrefaire 
les  Athéniens,  il  faut  être  né  avec  un  caractère 
tel  que  le  leur,  pour  contracter  une  amitié  réelle 
avec  ce  peuple,  comme  avec  le  fils  de  Pyrilampe. 
Ainsi  quiconque  te  donnera  une  parfaite  confor- 
mité avec  eux,  fera  de  toi  un  politique  et  un 
orateur,  tel  que  tu  desires  de  l'être.  Les  hommes 
en  effet  se  plaisent  aux  discours  qui  se  rapportent 
à  leur  caractère;  et  tout  ce  qui  y  est  étranger 

Elles  finissaient,  disait-on,  par  perdre  les  yeux  et  les 
pieds. 


378  GORGIAS. 

les  offense.  Mais  peut-être,  mon  cher  ami,  tu  es 
d'un  autre  avis.  Avons-nous  quelque  chose  à  op- 
poser à  cela,  Calliclès? 

CALLICLES. 

Je  ne  sais  trop  comment,  Socrate,  il  me  pa- 
raît que  tu  as  raison  :  mais  avec  tout  cela  je  suis 
dans  le  même  cas  que  la  plupart  de  ceux  qui 
t'écoutent;  je  ne  te  crois  pas  entièrement. 

SOCRATE. 

C'est  que  le  double*  amour  enraciné  dans 
ton  âme,  Calliclès,  combat  mes  raisons.  Mais  si 
nous  réfléchissons  ensemble  plus  souvent  et  plus 
à  fond  sur  les  mêmes  objets,  peut-être  te  rendras- 
tu.  Rappelle-toi  ce  que  nous  avons  dit  qu'il  y  a 
deux  façons  de  cultiver  le  corps  et  l'âme  :  l'une 
qui  a  pour  but  leur  plaisir,  l'autre  leur  bien,  et 
qui,  loin  de  caresser  leurs  penchans  et  de  les  flat- 
ter, combat  au  contraire  leurs  inclinations.  N'est- 
ce  pas  là  ce  que  nous  avons  établi  ci-dessus? 

CALLICLÈS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Celle  qui  ne  vise  qu'au  plaisir  est  basse,  et 
n'est  autre  chose  qu'une  flatterie.  TN'est-ce  pas? 

*  ù  Wftpu epw;. Même  équivoque  que  ci- dessus,  le  peuple 
s'appelanl  J^oç,  comme  le  fils  de  Pyrilampe. 


GORGIAS.  379 

CÀLUCLÈ8. 

A  la  bonne  heure,  puisque  tu  le  veux. 

SOCRATE. 

Au  lieu  que  l'autre  ne  pense  qu'à  rendre  meil- 
leur l'objet  de  nos  soins,  le  corps  ou  1  aine. 

CALLICLÈS. 

Soit. 

SOCRATE. 

N'est-ce  pas  ainsi  que  nous  devons  entrepren- 
dre la  culture  de  l'état  et  des  citoyens ,  et  travail- 
ler à  les  rendre  aussi  bons  qu'il  est  possible? 
puisque  sans  cela,  comme  nous  l'avons  vu  plus 
haut,  tout  autre  service  qu'on  leur  rendrait  ne 
leur  serait  d'aucune  utilité;  à  moins  que  l'âme  de 
ceux  à  qui  on  procurera  de  grandes  richesses 
ou  un  accroissement  de  domaine,  ou  quelque 
autre  genre  de  puissance,  ne  soit  belle  et  bonne. 
Poserons-nous  cela  pour  certain? 

CALLICLÈS. 

Je  le  veux  bien  ,  si  cela  te  fait  plaisir. 

SOCRATE. 

Si  nous  nous  excitions  mutuellement,  Caliiclès, 
à  nous  charger  de  quelque  entreprise  publique, 
par  exemple,  de  la  construction  des  murs,  des 
arsenaux,  des  temples,  des  édifices  les  plus  con- 
sidérables, ne  serait-il  point  à  propos  de  nous 
sonder  nous-mêmes,  et  d'examiner  en  premier 


38o  GORGIAS. 

lieu  si  nous  sommes  habiles  ou  non  clans  l'ar- 
chitecture, et  de  qui  nous  avons  appris  cet  art? 
Cela  serait-il  nécessaire,  ou  non? 

CALLICLÈS. 

Sans  contredit. 

SOCRATE. 

La  seconde  chose  qu'il  faudrait  examiner,  n'est- 
ce  pas  si  nous  avons  déjà  bâti  de  nous-mêmes 
quelque  maison  pour  nous  ou  pour  nos  amis,  et 
si  cette  maison  est  bien  ou  mal  construite?  Et  cet 
examen  fait,  si  nous  trouvions  que  nous  avons 
eu  des  maîtres  habiles  et  célèbres,  que  sous  leur 
direction  nous  avons  bâti  un  grand  nombre  de 
beaux  édifices,  et  beaucoup  d'autres  aussi  de 
nous-mêmes,  depuis  que  nous  avons  quitté  nos 
maîtres;  les  choses  étant  ainsi,  il  n'y  aurait  que 
de  la  prudence  à  nous  charger  des  ouvrages  pu- 
blics; si  au  contraire  nous  ne  pouvions  dire  quels 
ont  été  nos  maîtres,  ni  montrer  aucun  bâtiment 
de  notre  façon,  ou  si  nous  en  montrions  plu- 
sieurs, mais  mal  entendus,  ce  serait  une  folie  de 
notre  part  d'entreprendre  aucun  ouvrage  public, 
et  de  nous  y  encourager  l'un  l'autre.  Avouerons- 
nous  que  cela  soit  bien  dit? 

C  ILLIGLi  S. 

Assurément. 

soc R ATI  . 
N'en  est-il  pas  de  mémo  de  toutes  le.-  autre 


GORGIAS.  38 1 

choses?  par  exemple,  si  nous  avions  dessein  de 
servir  le  public  en  qualité  de  médecins,  et  que 
nous  nous  y  exhortassions  mutuellement,  comme 
étant  suffisamment  versés  dans  cet  art;  ne  nous 
examinerions-nous  point  de  part  et  d'autre  toi 
et  moi?  Au  nom  du  ciel,  voyons  d'abord,  dirais- 
tu,  comment  Socrate  lui  même  se  porte,  et  si 
quelque  autre  homme,  libre  ou  esclave,  a  été 
guéri  de  quelque  maladie  par  les  soins  de  So- 
crate. Autant  en  voudrais-je  savoir  sans  doute 
par  rapport  à  toi.  Et  s'il  se  trouvait  que  nous  n'a- 
vons rendu  la  santé  à  personne,  ni  étranger,  ni 
concitoyen,  ni  homme,  ni  femme,  par  Jupiter, 
Calliclès,  ne  serait-ce  pas  réellement  une  chose 
ridicule  que  des  hommes  en  vinssent  à  cet  excès 
d'extravagance,  de  vouloir,  comme  on  dit,  com- 
mencer le  métier  de  potier  par  la  cruche  d'argile, 
de  se  consacrer  au  service  du  public  et  d'exhor- 
ter les  autres  à  en  faire  autant,  avant  d'avoir 
fait  en  particulier  plusieurs  coups  d'essai  pas- 
sables, d'avoir  réussi  un  certain  nombre  de 
fois,  et  d'avoir  suffisamment  exercé  leur  art?  Ne 
penses-tu  pas  qu'une  pareille  conduite  serait 
insensée? 

CALLICLÈS. 

Oui. 

SOCIIATL. 

Maintenant  donc,  ô  le  meilleur  des  hommes, 


382  GORGIAS. 

que  tu  commences  depuis  peu  à  te  mêler  des  af- 
faires publiques,  que  tu  m'engages  à  t'imiter,  et 
que  tu  me  reproches  de  n'y  prendre  aucune  part, 
ne  nous  examinerons-nous  point  l'un  l'autre? 
Voyons  un  peu  :  Calliclès  a-t-il  par  le  passé  ren- 
du quelque  citoyen  meilleur?  Est-il  quelqu'un 
qui  étant  auparavant  méchant,  injuste,  libertin, 
et  insensé,  soit  devenu  honnête  homme  par  les 
soins  de  Calliclès,  étranger  ou  citoyen,  esclave 
ou  libre?  Dis-moi,  Calliclès,  si  on  te  question- 
nait là-dessus,  que  répondrais-tu?  Diras-tu  que 
ton  commerce  a  rendu  quelqu'un  meilleur?  As- 
tu  honte  de  me  déclarer  si,  n'étant  que  simple 
particulier,  et  avant  de  t'immiscer  dans  le  gou- 
vernement de  l'état ,  tu  as  fait  quelque  chose  de 
semblable? 

CALLICLÈS. 

Tu  es  bien  disputeur,  Socrate. 

SOCRATE. 

Ce  n'est  point  pour  disputer  que  je  t'interroge, 
mais  dans  le  désir  sincère  d'apprendre  comment, 
selon  toi,  on  doit  se  conduire  chez  nous  dans 
l'administration  de  la  chose  publique;  et  si,  en 
te  mêlant  des  affaires  de  l'état ,  tu  te  proposeras 
un  autre  but  que  de  faire  de  nous  des  citoyens 
accomplis.  Ne  sommes-nous  pas  convenus  plu- 
sieurs fois,  que  tel  doit  être  le  but  du  politique? 


GORGIAS.  383 

En  sommes-nous  tombés  d'accord,  ou  non?  Ré- 
ponds. Oui,  nous  en  sommes  tombés  d'accord, 
puisqu'il  faut  que  je  réponde  pour  toi.  Si  donc 
tel  est  l'avantage  que  l'homme  de  bien  doit  tâcher 
de  procurer  à  sa  patrie,  réfléchis  un  peu,  et  dis- 
moi  s'il  te  semble  encore  que  ces  personnages 
dont  tu  parlais  il  y  a  quelque  temps,  Périclès, 
et  Cimon,  et  Miltiade,  et  Thémistocle,  ont  été 
de  bons  citoyens? 

CALLICLES. 

Sans  doute. 

SOCRATE. 

Si  donc  ils  ont  été  bons  citoyens,  il  est  évi- 
dent qu'ils  ont  rendu  leurs  compatriotes  meil- 
leurs, de  plus  mauvais  qu'ils  étaient  auparavant. 
L'ont-ils  fait,  ou  non? 

CALLICLES. 

Ils  l'ont  fait. 

SOCRATE. 

Lorsque  Périclès  commença  à  parler  en  pu- 
blic, les  Athéniens  étaient  donc  plus  mauvais 
que  quand  il  les  harangua  pour  la  dernière  fois. 

CALLICLÈS. 

Peut-être. 

SOCRATE. 

Il  ne  faut  pas  dire  peut-être,  mon  cher,  mais 


3cS4  GORGIAS. 

nécessairement,  d'après  les  principes  dont  nous 
sommes  convenus,  s'il  est  vrai  que  Périclès  fut 
un  bon  citoyen. 

CALLICLÈS. 

Eh  bien,  qu'en  veux-tu  conclure? 

SOCRATE. 

Rien.  Mais  dis-moi  de  pins,  est-ce  l'opinion 
commune  que  les  Athéniens  sont  devenus  meil- 
leurs par  les  soins  de  Périclès?  ou  tout  au  con- 
traire qu'il  les  a  corrompus?  J'entends  dire  en 
effet  que  Périclès  a  rendu  les  Athéniens  pares- 
seux, lâches,  babillards  et  intéressés,  ayant  le 
premier  soudoyé  les  troupes.  * 

CALLICLÈS. 

Tu  entends  tenir  ce  langage,  Socrate,  à  ceux 
qui  ont  les  oreilles  déchirées.  ** 

SOCRATE. 

Du  moins  ce  qui  suit  n'est  pas  un  ouï-dire. 
Je  sais  certainement,  et  tu  sais  toi-même  que 
Périclès  s'acquit  au  commencement  une  grande 

*  Voyez  Plutarque,  Vie  de  Périclès,  et  Ulpien,  ad  Demos  th. 
Orat.  —  Aristote  dit  aussi  que  Périclès  solda  les  juges.  Polit. 
liv.  II. 

**  C'est-à-dire,  qui  laconisent,  comme  on  l'a  vu  dans  le 
Protagoras ,  p.  82,  et  qui  sont  par  conséquent  ennemis  du 
gouvernement  d'Athènes. 


G0RG1AS.  385 

réputation,  et  que  les  Athéniens,  dans  le  temps 
qu'ils  étaient  plus  médians,  ne  rendirent  contre 
lui  aucune  sentence  infamante;  mais  qtie  sur  la 
fin  de  la  vie  de  Périclès  ,  après  qu'ils  furent  de- 
venus bons  et  vertueux  par  ses  soins,  ils  le 
condamnèrent  pour  cause  de  péculat  ,  et  que 
peu  s'en  fallut  qu'ils  ne  le  jugeassent  à  mort , 
sans  doute  comme  un  mauvais  citoven. 

CALLICLKS. 

Eh  bien!  que  fait  cela  contre  Périclès0 

SOCRATE. 

On  tiendrait  pour  un  très  mauvais  gardien 
tout  homme  qui  aurait  des  ânes,  des  chevaux, 
des  bœufs  à  soigner,  s'il  faisait  comme  Périclès , 
et  si  ces  animaux  ,  devenus  féroces  entre  ses 
mains,  ruaient,  frappaient  de  la  corne,  mor- 
daient ,  quoiqu'ils  ne  fissent  rien  de  semblable 
lorsqu'on  les  lui  a  confiés.  Ne  penses-tu  pas  en 
effet  qu'on  s'entend  mal  à  gouverner  quelque 
animal  que  ce  soit,  quand  on  l'a  reçu  doux,  et 
qu'on  le  rend  plus  intraitable  qu'on  ne  l'a  reçu  ? 
Est-ce  ton  avis,  ou  non? 

CALLICLÈS. 

Je  le  veux  bien  ,  pour  te  faire  plaisir. 

SOCRATE. 

Fais-moi  donc  encore  le  plaisir  de  me  dire  si 
l'homme  est  ou  n'est  pas  dans  la  classe  des  ani- 
maux. 

3.  »5 


386  GORGIAS. 

CALLICLÈS. 

Comment  n'en  serait- il  pas? 

SOCRATE. 

N'est-ce  point  des  hommes  que  Périclès  avait 
à  conduire? 

CALLICLÈS. 

Assurément. 

SOCRATE. 

Quoi ,  ne  fallait-il  pas,  comme  nous  en  som- 
mes convenus,  que  d'injustes  qu'ils  étaient,  ils 
devinssent  plus  justes  sous  sa  conduite  ,  puis- 
qu'il en  prenait  soin ,  s'il  eût  été  réellement  bon 
politique  ? 

CALLICLÈS. 

A  la  bonne  heure. 

SOCRATE. 

Mais  les  justes  sont  doux,  comme  dit  Homère*, 
et  toi,  qu'en  dis-tu?  ne  penses-tu  pas  de  même? 

CALLICLÈS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Or,  Périclès  les  a  rendus  plus  féroces  qu'ils 
n'étaient  quand  il  s'en  est  chargé,  et  cela  contre 
lui-même,  la  chose  du  monde  la  plus  contraire 
à  ses  intentions. 

*  C'est  le  sens  plutôt   que   les  expressions  de  quelques 
passages  d'Homère,  tels  que  Y  Odyssée,  liv.  VI,  v.  120. 


GORGIAS.  387 

CALLICLÈS. 

Veux-tu  que  je  te  l'accorde? 

SOCRATE. 

Oui,  si  tu  trouves  que  je  dis  vrai. 

CALLICLÈS. 

Soit  doue. 

SOCRATE. 

Et  les  rendant  plus  féroces,  ne  les  a-t-il  pas 
conséquemment  rendus  plus  injustes  et  plus 
médians? 

CALLICLÈS. 

Soit. 

SOCRATi:. 

Ainsi  Périclès  n'était  point  à  ce  compte  un 
bon  politique. 

CALLICLES. 

Tu  le  dis. 

SOCRATE. 

Et  toi  aussi  assurément,  si  on  en  juge  par 
tes  aveux.  Dis-moi  encore  au  sujet  de  Cimon; 
ceux  dont  il  prenait  soin  ne  lui  firent-ils  pas 
subir  la  peine  de  l'ostracisme  ,  afin  d'être  dix 
ans  entiers  sans  entendre  sa  voix?  Ne  tinrent- 
ils  pas  la  même  conduite  à  l'égard  de  Thémisto- 
cle ,  et  de  plus  ne  le  condamnèrent-ils  point  au 
bannissement?  Pour  Miltiade,  le  vainqueur  de 
Marathon  ,  ils  le  condamnèrent  à  être  précipité 


388  COBGIAS. 

clans  la  fosse,  et  sans  le  premier  prytane,  il  y 
eût  été  jeté*.  Cependant,  s'ils  avaient  tous  été  de 
bons  citoyens,  comme  tu  le  prétends,  il  ne  leur 
serait  jamais  arrivé  rien  de  semblable.  Il  n'est 
pas  naturel  que  les  habiles  conducteurs  de  chars 
ne  tombent  point  de  leurs  chevaux  dans  les  com- 
mencemens  ,  et  qu'ils  en  tombent  après  avoir 
rendu  leurs  chevaux  plus  dociles,  et  être  deve- 
nus eux-mêmes  meilleurs  cochers.  C'est  ce  qui 
n'arrive  ni  dans  la  conduite  des  chars ,  ni  dans 
aucune  autre  chose.  Qu'en  penses-tu  ? 

CALLICLÈS. 

Je  pense  comme  toi. 

SOCRATE. 

Ce  qui  a  été  dit  précédemment  était  donc  vrai, 
à  ce  qu'il  paraît, que  nous  ne  connaissons  aucun 
homme  de  cette  ville  qui  ait  été  bon  politique. 
Tu  avouais  toi-même  qu'il  n'y  en  a  point  au- 
jourd'hui ;  mais  tu  soutenais  qu'il  y  en  a  eu  au- 
trefois ;  et  tu  as  nommé  de  préférence  ceux 
dont  je  viens  de  parler.  Or,  nous  avons  vu  qu'ils 
n'ont  aucun  avantage  sur  ceux  de  nos  jours. 
C'est  pourquoi,  s'ils  étaient  orateurs,  ils  n'ont 
fait  usage  ni  de  la  véritable  rhétorique,  car  ja- 

*  L'histoire  ne  dit  ri«n  de  cette  circonstance.  —  Le  pre- 
mier prytane  avait  le  droit  d'annuler  un  jugement  déjà  pro- 
noncé. 


GORG1AS.  38g 

mais  alors   ils   ne  seraient  tombés  de  leur  puis- 
sance, ni  de  la  rhétorique  flatteuse. 


CALLICLKS. 


Cependant,  Socrate,  il  s'en  faut  de  beaucoup 
qu'aucun  des  politiques  d'aujourd'hui  exécute 
d'aussi  grandes  choses  qu'aucun  de  ceux-là. 


SOCRATE. 


Aussi  ,  mon  cher  ,  je  ne  les  méprise  pas 
comme  serviteurs  du  peuple  :  il  me  paraît  au 
contraire  qu'à  ce  titre  ils  l'emportent  sur  ceux 
de  nos  jours,  et  qu'ils  ont  montré  plus  d'habi- 
leté à  procurer  au  peuple  ce  qu'il  desirait.  Mais 
pour  ce  qui  est  de  faire  changer  d'objet  à  ses 
désirs,  de  ne  pas  lui  permettre  de  les  satis- 
faire, et  de  tourner  les  citoyens,  soit  par  per- 
suasion, soit  par  contrainte,  vers  ce  qui  pou- 
vait les  rendre,  meilleurs,  c'est  en  quoi  il  n'y 
a,  pour  ainsi  dire,  aucune  différence  entre  eux 
et  ceux  d'à  présent  ;  et  c'est  pourtant  la  tâche 
véritable  d'un  bon  citoyen.  A  l'égard  des  vais- 
seaux, des  murailles,  des  arsenaux,  et  de  beau- 
coup d'autres  choses  semblables,  je  conviens 
avec  toi  que  ceux  du  temps  passé  s'entendaient 
mieux  à  nous  procurer  tout  cela  que  ceux  de 
nos  jours.  Mais  il  nous  arrive  à  toi  et  à  moi 
une  chose  plaisante  dans  cette  dispute.  Depuis  le 
temps  que  nous  conversons,  nous  n'avons   pas 


3c,o  GORGIÂS. 

cessé  de  tourner  autour  du  même  objet,  et  nous 
ne  nous  entendons  pas  l'un  l'autre.  Il  me  sem- 
ble que  tu  as  souvent  avoué  et  reconnu  que 
par  rapport  au  corps  et  à  l'âme  il  y  a  deux 
manières  de  les  soigner  :  l'une  servile,  qui  se 
propose  de  procurer  par  tous  les  moyens  possi- 
bles des  alimens  au  corps  lorsqu'il  a  faim ,  de 
la  boisson  lorsqu'il  a  soif,  des  vêtemens  pour  le 
jour  et  la  nuit ,  et  des  chaussures  lorqu'il  fait 
froid,  en  un  mot  toutes  les  autres  choses  dont 
le  corps  peut  avoir  besoin.  Je  me  sers  exprès 
de  ces  images,  afin  que  tu  comprennes  mieux 
ma  pensée.  Lorsqu'on,  est  en  état  de  fournir  à 
ces  besoins  ,  comme  marchand  à  poste  fixe  ou 
comme  marchand  forain  ,  comme  artisan  de 
quelqu'une  de  ces  choses,  boulanger,  cuisinier, 
tisserand  ,  cordonnier,  tanneur,  il  n'est  pas  sur- 
prenant qu'en  ce  cas  on  se  regarde  soi-même  et 
on  soit  regardé  par  les  autres  comme  chargé 
du  soin  du  corps  ;  mais  c'est  ignorer  qu'outre 
tous  ces  arts,  il  y  en  a  un  dont  les  parties  sont 
la  gymnastique  et  la  médecine,  auquel  la  cul- 
ture du  corps  appartient  véritablement  ;  que 
c'est  à  lui  qu'il  convient  de  commander  à  tous 
les  autres  arts ,  et  de  se  servir  de  ce  qu'ils 
font,  parce  qu'il  sait  ce  qu'il  y  a  dans  le  boire 
et  le  manger  de  salutaire  et  de  nuisible  à  la 


GORGIAS.  .  39i 

santé,  et  que  les  autres  arts  ne  le  savent  pas. 
C'est  pourquoi  il  faut  qu'en  ce  qui  concerne 
le  soin  du  corps,  les  autres  arts  soient  répu- 
tés des  fonctions  serviles  et  basses  ;  et  que  la 
gymnastique  et  la  médecine  aient  le  premier 
rang.  Les  mêmes  choses  ont  lieu  à  l'égard  de 
l'àme  ;  et  il  me  paraît  quelquefois  que  tu  com- 
prends que  telle  est  ma  pensée,  et  tu  me  fais 
des  aveux  comme  un  homme  qui  entend  par- 
faitement ce  que  je  dis  ;  puis  tu  me  viens 
ajouter  un  moment  après  qu'il  y  a  eu  dans 
cette  ville  d'excellens  hommes  d'état  ;  et  quand 
je  te  demande  qui  c'est ,  tu  me  présentes  des 
hommes  qui ,  pour  les  affaires  politiques,  sont 
précisément  tels  que,  si,  te  demandant  quels 
ont  été  ou  quels  sont  les  gens  habiles  dans  là 
gymnastique  et  capables  de  dresser  le  corps,  tu 
me  nommais  très  sérieusement  Théarion  le  bou- 
langer, Mithécos  qui  a  écrit  sur  la  cuisine  sici- 
lienne, et  Sarambos  le  marchand  de  vin;  pré- 
tendant qu'ils  s'entendaient  merveilleusement 
dans  l'art  de  prendre  soin  du  corps ,  parce 
qu'ils  savaient  apprêter  admirablement,  l'un  le 
pain,  l'autre  les  ragoûts,  le  troisième  le  v;n. 
Peut-être  te  fâcherais-tu  contre  moi,  si  je  te  di- 
sais a  ce  sujet  :  tu  n'as,  mon  ami,  nulle  idée  de 
La  gymnastique  ;  tu  me  nommes  des  serviteurs 


3y2  GORGIAS. 

de  nos  besoins ,  dont  toute  l'occupation  est  de 
les  satisfaire,  mais  qui  ne  connaissent  point  ce 
qu'il  y  a  de  bon  et  de  convenable  en  ce  genre; 
qui  après  avoir  rempli  de  toutes  sortes  d'alimens, 
et  engraissé  le  corps  de  leurs  concitoyens,  et 
en  avoir  reçu  des  éloges,  finissent  par  ruiner 
jusqu'à  leur  santé  première.  Ceux-ci,  vu  leur 
ignorance,  n'accuseront  point  ces  pourvoyeurs 
de  leur  gourmandise  d'être  cause  des  maladies 
qui  leur  surviennent,  et  de  la  perte  de  leur  pre- 
mier embonpoint  :  non,  ils  rejetteront  la  faute 
sur  ceux  qui  pour  lors  se  trouvent  présens, 
et  leur  donnent  quelques  conseils  ;  et  lorsque 
les  excès  qu'ils  ont  faits  sans  aucun  égard  pour 
leur  santé  auront  amené  long -temps  après  les 
maladies  ,  ils  s'en  prendront  à  ces  derniers  ,  ils 
les  blâmeront ,  et  leur  feront  du  mal ,  s'ils  le 
peuvent  :  pour  les  premiers,  au  contraire,  qui 
sont  la  vraie  cause  de  leurs  maux ,  ils  les  com- 
bleront de  louanges.  Voilà  précisément  la  con- 
duite que  tu  tiens  à  présent ,  Calliclès.  Tu 
exaltes  des  hommes  qui  ont  fait  faire  bonne 
chère  aux  Athéniens  ,  en  leur  servant  tout  ce 
qu'ils  desiraient.  Ils  ont  agrandi  l'état ,  disent 
les  Athéniens  ;  mais  ils  ne  s'aperçoivent  pas  que 
cet  agrandissement  n'est  qu'une  enflure,  une 
tumeur  pleine  de  corruption,  et  que  c'est  là  tout 
ce  qu'ont  fait  ces  anciens  politiques,  pour  avoir 


GORGIAS.  393 

rempli  la  république  de  ports,  d'arsenaux,  de 
murailles  ,  de  tributs  ,  et  d'autres  bagatelles  sem- 
blables, sans  y  joindre  la  tempérance  et  la  jus- 
tice. Quand  donc  la  crise  viendra,  il  s'en  pren- 
dront à  ceux  qui  se  mêleront  pour  lors  de  leur 
donner  des  conseils ,  et  ils  n'auront  que  des 
éloges  pour  Thémistocle,  Cimon  et  Périclès,  les 
vrais  auteurs  de  leurs  maux.  Peut-être  même  se 
saisiront-ils  de  toi,  si  tu  n'es  sur  tes  gardes,  et 
de  mon  ami  Alcibiade,  quand  avec  leurs  acqui- 
sitions ils  auront  perdu  ce  qu'ils  possédaient  au- 
trefois, quoique  vous  ne  soyez  point  les  premiers 
auteurs,  mais  peut-être  les  complices  de  leur 
ruine.  Au  reste,  je  vois  qu'il  se  passe  aujourd'hui 
une  chose  tout-à-fait  déraisonnable,  et  j'en  en- 
tends dire  autant  de  ceux  qui  nous  ont  précé- 
dés. Je  remarque  en  effet  que,  quand  on  punit 
quelqu^un  des  hommes  qui  se  mêlent  des  af- 
faires publiques,  comme  coupables  de  malversa- 
tion ,  ils  s'emportent  et  se  plaignent  amèrement 
des  mauvais  trait  émeus  qu'on  leur  fait ,  après 
les  services  sans  nombre  qu'ils  ont  rendus  à 
L'état.  Est-ce  donc  injustement,  comme  ils  le  pré- 
tendent, que  le  peuple  les  fait  périr?  Non,  rien 
n'est  plus  faux.  Jamais  un  homme  à  la  tête  d'un 
état  ne  peut  être  injustement  opprimé  par  l'état 
qu'il  gouverne.  Mais  il  paraît  qu'il  en  est  de  ceux 
qui  se  donnent  pour  politiques  ,  comme  des  so- 


394  GORGIAS. 

phistes  ;  car  les  sophistes ,  gens  habiles  d'ail- 
leurs ,  tiennent  à  certain  égard  une  conduite 
dépourvue  de  bon  sens.  En  même  temps  qu'ils 
font  profession  d'enseigner  la  vertu ,  ils  accusent 
souvent  leurs  élèves  d'être  coupables  envers  eux 
d'injustice,  en  ce  qu'ils  les  frustrent  de  l'argent 
qui  leur  est  dû  ,  et  ne  témoignent  pour  eux  au- 
cune reconnaissance  des  bienfaits  qu'ils  en  ont 
reçus.  Or ,  y  a-t-il  rien  de  plus  inconséquent 
qu'un  pareil  discours  ?  Des  hommes  devenus 
bons  et  justes,  auxquels  leur  maître  a  ôté  l'in- 
justice et  donné  la  justice  ,  agir  injustement  par 
un  vice  qui  n'est  plus  en  eux  !  Ne  juges-tu  pas 
cela  tout-à-fait  absurde,  mon  cher?  —  Tu  m'as 
réduit,  Calliclès,  à  faire  une  harangue  dans  les 
formes,  en  refusant  de  me  répondre. 

CALLICLÈS. 

CJuoi  donc  !  ne  pourrais-tu  point  parler  ,  à 
moins  qu'on  ne  te  réponde  ? 

SOCRATE. 

Il  y  a  apparence  que  je  le  puis,  puisque  je 
m'étends  à  présent  en  longs  discours,  depuis 
que  tu  ne  veux  plus  me  répondre.  Mais ,  mon 
cher,  au  nom  de  Jupiter  qui  préside  à  l'amitié , 
dis-moi ,  ne  trouves-tu  point  absurde ,  qu'un 
homme  qui  se  vante  d'en  avoir  rendu  un  autre 
vertueux,  se  plaigne  de  lui  comme   d'un    mé- 


GORGIAS.  3ç>5 

chant ,  quand  par  ses  soins  il  est  devenu  et  il 
est  réellement  bon? 

CALLICLES. 

Cela  me  parait  absurde. 

SOCRATE. 

]S'est-ce  pas  pourtant  le  langage  que  tu  en- 
tends tenir  à  ceux  qui  font  profession  de  former 
les  hommes  à  la  vertu  ? 

CALLICLES. 

Il  est  vrai  :  mais  que  peut-on  attendre  autre 
chose  de  gens  méprisables ,  tels  que  les  sophistes? 

SOCRATE. 

Eh  bien,  que  diras-tu  de  ceux  qui  se  vantant 
d'être  à  la  tête  d'un  état,  et  de  mettre  tous 
leurs  soins  à  le  rendre  le  meilleur  possible,  l'ac- 
cusent ensuite  à  la  première  occasion  ,  comme 
étant  très  corrompu?  Crois-tu  qu'il  y  ait  quelque 
différence  entre  eux  et  les  précédens  ?  Le  so- 
phiste et  l'orateur,  mon  cher,  sont  la  même 
chose,  ou  deux  choses  très  ressemblantes,  comme 
je  le  disais  à  Polus.  Mais  faute  de  connaître  cette 
ressemblance,  tu  penses  que  la  rhétorique  est 
ce  qu'il  y  a  de  plus  beau  au  monde,  et  tu  mé- 
prises la  profession  de  sophiste.  Dans  la  vérité 
cependant  la  sophistique,  est  autant  plus  belle 
que  la  rhétorique,  que  la  fonction  de  législateur 
l'emporte  sur  celle   déjuge,  et  la  gymnastique 


396  GORGIAS. 

sur  la  médecine.  Et  je  croyais  pour  moi  que  les 
sophistes  et  les  orateurs  étaient  les  seuls  qui 
n'eussent  aucun  droit  de  reprocher  à  celui 
qu'ils  forment  d'être  mauvais  à  leur  égard  ;  ou 
qu'en  l'accusant,  ils  s'accusaient  eux-mêmes  de 
n'avoir  fait  aucun  bien  à  ceux  qu'ils  se  vantent 
de  rendre  meilleurs.  Cela  n'est-il  pas  vrai? 

CALLICLÈS. 

Oui. 

SOCRA.TE. 

Ce  sont  aussi  les  seuls  qui  pourraient  n'exi- 
ger aucun  salaire  des  avantages  qu'ils  procu- 
rent, si  ce  qu'ils  disent  était  vrai.  En  effet,  quel- 
qu'un qui|auraitreçu  touteautre  espèce  de  bien- 
fait, qui  serait  devenu,  par  exemple,  léger  à  la 
course  par  les  soins  d'un  maître  de  gymnase, 
serait  peut-être  capable  de  le  frustrer  de  la  re 
connaissance  qu'il  lui  doit,  si  le  maître  de  gym- 
nase la  laissait  à  sa  discrétion ,  et  qu'il  n'eût 
pas  fait  avec  lui  une  convention  pour  le  prix, 
en  vertu  de  laquelle  il  reçoit  de  l'argent  en 
même  temps  qu'il  lui  donne  l'agilité.  Car  ce  n'est 
pas,  je  pense,  la  lenteur  à  la  course,  mais  l'in- 
justice qui  fait  les  hommes  mauvais.  N'est-ce 
pas? 

CALLICLJvS. 

Sans  doute. 


GORGIAS.  3(j7 

SOCRATE. 

Si  donc  quelqu'un  détruisait  ce  principe  du 
mal ,  je  veux  dire  l'injustice,  il  n'aurait  point  à 
craindre  qu'on  se  comportât  injustement  à  son 
égard  ;  et  il  serait  le  seul  qui  pourrait  en  sûreté 
placer  son  bienfait  sans  condition,  s'il  était  réel- 
lement en  son  pouvoir  de  faire  des  hommes 
vertueux.  N'en  conviens-tu  pas  ? 

CALLICLÈS. 

Soit. 

SOCRATE. 

C'est  probablement  pour  cette  raison  qu'il  n'y 
a  nulle  honte  à  recevoir  un  salaire  pour  les  au- 
tres conseils  que  l'on  donne,  sur  l'architecture, 
par  exemple,  ou  tout  autre  art  semblable. 

CALLICLÈS. 

Il  y  a  apparence. 

SOCRATE. 

Au  lieu  que  s'il  s'agit  d'inspirer  à  un  homme 
la  vertu,  et  de  lui  apprendre  à  gouverner  par- 
faitement sa  famille  ou  sa  patrie,  on  tient  pour 
une  chose  honteuse  de  refuser  ses  conseils, 
à  moins  qu'on  ne  nous  donne  de  l'argent.  N'est- 
ce  pas  ? 

CALLICLÈS. 

Oui 


3c,8  GORGIAS. 

SOCRATE. 

La  raison  de  cette  différence  est  évidemment 
que,  de  tous  les  bienfaits,  celui-là  est  le  seul 
qui  porte  la  personne  qui  l'a  reçu  à  faire  du 
bien  à  son  tour  à  son  bienfaiteur  ;  et  Von  re- 
garde comme  un  bon  signe  lorsqu'on  donne  à 
l'auteur  d'un  tel  bienfait  des  marques  de  sa  re- 
connaissance, et  comme  un  mauvais  signe,  lors- 
qu'on ne  lui  en  donne  aucune.  La  chose  n'est- 
elle  pas  ainsi  ? 

CALLICLÈS. 


Tout-à-fait. 


SOCRATE. 


Explique -moi  donc  nettement  à  laquelle  de 
ces  deux  manières  de  prendre  soin  de  l'état  tu 
m'invites,  si  c'est  à  combattre  les  penchans  des 
Athéniens ,  dans  la  vue  d'en  faire  d'excellens  ci- 
toyens ,  et  comme  un  médecin  ;  ou  à  les  servir,  et 
à  traiter  avec  eux  comme  un  flatteur.  Dis-moi 
là-dessus  la  vérité,  Calliclès.  Il  est  juste  qu'ayant 
débuté  par  me  parler  avec  franchise  ,  tu  conti- 
nues jusqu'au  bout  à  me  dire  ce  que  tu  penses. 
Ainsi,  réponds-moi  brièvement. 

CALLICLÈS. 

Je  dis  donc  que  je  t'invite  à  les  servir. 


GORGIAS.  399 

SOCRATE. 

C'est-à-dire  ^  brave  Calliclès,  que  tu  m'exhor- 
tes à  les  flatter. 

CALLICLÈS. 

A  moins  que  tu  ne  préfères  être  traité  comme 
un  Mysien,  Socrate  ;  car  si  tu  ne  prends  le  parti 
de  les  flatter... 

SOCRATE. 

Ne  me  répète  point  ce  que  tu  m'as  déjà  dit 
souvent ,  que  le  premier  venu  me  mettra  à  mort, 
si  tu  ne  veux  que  je  te  répète  à  mon  tour  que 
ce  sera  un  méchant  qui  fera  mourir  un  homme 
de  bien  :  ni  qu'il  me  ravira  ce  que  je  possède, 
pour  que  je  ne  te  dise  point  que,  m'ayant  dé- 
pouillé de  mes  biens,  il  ne  saura  quel  usage  en 
faire  :  mais  que  comme  il  me  les  aura  ravis  in- 
justement, il  en  usera  de  même  injustement;  et 
par  conséquent  d'une  manière  contraire  au  beau , 
et  par  conséquent  encore,  au  bien. 

CALLICLÈS. 

Tu  me  parais ,  Socrate ,  être  dans  la  ferme  con- 
fiance qu'il  net'arriverarien  de  semblable,  comme 
si  tu  étais  éloigné  de  tout  danger,  et  qu'aucun 
homme,  très  méchant  peut-être  très  méprisa- 
ble, ne  pût  te  traîner  devant  un  tribunal. 


4oo  GORGIAS. 

SOCRATE. 

Je  serais  à  coup  sûr  un  insensé,  Calliclès,  si 
je  croyais  que  dans  une  ville  comme  Athènes 
il  n'est  personne  qui  ne  soit  exposé  à  toutes  sortes 
d'accidens.  Mais  ce  que  je  sais,  c'est  que  si  je  pa- 
rais devant  un  tribunal,  et  si  j'y  cours  quelqu'un 
des  périls  dont  tu  parles ,  celui  qui  m'y  citera  sera 
un  méchant  homme  :  car  jamais  homme  de  bien 
n'accusera  un  innocent.  Et  il  ne  serait  pas  éton- 
nant que  je  fusse  condamné  à  mort.  Veux-tu  savoir 
pourquoi  je  m'y  attends? 

CALLICLFS. 

Je  le  veux  bien. 

SOCRATE. 

3e  pense  que  je  m'applique  à  la  véritable  politi- 
queavecuntrèspetitnombred'Athéniens,pourne 
pas  dire  seul,  et  que  seul  je  remplis  aujourd'hui 
les  devoirs  de  citoyen.  Et  comme  je  ne  cherche 
point  à  flatter  ceux  avec  qui  je  m'entretiens  cha- 
que jour,  que  je  vise  au  plus  utile  et  non  au  plus 
agréable,  et  que  je  ne  veux  rien  faire  de  toutes 
ces  belles  choses  que  tu  me  conseilles,  je  ne  sau- 
rai que  dire,  lorsque  je  me  trouverai  devant  les 
juges  :  et  ce  que  je  disais  à  Polus  revient  fort  bien 
ici  ;  je  serai  jugé  comme  le  serait  un  médecin  ac- 
cusé devant  des  enfans  par  un  cuisinier.  Examine 
en  effet  ce  qu'un  médecin  au  milieu  de  pareils 


GORGIAS.  Zjoi 

juges  aurait  à  dire  pour  sa  défense,  si  on  l'accu- 
sait en  ces  termes  :  Enfans,  cet  homme  vous  a 
fait  beaucoup  de  mal  :  il  vous  perd  vous  et 
ceux  qui  sont  plus  jeunes  que  vous ,  et  vous  jette 
dans  le  désespoir,  vous  coupant,  vous  brûlant, 
vous  amaigrissant  et  vous  étouffant  ;  il  vous 
donne  des  potions  très  amères,  et  vous  fait  mou- 
rir de  faim  et  de  soif,  au  lieu  de  vous  servir, 
comme  moi ,  des  mets  de  toute  espèce,  en  grand 
nombre  et  flatteurs  au  goût.  Que  penses-tu  que 
dirait  un  médecin  dans  une  pareille  extrémité? 
Dirait -il  ce  qui  est  vrai?  Enfans  ,  je  n'ai  fait  tout 
cela  que  pour  vous  conserver  la  santé.  Comment 
crois-tu  que  de  tels  juges  se  récrieront  à  cette 
réponse?  de  toutes  leurs  forces,  n'est-ce  pas? 

CALLICLÈS. 

Il  y  a  tout  lieu  de  le  croire. 

SOCRATE. 

Ce  médecin  donc  ne  se  trouvera-t-il  pas,  à  ton 
avis,  dans  le  plus  grand  embarras  sur  ce  qu'il 
doit,  dire? 

CALLICLÈS. 

Assurément. 

SOCRATE. 

Je  sais  bien  que  la  même  chose  m'arriverait ,  si 
je  comparaissais  devant  un  tribunal.  Je  ne  pourrai 
parier  aux  juges  des  plaisirs  que  je  leur  ai  pro- 


a6 


/,o2  GORGIAS. 

curés,  car  voilà  ce  qu'ils  appellent  des  bienfaits 
et  des  services  :  et  je  ne  porte  envie  ni  à  ceux  qui 
les  procurent ,  ni  à  ceux  qui  les  reçoivent.  Si  on 
m'accuse,  ou  de  corrompre  la  jeunesse,  en  lui 
apprenant  à  clouter,  ou  de  parler  mal  des  ci- 
toyens d'un  âge  plus  avancé,  en  tenant  sur  leur 
compte  des  discours  sévères ,  soit  en  particu- 
lier, soit  en  public,  je  ne  pourrai  pas  dire  la  vé- 
rité, savoir,  que  si  je  parle  de  la  sorte  c'est  avec 
justice,  ayant  en  vue  votre  avantage,  ô  juges, 
et  rien  autre  chose.  Ainsi ,  je  dois  m'attendre  à 
tout  ce  qu'il  plaira  au  sort  d'ordonner. 


CALLTCLKS. 


Et  penses-tu ,  Soerate,  qu'il  soit  beau  pour  un 
citoyen  d'être  dans  une  semblable  position,  qui 
le  met  hors  d'état  de  se  secourir  lui-même  ? 

SOCRATE. 

Oui ,  Calliclès,  pourvu  qu'il  ne  lui  manque  pas 
une  chose  que  tu  lui  as  plus  d'une  fois  accor- 
dée; pourvu  qu'il  puisse  se  donner  à  lui-même 
ce  secours,  qu'il  n'a  aucun  discours,  aucune  ac- 
tion injuste  à  se  reprocher,  ni  envers  les  dieux, 
ni  envers  les  hommes.  Car  nous  sommes  con- 
venus souvent  qu'il  n'y  a  pas  de  secours  meilleur. 
Si  l'on  me  prouvait  donc  que  je  suis  incapable 
de  me  donner  ce  secours  à  moi-même ,  on  à 
quelque  antre,  je  rougirais  d'être  pris  en  défaut 


GORGIAS.  4o3 

sur  ce  point ,  devant  peu  comme  devant  beau- 
coup de  personnes,  et  même  vis  à  vis  de  moi  seul, 
et  je  serais  au  désespoir  qu'une  pareille  impuis- 
sance fût  cause  de  ma  mort.  Mais  si  je  perdais 
la  vie  faute  d'avoir  quelque  usage  de  la  rhétori- 
que flatteuse,  je  suis  bien  sûr  que  tu  me  verrais 
supporter  la  mort  de  bonne  grâce.  Aussi  bien 
personne  ne  craint-il  la  mort,  à  moins  qu'il  ne 
soit  tout-à-fait  insensé  et  lâche.  Ce  qui  fait  peur, 
c'est  de  commettre  l'injustice,  puisque  le  plus 
s;rand  des  malheurs  est  de  descendre  dans  l'autre 
monde  avec  une  âme  chargée  de  crimes.  Je  veux, 
si  tu  le  trouves  bon ,  te  prouver  par  un  récit  que 
la  chose  est  ainsi. 

calliclès. 

Puisque  tu  as  achevé  tout  le  reste,  achève  en- 
core ceci. 

SOCRATE. 

Écoute  donc,  comme  on  dit,  un  beau  récit, 
que  tu  prendras,  à  ce  que  j'imagine,  pour  un^ 
fable  et  que  je  crois  être  un  récit  très  véritable  ; 
je  te  donne  pour  certain  ce  que  je  vais  dire. 

Jupiter,  Neptune  et  Pluton  partagèrent  ensem- 
ble ,  comme  Homère  le  rapporte*,  l'empire  qu'ils 
tenaient  des  mains  de  leur  père.  Or,  du  temps 
de  Saturne,  il  y  avait  sur  les  hommes  une  loi  _, 

*  Hom.  lliad.,  liv.  XV,  v.  187. 


/,o4  GORGÏÀS. 

qui  a  toujours  subsisté  et  subsiste  encore  parmi 
les  dieux,  que  celui  des  mortels  qui  avait  mené 
une  vie  juste  et  sainte  allait  après  sa  mort  dans 
les  îles  fortunées,  où  il  jouissait   d'un  bonheur 
parfait,  à  l'abri  de  tous  les  maux  ;  qu'au  contraire 
celui  qui  avait  vécu  dans  l'injustice  et  l'impiété, 
allait  dans  un  séjour  de  punition  et  de  supplice, 
appelé  Tartare.   Sous    le   règne  de  Saturne,  et 
dans  les  premières  années  de  celui  de  Jupiter,  ces 
hommes  étaient  jugés  vivans  par  des  juges  vivans, 
qui  prononçaient  sur  leur  sort  le  jour  même  qu'ils 
devaient   mourir.   Aussi  ces   jugemens  se  ren- 
daient-ils mal.  C'est  pourquoi  Pluton  et  les  gar- 
diens des  îles  fortunées  étant  allés  trouver  Jupiter 
lui  dirent   qu'on   lui  envoyait  des  hommes  qui 
ne  méritaient  ni  les  récompenses,  ni  leschâtimens 
qu'on  leur  avait  assignés.  Je  ferai  cesser  cette 
injustice,  répondit  Jupiter.  Ce   qui  fait  que  les 
jugemens  se  rendent  mal  aujourd'hui,  c'est  qu'où 
juge  les  hommes  tout  vêtus;  car  on  les  juge  lors- 
qu'ils sont  encore  en  vie.  Plusieurs,  poursuivit- 
il,  dont   l'âme   est  corrompue,  sont  revêtus  de 
beaux  corps,  de  noblesse  et  de  richesses;  et  lors- 
qu'il est  question  de  prononcer  la  sentence,  il 
se  présente  une  foule  de  témoins  en  leur  faveur, 
prêts  à  attester  qu'ils  ont  bien  vécu.  Les  juges 
se  laissent  éblouir  par  tout  cela;  et  de  plus  eux- 
mêmes  jugent  vêtus,  ayant  devant  leur  âme  des 


GORGUS.  4o5 

yeux,  îles  oreille»,  et  toute  la  masse  du  corps  qui 
les  enveloppe.  Cet  appareil,  qui  les  couvre  eux 
et  ceux  qu'ils  out  à  juger,  est  pour  eux  un  ob- 
stacle. Il  faut  commencer  par  oter  aux  hommes 
la  prescience  de  leur  dernière  heure  ;  car  main- 
tenant ils  la  connaissent  d'avance.  Aussi  déjà 
l'ordre  est  donné  à  Promélhée  qu'il  change  cela. 
En  outre,  je  veux  qu'on  les  juge  entièrement 
ilépouillés  de  ce  qui  les  environne,  et  qu'à  cet 
etfet  ils  ne  soient  jugés  qu'après  leur  mort  ;  il 
faut  aussi  que  le  juge  lui-même  soit  nu  ,  qu'il 
soit  mort ,  et  qu'il  examine  immédiatement  avec 
son  âme  l'àme  de  chacun ,  dès  qu'il  sera  mort , 
séparée  de  tous  ses  proches,  et  ayant  laissé  sur 
la  terre  i'attirail  qui  l'environnait,  de  sorte  que 
le  jugement  soit  équitable.  J'étais  instruit  de  ce 
désordre  avant  vous  :  en  conséquence  j'ai  établi 
pour  juges  trois  de  mes  fils,  deux  d'Asie,  Minos 
et  Rhadamanthe,  et  un  d  Europe,  savoir,  Eaque. 
Lorsqu'ils  seront  morts,  ils  rendront  leurs  juge- 
mens  dans  la  prairie*,  à  un  endroit  d'où  partent 
deux  chemins,  dont  un  conduit  aux  iles  fortu- 
tunées,  et  un  autre  au  Tartare.  Rhadamanthe  ju- 
gera les  hommes  de  l'Asie,  Eaque  ceux  de  l'Eu- 
rope :  je  donnerai  à  Minos  l'autorité    suprême 

*  Voyez  la  République,  liv.  X,  et   V Axiochus ,  où  cette 
prairie  est  appelée  le  Champ  tic  la  Vérité. 


4o6  GORGIAS- 

pour  décider  en  dernier  ressort  dans  les  cas  où 
ils  se  trouveraient  embarrassés  l'un  ou  l'autre  ; 
ainsi  une  justice  parfaite  dictera  la  sentence  qui 
sera  portée  sur  la  route  que  les  hommes  doi- 
vent prendre. 

Tel  est,  Calliclès,  le  récit  que  j'ai  entendu,  et 
que  je  tiens  pour  véritable.  En  raisonnant  sur 
ce  discours ,  voici  ce  qui  me  paraît  en  résulter. 
La  mort  n'est  rien,  à  mon  avis,  que  la  sépara- 
tion de  deux  choses,  lame  et  le  corps.  Au  mo- 
ment où  elles  sont  séparées  l'une  de  l'autre , 
chacune  d'elles  n'est  pas  beaucoup  différente  de 
ce  qu'elle  était  du  vivant  de  l'homme.  Le  corps 
garde  son  caractère,  et  les  vestiges  bien  marqués 
des  soins  qu'on  a  pris  de  lui ,  ou  des  accidens 
qu'il  a  éprouvés  :  par  exemple  ,  si  quelqu'un 
étant  en  vie  avait  un  grand  corps ,  qu'il  le  tînt 
de  la  nature  ou  de  l'éducation ,  ou  de  l'une  et 
de  l'autre,  après  sa  mort  son  cadavre  est  grand: 
s'il  avait  de  lembon  point,  son  cadavre  en  a  aussi; 
et  ainsi  du  reste.  S'il  avait  pris  plaisir  à  cultiver 
sa  chevelure,  il  conserve  beaucoup  de  cheveux. 
Si  c'était  un  homme  à  étrivières ,  qui  de  son  vi- 
vant portât  sur  son  corps  les  cicatrices  de  coups 
de  fouet  ou  de  toute  autre  blessure,  on  y  re- 
trouve tout  cela  après  la  mort.  S'il  avait  quelque 
membre  rompu  ou  disloqué  durant  sa  vie,  mort, 
ces  défauts  sont  encore  visibles.  En  un  mot,  tel 


GORG1AS.  407 

qu'où  s'est  étudié  à  être  pendant  la  vie  pour  ce 
qui  concerne  le  corps,  tel  on  est  après  sa  mort, 
en,  tout  ou  en  grande  partie  ,  pendant  un  certain 
temps.  Or,  il  me  parait ,  Calliclès,  qu'il  en  est 
de  même  à  l'égard  de  l'âme  ;  et  que  quand  elle 
est  dépouillée  de  son  corps,  elle  garde  les  mar- 
ques évidentes  de  son  caractère,  et  des  accidens 
que  chaque  Ame  a  éprouvés,  en  conséquence  du 
genre  de  vie  qu'elle  a  embrassé.  Lors  donc  que  les 
hommes  arrivent  devant  leur  juge,  par  exemple 
ceux  d'Asie  devant  Rhadamanthe,  Rhadamanthe 
les  faisant  approcher,  examine  l'âme  d'un  cha- 
cun ,  sans  savoir  de  qui  elle  est  ;  et  souvent  ayant 
entre  les  mains  le  grand  roi ,  ou  quelque  autre 
roi  ou  potentat,  il  ne  découvre  rien  de  sain  en 
son  âme;  il  la  voit  toute  cicatrisée  de  parjures 
et  d'injustices  par  les  empreintes  que  chaque 
action  y  a  gravées  :  ici  les  détours  du  mensonge 
et  de  la  vanité,  et  rien  de  droit,  parce  qu'elle  a 
été  nourrie  loin  de  la  vérité  ;  là  les  monstruosités 
et  toute  la  laideur  du  pouvoir  absolu  ,  de  la  mol- 
lesse ,  de  la  licence,  et  du  désordre.  Il  la  voit 
dinsi,  et  de  suite  il  l'envoie  ignominieusement  à 
la  prison  ,  où  elle  ne  sera  pas  plus  tôt  arrivée , 
qu'elle  éprouvera  les  chàtimens  convenables.  Or 
quiconque  subit  une  peine  ,  et  est  châtié  d'une 
manière  raisonnable,  en  devient  meilleur,  et 
gagne  à   la   punition  ,  ou  il  sert  d'exemple  aux 


408  GORGIAS. 

autres  ,  qui,  témoins  des  tourmens  quil  souffre, 
en  craignent  autant  pour  eux,  et  s'améliorent. 
Mais  pour  gagner  à  la  punition  et  satisfaire  aux 
dieux  et  aux  hommes ,  les  fautes  doivent  être  de 
nature  à  pouvoir  s'expier.  Toutefois,  même  alors, 
ce  n'est  que  par  les  douleurs  et  les  souffrances 
que  l'expiation  s'accomplit  et  profite  ,  ici  ou 
dans  l'autre  monde  :  car  il  n'est  pas  possible 
d'être  délivré  autrement  de  l'injustice.  Pour  ceux 
qui  ont  commis  les  derniers  crimes,  et  qui  pour 
cette  raison  sont  incurables,  on  fait  sur  eux  des 
exemples.  Leur  supplice  ne  leur  est  d'aucune 
utilité,  parce  qu'ils  sont  incapables  de  guérison; 
mais  il  est  utile  aux  autres,  qui  contemplent  les 
tourmens  douloureux  et  effroyables  qu'ils  souf- 
frent à  jamais  pour  leurs  crimes,  en  quelque 
sorte  suspendus  dans  la  prison  des  enfers  ,  et 
servant  tout  à-la-fois  de  spectacle  et  d'instruc- 
tion à  tous  les  criminels  qui  y  abordent  sans 
cesse.  Je  soutiens  qu'Archélaùs  sera  de  ce  nom- 
bre, si  ce  que  Polus  a  dit  de  lui  est  vrai,  ainsi 
que  tout  autre  tyran  qui  lui  ressemblera.  Je 
crois  même  que  la  plupart  de  ceux  qui  sont  ainsi 
donnés  en  spectacle  sont  des  tyrans,  des  rois, 
des  potentats ,  des  politiques.  Car  ce  sont  eux 
qui,  à  cause  du  pouvoir  dont  ils  sont  revêtus, 
commettent  les  actions  les  plus  injustes  et  les 
plus  impies.    Homère   est    ici   pour    moi.  Ceux 


GORGIAS.  409 

qu'il  représente  comme  tourmentés  pour  tou- 
jours aux  enfers*,  sont  des  rois  et  des  potentats, 
comme  Tantale,  Sisyphe  et  Titye.  Quant  à  Ther- 
site  et  aux  autres  méchans  qui  ont  vécu  dans  une 
condition  privée,  aucun  poète  ne  l'a  représenté 
souffrant  les  plus  grands  supplices  comme  ayant 
commis  des  crimes  inexpiables,  sans  doute  parce 
qu'il  n'avait  pas  tout  pouvoir;  en  quoi  il  était  plus 
heureux  que  ceux  qui  pouvaient  tout.  En  effet , 
mon  cher  Calliclès  ,  c'est  des  puissans  que  vien- 
nent les  plus  grands  criminels.  Rien  n'empêche 
pourtant  qu'il  ne  se  rencontre  parmi  eux  des 
hommes  vertueux,  et  on  ne  saurait  assez  les  ad- 
mirer. Car  c'est  une  chose  bien  difficile ,  Calli- 
clès, et  digne  des  plus  grandes  louanges,  de  vi- 
vre long-temps  dans  la  justice,  lorsqu'on  a  une 
pleine  liberté  de  mal  faire  ;  et  il  se  trouve   très 
peu  de  caractères  de  cette  trempe.  Il  y  a  eu 
néanmoins  ,  et  dans  cette  vilie  et  ailleurs,  et  il  y 
aura  sans  doute  encore  des  personnages  excellens 
en  ce  genre  de  vertu,  qui  consiste  à  administrer 
suivant  les  règles  de  la  justice  ce  qui  leur  est 
confié.  De  ce  nombre  a  été  Aristide,  fils  de  Lysi- 
maque,  qui  s'est  acquis  par  là  tant  de  célébrité 
dans  toute  la  Grèce**;  mais  la  plupart  des  hom- 

'  Hom.  Odjrsfîïli*.  XJ>v.  58i,  sqtj. 
'  Quand  les  Grecs  se  préparèrent  à  faire  les  hait  d'une 


4io  GORGIAS. 

mes  puissans,  mon  cher,  deviennent  médians, 
Pour  revenir  donc  à  ce  que  je  disais,  lorsque 
quelqu'un  d'eux  tombe  entre  les  mains  de  ce 
Hhadamanthe,  il  ne  connaît  nulle  autre  chose 
de  lui ,  ni  quel  il  est,  ni  quels  sont  ses  parens, 
sinon  qu'il  est  méchant  ;  et  l'ayant  reconnu  pour 
tel,  il  le  relègue  au  Tartare,  après  lui  avoir  mis 
un  certain  signe  ,  selon  qu'il  le  juge  capable  ou 
incapable  de  guérison  ;  et  arrivé  au  Tartare,  le 
coupable  est  puni  comme  il  mérite  de  l'être. 
D'autres  fois,  en  voyant  une  âme  qui  a  vécu  sain- 
tement et  dans  la  vérité,  soit  l'âme  d'un  parti- 
culier ou  de  quelque  autre,  mais  surtout,  à  ce 
([lie  je  pense,  Calliclès,  celle  d'un  philosophe 
uniquement  occupé  de  lui-même,  et  qui  durant 
sa  vie  a  évité  l'embarras  des  affaires ,  il  en  est 
ravi,  et  l'envoie  aux  îles  fortunées.  Eaque  en 
fait  autant  de  son  côté.  L'un  et  l'autre  porte 
ses  jugemens  tenant  une  baguette  en  main.  Pour 
Minos,  il  est  assis  à  l'écart  et  les  surveille  :  il  a 
un  sceptre  d'or,  comme  l'Ulysse  d'Homère  rap- 
porte qu  il  l'a  vu, 

Tenant  un  sceptre  cVor}  et  rend  cuit  la  justice 
aux  morts*. 


guerre  contre  la  Perse,  Aristide  fut  choisi  par  la  Grèce  en- 
tière pour  taxer  chaque  ville  selon  ses  moyens. 
*  Odyss.  XI ,  v.  56<).  Voyez  le  Minos. 


GORGIAS.  41 1 

J'ajoute,  Calliclès,  une  foi  entière  à  ces  dis- 
cours, et  je  m'étudie  à  paraître  devant  le  juge 
avec  une  âme  irréprochable.  Je  méprise  ce  que 
la  plupart  des  hommes  estiment  ;  je  ne  vise  qu'à 
la  vérité  ,  et  tâcherai  de  vivre  et  de  mourir,  lors- 
que le  temps  en  sera  venu,  aussi  vertueux  que 
je  pourrai.  J'invite  tous  les  autres  hommes,  au- 
tant qu'il  est  en  moi ,  et  je  t'invite  toi-même  à 
mon  tour,  à  embrasser  ce  genre  de  vie,  et  à 
t'exercer  à  ce  combat,  le  meilleur,  à  mon  avis, 
de  tous  ceux  d'ici -bas  ;  et  je  te  reproche  que  tu 
ne  seras  point  en  état  de  te  défendre,  lorsqu'il 
faudra  comparaître  et  subir  le  jugement  dont  je 
parle:  mais  arrivé  en  présence  de  ton  juge,  le 
fils  d'Egine,  quand  il  t'aura  pris  et  amené  de- 
vant son  tribunal,  tu  ouvriras  la  bouche  toute 
grande ,  et  la  tête  te  tournera ,  tout  comme  à 
moi  devant  les  juges  de  cette  ville.  Peut-être 
qu'alors  aussi  on  te  frappera  ignominieusement 
sur  la  figure  et  l'on  te  fera  toutes  sortes  d'ou- 
trages. 

Tu  regardes  apparemment  tout  cela  comme 
des  contes  de  vieille  femme,  et  n'en  fais  nul  cas; 
et  il  ne  serait  pas  surprenant  que  nous  n'en  tins- 
sions aucun  compte  si ,  après  bien  des  recher- 
ches, nous  pouvions  trouver  quelque  chose  de 
meilleur  et  de  plus  vrai.  Mais  tu  vois  que  vous 
trois,  qui  êtes  les  plus  sages  des  Grecs  d'aujour- 


,i2  GORGIAS. 

d'hui,  toi,  Polus,  et  Gorgias,  vous  ne  sauriez 
prouver  qu'on  doive  mener  une  autre  vie  que 
celle  qui  nous  sera  utile  quand  nous  serons  là- 
bas  ;  au  contraire  ,  de  tant  d'opinions  que  nous 
avons  discutées ,  toutes  les  autres  ont  été  réfu- 
tées ;  et  la  seule  qui  demeure  inébranlable ,  est 
celle-ci ,  qu'on  doit  plutôt  prendre  garde  de  faire 
une  injustice   que    d'en    recevoir  ,  et  qu'avant 
toutes  choses  il  faut  s'appliquer,  non  à  paraître 
homme  de  bien,  mais  à  l'être,  tant  en  public 
qu'en  particulier;  que  si  quelqu'un  devient  mé- 
chant en  quelque  point,  il  faut  le  châtier,  et 
qu'après  être  juste,  le  second  bien  est  de  le  de- 
venir, et  de  subir  la  punition  qu'on  a  méritée  ; 
qu'il  ne  faut  flatter  ni  soi  ni  les  autres,  qu'ils 
soient  en  petit  ou  en  grand  nombre  ;  et  qu'on 
ne  doit  jamais  ni  parler   ni  agir  qu'en  vue  de 
la  justice.  Rends-toi  donc  à  mes  raisons,  et  suis- 
moi  dans  la  route  qui  te  conduira  au  bonheur 
et  pendant  ta  vie  et  après  ta  mort,  comme  ce 
discours  vient  de  le  montrer.  Souffre  qu'on  te 
méprise  comme  un  insensé,   qu'on  t'insulte,  si 
Ton  veut,  et  même,  par  Jupiter,  laisse-toi  frapper 
volontiers  de  cette  manière  qui  te  paraît  si  outra- 
geante ;  car  il  ne  t'en  arrivera  aucun  mal,  si  tu 
es  solidement  homme  de  bien  et  dévoué  à  la  cul- 
ture de  la  vertu.  Après  que  nous  l'aurons  ainsi 
cultivée  en  commun,  alors,  si  nous  le  jugeons  à 


GORGIAS.  4i3 

propos,  nous  nous  mêlerons  de  politique  ;  et  sur 
quoi  que  nous  délibérions,  nous  serons  plus  en 
état  de  délibérer  que  nous  ne  le  sommes  à  pré- 
sent. En  effet,  il   est  honteux  pour  nous  que, 
dans  la  situation  où  nous  paraissons  être,  nous 
nous  en  fassions  accroire,  comme  si  nous  valions 
quelque  chose,  nous  qui  changeons  à  tout  in- 
stant de  sentiment  sur  les  mêmes  objets,  et  cela, 
sur  ce  qu'il  y  a  de  plus  important  :  tant  est  grande 
notre  ignorance.  Servons -nous  donc  du  discours 
qui  nous  éclaire  aujourd'hui,  comme  d'un  guide 
qui  nous  enseigne  que  le  meilleur  parti  à  pren- 
dre est  de  vivre  et  mourir  dans  la  culture  de  la 
justice  et  des  autres  vertus.   Suivons  la  route 
qu'il  nous  trace  ,  engageons  les  autres  à   nous 
imiter,  et  n'écoutons  pas  le  discours  qui  t'a  sé- 
duit ,  et  auquel  tu  m'exhortes  à  me  rendre,  car 
il  ne  vaut  rien,  Calliclès. 


FIN    DU    TROISIEME    VOLUME. 


NOTES. 


t.  »  -k  ■».  •.■%.  »  •• 


NOTES 


SUR    LE  PROTAGORAS. 


J'ai  eu  sous  les  yeux  l'édition  générale  de  Bekker, 
l'édition  particulière  de  Heindorf ,  les  traductions  de 
Ficin  et  de  Schleiermacher,  et  je  me  suis  servi  autant 
qu'il  m'a  été  possible  des  traductions  françaises  de 
Dacier  et  de  Grou. 

Page  35  —  36.  —  Comme  Epiméthée  n'était  pas 
fort  habile ,  il  ne  s'aperçut  pas  qu'il  avait  épuisé 
toutes  les  facultés  en  faveur  des  êtres  privés 
de  raison.... 

Ate  §b  ouv  où  iravu  Tt  coybç  wv  ô  Eirifwj&ùç  tkc&ev  oû- 
tov  xarotvaXwffaç  rà;  ôNjvafjtejç  [  sic  rà  aAoya  ].  Bekker, 
première  partie,  tomel,  p.  172.  —  Heindorf, 
p.  507. 

Schleiermacher  met  entre  pareathèses  comme  Bek- 
ker fur  die  unvernûnftigen   Thiere;  c'est-à-dire  que 

i.  27 


4i8  NOTES 

selon  eux  xotravaXcoiraç  suffit ,  et  que  £Îç  rà  aloya.  est 
une  glose.  En  effet,  si  tlq  t«  aloya.  n'y  était  pas, 
on  le  regretterait  peu;  mais  quand  tous  les  manus- 
crits le  donnent,  quand  il  complète  le  sens  de  xarav- 
aXwaa;  et  semble  se  rapprocher  davantage  de  l'abon- 
dance et  du  laisser-aller  de  la  narration  antique,  on 
ne  voit  pas  de  raison  |  our  le  retrancher. 

Page  36.  —  Ainsi  notre  espèce  reçut  l'industrie 
nécessaire  au  soutien  de  sa  vie,  mais  elle  n'eut 
point  la  politique,  car  elle  était  chez  Jupiter, 
et  il  n'était  pas  encore  au  pouvoir  de  Promé- 
thée  d'entrer  dans  la  citadelle ,  séjour  de  Ju- 
piter.... 

Tyjv  pcv  ouv  7T£pt  tov  (3tov  ffotpi'av  av9pw7roç  raÛTr/  zayt ,  tyjv 
Sï  TroXtTtxrjv  oùx  nj££v  '  r/v  yàp  7rapà  tw  Att  ,  tu  <îs  Tïpo- 
[xrfitï  ttç    fît-ii    xr;V    àxp07roXtv     rr,v     xov    Atôç    otx»}<7iv    oùxert 

£vc^wpït  dvekQcw.   I3ekk.er,  ibid.   p.  172-178;  Hein- 

DORF,  p.   5o8. 

Pour  concevoir  qu'alors  il  n'était  pas  encore  au  pou- 
voir de  Prométhée  d'entrer  dans  le  séjour  de  Jupiter, 
il  faut  supposer  qu'à  cette  époque  Proniélhée  n'était 
pas  encore  un    des  immortels ,   condition  nécessaire 


SUR  LE  PHOTAGORAS.  /ji9 

pour  avoir  ses  entrées  à  la  cour  de  Jupiter  ;  or,  on 
trouve  dans  Apollodore,  livre II,  chap.  "V,  un  passage 
où  il  est  dit  que  Chiron  immortel  ayant  été  blessé  et 
souffrant  sans  espérance  de  guérison,  voulut  mourir, 
et  présenta  à  Jupiter  Prométhée  pour  être  immortel 
à  sa  place  (en  lisant  avec  Hemsterhuis  et  Clavier 
âvT!(îoùç  Ait  IIpcfxeBe'a) ,  passage,  il  est  vrai,  contraire 
à  l'autorité  d'Eschyle,  qui  fait  déjà  de  Prométhée  un 
immortel,  tandis  que,  d'après  le  récit  d'Apollodore  , 
Prométhée,  à  ce  qu'il  paraît,  n'aurait  obtenu  cet  hon- 
neur qu'après  son  retour  en  faveur  auprès  de  Jupiter 
et  sa  délivrance  par  Hercule.  —  Au  lieu  de  cette  ex- 
plication mythologique  fort  embarrassée,  Heindorfen 
propose  une  purement  philologique.  Prométhée ,  se- 
lon Heindorf,  avait  bien  le  droit  d'entrer  dans  l'atelier 
de  Vulcain  et  de  Minerve,  mais  il  n'avait  point  aussi 
celui  de  pénétrer  dans  la  demeure  de  Jupiter.  Mais 
d'abord  ce  sens  de  ototi  est  extraordinaire,  et  ensuite 
il  faudrait  qu'il  eût  été  question  préalablement  du 
droit  de  Prométhée  d'entrer  chez  Vulcain  et  chez 
Minerve. 

Page  36.  —  A  la  place  de  ces  mots  :  «  Devant  la- 
quelle veillaient  des  gardes  redoutables...»  lisez:  «  Et 
de  plus  les  gardes  qui  veillaient  à  l'enlour  étaient  re- 
doutables. » 

Ces  gardes  étaient  la  Force  et  la  Violence,  Kpâ-roçet 

27. 


4io  NOTES 

Bîa.  Voyez  la  Théogonie  d'Hésiode  v.  385,  et  l'Hymne 
de  Callimaque  à  Jupiter  v.  6y. 

Page  43-  —  Si  malgré  cela  les  hommes  vertueux 
enseignent  à  leurs  enfans  tout  le  reste  et  ne 
leur  apprennent  pas  la  vertu,  considère  qu'elle 
étrange  espèce  d'hommes  vertueux  ils  devien- 
nent par  là. 

C'est-à-dire  :  quelle  étrange  espèce  d'hommes  ver- 
tueux ils  sont  de  ne  pas  enseigner  la  vertu  à  leurs  en- 
fans.  Le  tour  français  assez  clair,  ce  semble,  repré- 
sente littéralement  l'expression  grecque ,  exilai  côç 
6aupa<7('a>s  yt'yvovxoct  o'i  àyaBoî,  BekkER,  ibld.  p.  1  79.  Les 
commentateurs  ont  vu  là  une  difficulté  qui  n'existe 
pas.  Schleiermacher  propose  de  lire  ù>ç  Oav(j.âaioi  oot 
yiyvovrat.  Heindobf,  p.  5iq,  attaque  la  correction  de 
Schleiermacher  et  suppose  quelque  altération  dans 
yîyvovTou.  Nous  avons  maintenu  la  leçon  ordinaire  avec 
Bekker  et  tous  les  manuscrits. 

Page  5  i  .  —  Si  l'on  s'entretenait  sur  ces  matières 
avec  quelqu'un  de  nos  orateurs,  peut-être  en- 
tendrait-on d'aussi  beaux  discours  de  la  bou- 
che d'un  Périclès  ou  de  quelque  autre  maître 
dans  l'art  de  parler.  Mais  qu'on  les  tire  du 


SUR  LE  PROTAGORAS.  4*i 

cercle  de  ce  qui  a  été  dit,  et  qu'on  les  inter- 
roge au-delà ,  aussi  muets  qu'un  livre,  ils  n'ont 
rien  à  répondre  ni  à  demander;  tandis  que,  si 
Ton  veut  bien  s'y  renfermer  avec  eux,  alors 
comme  l'airain  que  l'on  frappe  résonne  long- 
temps, jusqu'à  ce  qu'on  arrête  le  son  en  y 
portant  la  main,.... 

Koù  yàp  ù  (Ji'v  Ttç  mp\  aifwv  toutwv  avyytyoïro  ot<oov  t«jv 
«îrçpjyôptov ,  t<x%  av  xac  rotoûrouç  Xéyouç  âxovatity  v 
Tltptxktovç  ri  aXXou  tivoç  twv  txavwv  z\irt~v  '  tl  Si  iirav- 
ipoiTQ  Ttvoc  Tt ,  wffTTîp  |3t6X(a  oùSly  C^pVfftV  OUTt  àiroxpi- 
vauOac  outs  aÙTçt  IpzaQcu  ,  àXX  Éav  Ttç  xaù  cpitxpov  cirfp- 
wTY^ffY)  Tt  twv  prjGtvTwv ,  tocntp  Ta  j^aX«7a  irXtjytvTa  pjxpôv 
ti^tt  xoù  àjroTttvît,  càv  pùi  ÈirtXa&jTaî  tjç...    Bekk.  p.  lo5 

eti86. 

Si  on  trouble  ces  orateurs  dans  leurs  développe- 
uiens,  leur  faisant  des  questions  à  la  traverse  ,  ils  ne 
savent  plus  quoi  dire  et  perdent  la  tête ,  tandis  que 
si  on  se  résigne  à  les  suivre  sans  les  interrompre,  il 
n'y  a  qu'à  élever  la  plus  petite  question  pour  qu'ils 
vous  fassent  un  discours  à  perte  de  vue.  Il  me  semble 
que  c'est  bien  là  aussi  le  sens  adopté  par  Schleienua- 
cher,  qui  traduit  ces  mots  :  tl  Si  licavtpoiTo  Ttva  ti.... 
par  ceux-ci  :  aber  wenn  etwas  weiter  fragt...  fVeiter, 


422  NOTES 

ajouté  au  texte  par  le  traducteur  contre  son  système 
rigoureux  de  littéralité,  trahit  assez  le  sens  pour  le- 
quel nous  nous  sommes  prononcés. 

Page  55.  —  Au  lieu  de  ces  mots  :  «  la  sainteté  n'est 
donc  pas  de  telle  nature...  *  jusqu'à»  impie,  »  lisez:  «La 
sainteté  n'est  donc  pas  de  telle  nature  qu'elle  soit  une 
chose  juste  ,  ni  la  justice  de  telle  nature  qu'elle  soit 
une  chose  sainte ,  mais  une  chose  non  sainte ,  et  la 
sainteté  une  chose  non  juste;  or  le  non-juste  est  in- 
juste, et  le  non-saint,  impie,  etc.  » 

Page  89.  —  L'homme  de  bien  se  fait  souvent 
violence  pour  devenir  l'ami  et  l'approbateur 
de  certaines  personnes.... 

Je  retranche  ici  avec  Grou  ,  Schleiermacher,  Hein- 
dort  et  Bekker ,  p.  218,  <ptXe~v  xoù  tTzcmtïv  comme  une 
glose  tirée  de  ce  qui  suit ,  malgré  l'autorité  de  tous 
les  manuscrits. 

Page  106.  —  Par  quel  endroit  dites-vous  qu'elles 
sont  mauvaises?  Est-ce  parce  qu'elles  vous 
causent  ce  sentiment  de  plaisir  momentané  , 
et  qu'elles  sont  agréables,  ou  parce  qu'elles 
vous  exposent  par  la  suite  à  des  maladies,  à 


SUR  LE  PROTAGORAS.  faS 

l'indigence  et  à  beaucoup  d'autres  maux  sem- 
blables? Et  si  elles  n'étaient  sujettes  à  aucune 
suite  fâcheuse,  et  qu'elles  ne  vous  procuras- 
sent que  du  plaisir ,  les  regarderiez-vous  en- 
core comme  des  maux,  lorsqu'elles  ne  vous 
donneraient  que  du  plaisir  de  toute  manière 
et  en  toute  occasion? 

Xocc'pecv  oe  pévov  7ro<s~,  opwç  S   otv  xooeà  r(v,  o  zi  juaOôvxa  j^aipctv 
irotzï  xoù  ôir/;oûv;  Bekker  ,  p.  232. 

De  main  en  main  le  texte  s'est  éclairci  ,  et  il  n'y  a 
plus  de  difficulté  dans  cette  phrase  si  controversée. 
Voyez  la  note  de  Schleiermacher,  p.  4*7 — 4*8,  *•  I  j 
et  celle  de  Heindorf,  p.  619 — 620.  Cependant,  nous 
avions  cru  pouvoir  encore  changer  o  t«  paGovra  en 
o  rt  7ra0ôvTa  :  lorsque ,  quelles  que  fussent  vos  impres^ 
sions  ,  dans  quelques  circonstances  que  vous  Jussiez , 
elles  ne  vous  donneraient  que  du  plaisir.  Mais  en  y 
réfléchissant  mieux,  nous  maintenons  '6  n  paSôvra , 
quelle  que  soit  la  cause  du  plaisir  quelles  vous  don- 
nent ,  connue  on  dit,  xi  p.a9à)v,  et  nous  modifions 
ainsi  toute  la  phrase  :  «Ou  si  elles  ne  sont  sujettes  à 
aucune  suite  fâcheuse  et  ne  procurent  que  du  plaisir, 
seraient-elles  néanmoins  mauvaises,  quelle  que  soit  la 
cause  et  le  mode  du  plaisir  qu'elles  vous  donnent  ?» 


4*4  NOTES 

Page  118. — Au  lieu  de  ces  mots  :  «  Que  Protagoras 
justifie  ici  la  vérité  de  ce  qu'il  a  répondu  d'abord  un 
peu  après  le  commencement  de  cet  entretien ,  lors- 
que...» lisez  :  «  Que  Protagoras  justifie  ici  la  vérité  de 
sa  première  réponse,  non  pas  tout-à-fait  au  commen- 
cement de  cet  entretien,  lorsque...» 

Il  ne  sera  pas  inutile  de  rassembler  ici  les  vers  de 
Simonide  épars  dans  le  Protagoras ,  pour  les  distin- 
guer du  commentaire  que  Socrate  y  ajoute  perpétuel- 
lement. 

«  Il  est  bien  difficile  de  devenir  véritablement 
homme  de  bien,  carré  des  mains,  des  pieds  et  de 
l'esprit ,  façonné  sans  nul  reproche  (voyez  p.  ^4)« 

«  Je  ne  trouve  pas  juste  le  mot  de  Pittacus  quoique 
prononcé  par  un  homme  sage ,  quand  il  dit  qu'il  est 
difficile  d'être  vertueux  (p.  y4)- 

«  Dieu  seul  jouit  de  ce  privilège;  pour  l'homme 
il  est  impossible  qu'il  ne  soit  pas  méchant  lors- 
qu'une calamité  insurmontable  vient  à  l'abattre, 
(p.  86). 

«  Car  tout  homme  est  bon  dans  le  bonheur  et  mé- 
chant dans  l'adversité  (corrigez  ainsi,  p.  87). 

«  Et  ceux-là  sont  le  plus  long-temps  et  le  plus  ver- 
tueux que  les  dieux  favorisent  (p.  88). 

«  Pour  moi,  il  me  suffit  qu'un  homme  ne  soit  pas 
méchant  ni  tout-à-fait  inutile,  qu'il  soit  sensé  et  con- 


SUR  LE  PROTAGORAS.  4*5 

naisse  la  justice  légale.  Non,  je  ne  le  condamnerai 
pas,  je  n'aime  point  à  reprendre;  car  le  nombre  des 
sots  est  infini  (p.  90 — 91). 

«  Et  toute  action  où  il  n'entre  rien  de  honteux  est 
honnête  (p.  91). 

«  C'est  pourquoi  je  ne  livrerai  pas  en  vain  une  par- 
tie de  ma  vie  à  un  espoir  stérile ,  cherchant  ce  qui  ne 
peut  exister,  un  homme  tout-à-fait  sans  reproches 
parmi  tous  tant  que  nous  sommes  qui  vivons  des  fruits 
de  la  terre  au  vaste  sein.  Si  je  le  trouve,  je  vous  le 
dirai  (p.  88—89). 

«  Je  loue  et  j'aime  volontiers  tous  ceux  qui  ne  se 
permettent  rien  de  honteux  ;  mais  les  dieux  eux- 
mêmes  ne  combattent  pas  contre  la  nécessité  (p.  89).» 

C'est  l'ordre  proposé  par  Schleiermacher ,  adopté 
par  Heindorf  et  par  Hermann,  qui  a  essayé,  en  op- 
position avec  Heyne  (voyez  les  opuscules  de  Heyne  , 
t.  I,  p.  160),  de  rappeler  ces  fragmens  à  leur  mètre 
primitif  (Heindorf,  p.  598 — 599). 


4«6  NOTES 


NOTES 


SUR    f,E    GORGIAS. 


J  ai  eu  sous  les  yeux  l'édition  générale  de  Bekker, 
les  traductions  de  Ficin  et  de  Schleiei mâcher,  et  les 
éditions  spéciales  deRouth,  de  Heindorf  et  de  Coray, 
q(N  ont  à-peu-près  résolu  toutes  les  difficultés  philo- 
logiques. —  La  traduction  française  de  Grou  a  servi 
de  base  à  la  mienne. 

Page  201 .  —  Quels  animaux  il  peint,  et  sur  quoi. 

J'entends  sur  quelle  matière,  sur  la  toile,  ou  la 
pierre.  Bekker,  avec  tous  les  manuscrits,  donne  it-oû. 
Ficin,  qui  traduit  quo  pacto  ,  semble  avoir  lu  ttw;. 
Heindorf  propose  itoctou,  Coray  toù  pour  Tt'vpç. 

Page  a34- — Telles  sont  les  différences  naturelles 
de  ces  choses.... 


SUR   LE  GORGIAS.  4^7 

Outw  ^t£(7Ty/X£v  <pv»CT£t...   Bekker  ,  lie  partie,   t.  1,   p.  4i. 
Heindorf,  61 — 62. 


11  y  a  des  différences  graves  entre  les  législateurs 
et  les  juges  d'une  part,  et  les  sophistes  et  les  rhé- 
teurs de  l'autre  ;  mais  il  y  a  aussi  quelques  rapports, 
et  c'est  en  suivant  ces  rapports  que  les  rhéteurs  et 
les  sophistes  se  sont  si  hien  confondus  avec  les  légis- 
lateurs et  les  juges ,  que  ni  les  uns  ni  les  autres  ne 
se  distinguent  pas  entre  eux,  ni  le  public  non  plus.  Il 
ne  s'agit  pas  du  mélange  des  sophistes  et  des  rhéteurs 
entre  eux,  mais  bien  de  leur  mélange  avec  les  légis- 
lateurs et  les  juges.  L'ancienne  leçon,  aofioTut  xcù 
pîropEç,  ne  suffit  donc  pas  :  il  faudrait  y  ajouter  xat 
-îtxao-Tat  xat  vo^oScraf,  ou  ,  comme  Bekker,  retrancher 
avec  le  manuscrite  aoftazat  xcù  p\$¥èpij;  éditeur,  j'eusse 
fait  comme  Bekker  ;  traducteur,  j'ai  ajouté  §txaoT*\  xoù 
vofioBtTûct.  Le  résultat  est  le  même. 

Page.  238.  —  Ne  viens-tu  pas  d'accorder.... 

Je  retranche  avec  Bekker,  p.  44->  et  Schleiermacher, 
toutou  irpoerôev,  comme  aussi  plus  bas,  p.  294»  (<  selon 
la  nature...  »  je  retranche  encore  avec  l'un  et  l'autre 
(Bekker  p.  81)  tyjv  toî»  <W'ou. 


4*8  NOTES 

Page  i3g — Puissance  judiciaire...  et  s'en  fait 

adorer.... 

Je  lis  avec  Bekker  (p.  39)  contre  Schleiermacher, 
SixaorixYi  au  lieu  de  dcxaiocruvr)  ,  et  âvocav  au  lieu  de 
euvoiav. 

Page.  3 1 3.  —  Et  relativement  à  quoi  ?... 
Tt'  Si  cwtwv.  Bekker,  p.  97. 

J'ai  lu  comme  Heindorf  et  comme  la  plus  grande 
partie  des  manuscrits  et  le  Scholiaste,  le  sens  qui 
résulte  de  cette  leçon  étant  satisfaisant.  Sans  doute, 
les  retranchemens  de  Bekker  simplifient  la  chose,  mais 
ils  ne  m'ont  pas  paru  indispensables,  et  ils  ne  s'ap- 
puient sur  aucune  autorité. 

Page  399.  — A  moins  que  tu  n'aimes  mieux  être 
traité  comme  un  Mysien. 

J'adopte  avec  Coraï,  p.  36i,  la  correction  de  Casau- 
bon  Muffwv  Xti'a  liyeaBat.  Schleiermacher  hésite  entre 
cette  correction,  qui  lui  paraît  raisonnable,  et  l'auto- 
rité de  l'ancien  texte  que  maintient  Bekker.  On  ne 
peut  savoir  comment  a  lu  Olympiodore ,  qui  ne  cite 
que  le  commencement  de  la  phrase  et  s'arrête  à  Mua'ov, 


SUR  LE  GORGIAS.  4*9 

qui  pourtant  démontre  qu'il  n'a  pas  lu  Muffwv  Xtla. 
Quant  à  l'expression  Mv<xûv  hia,  elle  est  assez  claire. 
Les  Mysiens  étaient  des  lâches  que  tout  le  monde 
pillait  et  maltraitait,  et  dont  le  nom  était  devenu  sy- 
nonyme d'homme  de  rien.  Voyez  Heindorf,  p.  256. 

Au  lieu  d'insister  davantage  sur  des  détails  aussi 
insignifians,  j'ai  préféré  citer  quelques  morceaux  du 
commentaire  inédit  d'Olympiodore,  qui  éclairent  plu- 
sieurs points  importans  du  Gorgias. 

La  Bibliothèque  royale  de  Paris  possède  deux  ma- 
nuscrits de  ce  commentaire,  l'un  coté  1822,  l'autre 
de  l'ancienne  bibliothèque  de  Saint-Germain.  C'est 
d'après  ces  deux  manuscrits  que  Routh  a  publié  le 
texte  de  l'introduction  du  commentaire  d'Olympio- 
dore, le  seul  morceau  qui  en  soit  connu  jusqu'ici. 
Nous  en  donnerons  un  long  extrait,  avec  deux  autres 
passages  qui  nous  ont  paru  d'un  assez  grand  intérêt 
pour  l'intelligence  de  la  mythologie  de  Platon,  ou 
plutôt  des  Alexandrins. 

Olympiodore  commence  par  défendre  Platon  d'une 
contradiction  apparente.  Platon  ,  qui ,  dans  la  Répu- 
blique, exile  la  tragédie  et  la  comédie  et  toute  espèce 
de  drame,  présente,  dans  ses  dialogues,  sa  philosophie 
sous  une  forme  dramatique.  Olympiodore  répond  que 
si  Platon  eût  vécu  dans  la  République  de  Platon ,  on 
pourrait  lui  faire  ce  reproche;  mais  que,  dans  l'état 


43o  NOTES 

présent  des  choses,  il  lui  était  permis  de  prêter  à  des 
discussions  philosophiques  l'attrait  d'une  forme  dra- 
matique. 

Il  indique  ensuite  les  points  généraux  qu'il  veut 
toucher  dans  son  introduction.  Ce  sont  :  i°  la  dispo- 
sition dramatique  du  dialogue;  2°  son  but;  3°  sa  di- 
vision; 4°  les  personnages  et  les  idées  qu'ils  repré- 
sentent; 5°  une  question  assez  futile  négligée  par  les 
anciens,  mais  fort  agitée  par  ta  plupart  des  commen- 
tateurs :  savoir  pourquoi  Platon  ,  qui  ordinairement 
introduit  dans  ses  dialogues  des  contemporains,  met 
en  scène  Gorgias  qui  lui  est  très  antérieur. 

i°  Il  est  fâcheux  qu'Olympiodore  ne  nous  donne  pas 
plus  de  détails  sur  les  personnages  du  Gorgias^  à  l'occa- 
sion delà  disposition  dramatique.  Il  ne  dit  que  ce  qui 
était  parfaitement  connu,  savoir,  que  Gorgias  de  Léon- 
tium  en  Sicile  était  venu  à  Athènes,  chargé  dune  mis- 
sion relative  à  la  guerre  contre  les  Syracusains,  ayant 
avec  lui  le  rhéteur  Polusd'Agrigente.  A  Athènes,  il  lo- 
gea chez  l'orateur  Calliclès,  flatteur  du  peuple,  envers  le- 
quel, à  ce  que  dit  Olympiodore,  Calliclès  descendait  à  de 
lâches  complaisances.  Gorgias  fit  plusieurs  fois  montre 
de  son  talent,  et  ravit  tellement  le  peuple  athénien, 
que  les  jours  où  il  parlait  s'appelaient  des  fêtes,  et  ses 
phrases  des  flambeaux  (Vifxe'fa;  coprà;  ,  x£>Aa  Xafnrâiîct,-  . 
Le  Chéréphon  dont  il  est  ici  question  est  celui  de  la 


SUR   LE  GORGIAS.  /,3i 

comédie,  où  il  est  représenté  comme  tout-à-fait  livré 
aux  spéculations  philosophiques.  La  scène  se  passe 
dans  la  maison  de  Calliclès. 

20  Les  commentateurs  diffèrent  sur  le  hut  du 
Gorgias;  les  uns  disent  que  son  but  est  la  rhétorique, 
et  voilà  pourquoi  ils  intitulent  ce  dialogue,  Gorgias, 
ou  sur  la  Rhétorique  :  en  quoi  ils  ont  tort;  car  ils  ca- 
ractérisent le  tout  par  une  seule  de  ses  parties.  En  effet, 
ils  n'ont  pas  d'autres  motifs,  sinon  qu'avec  Gorgias, 
Socrate  parle  de  la  rhétorique  ,  et  encore  assez  peu 
de  temps.  D'autres  prétendent  que  le  sujet  du  dia- 
logue est  la  justice  et  l'injustice,  sur  ce  qu'il  y  est  dit 
en  effet ,  que  l'homme  juste  est  heureux  et  l'homme 
injuste  misérable,  et  d'autant  plus  misérable  qu'il  est 
plus  injuste,  qu'il  l'est  plus  long-temps,  et  que  l'im- 
mortalité dans  l'injustice  serait  le  comble  de  la  misère, 
ne  s  apercevant  pas  que  ce  point  de  vue  est  partiel  et 
ne  se  rapporte  qu'à  la  discussion  avec  Polus.  D'autres 
enfin  prétendent  que  le  but  du  Gorgias  est  théolo- 
gique, point  de  vue  fondé  seulement  sur  la  partie 
mythique  qui  termine  le  Gorgias ,  et  encore  plus  faux 
que  les  autres.   Pour  nous  ' ,  nous  disons  que  le  but 

t.  Le  Scholiaste  semble  se  ranger  à  l'opinion  d'Olympiodore.  Car 
aussitôt  que  commence  la  discussion  avec  Gorgias,  il  dit  :  Apjni  ri; 
aÔTT)  twv  èv  râ>  (JtaXofw  Tcttoxetpivuy  toù  irpwTou  p.='paiç,  0  ègti  to  wepi 
T7Ïî  iïcir,Ti)tti;  aire*.;  tûv  r,6ocûv  àfy^v.  On  voit  presque  partout  que  le 
Scholiaste  a  puisé  dans  le  commentaire  cî'Oljmpiodore. 


432  NOTES 

du  Gorgias  est  de  traiter  des  principes  qui  conduisent 
les  états  à  la   félicité ,   yocpùv  rot'vuv    ort   «Txoirôç   aOrw  i«pi 
tô>v   âpywv   SioàtyQvivai    twv   yepouff&iv  rju.aç  èirt   tyjv  iroÀJTtxyjv 
EÙôatpovt'av.  Il  est  fâcheux  qu'Olympiodore,  au  lieu  de 
développer  cette  proposition  ,  se  perde  dans  des  sub- 
tilités scolastiques  sur  les  principes  en  général;  qu'il 
y  a  six  principes,  savoir  :  la  matière,  uXtj;  la  forme, 
eT&jç;  l'agent,   iroiYirixbv;  le  modèle,   irapa&iyfia ;  l'in- 
strument, opyavov;  la  fin,TeXoç;  à  l'occasion  desquels 
arrivent  des  subtilités  insignifiantes. 

3°  Le  dialogue  se  divise  en  trois  parties,  l'une 
relative  à  Gorgias ,  l'autre  à  Polus ,  l'autre  à  Calliclès. 
Ici  sont  quelques  mots  intéressans  sur  l'ordre  des  dia- 
logues de  Platon.  DàasV Alcibiade,  dit  Olympiodore, 
nous  apprenons  que  l'homme  c'est  l'âme,  et   l'âme 
raisonnable.  Reste  à  régler  ses  vertus  politiques   et 
morales ,     TcoXtTtxàç    aùrrjç    âpcràç    xat     xaSaprtxaç.     Or  , 
comme  les  vertus  politiques  sont  d'un  ordre  inférieur 
aux  autres ,  et  doivent  les  précéder  dans  l'enseigne- 
ment, il  s'ensuit  qu'après  X  Alcibiade ,  le  Gorgias  doit 
venir  immédiatement,  puisque  le  Gorgias  traite  des 
vertus  politiques ,  et  après  le  Gorgias  le  Phédon ,  qui 
traite  des  vertus  xaSapnxaç.  Par  xa0aprtxaç ,  il  faut  en- 
tendre purifiantes ,  qui  élèvent  l'âme  de  la  sphère  de 
ce  monde  à  la  sphère  supérieure,  les  vertus  religieuses. 
4°  Quant  aux  idées  que  représentent  les  person- 


SUR  LE  GORGIAS.  433 

nages,  Socrate  représente  la  science;  Chéréphon,  l'o- 
pinion et  la  vraisemblance;  Gorgias,  la  faiblesse  et  la 
demi-corruption;    Polus  ,    l'iniquité   consommée    et 
l'orgueil;  Calliclès,  la  volupté.  Il  paraît  que  dans  l'oi- 
siveté et  la  subtilité  de  l'école,  et  selon  l'esprit  de  ce 
temps,  on  était  tombé  dans  des  questions  d'une  mi- 
nutie extravagante  sur  le  nombre  des  personnages  du 
Gorgias  ,    et  qu'on   avait  institué  la  question  de  sa- 
voir pourquoi,  sur  cinq  personnages,  il  y  avait  trois 
rbéteurs  et  deux  philosophes;  question  à  laquelle  on 
avait  répondu  que  le  nombre  des  rhéteurs  devait  être 
impair,    ««W^etoî  ,   et  celui    des   philosophes,   pair, 
ftaiperoç,  le  nombre  pair  étant  probablement  plus  ac- 
commodé à  la  dignité    philosophique.    Olympiodore 
réfute  cette  réponse  assez  gravement. 

5°  Quant  à  l'objection  sur  la  différence  d'âge  de 
Gorgias  et  de  Platon,  Olympiodore  répond  que  d'abord 
il  n'y  a  rien  en  soi  d'absurde  à  introduire  des  person- 
nages que  l'on  n'a  pas  connus ,  et  de  les  faire  conver- 
ser ensemble;  ensuite  que  Gorgias  et  Platon  étaient 
réellement  contemporains  :  car  Socrate  est  de  la  77e 
olympiade,  3e  année;  Empédocle  le  pythagoricien,  le 
maître  de  Gorgias,  est  élève  de  Parménide,  et  Gorgias 
a  écrit  son  livre  savant  sur  la  nature,  dans  la  85e  olym- 
piade; de  sorte  que,  d'après  ce  calcul ,  Socrate  serait 
né  vingt-huit  ans,  ou  un  peu  plus,  avant  la  publication 
3.  28 


434  NOTES 

du  livre  de  Gorgias.  D'autre  part,  Platon  dit,  dans  le 
Théétete,  que  «  Socrate,  étant  très  jeune,  rencontra 
Parménide,  très  âgé,  et  le  trouva  un  homme  très  pro- 
fond. »  Parménide  avait  été  maître  d'Empédocle  ,  qui 
avait  été  maître  de  Gorgias;  Gorgias  vécut  très  long- 
temps ;  on  dit  jusqu'à  cen  t  neuf  ans.  Gorgias  et  Socrate 
ont  donc  été  contemporains. 

Il  y  a  sur  ce  passage  plusieurs  observations  à  faire. 
D'abord  il  est  la  preuve,  ou  plutôt  la  base,  de  la  rec- 
tification de  Corsini,  qui  rapporte  à  la  troisième  année 
de  la  77e  olympiade  la  naissance  de  Socrate,  que  jus- 
qu'alors on  rapportait  à  la  4%  erreur  légère  repro- 
duite dans  la  plupart  des  tables  chronologiques  de 
l'histoire  de  la  philosophie,  et,  par  exemple,  dans 
celle  de  Tennemann,  tome  1er.  Ensuite  il  devient  ainsi 
très  facile  de  fixer  positivement  la  chronologie  de  So- 
(  rate.  Né  28  ans  avant  la  84e  olympiade ,  c'est-à-dire  la 
troisième  année  de  la  77e,  on  voit,  par  le  Criton,  qu'il 
est  mort  à  71  ans;  c'est-àdire,  en  ajoutant  71  ans  à 
la  troisième  année  de  la  77e  olympiade  ,  à-neu-près  la 
g5e  olympiade;  ce  qui  est  en  effet  la  date  admise  de 
sa  mort.  Il  n'est  pas  moins  facile  de  comprendre  de 
cette  manière  la  contemporanéité  de  Socrate  et  de 
Gorgias.  Parménide  est  la  maître  d'Empédocle,  qui 
est  le  maître  de  Gorgias.  Socrate  peut  avoir  vu  le 
premier  et  le  dernier,  à  deux  conditions,   l'une  qu'il 


SUR  LE  GORG1AS.  /,35 

aura  vu  Parménide  dans  une  vieillesse  très  avancée  , 
lui  étant  très  jeune;  l'autre,  que  Gorgias  sera  mort 
très  tard;  or  ces  deux  conditions  sont  remplies  par 
l'histoire. 

Nous  trouvons  dans  ce  morceau  une  phrase  si 
étrange ,  que  nous  croyons  devoir  la  rapporter  tex- 
tuellement :  «  O  8c  Efji-Tr£(îoxX^;  ô  HvQayôpttoç ,  o  SiSâcxaloç 
Tocyîov  ,  i(f>o'.rr,at  -rrap  aurai.  Afjte'Xet  xat  ypayst  b  Topytaç 
■Kto\  wvgzu>z  cuyypapipta  oùx  axopupov  ty5  84  ôXuprna&.  » 
ÉtpotTr/tjE  -rrap'  ai™,  «  a  été  disciple  de  Socrate»,  est 
totalement  inadmissible.  Routh  dit  à  ce  sujet  :  «  Dum 
autem  discipulum  Socratis  noster  Empedoclem  facit , 
nescio  cujus  fuie  nitatur.  »  En  effet,  personne  ne  parle 
d'un  voyage  d'Empédocle  à  Athènes  ;  puis  l'expression 
è<po['TY!'7£ ,  qui  désignerait  une  école  positive,  un  ensei- 
gnement spécial,  ne  peut  s'appliquer  à  Socrate.  En- 
fin, cette  hypothèse  est  presque  contre  le  calcul  que 
l'auteur  veut  établir;  car  si  Socrate  a  été  le  maître 
d'Empédocle,  qui  a  été  le  maître  de  Gorgias  ,  la  con- 
temporanéité  de  Gorgias  et  de  Socrate  serait  un  peu 
compromise.  On  arrive  ainsi  à  supposer  quelque  er- 
reur de  copiste  dans  -rrap'  aurai;  et  si  l'on  considère 
que  le  à^hi  de  la  phrase  suivante ,  sans  être  vicieux  , 
est  insignifiant,  on  conçoit  que  la  rectification  peut 
tomber  à-la  fois  sur  aùrw  et  àjxéht.  Nous  proposons 
donc  de  lire  :  -rcapà  râi  n<xpptvi$u ,  leçon  à  laquelle   se 

... 


436  NOTES 

prête  l'espace  matériel  occupé  par  irap'  aùrw ,  Àtxfkti , 
et  le  point  qui  les  sépare.  Si  elle  était  admise,  elle 
éclaircirait  tout  le  passage  et  la  filiation  que,  plus 
tard,  Olympiodore  lui-même  établit,  lorsqu'il  dit: 
outoç  iït  ô  Ilapfxcvt^Y/ç  Sioiaxaloç  iytvcro  ÊpTrcâoxXe'ouç 
tou  StSoujxâlov  Topyc'ou.  Les  deux  manuscrits  portent  , 
il  est  vrai,  -irap'  aù-rw,  à^Aet;  Routh  a  lu  ainsi;  et 
Findeisen  ,  qui ,  en  réimprimant  ce  morceau  d'Olym- 
piodore,  publié  pour  la  première  fois  par  Routh  , 
n'ajoute  à  la  première  édition  que  des  fautes  graves , 
se  garde  bien  de  proposer  ici  aucune  conjecture. 
Nous  nous  hasardons  à  proposer  la  nôtre,  plutôt  que 
de  nous  résigner  à  tous  les  inconvéniens  de  la  leçon 
des  manuscrits. 

Après  cette  introduction  ,  vient  un  commentaire 
régulier,  divisé  en  articles  plus  ou  moins  longs,  ap- 
pelés Trpâ&i?.  Il  y  en  a  5o,  qui  forment  en  tout ,  dans 
le  manuscrit  1822,  82  feuilles.  Le  morceau  suivant  est 
extrait  des  -rrpâ^iç  29  et  3o. 

Socrate  oppose  à  Calliclès  six  argumens  :  trois  pro- 
bables (èx  tôSv  £v<J6£à>v),  et  trois  plus  réels  et  plus  dé- 
monslratils  (èx  rwv  TcpayfxaTttioSztjripuiv^. 

Le  premier  argument  probable  est  pris  dans  l'opi- 
nion de  la  plupart  des  hommes;  le  second,  chez  les 
poètes;  le  troisième,  chez  les  pythagoriciens. 

Premier  argument  probable:  La plupartdes  hommes 


SUR  LE  GORGIAS.  437 

appellent  heureux  celui  qui  n'a  besoin  de  rien.  Second 
argument  tiré  des  poètes  :  Vivre,  c'est  mourir;  mou- 
rir, c'est  vivre.  L'âme  ,  tout  en  donnant  la  vie  au 
corps,  participe  aussi,  en  quelque  sorte,  à  son  état 
de  mort  (àçwea).  Le  troisième,  l'argument  pythago- 
ricien, est  symbolique.  Socrate  rapporte  un  mythe 
(fjt'j9aptov) ,  et  dit  que  dans  cette  vie  nous  sommes 
morts ,  et  que  nous  avons  un  tombeau  ;  que  dans 
l'autre  vie  est  l'enfer  («oV) ,  et  que  dans  l'enfer  sont 
deux  tonneaux,  l'un  percé,  l'autre  qui  ne  l'est  pas; 
que  ceux  qui  n'ont  pas  été  initiés  et  purifiés  (àfxuvj- 
0e'vt£;  xac  àTsXECTÔfWç),  puisent  de  l'eau  dans  un  crible, 
et  la  versent  dans  le  tonneau  percé  ,  souffrant  ainsi 
des  maux  infinis  et  sans  remède.  En  effet,  comment 
pourraient-ils  transporter  l'eau  dans  un  crible?  et 
quand  ils  le  pourraient ,  le  tonneau  percé  ne  s'empli- 
rait pas. 

Il  ne  faut  pas  s'arrêter  à  l'apparence,  mais  se  de- 
mander ce  qu'entend  Platon  ,  en  disant  que  nous 
sommes  morts;  ce  que  c'est  que  ce  tombeau,  ces 
initiés,  cet  enfer ,  ces  deux  tonneaux ,  cette  eau,  ce 
crible.  —  L'homme  est  dit  mort,  lorsque  l'âme  par- 
ticipe à  l'état  inanimé  (àÇwta)  ;  le  tombeau  que  nous 
portons  avec  nous  est,  comme  l'explique  Socrate 
lui-même,  le  corps  (^a-cwfxa) ;  l'enfer  (a^î),  c'est 
l'obscur,  parce  que  nous  sommes  dans  les  ténèbres, 


438  NOTES 

tant  que  l'âme  est  asservie  au  corps,  les  tonneaux, 
ce  sont  les  passions,  parce  que  nous  cherchons  à  les 
satisfaire,  comme  à  remplir  des  tonneaux,  ou  parce  que 
nous  nous  persuadons  que  nos  passions  sont  belles  >. 
Le  tonneau  non  percé  appartient  aux  initiés  (teteXect- 
jw'voi) ,   c'est-à-dire  à  ceux   qui  ont  une  connaissance 
parfaite  (xeXet'av  yvwatv)  :  ceux-là   ont  le  tonneau  rem- 
pli, c'est-à-dire  possèdent  une  vertu  parfaite.  Ceux  qui 
ne  sont  point  initiés  ,  c'est-à-dire  ,  ceux  qui  sont  loin 
de  toute  perfection, ont  les  tonneaux  percés,  parce  que 
ceux  qu'asservit  la  passion  veulent  incessamment  la 
satisfaire,  et  en  sont  de  plus  en  plus  consumés  ;  ils  ont 
donc  des  tonneaux  percés,  qu'ils  ne  remplissent  jamais. 
Le  crible,  c'est  l'âme  raisonnable  mêlée  à  l'âme  non 
raisonnable.  Il  faut  savoir  que  l'âme  est  appelée  cercle, 
parce  qu'elle  cherche  et  qu'elle  est  elle-même  ce  qu'elle 
cherche  ;  parce  qu'elle  trouve,  et  qu'elle  est  elle-même 
ce  quelle  trouve  ;  au  contraire,  l'âme  non  raisonnable 
imite  !a  ligne  droite;  elle  ne  revient  pas  sur  elle-même 
comme  le  cercle;    or  le   crible,  étant  circulaire,   est 

i  Ceci  prouve  bien  qu'il  s'agit  de  vases  et  non  de  tonneaux  comme 
les  nôtres,  qui  serviraient  mal  de  symbole  à  la  beauté  de  la  passion. 
n£8o;  signifie  proprement  une  cruche,  une  jarre,  une  espèce  de  vase 
large  qui  pouvait  être  travaillé  avec  plus  ou  moins  d'art.  Mais  les  deux 
tonneaux  sont  devenus  chez  nous ,  par  le  vice  d'une  première  traduc- 
tion ,  un  des  meubles  conve  us  de  l'enfer  mythologique,  tel  que  nous 
l'avons  fait. 


SUR  LE  GORGIAS.  /,39 

pris  pour  l'âme;  et  comme  le  fond  du  crible  se  com- 
pose i!e  lignes  droites  formées  par  les  trous  dont  il 
est  percé,  il  se  prend  aussi  pour  1  âme  non  raison- 
nable, les  intervalles  des  trous  étant  des  lignes  droites  ; 
donc  par  le  crible  il  entend  lame  raisonnable  ayant 
pour  base  l'âme  non  raisonnable  (  ûmCTTpwfjtfjx'vr/v  tvî 
àXôyw).  L'eau,  c'est  la  partie  passagère  de  la  nature 
(to  ptuffTov  tvîç  <pu«wç);  car,  comme  le  dit  Heraclite, 
l'humidité  est  la  mort  de  lame  (■tyvxoç  tort  Gavaroç  ■?, 
hypacla). 

Socrate  dit  que  ces  mythes  ne  sont  pas  tout-à-fait 
absurdes  :  t<xvt  iizuuùç  pt'v  'tarât  O-rc-ô  t«  aT07uaj  si  on 
les  compare  aux  mythes  des  poètes.  Ceux-ci  sont  nui- 
sibles; les  autres,  au  contraire,  sont  utiles  à  ceux  qui 
pensent. 

Voici  maintenant  la  fin  du  commentaire  relative  au 
mythe  qui  termine  le    Gorgias.   Elle   comprend   les 

irpd&f;    4jj   4°\    49  et   5o. 

Puisque  Platon  raconte  un  mythe,  cherchons  i°ce 
qui  porta  les  anciens  à  l'invention  des  mythes.  2°Quelle 
est  la  différence  entre  les  mythes  philosophiques  et  les 
mythes  poétiques.  3°  Quel  est  le  but  de  celui  qu'ex- 
pose Platon. 

i°  Les  mythes  se  rapportent  d'un  côté  à  la  nature, 
de  l'autre  à  notre  âme. 

Le  mythe  est  fondé  sur  la  nature  :  les  choses  invi- 


44o  NOTES 

sibles  se  concluent  des  choses  visibles;  les  incorpo- 
relles des  corporelles.  Nous  voyons  les  corps  soumis  à 
des  lois,  et  nous  concevons  qu'une  puissance  incorpo- 
relle y  préside;  aux  corps  célestes  nous  supposons  une 
puissance  motrice;  nous  voyons  que  maintenant  notre 
corps  se  meut,  et  ensuite,  après  la  mort,  qu'il  ne  se 
meut  plus;  nous  comprenons  par  là  qu'une  puissance 
incorporelle  était  la  cause  de  ses  mouvemens.  Ainsi 
nous  sommes  conduits  par  les  choses  visibles  et  cor- 
porelles aux  choses  invisibles  et  incorporelles.  Or  les 
mythes  ont  été  inventés  pour  que  nous  allions  de  ce 
qui  est  apparent  à  ce  qui  est  obscur.  Quand  on  nous 
parle ,  par  exemple,  des  adultères  ,  de  la  captivité  ,  des 
blessures  des  dieux  ,  de  la  mutilation  d'Uranus,  etc. , 
nous  ne  devons  point  nous  arrêter  à  ces  dehors,  mais 
pénétrer  jusqu  à  la  vérité  qu'ils  enveloppent. 

Les  mythes  se  rapportent  aussi  à  notre  âme.  Dans 
notre  enfance,  nous  vivons  selon  l'imagination  ,  et 
l'imagination  se  prend  aux  formes  (tu7tojç).  L'em- 
ploi des  mythes  est  destiné  à  satisfaire  cette  faculté. 
Au  reste ,  le  mythe  n'est  autre  chose  qu'une  fiction 
qui  représente  la  vérité.  Si  donc  le  mythe  est  l'image 
de  la  vérité,  et  si  l'âme  est  l'image  de  ce  qui  est  au- 
dessus  d'elle  (irpo  aiUTTjç)  dans  l'ordre  des  êtres,  c'est 
avec  raison  que  l'àme  aime  les  mythes;  c'est  l'image 
qui  appelle  limage. 


