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Full text of "Xénies"

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iWlV.Of 
ÎIBRARY 

XÉNIES 


AUTRES  ŒUVRES  DE  SUARES 


POESIE 


Amour,  un  vol.  in-4'',  1917,  épuisé. 

BouCLiBR  DU  Zodiaque,  ua  vol,  gr.  in-8°,  1921. 

Images  de  la  Grandeur,  un  vol.  in-4°,  1900,  épuisé. 

Lais  et  Sones,  un  vol.  gr.  in-16,  1906,  épuisé. 

Odes  et  Péans,  un  vol.  in-4°,  1919,  sous  presse. 

Poèmes  du  Temps  qui  meurt,  un  vol.  in-4"'  1920,  sous  presse. 

Chanson  de  Psyché,  un  vol.  petit  in-4'',  1920,  sous  presse, 

THÉÂTRE 

Achille  vengeur,  un  vol.  in-4'',  1921,  sous  presse. 

Cressida,  un  vol.  in-18,  1912. 

Tragédie  d'Electre,  un  vol.  gr.  in-16,  1905. 

Les  Bourdons  sont  en  fleurs,  un  vol.  petit  in-S",  1917. 

PoLVxÈNE,  un  vol.  petit  in-4°,  1920,  sous  presse. 

Farce  de  Lanin,  un  vol.  petit  in-4°,  1920,  sous  presse. 

POÈiMES  D'IDÉES  ET  DE  NATURE 

Sur  LA  Mort  de  mon  Frère,  un  vol.  in-S",  1904,  épuisé. 
^'oICI  l'Homme,  un  vol.  gr.  in-S",  1905,  épuisé. 
Livre  de  l'Emeraude,  un  vol.  in-18,  1900,  épuisé. 
Voyage  du  Condottiere,  un  vol.  in-S",  1910,  épuisé. 
Poète  tragique,  un  vol.  petit  in-4'>,  1921. 

CHRONIQUES  ET  PORTRAITS 

Sur  la  Vie,  trois  vol.  in-18,  1907-1909,  épuisés. 

Idées  et  Visions,  un  vol.  in-18,  1912. 

Trois  Hommes,  un  vol.  in-8'',  1913. 

Chronique  de  Caerdal,  deux  vol.  in-S",  1914. 

PÉGUY,  un  vol.  gr.  in-16,  1915. 

Rkm.ahques,  douze  fascicules  in-S",  1917-1918. 

Commentaires  sur  la  Grande  Guerre,  cinq  vol.  gr.  in-16, 

1915-1918. 
Cervantes,  un  vol.  gr.  in-16,  1916. 
XÉNiES,  un  vol.  in-18,  1922. 

NOUVELLES  ÉDITIONS 

Sur  la  Mort  de  mon  Frère,  in-18,  1917. 
Sur  la  Vie,  in-18,  1919. 
Livre  db  l'Emeraude,  in-8'',  1919. 
Voyage  du  Condottiere,  in-18, 1913. 


ANDRÉ   SUARÈS 


XÊNIES 


PARIS 
ÉMILE-PAUL  FRÈRES,  ÉDITEURS 

100,     RUE     DU     FAUBOURG-SAINT-HONORÉ,     100 
PLACE     BEAUVAU 

1923  *^'^^    ^3 


JUSTIFICATION  DU  TIRAGE 

N'»    162 


V 


A  l'exemple  de  Gœthe,  il  faut  faire  à  l'esprit 
Des  présents  imprévus  d'amour  et  d'ironie. 


A  Louvres,  dans  l'Ile-de-France,  la  Saint-Jean 
était  la  fête  des  Archers,  au  temps  jadis.  Quand 
on  avait  proclamé  le  Roi  de  l'Arc,  pour  son  adresse, 
il  tirait  en  riant  autant  de  flèches  qu'il  avait  de 
rivaux  dans  le  pays  ;  et  chacune  partait  ornée  d'une 
cerise.  Il  les  fichait  tantôt  au  cœur  d'un  chêne, 
tantôt  au  bout  de  la  plus  haute  branche,  tantôt 
dans  l'œil  d'une  buse  attentive.  Mais,  d'ailleurs^la 
plupart  de  ces  messages  empennés  s^en  allaient  on 
ne  sait  où.  Le  point  est  de  bien  placer  le  trait  sur 
la  corde,  de  bander  l'arc  avec  soin,  de  viser  juste 
saitë  toujours  dire  ce  qu'on  vise,  et  de  lancer  la 
flèche  en  somiant. 

1 


XENIES 


CHAMPENOIS 


MÊME  à  Paris,  les  Champenois  sont  plus 
Français  que  les  autres.  Briards  sont 
Champenois;  et  comme  ceux  de  Pantin  en 
France  sont  Briards  à  demi  et  demi-Beau- 
cerons, les  Beaucerons  sont  demi-Champenois, 
eux  aussi.  De  Soissons  à  Troyes  et  de  Reims 
à  Chartres,  voilà  bien  l'Ile  Sainte  de  l'Occident 
avec  ses  terres  bleues,  entre  les  eaux  de  TAisne 
et  de  l'Oise,  de  la  Loire  et  do  l'Aube;  et  la 
Ville,  comme  le  sexe  de  Psyché,  au  milieu  du 
milieu. 

Champagne  est  le  pays  parfait,  la  terre  com- 
plète où  rien  ne  manque.  L'homme  y  trouve 


2  XÉNIES 

tout,  et  non  pas  de  raccroc  ni  au  hasard  du 
pis  aller,  mais  de  la  qualité  la  plus  belle  et  au 
point  d'excellence.  Là,  en  effet,  le  souffle  de 
l'océan  expire  et  se  mêle  enfin  à  la  respiration 
maternelle  de  la  jeune  terre,  cette  haleine  si 
sûre  d'être  bonne,  le  rythme  d'une  âme  heu- 
reuse et  féconde  dans  une  chair  contente  et 
doucement  épousée. 

Ils  ont  la  plus  belle  pierre  du  monde,  à 
mon  gré,  plus  souple  que  le  marbre,  plus 
tendre  que  le  grès  :  ce  calcaire  si  pur,  si  blanc, 
et  pourtant  si  sensible  à  la  lumière  qu'il  finit 
par  prendre  tous  les  tons  de  la  nature  et  de 
la  peau.  Dans  la  campagne,  j'ai  vu  de  vieilles 
églises  qui  avaient  la  couleur  des  sauges.  Telles 
pierres  ont  la  couleur  du  lys;  d'autres  ont  le 
hâle  des  paysannes  et  le  teint  cuit  des  vieux 
routiers.  Vers  Soissons,  les  villages  ont  l'air 
sculpté  et  toute  l'élégance  d'une  noblesse 
rustique.  Soissons  même,  cette  corbeille  de 
beaux  murs  et  de  beaux  faîtes  dans  le  feuillage, 
est  d'une  forme  qui  touche  à  la  perfection. 

L'admirable    pierre    de    Champagne,    aux 
arêtes  si  fortes  et  si  fines,  est  capable  de  tout  : 


XÉNIES  ^ 

elle  porte  les  géants  au  fond  du  ciel,  et  elle 
fait  un  socle  à  la  fleur  du  sourire  :  elle  est 
aussi  bien  le  donjon  de  Coucy  et  le  doux  sou- 
rire de  Reims. 

Tout  vient  en  Champagne  et  tout  y  est 
exquis  :  les  blés  et  la  plus  enivrante  des 
vignes,  la  prairie  et  les  jardins,  les  joncs  et 
les  grands  bois.  Ils  ont  le  tonneau  et  le  vin, 
le  roc  et  les  sables,  les  grandes  fermes  solitaires 
et  les  plus  coites  maisons  dans  Tamitié  des 
villes.  Et  le  ciel  de  France  enveloppe  toute  la 
sainte  contrée  d'une  caresse  si  tendre  et  spiri- 
tuelle, que  tous  les  objets  s'accordent  à  la 
pensée  et  au  désir  de  l'homme,  lui  répondant: 
Ainsi  soit-il! 

Que  j'aime  ces  vastes  horizons,  où  Ton  sent 
partout  la  présence,  le  travail  de  l'homme  né 
pour  orner  la  vie!  Ces  grandes  ondes  lentes  de 
terrain,  sous  le  ciel  le  plus  pensif  et  le  plus 
tendre  du  monde,  sont  muettes  pour  ceux  qui 
n'entendent  volontiers  que  les  mélodies  carrées 
et  les  musiques  bruyantes.  Comme  elles 
parlent,  au  contraire,  comme  elles  chantent  au 
cœur  des  musiciens  épris  de  la  nuance  et  qui 


4  XENIES 

ne  conçoivent  pas  la  grandeur  sans  le  charme 
et  l'esprit.  Je  ne  serais  pas  surpris  que  le 
parisien  Debussy  fut  rémois  à  l'origine.  La 
nuance  dé^^oùte  de  la  couleur,  parce  qu'elle  est 
la  couleur  amoureuse,  éprise  de  se  connaître 
et  qui  a  l'intellect  d'elle-même.  Un  art  sans 
nuances  est  un  pays  sans  vapeurs,  sans  eaux 
et  sans  lumière.  France  est  l'Ile  de  Nuance. 
De  toutes  les  nuances  on  peut  dire,  comme 
Dante  des  femmes  vraiment  élues  pour  l'amour  : 
Dames,  vous  qui  avez  l' entendemeni  d'amour.  Quoi 
de  plus?  Tout  est  grossier  et  d'un  seul  tenant 
dans  la  nature  primitive  :  les  nuances  ne  sont 
guère  qu'en  nous. 

Il  faut  ouvrir  les  yeux  sur  la  pluine  en  Champagne. 

En  tout  ordre,  mais  surtout  en  musique,  la 
vérité  directe  ne  suffit  plus.  La  mesure,  battue 
au  pas,  par  deux  ou  par  trois,  ne  peut  se 
comparer  même  de  loin  au  rythme.  Les  nuances 
du  mouvement  et  celles  des  tons  s'accordent 
aux  valeurs  indécises,  aux  nuances  du  ciel  en 
Champagne  et  de  ces  inflexions  exquises  qui 
font  la  variété  des  lignes.   La  simplicité  doit 


XEMES  5 

naître  du  plus  complexe  et  du  plus  riche 
équilibre.  Elle  ne  peut  être  qu'une  apparence 
ou  un  effet.  Désormais,  la  simplicité  est  une 
profonde  harmonie. 

Dans  la  grâce  de  Paris,  il  y  a  une  forte 
infusion  de  malice  et  de  verve  champenoise. 
La  volupté  spirituelle  de  la  Ville  est  de  Cham- 
pagne aussi,  plutôt  que  tourangelle.  Le  val  de 
Loire  a  plus  de  mollesse. 

Que  ce  peuple  est  brave,  pétri  de  sens,  droit 
en  ses  lignes,  sans  roideur  toutefois,  finement 
averti  et  complice  de  la  vie.  On  croirait  qu'il  a 
toutes  les  expériences,  mais  sans  avoir  vieilli. 

Les  Champenoises  sont  charmantes.  Elles  se 
mettent  à  la  fenêtre  pour  voir  tomber  les  obus 
et  rien  ne  les  empêche  de  sourire  :  elles  sont 
nées  un  brin  de  muguet  aux  lèvres.  Elles  sont 
ardentes  et  fraîches;  et  la  tleur  de  leur  peau 
est  de  rose  choisie.  Les  jeunes  filles,  rue  Cérès, 
me  parurent  des  blés  riants,  qui  appellent  la 
faucille  des  baisers;  les  coquelicots  n'y  man- 
quaient pas  ni  les  bleuets.  J'aime  leur  parler 
bref,  qui  vibre  un  peu  et  qui  chante.  A  Braisne, 
les  enfants  coiffent  d'un  accent  circonflexe  joli 


6  XENIES 

comme  leur  bouche,  les  plus  belles  syllabes  en 
0  et  en  a;  ils  font  résonner  contre  la  voûte  du 
palais  la  finale  des  mots,  et  toutes  les  nasales 
sont  sonores. 

Le  trait  profond  de  la  Champagne,  c'est 
qu'elle  est  tout  à  son  fait;  mais  son  fait  est 
du  cœur  et  de  l'esprit  aussi  souvent  que  du 
bien  au  soleil  et  de  la  vigne. 

Le  paysan  champenois  a  les  vertus  de  la 
pierre  natale,  qui  est  si  propre  à  tous  chefs- 
d'œuvre,  depuis  la  statuette  jusques  aux  cathé- 
drales. Ils  raillent  un  peu  sur  tout,  et  ils  ont 
la  foi  :  ce  composé  est  admirable  :  voilà,  sinon 
le  plus  beau  type  humain,  le  mieux  doué  pour 
la  vie  :  toutes  les  puissances  de  l'esprit  en 
peuvent  aisément  sortir. 

Jean  d'Orbais,  Gaucher  de  Reims,  Bernard 
de  Soissons,  tant  d'illustres  architectes  sont 
Champenois.  Racine  est  d'ici,  et  la  famille  de 
Molière;  et  La  Fontaine,  et  Joinville,  et  une 
foule  d'artistes  au  moyen  âge,  verriers,  poètes 
et  sculpteurs.  Verlaine  est  né  sur  le  bord  de 
Champagne  qui  penche  vers  la  brume.  Il  y  a 
bien  de  la  gloire  à  être  Champenois. 


XENIES  7 

Gomme  au  sud  de  Paris,  le  doigt  de  Chartres 
montre  le  ciel  à  tout  le  pays,  amer  sublime 
pour  l'immense  campagne,  de  toutes  parts 
entre  l'Aisne  et  la  Marne,  on  voit  Notre-Dame 
de  Reims  ouvrir  les  bras  sur  la  Champagne, 
Reims,  la  plus  française  des  cathédrales  et  la 
plus  heureuse,  jusqu'au  jour  où  sa  beauté 
pleine  de  grâce  triomphante  lui  a  été  enviée 
par  la  barbarie. 

Dans  la  rue  Libergier,  jadis,  j'ai  vu  se  pro- 
mener le  Sourire  de  Reims.  0  brute,  venue 
de  la  forêt  germanique,  tu  as  mis  en  poudre 
la  sainte  pierre;  mais  tu  n'empêcheras  pas  la 
fillette  de  fleurir  ;  et  les  mille  dames  de  V^ertus 
souriront  demain,  comme  hier,  de  ce  même 
amoureux  sourire  que  tu  croyais  tuer  et  qui 
te  ferait  ramper,  s'il  daignait  songer  à  te 
séduire. 


II 

DE  MARC-AURÈLE 

VOICI  le  grand  homme  selon  la  Sorbonne,  la 
coqueluche  des  professeurs,  le  favori  des 
Académies,  l'aigle  des  gens  assis  et  le  parfait 
philosophe  à  l'usage  des  demi-artistes  :  Marc- 
Aurèle  est  l'immortel  chef  de  guerre  qui 
monte  à  cheval  pour  enseigner  la  marche  à 
pied  aux  cavaliers  et  l'art  d'être  piéton.  Gomme 
il  est  naturel,  voulant  toujours  la  paix,  il  fait 
toujours  la  guerre  ;  et  sa  vertu  consiste  à  la 
faire  mal  :  il  la  subit  chez  les  Daces  comme 
dans  son  palais,  et  sa  femme  ne  lui  en  fait  pas 
moins  voir  que  les  Barbares.  Un  empereur, 
général  de  l'Armée  du  Salut,  quelle  touchante 


10  XÉNIES 

parodie  :  pensant  lui-même  à  régner  sur  le 
monde,  il  n'est  pas  un  maître  de  morale  qui 
n'en  ait  aussitôt  les  larmes  aux  yeux  :  «  Pour- 
quoi pas?  »  se  dit-il,  en  tàtant  sa  doctrine  et 
ses  préceptes;  «  pourquoi  pas?  moi  aussi,  j'ai 
des  principes  ».  Même  aux  plus  gens  de  bien, 
il  est  moins  facile  de  sentir  en  soi  du  César 
ou  du  Platon  que  du  Marc-Aurèle. 

Il  est  né  et  il  est  mort  en  même  temps  que 
Lucien.  A  y  songer,  il  y  a  bien  de  quoi  rire. 
Avec  toute  son  importance,  cet  honnête  homme 
de  Marc-Aurèle  est  un  esprit  fort  médiocre  si 
on  le  compare  à  Lucien,  le  Voltaire  de  Samo- 
sate.  Le  plus  vertueux  des  deux  n'est  certes 
pas  le  plus  sage  ;  et  nonobstant  sa  bonté  légen- 
daire, il  a  peut-être  fait  beaucoup  plus  de  mal. 
Lucien  n'a  persécuté  ni  tué  personne  :  il  a  ri 
et  fait  rire.  En  compagnie  de  Marc-Aurèle,  on 
ne  peut  guère  sourire,  sinon  de  lui.  Écrivains 
grecs  tous  les  deux,  mais  l'un  plein  de  talent, 
l'autre  sans  art,  sans  beauté  et  sans  style. 
L'artiste  n'est  pas  l'empereur.  Le  style,  est-ce 
l'homme?  Que  Marc-Aurèle  devait  donc  être 
ennuyeux  ! 


xÉxiEs  a 

Lucien,  tout  Grec;  Marc-Aurèle,  aussi  peu 
grec  que  possible.  Les  stoïciens  ne  sont  pas 
Grecs  le  moins  du  monde.  Austères,  sages, 
vénérables,  ils  sont  religieux  et  dévots  laïques  : 
tous  de  rOrient,  ou  pères  conscrits  :  sénateurs 
de  la  morale,  ils  sont  assis  dans  des  chaises 
curules  sous  le  portique.  Le  stoïcisme  est  une 
mystique  de  la  raison. 

A  qui  ressemble  le  plus  Marc-Aurèle  ?  à  un 
comtiste  de  l'observance  étroite,  un  mélange 
de  Littré  et  de  Tocqueville.  Il  a  un  air  d'oblat  : 
il  est  du  tiers  ordre.  Il  est  fort  doucereux, 
assez  souvent  :  il  trempe  deux  doigts  dans  le 
miel,  et  il  bénit,  il  bénit,  il  bénit. 

Dans  le  portique  même,  il  est  très  loin 
d'avoir  la  force  austère  et  rugueuse  d'Épictète. 
Et  le  Manuel  d'Arien  est  d'un  bien  autre  style. 
Les  grands  esprits  du  passé  n'ont  pas  eu  le 
moindre  doute  là-dessus.  Montaigne,  Pascal  et 
les  autres  font  honneur  à  Épictète,  et  jamais  à 
Marc-Aurèle,  de  toute  la  doctrine.  Marc-Aurèle 
n'est  devenu  le  parangon  de  la  vertu  et  la 
merveille  virile  que  depuis  soixante  ans  que 
les  docteurs  s'en  mêlent,  et  qu'ils  veulent  faire 


12  XÉNIES 

croire  que  rien  ne  serait  plus  beau  que  l'un 
d'entre  eux  à  la  lète  de  l'univers.  Qui  sait  si 
Phaéton  n'est  pas  un  pauvre  astronome  lequel, 
à  force  de  suivre  le  cours  des  astres,  s'est  pris 
pour  le  soleil  ? 

Parlons -en.  Ce  pauvre  Marc-Aurèle  si  bon, 
sijuste,  si  détaché  de  toute  haine,  a  été  le  plus 
persécuteur  des  princes.  Il  a  donné  plus  de 
chrétiens  aux  bêtes  que  Dioctétien  lui-même  : 
en  quoi  il  fit  bien  sans  doute,  ces  chrétiens 
voulant  à  tout  prix  mourir  dans  la  gueule  des 
lions,  quand  il  ne  leur  en  eût  coûté,  pour 
vivre,  que  d'offrir  un  pigeon  aux  dieux  de  loin 
en  loin;  et  même  moins  :  on  ne  leur  deman- 
dait que  de  rester  tranquilles.  Mais  si  Marc- 
Aurèle  fit  bien,  en  prenant  parti  pour  les 
dieux  de  l'État,  qui  sont  toujours  des  idoles,  il 
ne  fut  guère  philosophe.  Ce  stoïque  exem- 
plaire qui,  en  vrai  sage  du  portique,  devrait 
être  le  plus  indifférent  à  toutes  les  religions, 
a  joué  le  rôle  d'un  pape  religieux.  Il  est  le  plus 
superstitieux  des  hommes  contre  la  supersti- 
tion. Ainsi  fait  la  plupart  des  autres  :  les 
superstitions  du  voisin  leur  semblent  absurdes 


XÉNIES  13 

OU  funestes,  et  ils  appellent  vérité  leurs  propres 
superstitions. 

Ce  fameux  empereur,  qu'on  appelle  aujour- 
d'hui le  plus  digne  du  sceptre,  s'entretient 
familièrement  avec  lui-même  dans  les  camps, 
où  il  écrit  des  pensées  austères  ;  et  sans  doute, 
il  livre  bataille  et  fait  des  plans  dans  son  cabi- 
net de  Rome.  Il  est  grand  général  chez  les  philo- 
sophes, et  grand  philosophe  chez  les  centurions. 

Cet  époux  si  retenu,  ce  mari  si  fidèle  est 
encore  plus  facile  :  il  porte  le  diadème  sur  la 
plus  haute  ramure  qu'on  ait  vue  dans  Rome. 
Et  pour  mieux  s'acquitter  de  sa  dette  envers  la 
patrie,  dont  il  est  le  père,  il  lui  lègue  pour 
empereur  son  fils  Commode  qui  est  le  plus 
hideux,  peut-être,  des  Césars,  le  plus  méchant 
et  le  plus  vil. 

Ainsi  de  tout  le  reste.  La  faillite  de  Marc- 
Aurèle  est  parfaite,  comme  sa  faiblesse,  d'où 
elle  sort. 

Si  Marc-Aurèle  était  un  homme  de  premier 
rang,  s'il  y  avait  en  lui  la  vraie  grandeur  du 
cœur  et  de  l'esprit,  le  perpétuel  démenti  que 
lui  donne  l'action,  cette  haine  du  destin  pour 


14  XÉNIES 

un  homme  qui  l'adore,  ce  soufflet  continuel  de 
l'événement  en  feraient  le  héros  le  plus  tra- 
gique de  l'Histoire.  Or,  il  n'en  est  rien  :  les 
grands  poètes  l'enseignent  aux  historiens, 
quoique  les  historiens  en  veuillent  dire.  Ils 
ont  mis  dans  leurs  vers  et  sur  la  scène  toutes 
sortes  de  Césars  ;  mais  ils  ont  bien  senti  qu'il 
fallait  la  fermer  à  Marc-Aurèle  :  il  n'y  serait 
qu'un  héros  fort  triste  et  fort  inerte. 

Il  n'est  même  pas  vrai  que  Marc-Aurèle 
abdique  la  grandeur.  On  ne  renonce  qu'à  ce 
qu'on  a.  Pour  abdiquer,  il  faut  régner.  Beau- 
coup de  ceux  qui  se  dépossèdent,  et  qu'on  en 
vante,  n'étaient  pas  capables  d'acquérir  le  bien 
qu'ils  abandonnent,  ni  même  de  le  garder.  Cet 
empereur  envie  sans  cesse  le  petit  manteau  du 
philosophe  :  il  était  né  pour  être  pédagogue,  ou 
pasteur  dans  une  école  du  dimanche,  à  Genève. 

Ai-je  besoin  de  le  dire,  et  que  je  vois  comme 
un  autre  ce  qu'il  y  a  de  bon,  de  rare,  d'hé- 
roïque même  dans  un  tel  livre  et  un  tel  homme? 
Il  est  digne  de  respect  ;  il  peut  plaire  à  une 
foule  d'esprits,  qui  ont  la  religion  du  bien  et  le 


XÉNIES  15 

culte  d'une  certaine  probité  morale.  J'y  trouve 
un  des  partis  les  plus  décidés  où  l'homme  se 
soit  arrêté  dans  la  recherche  du  bien.  La  vertu 
de  Marc-Aurèle  ne  laisse  pas  aussi  de  paraître 
liée  de  fort  près  à  la  paix  sociale. 

Cette  bonhomie  austère,  cette  roideur  tem- 
pérée d'indulgence,  cette  chaleur  sans  éclat, 
quelle  gageure  tenue  contre  la  nature  au  nom 
de  la  raison,  en  qui  l'on  adore  pourtant  la  fille 
suprême  de  la  nature.  Je  sens  que  Marc- 
Aurèle  et  son  livre  peuvent  servir  de  conseil  et 
d'exemple  à  bien  des  gens.  Mais  la  beauté  n'y 
est  pas;  par  où,  je  crois,  le  livre  leur  plaît 
surtout  et  les  contente  :  ils  s'y  reconnaissent 
chez  eux.  Ils  se  rassurent  dans  la  fausse  gran- 
deur de  cette  faible  vie.  La  petitesse  aime  à 
s'envelopper  de  vertu.  Et  de  même,  la  probité 
morale  de  Marc-Aurèle,  tout  en  exigeant  beau- 
coup, n'inquiète  pas  :  elle  ignore  cet  amour 
de  la  vérité,  qui  a  une  pointe  si  cruelle,  et  qui 
perce  les  intérêts  de  l'homme,  voire  du  philo- 
sophe et  du  sage  le  plus  probe,  comme  un 
bouton  caché,  un  indolent  petit  ulcère  bien 
logé  dans  le  fond. 


16  XÉNIES 

Ce  qu'on  appelle  la  divine  candeur  de  Marc- 
Aurèle  est  une  façon  un  peu  sotte  de  confesser 
sa  faiblesse,  et  de  faire  l'aveu  de  ses  imperfec- 
tions. Mais  s'il  se  met  nu  par  places,  jamais 
il  ne  se  dissèque  :  il  ne  va  pas  loin.  Sa  can- 
deur est  vénérable,  comme  d'un  vieux  servi- 
teur qui  ne  dissimule  rien.  Divine?  non;  ou 
quel  nom  donner  à  la  candeur  de  Philoctète 
dans  Sophocle,  et  d'Antigone?  Il  n'a  pas  ce 
don  qu'on  finit  par  préférer  à  tout,  de  saisir 
la  fibre  secrète,  de  ramener  au  jour  la  racine 
des  sentiments  et  des  actions  humaines.  Il 
n'en  a  même  pas  l'idée.  Tout  ce  qu'il  démêle 
est  en  fonction  de  l'utilité  morale.  Il  est  prag- 
matique à  l'excès,  comme  on  dit.  Se  faire  le 
cœur  petit  et  la  pensée  vertueuse,  celte  sagesse 
un  peu  chinoise  est  celle  de  Marc-Aurèle. 

In  angulo  cum  libello. 

Il  abdique  toutes  les  pensées  de  la  puis- 
sance; il  répudie  tout  sentiment  de  la  domi- 
nation. Si  un  maître  du  monde  pense  de  la 
sorte,  que  pensera  l'esclave? 

Je  ne  puis  pardonner  aux  grands  qui  s'abais- 


XENIES  li 

sent.  Ceux-là  surtout  qui,  par  grâce  d'état, 
ayant  hérité  la  grandeur  à  leur  naissance, 
l'humilient  et  la  ravalent  à  la  commune  bas- 
sesse, quelle  trahison  est  égale  à  la  leur? 
Quoi,  ils  ont  par  hasard,  dès  le  berceau,  ce 
que  tout  le  génie  de  l'homme  ne  lui  donne  pas, 
et  ils  n'en  font  rien  ?  Ils  n'en  veulent  rien 
faire?  La  petitesse  est  le  plus  sale  vice  des 
rois  et  l'impérilie  le  plus  honteux  de  leurs 
crimes.  Marc-Aurèle  travaille  à  penser  médio- 
crement; et  penser  médiocrement,  pour  lui, 
c'est  bien  penser.  Il  rêve  d'être  une  fraction 
infiniment  petite,  dans  la  somme  infinie  des 
fractions  qui  font  enfin  l'unité.  Son  désir, 
sinon  son  ambition,  serait  d'être  anonyme. 
Quelle  gloire,  quel  souhait  dans  un  homme 
dont  on  grave  l'effigie  sur  les  monnaies.  Pense 
juste,  qui  pense  à  la  mesure  de  ce  qu'il  est  et 
de  ce  qu'il  peut  :  César,  s'il  pensait  petit,  pen- 
serait mal  ;  et  mal  Benoit  Labre,  s'il  pensait 
grand.  Il  est  misérable,  à  Marc-Aurèle,  de  se 
faire  le  cœur  si  petit.  Il  n'y  a  que  trop  de 
bêtise  et  de  petitesse  dans  l'homme  :  il  ne  lui 
est  pas  nécessaire  de  s'abaisser  ni  de  s'abêtir. 


18  XÉNIES 

En  général,  on  se  moque  beaucoup  de  l'idée 
que  l'homme  se  fait  de  lui-même  chez  les  | 
anciens,  et  qu'il  fasse  tourner  tout  l'univers 
autour  de  cet  atome  paraît  ridicule.  Il  est  clair 
cependant  que  l'homme  est  le  centre  de  l'uni- 
vers pour  lui-même.  Tous  les  espaces  et  tous 
les  corps  n'ont  une  réalité  qu'en  fonction  de 
lui  seul  et  de  son  esprit  Quelque  œuvre  que 
l'on  fasse,  il  faut  y  croire  comme  un  dieu  à  la 
sienne.  Un  créateur  est  toujours  au  centre  de 
sa  création  :  ce  qu'il  accorde  de  crédit  à  l'une 
vient  du  crédit  qu'il  fait  à  l'autre.  Parmi  les 
Grecs,  la  familiarité  des  hommes  et  des  dieux 
est  admirable  là-dessus.  L'intelligence  de 
Marc-Aurèle  ne  saurait  l'admettre  :  nouvelle 
preuve  que  Thumilité  n'est  pas  l'intelligence. 
Ne  fût-il  rien,  l'homme  est  au  centre  de  l'uni- 
vers :  rien  de  fort  ni  de  grand  ne  s'est  fait 
que  dans  cette  illusion.  Il  est  beau  de  l'avoir, 
et  plus  beau,  sachant  qu'on  l'a,  de  ne  point 
céder  à  cette  ombre,  et  de  la  vaincre. 

Se  faire  petit,  penser  médiocrement  et  sûre- 
meiit;  sentir  humblement;  être  au  fait  de 
tous  les  jours  avec  une  satisfaction  secrète  de 


XÉNIES  19 

la  chaîne  ;  avoir  trop  de  raison  pour  rien  rêver 
au  delà  ;  peu  de  désir,  point  de  passion  ;  une 
certaine  fatigue  d'être  et  une  aspiration  au 
repos  ;  faire  avec  scrupule  l'examen  d'une 
conscience  pleine  de  préceptes  et  vide,  au 
fond,  de  toute  force  créatrice  ;  tant  aimer  tout 
le  monde  qu'après  tout  on  n "aime  peut-être 
personne  ;  être  dans  Ja  vérité,  non  pas  comme 
un  artiste  qui  la  modèle,  mais  comme  une 
pauvre  nonne  qui  machinalement  tourne  à  per- 
pétuité dans  la  cage  des  rites  ;  vivre  de  régime  en 
tout,  vivre  gris;  bref,  être  une  espèce  de  bon 
journal,  honnête  et  quotidien,  riche  en  recettes, 
pour  soi  et  pour  autrui  :  voilà  bien  l'àme  de 
la  décadence.  Quand  une  certaine  probité  se 
préfère  à  la  puissance,  quand  la  bonne  morale 
se  prend  pour  le  bon  style,  quand  le  méchant 
style  de  la  vertu  domestique  paraît  suppléer 
avec  avantage  aux  folies  de  la  lyre,  quand  une 
prose  vulgaire  et  propre  à  toutes  les  idées 
communes  trompe  sur  l'absence  de  toute  poé- 
sie, la  décadence  est  là.  On  se  resserre  alors 
sur  soi  et  sur  les  siens;  on  croit  à  son  cher 
Fronton,  nigaud  de  rhétorique,  comme  à  un 


20  XÉNIES 

autre  Platon,  et  à  sa  bonne  femme  Fausta, 
comme  à  une  autre  Lucrèce,  meilleure  même 
que  l'ancienne  en  ce  qu'elle  est  pleine  de 
mansuétude  pour  une  ou  deux  douzaines  de 
Tarquins  ;  on  vénère  le  passé  et  la  tradition, 
moins  par  goût  et  par  intelligence,  que  par 
impuissance  à  être  soi-même  ;  on  ne  bâtit  plus 
rien,  sinon  des  égouts,  des  aqueducs  et  des 
ponts,  parce  qu'on  a  les  yeux  à  jamais  fixés, 
sans  la  plus  voir,  sur  l'architecture  du  Parthé- 
non.  Au  total,  la  grandeur  se  réduit  à  l'hygiène. 

De  là,  pour  ma  part,  que  j'ai  tant  admiré  à 
Ravenne  un  art  brûlant,  dans  sa  fraîcheur, 
plein  de  sens,  d'ardeur  secrète,  riche  de  ces 
neuves  merveilles,  la  musique  et  la  couleur; 
et  que  j'y  ai  vu,  le  premier,  un  printemps 
de  l'âme  humame,  contrairement  à  l'opinion 
des  docteurs  et  de  Taine,  qui  n'y  a  rencontré 
(|ue  l'agonie,  la  pourriture  et  la  mort.  Mais 
Taine  pense  toujours  en  stoïque  et  en  déca- 
dent :  il  est  de  ceux  que  flatte  la  perfection 
de  Marc-Aurèle,  et  qui  se  flattent  en  elle. 

Tant  qu'il  y  a  des  Luciens,  l'esprit  conjure 
la  décadence.  Avec  toutes  ses  bonnes  intentions, 


XENIES  21 

un  Marc-Aurèle  la  précipite.  A  sa  manière,  et 
dans  la  lumière  impériale  du  Palatin,  il  vit  au 
creux  des  catacombes.  L'espoir  et  le  jeune 
aujourd'hui  des  esclaves  sont  du  même  ordre 
que  l'abandon  de  soi-même  et  les  cendres  d'un 
empereur,  maître  du  monde.  Qu'il  serait  bien 
là-dessous  !  Comme  il  y  aurait  sa  place  !  Là, 
il  eût  trouvé  une  Société  des  purs  et  des  saints. 
Ceux-là  peuvent  être  serfs  de  la  morale  :  ils 
sont  nés  dans  l'ergastule;  la  morale  les  y  con- 
sole, et  elle  les  mène  en  paradis.  Eux  et  lui, 
rien  ne  les  sépare  que  la  différence  des  supers- 
titions. Encore  un  pas,  et  Marc-Aurèle  si  hon- 
nête homme,  si  ami  de  la  vérité,  voudra  res- 
taurer les  fondements  de  l'État  dans  le  plus 
ruineux  mensonge.  La  vision  chrétienne  étant 
déjà  dans  tous  les  jeux.  César  s'avisera  de 
rendre  des  fidèles  à  Nuraa  Pompilius,  à  la 
Louve,  à  Égérie  :  personne  n'y  croira  plus,  et 
lui  moins  que  personne;  mais  il  se  persuadera 
que  l'État  n'est  solide  que  renfoncé  dans  sa 
jjremière  et  plus  ancienne  tradition.  La  Cité 
invoque  follement  la  morale;  et  pour  mieux  se 
perdre,  toutes  deux  s'assurent  sur  la  religion. 


22  XÉNIES 

Marc-Aurèle  n'est  pas  philosophe  :  il  mora- 
lise. Morale  mendiante,  fort  dénuée  de  sève  et 
peu  propre  à  vivre.  Soumis  à  tout,  il  baise  la 
main  du  destin  son  maître.  Ce  destin  ressemble 
fort  à  la  Providence.  On  ne  fut  jamais  si  rési- 
gné ni  si  humble.  Qu'importe  s'il  est  l'esclave 
dé  la  raison?  Cette  soif  d'humilité  irrite  le 
goût.  Je  reconnais  dans  Marc-Aurèle  l'éter- 
nelle impuissance  des  Italiens  à  la  philosophie  : 
ils  ne  quittent  la  religion  que  pour  la  politique. 

Tout  est  renoncement  dans  cette  morale,  et 
démission  de  la  puissance.  Il  ne  vit  que  pour 
la  mort.  Il  ne  se  trouve  pas  assez  dépouillé  de 
naissance,  à  ce  qu'il  paraît  :  il  ratiocine  pour 
dépouiller  toute  illusion,  toute  passion  de  vivre 
et  d'agir.  C'est  ce  qu'il  nomme  la  raison,  dieu 
jaloux.  Cette  religion  rappelle  une  confrérie  de 
petites  gens  :  se  cacher  dans  un  coin,  se  dé- 
prendre de  tout,  et  passer  la  vie  à  attendre  la 
mort.  Ils  ne  la  craignent  pas  :  ils  ont  le  mot. 
Et  ils  tiennent  si  peu  à  vivre. 

Voici  le  point.  Marc-Aurèle  est  l'empereur 
des  catacombes;  mais  sa  croix  est  la  Raison. 
J'admire  la  moutonnerie  des  jugements  hu- 


XÉNIKS  23 

mains.  On  fait  de  Marc-Aurèle  le  héros  de  la 
vertu  païenne  et  de  la  sagesse  antique  :  et  nul 
plus  que  lui  ne  ressemble  à  un  capucin.  Ouailles, 
ouailles  et  moutonnaille,  quand  voudrez-vous 
comprendre  que  l'objet  d'une  foi  im.porte 
moins  que  la  foi  même?  Tous  ceux,  dans  nos 
âges,  qui  tout  en  étant  chrétiens  d'instinct  et 
d'origine,  ont  rompu  avec  la  religion  chrétienne 
par  nécessité  de  la  raison,  vantent  et  adorent 
Marc-Aurèle.  Je  crois  bien  !  ils  se  louent  eux- 
mêmes  dans  ce  qu'ils  préfèrent,  comme  on 
fait  toujours. 

Cette  philosophie  est  une  méthode  pour  sortir 
de  la  vie  et  pour  dormir,  vivant,  son  dernier 
sommeil.  On  y  dort  debout,  assez  souvent. 
Pourquoi  s'en  prendre  à  Marc-Aurèle?  dira-t- 
on :  n'est-il  pas,  quelquefois,  aussi  pur,  aussi 
bon,  aussi  honnête  que  V Imitation,  même  s'il 
est  aussi  triste?  —  Soit;  mais  le  moine  de 
V Imitation  a  les  yeux  sur  le  ciel;  il  ne  vit  pas 
ici,  parce  qu'il  est  sûr  de  vivre  là-haut  et  qu'il 
lui  larde  trop  d'y  être.  Sa  tristesse  présente  est 
un  appétit  de  la  joie  promise  et  de  délices 
infinies. 

2 


24  XÉNIES 

Et  d'ailleurs,  je  ne  veux  pas  faire  fi  de  Marc- 
Aurèle  :  loin  de  là,  je  l'honorerais  extrêmement, 
si  Ton  ne  prétendait,  avec  tant  d'imprudence, 
en  faire  le  plus  grand  des  souverains  et  même 
de  tous  les  hommes.  Un  tel  excès  indispose 
Tesprit  et  le  sens  de  la  réalité  s'en  offense.  La 
grandeur  n'est  pas  du  tout  le  propre  de  cet 
homme  ni  de  son  livre.  Marc-Aurèle,  modèle 
des  souverains  parce  qu'il  est  philosophe,  ja- 
mais les  forts  esprits  du  dix-septième  siècle  n'au- 
raient accepté  une  fiction  si  ridicule,  et  ceux 
du  dix-huitième  l'eussent  jugée  puérile,  si  épris 
qu'ils  fussent  de  philosophie.  Voltaire  a  vu, 
d'un  peu  trop  près,  Frédéric  II  à  l'œuvre:  il  ne 
reste  pas  grand'  chose  du  philosophe  dans  le 
vrai  souverain. 

Abaisse-toi,  mon  âme,  abaisse-toi  :  tel  est  le 
refrain  de  Marc-Aurèle,  la  ritournelle  de  toutes 
ses  expériences,  de  toutes  ses  pensées.  En 
lui,  la  volonté  est  morte;  car  enfin  il  n'est 
vraie  volonté  que  de  la  grandeur.  L'ana- 
chorète couronné  ne  fait  pas  tort  à  la 
couronne  par  ce  qu'il  est  ascète;  mais  par  ce 
qu'il   n'a  aucune  puissance.  L'impardonnable 


XÉNIES  23 

second  livre  des  Pensées  condamne  à  jamais  le 
vertueux  empereur  :  non,  un  homme  de  cette 
trempe  n'est  pas  fait  pour  l'empire.  Comme 
l'œuvre  d'art,  l'œuvre  du  monde  est  une 
femelle  qu'il  faut  pétrir  d'une  autre  main, 
plus  ferme,  plus  souple  et  plus  ardente  ;  et  à 
la  façon  de  la  courtisane  de  Venise  à  Jean- 
Jacques,  elle  pourrait  dire  à  Marc-Aurèle  : 
Via!  Stiidia  la  niatemalica. 

Encore  si  l'écrivain  nous  consolait  de  l'em- 
pereur et  du  philosophe.  Il  écrit  mal  en  grec. 
Sa  langue  est  à  la  fois  roide  et  molle;  toutes 
les  formes  sont  effacées,  et  on  s'y  heurte  pour- 
tant, parce  qu'elles  sont  gauches.  Il  n'a  ni  œil 
ni  oreille;  aucune  imagination  dans  le  style, 
aucun  essor.  Pas  le  moindre  sentiment  de  la 
forme  :  il  ne  peint  ni  ne  sculpte.  Il  est  concis 
sans  rigueur  et  obscur  dans  la  simplicité.  Il 
n'a  point  de  clarté,  et  pourtant  il  n'a  ni  plans 
ni  ombres.  La  grandeur  manque  partout,  là 
même  où  on  la  soupçonne.  Tout  est  gris,  froid, 
sans  flamme  ni  saillie.  Il  n'a  jamais  d'esprit. 
D'un  mot,  ce  grec  est  exténué  :  c'est  une  langue 
de  pauvre.  L'homme  ne  peut  pas  être  le  con- 


26  XÉNIES 

traire  du  style.  Aussi  écrit-il  pauvrement  avec 
singularité  :  sa  prose  est  flasque  et  brusque  en 
même  temps,  timide  et  saccadée.  Il  est  embar- 
rassé, bavard  avec  concision  et  bref  avec  pro- 
lixité. Il  a  la  fausse  brièveté;  il  s'empêtre  dans 
les  redites. 

Mais  quelle  bonne  volonté  I  Quel  touchant 
désir  d'atteindre  à  mieux  que  soi-même! 
Quelle  admirable  docilité  au  bien  ou  à  ce  qu'il 
le  croît  être!  En  tout,  il  est  le  meilleur  des 
élèves  ;  on  ne  vit  jamais  disciple  plus  fervent. 
A  tant  d'honnêteté,  il  eût  fallu  bien  plus  d'in- 
telligence. Tout  pesé,  il  n'est  pas  assez  intel- 
ligent. 

