Full text of "Xénies"
iWlV.Of
ÎIBRARY
XÉNIES
AUTRES ŒUVRES DE SUARES
POESIE
Amour, un vol. in-4'', 1917, épuisé.
BouCLiBR DU Zodiaque, ua vol, gr. in-8°, 1921.
Images de la Grandeur, un vol. in-4°, 1900, épuisé.
Lais et Sones, un vol. gr. in-16, 1906, épuisé.
Odes et Péans, un vol. in-4°, 1919, sous presse.
Poèmes du Temps qui meurt, un vol. in-4"' 1920, sous presse.
Chanson de Psyché, un vol. petit in-4'', 1920, sous presse,
THÉÂTRE
Achille vengeur, un vol. in-4'', 1921, sous presse.
Cressida, un vol. in-18, 1912.
Tragédie d'Electre, un vol. gr. in-16, 1905.
Les Bourdons sont en fleurs, un vol. petit in-S", 1917.
PoLVxÈNE, un vol. petit in-4°, 1920, sous presse.
Farce de Lanin, un vol. petit in-4°, 1920, sous presse.
POÈiMES D'IDÉES ET DE NATURE
Sur LA Mort de mon Frère, un vol. in-S", 1904, épuisé.
^'oICI l'Homme, un vol. gr. in-S", 1905, épuisé.
Livre de l'Emeraude, un vol. in-18, 1900, épuisé.
Voyage du Condottiere, un vol. in-S", 1910, épuisé.
Poète tragique, un vol. petit in-4'>, 1921.
CHRONIQUES ET PORTRAITS
Sur la Vie, trois vol. in-18, 1907-1909, épuisés.
Idées et Visions, un vol. in-18, 1912.
Trois Hommes, un vol. in-8'', 1913.
Chronique de Caerdal, deux vol. in-S", 1914.
PÉGUY, un vol. gr. in-16, 1915.
Rkm.ahques, douze fascicules in-S", 1917-1918.
Commentaires sur la Grande Guerre, cinq vol. gr. in-16,
1915-1918.
Cervantes, un vol. gr. in-16, 1916.
XÉNiES, un vol. in-18, 1922.
NOUVELLES ÉDITIONS
Sur la Mort de mon Frère, in-18, 1917.
Sur la Vie, in-18, 1919.
Livre db l'Emeraude, in-8'', 1919.
Voyage du Condottiere, in-18, 1913.
ANDRÉ SUARÈS
XÊNIES
PARIS
ÉMILE-PAUL FRÈRES, ÉDITEURS
100, RUE DU FAUBOURG-SAINT-HONORÉ, 100
PLACE BEAUVAU
1923 *^'^^ ^3
JUSTIFICATION DU TIRAGE
N'» 162
V
A l'exemple de Gœthe, il faut faire à l'esprit
Des présents imprévus d'amour et d'ironie.
A Louvres, dans l'Ile-de-France, la Saint-Jean
était la fête des Archers, au temps jadis. Quand
on avait proclamé le Roi de l'Arc, pour son adresse,
il tirait en riant autant de flèches qu'il avait de
rivaux dans le pays ; et chacune partait ornée d'une
cerise. Il les fichait tantôt au cœur d'un chêne,
tantôt au bout de la plus haute branche, tantôt
dans l'œil d'une buse attentive. Mais, d'ailleurs^la
plupart de ces messages empennés s^en allaient on
ne sait où. Le point est de bien placer le trait sur
la corde, de bander l'arc avec soin, de viser juste
saitë toujours dire ce qu'on vise, et de lancer la
flèche en somiant.
1
XENIES
CHAMPENOIS
MÊME à Paris, les Champenois sont plus
Français que les autres. Briards sont
Champenois; et comme ceux de Pantin en
France sont Briards à demi et demi-Beau-
cerons, les Beaucerons sont demi-Champenois,
eux aussi. De Soissons à Troyes et de Reims
à Chartres, voilà bien l'Ile Sainte de l'Occident
avec ses terres bleues, entre les eaux de TAisne
et de l'Oise, de la Loire et do l'Aube; et la
Ville, comme le sexe de Psyché, au milieu du
milieu.
Champagne est le pays parfait, la terre com-
plète où rien ne manque. L'homme y trouve
2 XÉNIES
tout, et non pas de raccroc ni au hasard du
pis aller, mais de la qualité la plus belle et au
point d'excellence. Là, en effet, le souffle de
l'océan expire et se mêle enfin à la respiration
maternelle de la jeune terre, cette haleine si
sûre d'être bonne, le rythme d'une âme heu-
reuse et féconde dans une chair contente et
doucement épousée.
Ils ont la plus belle pierre du monde, à
mon gré, plus souple que le marbre, plus
tendre que le grès : ce calcaire si pur, si blanc,
et pourtant si sensible à la lumière qu'il finit
par prendre tous les tons de la nature et de
la peau. Dans la campagne, j'ai vu de vieilles
églises qui avaient la couleur des sauges. Telles
pierres ont la couleur du lys; d'autres ont le
hâle des paysannes et le teint cuit des vieux
routiers. Vers Soissons, les villages ont l'air
sculpté et toute l'élégance d'une noblesse
rustique. Soissons même, cette corbeille de
beaux murs et de beaux faîtes dans le feuillage,
est d'une forme qui touche à la perfection.
L'admirable pierre de Champagne, aux
arêtes si fortes et si fines, est capable de tout :
XÉNIES ^
elle porte les géants au fond du ciel, et elle
fait un socle à la fleur du sourire : elle est
aussi bien le donjon de Coucy et le doux sou-
rire de Reims.
Tout vient en Champagne et tout y est
exquis : les blés et la plus enivrante des
vignes, la prairie et les jardins, les joncs et
les grands bois. Ils ont le tonneau et le vin,
le roc et les sables, les grandes fermes solitaires
et les plus coites maisons dans Tamitié des
villes. Et le ciel de France enveloppe toute la
sainte contrée d'une caresse si tendre et spiri-
tuelle, que tous les objets s'accordent à la
pensée et au désir de l'homme, lui répondant:
Ainsi soit-il!
Que j'aime ces vastes horizons, où Ton sent
partout la présence, le travail de l'homme né
pour orner la vie! Ces grandes ondes lentes de
terrain, sous le ciel le plus pensif et le plus
tendre du monde, sont muettes pour ceux qui
n'entendent volontiers que les mélodies carrées
et les musiques bruyantes. Comme elles
parlent, au contraire, comme elles chantent au
cœur des musiciens épris de la nuance et qui
4 XENIES
ne conçoivent pas la grandeur sans le charme
et l'esprit. Je ne serais pas surpris que le
parisien Debussy fut rémois à l'origine. La
nuance dé^^oùte de la couleur, parce qu'elle est
la couleur amoureuse, éprise de se connaître
et qui a l'intellect d'elle-même. Un art sans
nuances est un pays sans vapeurs, sans eaux
et sans lumière. France est l'Ile de Nuance.
De toutes les nuances on peut dire, comme
Dante des femmes vraiment élues pour l'amour :
Dames, vous qui avez l' entendemeni d'amour. Quoi
de plus? Tout est grossier et d'un seul tenant
dans la nature primitive : les nuances ne sont
guère qu'en nous.
Il faut ouvrir les yeux sur la pluine en Champagne.
En tout ordre, mais surtout en musique, la
vérité directe ne suffit plus. La mesure, battue
au pas, par deux ou par trois, ne peut se
comparer même de loin au rythme. Les nuances
du mouvement et celles des tons s'accordent
aux valeurs indécises, aux nuances du ciel en
Champagne et de ces inflexions exquises qui
font la variété des lignes. La simplicité doit
XEMES 5
naître du plus complexe et du plus riche
équilibre. Elle ne peut être qu'une apparence
ou un effet. Désormais, la simplicité est une
profonde harmonie.
Dans la grâce de Paris, il y a une forte
infusion de malice et de verve champenoise.
La volupté spirituelle de la Ville est de Cham-
pagne aussi, plutôt que tourangelle. Le val de
Loire a plus de mollesse.
Que ce peuple est brave, pétri de sens, droit
en ses lignes, sans roideur toutefois, finement
averti et complice de la vie. On croirait qu'il a
toutes les expériences, mais sans avoir vieilli.
Les Champenoises sont charmantes. Elles se
mettent à la fenêtre pour voir tomber les obus
et rien ne les empêche de sourire : elles sont
nées un brin de muguet aux lèvres. Elles sont
ardentes et fraîches; et la tleur de leur peau
est de rose choisie. Les jeunes filles, rue Cérès,
me parurent des blés riants, qui appellent la
faucille des baisers; les coquelicots n'y man-
quaient pas ni les bleuets. J'aime leur parler
bref, qui vibre un peu et qui chante. A Braisne,
les enfants coiffent d'un accent circonflexe joli
6 XENIES
comme leur bouche, les plus belles syllabes en
0 et en a; ils font résonner contre la voûte du
palais la finale des mots, et toutes les nasales
sont sonores.
Le trait profond de la Champagne, c'est
qu'elle est tout à son fait; mais son fait est
du cœur et de l'esprit aussi souvent que du
bien au soleil et de la vigne.
Le paysan champenois a les vertus de la
pierre natale, qui est si propre à tous chefs-
d'œuvre, depuis la statuette jusques aux cathé-
drales. Ils raillent un peu sur tout, et ils ont
la foi : ce composé est admirable : voilà, sinon
le plus beau type humain, le mieux doué pour
la vie : toutes les puissances de l'esprit en
peuvent aisément sortir.
Jean d'Orbais, Gaucher de Reims, Bernard
de Soissons, tant d'illustres architectes sont
Champenois. Racine est d'ici, et la famille de
Molière; et La Fontaine, et Joinville, et une
foule d'artistes au moyen âge, verriers, poètes
et sculpteurs. Verlaine est né sur le bord de
Champagne qui penche vers la brume. Il y a
bien de la gloire à être Champenois.
XENIES 7
Gomme au sud de Paris, le doigt de Chartres
montre le ciel à tout le pays, amer sublime
pour l'immense campagne, de toutes parts
entre l'Aisne et la Marne, on voit Notre-Dame
de Reims ouvrir les bras sur la Champagne,
Reims, la plus française des cathédrales et la
plus heureuse, jusqu'au jour où sa beauté
pleine de grâce triomphante lui a été enviée
par la barbarie.
Dans la rue Libergier, jadis, j'ai vu se pro-
mener le Sourire de Reims. 0 brute, venue
de la forêt germanique, tu as mis en poudre
la sainte pierre; mais tu n'empêcheras pas la
fillette de fleurir ; et les mille dames de V^ertus
souriront demain, comme hier, de ce même
amoureux sourire que tu croyais tuer et qui
te ferait ramper, s'il daignait songer à te
séduire.
II
DE MARC-AURÈLE
VOICI le grand homme selon la Sorbonne, la
coqueluche des professeurs, le favori des
Académies, l'aigle des gens assis et le parfait
philosophe à l'usage des demi-artistes : Marc-
Aurèle est l'immortel chef de guerre qui
monte à cheval pour enseigner la marche à
pied aux cavaliers et l'art d'être piéton. Gomme
il est naturel, voulant toujours la paix, il fait
toujours la guerre ; et sa vertu consiste à la
faire mal : il la subit chez les Daces comme
dans son palais, et sa femme ne lui en fait pas
moins voir que les Barbares. Un empereur,
général de l'Armée du Salut, quelle touchante
10 XÉNIES
parodie : pensant lui-même à régner sur le
monde, il n'est pas un maître de morale qui
n'en ait aussitôt les larmes aux yeux : « Pour-
quoi pas? » se dit-il, en tàtant sa doctrine et
ses préceptes; « pourquoi pas? moi aussi, j'ai
des principes ». Même aux plus gens de bien,
il est moins facile de sentir en soi du César
ou du Platon que du Marc-Aurèle.
Il est né et il est mort en même temps que
Lucien. A y songer, il y a bien de quoi rire.
Avec toute son importance, cet honnête homme
de Marc-Aurèle est un esprit fort médiocre si
on le compare à Lucien, le Voltaire de Samo-
sate. Le plus vertueux des deux n'est certes
pas le plus sage ; et nonobstant sa bonté légen-
daire, il a peut-être fait beaucoup plus de mal.
Lucien n'a persécuté ni tué personne : il a ri
et fait rire. En compagnie de Marc-Aurèle, on
ne peut guère sourire, sinon de lui. Écrivains
grecs tous les deux, mais l'un plein de talent,
l'autre sans art, sans beauté et sans style.
L'artiste n'est pas l'empereur. Le style, est-ce
l'homme? Que Marc-Aurèle devait donc être
ennuyeux !
xÉxiEs a
Lucien, tout Grec; Marc-Aurèle, aussi peu
grec que possible. Les stoïciens ne sont pas
Grecs le moins du monde. Austères, sages,
vénérables, ils sont religieux et dévots laïques :
tous de rOrient, ou pères conscrits : sénateurs
de la morale, ils sont assis dans des chaises
curules sous le portique. Le stoïcisme est une
mystique de la raison.
A qui ressemble le plus Marc-Aurèle ? à un
comtiste de l'observance étroite, un mélange
de Littré et de Tocqueville. Il a un air d'oblat :
il est du tiers ordre. Il est fort doucereux,
assez souvent : il trempe deux doigts dans le
miel, et il bénit, il bénit, il bénit.
Dans le portique même, il est très loin
d'avoir la force austère et rugueuse d'Épictète.
Et le Manuel d'Arien est d'un bien autre style.
Les grands esprits du passé n'ont pas eu le
moindre doute là-dessus. Montaigne, Pascal et
les autres font honneur à Épictète, et jamais à
Marc-Aurèle, de toute la doctrine. Marc-Aurèle
n'est devenu le parangon de la vertu et la
merveille virile que depuis soixante ans que
les docteurs s'en mêlent, et qu'ils veulent faire
12 XÉNIES
croire que rien ne serait plus beau que l'un
d'entre eux à la lète de l'univers. Qui sait si
Phaéton n'est pas un pauvre astronome lequel,
à force de suivre le cours des astres, s'est pris
pour le soleil ?
Parlons -en. Ce pauvre Marc-Aurèle si bon,
sijuste, si détaché de toute haine, a été le plus
persécuteur des princes. Il a donné plus de
chrétiens aux bêtes que Dioctétien lui-même :
en quoi il fit bien sans doute, ces chrétiens
voulant à tout prix mourir dans la gueule des
lions, quand il ne leur en eût coûté, pour
vivre, que d'offrir un pigeon aux dieux de loin
en loin; et même moins : on ne leur deman-
dait que de rester tranquilles. Mais si Marc-
Aurèle fit bien, en prenant parti pour les
dieux de l'État, qui sont toujours des idoles, il
ne fut guère philosophe. Ce stoïque exem-
plaire qui, en vrai sage du portique, devrait
être le plus indifférent à toutes les religions,
a joué le rôle d'un pape religieux. Il est le plus
superstitieux des hommes contre la supersti-
tion. Ainsi fait la plupart des autres : les
superstitions du voisin leur semblent absurdes
XÉNIES 13
OU funestes, et ils appellent vérité leurs propres
superstitions.
Ce fameux empereur, qu'on appelle aujour-
d'hui le plus digne du sceptre, s'entretient
familièrement avec lui-même dans les camps,
où il écrit des pensées austères ; et sans doute,
il livre bataille et fait des plans dans son cabi-
net de Rome. Il est grand général chez les philo-
sophes, et grand philosophe chez les centurions.
Cet époux si retenu, ce mari si fidèle est
encore plus facile : il porte le diadème sur la
plus haute ramure qu'on ait vue dans Rome.
Et pour mieux s'acquitter de sa dette envers la
patrie, dont il est le père, il lui lègue pour
empereur son fils Commode qui est le plus
hideux, peut-être, des Césars, le plus méchant
et le plus vil.
Ainsi de tout le reste. La faillite de Marc-
Aurèle est parfaite, comme sa faiblesse, d'où
elle sort.
Si Marc-Aurèle était un homme de premier
rang, s'il y avait en lui la vraie grandeur du
cœur et de l'esprit, le perpétuel démenti que
lui donne l'action, cette haine du destin pour
14 XÉNIES
un homme qui l'adore, ce soufflet continuel de
l'événement en feraient le héros le plus tra-
gique de l'Histoire. Or, il n'en est rien : les
grands poètes l'enseignent aux historiens,
quoique les historiens en veuillent dire. Ils
ont mis dans leurs vers et sur la scène toutes
sortes de Césars ; mais ils ont bien senti qu'il
fallait la fermer à Marc-Aurèle : il n'y serait
qu'un héros fort triste et fort inerte.
Il n'est même pas vrai que Marc-Aurèle
abdique la grandeur. On ne renonce qu'à ce
qu'on a. Pour abdiquer, il faut régner. Beau-
coup de ceux qui se dépossèdent, et qu'on en
vante, n'étaient pas capables d'acquérir le bien
qu'ils abandonnent, ni même de le garder. Cet
empereur envie sans cesse le petit manteau du
philosophe : il était né pour être pédagogue, ou
pasteur dans une école du dimanche, à Genève.
Ai-je besoin de le dire, et que je vois comme
un autre ce qu'il y a de bon, de rare, d'hé-
roïque même dans un tel livre et un tel homme?
Il est digne de respect ; il peut plaire à une
foule d'esprits, qui ont la religion du bien et le
XÉNIES 15
culte d'une certaine probité morale. J'y trouve
un des partis les plus décidés où l'homme se
soit arrêté dans la recherche du bien. La vertu
de Marc-Aurèle ne laisse pas aussi de paraître
liée de fort près à la paix sociale.
Cette bonhomie austère, cette roideur tem-
pérée d'indulgence, cette chaleur sans éclat,
quelle gageure tenue contre la nature au nom
de la raison, en qui l'on adore pourtant la fille
suprême de la nature. Je sens que Marc-
Aurèle et son livre peuvent servir de conseil et
d'exemple à bien des gens. Mais la beauté n'y
est pas; par où, je crois, le livre leur plaît
surtout et les contente : ils s'y reconnaissent
chez eux. Ils se rassurent dans la fausse gran-
deur de cette faible vie. La petitesse aime à
s'envelopper de vertu. Et de même, la probité
morale de Marc-Aurèle, tout en exigeant beau-
coup, n'inquiète pas : elle ignore cet amour
de la vérité, qui a une pointe si cruelle, et qui
perce les intérêts de l'homme, voire du philo-
sophe et du sage le plus probe, comme un
bouton caché, un indolent petit ulcère bien
logé dans le fond.
16 XÉNIES
Ce qu'on appelle la divine candeur de Marc-
Aurèle est une façon un peu sotte de confesser
sa faiblesse, et de faire l'aveu de ses imperfec-
tions. Mais s'il se met nu par places, jamais
il ne se dissèque : il ne va pas loin. Sa can-
deur est vénérable, comme d'un vieux servi-
teur qui ne dissimule rien. Divine? non; ou
quel nom donner à la candeur de Philoctète
dans Sophocle, et d'Antigone? Il n'a pas ce
don qu'on finit par préférer à tout, de saisir
la fibre secrète, de ramener au jour la racine
des sentiments et des actions humaines. Il
n'en a même pas l'idée. Tout ce qu'il démêle
est en fonction de l'utilité morale. Il est prag-
matique à l'excès, comme on dit. Se faire le
cœur petit et la pensée vertueuse, celte sagesse
un peu chinoise est celle de Marc-Aurèle.
In angulo cum libello.
Il abdique toutes les pensées de la puis-
sance; il répudie tout sentiment de la domi-
nation. Si un maître du monde pense de la
sorte, que pensera l'esclave?
Je ne puis pardonner aux grands qui s'abais-
XENIES li
sent. Ceux-là surtout qui, par grâce d'état,
ayant hérité la grandeur à leur naissance,
l'humilient et la ravalent à la commune bas-
sesse, quelle trahison est égale à la leur?
Quoi, ils ont par hasard, dès le berceau, ce
que tout le génie de l'homme ne lui donne pas,
et ils n'en font rien ? Ils n'en veulent rien
faire? La petitesse est le plus sale vice des
rois et l'impérilie le plus honteux de leurs
crimes. Marc-Aurèle travaille à penser médio-
crement; et penser médiocrement, pour lui,
c'est bien penser. Il rêve d'être une fraction
infiniment petite, dans la somme infinie des
fractions qui font enfin l'unité. Son désir,
sinon son ambition, serait d'être anonyme.
Quelle gloire, quel souhait dans un homme
dont on grave l'effigie sur les monnaies. Pense
juste, qui pense à la mesure de ce qu'il est et
de ce qu'il peut : César, s'il pensait petit, pen-
serait mal ; et mal Benoit Labre, s'il pensait
grand. Il est misérable, à Marc-Aurèle, de se
faire le cœur si petit. Il n'y a que trop de
bêtise et de petitesse dans l'homme : il ne lui
est pas nécessaire de s'abaisser ni de s'abêtir.
18 XÉNIES
En général, on se moque beaucoup de l'idée
que l'homme se fait de lui-même chez les |
anciens, et qu'il fasse tourner tout l'univers
autour de cet atome paraît ridicule. Il est clair
cependant que l'homme est le centre de l'uni-
vers pour lui-même. Tous les espaces et tous
les corps n'ont une réalité qu'en fonction de
lui seul et de son esprit Quelque œuvre que
l'on fasse, il faut y croire comme un dieu à la
sienne. Un créateur est toujours au centre de
sa création : ce qu'il accorde de crédit à l'une
vient du crédit qu'il fait à l'autre. Parmi les
Grecs, la familiarité des hommes et des dieux
est admirable là-dessus. L'intelligence de
Marc-Aurèle ne saurait l'admettre : nouvelle
preuve que Thumilité n'est pas l'intelligence.
Ne fût-il rien, l'homme est au centre de l'uni-
vers : rien de fort ni de grand ne s'est fait
que dans cette illusion. Il est beau de l'avoir,
et plus beau, sachant qu'on l'a, de ne point
céder à cette ombre, et de la vaincre.
Se faire petit, penser médiocrement et sûre-
meiit; sentir humblement; être au fait de
tous les jours avec une satisfaction secrète de
XÉNIES 19
la chaîne ; avoir trop de raison pour rien rêver
au delà ; peu de désir, point de passion ; une
certaine fatigue d'être et une aspiration au
repos ; faire avec scrupule l'examen d'une
conscience pleine de préceptes et vide, au
fond, de toute force créatrice ; tant aimer tout
le monde qu'après tout on n "aime peut-être
personne ; être dans Ja vérité, non pas comme
un artiste qui la modèle, mais comme une
pauvre nonne qui machinalement tourne à per-
pétuité dans la cage des rites ; vivre de régime en
tout, vivre gris; bref, être une espèce de bon
journal, honnête et quotidien, riche en recettes,
pour soi et pour autrui : voilà bien l'àme de
la décadence. Quand une certaine probité se
préfère à la puissance, quand la bonne morale
se prend pour le bon style, quand le méchant
style de la vertu domestique paraît suppléer
avec avantage aux folies de la lyre, quand une
prose vulgaire et propre à toutes les idées
communes trompe sur l'absence de toute poé-
sie, la décadence est là. On se resserre alors
sur soi et sur les siens; on croit à son cher
Fronton, nigaud de rhétorique, comme à un
20 XÉNIES
autre Platon, et à sa bonne femme Fausta,
comme à une autre Lucrèce, meilleure même
que l'ancienne en ce qu'elle est pleine de
mansuétude pour une ou deux douzaines de
Tarquins ; on vénère le passé et la tradition,
moins par goût et par intelligence, que par
impuissance à être soi-même ; on ne bâtit plus
rien, sinon des égouts, des aqueducs et des
ponts, parce qu'on a les yeux à jamais fixés,
sans la plus voir, sur l'architecture du Parthé-
non. Au total, la grandeur se réduit à l'hygiène.
De là, pour ma part, que j'ai tant admiré à
Ravenne un art brûlant, dans sa fraîcheur,
plein de sens, d'ardeur secrète, riche de ces
neuves merveilles, la musique et la couleur;
et que j'y ai vu, le premier, un printemps
de l'âme humame, contrairement à l'opinion
des docteurs et de Taine, qui n'y a rencontré
(|ue l'agonie, la pourriture et la mort. Mais
Taine pense toujours en stoïque et en déca-
dent : il est de ceux que flatte la perfection
de Marc-Aurèle, et qui se flattent en elle.
Tant qu'il y a des Luciens, l'esprit conjure
la décadence. Avec toutes ses bonnes intentions,
XENIES 21
un Marc-Aurèle la précipite. A sa manière, et
dans la lumière impériale du Palatin, il vit au
creux des catacombes. L'espoir et le jeune
aujourd'hui des esclaves sont du même ordre
que l'abandon de soi-même et les cendres d'un
empereur, maître du monde. Qu'il serait bien
là-dessous ! Comme il y aurait sa place ! Là,
il eût trouvé une Société des purs et des saints.
Ceux-là peuvent être serfs de la morale : ils
sont nés dans l'ergastule; la morale les y con-
sole, et elle les mène en paradis. Eux et lui,
rien ne les sépare que la différence des supers-
titions. Encore un pas, et Marc-Aurèle si hon-
nête homme, si ami de la vérité, voudra res-
taurer les fondements de l'État dans le plus
ruineux mensonge. La vision chrétienne étant
déjà dans tous les jeux. César s'avisera de
rendre des fidèles à Nuraa Pompilius, à la
Louve, à Égérie : personne n'y croira plus, et
lui moins que personne; mais il se persuadera
que l'État n'est solide que renfoncé dans sa
jjremière et plus ancienne tradition. La Cité
invoque follement la morale; et pour mieux se
perdre, toutes deux s'assurent sur la religion.
22 XÉNIES
Marc-Aurèle n'est pas philosophe : il mora-
lise. Morale mendiante, fort dénuée de sève et
peu propre à vivre. Soumis à tout, il baise la
main du destin son maître. Ce destin ressemble
fort à la Providence. On ne fut jamais si rési-
gné ni si humble. Qu'importe s'il est l'esclave
dé la raison? Cette soif d'humilité irrite le
goût. Je reconnais dans Marc-Aurèle l'éter-
nelle impuissance des Italiens à la philosophie :
ils ne quittent la religion que pour la politique.
Tout est renoncement dans cette morale, et
démission de la puissance. Il ne vit que pour
la mort. Il ne se trouve pas assez dépouillé de
naissance, à ce qu'il paraît : il ratiocine pour
dépouiller toute illusion, toute passion de vivre
et d'agir. C'est ce qu'il nomme la raison, dieu
jaloux. Cette religion rappelle une confrérie de
petites gens : se cacher dans un coin, se dé-
prendre de tout, et passer la vie à attendre la
mort. Ils ne la craignent pas : ils ont le mot.
Et ils tiennent si peu à vivre.
Voici le point. Marc-Aurèle est l'empereur
des catacombes; mais sa croix est la Raison.
J'admire la moutonnerie des jugements hu-
XÉNIKS 23
mains. On fait de Marc-Aurèle le héros de la
vertu païenne et de la sagesse antique : et nul
plus que lui ne ressemble à un capucin. Ouailles,
ouailles et moutonnaille, quand voudrez-vous
comprendre que l'objet d'une foi im.porte
moins que la foi même? Tous ceux, dans nos
âges, qui tout en étant chrétiens d'instinct et
d'origine, ont rompu avec la religion chrétienne
par nécessité de la raison, vantent et adorent
Marc-Aurèle. Je crois bien ! ils se louent eux-
mêmes dans ce qu'ils préfèrent, comme on
fait toujours.
Cette philosophie est une méthode pour sortir
de la vie et pour dormir, vivant, son dernier
sommeil. On y dort debout, assez souvent.
Pourquoi s'en prendre à Marc-Aurèle? dira-t-
on : n'est-il pas, quelquefois, aussi pur, aussi
bon, aussi honnête que V Imitation, même s'il
est aussi triste? — Soit; mais le moine de
V Imitation a les yeux sur le ciel; il ne vit pas
ici, parce qu'il est sûr de vivre là-haut et qu'il
lui larde trop d'y être. Sa tristesse présente est
un appétit de la joie promise et de délices
infinies.
2
24 XÉNIES
Et d'ailleurs, je ne veux pas faire fi de Marc-
Aurèle : loin de là, je l'honorerais extrêmement,
si Ton ne prétendait, avec tant d'imprudence,
en faire le plus grand des souverains et même
de tous les hommes. Un tel excès indispose
Tesprit et le sens de la réalité s'en offense. La
grandeur n'est pas du tout le propre de cet
homme ni de son livre. Marc-Aurèle, modèle
des souverains parce qu'il est philosophe, ja-
mais les forts esprits du dix-septième siècle n'au-
raient accepté une fiction si ridicule, et ceux
du dix-huitième l'eussent jugée puérile, si épris
qu'ils fussent de philosophie. Voltaire a vu,
d'un peu trop près, Frédéric II à l'œuvre: il ne
reste pas grand' chose du philosophe dans le
vrai souverain.
Abaisse-toi, mon âme, abaisse-toi : tel est le
refrain de Marc-Aurèle, la ritournelle de toutes
ses expériences, de toutes ses pensées. En
lui, la volonté est morte; car enfin il n'est
vraie volonté que de la grandeur. L'ana-
chorète couronné ne fait pas tort à la
couronne par ce qu'il est ascète; mais par ce
qu'il n'a aucune puissance. L'impardonnable
XÉNIES 23
second livre des Pensées condamne à jamais le
vertueux empereur : non, un homme de cette
trempe n'est pas fait pour l'empire. Comme
l'œuvre d'art, l'œuvre du monde est une
femelle qu'il faut pétrir d'une autre main,
plus ferme, plus souple et plus ardente ; et à
la façon de la courtisane de Venise à Jean-
Jacques, elle pourrait dire à Marc-Aurèle :
Via! Stiidia la niatemalica.
Encore si l'écrivain nous consolait de l'em-
pereur et du philosophe. Il écrit mal en grec.
Sa langue est à la fois roide et molle; toutes
les formes sont effacées, et on s'y heurte pour-
tant, parce qu'elles sont gauches. Il n'a ni œil
ni oreille; aucune imagination dans le style,
aucun essor. Pas le moindre sentiment de la
forme : il ne peint ni ne sculpte. Il est concis
sans rigueur et obscur dans la simplicité. Il
n'a point de clarté, et pourtant il n'a ni plans
ni ombres. La grandeur manque partout, là
même où on la soupçonne. Tout est gris, froid,
sans flamme ni saillie. Il n'a jamais d'esprit.
D'un mot, ce grec est exténué : c'est une langue
de pauvre. L'homme ne peut pas être le con-
26 XÉNIES
traire du style. Aussi écrit-il pauvrement avec
singularité : sa prose est flasque et brusque en
même temps, timide et saccadée. Il est embar-
rassé, bavard avec concision et bref avec pro-
lixité. Il a la fausse brièveté; il s'empêtre dans
les redites.
Mais quelle bonne volonté I Quel touchant
désir d'atteindre à mieux que soi-même!
Quelle admirable docilité au bien ou à ce qu'il
le croît être! En tout, il est le meilleur des
élèves ; on ne vit jamais disciple plus fervent.
A tant d'honnêteté, il eût fallu bien plus d'in-
telligence. Tout pesé, il n'est pas assez intel-
ligent.
