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H. A. JUNQD
ZIDJ)
FQYER S9LIDARISTE. SAINT-BLAISE
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ZIDJI
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
EN VENTE AU FOYER SOLIDARISTE
Grammaire Ronga, suivie d'un Manuel de conversation et d'un
Vocabulaire ronga-portugais-français-anglais, 300 pages.
Lausanne, Georges Bridel et C'« Fr. 5.—
La tribu et la langue Thonga, avec carte coloriée. Georges
Bridel et C'^ Fr. 0.75
Les chants et les contes des Ba-Ronga, avec illustrations.
Georges Bridel et Ci« Fr. 4.-
Le climat de la baie de DeLAGOA )) 1.—
Nouveaux contes Ronga ^) 2. —
Les Ba-Ronga ^' 10.—
Pocket dictionary Thonga-English and English-Thongapre-
ceded by an Elementary Graramar l)y Ch. W. Châtelain
andH.A.Junod Fr. 6.—
L'homme au grand coutelas, conte ronga adapté à la scène.
St-Blaise, Fo^er Solidariste Fr. 0.75
En préparation :
The LIFE OF A South African tribe in 2 volumes (en sous-
cription à 8/6 chez l'auteur, à St-Blaise).
Imp. Delachaux & Niestlé S. A. — Neuchâtel.
ZIDJI
ETUDE DE MŒURS SUD-AFRICAINES
PAR
HENRI A. JUNOD
DE LA MISSION ROMANDE
Illustré de quatre hors-texte et d'une gravure
SAINT-BLAÎSE
FOYER SOLÏDARISTE
1911
nui
AVANT-PROPOS
Si je ne craignais pas de paraître prétentieux, je di-
rais comme Montaigne : « Ceci est un livre de bonne foi. »
// n'est pas toujours possible aux missionnaires de tout
dire ni à leurs journaux de tout publier. Trois influences
déterminent révolution actuelle du peuple bantou sud-
africain : le Paganisme, la Mission et la Civilisation. Or,
sur aucune d'elles, le témoignage de nos publications
ordinaires n'est et ne peut être complet. Cela se com-
prend : Leur but est avant tout religieux et on ne sau-
rait leur demander cette connaissance détaillée.
Et cependant il serait utile, il serait juste qu'une cer-
taine section du public fût initiée à la vérité entière sur
ces trois grandes puissances qui modèlent l'âme indigène.
A la vue de ce tableau de vie intense où les ombres ap-
paraîtraient à côté des lumières, les chrétiens intelligents
comprendraient mieux la grande œuvre et s'y intéresse-
raient plus encore.
J'ai tenté, dans le présent volume, de tracer ce tableau.
Je n'ai pas craint de décrire le Paganisme sous l'une de
ses manifestations les moins idéales, la vie de la Station
avec sa beauté admirable et aussi avec ses tristesses pro-
fondes, la Civilisation avec ses dangers et sa brutalité,
persuadé qu'un exposé véritable des conditions dans les-
quelles l'évolution du peuple noir se poursuit ferait res-
sortir plus vivement encore la grandeur et la suprême
nécessité de l'œuvre missionnaire.
VI Avant-propos
Quelque paradoxal que cela puisse paraître, pour que
ce tableau pût être vrai, il a fallu y faire intervenir la
fiction. Il s'agissait d'éviter toute identification désagré-
able. Voilà pourquoi les personnages principaux qui
sont tous réels ont été présentés sous des noms d'emprunt
et les événements qui sont presque tous authentiques, ont
été groupés selon un plan qui n est pas strictement histo-
rique.
Ainsi Zidji, le jeune homme qui porta le nom de
notre héros et qui fut en effet l'un des meilleurs élèves
d'une de nos écoles supérieures, est mort au commence-
ment de ses études et n'a point passé, en réalité, par la
défaillance que notre histoire raconte. Mais d'autres,
hélas! l'ont connue. La part de l'invention dans notre
récit consiste donc avant tout dans le groupement des
faits et, si je me suis permis ce procédé littéraire, c'est
dans le but d'intensifier l'impression de vérité.
Quant aux figures de missionnaires qui paraissent
dans ce livre, je préviens mes lecteurs qu'ils perdraient
leur temps à vouloir leur donner un nom, puisqu'il me
serait impossible à moi-même de le faire !
Ce livre étant une étude, une étude qui porte sur la
vie et la vie tout entière, n'est point destiné aux enfants
mais à ceux qui connaissent la vie avec son noble idéal
mais aussi avec ses ténébreuses réalités. Et s'il est un
livre de bonne foi, il est encore plus un livre de foi dans
l'avenir de la race noire et dans le triomphe final de
l'Evangile de sainteté. Puisse-t-il, à ce titre, servir à en-
courager et à stimuler quelques âmes.
Saint-Biaise, octobre 1910.
Henri A . Junod.
A L'ECOLE DE LA CIRCONCISION
LE VILLAGE DE MANKELOU
Le soleil descendait à l'horizon. Il s'abaissait lente-
ment sur les sommets du Drakensberg. C'était la fin
d'un beau jour de mai. Les pluies avaient cessé. La
saison d'hiver revenait avec son ciel toujours bleu,
ses six mois de beau temps, sa fraîcheur des nuits, sa
clarté des jours, son climat délicieux.
Au pied de la chaîne découpée, toute en arêtes et
en pics, s'étendait la grande plaine du Low Velt, le
bas-pays du Transvaal, parsemé d'arbres épineux,
vaste région plate, coupée de collines pittoresque-
ment pointues, apparaissant de distance en distance.
Et dans l'une des petites forêts qui croissent dans
cette plaine, au beau milieu des bois, se trouvait le
village de Mankélou. Huit à dix huttes rondes en tout,
disposées en cercle, avec leurs toits coniques sur-
montés d'une opulente couronne de paille tressée; au
centre, le kraal, l'enclos de perches où l'on enfermait
la nuit le troupeau de bœufs, l'honneur et la richesse
de Mankélou. Entre les huttes qui touchaient presque
à la forêt et le kraal aux bestiaux, le sol brun ocré
2 A l'école de la cii'concision
était soigneusement sarclé. Trois ou quatre arbres se
dressaient dans cet espace, et leurs ombres épaisses
contribuaient beaucoup au confort des habitants.
L'un d'eux surtout, avec son superbe dôme de feuilles
noires, luisantes comme des plaques de métal, main-
tenait un semblant de fraîcheur sous sa vaste ramure,
même pendant les jours les plus chauds, lorsque la
température monte à 38° ou 40°. C'était « l'arbre du
village », celui que les osselets avaient désigné jadis
comme étant celui auprès duquel Mankélou devait
construire la hutte de sa première femme. Aussi était-
il interdit aux habitants d'en casser la moindre
branche.
A la périphérie, un peu en dehors du cercle des
huttes, s'élevait une grande termitière en cône tron-
qué, d'au moins trois mètres de haut, au sommet de
laquelle on arrivait par un petit sentier très rapide et
que surmontait l'une de ces curieuses euphorbes ar-
borescentes, ressemblant à un candélabre monu-
mental aux cent branches. Un œil exercé aurait dis-
tingué tout près un arbre assez rare sous la protection
duquel les tribus zouloues ou voisines des Zoulous
aiment à mettre la « bandla » la place des hommes,
l'endroit sacré où se discutent les affaires. Pour
l'heure, la termitière était déserte et les seuls habi-
tants du village, c'étaient les femmes préparant le
repas du soir.
Mankélou avait trois épouses. Son frère cadet qui
demeurait avec lui, en avait deux. Il y avait donc
cinq huttes de femmes mariées dans ce hameau. Les
trois autres étaient réservées, l'une aux jeunes gar-
çons, l'autre aux filles, la troisième aux passants et
aux hôtes. A l'ombre de l'arbre noir, une de ces fem-
mes était assise, écossant des arachides, tandis
qu'une jeune fille de dix-huit ans environ, debout, le
pilon en mains, écrasait d'un geste gracieux et éner-
Le village de Mankélou 3
gique les amandes parfumées dans un mortier de
bois. Le torse nu, vêtue seulement de la jupe courte
d'étoffe légère et plissée que les femmes Nkouna sus-
pendent à leur taille, elle élevait et abaissait réguliè-
rement le pilon sculpté avec un mouvement aisé de
tout le haut du corps, et, dans l'excitation de ce tra-
vail familier, elle apparaissait vraiment charmante,
avec ses formes bien proportionnées, ses membres
sveltes et brillants. C'était Fazana, la gentille sœur de
Zidji. Et cette femme de quarante-cinq ans, accroupie
à terre et écrasant des arachides dans un panier cir-
culaire plat, c'était leur mère à tous deux, la seconde
femme de Mankélou, Masiya, la préférée du chef du
village. Elle venait de se coudre une jupe neuve, gar-
nie de perles blanches tout autour de la ceinture et
de rouges et bleues au bord inférieur du volant. Des
bracelets de laiton massif décoraient ses poignets,
tandis que, sur ses chevilles, retombaient, en une
masse disgracieuse, une cinquantaine d'anneaux de
crin entourés de fil d'acier et de cuivre. Quant à
Fazana, elle n'avait aucune parure, sauf un ruban de
perles rouges artistement réunies qui entourait sa tête
en une sorte de couronne légère, un peu en arrière
du front jusqu'à l'occiput.
Les deux femmes vaquaient silencieusement à leur
besogne quand, soudain, dans la brousse, en dehors
de la petite forêt retentit le son joyeux d'une flûte de
berger. Et bientôt des chèvres noires et blanches,
brunes et rousses, débouchèrent dans le village con-
duites par trois ou quatre nudillons de six à dix ans.
Le plus grand des trois tirait des notes grêles d'un
tibia percé qui lui servait de pipeau. C'était Ngomane,
le frère cadet de Fazana, un drôle de petit compa-
gnon, dont la voix rauque résonnait comme celle d'un
vieux et qui était passé maître dans tous les trucs et
polissonneries du métier. Car c'est une chose connue
4 A l'école de la circoncision
et admise que les gamins qui gardent les chèvres pas-
sent tout leur temps à combiner des farces, à inventer
des moyens nouveaux de voler le bourgeois et la
bourgeoise. C'est ainsi qu'ils agrémentent leur séjour
dans la brousse et qu'ils cherchent à satisfaire leurs
insatiables estomacs. Déterrer les patates dans les
champs, soustraire les épis de maïs, c'est péché vé-
niel. Les parents ne commencent à s'inquiéter que
lorsque ces mauvais sujets s'attaquent aux poulaillers
et font disparaître subrepticement les volailles. Alors
gare à eux, s'ils sont attrapés.
Ce jour-là, Ngomane et ses compagnons rentraient
triomphalement, la tête couverte d'étranges chapeaux
jaunes dont ils paraissaient très fiers. C'étaient des ra-
cines ayant un goût de bois de réglisse qu'ils avaient
déterrées, sucées jusqu'à séparer toutes les fibres les
unes des autres, sauf à la base. Puis ils avaient étalé
ces fibres encore réunies au sommet, et fabriqué de
la sorte un couvre-chef des plus originaux. Mais tan-
dis qu'ils couraient après leurs chèvres et les atta-
chaient par la jambe de derrière à des pieux fichés
en terre, Fazana remarqua qu'ils tenaient autre chose
encore. Ils avaient les mains pleines de belles arachides.
— Petits sacripants, leur dit-elle, où avez-vous volé
ces arachides?
Ils eurent bien garde de répondre à la question,
car la dernière invention de Ngomane avait consisté
à tendre une ficelle au travers du sentier, et une
femme, revenant des champs où elle cueillait les pré-
cieuses amandes, avait eu le pied pris dans le piège ;
elle était tombée, le panier conique qu'elle portait sur
la tête s'était renversé et les arachides s'étaient ré-
pandues dans les épines, en sorte qu'elle n'avait rap-
porté que la moitié de la récolte chez elle. L'autre
moitié était devenue la proie des petits voleurs de
grand chemin qui avaient fait le coup.