Sa  figure  n'est  ni  triste  ni  douloureuse,  ni 
d'un  solitaire,  encore  moins  d'un  ascète.  Ce 
visage  a  un  peu  du  bel  avantageux  et  de  l'ac- 
teur, hélas  !  J'y  vois  moins  le  moraliste  des 
Pensées,  que  l'époux  si  docile  de  Fausta.  La  joue 
pleine  et  ronde,  le  front  riche  de  probité.  Des 
rides  sans  amertume,  vrais  sillons  à  bienveil- 
lance et  à  faire  germer  les  idées  d'autrui  ;  un 
air  plus  ami  du  rire  qu'on  n'eût  supposé,  et  la 
bouche  très  bonne.  Beaucoup  de  cheveux  bou- 


XÉNIES  27 

clés,  une  belle  barbe  soyeuse  qui  doit  cacher 
des  fossettes,  il  n'a  rien  du  Romain  lapidaire. 
Il  ressemble  à  un  Italien  du  Nord  ou  même  à 
un  Français  du  Midi,  avocat  et  orateur.  Homme 
excellent,  un  peu  fat  peut-être,  qu'on  ne  s'avi- 
serait pas  de  mesurer  et  de  trouver  médiocre 
à  l'échelle  de  la  grandeur,  si  plusieurs  ne  se 
flattaient  en  lui,  et  d'en  faire  un  grand 
homme. 

NOTE 

Gomment  traduire  Marc-Aurèle?  Le  cas  est 
fort  curieux.  Pour  rendre  l'effet  de  ce  texte 
roide  et  sans  nerfs,  décoloré,  toujours  grave, 
toujours  gauche,  il  faudrait  se  donner  la  peine 
de  mal  écrire  à  dessein  ;  mais  qu'on  sentît  par- 
tout la  valeur  morale  de  l'homme,  familier  et 
doctrinaire,  et  la  probité  de  l'esprit,  d'ailleurs 
un  peu  faux,  sous  l'embarras  du  mauvais  style. 
On  ne  fut  jamais  si  peu  artiste.  Un  exécuteur 
testamentaire  d'Auguste  Comte,  doublé  du 
bonhomme  Pierre  Larousse,  ferait  assez  bien 
l'affaire.  11  y  manquerait  encore  le  ton  du  sa- 
vant et  du  pasteur  stoïcien.  Il  aurait  fallu  con- 

2. 


28  XÉNIES 

fier  à  Vinet,  doublé  de  Berthelot,  le  soin  de 
traduire  Marc-Aurèle.  J'en  vois  deux  ou  trois 
autres  aujourd'hui  qui  s'y  accorderaient  fort 
bien;  mais  ils  le  prendraient  mal;  et  c'est 
pourtant  un  compliment  que  je  veux  leur 
faire. 


III 


SHIBOLETH 

Pain  blanc  pain  noh',  Shiboleth 
entre  les  Frmiçais  et  tes  Allemands, 
dit  Goethe. 


DE  TOUTES  parts,  la  pensée  allemande  tend 
à  s'abîmer  dans  le  néant,  comme  la  pen- 
sée des  Hindous.  Il  leur  est  un  repos,  un  terme 
et  un  gage.  Pour  moi,  qui  ai  vu  le  néant  par- 
tout, et  plus  je  le  vois,  plus  je  l'abhorre,  je 
suis  à  l'autre  pôle  de  l'Inde  et  des  Allemands. 
Mais  l'axe  est  le  même.  Les  Allemands  aspi- 
rent au  néant,  comme  les  boudhistes  l'aiment. 
J'en  ai  au  contraire  une  haine  infinie.  Il  n'y  a 
rien  où  je  ne  dusse  consentir,  rien  que  je  ne  vou- 
lusse faire  ou  penser  pour  combler  cet  abîme 


I 


30  XÉNIES 

Ou  secrète  ou  publique,  involontaire  ou 
calculée,  l'aspiration  au  néant  permet  tout  en 
morale  et  en  politique.  Elle  est  féconde  en 
toutes  cruautés.  L'horreur  du  néant  donne  du 
prix  à  toute  vie,  jusqu'à  la  moindre  étincelle. 
Et  rien  ne  peut  combler  le  néant  que  le  sacri- 
fice de  soi.  Entre  les  Allemands  et  ceux  de 
l'Occident  qui  se  sont  le  plus  nourris  d'Alle- 
magne, telle  est  la  différence. 

De  là  aussi,  que  les  Allemands  sont  si  atta- 
chés aux  objets  réels  et  si  enfoncés  dans  la 
matière.  Elle  seule  les  rassure,  sur  le  néant 
qu'ils  soupçonnent  et  qu'ils  portent.  La  pensée 
allemande  est  profondément  matérialiste,  parce 
que  le  néant  est  en  effet  la  dernière  réflexion 
et  l'élément  dernier  de  toute  matière.  Les  Alle- 
mands n'échappent  à  la  matière  que  par  la 
fiction  idéaliste  :  mais  même  idéalistes,  c'est 
en  fonction  de  la  matière  qu'ils  veulent  l'être, 
et  à  racine  de  matière  qu'ils  le  sont.  / 


IV 

Y.  H. 
Vates  Giganiolalus. 

QUEL  prodigieux  poète,  quand  on  s'aban- 
donne à  son  tonnerre  et  si,  pour  l'écouter, 
on  renonce  soi-même  à  entendre  toutes  les  voix 
que  l'on  préfère,  toutes  les  chères  inflexions 
du  cœur  et  de  la  pensée. 

L'Ode  à  la  Colonne,  l'Expiation,  l'Hymne, 
Napoléon  Deux,  le  Manteau  Impérial,  A  la 
France,  0  Soldats  de  l'an  deux  !  Oceano  Nox^ 
Kanut,  Bivar,  Booz,  l'Aifjle  du  Casque,  le  Satyre, 
dix  autres  poèmes  de  la  Légende,  voilà  les  vers 
d'un  géant.  Rien  ne  s'y  compare  en  français. 
Pour   le   souffle,  rien    ne  s'y    égale   dans  le 


32  XKNIES 

monde  moderne.  Goethe  va  bien  plus  loin  dans 
le  fond  de  l'esprit.  La  vision  de  Dante  est  plus 
pure,  plus  belle  et  plus  harmonieuse.  Tels 
vers  de  Racine  ou  de  Mallarmé  sont  d'une 
qualité  plus  rare  et  donnent  bien  plus  l'idée 
de  la  perfection.  Mais  les  vers  de  Victor  Hugo 
frappent  plus  fort  et  plus  dru.  On  ne  trouve 
pas  ailleurs  cette  abondance,  cette  haleine  for- 
midable et  ce  nombre. 

Par  où  donc  ce  poète  est- il  plus  grand 
que  les  autres,  et  quelle  est  sa  vertu  ?  Tl  ne 
contente  pas  le  cœur  ;  il  ne  l'atteint  même 
pas  le  plus  souvent.  Ses  pensées  sont  médio- 
cres, ou  du  moins  celles  de  tout  le  monde.  Ce 
n'est  même  pas  la  poésie,  en  ce  qu'elle  a  de 
plus  rare,  de  plus  aérien,  de  plus  sauveur  qui 
fait  son  prestige.  Il  est  bien  plus  prophète 
que  poète.  Il  est  plus  orateur  que  tous  les 
orateurs,  et  l'oracle  est  la  forme  de  son  orai- 
son. 11  est  la  voix  d'un  peuple  et  d'un  siècle. 
Sa  vertu  capitale  est  la  force.  La  puissance  de 
Victor  Hugo  est  sans  pareille.  Il  l'applique 
sans  doute  à  ce  qui  ne  me  touche  pas  ni  ne 
m'intéresse  :  mais  oîi  qu'elle  aille,  où  qu'il  la 


XÉXIES  33 

mette,  où  qu'elle  tombe,  cette  puissance  éton- 
nante remplit  le  ciel  de  la  Ville  et  la  fait 
retentir  comme  un  tambour,  comme  une  cloche 
de  bronze.  Te  Deum  de  la  victoire  ou  tocsin  de 
guerre.  Dans  la  puissance  de  Victor  Hugo 
roule  l'histoire  avec  la  foule. 

Quelle  que  soit  sa  forme,  ou  même  la  sub- 
tilité, çà  et  là,  de  ses  images,  Victor  Hugo  est 
de  tous  les  poètes  le  plus  reculé  dans  le  temps. 
Sa  veine  est  toute  primitive.  11  est  plus  à  la 
source  des  oracles  que  Dante  et  même  qu'Es- 
chyle :  je  le  trouve  plus  ancien  qu'Homère. 
Mais  la  Révolution  est  son  déluge.  H  est  à 
l'origine  de  la  conscience  humaine,  avec  le 
peuple  souverain.  Les  idées  abstraites,  chez 
lui,  sont  des  êtres  fabuleux  ;  et  les  idées 
morales,  une  suite  d'incantations  et  de  rites. 

Victor  Hugo  semble  sortir  de  la  Bible  et  des 
Védas.  Mais  dans  le  poème  sanscrit,  tout  est 
plus  clair  ;  et  la  Bible  est  infmiment  plus  pure 
de  lignes  :  l'éclatante  lumière  de  la  Genèse 
est  celle  du  désert  ;  les  formes  y  ont  la  certi  - 
tude  impassible  du  sphinx  et  des  pyramides. 
La  poésie  de  Victor  Hugo  est  une  Bible  des 


34  XÉNIES 

forêts  et  des  fleuves  qui  fument,  dans  l'haleine 
encore  chaude  des  volcans.  Une  brume  énorme 
enveloppe  des  éclats  et  des  feux  énormes  :  cette 
lumière  est  bien  plutôt  celle  des  bûchers  mons- 
trueux et  des  incendies  que  la  bénigne,  que 
la  divine  clarté  du  soleil.  Le  démesuré  est  sa 
mesure.  Il  est  partout  géant,  colosse  de  vigueur 
et  colosse  de  mauvais  goût  ;  colosse  dans  le 
cri  et  l'image,  quand  il  parle  pour  les  peuples 
et  qu'il  lève  les  bras  pour  faire  accueil  à  la 
multitude  humaine  ;  colosse  d'absurdité  et  de 
niaiserie,  quand  il  veut  exprimer  l'individu, 
le  cœur,  les  caractères  singuliers  et  les  pas- 
sions particulières.  Victor  Hugo  est  la  masse, 
la  force  et  le  nombre  :  Victor  Hugo  est  la 
démocratie.  Voilà  pourquoi  les  vieux  partis  le 
calomnient  et  le  détestent  ;  voilà  pourquoi  le 
peuple  l'aime.  Si  on  le  juge  en  poète,  on  peut 
bien  se  refuser  à  lui  :  on  ne  peut  pas  le  mécon- 
naître, et  il  faut  lui  rendre  les  armes. 

0  chantre  prodigieux,  s'il  y  avait  ombre  en 
lui  de  vérité  humaine,  je  dis  intérieure  :  mais 
elle  n'y  est  pas.  Ni  la  cervelle  ne  lui  manque, 
ni  même  une  sorte  d'érudition  ;  c'est  la  vérité 


XÉNIES  35 

qui  lui  fait  défaut.  Il  est  d'une  réelle  intelli- 
gence, mais  toujours  fausse  :  il  pense  faux 
naturellement.  Il  rend  ses  idées  absurdes  par 
l'excès,  et  bien  plus  encore  les  caractères. 
Jamais  en  France  grand  esprit  ne  fut  si  peu 
psychologue.  Il  n'a  pas  le  sens  des  différences  ; 
il  n'a  pas  le  sens  des  hommes.  Par  là  et  par 
là  seulement,  non  par  le  rejet,  la  césure  et  la 
rime,  il  se  distingue  infiniment  de  Molière,  de 
Racine  et  des  classiques.  Si  l'on  veut,  à  tout 
prix,  mettre  une  offense  dans  le  nom  de 
romantique,  il  faut  dire  que  le  romantique  est 
l'esprit  infirme  en  psychologie.  Le  vrai  roman- 
tique n'est  pas  l'artiste  qui  rejette  les  règles, 
mais  celui  qui  n'atteint  pas  la  science  de 
l'homme  ;  et  le  plus  romantique  s'en  soucie 
le  moins. 

Le  théâtre  de  Victor  Hugo  est  du  Guignol. 
Toutes  les  figures  sont  de  bois  peint  :  la  même 
voix  déclame  pour  toutes  ;  la  même  main 
tient  toutes  les  ficelles.  Une  telle  offense  à  la 
réalité  coupe  les  ailes  à  la  fantaisie  même.  Il 
faut  partir  de  la  nature  pour  être  cru  même 
contre  la  nature,  et  se  séparer  ou  s'élever  au- 

3 


36  XÉNIES 

dessus  d'elle.  Mais,  à  tout  instant,  quel  don 
miraculeux  d'expression,  quels  orages,  quels 
arcs-en-ciel  du  verbe,  quelle  ampleur,  quel 
r}i;hme,  quelle  houle  !  Sa  façon  de  le  dire  fait 
passer  sur  ce  qu'il  dit.  On  ne  pardonne  qu'à 
lui  seul  un  abus  si  criant. 

L'énorme  est  sa  dimension.  Et  sa  propor- 
tion est  de  n'en  garder  aucune.  Rien  ne  lui 
est  plus  étranger  que  la  nuance. 

Que  n'a-t-il  donné  bravement  dans  la  farce 
lyrique  !  Il  a  la  verve  écumante  des  mots.  Il 
n'est  ni  gai  lui-même  ni  comique  ;  mais  les 
mots  font  rire  et  sont  comiques  pour  lui.  Il 
est  vrai  que  la  farce,  comme  la  caricature,  ne 
va  pas  sans  la  connaissance  des  caractères. 

Au  fond,  Victor  Hugo  est  satirique,  comme 
tous  les  prophètes  :  la  grande  invective  est 
une  face  de  ce  génie,  l'ode  enthousiaste  étant 
Vautre.  Le  prophète  est  un  souverain  pontife 
sans  Eglise.  D'ailleurs,  jusque  dans  l'ode,  il 
est  le  terrible  crieur  qui  manie  le  fouet  de 
l'indignation,  le  veilleur  qui  guette  les  aurores 
nouvelles,  ou  l'apôtre  qui  annonce  la  terre 
promise  et  l'entrée  du  paradis. 


XÉNIES  37 

La  poésie  de  Victor  Hugo  est  le  plus  haut 
des  arcs  de  triomphe  lyriques  et  le  plus  vaste. 
C'est  une  façade  colossale  qui  ne  mène  nulle 
part.  Les  arcs  de  triomphe  sont  des  portes 
ouvertes  sur  des  routes  et  des  boulevards,  pour 
qu'un  peuple  en  armes  y  passe.  Ils  ne  sont 
pas  faits  pour  qu'on  y  demeure.  A  les  bien 
prendre,  ces  monuments  ont  quelque  chose  de 
vain  et  de  contraire  au  sens  commun  :  le 
grandiose  en  eux  touche  à  l'absurbe.  Une 
porte  immense,  sans  temple,  ni  palais,  ni  mai- 
son, ne  répond  à  rien.  Jamais  les  Grecs  n'ont 
eu  l'idée  d'élever  un  arc  de  triomphe,  ni  les 
maîtres  architectes  du  moyen  âge,  ni  les  Tos- 
cans. L'énorme  Victor  Hugo  est  l'arc  de  triom- 
phe de  la  France  sur  l'éternel  horizon.  Sublime 
pour  les  armées  et  les  mouvements  de  peuple. 

Telles  sont  mes  raisons  de  voir  en  Victor 
Hugo  le  plus  grand  des  Barbares.  Il  en  a  tous 
les  traits  :  la  puissance  sans  mesure,  une  force 
sans  proportion  à  l'emploi  qu'il  en  fait,  et 
l'immuable  certitude  ;  il  est  fumeux  ;  il  est  à 
peine  distinct  de  la  nature  ;  comme  elle,  il  a 
l'instinct  clairvoyant  et  la  conscience  obscure. 


38  XÉNIES 

Victor  Hugo,  hanté  de  légendes  saxonnes, 
de  burgs  et  de  burgraves,  d'empire  et  d'empe- 
reurs, de  moines  et  de  papes,  rêvant  jusqu'à 
l'obsession  du  moyen  âge  et  des  fables  féo- 
dales, aussi  peu  grec  que  possible,  géant  tou- 
jours à  l'aise  dans  les  récits  de  la  Bible  et 
toutes  les  genèses  touchant  les  premiers  âges 
du  monde,  Victor  Hugo  est  l'Homère  desNibe- 
loungs  et  de  Gharlemagne,  le  grand  poète  que 
les  Barbares  portaient  et  qu'ils  n'avaient  pas 
eu.  De  là  que  la  France  fut  longue  à  s'y  faire. 
Victor  Hugo,  tout  Français  qu'il  soit  et  même, 
s'il  en  est  un,  poète  national,  écrit  en  runes. 


AXIOMES  DE  LA  PALICE 
POUR  l'an  deux  mil 


I 

LA  VÉRITÉ  pour  les  savants  est  le  contraire 
de  la  croyance.  En  science,  on  ne  croit 
pas  :  on  sait.  Mais  que  sait-on?  disent  les 
religions.  Ce  que  disant,  elles  ne  sont  pas  sin- 
cères :  car  elles  affirment  tout  savoir,  et  elles 
seulement. 

II 

Pour  les  croyants,  la  vérité  est  la  croyance. 
On  ne  sait  pas,  mais  on  croit.  Et  ce  qu'on  croit 
fait  tout  le  prix  de  ce  qu'on  sait. 


40  XÉNIES 


III 


En  général,  le  croyant  croit  d'autant  plus 
qu'il  sait  moins.  Et  il  croit  de  préférence  sur 
ce  qu'on  ne  peut  savoir,  ou  ce  qu'il  ignore. 
Le  cro^^ant  met  un  certain  amour-propre  dans 
l'ignorance.  Si  on  l'invite  à  s'abêtir,  il  fait  la 
moitié  du  chemin  assez  volontiers. 

La  religion  est  fondée  sur  la  croyance,  qui 
finit  presque  toujours  par  être  le  contraire  de 
la  vérité. 

Si  la  science  est  la  vérité,  la  religion  est  le 
contraire  de  la  science. 

IV 

Tout  ce  qui  vérifie  la  croyance  est  contre  la 
religion. 

Tout  ce  qui  l'affirme  sans  preuve  est  con- 
forme à  la  croyance. 

La  croyance  est  un  intérêt  qu'il  faut  toujours 
servir.  Rien  n'est  plus  grave  contre  elle  que 
ce  zèle  volontaire  et  prescrit.  On  croit  un  prin- 
cipe parce  qu'on  l'a  cru,  et  on  le  doit  croire 
pour  la  même  raison.  La  croyance  est  dange- 


XÉNIES  41 

reusemeiit  statique;  et  môme  si  elle  ne  Test 
pas,  elle  doit  en  avoir  l'air.  Une  croyance  qui 
change  est  une  espèce  de  vérité  qui  se  fait  un 
peu  plus  chaque  jour  :  progrès  intolérable  à 
ridée  seule  de  la  vérité  absolue.  Le  scandale 
n'est  pas  moindre,  parfois,  pour  les  philo- 
sophes et  pour  les  croyants. 


L'expérience,  qui  est  le  système  de  la  preuve, 
est  l'ennemie  mortelle  de  la  religion.  La  science 
vit  d'expérience;  et  la  religion  d'autorité. 

Le  dogme  est  le  contraire  de  la  preuve. 

Non  seulement  le  dogme  ne  cherche  pas  un 
accord  ^vec  la  raison  ;  mais  le  défi  à  la  raison 
le  corrobore. 

VI 

Le  pis  pour  la  religion  n'est  pas  d'être  le 
contraire  de  la  vérité,  mais  d'avoir  été  la 
vérité.  En  zend,  le  nom  de  la  religion  est  le 
nom  même  de  la  science.  Cette  religion  du  feu, 
quelle  figure  fait-elle  devant  le  cycle  de 
Carnot? 


42  XÉNIES 


VII 


La  croyance  est  une  vérité  morte,  ou  desti- 
née à  mourir.  Voilà  un  principe  plus  terrible 
que  tous  les  bûchers  de  l'Inquisition.  La  reli- 
gion a  besoin  des  Inquisiteurs.  La  science  n'a 
besoin  que  du  temps. 

VIII 

La  religion  a  partout  plus  d'empire  à  mesure 
que  la  science  en  a  moins. 

La  religion  perd  tout  ce  que  gagne  la  science. 

Et  quand  la  science  a  toute  la  force,  il  n'en 
reste  plus  à  la  religion. 

IX 

Qu'on  le  veuille  ou  non,  la  science  règne 
sur  les  esprits  et  seule  satisfait  l'intelligence. 

Ce  pouvoir  ne  fùt-il  que  partiel,  ce  pouvoir 
fût-il  triste,  il  s'exerce  sans  aucune  violence. 
Il  n'implique  ni  contrainte  ni  révolte.  Les  lois 
de  cette  puissance  sont  l'œuvre  de  l'esprit  qui 
les  ilécouvre,  et  il  en  est  le  maître  en  même 
temps  qu'il  y  est  soumis. 


XÉNIES  43 

La  science  n'est  d'ailleurs  pas  toute  la  con- 
naissance. Mais  tout  ce  qui  est  de  l'entende- 
ment est,  ou  peut,  ou  doit  être  su. 


A  mesure  qu'il  sait,  l'esprit  ne  peut  plus 
souffrir  les  réponses  de  la  croyance.  Un  grand 
poète  aime  tendrement  la  femme  qui  l'a  nourri  ; 
mais  il  ne  peut  passer  toute  sa  vie  à  s'entre- 
tenir avec  sa  nourrice. 

A  la  fin,  la  religion  semble  ne  plus  être 
qu'une  fausse  science  ou  même  la  science  du 
faux.  Elle  parle  avec  une  bouche  morte  d'un 
objet  qui  vit.  Ce  souffle  a  une  étrange  odeur. 

XI 

La  fatalité  commune  à  toutes  les  religions  est 
de  se  survivre.  Les  religions  sont  cruelles  à 
l'esprit  dans  leur  pleine  vigueur,  et  suspectes 
à  la  raison  dans  leur  décadence. 

Les  religions  sont  des  empires  :  d'où  leur 
corruption. 

Même  si  la  tyrannie  absolue  des  savants 
s'établissait  sur   le  monde,   la  science    reste- 

3. 


44  XÉNIES 

rait  la  cité  des  esprits.  La  science  seule  peut 
dire  qu'elle  est  juste.  Rien  n'est  tout  à  fait  juste 
où  l'intérêt  personnel  peut  entrer.  11  n'y  a  rien 
d'égoïste  dans  un  calcul  juste.  La  justesse,  je  le 
crains,  est  la  seule  justice.  Il  n'est  pas  de  justes 
codes;  mais  il  est  des  figures  justes. 

XII 
Saint  Augustin,  bien  à  tort,  a  renom  de 
fonder  la  religion  sur  l'absurde.  Mais  sinon 
lui,  toute  Église  se  passe  de  comprendre  ce 
qu'elle  croit  le  plus,  et  elle  attend  des  fidèles 
le  même  renoncement.  Je  voudrais  qu'il  y  eût 
un  verbe  absurdeo,  pour  retourner  l'adage  :  le 
mot  de  la  religion  à  la  science  est  :  absurdeo 
quia  creditum,  plutôt  que  crec?o  quia  absurdum. 
Ou  même  :  ut  credam  absurdeo. 

XIII 

Le  propre  de  l'homme  est  de  comprendre. 
Mais  pour  comprendre  beaucoup,  il  faut  beau- 
coup se  quitter. 

Plus  comprend,  qui  plus  s'oublie  et  plus  se 
quitte. 

Se  tout  quitter,  c'est  bien  aimer. 


XÉNIES  4o 


XIV 


La  science  est  le  vrai,  s'il  y  a  une  vérité. 
Mais  il  n'y  a  pas  de  vérité. 

Disons  donc  que  la  seule  vérité  est  la  science 
Ne  soyons  pas  dupes,  pourtant. 

XV 

L'idée  de  fonction  domine  toute  la  science  ; 
et  le  fait  de  mesure  est  toute  la  science. 

La  science  est  donc  nombre  et  dépendance. 
Pour  une  part,  toute  science  est  relative;  pour 
l'autre,  elle  touche  à  une  sorte  d'absolu. 

XVI 

La  nécessité  est  la  forme  morale  de  la  suc- 
cession dans  les  faits.  Ce  qui  est  nécessaire 
passe  pour  le  contraire  de  ce  qui  est  libre, 
comme  le  repos  pour  l'opposé  du  mouvement. 
Cependant,  il  n'y  a  pas  de  repos  :  il  n'est,  en 
tout,  que  mouvement. 

Tout  se  détermine  en  science,  parce  que  tout 
est  dans  l'espace  et  dans  le  temps. 


46  XÉNIES 


XVII 


Il  ne  faut  pas  confondre  les  ordres.  Les 
prêtres,  les  savants  et  les  philosophes  con- 
fondent les  ordres  inégalement;  mais  ils  ont 
tous  l'habitude  et  la  manie  de  la  confusion  : 
ils  y  appuient  la  science  générale  qu'ils  pré- 
tendent tirer  de  leur  science  particulière. 

XVIII 

La  fatalité  n'est  un  monstre  que  pour  le 
cœur. 

La  liberté  est  l'illusion  du  cœur,  qui  rassure 
l'individu. 

La  sagesse  voudrait  que  la  science  ne  préten- 
dît pas  connaître  du  cœur  par  la  physique,  et 
que  la  religion  ne  prétendît  pas  aux  raisons  de 
la  géométrie. 

XIX 

Pour  la  science,  la  fatalité  n'est  que  l'ordre; 
et  l'ordre  logique  est  l'ordre  nécessaire. 

La  mathématique  n'est  pas  fatale  :  elle  est 
logique  ;  ou  plutôt  elle  est  elle-même  et  con- 
forme à  soi.  Car  qu'est-ce  bien  que  la  logique 


XÉNIE  47 

sinon  la  géométrie  ?  Les  lois  du  raisonnement 
et  la  science  de  ces  lois  ne  se  distinguent  point 
de  la  raison  géométrique.  Pascal  dit  avec  une 
sorte  d'ironie  :  «  La  logique  a  peut-être 
emprunté  les  règles  de  la  géométrie  sans  en 
comprendre  la  force  ». 

11  n'est  pas  fatal,  au  sens  de  la  morale,  que 
deux  et  deux  soient  quatre.  Il  est  conforme  à 
soi,  à  deux  et  à  quatre,  que  quatre  égale  deux- 
fois  deux,  et  un  plus  trois.  Quant  à  l'acte  de 
foi  dernier  de  l'esprit  en  lui-même,  pour  qu'il 
se  rende  inévitablement  à  l'évidence  de  ses 
propres   principes,   c'est  une  autre  question. 

XX 

Les  imprudents  !  ils  veulent  étayer  la  croyance 
de  raisons  solides  et  fonder  la  religion  sur  la 
raison.  Ce  roseau  qui  croît  sans  cesse,  ce  roseau 
immortel  perce  la  main  qui  s'y  appuie.  Pascal 
sait  un  peu  mieux  qu'eux  tous  où  est  la  force 
de  la  religion,  et  le  péril  où  la  raison  l'engage. 
Ce  n'est  pas  lui,  Jésus  n'étant  qu'un  prophète 
obscur  d'Israël,  qui  cherchera  la  divinité  de 
l'Évangile  dans  la  divinité  de  l'Église  ;  ce  n'est 


48  XÉNIES 

pas  lui  qui  s'amusera  puérilement  à  retrouver 
les  époques  de  la  géologie  dans  les  journées  de 
la  Genèse  ;  ni  lui  qui  voudra  concilier  la  méca- 
nique céleste  avec  l'astronomie  de  Josué.  Téles- 
cope de  Jéricho,  ridicule  trompette. 

Si  la  raison  des  géomètres  a  rien  à  voir  dans 
la  religion,  c'en  est  fait  de  la  religion  et  tout 
y  cède  à  la  raison  des  géomètres. 

Il  faut  séparer  la  religion  de  la  science  et 
même  de  la  raison,  ou  l'une  des  deux  périra 
dans  le  mariage  :  elle  mourra  en  couches  de 
l'esprit  ;  mais  ce  n'est  pas  la  raison.  Elle  ne 
s'en  portera  que  mieux. 

XXI 

Il  n'est  rien  de  plus  évident  à  travers  les 
siècles  :  la  science  est  mortelle  à  la  religion. 
Aristophane  lui-môme,  contre  Socrate,  défend 
les  dieux. 

Si  les  Églises  sont  toute  la  religion,  la  science 
les  ruinera  toutes.  Les  Églises  sont  plaisantes 
de  tant  tenir  à  soi  :  elles  se  préfèrent  à  la  reli- 
gion. Voltaire  et  Victor  Hugo  sont  de  cet  avis. 
Les  Églises  n'aiment  pas  assez  Dieu. 


XÉNIKS  49 

Les  religions  ont  été  les  sciences  de  l'homme 
ignorant.  Elles  diffèrent  entre  elles  comme  les 
sortes  d'ignorance. 

XXII 

L'histoire  de  l'esprit  humain,  de  ses  con- 
quêtes et  de  ses  chutes,  est  celle  de  la  science 
et  de  ses  guerres  avec  la  religion. 

La  religion  est  l'amour-propre  de  la  tribu. 
Qu'elle  est  donc  forte  !  Elle  finit  par  en  être  la 
manie  égoïste  et  charnelle  :  faible,  elle  perd  le 
sens  et  gémit  sans  cesse;  puissante,  elle  per- 
sécute. 

Sous  la  forme  d'Églises,  les  religions  sont 
l'expression  de  la  race  et  le  conservatoire  de 
tous  les  préjugés  propres  à  la  race.  Le  charnier 
aussi. 

XXIII 

A  moins  d'être  sceptique,  on  n'est  réelle- 
ment ni  sincère  ni  vrai.  La  sincérité  est  la 
vérité  intérieure,  qu'on  a  sans  témoins,  avec 
soi-même. 

Il   faut  être   sceptique   à  la   Montaigne   en 


50  XÉNIES 

morale,   à   la   Stendhal    en    politique,   et   en 
science  à  la  Poincaré. 

Ce  qui  n'empêche  pas  Stendhal  d'avoir  les 
idées  les  plus  fermes  sur  le  gouvernement  des 
hommes,  ni  Poincaré  de  conquérir  des  royaumes 
nouveaux  à  la  mathématique.  Mais  Poincaré 
ne  conclut  pas  absolument  de  la  physique  au 
cœur  humain,  ni  Stendhal  de  la  médecine  à  la 
peinture  ou  de  la  cité  à  la  musique. 

XXIV 

Il  est  également  admirable  que  le  fait  suffise 
à  l'esprit  et  qu'il  ne  puisse  pas  lui  suffire. 

XXV 

Tout  ce  qui  est  objet  de  mesure  est  objet  de 
science. 

Mais  tout  objet  pensé  n'est  pas  objet  de 
mesure. 

Il  n'est  pas  de  mesure  ni  de  pesée  pour  la 
beauté,  que  ce  soit  la  beauté  de  la  forme  ou  la 
beauté  du  sentiment.  Le  sentiment  seul  juge  du 
sentiment. 

L'art  n'est  pas  la  science,  quoi  qu'en  puissent 
dire  Berthelot  et  Homais. 


XÉNIES  51 

Un  art  puissant  se  règle  sur  une  raison 
puissante  ;  mais  elle  n'est  pas  de  l'ordre 
logique.  A  côté  de  la  raison  géométrique, 
oblique  à  celle-ci  plutôt  que  parallèle,  il  est 
donc  une  sorte  de  raison  sentimentale.  Elle 
anime  les  artistes,  La  grâce  du  sentiment, 
l'exquis  de  la  tendresse,  le  charme  d'une  ligne, 
l'inflexion  du  chant  et  de  la  mélodie  échappent 
à  toutes  les  mesures,  à  toutes  les  balances.  La 
plupart  des  grands  poètes,  dont  la  raison  assu- 
rément est  grande,  sont  fermés  à  toute  géo- 
métrie. 

XXVI 

La  vie  est  plus  riche  que  la  pensée,  quoi- 
qu'elle ne  se  connaisse  et  ne  se  possède  que 
dans  la  pensée.  La  nature  est  plus  riche  en 
toute  sorte  de  fleurs  que  la  ruche  avec  son  miel 
et  ses  abeilles,  môme  si  les  avettes  ont  un 
merveilleux  herbier. 

Il  est  de  la  pensée  qui  n'est  pas  objet  de 
mesure.  Il  est  de  la  nature  qui  ne  passe  pas 
dans  la  ruche. 

Si  le  monde  du  nombre,  de  la  mesure  et  de 
la  fonction  était  seul  réel  et  seul  de  la  pensée, 


52  XÉNIES 

la  science  serait  en  droit  de  conclure  à  l'inu- 
tilité de  l'art  et  de  la  poésie,  à  la  disparition 
de  ces  vanités  comme  à  celle  de  l'amour.  Beau- 
coup de  savants  y  tendent,  et  la  plupart  en 
secret  sont  tentés  d'y  conclure.  Tous  ne  s'en 
cachent  pas.  Ils  confondent  les  ordres.  Que 
Bertlielot  laisse  Shakspeare  dans  son  ordre  et 
qu'il  reste  dans  le  sien  (1). 

XXVII 

Je  n'ai  combattu  contre  la  raison,  je  ne  me  suis 
armé  contre  la  science  de  la  raison  même,  que 
pour  défendre  la  cause  de  la  poésie,  au  milieu 
d'une  espèce  qui  se  fait  automate.  Les  savants 
condamnent  l'art  comme  la  religion  :  ils  parlent 
de  ce  qu'ils  ignorent.  Ce  monde  leur  est 
inconnu. 

La  raison  est  le  tout  de  la  science  et  la 
scienc3  même;   mais  elle  n'est  pas  le  tout  de 

(1)  Je  dis  Berthelot  pour  ménager  Renan. 

Elle  est  de  Renan  la  parole  impie  qui  le  retranclie  de  la 
poésie.  Il  a  osé  écrire  :  «  L'étude  de  l'Histoire  Littéraire  est 
destinée  à  remplacer  en  grande  partie  la  lecture  directe  des 
œuvres  de  l'esprit  humain.  »  Tant  Use  gonfle  d'être  un  savant, 
dans  ^Avenir  de  la  Science,  sans  prévoir  que  la  seule  littérattire 
ferait  le  salut  de  son  œuvre  demain,  et  même  aujourd'hui. 


XÉNIES  S3 

l'homme  :  elle  n'est  qu'un  moyen  et  le  guide 

de  la  poésie.  Même  aveugle,  Homère  chantant 

sur  le  chemin  est  l'auteur  de  l'Iliade,  et  non 

le  serviteur    dévoué    qui    le   conduit   par   la 

main. 

XXVIII 

Les  philosophes  et  les  savants,  s'ils  se  mêlent 

de  conclure,    ils   tombent   dans    la    croyance 

à    l'égal   des  prêtres   et  des  dévots  en   toute 

Église.    La   trompette   de   l'Observatoire,    qui 

commande   au    cœur    de   ne    plus    battre   et 

de   s'arrêter,   vaut    parfois    le    télescope    de 

Jéricho. 

XXIX 

Il  n'y  a  pas  comme  Gaërdal  pour  nous  faire 
sentir  nos  cachots.  Mais  il  n'y  a  pas  comme  lui 
pour  vouloir  qu'on  en  sorte. 

Le  doute  est  la  seule  clé  de  nos  prisons. 
Dieu  sait  si  elles  sont  profondes;  nos  prisons 
sont  au  centre  de  la  terre,  qui  est  au  centre  du 
système  solaire,  lequel  est  sans  doute  au  centre  de 
la  voie  lactée,  laquelle...  Dans  ces  labyrinthes 
concentriques,  l'univers  est  la  cellule  de  l'in- 
compréhensible néant. 


54  XÉNIES 

Le  néant  n'a  aucun  sens  intelligible,  et  l'être 
non  plus.  Car  on  suppose  Têtre  dans  tout  ce 
qu'on  dit,  tout  ce  qu'on  pense,  tout  ce  qu'on 
fait.  Le  se'jl  moyen  de  croire  est  de  créer. 

XXX 

En  religion,  en  philosophie,  en  science,  on 
croit  enfin  pour  vivre.  Les  uns  vivent  de  peu  ; 
il  en  faut  davantage  à  d'autres. 

Credere,  c'est  cred,  ou  cord-dnre  :  donner  son 
cœur.  Est-il  rien  de  si  fort  que  cette  ren- 
contre de  Pascal  avec  le  génie  le  plus  profond 
du  langage  et  le  plus  caché? 

La  science  est  toute  dans  le  comment,  et  doit 
s'y  tenir.  Le  pourquoi  est  le  domaine  de  la 
religion.  La  science  ne  veut  pas  répondre  au 
pourquoi  :  elle  ne  conçoit  même  pas  la  question  ; 
et  c'est  son  manque.  La  religion  ne  s'intéresse 
pas  au  comment;  elle  feint  de  dédaigner  le 
fait  ;  et  c'est  son  manque. 

XXXI 

11  est  bien  clair  que  la  religion  doit  périr 
dans  ses  formes  d'Églises.  Que  d'Églises  mortes 


XENIES  53 

On  dira  :  Que  d'Églises  vivantes  !  Oui,  autant 
que  d'Églises  à  mourir. 

Pour  sauver  les  religions,  il  n'y  a  guère 
que  la  poésie.  La  religion  et  la  métaphysique 
sont  des  poèmes.  Il  est  de  beaux  poèmes, 
et  il  en  est  de  médiocres.  Il  en  est  même  de 
divins. 

La  religion  a  tout  avantage  à  faire  alliance 
avec  l'art.  Et  l'art,  beaucoup  moins,  sauf  un 
art  facile,  qui  trouve  dans  la  religion  des 
formes  achevées  et  déjà  tout  animées  de  senti- 
ments. Cependant,  là  aussi,  la  religion  sera 
victime.  Elle  s'aide  en  vain  de  l'art  :  il  se  pas- 
sera d'elle,  étant  de  génie  libre.  Au  fond,  l'art 
véritable  est  la  seule  religion.  Il  n'a  donc 
que  faire  des  Églises. 

xxxn 

Selon  Heraclite,  on  apprend  tout,  sauf  à  être 
intelligent. 

Démocrite  riait  en  regardant  la  plèbe  igno- 
rante; et  le  grand  Heraclite  pleurait  en  écoutant 
les  savants. 


56  XÉNIES 


XXXIII 


H  ornais,  maréchal  de  la  chimie, 

Est  un  héros  an-dessus  du  sort  : 

Un  quart  d'heure  avant  sa  mort 

Il  était  encore  en  vie, 

Et  prenait  un  passeport 

Pour  la  cornue  infinie  : 

Cependant,  dame  Philosophie, 

Pas  plus  que  lui,  vieille  Bouche  d'Or, 

Vous  ne  nous  avez  pas  dit 

Ni  le  pourquoi  de  la  vie, 

Ni  la  raison  de  la  mort. 


VI 

LE  SAGE 


EN  VÉRITÉ,  que  trouve-t-on  de  si  plaisant  dans 
ce  fameux  Gil  Blas?  Tout  est  court  dans 
ce  roman,  surtout  l'intérêt,  et  il  n'en  finit  plus, 
pourtant.  On  en  ferait  sauter  les  trois  quarts, 
qu'on  bâillerait  encore  à  la  longueur  du  reste. 
Je  ne  puis  me  rendre  sensible  à  ce  genre  de 
récit.  Les  tours  d'un  laquais  sont  bien  mono- 
tones :  celui-ci,  qui  en  a  l'habit,  en  a  aussi 
l'ùme.  L'ascension  d'un  valet  de  chambre,  fût-ce 
au  septième  ciel,  se  fait  toujours  à  coups  de  pied 
dans  la  lune.  Rien  ne  me  touche  moins,  quant  à 
moi.  Que  ce  fripon  s'élève  ou  qu'il  tombe,  qu'il 
monte  ou  qu'il  descende,  que  nous  importe? 


58  XÉNIES 

La  fortune  d'un  Scapin  n'intéresse  vraiment 
que  lui,  qu'il  finisse  en  place  de  Grève  ou  par 
être  ministre. 

Le  Sage,  comme  on  sait,  est  plein  d'ennui. 

Son  style  léger  ennuie.  Sa  malice  appuyée 
ennuie.  Ses  caractères  amusants  ennuient. 
Tout  n'y  est  que  fausses  anecdotes.  Qu'est-ce 
que  l'anecdote  sans  la  vérité?  Une  vérité  indis- 
crète fait  toute  la  valeur  de  l'anecdote,  qui  par 
là  est  quelques  fois  sans  prix. 

Plume  et  poil,  langue  et  pensée,  Le  Sage  ne 
fait  que  des  pirouettes  et  on  voudrait  bien  lui 
casser  la  patte  pour  le  voir  assis.  Il  est  désin- 
volte avec  application.  Il  s'échappe  en  toute 
sorte  de  saillies,  et  on  n'est  pas  surpris  des 
plus  imprévues.  Il  cherche  l'effet,  avec  l'air 
d'en  faire  fi;  et  il  le  rate. 

Ses  phrases  sont  légères,  et  la  page  est 
lourde.  Ses  histoires  sont  courtes  et  son  livre 
est  long. 

Le  Sage  est  fort  honnête  homme,  et  il  ne 
peint  que  des  fripons.  Il  est  très  libre  et  même 
fier,  a-t-on  dit,  et  il  ne  se  plaît  qu'avec  les 
valets  et  les  héros  servi  les. 


XÉNIES  59 

C'est  un  bel  esprit  de  province,  fl  sent  la 
petite  ville  et  le  lieu  reculé;  il  n'est  pas  peu 
Escarbagnas  et  gentilhomme  de  Valognes.  Aux 
meilleurs  endroits,  il  fait  penser  à  un  Beau- 
marchais de  province.  Que  Paris  paraît  grand, 
alors  I  Que  Paris  a  d'esprit,  que  Paris  a  de  verve  ! 
Le  Sage  est  le  père  du  Théâtre  Libre,  lequel  a 
commencé,  lui  aussi,  dans  une  rue  perdue  d'un 
lointain  bailliage  :  cynique  et  moral,  mettant 
à  nu  les  vices,  il  y  est  resté. 


VII 

MUSICA  ME  JUVAT 

POLR  QUOI  font-elles  toutes  de  la  musique, 
et  jamais  de  musique? 

—  Pour  quoi  ?  Pour  tromper  l'amour  et 
passer  le  temps.  On  cherche  d'ailleurs  l'amour 
qu'on  n'a  point,  pour  tromper  l'ennui  et  même 
l'amour  qu'on  a. 

Et  pour  tromper  l'amour,  on  l'appelle.  Tel 
le  pinson  dressé  à  servir  d'appeau,  dans  l'arbre 
à  piège.  On  le  fait  venir,  à  force  qu'on  le  hèle. 
On  ne  chante  pas  toujours  ce  qui  ne  vaut  pas 
la  peine  d'être  dit  ;  mais  on  crie  en  chantant 
L-e  qu'on  n'oserait  pas  dire. 

La  musique  pour  elles  est  un  cosmétique. 


62  XÉNIES 

La  musique  est  le  cabinet  de  toilette  de  leur 
âme.  Que  de  temps  perdu.  Je  dis  celui  qu'elles 
nous  font  perdre.  Qu'elles  en  ont  de  reste.  Nous 
n'avons  jamais  assez  de  temps,  et  elles  toujours 
trop. 

§  En  attendant,  que  deviendraient  les  musi- 
ciens sans  les  femmes  ?  Les  musiciens  ont  vécu 
d'elles  ;  et  en  sauvant  les  musiciens,  les  femmes 
de  tout  temps  ont  sauvé  la  musique  :  par- 
ce qu'elles  ont  du  loisir  et  parce  qu'elles 
rêvent  encore  plus  d'amour  qu'elles  n'aiment. 
La  Wesendonck  n'en  est  pas  un  moins  bon 
exemple  que  le  roi  Louis. 