Sa figure n'est ni triste ni douloureuse, ni
d'un solitaire, encore moins d'un ascète. Ce
visage a un peu du bel avantageux et de l'ac-
teur, hélas ! J'y vois moins le moraliste des
Pensées, que l'époux si docile de Fausta. La joue
pleine et ronde, le front riche de probité. Des
rides sans amertume, vrais sillons à bienveil-
lance et à faire germer les idées d'autrui ; un
air plus ami du rire qu'on n'eût supposé, et la
bouche très bonne. Beaucoup de cheveux bou-
XÉNIES 27
clés, une belle barbe soyeuse qui doit cacher
des fossettes, il n'a rien du Romain lapidaire.
Il ressemble à un Italien du Nord ou même à
un Français du Midi, avocat et orateur. Homme
excellent, un peu fat peut-être, qu'on ne s'avi-
serait pas de mesurer et de trouver médiocre
à l'échelle de la grandeur, si plusieurs ne se
flattaient en lui, et d'en faire un grand
homme.
NOTE
Gomment traduire Marc-Aurèle? Le cas est
fort curieux. Pour rendre l'effet de ce texte
roide et sans nerfs, décoloré, toujours grave,
toujours gauche, il faudrait se donner la peine
de mal écrire à dessein ; mais qu'on sentît par-
tout la valeur morale de l'homme, familier et
doctrinaire, et la probité de l'esprit, d'ailleurs
un peu faux, sous l'embarras du mauvais style.
On ne fut jamais si peu artiste. Un exécuteur
testamentaire d'Auguste Comte, doublé du
bonhomme Pierre Larousse, ferait assez bien
l'affaire. 11 y manquerait encore le ton du sa-
vant et du pasteur stoïcien. Il aurait fallu con-
2.
28 XÉNIES
fier à Vinet, doublé de Berthelot, le soin de
traduire Marc-Aurèle. J'en vois deux ou trois
autres aujourd'hui qui s'y accorderaient fort
bien; mais ils le prendraient mal; et c'est
pourtant un compliment que je veux leur
faire.
III
SHIBOLETH
Pain blanc pain noh', Shiboleth
entre les Frmiçais et tes Allemands,
dit Goethe.
DE TOUTES parts, la pensée allemande tend
à s'abîmer dans le néant, comme la pen-
sée des Hindous. Il leur est un repos, un terme
et un gage. Pour moi, qui ai vu le néant par-
tout, et plus je le vois, plus je l'abhorre, je
suis à l'autre pôle de l'Inde et des Allemands.
Mais l'axe est le même. Les Allemands aspi-
rent au néant, comme les boudhistes l'aiment.
J'en ai au contraire une haine infinie. Il n'y a
rien où je ne dusse consentir, rien que je ne vou-
lusse faire ou penser pour combler cet abîme
I
30 XÉNIES
Ou secrète ou publique, involontaire ou
calculée, l'aspiration au néant permet tout en
morale et en politique. Elle est féconde en
toutes cruautés. L'horreur du néant donne du
prix à toute vie, jusqu'à la moindre étincelle.
Et rien ne peut combler le néant que le sacri-
fice de soi. Entre les Allemands et ceux de
l'Occident qui se sont le plus nourris d'Alle-
magne, telle est la différence.
De là aussi, que les Allemands sont si atta-
chés aux objets réels et si enfoncés dans la
matière. Elle seule les rassure, sur le néant
qu'ils soupçonnent et qu'ils portent. La pensée
allemande est profondément matérialiste, parce
que le néant est en effet la dernière réflexion
et l'élément dernier de toute matière. Les Alle-
mands n'échappent à la matière que par la
fiction idéaliste : mais même idéalistes, c'est
en fonction de la matière qu'ils veulent l'être,
et à racine de matière qu'ils le sont. /
IV
Y. H.
Vates Giganiolalus.
QUEL prodigieux poète, quand on s'aban-
donne à son tonnerre et si, pour l'écouter,
on renonce soi-même à entendre toutes les voix
que l'on préfère, toutes les chères inflexions
du cœur et de la pensée.
L'Ode à la Colonne, l'Expiation, l'Hymne,
Napoléon Deux, le Manteau Impérial, A la
France, 0 Soldats de l'an deux ! Oceano Nox^
Kanut, Bivar, Booz, l'Aifjle du Casque, le Satyre,
dix autres poèmes de la Légende, voilà les vers
d'un géant. Rien ne s'y compare en français.
Pour le souffle, rien ne s'y égale dans le
32 XKNIES
monde moderne. Goethe va bien plus loin dans
le fond de l'esprit. La vision de Dante est plus
pure, plus belle et plus harmonieuse. Tels
vers de Racine ou de Mallarmé sont d'une
qualité plus rare et donnent bien plus l'idée
de la perfection. Mais les vers de Victor Hugo
frappent plus fort et plus dru. On ne trouve
pas ailleurs cette abondance, cette haleine for-
midable et ce nombre.
Par où donc ce poète est- il plus grand
que les autres, et quelle est sa vertu ? Tl ne
contente pas le cœur ; il ne l'atteint même
pas le plus souvent. Ses pensées sont médio-
cres, ou du moins celles de tout le monde. Ce
n'est même pas la poésie, en ce qu'elle a de
plus rare, de plus aérien, de plus sauveur qui
fait son prestige. Il est bien plus prophète
que poète. Il est plus orateur que tous les
orateurs, et l'oracle est la forme de son orai-
son. 11 est la voix d'un peuple et d'un siècle.
Sa vertu capitale est la force. La puissance de
Victor Hugo est sans pareille. Il l'applique
sans doute à ce qui ne me touche pas ni ne
m'intéresse : mais oîi qu'elle aille, où qu'il la
XÉXIES 33
mette, où qu'elle tombe, cette puissance éton-
nante remplit le ciel de la Ville et la fait
retentir comme un tambour, comme une cloche
de bronze. Te Deum de la victoire ou tocsin de
guerre. Dans la puissance de Victor Hugo
roule l'histoire avec la foule.
Quelle que soit sa forme, ou même la sub-
tilité, çà et là, de ses images, Victor Hugo est
de tous les poètes le plus reculé dans le temps.
Sa veine est toute primitive. 11 est plus à la
source des oracles que Dante et même qu'Es-
chyle : je le trouve plus ancien qu'Homère.
Mais la Révolution est son déluge. H est à
l'origine de la conscience humaine, avec le
peuple souverain. Les idées abstraites, chez
lui, sont des êtres fabuleux ; et les idées
morales, une suite d'incantations et de rites.
Victor Hugo semble sortir de la Bible et des
Védas. Mais dans le poème sanscrit, tout est
plus clair ; et la Bible est infmiment plus pure
de lignes : l'éclatante lumière de la Genèse
est celle du désert ; les formes y ont la certi -
tude impassible du sphinx et des pyramides.
La poésie de Victor Hugo est une Bible des
34 XÉNIES
forêts et des fleuves qui fument, dans l'haleine
encore chaude des volcans. Une brume énorme
enveloppe des éclats et des feux énormes : cette
lumière est bien plutôt celle des bûchers mons-
trueux et des incendies que la bénigne, que
la divine clarté du soleil. Le démesuré est sa
mesure. Il est partout géant, colosse de vigueur
et colosse de mauvais goût ; colosse dans le
cri et l'image, quand il parle pour les peuples
et qu'il lève les bras pour faire accueil à la
multitude humaine ; colosse d'absurdité et de
niaiserie, quand il veut exprimer l'individu,
le cœur, les caractères singuliers et les pas-
sions particulières. Victor Hugo est la masse,
la force et le nombre : Victor Hugo est la
démocratie. Voilà pourquoi les vieux partis le
calomnient et le détestent ; voilà pourquoi le
peuple l'aime. Si on le juge en poète, on peut
bien se refuser à lui : on ne peut pas le mécon-
naître, et il faut lui rendre les armes.
0 chantre prodigieux, s'il y avait ombre en
lui de vérité humaine, je dis intérieure : mais
elle n'y est pas. Ni la cervelle ne lui manque,
ni même une sorte d'érudition ; c'est la vérité
XÉNIES 35
qui lui fait défaut. Il est d'une réelle intelli-
gence, mais toujours fausse : il pense faux
naturellement. Il rend ses idées absurdes par
l'excès, et bien plus encore les caractères.
Jamais en France grand esprit ne fut si peu
psychologue. Il n'a pas le sens des différences ;
il n'a pas le sens des hommes. Par là et par
là seulement, non par le rejet, la césure et la
rime, il se distingue infiniment de Molière, de
Racine et des classiques. Si l'on veut, à tout
prix, mettre une offense dans le nom de
romantique, il faut dire que le romantique est
l'esprit infirme en psychologie. Le vrai roman-
tique n'est pas l'artiste qui rejette les règles,
mais celui qui n'atteint pas la science de
l'homme ; et le plus romantique s'en soucie
le moins.
Le théâtre de Victor Hugo est du Guignol.
Toutes les figures sont de bois peint : la même
voix déclame pour toutes ; la même main
tient toutes les ficelles. Une telle offense à la
réalité coupe les ailes à la fantaisie même. Il
faut partir de la nature pour être cru même
contre la nature, et se séparer ou s'élever au-
3
36 XÉNIES
dessus d'elle. Mais, à tout instant, quel don
miraculeux d'expression, quels orages, quels
arcs-en-ciel du verbe, quelle ampleur, quel
r}i;hme, quelle houle ! Sa façon de le dire fait
passer sur ce qu'il dit. On ne pardonne qu'à
lui seul un abus si criant.
L'énorme est sa dimension. Et sa propor-
tion est de n'en garder aucune. Rien ne lui
est plus étranger que la nuance.
Que n'a-t-il donné bravement dans la farce
lyrique ! Il a la verve écumante des mots. Il
n'est ni gai lui-même ni comique ; mais les
mots font rire et sont comiques pour lui. Il
est vrai que la farce, comme la caricature, ne
va pas sans la connaissance des caractères.
Au fond, Victor Hugo est satirique, comme
tous les prophètes : la grande invective est
une face de ce génie, l'ode enthousiaste étant
Vautre. Le prophète est un souverain pontife
sans Eglise. D'ailleurs, jusque dans l'ode, il
est le terrible crieur qui manie le fouet de
l'indignation, le veilleur qui guette les aurores
nouvelles, ou l'apôtre qui annonce la terre
promise et l'entrée du paradis.
XÉNIES 37
La poésie de Victor Hugo est le plus haut
des arcs de triomphe lyriques et le plus vaste.
C'est une façade colossale qui ne mène nulle
part. Les arcs de triomphe sont des portes
ouvertes sur des routes et des boulevards, pour
qu'un peuple en armes y passe. Ils ne sont
pas faits pour qu'on y demeure. A les bien
prendre, ces monuments ont quelque chose de
vain et de contraire au sens commun : le
grandiose en eux touche à l'absurbe. Une
porte immense, sans temple, ni palais, ni mai-
son, ne répond à rien. Jamais les Grecs n'ont
eu l'idée d'élever un arc de triomphe, ni les
maîtres architectes du moyen âge, ni les Tos-
cans. L'énorme Victor Hugo est l'arc de triom-
phe de la France sur l'éternel horizon. Sublime
pour les armées et les mouvements de peuple.
Telles sont mes raisons de voir en Victor
Hugo le plus grand des Barbares. Il en a tous
les traits : la puissance sans mesure, une force
sans proportion à l'emploi qu'il en fait, et
l'immuable certitude ; il est fumeux ; il est à
peine distinct de la nature ; comme elle, il a
l'instinct clairvoyant et la conscience obscure.
38 XÉNIES
Victor Hugo, hanté de légendes saxonnes,
de burgs et de burgraves, d'empire et d'empe-
reurs, de moines et de papes, rêvant jusqu'à
l'obsession du moyen âge et des fables féo-
dales, aussi peu grec que possible, géant tou-
jours à l'aise dans les récits de la Bible et
toutes les genèses touchant les premiers âges
du monde, Victor Hugo est l'Homère desNibe-
loungs et de Gharlemagne, le grand poète que
les Barbares portaient et qu'ils n'avaient pas
eu. De là que la France fut longue à s'y faire.
Victor Hugo, tout Français qu'il soit et même,
s'il en est un, poète national, écrit en runes.
AXIOMES DE LA PALICE
POUR l'an deux mil
I
LA VÉRITÉ pour les savants est le contraire
de la croyance. En science, on ne croit
pas : on sait. Mais que sait-on? disent les
religions. Ce que disant, elles ne sont pas sin-
cères : car elles affirment tout savoir, et elles
seulement.
II
Pour les croyants, la vérité est la croyance.
On ne sait pas, mais on croit. Et ce qu'on croit
fait tout le prix de ce qu'on sait.
40 XÉNIES
III
En général, le croyant croit d'autant plus
qu'il sait moins. Et il croit de préférence sur
ce qu'on ne peut savoir, ou ce qu'il ignore.
Le cro^^ant met un certain amour-propre dans
l'ignorance. Si on l'invite à s'abêtir, il fait la
moitié du chemin assez volontiers.
La religion est fondée sur la croyance, qui
finit presque toujours par être le contraire de
la vérité.
Si la science est la vérité, la religion est le
contraire de la science.
IV
Tout ce qui vérifie la croyance est contre la
religion.
Tout ce qui l'affirme sans preuve est con-
forme à la croyance.
La croyance est un intérêt qu'il faut toujours
servir. Rien n'est plus grave contre elle que
ce zèle volontaire et prescrit. On croit un prin-
cipe parce qu'on l'a cru, et on le doit croire
pour la même raison. La croyance est dange-
XÉNIES 41
reusemeiit statique; et môme si elle ne Test
pas, elle doit en avoir l'air. Une croyance qui
change est une espèce de vérité qui se fait un
peu plus chaque jour : progrès intolérable à
ridée seule de la vérité absolue. Le scandale
n'est pas moindre, parfois, pour les philo-
sophes et pour les croyants.
L'expérience, qui est le système de la preuve,
est l'ennemie mortelle de la religion. La science
vit d'expérience; et la religion d'autorité.
Le dogme est le contraire de la preuve.
Non seulement le dogme ne cherche pas un
accord ^vec la raison ; mais le défi à la raison
le corrobore.
VI
Le pis pour la religion n'est pas d'être le
contraire de la vérité, mais d'avoir été la
vérité. En zend, le nom de la religion est le
nom même de la science. Cette religion du feu,
quelle figure fait-elle devant le cycle de
Carnot?
42 XÉNIES
VII
La croyance est une vérité morte, ou desti-
née à mourir. Voilà un principe plus terrible
que tous les bûchers de l'Inquisition. La reli-
gion a besoin des Inquisiteurs. La science n'a
besoin que du temps.
VIII
La religion a partout plus d'empire à mesure
que la science en a moins.
La religion perd tout ce que gagne la science.
Et quand la science a toute la force, il n'en
reste plus à la religion.
IX
Qu'on le veuille ou non, la science règne
sur les esprits et seule satisfait l'intelligence.
Ce pouvoir ne fùt-il que partiel, ce pouvoir
fût-il triste, il s'exerce sans aucune violence.
Il n'implique ni contrainte ni révolte. Les lois
de cette puissance sont l'œuvre de l'esprit qui
les ilécouvre, et il en est le maître en même
temps qu'il y est soumis.
XÉNIES 43
La science n'est d'ailleurs pas toute la con-
naissance. Mais tout ce qui est de l'entende-
ment est, ou peut, ou doit être su.
A mesure qu'il sait, l'esprit ne peut plus
souffrir les réponses de la croyance. Un grand
poète aime tendrement la femme qui l'a nourri ;
mais il ne peut passer toute sa vie à s'entre-
tenir avec sa nourrice.
A la fin, la religion semble ne plus être
qu'une fausse science ou même la science du
faux. Elle parle avec une bouche morte d'un
objet qui vit. Ce souffle a une étrange odeur.
XI
La fatalité commune à toutes les religions est
de se survivre. Les religions sont cruelles à
l'esprit dans leur pleine vigueur, et suspectes
à la raison dans leur décadence.
Les religions sont des empires : d'où leur
corruption.
Même si la tyrannie absolue des savants
s'établissait sur le monde, la science reste-
3.
44 XÉNIES
rait la cité des esprits. La science seule peut
dire qu'elle est juste. Rien n'est tout à fait juste
où l'intérêt personnel peut entrer. 11 n'y a rien
d'égoïste dans un calcul juste. La justesse, je le
crains, est la seule justice. Il n'est pas de justes
codes; mais il est des figures justes.
XII
Saint Augustin, bien à tort, a renom de
fonder la religion sur l'absurde. Mais sinon
lui, toute Église se passe de comprendre ce
qu'elle croit le plus, et elle attend des fidèles
le même renoncement. Je voudrais qu'il y eût
un verbe absurdeo, pour retourner l'adage : le
mot de la religion à la science est : absurdeo
quia creditum, plutôt que crec?o quia absurdum.
Ou même : ut credam absurdeo.
XIII
Le propre de l'homme est de comprendre.
Mais pour comprendre beaucoup, il faut beau-
coup se quitter.
Plus comprend, qui plus s'oublie et plus se
quitte.
Se tout quitter, c'est bien aimer.
XÉNIES 4o
XIV
La science est le vrai, s'il y a une vérité.
Mais il n'y a pas de vérité.
Disons donc que la seule vérité est la science
Ne soyons pas dupes, pourtant.
XV
L'idée de fonction domine toute la science ;
et le fait de mesure est toute la science.
La science est donc nombre et dépendance.
Pour une part, toute science est relative; pour
l'autre, elle touche à une sorte d'absolu.
XVI
La nécessité est la forme morale de la suc-
cession dans les faits. Ce qui est nécessaire
passe pour le contraire de ce qui est libre,
comme le repos pour l'opposé du mouvement.
Cependant, il n'y a pas de repos : il n'est, en
tout, que mouvement.
Tout se détermine en science, parce que tout
est dans l'espace et dans le temps.
46 XÉNIES
XVII
Il ne faut pas confondre les ordres. Les
prêtres, les savants et les philosophes con-
fondent les ordres inégalement; mais ils ont
tous l'habitude et la manie de la confusion :
ils y appuient la science générale qu'ils pré-
tendent tirer de leur science particulière.
XVIII
La fatalité n'est un monstre que pour le
cœur.
La liberté est l'illusion du cœur, qui rassure
l'individu.
La sagesse voudrait que la science ne préten-
dît pas connaître du cœur par la physique, et
que la religion ne prétendît pas aux raisons de
la géométrie.
XIX
Pour la science, la fatalité n'est que l'ordre;
et l'ordre logique est l'ordre nécessaire.
La mathématique n'est pas fatale : elle est
logique ; ou plutôt elle est elle-même et con-
forme à soi. Car qu'est-ce bien que la logique
XÉNIE 47
sinon la géométrie ? Les lois du raisonnement
et la science de ces lois ne se distinguent point
de la raison géométrique. Pascal dit avec une
sorte d'ironie : « La logique a peut-être
emprunté les règles de la géométrie sans en
comprendre la force ».
11 n'est pas fatal, au sens de la morale, que
deux et deux soient quatre. Il est conforme à
soi, à deux et à quatre, que quatre égale deux-
fois deux, et un plus trois. Quant à l'acte de
foi dernier de l'esprit en lui-même, pour qu'il
se rende inévitablement à l'évidence de ses
propres principes, c'est une autre question.
XX
Les imprudents ! ils veulent étayer la croyance
de raisons solides et fonder la religion sur la
raison. Ce roseau qui croît sans cesse, ce roseau
immortel perce la main qui s'y appuie. Pascal
sait un peu mieux qu'eux tous où est la force
de la religion, et le péril où la raison l'engage.
Ce n'est pas lui, Jésus n'étant qu'un prophète
obscur d'Israël, qui cherchera la divinité de
l'Évangile dans la divinité de l'Église ; ce n'est
48 XÉNIES
pas lui qui s'amusera puérilement à retrouver
les époques de la géologie dans les journées de
la Genèse ; ni lui qui voudra concilier la méca-
nique céleste avec l'astronomie de Josué. Téles-
cope de Jéricho, ridicule trompette.
Si la raison des géomètres a rien à voir dans
la religion, c'en est fait de la religion et tout
y cède à la raison des géomètres.
Il faut séparer la religion de la science et
même de la raison, ou l'une des deux périra
dans le mariage : elle mourra en couches de
l'esprit ; mais ce n'est pas la raison. Elle ne
s'en portera que mieux.
XXI
Il n'est rien de plus évident à travers les
siècles : la science est mortelle à la religion.
Aristophane lui-môme, contre Socrate, défend
les dieux.
Si les Églises sont toute la religion, la science
les ruinera toutes. Les Églises sont plaisantes
de tant tenir à soi : elles se préfèrent à la reli-
gion. Voltaire et Victor Hugo sont de cet avis.
Les Églises n'aiment pas assez Dieu.
XÉNIKS 49
Les religions ont été les sciences de l'homme
ignorant. Elles diffèrent entre elles comme les
sortes d'ignorance.
XXII
L'histoire de l'esprit humain, de ses con-
quêtes et de ses chutes, est celle de la science
et de ses guerres avec la religion.
La religion est l'amour-propre de la tribu.
Qu'elle est donc forte ! Elle finit par en être la
manie égoïste et charnelle : faible, elle perd le
sens et gémit sans cesse; puissante, elle per-
sécute.
Sous la forme d'Églises, les religions sont
l'expression de la race et le conservatoire de
tous les préjugés propres à la race. Le charnier
aussi.
XXIII
A moins d'être sceptique, on n'est réelle-
ment ni sincère ni vrai. La sincérité est la
vérité intérieure, qu'on a sans témoins, avec
soi-même.
Il faut être sceptique à la Montaigne en
50 XÉNIES
morale, à la Stendhal en politique, et en
science à la Poincaré.
Ce qui n'empêche pas Stendhal d'avoir les
idées les plus fermes sur le gouvernement des
hommes, ni Poincaré de conquérir des royaumes
nouveaux à la mathématique. Mais Poincaré
ne conclut pas absolument de la physique au
cœur humain, ni Stendhal de la médecine à la
peinture ou de la cité à la musique.
XXIV
Il est également admirable que le fait suffise
à l'esprit et qu'il ne puisse pas lui suffire.
XXV
Tout ce qui est objet de mesure est objet de
science.
Mais tout objet pensé n'est pas objet de
mesure.
Il n'est pas de mesure ni de pesée pour la
beauté, que ce soit la beauté de la forme ou la
beauté du sentiment. Le sentiment seul juge du
sentiment.
L'art n'est pas la science, quoi qu'en puissent
dire Berthelot et Homais.
XÉNIES 51
Un art puissant se règle sur une raison
puissante ; mais elle n'est pas de l'ordre
logique. A côté de la raison géométrique,
oblique à celle-ci plutôt que parallèle, il est
donc une sorte de raison sentimentale. Elle
anime les artistes, La grâce du sentiment,
l'exquis de la tendresse, le charme d'une ligne,
l'inflexion du chant et de la mélodie échappent
à toutes les mesures, à toutes les balances. La
plupart des grands poètes, dont la raison assu-
rément est grande, sont fermés à toute géo-
métrie.
XXVI
La vie est plus riche que la pensée, quoi-
qu'elle ne se connaisse et ne se possède que
dans la pensée. La nature est plus riche en
toute sorte de fleurs que la ruche avec son miel
et ses abeilles, môme si les avettes ont un
merveilleux herbier.
Il est de la pensée qui n'est pas objet de
mesure. Il est de la nature qui ne passe pas
dans la ruche.
Si le monde du nombre, de la mesure et de
la fonction était seul réel et seul de la pensée,
52 XÉNIES
la science serait en droit de conclure à l'inu-
tilité de l'art et de la poésie, à la disparition
de ces vanités comme à celle de l'amour. Beau-
coup de savants y tendent, et la plupart en
secret sont tentés d'y conclure. Tous ne s'en
cachent pas. Ils confondent les ordres. Que
Bertlielot laisse Shakspeare dans son ordre et
qu'il reste dans le sien (1).
XXVII
Je n'ai combattu contre la raison, je ne me suis
armé contre la science de la raison même, que
pour défendre la cause de la poésie, au milieu
d'une espèce qui se fait automate. Les savants
condamnent l'art comme la religion : ils parlent
de ce qu'ils ignorent. Ce monde leur est
inconnu.
La raison est le tout de la science et la
scienc3 même; mais elle n'est pas le tout de
(1) Je dis Berthelot pour ménager Renan.
Elle est de Renan la parole impie qui le retranclie de la
poésie. Il a osé écrire : « L'étude de l'Histoire Littéraire est
destinée à remplacer en grande partie la lecture directe des
œuvres de l'esprit humain. » Tant Use gonfle d'être un savant,
dans ^Avenir de la Science, sans prévoir que la seule littérattire
ferait le salut de son œuvre demain, et même aujourd'hui.
XÉNIES S3
l'homme : elle n'est qu'un moyen et le guide
de la poésie. Même aveugle, Homère chantant
sur le chemin est l'auteur de l'Iliade, et non
le serviteur dévoué qui le conduit par la
main.
XXVIII
Les philosophes et les savants, s'ils se mêlent
de conclure, ils tombent dans la croyance
à l'égal des prêtres et des dévots en toute
Église. La trompette de l'Observatoire, qui
commande au cœur de ne plus battre et
de s'arrêter, vaut parfois le télescope de
Jéricho.
XXIX
Il n'y a pas comme Gaërdal pour nous faire
sentir nos cachots. Mais il n'y a pas comme lui
pour vouloir qu'on en sorte.
Le doute est la seule clé de nos prisons.
Dieu sait si elles sont profondes; nos prisons
sont au centre de la terre, qui est au centre du
système solaire, lequel est sans doute au centre de
la voie lactée, laquelle... Dans ces labyrinthes
concentriques, l'univers est la cellule de l'in-
compréhensible néant.
54 XÉNIES
Le néant n'a aucun sens intelligible, et l'être
non plus. Car on suppose Têtre dans tout ce
qu'on dit, tout ce qu'on pense, tout ce qu'on
fait. Le se'jl moyen de croire est de créer.
XXX
En religion, en philosophie, en science, on
croit enfin pour vivre. Les uns vivent de peu ;
il en faut davantage à d'autres.
Credere, c'est cred, ou cord-dnre : donner son
cœur. Est-il rien de si fort que cette ren-
contre de Pascal avec le génie le plus profond
du langage et le plus caché?
La science est toute dans le comment, et doit
s'y tenir. Le pourquoi est le domaine de la
religion. La science ne veut pas répondre au
pourquoi : elle ne conçoit même pas la question ;
et c'est son manque. La religion ne s'intéresse
pas au comment; elle feint de dédaigner le
fait ; et c'est son manque.
XXXI
11 est bien clair que la religion doit périr
dans ses formes d'Églises. Que d'Églises mortes
XENIES 53
On dira : Que d'Églises vivantes ! Oui, autant
que d'Églises à mourir.
Pour sauver les religions, il n'y a guère
que la poésie. La religion et la métaphysique
sont des poèmes. Il est de beaux poèmes,
et il en est de médiocres. Il en est même de
divins.
La religion a tout avantage à faire alliance
avec l'art. Et l'art, beaucoup moins, sauf un
art facile, qui trouve dans la religion des
formes achevées et déjà tout animées de senti-
ments. Cependant, là aussi, la religion sera
victime. Elle s'aide en vain de l'art : il se pas-
sera d'elle, étant de génie libre. Au fond, l'art
véritable est la seule religion. Il n'a donc
que faire des Églises.
xxxn
Selon Heraclite, on apprend tout, sauf à être
intelligent.
Démocrite riait en regardant la plèbe igno-
rante; et le grand Heraclite pleurait en écoutant
les savants.
56 XÉNIES
XXXIII
H ornais, maréchal de la chimie,
Est un héros an-dessus du sort :
Un quart d'heure avant sa mort
Il était encore en vie,
Et prenait un passeport
Pour la cornue infinie :
Cependant, dame Philosophie,
Pas plus que lui, vieille Bouche d'Or,
Vous ne nous avez pas dit
Ni le pourquoi de la vie,
Ni la raison de la mort.
VI
LE SAGE
EN VÉRITÉ, que trouve-t-on de si plaisant dans
ce fameux Gil Blas? Tout est court dans
ce roman, surtout l'intérêt, et il n'en finit plus,
pourtant. On en ferait sauter les trois quarts,
qu'on bâillerait encore à la longueur du reste.
Je ne puis me rendre sensible à ce genre de
récit. Les tours d'un laquais sont bien mono-
tones : celui-ci, qui en a l'habit, en a aussi
l'ùme. L'ascension d'un valet de chambre, fût-ce
au septième ciel, se fait toujours à coups de pied
dans la lune. Rien ne me touche moins, quant à
moi. Que ce fripon s'élève ou qu'il tombe, qu'il
monte ou qu'il descende, que nous importe?
58 XÉNIES
La fortune d'un Scapin n'intéresse vraiment
que lui, qu'il finisse en place de Grève ou par
être ministre.
Le Sage, comme on sait, est plein d'ennui.
Son style léger ennuie. Sa malice appuyée
ennuie. Ses caractères amusants ennuient.
Tout n'y est que fausses anecdotes. Qu'est-ce
que l'anecdote sans la vérité? Une vérité indis-
crète fait toute la valeur de l'anecdote, qui par
là est quelques fois sans prix.
Plume et poil, langue et pensée, Le Sage ne
fait que des pirouettes et on voudrait bien lui
casser la patte pour le voir assis. Il est désin-
volte avec application. Il s'échappe en toute
sorte de saillies, et on n'est pas surpris des
plus imprévues. Il cherche l'effet, avec l'air
d'en faire fi; et il le rate.
Ses phrases sont légères, et la page est
lourde. Ses histoires sont courtes et son livre
est long.
Le Sage est fort honnête homme, et il ne
peint que des fripons. Il est très libre et même
fier, a-t-on dit, et il ne se plaît qu'avec les
valets et les héros servi les.
XÉNIES 59
C'est un bel esprit de province, fl sent la
petite ville et le lieu reculé; il n'est pas peu
Escarbagnas et gentilhomme de Valognes. Aux
meilleurs endroits, il fait penser à un Beau-
marchais de province. Que Paris paraît grand,
alors I Que Paris a d'esprit, que Paris a de verve !
Le Sage est le père du Théâtre Libre, lequel a
commencé, lui aussi, dans une rue perdue d'un
lointain bailliage : cynique et moral, mettant
à nu les vices, il y est resté.
VII
MUSICA ME JUVAT
POLR QUOI font-elles toutes de la musique,
et jamais de musique?
— Pour quoi ? Pour tromper l'amour et
passer le temps. On cherche d'ailleurs l'amour
qu'on n'a point, pour tromper l'ennui et même
l'amour qu'on a.
Et pour tromper l'amour, on l'appelle. Tel
le pinson dressé à servir d'appeau, dans l'arbre
à piège. On le fait venir, à force qu'on le hèle.
On ne chante pas toujours ce qui ne vaut pas
la peine d'être dit ; mais on crie en chantant
L-e qu'on n'oserait pas dire.
La musique pour elles est un cosmétique.
62 XÉNIES
La musique est le cabinet de toilette de leur
âme. Que de temps perdu. Je dis celui qu'elles
nous font perdre. Qu'elles en ont de reste. Nous
n'avons jamais assez de temps, et elles toujours
trop.
§ En attendant, que deviendraient les musi-
ciens sans les femmes ? Les musiciens ont vécu
d'elles ; et en sauvant les musiciens, les femmes
de tout temps ont sauvé la musique : par-
ce qu'elles ont du loisir et parce qu'elles
rêvent encore plus d'amour qu'elles n'aiment.
La Wesendonck n'en est pas un moins bon
exemple que le roi Louis.