Le village de Mankélou 5
Avec les chèvres, il y avait trois ou quatre veaux
que l'on introduisit dans un petit kraal spécial attenant
au grand enclos des bœufs. Ils se mirent à beugler pi-
teusement en regardant le sentier de la brousse. Une
autre flûte venait de retentir, non plus le tibia de
chèvre, mais le roseau percé de nombreux trous
(shitiringo), sur lequel un musicien plus habile que
Ngomane modulait des airs plus variés. Bientôt le
troupeau, le vrai, le grand, le précieux troupeau
rentrait à son tour au village, les bœufs au fort
garrot, les vaches laitières répondant à leurs veaux et
le taureau à la corne cassée qui mugissait lui aussi à
l'ouïe de sa famille bruyante. Tout cela fit irruption
soudain par la grande porte de l'enceinte du hameau.
Le kraal était ouvert et les belles bêtes s'y précipitè-
rent. Zidji, aidé de ses compagnons, se hâta de le re-
fermer avec de grandes perches disposées avec art en
travers de l'ouverture. Il prit le bol de bois sculpté
décoré de triangles noirs brûlés à la pyrogravure et il
procéda à la traite des trois vaches laitières. Ce tra-
vail n'est pas si facile en Afrique qu'en Europe. Les
vaches du continent noir ne consentent à se laisser
prendre leur lait que si leur veau a tété un instant et
mis ainsi leur cœur maternel au large ! Mais le berger
ne le laisse pas s'attarder auprès de sa mère. A peine
le veau a-t-iî pris quelques gorgées qu'on l'empoigne
par le museau et par la patte de derrière, s'il le faut,
et qu'on l'arrache à son repas. On trait alors jusqu'à
ce que le lait mousseux ait rempli le pittoresque us-
tensile et le veau revient alors se régaler de ce qui
reste. Les bergers des bœufs, jeunes garçons de treize
à seize ans, ont droit au lait du troupeau. Ils le ver-
sent le soir dans leur polenta au maïs en guise
d'assaisonnement. Eux seuls en boivent quand les
veaux sont encore tout petits. Les adultes ne le goû-
tent que plus tard, quand les jeunes bêtes commen-
6 A l'école de la circoncision
cent à percer leurs cornes. Alors on le trouve plus
nourrissant et on le prend de préférence caillé, aussi
les noirs parlent-ils de « manger le lait » et non de le
boire !
Zidji était un beau garçon, vraiment; grand pour
ses seize ans, les traits réguliers, les lèvres moins
épaisses et le nez moins épaté que ce n'est générale-
ment le cas, il avait une aisance de mouvements, une
grâce d'allure qui frappaient dès l'abord. Son regard
était calme, du même calme que celui des bœufs qu'il
menait au pâturage, mais avec une expression d'auto-
rité, de confiance en lui-même. Il se distinguait de
son frère Makasa et de Ngomane par cet air de su-
périorité paisible et incontestée qui lui faisait une
place à part au milieu de tous les garçons du village
de Mankélou et des villages voisins. Pour faire valoir
sa taille droite et élégante, il portait une superbe
ceinture de queues qui se balançaient de droite à gau-
che autour de ses hanches jusqu'à ses genoux. C'était
là tout son habillement. Et quant à ses ornements, ils
ne consistaient qu'en une épingle d'os piquée dans ses
cheveux crépus avec laquelle il enlevait les épines de
ses pieds et une curieuse cocarde de poils à raies
concentriques brunes et jaunes coquettement posée
au-dessus de son oreille gauche. Ces cocardes qu'af-
fectionnent les jeunes gens des tribus pédi et nkouna
se fabriquent avec la queue des civettes. Il parlait
peu, Zidji, mais tous ses mouvements étaient mesurés
et faciles.
Son travail terminé, il vint saluer sa mère et sa
sœur, sous le grand arbre.
— Le soleil est couché, leur dit-il.
— Oui, c'est bien, répondirent-elles avec bonté.
Car Fazana avait une aftection spéciale pour son
cadet qui était en même temps son grand frère. Et lui
aussi aimait beaucoup sa sœur. Ne savait-il pas que,
Le village de Mankéloii 7
quand le moment serait venu pour lui de prendre
femme, c'est avec les bœufs obtenus par le mariage
de Fazana qu'on payerait sa future compagne?
Maintenant le soleil allait disparaître derrière la sil-
houette du Wolksberg, rocher pointu dressé dans le
ciel, au haut du Drakensberg, un peu comme le Chas-
soron au-dessus du Val-de-Travers. Une gloire de
pourpre et d'or rayonnait tout autour du couchant et
un dernier rayon tombait encore dans le village, illu-
minant une liane dont les fleurs jaunes, semblables à
des séneçons, tombaient du haut d'un arbre de la forêt,
jusqu'au-dessus des huttes couronnées. Des papillons
gris aux ailes postérieures blanches, de puissantes
hespérides volaient rapidement d'une corolle à l'autre.
Puis les hespérides disparurent, et, dans l'obscurité
croissante du crépuscule, ce furent des sphinx qui
arrivèrent plus bruyants encore et plus pressés ; des
sphinx verts, rouges, olivâtres qui semblaient profiter
des dernières lueurs pour visiter toutes les fleurs delà
jaune cataracte avant la nuit, avant le souflle frais qui
accompagne l'ombre.
Il faisait vraiment nuit et les bœufs ruminaient pai-
siblement quand une troisième troupe fit irruption
dans le village. Les chiens aboyèrent lorsqu'elle
approcha, mais bien vite ils se turent, car ils avaient
reconnu Mankélou et ses amis qui regagnaient leur
domicile. Ils rentraient bruyamment, car ils revenaient
d'une assemblée populaire, chez le chef, et ils avaient
bu de la bière forte. Il marchait en tête, le maître du
village, suivi de son frère cadet Molondjo et de plu-
sieurs autres individus des kraals voisins sur lesquels
il exerçait une sorte de royauté au second degré. Car
Mankélou était l'un des principaux de la tribu nkouna,
conseiller du chef auquel il était apparenté de près,
général de l'armée et entouré de nombreux cousins,
neveux, beaux-frères, tous porteurs de sagaies et de
8 A l'école de la circoncision
boucliers et qui le reconnaissaient pour leur supérieur.
Aussi avait-il la parole brève d'un homme habitué au
commandement. Sa couronne de cire noire dominait
une tête énergique déjà grisonnante, aux yeux quelque
peu injectés par la boisson. Il avait surtout une vilaine
bouche, presque toujours entr'ouverte, avec les coins
retombants, ce qui lui donnait un air dédaigneux et
méchant. Et pourtant il était bon, au fond, et ces traits
durs, comme burinés dans un vieil ébène, pouvaient
s'éclairer d'un sourire de bienveillance.
— Le soleil est couché, dirent les hommes en pas-
sant près des cours où les femmes étaient en train de
préparer le repas du soir et, sans attendre de réponse,
ils allèrent s'installer sur la termitière.
Assis sur leurs talons, ils écoutaient Mankélou qui
résumait les discussions de la journée : « C'était bien
le moment d'ouvrir l'école de la circoncision et Malao,
le conseiller préposé à ce rite, a bien fait d'en parler
au chef. Voilà quatre ans au moins qu'on n'3^ a pas
procédé et nombreux dans les villages sont les garçons
incirconcis. Voj^ez mon Zidji 1 C'est un jeune homme
déjà et il n'est pas encore initié. La récolte a été bonne ;
le maïs ne manquera pas pour entretenir le Ngoma ^. »
— Tu dis vrai, interrompt Zidyane, un des commen-
saux habituels de Mankélou. Les champs ont produit
en abondance. Chacun a rempli ses greniers et plu-
sieurs ont même creusé des silos pour conserver leur
maïs.
— Vous avez bien saisi les ordres de Malao? Il a
fort bien expliqué que le Ngoma concerne non seule-
ment les jeunes gens à circoncire, mais que c'est l'af-
faire de tout le pays. Rappelez-vous bien les lois essen-
tielles, car je ne veux pas que personne les transgresse,
* Ngoma : nom très général s'appliquant à tout ce qui concerne
l'école de la circoncision, sa maison, ses lois, ses formules, ses parti-
cipants.
Le village de Mankéloii 9
chez moi I 1° Durant les trois mois de l'initiation, on ne
dansera dans aucun village. On n'y chantera pas les
chants du Modjato ^ ou de toutes autres réjouissances;
seuls les chants du Ngoma doivent retentir dans la
contrée. 2° Il est absolument interdit sous peine de
mort que les femmes voient ou sachent la moindre des
choses du Ngoma! A elles de cuire la nourriture pour
leurs fils ou leurs maris qui demeurent à l'école ; mais
elles déposeront à distance les marmites qu'elles
apporteront tous les jours pour eux. Celle qui aperce-
vrait le « chondlo » ^ sera tuée sur-le-champ. 3° Quant
aux initiés, il faut qu'ils passent courageusement par
les épreuves. Celui qui s'enfuirait sera étranglé. 4° Et
pour les hommes de la tribu qui se consacrent à l'école,
surveillent et dirigent ce travail, ils ne reviendront à la
maison qu'à de rares intervalles durant ces trois mois.
Ils devront demeurer strictement séparés de leurs
femmes. Sinon ce serait la mort des initiés.
Comme il parlait encore, de sa voix brève, forte, si
préoccupé de ces graves questions qu'il ne remarquait
rien, Masiya, sa femme, arriva, lui apportant le plat
de bois sculpté où elle avait servi la portion du soir :
un grand morceau de polenta très blanche, et, dans
une autre assiette plus petite, la sauce d'arachides et
de légumes sauvages qui sert d'assaisonnement. Der-
rière elle, son bébé sur le dos, la troisième femme de
Mankélou s'approchait aussi, pour déposer devant son
seigneur et maître son tribut journalier. Les deux
épouses de Molondjo suivaient à quelque distance.
— Immédiatement, le chef du village se tut. Mais
Masiya avait entendu de quoi il était question. Cette
école de la circoncision, elle la détestait. Son fils aîné.
* Nom des chants qui accompagnent les danses habituelles de la
saison d'abondance.
* La « feuille de vigne », qui est l'unique vêtement des circoncis
durant le temps d'épreuve.
10 A Vècole de la circoncision
son premier-né, serait un homme à l'heure qu'il est,
sans cet horrible Ngoma. Il avait succombé dans des
douleurs atroces et on n'avait pas même permis à sa
mère de le pleurer. Et maintenant Zidji devait y entrer
lui aussi !
— Ah, dit-elle avec amertume, c'est ainsi que vous
discutez le meilleur moyen de tuer nos enfants!
Mankélou avait bu et ses narines, rendues insensi-
bles par la bière forte, étaient incapables de humer
l'odeur d'apaisement qui se dégageait de tous ces plats
fumants
— Que dis-tu? s'écria-t-il, irrité, avec un geste de
menace. Qu'est-ce que cela te regarde, bavarde! N'est-
ce pas assez si vous mettez les enfants au monde, vous
autres femmes! Serait-ce encore à vous d'en faire des
hommes? Sache que Zidji est sorti de tes mains et
entré dans les miennes et, si tu as pitié de ton dos, ne
souffle plus un mot de ces affaires !
Masiya se tut. A la lueur de leur feu, les hommes se
jetèrent un regard furtif. Il était fâché, le vieux, et on
savait qu'il pouvait être terrible quand il s'irritait. Ils
se mirent à manger, plongeant leurs doigts tour à tour
dans la première assiette. Lorsqu'elle fut finie, ils pas-
sèrent à la seconde, à la troisième, à la quatrième, con-
formément à la loi généreuse du communisme bantou.
Le repas était savoureux. Mais leurs estomacs étaient
repus déjà et le palais brûlé par la « b3'ala » (bière
forte) n'appréciait plus le goût fin et délicat de la sauce
d'arachides. Les quatre plats journaliers qui permet-
taient aux deux frères de s'adjoindre régulièrement
quelques amis ne furent pas entièrement vidés ce jour-
là; la table, c'était le sol battu de la termitière. Le
reste fut mis à part pour en faire du « boupoutsou »
(bière légère) le lendemain, car déjà les autres habi-
tants du village avaient terminé leur repas, chaque
groupe pour soi, les bergers des chèvres à part, ceux
Le village de Mankéloii 11
des bœufs au coin du kraal des bestiaux, les filles
ensemble et chaque mère auprès de son feu.