§  Si  le  piano  prétend  exister  pour  lui-même, 
il  est  le  plus  odieux  des  instruments.  Je  n'en 
veux  d'autre  preuve  que  mes  voisines.  11  a, 
pour  l'oreille,  toutes  les  sécheresses,  tous  les 
sautillements  et  tous  les  ridicules  de  la  per- 
cussion. Bref,  tous  les  instruments  de  percus- 
sion en  un  seul  résonnent  dans  cette  boîte 
funèbre  ;  et  l'on  entend  ses  hôtes  lugubres, 
les  marteaux,  clouer  eux-mêmes  leur  cercueil. 


XÉNIES  63 

Le  piano  est  un  instrument  incomparable, 
quand  il  est  touché  par  un  musicien,  où  rien 
ne  reste  du  pianiste.  Il  est  alors  le  plus  bel 
outil  de  la  musique  :  le  musicien  lui  infuse 
son  propre  chant.  Sur  le  clavier,  la  musique 
évoquée  se  révèle  :  l'épure  musicale  prend  de 
la  couleur  et  a  des  ailes.  Rien  n'est  si  idéa- 
liste :  c'est  une  lecture  de  l'esprit  sonore, 
rendue  vivante  aux  sens  et  sensible  au  cœur. 

§  Ils  disputaillent  encore  sur  Debussy,  comme 
si  la  musique  n'était  pas  au-dessus  de  toute 
dispute.  Qu'on  se  taise  ou  qu'on  s'en  tienne 
au  sentiment. 

Ils  ont  disputé  tout  de  même  sur  Monte- 
verde  et  sur  Gluck,  sur  le  Beethoven  de  la  fin 
et  sur  Wagner.  A  Moscou,  ils  ont  corrigé  les 
accords  de  Mussorgski.  Disputer  en  musique, 
c'est  ne  pas  entendre. 

Le  progrès  de  la  musique  est  un  fait  d'expé- 
rience. La  science  ici  permet  une  analyse  objec- 
tive. Méritez  d'entendre,  ou  soyez-en  capables, 
et  vous  entendrez. 

Tous  les  sourds  en  musique  jurent  qu'on  se 

4. 


64  XÉNIES 

moque  d'eux,  quand  on  leur  révèle  des  accords 
qu'ils  n'entendent  pas  ;  mais  ils  ne  pensent 
pas  à  guérir  ni  seulement  à  soupçonner  leur 
oreille.  Ils  sifflent  le  musicien  nouveau,  et 
leurs  fils  les  siffleront  d'avoir  sifflé.  En  mu- 
sique, les  sourds  sont  les  sots. 

Toute  musique  nouvelle  répond  à  une  décou- 
verte de  l'harmonie.  Une  conquête  est  à  peine 
laite,  qu'on  sait  les  conquêtes  à  faire.  On  peut 
dire  aujourd'hui  qui  sera  sifflé  demain  et  pour 
quoi,  et  toujours  par  les  sourds  qui  sont  les 
pires  sots.  Sans  le  savoir,  ils  enra^^-^nt  d'être 
restés  en  route.  Ils  se  croient  les  plus  intelli- 
gents du  monde  et  de  beaux  esprits  tout  à  fait 
à  la  mode,  s'ils  ne  la  devancent  en  tout.  Mais 
ils  ont  l'oreille  scléreuse  :  elle  s'est  pétrifiée 
voilà  cinquante,  ou  cent  ou  deux  cents  ans. 
Nul  moyen  de  tromper  là -dessus  ;  et  leur 
humour,  comme  ils  appellent  la  jaunisse  de 
leur  rire,  ne  donne  pas  le  change  sur  leur 
impuissance.  Ils  ne  sauraient  admettre  qu'on 
ne  chante  pas  éternellement  l'amour  sur  leur 
guitare,  et  que  le  musicien  nouveau  les  fasse 
cocus,  tandis  qu'ils  répètent  pour  la  millième 


XÉNIES  65 

fois  leur  sérénade  ordinaire  à  la  duègne.  Il 
entre  tant  d'amour-propre  dans  les  jugements 
sur  la  musique,  que  les  querelles  musicales 
tournent  partout  en  guerres  inexpiables.  On  ne 
veut  pas  être  cocu  ;  on  ne  veut  pas  être  sourd. 

Où  le  musicien  entend  des  accords  nouveaux 
qui  le  ravissent,  le  sourd  ne  perçoit  que  des 
dissonances.  Et  parce  qu'il  ne  sait  pas  la  mu- 
sique, il  l'accuse  d'être  savante. 

L'harmonie  n'est  pas  toute  la  musique  ;  mais 
elle  la  porte  et  la  définit.  Une  musique  a  le 
sens  de  îon  harmonie,  et  l'harmonie  est  son 
axe.  Potachon  de  la  Mirandole  n'y  croit  pas  ; 
et  parce  qu'il  n'entend  pas  les  accords,  il  fait 
l'entendu.  Ce  nigaud  universel  préfère  le  ballet 
de  Coppélia,  «  un  chef-d'œuvre  »,  à  Parsifal. 
Je  gage  qu'il  a  crié  pouilles  à  Debussy,  il  y  a 
vingt  ans  ;  ou  c'est  qu'il  n'y  était  pas.  Il  le 
vante  aujourd'hui,  parce  que  le  monde  entier 
a  les  yeux  de  Pelléas  pour  Mélisande. 

Là  du  moins  on  peut  se  moquer  de  Potachon 
et  le  convaincre  d'ignorance.  Il  juge  de  la 
musique  et  il  ne  la  sait  pas.  De  là,  cet  air 
supérieur. 


66  XÉNIES 

§  Il  faut  être  anlisémite  pour  trouver  un  bon 
musicien  dans  Brahms,  et  n'en  pas  voir  un  dans 
Mendelssohn.  Mais  qui  n'est  pas  antisémite? 

C'est  à  travers  Mendelssohn  seulement  que 
la  plupart  des  musiciens  ont  cru  recueillir 
l'héritage  de  Beethoven.  Et  celui  de  Haendel, 
en  Angleterre. 

§  On  imite  Beethoven,  et  on  fait  du  Men- 
delssohn. Cette  histoire  est  celle  de  tous  les 
faux  classiques  de  la  musique,  en  tous  pays. 
Au  théâtre,  de  même,  on  imite  Shakspeare 
et  l'on  fait  du  Schiller. 

De  tous  ces  faux  classiques,  Mendelssohn  est 
donc  le  seul  original.  Mendelssohn  est  un  auart 
de  Beethoven,  vu  par  le  gros  bout  de  la  lunette. 
Son  originalité  est  d'en  avoir  l'ombre  d'une. 

§  Nous  avons  un  Mendelssohn.  Je  ne  dirai 
pas  qui.  Pour  faire  commode,  je  suppose  qu'il 
a  nom  Simon  Daquin. 

Simon  Daquin  est  le  Mendelssohn  de  Wagner. 

§  Pourquoi  ne  pas  l'avouer  ?  Il  y  a,  dans 
Beethoven,  un  Bossuet  héroïque.   La  Bévolu- 


XÉNIES  67 

tion  est  son  grand  Roi  ;  la  liberté,  sa  disci- 
pline; sa  charité,  la  fraternité  humaine.  Comme 
Bossuet,  il  est  toujours  homme  de  foi,  toujours 
sans  doute,  toujours  absolu.  En  toute  occasion, 
il  a  recours  à  la  Providence,  comme  Bossuet. 
Dieu  est  toujours  présent  à  son  esprit,  et  il  l'a 
fort  souvent  à  la  bouche.  Bossuet  est  prêtre; 
Beethoven  est  laïque  :  la  différence  est  moins 
grande  qu'on  ne  croit  :  les  deux  édifices 
donnent  sur  la  même  place.  Ils  sont  tous  les 
deux  passionnément  éloquents.  Dans  Beethoven 
et  Bossuet  règne  l'éloquence  continue. 

Il  est  vrai  que  pour  ses  mœurs,  sa  nature 
el  son  origine,  dans  Beethoven  il  y  a  aussi  un 
Rousseau.  Sans  compter  Beethoven  lui-même, 
bien  entendu. 

§  L'éloquence  la  plus  simple  et  la  plus  sin- 
cère est  toujours  emphatique,  sitôt  qu'elle  dure 
En  musique,  surtout. 

§  A  mesure  qu'on  aime  plus  la  musique,  on 
se  passe  de  Beethoven  plus  aisément  que  du 
vieux  Bach. 


68  XÉNIES 

§  La  rêverie  sentimentale  est  le  fond  de  la 
musique  :  ou  tendre,  ou  légère,  ou  passionnée, 
l'âme  rêve  en  musique  ;  même  si  elle  agit  avec 
fureur,  elle  rêve  son  action  encore  plus  qu'elle 
ne  la  fait. 

On  peut  supposer  un  poète  qui  ne  fût  pas 
musicien.  Mais  qu'est-ce  d'un  musicien  qui 
n'est  pas  poète  ? 

L'état  de  désir  est  l'état  naturel  de  toute 
musique.  C'est  pourquoi  la  musique  est  de 
l'amour  rêvé. 


VIII 

POUR  LE  GRAND  ROI 


LA  BEAUTÉ  n'est  pas  dans  la  victoire,  la  gran- 
deur n'est  pas  dans  le  triomphe,  mais  de 
les  avoir  mérités.  La  grandeur  peut  aussi  bien 
être  dans  une  noble  défaite.  Une  belle  infor- 
tune peut  avoir  une  beauté  que  le  bonheur  n'a 
pas.  Tout  est  dans  le  cœur.  Il  s'agit  de  voir 
comment  un  grand  cœur  sait  porter  son  des- 
tin, soit  la  douleur,  soit  l'éclatante  fortune, 
César  ou  Prométhée.  Gomme  elle  sait  souffrir, 
une  âme  non  commune  sait  posséder  son 
bonheur.  Et  certes,  il  n'est  pas  moins  beau 
peut-être  de  soulïrir  avec  beauté,  s'il  est  assu- 
rément plus  difficile. 


70  XÉNIES 

Dans  la  puissance  hier,  aujourd'hui  dans  la 
chute,  les  Allemands  n'ont  pas  répondu  avec 
décence  à  la  sommation  du  moment  et  à  l'exi- 
gence de  la  fortune.  Élevés  au  plus  haut,  ils 
n'ont  su  ni  tenir  le  premier  rang,  ni  en  tom- 
ber. Ils  ont  eu  l'arrogance  dans  l'orgueil,  et 
dans  l'humiliation  ils  ont  eu  la  plainte  un  peu 
basse.  Ils  menaçaient  en  se  vantant  ;  ils  mena- 
cent toujours  en  gémissant,  et  ils  récriminent. 
Leur  humiliation  vient  surtout  d'un  malheur 
sans  noblesse.  Ils  n'ont  eu  l'usage  ni  du  pou- 
voir, ni  de  l'obéissance.  Ils  ne  furent  pas  de 
beaux  vainqueurs  et  ils  ne  sont  pas  de  beaux 
vaincus.  Dans  les  deux  cas,  la  générosité  leur 
manque  :  le  vrai  tact  est  toujours  généreux. 
Ils  n'ont  jamais  honoré  la  défaite,  elle  ne 
s'honore  pas  en  eux.  Ils  abusent  naturellement 
de  tout,  dans  la  guerre  et  dans  la  paix  ;  et  sans 
l'abus,  ils  ne  conçoivent  pas  la  victoire.  Ils  ne 
sont  pas  de  ceux  qu'un  beau  désespoir  peut 
secourir.  La  mesure  leur  semble  une  faiblesse 
et  la  grâce  un  ridicule.  Une  certaine  grandeur 
de  sentiment  leur  est  fermée,  et  leur  raison 
imparfaite   n'y    sait    pas  reconnaître  la  plus 


XÉNIES  71 

haute  raison  elle-même.  De  là,  qu'ils  ont  si 
peu  compris  leurs  voisins  de  l'Ouest  :  le  pre- 
mier grand  Livre  de  la  France  est  à  la  gloire 
du  vaincu,  parce  qu'il  a  bien  mérité  de  vain- 
cre: la  ChaiiKon  de  Roland.  Mais  eux,  ils  n'ont 
pas  mérité  de  vaincre  ;  et  c'est  pourquoi  ils 
sont  si  profondément  vaincus. 

Quel  spectacle,  pourtant,  celui  des  Allemands 
à  Versailles,  recevant  la  loi  de  la  France,  dans 
le  palais  même  où  ils  prétendaient  la  lui  faire. 
Le  présent  châtiment  égale  l'ancien  outrage. 
Le  Grand  Roi  est  bien  vengé.  Il  ne  fait  qu'un 
désormais  avec  la  Nation.  Ils  ont  ri  de  l'un  et 
de  l'autre,  sans  respect.  On  ne  doit  jamais  rire 
d'une  grandeur  fondée  sur  la  volonté  de  servir, 
et  scellée  par  le  sacrifice  héroïque. 

Il  faudrait  avoir  bien  peu  d'imagination  pour 
n'être  pas  sensible  à  un  si  terrible  retour.  La 
présence  de  Némésis  est  la  plus  auguste  de 
toutes,  étant  la  plus  voilée.  Jupiter  lui-même 
s'incline  devant  elle,  et  ne  la  peut  détourner. 
La  France  victorieuse  garde  le  même  silence. 
Nous  ne  pouvons  plaindre  les  Allemands  ;  mais 
nous    savons    mesurer    l'immensité    de    leur 

5 


7â  XÉNIES 

désastre  ;'et  même  nous  y  portons  -ce  re-gard 
de  l'ironie,  qui  est  une  sorte  de  piété  (spiri- 
tuelle. Les  voici  donc  à  Versailles,  où  ils  ont 
bravé  le  destin  en  fondant  teur  empire,  et  où 
Némésis  le  défait.  Là,  où  leurs  rois  casqués  et 
les  chefs  de  guerre,  l'épée  au  poing,  ont  fait 
l'orgie  en  prodiguant  l'insulte  à  une  majesté 
abattue,  les  fils  des  pères  humiliés  désarment 
les  conquérants  et  ne  les  menacent  que  de  la 
seule  justice. 

Ge  in'est  pas  nous  qui  pourrons  jamais 
insulter  à  la  suprême  dignité  du  lualheur. 
Mais  il  arrive  que  tous  les  malheureux  ne  sont 
pas  d'une  noblesse  égale  ni  également  ^dignes 
de  respect.  Il  n'est  pas  plus  d'égalité  en  îcet 
ordre  qu'en  tous  les  autres.  Jupiter  répartit 
les  dûJis  de  la  liature  à  son  gré.  Il  nous  suffit 
que  la  nation  la  plus  généreuse  se  possède 
dans  la  victoire,  comme  elle  n"a  pas  cessé  de 
posséder  son  droit  dans  le  temps  'de  sa  plus 
grande  offense,  où  c'était  sa  beauté  (qu'en 
elle  la  justice  fût  offensée. 

A  présent,   nos  yeux  sont  ouverts  sur  Ver- 
sailles comme  ceux  du  poète  athénien  sur  le 


XÉNIES  73 

palais  de  Suse.  La  chute  de  Xerxès  comble  les 
vœux  d'Athènes,  et  son  poète  a  l'accent  d'un 
sublime  triomphe  ;  mais  il  retient  son  souffle. 
Il  n'embouche  pas  la  trompette.  Il  préfère 
chanter  le  désespoir  de  l'ennemi  sur  sa  lyre. 
11  contemple  ce  renversement  prodigieux  et 
ces  ruines.  Il  sait  bien  que  l'ode  la  plus 
orgueilleuse  contre  l'ennemi  à  terre  ne  vaut 
de  le  peindre  tel  qu'il  est,  les  jarrets  coupés, 
abattu  dans  les  cendres,  pleurant  sa  prospé- 
rité morte,  déchiré  par  le  regret,  frémissant 
de  colère.  Le  voir  ainsi  et  le  montrer  dans  sa 
vérité  funeste,  compatir  même  à  tant  de  force 
corrompue  et  de  vertus  dépravées  ou  inutiles, 
ce  chant  pur  plaît  seul  à  la  pensée  et  aux 
dieux. 


IX 

PEINTRES 


QUAND  les  peintres  parlent,  on  dirait  qu'ils 
voient  ;  mais  non  pas  toujours  qu'ils 
pensent. 

Et  parfois,  quand  les  peintres  se  mettent  à 
penser,  on  dirait  qu'ils  ne  voient  plus,  ou 
qu'ils  ont  cessé  de  bien  voir  ce  qu'ils  voient. 

§  Du  premier  coup,  il  semble  que  les  pein- 
tres savent  écrire  :  parce  qu'ils  ont  le  trait  et 
qu'ils  donnent  la  forme  à  ce  qu'ils  veulent 
dire.  Mais  leur  pensée  va  et  vient  comme  une 
mouche  sur  la  vitre:  elle  suit  le  rayon  du 
soleil  et  ne  se  suit  pas.  Ils  ont  fini  par  s'en 
vanter. 


76  XÉNIES 

Les  poètes  contredisent  furieusement.  Et  les 
peintres  se  contredisent.  Les  uns  et  les  autres, 
en  lout  ce  qu'ils  disent,  ne  pensent  chacun 
qu'à  soi. 

Les  peintres  n'ont  aucun  souci  de  l'unité. 
De  là  qu'entre  tant  de  tableaux,  il  n'y  a  pres- 
que jamais  une  œuvre. 

§  La  plupart  des  peintres,  leur  cervelle  est 
puérile.  Ils  sont  moins  intelligents  à  cinquante 
ans  qu'à  trente.  Ils  font  beaucoup  les  enfants, 
l'étant  à  moitié,  tant  ils  s'excitent  à  l'être.  Le 
métier  leur  puérilLse  l'esprit  :,il  est  si  amusant 
de  peindre.  Mais  quand  ce  n'est  plus  uii  ^u, 
et  au  contraire  une  ardente  recherche,,  Ip  tour- 
ment de  peindre  n'est  pas  moins  cruel  ou 
moins  grave  que  ceLui  d'écrire,  ni  une  moindre 
passion . 

^  Degas  fait  bien  le.dégoîUé,  quand.il  prend 
les  écrivains'  à  partie  et  qu'il  méprise  leurs 
opinions  sur  la  peinture:  pendant  trente  ans 
pour  le.  moins,  ils  pnt  mieux  parlé  de  lui  qwe 
tous  les  peintres  ensemble. 


XKI^IETS  71 

Si  l'écrivain  connaît  le  •  méfcieiî  du  peintre, 
le  peintre  lui  en  veut  de  parler  peinture,  au 
lieu  do  peindre.  Et  s'il  ne  le  connaît  pas,  le 
peintre; se  moqoe  de  lui. 

Est-ce  que  le  peintre  a  tant  de  scrupul®; 
pour  juger  de  la  poésie?  —  Il  s'en  soucie 
bien  !  Le  peintre  ne  s'occupe  pas  des  poètes  et 
il  envie  de  ne  pas  savoir  lire.  —  Tant  pis  pour 
lui. 

Baudelaire  a  fait  l'opinion  des  peintres  sur 
Delacroix;  Mirbeau  sur  Claude  Monet  ;  Huys- 
mans,  sur  Gaugain  et  sur  Degas  lui-même. 

Entre  les  artistes,  les  écrivains  sont  les  plus 
méchants  et  les  plus  perfides,  leS' musiciens  les 
pius^  absurdes  ot  les  peintres  les  plus  ingrats. 

§  Il  est  passé  en  proverbe  qu<î  de  tous  les 
objets,  en  ce  bas  monde,  le  tableau  entend  Je 
plus  de  sottises.  Rien  de  si  vrai,  <V  la  condi- 
tion de  ne  pas  oublier  que  le  tableau  entend 
surtout  les  peintres.  Sans  compter  celui  qui 
Ta  peint. 

A  l'atelier,  dans  les  salons  i  et  les  musées,  il 
n'est  que  peintres  pour  parler  peinture.  Et  il 


78  XÉMKS 

n'est  pas  comme  eux  pour  se  honnir  les  uns 
les  autres  et  se  déchirer.  Les  critiques  les 
écoutent,  pour  se  faire  une  opinion  :  tous  ces 
propos  outrés  et  ces  grosses  onomatopées 
finissent  par  valoir  un  avis,  que  dis-je?  un 
système  du  monde.  Sa  théorie  est  l'œil  du  cri- 
tique. Quant  aux  bonnes  gens  qui  passent,  elles 
vont  et  viennent  devant  la  peinture,  comme  le 
long  des  cages  au  Jardin  des  Plantes  :  ils  cher- 
chent le  nom  de  la  bête  et  à  qui  elle  res- 
semble, si  à  leur  tante  ou  si  à  leur  cousin. 
Après  un  peu  de  temps,  ayant  plaisanté  fine- 
ment sur  les  mœurs  et  l'odeur,  il  ne  leur 
reste  qu'à  bâiller. 

La  plupart  des  peintres  sont  des  esprits 
inarticulés  :  ils  se  comprennent  mal  eux-mê- 
mes :  comment  pourraient-ils  comprendre  les 
autres?  Le  malheur  veut  qu'ils  n'aient  plus 
d'œil  ni  de  main,  quand  ils  ont  des  pensées. 
Il  est  bien  fâcheux  que  la  pensée  ne  soit  pas 
saine  pour  Thomme  qui  peint. 

§  L'école  a  toujours  été  plus  sotte  que  le 
public,  et  plus  injuste.  Plus  ignorante  aussi. 


XÉNIES  79 

L'école  n'est  pas  seulement  au  coin  du  quai. 
Sous  couleur  de  liberté,  chaque  atelier  est  une 
école.  A  la  bonne  heure,  Cézanne  à  Aix  et 
Gauguin  à  Tahiti.  Je  m'abuse  :  depuis  que  les 
deux  maîtres  sont  morts,  tous  les  moustiques 
de  la  Calade  ont  ouvert  l'école  de  Cézanne,  et 
les  noix  de  coco  ont  dû  ouvrir  celle  de  Gau- 
guin à  Papeete.  Et  voilà  encore  deux  académies. 

Tout  est  prétexte  au  bercail,  pour  les  hom- 
mes. L'école  est  la  sauvegarde  du  troupeau.  Du 
plus  libre  génie,  on  ne  voit  naître  que  des 
écoliers  et  des  esclaves.  Le  troupeau  des  mou- 
tons croit  seul  bien  savoir  ce  qui  convient  à  la 
moutonnerie.  Le  public,  du  moins,  ne  prétend 
pas  s'y  connaître. 

Les  amis  d'Ingres  n'ont  pas  eu  assez  de 
mépris  pour  Delacroix,  ni  ceux  de  Delacroix 
assez  de  mépris  pour  Ingres.  On  eût  laissé 
faire  les  peintres,  après  la  guerre,  ils  eussent 
envoyé  Cézanne  à  Cayenne  et  Manet  en  Calé- 
donie  comme  les  autres.  Degas  dut  tout,  d'abord 
à  l'engouement  des  écrivains.  Il  a  tort  de  s'en 
plaindre.  Le  moment  viendra,  où  l'on  repren- 
dra beaucoup  à  Degas  de  ce  qu'on  lui  prodi- 

5. 


80  X  EN  LES 

gue;  mais  il  n'est  pas  encore  venu.  Gare  à- qui 
ikit  fi  de  là  poé^..  Apollon' est  plus  cruel,  plus 
patient  et  plus  long  à  lai  vengeance  que  tous 
les  poètes. 

§  De  tous  les  arti&tes,  les  peintres,  confonr 
dent  le  plua  la.  liberté  et  la.lixîence.  Les  pein- 
tres sont  des  moutons  anarchistes. 

C'est  la  liberté  qu'on  déteste  dans  un  grand 
esprit  libre.:  elle  inquiète  et  elle  irrite  ;  au 
fond,  on  ne  traque  et  ne  liait  qu'elle,  mais  on 
ne  le  dit  jamais;,  on  affirme  même,  le  contraire. 

Il  faut  tout:  apprendre^  pour  savoir  tout 
oublier. 

LE  MARCHAND   NÉGRIER    ET  l'aRTISTE,  SON  NÈGRE 

Marchand.  —  Tenez  vos  engagements. 

Abtiste.  —  Si  je  ne  puis:  y  manquer,  il  fau- 
dra bien  que  je  les  tienne. 

Marchand    —  J'em  veux;  pour  mon  argent. 

Artiste.  —  Est-il  sûr  qu'il  soit  à:  vous? 

M.uîCHA^'o  —  Je  ne  suis  pas  u  n^  Mécène,,  moi . 

Artisje.  —  Hélas»  à  qui  le  dites-vous  ? 
Gliaque  siècla  a  se&  hommes. 


DOUTE 

TOUT  est  pur  aux  purs  et  rien  ne  l'est  au» 
autres.  Il  est  un  état  d'impureté  pour  le 
critique  :  quand  il  ne:  juge  rien<  sans  se  pré^- 
féreF  à  ce  qu'il  juge.  L'impureté  d'ailleurs  est  le 
nom  matériel  de  Terreur. 

Critique  impur,  celui  qui  veut  se  faire  valoir 
aux  dépens  de  l'œuvre  et  du  poète.  Critique 
impur,  celui  qui  se  fait  une  arme  de  ce  qu'il 
appelle  la  vérité,  et  qui  n'est  que  la  sienne. 
Pour  le  critique,  être  de  parti,  c'est  l'impureté 
même. 

L'(Hat  d'impureté,  pour  le  savant,  consiste  à 
soutenir    une  thèse  générale   à   ToccaBion  de 


82  XÉNIES 

thèses  particulières.  La  science  se  fait  toujours 
et  n'est  jamais  faite.  Une  loi  absolue  est  une 
espèce  de  mensonge.  Tout  absolu  risque  fort 
de  n'être  qu'un  jeu  de  mots.  Des  plus  fécondes 
découvertes,  il  n'est  pas  permis  de  conclure  à 
tout  ce  qu'il  faut  encore  découvrir.  Il  n'y  a  pas 
de  parti  dans  la  vérité. 

§  L'impureté  du  critique  n'est  pas  rituelle 
ni  légale  :  on  ne  s'en  lave  point,  non  pas  même 
dans  la  piscine  probatique,  comme  il  dit  en  y 
menant  baigner  son  monde.  Elle  résiste  à  l'eau 
bénite  de  toutes  les  Églises  ;  et  celle  qui  mange 
du  lard  le  vendredi  saint  ne  purifie  pas  mieux 
que  l'autre  Église,  qui  jeûne  le  même  jour. 
L'indélébile  impureté  est  de  l'intelligence  :  c'est 
la  fausseté  d'esprit.  Il  arrive  qu'elle  tienne  au 
caractère  :  elle  est  alors  volontaire  et  ressemble 
au  mensonge,  à  s'y  méprendre. 

§  Il  peut  y  avoir  de  la  vérité  dans  l'œuvre 
même  qui  va  contre  la  vérité.  Car  il  n'est  pas 
d'esprit  qui,  étant  dans  la  vie,  ne  soit  dans  le 
vrai  par  quelque  côté. 


XÉNIES  83 

§  La  vérité  n'est  pas  un  objet  de  parti. 

§  Toute  thèse  est  fausse.  Même  si  elle  tient 
pour  le  vrai.  La  thèse  est  fausse,  parce  que 
dans  la  vérité  elle  fait  un  parti. 

§  Croire  est  ridicule  pour  l'esprit.  Mais  il  y 
a  une  croyance  en  tout  ce  qui  affirme.  Homais 
et  le  Père  Catéchisme  sont  tous  les  deux  théo- 
logiens. Et  Berthelot  en  est  un  autre.  Qu'on  en 
fasse  un  groupe  et  le  symbole  de  la  servitude 
fatale  où,  bon  gré,  mal  gré,  à  leur  insu  ou 
non,  se  rangent  presque  tous  les  esprits,  ceux 
qui  ne  sont  pas  libres  et  ceux  qui  se  vantent 
de  l'être.  Sous  la  bénédiction  de  cette  nouvelle 
trinité,  on  fera  tout  entrer,  mais  non  pas  Mon- 
taigne, Stendhal  ni  Shakspeare. 

§  La  théologie  des  religions  est  absurde  : 
elle  est  ignorante  et  révolte  le  sens  commun. 
La  théologie  des  savants  est  spécieuse  :  elle 
est  érudite  et  satisfait  le  sens  commun. 
C'est  la  différence  du  frère  portier  au  général 
et  aux  fortes  têtes  de  l'ordre.  Et  la  seule  diffé- 
rence. La  sœur  de  charité  sans  lettres  et  sans 


84  XÉÏNIES 

ombre  de  science  ne  diffère  pas  plus  dfe  saint 
Thomas  d'Aquin  que  saint  Thomas  de  Le  Dan- 
tec  et  de  nos  physiciens.  Reste  à  savoir  si  notre 
physique  fera  meilleure  figure  en  l'an  trois 
mille. 

Après  tout,  Tycho  Brahé  et  Copernic  n«  sont 
pas  nés  de  Ptolémée  contre  le  Moyen  Age,  mais 
du  Moyen  Age  contre  Ptolémée  et  ks  systèmes 
antiques.  Berthelot  a  fait  voir  que  la  chimie, 
inconnue  de  l'antiquité,  sort  naturellement  des 
alchimistes.  La  science  est  une  croissance  de 
l'esprit  aussi  fatale  que  l'évolution  du  genre 
humain.  Qu'il  soit  plus  ou  moins  prompt, 
l'accrx)issement  se  fait  toujours;  le  savoir  est 
un  aliment  qui  s'incorpore  à  la  pensée,  comme 
à  un  être  vivant  q^ui  grandit  toujours  et  tou- 
jours se  nourrit. 

§  Une  croyance  ibrte  et  vague  ne  suffit  pas 
aux  grands  esprits;  mais  elle  les  aide  à  vivre. 
Forte  et  vague,  elle  va  et  vient,  elle  nous- laisse 
et  nous  ravit. 

Une  croyance  forte  et  précise  contente  la 
raison  qui  se  fixe;  Mais,  selon  la  raison- même, 


XÉWFES  85 

qui'  se  fixe  abdique.  Pour  croire  fortement,  en 
effet,,  il  faut  abdiquer.  Forte  et  précise,  une 
telle  croyance  est  une  limite  :  elle  tient  son 
homme  et  le  borne  :  sur  la  mer  ora^^ase,  il  y 
reste  suspendu  :  c'est  une  bouée. 

§  Ah;  si  le  cri-tique  daignait  être  quelques 
lois  son  propre  criti<jue  !  Que  de  Thersites 
nous  seraient  épargnés,  soit  qu'ils,  dussent 
crever,  piqués  de  leur  propre  veniu';  soit  par 
pudeur  qu'ils  fussent  forcés  de  s'arracher  la 
glande.  La  marque  du  Arai  critique  est  qu'il 
fait  la  critique  de  sa  propre  nature  et  do  son 
propre' jugement.  Et  il  n'en  \«eut  pas  être  dupe, 
loin  d'en  duper  les  autres. 

Qu'est-ce  qu'un  critique' qui  se  défie  de  tout, 
mais  jamais  de  lui  ? 

§  Henri  Poincaré  me  semble  l'esprit  de  1» 
science.  Souvent  il  s'oppose  à  l'esprit  (fes 
savants,  et  parfois  il  est  au-dessus.  Il  ne  refuse 
rien  à  la  raison,  sinon  lo  droit  d'alTlrmer  tout 
de  l'objet  ou  d'être  sa  propre  pneuve. 

La  science  est  possible  :  elle  a  sa  suite  et  sa 


86  XÉNIES 

logique;  elle  s'impose  ainsi  à  l'esprit;  mais 
elle  n'est  pas  toute  la  connaissance.  Elle  ne 
touche  pas  le  fond  :  elle  n'a  pas  les  moyens  de 
la  cause  ni  le  droit  de  conclure.  Elle  ne  peut 
qu'éloigner  ce  qu'elle  ne  connaît  pas.  Qu'elle 
sépare  Dieu  de  la  raison  et  qu'elle  l'écarté  de 
la  logique,  soit  :  elle  ne  saurait  se  substituer  à 
lui.  La  physique  peut  bien  détruire  la  théo- 
logie, mais  non  la  remplacer.  L'inconnu  n'est 
pas  l'absurde.  Il  faut  avouer  que  le  doute  sur 
ce  qu'on  voudrait  connaître  et  ne  connaît  pas 
enveloppe  même  ce  que  l'on  connaît.  Et  tout 
ce  que  l'on  connaît  est  bien  loin  de  rassurer 
l'esprit  sur  ce  qu'on  ne  connaît  pas  et  qu'on  ne 
peut  connaître.  La  pensée  ne  se  laisse  pas  bor- 
ner. Elle  n'est  pas  libre  pour  qu'on  lui  défende 
le  voyage  aux  régions  redoutables  de  la  cause. 
Car  enfin  le  dernier  mot  est  au  doute  si, 
relativement  à  la  cause,  on  ne  veut  pas  qu'il 
soit  au  néant. 

§  Les  artistes  sont  sceptiques  et  gens  de  foi 
à  la  bonne  manière.  Ne  croyant  même  à  rien, 
ils  croient  passionnément  à  ce  qu'ils  font  :  et 


XÉNIES  87 

ils  en  jouissent.  Tout  n'est  peut-être  rien  :  ils 
n'en  créent  pas  moins  une  foi,  chacun  la  sienne 
et  chacun  pour  soi.  Une  grande  œuvre  d'art 
est  une  vérité  qui  a  sa  preuve  :  elle  croit  et 
fait  croire  en  elle.  D'ailleurs,  elle  ne  se  donne 
pas  pour  une  vérité  unique  et  universelle. 
"Voilà  pourquoi  rien  ne  résiste  au  temps  que  la 
poésie. 

§  J'entends  par  poésie  l'àme  commune  à  tous 
les  artistes. 

§  11  n'est  pas  poète  celui  qui  n'est  pas  tout 
à  ce  qu'il  fait,  et  tout  entier  dans  ce  qu'il  fait. 

Il  n'est  pas  artiste  celui  qui,  dans  la  douleur 
et  de  la  douleur  même,  ne  crée  pas  une  œuvre 
supérieure  à  la  peine  et  un  objet  de  joie. 

En  poésie,  la  joie  n'est  pas  ce  qui  amuse, 
mais  ce  qui  donne  la  plénitude  à  l'âme,  et  qui 
délivre.  Le  rire  aussi  délivre  :  toutefois,  il 
n'arrive  même  pas  au  seuil  des  plus  nobles  et 
plus  hautes  prisons. 


XI 

CARLYLE 

ou 

LE  CLOWN  DE  PATHMOS 

GARLYLR  m'irrite  de  toutes  les  manièresT.  Je 
ne  veux  pas  lui  faire  droit.  Môme  q^iand 
il  aj raison,  je  lui  donne  tort.  Tout  son  talent  ae 
l'excuse  pas.  Qu'il  en  ait,  et  du  plus  fort,  qui 
le  nie?  Il  n'en  rend  ses  affectations  et  ses  tra- 
vers que  plus  sensibles.  Je  l'accorde  :  il  est 
honnête;  il  est  plein  de  foi;  un  vent  pur  souffle 
asstsz  souveait  dans  ses  vaines  tempêtes;  il  est 
chaud,  éloquent  et  brav«.  Il  a  de  la  vertu.  Il 
est  bon  lii».  Il  abonde,  eu  sarcasmes  plaisaats. 
II.  a.  une  espèce  truculente  d'esprit,  beaucoup 


90  XÉNIES 

d'imagination  et  des  saillies  semblables  aux 
arêtes  de  la  glace,  lesquelles  brûlent.  Mais  son 
indiscrétion  lasse  toute  patience  :  on  n'y  peut 
pas  tenir.  Il  est  le  moins  agréable  des  écrivains, 
comme  il  a  été  sans  doute  le  plus  désagréable 
des  hommes.  Ce  qui  ne  l'empêche  pas  d'être 
un  plaisant,  à  l'ordinaire,  et  même  un  bouffon. 
Il  travaille  dans  la  drôlerie,  et  quoiqu'il  s'y 
évertue,  il  n'est  pas  ennuyeux.  Les  bouffons 
sont  amers,  cruels  et  absurdes  par  vocation, 
même  quand  ils  sont  vrais  :  car  ils  sont  gri- 
maçants et  font  grimacer  la  vérité.  Bien  pis, 
la  vérité  est  leur  métier  avec  la  grimace.  Assez 
souvent,  les  prophètes  portent  le  même  masque. 
Il  n'y  a  qu'un  cheveu  enlre  le  prophète  et  le 
bouffon.  On  est  sincère  ou  on  ne  l'est  pas; 
mais  la  sincérité  de  profession  est  déjà  une 
sorte  d'insincérité.  Carlyle  en  est  la  victime.  Il 
ne  sait  pas  jusqu'à  quel  degré  son  cri  perpé- 
tuel à  la  sincérité  lui  donne  l'air  peu  sincère. 
Il  se  vante  de  tout  ce  qu'il  est,  et  de  ce  qui  le 
rend  le  moins  aimable  plus  que  de  tout  le 
reste  :  il  se  vante  de  son  pays  et  de  sa  langue, 
de  son  patois  et  de  son  village,  de  sa  mère  et 


XÉNIES  91 

de  sa  maison,  de  sa  pipe  et  de  son  taudis,  de 
ses  idées  et  de  ses  hardes.  Rien  n'est  plus  alie- 
mand.  L'esprit  des  Celtes  est  bien  peu  présent 
chez  lui.  Ce  qu'il  appelle  en  lui  sincérité,  c'est 
l'amour-propre  :  il  l'appellerait  vanterie  dans 
un  Français  et  mensonge  dans  un  homme  de 
Paris. 

Pourquoi  serait-on  plus  sincère  en  cassant 
les  vitres  qu'en  ouvrant  les  fenêtres  sans 
bruit?  Il  faut  en  finir  avec  ce  préjugé  des 
rustres,  qu'on  est  plus  pur  en  haillons  qu'en 
dentelles,  et  plus  honnête  si  on  est  moins  poli. 
Il  ne  suffît  pas  d'être  sincère.  La  sincérité  d'un 
sot  est  sa  sottise  à  nu;  la  brutalité  est  la  sin- 
cérité d'une  brute.  Un  mauvais  vin,  épais  et 
aigre,  est  sincère  sMl  n'est  pas  mêlé  de  sucre 
et  d'eau.  Il  serait  mieux  potable,  si  on  l'eût 
étendu  et  adouci,  puisqu'enfin  on  ne  l'a  sur  la 
table  que  pour  le  boire. 

Je  me  plais  tant  aux  caractères  que  je  ne 
manquai  jamais  l'occasion  de  m 'arrêter  en 
Carlyle.  Mais  qu'on  s'y  fixe,  je  ne  le  com- 
prends pas.  Je  m'en  offre  volontiers  le  spec- 
tacle :  je  me  prête   à  cet  homme  et  ne  me 


B2  XBNICS 

donne  pas.  Il  est  incongru  et  extraordinaiFe. 
il  y  a  des  jours  où  une  nature  originale  fait 
l^assea*  sur  tout.  On  se  reprend  ensuite,  parce 
que  l'amour  des  dieux  et  d'une  beauté  divine 
■nous  interdit  d'être  indulgent  à  la  contorsion 
.et  au  mauvais  goût.  J'aime  à  m'imaginer  Moœi- 
taigne  faisant  la  rencontre  de  cet  Écossais  aux 
jambes  nues  :  il  le  regarde,  il  l'écoute  en 
hochant  la  tête,  demi  riant  et  pestant  ^à  demi. 
Au  lieu  de  montrer  cette  peau  velue,  Caflyle 
ferait-il  pas  mieux  de  mettre  ses  bas?  Et 
comme  s'il  n'y  avait  pas  assez  des  jx)ils,  il  en 
ajoute,  il  se  tatoue,  et,  pour  narguer  les  «li- 
•gnons  d'élégance,  il  -s'enduit  de  bouse. 

darlyle  fournit  les  verges  a  le  fouetter,  et 
on  envie  de  le  faire  danser  sur  sa  propre  mu- 
sique. Le  style  de  Carlyle  l'a  mis  pour  jamais 
dans  le  cirque.  Il  manque  de  goût  à  dessein  et 
par  gageure.  Et  moins  il  en  a,  plus  il  croît 
ajvoir  de  la  force.  Cette  erreur  est  ridicule.  Il 
n'a  aucun  souci  des  proportions.  Il  exagère  en 
tout.  Carlyle  est  un  clown  :  tragique  comme 
pressque  tous  les  clowns,  il  est  dupe  du  jeu, 
loin  de  se  servir  du  jeu  pour  duper  les  autres; 


XëNIES  93 

en  quoi  il  est  infidèle  au  premier  principe  de 
la  clownie.  Le  clown  est  son  propre  témoin  : 
Oirlyle  ne  l'est  jamais. 

Av-et  tout  ce  qui  les  divise,  Garlyle  e&t  une 
espèce  de  Sf^'ift  qui  a  réussi.  Quel  goût  de  soi 
en  dB  tels  hommes!  ils  croient  nous  donner  le 
change,  en  sifflant  la  vie  et  le  siècle  au  nom 
de  leurs  idées;  mais  les  idées  sont  les  hommes 
qui  les  portent  et  les  nourrissent  :  surtout 
quand  ils  les  hissent  devant  eux  «omme  des 
saints  sacrements.  Les  idées  de  Garlyle  ne  sont 
pas  celles  de  Swift,  mais  plutôt  de  Nietzsche  ; 
toutefois,  Garlyle  ressemble  moins  à  Nietzsche 
qu'à  Swift,  parce  qu'on  est  l'homme  de  son 
tempérament  plus  que  de  sa  doctrine.  L'homme 
qui  Vît  donne  des  couleurs  à  l'homme  qui 
pense.  Que  d'intérêts  cachés,  souvent,  dans 
l'apparent  désintéressement  de  l'esprit. 

De  plus  près  on  regarde  les  hommes,  et 
plus-on  voit  qu'ils  poursuivent  en  tout  une  vic- 
toire. Les  hommes  à  idées  se  mettent  dans 
leurs  idées,  comme  les  hommes  d'action  dans 
leurs  actes.  Les  hommes  ù  caractère,  quand  ils 
croiraient  se  dévouer  nuit  et  jour  de  bonne 


94  XÉNIES 

foi,  ils  prétendent  l'emporter  ainsi  sur  les 
autres,  et  dans  leur  sacrifice  même  ils  cher- 
chent un  triomphe.  Les  artistes,  eux  aussi, 
en  sont  là,  dès  qu'ils  veulent  prouver  quelque 
chose.  Eux  seuls  pourtant  contemplent  assez 
pour  s'oublier  avec  ivresse;  mais  n'est-ce  pas 
un  triomphe  encore  de  s'enivrer  et  d'enivrer 
les  autres?  Les  plus  purs  sont  assurément  les 
plus  sceptiques.  Carlyle  est  l'ennemi  mortel 
des  sceptiques  et  se  flatte  d'être  né  pour  les 
confondre.  Mais  à  qui  en  a-t-il?  Fumant  du 
chef  et  faisant  feu  des  quatre  membres,  le 
Grand  Inquisiteur  d'Ecosse  court  sus  au  mou- 
lin à  vent;  il  pourfend  le  monstre  à  tort  et  à 
travers  sous  le  nom  de  sceptique  ;  et  il  me 
laisse  l'impression  de  ne  pas  savoir  ce  que 
c'est.  Comme  il  n'y  eut  jamais  de  sculpteur 
dans  le  Nord,  peut-être  n'y  fut-il  jamais  de 
vrai  sceptique. 