§ Si le piano prétend exister pour lui-même,
il est le plus odieux des instruments. Je n'en
veux d'autre preuve que mes voisines. 11 a,
pour l'oreille, toutes les sécheresses, tous les
sautillements et tous les ridicules de la per-
cussion. Bref, tous les instruments de percus-
sion en un seul résonnent dans cette boîte
funèbre ; et l'on entend ses hôtes lugubres,
les marteaux, clouer eux-mêmes leur cercueil.
XÉNIES 63
Le piano est un instrument incomparable,
quand il est touché par un musicien, où rien
ne reste du pianiste. Il est alors le plus bel
outil de la musique : le musicien lui infuse
son propre chant. Sur le clavier, la musique
évoquée se révèle : l'épure musicale prend de
la couleur et a des ailes. Rien n'est si idéa-
liste : c'est une lecture de l'esprit sonore,
rendue vivante aux sens et sensible au cœur.
§ Ils disputaillent encore sur Debussy, comme
si la musique n'était pas au-dessus de toute
dispute. Qu'on se taise ou qu'on s'en tienne
au sentiment.
Ils ont disputé tout de même sur Monte-
verde et sur Gluck, sur le Beethoven de la fin
et sur Wagner. A Moscou, ils ont corrigé les
accords de Mussorgski. Disputer en musique,
c'est ne pas entendre.
Le progrès de la musique est un fait d'expé-
rience. La science ici permet une analyse objec-
tive. Méritez d'entendre, ou soyez-en capables,
et vous entendrez.
Tous les sourds en musique jurent qu'on se
4.
64 XÉNIES
moque d'eux, quand on leur révèle des accords
qu'ils n'entendent pas ; mais ils ne pensent
pas à guérir ni seulement à soupçonner leur
oreille. Ils sifflent le musicien nouveau, et
leurs fils les siffleront d'avoir sifflé. En mu-
sique, les sourds sont les sots.
Toute musique nouvelle répond à une décou-
verte de l'harmonie. Une conquête est à peine
laite, qu'on sait les conquêtes à faire. On peut
dire aujourd'hui qui sera sifflé demain et pour
quoi, et toujours par les sourds qui sont les
pires sots. Sans le savoir, ils enra^^-^nt d'être
restés en route. Ils se croient les plus intelli-
gents du monde et de beaux esprits tout à fait
à la mode, s'ils ne la devancent en tout. Mais
ils ont l'oreille scléreuse : elle s'est pétrifiée
voilà cinquante, ou cent ou deux cents ans.
Nul moyen de tromper là -dessus ; et leur
humour, comme ils appellent la jaunisse de
leur rire, ne donne pas le change sur leur
impuissance. Ils ne sauraient admettre qu'on
ne chante pas éternellement l'amour sur leur
guitare, et que le musicien nouveau les fasse
cocus, tandis qu'ils répètent pour la millième
XÉNIES 65
fois leur sérénade ordinaire à la duègne. Il
entre tant d'amour-propre dans les jugements
sur la musique, que les querelles musicales
tournent partout en guerres inexpiables. On ne
veut pas être cocu ; on ne veut pas être sourd.
Où le musicien entend des accords nouveaux
qui le ravissent, le sourd ne perçoit que des
dissonances. Et parce qu'il ne sait pas la mu-
sique, il l'accuse d'être savante.
L'harmonie n'est pas toute la musique ; mais
elle la porte et la définit. Une musique a le
sens de îon harmonie, et l'harmonie est son
axe. Potachon de la Mirandole n'y croit pas ;
et parce qu'il n'entend pas les accords, il fait
l'entendu. Ce nigaud universel préfère le ballet
de Coppélia, « un chef-d'œuvre », à Parsifal.
Je gage qu'il a crié pouilles à Debussy, il y a
vingt ans ; ou c'est qu'il n'y était pas. Il le
vante aujourd'hui, parce que le monde entier
a les yeux de Pelléas pour Mélisande.
Là du moins on peut se moquer de Potachon
et le convaincre d'ignorance. Il juge de la
musique et il ne la sait pas. De là, cet air
supérieur.
66 XÉNIES
§ Il faut être anlisémite pour trouver un bon
musicien dans Brahms, et n'en pas voir un dans
Mendelssohn. Mais qui n'est pas antisémite?
C'est à travers Mendelssohn seulement que
la plupart des musiciens ont cru recueillir
l'héritage de Beethoven. Et celui de Haendel,
en Angleterre.
§ On imite Beethoven, et on fait du Men-
delssohn. Cette histoire est celle de tous les
faux classiques de la musique, en tous pays.
Au théâtre, de même, on imite Shakspeare
et l'on fait du Schiller.
De tous ces faux classiques, Mendelssohn est
donc le seul original. Mendelssohn est un auart
de Beethoven, vu par le gros bout de la lunette.
Son originalité est d'en avoir l'ombre d'une.
§ Nous avons un Mendelssohn. Je ne dirai
pas qui. Pour faire commode, je suppose qu'il
a nom Simon Daquin.
Simon Daquin est le Mendelssohn de Wagner.
§ Pourquoi ne pas l'avouer ? Il y a, dans
Beethoven, un Bossuet héroïque. La Bévolu-
XÉNIES 67
tion est son grand Roi ; la liberté, sa disci-
pline; sa charité, la fraternité humaine. Comme
Bossuet, il est toujours homme de foi, toujours
sans doute, toujours absolu. En toute occasion,
il a recours à la Providence, comme Bossuet.
Dieu est toujours présent à son esprit, et il l'a
fort souvent à la bouche. Bossuet est prêtre;
Beethoven est laïque : la différence est moins
grande qu'on ne croit : les deux édifices
donnent sur la même place. Ils sont tous les
deux passionnément éloquents. Dans Beethoven
et Bossuet règne l'éloquence continue.
Il est vrai que pour ses mœurs, sa nature
el son origine, dans Beethoven il y a aussi un
Rousseau. Sans compter Beethoven lui-même,
bien entendu.
§ L'éloquence la plus simple et la plus sin-
cère est toujours emphatique, sitôt qu'elle dure
En musique, surtout.
§ A mesure qu'on aime plus la musique, on
se passe de Beethoven plus aisément que du
vieux Bach.
68 XÉNIES
§ La rêverie sentimentale est le fond de la
musique : ou tendre, ou légère, ou passionnée,
l'âme rêve en musique ; même si elle agit avec
fureur, elle rêve son action encore plus qu'elle
ne la fait.
On peut supposer un poète qui ne fût pas
musicien. Mais qu'est-ce d'un musicien qui
n'est pas poète ?
L'état de désir est l'état naturel de toute
musique. C'est pourquoi la musique est de
l'amour rêvé.
VIII
POUR LE GRAND ROI
LA BEAUTÉ n'est pas dans la victoire, la gran-
deur n'est pas dans le triomphe, mais de
les avoir mérités. La grandeur peut aussi bien
être dans une noble défaite. Une belle infor-
tune peut avoir une beauté que le bonheur n'a
pas. Tout est dans le cœur. Il s'agit de voir
comment un grand cœur sait porter son des-
tin, soit la douleur, soit l'éclatante fortune,
César ou Prométhée. Gomme elle sait souffrir,
une âme non commune sait posséder son
bonheur. Et certes, il n'est pas moins beau
peut-être de soulïrir avec beauté, s'il est assu-
rément plus difficile.
70 XÉNIES
Dans la puissance hier, aujourd'hui dans la
chute, les Allemands n'ont pas répondu avec
décence à la sommation du moment et à l'exi-
gence de la fortune. Élevés au plus haut, ils
n'ont su ni tenir le premier rang, ni en tom-
ber. Ils ont eu l'arrogance dans l'orgueil, et
dans l'humiliation ils ont eu la plainte un peu
basse. Ils menaçaient en se vantant ; ils mena-
cent toujours en gémissant, et ils récriminent.
Leur humiliation vient surtout d'un malheur
sans noblesse. Ils n'ont eu l'usage ni du pou-
voir, ni de l'obéissance. Ils ne furent pas de
beaux vainqueurs et ils ne sont pas de beaux
vaincus. Dans les deux cas, la générosité leur
manque : le vrai tact est toujours généreux.
Ils n'ont jamais honoré la défaite, elle ne
s'honore pas en eux. Ils abusent naturellement
de tout, dans la guerre et dans la paix ; et sans
l'abus, ils ne conçoivent pas la victoire. Ils ne
sont pas de ceux qu'un beau désespoir peut
secourir. La mesure leur semble une faiblesse
et la grâce un ridicule. Une certaine grandeur
de sentiment leur est fermée, et leur raison
imparfaite n'y sait pas reconnaître la plus
XÉNIES 71
haute raison elle-même. De là, qu'ils ont si
peu compris leurs voisins de l'Ouest : le pre-
mier grand Livre de la France est à la gloire
du vaincu, parce qu'il a bien mérité de vain-
cre: la ChaiiKon de Roland. Mais eux, ils n'ont
pas mérité de vaincre ; et c'est pourquoi ils
sont si profondément vaincus.
Quel spectacle, pourtant, celui des Allemands
à Versailles, recevant la loi de la France, dans
le palais même où ils prétendaient la lui faire.
Le présent châtiment égale l'ancien outrage.
Le Grand Roi est bien vengé. Il ne fait qu'un
désormais avec la Nation. Ils ont ri de l'un et
de l'autre, sans respect. On ne doit jamais rire
d'une grandeur fondée sur la volonté de servir,
et scellée par le sacrifice héroïque.
Il faudrait avoir bien peu d'imagination pour
n'être pas sensible à un si terrible retour. La
présence de Némésis est la plus auguste de
toutes, étant la plus voilée. Jupiter lui-même
s'incline devant elle, et ne la peut détourner.
La France victorieuse garde le même silence.
Nous ne pouvons plaindre les Allemands ; mais
nous savons mesurer l'immensité de leur
5
7â XÉNIES
désastre ;'et même nous y portons -ce re-gard
de l'ironie, qui est une sorte de piété (spiri-
tuelle. Les voici donc à Versailles, où ils ont
bravé le destin en fondant teur empire, et où
Némésis le défait. Là, où leurs rois casqués et
les chefs de guerre, l'épée au poing, ont fait
l'orgie en prodiguant l'insulte à une majesté
abattue, les fils des pères humiliés désarment
les conquérants et ne les menacent que de la
seule justice.
Ge in'est pas nous qui pourrons jamais
insulter à la suprême dignité du lualheur.
Mais il arrive que tous les malheureux ne sont
pas d'une noblesse égale ni également ^dignes
de respect. Il n'est pas plus d'égalité en îcet
ordre qu'en tous les autres. Jupiter répartit
les dûJis de la liature à son gré. Il nous suffit
que la nation la plus généreuse se possède
dans la victoire, comme elle n"a pas cessé de
posséder son droit dans le temps 'de sa plus
grande offense, où c'était sa beauté (qu'en
elle la justice fût offensée.
A présent, nos yeux sont ouverts sur Ver-
sailles comme ceux du poète athénien sur le
XÉNIES 73
palais de Suse. La chute de Xerxès comble les
vœux d'Athènes, et son poète a l'accent d'un
sublime triomphe ; mais il retient son souffle.
Il n'embouche pas la trompette. Il préfère
chanter le désespoir de l'ennemi sur sa lyre.
11 contemple ce renversement prodigieux et
ces ruines. Il sait bien que l'ode la plus
orgueilleuse contre l'ennemi à terre ne vaut
de le peindre tel qu'il est, les jarrets coupés,
abattu dans les cendres, pleurant sa prospé-
rité morte, déchiré par le regret, frémissant
de colère. Le voir ainsi et le montrer dans sa
vérité funeste, compatir même à tant de force
corrompue et de vertus dépravées ou inutiles,
ce chant pur plaît seul à la pensée et aux
dieux.
IX
PEINTRES
QUAND les peintres parlent, on dirait qu'ils
voient ; mais non pas toujours qu'ils
pensent.
Et parfois, quand les peintres se mettent à
penser, on dirait qu'ils ne voient plus, ou
qu'ils ont cessé de bien voir ce qu'ils voient.
§ Du premier coup, il semble que les pein-
tres savent écrire : parce qu'ils ont le trait et
qu'ils donnent la forme à ce qu'ils veulent
dire. Mais leur pensée va et vient comme une
mouche sur la vitre: elle suit le rayon du
soleil et ne se suit pas. Ils ont fini par s'en
vanter.
76 XÉNIES
Les poètes contredisent furieusement. Et les
peintres se contredisent. Les uns et les autres,
en lout ce qu'ils disent, ne pensent chacun
qu'à soi.
Les peintres n'ont aucun souci de l'unité.
De là qu'entre tant de tableaux, il n'y a pres-
que jamais une œuvre.
§ La plupart des peintres, leur cervelle est
puérile. Ils sont moins intelligents à cinquante
ans qu'à trente. Ils font beaucoup les enfants,
l'étant à moitié, tant ils s'excitent à l'être. Le
métier leur puérilLse l'esprit :,il est si amusant
de peindre. Mais quand ce n'est plus uii ^u,
et au contraire une ardente recherche,, Ip tour-
ment de peindre n'est pas moins cruel ou
moins grave que ceLui d'écrire, ni une moindre
passion .
^ Degas fait bien le.dégoîUé, quand.il prend
les écrivains' à partie et qu'il méprise leurs
opinions sur la peinture: pendant trente ans
pour le. moins, ils pnt mieux parlé de lui qwe
tous les peintres ensemble.
XKI^IETS 71
Si l'écrivain connaît le • méfcieiî du peintre,
le peintre lui en veut de parler peinture, au
lieu do peindre. Et s'il ne le connaît pas, le
peintre; se moqoe de lui.
Est-ce que le peintre a tant de scrupul®;
pour juger de la poésie? — Il s'en soucie
bien ! Le peintre ne s'occupe pas des poètes et
il envie de ne pas savoir lire. — Tant pis pour
lui.
Baudelaire a fait l'opinion des peintres sur
Delacroix; Mirbeau sur Claude Monet ; Huys-
mans, sur Gaugain et sur Degas lui-même.
Entre les artistes, les écrivains sont les plus
méchants et les plus perfides, leS' musiciens les
pius^ absurdes ot les peintres les plus ingrats.
§ Il est passé en proverbe qu<î de tous les
objets, en ce bas monde, le tableau entend Je
plus de sottises. Rien de si vrai, <V la condi-
tion de ne pas oublier que le tableau entend
surtout les peintres. Sans compter celui qui
Ta peint.
A l'atelier, dans les salons i et les musées, il
n'est que peintres pour parler peinture. Et il
78 XÉMKS
n'est pas comme eux pour se honnir les uns
les autres et se déchirer. Les critiques les
écoutent, pour se faire une opinion : tous ces
propos outrés et ces grosses onomatopées
finissent par valoir un avis, que dis-je? un
système du monde. Sa théorie est l'œil du cri-
tique. Quant aux bonnes gens qui passent, elles
vont et viennent devant la peinture, comme le
long des cages au Jardin des Plantes : ils cher-
chent le nom de la bête et à qui elle res-
semble, si à leur tante ou si à leur cousin.
Après un peu de temps, ayant plaisanté fine-
ment sur les mœurs et l'odeur, il ne leur
reste qu'à bâiller.
La plupart des peintres sont des esprits
inarticulés : ils se comprennent mal eux-mê-
mes : comment pourraient-ils comprendre les
autres? Le malheur veut qu'ils n'aient plus
d'œil ni de main, quand ils ont des pensées.
Il est bien fâcheux que la pensée ne soit pas
saine pour Thomme qui peint.
§ L'école a toujours été plus sotte que le
public, et plus injuste. Plus ignorante aussi.
XÉNIES 79
L'école n'est pas seulement au coin du quai.
Sous couleur de liberté, chaque atelier est une
école. A la bonne heure, Cézanne à Aix et
Gauguin à Tahiti. Je m'abuse : depuis que les
deux maîtres sont morts, tous les moustiques
de la Calade ont ouvert l'école de Cézanne, et
les noix de coco ont dû ouvrir celle de Gau-
guin à Papeete. Et voilà encore deux académies.
Tout est prétexte au bercail, pour les hom-
mes. L'école est la sauvegarde du troupeau. Du
plus libre génie, on ne voit naître que des
écoliers et des esclaves. Le troupeau des mou-
tons croit seul bien savoir ce qui convient à la
moutonnerie. Le public, du moins, ne prétend
pas s'y connaître.
Les amis d'Ingres n'ont pas eu assez de
mépris pour Delacroix, ni ceux de Delacroix
assez de mépris pour Ingres. On eût laissé
faire les peintres, après la guerre, ils eussent
envoyé Cézanne à Cayenne et Manet en Calé-
donie comme les autres. Degas dut tout, d'abord
à l'engouement des écrivains. Il a tort de s'en
plaindre. Le moment viendra, où l'on repren-
dra beaucoup à Degas de ce qu'on lui prodi-
5.
80 X EN LES
gue; mais il n'est pas encore venu. Gare à- qui
ikit fi de là poé^.. Apollon' est plus cruel, plus
patient et plus long à lai vengeance que tous
les poètes.
§ De tous les arti&tes, les peintres, confonr
dent le plua la. liberté et la.lixîence. Les pein-
tres sont des moutons anarchistes.
C'est la liberté qu'on déteste dans un grand
esprit libre.: elle inquiète et elle irrite ; au
fond, on ne traque et ne liait qu'elle, mais on
ne le dit jamais;, on affirme même, le contraire.
Il faut tout: apprendre^ pour savoir tout
oublier.
LE MARCHAND NÉGRIER ET l'aRTISTE, SON NÈGRE
Marchand. — Tenez vos engagements.
Abtiste. — Si je ne puis: y manquer, il fau-
dra bien que je les tienne.
Marchand — J'em veux; pour mon argent.
Artiste. — Est-il sûr qu'il soit à: vous?
M.uîCHA^'o — Je ne suis pas u n^ Mécène,, moi .
Artisje. — Hélas» à qui le dites-vous ?
Gliaque siècla a se& hommes.
DOUTE
TOUT est pur aux purs et rien ne l'est au»
autres. Il est un état d'impureté pour le
critique : quand il ne: juge rien< sans se pré^-
féreF à ce qu'il juge. L'impureté d'ailleurs est le
nom matériel de Terreur.
Critique impur, celui qui veut se faire valoir
aux dépens de l'œuvre et du poète. Critique
impur, celui qui se fait une arme de ce qu'il
appelle la vérité, et qui n'est que la sienne.
Pour le critique, être de parti, c'est l'impureté
même.
L'(Hat d'impureté, pour le savant, consiste à
soutenir une thèse générale à ToccaBion de
82 XÉNIES
thèses particulières. La science se fait toujours
et n'est jamais faite. Une loi absolue est une
espèce de mensonge. Tout absolu risque fort
de n'être qu'un jeu de mots. Des plus fécondes
découvertes, il n'est pas permis de conclure à
tout ce qu'il faut encore découvrir. Il n'y a pas
de parti dans la vérité.
§ L'impureté du critique n'est pas rituelle
ni légale : on ne s'en lave point, non pas même
dans la piscine probatique, comme il dit en y
menant baigner son monde. Elle résiste à l'eau
bénite de toutes les Églises ; et celle qui mange
du lard le vendredi saint ne purifie pas mieux
que l'autre Église, qui jeûne le même jour.
L'indélébile impureté est de l'intelligence : c'est
la fausseté d'esprit. Il arrive qu'elle tienne au
caractère : elle est alors volontaire et ressemble
au mensonge, à s'y méprendre.
§ Il peut y avoir de la vérité dans l'œuvre
même qui va contre la vérité. Car il n'est pas
d'esprit qui, étant dans la vie, ne soit dans le
vrai par quelque côté.
XÉNIES 83
§ La vérité n'est pas un objet de parti.
§ Toute thèse est fausse. Même si elle tient
pour le vrai. La thèse est fausse, parce que
dans la vérité elle fait un parti.
§ Croire est ridicule pour l'esprit. Mais il y
a une croyance en tout ce qui affirme. Homais
et le Père Catéchisme sont tous les deux théo-
logiens. Et Berthelot en est un autre. Qu'on en
fasse un groupe et le symbole de la servitude
fatale où, bon gré, mal gré, à leur insu ou
non, se rangent presque tous les esprits, ceux
qui ne sont pas libres et ceux qui se vantent
de l'être. Sous la bénédiction de cette nouvelle
trinité, on fera tout entrer, mais non pas Mon-
taigne, Stendhal ni Shakspeare.
§ La théologie des religions est absurde :
elle est ignorante et révolte le sens commun.
La théologie des savants est spécieuse : elle
est érudite et satisfait le sens commun.
C'est la différence du frère portier au général
et aux fortes têtes de l'ordre. Et la seule diffé-
rence. La sœur de charité sans lettres et sans
84 XÉÏNIES
ombre de science ne diffère pas plus dfe saint
Thomas d'Aquin que saint Thomas de Le Dan-
tec et de nos physiciens. Reste à savoir si notre
physique fera meilleure figure en l'an trois
mille.
Après tout, Tycho Brahé et Copernic n« sont
pas nés de Ptolémée contre le Moyen Age, mais
du Moyen Age contre Ptolémée et ks systèmes
antiques. Berthelot a fait voir que la chimie,
inconnue de l'antiquité, sort naturellement des
alchimistes. La science est une croissance de
l'esprit aussi fatale que l'évolution du genre
humain. Qu'il soit plus ou moins prompt,
l'accrx)issement se fait toujours; le savoir est
un aliment qui s'incorpore à la pensée, comme
à un être vivant q^ui grandit toujours et tou-
jours se nourrit.
§ Une croyance ibrte et vague ne suffit pas
aux grands esprits; mais elle les aide à vivre.
Forte et vague, elle va et vient, elle nous- laisse
et nous ravit.
Une croyance forte et précise contente la
raison qui se fixe; Mais, selon la raison- même,
XÉWFES 85
qui' se fixe abdique. Pour croire fortement, en
effet,, il faut abdiquer. Forte et précise, une
telle croyance est une limite : elle tient son
homme et le borne : sur la mer ora^^ase, il y
reste suspendu : c'est une bouée.
§ Ah; si le cri-tique daignait être quelques
lois son propre criti<jue ! Que de Thersites
nous seraient épargnés, soit qu'ils, dussent
crever, piqués de leur propre veniu'; soit par
pudeur qu'ils fussent forcés de s'arracher la
glande. La marque du Arai critique est qu'il
fait la critique de sa propre nature et do son
propre' jugement. Et il n'en \«eut pas être dupe,
loin d'en duper les autres.
Qu'est-ce qu'un critique' qui se défie de tout,
mais jamais de lui ?
§ Henri Poincaré me semble l'esprit de 1»
science. Souvent il s'oppose à l'esprit (fes
savants, et parfois il est au-dessus. Il ne refuse
rien à la raison, sinon lo droit d'alTlrmer tout
de l'objet ou d'être sa propre pneuve.
La science est possible : elle a sa suite et sa
86 XÉNIES
logique; elle s'impose ainsi à l'esprit; mais
elle n'est pas toute la connaissance. Elle ne
touche pas le fond : elle n'a pas les moyens de
la cause ni le droit de conclure. Elle ne peut
qu'éloigner ce qu'elle ne connaît pas. Qu'elle
sépare Dieu de la raison et qu'elle l'écarté de
la logique, soit : elle ne saurait se substituer à
lui. La physique peut bien détruire la théo-
logie, mais non la remplacer. L'inconnu n'est
pas l'absurde. Il faut avouer que le doute sur
ce qu'on voudrait connaître et ne connaît pas
enveloppe même ce que l'on connaît. Et tout
ce que l'on connaît est bien loin de rassurer
l'esprit sur ce qu'on ne connaît pas et qu'on ne
peut connaître. La pensée ne se laisse pas bor-
ner. Elle n'est pas libre pour qu'on lui défende
le voyage aux régions redoutables de la cause.
Car enfin le dernier mot est au doute si,
relativement à la cause, on ne veut pas qu'il
soit au néant.
§ Les artistes sont sceptiques et gens de foi
à la bonne manière. Ne croyant même à rien,
ils croient passionnément à ce qu'ils font : et
XÉNIES 87
ils en jouissent. Tout n'est peut-être rien : ils
n'en créent pas moins une foi, chacun la sienne
et chacun pour soi. Une grande œuvre d'art
est une vérité qui a sa preuve : elle croit et
fait croire en elle. D'ailleurs, elle ne se donne
pas pour une vérité unique et universelle.
"Voilà pourquoi rien ne résiste au temps que la
poésie.
§ J'entends par poésie l'àme commune à tous
les artistes.
§ 11 n'est pas poète celui qui n'est pas tout
à ce qu'il fait, et tout entier dans ce qu'il fait.
Il n'est pas artiste celui qui, dans la douleur
et de la douleur même, ne crée pas une œuvre
supérieure à la peine et un objet de joie.
En poésie, la joie n'est pas ce qui amuse,
mais ce qui donne la plénitude à l'âme, et qui
délivre. Le rire aussi délivre : toutefois, il
n'arrive même pas au seuil des plus nobles et
plus hautes prisons.
XI
CARLYLE
ou
LE CLOWN DE PATHMOS
GARLYLR m'irrite de toutes les manièresT. Je
ne veux pas lui faire droit. Môme q^iand
il aj raison, je lui donne tort. Tout son talent ae
l'excuse pas. Qu'il en ait, et du plus fort, qui
le nie? Il n'en rend ses affectations et ses tra-
vers que plus sensibles. Je l'accorde : il est
honnête; il est plein de foi; un vent pur souffle
asstsz souveait dans ses vaines tempêtes; il est
chaud, éloquent et brav«. Il a de la vertu. Il
est bon lii». Il abonde, eu sarcasmes plaisaats.
II. a. une espèce truculente d'esprit, beaucoup
90 XÉNIES
d'imagination et des saillies semblables aux
arêtes de la glace, lesquelles brûlent. Mais son
indiscrétion lasse toute patience : on n'y peut
pas tenir. Il est le moins agréable des écrivains,
comme il a été sans doute le plus désagréable
des hommes. Ce qui ne l'empêche pas d'être
un plaisant, à l'ordinaire, et même un bouffon.
Il travaille dans la drôlerie, et quoiqu'il s'y
évertue, il n'est pas ennuyeux. Les bouffons
sont amers, cruels et absurdes par vocation,
même quand ils sont vrais : car ils sont gri-
maçants et font grimacer la vérité. Bien pis,
la vérité est leur métier avec la grimace. Assez
souvent, les prophètes portent le même masque.
Il n'y a qu'un cheveu enlre le prophète et le
bouffon. On est sincère ou on ne l'est pas;
mais la sincérité de profession est déjà une
sorte d'insincérité. Carlyle en est la victime. Il
ne sait pas jusqu'à quel degré son cri perpé-
tuel à la sincérité lui donne l'air peu sincère.
Il se vante de tout ce qu'il est, et de ce qui le
rend le moins aimable plus que de tout le
reste : il se vante de son pays et de sa langue,
de son patois et de son village, de sa mère et
XÉNIES 91
de sa maison, de sa pipe et de son taudis, de
ses idées et de ses hardes. Rien n'est plus alie-
mand. L'esprit des Celtes est bien peu présent
chez lui. Ce qu'il appelle en lui sincérité, c'est
l'amour-propre : il l'appellerait vanterie dans
un Français et mensonge dans un homme de
Paris.
Pourquoi serait-on plus sincère en cassant
les vitres qu'en ouvrant les fenêtres sans
bruit? Il faut en finir avec ce préjugé des
rustres, qu'on est plus pur en haillons qu'en
dentelles, et plus honnête si on est moins poli.
Il ne suffît pas d'être sincère. La sincérité d'un
sot est sa sottise à nu; la brutalité est la sin-
cérité d'une brute. Un mauvais vin, épais et
aigre, est sincère sMl n'est pas mêlé de sucre
et d'eau. Il serait mieux potable, si on l'eût
étendu et adouci, puisqu'enfin on ne l'a sur la
table que pour le boire.
Je me plais tant aux caractères que je ne
manquai jamais l'occasion de m 'arrêter en
Carlyle. Mais qu'on s'y fixe, je ne le com-
prends pas. Je m'en offre volontiers le spec-
tacle : je me prête à cet homme et ne me
B2 XBNICS
donne pas. Il est incongru et extraordinaiFe.
il y a des jours où une nature originale fait
l^assea* sur tout. On se reprend ensuite, parce
que l'amour des dieux et d'une beauté divine
■nous interdit d'être indulgent à la contorsion
.et au mauvais goût. J'aime à m'imaginer Moœi-
taigne faisant la rencontre de cet Écossais aux
jambes nues : il le regarde, il l'écoute en
hochant la tête, demi riant et pestant ^à demi.
Au lieu de montrer cette peau velue, Caflyle
ferait-il pas mieux de mettre ses bas? Et
comme s'il n'y avait pas assez des jx)ils, il en
ajoute, il se tatoue, et, pour narguer les «li-
•gnons d'élégance, il -s'enduit de bouse.
darlyle fournit les verges a le fouetter, et
on envie de le faire danser sur sa propre mu-
sique. Le style de Carlyle l'a mis pour jamais
dans le cirque. Il manque de goût à dessein et
par gageure. Et moins il en a, plus il croît
ajvoir de la force. Cette erreur est ridicule. Il
n'a aucun souci des proportions. Il exagère en
tout. Carlyle est un clown : tragique comme
pressque tous les clowns, il est dupe du jeu,
loin de se servir du jeu pour duper les autres;
XëNIES 93
en quoi il est infidèle au premier principe de
la clownie. Le clown est son propre témoin :
Oirlyle ne l'est jamais.
Av-et tout ce qui les divise, Garlyle e&t une
espèce de Sf^'ift qui a réussi. Quel goût de soi
en dB tels hommes! ils croient nous donner le
change, en sifflant la vie et le siècle au nom
de leurs idées; mais les idées sont les hommes
qui les portent et les nourrissent : surtout
quand ils les hissent devant eux «omme des
saints sacrements. Les idées de Garlyle ne sont
pas celles de Swift, mais plutôt de Nietzsche ;
toutefois, Garlyle ressemble moins à Nietzsche
qu'à Swift, parce qu'on est l'homme de son
tempérament plus que de sa doctrine. L'homme
qui Vît donne des couleurs à l'homme qui
pense. Que d'intérêts cachés, souvent, dans
l'apparent désintéressement de l'esprit.
De plus près on regarde les hommes, et
plus-on voit qu'ils poursuivent en tout une vic-
toire. Les hommes à idées se mettent dans
leurs idées, comme les hommes d'action dans
leurs actes. Les hommes ù caractère, quand ils
croiraient se dévouer nuit et jour de bonne
94 XÉNIES
foi, ils prétendent l'emporter ainsi sur les
autres, et dans leur sacrifice même ils cher-
chent un triomphe. Les artistes, eux aussi,
en sont là, dès qu'ils veulent prouver quelque
chose. Eux seuls pourtant contemplent assez
pour s'oublier avec ivresse; mais n'est-ce pas
un triomphe encore de s'enivrer et d'enivrer
les autres? Les plus purs sont assurément les
plus sceptiques. Carlyle est l'ennemi mortel
des sceptiques et se flatte d'être né pour les
confondre. Mais à qui en a-t-il? Fumant du
chef et faisant feu des quatre membres, le
Grand Inquisiteur d'Ecosse court sus au mou-
lin à vent; il pourfend le monstre à tort et à
travers sous le nom de sceptique ; et il me
laisse l'impression de ne pas savoir ce que
c'est. Comme il n'y eut jamais de sculpteur
dans le Nord, peut-être n'y fut-il jamais de
vrai sceptique.