SUR  LE  GORGIAS.  44  r 

20  Quelle  est  la  différence  entre  les  mythes  philo- 
sophiques et  les  mythes  poétiques? 

Les  uns  et  les  autres   sont  réciproquement  infé- 
rieurs sous  un  rapport,  et  supérieurs  sous  un  autre.  Le 
mythe  poétique  est  supérieur  en  ce  que  personne  ne 
peut  s'y  tromper ,  et  qu'on  est  comme  forcé  d'écarter 
l'enveloppe  pour  pénétrer  jusqu'à  la  vérité  qu'il  con- 
tient. Son  absurdité  empêche  qu'on  s'arrête  à  ce  qui 
est  apparent,  et  oblige  à  chercher  la  vérité  cachée.  Le 
mythe  poétique  est  inférieur  en  ce  que  l'homme  qui 
ne  regarderait  que  l'apparence ,  et  ne  chercherait  pas 
ce  qui  est  caché  au  fond  du  mythe }  serait  induit  en 
erreur;    le   mythe   poétique  peut    tromper  une  âme 
sans  expérience.  Aussi  Platon  a-t-il  banni  Homère  de 
sa  République,  à  cause  de  cette  sorte  de  mythes.  Les 
jeunes  gens,  dit-il,  ne  peuvent  entendre  sainement 
de  telles  fables  :  car  les  jeunes  gens  ne  savent  point 
distinguer  ce  qui  est  allégorique  de  ce  qui  ne  l'est 
pas,  et  ce  qu'ils  ont  une  fois  mis  dans  leur  mémoire 
est  ineffaçable.  Platon  veut  donc  qu'on  leur  enseigne 
d'autres  mythes.  Dans  les  mythes  philosophiques,  au 
contraire,  même  en  s'arrêtant  aux  apparences,  l'esprit 
n'éprouve  rien  de  très  fâcheux.  En  effet,  ces  mythes 
supposent  sous  la  terre  des  supplices,  des  fleuves.  En 
admettant  la  lettre  de  ces  récits,  on  ne  tombe  point 
dans  une  erreur  nuisible.    Mais    l'infériorité   de   ces 


44  a  NOTES 

mythes  consiste  en  ce  que  l'on  se  contente  souvent 
de  leurs  dehors,  parce  qu'ils  ne  sont  pas  absurdes  et 
qu'on  n'en  cherche  pas  le  vrai  sens. 

Telles  sont  les  différences  des  mythes.  On  les  em- 
ploie encore  pour  ne  pas  divulguer  ce  qui  ne  pourrait 
être  compris.  Comme  dans  les  cérémonies  religieuses 
on  voile  les  instrumens  sacrés  et  les  choses  mysté- 
rieuses, afin  de  les  dérober  aux  regards  des  hommes 
indignes;  ainsi  les  mythes  enveloppent  la  doctrine, 
afin  qu'elle  ne  soit  pas  livrée  au  premier  venu.  En 
outre,  les  mythes  philosophiques  se  rapportent  aux 
trois  puissances  de  l'àme.  Si  nous  étions  une  pure 
intelligence  sans  imagination  ,  l'esprit ,  uniquement 
occupé  des  choses  intelligibles,  n'aurait  pas  besoin  de 
mythes.  Si,  au  contraire,  nous  étions  tout-à-fait  pri- 
vés d'intelligence,  si  notre  vie  était  toute  livrée  à 
l'imagination ,  sans  rien  chercher  au-delà  (xauTyjv  pôvov 
irpoÇoXyjv  è'^ovte?)  ,  les  mythes  suffiraient  à  tous  nos  be- 
soins ;  mais  nous  avons  en  nous  l'intelligence,  l'opi- 
nion, l'imagination.  «Voulez-vous,  dit  Platon,  vous 
conduire  d'après  l'intelligence?  vous  avez  la  voie  de 
la  démonstration.  D'après  l'opinion?  vous  avez  celle 
du  témoignage.  Par  l'imagination  ?  vous  avez  les  my- 
thes. Ainsi  tous  les  besoins  sont  satisfaits.  » 

3°  Que!  est  le  but  du  mythe  du  Gorgias  ? 

Platon  rapporte  des  mythes  en  plusieurs  endroits  : 


SUR  LE  G0RG1AS.  443 

on  en  trouve  un  dans  le  Politique,  dont  le  sens  est 
que  jadis,  dans  l'âge  d'or,  le  mouvement  des  corps 
célestes  n'était  point  tel  qu'aujourd'hui  ;  celui  des 
planètes  était  contraire  à  celui  des  étoiles  fixes;  il  n'y 
avait  ni  été  ni  hiver.  C'est,  sans  contredit ,  un  mythe 
dont  le  sens  est  enveloppé  [otà.  toutwv  atvtTTOfxEvoç). 
Il  y  a  un  mythe  sur  l'amour  dans  le  Banquet;  il  y  en 
a  un  dans  la  République,  un  dans  le  Phédon;  un  autre 
plus  haut,  dans  le  dialogue  qui  nous  occupe.  Enfin  , 
en  voici  encore  un. 

Tout  mythe  (pvBoizoua)  n'est  pas  un  traité  sur  l'au- 
tre vie  (vexvt'a);  on  n'appelle  ainsi  que  les  mythes 
qui  s'occupent  spécialement  de  l'âme.  Celui  du  Po- 
litique n'est  pas  de  ce  genre;  il  parle  seulement  des 
corps  célestes.  Celui  du  Banquet  n'en  est  pas  non 
plus.  Trois  seulemant  se  rangent  sous  ce  titre  :  celui 
de  la  République ,  car  le  mythe  de  la  République 
traite  des  âmes;  celui  du  Phédon  et  celui  du  Gorgias. 
Dans  le  Phédon,  Platon  parle  des  lieux  où  se  subis- 
sent les  châtimens;  dans  la  République  ,  des  âmes  qui 
sont  jugées;  ici,  des  juges  eux-mêmes.  Mais,  puis- 
qu'il y  a  dans  Platon  trois  traités  sur  l'autre  vie , 
pourquoi  Iamblique,  dans  l'une  de  ses  lettres,  n'en 
cite-t-il  que  deux  :  celui  du  Phédon  et  celui  de  la 
République?  Peut-être  celui  à  qui  est  adressée  la 
lettre  ne  lavait-il  consulté  que  sur  ces  deux  derniers  ; 


444  NOTES 

car  un  si  grand  philosophe  ne  pouvail  ignorer  celui 

du  Gorgias. 

«  Axoue  Sri  ,    «pourt ,  pàXa  xaXov  Xoyou.  » 

Soerate,  qui  s'attache  au  fond  des  mythes  sans  s'ar- 
rêter à  l'extérieur,  dit  que,  dans  sa  pensée,  ce  récit  est 
vrai,  mais  que  pour  Calliclès  ce  n'est  qu'une  fable. 

Les  philosophes  ne  reconnaissent  qu'une  cause 
suprême  de  toutes  choses  ,  qui  a  donné  naissance  à 
toute  la  nature ,  et  à  laquelle  ils  n'ont  pu  imposer  un 
nom.  Mais  cette  cause  unique  ne  dirige  pas  immédia- 
tement les  choses  de  ce  monde  ;  il  serait  contre  l'ordre 
que  nous  fussions  gouvernés  par  la  cause  première 
elle-même.  Autant  la  cause  est  supérieure  à  l'effet , 
autant  l'effet  est  inférieur  à  la  cause.  Il  faut  donc  que 
la  cause  première  agisse  sur  des  puissances  supérieu- 
res à  l'humanité,  et  qu'à  leur  tour  celles-ci  nous  at- 
teignent ;  car  nous  sommes  le  dernier  degré  de  l'uni- 
vers. Il  devait  en  être  ainsi,  afin  que  le  inonde  ne  fût 
pas  imparfait.  Il  y  a  donc  d'autres  puissances  supé- 
rieures que  les  poètes  appellent  chaîne  d'or,  à  cause 
de  leur  continuité. 

La  puissance  première  est  1  intelligence;  après  elle 
vient  la  puissance  qui  donne  et  entretient  la  vie,  et 
ensuite  toutes  celles  qu'on  désigne  par  des  noms 
symboliques.  Il  ne  faut  pas  se  troubler  de  ces  noms 


SUR  LE  GORGIAS.  445 

de  Saturne  et  de  Jupiter  (Kpovt'av  &Jvapuv  xat  Att'av,  etc.) 
mais  s'occuper  du  sens  de  ces  mots.  On  peut  ne  pas 
croire  que  ces  puissances  aient  des  essences  propres, 
et  qu'elles  soient  distinctes  les  unes  des  autres,  mais 
les  placer  dans  la  cause  première  ,   comme  ses  divers 
points  de  vue,  et  dire  qu'il  y  a  en   elle  des  puissan- 
ces intelligentes  et  vitales.  Quand  nous  parlons  de 
Saturne,  que  ce  nom  ne  nous  trouble  pas,  pénétrons- 
en  le  sens.    Saturne  (Kpôvo;)  est  l'intelligence  pure 
(ô  xo'poç  voû; ,  o  è<7T!v  à  xaGapoç).  Ce  nom  désigne  donc  la 
puissance  intelligente.  C'est  pourquoi  les  poètes  disent 
qu'il  dévore  ses  enfans  et  les  vomit  ensuite.  En  effet, 
l'intelligence  se  replie  sur  elle-même,  elle  cherche,  et 
elle  est  elle-même  ce  qu'elle  cherche».  "Voilàpourquoi 
Saturne  dévore  ses  enfans.  Il  les  vomit,  parceque non- 
seulement  l'intelligence  conçoit  et  enfante,  mais  parce 
qu'elle    produit    (  7rpoây£!  )  et   forme  (wc^-Xe?2).    C'est 
ce  qui  fait  donner  à  Saturne  l'épithète  de  àyxvl6y.-rirtç , 
parce  que  le  crochet  se  replie  sur  lui-même.  Comme 
il  n'y   a  rien   d'irrégulier  (araxTov) ,  rien    de  nouveau 
(  vEwTEpov  )     dans    l'intelligence  ,     on    la    représente 
comme  un  vieillard.   Voilà  pourquoi  les  astrologues 
disent  que  ceux  à  qui  Saturne  est  favorable  naissent 
sages  et  prudens.  Jupiter  est  appelé  Ztù;  en  tant  que 

t    Elle  est,  en  langage  moderne,  l'identité  du  sujet  et  de  l'objet. 
2   Non-seulement  elle  est  substance,  mais  elle  est  cause. 


446  NOTES 

puissance  vitale  (de  Çyjv)  ,  et  àth; ,  parce  qu'il  donne 
(jKSoxji)  la  vie  par  lui-même.  Le  soleil  est  porté  par 
quatre  coursiers  qui  représentent  les  deux  équinoxes 
et  les  deux  solstices.  Il  est  jeune  à  cause  de  la  force 
de  ses  rayons.  La  lune  est  traînée  par  deux  taureaux  : 
ils  sont  deux  à  cause  de  sa  croissance  et  de  son  dé- 
croissement.  Ce  sont  des  taureaux,  parce  que  de  même 
que  les  taureaux  labourent  la  terre  ,  de  même  la  lune 
gouverne  le  monde  terrestre.  Le  soleil  est  mâle,  la 
lune  femelle,  parce  qu'il  appartient  au  mâle  de  don- 
ner, à  la  femelle  de  recevoir;  le  soleil  donne  la  lu- 
mière, la  lune  la  reçoit.  Il  ne  faut  point  se  troubler  de 
ces  récits  des  poètes. 

Platon  dit  que  Jupiter,  Neptune  et  Pluton  se  par- 
tagèrent l'empire  qu'ils  avaient  reçu  de  Saturne.  Il 
n'emploie  pas  un  mythe  poétique,  mais  un  mythe 
philosophique;  aussi  ne  dit-il  pas  comme  les  poètes, 
qu'ils  ravirent  l'empire  à  Saturne  ,  mais  qu'ils  le  par- 
tagèrent. Partage  ou  loi,  même  chose  (vépoç,  de 
vepto).  La  loi,  c'est  le  partage  fait  par  l'intelligence.  Or 
Saturne  signifiant  ,  comme  on  l'a  dit ,  l'intelligence, 
de  lui  vient  la  loi. 

L'univers  se  compose  de  trois  choses  :  les  célestes , 
les  terrestres  et  les  intermédiaires,  c'est-à-dire  le  feu, 
l'air,  l'eau.  Jupiter  préside  aux  choses  célestes, 
Pluton  aux  choses  de  la  terre ,  le  règne  intermédiaire 


SUR  LE  GORGIAS.  447 

est  soumis  à  Neptune.  Ces  noms  désignent  les  puis- 
sances préposées  à  ces  différentes  natures.  Jupiter 
tient  un  sceptre,  signe  de  ses  fonctions  de  juge  ;  JNep- 
tune  est  armé  du  trident,  comme  présidant  aux  trois 
élémens  intermédiaires;  Pluton  porte  un  casque,  à 
cause  des  ténèbres  de  son  empire.  Comme  le  casque 
cache  la  tête  ,  ainsi  Pluton  est  la  puissance  qui  pré- 
side aux  choses  obscures.  Ne  croyez  pas  que  les  phi- 
losophes adorent  des  pierres,  des  idoles,  comme  des 
divinités;  mais  comme  l'humanité  soumise  aux  condi- 
tions de  la  sensibilité  ne  peut  atteindre  aisément  à  la 
puissance  incorporelle  et  immatérielle,  ni  s'occuper 
sans  cesse  des  idées,  les  images  ont  été  inventées  pour 
en  éveiller  ou  en  rappeler  le  souvenir;  en  regardant 
ces  images  naturelles,  en  leur  rendant  hommage,  nous 
pensons  aux  puissances  qui  échappent  à  nos  sens. 

Les  poètes  disent  encore  que  Jupiter  eut  de  Thétis 
trois  filles,  Eunomie,  Dicé  ,  Irène.  Eunomie  règne 
dans  le  ciel  fixe;  là  le  mouvement  est  continu  et  tou- 
jours le  même,  il  n'y  a  point  de  diversité  (où&v  &vj- 
pificvov).  Dans  la  région  des  planètes  habite  Dicé.  Là 
il  y  a  distinction  entre  les  astres,  et  la  distinction 
appelle  la  justice  distributive  ,  qui  rend  à  chacun  ce 
qui  lui  appartient.  Dans  cette  même  région  habite 
Irène  ;  car  il  y  a  combat,  et  par  conséquent  la  paix  est 
nécessaire;  il  y  a  combat  entre  le  chaud  et  le  froid  , 


448  NOTES 

l'humide  et  le  sec;  mais  quoiqu'il  y  ait  combat,  il  y  a 
harmonie.  "Voilà  ce  que  disent  les  poètes.  C'est  pour- 
quoi ils  nous  montrent  Ulysse  errant  sur  les  mers 
par  la  volonté  de  Neptune  ;  ils  veulent  dire  que  la 
manière  d'être  d'Ulysse  n'était  ni  terrestre,  ni  céleste, 
mais  mitoyenne  ;  car  Neptune  préside  à  l'ordre  inter- 
médiaire. Ainsi ,  nous  appelons  fils  de  Jupiter  celui 
qui  ordonne  son  âme  selon  le  ciel;  fils  de  Pluton, 
celui  qui  vit  d'une  vie  terrestre:  fils  de  Neptune, 
celui  qui  suit  les  lois  de  l'ordre  intermédiaire.  — 
Vulcain  est  une  puissance  préposée  aux  corps.  C'est 
pour  cela  qu'il  travaille  avec  des  soufflets ,  h  tpiaatç , 
c'est-à-dire ,  h  xaTç  yvcton ,  avec  les  productions  de  la 
nature. 

Puisqu'il  est  ici  question  des  îles  fortunées,  de  la 
justice,  du  châtiment,  de  la  prison,  faisons  connaître 
chacune  de  ces  choses.  Il  faut  savoir  que  les  philo- 
sophes comparent  la  vie  humaine  à  la  mer;  comme 
la  mer,  elle  est  sujette  au  trouble,  elle  est  féconde, 
amère  et  semée  de  difficultés.  Les  îles  dominent  la 
mer  et  s'élèvent  au-dessus  d'elle;  aussi  les  poètes  don- 
nent le  nom  d'îles  fortunées  à  cette  manière  d'être 
qui  s'élève  au-dessus  de  cette  vie  et  de  la  création.  Il 
en  est  de  même  des  champs  Elysées  ;  c'est  pourquoi 
Hercule  exécuta  le  dernier  de  ses  travaux  dans  les  ré- 
gions de  l'occident,  c'est-à-dire  qu'après  avoir  achevé 


SUR  LE  GORGIAS.  449 

cette  vie  ténébreuse  et  terrestre,  il  vécut  ensuite  à  la 
lumière  du  jour,  au  sein  de  la  vérité. 

«  ToÔtcov  Si  Ofxaarat  è-rrt  Kpovou.  « 

Pluton  se  plaint  à  Jupiter  de  l'injustice  des  pre- 
miers jugemens;  Jupiter  promet  d'y  remédier  à  l'a- 
venir. Il  est  dans  l'essence  du  mythe,  d'établir  l'anté- 
riorité et  la  postériorité,  là  où  il  y  a  toujours  simulta- 
néité. L'ordre  imparfait,  le  mythe  le  suppose  antérieur; 
Tordre  parfait,  il  le  donne  comme  ayant  succédé  au 
premier;  car  il  faut  aller  de  l'imparfait  au  parfait. 
Toujours  les  juges  et  ceux  qu'ils  jugent  ont  été  à-la- 
fois  nus  et  revêtus  de  corps  ;  toujours  les  jugemens 
ont  été  mauvais  et  bons  ;  car  les  mauvais  jugemens, 
ce  sont  ceux  de  cette  vie ,  dictés  par  la  passion  ou 
par  l'erreur;  les  bons  jugemens,  ce  sont  ceux  de 
l'autre  vie ,  des  juges  divins  ,  de  la  sagesse  et  de  la 
raison  :  ces  deux  sortes  de  jugemens  ont  toujours 
existé  simultanément.  Le  mythe  change  le  rapport 
d'infériorité  et  de  supériorité  en  rapport  d'antériorité 
et  de  postériorité.  C'est  ainsi  qu'il  faut  entendre  ces 
mots  :  autrefois  on  jugeait  et  on  était  jugé  revêtu  de 
corps,  et  maintenant  on  juge  et  l'on  est  jugé  nu.  La 
diversité  des  temps  est  substituée  à  celle  du  rang.  Les 
interprètes  n'ont  pu  parvenir  à  expliquer  ceci,  rebutés 
par  la  profondeur  des  expressions  de  Platon  (raùra. 

3.  29 


45o  NOTES 

Sï    o't    i%riyriTo\    r/Ouvr,Ôr,ffocv   ihh    oiol   (3a9ouç   ^wpv;<TavT£;   twv 

Jupiter  ordonne  à  Prométhée  doter  à  1  homme  ia 
prévision  de  la  mort  :  expliquons  le  mythe  poétique 
de  Prométhée.  Prométhée  est  la  puissance  qui  pré- 
side à  la  descente  (xa0o<W)  des  âmes  raisonnables. 
C'est  le  propre  de  1  âme  raisonnable  de  savoir  anté- 
rieurement (7rfpf*Yj0£Î<T9a!)  et  de  se  connaître  elle-même 
avant  toutes  choses.  Le  feu,  c'est  l'âme  raisonnable 
elle-même  ;  comme  le  feu,  elle  tend  à  s'élever  et  s'ar- 
rache aux  choses  d'ici-bas.  Pourquoi  dérobe-t-il  le 
feu?  Ce  qui  est  dérobé  passe  du  lieu  qui  lui  est  pro- 
pre à  un  lieu  étranger.  L  âme  raisonnable  descend 
de  sa  patrie  pour  s'exiler  sur  la  terre;  c'est  le  feu  dé- 
robé. Pourquoi  1  enferme-t-il  dans  une  férule?  la  fé- 
mle  est  creuse;  c'est  le  corps  périssable  dans  lequel 
l'âme  est  introduite.  Pourquoi  a-t-il  dérobé  le  feu 
contre  la  volonté  de  Jupiter.  Ici  encore  se  retrouve  le 
langage  propre  aux  mythes.  Prométhée  et  Jupiter  vou- 
laient 1  un  et  l'autre  que  l'âme  restât  dans  la  région 
supérieure;  m  ais  comme  il  fallait  qu'elle  en  descen- 
dît, le  mythe  conservant  les  caractères  des  personnes, 
montre  l'être  supérieur,  c'est-à-dire  Jupiter ,  comme 
ne  voulant  pas  que  lame  s'abaisse.  Mais  l'être  infé- 
rieur la  force  de  descendre;  il  lui  donne  Pandore  ,  ou 
le  sexe  féminin  Irh  Br/XvTrpeîrèç)  -,   c'est-à  dire  1  ame  pri- 


SUR   LE  GORGIAS.  45 r 

vée  de  raison.  Làmc  tombée  sur  la  terre  ne  peut 
comme  incorporelle  et  divine  s'unir  immédiatement 
au  corps;  lame  irraisonnable  devient  le  lien  de  cette 
union.  Elle  s'appelle  Pandore,  parce  que  chacun  des 
dieux  lui  fit  un  don.  Ainsi  les  choses  de  la  terre  sont 
illuminées  par  le  milieu  des  corps  célestes. 

«  fc/yw  pèv  ouv  iravra  Èyvwxwç  irpôrepov  73  OweTç....  » 

Pourquoi  les  trois  juges  sont-ils  appelés  fils  de  Ju- 
piter? Pourquoi  les  uns  jugent-ils  les  Asiatiques,  l'autre 
les  Européens  ? 

Voici  la  vérité  :  chacun  est  dit  symboliquement  fils 
d'un  dieu,  selon  sa  manière  d'être.  Celui  qui  mène  une 
vie  conforme  aux  lois  de  l'intelligence,  est  fils  de 
Saturne,  parce  qu'il  agit  comme  un  dieu.  Celui  qui 
pratique  la  justice  est  fils  de  Jupiter.  Comme  ces  trois 
hommes  (Minos,  Rhadamanthe,  Eaque)  ont  mené 
une  vie  juste,  on  les  appelle  fils  de  Jupiter,  et  le  mythe 
suppose  qu'ils  jugent  dans  l'autre  vie.  Que  signifie 
l'Asie  et  l'Europe?  L'Asie,  contrée  orientale,  patrie 
de  la  lumière,  représente  les  choses  célestes;  l'Europe, 
située  à  l'occident  et  plongée  dans  l'ombre,  représente 
les  choses  terrestres.  L'Asie  et  l'Europe  désignent  , 
dans  le  mythe,  la  vie  du  ciel  et  la  vie  de  la  terre. 

Les  juges  siègent  dans  une  prairie,  et  jugent  dans 
un  carrefour  où  aboutissent  trois  chemins.  Qu'est-ce 

29- 


452  NOTES. 

que  cette  prairie?  Les  anciens  donnent  à  la  génération 
le  nom  de  humide.  On  l'appelle  une  prairie  à  cause 
de  l'humidité  et  de  la  variété.  Trois  chemins  y  ahou 
tissent,  parce  que ,  entre  les  âmes  qui  sortent  de  ce 
lieu,  les  unes  s'élèvent,  étant  dignes  de  monter  vci.s 
lescieux;  les  autres  sont  précipitées  vers  la  terre; 
d'autres,  enfin,  se  rendent  dans  un  lieu  intermédiaire. 
On  trouve  plus  souvent  dans  les  mythes  des  philo- 
sophes que  dans  ceux  des  poètes,  des  démonstrations 
jetées  au  milieu  du  mythe,  semblables  à  l'affabulation 
des  fables  d'Esope.  Ainsi  l'on  pourrait  demander  com- 
ment les  juges,  habitant  toujours  l'autre  monde,  sa- 
vent ce  qui  se  passe  dans  celui-ci.  Platon  répond  que 
la  mort  n'est  que  la  séparation  de  lame  d'avec  le  corps. 
Comme  le  corps  conserve  quelque  temps  après  la  mort 
les  traces  de  ce  qu'il  a  éprouvé  pendant  la  vie ,  de 
même  l'àmc  porte  l'empreinte  de  sa  vie  passée,  c'est-à- 
dire,  la  conscience.  Les  juges,  en  voyant  ces  traces, 
apprennent  quelles  furent  ses  actions.  Il  emploie  cette 
démonstration  pour  le  mythe  vulgaire 

I  TTEtoàv  oui)  àtpi'xwvTot!   Trotpà  Tov  OtxaaTrîv...  » 

Platon  ôte  au  mythe  son  caractère  poétique,  en  y 
ajoutant  des  démonstrations  qui  appartiennent  pro- 
prement au  mythe  philosophique.  Après  avoir  dit 
que  les  juges  sont  nus  et  que  les  morts  gardent  leur 


SUR  LE  GORGIAS.  453 

conscience,  il  ajoute  que  les  rois  sont  jugés  plus  sé- 
vèrement. Il  cite  Tantale,  Sisyphe  et  Titye.  Ce  dernier 
est  étendu  sur  la  terre  et  un  vautour  lui  ronge  le  foie. 
Le  foie  signifie  qu'il  a  vécu  selon  la  concupiscence;  la 
terre  exprime  ses  sentimens  terrestres.  Sisyphe,  qui  a 
vécu  selon  la  faculté  irascihleet  ambitieuse,  roule  une 
pierre ,   et  ensuite  la  laisse  retomber  ;  car  l'âme  mai 
réglée  tourne  toujours   autour  des  mêmes  objets  ;  il 
roule  une  pierre,  corps  dur,  image  de  la  vie.  Tantale 
est  au  milieu  des  eaux;  des  fruits  sont  suspendus  au- 
dessus  de  sa  tête;  il  veut  les  cueillir,  ils  disparaissent  : 
emblème  de  la  vie  dominée  par  l'imagination  ;  c'est  ce 
qu'exprime  le  fruit  qui  s'enfuit  sans  cesse. 

Les  âmes  qui  n'ont  commis  que  des  fautes  légères, 
ne  sont  condamnées  que  pour  peu  de  temps,  et  une 
fois  purifiées,  elles  s'élèvent,  non  relativement  au 
lieu,  mais  par  rapport  à  leur  manière  d'être.  Platon 
dit  ailleurs  :  avâytrat  -h  4*UX^>  °^  7ro^£  >  «XXà  Ça>r;. 
Mais  les  âmes  coupables  de  grands  crimes  sont  con- 
damnées à  toujours  ,  n'étant  jamais  purifiées.  Quoi 
donc?  le  châtiment  ne  cesse-t-il  jamais?  Il  faut  sans 
doute  que  la  douleur  passe  sur  les  souillures  con- 
tractées par  le  plaisir  ;  mais  le  châtiment  n'est  pas 
éternel  :  mieux  vaudrait  dire  que  l'âme  est  périssable. 
Un  châtiment  éternel  suppose  une  éternelle  méchan^ 
ceté.  Alors  quel  est  son  but?  il  n'en  a   point;  il  est 


454  \OTES. 

inutile  ,  et  Dieu  et  la  nature  ne  font  rien  en  vain. 
Qu'entend  donc  Platon  par  toujours ,  àzî?  Il  y  a  sept 
sphères  :  celles  de  la  lune,  celle  du  soleil,  etc.  Il  y  a  de 
plus  celle  du  ciel  fixe.  Celle  de  la  lune  se  retrouve  à 
son  état  primitif  plus  promptement  que  les  autres  ;  la 
révolution  de  cette  planète  s'opère  en  trente  jours.  La 
révolution  du  soleil  est  plus  lente;  elle  dure  une  année; 
celle  de  Jupiter  l'est  encore  plus ,  elle  s'achève  en  douze 
ans;  celle  de  Saturne  ne  s'accomplit  qu'en  trente  ans. 
Ainsi  les  astres  ne  se  retrouvent  simultanément  à  leur 
point  de  départ  que  rarement.  Par  exemple,  Jupiter 
et  Saturne  ne  se  retrouvent  simultanément  au  même 
point  que  tous  les  soixante  ans.  En  effet,  Jupiter  re- 
venant au  même  point  en  douze  ans,  et  Saturne  en 
trente  ans,  il  est  évident  que  pendant  que  Jupiter  ac- 
complit cinq  fois  sa  révolution  ,  Saturne  achève  deux 
fois  la  sienne.  Or  ,  trente  multiplié  par  deux  égale 
douze  multiplié  par  cinq,  égale  soixante.  C'est  pen- 
dant de  semblables  périodes  que  les  âmes  subissent 
le  châtiment.  Les  sept  sphères  finissent  aussi  par  se 
retrouver  dans  la  même  situation  par  rapport  au  ciel 
fixe,  mais  seulement  après  plusieurs  myriades  d'années. 
Par  le  mot  toujours*  Platon  entend  la  période  de  temps 
quelles  emploient  à  cette  grande  révolution.  Lésâmes 
des  parricides  et  (elles  des  autres  grands  criminels  sont 
punies  à  toujours*  c'est-à-dire  pendant  toute   la  durée 


SUR  LE  GORGIAS.  455 

de  cette  période.  Mais,  dit-on,  si  un  parricide  mourait 
aujourd'hui,    et  que  la  grande  révolution  des  sept 
sphères  s'achevât  dans  six  ans ,  ou  dans  six  mois ,  ou 
dans  six  jours,  ne  serait-il  puni  que  pendant  cet  in- 
tervalle? Non;  mais  si  la  période  est  de  mille  ans,  il 
soufïre  pendant  mille  ans  à  compter  du  jour  de  sa 
mort.  L'âme  elle-même  se  corrige,  mais  peu-à-peu,  et 
ensuite ,   selon  son   mérite  propre ,    elle  reprend  de 
nouveau  ses  organes  sur  cette  terre  dans  l'état  où  les 
a  mis  sa  première  vie.  —  On   peut  dire  aussi  que  les 
âmes  souffrent   ces  supplices  par  l'imagination  ,    et 
qu'elles  s'épouvantent  à  l'aspect  des  filles  aux  yeux 
sanglans ,  comme  parle  le  tragique.  —  Sachez  aussi 
que  les  âmes  qui  doivent  être  purifiées  ne  sont  pas 
seulement  châtiées  dans  l'autre  monde,  mais  encore 
dans  celui-ci  :  quelquefois  même,  n'ayant  pas  été  puri- 
fiées dans  le  premier,  elles  le  sont  sur  la  terre.  Le  chà- 
siment  les  améliore  et  les  rend  plus  susceptibles  de  pu- 
rification. Car,  au  fond,  rien  ne  purifie  l'âme,  si  ce  n'est 
la  reconnaissance  intérieure  de  ses  fautes,  reconnais- 
sance qui  ne  s'accomplit  que  par  la  vertu.  Et  celle-ci 
n'a  reçu  son  nom  (àpt-rii) ,  que  parce  qu'elle  doit  être 
embrassée   {oùpeth)    pour    elle-même.    Ce    n'est   donc 
pas  le  châtiment  qui  purifie  l'âme,  mais  son  amende- 
ment; de  même  que  le  médecin  ne  peut  seul  opérer 
la  guérison  ,  si  le  malade  ne  suit  le  régime  qu'il  lui 


456  NOTES  SUR  LE  GORG1AS. 

prescrit.  Lame,  en  arrivant  sur  la  terre,  oublie  les 
chàtiraens  de  l'autre  monde  ;  car  si  elle  conservait 
toujours  ses  souvenirs,  elle  ne  pourrait  pécher.  Or, 
l'oubli  lui  a  été  donné  pour  son  bien,  car  autrement 
elle  pratiquerait  la  vertu  sans  désintéressement  et  sans 
liberté. —  L'âme  est  donc  châtiée,  même  dans  ce 
monde  ;  mais  elle  paraît  surtout  se  purifier  dans 
l'autre,  car  la  vie  incorporelle  ,  dont  elle  jouit  alors, 
est  plus  propre  à  sa  nature. 

La  baguette  signifie  la  marche  droite  et  égale  do  la 
justice. 

Le  sceptre  ,  signe  d'égalité;  il  est  d'or ,  c'est-à-dire  , 
immatériel,  car  l'égalité  est  immatérielle,  dégagée  de 
tout  intérêt.  L'or  désigne  ce  qui  est  immatériel,  parce 
que  seul ,  de  tous  les  corps,  il  est  incorruptible. 


^v^  v-*^  *.-*,^w-»-  v%^  wv*  *s+s*  -w -».».■%•%.  »-*-*  w-».-*  %.-*■%  *.-»■%  %■*-».  *.-*■*  %.■»  ».  «.-v-».  *.<-•.-»  v-*. ■*».-*-»».  »- 


TABLE 


DES     MATIERES     CONTENUES    DANS     LE     TOME     TROISIEME. 


PROTAGORAS.  page  9 

GORGIAS.  180 

NOTES.  4i5 


•«•«»•>«<« 


OEUVRES 


DE  PLATON. 


TOME    QUATRIEME. 


DE   L'IMPRIMERIE    DE   LACHEVARDIÈRE   FIES  , 

RIJF.    DU    COI.OMBIF.R,     Nu     3f>  ,    A     PARIS. 


OEUVRES 


DE   PLATON, 


TRA  DUITES 


PAR  VICTOR  COUSIN. 


TOME  QUATRIÈME. 


■r~"*-o«i 


PARIS, 

BOSSANGE  FRÈRES,  LIBRAIRES, 

QUAI    VOLTAIRE,     fi°     II. 


M  s*  9* •«««»• 


M.  UCCC.  XXVII. 


A  LA  MEMOIRE 


DU    COMTE 


SANCTORRE    DE    SANTA    ROSA  , 

NÉ   A   SAVILLANO   LE    l8   SEPTEMBRE    1783, 
SOLDAT   A   lt    ANS, 

tour  a  tour  officier  supérieur  et  administrateur 

civil  et  militaire  , 

ministre  de  la   guerre  dans   les    évênemens   de  l8îl  , 

auteur  de  l'écrit  intitulé  :  de  la  révolution  piémontaise, 

MORT   AU    CHAMP   d'hONNEUR 

le  9  mai  182b , 

DANS   L'ÎLE    DE'  SPHACTÉRIE    PRÈS    NAVARIN  , 
EN   COMSATTANT    POUR    L'INDÉPENDANCE    DE    LA    GRÉCV. 


L'INFORTUNÉ   A   ÉCHOUÉ    DANS  SES    PLUS  NOBLES    DESSEINS. 

UN    CORPS   DE  FER,    UN   ESPRIT    DROIT  ,    LE  COEUR    LE    TLUS  SENSIBLE, 

ONE   INÉPUISABLE   ÉNERGIE  , 

L'ASCENDANT   DE   LA   FORCE  AVEC   LE    CHARME    DE    LA    BONTÉ. 

LE    PLUS   PUR   ENTHOUSIASME  DE    LA   VERTU 

QUI    LUI    INSPIRAIT   TOUR   A   TOUR   UNE    AUDACE   OU    UNE    MODÉRATION 

A   TOUTE  ÉPREUVE, 

LE   DÉDAIN    DE    LA  FORTUNE   ET    DES  JOUISSANCES    VULGAIRES, 

LA  FOI   DU    CHRÉTIEN   AVEC    LES    LUMIÈRES    NOUVELLES, 

LA  LOYAUTÉ  DU  CHEVALIER  MÊME   DANS  L'APPARENCE  DE  LA  RÉVCLTL  , 


LES    TALENS   DE    L'ADMINISTRATEUR    AVEC    L'INTRÉPIDITÉ    DU  SOLDAT 

LES   QUALITES    LES    PLUS   OPPOSÉES    ET    LES    PLUS    RARES 

LUI    FURENT    DONNÉES    EN    VAIN. 

FAUTE   D'UN    THÉÂTRE    CONVENABLE, 

FAUTE   AUSSI    d'àVOIR    BIEN    CONNU    SON   TEMPS 

ET    LES    HOMMES    DE   CE   TEMPS, 

IL    A     PASSÉ     COMME    UN     PERSONNAGE    ROMANESQUE  , 

QUAND     IL     Y    AVAIT    EN    LUI     UN     GUERRIER     ET   UN    HOMME    D'ÉTAT. 

MAIS     NON  ,     IL     N'a     PAS     PRODIGUÉ     SA     VIE     POUR     DES    CHIMERES  . 
■ 

IL    A    PU    SE    TROMPER    SUR    LE    TEMPS    ET     LES    MOYENS  , 

MAIS    TOUT    CE    QU'IL     A     VOULU     S'ACCOMPLIRA . 

NON    :      LA      MAISON      DL     SAVOIE     NE     SERA     POINT     1NFIDLLI 

A    SON    HISTOIRE, 

ET     LA    GRECE    NE     RETOMBERA    PAS    SOUS     LE    JOUG     MUSULMAN. 


D'AUTRES    ONT     EU     PLUS    û'iNPLUENCE 

SUR    MON    ESPRIT    ET    MES    IDÉES. 

LUI  ,      M'A      MONTRÉ     UNE     AME      I1ÉR0ÏQU1    . 

C'EST     ENCORE     A     LUI     QUE      JE       DOIS      LE      PLUS. 

JE     L'AI     VU  ,    ASIAILLl     PAR    TOUs     LLt     CHAGRINS 

QU»     PEUVENT    ENTRER     DANS    LE    COEUR     D  UN     HOMML  , 

EXILÉ    DE    SON     PAYS  , 

PROSCRIT  ,     DÉPOUILLÉ  ,     CONDAMNÉ    A    MORT 


PAR  CEUX  QU'IL  AVAIT    VOULU  SERVIR  , 

UN    INSTANT  MÊME  MÉCONNU  ET    CALOMNIÉ  PAR  LA  PLUPART  Df-'  SIENS, 

SÉPARÉ    A    JAMAIS    DE    SA    FEMME    ET    DE    SES   ENFANS , 

PORTANT      LE      POIDS     DES     AFFECTIONS     LES     PLUS     NOBI.Ï  ÎS 

ET   LES    PLUS   TRISTES  , 

SANS  AVENIR  ,  SANS  ASILE  ,  ET  PRESQUE  SANS  PAIN 

TROUVANT    LA    PERSÉCUTION    OU    IL    ÉTAIT    VENU   CHERCHER    UN  ABRI, 

ARRÊTÉ,    JETÉ     DANS    LES   FERS, 

INCERTAIN    S'IL    NE     SERAIT    PAS     LIVRÉ     A     SON    GOUVERNEMENT  , 

C'EST-A-DIRE    A    LÉCHAFAUD  j 


ET    JE  LAI    VU    NON-SEULEMBNT    IKEBRANLABLE, 

MAIS    CALME,     JUSTE,     INDULGENT, 

s'EFFORÇANT    DE    COMPRENDRE    SES    ENNEMIS 

AU     LIEU    DE    LES   HAÏR, 

EXCUSANT    L'ERREUR,    PARDONNANT    A    Là    FAIBLESSE, 

SOUBLIAST       LUI-MÊME   ,     NE      PENSANT     QU'AUX      AUTRES   , 

COMMANDANT    LE    RESPECT    A    SES    JUGES , 

KNSPIRANT     I.E     DÉVOUMENT     A      SES     GEOLIERS  ; 


et  yuand  il  souffrait  le  ïlus  , 

convaincu  qu'une  ame  forte  fait  sa  destinée  , 

et  qu'il  n't  a  de  vrai  malheur  que  dans  le  vice 

et  dans  la  faiblesse  , 

toujours   prêt    a   la   mort  ,   mais  chérissant  la  vie  . 

par  respect  pour  dieu  et  pour  la  vertu 

voulant    être    heureux , 

et  l'étant  presque 


PAR    LA     PUISSANCE    DE     SA    VOLONTÉ, 

LA     VIVACITÉ     ET    LA     SOUPLESSE    DE    SON    IMAGINATION  , 

tT    L'IMMENSE    SYMPATHIE    DE     SON    COEUR. 

tel  fut  SANTA  ROSA. 


û    TOI    QUE    J'AI    RENCONTRÉ    TROP    TARD  ,    QUE    J*AI     PERDU    SI    VITE  , 

QUE    JAI    PU     AIMER 
TOUJOURS    SANS    BORNES    ET    TOUJOURS   SANS    REGRET  , 

PUISQUE  C'EST    MOI    QUI   TE    SURVI8  , 
SANCTORRE    SOIS     MON     ÉTOILE     A    JAMAIS  ! 

Paris ,   ce    i5  août   1817. 

VICTOR    COUSIN. 


LYSIS 


or 


DE    L'AMITIE. 


ARGUMENT 


PHILOSOPHIQUE. 


1  ous  les  critiques  veulent  que  le  Lysis 
soit  le  pendant  de  Charmide.  En  effet, 
à  ne  considérer  que  l'extérieur ,  tout  se 
ressemble  dans  ces  deux  dialogues.  Dans 
l'un  comme  dans  l'autre,  c'est  Socrate  qui 
raconte  lui-même  une  conversation  qu'il 
eut  autrefois  dans  une  palestre.  Le  lieu 
de  la  scène  est  le  même  ;  les  deux  prin- 
cipaux interlocuteurs  de  Socrate  sont  à- 
peu-près  les  mêmes  :  ici  le  beau  Lvsis, 
là  le  beau  Charmide.  La  conversation  a 
la  même  étendue,  et  des  deux  côtés  elle 
n'aboutit  ou  semble  n'aboutir  à  aucun 
résultat.  Enfin  une  grâce  presque  égale 
respire   dans  les  deux  ouvrages.  Voilà   les 


»  ARGUMENT. 

ressemblances  qui  ont  frappé  tous  les  yeux; 
selon  nous,  elles  couvrent  de  graves  diffé- 
rences. D'abord  la  grâce  de  Lysis  est  plus 
sévère  que  celle  du  Charmide.  On  ne  peut 
pas  dire  qu'il  y  ait  dans  le  Lysis  comme 
dans  le  Charmide  cette  prédominance  de  la 
grâce  sur  un  fond  assez  pauvre  ,  presque 
étrangère  au  siècle  et  à  la  manière  de  Pla- 
ton, et  qui  même,  aux  yeux  d'une  critique 
rigoureuse,  pourrait  faire  considérer  le 
Charmide,  sous  le  rapport  de  la  beauté. 
comme  un  monument  d'une  époque  infé- 
rieure. Peut-être  aussi  n'y  a-t-il  pas  non 
plus  dans  le  Lysis  cette  fusion  intime  de 
la  grâce  et  de  la  force,  ce  mélange  exquis 
du  charme  de  la  forme  et  de  la  grandeur 
des  idées,  qui  est  la  perfection  de  fart  et  ca- 
ractérise la  maturité  de  Platon  ;  loin  de  là 
Schleiermacher  a-t-il  cru  saisir  dans  la  ma- 
nière d'amener  les  exemples  et  de  passer  du 
récit  au   dialogue   et  du  dialogue  au  récit 


ARGUMENT.  5 

une  certaine  rudesse  d'exécution  qui  trahit 
la  main  novice  encore  du  grand  artiste 
à  son  début.  Mais  c'est  dans  la  partie  dia- 
lectique des  deux  dialogues  que  se  montre 
surtout  leur  différence.  Dans  le  Charmide, 
la  dialectique  semble,  comme  la  grâce,  dé- 
pensée en  pure  perte,  et  presque  unique- 
ment pour  embarrasser  un  enfant;  de  sub- 
tilités en  subtilités,  elle  se  résout  en  une 
leçon  de  modestie;  le  sujet  est  un  peu  vague, 
la  conclusion  presque  insignifiante,  les  pro- 
cédés arbitraires,  et  le  tout  sans  grandeur. 
Au  contraire,  dans  le  Lysis,  le  sujet  est  de 
la  plus  haute  importance  ;  et,  une  l'ois  com- 
mencée, la  discussion  y  marche,  d'un  pas 
ferme  et  rapide,  et  trop  rapide  peut-être, 
à  son  but ,  savoir  la  réfutation  de  toutes 
les  solutions  exclusives  et  défectueuses  de 
la  question  proposée,  réfutation  qui  seule 
pouvait  préparer  la  place  à  une  solution 
définitive.  Tant  de  ressemblances  et  tant  de 


6  ARGUMENT. 

différences  entre  le  Lvsis  et  le  Charmide 
ne  permettent  guère  de  douter  que  le  se- 
cond ne  soit  une  copie  du  premier,  et  une 
copie  affaiblie.  Quoi  qu'il  en  soit,  nous  ne 
craignons  pas  d'avancer,  pour  le  Lysis, 
que  le  caractère  général  de  cette  petite 
composition  se  rapporte  à  merveille ,  dans 
l'histoire  de  la  beauté  chez  les  Grecs,  au 
temps  de  la  jeunesse  de  Platon ,  à  ce  temps 
auquel  précisément  la  tradition  conservée 
par  Diogène  de  Laërte  fait  remonter  le 
Lysis.  La  place  du  Lysis  nous  paraît  donc 
pouvoir  être  fixée,  dans  la  vie  du  Platon,  ;i 
l'époque  où,  sortant  de  la  poésie,  des  for- 
mes mythologiques  et  du  haut  mysticisme 
où  s'était  nourri  son  génie,  il  s'occupait 
presque  exclusivement  de  dialectique,  du 
soin  de  se  rendre  compte  à  lui-même  de 
ses  propres  idées  el  de  se  frayer'  s;i  route 
a  travers  les  opinions  contemporaines,  sans 
«Ire    encore    Ririvé    a    ecllc   supériorité   ne 


■VJIGUMENT.  7 

conceptions  et  à  cet  art  consommé  où  il 
devait  unir  et  tondre  inséparablement  l'an- 
tique profondeur  et  la  dialectique  nou- 
velle, la  poésie  et  l'analyse,  l'exactitude  la 
plus  sévère  et  le  plus  heureux  emploi  des 
symboles.  Nous  regardons  le  Lysis  comme 
un  des  premiers  essais  dialectiques  de  Pla- 
ton, essai  encore  un  peu  rude,  et  où  il  est 
d'autant  plus  curieux  et  plus  aisé  d'étudier 
le  procédé  de  son  esprit  et  l'artifice  fonda- 
mental de  sa  composition. 

Il  faut  se  faire  une  idée  juste  de  la  situa- 
tion de  Platon  dans  son  temps  pour  bien 
comprendre  sa  méthode  générale,  la  forme 
nécessaire  qu  il  dut  employer  et  créer  pour 
arrivera  son  but.  En  possession  de  vérités 
simples  et  éternelles,  cachées  au  sein  de  tra- 
ditions mythologiques,  et  en  même  temps  en 
présence d  écoles  sophistiques  qui  abusaient 
du  raisonnement,  Platon  avait  à  faire  deux 
choses  :  i°  de  se  rendre  compte  à  lui-même1 


8  ARGUMENT. 

de   la    vérité  que  lui    léguaient    les   siècles 
pour  la  mettre  eu  harmonie  avec  le  sien; 
2°  d'opposer  au  raisonnement  des  sophistes 
une  méthode  supérieure   de  raisonner,  et 
de    les    battre    avec   leurs    propres   armes. 
De  là  cette  dialectique  qui  pénètre.,  sans  les 
détruire,  dans  les  idées  les  plus  profondes, 
éclaire  sans  les  altérer,  et,  pour  ainsi  dire, 
féconde  sans  leur  faire  violence  les  croyan- 
ces les  plus  saintes,  et  les  élève  doucement 
de   la  religion    à   la   philosophie;  ou  qui, 
aussi  impitoyable  que   tout- à- l'heure  elle 
était   indulgente,    se   tournant  vers  le   so- 
phisme, l'attaque  et  le  combat  sans  relâche, 
le   poursuit  dans  tous  ses    retranchemens, 
et   ne   l'abandonne  qu'après   lavoir  totale- 
ment défait  et  s'être   rendu    maîtresse    ab- 
solue  du   champ    de   bataille.  On    eonçoit 
maintenant  eomment  la  plupart  des  dialo- 
gues  de    Platon    devaient  être  de    simples 
réfutations.  Le  Lysis  estdece  genre.  C'est 


ARGUMENT.  9 

un  combat,  un  coinb.it  à  outrance,  et  rien 
de  plus.  Ici  il  détruit,  ailleurs  et  un  autre 
jour  il  élèvera.  Aujourd'hui  sa  tâche  est 
de  préparer  les  voies  à  la  vérité  en  écar- 
tant successivement  toutes  les  fausses  so- 
lutions possibles  d'une  question, et,  parleur 
destruction  progressive,  de  pousser  irrésisti- 
blement les  adversaires  de  la  vérité  jusque 
dans  l'abîme  du  scepticisme.  C'est  là  son  but, 
je  veux  dire  son  but  apparent;  car  au-dessus 
et  par-delà  l'abîme  où  il  précipite  et  con- 
fond tous  les  faux  dogmatismes  de  son  temps 
est  une  région  supérieure  dans  laquelle  il 
n'entre  pas,  il  est  vrai,  mais  sur  laquelle  il 
a  les  yeux  fixés  ,  et  à  laquelle  il  emprunte 
avec  sa  force  secrète  dans  les  combats  qu'il 
rend  sur  cette  terre  l'inaltérable  sérénité  de 
son  âme  au  milieu  des  ruines  qui  l'entou- 
rent et  sur  le  bord  du  scepticisme  universel. 
Voilà  ce  qu'il  faut  bien  comprendre  et  ne 
pas  perdre  un  instant   de  vue  pour  suivre 


io  ARGUMENT. 

avec  fruit  et  avec  intérêt  ce  grand  homme 
dans  la  pénible  carrière  de  ses  dialogues 
réfutatif's.  Le  procédé  caractéristique  de  son 
génie,  comme  dialecticien  et  comme  artiste, 
est  précisément  ce  qui  fait  l'embarras  et 
presque  le  désespoir  du  lecteur  moderne 
qui  n'en  a  pas  le  secret.  Platon  ne  réfute 
jamais  une  opinion  qu'en  faveur  d'une 
autre  à  laquelle  il  amené  1  interlocuteur, 
qu'il  lui  suggère  et  qu'il  établit  avec  tant 
de  soin  qu'il  semble  vouloir  s'y  reposer  et 
qu'on  est  tenté  de  le  faire  avec  lui.  Puis , 
cette  même  opinion  qu  il  vient  d'entou- 
rer de  tant  de  lumières,  de  vraisemblance 
et  d'intérêt,  il  la  dégrade,  l'obscurcit  et  la 
ruine  en  faveur  d'une  autre  qu'il  élève  de 
nouveau  pour  la  précipiter  à  son  tour,  et 
toujours  de  même  ,  promenant  ainsi  son 
interlocuteur  et  son  lecteur  de  triomphe 
en  triomphe  et  de  ruine  eu  ruine,  sans 
trouver  ni   même  sans  avoir  l'a  il*  de  cher 


ARGUMENT.  i  i 

cher  aucun  résultat  ferme  et  solide.  Et 
il  ne  faut  pas  croire  que  ces  opinions  que 
Platon  élève  et  détruit  tour-à-tour  soient 
des  jeux  de  son  esprit,  des  hypothèses  ima- 
ginées à  plaisir  pour  être  à  plaisir  et  facile- 
ment réfutées  ;  non ,  ce  sont  des  opinions 
réelles  et  historiques  empruntées  à  de  gran- 
des écoles  antérieures  ou  contemporaines, 
et  que  l'histoire  de  la  philosophie  retrouve 
pour  la  plupart  à  mesure  qu'elle  avance  et 
connaît  mieux  le  siècle  de  Platon  ;  avec  cette 
différence  toutefois  que  dans  Platon  elles 
sont  éclaircies  dans  leurs  principes ,  forti- 
fiées dans  leur  exposition  ,  poussées  à  la  ri- 
gueur dans  leurs  conséquences,  c'est-à-dire 
élevées  à  leur  idéal,  et  ne  sont  plus  par 
conséquent  des  manières  de  voir  particu- 
lières, propres  à  tel  ou  tel  contemporain 
de  Soerate,  mais  des  théories  générales  et 
fondamentales  ,  et  comme  les  types  classi- 
ques de  tous  les  systèmes  analogues  répan- 


la  ARGUMENT. 

dus  à  travers   les  âges.    Une    pareille   polé- 
mique   n'appartient   plus  à    la   Grèce    et  à 
l'histoire,  mais  à  l'esprit   humain  et  à    la 
philosophie.    Le    siècle   de    Platon   semble 
alors  l'humanité   tout   entière    représentée 
par  quelques  hommes  :  c'est  pour  cela  que 
les  dialogues    de   Platon   sont    immortels, 
qu'ils  planent  au-dessus  de  tous  les  siècles, 
interviennent  dans    toutes  les    discussions 
les  plus  lointaines,  pourvu  quelles  soient 
grandes  et  qu'elles  aillent  aux  racines  des 
choses,  contiennent   nos  débats  que  nous 
croyons  d'hier,  poursuivent  et  combattent 
encore    aujourd'hui   après   deux    mille   ans 
avec  les  mêmes  armes,  qui  ont  a  peine  be- 
soin d'être   un   peu  retrempées,  les  mêmes 
adversaires ,   les    poussent    encore    à   l'ab- 
surde, et  les  contraignent  d'avouer  qu'ils 
ne  peuvent  s'entendre  avec  eux-mêmes   et 
n'ont  de  ressource  que  l'absolu  scepticisme. 
Sans  doute  ces  considérations  générales 


AUGLiMliNT.  i  , 


• 


eussent  été  aussi  bien  placées  à  Ja  tète  de 
tout  autre  dialogue  réf'utatif  ;  mais  peut-être 
convenaient- elles  particulièrement  à  celui 
que  l'on  peut  regarder  historiquement 
comme  le  premier  essai  de  Platon  en  ce 
genre ,  et  dans  lequel  le  caractère  dialecti- 
que que  nous  avons  signalé  domine  telle- 
ment, qu'il  étoufferait  toute  lumière  et  tout 
intérêt,  et  ferait  du  Lysis  une  mystification 
inintelligible  pour  le  lecteur  qui  ne  serait 
pas  prévenu  et  perdrait  de  vue  et  le  but  et 
la  méthode  de  Platon. 

Le  sujet  du  Lysis  est  la  yù.ia  des  Grecs, 
ce  sentiment  qui  n'est  proprement  ni 
l'amour  ni  1  amitié  des  modernes,  mais 
l'un  et  1  autre  considérés  dans  ce  qu'ils 
ont  de  général  et  de  commun  ,  indépen- 
damment du  sexe  et  du  plus  ou  moins  de 
vivacité  du  sentiment  ;  la  question  est  de 
savoir  ce  que  c'est  que  l'amitié  et  en  quoi 
elle  consiste. 


M  ARGUMENT. 

Or,  à  cette  question  ,  quelle  est  la  réponse 
la  plus  simple,  celle  que  l'esprit  encore  peu 
exercé  à  la  spéculation  se  fait  d'abord  à  lui- 
même  ?  C  est  par  celle-là  que  la  dialectique 
doit  commencer,  si  elle  veut  procéder  avec 
ordre,  c'est-à-dire  du  plus  facile  au  moins 
facile,  et  n'agrandir  que  graduellement  les 
difficultés  ;  cette  gradation  est  une  loi  à  la- 
quelle Platon  ne  manque  jamais.  Plaçons- 
nous  donc  dans  le  point  de  vue  du  sens 
commun  et  de  la  raison  naturelle.  Là  le 
sentiment  parait  indéfinissable,  et  tout  ce 
qu'on  peut  faire  est,  ce  semble,  de  le  con- 
stater dans  1  àme  et  de  le  rapporter  au  su- 
jet qui  l'éprouve.  A  la  première  vue  de 
l'esprit,  l'amitié  ne  consiste  qu'à  aimer,  ri 
L'ami  est  tout  simplement  celui  qui  en  aime 
un  autre.  Le  sens  commun  s'arrête  là.  Mais 
le  sci. s  commun,  qui  a  1  air  si  peu  dogma- 
tique, l'est  cependant  en  réalité  :  car,  en- 
lin,  dire  que  l'ami  est   relui  qui  aime,  c'est 


ARGUMENT.  i5 

dire  qu'il  n'est  pas  autre  chose,  et  cela 
même  est  toute  une  définition ,  et  cette  dé- 
finition a  beau  se  présenter  avec  modestie, 
elle  n'en  a  pas  moins  la  prétention  d'être 
satisfaisante  ;  or  elle  ne  l'est  pas.  Platon  pour 
la  réfuter  n'a  besoin  que  de  la  soumettre  à 
cette  épreuve  de  toute  définition,  savoir,  si 
elle  est  complète,  si  l'amitié  est  expliquée 
tout  entière  par  le  sentiment  d'un  être  pour 
un  autre,  et  si  l'ami  est  celui  qui  aime, 
et  rien  de  plus.  Non ,  évidemment ,  car 
un  homme  peut  en  aimer  un  autre  qui  ne 
l'aime  point,  même  un  autre  qui  le  hait;  et 
dans  ce  cas,  il  n'y  a  pas  entre  eux  amitié. 
En  un  mot  Platon  prouve  que  le  sentiment 
du  sujet  ne  suffit  pas  pour  constituer  et 
expliquer  l  amitié  dans  toute  son  étendue, 
et  il  établit  la  nécessité  du  sentiment  d'a- 
mour dans  l'objet;  il  l'établit  si  fortement, 
il  met  si  bien  en  lumière  cette  nouvelle 
condition;   qu'elle    paraît    toute    seule,   et 


iti  AIU;i\il.\T 

semble  contenir  toute  la  question  .  ce  qui 
amène  une  seconde  définition  opposée  à 
la  première,  tout  aussi  naturelle  et  tout 
aussi  incomplète ,  que  l'amitié  consiste  à 
être  aimé,  et  que  notre  véritable  ami  est 
celui  qui  nous  aime.  -Mais  cette  définition 
tombe  elle-même  sous  la  même  objection 
que  la  précédente,  et  n'y  résiste  pas  mieux; 
car  on  peut  être  aimé  sans  aimer,  et  si 
1  amitié  ne  consistait *qu  à  être  aimé,  l'a- 
mitié pourrait  exister  dans  l'objet  sans 
exister  dans  le  sujet,  entre  deux  hommes 
dont  l'un  n  aimerait  pas  l'autre,  ce  qui  est 
absurde.  \  oilà  déjà  deux  solutions  exclu- 
sives écartées,  et  écartées  l'une  par  l'autre; 
mais  ce  n  est  là  pour  ainsi  dire  que  le  dé- 
but de  la  polémique,  une  simple  escar- 
mouche sur  la  double  signification  de  ôipAo; 
qui  a  grammaticalement  le  sens  actif  et 
passif,  comme  eu  français  l'ami  œ  dit  éga- 
lement  ef   (!(>(•('  que  nous  aimons  et    de  ce 


ARGUMENT.  17 

qui  nous  aime.  Bientôt  la  lutte  devient  plus 
sérieuse,  et  après  les  suggestions  naturelles 
mais  incomplètes  du  sens  commun,  vien- 
nent les  solutions  systématiques  de  la  ré- 
flexion et  de  la  philosophie.  En  voici  deux 
célèbres  que  la  philosophie  propose  encore 
aujourd'hui,  comme  le  bon  sens  propose 
encore  les  deux  premières. 

La  première  fois  que  la  réflexion  cherche 
à  se  rendre  compte  d'un  phénomène  de 
lame,  elle  est  tentée  de  lui  chercher  quel- 
que analogie  avec  les  phénomènes  sensibles 
du  monde  extérieur  qui  la  frappent  d'a- 
bord, et  de  l'expliquer  par  cette  analogie  : 
c'était  un  philosophe  de  la  nature  le  pre- 
mier qui  chez  les  Grecs  expliqua  l'amitié 
par  la  ressemblance.  La  maxime  que  le 
semblable  aime  son  semblable  était  une 
maxime  en  vogue  au  temps  de  Platon,  et 
à  la  vérité  elle  explique  souvent  l'amitié  ; 
mais  la  question  est  de  savoir  si  elle  l'expli- 


4. 


1 8  ARGUMENT. 

que  toujours  :  or,  en  fait,  elle  ne  l'explique 
pas  toujours.  En  fait,  il  n'est  pas  vrai  que 
tout  semblable  aime  son  semblable,  car  le 
méchant  n'aime  pas  le  méchant  :  deux  mé- 
chans  pouvant  se  nuire,  et  le  voulant  tou- 
jours s'ils  le  peuvent,  se  haïssent  et  sont  en 
guerre  perpétuelle.  11  ne  faudrait  donc  en- 
tendre cette  maxime  que  des  gens  de  bien , 
c'est-à-dire  la  restreindre  ,  c'est-à-dire  la 
détruire.  11  y  a  plus,  restreinte  à  une  seule 
classe  de  phénomènes ,  elle  ne  s'y  applique 
pas  davantage,  et  prise  en  soi  et  absolument 
elle  est  fausse.  En  effet,  le  semblable  ne  peut 
rien  tirer  de  son  semblable  qu'il  ne  puisse 
attendre  de  lui-même  ;  il  n'en  a  pas  besoin  : 
et,  dans  cette  indépendance  réciproque, 
il  n'y  a  pas  lieu  à  l'amitié  :  qui  se  suffit  à 
soi-même  n  aime  personne.  Il  ne  faut  dont 
pas  trop  se  fier  à  la  maxime  que  le  sem- 
blable aime  son  semblable,  même  restreinte 
dans  son  application  aux  g6ns  de  bien:  et 


ARGUMENT.  ,9 

ici,  comme  auparavant,  Platon  fait  ressor- 
tir avec  tant  de  force  le  vice  de  la  théorie 
de  la  ressemblance  comme  fondement  de 
l'amitié,  qu'il  jette  l'interlocuteur  dans  l'ex- 
trémité opposée.  Il  prouve  si  bien  que  le 
semblable  n'a  pas  besoin  du  semblable,  et 
que  la  différence  est  une  condition  néces- 
saire du  besoin  d'aimer,  que  la  maxime  con- 
traire à  la  précédente,  savoir  que  l'on  s'aime 
par  les  contrastes,  s'établit  d'elle-même  et 
comme  la  solution  véritable  et  définitive.  Pla- 
ton,  qui  Fa  suggérée  habilement,  l'accepte, 
et  du  haut  de  ce  nouveau  système  il  fou- 
droie le  précédent,  et  bat  totalement  en 
ruine  l'explication  de  l'amitié  par  la  ressem- 

0 

blance.  La  discussion  semble  finie;  mais 
après  s'être  servi  de  cette  nouvelle  maxime 
contre  la  première,  Platon  l'examine  à  son 
tour.  Cette  maxime  est  le  dernier  mot  et  le 
plus  profond  de  la  philosophie  de  la  nature  ; 
elle  appartient  aux  derniers  physiciens  de 


2. 


ao  ARGUMENT. 

llonie,  comme  la  première  aux  derniers 
physiciens  de  l'Italie.  Elle  explique  beaucoup 
de  choses  et  elle  semble  expliquer  tout.  Le 
sec  est  ami  de  l'humide,  le  froid  du  chaud, 
l'amer  du  doux  ,  l'aigu  de  l'obtus,  le  vide  du 
plein,  le  plein  du  vide,  et  en  général  le  con- 
traire du  contraire:  bien  plus,  le  contraire 
vit  de  son  contraire,  tandis  que  le  semblable 
ne  profite  en  rien  à  son  semblable.  Tout 
cela  a  bien  l'air  d'être  vrai,  l'est  un  peu,  mais 
ne  l'est  pas  absolument,  et  par  conséquent 
est  faux  comme  système;  car  le  juste  n'est 
pas  ami  de  l'injuste,  le  faux  du  vrai,  la 
tempérance  de  l'intempérance,   le  bien  du 

mal,  la  haine  de  l'amitié  :  donc  il  faut  aban- 

- 
donner  cette  seconde  maxime  au  même  titre 

que  la  première,  c'est-à-dire  comme  trop 
absolue.  Après  avoir  battu  Empedocle  avec 
Heraclite,  Platon  bat  de  nouveau  Heraclite 
avec  Empedocle;  et  opposant  les  deux  sys- 
tèmes l'un  à  l'autre,  il  les  brise  l'un  contre 


ARGUMENT. 


21 


l'autre,  ou  plutôt  il  les  fond  l'un  dans  l'au- 
tre. Là  est  le  secret,  le  caractère  admirable 
et  vraiment  original  de  la  dialectique  plato- 
nicienne. A  vrai  dire  elle  ne  détruit  rien, 
elle  modilie  tout  et  conserve  tout  en  le  mo- 
difiant ;  elle  détruit  le  faux  des  maximes  ab- 
solues, mais  elle  respecte  et  dégage  la  vérité 
qui  était  jointe  à  l'erreur ,  et  qui  dans  cet 
alliage  était  devenue  méconnaissable  et  sté- 
rile. De  deux  erreurs  ou  maximes  absolues 
qu'elle  brise  l'une  par  l'autre ,  elle  fait  sor- 
tir deux  vérités,  circonscrites  sans  doute 
mais  incontestables,  qui  alors,  au  lieu  de 
s'exclure ,  s'unissent  naturellement  et  se 
donnent  la  main.  Il  est  vrai  que  Platon 
exige  au  plus  haut  degré  un  lecteur  attentif 
et  intelligent  ;  car  il  se  garde  bien  de  vous 
avertir,  comme  les  modernes  et  les  mauvais 
artistes,  de  ses  procédés  et  de  son  but. 
Il  se  garde  bien  de  vous  exposer  didacti- 
quement  ses  résultats,  il  se  contente  de  vous 


■xi  ARGUMENT; 

en  donner  le  pressentiment  et  lavant-goùt, 
et  vous  abandonne  à  vous-même  ;  il  écarte 
l'erreur ,  et  vous  laisse  l'exercice  utile  de 
suivre  vous-même  les  perspectives  qu'il 
vous  ouvre ,  et  d'arriver  par  vos  propres 
forces  à  la  vérité;  il  veut  que  vous  ne,  la 
deviez  qu'à  vous  ,  et  au  lieu  de  vous  l'im- 
poser dogmatiquement,  il  lui  suffît  de  vous 
l'indiquer  d'un  sourire.  Ici,  par  exemple,  en 
détruisant  cette  maxime  absolue  que  l'a- 
mitié consiste  à  aimer ,  par  cette  autre 
(jue  l'amitié  consiste  a  cire  aimé,  et  en- 
suite celle-ci  par  celle-là,  il  ne  dit  point 
(pie  la  vérité  est  dans  ces  deux  maximes  res- 
serrées et  réconciliées,  dans  la  réciprocité  du 
sentiment,  il  ne  ledit  pas,  mais  il  le  laisse 
entendre;  il  ne  dit  pas  non  plus,  dans  le 
second  ras,  qu'il  détruit  Empedcu  le  par  He- 
raclite, et  Heraclite  par  Empedocle,  et  qu'il 
ne  les  détruit  en  effet  ni  l'un  ni  l'autre  ;  il 
(ait  fout   cela  sous  Mb  veux  ;  ces!   ;i  vous  à 


ARGUMENT.  23 

le  suivre  et  à  le  comprendre.  Mais  son  but, 
pour  être  voilé  n'en  paraît  que  plus  grand 
lorsqu'une  fois  on  l'a  reconnu.  Ce  but  est 
le  maintien  et  la  réconciliation  de  toutes  les 
théories  les  plus  opposées  par  leur  réfuta- 
tion même  ;  car,  encore  une  fois  ,  cette 
réfutation  ne  les  attaque  que  dans  la  par- 
tie exclusive  qui  les  égare  et  qui  les  sé- 
pare, et  ramenant  chacune  d'elles  à  la  vé- 
rité qui  est  amie  de  la  vérité ,  elle  les  ac- 
corde l'une  avec  l'autre,  et  les  fait  marcher 
ensemble,  différentes  et  non  divisées,  dans 
cette  large  route  de  la  science  où  il  y  a  des 
sentiers  pour  toutes  les  allures,  et  des  points 
de  vue  pour  tous  les  yeux.  Réfuter  ainsi,  ce 
n'est  pas  détruire  ,  c'est  vivifier  ;  réfuter 
ainsi ,  ce  n'est  point  arrêter  et  accabler 
son  adversaire,  c'est  le  seconder  et  l'entrai- 
ner  à  sa  suite  ;  ce  n'est  pas  faire  tourner  sté- 
rilement l'esprit  humain  sur  lui-même,  c'est 
le  pousser  en  avant  et  se  mettre  à  sa  tête  ; 


■A  ARGUMENT. 

ce  n'est  pas  tendre  au  scepticisme.,  c  est  mar- 
cher régulièrement  à  un  dogmatisme  éclairé. 

Maintenant  que  nous  croyons  avoir  suffi- 
samment signalé  le  caractère,  la  marche  et 
le  but  de  la  dialectique  de  Platon  dans  la 
première  moitié  du  Lysis,  avançons  plus 
rapidement  dans  la  carrière  qui  nous  reste 
à  parcourir. 

Rejeter  comme  trop  absolue  la  maxime 
que  le  semblable  aime  son  semblable , 
c'est  dire  que  le  bon  ne  peut  aimer  Le  bon, 
pas  plus  que  le  méchant  ne  peut  aimer  le 
méchant  ;  et  rejeter  cette  seconde  maxime, 
que  le  contraire  aime  son  contraire, c'est  dire 
que  le  bon  ne  peut  aimer  le  méchant,  ni  le 
méchant  le  bon.  De  plus ,  si  le  semblable 
n  aime  pas  son  semblable ,  ce  qui  n'est  ni 
bon  ni  mauvais  ne  peut  être  aimé  par  ce 
qui  n'est  ni  mauvais  ni  bon.  Enfin  le  mal 
par  sa  nature  ne  peut  jamais  être  aimé.  Il 
6uit  de  là  qu'il  ne  reste  puisqu'une  combi- 


ARGUMENT.  a5 

naison  possible ,  et  qu'à  la  rigueur  ou  il 
faut  désespérer  d'expliquer  jamais  l'amitié, 
ou  il  faut  la  mettre  entre  le  bien  dune  part , 
et  de  l'autre  entre  ce  qui  n'est  ni  mauvais 
ni  bon  ;  car,  dans  ce  cas,  il  n'y  a  plus  ni 
contraste  ni  ressemblance ,  et  les  condi- 
tions antérieurement  établies  d'une  solu- 
tion légitime  semblent  accomplies.  Il  suf- 
fit à  Platon  de  quelques  mots  pour  dé- 
montrer que  d'abord  l'absence  de  tout  bien 
et  de  tout  mal  dans  lame  est  une  chi- 
mère ,  qu'ensuite  ,  fût-elle  réelle ,  elle  ne 
laisserait  aucune  place  à  l'amitié  ;  car  on 
n'aime  qu'à  condition  d'avoir  quelque  idée 
de  ce  qu'on  aime  ;  on  n'a  quelque  idée  d'une 
chose  qu'à  condition  d'en  participer  plus  ou 
moins  ;  un  être  qui  ne  serait  bon  d'aucune 
manière  ne  pourrait  donc  aimer  le  bien. 
D'un  autre  côté  on  n'aime  qu'à  condition 
d'avoir  besoin,  on  n'a  besoin  qu'à  condition 
d'être  privé:  il  faut  donc  la  présence  d'un 


a6  ARGUMENT. 

peu  de  mal  pour  donner  le  désir  et  le  pres- 
sentiment du  bien,  et  qui  ne  serait  mauvais 
d'aucune  manière  et  serait  absolument  bon 
ne  pourrait  aimer;  et  ainsi  la  dernière  hy- 
pothèse qui  s'était  élevée  sur  les  ruines  de 
toutes  les  autres,  nous  abandonne  encore, 
convaincue  d'être  elle-même  trop  absolue. 
Le  bon  sens  et  la  dialectique  de  Platon  ne  dé- 
truisent pas  plus  cette  hypothèse  que  les  au- 
tres, mais  la  modifient  en  lui  ajoutant  ce 
qu'elle  excluait.  Que  voulait- elle  et  qu  ex- 
cluait-elle? Elle  voulait  un  état  absolu  ,  elle 
excluait  tout  état  relatif  dans  lame  de  celui 
(jui  aime.  L'exclusion  de  cette  condition  ne- 
cessaire  était  le  vice  de  l'hypothèse.  Platon 
admet  cette  condition,  et  par  là  nous  élève 
indirectement  à  ce  résultat,  que  l'amitié  est 
ie  rapport  d'un  être  imparfait  à  un  autre 
itre  qu'il  considère  comme  l'idéal  de  la 
perfection  ,  le  rapport  d'un  elle  qui  sans 
être  absolument  mauvais  n'est  plus  absolu- 


ARGUMENT.  27 

ment  bon,  à  quelque  chose  qui  lui  paraît 
le  bien.  Voilà  donc  un  peu  de  mal  posé 
comme  condition  d'amour  dans  le  sujet 
qui  l'éprouve  ;  un  peu  de  mal  et  pas  trop, 
car  où  le  vice  aurait  pris  racine  et  tout  cor- 
rompu ,  il  n'y  a  plus  d'amitié  possible  pour 
ce  qui  est  bon ,  et  on  aurait  perdu  à-la-fois 
la  connaissance  du  bien  et  la  faculté  de  l'ai- 
mer ;  et  en  même  temps,  sans  que  la  corrup- 
tion ait  flétri  l'âme,  il  faut  pourtant  qu'il  soit 
entré  dans  l'âme  quelque  mal  pour  lui  don- 
ner le  besoin  d'en  être  délivré ,  y  exciter  et  y 
nourrir  l'amour  du  bien.  C'est  la  conscience 
d'un  peu  d'ignorance  qui  nous  fait  aimer  la 
science ,  c'est  la  conscience  d'un  peu  de 
faiblesse  qui  nous  fait  adorer  la  vertu.  En 
toutes  choses  l'être  absolument  bon  ou  ab- 
solument mauvais  n'a  pas  le  désir  du  mieux 
et  ne  sent  pas  le  besoin  d'aimer  ;  un  être 
imparfait  est  seul  capable  d'amour,  et  ce 
sentiment  tient  à-la -fois  au  bien  et  au  mal, 


a  8  ARGUMENT. 

à  la  force  et  à  la  faiblesse.  Telle  est  la  con- 
dition de  l'amour  dans  lame.  C'est ,  en  der- 
nière analyse,  la  privation  dn  bien  à  quel- 
que degré,  et  à  sa  suite  le  besoin  d'être 
délivré  de  cette  privation  ;  voilà  pour  le  su- 
jet, et  quant  à  l'objet,  c'est  la  supposition 
qu'il  est  capable  de  nous  donner  ce  qui 
nous  manque,  de  satisfaire  le  besoin  qui 
nous  presse ,  c'est  la  supposition  qu'il  est 
bon. 

Arrivé  à  cet  important  résultat,  Platon 
ne  s'y  repose  point  encore,  il  l'examine, 
l'éclaircit,  et  fait  faire  un  nouveau  pas  à  la 
théorie.  Ce  qui  est  bon,  le  bien,  voilà  l'ob- 
jet naturel  de  l'amour  ;  mais  ce  bien  quel 
est-il  ?  L'homme  à  demi  malade  aime  un 
bon  médecin,  mais  ce  bon  médecin  il  ne 
l'aime  qu'en  vue  d'autre  chose,  c'est-à-dire 
relativement,  et  relativement  à  quoi P Rela- 
tivement aux  bons  remèdes  qu'il  en  es- 
père ;  mais  ces  remèdes  eux-mêmes  il    ne 


ARGUMENT.  29 

les  aime  qu'en  vue  d'autre  chose,  relative- 
ment à  la  saute  ;  et  la  santé  elle-même , 
ne  l'aime-t-il  pas  en  vue  de  quelque  autre 
chose ,  et  toujours  ainsi  jusqu'à  ce  que 
l'on  arrive  à  une  chose  qu'on  n'aime  plus 
pour  une  autre  chose  que  pour  elle-même, 
à  une  chose  qui  est  bonne  en  elle,  qui  est 
le  bien  pris  absolument?  Là  seulement  fini- 
raient et  l'inquiétude  de  l'âme  et  le  mouve- 
ment négatif  de  la  dialectique.  Laissons 
parler  Platon  :  «  Il  faut  arriver ,  dit-il ,  à 
«  quelque  principe  qui ,  sans  nous  renvoyer 
«  sans  cesse  du  relatif  au  relatif,  nous  con- 
«  duise  enfin  à  ce  qui  est  absolument  aima- 
«  ble,  à  ce  qui  est  la  chose  aimée  pour  elle- 
«  même...  Il  faut  prendre  garde  que  toutes 
«  les  autres  choses  que  nous  aimons  en 
«  vue  de  la  chose  aimée  par  excellence , 
«  n'en  prennent  l'apparence  à  nos  yeux, 
«  et  ne  nous  séduisent  à  les  aimer  pour 
«  elles  -  mêmes.. .   Nous    répétons     souvent 


3o  ARGUMENT. 

<c  que  nous  aimons  l'or  et  l'argent  ;  rien 
«  n'est  plus  faux  ;  ce  que  nous  aimons, 
«  c'est  l'objet  pour  lequel  nous  recherchons 
«  l'or,  l'argent  et  tous  Mes  autres  biens, 
«  moins  un  seul  qui  est  aimé  pour  lui- 
<c  même.  »  Et  ici  Platon  prouve  rapidement, 
mais  invinciblement,  qu'au-dessus  de  tous 
les  biens  relatifs  qui  ne  sont  bons  qu'op- 
posés aux  maux  dont  ils  nous  délivrent  est 
un  bien  absolu,  indépendant  et  fixe,  dont 
lame  a  l'idée  confuse  mais  intime  ,  et  au- 
quel elle  aspire  par  tous  les  degrés  du  re- 
latif et  du  conditionnel,  c'est-à-dire  par  la 
jouissance  de  tous  ces  biens  dans  lesquels 
elle  ne  peut  trouver  de  satisfaction  véri- 
table. 

\c  nous  lassons  pas  de  remarquer  que  ce 
nouveau  résultat  ne  détruit  pas  le  précé- 
dent, mais,  en  Je  modifiant,  le  confirme  et 
l'agrandit.  Ce  progrès  Important  va  nous 
conduire  à  un  nouveau  progrès  plus  impoi- 


ARGUMENT  3i 

tant  encore.  Le  bien,  objet  de  1  amour, 
élevé  du  relatif  à  l'absolu ,  il  s'agit  de  re- 
chercher en  quoi  précisément  ce  bien  ab 
solu  consiste.  N'oublions  pas  que  le  bien, 
tout  absolu  qu'il  est  dans  son  essence,  doit 
être  en  rapport  avec  nous  et  notre  nature, 
pour  être  aimé  par  nous  ;  car ,  enfin ,  le  désir 
est  la  cause  de  l'amitié;  le  désir  suppose  le 
besoin ,  et  le  besoin  la  privation  ;  d'où  Pla- 
ton conclut  que  le  bien,  pour  être  l'objet  de 
notre  amour,  doit  être  ce  qui  nous  convient, 
définition  nouvelle  qui  encore  une  fois  sans 
changer  la  précédente,  la  détermine  davan- 
tage et  lui  donne  une  précision  qui  ajoute 
à  sa  force.  «  Si  quelqu'un,  dit  Platon,  en  re- 
«  cherche  et  en  aime  un  autre,  il  faut  qu'il 
(  y  ait  entre  lui  et  l'objet  aimé  quelque  con- 
te venance,  soit  d'âme,  soit  d'esprit,  soit  même 
«  d'extérieur,  autrement  il  ne  le  recher- 
«  cherait  point  et  ne  sentirait  pour  lui  au- 
«  cime  amitié;  »  théorie  dont  une  des  con- 


3a  UIGUMENT. 

r 

séquences  est  que  l'ami  sincère  et    véritable 
est  nécessairement  aimé  de  l'objet  qu  il  aime, 
à  condition  toutefois  que  la  convenance  qui 
l'attire  soit  réelle  et  non  illusoire.  Voilà  cette 
théorie  célèbre  de  la  convenance  que  Platon 
distingue   ici  soigneusement  de  celle  de  la 
ressemblance  pour  s'absoudre  lui-même  de 
contradiction,  et   qu'il  tire   peu- à -peu  de 
toutes  les  solutions  antérieures  qu'elle  con- 
tient et  qu'elle  résume   dans  ee  qu'elles  ont 
de  légitime.   Il  s'agirait    même  d'arriver  à 
plus  de  précision    encore,  et  Platon,  qui 
tend  sans  cesse  à  se  surpasser  et  à  s'épurer , 
parvenu  à  la  convenance,  se   demande  en 
quoi  elle  consiste  et  quelles  sont  les  choses 
qui   se  conviennent.   Mais    à  peine  a-t-il 
entamé    cette     polémique    nouvelle ,    qu'il 
l'interrompt,   et  à   dessein;    le    grand   ar- 
tiste, qui  se  joue   toujours  un  peu  et  re- 
doute  avant   tout   l'apparence   de    la    pé- 
danterie,   pour  donner  plus  de   naturel  et 


ARGUMENT.  33 

de  grâce  à  son  ouvrage ,  n'est  pas  fâché  de 
laisser  croire  que  toute  cette  longue  dis- 
cussion n'est  qu'un  badinage  sans  aucune 
vue  sérieuse  et  sans  résultat  positif.  Mais  en 
réalité  un  résultat  a  été  obtenu ,  et  un  résul- 
tat du  plus  haut  prix  ;  toutes  les  solutions 
incomplètes  du  problème  de  l'amitié  ont  été 
successivement  parcourues ,  à  moitié  dé- 
truites, à  moitié  conservées,  dégagées  des 
erreurs  qui  les  corrompaient  et  qui  les 
mettaient  aux  prises,  épurées  et  réconci- 
liées entre  elles,  et  employées  toutes  comme 
élémens  intégrans  d'une  solution  plus 
large  et  plus  haute.  Cette  solution  n'est 
qu'indiquée  dans  le  Lysis  :  le  Phèdre  et 
le  Banquet  la  développeront.  Ici  la  vraie 
dialectique  lui  a  préparé  les  voies  et  fourni 
sa  base. 


LYSIS, 


ou 


DE    L'AMITIE. 


SQGRATE ,   HIPPOTHALÈS,    CTÉSIPPE  , 
MÉNEXÈNE,  LYSIS. 


«»«#^<0  1 •?•«*»» 


SOCRATE. 

*J  'allais  de  l'Académie  au  Lycée  par  le  chemin 
qui  longe  en  dehors  les  murs  de  la  ville  :  arrivé 
près  de  la  petite  porte  où  est  la  source  du  Pa- 
nopus,  je  rencontrai  là  Hippothalès,  fils  d'Hié- 
ronyme,  et  Ctésippe  le  Paeanien,  entourés  d'une 
troupe  de  jeunes  gens.  Hippothalès  me  voyant 
passer  :  Hé  bien,  Socrate  !  me  cria-t-il ,  d'où 
viens-tu  et  où  vas-tu?  —  Je  vais,  lui  dis- je, 
de  l'Académie  au  Lycée.  —  Par  ici,  reprit-il; 
viens  avec  nous.  Consens  à  te  détourner  un  peu  : 
crois-moi,  tu  feras  bien.  —  Où  donc,  lui  de- 
mandai-je,  et  avec  qui  me  veux-tu  mener?-— 


3. 


3(i  LYSIS. 

Là,  dit-il  en  me  montrant,  vis-à-vis  du  mur,  un 
enclos  avec  un  porte  ouverte  :  nous  y  venons 
passer  le  temps,  nous  et  beaucoup  d'autres 
beaux  jeunes  gens.  —  Mais  quel  est  ce  lieu,  et 
qu'y  faites-vous?  —  C'est,  me  répond-il,  une 
palestre  nouvellement  bâtie;  nous  y  passons  le 
temps  le  plus  souvent  en  conversations  dont 
nous  aimerions  à  te  faire  part.  —  Ce  sera  très 
bien  fait  à  vous;  mais  qui  est-ce  qui  donne  ici 
les  leçons?  —  Un  de  tes  grands  amis  et  admi- 
rateurs, Miccus. —  Par  Jupiter!  m'écriai  -  je  , 
ce  n'est  point  an  homme  médiocre,  mais  bien 
un  habile  sophiste.  —  Ainsi,  veux-tu  nous  sui- 
vre, et  venir  voir  ceux  qui  sont  là-dedans?  — 
Je  serais  d'abord  bien  aise  d'apprendre  ce  qui 
pourra  m'en  revenir,  et  quel  est  là  le  beau 
garçon.  —  Chacun  de  nous,  Socrate,  en  juge 
à  son  gré  en  faveur  de  tel  ou  tel.  —  Et  selon 
toi,  Hippothalès,  quel  est -il?  Voyons,  dis- 
moi  cela.  —  Ma  question  le  fît  rougir.  O  Tlip- 
pothalès,  fils  d'Hiéronyme!  repris-jc,  il  n'-est 
plus  nécessaire  de  me  dire  si  tu  aimes  ou  non. 
Je  vois  bien  que  non-seulement  tu  aimes,  mais 
que  cet  amour  t'a  déjà  mené  loin.  Je  ne  suis  pas, 
si  l'on  vent,  bon  à  grand'chose  ,  ni  fort  habile; 
mais  un  don  que  le  ciel  m'a  fait  sans  doute  , 
c'est  de  savoir  reconnaître,  au  premier  instant, 


LYSIS.  37 

celui  qui  aime  et  celui  qui  est  aimé.  A  ces  mots, 
il  se  mit  à  rougir  bien  plus  fort.  Là-dessus,  Cté- 
sippe  lui  dit  :  Eu  vérité  ,  Hippothalès,  il  te  sied 
bien  de  rougir  de  la  sorte ,  et  de  n'oser  dire  à 
Socrate  le  nom  qu'il  te  demande,  quand,  pour 
peu  qu'il  restât  auprès  de  toi,  il  ne  pourrait  man- 
quer d'en  être  assommé,  à  force  de  te  l'entendre 
répéter!  Pour  nous,  Socrate,  il  nous  en  a  rendus 
sourds;  il  ne  nous  remplit  les  oreilles  que  du 
nom  de  Lysis  ;  surtout  lorsqu'il  est  animé  par 
un  peu  de  vin,  il  nous  en  étourdit  si  bien  qu'en 
nous  réveillant  le  lendemain  nous  croyons  en- 
tendre encore  le  nom  de  Lysis.  Passe  encore 
pour  ce  qu'il  nous  dit  dans  la  conversation , 
quoique  ce  soit  déjà  beaucoup;  mais  c'est  bien 
autre  chose  quand  il  vient  nous  inonder  d'un 
déluge  de  vers  et  de  prose,  et,  ce  qui  est  pis 
que  tout  cela,  quand  il  se  met  à  chanter  ses 
amours  d'une  voix  admirable,  qu'il  nous  faut  en- 
tendre patiemment.  Et  maintenant,  le  voilà  qui 
rougit  à  une  simple  question!  —  Ce  Lysis,  re- 
pris-je,  est  un  tout  jeune  homme,  à  ce  qu'il 
paraît;  je  le  conjecture  du  moins,  car,  en  te 
l'entendant  nommer,  je  ne  l'ai  pas  reconnu.  — 
C'est  qu'en  effet  on  ne  l'appelle  guère  pas  son 
propre  nom  ,  mais  par  celui  de  son  père,  qui  est 
un  homme  de  beaucoup  de  réputation.  Au  reste, 


38  LVS1S. 

cet  enfant  ne  t'est  pas  inconnu,  j'en  suis  sur, 
au  moins  par  sa  figure  :  elle  suffit  pour  qu'on  le 
distingue. — Dis-moi,  à  qui  appartient-il?  — 
C'est  le  fils  aîné  de  Démocrate  d'/Exonée  *.  — 
Oui-dà ,  Hippothalès,  m'écriai-je,  que  tu  as  bien 
trouvé  là  de  nobles  amours,  et  qui  te  font  hon- 
neur à  tous  égards!  Voyons  donc,  explique-toi 
maintenant  comme  tu  le  fais  devant  tes  cama- 
rades; je  veux  éprouver  si  tu  sais  parler  de  tes 
amours  comme  doit  le  faire  un  amant ,  soit  de- 
vant celui  qu'il  aime,  soit  devant  d'autres  per- 
sonnes. —  Mais,  Socrate,  est-ce  que  tu  fais  le 
moindre  fond  sur  ce  que  t'a  dit  Ctésippe?  — 
Toi-même,  répondis-je,  veux-tu  nier  que  tu  aimes 
celui  qu'il  a  nommé?  —  Pour  cela  non;  mais  je 
nie  que  je  fasse  des  vers  et  de  la  prose  en  son 
honneur.  —  Allons,  il  a  perdu  la  tête,  dit  Cté- 
sippe; en  vérité,  il  extravague.  —  Alors  je  re- 
pris :  G  Hippothalès!  je  ne  désire  entendre  de 
toi  ni  vers  ni  musique,  si  tu  en  as  composé  pour 
ton  jeune  ami ,  mais  j'en  voudrais  seulement  sa- 
voir le  sens,  afin  de  connaître  comment  tu  te 
comportes  vis-à-vis  tes  amours.  —  Ctésippe  est 
là  pour  te  le  dire,  Socrate;  il  doit  le  savoir  et 
s'en  souvenir  à  merveille,   puisqu'à    l>n   croire 

*    Dôme  de  la  tribu  Cécropide. 


LYSIS.  39 

il  a  les  oreilles  étourdies  à  force  de  m'entendre. 
—  Il  n'est  que  trop  vrai,  parles  dieux!  s'écria 
Ctésippe  :  aussi  bien  tout  cela  est-il  fort  ridicule, 
Socrate;  il  est  en  effet  assez  plaisant  qu'un  amou- 
reux, la  tête  remplie  plus  que  personne  de  son 
bien-aimé,  ne  trouve  rien  de  plus  particulier  à 
en  dire  que  ce  qu'en  pourrait  conter  le  premier 
enfant  venu  :  à  savoir  ce  qui  se  chante  par  toute 
la  ville,  et  sur  Démocrate,  et  sur  Lysis,  grand- 
père  du  jeune  homme,  et  sur  tous  ses  aïeux; 
leurs  richesses,  le  nombre  de  leurs  chevaux, 
les  prix  remportés  par  eux  aux  jeux  isthmiques, 
néméens,  pythiques,  et  à  la  course  des  chars , 
et  à  la  course  des  chevaux;  voilà  ce  qu'il  nous 
rebaten  prose  et  en  vers,  et  mainte  autre  his- 
toire plus  vieille  encore.  L'autre  jour,  c'était  la 
visite  d'Hercule  qu'il  nous  racontait  dans  je 
ne  sais  quelle  tirade  poétique;  c'est-à-dire  com- 
ment un  de  leurs  ancêtres  eut  l'honneur  de  re- 
cevoir Hercule  en  qualité  de  son  parent,  étant 
né  lui-même  de  Jupiter  et  de  la  fille  du  pre- 
mier fondateur  de  son  dème  d'iExonée  ;  toutes 
choses  qu'on  entend  chanter  par  les  vieilles 
femmes ,  et  cent  autres  récits  de  même  force. 
Voilà,  Socrate,  ce  qu'il  nous  condamne  à  en- 
tendre et  en  vers  et  en  prose.  —  Quand  Cté- 
sippe eut  fini  :  Oh!  oh!   m'écriai-je,  Hippotha- 


4o  LYS1S. 

lès ,  cela  n'est  pas  trop  bien  avisé  à  toi  de  faire 
toi-même  et  de  chanter  ton  hymne  de  triomphe 
avant  d'avoir  vaincu  !  —  Mais,  Socrate,  me  dit-il, 
ce  n'est  pas  à  moi  que  s'adressent  mes  vers  et 
mes  chants.  —  Tu  ne  le  crois  pas   du  moins. 
—  Et  comment  en  serait-il  autrement?  —  C'est 
toi,  te  dis-je,  toi  surtout  à   qui  se   rapportent 
toutes  ces  poésies.  Si ,  en  effet ,  tu  réussis ,  après 
avoir  placé  si  haut  tes  amours,  tous  ces  éloges  , 
tous  ces  chants  tourneront  à  ton  honneur,  et  se- 
ront dans  le  fait  pour  toi  une  sorte  d'hymne  de 
triomphe,  comme  ayant   fait  une  pareille  con- 
quête ;  si  tu  échoues  ,  au  contraire,  plus  tu  au- 
ras exalté,  par  tes  éloges,  celui  que  tu  aimes, 
plus  tu  feras  un  triste  personnage,  frustré  de  si 
grandes  et  si  illustres  amours.  Ainsi ,  mon  cher, 
en  amour,  quiconque  est  un   peu  habile  n'a 
garde   de   célébrer  ce  qu'il  aime   avant  d'avoir 
réussi,  par  une  sage  méfiance   de  ce   qui   peut 
arriver;  sans  compter  que  d'ordinaire  le  bien- 
nimé,  quand   il   se  voit  célébrer  et  vanter   de 
la  sorte,  devient  fier  et  dédaigneux.  N'es-tu  pas 
de  cet  avis?  —  J'en   conviens,  me   dit-il.  —  Et 
plus  ils  ont  de  fierté,   plus  ils  sont  difficiles  à 
vaincre.  —  Cela  doit  être.  —  Que  dirais-tu  d'un 
chasseur  qui  effaroucherait  la   proie  qu'il    veut 
surprendre,  el  la  rendrait  plus  difficile  à  attein- 


LYSIS.  4» 

dre?  —  Ce  serait  un  fort  mauvais  chasseur.  —  Et 
ne  serait-ce  pas  la  dernière  maladresse,  avec  des 
discours  et  des  chants,  de  rendre   plus  ombra- 
geux encore  au  lieu  d'attirer? Qu'en  dis-tu?  — 
Je  suis  de  ton  avis.  —  Prends  donc  garde,  Hip- 
pothalès,  qu'avec  ta  poésie  tu  ne  t'exposes  au 
même  reproche.  Tu  ne  voudrais  pas,  je  pense, 
reconnaître  pour  bon  poète  celui  qui  se  nuirait 
à  lui-même  par  ses  propres   oeuvres?  —  Non, 
par  Jupiter  !  dit-il  ;  ce  serait  par  trop  déraison- 
nable. Eh  bien  ,  Socrate,  je  passe  condamnation 
sur  tout  cela;  et,  je  t'en  prie,  si  tu  veux  bien 
me   donner   quelque  avis,  apprends-moi  quels 
discours  et  quelle   conduite  on  doit  tenir  pour 
gagner  les  bonnes  grâces  de  son  bien-aimé.  — 
Cela,  répondis-je,  n'est  pas  aisé  à  dire  ;  mais  si 
tu  pouvais  faire  entrer  ton   cher  Lysis  en  con- 
versation avec  moi,  peut-être  te  pourrais-je  offrit- 
un  exemple  du  genre  d'entretien  que  tu  devrais 
avoir  avec  lui,  au  lieu  des  hymnes  en  prose  et 
en  vers  que  tu  lui  débites,  à  ce  qu'on  dit.  — 
Rien   n'est   plus  facile  à  arranger  :  tu  n'as  qu'à 
entrer   ià-dedans  avec  Ctésippe,  t'y  asseoir,  et 
te  mettre  à  converser  ;  je  suis  sûr  qu'il  viendra 
de  lui-même  pour  t'entendre,  car  il  aime  singu- 
lièrement à  écouter,  Socrate  :  de  plus,  comme 
on  célèbre  la  fête  d'Hermès,  adolescens  et  adul- 


4*  LYSIS. 

tes  se  trouvent  aujourd'hui  réunis;  il  ne  peut 
donc  manquer  de  venir  auprès  de  toi.  Ctésippe 
le  connaît  beaucoup  par  son  cousin  Ménexène, 
lequel  est  ami  de  Lysis  plus  que  tout  autre  de 
ses  camarades.  Ctésippe  pourrait  donc  l'appeler, 
s'il  ne  vient  pas  de  lui-même.  —  Je  le  veux  bien , 
lui  dis-je;  et  emmenant  alors  Ctésippe,  je  m'a- 
vançai vers  la  palestre  ;  les  autres  jeunes  gens 
nous  suivirent. 

En  entrant,  nous  trouvâmes  les  cérémonies  à 
peine  terminées  et  les  jeunes  garçons  qui  s'a- 
musaient déjà  à  jouer  aux  osselets,  tous  parés 
pour  la  fête  de  ce  jour.  La  plupart  étaient  à  se 
divertir  dans  la  cour;  quelques  autres,  dans  un 
coin  du  lieu  où  on  se  déshabille  pour  les  exer- 
cices, jouaient  à  pair  et  impair  avec  une  quan- 
tité d'osselets  qu'ils  tiraient  de  petites  corbeilles. 
\utour  de  ceux-ci  en  étaient  d'autres  occupés  à 
les  regarder  :  Lysis  était  de  ce  nombre,  et  - 
tenait  là  parmi  les  jeunes  garçons  et  les  jeunes 
gens,  avant  encore  sa  couronne  sur  la  tète  *,  et 
remarquable  entre  tous  non-seulement  par  sa 
beauté,  mais  par  son  air  noble  et  décent.  Peur 
nous,  nous  allâmes  nous  placer  du  côté  oppose, 
qui  était  plus  tranquille,  et  nous  mîmes  à  débat  in 

*  l„i  courorlne  don!  on  se  parait  poui  1<-  sacrifice. 


LYSIS.  43 

quelque  chose  entre  nous.  Lysis  se  retournait 
souvent  en  jetant  les  yeux  vers  nous;  et  l'on 
voyait  qu'il  avait  grande  envie  de  venir  nous 
trouver.  Il  parut  quelque  temps  embarrassé, 
comme  hésitant  à  venir  tout  seul;  mais  bientôt 
Ménexène  entra,  en  jouant,  de  la  cour  dans  l'en- 
droit où  nous  étions ,  et,  en  voyant  Ctésippe  et 
moi,  il  s'approcha  pour  s'asseoir  auprès  de  nous. 
Lysis,  observant  son  intention,  le  suivit  et  se 
plaça  à  son  coté.  Les  autres  accoururent  aussi. 
Alors  Hippothalès,  dès  qu'il  les  vit  former  un 
groupe  assez  nombreux,  alla  se  glisser  parmi  eux, 
en  tâchant  de  n'être  pas  aperçu  de  Lysis,  de  peur 
de  lui  déplaire,  et  se  tenant  à  portée  de  nous 
écouter. 

Alors ,  m'adressant  à  Ménexène  :  Fils  de  Dé- 
mophon ,  lui  dis-je ,  lequel  est  le  plus  âgé  de  vous 
deux?  —  Nous  sommes  en  débat  là-dessus  ,  me 
répondit-il.  —  Et  ne  disputez-vous  pas  aussi  qui 
de  vous  deux  est  le  plus  brave  jeune  homme? 

—  Assurément.  —  Et  aussi,  sans  doute,  lequel 
est  le  plus  beau  ?  —  Tous  deux  se  mirent  à  rire. 

—  Je  ne  veux  pas  vous  demander  lequel  de  vous 
est  le  plus  riche  ;  car  vous  êtes  amis ,  n'est-il  pas 
vrai?  —  Très  vrai.  —  Et,  comme  on  dit,  entre 
amis  tous  les  biens  sont  communs;  de  sorte 
que,  si  vous  êtes  sincères  en  vous  donnant  pour 


44  LYSIS. 

amis,  il  n'y  a  aucune  différence  à  faire  entre 
vous  sous  le  rapport  de  la  fortune.  —  Ils  en 
tombèrent  d'accord.  J'allais  leur  demander  en- 
suite lequel  des  deux  était  le  plus  sage  et  le 
plus  juste,  lorsqu'un  de  leurs  camarades  vint 
avertir  Ménexène  que  le  maître  de  la  palestre 
le  demandait.  Je  présume  que  c'était  en  qualité 
de  surveillant  du  sacrifice  qu'on  avait  besoin  de 
lui. 

Ménexène  se  retira  donc;  alors,  m'adressant 
à  Lysis  :  IN'est-il  pas  vrai,  lui  dis-je,  que  ton 
père  et  ta  mère  t'aiment  tendrement?  —  Je  le 
crois.  —  Et  qu'ils  voudraient  te  voir  aussi  heu- 
reux que  possible?  —  Certainement.  —  Et  re- 
gardes-tu comme  heureux  l'homme  qui  est  es- 
clave, et  qui  n'a  la  permission  de  rien  faire 
de  ce  qu'il  désire? —  Non,  assurément.  —  Si 
donc  ton  père  et  ta  mère  ont  de  la  tendresse 
pour  toi,  et  qu'ils  souhaitent  ton  bonheur,  il 
est  clair  qu'ils  doivent ,  par  tous  les  moyens 
possibles,  s'efforcer  de  te  le  procurer.  —  Pour- 
quoi non?  —  En  ce  cas,  ils  te  laissent  donc 
faire  tout  ce  que  tu  veux  ;  jamais  ils  ne  te  gron- 
dent, jamais  ils  ne  te  défendent  de  faire  ce  dont 
tu  peux  avoir  envie?  —  Par  Jupiter!  Socrate , 
c'est   tout    le  contraire;  il  v  a  bien   des   choses 

■r 

qu'ils  me  défendent.  —  Qu'est-ce  à  dire?  Eux  qui 


LYS1S.  45 

veulent  ton  bonheur,  t'empêchent  de  faire  ce 
que  tu  désires  ?  Voyons ,  dis-moi  un  peu  :  si  tu 
t'avisais  de  vouloir  monter  sur  l'un  des  chars  de 
ton  père,  et  prendre  en  main  les  rênes  lorsqu'il 
y  a  un  prix  à  disputer,  tes  parcns  te  laisseraient- 
ils  faire,  ou  bien  ne  t'en  empêcheraient-ils  pas? 

—  Certes ,  ils  ne  voudraient  pas  le  permettre. 

—  Et  à  qui  donc  le  permettraient-ils?  —  Il  y  a 
un  cocher  qui  reçoit  de  mon  père  un  salaire  tout 
exprès.  —  Comment!  ils  accordent  à  un  homme 
à  gages,  de  préférence  à  toi,  la  liberté  de  dis- 
poser des  chevaux,  et  ils  lui  paient  encore  un 
salaire  pour  cela!  —  Sans  doute.  —  Mais  l'at- 
telage des  mulets,  au  moins,  ils  te  le  laissent 
gouverner;  et  si  tu  voulais  prendre  le  fouet 
pour  les  frapper,  il  ne  tiendrait  qu'à  toi?  — 
Nullement.  —  Quoi  donc,  répliquai-je,  n'est- 
il  permis  à  personne  de  les  fouetter?  ---  Si 
bien ,  au  muletier.  —  Cet  homme  est-il  libre 
ou  esclave?  —  Esclave.  —  Ainsi,  ils  font  dIus 
de  cas  d'un  esclave  que  de  toi  qui  es  leur  fils; 
ils  lui  confient  ce  qui  leur  appartient,  de  pré- 
férence à  toi;  et  lui  permettent  de  faire  les 
mêmes  choses  qu'ils  te  défendent!  Eh  bien, 
dis-moi  encore  une  chose  :  te  laissent-ils  au 
moins  le  maître  de  toi-même,  ou  bien  te  refu- 
sent-ils encore  jusqu'à  cette  liberté?  —  Eh,  com- 


46  LYSIS. 

ment  pourraient-ils  me  la  laisser?  —  Il  y  a  clone 
quelqu'un  qui  te  gouverne? —  Mon  conduc- 
teur, que  voici.  —  Esclave  aussi,  je  pense?  — 
Sans  doute,  et  à  nous.  — Il  me  paraît  pourtant 
un  peu  fort  que  ce  soit  l'esclave  qui  gouverne 
l'homme  libre.  Et  en  quoi  ce  conducteur  te 
gouverne-t-il?  —  En  ce  qu'il  me  mène  chez  le 
maître. —  Bon ,  est-ce  que  les  maîtres  te  gou- 
vernent aussi?  —  Oui,  assurément.  — Voilà 
bien  des  maîtres  et  des  gouverneurs  que  ton  père 
t'impose  volontairement.  Mais  encore,  quand  tu 
rentres  à  la  maison,  chez  ta  mère,  consent-elle, 
pour  l'amour  de  ton  plus  grand  bonheur  possi- 
ble, que  tu  viennes  t'emparer  de  sa  laine  et  de 
son  métier,  tandis  quelle  travaille?  car  pour  la 
navette  et  les  autres  instrumens  de  son  ou- 
vrage, je  suppose  qu'elle  ne  te  défend  pas  d\ 
toucher.  —  Lysis  se  mettant  à  rire  :  Par  Jupiter, 
Socrate  ,  non-seulement  elle  me  le  défend,  mais 
je  m'attirerais  sur  les  doigts  si  j'y  touchais.  — 
Qu'est-ce  ceci,  par  Hercule!  m'écriai-je;  aurais-tu 
donc  offensé  ton  père  et  ta  mère?  —  Moi?  Je 
fore  bien  que  non.  —  Mais  que  leur  as-tu  donc 
fait  pour  qu'ils  t'empêchent  avec  tant  de  ri- 
gueur d'être  heureux  et  de  faire  ce  qu'il  te  plaît, 
pour  qu'ils  te  tiennent  toute  la  journée  dans  la 
dépendance    de    quelqu'un  ,   en    un    mot    dans 


LYS1S.  47 

l'impossibilité  de  faire  à-peu-près  rien  de  ce 
que  tu  peux  désirer?  A  ce  compte,  il  semble 
que  ni  cette  fortune  si  considérable  ne  te  sert 
pas  de  grand'chose ,  puisque  tout  ce  monde-là 
en  dispose  plus  que  toi,  ni  même  ta  propre 
personne ,  qui  est  si  agréable  ;  car  elle  est  re- 
mise aux  soins  et  à  la  garde  des  autres,  tandis 
que  toi,  pauvre  Lysis,  tu  n'as  d'autorité  sur 
qui  que  ce  soit,  et  tu  ne  peux  rien  faire  à  ta 
volonté.  —  C'est  que  je  ne  suis  pas  encore  en 
âge  pour  cela,  Socrate.  —  Ce  ne  serait  pas  une 
raison,  fils  de  Démocrate.  Voici,  par  exemple, 
des  cas  où  ton  père  et  ta  mère  te  laissent  le 
maître,  sans  attendre  que  tu  sois  plus  âgé  : 
quand  ils  veulent  se  faire  lire  ou  écrire  quel- 
que chose,  c'est  toi ,  je  présume,  qu'ils  choi- 
sissent pour  cela^,  de  préférence  à  tous  les  gens 
de  la  maison?  N'est-ce  pas?  —  Oui.  —  Et,  en 
ce  cas,  il  dépend  bien  de  toi  d'écrire  ou  de 
lire  telle  lettre  et  puis  telle  autre  à  ton  gré  ; 
de  même  quand  tu  prends  ta  lyre,  ton  père  ni 
ta  mère  ne  t'empêchent  pas,  j  imagine,  de  re- 
monter ou  de  baisser  telles  cordes  qu'il  te  plait, 
de  les  pincer  avec  les  doigts  ou  de  les  frapper 
avec  le  plectrum!  T'en  empêchent-ils?  —  Non, 
Socrate.  —  Maintenant,  Lysis,  quel  motif  me 
donneras-tu  pour  qu'ils  te  laissent,  en  ces  sortes 


43  LYSIS. 

île  choses,  la  liberté  qu'ils  te  refusent  dans  les 
autres? —  C'est,  je  pense,  parce  que  je  sais  les 
unes,  et  que  j'ignore  les  autres.  —  A  la  bonne 
heure,  mon  enfant.  Ce  ne  sont  donc  pas  les  an- 
nées que  ton  père  attend  pour  te  donner  ta  li- 
berté: mais  du  jour  où  ils  te  trouvera  plus  pru- 
dent que  lui-même,  il  ne  demandera  pas  mieux 
que  de  t'abandonner  la  conduite  de  tous  ses 
biens,  et  la  sienne  propre. —  Je  le  crois. —  Fort 
bien;  et  votre  voisin  n'en  est-il  pas  avec  toi, 
sous  ce  rapport,  aux  mêmes  termes  que  ton 
père?  Ne  te  confierait-il  pas  très  volontiers  l'ad- 
ministration de  sa  maison,  du  moment  qu'il  se- 
rait convaincu  que  tu  t'y  entends  mieux  que  lui? 
—  Oui,  il  me  la  confierait.  —  Et  les  Athéniens, 
penses-tu  qu'ils  ne  te  remettront  point  la  direc- 
tion de  leurs  affaires  ,  dès  qu'ils  t'auront  re- 
connu la  capacité  convenable?  —  Si  fait.  —  Et 
maintenant ,  par  Jupiter,  prenons  le  grand  roi 
lui-même;  qui  préférerait-il,  s'il  s'agisssait  de 
faire  une  sauce  pour  des  viandes  qu'on  vient  de 
cuire,  de  son  fils  aîné,  l'héritier  présomptif  du 
trône  de  l'Asie,  ou  bien  de  nous,  si  nous  étions 
dans  le  cas  de  prouver  en  sa  présente  que  nous 
entendons  mieux  que  son  fils  l'apprêt  d'un  ra- 
goût? —  Ce  serait  nous,  sans  doute.  —  Et, 
quant  an  prince,  il  ne  lui  laisserait  pis  mettre 


LYSÏS.  1q 

îe  moindre  assaisonnement,  t  ail  dis  qu'il  nous 
verrait  faire  sans  difficulté,  lors  même  qu'il  nous 
plairait  de  jeter  le  sel  à  pleines  mains.  —  Et 
pourquoi  non? — Ou  bien,  si  son  fils  avait  mal  aux 
yeux,  voudrait-il  ou  non  lui  permettre  d'y  toucher 
lui-même,  quand  il  saurait  que  le  prince  n'en- 
tend rien  à  l'art  de  guérir?  —  Il  l'en  empêche- 
rait. —  Nous,  au  contraire  ,  s'il  nous  tenait  pour 
versés  dans  cet  art,  voulussions-nous  ouvrir  de 
force  les  yeux  malades  et  les  remplir  de  cendre, 
il  ne  s'y  opposerait  pas,  je  pense,  persuadé  que 
nous  ne  le  ferions  qu'à  bon  escient.-—  Je  le  crois. 
—  Enfin  ne  s'en  rapporterait-il  pas  à  nous  plutôt 
qu'à  lui-même  et  à  son  fils  pour  toutes  les  choses* 
clanslesquellesilnouscroiraitplus  habiles  qu'eux- 
mêmes?  —  Cela  est  naturel ,  Socrate.  —  Oui, 
cherLysis,  ainsi  vont  les  choses:  dans  quelque 
genre  que  nous  acquérions  des  talens,  tout  le 
monde  s'adressera  à  nous,  Grecs  et  Barbares, 
hommes  et  femmes;  tout  ce  qu'il  nous  plaira 
de  faire,  nous  le  pourrons,  personne  ne  s'avi- 
sera de  nous  le  défendre;  pour  tout 'cela  nous 
serons  libres,  et  même  nous  commanderons  aux 
autres;  et  ce  sera  pour  nous  une  véritable  pro- 
priété ,  puisque  nous  saurons  en  jouir,  tandis 
que  pour  les  choses  où  nous  n'entendons  rien  , 
bien  loin  qu'on  nous  en  laisse  disposer  a  notre 

4.  4 


5o  LYSIS. 

guise,  tout  le  monde  voudra  s'y  opposer  autant 
que  possible,  et  non-seulement  les  étrangers, 
mais  encore  notre  père ,  notre  mère ,  et  si  quel- 
qu'un nous  touche  de  plus  près;  sur  tout  cela, 
il  nous  faudra  obéir  à  d'autres  :  ce  sera  pour  nous 
chose  étrangère,  car  nous  n'en  aurons  pas  la 
jouissance.  Admets-tu  qu'il  en  soit  ainsi?  — 
Tout-à-fait.  —  Pouvons-nous  aimer  quelqu'un  , 
ou  en  être  aimé,  par  rapport  à  ce  en  quoi  nous 
ne  saurions  être  utiles  à  rien  ?  —  Pas  le  moins 
du  monde.  —  Ce  n'est  donc  pas  pour  les  choses 
où  tu  serais  inutile  que  l'on  t'aime, et  ton  propre 
père  comme  tous  les  autres  hommes?  —  Je  ne 
4e  pense  pas. —  Si  donc  tu  acquiers  des  lumières, 
mon  enfant,  tout  le  monde  deviendra  ton  ami 
et  te  sera  dévoué,  car  tu  seras  utile  et  précieux  : 
dans  le  cas  contraire,  personne  n'aura  d'amitié 
pour  toi,  ni  tes  proches,  ni  ton  père,  ni  ta 
mère.  Et  serait-il  possible,  Lysis,  d'être  fier 
quand  on  ne  sait  rien  *  ?  —  Impossible.  —  Mais 
si  tu  as  besoin  des  leçons  du  maître,  c'est  que  tu 
n'as  pas  encore  de  savoir.  —  Il  est  vrai.  —  Ainsi 
tu  ne  vas  pas  faire    le  fier  puisque  tu  es  encore 

*  Ici  et  dans  ce  qui  suit  nous  n'avons  pu   rendre  le  jeu 
de  mots  si  naturel  en  grec  et  dans  la  conversation  entre 

uf'^a  cppcviîv  el  y:'.<;îv.  |/.!fftX«ppti)v  et 'tyv.w. 