Carlyle  est  moins  capable  de  sourire 
qu'homme  au  monde.  Il  est  toujours  en  train 
de  dévorer  son  cent  de  sauterelles  et  de  cra- 
cher les  épluchures  au  nez  des  incrédules.  Un 
tel  repas  ne  va  pas  naturellement  sans  gri- 


XÉNIES  95 

maces.  Il  n'y  entre  d'ailleurs  pas  une  goutte 
de  miel  sauvage.  Triste  régime. 

Il  n'a  pas  la  moindre  pudeur  d'esprit.  Il  n'a 
pas  honte  d'avoir  toujours  raison;  et  jamais 
même  il  ne  s'en  lasse.  Avec  lui,  dès  lors,  la 
raison  vocifère.  Ses  principes  lui  sont  une  eau- 
de-vie  violente,  qu'il  boit  à  même  le  tonneau 
avant  de  prêcher.  La  vocifération  de  la  raison 
ressemble  fort  à  la  déraison.  On  ne  peut  pas 
être  moins  artiste.  Il  ne  considère  rien  de  cette 
vue  détachée  qui  est  le  propre  de  l'art.  Il 
manque  l'objet  aussi  sûrement  que  Molière  le 
touche  et  Shakspeare  l'embrasse.  Ici.  l'on 
possède  en  se  laissant  posséder.  Garlyle,  qui 
ne  veut  que  posséder,  n'est  en  possession  de 
rien.  Il  en  fait  l'aveu  malgré  lui,  en  ce  qu'il 
ne  se  possède  jamais  lui-même.  Cet  homme 
semble  toujours  hors  de  lui.  Il  ne  lui  arrive 
pas  de  se  dire,  selon  la  sagesse  antique  :  «  Tu 
cries,  donc  lu  as  tort.  » 

Son  énorme  histoire  de  Frédéric  Le  Grand 
nous  fait  moins  connaître  le  Tibère  philosophe 
de  la  Sprée  que  l'essai  de  Macaulay.  J'accorde 
que  le  Cromwell  de   Garlyle    est   un   ouvrage 

6 


96  XÉKIES 

étonnant  et  le  chef-d^œuvre  de  la  biographie. 
Là,  un  certain  rapport  entre  le  modèle  cl  le 
peintre,  entre  le  àtyle  du  puritain  et  te  style 
du  prophète,  peraiit  à  l'auteur  de  servir  son 
sujet.  Il  reste  fort  loin  delà  simplicité  profonde, 
que  porte  €romwell  dans  l'action  et  qu'il  dissi- 
mule dans  les  mille  replis  du  calcul  théolo- 
gique et  d'une  politique,  où  la  subtilité  reli- 
gieuse enveloppe  de  «crupules  et  de  retouïs 
sans  nombre  les  partis  vigoureux  d'une  volonté 
plus  une  et  plus  solide  qu'un  bloc  de  granit. 
Pourtant,  Carlyle  rend  sensible  ce  puissant 
caractère,  que  le  devoir  suscite  à  l'action.  Il 
fait  entendre  ce  bégaiement  d'une  parole  pas- 
sionnée et  farouche,  qui  pousse  ses  flots  pesants 
et  n'arrive  qu'avec  peine  à  forcer  les  barrières 
rocheuses  de  la  bouche.  Le  Cromwell  de  Carlyle 
«st  bien  la  figure  redoutable  du  guerrier  et  du 
juge  en  Israël,  avec  l'accent  de  la  Bible,  tel 
qu'on  le  trouve  dans  l'admirable  texte  de  1611. 
Pour  le  reste,  Carlyle  m'indispose  et  me 
blesse.  Lui  -qui  ne  cesse  de  s'en  prendre  aux 
rliéteurs  et  au  Midi,  il  est  la  rhétorique  de  la 
morale,  faite  homme,  dans  toute  son  horreur. 


XÉÎHES  9«7 

J'ai  dit  autrefois  que  la  morale  est.  la  rhéto- 
rique du.  Nord.  L'une  n'est  pas  moins-  vide 
que  l'autre,  et  on  ne  s'y  heurte  pas  à  moins  de 
mensonges.  Ibsen  a  porté  la  hache  là-dedans. 
L'épouvantable  abondance  de  Carlyle  en  toute 
sorte  de  devoirs,  et  de  dogmes  m'eni  fait  une 
sorte  de  monstre.  Il  n'est  pas  d'orateup  qui 
pérore  plus  vainement  que  cei  Lapon  au  désert. 
Carlyle  est  le  Tartarin  du  pôle.  Là-haut,  on  ne 
tue  pas  des  lions  en  carton  point;  on  pêche:  des 
principes  gelés,  des  absolus,  pétrifiés  et  des 
étoiles  :  elles  brillent,  mais  elles  sont  mortes 
depuis  dix  mille  ans. 

Son  culte  du  silence  est  une  maniedu  m^e 
ordre.  Il  s'enferme  dans  une  tour  ;  mais  elle 
est  en  peau  d'âne,  et  tous  les  vents,  du  ciel  y 
jouent  du  tambour.  Il  fait  murer  sa  chambre, 
pour  avoir  le  silence  ;  mais  il'  fait  illuminer  la 
maison,  pour  qu'on  sache  qu'il  est  dans  la 
chambre.  Et  si  seul  qu'il  3:  soit,  mille  sirènes 
répètent  chacun  de. ses  soupirs;  mille  lampes 
l'éclairent  dans  les  cent  défroques  en  poil  de 
chameau  qu'il  revêt  tour  à  tour.  En  somme,  il 
veut  être  seul  à  crier. 


98  XÉNIES 

Il  prêche  la  sincérité  sanglante  et  il  ne  réussit 
pas  à  être  sincère,  même  quand  il  se  met  en 
sang;  car  il  fait  métier  de  saigner,  et  il  n'ou- 
blie pas  qu'il  saigne,  un  seul  instant.  Ne  jamais 
faire  métier  de  rien,  seule  façon  d'être  vrai. 

Tout  lui  est  occasion  de  se  produire,  toujours 
au  premier  rang,  toujours  en  scène.  C'est  la 
première  place  qu'il  réclame  sans  cesse,  en  la 
refusant  aux  autres.  S'il  n'était  point  né  aux 
champs,  il  ne  se  vanterait  pas  d'être  paysan. 
Tartarin  ne  prend  peut-être  pas  Tarascpn  au 
sérieux.  Mais  Garlyle  donne  toujours  la  bière 
aigre  de  son  village  pour  le  nectar,  et  le  por- 
ridge pour  l'ambroisie  des  dieux.  Il  n'honore 
pas  seulement  sa  vieille  mère  qui  fume  la  pipe, 
comme  son  devoir  l'y  engage;  il  l'élève  au-des- 
sus de  toutes  les  mères.  Il  insulte  à  celles  qui 
se  parfument.  Pourquoi  ?  Je  ne  suis  pas  son 
fils.  Et  j'aime  mieux  une  mère  qui  sent  la  vio- 
lette et  qui  ne  fume  pas  la  pipe. 

Dupe  et  dupeur,  et  la  pire  dupe,  l'étant  de 
soi-même.  Il  ne  se  connaît  pas.  Se  connaître, 
pour  être  vraiment  sincère. 

Il  ne  vit  que  pour  l'idée  qu'il  a  de  lui-même 


XÉNIES  99 

et  non  pour  ce  qu'il  est  :  c'est  bien  pis  que  de 
vivre  pour  l'idée  qu'on  veut  donner  de  soi.  La 
sincérité  virile  est,  d'abord,  une  connaissance 
de  soi-même. 

L'idée  qu'il  a  de  son  esprit  l'égaré.  L'idée 
qu'il  veut  imposer  de  son  caractère  le  rend 
méchant.  Il  est  despote  par  doctrine.  Je  ne  lui 
pardonne  pas  plus  ses  fautes  que  ses  remords. 
Quand  il  se  reproche  le  mal  qu'il  a  fait,  il  est 
encore  indulgent  à  la  raison  qui  le  lui  a  fait 
faire.  C'est  qu'il  y  voit  une  preuve  de  sa  force. 
Il  adore  la  force  et  n'aime  que  la  force.  Soit. 
Du  moins  faut-il  avoir  le  courage  d'être  un 
vrai  tyran.  ILrbeau  l'envelopper  de  paillettes 
morales  :  la  force  qu'il  vénère  est  brutale.  Il  y 
a  un  affreux  prolétaire  dans  cet  athlète.  Il 
maudit  sans  cesse. 

Certes,  il  est  parfois  plein  d'efficace  et  d'éner- 
gie. Lui  et  tout  son  clan,  on  leur  sent  de  fortes 
vertus.  Mais  qu'elles  sont  hargneuses  !  Quel  ton 
hurleur,  quel  coup  de  coude  perpétuel,  quels 
gros  souliers  ferrés,  quels  gros  bas  cliinés! 
Quelle  peau  de  mouton,  quel  suint,  quelle 
odeur  de  vieille  pipe  !  Et  quelle  affectation  de 

6. 


400  XÉNIE-S 

la  pipe,  du  suint  et  des  gros  souliers.  C'est  la 
prétention  arrogante  de  ceux  qui  n'en  ont  pas: 
le  bas  populaire  ne  s'en  prévaut  pa»  moins 
que  l'envieux  petit  bourgeois  :  comme  si  le  cal 
et  les  ongles  en  deuil  ajoutaient  à  la  bonté 
d'une  poignée  de  main  Préjugé  de  le  croire.; 
et  bassesse  qui  flagorne  de  feindre  qu'on  le 
croie. 

Tous  ces  autodidactes,  pas  un  •  sur  dix  raille 
qui  ne  sente  son  parvenu.  Parce  qu'ils  ont  pris 
Iffçon  trop  tard,  ils  font  la  leçon  à  tout  le 
monde-.  Ils  sont  pédants,  non  de  ce  qu'ils 
savent  le  mieux,  mais  comme  il  arrive  souvenir, 
do  ce  qu'ils  ignorent.  Carlyle  aussi  a  du  par- 
venu, et  beaucoup.  Témoin,  son  mariage.  En 
vrai  parvenu,  il  a  voulu  prendre  femme;  diez 
les  bourgeois.  Il  a  choisi  une  jeune  fille  qui 
n'était  pas  de  sa  classe.  Il  l'a  trompée  et  déçue 
et  cet  égard,  autant  qu'il  était  en  luL  Que 
n'épousait-ii  une  fille  de  ferme,  puisqu'il  vou- 
lait que  sa  femme  le  fiit?  Qu'elle  curât  las 
pots,  torchât  les  veaux  et  se  baignai  dans*  la 
vaisselle?  Quel  besoin  avait- il  dune;  fille  élé- 
gante,  savante  et  spirituelle    pour   Imet   les 


XIÉXIES  tôd 

assiettes.?.  A  quoi  bon  qu'elle  sût  la  rausiqui^ 
pour  frotter  le  parquet,  eb  s'il  est  vrai  que  le 
premier  fredon  de  ceai^ague,.  ràolé  d'une  voix 
fa-usse,  mais  d'un  cœur  honnête  et  moral,  soit 
la  plus  belle  symphonie  du  monde  ?  On  \x)']i 
bien  que  Carlyle  est  dur  d'oreille  :  qu'il  ait  alors 
la  probité  de  ne  point  doctrinailler  sar  la 
musique.  Sans  doute,  il  n'a  pas  choisi  Jane 
Welsh  pour  lu  tourmenter  :  il  la  tourmente 
néanmoins,  durant  toute  sa  vie,  en  la»  sacrifiant 
à  la  fiction  de  la  classe  dont  il  est  lui-même 
et  dont  il  ne  veut  pas  être.  Plus  tard,  il  lui 
feut  une  femme  de  la  pairie  :  il  se  garde  fort 
de  Fenvoyer  à  l'étahle,  où  il  relègue  sa  femme; 
mais  il  vient  dîner  avec  elle:  au  château  et 
coucher  à  l'aJjbaye. 

Il  assassine  longuement  sa  compagne  de  pré- 
ceptes puritains  et  d'exemples  paysans.  Il  n'a, 
pour  l'hurailiery  que  sa  mère  et  ses  parents  à 
la  bouche,  comme  si  cette  famille  à  la  bouillie* 
d'avoine  était  la  crème  du  genre  humain.  En 
quoi?  de  bonnas  gens,  comme  il  en  est  tant. 
Mais  que  ne  restaitril  parmi  aux,  dans  le 
suprême  honneur    de    mangw  à  la    gamelle 


102  XÉNIES 

commune  et  de  fumer,  coude  à  coude,  le  calu- 
met du  devoir  et  des  aïeux?  A  l'entendre,  sa 
maison  en  torchis  est  le  temple  du  génie,  l'ar- 
chétype de  toute  maison  et  la  cellule  céleste  de 
l'homme.  Au  demeurant,  ce  n'est  qu'une 
masure;  mais  sublime,  puisque  le  mortier  en 
fut  gâché  par  le  père  Carlyle,  paysan  austère 
et  maçon  :  il  l'a,  dit  son  fils,  il  l'a  bâtie  avec 
son  cœur  ;  et  il  souhaite  de  bâtir  ainsi  ses 
propres  livres  :  il  la  propose  donc  en  modèle 
à  toutes  les  œuvres  humaines.  Bâtie  avec  son 
cœur?  ou  ce  mot  n'a  aucun  sens,  ou  le  sens 
qu'il  peut  avoir  est  le  plus  ordinaire  du 
monde.  Parvenu,  n'exalte  pas  tant  ta  maison. 
Est-ce  que  Notre-Dame  n'est  pas  bâtie  par  son 
architecte  avec  tout  son  cœur?  ou  les  palais 
de  Sienne  ?  ou  le  Parthénon  ?  Toutefois,  il  y  a 
cette  différence  :  l'architecte  d'Athènes  a  mis 
dans  sa  bâtisse  un  esprit  divin  et  du  génie.  Il 
•  n'en  est  pas  trace  dans  ta  masure  d'Ecosse.  La 
cathédrale  est  la  cathédrale,  cette  maison  en 
torchis  est  une  hutte.  Et  toutes  les  déclama- 
tions du  monde  ne  feront  pas  que  la  masure 
soit  une  cathédrale,  en  dépit  du  cœur  qui  la 


XÉMES  103 

bâtit.  0  rhéteur  du  pôle,   orateur  intempérant 
de  la  morale.  Silence  aux  Lapons. 

La  masure,  de  soi,  n'a  pas  plus  de  cœur  que 
Notre-Dame.  Ou  plutôt,  beaucoup  moins,  si 
elle  en  a.  J'aurai  le  courage  de  le  dire,  à  la 
barbe  de  tous  ces  contremaîtres,  les  autodi- 
dactes et  les  parvenus  de  l'esprit.  Montmo- 
rency n'a  que  faire  de  parler,  à  tout  moment, 
de  son  nom,  de  sa  race,  de  son  excellence. 
Son  nom,  en  effet,  dit  tout.  Faut-il  donc  que 
les  hommes  se  flattent  toujours,  et  qu'ils  se 
vantent  de  leur  berceau,  avec  si  peu  de 
pudeur  que  le  plus  impudent  même  se  senti- 
rait rougir,  s'il  soufflait  mot  de  soi  et  de  ses 
plus  belles  œuvres,  dans  les  termes  où  il  l'ose 
faire  de  ses  parents,  de  son  village  et  de  sa 
mère,  enfin  de  tout  ce  qui  est  lui-même  plus 
que  lui,  cependant. 

Le  style  de  Garlyle  est  la  preuve  ineffaçable 
de  son  infirmité  :  cet  abominable  style  mesure 
combien  Garlyle  est  dupe  de  soi-même,  comme 
il  s'y  plaît;  et  comme  la  sincérité  lui  fait 
défaut  quand  il  se  croit   le  plus  sincère.  Ce 


104  XÉNIBS 

style  est  une  grimace  et  une  contorsion-  perpé- 
tuelle. Carlyle  n'écrit  pas  en  anglais,  mais  en 
carlylais,  ou  même  en  craigenputtocquois  : 
Ci'aigenputtock,  dirait-on  pas  une  ville  de 
Swift,  dans  Gulliver  ?  Non  pas  ce  qu'il  y  a- de 
plus  original,  mais  de  plus  prétentieux  dans 
l'art  d'écrire.  De  qui  dira-t-on  qu'il  est  gran- 
diloquent, sans  goût,  sans  mesure,  d'une 
effervescence  ridicule,  rhéteur  à  l'infini,  péda- 
gogue fourbu,  charlatan  par  l'abus  continuel 
de  toutes  les  figures,  jamais  simple,  jamais 
vrai,  de  qui,  sinon  de  Carlyle?  Mais  le  pis,  ri 
vise  sans  cesse  l'effet  :  il  n'écrit  que  pour 
l'effet;  pas  un  mot,  sinon  pour  faire  de  l'effet*. 
Et  voilà  nos  austères  puritains.  Là-dessus, 
n'ose-t-il  pas  s'en  prendre  aux  comédiens, 
aux  parleurs  pour  parler,  aux  menteurs  et 
aux  masques?  La  langue  de  Carlyle  n'est  pas 
d'un  comédien  :  elle  est  d'un  pître.  Avec  tous 
ses  mots  en  italiques,  en  capitales,  ses  tor- 
rents d'exclamations,  de  cris,  de  tirets  et  de 
signes,  Carlyle  semble  un  farceur  à  la  foire, 
un  bouffon  sur  Testrade,  un  Ézéchiel  en  mac- 
farlane  et  knickerbocker,  un  Pickwick  cféguisé 


XÉNJES  105 

en  prophète  Élie.  11  fait  le  boniQient  et  la 
parade.  Il  bat  la  caisse  de\ïint  la  baraque  de 
l'absolu,  «  Çà,  çà  !  venez  tous  !  L'homme  moral 
à  l'œil  nu  !  L'homme  de  caractère  !  Entrez  I  II 
faut  voir  çà  et  se  mettre  à  genoux  !  Dans  le  buis- 
son ai'dent,  l'horame-fusée,  l'homme- cierge  1  11 
a  trois  mètres,  de  la  tète  à  la  queue,  quatre  de 
la  queue  à  La  tête,  parce  que  le  caractère  s'élève 
en  remontant  !  Entrez  tous  !  Entendez  hurler 
l'homme  du  silence!  L'Écossais  de  Ecclefechan, 
le  phénomène  du  Dumfrieshire!  Et  plus  il  se 
tait,  plus  il  fait  du  vent  !  Quand  il  est  muet, 
gare  là-dessous,  c'est  le  tonnerre  I  Venez  tous 
voir  la  Bible  des  Temps,  qui  fume  la  pipe  et 
renouvela  le  monde  en  avalant  des  sabres  de 
papier  blaoc!  »  Style  tout  en  tambour,  en 
cymbales,  en  grosse  caisse,  en  clairon  discord. 
en  cornet  à  bouquin  et  en  serpent  d'église.  Et 
tintant  sur  le  tout,  une  philosophie  de  gong 
allemand  et  de  chapeau  chinois.  Langue  sans 
droiture  :  jamais  la  moindre  pureté  ;  pas 
ombre  de  délicatesse  ;  pas  la  moindre  discré- 
tion. Ni  mélodie,  ni  chant.  Tout  est  rauque, 
bruyant  et  confus.  Tout  est  inarticulé  ;  et  il  s'en 


106  XÉNIES 

vante.  Voilà  où  mène  la  vanité  du  sens  propre, 
le  culte  et  l'abus  du  caractère.  Knox  n'est  pas 
pour  peu  de  chose  dans  cet  énergumène. 

Je  suis  injuste  pour  Carlyle,  qui  l'est  presque 
toujours  pour  tout  le  monde,  la  Prusse  et 
l'Ecosse  exceptées.  Mais  je  sais  mon  injustice, 
et  il  ne  connaît  pas  la  sienne.  C'est  un  esprit 
bossu  et  une  âme  torse. 

Carlyle  offense  tout  amour  de  la  forme  et 
tout  ce  qu'il  y  a  d'attique  en  nous.  De  là,  que 
j'oublie  ce  que  j'admire  en  lui  et  qui  me  tou- 
che :  son  culte  du  héros  et  le  sens  réel  de  la 
grandeur.  Faute  de  finesse  et  de  mesure,  il 
trompe  sur  ce  qu'il  connaît  le  mieux  :  il 
tourne  le  caractère  en  caricature.  11  faut  lire 
Carlyle  pour  rendre  justice  à  Nietzsche.  Il 
discerne  à  peine  entre  le  héros  et  le  sauvage. 
Il  confond  la  grandeur  avec  une  barbare 
faculté  d'abonder  en  soi.  Il  a  quelques  idées 
nobles,  grandes  et  profondes  ;  mais  à  force 
d'insolence,  il  en  fait  la  parodie  plus  qu'il 
ne  les  chante.  C'est  ce  que  je  ne  lui  pardonne 
pas. 


XKNIES  107 

En  matière  de  critique  et  de  philosophie, 
V Apocalypse  est  le  plus  sot  des  livres.  Ce  que 
les  poètes  peuvent  se  permettre  n'est  pas  per- 
mis aux  docteurs.  Tous  les  forcenés  qui  s'ap- 
pliquent à  l'être  sentent  trop  la  barbarie.  Les 
prophètes  en  prose  sont  de  studieux  aboyeurs, 
et  qu'on  supporte  mal  :  on  les  écoute  à  Dodone; 
dans  Athènes,  ils  font  rire. 

Je  poursuis  le  Barbare  partout  où  il  se  mon- 
tre. Au  bien  barbare,  je  préfère  le  mal  ou  le 
vice  poli.  Il  y  a  plus  de  ressource  pour  la  vie 
dans  la  culture  même  corrompue  que  dans  les 
friches  sauvages.  On  finit  par  douter  s'il  ne 
faut  pas  préférer  une  corruption  discrète  à 
l'indiscrétion  de  la  vertu.  La  brutalité  du  Bar- 
bare le  condamne  toujours,  à  mes  yeux.  Son 
orgueil  est  plein  d'une  dangereuse  impu- 
dence ;  son  humilité  est  encore  une  façon  de 
se  faire  valoir.  Certain  excès^de  modestie  est 
ce  qu'il  y  a  de  plus  immodeste.  En  tout,  le 
Barbare  est  haïssable  :  sitôt,  du  moins,  qu'il 
n'est  plus  asservi.  En  art  comme  en  politique, 
un  principe  d'ordre  et  de  sagesse  serait,  je 
pense,  de  se  déûer  du  Barbare  avec  soin,  et  de 

7 


108  XÉNIES 

ne  jamais  croire  à  sa  bonté,  pour  n'être  pas 
sans  défense  contre  lui. 

La  civilisation  est  une  œuvre  longue,  diffi- 
cile et  fragile  entre  toutes,  dans  ses  parties  les 
plus  exquises.  Il  faut  des  millénaires,  et  la 
faveur  de  tous  les  astres  conjoints,  pour  faire 
Paris,  Florence  ou  Athènes.  Il  ne  faut  qu'un 
demi-siècle  de  barbarie  pour  les  détruire. 
Notre  premier  devoir  n'est  pas  de  rendre  jus- 
tice à  un  Barbare  qui  se  croit  juste,  parce 
qu'il  vocifère;  mais  de  défendre  notre  chant 
contre  lui  et  la  parure  d'un  monde,  où  sa  vue 
grossière  ne  discerne  pas  les  nuances  qui  font 
tout  le  prix  de  la  beauté,  et  dont  l'harmonie  et 
les  délices  l'indignent  parce  qu'il  est  inca- 
pable de  les  goûter. 


XII 

LES  LIAISONS  DANGEREUSES 


Sous  ua  air  discret,  ii  n'est  rien  que  ce  livre 
terrible  ne  se  permette.  Il  a  la  mine  un 
peu  froide,  et  il  ose  tout.  Il  va  aussi  loin  qu'on 
puisse  aller,  et  dans  le  crime  même,  du  pas  le 
plus  léger,  le  plus  élégant  parfois,  et  le 
plus  tranquille.  Il  offense  la  nature  avec  beau- 
coup de  naturel.  Par  là  d'abord,  il  est  d'une 
portée  profonde  et  redoutable  :  il  fait  connaître 
que  tout  est  naturel,  et  le  contre  nature  comme 
le  reste. 

Les  héros  des  Liaisons  Dangereuses  n'ont  pas 
de  remords;  mais  ils  savent  qu'on  peut  en 
avoir  et  ils  n'ignorent  rien  de  ce  qu'ils  font. 


110  XÉNIES 

ï!s  ont  conscience  de  leurs  sentiments  et  de 
leurs  actes.  Tls  sont  tout  sensations,  calcul  et 
volonté.  Bourreaux  ou  meurtriers,  ils  sont 
cruels  par  choix  et  même  par  bravade.  En 
somme,  leur  intelligence  est  toujours  en  éveil  ; 
leur  expérience  de  la  vie  est  accomplie.  La 
conscience  en  eux  est  de  l'esprit,  et  de  l'esprit 
seulement.  Ils  n'ont  pas  de  cœur;  et  ce  qu'ils 
en  pourraient  avoir  comme  tout  le  monde,  ils 
le  tuent  par  orgueil  de  n'être  pas  comme  les 
autres. 

Ils  vivent  naturellement  dans  l'artifice.  La 
société  leur  tient  lieu  de  nature;  les  salons  du 
monde  sont  leur  jungle.  Raffinés,  ils  sont  tigres 
et  polis.  On  ne  doit  pas  l'oublier  pour  les 
comprendre. 

La  passion  de  vaincre  fait  le  fond  de  leur 
perversité. 

L'orgueil  est  le  ressort  de  ce  noir  mystère. 
Ils  portent  dans  l'amour  et  l'amitié  la  morale 
des  tyrans  et  de  la  force.  La  volonté  de  puis- 
sance est  leur  seule  loi  ;  et  même  s'ils  la  con- 
sacrent à  la  conquête  du  plaisir,  il  faut  entendre 
que  leur  plaisir  suprême,  jusque  dans  les  bras 


XÉNIES  111 

d'une  amante  innocente,  est  de  dominer.  Rien 
ne  peut  donc  modérer  en  eux  la  fureur  égoïste. 
Dans  l'amour  même,  ils  ne  cherchent  que 
l'empire.  Ils  ne  reculent  devant  rien  pour 
l'obtenir  et  le  garder.  L'orgueil  les  mène  natu- 
rellement à  la  cruauté.  Ils  sont  capables 
d'étouffer  tout  sentiment,  même  celui  qui  les 
enivre  au  passage,  même  celui  qui  les  caresse 
en  secret,  pour  accomplir  un  dessein  despo- 
tique. Ils  ont  ainsi  un  intérêt  supérieur  à 
l'intérêt  de  toutes  les  passions. 

Voilà  en  quoi  ce  livre  est  si  funeste,  et  le 
saul  dangereux  entre  tous  les  livres.  Madame 
Bovary  seule  exceptée,  peut-être.  Il  attente  a  la 
vie.  Dans  Madame  Bovary,  le  poète  expose  et 
détruit  l'illusion  vitale  que  chaque  être  pensant 
nourrit  sur  soi-même  pour  s'aider  à  vivre. 

Pendant  longtemps,  ce  livre  des  Liaisons  a 
été  suspect,  sur  la  foi  des  peintures  libertines 
qu'on  pensait  y  trouver.  On  le  lisait,  on  n'en 
parlait  que  sous  le  manteau.  Un  esprit  aussi 
libre  que  Sainte-Beuve  s'excuse  de  le  nommer. 
Mal  famé  décidément,  on  a  fini  par  y  voir  une 
espèce   d'oeuvre  licencieuse,  à   la   façon  d'un 


H2  XÉNIES 

Fragonard     beaucoup     plus     hardi     et     plus 
cynique  (1). 

Il  n'est  pas  de  plus  fausse  renommée.  Le  gai 
génie  de  Frago,  sa  licence  voluptueuse,  ses 
appels  au  plaisir,  ses  malices  et  son  allégresse 
amoureuses,  le  charme  et  l'élégance  qu'il  donne 
à  l'anecdote  des  baisers,  ce  monde  heureux  et 
riant  n'a  rien  de  commun  avec  Les  Liaisons 
Dangei^euses,  si  ce  n'est  quelques  traits  du  cos- 
tume et  de  la  mode. 

Fragonard  est  bien  en  chair;  sa  peinture  si 
sensuelle  à  la  fois  et  si  l3Tique  ne  rappelle  pas 
le  moins  du  monde  la  prose  nue,  grise  et 
cruelle  des  Liaisons.  Dans  Fragonard,  il  y  a  la 
poésie  des  sens  et  du  plaisir.  Parfois  même  il 
en  a  la  rêverie  ;  il  en  bat  la  crème  légère,  jus- 
qu'à l'envelopper  d'une  vapeur  songeuse  et  d'un 
aimable  nuage,  moitié  langueur  de  volupté  et 
moitié  petite  mousse  de  Champagne.  Fragonard 
est  un  Watteau  débarqué  à  Gythère,  et  qui 
entend  y  séjourner.  Enfin,  dans  Fragonard,  on 


(1)  On  n'a  pas  eu  dautre  idée  en  le  mettant  naguère  à  la 
portée  de  tout  le  monde  ;  et  il  est  honteux  d'en  avoir  fait  une 
édition  populaire. 


XÉNIES  113 

rencontre  assez  souvent  Casanova.  Le  fameux 
chevalier  est  immoral  à  la  façon  des  boucs  et 
des  coqs  qui  font  fanfare  de  leurs  prouesses  : 
il  est  le  bouquissime  et  le  coquissirae  de  la 
galanterie,  un  superlatif  vivant,  à  l'italienne. 
Cette  sorte  d'immoralité  tourne  à  la  farce. 
Qu'on  est  loin  de  Valmont,  et  qu'il  donne  peu 
à  rire!  Si  les  Mémoires  de  Casanova  sont  l'opéra- 
bouffe  des  mœurs  sous  Louis  XV,  les  Liaisons 
Dangereuseff  en  sont  la  cruelle  et  secrète  tragé- 
die. Il  y  règne  une  subtilité  méchante  qui 
pénètre  tout,  les  actions  et  les  caractères.  La 
politesse  y  ajoute  cette  perfidie  du  lent  poison 
qu'une  main  charmante  verse  et  qu'un  sourire 
fait  passer. 

Les  Liaisons  Dangereuses  sont  un  livre  sec  et 
presque  froid.  Sans  ébriété,  sans  l'ombre  de 
rêverie,  décharné,  écrit  au  scalpel,  c'est  un 
traité  d'anatomie  morale.  Les  romans  des 
autres  peuples  sont  puérils  près  de  celui-là. 

11  n'est  ni  voluptueux  ni  obscène.  Il  est  bien 
pis  :  il  est  meurtrier.  Il  touche  aux  sources  les 
plus  profondes  de  la  vie  sentimentale;  il  les 


114  XÉNIES 

trouble,  il  les  altère;  et  même  il  peut  les  cor- 
rompre jusqu'à  les  empoisonner.  Il  ruine 
l'ingénuité  sacré  du  désir,  et  sa  candeur  néces- 
saire. Il  dessèche  le  cœur  et  substitue  à  cet 
oiseau  ridicule,  en  ses  battements  d'émotion 
vivante,  le  calcul  de  l'orgueil,  cette  montre 
méchante,  dont  un  moi  inhumain  est  le  grand 
ressort  sans  pitié. 

Jamais  livre  n'a  plus  outragé  le  fond  sensible 
de  l'homme.  Les  Liaisons  Dangereuses  sont  le 
seul  livre  dangereux,  ai -je  dit,  parce  qu'il  n'en 
est  sans  doute  pas  un  autre  qui  tienne  si  peu 
compte  du  sentiment,  et  qui  l'ose  exclure  à  tel 
point,  même  de  la  passion,  qu'elle  n'a  plus  rien 
de  commun  avec  la  sensibilité. 


XIII 

LA  BRUYÈRE 

JE  n'arrive  pas  à  goûter  tout  à  fait  La 
Bruyère.  Comme  vous  autres,  je  vois  son 
art  et  même  son  intelligence.  Mais  justement 
l'art  se  voit  trop.  Pour  les  opinions,  il  ressemble 
beaucoup  à  Boileau;  toutefois  ce  Boileau  de  la 
prose  n'a  pas  le  franc  parler  de  l'autre  :  on 
sent  aussi  une  âme  moins  nette,  un  regard 
moins  discret  et  moins  libre.  Il  y  a  de  la  pro- 
vince et  deux  ou  trois  gouttes  d'esprit  docteur 
dans  La  Bruyère.  Boileau  est  tout  bourgeois  de 
Paris. 

Dans  les  Caractères,  trop  d'apprêt,  trop  d'arti- 
fice. Ces  collerettes,  ces  broderies,   ces  den- 


116  XÉNIES 

telles,  sont  détaillées  à  miracle  et  merveilleu- 
sement repassées;  mais  on  ne  peut  oublier 
l'amidon. 

Son  œuvre  est  le  modèle  des  rhétoriciens  : 
tous  ses  morceaux  leur  sont  donnés  en  exemple, 
comme  devoirs  de  style.  Lui-même  est  l'élève 
parfait  qui  a  toujours  le  prix.  A  cinquante  ans, 
un  tel  élève  est  le  maître. 

De  la  sorte^  il  excelle  en  tous  les  genres,  et 
c'est  son  genre.  Il  a  tous  les  tons  et  n'a  qu'un 
ton  :  celui  de  les  tous  prendre. 

Buffon  a  les  manchettes,  et  c'est  La  Bruyère 
qui  en  fait  miroiter  les  jours,  et  qui  en  dresse 
les  plis.  Quel  goût  pourtant,  et  qu'il  eût  fait 
un  grand  critique,  si  son  temps  l'avait  laissé 
plus  libre.  Il  n'est  pas  si  étroit  que  resserré 
par  les  usages  et  boïné  par  la  contrainte  de  la 
religion  et  de  la  politique.  Le  même  esprit,  cin- 
quante ans  plus  tôt  ou  plus  tard,  eût  fait  époque 
dans  le  jugement  des  œuvres,  de  la  morale  et 
de  la  poésie.  Avec  Voltaire  et  Sainte  Beuve  (1), 


(1)  Je  ne  parle  pas  de  Saint-Evremond,  qui  n'est  point  de 
métier  et  ne  fait  rien  qvHj  par  occasion. 


XÉNIES  117 

il  est  le  seul  critique  à  qui  les  écrivains  ne 
sauraient  refuser  l'assentiment,  eussent -ils 
même  â  se  plaindre  de  lui  :  car  il  juge  de 
l'art  en  artiste. 


XIV 

TOUJOURS  STENDHAL 


LE  PREMIER,  je  pense,  il  y  a  déjà  dix  et  onze 
ans,  j'ai  défendu  Stendhal  de  mal  écrire. 
Bien  plus,  en  dépit  des  docteurs  et  des  aca- 
démiciens, j'admirais  en  lui  un  prince  du 
langage. 

Stendhal  écrit  comme  il  pense.  Il  a  la 
langue  de  son  génie.  Pour  qui  en  a  mesuré  la 
puissance  originale  et  le  charme,  que  dire  de 
plus?  Et  d'abord,  de  tous  les  hommes,  il  est 
le  moins  auteur.  On  ne  fut  jamais  si  peu  d'une 
bande:  ni  troupe,  ni  chapelle,  ni  salon;  ni 
revue,  ni  journal.  Celui-là  n'est  pas  homme  de 
lettres. 


120  XÉNIES 

Le  style  de  Stendhal  est  le  plus  aigu  qu'il  y 
ait,  et  le  plus  intelligent  que  l'on  sache.  La 
pointe  de  Voltaire  est  mousse  près  de  la  sienne: 
parce  que  le  fer  le  mieux  acéré  n'a  pas  la  prise 
du  diamant  :  il  fait  des  éclairs  dans  le  granit 
et  la  matière  dure;  le  diamant  perce  et  pénètre 
où  il  veut,  sans  rien  détruire. 

Si  le  mot  «  attique  »  a  un  sens,  jamais 
style  ne  fut  plus  attique  en  français  que  celui 
de  Stendhal.  C'est  une  lumière  :  il  n'est  pas 
de  secret  pour  elle  :  comme  elle  enveloppe 
naturellement  les  objets,  après  avoir  joué  à  la 
surface,  elle  coule  dans  le  monde  intérieur  et 
baigne  le  fond  des  sentiments.  Son  plaisir  est 
de  tout  connaître  dans  l'ordre  des  passions,  et 
de  révéler  ce  que  les  hommes  cachent  ou 
ignorent  le  plus.  Ce  style  fait  partout  la  clarté  : 
si  épris  qu'il  soit  des  mouvements  les  plus 
rares  du  cœur,  capable  d'y  toucher  avec  une 
exquise  délicatesse,  il  en  éclaire  les  retraites  et 
l'obscurité  :  il  propose  tout  enfin  à  l'intelli- 
gence. 

Et  pourtant  personne  ne  méconnaît  moins 
que  Stendhal  les  valeurs  sentimentales.  Il  a 


XÉNIES  12î 

tous  les  tons  de  l'esprit,  moins  celui  da 
sublime  qui  est  si  suspect  le  plus  souvent  et 
si  justement,  étant  le  ridicule  qui  déclame  dans 
un  porte- voix.  Rien  ne  manque  donc  à  Stend- 
hal, si  ce  n'est  la  couleur  de  la  grande  poésie. 
Encore  y  atteint -il,  et  au  sublime  mAme  des 
sentiments  tendres,  puisqu'il  lui  arrive  d'en 
faire  sentir  la  profonde  musique  et  d'en  com- 
muniquer la  puissance. 

Voltaire  n'a  jamais  le  ton  ni  le  chant  des  sen- 
timents tendres.  11  est  toujours  sec;  sa  mélan- 
colie même  a  le  son  du  bois  qui  craque. 
Stendhal  est  si  peu  sec,  que  son  ironie  même 
n'est  pas  sèche.  Voltaire  ne  sait  point  parler 
d'art,  et  Stendhal  y  excelle. 

Si  spirituel  qu'il  soit,  le  style  de  Voltaire  fait 
aussi  de  l'esprit.  Et  celui  de  Stendhal  a  tou- 
jours de  l'esprit. 

Stendhal  est  le  plus  libre  des  hommes.  Seul 
Montaigne  l'a  été  autant  que  lui.  Montaigne 
est  plus  philosophe,  et  Stendhal  plus  artiste. 
Pour  être  tout  à  fait  libre,  il  ne  faut  pas 
craindre  d'être  épicurien.  Le  spectre  de  la 
morale  tend  le   ûlet  où    non   pas   seulement 


122  XÉNIES 

Vénus  est  prise,  mais  aussi  la  pensée.  Mon- 
taigne lutte  quelques  fois  contre  le  fantôme  ; 
Stendhal  ne  le  rencontre  jamais,  que  pour  en 
rire. 

Eux  seuls,  tous  deux,  ils  ne  sont  de  métier 
en  rien  ni  jamais.  Ils  sont  libres  même  de  leurs 
préférences.  Pascal  ne  l'est  pas  ;  Voltaire  non 
plus,  étant  si  polémique  de  nature  et  trop  dans 
l'action.  D'ailleurs  il  est  auteur  à  l'excès.  Il 
fait  la  guerre;  il  est  de  parti.  Il  flatte  les  puis- 
sances, celle-ci  contre  celle-là.  Il  ménage  les 
uns  pour  tout  oser  contre  les  autres.  Il  y  est 
bien  forcé.  Stendhal  n'est  jamais  de  parti.  Il  a 
un  mépris  infini  pour  la  mode  et  l'opinion 
publique. 

Stendhal  est  libre  de  toute  attache.  Lui,  le 
plus  aristocrate  des  esprits,  qui  n'écrit  jamais 
que  pour  l'heureux  petit  nombre,  il  est  démo- 
crate de  raison.  Il  tient  pour  le  parlement,  et 
il  se  moque  de  la  charte.  Il  est  classique  contre 
les  classiques.  Il  se  déclare  pour  l'art  roman- 
tique, non  sans  rire  de  Chateaubriand  et  de 
Victor  Hugo.  Est-ce  qu'il  s'arrête  à  lui-même? 
Il    s'en    voudrait   de    l'amour-propre    comme 


XÉNIES  123 

d'une  sottise,  la  plus  commune  à  tous  les 
hommes,  sans  omettre  ceux  qui  ont  le  plus 
d'esprit.  Amoureux  à  la  folie,  amoureux  de 
vocation,  il  est  le  seul  amant  qui  fasse  l'aveu 
de  ses  infortunes  ;  cavalier  accompli,  il  rit 
mélancoliquement  d'avoir  perdu  l'étrier  dans 
ses  plus  belles  courses.  Il  met  à  la  cape  sèche, 
il  n'a  pas  le  plus  petit  bout  de  toile  pour  tenir 
la  route,  et  il  le  publie  !  Stendhal  a  tant  d'intel- 
ligence, il  voit  si  loin  en  lui-même  et  dans  les 
autres,  qu'il  ne  peut  pas  mentir  aux  autres 
ni  à  lui  :  eût-il  toutes  les  raisons  de  ne  pas  être 
vrai  dans  la  conduite,  où  nous  ploie  l'amour- 
propre,  il  est  tout  vrai  dès  qu'il  reste  seul  avec 
lui-même,  dès  qu'il  se  parle  et  se  répond  tête- 
à-tête.  La  clarté  de  ce  style  est  une  merveil- 
leuse vertu  de  l'âme. 

D'ailleurs,  Stendhal  connaît  le  tourment  de 
la  forme,  sans  qu'il  y  paraisse.  Il  sait  la  valeur 
d'un  mot  mis  en  sa  place.  Il  a  le  sens  de  l'épi- 
thète.  Mais  il  est  tout  de  même  l'homme  qui 
préfère,  le  cas  échéant,  refaire  une  page  à  la 
corriger,  et  son  chapitre  à  le  chercher  perdu 
dans  l'amas  de  ses  papiers.  Que  j'aime  cette 


124  XÉNIES 

méthode,  et  comme  je  la  comprends  dans  le 
poète  :  le  vrai  génie  prend  son  plaisir  pour 
soi-même  dans  tout  ce  qu'il  invente,  avant  d'en 
faire  part  aux  autres.  Si  artiste  qu'on  soit,  il 
ne  fiaut  pas  crever  à  la  peine,  et  faire  de  son 
art  une  vie  de  galères,  un  impitoyable  métier. 

Dans  Stendhal,  il  y  a  tout  ce  que  le  goût 
et  la  raison  peuvent  admettre  de  beauté  roman- 
tique, à  savoir  l'imagination  libre  des  carac- 
tères, les  faits  sans  autre  respect  que  celui  de 
la  vérité,  les  passions  sans  la  contrainte  des 
moeurs  et  sans  masque  de  cour. 

L'erreur  romantique  est  de  feindre  la  pas- 
sion, bien  loin  de  l'exprimer  toute  pure  et  de 
la  peindre.  Idéale  on  non,  la  vérité  n'est  jamais 
romantique.  Les  romantiques,  simulant  des 
passions  qu'ils  n'avaient  point,  ont  cru  donner 
le  change  en  mettant  la  passion  dans  le  style 
et  les  couleurs  :  mais  elle  n'est  point  dans  la 
peinture  ni  dans  les  caractères.  De  là  que  tout 
est  outré  chez  eux.  Point  d'équilibre  :  ils  n'ont 
pas  la  réalité  dont  ils  se  donnent  l'apparence  : 
tout  le  péché  romantique  est  là,  et  il  n'en  est 


XÉNIES  12o 

pas  d'autre.  C'est  dans  Baudelaire  que  l'équi- 
libre se  rétablit  entre  la  forme  et  le  monde 
intérieur. 