— Zidji ! cria d'une voix impérieuse le chef du vil-
lage, viens I
Zidji prenant son bâton-crécelle se dirigea vers la
termitière. Ce bâton était sa gloire, car c'est lui qui
l'avait inventé et tout le monde le connaissait. Il con-
sistait en un long roseau d'un pouce et demi de dia-
mètre que l'ingénieux berger avait percé d'une quan-
tité de petits trous; dans chacun de ces trous, il avait
enfilé une épine qui traversait de part en part le vide
intérieur. Puis il avait introduit dans le roseau une
masse de grains de millet. Les épines se dirigeaient
dans tous les sens, d'une paroi à l'autre, en sorte que,
lorsqu'on retournait cette longue canne de cinq pieds
de haut, les grains descendaient en cascade d'un nœud
à l'autre, du haut en bas, avec un bruit particulier qui
ravissait l'auteur de cette étonnante invention. Le
bâton « s'était tu » quand Zidji pénétra dans le cercle
des hommes. Il le posa contre l'euphorbe arborescente
et s'assit.
— Mon fils, dit Mankélou, le Ngoma va commencer
et tu en feras partie. J'espère que tu seras un garçon
courageux et que tu passeras victorieusement à tra-
vers les épreuves. Sache que l'initiation fera de toi un
homme. Jusqu'ici tu n'étais qu'un enfant. Maintenant
tu vas être reçu parmi les guerriers de l'armée et les
serviteurs du chef.
— C'est bien, dit Zidji d'un ton calme et en fixant
le feu.
Et, comme il répugnait au caractère autoritaire de
Mankélou d'interroger son fils sur ses sentiments, il
lui demanda des nouvelles de la vache qui avait vêlé
l'avant-veille.
— Elle va bien, dit le jeune homme, mais le bœuf
aux cornes tordues s'est battu avec le taureau et ce
12 A récole de la circoncision
dernier lui a labouré le flanc ; ce n'est pas grave, le
côté n'est pas percé.
— Bien, tu peux aller.
Et Zidji s'en fut se coucher dans la hutte des gar-
çons.
Tous s'enroulèrent dans leurs couvertures déchi-
rées et d'une propreté douteuse. Seule celle de Zidji
était neuve et chaude. Il l'avait gagnée en allant cher-
cher dans les fissures des rochers, au haut des mon-
tagnes, du miel sauvage qu'il vendait aux blancs du
magasin voisin. Malgré le confort relatif de sa cou-
chette, le sommeil tarda longtemps à clore ses pau-
pières. Zidji songeait : « Voilà que je vais entrer au
Ngoma », se disait-il, et des sentiments contradic-
toires remuaient son âme Il savait que c'était une
épreuve redoutable, douloureuse. Son frère aîné, ce
Mozila, dont on lui avait tant parlé, un gars vigou-
reux pourtant, était mort au bout d'un mois à l'Ecole
de la circoncision. Néanmoins Zidji était, somme
toute, content. Au moins il n'aurait plus à subir les
railleries insupportables de Gouanazi I Ce Gouanazi,
l'un de ses contemporains, habitant dans le même
district, était le plus haïssable de tous ses compa-
gnons. Il n'avait guère qu'un an de plus que Zidji,
mais il avait suffi de cela pour qu'il fût admis à l'ini-
tiation quatre ans auparavant. Il profitait de cette su-
périorité pour tourmenter son camarade dont il était
extrêmement jaloux. Et pour cause ! Zidji portait une
belle ceinture de queues, il avait une taille superbe,
tuait un oiseau au vol comme pas un, connaissait
toutes les cachettes des abeilles et des marmottes.
Gouanazi était petit, avait une face de satyre que ren-
daient plus désagréable encore deux mèches de che-
veux, deux vrilles allongées sur le front comme deux
cornes naissantes. Il s'était donné beaucoup de peine
pour développer par une traction fréquente cet orne-
Le village de Mankélou 13
ment naturel. Les queues de sa ceinture n'étaient
point lourdes et fournies comme celles des civettes
du désert : c'étaient de simples lanières de peau de
chèvre dont les poils étaient tombés par place. De
plus il était étranger. Sa famille, celle des Marovai,
était venue s'établir au sein des Ba-Nkouna après
avoir quitté le Littoral portugais on ne savait trop
pourquoi. D'aucuns prétendaient que c'étaient des
jeteurs de sorts et bien qu'ils s'acquittassent ponc-
tuellement des prestations diverses exigées par le
chef et le conseiller, on ne les aimait pas, les Marovai.
Or Gouanazi se moquait de Zidji : « Tu apprendras
à manger de la brebis » (ku dya hamba), lui disait-il
avec des airs mj^stérieux. Et quand Zidji lui deman-
dait ce que cela signifiait, il répondait : « Espèce de
choubourou ^, crois-tu que je vais te révéler les se-
crets du Ngoma. Il pourrait m'en coûter cher ! tu ne
perds rien pour attendre. » Un autre jour il lui avait
dit : « Réjouis-toi de boire du lait de chèvre I » Zidji
enrageait de ne pouvoir comprendre ces paroles énig-
matiques. Surtout il avait été profondément mortifié,
un certain soir de fête de bière où tous les jeunes
gens du district s'étaient rassemblés pour danser chez
son père. Arrivant à l'improviste dans leur groupe,
il les entendit prononcer mystérieusement certains
mots comme « soungui khédi » et d'autres encore qui
lui étaient absolument inconnus. Il faisait nuit et la
curiosité le poussa à se mêler à eux pour en entendre
davantage. Soudain, en l'apercevant, l'un des aînés,
pourtant très bienveillant à l'ordinaire, s'était écrié :
« Il y a des nuages, taisez-vous 1 » Et tous avaient
immédiatement changé de conversation en regardant
l'intrus de travers
« Je vais savoir ce qui en est de tout cela », pensait
* Nom injurieux donné aux incirconcis.
14 A l'école de la circoncision
Zidji, sur sa natte, tandis que les chiens abo3^aient au
dehors et qu'une chouette criait hou-hou-hou dans le
grand arbre de la forêt 1 « On ne m'appellera plus pe-
tit garçon et choubourou. Et si vraiment c'est bien
douloureux, cette initiation, combien d'autres y ont
passé avant moi et s'en sont tirés sans dommage ! Je
vaux autant qu'eux pour le moins et j'en sortirai moi
aussi.... »
Avec cette réflexion qui a déjà rassuré tant de
cœurs humains en présence des dangers de la vie, le
jeune homme cacha sa tète dans sa couverture et
s'endormit paisiblement.
II
L'ÉTOILE DU xMATlN
Quelques semaines s'écoulèrent durant lesquelles
le chef fit les préparatifs nécessaires et trouva les
huit opérateurs du Ngoma. Un matin, tous les hom-
mes du village de Mankélou se rendirent à la capitale
avec Zidji. C'était à la fin de juin. Le ciel était su-
perbe. Dans les champs que la petite troupe traver-
sait, la moisson était terminée. Les tiges sèches du
maïs et du millet se dressaient encore à demi brisées.
Le chef demeurait au pied des montagnes et, pour
arriver chez lui, il y avait environ une heure à mar-
cher presque à plat. De toutes parts les hommes et
les jeunes garçons affluaient vers la capitale et, quand
les gens de Mankélou y arrivèrent, la foule était con-
sidérable. Sur la place publique, on se coudoyait, et
c'était un spectacle à voir, en vérité. Un énorme fi-
L'étoile du matin 15
guier nkouwa au tronc jaunâtre si puissant que qua-
tre hommes en eussent à peine fait le tour avec leurs
bras occupait le centre de l'espace circulaire très pro-
pre où se tenaient les assemblées populaires. Le feuil-
lage de cet arbre superbe était d'un vert intense con-
trastant avec l'écorce claire des rameaux. Quatre
cents hommes trouvaient aisément place à son ombre.
Tous paraissaient fort satisfaits, préoccupés d'une
seule chose qui pour eux était réjouissante et bonne :
l'Ecole allait s'ouvrir le lendemain.
Mankélou et ses compagnons se dirigèrent vers la
grande hutte du chef qui dominait la place, étant si-
tuée sur une éminence rocheuse, un peu en arrière.
Zidji rejoignit les camarades de son âge qui s'as-
seyaient par groupes dans la vaste enceinte.
Il fut désagréablement surpris en apercevant Goua-
nazi, muni d'un bâton flexible, gesticulant, le verbe
haut, au milieu d'un groupe de jeunes gens auxquels
il avait l'air de démontrer l'excellence de la verge
qu'il tenait. S'étant tourné à ce moment-là, il rencon-
tra le regard de Zidji et il brandit son bâton d'un air
significatif, comme pour dire à son rival : « Gare à
toi 1 Tu feras tantôt connaissance avec cet objet. »
Parmi tous ces garçons, on en distinguait vite deux
catégories. Les uns, l'air plutôt inquiet et triste, les
mains vides, c'étaient les candidats à l'initiation, les
incirconcis. Il y en avait de tout petits, dix ans à
peine, tandis que d'autres étaient déjà de vrais jeunes
hommes. La seconde catégorie, c'étaient les circoncis
d'il y a quatre ans, ceux qui avaient passé les der-
niers par l'école. Tous étaient convoqués d'office et
avaient un rôle spécial à jouer. Ils devaient être les
serviteurs des hommes d'âge mûr qui iraient demeu-
rer au Ngoma pour en diriger les cérémonies. Ces
circoncis de la dernière volée sont appelés d'un nom
spécial ; ce sont les sitchiba, ou les barisi, les bergers
16 A l'école de la circoncision
du troupeau de la circoncision. Le berger porte une
houlette. Tous avaient leur houlette, en effet ; mais à
voir leur excitation, à voir surtout Gouanazi, le
satyre, brandissant sa verge, l'œil mauvais, ses deux
cornes se dressant sur son front, on devinait que ces
bergers-là ne seraient pas tendres pour leurs brebis I
Le soleil était déjà haut dans le ciel, au-dessus du
figuier, parsemant le sol brun de la place de grandes
taches de lumière, lorsque le chef et ses conseillers
sortirent de la grande hutte royale et vinrent com-
muniquer les décisions prises. On les vit descendre
le chemin rocailleux et rapide, causant, gesticulant
encore, les notables avec leurs couronnes de cire
noire luisantes, le chef à leur tète. A la vue de ce
dernier, ses sujets se levèrent tous et l'accueillirent
avec la salutation zouloue. Ils crièrent : nkosi ! (chef)
en frappant leurs mains l'une contre l'autre. C'était
un tout jeune homme aux yeux remarquablement
grands et purs, au visage encore glabre, habillé à l'eu-
ropéenne avec un chapeau de feutre gris orné d'une
grande plume d'autruche blanche. Il s'assit sur la
chaise qu'un gamin venait de placer au pied du figuier
et les conseillers s'accroupirent sur les racines jaunes
de l'arbre et tout autour. Alors Malao se leva et fit
un discours. Malao, c'était donc celui des «indounas»
qui présidait au Ngoma, le père de la circoncision.
C'était un petit homme qui portait avec une certaine
affectation une peau de léopard pendant à sa ceinture.
On le reconnaissait de loin, sur les routes à l'âne
énorme qui lui servait de monture et dont il était très
fier. « Cet âne, disait-il, vaut bien vingt livres ster-
ling. Il est plus fort qu'un cheval. »
Après avoir rappelé aux hommes les lois du
Ngoma, il insista beaucoup sur la tranquillité qui de-
vait régner d'un bout à l'autre du pays durant les
trois mois que durerait l'initiation.
L'étoile du matin 17
— Qu'on n'entende de bruit et de disputes dans au-
cun village 1 Sinon gare à vous ! Que vos femmes, les
mères des candidats, cuisent chaque jour une mar-
mite pleine de polenta pour chacun d'eux et qu'elles
l'apportent là où on leur montrera. Si elles y man-
quent, gare à elles 1
Puis il s'adressa aux candidats, aux cent et quel-
ques jeunes gens qui se serraient les uns contre les
autres dans un coin de la place et leur dit : « Quant à
vous, préparez-vous à être courageux et obéissants.