LYSLS.  5 . 

ignorant.  —  Par  Jupiter  !  j'espère  bien  que  non, 
Socrate. 

Là-dessus  je  tournai  les  yeux  vers  Hippothalès, 
et  je  pensai  commettre  une  indiscrétion;  car  je 
fus  sur  le  point  de  m'écrier  :  Voilà,  Hippothalès, 
quels  entretiens  il  faut  avoir  avec  ceux  qu'on 
aime,  pour  rabattre  leur  amour-propre  et  les 
rendre  humbles,  au  lieu  de  les  enfler  d'orgueil 
et  de  les  gâter  comme  tu  fais.  Mais,  le  voyant 
inquiet  et  tout  troublé  de  ce  qui  venait  d'être 
dit,  je  me  rappelai  qu'il  voulait  rester  caché  à 
Lysis,  et  m'étant  ravisé,  je  retins  le  propos  qui 
allait  m'échapper. 

En  ce  moment  Ménexène  revint,  et  s'assit  au- 
près de  Lysis,  à  la  place  qu'il  avait  quittée.  Lysis 
me  dit  tout  doucement,  sans  qu'il  put  l'entendre, 
d'un  air  naïf  et  amical  :  Socrate,  répète   donc  à 
Ménexène  les  mêmes  choses  que  tu  m'as  dites. 
— Lysis,  lui  répondis-je,  tu  pourras  les  lui  dire  toi- 
même,  car  tu  m'as  suivi  avec  grande  attention. — 
Il  est  vrai,  reprit-il.  —  En  ce  cas,  tâche  de  te 
rappeler  cela  de  ton  mieux,  afin  de  lui  en  rendre 
compte  exactement;  si  tu  oublies  quelque  chose, 
tu  peux  me  le  demander  la  première  fois  que  tu 
me  rencontreras.  —  Oui ,  Socrate  ,  je  m'y  appli- 
querai ,  je    te  le  promets;  mais  parle-lui   à   son 
tour  :  je  désire    t'écouter  jusqu'à  ce   qu'il    soit 

4. 


5  2  LYSIS. 

l'heure  de  retourner  à  la  maison.  —  Je  le  veux 
bien,  mon  enfant ,  puisque  tu  me  le  demandes; 
mais  songe  à  venir  à  mon  secours,  si  Méuexène 
se  met  à  me  réfuter  :  ne  sais-tu  pas  que  c'est  un 
disputeur?  — Oh!  oui,  tics  disputeur,  et  c'e^-t 
pour  cela  que  je  désire  que  tu  raisonnes  avec 
lui. —  Et  pourquoi?  repris-je,  pour  que  j'apprête 
à  rire  à  mes  dépens? — A  Dieu  ne  plaise,  Socrate; 
mais  pour  que  tu  le  châties  un  peu. — Comment 
m'y  prendre?  cela  n'est  pas  aisé;  car  c'est  un 
homme  redoutable,  un  élevé  de  Ctésîppe.  Bien 
mieux, Gtésippe lui-même  est  ici  qui  nous  écoute; 
ne  le  vois-tu  pas?  —  Allons,  Socrate,  ne  t'in- 
quiète de  personne,  et  mets-toi  à  raisonner  avec 
Méuexène.  —Eh  bien,  j'y  consens,  lui  dis-je.  Ce 
petit  dialogue  entre  Lysis  et  moi  finissait  à  peine 
queCtésippe  s'écria:  Mais  que  chuchotez-vous  l;> 
de  bon  entre  vous  deux?  se  sauriez-vous  nous  en 
faire  part? — Au  contraire,lui  dis-je, je  nedemande 
pas  mieux.  Nous  en  étions  sur  quelque  chose 
que  Lysis  ne  comprend  pas  et  qu'il  pense  que 
Méuexène  comprendra;  c'est  pourquoi  il  m'en- 
gage à  m'adresser  à  lui.  —  Et  pourquoi  ne  pas 
le  faire? —  Aussi  ferai-je,  repris-je. 

Réponds-moi  donc,  Méuexène,  sur  ce  que  je 
vais  te  demander.  I!  y  a  une  chose  que  je  désire 
depuis    mon    enfance;    et  chacun    a    ainsi  son 


LYSIS.  53 

goût  particulier.  Tel  voudrait  avoir  des  chevaux, 
tel   autre  des  chiens;  celui-ci   de  l'or,   celui-là 
des  dignités.  Pour  moi ,  je  suis  assez  calme  sur 
tout  cela;  mais   ce   que    je    désire  avec  passion 
c'est  de  posséder  des  amis:  un  bon  ami  serait 
plus  précieux  pour  moi  que  la  meilleure  caille, 
le  meilleur  coq  qui  soit  au  monde  *,  même  que 
quelque  cheval  et  quelque  chien  qu'on  me  pro- 
posât: oui,   par  le  chien,  je  crois  même  que 
j'irais  jusqu'à  préférer,  et  de  beaucoup,  un  ami 
à  tout  le  trésor  de  Darius,  quand  on  y  ajouterait 
encore  Darius  en  personne,  tant  je  suis  amateur 
passionné  de  l'amitié.  Eh  bien,  lorsque  je  vous 
considère,  Lysis  et  toi,  une  chose  me  frappe  et 
me  fait  envie,  c'est  qu'étant  si  jeunes,  vous  vous 
trouviez  posséder  sitôt  et  sans  peine  un  si  grand 
bien,  et  que  tu  aies  su  déjà,  Ménexène,  l'attacher 
en  lui  un  ami,  et  lui  de  même  en  toi.  Pour  moi, 
je  suis  si  éloigné  d'avoir  fait  une  telle  acquisition, 
que  j'ignore  même  la  manière  dont  on  acquiert 
un  ami,  et  c'est  justement  ce  dont   je    voulais 
m'in former  à  toi,  comme  étant  bien  au  fait.  Ainsi 
dis-moi,  je  te  prie,  lorsque  quelqu'un  en  aime  un 

Les  Athéniens,  très  curieux  des  combats  de  ces  deux 
espèces  d'oiseaux,  les  nourrissaient  exprès  avec  beaucoup 
de  soin  pour  se  procurer  ce  spectacle.  (Voyez  les  Lois, 
liv.  VII.  ) 


54  LYSIS. 

antre,  lequel  des  deux  devient  Faim!1  est-ce  ce- 
lui qui  aime  par  rapport  à  celui  qui  est  aimé , 
ou  celui  qui  est  aimé  par   rapport  à   celui  qui 
aime,  ou    bien   n'y   a-t-il  aucune  différence   à 
faire?— Aucune,  à  mon  avis,  répond  Ménexène. 
—  Que  dis-tu,  repris-je,  tous  deux  sont  amis, 
quoique  l'un  d'eux  seulement  aime  l'autre?  — 
Oui,  du  moins  à  ce  qu'il  me  semble.  —  Mais  quoi, 
ne  peut-il  pas  arriver  que  celui  qui  aime  ne  soit 
point  payé  de  retour?  —  Cela  peut  arriver.  — 
Bien  mieux,  ne  peut-il  se  faire  qu'il  soit  même 
liai,  comme    souvent    les    amans    s'imaginent 
l'être  de  leurs  bien-aimés?  Quelque  tendrement 
qu'ils   puissent  aimer,  les  uns  croient  qu'on  a 
de  l'indifférence,  les  autres   de   l'aversion  pour 
eux.  Cela  ne  te   semble-t-il    pas  vrai?  —  Très 
vrai.  —  Or,  en  cas  pareil,  l'un  des  deux  aime, 
l'autre    est    aimé?  —  Oui. —  Eh   bien,   en   ce 
cas,  lequel  est  l'ami  de   l'autre?  est-ce  l'aimant 
qui  Test  de  l'aimé ,  qu'il  soit  en  retour  aimé  ou 
haï?  ou  bien  est-ce  l'aimé?  ou   encore,  serait- 
ce  que  ni  l'un  ni  l'autre  n'est  ami  quand  l'af- 
fection   n'est    pas   réciproque    entre  eux?  —  Il 
me  semble  qu'il  faut  l'entendre  de  cette  dernière 
manière.  —  Alors  nous  admettons  tout  le  con- 
traire df  ce  que  nous  avons  dit  précédemment  : 
tout-à-1'heure  il  suffisait  qu'un  soûl  aimât  pour 


LYSIS.  55 

qu'il  y  sût  amitié  entre  tous   deux;  maintenant 
ni  l'un  ni  l'autre  n'est  ami  à  moins  que  tous 
deux  ne  s'aiment  réciproquement. —  Nous  avons 
l'air  en  effet  de  nous  contredire. —  Ainsi,  qui- 
conque aime  n'est  point  l'ami  de  ce  qui  ne  lui 
rend  pas  pareille  affection. —  A  ce  qu'il  semble. 
—  Ceux-là  donc  ne  sont  pas  amis  des  chevaux 
auxquels  les  chevaux  ne  rendent  pas  le  même 
attachement.  Autant  en  dois-je  dire  des  amis  des 
cailles,  des  chiens,  du  vin,  des  exercices  gymnas- 
tiques  ,  et  aussi  des  amis  de  la  sagesse,  à  moins 
que  la  sagesse  ne  les  aime  à  son  tour;  ou  bien, 
quoique  chacun  d'eux  aime  toutes  ces  choses,  il 
n'est  point  leur  ami.  Dès-lors,  quand  le  poète  à 
dit: 

«  Heureux  celui  qui  a  ses  enfans  pour  amis, 
«  avec  des  coursiers  agiles,  des  chiens  pour  la 
«  chasse,  et  un  hôte  dans  les  contrées  lointaines*,» 

le  poète  a  donc  menti? — Non,je  ne  le  pense  pas. 

*  Le  texte  dit:  Heureux  celui  auquel  sont  des  enfans  amis 
(c'est-à-dire  chéris),  des  coursiers,  etc.  La  phraséologie  grec- 
que permet  d'entendre  ces  mots  comme  s'il  y  avait,  auquel 
sont  amis  des  enfans,  des  chevaux,  etc.,  ce  qui  fait  porter 
le  mot  et  l'idée  d'amis  sur  tous  les  autres  objets,  par  une 
extension  évidemment  fausse,  mais  que  la  grammaire  ne  ré 
prouve  pas  positivement.  Pour  rendre  a-la-fois  le  sens  na- 
turel de  ces  vers  et  le  sens  que  leur  prête  Sonate,   il  nous 


56  LVSIS. 

—  Tu  penses  qu'il  ;i  raison  de  s'exprimer  ainsi? 

—  Sans  doute.  —  Ainsi  l'objet  aimé  est  l'ami  de 
celui  qui  aime,  soit  qu'il  l'aime  à  son  tour,  soit 
qu'il  le  haïsse?  Par  exemple,  les  petits  enfans 
nouveau-nés,  qui  n'aiment  pas  encore  leurs 
père  et  mère,  ou  même  qui  les  haïssent  lorsque 
l'un  ou  l'autre  les  châtie ,  sont,  dans  le  temps 
qu'ils  les  haïssent,  leurs  amis  au  plus  haut  degré. 
— II  faut  bien  l'admettre. —  Il  s'ensuit  que  l'ami 
n'est  pas  celui  qui  aime,  mais  celui  qui  est  aimé. 

—  Il  est  vrai.  —  De  même  l'ennemi  sera  non  pas 
celui  qui  a  de  la  haine,  mais  celui  qui  en  est  l'ob- 
jit.  —  D'accord.  —  En  ce  cas,  il  arrive  que  bien 
des  gens  sont  aimés  par  leurs  ennemis  et  haïs 
par  leurs  amis,  et  qu'ils  sont  les  amis  de  leurs 
ennemis  et  les,  ennemis  de  leurs  amis,  s'il  est  vrai 
que  l'ami  soit,  non  l'aimant,  mais  l'aimé.  C'est 
pourtant  Ih  une  chose  bien  déraisonnable,  mon 
cher,  ou  plutôt  impossible,  ce  me  semble,  d'être 
l'ennemi  de  son  ami  et  l'ami  de  son  ennemi.  — 
Ton  obser\alion  me  parait  juste,  Socrate.  • —  Si 

;i  fallu  faire  une  phrase  très  embarrassée.  On  trouve  dans  le 
secund  yllcibnidc  un  pareil  exemple  d'interprétation  arbi- 
traire. Ici  l«'s  deux  vers  en  question  sont  de  Solon  ,  d'à  - 
près  ce  qu'attestent  les  Scholies  d*Hermias  sur  le  Phèdre , 
citées  manuscrites  par  Ruhnken  (  vovez  Cnllimaque ,  édit. 
«l'I.i  nesri ,  fragmens ,  pag.  421), el  publiées  depuis  en  to- 
talité p. a    \-i    (  /  oyei  y.  :>■'>. 


LYSIS.  57  ' 

donc  il  y  a  là  impossibilité  ,  il  faudra  bien  que 
celui  qui  aime  soit  l'ami  de  celui  qui  est  aimé. 
—  Oui.  —  Que  celui  qui  hait  soit  l'ennemi  de 
celui  qui  est  haï.  —  Naturellement.  — Dès-lors 
nous  nous  trouverons  souvent  dans  la  nécessité 
de  reconnaître,  comme  dans  les  cas  dont  nous 
avons  parlé,  que  souvent  on  est  l'ami  de  qui  ne 
nous  est  point  ami,  souvent  même  de  qui  nous  est 
ennemi,  quand  nous  aimons  qui  ne  nous  aime 
point  et  même  qui  nous  hait;  et  que  souvent 
aussi  on  est  l'ennemi  de  qui  ne  nous  est  point 
ennemi,  même  de  qui  nous  est  ami,  lorsque 
nous  haïssons  qui  ne  nous  hait  point,  et  même 
qui  nous  est  attaché.  —  Cela  est  probable.  — 
Comment  donc  ferons-nous  si  l'ami  n'est  ni  l'ai- 
mant, ni  l'aimé  ,  ni  même  celui  qui  est  à-la-fois 
l'un  et  l'autre?  Faut-il  supposer  un  autre  rap- 
port dans  lequel  on  peut  devenir  réciproque- 
ment amis?  —  Par  Jupiter  !  je  ne  sais,  Socrate, 
comment  me  tirer  de  là. —  N'aurions-nous  pas, 
Ménexène,  mal  envisagé  les  choses?  —  C'est  ce 
qu'il  me  semble,  Socrate ,  dit  Lysis,  et  aussitôt 
il  rougit.  Je  vis  bien  que  ces  mots  lui  étaient 
échappés  malgré  lui  par  la  vivacité  de  l'attention 
qu'il  nous  prétait,  et  que  sa  physionomie  n'avait 
cessé  d'exprimer. 

Voulant  donc  donner  du  relâche  à  Ménexène 


58  LYSIS. 

et  charmé  (railleurs   de    l'intelligente  curiosité 
de  son  camarade,  je  me  tournai  vers   lui  pour 
lui  adresser  la  parole   :  Oui,   mon  cher  Lysis , 
lui    dis-je,   je   crois  que   tu  as  raison,  et   que 
si  nous  eussions  mieux  dirigé    cette  discussion, 
nous  ne  nous  serions  pas  égarés  de  la  sorte.  Eh 
bien  ,  renonçons  au  chemin  que  nous  avons  pris; 
il  me  parait  trop  difficile  :  je  suis  d'avis  que  nous 
en  suivions  un  autre  vers  lequel  nous  nous  som- 
mes  déjà    tournés,  et    que    nous   considérions 
'  ce  que  disent  les  poètes.  En  fait  de  sagesse,  les 
poètes  sont  nos  pères  et  nos  guides.  Vraiment , 
ils  ne  nous  expliquent  pas  mal  l'amitié;  ils  nous 
disent  que  c'est  Dieu  lui-même  qui  fait  les  amis, 
en  les  conduisant  l'un  vers  l'autre.  Ils  s'expriment 
à-peu-près  en  ces  termes,  s'il  m'en  souvient  bien  : 
Un  Dieu  rapproche  ceux  qui  se  ressemblent  *  , 

et  fait  qu'ils  se  connaissent.  N'as-tu  jamais  ren- 
contré ces  vers-là?  —  Si  fait,  Socrate.  —  Tu 
auras  peut-être  aussi  rencontré  les  ouvrages  de 
certains  hommes  fort  habiles  ([ni  disent,  préci- 
sément la  même  chose,  savoir,  que  le  semblable 
est  toujours  et  nécessairement  ami  de  son  sem- 
blable**; je  veux  parier  de  ceux  qui  traitent, 

"  Homère,  Odyss.  XVII,  ai8. 

••('.'est  la  doctrine  d'Empedocle.  Voyez   A.histotb,  Eth. 

\  III  .   i     Dmr,     ni     LMHTE.  VIH,    ?6 


LYSIS  % 

clans  leurs  entretiens  et  dans  leurs  écrits,  de  la 
nature  et  de  l'univers.  —  Oui,  Socrate.  —  Trou- 
ves-tu qu'ils  aient  raison?  —  Peut-être.  —  Peut- 
être,  repris-je,  n'ont-ils  raison  qu'à  demi,  mais 
peut-être  aussi  entièrement ,  et  ce  sera  nous  qui 
ne  les  entendons  pas.  Jl  nous  semble  en  effet  que 
plus  un  méchant  homme  se  rapprochera  de  son 
pareil  et  fera   société  avec  lui ,  plus  il  devra  de- 
venir son  ennemi  :  car  il  lui  fera  quelque  injus- 
tice; et  il  est  impossible  que   l'offenseur  et  l'of- 
fensé soient  bons  amis.  N'est-ii  pas  vrai  ?  —  Sans 
doute.  —  Il  résulte  de  là  qu'une   moitié   de  la 
maxime  serait  fausse,  en  supposant  que  les  mé- 
dians fussent  semblables  entre  eux.  - —  Tu  as 
raison.  —  Mais  ils  veulent  dire,  je  crois,  que 
les  bons  se  ressemblent  et  sont  amis  entre  eux, 
tandis  qu'au   contraire  les  méchans  sont ,  à  ce 
qu'on  dit  du  moins,  changeans  et  variables.  Or, 
ce  qui  est  différent  de  soi-même,  et  contraire  à 
soi-même,  ne  saurait  à  beaucoup  près   ressem- 
bler à  quelque  autre  chose  et  l'aimer.  N'est-ce 
pas  ton  avis?  —  Oui,  bien.  —  Ainsi,  mon  cher 
ami,  ceux  qui  disent  que  le  semblable  est  ami  de 
son  semblable  l'entendent,  je  crois,  en  ce  sens, 
que  l'homme  de  bien  seul  est  ami  de  l'homme 
de  bien ,  et  que   le   méchant  ne  saurait  former 
jamais   ni  avec  le   bon  ni  avec  le  méchant  une 


Go  LYSIS. 

amitié  véritable.  Es-tu  de  cet  avis?  —  Eysis  me 
fit  signe  que  oui.  —  Nous  savons  donc  main- 
tenant quelles  gens  sont  amis;  car  notre  rai- 
sonnement nous  démontre  que  ce  sont  les 
gens  de  bien.  —  Cela  me  parait  évident. — 
Et  à  moi  aussi,  repfis-je;  pourtant  il  y  a  là  quel- 
que chose  qui  me  contrarie.  Allons,  courage, 
examinons  de  grâce,  ce  que  je  crois  entrevoir.  Le 
semblable  esl  ami  du  semblable  en  tant  que  sem- 
blable, et  comme  tel,  il  lui  est  utile.  Mais  voyons 
ceci  :  est-il  quelque  bien  ou  quelque  dommage 
que  le  semblable  puisse  faire  à  son  sembla- 
ble qu'il  ne  puisse  se  faire  à  soi-même?  en 
peut-il  attendre  quoi  que  ce  soit  qu'il  ne  puisse 
attendre  de  soi-même?  Alors,  comment  les  sem- 
blables pourraient-ils  s'attacher  l'un  à  l'autre, 
quand  ils  ne  peuvent  se  servir  de  rien  récipro- 
quement? y  a-t-il  moyen?  —  Impossible.  — 
Et,  sans  attachement,  comment  pourrait-on  être 
amis? — En  aucune  manière. —  Mais  enfin,  quoi- 
que le  semblable  ne  soit  pas  ami  du  semblable, 
il  se  pourrait  que  les  gens  de  bien  fussent  amis, 
en  tant  que  gens  de  bien,  sinon  en  tant  que 
semblables.  —Peut-être. —  Mais  quoi!  l'homme 
de  bien,  en  tant  qu'homme  de  bien,  nese  suliit-il 
pas  à  lui-même?  -  Oui.  —  Or  celui  qui  se  suffit 
.1  soi-même,  par  cela  même  n'a  besoin  de  per- 


LYSIS.  tii 

sonne.  — «  Certainement.  —  Celui  qui  n'a  besoin 
de  personne  ne  saurait  s'attacher.  —  Non.  — 
Ne  s'attacliant  pas  ,  il  ne  peut  aimer.  —  Non.  — 
Ne  pouvant  aimer,  il  ne  peut  être  ami.  —  Non  , 
cela  est  clair.  —  Comment  donc  voulons-nous 
que  se  forme  l'amitié  entre  les  gens  de  bien  ,  si , 
absens,  ils  n'ont  pas  besoin  les  uns  des  antres, 
puisque  chacun  d'eux  isolé  se  suffit  à  soi- 
même,  et  si,  présens,  ils  ne  se  sont  d'aucune 
utilité?  Le  moyen  que  de  tels  hommes  se  sou- 
cient beaucoup  l'un  de  l'autre?  —  Je  ne  le  con- 
çois pas.  —  Se  souciant  si  peu  l'un  de  l'autre, 
ils  ne  sauraient  être  amis.  —  Il  est  vrai. —  Vois 
donc  un  peu,  Lysis,  dans  quel  panneau  on  nous 
a  fait  donner!  Notre  principe  a  bien  l'air  de  n'ê- 
tre pas  faux  à  demi  seulement.  —  Comment 
cela?  —  Il  me  revient  en  ce  moment  à  l'esprit 
d'avoir  entendu  quelqu'un  soutenir  que  le  sem- 
blable est  en  guerre  avec  le  semblable,  les  gens 
de  bien  avec  les  gens  de  bien.  Mon  homme 
mettait  en  avant  le  témoignage  d'Hésiode,  qui 
dit  quelque  part  : 

Le  potier  fait  ombrage  au  potier,  le  chanteur  au  chanteur. 
Et  le  mendiant  au  mendiant.  * 

Et  en  général  il  ajoutait  que  plus  les  choses  sont 

HÉsionp. ,  Les  œuvres  et  les  jours  ,  v.  î5. 


6à  LYSIS. 

semt)lables  entre  elles,  plus  elles  doivent  contenir 
cTélémens  d'envie,  de  discorde  et  de  haine;  et 
moins  elles  sont  semblables,  d'amitié;  que  d'ail- 
leurs le  pauvre  est  de  toute  nécessité  ami  du 
riche,  le  faible  du  fort,  pour  en  avoir  du  se- 
cours; le  malade  du  médecin;  et  qu'enfin   qui- 
conque est  ignorant  recherche  et  aime  l'homme 
instruit.  Alors,  se  développant  de  plus  en  plus 
avec  hardiesse  ,  tant  s'en  fallait,  selon   lui,  que 
le  semblable  fut  ami  de  son  semblable,  que  c'é- 
tait précisément  le  contraire  qui  est  ami  de  son 
contraire;  que  les  choses  les  plus  opposées  entre 
elles  sont  les  plus  amies  ;  qu'en  effet  on  a  besoin 
de  son  contraire  et  non  de  son  semblable  :  pat- 
exemple,  le  sec  de  l'humide,  le  froid  du  chaud  , 
l'amer  du  doux,  l'aigu  de  l'obtus,  le  vide  du  plein, 
le  plein  du  vide,  et  ainsi  du  reste;  puisque  le 
contraire  sert  d'aliment  à  son  contraire,  tandis 
que  le  semblable  ne  profite  de  rien  à  son  sem- 
blable *.  Et,  en  disant  ces  choses-là,  mon  cher, 
il  avait  l'air  d'être  bien  sûr  de  son  fait;  il  par- 
lait  à   merveille.  Et  vous,  mes  amis,  en  êtes- 
vous  contens? —  Oui,  vraiment,  dit  Ménexène, 

*  Opinion  d'Heraclite.  Voyez  Aristote,  Ethiq.  VIII,  i. 
Dioc.  de  Laertr,  IX ,  1 ,  8.  Le  Banquet  et  le  Commentaire  de 
Provins  sur  le  Tirnée,  p.  i!\. 


EYSIS.  G3 

autant  qu'il  est  possible  d'en  juger  sur  un  pre- 
mier aperçu.  —  Ainsi  nous  admettons  que  cha- 
que chose  est  éminemment  amie  de  son  con- 
traire?—  Oui.  —  Bon;  mais  n'est-ce  pas  en 
vérité  bien  étrange,  Ménexène?  et  n'allons-nous 
pas  voir  tomber  sur  nous  sans  pitié  nos  au- 
tres habiles  raisonneurs,  qui  nous  demande- 
ront si  la  haine  et  l'amitié  ne  sont  pas 
des  choses  fort  contraires?  Que  leur  répon- 
drons-nous? ne  sommes  -  nous  pas  forcés  de 
leur  accorder  ce  point?  —  Nécessairement.  — 
Est-ce  que  par  hasard  la  haine  est  amie  de  l'a- 
mitié ,  ou  l'amitié  de  la  haine?  —  Pas  du  tout. — 
Ou  bien  peut-être  le  juste  de  l'injuste,  la  tem- 
pérance de  l'intempérance,  le  bon  du  mauvais? 
—  Je  ne  le  crois  pas.  —  Si  pourtant  une  chose 
est  amie  d'une  autre  en  raison  de  son  opposi- 
tion, il  faut  bien  que  celles-ci  le  soient.  — Il 
est  vrai.  —  Ainsi,  ni  le  semblable  n'est  ami  du 
semblable,  ni  le  contraire  du  contraire.  —  Il  ne 
semble  pas.  —  Eh  bien  voyons  donc  si  le  principe 
de  l'amitié  ne  réside  pas  ailleurs,  puisqu'il  n'est 
réellement  rien  de  ce  que  nous  avons  dit,  et 
si  par  hasard  ce  qui  n'est  ni  bon  ni  mauvais 
n'est  pas  ami  de  ce  qui  est  bon.  —  Que  veux- 
tu  dire?  —  Par  Jupiter  !  je  ne  le  sais  trop  moi- 
même;  je   ne   vais   qu'en    trébuchant,   tant   je 


64  LYSIS. 

trouve  ici  de  difficultés.  Peut-être  que,  suivant 
le  vieux  proverbe,  c'est  la  beauté  qui  fait  l'ami- 
tié*. Aussi  bien  notre  sujet  est-i!  quelque  chose 
de  délicat,  de  lisse  et  de  poli,  et,  à  cause  de  cela, 
il  pourrait  encore  nous  échapper  et  nous  glisser 
entre  les  doigts.  Je  dis  donc  que  le  bon  est  beau. 
N'est-ce  pas  ton  avis?  —  Oui.  —  Je  dis  encore, 
comme  par  divination  ,  que  ce  qui  aime  le  beau 
et  le  bon  n'est  ni  l'un  ni  l'autre.  Or,  écoute  ce 
qui  me  fait  hasarder  ces  conjectures  un  peu 
en  aveugle.  Je  crois  apercevoir  trois  genres  dis- 
tincts; d'abord  le  bon,  puis  le  mauvais,  ensuite 
ce  qui  n'est  ni  bon  ni  mauvais.  Les  distingues- 
tu  aussi?  —  Oui.  —  Je  vois  que  ni  le  bon  n'est 
aimé  du  bon,  ni  le  mauvais  du  mauvais,  ni  le 
bon  du  mauvais  :  c'est  ce  que  nos  raisonnemens 
précédens  nous  défendent  d'admettre  ;  il  ne  reste 
donc,  pour  qu'il  y  ait  lieu  à  l'amitié, que  le  rap- 
port de  ce  qui  n'est  ni  bon  ni  mauvais  à  ce  qui 
est  bon  ou  à  ce  qui  lui  ressemble  :  car  pour  Je 
mauvais,  en  aucun  cas  il  ne  peut  être  aimé.  — 
Fort  bien. — Mais,  disions-nous,  le  semblable  fie 
peut  être  non  plus  aimé  de  son  semblable. 
N'est-ce  pas?  — Oui.  —  Ainsi,  pour  ce  qui  n'est 

*  Voyez  le  treizième  vers  de  Tliéognis  où  il  f;iit  dire  aux 
Grâces:  Ce  qui  est  beau  est  aime;  ee  qui  n'est  pas  beau  t 
pas  aimé. 


LYSIS.  65 

ni  bon  ni  mauvais,  il  ne  saurait  être  aimé  de 
son  semblable?  —  Nullement,  à  ce  qu'il  paraît. 
—  Il  s'ensuit  donc  que  l'amitié  n'a  lieu  qu'entre 
ce  qui  n'est  ni  bon  ni  mauvais  et  le  bon.  — 
Cela  me  semble  nécessaire.  — Eh  bien  ,  mes  en- 
fans,  ajoutai-je,  où  pourra  nous  mener  le  rai- 
sonnement que  nous  venons  de  faire?  Prenons 
un  exemple  :  le  corps  en  bonne  santé  n'a  besoin 
d'aucun  soulagement  ni  de  l'art  du  médecin  ;  il  se 
suffit  à  lui-même,  et  nul  homme  en  santé  n'aime 
son  médecin,  précisément  parce  qu'il  est  en 
santé.  N'est-il  pas  vrai?  —  Oui.  —  Mais  c'est  bien 
plutôt  le  malade,  à  cause  de  sa  maladie  ?  —  Sans 
doute.  —  Pourtant  la  maladie  est  un  mal ,  tandis 
que  la  médecine  est  quelque  chose  de  salutaire 
et  de  bon?  —  Oui.  — D'un  autre  côté,  le  corps, 
en  tant  que  corps,  n'est  ni  bon  ni  mauvais?  — 
Cela  est  vrai.  —  Or  le  corps  est  forcé,  à  cause 
delà  maladie,  de  sattacher  à  la  médecine  et  de 
l'aimer? — Je  le  pense.  —  En  ce  cas,  ce  qui  n'est 
ni  bon  ni  mauvais  devient  donc  ami  de  ce  qui 
est  bon,  à  cause  de  la  présence  du  niai  ?  — A  ce 
qu'il  paraît.  —  Mais  il  est  évident  qu'il  ne  faut 
pas  attendre  que  la  présence  du  mal  l'ait  rendu 
mauvais,  car  alors,  devenu  mauvais,  il  ne  pour- 
rait plus  désirer  le  bon  et  lui  devenir  ami,  puis- 
qu'il est  impossible,  suivant  nos  propres  affir- 


66  LYSIS. 

mations,  que  le  bon  et  le  mauvais  soient  amis. 

—  Impossible,  en  effet. — Et  maintenant  fais 
attention  à  ce  que  je  vais  dire.  Je  dis  que  telle 
chose  peut  bien  être  semblable  à  ce  qui  se 
trouve  avec  elle,  telle  autre  non;  supposons,  pat- 
exemple,  qu'on  se  mette  à  enduire  de  couleur 
un  objet  quelconque,  en  pareil  cas  la  couleur 
dont  on  enduit  se  trouvera  avec  la  chose  en- 
duite?—  Sans  doute.  —  Mais  l'objet  enduit  est- 
il  le  même  quant  à  la  couleur  que  cette  cou- 
leur? —  Je  n'entends  pas.  — Voici,  repris-je  : 
si  quelqu'un  teignait  de  céruse  tes  cheveux  qui 
sont  blonds,  alors  seraient- ils  blancs,  ou  le 
paraîtraient-ils  seulement?  —  Ils  le  paraîtraient. 

—  Et  pourtant  la  blancheur  s'y  trouverait. — 
Oui.  —  Néanmoins  ils  n'en  seraient  pas  plus 
blancs  pour  cela,  et  malgré  la  présence  de  cette 
blancheur,  ils  ne   seraient  ni  blancs  ni   noirs. 

—  Cela  est  vrai.  —  Mais,  mon  ami,  lorsque  la 
vieillesse  leur  fait  prendre  cette  couleur,  alors 
il  n'y  a  plus  lieu  à  distinguer  la  réalité  de  l'ap- 
parence, et  ils  deviennent  blancs  en  effet  par 
la  présence  de  la  blancheur.  —  Nul  doute.  — 
Je  demande  donc  si  un  objet  est  toujours  sem- 
blable à  ce  qui  se  trouve  avec  lui,  ou  si  dans 
tel  cas  il  lui  est  semblable  et  dans  tel  autre  il 
ne  l'est  pas.  —  Ceci   me  paraît   plus  juste.  — 


LYSIS.  67 

Ainsi,  quelquefois  la  présence  du  mal  ne  rend 
pas  mauvais  ce  qui  n'est  en  soi  ni  mauvais  ni 
bon;  quelquefois  aussi  elle  le  rend  mauvais.  — 
Tout-à-fait.  —  Lors  donc  que,  malgré  la  pré- 
sence du  mal,  l'objet  n'est  pas  encore  mau- 
vais, cette  présence  même  du  mal  lui  fait  dési- 
rer le  bon;  mais  si  elle  le  rend  mauvais,  elle  lui 
ôte  à-la-fois  le  désir  du  bon  et  la  faculté  de  l'ai- 
mer. En  effet,  l'objet  n'est  plus ,  comme  d'abord  , 
ni  mauvais  ni  bon;  il  est  mauvais  :  or  le  mauvais 
ne  peut  être  ami  du  bon.  —  Assurément.  — 
D'après  cela,  nous  pouvons  dire  que  ceux  qui 
possèdent  la  sagesse,  hommes  ou  dieux,  ne  l'ai- 
ment plus;  et  que  ceux-là  ne  l'aiment  pas  non 
plus,  qui  poussent  l'ignorance  jusqu'à  n'avoir 
pas  le  sentiment  du  bien;  car  celui  qui  est  mau- 
vais et  ignorant  ne  saurait  aimer  la  sagesse.  Res- 
tent donc  ceux  qui  sont  encore  ignorans,  il  est 
vrai,  mais  qui  ne  le  sont  pas  totalement,  et  qui 
reconnaissent  ne  pas  savoir  ce  qu'en  effet  ils  ne 
savent  pas.Ceux-là,  c'est-à-dire  ceux  qui  ne  sont  ni 
bons  ni  mauvais,  aiment  la  sagesse.  Quant  à  ceiix 
qui  sont  mauvais,  ils  ne  l'aiment  pas,  non  pins 
que  ceux  qui  sont  bons  :  car  le  contraire  n'est 
point  ami  du  contraire  ,  ni  le  semblable  du  sem- 
blable, ainsi  que  nous  l'avons  remarqué  précé- 
demment :  vous  vous  le  rappelez?  —  Très  bien, 


5. 


08  LYSIS. 

me  répondirent-ils.  —  Nous  avons  donc,  repris- 
je,  Lysis  et  Ménexène,  découvert  d'une  manière 
certaine  ce  qui  est  ami  et  ce  qui  ne  Test  pas  : 
nous  disons  que,  soit  relativement  à  l'âme,  soit 
relativement  au  corps,  et  partout,  en  un  mot, 
ce  qui  n'est  ni  bon  ni  mauvais  est  ami  du  bon  à 
cause  de  la  présence  du  mal.  —  Tous  les  deux 
en  convinrent  et  reconnurent  avec  moi  qu'il  en 
était  ainsi. 

Pour  moi,  j'éprouvais  une  vive  satisfaction; 
j'étais   comme   le   chasseur   qui   vient    enfin   à 
grand'peine  de  saisir  la  proie  qu'il  poursuivait 
depuis  long-temps.   Bientôt,   cependant,  il  s'é- 
leva dans  mon  esprit,  je  ne  sais  comment,  le 
plus  étrange  soupçon  ;  je  craignis  que  tout  ce 
dont  nous  étions  convenus  ne  fût  pas  vrai  ;  et 
aussitôt,  tout  affligé,  je   m'écriai:  —  Ah!  mes 
enfans,   nous   courons    risque    de   n'avoir   fait 
qu'un  beau  rêve.  —  Quoi   donc?  me  dit   Mé- 
nexène. • —  J'ai    bien    peur,   conlinuai-je,   que 
dans  nos  discours  sur  l'amitié  nous  n'ayons  été 
dupes  de    raisonneimns  spécieux,  comme  on 
est  dupe  d'un  fanfaron.  —  Comment  cela?  —  Le 
voici  :  celui  qui   aime  aime-t-il  quelque  chose, 
ou    non?   —   II   aime   nécessairement  quelque 
chose.  — Maintenant,  ne  l'aime-t-il  pour  rien  ni 
à  cause  de  rien  ?  —  Il  ne  peut  l'aimer  que  pour 


LYSIS.  69 

quelque  chose.  — Ce  pourquoi  on  est  ami  de  quel- 
que chose  l'aime-t-on  aussi,  ou  n'est-il  ni  ami 
ni  ennemi? —  Je  ne  saisis  pas  bien  la  question. 

—  Cela  n'est  pas  étonnant.  Mais  rie  cette  ma- 
nière peut  être  tu  me  suivras  plus  facilement; 
et  moi-même,  ce  me  semble,  je  comprendrai 
mieux  ce  que  je  dis.  Le  malade,  avons-nous 
avancé  tout-à-1'heure,  est  ami  du  médecin  :  n'est- 
il  pas  vrai?  —  Oui.  —  N'est-il  pas  ami  du  mé- 
decin à  cause  de  la  maladie  et  en  vue  de  la 
santé?  —  Sans  doute  • —  Or,  la  maladie  est  un 
mal?  — Comment  n'en  serait-elle  pas  un? — Et 
la  santé  est-elle  un  bien  ou  un  mal,  ou  n'est- 
elle  ni  l'un  ni  l'autre?  — ■  Elle  est  un  bien.  — 
Nous  disions,  je  crois,  que  lo  corps,  qui  n'est 
en  lui-même  ni  bon  ni  mauvais,  devient,  à  cause 
de  la  maladie,  c'est-à-dire  à  cause  du  mal,  ami 
de  la  médecine.  Or  la  médecine  est  bonne.  D'un 
autre  coté,  on  aime  la  médecine  en  vue  de  la 
santé.  La  sauté  est  bonne,  n'est-ce  pas?  — 
Oui,  certes.  —  Et  l'aime-t-on,  ou  non?  — 
On  l'aime.  — Et  la  maladie,  en  est-on  ennemi? 

—  Assurément.  —  Ce  qui  n'est  ni  mauvais  ni 
bon  peut  donc,  à  cause  de  ce  qui  est  mauvais 
et  ennemi,  devenir  ami  du  bon,  en  vue  de  ce 
qui  est  bon  et  ami.  —  Cela  me  paraît  évident. 

—  Ainsi,  celui  qui  aime  est  ami  de  ce  qui  lui 


7o  LYSIS. 

est  ami,  a  cause  de  ce  qui  Jui  est  ennemi.  — 
Je  le  crois.  —  Fort  bien,  repris-je  alors.  Mais 
arrivés  là,  mes  en  fans,  prenons  garde  de  nous 
tromper.  Je  veux  bien  d'abord  ne  pas  vous  faire 
remarquer  que  l'ami  est  devenu  ami  de  l'ami,  en 
d'autres  termes  que  le  semblable  est  maintenant 
ami  du  semblable,  ce  que  nous  avons  reconnu 
impossible.  Passons  outre,  et  tachons  de  ne  pas 
nous  égarer  dans  nos  raison nemens.  La  méde- 
cine, disons-nous,  est  aimée  pour  la  santé?  — 
Oui.  —  La  santé  est-elle  aussi  aimée?  ■ —  Sans 
doute.  - —  Si  elle  est  aimée,  elle  l'est  pour  quel- 
que chose?  —  Evidemment.  —  Ht  pour  quelque 
chose  que  nous  aimons,  en  suivant  le  principe 
que  nous  venons  d'établir?  —  Sans  contredit. 
—  Et  cette  chose,  de  son  coté,  ne  sera-t-elle 
pas  aimée  pour  quelque  autre  chose  que  nous 
aimons  aussi?  —  Oui,  vraiment. —  Mais  n'est- 
il  pas  nécessaire  de  renoncer  à  cette  marche, 
et  d'arriver  à  quelque  principe  qui,  sans  nous 
faire  retomber  toujours  ainsi  d'ami  en  ami,  nous 
conduise  enfin  à  ce  qui  est  l'ami  par  excellence, 
à  cet  ami  pour  lequel  on  peut  dire  que  tout  le 
reste  est  aimé?  —  Il  le  faut.  —  Je  le  répète, 
prenons  garde  que  toutes  les  an! ici  choses  qui, 
disons-nous,  sont  aimées  pour  cet  ami  par  ex- 
cellenee,  n'en  prennent  faussement  l'apparence 


LYS1S.  71 

à  nos  yeux  et  ne  nous  induisent  en  erreur,  tan- 
dis que  lui  seul  est  fami  véritable.  Examinons 
un  peu.  Quand  on  attache  un  grand  prix  à  quel- 
que chose,  supposons  par  exemple  un  père  qui 
préfère  son  (ils  à  tous  les  biens  du  monde;  n'y 
auia-t-il  pas  quelque  autre  objet  auquel  ce  père 
attachera  aussi  un  grand  prix  par  suite  de  sou 
amour  pour  son  fils?  ainsi,  vient-il  à  apprendre 
qu'il  a  bu  de  la  ciguë ,  il  fera  grand  cas  du  vin  , 
s'il  pense  que  le  vin  peut  sauver  son  fils? — Cer- 
tainement. —  Il  fera  grand  cas  du  vase  qui  con- 
tiendra le  vin?  —  Sans  doute.  —  Fera-t-il  donc 
alors  plus  de  cas  d'une  coupe  d'argile  ou  de  trois 
mesures  de  vin  que  de  son  propre  fils?  ou  rie 
faut-il  pas  dite  plutôt  que  tout  son  amour  se 
porte,  non  sur  les  remèdes  que  l'on  prépare 
pour  l'enfant,  mais  sur  l'enfant  pour  lequel  on 
prépare  ces  remèdes?  Cependant  nous  disons 
souvent  que  nous  estimons  l'or  et  l'argent;  rien 
n'est  plus  faux  :  ce  que  nous  estimons,  c'est  ce 
pourquoi  nous  recherchons  l'or,  l'argent,  et 
tous  les  autres  biens  :  n'esl-il  pas  vrai? — Oui. — 
Ne  peut-on  pas  appliquer  le  même  raisonnement 
à  l'ami  ?  car,  en  donnant  le  nom  d'ami  à  ce  que 
nous  aimons  en  vue  d'autre  chose,  nous  nous 
sommes  servis,  je  crois,  d'une  expression  im- 
propre, lin  effet  .  le  nom  d'ami  semble  n'appar- 


7*  LYSIS. 

tenir  réellement  qu'à  l'objet  auquel    viennent 
aboutir  toutes  les  autres  prétendues  amitiés.  — 
1!  a  bien  l'air  d'en   être  ainsi.  —  Le  véritable 
ami  n'est  donc  pas  ami  en  vue  d'un  autre  ami? 
— Non. — Ainsi,  que  l'ami  ne  soit  pas  ami  à  cause 
de  quelque  chose  d'ami,  voilà  qui  est  hors  de  dis- 
cussion. Mais  n'aimons-nous  pas  le  bon? —  Oui. 
—  Est-ce  à  raison  du  mal  que  le  bon  est  aimé? 
et  si  des  trois  choses  de  nature  différente  dont 
nous  avons   parlé,    le    bon ,   le    mauvais ,  et  ce 
qui   n'est   ni   mauvais  ni  bon,  deux  seulement 
continuaient  de  subsister,  et  que  la  troisième, 
c'est  à-dire  le  mauvais,  disparût  entièrement  et 
n'affectât  plus  ni  le  corps  ni  l'âme,  ni  aucune 
des  choses   que   nous    reconnaissons  n'être   ni 
bonnes  ni  mauvaises   en    elles-mêmes,  le  bon 
ne  deviendrait-il  pas  alors  complètement  inutile 
et  sans  usage?  Si  en  effet  nous  n'éprouvions  au- 
cune souffrance,  nous  ne  sentirions  plus  le  be- 
soin d'aucun   soulagement;  et  par   là  il   serait 
évidemment  prouvé  que  c'est  à   cause  du  mau- 
vais que  nous  recherchons  et  aimons    le  bon  : 
le  bon  est  en  quelque  sorte  le  remède  du  mau- 
vais, le  mauvais  est  une  maladie;  or,  quand  il 
n'y  a  pas  de   maladie,  ou  n'a  nul   besoin  de  re- 
mèdes. Il  est  donc  dans  la  nature  du   bon  que 
d'homme,  qui  n'est  ni  bon  ni  mauvais,  ne   peut 


LYSIS.  73 

l'aimer  qu'à  cause  du  mal;  et  que  le  bon  n'a 
par  lui-même  aucune  utilité.  —  Il  me  semble 
qu'il  en  est  ainsi,  répondit  Ménexène.  —  Ainsi, 
repris-je,  cet  ami  auquel  se  rapportent  toutes  les 
autres  choses  qui,  comme  nous  le  disions,  sont 
aimées  en  vue  d'une  autre,  ne  leur  ressemble 
en  rien.  Celles  ci  en  effet  sont  aimées,  à  ce  que 
nous  prétendons,  en  vue  de  quelque  chose  que 
nous  aimons;  mais  l'ami  véritable  paraît  être 
d'une  nature  tout  opposée  :  d'après  ce  que  nous 
venons  de  dire,  il  est  ami  à  cause  de  ce  qui  est 
ennemi;  et  si  ce  qui  est  ennemi  venait  à  dispa- 
raître, il  cesserait,  à  ce  qu'il  semble,  de  nous 
être  ami. —  Je  n'en  crois  rien,  du  moins  d'a- 
près ce  que  nous  avons  dit.  —  Par  Jupiter,  ré- 
ponds-moi ,  Ménexène  :  supposons  que  la  mal 
ait  entièrement  disparu;  n'y  aura-t-il  plus  ni  faim, 
ni  soif ,  ni  rien  de  semblable?  ou  bien  au  con- 
traire la  faimn"existera-t-elle  pas  toujours,  aussi 
long-temps  du  moins  qu'il  y  aura  des  hommes 
et  des  animaux  ,  mais  sans  être  jamais  nuisible, 
ainsi  que  la  soif  et  tous  les  autres  appétits  de  cette 
sorte,  sans  qu'ils  puissent  jamais  devenir  mau- 
vais, puisque  le  mal  n'est  plus?  ou  est-ce  une 
question  ridicule  de  demander,  qu'y  aura-t  i!  ou 
que  n'y  aura-t-il  pas  alors?  —  Qui  le  sait?  Au 
moins,  ce  que  nous  savons,  c'est  que   mainte- 


74  LYS1S. 

liant  l'homme  quia  faim  tantôt  en  souffre,  tantôt 
en  jouit.  N'est-il  pas  vrai? — Oui. — Et  s'il  a  soif  ou 
s'il  éprouve  tout  autre  appétit  semblable,  ces 
appétits  ne  lui  font-ils  pas  tantôt  du  bien,  tan- 
tôt du  mal,  et  quelquefois  aussi  ni  l'un  ni  l'autre? 
■ — Sans  doute. —  Dans  le  cas  où  le  mal  serait  dé- 
truit, ce  qui  n'est  pas  mauvais  devrait-il  être  dé- 
tnùt  avec  le  mal?  —  Non,  vraiment.  —  Ainsi, 
les  appétits  qui  ne  sont  ni  bons  ni  mauvais  existe- 
raient encore,  lors  même  que  le  mal  aurait  dis- 
paru. —  Je  le  crois.  —  L'appétit  et  le  désir  peu- 
vent-ils exister  sans  l'amour?  —  Je  ne  le  peuse 
pas.  —  Il  semblerait  donc  d'après  cela  que  Toit 
aimerait  encore  après  la  destruction  du  mal.  — 
Certainement.  —  Si  le  mal  donnait  naissance  à 
l'amitié,  le  mal  une  fois  disparu,  l'amitié  ne 
pourrait  plus  être  :  car,  lorsque  la  cause  cesse,  il 
est  impossible  que  l'effet  subsiste.  —  C'est  juste. 
— Précédemment  nous  avions  admis  que  celui  qu  i 
aime  aime  quelque  chose  et  pour  quelque  chose; 
et  nous  disions  alors  que  c'était  a  cause  du  mal 
que  ce  qui  n'est  ni  bon  ni  mauvais  aimait  le  bon. 

—  Oui.  —  Je  crois  maintenant  apercevoir  une 
autre  raison  d'aimer  et  d  être  aimé. —  Voyons, 

—  Le  désir  est-il  véritablement  ,  comme  nous 
venons  de  le  dire  ,  la  cause  de  l'amitié '.'  Ce  qui 
désire  e.st-il.   lorsqu'il   désire,  ami  de  ec  qui  es» 


LYSIS.  75 

désiré?  et  tous  nos  raisonnemens  précédens  sur 
['amitié  ne  sont-ils  qu'un  long  bavardage?  —  Je 
le  crains.  —  Et  en  effet,  ce  qui  désire  ne  desire- 
t-il  pas  ce  dont  il  a  besoin  ?  Qu'en  dis-tu  ?  —  Je 
le  pense.  —  Ce  qui  a  besoin  est  ami  de  ce  dont 
il  a  besoin?  —  Sans  doute.  —  On  a  besoin  de 
ce  dont  on  est  privé  ?  —  Oui.  —  Dès-lors ,  c'est 
ce  qui  nous  est  convenable  apparemment  qui 
est  l'objet  de  l'amour,  de  l'amitié,  du  désir; 
cela  semble  évident,  Ménexène  et  Lysis.  — 
Lun  et  l'autre  en  convinrent.  —  Ainsi  vous, 
par  exemple ,  si  vous  êtes  amis  ,  c'est  qu'il  existe 
quelque  convenance  naturelle  entre  vous.  — 
Assurément,  me  répondirent-ils  ensemble.  — 
Si  quelqu'un ,  mes  amis,  en  recherche  et  en 
aime  un  autre  ,  il  faut  qu'il  y  ait  entre  lui  et 
l'objet  aimé  quelque  convenance  soit  d'âme, 
soit  de  caractère ,  soit  de  mœurs ,  soit  d'ex- 
térieur même;  autrement  il  ne  le  rechercherait 
pas,  et  n'aurait  pour  lui  ni  amour  ni  amitié. 
—  Ménexène  en  convint;  mais  Lysis  garda  le 
silence.  —  Eh!  bien,  continuai-je ,  il  est  néces- 
saire que  nous  aimions  ce  qui  a  quelque  conve- 
nance naturelle  avec  nous.  —  Oui.  —  Il  est  donc 
nécessaire  que  l'amant  sincère  et  véritable  soit 
aimé  de  l'objet  qu'il  aime.  —  Un  léger  signe  de 
tète  indiqua    l'nssentiment   de   Ménexène  et  de 


76  LYSIS. 

Lysis.  Mais  Hippothalès  était  ivre  de  joie,  et  son 
visage  changeait  à  chaque  instant  de  couleur. 

Pour  moi,  voulant  examiner  la  chose  de  plus 
près,  je  repris  notre  entretien  en  ces  termes  :  — 
Si  ce  qui  convient  diffère  du  semblable,  nous 
avons  dit,  je  crois,  ce  que  c'est  que  l'ami;  mais 
si  ce  qui  convient  ne  fait  qu'une  seule  et  même 
chose  avec  le  semblable,  comment  rejeter  main- 
tenant ce  que  nous  avons  précédemment  admis, 
que  le  semblable,  en  tant  que  semblable  ,  est 
inutile  au  semblable?  or,  il  serait  absurde  de 
prétendre  que  ce  qui  est  inutile  peut  être  ami. 
Voulez-vous  donc,  fatigués  comme  nous  sommes 
de  discuter,  que  nous  tombions  d'accord  et  ad- 
mettions sur-le-champ  que  le  convenable  n'est 
pas  la  même  chose  que  le  semblable?  —  Soit. 
—  Mais  dirons-nous  que  le  bon  est  convenable 
à  toute  chose,  et  que  le  mauvais  y  est  étranger; 
ou  bien  que  le  mauvais  est  convenable  au  mau- 
vais, le  bon  au  bon ,  ce  qui  n'est  ni  bon  ni  mau- 
vais à  ce  qui  n'est  ni  mauvais  ni  bon?  —  Il  nous 
semble,  me  dirent-ils,  que  cette  dernière  hypo- 
thèse est  plus  juste.  —  Mais  nous  voilà,  mes  en- 
fans,  retombés  dans  la  conclusion  que  nous 
avions  repoussée  au  commencement  :  car,  à  ce 
compte  ,  l'injuste  ne  sera  pas  moins  ami  de 
l'injuste  et  le  mauvais  du  mauvais,  que  le  bon 


LYSIS.  77 

ne  le  sera  du  bon.  —  Il  est  vrai.  — ■  D'un 
antre  coté,  si  le  bon  et  le  convenable  ne  sont 
qu'une  même  chose,  il  n'y  aura  que  le  bon  qui 
puisse  être  ami  du  bon.  —  C'est  juste.  —  Ici  en- 
core, je  le  crois,  nous  nous  sommes  d'avance 
réfutés  nous-mêmes.  Ne  vous  en  souvenez-vous 
pas?  —  Parfaitement.  —  Dès-lors  à  quoi  bon  pro- 
longer cette  discussion?  n'est-il  pas  évident  qu'elle 
ne  nous  mènerait  à  aucun  résultat?  Toutefois  j'é- 
prouve le  besoin  d'imiter  ces  avocats  habiles  qui, 
à  la  fin  de  leurs  plaidoyers,  ne  manquent  jamais 
de  résumer  ce  qu'ils  ont  dit.  Si  donc  ni  l'aimant, 
ni  l'aimé,  ni  le  semblable,  ni  le  contraire,  ni 
le  bon,  ni  le  convenant,  ni  enfin  toutes  les 
choses  que  nous  avons  passées  en  revue,  et  en 
vérité  le  nombre  en  est  si  considérable  que  je 
ne  peux  me  les  rappeler  toutes,  si  rien  de  tout 
cela  n'est  l'ami  que  nous  cherchons,  je  ne  sais 
plus  que  dire. 

En  parlant  ainsi,  mon  intention  était  d'en- 
gager quelqu'un  des  assistans  les  plus  âgés  à 
prendre  la  parole.  Mais  tout-à-coup,  semblables 
à  de  mauvais  génies,  les  esclaves  qui  avaient 
amené  Lysis  et  Ménexène  à  la  palestre  survin- 
rent avec  les  frères  de  ces  jeunes  gens,  et  les 
appelèrent  pour  les  reconduire  chez  leurs 
païens  :  en   efiet ,   il  était   déjà    tard.   D'abord 


78  LYSIS. 

nous  voulûmes,  ainsi  que  tous  nos  auditeurs, 
obtenir  d'eux  quelques  instans;  mais  ils  n'eu- 
rent aucun  égard  à  nos  représentations,  et  se 
fâchant  dans  leur  langage  à  demi  barbare,  ils 
se  mirent  à  appeler  Lysis  et  Ménexène  avec 
plus  d'instance  encore.  Enfin,  comme  ils  parais- 
saient avoir  un  peu  bu  durant  la  fête  d'Her- 
mès et  se  trouver  hors  d'état  de  nous  entendre, 
vaincus  par  leur  opiniâtreté,  nous  nous  sépa- 
râmes. Cependant,  au  moment  où  Lysis  et  jM<- 
nexène  se  retiraient,  je  leur  dis  :  Jeunes  gen.-., 
vous  et  moi,  tout  vieux  que  je  suis,  nous  nous 
sommes  peut-être  rendus  un  peu  ridicules  au- 
jourd'hui; car  tous  ceux  qui  nous  quittent 
vont  se  demander  comment  il  se  fait  que  nous 
nous  croyions  amis,  vous  le  voyez,  je  me  mels 
du  nombre,  et  que  pourtant  nous  n'ayons  pu 
découvrir  encore  ce  que  c'est  que  l'ami. 


HIPPIAS, 


ou 


DU   BEAU. 


V*--»  Vii1»  *■*.■*».%.-».  v  *.*.*»  -v  *.-».-».  «.-«.-v  -».  -v  «.«.-*.  -%.  v  -»*.».■» -v  »^-v-»  %.-*.-%.  v-*--*  ■*.-»  v  ■*.-*.  -»  «  ■*  -%  X^X.-*  %^w  x  ■* 


ARGUMENT 


PHILOSOPHIQUE. 


JLe  sophiste  Hippias  se  vante  à  Socrate 
d'avoir  eu  dernièrement  à  Lacédémone  le 
pins  grand  succès  avec  un  discours  sur 
les  belles  occupations  *  qui  conviennent 
à  la  jeunesse ,  et  il  espère  avoir  le  même 
succès  à  Athènes ,  où  il  compte  faire  bientôt 
une  nouvelle  lecture  de  ce  discours ,  à  la- 
quelle il  invite  Socrate.  Socrate  le  remercie, 
mais  il  feint  de  ne  pas  entendre  le  sujet  du 
discours  d'Hippias ,  parce  qu'il  y  sera  ques- 
tion de  belles  occupations,  c'est-à-dire  de 
belles  choses,  et  qu'il  ignore  ce  que  c'est  que 
le  beau.  Il  conjure  Hippias  de  vouloir  bien 


KaXwv  t'Ttnr.'ï'suu.XT-ajv. 
4. 


82  ARGUMENT. 

le  lui  enseigner ,  pour  qu'il  soit  en  état  de 
comprendre  son  discours.  Hippias,  qui  ne 
saisit  pas  toute  la  portée  de  la  question  de 
Socrate,  lui  donne  à  la  place  d'une  défini- 
tion générale  des  exemples  du  beau ,  qu'il 
confond  avec  le  beau  lui-même  ;  et  tout  na- 
turellement, pour  modèle  de  la  beauté,  il 
lui  cite  une  belle  femme.  Sur  quoi  Socrate 
lui  montre  aisément  qu'il  élude  la  diffi- 
culté ,  qu'une  belle  femme  est  belle  sans 
être  la  beauté  elle-même,  comme  un  cheval 
aussi  peut  être  beau,  un  vase,  et  mille 
autres  choses  ;  et  que  la  vraie  question  est 
de  savoir  pourquoi  ces  différens  objets 
sont  beaux  et  quel  est  le  caractère  com- 
mun à  tous,  qui,  se  retrouvant  dans  tous  à 
quelque  degré ,  constitue  leur  beauté.  Hip- 
pias cherche  alors  ,  au  lieu  d'un  exemple 
particulier,  une  qualité  générale;  mais  ne 
selevant  pas  bien  haut  encore,  ne  sor- 
tant pas  du   cercle  de  la  beauté  physique, 


ARGUMENT.  83 

quoiqu'il  quitte  le  domaine  de  la  nature 
pour  celui  de  l'art,  il  prétend  que  ce  qui 
rend  beaux  les  objets  d'art  c'est  l'or,  et  que 
l'or  est  de  tous  les  métaux  employés  par  les 
artistes  celui  qui  donne  à  leurs  ouvrages 
leur  plus  grande  beauté  :  opinion  qui,  pour 
être  comprise  du  lecteur  moderne ,  exige 
qu'il  se  rappelle  les  procédés  et  les  maté- 
riaux de  l'art  antique.  Socrate  réfute  cette 
opinion  en  montrant  à  Hippias  que  si  l'or 
est  beau ,  l'ivoire  a  aussi  sa  beauté ,  qu'il 
est  'préférable  dans  certains  cas  ,  que  sou- 
vent même  une  matière  moins  précieuse  que 
1  ivoire  peut  faire  un  plus  bel  effet,  et  qu'on 
ne  peut  pas  dire  dune  manière  absolue  que 
là  où  n'est  pas  l'or,  nulle  beauté  ne  soit 
possible.  L'or  n'est  donc  pas  le  beau  en  soi. 
Hippias  croit  beaucoup  mieux  satisfaire 
Socrate  en  se  jetant  d'un  autre  côté,  et  il 
dit  qu'il  n'y  a  rien  de  plus  beau  que  d'être 
riche,  d'avoir  de  la  santé  et  de  la  considé- 


i 


8/,  ARGUMENT. 

ration,  de  fournir  une  carrière  distinguée  1 
d'arriver  à  un  âge  avancé ,  de  mourir  plein 
de  jours  et  d'honneurs,  et  d'obtenir  de  la 
postérité  la  même  vénération  dont  on  a 
entouré  ses  pères.  Mais,  répond  Socrate, 
quand  il  serait  vrai  que  ces  divers  carac- 
tères contiennent  toute  la  beauté  qui  est 
relative  à  l'homme,  ils  sont  loin  d'épuiser 
lidée  entière  du  beau.  D'abord  ils  sont 
étrangers  à  la  nature  ;  car  la  nature  ,  qui 
est  immortelle,  ne  vieillit  pas,  et  n  est  pas 
sujette  à  la  maladie.  Il  en  est  de  même*  de 
l'art.  La  définition  ne  s'appliquant  ni  aux 
beautés  de  la  nature,  ni  à  celles  de  l'art,  est 
donc  incomplète ,  même  dans  les  limites 
du  monde  visible.  Il  y  a  plus,  elle  ne  s'ap- 
plique point  aux  dieux  *  à  cette  existence 
réelle,  quoique  invisible,  qui  passe  pour  le 
type  de  la  beauté,  et  que  par  conséquent  la 
définition  devrait  embrasser  ;  car  elle  doit 
atteindre  tout  ce  qui  est  beau,  et  dans  l'Im- 


ARGUMENT  83 

inanité,  et  dans  la  nature,  et  dans  l'art,  et 
dans  la  divinité.  Toute  définition  qui  n'em- 
brasserait pas  le  cercle  entier  des  êtres,  est 
d'avance  convaincue  d'insuffisance  et  ne 
peut  remplir  les  conditions  d'une  défini- 
tion légitime. 

Eclairé  peu- à -peu  par  les  objections  de 
Socrate ,  Hippias    essaie   enfin   de    vérita- 
bles   définitions,  des  définitions  générales 
et  abstraites  ;  et  il  en  propose  successive- 
ment  trois,   qui,   sans    cesse    reproduites 
par  les  philosophes,  combattues  ou  adop- 
tées offrent  dès-lors  dans  leur  premier  dé- 
veloppement et  leur  première  réfutation  un 
double  intérêt ,  historique   et  philosophi- 
que- Platon  ,  dans  la  personne  de  Socrate, 
parcourt  rapidement  ces  trois  définitions, 
les  caractérise  avec  netteté ,  et  leur  oppose 
des  argumens    décisifs ,  dont  la   force  est 
encore  entière  aujourd'hui. 

i°  La  première  de  ces  définitions  est  la 


86  ARGUMENT. 

convenance.  Elle  est  vieille,  comme  on  voit . 
l'opinion  qui  attribue  la  beauté  à  la  dispo- 
sition et  à   l'arrangement  des  parties,  car 
c'est  là  ce  que  signifie  la  convenance.  Platon 
répond:  Ou  les  diverses  parties  sont  belles, 
et  alors  ce   n'est  pas  leur  arrangement  qui 
les  fait    telles ,    quoique    cet  arrangement 
puisse  avoir  aussi  sa  beauté  ;  ou  les  parties 
ne  sont  pas  belles ,  et  alors  que  peut  faire 
leur  arrangement  ?  Pensons-y   bien.  Pour 
que  la  convenance  constitue  la  beauté,  il 
faut  que ,  de  parties  qui  ne  sont  pas  belles , 
elle  fasse  non  -  seulement  un  tout  qui  ait 
de  la  beauté ,  mais  un  tout  dont  les  par- 
ties  soient    belles,  et    belles,  non   d'une 
beauté   apparente   et   relative,  mais  cipne 
beauté  réelle  et  absolue  ;  car   il  s'agit  ici 
de   ce   qui    est  et  non   de    ce    qui    paraît 
beau,  de  la  réalité  et  non   de  l'apparence, 
de  la  beauté  absolue  et  non  de  la  beauté 
relative.  Il    faut  à  la  rigueur  que  la  cou- 


ARGUMENT.  87 

venance  ,  l'arrangement  et  la  disposition 
des  parties ,  transforment  positivement  la 
laideur  en  beauté;  si  elle  lui  met  seulement 
un  masque,  la  convenance  n'est  alors  qu'une 
tromperie  en  fait  de  beauté  et  non  la  beauté 
elle-même,  et  la  définition  est  incomplète 
et  vicieuse. 

20  Le  beau,  c'est  l'utile.  Mais  utile  à  quoi, 
demande  Platon,  à  quel  usage  et  dans  quel 
but?  Sans  doute  tout  ce  qui  ne  sert  à  rien, 
ce  qui  n'a  en  soi  le  pouvoir  de  rien  pro- 
duire, est  indigne  du  nom  de  beau  ;  mais 
par  cela  seul  qu'un  homme  ou  une  chose  a 
le  pouvoir  de  produire  quelque  effet  et  de 
tendre  à  un  but ,  suit-il  de  là  que  cet  homme 
ou  cette  chose  soit  belle  alors  même  quelle 
ne  mènerait  à  rien  de  bon,  et  produirait 
même  du  mal  ?  Il  est  clair  que  l'utile  n'étant 
qu'un  moyen,  un  moyen  relatif  à  un  but, 
c'est  la  bonté  du  but  qui  mesure  la  beauté 
du  moyen ,  de  sorte  qu'il  ne  faut  pas  dire 


88  ARGUMENT. 

que  le  beau  est  ce  qui  est  utile,  mais  ce  qui 
est  utile  à  une  bonne  fin,  c'est-à-dire  ce 
qui  est  avantageux ,  c'est-à-dire  encore  ce 
qui  est  bien. 

Vous   croyez  que  Platon  va  s'arrêter  à 
cette  définition  qu'il  a  lui-même  suggérée 
à  l'interlocuteur,  et  qui  semble  si  bien  d'a- 
cord  avec  la  théorie  platonicienne,  qui,  n'ad- 
mettant de  vraiment  utile  que  ce  qui  est 
bien  ou  conduit  au  bien ,  et  de  beau   que 
le  bien  même  ou  ce  qui  en  porte  l'empreinte, 
confond  dans  une  seule  idée  l'utile ,  le  bien 
et  le  beau*.  Mais,  tout  au  contraire,  cette 
définition ,  savoir  que  le  beau  est  ce  qui  est 
utile ,  avantageux ,  capable  de  produire  quel- 
que bien,  loin  de  trouver  grâce  aux  yeux 
de  Platon  par  son  rapport  avec  sa  propre 
théorie  ,    est   traitée    ici    avec    une    sévé- 
rité telle  quelle  semble  au  premier  coup- 

*    Voyez  l'argument  du  Gorgias,  tom.  111 ,  pag.  \kl- 


ARGUMENT.  89 

cl'œil  une  injustice  et  même  une  contra- 
diction. L'intelligence  de  ce  passage  con- 
troversé ne  peut  être  empruntée  qu'à  un 
examen  plus  approfondi  de  la  vraie  théo- 
rie de  Platon ,  et  de  la  définition  dont 
il  s'agit.  Cette  définition  ressemble  bien  un 
peu,  il  est  vrai,  à  la  théorie  platonicienne, 
mais  cette  ressemblance  n'est  qu'apparente 
et  couvre  une  différence  essentielle.  D'abord, 
à  la  rigueur,  les  termes  même  dans  lesquels 
la  définition  est  exprimée  excluent  l'identité 
du  beau  et  du  bien  :  car,  selon  cette  défi- 
nition, le  beau  est  ce  qui  produit  le  bien; 
il  est  par  conséquent  la  cause  du  bien;  il 
en  diffère  donc  de  toute  la  différence  qui 
sépare  la  cause  de  l'effet  ;  donc  le  beau  n'est 
pas  le  bien.  Mais  cette  réponse  ne  s'adresse 
qu'à  l'énoncé  de  la  définition.  Il  faut  aller  plus 
avant.  Si  l'on  veut  mettre  entre  le  beau  et  le 
bien  la  relation  de  la  cause  à  l'effet,  de  l'an- 
técédent au  conséquent,   comme  le  lait   la 


go  ARGUMENT. 

définition,  la  cause,  dans  la  vraie  théorie  de 
Platon,  ce  serait  le  bien,  et  le  beau  en  serait 
l'effet,  le  développement  et  la  forme;  tandis 
que  dans  la  définition  ici  réfutée,  les  mots 
semblent  attribuer  au  beau  l'antériorité  et 
la  qualité  de  cause,  et  rabaisser  le  bien  au 
rang  de  l'effet  :  ce  qui,  d'un  côté,  fait  du  bien 
une  simple  conséquence,  un  résultat  d'un 
principe  autre  que  lui-même,  c'est-à-dire  dé- 
truit son  indépendance,  et  en  même  temps 
donne  au  beau  une  primitivité,  une  puis- 
sance créatrice  que  la  raison  lui  enlève  aisé- 
ment pour  le  laisser  alors  flotter  sans  au- 
cune base.  La  contradiction  reprochée  à 
Platon  n'est  donc  qu'apparente,  et  c'est  pré- 
cisément dans  l'intérêt  de  sa  vraie  théorie 
qu'il  combat  la  définition  d'Hippias,  et  la 
combat  avec  une  sévérité  impitoyable,  parce 
qu'on  pourrait  la  confondre  avec  la  sienne, 
et  qu'elle  en, diffère  essentiellement. 

3°  Le  beau,  c'est  le  plaisir  que  nous  don- 


ARGUMENT.  91 

nent  les  perceptions  de  l'ouïe  et  de  la  vue. 
C'est  encore  là  aujourd'hui  la  doctrine  des 
partisans  de  la  philosophie  des  sens,  en  ma- 
tière de  beauté.  Ils  réduisent  toute  l'idée  du 
beau  à  une  sensation;  seulement  ils  em- 
pruntent cette  sensation  aux  sens  de  l'ouïe 
et  de  la  vue  ;  et  on  ne  peut  nier  en  effet  que 
ce  ne  soit  surtout  par  ces  deux  sens  que  nous 
percevons  les  sensations  qui  sont  pour  nous 
l'occasion  de  la  conception  du  beau  dans 
la  nature.  Mais  outre  que  les  sensations  de 
la  vue  et  de  l'ouïe  ne  sont  que  l'occasion  et 
non  le  principe  de  la  notion  de  la  beauté 
dans  l'ordre  de  la  nature,  il  est  absurde  de 
vouloir  ramener  à  cette  seule  explication 
toutes  les  autres  espèces  de  beauté  :  la  beauté 
des  actions,  par  exemple,  et  en  général  la 
beauté  morale.  Il  faudrait  soutenir  que  toute 
beauté  morale  est  réductible  à  la  beauté  phy- 
sique; en  un  mot  il  faudrait  mettre  en  avant 
un  système  général  de  sensualisme  cent  fois 


<)2  ARGUMENT. 

réfuté  par  Platon.  —  Ensuite  à  quel  titre  les 
plaisirs  de  l'ouïe  et  de  la  vue  contiendraient- 
ils  la  notion  du  beau  ?  Ce  ne  peut  être  qu'à 
titre  de  plaisir  en  général,  ou  à  titre  de  plai- 
sir propre  au  sens  particulier  de  la  vue  et  de 
l'ouïe.  Or,  si  c'est  en  tant  que  plaisir  indé- 
pendamment des  sens  particuliers  qui  le 
donnent,  il  faut  dire  que  toute  espèce  de 
sensation  agréable  contiendra  aussi  la  notion 
du  beau,  pourvu  qu'elle  soit  agréable,  fût-ce 
même  les  sensations  les  plus  grossières,  le 
plaisir  étant  égal  à  lui-même  dans  sa  nature, 
et  ne  pouvant  différer  que  dans  ses  degrés; 
ou  si  c'est  à  titre  de  plaisir  venu  des  sens  par- 
ticuliers de  la  vue  et  de  l'ouïe,  il  faut  expli- 
quer ce  qu'il  peut  y  avoir  de  commun  dans 
ces  deux  sens  pour  y  trouver  la  notion  com- 
mune du  beau.  Si  la  vue  comme  telle  nous 
révèle  la  beauté,  elle  exclut  fouie;  ou  si  c'est 
l'ouïe,  elle  exclut  la  vue.  Qu'y  a-t-il  donc  qui 
boit  commun  à  ces  deux  choses,  et  en  même 


ARGUMENT.  93 

temps  propre  à  chaeune  d'elles,  pour  expli- 
quer la  beauté  qui  doit  être  propre  à  cha- 
cune et  en  même  temps  commune  à  toutes 
deux  ?  Que  l'on  cherche  bien,  et  l'on  trou- 
vera qu'il  n'y  a  de  propre  et  de  commun  à-la- 
fois  aux  sensations  agréables  de  la  vue  et  de 
l'ouïe,  que  cette  qualité,  savoir  d'être  agréa- 
ble, c'est-à-dire  le  plaisir,  et  nous  retom- 
bons alors  dans  la  première  hypothèse.  On 
insiste,  et  l'on  dit  que  les  sensations  de  la 
vue  et  de  l'ouïe,  indépendamment  du  plai- 
sir, ont  cela  de  particulier  à  elles,  exclusi- 
vement à  toutes  les  autres  sensations,  de 
donner  un  plaisir  sans  mélange  de  peine; 
or  le  plaisir  sans  mélange  de  peine,  ce  n'est 
pas  seulement  le  plaisir,  c'est  le  bien  lui- 
même.  Mais  c'est  retomber  ou  dans  la  théo- 
rie du  beau  considéré  comme  utile,  théorie 
déjà  détruite,  ou  dans  celle  du  beau  consi- 
déré comme  cause  du  bien,  théorie  que 
Platon  a  déjà  réfutée,  et  sur  laquelle  il  re- 


94  ARGUMENT. 

vient  ici  pour  l'accabler  de  nouveau,  comme 
destructive  de  sa  théorie  favorite  de  l'iden- 
tité du  bien  et  du  beau,  à  laquelle  il  im- 
mole successivement  toutes  les  théories  et 
qu'il  élève  au-dessus  d'elles  sans  la  démon- 
trer ni  la  développer,  ni  même  l'avouer  di- 
rectement. 

L'Hippias  appartient  à  la  même  classe  de 
dialogues  que  le  Lysis,  et  nous  aurions  pu 
y  signaler  aussi  et  y  suivre  les  procédés  et 
la  marche  de  la  dialectique  platonicienne; 
mais  nous  avons  préfère  nous  occuper  ici 
du  fond  plus  encore  que  de  la  forme;  pour 
celle-là,  nous  renvoyons  à  l'argument  qui 
précède.  D'ailleurs,  l'Hippias  ne  se  rap- 
porte au  Lysis  que  d'une  manière  générale, 
comme  un  dialogue  réfutatif  à  un  dialogue 
de  même  genre;  mais  il  a  des  rapports  plus 
réels  et  plus  particuliers  avec  l'Euthyphron. 
C'est  tout-à-fait  la  même  composition ,  le 
même  caractère  philosophique  et  dramati- 


ARGUMENT.  95 

que,  et  on  n'y  peut  méconnaître  deux  ou- 
vrages du  même  âge  et  de  la  même  main, 
du  même  penseur  et  du  même  artiste. 
L'Hippias  est  tout  négatif,  il  est  vrai,  mais 
comme  beaucoup  d'autres  dialogues,  et 
même  ici  une  solution  positive  est  à-peu- 
près  indiquée;  la  réfutation  est  rapide, 
et  souvent  subtile  en  apparence,  mais 
toujours  solide  en  réalité;  et  la  composi- 
tion, dans  sa  brièveté,  a  de  la  grandeur, 
une  méthode  parfaite,  et  un  vif  intérêt, 
puisque  dans  ce  court  dialogue  se  trou- 
vent presque  toutes  les  solutions  que  la 
philosophie  peut  proposer  sur  la  question 
du  beau ,  successivement  présentées  dans 
leur  ordre  de  vraisemblance  et  d'impor- 
tance ,  d'abord  une  solution  purement 
physique  et  des  exemples  au  lieu  de  géné- 
ralités philosophiques ,  puis  des  tentati- 
ves d'abstractions  tour-à-tour  convaincues 
d'être  incomplètes,  et  de  n'atteindre  qu'un 


9<j  VRGUMENÏ. 

côté  du  sujet,  au  lieu  de  l'embrasser  tout  en- 
tier; enfin  tous  les  vices  de  l'école  sensua- 
liste  des  sophistes,  soit  pour  la  méthode, 
soit  pour  le  fond  des  idées,  exposés  gra- 
duellement avec  une  lumière  et  une  vigueur 
toujours  croissante.  Pour  être  concentrée 
dans  un  étroit  espace  et  pour  ainsi  dire 
ramassée  sur  elle-même,  la  force  de  l'Hip- 
pias  n'en  est  pas  moins  réelle,  et  le  fond 
simple  et  riche  de  ce  petit  dialogue  eût 
porté  aisément  les  plus  grands  développe- 
mens,  s'il  eût  plu  à  l'auteur  de  s'y  livrer, 
et  nous  les  eussions  ici  facilement  tirés 
nous-mêmes  si  la  brièveté  de  l'ouvrage  ori- 
ginal  ne  nous  eût  imposé  la  loi  de  resserrer 
cet  argument  dans  de  justes  limites. 


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HIPPIAS, 


OU 


DU  BEAU. 


-»«s= 


SOCRATE  ,    HIPPIAS. 


<>*»•»-*•  «°* 


SOCRATE. 

U  sage  et  excellent  Hippias,  combien  il  y  a  que 
tu  n'es  venu  à  Athènes  ! 

HIPPIAS. 

En  vérité,  Socrate,  je  n'en  ai  pas  eu  le  loi- 
sir. Lorsque  l'Élide  a  quelque  affaire  à  traiter 
avec  une  autre  cité,  elle  s'adresse  toujours  à 
moi  préférablement  à  tout  autre  citoyen,  et 
me  choisit  pour  son  envoyé,  persuadée  que 
personne  n'est  plus  capable  de  bien  juger,  et 
de  lui  faire  un  rapport  fidèle  des  choses  qui 
lui  sont  dites  de  la  part  de  chaque  ville.  J'ai 
donc  été  souvent  député  en  différentes  villes, 
mais  le  plus  souvent  à  Lacédémone,  et  pour 


f)8  HIPPIAS. 

un  plus  grand  nombre  d'affaires  très  impor- 
tantes. C'est  pour  cette  raison ,  puisque  tu 
veux  le  savoir,  que  je  viens  rarement  en  ces 
lieux. 

SOCRATE. 

Voilà  ce  que  c'est,  Hippias,  d'être  un  homme 
vraiment  sage  et  accompli;  car  d'abord  tu  es  en 
état  de  procurer  aux  jeunes  gens  des  avantages 
bien  autrement  précieux  que  l'argent  qu'ils  te 
donnent  en  grande  quantité;  et  ensuite  tu  peux 
rendre  à  ta  patrie  de  ces  services  capables  de  tirer 
un  homme  de  la  foule,  et  de  lui  acquérir  de  la 
renommée. Cependant,  Hippias,  quelle  peut  être 
la  cause  pour  laquelle  ces  anciens,  dont  les  noms 
sont  si  célèbres  pour  leur  sagesse,  un  Pittacus, 
un  Bias,  un  Thaïes  de  Milet,  et  ceux  qui  sont 
venus  depuis,  jusqu'à  Anaxagoras,  se  sont  tons 
ou  presque  tous  éloignés  des  affaires  publi- 
ques? 

HIPPIA.S. 

Quelle  autre  raison,  Socrate,  penses-tu  qu'on 
puisse  alléguer,  si  ce  n'est  leur  impuissance  à 
embrasser  à-la-fois  les  affaires  de  l'état  et  celles 
des  particuliers? 

SOCRA.II 

Quoi  donc!  au  nom  de  Jupiter!  est-ce  que, 
comme  les  antres  arts  se  sont  perfectionnés,  et 


H1PPIAS.  99 

que  les  ouvriers  du  temps  passé  sont  des  igno- 
rans  auprès  de  ceux  d'aujourd'hui,  nous  dirons 
aussi  que  votre  art,  à  vous  autres  sophistes,  a  fait 
les  mêmes  progrès,  et  que  ceux  des  anciens  qui 
s'appliquaient  à  la  sagesse  n'étaient  rien  en  com- 
paraison de  vous? 

HIPPIAS. 

Rien  n'est  plus  vrai. 

SOCRATE. 

Ainsi,  Hippias,  si  Bias  revenait  maintenant  au 
monde,  il  paraîtrait  ridicule  auprès  de  vous,  à- 
peu-près  comme  les  sculpteurs  disent  que  Dé- 
dale se  ferait  moquer,  si  de  nos  jours  il  faisait 
des  ouvrages  tels  que  ceux  qui  lui  ont  acquis 
tant  de  célébrité. 

HIPPIAS. 

Au  fond,  Socrate,  la  chose  est  comme  tu 
dis;  cependant  j'ai  coutume  de  louer  les  an- 
ciens et  nos  devanciers  plus  que  les  sages  de 
ce  temps,  car  si  je  suis  en  garde  contre  la  ja- 
lousie des  vivans,  je  redoute  aussi  l'indignation 
des  morts. 

SOCRATE. 

C'est  fort  bien  pensé  et  raisonné,  Hippias,  à 
ce  qu'il  me  semble.  Et  je  puis  aussi  te  rendre  té- 
moignage que  tu  dis  vrai,  et  que  ton  art  s'est 
réellement  perfectionné  pour  la  capacité  de  join- 


100  HIPPIAS. 

dre  l'administration  des  affaires  publiques  aux 
affaires  particulières.  En  effet,  le  fameux  Gor- 
gias,  sophiste  de  Léontium,  est  venu  ici  avec 
le  titre  d'envoyé  de  sa  ville,  comme  le  plus  ca- 
pable de  tous  les  Léontins  de  traiter  les  affaires 
d'état.  Il  s'est  fait  beaucoup  d'honneur  en  pu- 
blic par  son  éloquence;  et,  dans  le  particulier, 
en  donnant  des  leçons  et  en  conversant  avec  les 
jeunes  gens,  il  a  amassé  et  emporté  de  grosses 
sommes  d'argent  de  cette  ville.  Veux-tu  un  autre 
exemple  ?  Notre  ami  Prodicus  a  souvent  été 
député  par  ses  concitoyens  auprès  de  beaucoup 
de  villes,  et,  en  dernier  lieu,  étant  venu,  il  y  a 
peu  de  temps,  de  Céos  à  Athènes,  il  a  parlé  dans 
le  sénat  avec  de  grands  applaudissemcns;  et 
donnant  chez,  lui  des  leçons  et  s'entretenant 
avec  notre  jeunesse,  il  en  a  tiré  des  sommes  pro- 
digieuses *.  Parmi  les  anciens  sages,  aucun  n'a 
cru  devoir  exiger  de  l'argent  pour  prix  de  ses 
leçons,  ni  faire  montre  de  son  savoir  devant 
toutes  sortes  de  personnes,  tant  ils  étaient 
simples,  et  savaient  peu  le  mérite  de  l'argent. 
Mais  les  deux  sophistes  que  je  viens  de  nom- 
mer ont  plus  gagné  d'argent  avec  leur  sagesse 

*  Voyez  le  Ciaiylc,  ÏAxiochus  ;  et  Aristote,  Rhétor.  III. 
14. 


HIPPIAS.  ioi 

qu'aucun  ouvrier  n'en  a  retiré  de  quelque  art 
que  ce  soit;  et  Protagoras,  avant  eux,  avait  fait 
la  même  chose. 

HIPPIAS. 

Je  vois  bien,  Socrate,  que  tu  n'entends  pas 
le  fin  de  notre  profession  :  si  tu  savais  combien 
elle  m'a  valu  d'argent,  tu  en  serais  étonné;  et 
pour  ne  point  parler  du  reste,  étant  une  fois  allé 
en  Sicile  lorsque  Protagoras  y  était  et  y  jouissait 
d'une  grande  réputation,  quoiqu'il  eût  déjà  un 
certain  âge  et  que  je  fusse  beaucoup  plus  jeune 
que  lui,  j'amassai  en  fort  peu  de  temps  plus 
de  cent  cinquante  mines,  et  plus  de  vingt 
mines  d'un  seul  petit  endroit  qu'on  appelle 
Inycum.  De  retour  chez  moi,  je  donnai  cette 
somme  à  mon  père,  qui  en  fut  surpris  et  frappé 
ainsi  que  nos  autres  concitoyens;  et  je  crois 
avoir  gagné  seul  plus  d'argent  que  deux  au- 
tres sophistes  ensemble,  quels  qu'ils  puissent 
être. 

SOCRATE. 

En  vérité,  Hippias,  voilà  une  belle  et  grande 
preuve  de  ta  sagesse,  de  celle  des  hommes  de 
notre  siècle,  et  de  leur  supériorité  à  cet  égard 
sur  les  anciens.  Il  faut  convenir,  d'après  ce  que 
tu  dis,  que  l'ignorance  de  vos  devanciers  était 
extrême,  puisqu'on  rapporte  qu'il  est  arrivé  à 


io^  H1PP1AS. 

Anaxagoras  lui-même  tout  le  contraire  de  ce 
qui  vous  arrive.  Ses  parens  lui  ayant  laissé  de 
grands  biens,  il  les  négligea  et  les  laissa  périr 
entièrement,  tant  sa  sagesse  était  insensée.  On 
raconte  des  traits  à-peu-près  semblables  d'autres 
anciens.  Il  me  paraît  donc  que  c'est  là  une  mar- 
que bien  claire  de  l'avantage  que  vous  avez  sur 
eux  du  coté  de  la  sagesse.  C'est  aussi  le  senti- 
ment commun,  qu'il  faut  que  le  sage  soit  prin- 
cipalement sage  pour  lui-même;  et  la  fin  d'une 
pareille  sagesse  est  d'amasser  le  plus  d'argent 
que  l'on  peut.  Mais  en  voilà  assez  là-dessus.  Dis- 
moi  encore  une  chose  :  de  toutes  les  villes  où  tu 
as  été,  quelle  est  celle  dont  tu  as  rapporté  de 
plus  grosses  sommes?  II  ne  faut  pas  le  deman- 
der; c'est  sans  doute  Lacédémone,  où  tu  es  allé 
plus  que  partout  ailleurs. 

HJPPIAS. 

Non  ,  par  Jupiter,  Socrate. 

SOCRATE. 

Que  dis-tu  là?  Est-ce  de  cette  ville  que  tu  au- 
rais tiré  le  moins  d'argent? 

HIPPIAS. 

Je  n'en  ai  jamais  tiré  une  obole. 

SOCRATE. 

Voilà  une  chose  bien  étrange  et  qui  tient  du 
prodige,  Hippias.  Dis-moi,  je  te  prie,  n'aurais- 


HIPPIAS.  icxî 

tu  point  assez  de  sagesse  pour  rendre  meilleurs 
du  côté  de  la  vertu  ceux  qui  te  fréquentent  et 
prennent  tes  leçons  ? 

HIPPIAS. 

J'en  ai  de  reste  pour  cela,  Socrate. 

SOCRATE. 

Est-ce  donc  que  tu  étais  en  état  de  rendre 
meilleurs  les  enfans  des  Inyciens,  et  que  tu  ne 
pouvais  en  faire  autant  des  enfans  des  Spar- 
tiates? 

HIPPIAS. 

Il  s'en  faut  de  beaucoup. 

SOCRATE. 

C'est  apparemment  que  les  Siciliens  sont  cu- 
rieux de  devenir  meilleurs,  et  que  les  Lacédé- 
moniens  ne  s'en  soucient  pas  *. 

HIPPIAS. 

Au  contraire,  Socrate,  les  Lacédémoniens 
n'ont  rien  plus  à  cœur. 

SOCRATE. 

Auraient-ils  par  hasard  fui  ton  commerce , 
faute  d'argent  ? 

HIPPIAS. 

Nullement;  ils  en  ont  en  abondance. 


*  Le9  Siciliens  étaient  célèbres  pour  leur  mollesse,   les 
Lacédémoniens  pour  leur  austérité. 


io4  HIPPIAS. 

SOCRATE. 

Puisque  les  Lacédémoniens  désirent  devenir 
meilleurs ,  qu'ils  ont  de  l'argent ,  et  que  tu  peux 
leur  être  infiniment  utile  à  cet  égard,  pourquoi 
donc  ne  t'ont-ils  pas  renvoyé  chargé  d'argent? 
Cela  ne  viendrait-il  point  de  ce  que  les  Lacédé- 
moniens élèvent  mieux  leurs  enfans  que  tu  ne 
ferais?  Est-ce  là  ce  que  nous  dirons,  et  en  con- 
viens-tu ? 

HIPPIAS. 

J'en  suis  bien  éloigné. 

SOCRATE. 

N'aurais- tu  pu  réussir  à  persuader  aux  jeunes 
gens  de  Lacédémone  qu'en  s'attachant  à  toi  ils 
avanceraient  plus  dans  la  vertu  qu'auprès  de 
leurs  parens?  ou  bien  n'as-tu  pu  mettre  dans 
l'esprit  de  leurs  pères  que,  pour  peu  qu'ils  pris- 
sent intérêt  à  leurs  enfans,  ils  devaient  t'en  con- 
fier l'éducation,  plutôt  que  de  s'en  charger  eux- 
mêmes  ?  Sans  doute  qu'ils  n'enviaient  point  à 
leurs  enfans  le  bonheur  de  devenir  aussi  ver- 
tueux qu'il  est  possible  ? 

HIPPIAS. 

Non,  je  ne  le  pense  pas. 

SOCRATE. 

Lacédémone  est  pourtant  une  ville  bien  po- 
licée. 


HIPPIAS.  io5 

HIPPIAS. 

Sans  contredit. 

SOCRATE. 

Mais,  dans  les  villes  bien  policées,  la  vertu  est 
ce  qu'on  estime  le  plus. 

HIPPIAS. 

Assurément. 

SOCRATE. 

Personne  au  monde  n'est  d'ailleurs  plus  capa- 
ble que  toi  de  l'enseigner  aux  autres. 

HIPPIAS. 

Personne,  Socrate. 

SOCRATE. 

Celui  qui  saurait  parfaitement  apprendre  à 
monter  à  cheval  ne  serait-il  pas  considéré  en 
Thessalie  plus  qu'en  nul  autre  endroit  de  la  Grèce? 
et  n'est-ce  pas  là  qu'il  amasserait  le  plus  d'argent, 
ainsi  que  partout  où  l'on  aurait  de  l'ardeur  pour 
cet  exercice? 

HIPPIAS. 

Il  y  a  apparence. 

SOCRATE. 

Et  un  homme  capable  d'enseigner  les  sciences 
les  plus  propres  à  inspirer  la  vertil  ne  sera  point 
honoré  principalement  à  Lacédémone,  et  dans 
toute  autre  ville  grecque  gouvernée  par  de  bon- 
nes lois?  il  n'en  retirera  pas,  s'il  le  veut,  plus 


i  oG  HIPP1AS. 

d'argent  que  de  nulle  autre  part?  Et  tu  crois, 
mon  cher,  qu'il  fera  plutôt  fortune  en  Sicile  et 
à  Inycum?  Te  croirai-je  en  cela,  Hippias?  car  si 
tu  l'ordonnes,  il  faudra  bien  te  croire. 

HIPPIAS. 

Ce  n'est  point  l'usage,  Socrate,  à  Lacédé- 
mone  de  toucher  aux  lois ,  ni  de  donner  aux 
enfans  une  autre  éducation  que  celle  qui  est 
établie. 

SOCRATE. 

Comment  dis-tu?  l'usage  n'est  point  à  La- 
cédémone  d'agir  sagement,  mais  de  faire  des 
fautes? 

HIPPIAS. 

Je  n'ai  garde  de  dire  cela,  Socrate. 

SOCRATE. 

JN'agiraient-ils  pas  sagement  s'ils  donnaient  à 
leurs  enfans  une  éducation  meilleure,  au  lieu 
d'une  moins  bonne? 

HIPPIAS. 

J'en  conviens;  mais  la  loi  ne  permet,  pas 
chez  eux  d'élever  les  enfans  suivant  une  mode 
étrangères.  Sans  cela,  je  pvis  te  garantir  que 
si  quelqu'un  avait  jamais  reçu  de  l'argent  à 
Lacédémone  pour  former  la  jeunesse,  j'en 
aurais  reçu  plus  que  personne  :  ils  se  plai- 
sent  à  m'entendre   et  ni  applaudissent  ;   mais, 


HIPP1AS.  107 

comme  je  viens  de  dire,  la  loi  est  contre  moi. 

SOCRATE. 

Par  la  loi,  Hippias,  entends-tu  ce  qui  est  nui- 
sible ou  salutaire  à  une  ville? 

HIPPIAS. 

On  ne  fait  des  lois,  ce  me  semble,  qu'en  vue 
de  leur  utilité;  mais  elles  nuisent  quelquefois 
quand  elles  sont  mal  faites. 

SOCRATE. 

Quoi!  les  législateurs,  en  faisant  des  lois,  ne 
les  font-ils  point  pour  le  plus  grand  bien  de  l'é- 
tat? et  sans  cela  n'est-il  pas  impossible  qu'un 
état  soit  bien  policé  ? 

HIPPIAS. 

Tu  as  raison. 

SOCRATE. 

Lors  donc  que  ceux  qui  entreprennent  de  faire 
des  lois  en  manquent  le  but,  qui  est  le  bien,  ils 
manquent  ce  qui  est  légitime  et  la  loi  elle-même. 
Qu'en  penses-tu  ? 

HIPPIAS. 

A  prendre  la  chose  a  la  rigueur,  Socrate,  cela 
est  vrai-,  mais  les  hommes  n'ont  point  coutume 
de  l'entendre  ainsi. 

SOCRATE. 

De  qui  parles  -tu,  Hippias?  des  hommes  in- 
struits ,  ou  des  ignorans  ? 


it>8  HIPP1AS. 


hippias. 


Du  grand  nombre. 

SOCRATE. 

Mais  ce  grand  nombre  connaît-il  la  vérité? 

HIPPIAS. 

Pas  du  tout. 

SOCRATE. 

Ceux  qui  la  connaissent  regardent  sans  doute 
le  plus  utile  comme  plus  légitime  en  soi  pour 
tous  les  hommes  que  ce  qui  est  moins  utile.  Ne 
l'accordes-tu  pas  ? 

HIPPIAS. 

Oui,  plus  légitime,  je  te  l'accorde. 

SOCRATE. 

Et  les  choses  sont  en  effet  comme  les  per- 
sonnes instruites  les  conçoivent? 

HIPPIAS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Or  il  est  plus  utile,  à  ce  que  tu  dis,  pour  les 
Eacédémoniens  d'être  élevés  selon  ton  plan  d'é- 
ducation, quoiqu'il  soit  étranger,  que  suivant  le 
plan  reçu  chez  eux. 

HIPPIAS. 

Et  je  dis  vrai. 

SOCRATE. 

N'avoues-tu  pas  anssi,  Hippias,  que  ce  qui  est 
plus  utile  est  plus  légitime? 


IÏIPPIAS. 


109 


HIPPIAS. 

J'en  suis  convenu  en  effet. 

SOCRATE. 

Donc ,  selon  tes  principes ,  il  est  plus  légitime 
pour  les  enfans  de  Lacédémone  d'être  élevés  par 
Hippias,  et  moins  légitime  d'être  élevés  par 
leurs  parens,  si  réellement  ton  éducation  doit 
leur  être  plus  utile. 

HIPPIAS. 

Elle  le  serait,  Socrate. 

SOCRATE. 

Ainsi  les  Lacédémoniens  pèchent  contre  la 
loi  lorsqu'ils  refusent  de  te  donner  de  l'argent 
et  de  te  confier  leurs  enfans. 

HIPPIAS. 

Je  te  l'accorde;  aussi  bien  il  me  paraît  que  tu 
parles  pour  moi ,  et  j'aurais  tort  de  te  con- 
tredire. 

SOCRATE. 

Voilà  donc,  mon  cher  ami,  les  Lacédémo- 
niens convaincus  de  violer  les  lois  *,  et  cela  sur 
les  objets  les  plus  importans,  eux  qui  passent 

*  En  grec  ,  légitime  et  légal  ne  sont  qu'un  seul  mot , 
vop.tu.ov  ;  et  uapavcu.eTv  signifie  également  violer  la  loi  en  soi, 
et  violer  les  lois  positives.  Il  a  fallu  dans  la  conclusion  se 
servir  en  français  d'expressions  différentes. 


,,o  HIPPIAS. 

pour  le  mieux  policé  de  tous  les  peuples.  Mais , 
au  nom  des  dieux,  Hippias,  en  quelle  occa- 
sion t'applaudissent- ils  et  t'écoutent-ils  avec 
plaisir?  C'est  apparemment  quant  tu  leur  parles 
du  cours  des  astres  et  des  révolutions  célestes, 
toutes  choses  que  tu  connais  mieux  que  per- 
sonne? * 

HIPPIAS. 

Point  du  tout  :  ils  ne  peuvent  supporter  ces 
sciences. 

SOCRATE. 

C'est,  donc  sur  la  géométrie  qu'ils  aiment  à 
t'entend re  discourir? 

niPPiAS. 

Nullement  :  la  plupart  d'entre  eux  ne  savent 
pas  même  compter,  pour  ainsi  dire. 

SOCRATE. 

Par  conséquent,  il  s'en  faut  bien  qu'ils  t'é- 
coutent  volontiers,  quand  tu  expliques  l'art  du 
calcul. 

HIPPIAS. 

Oui,  certes,  il  s'en  faut  bien. 

SOCRATE. 

C'est  sans  cloute  sur  les  choses  qu'aucun  homme 
n'a  distinguées  avec  plus  de  précision  que  toi, 

*  Voyez  le  Prutagoras ,  t.  III ,  et  le  second  Hippias. 


HIPPIAS. 


1 1  i 


la  valeur  des  lettres  et  des  syllabes  *,  des  har- 
monies et  des  mesures? 

HIPPIAS. 

De  quelles  harmonies,  mon  cher,  et  de  quelles 
lettres  parles- tu? 

SOCRATE. 

Sur  quoi  donc  se  plaisent-ils  à  t'entendre  et 
t'applaudissent-ils?  Dis-le-moi  toi-même,  puis- 
que je  ne  saurais  le  deviner. 

HIPPIAS. 

Lorsque  je  leur  parle,  Socrate,  de  la  généa- 
logie des  héros  et  des  grands  hommes,  de  l'ori- 
gine des  villes,  et  de  la  manière  dont  elles  ont  été 
fondées  dans  les  premiers  temps ,  et  en  général 
de  toute  l'histoire  ancienne ,  c'est  alors  qu'ils 
m'écoutent  avec  le  plus  grand  plaisir;  de  façon 
que,  pour  les  satisfaire ,  j'ai  été  obligé  d'étudier 
et  d'apprendre  avec  soin  tout  cela. 

SOCRATE. 

En  vérité,  Hippias ,  tu  es  heureux  que  les 
Lacédémoniens  ne  prennent  pas  plaisir  à  en- 
tendre nommer  de  suite  tous  nos  archontes 
depuis  Solon;  sans  quoi  tu  aurais  pris  bien 
de  la  peine  à  te  mettre  tous  ces  noms  dans  la 
tète. 

Voyez  le  second  Hippias. 


I  1 1 


HIPPIAS. 


HIPPIAS. 

Quelle  peine  ,  Socrate?  je  n'ai  quà  entendre 

une  seule  fois  cinquante  noms,  je  les  répéterai 

par  cœur. 

socrate. 

Tu  dis  vrai  :  je  ne  faisais  pas  attention  que  tu 
possèdes  l'art  de  la  mnémonique  *.  Je  conçois 
donc  que  c'est  avec  beaucoup  de  raison  que  les 
Lacédémoniens  se  plaisent  à  tes  discours,  toi 
qui  sais  tant  de  choses  ,  et  qu'ils  s'adressent 
à  toi,  comme  les  enfans  aux  vieilles  femmes, 
pour  leur  faire  des  contes  divertissans. 

HIPPIAS. 

Je  t'assure,  Socrate,  que  je  m'y  suis  fait  der- 
nièrement beaucoup  d'honneur,  en  exposant 
quelles  sont  les  belles  occupations  auxquelles 
un  jeune  homme  doit  s'appliquer;  car  j'ai  com- 
posé là-dessus  un  fort  beau  discours ,  écrit  avec 
le  plus  grand  soin.  En  voici  le  sujet  et  le  com- 
mencement. Je  suppose  qu'après  la  prise  de 
Troie,  Néoptolème,  s'adressant  à  Nestor,  lui  de- 
mande quels  sont  les  beaux  exercices  qu'un 
jeune  homme  doit  cultiver  pour  rendre  son  nom 
célèbre.  Nestor  après  cela  prend  la  parole,  et 
lui  propose  je  ne  sais  combien  de  pratiques  tout- 

*  Voyez  le  second  Hippias. 


HIPPIAS.  1 13 

à-fait  belles.  J'ai  lu  ce  discours  en  public  à  Lacé- 
démone,  et  je  dois  le  lire  ici  dans  trois  jours  à 
lecole  de  Phidostrate,  avec  beaucoup  d'autres 
morceaux  qui  méritent  d'être  entendus  :  je  m'y 
suis  engagé  à  la  prière  d'Eudicos,  fils  d'Apé- 
mante.  Tu  me  feras  plaisir  de  t'y  rendre,  et  d'a- 
mener avec  toi  d'autres  personnes  en  état  d'en 
juger. 

SOCRATE. 

Cela  sera,  s'il  plaît  à  Dieu,  Hippias*.  Pour  le 
présent,  réponds  à  une  petite  question  que  j'ai 
à  te  faire  à  ce  sujet,  et  que  tu  m'as  rappelée  à 
l'esprit  fort  à  propos.  Il  n'y  a  pas  long-temps, 
mon  cher  ami,  que,  causant  avec  quelqu'un, 
et  blâmant  certaines  choses  comme  laides,  et 
en  approuvant  d'autres  comme  belles,  il  m'a 
jeté  dans  un  grand  embarras  par  ses  questions 
insultantes.  Socrate,  m'a-t-il  dit,  d'où  connais- 
tu  donc  les  belles  choses  et  les  laides?  Voyons 
un  peu  :  pourrais-tu  me  dire  ce  que  c'est  que  le 
beau?  Moi,  je  fus  assez  sot  pour  demeurer  in- 
terdit, et  je  ne  sus  quelle  bonne  réponse  lui 
faire.  Au  sortir  de  cet  entretien,  je  me  suis  mis 
en  colère  contre  moi-même,  me  reprochant 
mon  ignorance,   et   me  suis  bien   promis  que 

*  Cet  endroit  annonce  le  lieu ,  l'occasion ,  et  les  person- 
nages du  second  Hippias. 

4.  8 


i«4  H1PPIAS. 

le  premier  de  vous  autres  sages  que  je  rencon- 
trerais, je  me  ferais  instruire,  et  qu'après  m'ètre 
bien  exercé,  j'irais  retrouver  mon  homme  et  lui 
présenter  de  nouveau  le  combat.  Ainsi  tu  viens, 
comme  je  disais,  fort  à  propos.  Enseigne-moi 
à  fond,  je  te  prie,  ce  que  c'est  que  le  beau,  et 
tâche  de  me  répondre  avec  la  plus  grande  pré- 
cision, de  peur  que  cet  homme  ne  me  confonde 
de  nouveau  ,  et  que  je  lui  apprête  à  rire  pour  la 
seconde  fois.  Car  sans  doute  tu  sais  tout  cela 
parfaitement;  et,  parmi  tant  de  connaissances 
que  tu  possèdes,  celle-ci  est  apparemment  une 
des  moindres? 

HIPPIAS. 

Oui,  Sacrale,  une  des  moindres;  ce  n'est  rien 
en  vérité. 

SOCRATE. 

Tant  mieux,  je  l'apprendrai  facilement,  et 
personne  désormais  ne  se  moquera  de  moi. 

HIPPIAS. 

Personne,  j'en  réponds.  Ma  profession,  sans 
cela,  n'aurait  rien  que  de  commun  et  de  mé- 
prisable. 

SOCRATE. 

ParJunon,  tu  m'annonces  une  bonne  nou- 
velle, Hippias,  s'il  est  vrai  que  nous  puissions 
venir  à  bout  de  cet   homme    Mai>  ne  te  gène- 


HIPPIAS. 


1 1:> 


rai-je  pas  si,  faisant  ici  son  personnage,  j'attaque 
tes  discours  à  mesure  que  tu  répondras,  afin  de 
m'exercer  davantage  ?  car  je  m'entends  assez  à 
faire  des  objections;  et,  si  cela  t'est  indifférent, 
je  veux  te  proposer  mes  difficultés,  pour  être 
plus  ferme  dans  ce  que  tu  m'apprendras. 

HIPPIAS. 

Argumente,  j'y  consens  :  aussi  bien,  comme 
je  t'ai  dit,  cette  question  n'est  pas  d'importance; 
et  je  te  mettrais  en  état  d'en  résoudre  de  bien 
plus  difficiles,  de  façon  qu'aucun  homme  ne 
pourrait  te  réfuter. 

SOCRA.TE. 

Tu  me  charmes,  en  vérité.  Allons,  puisque  tu 
le  veux  bien,  je  vais  me  mettre  à  sa  place,  et 
tâcher  de  t'interroger. 

Si  tu  récitais  en  sa  présence  ce  discours  que 
tu  as,  dis-tu,  composé  sur  les  belles  occupa- 
tions, après  l'avoir  entendu,  et  au  moment  que 
tu  cesserais  de  parler,  il  ne  manquerait  pas  de 
t'interroger  avant  toutes  choses  sur  le  beau  (car 
telle  est  sa  manie),  et  il  te  dirait  .-Étranger  d'Élis, 
n'est-ce  point  par  la  justice  que  les  justes  sont 
justes?  Réponds,  Hippias,  coinrne  si  c'était  lui 
qui  te  fît  cette  demande. 

HIPPIAS. 

Je  réponds  que  c'est  par  la  justice. 


il  6  HIPPIAS. 

SOCRATE. 

La  justice  n'est-elle  pas  quelque  chose  de 
réel? 

HIPPIAS. 

Sans  doute. 

SOCRATE. 

N'est-ce  point  aussi  par  la  sagesse  que  les  sages 
sont  sages,  et  par  le  bien  que  tout  ce  qui  est  bon 
est  bon? 

HIPPIAS. 

Assurément. 

SOCRATE. 

Cette  sagesse  et  ce  bien  sont  des  choses  réelles, 
et  tu  ne  diras  pas  apparemment  qu'elles  n'exis- 
tent point? 

HIPPIAS. 

Qui  pourrait  le  dire? 

SOCRATE. 

Toutes  les  belles  choses  pareillement  ne  sont- 
elles  point  belles  par  le  beau? 

HIPPIAS. 

Oui,  par  le  beau. 

SOCRATE. 

Ce  beau  est  aussi  quelque  chose  de  réel,  sans 
doute? 

HIPPIAS. 

Certainement. 


HIPPIAS. 


117 


SOCRATE. 

Étranger,  poursuivra-t-il,  dis-moi  donc  ce  que 
c'est  que  ce  beau. 

HIPPIAS. 

Celui  qui  fait  cette  question,  Socrate,  veut-il 
qu'on  lui  apprenne  autre  chose,  sinon  qu'est-ce 
qui  est  beau? 

SOCRATE. 

Ce  n'est  pas  là  ce  qu'il  demande ,  ce  me  semble, 
Hippias,  mais  ce  que  c'est  que  le  beau. 

HIPPIAS. 

Et  quelle  différence  y  a-t-il  entre  ces  deux 
questions? 

SOCRATE. 

Est-ce  qu'il  ne  te  paraît  pas  qu'il  y  en  ait? 

HIPPIAS. 

Non,  il  n'y  en  a  point. 

SOCRATE. 

11  est  évident  que  tu  sais  cela  mieux  que  moi. 
Cependant  fais  attention ,  mon  cher.  Il  te  de- 
mande, non  pas  qu'est-ce  qui  est  beau,  mais  ce 
que  c'est  que  le  beau. 

HIPPIAS. 

Je  comprends,  mon  cher  ami  :  je  vais  lui  dire 
ce  que  c'est  que  le  beau,  et  il  n'aura  rien  à  répli- 
quer. Tu  sauras  donc,  puisqu'il  faut  te  dire  la 
vérité,  que  le  beau  c'est  une  belle  fille. 


i  «  8  HIPPIAS. 

SOCRATE. 

Par  le  chien,  Hippias,  voilà  une  belle  et  bril- 
lante réponse.  Si  je  réponds  ainsi,  aurai-je  ré- 
pondu, et  répondu  juste  à  la  question,  et  n'aura- 
t-on  rien  à  répliquer? 