Dans  les  œuvres  les  plus  romantiques  du 
temps,  Stendhal  est  tout  classique  :  parce  que 
Julien  Sorel,  tout  comme  le  Roi  Lear,  a  les  pas- 
sions de  son  style,  et  le  propre  style  de  ses 
passions. 

Plus  on  admire  Stendhal  et  plus  on  est  intel- 
ligent. 

Quand  Stendhal  aura  son  rang,  qui  est  le 
premier  de  tous  en  son  siècle,  et  l'un  des  pre- 
miers non  seulement  en  France,  mais  dans  l'Eu- 
rope de  tous  les  temps,  les  hommes  auront  enfin 
compris  la  puissance  et  les  séductions  de  l'in- 
telligence, au  service  du  sentiment.  Il  ne  s'agit 
pas  de  lui  laisser  tout  faire  et  de  lui  livrer  un 
héros  inerte  :  elle  guide  Ulysse,  elle  lui  éclaire 
toute  la  route  :  elle  ne  voyage  pas  et  ne  vit  pas 
pour  lui.  Le  héros,  c'est  la  passion.  Stendhal  le 
montre  partout,  s'il  ne  le  dit. 


XV 

CONTRE  MOI 


TOUTE  PENSÉE  basse  me  blesse.  Qu'il  est  facile 
de  me  blesser! 

Je  doute  passionnément  :  c'est  ma  nature. 
Et  j'ai  la  passion  de  vivre.  Quelle  contra- 
diction. 

Je  me  suis  souvent  demandé  pourquoi  ils 
viennent  tous  à  moi  et  tous  ils  me  trahis- 
sent :  ils  ne  veulent  pas  de  témoin.  Quand  ils 
l'ont  trouvé,  ils  le  fuient  ou  le  haïssent.  Les 
ingrats!  c'est  de  fuir  que  je  leur  en  veux.  Je 
ne  leur  reproche  que  la  trahison,  dont  ils  res- 
tent avilis.  Qu'ils  me  connaissent  peu  !  Dans 
le  criminel,  je  suis  pour  le  crime. 


128  XÉNIES 

Ils  me  craignent.  Mon  silence  leur  plaît  et 
ma  solitude  les  rassure  Ils  ont  raison. 

Mais  pourtant  quels  faquins,  eussent- ils  tous 
les  talents  I  Je  suis  si  souvent  contre  moi- 
même,  qu'ils  ne  peuvent  pas  admettre  que  je 
ne  sois  pas  toujours  pour  eux.  Il  y  a  de  quoi 
rire.  Sort  unique  en  vérité,  qu'ils  attendent 
tous  et  toujours  de  moi  ce  qu'ils  ne  conçoivent 
pas  que  je  puisse  parfois  attendre  d'eux. 

Allons,  courage.  Ils  te  tueront  peut-être, 
mais  ils  mourront  plus  que  toi. 


XVI 

SIMPLE 


LE  STYLE  Simple  donne  dans  le  niais,  comme 
le  sublime  dans  le  ridicule  Ceux  qu'on 
accuse  de  n'être  pas  simples  pourraient  l'être, 
s'ils  voulaient;  mais  ceux  qui  sont  niais,  même 
à  demi,  ne  peuvent  pas  faire  autrement.  On  les 
vante  d'être  simples,  assez  souvent,  pour  faire 
comme  eux  et  pour  cacher  la  niaiserie. 

Fénelon  aurait  méprisé  Flaubert,  comme 
Voltaire  méprise  Dan  le.  Mais  Flaubert  se  moque 
bien  de  Fénelon,  et  Bouvard  lui-même  enterre 
Télémaque,  en  dépit  de  M.  Renan. 

Pour  M.  Renan,  il  se  trahit  quand  il  loue  le 
style  de  sa  sœur  Henriette.  Le  beau   modèle  ! 


130  XÉNIES 

Celte  institutrice  écrit  comme  Berquin,  et  selon 
son  état.  Elle  trouve  absurde  tout  ce  qu'elle 
ignore  ;  elle  juge  avec  ambition,  il  me  semble, 
ce  qu'elle  ne  peut  pas  connaître.  Ses  goûts  con- 
viennent assurément  à  une  troupe  de  petites 
filles;  mais  est-ce  là  une  règle  pour  des  artistes 
et  pour  des  hommes  ?  Elle  a  horreur  du  trait 
moderne,  de  la  couleur,  de  l'expression  et  du 
caractère.  Il  ferait  beau  voir  qu'elle  ne  l'eût 
pas  !  Je  tiens  surtout  qu'elle  en  a  peur  et  s'en 
défie.  La  beauté  originale  est  un  objet  de  blâme 
et  de  dédain  plus  ou  moins  sincère  pour  les 
esprits  sans  originalité.  Il  y  a  bien  du  dépit 
là-dessous:  on  condamne  pour  n'être  pas 
condamné.  Que  de  malveillance  dans  ces 
bonnes  gens  !  Ils  sont  les  plus  honnêtes 
du  monde,  fort  doux  et  fort  patients  avec 
les  premiers  venus  et  tout  ce  qui  est  mé- 
diocre; mais  que  paraisse  Balzac,  ils  se  bou- 
chent le  nez,  et  ils  font  cent  grimaces,  si 
Baudelaire  ou  Verlaine  commencent  d'élever 
ce  chant  d'une  nouvelle  voix.  Ils  ne  veulent 
pas  de  mal  à  li  moindre  des  mouches;  mais 
qu'on  fasse  procès  à  Madame  Bovary  leur  sem- 


XÉNIES  131 

ble  bien  juste,  et  ils  ne  seraient  pas  fâchés, 
après  tout,  qu'on  la  mît  un  peu  en  prison. 

Flaubert  écrira  comme  cette  sage  demoiselle, 
s'il  lui  plaît;  il  la  fera  parler  à  une  distribution 
de  prix,  tout  comme  le  docteur  Homais,  à  s'y 
méprendre.  Elle  ne  s'en  doute  pas  et  continue 
de  ne  rien  comprendre  à  ce  qu'elle  réprouve  : 
l'excellente  personne  juge  naturellement  selon 
soi.  Niaiserie  pure.  Pour  un  sourd,  le  véritable 
esprit  consiste  à  s'excuser  de  donner  son  avis 
en  musique.  J'imagine  un  pauvre  vieil  orga- 
niste à  Guingamp  ou  à  Pontivy,  en  1860,  qui 
aurait  eu  entre  les  mains  la  musique  gravée  de 
Tristan;  ou  une  bonne  petite  vieille,  gagnant  son 
pain  à  peindre  des  rosettes  sur  porcelaine,  qu'on 
eût  tirée  de  sa  chambre,  pour  lui  montrer,  il  y 
a  un  demi-siècle,  les  tableaux  de  Cézanne. 

Est-ce  que  Pascal  est  simple?  ou  le  nez 
de  Cléopâtre?  Dante  est-il  simple?  et  Rem- 
brandt? et  les  sonnets  de  Michel-Ange?  et  la 
cathédrale  de  Chartres?  L'art  n'est  jamais 
simple,  peut-être. 

Il  ne  s'agit  pas  d'être  simple,  mais  d'en  avoir 
l'air.  Je  ne  m'en  dédis  pas,  l'ayant  dit. 

8 


132  XÉNIES 

Être  simple  :  ce  mot  n'a  aucun  sens.  La 
simplicité  d'une  âme  immense  et  profonde  est 
un  prodige  de  complication  pour  une  âme 
bornée. 

Dans  le  Télémaque,  il  n'y  a  pas  une  idée  rare,  pas 
un  sentiment  qui  ne  soit  éculé,pas  un  mot  qui  ne 
soit  fade,  pas  une  de  ces  découvertes  qui  ravis- 
sent le  cœur  ou  la  pensée.  Tout  est  copie,  imi- 
tation, eau  claire  ou  abondance.  A  ce  régime, 
on  perd  tout  appétit.  Télémaquc  semble  tra- 
duit, non  pas  du  grec,  mais  du  latin  d'Eglise. 
Gil  Bios  de  Le  Sage  est  aussi  insipide;  mais  il 
est  laïc  et  bas,  comme  l'autre  est  clérical  et 
poétique.  Toutes  ces  histoires  coulent  de  source 
à  n'en  plus  finir  :  hélas,  pourquoi  commencent- 
elles?  Stendhal  nous  sauve  de  Le  Sage,  et 
Saint-Simon  nous  console  de  Fénelon. 

La  divine  variété  condamne  ce  qu'on  nomme 
le  simple,  et  qui  est  l'uniforme.  Le  simple  est 
le  pauvre,  le  plus  souvent.  Faites-lui  l'aumône, 
hypocrites;  dites- lui  qu'il  est  la  raison  et  la 
vertu  au  besoin  ;  mais  ne  cherchez  pas  à  vous 
persuader  que  vous  enviez  à  ce  gueux  son  or 
et  ses  ressources.  Convenons  que  les  sots  ont 


XÉNIES  133 

avantage  à  être  simples,  les  critiques  et  les 
maîtres  d'école,  bref  tous  ceux  qui  ne  pensent 
ni  ne  sentent  rien  par  eux-mêmes  ;  et  voilà 
tout. 


XVII 

PHYSIS  —  POLÉMOS 


L'ÉTAT  de  guerre  est  si  bien  l'état  universel 
de  la  nature  qu'il  est  la  loi  même  des 
cellules.  Toute  nutrition  est  fondée  sur  la 
guerre.  L'élément  ne  se  nourrit  qu'aux  dépens 
de  quelque  autre  plus  faible  qu'il  détruit.  Nos 
tables  sont  des  charniers.  Quand  nous  man- 
geons, nous  imitons  à  l'échelle  d'un  monde  les 
massacres  et  les  dévorements  continuels,  que 
renouvelle  la  nécessité  dans  les  profondeurs 
de  la  vie  infinitésimale. 

Voici  la  fièvre  et  toutes  les  infections  :  Met- 
chnikoff  y  montre  à  nu  la  guerre  des  microbes 
et  celle  des  cellules. 

s. 


136  XÉNIES 

Les  tissus  nobles  sont  dans  une  lutte  perpé- 
tuelle avec  la  plèbe  des  tissus.  Et  dès  que  la 
défense  se  relâche,  dés  qu'ils  ne  font  plus 
bonne  garde,  les  tissus  nobles  sont  la  proie  de 
la  multitude  et  des  esclaves. 

Le  conjonctif  est  le  prolétaire.  Il  fait  la 
masse.  Mais  s'il  est  le  plus  fort,  il  dévore  la 
cellule  nerveuse,  qui  est  la  cellule  noble,  l'élite 
d'où  sort  la  pensée  et  toute  la  vie  supérieure 
de  l'espèce  Le  prolétaire  est  le  squelette  :  rien 
ne  se  tient  que  par  lui  ;  rien  ne  se  fait  sans 
lui  ;  mais  il  ne  peut  pas  être  le  maître;  et  tout 
est  perdu,  s'il  n'est  asservi. 

La  nature  lance  les  forces  les  unes  contre  les 
autres,  sans  préférence  ni  parti.  Elle  les 
affronte  encore  plus  qu'elle  ne  les  oppose. 
Sans  même  tendre  à  les  mettre  aux  prises,  elle 
les  oblige  à  la  guerre  par  le  seul  fait  de  leur 
dififérence.  Les  éléments  affrontés  luttent, 
parce  qu'ils  se  nourrissent  les  uns  aux  dépens 
des  autres.  La  guerre  veut  la  paix,  mais  ne  la 
veut  que  dans  la  victoire.  La  guerre  est  en 
quelque  sorte  la  recherche  de  l'unité  et  de 
l'équilibre.   Elle  est  le  grand    moyen    de  la 


XËNIES  i37 

mort,  laquelle  rouvre  le  cycle  et  renouvelle  la 


vie. 


Le  tissu  prolétaire  dévore  aveuglément  le 
tissu  noble  qui  peut  seul  le  faire  participer 
à  une  vie  supérieure.  Il  n'importe  en  rien  à  la 
nature  que  la  sclérose  tue  et  momifie  les  cel- 
lules nerveuses  du  cerveau  ou  de  la  moelle. 
Toutefois,  quand  la  moelle  est  scléreuse,  la 
victoire  du  conjonctif  est  bien  inutile  :  c'est 
la  paralysie. 

Les  maladies  les  plus  hideuses  ne  sont  pas 
d'une  autre  espèce  :  elles  sont  une  guerre  de 
la  cellule  brute  à  la  cellule  noble,  où  le  tissu 
ignoble  a  le  dessus.  La  nature  enregistre  et 
certifie  cette  victoire  avec  indifférence.  Elle  est 
toujours  avec  la  force.  La  qualité  n'est  pas  son 
aifaire,  si  même  elle  est  son  vœu.  Le  cancer 
est  une  image  atroce  de  cette  impartialité  sans 
cime. 

Il  suffit  de  voir  les  animaux  dans  la  '  na- 
ture, pour  comprendre  à  quel  point  la  guerre 
est  l'état  naturel  de  tout  ce  qui  vit.  D'ailleurs, 


138  XÉNIES 

dans  les  dissolutions  et  toutes  les  actions  chi- 
miques, dans  les  opérations  de  la  matière  qui 
donnent  lieu  à  un  corps  défini,  en  vérité  n'y-a- 
t-il  pas  une  guerre?  Toute  forme  est  à  mes 
yeux  la  victoire  qui  achève  une  guerre. 

L'instinct  de  nourriture  domine  tout  et  gou- 
verne tous  les  êtres.  11  est  l'élan  premier,  la 
figure  universelle  de  l'instinct  de  puissance, 
qui  consiste  d'abord  à  s'accroître,  puis  à  domi- 
ner aux  dépens  d'autrui,  pour  durer  toujours. 

Or,  les  êtres  vivants  se  sentent  tous  menacés 
par  la  faim  même  qui  les  anime.  Tous  cher- 
chent une  proie,  et  tous  ils  savent  qu'ils  sont 
une  proie  ou  le  soupçonnent.  D'espèce  à  espèce; 
et  dans  la  même  espèce  encore.  Car  si  la  nour- 
riture d'une  espèce  n'est  pas  animale,  les  indi- 
vidus se  la  disputent  avec  fureur;  et  jusque 
dans  l'amour,  qui  est  l'ivresse  de  la  nutrition, 
et  l'appétit  de  l'espèce  dans  l'individu. 

De  là,  cette  profonde  défiance,  cette  éter- 
nelle inquiétude  qui  possèdent  tous  les  ani- 
maux: Rien  ne  me  frappe  plus,  dans  les  bêtes, 
que  leur  naturel  émoi.  La  peur  leur  est  com- 


XÉNIES  139 

mune  à  toutes.  La  crainte  est  la  sentinelle  de 
garde  que  la  nature  a  mise  en  elles  pour  leur 
salut. 

Les  animaux  ont  toujours  peur  et  ils  se 
défient  de  tout.  Quand  ils  cessent  d'avoir  peur, 
ils  ont  perdu  leur  instinct.  L'homme  se  défie 
et  il  est  sujet  à  la  crainte  d'autant  plus  qu'il 
est  moins  homme.  Le  signe  même  du  genre 
humain  est  que  l'homme  se  fie  à  l'homme. 
Dans  la  guerre,  les  vieilles  terreurs  sortent  de 
l'ombre,  et  reparaissent  les  variétés  ennemies 
de  l'espèce. 

Au  fond,  les  guerres  sont  toutes  de  l'instinct 
e  Ide  la  bète,  et  toutes  pour  la  nourriture.  On 
enveloppe  la  guerre  de  belles  raisons  et  de 
mots  nobles  :  elles  sont  de  la  force,  et  pour  la 
proie.  Dans  la  guerre,  il  s'agit  toujours  pour 
le  plus  tort  de  faire  la  loi  au  plus  faible,  et 
d'en  faire  une  proie,  pour  ne  pas  être  proie. 
Les  sauvages  vainqueurs,  à  Bornéo,  mangent 
les  vaincus.  Hier  encore,  les  Anciens  victorieux 
détruisaient  leurs  ennemis,  les  dépouillaient 
totalement  et  les  vendaient  esclaves.  Aujour- 
d'hui, les  peuples  qui  se  croient  les  plus  forts, 


140  XÉNIES 

s'ils  n'égorgent  pas  les  prisonniers  et  les  vain- 
cus, les  courbent,  les  épuisent  et  les  asser- 
vissent. Le  joug  des  banquiers  peut  enfin 
valoir  la  chaîne  des  captifs  qu'on  traîne  au 
marché,  la  fourche  au  col  :  et  tels  potentats  de 
l'or  s'assurent  de  longs  festins  qui  ne  rap- 
pellent pas  de  si  loin  qu'on  suppose  les  repas 
des  cannibales.  Les  Allemands  ont  prétendu 
faire  la  guerre  selon  la  nature:  ils  ont  déchiré 
les  voiles,  et  on  a  eu  horreur  de  la  nudité 
naturelle.  Mais  elle  est  là,  et  il  faut  la  voir. 

Pour  vaincre  la  guerre,  il  ne  faut  pas  invo- 
quer la  nature,  mais  au  contraire  les  plus 
belles  fictions  de  la  pensée  humaine,  laquelle 
quitte  enfin  la  cage  de  la  nature  d'où  elle 
sort.  1 


XVIII 


SUR  ARISTOPHANE 


JE  NE  PUIS  me  lasser  d'Aristophane.  Sa  poésie 
m'enchante.  S'il  fallait  tout  perdre  du 
monde  antique,  moins  deux  poètes,  je  voudrais 
sauver  Aristophane  et  Platon.  Le  regret  ne 
serait  pas  mince,  pourtant,  de  n'avoir  plus  ni 
Sophocle  ni  Pindare,  ni  Lucrèce  ni  Eschyle, 
ni  Homère  ni  Virgile.  Mais  on  peut  suppléer  à 
tout  plus  qu'à  l'admirable  Platon  et  au  divin 
Aristophane. 

Il  est  le  seul  jx)ète  qui  tasse  vraiment  rire. 
Et  lui  seul  est  ainsi.  On  ne  sait  comment,  il  a 
le  rire  énorme  et  la  gaîté  exquise.  La  poésie 
n'est  jamais  gaie.   Une  délicieuse   mélancolie 


142  XEiNIES 

est  sa  plus  vive  allégresse.  L'immense  rire  de 
Rabelais  n'a  rien  d'exquis;  et  quelle  qu'en 
soit  la  puissance  créatrice,  le  poème  de  maître 
François  n'est  pas  un  triomphe  de  poésie. 

La  gaîté  d'Aristophane  est  fée.  Elle  emporte 
le  rire  énorme  d'une  aile  si  vive  qu'on  n'en 
sait  pas  dire  s'il  est  plus  puissant  ou  plus 
léger.  Ce  miracle  est  celui  de  la  poésie  bien 
plus  que  l'effet  de  la  comédie  ou  de  la  satire. 
Mais  la  poésie  dans  un  dieu  enfant. 

Une  adorable  ivresse  fait  le  fond  d'Aristo- 
phane. Quelle  ivresse  n'est  pas  lourde  à  la 
longue,  ou  monotone,  ou  sujette  à  l'excès,  ou 
grotesque  ou  difforme?  Celle  d'Aristophane, 
non.  Plus  il  est  ivre,  plus  il  est  beau,  char- 
mant, sans  grimaces.  Plus  il  est  emporté, 
moins  il  titube.  Les  roses  naissent  de  son  vin, 
non  les  hoquets.  Plus  il  a  bu,  et  moins  il 
pèse.  Son  ivresse  parfaite  consiste  à  n'avoir 
plus  de  corps,  et  à  bondir  bien  loin  de  la 
terre.  C'est  le  ludion  de  la  lumière.  Et  sa 
lumière  est  l'esprit. 

Par  un  contraste  unique,  il  n'est  jamais  si 
poète,  avec  un  sens  plus  exquis  de  la  mesure. 


XÉNIES  143 

et  de  la  forme  qu'au  sommet  de  l'enivrement. 
Dans  son  délire,  ce  ne  sont  pas  les  grelots  de 
la  folie  qu'on  entend,  mais  les  colliers  de  la 
raison  et  de  la  nature,  attelage  d'Apollon. 

On  le  voit  vraiment  ivre  de  moquerie.  Il  ne 
respecte  rien  que  la  forme  la  plus  belle  ;  mais 
il  n'en  perd  jamais  le  respect  :  morale  des 
dieux,  si  seulement  l'amour  y  entre. 

Ses  saillies  k's  plus  grossières  à  la  racine 
sont  lancées  si  haut  par  l'esprit,  qu'elles  se 
dissolvent  dans  l'allègre  lumière.  L'esprit 
d'Aristophane  est  un  arc  de  feu,  qui  lance  une 
flèche  de  fleurs,  brûlantes  à  la  fois  et  trempées 
de  rosée. 

L'excès  en  lui  est  une  nature  première,  que 
sauve  une  grâce  ravissante.  L'excès  ne  se  sent 
et  ne  choque  jamais,  parce  que  la  grâce  n'est 
jamais  en  défaut. 

Il  donne  à  tout  ce  qu'il  ose  dire  le  vol  de  la 
chose  spirituelle  :  aérienne  et  légère,  telle  est 
bien  l'imagination  du  poète.  Une  fois,  j'expli- 
quai qu'il  a  le  don  inouï  d'être  sans  cons- 
cience. 

Dans  son  ébriétè,  je  ne  vois  ni  Bacchus  ni 

9 


144  XÉNIES 

Silène,  ni  l'orgie  toujours  un  peu  violente  et 
ténébreuse,  fût-elle  sacrée  :  ni  la  gravité  de 
la  lyre  sublime,  ce  soleil  de  la  nature  pen- 
sante dont  les  rayons  et  les  cordes  sont  les 
idées. 

Point.  Comme  au  Banquet  de  Platon,  Aris- 
tophane est  transporté  par  la  réminiscence  de 
la  créature  parfaite  :  son  ivresse  me  semble 
celle  de  la  pensée  elle-même,  d'Athéna  qui  fait 
la  folle,  et  qui  se  donne  congé  de  la  sagesse.  Il 
n'est  rien  de  pareil  chez  aucun  autre  poète,  si 
ce  n'est  dans  Titania  caressant  les  oreilles  de 
Bottom. 

Je  ferai  remarquer  que  les  sujets  touchés 
par  Aristophane  sont  les  plus  graves  du  monde  : 
ils  vont  fort  au  delà  de  tous  ceux  qu'ont  trai- 
tés les  tragiques.  Quant  aux  modernes,  les 
plus  hardis  n'ont  pas  osé  en  mettre  un  seul 
sur  la  scène.  Molière,  si  protona  dans  I'Ecole 
DES  Femmes,  n'eût  pas  conçu  Lysistrata  ni 
l'Assemblée.  C'est  qu'Aristophane,  en  effet,  n'a 
aucune  profondeur.  11  peut  tout  se  permettre. 
Son  esprit  est  capable  de  toute  audace,  en  se 


XÉNIES  145 

jouant.  Mais  le  cœur  n'y  est  pas,  ni  la  cons- 
cience qui  sont  la  dimension  du  fond,  celle 
qui  donne  à  la  vie  son  volume.  Voilà  ce  qui  le 
tire  d'embarras.  Il  s'amuse  donc  de  tout.  D 
frappe  à  la  porte  des  énigmes  les  plus  redou- 
tables et  des  plus  secrets  mystères.  Si  les 
énigmes  sont  des  princesses  sur  la  route  de 
Thèbes,  il  les  met  toutes  nues  :  mais  elles 
fuient  ;  il  les  poursuit  en  riant  jusqu'au  seuil 
de  leurs  temples  ;  et  quand  elles  disparaissent, 
il  rit  encore  et  ne  songe  seulement  pas  à  pous- 
ser la  porte. 

Ainsi  Aristophane  tourne  en  folle  risée  la 
paix  et  la  guerre,  le  juste  et  l'injuste,  le  génie 
de  l'espèce  et  le  devoir  de  la  cité,  la  liberté 
des  femmes  et  la  condition  des  sexes,  Bacchus 
et  Socrate,  les  dieux  el  la  philosophie,  la 
dignité  du  poète,  la  constitution  de  la  Répu- 
blique, l'argent,  la  justice  et  l'Etat,  que  sais-je 
encore?  S'il  n'était  pas  l'enfant  inimitable, 
TAriel  qu'il  est,  ses  comédies,  bien  loin  d'être 
les  farces  de  l'Olympe,  seraient  un  lieu  de 
méditations,  plein  de  souci,  de  politique  et  de 
larmes. 


146  XENIES 

Mais  sa  ravissante  enfance  passe  sur  tout 
en  bondissant.  Et  lui  seul  a  ce  privilège.  Il 
n'y  a  pas  un  grain  d'amertume  dans  son 
œuvre  :  pas  un  retour  sur  soi-même.  En  tout 
autre,  l'enfance  est  ennuyeuse  et  vaine.  Car 
les  enfants  sont  pleins  d'ennui,  pour  les 
hommes,  dans  le  royaume  de  poésie.  Et 
puisque  le  royaume  des  cieux  est  à  eux,  il  est 
fort  bon  qu'on  les  y  garde  et  qu'ils  s'y  tien- 
nent. La  simple  jeunesse  n'est  pas  non  plus 
d'un  si  grand  prix,  pour  les  autres,  elle  qui  en 
a  un  sans  pareil  pour  le  bonheur  et  pour  elle- 
même.  Les  enfants  et  les  jeunes  gens  ne  sont 
que  le  pis  aller  ou  la  promesse  de  Thomme. 

Le  divin  Aristophane  n'est  pas  un  enfant 
ordinaire,  étant  un  dieu. 

Enfant  toutefois,  il  n'entre  dans  rien.  Il  voit 
tout  et  se  joue  de  tout,  à  la  surface  de  tout. 
Tel  est  le  secret  de  ce  rire  blond,  universel, 
pareil  à  l'air  du  matin  sur  la  mer. 

Si  le  jeu  est  le  propre  de  la  poésie,  entre 
tous  les  hommes  Aristophane  a  été  le  plus 
poète. 


XIX 

HORACE 


CE  qu'on  peut  dire  contre  Horace,  je  le  sais 
et  l'ai  dit  moi-même.  Mais  qui  mieux  que 
Pétrone?  11  a  ses  travers  et  cette  part  d'impu- 
deur antique,  où  l'enfant  sinon  l'animal  se 
reconnaît  dans  presque  tous  les  Anciens,  et  qui 
blesse  moins  la  morale  que  le  goût.  Mœurs  du 
stade  et  de  la  nudité;  et  ces  salles  pleines 
d'esclaves,  qui  vivent  en  vil  troupeau,  en  bétail 
misérable.  Tout  est  public.  L'antiquité  pense 
sur  la  place.  Sans  le  vouloir,  elle  est  toujours 
un  peu  cynique.  Ce  chien  de  Diogène  a  paru 
fort  honnête  homme  aux  meilleurs  esprits  de 
Rome  et  d'Athènes.  Corps  et  âme,  que  le  mys- 


148  XÉNIF.S 

tère  est  donc  nécessaire  à  la  beauté,  comme  à 
la  volupté  même.  Que  l'attente  a  de  prix,  et  de 
grâce  le  péché. 

Quand  Jean -Jacques  nous  fait  faire  la  gri- 
mace, il  prend  son  bain  moral  en  public,  à  la 
mode  antique.  Passons  donc  à  Horace  l'odeur 
des  aisselles,  le  bouclier  jeté,  le  gousset,  le 
bouc,  l'humeur  des  yeux  et  le  reste.  Il  n'a  pas 
l'air  lui-même  de  s'y  plaire  ni  de  s'y  amuser 
beaucoup.  Martial,  lui,  prend  plaisir  à  ces 
sales  brocards.  Horace  fait  à  ses  gens  les  cha- 
touilles qui  les  font  rire.  Les  propos  obscènes 
ne  sont  presque  jamais  heureux  :  flattent-ils 
la  bête  ?  Hs  offensent  au  contraire  le  sens  de 
la  beauté  et  le  goût  du  plaisir.  Je  ne  sache  pas 
de  reproche  plus  grave  à  l'obscénité,  que  sa 
vulgarité  facile  et  sa  laideur  ordinaire.  D'ail- 
leurs, l'impudeur  du  sentiment  ou  de  l'esprit 
me  frappe  bien  plus  que  l'autre. 

Rien  ne  sauve  le  cynique  et  l'obscène  que  la 
grâce  spirituelle.  Montaigne  a  l'air  de  se  mettre 
tout  nu  à  la  fenêtre  :  mais  d'abord  il  garde  un 
réseau  impalpable  sur  la  peau,  si  transparent 
qu'il  semble;  puis,   s'il  ôte  sa  chemise  et  la 


XÉNIES  14* 

montre  aux  passants,  je  ne  sais  comment  elle 
est  toujours  propre  :  elle  trempe  dans  une 
ironie  lumineuse  qui  lave  toutes  les  taches  : 
l'esprit  continu  fait  ce  miracle.  Moins  Pétrone 
et  Sénèque,  les  Romains  n'ont  pas  beaucoup 
de  cet  esprit-là. 

Quel  nom  plus  rebattu  que  celui  d'Horace? 
quel  poète  plus  connu  depuis  deux  mille  ans  ? 
partout  célébré,  mille  fois  traduit  dans  toutes 
les  langues,  cité  perpétuellement,  un  exercice 
pour  les  écoles,  un  jeu  de  patience  pour  les 
rimeurs  de  tous  les  pays  et  de  tous  les  temps. 
Et  toutefois,  peu  de  poètes,  à  mon  sens,  res- 
semblent moins  à  l'image  qu'on  répand  de  lui 
et  qu'on  nous  en  a  faite. 

Je  le  trouve  peu  romain,  et  italien  moins 
encore.  La  passion  n'est  pas  son  affaire.  Il 
n'entend  rien  à  l'amour.  On  en  ferait  encore 
plus  facilement  un  héros  qu'un  amant.  Il  a  le 
goût  du  plaisir,  mais  avec  une  étrange  réserve. 
La  volupté  lui  est  un  thème  poétique  plutôt 
qu'une  nécessité  ou  un  don  de  nature.  Le  désir 
ne  rend  pas  en  lui  ce  son  ardent  et  profond 


150  XÉNIES 

de  la  chapterelle,  où  l'archet  divin  se  promène, 
ces  notes  brûlantes  qui  ne  sont  jamais  si  belles 
que  par  la  douce  angoisse  qui  nous  prend  et 
le  soupçon  qu'elles  nous  donnent  que  la  corde 
va  se  rompre,  peut-être,  sous  l'excès  du  chant. 
11  n'a  aucune  tendresse. 

Enfin,  il  n'est  pas  du  tout  citoyen.  Il  n'aime 
ni  la  gloire  militaire  ni  les  grands  emplois. 
Loin  de  les  envier  pour  lui-même,  il  n'en  a 
pas  le  respect  sincère  dans  les  autres.  Il  sait, 
d'ailleurs,  ce  qu'il  doit  à  la  patrie.  On  le  voit, 
dans  la  rue,  lancer  des  fleurs  au  héros  qui 
triomphe;  mais  il  préfère  n'avoir  pas  de  place 
dans  le  cortège  et  rester  à  la  maison.  L'histoire 
de  Rome  n'est  pas  son  étude  favorite,  ni  les 
fastes  consulaires  son  livre  de  chevet.  Il  lui 
arrive  de  confondre  les  dates  et  de  brouiller  les 
noms  :  il  connaît  mieux  les  poètes  de  Lesbos 
que  les  Scipions. 

Tel  quel,  pourtant,  il  est  propre  à  traiter  les 
sujets  sublimes  comme  les  autres.  Dans  le 
Chant  Séculaire^  il  a  porté  l'ode  romaine  au  som- 
met :  ici,  la  voix  d'Horace  est  celle  de  Rome  à 
l'apogée,  reine  du  monde.  Elle  s'est  proclamée 


XÉNIES  151 

et  se  proclame  éternelle  par  sa  bouche  ;  et  les 
accents  d'Horace  y  font  croire  encore  : 

Aime  sol 

possis  nihil  urbe  Roma 

visere  majus  ! 

Horace  a  de  même  chanté  les  lois  de  l'Em- 
pire et  les  desseins  du  nouveau  régime  imposé 
par  Auguste  à  l'ancien  monde.  R  pourrait  pas- 
ser pour  le  poète  lauréat  de  l'Empire  naissant, 
dans  son  calme  âge  d'or.  Il  en  a  la  certitude, 
l'ample  majesté,  l'ordre  visible,  et  l'impassible 
lumière.  Le  plus  souvent,  on  ne  s'inquiète 
même  pas  de  ses  sentiments,  s'il  les  exprime, 
s'il  les  dissimule  ou  s'il  les  force.  La  certitude 
est  plus  apparente  que  réelle  ;  la  majesté,  plus 
magnifique  ou  superbe  que  solide;  la  lumière 
a  moins  de  chaleur  que  de  clarté  ;  et  l'ordre 
en  général  n'est  que  de  la  symétrie. 

Tout  dans  Horace  est  volonté,  choix,  œuvre 
d'art,  intelligence  enfin.  De  là,  qu'il  est  clas- 
sique à  un  si  haut  degré.  Horace,  qui  doute 
beaucoup  et  en  toutes  choses,  n'a  jamais  l'air 
de  douter.  Sa  forme  a  toute  la  certitude  que 
n'a  pas  son  esprit. 

9. 


152  XÉNIES 

Fils  d'affranchi,  Horace  est  un  enfant  de  la 
Grande  Grèce  plutôt  que  de  l'Italie.  Je  ne  sais 
pourquoi  sa  tournure  d'esprit  me  fait  penser  à 
un  Oriental,  parfois  même  à  l'Ecclésiaste 
beaucoup  plus  qu'à  Pindare  ou  au  sage  fol 
Anacréon. 

Unique  à  Rome,  Horace  est  profondément 
artiste.  L'art  est  le  seul  lien  de  ses  idées,  et  le 
seul  mobile  de  son  action.  Il  doute  de  tout  plus 
que  d'une  belle  strophe.  Tout  sujet  lui  est  bon, 
parce  que  de  toute  pensée  ou  de  tout  sentiment, 
il  fait  un  objet  d'art.  Il  ne  cherche  pas  la  vérité, 
mais  la  forme  parfaite.  Il  est  tout  entier  dans 
chaque  œuvre,  sans  s'y  mettre  lui-même.  Ou 
plutôt,  il  n'est  que  ce  qu'il  fait,  et  l'est  tour  à 
tour  sans  réserve.  Pas  un  autre  Romain  n'a  ce 
don  de  contemplation  au  même  degré  ;  car 
l'objet  est  la  contemplation  du  poète. 

Sa  forme  le  révèle.  Il  est  le  plus  plastique 
des  Latins,  plus  orfèvre  que  sculpteur,  et  moins 
peintre  que  potier.  Ses  odes  me  font  l'effet  de 
vases,  où  les  émaux  sont  constellés  de  matières 
précieuses,  d'or  ancien  et  de  rubis  incrustés. 
Voilà  qui  n'est  pas   plus  grec  que  romain,  et 


XÉNIES  153 

qui  rappelle  aussi  l'Orient.  Telle  ode  a  pour 
mon  oreille  et  mes  yeux  le  charme  d'un  vase 
persan.  Horace  est  plus  froid  que  l'émail  de 
Perse,  et  plus  riche  que  l'ode  grecque.  Il  aime 
le  luxe  dans  le  style  et  les  pierreries. 

Cet  Horace,  né  de  si  petites  gens,  et  qu'on 
prendrait  parfois  pour  un  petit  rentier  sans 
ambition,  est  le  plus  aristocrate  des  poètes 
latins.  Chez  lui,  l'aristie  n'est  pas  le  moins  du 
monde  liée  au  sang  ni  à  la  fortune  :  elle  est 
de  la  langue  et  de  la  vision.  Horace  est  aristo- 
crate par  l'imagination.  En  quoi  il  diffère  le 
plus  de  Boileau,  de  Pope,  de  tous  ceux  qu'on 
lui  compare  servilement;  Pope  et  Boileau  sont 
des  bourgeois  doubles,  et  qui  sentent  fort  le 
collège.  On  ne  saurait  un  seul  instant  songer  à 
eux,  quand  on  considère  l'immense  horizon 
d'Horace  et  sa  vaste  intelligence. 

Horace  contemple  et  possède  l'objet  dont  il 
veut  faire  un  chef-d'œuvre  :  il  y  réussit,  parce 
qu'il  donne  à  son  vase,  d'un  style  accompli, 
une  mesure,  des  proportions  et  une  matière 
parfaites.  La  perfection  patiente  d'Horace  est 
sans  doute  pour  beaucoup  dans  l'obscure  séduc- 


154  XÉNIES 

tion  qu'il  exerce  sur  les  amateurs  de  vers,  qui 
se  sont  confondus  si  longtemps  avec  les  con- 
naisseurs en  poésie.  Gomme  Pindare  en  Grèce, 
prince  des  sculpteurs,  souverain  maître  du  bas 
relief,  Horace  en  latin  approche  de  plus  près  la 
perfection. 

En  lui,  tout  est  fonction  de  l'intelligence.  Il 
ne  laisse  rien  au  hasard,  et  pas  une  inspiration 
n'est  plus  savante  que  la  sienne  ;  mais  il  ne 
doit  pas  tout  à  la  science  et  il  a  son  génie,  qui 
souffle  d'où  il  veut.  Sa  lyre  est  un  instrument 
de  précision  :  Horace  calcule  tout,  il  pèse,  il 
est  exact  à  faire  peur.  Horace  a  fait  d'original 
ce  que  le  bon  Carducci  a  rêvé  de  refaire,  en 
italien,  selon  lui,  vingt  siècles  ensuite.  Par 
malheur,  l'imagination  de  Carducci  n'est  pas 
classique,  sa  verve  est  intempérante  et  son 
intelligence  médiocre. 

En  un  seul  poète,  Horace  veut  donner  à 
Rome  tous  les  divins  possédés  de  la  Grèce.  H 
prend  du  souffle  ce  qu'il  lui  faut  pour  la  hau- 
teur où  il  s'élève  et  les  degrés  qu'il  monte.  De 
là  qu'il  paraît  si  froid  aux  gens  du  Nord,  pour 
qui  la  poésie  lyrique   n'est  qu'une  eff'usion. 


XÉNIKS  155 

Pour  Horace,  elle  est  toujours,  non  pas  une 
œuvre  de  la  raison,  mais  un  chef-d'œuvre  du 
calcul  poétique. 

Au  jugement  des  modernes,  la  vie  d'Horace 
est  à  peu  près  absente  de  ses  œuvres  et  surtout 
de  ses  odes.  Ici  pourtant,  l'homme  fait  seul 
comprendre  le  poète.  Horace  est  singulier  par 
la  vie  qu'il  mène  :  on  ne  trouverait  que  lui, 
chez  les  Anciens,  qui  ne  fût  ni  poète  de  la 
République,  ni  poète  de  cour,  ni  solitaire  de 
profession  ou  philosophe  à  la  Lucrèce,  ni 
homme  du  monde  qui  brille  par  son  talent 
dans  une  société  de  beaux  esprits.  H  n'a  point 
d'amis,  sinon  Virgile  et  les  deux  ou  trois  plus 
grands  seigneurs  de  Rome  :  il  ne  se  plaît 
qu'avec  eux.  Entre  temps,  il  est  fort  solitaire 
et  assez  dédaigneux.  Là  encore,  il  est  aussi 
peu  citoyen  que  possible.  Il  n'aime  que  sa 
retraite  à  la  campagne,  une  vie  simple  et 
cachée,  le  silence  et  la  paix,  où  il  peut  tra- 
vailler à  son  aise  et  faire  œuvre  d'art  comme 
il  l'entend.  Il  est  plus  auteur  comme  on 
l'est    aujourd'hui    qu'à   la    manière    antique. 


/ 


156  XÉNIES 

On  le  sent  tout  à  ses  vers,  et  sans  souci 
du  reste.  Avec  un  fort  orgueil  d'artiste, 
il  n'a  pas  d'ambition.  Tel,  d'ailleurs,  que  ses 
plaisirs  même  les  plus  sensuels  dépendent 
surtout  de  l'esprit.  Toutes  ses  voluptés  sont 
cérébrales.  Il  est  d'assez  petit  tempérament  et 
de  faible  santé.  L'amour  à  la  Catulle  lui  est 
inconnu.  Il  n'a  pas  de  puissantes  émotions. 
Un  train  médiocre  en  tout  semble  lui  convenir. 
Il  fuit  ce  qui  le  dérange.  Il  a  besoin  d'être 
tout  à  ce  qu'il  fait  :  les  passions  de  cet  homme 
modéré,  calme  et  froid,  sont  les  idées. 

Eheu  fugaces,  Poslume,  Postume, 
Labuntur  anni. 

Quant  au  fond  de  la  vie,  Horace  est  scep- 
tique non  sans  une  ironie  assez  triste.  Sa  vue 
du  monde  est  amère.  La  réflexion  ni  l'histoire 
ne  le  rendent  optimiste. 

Sur  les  routes  de  la  pensée,  il  voit  cheminer 
les  philosophes.  Il  ne  se  moque  pas  d'eux  ; 
mais  il  les  prend  d'un  regard  supérieur.  Il  ne 
se  rend  pas,  même  à  ce  qu'il  admire.  Un  peu 
à  la  Montaigne,  il  est  épicurien  pour  son  pro- 


XÉNIES  157 

pre  compte,  et  sa  raison  ne  laisse  pas  d'être 
stoïque,  parce  qu'il  faut  bien  l'être  à  bout  de 
voie,  pour  les  autres,  pour  le  bien  public,  et 
même  pour  soi.  Accent  singulier,  moins  com- 
mun et  moins  léger  qu'on  ne  veut  dire. 

Cet  air-là,  qui  porte  l'ironie,  est  celui  des 
aristocrates.  Ils  sont  presque  tous  sceptiques, 
avec  une  volonté  qui  ne  l'est  pas.  L'aristocrate 
qui  pense,  pense  beaucoup  plus  qu'un  autre. 
Dans  l'aristocrate,  le  moi  domine  ;  et  quand 
tout  s'en  va,  le  moi  demeure.  Rien  n'a  peut- 
être  ni  substance  ni  réalité  ;  mais  il  faut  être 
soi-même  avec  toute  la  perfection  dont  on  est 
capable.  Le  moi  se  conteste  d'autant  moins 
que  la  vanité  de  tout  est  plus  incontestable. 

En  somme,  la  philosophie  du  iflevoir  et  la 
morale  austère  sont  bonnes  pour  le  peuple.  11 
est  juste  de  donner  son  appui  à  des  doctrines 
si  utiles.  Il  peut  arriver  que  le  poète  y  soit 
tenu.  Surtout,  quand  il  sait  que  la  force  seule 
mène  le  monde,  avec  le  succès  qui  en  est  la 
(i^ure  visible.  Horace  a  vécu  témoin  des 
suprêmes  révolutions.  11  a  pu  voir  la  tête  de 
Cicéron    pendue    à    la  tribune    et   ces  lèvres 


158  XÉNIES 

muettes  clouées  aux  rostres.  Et  il  voit  Auguste 
sur  les  autels.  On  a  beau  mépriser  le  succès  : 
qui  vit,  malgré  soi  l'honore. Puis, qu'importe? 
on  est  soi-même  fidèle  à  la  grandeur  morale  : 
on  en  garde  l'illustre  secret.  De  tous  les  senti- 
ments, celui-là  est  le  plus  intime  aux  aristo- 
crates (1).  L'ironie  d'Horace  pourrait  être  fort 
amère;  mais  le  miel  des  paroles  l'enrobe 
savamment.  La  poésie  enveloppe  dans  un  voile 
d'or  la  nudité  que  le  sage  pénètre  et  qu'il 
désigne. 