Demain, à l'aube, vous sortirez; quand l'étoile du
matin paraîtra, vous irez. L'étoile du matin, c'est
Ngongoméla ; c'est là son nom. Elle précède le soleil.
C'est la lumière. Jusqu'ici vous avez été plongés dans
l'obscurité de l'enfance. Vous étiez comme des fem-
mes ; vous ne saviez rien. Maintenant vous verrez.
V^ous verrez Ngongoméla et les épreuves de la circon-
cision. Soyez fermes et devenez des hommes 1 Le
Ngoma c'est un bouclier de peau de buffle 1 C'est dur,
c'est dur ! Saisissez ce bouclier Aujourd'hui, vous
commencerez à servir votre chef en allant couper des
perches, chacun une, pour arranger la porte du vil-
lage ; vous coucherez ici, à la capitale, et vous sorti-
rez à l'apparition de l'étoile du matin. »
L'assemblée se dispersa ensuite. La plupart des
hommes retournèrent chez eux. Cependant une ving-
taine d'entre eux furent choisis pour aller demeurer
au Ngoma, au camp de la circoncision. C'étaient en
général les parents des candidats. Ils ne sont pas fâ-
chés d'aller surveiller leurs fils ou leurs neveux pour
diminuer autant que possible les mauvais traitements
qu'on va leur faire subir. Un oncle maternel de Zidji
qui avait lui-même deux fils au Ngoma, accepta de se
charger de lui. L'oncle maternel, dans ces tribus, est
celui de tous ses parents qu'on craint le moins. Il re-
présente la bonhomie, la patience infinie et Zidji fut
18 A l'école de la circoncision
très content de l'avoir comme protecteur. Ces « ba-
kouloukoumba », comme on les appelait, c'est-à-dire
les vieux, les grands, partirent immédiatement avec une
partie des bergers pour l'endroit où devaient s'accom-
plir les cérémonies, tandis que le reste des surveillants
demeurait à la capitale avec les candidats. Zidji re-
marqua avec satisfaction que Gouanazi accompagnait
les premiers.
Les perches furent dûment coupées, écorcées, tail-
lées à leur extrémité et plantées en terre des deux cô-
tés du chemin d'entrée de manière à former une sorte
de porche : double barrière laissant un espace de deux
mètres de largeur au milieu pour la route d'accès ^.
Puis les jeunes garçons couchèrent dehors, sous le
grand arbre, après avoir bu un peu de bière forte et
mangé quelques patates.
— Régalez-vous, leur disait un malin, régalez-
vous 1 II se passera du temps avant que vous vous re-
trouviez à pareille fête !
— Pfoukan I Levez-vous 1 cria une voix alors qu'il
faisait encore nuit.
Les jeunes gens sautèrent sur leurs pieds en se
frottant les yeux et regardèrent vers l'orient. Ngon-
goméla paraissait dans un ciel parfaitement pur et
une légère brume leur annonçait déjà le jour.
— En route, dépêchez-vous !
Et toute la troupe sortit. Elle sortit du village, elle
sortit de l'enfance ! Elle sortit des bras des mères
pour aller vers l'inconnu redoutable.
Le chemin conduisait, du côté de la montagne,
droit contre le grand rocher du Marovougne dont la
paroi gigantesque se dresse là-haut, très haut. Il es-
caladait des pentes raides de terre brune, traversait
des espaces cultivés, desjachères couvertes de compo-
* Ceci est une coutume pédi et non thonga.
L'étoile du matin 19
sées jaunes que l'on eût prises, de jour, pour des
champs de colza. Au bout d'un quart d'heure, on
avait atteint un grand arbre solitaire au milieu de la
montée. Zidji se retourna vers l'orient, vers la plaine
immense où dormait encore son village. Les silhouet-
tes des collines pointues apparaissaient à peine en-
core. A deux lieues environ, la plus grande de ces
petites montagnes s'éclairait un peu. C'est celle qu'on
appelle le Kadjaléra, sorte de Sphinx énorme couché
au pied des monts. Au-dessus de ce Sphinx, Zidji
vit l'étoile du matin, si claire, d'une lueur si douce, la
plus lumineuse des étoiles, la mère du jour. Et son
âme eut un vague tressaillement d'espérance et de
joie! Connaître! Grandir! Etre un homme! Elle lui
annonçait tout cela, Ngongoméla, la radieuse !
Encore un tertre de cent mètres de long, fortement
incliné, et les jeunes gens atteignirent un espace plat
d'où partaient des bruits étranges et discordants : des
chants à eux inconnus, accompagnés du tapage de
bâtons frappant sur des boucliers de peau, puis, par-
dessus tout, la sonnerie grave, profonde des cornes
d'antilope, quelque chose de sauvage qu'ils avaient
entendu vaguement de la plaine et qui devenait tou-
jours plus clair
On les fit asseoir à une certaine distance pour qu'ils
ne pussent démêler le sens de tout ce bruit. Là, des
bras robustes les empoignèrent. On regarda leurs
cheveux. Zidji avait une toison abondante. Avec une
certaine coquetterie, il l'avait laissée croître davan-
tage sur le devant du crâne que sur l'arrière pour for-
mer une espèce de toupet.
— Va lui couper les cheveux, dit le gaillard qui
l'avait saisi à un des bergers.
Et celui-ci, l'entraînant à part, trancha en quelques
minutes l'ornementale chevelure crépue.
Zidji était tout assourdi par le bruit. Mais il tâchait
20 A Vécole de la circoncision
de se ressaisir, de comprendre ce qui se passait.
Comme on l'avait conduit plus près des chanteurs
pour lui couper les cheveux, il put enfin saisir les
paroles du chant que hurlait la foule des vieux et des
bergers. L'un d'eux entonnait un solo à la mode cafre
que voici :
L'enfant pleure, oiseau de l'hiver !
Et tous de reprendre avec accompagnement des
boucliers et de la fanfare :
L'enfant pleure, oiseau de l'hiver !
La plupart des candidats ne distinguèrent rien, dans
ce tapage infernal. Et surtout aucun d'eux ne put per-
cevoir les cris de douleur qui s'élevaient plus loin, au
delà de l'espace plat, dans une petite vallée du côté
des rochers. C'était là qu'on dirigeait les jeunes gar-
çons, huit par huit. Deux ou trois escouades étaient
parties déjà et le soleil s'était levé. Zidji fut joint à la
quatrième. Sur le chemin, il y avait un petit feu et,
dans ce feu, un des bergers jetait continuellement du
bois résineux, des drogues et un peu de graisse. Il en
sortait une odeur acre qui décelait de loin déjà la pré-
sence du brasier :
— Garçons, sautez par-dessus, cria le guide.
Et chacun, l'un après l'autre, sauta. C'est ce qu'on
appelle : « tlula ritsa », sauter le feu, rite de purification
et de séparation tout à la fois.
Un peu plus loin, l'escouade des huit pénétra parmi
les chanteurs. On leur remit à chacun une sagaie et on
leur dit :
— Transpercez ! tuez !
Mais il n'y avait personne à tuer. Ce qu'il y avait,
c'étaient les vieux, les bergers munis de baguettes, fai-
sant la haie des deux côtés et il fallait passer au milieu
d'eux. Ils couraient, les malheureux petits, faisant les
L'étoile du matin 21
gestes de transpercer des ennemis, tandis qu'une grêle
de coups de bâtons tombait sur leurs dos. Au bout de
cette allée de la fustigation était l'entrée du Ngoma. Ils
y arrivèrent tout effarés, tout meurtris. Quatre hom-
mes les reçurent, les conduisirent à quelques mètres
de la porte et les dépouillèrent immédiatement de leurs
ceintures. Ces belles queues dont Zidji était si fier, il
dut s'en séparer pour ne plus jamais les revoir.
Huit pierres étaient disposées en ligne sur le sol fai-
sant face à huit autres pierres; sur ces dernières, huit
hommes assis, étranges, la tête couverte d'un casque
de peau de lion avec une longue crinière. Le cœur de
Zidji se serra d'épouvante. On nomme cette place le
Crocodile un crocodile redoutable dont la morsure
a déjà fait bien des victimes....
Enervé déjà par les coups qu'il avait reçus, il s'assit
machinalement sur l'une des pierres non occupées.
Chacun de ses camarades en fît autant. Derrière cha-
cun d'eux se trouvait un des bergers, debout. Soudain,
alors que, tout craintif, il regardait l'Homme-Lion qui
lui faisait face, il reçut dans le dos un formidable
coup de verge. Son sang fit tout le tour de son être. Il se
retourna pour voir d'où venait cette attaque subite,
douloureuse. Gouanazi était là, riant de son rire mo-
queur, avec ses cornes dirigées contre Zidji. Celui-ci
voulut se lever, riposter, se battre.
— Reste assis, ne bouge pas ou tu es mort, hurla
l'Homme-Lion.
Tout cela était parfaitement calculé. A la faveur de
l'ahurissement causé par cette douleur inattendue, le
« Nyahambé » (c'est ainsi que se nomment les chirur-
giens du Ngoma) accomplit en deux mouvements le
rite sacré, antique, mystérieux, par lequel l'enfant
devient homme, le jeune garçon un guerrier, l'innocent
un initié.
L'un des camarades de Zidji, vaincu par l'atroce
22 A Vécole de la circoncision
souffrance, tomba à terre en poussant un grand cri.
— Lève-toi, peureux ! lui dit le berger qui avait le
soin de cette pierre-là, et il le frappa de nouveau.
Comme il ne bougeait pas, il lui versa sur la tète
une marmite pleine d'eau. L'enfant se remit sur les
jambes en sanglotant. C'était Latane, le petit Latane,
le fils unique d'un des voisins de Mankélou.
— Tenez, prenez cette médecine entre vos dents, dit
l'un des vieux en leur mettant un bout de racine dans
la bouche. C'était le médecin du Ngoma, celui qu'on
appelle le « Manyabé ».
— Allez ! partez ! c'est fait.
Zidji se leva. La tète lui tourna. Il fut pris de ver-
tige. Il allait tomber, s'évanouir.
Mais par un effort de volonté surhumain, il resta
debout et suivit les sept autres. Ils quittèrent la place
du Crocodile et allèrent rejoindre dans l'enclos de la
circoncision les trois escouades qui avaient déjà passé
par l'épreuve. Ils s'engagèrent dans un étroit chemin,
bordé d'épines. Plus loin, au bout de cette sorte de
boyau, les haies s'écartaient, l'on passait entre deux
rangées de perches éloignées d'un mètre ou deux l'une
de l'autre, puis entre deux constructions carrées se fai-
sant face et l'on arrivait enfin à une place circulaire,
tout au fond. Le tout formait une vaste cour, la cour
des m^'stères.... entourée de branchages épineux.
L'air passablement morne, gémissant de temps à
autre, leurs camarades étaient assis là, tout peintur-
lurés de blanc, des reins à la tête, sous la garde de
quelques bergers et de deux ou trois vieux. L'un de
ceux-ci donna à Zidji et aux nouveaux venus quelques
grandes feuilles cueillies à un arbuste spécial avec les-
quelles ils se cousirent un semblant de vêtement plus
primitif encore que celui de nos premiers parents,
comparable plutôt à la feuille de vigne de l'Apollon du
Belvédère.
L'étoile du matin 23
— Regardez bien ces feuilles, leur dit un vieux qui
semblait avoir quelque peu pitié d'eux. Tous les jours,
vous en cueillerez de nouvelles. Elles aideront à votre
guérison. Et n'allez pas vous tromper et en prendre
d'empoisonnées.
Il n'ignorait pas, le brave homme, que certains ber-
gers se font un malin plaisir de conseiller aux circon-
cis l'emploi d'autres feuilles dont le suc est très mau-
vais et envenime les plaies. Une épreuve de plus 1
— C'est là, leur dit encore le vieux, le « shondlo »
qu'aucun incirconcis, aucune femme ne peut voir sans
mourir. Vous le porterez trois mois, le « shondlo ». On
l'appelle aussi «hamba», la brebis.