HIPPIAS. 

Comment  le  ferait-on ,  Socrate ,  puisque  tout 
le  monde  pense  de  même,  et  que  ceux  qui  en- 
tendront ta  réponse  te  rendront  tous  témoignage 
qu'elle  est  bonne? 

SOCRATE. 

Soit,  je  le  veux  bien.  Voyons,  Hippias,  que  je 
répète  en  moi-même  ce  que  tu  viens  de  dire.  Cet 
homme  m'interrogera  à-peu-près  de  cette  ma- 
nière :  Socrate,  réponds-moi  :  toutes  les  choses 
que  tu  appelles  belles  ne  sont-elles  pas  belles, 
en  supposant  qu'il  y  a  quelque  chose  de  beau 
par  soi-même?  Et  moi,  je  lui  répondrai  qu'en 
supposant  que  le  beau  est  une  belle  fille,  on  a 
trouvé  ce  par  quoi  toutes  ces  choses  sont  belles. 

HIPPIAS. 

Crois-tu  qu'il  entreprenne  après  cela  de  te 
prouver  que  ce  que  tu  donnes  pour  beau  ne  l'est 
point;  ou  s'il  l'entreprend,  qu'il  ne  se  couvrira 
pas  de  ridicule  ? 

socrate. 

Je  suis  bien  sur,  mon  cher,  qu'il  1  entrepren- 


mm  as.  119 

tira;  mais  s'il  se  rend  ridicule  par  ta,  c'est  ce 
que  la  chose  elle-même  fera  voir.  Je  veux  néan- 
moins te  faire  part  de  ce  qu'il  me  dira. 

HIPPIAS. 

Voyons. 

SOCRATE. 

Que  tu  es  plaisant,  Socrate!  me  dira-t-il.  Une 
belle  cavale  n'est-elle  pas  quelque  chose  de  beau , 
puisque  Apollon  lui-même  l'a  vantée  dans  un  de 
ses  oracles?  Que  répondrons-nous,  Hippias?  N'ac- 
corderons-nous pas  qu'une  cavale  est  quelque 
chose  de  beau,  je  veux  dire  une  cavale  qui  soit 
belle?  Car,  comment  oser  soutenir  que  ce  qui 
est  beau  n'est  pas  beau? 

HIPPIAS. 

Tu  dis  vrai,  Socrate,  et  le  dieu  a  très  bien  parlé. 
En  effet ,  nous  avons  chez  nous  des  cavales  par- 
faitement belles. 

SOCRATE. 

Fort  bien,  dira-t-il.  Mais  quoi!  une  belle  lyre 
n'est-elle  pas  quelque  chose  de  beau?  En  con- 
viendrons-nous, Hippias? 

HIPPIAS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Cet  homme  me  dira  après  cela  ;  j'en  suis  à-peu- 
près  sur,  je  connais  son   humeur  :  Quoi  donc, 


lao  HIPPIAS. 

mon  cher  ami,  une  belle  marmite  n'est-elle  pas 
quelque  chose  de  beau? 

HIPPIAS. 

Quel  homme  est-ce  donc  là,  Socrate?  Qu'il 
est  mal  appris  d'oser  employer  des  termes  si 
bas  dans  un  sujet  si  noble  ! 

SOCRATE. 

Il  est  ainsi  fait,  Hippias.  Il  ne  faut  point  cher- 
cher en  lui  de  politesse  :  c'est  un  homme  gros- 
sier, qui  ne  se  soucie  que  de  la  vérité.  Il  faut 
pourtant  lui  répondre;  et  je  vais  dire  le  premier 
mon  avis.  Si  une  marmite  est  faite  par  un  ha- 
bile potier;  si  elle  est  unie,  ronde  et  bien  cuite, 
comme  sont  quelques-unes  de  ces  belles  mar- 
mites à  deux  anses,  qui  tiennent  six  mesures,  et 
sont  faites  au  tour  ;  si  c'est  d'une  pareille  mar- 
mite qu'il  veut  parler,  il  faut  avouer  qu'elle  est 
belle.  Car  comment  dirions-nous  que  ce  qui  est 
beau  n'est  pas  beau  ? 

HIPPIAS. 

Cela  ne  se  peut,  Socrate. 

SOCRATE. 

Une   belle  marmite   est  donc   aussi  quelque 
chose  de  beau?  dira-t-il.  Réponds. 

HIPPIAS. 

Mais,  oui,  Socrate,  je  le  crois.  Ce  meuble,  à  la 
vérité,  est  beau  quand  il  est  bien  travaillé;  mais 


HIPPIAS.  12! 

tout  ce  qui  est  de  ce  genre  ne  mérite  pas  d'être 
appelé  beau,  si  tu  le  compares  avec  une  belle 
cavale,  une  belle  fille,  et  toutes  les  autres  belles 
choses. 

SOCRA.TE. 

A  la  bonne  heure.  Je  comprends  maintenant 
comment  il  nous  faut  répondre  à  celui  qui  nous 
fait  ces  questions.  Mon  ami,  lui  dirons-nous, 
ignores. tu  combien  est  vrai  le  mot  d'Heraclite, 
que  le  plus  beau  des  singes  est  laid  si  on  le  com- 
pare à  l'espèce  humaine?  De  même  la  plus  belle 
des  marmites,  comparée  avec  l'espèce  des  filles, 
est  laide,  comme  dit  le  sage  Hippias.  N'est-ce 
pas  là  ce  que  nous  lui  répondrons,  Hippias? 

HIPPIAS. 

Oui,  Socrate,  c'est  très  bien  répondu. 

SOCRATE. 

Un  peu  de  patience,  je  te  prie;  voici  à  coup 
sûr  ce  qu'il  ajoutera  :  Quoi,  Socrate!  n'arrivera- 
t-il  pas  aux  filles,  si  on  les  compare  avec  des 
déesses,  la  même  chose  qu'aux  marmites  si  on 
les  compare  avec  des  filles?  La  plus  belle  fille 
ne  paraîtra-t-elle  pas  laide  en  comparaison  ?  Et 
n'est-ce  pas  aussi  ce  que  dit  Heraclite  que  tu 
cites,  que  l'homme  le  plus  sage  ne  paraîtra  qu'un 
singe  vis-à-vis  de  Dieu,  pour  la  sagesse,  la  beauté 
et  tout   le   reste?  Accorderons-nous,  Hippias, 


i 22  HIPP1AS. 

que  la  plus  belle  fille  est  laide,  comparée  aux 
déesses? 

H1PP1AS. 

Qui  pourrait  aller  là  contre,  Socrate? 

SOCRATE. 

Si  nous  lui  faisons  cet  aveu ,  il  se  mettra  à  rire, 
et  me  dira  :  Socrate,  te  rappelles-tu  la  question 
que  jetai  faite?  Oui,  répondrai-je;  tu  m'as  de- 
mandé ce  que  c'est  que  le  beau.  Et  puis,  repren- 
dra-t-il,  étant  interrogé  sur  le  beau,  tu  me  donnes 
pour  belle  une  chose  qui,  de  ton  propre  aveu, 
n'est  pas  plutôt  belle  que  laide?  Il  y  a  bien  ap- 
parence, lui  dirai-je.  Ou  que  me  conseilles-tu, 
mon  cher  ami,  de  lui  répondre? 

H1PPIAS. 

Réponds,  comme  tu  l'as  fait  avec  raison,  qu° 
l'espèce  humaine  n'est  pas  belle  en  comparaison 
des  dieux. 

SOCRATE. 

Mais,  poursuivra-t-il,  si  je  t'avais  demandé, 
au  commencement,  qu'est-ce  qui  est  en  même 
temps  beau  et  laid,  et  que  tu  m'eusses  fait 
cette  réponse,  n'aur;iis-tu  pas  bien  répondu? 
Te  semble-t-il  encore  que  le  beau  par  soi- 
même,  qui  orne  et  rend  belles  toutes  les  autres 
choses  du  moment  qu'elles  en  participent,  soit 
une  fille,  une  cavale,  une  lyre? 


U1FPIAS.  1*3 

HIPP1AS. 

Si  c'est  là,  Socrate,  ce  qu'il  veut  savoir,  rien 
n'est  plus  aisé  que  de  lui  dire  ce  que  c'est  que 
ce  beau  qui  sert  d'ornement  à  tout  le  reste,  et 
dont  la  présence  embellit  toutes  choses.  Cet 
homme,  à  ce  que  je  vois,  est  un  imbécille,  qui 
ne  se  connaît  pas  du  tout  en  beauté.  Tu  n'as 
qu'à  lui  répondre  :  Ce  beau  que  tu  me  de- 
mandes n'est  autre  que  l'or;  il  sera  bien  em- 
barrassé, et  ne  s'avisera  pas  de  te  rien  répli- 
quer; car  nous  savons  tous  que  partout  où 
l'or  se  trouve,  ce  qui  paraissait  laid  auparavant 
paraîtra  beau  dès  que  l'or  lui  servira  d'orne- 
ment. 

SOCRATE. 

Tu  ne  connais  pas  l'homme,  Hippias;  tu 
ignores  jusqu'à  quel  point  il  est  difficile,  et 
combien  il  a  de  peine  à  se  rendre  à  ce  qu'on  lui 
dit. 

HIPPIAS. 

Qu'est-ce  que  cela  fait,  Socrate?  Il  faut,  bon 
gré  mal  gré,  qu'il  se  rende  à  une  raison  quand 
elle  est  bonne,. ou,  sinon,  qu'il  se  couvre  de 
ridicule. 

SOCRATE. 

Hé  bien,  mon  cher,  bien  loin  de  se  rendre  à 
cette  réponse,  il  s'en  moquera  et  me  dira  :  Insensé 


i2/t  HIPPIAS. 

que  tu  es ,  penses-tu  que  Phidias  fût  un  mauvais 
artiste?  Bien  au  contraire,  lui  répondrai-je,  ce 
me  semble. 

hippias. 
Et  tu  auras  raison. 

SOCRATE. 

Je  le  crois;  mais  lorsque  j'aurai  reconnu  que 
Phidias  est  un  habile  sculpteur,  mon  homme 
répondra  :  Quoi  donc!  Phidias,  à  ton  avis,  n'a- 
vait nulle  idée  de  ce  beau  dont  tu  parles  ?  Pour- 
quoi? lui  dirai-je.  C'est,  continuera-t-il,  parce 
qu'il  n'a  point  fait  d'or  les  yeux  de  sa  Minerve, 
ni  son  visage,  ni  ses  pieds,  ni  ses  mains,  bien 
que  tout  cela  étant  d'or  dût  paraître  très 
beau;  mais  d'ivoire.  Il  est  évident  qu'il  n'a  fait 
cette  faute  que  par  ignorance,  ne  sachant  pas 
que  c'est  l'or  qui  embellit  toules  les  choses 
dans  lesquelles  il  entre.  Lorsqu'il  nous  parlera 
de  la  sorte,  que  lui  répondrons -nous,  Hip- 
pias  ? 

HIPPIAS. 

Cela  n'est  pas  difficile.  INous  lui  dirons  que 
Phidias  a  bien  fait;  car  l'ivoire  est  beau  aussi,  je 
pense. 

SOCKATK. 

Pourquoi  donc,  répliquera-t-il,  Phidias  tfa- 
t-il  pas  fait  de  même  le  milieu  des  yeux  d'ivoire, 


HIPPIAS.  i2f> 

mais  d'une  pierre  précieuse ,  ayant  cherché  celle 
qui  va  le  mieux  avec  l'ivoire?  Est-ce  qu'une  belle 
pierre  est  aussi  une  belle  chose?  Le  dirons- 
nous,  Hippias? 

HIPPIAS. 

Oui,  lorsqu'elle  convient. 

SOCRATE. 

Et  lorsqu'elle  ne  convient  pas,  accorderai-je 
ou  non  qu'elle  est  laide? 

HIPPIAS. 

Accorde-le,  lorsqu'elle  ne  convient  pas. 

SOCRATE. 

Mais  quoi!  me  dira-t-il,  ô  habile  homme  que 
tu  es!  l'ivoire  et  l'or  n'embellissent-ils  point  les 
choses  auxquelles  ils  conviennent,  et  n'enîai- 
dissent-ils  point  celles  auxquelles  ils  ne  convien- 
nent pas?  Nierons-nous  qu'il  ait  raison,  ou  l'a- 
vouerons-nous  ? 

HIPPIAS. 

Nous  avouerons  que  ce  qui  convient  à  chaque 
chose  la  fait  belle. 

SOCRATE. 

Quand  on  fait  bouillir,  dira-t-il,  cette  belle 
marmite ,  dont  nous  parlions  tout-à-1'heure, 
pleine  d'une  belle  purée,  quelle  cuillère  con- 
vient à  cette  marmite?  une  d'or,  ou  de  bois  de 
figuier  ? 


i*6  HIPPIAS. 

HIPPIAS. 

Par  Hercule!  quelle  espèce  d'homme  est-ce 
donc  là,  Socrate?  Ne  veux-tu  pas  me  dire  qui 
c'est  ? 

SOCRATE. 

Quand  je  te  dirais  son  nom,  tu  ne  le  connaî- 
trais pas. 

HIPPIAS. 

Je  connais  du  moins  dès  à  présent  que  c'est 
un  ignorant. 

SOCRATE. 

C'est  un  questionneur  insupportable,  Hippias. 
Que  lui  répondrons-nous,  cependant,  et  laquelle 
de  ces  deux  cuillères  dirons-nous  qui  convient 
mieux  à  la  purée  et  à  la  marmite?  N'est-il  pas 
évident  que  c'est  celle  de  figuier?  Car  elle  donne 
une  meilleure  odeur  à  la  purée;  d'ailleurs,  mon 
cher,  il  n'est  point  à  craindre  qu'elle  casse  la 
marmite,  que  la  purée  se  répande,  que  le  feu 
s'éteigne,  et  que  les  convives  soient  privés  d'un 
excellent  mets  :  accidens  auxquels  la  cuillère 
d'or  exposerait;  en  sorte  que  nous  devons  dire, 
selon  moi,  que  la  cuillère  de  figuier  convient 
mieux  que  celle  d'or,  à  moins  que  tu  ne  sois 
d'un  autre  avis. 

HIPPIAS. 

Elle  convient  mieux  en  effet,  Socrate.  Je  ta- 


MPPIAS.  127 

vouerai  pourtant  que  je  ne  daignerais  pas  ré- 
pondre à  un  homme  qui  me  ferait  de  pareilles 
questions. 

SOCRATE. 

Tu  aurais  raison,  mon  cher  ami.  Il  ne  te  con- 
viendrait pas  d'entendre  des  termes  aussi  bas, 
richement  vêtu  comme  tu  es,  chaussé  élégam- 
ment, et  renommé  chez  les  Grecs  pour  ta  sa- 
gesse; mais  pour  moi,  je  ne  risque  rien  à  con- 
verser avec  ce  grossier  personnage.  Instruis- 
moi  donc  auparavant,  et  réponds,  à  cause  de 
moi.  Si  la  cuillère  de  figuier,  dira-t-il,  convient 
mieux  que  celle  d'or,  n'est  il  pas  vrai  qu'elle 
est  plus  belle,  puisque  tu  es  convenu,  Socrate, 
que  ce  qui  convient  est  plus  beau  que  ce  qui  ne 
convient  pas?  Avouerons-nous,  Hippias,  que 
la  cuillère  de  figuier  est  plus  belle  que  celle 
d'or? 

HIPPIAS. 

Veux-tu,  Socrate,  que  je  t'apprenne  une  dé- 
finition du  beau ,  avec  laquelle  tu  couperas  court 
a  toutes  les  questions  de  cet  homme? 

SOCRATE. 

De  tout  mon  cœur:  mais  dis-moi  auparavant 
des  deux  cuillères  dont  je  parlais  à  l'instant 
quelle  est  celle  que  je  lui  donnerai  pour  la  plus 
convenable  et  la  plus  belle? 


ia8  HIPPIAS. 

HIPPIAS. 

Hé  bien,  réponds-lui,  si  tu  le  veux,  que  c'est 
celle  de  figuier. 

SOCRATE. 

Dis  maintenant  ce  que  tu  voulais  dire  tout-à- 
l'heure.  Car  pour  ta  précédente  définition,  que 
le  beau  est  la  même  chose  que  l'or,  il  est  aisé 
de  la  réfuter  et  de  prouver  que  l'or  n'est  pas  plus 
beau  qu'un  morceau  de  bois  de  figuier.  Voyons 
donc  ta  nouvelle  définition  du  beau. 

HIPPIAS. 

Tu  vas  l'entendre.  Il  me  paraît  que  tu  cher- 
ches une  beauté  telle  que  jamais  et  en  aucun 
lieu  elle  ne  paraisse  laide  a  personne. 

SOCRATE. 

C'est  cela  même,  Hippias  :  tu  conçois  fort  bien 
ma  pensée. 

HIPPJAS. 

Écoute  donc;  car  si  on  a  un  seul  mot  à  répli- 
quer à  ceci,  dis  hardiment  que  je  n'y  entends 
rien. 

SOCRATE. 

Dis  au  plus  vite,  au  nom  des  dieux. 

HIPPIAS. 

Je  dis  donc  qu'en  tout  temps,  en  tous  lieux, 
et  pour  tout  homme,  c'est  une  très  belle  chose 
d'avoir  des  richesses,  de  la  santé,  de  la  consi- 


HIPP1AS.  129 

dération  parmi  les  Grecs,  de  parvenir  à  la  vieil- 
lesse, et,  après  avoir  rendu  honorablement  les 
derniers  devoirs  aux  auteurs  de  ses  jours  ,  d'être 
conduit  au  tombeau  par  ses  descendans  avec  le 
même  appareil  et  la  même  magnificence. 

SOCRATE. 

Oh,  oh,  Hippias  !  que  cette  réponse  est  admi- 
rable! qu'elle  est  grande  et  digne  de  toi  !  Par  Ju- 
non ,  j'admire  avec  quelle  bonté  tu  fais  ce  que 
tu  peux  pour  me  secourir.  Mais  nous  ne  tenons 
pas  notre  homme  ;  au  contraire,  je  t'assure  qu'il 
rira  à  nos  dépens  plus  que  jamais. 

HIPPIAS. 

Oui,  d'un  rire  impertinent,  Socrate  :  car  s'il 
n'a  rien  à  opposer  à  cela,  et  qu'il  rie,  c'est  de 
lui-même  qu'il  rira,  et  il  se  fera  moquer  de  tous 
les  assistans. 

SOCRATE. 

Peut-être  la  chose  sera-t-elle  comme  tu  dis;  peut- 
être  aussi,  autant  que  je  puis  conjecturer,  ne  se 
bornera-t-il  pas  sur  cette  réponse  à  me  rire  au  nez. 

HIPPIAS. 

Que  fera-t-il  donc?    * 

SOCRATK. 

S'il  a  un  bâton  à  la  main  ,  à  moins  que  je 
ne  m'enfuie  au  plus  vite,  il  le  lèvera  sur  moi 
pour  me  frapper  d'importance. 

4.  y 


i3o  HIPPIAS. 

HIPPIAS. 

Que  ùis-tu  là?  Cet  homme  est-il  ton  maître? 
Lt  s'il  te  fait  un  pareil  traitement,  il  ne  sera  pas 
traîné  devant  les  juges,  et  puni  comme  il  le  mé- 
rite? Est-ce  qu'il  n'y  a  point  de  justice  à  Athènes, 
et  y  laisse-t-on  les  citoyens  se  frapper  injuste- 
ment les  uns  les  autres? 

SOCRATE. 

Nullement. 

iiippias. 

» 

11  sera  donc  puni  s'il  te  frappe  contre  toute 
justice? 

SOCRATE. 

Il  ne  me  parait  pas,  Hippias,  qu'il  eût  tort  de 
me  frapper,  si  je  lui  faisais  cette  réponse:  je 
pense  même  le  contraire. 

HIPPIAS. 

À  la  bonne  heure,  Socrate  ;  puisque  c'est  ton 
avis,  c'est  aussi  le  mien. 

SOCRATE. 

Ne  te  dirai-je  pas  pourquoi  je  pense  qu'il 
serait  en  droit  de  me  frapper  si  je  lui  répon- 
dais de  la  sorte  ?  Me  battras  -  tu  toi  -  même 
sans  m'entendre ,  ou  écouteras  -  tu  mes  rai- 
sons? 

HIPPIAS. 

Ce  serait  un  procédé  bien  étrange,  Socrate,  si  jf 


HIPPIAS.  i3i 

refusais  do  les  entendre.  Quelles  sont-elles?  Parle 

bOCR/VTE. 

Je  vais  te  le  dire,  toujours  sous  le  nom  de 
celui  dont  je  fais  ici  le  personnage,  pour  ne  pas 
me  servir  vis-à-vis  de  toi  des  expressions  dures 
et  choquantes  qu'il  ne  m'épargnera  pas;  car 
voici,  je  te  le  garantis,  ce  qu'il  me  dira  :  Parle, 
Socrate.  Penses-tu  que  j'aurais  si  grand  tort  de 
te  battre,  après  que  tu  m'as  chanté,  avec  si 
peu  de  sens,  «m  dithyrambe  qui  n'a  aucun 
rapport  à  ma  question?  Comment  cela?  lui  ré- 
pondrai-je.  Comment,  dira-t-il,  tu  n'as  seule- 
ment pas  l'esprit  de  te  souvenir  que  je  te  de- 
mande quel  est  ce  beau  qui  embellit  toutes  les 
choses  où  il  se  trouve,  pierre,  bois,  homme, 
dieu,  toute  espèce  d'action  et  de  science?  Car 
tel  est,  Socrate,  le  beau  dont  je  te  demande  la 
définition;  et  je  ne  puis  pas  plus  me  faire  en- 
tendre que  si  j'avais  affaire  à  une  pierre,  et 
encore  une  pierre  de  meule,  et  que  tu  n'eusses 
ni  oreilles  ni  cervelle.  Ne  te  fàcherais-tu  point, 
Hippias,  si,  épouvanté  de  ce  discours,  je  répon- 
dais :  C'est  Hippias  qui  m'a  dit  que  le  beau  était 
cela?  Je  l'interrogeais  cependant  comme  tu  m'in- 
terroges ici  sur  ce  qui  est  beau  pour  tout  le 
monde  et  toujours.  Qu'en  dis-tu?  Ne  te  fâche- 
ras-tu pas,  si  je  lui  parle  ainsi? 


]3i  HIPPIAS. 

HIPPIAS. 

Je  suis  bien  sûr,  Socrate ,  que  le  beau  est  et 
paraîtra  à  tout  le  monde  tel  que  je  t'ai  dit. 

SOCRATE. 

Le  sera-t-il  aussi?  reprendra  cet  homme.  Car 
le  beau,  c'est-à-dire  le  vrai  beau,  l'est  dans  tous 
les  temps. 

HIPPIAS. 

Sans  doute, 

SOCRATE. 

Ne  l'était-il  pas?  dira-t-il  encore. 

HIPPIAS. 

Oui,  il  l'était. 

SOCRATE. 

L'étranger  d'Élis,  poursuivra-t-il ,  t'a-t-il  dit 
qu'il  fût  beau  à  Achille  d'être  enseveli  après 
ses  ancêtres,  comme  à  son  aïeul  Eaque,  aux 
autres  enfans  des  dieux  et  aux  dieux  eux- 
mêmes? 

HIPPIAS. 

Qu'est-ce  que  cet  homme-là  ?  Envoie-le  au 
gibet.  Voilà  des  questions,  Socrate,  qui  sentent 
fort  l'impiété. 

SOCKATE. 

Mais  quoi ,  lorsqu'on  nous  fait  de  pareilles 
questions,  n'est-il  pas  tout-à-fait  impie  d'y  ré- 
pondre affirmativement? 


HIPPIAS.  i33 

HIPPIAS. 

Peut-être. 

SOCRATE. 

Peut-être  donc  es-tu  cet  impie,  me  dira-t-il, 
toi  qui  soutiens  qu'il  est  beau  en  tout  temps  et 
pour  tout  le  monde,  d'être  enseveli  par  ses 
descendans ,  et  de  rendre  les  mêmes  devoirs  à 
ses  ancêtres.  Hercule  et  les  autres  qu'on  vient 
de  nommer  ne  font-ils  pas  partie  de  tout  le 
monde  ? 

mppiAS. 

Je  n'ai  pas  prétendu  parler  ainsi  pour  les  dieux. 

SOCRATE. 

Ni  pour  les  héros  apparemment  ? 

HIPPIAS. 

Non ,  du  moins  pour  ceux  qui  sont  enfaris  des 
dieux. 

SOCRATE. 

Mais  pour  ceux  qui  ne  le  sont  pas? 

HIPPIAS. 

Oui,  pour  ceux-là. 

SOCRATE. 

Ainsi,  à  ton  compte,  c'eût  été,  ce  semble,  une 
chose  affreuse,  impie  et  laide  pour  les  héros, 
tels  que  Tantale,  Dardanus  et  Zethus;  et  pour 
Pélops  et  les  autres  nés  de  mortels  comme  lui , 
ce  serait  une  belle  chose? 


1%  HIPPIAS. 

HIPPIAS. 

('/est  là  mon  avis. 

SOCRA.TE. 

Tu  penses  donc,  répliquera-t-il,  ce  que  tu  ne 
disais  pas  tout-à-1'heure,  qu'être  enseveli  par  ses 
descendans,  après  avoir  rendu  le  même  devoir 
à  ses  ancêtres,  est  une  chose  qui  en  certaines 
rencontres  et   pour  quelques-uns  n'est  pas  du 
tout  belle;  et  que  même  il  semble  impossible 
qu'elle  devienne  jamais  et  soit  belle  pour  tout  le 
monde;  en  sorte  que  ce  prétendu  beau  est  sujet 
aux  mêmes  inconvéniens  que  les  précédens,  la 
fille  et  la  marmite;  et  qu'il  est  même  plus  ridi- 
culement encore  beau  pour  les  uns,  et  laid  pour 
les  autres.  Quoi  donc,  Socrate,  poursuivra-t-il, 
ne  pourras-tu,  ni  aujourd'hui  ni  jamais,  satis- 
faire à  ma  question  ,  et  me  dire  ce  que  c'est  que 
le  beau  ?  Tels  sont  à-peu-près  les  reproches  qu'il 
me  fera,  et  à  juste  titre,  si  je  lui  réponds  comme 
tu  veux. 

Voilà  pour  l'ordinaire,  Hippias,  de  quelle  ma- 
nière il  converse  avec  moi.  Quelquefois  cepen- 
dant, comme  s'il  avait  compassion  de  mon  igno- 
rance et  de  mon  incapacité,  il  me  suggère  en 
quelque  sorte  ce  que  je  dois  dire,  et  me  de- 
mande si  telle  chose  ne  me  paraît  pas  être  le  beau 
11  en  use  de  même  par  rapport  à  tout  autre  sujet 


HIPPIAS.  (35 

sur  lequel  il  m'interroge,  et  qui  t'ait  la  matière 
de  l'entretien. 

HIPPIAS. 

Que  veux-tu  dire  par  là,  Sourate? 

SOCRATE. 

Je  vais  te  l'expliquer.  Mon  pauvre  Socrate, 
me  dit-il,  laisse  là  toutes  ces  réponses  et  autres 
semblables;  elles  sont  trop  ineptes,  et  trop  aisées 
à  réfuter.  Vois  plutôt  si  le  beau  ne  serait  point 
ce  que  nous  avons  touché  précédemment,  lors- 
que nous  avons  dit  que  l'or  est  beau  pour  les 
choses  auxquelles  il  convient,  et  laid  pour  celles 
auxquelles  il  ne  convient  pas;  qu'il  en  est  de 
même  pour  tout  le  reste  où  cette  convenance  se 
trouve.  Examine  donc  le  convenable  en  lui- 
même,  et  dans  sa  nature,  pour  voir  s'il  ne  serait 
point  le  beau  que  nous  cherchons. 

Ma  coutume  est  de  me  rendre  à  son  avis,  lors- 
qu'il me  propose  de  pareilles  choses,  car  je  n'ai 
rien  à  lui  opposer.  Mais  toi ,  penses-tu  que  le 
convenable  est  le  beau? 

HIPPIAS. 

Tout-à-fait,  Socrate. 

SOCRATE. 

Examinons  bien,  de  peur  de  nous  tromper. 

HIPPIAS. 

11  faut  examiner,  sans  doute. 


1 36  HIPPIAS. 

SOCRATE. 

Vois  donc.  Appelons-nous  convenable  ce  qui 
fait  paraître  belles  les  choses  où  il  se  trouve,  ou 
bien  ce  qui  les  rend  belles  en  effet?  ou  n'est-ce 
ni  l'un  ni  l'autre? 

HIPPFAS. 

11  me  semble  que  c'est  l'un  ou  l'autre. 

SOCRATE. 

Est-ce  ce  qui  les  fait  paraître  belles,  comme 
lorsque  quelqu'un,  ayant  pris  un  habit  ou  une 
chaussure  qui  lui  va  bien ,  paraît  plus  beau ,  fût-il 
d'ailleurs  d'un  extérieur  ridicule?  Si  le  convena- 
ble fait  paraître  les  choses  plus  belles  qu'elles  ne 
sont,  c'est  donc  une  espèce  de  tromperie  en  fait 
de  beauté;  et  ce  n'est  point  ce  que  nous  cher- 
chons, Hippias;  car  nous  cherchons  ce  par  quoi 
ies  belles  choses  sont  réellement  belles,  comme 
c'est  par  la  grandeur  que  toutes  les  choses  grandes 
sont  grandes  :  c'est  en  effet  par  là  qu'elles  sont 
grandes;  et  quand  même  elles  ne  le  paraîtraient 
pas,  s'il  est  vrai  qu'il  s'y  trouve  de  la  grandeur, 
elles  sont  nécessairement  grandes  :  de  même,  le 
beau,  disons-nous,  est  ce  qui  rend  belles  toutes 
les  belles  choses,  soit  qu'elles  paraissent  telles 
ou  non.  Évidemment  ce  n'est  point  le  convena- 
ble, puisque,  de  ton  aveu,  il  fait  paraître  les 
choses   plus    belles  qu'elles   ne    sont,  au   lieu 


HIPPIAS.  137 

de  les  faire  paraître  telles  qu'elles  sont.  Il  nous 
faut  donc  essayer,  comme  je  viens  de  dire,  de 
découvrir  ce  qui  fait  que  les  belles  choses  sont 
belles,  soit  qu'elles  le  paraissent  ou  non  ;  car  si 
nous  cherchons  le  beau ,  c'est  là  ce  que  nous 
cherchons. 

HIPPIAS. 

Mais  le  convenable,  Socrate,  rend  belles  et 
fait  paraître  telles  toutes  les  choses  où  il  se  ren- 
contre. 

socrate. 

Il  est  donc  impossible,  cela  posé,  que  ce  qui 
est  réellement  beau  ne  paraisse  pas  beau,  ayant 
en  soi  ce  qui  le  fait  paraître  tel. 

HIPPIAS. 

Cela  est  impossible. 

socrate. 

Mais  dirons-nous  ,  Hippias  ,  que  les  lois  et  les 
institutions  réellement  belles  paraissent  telles 
toujours  et  aux  yeux  de  tout  le  monde?  ou,  tout 
au  contraire,  qu'on  n'en  connaît  pas  toujours 
la  beauté,  et  que  c'est  un  des  principaux  sujets 
de  dispute  et  de  querelles,  tant  entre  les  particu- 
liers qu'entre  les  états? 

HIPPIAS. 

Il  me  paraît  plus  vrai  de  dire,  Socrate,  qu'on 
n'en  connaît  pas  toujours  la  beauté. 


i;3£  HIPWAS. 

SOCRATE. 

Cela  n'arriverait  pas,  cependant,  si  elles  pa- 
raissaient ce  qu'elles  sont  ;  et  elles  le  paraî- 
traient ,  si  le  convenable  était  la  même  chose 
que  le  beau,  et  que  non -seulement  il  rendît 
les  choses  belles ,  mais  les  fît  paraître  telles. 
Ainsi ,  si  le  convenable  est  ce  qui  rend  une 
chose  belle,  c'est  là  en  effet  le  beau  que  nous 
cherchons,  et  non  le  beau  qui  la  fait  paraître 
belle  Si  au  contraire  le  convenable  donne  seu- 
lement aux  choses  l'apparence  de  la  beauté, 
ce  n'est  poiut  le  beau  que  nous  cherchons, 
puisque  celui-là  les  fait  être  belles,  et  qu'une 
même  chose  ne  saurait  être  à-la-fois  une  cause 
d'illusion  et  de  vérité,  soit  pour  la  beauté,  soit 
pour  toute  autre  chose.  Choisissons  donc  quelle 
propriété  nous  donnerons  au  convenable  ,  de 
taire  paraître  les  choses  belles,  ou  de  les  ren- 
dre telles. 

HIPPIAS. 

A  mon  avis  ,  Socrate  ,  il  les  fait  paraître 
belles. 

SOCRATE. 

Dieux  !  la  connaissance  que  nous  croyions 
avoir  de  la  nature  du  beau  nous  échappe  donc, 
Hippias,  puisque  nous  jugeons  que  le  convena- 
ble est  autre  que  le  beau. 


H1PPIAS.  ,39 

HIPPIAS. 

Vraiment  oui,  Socrate;  et  cela  me  parait  bien 
étrange. 

SOCRATE. 

Ne  lâchons  pourtant  pas  prise,  mon  cher  ami: 
j'ai  encore  quelque  espérance  que  nous  décou- 
vrirons ce  que  c'est  que  le  beau. 

HIPPIAS. 

Assurément ,  Socrate  ;  car  ce  n'est  pas  une 
chose  bien  difficile  à  trouver;  et  je  suis  sûr  que, 
si  je  me  retirais  un  moment  à  l'écart  pour  mé- 
diter là-dessus,  je  t'en  donnerais  une  définition 
si  exacte  que  l'exactitude  même  n'y  saurait  trou- 
ver à  redire. 

SOCRATE. 

Oh!  ne  te  vante  point,  Hippias.  Tu  vois 
combien  d'embarras  cette  recherche  nous  a  déjà 
causé  ;  prends  garde  que  le  beau  ne  se  fâche 
contre  nous  ,  et  ne  s'éloigne  encore  davantage. 
J'ai  tort  cependant  de  parler  ainsi.  Tu  le  trou- 
veras aisément,  je  pense,  lorsque  tu  seras  seul; 
mais,  au  nom  des  dieux,  trouve-le  en  ma  pré- 
sence; et,  si  tu  le  veux  bien,  continuons  à  le 
chercher  ensemble.  Si  nous  le  découvrons,  ce 
sera  le  mieux  du  monde  ;  sinon,  il  faudra  bien 
que  je  prenne  mon  malheur  en  patience  :  pour 
toi ,  tu  ne  m'auras  pas  plus  tôt  quitté,  que  tu  le 


i4o  HIPPI/VS. 

trouveras  sans  peine.  Si  nous  faisons  maintenant 
cette  découverte,  ce  sera  une  affaire  faite,  et  je 
n'aurai  pas  besoin  de  t'impor tuner  pour  te  de- 
mander ce  que  c'est  que  tu  as  trouvé  seul.  Vois 
donc  si  ceci  ne  serait  pas  le  beau ,  selon  toi. 
Je  dis  que  c'est...  Examine  bien,  et  écoute- 
moi  attentivement ^  de  peur  que  je  ne  dise  une 
sottise.  Le  beau  donc,  par  rapport  à  nous,  c'est 
ce  qui  nous  est  utile.  Voici  sur  quoi  je  fonde 
cette  définition.  Nous  appelons  beaux  yeux ,  non 
ceux  qui  ne  peuvent  rien  voir,  mais  ceux  qui 
le  peuvent,  et  qui  sont  utiles  pour  cette  fin. 

H1PPIAS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Ne  disons-nous  pas  de  même  du  corps  entier, 
qu'il  est  beau,  soit  pour  la  course  ,  soit  pour  la 
lutte  ?  et  pareillement  de  tous  les  animaux  ,  par 
exemple  qu'un  cheval  est  beau ,  un  coq  ,  une 
caille  ;  de  tous  les  meubles  ;  de  toutes  les  voi- 
tures ,  tant  de  terre  que  de  mer ,  comme  les  ba- 
teaux et  les  galères  ;  de  tous  les  instrumens,  soit 
de  musique,  soit  des  autres  arts  ;  et  encore,  si  tu  le 
veux,  des  institutions  et  des  lois?  Nous  donnons 
ordinairement  à  toutes  ces  choses  la  qualité  de 
belles,  envisageant  chacune  d'elles  sous  le  même 
point  de  vue,  c'est-à-dire  par  rapport  aux  pro- 


HIPPIAS.  141 

priétés  qu'elle  tient  ou  de  la  nature,  ou  de  l'art , 
ou  de  sa  position,  appelant  beau  ce  qui  est  utile, 
en  tant  qu'il  est  utile,  relativement  à  ce  à  quoi 
il  est  utile ,  et  autant  de  temps  qu'il  est  utile;  et. 
laid,  ce  qui  est  inutile  à  tous  égards.  N'est-ce 
pas  aussi  ton  avis,  Hippias? 

HIPPIAS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Ainsi  nous  avons  raison  de  dire  que  le  beau 
n'est  autre  chose  que  l'utile  ? 

HIPPIAS. 

Sans  contredit,  Socrate. 

SOCRATE. 

N'est-il  pas  vrai  que  ce  qui  a  la  puissance 
de  faire  quoi  que  ce  soit,  est  utile  par  rap- 
port à  ce  qu'il  est  capable  de  faire ,  et  que  ce 
qui  en  est  incapable  est  inutile? 

HIPPIAS. 

Certainement. 

SOCRATE. 

La  puissance  est  donc  une  belle  chose  ,  et 
l'impuissance  une  chose  laide? 

HIPPIAS. 

Assurément  :  tout  rend  témoignage  de  la  vé- 
rité de  cette  définition,  Socrate;  mais  surtout 
ce  qui  concerne   la  politique.   En  effet,  avoir 


■  4a  KIPPIAS. 

de  la  puissance  politique  dans  sa  propre  ville , 
est  ce  qu'il  y  a  de  plus  beau  au  monde, 
comme  ne  rien  pouvoir  est  ce  qu'il  y  a  de  plus 
laid. 

SOCRATE. 

C'est  fort  bien  dit.  Et ,  au  nom  des  dieux  , 
Hippias ,  n'est-ce  pas  pour  cette  raison  que  rien 
n'est  plus  beau  que  la  sagesse,  ni  plus  laid  que 
l'ignorance  ? 

HIPPIAS. 

Et  pour  quelle  autre  raison,  s'il  te  plaît,  So- 
crate  ? 

SOCRATE. 

Arrête  un  moment,  mon  cher  ami  :  je  trem- 
ble pour  ce  que  nous  dirons  après  cela. 

HIPPIAS. 

Que  crains-tu,  Socrate,  maintenant  que  tes 
recherches  vont  on  ne  peut  mieux? 

SOCRATE. 

Je  le  voudrais  bien,  mais  examine,  je  te  prie, 
ceci  avec  moi.  Fait-on  ce  qu'on  ne  saurait  et  ce 
qu'on  ne  peut  absolument  faire  ? 

HIPPIAS. 

Nullement;  et  comment  veux-tu  qu'on  fasse 
ce  qu'on  ne  peut  faire  ? 

SOCRATE. 

Ainsi  ceux  qui  pèchent  et  font  de  mauvaises 


HIPPIAS.  itf 

actions  involontairement,    ne   les   auraient  pas 
commises  s'ils  n'avaient  pas  pu  les  commettre? 

HIPPIAS. 

Evidemment. 

SOCRATE. 

Mais  tout  ce  qu'on  peut,  c'est  par  la  puissance 
qu'on  le  peut;  car  ce  n'est  pas  sans  doute  par 
l'impuissance? 

HIPPIAS. 

Non ,  certes. 

SOCRATE. 

Et  tous  ceux  qui  font  quelque  chose,  ont  le 
pouvoir  de  le  faire? 

HIPPIAS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Tous  les  hommes  d'ailleurs,  à  commencer  de- 
puis l'enfance,  font  beaucoup  plus  de  mal  que 
de  bien  ,  et  commettent  des  fautes  involontai- 
rement ? 

HPPIAS. 

Cela  est  vrai. 

SOCRATE. 

Quoi  rjonc  î  dirons-nous  qu'une  pareille  puis- 
sance, et  tout  ce  qui  est  utile  pour  faire  le  mal. 
est  quelque  chose  de  beau  ?  ou  s'en  faut-il  beau- 
coup que  nous  le  disions? 


i44  HIPPIAS. 

HIPPIAS. 

11  s'en  faut  beaucoup,  Socrate,  à  mon  avis. 

SOCRATE. 

A  ce  compte,  Hippias,  le  pouvoir  et  l'utile 
ne  sont  donc  pas  la  même  chose  que  le  beau? 

HIPPIAS. 

Pourquoi  non  ,  Socrate,  si  ce  pouvoir  a  le  bien 
pour  objet,  et  qu'il  soit  utile  à  cette  fin  ? 

SOCRATE. 

Il  n'est  plus  vrai,  du  moins  ,  que  le  pouvoir  et 
l'utile  soit  le  beau  sans  restriction  ;  et  ce  que 
nous  avons  voulu  dire,  Hippias ,  c'est  que  le 
pouvoir  et  l'utile ,  dans  une  bonne  fin ,  est  la 
même  chose  que  le  beau. 

HIPPIAS. 

Il  me  paraît  que  oui. 

SOCRATE. 

Mais  cela ,  n'est-ce  pas  l'avantageux  ? 

HIPPIAS. 

Sans  doute. 

SOCRATE. 

Ainsi  et  les  beaux  corps ,  et  les  belles  institu- 
tions, et  la  sagesse,  et  toutes  les  autres  choses 
dont  nous  avons  parlé  ,  sont  belles  ,  parce 
quelles  sont  avantageuses? 

HIPPIAS. 

Cela  est  évident. 


HIPPIAS.  i/»5 

SOCRATE. 

Il  paraît  donc  que,  par  rapport  à  nous,  l'avan- 
tageux est  la  même  chose  que  le  beau? 

HIPPIAS. 

Assurément,  Socrate. 

SOCRATE. 

Mais  l'avantageux  est  ce  qui  fait  du  bien  ? 

HIPPIAS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Et  ce  qui  fait  n'est  autre  chose  que  la  cause. 
N'est-ce  pas? 

HIPPIAS. 

A  merveille. 

SOCRATE. 

Le  beau  est  donc  la  cause  du  bien? 

HIPPIAS. 

Il  l'est  en  effet. 

SOCRATE. 

Mais  la  cause ,  Hippias ,  et  ce  dont  elle  est 
la  cause  ,  sont  deux  choses  différentes  ;  car  ja- 
mais une  cause  ne  saurait  être  cause  d'elle- 
même.  Considère  ceci  de  cette  manière.  Ne 
venons-nous  pas  de  voir  que  la  cause  est  ce 
qui  fait? 

HIPPIAS. 

Oui. 

4»  10 


*46  HIPPIAS. 

SOCRATE. 

N'est-il  pas  vrai  que  la  chose  produite  par  ce 
qui  fait  n'est  autre  que  l'effet,  et  nullement  ce 
qui  fait? 

HIPPIAS. 

Cela  est  certain. 

SOCRATE. 

L'effet  est  donc  une  chose,  et  ce  qui  le  pro- 
duit une  autre  chose? 

HIPPIAS. 

Qui  en  doute? 

SOCRATE. 

La  cause  n'est  point  par  conséquent  cause 
d'elle-même,  mais  l'effet  qu'elle  produit? 

HIPPIAS. 

Sans  contredit. 

SOCRATE. 

Si  donc  le  beau  est  cause  du  bon  ,  le  bon  est 
l'effet  du  beau;  et  nous  ne  recherchons  avec  tant 
d'empressement  la  sagesse  et  toutes  les  autres 
belles  choses,  selon  toute  apparence,  que  parce 
qu'elles  produisent  le  bon,  lequel  est  l'objet  de 
tous  nos  désirs;  et  il  résulte  de  cette  décou- 
verte que  le  beau  est  en  quelque  sorte  le  père 
du  bon. 

HIPPIAS. 

Tout-à-fait,  delà  est  fort  bien  dit,  Socrate. 


HIPPIAS.  i/,7 

SOCRATE. 

N'est-ce  pas  une  chose  également  bien  dite , 
que  le  père  n'est  pas  le  fils,  ni  le  fils  le  père? 

HIPPIAS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Et  que  la  cause  n'est  point  l'effet ,  ni  l'effet 
la  cause  ? 

HIPPIAS. 

Cela  est  vrai. 

SOCRATE. 

Par  Jupiter ,  mon  cher,  le  beau  n'est  donc  pas 
bon ,  ni  le  bon  beau.  Sur  ce  qui  a  été  dit ,  pen- 
ses-tu que  cela  puisse  être? 

HIPPIAS. 

Non ,  certes ,  je  ne  le  pense  pas. 

SOCRATE. 

Serions-nous  d'avis,  et  consentirions-nous  à 
dire  que  le  beau  n'est  pas  bon ,  et  que  le  bon 
n'est  pas  beau  ? 

HIPPIAS. 

Non ,  je  te  jure  ;  je  ne  suis  point  du  tout  de  cet 

avis. 

SOCRATE. 

Tu  as  raison  ,  Hippias;  et  de  tout  ce  qui  a 
été  dit  jusqu'ici,  c'est  ce  qui  me  déplaît  da- 
vantage. 


10. 


i/,8  HIPPIAS. 

H1PP1AS. 

Cela  doit  être. 

SOCRATE. 

Ainsi  il  paraît  que  la  définition  qui  fait  con- 
sister le  beau  dans  ce  qui  est  avantageux ,  utile  , 
capable  de  produire  quelque  bien ,  loin  d'être  la 
plus  belle  de  toutes  les  définitions ,  comme  il 
nous  semblait  tout-à-1'heure  ,  est ,  s'il  est  possi- 
ble ,  plus  ridicule  encore  que  les  précédentes , 
où  nous  pensions  que  le  beau  était  une  fille  ,  et 
chacune  des  autres  choses  que  nous  avons  énu- 
mérées. 

HIPPIAS. 

Il  y  a  toute  apparence. 

SOCRATE. 

Pour  ce  qui  me  regarde  ,  Hippias,  je  ne  sais 
plus  de  quel  côté  me  tourner,  et  je  suis  bien 
embarrassé.  Et  toi ,  te  vient-il  quelque  chose? 

HIPPIAS. 

Non,  pour  le  présent;  mais,  comme  je  t'ai  déjà 
dit,  je  suis  bien  sûr  qu'en  réfléchissant  un  peu 
je  trouverais  ce  que  nous  cherchons. 

SOCRATE. 

L'envie  que  j'ai  d'apprendre  ce  que  c'est  ne 
m  permet  pas  d'attendre  que  tu  aies  le  loisir 
d'y  réfléchir.  Et  puis  je  crois  que  je  viens  de  faire 
une    bonne  découverte.   Vois  si   le  beau   n'est 


H1PPIAS.  149 

pas  ce  qui  nous  cause  du  plaisir;  et  je  ne  dis  pas 
toute  espèce  de  plaisirs,  mais  ceux  de  l'ouïe  et 
de  la  vue.  Qu'avons-nous  en  effet  à  opposer  à 
cela?  Les  beaux  hommes,  Hippias,  les  belles 
tapisseries,  les  belles  peintures,  les  beaux  ou- 
vrages jetés  au  moule,  nous  font  plaisir  à  voir; 
les  beaux  sons,  toute  la  musique,  les  discours 
et  les  entretiens,  produisent  le  même  effet  :  en 
sorte  que,  si  nous  répondions  à  notre  téméraire  : 
Mon  ami ,  le  beau  n'est  autre  chose  que  ce  qui 
nous  cause  du  plaisir  par  l'ouïe  et  par  la  vue , 
ne  penses-tu  pas  que  nous  rabattrions  son  inso- 
lence? 

HIPPIAS. 

Il  me  paraît,  Socrate,  que  ceci  explique  bien 
la  nature  du  beau. 

SOCRATE. 

Mais  quoi!  dirons-nous,  Hippias,  que  les  belles 
institutions  et  les  belles  lois  sont  belles  parce 
quelles  causent  du  plaisir  par  l'ouïe  ou  par  la 
vue?  ou  que  leur  beauté  est  d'une  autre  espèce  ? 

HIPPIAS. 

Peut-être,  Socrate,  que  cette  difficulté  échap- 
pera à  notre  homme. 

SOCRATE. 

Par  le  chien,  Hippias,  elle  n'échappera  point 
à  celui  devant  lequel  je  rougirais  bien  davantage 


*. 


HIPPIAS. 


d'extravaguer  et  de  faire  semblant  de  dire  quel- 
que chose,  lorsqu'en  effet  je  ne  dis  rien  qui 
vaille. 

.  HIPPIAS. 

Et  quel  est  cet  homme-là? 


SOCRATE. 


Socrate,  fils  de  Sophronisque,  qui  ne  me  per- 
mettrait pas  plus  de  parler  à  la  légère  sur  ces  ma- 
tières, sans  les  avoir  approfondies,  que  de  me 
donner  pour  savoir  ce  que  je  ne  sais  pas. 

HIPPIAS. 

Il  me  paraît  aussi ,  depuis  que  tu  me  l'as  fait 
remarquer,  que  la  beauté  des  lois  est  diffé- 
rente. 


SOCRATE. 


Arrête  un  moment ,  Hippias.  11  me  semble 
que  nous  nous  flattons  d'avoir  trouvé  quelque 
chose  sur  le  beau ,  tandis  que  nous  sommes  à  cet 
égard  tout  aussi  peu  avancés  que  nous  l'étions 
auparavant. 

HIPPIAS. 

Comment  dis-tu  ceci ,  Socrate  ? 

SOCRATE. 

Je  vais  t'expliquer  ma  pensée;  tu  jugeras  si  elle 
a  quelque  valeur.  Peut-être  pourrait-on  montrer 
que  la  beauté  des  lois  et  des  institutions  n'est 
point  si  étrangère  aux  sensations  que  nous  éprou- 


HIPPIAS.  i5r 

vons  par  les  oreilles  et  par  les  yeux.  Mais  suppo- 
sons la  vérité  de  cette  définition ,  que  le  beau 
est  ce  qui  nous  cause  du  plaisir  par  ces  deux 
sens,  et  qu'il  ne  soit  point  du  tout  ici  question 
des  lois.  Si  cet  homme  dont  je  parle  ou  tout 
autre  nous  demandait  :Hippias  et  Socrate,  pour- 
quoi avez-vous  séparé  de  l'agréable  en  général 
une  certaine  espèce  d'agréable,  que  vous  appe- 
lez le  beau,  et  prétendez-vous  que  les  plaisirs 
des  autres  sens,  comme  ceux  du  manger,  du 
boire,  de  l'amour,  et  les  autres  semblables,  ne 
sont  point  beaux?  est-ce  que  ces  sensations  ne 
sont  pas  agréables,  et  ne  causent,  à  votre  avis, 
aucun  plaisir,  et  ne  s'en  trouve-t-il  nulle  part 
ailleurs  que  dans  les  sensations  de  la  vue  et  de 
l'ouïe?  Que  répondrons-nous,  Hippias? 

HIPPIAS. 

Nous  dirons  sans  balancer,  Socrate,  qu'il  y  a 
de  très  grands  plaisirs  attachés  aux  autres  sen- 
sations. 

SOCRATE. 

Pourquoi  donc,  reprendra-t-il,  ces  plaisirs  n'é- 
tant pas  moins  des  plaisirs  que  les  autres,  leur 
refuser  le  nom  de  beaux,  et  les  priver  de  cette 
qualité?  C'est,  dirons-nous,  que  tout  le  monde 
se  moquerait  de  nous  si  nous  disions  que  man- 
uel n'est  pas  une  chose  agréable,  niais  belle,  et 


i52  HIPPIAS. 

que  sentir  une  odeur  suave  n'est  point  agréable, 
mais  beau  ;  qu'à  l'égard  des  plaisirs  de  l'amour, 
tous  soutiendraient  qu'il  n'y  en  a  point  de  plus 
agréables,  et  que  cependant,  lorsqu'on  s'en  pro- 
cure la  jouissance,  il  faut  les  goûter  de  manière 
que  personne  n'en  soit  témoin ,  parce  que  c'est  la 
chose  du  monde  la  plus  laide  à  voir. 

Après  que  nous  aurions  parlé  de  la  sorte,  Hip- 
pias,  je  m'aperçois  bien,  dirait-il  peut-être,  que 
c'est  la  honte  qui  vous  empêche  depuis  long- 
temps d'appeler  beaux  ces  plaisirs,  parce  qu'ils 
ne  passent  point  pour  tels  dans  l'esprit  des 
hommes.  Cependant  je  ne  vous  demande  pas 
ce  qui  est  beau  dans  l'idée  du  vulgaire,  mais  ce 
qui  est  beau  en  effet.  Nous  lui  ferons,  ce  me 
semble,  la  réponse  que  nous  lui  avons  déjà 
faite;  savoir,  que  nous  appelons  beau  cette  par- 
tie de  l'agréable  qui  nous  vient  par  la  vue  et 
l'ouïe.  As-tu  quelque  autre  réponse  à  faire,  et 
dirons-nous  autre  chose,  Hippias? 

HIPPIAS. 

Après  ce  qui  a  déjà  été  dit,  c'est  une  nécessité, 
Socrate,  de  répondre  de  la  sorte. 

SOCRATE. 

Vous  avez  raison,  répliquera-t-il.  Puis  donc 
que  l'agréable  qui  naît  de  la  vue  et  de  l'ouïe  est 
beau,  il  est  évident  que  toute  espèce  d'agréable 


HIPPIAS.  i53 

venant  d'une  autre  source  ne  saurait  être  belle. 
L'accorderons-nous  ? 

HIPPIAS. 

Oui. 

SOCRA.TE. 

Mais,  dira-t-il,  ce  qui  est  agréable  par  la  vue 
l'est-il  tout  à-la-fois  par  la  vue  et  par  l'ouïe?  Et 
pareillement,  ce  qui  est  agréable  par  l'ouïe 
l'est-il  à-la-fois  par  l'ouïe  et  par  la  vue  ?  Nous 
répondrons  que  ce  qui  est  agréable  par  l'un 
de  ces  sens  ne  l'est  point  par  les  deux,  car  ap- 
paremment c'est  là  ce  que  tu  veux  savoir  ;  mais 
nous  avons  dit  que  l'une  et  l'autre  de  ces  sen- 
sations, prise  séparément,  est  belle,  et  qu'elles 
le  sont  aussi  toutes  deux  ensemble.  N'est-ce  pas 
là  ce  que  nous  répondrons? 

HJPPIAS. 

Très  bien. 

SOCRATE. 

Une  chose  agréable,  quelle  qu'elle  soit,  dira- 
t-il,  en  tant  qu'agréable,  diffère-t-elle  de  toute 
autre  chose  agréable?  Je  ne  vous  demande  point 
si  un  plaisir  est  plus  ou  moins  grand ,  plus  ou 
moins  vif  qu'un  autre;  mais  s'il  y  a  des  plaisirs 
qui  diffèrent  entre  eux,  en  ce  que  l'un  est  un 
plaisir  et  l'autre  ne  l'est  pas.  Nous  ne  le  pensons 
point,  n'est-il  pas  vrai? 


i54  HIPPIAS. 

HIPPIAS. 

Non ,  sans  doute. 

SOCRATE. 

Pour  quel  autre  motif  qu'à  cause  que  ce  sont 
des  plaisirs,  dira-t-il,  avez-vous  donc  choisi  en- 
tre tous  les  autres  les  plaisirs  dont  vous  parlez? 
Qu'avez-vous  vu  en  eux  de  différent  des  autres 
plaisirs,  qui  Vous  a  déterminés  à  dire  qu'ils  sont 
beaux?  Sans  doute  que  le  plaisir  qui  naît  de  la 
vue  n'est  pas  beau  précisément  parce  qu'il  naît 
de  la  vue;  car  si  c'était  là  ce  qui  le  rend  beau, 
l'autre  plaisir,  qui  naît  de  l'ouïe,  ne  serait  pas 
beau,  puisque  ce  n'est  pas  un  plaisir  qui  ait  sa 
source  dans  la  vue.  Ne  lui  dirons-nous  pas  qu'il 
a  raison  ? 

HIPPIAS. 

Oui. 

SOCRATE. 

De  même  le  plaisir  qui  naît  de  l'ouïe  n'est 
pas  beau  précisément  parce  qu'il  naît  de  l'ouïe; 
car  en  ce  cas  le  plaisir  qui  naît  de  la  vue  ne 
serait  pas  beau,  puisque  ce  n'est  pas  un  plai- 
sir qui  ait  sa  source  dans  Toiiie.  N'avoue- 
rons-nous pas,  Hippias  ,  que  cet  homme  dit 
vrai  ? 

HIPPIAS. 

Nous  l'avouerons. 


HIPP1AS.  i55 

SOCRATE, 

Mais  ces  plaisirs  sont  beaux  l'un  et  l'autre,  à 
ce  que  vous  dites.  Ne  le  disons-nous  pas? 

HIPPIAS. 

Oui. 

SOURATE. 

Ils  ont  donc  une  même  qualité  qui  fait  qu'ils 
sont  beaux,  une  qualité  commune  à  tous  les 
deux,  et  particulière  à  chacun.  Car  il  serait  im- 
possible autrement  qu'ils  fussent  beaux  tous  les 
deux  ensemble,  et  chacun  séparément. Réponds- 
moi  comme  si  tu  avais  affaire  à  lui. 

HIPPIAS. 

Je  réponds  qu'il  me  paraît  que  la  chose  est 
comme  tu  le  dis. 

SOCRATE. 

Si  donc  ces  deux  plaisirs  pris  ensemble  ont 
quelque  qualité  qui  n'est  point  particulière  à 
chacun  d'eux,  ce  n'est  point  en  vertu  de  cette 
qualité  qu'ils  sont  beaux. 

HIPPIAS. 

Comment  se  peut-il  faire,  Socrate,  qu'une 
qualité  que  deux  choses  quelconques  n'ouï 
point  chacune  séparément,  elles  l'aient  prises 
ensemble? 

SOCRATE. 

Tu  ne  crois  pas  cela  possible  ? 


i56  HIPPIAS. 

HIPPIAS. 

Il  faudrait,  pour  le  croire,  que  j'eusse  bien 
peu  de  connaissance  de  la  nature  des  choses,  et 
des  termes  dont  nous  faisons  usa^e  dans  la  dis- 
pute  présente. 

SOCRATE. 

Voilà  une  charmante  réponse,  Hippias.  Pour 
moi,  il  me  semble  que  j'entrevois  quelque  chose 
qui  est  de  cette  façon,  que  tu  dis  ëlre  impossible  : 
mais  peut-être  ne  vois-je  rien. 

HIPPIAS. 

Ce  n'est  pas  peut-être,  Socrate,  mais  très  cer- 
tainement, que  tu  vois  de  travers. 

SOCRATE. 

Cependant  il  se  présente  à  mon  esprit  bien 
des  objets  de  cette  espèce;  mais  je  m'en  défie, 
puisque  tu  ne  les  vois  pas,  toi  qui  as  amassé 
plus  d'argent  avec  ta  sagesse  ,  qu'aucun  homme 
de  nos  jours;  et  que  je  les  vois,  moi  qui  n'ai  ja- 
mais gagné  une  obole.  Je  crains,  mon  cher  ami, 
que  tu  ne  badines  vis-à-vis  de  moi,  et  ne  me 
trompes  de  gaîté  de  cœur;  tant  j'aperçois  dis- 
tinctement de  choses  telles  que  je  t'ai  dit. 

HIPPIAS. 

Personne  ne  saura  mieux  que  toi,  Socrate,  si 
je  badine  ou  non,  si  tu  prends  le  parti  de  me 
dire  ce  que  tu  vois;  car  il  paraîtra  clairement 


HIPPIAS.  i5y 

que  ce  n'est  rien  de  solide  ;  et  jamais  tu  ne 
trouveras  que  ce  que  nous  n'éprouvons  ni  toi 
ni  moi ,  nous  l'éprouvions  tous  les  deux  en- 
semble. 

SOCRATE. 

Comment  dis  -  tu ,  Hippias  ?  Peut  -  être  as  -  tu 
raison ,  et  ne  te  comprends-je  pas.  Mais  je  vais 
t'expliquer  plus  nettement  ma  pensée  :  écoute- 
moi.  Il  me  paraît  que  ce  que  nous  n'avons  pas 
la  conscience  d'être  en  particulier  ni  toi  ni  moi, 
il  est  très  possible  que  nous  le  soyons  tous  deux 
pris  ensemble  ;  et  réciproquement,  que  ce  que 
nous  sommes  tous  deux  conjointement ,  nous 
ne  le  soyons  en  particulier  ni  l'un  ni  l'autre. 

HIPPIAS. 

En  vérité  ,  Socrate  ,  ceci  est  encore  plus  ab- 
surde que  ce  que  tu  disais  tout-à-1'heure.  En 
effet ,  penses-y  un  peu.  Si  nous  étions  justes  tous 
les  deux,  chacun  de  nous  ne  le  serait-il  pas?  et 
si  chacun  de  nous  était  injuste,  ne  le  serions-nous 
pas  tous  les  deux  ?  Ou  si  nous  étions  tous  les 
deux  en  santé,  chacun  de  nous  ne  se  porterait- 
il  pas  bien  ?  et  si  nous  avions  l'un  et  l'autre 
quelque  maladie  ,  quelque  blessure ,  quelque 
contusion  ,  ou  tout  autre  mal  semblable  ,  ne 
l'aurions-nous  pas  tous  les  deux  ?  De  même  en- 
core ,  si  nous  étions  tous  les  deux  d'or,  d'argent, 


i«58  HIPPIÀS. 

di voire,  ou,  si  tu  aimes  mieux,  nobles,  sages, 
considérés,  vieux  ou  jeunes,  ou  doués  de  telle 
autre  qualité  qu'il  te  plaira,  dont  l'homme  est 
capable,  ne  serait-ce  pas  une  nécessité  indispen- 
sable que  chacun  de  nous  fût  tel. 

SOCRATE. 

Sans  contredit. 

HIPPIAS. 

Ton  défaut,  Socrate,  et  le  défaut  de  ceux  avec 
qui  tu  converses  d'ordinaire,  est  de  ne  point  con- 
sidérer les  choses  en  leur  entier  :  vous  détachez 
le  beau  de  tout  le  reste  pour  voir  ce  que  c'est, 
et  vous  coupez  ainsi  chaque  objet  par  morceaux 
dans  vos  discours;  de  là  vient  que  tout  ce  qu'il 
y  a  de  grand  et  de  vaste  dans  les  choses  vous 
échappe.  Et  maintenant  tu  es  si  éloigné  du  vrai, 
que  tu  t'imagines  qu'il  y  a  des  qualités,  soit  ac- 
cidentelles, soit  essentielles,  qui  conviennent  à 
deux  êtres  conjointement ,  et  ne  leur  convien- 
nent pas  séparément  ;  ou  qui  conviennent  à  l'un 
et  à  l'autre  en  particulier,  et  nullement  à  tous 
les  deux  :  tant  vous  êtes  incapables  de  raison  et 
de  discernement ,  tant  vos  lumières  sont  courtes 
et  vos  réflexions  bornées. 

SOCRATE. 

Que   faire ,  Hippias  ?  On   n'est   pas  ce  qu'on 
voudrait  être,  mais  ce  qu'on  peut,  comme  dit  le 


H1PFIAS.  i59 

proverbe.  Tu  nous  rends  service,  en  nous  don- 
nant sans  cesse  des  avis.  Je  veux  te  faire  con- 
naître encore  davantage  jusqu'où  allait  notre 
stupidité ,  avant  les  instructions  que  nous  venons 
de  recevoir  de  toi ,  en  t'exposant  notre  manière 
de  penser  sur  le  sujet  qui  nous  occupe.  Ne  t'en 
ferai-je point  part? 

HIPPIAS. 

Tu  ne  médiras  rien  que  je  ne  sache,  Socrate; 
car  je  connais  la  disposition  d'esprit  de  tous 
ceux  qui  se  mêlent  de  disputer.  Cependant  si  cela 
te  fait  plaisir,  parle. 

SOCRATE. 

Hé  bien ,  cela  me  fait  plaisir.  Nous  étions  donc 
tellement  bornés,  mon  cher,  avant  ce  que  tu 
viens  de  nous  dire,  que  nous  pensions  de  toi  et 
de  moi  que  chacun  de  nous  est  un ,  et  que  ce 
que  nous  sommes  séparément ,  nous  ne  le  sommes 
pas  conjointement  ;  car  pris  ensemble  nous  ne 
sommes  pas  un,  mais  deux  :  tant  notre  ignorance 
était  profonde.  A  présent  tu  as  réformé  nos  idées, 
en  nous  apprenant  que ,  si  nous  sommes  deux 
conjointement,  c'est  une  nécessité  que  chacun 
de  nous  soit  aussi  deux  ;  et  que  si  chacun  de  nous 
est  un,  il  est  également  nécessaire  que  tous  les 
deux  nous  ne  soyons  qu'un  :  l'essence  des  choses 
ne  permettant  pas,  selon  Hippias,  qu'il  en  soit 


i6o  HIPPIAS. 

autrement  ;  que  par  conséquent ,  ce  que  tous 
les  deux  sont,  chacun  l'est,  et  ce  que  chacun 
est,  tous  les  deux  le  sont.  Je  nie  rends  à  tes 
raisons.  Cependant,  Hippias,  rappelle-moi  au- 
paravant si  toi  et  moi  ne  sommes  qu'un ,  ou  si 
tu  es  deux  et  moi  deux. 

HIPPIAS. 

Qu'est-ce  que  tu  dis,  Socrate? 

SOCRATE. 

Je  dis  ce  que  je  dis  :  car  je  crains  de  m'expli- 
quer  nettement  devant  toi ,  parce  que  tu  t'em- 
portes contre  moi,  lorsque  tu  crois  avoir  dit 
quelque  chose  de  bon.  Néanmoins  dis-moi  en- 
core :  chacun  de  nous  n'est-il  pas  un ,  et  n'a-t-il 
pas  la  conscience  d'être  un. 

HIPPIAS. 

Sans  doute. 

SOCRATE. 

Si  donc  chacun  de  nous  est  un,  il  est  impair. 
Ne  juges-tu  pas  qu'un  est  impair  ? 

HIPPIAS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Mais  pris  conjointement,  et  étant  deux  ,  som- 
mes-nous aussi  impairs  ? 

HIPPIAS. 

Non,  Socrate. 


HIPPIAS.  i6r 

SOCRATE. 

Nous  sommes  pairs  au  contraire,  n'est-ce  pas  ? 

HIPPIAS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Parce  que  nous  sommes  pairs  tous  deux  en- 
semble, s'ensuit-il  que  chacun  de  nous  est  pair? 

HIPPIAS. 

Non  ,  assurément. 

SOCRATE. 

Il  n'est  donc  pas  de  toute  nécessité ,  comme 
tu  disais,  que  chacun  de  nous  soit  ce  que  nous 
sommes  tous  les  deux  ,  et  que  nous  soyons  tous 
deux  ce  qu'est  chacun  de  nous? 

HIPPIAS. 

Non  pour  ces  sortes  de  choses  ;  mais  cela  est 
vrai  pour  celles  dont  je  parlais  plus  haut. 

SOCRATE. 

Je  n'en  demande  pas  davantage ,  Hippias  :  il 
me  suffit  qu'en  certains  cas  il  en  soit  ainsi ,  et 
en  d'autres  d'une  autre  manière.  Je  disais  en 
effet ,  si  tu  te  rappelles  ce  qui  a  donné  lieu  à 
cette  discussion  ,  que  les  plaisirs  de  la  vue  et  de 
l'ouïe  ne  sont  pas  beaux  par  une  beauté  qui  fût 
propre  à  chacun  d'eux  en  particulier,  sans  leur 
être  commune  à  tous  deux  ensemble  ;  ni  par  une 
beauté  qui  leur  fût  commune  à  tous  deux,  sans 


iffc  HIPPIAS. 

être  propre  à  chacun  d'eux  séparément;  mais  par 
une  beauté  commune  aux  deux ,  et  propre  à 
chacun  ;  et  c'est  pour  cela  que  tu  accordais  que 
ces  plaisirs  sont  beaux  pris  conjointement  et 
séparément.  J'ai  cru  en  conséquence  que  s'ils 
étaient  beaux  tous  les  deux,  ce  ne  pouvait  être 
qu'en  vertu  d'une  qualité  inhérente  à  l'un  et  à 
l'autre  ,  et  non  d'une  qualité  qui  manquât  à  l'un 
des  deux;  et  je  le  crois  encore.  Dis-mois  donc  de 
nouveau  :  si  le  plaisir  de  la  vue  et  celui  de  l'ouïe 
sont  beaux  pris  ensemble  et  séparément,  ce  qui 
les  rend  beaux  n'est-il  point  commun  aux  deux 
et  propre  à  chacun? 

HIPPIAS. 

Sans  contredit. 

SOCRATE. 

Sont-ils  beaux  parce  que  ce  sont  des  plaisirs  , 
soit  qu'on  les  prenne  séparément  ou  ensemble? 
Et  à  cet  égard  tous  les  autres  plaisirs  ne  sont-ils 
pas  aussi  beaux  que  ceux-là;  puisque  nous  avons 
reconnu,  s'il  t'en  souvient,  que  ce  ne  sont  pas 
moins  des  plaisirs  ? 

HIPPIAS. 

Je  m'en  souviens. 

SOCRATE. 

Nous  avons  dit  qu'ils  sont  beaux  parce  qu  ils 
naissent  de  la  vue  et  de  l'ouïe. 


HIPPIAS.  [63 

HIPPIAS. 

J'en  conviens. 

SOCRATE. 

Vois  si  je  dis  vrai.  Autant  que  je  me  rappelle, 
il  a  été  dit  que  le  beau  est  non  pas  simplement 
l'agréable ,  mais  cette  espèce  d'agréable  qui  a  sa 
source  dans  la  vue  et  l'ouïe. 

niPPiAS. 

Cela  est  vrai. 

SOCRATE. 

N'est-il  pas  vrai  aussi  que  cette  qualité  est 
commune  à  ces  deux  plaisirs  pris  conjointe- 
ment, et  n'est  pas  propre  à  chacun  séparément? 
car  chacun  d'eux  en  particulier  ,  comme  nous 
avons  dit  plus  haut ,  n'est  pas  produit  par  les 
deux  sens  réunis  ;  mais  les  deux  plaisirs  pris 
ensemble  sont,  produits  par  les  deux  sens  pris 
ensemble,  et  non  chacun  d'eux  en  particulier. 
N'est-ce  pas? 

HIPPIAS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Ainsi  chacun  de  ces  plaisirs  n'est  point  beau 
par  ce  qui  lui  est  commun  avec  l'autre  plaisir; 
ce  qui  ne  convient  qu'aux  deux  n'étant  pas  pro- 
pre à  chacun.  C'est  pourquoi ,  dans  cette  suppo- 
sition ,  on  peut  dire  que   les  deux  sont    beaux 

i  r. 


i#4  HIPPIAS. 

pris  ensemble ,  mais  non  qu'ils  le  sont  chacun 
séparément.  Comment  dire  en  effet?  Cela  n'est- 
il  pas  nécessaire? 

HIPPIAS. 

Il  me  le  semble. 

SOCRATE. 

Dirons-nous  donc  que  ces  plaisirs,  pris  con- 
jointement, sont  beaux,  et  que,  séparément,  ils 
ne  le  sont  pas? 

HIPPIAS. 

Qui  en  empêche? 

SOCRATE. 

Voici,  ce  me  semble,  ce  qui  en  empêche  : 
c'est  que  nous  avons  reconnu  des  qualités  qui  se 
trouvent  dans  chaque  objet,  et  qui  sont  telles  , 
que,  si  elles  sont  communes  à  deux  objets,  elles 
sont  propres  à  chacun  ;  et,  si  elles  sont  pro- 
pres à  chacun,  elles  sont  communes  aux  deux. 
Telles  sont  toutes  celles  dont  tu  as  parlé  ;  n'est- 
ce  pas  ? 

HIPPIAS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Au  lieu  qu'il  n'en  est  pas  de  même  des  qua- 
lités dont  j'ai  parlé.  De  ce  nombre  est  ce  qui 
fait  que  deux  objets  pri^  séparément  sont  un, 
et  deux,  pris  conjointement.  Cela  est-il  vrai  ? 


HIPP1AS.  16S 

HIPPIAS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Or,  Hippias,  ces  deux  classes  de  qualités  étant 
admises,  dans  laquelle  juges-tu  qu'il  faille  mettre 
la  beauté?  dans  celle  des  qualités  dont  tu  parlais? 
en  sorte  que,  comme  il  est  vrai  de  dire  que,  si 
je  suis  fort  et  toi  aussi,  nous  le  sommes  tous 
deux;  si  je  suis  juste  et  toi  aussi ,  nous  le  sommes 
tous  deux;  et  si  nous  le  sommes  tous  deux,  cha- 
cun de  nous  Test,  pareillement  il  soit  vrai  de  dire 
que,  si  je  suis  beau  et  toi  aussi,  nous  le  sommes 
tous  deux;  et  si  nous  le  sommes  tous  deux,  cha- 
cun de  nous  l'est?  Ou  bien  rien  n'empèche-t-il 
qu'il  en  soit  du  beau  comme  de  certaines  choses 
qui,  prises  conjointement,  sont  paires,  et,  sépa- 
rément, peuvent  être  ou  impaires  ou  paires?  et 
encore  de  celles  qui  séparément  ne  peuvent  s'é- 
noncer, et,  prises  ensemble,  tantôt  peuvent  s'é- 
noncer, tantôt  ne  le  peuvent  pas*,  et  de  mille 
autres  semblables,  que  j'ai  dit  se  présenter  à  mon 
esprit?  Dans  quelle  classe  mets-tu  le  beau?  pen- 
ses-tu là  dessus  comme  moi  ?  Pour  moi,  il  me 
semble  qu'il  serait  très  absurde  qu'étant  beaux 
tous  les  deux,  chacun  de  nous  ne  le  fût  pas,  ou 

*  Les  quantités  rationnelles  et  irrationnelles. 


iGG  HJPPIAJS. 

que  chacun  de  nous  étant  beau,  nous  ne  le  fus- 
sions pas  tous  deux  :  j'en  dis  autant  de  tout  le 
reste.  Es-tu  du  même  sentiment  que  moi,  ou 
d'un  sentiment  opposé? 

IIJPPIAS. 

Je  suis  du  tien,  Socrate. 

SOCRATE. 

Tu  fais  bien ,  Hippias  ;  cela  nous  épargne  une 
plus  longue  recherche.  En  effet,  s'il  en  est  de  la 
beauté  comme  du  reste,  le  plaisir  qui  naît  de 
la  vue  et  de  l'ouïe  ne  peut  être  beau ,  puisque 
la  propriété  de  naître  de  la  vue  et  de  l'ouïe  rend 
beaux  ces  deux  plaisirs  pris  conjointement,  mais 
non  chacun  d'eux  séparément;  ce  qui  est  im- 
possible, comme  nous  en  sommes  convenus  toi 
et  moi,  Hippias. 

HIPPIAS. 

Nous  en  sommes  convenus  en  effet. 

socrate. 

Il  est  donc  impossible  que  le  plaisir  qui  a  sa 
source  dans  la  vue  et  l'ouïe  soit  beau,  puis- 
que, s'il  était  beau,  il  en  résulterait  une  chose 
impossible. 

HIPPIAS. 

Cela  est  vrai. 

SOCRATE. 

Puisque  cette  définition  vous  échappe^  repli 


HIPPIAS.  167 

quera  notre  homme,  dites-moi  de  nouveau  l'un 
et  l'autre  quel  est  le  beau  qui  se  rencontre  dans 
les  plaisirs  de  la  vue  et  de  l'ouïe,  et  vous  les  a 
fait  nommer  beaux  préférablement  à  tous  les  au- 
tres. Il  me  paraît  nécessaire,  Hippias,  de  répon- 
dre que  c'est  parce  que  de  tous  les  plaisirs  ce 
sont  les  moins  nuisibles  et  les  meilleurs,  qu'on 
les  prenne  conjointement  ou  séparément.  Ou 
bien  connais-tu  quelque  autre  différence  qui  les 
distingue  des  autres? 

HIPPIAS. 

Nulle  autre;  et  ce  sont  en  effet  les  plus  avan- 
tageux de  tous  les  plaisirs. 

socrate. 

< 

Le  beau,  dira-t-il,  est  donc,  selon  vous,  un 
plaisir  avantageux.  Il  y  a  apparence,  lui  répon- 
drai-je.  Et  toi? 

HIPPIAS. 

Et  moi  aussi. 

SOCRATE. 

Or,  poursuivra-t-il,  l'avantageux  est  ce  qui 
produit  le  bien,  et  nous  avons  vu  que  ce  qui 
produit  est  différent  de  ce  qui  est  produit  :  nous 
voilà  retombés  dans  notre  premier  embarras; 
car  le  bon  ne  peut  être  beau,  ni  le  beau  bon, 
s'ils  sont  différens  l'un  de  l'autre.  Nous  en  con- 
viendrons assurément,    Hippias,  si   nous  soin- 


i68  HIPPIAS. 

mes  sages  ,  parce  qu'il  n'est  pas  permis  de  re- 
fuser son  consentement  a  quiconque  dit  la 
vérité. 

HIPPIAS. 

Mais  toi,  Socrate,  que  penses-tu  de  tout  ceci? 
Ce  ne  sont  point  là  des  discours,  mais  en  vérité 
des  raclures, et  des  rognures  de  discours,  hachés 
par  morceaux,  comme  j'ai  déjà  dit.  Ce  qui  est 
beau  et  vraiment  estimable ,  c'est  d'être  en  état 
de  faire  un  beau  discours  en  présence  des  juges, 
des  sénateurs ,  ou  de  toute  autre  espèce  de  ma- 
gistrats, et  de  ne  se  retirer  qu'après  les  avoir 
persuadés,  remportant  avec  soi  la  plus  précieuse 
de  toutes  les  récompenses ,  la  conservation  de 
sa  personne  ,  et  celle  de  ses  biens  et  de  ses 
amis.  Voilà  a  quoi  tu  dois  t'attacher,  au  lieu  de 
ces  vaines  subtilités,  si  tu  ne  veux  passer  pour 
un  insensé,  en  l'occupant,  comme  tu  fais  main- 
tenant ,  de  pauvretés  et  de  bagatelles. 

SOCRA.TE. 

O  mon  cher  Hippias,  tu  es  heureux  de  con- 
naître les  choses  dont  un  homme  doit  s'occu- 
per, et  de  t'en  être  occupé  à  fond;  comme  tu 
dis.  Pour  moi  telle  est  apparemment  ma  mau- 
vaise destinée  :  je  suis  toujours  dans  le  doute  et 
l'incertitude;  et  lorsque  je  fais  part  de  mon  em- 
barras a  vous  autres  sages  ,  vous  me  maltraitez 


HIPP1AS.  169 

de  paroles,  après  que  je  vous  ai  exposé  mon 
état.  Vous  me  dites  tout  ce  que  je  viens  d'en- 
tendre de  ta  bouche  ,  que  je  m'occupe  de  sotti- 
ses, de  minuties,  de  misères;  et  quand,  con- 
vaincu par  vos  raisons  ,  je  dis  ,  comme  vous  , 
qu'il  est  bien  plus  avantageux  de  savoir  faire 
un  beau  discours  devant  les  juges  ou  devant 
toute  autre  assemblée  ,  j'essuie  toutes  sortes  de 
reproches  de  plusieurs  citoyens  de  cette  ville,  et 
en  particulier  de  cet  homme  qui  me  critique  à 
tout  instant  :  car  il  m'appartient  de  fort  près,  et 
il  demeure  dans  la  même  maison  que  moi.  Lors 
donc  que  je  suis  de  retour  chez  moi ,  et  qu'il 
m'entend  tenir  un  pareil  langage,  il  me  demande 
si  je  n'ai  pas  honte  de  parler  de  belles  occupa- 
tions tandis  qu'il  m'a  prouvé  jusqu'à  l'évidence 
que  j'ignore  ce  que  c'est  que  le  beau.  Cependant, 
ajoute-t-il,  comment  sauras-tu  si  quelqu'un  a 
fait  ou  non  un  beau  discours  ou  une  belle  action 
quelconque,  si  tu  ignores  ce  que  c'est  que  le 
beau?  et  tant  que  tu  seras  dans  un  pareil  état , 
crois-tu  que  la  vie  te  soit  meilleure  que  la  mort? 
Je  suis  donc,  comme  je  disais,  accablé  d'injures 
et  de  reproches  et  de  ta  part  et  de  la  sienne. 
Mais  enfin  peut-être  est-ce  une  nécessité  que 
j'endure  tout  cela  ;  il  ne  serait  pas  impossible 
après  tout  que  j'en  tirasse  du  profit.  Il  me  semble 


I 


7° 


HIPPIAS. 


du  moins,  Hippias,  que  ta  conversation  et  la  sienne 
ne  m'ont  point  été  inutiles,  puisque  je  crois  y 
avoir  appris  le  sens  du  proverbe  :  les  belles 
choses  sont  difficiles. 


MÉNEXÈNE , 


OU 


L'ORAISON    FUNEBRE. 


%■%•%  »-»^%^^^-V*\.'V-%^'*-%.»^^*,-%.-*V'%.-**'%^».-V"***'*».'*-^»-^^»'^^*^»»^'»*^*^-%'%  %-v^*'* 


ARGUMENT 


PHILOSOPHIQUE. 


A.  Athènes,  sous  le  règne  de  la  publicité 
et  de  la  discussion  universelle,  l'éloquence 
était  la  condition  de  toute  influence,  et  la 
rhétorique  l'étude  nécessaire  de  quiconque 
aspirait  à  quelque  crédit  politique.  Là  où  le 
gouvernement  est  entre  les  mains  du  peu- 
ple, et  où  il  faut  commencer  par  le  persua- 
der et  par  lui  être  agréable  avant  de  lui  être 
utile,  l'homme  d'état  doit  être  orateur.  Or, 
il  est  inévitable  qu'un  pareil  ordre  social, 
pour  un  véritable  orateur  produise  cent 
démagogues,  c'est-à-dire  des  orateurs  uni- 
quement occupés  du  soin  de  plaire  au  peu- 
ple au  lieu  de  le  servir,  en  un  mot  des  flat- 
teurs populaires  ;  car  tout  souverain,  peu- 


1 74  ARGUMENT. 

pie  ou  roi,  a  les  siens.  Les  courtisans  de  ce 
régime  faisaient  leur   cour  par  la   parole. 
Les  démagogues   étaient  aux  hommes  d'é- 
tat ce  que  les  sophistes  étaient  aux  philo- 
sophes :    ils    abusaient    de    la    rhétorique 
comme  les  autres  de  la  dialectique.  Homme 
d'état  et    philosophe ,   Platon    eut    affaire 
aux  uns  et  aux  autres  et  ne  cessa  de  leur 
faire  la  guerre  comme  aux  corrupteurs  de 
la    philosophie    et    de  la    vraie    politique. 
Quand  on  pense  que  Platon  fondait  la  force 
de  l'étal  sur  la  vertu   des  citoyens,  sur  le 
courage,  la  tempérance,  la  modestie,  l'em- 
pire sur  soi-même  et  la  mâle  habitude  de 
sacrifier  les  passions,  même  les  plus  géné- 
reuses ,  au  devoir ,  on  peut  se   faire    une 
idée  de  l'horreur  que  lui  devaient  inspirer 
des  hommes  qui  mettaient  tout  leur  esprit 
à  étudier  les  mauvais  côtés  de  leurs  sem- 
blables, et  tout  leur  talent  à  les  flatter  pour 
les  accroître  et  s'en  faire  un  point  d'appui. 


ARGUMENT.  ,75 

Ajoutez  que  Platon,  ne  séparant  pas  le  beau 
du  bien,  ne  pouvait  considérer  comme  un 
art  une  pratique  immorale  \  et  devait  voir 
dans  l'habileté  la  plus  consommée  à  cares- 
ser et  à  exploiter  la  passion  par  la  parole, 
non  pas  un  art ,  mais  un  métier.  De  sorte 
qu'en  lui  le  moraliste  et  l'homme  de  goût 
se    réunissaient  contre  la  mauvaise  rhéto- 
rique ;  aussi  la  poursuit-il  partout  sans  re- 
lâche  avec  une  vigueur  et  une  persévérance 
qui  de  son  temps  encore  n'étaient  pas  sans 
courage  et  qui  plus  tôt  auraient  pu  le  con- 
duire à  la  fin  de  Socrate.  Il  n'y  a  guère  de 
vrai  dialogue  de  Platon  où  cette  polémique 
contre  la  rhétorique  ne  joue  un   rôle  plus 
ou  moins  considérable.  On  la  trouve  pres- 
qu'à  son  début,  on  la  retrouve  encore  vers 
le  terme  de  sa  carrière.  Le  Phèdre ,  un  des 
beaux  ouvrages  de  sa  jeunesse,  est  une  cri- 
tique de  la   rhétorique  sous  le  rapport  de 
l'art  ;  le  Gorgins ,  qu'il    faut  placer  assuré- 


176  ARGUMENT. 

nient  dans  la  plus  belle  époque  de  Platon  , 
dans  lage  de  son  entier  développement ,  le 
Gorgias  est  aussi  une  critique  de  la  rhéto- 
rique prise  de  haut  et  rattachée  aux  consi- 
dérations les  plus  élevées  de  la  morale  et 
de  la  philosophie.  Entre  le  Phèdre  et  le 
Gorgias  est  le  Ménexème,  qui  attaque  et 
combat  encore  la  mauvaise  rhétorique,  sur 
le  point  où  elle  triomphait  ordinairement: 
l'oraison  funèbre  des  guerriers  morts  pour 
la  patrie. 

Le  Ménexène  est  à-la-fois  une  critique  des 
oraisons  funèbres  ordinaires,  et  l'essai  dune 
manière  meilleure,  le  genre  admis.  Platon 
reproche  aux  orateurs  chargés  de  louer 
les  guerriers  morts  dans  les  combats,  d'a- 
baisser un  ministère  aussi  grave  à  l'emploi 
de  flatteurs  populaires,  occupés  des  vivans 
plus  que  des  morts  ,  sadressant  moins  à  la 
douleur  et  au  courage  du  peuple  qu'à  sa 
vanité,  et  l'exaltant  au  profit  de  la    leur, 


ARGUMENT.  177 

sans  parler  des  défauts  de  goût  auxquels 
devait  les   eondamner   un    but   aussi    peu 
noble,  la  recherche  du  style,  les  lieux  com- 
muns, enfin  tout  le  cortège  de  la  mauvaise 
rhétorique  ;  et  lui-même ,  pour  prouver  qu'il 
ne  serait  pas  impossible    de   sortir   de  la 
route  battue,  il  essaie  et  propose  indirec- 
tement une  oraison  funèbre,  où  toutes  les 
convenances  du  genre   soient  gardées,  la 
vanité  des  auditeurs  ménagée,  les  formes  et 
l'ordonnance  des  oraisons  funèbres  scrupu- 
leusement observées,  et  même,  jusqu'à  un 
certain  point ,  le  style  d'usage  employé  avec 
un  tout  autre  caractère  dans  l'ensemble  et 
la   direction  morale   la   plus    sublime.    En 
effet,  comparez  l'oraison  funèbre  de  Platon 
à  celles  que  l'antiquité  nous  a  conservées; 
vous  la  diriez  jetée  dans  le  même  moule  que 
toutes  les  autres.  Les  formes  extérieures  se 
ressemblent,  l'esprit  seul  est  différent.  Puis- 
qu'il s'agissait  de  faire  l'éloge  de  guerriers 
4.  '» 


178  ARGUMENT. 

athéniens  devant  le  peuple  athénien,  avec  un 
certain  nombre  de  conditions  données,  par 
exemple,  l'apologie  de  la  guerre  où  les  guer- 
riers ont  succombé,  celle  de  la  république 
et  de  ses  institutions,  et  un  retour  flatteur 
sur  l'histoire  entière  de  la  nation,  Platon 
devait  se  soumettre  à  ces  conditions,  ou  il 
eût  manqué  à  l'hypothèse  même  qu'il  avait 
choisie,  au  problème  qu'il  s'était  chargé  de 
résoudre  :  celui  d'une  oraison  funèbre  rai- 
sonnable; c'eût  été  même  un  contre -sens 
ridicule.  Mais  en  même  temps  qu'il  se  con- 
forme à<  l'usage,  et  fait  l'éloge  et  de  la  guerre 
présente  et  des  institutions  et  de  l'histoire 
d'Athènes,  il  donne  à  ces  éloges  obligés  un 
caractère  moral,  et  les  dirige  vers  un  but 
supérieur.  Il  n'attaque  point  les  défauts  des 
Athéniens^  mais  il  ne  loue  que  ce  qu'il  y  a 
de  bon  en  eux;  il  ne  censure  aucune  partie 
des  institutions   démocratiques  d'Athènes, 
tunisil  prend  ces  institutions  sous  leur  côté 


ARGUMENT.  179 

vraiment  estimable;  il  se  garde  bien  de  re- 
procher aux  Athéniens  les  actions  condam- 
nables qui  leur  sont  échappées,  mais  il  ne 
relève  que  celles  qui  ont  en  effet  immor- 
talisé leur  mémoire  ;  il  évite  toujours  le 
blâme,  mais  en  ne  faisant  tomber  l'éloge  que 
sur  ce  qui  le  mérite,  il  en  fait  un  encoura- 
gement et  une  leçon  indirecte;  il  montre  à 
ses  compatriotes  ce  qu'ils  pourraient  être, 
plutôt  que  ce  qu'ils  sont,  pour  les  exhor- 
ter à  devenir  ce  qu'ils  devraient  être;  et 
sans  mentir  ni  sans  se  tenir  étroitement  à 
l'histoire,  il  élève  le  caractère  athénien  à 
sou  véritable  idéal,  qu'il  grave  en  traits 
aussi  purs  que  brillans  dans  l'imagination 
populaire,  pour  le  faire  passer  de  l'imagi- 
nation dans  la  conscience,  et  de  la  con- 
science dans  les  mœurs  et  dans  la  vie. 

Tel  est  l'esprit  du  Ménexène.  Le  panégy- 
rique y  est  employé  comme  moyen  d'un 
but  supérieur  que  l'orateur  ne  montre  ja- 


n. 


i£o  ARGUMENT. 

mais  et  poursuit  toujours,  l'élévation  mo- 
rale de  ceux  qui  l'écoutent.  C'est  là  le  ca- 
ractère qui  sépare  le  discours  de  Platon  de 
tous  les  autres  discours  funèbres.  C'est  par 
là  qu'il  est  encore  en  quelque  sorte  une 
composition  philosophique, qu'il  se  rattache 
aux  autres  ouvrages  de  Platon,  et  prend  sa 
place  entre  le  Phèdre  et  le  Gorgias.  L'accu- 
sation qu'où  a  faite  à  Platon  de  tomber 
ici  dans  le  défaut  même  qu'il  reproche 
aux  orateurs  populaires,  vient  de  ce  qu'on 
n'a  pas  vu  que  tout  en  donnant  à  cette  orai- 
son funèbre  un  haut  caractère  moral,  il 
veut  qu'elle  reste  toujours  une  oraison 
funèbre,  et  par  conséquent  qu'elle  en  re- 
produise les  formes  et  en  garde  les  habi- 
tudes; savoir,  le  ton  général  du  panégyri- 
que, et  un  peu  d'appareil  et  d'éclat  dans  la 
diction.  Mais  cette  diction  même ,  où  la 
rhétorique  se  sent,  il  est  vrai,  et  devait  se 
sentir,    n'en   est    pas    moins   généralement 


ARGUMENT.  181 

saine  et  grande;  enfin,  selon  nous,  quand 
on  se  met  sans  préjugé  en  présence  du 
Ménexène,  il  est  impossible  de  n'y  pas 
sentir,  au  milieu  des  entraves  du  genre, 
une  direction  morale  tout-à-fait  digne 
d'un  philosophe,  d'un  moraliste,  de  Pla- 
ton. Nous  en  admettons  donc  l'authenti- 
cité. Nous  admettons  aussi  celle  de  l'intro- 
duction et  de  la  conclusion  dialoguées,  mal- 
gré quelques  taches  apparentes  ou  réelles 
qu'une  critique  sévère  y  a  signalées.  Nous 
ne  voyons  pas,  quoi  qu'en  dise  Schleierma- 
cher,  comment  il  serait  possible  de  détacher 
le  dialogue  du  discours,  car  sans  cette  pré- 
paration on  ne  saurait  pas  si  le  Ménexène 
est  une  simple  leçon  de  bonne  et  noble 
rhétorique,  ou  une  vraie  oraison  funèbre 
destinée  réellement  à  être  prononcée.  Lais- 
sons donc  ce  cadre,  tout  modeste  qu'il  est, 
à  un  tableau  qu'il  ne  gâte  point,  et  qu'il 
met  dans  son  vrai  jour. 


i82  ARGUMENT. 

Telles  sont  les  raisons  qui  nous  décident 
à  admettre  l'authenticité  du  Ménexène.  Elles 
sont  prises  du  Ménexène  même  et  de  sou 
rapport  avec  les  autres  dialogues  de  Platon, 
où  la  critique  de  la  mauvaise  rhétorique  et 
des  démagogues  ne  joue  guère  un  moindre 
rôle  que  la  critique  de  la  mauvaise  dialec- 
tique et  des   sophistes.  Quant  aux  raisons 
extérieures,  elles  surabondent.  Le  Ménexène 
est  déjà  cité  par  l'auteur  de  la  rhétorique, 
«t  non-seulement  le  discours,  mais  le  dia- 
logue.  Cicéron   vante   plusieurs  lois  cette 
oraison  funèbre,  et  rapporte,  comme  un  lait 
connu,  qu'elle  plut  si  fort  aux  Athéniens, 
que  plus  tard  ils  se  la  faisaient  réciter  cha- 
que année.  Enfin  Denys  d'Haliearnasse,  Plu- 
tarque,  Athénée,  Longin,  Proclus  et  Syne- 
sius  la  citent  et  la  commentent.  Cette  suite 
non  interrompue  de  témoignages,  qui  re- 
monte jusqu'au  siècle  même  de  Platon,  des- 
cend jusqu'au  cinquième  siècle  après  notre 


ARGUMENT.  j83 

ère,  et  ne  disparaît  qu'avec  l'antiquité  elle- 
même  et  toute  tradition  platonicienne,  nous 
paraît  aussi  un  argument  grave  qu'il  est 
impossible  à  une  saine  critique  de  négliger 
ni  de  dédaigner. 


œm 


MENEXÈNE, 


OU 


L'ORAISON    FUNEBRE. 


SOCRATE,   MENEXENE.* 

SOCRATE. 

JL/ou   vient  Ménexène  ?  de  la  place  publique, 
ou  de  quel  endroit? 

MÉNEXÈNE. 

De  la  place  publique,  Socrate  ;  je  sors  du 
conseil. 

SOCRATE. 

Toi  !  Et  pourquoi  étais-tu  allé  au  conseil  ?  Sans 
doute  tu  crois  ton  instruction  et  tes  études  ache- 
vées ,  et,  déjà  sûr  de  tes  forces,  tu  élèves  plus 
haut  tes  pensées  et  songes  à  nous  commander, 
admirable  jeune  homme,  à  nous,  qui  sommes 

*  Un  des  personnage  du  Lysis. 


1 86  MÉNEXENE. 

des  vieillards,  de  crainte  que  ta  maison  ne  cesse 
de  donner  des  administrateurs  à  l'état. 

MÉNEXENE. 

Si  tu  me  permets,  Socrate,  et  si  tu  me  con- 
seilles d'entrer  dans  la  carrière  politique,  je  le 
ferai  avec  ardeur,  sinon  j'y  renonce.  Pour  aujour- 
d'hui, je  me  suis  rendu  au  conseil  parce  que  j'é- 
tais instruit  que  le  sénat  devait  choisir  celui  qui 
prononcera  l'éloge  des  guerriers  que  nous  avons 
perdus  :  tu  sais  qu'on  va  faire  leurs  funérailles. 

SOCRA.TE. 

Je  le  sais,  mais  qui  a-t-on  choisi? 

MÉNEXENE. 

Personne  ;  on  a  remis  le  choix  à  demain.  Mais 
on  nommera,  je  pense,  Archinusou  Dion.* 

SOCRATE. 

Certes,  Ménexène,  c'est  pour  plus  d'une  rai- 
son qu'il  est  beau  de  mourir  dans  les  combats. 
Celui  qui  perd  ainsi  la  vie,  quelque  pauvre  qu'il 
soit ,  obtient  des  obsèques  pompeuses  et  ma- 
gnifiques ;  et  fùt-il  sans  mérite,  il  est  sûr  d'un 
éloge  public  ,  fait  par  des  hommes  habiles  qui 
ne  se  fient  pas  à  l'inspiration  du  hasard,  mais 
qui  composent  leurs  discours  long-temps  à  l'a- 

*  Sur  Akchinus,  voyez  Ruhnrkn,  Histoire  critique  dei 
orateurs  grecs.  —  Ni  Rtitinkcn  ni  Fabricius  ne  font  mention 
de  Dion. 


MÉNEXENE.  187 

vance  ,  admirables  panégyristes  qui  célébrai] I 
les  qualités  qu'on  a  et  celles  qu'on  n'a  pas,  em- 
bellissant tout  ce  qu'ils  touchent ,  enchantent 
nos  âmes  par  les  éloges  de  toute  espèce  qu'ils 
prodiguent  à  la  république,  et  à  ceux  qui  sont 
morts  dans  la  guerre,  et  à  tous  nos  ancêtres,  et 
enfin  à  nous-mêmes,  qui  vivons  encore.  Aussi, 
Ménexène  ,  leurs  louanges  me  donnent  une 
grande  opinion  de  moi-même,  et  toutes  les  fois 
que  je  les  écoute  ,  je  m'estime  aussitôt  plus 
grand  ,  meilleur  et  plus  vertueux.  Souvent  des 
étrangers  m'accompagnent  :  ils  écoutent ,  et  à 
l'instant  même  je  leur  semble  plus  respectable; 
ils  paraissent  absolument  partager  mes  senti - 
mens  et  pour  moi-même  et  pour  un  pays  qui 
n'est  pas  le  leur;  entraînés  par  l'orateur,  ils  le 
trou  vent  bien  pi  us  admirable  qu'auparavant.  Pour 
moi,  cette  exaltation  me  reste  plus  de  trois  jours  ; 
l'harmonie  du  discours ,  et  la  voix  de  celui  qui 
l'a  prononcé,  sont  tellement  dans  mon  oreille, 
qu'à  peine  le  quatrième  ou  le  cinquième  jour 
je  parviens  à  me  reconnaître  et  à  savoir  où  j'en 
suis  :  jusque-là  je  crois  presque  habiter  les  îles 
Fortunées ,  tant  nos  orateurs  sont  habiles  ! 

MÉNEXKNE. 

Tu  ne  cesses,  Socrate,  de  plaisanter  les  ora- 
teurs. Mais,  cette  fois-ci,  je  crois  que  celui  qu'on 


i88  MENEXENE. 

choisira  sera  tort  embarrassé  :  car  le  choix  peut 
tomber  sur  chacun  sans  qu'il  s'y  attende  ,  et  il 
serait  forcé  peut-être  d'improviser. 

SOCRATE. 

Pourquoi  cela ,  mon  cher  ?  Ils  ont  tous  des 
discours  préparés;  d'ailleurs  il  n'est  pas  difficile 
d'improviser  sur  un  pareil  sujet.  Sans  doute  il 
faudrait  un  orateur  habile  pour  être  approuvé 
dans  le  Péloponèse ,  en  y  faisant  l'éloge  des  Athé- 
niens ,  ou  à  Athènes,  en  y  faisant  celui  des  Pé- 
loponésiens;  mais  lorsqu'on  parle  devant  ceux- 
là  même  dont  on  fait  l'éloge,  il  ne  paraît  point 
difficile  de  bien  parler. 

MÉNEXEIYE. 

Vraiment,  Socrate ,  tu  ne  juges  pas  cela  dif- 
ficile ? 

SOCRATE. 

Non  ,  par  Jupiter  ! 

MÉNEXÈNK. 

Te  croirais -tu  donc  capable  de  parler  toi- 
même,  s'il  le  fallait ,  et  que  le  conseil  te  choisît  ? 

socrate. 

Il  n'est  pas  étonnant,  Ménexène,  que  je  sois 
capable  de  le  faire,  ayant  eu  pour  la  rhétorique 
une  assez  bonne  maîtresse ,  qui  a  formé  beaucoup 
d'excellens  orateurs ,  un  surtout,  qui  se  distingue 
entre  tous  les  Grecs,  Périclès,  fils  de  Xantippe. 


MENEXENE.  189 

MENEXENE. 

Quelle  est-elle  ?  ou ,  pourquoi  le  demander  ? 
c'est  Aspasie. 

SOCRATE. 

Oui,  Ménexène  ;  elle  et  Connos*,  fils  de  Mé- 
trobe  :  voilà  mes  deux  maîtres  ^  l'un  pour  la 
musique,  l'autre  pour  la  rhétorique.  Il  n'est 
donc  pas  surprenant  qu'un  homme  instruit  par 
de  tels  maîtres  ait  de  l'éloquence.  Cependant 
tout  autre  dont  l'éducation  aurait  été  moins 
soignée ,  qui  aurait  appris  la  musique  de  Lam- 
pros**  et  la  rhétorique  d'Antiphon  de  Rham- 
nuse***,  serait  également  capable  de  gagner  les 
suffrages  des  auditeurs  en  louant  les  Athéniens 
dans  Athènes. 

MÉNEXÈNE. 

Mais  enfin,  qu'aurais-tu  à  dire  si  c'était  à  toi 
de  parler? 

SOCKA.TE. 

De  moi-même  peut-être  rien  de  tout;  mais, 
hier  encore ,  j'ai  entendu  d' Aspasie  un  discours 

*  Voyez  l'Euthydème. 

**  Voyez  Cornélius  Nepos  ,  Pie  d" Épaminondas  ;  Athé- 
née,  II ,  6  ;  Plutarque,  sur  la  musique. 

***  Rhamuuse  était  un  dème  de  la  tribu  OEantide. — Sur 
A.ntiphon ,  -voyez  Thucydide  ,  liv.  XVIII ,  68  ,  avec  le  Sco- 
liaste,  et  les  Dissertations  de  Spanheim  et  de  Ruhnken. 


iuo  MÉNEXEtfE. 

funèbre  sur  ces  mentes  guerriers.  Elle  avait  ap- 
pris ,  comme  toi ,  que  les  Athéniens  devaient 
choisir  l'orateur ,  et  nous  exposa  ce  qu'il  con- 
viendrait de  dire,  tantôt  elle  improvisait,  tantôt 
elle  reprenait  de  mémoire  et  cousait  ensemble 
quelques  morceaux  du  discours  funèbre  que 
prononça  autrefois  Périclès,  et  dont  je  la  crois 
l'auteur. 

MÉNEXÈNE. 

Te  rappellerais-tu  le  discours  d'Aspasie? 

SOCRATE. 

J'aurais  bien  tort  de  ne  pas  le  faire;  je  l'ai  ap- 
pris d'elle-même  ,  et  peu  s'en  est  fallu  que  je 
n'aie  été  battu  pour  n'avoir  pas  eu  toujours  la 
mémoire  bien  fidèle. 

MÉNEX1>NE. 

Que  ne  me  le  récites-tu  donc? 

SOCRATE. 

Je  crains  que  la  maîtresse  ne  se  fâche  ,  si  je 
publie  son  discours. 

MÉNEXÈNE. 

Nullement,  Socrate  ;  mais  parle  toujours,  et 
ce  sera  pour  moi  un  grand  plaisir  de  t'entendre 
répéter  le  discours  d'Aspasie  ou  de  tout  autre, 
pourvu  seulement  que  tu  parles. 

SOCHATE. 

Mais  peut-être  te  moqueras-tu  de  moi  si  tu  me 


MENEXENE. 


iof 


vois  encore,  vieux  comme  je  suis,  m  occuper 
d'enfantillages. 

MENEXENE. 

Point  de  tout,  Socrate  ;  mais  commence 
enfin. 

SOCRATE. 

Je  le  vois  bien  ,  il  faut  te  complaire  ;  et  en  vé- 
rité si  tu  me  priais  de  me  déshabiller  et  de  dan- 
ser, j'aurais  peine  à  te  refuser,  puisque  nous 
sommes  seuls,  écoute  donc.  Voici ,  je  pense,  ce 
que  dit  Aspasie.  Elle  commença  par  les  morts 
eux-mêmes  : 

Ils  ont  reçu  de  nous  les  derniers  devoirs,  et  les 
voilà  maintenant  sur  la  route  fatale  accompa- 
gnés par  leurs  concitoyens  et  par  leurs  parens. 
Il  ne  reste  plus  d'autre  tâche  à  remplir  que  celle 
de  l'orateur  chargé  par  la  loi  d'honorer  leur  mé- 
moire. Car  c'est  l'éloquence  qui  illustre  et  sauve 
de  l'oubli  les  belles  actions  et  ceux  qui  les  ont 
laites.  11  faut  ici  un  discours  qui  loue  dignement 
l<es  morts,  serve  d'exhortation  bienveillante  aux 
vivans ,  excite  les  fils  et  les  frères  de  ceux  qui  ne 
sont  plus,  à  imiter  leurs  vertus  ,  et  console  leurs 
pères  et  leurs  mères,  ainsi  que  leurs  aïeux  s'ils 
existent  encore.  Et  quel  sera  le  discours  propre  à 
ce'  but?  De  quelle  manière  commencer  l'éloge  de 
ces  hommes  généreux  dont  la  vertu,  pendant 


192  MÉNEXÈNE. 

leur  vie,  a  fait  la  joie  de  leurs  païens,  et  qui 
ont  bravé  la  mort  pour  nous  sauver  ?  Il  faut  les 
louer,  ce  me  semble,  d'après  l'ordre  que  la  na- 
ture a  suivi  pour  les  élever  à  ce  point  de  vertu 
auquel  ils  sont  parvenus.  Or  ils  sont  devenus 
vertueux  parce  qu'ils  étaient  nés  de  parens  ver- 
tueux. Nous  louerons  donc  d'abord  la  noblesse 
de  leur  origine ,  ensuite  leur  éducation  et  les 
institutions  qui  les  ont  formés;  enfin  nous  expo- 
serons combien  ils  se  sont  rendus  dignes  de 
leur  éducation  et  de  leur  naissance  par  leur 
belle  conduite.  Le  premier  avantage  de  leur 
naissance  est  de  n'être  pas  étrangers.  Le  sort  ne 
les  a  pas  jetés  dans  un  pays  dont  ils  ne  sont  pas. 
Non,  ils  sont  autochthones  ,  ils  habitent  et  ils 
vivent  dans  leur  véritable  patrie  ,  ils  sont  nourris 
par  la  terre  qu'ils  habitent ,  non  pas  en  ma- 
râtre ,  comme  d'autres,  mais  avec  les  soins  d'une 
mère.  Et,  maintenant  qu'ils  ne  sont  plus,  ils  re- 
posent dans  le  sein  de  celle  qui  les  engendra, 
les  reçut  dans  ses  bras  a  leur  naissance  et  les 
nourrit.  C'est  donc  à  elle,  à  cette  mère,  que 
nous  devons  nos  premiers  hommages  :  ce  sera 
louer  la  noble  origine  de  ces  guerriers. 

Ce  pays  mérite  nos  éloges  et  ceux  de  tous  les 
autres  hommes,  par  bien  des  causes,  et  surtout 
parce  qu'il  est  chéri  du  ciel  :  témoin  la  querelle 


MENEXENE.  i93 

et  le  jugement  des  dieux*,  qui  s'en  disputaient 
la  possession.  Honoré  par  les  dieux,  comment 
n'aurait-il  pas  droit  de  l'être  par  tous  les  hom- 
mes? Souvenons-nous  aussi  que  lorsque  la  terre 
entière  n'enfantait  que  des  animaux  sauvages, 
carnivores  ou  herbivores,  notre  contrée  de- 
meura pure  de  pareille  production,  et  ne  donna 
point  naissance  à  des  animaux  farouches  :  de 
tous  les  animaux,  elle  ne  choisit  et  n'ensen- 
dra  que  l'homme,  qui,  par  son  intelligence, 
domine  sur  les  autres  êtres,  et  seul  connaît  la 
justice  et  les  dieux.  Une  preuve  bien  forte  que 
cette  terre  a  produit  les  aïeux  de  ces  guerriers 
et  les  nôtres,  c'est  que  tout  être  doué  de  la  fa- 
culté de  produire  porte  avec  lui  la  nourriture, 
nécessaire  à  ce  qu'il  produit  :  c'est  ainsi  que 
la  vraie  mère  se  distingue  de  celle  qui  ne  l'est 
pas,  et  a  dérobé  l'enfant  d'un  autre;  celle-là 
manque  des  sources  nourricières  nécessaires  au 
nouveau-né.  Or,  notre  terre,  qui  est  notre  mère, 
offre  la  même  preuve  incontestable  qu'elle  a 
produit  les  hommes  qui  l'habitent,  puisqu'elle 
est  la  seule  et  la  première  qui,  dans  ces  vieux 


'  La  dispute  de  Minerve  et  de  Nephine,  et  le  jugement 
de  Cécrops.  Hérodote,  VIII,  55. — Xénophon  ,  III,  5,  10; 
Eusèbe,  Chron. ,  p.  9^. 

4-  iî 


k)',  MÉNEXENE. 

Ages,  ait  produit  un  aliment  humain,  l'orge  et 
le  froment,  nourriture  la  plus  saine  et  la  plus 
agréable  à  l'espèce  humaine  :  marque  certaine 
que  l'homme  est  véritablement  sorti  de  son  sein. 
Et  ces  témoignages  s'appliquent  encore  mieux 
à  la  terre  qu'à  une  mère;  car  la  terre  n'imite 
pas  la  femme  pour  concevoir  et  pour  engen- 
drer, mais  la  femme  imite  la  terre.  Loin  d'être 
avare  des  fruits  qu'elle  produit,  notre  patrie  les 
communique  aux  autres,  et  réserve  à  ses  en- 
fans  l'olivier,  ce  soutien  des  forces  épuisées. 
Après  les  avoir  nourris  et  fortifiés  jusqu'à  l'ado- 
lescence, elle  appela  les  dieux  eux-mêmes  pour 
les  gouverner  et  les  instruire.  Il  serait  inutile 
de  redire  ici  leurs  noms;  nous  connaissons  les 
dieux  qui  ont  protégé  notre  vie,  en  nous  ensei- 
gnant les  arts  nécessaires  à  nos  besoins  journa- 
liers, et  en  nous  apprenant  à  fabriquer  des 
armes  et  à  nous  en  servir  pour  la  défense  du 
pays. 