Enfin,  je  trouve  dans  Horace  une  horreur 
profonde  de  la  mort.  H  est  encore  moins 
citoyen  avec  la  mort  qu'avec  Rome. 

Celui-là  non  plus  n'est  pas  dupe.  Sa  lyre 
n'est  pas  oratoire.  H  n'est  même  pas  dupe  des 
temples  qu'il  élève  à  Rome  déesse  avec  Auguste. 

Horace  sait  le  néant. 

Sa  pensée  est  cruelle,  avec  son  air  de  jouer 
à  la  surface  des  choses.  Il  ne  croit  d'ailleurs 
ni  aux  dieux  ni  aux  hommes,  ni  aux  sages,  ni 
aux  fous,  ni  au  peuple  ni  aux  grands. 

(1)  Od.,  I,  35. 


XÉNIES  469 

La  philosophie  d'Horace  est  celle  de  l'ins- 
tant qui  passe;  sa  religion  est  le  culte  du 
moment.  Cultivons  l'éphémère,  passagers  que 
nous  sommes.  Cueillons  le  moment  heureux 
ou  qui  peut  l'être  ;  cette  fleur  seule  est  à  nous, 
l'heure  entre  toutes  les  heures,  ou  plutôt  la 
minute  heureuse  du  plaisir.  Honorons  même 
cette  fuyante  étincelle.  Horace  parle  de  l'éter- 
nité en  éphémère  et  qui  sait  l'être.  L'éternité 
de  l'éphémère  est  tantôt  l'instant,  tantôt  le 
néant.  Eheu  fugaces,  Postume,  Postume. 

Poète  et  toujours  artigte,  intelligent  à 
souhait,  doutant  de  tout  et  hanté  de  la  mort, 
qui  parmi  les  Anciens  est  plus  près  de  nous 
que  cet  Horace?  H  ne  lui  manque  que  notre 
amour. 


XX 

GRANDEUR  ET  MODESTIE 


L'orgueil  est  la  défense  des  grandes  âmes  : 
l'orgueil  avec  sa  cuirasse  de  mépris.  Qui 
pourtant  reprend  ce  harnais,  chaque  matin, 
sans  un  soupir  de  fatigue,  en  rêvant  à  la  paix 
qui  délasse?  Mais  pour  les  grandes  âmes  la 
guerre  est  toujours  là  :  on  la  leur  fait,  et  plus 
elles  la  détestent,  plus  elles  y  sont  soumises, 
Vita  militia  e><t  :  ce  mot  n'est  que  pour  elles  ; 
et  peut-être,  après  tant  de  combats,  s'en  éton- 
nent-elles comme  au  premier  jour.  Elles  sont 
les  plus  modestes  de  toutes,  pour  peu  qu'on 
les  laisse  en  repos  et  qu'on  les  aime.  Le  mol, 
le  cri  le  plus  vrai  de  tout  grand  homme  est 


162  XÉNIES 

toujours  pour  dire  :  «  Je  n'y  suis  pour  rien,  » 
qu'on  l'admire  dans  sa  personne  ou  dans  ses 
ouvrages.  Et  s'il  ne  le  dit  pas,  il  le  pense  ;  et  s'il 
ne  le  pense  pas,  il  n'est  pas  vraiment  grand  : 
ce  n'est  qu'un  homme  d'action  à  tout  prendre. 
Non  nobis,  Domine,  sed  gloria  tibi.  Wagner,  le 
plus  orgueilleux  des  hommes,  est  mort  dans 
le  palais  de  Venise  qui  porte  cette  devise  deux 
fois  inscrite  sur  les  murs,  où  l'éternelle  vague 
expire. 

On  ne  se  compare  jamais  à  ce  qu'on  aime  : 
on  le  préfère  toujours;  et  d'abord,  à  soi- 
même.  Les  grandes  âmes  aiment  et  admirent 
plus  pleinement  que  les  autres.  Jeunes  par  là  : 
car  ce  trait  est  propre  à  la  jeunesse.  On  ne 
s'associe  pas  grossièrement  à  ce  qu'on  adore 
mais  on  s'en  approche.  Tout  en  se  tenant  pour 
un  ver  de  terre,  un  jeune  prêtre  ne  se  croit 
pas  si  loin  de  son  Dieu.  L'orgueil  ne  dessèche 
que  les  âmes  peu  fécondes.  Pour  la  plupart 
des  gens,  l'orgueil  est  une  estime  outrée  de 
soi.  Or,  on  s'estime  d'autant  moins,  peut-être, 
qu'on  a  plus  de  raisons  de  s'estimer.  En  cet 
ordre,  l'action  corrompt  tout. 


XÉNIES  163 

Shakspeare  devait  savoir  ce  qu'il  était. 
Est-ce  une  raison  d'orgueil?  pas  pour  lui, 
mais  pour  vous.  Un  grand  poète  ne  se  juge 
pas  :  il  est  ce  qu'il  est,  et  il  doit  Têtre  :  il  fait 
par  vocation  ce  qu'un  autre  ne  peut  pas  faire. 
Peut-être,  n'aime-t-il  rien  de  lui-même  ;  il  y 
trouve  pourtant  un  goût,  une  harmonie,  une 
teneur  qui  ne  sont  qu'à  lui  seul.  L'orgueil  en 
lui  est  un  sentiment  de  la  nécessité. 

La  grandeur  ne  se  mesure  ni  à  l'orgueil  ni  à 
la  modestie.  L'orgueil  reste  le  témoin  du  com- 
bat, dont  il  est  l'armure.  La  modestie  est  une 
vertu  inutile  à  la  puissance.  La  force  est  tou- 
jours superbe  de  soi,  puisqu'elle  agit  et  qu'elle 
s'impose.  11  n'est  puissance  qui  ne  soit  impé- 
rieuse aux  yeux  de  ceux  qui  la  reconnaissent 
et  qui  y  cèdent.  La  modestie  n'est  une  vertu 
que  dans  les  faibles. 

Les  hommes  vraiment  grands  semblent 
orgueilleux  sans  l'être.  Souvent,  ils  sont 
orgueilleux  avec  les  autres,  et  modestes  avec 
eux-mêmes.  Mais  ils  ne  demandent  qu'à  lais- 
ser la  cuirasse  ;  et  l'amour  les  désarme.  Le  pire 
orgueil  est,  parfois,  de  n'en  pas  avoir. 


164  XÉNIES 

Ainsi,  les  héros  de  la  poésie  sont  d'un  fort 
orgueil  et  d'une  humilité  égale.  Il  est  vrai  que 
l'orgueil  l'emporte  chez  les  uns,  comme  Pascal, 
Dante,  Beethoven,  Michel- Ange  et  Wagner  : 
c'est  qu'il  lutte  et  se  montre.  Dans  les  autres, 
il  se  cache  et  ne  croit  pas  nécessaire  de  paraî- 
tre. Une  grandeur  accomplie  se  passe  de  toute 
enflure  et  de  toute  affiche.  Elle  ne  se  réserve 
pas  l'estime  outrée  qu'on  lui  refuse.  11  n'est 
plus  besoin  de  vaincre.  La  sérénité  tient  lieu 
de  toute  victoire.  Plus  de  guerre  :  le  divin 
poète  est  aussi  loin  de  la  superbe  que  de  la 
modestie.  Je  lui  suppose  toute  la  douceur  du 
monde.  Il  ne  se  sent  gré  de  rien.  Il  se  contente 
d'être  plus  homme  et  plus  pleinement  que  les 
autres. 

L'orgueil  qui  s'étale  est  propre  aux  gens 
d'action  et  leur  faiblesse.  Les  valeurs  en  esprit 
ne  les  touchent  guère.  Leurs  œuvres  sont  de  la 
force  brutale  et  s'en  ressentent.  Les  conqué- 
rants sont  les  plus  orgueilleux  des  mortels. 
Leur  grandeur  se  mesure  le  plus  souvent  aux 
ruines  qu'ils  ont  faites.  Il  y  a  de  la  conquête 


XENIES  165 

et  du  conquérant  dans  tous  les  cœurs  gonflés 
d'orgueil.  Les  artistes  et  les  poètes  n'ont  pas 
des  racines  si  solides  dans  la  matière.  La 
grandeur  de  l'esprit,  en  son  fond,  est  modeste, 
quelque  orgueil  qu'elle  laisse  percer  d'ailleurs. 
Après  tout,  qui  serait  superbe,  s'il  vivait  dans 
un  désert,  absolument  seul  ? 

Dans  les  grandes  natures,  en  leur  secret 
intime,  le  triomphe  est  assez  humble,  et  l'or- 
gueil est  plutôt  le  fait  de  la  lutte,  voire  de  la 
défaite.  Les  heures  les  plus  sombres  d'une 
grande  vie  sont  les  plus  orgueilleuses.  Elle  se 
roidit  contre  ce  qui  la  menace  et  qui  l'accable. 
Elle  se  tend  contre  l'ennemi.  Faire  front  et 
tenir  tête,  quel  orgueil  au  jugement  commun. 
On  n'exige  de  nous  que  la  soumission  : 
moyennant  quoi,  on  nous  tient  quittes  du 
reste.  Voilà  pourquoi  et  comment  la  modestie 
est  de  si  bon  renom  :  elle  est  la  chasteté 
sociale,  et  comme  l'autre  elle  a  ses  hypocrites  : 
elle  rassure  la  médiocrité  humaine  ;  elle  est 
tranquille,  servile  et  circonspecte.  Que  de  ver- 
tus. Le  nom  même  du  diable  est  rébellion. 

Il  arrive  que  l'orgueil  soit  caché  et  la  modes- 


166  XÉNIES 

tie  un  faux  semblant  :  ou  qu'une  modestie 
réelle  s'enveloppe  d'un  orgueil  apparent.  Qui 
dira  l'ignoble  orgueil  de  la  bassesse  et  de  la 
vulgarité?  Ils  font  les  modestes  et  ils  crèvent 
de  contentement  de  soi.  Tous  les  pharisiens 
sont  sur  ce  modèle. 

La  grandeur  paraît  orgueilleuse  parce  qu'elle 
est  grande.  Même  les  yeux  baissés,  elle  est 
insolente,  parce  qu'il  faut  être  de  niveau,  et 
qu'on  insulte  aux  gens  en  ne  les  voulant  pas 
voir,  autant  qu'en  les  regardant  de  trop  haut. 
Si  le  marais  pouvait  dire  tous  les  crimes  de  la 
montagne  1  II  les  compte,  il  les  sait,  il  en  a  la 
fièvre. 

Dans  les  Landes  et  certains  pays  de  l'Ouest, 
on  dit  :  «  Soyez  modeste  »,  pour  dire  :  «  Ne 
vous  emportez  pas,  ayez  de  la  mesure  ».  La 
modestie  est,  en  effet,  la  modération,  et  une 
forme  morale  de  la  mesure.  La  modestie  de  la 
puissance  est  la  maîtrise  de  soi. 

11  s'agit  donc  de  persévérer  en  soi-même, 
pour  une  œuvre  nécessaire,  qui  élève  la  vie.  Il 
faut  vaincre,  pour  s'accomplir.  Si  la  victoire 
n'est  pas  possible,  il  faut  du  moins  lutter  sans 


XÉNIES  167 

cesse  pour  n'être  pas  vaincu  et  ne  pas  refuser 
le  combat.  La  modestie  est  dangereuse  :  elle 
est  souvent  une  complaisance  que  l'être  avili 
donne  à  son  avilissement.  La  grandeur  n'est 
pas  d'être  vainqueur,  mais  de  s'être  accompli. 
Et  tel  s'accomplit  dans  le  désastre,  qui  eût  été 
vulgaire  dans  le  triomphe  et  peu  digne  de  soi. 
Napoléon  doit  bien  moins  à  son  couronnement 
dans  Notre-Dame,  qu'à  son  agonie  de  Sainte- 
Hélène. 


10 


XXI 

SENTIMENTAL 

JE  RIS  avec  une  sorte  de  dédain  joyeux  et  de 
mélancolie,  je  ris  de  toutes  les  sottises 
qu'on  me  prête.  Noir  et  blanc,  blanc  ou  noir, 
que  tous  ces  gens-là  sont  courts  de  nuances! 
Si  encore  ils  avaient  le  juste  dessin  et  la  ligne 
subtile. 

Sentimental,  il  est  probable  que  personne  ne 
l'est  moins  que  je  ne  suis.  On  peut  l'être  aussi 
peu  :  moins,  je  le  jiie.  Plus  j'ai  connu  le  rôle 
du  sentiment  dans  les  vraies  passions  et  dans 
la  poésie,  plus  j'éprouvai  l'horreur  de  toute 
sentimentalité.  Ce  flux  de  c<rur  me  répujine  à 
l'égal  de  tout  ce  qui  est  niais,  de  tout  ce  qui 


no  XÉNIES 

est  facile.  J'ai  le  dégoût  de  tous  les  rhumes  et 
celui  de  l'émotion  ne  me  rebute  pas  moins  que 
celui  du  nez.  L'incontinence  en  tout  est  le  mal 
romantique.  Ce  manque  de  retenue  révolte 
moins  la  vraie  raison  peut-être  que  la  vraie 
sensibilité.  Pour  tenir  à  la  pudeur,  il  n'est  pas 
comme  les  grands  voluptueux.  La  sentimenta- 
lité est  le  vice  de  presque  toute  la  musique  : 
cette  faiblesse  la  rend  suspecte  :  elle  est  basse 
par  là,  plébéienne  le  plus  souvent  et  animale 
un  peu.  Quels  que  soient  leurs  mérites,  on  se 
dégoûte  de  Schumann,  de  Schubert  et  de  Cho- 
pin, pour  ne  pas  parler  des  moindres,  à  cause 
de  leur  lâcheté  sentimentale.  César  Franck  est 
déjà  blet  et  chanci  aux  trois  quarts  de  la 
même  tavelure.  N'être  pas  sentimental  du 
tout,  c'est  la  grâce  patricienne  de  notre 
Debussy. 

L'excès  dans  le  sentiment  est  tout  pareil  à 
l'excès  dans  le  caractère,  qui  est  la  caricature. 
La  sentimentalité  est  la  caricature  du  senti- 
ment. Tout  de  même,  la  réunion  des  malheu- 
reux qui  s'agitent  dans  le  jardin  d'une  maison 
de  fous  est  la  parodie  des  grandes  passions. 


XÉNIES  171 

Rien  n'est  si  loin  de  la  passion  que  la  senti- 
mentalité. 

Le  plus  souvent,  la  sentimentalité  est  une 
faiblesse  du  sentiment  qui  tourne  à  l'habi- 
tude :  la  glande  sécrète  à  vide  ;  le  besoin  n'y 
est  plus  ;  la  nécessité  se  fait  machinale  et  l'in- 
continence s'établit.  Le  cœur  a  sa  pédanterie  : 
on  fait  du  sentiment  à  propos  de  tout  et  de 
rien,  comme  les  pédants  font  de  la  raison  à 
propos  d'un  baiser  ou  d'une  fraise. 

Certes,  la  chaleur  sentimentale  porte  le  feu 
de  l'art  et  de  la  poésie.  Elle  nourrit  la  sève,  et 
les  fruits  le  montrent.  Mais  ce  n'est  pourtant 
qu'un  fumier  ;  et  la  sentimentalité  même  est 
un  engrais  qui  empeste. 


10. 


XXII 

REMÈDE  A  LA  BASSESSE  DE  VIVRE 

LA  VIE  héroïque  n'est  pas  seulement  la  vie 
la  plus  belle,  elle  est  la  seule  vie.  Qu'il 
embrasse  le  parti  ascétique,  celui  de  l'art  ou 
de  l'action,  l'homme  n'est  vraiment  homme 
que  s'il  est  un  héros.  Je  ne  vois  pas  de  sacri- 
fice dans  le  renoncement  à  toutes  les  misères 
qui  font  agir  la  foule  des  vivants  :  le  pur 
désintéressement  du  héros  est  le  seul  intérêt 
qui  vaille  la  peine  de  vivre.  Les  grandes  pas- 
sions sont  d'ailleurs  héroïques.  Tout  le  reste 
est  bassesse.  La  multitude  qui  vit  bassement, 
à  le  bien  prendre,  ne  vit  pas.  Les  plus  bellas 
passions  nous  portent  seules,  et  nous  sont  des 


174  XÉNIES 

naissances  :  faute  d'y  naître,  après  en  avoir 
été  conçu,  on  n'a  jamais  vécu.  Une  œuvre 
grande  justifie  seule  la  conscience.  Qu'est-ce 
que  la  vie  sans  la  grandeur  ?  Le  plus  vil  escla- 
vage dans  les  chaînes  souillées  de  l'instinct  et 
de  l'habitude.  Moins  le  rêve  héroïque,  les  jours 
se  traînent  dans  les  cachots  de  la  fonction.  De 
cellule  en  cellule,  et  toujours  la  prison.  La  vie, 
qui  peut  être  la  plus  belle  des  entreprises  et 
comme  un  essai  divin,  n'est  communément 
qu'une  ignoble  ser\dtude  :  boire,  manger, 
aller  à  la  selle,  passer  la  moitié  du  temps  dans 
la  torpeur  du  sommeil,  cet  excrément  de  la 
motion,  et  se  reproduire  esclave  dans  une 
foule  d'esclaves  semblables  à  soi,  voilà  toute  la 
vie  de  l'espèce.  Elle  ne  travaille  que  pour 
tourner  sans  fin  cette  meule  de  néant,  elle  ne 
peine  que  pour  entretenir  cette  misère  et  la 
poursuivre. 

Heureux  ceux  qui  en  peuvent  sortir  1  Loués 
soient-ils,  tous  ceux  qui  descellent  les  barreaux 
et  qui  brisent  la  cage.  Et  quand  ils  s'évadent, 
qu'ils  soient  bénis  ! 

Les  jeunes   hommes   qui    sont  morts  à   la 


XENIES  lio 

guerre,  non  pas  tous  le  voulant,  mais  n'en 
refusant  pas  la  douleur  et  le  sacrifice,  ont  vécu 
en  héros  et  se  sont  accomplis.  Dans  toute  la 
suite  de  la  race,  ils  sont  les  seuls  peut-être. 
Et  de  cent  générations,  ils  ont  été  le  chef- 
d'œuvre  unique,  celui  qui  en  donnant  la 
sienne  réalise  la  vie. 

Bien  des  parents,  s'ils  avaient  le  moindre 
sentiment  de  la  grandeur  et  de  la  loi  qui 
mène  le  monde,  envieraient  pour  leur  fils  qui 
demeure  la  mort  de  ceux  qui  sont  partis.  Ce 
fils  qu'ils  gardent,  et  qui  s'est  gardé  sans 
doute,  a  perdu,  en  sauvant  sa  vie,  la  seule 
occasion  qui  lui  fût  offerte  de  bien  vivre.  A 
quoi  est-elle  bonne,  en  quoi  belle  ou  utile, 
cette  misérable  vie  du  plus  grand  nombre, 
qu'ils  soient  riches  ou  pauvres,  obscurs  ou 
illustres,  malingres  ou  bien  portants  ?  Que 
font-ils  sous  le  ciel  que  de  la  poussière  et  du 
nombre  marchant,  en  attendant  que  la  pous- 
sière se  couche  et  qu'on  l'étende  dans  le 
sillon  ? 

Je  sais  que  de  telles  pensées  prêtent  aisé- 
ment à  la  raillerie  et  à  l'insulte.  Mais  il  m'im- 


176  XÉNIES 

porte  aussi  peu  de  recevoir  les  injures  de  ces 
esclaves,  que  je  me  suis  peu  soucié  de  la 
guerre  qu'ils  m'ont  faite,  depuis  vingt  ans, 
tentant  le  siège  de  mon  âme  par  la  famine,  le 
silence  et  la  calomnie. 

Ils  me  demanderont  où  je  suis  mort  pour 
la  patrie,  combien  de  fois  et  quand.  Je  ne 
daigne  pas  leur  répondre,  sinon  qu'il  ne  s'agit 
pas  de  mourir  pour  la  patrie,  mais  bien  de 
vivre  héroïquement.  Et  ce  n'est  pas  ma  faute, 
si  la  mort  d'un  beau  jeune  homme  est  pour 
lui,  comme  pour  toute  sa  race,  la  seule  façon 
d'avoir  mené  au  terme  une  vie  belle,  grande  et 
noble. 

La  guerre  me  fait  horreur,  parce  qu'elle  est 
l'abrégé  de  toutes  les  misères  et  de  toutes  les 
violences.  Mais  enfin  elle  a  une  excuse  :  elle 
accomplit  avec  grandeur  des  êtres  jeunes  qui 
n'eussent  pas  trouvé  sans  elle  leur  accomplis- 
sement dans  la  beauté  ni  dans  la  noblesse.  Et 
pour  s'en  assurer,  il  n'est  que  de  considérer 
leurs  pères.  A  l'âge  où  l'ignoble  habitude  et 
l'ignominieux  esclavage  de  la  fonction  n'onl 
pas   encore    pris    une    possession    totale    de 


XÉNIES  1*7  7 

l'homme,  elle  le  pousse  aux  derniers  confins 
de  la  douleur,  là  où  l'on  sort  de  soi  pour 
entrer  dans  le  sacrifice.  Et  là  seulement,  le 
jeune  homme  dépouille  la  peau  et  les  appétits 
du  troupeau  humain.  Là  seulement,  il  devient 
le  héros  qu'il  pouvait  être  et  que  le  train 
ordinaire  de  la  vie  ne  lui  eût  pas  permis  de 
devenir  en  cent  fois  cent  générations.  C'est  là 
que  son  corps  et  sa  vie  temporelle  ne  sont 
plus  que  l'ombre  de  sa  réalité  héroïque.  Quand 
vous  dites  qu'il  meurt,  il  se  révèle  au  con- 
traire: 

Tel  qu'en  lui-même  enlin  rélornitù  le  change. 

Et  je  l'aime,  je  l'admire,  je  l'offre  à  votre 
envie  :  car  la  bassesse  de  vivre  est  plus  haïs- 
sable que  la  guerre,  comme  la  vilenie  est  plus 
à  craindre  que  la  mort. 


XXIII 

W.-MAKEPEACE  BRUCE  PENSE 
DE  PLUS  BELLE 

SI  JAMAIS  homme  a  connu  sa  valeur,  AVilliam 
Makepeace  Bruce  est  celui-là.  Il  préfère- 
rait  vous  tuer  à  douter  de  soi.  Moi  ou  la  mort 
est  sa  devise.  Il  s'est  maintes  fois  retrouvé 
dans  les  héros  d'Ibsen  ;  mais  ils  n'ont  pas  sa 
bonne  humeur.  Avec  cette  verte  franchise  qui 
le  rend  si  agréable  à  ses  amis,  dans  les  con- 
seils de  l'Université,  dans  les  halles  et  même 
dans  les  cours,  il  disait  : 

Un  magistrat,  qui  a  épousé  la  fille  d'une 
maquerelle,  Mrs  Quickley,  avec  un  million  de 
dot,  sans  compter  plusieurs  maisons  en  espé- 

u 


180  XENIES 

rances,  et  qui  condamne  une  fille  mère  pour 
vol  d'un  pain  frais  :  un  bon  chrétien  d'Orient, 
qui  s'appelle  Moïse  et  qui  égorge  un  juif  au 
Saint-Sépulcre,  le  vendredi  saint,  en  l'hon- 
neur de  Jésus-Christ  ;  un  prétendant  à  la 
couronne,  qui  parle  de  ses  aïeux  et  de  la 
France  ;  qui  se  donne  la  mission  de  venger 
en  lui  tous  les  Gaulois  de  bonne  race,  et  qui 
est  né  d'une  suite  infinie  de  valets  italiens,  de 
cardinaux  cimbres,  de  matassins  bulgares  et 
de  reines  teutonnes,  qui  a  dans  les  veines  le 
sang  de  tous  les  peuples,  Bavière,  Saxe,  Arabes 
d'Espagne,  Portugal,  Danemark,  Naples,  de 
tous  les  pays  moins  la  France  ;  un  évêque 
goinfre,  faux  monnayeur  et  grand  ivrogne  qui 
suspend  saint  François  a  divinis  pour  hérésie  : 
tous  ces  pontifes  sont  d'impayables  premiers 
rôles  sur  la  scène  du  monde  ;  mais  ils  ne  sont 
pas  si  beaux,  croyez-m'en,  que  W.-Makepeace 
Bruce  critique  de  journal,  rompant  des  lances 
pour  la  liberté  de  l'esprit,  ou  directeur  de  revue, 
entouré  de  ses  mignons,  se  déclarant,  la  larme 
à  l'œil,  prêt  au  dernier  sacrifice  pour  l'unique 
amour  de  l'art  et  le  service  de  la  poésie. 


XÉNIES  481 

Le  poète,  fiis  d'Heraclite,  soupire  au  Bois 
d'Amour  : 

Hàtez-vous,  doux  oiseaux  !  volez  et  vous  cherchez  ! 
Chantez,  accouplez-vous!  nichez,  battez  des  ailes, 
Reverdissez  de  nids  les  rameaux  desséchés  : 
Faites  le  jeu  de  l'impardonnable  nature, 
0  pauvres  innocents,  ô  dupes  éternelles  ! 

Makepeace  indigné  se  récrie  :  Ce  langage 
me  révolte.  Il  me  rendrait  presque  évêque,  au 
moins  par  le  bonnet.  La  nature  est  toujours 
sainte  et  bienfaisante  :  elle  a  droit  à  tous  nos 
respects  :  elle  m'a  fait.  Je  salue  la  nature  et 
lui  tire  mon  chapeau. 

Et  d'abord,  si  les  oiseaux  n'obéissaient  pas 
à  ce  bienheureux  instinct  qui  réjouit  tout 
esprit  raisonnable,  tout  honnête  homme  et 
tout  membre  de  la  Haute  Eglise  en  règle  avec 
le  fisc,  si  les  oiseaux  ne  nichaient  pas,  où  en 
serait  la  chasse  ?  Et  l'automne  venu,  je  ne 
mangerais  pas  de  gibier  ?  moi  ?  Et  M""'  Make- 
peace Bruce,  la  Most  Hon.  Lady  Glarina  Regane 
of  Woodenhead  of  "Woodwrymouth  serait  pri- 
vée de  bécasse  ?  Elle  est  née  entre  le  grouse  et 
le  renard,  la  noble  dame,  et  ne  perdra  jamais 


182  XÉNIES 

les  marques  ni  le  fumet  d'une  si  fière  origine. 
Elle  est  friande  de  toute  venaison  :  elle  a 
d'ailleurs  un  faible  pour  la  plume  ;  et  quant  à 
moi,  je  préfère  le  poil,  la  plume  de  paon 
exceptée. 

Jusqu'ici,  les  auteurs  n'ont  pas  su  tout  ce 
qu'ils  nous  doivent,  à  nous  autres  érudits. 
D'abord,  nous  les  tuons.  Puis,  nous  les  fai- 
sons revivre.  Grâce  à  nous,  ils  ont  alors  une 
vie  nouvelle  :  car  personne  ne  les  reconnaît 
plus. 

A  mon  bon  ami,  Leconte  de  Lisle,  ce  grand 
poète  en  fer  au  sourire  si  doux,  le  maître 
d'école  de  l'Ol^'mpe,  j'avais  accoutumé  de  dire  : 
«  Je  donnerais  tous  vos  vers,  qui  sont  sans 
prix,  pour  vos  admirables  trouvailles  :  le  fils  de 
Poseidaon,  la  fille  d'Oïdipous,  le  père  Okéan  qui 
baigne  assurément  l'Irlande,  et  la  mère  Danaé 
que  Thalatta  ballotte  ».  Nous  autres  érudits, 
nous  avons  du  goût  sur  toute  chose.  Et  d'ailleurs 
le  poète  le  plus  savant  est  le  plus  poète. 

Tranchons  la  poire  :  qu'importe  enfin  la 
poésie  ?   L'histoire  de   la   poésie,   à  la  bonne 


XÉNIES  183 

heure  !  Les  jeunes  filles  à  mariei'  sont  de  cet 
avis.  Que  nous  veulent  les  œuvres  des  poètes  ? 
à  la  bonne  heure,  les  sources  des  poètes,  com- 
ment ils  ont  pillé  leurs  modèles,  comment  ils 
n'ont  rien  compris  au  mythe  solaire  et  à  la 
lune  encore  moins  qu'au  soleil,  prenant  Séléné, 
pour  une  nouvelle  mariée  capricieuse  el  Phaé- 
ton  pour  un  homme. 

1  vill  tell  you  hoio  I  vill  Jcill  him  (1). 

W.-M.  Bruce  a  tous  les  courages.  Il  ment 
quand  il  faut  ;  il  n'hésite  pas.  Oui,  je  mens  et 
je  calomnie;  et  j'en  suis  plus  que  fier  :  J'en 
suis  bien  aise.  Car  je  mens  au  nom  de  la  rai- 
son. La  raison  doit  toujours  avoir  raison, 
naturellement.  Il  est  donc  fatal  que  j'aie  tou- 
jours raison  ;  et  comme  il  est  fatal,  il  est 
nécessaire.  C'est  pourquoi  je  tronque  les  textes 
ou,  pour  mieux  dire,  je  les  restaure,  si  besoin 
est,  dans  l'intérêt  de  la  science  ;  et  je  m'en 
vante.  Ha  ! 

(1)  Menace  ordinaire,  mot  terrible  de  l'illustre  professeur, 
avec  l'accent  de  sa  province  :  Ch'  fus  fom  lire  comme  ch'  vas 
le  tuer.  (Son  ennemi,  celui  qui  ne  pense  pas  comme  lui». 


184  XÉNIES 

Le  faussaire  qui  sert  la  vérité  est  plus  vrai 
que  la  vérité  qui  ne  sert  pas  la  science.  D'ail- 
leurs, la  science  est  ma  petite  ferme  en  Beauce, 
pleine  de  vaches  tuberculeuses  sans  doute  ; 
mais  qu'importe  ?  elles  sont  toutes  vaccinées 
dans  les  règles  et  j'en  vends  le  lait  à  cent  sous  le 
litre  :  parce  qu'il  sort  de  chez  moi  et  qu'il  est 
donc  mon  lait,  un  lait  de  confiance,  raisonnable 
et  savant.  Bien  plus  :  il  est  trait  par  ma  suave 
épouse,  la  plus  suave  entre  toutes  les  vachères 
de  la  pairie  et  peut-être  de  ce  monde  :  in  the 
peerage  and  in  the  world  :  The  Most  Hon.  Lady 
Clarina  Regane  is  a  peeress  in  her  ovon  nghl. 
Ha  ! 

Je  suis  optimiste,  comme  tout  honnête 
homme  :  ne  suis-je  pas  au  monde  ?  le  monde 
ne  m'a-t-il  pas  ? 

Pour  être  optimiste  j'ai  autant  de  raisons 
qu'il  est  de  sens,  de  poils,  de  fibres  et  de  cel- 
lules vivantes  en  moi.  Je  suis  optimiste,  parce 
que  je  suis  moi,  que  ma  raison  est  à  moi,  que 
ma  chair  est  à  moi,  et  que  non  content  d'en 
jouir  à  toute  heure,  j'en  fais  un  objet  d'envie 


XÉNIES  185 

pour  les  autres.  Si  j'étais  évêque,  je  dirais  : 
Dieu  est,  parce  que  je  suis.  Ha,  Ha  !  Mais 
faute  d'église,  ma  Sorbonne  ne  chôme  pas  et 
je  dis  :  Par  ce  donc  que  je  me  trouve  bien 
de  vivre,  ergo  le  monde  est  bon  ! 

Allons,  allons,  la  vie  est  bonne  ;  le  monde 
est  beau  :  j'engraisse  tous  les  jours  ;  et  je 
pense,  je  pense  !  Tout  me  fait  lard,  tout  me 
lait  panse,  c'est  pensée  que  je  veux  dire.  Et  je 
rends  tout  en  leçons  digérées  à  miracle,  Ha  ! 
Quel  homme,  quelle  intelligence  !  Je  suis 
unique  pour  la  régularité,  l'abondance  de  la 
matière  et  la  liberté  du  ventre,  qui  est  la  véri- 
table liberté  d'esprit.  Voltaire  s'en  est  douté. 
J'ai  le  jugement  intestin.  Où  est  le  mystère 
là-dedans  ?  Je  fais  entendre  la  grande  voix  de 
la  raison,  parce  que  moralement  je  suis  ven- 
triloque. 

Le  mystique  digère  mal,  et  voilà  tout.  Ainsi 
l'odeur  de  sainteté  est  l'acétone  du  diabète, 
nous  le  savons  aujourd'hui.  Le  mystique  a 
besoin  d'être  purgé.  Purgeons-le.  Nous  avons 
beau  le  prêcher,  moi  et  mon  disciple  Benva- 
dius,  le  philosophe  de  l'hémiplégie  gauche  :  il 


I8t)  XÉNIES 

ne  nous  écoute  pas.  Faut-il  pas  qu'un  mys- 
tique soit  mystique,  pour  être  sourd  à  ce 
point-là  ? 

Je  dis  que  la  mystique  ne  vaut  pas  deux  sols  : 

A'ous  autres,  gens  despril,  nous  en  viendrons  à  bout 

Ainsi  que  de  tous  ces  fols 

Ou,  lun  et  l'autre  se  dit. 
De  tous  ces  fous  : 

Hardi,  tordons-lui  son  col. 

Amis,  tordons-lui  le  cou  ' 

Sainte  Thérèse  ne  me  fait  pas  peur.  Si  je  la 
rencontrais,  je  lui  parlerais  avec  cette  fine 
galanterie  et  cette  courtoisie  légère  dont  je  me 
pique,  sans  d'ailleurs  abdiquer  ma  franchise  : 
Non,  Madame,  lui  dirais- je,  non  !  Il  faut  vous 
soigner.  Et  la  raison.  Madame  ?  Et  la  science, 
Madame  ?  Et  les  psychiatres,  qu'en  faites- 
vous  ?  Prenez  un  peu  de  valériane.  Les 
bromures  alternés  ont  aussi  bien  du  bon, 
croyez-moi.  Lisez  Renan,  le  souverain  maître 
qui  a  formé  une  tète  comme  la  mienne  :  quel 
exemple  pour  vous.  Madame,  quel  remède  ! 
Prenez  conseil  de  notre  M.  Homais  qui  a  de 
si    bonnes   drogues,  Ha  !   Et  si  vous   n'allez 


XÉNIES  187 

pas  mieux,  la  douche,  chère  Madame.  La 
douche  1  On  s'y  fait,  je  vous  assure.  L'eau 
froide,  voyez-vous,  fait  toujours  du  bien  à  une 
Espagnole. 

Enfin,  je  vous  confierai,  suprême  médecine, 
à  Madame  W,-Makepeace  Bruce,  une  admi- 
rable lemme,  une  femme  comme  on  n'en  fait 
plus  en  attendant  qu'on  en  fasse  encore,  fille 
d'Aliboron  et  de  Pasiphaé.  Sa  vue  seule  éteint 
les  bougies,  sa  voix  pétrifie  les  flots  et  son 
aspect  endort  l'esprit.  Elle  n'est  pas  mystique, 
elle  !  Non,  Madame  !  pas  plus  que  mon  gigot 
de  mouton  saignant.  Elle  est  si  secourable 
qu'elle  s'est  mise  en  location  ;  et  elle  rend  la 
raison  aux  aliénés  pour  un  loyer  quotidien  de 
quatre  sols  :  elle  vous  la  rendra,  Madame  ! 
Elle  est  la  meilleure  des  douches.  Ha  !  Et 
douche,  elle  vous  donnera  la  douche. 

Si  l'on  savait  quel  poète  je  suis  ! 

Si  Ton  savait  sous  quels  noms  de  poète 
j'écris  !  Ils  sont  célèbres  et  leurs  vers  sont  de 
moi.  Ils  sont  bien  cent  sur  cent  et  un  qui  ont 
mon   âme.    De   là,  que  je  pïais  à  toutes  les 

11. 


188  XÉNIES 

écoles,  et  que  toute  nouvelle  école  compte  sur 
moi.  Moi,  moi,  moi,  Ha  ! 

Nous  sommes  tous  poètes,  nous,  les  hommes 
d'aujourd'hui,  les  hommes  d'action. 

Coups  de  pied  et  coups  de  poing,  la  boxe  et 
l'aviron,  la  balle  et  le  ballon,  je  suis  maître 
es  arts  in  utroque  jwe,  et  mes  muscles  valent 
ma  cervelle.  J'ai  mes  brevets  ;  j'ai  triomphé 
dans  tous  les  jeux  comme  en  science.  Je  suis 
homme  d'action,  Ha  !  J'étais  de  l'équipe  qui 
a  gagné  la  coupe,  en  94,  à  Henley,  dans  les 
deux  courses,  VEight  Oars  et  Between  the  two 
Universities. 

Je  ne  sais  que  trois  sortes  de  poètes  :  moi, 
mon  fils,  jeune  homme  d'action,  et  les  autres. 
Mais  ceux-ci,  entre  mon  fils  et  moi,  leur  cas 
me  semble  désespéré,  les  pauvres  écuyers  : 
nous  avons  fait  du  saucisson  avec  Pégase.  C'est 
la  guerre.  Nous  ne  montons,  nous,  que  les  60  HP. 

Les  mauvais  poètes,  qui  sont  toujours  tristes, 
et  les  moralistes  moroses,  osent  prétendre  que 
tous  les   mariages   sont    mauvais    et  que   le 


XÉNIES  189 

meilleur  ne  vaut  pas  une  rose,  trois  jours 
après  avoir  été  coupée. 

Erreur  î  non  sensé,  aoiUrèdje  !  Dans  une  telle 
opinion,  l'indécence  et  le  sarcasme,  l'offense  à 
la  nature  et  à  M""^  W.-M.  Bruce,  vont  deux  à 
deux,  Newgate  fashion. 

Non,  mes  amis,  n'en  croyez  rien  ;  non,  mes 
chers  jeunes  hommes  d'aujourd'hui,  qui  avez 
si  certainement  inventé,  d'après  moi  et  mes 
leçons,  le  bonheur,  raction  et  le  monde.  Con- 
tinuez d'en  croire  votre  maître,  le  docteur 
William -Makepeace  Bruce,  votre  vrai  père, 
votre  oncle,  votre  frère,  l'un  de  vous  à  jamais 
et  non  le  moindre  :  tous  les  mariages  sont 
bons.  Au  lit,  tous  les  chats  sont  gris.  7b  bed, 
to  bed,  joyeux  garçons  !  Bons  comme  la  nature, 
bons  comme  moi,  bons  comme  vous,  mes 
petits  amis. 

Pour  ce  soir,  nous  avons  assez  entendu  le 
puissant  philosophe.  Prenons  congé  :  Bless  thee, 
buUjj  loctor  ! 


XXIV 


FLAUBERT-STYLE 


ASSURÉMENT,  Flaubert  est  un  grand  écrivain 
et  plus  encore  un  grand  artiste.  Il  a 
tout  ce  qu'il  faut  pour  devenir  classique;  il 
l'est  déjà. 

Mais  que  de  mal  il  se  donne  !  Et  le  pis, 
qu'on  ne  cesse  pas  de  voir  tout  le  mal  qu'il 
s'est  donné.  Sa  toile  est  belle  ;  mais  il  l'a 
vingt  fois  reprise  et  gratlée  cent  fois  ;  et  l'on 
suit  partout  les  traces  du  couteau.  Bien  moins 
homme  enfin  qu'homme  de  lettres,  et  comme 
on  ne  l'avait  pas  encore  été  jusqu'à  lui.  Né, 
préparé,  formé  par  le  destin,  par  lui-même 
comme  par  sa  famille,  pour  écrire  ses  six  ou 


192  XENIES 

sept  livres,  polir  et  repolir,  surcharger  et 
raturer;  heureusement  pourvu  d'une  fortune 
qui  lui  a  permis  d'entrer  au  couvent  de  cette 
vie,  d'en  fermer  sur  lui  la  clôture  et  de  faire 
profession,  les  gens  de  lettres  ont  ici  leur  pa- 
tron :  il  est  leur  grand  saint  Christophe  qui 
porte  l'écritoire,  confesseur,  quasi  vierge  et 
martyr. 

D'autres  ont  écrit  bien  mieux  que  lui, 
et  ne  sentent  pas  l'huile.  On  ne  suit  pas  sur 
la  page  la  gomme  et  le  canif.  Ils  n'ont  pas 
tant  peiné  ou,  du  moins,  leur  œuvre  ne  porte 
pas  les  marques  de  la  peine.  Elle  n'en  est  que 
plus  belle,  l'art  n'en  est  que  plus  grand.  On 
admire  presque  toujours  Flaubert  ;  mais  sou- 
vent il  nous  lasse  et  nous  pèse. 

Comme  dit  l'autre,  il  faut  faire  difficilement 
des  prodiges  faciles.  Voilà  où  Racine  est  incom- 
parable. Il  se  peut  bien  qu'il  ait  pesé  chaque 
vers  et  chaque  mot  ;  mais  il  n'y  paraît  pas.  Si 
Roxane  et  Bérénice  parlaient  en  vers  français, 
il  semble  qu'elles  diraient  sans  les  chercher 
tous  les  mots  que  Racine  leur  fait  dire.  So- 
phocle seul  a  le  même  génie.  L'œuvre  de  Racine 


XÉNIES  193 

est  comme  récriture  de  ses  manuscrits  :  une 
merveille  d'élégance  et  de  netteté  :  la  nature 
toute  savante?  ou  la  science  toute  naturelle? 
on  ne  sait.  Pas  une  erreur,  pas  une  rature; 
jamais  un  retour  de  la  main  ni  un  repentir  de 
la  pensée.  La  forme  est  achevée  quand  elle  se 
manifeste.  Tout  le  labeur  est  caché.  En  alle- 
mand, Gœthe  est  un  peu  de  cet  ordre,  et 
Dante  en  italien. 

Flaubert  est  l'objet  d'un  culte,  comme  Victor 
Hugo  et  Renan.  Il  est  donc  une  superstition 
de  Flaubert.  La  manière  le  rend  très  propre  à 
faire  un  classique,  comme  l'entendent  les 
maîtres  d'école.  Par  là,  il  est  le  modèle  que 
tout  le  monde  imite.  En  chacun  de  ses  livres, 
il  a  créé  des  types  que  l'Europe  entière  ne  se 
lasse  pas  de  reproduire  depuis  cinquante  ans  : 
la  vie  de  province,  le  roman  d'histoire  antique, 
le  conte  érudit,  la  fresque  d'idées  en  vaste 
poème,  l'analyse  fibre  à  fibre,  pièce  à  pièce,  le 
décompte  des  existences  nulles  ou  médiocres, 
enfin  la  parodie  sinistre  des  opinions,  Bovanj^ 
Salammbô,  l  Education,  Bouvard  et  Pécuchet, 
Flaubert  a  créé  plus  de  types  que  personne  en 


194  XÉNIES 

son  siècle  :  par  malheur,  ils  sont  bas  et  tout 
en  eux  est  négation.  Et  négation  sans  gran- 
deur :  Flaubert  avait  bien  lieu  d'être  enragé 
contre  ce  monde  vil,  où  règne  le  vil  bipède 
qu'il  appelle  le  bourgeois  :  il  le  porte  et  le  met 
partout.  S'il  eût  peint  les  dieux,  il  eût  logé 
Pécuchet  dans  la  peau  de  Jupiter  et  Bouvard 
dans  Apollon.  Il  y  a  un  fond  de  farce  inju- 
rieuse en  Flaubert,  et  de  dérision.  L'esprit 
médical  est  le  sien,  en  ce  qu'il  a  de  carabin  et 
de  grossièrement  lié  à  la  matière.  De  là  qu'il 
plaît  tant  au  commun  des  médecins.  Gomme 
son  art,  l'âme  de  Flaubert  est  puissante  et  fort 
vulgaire.  Entre  Flaubert  et  Stendhal,  l'abîme 
n'est  pas  moins  large  qu'entre  un  fermier  nor- 
mand et  un  noble  florentin,  qu'entre  un  chalet 
de  Pont-l'Évêque  et  un  petit  palais  de 
Pérou  se. 