Zidji se rappela alors les airs mystérieux avec
lesquels Gouanazi lui prédisait qu'il mangerait de la
viande de brebis au Ngoma.
Revêtus de leurs deux ou trois feuilles retenues
autour des reins par un bout de ficelle de fibres tres-
sées, ils eurent à subir encore le blanchissage à la
chaux. « Voilà, leur dit-on, la seule graisse dont vous
osiez désormais vous oindre. » Et, à tour de bras, les
bergers les soumirent à cette opération. La matière
dont ils se servent n'est pas, à proprement parler, de
la chaux. C'est une terre plutôt siliceuse que calcaire
que l'on trouve en bancs ou en poches au bord du
ruisseau et qui doit tenir un peu de la nature du talc.
Elle est remarquablement blanche et remplace parfai-
tement la chaux pour blanchir les murailles.
— Hé 1 hé I vous voilà devenus des « baloungo », des
blancs, criaient leurs persécuteurs, et, à l'un des cir-
concis qui faisait la grimace et trouvait cette graisse-là
bien peu onctueuse, ils administrèrent une bastonnade
en riant.
Cependant, par bouffées, arrivaient les paroles du
chant que dominaient parfois la sonnerie des cornes
d'antilope et le bruit sec des boucliers frappés.
24 A l'école de la circoncision
Il pleure, il pleure, le petit, oiseau de l'hiver!
Et les cris déchirants des escouades successives se
mélangeaient lugubrement à ces paroles ironiques.
Cela dura jusqu'à midi. Alors tout le monde fut
réuni dans le « soungui », dans la cour des mystères.
Les bergers allèrent couper des perches et de l'herbe
pour finir les constructions et les vieux s'arrangèrent
de leur mieux dans les huttes qui entouraient la place.
On laissa les jeunes garçons tranquilles et leur maison
fut prête pour les recevoir, au soir de ce premier
jour.
.... Couchés sur le sol dur, sans natte, sans couver-
ture, aj^ant froid et souffrant beaucoup, ils ne dor-
mirent guère, les petits circoncis. Leurs épreuves
commençaient. Latane gémissait sans discontinuer.
Evidemment l'Homme-Lion qui l'avait opéré s'y était
mal pris, car il paraissait beaucoup plus affecté que la
plupart de ses camarades. Zidji, couché à côté de lui,
lui disait :
— Prends courage. Tais-toi.
Une voix sévère cria de la place :
— Allons ! Qu'on se taise par là-bas 1 Vous empêchez
les vieux de dormir. Celui qui troublera le silence, on
lui fera boire du lait de chèvre.
Le ton de menace avec lequel ces paroles étaient
prononcées faisait penser que le lait de chèvre devait
être plutôt amer, quelque chose comme la viande de
brebis ou la graisse de chaux avec lesquelles ils avaient
fait connaissance déjà! Enfin le sommeil vint avec des
cauchemars affreux où des petits couteaux, des sagaies,
apparaissaient tour à tour dans les mains des Hom-
mes-Lions.
iOT. DENTA^
Comme une reine au front noble
dont la robe de brocart vert s'étend
autour du trône en mille plis
arrondis et veloutés....
La cour des mystères 25
III
LA COUR DES MYSTÈRES
Avant d'aller plus loin, il serait utile de donner une
description plus détaillée du cadre dans lequel se
déroulent les événements que nous racontons. Quel-
ques considérations ethnographiques préliminaires
seraient en place aussi.
La grande chaîne du Drakensberg qui soutient à
l'Orient le plateau sud-africain commence dans la
Colonie du Cap et se dirige vers le Nord-Est, parallèle-
ment à l'Océan Indien. Elle entre dans le Transvaal et
aboutit au district de Leydenbourg. Mais là, elle
change brusquement de direction et part vers le Nord-
Ouest, formant ainsi un dernier chaînon qui va se ter-
miner aux environs de Haenertsbourg et s'articuler au
système du Woodbush. A mi-chemin entre Leyden-
bourg et Haenertsbourg, une profonde fissure livre
passage à l'Olifant ou fleuve des Eléphants qui des-
cend par là dans la plaine où il coule paresseusement
à la rencontre du Limpopo.
Ce chaînon n'est pas aussi élevé que les montagnes
de Natal et du Cap. Néanmoins il présente encore
quelques pics rocheux de 1600 à 1800 mètres et des
paysages d'un haut pittoresque. La plus belle de toutes
ces sommités, plus grandiose, à mon avis, que le
Wolksbergdont nous avons déjà parlé, c'est le Mamo-
tsuiri, la montagne de Bokhaha. Elle s'élance d'un bond
en une pyramide gigantesque jusqu'à 1.000 mètres
au-dessus de la plaine. Là-haut, elle se termine par un
petit cône gracieux, à la base duquel une arête de
rochers vertigineux se détache et descend vers l'Orient.
26 A Vécole de la circoncision
Vue d'en bas, du village de Mankélou, par exemple,
cette arête présente une curieuse fenêtre en forme de V
qui s'ouvre sur le ciel à une altitude de 1400 mètres.
Au printemps, lorsque la pluie a verdi ses flancs, le
Mamotsuiri ressemble à une reine au front noble dont
la robe de brocart vert s'étend tout autour du trône en
mille plis arrondis et veloutés. Seules les ravines qui
se trouvent entre les plissements de la montagne ren-
ferment des forêts. Des arbres très foncés garnis-
sent ces profondeurs et ces forêts se dévalent vers la
plaine en coulées noires. A l'époque où notre récit
nous transporte, c'est-à-dire en juin, les graminées des
pentes ont passé du vert au violacé puis au brun. La
montagne assombrie, desséchée, a plutôt l'air d'un
géant au visage sévère qui examine avec soin les hom-
mes marchant à ses pieds pour voir s'ils conservent
bien les coutumes des ancêtres.
Du côté nord de la pyramide partent deux chaînons
légèrement divergents qui s'avancent dans la plaine.
L'un d'eux, le Tchikaboutomi (littéralement : Perd-la-
vie, car il s'y est livré des combats meurtriers) pré-
sente des croupes arrondies, glabres, sans arbres ni
rochers, tandis que le second, sorte de promontoire
presque plat de quatre kilomètres de longueur, se ter-
mine par une paroi rocheuse immense, qui retombe
abruptement vers la plaine. C'est le Marovougne. Les
stratifications de cette puissante masse s'aperçoivent
aisément. La roche, quand on la brise, est d'un blanc
jaunâtre. C'est probablement un grès de l'époque pri-
mitive appartenant à l'étage dévonien. Mais les lichens
de toute sorte l'ont recouverte d'une patine grise
veloutée. Rien de varié comme ces lichens : plaques
blanches, plaques brunes, plaques orangées, festons
verdâtres et brunâtres, sans parler des mousses, des
lycopodes, des fougères. Le botaniste passe de belles
heures à explorer ces roches !
La cour des mystères 27
Entre ces deux chaînons, entre le Tchikaboutomi et
le Marovougne, se trouve le Bokhaha, vallée de 6 à 7
kilomètres qui descend doucement en s'élargissant
vers la plaine du Bas-Pays, et qu'arrosent plusieurs
ruisseaux, particulièrement le Moudi. Deux tribus y
demeurent. L'une, la plus ancienne, celle de Ba-Khaha,
appartient au groupe souto-pédi. Elle diffère peu de
celle de Sikororo à l'Est, de Thabina à l'Ouest, de
Modjadji au Nord. Tous ces clans se ressemblent et
habitent la contrée de temps immémorial. La seconde,
celle de Ba-Nkouna, à laquelle appartiennent la plu-
part des héros de cette histoire, est une tribu du Lit-
toral venue entre 1830 et 1840 de la vallée du Bas-
Limpopo. Elle forme une des divisions du groupe
Thonga ou Shangaan qui peuple toute la plaine du
district de Lourenzo-Marques et du Bilène (Gaza). Les
Ba-Thonga débordent les limites du territoire portu-
gais et occupent sous le nom de Magwamba et d'ac-
cord avec les Ba-Pédi, le Bas-Pays du Zoutpans-
berg. Du reste les Thonga sont très différents des
Pédi. Se livrer à une longue comparaison ethnogra-
phique entre ces deux peuples ne répondrait point à
notre but. Disons seulement que, quant au rite de la
circoncision, il s'accomplit chez les uns et chez les
autres à peu près de la même façon ^.
Or, c'est au pied de l'assise rocheuse du Marovougne,
séparé d'elle par un bois presque impénétrable, que se
trouvait l'espace plat où le Ngoma avait été construit.
Laissons le terme de Ngoma qui a un sens plus géné-
ral et employons celui de « soungui », qui désigne
plus spécialement la cour des mystères. Une palis-
* Pour être absolument exact, j'ajouterai que je dois la description
de toutes ces coutumes principalement à un vieux Thonga des Spe-
lonken qui fut initié il y a environ 50 ans dans une école où Ba-Pédi
et Magv^-amba subissaient les épreuves ensemble. Les cérémonies
d'initiation qui s'accomplissent encore maintenant au Bokhaha sont
à peu près les mêmes.
28 A l'école de la circoncision
sade épineuse l'entoure de toutes parts. Le « Ma-
nyabé » l'a enduite de ses charmes afin de préserver
le camp des maléfices des jeteurs de sort. Seuls les
anciens circoncis ont la permission d'entrer dans l'en-
ceinte sacrée. Il y a toujours à la porte quelques gar-
des qui surveillent et celui-là seul qui sait débiter les
formules est admis. Le chemin d'accès est bordé par
douze perches, six de chaque côté, disposées par pai-
res à quelques pieds les unes des autres. Les habi-
tués du soungui ont seuls le droit de passer entre les
perches. Un visiteur inconnu, même s'il sait les mots
de passe, doit les contourner d'une certaine façon, si-
non il est mis à l'amende. On débouche ensuite sur une
place rectangulaire que limitent de droite et de gau-
che deux longues baraques carrées construites en per-
ches, le toit incliné vers la barrière extérieure. L'une
sert de logement aux bergers et aux vieux. L'autre,
c'est la maison des nouveaux circoncis. Le sol n'en
est pas battu. Aucune main de femme n'y étend la
couche de terre noire et de fumier qui rend habitables
les huttes des noirs. Aussi, au bout de quelques jours,
une sorte de vers blancs à la morsure très douloureuse
pullule dans cette poussière infecte et tourmente les
jeunes garçons durant la nuit. Alors on répand des
cendres en abondance par terre, et les larves sont
tuées.... pour un temps. Les circoncis dorment avec
la tête tournée vers l'intérieur. Quand le froid devient
intense, en juin, juillet, il leur est permis d'allumer
un peu de feu pendant leur repos de la nuit. Mais ce
feu doit être fait sur la place rectangulaire ; voilà pour-
quoi l'on dit que l'une des épreuves du Ngoma c'est
qu'on a chaud à la tête et froid aux pieds.
Entre les deux baraques, par conséquent au milieu
de la cour des mystères, dans la prolongation du che-
min d'accès, se trouve le Grand Eléphant. Le Grand
Eléphant, c'est un long foyer fait de pierres à demi
La cour des mystères 29
dressées entre lesquelles le bois est disposé sur une
ligne droite, parallèlement aux maisons. Tous les
matins les initiés viennent s'asseoir à ce feu, de côté,
de manière à se chauffer seulement la hanche gauche.
L'Eléphant, au dire des connaisseurs, c'est le centre
même du Ngoma. On le fait assez long pour que tous
les garçons puissent prendre place des deux côtés.
Représentons-nous les cent et quelques circoncis assis
autour de l'Eléphant, les uns devant les autres : ils
forment une ligne qui ressemble à une ellipse. A l'un
des foj'ers de cette ellipse se trouve une pierre où leur
chef viendra se placer le premier. En effet, l'armée
des circoncis a son chef; c'est le plus proche parent
de la famille régnante, l'héritier, s'il est là, ou son
frère cadet. Lorsque Zidji fut initié, le « Nouatié »,
comme on dit en pédi, était son cousin Malembé.