Nés  et  élevés  de  cette  manière,  levS  ancêtres  de 
ces  guerriers  ont  fondé  un  état,  dont  il  est  con- 
venable de  dire  quelques  mots.  C'est  l'état  qui 
fait  les  hommes;  bons  ou  mauvais,  selon  qu'il 
est  lui-même  mauvais  ou  bon.  Il  faut  donc 
prouver  que  nos  pères  furent  élevés  dans  un  état 
bien  réglé,  qui  les  a  rendus  vertueux,  ainsi  que 


MÉNEXÈNE.  jçp 

les  hommes  d'aujourd'hui  dont  faisaient  partie 
ceux  qui  sont  morts.  Le  gouvernement  était  au- 
trefois le  même  que  maintenant,  une  aristocratie  ; 
telle  est  la  forme  politique  sous  laquelle  nous 
vivons  encore,  et  avons  presque  toujours  vécu. 
Les  uns  l'appellent  une  démocratie,  les  autres 
autrement,  selon  leur  goût;  mais  c'est  réelle- 
ment une  aristocratie  sous  le  consentement  du 
peuple.  Nous  n'avons  jamais  cessé  d'avoir  des 
rois,  tantôt  par  droit  de  succession,  tantôt  par 
droit  de  suffrages.  C'est,  en  général,  le  peuple 
qui  possède  l'autorité  souveraine  :  il  confère  les 
charges  et  la  puissance  à  ceux  qui  paraissent 
être  les  meilleurs;  la  faiblesse,  l'indigence,  une 
naissance  obscure,  ne  sont  pas,  comme  dans  les 
autres  états,  des  motifs  d'exclusion;  non  plus 
que  les  qualités  contraires,  des  motifs  de  préfé- 
rence; le  seul  principe  reçu,  c'est  que  celui  qui 
paraît  être  habile  ou  vertueux  l'emporte  et  com- 
mande. Ce  gouvernement,  nous  le  devons  à  l'é- 
galité de  notre  origine.  Les  autres  pays  sont 
composés  d'hommes  d'espèce  différente;  aussi 
l'inégalité  des  races  se  reproduit  dans  leurs  gou- 
vernemens,  despotiques  ou  oligarchiques.  Là, 
les  citoyens  se  divisent  en  esclaves  et  en  maîtres. 
Pour  nous  et  les  nôtres,  qui  sommes  frères,  et 
nés  d'une  mère  commune,  nous  ne  croyons  pas 


i3. 


nf)  MÉNEXÈNE. 

être  ou  les  esclaves  ou  les  maîtres  les  uns  des 
autres.  L'égalité  d'origine  entraîne  naturelle- 
ment celle  de  la  loi,  et  nous  porte  à  ne  recon- 
naître entre  nous  d'autre  supériorité  que  celle 
de  la  vertu  et  des  lumières. 

Voilà  pourquoi  les  ancêtres  de  ces  guerriers 
et  les  nôtres ,  et  ces  guerriers  eux-mêmes ,  nés 
si  heureusement,  et  élevés  au  sein  de  la  liberté, 
ont  fait  tant  de  belles  actions  publiques  et  par- 
ticulières, dans  le  seul  but  de  servir  l'humanité. 
Ils  croyaient  devoir  combattre  contre  les  Grecs 
eux-mêmes  pour  la  liberté  d'une  partie  de  la 
Grèce,  et  contre  les  barbares  pour  celle  de  la 
Grt  ce  entière.  Le  temps  me  manque  pour  ra- 
conter dignement  comment  ils  repoussèrent  Eu- 
molpe  et  les  Amazones,  débordés  sur  nos  terres, 
et  les  invasions  plus  anciennes*;  comment  ils  se- 
coururent les  A  rgiens  contre  les  su  jets  de  Cadmus' 
et  les  Héraclides  contre  les  Argiens.  Les  chants 
des  poètes  ont  répandu  sur  toute  la  terre  la 
gloire  de  ces  exploits;  et  si  nous  entreprenions 
de  les  célébrer  dans  le  langage  ordinaire,  nous 
ne    ferions   vraisemblablement   que  mettre   en 

*  On  ne  voit  pas  trop  quelles  sont  ces  invasions  anté- 
rieures à  celles  d'Eumolpc.  Est-ce  celle  de  Labdacus,  re- 
poussée par  Pandion  (Apollodore  ,  III  ,  i 58)  ;  ou  celle  des 
Chafcidiens ,  repousser  par  Errrhtée. 


MÉNEXÈJNK.  i()7 

évidence  notre  infériorité.  Ainsi  je  ne  m'arrê- 
terai point  à  ces  actions,  qui  ont  leur  récom- 
pense; mais  il  en  est  d'antres  qui  n'ont  rap- 
porté à  aucun  poète  une  gloire  égale  à  celle  du 
sujet,  et  qui  sont  encore  dans  l'oubli;  ce  sont 
celles-là  que  je  crois  devoir  rappeler  :  je  viens 
les  célébrer  moi-même,  et  j'invite  les  poètes  à 
les  chanter,  dans  leurs  odes  et  leurs  autres  com- 
positions, d'une  manière  digne  de  ceux  qui  les 
ont  accomplies.  Voici  le  premier  de  ces  exploits. 
Quand  les  Perses,  maîtres  de  l'Asie,  marchaient 
à  l'asservissement  de  l'Europe,  nos  pères,  les 
enfans  de  cette  terre,  les  repoussèrent.  Il  est 
juste,  il  est  de  notre  devoir  de  les  rappeler  les 
premiers,  et  de  louer  d'abord  la  valeur  de  ces 
héros.  Mais,  pour  bien  apprécier  cette  valeur, 
transportons-nous  par  la  pensée  à  l'époque  où 
toute  l'Asie  obéissait  déjà  à  son  troisième  monar- 
que. Le  premier,  Cyrus,  après  avoir  affranchi  par 
son  génie  les  Perses,  ses  compatriotes,  subjugua 
encore  leurs  maîtres,  les  Mèdes,  et  régna  sur  le 
reste  de  l'Asie  jusqu'à  l'Egypte.  Son  fils  soumit 
l'Egypte  et  toutes  les  parties  de  l'Afrique  dans  les- 
quelles il  put  pénétrer.  Darius,  le  troisième,  éten- 
dit les  limites  de  son  empire  jusqu'à  la  Scythie, 
par  les  conquêtes  de  son  armée  de  terre,  et  ses 
Hottes  le  rendirent  maître  de  la  mer  et  des  îles. 


i98  MÉNEXÈNE 

Nul  n'osait  résister;  lésâmes  des  peuples  étaient 
asservies  :  tant  de  nations  puissantes  et  belli- 
queuses avaient  passé  soas  le  joug  des  Perses  ! 
Le  même  Darius  ayant  accusé  les  Erétriens,  et 
nous  d'avoir  dressé  ensemble  des  embûches  à  la 
vilie  de  Sardes  *,  prit  ce  prétexte  pour  embarquer 
une  armée  de  cinq  cent  mille  soldats  dans  des 
vaisseaux  de  transport,  accompagnés  d'une  flotte 
de  trois  cents  navires;  et  ordonna  à  Datis,  le  chef 
de  cette  expédition ,  de  ne  revenir  qu'amenant 
captifs  les  Erétriens  et  les  Athéniens  :  sa  tête  de- 
vait répondre  du  succès.  Datis  se  dirigea  sur 
Erétrie ,  contre  des  hommes  qui  étaient  comptés 
alors  au  rang  des  plus  belliqueux  parmi  les  Grecs: 
encore  n'étaient-ils  pas  en  petit  nombre.  Cepen- 
dant il  les  subjugua  en  trois  jours;  et,  pour  que 
personne  ne  pût  s'échapper,  il  battit  soigneuse- 
ment tout  le  pays  de  la  manière  suivante.  Ses 
soldats,  parvenus  aux  bornes  de  fErétrie,  s'é- 
tendirent d'une  mer  à  l'autre,  et  parcoururent 
tout  le  territoire  en  se  donnant  la  main,  afin  de 
pouvoir  dire  au  roi  que  pas  un  seul  n'avait 
échappé**.  Dans  le  même  dessein,  ils  partent 
d'Erétrie  et  débarquent  à  Marathon,  persuadés 


*  Platon  ,  les  Lois,  liv.  Ilf 
•*  Ihid. 


MENEXENE.  199 

qu'il  leur  sera  facile  de  réduire  les  Athéniens  au 
sort  des  Érétriens,  et  de  les  emmener  captifs 
comme  eux.  Après  la  première  expédition  et 
pendant  la  seconde,  aucun  des  Grecs  ne  secou- 
rut ni  les  Érétriens  ni  les  Athéniens,  à  l'excep- 
tion des  Lacédémoniens;  mais  ils  n'arrivèrent 
que  le  lendemain  du  combat.  Tous  les  autres 
Grecs,  frappés  de  terreur,  ne  songeant  qu'à  leur 
sûreté  présente,  se  tinrent  en  repos.  C'est  en  se 
reportant  à  ces  circonstances  qu'on  pourra  esti- 
mer ce  qu'il  y  eut  de  courage  déployé  à  Mara- 
thon par  ces  guerriers  qui  soutinrent  l'attaque 
des  barbares,  châtièrent  l'insolent  orgueil  de 
toute  l'Asie,  et,  par  ces  premiers  trophées  rem- 
portés sur  les  barbares,  apprirent  aux  Grecs  que 
la  puissance  des  Perses  n'était  pas  invincible,  et 
qu'il  n'y  a  ni  multitude  ni  richesse  qui  ne  cèdent 
à  la  valeur.  Aussi  je  regarde  ces  héros  non- 
seulement  comme  les  auteurs  de  nos  jours,  mais 
comme  les  pères  de  notre  liberté,  et  de  celle  de 
tous  les  Grecs  de  ce  continent  ;  car  c'est  en  jetant 
les  yeux  sur  cet  exploit  que,  disciples  des  guer- 
riers de  Marathon,  les  Grecs  ne  craignirent  plus 
dans  la  suite  de  combattre  et  de  se  défendre. 

Il  faut  donc  déférer  la  première  palme  à  ces 
guerriers;  la  seconde  appartient  aux  vainqueurs 
des  journées  navales  de  Salamine  et  d'Artémise. 


aoo  MENEXENE. 

On  pourrait  raconter  beaucoup  de  choses  à  leur 
gloire;  quels  dangers  ils  ont  bravés,  tant  sur 
terre  que  sur  mer,  et  comment  ils  les  ont  sur- 
montés; mais  je  ne  rappellerai  que  ce  qui  me 
paraît  leur  plus  beau  titre  à  la  gloire,  l'accom- 
plissement de  l'œuvre  commencée  à  Marathon. 
Ceux  de  Marathon  avaient  appris  aux  Grecs  qu'un 
petit  nombre  d'hommes  libres  suffisait  pour  re- 
pousser sur  terre  une  multitude  de  barbares, 
mais  il  n'était  point  encore  prouvé  que  cela  fût 
possible  sur  mer;  les  Perses  y  passaient  pour  in- 
vincibles par  leur  multitude,  leurs  richesses,  leur 
habileté  et  leur  valeur.  Ils  méritent  donc  nos 
éloges,  ces  braves  marins  qui  délivrèrent  les 
Grecs  de  leur  frayeur,  et  rendirent  les  vais- 
seaux des  Perses  aussi  peu  redoutables  que  leurs 
soldats.  Ce  sont  les  vainqueurs  de  Marathon  et 
de  Salamine  qui  ont  instruit  et  accoutumé  les 
Grecs  à  mépriser  les  barbares  et  sur  terre  et  sur 
mer. 

Le  troisième  fait  de  l'indépendance  grecque» 
en  date  et  en  courage,  est  la  bataille  de  Platée, 
la  première  dont  la  gloire  ait  été  commune  aux 
Lacédémoniens  et  aux  Athéniens.  La  conjonc- 
ture était  critique,  le  péril  imminent;  ils  triom- 
phèrent de  tout.  Tant  de  vertu  leur  mérite  nos 
éloges  et  ceux  des  sièies  à  \enir. 


MENEXENE.  uoi 

Cependant  un  grand  nombre  de  villes  grec- 
ques étaient  encore  au  pouvoir  des  barbares;  on 
annonçait  même  que  le  grand  roi  projetait  une 
nouvelle  expédition  contre  les  Grecs:  il  est  donc 
juste  de  rappeler  aussi  la  mémoire  de  ceux  qui 
achevèrent  ce  que  les  premiers  avaient  commen- 
cé, et  accomplirent  notre  délivrance,  en  purgeant 
les  mers  des  barbares.  Ce  furent  ceux  qui  com- 
battirent sur  mer  à  Eurymédon,  descendirent  en 
Chypre,  passèrent  en  Egypte,  et  portèrent  leurs 
armes  en  beaucoup  d'autres  lieux.  Souvenons- 
nous  avec  reconnaissance  qu'ils  réduisirent  le 
grand  roi  à  craindre  pour  lui-même,  et  à  ne 
songer  qu'à  sa  propre  sûreté ,  loin  de  méditer  en- 
core la  perte  de  la  Grèce. 

Cette  guerre  fut  soutenue  par  Athènes  avec 
toutes  ses  forces ,  et  pour  elle-même  et  pour  tous 
ceux  qui  parlaient  la  même  langue  qu'elle;  mais 
lorsque,  après  la  paix  ,  Athènes  fut  grande  et 
respectée ,  elle  éprouva  le  sort  de  tout  ce  qui 
prospère  :  d'abord  elle  fit  envie  ;  bientôt  l'en- 
vie enfanta  la  haine,  et  Athènes  se  vit  entraî- 
née, malgré  elle,  à  tourner  ses  armes  contre 
les  Grecs.  La  guerre  commencée,  on  combat- 
tit à  Tanagra  contre  les  Lacédémoniens  pour 
la  liberté  des  Béoïiens.  Cette  première  action 
avant  été   sans  résultat,  une   seconde  fut  déci- 


ici  MÉNEXENE. 

sive,  car  les  autres  alliés  des  Béotiens  les  aban- 
donnèrent et  se  retirèrent  ;  mais  les  nôtres , 
après  avoir  vaincu,  le  troisième  jour,  à  OEno- 
phyte  ,  ramenèrent  dans  leur  patrie  les  Béotiens 
injustement  exilés.  Ce  furent  les  premiers  Athé- 
niens qui,  après  la  guerre  persique,  défendirent 
contre  les  Grecs  la  liberté  d'autres  Grecs,  affran- 
chirent généreusement  ceux  qu'ils  secouraient, 
et  furent  déposés  les  premiers  avec  honneur  dans 
ce  monument,  au  nom  de  la  république. 

Alors  une  grande  guerre  s'alluma  :  tous  les 
Grecs  envahirent  et  ravagèrent  l'Attique,  et  payè- 
rent Athènes  d'une  coupable  ingratitude.  Mais 
les  nôtres  les  vainquirent  sur  mer;  et  ayant  fait 
prisonniers  à  Sphagia*  les  Lacédémoniensqui  s'é- 
taient mis  à  la  tête  de  leurs  ennemis,  au  lieu  de 
les  exterminer,  comme  ils  en  avaient  le  pouvoir, 
ils  les  épargnèrent,  les  rendirent,  et  conclurent 
la  paix.  Ils  pensaient  qu'on  doit  faire  aux  bar- 
bares une  guerre  d'extermination ,  mais  que  les 
hommes  d'une  origine  commune  ne  doivent  com- 
battre que  pour  la  victoire ,  et  qu'il  ne  fallait 
pas,  pour  le  ressentiment  particulier  d'une  ville, 
perdre  la  Grèce  entière.  Honneur  donc  aux  bra- 

'  Strabon  (  liv.  VIII):  Sphagia  ou  Sphacteria ,  île  pvèt 

dr  Pylos 


MÉNEXENE.  soi 

ves  qui  soutinrent  cette  guerre  et  maintenant 
reposent  ici.  Ils  ont  prouvé  ,  si  quelqu'un  en 
pouvait  douter,  qu'aucune  nation  de  la  Grèce 
ne  l'emporta  sur  les  Athéniens  dans  la  première 
guerre  contre  les  barbares  :  ils  l'ont  prouvé  puis- 
que, dans  les  divisions  de  la  Grèce,  ils  se  mon- 
trèrent supérieurs  aux  chefs  des  autres  Grecs, 
avec  qui  ils  avaient  vaincu  les  barbares,  et  les 
vainquirent  à  leur  tour. 

Après  cette  paix,  une  troisième  guerre  s'alluma, 
aussi  inattendue  que  terrible.  Beaucoup  de  bons 
citoyens  y  périrent,  qui  reposent  ici  ;  un  grand 
nombre  aussi  reposent  en  Sicile,  où  ils  avaient 
déjà   remporté   plusieurs  trophées   pour  la   li- 
berté des  Léontins,  qu'ils  étaient  allés  secourir 
en  vertu  des  traités.  Mais  la  longueur  du  tra- 
jet et  la   détresse   où   se  trouvait  alors   Athè- 
nes ayant  empêché  de  les  soutenir,  ils   perdi- 
rent tout  espoir,  et  succombèrent  :  mais   leurs 
ennemis  se   conduisirent  envers  eux  avec  plus 
de  modération  et  de  générosité  que  n'en  mon- 
trent souvent  des  amis.  Beaucoup  périrent   en- 
core dans  les  combats  sur  l'Hellespont,  après 
s'être  emparés  ,  en  un  seul  jour,  de   toute   la 
flotte  de  l'ennemi,  et  après  beaucoup  d'autres 
victoires.  Mais  ce  qu'il  y  eut  de  terrible  et  d'in- 
àttendu  dans  cette  guerre,  comme  je  l'ai  dit,  ce 


2o4  MÉNEXÈNE. 

fut  l'excès  de  jalousie  auquel  les  autres  Grecs  se 
portèrent  contre  Athènes.  Ils  ne  rougirent  point 
d'implorer,  par  des  envoyés,  l'alliance   de  ce 
roi,   notre    implacable   ennemi,   de    ramener, 
eux-mêmes _,  contre  des  Grecs,  le  barbare   que 
nos  efforts  communs  avaient  chassé  ;  en  un  mot, 
de   réunir  tous  les  Grecs  et  tous    les  barbares 
contre  cette  ville.  Mais  ce  fut  alors  aussi  qu'A- 
thènes déploya  sa  force  et  son   courage.  On  la 
croyait  déjà  perdue  ;  notre  flotte  était  enfermée 
près  de  Mitylène,  un  secours  de  soixante  navires 
arrive  ;  ceux  qui  les  montent  sont  l'élite  de  nos 
guerriers;  ils  battent  l'ennemi  et  dégagent  leurs 
frères  ;  mais,  victimes  d'un  sort  injuste,  on   ne 
peut  les  retirer  de  la  mer,   et  ils  reposent  ici, 
objet  éternel  de  nos  souvenirs  et  de  nos  louan- 
ges. Car  c'est  leur  courage  qui  nous  assura  non- 
seulement  le  succès  de  cette  journée,  mais  ce- 
lui de  toute  la  guerre.  Ils  ont  acquis  à  notre  ville 
la  réputation  de  ne  pouvoir  jamais  être  réduite, 
même   quand   tous   les  peuples  se    réuniraient 
contre  elle  ;  et  cette  réputation  n'était  pas  vaine  : 
nous  n'avons  succombé   que  sous  nos  propres 
dissensions,  et  non  sous  les  armes  des  ennemis.- 
aujourd'hui  encore  nous  pourrions  braver  leurs 
efforts;  mais  nous  nous  Sommes  vaincus  et  dé- 
faits nous-mêmes. 


MÉNEXÈNE.  2o5 

La  paix  et  la  tranquillité  extérieure  assurées, 
nous  tombâmes  clans  des  dissensions  intestines, 
mais  elles  furent  telles,  que  ,  si  la  discorde  est 
une  loi  inévitable  du  destin ,  on  doit  souhaiter 
pour  son  pays  qu'il  n'éprouve  que  de  pateils 
troubles.  Avec  quel  empressement  et  quelle  af- 
fection cordiale  les  citoyens  du  Pirée  et  ceux 
de  la  ville  ne  se  réunirent-ils  pas,  contre  l'at- 
tente des  autres  Grecs!  Et  avec  quelle  modéra- 
tion on  cessa  les  hostilités  contre  ceux  d'Eleusis! 
Ne  cherchons  point  d'autre  cause  de  tous  ces 
évènemens  que  la  communauté  d'origine ,  qui 
produit  une  amitié  durable  et  fraternelle,  fondée 
sur  des  faits  et  non  sur  des  mots.  Il  est  donc  juste 
de  rappeler  aussi  la  mémoire  de  ceux  qui  péri- 
rent dans  celte  guerre  les  uns  par  les  autres,  et, 
puisque  nous  sommes  réconciliés  nous-mêmes, 
de  les  réconcilier  aussi,  autant  qu'il  est  en  nous, 
dans  ces  solennités,  par  des  prières  et  des  sacri- 
fices ,  en  adressant  nos  vœux  à  ceux  qui  les  gou- 
vernent maintenant;  car  ce  ne  fut  ni  la  méchan- 
ceté, ni  la  haine,  qui  les  mirent  aux  prises,  ce 
fut  une  fatalité  malheureuse  ;  nous  en  sommes 
la  preuve  nous  qui  vivons  encore.  Issus  du  même 
sang  qu'eux,  nous  nous  pardonnons  réciproque- 
ment et  ce  que  nous  avons  fait  et  ce  que  nous 
avons  souffert. 


ao6  MÉNEXENE. 

La  paix  étant  rétablie  de  tous  côtés,  Athènes, 
parfaitement  tranquille,  pardonna  aux  barbares 
qui  n'avaient  fait  que  saisir  avec  empresse- 
ment l'occasion  de  se  venger  des  maux  qu'elle 
leur  avait  causés  ;  mais  elle  était  profondément 
indignée  contre  les  Grecs.  Elle  se  rappelait  de 
quelle  ingratitude  ils  avaient  payé  ses  bienfaits; 
qu'ils  s'étaient  unis  aux  barbares ,  avaient  dé- 
truit les  vaisseaux  qui  naguère  les  avaient  sau- 
vés ,  et  renversé  nos  murs ,  quand  nous  avions 
empêché  la  chute  des  leurs.  Elle  résolut  donc 
de  ne  plus  s'employer  à  défendre  la  liberté  des 
Grecs,  ni  contre  d'autres  Grecs,  ni  contre  les 
barbares,  et  elle  accomplit  sa  résolution.  Pen- 
dant que  nous  étions  dans  cette  disposition  ,  les 
Lacédémoniens,  regardant  les  Athéniens,  ces  dé- 
fenseurs de  la  liberté,  comme  abattus,  crurent 
que  rien  ne  les  empêchait  plus  de  donner  des 
fers  au  reste  de  la  Grèce.  Mais  pourquoi  raconter 
au  long  les  évènemens  qui  suivirent?  Ils  ne  sont 
pas  si  éloignés  ,  et  n'appartiennent  pas  à  une 
autre  génération.  Nous-mêmes  nous  avons  vu 
les  premières  nations  de  la  Grèce,  les  Argiens, 
les  Béotiens  et  les  Corinthiens  venir,  tout  épou- 
vantés,  implorer  le  secours  de  la  république; 
et,  ce  qui  est  le  plus  merveilleux,  nous  avons 
vu  le  grand  roi  réduit  à  cet  excès  de  détresse, 


MENEXENE.  207 

de  ne  pouvoir  espérer  son  salut  que  de  cette  ville 
même,  à  la  destruction  de  laquelle  il  avait  tant 
travaillé.  El  certes,  le  seul  reproche  mérité  qu'on 
pourrait  faire  à  cette  ville  serait  d'avoir  été  tou- 
jours trop  compatissante  et  trop  portée  à  secou- 
rir le  plus  faible.  Alors  encore  elle  ne  sut  pas 
résister,  et  persévérer  dans  sa  résolution  de  ne 
jamais  secourir  la  liberté  de  ceux  qui  l'avaient 
outragée.  Elle  se  laissa  fléchir,  fournit  des  se- 
cours ,  et  délivra  les  Grecs  de  la  servitude,  et 
depuisils  ont  été  libres  jusqu'à  ce  qu'eux-mêmes 
ils  se  remissent  sous  le  joug.  Quant  au  roi,  elle 
n'osa  pas  le  secourir,  par  respect  pour  les  tro- 
phées de  Marathon,  de  Salamine  et  de  Platée; 
mais,  en  permettant  aux  exilés  et  aux  volontaires 
d'entrer  à  son  service,  elle  le  sauva  incontesta- 
blement. 

Après  avoir  relevé  ses  murs,  reconstruit  ses 
vaisseaux,  Athènes,  ainsi  préparée,  attendit  la 
guerre  ,  et ,  quand  elle  fut  contrainte  à  la  faire, 
elle  défendit  les  Pariens  contre  les  Lacédémo- 
niens.  Mais  le  grand  roi,  commençant  à  redouter 
Athènes ,  dès  qu'il  vit  que  Lacédémone  lui  cé- 
dait l'empire  de  la  mer,  demanda,  pour  prix  des 
secours  qu'il  devait  fournir  à  nous  et  aux  autres 
alliés,  les  villes  grecques  du  continent  de  l'Asie, 
queles  Lacédémoniens  lui  avaient  autrefois  aban- 


2o8  MÉNEXÈiNE. 

données.  Il  voulait  se  retirer  et  comptait  bien 
sur  un  refus,  qui  devait  servir  de  prétexte  à  sa 
défection.  Les  autres  alliés  trompèrent  son  espé- 
rance. Les  Argiens,  les  Corinthiens  ,  les  Béo- 
tiens, et  les  autres  états  compris  dans  l'alliance, 
consentirent  à  lui  livrer  les  Grecs  de  l'Asie  pour 
une  somme  d'argent,  et  s'y  engagèrent  par  la 
foi  du  serment.  Nous  seuls,  nous  n'osâmes  ni 
les  lui  abandonner,  ni  engager  notre  parole  ;  tant 
cette  disposition  généreuse,  qui  veut  la  liberté 
et  la  justice, tant  cette  haine  innée  des  barbares, 
est  enracinée  et  inaltérable  parmi  nous^  parce 
que  nous  sommes  d'une  origine  purement  grec- 
que et  sans  mélange  avec  les  barbares.  Chez 
nous,  point  de  Pélops  ,  de  Cadmus,  d'Egyptus 
et  de  Danaiis ,  ni  tant  d'autres  ,  véritables  bar- 
bares d'origine,  Grecs  seulement  par  la  loi.  Le 
pur  sang  grec  coule  dans  nos  veines  sans  aucun 
mélange  de  sang  barbare  ;  de  là  dans  les  en- 
trailles même  de  la  république  la  haine  incor- 
ruptible de  tout  ce  qui  est  étranger.  Nous  nous 
vîmes  donc  abandonnés  de  nouveau  pour  n'a- 
voir pas  voulu  commettre  l'action  honteuse  et 
impie  de  livrer  des  Grecs  à  des  barbares.  Mais, 
quoique  réduits  au  même  état  qui  nous  avait 
jadis  été  funeste,  avec  l'aide  des  dieux  la  guerre 
se  termina  cette  fois  plus  heureusement;  car,  à 


MENEXENE.  209 

la  paix,  nous  conservâmes  nos  vaisseaux,  nos 
murs  et  nos  colonies,  tant  l'ennemi  aussi  était 
empressé  à  se  délivrer  de  la  guerre.  Toutefois 
cette  guerre  nous  priva  encore  de  braves  soldats, 
soit  à  Corinthe,  par  le  désavantage  du  lieu,  soit 
à  Léchée,  par  trahison.  Ils  étaient  braves  aussi 
ceux  qui  délivrèrent  le  roi  de  Perse  et  chassèrent 
les  Lacédémoniens  de  la  mer.  Je  vous  en  rappelle 
le  souvenir,  et  vous  devez  vous  joindre  à  moi 
pour  louer  et  célébrer  ces  excellens  citoyens. 

Je  vous  ai  retracé  les  actions  de  ceux  qui  repo- 
sent ici,  et  de  tous  les  autres  qui  sont  morts  pour 
la  patrie.  Sans  doute  elles  sont  belles  et  nom- 
breuses :  cependant  j'en  ai  tu  un  plus  grand  nom- 
bre encore  de  plus  éclatantes;  une  suite  de  plu- 
sieurs jours  et  de  plusieurs  nuits  ne  suffirait 
pas  à  celui  qui  voudrait  les  raconter  toutes.  Que 
tous  les  citoyens,  l'âme  remplie  de  ces  grandes 
actions,  exhortent  donc  les  descendans  de  ces 
vaillans  hommes,  comme  ils  le  feraient  un  jour 
de  bataille,  à  ne  pas  quitter  le  rang  de  leurs 
ancêtres ,  à  ne  pas  reculer  ni  lâcher  le  pied 
honteusement.  Enfans  de  braves,  et  moi  aussi 
je  vous  exhorte  en  ce  jour,  et,  partout  où  je 
vous  rencontrerai,  je  vous  exhorterai,  je  vous 
sommerai  de  faire  tous  vos  efforts  pour  devenir 
tout  ce  que  vous  pouvez  être.  Quant  à  présent, 

4  H 


U  IO 


MENEXENE. 


je  dois  vous  répéter  ce  que  vos  pères,  au  mo- 
ment de  livrer  la  bataille,  nous  ont  chargés  de 
rapportera  leurs  enfans,  s'il  leur  arrivait  quel- 
que malheur.  Je  vous  dirai  ce  que  j'ai  entendu 
d'eux,  et  ce  qu'ils  ne  manqueraient  pas  de  vous, 
dire  eux-mêmes,  s'ils  le  pouvaient;  j'en  juge  au 
moins  par  les  discours  qu'ils  tenaient  alors.  Repré- 
sentez-vous donc  que  vous  entendez  de  leur  pro- 
pre bouche  ce  que  je  vous  dis.  Voici  leurs  paroles  : 
Enfans,  ce  que  vous  voyez  autour  de  vous 
atteste  assez  de  quel  noble  sang  vous  êtes  sortis. 
Nous  pouvions  vivre  sans  honneur,  nous  avons 
préféré  une  mort  honorable,  plutôt  que  de  con- 
damner à  l'infamie  vous  et  notre  postérité,  et  de 
faire  rougir  nos  pères  et  tous  nos  ancêtres.  Nous 
avons  pensé  que  celui  qui  déshonore  les  siens  ne 
mérite  pas  de  vivre,  et  qu'il  ne  peut  être  aimé 
ni  des  dieux  ni  des  hommes,  ni  en  ce  monde 
ni  dans  l'autre.  Rappelez-vous  donc  toujours  nos 
paroles,  et  n'entreprenez  rien  que  la  vertu  ne  soit 
avec  vous,  persuadés  que  sans  elle  tout  ce  qu'on 
acquiert,  tout  ce  qu'on  apprend,  tourne  en  mal 
et  en  ignominie.  Les  richesses  n'ajoutent  point 
d'éclat  à  la  vie  d'un  homme  sans  courage  :  il  est 
riche  pour  les  autres  *,  et  non  pas  pour  lui-même. 

*  Puur  l'ennemi. 


MENEXENE.  211 

La  force  et  la  beauté  du  corps  ne  sauraient  non 
plus  avoir  de  grâce  dans  l'homme  timide  et  sans 
cœur;  elles  y  sont  messéantes,  l'exposant  à  un 
plus  grand  jour  et  rendent  sa  lâcheté  plus  ma- 
nifeste. Le  talent  même,  séparé  de  la  justice 
et  de  la  vertu  ,  n'est   qu'une   habileté  mépri- 
sable, et  non  la  sagesse.  Mettez  donc  vos  pre- 
miers et   vos   derniers    soins  ,  et    songez   sans 
cesse  à  accroître  l'héritage  d'honneur  que  nous 
vous  laissons,  nous  et  nos  aïeux;  sinon,  appre- 
nez que,  si  nous  vous  surpassons  en  vertu,  celte 
victoire  fera  notre  honte,  tandis  que  la  défaite 
eût  fait  notre  bonheur.  Or,  voici  comment  vous 
pourrez  nous  surpasser  et  nous  vaincre  :  n'abu- 
sez pas  de  la  gloire  de  vos  pères,  ne  la  dissipez 
pas  ,  et    sachez   que    rien  n'est    plus   honteux 
pour  un  homme   qui  a    quelque   idée   de   lui- 
même,  que  de  présenter  comme  un  titre  à  l'es- 
time ,  non  ses  propres  mérites,  mais  la  renommée 
de  ses  aïeux.  La  gloire  des  pères  est  sans  doute 
pour  leurs  descendans  le  plus  beau   et  le  plus 
précieux  trésor;  mais  en  jouir  sans  pouvoir  le 
transmettre  à  ses  enfans,  et  sans  y   avoir  rien 
ajouté  soi-même,  c'est  le  comble  de  la  lâcheté. 
Si  vous  suivez  ces  conseils  ,  quand  la  destinée 
aura  marqué  votre  fin  ,  vous  viendrez  nous  re- 
joindre, et  nous  vous  rentrons  comme  des  amis 


■2  1  1 


MÉNEXÈNE. 


reçoivent  des  amis;  mais  si  vous  les  négligez,  si 
vous  dégénérez  ,  n'attendez  pas  de  nous  un 
accueil  favorable.  Voilà  ce  que  nous  avons  à 
dire  à  nos  enfans. 

Quant  à  nos  pères  et  à  nos  mères,  il  faut  les 
exhorter  incessamment  à  supporter  avec  patience 
ce  qui  pourra  nous  arriver,  et  ne  point  s'unir  à 
leurs  lamentations;  ils  n'auront  pas  besoin  qu'on 
excite  leur  douleur,  leur  malheur  y  suffira.  Pour 
guérir  et  calmer  leurs  regrets ,  il  faut  plutôt  leur 
rappeler  que  de  tous  les  vœux  qu'ils  adressaient 
aux  dieux ,  le  plus  cher  a  été  exaucé  ;  car  ils 
n'avaient  pas  demandé  des  fils  immortels ,  mais 
braves  et  célèbres  :  ce  sont  là  les  biens  les  plus 
précieux ,  et  ils  leur  sont  assurés.  Qu'on  leur 
rappelle  aussi  qu'il  est  bien  difficile  que  tout  suc- 
cède à  l'homme,  pendant  la  vie ,  au  gré  de  ses 
souhaits.  S'ils  supportent  courageusement  leur 
malheur  ,  on  reconnaîtra  qu'ils  étaient  en  effet 
les  pères  d'enfans  courageux  et  qu'ils  les  égalent 
en  courage;  s'ils  en  sont  accablés,  ils  feront  douter 
qu'ils  fussent  véritablement  nos  pères  ou  que  les 
louanges  qu'on  nous  donne  soient  méritées.  Loin 
de  là,  c'est  à  eux   qu'il  appartient  de  se  char- 
ger de  notre  éloge  ,  en  montrant  par  leur  con- 
duite <pie  braves  ils  ont  engendré  des  braves. 
Il  a  toujours  passé  pour  sage,  ce  vieux  précepte. 


MENEXENE.  an9 

rien  de  trop ,  et  eu  vérité  c'est  un  mot  plein  de 
sens.  L'homme  qui  tire  de  lui-même  tout  ce  qui 
mène  au  bonheur  ou  du  moins  en  approche,  qui 
ne  fait  pas  dépendre  son  sort  des  autres  hommes , 
et  ne  met  point  sa  destinée  à  la  merci  de  leur 
bonne  ou  de  leur  mauvaise  fortune,  celui-là  a 
bien  ordonné  sa  vie  ;  voilà  l'homme  sage,  voilà 
l'homme  ferme  et  prudent.  Que  le  sort  lui  donne 
des  richesses  et  des  enfans ,  ou  les  lui  ôte ,  il 
suivra  avant  tout  le  sage  précepte ,  et  l'excès  de  la 
joie  et  l'excès  du   chagrin  lui  seront  également 
étrangers  ,  parce  que  c'est  en  lui-même  qu'il  a 
mis  sa  confiance.  Tels  nous  croyons  que  sont  les 
nôtres,  tels  nous  voulons  et  prétendons  qu'ils 
soient;  tels  nous  nous  montrons  nous-mêmes, 
sans  regret ,  sans  effroi  de  quitter  la  vie ,  dès  à  pré- 
sent, s'il  le  faut.  Nous  supplions  donc  nos  pères 
et  nos  mères  d'achever  dans  cette  disposition  le 
reste  de  leur  carrière.  Qu'ils  sachent  que  ce  n'est 
point  par  des  gémissemens  et  des  cris  qu'ils  nous 
prouveront  leur  tendresse,  et  que,  sil  reste  après 
la  mort  quelque  sentiment  de  ce  qui  se  passe 
parmi  les  vivans ,  ils  ne  sauraient  nous  causer 
un  plus  grand  déplaisir  que  de  se  tourmenter 
et  de  se  laisser  abattre;  mais  nous  aimerions  à 
les  voir  calmes  et  modérés.  En  effet,  la  mort 
qui  nous  attend  est  la  plus  belle  qu'il  soit  donné 


ai4  MÉNEXENE. 

aux  hommes  de  trouver  ;  et  il  faut  plutôt  nous 
féliciter  que  nous  plaindre.  Qu'ils  prennent  soin 
de  nos  femmes  et  de  nos  enfans,  qu'ils  les  assis- 
tent, qu'ils  se  consacrent  tout  entier  à  ce  devoir! 
Par  là  ils  verront  s'effacer  peu-à-peu  le  souve- 
nir de  leur  infortune  ,  leur  vie  en  sera  plus  hono- 
rable et  plus  vertueuse,  et  à  nous  plus  agréable. 
Voilà  ce  qu'il  faut  annoncer  aux  nôtres  de  notre 
part. 

Nous  recommanderions  encore  à  la  républi- 
que de  se  charger  de  nos  pères  et  de  nos  fils,  de 
donner  aux  uns  une  éducation  vertueuse,  et  de 
soutenir  dignement  la  vieillesse  des  autres  ;  mais 
nous  savons  que,  sans  être  sollicitée  par  nos 
prières,  elle  s'acquittera  de  ce  soin  comme  il 
convient  à  sa  générosité. 

Pères  et  enfans  de  ces  morts ,  voilà  ce  qu'ils 
nous  avaient  chargés  de  vous  dire,  et  je  vous  le 
dis  avec  toute  l'énergie  dont  je  suis  capable.  Je 
vous  conjure  en  leur  nom,  vous,  d'imiter  vos 
pères ,  vous ,  d'être  tranquilles  sur  votre  sort , 
bien  assurés  que  la  sollicitude  publique  et  pri- 
vée soutiendra  et  soignera  votre  vieillesse,  et  ne 
manquera  jamais  à  aucun  de  vous.  Quant  à  la 
république  ,  vous  n'ignorez  pas  jusqu'où  elle 
porte  ses  soins.  Elle  a  fait  des  lois  qui  pour- 
voient au  sort  des  enfans  et  des  parens  de  ceux 


MÉNEXENE.  21 5 

qui  sont  morts  à  la  guerre*.  Elle  a  chargé  parti- 
culièrement le  premier  magistrat**  de  veiller  à  ce 
que  leurs  pères  et  leurs  mères  n'éprouvent  au- 
cune injustice.  Pour  les  enfans  elle  les  élève  en 
commun  à  ses  frais  et  s'applique  à  leur  faire 
oublier  autant  que  possible  qu'ils  sont  orphelins. 
Tant  qu'ils  sont  en  bas  âge,  elle  leur  sert  de 
père;  parvenus  à  l'âge  d'homme,  elle  les  renvoie 
chez  eux  avec  une  armure  complète,  pour  leur 
rappeler,  en  leur  faisant  présent  des  instrumens 
de  la  valeur  paternelle ,  les  devoirs  du  père  de 
famille,  et  en  même  temps  pour  que  cette  pre- 
mière entrée  du  jeune  homme  en  armes  dans 
les  foyers  de  ses  pères  ,  soit  un  présage  favorable 
de  l'énergique  autorité  qu'il  y  exercera.  Pour  les 
morts ,  elle  ne  cesse  jamais  de  les  honorer  ; 
elle  leur  rend  à  tous  chaque  année  au  nom 
de  l'état  les  mêmes  honneurs  que  chaque  famille 
dans  son  intérieur  rend  à  chacun  des  siens.  Elle 
y  joint  des  jeux  gymniques  et  équestres  et  des 
combats  dans  tous  les  genres  de  musique  :  en 
un  mot ,  elle  fait  tout  pour  tous  et  toujours;  elle 


*  C'était  une  loi  de  Solon.  Voyez  Diog.  de  Laerte,  sur 
Solon;  et  Petit,  Leg.  Atti. ,  65. 

**  Le  Polémarque,  ou  troisième  Archonte.  Pollux,  VJII, 
gi,  Petit,  669. 


*i6  MÉNEXÈNE. 

prend  la  place  d'héritier  et  de  fils  pour  les  pères 
qui  ont  perdu  leurs  enfans  ,  de  père  pour  les 
orphelins,  de  tuteur  pour  les  parens  ou  les  pro- 
ches. La  pensée  que  vous  êtes  assurés  de  tant  de 
soins  doit  vous  faire  supporter  plus  patiemment 
le  malheur  :  c'est  par  là  que  vous  serez  agréa- 
bles aux  morts  et  aux  vivans  et  rendrez  faciles 
vos  devoirs  et  ceux  des  autres. 

Maintenant  que  vous  avez  rendu  aux  morts 
l'hommage  du  deuil  public,  prescrit  par  la  loi, 
allez,  vous  et  tous  ceux  qui  sont  ici  présens;  il 
est  temps  de  vous  retirer. 

Voilà,  Ménexène,  l'oraison  funèbre  d'Aspasie 
de  Milet. 

MÉNEXÈNE* 

Par  Jupiter!  Socrate,  Aspasie  est  bien  heu- 
reuse de  pouvoir,  étant  femme,  composer  de 
pareils  discours. 

SOCRATE. 

Si  tu  ne  me  crois  pas ,  suis-moi  et  tu  l'enten- 
dras elle-même. 

MENEXENE. 

Plus  d'une  fois,  Socrate ,  j'ai  rencontré  Aspa- 
sie ,  et  je  connais  ses  talens. 

socrate. 

Comment  ?  Ne  l'admires-tu  pas  ?  Et  ne  lui  sais- 
tu  pas  gré  de  ce  discours? 


MÉNEXÈNE.  217 

MÉNEXENE. 

Un  gré  infini,  Socrate,  à  celle  ou  à  celui, 
quel  qu'il  soit,  qui  te  l'a  récité,  mais  plus  en- 
core à  qui  vient  de  le  répéter  ici. 

SOCRATE. 

Fort  bien.  Mais  ne  me  trahis  pas,  si  tu  veux 
que  je  te  dise  encore  plusieurs  autres  discours 
excellens  qu'elle  a  composés  sur  des  sujets  po- 
litiques. 

MÉNEXÈNE. 

Ne  crains  rien  ,  je  ne  te  trahirai  pas ,  dis- 
les-moi  toujours. 

SOCRATE. 

Je  te  le  promets. 


<»<■ 


\ 


ION, 


OU 


DE     L'ILIADE. 


i  M 


ARGUMENT 


PHILOSOPHIQUE. 


Outre  les  sophistes  et  les  démagogues, 
Platon  trouva  sur  sa  route  les  artistes ,  les 
poètes  et  les  histrions ,  qui  étaient  aussi , 
dans  leur  genre,  des  démagogues  et  des  so- 
phistes ,  puisqu'ils  cherchaient ,  non  la  vé- 
rité, mais  l'effet  et  le  succès,  divertissaient 
le  peuple  au  lieu  de  l'éclairer,  et  par  là 
avaient  acquis  une  grande  autorité  auprès 
de  lui,  et  étaient  devenus  une  puissance 
dans  l'état.  Ils  abusaient  de  l'art ,  comme 
les  démagogues  et  les  sophistes  de  l'élo- 
quence et  de  la  dialectique.  Il  est  à  remar- 
quer que  les  trois  accusateurs  de  Socrate 
étaient  un  dévot ,  un  démagogue  et  un 
poète;  et  Socrate  ,  dans  \\4pologie,  avoue 


222  ARGUMENT. 

qu'un  de  ses  torts  est  d'avoir  mal  pensé  et 
mal  parlé  des  poètes  et  des  artistes,  d'avoir 
cherché  la  vérité  auprès  d'eux ,  et  de  n'y  avoir 
trouvé  que  des  hommes  ignorans  et  pleins 
d'eux-mêmes ,  se  croyant  en  possession  des 
plus  beaux  secrets,  et  ne  pouvant  rendre 
compte  de  rien.  Les  poètes  eurent  donc  la 
main  dans  le  procès  de  Socrate,  et  Mélitus 
les  représente  officiellement.  Cela  est  si  vrai, 
que  Libanius ,   dans  son   apologie  de  So- 
crate,  met  la  plus  grande  importance  à  le 
laver  du  reproche  d'avoir  attaqué  la  poésie 
et  les  poètes.  Mais,  quoi  qu'en  dise  Liba- 
nius ,  Socrate  était  en  effet  coupable  du  crime 
de  lèse -poésie  ;   et  il  n'en  pouvait   guère 
être  autrement  avec  la  mission  qu'il  s'était 
donnée  à    lui  -  même.   Cette  mission    était 
toute  morale.  Socrate  recherchait  en  toutes 
choses  la  vérité  et  l'utilité    morale  ;    et   il 
frondait    impitoyablement   tout   ce  qui  lui 
semblait  s'écarter    de    ce    modèle.    Ainsi, 


ARGUMENT.  ii:\ 

comme  la  religion  de  son  temps  était  mê- 
lée ,  et  nécessairement ,  de  beaucoup  de 
superstitions,  il  attaqua  ces  superstitions, 
même  de  manière  à  compromettre ,  auprès 
des  faibles,  le  fond  de  la  religion,  ce  qui 
souleva  contre  lui  le  pouvoir  sacerdotal. 
Frappé  de  l'influence  corruptrice  des  dé- 
magogues ,  qui ,  en  faisant  leur  cour  au 
peuple  et  en  flattant  ses  passions,  pous- 
saient la  démocratie  athénienne  à  l'anar- 
chie, il  se  moqua  des  orateurs  populaires, 
au  point  de  se  donner  une  apparence  aris- 
tocratique et  d'exciter  le  soupçon  qu'il  ap- 
partenait plus  ou  moins  au  parti  lacédé- 
monien.  Enfin  lui  qui  voulait  se  rendre 
compte  de  toutes  choses  et  qui  ne  croyait 
savoir  que  ce  qu'il  savait  méthodique- 
ment ,  il  ne  pouvait  guère  admirer  des 
gens  dont  tout  le  talent  était  une  cer- 
taine puissance  d'inspiration  momentanée, 
un  enthousiasme  incompatible  avec  la  ré- 


-Aïk  ARGUMENT. 

flexion ,  qui  ne  se  développe  que  précisé- 
ment à  condition  de  s'ignorer,  et,  la  crise 
passée,  laisse  l'âme  dans  son  état  ordinaire, 
avec  tous  ses  défauts  et  même  avec  tous  ses 
vices.  En  général ,  Socrate  avait  au  plus 
haut  degré  tout  ce  qu'il  faut  pour  com- 
mencer une  révolution.  A  une  droiture 
parfaite  il  joignait  une  opiniâtreté  invin- 
cible. Son  esprit  était  plus  juste  qu'é- 
tendu; la  haute  métaphysique  le  surpassait, 
lui  répugnait  même,  et  il  ne  savait  pas  voir 
toujours  derrière  des  apparences  fâcheuses 
le  fond  vrai  et  grand  qui  les  supportait,  et 
pouvait  jusqu'à  un  certain  point  réconcilier 
avec  elles.  Avec  tous  les  avantages  du  bon 
sens,  il  en  avait  aussi  les  inconvéniens,  s'il 
est  permis  de  s'exprimer  ainsi.  Il  vit  donc 
parfaitement  le  mauvais  côté  de  l'ordre  so- 
cial de  son  temps ,  le  signala  hautement  et 
l'attaqua  avec  une  imprudence  héroïque, 
se  servant  tour-à-tour  des  armes  de  la  rai- 


ARGUMENT.  ii5 

son  et  de  celles  du  ridicule.  Platon  avait 
une  mission  bien  différente  et  un  caractère 
d'esprit  tout  opposé.  Sur  la  base  du  bon 
sens  de  Socrate  s'élevait  en  lui  un  génie 
supérieur  dont  le  mouvement  naturel  et  ré- 
fléchi était  d'aller  dans  la  spéculation  aussi 
haut  et  aussi  loin  que  peut  aller  la  pensée 
humaine.  II  avait  beaucoup  vu,  beaucoup 
voyagé,  beaucoup  étudié,  et  s'était  efforcé 
de  tout  comprendre;  par  conséquent  il 
était  conciliant  et  indulgent.  A  la  tendance 
exclusivement  critique  et  négative  de  So- 
crate, dont  il  conserva  l'apparence,  il  sub- 
stitua une  direction  plus  positive  et  plus 
pacifique  :  au  lieu  d'attaquer,  il  entreprit 
d'éclairer;  il  ne  changea  pas  le  rôle  de  So- 
crate, il  l'agrandit  et  l'épura.  Ainsi,  sans 
faire  grâce  aux  superstitions  de  son  temps, 
qu'il  combattit  toujours  avec  fermeté,  l'é- 
tude sérieuse  qu'il  avait  faite  des  mystères 
et  du  fond  de  la  religion,  le  réconcilia  avec 


i5 


2^6  ARGUMENT. 

des  traditions  où  il  voyait  des  choses  admi- 
rables et  d'éternelles  vérités  sous  des  formes 
accommodées  au  temps,  c'est-à-dire  utiles. 
Impitoyable  ennemi  des  démagogues  et  de 
[éloquence  anarchique  et  passionnée  de  la 
tribune  populaire ,  nous  ferons  voir  dans 
notre  argument  sur  la  République  quel  fut 
le  vrai  caractère  de  sa  politique  à-la-f'ois  li- 
bérale et  sévère,  tempérament  hardi  de  la 
législation  dorienne  et  de  la  législation  io- 
nienne réconciliées  et  fondues  ensemble 
dans  leurs  meilleures  parties,  quoique  avec 
la  prédominance  de  l'élément  et  du  carac- 
tère dorien.  Quant  à  l'art  et  à  la  poésie  en 
particulier,  personne  n'a  mieux  décrit  l'en- 
thousiasme qui  la  constitue  et  qui  en  fait 
une  chose  divine.  A  cet  égard,  le  Phèdre 
est  là;  mais  tout  comme  il  voulait  que  l'é- 
loquence eut  une  direction  morale ,  de 
même  il  voulait  que  la  poésie,  l'enthou- 
siasme et  l'inspiration,*  qui  souvent  s'éga- 


ARGUMENT.  117 

rent,  se  laissassent  un  peu  guider   par  la 
sagesse  et  la  philosophie.  Surtout  il  ne  vou- 
lait pas  que  le  génie  poétique,  si  contagieux 
dans  ses  effets ,  fut  mis  au  service  des  dé- 
lires de  la  passion  ou  de  la  superstition,  et 
employé  à  retenir  les  masses,  auxquelles  s'a- 
dresse particulièrement  la  poésie,  dans  des 
croyances  impies  et  des  erreurs  avilissantes 
pour  la  dignité  et  la  moralité  de  l'espèce 
humaine.  A  genoux  devant  la  poésie  comme 
devant  la  religion  il  croyait  que  l'on   de- 
vait surveiller  et  les  prêtres  et  les  poètes. 
Il  trouvait  que  les  poètes  avaient  beaucoup 
nui  à  la  poésie  en  consacrant  et  en  accré- 
ditant   parmi    le    peuple    une    mythologie 
corruptrice  ;  et  lorsque ,  dans  sa  Républi- 
que, il  est  forcé  de  choisir  entre  la  poésie 
et  la  vérité,  fidèle  à  l'esprit  de  Socrate,  il 
met  avant  tout  la  vérité  et  l'humanité,  et 
se  décide,  quoique  à  regret,  à  renvoyer  les 
poètes  et  Homère  lui-même.  C'est  là  le  der- 


1». 


228  ARGUMENT. 

nier  mot  de  Platon ,  et  en  général  c'est  tou- 
jours dans  ses  derniers  ouvrages  qu'il  faut 
chercher  sa  vraie  pensée ,  et  par  elle  péné- 
trer dans  ses  ouvrages  antérieurs,  et  y  sai- 
sir les  germes  des  idées  que  plus  tard  il 
développa  avec  l'étendue,  la  mesure  et  la 
force  qui  appartiennent  à  l'âge  mûr.  Dans 
la  République  Platon  se  prononce  décidé- 
ment contre  les  poètes  ;  dans  ses  premiers 
ouvrages,  sans  aller  jusqu'à  proposer  de  les 
chasser  de  l'état ,  il  les  fronde  incessam- 
ment ,  et  leur  lance  les  traits  de  l'ironie  so- 
cratique, en  les  enveloppant  ou  en  ayant 
l'air  de  les  adresser  à  un  autre  but. 

Ainsi,  dans  l'Ion,  Platon  n'attaque  point 
la  poésie,  car  il  ne  l'a  attaquée  nulle  part; 
ia  poésie  est  hors  de  cause  ainsi  que  l'en- 
thousiasme et  l'inspiration  poétique  :  mais 
l'enthousiasme ,  tout  sublime  et  tout  divin 
qu'il  est,  n'étant  ni  réfléchi  ni  libre,  peut 
tomber  dans  de  graves  écarts  ;  et,  sans  atta- 


ARGUMENT.  229 

quer  la  poésie,  on  peut  et  l'on  doit  signaler 
cet  inconvénient,  pour  prouver  que  la 
poésie,  d'ailleurs  admirable,  ne  doit  pour- 
tant pas  avoir  l'autorité  que  les  poètes  re 
vendiquent  pour  elle,  et  qu'au  lieu  d'attri- 
buer à  ces  derniers  un  pouvoir  religieux  et 
moral,  au  lieu  de  les  consulter  sur  les  af- 
faires de  l'état,  de  leur  remettre  l'éducation 
de  la  jeunesse,  en  ne  l'instruisant  guère 
que  dans  leurs  ouvrages ,  et  d'en  faire 
ainsi  des  instituteurs  et  des  directeurs  po- 
pulaires, il  faut  s'en  défier,  examiner  avec 
soin  leurs  écrits,  y  choisir  ce  qu'il  y  a  de 
mieux ,  dans  le  meilleur  choisir  encore , 
les  laisser  lire  avec  un  discernement  sé- 
vère, et  en  général  surveiller  et  diminuer 
leur  influence. 

Or,  ce  qui  est  vrai  des  poètes  l'est  bien 
plus  encore  des  serviteurs  des  poètes , 
c'est-à-dire  des  acteurs  et  des  rapsodes, 
dont  tout  le  talent  consiste  dans  la  faculté 


a3o  ARGUMENT. 

de  recevoir  l'impression  du  poète,  et  de  la 
transmettre  aux  auditeurs,  faculté  analogue 
en  apparence  à  la  faculté  poétique ,  mais  en 
réalité  bien   différente   et  bien  inférieure, 
puisque  le  poète  s'inspire  des  choses  mê- 
mes,  et    l'acteur    seulement   des   mots  du 
poète,  n  entendant  rien  aux  choses,  et  tout 
occupé  des  mots  et  de  leurs  effets  matériels. 
Du  temps  de   Platon    aussi ^   on   exagérait 
beaucoup  l'intelligence  des  acteurs  :  Platon 
montre  qu'ordinairement  ils   ne   compren- 
nent rien  à  ce  qu'ils  disent.  Tel  est  le  but 
direct  de  l'Ion  :  Platon  y  frappe  les  poètes 
dans  leurs  interprètes.  Mais  comme  la  poé- 
sie dithyrambique  et  dramatique  destinée 
a  faire  partie  des  solennités  publiques  était 
soumise  à  la  censure  et  surveillée  par  l'é- 
tat, Platon  s'adresse  moins  à  ces  deux  gen- 
res de  poésie  qu'à  l'épopée,  parce  que  l'é- 
tat ne  la  surveillait  pas,  et  que,  se  récitant 
en  tout  temps  et  en  tout  lieu,  se  rattachant 


AKGUMENT.  23 1 

plus  directement  à  l'histoire  et  à  la  religion 
nationale,  elle  était  bien  plus  puissante  sur 
le  peuple,  et  plus  périlleuse  dans  ses  effets. 
Voilà  pourquoi  Platon,  lorsqu'il  attaque  les 
poètes,  a  presque  toujours  en  vue  les  poè- 
tes épiques,  et  en  particulier  Homère;  et 
voilà  encore  pourquoi,  dans  l'Ion,  il  fait 
la  guerre  aux  rapsodes*,  et  à  un  rapsode 
qui  semble  avoir  été  dès-lors  ce  que  plus 
tard  on  appela  un  homéride,  un  homme 
dévoué  à  Homère,  attaché  à  son  culte  et  à 
l'étude  de  ses  ouvrage§,  et  les  récitant  par- 
tout, il  est  vrai,  sans  s'accompagner  de  la 
lyre  et  sans  chanter,,  mais  avec  une  cer- 
taine mélopée,  peut-être  un  peu  plus  forte 
que  la  déclamation  française  et  italienne,  et 
avec  des  gestes  moins  prononcés  que  ceux 
des  acteurs.  Socrate,  en  causant  avec   un 

■ 

Les  rapsodes  récitaient  surtout  des  poésies  épiques, 
quoique  Athénée  rapporte  qu'ils  récitaient  aussi  des  poé- 
sies lyiirpies. 


23a  ARGUMENT. 

pareil  personnage,  lui  prouve  qu'il  n'entend 
d'Homère  que  les  mots  et  leur  beauté  ex- 
térieure, et  qu'il  est  incapable  de  juger  du 
fond  des  choses.  Sans  dire  positivement 
que  l'étude  assidue  des  effets  matériels  de 
la  poésie  empêche  celle  de  sa  véritable  es- 
sence, et  que  l'éducation  d'un  rapsode  ne 
peut  être  assez  libérale  pour  l'initier  aux 
secrets  du  beau,  il  l'insinue,  et  en  général 
il  traite  les  rapsodes,  dans  Ion  leur  repré- 
sentant, comme  Xénophon  les  traite  de  son 
côté  *,  c'est-à-dire  comme  des  ignorans 
présomptueux.  Remarquez  que  les  rapsodes 
étant  à  Athènes  de  véritables  artistes,  et 
ayant  en  effet  un  très  grand  crédit  sur  le 
peuple ,  en  leur  qualité  d'intermédiaires 
obligés  entre  le  peuple  et  les  poètes,  les 
tourner  en  ridicule  n'était  pas  sans  utilité 
pour  le  but  général  de  Platon,  et  que  sous 

*    Banquet,  111.  —  Mcmorabil.  Socral. ,  IV. 


ARGUMENT.  2  33 

ce  rapport  ce  dialogue  a  déjà  son  impor- 
tance. Mais  il  ne  faut  pas  oublier  que  le 
rapsode  est  là  en  quelque  manière  le  plastron 
du  poète;  les  coups  ne  portent  que  sur  le 
serviteur,  mais  ils  sont  adressés  au  maître, 
et  l'un  n'est  pas  couvert  de  ridicule  sans 
que  l'autre  n'en  soit  atteint  plus  ou  moins. 
C'est  là  l'art  ordinaire  de  Platon,  de  mêler 
deux  buts  ensemble,  et  de  cacher  toujours 
le  plus  sérieux  derrière  le  moins  important. 
L'Ion  est  tout  entier  dans  la  comparaison 
célèbre  que  Platon  y  fait  du  poète,  du  rap- 
sode et  des  auditeurs  du  rapsode  avec  une 
chaîne  aimantée,  dont  le  poète  est  l'anneau 
principal ,  qui  communique  sa  vertu  à  l'an- 
neau qui  le  suit,  au  rapsode  qui,  après  l'a- 
voir reçue,  la  transmet  au  peuple  et  aux  an- 
neaux inférieurs. 

On  voit  que  la  pensée  générale  de  l'Ion 
n'est  pas  indigne  de  Platon,  qu'elle  se  rat- 
tache à  l'ensemble  de  ses  idées,  et  à  la  Ré- 


234  ARGUMENT. 

publique.  Aussi  nous  nous  séparons  entiè- 
rement de  tous  ceux  qui,  ne  comprenant 
pas  le  vrai  but  de  l'Ion,  et  trouvant  en 
effet  celui  qu'ils  lui  prêtent  au-dessous  de 
Platon,  ont,  sur  cette  raison,  rejeté  l'au- 
thenticité de  ce  dialogue.  Mais  si  nous  re- 
connaissons Platon,  et  Platon  tout  entier, 
dans  l'esprit  et  la  conception  de  ce  petit 
ouvrage,  nous  avouons  qu'il  est  difficile  de 
le  retrouver  toujours  dans  l'exécution.  Kx- 
cepté  la  comparaison  que  nous  avons  ci- 
tée, il  n'y  a  pas  un  passage  qui  rappelle  sa 
manière  :  peu  de  variété  et  d'abondance 
dans  les  idées,  des  citations  longues  et  ac- 
i  umulées,  un  ton  presque  dogmatique,  sub- 
stitué quelquefois  à  la  modestie  comique 
de  Socrate,  enlin  l'absence  de  toute  force 
dialectique,  voilà  bien  des  motifs  pour  dou- 
ter au  moins,  de  l'authenticité  de  lion.  Ce- 
pendant est-il  impossible  que  Platon,  dans 
\\\\  moment  d  humeur  confie  66   peuple  de 


ARGUMENT.  a35 

lettrés  et  d'histrions  qui  persécutaient  son 
maître,  ait  laissé  échapper,   avec    la  faci- 
lité et  la  fécondité  qui  caractérisent  le  vé- 
ritable artiste,  une  ébauche  légère,  où  se 
retrouve  encore  la  trace  d'une  main  supé- 
rieure ?  ou  bien  l'Ion  est-il  l'ouvrage  d'un 
des  successeurs   de  Platon,  qui  aura  pris 
dans  la  République  et  dans  V Apologie  un 
germe  qu'il  aura  développé  assez  faiblement 
en  général,  quelquefois   avec  bonheur,  et 
toujours    sur   la    tradition    platonicienne  ? 
Quoi  qu'il  en  soit,  lion,  qu'il  appartienne 
ou  non  à  Platon  lui-même,  appartient  in- 
contestablement à  son  école,  est  empreint 
de  son  esprit,  développe  un  côté  très  réel 
de  sa  situation  et  de   ses   desseins,  et  se 
rapporte  au   plan   générai  de  sa    philoso- 
phie. 


•«•«**«• 


>«£^ 


ION, 


OU 


DE  L'ILIADE 
/ mss^ssa 

SOCRATE  ,    ION. 


SOCRATE. 

^alut  à  Ion.  D'où  nous  viens-tu  aujourd'hui? 
Est-ce  de  chez  toi,  d'Ephèse? 

ION. 

Point  du  tout,  Socrate  :  je  viens  d'Épidaure  * 
et  des  jeux  d'Esculape. 

SOCRATE. 

Les  Epidauriens  ont-ils  institué  en  l'honneur 
de  leur  dieu  un  combat  de  rapsodes? 

ION. 

Oui  vraiment,  et  de  toutes  les  autres  parties 
de  la  musique. 

'  Ville  de  l'Argolide,  célèbre  par  le  culte  d'Esculape. 
Pausanias  décrit  son  théâtre,  ouvrage  de  Polyclète,  destiné 
aux  combats  de  musique.  Pausan.  II,  26,  27. 


238  ION. 

SOCRATE. 

Eh  bien,  as-tu  concouru?  et  quel  a  été  ton 
succès? 

ION 

Nous  avons   remporté   le   premier   prix ,  So- 
crate. 

SOCRATE. 

J'en  suis  ravi.  Courage,  tâchons  d'être  vain- 
queur aussi  aux  Panathénées.  * 

ION. 

Je  l'espère  bien ,  s'il  plaît  à  Dieu. 

SOCRATE. 

Je  vous  ai  souvent ,  mon  cher ,  envié  votre 
profession  ,  à  vous  autres  rapsodes.  C'est  en  effet 
une  chose  digne  d'envie,  que  ce  soit  une  bien- 
séance de  votre  état,  d'être  toujours  richement 
vêtus,  et  de  vous  montrer  dans  les  plus  beaux 
ajustemens,  et  qu'en  même  temps  votre  devoir 
vous  oblige  de  faire  une  étude  continuelle  d'une 
foule  d'excellens  poètes,  et  principalement  d'Ho- 
mère, le  plus  grand  et  le  plus  divin  de  tous; 
et  non-seulement  d'en  apprendre  les  vers,  mais 
d'en  bien  pénétrer  le  sens  :  car  on  ne  deviendra 
jamais  rapsode,  si  l'on  n'a  une  intelligence  par- 

*  Une  loi  atnénienne  ordonnait  que,  tous  les  cinq  ans, 
aux  Panathénées,  les  poèmes  d'Homère  seraient  récités,  et 
récités  seuls.  (  Voyez  Lycurgue.  ) 


ION.  a  3cj 

faite  de  ce  qu'a  voulu  dire  le  poète,  le  rapsode 
devant  être  l'interprète  de  la  pensée  du  poète 
auprès  de  ceux  qui  l'écoutent  ;  fonction  qui 
lui  est  impossible  de  bien  remplir ,  s'il  ne  sait 
pas  ce  que  le  poète  a  voulu  dire.  Tout  cela 
est  vraiment  digne  d'envie. 

ION. 

Tu  as  raison,  Socrate.  Aussi  est-ce  la  partie  de 
mon  art  qui  m'a  coûté  le  plus  de  travail  ;  et  je 
me  flatte  d'expliquer  Homère  mieux  que  per- 
sonne ;  et  ni  Métrodore  de  Lampsaque  *,  ni  Sté- 
simbrote  de  Thase  **,  ni  Glaucon  ***,  ni  aucun 
de  ceux  qui  ont  existé  jusqu'à  ce  jour,  n'est 
en  état  de  dire  autant  et  de  si  belles  choses  que 
moi  sur  Homère. 

SOCRATE. 

J'en  suis  charmé ,  Ion  ,  car  tu  ne  refuseras 
pas  sans  doute  de  me  montrer  ton  savoir. 

ION. 

Vraiment  ,   Socrate  ,  il   fait    beau    entendre 

Elève  d'Anaxagoras,  en  apprit  l'art  d'interpréter  Ho- 
mère, au  rapport  de  Diogène  de  Laerte ,  TI,  5  ,  24.  —  Ta- 
tien  (  contre  les  Grecs  )  cite  un  ouvrage  de  Métrodore  sur 
Homère. 

Socrate ,  dans  le  Banquet  de  Xénophon ,  oppose  cet 
interprète  d'Homère  aux  rnpsodes. 

***  Est-ce  celui  dont  parle  Aristote,  Poétique,  25,  26. 


24o  ION. 

quels  ornemens  j'ai  su  donner  à  Homère. 
Je  crois  mériter  que  les  partisans  de  ce 
poète  me  mettent  sur  la  tète  une  couronne 
d'or. 

SOCRATE. 

Je  me  ménagerai  un  jour  le  loisir  de  t'enten- 
dre  :  pour  le  présentée  te  prie  seulement  de 
me  dire  si  tu  n'es  habile  que  dans  l'intelligence 
d'Homère,  ou  si  tu  l'es  aussi  dans  celle  d'Hésiode 
et  d'Archiloque.  * 

ION. 

Nullement  :  je  me  suis  borné  à  Homère;  et  il 
me  paraît  que  cela  suffit. 

SOCRATE. 

N'y  a-t-il  pas  certaines  choses  dont  Homère 
et  Hésiode  parlent  de  la  même  manière  ? 

ION. 

Il  y  en  a ,  je  pense ,  et  même  beaucoup. 

SOCRATE. 

Expliquerais-tu  mieux  ce  qu'Homère  en  dit 
que  ce  qu'en  dit  Hésiode  ? 

ION. 

L'un  comme  l'autre,  Socrate,  quand  ils  sont 
d'accord. 

•  Athénée ,  XV ,  nous  apprend  que  les  rapsodes  ré- 
citaient aussi,  outre  les  poèmes  d'Homère,  ceux  d'Archilo- 
que, d'Hésiode,  de  Mimnerme  et  de  Phocylide. 


ION.  a4i 

SOCRAÏE. 

Et  quand  ils  ne  le  sont  pas?  Par  exemple, 
Homère  et  Hésiode  parlent  tous  deux  de  l'art 
divinatoire. 


ION. 


Assurément. 


SOCRATE. 

Quoi  donc  !  serais  -  tu  en  état  d'expliquer 
mieux  qu'un  bon  devin  ce  qu'ont  dit  ces  deux 
poètes,  d'accord  ou  en  opposition,  sur  l'art  divi- 
natoire ? 

ION. 

Non. 

SOCRATE. 

Mais  si  tu  étais  devin  ,  n'est-il  pas  vrai  que , 
si  tu  pouvais  expliquer  les  endroits  où  ils  s'ac- 
cordent, tu  saurais  pareillement  expliquer  les 
endroits  où  ils  sont  opposés  ? 

ION. 

Cela  est  évident. 

SOCRATE. 

Pour  quelle  raison  es-tu  habile  sur  Homère  , 
et  ne  l'es-tu  pas  sur  Hésiode,  ni  sur  les  autres 
poètes  ?  Homère  traite-t-il  d'autres  sujets  que 
tous  les  autres  poètes?  Ne  parle-t-il  pas  la  plu- 
part du  temps  de  la  guerre,  des  rapports  qu'ont 
entre  eux  les  hommes,  soit  bons,  soit  médians, 

4-  i6 


34*  ION. 

soit  particuliers  ,  soit  personnes  publiques  ;  de 
Ja  manière  dont  les  dieux  conversent  ensemble 
et  avec  les  hommes,  de  ce  qui  se  passe  au  ciel 
et  dans  les  enfers ,  de  la  généalogie  des  dieux  et 
des  héros?  N'est-ce  pas  là  ce  qui  fait  la  matière 
des  poésies  d'Homère  ? 

ION. 

Tu  as  raison,  Socrate. 

SOCRATE. 

Mais  quoi  !  les  autres  poètes  ne  traitent-ils  pas 
de  ces  mêmes  choses? 

ION. 

Oui,  Socrate;  mais  non  pas  comme  Homère. 

SOCRATE. 

Pourquoi  donc?  En  parlent-ils  plus  mal? 

ION. 

Sans  comparaison. 

SOCRATE. 

Et  Homère  en  parle  mieux? 

ION. 

Oui,  certes. 

SOCRATE. 

Mais,  mon  très  cher  Ion,  lorsque,  dans  une 
conversation  sur  les  nombres ,  quelqu'un  en 
parle  pertinemment ,  n'y  aura-t-il  personne 
qui  puisse  reconnaître  celui  qui  en  parle 
bien? 


ION.  243 

ION- 

Si  fait. 

SOCRATE. 

Sera-ce  le  même  qui  reconnaîtrait  aussi  ceux 
qui  en  parlent  mal,  ou  sera-ce  quelque  autre? 

ION. 

Le  même  assurément. 

SOCRATE. 

C'est-à-dire  un  arithméticien? 

ION. 

Oui. 

SOCRATE. 

Et  lorsque  dans  une  conversation  sur  les  ali- 
niens  qui  sont  bons  pour  la  santé ,  quelqu'un 
en  parle  pertinemment ,  sera  -  ce  deux  per- 
sonnes différentes  qui  distingueront,  l'une  ce- 
lui qui  en  parle  bien,  l'autre  celui  qui  en  parle 
mal  ?  ou  bien  sera-ce  la  même  personne  ? 

ION. 

La  même,  sans  contredit. 

SOCRATE. 

Quelle  est-elle?  Comment  l'appelle-t-on? 

ION. 

Le  médecin. 

SOCRATE. 

Ainsi,  en  résumé ,  quand  on  parle  des  mêmes 
choses ,  ce   sera  toujours  le  même  homme  qui 

16. 


l'44  TON. 

remarquera  ceux  qui  en  parlent  bien  ,  et  ceux 
qui  en  parlent  mal  :  et  il  est  évident  que  s'il  ne 
distingue  pas  celui  qui  en  parle  mal,  il  ne  dis- 
tinguera pas  celui  qui  en  parle  bien ,  j'entends 
à  Pégard  de  la  même  chose. 

ION. 

J'en  conviens. 

SOCRATE. 

Le  même  homme  par  conséquent  est  habile  à- 
la-fois  et  sur  l'un  et  sur  l'autre? 

ION. 

Oui. 

SOCRATE. 

Ne  dis-tu  pas  qu'Homère  et  les  autres  poètes , 
du  nombre  desquels  sont  Hésiode  et  Archiloque, 
traitent  des  mêmes  choses,  mais  non  pas  de  la 
même  manière  ;  qu'Homère  en  parle  bien  ,  et 
les  autres  moins  bien? 

ION. 

Oui,  et  je  ne  dis  rien  que  de  vrai. 

SOCRATE. 

Si  donc  tu  connais  celui  qui  en  parle  bien,  tu 
dois  connaître  aussi  ceux  qui  en  parlent  mal. 

ION. 

Il  y  a  apparence. 

SOCRA.TE. 

Ainsi,  mon  cher,  nous  ne  nous  tromperons 


ION.  245 

pas  en  disant  qu'Ion  est  également  habile  et  sur 
Homère  et  sur  les  autres  poètes,  puisqu'il  avoue 
que  le  même  homme  est  juge  compétent  de  tous 
ceux  qui  parlent  des  mêmes  matières,  et  que 
tous  les  poètes  traitent  à-peu-près  des  mêmes 
choses. 

ION. 

D'où  vient  donc,  Socrate,  que  si  on  s'entre- 
tient avec  moi  de  quelque  autre  poète,  je  n'y 
fais  aucune  attention,  je  ne  puis  rien  dire  qui 
en  vaille  la  peine,  et  suis  véritablement  en- 
dormi ,  au  lieu  que ,  dès  qu'on  fait  mention 
d'Homère,  je  m'éveille  aussitôt,  mon  esprit  est 
attentif,  et  les  idées  se  présentent  en  foule? 

SOCRATE. 

Il  n'est  pas  difficile,  mon  ami,  d'en  deviner 
la  raison  :  il  est  évident  que  ce  n'est  ni  à  l'art 
ni  à  la  science  que  tu  dois  de  parler  sur  Ho- 
mère; car  si  c'était  à  l'art,  tu  serais  en  état  de 
faire  la  même  chose  pour  tous  les  autres  poètes. 
En  effet,  la  poésie  est  un  seul  et  même  art, 
n'est-ce  pas? 

ION. 

Oui. 

SOCRA.TE. 

Prends  pour  exemple  tel  autre  art  qui  te 
plaira ,    pourvu  qu'il   soit    un  ;    pour   tous   les 


246  ION. 

arts ,  il  n'y  a  qu'une  seule  critique.  Veux- 
tu,  Ion,  que  je  t'explique  comment  j'entends 
ceci  ? 

10». 
Très  volontiers,  Socrate;  j'aime  beaucoup  à 
vous  entendre,  vous  autres  sages. 

SOCRATE. 

Je  voudrais  bien  que  tu  disses  vrai,  Ion  :  mais 
ce  titre  de  sage  n'appartient  qu'à  vous  autres 
rapsodes,  aux  acteurs,  et  à  ceux  dont  vous 
chantez  les  vers.  Pour  moi,  je  ne  sais  que  dire 
la  vérité ,  comme  un  homme  sans  culture. 
Juges-en  par  la  question  que  je  viens  de  te 
faire  :  considère  combien  elle  est  commune  et 
triviale;  le  premier  venu  ne  sait-il  pas  ce  que 
j'ai  dit ,  que  la  critique  est  la  même ,  quel- 
que art  que  l'on  prenne  pour  exemple,  pourvu 
qu'il  soit  un.  Voyons  en  effet.  La  peinture 
n'est -elle  point  un  art,  et  un  seul  et  même 
art? 

ION. 

Oui. 

SOCRATE. 

N'y  a-t-il  pas  eu  et  n'y  a-t-il  point  encore  un 
grand  nombre  de  peintres  bons  et  mauvais? 

ION. 

Assurément. 


ION.  ikl 

SOCRATF. 

As-tu  déjà  vu  quelqu'un  qui,  étant  capable 
de  discerner  ce  qui  e«3t  bien  ou  mal  peint  dans 
les  tableaux  de  Polygnote,  fils  d'Aglaopbon  % 
ne  peut  faire  la  même  chose  à  l'égard  des  autres 
peintres;  et  qui,  lorsqu'on  lui  montre  leurs 
ouvrages,  s'endort,  est  embarrassé,  et  ne  sait 
quel  jugement  en  porter,  au  lieu  que,  s'il  s'a- 
git de  dire  son  avis  sur  les  tableaux  de  Poly- 
gnote, ou  de  tel  autre  peintre  qu'il  te  plaira, 
il  s'éveille,  il  est  attentif,  et  s'explique  avec 
facilité  ? 

ION. 

Non,  certes,  je  n'en  ai  pas  vu. 

SOCRA.TE. 

Mais  quoi  !  en  fait  de  sculpture ,  as-tu  vu  quel- 
qu'un qui  fut  en  état  de  dire  ce  qu'il  y  a  de 
bien  travaillé  dans  les  ouvrages  de  Dédale,  fils 
de  Métion  **,  ou  d'Épée,  fils  de  Panope  ***,  ou 

Il  était  de  Thase.  Voyez  le  distique  de  Simonide,  dans 
Pausanias,  Phocide.  —  Aristote,  Poétique.  —  Pline,  Hist. 
natur.  ,  XXXV,  9.  —  Winkelmann  ,  Hist.  de  l'art,  cî-Botti- 
ger,  Ideen  zur  Archœolog.d.  Malerci,  p.  268. 

*  Voyez  YHippias ,  le  Mënon  et  la  République.  Pausanias , 
Corinthie  et  AcJiaïe.  Winkelmann  ,  Hist.  de  l'art. 

***  Pausanias,   Corinthie.  —  ïhiersch. ,   Uber  die  Epoch. 
d.  Kunst.,  Comment. ,  II,  p.  29. 


a/,8  ION. 

de  Théodore  de  Samos  *,  ou  de  tel  autre  sta- 
tuaire, et  qui,  sur  les  ouvrages  des  autres  sculp- 
teurs, soit  embarrassé,  endormi,  et  ne  sache 
que  dire  ? 

ion. 
Non,  par  Jupiter,  je  n'ai  vu    personne  dans 
ce  cas. 

SOCRATE. 

Tu  n'as  vu  non  plus,  je  pense,  personne  qui, 
par  rapport  à  l'art  de  jouer  de  la  flûte  ou  du  luth, 
ou  d'accompagner  le  luth  en  chantant,  ou  par 
rapport  à  la  profession  de  rapsode,  fut  en  état  de 
prononcer  sur  le  mérite  d'Olympus  **,  de  Thamy- 
ras***,  d'Orphée,  ou  de  Phémius  ****,  le  rap- 
sode d'Ithaque;  et  qui,  au  sujet  d'Ion  d'Éphèse, 
fût  dans  l'embarras,  et  incapable  de  décider  en 
quoi  il  est  bon  ou  mauvais  rapsode? 

ION. 

Je  n'ai  rien  à  opposer  à  ce  que  tu  dis,  Socrate. 
Néanmoins  je  puis  me  rendre  témoignage  que  je 
suis  celui  de  tous  les  hommes  qui  parle  le  mieux 

*  Hûrodote,  I,  5i.  Pausanias,  Lacoma.  Pline,  Hist.natur. 
XXXIV,  p.  8. 

**  Habile  joueur  de  flûte.  Voyez  le  Minos. 

***  Jouait  du  luth  sans  s'accompagner  de  la  •voix.  Pline, 
Hist.  nat. ,  VII ,  36. 

*"*  Homère,  Odyssée,  liv.  I,  3a5,  34*.   —  XXII,  33o. 


ION.  a/j9 

et  avec  le  plus  de  facilité  sur  Homère,  et  c'est 
aussi  l'avis  de  tous  ceux  qui  m'entendent;  tan- 
dis que  je  ne  saurais  rien  dire  sur  les  autres 
poètes.  Vois,  je  te  prie,  d'où  cela  peut  venir. 

SOCRATK. 

Je  le  vois,  Ion,  et  je  vais  t'exposer  ma  pensée 
là-dessus.  Ce  talent  que  tu  as  de  bien  parler  sur 
Homère  n'est  pas  en  toi  un  effet  de  l'art,  comme 
je  disais  tout-à-l'heure  :  c'est  je  ne  sais  quelle 
force  divine  qui  te  transporte,  semblable  à  celle 
de  la  pierre  qu'Euripide  a  appelée  Magnétique, 
et  qu'on  appelle  ordinairement  Héracléenne  *. 
Cette  pierre   non-seulement  attire  les  anneaux 
de  fer,  mais  leur  communique  la  vertu  de  pro- 
duire le  mèrn?  effet,  et  d'attirer  d'autres  an- 
neaux;  en   sorte   qu'on   voit    quelquefois   une 
longue   chaîne    de   morceaux    de   fer  et   d'an- 
neaux suspendus  les  uns  aux  autres,  qui  tous 
empruntent    leur    vertu    de    cette    pierre.    De 
même  la  muse  inspire  elle-même  le  poète;  ce- 
lui-ci communique  à  d'autres  l'inspiration,   et 
il  se  forme  une  chaîne  inspirée.  Ce  n'est  point 
en  effet  à  l'art,  mais  à  l'enthousiasme  et  à  une 
sorte  de   délire,  que   les   bons   poètes  épiques 

*  Magnésie  et  Héraclée ,  ville  de   Lydie  où  se  trouvait 
l'aimant,  qu'on  appelait  aussi  pour  cela  pierre  de  Lydie. 


a5o  ION. 

doivent  tous  leurs  beaux  poèmes.  Il  en  est  de 
même  des  bons  poètes  lyriques.  Semblables 
aux  corybantes,  qui  ne  dansent  que  lorsqu'ils 
sont  hors  d'eux-mêmes,  ce  n'est  pas  de  sang- 
froid  que  les  poètes  lyriques  trouvent  leurs 
beaux  vers;  il  faut  que  l'harmonie  et  la  me- 
sure entrent  dans  leur  âme,  la  transportent 
et  la  mettent  hors  d'elle-même.  Les  bacchan- 
tes ne  puisent  dans  les  fleuves  le  lait  et  le  miel 
qu'après  avoir  perdu  la  raison;  leur  puissance 
cesse  avec  leur  délire*;  ainsi  l'âme  des  poètes 
lyriques  fait  réellement  ce  qu'ils  se  vantent  de 
faire.  Ils  nous  disent  que  c'est  à  des  fontaines 
de  miel,  dans  les  jardins  et  les  vergers  des  Mu- 
ses, que,  semblables  aux  abeilles,  et  volant  çà  et 
là  comme  elles,  ils  cueillent  les  vers  qu'ils  nous 
apportent,  et  ils  disent  vrai.  En  effet  le  poète 
est  un  être  léger,  ailé  et  sacré  :  il  est  inca- 
pable de  chanter  avant  que  le  délire  de  l'en- 
thousiasme arrive  :  jusque-là,  on  ne  fait  pas 
des  vers ,  on  ne  prononce  pas  des  oracles.  Or, 
comme  ce  n'est  point  l'art,  mais  une  inspi- 
ration divine  qui  dicte  au  poète  ses  vers,  et  lui 
fait   dire  sur  tous  les  sujets  toutes  sortes    de 

*  Platon  avait  probablement  sous  les  yeux  le  morceau  du 
chœur  des  Bacchantes  d'Euripide ,  Bacch. ,  îlt'i.  705-711. 


ION.  25 1 

belles  choses,  telles  que  tu  eu  dis  toi-même 
sur  Homère,  chacun  d'eux  ne  peut  réussir  que 
dans  le  genre  vers  lequel  la  muse  le  pousse. 
L'un  excelle  dans  le  dithyrambe,  l'autre  dans 
l'éloge;  celui-ci  dans  les  chansons  à  danser, 
celui-là  dans  le  veis  épique;  un  autre  dans 
l'ïambe;  tandis  qu'ils  sont  médiocres  dans  tout 
autre  genre,  car  ils  doivent  tout  à  l'inspiration, 
et  rien  à  l'art;  autrement,  ce  qu'ils  pourraient 
dans  un  genre,  ils  le  pourraient  également  dans 
tous  les  autres.  En  leur  ôtant  la  raison,  en  les 
prenant  pour  ministres,  ainsi  que  les  prophètes 
et  les  devins  inspirés,  le  dieu  veut  par  là  nous 
apprendre  que  ce  n'est  pas  d'eux-mêmes  qu'ils 
disent  des  choses  si  merveilleuses ,  puisqu'ils 
sont  hors  de  leur  bon  sens,  mais  qu'ils  sont  les 
organes  du  dieu  qui  nous  parle  par  leur  bou- 
che. En  veux-tu  une  preuve  frappante?  Tyn- 
nichus  de  Chalcide  *  n'a  fait  aucune  pièce  de 
vers  que  l'on  retienne,  excepté  son  Péan  **, 
que  tout  le  monde  chante,  la  plus  belle  ode 
peut-être  qu'on  ait  jamais  faite,  et  qui,  comme 
il  le  dit  lui-même,  est  réellement  une  proclyc- 

*  Voyez  Porphyre,  de  C  Abstinence  de  la  chair  des  ani- 
maux ,  I,  18. 

**  Ode  en  l'honneur  d'Apollon. 


252  ION. 

tion  des  muses.  Il  me  semble  qu'il  a  été  choisi 
comme  un  exemple  éclatant,  pour  qu'il  ue  nous 
restât  aucun  doute  si  tous  ces  beaux  poèmes 
sont  humains  et  faits  de  main  d'homme,  mais 
que  nous  lussions  assurés  qu'ils  sont  divins  et 
l'œuvre  des  dieux,  que  les  poètes  ne  sont  rien 
que  leurs  interprètes,  et  qu'un  dieu  les  possède 
toujours,  quel  que  soit  celui  qui  les  possède. 
C'est  pour-  nous  rendre  cette  vérité  sensible  que 
le  dieu  a  chanté  tout  exprès  la  plus  belle  ode  par 
la  bouche  du  plus  mauvais  poète.  Ne  trouves-tu 
pas  que  j'ai  raison? 

ION. 

Oui,  par  Jupiter:  tes  discours,  Socrate,  tou- 
chent les  cordes  les  plus  secrètes  de  mon  âme; 
et  il  me  paraît  aussi  que  les  poètes,  par  une  fa- 
veur divine,  sont  auprès  de  nous  les  interprètes 
des  dieux. 

SOC  RATE. 

Et  vous  autres  rapsodes,  n'ètes-vous  pas  les 
interprètes  des  poètes? 

ION. 

ijlpela  est  encore  vrai. 

SOCRATE. 

Vous  êtes  donc  des  interprètes  d'interprètes? 

iojn. 
Sans  doute. 


ION.  2  53 

SOCRATE. 

Allons,  Ion,  dis -moi  aussi,  et  ne  me  cache 
rien  de  ce  que  je  vais  te  demander:  quand  tu 
récites  comme  il  faut  des  vers  héroïques,  et  q\w 
tu  ravis  l'âme  des  spectateurs  ,  soit  que  tu 
chantes  Ulysse  s'élancant  sur  le  seuil  de  son 
palais,  se  faisant*  connaître  aux  amans  de  Pé- 
nélope, et  répandant  à  ses  pieds  une  multitude 
de  flèches;  ou  Achille  se  jetant  sur  Hector**, 
ou  quelque  endroit  pathétique  sur  Androma- 
que  *** ,  Héctibe  ou  Priam  ****  ;  te  possèdes-tu  ?  ou 
bien  es- tu  hors  de  toi-même,  et,  transportée 
d'enthousiasme  ,  ton  âme  ne  s'imagine-t-elle 
pas  assister  aux  actions  que  tu  récites  ,  à  Itha- 
que, ou  devant  Troie,  partout  enfin  où  la 
scène  se  passe. 

ION. 

Que  la  preuve  que  tu  me  mets  sous  les  yeux 
est  frappante,  Socrate!  car,  pour  te  parler  sans 
déguisement,  je  t'assure  que  ,  quand  je  déclame 
quelque  morceau  pathétique,  mes  yeux  se  rem- 
plissent de  larmes;  et  que,  si  c'est  un  endroit 


*  Hora. ,  Odyss.  ,  XXII ,  i ,  sqq. 
**  Tliad.,  XXII,  3n. 
*T?  Ibid.,  437,  5i5. 
•*•*  Ibid.,  4o5,  43o. 


a54  ION. 

terrible  et   effrayant  ,  les  cheveux  me  dressent 
de  peur  sur  la  tète;  et  le  cœur  me  bat. 

SOCRATE. 

Quoi  donc,  Ion!  Dirons-nous  qu'un  homme 
est  en  son  bon  sens,  lorsque ,  vêtu  d'une  robe 
éclatante  et  portant  une  couronne  d'or,  il  pleure 
au  milieu  des  sacrifices  et  des  fêtes,  sans  avoir 
rien  perdu  de  sa  parure  -,  ou  qu'entouré  de  plus 
de  vingt  mille  amis,  il  est  saisi  de  frayeur,  quoi- 
que personne  ne  le  dépouille  ni  ne  lui  fasse 
aucun  mal? 

ION. 

Non,  Socrate  ,  puisqu'il  faut  te  dire  la  vé- 
rité. 

SOCRATE. 

Et  sais-tu  que  vous  faites  passer  les  mêmes 
sentimens  dans  la  plupart  des  spectateurs? 

ION. 

Je  le  sais  très  bien.  Du  lieu  où  je  suis  placé, 
je  les  vois  habituellement  pleurer,  jeter  des  re- 
gards menaçans .  et  trembler  comme  moi  au  ré- 
cit de  ce  qu'ils  entendent.  Il  faut  bien  que  je 
sois  fort  attentif  à  tout  et-  qui  se  passe  en  eux, 
car  si  je  les  fais  pleurer,  je  rirai  moi  et  rece- 
vrai de  l'argent  ;  au  lieu  que  si  je  les  fais  rire, 
je  n'ai  point  d'argent  à  attendre  et  c'est  à  moi 
de  pleurer. 


ION.  af>5 

SOCRATE. 

Vois-tu  à  présent  comment  le  spectateur  <>st 
le  dernier  de  ces  anneaux  qui,  comme  je  le  di- 
sais ,  reçoivent  les  uns  des  autres  la  force  que 
leur  communique  la  pierre  d'Héraclée?  L'acteur, 
le  rapsode  tel  que  toi,  est  l'anneau  du  milieu, 
et  le  premier  est  le  poète  lui-même.  Le  dieu  fait 
passer  sa  vertu  à  travers  ces  anneaux,  des  uns 
aux  autres,  et  par  eux  attire  où  il  lui  plaît  l'âme 
des  hommes  ;  c'est  a  lui,  comme  à  l'aimant , 
qu'est  suspendue  une  longue  chaîne  de  choris- 
tes ,  de  maîtres  de  chœur  et  de  sous-maîtres ,  obli- 
quement attachés  aux  anneaux  qui  tiennent  di- 
rectement à  la  muse.  Un  poète  tient  à  une  muse; 
un  autre  poète  à  une  autre  muse  ;  nous  appe- 
lons cela  être  possédé  :  car  le  poète  ne  s'appar- 
tient plus  à  lui-même  ,  il  appartient  à  la  muse. 
\  ces  premiers  anneaux,  c'est-à-dire  aux  poètes, 
plusieurs  sont  suspendus,  les  uns  à  ceux-ci,  les 
autres  à  ceux-là  ,  saisis  de  divers  enthousiasmes. 
Quelques-uns  sont  possédés  d'Orphée  et  lui  ap- 
partiennent; d'autres  de  Musée  ;  la  plupart  d'Ho- 
mère. Tu  es  de  ces  derniers  ,  Ion  ;  Homère  te 
possède.  Lorsqu'on  chante  en  ta  présence  les 
vers  de  quelque  autre  poète,  tu  sommeilles,  et 
ne  trouve  rien  à  dire  :  mais  entends-tu  les  ac- 
cens  d'Homère,  tu  te  réveilles  aussitôt ,  ton  âme 


a  56  ION. 

entre  en  danse,  pour  ainsi  dire  ,  les  paroles  s'é- 
chappent de  tes  lèvres  ;  car  ce  n'est  point  en 
vertu  de  l'art  ni  de  la  science  que  tu  parles  d'Ho- 
mère, comme  tu  fais  ,  mais  par  une  inspiration 
et  une  possession  divine  ;  et  de  même  que  les 
corybantes  ne  sentent  bien  aucun  autre  air  que 
celui  du  dieu  qui  les  possède,  et  trouvent  abon- 
damment les  figures  et  les  paroles  convenables 
à  cet  air,  sans  faire  aucune  attention  à  tous  les 
autres;  ainsi,  lorsqu'on  fait  mention  d'Homère, 
les  paroles  te  viennent  en  abondance,  tandis 
que  tu  restes  muet  sur  les  autres  poètes.  Tu 
me  demandes  la  cause  de  cette  facilité  à  parler 
quand  il  s'agit  d'Homère,  et  de  cette  stérilité 
quand  il  s'agit  des  autres  :  c'est  que  le  talent 
que  tu  as  pour  louer  Homère  n'est  pas  en 
toi  l'effet  de  l'art,  mais  d'une  inspiration  di- 
vine. 

ION. 

Cela  est  fort  bien  dit ,  Socrate  ;  cependant  je 
serais  surpris  si  tes  raisons  étaient  assez  puis- 
santes pour  me  persuader  que  ,  quand  je  fais 
l'éloge  d'Homère  ,  je  suis  possédé  et  en  délire  ; 
je  pense  que  tu  ne  le  croirais  pas  toi-même  si 
tu  m'entendais  parler  sur  Homère. 

SOCRATE. 

Hé   bien  ,  je  veux  t'ente ndre  :  mais  aupara- 


ION.  257 

vaut  réponds  à  cette  question.  Parmi  tant  de 
choses  dont  Homère  traite  ,  quelles  sont  celles 
sur  lesquelles  tu  parles  bien?  car  sans  doute  tu 
ne  parles  pas  bien  sur  toutes. 

ION. 

Sois  assuré ,  Socrate  ,  qu'il  n'en  est  pas  une 
seule  sur  laquelle  je  ne  sois  en  état  de  bien 
parler. 

SOCRATE. 

Ce  ne  sont  pas  apparemment  celles  que  tu 
ignores,  et  dont  Homère  parle. 

ION. 

Quelles  sont  donc  les  choses  dont  Homère 
parle,  et  que  j'ignore? 

SOCRATE. 

Homère  ne  parle-t-il  pas  des  arts  en  plusieurs 
rencontres  ,  et  assez  au  long?  par  exemple  ,  de 
l'art  de  conduire  un  char?  Si  je  me  rappelais  les 
vers,  je  te  les  dirais. 

ION. 

Je  les  sais ,  moi  :  je  vais  te  les  dire. 

SOCRATE. 

Récite-moi  donc  les  paroles  de  Nestor  à  son 
fils  Antiloque ,  lorsqu'il  lui  donne  des  avis  sur 
les  précautions  qu'il  doit  prendre  pour  éviter  la 
borne,  dans  la  course  des  chars,  aux  funérailles 
de  Patrocle. 


2  58  ION. 

ION. 
*  Penche-toi,  lui  dit-il,  sur  ton  char  bien  travaillé, 
Du  côté  gauche  ;  en  même  temps  presse  le  cheval  qui  est 

à  droite, 

Du  fouet  et  de  la  voix,  et  abandonne-lui  les  rênes. 

Que  le  cheval  gauche  s'approche  de  la  borne, 

En  sorte  que  le  moyeu  de  la  roue  faite  avec  art  paraisse  y 

toucher  ; 
Et  cependant  évite  de  la  rencontrer. 

SOCRATE. 

Cela  suffit.  Qui  jugera  mieux  ,  Ion  ,  si  Homère 
parle  juste  ou  non  dans  ces  vers ,  le  médecin  , 
ou  le  cocher? 

ION. 

Le  cocher,  sans  doute. 

SOCRATE. 

Est-ce  parce  qu'il  possède  l'art  qui  se  rapporte 
à  ces  sortes  de  choses ,  ou  pour  quelque  autre 
raison? 

ION. 

Non  ;  mais  parce  qu'il  possède  cet  art. 

SOCRATE. 

Le  dieu  a  donc  attribué  à  chaque  art  la  faculté 
de  juger  d'un  certain  ouvrage  ;  car  nous  ne  ju- 
gerons point  par  l'art  du  médecin  des  mêmes 
choses  dont  nous  jugerons  par  celui  du  pilote. 


*  ïliad.  XXIII,  535. 


ION.  259 

ION. 

Non  vraiment. 

SOCRATE. 

Ni  par  l'art  du  charpentier,  des  choses  dont 
nous  jugerons  par  la  médecine. 

ION. 

Nullement. 

SOCRATE. 

N'en  est-il  pas  ainsi  de  tous  les  autres  arts? 
ce  dont  on  juge  par  l'un  ,  on  n'en  jugera  pas  par 
l'autre.  Mais  avant  de  répondre  à  ceci,  dis-moi, 
ne  reconnais-tu  pas  que  les  arts  diffèrent  les  uns 
des  autres? 

ION. 

Oui. 

SOCRATE. 

Autant  que  je  puis  conjecturer,  je  dis  qu'un 
art  est  différent  d'un  autre,  parce  que  celui-ci 
est  la  science  d'un  objet ,  et  celui-là  d'un  autre 
objet.  Penses-tu  de  même  ? 

ION. 

Oui. 

SOCRATE. 

Car  si  c'était  la  science  des  mêmes  objets  , 
quelle  raison  aurions  -  nous  de  mettre  de  la 
différence  entre  un  art  et  un  autre  ,  puisque 
tous    les  deux  aboutiraient   à  la   connaissance 

17- 


♦ 


itio  ION. 

des  mêmes  choses  ?  Par  exemple ,  je  sais  que 
voilà  cinq  doigts ,  et  tu  le  sais  comme  moi.  Si  je 
te  demandais  si  c'est  par  le  même  art,  savoir, 
par  l'arithmétique,  que  nous  connaissons  cela 
toi  et  moi ,  ou  chacun  par  un  art  différent , 
tu  diras  sans  doute  que  c'est  par  le  même  art. 

ION. 

Oui. 

SOCRATE. 

Réponds  présentement  à  la  question  que  j'é- 
tais sur  le  point  de  te  faire  tout -à -l'heure,  et 
dis -moi  si  tu  crois  ,  par  rapport  à  tous  les  arts 
sans  exception,  qu'il  est  nécessaire  que  le  même 
art  nous  fasse  connaître  les  mêmes  objets,  et 
un  autre  art  des  objets  différens. 

ION. 

Je  le  crois  Socrate. 

SOCRATE. 

Ainsi  quiconque  ne  possédera  point  un  art 
ne  sera  pas  en  état  de  bien  juger  de  ce  qui  sera 
dit  ou  fait  en  vertu  de  cet  art  ? 

ION. 

Non. 

SOCRATE. 

Par  exemple,  pour  les  vers  que  tu  viens  de 
citer,  jugeras-tu  mieux  que  le  cocher  si  Homère 
parle  bien  ou  mal  ? 


ION.  261 

ION. 

Le  cocher  en  jugera  mieux. 

SOCRATE. 

Car  tu  es  rapsode ,  toi ,  et  non  pas  cocher  ? 

ION. 

Oui. 

SOCRATE. 

Et  l'art  du  rapsode  est  autre  que  celui  du 
cocher  ? 

ION. 

Oui,  certes. 

SOCRATE. 

Puisqu'il  est  autre,  il  est  aussi  la  science  d'au- 
très  objets? 

ION. 

Sans  doute. 

SOCRATE. 

Mais  quoi  !  lorsque  Homère  dit  qu'Hécamède, 
concubine  de  Nestor,  donna  à  Machaon  blessé 
une  potion  à  boire,  et  qu'il  s'exprime  ainsi*, 

....  du  vin  de  Pramne,  sur  lequel  elle  racla  du  fromage 
de  chèvre 

Avec  un  couteau*  d'airain  ;  et  y  mêla  de  l'oignon  pour 
exciter  la  soif. 

lhad. ,  XI ,  63g ,  640.  La  dernière  moitié  du  second 
vers  est  du  même  livre,  629. 


262  ION. 

Est-ce  à  l'art  du  médecin,  ou  à  celui  du  rap- 
sode, qu'il  appartient  de  juger  si  Homère  parle 
bien  en  cet  endroit,  ou  non? 

ION. 

A  la  médecine. 

SOCRATE. 

Et  quand  Homère  dit, 

*  Elle  s'élance  dans  l'abîme  comme  le  plomb , 
Qui  attaché  à  la  corne  d'un  bœuf  sauvage 
Va  porter  la  mort  aux  poissons  avides , 

dirons-nous  que  c'est  à  l'art  du  pêcheur  plu- 
tôt qu'à  celui  du  rapsode,  de  juger  si  cela  est 
bien  ou  mal  dit? 

ION. 

Il  est  évident,  Socrate ,  que  c'est  à  l'art  du 
pécheur. 

SOCRATE. 

Vois ,  si  tu  m'interrogeais  à  ton  tour,  et  si  tu 
me  disais,  Socrate,  puisque  tu  trouves  dans  Ho- 
mère des  choses  dont  le  jugement  appartient 
à  chacun  de  ces  différens  arts ,  trouves-y  aussi 
quelque  chose  qui  regarde  les  devins  et  l'art 
divinatoire ,  et  qu'ils  soient  en  état  d'appré- 
cier ;  vois  avec  quelle  facilité  je  te  répondrais 

♦  lliad.,  XXIV,  80. 


ION.  263 

qu'Homère  parle  eé  effet  de  tout  cela  et  très 
souvent,  dans  l'Odyssée  par  exemple,  quand 
le  devin  Théoclymène,  issu  de  la  race  de  Mé- 
lampe,  adresse  ces  paroles  aux  amans  de  Pé- 
nélope : 

*  Infortunés ,  quel  sort  est  le  vôtre!  La  nuit 

Enveloppe  vos  têtes,  vos  faces,  tous  vos  membres  **. 

Les  sanglots  éclatent;  les  joues  sont  baignées  de  larmes. 

Le  vestibule  est  rempli  de  fantômes,  la  cour  aussi  en  est 
remplie  ; 

Ils  s'en  vont  dans  l'Érèbe,  au  milieu  des  ténèbres.  Le 
soleil 

A  disparu  du  ciel;  au  loin  s'étend  une  obscurité  sinistre. 

Il  en  parle  souvent  aussi  dans  l'Iliade,  comme 
à  l'attaque  des  remparts;  écoutons-le: 

**\  Ils  «-«liaient   franchir  le   fossé,  quand  un.  oiseau  se 

montra  , 

Un  aigle  planant  au  haut  du  ciel ,  à  la  gauche  de  l'armée , 
Tenant  dans  ses  serres  un  serpent  énorme  ,  ensanglanté, 
Encore  en  vie  et  palpitant.  Mais  il  n'avait  point  renoncé 

a  se  défendre, 

Il  blesse  à  la  poitrine  près  tlu  cou,  l'ennemi  qui  le  tient, 
En  retournant  la  tête  ;  celui-ci  le  lâche  aussitôt 


Odyss.,  XX,  35 1. 

Les  éditions  ordinaires  d'Homère  :  Vos  genoux. 
"*  Iliad.,  XII,  soo. 


a64  ION. 

Par  la  violence  de  la  douleur;  le  serpent  tombe  au  milieu 
de  l'armée; 

L'aigle  poussant  de  grands  cris ,  s'envole  au  gré  des 
vents. 

Tels  sont,  te  dirai-je,  les  endroits,  et  d'autres 
semblables,  dont  l'examen  et  le  jugement  appar- 
tiennent au  devin. 

i 

ION. 

n 

En  cela  tu  diras  la  vérité,  Socrate. 

SOCRATE. 

Ta  réponse  n'est  pas-moins  vraie,  Ion.  Main- 
tenant, comme  je  t'ai  marqué  dans  l'Odyssée  et 
dans  l'Iliade  les  endroits  qui  appartiennent,  les 
uns  au  devin,  les  autres  au  médecin,  les  autres 
au  pêcheur;  cite-moi  pareillement,  toi  qui  es 
bien  plus  au  fait  d'Homère  que  moi,  les  en- 
droits qui  regardent  le  rapsode  et  son  art,  et 
qu'il  lui  appartient  d'examiner  et  de  juger  de 
préférence  aux  antres  hommes. 

ION. 

Je  réponds,  Socrate,  que  tout  Homère  appar- 
tient au  rapsode.  * 

SOCRATE. 

Tu  ne  disais  pas  cela  tout-à-1'heure ,  Ion; 
as-tu  donc  si  peu  de  mémoire?  Il  ne  convient 
pourtant  pas  à  un  rapsode  d'être  sujet  à  l'ou- 
bli. 


ION.  265 

ION. 

Qu'est-ce  donc  que  j'ai  oublié? 

SOCRATE. 

Ne  te  souviens-tu  pas  d'avoir  dit  que  l'art  du 
rapsode  est  autre  que  celui  du  cocher? 

ION. 

Je  m'en  souviens. 

SOCRATE. 

N'as-tu  point  avoué  qu'étant  autre,  il  aura 
aussi  d'autres  objets? 

ION. 

Oui. 

SOCRATE. 

L'art  du  rapsode,  selon  ce  que  tu  dis,  non 
plus  que  le  rapsode,  ne  jugera  donc  pas  de  tout? 

ION. 

11  en  faut  peut-être  excepter  ce  dont  tu  m'as 
parlé,  Socrate. 

SOCRATE. 

Mais  par  là,  tu  exceptes  à-peu-près  tout  ce 
qui  appartient  aux  autres  arts.  De  quoi  jugera 
donc  précisément  le  tien,  puisqu'il  ne  juge  pas 
de  tout? 

ION. 

11  jugera,  je  pense,  des  discours  qu'il  con- 
vient de  mettre  dans  la  bouche  de  l'homme  et 
de  la  femme,  des  esclaves  et  des  personnes  li- 


a66  ION. 

bres,  de  ceux  qui  obéissent  et  de  ceux  qui  com- 
mandent. 

SOCRATE. 

Veux-tu  dire  que  le  rapsode  saura  mieux  que 
le  pilote  de  quelle  manière  doit  parler  celui  qui 
commande  dans  un  vaisseau  battu  de  la  tem- 
pête? 

ION. 

Non:  pour  cela,  j'en  conviens,  ce  sera  le  pilote. 

SOCRATE. 

Le  rapsode  saura-Nil  mieux  que  le  médecin 
quel  discours  doit  tenir  celui  qui  commande  à 
un  malade? 

ION. 
Non;  j'en  conviens  encore. 

SOCRATE. 

Veux-tu  parler  des  discours  qui  conviennent 
à  un  esclave  ? 

ION. 

Oui. 

SOCRATE. 

Par  exemple,  prétends-tu  que  c'est  le  rapsode, 
et  non  pas  le  bouvier,  qui  saura  ce  que  doit  dire 
un  bouvier  pour  apaiser  ses  bœufs  quand  ils 
sont  irrités? 

ION. 

Point  du  tout. 


ION.  267 

SOCRATE. 

Et  ce  que  doit  dire  une  ouvrière  en  laine 
touchant  son  travail  ? 

ION. 

Non. 

SOCRATE. 

Ou  les  discours  dont  un  général  doit  se  ser- 
vir pour  donner  du  cœur  à  ses  soldats  ? 

ION. 

Oui,  voilà  ce  que  le  rapsode  connaîtra. 

SOCRATE. 

Quoi  donc!  l'art  du  rapsode  est-il  l'art  de  la 
guerre  ? 

ION. 

Du  moins  je  sais  fort  bien  comment  doit  par- 
ler un  général  d'armée. 

SOCRATE. 

Peut-être,  Ion  ,  sais-tu  aussi  l'art  militaire.  En 
effet ,  si  tu  étais  à  -  la  -  fois  bon  écuyer  et  bon 
joueur  de  luth,  tu  distinguerais  les  chevaux  qui 
ont  une  bonne  ou  une  mauvaise  allure.  Mais  si 
je  te  demandais,  par  quel  art,  Ion,  connais-tu 
les  chevaux  qui  ont  une  bonne  allure?  est-ce  en 
qualité  d'écuyer  ou  de  joueur  de  luth  ?  que  me 
répondrais-tu? 

ION. 

Je  te  répondrais  que  c'est  comme  écuyer. 


268  ION. 

SOC  RATE. 

Pareillement,  si  tu  distinguais  les  bons  joueurs 
de  luth,  n'avouerais-tu  point  que  tu  fais  ce  dis- 
cernement comme  joueur  de  luth,  et  non  comme 
écuyer  ? 

ION. 

Oui. 

SOCRATE. 

Ainsi ,  puisque  tu  entends  l'art  militaire,  est-ce 
en  qualité  d'homme  de  guerre,  ou  de  bon  rap- 
sode ,  que  tu  as  cette  connaissance? 

ION. 

Il  importe  peu ,  ce  me  semble ,  en  quelle  qualité. 

SOCRATE. 

Comment  dis-tu  que  cela  importe  peu?  L'art 
du  rapsode  est-il  le  même ,  à  ton  avis ,  que  l'art 
de  la  guerre?  ou  sont-ce  deux  arts  ? 

ION. 

Selon  moi ,  c'est  le  même  art. 

SOCRATE. 

Ainsi  quiconque  est  bon  rapsode  est  aussi 
bon  général  d'armée  ? 

ION. 

Oui ,  Socrate. 

SOCRATE. 

Par  la  même  raison,  quiconque  est  bon  géné- 
ral d'armée,  est  aussi  bon  rapsode? 


ION.  269 

ION. 

Pour  cela,  je  ne  le  crois  pas. 

SOCRATE. 

Tu  crois  du  moins  qu'un  excellent  rapsode  est 
aussi  un  excellent  capitaine  ? 

ION. 

Assurément. 

SOCRATE. 

N'es-tu  pas  le  meilleur  rapsode  de  toute  la  Grèce? 

ION. 

Sans  comparaison,  Socrate. 