Carlyle est moins capable de sourire
qu'homme au monde. Il est toujours en train
de dévorer son cent de sauterelles et de cra-
cher les épluchures au nez des incrédules. Un
tel repas ne va pas naturellement sans gri-
XÉNIES 95
maces. Il n'y entre d'ailleurs pas une goutte
de miel sauvage. Triste régime.
Il n'a pas la moindre pudeur d'esprit. Il n'a
pas honte d'avoir toujours raison; et jamais
même il ne s'en lasse. Avec lui, dès lors, la
raison vocifère. Ses principes lui sont une eau-
de-vie violente, qu'il boit à même le tonneau
avant de prêcher. La vocifération de la raison
ressemble fort à la déraison. On ne peut pas
être moins artiste. Il ne considère rien de cette
vue détachée qui est le propre de l'art. Il
manque l'objet aussi sûrement que Molière le
touche et Shakspeare l'embrasse. Ici. l'on
possède en se laissant posséder. Garlyle, qui
ne veut que posséder, n'est en possession de
rien. Il en fait l'aveu malgré lui, en ce qu'il
ne se possède jamais lui-même. Cet homme
semble toujours hors de lui. Il ne lui arrive
pas de se dire, selon la sagesse antique : « Tu
cries, donc lu as tort. »
Son énorme histoire de Frédéric Le Grand
nous fait moins connaître le Tibère philosophe
de la Sprée que l'essai de Macaulay. J'accorde
que le Cromwell de Garlyle est un ouvrage
6
96 XÉKIES
étonnant et le chef-d^œuvre de la biographie.
Là, un certain rapport entre le modèle cl le
peintre, entre le àtyle du puritain et te style
du prophète, peraiit à l'auteur de servir son
sujet. Il reste fort loin delà simplicité profonde,
que porte €romwell dans l'action et qu'il dissi-
mule dans les mille replis du calcul théolo-
gique et d'une politique, où la subtilité reli-
gieuse enveloppe de «crupules et de retouïs
sans nombre les partis vigoureux d'une volonté
plus une et plus solide qu'un bloc de granit.
Pourtant, Carlyle rend sensible ce puissant
caractère, que le devoir suscite à l'action. Il
fait entendre ce bégaiement d'une parole pas-
sionnée et farouche, qui pousse ses flots pesants
et n'arrive qu'avec peine à forcer les barrières
rocheuses de la bouche. Le Cromwell de Carlyle
«st bien la figure redoutable du guerrier et du
juge en Israël, avec l'accent de la Bible, tel
qu'on le trouve dans l'admirable texte de 1611.
Pour le reste, Carlyle m'indispose et me
blesse. Lui -qui ne cesse de s'en prendre aux
rliéteurs et au Midi, il est la rhétorique de la
morale, faite homme, dans toute son horreur.
XÉÎHES 9«7
J'ai dit autrefois que la morale est. la rhéto-
rique du. Nord. L'une n'est pas moins- vide
que l'autre, et on ne s'y heurte pas à moins de
mensonges. Ibsen a porté la hache là-dedans.
L'épouvantable abondance de Carlyle en toute
sorte de devoirs, et de dogmes m'eni fait une
sorte de monstre. Il n'est pas d'orateup qui
pérore plus vainement que cei Lapon au désert.
Carlyle est le Tartarin du pôle. Là-haut, on ne
tue pas des lions en carton point; on pêche: des
principes gelés, des absolus, pétrifiés et des
étoiles : elles brillent, mais elles sont mortes
depuis dix mille ans.
Son culte du silence est une maniedu m^e
ordre. Il s'enferme dans une tour ; mais elle
est en peau d'âne, et tous les vents, du ciel y
jouent du tambour. Il fait murer sa chambre,
pour avoir le silence ; mais il' fait illuminer la
maison, pour qu'on sache qu'il est dans la
chambre. Et si seul qu'il 3: soit, mille sirènes
répètent chacun de. ses soupirs; mille lampes
l'éclairent dans les cent défroques en poil de
chameau qu'il revêt tour à tour. En somme, il
veut être seul à crier.
98 XÉNIES
Il prêche la sincérité sanglante et il ne réussit
pas à être sincère, même quand il se met en
sang; car il fait métier de saigner, et il n'ou-
blie pas qu'il saigne, un seul instant. Ne jamais
faire métier de rien, seule façon d'être vrai.
Tout lui est occasion de se produire, toujours
au premier rang, toujours en scène. C'est la
première place qu'il réclame sans cesse, en la
refusant aux autres. S'il n'était point né aux
champs, il ne se vanterait pas d'être paysan.
Tartarin ne prend peut-être pas Tarascpn au
sérieux. Mais Garlyle donne toujours la bière
aigre de son village pour le nectar, et le por-
ridge pour l'ambroisie des dieux. Il n'honore
pas seulement sa vieille mère qui fume la pipe,
comme son devoir l'y engage; il l'élève au-des-
sus de toutes les mères. Il insulte à celles qui
se parfument. Pourquoi ? Je ne suis pas son
fils. Et j'aime mieux une mère qui sent la vio-
lette et qui ne fume pas la pipe.
Dupe et dupeur, et la pire dupe, l'étant de
soi-même. Il ne se connaît pas. Se connaître,
pour être vraiment sincère.
Il ne vit que pour l'idée qu'il a de lui-même
XÉNIES 99
et non pour ce qu'il est : c'est bien pis que de
vivre pour l'idée qu'on veut donner de soi. La
sincérité virile est, d'abord, une connaissance
de soi-même.
L'idée qu'il a de son esprit l'égaré. L'idée
qu'il veut imposer de son caractère le rend
méchant. Il est despote par doctrine. Je ne lui
pardonne pas plus ses fautes que ses remords.
Quand il se reproche le mal qu'il a fait, il est
encore indulgent à la raison qui le lui a fait
faire. C'est qu'il y voit une preuve de sa force.
Il adore la force et n'aime que la force. Soit.
Du moins faut-il avoir le courage d'être un
vrai tyran. ILrbeau l'envelopper de paillettes
morales : la force qu'il vénère est brutale. Il y
a un affreux prolétaire dans cet athlète. Il
maudit sans cesse.
Certes, il est parfois plein d'efficace et d'éner-
gie. Lui et tout son clan, on leur sent de fortes
vertus. Mais qu'elles sont hargneuses ! Quel ton
hurleur, quel coup de coude perpétuel, quels
gros souliers ferrés, quels gros bas cliinés!
Quelle peau de mouton, quel suint, quelle
odeur de vieille pipe ! Et quelle affectation de
6.
400 XÉNIE-S
la pipe, du suint et des gros souliers. C'est la
prétention arrogante de ceux qui n'en ont pas:
le bas populaire ne s'en prévaut pa» moins
que l'envieux petit bourgeois : comme si le cal
et les ongles en deuil ajoutaient à la bonté
d'une poignée de main Préjugé de le croire.;
et bassesse qui flagorne de feindre qu'on le
croie.
Tous ces autodidactes, pas un • sur dix raille
qui ne sente son parvenu. Parce qu'ils ont pris
Iffçon trop tard, ils font la leçon à tout le
monde-. Ils sont pédants, non de ce qu'ils
savent le mieux, mais comme il arrive souvenir,
do ce qu'ils ignorent. Carlyle aussi a du par-
venu, et beaucoup. Témoin, son mariage. En
vrai parvenu, il a voulu prendre femme; diez
les bourgeois. Il a choisi une jeune fille qui
n'était pas de sa classe. Il l'a trompée et déçue
et cet égard, autant qu'il était en luL Que
n'épousait-ii une fille de ferme, puisqu'il vou-
lait que sa femme le fiit? Qu'elle curât las
pots, torchât les veaux et se baignai dans* la
vaisselle? Quel besoin avait- il dune; fille élé-
gante, savante et spirituelle pour Imet les
XIÉXIES tôd
assiettes.?. A quoi bon qu'elle sût la rausiqui^
pour frotter le parquet, eb s'il est vrai que le
premier fredon de ceai^ague,. ràolé d'une voix
fa-usse, mais d'un cœur honnête et moral, soit
la plus belle symphonie du monde ? On \x)']i
bien que Carlyle est dur d'oreille : qu'il ait alors
la probité de ne point doctrinailler sar la
musique. Sans doute, il n'a pas choisi Jane
Welsh pour lu tourmenter : il la tourmente
néanmoins, durant toute sa vie, en la» sacrifiant
à la fiction de la classe dont il est lui-même
et dont il ne veut pas être. Plus tard, il lui
feut une femme de la pairie : il se garde fort
de Fenvoyer à l'étahle, où il relègue sa femme;
mais il vient dîner avec elle: au château et
coucher à l'aJjbaye.
Il assassine longuement sa compagne de pré-
ceptes puritains et d'exemples paysans. Il n'a,
pour l'hurailiery que sa mère et ses parents à
la bouche, comme si cette famille à la bouillie*
d'avoine était la crème du genre humain. En
quoi? de bonnas gens, comme il en est tant.
Mais que ne restaitril parmi aux, dans le
suprême honneur de mangw à la gamelle
102 XÉNIES
commune et de fumer, coude à coude, le calu-
met du devoir et des aïeux? A l'entendre, sa
maison en torchis est le temple du génie, l'ar-
chétype de toute maison et la cellule céleste de
l'homme. Au demeurant, ce n'est qu'une
masure; mais sublime, puisque le mortier en
fut gâché par le père Carlyle, paysan austère
et maçon : il l'a, dit son fils, il l'a bâtie avec
son cœur ; et il souhaite de bâtir ainsi ses
propres livres : il la propose donc en modèle
à toutes les œuvres humaines. Bâtie avec son
cœur? ou ce mot n'a aucun sens, ou le sens
qu'il peut avoir est le plus ordinaire du
monde. Parvenu, n'exalte pas tant ta maison.
Est-ce que Notre-Dame n'est pas bâtie par son
architecte avec tout son cœur? ou les palais
de Sienne ? ou le Parthénon ? Toutefois, il y a
cette différence : l'architecte d'Athènes a mis
dans sa bâtisse un esprit divin et du génie. Il
• n'en est pas trace dans ta masure d'Ecosse. La
cathédrale est la cathédrale, cette maison en
torchis est une hutte. Et toutes les déclama-
tions du monde ne feront pas que la masure
soit une cathédrale, en dépit du cœur qui la
XÉMES 103
bâtit. 0 rhéteur du pôle, orateur intempérant
de la morale. Silence aux Lapons.
La masure, de soi, n'a pas plus de cœur que
Notre-Dame. Ou plutôt, beaucoup moins, si
elle en a. J'aurai le courage de le dire, à la
barbe de tous ces contremaîtres, les autodi-
dactes et les parvenus de l'esprit. Montmo-
rency n'a que faire de parler, à tout moment,
de son nom, de sa race, de son excellence.
Son nom, en effet, dit tout. Faut-il donc que
les hommes se flattent toujours, et qu'ils se
vantent de leur berceau, avec si peu de
pudeur que le plus impudent même se senti-
rait rougir, s'il soufflait mot de soi et de ses
plus belles œuvres, dans les termes où il l'ose
faire de ses parents, de son village et de sa
mère, enfin de tout ce qui est lui-même plus
que lui, cependant.
Le style de Garlyle est la preuve ineffaçable
de son infirmité : cet abominable style mesure
combien Garlyle est dupe de soi-même, comme
il s'y plaît; et comme la sincérité lui fait
défaut quand il se croit le plus sincère. Ce
104 XÉNIBS
style est une grimace et une contorsion- perpé-
tuelle. Carlyle n'écrit pas en anglais, mais en
carlylais, ou même en craigenputtocquois :
Ci'aigenputtock, dirait-on pas une ville de
Swift, dans Gulliver ? Non pas ce qu'il y a- de
plus original, mais de plus prétentieux dans
l'art d'écrire. De qui dira-t-on qu'il est gran-
diloquent, sans goût, sans mesure, d'une
effervescence ridicule, rhéteur à l'infini, péda-
gogue fourbu, charlatan par l'abus continuel
de toutes les figures, jamais simple, jamais
vrai, de qui, sinon de Carlyle? Mais le pis, ri
vise sans cesse l'effet : il n'écrit que pour
l'effet; pas un mot, sinon pour faire de l'effet*.
Et voilà nos austères puritains. Là-dessus,
n'ose-t-il pas s'en prendre aux comédiens,
aux parleurs pour parler, aux menteurs et
aux masques? La langue de Carlyle n'est pas
d'un comédien : elle est d'un pître. Avec tous
ses mots en italiques, en capitales, ses tor-
rents d'exclamations, de cris, de tirets et de
signes, Carlyle semble un farceur à la foire,
un bouffon sur Testrade, un Ézéchiel en mac-
farlane et knickerbocker, un Pickwick cféguisé
XÉNJES 105
en prophète Élie. 11 fait le boniQient et la
parade. Il bat la caisse de\ïint la baraque de
l'absolu, « Çà, çà ! venez tous ! L'homme moral
à l'œil nu ! L'homme de caractère ! Entrez I II
faut voir çà et se mettre à genoux ! Dans le buis-
son ai'dent, l'horame-fusée, l'homme- cierge 1 11
a trois mètres, de la tète à la queue, quatre de
la queue à La tête, parce que le caractère s'élève
en remontant ! Entrez tous ! Entendez hurler
l'homme du silence! L'Écossais de Ecclefechan,
le phénomène du Dumfrieshire! Et plus il se
tait, plus il fait du vent ! Quand il est muet,
gare là-dessous, c'est le tonnerre I Venez tous
voir la Bible des Temps, qui fume la pipe et
renouvela le monde en avalant des sabres de
papier blaoc! » Style tout en tambour, en
cymbales, en grosse caisse, en clairon discord.
en cornet à bouquin et en serpent d'église. Et
tintant sur le tout, une philosophie de gong
allemand et de chapeau chinois. Langue sans
droiture : jamais la moindre pureté ; pas
ombre de délicatesse ; pas la moindre discré-
tion. Ni mélodie, ni chant. Tout est rauque,
bruyant et confus. Tout est inarticulé ; et il s'en
106 XÉNIES
vante. Voilà où mène la vanité du sens propre,
le culte et l'abus du caractère. Knox n'est pas
pour peu de chose dans cet énergumène.
Je suis injuste pour Carlyle, qui l'est presque
toujours pour tout le monde, la Prusse et
l'Ecosse exceptées. Mais je sais mon injustice,
et il ne connaît pas la sienne. C'est un esprit
bossu et une âme torse.
Carlyle offense tout amour de la forme et
tout ce qu'il y a d'attique en nous. De là, que
j'oublie ce que j'admire en lui et qui me tou-
che : son culte du héros et le sens réel de la
grandeur. Faute de finesse et de mesure, il
trompe sur ce qu'il connaît le mieux : il
tourne le caractère en caricature. 11 faut lire
Carlyle pour rendre justice à Nietzsche. Il
discerne à peine entre le héros et le sauvage.
Il confond la grandeur avec une barbare
faculté d'abonder en soi. Il a quelques idées
nobles, grandes et profondes ; mais à force
d'insolence, il en fait la parodie plus qu'il
ne les chante. C'est ce que je ne lui pardonne
pas.
XKNIES 107
En matière de critique et de philosophie,
V Apocalypse est le plus sot des livres. Ce que
les poètes peuvent se permettre n'est pas per-
mis aux docteurs. Tous les forcenés qui s'ap-
pliquent à l'être sentent trop la barbarie. Les
prophètes en prose sont de studieux aboyeurs,
et qu'on supporte mal : on les écoute à Dodone;
dans Athènes, ils font rire.
Je poursuis le Barbare partout où il se mon-
tre. Au bien barbare, je préfère le mal ou le
vice poli. Il y a plus de ressource pour la vie
dans la culture même corrompue que dans les
friches sauvages. On finit par douter s'il ne
faut pas préférer une corruption discrète à
l'indiscrétion de la vertu. La brutalité du Bar-
bare le condamne toujours, à mes yeux. Son
orgueil est plein d'une dangereuse impu-
dence ; son humilité est encore une façon de
se faire valoir. Certain excès^de modestie est
ce qu'il y a de plus immodeste. En tout, le
Barbare est haïssable : sitôt, du moins, qu'il
n'est plus asservi. En art comme en politique,
un principe d'ordre et de sagesse serait, je
pense, de se déûer du Barbare avec soin, et de
7
108 XÉNIES
ne jamais croire à sa bonté, pour n'être pas
sans défense contre lui.
La civilisation est une œuvre longue, diffi-
cile et fragile entre toutes, dans ses parties les
plus exquises. Il faut des millénaires, et la
faveur de tous les astres conjoints, pour faire
Paris, Florence ou Athènes. Il ne faut qu'un
demi-siècle de barbarie pour les détruire.
Notre premier devoir n'est pas de rendre jus-
tice à un Barbare qui se croit juste, parce
qu'il vocifère; mais de défendre notre chant
contre lui et la parure d'un monde, où sa vue
grossière ne discerne pas les nuances qui font
tout le prix de la beauté, et dont l'harmonie et
les délices l'indignent parce qu'il est inca-
pable de les goûter.
XII
LES LIAISONS DANGEREUSES
Sous ua air discret, ii n'est rien que ce livre
terrible ne se permette. Il a la mine un
peu froide, et il ose tout. Il va aussi loin qu'on
puisse aller, et dans le crime même, du pas le
plus léger, le plus élégant parfois, et le
plus tranquille. Il offense la nature avec beau-
coup de naturel. Par là d'abord, il est d'une
portée profonde et redoutable : il fait connaître
que tout est naturel, et le contre nature comme
le reste.
Les héros des Liaisons Dangereuses n'ont pas
de remords; mais ils savent qu'on peut en
avoir et ils n'ignorent rien de ce qu'ils font.
110 XÉNIES
ï!s ont conscience de leurs sentiments et de
leurs actes. Tls sont tout sensations, calcul et
volonté. Bourreaux ou meurtriers, ils sont
cruels par choix et même par bravade. En
somme, leur intelligence est toujours en éveil ;
leur expérience de la vie est accomplie. La
conscience en eux est de l'esprit, et de l'esprit
seulement. Ils n'ont pas de cœur; et ce qu'ils
en pourraient avoir comme tout le monde, ils
le tuent par orgueil de n'être pas comme les
autres.
Ils vivent naturellement dans l'artifice. La
société leur tient lieu de nature; les salons du
monde sont leur jungle. Raffinés, ils sont tigres
et polis. On ne doit pas l'oublier pour les
comprendre.
La passion de vaincre fait le fond de leur
perversité.
L'orgueil est le ressort de ce noir mystère.
Ils portent dans l'amour et l'amitié la morale
des tyrans et de la force. La volonté de puis-
sance est leur seule loi ; et même s'ils la con-
sacrent à la conquête du plaisir, il faut entendre
que leur plaisir suprême, jusque dans les bras
XÉNIES 111
d'une amante innocente, est de dominer. Rien
ne peut donc modérer en eux la fureur égoïste.
Dans l'amour même, ils ne cherchent que
l'empire. Ils ne reculent devant rien pour
l'obtenir et le garder. L'orgueil les mène natu-
rellement à la cruauté. Ils sont capables
d'étouffer tout sentiment, même celui qui les
enivre au passage, même celui qui les caresse
en secret, pour accomplir un dessein despo-
tique. Ils ont ainsi un intérêt supérieur à
l'intérêt de toutes les passions.
Voilà en quoi ce livre est si funeste, et le
saul dangereux entre tous les livres. Madame
Bovary seule exceptée, peut-être. Il attente a la
vie. Dans Madame Bovary, le poète expose et
détruit l'illusion vitale que chaque être pensant
nourrit sur soi-même pour s'aider à vivre.
Pendant longtemps, ce livre des Liaisons a
été suspect, sur la foi des peintures libertines
qu'on pensait y trouver. On le lisait, on n'en
parlait que sous le manteau. Un esprit aussi
libre que Sainte-Beuve s'excuse de le nommer.
Mal famé décidément, on a fini par y voir une
espèce d'oeuvre licencieuse, à la façon d'un
H2 XÉNIES
Fragonard beaucoup plus hardi et plus
cynique (1).
Il n'est pas de plus fausse renommée. Le gai
génie de Frago, sa licence voluptueuse, ses
appels au plaisir, ses malices et son allégresse
amoureuses, le charme et l'élégance qu'il donne
à l'anecdote des baisers, ce monde heureux et
riant n'a rien de commun avec Les Liaisons
Dangei^euses, si ce n'est quelques traits du cos-
tume et de la mode.
Fragonard est bien en chair; sa peinture si
sensuelle à la fois et si l3Tique ne rappelle pas
le moins du monde la prose nue, grise et
cruelle des Liaisons. Dans Fragonard, il y a la
poésie des sens et du plaisir. Parfois même il
en a la rêverie ; il en bat la crème légère, jus-
qu'à l'envelopper d'une vapeur songeuse et d'un
aimable nuage, moitié langueur de volupté et
moitié petite mousse de Champagne. Fragonard
est un Watteau débarqué à Gythère, et qui
entend y séjourner. Enfin, dans Fragonard, on
(1) On n'a pas eu dautre idée en le mettant naguère à la
portée de tout le monde ; et il est honteux d'en avoir fait une
édition populaire.
XÉNIES 113
rencontre assez souvent Casanova. Le fameux
chevalier est immoral à la façon des boucs et
des coqs qui font fanfare de leurs prouesses :
il est le bouquissime et le coquissirae de la
galanterie, un superlatif vivant, à l'italienne.
Cette sorte d'immoralité tourne à la farce.
Qu'on est loin de Valmont, et qu'il donne peu
à rire! Si les Mémoires de Casanova sont l'opéra-
bouffe des mœurs sous Louis XV, les Liaisons
Dangereuseff en sont la cruelle et secrète tragé-
die. Il y règne une subtilité méchante qui
pénètre tout, les actions et les caractères. La
politesse y ajoute cette perfidie du lent poison
qu'une main charmante verse et qu'un sourire
fait passer.
Les Liaisons Dangereuses sont un livre sec et
presque froid. Sans ébriété, sans l'ombre de
rêverie, décharné, écrit au scalpel, c'est un
traité d'anatomie morale. Les romans des
autres peuples sont puérils près de celui-là.
11 n'est ni voluptueux ni obscène. Il est bien
pis : il est meurtrier. Il touche aux sources les
plus profondes de la vie sentimentale; il les
114 XÉNIES
trouble, il les altère; et même il peut les cor-
rompre jusqu'à les empoisonner. Il ruine
l'ingénuité sacré du désir, et sa candeur néces-
saire. Il dessèche le cœur et substitue à cet
oiseau ridicule, en ses battements d'émotion
vivante, le calcul de l'orgueil, cette montre
méchante, dont un moi inhumain est le grand
ressort sans pitié.
Jamais livre n'a plus outragé le fond sensible
de l'homme. Les Liaisons Dangereuses sont le
seul livre dangereux, ai -je dit, parce qu'il n'en
est sans doute pas un autre qui tienne si peu
compte du sentiment, et qui l'ose exclure à tel
point, même de la passion, qu'elle n'a plus rien
de commun avec la sensibilité.
XIII
LA BRUYÈRE
JE n'arrive pas à goûter tout à fait La
Bruyère. Comme vous autres, je vois son
art et même son intelligence. Mais justement
l'art se voit trop. Pour les opinions, il ressemble
beaucoup à Boileau; toutefois ce Boileau de la
prose n'a pas le franc parler de l'autre : on
sent aussi une âme moins nette, un regard
moins discret et moins libre. Il y a de la pro-
vince et deux ou trois gouttes d'esprit docteur
dans La Bruyère. Boileau est tout bourgeois de
Paris.
Dans les Caractères, trop d'apprêt, trop d'arti-
fice. Ces collerettes, ces broderies, ces den-
116 XÉNIES
telles, sont détaillées à miracle et merveilleu-
sement repassées; mais on ne peut oublier
l'amidon.
Son œuvre est le modèle des rhétoriciens :
tous ses morceaux leur sont donnés en exemple,
comme devoirs de style. Lui-même est l'élève
parfait qui a toujours le prix. A cinquante ans,
un tel élève est le maître.
De la sorte^ il excelle en tous les genres, et
c'est son genre. Il a tous les tons et n'a qu'un
ton : celui de les tous prendre.
Buffon a les manchettes, et c'est La Bruyère
qui en fait miroiter les jours, et qui en dresse
les plis. Quel goût pourtant, et qu'il eût fait
un grand critique, si son temps l'avait laissé
plus libre. Il n'est pas si étroit que resserré
par les usages et boïné par la contrainte de la
religion et de la politique. Le même esprit, cin-
quante ans plus tôt ou plus tard, eût fait époque
dans le jugement des œuvres, de la morale et
de la poésie. Avec Voltaire et Sainte Beuve (1),
(1) Je ne parle pas de Saint-Evremond, qui n'est point de
métier et ne fait rien qvHj par occasion.
XÉNIES 117
il est le seul critique à qui les écrivains ne
sauraient refuser l'assentiment, eussent -ils
même â se plaindre de lui : car il juge de
l'art en artiste.
XIV
TOUJOURS STENDHAL
LE PREMIER, je pense, il y a déjà dix et onze
ans, j'ai défendu Stendhal de mal écrire.
Bien plus, en dépit des docteurs et des aca-
démiciens, j'admirais en lui un prince du
langage.
Stendhal écrit comme il pense. Il a la
langue de son génie. Pour qui en a mesuré la
puissance originale et le charme, que dire de
plus? Et d'abord, de tous les hommes, il est
le moins auteur. On ne fut jamais si peu d'une
bande: ni troupe, ni chapelle, ni salon; ni
revue, ni journal. Celui-là n'est pas homme de
lettres.
120 XÉNIES
Le style de Stendhal est le plus aigu qu'il y
ait, et le plus intelligent que l'on sache. La
pointe de Voltaire est mousse près de la sienne:
parce que le fer le mieux acéré n'a pas la prise
du diamant : il fait des éclairs dans le granit
et la matière dure; le diamant perce et pénètre
où il veut, sans rien détruire.
Si le mot « attique » a un sens, jamais
style ne fut plus attique en français que celui
de Stendhal. C'est une lumière : il n'est pas
de secret pour elle : comme elle enveloppe
naturellement les objets, après avoir joué à la
surface, elle coule dans le monde intérieur et
baigne le fond des sentiments. Son plaisir est
de tout connaître dans l'ordre des passions, et
de révéler ce que les hommes cachent ou
ignorent le plus. Ce style fait partout la clarté :
si épris qu'il soit des mouvements les plus
rares du cœur, capable d'y toucher avec une
exquise délicatesse, il en éclaire les retraites et
l'obscurité : il propose tout enfin à l'intelli-
gence.
Et pourtant personne ne méconnaît moins
que Stendhal les valeurs sentimentales. Il a
XÉNIES 12î
tous les tons de l'esprit, moins celui da
sublime qui est si suspect le plus souvent et
si justement, étant le ridicule qui déclame dans
un porte- voix. Rien ne manque donc à Stend-
hal, si ce n'est la couleur de la grande poésie.
Encore y atteint -il, et au sublime mAme des
sentiments tendres, puisqu'il lui arrive d'en
faire sentir la profonde musique et d'en com-
muniquer la puissance.
Voltaire n'a jamais le ton ni le chant des sen-
timents tendres. 11 est toujours sec; sa mélan-
colie même a le son du bois qui craque.
Stendhal est si peu sec, que son ironie même
n'est pas sèche. Voltaire ne sait point parler
d'art, et Stendhal y excelle.
Si spirituel qu'il soit, le style de Voltaire fait
aussi de l'esprit. Et celui de Stendhal a tou-
jours de l'esprit.
Stendhal est le plus libre des hommes. Seul
Montaigne l'a été autant que lui. Montaigne
est plus philosophe, et Stendhal plus artiste.
Pour être tout à fait libre, il ne faut pas
craindre d'être épicurien. Le spectre de la
morale tend le ûlet où non pas seulement
122 XÉNIES
Vénus est prise, mais aussi la pensée. Mon-
taigne lutte quelques fois contre le fantôme ;
Stendhal ne le rencontre jamais, que pour en
rire.
Eux seuls, tous deux, ils ne sont de métier
en rien ni jamais. Ils sont libres même de leurs
préférences. Pascal ne l'est pas ; Voltaire non
plus, étant si polémique de nature et trop dans
l'action. D'ailleurs il est auteur à l'excès. Il
fait la guerre; il est de parti. Il flatte les puis-
sances, celle-ci contre celle-là. Il ménage les
uns pour tout oser contre les autres. Il y est
bien forcé. Stendhal n'est jamais de parti. Il a
un mépris infini pour la mode et l'opinion
publique.
Stendhal est libre de toute attache. Lui, le
plus aristocrate des esprits, qui n'écrit jamais
que pour l'heureux petit nombre, il est démo-
crate de raison. Il tient pour le parlement, et
il se moque de la charte. Il est classique contre
les classiques. Il se déclare pour l'art roman-
tique, non sans rire de Chateaubriand et de
Victor Hugo. Est-ce qu'il s'arrête à lui-même?
Il s'en voudrait de l'amour-propre comme
XÉNIES 123
d'une sottise, la plus commune à tous les
hommes, sans omettre ceux qui ont le plus
d'esprit. Amoureux à la folie, amoureux de
vocation, il est le seul amant qui fasse l'aveu
de ses infortunes ; cavalier accompli, il rit
mélancoliquement d'avoir perdu l'étrier dans
ses plus belles courses. Il met à la cape sèche,
il n'a pas le plus petit bout de toile pour tenir
la route, et il le publie ! Stendhal a tant d'intel-
ligence, il voit si loin en lui-même et dans les
autres, qu'il ne peut pas mentir aux autres
ni à lui : eût-il toutes les raisons de ne pas être
vrai dans la conduite, où nous ploie l'amour-
propre, il est tout vrai dès qu'il reste seul avec
lui-même, dès qu'il se parle et se répond tête-
à-tête. La clarté de ce style est une merveil-
leuse vertu de l'âme.
D'ailleurs, Stendhal connaît le tourment de
la forme, sans qu'il y paraisse. Il sait la valeur
d'un mot mis en sa place. Il a le sens de l'épi-
thète. Mais il est tout de même l'homme qui
préfère, le cas échéant, refaire une page à la
corriger, et son chapitre à le chercher perdu
dans l'amas de ses papiers. Que j'aime cette
124 XÉNIES
méthode, et comme je la comprends dans le
poète : le vrai génie prend son plaisir pour
soi-même dans tout ce qu'il invente, avant d'en
faire part aux autres. Si artiste qu'on soit, il
ne fiaut pas crever à la peine, et faire de son
art une vie de galères, un impitoyable métier.
Dans Stendhal, il y a tout ce que le goût
et la raison peuvent admettre de beauté roman-
tique, à savoir l'imagination libre des carac-
tères, les faits sans autre respect que celui de
la vérité, les passions sans la contrainte des
moeurs et sans masque de cour.
L'erreur romantique est de feindre la pas-
sion, bien loin de l'exprimer toute pure et de
la peindre. Idéale on non, la vérité n'est jamais
romantique. Les romantiques, simulant des
passions qu'ils n'avaient point, ont cru donner
le change en mettant la passion dans le style
et les couleurs : mais elle n'est point dans la
peinture ni dans les caractères. De là que tout
est outré chez eux. Point d'équilibre : ils n'ont
pas la réalité dont ils se donnent l'apparence :
tout le péché romantique est là, et il n'en est
XÉNIES 12o
pas d'autre. C'est dans Baudelaire que l'équi-
libre se rétablit entre la forme et le monde
intérieur.