Entre l'Eléphant et la baraque sont disposées les
tables à manger en roseaux. Elles furent dressées le
premier jour par les bergers. Cinq se trouvèrent suf-
fisantes pour les cent candidats.
Au delà de l'Eléphant, à l'arrière de l'enceinte par
conséquent, se trouve la place des chants et des exer-
cices scolaires. C'est là que les jeunes garçons
apprendront les fameuses formules et entendront les
discours orduriers de leurs instructeurs, là aussi
qu'ils iront se chauffer au soleil durant les rares ins-
tants de repos qu'on leur accorde.
Au reste, quelque étroite que soit la surveillance
exercée sur eux, ils déambulent en liberté aux abords
du Ngoma, allant chaque jour casser les branches
nécessaires pour nourrir l'Eléphant. Si l'un d'eux s'é-
loigne quelque peu et tarde à rentrer, l'un des bergers
surveillants de la porte fera retentir un coup de sif-
flet. Il ne l'appellera point par son nom : c'est inter-
dit, car une femme pourrait passer dans les environs
et apprendre ainsi que tel ou tel est à l'école de la
30 A l'école de la circoncision
circoncision. Or, cela ne se doit pas. Le délinquant
répondra lui aussi par un coup de sifflet et s'empres-
sera de rentrer.
Cette description générale du camp de la circoncision
fait naître dans l'esprit plusieurs questions. C'est la
forme carrée qui y domine. Or tout, dans le village
bantou typique, est circulaire. La ligne droite, l'angle
droit surtout en sont presque totalement absents. Du
kraal aux bestiaux au toit de la hutte, de la cour du foyer
à la marmite qui y bout, du panier à vanner au mor-
tier où l'on pile le grain, et jusqu'à la disposition même
des huttes sur le terrain, tout est rond. Aussi est-il
naturel de se demander si les constructions carrées,
le long foyer rectiligne de l'école de la circoncision
ne trahissent pas l'origine exotique du Ngoma. Il
semble très probable que c'est là une coutume sémi-
tique apportée au sein des tribus cafres dans ce passé
mystérieux où plus d'une fois l'influence des Abraha-
mites s'est exercée sur les tribus bantous. Rien, il est
vrai, dans les formules secrètes que nous allons ap-
prendre, n'appuie cette hypothèse. Elle est cependant
très probable. Et voici une considération qui l'appuie
a priori : Ces cérémonies si cruelles auraient-elles été
inventées de toutes pièces par ces tribus dont les
mœurs sont généralement douces, qui aiment jouir
de la vie, ne sont nullement portées à l'ascétisme et
se sont créé d'ailleurs une religion facile et sans pres-
tations douloureuses. De même que la vue d'un régi-
ment anglais au Cap, en 1820, fit du Zoulou Dingiswayo
un général sanguinaire qui légua à Tchaka un esprit
nouveau et transforma les paisibles clans de ces con-
trées en la nation militaire et dévastatrice que l'on
sait, ne peut-on pas supposer que des ascètes sémites
arrivant au milieu de ces peuplades primitives au carac-
La cour des mystères 31
tère essentiellement mobile et influençable, ont réussi
aies persuader d'adopter ce rite sacré des Orientaux?
J'en étais à me poser ces questions lorsqu'un vieux
Gwamba, très au fait de l'histoire du pays, m'a ap-
porté la confirmation de cette hypothèse. D'après lui
le Ngoma n'a pas été inventé par les Ba-Pédi ou les
Ba-Thonga. Il leur a été enseigné par les Malemba.
Les Malemba sont une étrange peuplade répan-
due au sein des tribus du Zoutpansberg un peu à la
façon des Juifs parmi les nations européennes. Ils
prétendent venir de la mer. Une tempête aurait dé-
truit leur grand vaisseau et ils auraient gagné la côte
d'Afrique sur des épaves. Ils se dispersèrent ensuite
de tous côtés, vivant essentiellement en marchands.
Ils achètent tout, grains, ustensiles et revendent leurs
denrées plus loin. Ce sont eux qui ont enseigné aux
habitants de ces parages les rudiments de l'art métallur-
gique. Ils savaient extraire le fer et le cuivre des roches.
Or ces Malemba sont aussi envisagés comme les
« Chefs du Ngoma ». D'après mon vieil informant,
ce sont eux qui l'ont introduit parmi les tribus du
Zoutpansberg. Il serait téméraire d'affirmer qu'ils
l'ont apporté aussi aux Cafres de la colonie du Cap,
aux peuplades du Lessouto qui pratiquent la circon-
cision de temps immémorial. Mais l'influence que les
Malemba ont eue au Transvaal, d'autres envahisseurs
peuvent l'avoir exercée autrefois plus au sud, et, quoi
qu'il en soit, l'origine sémitique du Ngoma est haute-
ment probable.
La circoncision, chez les Juifs, était un rite essen-
tiellement religieux, le symbole mystique de l'enlève-
ment de la souillure en même temps que le sceau di-
vin apposé par Jéhova sur son peuple élu. Quelles
transformations le rite Israélite a-t-il subies entre les
mains des Bantous païens?
L'acte initial, l'opération phj'sique que nous avons
32 A l'école de la circoncision
racontée plus haut demeure. Mais la signification re-
ligieuse et morale qu'ils avaient pour les Juifs mono-
théistes a complètement disparu. Par contre, dans
l'initiation qui accompagne la circoncision au sein de
ces tribus, on peut distinguer quatre éléments que ne
comportait nullement la coutume sémitique.
C'est d'abord la mémorisation de certains chants et
de certaines formules plus ou moins incompréhensi-
bles que l'on nomme les milao. Par l'acquisition de cette
connaissance, l'initié est introduit dans la confrérie
des hommes adultes et il saura désormais les mots de
passe au mo^en desquels ils se reconnaissent entre
eux. Celui qui ignore ces formules secrètes est pro-
fondément méprisé.
Puis ce sont des épreuves ph3'siques destinées à
briser l'orgueil du jeune homme, à lui apprendre
l'obéissance en même temps que l'endurance dans la
douleur. A ce titre, le Ngoma façonne les sujets du
chef, fait d'eux des serviteurs soumis et les prépare à
la guerre.
En troisième lieu, il faut que les jeunes circoncis
s'accoutument à entendre les horribles conversations
des vieux et des bergers qui mettent un art raffiné à
varier leurs propos obscènes. Les paroles impures,
grossières ne sont pas tolérées au village, en temps
ordinaire. Mais durant le Ngoma, aucune expression
pornographique n'est interdite. Au contraire 1 Et l'on
voit des hommes âgés s'ingénier à pervertir l'imagi-
nation de leurs fils et à leur apprendre les plus révol-
tantes obscénités. Ce côté-là de l'initiation est évi-
demment en relation avec la vie sexuelle du jeune
garçon devenant jeune homme. Mais on avouera que
c'est là une étrange préparation à la vie de famille et
à la vie sociale. Dans ce débordement de propos in-
fects et immoraux, le paganisme, fruit de la corrup-
tion, a marqué le Ngoma de son stigmate.
V ne journée an a soungui )> 33
Enfin la quatrième occupation des initiés, la seule
qui puisse être approuvée et admirée sans réserve,
c'est la chasse, dont ils font un apprentissage sérieux
et utile. Hâtons-nous d'ajouter que ce sont les vieux
qui en mangent les produits et que les pauvres gar-
çons ne jouissent nullement du fruit de leurs peines.
La suite de notre récit fera voir de quelle manière
ces divers éléments se combinent durant les trois
mois que dure l'école de la circoncision.
IV
UNE JOURNEE AU « SOUNGUI »
Huit jours s'étaient écoulés depuis que Zidji et ses
compagnons avaient fait la connaissance du Crocodile
et de sa morsure douloureuse. Et maintenant ils com-
mençaient à s'habituer à la nouvelle vie qu'ils allaient
devoir mener durant trois mois. Malao, le père du
Ngoma, le leur avait déclaré de nouveau au lende-
main de leur entrée à l'école : « L'épreuve est rude.
Le Ngoma, c'est le bouclier de peau de bufQe. Obéissez
à toutes les lois, sous peine d'être mis au régime du
lait de chèvre. Et vous, bergers, et vous, hommes
d'âge mûr, vivez ici dans une continence absolue. Si
vous alliez passer la nuit dans vos villages, cela équi-
vaudrait à tuer tous les circoncis. Leur blessure ne
guérirait pas. Ils mourraient par votre péché. C'est
un interdit. » Les jeunes gens avaient fait de leur
mieux pour se soumettre et ils avaient assurément fait
de rapides progrès dans la discipline.
L'Orient se colorait à peine à la lueur de l'aube
34 A Vécole de la circoncision
lorsque Malao réveilla les bergers et ceux-ci disposè-
rent en ligne les rameaux de bois mort apportés la
veille par les circoncis, afin de mettre le feu à l'Elé-
phant. Puis ils firent irruption dans la baraque où
ceux-ci dormaient encore et les réveillèrent. Quelques
bergers étaient déjà sur la place des chants et enton-
naient le solo du grand chant du Ngoma :
Chante, oiseau du matin !
C'est ainsi qu'ils appelaient les candidats qui arri-
vaient à la débandade, n'ayant pas perdu beaucoup de
temps à leur toilette matinale, car ils ne portaient abso-
lument aucun vêtement, sauf les quelques feuilles du
« shondlo ». Se disposant en demi-cercle, autour des
bergers, les circoncis répondirent par le refrain so-
nore en mineur qui s'élève dans les airs comme
une clameur de guerre, comme une bravade farou-
che, comme un orgueilleux chœur de gloriole.
Et le son des voix sonores s'engouffrait dans la
forêt, derrière la cour des mystères ; elles allaient
frapper les parois du Marovougne qui répercutaient
le refrain puissant et le renvoyaient jusqu'aux villa-
ges dormant encore dans la plaine.
Ce concert matinal ne manquait pas de sauvage
grandeur et parfois Zidji, regardant vers l'Orient, où
le soleil allait paraître, apercevait Vénus, l'Etoile du
Matin. Alors il avait un frisson subit. Est-ce seule-
ment à cause du froid piquant qu'il faisait ou bien
était-ce son âme qui tressaillait de l'enthousiasme va-
gue avec lequel il allait à la rencontre de la virilité?
Lorsque, dansant sur la place, gesticulant à force
de bras pour se réchauffer, les chanteurs eurent fait
parler l'oiseau du matin assez longtemps, l'un des
vieux entra dans le cercle et se mit à leur ensei-
gner les formules secrètes, ce que l'on appelle les
(( milao ». Cela dura longtemps, car il ne prononçait
Une journée au « soiingui » 35
jamais que quelques mots à la fois et les faisait répé-
ter aux jeunes gens à satiété. Que sont donc ces for-
mules si importantes que toutes les tribus de ces pa-
rages enveloppent d'un tel mystère ? Voici les trois
principales ou du moins voici la traduction des mem-
bres de phrases dont le sens est encore connu ;
Le petit oiseau est allé chanter.... Il a réveillé les man-
ches des lances semblables à des lions.... Pour qu'ils ail-
lent se transpercer mutuellement.... Forgé à l'école de la
Circoncision.... Le grand sable des laboureurs ?... La
marche à petits pas du sanglier.... De la rainette qui
croasse.... Les circoncis marchent à la file; ils vont visi-
ter la hutte mystérieuse.... Ils trouvent que c'est comme
les anneaux entrelacés des vipères et des grands serpents
verts.