SOCRATE. 

Et  es-tu  aussi  le  plus  grand  général  de  toute 
la  Grèce? 

ION. 

N'en  doutes  pas,  Socrate  ;  j'en  ai  appris  le  mé- 
tier dans  Homère. 

SOCRATE. 

Au  nom  des  dieux ,  Ion  ,  pourquoi  donc, 
étant  le  meilleur  général  et  le  meilleur  rapsode 
de  la  Grèce,  vas -tu  de  ville  en  ville  récitant 
des  vers,  et  ne  commandes- tu  pas  les  armées? 
Penses-tu  que  les  Grecs  aient  grand  besoin  d'un 
rapsode  portant  une  couronne  d'or,  et  qu'ils 
n'aient  point  affaire  d'un  général  ? 

ION. 

Notre  ville,  Socrate,  est  sous  votre  domina- 


270  ION. 

tion  ;  vous  commandez  à  ses  troupes,  et  il  ne 
lui  faut  point  de  général.  Quant  à  la  vôtre  et  à 
Lacédémone  ,  elles  ne  me  choisiront  pas  non 
plus  pour  conduire  leurs  aimées  :  vous  vous 
croyez   en  état  de  les  conduire   vous-mêmes. 

SOCRATE. 

Mon  cher  Ion,  ne  connais-tu  pas  Apollodore 
de  Cyzique  ? 

ion. 
Quel  Apollodore? 

SOCRATE. 

Celui  que  les  Athéniens  ont  si  souvent  mis  à 
la  tête  de  leurs  troupes ,  quoique  étranger,  ainsi 
que  Phanostène  d'Andros,  et  Héraclide  de  Cla- 
zomène*,  que  notre  ville  a  élevés  au  grade  de 
général  et  aux  autres  charges ,  tout  étrangers 
qu'ils  sont ,  parce  qu'ils  ont  donné  des  preuves 
de  leur  mérite.  Et  elle  ne  choisira  pas  pour 
commander  ses  armées,  elle  ne  comblera  pas 
d'honneurs  Ion  d'Éphèse,  si  elle  l'en  juge  digne! 
Quoi  donc!  n'êtes-vous  pas  Athéniens  d'origine, 
vous  autres  Éphésiens?  et  Éphèse  n'est-elle  pas 
une  ville  qui  ne  le  cède  à  nulle  autre  ? 

*  Ce  qu'Elien  a  dit ,  V.  H.  ,  XIV,  5,  sur  Apollodore  et 
Héraclide,  est  tiré  de  cet  rndroit  do  Platon.  —  Sur  Phano- 
sthène,  voyez  Xénopl.  \  H<  lien.  ,1,  5,  18,  19. 


ION.  27  r 

Si  tu  dis  la  vérité ,  Ion ,  si  c'est  à  l'art  et  à  la 
science  que  tu  dois  de  parler  si  bien  d'Homère ,  tu 
en  agis  mal  avec  moi;  car,  après  t'ètre  vanté  de 
savoir  une  infinité  de  belles  choses  sur  Homère, 
et  m'avoir  promis  de  m'en  faire  part ,  tu  me 
trompes,  et  non-seulement  tu  ne  m'en  fais  point 
part,  mais  tu  ne  veux  pas  même  me  dire  quelles 
sont  les  connaissances  où  tu  excelles,  quoique 
je  t'en  prie  depuis  long-temps,  et,  semblable 
à  Protée,  tu  te  tournes  en  tous  sens,  tu  prends 
toutes  sortes  de  figures ,  tu  finis  même  ,  pour 
m'échapper,  par  te  transformer  en  général,  afin 
de  ne  pas  me  laisser  voir  combien  tu  es  habile 
dans  l'intelligence  d'Homère.  Encore  une  fois, 
si  c'est  à  l'art  que  tu  dois  cette  habileté,  et  que, 
t'étant  engagé  à  me  la  montrer,  tu  manques  à 
ta  promesse,  ton  procédé  est  injuste.  Si  au  con- 
traire ce  n'est  point  l'art,  mais  une  inspiration 
divine,  qui  te  fait  dire  tant  de  belles  choses  sur 
Homère,  parce  que  tu  en  es  possédé,  et  sans 
aucune  science,  comme  je  le  disais  d'abord;  en 
ce  cas  je  n'ai  point  à  me  plaindre  de  toi.  Ainsi 
vois  si  tu  aimes  mieux  passer  dans  notre  esprit 
pour  un  homme  injuste  ou  pour  un  homme  divin. 

ion. 

La  différence  est  grande,  Socrate  !  et  il  est 
bien  plus  beau  de  passer  pour  un  homme  divin. 


*7 


2  ION. 


SOCRATE. 

Eh  bien ,  nous  t'accordons ,  Ion ,  ce  qui  te 
paraît  le  plus  beau,  de  célébrer  Homère  par  une 
inspiration  divine ,  et  non  en  vertu  de  l'art. 


«Sr»0« 


LE 


SECOND  HIPPIAS , 


ou 


DU   MENSONGE. 


•».■«.-»  »»-v-v  ■*»».•».  %.-%■**.-*• ^.  ■*-*.■*.  %.-^.-*.  *^-».  ^. -%.-*.  *.-».-»  ^--*  ■»■  %.»■* 


ARGUMENT 


PHILOSOPHIQUE. 


Le  second  Hippias  peut  se  réduire  à  deux 
propositions  : 

i°  Au  fond  il  n'y  a  pas  de  différence  en- 
tre le  menteur  et  l'homme  sincère ,  celui  qui 
sait  la  vérité  sans  la  dire  ne  la  sachant  pas 
moins  que  celui  qui  la  sait  et  la  dit  ; 

•2°  Le  menteur,  celui  qui  trompe  sciem- 
ment et  volontairement  ses  semblables, 
vaut  mieux  que  celui  qui  les  trompe  invo- 
lontairement et  en  se  trompant  lui-même; 
car  ce  dernier  est  inférieur  au  premier  en 
science  et  en  volonté.  D'où  il  suit  que 
l'homme  volontairement  injuste,  qui,  con- 
naissant le  bien ,  prémédite  le  mal  et  l'ac- 
complit, est  meilleur  que  l'homme  involon- 

18. 


a  76  ARGUMENT. 

tairement  injuste,  qui,  faute  de  lumières, 
prend  le  mal  pour  le  bien  et  fait  l'un  pour 
l'autre. 

Le  crime  avec  la  science  et  la  force  pré- 
féré à  l'erreur  et  à  la  faiblesse,  voilà,  certes, 
une  morale  fort  extraordinaire.  Le  sérieux 
apparent  avec  lequel  elle  est  ici  présentée 
est -il  un  badinage,  et  ces  altiers  paradoxes 
renferment- ils  moins  une  théorie  qu'un 
persiflage  indirect  des  lieux  communs  et 
des  maximes  étroites  et  absolues  dont  se 
compose  la  morale  vulgaire,  au  profit  de  la 
libre  culture  de  la  volonté  et  de  l'intelli- 
gence dans  laquelle  réside  la  vraie  morale:* 
Nous  le  croyons ,  et  c'est  bien  ainsi ,  selon 
nous ,  qu'il  faut  entendre  le  second  Hippias. 
Mais  il  faut  convenir  aussi  que ,  si  telle  a 
été  la  pensée  de  l'auteur,  il  aurait  bien  dû 
la  laisser  percer  un  peu  davantage,  et  la 
développer  autrement.  En  effet,  si  on  vou- 
lait montrer  le  vice  et  renverser  la  tyrannie 


ARGUMENT.  1*77 

de  ce  prétendu  principe  absolu,  qu'il  ne  faut 
jamais  tromper,  on  pouvait ,  en  suivant  la 
méthode  dialectique  de  Platon ,  le  soumet- 
tre à  l'épreuve  de  tout  principe  absolu, 
examiner  s'il  suffit  à  tous  les  cas,  et  prouver 
qu'il  n'y  suffit  point,  qu'applicable  à  telle 
circonstance,  il  ne  s'applique  pas  à  telle  au- 
tre ;  qu'il  y  a  des  tromperies  innocentes, 
qu'il  y  en  a  même  d'utiles ,  qu'il  y  en  a 
même  d'obligatoires,  et  que  par  conséquent 
il  ne  faut  admettre  le  principe  de  ne  jamais, 
tromper  que  sous  la  réserve  de  la  raison,, 
plus  compréhensive  et  plus  morale  que 
toutes  les  formules  particulières,  et  qui  ne 
les  accepte  toutes  qu'à  la  condition  d'en 
rester  indépendante ,  de  les  juger ,  et  de 
déterminer  quand  ,  jusqu'où  et  comment  il 
convient  de  les  appliquer.  De  même  on  pou- 
vait faire  voir  que  si  l'homme  est  un  être 
intelligent  et  libre,  consentir  en  soi  aux 
ténèbres  de  l'esprit  et  à  la  faiblesse   de  la 


278  ARGUMENT. 

volonté,  c'est  déjà  se  rendre  coupable  du 
plus  grand  délit  que  l'on  puisse  commettre , 
c'est  manquer  à  sa  nature ,  et  ôter  d'abord 
en  son  âme  toute  place  à  la  vertu  ;  car  la 
vertu  n'est  que  la  vérité  morale ,  le  bien 
aperçu  et  discerné  par  une  raison  saine  au 
milieu  des  prestiges  de  l'erreur,  et  réalisé 
dans  la  vie  par  une  volonté  forte,  en  dépit 
des  séductions  et  de  l'entraînement  de  la 
passion.  On  pouvait  même  aller  jusqu'à  dire , 
en  forçant  un  peu  les  conséquences  pour 
faire  mieux  ressortir  le  principe ,  que  celui 
dont  la  raison  supérieure  conçoit  le  bien, 
mais  conçoit  aussi  le  mal ,  et,  le  sachant  mal , 
l'accepte  comme  tel,  et  l'accomplit  sciem- 
ment et  volontairement ,  avec  prémédita- 
tion, vigueur  et  constance,  celui-là  est  moins 
méprisable,  et  possède  plus  d'élémens  et  de 
ressources  de  moralité  que  1  homme  igno- 
rant et  faible  qui  ;  dépourvu  également 
d'intelligence  et  d'énergie,  ne  sachant  à  la 


ARGUMENT.  ^79 

rigueur  ni  ce  qu'il  pense,  ni  ce  qu'il  veut, 
ni  ce  qu'il  liait,  tout  en  voulant  le  bien,  fait 
le  mal  sans  s'en  douter,  par  aveuglement 
et  légèreté  :  car  après  tout,  le  premier  n'est 
qu'un  homme  criminel,  le  second  n'est  plus 
même  un  homme.  Confiez  à  Platon  le  déve- 
loppement de  ces  idées ,  et  vous  verrez  ce 
qu'elles    deviendront    entre    les   mains    de 
l'admirable  dialectique  que  nous  avons  es- 
sayé de  faire  connaître  dans  l'argument  du 
Lysis.  Tirées  successivement  des  différentes 
épreuves    auxquelles   auraient    été   soumis 
et  auraient  tour-à-tour  succombé  les  lieux 
communs  et  les  maximes  exclusives  de  la 
morale  conventionnelle,  entourées  de  toutes 
les  lumières  d'une  démonstration  progres- 
sive, séparées  scrupuleusement  de  tous  les 
écarts  auxquels  elles  pourraient  conduire; 
revêtues  au  contraire  et  décorées  avec  art 
de  tous  les  caractères  de  la  moralité  la  plus 
sublime, elles  produiront  infailliblement  une 


280  ARGUMENT. 

composition  aussi  solide  et  aussi  forte  de 
raisonnement  qu'ingénieuse  et  brillante 
dans  la  forme  et  les  détails.  Le  second  Hip- 
pias  n'est  assurément  pas  cette  composition. 
Selon  nous,  tout  y  est  faux  ou  présenté  à 
faux.  Chaque  proposition  ,  au  lieu  de  sortir 
naturellement  de  la  réfutation  d'une  maxime 
exclusive,  et  d'être  présentée  avec  les  sages 
tempéramens  qu'exige  une  matière  aussi  dé- 
licate, et  tout  d'abord  et  dogmatiquement 
professée,  sauf  à  être  ensuite  misérablement 
défendue  par  des  argumens  sophistiques 
fondés  sur  les  analogies  les  plus  ridicules, 
qui  choquent  le  sens  commun,  en  même 
temps  que  l'âme  est  partout  révoltée  du  ton 
d'indifférence  morale  qui  règne  d'un  bout 
à  l'autre  de  cette  bizarre  production.  Il 
nous  répugne  de  prêter  à  Platon  une  telle 
absence  de  méthode  et  de  délicatesse  ;  et  ce 
n'est  pas  ainsi  que  ce  grand  maître  a  traité 
un   sujet   analogue  dans  le  Protagoras   et 


ARGUMENT.  281 

dans  le  Menon.  Là  aussi  la  véritable  vertu 
est  dégagée  des  classifications  de  l'école  et 
des  lieux  communs  de  la  morale  du  monde, 
séparée  même  de  toutes  ses  applications 
particulières,  et  présentée  dans  son  rapport 
direct  avec  la  science,  mais  avec  quelle  mé- 
thode ,  quel  art ,  quelle  précaution ,  quel 
sentiment  intime  et  quel  frappant  caractère 
de  moralité  dans  l'ensemble  et  dans  les 
détails!  Le  Protagoras  est  l'ouvrage  d'un 
jeune  homme  qui  cherche  à  s'entendre  avec 
lui-même,  et  dans  lequel  une  idée  juste, 
grande  et  profonde  n'est  pas  encore  arrivée 
à  cette  parfaite  lucidité  philosophique  que 
trouble  la  chaleur  même  du  plus  noble  sen- 
timent, et  qui  ne  peut  être  que  le  fruit  du 
temps ,  de  la  réflexion  et  d'une  longue  con- 
tradiction à  la  fin  vaincue  et  surmontée.  Ce 
n'est  pas  encore  ici  le  temps  de  la  dialecti- 
que, c'est  celui  du  sentiment,  de  l'enthou- 
siasme et  de  la  poésie  :  aussi  le  Protagoras 


282  ARGUMENT. 

est  surtout  remarquable  par  la  beauté  des 
formes  ;  et  si  une  méthode  sévère  n'a  point 
présidé  à  l'ordonnance  de  l'ensemble ,  un 
mouvement  dramatique  ,  vif  et  brillant 
comme  la  jeunesse  ,  et  une  verve  aimable 
et  piquante  anime  tous  les  détails  ;  et,  à 
défaut  de  conclusions  précises,  cette  com- 
position charmante  vous  laisse  au  moins 
les  inspirations  les  plus  pures.  Un  jour 
l'homme  mûr  reviendra  sur  la  pensée  du 
jeune  homme,  la  dégagera  des  brillans  nua- 
ges dont  le  sentiment  et  l'enthousiasme  l'en- 
veloppaient, et  la  mettant  aux  prises  avec 
toutes  les  grandes  opinions  contraires,  la 
faisant  passer  impitoyablement  par  le  fer 
et  par  le  feu  de  la  contradiction  et  de  la 
dialectique,  le  tirera  de  cette  épreuve  plus 
forte  et  plus  claire,  et,  maître  alors  et  d'elle 
et  de  lui-même,  l'exposera  dans  un  nouvel 
ouvrage  tout  différent  du  premier,  où  l;i 
méthode  régnera   presque  seule,  où  lu   lu- 


ARGUMENT.  483 

mière  remplacera  la  chaleur ,  un  ensemble 
austère  des  parties  brillantes,  et  le  mouve- 
ment un  peu  raide  et  monotone  de  la  dia- 
lectique l'allure  aisée  et  variée  du  drame. 
Le  Menon  est  ce  nouveau  travail  de  la  même 
pensée,  ce  monument  de  la  seconde  manière 
de  Platon.  Main  tenant,  où  placer  le  second 
Hippias  dans  la  carrière  de  ce  grand  hom- 
me ,  avec  le  Protagoras  et  le  Menon  ?  Le  se- 
cond Hippias  ayant  un  certain  caractère 
dialectique,  on  ne  pourrait  le  placer  avant 
leP  rotagoras  ,  car  il  répugne  que  Platon 
eût  reproduit  sous  le  demi-jour  de  la  poésie 
un  sujet  qu'il  aurait  déjà  traité  didactique- 
ment.  Platon,  comme  l'esprit  humain,  a  été 
de  la  poésie  à  la  dialectique,  non  de  la  dia- 
lectique à  la  poésie.  D'un  autre  côté,  dans 
le  genre  dialectique,  assurément  le  second 
Hippias  n'a  pas  été  composé  après  le  Me- 
non, un  aperçu  maigfle  et  sophistique  après 
une  conception  saine  et  vigoureuse.  Si  donc 


a84  ARGUMENT. 

on  veut  absolument  que  le  second  Hippias 
appartienne  à  Platon,  il  faudrait  le  placer 
entre  le  Protagoras  et  le  Menon ,  comme  un 
des  premiers  essais  dialectiques  de  Pla- 
ton ,  essai  malheureux ,  où  n'étant  pas  en- 
core sûr  de  son  instrument  et  de  sa  sub- 
tile analyse,  celui  qui  devait  être  un  jour 
un  dialecticien  si  habile  aura  gâté  sa  pen- 
sée en  voulant  la  décomposer  et  l'éclaircir. 
Mais  cette  supposition  même  est  à  peine 
admissible  ;  car  le  Lysis  ,  que  des  témoi- 
gnages historiques  irrécusables  placent  au 
début  delà  carrière  dialectique  de  Platon, 
est ,  malgré  les  défauts  qui  trahissent  le 
grand  dialecticien  novice  encore ,  à  une 
telle  distance  du  second  Hippias,  sous  tous 
les  rapports,  qu  il  nous  est  absolument  im- 
possible de  reconnaître  dans  ce  dernier 
dialogue  un  monument  du  même  temps  cl 
de  la  même  main  que  4e  premier. 

Voilà  pour  le  lond  et  l'ensemble  ;  quant 


ARGUMENT.  a85 

aux  détails,  ils  ne  nous  semblent  pas  plus 
dignes  de  Platon.  Déjà  on  avait  trouvé  que 
l'Hippias  du  premier  dialogue  de  ce  nom  a 
moins  bonne  figure  que  celui  du  Protago- 
ras  ;  mais  ici  le  pauvre  Hippias  est  entière- 
ment sacrifié.  Tout-à-lheure  il  n'était  pas 
fort  spirituel ,  maintenant  c'est  vraiment 
un  niais  que  Socrate  promène  à  son  gré  à 
travers  tous  les  sophismes  et  fait  tomber 
dans  tous  les  pièges.  On  se  demande  ce 
qu'a  fait  le  fameux  Hippias  de  son  métier 
de  sophiste ,  pour  ne  pas  voir  les  vices  gros- 
siers des  raisonnemens  de  Socrate.  Les  rô- 
les sont  totalement  changés.  Hippias  est  un 
bon  homme  qui  ne  commence  par  dire  non 
que  pour  dire  oui  un  moment  après,  et 
finir  par  avouer  qu'il  perd  la  tète  et  par 
se  mettre  à  genoux  devant  le  génie  de  So- 
crate. Celui-ci  est  le  vrai  sophiste,  tran- 
chant et  superficiel,  s'appuyant  effronté- 
ment  des   plus    pitoyables   analogies    pour 


a8(>  ARGUMENT. 

arriver  à  des    conclusions    détestables ,   et 
ayant    habituellement  l'air   et  le   ton  d'un 
maître  qui   interroge  un  écolier.    Déjà   ce 
dernier  défaut  se  faisait  sentir  dans  l'Ion, 
ici  il  est  bien  autrement  choquant,  et  fait 
un  contraste  ridicule  avec  les  protestations 
d'ignorance  que  Socrate  croit  devoir  placer 
de  loin  en  loin,  et  dont  l'humilité  maniérée 
se  détachant  du  ton  général  le  rend  plus 
Irappant  et  plus  intolérable.  Il  y  a  encore, 
il  est  vrai,  de  loin  en  loin  dans  le  dialogue 
quelques  traits  heureux;  mais  ce  sont  des  imi- 
tations visibles  du  premier  Hippias.  Il  ne 
faut  pas  oublier  non  pins  les  longues  cita- 
tions d'Homère,   qui   rappellent    celles  de 
l'Ion,  mais  qui  cette  fois  ne  servent  pas  à 
grand'chose.  Cependant  Socher  se  montre 
satisfait  de  tout,  et  du  fond  et  de  la  forme, 
et  il  ne  fait  aucune  difficulté  d'attribuer  à 
Platon  ce  dialogue.   Schleiermacher ,  aussi 
indulgent  sur  le  fond  ,  mais  plus   sévère  sur 


ARGUMENT.  287 

la  forme ,  croit  y  reconnaître  sur  la  foi  de 
quelques  analogies,  la  main  de  l'auteur  de 
l'Ion.  Pour  nous,  nous  ne  plaçons  pas  même 
à  ce  rang  le  second  Hippias  ;  il  nous  semble 
qu'il  ne  reproduit  de  l'Ion  que  ses  défauts 
en  les  outrant  ;  et  s'il  faut  dire  toute  notre 
pensée,  c'est  à  un  médiocre  écolier  de  Platon 
que  nous  attribuerions  cette  mauvaise  ébau- 
che dialectique. 

On  trouve  dans  Xénophon  une  anecdote 
(Memorabilia  ,  IV)  qui  probablement  aura 
suggéré  l'idée  et  fourni  le  texte  du  second 
Hippias.  Xénophon  rapporte  que  le  jeune 
Euthydème  avait  rassemblé  une  grande 
quantité  d'ouvrages  de  poètes  et  de  philo- 
sophes, et  que,  tout  rempli  de  son  savoir, 
il  le  renfermait  en  lui-même,  et  ne  commu- 
niquait avec  personne,  de  peur  qu'on  ne 
lui  ravit  ses  secrets.  Xénophon  nous  montre 
comment  s'y  prit  Socrate  pour  le  faire  sortir 
de  son  silence,  lui  faire  étaler  peu-à-peu 


288  ARGUMENT. 

toute   sa  provision    de  science  ,  et  lui  en 
montrer  le  néant.  Entre  autres  questions, 
Euthydème  et  Socrate    discutent  celle  du 
mensonge.  Socrate  lui  prouve  d'abord  fort 
bien  que  tout  mensonge  n'est  pas  injuste, 
et  qu'on  peut  tromper  à  bonne  intention; 
puis,  pour   l'embarrasser  davantage,  il  va 
jusqu'à  lui  soutenir  qu'après  tout  ,  mentir 
et  mal  faire  volontairement  supposent  au 
moins  qu'on  sait  ce  qui  est  vrai  et  ce  qui 
est  bien ,  quoiqu'on  ne  le  dise  et  qu'on  ne  le 
fasse  pas  ;  or,  savoir  une  chose  vaut  mieux 
que  de  ne  la  savoir  pas;  par  exemple,  celui 
qui  connaît  les  lettres  est  plus  lettré  que 
celui  qui  les  ignore  :   donc  celui  qui  con- 
naît la  justice  est  plus  juste  que  celui  qui 
ne  la  connaît  pas.  Le  second  Hippias  re- 
produit avec  très  peu  de  changemens  cette 
petite  discussion ,   l'induction  ridicule  qui 
sert  de  base  à  la  conclusion ,  et  la  conclu- 
sion  où    la    connaissance  de  la  justice   est 


ARGUMENT.  289 

égalée  à  la  justice  elle- -même.  Or,  com- 
ment supposer  que  Platon,  qui  a  déjà  in- 
troduit Hippias  dans  le  Protagoras,  qui 
plus  tard  lui  a  consacré  tout  un  dialogue 
important,  ait  eu  l'idée  de  le  ramener  de 
nouveau  sur  la  scène  pour  lui  faire  jouer  un 
aussi  triste  rôle,  et  un  rôle  qu'une  tradition 
récente  et  toute  vivante  attribuait  à  Euthy- 
dème?  Sans  doute  Platon  idéalise  les  per- 
sonnages réels  qu'il  emprunte  à  l'histoire, 
mais  il  ne  dénature  pas  leur  caractère;  il 
n'impose  point  à  l'un  ce  qui  appartient  no- 
toirement à  l'autre.  Indépendamment  des 
contre- sens  philosophiques  qu'aurait  en- 
traînés une  méthode  aussi  arbitraire,  elle 
eût  aussi  gâté  tout  l'effet  dramatique  qu'il 
recherchait  si  curieusement,  et  il  est  im- 
possible de  l'attribuer  à  l'habile  imitateur 
de  Sophron  et  d'Aristophane.  Nous  irons 
plus  loin,  et  les  connaisseurs  de  l'art  anti- 
que et  de  la  vraie  manière    de   Platon  ne 


2C)o'  ARGUMENT. 

nous  désavoueront   pas   peut-être,  si  nous 
soutenons  que  précisément  parce  que  Xéno- 
phon  ou  la  tradition  conservait  la  mémoire 
d'un  entretien  réel  très  détaillé  entre  So- 
crate   et   Euthydème,   il    ne   serait  jamais 
venu  à  l'esprit  de  Platon  de  choisir  un  pa- 
reil sujet.  Platon  emprunte  bien  à  la  réa- 
lité et  à  la  tradition  quelques  indications, 
quelques    motifs,    pour  ainsi  dire;  mais  il 
lui  faut  une  libre  carrière;  des  données  trop 
précises  et  trop  complètes  ne  seraient  plus 
des  inspirations,  niais  des  chaînes.  L'artiste 
veut  créer,  non  imiter;  et  reproduire  une 
conversation  toute  faite,   sauf  à  y  ajouter 
quelques  détails,  et,  pour  toute  ressource 
d'originalité,  mettre  un  nom  à  la  place  d'un 
autre,  Hippias  pour  Euthydème,  en  vérité, 
c'est   une    entreprise    servile   et    mesquine 
qu'il   est    impossible    de    prêter   à   Platon. 
Même   dans    les   premiers  essais    du    jeune 
homme,    Socrate    se   plaignait  déjà  de  ne 


ARGUMENT.  291 

pouvoir  se  reconnaître,  et  de  dire  mille 
choses  auxquelles  il  n'avait  jamais  pensé. 
Il  le  fallait  bien  ;  autrement  Platon  n'eût  été 
qu'un  bon  et  loyal  écolier  de  Socrate,  et 
non  un  penseur  et  un  artiste  original;  il 
eût  été  Xénophon  peut-être,  mais  non  pas 
Platon. 

Cependant  toutes  ces  raisons  spécieuses, 
tirées  du  second  Hippias,  considéré  en  lui- 
même  et  dans  ses  rapports  avec  les  autres 
ouvrages  analogues  de  Platon,  semblent 
toutes  échouer  contre  une  seule  raison  ex- 
térieure, mais  décisive,  l'autorité  d'Aristote, 
qui  dans  sa  Métaphysique  (  liv.  IV,  à  la 
fin,  p.  120  de  l'édition  de  Brandis)  cite 
précisément  les  deux  propositions  fonda- 
mentales dans  lesquelles  nous  avons  résumé 
ce  dialogue ,  et  les  rapporte  à  l'Hippias. 
Dire  avec  Ast  que  l'autorité  d'Aristote  ne 
prouve  rien  en  faveur  de  l'authenticité  d'un 
ouvrage  de  Platon,  est  un  luxe  detémérité 


ly. 


ac#  ARGUMENT. 

et  un  moyen  expéditif  de  se  tirer  d'affaire 
que  nous  sommes  très  peu  tentés  de  nous  per- 
mettre. Si,  comme  on  l'a  dit,  Aristote  avait 
en  effet  jamais  pensé  à  rabaisser  Platon  au 
point  de  lui  prêter  des  opinions  absurdes 
pour  mieux  les  réfuter,  on  pourrait  conce- 
voir qu'il  eut  feint  ici  de  croire  à  l'authen- 
ticité du  second  Hippias,  pour  se  donner 
le  facile  avantage  de  démontrer  le  vice  de 
l'analogie  sur  laquelle  repose  la  conclusion. 
Mais  on  n'a  pas  la  moindre  raison  de  sup- 
poser une  pareille  bassesse  dans  un  aussi 
grand  homme,  et,  sans  parler  de  l'excellence 
de  sa  critique,  la  longue  familiarité  dans 
laquelle  il  avait  vécu  avec  Platon  avait  du 
lui  donner  la  connaissance  parfaite  de  tout 
ce  qu'avait  fait  ou  n'avait  pas  fait  son 
maître.  Schleiermaeher  essaie  d'affaiblir 
l'argument  tiré  du  passage  de  la  Métaphy- 
sique, en  faisant  remarquer  qu  Aristote  cite 
lllippias    sans    en    nommer    fauteur.   Mais 


ARGUMENT.  2cj3 

d'abord  on  peut  répondre  qu'Aristote  ne 
cite  guère  autrement  les  dialogues  les  plus 
authentiques  de  Platon;  et  ensuite  le  vieux 
commentaire  d'Alexandre  d'Aphrodise  est 
là,  qui  rapporte  sans  hésiter  à  Platon  l'Hip- 
pias  cité  par  Aristote.  Sans  donc  nous  éga- 
rer en  vaines  hypothèses ,  nous  aimons 
mieux  constater  loyalement  la  difficulté  que 
d'en  proposer  des  solutions  conjecturales. 
Nous  avouons  que  l'autorité  du  passage 
d'Aristote  subsiste  pour  nous  dans  toute  sa 
force;  mais  d'un  autre  côté,  celle  des  argu- 
mens  négatifs  que  nous  avons  exposés  ne 
subsiste  pas  moins  à  nos  yeux ,  et  nous 
abandonnons  la  décision  définitive  du  pro- 
blème à  une  critique  plus  habile  ou  plus 
hardie  que  la  nôtre. 


LE 


SECOND  HIPPIAS , 


ou 


DU  MENSONGE. 


EUDICUS,  SOCRATE,  HIPPIAS. 


9#»^m»*«  cm 


EUDICUS. 


JLt  toi,  Socrate,  pourquoi  gardes-tu  le  silence, 
après  qu'Hippias  nous  a  étalé  tant  de  belles 
choses?  Que  n'applaudis-tu  comme  les  autres? 
ou  que  ne  proposes -tu  des  critiques,  s'il  est 
quelque  point  dont  tu  ne  sois  pas  content? 
d'autant  plus  que,  tous  tant  que  nous  sommes 
restés,  nous  pouvons  nous  flatter  d'être  versés 
autant  que  personne  dans  l'étude  de  la  philo- 
sophie. 

SOCRATE. 

Il  est  vrai,  Eudicus,  que   j'interrogerais  va- 


2(,6  LE  SECOND  HIPPIAS. 

Jontiers  Hippias  sur  quelques-unes  des  choses 
qu'il  a  dites  au  sujet  d'Homère.  J'ai  ouï  dire  à 
ton  père  Apémante  que  l'Iliade  d'Homère  était 
un  plus  beau  poème  que  son  Odyssée;  et  d'au- 
tant plus  beau,  qu'Achille  est  supérieur àUlysse; 
car  il  prétendait  que  ces  deux  poèmes  sont  faits, 
l'un  à  la  louange  d'Ulysse,  l'autre  à  la  louange 
d'Achille.  Je  serais  donc  bien  aise  d'apprendre 
d'Hippias,  s'il  le  trouvait  bon,  ce  qu'il  pense  de 
ces  deux  héros,  et  lequel  il  juge  supérieur  à 
l'autre,  puisqu'il  nous  a  déjà  exposé  tant  de 
choses,  et  de  toute  espèce,  sur  différens  poètes, 
et  en  particulier  sur  Homère. 

EUDICUS. 

Il  est  certain  qu'Hippias,  si  tu  lui  proposes 
quelque  question,  ne  se  fera  nulle  peine  d'y  sa- 
tisfaire. N'est-il  pas  vrai,  Hippias,  que  tu  répon- 
dras à  Socrate,  s'il  t'interroge?  Ou  bien  quel 
parti  prendras-tu? 

HIPPIAS. 

J'aurais  grand  tort  assurément,  Eudicus,  si 
moi  qui  me  rends  toujours  d'Élide,  ma  patrie,  à 
Olympie,  au  milieu  de  l'assemblée  générale  des 
Grecs ,  lorsqu'on  y  célèbre  les  jeux  ,  et  qui  m'of- 
fre dans  le  temple  à  porter  la  parole  sur  quel 
sujet  on  voudra  de  ceux  sur  lesquels  je  me  suis 
préparc  à  faire  montre  de  mon  savoir,  ou  bien 


LE  SECOND  HIFPIAS.  297 

à  répondre  à  tout  ce  qu'il  plaira  à  chacun  de  me 
proposer,  je  me  refusais  aujourd'hui  aux  ques- 
tions de  Socrate. 

SOCRATE. 

Tu  es  heureux,  Hippias,  si  à  chaque  olym- 
piade tu  te  présentes  au  temple  avec  une  âme 
pleine  d'une  telle  confiance  en  sa  sagesse  :  et  je 
serais  bien  surpris  qu'aucun  athlète  se  rendît  à 
Olympie  pour  combattre,  avec  la  même  assu- 
rance, et  comptant  sur  les  forces  de  son  corps, 
comme  tu  comptes,  dis- tu,  sur  celles  de  ton 
esprit. 

HIPPIAS. 

Si  j'ai  si  bonne  opinion  de  moi-même,  ce  n'est 
pas  sans  fondement,  Socrate;  car,  depuis  que 
j'ai  commencé  à  concourir  aux  jeux  olympiques, 
je  n'ai  encore  rencontré  aucun  adversaire  qui  ait 
eu  l'avantage  sur  moi. 

SOCRATE. 

Certes,  Hippias,  ta  renommée  est  un  monu- 
ment éclatant  de  sagesse  pour  tes  concitoyens 
d'Elide,  et  pour  ceux  de  qui  tu  tiens  le  jour. 
Mais  que  dis-tu  d'Achille  et  d'Ulysse?  lequel  des 
deux,  à  ton  avis,  est  préférable  à  l'autre,  et  en 
quoi?  Lorsque  nous  étions  en  grand  nombre 
dans  cette  salle,  et  que  tu  faisais  montre  de  ton 
savoir,  j'ai  perdu  une  partie  des  choses  que  tu  as 


•298  LE  SECOND  HIPPIAS. 

dites  :  car  je  n'osais  t'interroger,  à  cause  de  la 
foule  qui  était  présente,  et  d'ailleurs  je  craignais 
par  mes  questions  de  t'interrompre  dans  ton 
exposition.  A  présent  que  nous  sommes  en  plus 
petit  nombre,  et  qu'Eudicus  me  presse  de  t'in- 
terroger, parle,  et  explique-nous  clairement  ce 
que  lu  disais  de  ces  deux  hommes,  et  quelle  dif- 
férence tu  mettais  entre  eux. 

HIPPIAS. 

Je  veux,  Socrate,  t' exposer  avec  plus  de  pré- 
cision encore  que  je  n'ai  fait  alors,  ce  que  je 
pense  d'eux  et  des  autres.  Je  dis  donc  qu'Homère 
a  fait  Achille  le  plus  vaillant  de  tous  ceux  qui 
sont  venus  devant  Troie,  Nestor  le  plus  sage, 
et  Ulysse  le  plus  rusé. 

SOCRATE. 

Au  nom  des  dieux,  Hippias,  voudrais-tu  bien 
m'accorder  une  grâce?  c'est  de  ne  pas  te  moquer 
de  moi,  si  je  comprends  avec  peine  ce  qu'on 
me  dit,  et  si  j'interroge  souvent;  tâche  plutôt 
de  me  répondre  avec  douceur  et  complai- 
sance. 

HIPPIAS. 

Il  serait  honteux  pour  moi,  Socrate,  tandis 
(pie  j'instruis  les  autres  à  faire  ce  que  tu  dis,  et 
que  je  prends  de  l'argent  à  ce  titre,  si  lorsque 
tu  m'interroges  moi-même,  je  n'avais  point  d'in- 


LE  SECOND  HIPPIAS.  299 

diligence  pour  roi,  et  je  ne  te  répondais  avec 
douceur. 

SOCRATK. 

On  ne  saurait  mieux  parler.  J'ai  cru  compren- 
dre ta  pensée,  quand  tu  as  dit  qu'Homère  a  fait 
Achille  le  plus  vaillant  des  Grecs,  et  Nestor  le 
plus  sage  :  mais  lorsque  tu  as  ajouté  que  le  poète 
a  fait  Ulysse  le  plus  rusé,  je  t'avoue,  puisqu'il 
faut  te  dire  la  vérité,  que  je  ne  t'ai  pas  du  tout 
compris.  Peut-être  concevrai-je  mieux  la  chose 
de  cette  manière.  Dis-moi,  est-ce  qu'Achille  n'est 
point  aussi  représenté  comme  rusé  dans  Homère? 

HIPPIAS. 

Nullement ,  Socrate;  mais  comme  le  caractère 
le  plus  sincère.  En  effet,  lorsque  le  poète  nous 
les  met  sous  les  yeux,  s'entretenant  ensemble 
dans  les  Prières*,  Achille  parle  à  Ulysse  en  ces 
termes  : 

Noble  fils  de  Laérte,  adroit  Ulysse, 

Il  faut  que  je  te  dise  sans  détour 

Ce  que  je  pense  et  ce  que  je  veux  faire  ; 

Car  je  hais  à  l'égal  des  portes  de  l'enfer 

Celui  qui  cache  une  chose  dans  son  cœur  et  en  dit  une 
autre. 

Je  te  dirai  donc  ce  que  je  veux  faire. 

*  C'était  chez  les  anciens  le  titre  du  neuvième  livre  de 
l'Iliade.  Voyez  liv.  IX,  v.  3o8-3i4,  avec  les  variantes  que 
fournit  cette  citation. 


3oo  LE  SECOND  HIPPIAS. 

Homère  peint  dans  ces  vers  le  caractère  de 
l'un  et  de  l'autre.  On  y  voit  qu'Achille  est  vrai 
et  sincère,  et  Ulysse  rusé  et  menteur  :  car  c'est 
Ulysse  qu'Achille  a  en  vue  dans  ces  vers  qu'Ho- 
mère lui  met  à  la  bouche. 

SOCRATE. 

Présentement,  Hippias,  je  crois  comprendre 
ce  que  tu  dis.  Par  rusé,  tu  entends  menteur,  ce 
me  semble. 

HIPPIAS. 

Oui,  Socrale;  et  c'est  précisément  le  caractère 
qu'Homère  a  donné  à  Ulysse  en  je  ne  sais  com- 
bien d'endroits  de  l'Iliade  et  de  1'Odvssée. 

SOCRATE. 

Homère  jugeait  donc  que  l'homme  vrai  et  le 
menteur  sont  deux  hommes,  et  non  le  même 
homme. 

HIPPIAS. 

Comment  ne  l'aurait-il  pas  jugé,  Socratc? 

SOCRATE. 

Est-ce  que  tu  penses  «le  même,  Hippias? 

HIPPIAS. 

Assurément  :  il  serait  bien   singulier  que  |< 
lusse  d'un  autre  sentiment. 

SOCRATE. 

Laissons  donc  là  Homère  ;  aussi  bien  est-il  im- 
possible de  lui  demander  ce  qu'il  av;iii  dans  l'es 


LE  SECOND  HIPPIAS.  3oi 

prit  en  faisant  ces  vers.  Mais  puisque  tu  prends 
fait  et  cause  pour  lui,  et  que  le  sentiment  que 
tu  attribues  à  Homère  est  aussi  le  tien,  réponds- 
moi  pour  lui  et  pour  toi. 

HIPPIAS. 

Je  le  veux  bien  :  propose  en  peu  de  mots  ce 
que  tu  souhaites. 

SOCRATE. 

Entends- tu  par  les  menteurs  des  hommes  in- 
capables de  rien  faire,  comme  sont  les  malades? 
ou  les  regardes-tu  comme  des  hommes  capables 
de  faire  quelque  chose? 

HIPPIA.S. 

Je  les  tiens  pour  très  capables  de  faire  bien 
des  choses,  et  surtout  de  tromper  les  hommes. 

SOCRATE. 

Selon  ce  que  tu  dis,  les  rusés  sont  aussi  des 
gens  capables,  à  ce  qu'il  paraît?  N'est-ce  pas? 

HIPPIAS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Les  rusés  et  les  trompeurs  sont-ils  tels  par  bê- 
tise et  défaut  d'esprit,  ou  par  malice  et  par  une 
certaine  intelligence? 

itippias. 

Par  malice  certainement,  et  par  intelli- 
gence. 


3o2  LE  SECOND  HIPPIAS. 

SOCRATE. 

Us  sont  donc  intelligens,  suivant  toute  appa- 
rence? 

HIPPIAS. 

Oui,  je  te  jure,  et  grandement. 

SOCRATE. 

Étant  intelligens,  ne  savent-ils  pas   ce  qu'ils 
font,  ou  le  savent-ils? 

HIPPIAS. 

Ils  le  savent  parfaitement  bien;  et  c'est  pour 
cela  même  qu'ils  font  du  mal. 

SOCRATE. 

Sachant  donc  ce  qu'ils  savent,  sont-ils  igno- 
rans  ou  instruits? 

HIPPIAS. 

Ils  sont  instruits  en  cela,  c'est-à-dire  à  tromper. 

SOCRATE. 

Arrête  un  moment  :  rappelons-nous  ce  que 
tu  viens  de  dire.  Les  menteurs,  selon  toi,  sont 
capables,  intelligens,  sa  vans  et  habiles  dans  les 
choses  où  ils  sont  menteurs? 

HIPPIAS. 

Cela  est  vrai. 

SOCRATE. 

Et  les  hommes  sincères  sont  différens  des 
menteurs,  et  ont  même  des  qualités  très  op- 
posées ? 


LE  SECOND  H1PP1AS.  3o3 

HIPPIAS. 

C'est  ce  que  je  dis. 

SOCRATE. 

Les  menteurs,  à  en  juger  par  tes  discours, 
sont  donc  du  nombre  des  gens  capables  et  in- 
struits? 

HIPPIAS. 

Sans  contredit. 

SOCRATE. 

Lorsque  tu  dis  que  les  menteurs  sont  capa- 
bles et  instruits  en  fait  de  tromperie,  entends-tu 
par  là  qu'ils  ont  la  capacité  de  mentir  quand  ils 
veulent,  ou  non? 

HIPPIAS. 

J'entends  qu'ils  ont  cette  capacité. 

SOCRATE. 

Ainsi,  pour  le  dire  en  somme,  les  menteurs 
sont  instruits  et  capables  en  fait  de  mensonge? 

HIPPIAS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Far  conséquent  l'homme  incapable  et  igno- 
rant en  ce  genre  n'est  pas  menteur? 

HIPPIAS. 

Non. 

SOCRATE. 

Ne   tient -on    point    pour   capable    de    faire 


3o/|  LE  SECOND  HIPPIAS. 

une  chose  celui  qui  la  fait  quand  il  veut  la 
faire;  je  veux  dire,  qui  n'en  est  empêché  ni 
par  la  maladie,  ni  par  aucun  autre  obstacle 
semblable,  et  qui  est  dans  le  cas  où  tu  es 
par  rapport  à  mon  nom,  que  tu  peux  écrire 
quand  il  te  plaît?  Je  te  demande  donc  si  tu 
appelles  capable  quiconque  a  le  même  pou- 
voir. 

HIPPIAS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Dis-moi,  Hippias,  n'es-tu  point  expert  dans 
les  calculs  et  dans  l'art  de  supputer  ? 

HIPPIAS. 

Plus  que  personne ,  Socrate. 

SOCRATE. 

Si  on  te  demandait  combien  font  trois  fois 
sept  cents,  ne  dirais-tu  pas,  si  tu  voulais,  plus 
promptement  et  plus  sûrement  qu'aucun  autre, 
la  vérité  sur  ce  point? 

HIPPIAS. 

Assurément. 

SOCRATE. 

N'est-ce  point  parce  que  tu  es  très  capable  et 
très  instruit  en  cette  matière? 

urppi  iS: 
Oui. 


LE  SECOND  HIPPIAS.  3o5 

SOCRATE. 

Es-tu  seulement  très  instruit  et  très  capable  en 
Fart  de  compter  ?  et  n'es-tu  pas  aussi  très  bon 
en  ce  même  art,  où  tu  es  très  capable  et  très 
instruit? 

HIPPIAS. 

Très  bon  aussi,  Socrate. 

SOCRATE. 

Tu  dirais  donc  au  mieux  la  vérité  sur  ces  ob- 
jets, n'est-ce  pas? 

HIPPIAS. 

Je  m'en  flatte. 

SOCRATE. 

Mais  quoi  !  ne  dirais-tu  pas  également  le  faux 
sur  les  mêmes  objets?  Réponds-moi,  comme  tu 
as  fait  jusqu'ici,  Hippias,  généreusement  et  no- 
blement. Si  on  te  demandait  combien  font  trois 
fois  sept  cents,  ne  mentirais-tu  pas  mieux  que 
personne,  et  ne  dirais-tu  pas  toujours  faux  sur 
cet  objet,  s'il  te  prenait  envie  de  mentir,  et  de 
ne  jamais  répondre  la  vérité?  L'ignorant  en  fait 
de  calcul  pourrait-il  mentir  plutôt  que  toi,  si  tu 
le  voulais?  Ou  n'est-il  pas  vrai  que  l'ignorant, 
lors  même  qu'il  voudrait  mentir,  dira  souvent 
la  vérité  contre  son  intention  et  par  hasard, 
par  la  raison  qu'il  est  ignorant?  au  lieu  que 
toi   qui   es    savant,   tu   mentirais  constamment 

4-  20 


3o(J  LE  SECOND  HIPPIAS. 

sur  le  même   objet,  s'il   le  plaisait  de  mentir? 

HIPPIAS. 

Oui  :  la  chose  est  comme  tu  dis. 

SOCRATE. 

Le  menteur  est-il  menteur  en  d'autres  choses, 
et.  nullement  dans  les  nombres?  et  ne  saurait-il 
mentir  en  comptant? 

HIPPIAS. 

Assurément  il  peut  mentir  aussi  dans  les  nom- 
bres. 

SOCRATE. 

Ainsi  posons  pour  certain,  Hippias,  qu'il  y  a 
des  menteurs  en  fait  de  nombre  et  de  calcul. 

HIPPIAS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Mais  quel  sera  le  menteur  de  celte  espèce?  Afin 
qu'il  soit  tel,  ne  faut-il  pas,  comme  tu  l'avouais 
tout-à-1'heure,  qu'il  ait  la  capacité  de  mentir? 
car  tu  disais,  s'il  t'en  souvient,  que  quiconque 
est  dans  l'incapacité  de  mentir  ne  sera  jamais 
menteur. 

HIPPIAS. 

Je  m'en  souviens,  et  je  l'ai  dit  en  effet. 

SOCRATE. 

Or  ne  venons-nous  pas  de  voir  que  tu  es  très 
capable  de  mentir  en  fait  de  calcul? 


LE  SECOND  HIPPIAS.  3o- 

IIIPPUS. 

Oui;  c'est  ce  qui  a  été  dit  aussi. 

SOCRATE. 

N'es-tu  point  aussi  très  capable  de  dire  la  vé- 
rité sur  le  même  objet  ? 

HIPPIAS. 

Sans  contredit. 

SOCRATE. 

Le  même  homme  est  donc  très  capable  de 
mentir  et  de  dire  la  vérité  en  fait  de  calcul  :  et 
cet  homme,  c'est  celui  qui  est  bon  en  ce  genre, 
c'est  le  calculateur. 

HIPPIAS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Quel  autre  par  conséquent  que  le  bon  peut 
être  menteur  en  fait  de  calcul,  Hippias,  puis- 
que c'est  le  même  qui  en  a  la  capacité,  le  même 
qui  peut  dire  la  vérité? 

HIPPIAS. 

Cela  est  évident. 

SOCRATE. 

Ainsi  tu  vois  que  c'est  le  même  homme  qui 
ment  et  dit  la  vérité  sur  ce  point;  et  que  celui 
qui  dit  vrai  n'est  meilleur  en  rien  que  le  men- 
teur, puisque  c'est  la  même  personne,  et  qu'il 
n'y  a  pas  entre   eux  une  opposition   absolue, 

JO. 


3o8  LE  SECOND  HIPPIAS. 

comme  tu  le  pensais  il  n'y  a  qu'un  moment. 

HIPPIAS. 

Il  est  vrai  que  par  rapport  au  calcul  il  ne  pa- 
raît pas  que  ce  soient  deux  hommes. 

SOCRATE. 

Veux-tu  que  nous  examinions  la  chose  relati- 
vement à  un  autre  objet? 

HIPPIAS. 

Si  tu  le  juges  à  propos ,  à  la  bonne  heure. 

SOCRATE. 

N'es- tu  point  versé  aussi  dans  la  géométrie? 

HIPPIAS. 

Oui.  • 

SOCRATE. 

Hé  bien ,  n'en  est-il  pas  de  même  pour  la 
géométrie?  Le  m^me  homme,  c'est-à-dire  le 
géomètre,  n'est-il  point  très  capable  de  mentir  et 
de  dire  la  vérité  sur  les  figures  ? 

HIPPIAS. 

Oui. 

SOC  R  A  TE. 

Est-il  quelque  autre  que  lui  qui  soit  bon  en 
cette  science?' 

HIPPIAS. 

Nul  autre. 

SOCRATE. 

Le  bon  et  l'habile  géomètre  est  donc  très  ca- 


LE  SECOND  HIPPIAS.  309 

pable  de  faire  l'un  et  l'autre;  et  s'il  est  quelqu'un 
qui  puisse  mentir  sur  les  figures,  c'est  le  bon  géo- 
mètre, puisque  c'est  lui  qui  en  a  la  capacité.  Au 
lieu  que  l'homme  mauvais  en  ce  genre  est  dans 
l'incapacité  de  mentir;  ainsi,  ne  pouvant  men- 
tir, il  ne  saurait  devenir  menteur,  comme  nous  , 
en  sommes  convenus. 

HIPPIAS. 

Cela  est  vrai. 

SOCRATE. 

En  troisième  lieu,  considérons  l'astronome, 
dans  la  science  duquel  tu  crois  être  encore  plus 
versé  que  dans  les  précédentes;  n'est-ce  pas, 
Hippias? 

HIPPIAS. 

Oui. 

SOCRATE. 

La  même  chose  n'a-t-elle  point  lieu  à.  l'égard 
de  l'astronomie  ? 

hippias. 

Selon  toute  apparence,  Socrate. 

SOCRATE. 

Ainsi,  dans  l'astronomie,  si  quelqu'un  est 
menteur,  ce  sera  le  bon  astronome,  le  même 
qui  est  capable  de  mentir;  et  non  celui  qui  en 
est  incapable  à  cause  de  son  ignorance. 


3io  LE  SECOND  HIPPIAS. 

HIPPIAS. 

C'est  ce  qu'il  me  semble. 

SOCRATE. 

Le  même  homme  sera  donc  véridique  et  men- 
teur en  fait  d'astronomie. 

HIPPIAS. 

Probablement. 

SOCRATE. 

Courage,  Hippias,  jette  un  coup-d'œil  géné- 
ral sur  toutes  les  sciences,  pour  voir  s'il  en  est 
une  où  la  chose  soit  autrement  que  je  viens  de 
dire.  Tu  es  sans  comparaison  le  plus  instruit  de 
tous  les  hommes  dans  la  plupart  des  arts,  comme 
je  t'ai  entendu  une  fois  t'en  vanter,  lorsque  tu 
faisais  au  milieu  de  la  place  publique,  dans  les 
comptoirs  des  banquiers,  le  dénombrement  de 
tes  connaissances  tout-à-fait  dignes  d'envie.  Tu 
disais  qu'un  jour  tu  vins  à  Olympie,  n'ayant  rien 
sur  toute  ta  personne  que  tu  n'eusses  travaillé 
toi-même;  et  d'abord  que  l'anneau  que  tu  portais 
(car  tu  commenças  par  là)  était  ton  ouvrage,  et 
que  tu  savais  graver  des  anneaux;  qu'un  autre 
cachet  que  tu  avais,  aussi  bien  qu'un  frottoir  pour 
le  bain ,  et  un  vase  pour  mettre  de  l'huile,  étaient 
de  ta  façon.  Tu  ajoutas  que  tu  avais  fait  toi-même 
la  chaussure  que  tu  avais  aux  pieds,  et  tissu  ton 
habit  et  ta  tunique.  Mais  ce  qui  parut  plus  mer- 


LE  SECOND  H1PP1AS.  3i  i 

veilleux  à  tous  les  assistans,  et  une  preuve  de 
la  plus  grande  habileté,  ce  fut  lorsque  tu  dis  que 
la  ceinture  de  ta  tunique  était  travaillée  dans  le 
goût  des  plus  riches  ceintures  de  Perse,  et  que  tu 
l'avais  tissue  toi-même.  En  outre,  tu  racontais  que 
tu  avais  apporté  avec  toi  des  poèmes,  vers  héroï- 
ques, tragédies,  dithyrambes,  et  je  ne  sais  com- 
bien d'écrits  en  prose  sur  toutes  sortes  de  sujets; 
et  que  de  tous  ceux  qui  se  trouvaient  à  Olympie, 
tu  étais  à  tous  égards  le  plus  habile  dans  les  arts 
dont  je  viens  de  parler,  et  encore  dans  la  science 
de  la  mesure,  de  l'harmonie  et  de  la  grammaire, 
sans  compter  beaucoup  d'autres  connaissances, 
autant  que  je  puis  me  rappeler.  Cependant  j'ai 
pensé  oublier  ta  mémoire  artificielle,  la  chose 
du  monde  qui  te  fait  le  plus  d'honneur,  à  ce 
que  tu  crois;  et  je  pense  avoir  encore  omis  bien 
d'autres  choses.  Quoi  qu'il  en  soit,  pour  en  re- 
venir à  ce  que  je  disais,  jette  les  yeux  sur  les 
arts  que  tu  possèdes  (  ils  sont  en  assez  grand  nom- 
bre), et  sur  les  autres;  ensuite  dis-moi  si  tu  en 
trouves  un  seul  où,  suivant  ce  dont  nous  sommes 
convenus  toi  et  moi,  le  véridique  et  le  menteur 
soient  deux  hommes  différens,  et  non  le  même 
homme.  Examine  cela  en  tel  genre  qu'il  te  plaira 
d'instruction  ,  de  savoir-faire,  comme  tu  voudras 
lappeler,  tu    n'en   trouveras   pas  un  ,  «non  cher 


3i2  LE  SECOND  HIPPIAS. 

ami;   et,   en   effet,  il   n'y  en   a   point.   Sinon, 
nomme-le. 

HIPPIAS. 

Je  ne  saurais  en  trouver,  Socrate ,  dans  le  mo- 
ment. 

SOCRATE. 

Tu  ne  le  pourras  pas  davantage  dans  la  suite, 
autant  que  je  puis  croire.  Mais  si  ce  que  je  dis 
est  vrai,  te  rappelles-tu  ce  qui  résulte  de  ce 
discours,  Hippias? 

HIPPIAS. 

Je  ne  vois  pas  trop,  Socrate,  où  tu  en  veux  venir. 

SOCRATE. 

C'est  probablement  parce  que  tu  ne  fais  point 
usage  en  ce  moment  de  ta  mémoire  artificielle, 
et  tu  ne  crois  pas  sans  doute  devoir  t'en  servir 
ici.  Je  vais  donc  te  remettre  sur  la  voie.  Te  sou- 
viens-tu d'avoir  dit  qu'Achille  était  vrai,  et  Ulysse 
menteur  et  rusé? 

HIPPIAS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Vois-tu  maintenant  que  le  vrai  et  le  menteur 
nous  ont  paru  avec  évidence  être  le  même 
homme?  D'où  il  suit  que  si  Ulysse  est  menteur, 
il  est  en  même  temps  vrai,  et  que  si  Achille  est 
vrai,  il  est  aussi  menteur;  qu'ainsi  ce  ne  sont 


LE  SECOND  HIPPIAS.  3 1 ^ 

pas   deux   hommes  différens ,  ni  opposés  entre 
eux ,  mais  semblables. 

IIIPPIAS. 

Socrate  ,  lu  as  toujours  le  talent  d'embarrasser 
ainsi  la  dispute.  Tu  saisis  dans  un  discours  ce 
qu'il  y  a  de  plus  épineux,  et  tu  t'y  attaches  et 
l'examines  ainsi  en  petit  ;  et  quelque  sujet  que 
l'on  traite ,  jamais  tu  ne  l'envisages  en  son  en- 
tier dans  tes  attaques.  Et  de  fait,  je  te  mon- 
trerai à  l'instant,  si  tu  veux,  par  je  ne  sais  com- 
bien de  témoignages  et  de  preuves  décisives, 
qu'Homère  a  fait  Achille  meilleur  qu'Ulysse,  et 
plein  de  franchise,  et  celui-ci  trompeur,  men- 
teur en  mille  rencontres ,  et  inférieur  à  Achille. 
Après  quoi,  si  tu  le  juges  à  propos  ,  oppose  dis- 
cours à  discours  pour  me  prouver  qu'Ulysse 
vaut  mieux.  De  cette  manière  les  assistans  se- 
ront plus  à  portée  de  décider  qui  de  nous  deux 
a  raison. 

SOCRATE. 

Je  suis  bien  éloigné,  Hippias  ,  de  contester 
que  tu  sois  plus  instruit  que  moi  ;  mais  j'ai  tou- 
jours coutume  ,  lorsque  quelqu'un  parle,  d'être 
fort  attentif,  surtout  si  j'ai  lieu  de  juger  que  ce- 
lui qui  parle  est  un  habile  homme.  Et  comme 
j'ai  grande  envie  de  comprendre  ce  qu'il  dit,  je 
le  questionne,  j'examine,  je  rapproche  ses  pa- 


3i4  LE  SECOJND  HIPP1AS. 

• 

rôles  les  unes  des  autres  ,  afin  de  mieux  com- 
prendre. Au  contraire,  s'il  me  paraît  que  c'est 
un  esprit  v*ulgaire,  je  ne  l'interroge  point ,  et  ne 
me  mets  nullement  en  peine  de  ses  discours.  Tu 
reconnaîtras  à  cette  marque  qui  sont  ceux  que 
je  tiens  pour  habiles  ;  tu  trouveras  que  je  me 
livre  totit  entier  à  ce  qu'ils  disent,  et  que  je 
leur  fais  des  questions  ,  pour  apprendre  d'eux 
quelque  chose  et  devenir  meilleur.  Par  exemple, 
j'ai  fait  une  attention  particulière  à  ce  que  tu 
as  dit,  lorsque  tu  as  insinué  que,  dans  les  vers 
que  tu  viens  de  citer,  Achille  désigne  Ulysse 
comme  un  donneur  de  belles  paroles  ;  et  je  séijs 
bien  étonné  si  tu  dis  vrai  en  ce  point  :  d'autant 
qu'on  ne  voit  pas  que  ce  rusé  d'Ulysse  ait  fait 
aucun  mensonge  en  cet  endroit ,  et  qu'au  con- 
traire c'est  Achille  qui  paraît  un  rusé,  selon  ta 
définition  ;  car  il  ment.  En  effet ,  après  avoir  dé- 
buté par  les  vers  que  tu  as  rapportés, 

Je  hais  à  l'égal  dos  portes  de  l'enfer 
Celui  qui  cache  une  chose  dans  son  cceur  el   en  dit  une 
.1  u Ire , 

it  ajoute  un  peu  plus  bas  qu'Ulysse  m  Aga- 
iiicmiion  ne  le  fléchiront  jamais ,  et  qu'il  ne  res- 
ter;! point  absolument  devant  Trou;  :  mais 


LE  SECOND  H1PPIAS.  3i5 

Demain  ,  après  avoir  fait  un  sacrifice  à  Jupiter  et  à  tous 
les  dieux, 

Je  chargerai  mes  vaisseaux,  et  les  mettrai  à  la  mer; 
Et  tu  verras,  si  tu  le  veux  et  si  cela  t'intéresse  , 
Ma  flotte  voguer  de  grand  matin  sur  l'Hellespont, 
Et  mes  gens  ramer  à  l'envi. 

Et  si  JVeplune  nous  accorde  une  heureuse  navigation  , 
J'aborderai  au  troisième  jour  à  la  fertile  Phtie  * 

Long-temps  auparavant,  dans  sa  querelle  avec 
Agamemnon,  il  lui  avait  dit  : 

Je  pars  dès  ce  moment  pour  Phtie  :  car  il  me  vaut  bien 
mieux 

Retourner  chez  moi  avec  mes  vaisseaux  noirs  ;  et  je  ne 
pense  pas 

Qu'Achille  étant  ici  sans  honneur,  tu  accroisses  ta  puis- 
sance et  tes  richesses.  ** 

Après  avoir  parlé  de  la  sorte,  tantôt  en  pré- 
sence de  l'armée  entière ,  tantôt  vis-à-vis  de  ses 
amis,  il  ne  parait  nulle  part  qu'il  ait  fait  les 
apprêts  de  son  voyage,  ni  qu'il  ait  mis  ses  vais- 
seaux en  mer,  pour  retourner  dans  sa  patrie; 
on  voit  au  contraire  qu'il  se  met  fort  peu  en 
peine  de  dire  la  vérité.  Je  t'ai  donc  interrogé  au 
commencement,  Hippias,  parce  que  je  doutais 

*  Iliade,  liv.  IX,  v.  '36o. 
"  Iliade,  liv.  I,  v.  169-171. 


3i6  LE  SECOND  HIPPIAS. 

qui  des  deux  était  représenté  comme  meilleur 
par  le  poète,  que  je  les  croyais  tous  deux  très 
grands  hommes,  et  qu'il  me  paraissait  difficile 
de  prononcer  lequel  avait  l'avantage  sur  l'autre, 
tant  à  l'égard  du  mensonge  que  de  la  véracité  et 
des  autres  vertus  ;  d'autant  plus  que ,  dans  le 
point  dont  il  s'agit,  Us  se  ressemblent  fort. 

HIPPIAS. 

C'est  que  tu  n'examines  pas  la  chose  comme 
il  faut,  Socrate.  Dans  les  circonstances  où  Achille 
ment,  ce  n'est  pas  de  dessin  formé  qu'il  le  fait, 
mais  malgré  lui  ;  la  déroute  de  l'armée  l'ayant 
contraint  de  rester  ,  et  d'aller  à  son  secours. 
Four  Ulysse,  il  ment  toujours  volontairement  et 
insidieusement. 

SOCRATE. 

Tu  me  trompes,  mon  cher  Hippias,  et  tu  imi- 
tes Ulysse! 

HirPIAS. 

Point  de  tout,  Socrate;  en  quoi  donc,  et  que 
veux-tu  dire  ? 

SOCRATE. 

En  ce  que  tu  avances  qu'Achille  ne  ment  pas 
insidieusement,  lui  qui  est  si  charlatan,  si  insi- 
dieux, outre  la  fausseté  de  ses  paroles,  si  on  s'en 
rapporte  à  Homère,  et  qui  en  sait  tellement  plus 
qu'Ulysse  dans  l'art  de  tromper  sans  qu'on  s'en 


LE  SECOND  HIPPIAS.  3i7 

aperçoive,  à  l'aide  de  ses  fausses  paroles,  qu'il 
ose,  même  en  présence  d'Ulysse,  dire  le  pour 
et  le  contre,  sans  que  celui-ci  y  ait  pris  garde; 
du  moins  Ulysse  ne  lui  dit-il  rien  qui  donne  à 
connaître  qu'il  se  soit  aperçu  qu'Achille  men- 
tait. 

HIPPIAS. 

De  quel  endroit  parles-tu ,  Socrate  ? 

SOCRATE. 

Ne  sais-tu  point  qu'après  avoir  dit  un  peu 
avant  à  Ulysse  qu'il  se  mettra  en  mer  le  len- 
demain au  lever  de  l'aurore  ,  il  ne  dit  point 
ensuite  à  Ajax  qu'il  partira,  mais  toute  autre 
chose  ? 

HIPPIAS. 

Où  donc  cela  ? 

SOCRATE. 

Dans  les  vers  suivans  : 

Je  ne  prendrai, 

dit-il, 

Aucune  part  aux  sanglans  combats  , 
Que  je  ne  voie  le  fils  du  sage  Priam,  le  divin  Hector, 
Parvenu  jusqu'aux   tentes  et  aux  vaisseaux  des  Myrmi- 

dons , 

Après  avoir  massacré  les  Argiens,  et  brûlé  leur  flotte. 
Mais  lorsque  Hector  sera  près  de  ma  tente   et  de  mon 

vaisseau  noir, 


3i8  LE  SECOND  HIPPIAS. 

.îe  saur.ii  bien  l'arrêter,  malgré  son  ardeur.* 

Crois-tu,  Hippias,  que  le  fils  de  Thétis  ,  félève 
du  très  sage  Chiron  ,  eût  si  peu  de  mémoire , 
qu'après  avoir  fait  les  plus  sanglans  reproches 
aux  hommes  dont  les  paroles  sont  fausses,  il  ait 
dit  à  Ulysse  qu'il  allait  partir  sur  l'heure,  et  à 
Ajax  qu'il  resterait?  N'est- il  pas  plus  vraisembla- 
ble qu'il  tendait  des  pièges  à  Ulysse,  et  que,  le 
regardant  comme  un  homme  peu  fin  ,  il  espérait 
le  surpasser  dans  l'art  de  ruser  et  de  mentir? 

HIPPIAS. 

Je  ne  le  pense  pas ,  Socrate.  Mais  la  raison  pour 
laquelle  Achille  tient  à  Ajax  un  autre  langage 
qu'à  Ulysse,  c'est  que  la  bonté  de  son  caractère 
l'avait  déjà  fait  changer  de  résolution.  Pour 
Ulysse,  soit  qu'il  dise  vrai,  soit  qu'il  mente,  il 
ne  parle  jamais  qu'insidieusement. 

socrate. 

Si  cela  est ,  Ulysse  est  donc  meilleur  qu'Achille. 

HIPPIAS. 

Nullement,  Socrate. 

SOCRATE. 

Quoi!  n'avons-nous  pas  vu  tout-à-l'heure  que 


*  Iliade ,  liv.  IX,  v.  6/»6-65i  ,  avec  quelques  légères  va- 
riantes. 


LE  SECOND  HIPP1AS.  Sic, 

ceux  qui  mentent    volontairement   sont    meil- 
leurs que  ceux  qui  mentent  malgré  eux? 

HIPPIAS. 

Et  comment,  Socrate,  ceux  qui  commettent 
une  injustice,  tendent  des  pièges,  et  font  du 
mal  de  dessein  prémédité,  seraient-ils  meilleurs 
que  ceux  à  qui  ces  fautes  échappent  malgré 
eux,  tandis  que  l'on  juge  tout-à-fait  digne  de 
pardon  quiconque,  sans  le  savoir,  commet  une 
action  injuste  ,  ment,  ou  fait  quelque  autre  mal; 
et  que  les  lois  sont  beaucoup  plus  sévères  contre 
les  médians  et  les  menteurs  volontaires  ,  que 
contre  les  involontaires  ? 

SOCRATE. 

Tu  vois,  Hippias,  avec  combien  de  vérité  j'ai 
dit  que  je  ne  me  lasse  point  d'interroger  les  ha- 
biles gens.  C'est ,  je  crois ,  la  seule  bonne  qualité 
que  j'aie,  tout  le  reste  étant  d'ailleurs  chez  moi 
fort  au-dessous  du  médiocre  ;  car  je  me  trompe 
sur  la  nature  des  choses,  et  ne  connais  pas  en 
quoi  elle  consiste.  J'ai  de  cela  une  preuve  bien 
convaincante,  en  ce  que  toutes  les  fois  que  je 
converse  avec  quelqu'un  de  vous  autres ,  qui 
êtes  si  renommés  pour  la  sagesse ,  et  à  qui  tous 
les  Grecs  rendent  ce  témoignage,  je  montre  que 
je  ne  sais  rien  :  en  effet  ,  je  ne  suis  presque  en 
aucun  point  de  même  avis  que  vous;  et  quelle 


3-20  LE  SECOND  HIPPIAS. 

preuve  plus  décisive  d'ignorance  ,  que  de  ne  pas 
penser  comme  les  sages  ?  Mais  j'ai  une  qualité 
admirable  qui  me  sauve  :  c'est  que  je  ne  rougis 
point  d'apprendre,  et  que  je  questionne  et  in- 
terroge sans  cesse  :  je  témoigne  d'ailleurs  toute 
sorte  de  reconnaissance  à  celui  qui  me  répond  , 
et   n'ai  jamais  privé  personne  de  ce  que  je  lui 
devais  en  ce  genre  ;  car  il  ne  m'est  jamais  arrivé 
de  nier  que  j'eusse  appris  ce  que  j'ai  appris  réel- 
lement, ni  de  donner  pour  une  découverte  de 
ma  façon  ce  que  je  tenais  d'autrui  :  au  contraire, 
je  fais  l'éloge  de  celui  qui  ma  enseigné ,  comme 
d'un  habile  homme,  et  j'expose  ce  que  j'ai  ap- 
pris de  lui.  Mais  dans  le  cas  présent,  je  ne  t'ac- 
corde point  ce  que  tu  dis  ;  je  suis  même  d'un 
sentiment  entièrement  opposé  ;  je  sais  bien  que 
la  faute  est  toute  de  mon  côté,  parce  que  suis 
tel  que  je  suis,  pour  ne  rien  dire  de  plus  à  mon 
désavantage.  Il  me  semble  en  effet,  tout  au  con- 
traire de  ce  que  tu  avances,  Hippias,  que  ceux 
qui  nuisent   à  autrui,  qui  font  des  actions  in- 
justes, mentent,  trompent,  et  pèchent  involon- 
tairement, sont  meilleurs  que  les  autres  qui  font 
tout  cela  sans  dessein.  Il  est  vrai  que  quelque- 
fois je  passe  à  l'avis  opposé ,  et  que  je  n'ai  rien 
de  fixe  sur  ces  objets,  sans  doute  parce  que  je 
suis  un  ignorant.  Actuellement  je  me  trouve  dans 


LE  SECOND  HIPPIAS.  3a  i 

un  de  ces  accès  périodiques;  et  il  me  paraît  que 
ceux  qui  pèchent  en  quoi  que  ce  soit  volontaire- 
ment sont  meilleurs  que  ceux  qui  pèchent  sans  le 
vouloir.  Je  soupçonne  que  ma  manière  actuelle 
de  penser  vient  des  discours  précédens,  et  que 
ce  sont  eux  qui  me  font  paraître  en  ce  moment 
ceux  qui  agissent  de  la  sorte  sans  le  vouloir 
plus  mauvais  que  ceux  qui  agissent  volontaire- 
ment. Fais-moi,  je  te  prie,  la  grâce  de  ne  point 
refuser  de  guérir  mon  âme.  Tu  me  rendras  un 
plus  grand  service  en  la  délivrant  de  l'ignorance, 
que  si  tu  délivrais  mon  corps  d'une  maladie.  Si 
tu  vas  entamer  un  long  discours,  je  te  déclare 
d'avance  que  tu  ne  me  guériras  point,  parce  que 
je  ne  pourrai  pas  te  suivre.  Mais  si  tu  veux  me 
répondre  comme  tu  l'as  fait  jusqu'ici,  tu  me 
feras  beaucoup  de  bien,  et  il  ne  t'en  arrivera,  je 
pense,  aucun  mal.  J'ai  droit  de  t'appeler  ici  à  mon 
secours,  fils  d'Apémante,  puisque  c'est  toi  qui 
m'as  engagé  dans  cette  conversation  avec  Hip- 
pias;  si  donc  Hippias  refuse  de  me  répondre, 
fais-moi  le  plaisir  de  l'en  prier  pour  moi. 

EUDICUS. 

Je  ne  pense  pas,  Socrate,  qu'Hippias  attende 
que  je  l'en  prie  :  ce  n'est  point  là  du  tout  ce  qu'il 
a  promis  au  commencement;  au  contraire,  il  a 
déclaré  qu'il  n'évitait  les  interrogations  dv  pei*- 

4.  31 


lu  LE  SECOND  H1PPIAS. 

sonne.  N'est-il  pas  vrai, Hippias,  que  tu  as  dit  cela? 

HIPPIAS. 

Il  est  vrai,  Eudicus.  Mais  Socrate  brouille 
tout  dans  la  dispute,  et  il  a  l'air  de  ne  chercher 
qu'à  embarrasser. 

SOCRATE. 

Mon  cher  Hippias,  si  je  le  fais,  ce  n'est  pas  à 
dessein,  car  alors  je  serais,  selon  toi,  instruit  et 
habile;  mais  sans  le  vouloir.  Excuse-moi  donc, 
toi  qui  dis  qu'il  faut  user  d'indulgence  à  l'égard 
de  ceux  qui  font  mal  involontairement. 

EUDICUS. 

Je  te  conjure,  Hippias,  de  ne  pas  prendre 
d'autre  parti.  Réponds  aux  questions  de  Socrate, 
par  complaisance  pour  nous,  et  pour  remplir  la 
parole  que  tu  as  donnée  d'abord. 

HIPPIAS. 

Je  répondrai,  puisque  tu  m'en  pries.  Inter- 
roge-moi donc  sur  ce  qui  te  plaira. 

SOCRATE. 

Je  désire  fort,  Hippias,  d'examiner  ce  qu'on 
vient  de  dire,  savoir  ,  quel  est  le  meilleur  de  ce- 
lui qui  pèche  de  propos  délibéré,  ou  de  celui 
qui  pèche  sans  dessein  :  et  je  pense  que  la  vraie 
manière  de  procéder  en  cet  examen  est  celle-ci. 
Réponds-moi.  N'appelles-tu  pas  tel  bomnie  bon 
coureur? 


LE  SECOND  HIPPIAS.  3a3 

HIPP1AS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Et  tel  autre,  mauvais? 

HIPPIAS. 

Sans  doute. 

SOCRATE. 

Le  bon  coureur,  n'est-ce  pas  celui  qui  court 
bien,  et  le  mauvais  celui  qui  court  mal? 

HIPPIAS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Et  celui-là  ne  court- il  pas  mal,  qui  court  len- 
tement; et  bien,  qui  court  vite? 

HIPPIAS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Ainsi,  par  rapport  à  la  course  et  à  l'action  de 
courir,  la  vitesse  est  un  bien,  et  la  lenteur  un  mal  ? 

HIPPIAS. 

Sans  contredit. 

SOCRATE. 

De  deux  hommes  qui  courent  lentement,  l'un 
exprès,  l'autre  malgré  lui,  quel  est  le  meilleur 
coureur? 

HIPPIAS. 

Celui  qui  court  lentement  exprès. 

21. 


3*4  LE  SECOND  HIPPIAS. 

SOCRATE. 

Courir,  n'est-ce  pas  agir? 

HIPPIAS. 

Assurément. 

SOCRATE. 

Si  c'est  agir,  n'est-ce  pas  faire  quelque  chose? 

HIPPIAS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Donc  celui  qui  court  mal,  fait  une  chose  mau- 
vaise et  laide  en  fait  de  course? 

HIPPIAS. 

Oui  :  qui  en  doute? 

SOCRATE. 

Celui  qui  court  lentement  ne  court-il  pas  mal? 

HIPPIAS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Le  bon  coureur  ne  fait-il  point  cette  chose 
mauvaise  et  laide,  parce  qu'il  le  veut  bien;  et 
le  mauvais  malgré  lui? 

HIPPIAS. 

Selon  toute  apparence. 

SOCRATE. 

Dans  la  course,  par  conséquent,  celui  qui  fait 
mal  malgré  soi,  est  plus  mauvais  que  celui  qui 
fait  mal  de  plein  gré? 


LE  SECOND  H1PPIAS.  3i5 

HIPPIAS. 

Oui,  dans  la  course. 

SOCRATF. 

Et  dans  la  lutte?  De  deux  lutteurs  dont  l'un 
tombe  volontairement,  et  l'autre  malgré  lui, 
quel  est  le  meilleur? 

HIPPIAS. 

Le  premier,  sans  doute. 

SOCRATE. 

En  fait  de  lutte ,  n'est-il  pas  plus  mauvais  et 
plus  laid  d'être  renversé  que  de  renverser? 

HIPPIAS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Dans  la  lutte  donc,  celui  qui  fait  exprès  une 
chose  mauvaise  et  laide  est  meilleur  lutteur  qu'un 
autre  qui  la  fait  malgré  lui? 

HIPPIAS. 

Il  paraît  qu'oui. 

SOCRATE. 

Et  dans  tous  les  autres  exercices  du  corps,  celui 
dont  le  corps  est  bien  disposé  ne  peut-il  pas  faire 
également  les  actions  fortes  et  les  faibles,  les  laides 
et  les  belles;  en  sorte  que  dans  ce  qui  se  fait  de 
mauvais  par  rapport  au  corps,  celui  dont  le  corps 
est  en  meilleur  état  le  fait  volontairement,  et  ce- 
lui dont  le  corps  est  mal  affecté,  malgré  lui? 


3a6  LE  SECOND  HIPPIAS. 

HIPPIAS. 

Cela  paraît  vrai  en  ce  qui  regarde  la  force. 

SOCRATE. 

Et  en  ce  qui  regarde  la  grâce,  Hippias,  n'ap- 
partient-il pas  au  corps  le  mieux  fait  d'exécuter 
volontairement  les  figures  laides  et  mauvaises, 
et  au  corps  le  plus  mal  fait  d'exécuter  les  mêmes 
figures  involontairement?  Que  t'en  semble? 

HIPPIAS. 

J'en  conviens. 

SOCRATE. 

Le  défaut  de  grâce,  s'il  est  volontaire,  suppose 
donc  les  bonnes  qualités  du  corps,  et  les  mau- 
vaises, s'il  est  involontaire. 

HIPPIAS. 

Il  y  a  apparence. 

SOCRATE. 

Et  que  penses-tu  de  la  voix?  quelle  est,  à  ton 
avis,  la  meilleure,  de  celle  qui  détonne  volontai- 
rement, ou  de  celle  qui  détonne  involontaire- 
ment? 

HIPPIAS. 

C'est  la  première. 

SOCRATE. 

La  seconde  est  donc  la  plus  mauvaise? 

HIPPIAS. 

Oui. 


LE  SECOND  HIPPIAS. 


►27 


SOCRATE. 

Qu'aimerais-tu  mieux  avoir,  des  biens  ou  des 

maux? 

hippias. 
Les  biens. 

SOCRATE. 

Que  préférerais-tu,  des  pieds  qui  boiteraient 
volontairement,  ou  de  ceux  qui  boiteraient  in- 
volontairement? 

HIPPIAS. 

Je  préférerais  les  premiers. 

SOCRATE. 

Le  boitement  dans  les  pieds  n'est-il  pas  un 
vice  et  une  difformité? 

HIPPIAS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Eh  quoi  !  la  vue  basse  n'est-elie  pas  un  vice 
des  yeux? 

HIPPIAS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Quels  yeux  aimerais-tu  mieux  avoir,  et  des- 
quels voudrais-tu  plutôt  te  servir,  de  ceux  avec 
lesquels  on  ne  voit  goutte  ou  l'on  voit  de  tra- 
vers volontairement,  ou  de  ceux  en  qui  ces  dé- 
fauts sont  involontaires? 


3a8  LE  SECOND  HIPPIAS. 

HIPPIAS. 

J'aimerais  mieux  les  premiers. 

SOCRATE. 

Tu  regardes  donc  les  parties  de  toi-même  qut 
font  mal  volontairement,  comme  meilleures  que 
celles  qui  font  mal  involontairement? 

HIPPIAS. 

Oui,  celles  que  tu  viens  de  nommer. 

SOCRATE. 

Ainsi  pour  toutes  les  autres  parties,  par  exem- 
ple, pour  les  oreilles,  le  nez,  la  bouche  et  les 
autres  sens,  il  y  a  un  même  principe,  savoir,  que 
les  sens  qui  s'acquittent  mal  involontairement 
de  leurs  fonctions,  ne  sont  nullement  désira- 
bles, parce  qu'ils  sont  mauvais;  au  lieu  que  ceux 
qui  s'en  acquittent  mal  volontairement,  sont  dé- 
sirables, parce  qu'ils  sont  bons. 

HIPPIAS. 

Cela  semble  évident. 

SOCRATE. 

Et  par  rapport  aux  instrumens,  qui  sont  ceux 
dont  il  vaut  mieux  se  servir,  ceux  avec  lesquels 
on  fait  mal  involontairement,  ou  ceux  avec  qui 
on  fait  mal  volontairement?  Par  exemple,  le 
gouvernail  avec  lequel  on  gouverne  mal  malgré 
soi  est-il  meilleur  que  celui  avec  lequel  on  gou- 
verne mal  volontairement? 


LE  SECOND  HIPPIAS.  329 

HIPPIAS. 

Non,  c'est  le  dernier. 

SOCRATE. 

N'en  doit-on  pas  dire  autant  de  l'arc,  de  la 
lyre,  des  flûtes  et  des  autres  instruraens? 

HIPPIAS. 

Tu  as  raison. 

SOCRATE. 

Quoi  encore  !  s'il  s'agit  de  l'âme  d'un  cheval , 
laquelle  vaut-il  mieux  avoir ,  de  celle  avec  qui  on 
chevauchera  mal  volontairement,  ou  de  l'autre? 

HIPPIAS. 

La  première. 

SOCRATE. 

Elle  est  donc  meilleure? 

HIPPIAS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Ainsi ,  avec  la  meilleure  âme  de  cheval  on  fera 
mal  volontairement  les  actions  qui  dépendent 
de  cette  âme,  et  avec  la  mauvaise  on  les  iera 
involontairement  ? 

HIPPIAS. 

Sans  doute. 

SOCRATE. 

N'en  est- il  pas  de  même  à  l'égard  du  chien  et 
des  autres  animaux? 


33o  LE  SECOND  HIPPIAS. 

HIPPIAS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Mais  quoi  !  quelle  est  l'âme  d'archer  qu'il  vaut 
mieux  posséder,  celle  qui  manque  volontaire- 
ment le  but,  ou  celle  qui  le  manque  malgré  elle? 

HIPPIAS. 

C'est  la  première. 

SOCRATE. 

Elle  est  donc  la  meilleure  en  ce  qui  concerne 
l'adresse  à  tirer  de  l'arc? 

HIPPIAS. 

Oui 

SOCRATE. 

L'âme  qui  manque  involontairement  est  donc 
plus  mauvaise  que  l'autre? 

HIPPIAS. 

Oui,  quand  il  est  question  de  tirer  une  flèche- 

SOCRATE. 

Et  quand  il  s'agit  de  médecine,  l'âme  qui  fait 
volontairement  mal  dans  le  traitement  du  corps 
n'est-elle  pas  la  plus  habile  en  fait  de  médecine? 

HIPPIAS. 

Oui. 

SOCRATE. 

ttlle  est  donc  meilleure  relativement  à  cet  art 
que  celle  qui  ne  sait  pas  traiter  les  mahdies? 


LE  SECOND  HIPPIAS.  33 1 

HIPPIAS. 

Je  l'avoue. 

SOCRATE. 

Et  par  rapport  à  l'art  de  jouer  du  luth  et  de 
la  flûte  ,  par  rapport  à  tous  les  autres  arts  et 
sciences,  la  meilleure  âme  ,  n'est-ce  pas  celle  qui 
fait  à  dessein  ce  qu'elle  fait  de  mal  et  de  laid,  et 
qui  manque  volontairement  ;  et  la  plus  mau- 
vaise, celle  qui  manque  malgré  elle? 

HIPPIAS. 

Il  y  a  apparence. 

SOCRATE. 

Certainement,  en  fait  d  âmes  d'esclaves,  nous 
aimerions  mieux  avoir  en  notre  possession  celles 
qui  manquent  et  font  mal  volontairement  ,  que 
celles  qui  manquent  involontairement,  les  pre- 
mières étant  meilleures  que  les  dernières  par 
rapport  aux  mêmes  objets. 

HIPPIAS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Mais  quoi!  ne  voudrions-nous  pas  que  notre 
Ame  fût  aussi  excellente  qu'elle  peut  l'être  ? 

HIPPIAS. 

Assurément. 

SOCRATE. 

Ne  sera- 1- elle  donc  pas  meilleure  si  elle  fait 


33i  LE  SECOND  HIPPIAS. 

mal  et   pèche  volontairement ,  que  de  l'autre 
manière  ? 

HIPPIAS. 

Il  serait  bien  étrange ,  Socrate  ,  que  l'homme 
volontairement  injuste  fût  meilleur  que  celui 
qui  est  tel  involontairement. 

SOCRATE. 

C'est  pourtant  ce  qui  parait  résulter  de  ce 
qu'on  vient  de  dire. 

HIPPIAS. 

Non  pas  à  moi ,  certes. 

SOCRATE. 

Je  croyais,  Hippias  ,  que  tu  en  jugeais  de 
même.  Réponds-moi  donc  de  nouveau.  La  jus- 
tice n'est-elle  pas  ou  une  force,  ou  une  science, 
ou  l'une  et  l'autre?  n'est-il  pas  nécessaire  qu'elle 
soit  une  de  ces  trois  choses  ? 

HIPPIAS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Si  la  justice  est  une  force  de  l'âme  ,  l'âme  qui 
aura  le  plus  de  force  sera  la  plus  juste,  car  nous 
avons  vu,  mon  cher,  que  c'était  la  meilleure. 

HIPPIAS. 

Nous  l'avons  vu  en  effet. 

SOCRATF,. 

Si  c'est  une  science,  l'âme  la  plus  instruite  ne 


LE  SECOND  HIPPIAS.  333 

sera-t-elle  pas  a  plus  juste  ;  et  la  plus  ignorante, 
la  plus  injuste?  Et  si  c'est  l'une  et  l'autre ,  n'est-il 
pas  clair  que  l'âme  qui  aura  en  partage  la  science 
et  la  force  sera  la  plus  juste,  et  que  la  plus  igno- 
rante et  la  moins  forte  sera  la  plus  injuste  ?  N'est- 
ce  pas  une  nécessité  que  cela  soit  ainsi? 

HIPPIAS. 

Suivant  toute  apparence. 

SOCKATE. 

N'avons  -  nous  pas  vu  que  l'àme  la  plus  forte 
et  la  plus  instruite  est  aussi  la  meilleure ,  la 
plus  en  état  de  faire  l'un  et  l'autre ,  tant  le  bien 
que  le  mal,  en  tout  genre  d'action? 

mppiAS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Lors  donc  qu'elle  fait  des  actions  honteuses, 
elle  les  fait  volontairement ,  à  cause  de  sa  force 
et  de  sa  science,  qui,  prises  toutes  deux  ensem- 
ble ou  séparément ,  sont  la  justice. 

HIPPIAS. 

Probablement. 

SOCRATE. 

Commettre  une  injustice,  n'est-ce  pas  faire 
mal?  n'en  pas  commettre  ,  n'est-ce  pas  faire  bien? 

HIPPIAS. 

Oui. 


334  Ï^E  SECOND  HIPPIAS. 

SOCRATE. 

Par  conséquent  l'âme  la  plus  forte  et  la  meil- 
leure agira  volontairement,  lorsqu'elle  se  rendra 
coupable  d'injustice,  et  la  mauvaise  agira  invo- 
lontairement. 

HIPPIAS. 

Il  paraît  qu'oui. 

SOCRATE. 

L'homme  de  bien ,  n'est-ce  pas  celui  dont  l'âme 
est  bonne;  et  le  méchant,  celui  dont  l'âme  est 
mauvaise  ? 

HIPPIAS. 

Oui. 

SOCRATE. 

Ainsi  c'est  le  propre  de  l'homme  de  bien  de 
commettre  l'injustice  volontairement  ;  et  du  mé- 
chant de  la  commettre  involontairement,  s'il 
est  vrai  que  l'âme  de  l'homme  de  bien  soit 
bonne  ? 

HIPPIAS. 

Elle  l'est,  sans  contredit. 

SOCRATE. 

Celui  donc  qui  pèche  et  fait  volontairement 
des  actions  honteuses  et  injustes,  mon  cher  Hip- 
pias ,  s'il  est  vrai  qu'il  y  ait  des  hommes  de  ce 
caractère ,  ne  peut  être  autre  que  l'homme  de 
bien. 


LE  SECOND  HIPPIAS.  335 

HIPPIAS. 

Je  ne  saurais  t'accorder  cela,  Socrate. 

SOCRATE. 

Ni  moi  me  l'accorder  à  moi-même ,  Hippias. 
Mais  cette  conclusion  suit  nécessairement  du 
discours  précédent. 

Pour  moi,  comme  je  te  l'ai  dit  plus  haut ,  je 
ne  fais  qu'errer  continuellement  en  tous  sens  sur 
ces  objets,  et  je  ne  suis  jamais  constamment  du 
même  avis.  Mes  doutes  après  tout  n'ont  rien  qui 
doive  surprendre,  non  plus  que  ceux  de  tout 
autre  ignorant.  Mais  si  vous  n'avez  aucun  point 
fixe,  vous  autres  savans,  il  est  bien  triste  pour 
nous  de  ne  pouvoir  être  délivrés  de  notre  erreur, 
même  en  recourant  à  vous. 


EUTHYDÈME 


OU 


LE  DISPUTEUR. 


22 


k  -»_  *--»-'».  *.  %/»*  *-•*  * 


ARGUMENT 

PHILOSOPHIQUE. 

vJn  peut  distinguer  dans  les  compositions 
de  Platon  trois  manières  essentiellement 
♦  différentes  :  la  première  où  domine  le  ca- 
ractère poétique ,  la  seconde  où  domine  au 
contraire  le  caractère  dialectique,  la  troi- 
sième qui  les  réunit  tous  les  deux.  Cette 
distinction,  si  elle  est  fondée,  peut  servir 
de  principe  à  une  nouvelle  classification  des 
dialogues  de  Platon  et  les  partage  en  trois 
séries.  Il  s'agit  de  savoir  à  laquelle  appar- 
tient l'Euthydème. 

Au  premier  coup-d'œil,  on  est  tenté  de 
rapporter  l'Euthydème  à  la  première  ma- 
nière de  Platon.  En  effet,  ce  dialogue  ne 
semble  d'abord  qu'une  admirable  comédie 


2  2. 


lin  \RGUMENT. 

dans  le  genre  d'Aristophane  ,  une  sorte 
de  mime  comme  ceux  de  Sophron,  où  l'art 
des  sophistes  est  rais  en  scène,  exposé  et 
développé  avec  une  force  comique  qui  sou- 
vent s'élève  jusqu'à  la  haute  bouffonnerie 
des  Oiseaux  et  des  Nuées.  Le  caractère  poé- 
tique et  dramatique  y  est  si  frappant  qu'il 
cache  tout  le  reste,  et  qu'au  premier  aspect 
on  n'y  voit  pas  autre  chose.  Mais  en  sup- 
posant même  que  l'Ëuthydème  ne  soit 
qu'une  comédie,  \u\  examen  un  peu  plus 
attentif  y  fait  reconnaître  aisément  un 
art  et  des  combinaisons  qu'il  est  difficile 
d'attribuer  à  un  jeune  homme.  Sans  par- 
ler du  tact  supérieur  qui  retient  toujours 
la  verve  du  poète  dans  une  certaine  mesure 
philosophique,  ce  dialogue  renferme  trois 
on  quatre  dialogues  distincts,  avec  des  in- 
terlocuteurs difTérens,  tour-à-tour  suspen- 
dus et  repris,  et  fondus  si  habilement  les 
uns   dans   les  autres,  qu'ils  se  soutiennent 


ARGUMENT.  %  i 

au  lieu  de  se  nuire,  développent  harmo- 
nieusement le  lil  du  dialogue  total,  et  con- 
courent tous  par  leur  variété  même  à  l'effet 
unique  de  l'ensemble.  Le  Protagoras  aussi 
est  une  excellente  comédie  sur  les  sophis- 
tes, mais  une  comédie  où  il  y  a  moins 
d'ordre  que  de  mouvement,  et  des  parties 
brillantes  plutôt  qu'un  ensemble  régulier  et 
lumineux.  Enfin,  et  c'est  là  la  différence 
essentielle,  le  Protagoras  est  une  pure  co- 
médie, où  le  sujet  mis  en  avant  n'est  qu'un 
prétexte,  et  se  résout  bientôt  en  plaisante- 
ries, tandis  qu'ici  le  sujet  est  traité  et  traité 
à  fond.  L'auteur  du  Protagoras  se  moque 
des  sophistes  plus  qu'il  ne  les  réfute;  il 
s'attaque  aux  personnages  les  plus  illustres 
en  ce  genre,  et  les  met  tous  en  scène,  Pro- 
tagoras, Hippias,  Prodicus;  mais  pour  la 
sophistique,  il  l'effleure  et  la  fait  à  peine 
connaître  :  à  ce  trait  reconnaissez  le  jeune 
homme.  L'auteur  de  FEuthydènie,  au  con~ 


34*  ARGUMENT. 

traire,  prend  pour  héros  des  hommes  or- 
dinaires, et  s'enfonce  dans  les  choses  :  il 
épuise  la   matière;  tout  l'art  des  sophistes 
est  mis  à  nu;  il  vous  introduit  dans  leur 
arsenal,  et    vous    en    fait   toucher   une  à 
une  toutes   les  armes.    Car  il  ne  faut  pas 
croire   que   la    plupart  des   sophismes  ex- 
posés    et    réfutés     dramatiquement    dans 
TEuthydème  ,     soient    de    l'invention     de 
Platon  ;    ils    ont    un    fond   historique.     A 
mesure  que  la   connaissance  de  la  sophis- 
tique ancienne  avancera,  nous  sommes  as- 
surés qu'on  retrouvera  presque  toutes  les 
données  qui   sont   ici  employées  si  libre- 
ment, et  si  habilement  rassemblées.   Déjà 
même  on  commence  à  s'orienter  un  peu  au 
milieu  de  cette  multitude  de  sophismes;  on 
commence  à  démêler  les  différentes  écoles 
auxquelles    ils    sont    empruntés.    Dionyso- 
dore  et  Euthydème  viennent  de  la  grande 
fxrèce,  et  on  reconnaît  très  bien  dans  leur 


ARGUMENT.  343 

argumentation  qu'ils  ont  passé  par  l'école 
éléatique.  On  n'y  reconnaît  pas  moins  l'es- 
prit de  l'école  d'Abdère.  Schleiermacher  a 
restitué  à  Antisthènes,  le  fondateur  de  l'é- 
cole cynique  et  stoique,  plusieurs  sophisraes 
qui  lui  appartiennent;  mais  c'est  à  l'école 
de  Mégare  que  la  plupart  appartiennent 
évidemment,  et  il  est  impossible  de  ne  pas 
sentir  dans  l'Euthvdème  une  connaissance 
approfondie  et  une  longue  habitude  de  cette 
école.  Ce  point  nous  parait  incontestable, 
et  s'il  l'est,  il  en  résulte  que  l'Euthydème 
n'est  pas  de  la  première  jeunesse  de  Platon; 
car  son  voyage  et  son  séjour  à  Mégare  n'ont 
eu  lieu  qu'après  la  mort  de  Socrate.  Il  y 
a  plus.  En  deux  endroits  se  trouve  une 
allusion  manifeste  au  Théétète  ,  monu- 
ment d'un  âge  et  d'un  art  avancé.  Cette 
dernière  raison,  jointe  à  toutes  les  autres, 
nous  permet  de  conclure  presque  cer- 
tainement  que  l'Euthydème   ne   peut  être 


344  ARGUMENT. 

rapporté  à  la  première  manière  de  Platon. 
D'un  autre  côté,  placera-t-on  l'Euthy- 
dème  dans  la  classe  des  dialogues  de  sa 
seconde  manière  ?  Encore  bien  moins.  1  *a 
beauté  des  formes  de  l'Euthydème  et  la  verve 
dramatique  qui  l'anime  d'un  bout  à  l'autre 
s'y  opposent  absolument;  et  on  ne  conçoit 
pas  comment  Schleiermacher  et  Socher  ont 
pu  placer  ce  dialogue  à  la  suite  du  Menon, 
où  règne  exclusivement  dans  toute  sa  sévé- 
rité le  caractère  dialectique.  Peut-être  in- 
voquera-1- on  l'analogie  des  sujets  des 
deux  dialogues,  la  question  agitée  dans  le 
Menon,  si  la  vertu  peut  être  enseignée, 
étant  reproduite  dans  l'Euthydème  ?  Mais 
cette  question  est  le  fond  même  du  Me- 
non, et  n'est  qu'un  épisode  de  l'Euthy- 
dème. Et  puis  nous  ne  pouvons  admettre 
que  ce  soit  dans  les  rapports  des  sujets 
qu'il  faille  chercher  ceux  des  ouvrages. 
Assurément  il   est  des  cas  où  le  choix  du 


ARGUMENT.  345 

sujet  indique  déjà  la  situation  de  lame  de 
l'artiste,  et  iixe  la  date  d'un  monument.  Ce- 
pendant les  sujets  sont  empruntés  la  plupart 
du  temps  à  des  raisons  tout  extérieures,  et 
n'ont  en  général  aucune  relation  avec  le 
plus  ou  moins  de  perfection  du  talent  de 
l'artiste.  Or,  c'est  là  précisément  ce  qu'il 
s'agit  de  reconnaître  pour  déterminer  l'é- 
poque de  son  développement,  à  laquelle  se 
rapporte  le  monument  en  question.  Où 
donc  et  comment  saisir  le  plus  ou  moins 
de  perfection  d'un  ouvrage?  Evidemment 
dans  la  manière  dont  le  sujet  y  est  traité, 
et  non  dans  ce  sujet;  c'est  là  qu'est  selon 
nous  le  vrai  principe  de  classification  des 
ouvrages  de  fart.  Ainsi  de  ce  que  la 
question  du  Alenon,  si  la  vertu  peut  être 
enseignée,  se  retrouve  dans  l'Euthydème, 
nous  ne  conclurons  pas  du  tout  que  ces 
deux  mon u mens  soient  de  la  même  époque; 
au  contraire,  comme  la  même  question  est 


1546  ARGUMENT. 

traitée  dans  ces  deux  dialogues  d'une  raa- 
mère  toute  différente,  nous  conclurons  très 
légitimement  que  ces  deux  momimens  doi- 
vent être  rapportés  à  des  époques  différen- 
tes du  développement  de  leur  auteur.  Nous 
ne   mettrons    donc   pas  l'Euthydème  à  la 
suite  du  Menon,  à  cause  de  l'analogie  des 
sujets  ,   pas  plus  que  nous  ne  mettons  le 
Menon  à  la  suite  du  Protagoras,  quoiqu'il 
le  fallût  cependant  d'après  le  principe  que 
nous   combattons  :  car  le  sujet  du  Prota- 
goras et  du  Menon  est  aussi  le  même;  le 
plan  et  les  idées  fondamentales  de  ces  deux 
dialogues  sont  les  mêmes.  Cependant  qui  a 
songea  les  placer  dans  la  même  époque?  Il 
nous  semble  que  le  Protagoras,  le  Menon 
et  l'Euthydème  forment  une  espèce  de  tri- 
logie, où,  presque  sur  le  même  sujet,  se  dé- 
veloppent et  se  manifestent  dans  toute  leur 
diversité  les   trois    manières  fondamentales 
de  Platon.  Le  Protagoras  est  par-dessus  tout. 


ARGUMENT  3Z,7 

un  drame,  le  Menon  une  pure  discussion, 
l'Euthydème  à-la-fois  une  discussion  et  un 
drame,  c'est-à-dire  la  réunion  des  mérites 
opposés  de  Protagoras  et  du  Menon.  Nous 
n'hésitons  donc  pas  à  rapporter  l'Euthy- 
dème à  la  troisième  et  dernière  manière  de 
Platon.  Mais  il  ne  faut  pas  oublier  que  les 
trois  manières  de  ce  grand  artiste  ont  entre 
elles  leurs  transitions  ,  et  que  chacune  a 
elle-même  ses  nuances  et  ses  progrès.  Ainsi 
en  mettant  l'Euthydème  dans  la  troisième 
série  des  dialogues  authentiques ,  nous  ne 
prétendons  pas  le  placer  sur  la  même  ligne 
que  le  Gorgias,  le  Phédon ,  le  Banquet  ou  la 
République.  D'abord  la  réfutation  de  la  dia- 
lectique sophistique  n'est  pas  une  pensée  de 
vieillard  ;  et  quant  à  l'art,  si  l'analogie  de 
manière  est  manifeste ,  l'infériorité  de  ta- 
lent ne  l'est  pas  moins.  Dans  cette  com- 
binaison savante  du  caractère  dramatique 
et  du  caractère  dialectique,  qui  distingue 


3/j8  ARGUMENT. 

l'Euthydème  comme  tout  vrai  dialogue  de 
la  troisième  série,  la  poésie  domine  un 
peu  trop  peut-être,  et  semble  obscurcir  de 
sou  éclat  la  partie  philosophique,  qui  pour- 
rait paraître  davantage.  Nous  nous  conten- 
terons donc  de  placer  l'Euthydème  au  com- 
mencement de  la  troisième  période  du  dé- 
veloppement du  Platon ,  parmi  les  premiers 
essais  où  l'artiste  et  le  penseur  se  donnant 
enfin  la  main  ,  cherchent  «à  concilier  et  à 
fondre  dans  le  sein  d'une  unité  supérieure 
les  directions  exclusives  qu'ils  avaient  sui- 
vies jusqu'alors,  sans  y  être  encore  entiè- 
rement parvenus. 

Si  la  philosophie  dans  l'Euthydème  est 
ou  semble  inférieure  au  drame,  et  si  l'ar- 
gumentation sophistique  n'est  pas  un  sujet 
d'une  aussi  haute  importance  que  celui  de 
plusieurs  autres  dialogues  de  la  même  pé- 
riode, il  ne  faut  pas  en  conclure  que  ce  soit 
un   sujet  frivole,  et    que   par    conséquent. 


ARGUMENT.  349 

connue  Fa  voulu  Ast ,  l'Euthydème  soit  in- 
digne de  Platon.  En  vérité,  si  l'Euthydème 
n'appartient  pas  à  Platon ,  il  lui  restera  bien 
peu  de  dialogues.  Premièrement  le  fond  de 
l'Euthydème  est,  il  est  vrai,  la  réfutation 
de  l'argumentation  sophistique  ;  mais  sur  ce 
fond  se  dessinent  beaucoup  d'autres  dis- 
cussions qui  l'enrichissent  et  l'agrandissent: 
par  exemple,  la  question  du  Protagoras  et 
du  Menon ,  si  la  vertu  peut  être  enseignée; 
le  souverain  bien  placé  dans  la  sagesse,  parce 
«pie  sans  la  sagesse  on  peut  posséder  tous 
les  biens  ,  mais  sans  savoir  en  faire  usage  ; 
toutes  les  sciences  et  tous  les  arts  subor- 
donnés aussi  à  la  sagesse  ;  enfin  l'apologie 
de  la  philosophie,  son  indépendance  de  la 
mauvaise  dialectique  et  sa  suprématie  sur  la 
politique  et  la  littérature.  Secondement,  le 
sujet  propre  de  l'Euthydème  est -il  donc 
suis  importance?  Etait-il  sans  importance 
pour  Platon  de  combattre  et  de  détruire, 


35o  ARGUMENT. 

sous  les  noms  d'Euthydème  et  de  Dionyso- 
dore ,  les  sophistes  de  son  temps  ,  des 
hommes  qui  possédaient  tous  les  moyens  de 
séduire  dans  tous  les  pays  et  surtout  en 
Grèce  \  ce  pays  classique  du  sophisme  ,  qui 
l'encourageait  et  le  soutenait  de  la  même 
disposition  générale  qui  lui  avait  donné 
naissance ,  des  hommes  qui  captivaient  et 
gouvernaient  l'élite  de  leurs  contemporains, 
et  qui ,  abaissant  la  philosophie  à  d'indi- 
gnes subtilités ,  la  corrompant  dans  son 
essence,  entraînant  les  faibles,  révoltant  les 
sages  ,  mettaient  par  là  un  obstacle  à  la 
haute  entreprise  de  Platon  ,  d'appeler  à 
l'étude  de  la  philosophie  toutes  les  âmes 
saintes  et  élevées?  Dans  ce  cas,  ne  fallait- 
il  pas ,  après  des  attaques  indirectes  et 
d'inutiles  escarmouches ,  en  finir  avec  le 
sophisme  et  lui  livrer  une  bataille  déci- 
sive ?  Or,  toute  sa  force  était  dans  sa  dia- 
lectique :  c'était   donc   là   qu'il    fallait  fat- 


ARGUMENT.  35  r 

taquer  ;  il  fallait,  une  fois  pour  toutes,  se 
délivrer  des  sophistes  en  leur  arrachant 
leurs  armes  et  en  les  brisant  dans  lears 
mains  ;  il  fallait  faire  voir  clairement  à  quoi 
se  réduisait  cet  art  merveilleux  ,  dont  le 
prestige  charmait  les  imaginations  grec- 
ques ,  et  tout  en  révoltant  le  bon  sens  l'é- 
tonnait  et  l'embarrassait.  C'est  ce  que  Pla- 
ton devait  faire  une  fois  et  ce  qu'il  a  fait 
ici  radicalement.  Et  on  ne  peut  nier  qu'en 
cela  il  n'ait  très  bien  compris  sa  situation, 
les  besoins  de  son  siècle  et  de  sa  nation,  et 
que  l'Euthydème  ne  se  rapporte  parfaite- 
ment au  plan  général  de  sa  vie  et  de  sa  phi- 
losophie. Ajoutez  qu'en  combattant  les  so- 
phistes, le  champ  de  bataille  de  Platon  n'é- 
tait pas  seulement  la  Grèce ,  mais  l'humanité 
tout  entière  et  l'esprit  humain  lui-même,  qui, 
après  tout,  est  le  vrai  père  du  sophisme.  En 
effet  l'esprit  humain  ne  peut  pas  rester  tou- 
jours dans  l'intuition  immédiate,  l'enthou- 


,Yji  argument. 

siasme,  les  croyances  spontanées  et  primi- 
tives; il  faut  qu'il  en  sorte  ;  il  faut  qu'il  tombe 
par  la  force  même  de  sa  nature  dans  l'ana- 
lyse et  le  raisonnement  :  or  une  fois  sur  cette 
pente,  il  ne  s'y  arrête  guère,  il  devient  ai- 
sément sophiste  ,  et  porte  de  lui  -  même 
toutes  les  subtilités  et  les  raffinemens  dont 
les  sophistes  de  la  Grèce  ont  été  dans  le 
monde  non  les  inventeurs ,  mais  les  plus  il- 
lustres interprètes.  Par  là,  comme  nous 
lavons  dit  ailleurs,  Platon  sort  des  limites 
de  l'histoire  ;  il  ne  s'adresse  plus  seule- 
ment à  son  siècle,  mais  à  tous  les  siècles. 
Voilà  le  vrai  point  de  vue  sous  lequel  il 
faut  considérer  l'Euthydème.  Ce  n'est  pas 
moins  ici  qu'un  traité  général  et  complet  du 
sophisme.  Au  premier  coup-d'œil  on  n'aper- 
çoit dans  l'Euthydème  que  d'aimables  folies 
qui  semblent  imaginées  à  plaisir  pour  four- 
nir une  comédie  piquante;  avec  un  peu  d'é- 
tude ,    dans    cette    comédie   on     reconnaît 


ARGUMENT.  35  S 

l'histoire  ;  avec   plus  détude    encore   dans 
l'histoire  on  reconnaît  l'humanité,  et  sous 
cet  amas  de  sophismes  empruntés  aux  écoles 
de  la  Grèce,  on  parvient  à  démêler  les  ty- 
pes généraux  et  fondamentaux  de  tous  les 
sophismes  possibles.  Etudiez  aussi  l'ordre 
dans  lequel  ils  sont  successivement  mis  en 
scène,  vous  vous  apercevrez  que  cet  ordre 
purement  dramatique   en  apparence   ren- 
ferme un  ordre  profondément  philosophi- 
que, et  qu'au   milieu   de  ces  plaisanteries 
qui  se  croisent  l'une  l'autre ,  et  qui  ont  l'air 
d'être  amenées  là  et  de  s'entrelacer  par  les 
seuls  hasards  de  la  conversation,  règne  un 
enchaînement  secret   tout  aussi   rigoureux 
qu'il  eût  pu  être  dans  un  traité  de  logique 
ex  professo  :  d'abord  les  sophismes  les  plus 
naturels  et  les  plus  faciles  à  résoudre,  puis 
des  sophismes  plus  savans  qui  étonnent  da- 
vantage et  demandent  une  solution  plus  dé- 
licate, ceux-ci  qui  reposent  sur  un   même 

4i  »3 


35/»  ARGUMENT. 

mot  tour-à-tour  pris  dans  plusieurs  sens  dif- 
férens,  ceux-là  qui  consistent  à  passer  tout- 
à-coup  d'un  cas  particulier  à  une  proposi- 
tion générale  qui  n'en  découle  pas  rigou- 
reusement ,  pour  redescendre  ensuite  de 
cette  fausse  généralité  à  d'autres  cas  parti- 
culiers en  contradiction  avec  le  premier,  et 
successivement  ainsi  tous  les  modèles  des 
raisonnemens  vicieux.  Faites  plus,  étudiez 
avec  soin,  approfondissez  les  réponses  de 
Socrate  aux  sophistes  :  l'habile  artiste  ne 
laisse  pas  un  instant  paraître  le  professeur, 
et  il  n'y  a  pas  moyen  de  saisir  ici  la  moin- 
dre trace  de  pédanterie.  Cependant  il  ne 
s'agit  que  d'enlever  pour  ainsi  dire  l'enve- 
loppe dramatique,  pour  apercevoir  de  vé- 
ritables solutions  philosophiques,  et  l'in- 
dication des  moyens  de  découvrir  le  so- 
phisme, de  le  forcer  de  comparaître  sous 
sa  véritable  face,  et  de  le  confondre.  Dans 
Platon  et  chez  les  Grecs  en  général, la  philo- 


ARGUMENT.  355 

sophie,  comme  la  religion,  comme  la  patrie, 
comme  toutes  choses,  se  présente  toujours 
avec  l'aspect  de  la  beauté;  l'art  domine 
dans  Platon,  et  le  charme  de  la  forme  est 
si  grand  qu'il  voile  souvent  le  fond  à  des 
yeux  inattentifs  ou  peu  exercés.  Dans  l'Eu- 
thydème,  par  exemple,  l'élément  philoso- 
phique pourrait  être  plus  explicite;  nous  le 
croyons  ainsi  du  moins,  nous  autres  moder- 
nes, surtout  nous  autres  Français,  chez  les- 
quels domine  l'abstraction.  Mais  Platon 
était  un  contemporain  de  Phidias  et  de  So- 
phocle. Pour  lui,  le  problème  était  de  pré- 
senter tout  ce  qu'il  y  avait  de  plus  excel- 
lent dans  la  pensée  du  genre  humain  ou 
dans  la  sienne  propre,  à  une  condition, 
savoir,  de  produire  sur  ses  contemporains 
l'effet  de  la  beauté.  Or,  il  n'y  a  de  beauté, 
il  n'y  a  de  grâce  et  de  vie  que  dans  l'indi- 
vidualité. De  là  les  drames  de  Platon.  Mais 
sous  ces  drames  est  un  système;  sous  ces 

■jS. 