Dans les œuvres les plus romantiques du
temps, Stendhal est tout classique : parce que
Julien Sorel, tout comme le Roi Lear, a les pas-
sions de son style, et le propre style de ses
passions.
Plus on admire Stendhal et plus on est intel-
ligent.
Quand Stendhal aura son rang, qui est le
premier de tous en son siècle, et l'un des pre-
miers non seulement en France, mais dans l'Eu-
rope de tous les temps, les hommes auront enfin
compris la puissance et les séductions de l'in-
telligence, au service du sentiment. Il ne s'agit
pas de lui laisser tout faire et de lui livrer un
héros inerte : elle guide Ulysse, elle lui éclaire
toute la route : elle ne voyage pas et ne vit pas
pour lui. Le héros, c'est la passion. Stendhal le
montre partout, s'il ne le dit.
XV
CONTRE MOI
TOUTE PENSÉE basse me blesse. Qu'il est facile
de me blesser!
Je doute passionnément : c'est ma nature.
Et j'ai la passion de vivre. Quelle contra-
diction.
Je me suis souvent demandé pourquoi ils
viennent tous à moi et tous ils me trahis-
sent : ils ne veulent pas de témoin. Quand ils
l'ont trouvé, ils le fuient ou le haïssent. Les
ingrats! c'est de fuir que je leur en veux. Je
ne leur reproche que la trahison, dont ils res-
tent avilis. Qu'ils me connaissent peu ! Dans
le criminel, je suis pour le crime.
128 XÉNIES
Ils me craignent. Mon silence leur plaît et
ma solitude les rassure Ils ont raison.
Mais pourtant quels faquins, eussent- ils tous
les talents I Je suis si souvent contre moi-
même, qu'ils ne peuvent pas admettre que je
ne sois pas toujours pour eux. Il y a de quoi
rire. Sort unique en vérité, qu'ils attendent
tous et toujours de moi ce qu'ils ne conçoivent
pas que je puisse parfois attendre d'eux.
Allons, courage. Ils te tueront peut-être,
mais ils mourront plus que toi.
XVI
SIMPLE
LE STYLE Simple donne dans le niais, comme
le sublime dans le ridicule Ceux qu'on
accuse de n'être pas simples pourraient l'être,
s'ils voulaient; mais ceux qui sont niais, même
à demi, ne peuvent pas faire autrement. On les
vante d'être simples, assez souvent, pour faire
comme eux et pour cacher la niaiserie.
Fénelon aurait méprisé Flaubert, comme
Voltaire méprise Dan le. Mais Flaubert se moque
bien de Fénelon, et Bouvard lui-même enterre
Télémaque, en dépit de M. Renan.
Pour M. Renan, il se trahit quand il loue le
style de sa sœur Henriette. Le beau modèle !
130 XÉNIES
Celte institutrice écrit comme Berquin, et selon
son état. Elle trouve absurde tout ce qu'elle
ignore ; elle juge avec ambition, il me semble,
ce qu'elle ne peut pas connaître. Ses goûts con-
viennent assurément à une troupe de petites
filles; mais est-ce là une règle pour des artistes
et pour des hommes ? Elle a horreur du trait
moderne, de la couleur, de l'expression et du
caractère. Il ferait beau voir qu'elle ne l'eût
pas ! Je tiens surtout qu'elle en a peur et s'en
défie. La beauté originale est un objet de blâme
et de dédain plus ou moins sincère pour les
esprits sans originalité. Il y a bien du dépit
là-dessous: on condamne pour n'être pas
condamné. Que de malveillance dans ces
bonnes gens ! Ils sont les plus honnêtes
du monde, fort doux et fort patients avec
les premiers venus et tout ce qui est mé-
diocre; mais que paraisse Balzac, ils se bou-
chent le nez, et ils font cent grimaces, si
Baudelaire ou Verlaine commencent d'élever
ce chant d'une nouvelle voix. Ils ne veulent
pas de mal à li moindre des mouches; mais
qu'on fasse procès à Madame Bovary leur sem-
XÉNIES 131
ble bien juste, et ils ne seraient pas fâchés,
après tout, qu'on la mît un peu en prison.
Flaubert écrira comme cette sage demoiselle,
s'il lui plaît; il la fera parler à une distribution
de prix, tout comme le docteur Homais, à s'y
méprendre. Elle ne s'en doute pas et continue
de ne rien comprendre à ce qu'elle réprouve :
l'excellente personne juge naturellement selon
soi. Niaiserie pure. Pour un sourd, le véritable
esprit consiste à s'excuser de donner son avis
en musique. J'imagine un pauvre vieil orga-
niste à Guingamp ou à Pontivy, en 1860, qui
aurait eu entre les mains la musique gravée de
Tristan; ou une bonne petite vieille, gagnant son
pain à peindre des rosettes sur porcelaine, qu'on
eût tirée de sa chambre, pour lui montrer, il y
a un demi-siècle, les tableaux de Cézanne.
Est-ce que Pascal est simple? ou le nez
de Cléopâtre? Dante est-il simple? et Rem-
brandt? et les sonnets de Michel-Ange? et la
cathédrale de Chartres? L'art n'est jamais
simple, peut-être.
Il ne s'agit pas d'être simple, mais d'en avoir
l'air. Je ne m'en dédis pas, l'ayant dit.
8
132 XÉNIES
Être simple : ce mot n'a aucun sens. La
simplicité d'une âme immense et profonde est
un prodige de complication pour une âme
bornée.
Dans le Télémaque, il n'y a pas une idée rare, pas
un sentiment qui ne soit éculé,pas un mot qui ne
soit fade, pas une de ces découvertes qui ravis-
sent le cœur ou la pensée. Tout est copie, imi-
tation, eau claire ou abondance. A ce régime,
on perd tout appétit. Télémaquc semble tra-
duit, non pas du grec, mais du latin d'Eglise.
Gil Bios de Le Sage est aussi insipide; mais il
est laïc et bas, comme l'autre est clérical et
poétique. Toutes ces histoires coulent de source
à n'en plus finir : hélas, pourquoi commencent-
elles? Stendhal nous sauve de Le Sage, et
Saint-Simon nous console de Fénelon.
La divine variété condamne ce qu'on nomme
le simple, et qui est l'uniforme. Le simple est
le pauvre, le plus souvent. Faites-lui l'aumône,
hypocrites; dites- lui qu'il est la raison et la
vertu au besoin ; mais ne cherchez pas à vous
persuader que vous enviez à ce gueux son or
et ses ressources. Convenons que les sots ont
XÉNIES 133
avantage à être simples, les critiques et les
maîtres d'école, bref tous ceux qui ne pensent
ni ne sentent rien par eux-mêmes ; et voilà
tout.
XVII
PHYSIS — POLÉMOS
L'ÉTAT de guerre est si bien l'état universel
de la nature qu'il est la loi même des
cellules. Toute nutrition est fondée sur la
guerre. L'élément ne se nourrit qu'aux dépens
de quelque autre plus faible qu'il détruit. Nos
tables sont des charniers. Quand nous man-
geons, nous imitons à l'échelle d'un monde les
massacres et les dévorements continuels, que
renouvelle la nécessité dans les profondeurs
de la vie infinitésimale.
Voici la fièvre et toutes les infections : Met-
chnikoff y montre à nu la guerre des microbes
et celle des cellules.
s.
136 XÉNIES
Les tissus nobles sont dans une lutte perpé-
tuelle avec la plèbe des tissus. Et dès que la
défense se relâche, dés qu'ils ne font plus
bonne garde, les tissus nobles sont la proie de
la multitude et des esclaves.
Le conjonctif est le prolétaire. Il fait la
masse. Mais s'il est le plus fort, il dévore la
cellule nerveuse, qui est la cellule noble, l'élite
d'où sort la pensée et toute la vie supérieure
de l'espèce Le prolétaire est le squelette : rien
ne se tient que par lui ; rien ne se fait sans
lui ; mais il ne peut pas être le maître; et tout
est perdu, s'il n'est asservi.
La nature lance les forces les unes contre les
autres, sans préférence ni parti. Elle les
affronte encore plus qu'elle ne les oppose.
Sans même tendre à les mettre aux prises, elle
les oblige à la guerre par le seul fait de leur
dififérence. Les éléments affrontés luttent,
parce qu'ils se nourrissent les uns aux dépens
des autres. La guerre veut la paix, mais ne la
veut que dans la victoire. La guerre est en
quelque sorte la recherche de l'unité et de
l'équilibre. Elle est le grand moyen de la
XËNIES i37
mort, laquelle rouvre le cycle et renouvelle la
vie.
Le tissu prolétaire dévore aveuglément le
tissu noble qui peut seul le faire participer
à une vie supérieure. Il n'importe en rien à la
nature que la sclérose tue et momifie les cel-
lules nerveuses du cerveau ou de la moelle.
Toutefois, quand la moelle est scléreuse, la
victoire du conjonctif est bien inutile : c'est
la paralysie.
Les maladies les plus hideuses ne sont pas
d'une autre espèce : elles sont une guerre de
la cellule brute à la cellule noble, où le tissu
ignoble a le dessus. La nature enregistre et
certifie cette victoire avec indifférence. Elle est
toujours avec la force. La qualité n'est pas son
aifaire, si même elle est son vœu. Le cancer
est une image atroce de cette impartialité sans
cime.
Il suffit de voir les animaux dans la ' na-
ture, pour comprendre à quel point la guerre
est l'état naturel de tout ce qui vit. D'ailleurs,
138 XÉNIES
dans les dissolutions et toutes les actions chi-
miques, dans les opérations de la matière qui
donnent lieu à un corps défini, en vérité n'y-a-
t-il pas une guerre? Toute forme est à mes
yeux la victoire qui achève une guerre.
L'instinct de nourriture domine tout et gou-
verne tous les êtres. 11 est l'élan premier, la
figure universelle de l'instinct de puissance,
qui consiste d'abord à s'accroître, puis à domi-
ner aux dépens d'autrui, pour durer toujours.
Or, les êtres vivants se sentent tous menacés
par la faim même qui les anime. Tous cher-
chent une proie, et tous ils savent qu'ils sont
une proie ou le soupçonnent. D'espèce à espèce;
et dans la même espèce encore. Car si la nour-
riture d'une espèce n'est pas animale, les indi-
vidus se la disputent avec fureur; et jusque
dans l'amour, qui est l'ivresse de la nutrition,
et l'appétit de l'espèce dans l'individu.
De là, cette profonde défiance, cette éter-
nelle inquiétude qui possèdent tous les ani-
maux: Rien ne me frappe plus, dans les bêtes,
que leur naturel émoi. La peur leur est com-
XÉNIES 139
mune à toutes. La crainte est la sentinelle de
garde que la nature a mise en elles pour leur
salut.
Les animaux ont toujours peur et ils se
défient de tout. Quand ils cessent d'avoir peur,
ils ont perdu leur instinct. L'homme se défie
et il est sujet à la crainte d'autant plus qu'il
est moins homme. Le signe même du genre
humain est que l'homme se fie à l'homme.
Dans la guerre, les vieilles terreurs sortent de
l'ombre, et reparaissent les variétés ennemies
de l'espèce.
Au fond, les guerres sont toutes de l'instinct
e Ide la bète, et toutes pour la nourriture. On
enveloppe la guerre de belles raisons et de
mots nobles : elles sont de la force, et pour la
proie. Dans la guerre, il s'agit toujours pour
le plus tort de faire la loi au plus faible, et
d'en faire une proie, pour ne pas être proie.
Les sauvages vainqueurs, à Bornéo, mangent
les vaincus. Hier encore, les Anciens victorieux
détruisaient leurs ennemis, les dépouillaient
totalement et les vendaient esclaves. Aujour-
d'hui, les peuples qui se croient les plus forts,
140 XÉNIES
s'ils n'égorgent pas les prisonniers et les vain-
cus, les courbent, les épuisent et les asser-
vissent. Le joug des banquiers peut enfin
valoir la chaîne des captifs qu'on traîne au
marché, la fourche au col : et tels potentats de
l'or s'assurent de longs festins qui ne rap-
pellent pas de si loin qu'on suppose les repas
des cannibales. Les Allemands ont prétendu
faire la guerre selon la nature: ils ont déchiré
les voiles, et on a eu horreur de la nudité
naturelle. Mais elle est là, et il faut la voir.
Pour vaincre la guerre, il ne faut pas invo-
quer la nature, mais au contraire les plus
belles fictions de la pensée humaine, laquelle
quitte enfin la cage de la nature d'où elle
sort. 1
XVIII
SUR ARISTOPHANE
JE NE PUIS me lasser d'Aristophane. Sa poésie
m'enchante. S'il fallait tout perdre du
monde antique, moins deux poètes, je voudrais
sauver Aristophane et Platon. Le regret ne
serait pas mince, pourtant, de n'avoir plus ni
Sophocle ni Pindare, ni Lucrèce ni Eschyle,
ni Homère ni Virgile. Mais on peut suppléer à
tout plus qu'à l'admirable Platon et au divin
Aristophane.
Il est le seul jx)ète qui tasse vraiment rire.
Et lui seul est ainsi. On ne sait comment, il a
le rire énorme et la gaîté exquise. La poésie
n'est jamais gaie. Une délicieuse mélancolie
142 XEiNIES
est sa plus vive allégresse. L'immense rire de
Rabelais n'a rien d'exquis; et quelle qu'en
soit la puissance créatrice, le poème de maître
François n'est pas un triomphe de poésie.
La gaîté d'Aristophane est fée. Elle emporte
le rire énorme d'une aile si vive qu'on n'en
sait pas dire s'il est plus puissant ou plus
léger. Ce miracle est celui de la poésie bien
plus que l'effet de la comédie ou de la satire.
Mais la poésie dans un dieu enfant.
Une adorable ivresse fait le fond d'Aristo-
phane. Quelle ivresse n'est pas lourde à la
longue, ou monotone, ou sujette à l'excès, ou
grotesque ou difforme? Celle d'Aristophane,
non. Plus il est ivre, plus il est beau, char-
mant, sans grimaces. Plus il est emporté,
moins il titube. Les roses naissent de son vin,
non les hoquets. Plus il a bu, et moins il
pèse. Son ivresse parfaite consiste à n'avoir
plus de corps, et à bondir bien loin de la
terre. C'est le ludion de la lumière. Et sa
lumière est l'esprit.
Par un contraste unique, il n'est jamais si
poète, avec un sens plus exquis de la mesure.
XÉNIES 143
et de la forme qu'au sommet de l'enivrement.
Dans son délire, ce ne sont pas les grelots de
la folie qu'on entend, mais les colliers de la
raison et de la nature, attelage d'Apollon.
On le voit vraiment ivre de moquerie. Il ne
respecte rien que la forme la plus belle ; mais
il n'en perd jamais le respect : morale des
dieux, si seulement l'amour y entre.
Ses saillies k's plus grossières à la racine
sont lancées si haut par l'esprit, qu'elles se
dissolvent dans l'allègre lumière. L'esprit
d'Aristophane est un arc de feu, qui lance une
flèche de fleurs, brûlantes à la fois et trempées
de rosée.
L'excès en lui est une nature première, que
sauve une grâce ravissante. L'excès ne se sent
et ne choque jamais, parce que la grâce n'est
jamais en défaut.
Il donne à tout ce qu'il ose dire le vol de la
chose spirituelle : aérienne et légère, telle est
bien l'imagination du poète. Une fois, j'expli-
quai qu'il a le don inouï d'être sans cons-
cience.
Dans son ébriétè, je ne vois ni Bacchus ni
9
144 XÉNIES
Silène, ni l'orgie toujours un peu violente et
ténébreuse, fût-elle sacrée : ni la gravité de
la lyre sublime, ce soleil de la nature pen-
sante dont les rayons et les cordes sont les
idées.
Point. Comme au Banquet de Platon, Aris-
tophane est transporté par la réminiscence de
la créature parfaite : son ivresse me semble
celle de la pensée elle-même, d'Athéna qui fait
la folle, et qui se donne congé de la sagesse. Il
n'est rien de pareil chez aucun autre poète, si
ce n'est dans Titania caressant les oreilles de
Bottom.
Je ferai remarquer que les sujets touchés
par Aristophane sont les plus graves du monde :
ils vont fort au delà de tous ceux qu'ont trai-
tés les tragiques. Quant aux modernes, les
plus hardis n'ont pas osé en mettre un seul
sur la scène. Molière, si protona dans I'Ecole
DES Femmes, n'eût pas conçu Lysistrata ni
l'Assemblée. C'est qu'Aristophane, en effet, n'a
aucune profondeur. 11 peut tout se permettre.
Son esprit est capable de toute audace, en se
XÉNIES 145
jouant. Mais le cœur n'y est pas, ni la cons-
cience qui sont la dimension du fond, celle
qui donne à la vie son volume. Voilà ce qui le
tire d'embarras. Il s'amuse donc de tout. D
frappe à la porte des énigmes les plus redou-
tables et des plus secrets mystères. Si les
énigmes sont des princesses sur la route de
Thèbes, il les met toutes nues : mais elles
fuient ; il les poursuit en riant jusqu'au seuil
de leurs temples ; et quand elles disparaissent,
il rit encore et ne songe seulement pas à pous-
ser la porte.
Ainsi Aristophane tourne en folle risée la
paix et la guerre, le juste et l'injuste, le génie
de l'espèce et le devoir de la cité, la liberté
des femmes et la condition des sexes, Bacchus
et Socrate, les dieux el la philosophie, la
dignité du poète, la constitution de la Répu-
blique, l'argent, la justice et l'Etat, que sais-je
encore? S'il n'était pas l'enfant inimitable,
TAriel qu'il est, ses comédies, bien loin d'être
les farces de l'Olympe, seraient un lieu de
méditations, plein de souci, de politique et de
larmes.
146 XENIES
Mais sa ravissante enfance passe sur tout
en bondissant. Et lui seul a ce privilège. Il
n'y a pas un grain d'amertume dans son
œuvre : pas un retour sur soi-même. En tout
autre, l'enfance est ennuyeuse et vaine. Car
les enfants sont pleins d'ennui, pour les
hommes, dans le royaume de poésie. Et
puisque le royaume des cieux est à eux, il est
fort bon qu'on les y garde et qu'ils s'y tien-
nent. La simple jeunesse n'est pas non plus
d'un si grand prix, pour les autres, elle qui en
a un sans pareil pour le bonheur et pour elle-
même. Les enfants et les jeunes gens ne sont
que le pis aller ou la promesse de Thomme.
Le divin Aristophane n'est pas un enfant
ordinaire, étant un dieu.
Enfant toutefois, il n'entre dans rien. Il voit
tout et se joue de tout, à la surface de tout.
Tel est le secret de ce rire blond, universel,
pareil à l'air du matin sur la mer.
Si le jeu est le propre de la poésie, entre
tous les hommes Aristophane a été le plus
poète.
XIX
HORACE
CE qu'on peut dire contre Horace, je le sais
et l'ai dit moi-même. Mais qui mieux que
Pétrone? 11 a ses travers et cette part d'impu-
deur antique, où l'enfant sinon l'animal se
reconnaît dans presque tous les Anciens, et qui
blesse moins la morale que le goût. Mœurs du
stade et de la nudité; et ces salles pleines
d'esclaves, qui vivent en vil troupeau, en bétail
misérable. Tout est public. L'antiquité pense
sur la place. Sans le vouloir, elle est toujours
un peu cynique. Ce chien de Diogène a paru
fort honnête homme aux meilleurs esprits de
Rome et d'Athènes. Corps et âme, que le mys-
148 XÉNIF.S
tère est donc nécessaire à la beauté, comme à
la volupté même. Que l'attente a de prix, et de
grâce le péché.
Quand Jean -Jacques nous fait faire la gri-
mace, il prend son bain moral en public, à la
mode antique. Passons donc à Horace l'odeur
des aisselles, le bouclier jeté, le gousset, le
bouc, l'humeur des yeux et le reste. Il n'a pas
l'air lui-même de s'y plaire ni de s'y amuser
beaucoup. Martial, lui, prend plaisir à ces
sales brocards. Horace fait à ses gens les cha-
touilles qui les font rire. Les propos obscènes
ne sont presque jamais heureux : flattent-ils
la bête ? Hs offensent au contraire le sens de
la beauté et le goût du plaisir. Je ne sache pas
de reproche plus grave à l'obscénité, que sa
vulgarité facile et sa laideur ordinaire. D'ail-
leurs, l'impudeur du sentiment ou de l'esprit
me frappe bien plus que l'autre.
Rien ne sauve le cynique et l'obscène que la
grâce spirituelle. Montaigne a l'air de se mettre
tout nu à la fenêtre : mais d'abord il garde un
réseau impalpable sur la peau, si transparent
qu'il semble; puis, s'il ôte sa chemise et la
XÉNIES 14*
montre aux passants, je ne sais comment elle
est toujours propre : elle trempe dans une
ironie lumineuse qui lave toutes les taches :
l'esprit continu fait ce miracle. Moins Pétrone
et Sénèque, les Romains n'ont pas beaucoup
de cet esprit-là.
Quel nom plus rebattu que celui d'Horace?
quel poète plus connu depuis deux mille ans ?
partout célébré, mille fois traduit dans toutes
les langues, cité perpétuellement, un exercice
pour les écoles, un jeu de patience pour les
rimeurs de tous les pays et de tous les temps.
Et toutefois, peu de poètes, à mon sens, res-
semblent moins à l'image qu'on répand de lui
et qu'on nous en a faite.
Je le trouve peu romain, et italien moins
encore. La passion n'est pas son affaire. Il
n'entend rien à l'amour. On en ferait encore
plus facilement un héros qu'un amant. Il a le
goût du plaisir, mais avec une étrange réserve.
La volupté lui est un thème poétique plutôt
qu'une nécessité ou un don de nature. Le désir
ne rend pas en lui ce son ardent et profond
150 XÉNIES
de la chapterelle, où l'archet divin se promène,
ces notes brûlantes qui ne sont jamais si belles
que par la douce angoisse qui nous prend et
le soupçon qu'elles nous donnent que la corde
va se rompre, peut-être, sous l'excès du chant.
11 n'a aucune tendresse.
Enfin, il n'est pas du tout citoyen. Il n'aime
ni la gloire militaire ni les grands emplois.
Loin de les envier pour lui-même, il n'en a
pas le respect sincère dans les autres. Il sait,
d'ailleurs, ce qu'il doit à la patrie. On le voit,
dans la rue, lancer des fleurs au héros qui
triomphe; mais il préfère n'avoir pas de place
dans le cortège et rester à la maison. L'histoire
de Rome n'est pas son étude favorite, ni les
fastes consulaires son livre de chevet. Il lui
arrive de confondre les dates et de brouiller les
noms : il connaît mieux les poètes de Lesbos
que les Scipions.
Tel quel, pourtant, il est propre à traiter les
sujets sublimes comme les autres. Dans le
Chant Séculaire^ il a porté l'ode romaine au som-
met : ici, la voix d'Horace est celle de Rome à
l'apogée, reine du monde. Elle s'est proclamée
XÉNIES 151
et se proclame éternelle par sa bouche ; et les
accents d'Horace y font croire encore :
Aime sol
possis nihil urbe Roma
visere majus !
Horace a de même chanté les lois de l'Em-
pire et les desseins du nouveau régime imposé
par Auguste à l'ancien monde. R pourrait pas-
ser pour le poète lauréat de l'Empire naissant,
dans son calme âge d'or. Il en a la certitude,
l'ample majesté, l'ordre visible, et l'impassible
lumière. Le plus souvent, on ne s'inquiète
même pas de ses sentiments, s'il les exprime,
s'il les dissimule ou s'il les force. La certitude
est plus apparente que réelle ; la majesté, plus
magnifique ou superbe que solide; la lumière
a moins de chaleur que de clarté ; et l'ordre
en général n'est que de la symétrie.
Tout dans Horace est volonté, choix, œuvre
d'art, intelligence enfin. De là, qu'il est clas-
sique à un si haut degré. Horace, qui doute
beaucoup et en toutes choses, n'a jamais l'air
de douter. Sa forme a toute la certitude que
n'a pas son esprit.
9.
152 XÉNIES
Fils d'affranchi, Horace est un enfant de la
Grande Grèce plutôt que de l'Italie. Je ne sais
pourquoi sa tournure d'esprit me fait penser à
un Oriental, parfois même à l'Ecclésiaste
beaucoup plus qu'à Pindare ou au sage fol
Anacréon.
Unique à Rome, Horace est profondément
artiste. L'art est le seul lien de ses idées, et le
seul mobile de son action. Il doute de tout plus
que d'une belle strophe. Tout sujet lui est bon,
parce que de toute pensée ou de tout sentiment,
il fait un objet d'art. Il ne cherche pas la vérité,
mais la forme parfaite. Il est tout entier dans
chaque œuvre, sans s'y mettre lui-même. Ou
plutôt, il n'est que ce qu'il fait, et l'est tour à
tour sans réserve. Pas un autre Romain n'a ce
don de contemplation au même degré ; car
l'objet est la contemplation du poète.
Sa forme le révèle. Il est le plus plastique
des Latins, plus orfèvre que sculpteur, et moins
peintre que potier. Ses odes me font l'effet de
vases, où les émaux sont constellés de matières
précieuses, d'or ancien et de rubis incrustés.
Voilà qui n'est pas plus grec que romain, et
XÉNIES 153
qui rappelle aussi l'Orient. Telle ode a pour
mon oreille et mes yeux le charme d'un vase
persan. Horace est plus froid que l'émail de
Perse, et plus riche que l'ode grecque. Il aime
le luxe dans le style et les pierreries.
Cet Horace, né de si petites gens, et qu'on
prendrait parfois pour un petit rentier sans
ambition, est le plus aristocrate des poètes
latins. Chez lui, l'aristie n'est pas le moins du
monde liée au sang ni à la fortune : elle est
de la langue et de la vision. Horace est aristo-
crate par l'imagination. En quoi il diffère le
plus de Boileau, de Pope, de tous ceux qu'on
lui compare servilement; Pope et Boileau sont
des bourgeois doubles, et qui sentent fort le
collège. On ne saurait un seul instant songer à
eux, quand on considère l'immense horizon
d'Horace et sa vaste intelligence.
Horace contemple et possède l'objet dont il
veut faire un chef-d'œuvre : il y réussit, parce
qu'il donne à son vase, d'un style accompli,
une mesure, des proportions et une matière
parfaites. La perfection patiente d'Horace est
sans doute pour beaucoup dans l'obscure séduc-
154 XÉNIES
tion qu'il exerce sur les amateurs de vers, qui
se sont confondus si longtemps avec les con-
naisseurs en poésie. Gomme Pindare en Grèce,
prince des sculpteurs, souverain maître du bas
relief, Horace en latin approche de plus près la
perfection.
En lui, tout est fonction de l'intelligence. Il
ne laisse rien au hasard, et pas une inspiration
n'est plus savante que la sienne ; mais il ne
doit pas tout à la science et il a son génie, qui
souffle d'où il veut. Sa lyre est un instrument
de précision : Horace calcule tout, il pèse, il
est exact à faire peur. Horace a fait d'original
ce que le bon Carducci a rêvé de refaire, en
italien, selon lui, vingt siècles ensuite. Par
malheur, l'imagination de Carducci n'est pas
classique, sa verve est intempérante et son
intelligence médiocre.
En un seul poète, Horace veut donner à
Rome tous les divins possédés de la Grèce. H
prend du souffle ce qu'il lui faut pour la hau-
teur où il s'élève et les degrés qu'il monte. De
là qu'il paraît si froid aux gens du Nord, pour
qui la poésie lyrique n'est qu'une eff'usion.
XÉNIKS 155
Pour Horace, elle est toujours, non pas une
œuvre de la raison, mais un chef-d'œuvre du
calcul poétique.
Au jugement des modernes, la vie d'Horace
est à peu près absente de ses œuvres et surtout
de ses odes. Ici pourtant, l'homme fait seul
comprendre le poète. Horace est singulier par
la vie qu'il mène : on ne trouverait que lui,
chez les Anciens, qui ne fût ni poète de la
République, ni poète de cour, ni solitaire de
profession ou philosophe à la Lucrèce, ni
homme du monde qui brille par son talent
dans une société de beaux esprits. H n'a point
d'amis, sinon Virgile et les deux ou trois plus
grands seigneurs de Rome : il ne se plaît
qu'avec eux. Entre temps, il est fort solitaire
et assez dédaigneux. Là encore, il est aussi
peu citoyen que possible. Il n'aime que sa
retraite à la campagne, une vie simple et
cachée, le silence et la paix, où il peut tra-
vailler à son aise et faire œuvre d'art comme
il l'entend. Il est plus auteur comme on
l'est aujourd'hui qu'à la manière antique.
/
156 XÉNIES
On le sent tout à ses vers, et sans souci
du reste. Avec un fort orgueil d'artiste,
il n'a pas d'ambition. Tel, d'ailleurs, que ses
plaisirs même les plus sensuels dépendent
surtout de l'esprit. Toutes ses voluptés sont
cérébrales. Il est d'assez petit tempérament et
de faible santé. L'amour à la Catulle lui est
inconnu. Il n'a pas de puissantes émotions.
Un train médiocre en tout semble lui convenir.
Il fuit ce qui le dérange. Il a besoin d'être
tout à ce qu'il fait : les passions de cet homme
modéré, calme et froid, sont les idées.
Eheu fugaces, Poslume, Postume,
Labuntur anni.
Quant au fond de la vie, Horace est scep-
tique non sans une ironie assez triste. Sa vue
du monde est amère. La réflexion ni l'histoire
ne le rendent optimiste.
Sur les routes de la pensée, il voit cheminer
les philosophes. Il ne se moque pas d'eux ;
mais il les prend d'un regard supérieur. Il ne
se rend pas, même à ce qu'il admire. Un peu
à la Montaigne, il est épicurien pour son pro-
XÉNIES 157
pre compte, et sa raison ne laisse pas d'être
stoïque, parce qu'il faut bien l'être à bout de
voie, pour les autres, pour le bien public, et
même pour soi. Accent singulier, moins com-
mun et moins léger qu'on ne veut dire.
Cet air-là, qui porte l'ironie, est celui des
aristocrates. Ils sont presque tous sceptiques,
avec une volonté qui ne l'est pas. L'aristocrate
qui pense, pense beaucoup plus qu'un autre.
Dans l'aristocrate, le moi domine ; et quand
tout s'en va, le moi demeure. Rien n'a peut-
être ni substance ni réalité ; mais il faut être
soi-même avec toute la perfection dont on est
capable. Le moi se conteste d'autant moins
que la vanité de tout est plus incontestable.
En somme, la philosophie du iflevoir et la
morale austère sont bonnes pour le peuple. 11
est juste de donner son appui à des doctrines
si utiles. Il peut arriver que le poète y soit
tenu. Surtout, quand il sait que la force seule
mène le monde, avec le succès qui en est la
(i^ure visible. Horace a vécu témoin des
suprêmes révolutions. 11 a pu voir la tête de
Cicéron pendue à la tribune et ces lèvres
158 XÉNIES
muettes clouées aux rostres. Et il voit Auguste
sur les autels. On a beau mépriser le succès :
qui vit, malgré soi l'honore. Puis, qu'importe?
on est soi-même fidèle à la grandeur morale :
on en garde l'illustre secret. De tous les senti-
ments, celui-là est le plus intime aux aristo-
crates (1). L'ironie d'Horace pourrait être fort
amère; mais le miel des paroles l'enrobe
savamment. La poésie enveloppe dans un voile
d'or la nudité que le sage pénètre et qu'il
désigne.