Ces paroles forment la première partie de la for-
mule principale qui, semble-t-il, est la glorification
du Ngoma, du « soungui ». Ces armes semblables à
des lions qui vont s'entre-déchirer, c'est l'Ecole qui
va commencer, éveillée par l'oiseau de l'hiver La
marche à petits pas du sanglier représente la vie du
jeune garçon, piétinant sur place jusqu'à ce que l'ini-
tiation fasse de lui un homme. Les croassements de
la rainette, c'est sa bêtise enfantine. Il faut dire que
la rainette shinana est un étrange batracien qui, en
temps ordinaire, est assez semblable à un petit cra-
paud, mais qui, lorsqu'on l'attaque, peut se gonfler
comme la grenouille de La Fontaine. Elle devient
alors dure, élastique, à tel point que ses ennemis,
eussent-ils même un bec acéré comme les poules,
n'arrivent pas à la transpercer. Le circoncis, avant
son initiation, est comparé à la rainette shinana avant
qu'elle se soit enflée. Par les épreuves du Ngoma, il
va devenir semblable à elle quand elle combat, à elle
l'invincible, la sage guerrière, l'invulnérable 1... Dans
les dernières phrases, on voit la troupe des jeunes
36 A Vécole de la circoncision
garçons (dite buk^Yera) introduite dans la hutte mj'sté-
rieuse, loin des habitations et s'extasiant sur la sa-
gesse qu'elle y rencontre. Les lois, les rites, les
épreuves sont comme le fouillis inextricable des an-
neaux de plusieurs vipères entrelacées. Il faut deve-
nir sage soi-même pour le démêler 1
La seconde moitié de la grande formule a trait à la
maison des circoncis, au «soungui».
Dites : C'est le soungui.... Par terre, c'est une odeur
infecte.... En haut, c'est une beauté élancée Ce qui le
soutient ce sont des perches... Ce qui réunit les perches ce
sont des baguettes, etc.
Ici l'imagination du professeur peut se donner libre
carrière, il n'a qu'à ajouter tout ce qui lui plaît pour
chanter la baraque de l'initiation. Sa description poé-
tique n'est du reste pas flatteuse.
Cette formule dite du manengouana ayant été répé-
tée maintes fois, on passe à deux autres plus courtes,
mais plus intéressantes aussi. Les expressions em-
ployées ont un caractère archaïque mais presque lit-
téraire dans leur concision un peu énigmatique :
Le grand lourdeau qui se faufile.... A travers les gués et
les plaines de roseaux.... Qu'il faut dépecer par le dos, car
ses entrailles tombent à l'intérieur.... C'est le Crocodile !...
Celui qui pratique des ouvertures (dans la forêt) pour
descendre vers les gués et qui fra^^e un chemin aux élé-
phants.... Ils y viennent boire et s'y baigner.... Ne dites-
vous pas que c'est l'Hippopotame?...
Celui qui marche comme sur des œufs.... Il marche sur
la terre sèche (Et pourtant il la presse si fort) qu'il en
sort de l'eau comme au marais!... C'est l'Eléphant, celui
grâce auquel on se procure les pièces d'étoffe, celui qui
enrichit, c'est lui !
Dans ces trois formules sont décrits les trois ani-
maux sauvages qui font le plus d'impression sur l'ima-
gination des noirs. N'est-il pas curieux que deux
Une journée au « soungui » 37
d'entre eux soient chantés en des expressions analo-
gues dans les chapitres les plus poétiques du livre de
Job? Certains traits de ces descriptions sont si carac-
téristiques qu'ils fournissent les mots de passe par
lesquels les circoncis se reconnaissent. Ainsi, pour
peu que je veuille savoir si mon interlocuteur est ini-
tié, je lui dirai sans raison apparente : Machindia bya
ndjako ! c'est-à-dire : ce que l'on dépèce par le dos ?
S'il répond : ngwenya, c'est le Crocodile, je saurai qu'il
est un compagnon, sinon il n'est qu'un choubourou,
un incirconcis.
Ce jour-là, le maître d'école était en veine d'allon-
ger ses enseignements qu'il estimait sans doute fort
précieux et utiles. Le soleil cependant montait à l'ho-
rizon et l'on commençait à sentir ses rayons. Il
s'aperçut qu'il dépassait le temps consacré aux chants
du matin. Alors, s'interrompant brusquement, il éleva
en l'air son bâton avec un certain geste, sur quoi
tous les circoncis de s'écrier en une clameur terri-
ble :
— Zithari ! !
Or ce mot, après ce geste, a pour but de glorifier
les vieux. Mais il a un sens si peu propre qu'on ne
saurait en dévoiler l'explication, C'est une sorte de
salutation obscène à laquelle les hommes du « soun-
gui » prennent un plaisir extrême. Il y en a une au-
tre que l'on peut traduire en l'atténuant quelque peu :
« Quand vous crachez, le souffle de votre bouche
tuerait les ennemis à l'autre bout du pays 1 »
— Et maintenant, couchez-vous !
Les bergers firent irruption sur la place, frappèrent
les circoncis sur la cuisse en disant :
— Chayi ngoma.
Ces mots, qui n'ont pas de sens dans la langue
usuelle, mots qu'on emploie aussi bien en Pédi qu'en
Thonga (peut-être est-ce une vieille expression des
38 A Vécole de la circoncision
Malemba?), ces mots, dis-je, annoncent aux jeunes
garçons qu'ils peuvent ôter leur vêtement de la veille
et attacher autour de leurs reins les feuilles propres
qu'ils ont cueillies pour cela.
Ce changement de costume une fois opéré, on passe
à l'exercice suivant, la danse de l'Eléphant. C'est le
grand plaisir des vieux et des bergers. Ils chantent et
dansent. Les circoncis font l'orchestre.
Au commandement, ceux-ci se dirigèrent vers le
foyer qui était allumé dans toute sa longueur; Ma-
lembé, le frère cadet du chef, marchait à leur tête. Il
alla s'asseoir sur la pierre spéciale à lui réservée.
Tous s'accroupirent en présentant au feu leur hanche
gauche et, faisant semblant de prendre avec leur
main gauche un javelot sur le sol, ils le jetaient avec
vigueur dans le feu, avec la droite, simulant un combat
violent avec l'éléphant. Ils commençaient par les
mots : « Dowou wo tsé 1 Eléphant, tiens-toi tran-
quille 1 » Les surveillants, tous pourvus de bâtons,
dansaient entre le feu et les baraques et répondaient
par le refrain suivant :
La vache noire donne des coups de pieds ! Elle rue et
renverse le bol de lait des babouins ! Prends garde, petit
circoncis ! Ne va pas dévoiler le Xgoma ! Le Xgoma, c'est
un petit couteau !
Dès qu'un des garçons ne luttait plus avec assez de
fureur contre cet Eléphant imaginaire, les coups de
bâton des danseurs tombaient dru sur son dos. La
vache noire qui rue, ce sont les vieux. Ceux qui traient
son lait, les babouins de la chanson, ce sont les cir-
concis qui lancent leurs javelots. Une heure, deux
heures durant, il faut qu'ils se fatiguent à cette g3"m-
nastique puérile, au plus grand amusement des dan-
seurs qui font autant de bruit que possible. Quelques-
uns n'ont-ils pas attaché à leurs pieds des sandales
Une journée au (( soungui » 39
de fer galvanisé avec lesquelles ils frappent le sol en
cadence: Tha-tha-ka.... tha-tha-ka I Lorsqu'ils sont
fatigués, d'autres entrent dans la danse et les rempla-
cent. Mais les circoncis, eux, n'ont point de répit. Il
s'agit qu'ils transpercent leur Eléphant jusqu'à ce qu'il
soit réduit à rien, jusqu'à ce qu'il tombe en cendres.
Le chant de l'Eléphant est d'ailleurs très mélo-
dieux, avec son refrain aux phrases qui se correspon-
dent, coupé par les supplications que les circoncis
adressent à l'Eléphant.
Deux heures durant, sans interruption, le chant
avait retenti. Malembé,le chef des circoncis, qui avait
été un peu gâté par sa mère à la capitale, donnait des
signes de lassitude. Un des vieux lui administra une
volée de coups qui remonta son courage. Pas de po-
sition sociale qui fasse, au Ngoma 1 Le Ngoma, c'est
la guerre 1 Apprends ici même à connaître les hom-
mes de la tribu et sache qu'ils ne sont pas des fem-
melettes ! Voilà ce que signifiait cette bastonnade.
Et Malembé se remit à lancer ses javelots avec un
zèle nouveau. Zidji, lui, calme comme il l'était, avait
quelque peine à se maintenir dans l'état d'excitation
factice nécessaire pour tuer l'Eléphant. Alors Goua-
nazi, avec un malin plaisir passait et repassait au-
près de lui ; tout en dansant et vociférant avec une
joie particulière : « Elle rue, la vache noire! », il lui
allongeait des coups secs, répétés, toujours au même
endroit. Zidji ne disait rien, mais il n'en oubliait pas
un. Déjà Molondjo, son oncle, avait remarqué cette
persistance de Gouanazi à battre son camarade et il
lui avait dit : « Prends garde à toi 1 Celui qui frappe
par haine, au Ngoma, et non par devoir, sera puni lui
aussi. » Alors Gouanazi avait eu peur et, pour quel-
ques jours, il laissa Zidji tranquille. Mais le plus mal-
heureux, durant ces exercices longs et épuisants, c'é-
tait le petit Latane. A ce moment, déjà, il était bien
40 A l'école de la circoncision
malade. Il ne suivait ses camarades qu'à grand'peine,
avec une démarche caractéristique. De son mieux, il
gesticulait, il chantait : « Eléphant, tais-toi ! » Mais
son cœur n'y était pas. On l'avait bien battu les pre-
miers jours, mais par deux fois, il s'était évanoui et
on ne le persécutait plus maintenant.
Soudain des voix de femmes se firent entendre au
delà du pli de terrain où se cachait le village de l'é-
cole, là-bas près du grand arbre.
— Ha tsôô 1 criaient-elles. Nous brûlons !
C'est le signal de la fin de la danse de l'Eléphant,
car ces femmes ce sont les mères, les sœurs des cir-
concis. Chacune d'elles apporte du village la marmite
du matin, sur sa tète, et la dépose à distance. Alors
les bergers prenant les marmites vides de la veille
vont les leur rendre et se charger de celles qui vien-
nent d'arriver. « Nous brûlons, c'est-à-dire : Notre
tête est fatiguée de porter les pots.... Venez donc
nous en délivrer! » Alors, courant à elles, les bergers
leur lancent des lazzis, des propos d'un goût douteux
où l'on entend les expressions les plus déshonorantes,
les plus défendues en temps ordinaire. Telle est la
règle au Ngoma. Un fils insulte sa mère, un fiancé sa
fiancée, un père sa fille I Et tous ces gamins de cir-
concis d'éclater de rire à l'ouïe de ces conversations
honteuses ! Quant aux insultées, elles ne font qu'en
rire, elles aussi. N'ont-elles pas elles-mêmes écrasé
ce maïs dans leurs mortiers en chantant des chan-
sons grossières ! C'est le Ngoma 1
Des bâtons sont fixés en terre, à l'endroit où les
femmes ont la permission de déposer leurs marmites.
Elles y enfilent la petite couronne d'herbe tressée
qu'elles avaient mise sur leur tête pour y poser l'am-
phore. Et c'est un sujet de joie et d'orgueil pour tous
les habitants du « soungui » de voir le tas de couronnes
s'élever jour après jour I
Une journée au « soungui » 41
Les femmes repartirent en jacassant. Bientôt on les
entendit rire très haut. Elles se moquaient de l'une
d'elles dont la marmite était pleine d'herbe, d'une
herbe longue sortant par en haut et rayonnant dans
toutes les directions, lui faisant une sorte d'ombrelle.
« Ah I tu as été pincée, toi ! Tu voulais faire la pares-
seuse I Tu le sauras pour une autre fois. » C'était la
mère d'un petit garçon nommé Gofana. On lui avait
dit : « Apporte chaque jour double portion, telle est
la règle au Ngoma. » Elle avait pensé : « Mon Gofana
est un des plus jeunes de l'école. Il mangeait moins
qu'un autre, à la maison. Pourquoi gaspiller mon
maïs en lui préparant plus de nourriture qu'il ne lui
en faut? » Et maintenant elle payait la peine de son
avarice. Les bergers l'avaient désignée à la raillerie
publique. Jusqu'à la porte de son village, elle fut sui-
vie par une cohorte de moqueuses. Et le lendemain,
elle ne recommença pas.