356  ARGUMENT. 

formes  si  individuelles  sont  des  idées, 
c'est-à-dire  des  idées  générales;  car  la  gé- 
néralité est  tout  aussi  bien  de  l'essence  des 
véritables  idées  que  l'individualité  est  de 
l'essence  des  belles  formes.  Aussi,  en  char- 
mant son  siècle  par  la  beauté,  Platon  s'a- 
dresse à  tous  les  siècles  par  ses  idées.  Pro- 
fondément grecques  dans  leur  vêtement 
extérieur,  une  fois  dégagées  de  leur  enve- 
loppe historique  et  rendues  à  elles-mêmes, 
ces  idées  sont  immortelles.  Voilà  comment 
l'Euthydème,  dans  ces  trois  ou  quatre  dia- 
logues entrelacés  les  uns  dans  les  autres, 
comme  les  actes  d'un  drame,  et  sous  des 
bouffonneries  dignes  d'Aristophane,  couvre 
un  traité  régulier  de  logique  qui  a  traversé 
toute  l'antiquité,  tout  le  moyen  âge,  et 
qu'on  enseigne  encore  aujourd'hui ,  sans 
s'en  douter,  dans  presque  toutes  les  écoles 
du  monde  civilisé.  En  effet,  qu'a  fait  Aris- 
tote  après  Platon  ?  Ce  qui  lui  restait  à  faire  ^ 


ARGUMENT  3% 

ce  qu'il  y  avait  de  grand  et  d'original  à 
faire.  Il  a  ôté  la  forme  et-  s'est  approprié  les 
idées,  les  affaiblissant  quelquefois,  mais  les 
éclaircissant  toujours,  les  exposant  et  les  dé- 
veloppant dans  l'ordre  didactique  caché  sous 
les  grâces  et  le  mouvement  dramatique  des 
dialogues  de  Platon.  L'ouvrage  d' Aristote,  in- 
titulé Delà  Réfutation  des  sopïiismes ,  n'est 
pas  autre  chose  que  l'Euthydème  réduit  en 
formules  générales.  Get  ouvrage  constitua  à- 
peu-près  l'enseignement  dialectique  de  l'an- 
tiquité. Des  écoles  de  la  Grèce  il  passa  dans 
celles  du  moyen  âge,  où  domina  Aristote; 
et  malgré  la  révolution  cartésienne,  la  sco- 
lastique.  péripatéticienne  est  restée  dans  la 
partie  logique  de  tous  les  systèmes  les  plus 
opposés,  et  règne  encore  sans  contestation 
d'un  bout  du  monde  à  l'autre.  Il  est  cu- 
rieux de  retrouver  aujourd'hui  dans  les 
plus  élégans  comme  dans  les  plus  pédan- 
tesques  manuels  de  logique  modernes,  les 


358  ARGUMENT. 

problèmes  agités  dans  les  cloîtres  du  moyen 
âge,  et,  il  y  a  deux  mille  ans,  dans  les  gym- 
nases et  les  musées  d'Alexandrie  et  d'Athè- 
nes; d'y  retrouver  les  mêmes  solutions  de 
ces  problèmes;  que  dis-je!  les  termes  mê- 
mes et  les  exemples  sous  lesquels  on  pré- 
sentait alors  les  divers  sophismes,  exemples 
bizarres  et  ridicules,  dont  la  fortune  a  été 
de  traverser  les  siècles.  Or,  la  plupart  de 
ces  exemples  sont  déjà  dans  l'Euthydème. 
C'est  que  tout  ceci  a  sa  racine  dans  l'esprit 
humain  lui-même,  père  du  mensonge  comme 
de  la  vérité,  qui  produit  l'erreur  et  qui  la 
redresse,  et  qui  est  engagé  tout  entier  avec 
toutes  ses  lois  dans  les  moindres  questions 
de  dialectique;  c'est  que  les  mots,  ces  signes 
de  la  pensée  insignifîans  en  eux-mêmes, 
une  fois  attachés  à  des  idées  essentielles,  les 
accompagnent  dans  leur  cours,  et  entrent 
en  partage  de  leur  immortalité. 


b  v*--*»  *^»  %•*•*.  *-*^  *^>  *•» 


•.-•.-•.  «.<«.<«.  •.•*»  «^M,  %,-••*  *-V*.V^%.  *.».■*.  «^*-«^*-»  *^*.-*  *•*••. 


EUTHYDÈME, 


OU 


LE    DISPUTEUR. 


Premiers  interlocuteurs. 

CRITON,    SOCRATE. 

Seconds  interlocuteurs . 


SOCRATE,    EUTHYDÈME,    DIONYSODORE, 
CLINIAS,  GTÉSIPPE. 


nm«m»i» 


CRITON. 


Oocrate  ,  qui  était  donc  cet  homme  avec  qui 
tu  disputais  hier  dans  le  lycée?  Je  m'appro- 
chai tant  que  je  pus  pour  vous  ouïr;  mais  la 
presse  était  si  grande  autour  de  vous,  qu'il 
me  fut  impossible  de  rien  entendre  distincte- 
ment. Je  me  haussai  sur  la  pointe  des  pieds 


36o  EUTHYDEME. 

pour  voir,  du  moins ,  et  il  me  sembla  que  ce- 
lui avec  qui  tu  parlais  était  un  étranger.  Qui 
est-il? 

SOCRATE. 

Qui  veux-tu  dire,  Criton?  car  il  n'y  en  avait 
pas  qu'un,  ils  étaient  deux. 

CRITON. 

Celui  dont  je  demande  le  nom  était  assis  le 
troisième  à  ta  droite.  Le  fils  d'Axiochus  *  était 
entre  vous  deux.  Il  me  semble  qu'il  a  bien 
grandi,  et  qu'il  est  à -peu-près  de  l'âge  de  mon 
fils  Critobule;  mais  Critobule  **  est  délicat,  tau- 
dis que  l'autre  est  plus  formé,  beau  et  de  bonne 
grâce.    ' 

SOCRATE. 

Celui  dont  tu  me  demandes  le  nom  s'appelle 
Eutbydème  **%  et  celui  qui  était  à  ma  gauche 
est  son  frère  Dionysodore  ****.  Il  était  aussi  de 
la  conversation. 

.  i  • 
*    Clinias  ,    différent    de   celui    de    Protagoras.     Voyez 

Schneider,  Memorab.  Socrat. ,  p.  a56. 

**  Xenoph. ,  Banquet. 

***  Ce  ne  peut  guère  être  celui  dont  parle  Xénophon  , 
Memorab.  Socrat. ,  IV.  C'est  plus  probablement  l'Euthydème 
du  Cratyle.  Voyez  aussi  Aristote,  de  Sophiste.  Elench.  20; 
et  Sext.  Empyriéus ,  liv.  7. 

***'  Xénophon  le  donne  pour  un  stratégiste. 


EUTHYDEME.  36 1 

CRITON. 

Je  ne  connais  ni  l'un  ni  l'autre,  Socrate. 

SOCRA.TE. 

Ce  sont  de  nouveaux  sophistes,  à  ce  qu'il  pa- 
raît. 

CRITON. 

De  quel  pays  sont-ils,  et  de  quelle  science  font- 
ils  profession? 

socrate. 

Originairement  ils  sont,  je  crois,  de  là-bas, 
de  Chios,  et  ils  étaient  allés  s'établir  à  Thu- 
rium*;  mais  ils  se  sont  enfuis  de  là,  et  rôdent 
ici  autour  depuis  plusieurs  années.  Pour  ce  qui 
est  de  leur  science,  Criton,  elle  est  admirable; 
ils  savent  tout.  Jusqu'ici  j'ignorais  encore  ce 
que  c'était  que  des  athlètes  parfaits;  en  voilà, 
grâce  à  Dieu  :  ils  excellent  dans  toute  espèce 
d'exercices.  Et  ils  ne  sont  pas  comme  les  frères 
Acarnaniens  **  qui  ne  savaient  que  les  exer- 
cices du  corps  :  d'abord  ils  sont  supérieurs 
dans  ce  genre  par  une  manière  de  combattre 
qui  assure  toujours  la  victoire  ;  ils  savent  très 

*  L'ancienne  Sybaris,  située  entre  le  Sybaris  et  le  Cré- 
this,  détruite  par  les  Crotoniates  ,  rebâtie  par  une  colonie 
athénienne  qui  l'appela  Thurium,  de  la  fontaine  Thuria. 
Diod.  de  Sicile,  liv.  XII,  c.  10;  Strabon,  liv.  VI. 

*  Il  n'est  fait  mention  de  ces  athlètes  nulle  part  ailleurs. 


36a  EUTHYDÈME. 

bien  se  battre  armés  de  toutes  pièces,  et 
l'enseignent  à  qui  les  paie;  mais,  de  plus,  ils 
excellent  dans  les  combats  judiciaires,  et  en- 
seignent aussi  à  plaider  ou  à  composer  des 
plaidoyers.  Jusqu'ici  leur  talent  se  bornait  à  ce 
que  je  viens  de  dire,  mais  maintenant  ils  sont 
arrivés  à  la  dernière  perfection,  et  les  voilà 
parvenus  dans  un  nouveau  genre  de  combat 
à  une  adresse  telle  que  nul  ne  saurait  leur 
résister;  ils  sont  devenus  des  raisonneurs  in- 
comparables ,  et  quoi  qu'on  dise  ,  vrai  ou 
faux,  ils  réfutent  tout  également.  Aussi,  Cri- 
ton  ,  ai-je  résolu  de  les  prendre  pour  maî- 
tres ,  car  ils  promettent  de  rendre  le  pre- 
mier venu  aussi  habile  qu'eux  en  très  peu  de 
temps. 

CRITON. 

Mais,  Socrate,  ne  crains-tu  pas  l'âge?  n'es-tu 
pas  trop  vieux  ? 

SOCRATE. 

Point  du  tout.  Et  c'est  là  ce  qui  m'encourage; 
je  te  dirai  qu'eux-mêmes  étaient  déjà  avancés  en 
Age  quand  ils  se  sont  adonnés  à  cet  art  de  rai- 
sonner que  je  désire  tant  apprendre;  il  n'y  a  pas 
un  an  ou  deux  qu  ils  l'ignoraient  encore.  Tout 
ce  que  je  crains,  c'est  que  je  ne  fasse  honte  à 
ces  étrangers,  comme   au  joueur  de  luth  Con- 


EUTHYDEME.  363 

nos*,  fils  de  Métrobe,  qui  me  donne  encore 
des  leçons  o*e  musique.  Les  enfans,  mes  compa- 
gnons, se  moquent  de  moi,  et  appellent  Connos 
le  pédagogue  des  vieillards.  J'ai  peur  qu'on  ne 
raille  de  même  ces  étrangers,  et  qu'à  cause  de 
cela  ils  ne  veuillent  pas  de  moi.  Voilà  pourquoi, 
Criton,  j'ai  persuadé  à  quelques  vieillards  de  ve- 
nir apprendre  avec  moi  la  musique  de  Connos, 
et  je  tâcherai  également  de  persuader  à  d'autres 
de  venir  apprendre  à  raisonner.  Et  si  tu  me  veux 
croire,  tu  viendras  aussi.  Peut-être  ne  serait-il 
pas  mal  de  prendre  avec  nous  tes  fils,  comme 
un  appât;  car  je  suis  sûr  que  pour  les  avoir  ils 
consentiront  à  nous  instruire. 

CRITON. 

Volontiers,  Socrate ,  si  tu  le  désires;  mais 
dis-moi  auparavant  ce  qu'enseignent  ces  étran- 
gers, afin  que  je  sache  ce  qu'ils  nous  appren- 
dront. 

SOCRATE. 

Je  ne  te  ferai  pas  attendre ,  et  je  ne  dirai  point 
que  je  ne  peux  le  faire  faute  de  les  avoir  enten- 
dus; car  je  leur  ai  prêté  la  plus  grande  attention, 
et  n'ai  rien  oublié  de  tout  ce  qu'ils  ont  dit.  Je 

Voyez  le   Ménexène  ,  et  Cicéron ,  Lettres  familières  , 
9,  11. 


364  EUTHYDEME. 

vais   donc  t'en    faire  un  récit  fidèle   depuis  le 
commencement  jusqu'à  la  fin.  Je  m'étais  assis 
d'aventure  seul  où  tu  me  vis,  dans  l'endroit  où 
l'on  quitte  ses  habits,  et  déjà  je  m'étais  levé  pour 
sortir,  quand  le  signe  divin  accoutumé  me  re- 
tint *.    Je   m'assis   donc   de   nouveau ,    et   peu 
après  Euthydème  et  Dionysodore  entrèrent  avec 
une  foule  de  jeunes  gens  que  je  pris  pour  leurs 
écoliers.  Ils  se  promenèrent  un  peu  sous  le  por- 
tique couvert  ;  et  à  peine  avaient-ils  fait  deux  ou 
trois  tours ,  que  Clinias  entra,  celui  qui  te  semble , 
et  avec  raison,  beaucoup  grandi,  suivi  d'un  grand 
nombre  damans,  et  entre  autres  de  Ctésippe, 
jeune  homme  de  Péanée  **,  d'un  beau  naturel, 
mais   un   peu  emporté,  comme  on   l'est  à  son 
Age.  Clinias,  dès  l'entrée,  m'ayant  vu  seul,  s'ap- 
procha de  moi,  et,  ainsi  que  tu  l'as  remarqué, 
vint  s'asseoir  à  ma  droite.  Dionysodore  et  Eu- 
thydème, le  voyant,  s'arrêtèrent;  ils  tinrent  en- 
semble une  espèce  de  conseil,  et  de  temps  en 
temps  jetaient  les  yeux  sur  nous,  car  je  les  ob- 
servais avec  soin.  Enfin  ils  s'approchèrent  et  s'as- 
sirent, Euthydème  auprès  du  jeune  homme,  et 
Dionysodore  à  ma  gauche.   Les  autres  prirent 

*  Voyez  le  Tfwagès  et  Y  apologie . 
*'  Dénie  de  In  tribu  I\uulionide. 


EUTHYDEME.  36$ 

place  comme  ils  purent.  Je  les  saluai  en  leur  di- 
sant que  je   ne  les  avais  pas  vus  depuis  long- 
temps; et  me  tournant  du  côté  de  Clinias  :  Mon 
cher,  voici  Euthydème  et  Dionysodore,  qui  ne  se 
mêlent  point  de  bagatelles;  ils  ont  une  parfaite 
connaissance  de  l'art  militaire,  de  tout  ce  qu'il 
faut  à  un  bon  général  pour  bien  commander  une 
armée,  la  ranger  en  bataille  et  lui  faire  faire 
l'exercice;  ils  t'apprendront  aussi  à  te  défendre 
toi-même  devant  les  tribunaux,  si  quelqu'un  te 
faisait  injure.  Euthydème  et  Dionysodore  eurent 
grand'pitié   de   m'entendre  parler  ainsi ,   et   se 
regardant  l'un  l'autre,  ils  se  prirent  à  rire.  Euthy- 
dème s'adressant  à  moi  :  Nous  ne  nous  en  sou- 
cions plus,  Socrate,  et  ne  considérons  cela  que 
comme  un  amusement.  Tout  étonné,  je  lui  dis  : 
Il  faut  que  votre  principal  emploi  soit  bien  con- 
sidérable,   puisque    de   telles   choses   sont   des 
jeux  pour  vous;  mais,  au  nom  des  dieux,  appre- 
nez-moi quel  est  ce  bel  emploi.  — Nous  sommes 
persuadés,  Socrate,  me  dit-il,  qu'il  n'y  a  personne 
qui  enseigne  la  vertu  aussi  bien  et  aussi  promp- 
tement  que  nous.  —  Par  Jupiter,  m'écriaije,  que 
dites-vous  là  ?  et   comment  avez-vous  fait  une 
si  heureuse  découverte?  Je   croyais   jusqu'ici, 
comme  je  le  disais  tout-à-1'heure,  que  vous  n'ex- 
celliez   qu'en   Part  militaire- ,  et  ne  vous   louais 


i 


360  EUTHYDÈME. 

que   par  cet  endroit  :  car  il   me  souvient  que 
quand  vous  vîntes  ici  la  première  fois,  vous  ne 
faisiez  profession  que  de  cette  science.  Mais  si 
vous  possédez  encore  celle  d'apprendre  la  vertu 
aux  hommes,  soyez-moi  propices,  je  vous  salue 
comme  des  dieux,  et  vous  demande  pardon  d'a- 
voir parlé  de  vous  comme  je  l'ai  fait.  Mais  voyez 
bien,  Euthydème  et  toi,  Dionysodore,  si  ce  que 
vous  dites  est  vrai,  et  ne  trouvez  pas  étrange  que 
la  grandeur  de  vos  promesses  me  rende  un  peu 
incrédule.  —  Sois  bien  sûr,  Socrate ,  reprirent- 
ils,  que  nous  n'avons  rien  dit  qui  ne  soit  vrai. 
—  En  ce  cas,  je  vous  tiens  plus  heureux  que  le 
grand  roi  avec  sa  puissance;  mais,  dites-moi,  avez- 
vous  dessein  d'enseigner  cette  science,  ou  quelle 
est  votre  intention  ?  —  Nous  ne  sommes  venus  ici 
que  pour  l'enseigner  à  ceux  qui  voudront  l'ap- 
prendre. -  Je  vous  réponds  que  tous  ceux  qui  l'i- 
gnorent voudront  la  connaître,  moi  d'abord,  et 
Clinias,  et  Ctésippe,  et  enfin  tous  ceux  que  vous 
voyez  ici.  Et  je  leur  montrais  les  amans  de  Cli- 
nias, qui  déjà  nous  avaient  entourés;  car  il  faut 
te  dire  que  Ctésippe  s'était   d'abord  assis  fort 
au-dessons  de  Clinias;  mais  comme  Euthydème 
se  penchait  en  me  parlant,  il  cachait ,  je  crois, 
à  Ctésippe  Clinias  qui  était  entre  nous  deux, 
et  le  privait  de  cette  agréable  vue,  ce  qui  obli- 

\ 


EUTHYDEME.  3H6 

gea  Ctésippe  à  se  lever  et  à  se  placer  vis-à-vis 
de  nous  pour  voir  son  ami,  et  entendre  en 
même  temps  la  conversation  ;  aussitôt  les  autres 
amans  de  Clinias  et  les  amis  d'Euthydème  et 
de  Dionysodore  en  firent  autant  et  nous  en- 
vironnèrent. Les  montrant  donc  du  doigt,  j'as- 
surai Euthydème  qu'il  n'y  en  avait  pas  là  un 
seul  qui  n'eût  la  volonté  de  le  prendre  pour 
maître.  Ctésippe  s'y  engagea  vivement;  tous  les 
autres  en  firent  de  même ,  et  le  prièrent  tout 
d'une  voix  de  leur  découvrir  le  secret  de  son 
art.  Alors,  m'adressant  à  Euthydème  et  à  Diony- 
sodore :  Il  faut  bien,  leur  dis-je,  satisfaire  ces 
jeunes  gens,  et  je  joins  mes  prières  aux  leurs. 
Or  il  y  a  beaucoup  de  choses  qui  seraient  trop 
longues  à  expliquer;  mais,  dites-moi,  celui 
qui  est  persuadé  qu'il  doit  apprendre  la  vertu 
auprès  de  vous,  est-il  le  seul  que  vous  puissiez 
rendre  vertueux ,  ou  bien  pouvez-vous  l'ensei- 
gner aussi  à  celui  qui  n'en  est  pas  persuadé, 
parce  qu'il  doute  que  la  vertu  puisse  s'appren- 
dre? Dites,  pouvez-vous  aussi  prouver,  à  qui 
pense  ainsi,  que  la  vertu  peut  être  enseignée, 
et  que  vous  êtes  les  plus  propres  à  le  faire?  — 
Nous  le  pouvons  également,  Socrate,  répondit 
Dionysodore.  —  Il  n'y  a  donc  personne  au 
monde,    Dionysodore,    lui    dis-je,    qui    puisse 


368  EUTHYDEME. 

mieux  que  vous  mettre  sur  la  voie  de  la  philo- 
sophie et  de  la  vertu?  —  Nous  le  croyons,  So- 
crate.  —  Vous  nous  ferez  voir  le  reste  avec  le 
temps,  mais  présentement  je  ne  vous  demande 
que  cela.  Persuadez  à  ce  jeune  homme  qu'il  faut 
se  donner  tout  entier  à  la  philosophie  et  à  l'exer- 
cice de  la  vertu,  et  vous  nous  obligerez  tous, 
et  moi  et  tous  ceux  qui  sont  ici  présens;  car  il 
se  trouve  que  nous  prenons  beaucoup  d'intérêt  à 
ce  jeune  homme,  et  souhaitons  avec  passion  qu'il 
devienne  aussi  bon  que  possible.  Il  est  fils 
d'Axiochus,  petit-fils  de  l'ancien  Alcibiade  *,  et 
cousin  germain  d'Alcibiade  d'aujourd'hui;  son 
nom  est  Cliuias.  11  est  encore  jeune ,  et  nous 
craignons  ce  qu'on  doit  toujours  craindre  pour 
un  jeune  homme,  que  quelqu'un  s'emparant 
avant  nous  de  son  esprit  ne  lui  fasse  prendre  un 
mauvais  pli  et  ne  le  corrompe.  Vous  ne  pou- 
viez donc  arriver  plus  à  propos,  ainsi,  si  rien  ne 
s'y  oppose,  éprouvez  Clinias  et  l'entretenez  en 
notre  présence.  —  Quand  j'eus  parlé  à-peu-près 
de  la  sorte,  Euthydème  me  dit  d'un  air  fier  et 
assuré  :  Rien  ne  s'y  oppose,  Socrate,  pourvu 
que  ce  jeune  homme  veuille  répondre.  —  Il i y 

*  Cet  ancien   Alcibiade  était   le  grand-père    du  célèbre 
Alcibiade,  et  eut  deux  fils,  Clinias,  père  d'Alcibiade  et  d< 
Clinias;  et  Axiochus,  père  du  Clinias  de  l'Euthydème. 


EUTHYDÈME.  36o, 

("-t  ,  dis-je  ,   accoutumé  ;  ses  amis  sont  presque 
toujours  sur  ses  pas ,  l'interrogent  et  causent  sans 
cesse  avec   lui  ;   ainsi  j'espère   qu'il    aura  bien 
assez  d'assurance  pour  répondre  sans  difficulté. 
Mais  comment  pourrai-je  ,  Criton ,  te  racon- 
ter ce  qui   suit?  car  ce  n'est  pas  peu  de  chose 
que  de  faire  un  récit  fidèle  de  cette  prodigieuse 
sagesse  ;   c'est   pourquoi  ,   avant  de    m'engager 
dans  cette  narration ,  il  faut  qu'à  l'exemple  des 
poètes  j'invoque  les  muses  et  la  déesse  Mnémo- 
syne.  Euthydème  commença  ainsi,  ce  me  semble: 
Clinias  ,  ceux  qui  apprennent  sont-ils  savans  ou 
ignorans  ?  —  Le  jeune  homme,  à  cette  question 
difficile,  rougit,  et,  tout  interdit,  jeta  les  yeux 
sur  moi.  Voyant  le  trouble  où  il  était,  je  lui  dis: 
Courage ,   Clinias  ,  dis  hardiment  ce  qu'il  t'en 
semble;  c'est  peut-être  pour  ton  bien.  Cependant 
Dionysodore,  se  penchant  un  peu  vers  moi,  avec 
un  visage  riant,  me  dit  tout  bas  à  l'oreille:  So- 
crate,  je  te  le  prédis,  quoi  qui!  réponde,  il  est 
pris.  Pendant  qu'il  me  parlait  ainsi,  Clinias  avait 
déjà  répondu  ;  de  sorte  que  je  n'eus  pas  le  loisir 
d'avertir  ce  jeune  homme  de  prendre  garde  à 
ce  qu'il  dirait.  11    répondit  que   c'était  les  sa- 
vans qui  apprenaient. —  Ya-t-ildes  hommes  que 
tu  appelles  des  maîtres ,  ou  non  ?  lui  demanda 
Euthydème.  —  Clinias  répondit  que  oui.  —  Les 

4-  a4 


37o  EUTHYDEME. 

maîtres  ne  le  sont-ils  pas  île  ceux  qui  appren- 
nent ?  Le  joueur  de  luth  ,  le  grammairien  étaient 
les  maîtres;  toi  et  les  autres  garçons,  vous  étiez 
leurs  disciples.  —  Il  en  tomba  d'accord.  —  Mais 
quand  vous  appreniez ,  vous  ne  saviez  pas  encore 
les  choses  que  vous  appreniez  ?  —  Non  ,  sans 
doute.  —  Vous  n'étiez  donc  pas  savans  quand 
vous  ignoriez  ces  choses-là  ?  —  Il  le  faut  bien. 
—  Puisque  vous  n'étiez  pas  savans  ,  vous  étiez 
donc  ignorans  ?  — Il  est  vrai.  —  Vous  donc  qui 
apprenez  les  choses  que  vous  ne  savez  pas,  vous 
les  apprenez  étant  ignorans?  —  Le  jeune  homme 
fit  signe  que  oui.  —  Ce  sont  donc  les  ignorans 
qui  apprennent,  Clinias,  et  non  pas  les  savans, 
comme  tu  le  pensais. 

A  ces  mots,  comme  un  chœur  au  signal  i\\t 
chef,  tous  les  amis  d'Euthydème  et  de  Diony- 
sodore  éclatèrent  en  de  grands  ris  mêlés  d'ap- 
plaudissemens.  Le  pauvre  garçon  n'avait  pas  en- 
core eu  le  temps  de  respirer,  que  Dionysodore, 
reprenant  le  discours,  lui  demanda  :  Mais,  Cli- 
nias ,  quand  votre  maître  récite* quelque  chose, 
qui  sont  ceux  qui  apprennent  ce  qu'il  récite  ? 


*  Chez  les  Grecs,  les  enfans  n'apportaient  pas  de  livres 
a  l'école,  le  maître  récitait  ce  que  les  enfans  devaient  ap- 
prendre. Wolf. ,  Prolégomènes  sur  Homère,  p.  cm. 


EUTHYDÈME.  l-ji 

sont-ce  les  savans  ou  lesignorans? —  Lessavans. 
—  Ce  sont  donc  les  savans  qni  apprennent,  ce 
ne  sont  pas  les  ignorans.  Ainsi  tu  n'as  pas  bien 
répondu  à  Euthydème. 

Aussitôt  voilà  de  nouveaux  éclats  de  rire  et 
de  nouveaux  applaudissemens  de  la  part  des 
amis  d'Euthydème  et  de  Dion3'sodore,  qui  ad- 
miraient leur  sagesse.  Nous  autres ,  tout  étonnés, 
nous  demeurions  dans  la  silence.  Euthydème 
voyant  notre  surprise,  pour  nous  donner  encore 
une  plus  grande  idée  de  sa  sagesse  ,  attaque  de 
nouveau  le  jeune  homme  et  lui  demande  ,  don- 
nant à  la  même  chose  un  antre  tour,  comme  un 
bon  danseur  qui  tourne  deux  fois  sur  la  même 
place:  Ceux  qui  apprennent,  apprennent-ils  ce 
qu'ils  savent ,  ou  ce  qu'ils  ne  savent  pas  ?  Aussi- 
tôt Dionysodore  me  dit  encore  à  l'oreille  :  Voilà, 
Socrate,  un  autre  tour  pareil  au  premier.  Par 
Jupiter,  lui  répondis-je  ,  cette  première  question 
m'a  paru  merveilleuse!  —  Toutes  nos  questions 
sont  de  même  nature,  Socrate ,  on  ne  s'en  peut 
démêler.  — Et  voilà,  lui  dis-je ,  ce  qui  vous  donne 
tant  d'autorité  parmi  vos  disciples.  Cependant 
Clinias  avait  répondu  à  Euthydème  que  ceux 
qui  apprenaient,  apprenaient  ce  qu'ils  ne  sa- 
vaient pas.  Euthydème  continua  de  l'interroger 
de   la  même  manière  qu'auparavant.  Sais-tu  les 


fya  EUTHYDÈME. 

lettres  ?  dit -il  —  Oui.  —  Mais  les  sais-lu  toutes? 
• —  Toutes.  —  Quanti  quelqu'un  récite  quelque 
chose,  ne  récite-t-il  pas  des  lettres?  -  Assuré- 
ment. < —  Il  récite  donc  ce  que  tu  sais,  puisque 
tu  sais  toutes  les  lettres?' — 11  en  convint  encore. 

—  Et  quoi  !  n'apprends-  lu  pas  ce  qu'on  te  ré- 
cite, ou  bien  est-ce  celui  qui  ne  sait  pas  les 
lettres  qui  apprend  ?  —  Non  ,  c'est  moi  qui  ap- 
prends.—  Tu  apprends  donc  ce  que  tu  sais,  puis- 
que tu  sais  toutes  les  lettres? —  11  l'avoua. — Tu 
nas  donc  pas  bien  répondu  ,  ajouta  Euthydème. 

A  peine  Euthydème  eut-il  cessé  de  parler,  que 
Dionysodore  reprenant  la  balle,  la  renvoya  con- 
tre le  jeune  homme,  comme  le  but  où  ils  vi- 
saient. Ah!  Chnias,  dit-il,  Euihydème  n'use  pas 
de  bonne  loi  avec  toi.  Mais,  dis- moi,  apprendre, 
n'est-ce  pas  acquérir  la  science  de  la  chose  qu'on 
apprend?  — 11  l'accorda.  —  Et  savoir,  est-il  autre 
chose  que  d'avoir  acquis  déjà  cette  science?  — 
11  convint  que  non.  —  Ignorer,  n'est-ce  point 
n'avoir  pas  la  science?  —  Il  l'avoua.  —  Qui  sont 
ceux  qui  acquièrent  une  chose,  ceux  qui  l'ont, 
ou  bien  ceux  qui  ne  l'ont  pas  ?  —  Ceux  qui  ne 
l'ont  pas.  • —  Ne  m'as- tu  pas  accordé  que  les 
ignorans sont  du  nombre  de  ceux  qui  n'ont  pas? 

—  Il  fit  signe  (pie  oui.  — Ceux  qui  apprennent 
sont  cour  du  nombre  de  ceux  qui  acquièrent,  et 


EUTHYDEME.  3^3 

non  pas  du  nombre  de  ceux  qui  ont?  —  Sans 
doute.  —  Ce  sont  donc  ,  Cliuias,  les  ignorons  qui 
apprennent,  et  non  les  su  vans-. 

Euthydème  se  préparait,  comme  dans  la  lutte, 
à  porter  une  troisième  atteinte  à  Clinias  ;  mais 
voyant  le  jeune  homme  accablé  de  tous  ces  dis- 
cours, pour  le  consoler  et  l'empêcher  de  perdre 
courage,  je  lui  dis:  ne  tétonne  point,  Clinias, 
de  cette  manière  de  discourir,  à  laquelle  tu  n'es 
pas  accoutumé.  Peut-être  ne  vois-tu  pas  le  des- 
sein de  ces  étrangers.  Ils  font  comme  les  cory- 
bantes ,  quand  ils  placent  sur  le  trône  celui 
qu'ils  veulent  initier  à  leurs  mystères  ;  là  on 
commence  par  des  danses  et  des  jeux,  comme 
tu  duis  le  savoir,  si  jamais  tu  as  été  initié.  De 
même  ces  deux  étrangers  ne  font  que  danser 
et  badiner  autour  de  toi,  pour  t'initier  après. 
Imagine-toi  donc  que  ce  sont  ici  les  préludes 
des  mystères  sophistiques  ;  car  premièrement  , 
comme  Prodicus  l'a  ordonné  ,  il  faut  savoir  la 
propriété  des  mots  ,  ce  que  ces  étrangers  vien- 
nent d'enseigner.  Tu  ignorais  qu'apprendre*  se 
dit  quand  on  acquiert  une  connaissance  qu'on 
n'avait  pas  auparavant  .  et  aussi  quand  ,  après 
avoir  acquis  la  connaissance  d'une  chose,  on  ré- 

*  Double  sens  de  u.«tocw«v. 


374  EUTHYDEME. 

fléchit,  par  le  moyen  de  cette  connaissance,  sur 
cette  même  chose,  que  ce  soit  un  fait  ou  une 
idée.  Ordinairement  on  appelle  cela  plutôt  com- 
prendre qu'apprendre,  mais  quelquefois  on  lui 
donne  ce  dernier  nom.  Or ,  tu   ne  savais  pas , 
comme  ces  hommes  l'ont  fait  voir  ,  qu'un  même 
nom  s'applique  à  des  qualités  contraires,  à  celui 
qui  sait  et  qui  ne  sait  pas.  Il  en  est  de  même  dans 
la  seconde  question  qu'ils  t'ont  faite,  si  l'on  ap- 
prend ce  que  l'on  sait  ou  ce  que  l'on  ne  sait  pas: 
ce  ne  sont  là  que  des  jeux  en  fait  de  savoir  ;  et 
c'est  pour  cela  que  j'ai  prétendu  qu'Us  jouaient 
avec  toi.  Je  dis  des  jeux,  parce  que  quand  on 
saurait   un  grand  nombre  de  pareilles  choses, 
quand  même  on  les  saurait  toutes,  on  n'en  con- 
naîtrait pas  mieux  la  véritable  nature  des  choses. 
A  la  vérité  l'on  pourrait  surprendre  des  gens  par 
ces  équivoques,  comme  ceux  qui   tendent  la 
jambe  pour  vous  faire  tomber ,  ou  qui  dérobent 
votre  siège  quand  vous  voulez  vous  asseoir,  et 
rient  de  toute  leur  force  dès  qu'ils  vous  voient  à 
terre.   Que    tout  ce  qu'ils  t'ont   dit    jusqu'ici, 
Clinias,  passe  donc  pour  un  jeu.  Le  sérieux  va 
venir,  et  je  prendrai  moi-même  l'initiative  en 
les  priant  de  me  tenir  la  promesse  qu'ils  m'ont 
faite.  Us  m'ont  fait  espérer  qu'ils  m'enseigne- 
raient l'art  d'exciter  les  hommes  à  la  vertu  ;  mais 


EUÏHYDEME.  3^5 

ils  ont  trouvé  à  propos,  à  ce  qu'il  parait,  de 
commencer  avec  toi  par  une  plaisanterie.  A  la 
bonne  heure,  Euthydème  et  Dionysodore,  vous 
avez  plaisanté  jusqu'ici,  mais  peut-être  cela  suf- 
fit-il. Venez  maintenant  au  fait,  et  disposez  ce 
jeune  homme  à  l'amour  de  la  vertu  et  de  la  sa- 
gesse. Auparavant  je  vous  exposerai  ma  ma- 
nière de  voir  à  cet  égard ,  et  les  choses  que  je 
désire  entendre.  Mais  ne  vous  moquez  pas  de 
moi  si  je  vous  parais  ignorant  et  ridicule  ;  c'est 
le  désir  que  j'ai  de  profiter  de  votre  sagesse 
qui  me  donne  le  courage  d'improviser  devant 
vous.  Encore  une  fois  ,  vous  et  vos  disciples , 
ayez  la  patience  de  m 'écouter  sans  rire,  et  toi, 
fils  d'Axiochus ,  réponds-moi  : 

Tous  les  hommes  souhaitent-ils  d'être  heureux? 
Mais  déjà  cette  demande  n'est-elle  pas  une  de  ces 
questions  ridicules  dont  tout-à-I'heure  je  crai- 
gnais l'effet  ?  N'est-  il  pa9  bien  absurde  de  faire 
une  pareille  demande?  car  qui  ne  souhaite  de 
vivre  heureux?  —  Il  n'y  a  personne  qui  ne  le 
souhaite,  me  répondit  Clinias.  —  Eh  bien,  lui 
dis- je,  puisque  chacun  veut  être  heureux  ,  com- 
ment pourrait-il  le  devenir?  Ne  sera-ce  pas  s'il 
possède  beaucoup  de  biens  ?  ou  cette  question 
n'est -elle  pas  encore  plus  ridicule  que  la  pre- 
mière? car  cela  est  évident.---  Il  en  tomba  dac- 


376  EUTHYDÈME. 

cord.  —  Mais ,  entre  toutes  les  choses ,  qu'appe- 
lons-nous des  biens  ?  La  réponse  n'est-elle  pas 
encore  facile,  et  faut-il  un  homme  de  tant  de 
mérite  pour  la  deviner?  Tout  le  monde  con- 
viendra ,  par  exemple ,  que  c'est  un  bien  d'être 
riche.  N'est-ce  pas? — Assurément,  m'a-t-il  dit. 
. —  La  beauté ,  la  santé,  et  autres  semblables  per- 
fections du  corps,  neisonl-elles  pas  des  biens? 

—  Il  en  tomba  d'accord.  -—Et  la  noblesse  ,  la 
puissance,  les  honneurs  dans  sa  patrie,  il  est 
évident  que  ce  sont  des  biens? —  Il  en  convint. 
— 1  Quels  sont  les  biens  qui  nous  restent  encore  ? 
être  tempérant ,  juste  ,  vaillant  ;  qu'en  dis-tu  ? 
Crois-tu,  Clinias,  que  nous  devons  aussi  prendre 
cela  pour  des  biens ,  ou  non  ?  On  pourrait  nous 
le  contester;  mais  toi ,  dis,  qu'en  penses-tu  ?  — 
Ce  sont  des  biens,  me  dit-il.  • —  Soit,  lui  dis-je, 
et  Ja  sagesse,  où  la  placerons -nous?  parmi  les 
biens  ?  ou  quel  est  ton  avis  ?  —  Parmi  les  biens. 

—  Vois  si  nous  n'oublions  pas  quelque  bien  di- 
gne de  notre  estime.  —  Il  me  semble  que  nous 
n'en  avons  point  oublié,  me  dit  Clinias.  —  Me 
ravisant  encore  ,  par  Jupiter!  m'écriai -je,  nous 
avons  failli  laisser  en  arrière  le  plus  grand  de 
tous  les  biens.  —  Qui  est-il  ?  demanda   Clinias. 

—  C'est,  lui  dis-je,  le  don  de  réussir  en  toutes 
choses,  que  tous  les  hommes,  les  plus  ignorans 


EUTHYDÈME.  377 

même,  reconnaissent  pour  le  premier  des  biens. 
—  Tu  dis  vrai ,  repartit  Clinias.  —  Alors  reve- 
nant touf-à-coup  sur  moi-même  :  Il  s'en  est  peu 
fallu,  dis-je,  Clinias,  que  toi  et  moi  nous  n'ayons 
apprêté  à  rire  à  ces  étrangers.  —  Comment  ?  ré- 
pliqua Clinias.  —  Parce  que  nous  avons  déjà  parlé 
plus  haut  du  talent  de  réussir,  et  que  nous  en 
parlons  encore.  — Qu'est-ce  que  cela  fait  ?  —  Il 
est  ridicule  de  revenir  sur  ce  qui  était  déjà  dit» 
et  de  répéter  deux  fois  la  même  chose.  — Que 
veux-î-tu  dire?  reprit  Clinias.—  Le  sagesse  est  le 
talent  de  réussir,  lui  dis-je  ;  un  enfant  en  con- 
viejidrait.  Le  jeune  CJinias  était  tout  étonné,  tant 
il  est  encore  simple  et  novice.  Je. m'en  aperçus, 
K  lui  dis  :  Ne  sais-tu  pas,  Clinias,  que  tes  joueurs 
de  flûte  réussissent  le  mieux  à  bien  jouer  de  la 
flûte  ?  -  Oui.  —  Et  dans  l'écriture  et  la  lecture 
des  lettres,  les  grammairiens?  —  Qui.  —  Et  poul- 
ies dangers  de  la  mer  ,  crois-tu  qu'il  y  ait  des 
hommes  qui  réussissent  mieux  que  les  pilotes 
habiles  ?  —  Non ,  sans  doute.  —  Si  tu  allais  à  la 
guerre,  n'aimerais-tu  pas  mieux  partager  les  pé- 
rils et  les  hasards  avec  un  bon  capitaine,  qu'avec 
un  mauvais?  —  Avec  un  bon  capitaine.  — Et  si 
tu  étais  malade ,  ne  te  confrerais-tu  pas  plutôt 
à  un  bon  médecin  qu'à  un  mauvais  ?  —  Assuré- 
ment. —  C'est-à-dire  que  tu  attendrais  un  meil- 


378  EUTHYDEME. 

leur  succès  d'un  bon  médecin  ,  que  de  celui  qui 
ne  saurait  pas  son  métier  ?  —  11  en  convint.  — 
C'est  donc  toujours  la  sagesse  qui  fait  que  les 
hommes  réussissent  ;  car  personne  ne  sera  jamais 
mal  dirigé  par  la  sagesse  ;  avec  elle  nécessaire- 
ment on  fait  l)ien  et  on  réussit;  autrement  ce  ne 
serait  plus  la  sagesse.  Enfin  nous  tombâmes  d'ac- 
cord ,  et  je  ne  sais  comment  qu'en  général  la  sa- 
gesse et  le  succès  vont  toujours  ensemble.  Après 
que  nous  fûmes  convenus  de  cela  ,  je  lui  deman- 
dai de  nouveau  ce  qu'il  pensait  des  choses  que 
nous  avions  accordées  d'abord  ;  car  nous  avons 
avancé,  lui  dis-je,  que  nous  serions  heureux  et 
contens  si  nous  avions  beaucoup  de  biens.  —  11 
en  convint. — Serions-nous  heureux  par  les  biens 
que  nous  possédons  s'ils  ne  nous  servaient  à  rien, 
ou  s'ils  nous  servaient  à  quelque  chose  ?  —  Il 
faut  qu'ils  nous  servent  à  quelque  chose.  —  Mais 
nous  servi  raient-ils  à  quelque  chose,  si  nous  nous 
bornions  à  les  posséder  et  que  nous  n'en  lis- 
sions aucun  usage?  lJar  exemple,  que  nous  ser- 
virait d'avoir  quantité  de  vivres,  sans  en  man- 
ger, et  beaucoup  à  boire  sans  boire?  —  A  rieu 
du  tout ,  me  dit-il.  --  Et  les  artisans,  s'ils  possé- 
daient tout  ce  qu'il  leur  faut  chacun  pour  leur 
métier, et  n'en  faisaient  pas  usage,  seraient-ils  heu- 
reux par  cette  possession?  je  dis,  par  cela  même 


EUTHYDEMli.  37t» 

qu'ils  possèdent  tout  ce  quil  faut  à  un  artisan? 
Supposons,  par  exemple,  qu'un  charpentier  ait 
tous  les  instrumens  nécessaires  ,  tout  le  bois 
qu'il  lui  faut,  et  qu'il  ne  travaille  pas,  quel  avan- 
tage tirera- t-il  de  cette  possession  ?  —  Aucun. 

—  Et  qu'un  homme  possède  de  grandes  riches- 
ses et  tous  les  biens  dont  nous  avons  parlé, 
sans  oser  y  toucher  ;  la  possession  seule  de  tant 
de  biens  le  rendra-t-elie  heureux?  —  Non,  sans 
doute ,  Socrate.  —  H  semble  donc  que ,  pour 
être  heureux,  ce  ne  soit  pas  assez  d'être  maître 
de  tous  ces  biens ,  mais  qu'il  faut  encore  en 
user  :  autrement  la  possession  ne  servira  à  rien. 

—  Tu  dis  vrai  ,  Socrate  ,  répondit  Clinias.  — 
Et  crois-tu,  Clinias  ,  que  la  possession  et  l'usage 
des  biens  suffisent  pour  rendre  heureux  ?  —  Je 
le  crois.  —  Comment  !  si  l'on  en  fait  un  bon 
usage,  ou  un  mauvais?  —  Si  l'on  en  fait  un  bon 
usage,  dit  Clinias.  —  Tu  as  fort  bien  répondu, 
lui  dis-je,  car  il  serait  encore  pis  de  faire  un 
mauvais  usage  d'une  chose,  que  de  n'en  pas  user. 
Le  premier  est  un  mal ,  le  dernier  n'est  ni  bien 
ni  mal.  N'en  est-il  pas  ainsi  ?  —  Certainement, 
dit  Clinias.  —  Y  a-t-il  autre  chose  qui  apprenne 
à  bien  employer  le  bois  que  la  science  du  char- 
pentier? —  Non  ,  certainement.  —  Et  dans  la  fa- 
brication des   ustensiles  ,  repris-je ,  c'est  encore 


38o  EUÏHYDÈME. 

la  science  *  qui  enseigne  la  vraie  manière  de  s'y 
prendre?  —  Oui.  —  Dans  l'usage  des  biens,  dont 
nous  avons  parlé  d'abord,  des  richesses,  de   la 
santé  et  de  la  beauté,  c'est  donc  aussi  la  science  ** 
qui  apprend  à  bien  s'en  servir,  ou  est-ce  quelque 
autre  chose?  —  La  science.  —  Ce  n'est  donc  pas 
seulement  le  succès,  mais  le  bon  usage,  que  la 
science  enseigne  aux  hommes  dans  tout  ce  qu'ils 
possèdent  et  ce  qu'ils  font.  —  Il  en  convint.  — 
Par  Jupiter!   peut -on  posséder  utilement  une 
chose  sans  lumières  et  sans  sagesse?  à  quoi  sert- 
il,  quand  on  n'a  pas  de  tète,  de  posséder  et  de 
faire  beaucoup  de  choses  ;  ou  d'avoir  du   bon 
sens,  quand  on  n'a  rien  et  qu'on  ne  peut  rien 
faire  ?  fais-y  bien  attention.  En  agissant  moins, 
ne  ferait-on  pas  moins  de  fautes?  en  faisant  moins 
de  fautes,  ne  s'en  trouverait-on  pas  moins  mal? 
et  en  se  trouvant  moins  mal,  n'en  serait-on  pas 
moins  malheureux?  —  Oui,  répondit  Clinias.  — 
Mais  qui  agit  le  moins,  le  riche  ou  le  pauvre?  — 
Le  pauvre.  —  Le  fort  ou  le  faible  ?  —  Le  faible. 
—  Celui  qui  a  des  honneurs  ou  celui  qui  n'en  a 
pas  ?  —  Celui  qui  n'en  a  pas.  —  Qui  agit  moins  > 

*  La  science  relative  à  cette  fabrication. 
"tLa  science  est  ici  pour  la  sagesse  ;  expression  employée 
plus  haut,  et  à  laquelle  l'auteur  va  revenir. 


EUTHYDÈME.  38  « 

l'homme  brave  et  éclairé  ou  le  timide?  — Le  ti- 
mide.—  Et  l'oisif,  n'agit-il  pas  moins  que  l'actif? 
—  Oui. —  Et  l'homme  lourd  moins  que  l'agile, 
et  celui  qui  a  la  vue  basse  et  l'ouïe  dure  moins 
que  celui  qui  les  a  bonnes?  —  Après  que  nous 
fûmes  convenus  cfe  tout  cela,  j'ajoutai  :  En 
général,  Clinias,  il  paraît  que  tous  les  biens  que 
nous  avons  nommés  tels  dans  le  commencement, 
ne  peuvent  pas  être  considérés  comme  des 
biens  en  eux-mêmes;  qu'au  contraire,  s'ils  sont 
au  pouvoir  de  l'ignorance,  ils  sont  pires  que  les 
maux  contraires,  parce  qu'ils  fournissent  plus  de 
moyens  d'agir  au  sot  qui  les  possède;  mais  ils  ne 
sont  préférables  que  s'ils  sont  accompagnés  de 
lumières  et  de  sagesse;  en  eux-mêmes  ils  ne  doi- 
vent passer  ni  pour  bons  ni  pour  mauvais.  —  Il 
me  semble  que  tu  as  raison,  dit  Clinias.  —  Que 
conclurons-nous  donc  de  tout  ceci?  Qu'en  gé- 
néral rien  n'est  bon  ni  mauvais,  excepté  deux 
choses,  la  sagesse  qui  est  un  bien,  et  l'ignorance 
un  mal.  —  Clinias  l'avoua.  —  Maintenant,  lui 
dis-je,  passons  plus  avant.  Puisque  chacun  veut 
être  heureux,  si  pour  l'être  nous  avons  vu  qu'il 
faut  user  des  choses  et  en  bien  user,  et  que  leur 
bon  emploi  et  le  succès  nous  viennent  de  la 
science,  tout  homme  doit,  autant  que  possible, 
et  de  toutes  ses  forces,  chercher  à  se  rendre  le 


38«2  EUTHYDEME. 

plus  sage  qu'il  pourra;  ou  ne  le  doit-il  pas?  — 
Oui,  me  dit-il.  —  Il  faut  donc  croire  qu'il  vaut 
mieux  devoir  la  sagesse  que  des  richesses  à  son 
père,  à  ses  tuteurs  et  à  ses  amis,  quels  qu'ils 
soient,  à  ceux  qui  se  donnent  pour  amans, 
à  des  étrangers  ou  à  des  concitoyens,  et  em- 
ployer même  pour  avoir  la  sagesse  les  prières 
et  les  supplications;  il  n'y  a  même  ni  honte 
ni  opprobre  dans  un  tel  but  de  descendre  à 
toutes  sortes  de  services  et  de  complaisances, 
pourvu  qu'elles  soient  honnêtes,  envers  un 
amant  ou  envers  tout  autre,  quand  on  le  fait  par 
un  vif  désir  de  la  sagesse.  N'est-ce  pas  ton  sen- 
timent?—  Oui,  reprit-il,  tu  me  parais  avoir 
dit  la  vérité.  —  Pourvu  toutefois,  Clinias,  que 
la  sagesse  se  puisse  enseigner,  et  qu'elle  ne  soit 
pas  un  don  du  hasard  et  de  la  fortune;  car  c'est 
ce  qu'il  nous  faut  encore  examiner,  et  nous  n'en 
sommes  pas  encore  convenus,  toi  et  moi.  — 
Pour  moi,  Socrate,  dit-il,  je  crois  qu'elle  peut 
s'enseigner.  — |  Ravi  de  cette  réponse,  je  lui  dis  : 
Tu  as  bien  fait,  ô  le  meilleur  des  hommes,  de 
me  répondre  ainsi,  et  de  m'épargner  par  là  de 
longues  recherches  pour  savoir  si  la  sagesse  se 
peut  apprendre,  ou  non.  Maintenant  donc,  puis- 
que tu  crois  qu'elle  se  peut  enseigner  et  qu'elle 
seule  procure  à  l'homme  le  succès  et  le  bonheur, 


EUÏHYDEME.  383 

pourrais-tu  n'être  pas  d'avis  qu'il  faut  la  cher- 
cher?—  et  toi-même  n'as-tu  pas  dessein  de  le 
faire  ?  —  Sans  doute ,  Socrate,  me  répondit-il ,  je 
le  ferai  autant  que  je  pourrai. 

A  ces  mots,  tout  satisfait  :  Voilà,  dis-je,  Eu- 
thydème  et  Dionysodore,  un  modèle  d'exhorta- 
tion à  la  vertu,  tel  que  je  le  désire  à-peu-près, 
mais  grossier  peut-être,  pénible  et  diffus.  Que 
l'un  de  vous  deux  nous  le  reproduise  avec  art; 
et  si  vous  n'en  voulez  pas  prendre  la  peine,  au 
moins  suppléez  à  ce  qui  manque  à  mon  dis- 
cours en  faveur  de  ce  jeune  garçon,  et  dites- 
lui  s'il  faut  qu'il  apprenne  toutes  les  sciences, 
ou  si  une  seule  peut  le  rendre  homme  de  bien 
et  heureux,  et  quelle  est  cette  science.  Car, 
comme  je  vous  l'ai  déjà  dit,  nous  souhaitons 
tous  ardemment  que  ce  jeune  homme  devienne 
un  jour  bon  et  sage. 

Après  avoir  parlé  de  la  sorte,  Criton,  j'écou- 
tais avec  recueillement  pour  entendre  de  quelie 
manière  ils  entameraient  la  conversation ,  et 
comment  ils  s'y  prendraient  pour  exciter  Cli- 
nias  à  l'étude  de  la  vertu  et  de  la  sagesse.  Dio- 
nysodore, le  plus  âgé  des  deux,  prit  le  premier 
la  parole  ;  nous  jetâmes  tous  les  yeux  sur  lui 
comme  pour  entendre  à  l'instant  un  discours 
merveilleux.  En  quoi  nous  ne  fûmes  pas  trom- 


384  EUTHYDÈME. 

j)és;  car  il  est  vrai,  Criton,  qu'il  nous  dit  de 
choses  admirables,  qui  méritent  d'être  enten- 
dues de  toi,  tant  elles  étaient  capables  d'exci- 
ter à  la  vertu!  —  Dis-moi,  Socrate,  et  vous  tous. 
qui  desirez,  dites-vous,  que  ce  jeune  homme 
soit  veVtueux,  n'est-ce  qu'un  jeu  de  votre  part, 
ou  le  souhaitez-vous  tout  de  bon  et  sérieuse- 
ment?—  Il  me  vint  alors  dans  l'esprit  que  ces 
étrangers  pourraient  bien  avoir  cru ,  quand 
nous  les  avions  priés  d'entretenir  Clinias,  que 
nous  avions  plaisanté,  et  que  pour  celails  n'avaient 
fait  aussi  que  badiner.  Je  me  hâtai  donc  de  ré- 
pondre qu'assurément  c'élait  tout  de  bon.  — 
Prends  garde,  Socrate,  reprit  Dionysodore,  que 
tu  ne  nies  bientôt  ce  que  tu  affirmes  présente- 
ment. —  Je  sais  bien  ce  que  je  dis,  répondis-je, 
et  je  suis  sûr  que  je  ne  le  ferai  pas.  —  Que  dites- 
vous  donc?  vous  souhaitez  qu'il  devienne  sage? 
—  Cela  même.  —  Et  maintenant  Clinias  est-il  sage 
ou  ne  l'est-il  pas?  —11  dit  qu'il  ne  l'est  pas  en- 
core, car  c'est  un  garçon  sans  vanité.  —  Vous 
voulez  donc,  reprit-il,  qu'il  soit  sage,  et  non- 
pas  ignorant  ?  —  Oui.  —  Vous  voulez  donc  qu'il 
devienne  ce  qu'il  n'est  pas,  et  qu'il  ne  soit  pas  ce 
qu'il  est?  —  A  ces  mots  j'étais  déjà  tout  embar- 
rassé. Dionysodore,  profitant  de  mon  trouble, 
reprit  aussitôt  :  Puisque  vous  voulez  que  Clinias 


EUTHYDÈME.  385 

ne  soit  plus  ce  qu'il  est,  vous  voudriez  qu'il  ne 
fût  pas  vivant?  Vraiment  voilà  de  beaux  amis  et 
amans  qui  souhaitent  avant  tout  la  mort  de  celui 
qui  leur  est  cher  ! 

Là-dessus  Ctésippe  s'enflamma  de  colère  à 
cause  de  ses  amours,  et  dit  :  Étranger  de  Thu- 
rium,  s'il  n'était  pas  trop  impoli,  je  te  dirais  : 
Retombe  sur  ta  tète  le  mensonge  que  tu  fais 
sciemment  en  supposant  de  moi  et  des  autres 
ce  qu'on  ne  peut  pas  même  dire  sans  crime,  que 
je  souhaite  la  mort  de  Clinias!  —  Ctésippe,  lui 
dit  Euthydème,  crois-tu  qu'il  soit  possible  de 
mentir? — Oui,  par  Jupiter!  répondit-il, à  moins 
que  je  ne  sois  fou.  —  Mais  celui  qui  ment,  dit-il 
la  chose  dont  il  est  question,  ou  ne  la  dit-il  pas? 

—  Il  la  dit.  —  S'il  la  dit,  il  ne  dit  rien  autre 
chose  que  ce  qu'il  dit.  —  Tl  le  faut  bien.  — 
Ce  qu'il  dit,  n'est-ce  pas  une   certaine  chose? 

—  Qui  en  doute?  —  Celui  qui  la  dit,  dit  une 
chose  qui  est?  —  Oui.  —  Mais  celui  qui  dit 
ce  qui  est,  dit  la  vérité  :  donc  si  Dionysodore  a 
dit  ce  qui  est,  il  a  parlé  vrai  et  ne  vous  a  point 
menti.  —  Oui,  Euthydème,  répondit  Ctésippe; 
mais  qui  dit  cela  ne  dit  pas  ce  qui  est.  ■ —  Alors 
Euthydème  :  Les  choses  qui  ne  sont  point  ne 
sont  point,  n'est-ce  pas?  —  D'accord.  —  Les 
choses  qui  ne  sont  point  ne  sont  nullement?  — 

4.  25 


386  EUTHYDEME. 

Nullement.  —  Mais  se  peut-il  qu'un  homme 
agisse  vis-à-vis  ce  qui  n'est  pas,  et  qu'il  fasse 
ce  qui  n'est  en  aucune  manière?  —  Il  ne  me 
paraît  pas,  répondit  Ctésippe.  —  Mais  parler  de- 
vant le  peuple ,  n'est-ce  pas  agir?  —  Oui ,  certes. 
—  Si  c'est  agir,  c'est  faire?  —  Oui.  —  Parler,  c'est 
donc  agir,  c'est  donc  faire?  — Il  en  convint.  — 
Personne  ne  dit  donc  ce  qui  n'est  pas,  car  il  en 
ferait  quelque  chose,  et  tu  viens  de  m'a  vouer 
qu'il  est  impossible  de  faire  ce  qui  n'est  pas. 
Ainsi,  de  ton  propre  aveu,  personne  ne  peut 
mentir,  et  si  Dionysodore  a  parlé,  il  a  dit  des 
choses  vraies  et  qui  sont  effectivement.  —  Par 
Jupiter!  Euthydème,  répondit  Ctésippe,  Dio- 
nysodore a  dit  peut-être  ce  qui  est,  mais  il 
ne  l'a  pas  dit  comme  il  est.  —  Que  dis-tu,  Cté- 
sippe? repartit  Dionysodore;  y  a-t-il  des  gens 
qui  disent  les  choses  comme  elles  sont  ?  —  Il  y 
en  a,  répondit  Ctésippe,  et  ce  sont  les  gens  de 
bien,  les  hommes  véridiques.  — Mais,  reprit  Dio- 
nysodore, le  bien  n'est-il  pas  bien,  et  le  mal  n'est- 
il  pas  mal? —  11  l'avoua.  —  Et  tu  soutiens  que 
les  hommes  honnêtes  disent  les  choses  comme 
elles  sont?  —  Je  le  prétends.  —  Les  honnêtes 
gens  disent  donc  mal  le  mal,  puisqu'ils  disent 
les  choses  comme  elles  sent?  —  Par  Jupiter!  oui, 
reprit  Ctésippe,  et  surtout   ils  patient  mal  des 


EUTHYDEME.  387 

malhonnêtes   gens  :  c'est  pourquoi:,  eros-moi, 
prends  garde  (jiie  tu  ne  sois  de  ce  nombre,  de 
peur  qu'ils  ne  disent  du  mal  de  toi.  Car,  sache- 
la  bien ,  les  bons  parlent  mal  des  méchans.  - — 
Et  des  grands  hommes,  en  parlent-ils  grande- 
ment, interrompit  Euthydème,  et  des  brusques 
brusquement? —  Oui,  reprit  Ctésippe,   et  des 
ridicules  ridiculement;  et  ils  disent  que  leurs 
discours  sont  ridicules. —  Oh!  oh!  repartit  Dio 
nysodore,  tu  dis   des  injures,  Ctésippe,  tu  dis 
des  injures.  —  Non,  par  Jupiter!  Dionysodore , 
je  t'estime  trop;  mais  je  t'avertis  eti  ami,  et  je 
tâche  de  te  persuader  de  ne  jamais  me  dire  en 
face  et  si  rudement  que  je  souhaite  la  mort  des 
personnes  qui  me  sont  très  chères. 

Comme  je  vis  qu'ils  s'échauffaient  trop,  je  m<- 
mis  à  plaisanter  Ctésippe,  et  lui  dis  :  Il  me 
semble,  Ctésippe,  que  nous  devons  accepter  de 
ces  étrangers  ce  qu'ils  nous  disent,  et  ne  pas  dis- 
puter avec  eux  sur  des  mots,  pourvu  qu'ils 
veuillent  nous  faire  part  de  leur  science;  car 
s'ils  savent  refondre  les  hommes,  d'un  méchant 
et  d'un  ignorant  faire  un  homme  de  bien  et  un 
saçe,  n'importe  qu'ils  aient  eux-mêmes  décou- 
vert ou  qu'ils  aient  appris  d'un  autre  cette  es- 
pèce de  destruction  merveilleuse  par  laquelle 
ils  font  périr  le  méchant,  et  mettent  à  sa  ;>lace 

a5. 


388  EUÏHYDÈME. 

un  homme  de  bien;  s'ils  savent  cela,  et  il  n'y  a 
point  à  en  douter,  puisqu'ils  annonçaient  tout- 
à-l'heure  qu'ils  ont  depuis  peu  trouvé  l'art  de 
changer  les  méchans  en  gens  de  bien,  accor- 
dons-leur ce  qu'ils  demandent;  qu'ils  tuent  ce 
jeune  homme,  pourvu  qu'ils  en  fassent  un  homme 
de  bien,  et  qu'ils  nous  tuent  nous-mêmes  à  ce 
prix.  Si  vous  avez  peur,  vous  autres  jeunes  gens , 
qu'ils  fassent  l'expérience  sur  moi  comme  *  sur 
un  Carien;  je  suis  vieux,  je  courrai  volontiers 
ce  danger,  et  me  voilà  prêt  à  m'abandonner  à 
notre  Dionysodore,  comme  à  une  autre  Médée 
de  Colchos**. Qu'il  me  tue,  s'il  le  veut,  qu'il  me 
fasse  bouillir,  et  tout  ce  qu'il  lui  plaira,  pourvu 
qu'il  me  rende  vertueux.  Alors ,  Ctésippe  :  Je 
suis  prêt  aussi,  Socrate,  à  m'abandonner  à  ces 
étrangers,  et,  s'il  leur  plaît,  qu'ils  m'écorchent 
même  plus  qu'ils  ne  font  à  présent,  à  condition 
qu'ils  tirent  de  ma  peau,  non  pas  une  outre, 
comme  delà  peau  de  Marsyas  ***,  mais  la  vertu. 

*  Voyez  le   Lâchés.   Les  Cariens,  les  Mysiens  formaient 
les  esclaves  grecs. 

*  Elle  persuada  les  filles  de  Pelias  de  faire  bouillir  leur 
père  dans  une  cuve  pour  le  rajeunir.  Voyez  dans  Palephate 
l'explication  de  cette  fable,  de  incred.  liist. ,  44> 

'  Tout  le  monde  connaît  la  fable  de  Marsyas,  qui  ayant. 
disputé  à  Apollon  le  prix  de  la  flûte,  fut  écorclié,  et  l'on 
fit  de  sa  peau  une  outre. 


EUTHYDEME  3f*g 

Dionysodore  s'imagine  que  je  suis  eu  colère 
contre  lui  :  point  du  tout;  je  ne  fais  que  re- 
pousser ce  qu'il  m'attribue  à  tort  dans  ses  dis- 
cours. Il  ne  faut  pas  appeler  injure,  Dionyso- 
dore, ce  qui  n'est  que  contradiction  :  injurier 
est  tout  autre  chose.  —  Là-dessus,  Dionysodore 
prit  la  parole  ,  et  dit  :  Tu  parles,  Ctésippe, 
comme  si  c'était  quelque  chose  que  contredire. 
—  Assurément ,  oui ,  répondit-il  ;  mais  toi ,  Dio- 
nysodore ,  est-ce  que  tu  ne  le  crois  pas  ?  —  Tu 
ne  me  prouveras  jamais  que  tu  aies  entendu 
deux  hommes  se  contredire  l'un  l'autre.  — Soit; 
mais  voyons  si  Ctésippe  ne  te  le  prouvera  pas  au- 
jourd'hui en  contredisant  Dionysodore. — 'T'en- 
gages-tu à  me  rendre  raison  de  cette  prétention 
en  me  répondant?  —  Assurément.  — Ne  peut-on 
pas  parler  de  toutes  choses?  —  Oui.  —  Comme 
elles  sont  ,  ou  comme  elles  ne  sont  pas  ?  — 
Comme  elles  sont.  —  Car,  s'il  t'en  souvient, 
Ctésippe,  nous  avons  prouvé  tout-à-1'heure  que 
personne  ne  dit  ce  qui  n'est  pas;  on  n'a  pas 
encore  entendu  dire  un  rien.  —  Eh  bien,  re- 
prit Ctésippe  ,  nous  contredisons-nous  moins 
pour  cela,  toi  et  moi? — Nous  contredirions- 
nous  si  nous  savions  tous  deux  ce  qu'il  faut 
dire  d'une  chose?  ou  plutôt  ne  dirions-nous  pas 
alors  tous  deux  la  même  chose?  —  Ctésippe  l'a- 


3go  EUTHYDÈME. 

voua.  —  Mais   nous  contredisons-nous ,  quand 
ni  l'un  ni  l'autre  nous  ne  disons  point  la  chose 
comme  elle  est,  ou  n'est-il  pas  plus  vrai  qu'alors 
ni  l'un   ni  l'autre  ne  parle  de  la  chose?  —  Cté- 
sippe  l'avoua  encore.  -  -  Mais  quand  je  dis  ce 
qu'une  chose  est,  et  que  tu  dis  une  autre  chose, 
nous    contredisons-nous   alors  ?   ou    plutôt    ne 
parlé-je  pas,  moi,  de  cette  chose,  tandis  que  toi, 
tu  n'en  parles  pas  du  tout?  Et  comment  celui 
qui  ne  parle  pas  d'une  chose  pourrait-il  contre- 
dire celui  qui   en    parle?  —  À  cela,  Ctésippe 
resta  muet.  Pour  moi,  étonné  de  ce  que  l'en  ten- 
dais :  Comment   dis-tu   cela,  Dionysodore?   lui 
demandai-je  ;  j'ai   souvent  entendu    mettre   en 
avant  cette  proposition,  et  je  l'admire  toujours. 
L'école  de  Protagoras*  et  même  de  plus  anciens 
philosophes  s'en  servaient   ordinairement.    Elle 
m'a   toujours  semblé   merveilleuse,  et  tout  dé- 
truire  et   se   détruire  elle-même.   J'espère  que 
tu  m'en  apprendras  mieux  qu'un  autre  la  vraie 
raison.  On  ne  peut  pas  dire  des  choses  fausses: 
c'est  là  le  sens  de  la  proposition ,  n'est-ce  pas  ?  Il 
faut  nécessairement  que  celui  qui  parle  dise  la  vé- 
rité, ou  qu'il  ne  dise  rien  du  tout?  —  Dionysodore 
l'avoua.  — Veut-on  dire  par  là  qu'il  est  impossi- 

*  Voyez  le  Théétète ,  t.  II. 


EUTHYDEMK  3$i 

ble  de  dire  des  choses  fausses,  et  qu'il  est  seule- 
ment possible  d'en  penser  ?  —  Non,  pas  même  d'en 
penser,  me  dit-il.  —  Il  n'y  a  donc  point  d'opinion 
fausse? — Non,  répondit-il.  —  C'est-à-dire  qu'il 
n'y  a  point  d'ignorance  ni  d'ignorans;.  car  si  on 
pouvait  se  tromper,  ce  serait  ignorance.  —  As- 
surément ,  dit-il.  —  Mais  cela  ne  se  peut.  — ■  Non, 
certainement.  —  Ne  parles-tu  de  la  sorte,  Dio- 
nysodore,  que  pour  parler  et  nous  étonner, 
ou  crois-tu  en  effet  qu'il  n'y  ait  point  d'ignorans 
au  monde?  —  Mais  c'est  à  toi  à  me  prouver  le 
contraire.  —  Et  cela  se  peut-il,  selon  ton  opi- 
nion, et  y  a-t-il  moyen  de  réfuter,  si  personne  ne 
se  trompe?  -Non,  dit  Euthydème,  c'est  im- 
possible.—  Aussi  ne  t'ai  je  pas  demandé,  reprit 
Dionysodore,  de  réfuter;  car  comment  deman- 
der ce  qui  u'est  pas?  —  O  Euthydèmel  lui  dis- 
jc,  je  ne  comprends  pas  encore  à  fond  toutes 
ces  belles  choses;  mais  je  commence  cependant 
a  voir  jour  un  peu.  Peut-être  vais-je  te  faire 
une  question  assez  niaise,  mais  pardonne-la- 
moi.  S'il  est  impossible  de  se  tromper,  ou  d'à 
voir  une  opinion  fausse,  ou  d'être  ignorant,  il 
est  aussi  impossible  de  commettre  une  faute  en 
pissant;  car  alors  celui  qui  fait  quelque  chose  ne 
peu*  se  tromper  dans  ce  qu'il  fait.  N'est-ce  pas 
am-i  que  vous  l'entendez?  — Tout-à-fait ,  dit-il. 


392  EUTHYDÈME. 

—  Voici    maintenant    cette    question   un    peu 
niaise  que  je  voulais  faire.  Si  nous  ne  pouvons 
nous  tromper  ni  dans  nos  actions,  ni  dans  nos 
paroles,  ni  dans  nos  pensées,  par  Jupiter!  alors 
qu'ëtes-vous   venus  enseigner    ici?  N'avez-vous 
pas   annoncé    tout-à-l'heure    que    vous   sauriez 
enseigner  la  vertu  mieux  que  personne  à  tous 
ceux   qui   voudraient   l'apprendre?  —  Radotes- 
tu   donc   déjà,    Socrate ,    reprit   Dionysodore, 
pour  venir  répéter  ici  ce  que  nous   avons  dit 
plus  haut?  En  vérité,   y   eût-il  déjà  un  an  que 
j'eusse  avancé  une  chose,  tu  nous  la  répéterais 
encore;  mais  pour  ce  que  nous  disons  présente- 
ment, tu  ne  saurais  qu'en  faire.  —  C'est  qu'as- 
surément ce  sont  des  choses  très  difficiles,  lui 
répondis-je,  puisqu'elles  sont  dites  par  d'habiles 
gens.  Ce  que  tu   viens  de  dire  en  dernier  lieu 
n'est  pas  moins  difficile,  et  on  ne  sait  qu'en  faire; 
car  quand  tu  me  reproches,  Dionysodore,  que 
je  ne  saurais  que  faire  de  ce  que  tu  dis,  que 
prétends-tu?  N'est-ce  pas  que  je  ne  peux  le  réfu- 
ter? Réponds-moi;  tes  paroles,  que  je  ne  savais 
que  faire  de  tes  argumens,  veulent-elles  dire  au- 
tre chose?  —  C'est  de  ce  que  tu  dis  là  qu'il  est 
difficile  de  faire  quelque  chose.  Réponds-moi, 
Socrate.  —  Avant  que  tu  aies  répondu,  Diony- 
sodore? —  Comment,  tu  ne  veux  pas  répondre? 


EUTHYDÈME.  393 

—  Le  premier  ,  cela  est-il   juste  ?  lui  dis-je.  — 
Très  juste.  —  Et  par  quelle  raison?  demandai-je. 
Evidemment,  comme  tu  t'es  donné  à  nous  pour 
un  homme  merveilleux  en  1  art  de  parler,  tu  sais 
parfaitement  aussi   quand  il   faut  répondre  et 
quand  il  ne  le  faut  pas.  Ainsi  tu  ne  me  réponds 
point  parce  que  tu  ne  trouves  pas  à  propos  de 
répondre  maintenant. —  C'est  badiner,  dit-il,  et 
non  pas  répondre.  Fais  ce  que  je  te  dis,  mon 
ami,  et  réponds,  puisque  tu  conviens  que  je 
suis  plus  habile  que  toi.  —  Il   faut  donc  obéir, 
c'est  une  nécessité   à  ce   qu'il  paraît  ;  tu  es  le 
maître.  Interroge  donc.  —  Veux-tu  dire  que  ce 
qui  veut  dire  quelque  chose  est  animé*,  ou  bien 
crois-tu  que  les   choses  inanimées  veulent  dire 
quelque  chose?  —  Celles-là  seulement  qui  sont 
animées.  —  Eh  bien  ,  connais-tu  des  paroles  ani- 
mées? —  Par  Jupiter,  non!  —  Pourquoi  donc  de- 
mandais-tu tout-à-i'heure  ce  que  mes  paroles  vou- 
laient dire?  —  Il  n'y  a  pas  d'autre  raison  si  ce 
n'est  que  je  me  suis  trompé  par  ignorance.  Peut- 
être  aussi  que  je  ne  me  suis  pas  trompé ,  et  que 
j'ai  eu  raison  d'attribuer  de  l'intelligence  aux  pa- 
roles. Que  t'en  semble,  me  suis-je  trompé,  ou 
non?  car  si  je  ne  me  suis  pas  trompé,  tu  as  beau 

*  Plaisanterie  fondée  sur  le  double  sens  de  voèiv. 


394  EUTHYDÈME. 

être  habile ,  tu  ne  saurais  me  réfuter  ni  que  faire 
de  mes  paroles  ;  et  si  je  me  suis  trompé  ,   tu 
n'as   pas   non  plus  bien  parlé  ,  puisque  tu   as 
soutenu  qu'il  était  impossible  de  se  tromper.  Et 
il   n'y   pas  un  an  que   tu  as    dit   cela.  Mais    il 
me  semble,  o  Dionysodore  et  Euthydème,  que 
ce  discours  en  reste  toujours  au  même  point,  et 
qu'aujourd'hui  comme  autrefois  en  détruisant 
tout   il  se  détruit  lui-même.  Votre  art  même, 
si  admirable    de   subtilité  ,    n'a  pu   trouver   le 
moyen  d'empêcher  cela.  —  Là-dessus  Ctésippe 
s'écria  :   Nos  amis  de  Thurium ,  de  Chios ,   où 
de  quelle  autre  ville  il  vous  plaira,  tout  ce  que 
vous    dites   est    merveilleux  ,   et  il   vous  coûte 
peu  de  rêver  éveillés.  Craignant  qu'ils  n'en  vins- 
rent  aux  injures,  je  tâchai  d'apaiser  Ctésippe  et 
lui  dis  :  Je  te  répète,  Ctésippe,  ce  que  j'ai  déjà 
dit  à  Clinias  :  tu  ne  connais  pas  la  merveilleuse 
science  de  ces  étrangers;  ils  n'ont  pas  voulu  nous 
l'exposer   sérieusement  ,   mais    imiter  Protée  * , 
le  sophiste  égyptien  ,  et  nous  tromper  par  des 
prestiges.  Imitons  donc,  de  notre  côté,Ménélas, 
cl   ne  leur  donnons    point  de  relâche  y  jusqu'à 
ce  qu'ils   nous  aient  montré  le  coté  sérieux  de 
leur  science,  car  je  suis  persuade  que  nous  aurons 

'  Odyss*)  liv.  IV,  v.  4'7  et  s.uiv. 


EUTHYDÈME.  3o3 

quelque  chose  d'admirable  à  voir  quand  une  fois 
ils  voudront  agir  sérieusement.  Employons  donc 
les  prières,  les  conjurations  et  les  invocations 
pour  qu'ils  se  découvrent  à  nous.  Mais  je  veux 
encore  auparavant  leur  expliquer  de  quelle  ma- 
nière je  les  supplie  de  se  montrer  à  moi  ;  et  pour 
cela  je  reprendrai  le  discours  où  il  a  été  inter- 
rompu et  tâcherai  d'en  exposer  le  reste  de  mon 
mieux.  Peut-être  parviendrai-je  à  les  toucher,  et 
que,  par  pitié  des  efforts  que  j'ai  faits  pour  arri- 
ver au  sérieux ,  ils  agiront  enfin  sérieusement 
eux-mêmes. 

Mais  toi,  Climas ,  rappelle -moi  donc  où 
nous  en  étions  demeurés  tout-à-1'heure.  N'est- 
ce  pas  où  nous  étions  enfin  tombés  d'accord 
qu'il  fallait  nous  livrer  à  la  philosophie?  —  Oui, 
répondit-il.  -  La  philosophie,  n'est-ce  pas 
l'acquisition  d'une  science  ?  —  Assurément.  — 
Mais  quelle  est  la  science  qu'il  importe  d'ac- 
quérir ?  n'est  -  ce  pas  simplement  celle  qui 
nous  est  profitable  ?  —  C'est  celle-là  même.  — 
Or,  si  nous  savions  trouver,  en  parcourant  la 
terre  ,  les  lieux  où  est  caché  le  plus  d'or,  cette 
connaissance  nous  serait-elle  profitable? — Peut- 
être  ,  me  dit-il.  —  Mais  nous  avions  prouvé 
plus  haut,  repris-je,  qu'il  serait  inutile  que,  sans 
aucun  travail  et  sans   creuser   la  terre,  tout  se 


3g6  EUTHYDÈME. 

changeât  pour  nous  en  or ,  et  qu'il  ne  servirait 
à  rien  de  savoir  transformer  les  Dierres  en  or,  si 
nous  ne  savions  pas  aussi  en  faire  usage.  T'en 
souvient-i!? — Oui,  très  bien.  —  Il  paraît  doue 
que  de  même  aucune  science  ne  nous  apportera 
d'utilité,  ni  l'économie*,  ni  la  médecine,  ni  toute 
autre,  si  tout  en  sachant  faire  elle  n'apprenait  à 
se  servir  de  ce  qu'elle  fait.  N'est-ce  pas?  —  Il  l'a- 
voua. —  Celle  même  qui  rendrait  immortel  sans 
apprendre  à  faire  usage  de  l'immortalité,  ne  nous 
serait  pas  fort  utile ,  d'après  ce  que  nous  avons 
établi.  —  Nous  fûmes  d'accord  là-dessus.  —  Nous 
avons  donc  besoin,  mon  bel  entant,  continuai-je  , 
d'une  science  qui  sache  faire  et  sache  user  de  ce 
qu'elle  a  fait.  —  C'est  évident,  me  dit-il.  —  Il  n'est 
donc  point  nécessaire  que  nous  soyons  faiseurs  de 
lyre,  et  que  nous  apprenions  cette  science  ;  car 
ici  l'art  de  faire  et  l'art  d'user  sont  deux  choses 
distinctes,  et  fart  de  faire  une  Ivre  est  bien  dif- 
fièrent  de  l'art  d'en  jouer  :  n'est-il  pas  vrai  ?  — 
Il  l'affirma.  —  Nous  n'avons  pas  non  plus  be- 
soin de  l'art  de  faire  des  flûtes,  car  c'est  encore 
la  même  chose.  —  Il  en  convint.  —  Mais,  au 
nom  des  dieux,  contmuai-je,  est-ce  peut-être 

\;/,iu.aTi<rrixr, ,  ]a    science   de    l'économie  ,    l'art   de    faire 
fortune. 


EUTHYDÈME.  397 

l'art  de  faire  des  harangues  qu'il  faut  ap- 
prendre pour  être  heureux?  —  Je  ne  le  crois 
pas  ,  me  répondit  Clinias.  —  Et  pourquoi  ?  — 
Parce  que  je  vois  des  faiseurs  de  harangues  qui 
ne  savent  pas  mieux  se  servir  de  leurs  discours 
que  les  faiseurs  de  lyres  de  leurs  instrumens  ; 
et  dans  ce  genre  aussi  il  y  a  des  hommes  qui 
savent  employer  ce  que  d'autres  ont  fait ,  sans 
être  capables  par  eux-mêmes  de  faire  une  haran- 
gue. Il  n'est  donc  pas  moins  évident  que  pour 
les  harangues  l'art  de  les  faire  et  l'art  de  s'en 
servir  sont  deux  arts  différens.  —  Tu  me  parais 
avoir  donné  une  preuve  suffisante,  repris-je, 
que  l'art  de  faire  des  harangues  n'est  pas 
celui  dont  l'acquisition  puisse  rendre  heureux. 
Je  m'imaginais  cependant  que  la  science  que 
nous  cherchons  depuis  long-temps  serait  celle- 
là;  car,  pour  te  dire  la  vérité,  Clinias,  toutes  les 
fois  que  je  parle  à  ces  faiseurs  de  harangues,  je 
les  trouve  admirables  ,  et  leur  art  me  paraît  di- 
vin et  sublime  ;  et  cela  n'est  pas  étonnant ,  puis- 
qu'il fait  partie  de  l'art  des  enchantemens  et  ne 
lui  est  inférieur  que  de  peu.  L'art  des  enchante- 
mens adoucit  la  fureur  des  vipères,  des  araignées, 
des  scorpions  et  des  autres  bêtes,  et  celles  des  ma- 
ladies; l'art  des  harangues  conjure  et  adoucit  les 
juges,  l'assemblée  et  toute  espèce  de  foule.  "N'est- 


398  EUTHYDÈME. 

ce  pas  ton  sentiment  ?  —  Je  n'en  ai  point  d'autre , 
me  répondit -il.  —  Où    nous  tournerons- nous 
donc,  et  à  quel  art  nous  adresser?  —  Je  ne  le 
vois  guère.  —  Attends,  je  crois  l'avoir  trouvé.-— 
Quel  est- il?  reprit  Clinias.  —  L'art  militaire,  ré- 
pondis-je,   me    parait    l'art    dont   l'acquisition 
doit  nous  rendre  heureux.  —  Je  ne  suis  pas  de 
cet  avis,  moi.  —  Pourquoi  ?  —  Ce  n'est  qu'une 
chasse  aux  hommes.  —  Eh  bien  ?  —  Toute  chasse, 
me  répondit-il,  ne  fait  que  découvrir  et  pour- 
suivre la  proie  :  quand  elle  est  prise,  on  n'est 
pas  encore  en  état  de  s'en  servir-  ;  les  chasseurs 
et  les  pécheurs  la   mettent  entre   les  mains  des 
cuisiniers.  Les  géomètres,   les  astronomes,  les 
arithméticiens  sont  aussi  des  chasseurs  ,  car  ils 
ne  font  pas  les  figures  et  les  nombres  ,  mais  ils 
cherchent  ce  qui  existe  déjà  ;  et  ne  sachant  pas 
se  servir  de  leurs   découvertes,  les  plus  sages 
d'entre  eux  les  donnent  aux   dialecticiens,  afin 
qu'ils  les  mettent  en  usage.  —  Quoi!  Clinias,  lui 
répondis-je ,  ô  le  plus  beau  et  le  plus  sage  des  en- 
fans,  en  est-il  ainsi?  —  Certainement,  dit-il,  et 
de  même  les  généraux  après  qu'ils  se  sont  rendus 
maîtres  d'une  place  ou  d'une  armée,  les  aban- 
donnent aux  politiques,  parce  qu'ils  ne  savent 
pas  comment  user  de  ce  qu'ils  ont   pris  ;  juste- 
ment comme  les  chasseurs  de  cailles  abandon- 


EUTHYDÈME.  3,,  | 

nent  leur  proie  à  ceux  qui  les  nourrissent.  Si 
donc,  pour  nous  rendre  heureux,  il  nous  faut  un 
art  qui  sache  user  de  ce  qu'il  a  fait,  ou  pris  à 
la  chasse,  cherchons-en  un  autre  que  l'art  mili- 
taire. 

CRITON. 

Que  dis-tu,  Socrate!  serait-il  possible  que  ce 
jeune  garçon  eût  ainsi  parlé  ? 

socrate. 
Tu  en  doutes? 

CRITON. 

Oui,  par  Jupiter!  car  s'il  a  parlé  de  la  sorte, 
il  n'aura  plus  besoin  ni  d'Euthydème,  ni  de  tel 
autre  homme  que  ce  soit  pour  maître. 

SOCRATE. 

Par  Jupiter!  est-ce  Ctésippe  qui  a  parlé  de  la 
sorte  ,  et  1  aurais-je  oublié? 

CRITON. 

Eh  quoi  !  Ctésippe  ? 

SOCRATE. 

Au  moins,  suis-je  certain  que  ce  ne  fut  ni  Eu- 
thydème  ni  Dionysodore.  Ou  n'y  avait-il  pas  là 
quelque  esprit  supérieur,  mon  cher  Criton,  qui 
prononçât  ces  paroles?  pour  les  avoir  entendues, 
j'en  suis  certain. 

CRITON. 

Oui,  par  Jupiter!  Socrate,  il   me   paraît  qne 


. 


4oo  EUTHYDEME. 

ce  devait  être  un  esprit  supérieur.  Mais  après , 
avez-vous  cherché  encore  une  autre  science  et 
trouvé  enfin  celle  que  vous  cherchiez  ? 

SOCRATE. 

Comment ,  trouvé,  mon  ami  ?  Nous  ne  prê- 
tions pas  moins  à  rire  que  les  enfans  qui  courent 
après  les  alouettes.  Quand  nous  pensions  en 
tenir  une ,  elle  nous  échappait.  Je  ne  te  répé- 
terai pas  toutes  celles  que  nous  avons  examinées  ; 
mais,  arrivés  à  l'art  de  régner,  et  considérant  s'il 
était  capable  de  rendre  les  hommes  heureux, 
nous  nous  vîmes  tombés  dans  un  labyrinthe  où , 
croyant  être  à  la  fin  ,  nous  étions  obligés 
de  retourner  sur  nos  pas  ,  et  nous  nous  re- 
trouvions ,  comme  au  commencement  de  nos 
recherches,  aussi  dépourvus  que  nous  l'étions 
d'abord. 

CRITON. 

Comment  cela ,  Socrate  ? 

SOCRATE. 

Je  vais  te  le  dire.  La  politique  et  la  science  de 
régner  nous  parurent  la  même  chose. 

CRITON. 

Eh  bien  ? 

SOCRATE. 

\  oyant  que  Part  militaire  et  tous  les  autres 
se  mettent  au  service  de  la  politique,  comme  de 


EUTHYDEME.  /|0r 

la  seule  science  qui  sache  faire  usage  des  cho- 
ses, il  nous  parut  évident  que  c'était  celle  que 
nous  cherchions ,  qu'elle  était  la  cause  de  la 
prospérité  publique,  et  qu'en  un  mot,  selon  le 
vers  d'Eschyle  *,  elle  était  seule  assise  au  gou- 
vernail de  l'état,  dirigeant  tout  et  commandant 
à  tout  pour  l'utilité  commune. 

CRITON. 

Et  n'était-ce  pas  bien  pensé,  Socrate? 

SOCRATE. 

Tu  en  jugeras  toi-même,  Griton,  si  tu  as  la 
patience  d'entendre  ce  qui  suit.  Nous  exami- 
nâmes à  son  tour  l'affaire  de  cette  manière.  Cette 
science  de  régner,  à  qui  tout  est  soumis,  fait- 
elle  quelque  chose,  ou  ne  fait-elle  rien?  Nous 
avouâmes  tous  qu'elle  faisait  quelque  chose.  Et 
toi,  Criton,  ne  dirais-tu  pas  de  même? 

CRITON. 

Oui. 

SOCRATE. 

Que  fait-elle  donc,  à  ton  sens  ?  Si  je  te  disais  : 
Que  produit  la  médecine  dans  son  domaiue?  ne 
me  répondrais-tu  pas,  La  santé? 

CRITON. 

Oui. 


*  Voyez  le  second  vers  des  Sept  devant  Thèbes. 

4.  iti 


fiojs  EUTHVDEME. 

SOCRATE. 

Et  ton  art ,  l'agriculture  ,  dans  son  domaine  , 
quel  ouvrage  fait-elle?  Ne  me  répondrais-tu  pas 
quelle  tire  de  la  terre  notre  nourriture? 

CRITON. 

Oui. 

SOCRATE. 

Et  la  science  de  régner ,  dans  son  domaine 
aussi,  que  produit-elle?  peut-être  es-tu  un  peu 
embarrassé  ? 

CRITON. 

J'en  conviens,  Socrate. 

SOCRATE. 

Et  nous  aussi,  Criton.  Mais  tu  sais  du  moins 
que  si  c'est  la  science  que  nous  cherchons  ,  elle 
doit  être  utile. 

CRITON. 

Sans  doute. 

SOCRATE. 

C'est-à-dire  qu'il  faut  qu'elle  nous  apporte 
du  bien. 

CRITON. 

Cela  est  nécessaire,  Socrate. 

SOCRATE. 

Or,  nous  étions  tombés  d'accord,  Clinias  et 
moi ,  que  le  bien  n'était  autre  chose  qu'une 
science. 


EUTHYDEME.  /,o3 

CRI  TON. 

(.'est  ce  que  tu  m'as  dit. 

SOCRATE. 

Et  nous  avions  trouvé  que  toutes  ces  choses 
qu'on  pourrait  regarder  comme  l'ouvrage  de  la 
politique,  telles  que  la  richesse,  la  liberté,  la  paix 
des  citoyens ,  n'étaient  ni  bonnes  ni  mauvaises  ; 
mais  que  la  politique  devait  nous  instruire  et 
nous  rendre  sages  ,  pour  être,  cette  science  que 
nous  cherchons  et  qui  doit  nous  être  utile  et 
nous  rendre  heureux. 

CR1TON. 

En  effet  :  du  moins  tu  m'as  raconté  tout-à- 
l'heure  que  vous  en  étiez  convenus. 

SOCRATE. 

Mais  la  science  de  régner  rend-elle  les  hommes 
sages  et  bons  ? 

CRITOJV. 

Qui  l'empêcherait,  Socrate? 

soc RATE. 

Mais  les  rend-elle  tous  bons  et  en  toutes  cho- 
ses? leur  apprend-elle  toute  science,  celle  du  cor- 
royeur,  du  charpentier,  et  les  autres? 

CRITON. 

Je  ne  crois  pas  ,  Socrate. 

SOCRATE. 

Mais  quelle  science  nous  apporte-t-elle  enfin  , 

a6. 


4o<n  EUTHYDEME. 

et  à  quoi  nous  profile-t-elle?  Il  ne  faut  pas  qu'elle 
ne  sache  faire  que  des  choses  qui  ne  sont  ni 
bonnes  ni  mauvaises  ;  elte  ne  doit  nous  appren- 
dre d'autre  science  qu'elle-même;  disons  donc 
quelle  elle  est,  et  à  quoi  elle  est  bonne.  Dirons- 
nous,  Criton,  que  c'est  une  science  avec  la- 
quelle nous  pouvons  rendre  les  autres  bons? 

CRITON. 

Je  le  veux  bien. 

SOC  RATE. 

Mais  à  quoi  seront-ils  bons,  et  à  quoi  utiles  ? 
Dirons-nous  encore  qu'ils  en  formeront  d'autres 
semblables  à  eux,  et  ceux-là  d'autres  encore? 
Mais  nous  ne  verrons  jamais  en  quoi  ils  sont 
bons ,  puisque  nous  ne  comptons  pas  tout  ce 
qu'on  regarde  comme  l'ouvrage  de  la  politi- 
que. 11  nous  arrive  donc ,  comme  on  dit ,  de  ra- 
bâcher toujours  la  même  chose,  et,  comme  je 
disais  tout-à-l'heure,  nous  sommes  encore  aussi 
éloignés,  et  même  plus  que  jamais,  de  trouver 
cette  science  qui  rend  les  hommes  heureux. 

CRITON. 

Par  Jupiter!  Socrate,  vous  étiez  là  dans  un 
grand  embarras. 

SOCRATE. 

Aussi ,  Criton  ,  nous  voyant  tombés  dans  cet 
embarras  ,  j'invoquai   les   étrangers  comme  les 


EUTHYDEME.  /jo5 

tUoscures  *,  et  les  priai  de  toute  la  force  de  ma 
voix  de  venir  à,  notre  secours ,  de  dissiper  cette 
tempête,  de  prendre  enfin  la  chose  au  sérieux , 
et  de  nous  enseigner  sérieusement  cette  science 
dont  nous  avons  besoin  pour  passer  heureuse- 
ment le  reste  de  notre  vie. 

CRITON. 

Eh  bien,  Euthydème  daigna-t-il  vous  mon- 
trer quelque  chose? 

SOCKATE. 

Comment ,  s'il  nous  l'a  montré!  vraiment  oui . 
et  il  commença  son  discours  d'un  ton  superbe  : 

Veux-tu,  Socrate.  me  dit-il,  que  je  t'enseigne 
cette  science  dont  la  recherche  vous  donne  tant 
d'embarras,  ou  que  je  te  montre  que  tu  la  pos- 
sèdes déjà?  — O  bienheureux  Euthydème!  lui 
dis- je  ,  cela  dépend-il  de  toi  ?  —  Absolument, 
répondit-il.  *«-  Par  Jupiter  !  fais-moi  donc  voir 
que  je  la  possède  ;  car  cela  me  sera  bien  plus 
commode  que  de  l'apprendre  à  l'âge  où  je  suis. 
—  Réponds-moi  donc,  me  dit-il:  Y  a-t-il  quelque 
chose  que  tu  saches? — -Oui,  et  beaucoup  de 
choses,  mais  de,  peu  de  conséquence. —  Cela  suf- 
fit. Crois-tu  qu'entre  les  choses  qui  sont,  il  y  en 
ait  quelqu'une  qui  ne  soit  pas  ce  quelle  est?  — 

'•Castor  et  Pollux,  fils  de  Jupiter,  dieux  des  navigateurs. 


4o6  EUTHYDEME. 

Par  Jupiter  !  cela  ne  se  peut.  —  Ne  dis-tu  pas, 
coutinua-t-il,  que  tu  sais  quelque  chose? — Oui. 
—  N'es-tu  pas  savant  si  tu  sais  ?  —  Je  suis  sa- 
vant de  ce  que  je  sais.  —  Cela  n'importe,  nie 
dit- il.  Si  tu  es  savant,  ne  faut-il  pas  que  tu  sa- 
ches tout  ?  —  Non ,  par  Jupiter  !  lui  dis-je  ,  puis- 
que j'ignore  bien  d'autres  choses.  —  Mais  si  tu 
ignores  quelque  chose,  tu  es  donc  ignorant?  — 
De  ce  que  j'ignore  ,  mon   cher.  —  Tu  n'en  es 
pas  moins  ignorant,  dit-il;  et  tout-à-1'heure  tu 
assurais  que  tu  étais  savant;  ainsi  tu  es  ce  que 
tu  es,  et  en  même  temps  tu  ne  l'es  pas.  —  Soit , 
Euthydème,  lui  répondis-je,  car,  comme  on  dit, 
tu  parles  d'or  ;  mais  comment  possédé-je  cette 
science  que  nous  cherchons?  N'est-ce  pas  a  cause 
qu'il  est  impossible  qu'une  chose  soit  et  ne  soit 
pas?  de  sorte  que  si  je  sais  une  chose,  il  faut 
que  je  sache  tout ,  parce  que  je  ne  saurais  être 
savant  et  ignorant  à-la-fois ,  et  que  si  je  sais  tout , 
il  faut  que  je  possède  aussi  cette  science  ?  N'est- 
ce  pas  ainsi  que  vous  raisonnez  ,  et  est-ce  là  le 
tin  de  votre  art?    —  Tu  te  réfutes  toi-même , 
Socrate,  répondit- il.  —  Mais,  Euthydème,  re- 
pris-je,  la  même  chose  ne  t'est-elle  pas  arrivée? 
Pour  moi ,  je  n'aurais  jamais  envie  de  me  plaindra 
d'une  aventure  qui  me  sera  commune  avec  toi 
et  ce  cher  Dionysodore.  Dis-moi  donc,  n'y  a-t-il 


EUÏHYDÈMJi.  4o7 

pas  des  choses  que  vous  savez,  et  d'autres  que 
vous  ne  savez  pas?  —  Point  de  tout,  me  répon- 
dit Dionysodore. —  Comment!  repart is-je £  vous 
ne  savez  donc  rien? — Si  fait.  — Vous  savez  donc 
tout ,  puisque  vous  savez  quelque  chose?  —  Oui , 
tout,  répondit-il,  et  toi  aussi,  tu  sais  tout,  è\ 
tu  sais,  ne  serait-ce  qu'une  seule  chose.  —  O  Ju- 
piter !  quelle  merveille  m'écriai-je,  et  quel  bien 
précieux  nous  est  révélé!  Mais  les  autres  hom- 
mes savent-ils  aussi  tout,  ou  ne  savent-ils  rien? 

—  Il  est  impossible,  répondit-il,  qu'ils  sachent 
une  chose  et  qu'ils  en  ignorent  une  autre,  qu'ils 
soient  savansetignorans  tout  à-la-fois. — Mais  que 
dirons-nous  donc?  demandai-je.  —  Nous  dirons-, 
répondit-il ,  que  tous  les  hommes  savent  tout, 
dès  qu'ils  savent  une  seule  chose.  —  Grands 
dieux!  Dionysodore,  je  vois  bien  que  vous 
parlez  enfin  sérieusement,  et  que  mes  prières 
ont  été  entendues.  Vraiment  se  peut-il  que  vous 
sachiez  tout?  par  exemple,  l'art  du  charpentier 
et  du  tanneur  ?  —  Oui,  me  dit-il.  —  Seriez-vous 
aussi  cordonniers?  —  Par  Jupiter!  oui,  et  sa- 
vetiers aussi.  —  Vous  n'ignorez  donc  pas  non 
plus  le  nombre  des  astres  et  des  grains  de  sable? 

—  Non ,  me  dit-il  ;  crois-tu  que  nous  ne  le  sou- 
tenions pas  ? 

Ctésippe  prenant  là-dessius  la  paroie  :  O  Dio- 


4o«  EUTHYDEME. 

nysodore,  dit-il,  fais-moi  voir  par  quelque  expé- 
rience que  vous  dites  la  vérité.  —  Quelle  expé- 
rience demandes-tu  ?  répliqua-t-il.  —  Sais-tu  com- 
bien  Euthydème   a  de   dents,  et   Euthydème, 
combien  tu  en  as  ?  —  Ne  te  suffit-il  pas ,  répon- 
dit-il, d'avoir  entendu  que  nous  savons  tout?  — 
Point  de  tout  ;  mais  répondez  cette  seule  fois 
pour  nous  prouver  que  vous  dites  la  vérité  ;  et 
si  vous  dites  précisément  l'un  et,  l'autre  combien 
vous  avez  de  dents,  et  que  le  nombre  soit  juste, 
car  nous  les  compterons ,  nous    vous  croirons 
pour  tout   le    reste.  —  Eux ,  soupçonnant  que 
Ctésippe  se  moquait ,  ne  lui  répondaient,  à  tout 
ce  qu'il  leur  demandait,  que  généralement,  di- 
sant qu'ils  savaient  tout.  Pour  Ctésippe,.  il   se 
donnait  beau  jeu ,  et  il  n'y  avait  rien  qu'il   ne 
demandât,  même  les  choses  les  plus  ridicules.  A 
quoi  ils  persistaient  à  répoudre  intrépidement 
qu'ils  savaient  tout ,  comme  les  sangliers  qui  s'en- 
ferrent eux-mêmes  dans  l'épieu  ;  de  sorte  que 
mon   incrédulité   me  poussa  enfin  à  demander 
moi-même  à  Euthydème  si  D:onysodore  savait 
aussi  danser.  —  Euthydème  m'assura  que  oui.  — 
Mais  sauterait-il  sur  des  épées  nues,  la  tête   en 
l>as?  saurait-il  faire  la  roue. à  son  âge0  poussc- 
t-il   l'habileté  jusque-là ?  — Il   n'y  a  rien   qu'il 
ignore,  répondit-il. i — Mais  n'est-ce  que  depuis 


EUTHYDEME.  409 

peu  que  vous  savez  tout,  ou  si  vous  le  savez  de 
tout  temps? —  De  tout  temps,  répondit-il.  — 
Quoi!  dès  votre  plus  tendre  enfance,  et  aussitôt 
que  vous  êtes  nés,  vous  saviez  tout?  ---  Tout, 
répondirent-ils  l'un  et  l'autre. 

Cela  nous  parut  tout-à-fait  incroyable.  Alors 
Euthydème,  s'adressant à  moi:  Tu  ne  nous  crois 
pas,  dit-il ,  Socrate?  —  Je  ne  crois  qu'une  chose, 
c'est  que  vous  êtes  fort  habiles,  —  Si  tu  veux 
me  répondre,  dit-il,  je  te  ferai  avouer  à  toi- 
même  ces  admirables  choses.  —  Oh!  répondis- 
se, je  serai  bien  aise  d'en  être  convaincu  ;  car 
jusqu'ici  j'ignorais  ma  science,  et  si  tu  me  fais 
voir  que  je  sais  tout  et  que  je  1  ai  toujours  su  , 
quel  bonheur  plus  grand  pourrait  m'arriver 
dans  cette  vie  ?  —  Réponds-moi  donc.  —  Inter- 
roge ;  je  répondrai.  —  Eh  bien  ,  Socrate,  es-tu 
savant  en  quelque  chose,  ou  en  rien  du  tout? 
—  En  quelque  chose.  —  Et  est-ce  par  ce  qui  fait 
que  tu  es  savant  ,  que  tu  sais,  ou  par  quelque 
autre  chose?  —  Parce  qui  fait  que  je  suis  savant, 
car  tu  veux  parler  de  mon  âme,  n'est-ce  pas? — 
N'as-tu  pas  honte,  Socrate,  d'interroger  quand 
on  t'interroge? —  Soit,  répliquui-je  ;  mais  que 
veux-tu  qfte  je  fasse?  Je  ferai  tout  ce  que  tu  vou- 
dras; quoique  je  ne  sache  pas  ce  que  tu  me  de- 
mandes ,  tu   exiges  que  je   réponde   et  que   je 


4io  EUÏHYDEME. 

n'interroge  jamais.  —  Mais  tu  entends  quelque 
chose  à  ce  que  je  demande  ?  —  Oui.  —  Réponds 
donc  à  ce  que  tu  entends.  —  Mais,  lui  dis-je,  si 
en  m'interrogeant  tuas  une  chose  dans  l'esprit, 
et  que  j'en  entende  une  autre  ,  et  que  je  réponde 
a  ce  que  j'entends,  seras-tu  satisfait  de  réponses 
étrangères  à  la  question?—  Cela  me  suffira, 
dit-il  ;  mais  non  pas  à  toi,  à  ce  qu'il  parait.  — 
Je  ne  répondrai  donc  point ,  par  Jupiter  ,  m'é- 
criai-je,  que  je  ne  sache  ce  que  l'on  me  demande. 
—  Tu  ne  réponds  pas  à  ce  que  tu  entends,  car 
lu  ne  dis  que  des  sottises,  et  tu  fais  le  niais  mal-à- 
propos.  —  Je  vis  alors  qu'il  était  irrité  contre 
moi  pour  avoir  démêlé  les  mots  dans  lesquels 
il  voulait  m'envelopper.  Il  me  souvint  aussitôt 
de  Connos,  qui  se  fâche  toujours  quand  je  ne  lui 
obéis  pas,  et  iînit  par  me  laisser  là  comme  un 
homme  indocile.  Étant  donc  résolu  de  fréquen- 
ter ces  étrangers  ,  je  crus  que  je  devais  leur 
obéir,  de  peur  qu'ils  ne  me  repoussassent  comme 
un  entêté,  et  je  dis  à  Euthvdème:  hh  bien  ,  si  tu 
U*  trouves  bon  de  la  sorte,  faisons  ce  qu'il  te 
plaira  ;  tu  connais  mieux  que  moi  les  lois  de  la 
dispute  ,  car  tu  y  es  maître,  et  moi  j'y  suis  en- 
tièrement neuf.  Reprends  donc  tes  interrogations 
des  le  commencement.  —  Héponds-moi ,  dit-il' 
ce  que  tu  sais,  le  sais-tu  par  le  moyen  de  quel- 


EUTHYDÈME.  f\\  i 

que  chose  ou  de  rien  ?  —  Oui ,  répondis-je  ,  par  le 
moyen  de  mon  àme.  —  Encore  !  dit-il ,  il  répond 
plus  qu'on  ne  lui  demande  -y  je  ne  demande  pas 
par  quoi  tu  sais  ,  mais  si  tu  sais  par  quelque 
chose.  — C'est  encore  mon  ignorance,  repris-je, 
qui  m'a  fait  répondre  plus  qu'il  ne  fallait;  mais 
pardonne,  des  à  présent  je  vais  répondre  tout 
simplement.  Ce  que  je  sais,  je  le  sais  toujours 
par  le  moyen  de  quelque  chose.  —  Est-ce  tou- 
jours par  le  même  moyen,  conîinua-t-il,  ou  tan- 
tôt par  l'un  tantôt  par  l'autre?  Toujours,  lui 
répondis-je  par  le  même  moyen,  quand  je  sais. 
—  Ne  cesseras-tu  jamais  d'ajouter?  s'écria-t-il.  — 
Mais  ,  lui  dis-je  ,  c'est  de  peur  que  ce  toujours  ne 
nous  trompe.  —  Non  pas  nous,  dit-il,  mais  toi 
peut-être.  Réponds  :  est-ce  toujours  par  le  même 
moyen  que  tu  sais?  —  Toujours ,  répondis-je, 
puisqu'il  faut  oter  ce  quand.  —  C'est  donc  tou- 
jours par  ce  moyen  que  tu  sais.  Et  comme  tu  sais 
toujours,  sais-tu  une  chose  par  ce  moyen  par 
lequel  tu  sais,  et  une  autre  par  un  autre;  ou 
bien  sais-tu  toutes  les  choses  par  ce  moyen?  — 
C'est  par  ce  moyen  que  je  sais  toutes  les  choses 
que  je  sais ,  répondis-je.  —  Le  voila  encore  re- 
tombé dans  la  même  faute!  — Eh  bien,  je  re- 
tire ce  :  ce  que  je  sais.  —  Il  ne  s'agit  pas  de  rien 
retirer,  ce  n'est  pas  ce  que  je  demande.  Mais  ré- 


4«2  EUTHYDEME. 

ponds-moi  :  pourrais-tu  savoir  toutes  les  choses , 
si  tu  ue  savais  pas  tout?  —  Impossible,  répon- 
dis-je.  —  Alors  il  me  dit:  Ajoute  maintenant  ce 
qu'il  te  plaira ,  tu  m'as  avoué  que  tu  savais  tout. 
—  En  effet,  lui  dis-je,  s'il  ne  faut  tenir  aucun 
compte  de  ce  que  je  sais,  il  paraît  que  je  sais 
tout.  —  Or,  tu  as  aussi  avoué  que  tu  sais  tou- 
jours par  le  moyen  par  lequel  tu  sais,  soit  quand 
lu  sais,  soit  de  quelque  autre  manière  que  tu  le 
voudras  prendre  ;  tu  as  donc  avoué  que  tu  sais 
toujours  et  que  tu  sais  tout.  Il  est  donc  évident 
que  tu  savais  étant  enfant,  quand  tu  es   né,  et 
quand    tu  fus   engendré  ;  même  avant  que  de 
naître  et  avant  la  naissance  du  monde,  tu  as  su 
toutes  choses,  puisque  tu  sais  toujours  ;  et,  par 
Jupiter,  tu  sauras  toujours  et  toutes  choses,  si 
je  le  veux.  —  Incomparable  Euthydème,  lui  dis- 
je,  veuille-le,  je  t'en  prie,  si  toutefois  tu  dis  la 
vérité.   Mais  je  crains   que   tu  n'en   aies  pas  la 
force  ,  à  moins  que  ton  frère  Dionysodore  n'y 
consente,  aussi  bien  que  toi  ;  niais  s'il  lé  faisait, 
cela  pourrait  être.    Dites-moi,   cependant  (i ai 
d  ailleurs  je  ne  saurais  vous  contester  que  je  ne 
sache  tout,  a  vous  qui  êtes  dune  sagesse  plus 
qu'humaine  ;  il  faut  le  croire  puisque  c  est  vous 
qui  le  dites   ,  dis-moi,  Euthydème,  comment  je 
peux  prétendre  (pie  je  sais  que  les  «eus  de  bien 


EUTHYDÈME.  4,3 

sont  injustes;  sais-je  cela,  on  ne  le  sais-je  pas? 

—  Tu  le  sais.  —  Quoi?  —  Que  les  gens  de  bien  ne 
sont  pas  injustes. —  Assurément,  lui  dis-je,  et 
depuis  long-temps  ;  mais  ce  n'est  pas  là  ce  que 
je  demande,  mais  où  j'ai  appris  que  les  gens  de 
bien  sont  injustes.  —  Nulle  part,  dit  Dionvso- 
dore.  — Je  ne  le  sais  donc  pas?  repartis-j«.  —  Là- 
dessus  Euthydème  :  Tu  nous  gâtes  l'affaire ,  dit-il  à 
Dionysodore  ;  maintenant  il  paraîtra  ne  pas  savoir, 
et  par  là  savant  et  ignorant  à-la-fois.  Dionysodore 
rougit.  —  Et  moi  :  Mais  Euthydème,  lui  dis-je, 
q  n'en  dis-tu ,  toi  ?  Ton  frère  qui  sait  tout ,  te  parait- 
il  avoir  mal  répondu?  Ici  Dionysodore  prenant 
vite  la  parole  :  Moi ,  dit-il ,  le  frère  d'Euthydème  ? 