Il  dénigre  avec  enthousiasme  ;  plus  il  nie, 
plus  il  jubile.  Il  ne  cherche  la  beauté  qu'avec 
l'espoir  de  ne  pas  la  trouver.  Il  prétend  ne 
rêver  que  de  la  déesse  ;  il  se  plaint  de  la  vile- 
nie humaine  qui  nous  l'a  partout  dérobée  ; 
mais   il   ne  veut  la  tenir  que  pour  compter 


XÉNIES  195 

SOUS  ses  voiles  tout  ce  qu'elle  a  de  rides,  de 
cicatrices  et  de  plaies.  L'énorme  dérision  est  sa 
cathédrale  ;  et  il  met  toute  sa  flamme  roman- 
tique dans  l'éclat  du  mépris.  Outré  dans  ses 
jugements,  il  est  exubérant  avec  méthode.  11 
est  plein  de  tintamarre,  et  il  aftécte  une  gra- 
vité sacerdotale  quand  il  écrit  :  naturellement 
porté  à  une  vision  burlesque  de  la  vie,  il  a  le 
ton  de  l'épopée  et  le  trait  de  la  caricature.  Il 
semble  né  pour  la  farce,  et  par  une  étrange 
rencontre  il  est  le  disciple  et  l'émule  de  Cha- 
teaubriand. Il  déniche  la  bassesse  et  la  bêtise 
avec  une  joie  toujours  nouvelle  :  il  y  prend  un 
plaisir  enivrant.  On  sent  d'ailleurs  qu'il   n'a 
point  de  méchanceté,  et  qu'il  consacre  beau- 
coup de  gaîté  native  à  cette  parodie  du  genre 
humain  :  il  s'amuse  à  son  jeu  de  massacre. 
Nulle  part,  on  n'entend  dans  la  forte  musique 
de  Flaubert  l'accent  de  la  puissante  volupté  ni 
les  tons  de  la  vraie  douleur.  Ce  grand  bour- 
geois n'a  pas  souffert.  Peut-être  n'a-t-il  jamais 
aimé.  Il  a  eu  la  vie  facile,  et  on  le  devinerait 
à  le  lire,  quand  on  ne  le  saurait  pas.  Entre  sa 
mère  dans  la  solide  maison  de  Croisset  et  ses 


196  XÉNIES 

escapades  de  Paris,  il  a  beaucoup  de  l'éternel 
étudiant  ;  son  application  sent  l'école  ;  ses  gros 
cris  et  ses  bons  rires,  l'allégresse  des  diman- 
ches et  la  joie  des  congés.  Dans  tout  ce  qu'il 
fait,  on  retrouve  le  morceau  de  concours  et 
parfois  le  pensum.  Il  met  les  lenteurs  habi- 
tuelles de  la  paresse  dans  le  travail,  et  dans  la 
paresse  les  habitudes  d'un  labeur  acharné. 
L'amour  de  l'art  le  soutient  ;  mais  il  s'en  fait 
aussi  souvent  un  devoir  pesant  et  une  tâche. 
Le  bourgeois,  dans  la  cité  moderne,  est 
l'homme  que  sa  naissance  dispense  de  lutter 
pour  la  vie  ;  ou  que  la  puissance  de  ses  pas- 
sions ne  replace  pas,  bon  gré  mal  gré,  dans  les 
conditions  mortelles  de  la  lutte.  Tout  montre 
dans  Flaubert  l'homme  à  l'abri.  On  ne  doute 
pas  plus  de  ses  rentes  que  du  sage  trantran, 
où  glisse  son  existence.  Ni  peuple  ni  grand  sei- 
gneur, Flaubert  est  le  bourgeois  toujours  à 
l'aise,  de  qui  le  goût  de  l'art  fait  un  artiste. 
Dirai-je  qu'avec  toute  sorte  de  différences,  le 
style  de  Flaubert  me  fait  penser  à  M.  Ingres  ? 
Et  peut-être  en  son  temps  Flaubert  a-t-il  été 
l'Ingres  de  la  prose,  en  effet. 


XÉNIES  197 

N'empêche  que  Flaubert  est  un  assez  grand 
esprit.  11  se  laisse  mesurer  dans  la  Correspon- 
dance, en  dépit  de  la  lourdeur  et  de  l'éternel 
métier.  Quant  à  la  Tentation,  elle  n'est  pas  si 
loin  d'être  le  Second  Faust  de  la  France.  Bien 
plus  artiste  que  l'un  et  d'une  imagination  bien 
plus  plastique  et  plus  mâle  que  l'autre,  Flau- 
bert l'emporte  beaucoup  sur  Sainte-Beuve  et 
Renan,  qui  restent  toujours  en  deçà  de  la 
création.  Flaubert  est  donc  la  plus  féconde 
intelligence  de  son  temps. 

Quels  qu'ils  soient,  Flaubert  impose  ses  types 
et  les  multiplie  :  types  d'œuvres,  types 
d'hommes.  Par  la  manière,  il  est  devenu  assez 
vite  un  modèle  facile  à  suivre  ;  et  par  là  aussi, 
il  est  souvent  d'un  extrême  ennui.  11  ne  craint 
pas  la  monotonie.  Le  premier  il  a  mis  en 
usage  ce  perpétuel  imparfait  qui  tombe  par- 
fois sur  dix  ou  vingt  pages  sans  cesser  un  ins- 
tant, comme  une  pluie  du  Calvados,  en  au- 
tomne, sur  l'herbage.  De  même,  cette  façon  de 
réduire  un  conte  ou  une  histoire  à  une  suite 
de  vignettes  qui  n'en  finissent  pas,  qui  sortent 
les    unes    des    autres,    toutes    sur    le   même 


198  XÉNIES 

plan,  presque  sans  ombre  et  sans  choix  : 
pourquoi  pas  la  moitié  moins  ?  pourquoi  pas 
le  double?  Rien  ne  s'oppose  à  ce  que  l'Éduca- 
tion Sentimentale  n'ait  pas  un  volume  de  plus, 
ou  Bouvard  et  Pécuchet  vingt  autres  chapitres. 
A  cet  égard,  Flaubert  n'a  jamais  rien  donné 
qui  vaille  Madame  Bovary,  si  ce  n'est  Héro- 
dias. 

Il  est  clair  que  Flaubert  n'écrit  pas  le  fran- 
çais purement  comme  Pascal  ou  Racine .  Cette 
pureté  souveraine  lui  est  étrangère.  Elle  tient 
à  la  pensée  peut-être  autant  qu'à  l'expression. 
Il  n'a  pas,  de  nature,  le  tour  exquis  et  libre, 
le  choix  des  mots  propres,  le  sens  de  la 
langue  intime  et  merveilleux  qu'on  trouve  à 
Pascal,  à  Gondi,  à  Saint-Evremond,  à  Saint- 
Simon,  à  Bossuet,  à  La  Fontaine.  La  correc- 
tion n'a  rien  à  voir  ici.  Saint-Simon  incorrect 
est  plus  maître  de  la  langue  que  tous  les  gram- 
mairiens sans  fautes. 

Flaubert  est  correct  presque  toujours  ;  où  il 
ne  l'est  pas,  il  doit  avoir  ses  raisons.  Il  en  a 
même  trop,  sans  doute.  Mais  enfin  il  lui  arrive 


XÉNIES  199 

de  ne  pajs  l'être  (1);  ou  du  moins,  la  correc- 
tion est  aux  dépens  de  la  pureté,  et  la  bonne 
règle  fait  tort  au  bel  usage. 

Peu  importe.  La  superstition  de  Flaubert 
vient  justement  de  ce  qu'il  fut  artiste  et  gram- 
mairien dans  un  temps  où  presque  personne 
ne  l'était  plus.  Tout  romantique  d'esprit  qu'il 
pût  être,  il  a  rétabli  l'art  classique  dans  les 
lettres. 

11  s'est  attaché  à  l'objet  de  toutes  les  manières; 
il  a  mis  toutes  les  forces  du  style  à  rendre  lu 
nature,  comme  à  dépouiller  sa  propre  pensée 
de  toute  illusion,  qu'elle  fût  mensonge  social, 
religion,  morale  ou  rhétorique. 

De  son  vivant,  il  a  été  haï  pour  toutes  ces 
vertus.  Les  docteurs  sont  en  retard  d'une  géné- 
ration ou  deux  sur  les  artistes.  Ils  courent  au 
plus  pressé,  ils  assassinent  d'abord  ;  et  ils  ado- 
rent, ensuite.  Mais  combien  ils  sont  plus  res- 
semblants à  eux-mêmes  dans  la  première  fonc- 
tion que  dans  la  seconde. 

(1;  Dans  son  livre  le  plus  parfait,  où  il  a  mis  le  plus  de  soin 
Tnois  Comtes,  il  écrit  :  <•  Elles  s'étreignirent,  satisfaisant  leur 
douleur  dans  un  baiser  qui  les  c^aliiait.  •  Ï-Igaliser  pour  égaler 
est  bien  laid,  encore  plus  que  barbare.  (Kdit.  in-8°,  p.  35). 


•200  XÉNIES 

Flaul>ert  a  du  style,  et  beaucoup;  mais  il 
faut  avouer  que  ce  style  est  souvent  celui  du 
Second  Empire,  funeste  époque  du  Louis  XVI 
bourgeois.  La  sueur  du  faubourg  Saint-Antoine 
et  tant  de  meubles  solides  ne  nous  ont  pas 
rendu  la  perfection  de  Riesener,  Carlin  et  Molitor. 

L'effort  ne  fait  rien  à  l'affaire.  En  quoi  l'art 
se  moque  de  la  morale.  Après  tout,  ceux  qui 
montrent  leur  peine,  c'est  qu'ils  ont  beaucoup 
peiné.  Tant  pis  pour  eux  :  on  ne  leur  demande 
pas  tant.  Et  ceux  qui  semblent  couler  de 
source,  c'est  que  la  belle  forme  leur  est  ou 
plus  aisée  ou  naturelle. 

A  coup  sur,  Molière,  Saint-Simon,  Gondi 
qui  ont  un  si  grand  style,  n'ont  pas  limé  leurs 
œuvres,  comme  un  esclave  à  la  meule  :  ils 
n'auraient  pas  tant  écrit  ni  si  vite.  Pour  une 
tragédie,  il  ne  faut  guère  à  Racine  lui-même 
que  dix  ou  onze  mois.  Il  faut  à  Flaubert  l'escla- 
vage de  Jacob  chez  Laban,  sept  ans,  pour  cha- 
cun de  ses  livres. 

Pascal,  plein  de  ratures  dans  les  Pensées,  ce 
n'est  pas  du  tout  la  phrase  qu'il  polit,  ni  le 
mot  :  c*est  l'idée  :  il  va  toujours  plus  au  fond  : 


XÉXIES  201 

il  use  les  enveloppes,  les  unes  après  les  autres. 
Le  travail  de  Pascal  est  tout  de  la  pensée  :  son 
grimoire  est  l'image  écrite  de  sa  méditation. 
Rien  ne  ressemble  moins  à  Flaubert.  Que  je  ne 
me  trompe  pas  sur  Pascal,  les  Provinciales  en 
sont  la  preuve  :  il  a  donné  toutes  les  Lettres, 
coup  sur  coup,  avec  une  extrême  rapidité,  ne 
mettant  pas  plus  de  quelques  jours  entre  l'une 
et  l'autre. 

Victor  Hugo  et  Voltaire,  l'un  en  vers,  l'autre 
en  prose,  ont  eu  la  même  facilité.  Ou  sinon,  il 
leur  eftt  fallu,  pour  laisser  leurs  cent  volumes, 
vivre  dix  fois  autant  que  Flaubert.  Le  supplice 
de  la  forme,  dans  Flaubert,  n'est  pas  sans 
trahir  une  sorte  de  vertu  infirme  ou  d'impuis- 
sance qu'on  retrouve  dans  tout  le  reste  de  sa 
personne  et  de  sa  vie.  Un  tel  martyre  le 
recommande  à  nos  prières  plus  qu'à  l'admira- 
tion. Il  y  a  de  l'idolâtrie  dans  en  culte  comme 
dans  tous  les  autres.  Ce  géant  est  parfois  un 
colosse  mou. 

A  la  vérité,  il  ne  pêche  pas  contre  le  nombre, 
ni  la  couleur.  Par  là,  il  a  frappé  bien  des  esprits. 
D'ailleurs,  son  imagination  des  caractères  est 


202  XÉNIES 

admirable.  Ce  don  emporte  tout.  Flaubert  n'a- 
t-il  pas  inventé  la  Normandie?  Elle  est,  à 
jamais,  ou  pour  longtemps,  ce  qu'il  voulait 
qu'elle  fût.  Bien  des  gens  ne  voyaient  la  vie  et 
les  hommes  qu'en  Flaubert,  hier  encore  et 
peut-être  aujourd'hui.  On  lui  doit  même  la 
plupart  de  nos  manies. 

Plus  que  grand  écrivain,  Flaubert  est  grand 
peintre.  Avant  lui,  on  a  peint  sans  doute 
avec  les  mots  ;  mais  non  par  système.  On  fait 
un  crayon  des  mœurs;  on  dessine  les  visages. 
Flaubert  tient  la  palette,  et  il  mêle  les  mots 
comme  le  peintre  les  couleurs.  Il  aime  la  pâte 
et  les  glacis  ;  il  charge  et  il  surcharge  ;  il  frotte 
et  il  reprend.  Il  modèle  par  la  lumière.  Il  est 
plein  de  recettes,  et  sa  cuisine  est  en  plein 
vent.  Que  d'huile  !  Le  métier  du  peintre  fait  la 
joie  du  peintre;  mais  il  donne  beaucoup  de 
mal  au  peintre  de  mots. 

On  ne  sent  jamais  le  métier  dans  les  grands 
classiques.  Mais  il  se  laisse  voir  dans  les  moin- 
dres. Plutôt  que  Saint-Simon  ou  Pascal, 
Flaubert  est  un  La  Bruyère  de  génie. 

Une  certaine  perfection  apparente  éloigne  de 


XÉNIES  203 

la  vraie  perfection.  Ainsi  la  symétrie  parfaite, 
loin  de  contenter  la  passion  de  l'ordre,  nous 
ennuie  et  nous  laisse  le  regret  du  rythme.  Le 
beau  rythme  comporte  plus  de  caprice  que 
n'en  conçoit  toute  la  symétrie. 

La  plus  belle  des  (puvres  humaines  est  tou- 
jours celle  qui  nous  laisse  croire  qu'elle  s'est 
faite  toute  seule,  et  qui  ne  fait  d'abord  pas 
penser  à  celui  qui  l'a  su  faire.  Puis,  on  ne  peut 
plus  les  séparer.  Ainsi  du  plus  grand  style. 

On  croit  d'abord  que  le  vieux  Lear,  Hamiet 
et  Imogène,  Bérénice  et  Roxane  peuvent  seuls 
parler  comme  ils  parlent.  Et  bientôt  il  est  clair 
que  seuls  Racine  et  Shakspeare  peuvent  ainsi 
parler.  Mais,  en  premier  lieu,  ils  n'y  font  pas 
penser.  Quel  triomphe. 

Rien  n'est  plus  difTicile  que  ce  qui  semble  le 
plus  facile.  L'huile  fait  des  taches.  L'apprêt  est 
de  trop.  Stendhal  est  merveilleux  :  il  paraît 
négligé.  Il  l'est,  peut-être.  Mais  Rénal,  Julien, 
Mosca,  Fabrice,  Lamiel  n'en  sont  que  plus  vifs, 
plus  passionnés  et  plus  irrésistibles.  Cette  aisance 
est  ravissante.  Elle  est  la  grâce  dans  l'ordre  de 
l'esprit.  Où  je  la  sens,  j'oublie  même  la  beauté. 

12 


XXV 

CRITIQUE 

I 

FAITS 

ON  TROUVE  toujours  plus  de  moines  que  de 
raisons  et  moins  de  belles  œuvres  que 
de  mauvais  critiques. 

i:}  La  critique  n'est  pas  plus  facile  que  l'art. 
Le  mauvais  art  est  aisé,  la  bonne  critique 
est  difficile. 

L'excellent  n'est  pas  commun  ;  si  l'excellent 
est  toujours  rare,  il  ne  J'est  pas  plus  en  art, 
peut-être,  qu'on  critique. 


206  XÉNIES 

§  L'honneur  du  critique  n'est  pas  de  louer, 
l'honneur  du  critique  n'est  pas  de  blâmer  : 
l'honneur  du  critique  est  de  comprendre.  Mais 
il  ne  comprend  pas  assez  s'il  ne  comprend  que 
ses  propres  idées.  Pour  comprendre,  il  faut 
être  libre.  Et  d'abord,  être  libre  de  soi.  Néron 
n'est  pas  si  tyran  que  l'amour-propre. 

§  Un  esprit  polémique  n'est  jamais  libre  :  il 
ne  comprend  que  ce  qui  lui  plaît.  Et  dans  le 
plaisir,  il  y  a  l'intérêt. 

On  finit  par  confondre  Tintelligence  avec  la 
liberté,  tant  celle-ci   est  nécessaire  à  celle-là. 

L'honneur  du  critique  est  de  comprendre, 
et  son  talent  de  faire  comprendre  ce  qu'il  a 
compris. 

Dans  le  parfait  critique,  ceux  qui  aiment  un 
ouvrage  devraient  trouver  une  raison  décisive 
de  le  préférer;  et  ceux  qui  le  détestent,  une 
raison  non  moins  décisive  de  le  haïr. 

§  La  critique  des  poètes    est    d'une   autre 
sorte. 
A  propos  de  ce  qu'ils  blâment  ou  de  ce  qu'ils 


XÉNIES  207 

louent,  ils  font  poème  de  leurs  passions  et  de 
leurs  sentiments.  Ils  se  peignent  eux-mêmes, 
ou  le  monde  de  leur  rêverie.  La  critique  des 
poètes  est  un   voyage  dans  leur  imagination. 

De  la  même  manière,  les  grands  peintres  ne 
peignent  pas  des  portraits  ressemblants;  sans 
doute,  ils  ne  fuient  pas  la  ressemblance  et 
même  ils  la  cherchent;  il  peut  arriver  qu'ils  la 
trouvent;  mais  surtout  ils  l'inventent  :  le 
modèle  leur  est  un  prétexte  à  quelque  beau 
voyage  dans  les  caractères,  parmi  la  couleur  et 
les  lignes.  Ils  le  révèlent  à  lui-même,  et  non 
sans  lui  faire  parfois  une  affreuse  violence. 

Que  nous  importe  si  les  portraits  de  Rem- 
brandt sont  ressemblants  ?  A  trois  cents  ans 
des  modèles,  seuls  les  portraits  vivent.  Ils  sont 
d'une  ressemblance  plus  durable  et  plus  pro- 
fonde que  les  personnes  mêmes.  Au  fond  de 
tous,  et  derrière  chaque  modèle,  on  voit  Rem- 
brandt. 

La  critique  des  poètes  est  leur  peinture  de 
portraits.  Tels  sont  les  deux  plus  beaux  bustes 
du  monde  :  Homère  chez  les  Anciens  et  le 
Dante  de  IN'aples  sont  des  portraits  de  poètes 

12. 


208  XÉNIES 

par  des  poètes;  nés  de  l'imagination,  ils  ont 
créé  pour  l'imagination  de  tous  les  hommes 
deux  figures  éternelles.  Ils  vont  si  loin  dans  le 
caractère  qu'on  ne  peut  plus  les  séparer  des 
illustres  poèmes  et  qu'ils  les  font  mieux  enten- 
dre. Voilà  sans  doute  la  critique  des  poètes  et 
son  triomphe. 

§  Les  esprits  à  la  Stendhal  et  à  la  Montaigne 
se  montrent  aussi  poètes  dans  leur  critique. 
Une  prodigieuse  expérience  des  passions  et  une 
ardente  fantaisie  font  une  sorte  de  poésie  spi- 
rituelle :  l'imagination  y  a  plus  de  part  que  la 
science;  plus  on  va  loin  dans  les  caractères, 
plus  on  imagine. 

C'est  un  poème  aussi  que  le  voyage,  dans  les 
idées,  de  la  fantaisie  et  du  caprice. 

§  Mais  qui  juge  moins  que  Montaigne  ?  Il  va 
et  vient  sans  cesse,  tout  en  restant  lui-même 
à  l'égal  du  docteur  le  plus  ferme.  Toutefois,  le 
docteur  affirme  ses  doctrines,  et  Montaigne 
n'affirme  que  son  tempérament. 

Là  même  où  Montaigne  juge  le  plus,  il  fait 
«t  défait  ses    opinions   à   mesure;  mais  lui, 


XÉNIES  209 

demeure.  0  délices  d'un  esprit  sans  dogmes. 
Ce  n'est  pas  Montaigne  qui  voudrait  nier  que 
le  dernier  mot  de  ce  qu'il  pense  n'est  pas  dans 
ce  qu'il  sent.  11  n'est  jamais  dupe.  N'être  point 
dupe  et  ne  pas  vouloir  se  duper,  celui-là  est 
un  esprit  libre.  Montaigne  sait  qu'on  ne  sépare 
rien  dans  l'homme,  ni  la  pensée  de  la  vie,  ni 
la  raison  de  la  nature.  Point  d'absolu,  sinon, 
en  passant,  ce  qu'on  est  soi-même,  et  pour  soi 
seulement. 

Point  de  système,  point  de  politique.  En  art, 
la  politique  corrompt  tout.  Par  politique,  un 
aussi  beau  poète  que  Platon  fait  la  guerre  à  la 
poésie. 

î^  L'opinion  propre  du  critique  ne  lui  doit 
servir  qu'à  préférer.  On  ne  juge  [)as  quand  on 
préfère.  On  exprime  un  sentiment  et  l'on  donne 
les  raisons  qu'on  a  de  sentir  comme  on  sent. 

§  Le  tort  du  critique  commence  au  parti 
pris,  par  où  le  politique  commence  de  croître 
en  mérite.  Le  critique  meurt  ou  disparaît  par- 
tout où  poind  le  politique.  Étant  toujours  de 
parti,  le  politique  est  naturellement  de  mau- 
vaise foi;  et  il  s'en  fait  une  vertu,  qui  pis  est. 


210  XÉNIES 


Le  critique  de  parti  pris  fausse  lui-même  sa 
vue,  s'il  l'a  bonne,  pour  ne  plus  voir  que  lui 
dans  tout  ce  qu'il  voit. 


Avant  tout,  que  le  critique  reste  libre.  Il  ne 
l'est  vraiment  que  s'il  se  rend  aussi  libre  de  soi. 
L'esprit  du  critique  n'est  point  libre  s'il  est 
entêté  de  ses  propres  opinions  et  les  fait  inter- 
venir à  tout  propos. 

Le  juge  infatué  est  le  pire  des  critiques  : 
parce  que  le  juge  applique  une  loi  et  ne  peut 
l'appliquer  qu'à  un  coupable.  La  manie  du  juge 
est  liée  à  son  devoir  :  en  quoi  il  est  si  dange- 
reux. Pour  le  juge  qui  instruit  une  affaire,  le 
prévenu  n'est  jamais  innocent.  Le  vrai  critique 
ne  présume  que  l'innocence  dans  l'artiste.  Il 
n'est  donc  pas  juge  d'instruction.  Encore  moins 
juge  qui  prononce  l'arrêt;  pour  celui-là,  sur  le 
siège,  il  sait  ce  qu'il  doit  à  sa  toque;  l'accusé 
est  toujours  un  coupable  qu'il  taut  punir;  et  il 
condamne. 

Le  vrai  critique  ne  juge  pas  un  procès.  Il 


XÉNIES  211 

n'est  point  partie  dans  l'affaire*  Il  décrit  des 
espèces  et  les  expose  avec  tant  d'intelligence 
que  les  parties  contraires  puissent  conclure 
contrairement  d'après  lui.  Et  jamais  il  ne  con- 
damne. Il  laisse  le  poète  et  l'œuvre  se  condam- 
ner eux-mêmes,  s'il  y  a  lieu. 

§  La  liberté  du  critique  est  fonction  de  sa 
sympathie  pour  l'objet  critiqué.  N'être  pas, 
d'abord,  contre  le  livre  qu'on  lit,  contre  l'œuvre 
qu'on  regarde,  c'est  la  meilleure  garantie  pour 
ne  pas  se  tromper,  et  le  seul  garde-fou  contre 
la  négation,  ce  danger  perpétuel  et  ce  vice  de 
toute  critique. 

L'œuvre  appartient  au  critique  et  non  l'au- 
teur. La  honte  du  critique  est  de  viser  l'écri- 
vain à  travers  le  livre;  ou  pour  se  défaire  du 
livre,  quand  on  s'en  prend  à  l'auteur,  soit  qu'on 
s'en  moque,  soit  qu'on  en  médise. 

§  Deux  signes  du  grand  critique,  entre  beau- 
coup d'autres  :  qu'il  puisse  admirer  une  œuvre 
d'un  esprit  contraire  au  sien  et  dont  tout  le 
sépare,  moins  la  forme;  et,  par  suite,  qu'il  soit 
plus  sensible  aux  œuvres  de  son  temps  (ju'aux 
œuvres  du  passé.   Car  les  grandes  œuvres  du 


212  XÉNIES 

passé  n'ont  pas  besoin  de  nous  :  étant  immor- 
telles plus  ou  moins,  elles  n'ont  pas  besoin  de 
vivre  par  nous,  en  quelque  sorte.  Mais  les 
œuvres  vivantes  peuvent  mourir,  et  elles 
réclament  qu'on  les  défende.  Il  n'y  a  qu'elles 
que  l'on  puisse  aider  à  la  vie;  elles  sont  d'ail- 
leurs les  seules  que  l'on  puisse  admirer  contre 
«oi-même  et  son  propre  penchant.  Il  n'est  pas 
difficile  d'être  juste  pour  les  chefs-d'œuvre 
consacrés  par  les  siècles.  On  y  met  plus  ou 
moins  d'amour,  et  tout  est  dit. 

Ne  pas  se  servir  des  morts  contre  les  vivants. 

§  L'amour -propre  et  la  manie  d'abonder  en 
soi  ne  font  peis  moins  la  secte  que  l'intérêt. 
D'ailleurs,  les  gens  à  système  ne  sont  pas 
moins  jaloux  de  leur  intérêt  que  les  gens  de 
fortune.  La  plume  à  la  main,  que  de  sicaires. 

En  toute  inimitié,  il  y  a  de  la  haine;  en 
toute  haine,  un  parti  contre  la  vie.  Quoi  de 
plus  général?  Qui  n'a  senti  de  cette  fureur 
dans  la  gent  des  auteurs  et  des  artistes?  Contre 
ceux  qui  ne  sont  pas  de  leur  bande,  ils  ont  des 
pensées  meurtrières.  Ils  ont  l'air  de  rire  et  ils 
outragent;  on  croit  peut-être  qu'ils  se  moquent 


XÉNIES  213^^ 

d'un  homme,  et  ils  lui  souhaitent  la  mort.  J'ai 
vu  de  l'assassin  secret  en  plus  d'un  grimaud 
et  du  meurtre  en  plus  d'un  avis.  Que  de  sicai- 
res.  Le  critique  alors  est  vraiment  l'ennemi. 
Le  brave  homme  !  L'honnête  homme  !  Comme 
il  parle  bien  de  sa  mission  et  de  son  sacer- 
doce !  Qu'il  a  donc  raison  de  s'estimer  le  pon- 
tife du  goût  et  le  grand  prêtre  de  la  justice  ! 
JVe  le  voit-on  pas  dans  sa  chaise  curule  et  sa 
chaise  au  beau  milieu  de  Sirius  ?  Il  y  est,  il  y 
est!  Cependant,  je  lis  dans  ses  yeux  qu'il 
m'assassine. 

III 

Certes,  le  sens  de  l'histoire  importe  beau- 
coup au  talent  du  critique.  Il  ne  fera  rien  de- 
bon,  s'il  n'est  pas  capable  de  vivre  un  peu  en 
esprit  au  temps  de  ses  héros,  qu'ils  soient  des^ 
saints  et  des  poètes  ou  de  petites  gens.  Mais  le 
sens  du  passé  compte  bien  moins  que  le  don 
d'imaginer  d'autres  vies  que  la  sienne.  La 
connaissance  des  hommes  importe  plus  que 
toute  autre  connaissance.  L'imagination  des 
caractères  est  la  plus  créiitrice.  Elle  est  la  plus 


214  XÉNIES 

générale  aussi.  Elle  s'exerce  sur  tous  les  temps 
et  sur  tous  les  objets.  Elle  n'est  pas  moins  néces- 
saire pour  comprendre  l'artiste  vivant  que  les 
poètes  de  la  Grèce  ou  les  apôtres  de  Jésus-Christ. 
Avec  un  peu  d'imagination,  que  de  sottises  on  se 
fût  épargnées  sur  la  personne  de  Shakspeare! 
On  ne  se  représente  bien  les  siècles  passés 
qu'à  la  mesure  où  l'on  peut  imaginer  des  vies 
diverses.  De  toutes  parts,  on  aboutit  à  la  même 
conclusion  :  il  faut  avant  tout  s'effacer.  Pour 
faire  œuvre  qui  vaille,  la  même  loi  gouverne 
le  talent  du  critique  et  le  génie  du  poète  tra- 
gique :  le  premier  point  est  de  se  retirer  soi- 
même  et  de  laisser  la  place  à  l'objet. 


IV 


Un  homme  n'a  pas  un  beau  nom,  et  sans 
doute  il  en  souffre.  Qu'est-ce  qu'un  nom  ?  Plus 
d'un  sonne  mal  à  l'oreille  ou  à  l'esprit.  Pour 
se  produire  en  public,  il  est  juste  qu'on  le 
change.  Ce  fut  toujours  le  droit  de  l'artiste 
et  de  l'écrivain.  Sans  autre  raison,  la  seule 
fantaisie  l'autorise.  Molière  donne  l'exemple, 


XÉNIES  215 

Voltaire  suit.  Je  verrais  môme  une  charmante 
délicatesse  à  prendre  ce  masque,  s'il  passait 
en  usage  :  on  ne  livre  au  public  que  ce  qu'on 
veut  de  soi. 

Là-dessus,  que  penser  du  critique  pontife 
qui  commence  son  jugement  sur  l'œuvre  d'un 
écrivain,  en  rappelant  avec  risée  le  nom  qu'il 
ne  porte  plus,  et  s'en  moquant  qui  essaie  de 
rendre  par  là  toute  l'œuvre  et  l'homme  ridi- 
cules? Que  ce  juge  est  fin  !  Que  de  raison  il/a 
et  de  bonnes  raisons  !  Que  d'honneur,  d'esprit 
et  d'équité! 

Avec  autant  de  goût,  un  autre  donnera  de 
Marins  et  de  Tartarin,  de  la  Cannebière  et  de 
bagasse  à  un  poète,  s'il  a  eu  le  malheur  de 
naître  à  Marseille.  Que  de  sagesse  là  encore  ! 
Quel  juste  discernement,  que  de  raison  !  Il  ne 
sait  d'ailleurs  pas  que  personne,  à  Marseille, 
n'a  jamais  dit  le  mot  bagasse,  ni  ne  l'a  entendu. 


Sainte-Beuve  et  Renan  ont  été  les  plus  vrais 
critiques.  Ils  en  ont  la  force  principale,  qui 

13 


216  XÉNIES 

est  une  grande  intelligence,  souple  et  prompte; 
le  don  propre  de  comprendre,  qui  n'est  pas  du 
tout  celui  de  créer  et  qui,  sans  être  le  con- 
traire, y  est  oblique.  Plus  on  entend  la  pensée 
des  autres,  moins  on  invente,  si  même  on 
imagine.  La  raison  morale  gâte  tout  dans 
Taine  :  elle  a  fini  par  le  perdre. 

L'esprit  de  Renan  me  semble  plus  vaste  et 
plus  ouvert  même  que  celui  de  Sainte-Beuve  ; 
mais  il  est  moins  varié.  Si  l'esprit  critique  est 
un  grand  voyageur  dans  le  monde  des  œuvres 
et  des  idées,  Sainte-Beuve  fait  des  voyages  plus 
nombreux  en  des  pays  plus  divers.  Benan  ne 
quitte  guère  la  même  contrée,  d'ailleurs  l'une 
des  plus  étendues  et  des  plus  mystérieuses  qui 
soient.  Sainte-Beuve  se  plaît  en  tous  climats, 
sauf  dans  les  hauteurs,  les  tempêtes  et  les 
déserts  torrides  du  génie  ;  il  hante  surtout  les 
villes  et  les  lieux  les  plus  polis  ;  il  aime  les 
salons.  Renan  s'attarde  plutôt  aux  cités  nais- 
santes ;  il  s'attache  de  préférence  aux  peuples 
enfants,  aux  êtres  simples  et  aux  origines. 

Sainte-Beuve  est  plus  médecin,  et  Renan 
plus  naturaliste.  Sainte-Beuve  plus  moraliste, 


XÉNIES  217 

et  Renan  plus  historien.  Sainte-Beuve  plus 
psychologue;  Renan,  plus  anatomiste  et  phy- 
sicien. 

Où  ils  pèchent,  Renan  est  gâté  par  le  sys- 
tème et  Sainte-Beuve  par  le  désir  du  système. 
Renan,  sans  en  avoir  l'air,  en  a  toujours  un  ; 
et  Sainte-Beuve  où  il  semble  en  avoir  le  plus 
n'en  a  point. 

Les  idées  de  Renan  sont  hardies,  et  son 
goût  est  timide.  Touchant  les  hommes,  il  ne 
vit  que  dans  le  passé.  Il  n'eût  rien  fait  de  bon, 
s'il  avait  dû  s'en  tenir  aux  vivants.  Il  est  tout 
dans  les  archives  et  dans  les  livres.  En  quoi  il 
est  resté  d'Église. 

11  n'entend  presque  rien  à  l'art  ni  aux  mo- 
dernes. Il  n'a  pas  la  moindre  idée  de  la  musi- 
que. A-t-il  des  yeux?  Pour  juger  de  son  goût, 
il  suffit  de  lire  son  article  sur  Ary  Scheffer, 
l'Angelico  du  jour  de  l'an,  si  le  paradis  est 
ouvert  chez  Boissier.  La  piété  conjugale  n'a 
rien  à  voir  dans  la  peinture  ni  dans  la  cri- 
tique. 

L'Avenir  de  la  Science  pèse  sur  lui. 

Il  ne  croit  pas  à  la  poésie  ni  à  1  art  chez  les 


218  XÉNIES 

modernes.  Il  reste  à  jamais  prisonnier  des 
théories  romantiques  à  la  Herder  et  la  Schlégel. 
Il  n'a  jamais  purgé  cette  humeur  superbement 
servile,  ces  fades  contes  venus  d'Allemagne  sur 
la  poésie  primitive,  sur  les  muses  de  la  race 
et  l'éclosion  fatale  des  poèmes  sublimes,  sans 
nom,  sans  volonté  d'artiste,  sans  auteur.  Les 
grandes  œuvres  sont  populaires,  comme  les 
religions.  Elles  naissent  de  la  masse.  Homère 
n'est  qu'un  titre.  Toute  cette  plate  adoration 
de  l'instinct,  de  la  foule  anonyme,  de  la  force 
sans  conscience  est  bien  peu  digne  d'une  pen- 
sée patricienne.  Elle  est  si  flatteuse  pour  Cali- 
ban,  qu'on  s'étonne  fort  de  la  trouver  dans 
Renan.  Ce  n'est  pas  assez  de  voter  pour  Louis- 
Philippe  et  le  seigneur  du  village.  Il  faut  voter 
en  plébéien  et  penser  en  patrice. 

Par  là,  Renan  paie  rançon  à  la  superstition 
des  origines.  Est-ce  vraiment  la  peine  d'être  si 
peu  démocrate  en  politique,  pour  être  déma- 
gogue en  poésie  ?  Après  tout,  la  race  en  chacun 
de  nous  c'est  le  Barbare,  c'est  Caliban.  Et 
même  moins  :  c'est  la  bête. 

Sainte-Beuve  est  le  plus  libre.  H  n'a  pas  le 


XÉNIES  249 

goût  timide,  mais  un  peu  petit.  Avec  de  la 
grandeur,  Sainte-Beuve  eût  été  incomparable. 
Les  rivières  l'empêchent  d'aller  jusqu'à 
l'Océan. 

Il  comprend  presque  tout,  et  ce  qu'il  aime 
le  moins  comme  ce  qu'il  préfère.  Non  pas  la 
haine  de  la  grandeur,  mais  une  certaine 
défiance  le  rend  injuste;  on  dirait  que  la 
méfiance  de  son  esprit  incline  son  caractère  à 
une  sorte  de  mauvaise  foi.  11  a  moins  d'envie 
que  d'irritation  à  l'égard  des  œuvres  sublimes; 
et  par  là  il  irrite.  Son  vice  est  de  ne  point 
donner  assez  à  ce  qu'il  y  a  de  plus  grand.  Non, 
Sainte-Beuve  n'est  pas  généreux  avec  les 
grands  :  c'est  la  plus  belle  générosité,  et 
d'ailleurs  la  plus  rare. 

VI 

DONNÉES 

Entre  tous  les  éléments  varial)les,  le  climat 
est  la  constante. 

Par  climat  j'entends  le  ciel  et  la  terre,  les 
eaux  et  les  fruits. 


220  XÉNIES 

L'homme  est  fonction  de  l'air  qu'il  respire, 
et  de  la  terre  qui  le  porte,  et  qui  porte  aussi 
tout  ce  qui  le  nourrit. 

§  Dans  un  homme,  esprit  et  sensation,  la 
race  est  en  raison  directe  de  la  matière,  et 
inverse  de  l'esprit. 

L'esprit  est  esprit  en  raison  inverse  de  la 
race. 

§  Là  où  la  matière  domine,  la  mce  domine 
aussi  et  asservit  l'esprit. 

Un  grand  homme  selon  la  race  est  toujours 
esclave  de  la  race. 

§  Le  moment  est  une  somme  de  variables. 

Le  moment  est  une  fatalité  dans  le  temps, 
et  comme  une  race  universelle. 

Le  moment  est  une  fatalité  dynamique.  La 
race,  une  fatalité  statique. 

Plus  un  homme  s'éloigne  de  la  race,  plus  il 
est  homme  au  sens  où  l'homme  est  esprit. 

Plus  il  est  dans  la  race,  moins  il  est  libre. 

Le  passé  est  le  sens  de  la  matière  ;  l'avenir 
est  le  sens  de  l'esprit.  Hier  est  le  signe  de  la 
race  ;  demain  est  le  signe  de  l'homme  libre  et 
de  l'esprit. 


XENIES  221 

§  Être  libre  de  la  race  et  du  moment,  voilà 
le  signe  de  l'homme  le  plus  homme. 

On  ne  s'affranchit  qu'à  la  mesure  où  l'on 
peut  se  soustraire  à  la  fatalité  du  sang  et  au 
poids  du  moment  ;  la  voie  de  cette  liberté  pro- 
fonde, parmi  tant  de  fossés  et  d'entraves, 
mène  seule  à  la  délivrance. 

J'appelle  délivrance  tout  ce  qui  mène  à  l'es- 
prit et  ajoute  au  pouvoir  de  l'esprit. 

§  Il  ne  s'agit  pas  pour  l'homme  d'être  un 
pur  esprit,  car  le  pur  esprit  est  une  chimère, 
mais  de  donner  tout  pouvoir  à  l'esprit  sur  la 
bête,  l'habitude  et  la  matière. 

Le  climat  est  la  constante.  On  fait  varier 
l'homme  en  le  changeant  de  climat.  Les  lan- 
gues sont  le  fait  du  climat  (1).        ^ 

Ni  la  race  ne  peut  rien  sur  le  climat,  ni  le 
moment.  Jamais  le  moment  ne  modifie  le  climat. 

Mais  le  climat  modèle  tous  les  moments  et 
change  la  race.  Les  Celtes  ne  sont  plus  les 
l^retons  en  Galatie,  ni  en  Bavière,  ni  même  en 
Irlande. 

il)  Le  latin  est  le  français  à  Paris  et  l'italien  à  Rome. 


222  XÉNIES 

Plus  on  donne  au  climat,  plus  on  voit  loin  dans 
l'histoire  et  dans  l'homme.  Pour  la  moitié,  l'his- 
toire est  du  climat. 

VII 

Le  sentiment  n'est  pas  la  règle  de  l'art,  mais 
la  source.  Que  le  critique  ait  donc  égard  à  la 
pureté  des  sources,  et  qu'il  ne  les  souille  pas  : 
car  lui-même,  il  y  boit. 

§  Pascal,  parlant  pour  la  religion,  parle 
pour  nous,  les  païens,  pèlerins  de  l'art,  puis- 
que notre  religion  est  la  poésie  :  «  C'est  sur 
ces  connaissances  du  cœur  et  de  l'instinct  qu'il 
faut  que  la  raison  s'appuie,  et  qu'elle  y  fonde 
tout  son  discours.  »  Et  plus  loin  :  «  Il  est 
aussi  ridicule  que  la  raison  demande  au  cœur 
des  preuves  de  ses  premiers  principes,  pour  y 
vouloir  consentir,  qu'il  serait  ridicule  que  le 
cœur  demandât  à  la  raison  un  sentiment  de 
toutes  les  propositions  qu'elle  démontre,  pour 
vouloir  les  recevoir.  » 

«  Gomme  s'il  n'y  avait  que  la  raison  capable 
de  nous  instruire  »,  dit-il  encore.  Mais  à 
meilleur  droit  on  peut  dire  :  comme  s'il  n'y 


XÉNIES  223 

avait  que  la  raison  pour  inspirer  une  œuvre  et 
la  produire. 

Le  critique  est  sage  s'il  ne  méprise  pas  le 
sentiment  ;  et  le  poète,  s'il  ne  dédaigne  pas  la 
raison.  Déjà,  pour  Aristote,  la  passion  même 
a  ses  raisons  en  poésie  :  le  grand  homme  est 
bien  trop  raisonnable  pour  le  nier,  trop  grec 
et  trop  artiste.  Il  sait  que  l'art,  en  général,  ne 
touche  que  les  vérités  relatives^. 