Enfin, je trouve dans Horace une horreur
profonde de la mort. H est encore moins
citoyen avec la mort qu'avec Rome.
Celui-là non plus n'est pas dupe. Sa lyre
n'est pas oratoire. H n'est même pas dupe des
temples qu'il élève à Rome déesse avec Auguste.
Horace sait le néant.
Sa pensée est cruelle, avec son air de jouer
à la surface des choses. Il ne croit d'ailleurs
ni aux dieux ni aux hommes, ni aux sages, ni
aux fous, ni au peuple ni aux grands.
(1) Od., I, 35.
XÉNIES 469
La philosophie d'Horace est celle de l'ins-
tant qui passe; sa religion est le culte du
moment. Cultivons l'éphémère, passagers que
nous sommes. Cueillons le moment heureux
ou qui peut l'être ; cette fleur seule est à nous,
l'heure entre toutes les heures, ou plutôt la
minute heureuse du plaisir. Honorons même
cette fuyante étincelle. Horace parle de l'éter-
nité en éphémère et qui sait l'être. L'éternité
de l'éphémère est tantôt l'instant, tantôt le
néant. Eheu fugaces, Postume, Postume.
Poète et toujours artigte, intelligent à
souhait, doutant de tout et hanté de la mort,
qui parmi les Anciens est plus près de nous
que cet Horace? H ne lui manque que notre
amour.
XX
GRANDEUR ET MODESTIE
L'orgueil est la défense des grandes âmes :
l'orgueil avec sa cuirasse de mépris. Qui
pourtant reprend ce harnais, chaque matin,
sans un soupir de fatigue, en rêvant à la paix
qui délasse? Mais pour les grandes âmes la
guerre est toujours là : on la leur fait, et plus
elles la détestent, plus elles y sont soumises,
Vita militia e><t : ce mot n'est que pour elles ;
et peut-être, après tant de combats, s'en éton-
nent-elles comme au premier jour. Elles sont
les plus modestes de toutes, pour peu qu'on
les laisse en repos et qu'on les aime. Le mol,
le cri le plus vrai de tout grand homme est
162 XÉNIES
toujours pour dire : « Je n'y suis pour rien, »
qu'on l'admire dans sa personne ou dans ses
ouvrages. Et s'il ne le dit pas, il le pense ; et s'il
ne le pense pas, il n'est pas vraiment grand :
ce n'est qu'un homme d'action à tout prendre.
Non nobis, Domine, sed gloria tibi. Wagner, le
plus orgueilleux des hommes, est mort dans
le palais de Venise qui porte cette devise deux
fois inscrite sur les murs, où l'éternelle vague
expire.
On ne se compare jamais à ce qu'on aime :
on le préfère toujours; et d'abord, à soi-
même. Les grandes âmes aiment et admirent
plus pleinement que les autres. Jeunes par là :
car ce trait est propre à la jeunesse. On ne
s'associe pas grossièrement à ce qu'on adore
mais on s'en approche. Tout en se tenant pour
un ver de terre, un jeune prêtre ne se croit
pas si loin de son Dieu. L'orgueil ne dessèche
que les âmes peu fécondes. Pour la plupart
des gens, l'orgueil est une estime outrée de
soi. Or, on s'estime d'autant moins, peut-être,
qu'on a plus de raisons de s'estimer. En cet
ordre, l'action corrompt tout.
XÉNIES 163
Shakspeare devait savoir ce qu'il était.
Est-ce une raison d'orgueil? pas pour lui,
mais pour vous. Un grand poète ne se juge
pas : il est ce qu'il est, et il doit Têtre : il fait
par vocation ce qu'un autre ne peut pas faire.
Peut-être, n'aime-t-il rien de lui-même ; il y
trouve pourtant un goût, une harmonie, une
teneur qui ne sont qu'à lui seul. L'orgueil en
lui est un sentiment de la nécessité.
La grandeur ne se mesure ni à l'orgueil ni à
la modestie. L'orgueil reste le témoin du com-
bat, dont il est l'armure. La modestie est une
vertu inutile à la puissance. La force est tou-
jours superbe de soi, puisqu'elle agit et qu'elle
s'impose. 11 n'est puissance qui ne soit impé-
rieuse aux yeux de ceux qui la reconnaissent
et qui y cèdent. La modestie n'est une vertu
que dans les faibles.
Les hommes vraiment grands semblent
orgueilleux sans l'être. Souvent, ils sont
orgueilleux avec les autres, et modestes avec
eux-mêmes. Mais ils ne demandent qu'à lais-
ser la cuirasse ; et l'amour les désarme. Le pire
orgueil est, parfois, de n'en pas avoir.
164 XÉNIES
Ainsi, les héros de la poésie sont d'un fort
orgueil et d'une humilité égale. Il est vrai que
l'orgueil l'emporte chez les uns, comme Pascal,
Dante, Beethoven, Michel- Ange et Wagner :
c'est qu'il lutte et se montre. Dans les autres,
il se cache et ne croit pas nécessaire de paraî-
tre. Une grandeur accomplie se passe de toute
enflure et de toute affiche. Elle ne se réserve
pas l'estime outrée qu'on lui refuse. 11 n'est
plus besoin de vaincre. La sérénité tient lieu
de toute victoire. Plus de guerre : le divin
poète est aussi loin de la superbe que de la
modestie. Je lui suppose toute la douceur du
monde. Il ne se sent gré de rien. Il se contente
d'être plus homme et plus pleinement que les
autres.
L'orgueil qui s'étale est propre aux gens
d'action et leur faiblesse. Les valeurs en esprit
ne les touchent guère. Leurs œuvres sont de la
force brutale et s'en ressentent. Les conqué-
rants sont les plus orgueilleux des mortels.
Leur grandeur se mesure le plus souvent aux
ruines qu'ils ont faites. Il y a de la conquête
XENIES 165
et du conquérant dans tous les cœurs gonflés
d'orgueil. Les artistes et les poètes n'ont pas
des racines si solides dans la matière. La
grandeur de l'esprit, en son fond, est modeste,
quelque orgueil qu'elle laisse percer d'ailleurs.
Après tout, qui serait superbe, s'il vivait dans
un désert, absolument seul ?
Dans les grandes natures, en leur secret
intime, le triomphe est assez humble, et l'or-
gueil est plutôt le fait de la lutte, voire de la
défaite. Les heures les plus sombres d'une
grande vie sont les plus orgueilleuses. Elle se
roidit contre ce qui la menace et qui l'accable.
Elle se tend contre l'ennemi. Faire front et
tenir tête, quel orgueil au jugement commun.
On n'exige de nous que la soumission :
moyennant quoi, on nous tient quittes du
reste. Voilà pourquoi et comment la modestie
est de si bon renom : elle est la chasteté
sociale, et comme l'autre elle a ses hypocrites :
elle rassure la médiocrité humaine ; elle est
tranquille, servile et circonspecte. Que de ver-
tus. Le nom même du diable est rébellion.
Il arrive que l'orgueil soit caché et la modes-
166 XÉNIES
tie un faux semblant : ou qu'une modestie
réelle s'enveloppe d'un orgueil apparent. Qui
dira l'ignoble orgueil de la bassesse et de la
vulgarité? Ils font les modestes et ils crèvent
de contentement de soi. Tous les pharisiens
sont sur ce modèle.
La grandeur paraît orgueilleuse parce qu'elle
est grande. Même les yeux baissés, elle est
insolente, parce qu'il faut être de niveau, et
qu'on insulte aux gens en ne les voulant pas
voir, autant qu'en les regardant de trop haut.
Si le marais pouvait dire tous les crimes de la
montagne 1 II les compte, il les sait, il en a la
fièvre.
Dans les Landes et certains pays de l'Ouest,
on dit : « Soyez modeste », pour dire : « Ne
vous emportez pas, ayez de la mesure ». La
modestie est, en effet, la modération, et une
forme morale de la mesure. La modestie de la
puissance est la maîtrise de soi.
11 s'agit donc de persévérer en soi-même,
pour une œuvre nécessaire, qui élève la vie. Il
faut vaincre, pour s'accomplir. Si la victoire
n'est pas possible, il faut du moins lutter sans
XÉNIES 167
cesse pour n'être pas vaincu et ne pas refuser
le combat. La modestie est dangereuse : elle
est souvent une complaisance que l'être avili
donne à son avilissement. La grandeur n'est
pas d'être vainqueur, mais de s'être accompli.
Et tel s'accomplit dans le désastre, qui eût été
vulgaire dans le triomphe et peu digne de soi.
Napoléon doit bien moins à son couronnement
dans Notre-Dame, qu'à son agonie de Sainte-
Hélène.
10
XXI
SENTIMENTAL
JE RIS avec une sorte de dédain joyeux et de
mélancolie, je ris de toutes les sottises
qu'on me prête. Noir et blanc, blanc ou noir,
que tous ces gens-là sont courts de nuances!
Si encore ils avaient le juste dessin et la ligne
subtile.
Sentimental, il est probable que personne ne
l'est moins que je ne suis. On peut l'être aussi
peu : moins, je le jiie. Plus j'ai connu le rôle
du sentiment dans les vraies passions et dans
la poésie, plus j'éprouvai l'horreur de toute
sentimentalité. Ce flux de c<rur me répujine à
l'égal de tout ce qui est niais, de tout ce qui
no XÉNIES
est facile. J'ai le dégoût de tous les rhumes et
celui de l'émotion ne me rebute pas moins que
celui du nez. L'incontinence en tout est le mal
romantique. Ce manque de retenue révolte
moins la vraie raison peut-être que la vraie
sensibilité. Pour tenir à la pudeur, il n'est pas
comme les grands voluptueux. La sentimenta-
lité est le vice de presque toute la musique :
cette faiblesse la rend suspecte : elle est basse
par là, plébéienne le plus souvent et animale
un peu. Quels que soient leurs mérites, on se
dégoûte de Schumann, de Schubert et de Cho-
pin, pour ne pas parler des moindres, à cause
de leur lâcheté sentimentale. César Franck est
déjà blet et chanci aux trois quarts de la
même tavelure. N'être pas sentimental du
tout, c'est la grâce patricienne de notre
Debussy.
L'excès dans le sentiment est tout pareil à
l'excès dans le caractère, qui est la caricature.
La sentimentalité est la caricature du senti-
ment. Tout de même, la réunion des malheu-
reux qui s'agitent dans le jardin d'une maison
de fous est la parodie des grandes passions.
XÉNIES 171
Rien n'est si loin de la passion que la senti-
mentalité.
Le plus souvent, la sentimentalité est une
faiblesse du sentiment qui tourne à l'habi-
tude : la glande sécrète à vide ; le besoin n'y
est plus ; la nécessité se fait machinale et l'in-
continence s'établit. Le cœur a sa pédanterie :
on fait du sentiment à propos de tout et de
rien, comme les pédants font de la raison à
propos d'un baiser ou d'une fraise.
Certes, la chaleur sentimentale porte le feu
de l'art et de la poésie. Elle nourrit la sève, et
les fruits le montrent. Mais ce n'est pourtant
qu'un fumier ; et la sentimentalité même est
un engrais qui empeste.
10.
XXII
REMÈDE A LA BASSESSE DE VIVRE
LA VIE héroïque n'est pas seulement la vie
la plus belle, elle est la seule vie. Qu'il
embrasse le parti ascétique, celui de l'art ou
de l'action, l'homme n'est vraiment homme
que s'il est un héros. Je ne vois pas de sacri-
fice dans le renoncement à toutes les misères
qui font agir la foule des vivants : le pur
désintéressement du héros est le seul intérêt
qui vaille la peine de vivre. Les grandes pas-
sions sont d'ailleurs héroïques. Tout le reste
est bassesse. La multitude qui vit bassement,
à le bien prendre, ne vit pas. Les plus bellas
passions nous portent seules, et nous sont des
174 XÉNIES
naissances : faute d'y naître, après en avoir
été conçu, on n'a jamais vécu. Une œuvre
grande justifie seule la conscience. Qu'est-ce
que la vie sans la grandeur ? Le plus vil escla-
vage dans les chaînes souillées de l'instinct et
de l'habitude. Moins le rêve héroïque, les jours
se traînent dans les cachots de la fonction. De
cellule en cellule, et toujours la prison. La vie,
qui peut être la plus belle des entreprises et
comme un essai divin, n'est communément
qu'une ignoble ser\dtude : boire, manger,
aller à la selle, passer la moitié du temps dans
la torpeur du sommeil, cet excrément de la
motion, et se reproduire esclave dans une
foule d'esclaves semblables à soi, voilà toute la
vie de l'espèce. Elle ne travaille que pour
tourner sans fin cette meule de néant, elle ne
peine que pour entretenir cette misère et la
poursuivre.
Heureux ceux qui en peuvent sortir 1 Loués
soient-ils, tous ceux qui descellent les barreaux
et qui brisent la cage. Et quand ils s'évadent,
qu'ils soient bénis !
Les jeunes hommes qui sont morts à la
XENIES lio
guerre, non pas tous le voulant, mais n'en
refusant pas la douleur et le sacrifice, ont vécu
en héros et se sont accomplis. Dans toute la
suite de la race, ils sont les seuls peut-être.
Et de cent générations, ils ont été le chef-
d'œuvre unique, celui qui en donnant la
sienne réalise la vie.
Bien des parents, s'ils avaient le moindre
sentiment de la grandeur et de la loi qui
mène le monde, envieraient pour leur fils qui
demeure la mort de ceux qui sont partis. Ce
fils qu'ils gardent, et qui s'est gardé sans
doute, a perdu, en sauvant sa vie, la seule
occasion qui lui fût offerte de bien vivre. A
quoi est-elle bonne, en quoi belle ou utile,
cette misérable vie du plus grand nombre,
qu'ils soient riches ou pauvres, obscurs ou
illustres, malingres ou bien portants ? Que
font-ils sous le ciel que de la poussière et du
nombre marchant, en attendant que la pous-
sière se couche et qu'on l'étende dans le
sillon ?
Je sais que de telles pensées prêtent aisé-
ment à la raillerie et à l'insulte. Mais il m'im-
176 XÉNIES
porte aussi peu de recevoir les injures de ces
esclaves, que je me suis peu soucié de la
guerre qu'ils m'ont faite, depuis vingt ans,
tentant le siège de mon âme par la famine, le
silence et la calomnie.
Ils me demanderont où je suis mort pour
la patrie, combien de fois et quand. Je ne
daigne pas leur répondre, sinon qu'il ne s'agit
pas de mourir pour la patrie, mais bien de
vivre héroïquement. Et ce n'est pas ma faute,
si la mort d'un beau jeune homme est pour
lui, comme pour toute sa race, la seule façon
d'avoir mené au terme une vie belle, grande et
noble.
La guerre me fait horreur, parce qu'elle est
l'abrégé de toutes les misères et de toutes les
violences. Mais enfin elle a une excuse : elle
accomplit avec grandeur des êtres jeunes qui
n'eussent pas trouvé sans elle leur accomplis-
sement dans la beauté ni dans la noblesse. Et
pour s'en assurer, il n'est que de considérer
leurs pères. A l'âge où l'ignoble habitude et
l'ignominieux esclavage de la fonction n'onl
pas encore pris une possession totale de
XÉNIES 1*7 7
l'homme, elle le pousse aux derniers confins
de la douleur, là où l'on sort de soi pour
entrer dans le sacrifice. Et là seulement, le
jeune homme dépouille la peau et les appétits
du troupeau humain. Là seulement, il devient
le héros qu'il pouvait être et que le train
ordinaire de la vie ne lui eût pas permis de
devenir en cent fois cent générations. C'est là
que son corps et sa vie temporelle ne sont
plus que l'ombre de sa réalité héroïque. Quand
vous dites qu'il meurt, il se révèle au con-
traire:
Tel qu'en lui-même enlin rélornitù le change.
Et je l'aime, je l'admire, je l'offre à votre
envie : car la bassesse de vivre est plus haïs-
sable que la guerre, comme la vilenie est plus
à craindre que la mort.
XXIII
W.-MAKEPEACE BRUCE PENSE
DE PLUS BELLE
SI JAMAIS homme a connu sa valeur, AVilliam
Makepeace Bruce est celui-là. Il préfère-
rait vous tuer à douter de soi. Moi ou la mort
est sa devise. Il s'est maintes fois retrouvé
dans les héros d'Ibsen ; mais ils n'ont pas sa
bonne humeur. Avec cette verte franchise qui
le rend si agréable à ses amis, dans les con-
seils de l'Université, dans les halles et même
dans les cours, il disait :
Un magistrat, qui a épousé la fille d'une
maquerelle, Mrs Quickley, avec un million de
dot, sans compter plusieurs maisons en espé-
u
180 XENIES
rances, et qui condamne une fille mère pour
vol d'un pain frais : un bon chrétien d'Orient,
qui s'appelle Moïse et qui égorge un juif au
Saint-Sépulcre, le vendredi saint, en l'hon-
neur de Jésus-Christ ; un prétendant à la
couronne, qui parle de ses aïeux et de la
France ; qui se donne la mission de venger
en lui tous les Gaulois de bonne race, et qui
est né d'une suite infinie de valets italiens, de
cardinaux cimbres, de matassins bulgares et
de reines teutonnes, qui a dans les veines le
sang de tous les peuples, Bavière, Saxe, Arabes
d'Espagne, Portugal, Danemark, Naples, de
tous les pays moins la France ; un évêque
goinfre, faux monnayeur et grand ivrogne qui
suspend saint François a divinis pour hérésie :
tous ces pontifes sont d'impayables premiers
rôles sur la scène du monde ; mais ils ne sont
pas si beaux, croyez-m'en, que W.-Makepeace
Bruce critique de journal, rompant des lances
pour la liberté de l'esprit, ou directeur de revue,
entouré de ses mignons, se déclarant, la larme
à l'œil, prêt au dernier sacrifice pour l'unique
amour de l'art et le service de la poésie.
XÉNIES 481
Le poète, fiis d'Heraclite, soupire au Bois
d'Amour :
Hàtez-vous, doux oiseaux ! volez et vous cherchez !
Chantez, accouplez-vous! nichez, battez des ailes,
Reverdissez de nids les rameaux desséchés :
Faites le jeu de l'impardonnable nature,
0 pauvres innocents, ô dupes éternelles !
Makepeace indigné se récrie : Ce langage
me révolte. Il me rendrait presque évêque, au
moins par le bonnet. La nature est toujours
sainte et bienfaisante : elle a droit à tous nos
respects : elle m'a fait. Je salue la nature et
lui tire mon chapeau.
Et d'abord, si les oiseaux n'obéissaient pas
à ce bienheureux instinct qui réjouit tout
esprit raisonnable, tout honnête homme et
tout membre de la Haute Eglise en règle avec
le fisc, si les oiseaux ne nichaient pas, où en
serait la chasse ? Et l'automne venu, je ne
mangerais pas de gibier ? moi ? Et M""' Make-
peace Bruce, la Most Hon. Lady Glarina Regane
of Woodenhead of "Woodwrymouth serait pri-
vée de bécasse ? Elle est née entre le grouse et
le renard, la noble dame, et ne perdra jamais
182 XÉNIES
les marques ni le fumet d'une si fière origine.
Elle est friande de toute venaison : elle a
d'ailleurs un faible pour la plume ; et quant à
moi, je préfère le poil, la plume de paon
exceptée.
Jusqu'ici, les auteurs n'ont pas su tout ce
qu'ils nous doivent, à nous autres érudits.
D'abord, nous les tuons. Puis, nous les fai-
sons revivre. Grâce à nous, ils ont alors une
vie nouvelle : car personne ne les reconnaît
plus.
A mon bon ami, Leconte de Lisle, ce grand
poète en fer au sourire si doux, le maître
d'école de l'Ol^'mpe, j'avais accoutumé de dire :
« Je donnerais tous vos vers, qui sont sans
prix, pour vos admirables trouvailles : le fils de
Poseidaon, la fille d'Oïdipous, le père Okéan qui
baigne assurément l'Irlande, et la mère Danaé
que Thalatta ballotte ». Nous autres érudits,
nous avons du goût sur toute chose. Et d'ailleurs
le poète le plus savant est le plus poète.
Tranchons la poire : qu'importe enfin la
poésie ? L'histoire de la poésie, à la bonne
XÉNIES 183
heure ! Les jeunes filles à mariei' sont de cet
avis. Que nous veulent les œuvres des poètes ?
à la bonne heure, les sources des poètes, com-
ment ils ont pillé leurs modèles, comment ils
n'ont rien compris au mythe solaire et à la
lune encore moins qu'au soleil, prenant Séléné,
pour une nouvelle mariée capricieuse el Phaé-
ton pour un homme.
1 vill tell you hoio I vill Jcill him (1).
W.-M. Bruce a tous les courages. Il ment
quand il faut ; il n'hésite pas. Oui, je mens et
je calomnie; et j'en suis plus que fier : J'en
suis bien aise. Car je mens au nom de la rai-
son. La raison doit toujours avoir raison,
naturellement. Il est donc fatal que j'aie tou-
jours raison ; et comme il est fatal, il est
nécessaire. C'est pourquoi je tronque les textes
ou, pour mieux dire, je les restaure, si besoin
est, dans l'intérêt de la science ; et je m'en
vante. Ha !
(1) Menace ordinaire, mot terrible de l'illustre professeur,
avec l'accent de sa province : Ch' fus fom lire comme ch' vas
le tuer. (Son ennemi, celui qui ne pense pas comme lui».
184 XÉNIES
Le faussaire qui sert la vérité est plus vrai
que la vérité qui ne sert pas la science. D'ail-
leurs, la science est ma petite ferme en Beauce,
pleine de vaches tuberculeuses sans doute ;
mais qu'importe ? elles sont toutes vaccinées
dans les règles et j'en vends le lait à cent sous le
litre : parce qu'il sort de chez moi et qu'il est
donc mon lait, un lait de confiance, raisonnable
et savant. Bien plus : il est trait par ma suave
épouse, la plus suave entre toutes les vachères
de la pairie et peut-être de ce monde : in the
peerage and in the world : The Most Hon. Lady
Clarina Regane is a peeress in her ovon nghl.
Ha !
Je suis optimiste, comme tout honnête
homme : ne suis-je pas au monde ? le monde
ne m'a-t-il pas ?
Pour être optimiste j'ai autant de raisons
qu'il est de sens, de poils, de fibres et de cel-
lules vivantes en moi. Je suis optimiste, parce
que je suis moi, que ma raison est à moi, que
ma chair est à moi, et que non content d'en
jouir à toute heure, j'en fais un objet d'envie
XÉNIES 185
pour les autres. Si j'étais évêque, je dirais :
Dieu est, parce que je suis. Ha, Ha ! Mais
faute d'église, ma Sorbonne ne chôme pas et
je dis : Par ce donc que je me trouve bien
de vivre, ergo le monde est bon !
Allons, allons, la vie est bonne ; le monde
est beau : j'engraisse tous les jours ; et je
pense, je pense ! Tout me fait lard, tout me
lait panse, c'est pensée que je veux dire. Et je
rends tout en leçons digérées à miracle, Ha !
Quel homme, quelle intelligence ! Je suis
unique pour la régularité, l'abondance de la
matière et la liberté du ventre, qui est la véri-
table liberté d'esprit. Voltaire s'en est douté.
J'ai le jugement intestin. Où est le mystère
là-dedans ? Je fais entendre la grande voix de
la raison, parce que moralement je suis ven-
triloque.
Le mystique digère mal, et voilà tout. Ainsi
l'odeur de sainteté est l'acétone du diabète,
nous le savons aujourd'hui. Le mystique a
besoin d'être purgé. Purgeons-le. Nous avons
beau le prêcher, moi et mon disciple Benva-
dius, le philosophe de l'hémiplégie gauche : il
I8t) XÉNIES
ne nous écoute pas. Faut-il pas qu'un mys-
tique soit mystique, pour être sourd à ce
point-là ?
Je dis que la mystique ne vaut pas deux sols :
A'ous autres, gens despril, nous en viendrons à bout
Ainsi que de tous ces fols
Ou, lun et l'autre se dit.
De tous ces fous :
Hardi, tordons-lui son col.
Amis, tordons-lui le cou '
Sainte Thérèse ne me fait pas peur. Si je la
rencontrais, je lui parlerais avec cette fine
galanterie et cette courtoisie légère dont je me
pique, sans d'ailleurs abdiquer ma franchise :
Non, Madame, lui dirais- je, non ! Il faut vous
soigner. Et la raison. Madame ? Et la science,
Madame ? Et les psychiatres, qu'en faites-
vous ? Prenez un peu de valériane. Les
bromures alternés ont aussi bien du bon,
croyez-moi. Lisez Renan, le souverain maître
qui a formé une tète comme la mienne : quel
exemple pour vous. Madame, quel remède !
Prenez conseil de notre M. Homais qui a de
si bonnes drogues, Ha ! Et si vous n'allez
XÉNIES 187
pas mieux, la douche, chère Madame. La
douche 1 On s'y fait, je vous assure. L'eau
froide, voyez-vous, fait toujours du bien à une
Espagnole.
Enfin, je vous confierai, suprême médecine,
à Madame W,-Makepeace Bruce, une admi-
rable lemme, une femme comme on n'en fait
plus en attendant qu'on en fasse encore, fille
d'Aliboron et de Pasiphaé. Sa vue seule éteint
les bougies, sa voix pétrifie les flots et son
aspect endort l'esprit. Elle n'est pas mystique,
elle ! Non, Madame ! pas plus que mon gigot
de mouton saignant. Elle est si secourable
qu'elle s'est mise en location ; et elle rend la
raison aux aliénés pour un loyer quotidien de
quatre sols : elle vous la rendra, Madame !
Elle est la meilleure des douches. Ha ! Et
douche, elle vous donnera la douche.
Si l'on savait quel poète je suis !
Si Ton savait sous quels noms de poète
j'écris ! Ils sont célèbres et leurs vers sont de
moi. Ils sont bien cent sur cent et un qui ont
mon âme. De là, que je pïais à toutes les
11.
188 XÉNIES
écoles, et que toute nouvelle école compte sur
moi. Moi, moi, moi, Ha !
Nous sommes tous poètes, nous, les hommes
d'aujourd'hui, les hommes d'action.
Coups de pied et coups de poing, la boxe et
l'aviron, la balle et le ballon, je suis maître
es arts in utroque jwe, et mes muscles valent
ma cervelle. J'ai mes brevets ; j'ai triomphé
dans tous les jeux comme en science. Je suis
homme d'action, Ha ! J'étais de l'équipe qui
a gagné la coupe, en 94, à Henley, dans les
deux courses, VEight Oars et Between the two
Universities.
Je ne sais que trois sortes de poètes : moi,
mon fils, jeune homme d'action, et les autres.
Mais ceux-ci, entre mon fils et moi, leur cas
me semble désespéré, les pauvres écuyers :
nous avons fait du saucisson avec Pégase. C'est
la guerre. Nous ne montons, nous, que les 60 HP.
Les mauvais poètes, qui sont toujours tristes,
et les moralistes moroses, osent prétendre que
tous les mariages sont mauvais et que le
XÉNIES 189
meilleur ne vaut pas une rose, trois jours
après avoir été coupée.
Erreur î non sensé, aoiUrèdje ! Dans une telle
opinion, l'indécence et le sarcasme, l'offense à
la nature et à M""^ W.-M. Bruce, vont deux à
deux, Newgate fashion.
Non, mes amis, n'en croyez rien ; non, mes
chers jeunes hommes d'aujourd'hui, qui avez
si certainement inventé, d'après moi et mes
leçons, le bonheur, raction et le monde. Con-
tinuez d'en croire votre maître, le docteur
William -Makepeace Bruce, votre vrai père,
votre oncle, votre frère, l'un de vous à jamais
et non le moindre : tous les mariages sont
bons. Au lit, tous les chats sont gris. 7b bed,
to bed, joyeux garçons ! Bons comme la nature,
bons comme moi, bons comme vous, mes
petits amis.
Pour ce soir, nous avons assez entendu le
puissant philosophe. Prenons congé : Bless thee,
buUjj loctor !
XXIV
FLAUBERT-STYLE
ASSURÉMENT, Flaubert est un grand écrivain
et plus encore un grand artiste. Il a
tout ce qu'il faut pour devenir classique; il
l'est déjà.
Mais que de mal il se donne ! Et le pis,
qu'on ne cesse pas de voir tout le mal qu'il
s'est donné. Sa toile est belle ; mais il l'a
vingt fois reprise et gratlée cent fois ; et l'on
suit partout les traces du couteau. Bien moins
homme enfin qu'homme de lettres, et comme
on ne l'avait pas encore été jusqu'à lui. Né,
préparé, formé par le destin, par lui-même
comme par sa famille, pour écrire ses six ou
192 XENIES
sept livres, polir et repolir, surcharger et
raturer; heureusement pourvu d'une fortune
qui lui a permis d'entrer au couvent de cette
vie, d'en fermer sur lui la clôture et de faire
profession, les gens de lettres ont ici leur pa-
tron : il est leur grand saint Christophe qui
porte l'écritoire, confesseur, quasi vierge et
martyr.
D'autres ont écrit bien mieux que lui,
et ne sentent pas l'huile. On ne suit pas sur
la page la gomme et le canif. Ils n'ont pas
tant peiné ou, du moins, leur œuvre ne porte
pas les marques de la peine. Elle n'en est que
plus belle, l'art n'en est que plus grand. On
admire presque toujours Flaubert ; mais sou-
vent il nous lasse et nous pèse.
Comme dit l'autre, il faut faire difficilement
des prodiges faciles. Voilà où Racine est incom-
parable. Il se peut bien qu'il ait pesé chaque
vers et chaque mot ; mais il n'y paraît pas. Si
Roxane et Bérénice parlaient en vers français,
il semble qu'elles diraient sans les chercher
tous les mots que Racine leur fait dire. So-
phocle seul a le même génie. L'œuvre de Racine
XÉNIES 193
est comme récriture de ses manuscrits : une
merveille d'élégance et de netteté : la nature
toute savante? ou la science toute naturelle?
on ne sait. Pas une erreur, pas une rature;
jamais un retour de la main ni un repentir de
la pensée. La forme est achevée quand elle se
manifeste. Tout le labeur est caché. En alle-
mand, Gœthe est un peu de cet ordre, et
Dante en italien.
Flaubert est l'objet d'un culte, comme Victor
Hugo et Renan. Il est donc une superstition
de Flaubert. La manière le rend très propre à
faire un classique, comme l'entendent les
maîtres d'école. Par là, il est le modèle que
tout le monde imite. En chacun de ses livres,
il a créé des types que l'Europe entière ne se
lasse pas de reproduire depuis cinquante ans :
la vie de province, le roman d'histoire antique,
le conte érudit, la fresque d'idées en vaste
poème, l'analyse fibre à fibre, pièce à pièce, le
décompte des existences nulles ou médiocres,
enfin la parodie sinistre des opinions, Bovanj^
Salammbô, l Education, Bouvard et Pécuchet,
Flaubert a créé plus de types que personne en
194 XÉNIES
son siècle : par malheur, ils sont bas et tout
en eux est négation. Et négation sans gran-
deur : Flaubert avait bien lieu d'être enragé
contre ce monde vil, où règne le vil bipède
qu'il appelle le bourgeois : il le porte et le met
partout. S'il eût peint les dieux, il eût logé
Pécuchet dans la peau de Jupiter et Bouvard
dans Apollon. Il y a un fond de farce inju-
rieuse en Flaubert, et de dérision. L'esprit
médical est le sien, en ce qu'il a de carabin et
de grossièrement lié à la matière. De là qu'il
plaît tant au commun des médecins. Gomme
son art, l'âme de Flaubert est puissante et fort
vulgaire. Entre Flaubert et Stendhal, l'abîme
n'est pas moins large qu'entre un fermier nor-
mand et un noble florentin, qu'entre un chalet
de Pont-l'Évêque et un petit palais de
Pérou se.