—  Laissons  cela,  mon  ami,  lui  dis-je,  jusqu'à  ce 
qu'Euthydème  m'ait  fait  voir  que  je  sais  que  les 
gens  de  bien  sont,  injustes,  et  ne  m'envie  pas 
cette  belle  vérité.  —  Tn  fuis,  Socrate,  et  ne 
veux  pas  répondre,  dit  alors  Dionysodore. — 
N'ai-je  pas  raison  de  fuir?  mécriai-je  ;  je  suis 
plus  faible  que  chacun  de  vous,  comment  ne 
m'enfuirais- je  pas  devant  tous  les  deux?  Je  ne 
suis  pas  si  fort  qu'Hercule,  qui  n'eût  pas  été  lui- 
même  en  état  de  combattre  à-la-fois  l'hydre,  ce 
sophiste  qui  présentait  toujours  plusieurs  tètes 
nouvelles  à  chacune  qu'on  lui  coupait;  et  Cancer-, 
cet  autre  sophiste,  venu  de  la  mer,  et  débarqué, 


',./,  EUTHYDÈME. 

je  crois,  tout  récemment,  qui  attaquant  Hercule 
par  la  gauche  ,  et  le  poussant  vivement ,  le  força 
d'appeler  à  son  secours  son  neveu  Iolas  ;  et  ce- 
lui-ci lui  arriva  bien  à  propos.  Mais  si  Patrocle, 
mon  Iolas,  arrivait,  les  choses  n'en  iraient  que 
plus  mal*. —  Réponds-moi,  dit  Dionysodore,  puis- 
que c'est  toi  qui  mets  le  discours  là-dessus:  Iolas 
était-il  plutôt  neveu  d'Hercule  que  le  tien  ?  — 
Je  vois  bien  ,  Dionysodore  ,  que  le  meilleur  parti 
est  de  te  répondre  ,  autrement  tu  ne  mettrais  ja- 
mais fin  à  tes  interrogations,  quoique  je  sache 
bien  que  c'est  par  jalousie  que  tu  veux  m'em- 
pêcher  d'apprendre  d'Euthydème  le  secret  qu'il 
allait  me  dire.  —  Réponds  donc,  me  dit-il.  — 
Oui,  je  réponds  qu'Iolas  était  neveu  d'Hercule, 
et  qu'il  n'est  pas  du  tout  le  mien,  à  ce  qu'il  me 
semble,  car  mon  frère  Patrocle  n'était  pas  son 
père.  C'était,  il  e.st  vrai,  un  nom  à-  peu-près  sem- 
blable, Iphiclès**,  frère  d'Hercule.  —  Patrocle  est 

*  Sur  le  combat  d'Hercule  et  d'Iolas,  contre  l'hydre  et  le 
(.lancer.  Voyez  Palephate,  De  lncred.  ;  et  Apollodore,  II,  5.  2. 
—  Patrocle  est  un  frère  peu  connu  de  Socrate.  Il  n'en  est  pas 
question  ailleurs  dans  l'antiquité,  à  moins  qu'avec  Hemste- 
rhuis  ou  ne  veuille  le  voir  dans  le  sculpteur  cité  dans  le 
Songe  de  Lucien,  t.  I,  p.  195. 

"  En  grec  Patroclès  et  Iphiclès.  Cette  allusion  à  la  res- 
semblance de  désinence  est  intraduisible  en  français. 


EUTHYDÈME.  Zj .  S 

donc  ton  frère  ?  —  Oui ,  frère  de  mère  ,  et  non 
de  père.  --  Il  est  donc  ton  frère,  et  il  ne  l'est 
pas?  —  Il  est  vrai,  il  n'est  pas  mon  frère  de 
père,  car  son  père  s'appelait  Chérédème  ,  et  le 
mien  Sophronisque.  —  Mais  Chérédème  était 
père  ,  et  Sophronisque  aussi  ?  —  Sans  doute  , 
Chérédème  était  père  de  Patrocle,  et  Sophronis- 
que était  le  mien.  —  Chérédème  était  donc  autre 
que  père?  —  Oui,  répondis-je,  autre  que  mon 
père.  —  Était-il  père  ,  étant  autre  que  père 
ou  es-tu  la  même  chose  qu'une  pierre  ?  —  Je 
crains  bien  que  je  ne  paraisse  tel  entre  tes 
mains  ;  il  me  semble  pourtant  que  je  ne  le  suis 
pas.  —  Tu  es  donc  autre  chose  qu'une  pierre? 
—  Oui,  autre  chose.  —  Si  tu  es  autre  chose 
qu'une  pierre  tu  n'es  donc  pas  une  pierre?  et 
si  tu  es  autre  chose  que  de  l'or,  tu  n'es  pas  de 
l'or  ?  —  Assurément.  -  De  même  Chérédème  ne 
sera  pas  père,  puisqu'il  était  autre  chose  que 
père.  —  Il  paraît,  lui  dis-je,  qu'il  n'est  pas  père. 
-  Et  si  Chérédème  est  père,  ajouta  Euthydème, 
Sophronisque  à  son  tour  étant  autre  chose  que 
père,  n'est  pas  père;  de  sorte  que  tu  n'as  pas  de 
père,  Socrate.  — Ctésippe  intervint  et  dit  :  Mais 
la  même  chose  n'arrive-t-elle  pas  à  votre  père  ? 
n'est-il  pas  autre  que  mon  père?  —  Il  s'en  faut 
bien,  répondit  Euthydème.  —  Était-il  le  même? 


/,iG  EUTHYDÈME. 

—  Le  même.  —  Je  n'y  pourrais  consentir.  Mais 
dis-moi,  Euthydème,  est-il  seulement  mon  père, 
ou  l'est-il  aussi  des  autres  hommes?  —  Aussi  des 
autres,  répondit-il.  Voudrais-tu  qu'un  même 
homme  fût  père  et  ne  le  fut  pas  ?  —  Je  l'au- 
rais cru,  dit  Gtésippe.  —  Que  l'or  ne  fût  pas 
de  l'or,  qu'un  homme  ne  fût  pas  un  homme?  — 
Prends  garde,  Euthydème;  tu  ne  mêles  pas, 
comme  on  dit,  le  lin  avec  le  lin*;  certes,  tu 
m'apprends  là  une  chose  admirahle,  que  ton  père 
est  père  de  tous  les  hommes.  —  Il  l'est  toutefois. 

—  Mais,  dit  Gtésippe  ,  n'est-il  père  que  des  hom- 
mes ,  ou  l'est-il  aussi  des  chevaux  et  de  tous  les 
autres  animaux? —  Il  l'est  aussi  de  tous  les  au- 
tres animaux.  —  Et  ta  mère,  est»elle  aussi  la 
mère  de  tous  les  autres  animaux  ?  —  Elle  l'est 
aussi.  —  Ta  mère  est  donc  la  mère  de  tous  les 
cancres  marins?  —  Et  la  tienne  aussi.  —  Tu  es 
donc  le  frère  des  goujons,  des  petits  chiens  et 
des  petits  cochons?  —  Et  toi  aussi.  —  De  plus, 
tu  as  pour  père  un  chien?  —  Et  toi  aussi. — 
Là-dessus Dionysodore  :  Si  tu  veux  me  répondre, 
Ctésippe ,  je  te  le  ferai  avouer  aussitôt.  Dis- 
moi  ,  as-tu  un  chien?  — Oui,  répondit  Cté- 
sippe, et  fort  méchant.  —  A-t-il  des  petits?  — 

*  Proverbe:  dire  des  choses  qui  ne  vont  pas  ensemble, 
des  choses  absurdes. 


EUTHYDÈME.  4i7 

Oui ,  et  qui  sont  aussi  méchans  que  lui.  -— 
N'est-ce  pas  le  chien  qui  est  leur  père?  —  Oui, 
je  l'ai  vu  de  mes  propres  yeux,  lorsqu'il  couvrit 
la  chienne.  —  Ce  chien  n'est-il  pas  à  toi?  —  Oui. 
—  Le  chien  est  père,  et  à  toi,  il  est  donc  ton 
père  :  ainsi  te  voilà  frère  de  ses  petits.  — Diony- 
sodore  se  hâtant  de  poursuivre,  de  peur  d'être 
devancé  par  Ctésippe,  lui  dit  :  Réponds-moi  en- 
core deux  mots  :  bats-tu  ce  chien?  —  Ctésippe  lui 
repartit  en  riant  :  Oui,  par  les  dieux,  je  le  bats,  et 
voudrais  bien  te  pouvoir  battre  aussi.  —  Tu  bats 
donc  ton  père?  —  Ces  coups  de  bâton,  dit  Cté- 
sippe, conviendraient  bien  mieux  à  votre  père, 
pour  avoir  mis  au  monde  des  en  fans  si  sages. 
Mais,  Euthydème,  votre  père,  qui  est  aussi  celui 
des  petits  chiens,  a  sans  doute  tiré  de  grands 
biens  de  votre  merveilleuse  sagesse.  —  Il  n'a  pas 
besoin  de  beaucoup  de  biens,  Ctésippe,  ni  toi 
non  plus.  — Et  toi  de  même,  Euthydème?  — 
Comme  tous  les  autres  hommes.  Dis-moi,  Cté- 
sippe, ne  crois-tu  pas  que  ce  soit  un  bien  à  un 
malade  que  de  prendre  une  potion  quand  il  en  a 
besoin,  ou  non?  ou  à  un  homme  qui  va  au  com- 
bat, de  porter  des  armes?  —  Je  l'accorde,  et 
pourtant  je  m'attends  que  tu  en  vas  tirer  de 
belles  conséquences!  —  Tu  vas  en  juger;  mais 
cependant  réponds-moi.  Puisque  tu  avoués  qu'il 

4-  »7 


/,iS  EUTHYDEME. 

est  bon  a  un  malade  de  prendre  une  potion 
quand  il  en  a  besoin  ,  il  doit  en  boire  autant  que 
possible,  et  s'en  trouverait  à  merveille  si  on  Un 
broyait  toute  une  chairetée  d'ellébore  pour  la 
lui  faire  prendre.  —  Sans  nul  doute,  Euthydème, 
pourvu  que  le  malade  fût  aussi  grand  que  I;» 
statue  de  Delphes  Et  s'il  est  bon,  continua 
Euthydème,  de  s'armer  dans  la  guerre,  ne  faut 
il  pas  avoir  le  plus  possible  de  javelots  et  de  bou- 
cliers, puisque  c'est  un  bien?  —  J'en  suis  per- 
suadé, dit  Ctésippe;  mais  toi,  Euthydème,  tu  ne 
le  crois  pas,  et  tu  ne  prends  qu'un  seul  boucliei 
et  un  seul  javelot?  —  Oui,  dit  il.  —  Armerais-tu 
ainsi  Géryon  et  Briarée?  Vraiment.  Euthydème, 
je  l'avais  cru  plus  d'expérience  ainsi  qu'à  ton 
compagnon ,  puisque  vous  êtes  maîtres  d'armes. 
Euthydème  se  tut,  mais  Dionysodore  inter- 
rogea Ctésippe  sur  ce  qu'il  avait  répondu  à  la 
question  antérieure. Te  semble-î-il  que  ce  soit  un 
bien  que  d'avoir  de  l'or?  —  Sans  doute,  répon 
dit  Ctésippe,  et  beaucoup.  —  Et  n'es-tu  pas  per 
suadé  qu'il  faut  avoir  toujours  et  partout  le- 
bonnes  choses?  —  Oui,  et  très  fort.  —  Or  tu 
avoues  que  l'or  est  un  bien?  —  Oui,  je  lai 
avoué.  —  Il  faut  donc  l'avoir  toujours  et  par- 
tout, et  surtout  avec  soi?  Ainsi  celui-là  serait  le 
plus  heureux    qui  aurait  trois   talens   d'or  dans 


EUTHYDÈME.  4.9 

ie  \eiitre,  un  talent  dans  la  tête,  et   un  statère 
dur  dans  chaque  œil.  —  On  dit  en  effet,  Euthy- 
denie,  reprit  Ctésippe,   que  parmi  les  Scythes, 
ceux-là  sont  estimés  les  plus  riches  et  même  les 
plus  gens  de  bien  qui  ont  le  plus  d'or  dans  leurs 
crânes  *  pour  parler  comme  toi,  qui  disais  tout-a- 
l'heure  que  le  chien  était  mon  père;  ce  qu'il  \ 
a  de  plus  merveilleux,  c'est  qu'ils  boivent  dans 
leurs  crânes  dorés,  qu'ils  voient  dedans,  et  tien- 
nent leurs   fronts   dans    leurs  mains.  —  Euthy- 
dème   reprenant  la   parole  :  Un  Scythe  ou  un 
autre   homme,   Ctésippe,    voit-il   ce   qu'il    peut 
voir,  ou  ce  qu'il  ne  peut  pas  voir?  —  Il  voit  ce 
qu  il   peut  voir.  —  Et    toi    aussi,   Ctésippe?  — 
Et    moi    de  même.  —  Ne    vois-tu    pas   nos   ha- 
bits ?  —  Oui.  —  Ils  sont  donc  en  vue,  et   ils 
ont  de  la  vue**?  —  A  merveille!  dit  Ctésippe. 
—  Et  quoi?  demanda  Euthydème.  —  Rien.  Tu 

"  Euthvdème  avait  dit  :  Le  chien,  père  de  ton  chien  ,  est 
à  toi,  c'est  un  père  à  toi ,  donc  il  est  ton  père.  De  même 
ici  Ctésippe  ,  pour  se  moquer  d'Euthydème  ,  dit  que  Jcs 
Scythes  mettent  de  l'or  dans  les  têtes  de  leurs  amis  ou  pa- 
ïens ou  même  ennemis  qu'ils  possèdent,  qui  sont  à  eux; 
c'est-à-dire  dans  leurs  têtes.  —  Sur  cette  coutume  des  Sfcy 
îhes,  vorez  Hérodote,  liv.  IV. 

**  Le  texte  :  *uvo.t<x  6o*v.  Ils  peuvent  voir  et  on    peut  les 
■•oii . 


/,20  EUTHYDEME. 

es  pourtant,  je  pense,  assez  bon  pour  croire 
qu'ils  ne  voient  pas?  Mais  en  vérité,  Euthydème, 
on  dirait  que  tu  rêves  tout  éveillé, et  s'il  est  pos- 
sible de  parler  sans  rien  dire,  tu  en  es  bien  ca- 
pable. Là-dessus  Dionysodore  demanda  à  Cté- 
sippe  :  Il  est  donc  impossible  de  parler  quand  on 
ne  dit  rien  ?  —  Impossible.  —  Et  de  se  taire 
quand  on  parle?  —  Moins  possible  encore. — 
Quand  tu  dis  une  pierre,  du  fer,  du  bois,  ne 
<lis-tu  pas  ce  qui  se  tait?  —  Je  ne  dis  pas  cela 
du  fer,  répondit  Ctésippe;  quand,  en  passant 
dans  une  forge,  je  dis  du  fer,  si  on  le  heurte, 
je  dis  une  chose  qui  retentit  et  qui  crie.  Ainsi 
cette  fois,  pour  être  trop  sage,  tu  n'as  pas  vu 
que  tu  ne  disais  rien;  mais  prouvez  moi  mainte- 
nant le  reste,  que  l'on  peut  se  taire  et  parler  à- 
la-fois. 

Ctésippe  me  parut  alors  rassembler  toutes  ses 
forces  pour  plaire  à  son  jeune  ami. 

Euthydème  commença  :  Quand  tu  te  tnis,  ne 
tais-tu  pas  toutes  choses?  —  Oui.  —  Tu  tais  donc 
aussi  les  choses  qui  parlent,  car  les  choses  qui 
parlent  sont  du  nombre  de  toutes  les  choses?  — 
Mais ,  repartit  Ctésippe ,  toutes  les  choses  se 
taisent-elles?  —  Non  certainement,  dit  Euthy- 
dème. —  Elles  parlent  donc  toutes,  mon  cher 
ami  ?  —  Celles  qui  parlent.  —  Ce  n'est  pas  ce  que 


EUTIIYDEME.  4*i 

je  demande,  dit  Ctésippe;  mais  si  toutes  les  choses 
se  taisent  ou  si  elles  parlent?  —  Ni  l'un,  ni  l'au- 
tre, e.t  tous  les  deux  ensemble,  repartit  Diony- 
sodore,  se  mêlant  de  la  dispute.  Et  je  suis  sur 
que  tu  ne  sauras  qu'opposer  à  cette  réponse.  ■ — 
Ctésippe,  selon  sa  coutume,  fit  un  grand  éclat 
de  rire.  O  Euthydème,  s'écri^-t-il,  ton  frère  prête 
le  flanc  à  une  double  réfutation ,  il  est  perdu  et 
battu  de  tous  côtés.  —  Clinias,  prenant  plaisir  à  ce 
discours,  sourit  à  Ctésippe,  qui,  se  redressant, 
en  parut  dix  fois  plus  grand.  Pour  moi,  je  crois 
que  l'adroit  Ctésippe  avait  appris  leur  secret  à 
force  de  les  entendre  eux-mêmes,  puisqu'ils 
n'ont  pas  sur  terre  leurs  pareils  en  ce  genre. 
Là-dessus  je  m'adressai  à  Clinias  et  lui  dis  :  Pour- 
quoi ris-tu  en  des  choses  si  sérieuses  et  si  belles? 

M. 

Aussitôt  Dionysodore  :  As-tu  vu,  Socrate,  me 
dit-il,  quelque  belle  chose?  —  Oui,  lui  répondis- 
je,  et  plusieurs.  —  Étaient-elles  autres  que  le 
beau,  ajouta-t-i»,  ou  si  ce  n'était  que  la  même 
chose?  —  J'étais  tout  embarrassé  à  cette  ques- 
tion ,  et  je  me  crus  justement  puni  pour  m'être 
avisé  de  dire  un  mot.  Je  répondis  cependant  : 
Elles  sont  autres  que  le  beau  mniie,  mais  avec 
chacune  d'elles  se  trouve  une  certaine  beauté. 
—  Tu  serais  donc  bœuf,  si  un  bœuf  se  trouvait 
avec  toi,  et  es-tu  Dionysodore,  parce  que  je  me 


422  EUTHYDÈME. 

trouve  avec  toi?  —  De  grâce,  pas  de,  pareille  im- 
piété, lui  dis-je.  —  Mais  comment,  dit-il,  ce  qui 
est  autre  se  trouvant  avec  un  autre,  ce  qui  est 
autre  serait-il  autre?  —  En  doutes-tn?  lui  dis-je, 
me  hasardant  à  imiter  la  sagesse  de  ces  étran- 
gers'que  je  désirais  tant  acquérir.  — Pourquoi 
moi,  et  le  reste  des  gommes,  me  répondit  Diony- 
sodore,  ne  douterions-nous  pas  d'une  chose  qui 
n'est  point?  —  Que  dis-tu, Dionysodore?  le  beau 
n'est-il  pas  beau,  et  le  laid  n'est-il  pas  laid?  — 
Oui,  si  je  le  veux.  —  Mais  ne  le  veux-tu  pas?  — 
Oui,  je  le  veux.  —  Ainsi  le  même  n'est-il  pas  le 
même,  et  ce  qui  est  autre  n'est-il  pas  autre?  car 
assurément  ce  qui  est  autre  n'est  pas  le  même. 
Pour  moi  je  n'eusse  pas  soupçonné  un  enfant 
de  douter  que  ce  qui  est  autre  ne  soit  autre 
Mais,  Dionysodore,  je  vois  bien  que  tu  as  passé 
là-dessus  à  dessein ,  puisque  dans  le  reste  vous 
n'avez  manqué  à  rien  de  ce  qu'il  faut  à  un  bon 
discours,  comme  de  bons  ouvriers  font  tout  ce 
qui  convient  à  leur  métier.  —  Sais-tu,  me  dit-il, 
ce  qu'il  convient  de  faire  à  chaque  artisan?  d'a- 
bord à  qui  convient-il  de  forger?  —  Je  le  sais, 
au  forgeron. —  A  qui  de  pétrir  la   terre?  —  Au 
potier.  —  A  qui  convient-il   d'égorger,  d'écor- 
cher,  de  faire  bouillir   et   rôtir  la   chair  aptes 
l'avoir  coupée  en  morceaux?  —  Au  cuisinier.  — 


EUTHYDfcMl  4a3» 

lit  celui  qui  fait  ce  qui  convient  fait  bien  ?  — 
Fort  bien.  -  Tuer,  écoreher,  as-tu  dit,  con- 
vient au  cuisinier?  Ne  l'as-tu  pas  accordé?  — 
Hélas!  oui,  mais  pardonne-moi.  —  Il  est  donc 
évident  que  celui  qui  égorgera,  qui  écorchera 
le  cuisinier  pour  le  faire  bouillir  et  rôtir  en- 
suite, fait  ce  qui  convient;  de  même  celui  qui 
frappera  sur  le  forgeron  et  qui  pétrira  le  potier. 
—  O  Neptune!  m'écriai-je,  maintenant  tu  es  ar- 
rivé au  comble  de  la  sagesse.  Ne  pourrai-je  ja- 
mais y  arriver  et  l'acquérir  pour  moi-même  ?  — 
Mais  quand  tu  l'aurais  acquise,  Socrate,  la  con- 
naîtrais-tu ?  —  Si  tu  le  trouves  bon ,  je  pense 
que  oui.  — Tu  crois  donc,  continua-t-il ,  con- 
naître ce  qui  est  à  toi?  —  Assurément,  pourvu 
que  tu  ne  dises  pas  autre  chose;  car  tout  dépend 
de  vous  deux,  à  commencer  par  toi  et  à  finir  par 
Euthydème.  —  Crois-tu  que  les  choses  dont  tu 
es  le  maître,  dont  tu  peux  user  comme  il  te 
plaît,  soient  à  toi?  Crois-tu,  par  exemple,  que 
les  boeufs  et  les  brebis  que  tu  peux  douner, 
vendre,  sacrifier  à  celui  des  dieux  que  tu  vou- 
dras, soient  à  toi,  et  que  les  choses  dont  tu 
ne  peux  disposer  de  la  sorte  ne  t'appartiennent 
pas?  —  Moi,  qui  me  doutais  bien  que  ces 
demandes  allaient  produire  quelque  magnifique 
artifice,  pour  l'entendre   aussitôt  que  possible,. 


424  EUTHYDEME. 

je  me  hâtai  de  lui  répondre  que  je  croyais  que 
les  premières  étaient  seules  à   moi.  —  N'ap- 
pelles-tu pas  animal  ce  qui  a  une  âme  ?  —  Oui  -> 
lui  dis-je. — Tu  avoues  que  les  animaux  dont 
tu  peux  faire  ce  que  je  viens  de  dire  sont  seuls 
à  toi?  —  Je  l'avoue.  — Dionysodore  s'arrêta 
là  malicieusement,  et  feignit  de  rêver  à  quel- 
que raisonnement  profond.  Puis  il  continua  : 
Dis-moi,  Socrate,  n'as-tu  pas  un  Jupiter  pater- 
nel ?  —  Me  doutant  qu'il  en  voulait  venir  où  ef- 
fectivement il  en  vint,  je  cherchai  un  détour,  et, 
comme  pris  au  filet,  je  voulus  me  retourner,  en 
répondant  :  Je  n'en  ai  point,   Dionysodore.  — 
Vraiment,  me  répliqua-t-il ,  il  faut  que  tu   sois 
bien  misérable,  et  que  tu  ne  sois  pas  Athénien, 
pour  n'avoir  ni  dieux,  ni  sacrifices  paternels,  ni 
toutes  ces  autres  belles  choses.  —  Doucement, 
Dionysodore,  lui  dis-je,  pas  de  paroles  de  mau- 
vais augure,   et  ne  me  reprends   pas  si   rude- 
ment. J'ai  des  autels ,  des  sacrifices  domestiques 
et  paternels ,    enfin   en  ce  genre  rien  ne  me 
manque  de  tout  ce  que  possèdent  les   autres 
Athéniens.  —  Eh  bien  .  répliqua-t-il ,  les  autres 
Athéniens  n'ont-ils  pas  un  Jupiter  paternel?  — 
Ce  nom  n'existe  pas  chez  les  Ioniens,  lui  répondis- 
je,  ni  dans  les  colonies  d'Athènes,  ni  à  Athènes. 
Mais  nous  avons  un  Apollon  paternel,  parce  qu'il 


EUTHYDEME.  4a$ 

est  père  d'Ion;  Jupiter  n'est  pas  ainsi  appelé 
chez  nous,  mais  il  s'appelle  domestique  et  pro- 
tecteur des  tribus,  comme  Minerve  s'appelle 
aussi  protectrice  des  tribus/ — -Cela  suffit,  dit 
Dionysodore  :  tu  as  donc  un  Apollon  ,  un  Jupiter 
et  une  Minerve?  —  Il  est  vrai.  — Ne  sont-ce  pas 
tes  dieux?  —  Ce  sont  nos  aïeux,  lui  dis-je ,  et  nos 
maîtres.  — Mais  ils  sont  à  toi,  ne  viens- tu  pas  de 
l'avouer?  —  Oui,  lui  dis-je,  car  comment  faire?  — 
Ces  dieux  ne  sont-ils  pas  des  animaux?  car  tu  as 
avoué  que  tout  ce  qui  porte  une  âme  est  un  ani- 
mal; et  ces  dieux  ont  une  âme  sans  doute?  — 
Ils  en  ont  une.  —  Ils  sont  donc  des  animaux? — 
Oui,  des  animaux.  —  Or,  tu  disais  que  parmi 
les  animaux,  tu  peux  à  ton  gré  donner  ceux 
qui  sont  à  toi,  les  vendre,  les  sacrifier  à  quel- 
que dieu.  ■ —  Je  le  confesse,  Euthydème,  car  il 
ne  m'est  plus  possible  d'échapper.  — Viens  donc, 
me  dit-il.  Puisque  tu  prétends  que  Jupiter  et  les 
autres  dieux  sont  à  toi,  il  t'est  donc  permis  de 
les  donner,  de  les  vendre,  ou  d'en  faire  tout  ce 
que  tu  voudras  comme  des  autres  animaux  ?  — 
Accablé  par  ce  raisonnement,  Criton ,  je  me  tus. 
Ctésippe  voulut  accourir  à  mon  secours  :  Bon 
dieu,  Hercule  !  s'écria-t-il,  l'admirable  logique  !  — 
Aussitôt,  Dionysodore  :  Comment  Hercule  est-il 
bon  dieu ,  ou   bon  dieu  est-il  Hercule  ?   —  O 


/j*6  EUTHYDEME. 

Neptune!  s'écria  Ctésippe  ,  quelle  formidable 
science!  Je  quitte  la  partie,  ces  gens-là  sont  in- 
vincibles. 

Là-dessus,  mon  cher  Griton ,  il  n'y  eut  pas  un 
des  assistans  qui  put  s'empêcher  d'admirer  ce 
raisonnement;  mais  Enthydème  et  Dionysodore 
se  prirent  à  rire  et  à  éclater  au  point  qu'on  eut 
cru  qu'ils  en  allaient  mourir.  A  la  vérité,  les 
amis  d'Euthydème  battaient  des  mains  à  tout  ce 
qu'ils  avaient  dit  auparavant;  mais  ici  les  co- 
lonnes du  lycée  semblaient  elles-mêmes  transpor- 
tées de  joie  et  leur  applaudir.  Pour  moi,  mon 
éronnement  était  tel  que  j'avouai  n'avoir  jamais 
vu  des  hommes  aussi  habiles;  et,  captivé  par  leur 
sagesse,  je  me  sentis  porté  à  leur  prodiguer  les 
éloges.  Heureux  mortels,  leur  dis-je,  quel  admi- 
rable talent  d'achever  une  affaire  si  difficile  en  si 
peu  de  temps!  Dans  vos  discours,  Euthydème  et 
Dionysodore,  il  y  a  bien  de  belles  choses;  mais  ce 
qui  les  surpasse  toutes,  c'est  que  vous  ne  vous 
souciez  guère  de  la  plupart  des  hommes,  des 
hommes  sérieux  surtout,  et  de  ceux  qui  passent 
pour  valoir  quelque  chose;  vous  ne  considérez 
que  ceux  qui  vous  ressemblent;  car  je  sais  certai- 
nement que  peu  de  gens  aiment  vos  discours,  et 
ee  sont  ceux  qui  vous  ressemblent,  tandis  (pie  les 
autres  eu    lont   si   peu   de  cas,  qu'ils  auraient, 


EUTHYDÈME.  427 

je  suis  sûr,  plus  de  honte  de  réfuter  les  autres 
par  de  tels  moyens,  que  de  se  voir  convaincus  et 
réfutés  eux-mêmes.  J'y  trouve  encore  cela  de  poli 
et  de  tout-à-fait  aimable,  que  quand  vous  dites 
qu'il  n'y  a  rien  de  beau,  ni  de  bon,  ni  de  blanc, 
ou  quelque  autre  chose  semblable,  et  que  nulle 
chose  ne  diffère  d'une  autre,  alors,  il  est  vrai, 
et  vous  vous  en  glorifiez  avec  raison  ,  vous  fer- 
mez la  bouche  aux  autres;  tuais  en  même  temps 
vous  ne  la  fermez  pas  seulement  aux  autres,  mais 
aussi  à  vous-mêmes,  ce  qui  est  plein  de  grâce, 
et  nous  adoucit  ce  qu'il  peut  y  avoir  de  pénible 
dans  ces  discussions.  Le  plus  admirable  encore, 
c'est  que  vous  avez  arrangé  et  imaginé  les  choses 
d'une  manière  si  ingénieuse,  qu'en  moins  de  rien 
tout  homme  peut  en  être  instruit;  car  j'ai  re- 
marqué qu'en  un  instant  Ctésippe  a  su  vous 
imiter.  C'est  un  mérite  de  votre  science,  de  pou- 
voir si  promptement  enseigner  ses  mystères  ; 
mais  il  n'est  guère  convenable  de  disputer  en 
présence  de  beaucoup  de  monde,  et  si  vous  me 
voulez  croire,  gardez-vous  de  parler  devant  une 
grande  assemblée,  afin  qu'on  ne  vous  dérobe 
point  votre  secret  sans  vous  en  savoir  gré.  Ne 
disputez  qu'entre  vous  seuls,  ou,  si  jamais  vous 
le  faites  avec  un  autre,  que  ce  soit  pour  de 
l'argent.  Même,  pour  bien  faire,  vous  avertiriez 


4^8  EUTHYDÈME. 

vos  écoliers  d'en  user  de  la  sorte,  et  de  n'en 
parler  qu'entre  eux  ou  avec  vous;  car  la  rareté, 
Euthydème ,  met  le  prix  aux  choses ,  et  l'eau , 
comme  dit  Pindare ,  se  vend  à  vil  prix  *,  quoi- 
qu'elle soit  ce  qu'il  y  a  de  plus  précieux.  Au 
reste,  veuillez  nous  admettre,  Clinias  et  moi,  au 
nombre  de  vos  disciples. 

Après  ces  mots  et  quelques  autres  sembla- 
bles, Criton,  nous  nous  séparâmes.  Vois  donc 
si  tu  veux  prendre  avec  nous  des  leçons  de  ces 
étrangers.  Ils  promettent  d'apprendre  leur  art  à 
quiconque  veut  les  payer;  ils  n'excluent  aucun 
esprit  ni  aucun  âge,  et  même,  ce  qu'il  est  bon 
que  tu  saches,  ils  assurent  que  rien  n'empêche 
celui  qui  s'est  adonné  aux  affaires,  d'apprendre 
facilement  leur  art. 

CRITON. 

Véritablement,  Socrate,  j'aime  beaucoup  à 
entendre,  et  voudrais  bien  apprendre  quelque 
chose;  mais  je  crains  d'être  du  nombre  de  ceux 
qui  ne  ressemblent  pas  à  Euthydème,  et  qui, 
comme  tu  l'as  dit,  auraient  moins  de  honte  de  se 
voir  réfutés  que  de  réfuter  eux-mêmes  par  de 
tels  moyens.  Ce  serait  folie  à  moi  d'entreprendre 
de  te  donner  des  avis;  cependant  je  veux  te  ra- 

*  Olymp.  ,I,i. 


EUTHYDEME.  4*9 

conter  ce  que  j'ai  entendu.  Comme  je  me  pro- 
menais, un  de  ceux  qui  venaient  de  quitter  votre 
assemblée  s'approcha  de  moi;  c'est  un  homme 
qui  prétend  être  fort  habile,  et  du  nombre  de  ceux 
qui  excellent  dans  les  discours  judiciaires.  () 
Criton  \  me  dit-il,  tu  n'as  pas  entendu  ces  deux 
sages?  —  Non,  par  Jupiter,  lui  répondis-je, 
la  loule  ne  ma  permis  d'approcher  assez  pour 
entendre.  —  Ils  valent  pourtant  bien  ia  peine 
d'être  entendus,  me  répondit-il. —  Pourquoi? 
répliquai-je.  —  Tu  aurais  entendu  disputer  les 
hommes  les  plus  habiles  maintenant  dans  ce 
genre.  —  Mais  que  t'en  semble  ?  lui  demandai- 
je.  —  A  moi?  répondit-il,  il  me  semble  qu'on 
ne  leur  entend  jamais  dire  que  des  bagatelles, 
et  qu'ils  emploient  tout  leur  esprit  en  badi- 
nages.  Ce  sont  ses  propres  paroles.  —  Toute- 
fois ,  lui  dis-je  ,  la  philosophie  est  une  belle 
chose.  Oui,  une  belle  chose!  me  répondit-il. 
Elle  n'a  aucune  valeur.  Et  si  tu  avais  été  là 
tout-à-1'heure  ,  tu  aurais  eu  honte  pour  ton  ami. 
Il  était  assez  fou  pour  vouloir  se  livrer  aux  le- 
çons de  ces  hommes  qui  se  soucient  peu  de  ce 
qu'ils  disent,  et  s'en  prennent  à  chaque  mot  que 
le  hasard  leur  offre.  Et  ceux-ci,  comme  je  l'ai 
dit,  sont  en  ce  genre  des  plus  habiles  de  notre 
temps.  Mais  à  te  dire  la  vérité,  Criton,  la  phi- 


43b  KUTHYDÈMF.. 

losophie  et  ceux  qui  s'y  adonnent  sont  tout-à- 
fait  frivoles  et  ridicules.  —  Malgré  cela,  je  ne 
trouve  pas,  Socrate,  que  ni  lui  ni  qui  que  ce 
soit  ait  raison  de  blâmer  cette  étude;  mais  de 
disputer  publiquement  avec  ces  sortes  de  gens, 
c'est  ce  qu'il  m'a  paru  blâmer  avec  raison. 

socrate. 
Ce  sont,  Criton,  des  hommes  très  singuliers; 
cependant  je  ne  sais  pas  encore  trop  qu'en  dire. 
Mais  qui  est  cet  homme  qui  te  rencontra  et 
blâma  la  philosophie?  Est-ce  un  orateur  habile 
à  plaider  une  cause  devant  les  tribunaux,  ou 
un  de  ceux  qui  y  envoient  les  autres,  un  faiseui 
de  harangues  dont  se  servent  les  orateurs J 

CRITON. 

Non,  par  Jupiter!  ce  n'est  point  un  orateur, 
et  je  ne  crois  pas  qu'ii  ait  jamais  paru  devant 
un  tribunal.  Mais  on  dit  qu'il  s'y  entend  par- 
faitement ;  et  qu'il  sait  composer  d  excellens 
plaidoyers. 

J>()CHATi;. 

J'entends  bien  maintenant,  et  j  allais  te  parler 
moi-même  de  ces  gens-la.  Ce  sun<  ceux  que  Pro- 
viens plaçait  entre  le  politique  et  le  philoso- 
phe. Non- ■seulement  ils  croient  être  les  plus  sa- 
ges (h;  tous,  mais  aussi  paraître  tels  à  la  plupart 
des  hommes,   <■!    (pie   les   philosophes  seuls  em- 


EUTHYDEME.  43 1 

pèchent  que  leur  réputation  ne  soit  universelle. 
Ils  s'imaginent  qu'ils  remporteraient  sans  con- 
tredit la  palme  de  la  sagesse,  s'ils  pouvaient  dé- 
crier les  philosophes  comme  tout-à-fait  indignes 
d'estime;  dans  leur  opinion,  ils  sont  bien  les 
plus  sages,  mais  dans  les  discussions  particu- 
lières, quand  ils  y  sont  réduits,  ils  craignent 
d'être  battus  par  ceux  de  l'école  d'Euthydème. 
Us  croient  être  sages  comme  il  convient;  car 
s'occuper  un  peu  de  la  philosophie,  et  un  peu 
de  la  politique,  c'est  justement  ce  qui  convient, 
puisque  ainsi  ils  participent  de  toutes  les  deux 
,uit;int  qu'il  est  besoin,  et  que,  placés  hors  des 
dangers  et  des  disputes,  ils  peuvent  goûter 
tranquillement  les  fruits  de  leur  sagesse. 

CRITON. 

Eh  bien,  Socrate,  que  penses-tu  de  ce  qu'ils 
disent .  ?  Il  semble  pourtant  que  leur  discours  a 
beaucoup  d'apparence. 

SOCRATE. 

C'est  vrai;  mais,  comme  tu  dis,  plutôt  de  l'ap- 
parence que  de  la  réalité.  11  n'est  pas  facile  de  leur 
persuader  que  l'homme  et  tout  ce  qui  se  trouve 
entre  deux  choses  et  participe  de  toutes  les  deux, 
s'il  est  composé  de  mal  et  de  bien,  est  pire  que 
l'un  et  meilleur  que  l'autre;  que  s'il  est  <  ompost 
de  deux  biens  qui  ne  rendent  pas  au  même  but. 


43a  1-UTHYDEME. 

il  est  moins  bon  que  chacun  des  deux  pris  à  part 
pour  la  fin  qu'ils  se  proposent;  et  que  s'il  est 
composé  de  deux  maux  qui  ne  tendent  pas  au 
même  but,  et  s'il  se  trouve  entre  les  deux,  il  sera 
meilleur  que  chacun  des  deux  élémens  dont  il 
participe.  De  sorte  que  si  la  philosophie  est  une 
bonne  chose  et  la  politique  aussi,  et  si  toutes 
deux  ont  des  fins  différentes,  ces  gens-là  parti- 
cipant de  l'une  et  de  l'autre  et  étant  entre  les 
deux,  ne  disent  rien  de  bon  et  ne  valent  ni  les 
philosophes  ni  les  politiques;  que  si  la  philoso- 
phie est  un  bien  et  la  politique  un  mal,  ils  sont 
meilleurs  que  les  uns,  mais  pires  que  les  autres; 
il  faut  que  ce  soient  deux  maux,  c'est  alors  seu- 
lement qu'ils  auront  raison.  Or  je  ne  crois  pas 
qu'ils  avancent  que  la  philosophie  et  la  politi- 
que soient  deux  maux;  ni  que  l'un  soit  un  mal, 
et  l'autre  un  bien.  Ceux  donc  qui  participent  de 
toutes  les  deux  leur  sont  inférieurs  en  ce  qui 
fait  la  valeur  du  philosophe  et  du  politique;  ils 
sont  de  fait  les  troisièmes,  et  cependant  ils  tâ- 
chent de  se  mettre  les  premiers.  Il  faut  bien 
avoir  de  l'indulgence  pour  leur  prétention  et  ne 
pas  s'en  fâcher,  mais  aussi  il  ne  faut  pas  les 
estimer  plus  qu'ils  ne  méritent  ;  car  il  faut  être 
content  de  tout  homme  qui  s'occupe  de  quelque 
chose  de  raisonnable  et  v  travaille  avec  ardeur. 


l'UTHYDÈME.  433 

CRITON. 

Au  reste,  Socrate,  comme  je  t'ai  toujours  dit, 
je  suis  eu  peiue  de  l'éducation  de  mes  fils.  Le 
cadet  est  encore  très  jeune;  mais  Oitobule  est 
déjà  grand  et  a  besoin  d'un  précepteur  qui  lui 
forme  l'esprit.  Toutes  les  fois  que  je  m'en  en- 
tretiens avec  toi ,  je  demeure  persuadé  que  c'est 
folie  de  songer  pour  ses  enfans  à  tant  de  choses, 
par  exemple,  en  se  mariant,  à  leur  donner  une 
mère  d'une  grande  famille,  à  les  rendre  aussi 
riches  que  possible ,  et  de  négliger  leur  éduca- 
tion. Mais  quand  je  regarde  ceux  qui  font  pro- 
fession d'élever  la  jeunesse,  ils  m'épouvantent  ; 
je  ne  sais  que  faire,  et  pour  te  dire  la  vérité, 
je  n'en  vois  pas  un  seul  qui  ne  me  paraisse  tout- 
à-fait  incapable.  Ainsi  je  ne  vois  pas  pourquoi 
je  devrais  pousser  ce  jeune  homme  à  l'étude 
de  la  philosophie. 

SOCRATK. 

O  mon  cher  Criton,  ne  sais-tu  pas  que,  dans 
tout,  les  hommes  nuls  et  sans  mérite  font  la  ma- 
jorité, et  que  les  bons  sont  en  petit  nombre, 
mais  dignes  de  toute  notre  confiance  ?  La  gym- 
nastique ne  te  paraît-elle  pas  bonne ,  ainsi  que 
l'économie,  la  rhétorique  et  l'art  militaire? 

CRITON. 

Assurément. 

4.  2S 


434  EUTHYDÈME. 

SOCRATE. 

Cependant  ne  vois-tu  pas  que  la  plupart  (Je 
ceux  qui  se  mêlent  de  ces  arts  sont  ridicules 
dans  tout  ce  ou'ils  font? 

I 

CRITON. 

Par  Jupiter,  tu  dis  la  vérité. 

SOCRATE. 

Eh  bien,  pour  cela  renonceras-tu  toi-même  à 
ces  occupations  et  les  défendras-tu  à  ton  fils? 

CRITON. 

Il  me  semble  que  je  ferais  mal. 

SOCRATE. 

Ne  le  fais  donc  pas  ,  ô  Criton  ;  n'examine  point 
si  ceux  qui  font  profession  de  la  philosophie 
sont  bons  ou  mauvais;  mais  regarde  la  philoso- 
phie en  elle-même.  Si  tu  la  juges  mauvaise,  dé- 
tournes-en  non-seulement  tes  fils ,  mais  tout  le 
reste  des  hommes;  si  tu  la  trouves  bonne,  telle 
qu'elle  me  paraît  à  moi-même,  toi  et  tes  enfans 
appliquez-vous-y  de  toutes  vos  forces. 


-*>-*^- 


NOTES. 


a». 


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NOTES 

SUR    LE    LYSIS. 


J'ai  eu  sous  les  yeux  l'édition  générale  et  les  com- 
mentaires critiques  de  Bekker,  l'édition  spéciale  de 
Heindorf ,  les  traductions  de  Ficin  et  de  Schleier- 
macher. 

Il  doit  exister  deux  vieilles  traductions  françaises 
du  Lysis;  l'une  de  Bonaventure  Despériew,  Lyon, 
i544;  l'autre  deVigénère,  1679.  Je  n'ai  pu  me  pro- 
curer aucun  de  ces  ouvrages. 

Ast  et  Socher  ont  nié  l'authenticité  de  ce  dialogue, 
faute  de  le  comprendre.  Schjeiermacher  le  défend  et 
montre  que,  sans  citer  ni  le  Lysis  ni. Platon,  Aris- 
tote  paraît  avoir  eu  sous  les  yeux.ce  dialogue.  Les  pas- 
sages d'Aristote  qui  inspirent  ce  soupçon  à  Schleier- 
macher  sont  au  chap.  1  du  liv.  VIII  de  la  Morale  à 
Nicomaque;au  chap.  11  du  liv.  III  de  sa  grande  Morale; 
et  aux  chap.  iv  et  v  du  liv.  VII  de  la  Morale  à  Eudème. 
—  C'est  au  liv.  III,  chap.  xxxv,  que  Diogène  de  Laerte 
rapporte  comme   une  tradition    déjà   ancienne   que 


438  NOTES 

Socrate ,  en  entendant  réciter  le  Lysis  de  Platon  ,  s'é- 
cria :  Grands  dieux!  que  de  choses  me  fait  dire  ce 
jeune  homme  que  je  n'ai  jamais  dites! 

Page.  3g.  — Et  mainte  autre  histoire  plus  vieille 
encore. 

ïlpOÇ  Sh   TOUTOtÇ    €Tt    TOUT<i>V    XpOVtXWTCpOC.    DEK.K..,    p.     112. 

Heindorf,  page  9,  se  plaint  que  l'on  ait  traduit 
xpovcxampa  par  antiquwra ,  et  propose  ineptiora;  d'après 
L.  Bos.,  Obs.  crit.  On  peut  répondre  que  xpovcxeorcpa 
veut  bien  dire  ineptiora,  mais  indirectement,  et  que 
son  sens  direct  est  en  effet  celui  â'antiquiora.  Cté- 
sippe  reproche  à  Hippothalès  de  ne  dire  sur  Lysis  et 
sa  famille  que  des  histoires  rebattues ,  et  il  développe 
xpovtxwrtpa  en  se  moquant  d'une  tirade  où  Hippothalès 
remontait  jusqu'à  Hercule  pour  célébrer  la  famille  des 
Lysis.  Schleiermacher  traduit  allvàterischeres.  J'ai  fait 
comme  lui ,  et  j'ai  traduit  xpovixwfspa  dans  son  sens  di- 
rect ,  qui  renferme  implicitement  et  laisse  assez  per- 
cer la  signification  de  ridicules. 

Page  l\\.  —  De  plus,  comme  on  célèbre  la  fête 
d'Hermès. 

Hermès,  comme  dieu  de  la  science,  présidait  aux 


SUR  LE  LYSIS.  43o 

palestres,  et  sa  tète  était  une  tète  de  la  jeunesse,  Es- 
chine  ,[  contra  Timareh. ,  pag.  38  du  tom.  I  de  ledit» 
de  Reisk.  )  rapporte  une  loi  qui  défendait  que  ce 
jour-là,  pendant  la  fête,  les  jeunes  garçons  et  les 
hommes  d'un  âge  plus  avancé  se  trouvassent  ensem- 
ble ,  ce  qui  d'abord  ne  permet  guère  de  comprendre 
comment  Hippothalès,  Ctésippe  et  Socrate  purent 
entrer  ce  jour-là  dans  la  palestre  et  y  causer  si  long- 
temps avec  Lysis  et  Ménexène.  On  ne  peut  supposer 
que  Platon  ait  ignoré  cette  loi  athénienne,  ni  qu'il 
ait  pris  plaisir  à  la  fouler  aux  pieds  ,  en  introduisant 
Socrate  dans  la  palestre  de  Miccus  un  jour  plutôt 
qu'un  autre.  Schleiermacher  résout  très  bien  cette  dif- 
ficulté, en  supposant  que  la  loi  n'interdit  le  mélange 
des  âges  le  jour  de  la  fête  d'Hermès  que  dans  le  lieu 
où  se  faisaient  les  sacrifices,  c'est-à-dire  dans  le  fond 
de  la  palestre.  En  effet,  Ménexène,  quand  il  est 
appelé  pour  quelques  détails  du  culted'Hermès,  quitte, 
pour  se  rendre  où  était  l'autel,  la  salle  extérieure  où 
se  trouvaient  Socrate  et  les  hommes,  et  aucun  d'eux 
ne  le  suit;  les  jeunes  garçons  n'étaient  venus  dans 
l'endroit  où  Socrate  cause  avec  Lysis  que  parce  que 
les  cérémonies  étaient  achevées. 

Page  46.  —  Car  pour  la  navette  et  les  autres  inv 
strumens  tîe  son  ouvrage.  .. 


44o  NOTES 

La  différence  des  deux  mots ,  aitâBr^  y  xrîç  xepxt'iîoç , 
selon  Schneider,  est  que  aniQ-n  se  rapporte  à  la  forme 
perpendiculaire  du  métier,  tandis  que  xepxtç  se  rap- 
porte à  la  forme  horizontale,  telle  qu'elle  est  au- 
jourd'hui. Schleiermacher  se  demande  si  ces  deux 
métiers  étaient  aussi  connus  des  Grecs ,  et  si  on  s'en 
servait  à  Athènes  dans  le  même  temps.  En  français 
la  okôÛyi  est  le  battant  du  métier  perpendiculaire ,  et 
le  xepoùç  la  navette  du  métier  horizontal.  J'ai  cru  ne 
devoir  employer  que  la  dernière  expression  y  la  seule 
aujourd'hui  qui  puisse  être  entendue. 

Page.  47-  —  De  les  pincer  avec  les  doigts  ou  de 
les  frapper  avec  le  plectrum. 

Kpoiziv  irXrixTpw.  J'ai  cru  pouvoir  emprunter  ce  mot 
à  l'archéologie. 

Page  58.  —  Tu  auras  peut-être  aussi  rencontré 
les  ouvrages  de  certains  hommes  fort  habiles... 

OÙXOÛV       XOC(        TOÎÇ         TMV       <JOftùxâTU>V       W)7P<ififia<7(V         €VT£TU- 

jfïjxaç...  BEKKER  ,  p.  128. 

Le  mot  ouyyâftfioatv,  qui  se  dit  des  compositions  en 
prose,  fait  douter  Schleiermacher  qu'il  s'agisse  d'Em- 
pedocle ,  qui  a  écrit  en  vers  ,  et  le  laisse  incertain  sur 
le  philosophe  que  Platon   a  pu  avoir  réellement    en 


SUR  LE  LYSIS.  44» 

vue.  Le  doute  serait  tonde  s'il  n'était  ici  question  que 
d'un  seul  écrivain;  assurément  Gvyypaytb;  ne  s'appli- 
querait point  à  Empedocle.  Mais  Platon  parle  de  plu- 
sieurs  philosophes,   tûv  aocpcirràruv ,  dont  la  plupart 
avaient  écrit  en  prose,  ce  qui  justifie  l'expression  de 
avyypâpjjiaTa,  appliquée  aux  écrits  de  toute  l'école,  alors 
même  qu'un  d'eux,  et  le  plus  célèbre,  eût  écrit  en 
vers.  Il  s'agit  ici  de  l'école  d'Empedocle   plutôt   que 
d'Empedocle  lui-même  ;   mais  c'est  bien  Empedocle 
et  les  siens  que  Platon  veut  désigner,  comme  le  prouve 
le  passage  célèbre  d' Aristote ,  Morale  à  Nicomaque , 
liv.  VIII,   chap.    I.    É£    èvocv-naç    Si.    tovtoc;    ocXXoj    ts    xoù 
ÈpreSoxXrjç.  —  Et  cette  même  phrase  d' Aristote  nous 
fait  penser  aussi  que  Platon  a  encore  en  vue  les  par- 
tisans d'Empedocle  dans  la  phrase  où  il  parle  des  ad- 
versaires de  la  théorie  du  contraire  comme  principe 
de  l'amitié.  Oc  iravcrotpoi  avô*peç  oc  àvTcXoycxo: ,  etc. 


•  ««-.i  « 


/,42  NOTES. 


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i,\'»».V-^*'».»%*\.i.-%vnvVA».-»\«.V\k'i.'»».VM»'»    W  wt. 


NOTES 


SUR   L'HIPPIAS. 


J'ai  eu  sous  les  yeux  l'édition  générale  de  Bekker, 
l'édition  particulière  de  Heindorf ,  les  traductions  de 
Ficin ,  de  Sydenham  et  de  Schleiermacher.  Maucroix 
et  Grou  ont  traduit  en  français  ce  dialogue.  La  tra- 
duction de  Grou  a  servi  de  base  à  la  mienne. 

Ast  rejette  l'authenticité  de  l'Hippias,  et  fait  à  ce 
dialogue  une  foule  de  petites  critiques  plus  ou  moins 
fondées  qui  sont  loin  de  suffire  à  la  conclusion  qu'il 
en  tire.  J'avoue  seulement  avec  Ast  que  l'Hippias  de 
l'Hippias  est  moins  spirituel  que  celui  du  Protagoras, 
et  que  l'interlocuteur  de  Socrate  est  un  peu  trop  sa- 
crifié.— Schleiermacher,  Tennemann,  Buhleet  Socher 
admettent  l'authenticité  de  l'Hippias.  Socher  croit 
qu'il  n'est  pas  impossible  que  Platon  ait  eu  sous  les 
yeux  le  discours  dont  parle  Hippias,  et  qu'il  en  ait 
tiré    quelques  endroits  ,    comme   dans    le  Gorgias    il 


SUR  L'HIPPIAS.  443 

a   bien   l'air    de   se     servir     d'un    discours    réel    de 
Polus. 

Page  q8.  —  Cependant  un  Pittacus,  un  Thaïes, 
un  Bias,  un  Thaïes  et  ceux  qui  sont  venus  de- 
pius  jusqu'à  Anaxagoras,  se  sont  tous  ou  pres- 
que tous  éloignés  des  affaires  publiques. 

Ast  voit  ici  une  des  preuves  de  la  non-authenticité 
de  l'Hippias ,  car  il  semble  que  l'histoire  est  tout-à-fait 
contre  Socrate,  et  que  ce  qui  recommande  surtout 
Pittacus  et  Bias  ,  c'est  leur  sagesse  politique.  Meiners, 
Histoire  des  sciences  chez  les  Grecs  et  les  anciens  (  t.  I, 
p.  45),  accuse  aussi  Platon  d'erreur.  Scbleiermacher , 
Heindorf  et  de  Geer  (  in  politic.  Platonic.  princip. 
page  m)  voient  ici  une  ironie  de  Socrate,  dont 
le  dessein  est  de  fournir  à  Hippias  une  occasion  de 
montrer  son  impertinence.  D'ailleurs  Heindorf,  en 
montrant  le  côté  ironique  de  ce  passage,  fait  voir, 
et  selon  nous  avec  succès ,  que  l'ironie  n'est  pas  char- 
gée, et  qu'en  effet  tous  les  premiers  sages,  ou  pres- 
que tous,  préféraient  la  culture  de  la  sagesse  au  ma- 
niement des  affaires,  et  que  quand  ils  s'en  sont  mêlés, 
ça  été  par  pur  dévoûment,  et  qu'ils  ont  quitté  le 
pouvoir  dès  qu'ils  l'ont  pu,  témoin  Pittacus  lui-même  , 
qui  abdiqua  spontanément.  (Voyez  Heindorf,  pages 
J23,   124.) 


4/,4  NOTES 

Page   i  i  8.  —  Et  moi ,  je  lui  répondrai  qu'en 
supposant  que  le  beau  est  une  belle  fille... 

Èyw  SI  S-n  épôi  ore    tî  frapOt'voç   xaXï)  xaXôv  taxi  Si   S  xavra 
av  tin  xaXct.    BekKER  ,  p.  424« 

Sydenham,  Grou  et  Heindorf,  retranchent  e!  comme 
venant  d'o-rt. — Mais  tous  les  manuscrits  ont  et.  Schleier- 
inacher  le  garde,  et  retourne  ainsi  toute  la  phrase: 
Tavra    navra  a    «pç  xaXà ,  xaXà    av    tin   ti    ri    tara    aÙTo 
rb  xaXov   St'  o    ravra    av    tin    xaXà.     Eyà>   SI    èpw  ,    otc     et 
irapOcvoç    xaXïj    xaXov    tan ,    raÛTa    av    ct>j    xaXà ,    transpo- 
sant ainsi  deux  membres  de  phrase,  faisant  descendre 
l'un  et  remonter  l'autre.  —  Un  simple  changement  de 
ponctuation  suffit  à  tout,  sans  tant  de  changemens  in- 
justifiables.   Ponctuez  :  oti   (I   -rcap0£vor   xoXyj   xaXov,    tari 
Si'  o  raura  av  etvj  xaXâ.   Hippias  avait  dit ,  dans  sa  dé- 
finition ,   irapQe'voç  xaXyj   xaXov.    Socrate   répète   ici    et 
doit    répéter   naturellement  les   mêmes  mots.   Il    ne 
faut   donc  pas  y  joindre  tan ,  mais  l'en  détacher  et  le 
placer  avec  &'  o.  É<rrt  Si  l  :  estpropter  quod,  est  aliquid 
propler  quod.  itart  &'   o  est    pour  tan  n  &'  o.  C  est 
là  en  effet  la  question,  comme  on  le  voit  page  122. 
«  Te  semble-t-il  encore  que   le  beau   par  soi-même , 
qui  orne  et  rend  belles  toutes  les  autres  choses  qui  en 
participent,  soit  une  fille,  une  cavale,  une  lyre;' » 


SUR  L'HIPPIAS.  445 

Page  i  19. — Puisque  Apollon  lui-même  lavante... 

Voyez  dans  Heindorf  l'oracle  extrait  du  scotiaste 
de  Théocrite ,  où  sont  vantés  les  chevaux  de  Thrace, 
page  i4o.  —  Il  y  a  un  orack'  à-peu-près  semblable 
dans  Eusèbe  ,  Pr.  Ev.,  V.  29,  page  226 ,  édit.  Viger. 
et  dans  Tzetz,  Chil.,  IX,  291. 

Pages  124  et  ts5.  —  Bekker  ,  page  429. 

M.  Q.  de  Quincy  (Jupit.  Olymp. ,  page  229)  tire 
de  ce  passage  de  l'Hippias  (qui  s'accorde  fort  bien 
avec  les  passages  de  Pausanias  sur  la  Minerve  de  Mé- 
gare ,  lib.  I,  cap.  xlii  ),  la  preuve  que  tout  le  reste  de 
la  Minerve  du  Parthénon  était  d'or.  —  Et  page  234, 
en  rapportant  le  passage    rà  pîaa  tSv  bfQaXpw  Xt'Giva 

T»JV     ÔfJtOlOTYJTa     TOÛ      Xt'0OU     XOH     èXt'^OVTOÇ     £Ç£Uptiv    :     «  On      ne 

peut  pas  désigner  plus  clairement ,  dit  il,  cette  partie 
de  1  œil  que  j'appelle  prunelle.  La  pierre  qui,  à  notre 
connaissance,  approche  le  plus  de  la  couleur  de  l'ivoire 
est  la  chalcédoine,  ou  une  certaine  espèce  d'agate 
dont  on  fait  des  camées  d'un  assez  grand  modèle  et 
qui  offrent  une  teinte  un  peu  moins  jaune  que  celle  de 
l'ivoire.  « 

Page  157.  —  Il  me  paraît  que  ce  que  nous 
n'avons  pas  la  conscience  d'être  en  particulier 
ni  toi  ni  moi... 


440  NOTES 

pyj5'  au  <;o  cTx.  t.  X.  BeKKER  ,  U.  4^2. 

Il  n'y  à  point  là  de  tautologie  :  ce  sont  les  deux 
côtés  d'une  même  idée.  Bekker  a  raison  de  ne  rien 
changer  contre  Sydenham ,  Heindorf  et  Schleierma- 
clier.  C'est ,  sous  une  formule  générale ,  ce  qui  est  dit 
plus  bas  spécialement  :  Si  nous  étions  justes  tous  les 
deux,  chacun  de  nous  ne  le  serait-il  pas  ?  et  si  chacun 
de  nous  était  injuste,  ne  le  serions-nous  pas  tous  les 
deux?  D'après  Sydenham,  Heindorf  et  Schleierma- 
oher  ,  il  devrait  y  avoir  là  aussi  une  tautologie. 


IWtUf  »• 


SUR  LE  MÉNEXENE.  W] 


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NOTES 


SUR   LE  MENEXENE. 


I 


J  ai  eu  sous   les  yeux  l'édition  générale  de  Bekker, 

les  éditions  particulières  de   Gottleber  et   de  Loers 

(Cologne,  1824),  Ficin  et  Schleiermacher. — Millin 

(tome  V    des  Mélanges    de  littérature  étrangère^    ;i 

traduit  en  français  le  Ménexène;  M.  Roget  (Genève, 

i8a5)  a  retraduit   le    discours.  La  première   de   ces 

traductions  est  un  contre-sens  perpétuel;  la  seconde 

vaut  un  peu  mieux ,  et  je  m'en  suis  servi  autant  qu<- 

je  l'ai  pu.   On  parle  aussi  d'une  traduction  de  M.  de 

Lescar,  que  je  n'ai  pu  me  procurer. 

Ast  rejette  l'authenticité  de  tout  l'ouvrage;  Schleier- 
macher n'admet  comme  authentique  que  le  discours  ; 
Socher  défend  et  le  discours  et  le  dialogue  qui  le 
précède  et  le  suit.  Loers  examine  en  détail  toutes 
les  critiques  de  Ast  et  de  Schleiermacher,  qu'il  réfute 
en  se  servant  ordinairement  des  argumens  de  Socher. 


448  NOTES 

T'incline  presque  partout  à  l'opinion  de  Loers  et  j'y 
renvoie ,  ainsi  que  pour  tous  les  éclaircissemens  his- 
toriques dont  ce  discours  a  besoin  ,  et  que  le  lecteur 
trouvera  abondamment  dans  Loers  et  dans  Gottleber. 

Page  i  83.  —  Cette  suite  non  interrompue  de  té- 
moignages... 

Les  voici  : 

Arist.  Riïètoric.,1,  9,  3o;  III,  11,  i4«  — Cicéron. 
TuscuL,  V,  12;  Orut.,  44-  — Denys  d'Haï.,  du  style 
de  Démosth'enes ,  t.  VI,  p.  1027,  édit.  de  Reiske  ;  et 
sur  la  composition  des  mots,  chap.  9  et  18.  — Plutar- 
que,  Vie  de  PéricCes,  t.  Ier,  p.  638,  édit.  de  Reiske 
—  Athénée,  XI.  —  Longin  ,  sur  le  Sublime  ;  chap.  23, 
28.  —  Proclus,  Comment,  sur  le  Parménide,  liv.  Ier, 
p.  21  et  22  du  tome  IV  de  notre  Collection  des  œu- 
vres inédites  de  Proclus. — Synésius,  p.  3y,  édit.  de 
Peteau. 

Page  i  89.  —  Cependant  tout  autre  dont  l'éduca- 
tion aurait  été  moins  soignée ,  qui  aurait  ap- 
pris la  musique  de  Laïupros  et  la  rhétorique 
d'Antiphon... 

Schleiermacher,  qui  prend  au  sérieux  cette  phrase, 
déclare  qu'il  est  difficile  de  ne  pas  voir  dans  les  der- 
niers mots  Thucydide  ;  et  pour  défendre  Platon  d'en- 


SUR  LE  MÉNEXÈNE.  449 

vie  contre  Thucydide ,  et  le  laver  de  ce  reproche  ri- 
dicule que  lui  lait  Athénée,  XI,  Loers  soutient  qu'il 
ne  s'agit  pas  ici  de  Thucydide,  mais  probablement  de 
quelque  autre  élève  d'Antiphon.  La  vraie  réponse  est 
que  ce  passage  est  une  plaisanterie.  Socrate  ne  rabaisse 
Lampros  et  Antiphon,  dont  la  réputation  était  classi- 
que ,  que  pour  élever  sa  prétendue  maîtresse  Aspasie, 
et  il  n'a  l'air  de  faire  peu  de  cas  des  élèves  de  Lampros 
et  d'Antiphon,  que  pour  se  vanter  lui-même  comme 
musicien  et  comme  orateur;  et  l'on  sait  si  Socrate 
avait  la  moindre  prétention  dans  ce  genre.  Le  badi- 
nage  est  ici  évident;  mais  on  n'est  pas  assez  pénétré 
de  cette  idée  ,  que  le  sérieux  dans  Platon  n'est  jamais 
à  la  surface,  et,  dupe  de  l'apparence  ,  on  disserte 
gravement  où  il  n'y  a  qu'à  sourire ,  et  on  se  traîne 
toujours  à  la  suite  d'Athénée  ,  dont  les  sottes  calom- 
nies trouvent  encore  des  échos  dans  les  critiques  qui 
ne  savent  pas  voir  le  fin  et  le  délicat  de  la  manière  de 
Platon. 

Page  iy?..  —  Et  maintenant  qu'ils  ne  sont  pins, 
ils  reposent  dans  le  sein  de  celle  qui  les  en- 
gendra et  les  nourrit.  . 


Tr,ç    rexoûffïjç  xai     9p£\La<7V?ç     xat    ùiro&ÇautW.     Bkkkek  , 

p.  383. 

J  entends  ùwo&Çafuvr/ç    à-peu-près    dans   le   même 
4.  19 


/,5o  NOTES 

sens  que  Qp^âamç ,  comme  le  veut  Hermann,  Hymn. 
à  Cérès,  v.  226.  et  comme  Si^aQat   se  prend  souvent. 
Le  vers  d'Homère  est  décisif,  ûiro&'Çofzai  et  GptVJ/w  ou 
Qptya.i  y  représentent  parfaitement  le  Opcxj/affyjç  xat  ùtto- 
^^afxî'vyjç    de    Platon.  Les    traducteurs  ,    y   compris 
Loers  et  Schleiermacher,  ont   entendu,  qui  les  re- 
cueille après  leur  mort.   Mais  il  n'eût  pas  été  naturel 
de  lier  virc$t%aiiivnq  à  ôpe^a;»;  par  la   même  conjonc- 
tive xat,  qui  lie  Qç,ïtyâor,ç  à   rtxoucnjç  ,  si  l'on  eût  voulu 
exprimer   une   opposition   entre  Bpïtyâcrnq  et    Ù7rc<îe£a- 
fjiEvr,ç.   Nul  doute  que ,  surtout  dans  le  langage  anti- 
thétique de  ce  discours,  l'auteur  aurait  mis:  vûv  Si 
ôiro<îf£afA£vyiç. 

Pag  h.  1  g3.  —  Car  c'est  l'éloquence  qui  illustre  et 
sauve  de  l'oubli  les  belles  actions  et  ceux  qui 
les  ont  faites. 

Epywv  yàp  eu  7rpay9tvTwv  Xoyw  xaXâiç  pyi9c'vTt  pvrîfxrj  xat 
xo<7fioç    ïo?ç      7rpàÇa<7(      yîyverai     irapà      tùv      àxouaâvrov. 

Bekker,  p.  38a,  lig.  5. 

Il  est  étrange  que  Schleiermacher  et  Loers  (sans 
parler  des  autres  traducteurs)  se  soient  tous  imaginé 
que  c'était  là  un  passif  absolu.  Ils  ont  entendu  :  après 
que  les  belles  actions  ont  été  faites  ,  V  éloquence  immor- 
talise ceux  qui  les  ont  faites.  Mais  il  faut  joindre  Ijayu* 


SUR  LE  MÉNEXÈNE.  45i 

îZ  Trpa^GEVTwv  avec  u-jr,ari  xai  xoTfioî ,  et  construire  ainsi  : 
Xôyw  xaXwç  py/0£VTc  ,  uvrifiv;  xa':  xocpoç  epytov  eu  -rrpayO. 
yiyvzxat  roi;  TroâÇaaiv.  —  Bekker,  dans  sa  ponctuation, 
indique  ce  sens. 

Page  ao3.  —  Mais  leurs  ennemis  se  conduisirent- 
envers  eux  avec  plus  de  modération  et  de 
générosité  que  n'en  montrent  souvent  des 
amis... 

r 

Qv  ot  iyQpoi  xot!  7rpoT7roX£fjirlCTavT£ç  7tXe(w  eïcaivoii  îyovai 
(Twypocruvvjç  xa;  âpeTviç  r,  réov  aXXwv  o:  <p(Xo<.  BeKKEK  , 
p.    393. 

Nous  convenons  que  notre  traduction  présente  un 
sens  presque  ridicule.  Rien  ne  paraît  plus  déplacé 
à  tous  égards  que  cet  éloge  des  Lacédémoniens ,  et 
cette  critique  indirecte  de  la  conduite  des  Athéniens 
envers  des  Athéniens,  probablement  au  combat  des 
Arginuses,  où  on  ne  put  recueillir  les  morts,  tandis 
que  dans  la  campagne  de  Sicile  les  Lacédémoniens 
vainqueurs  ensevelirent  les  morts  des  vaincus.  Mais 
le  texte  est  là,  et  les  variantes  de  Bekker  ne  suggè- 
rent aucune  interprétation  nouvelle.  Schleiermacher 
et  Loers  ont  été  réduits  comme  nous  à  constater 
la  difficulté  sans  la  résoudre.  Nous  aurions  bien  voulu 
ulopter  le  sens  que  propose  M.  Roget  :  «  Mais  telles 

■o. 


46*  NOTES 

furent  leur  bravoure  et  leur  patience  ,    que  les  Sjra- 
cusains,  leurs  ennemis ,   ne  purent  s'empêcher  de  leur 
donner  des  éloges   que  d'autres  furent  loin  d'obtenir , 
quoique  regardés  comme  des  amis.  »  Avec  cette  note  : 
"  Ce  trait  est  d'une  extrême  délicatesse  ,•  c'est  une  cen- 
sure indirecte   de  la  cruauté  et  de  l'insolence  que  les 
Lacédémoniens   montrèrent   dans   cette   occasion.  »  — 
Malheureusement  il  est  impossible   de  tirer  ce  sens 
raisonnable   et  ingénieux  de  la    phrase  grecque  ,  et 
itXîiw  iVatvov  clouât  awypocyvv?;  ne   veut  pas   dire  louer 
davantage  la  modération^  mais  être  loué  davantage  pour 
sa  modération.  Au  moins  faudrait-il  modifier  le  texte 
de  Platon    et  lire  ttXec'w    OU    ttXsTov    tiratvoûffi    <7&>u>po<7uvr/V , 
le  manuscrit  de  Munich  omettant  t'avouai.  Mais  outre 
qu'une  saine   critique   ne  peut  admettre  des  correc- 
tions aussi  arbitraires ,  on  ne  voit  pas  que  les  Athé- 
niens,  dans  la  campagne  de  Sicile,  aient  mérité  le 
moins   du   monde   que    l'on  célébrât   leur  cwfpocxtvYi  , 
même  dans  un  panégyrique. 

Page  206.  —  Ils  ne  sont  pas  si  éloignés  et  n'ap- 
partiennent pas  à  une  autre  génération... 

Oy    yôrp  irâXaf  où<îï    iroXXwv    àv9pwirwv   yîyovora.     BEKRER , 
p.  3^6. 

Le   manuscrit    de   Munich    donne  wp'o  «oXXwv  ètwv 


SUR  LE  MÉM-EXÈNE.  453 

ytyovôxa.  Jacobs  (sur  Achill.  Tat.,  p.  yi3)  appuie 
cette  leçon,  et  Loers  se  rend  à  l'avis  de  Jacobs.  Avant 
de  connaître  la  leçon  du  manuscrit  de  Munich,  Hein- 
dorf  (sur  le  Gorgias  ,  p.  448)  avait  proposé  ov$i  ttoXXôv 
avw  ycvzûv  ytyovora ,  et  Gottleber  waXaewv.  Malgré  le 
manuscrit  de  Munich,  Bekker  a  laissé  dans  le  texte 
oùtë  -ttoXXwv  àvGpwTrwv  ,  que  donnent  tous  les  manus- 
crits. Là  en  effet  est  la  vraie  leçon  ,  avec  un  léger 
changement  très  ordinaire  et  très  légitime,  savoir: 
où<î'  hr  «XXwv  àvGpwrrwv  ytyov  otoc.  Cette  correction  était 
trop  raisonnable  pour  échapper  à  Bekker,  qui  la 
propose  dans  ses  variantes. 

Depuis  la  page  206  jusqu'à  209,  il  est  fait  allusion 
à  l'expédition  d'Agésilas  en  Asie ,  à  la  coopération  de 
Conon  dans  la  guerre  des  Perses  et  des  Lacédémo- 
niens,  au  rétablissement  des  murs  d'Athènes,  à  l'en- 
treprise de  Thrasybule,  à  l'affaire  de  Léchée,  et  à  la 
paix  d'Antalcide  qui  termina  cette  guerre.  Or  la  paix 
d'Antalcide  eut  lieu  vers  l'an  387,  et  la  mort  de  So- 
<  rate  vers  l'an  4°°-  L'anachronisme  est  évident,  et  ce 
n'est  pas  le  seul  qui  se  trouve  dans  Platon,  même  dans 
les  dialogues  les  plus  authentiques,  par  exemple  dans 
le  Banquet,  comme  l'a  montré  Wolf.  L'explication  de 
tous  ces  anachronismes  est  fort  naturelle.  Platon 
s'exprimait,  il  est  vrai ,  par  la  bouche  de  Socrate,  et 
ordinairement  il    reste  fidèle    à  cette  fiction  draina- 


454  NOTES 

tique,  et  se  renferme  dans  le  cercle  des  évènemens 
dont  Socrate  a  été  témoin.  Mais  quelquefois  aussi  il 
oublie  que  ce  n'est  pas  lui,  mais  Socrate  qui  doit  par- 
ler; il  parle  pour  son  propre  compte,  et  fait  allu- 
sion à  des  choses  que  Socrate  n'a  pu  voir.  D'abord 
cela  était  inévitable;  quand  une  fiction  dure  long- 
temps, il  est  impossible  qu'on  n'y  manque  pas  quel- 
quefois. Ensuite  il  est  bon  qu'il  en  ait  été  ainsi;  car  une 
fidélité  trop  scrupuleuse  à  son  cadre  dramatique  eût 
oté  à  Platon  tout  contact  avec  son  temps ,  et  par  con- 
séquent toute  influence  sur  ce  temps.  Enfin  ,  quant  à 
l'art,  nous  n'hésitons  pas  à  ajouter  qu'une  exactitude 
trop  minutieuse  eût  été  moins  un  mérite  qu'un  défaut, 
une  servilité  contraire  à  la  liberté  de  l'art,  qui,  en 
idéalisant  tout,  élève  jusqu'à  lui  et  transforme,  non- 
seulement  les  caractères,  mais  les  temps ,  et  dédaigne 
une  fidélité  pédantesque  et  insignifiante  à  la  chrono- 
logie. L'art  a  une  fidélité  et  des  engagemens  un  peu 
plus  élevés  et  d'un  bien  autre  caractère.  —  Puisque 
le  Ménexène  embrasse  la  paix  d'Antalcide,  il  en  est 
au  moins  contemporain.  Il  aurait  donc  été  écrit  qua- 
torze ans  après  la  mort  de  Socrate,  et  vers  la  qua- 
rante quatrième  année  de  la  vie  de  Platon. 

Au  moment  où  je  termine  ces  notes  sur  le  Ménexène 
je  rencontre  l'ouvrage  de  M.  Dahlniann,  intitule  : 
Forschfingen    ouf    don    t',c/>tatc    (1er  Geschic/itr  ,  (Luis 


SUR  LE  MÉNEXÈNE.  455 

lequel  9e  trouvent  quelques  pages  sur  le  Ménexène , 
où  l'auteur,  après  quelques  critiques  sévères,  termine 
par  cette  sage  conclusion  ,  qu'il  est  impossible  de 
lire  attentivement  le  Ménexène  sans  être  tenté  quel- 
quefois de  le  regarder  comme  non  authentique  ou 
interpolé,  et  sans  revenir  à  l'opinion  contraire  surtout 
lorsqu'on  réfléchit  à  l'autorité  de  la  citation  d'Aris- 
tote.  » 


456  NOTES 


NOTES 


SUR    L'IOJN. 


J'ai  eu  sous  les  yeux  l'édition  générale  de  Bekker, 
les  éditions  particulières  de  Mùller  et  de  Nitzsch 
Leips.  i822);Ficin,  Sydenha^n  et  Schleiermacher, 
ainsi  que  les  deux  traductions  françaises  de  Grou  et 
de  l'abbé  Arnaud  (Mémoires  de  l'académie  des  inscrip- 
tions, tom.  XXXIX).  Arnaud,  dans  sa  traduction  et 
dans  toutes  ses  remarques ,  suit  et  copie  Sydenham 
sans  jamais  le  citer,  et  se  moque  à  tort  de  la  traduc- 
tion de  Grou,  moins  élégante  que  la  sienne,  il  est 
vrai,  mais  plus  exacte.  J'ai  pris  cette  dernière  comme 
base  de  la  mienne. 

Bekker ,  Schleiermacher  et  Ast  rejettent  l'authenti- 
cité de  l'Ion;  Socher  et  Nitzsch  la  défendent.  Syden- 
ham ,  et  d'après  lui  Arnaud,  Morgenstern  (dans  son 
Traité  sur  la  république  de  Platon,  pag.  296),  Socher 
et  Nitzsch  ont  très  bien   vu   que   l'ironie  de  Platon 


SUR  L'ION.  45y 

s  étend  des  rapsodes  aux  poètes  :  Mùller  et  Ast  le  nient 
et  ne  reconnaissent  à  l'Ion  d'autre  but  que  la  critique 
des  rapsodes  ,  et  ce  point  de  vue  étroit  devient 
pour  Ast  un  argument  contre  l'authenticité  de  ce  dia- 
logue. Après  avoir  un  peu  hésité  dans  une  première 
édition,  Schleiermacher  dans  la  seconde  déclare  se 
ranger  tout-à-fait  à  l'avis  de  Ast.  L'édition  de  Nitzch 
est  le  dernier  mot  et  selon  nous  le  plus  sage  de  la 
critique  allemande  sur  l'Ion.  Dans  ses  Prolégomènes, 
Nitzsch  examine  les  opinions  de  ses  devanciers  sur 
1  authenticité  ou  la  non-authenticité  de  l'Ion,  et  dans 
les  notes  qu'il  a  jointes  au  texte  il  combat  en  détail 
les  assertions  particulières  de  Ast  et  de  Schleierma- 
cher et  conclut  en  faveur  de  l'authenticité.  Presque 
partout  il  nous  a  persuadé,  et  nous  y  renvoyons  avec 
confiance. 

Tant  de  mains  habiles  en  passant  sur  l'Ion  en  ont 
aplani  toutes  les  difficultés;  et  nous  avouons  que, 
malgré  toute  notre  attention ,  nous  n'avons  trouvé 
à  glarîer,  après  tant  de  savans  hommes ,  aucune  re- 
marque nouvelle  qui  méritât  la  peine  d'être  ici  men- 
tionnée. 


458  NOTES 


NOTES 


SUR    LE   SECOND   HIPPIAS. 


J  ai  eu  sous  les  yeux  l'édition  générale  de  Bekker , 
Ficin  et  Schleiermacher.  J'ai  reproduit  la  traduc- 
tion française  de  Grou  avec  les  corrections  néces- 
saires. 

Page  307.  —  Et  cet  homme  ,  c'est  celui  qui  est 
bon  en  ce  genre. 

iiekker  (pag.  208)  met  entre  parenthèse  cette 
phrase  outo;  tiioxh  Xoyt<jrix6q ,  comme  une  glose.  Et  en 
effet  on  pourrait  aisément  se  passer  de  ce  membre 
de  phrase,  mais  on  peut  aussi  le  garder,  et  l'una- 
nimité des  manuscrits  en  l'ait  un  devoir. 

Page  3o8.  —  Veux-tu  que  nous  examinions  la 


SUR  LE  SECOND  HIPPIAS.  459 

chose  relativement  à  un  autre  objet?  —  A  la 
bonne  heure  ,  si  tu  le  juges  à  propos. 

Bovht  ouv    <jx£\{/wfji£9a   xat    àXXort  j  —  Et  aXÀwç  ye  ctù    SouXei. 
Bekker,  p.  S408. 

On  ne  voit  pas  non  plus  pour  quelle  raison  Bekker 
met  encore  entre  parenthèse  et  rejette  SXkuç  Y  quand 
tous  les  manuscrits  le  donnent. 

Page  332.  —  La  justice  n'est-elle  pas  ou  une 
force  ou  une  science? 

Ayvotpiç  rj  ÈTnffTrîfxrj,  BEKKER,  p.    226. 

Ici  nous  avons  traduit  <$uv«ptç  par  force  et  ôuvarôç 
et  «Juvarampoç  qui  suivent,  par  fort  et  plus  fort;  ce 
qui  va  bien  avec  la  conclusion  générale,  que  l'in- 
justice avec  la  science  et  la  force  est  préférable  u 
l'erreur  et  à  la  faiblesse.  Mais  précédemment  (pag. 
3o3-3o4  )  il  a  été  impossible  de  traduire  <Juvar6ç  et 
ôuvocTwTEpoç  par  fort  et  plus  fort,  les  mots  grecs  étant 
liés  à  d'autres  mots ,  par  exemple  à  iroiÉtv  <r«  et  au- 
tres infinitifs  de  ce  genre  ,  tandis  qu  en  français  les 
mots  fort  et  plus  fort  ne  peuvent  être  employés  qu'ab- 
solument. Nous  avons  donc  traduit  dans  ce  cas  par 
capable .  plus  capable  ,  ou  incapable  de  faire ,  etc. 
11  faut  bien  se  rappeler  qu'on    grec   l'identité   de   la 


46o  NOTES 

phraséologie ,  à  la  fin  de  la  discussion  et  au  commen- 
cement, maintient  l'unité  du  sujet,  et  nous  regrettons 
d'avoir  été  forcé  d'employer  en  français  pour  la  même 
idée  des  expressions  différentes  dans  cet  endroit  et 
dans  plusieurs  autres  dialogues ,  comme  nous  l'avons 
toujours  soigneusement  indiqué. 


SUR  L'EUTHYDÈME.  /»(m 

0 

NOTES 

SUR    L'EUTHYDÈME. 


J  'ai  eu  sous  les  yeux  l'édition  générale  de  Bekker  , 
les  éditions  particulières  de  Routh  et  de  Heindorf , 
Ficin  et  Schleiermacher.  Maucroix  a  traduit  en  fran- 
çais ce  dialogue ,  ainsi  que  l'Euthyphron  et  l'Hippias, 
dans  le  style  excellent  de  son  temps ,  clair,  naturel  et 
agréable.  Malheureusement  cette  traduction  est  telle- 
ment inexacte,  que  nous  n'avons  pu  nous  en  servir 
aussi  souvent  que  nous  l'aurions  désiré. 

Nous  avions  cru  que  Ast  s'était  seul  avisé  de  nier 
l'authenticité  de  l'Euthydème.  Mais  Rixner  la  nie 
aussi ,  il  est  vrai ,  sans  donner  aucun  motif  de  son 
opinion  (Geschit.  d.  Philosopha  t.  Ier,  p.  i440 

Page  36 1.  —  Mais  ils  se  sont  enfuis  de  là. 

toiiyovTtç  Si  tx$79ev.   BekKER ,  p.  394. 

Êxeî&v  se  rapporte  évidemment  à  Thurium,  et  on 


î]6i  NOTES 

|>eut  se  faire  une  idée  de  la  sotte  malignité  d'Athénée, 
qui  feint   de  croire    que  èxtîftv  se  rapporte  à    Cliios, 
pour  accuser   Platon  de  calomnier   ces  pauvres  so- 
phistes, en  insinuant  qu'ils  avaient  été  chassés  de  leur 
patrie.  Toutes  les  critiques  d'Athénée  sont  à-peu-près 
de  cette  force.  L'expulsion  d'Euthydème  et  de  Diony- 
sodore  de  Thurium  se  rattache-  t-elle  à  celle  du  parti 
athénien,  qui  eut  lieu  dans  l'olympiade  91,4,  ou 92,1, 
et  qui  amena  Lysias  à  Athènes  (voyez  Taylor,  Vie  de 
Jjsias)?  Sehleiermacher  n'en  doute  pas,  et  répugne 
à    l'idée  qu'il  eut   été  pris  une  mesure    particulière 
contre  deux  sophistes  aussi  inoffensifs.  Heindorf,sans 
repousser  entièrement   la  conjecture  de  SchleieiTna- 
cher,  ne  l'admet  pas  faute  de  preuves  ,  pas  plus  que 
celle  de  Routh,  qui  rattache  l'établissement  de  ces 
deux   sophistes  à   Thurium   à   la  colonisation    dont 
firent  partie  Hérodote  et  Lysias  (Plutarque,  de  ï  Exil 
et  Vie  des  dix  rhéteurs),  et  qui  changea  l'ancien  nom 
de  Sybaris  en   celui  de  Thurium  (Diodor.  de  Sic.  , 
XII,  chap.  7  et  10). 

Page  36/j.  —  Quand  le  signe  divin  accoutumé  tkè 
retint. 

To  £(w9bç  ojficTov  ïô  <îoctfiov(ov.  13ekk.  ,  p.   396. 

Sehleiermacher  remarque  avec  raison  que  Socrate 
:i  l'air  de  plaisanter  un  peu,  et  lîatfjtovtov  est  bien  pris  ici 


SUR  I/EUTHYDÈMi;  463 

évidemment  pour  un  adjectif,  comme  dans  la  Républ. 
VI,  et  dans  plusieurs  endroits  du  Phédon.  Voyez  la 
note  de  Schleiermacher  ,  sur  l'Apologie,  et  la  nôtre  , 
qui  s'y  rapporte,  tom.  I,  p.  335. 

Page  367.  —  Que  la  vertu  peut  être  enseignée. 

C'était  une  proposition  d'Antisthène,  qui  la  déve- 
loppait avec  une  dialectique  qui  se  rapproche  beau- 
coup de  celle  des  sophistes. 

Pa.gi?  374.  —  Sur  cette  même  chose,  que  ce  soit 
un  fait  ou  une  idée. 

IlpaTTO|ut£vov  r>  Xeyopîvov.   Bekk.  ,  p.  4o6. 

Ficin  :  quoties  fit  vei  dicitur.  Schleiermacher  :  wenn 
er  behandelt  oder  besprochen  wird.  Ni  Heindoit  m 
aucun  critique  ne  fait  ici  de  remarque. 

Pa.ge  376.  —  On  pourrait  peut-être  nous  le  con- 
tester (qu'être  tempérant,  juste,  vaillant, 
soient  des  biens  ). 

Schleiermacher  pense  que  ceci  se  rapporte  d'une 
manière  indirecte  à  Aristippe.  Il  pense  encore  que 
le  passage  où  Platon  feint  de  regarder  lÈuru^'a,  le  don 
de  réussir,  comme  un  bien  et  le  premier  des  biens, 
est  encore  une  allusion  à  une  opinion  d'Aristippe,  et 


/,G4  NOTES 

selon  lui  peut-être  aussi  dAntisthène;  cette  maxime 
se  retrouvant  dans  les  successeurs  dAntisthène ,  les 
s  toïciens. 

Page  378.  —  Avec  la  sagesse  nécessairement  on 
fait  bien  et  on  réussit. 

C)p9ô>Ç   TTpdtTTElV     X0«    TUy^CXVEtV.     BEKK.  ,     p.     410' 

En  général ,  dans  toute  cette  discussion ,  il  est  très 
difficile  de  bien  traduire  rvyjn,  îÙTu^taetcÙTrporyi'a.  Eùxu^'a 
est  proprement  le  bonheur,  comme  on  dit  en  français 
avoir  du  bonheur  pour  réussir  et  avoir  le  don  de  réus- 
sir: le  talent  y  est  pour  quelque  chose,  le  sort  pour 
beaucoup.  Le  mot  bonheur  étant  nécessaire  pour 
traduire  EÙôatfwvîa,  et  pouvant  faire  équivoque  en  fran- 
çais ,  nous  avons  traduit  exjrvyia.  par  le  don  ou  le  ta- 
lent de  réussir.  Pour  eùirpaTTEtv,  eù-rrpayîa,  au  contraire, 
il  fallait  choisir  un  mot  équivoque,  car  le  mot  grec 
l'est  et  veut  dire  tantôt  se  bien  conduire  ,  tantôt  être 
heureux.  En  français,  être  bien  a  presque  les  deux  sens, 
ainsi  que  bien  faire ,  bien  vivre.  En  français  comme 
en  grec  ,  le  mot  bien  tZ,  représente  une  idée  naturel- 
lement complexe,  celle  du  bien  moral  et  du  bien 
physique  dans  leur  opposition  et  leur  harmonie  ; 
cette  idée  dans  sa  complexité  même  étant  inhérente 
a  1  esprit  humain,  doit  avoir  produit  dans  toutes  les 
langues  une  expression  à  double  sein. 


SUR  L'EUTHYDÈME.  465 

Pagk  ^82. — Il  faut  donc  croire  qu'il  vaut  mieux 
devoir  la  sagesse  que  des  richesses  à  son  père , 
à  ses  tuteurs  et  à  ses  amis,  quels  qu'ils  soient, 
et  à  ceux  qui  se  donnent  pour  amans,  à  des 
étranger  ou  à  des  concitoyens;  et  employer 
même  ,  pour  avoir  la  sagesse  ,  les  prières  et 
les  supplications;  il  n'y  a  même  ni  honte  ni 
opprobre  dans  ce  but  à  descendre  à  toutes 
sortes  de  services  et  de  complaisances,  pourvu 
qu'elles  soient  honnêtes,  envers  un  amant  ou 
envers  tout  autre  ,  quand  on  le  fait  par  un  vif 
désir  de  la  sagesse. 

Il  y  a  dans  cette  phrase  trois  degrés  qu'il  ne  tant 
pas  confondre  :  i°  aimer  mieux  tenir  de  qui  que  ce 
soit  la  sagesse  que  la  richesse;  20  employer  pour  l'ob- 
tenir les  prières  et  les  supplications;  3°  dans  ce  but 
aller  presque  jusqu'aux  dernières  complaisances.  Or 
la  phrase  grecque,  sans  marquer  avec  précision  ces  trois 
degrés,  les  présente  successivement  avec  cet  abandon 
de  la  conversation  qui  exclut  une  construction  fort 
régulière.  Aussi  est-ce  en  vain  que  les  critiques  ont 
essayé  den  trouver  une  ici,  et  toutes  leurs  correc- 
tions n'ont  abouti  qu'à  gâter  la  phrase  de  Platon.  Par 
exemple,  Heindorf  lui-même,  pour  avoir  une  con- 
struction   régulière,    veut  à   toute   force    que    où<îl\ 


io 


/,66  NOTIiS 

«lo^pôv  ov6i  v£(j*<niTbv  domine  toute  la  phrase  et  en- 
veloppe irapà  7rotTpôç  7rapaXafi6av£tv  et  Stôfttvov  xa\ 
îxETtûovTa  ev£xa  toutou  uirrjpeTcTv  xa\  5ouXeueiv  ,  ce  qui 
réduit  la  phrase  à  deux  membres,  tandis  qu'il  en  faut 
trois  nécessairement  pour  conserver  la  gradation;  car 
on  ne  peut  pas  confondre  dans  un  seul  membre  de 
phrase,  pas  plus  que  dans  une  seule  idée,  Stôfixvov 
xat  «xeteuovtoc  et  Û7TV7p£Ttîv  xoù  «ÎouXeueiv.  Mais  la  plus 
grande  faute  de  la  construction  de  Heindorf  est  de 
faire  gouverner  toute  la  phrase  par  où&v  alo-^pôv ,  qui 
ne  peut  s  appliquer  qu'à  uw;p£T£?v  xoù  «JouXeûeiv  xoù 
iaa.GTV)    xa\    iravTt    àv9pw7rw  ,     et    II  irait    pas     avec    iroipà 

TTOtTOO;. 

Page  ^85.  —  Retombe  sur  ta  tète  le  rneosonge 

lo'e  £?ç  X£fa\r,v.   BcKK.,   p.   4'7« 

Nous  ne  pouvons  hésiter  entre  Heindorf  et  Schleier- 
macher.  Schleiermaeher  entend  en  face  ,  je  te  dirais 
en  /ace ,  etc. ,  sans  apporter  aucun  exemple  de  ce  sen^ 
de  cot  si;  x£<paXy,v;  tandis  que  Heindorf  trouve  plusieui  •> 
fois  dans  Aristophane  cette  expression  pour  retombe 
sur  ta  tète.  Or,  ici  les  exemples  d'Aristophane  sont 
d'autant  plus  décisifs  que  l'on  sait  que  c  était  l'auteur 
favori  de  Platon,  et  que  l'Euthydème  particulièrement 
est  rempli  de  locutions  empruntées  à  ce  poète.  D'ail- 


SUR  LEUTHYDÈME.  /,67 

leurs    le   caractère  violent  de  Ctésippe  justifie  bien 
cette  formule. 

Page  390.  —  L'école  de  Protugoras  et  même  de 
plus  anciens  philosophes  s'en  servaient  ordi- 
nairement... 

Et  plus  loin  ,  page  3o,4  :  Ce  discours  en  reste 
toujours  au  même  point ,  et  il  me  semble 
qu'aujourd'hui,  comme  autrefois,  en  détrui- 
sant tout ,  il  se  détruit  lui-même. 

Diogène  de  Laèrte  dit  que  Protagoras  avait  em- 
prunté cette  opinion  à  Antisthène,  et  qu'il  ne  fit  que 
la  développer  le  premier  dialectiquement.  Par  ces 
plus  anciens  philosophes  il  faut  entendre  l'école  d'Ëlée 
et  Parménide.  Voyez  le  Cratyle.  Schleiermacher  veut 
que  cet  endroit  se  rapporte  au  Théétète  et  y  fasse  al- 
lusion comme  à  un  ouvrage  déjà  écrit  depuis  quelque 
temps.  S'il  en  est  ainsi ,  et  c'est  bien  là  en  effet  ce 
qu'indique  1ère  iraXatèv ,  il  s'ensuivrait  que  l'Euthr- 
dème  a  été  composé  après  le  Théétète. 

Page  391.  —  Mais  c'est  à  toi  à  nous  prouver  l< 
contraire.  —  Et  cela  se  peut-il ,  selon  ton  opi 
mon?  v   a-t-ii  moyen  de  réfuter  si  personne 
ne  se  trompe  ? 

■ 


468  NOTES 

AÀÀà  <to,  t<fr,  ,  ÏAsy^ov.  — —  H  xai  taxi  tovto  ,  xafà  tov 
<tov  Xoyov,  tÇeAfy&xi  ,  ftf&voç  x|<Ei>#OfX£Vou }  —  Oùx 
sVnv  ,     £<prj    ô     EùGû^rjuoç.  —  ()ù<$      apa    Èxe'Aeuov  ,    £<prj  , 

Èyw     vùv      <?yj  ,      ô      Aiovuso&opo;  ,     èÇfXf'yÇat.     Bekke     , 

p.  423. 

Cette  phrase  a  exerce  tous  les  commentateurs;  mais 
leurs  explications  n'ont  rien  expliqué.  Il  faudrait  trou- 
ver entre  tkty%ov  et  l%t\tyÇ,<xi  un  sens  assez  différent  pour 
excuser  un  peu  ces  sophistes.  Nous  avouons  que  nous 
ne  voyons  là  qu'une  simple  différence  de  mots  dans  la- 
quelle les  deux  sophistes  se  retranchent.  Tout  ce  qu'on 
peut  faire  est    de  supposer   qu'à   la  rigueur  iÇdiyZau 
étant  autre  qxïthyl-ov,  et  indiquant  un  peu  plus  une 
réfutation  réguhère,  des  sophistes  peuvent  prétendre 
que  quand  ils  ont  ditftcygov,  ils  n'ont  point  dit  È&AcycJai. 
Les  jeux  de  mots  ridicules  qui  précèdent  autorisent 
bien  à  leur  attribuer  celui-là.  On  ne  voit  pas  d'ailleurs 
comment  ayant   eu   I  imprudence,   dans  un  moment 
d'humeur,  de  défier  Socrate,  ils  auraient  pu  se  tirei 
autrement  du  défilé  où  ils  s'étaient  eux-mêmes  enga- 
gés. Ils  s'en  tirent,  selon  leur  coutume,  par  des  équi- 
voques verbales,  et  tout  cela  sert  encore  à  mettre  en 
lumière  leur  caractère. 

Page  3o,8.  —  Les  géomètres,  les  astronomes,  les 
arithméticiens,  sont  aussi  des  chasseurs,  car 


SUR  L'EUTIIYDI  ME  46g 

ils  ne  font  pas  les  figures  et  les  nombres,  mais 
Us  cherchent  ce  qui  existe  déjà,  et  ne  sachant 
pas  se  servir  de  leurs  découvertes ,  les  plus 
sages  les  donnent  aux  dialecticiens,  afin  qu'ils 
les  mettent  en  usage. 

Schleiermacher  fait  remarquer  ici  la  tendance  pla- 
tonicienne de  soumettre  les  sciences  mathématiques 
a  la  philosophie  spéculative. 

Pagc  399.  —  Mon  cher  Criton  ,  n'y  avait-il  piafs  là 
quelque  esprit  supérieur  qui  prononça  ces 
paroles  ? 

\ÀX  ,  w   Satpôvu   KptTwv,    pj  Ttq  twv  xpttTrovwv  .irapwv    aura 
tfQtyZaro  j  Bekker,  p.  4^1. 

Heindort  n'hésite  point  à  entendre  xtç  twv  xpttTTÔvwv 
dans  le  sens  ordinaire,  un  dieu.  Schleiermacher  trouve 
(pie  cette  manière  de  désigner  Socrate  est  sans  délica- 
tesse et  indigne  de  Platon  ,  et  il  traduit,  par  ein  ganz 
Anderer.  N'osant  pas  trop  nous  prononcer,  nous  avons 
choisi  une  expression  qui,  à  la  rigueur  ,  se  prête  aux 
deux  sens ,  comme  le  grec  lui-même. 

Page  l\o[\.  —  s4u  lieu  de  :  Il  nous  arrive  donc, 
comme  on  dit ,  de  rabâcher  toujours  la  même 


470  NOTES 

chose;  lisez:  Il  nous  arrive  donc  de  répéter 
toujours ,  comme  on  dit ,  la  même  chanson. 

C'est  la  difficulté  connue  :  b  Atèç  Kopivôoç.  Quant  à 
I  origine  de  ceproverhe,  on  peut  consulter  les  expli- 
cations du  scoliaste  de  l'Euthydème  ,  du  scoliaste 
((Aristophane,  et  du  scoliaste  de  Pindare.  Si  l'origine 
est  encore  douteuse,  le  sens  en  est  parfaitement  clair. 
Ce  proverbe  s'appliquait  à  tous  ceux  qui,  commen- 
çant magnifiquement,  en  restent  là  et  répètent  la 
même  chose  sans  avancer.  Remarquons  ici  que  les 
explications  des  trois  scoliastes  attestent  que  l'origine 
de  ce  proverbe  est  mégarienne,  ce  qui  fortifie  l'opi- 
nion que  ce  dialogue  a  été  composé,  sinon  pendant  le 
séjour  de  Platon  à  Mégare  ,  au  moins  d  après  des  sou- 
venirs très  présens,  et  que  la  langue  de  Platon  s'est 
teinte  des  mêmes  couleurs  que  sa  pensée. 

Page  4  •  4-  —  En  effet ,  lui  dis-je  ,  s  il  ne  faut  te- 
nir aucun  compte  de  ce  que  je  sais,  il  paraît 
que  je  sais  tout. 

Koixa  ,  Ê'tpyjv  iyù ,  intiSri  Tttp  yt  où&p'ocv  ïyti  &iv<xpv  to  a 
CTn'oTapxj ,  navra  Si  Ê7r(VrafAac.    BekK.  ,  p.    441- 

Selileiermacher  a  changé  ici ,  avec  raison,  icâvra  61 
en  navra  Srt ,  comme  plus  haut  il  avait  aussi  très  lieu- 


SUR  L'EUTOYDJËME.  471 

reusement  changé  ancara  en  irâvra;  car  irotvra  yàp 
est  la  conséquence  que  cherche  le  sophiste ,  tandis 
que  Siravra  est  le  principe'dont  il  part. 

Page  4^3.  —  O  Euthydème,  s'écria-t-il ,  ton  frère, 
prête  le  flanc  à  une  double  réfutation. 

O  àiïtlyôç  cou  t^rififoripixt  tov  Xoyov.  Bekk.  ,  p.  4^0. 

Schleiermacher  remarque  fort  bien  que  pour  en- 
tendre cette  expression  ,  qui  malheureusement  ne  se 
trouve  pas  éclaircie  dans  le  traité  d'Aristote  ,  il  faut 
joindre  à  l'explication  de  Timée  :  et;  àfx^tSoXtav  àyaytî* 
tov  Xôyov,  celle  de  Suidas  :  &>ç  xa0  Éxâ-rfpov  i\éy^aQ<x>. 
Car  autrement  il  eût  été  ridicule  de  reprocher  au  so- 
phiste une  réponse  à  double  sens,  puisque  c'était  là 
précisément  le  mérite  qu'il  cherchait. 

Page   t^5.  —  Bon  Dieu,  Hercule. —Hercule  est-il 
bon  Dieu,  où  bon  Dieu  est-il  Hercule? 

HpaxX^ç.  Bekk.,   p.  454- 

Plaisanterie  intraduisible.  Uouth  veut  qu'elle  repose 
>ur  l'accent.  Schleiermacher  croit  quelle  sophiste 
prend  les  deux  vocatifs  poiiràune  apposition;  mais  il 
est  douteux  que  7rÛ7ca£  soit  déclinable  et  puisse  être 
un   vocatif  qui    se  prête  à  ce  genre  de  plaisanterie. 


472  NOTES. 

11  est  plus  naturel  d'adopter  l'interprétation  de  Routh. 
car  le  passage  d'Aristote  (dans  les  Soph.  El.  IV.)  sur 
les  sophismes  qui  viennent  de  la  prosodie,  est  proba- 
blement une  allusion  à  cet  endroit  de  Platon.  Si  on 
entendait  cet  endroit  autrement  que  Routh,  il  s'en- 
suivrait qu'il  y  aurait  une  classe  de  sophismes,  assez 
connue  et  employée  chez  les  Grecs  pour  avoir  mérite 
une  mention  spéciale  d'Aristote ,  qui  pourtant  ne 
se  rencontrerait  pas  même  une  seule  fois  dans  l'Eu- 
thydème,  c'est-à-dire  dans  une  revue  complète  de 
tous  les  genres  de  sophismes. 

Page  426.  —  Le  nom  de  Jupiter  paternel  n'existe 
pas  chez  les  Ioniens  ,  ni  dans  les  colonies 
d'Athènes,  ni  à  Athènes;  mais  nous  avons  un 
Apollon  paternel,  parce  qu'il  est  père  d'Ion. 
Jupiter  n'est  pas  ainsi  appelé  chez  nous,  mais 
il  s'appelle  domestique  et  protecteur  des  tri- 
bus ,  comme  Minerve  s'appelle  aussi  protec- 
trice des  tribus. 

Ce  passage  important  est  ici  assez  mal  rendu.  D'a- 
bord Ziùçtpwîbç  n'est  pas  précisément  le  Jupiter  do- 
mestique, expression  un  peu  trop  générale,  mais  le 
Jupiter  de  [enceinte  domestique.  Schleiermacher  tra- 
duit par  des  Ge/ioftes.   Rreuzer  (  Symbol.,   tom.   Il , 


SUR  L'EUTHYDÈME.  4?$ 

seconde  édition,  p.  5a4)  se  sert  de  l'expression  latine 
de  Jupiter  herceus.  C'était  le  Jupiter  dont  l'autel,  avec 
une  image  du   dieu  ,   était  placé  à  la   porte  la  plus 
extérieure    par    laquelle    on    entrait   dans    la    cour, 
tt  dans  l'enceinte  (Êpxoç)  qui  entourait  la  cour.  De  là 
1  expression  de  Zcù?  zpxeToç.  Par  Zsùç  ypivptoç  il  faut  en- 
tendre le  Jupiter  qui  présidait  à  la  yparpta  ou  troisième 
partie  de  la  <pt»Xri  (tribu).  Nous  avons  mis  ici  le  tout  au 
lieu  de  la  partie ,  ne  pouvant  trouver  une  expression 
qui   correspondît  à   yparpia.   Schleiermacher  emploie 
celle  de  Brûderschaft ,  qui  est  matériellement  exacte, 
mais  suggère  une  idée  différente  de  celle  que  ren- 
ferme l'expression  grecque.    La  yparpia  n'était  point 
une  Brûderschaft ,  une  confrérie,  une  association  par- 
ticulière ,    mais  une   division    politique   de   la   tribu , 
comme  chez  nous  la  commune  est  une  division  po- 
litique du  département.  C'est  à-peu-près  la  commune 
moderne,  et  peut-être  nous  aurions  du  faire  le  mot  de 
phratie,  comme  déjà  on   a  fait   celui  de   deme  pour 
o%oç.  Il  en    est  de  même   de    Minerve ,   protectrice 
des  tribus.  Lisez  Minerve phratria  ou phratrienne. Voyez 
sur  ce  passage ,  outre  Kreuzer  déjà  cité ,  le  scoliaste 
de  Platon,  Hesychius,  v.  iraTpwoç  Zeùç,  etc.  Comment 
se  fait-il  que  les  Athéniens  n'eussent  point  un  Jupiter 
paternel  ,   eux  qui  avaient  donné  à   Jupiter  tant  de 
titres?  C'est  ce  qui  a  étonné  tous  les  critiques;  mais 


474  NOTES 

le  passage  de  Platon  est  formel,  tandis  que  les  pas- 
sades des  auteurs  en  opposition  avec  celui-ci  sont 
équivoques.  Schleiermacher  a  très  bien  remarqué  que 
le  passage  des  Lois  n'est  pas  une  objection  véritable  , 
puisque  Platon  parle,  dans  les  Lois  \  non  comme  un 
Athénien  ,  mais  comme  un  Cretois  ;  et  lès  Cretois 
pouvaient  très  bien  avoir  un  Jupiter  irarpwo;.  Hein- 
dorf  montre  aussi  que  l'endroit  d'Aristophane,  Nuées , 
v.  1468,  où  Strepsiade  recommandant  l'obéissance  à 
son  fils,  le  menace  de  Jupiter  Tr^rpwoç,  ne  peut  pas 
balancer  l'autorité  de  la  phrase  de  l'Euthydème ,  et 
Schleiermacher  soupçonne  même  que  Platon  a  peut- 
être  ici  en  vue  de  se  moquer  d'Aristophane.  Nous  lais- 
sons cette  discussion  à  de  plus  habiles. 


Nous  rassemblerons  ici  les  différens  passages  d'A- 
ristote  dans  la  Réfutation  des  sophismes  qui  se  rappor- 
tent à  l'Euthydème,  et  exposent  sous  des  formes  gé- 
nérales les  sophismes  présentés  dramatiquement  dans 
le  dialogue  de  Platon  ,  ainsi  que  les  solutions  qui  y 
sont  indiquées. 

Pages  370,  371,  372.  Tout  le  morceau  sur  la  question 
de  savoir  si  ce  sont  les  savans  qui  apprennent ,  se 
trouve  presque  mot  pour  mot  dans  la  Réfutation  des 
sophismes,  IV,  3;  édit.  Bip.  ,  526;  XVII,  2;  edit. 
Bip.,    586.    Aristote   donne   à  cette   classe  de   s.»- 


SUR  L'EUTHYDÈME.  47^ 

phismes  le  titre  de  sophismes  irapà  rrjv  ofiwvufxc'av , 
sophismes  qui  reposent  sur  le  double  sens  d'un 
mot. 

Page  4*1- — Sur  l'obligation  que  les  sophistes  im- 
posaient à  leurs  adversaires  de  ne  répoudre  que  ouiy 
non,  XVII,  2,  3;  édit.  Bip. ,  586. 

Page  4'6\ —  Ton  père  est  père  de  tous  les 
hommes ,  etc. ,  de  tous  les  animaux ,  etc. ,  tu 
as  pour  père  un  chien,  etc.  V,  2,  3;  XXIV, 
1,2;  éd.  B. ,  532  ,  533  ,  534.  — 610,  61  j  . 

Page  4  '  7-  —  Ne  crois-tu  pas  que  ce  soit  un  bien 
à  un  malade,  etc.  IV;  éd.  B. ,  529. 

Page  42°-  —  U  est  impossible  de  parler  quand 
on  ne  dit  rien.  IV,  6  ;  X,  8;  éd.  B, ,  528.  — 
55g. 

Pagk  422. — Ainsi  le  même  n  est-il  pas  le  même  , 
et  ce  qui  est  autre  n'est-il  pas  autre  ?  XVII  ,11, 
éd.  B. ,  091. 


Page  4^3.  —  Celui  qui  fait  ce  qui  convient  fait 
bien ,  XIX ,  4  '■>  pd.  B. ,  597. 

Page  4a5.  —  IIuira$  w  Hpaxk?ç,  IV,  8;  éd.  B.,  53o, 


476  NOTES. 

On  trouve  encore  dans  la  Rhétorique  d' Aristote ,  II, 
^4,  une  allusion  au  passage  de  l'Euthydème,  p.  4^o  : 
Tu  ne  prends  qu'un  seul  bouclier  et  un  seul  javelot. 
Dans  la  Métaph.,  VIII,  3,   Aristote   dit  que   l'école 
d  Antisthène  divisait  la   difficulté  d'une  définition  en 
deux  points,  ce  qu'est  une  chose   et  quelle  elle  est. 
Cette  différence  du  tî  et  de  iroTov  rappelle  le  passage 
oùCtésippe  accorde  au  sophiste  qu'il  dit  bien  la  chose 
qui  est,  mais  non  pas  comme  elle  est.  Dans  le  même 
ouvrage ,  V,    29  ,    Aristote   cite   et   réfute   l'opinion 
d'Antisthène  ,  qui  prétendait   que  sur   une  chose  il 
était  impossible  de  rien  dire  proprement  qu'une  seule 
chose,  d'où  il  concluait  qu'on  ne  pouvait  contredire, 
et  presque  qu'on  ne  pouvait  se  tromper.  C'est  une 
des  discussions  de  l'Euthydème.  Nous  sommes  assurés 
qu'il  n'y  a  ainsi  presque  aucune  plaisanterie  dans  l'Eu- 
thydème qui  soit  arbitraire  et  qui  ne  porte  sur  quel- 
que point  intéressant  des  doctrines  contemporaines. 
Sous  les  noms  d'Euthydème  et  de  Dionysodore  il  faut 
mettre  des  sophistes  tout  autrement  célèbres,  et  c'a 
été  une  heureuse  idée   de    M.  Deycks  (  de  Megari- 
corum  doctrina  ejusque   apud  Platement  et  Anstoteh'm 
vesligiis,  Bonnes,  1827)  de  rechercher  dans  l'Euthy- 
dème  les  traces  de  l'école    de  Mégare.  On  voudrait 
seulement  que  M.  Deycks,  par  des  passages  analogues, 
tirés    d'autres  auteurs  ,    eût    converti    ses   soupçons 


SUR  L'EUTHYDÈME.  /177 

on  certitudes,  et  démontre  toujours  rigoureusement 
que  les  endroits  de  l'Eutliydèroe  qu'il  signale  comme 
mégariques  contiennent  en  effet  quelques  points  de  la 
doctrine  de  cette  école  ,  encore  si  peu  connue. 

Nous  finirons ,  comme  M.  Deycks  lui-même,  en  rap- 
pelant la  remarque  de  Schleiermacher ,  qu'à  la  fin  du 
dialogue,  lorsque  Platon  intervient  dans  la  personne 
de  Socrate ,  on  sent  dans  ses  paroles  une  tristesse 
secrète  de  voir  l'argumentation  socratique  si  rapi- 
dement dégénérée  en  la  même  argumentation  sophis- 
tique que  Socrate  avait  combattue  de  toutes  ses 
forces. 


FIN     DU    TOME     QUATRIEME. 


TABLE 

DES    MATIÈRES    CONTENUES    DANS     LE    TOME    QUATRIÈME. 


LYSIS.                                                                                          PAGE  I 

HIPPIAS.  79 

MÉNEXÈNE.  171 

ION.  219 

SECOND   HIPPIAS.  27^ 

EUTHYDÈME.  3^7 

NOTES.  435 


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UNIVERSITY  OF  TORONTO  LIBRARY 


B  Plato 

359       cWorks.  French.  1846., 

C6        Oeuvres  de  Platon 

t.3-4-