§  Va-t-on  faire  du  poète  une  espèce  d'au- 
guste besacier,  portant  sa  poésie  comme  un 
saint-sacrement,  tout  enflé  de  sa  divinité  sou- 
veraine, vrai  pédant  du  Parnasse  à  sa  façon, 
comme  les  régents  de  collège  sont  pédants  de 
boutique?  En  rien.  Et  qui  ne  sait  le  nom  du 
besacier  qui  porte  des  reliques  ?  Le  poète  n'est 
pas  si  ridicule  ;  ou  tant  pis  pour  lui  s'il  l'est. 
Je  le  vois  plutôt,  et  dans  l'orgueil  môme  de  la 
Muse,  pareil  à  l'arbre  du  printemps  chargé  de 
fleurs,  en  attendant  les  fruits  :  la  beauté  de  ses 
constellations  éphémères,  fiancées  aux  longs 
jours,  et  le  triomphe  ensuite  de  ses  pommes 
ne  font  pas  la  superbe,  mais  l'offrande  heu- 
reuse du  pommier. 

13. 


224  XKNIES 

§  Ce  qu'il  y  a  de  pis  dans  le  critique  :  son 
injustice  force  le  poète  à  se  défendre  et  pour  la 
polémique  à  quitter  la  poésie. 

Le  meilleur  critique  est  celui  qui  nous  donne 
le  plus  d'occasions  d'admirer. 

Le  mauvais  poète  exige  une  louange  qui  ne 
lui  est  pas  due  et  le  méchant  critique  refuse 
celle  qu'il  doit.  On  ne  demande  pas  la  com- 
plaisance au  bon  critique,  mais  de  n'être  pas 
complaisant  qu'à  soi. 

On  ne  fait  rire  que  les  sots  de  ce  qu'ils 
ignorent.  Le  plus  souvent,  les  bons  mots 
cachent  les  mauvaises  raisons. 


VIII 


Assurément,  le  critique  n'est  pas  un  miroir 
inerte.  Il  a  sa  courbe,  comme  tout  miroir  ;  et 
il  donne  fatalement  aux  objets  le  reflet  de  son 
esprit.  Mais  il  ne  les  déforme  pas  à  plaisir.  11 
ne  travaille  pas  sans  cesse  à  outrer  sa  propre 
courbure  pour  infléchir  les  formes  selon  elle  et 
en  briser  toutes  les  lignes.  Il  connaît  son  équa- 
tion personnelle,  non  pas  pour  s'y  complaire. 


XÉNIES  225 

mais  pour  en  corriger  le  plus  possible  les  inci- 
dences involontaires  et  les  temps.  Il  se  défie  de 
lui-même,  plus  qu'il  n'est  en  perpétuel  soupçon 
des  autres.  Il  ne  met  pas  tous  ses  soins  à 
devenir  convexe  si  l'objet  est  concave,  et  con- 
cave s'il  est  convexe.  Il  ne  cherche  pas  le  trait 
sensible  dans  une  théorie  des  nombres,  et  la 
logique  du  géomètre  dans  un  rêve  de  poésie. 
Enfin  et  d'un  seul  mot,  il  tâche  en  tout  à  ren- 
contrer la  décence.  S'il  est  assez  riche  d'ima- 
gination ou  assez  souple,  il  a  plus  d'un  miroir 
dans  l'esprit  ;  il  ne  fait  pas  tout  passer  par  un 
foyer  unique  ;  surtout  il  n'en  prétend  pas  faire 
le  foyer  virtuel  où  tous  les  rayons  doivent  coïn- 
cider, quels  qu'ils  soient  et  d'où  qu'ils  arrivent. 
Un  bon  critique  a  bien  le  droit  d'avoir  sa 
philosophie,  son  système,  sa  morale,  ses  goûts, 
ses  passions  même  et  ses  caprices,  tout  ce  qui 
fait  de  lui  l'homme  qu'il  est  et  non  pas  un 
autre.  Mais  à  la  condition  qu'il  n'y  compare 
pas  la  philosophie  et  les  passions  d'autrui.  Dès 
qu'il  y  faut  faire  appel,  l'équité  du  critique  est 
en  déroute.  Ce  genre  de  guerre  ne  va  pas  sans 
désir  de  nuire  et  sans  injustice. 


226  XÉNIES 

On  compare,  pour  mesurer  l'objet  et  le  con- 
naître. On  compare  pour  se  mieux  connaître 
aussi.  Rien  n'est  plus  légitime,  puisque  telle 
est  la  nécessité  de  l'esprit  Le  délicat,  le  diifi- 
cile  de  la  comparaison  est  de  n'en  point  faire 
un  combat  :  car,  où  le  critique  paraît,  il  pré- 
tend avoir  l'avantage.  Et  il  se  le  donne,  pour 
être  plus  sûr  qu'il  l'a. 

Si  un  poète  veut  être  turc,  et  qu'on  le  tienne 
généralement  turc  comme  il  se  tient  lui-même, 
le  bon  critique  le  doit  juger  sur  sa  turquerie, 
et  non  pas  lui  faire  honte  ou  ridicule  d'être  né 
à  Pontoise.  Et  si  ce  Turc  d'emprunt  se  vante 
par  ailleurs  d'être  le  meilleur  homme  de  Pon- 
toise, le  critique  a  bien  le  droit  alors  de  railler 
le  masque  de  toute  la  turquerie. 

Les  origines  d'un  homme  appartiennent  à  la 
critique,  son  histoire  et  ses  mœurs,  s'il  les 
livre  lui-même  dans  ses  ouvrages  ;  mais  s'il 
les  livre  seulement.  Ainsi  de  tout  le  reste. 

IX 

Quand  le  critique  doute  de  la  sincérité  du 
poète,  il  fait  douter  de  la  sienne. 


XENIES  227 

En  art,  le  mot  sincère  n'a  pas  de  sens.  Sup- 
posé qu'en  art  on  eût  du  mensonge  la  même 
idée  qu'en  morale,  l'artiste  est  sa  propre  vic- 
time s'il  ment.  Il  lui  faut  mentir  bien  mal 
pour  qu'on  s'aperçoive  qu'il  mente. 

La  pureté  de  la  forme  est  la  seule  sincérité 
qui  vaille.  Une  bonne  langue  est  toujours  sin- 
cère. Il  y  a  toujours  assez  de  sincérité  dans 
une  œuvre,  si  elle  ne  manque  pas  de  beauté. 

Le  bon  critique  ne  se  connaît  même  pas  le 
droit  de  chercher  si  les  idées  d'un  homme  sont 
sincères  ou  non.  Il  les  prend  comme  on  les  lui 
donne.  11  n'a  pas  qualité  pour  sonder  les  cœurs. 
Cette  inquisition  sent  toujours  son  inquisiteur. 

Pour  l'inquisiteur  de  la  foi,  Renan  n'est 
jamais  sincère.  Et  Baudelaire  pour  l'inquisiteur 
de  la  raison. 

Toutes  ces  façons  de  compromettre  l'homme 
avec  son  œuvre,  et  d'avilir  l'œuvre  en  abais- 
sant l'homme,  sont  basses  et  honteuses.  Il 
n'est  pas  fort  nécessaire  de  s'indigner  là  contre  ; 
il  faudrait  seulement  reprendre  les  règles  de 
Descartes  et  de  Pascal  sur  l'Art  de  conférer.  Et 
Montaigne,  pour  ne  s'étonner  de  rien. 


228  XËNIES 


X 


L'art  de  bien  penser  est  le  plus  général  :  si 
elle  a  de  bonnes  règles,  la  critique  n'en  peut 
pas  avoir  d'autres.  Elles  font  honte  à  ces  sortes 
d'esprits  qui  dans  les  idées  cherchent  toujours 
la  personne,  pour  qui  tout  est  personnel  en 
effet,  et  qui  prennent  un  intérêt  d'amour-propre 
jusqu'aux  opinions  qu'ils  défendent,  jusqu'aux 
théorèmes  qu'ils  croient  démontrer.  Ils  détien- 
nent la  vérité  comme  une  denrée,  dont  ils  ont 
la  ferme  par  manière  de  monopole.  La  raison 
est  polémique  dans  ces  têtes-là,  à  l'égal  de 
l'appétit  et  de  toute  concurrence.  Si  on  leur 
rappelle  les  bonnes  règles  en  l'art  de  persua- 
der, elles  sont  en  vain  leur  honte  :  ils  ne  rou- 
gissent pas  d'y  manquer  :  dans  le  manque- 
ment même,  ils  s'arrangent  pour  trouver  un 
nouvel  avantage  et  un  moyen  d'offense. 

Pascal,  montrant  que  la  plus  mauvaise  façon 
de  prouver  ou  de  croire  prend  la  voie  de  la 
volonté,  l'appelle  «  basse,  indigne  et  étrangère  » . 
Il  ne  dit  pas  assez.  La  voie  de  la  volonté  n'est 
pas  sûre  sans  doute  ;  mais  elle  l'est  encore  plus, 


XÉNIES  229 

et  n'est  pas  si  commune,  que  celle  de  la  mau- 
vaise volonté.  On  se  trompe  moins  à  vouloir 
croire,  qu'on  n'est  certain  de  se  tromper  à  ne 
pas  croire  par  mauvais  vouloir  et  parti  pris  de 
nier.  Dans  toute  négation,  quand  elle  s'adresse 
à  la  personne,  il  est  un  principe  d'injure  et  de 
corruption  assez  visible,  et  plus  encore  une 
cause  d'erreur  cachée. 

Chacun  ne  croit  guère  que  ce  qui  lui  plaît. 
De  la  sorte,  la  vérité  de  chacun  s'accommode 
d'un  constant  mensonge  contre  la  vérité  des 
autres.  «  Et  cette  âme  qui  se  vantait  de  n'agir 
que  par  raison,  suit  par  un  choix  honteux  et 
téméraire  ce  qu'une  volonté  corrompue  dé- 
sire. »  Jamais  plus,  pourtant,  que  si  cette 
volonté  impure  se  croit  la  raison  même. 

Car  ce  Pascal,  si  amer,  si  mystique  contre 
la  raison  impérieuse,  est  le  plus  ferme  soutien 
de  la  raison  contre  la  chair.  Et  peut-être  n'est- 
il  pas  si  terrible  pour  la  raison  qui  ne  le  cède 
point  à  la  charité,  qu'il  est  injuste  pour 
l'homme  sensible  qui  ne  cède  pas  tout  à  la  rai- 
son, partout  où  il  s'agit  de  penser.  Il  est  mer- 
veilleux pour  faire  la  chasse  au  sentiment  et  le 


230  XÉNIES 

lever  où  l'on  s'attend  le  moins  à  le  surprendre. 
Il  le  dépiste,  il  le  débuche  de  ses  retraites  ra- 
tionnelles et  de  ses  halliers  logiques.  On  ne  lui 
donne  pas  le  change  :  il  est  toujours  sur  le 
gibier. 

XI 

Quant  au  principe  de  la  critique,  si  elle  est 
une  science  ou  ne  l'est  pas,  je  n'en  veux  trop 
rien  dire  cette  fois.  Entre  Sainte-Beuve  et 
Taine,  il  n'est  pas  nécessaire  de  prendre  parti. 
Sainte-Beuve,  qui  se  donne  bien  moins  les 
apparences  et  la  méthode  du  savant,  touche 
l'objet  de  bien  plus  près  que  Taine.  Une  suite 
de  portraits  pleins  d'esprit,  et  qu'on  peut 
croire  ressemblants,  fait  naître  plus  d'idées 
générales  que  la  thèse  la  plus  rigoureuse. 

Les  idées  générales  ne  sont  pas  le  propre  de 
la  science  seule.  Toute  œuvre  en  est  faite,  qui 
est  digne  de  la  pensée,  et  qu'on  la  médite.  Il 
y  a  plus  d'idées  générales  dans  un  tombeau  de 
Michel-Ange  que  dans  tous  les  peintres  alle- 
mands, acharnés  à  peindre  une  conception  de  la 
morale  et  de  la  vie.  Même,  dans  la  plupart  des 


XÉNIES  231 

philosophes,  les  idées  générales  sont  un  jeu 
logique,  un  cocon  où  l'esprit  s'enferme,  pour 
filer  son  fil  inutile,  et  mourir  :  inutile,  car  on 
n'en  peut  rien  faire  :  n'ayant  pas  la  moindre 
solidité,  il  est  sans  emploi. 

Le  fait  est  qu'on  se  défie  de  Taine,  à  mesure 
qu'on  s'étonne  davantage  de  sa  science  et  de  sa 
méthode  ;  et  qu'on  a  plus  confiance  à  Sainte- 
Beuve,  tandis  qu'on  le  suit  dans  les  méandres, 
voire  les  caprices  de  sa  pénétrante  curiosité  et 
d'une  indiscrétion  subtile.  Pour  connaître  les 
caractères,  rien  ne  vaut  la  pointe  d'un  esprit 
aigu  et  lumineux  que  dirige  une  curiosité 
infinie.  D'ailleurs,  toute  méthode  a  son  prix  que 
le  talent  conduit.  L'outil  compte  moins  que  l'ou- 
vrier, et  le  talent  importe  plus  que  la  méthode. 

Gœthe  critique  ne  prétend  à  aucune  rigueur 
et  ne  pense  pas  faire  œuvre  de  science  :  il  n'en 
excelle  pas  moins,  en  raison  de  son  grand 
esprit.  Loin  de  confondre  la  critique  dans  la 
science,  Gœthe  serait  plutôt  d'avis  que  la 
science  fit  œuvre  d'art  même  en  critique  : 
témoin  sa  querelle  avec  l'école  de  Newton  à 
propos  des  couleurs. 


232  XÉNIÇS 

La  critique  de  Taine  excite  la  pensée,  fût-ce 
à  contredire  ;  celle  de  Sainte-Beuve  la  contente. 
Entre  deux,  Renan  tantôt  contente  l'esprit  et 
tantôt  lui  donne  le  branle  pour  le  laisser  en 
suspens. 

Des  trois,  Sainte-Beuve  s'efface  le  plus  et 
Taine  le  moins.  A  ce  signe,  il  semble  que 
Sainte-Beuve  est  le  plus  critique. 

§  Brunetière  est  un  Taine  romain,  orateur 
autant  que  l'autre  est  philosophe,  et  pour  qui 
la  morale  tient  lieu  de  toute  la  science.  Le  vrai 
même  à  ses  yeux  est  fonction  de  la  cité.  Un 
Romain  seul  peut  avoir  un  culte  si  absolu  de 
l'État.  Le  critique  porte  alors  les  Douze  Tables. 
De  là  quelque  ridicule.  Car  l'orateur  est  ridi- 
cule, dès  qu'on  ne  l'écoute  plus.  Cependant,  il 
continue  de  parler  dans  sa  chaire,  et  il  ne 
quitte  pas  la  tribune. 

Il  faut  avouer  que  toute  chaire  est  ridicule. 
Ces  hommes  et  ces  femmes  assemblés,  ces  éco- 
liers chauves  ou  à  cheveux  blancs,  l'oreille 
tendue  et  bouche  bée,  me  font  rire.  Et  cet 
autre  qui  les  enseigne,  qui  gonfle  la  voix,  qui 
les  gave  de  doctrine  ou  les  purge  par  la  trompe 


XÉNIES  233 

d'Eustache,  hélas  oui,  fùt-il  plus  grave  ou  plus 
sincère  encore,  c'est  toujours  un  peu  Diafoirus 
et  Fleurant. 

§  Il  peut  y  avoir  d'autres  critiques  et  fort 
différents  de  ceux-là.  Leurs  méthodes  vaudront 
à  peu  près  ce  qu'ils  valent.  Remy  de  Gourmont, 
la  physique  a  borné  parfois  sa  pensée  plus 
qu'elle  ne  l'étendit  :  dans  ce  vaste  et  libre 
esprit,  le  goût  était  plus  sûr  et  allait  plus  loin 
que  la  science.  On  n'a  pas  encore  vu  un  Mon- 
tesquieu dans  la  critique  littéraire  :  Gourmont 
s'en  rapproche  le  plus.  Et  Stendhal  le  passe, 
en  ce  qui  concerne  les  mœurs.  Plus  qu'un  cri- 
tique, Gourmont  est  notre  Diderot. 

§  Ce  qui  manque  à  Sainte-Beuve  n'est  guère 
rien  près  de  tout  ce  qu'il  a.  Cette  intelligence 
do  la  vie  est  sans  prix  :  je  trouve  à  Gourmont 
le  même  mérite.  L'un  ni  l'autre,  ils  ne  sépa- 
rent pas  la  vie  spirituelle  de  la  vie  sentimen- 
tale. Les  plus  puissants  états  de  la  passion  et 
les  plus  rares  grandeurs  de  l'art  échappent 
seuls  à  Sainte-Beuve.  Dans  la  haute  lice  de 
cette  intelligence,  voilà  le  trou  au  fond  de  la 
tapisserie.  Mais  souvent  il  a  raison  jusqu'en  ses 


234  XÉNIES 

doutes  ;  et  il  entre  un  grain  d'amère  vérité 
dans  son  antipathie.  Il  ne  s'est  montré  fort 
injuste  qu'à  l'égard  de  quelques  écrivains, 
poètes  sublimes,  ou  d'une  originalité  incompa- 
rable :  c'est  qu'il  leur  était  trop  inégal.  La 
faute  est  moins  à  sa  volonté  qu'à  sa  nature. 
§  A  quoi  bon  choisir  entre  Sainte-Beuve  et 
Renan,  si  le  choix  implique  le  moindre  sacri- 
fice? Quand  le  critique  est  un  grand  esprit, 
servi  par  un  grand  talent,  au  fond  les  sujets 
qu'il  traite  nous  intéressent  moins  que  lui.  Ici 
pourtant,  Sainte-Beuve  est  unique  :  il  nous 
attache  à  ses  portraits  beaucoup  plus  qu'à  lui- 
même.  Renan,  tout  au  contraire,  nous  intéresse 
bien  plus  à  Renan  qu'à  ses  apôtres,  à  ses  chré- 
tiens et  ses  israélites.  Du  jeune  homme  au 
vieillard,  le  progrès  de  Renan  est  en  ce  sens, 
et  de  ses  premiers  articles,  en  habit  noir  cra- 
vaté de  blanc,  à  ses  propos  familiers  de  la  fin, 
le  cou  nu  et  le  front  sous  la  rose. 

XII 

Un    effort   trop   suivi  à  la  science  et  à  la 
méthode  des  savants  doit  ôter  plus  de  force  à 


XÉNIES  235 

la  critique  et  plus  de  crédit  qu'il  n'y  en  ajoute. 
Il  n'est  science  que  du  général,  comme  on  dit. 
Il  n'est  art  et  poésie  que  de  l'individu.  La  cri- 
tique n'adhère  étroitement  à  son  objet,  que  si 
elle  saisit  l'homme  et  l'œuvre  singulière,  l'un 
et  l'autre  ce  qu'il  y  a  de  moins  général  au 
monde.  La  thèse  qui  prétend  les  envelopper  les 
mutile  ou  les  déforme. 

Le  génie  est  toujours  singulier,  la  qualité 
suprême  par  quoi  une  pensée  et  une  façon  de 
sentir  se  distinguent  de  toutes  les  autres,  ne 
fût-ce  que  par  un  degré  de  plus,  qui  en  fait 
justement  l'incomparable  excellence.  Tous  les 
poètes  rivaux  de  Shakspeare  ne  servent  qu'à 
rendre  Shakspeare  plus  unique.  Tous  les  Athé- 
niens ensemble  me  font  comprendre  comment 
les  Nuées  ont  pu  naître  sur  le  théâtre  d'Athènes  ; 
mais  ils  ne  m'expliquent  en  rien  pourquoi  un 
seul  Athénien  a  jamais  pu  être  ce  prodigieux 
Aristophane. 

Ni  science  ni  art  véritable,  il  me  semble  que 
la  critique  est  à  mi-chemin  de  l'histoire  et  de 
la  philosophie.  Elle  est  à  toutes  deux  ce  qu'elles 
sont  à  la  science.  Mais  en  voilà  assez  sur  un 


236  XÉNIES 

objet  si  considérable  où  Ton  dit  toujours  trop 
ou  trop  peu,  si  ce  n'est  qu'en  passant. 

XIIÏ 

En  art,  la^  critique  des  poètes  est  sans  doute 
la  seule  qui  vaille  :  elle  est  intelligente  et  elle 
est  sensible.  Le  sentiment  se  connaît  alors  les 
raisons  que  la  raison  ne  connaît  pas,  sans 
méconnaître  celles  où  la  raison  même  se 
retrouve. 

Le  poète  est  déjà  la  moitié  de  l'artiste. 

Si  Degas  le  nie,  c'est  en  effet  qu'il  n'est  pas 
poète  ;  et  tant  pis  pour  lui  :  il  en  porte  la 
peine.  Même  peintes  à  miracle,  six  cents  gre- 
nouilles dans  une  baignoire  ne  font  pas  une 
Hélène,  ni  seulement  l'Odalisque  de  M.  Ingres, 
puisque  enfin  Degas  respecte  Dominique. 

Plût  au  ciel  que  l'artiste  fût  aussi  bien  la 
moitié  du  poète  :  quand  il  l'est,  il  ne  le  cède 
à  personne  en  critique.  Mais  il  ne  l'est  pas 
souvent. 

Ingres,  Delacroix,  Daumier,  Corot,  Courbet, 
Rodin,    Manet,    Cézanne  et    Degas   lui-même 


XÉNIES  -237 

n'ont  rien  dû  aux  artistes  de  leur  temps.  Que 
ne  doivent- ils  pas  aux  poètes  ? 

g  Beaucoup  de  fameux  musiciens  ont  été 
de  bons  critiques  en  musique  :  Rameau,  Gluck, 
Schumann,  Liszt,  Berlioz  et  Wagner.  Et  qui 
valait  hier  Debussy,  soit  pour  faire  de  la 
musique,  soit  pour  en  parler  ?  Les  grands 
musiciens  ne  sont  pas  dispensés  d'être  poètes. 

Ils  y  sont  tenus,  au  contraire.  Ce  trait  les 
distingue. 

A  la  vérité,  il  n'est  rien  de  si  bête  que  la 
plupart  des  musiciens,  qu'ils  lèvent  à  l'orgue  des 
yeux  inspirés,  qu'ils  teltcnt  un  basson  ou 
qu'ils  fassent  le  lapin  sur  un  tambour.  Le 
commun  des  musiciens  est  ce  qu'il  y  a  de  plus 
niais  au  monde  :  pour  une  bonne  raison,  à 
savoir  que  l'âme  du  musicien  vulj^aire  est  tou- 
jours sentimentale.  Et  l'étant  de  naissance, 
elle  met  une  malheureuse  gloire  à  l'être  encore 
par  profession. 

§  La  plus  belle  révolution  de  la  peinture, 
depuis  des  siècles,  c'est  que  les  pemtres  ne 
croient  plus  inutile  de  penser.  A  présent,  les 
peintres  n'opposent  plus  le  génie   à    l'intelli- 


238  XÉNIES 

gence,  ni  le  don  de  peindre  au  don  de  com- 
prendre. Le  temps  du  paysage  est  sans  doute 
fini,  et  du  peintre  qui  regarde  passer  les 
trains  pour  mieux  rendre  la  beauté  de  la 
prairie.  On  ne  convient  plus  que  la  suprême 
vertu  de  l'œil  soit  à  manquer  totalement  de 
cervelle. 

XIV 

§  Par  le  mot  penser,  f  entends  tout  ce  qui  se 
fait  en  nous  de  telle  sorte  que  nous  l'aperceoons 
immédiatement  par  nous-mêmes  ;  cest  pourquoi 
non  seulement  entendre,  vouloir^  imaginer,  mais 
aussi  sentir  est  la  même  chose  ici  que  penser  (1). 

Je  ne  puis  me  lasser  de  citer  ce  mot  de  Des- 
cartes, si  fort  et  qui  va  si  loin,  comme  tout  ce 
qui  vient  de  cet  homme  puissant.  En  tout,  le 
propre  de  Descartes  est  qu'il  ouvre  des  voias. 
On  part  de  lui,  et  sur  sa  ligne  on  pousse  bien 
au  delà  du  terme  qu'il  s'est  fixé.  Ainsi  l'on 
découvre  selon  lui  des  mondes  inconnus,  à 
quoi  il  n'avait  pas  pensé. 

Descartes  est  le  moins  borné  des  philosophes. 

(1)  Princip.,  I,  9. 


XÉNIES  239 

On  peut  se  servir  de  Descartes  pour  défendre 
Rousseau. 

§  La  haine  du  romantique  est  une  opinion 
politique.  Au  total,  moins  que  rien. 

La  mauvaise  foi  ne  juge  pas  des  artistes  ni 
des  poètes  :  elle  ne  peut  leur  refuser  que  le 
billet  de  confession  et  une  place  dans  l'État  : 
mais  on  se  moque  de  l'une  et  l'on  méprise 
l'autre.  La  mauvaise  foi  est  l'àme  de  la  poli- 
tique, l'étant  de  tous  les  partis. 

Dans  les  œuvres  romantiques,  la  thèse  est 
plus  volontiers  sentimentale  ;  et  plutôt  ration- 
nelle, dans  les  œuvres  classiques. 

Mais,  à  tout  moment,  le  sentiment  s'arme 
de  raison.  Et  la  raison  croit  nécessaire  de  parler 
au  sentiment. 

En  art,  il  ne  s'agit  pas  de  prouver,  mais 
d'émouvoir  et  de  convaincre  en  touchant.  La 
science  démontre  et  l'art  persuade.  Tout  art  est 
une  incantation  :  l'œuvre  d'art  est  un  philtre 
de  volupté.  Les  doctes  qui  séparent  tout  par 
système,  méprisent  la  volupté  et  le  sentiment. 
Les  doctes  sont  grossiers.  Mais  dans  un 
homme  policé,  quel  sentiment  ne  participe  pas 

u 


240  XÉNIES 

de  l'esprit,  et  même  quelle  volupté  ?  Quel  vrai 
plaisir  n'est  pas  spirituel  en  quelque  manière? 

Le  sentiment  a  besoin  d'être  compris;  et  la 
raison,  en  art,  a  besoin  d'être  sentie.  Qu'elle 
soit  prose  ou  vers,  la  poésie  est  un  art^  et  c'est 
ce  qui  la  distingue. 

Qui  prétend  séparer  absolument  l'âme  et  le 
corps?  De  telles  distinctions  n'ont  de  sens 
qu'à  l'école.  Il  faut  prendre  l'âme  au  sens  que 
Stendhal  lui  donne.  L'homme  n'est  pas  une 
réunion  d'états  distincts  et  tous  souverains. 

§  11  me  semble  que  le  romantique  est  plus 
près  de  la  nature,  et  le  classique  plus  près  de 
l'État.  Mais  l'État  est  dans  la  nature  aussi,  et 
la  nature  de  l'homme  tend  à  l'Etat. 

Entre  les  œuvres  d'art,  la  vraie,  la  grande 
différence  est  de  la  thèse  à  ce  qui  ne  Test  pas 
et  ne  la  saurait  être.  Partout  où  l'on  vetit 
prouver  qu'on  a  raison  et  faire  système,  l'art 
et  la  poésie  le  cèdent  à  la  philosophie^  à  la  cri- 
tique, à  la  religion,  enfin  à  une  politique.  L'art 
s'abaisse  d'autant,  et  la  poésie  s'en  va.  C'est 
ici  que  le  sentiment  assure  le  salut  de  l'œuvre  : 


XIÎNIES  241 

en  portant  la  raison,  il  la  pénètre  d'une  vie 
personnelle. 

Voilà  pourquoi  les  Pensées  de  Pascal  sont 
plus  belles  de  n'être  que  des  fragments  :  non 
pas  comme  le  sot  me  le  fait  dire,  parce  que  je 
préfère  les  ruines  au  monument;  mais  parce 
que  si  les  Pensées  faisaient  un  corps  de  système, 
l'œuvre  d'art  le  céderait  fatalement  à  l'œuvre 
de  doctrine  :  une  somme,  une  apologie  ne  sau- 
rait être  un  poème.  A  qui  aime  la  poésie,  les 
fragments  sublimes  d'un  poème  seront  toujours 
plus  précieux  que  le  plus  grand  monument  de 
doctrine.  Cent  vers  de  Dante  l'emportent  cent 
fois  sur  toute  la  masse  de  saint  Thomas  et  sur 
toute  la  théologie. 

§  Si  le  classique  était  le  contraire  du  senti- 
ment, Racine  serait  le  prince  des  romantiques. 
Dans  Racine,  je  vois  la  passion  toute  pure  et 
sans  contre-poids.  Ni  le  devoir,  ni  la  religion, 
ni  la  politique  ne  balancent  la  passion  un  seul 
moment.  De  là  que  Racine  est  si  vrai  et  si 
grand  et  si  terrible.  Ces  Dieux  jaloux  de  Port- 
Royal,  le  jour  où  ils  parlent  fort  dans  Racine, 


242  XÉNIES 

le  confident  de  Phèdre  et  de  Bérénice  prend 
peur  :  Racine  se  retire  et  cesse  d'être  poète.  Il 
s'y  condamne,  du  moins. 

Dans  Shakspeare,  à  la  passion  fait  équilibre 
la  divine  fantaisie.  Shakspeare  donne  tout  à 
la  passion,  comme  Racine;  mais  il  y  fait  moins 
croire.  Un  doute  universel  enveloppe  la  réalité 
du  monde.  Dans  Shakspeare,  la  poésie  est 
plus  riche  que  la  vie. 

Je  ne  puis  concevoir  une  autre  sagesse. 
Comme  j'invoquais  Descartes  tout  à  l'heure, 
j'invoque  à  présent  le  divin  Platon.  Il  parle 
pour  tous  les  poètes,  et  certes  il  l'est  assez  lui- 
même  pour  savoir  ce  qu'il  dit,  quand  il  avoue 
avec  son  adorable  sourire  :  Le  poète  est  chose 
ailée,  aérienne  et  sacrée  :  il  ne  peut  rien  faire,  si  le 
Dieu  où  il  est  en  proie  ne  l'enivre  et  ne  lui  ôte  la 
raison.  Tant  qu'il  ne  l'a  pas  perdue,  il  ne  peut  ni 
faire  des  vers  ni  rendre  ses  oracles.  Ce  n'est  pas 
dans  la  science  qu'il  trouve  tout  ce  qu'il  dit  avec 
beauté,  mais  dans  ce  qu'un  dieu  lui  souffle  (1). 


(1)  Ion  (Socrate  parle.)  Je  m'attends  à  ce  que  nos  régents  de 
profession  trouvent  dans  ce  texte  la  preuve  que  le  poète 
lyrique,  selon  Platon,  doit  être  géomètre  et  chimiste. 


XÉNIES  243 

XV 
RÈGLES 

Pour  que  le  critique  instruise  le  public,  il 
ne  faut  pas  qu'il  fasse  le  maître  d'école  avec  le 
poète.  Le  vrai  critique,  comme  l'esprit  humain, 
est  un  étudiant  qui  apprend  toujours. 

Le  critique  n'instruit  le  public  que  s'il  se 
laisse  instruire  par  l'artiste. 

Le  lieu  commun  de  morale  est  le  plus  bas  où 
se  tienne  le  critique. 

Le  lieu  commun  de  la  raison  est  le  plus  faux. 

La  morale,  en  critique,  est  le  masque  de  la 
religion.  La  raison  est  le  masque  de  la  poli- 
tique. Sous  le  masque,  ici  et  là,  il  y  a  toujours 
un  parti. 

v^  Le  critique  vulgaire  se  sert  du  bon  sens 
pour  ôter  tout  sens  à  l'œuvre  du  poète. 

En  art,  le  sens  commun  n'est  presque  jamais 
le  bon  sens.  Les  plus  grandes,  les  plus  belles 
et  les  plus  rares  œuvres  ont  indigné  les  habiles 
et  fait  rire  les  sots. 

14. 


:244  XENIES 

Le  sens  commun  est  le  bon  sens  de  la  vie 
commune.  La  vie  de  l'art  n'est  pas  la  vie  com- 
mune, et  il  lui  faut  un  sens  plus  rare. 

Au  fond,  le  sens  commun  n'est  pas  meilleur 
juge  en  art  et  en  poésie  qu'en  mathématiques  : 
il  ne  sait  même  pas  de  quoi  il  s'agit.  Les 
bonnes  gens  ne  s'entendent  pas  mieux,  d'abord, 
à  Wagner  qu'à  Newton,  ni  à  Shakspeare,  ni  à 
Rembrandt,  ni  si  l'on  veut  à  Stendhal  ou  Cé- 
zanne qu'à  la  théorie  des  nombres  et  au  pro- 
blème des  trois  corps. 

§  Pas  plus  que  le  vrai  poète,  le  bon  critique  ne 
doit  se  soucier  de  plaire  au  public.  S'il  pense  au 
public,  il  trahit  le  poète  et  trahit  la  critique. 

La  critique  est  rare,  parce  que  le  journal  est 
partout.  La  critique  est  ardue,  parce  que  le 
journal  est  facile. 

Le  journal  est  toujours  vulgaire.  Le  journal 
n'est  pas  seulement  le  livre,  mais  la  pensée  à 
un  sou. 

§  Faire  de  la  morale  à  rencontre  du  poème, 
c'est  toujours  mentir. 


XÉNIES  245 

Et  faire  de  la  science  ou  de  la  théorie  à  ren- 
contre du  poète,  c'est  toujours  se  tromper  sur  lui. 

D'ailleurs,  on  peut  se  tromper  en  mentant, 
et  mentir  en  se  trompant.  Il  n'y  a  rien  de  si 
ordinaire,  et  la  volonté  y  trempe  assez  souvent. 

§  Le  vrai  critique  cherche  à  faire  un  art  de 
la  critique. 

S'il  veut  en  faire  une  science  ou  un  système, 
c'est  par  désespoir  d'être  jamais  artiste. 

Où  il  n'est  pas  assez  artiste  pour  se  donner 
de  bonne  foi  à  l'œuvre  d'art,  le  critique  fait  le 
savant  ou  le  moraliste  :  d'un  seul  mot,  le  pé- 
dant. Et  le  public,  qui  est  toujours  à  l'école, 
prend  toujours  un  grand  pédant  pour  un  grand 
critique.  Ils  n'en  demandent  pas  plus,  l'un  ni 
l'autre. 

î:j  L'art  moral  est  une  invention  des  dévots. 
L'art  social,  une  invention  des  politiques.  Entre 
tous  ces  porteurs  de  masques  les  pires,  ceux 
qui  ne  se  doutent  même  pas  qu'ils  sont  hypo- 
crites. 


246  XÉNIES 

§  L'art  social  n'a  aucun  sens.  Il  n'est  qu'une 
flatterie  et  un  hommage  de  Trinculo  musicien 
à  Caliban. 

L'artiste  est  l'individu  même.  L'œuvre  d'art 
est  la  plus  individuelle. 

De  ce  qu'il  y  a  de  plus  individuel  naît  sans 
effort  ce  qu'il  y  a  de  plus  général.  Le  grand 
poète  ne  sert  pas  la  Cité  parce  qu'il  le  veut; 
mais  sans  le  vouloir,  parce  que  son  œuvre  est 
belle. 

§  La  fin  de  l'art  n'est  pas  le  bien  ni  la  vérité. 

La  fin  de  l'art  est  la  beauté  seule,  qui  est  le 
plaisir  de  la  poésie.  Volupté  de  l'âme  ou  volupté 
du  cœur,  la  poésie  est  toujours  volupté  et 
l'amour  même  de  l'esprit  en  passion.  Plutôt  la 
luxure  que  la  froideur  morte  ou  l'austérité 
inerte.  Le  beau  a  sa  bonté,  sa  vérité  et  son 
ordre. 

§  Il  n'est  de  mauvais  livres  que  les  méchants 

livres. 
Il  n'est  de  poèmes  mal  pensés  que  les  poèmes 

sans  mesure  et  sans  rythme. 


XÈNIES  24T 

Pour  l'avoir  osé  dire  aux  Anglais,  Oscar 
Wilde  a  été  banni  de  l'Angleterre.  Mais  il 
vivra  parmi  les  poètes  de  l'Angleterre,  pour 
avoir  été  la  victime  insolente  des  critiques 
anglais. 

XVI 

Après  avoir  lu  le  critique,  digne  de  ce  nom, 
comme  Platon  est  digne  d'être  nommé  philo- 
sophe, il  faudrait  que  l'artiste  se  connût  mieux 
lui-même  et  qu'il  pût  discerner  en  quoi  il  est 
fidèle  à  sa  propre  nature  et  en  quoi  il  y 
manque. 

Grâce  au  critique,  miroir  intelligent,  il  écher- 
rait que  l'artiste  vît  à  son  œuvre  des  raisons 
d'être  et  des  mérites  qu'elle  a  sans  doute,  mais 
que  le  critique  lui  révèle  et  qu'on  n'eût  pas 
mesurés  sans  lui. 

Le  vrai  critique  est  donc  un  miroir  vivant 
qui  aide  l'objet  miré  à  vivre.  Sans  trahir  ni 
flatter  l'ccuvre  qu'il  mire,  il  la  fait  mieux  com- 
prendre; il  la  rend  plus  claire  à  l'artiste  lui- 
môme,  qui  est  trop  dans  l'action  pour  juger 
bien  de  ce  qu'il  fait  :  l'acte  passionné  est  créa- 


248  XENIES 

teur  et  ne  peut  pas  être  un  témoin  parfaite- 
ment libre  de  l'œuvre  créée.  Le  vrai  critique 
est  ce  sage  témoin  :  il  est  l'intelligence  de  l'œu- 
vre qu'il  n'a  ni  conçue,  ni  accomplie,  mais 
qu'il  reçoit  à  la  naissance.  Ici  encore,  pour  bien 
comprendre,  il  est  nécessaire  d'aimer,  en  der- 
nière analyse. 

L'œuvre  d'art  n'est  pas  une  œuvre  de  la  géo- 
métrie et  ne  dépend  pas  seulement  de  la  pure 
logique. 

§  L'amour  même  ne  fût-il  pas  nécessaire  à 
l'intelligence  de  la  poésie,  il  faut  à  tout  le 
moins,  si  l'on  n'aime,  être  capable  d'aimer, 
pour  bien  comprendre.  Toutes  les  religions  se 
fondent  dans  le  cœur  des  hommes,  autant  que 
dans  leur  esprit.  Elles  sont  faites,  quand  les 
théologiens  arrivent  et  les  mettent  en  dogmes. 
Et  quand  les  historiens  les  jugent,  elles  sont 
mortes.  ^ 

§  Faut-il  que  le  vrai  critique  aime  pêle-mêle 
les  plus  belles  œuvres  et  les  pires?  Qu'il  con- 
fonde les  chefs-d'œuvre   et  les   ouvrages  qui 


XÉNIES  240 

n'ont  pas  le  moindre  prix?  Loin  de  là,  et 
d'abord  qu'il  les  distingue.  Mais  que  de  nuances 
dans  l'admiration,  de  l'amour  à  l'estime.  Puis, 
tout  en  restant  libre  de  ses  propres  inclina- 
tions, l'état  de  grâce  qu'on  réclame  du  critique, 
consiste  à  se  mettre  de  bonne  foi  dans  l'œuvre 
qu'il  juge,  à  la  considérer  en  ce  qu'elle  est  et 
non  en  ce  qu'elle  n'est  pas,  en  ce  qu'elle  aurait 
pu  être  selon  elle-même,  non  en  ce  qu'elle 
aurait  dii  être  selon  son  contraire  et  suivant 
d'autres  lois. 

Sans  aller  au  fond  du  système,  quelle  misère 
ne  serait-ce  pas  de  reprocher  à  Spinosa  son 
ordre  géométrique?  Et  quelle  sottise  de  lui 
demander  un  dialogue,  amoureux  de  grâce  et 
de  lumièrt',  à  la  manière  de  Platon?  Quand  ils 
se  mêlent  d'avoir  une  doctrine,  les  critiques  de 
la  poésie  et  de  l'art  tombent  sans  cesse  dans 
cette  sotte  injustice.  Le  poète  qui  les  écoute 
parler  de  lui,  à  tout  moment,  est  tenté  de  se 
dire  :  «  Il  n'est  question  que  de  ma  mort  là- 
dedans  :  que  veulent-ils  de  moi?  » 


250  XÉNIES 


XVII 


Si  Ton  demandait  quelle  peut  être  la  plus 
belle  vertu  du  critique  et  la  plus  féconde,  c'est 
la  sympathie.  Elle  est  si  rare  que  le  critique, 
par  définition,  semble  l'ennemi  des  œuvres 
qu'il  analyse;  mais  la  plupart  des  critiques 
sentent  bien  qu'ils  doivent  faire  croire  à  la 
bienveillance.  Ils  la  simulent  donc;  et  même 
quand  ils  ont  la  main  pleine  de  férules,  la  sym- 
pathie est  leur  gant  :  Crispin,  gant  d'escrime. 

La  sympathie  est  le  soleil  de  l'intelligence, 
en  critique  ;  ou  plutôt,  si  le  don  de  comprendre 
est  la  lumière  de  cet  astre,  la  sympathie  en  est 
la  chaleur. 

Sans  être  capables  d'aucune,  le  plus  grand 
nombre  des  critiques  s'arrangent  pour  qu'on 
ne  doute  pas  de  leur  sympathie.  Car  il  faudrait 
douter  de  leur  justice.  Hé,  làl  qui  le  voudrait? 
Et  si  elle  n'avait  en  eux  son  refuge,  où  la  jus- 
tice irait-elle  se  nicher? 

§  A  vrai  dire,  on  ne  s'approche  justement 


XÉNIES  251 

de  ce  qui  vit  que  par  la  sympathie  :  elle  seule 
imagine. 

Les  critiques  sont  bien  peu  fins  qui  ne  sentent 
pas  que  l'imagination  est  confidente  de  la  vie. 

§  Le  dernier  terme  de  la  sagesse,  pour  Spi- 
nosa,  est  <  l'amour  intellectuel  de  Dieu  ».  Il 
joue  un  peu  sur  les  mots,  et  par  là  il  veut 
dire  :  «  L'amour  spirituel  de  la  nature.  »  En 
effet,  l'entendement  ne  s'accomplit  que  de  la 
sorte. 

De  même,  pour  comprendre  les  œuvres,  il 
faut  avoir  un  esprit  amoureux  de  ceux  qui  les 
produisent. 

§  La  gloire,  le  talent  et  le  plaisir  du  juste 
critique  sont  toujours  h  produire  de  vraies 
valeurs. 

A  tout  ce  que  doit  être  le  vrai  critique,  on 
voit  assez  ce  qu'il  n'est  pas. 


15 


TABLE 


PARES 

I.  Champenois 1 

II.  De  Marc-Acrèle 9 

III.  Shiboleth 29 

IV.  V.  H 31 

V.  Axiomes  de  La  Pauce 39 

VI.  Le  Sage 57 

vu.  MUSICA  ME  JUVAT 61 

VIII.  Pour  le  Grand  Roi 69 

IX.  Peintres 75 

X.  Doute 81 

XI .  Carlyle  ou  le  Clown  de  Pathmos 89 

XII.  Les  Liaisons  dangereuses 109 

XIII.  La  Bruyère 115 

XIV.  Toujours  Stendhai 119 

XV.  Contre  Moi 127 

XVI.  Simple 129 

xvii.  Physis.  —  Polémos 13o 

xviii.  Sur  Aristophane 141 

XIX.  Horace 147 

XX.  Grandeur  et  Modestie 161 

XXI.  Sentimental 169 

XXII.  Remède  A  la  Bassesse  DE  Vivre 173 

xxiii.  W.  Makepeace  Bruce  pense  de  plus  belle  .  179 

xxrv.  Flaubert.  —  Style 191 

xx\.  Critique 205 

IMPRIMERIE  CHAIX,  RCE  BERGÈRE,  20,  PARIS.  —  15170-10-20.  —  (ÏDCre L«rill«M). 


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