Il dénigre avec enthousiasme ; plus il nie,
plus il jubile. Il ne cherche la beauté qu'avec
l'espoir de ne pas la trouver. Il prétend ne
rêver que de la déesse ; il se plaint de la vile-
nie humaine qui nous l'a partout dérobée ;
mais il ne veut la tenir que pour compter
XÉNIES 195
SOUS ses voiles tout ce qu'elle a de rides, de
cicatrices et de plaies. L'énorme dérision est sa
cathédrale ; et il met toute sa flamme roman-
tique dans l'éclat du mépris. Outré dans ses
jugements, il est exubérant avec méthode. 11
est plein de tintamarre, et il aftécte une gra-
vité sacerdotale quand il écrit : naturellement
porté à une vision burlesque de la vie, il a le
ton de l'épopée et le trait de la caricature. Il
semble né pour la farce, et par une étrange
rencontre il est le disciple et l'émule de Cha-
teaubriand. Il déniche la bassesse et la bêtise
avec une joie toujours nouvelle : il y prend un
plaisir enivrant. On sent d'ailleurs qu'il n'a
point de méchanceté, et qu'il consacre beau-
coup de gaîté native à cette parodie du genre
humain : il s'amuse à son jeu de massacre.
Nulle part, on n'entend dans la forte musique
de Flaubert l'accent de la puissante volupté ni
les tons de la vraie douleur. Ce grand bour-
geois n'a pas souffert. Peut-être n'a-t-il jamais
aimé. Il a eu la vie facile, et on le devinerait
à le lire, quand on ne le saurait pas. Entre sa
mère dans la solide maison de Croisset et ses
196 XÉNIES
escapades de Paris, il a beaucoup de l'éternel
étudiant ; son application sent l'école ; ses gros
cris et ses bons rires, l'allégresse des diman-
ches et la joie des congés. Dans tout ce qu'il
fait, on retrouve le morceau de concours et
parfois le pensum. Il met les lenteurs habi-
tuelles de la paresse dans le travail, et dans la
paresse les habitudes d'un labeur acharné.
L'amour de l'art le soutient ; mais il s'en fait
aussi souvent un devoir pesant et une tâche.
Le bourgeois, dans la cité moderne, est
l'homme que sa naissance dispense de lutter
pour la vie ; ou que la puissance de ses pas-
sions ne replace pas, bon gré mal gré, dans les
conditions mortelles de la lutte. Tout montre
dans Flaubert l'homme à l'abri. On ne doute
pas plus de ses rentes que du sage trantran,
où glisse son existence. Ni peuple ni grand sei-
gneur, Flaubert est le bourgeois toujours à
l'aise, de qui le goût de l'art fait un artiste.
Dirai-je qu'avec toute sorte de différences, le
style de Flaubert me fait penser à M. Ingres ?
Et peut-être en son temps Flaubert a-t-il été
l'Ingres de la prose, en effet.
XÉNIES 197
N'empêche que Flaubert est un assez grand
esprit. 11 se laisse mesurer dans la Correspon-
dance, en dépit de la lourdeur et de l'éternel
métier. Quant à la Tentation, elle n'est pas si
loin d'être le Second Faust de la France. Bien
plus artiste que l'un et d'une imagination bien
plus plastique et plus mâle que l'autre, Flau-
bert l'emporte beaucoup sur Sainte-Beuve et
Renan, qui restent toujours en deçà de la
création. Flaubert est donc la plus féconde
intelligence de son temps.
Quels qu'ils soient, Flaubert impose ses types
et les multiplie : types d'œuvres, types
d'hommes. Par la manière, il est devenu assez
vite un modèle facile à suivre ; et par là aussi,
il est souvent d'un extrême ennui. 11 ne craint
pas la monotonie. Le premier il a mis en
usage ce perpétuel imparfait qui tombe par-
fois sur dix ou vingt pages sans cesser un ins-
tant, comme une pluie du Calvados, en au-
tomne, sur l'herbage. De même, cette façon de
réduire un conte ou une histoire à une suite
de vignettes qui n'en finissent pas, qui sortent
les unes des autres, toutes sur le même
198 XÉNIES
plan, presque sans ombre et sans choix :
pourquoi pas la moitié moins ? pourquoi pas
le double? Rien ne s'oppose à ce que l'Éduca-
tion Sentimentale n'ait pas un volume de plus,
ou Bouvard et Pécuchet vingt autres chapitres.
A cet égard, Flaubert n'a jamais rien donné
qui vaille Madame Bovary, si ce n'est Héro-
dias.
Il est clair que Flaubert n'écrit pas le fran-
çais purement comme Pascal ou Racine . Cette
pureté souveraine lui est étrangère. Elle tient
à la pensée peut-être autant qu'à l'expression.
Il n'a pas, de nature, le tour exquis et libre,
le choix des mots propres, le sens de la
langue intime et merveilleux qu'on trouve à
Pascal, à Gondi, à Saint-Evremond, à Saint-
Simon, à Bossuet, à La Fontaine. La correc-
tion n'a rien à voir ici. Saint-Simon incorrect
est plus maître de la langue que tous les gram-
mairiens sans fautes.
Flaubert est correct presque toujours ; où il
ne l'est pas, il doit avoir ses raisons. Il en a
même trop, sans doute. Mais enfin il lui arrive
XÉNIES 199
de ne pajs l'être (1); ou du moins, la correc-
tion est aux dépens de la pureté, et la bonne
règle fait tort au bel usage.
Peu importe. La superstition de Flaubert
vient justement de ce qu'il fut artiste et gram-
mairien dans un temps où presque personne
ne l'était plus. Tout romantique d'esprit qu'il
pût être, il a rétabli l'art classique dans les
lettres.
11 s'est attaché à l'objet de toutes les manières;
il a mis toutes les forces du style à rendre lu
nature, comme à dépouiller sa propre pensée
de toute illusion, qu'elle fût mensonge social,
religion, morale ou rhétorique.
De son vivant, il a été haï pour toutes ces
vertus. Les docteurs sont en retard d'une géné-
ration ou deux sur les artistes. Ils courent au
plus pressé, ils assassinent d'abord ; et ils ado-
rent, ensuite. Mais combien ils sont plus res-
semblants à eux-mêmes dans la première fonc-
tion que dans la seconde.
(1; Dans son livre le plus parfait, où il a mis le plus de soin
Tnois Comtes, il écrit : <• Elles s'étreignirent, satisfaisant leur
douleur dans un baiser qui les c^aliiait. • Ï-Igaliser pour égaler
est bien laid, encore plus que barbare. (Kdit. in-8°, p. 35).
•200 XÉNIES
Flaul>ert a du style, et beaucoup; mais il
faut avouer que ce style est souvent celui du
Second Empire, funeste époque du Louis XVI
bourgeois. La sueur du faubourg Saint-Antoine
et tant de meubles solides ne nous ont pas
rendu la perfection de Riesener, Carlin et Molitor.
L'effort ne fait rien à l'affaire. En quoi l'art
se moque de la morale. Après tout, ceux qui
montrent leur peine, c'est qu'ils ont beaucoup
peiné. Tant pis pour eux : on ne leur demande
pas tant. Et ceux qui semblent couler de
source, c'est que la belle forme leur est ou
plus aisée ou naturelle.
A coup sur, Molière, Saint-Simon, Gondi
qui ont un si grand style, n'ont pas limé leurs
œuvres, comme un esclave à la meule : ils
n'auraient pas tant écrit ni si vite. Pour une
tragédie, il ne faut guère à Racine lui-même
que dix ou onze mois. Il faut à Flaubert l'escla-
vage de Jacob chez Laban, sept ans, pour cha-
cun de ses livres.
Pascal, plein de ratures dans les Pensées, ce
n'est pas du tout la phrase qu'il polit, ni le
mot : c*est l'idée : il va toujours plus au fond :
XÉXIES 201
il use les enveloppes, les unes après les autres.
Le travail de Pascal est tout de la pensée : son
grimoire est l'image écrite de sa méditation.
Rien ne ressemble moins à Flaubert. Que je ne
me trompe pas sur Pascal, les Provinciales en
sont la preuve : il a donné toutes les Lettres,
coup sur coup, avec une extrême rapidité, ne
mettant pas plus de quelques jours entre l'une
et l'autre.
Victor Hugo et Voltaire, l'un en vers, l'autre
en prose, ont eu la même facilité. Ou sinon, il
leur eftt fallu, pour laisser leurs cent volumes,
vivre dix fois autant que Flaubert. Le supplice
de la forme, dans Flaubert, n'est pas sans
trahir une sorte de vertu infirme ou d'impuis-
sance qu'on retrouve dans tout le reste de sa
personne et de sa vie. Un tel martyre le
recommande à nos prières plus qu'à l'admira-
tion. Il y a de l'idolâtrie dans en culte comme
dans tous les autres. Ce géant est parfois un
colosse mou.
A la vérité, il ne pêche pas contre le nombre,
ni la couleur. Par là, il a frappé bien des esprits.
D'ailleurs, son imagination des caractères est
202 XÉNIES
admirable. Ce don emporte tout. Flaubert n'a-
t-il pas inventé la Normandie? Elle est, à
jamais, ou pour longtemps, ce qu'il voulait
qu'elle fût. Bien des gens ne voyaient la vie et
les hommes qu'en Flaubert, hier encore et
peut-être aujourd'hui. On lui doit même la
plupart de nos manies.
Plus que grand écrivain, Flaubert est grand
peintre. Avant lui, on a peint sans doute
avec les mots ; mais non par système. On fait
un crayon des mœurs; on dessine les visages.
Flaubert tient la palette, et il mêle les mots
comme le peintre les couleurs. Il aime la pâte
et les glacis ; il charge et il surcharge ; il frotte
et il reprend. Il modèle par la lumière. Il est
plein de recettes, et sa cuisine est en plein
vent. Que d'huile ! Le métier du peintre fait la
joie du peintre; mais il donne beaucoup de
mal au peintre de mots.
On ne sent jamais le métier dans les grands
classiques. Mais il se laisse voir dans les moin-
dres. Plutôt que Saint-Simon ou Pascal,
Flaubert est un La Bruyère de génie.
Une certaine perfection apparente éloigne de
XÉNIES 203
la vraie perfection. Ainsi la symétrie parfaite,
loin de contenter la passion de l'ordre, nous
ennuie et nous laisse le regret du rythme. Le
beau rythme comporte plus de caprice que
n'en conçoit toute la symétrie.
La plus belle des (puvres humaines est tou-
jours celle qui nous laisse croire qu'elle s'est
faite toute seule, et qui ne fait d'abord pas
penser à celui qui l'a su faire. Puis, on ne peut
plus les séparer. Ainsi du plus grand style.
On croit d'abord que le vieux Lear, Hamiet
et Imogène, Bérénice et Roxane peuvent seuls
parler comme ils parlent. Et bientôt il est clair
que seuls Racine et Shakspeare peuvent ainsi
parler. Mais, en premier lieu, ils n'y font pas
penser. Quel triomphe.
Rien n'est plus difTicile que ce qui semble le
plus facile. L'huile fait des taches. L'apprêt est
de trop. Stendhal est merveilleux : il paraît
négligé. Il l'est, peut-être. Mais Rénal, Julien,
Mosca, Fabrice, Lamiel n'en sont que plus vifs,
plus passionnés et plus irrésistibles. Cette aisance
est ravissante. Elle est la grâce dans l'ordre de
l'esprit. Où je la sens, j'oublie même la beauté.
12
XXV
CRITIQUE
I
FAITS
ON TROUVE toujours plus de moines que de
raisons et moins de belles œuvres que
de mauvais critiques.
i:} La critique n'est pas plus facile que l'art.
Le mauvais art est aisé, la bonne critique
est difficile.
L'excellent n'est pas commun ; si l'excellent
est toujours rare, il ne J'est pas plus en art,
peut-être, qu'on critique.
206 XÉNIES
§ L'honneur du critique n'est pas de louer,
l'honneur du critique n'est pas de blâmer :
l'honneur du critique est de comprendre. Mais
il ne comprend pas assez s'il ne comprend que
ses propres idées. Pour comprendre, il faut
être libre. Et d'abord, être libre de soi. Néron
n'est pas si tyran que l'amour-propre.
§ Un esprit polémique n'est jamais libre : il
ne comprend que ce qui lui plaît. Et dans le
plaisir, il y a l'intérêt.
On finit par confondre Tintelligence avec la
liberté, tant celle-ci est nécessaire à celle-là.
L'honneur du critique est de comprendre,
et son talent de faire comprendre ce qu'il a
compris.
Dans le parfait critique, ceux qui aiment un
ouvrage devraient trouver une raison décisive
de le préférer; et ceux qui le détestent, une
raison non moins décisive de le haïr.
§ La critique des poètes est d'une autre
sorte.
A propos de ce qu'ils blâment ou de ce qu'ils
XÉNIES 207
louent, ils font poème de leurs passions et de
leurs sentiments. Ils se peignent eux-mêmes,
ou le monde de leur rêverie. La critique des
poètes est un voyage dans leur imagination.
De la même manière, les grands peintres ne
peignent pas des portraits ressemblants; sans
doute, ils ne fuient pas la ressemblance et
même ils la cherchent; il peut arriver qu'ils la
trouvent; mais surtout ils l'inventent : le
modèle leur est un prétexte à quelque beau
voyage dans les caractères, parmi la couleur et
les lignes. Ils le révèlent à lui-même, et non
sans lui faire parfois une affreuse violence.
Que nous importe si les portraits de Rem-
brandt sont ressemblants ? A trois cents ans
des modèles, seuls les portraits vivent. Ils sont
d'une ressemblance plus durable et plus pro-
fonde que les personnes mêmes. Au fond de
tous, et derrière chaque modèle, on voit Rem-
brandt.
La critique des poètes est leur peinture de
portraits. Tels sont les deux plus beaux bustes
du monde : Homère chez les Anciens et le
Dante de IN'aples sont des portraits de poètes
12.
208 XÉNIES
par des poètes; nés de l'imagination, ils ont
créé pour l'imagination de tous les hommes
deux figures éternelles. Ils vont si loin dans le
caractère qu'on ne peut plus les séparer des
illustres poèmes et qu'ils les font mieux enten-
dre. Voilà sans doute la critique des poètes et
son triomphe.
§ Les esprits à la Stendhal et à la Montaigne
se montrent aussi poètes dans leur critique.
Une prodigieuse expérience des passions et une
ardente fantaisie font une sorte de poésie spi-
rituelle : l'imagination y a plus de part que la
science; plus on va loin dans les caractères,
plus on imagine.
C'est un poème aussi que le voyage, dans les
idées, de la fantaisie et du caprice.
§ Mais qui juge moins que Montaigne ? Il va
et vient sans cesse, tout en restant lui-même
à l'égal du docteur le plus ferme. Toutefois, le
docteur affirme ses doctrines, et Montaigne
n'affirme que son tempérament.
Là même où Montaigne juge le plus, il fait
«t défait ses opinions à mesure; mais lui,
XÉNIES 209
demeure. 0 délices d'un esprit sans dogmes.
Ce n'est pas Montaigne qui voudrait nier que
le dernier mot de ce qu'il pense n'est pas dans
ce qu'il sent. 11 n'est jamais dupe. N'être point
dupe et ne pas vouloir se duper, celui-là est
un esprit libre. Montaigne sait qu'on ne sépare
rien dans l'homme, ni la pensée de la vie, ni
la raison de la nature. Point d'absolu, sinon,
en passant, ce qu'on est soi-même, et pour soi
seulement.
Point de système, point de politique. En art,
la politique corrompt tout. Par politique, un
aussi beau poète que Platon fait la guerre à la
poésie.
î^ L'opinion propre du critique ne lui doit
servir qu'à préférer. On ne juge [)as quand on
préfère. On exprime un sentiment et l'on donne
les raisons qu'on a de sentir comme on sent.
§ Le tort du critique commence au parti
pris, par où le politique commence de croître
en mérite. Le critique meurt ou disparaît par-
tout où poind le politique. Étant toujours de
parti, le politique est naturellement de mau-
vaise foi; et il s'en fait une vertu, qui pis est.
210 XÉNIES
Le critique de parti pris fausse lui-même sa
vue, s'il l'a bonne, pour ne plus voir que lui
dans tout ce qu'il voit.
Avant tout, que le critique reste libre. Il ne
l'est vraiment que s'il se rend aussi libre de soi.
L'esprit du critique n'est point libre s'il est
entêté de ses propres opinions et les fait inter-
venir à tout propos.
Le juge infatué est le pire des critiques :
parce que le juge applique une loi et ne peut
l'appliquer qu'à un coupable. La manie du juge
est liée à son devoir : en quoi il est si dange-
reux. Pour le juge qui instruit une affaire, le
prévenu n'est jamais innocent. Le vrai critique
ne présume que l'innocence dans l'artiste. Il
n'est donc pas juge d'instruction. Encore moins
juge qui prononce l'arrêt; pour celui-là, sur le
siège, il sait ce qu'il doit à sa toque; l'accusé
est toujours un coupable qu'il taut punir; et il
condamne.
Le vrai critique ne juge pas un procès. Il
XÉNIES 211
n'est point partie dans l'affaire* Il décrit des
espèces et les expose avec tant d'intelligence
que les parties contraires puissent conclure
contrairement d'après lui. Et jamais il ne con-
damne. Il laisse le poète et l'œuvre se condam-
ner eux-mêmes, s'il y a lieu.
§ La liberté du critique est fonction de sa
sympathie pour l'objet critiqué. N'être pas,
d'abord, contre le livre qu'on lit, contre l'œuvre
qu'on regarde, c'est la meilleure garantie pour
ne pas se tromper, et le seul garde-fou contre
la négation, ce danger perpétuel et ce vice de
toute critique.
L'œuvre appartient au critique et non l'au-
teur. La honte du critique est de viser l'écri-
vain à travers le livre; ou pour se défaire du
livre, quand on s'en prend à l'auteur, soit qu'on
s'en moque, soit qu'on en médise.
§ Deux signes du grand critique, entre beau-
coup d'autres : qu'il puisse admirer une œuvre
d'un esprit contraire au sien et dont tout le
sépare, moins la forme; et, par suite, qu'il soit
plus sensible aux œuvres de son temps (ju'aux
œuvres du passé. Car les grandes œuvres du
212 XÉNIES
passé n'ont pas besoin de nous : étant immor-
telles plus ou moins, elles n'ont pas besoin de
vivre par nous, en quelque sorte. Mais les
œuvres vivantes peuvent mourir, et elles
réclament qu'on les défende. Il n'y a qu'elles
que l'on puisse aider à la vie; elles sont d'ail-
leurs les seules que l'on puisse admirer contre
«oi-même et son propre penchant. Il n'est pas
difficile d'être juste pour les chefs-d'œuvre
consacrés par les siècles. On y met plus ou
moins d'amour, et tout est dit.
Ne pas se servir des morts contre les vivants.
§ L'amour -propre et la manie d'abonder en
soi ne font peis moins la secte que l'intérêt.
D'ailleurs, les gens à système ne sont pas
moins jaloux de leur intérêt que les gens de
fortune. La plume à la main, que de sicaires.
En toute inimitié, il y a de la haine; en
toute haine, un parti contre la vie. Quoi de
plus général? Qui n'a senti de cette fureur
dans la gent des auteurs et des artistes? Contre
ceux qui ne sont pas de leur bande, ils ont des
pensées meurtrières. Ils ont l'air de rire et ils
outragent; on croit peut-être qu'ils se moquent
XÉNIES 213^^
d'un homme, et ils lui souhaitent la mort. J'ai
vu de l'assassin secret en plus d'un grimaud
et du meurtre en plus d'un avis. Que de sicai-
res. Le critique alors est vraiment l'ennemi.
Le brave homme ! L'honnête homme ! Comme
il parle bien de sa mission et de son sacer-
doce ! Qu'il a donc raison de s'estimer le pon-
tife du goût et le grand prêtre de la justice !
JVe le voit-on pas dans sa chaise curule et sa
chaise au beau milieu de Sirius ? Il y est, il y
est! Cependant, je lis dans ses yeux qu'il
m'assassine.
III
Certes, le sens de l'histoire importe beau-
coup au talent du critique. Il ne fera rien de-
bon, s'il n'est pas capable de vivre un peu en
esprit au temps de ses héros, qu'ils soient des^
saints et des poètes ou de petites gens. Mais le
sens du passé compte bien moins que le don
d'imaginer d'autres vies que la sienne. La
connaissance des hommes importe plus que
toute autre connaissance. L'imagination des
caractères est la plus créiitrice. Elle est la plus
214 XÉNIES
générale aussi. Elle s'exerce sur tous les temps
et sur tous les objets. Elle n'est pas moins néces-
saire pour comprendre l'artiste vivant que les
poètes de la Grèce ou les apôtres de Jésus-Christ.
Avec un peu d'imagination, que de sottises on se
fût épargnées sur la personne de Shakspeare!
On ne se représente bien les siècles passés
qu'à la mesure où l'on peut imaginer des vies
diverses. De toutes parts, on aboutit à la même
conclusion : il faut avant tout s'effacer. Pour
faire œuvre qui vaille, la même loi gouverne
le talent du critique et le génie du poète tra-
gique : le premier point est de se retirer soi-
même et de laisser la place à l'objet.
IV
Un homme n'a pas un beau nom, et sans
doute il en souffre. Qu'est-ce qu'un nom ? Plus
d'un sonne mal à l'oreille ou à l'esprit. Pour
se produire en public, il est juste qu'on le
change. Ce fut toujours le droit de l'artiste
et de l'écrivain. Sans autre raison, la seule
fantaisie l'autorise. Molière donne l'exemple,
XÉNIES 215
Voltaire suit. Je verrais môme une charmante
délicatesse à prendre ce masque, s'il passait
en usage : on ne livre au public que ce qu'on
veut de soi.
Là-dessus, que penser du critique pontife
qui commence son jugement sur l'œuvre d'un
écrivain, en rappelant avec risée le nom qu'il
ne porte plus, et s'en moquant qui essaie de
rendre par là toute l'œuvre et l'homme ridi-
cules? Que ce juge est fin ! Que de raison il/a
et de bonnes raisons ! Que d'honneur, d'esprit
et d'équité!
Avec autant de goût, un autre donnera de
Marins et de Tartarin, de la Cannebière et de
bagasse à un poète, s'il a eu le malheur de
naître à Marseille. Que de sagesse là encore !
Quel juste discernement, que de raison ! Il ne
sait d'ailleurs pas que personne, à Marseille,
n'a jamais dit le mot bagasse, ni ne l'a entendu.
Sainte-Beuve et Renan ont été les plus vrais
critiques. Ils en ont la force principale, qui
13
216 XÉNIES
est une grande intelligence, souple et prompte;
le don propre de comprendre, qui n'est pas du
tout celui de créer et qui, sans être le con-
traire, y est oblique. Plus on entend la pensée
des autres, moins on invente, si même on
imagine. La raison morale gâte tout dans
Taine : elle a fini par le perdre.
L'esprit de Renan me semble plus vaste et
plus ouvert même que celui de Sainte-Beuve ;
mais il est moins varié. Si l'esprit critique est
un grand voyageur dans le monde des œuvres
et des idées, Sainte-Beuve fait des voyages plus
nombreux en des pays plus divers. Benan ne
quitte guère la même contrée, d'ailleurs l'une
des plus étendues et des plus mystérieuses qui
soient. Sainte-Beuve se plaît en tous climats,
sauf dans les hauteurs, les tempêtes et les
déserts torrides du génie ; il hante surtout les
villes et les lieux les plus polis ; il aime les
salons. Renan s'attarde plutôt aux cités nais-
santes ; il s'attache de préférence aux peuples
enfants, aux êtres simples et aux origines.
Sainte-Beuve est plus médecin, et Renan
plus naturaliste. Sainte-Beuve plus moraliste,
XÉNIES 217
et Renan plus historien. Sainte-Beuve plus
psychologue; Renan, plus anatomiste et phy-
sicien.
Où ils pèchent, Renan est gâté par le sys-
tème et Sainte-Beuve par le désir du système.
Renan, sans en avoir l'air, en a toujours un ;
et Sainte-Beuve où il semble en avoir le plus
n'en a point.
Les idées de Renan sont hardies, et son
goût est timide. Touchant les hommes, il ne
vit que dans le passé. Il n'eût rien fait de bon,
s'il avait dû s'en tenir aux vivants. Il est tout
dans les archives et dans les livres. En quoi il
est resté d'Église.
11 n'entend presque rien à l'art ni aux mo-
dernes. Il n'a pas la moindre idée de la musi-
que. A-t-il des yeux? Pour juger de son goût,
il suffit de lire son article sur Ary Scheffer,
l'Angelico du jour de l'an, si le paradis est
ouvert chez Boissier. La piété conjugale n'a
rien à voir dans la peinture ni dans la cri-
tique.
L'Avenir de la Science pèse sur lui.
Il ne croit pas à la poésie ni à 1 art chez les
218 XÉNIES
modernes. Il reste à jamais prisonnier des
théories romantiques à la Herder et la Schlégel.
Il n'a jamais purgé cette humeur superbement
servile, ces fades contes venus d'Allemagne sur
la poésie primitive, sur les muses de la race
et l'éclosion fatale des poèmes sublimes, sans
nom, sans volonté d'artiste, sans auteur. Les
grandes œuvres sont populaires, comme les
religions. Elles naissent de la masse. Homère
n'est qu'un titre. Toute cette plate adoration
de l'instinct, de la foule anonyme, de la force
sans conscience est bien peu digne d'une pen-
sée patricienne. Elle est si flatteuse pour Cali-
ban, qu'on s'étonne fort de la trouver dans
Renan. Ce n'est pas assez de voter pour Louis-
Philippe et le seigneur du village. Il faut voter
en plébéien et penser en patrice.
Par là, Renan paie rançon à la superstition
des origines. Est-ce vraiment la peine d'être si
peu démocrate en politique, pour être déma-
gogue en poésie ? Après tout, la race en chacun
de nous c'est le Barbare, c'est Caliban. Et
même moins : c'est la bête.
Sainte-Beuve est le plus libre. H n'a pas le
XÉNIES 249
goût timide, mais un peu petit. Avec de la
grandeur, Sainte-Beuve eût été incomparable.
Les rivières l'empêchent d'aller jusqu'à
l'Océan.
Il comprend presque tout, et ce qu'il aime
le moins comme ce qu'il préfère. Non pas la
haine de la grandeur, mais une certaine
défiance le rend injuste; on dirait que la
méfiance de son esprit incline son caractère à
une sorte de mauvaise foi. 11 a moins d'envie
que d'irritation à l'égard des œuvres sublimes;
et par là il irrite. Son vice est de ne point
donner assez à ce qu'il y a de plus grand. Non,
Sainte-Beuve n'est pas généreux avec les
grands : c'est la plus belle générosité, et
d'ailleurs la plus rare.
VI
DONNÉES
Entre tous les éléments varial)les, le climat
est la constante.
Par climat j'entends le ciel et la terre, les
eaux et les fruits.
220 XÉNIES
L'homme est fonction de l'air qu'il respire,
et de la terre qui le porte, et qui porte aussi
tout ce qui le nourrit.
§ Dans un homme, esprit et sensation, la
race est en raison directe de la matière, et
inverse de l'esprit.
L'esprit est esprit en raison inverse de la
race.
§ Là où la matière domine, la mce domine
aussi et asservit l'esprit.
Un grand homme selon la race est toujours
esclave de la race.
§ Le moment est une somme de variables.
Le moment est une fatalité dans le temps,
et comme une race universelle.
Le moment est une fatalité dynamique. La
race, une fatalité statique.
Plus un homme s'éloigne de la race, plus il
est homme au sens où l'homme est esprit.
Plus il est dans la race, moins il est libre.
Le passé est le sens de la matière ; l'avenir
est le sens de l'esprit. Hier est le signe de la
race ; demain est le signe de l'homme libre et
de l'esprit.
XENIES 221
§ Être libre de la race et du moment, voilà
le signe de l'homme le plus homme.
On ne s'affranchit qu'à la mesure où l'on
peut se soustraire à la fatalité du sang et au
poids du moment ; la voie de cette liberté pro-
fonde, parmi tant de fossés et d'entraves,
mène seule à la délivrance.
J'appelle délivrance tout ce qui mène à l'es-
prit et ajoute au pouvoir de l'esprit.
§ Il ne s'agit pas pour l'homme d'être un
pur esprit, car le pur esprit est une chimère,
mais de donner tout pouvoir à l'esprit sur la
bête, l'habitude et la matière.
Le climat est la constante. On fait varier
l'homme en le changeant de climat. Les lan-
gues sont le fait du climat (1). ^
Ni la race ne peut rien sur le climat, ni le
moment. Jamais le moment ne modifie le climat.
Mais le climat modèle tous les moments et
change la race. Les Celtes ne sont plus les
l^retons en Galatie, ni en Bavière, ni même en
Irlande.
il) Le latin est le français à Paris et l'italien à Rome.
222 XÉNIES
Plus on donne au climat, plus on voit loin dans
l'histoire et dans l'homme. Pour la moitié, l'his-
toire est du climat.
VII
Le sentiment n'est pas la règle de l'art, mais
la source. Que le critique ait donc égard à la
pureté des sources, et qu'il ne les souille pas :
car lui-même, il y boit.
§ Pascal, parlant pour la religion, parle
pour nous, les païens, pèlerins de l'art, puis-
que notre religion est la poésie : « C'est sur
ces connaissances du cœur et de l'instinct qu'il
faut que la raison s'appuie, et qu'elle y fonde
tout son discours. » Et plus loin : « Il est
aussi ridicule que la raison demande au cœur
des preuves de ses premiers principes, pour y
vouloir consentir, qu'il serait ridicule que le
cœur demandât à la raison un sentiment de
toutes les propositions qu'elle démontre, pour
vouloir les recevoir. »
« Gomme s'il n'y avait que la raison capable
de nous instruire », dit-il encore. Mais à
meilleur droit on peut dire : comme s'il n'y
XÉNIES 223
avait que la raison pour inspirer une œuvre et
la produire.
Le critique est sage s'il ne méprise pas le
sentiment ; et le poète, s'il ne dédaigne pas la
raison. Déjà, pour Aristote, la passion même
a ses raisons en poésie : le grand homme est
bien trop raisonnable pour le nier, trop grec
et trop artiste. Il sait que l'art, en général, ne
touche que les vérités relatives^.
§ Va-t-on faire du poète une espèce d'au-
guste besacier, portant sa poésie comme un
saint-sacrement, tout enflé de sa divinité sou-
veraine, vrai pédant du Parnasse à sa façon,
comme les régents de collège sont pédants de
boutique? En rien. Et qui ne sait le nom du
besacier qui porte des reliques ? Le poète n'est
pas si ridicule ; ou tant pis pour lui s'il l'est.
Je le vois plutôt, et dans l'orgueil môme de la
Muse, pareil à l'arbre du printemps chargé de
fleurs, en attendant les fruits : la beauté de ses
constellations éphémères, fiancées aux longs
jours, et le triomphe ensuite de ses pommes
ne font pas la superbe, mais l'offrande heu-
reuse du pommier.
13.
224 XKNIES
§ Ce qu'il y a de pis dans le critique : son
injustice force le poète à se défendre et pour la
polémique à quitter la poésie.
Le meilleur critique est celui qui nous donne
le plus d'occasions d'admirer.
Le mauvais poète exige une louange qui ne
lui est pas due et le méchant critique refuse
celle qu'il doit. On ne demande pas la com-
plaisance au bon critique, mais de n'être pas
complaisant qu'à soi.
On ne fait rire que les sots de ce qu'ils
ignorent. Le plus souvent, les bons mots
cachent les mauvaises raisons.
VIII
Assurément, le critique n'est pas un miroir
inerte. Il a sa courbe, comme tout miroir ; et
il donne fatalement aux objets le reflet de son
esprit. Mais il ne les déforme pas à plaisir. 11
ne travaille pas sans cesse à outrer sa propre
courbure pour infléchir les formes selon elle et
en briser toutes les lignes. Il connaît son équa-
tion personnelle, non pas pour s'y complaire.
XÉNIES 225
mais pour en corriger le plus possible les inci-
dences involontaires et les temps. Il se défie de
lui-même, plus qu'il n'est en perpétuel soupçon
des autres. Il ne met pas tous ses soins à
devenir convexe si l'objet est concave, et con-
cave s'il est convexe. Il ne cherche pas le trait
sensible dans une théorie des nombres, et la
logique du géomètre dans un rêve de poésie.
Enfin et d'un seul mot, il tâche en tout à ren-
contrer la décence. S'il est assez riche d'ima-
gination ou assez souple, il a plus d'un miroir
dans l'esprit ; il ne fait pas tout passer par un
foyer unique ; surtout il n'en prétend pas faire
le foyer virtuel où tous les rayons doivent coïn-
cider, quels qu'ils soient et d'où qu'ils arrivent.
Un bon critique a bien le droit d'avoir sa
philosophie, son système, sa morale, ses goûts,
ses passions même et ses caprices, tout ce qui
fait de lui l'homme qu'il est et non pas un
autre. Mais à la condition qu'il n'y compare
pas la philosophie et les passions d'autrui. Dès
qu'il y faut faire appel, l'équité du critique est
en déroute. Ce genre de guerre ne va pas sans
désir de nuire et sans injustice.
226 XÉNIES
On compare, pour mesurer l'objet et le con-
naître. On compare pour se mieux connaître
aussi. Rien n'est plus légitime, puisque telle
est la nécessité de l'esprit Le délicat, le diifi-
cile de la comparaison est de n'en point faire
un combat : car, où le critique paraît, il pré-
tend avoir l'avantage. Et il se le donne, pour
être plus sûr qu'il l'a.
Si un poète veut être turc, et qu'on le tienne
généralement turc comme il se tient lui-même,
le bon critique le doit juger sur sa turquerie,
et non pas lui faire honte ou ridicule d'être né
à Pontoise. Et si ce Turc d'emprunt se vante
par ailleurs d'être le meilleur homme de Pon-
toise, le critique a bien le droit alors de railler
le masque de toute la turquerie.
Les origines d'un homme appartiennent à la
critique, son histoire et ses mœurs, s'il les
livre lui-même dans ses ouvrages ; mais s'il
les livre seulement. Ainsi de tout le reste.
IX
Quand le critique doute de la sincérité du
poète, il fait douter de la sienne.
XENIES 227
En art, le mot sincère n'a pas de sens. Sup-
posé qu'en art on eût du mensonge la même
idée qu'en morale, l'artiste est sa propre vic-
time s'il ment. Il lui faut mentir bien mal
pour qu'on s'aperçoive qu'il mente.
La pureté de la forme est la seule sincérité
qui vaille. Une bonne langue est toujours sin-
cère. Il y a toujours assez de sincérité dans
une œuvre, si elle ne manque pas de beauté.
Le bon critique ne se connaît même pas le
droit de chercher si les idées d'un homme sont
sincères ou non. Il les prend comme on les lui
donne. 11 n'a pas qualité pour sonder les cœurs.
Cette inquisition sent toujours son inquisiteur.
Pour l'inquisiteur de la foi, Renan n'est
jamais sincère. Et Baudelaire pour l'inquisiteur
de la raison.
Toutes ces façons de compromettre l'homme
avec son œuvre, et d'avilir l'œuvre en abais-
sant l'homme, sont basses et honteuses. Il
n'est pas fort nécessaire de s'indigner là contre ;
il faudrait seulement reprendre les règles de
Descartes et de Pascal sur l'Art de conférer. Et
Montaigne, pour ne s'étonner de rien.
228 XËNIES
X
L'art de bien penser est le plus général : si
elle a de bonnes règles, la critique n'en peut
pas avoir d'autres. Elles font honte à ces sortes
d'esprits qui dans les idées cherchent toujours
la personne, pour qui tout est personnel en
effet, et qui prennent un intérêt d'amour-propre
jusqu'aux opinions qu'ils défendent, jusqu'aux
théorèmes qu'ils croient démontrer. Ils détien-
nent la vérité comme une denrée, dont ils ont
la ferme par manière de monopole. La raison
est polémique dans ces têtes-là, à l'égal de
l'appétit et de toute concurrence. Si on leur
rappelle les bonnes règles en l'art de persua-
der, elles sont en vain leur honte : ils ne rou-
gissent pas d'y manquer : dans le manque-
ment même, ils s'arrangent pour trouver un
nouvel avantage et un moyen d'offense.
Pascal, montrant que la plus mauvaise façon
de prouver ou de croire prend la voie de la
volonté, l'appelle « basse, indigne et étrangère » .
Il ne dit pas assez. La voie de la volonté n'est
pas sûre sans doute ; mais elle l'est encore plus,
XÉNIES 229
et n'est pas si commune, que celle de la mau-
vaise volonté. On se trompe moins à vouloir
croire, qu'on n'est certain de se tromper à ne
pas croire par mauvais vouloir et parti pris de
nier. Dans toute négation, quand elle s'adresse
à la personne, il est un principe d'injure et de
corruption assez visible, et plus encore une
cause d'erreur cachée.
Chacun ne croit guère que ce qui lui plaît.
De la sorte, la vérité de chacun s'accommode
d'un constant mensonge contre la vérité des
autres. « Et cette âme qui se vantait de n'agir
que par raison, suit par un choix honteux et
téméraire ce qu'une volonté corrompue dé-
sire. » Jamais plus, pourtant, que si cette
volonté impure se croit la raison même.
Car ce Pascal, si amer, si mystique contre
la raison impérieuse, est le plus ferme soutien
de la raison contre la chair. Et peut-être n'est-
il pas si terrible pour la raison qui ne le cède
point à la charité, qu'il est injuste pour
l'homme sensible qui ne cède pas tout à la rai-
son, partout où il s'agit de penser. Il est mer-
veilleux pour faire la chasse au sentiment et le
230 XÉNIES
lever où l'on s'attend le moins à le surprendre.
Il le dépiste, il le débuche de ses retraites ra-
tionnelles et de ses halliers logiques. On ne lui
donne pas le change : il est toujours sur le
gibier.
XI
Quant au principe de la critique, si elle est
une science ou ne l'est pas, je n'en veux trop
rien dire cette fois. Entre Sainte-Beuve et
Taine, il n'est pas nécessaire de prendre parti.
Sainte-Beuve, qui se donne bien moins les
apparences et la méthode du savant, touche
l'objet de bien plus près que Taine. Une suite
de portraits pleins d'esprit, et qu'on peut
croire ressemblants, fait naître plus d'idées
générales que la thèse la plus rigoureuse.
Les idées générales ne sont pas le propre de
la science seule. Toute œuvre en est faite, qui
est digne de la pensée, et qu'on la médite. Il
y a plus d'idées générales dans un tombeau de
Michel-Ange que dans tous les peintres alle-
mands, acharnés à peindre une conception de la
morale et de la vie. Même, dans la plupart des
XÉNIES 231
philosophes, les idées générales sont un jeu
logique, un cocon où l'esprit s'enferme, pour
filer son fil inutile, et mourir : inutile, car on
n'en peut rien faire : n'ayant pas la moindre
solidité, il est sans emploi.
Le fait est qu'on se défie de Taine, à mesure
qu'on s'étonne davantage de sa science et de sa
méthode ; et qu'on a plus confiance à Sainte-
Beuve, tandis qu'on le suit dans les méandres,
voire les caprices de sa pénétrante curiosité et
d'une indiscrétion subtile. Pour connaître les
caractères, rien ne vaut la pointe d'un esprit
aigu et lumineux que dirige une curiosité
infinie. D'ailleurs, toute méthode a son prix que
le talent conduit. L'outil compte moins que l'ou-
vrier, et le talent importe plus que la méthode.
Gœthe critique ne prétend à aucune rigueur
et ne pense pas faire œuvre de science : il n'en
excelle pas moins, en raison de son grand
esprit. Loin de confondre la critique dans la
science, Gœthe serait plutôt d'avis que la
science fit œuvre d'art même en critique :
témoin sa querelle avec l'école de Newton à
propos des couleurs.
232 XÉNIÇS
La critique de Taine excite la pensée, fût-ce
à contredire ; celle de Sainte-Beuve la contente.
Entre deux, Renan tantôt contente l'esprit et
tantôt lui donne le branle pour le laisser en
suspens.
Des trois, Sainte-Beuve s'efface le plus et
Taine le moins. A ce signe, il semble que
Sainte-Beuve est le plus critique.
§ Brunetière est un Taine romain, orateur
autant que l'autre est philosophe, et pour qui
la morale tient lieu de toute la science. Le vrai
même à ses yeux est fonction de la cité. Un
Romain seul peut avoir un culte si absolu de
l'État. Le critique porte alors les Douze Tables.
De là quelque ridicule. Car l'orateur est ridi-
cule, dès qu'on ne l'écoute plus. Cependant, il
continue de parler dans sa chaire, et il ne
quitte pas la tribune.
Il faut avouer que toute chaire est ridicule.
Ces hommes et ces femmes assemblés, ces éco-
liers chauves ou à cheveux blancs, l'oreille
tendue et bouche bée, me font rire. Et cet
autre qui les enseigne, qui gonfle la voix, qui
les gave de doctrine ou les purge par la trompe
XÉNIES 233
d'Eustache, hélas oui, fùt-il plus grave ou plus
sincère encore, c'est toujours un peu Diafoirus
et Fleurant.
§ Il peut y avoir d'autres critiques et fort
différents de ceux-là. Leurs méthodes vaudront
à peu près ce qu'ils valent. Remy de Gourmont,
la physique a borné parfois sa pensée plus
qu'elle ne l'étendit : dans ce vaste et libre
esprit, le goût était plus sûr et allait plus loin
que la science. On n'a pas encore vu un Mon-
tesquieu dans la critique littéraire : Gourmont
s'en rapproche le plus. Et Stendhal le passe,
en ce qui concerne les mœurs. Plus qu'un cri-
tique, Gourmont est notre Diderot.
§ Ce qui manque à Sainte-Beuve n'est guère
rien près de tout ce qu'il a. Cette intelligence
do la vie est sans prix : je trouve à Gourmont
le même mérite. L'un ni l'autre, ils ne sépa-
rent pas la vie spirituelle de la vie sentimen-
tale. Les plus puissants états de la passion et
les plus rares grandeurs de l'art échappent
seuls à Sainte-Beuve. Dans la haute lice de
cette intelligence, voilà le trou au fond de la
tapisserie. Mais souvent il a raison jusqu'en ses
234 XÉNIES
doutes ; et il entre un grain d'amère vérité
dans son antipathie. Il ne s'est montré fort
injuste qu'à l'égard de quelques écrivains,
poètes sublimes, ou d'une originalité incompa-
rable : c'est qu'il leur était trop inégal. La
faute est moins à sa volonté qu'à sa nature.
§ A quoi bon choisir entre Sainte-Beuve et
Renan, si le choix implique le moindre sacri-
fice? Quand le critique est un grand esprit,
servi par un grand talent, au fond les sujets
qu'il traite nous intéressent moins que lui. Ici
pourtant, Sainte-Beuve est unique : il nous
attache à ses portraits beaucoup plus qu'à lui-
même. Renan, tout au contraire, nous intéresse
bien plus à Renan qu'à ses apôtres, à ses chré-
tiens et ses israélites. Du jeune homme au
vieillard, le progrès de Renan est en ce sens,
et de ses premiers articles, en habit noir cra-
vaté de blanc, à ses propos familiers de la fin,
le cou nu et le front sous la rose.
XII
Un effort trop suivi à la science et à la
méthode des savants doit ôter plus de force à
XÉNIES 235
la critique et plus de crédit qu'il n'y en ajoute.
Il n'est science que du général, comme on dit.
Il n'est art et poésie que de l'individu. La cri-
tique n'adhère étroitement à son objet, que si
elle saisit l'homme et l'œuvre singulière, l'un
et l'autre ce qu'il y a de moins général au
monde. La thèse qui prétend les envelopper les
mutile ou les déforme.
Le génie est toujours singulier, la qualité
suprême par quoi une pensée et une façon de
sentir se distinguent de toutes les autres, ne
fût-ce que par un degré de plus, qui en fait
justement l'incomparable excellence. Tous les
poètes rivaux de Shakspeare ne servent qu'à
rendre Shakspeare plus unique. Tous les Athé-
niens ensemble me font comprendre comment
les Nuées ont pu naître sur le théâtre d'Athènes ;
mais ils ne m'expliquent en rien pourquoi un
seul Athénien a jamais pu être ce prodigieux
Aristophane.
Ni science ni art véritable, il me semble que
la critique est à mi-chemin de l'histoire et de
la philosophie. Elle est à toutes deux ce qu'elles
sont à la science. Mais en voilà assez sur un
236 XÉNIES
objet si considérable où Ton dit toujours trop
ou trop peu, si ce n'est qu'en passant.
XIIÏ
En art, la^ critique des poètes est sans doute
la seule qui vaille : elle est intelligente et elle
est sensible. Le sentiment se connaît alors les
raisons que la raison ne connaît pas, sans
méconnaître celles où la raison même se
retrouve.
Le poète est déjà la moitié de l'artiste.
Si Degas le nie, c'est en effet qu'il n'est pas
poète ; et tant pis pour lui : il en porte la
peine. Même peintes à miracle, six cents gre-
nouilles dans une baignoire ne font pas une
Hélène, ni seulement l'Odalisque de M. Ingres,
puisque enfin Degas respecte Dominique.
Plût au ciel que l'artiste fût aussi bien la
moitié du poète : quand il l'est, il ne le cède
à personne en critique. Mais il ne l'est pas
souvent.
Ingres, Delacroix, Daumier, Corot, Courbet,
Rodin, Manet, Cézanne et Degas lui-même
XÉNIES -237
n'ont rien dû aux artistes de leur temps. Que
ne doivent- ils pas aux poètes ?
g Beaucoup de fameux musiciens ont été
de bons critiques en musique : Rameau, Gluck,
Schumann, Liszt, Berlioz et Wagner. Et qui
valait hier Debussy, soit pour faire de la
musique, soit pour en parler ? Les grands
musiciens ne sont pas dispensés d'être poètes.
Ils y sont tenus, au contraire. Ce trait les
distingue.
A la vérité, il n'est rien de si bête que la
plupart des musiciens, qu'ils lèvent à l'orgue des
yeux inspirés, qu'ils teltcnt un basson ou
qu'ils fassent le lapin sur un tambour. Le
commun des musiciens est ce qu'il y a de plus
niais au monde : pour une bonne raison, à
savoir que l'âme du musicien vulj^aire est tou-
jours sentimentale. Et l'étant de naissance,
elle met une malheureuse gloire à l'être encore
par profession.
§ La plus belle révolution de la peinture,
depuis des siècles, c'est que les pemtres ne
croient plus inutile de penser. A présent, les
peintres n'opposent plus le génie à l'intelli-
238 XÉNIES
gence, ni le don de peindre au don de com-
prendre. Le temps du paysage est sans doute
fini, et du peintre qui regarde passer les
trains pour mieux rendre la beauté de la
prairie. On ne convient plus que la suprême
vertu de l'œil soit à manquer totalement de
cervelle.
XIV
§ Par le mot penser, f entends tout ce qui se
fait en nous de telle sorte que nous l'aperceoons
immédiatement par nous-mêmes ; cest pourquoi
non seulement entendre, vouloir^ imaginer, mais
aussi sentir est la même chose ici que penser (1).
Je ne puis me lasser de citer ce mot de Des-
cartes, si fort et qui va si loin, comme tout ce
qui vient de cet homme puissant. En tout, le
propre de Descartes est qu'il ouvre des voias.
On part de lui, et sur sa ligne on pousse bien
au delà du terme qu'il s'est fixé. Ainsi l'on
découvre selon lui des mondes inconnus, à
quoi il n'avait pas pensé.
Descartes est le moins borné des philosophes.
(1) Princip., I, 9.
XÉNIES 239
On peut se servir de Descartes pour défendre
Rousseau.
§ La haine du romantique est une opinion
politique. Au total, moins que rien.
La mauvaise foi ne juge pas des artistes ni
des poètes : elle ne peut leur refuser que le
billet de confession et une place dans l'État :
mais on se moque de l'une et l'on méprise
l'autre. La mauvaise foi est l'àme de la poli-
tique, l'étant de tous les partis.
Dans les œuvres romantiques, la thèse est
plus volontiers sentimentale ; et plutôt ration-
nelle, dans les œuvres classiques.
Mais, à tout moment, le sentiment s'arme
de raison. Et la raison croit nécessaire de parler
au sentiment.
En art, il ne s'agit pas de prouver, mais
d'émouvoir et de convaincre en touchant. La
science démontre et l'art persuade. Tout art est
une incantation : l'œuvre d'art est un philtre
de volupté. Les doctes qui séparent tout par
système, méprisent la volupté et le sentiment.
Les doctes sont grossiers. Mais dans un
homme policé, quel sentiment ne participe pas
u
240 XÉNIES
de l'esprit, et même quelle volupté ? Quel vrai
plaisir n'est pas spirituel en quelque manière?
Le sentiment a besoin d'être compris; et la
raison, en art, a besoin d'être sentie. Qu'elle
soit prose ou vers, la poésie est un art^ et c'est
ce qui la distingue.
Qui prétend séparer absolument l'âme et le
corps? De telles distinctions n'ont de sens
qu'à l'école. Il faut prendre l'âme au sens que
Stendhal lui donne. L'homme n'est pas une
réunion d'états distincts et tous souverains.
§ 11 me semble que le romantique est plus
près de la nature, et le classique plus près de
l'État. Mais l'État est dans la nature aussi, et
la nature de l'homme tend à l'Etat.
Entre les œuvres d'art, la vraie, la grande
différence est de la thèse à ce qui ne Test pas
et ne la saurait être. Partout où l'on vetit
prouver qu'on a raison et faire système, l'art
et la poésie le cèdent à la philosophie^ à la cri-
tique, à la religion, enfin à une politique. L'art
s'abaisse d'autant, et la poésie s'en va. C'est
ici que le sentiment assure le salut de l'œuvre :
XIÎNIES 241
en portant la raison, il la pénètre d'une vie
personnelle.
Voilà pourquoi les Pensées de Pascal sont
plus belles de n'être que des fragments : non
pas comme le sot me le fait dire, parce que je
préfère les ruines au monument; mais parce
que si les Pensées faisaient un corps de système,
l'œuvre d'art le céderait fatalement à l'œuvre
de doctrine : une somme, une apologie ne sau-
rait être un poème. A qui aime la poésie, les
fragments sublimes d'un poème seront toujours
plus précieux que le plus grand monument de
doctrine. Cent vers de Dante l'emportent cent
fois sur toute la masse de saint Thomas et sur
toute la théologie.
§ Si le classique était le contraire du senti-
ment, Racine serait le prince des romantiques.
Dans Racine, je vois la passion toute pure et
sans contre-poids. Ni le devoir, ni la religion,
ni la politique ne balancent la passion un seul
moment. De là que Racine est si vrai et si
grand et si terrible. Ces Dieux jaloux de Port-
Royal, le jour où ils parlent fort dans Racine,
242 XÉNIES
le confident de Phèdre et de Bérénice prend
peur : Racine se retire et cesse d'être poète. Il
s'y condamne, du moins.
Dans Shakspeare, à la passion fait équilibre
la divine fantaisie. Shakspeare donne tout à
la passion, comme Racine; mais il y fait moins
croire. Un doute universel enveloppe la réalité
du monde. Dans Shakspeare, la poésie est
plus riche que la vie.
Je ne puis concevoir une autre sagesse.
Comme j'invoquais Descartes tout à l'heure,
j'invoque à présent le divin Platon. Il parle
pour tous les poètes, et certes il l'est assez lui-
même pour savoir ce qu'il dit, quand il avoue
avec son adorable sourire : Le poète est chose
ailée, aérienne et sacrée : il ne peut rien faire, si le
Dieu où il est en proie ne l'enivre et ne lui ôte la
raison. Tant qu'il ne l'a pas perdue, il ne peut ni
faire des vers ni rendre ses oracles. Ce n'est pas
dans la science qu'il trouve tout ce qu'il dit avec
beauté, mais dans ce qu'un dieu lui souffle (1).
(1) Ion (Socrate parle.) Je m'attends à ce que nos régents de
profession trouvent dans ce texte la preuve que le poète
lyrique, selon Platon, doit être géomètre et chimiste.
XÉNIES 243
XV
RÈGLES
Pour que le critique instruise le public, il
ne faut pas qu'il fasse le maître d'école avec le
poète. Le vrai critique, comme l'esprit humain,
est un étudiant qui apprend toujours.
Le critique n'instruit le public que s'il se
laisse instruire par l'artiste.
Le lieu commun de morale est le plus bas où
se tienne le critique.
Le lieu commun de la raison est le plus faux.
La morale, en critique, est le masque de la
religion. La raison est le masque de la poli-
tique. Sous le masque, ici et là, il y a toujours
un parti.
v^ Le critique vulgaire se sert du bon sens
pour ôter tout sens à l'œuvre du poète.
En art, le sens commun n'est presque jamais
le bon sens. Les plus grandes, les plus belles
et les plus rares œuvres ont indigné les habiles
et fait rire les sots.
14.
:244 XENIES
Le sens commun est le bon sens de la vie
commune. La vie de l'art n'est pas la vie com-
mune, et il lui faut un sens plus rare.
Au fond, le sens commun n'est pas meilleur
juge en art et en poésie qu'en mathématiques :
il ne sait même pas de quoi il s'agit. Les
bonnes gens ne s'entendent pas mieux, d'abord,
à Wagner qu'à Newton, ni à Shakspeare, ni à
Rembrandt, ni si l'on veut à Stendhal ou Cé-
zanne qu'à la théorie des nombres et au pro-
blème des trois corps.
§ Pas plus que le vrai poète, le bon critique ne
doit se soucier de plaire au public. S'il pense au
public, il trahit le poète et trahit la critique.
La critique est rare, parce que le journal est
partout. La critique est ardue, parce que le
journal est facile.
Le journal est toujours vulgaire. Le journal
n'est pas seulement le livre, mais la pensée à
un sou.
§ Faire de la morale à rencontre du poème,
c'est toujours mentir.
XÉNIES 245
Et faire de la science ou de la théorie à ren-
contre du poète, c'est toujours se tromper sur lui.
D'ailleurs, on peut se tromper en mentant,
et mentir en se trompant. Il n'y a rien de si
ordinaire, et la volonté y trempe assez souvent.
§ Le vrai critique cherche à faire un art de
la critique.
S'il veut en faire une science ou un système,
c'est par désespoir d'être jamais artiste.
Où il n'est pas assez artiste pour se donner
de bonne foi à l'œuvre d'art, le critique fait le
savant ou le moraliste : d'un seul mot, le pé-
dant. Et le public, qui est toujours à l'école,
prend toujours un grand pédant pour un grand
critique. Ils n'en demandent pas plus, l'un ni
l'autre.
î:j L'art moral est une invention des dévots.
L'art social, une invention des politiques. Entre
tous ces porteurs de masques les pires, ceux
qui ne se doutent même pas qu'ils sont hypo-
crites.
246 XÉNIES
§ L'art social n'a aucun sens. Il n'est qu'une
flatterie et un hommage de Trinculo musicien
à Caliban.
L'artiste est l'individu même. L'œuvre d'art
est la plus individuelle.
De ce qu'il y a de plus individuel naît sans
effort ce qu'il y a de plus général. Le grand
poète ne sert pas la Cité parce qu'il le veut;
mais sans le vouloir, parce que son œuvre est
belle.
§ La fin de l'art n'est pas le bien ni la vérité.
La fin de l'art est la beauté seule, qui est le
plaisir de la poésie. Volupté de l'âme ou volupté
du cœur, la poésie est toujours volupté et
l'amour même de l'esprit en passion. Plutôt la
luxure que la froideur morte ou l'austérité
inerte. Le beau a sa bonté, sa vérité et son
ordre.
§ Il n'est de mauvais livres que les méchants
livres.
Il n'est de poèmes mal pensés que les poèmes
sans mesure et sans rythme.
XÈNIES 24T
Pour l'avoir osé dire aux Anglais, Oscar
Wilde a été banni de l'Angleterre. Mais il
vivra parmi les poètes de l'Angleterre, pour
avoir été la victime insolente des critiques
anglais.
XVI
Après avoir lu le critique, digne de ce nom,
comme Platon est digne d'être nommé philo-
sophe, il faudrait que l'artiste se connût mieux
lui-même et qu'il pût discerner en quoi il est
fidèle à sa propre nature et en quoi il y
manque.
Grâce au critique, miroir intelligent, il écher-
rait que l'artiste vît à son œuvre des raisons
d'être et des mérites qu'elle a sans doute, mais
que le critique lui révèle et qu'on n'eût pas
mesurés sans lui.
Le vrai critique est donc un miroir vivant
qui aide l'objet miré à vivre. Sans trahir ni
flatter l'ccuvre qu'il mire, il la fait mieux com-
prendre; il la rend plus claire à l'artiste lui-
môme, qui est trop dans l'action pour juger
bien de ce qu'il fait : l'acte passionné est créa-
248 XENIES
teur et ne peut pas être un témoin parfaite-
ment libre de l'œuvre créée. Le vrai critique
est ce sage témoin : il est l'intelligence de l'œu-
vre qu'il n'a ni conçue, ni accomplie, mais
qu'il reçoit à la naissance. Ici encore, pour bien
comprendre, il est nécessaire d'aimer, en der-
nière analyse.
L'œuvre d'art n'est pas une œuvre de la géo-
métrie et ne dépend pas seulement de la pure
logique.
§ L'amour même ne fût-il pas nécessaire à
l'intelligence de la poésie, il faut à tout le
moins, si l'on n'aime, être capable d'aimer,
pour bien comprendre. Toutes les religions se
fondent dans le cœur des hommes, autant que
dans leur esprit. Elles sont faites, quand les
théologiens arrivent et les mettent en dogmes.
Et quand les historiens les jugent, elles sont
mortes. ^
§ Faut-il que le vrai critique aime pêle-mêle
les plus belles œuvres et les pires? Qu'il con-
fonde les chefs-d'œuvre et les ouvrages qui
XÉNIES 240
n'ont pas le moindre prix? Loin de là, et
d'abord qu'il les distingue. Mais que de nuances
dans l'admiration, de l'amour à l'estime. Puis,
tout en restant libre de ses propres inclina-
tions, l'état de grâce qu'on réclame du critique,
consiste à se mettre de bonne foi dans l'œuvre
qu'il juge, à la considérer en ce qu'elle est et
non en ce qu'elle n'est pas, en ce qu'elle aurait
pu être selon elle-même, non en ce qu'elle
aurait dii être selon son contraire et suivant
d'autres lois.
Sans aller au fond du système, quelle misère
ne serait-ce pas de reprocher à Spinosa son
ordre géométrique? Et quelle sottise de lui
demander un dialogue, amoureux de grâce et
de lumièrt', à la manière de Platon? Quand ils
se mêlent d'avoir une doctrine, les critiques de
la poésie et de l'art tombent sans cesse dans
cette sotte injustice. Le poète qui les écoute
parler de lui, à tout moment, est tenté de se
dire : « Il n'est question que de ma mort là-
dedans : que veulent-ils de moi? »
250 XÉNIES
XVII
Si Ton demandait quelle peut être la plus
belle vertu du critique et la plus féconde, c'est
la sympathie. Elle est si rare que le critique,
par définition, semble l'ennemi des œuvres
qu'il analyse; mais la plupart des critiques
sentent bien qu'ils doivent faire croire à la
bienveillance. Ils la simulent donc; et même
quand ils ont la main pleine de férules, la sym-
pathie est leur gant : Crispin, gant d'escrime.
La sympathie est le soleil de l'intelligence,
en critique ; ou plutôt, si le don de comprendre
est la lumière de cet astre, la sympathie en est
la chaleur.
Sans être capables d'aucune, le plus grand
nombre des critiques s'arrangent pour qu'on
ne doute pas de leur sympathie. Car il faudrait
douter de leur justice. Hé, làl qui le voudrait?
Et si elle n'avait en eux son refuge, où la jus-
tice irait-elle se nicher?
§ A vrai dire, on ne s'approche justement
XÉNIES 251
de ce qui vit que par la sympathie : elle seule
imagine.
Les critiques sont bien peu fins qui ne sentent
pas que l'imagination est confidente de la vie.
§ Le dernier terme de la sagesse, pour Spi-
nosa, est < l'amour intellectuel de Dieu ». Il
joue un peu sur les mots, et par là il veut
dire : « L'amour spirituel de la nature. » En
effet, l'entendement ne s'accomplit que de la
sorte.
De même, pour comprendre les œuvres, il
faut avoir un esprit amoureux de ceux qui les
produisent.
§ La gloire, le talent et le plaisir du juste
critique sont toujours h produire de vraies
valeurs.
A tout ce que doit être le vrai critique, on
voit assez ce qu'il n'est pas.
15
TABLE
PARES
I. Champenois 1
II. De Marc-Acrèle 9
III. Shiboleth 29
IV. V. H 31
V. Axiomes de La Pauce 39
VI. Le Sage 57
vu. MUSICA ME JUVAT 61
VIII. Pour le Grand Roi 69
IX. Peintres 75
X. Doute 81
XI . Carlyle ou le Clown de Pathmos 89
XII. Les Liaisons dangereuses 109
XIII. La Bruyère 115
XIV. Toujours Stendhai 119
XV. Contre Moi 127
XVI. Simple 129
xvii. Physis. — Polémos 13o
xviii. Sur Aristophane 141
XIX. Horace 147
XX. Grandeur et Modestie 161
XXI. Sentimental 169
XXII. Remède A la Bassesse DE Vivre 173
xxiii. W. Makepeace Bruce pense de plus belle . 179
xxrv. Flaubert. — Style 191
xx\. Critique 205
IMPRIMERIE CHAIX, RCE BERGÈRE, 20, PARIS. — 15170-10-20. — (ÏDCre L«rill«M).
piMHiMf^ LIST FEB 1 1946
Oniversityof Toronto
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THE 1
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2
CARD 1
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Acme Library Gard Pocket
LOWE-MARTIN CO. LIMITED
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