C'est en effet la loi que les circoncis doivent man-
ger double portion matin et soir. Aussi la masse de
polenta qu'apportent chaque jour les femmes est
énorme ! Toutes les marmites sont d'abord déposées
dans la baraque des vieux. Puis les bergers vont ver-
ser la farine de maïs sur les tables de roseaux. Quel-
ques bonnes mères avaient joint à la farine un petit
pot plein de sauce d'arachides délicieuse, espérant
mettre quelque douceur dans la vie de leurs gar-
çons éprouvés. Cet assaisonnement délicat, les vieux
se l'approprièrent, car les circoncis mangent leur pi-
tance sans sauce. Cette polenta blanche s'étalait en
un véritable tas de trente centimètres de hauteur, sur
la claie. Alors deux ou trois bergers furent désignés
pour présider au repas. Une verge en mains, ils criè-
rent : « Tchigui goma ! » et alors, poussant des cris
de bêtes féroces, moumm moumm...., la bande des
garçons se précipita à genoux autour des tables.
42 A Vécole de la circoncision
« Thari », dirent les bergers, et, à cet ordre, ils se
mirent à manger. Manger n'est pas le vrai mot. C'est
« se piffrer » qu'il faut dire, car le circoncis doit
prendre des poignées de farine dans les deux mains
et les porter à sa bouche aussi bien avec la gauche
qu'avec la droite. Si l'un d'eux ralentit le mouvement,
le berger doit le frapper avec force. Les coups pieu-
vent 1 Et il faut aller jusqu'au bout. Tout doit dispa-
raître. Si une tablée a fini avant les autres, elle se
précipite vers les retardataires et leur aide à expédier
en hâte ce qui reste 1
Au commencement, cette suralimentation au moyen
d'une nourriture fade cause à plusieurs des nausées
irrésistibles. Il se produisit plus d'un accident. Les
délinquants furent battus et leurs compagnons durent
manger quand même tout le tas de polenta bien qu'il
eût été souillé par les vomissements des malheureux.
Voilà à quels festins Gouanazi faisait allusion quand il
annonçait à Zidji qu'il mangerait.... de la viande de
brebis.
Au sortir de ce repas forcé, ils se sentaient repus,
remplis jusqu'au cou I Mais quelques exercices savam-
ment organisés les attendaient alors et devaient leur
aider à faire leur digestion. « Levez-vous et ramassez
les miettes 1 » Chacun prit celles qui étaient tombées
devant lui à terre et, se dirigeant vers un certain
endroit où l'on réunissait les ordures, ils les jetèrent
sur le tas en regardant du côté des villages et en criant
le nom d'un incirconcis. « Ngomane! » disait Zidji.
Et c'est avec un plaisir toujours nouveau qu'il se sou-
mettait à cette règle et, avec sa dignité nouvelle de
circoncis, insultait en pensée son frère cadet encore
« choubourou » !
— Chantez de nouveau 1 leur dirent les vieux, quand
ils eurent achevé leur repas. C'est bon pour l'esto-
mac ! La nourriture descendra mieux.
Une journée au « soungui » 43
Et le Mafé-é-é-é retentit de nouveau, suivi d'autres
chants :
Enfants du Crocodile!
Rentre-toi î rentre-toi comme la tortue qui rentre sa
tête sous sa carapace....
Soudain un nouvel ordre retentit :
— Khedi goma I
A ces mots, tous se précipitèrent vers la barrière
où ils cachaient leur provision de chaux, et ils s'en
enduisirent tout le corps, car, durant les trois mois de
l'initiation, ils doivent être blancs, resplendissants. La
chaux, c'est la graisse de brebis dont ils s'oignent....
après avoir mangé sa chair! Et, en fait, elle protège
leur corps contre les éruptions, les maladies de la
peau qui ne manqueraient pas de se produire, puisque,
durant tout ce temps, il leur est interdit de se laver.
On va chercher cette chaux bien loin, en grand secret,
pour que les femmes ne sachent pas ce qui fait briller
les circoncis, quand elles les voient, par hasard, de
loin, passer sur les collines, étranges apparitions blan-
ches se détachant sur le ciel bleu, dans la lumière du
matin 1...
— Et maintenant, en route pour la chasse !
Il est midi. Jusqu'au soir, les cent initiés, accom-
pagnés des bergers presque aussi nombreux qu'eux,
vont battre le pays, armés de leurs bâtons et de leurs
sagaies.
— Vous rapporterez au moins trois lièvres et une
antilope, leur dirent les vieux, sinon, gare à vous, vous
serez battus!
Ayant revêtu des petites jupes de feuilles de pal-
mier, ils sortirent de la cour des mystères en jetant
aux échos leurs plus puissants Mafé-é-é-é ; dans les
villages, les femmes se dirent ; « Gare ! La « bou-
kouéra», la troupe des circoncis arrive. » Et celles
44 A ïécole de la circoncision
qui étaient avisées s'enfermèrent dans leurs huttes.
Quelques bergers vont en avant, pénètrent dans les
villages auprès desquels la blanche troupe va passer.
Si une fille s'est attardée dehors, ils la battent, la font
entrer dans la case en hâte et ferment celle-ci avec des
imprécations. Si, par hasard, d'autres femmes sont
sur le chemin, un coup de sifQet retentit. Tous les cir-
concis se précipitent alors à terre pour n'être pas aper-
çus ; les imprudentes s'enfuient en poussant des cris
d'épouvante ; parfois elles jettent même loin d'elles le
panier conique qu'elles portent sur la tête afin de déta-
ler plus rapidement, car plus d'une fut tuée pour avoir
vu de ses yeux le « shondlo », la feuille de vigne 1
Elles le savent. Aussi laisseront-elles plutôt leur panier
à la merci de la troupe qui porte malheur I
Ce jour-là, on alla chasser à la colline de Kouédji.
C'est un petit avant-mont conique du Drakensberg
qui s'avance en sentinelle dans la plaine et qui est
couvert de buissons épineux, halliers impénétrables,
retraite de nombreuses bêtes des champs. Il s'agissait
d'entourer la colline par la base et, tout en battant les
branches, de monter vers le sommet en chassant le
gibier devant soi et en transperçant les animaux qui
tenteraient de redescendre : exercice hautement amu-
sant, excitant, superbe ! Déjà deux antilopes rouges
marquées de blanc, des timbalala, avaient été levées,
et elles faisaient des bonds énormes, sautant de ci, de
là, évitant les pierres qui pleuvaient, les casse-tête
habilement dirigés, jusqu'à ce que, aj-ant passé près
d'une sagaie, l'une d'elles fut transpercée.
— Hallaloo ! cria l'auteur de ce bon coup, et ses
voisins vinrent lui aider à achever l'animal.
Profitant de la brèche qui se produisait ainsi dans
la ligne d'attaque, l'autre partit à fond de train vers
la plaine. Un des bergers était là et vit la faute com-
mise :
Une journée an « soungui » 45
— Nigauds que vous êtes ! Vous avez laissé partir
l'autre ! Vous boirez le lait de chèvre ! Attendez seu-
lement.
Quand le soleil descendit à l'horizon derrière la
grande paroi du Marovougne, on se réunit aux envi-
rons du village d'un conseiller aveugle nommé Masé-
lésélé. Le bilan de la journée, c'était une antilope
rouge et un lièvre, plus six oiseaux de tailles diverses,
entre autres un beau ramier bleu foncé, aux paupiè-
res, au bec et aux pattes d'or. Les plus jeunes des cir-
concis se chargèrent du gibier et la troupe rentra au
« soungui » en remplissant le pays tout entier de ses
clameurs sauvages.
Le retour, cette dernière montée au-dessus de la
plaine, du côté de la roche grise, dans le frais du soir,
avait toujours je ne sais quoi d'empoignant pour ceux
qui, comme Zidji, étaient accessibles aux émotions
d'ensemble. Alors, le jeune homme se sentait devenir
vraiment quelqu'un, une unité active au sein de la
tribu vénérable et puissante. Mais à cette sensation de
gloire personnelle se joignait une crainte perpétuelle :
celle des coups. Les vieux seraient-ils satisfaits de la
chasse ou bien décideraient-ils de punir toute l'école à
cause des maladroits qui avaient laissé fuir l'anti-
lope? Rentrés dans la cour des mystères, les porteurs
allèrent jeter les deux mammifères et les six oiseaux
dans la baraque des vieux.
Malao vint inspecter le produit de la chasse.
— On vous avait commandé trois lièvres il n'y
en a qu'un ! D'autre part, il y a six oiseaux.
Malao aimait beaucoup le ramier bleu. Les pattes
d'or de la colombe l'attendrirent. D'ailleurs, l'antilope
rouge elle aussi est un fin manger
— C'est bien ; vous ne serez pas battus I
Et, le soir, ce fut un festin pour les surveillants du
<( soungui ». Car, de toute cette viande, naturelle-
46 A Vécole de la circoncision
ment, rien n'alla aux chasseurs; elle est tout entière
la propriété des vieux, aussi bien que les petites mar-
mites de sauce d'arachides qu'envoient bonassement
les mères.
Ce jour-là, pour comble d'ironie, Molondjo, qui
avait été désigné pour dépecer l'antilope, mit de
côté l'un des estomacs de l'animal encore tout plein
d'herbe à demi digérée et, quand les jeunes garçons
furent à leur repas peu savoureux, il alla répandre
cette matière verte et amère sur la polenta blanche en
leur disant :
— Vous voyez, les petits ! On a pitié de vous ! C'est
vous qui mangez toute la viande ! Vous êtes des sei-
gneurs ! A nous il ne nous reste rien !
Et ils durent avaler cet assaisonnement repoussant,
les pauvrets, sans dire mot, comme si c'eût été le plus
exquis des régals, sous l'œil des bergers et sous la
menace de leurs bâtons !
Après le repas du soir que les femmes avaient
apporté au soleil couchant, les circoncis chantèrent
encore quelques refrains en guise de stomachique.
Puis ils transpercèrent l'Eléphant durant toute une
heure en faisant danser les vieux et, enfin, vers neuf
heures du soir, retentit le dernier ordre de la journée,
celui qu'ils préféraient :
— Khoueréré I Mayisé 1 Mafefo !
A ces mots, ils se levèrent et allèrent retrouver cha-
cun son lit.... que dis-je.... la place sale et terreuse,
pleine de vers rongeurs, où ils devaient dormir.
Le froid était descendu de la montagne, piquant,
désagréable. Ils n'avaient pour se couvrir que les nat-
tes d'herbe grossièrement cousues par eux le premier
jour. Et pourtant la plupart s'endormirent immédia-
tement, couchés sur le dos, selon la loi du Ngoma,
éreintés qu'ils étaient par cette longue, longue journée
d'épreuves.
L'évasion 47
V
L'ÉVASION
Sur sa couchette de terre, le petit Latane se tour-
nait fiévreusement, transgressant constamment la loi
d'après laquelle, au Ngoma, il n'est permis de dormir
que sur le dos. Il avait été battu le matin, à l'Eléphant,
battu aux deux repas, battu surtout au retour des
chasseurs. Latane n'était pas allé à la colline de
Kouédji, car il se sentait trop faible pour marcher et
son frère aîné, l'un des bergers, qui avait soin de lui,
avait obtenu pour lui la permission de rester au
« soungui ». Mais quand la troupe était revenue,
tous s'étaient rués sur lui et sur trois ou quatre autres
petits malades, dispensés eux aussi de la chasse. C'est
la règle, hélas ! Il s'agit de punir ceux qui s'écoutent,
qui manquent de courage, de virilité et leurs cama-
rades d'épreuve les frappent plus fort encore que les
bergers. L'un de ces coups, maladroitement appliqué,
avait même fait pousser à Latane un cri de douleur.
Sa plaie, mauvaise dès le premier jour, s'était dange-
reusement envenimée. Maintenant la fièvre le tortu-
rait et il n'avait pas une goutte d'eau à boire.
— J'ai soif, dit-il tout bas à Zidji qui, inquiet de le
voir si mal, ne dormait pas.
Zidji ne répondit rien. Qu'aurait-il répondu? Il est
interdit aux circoncis de boire de l'eau durant tout
leur séjour au Ngoma.
Latane, torturé par la douleur, se coucha sur le
côté droit. A ce moment, un coup de verge vint lui
cingler les côtes. L'un des bergers qui était de garde
cette nuit-là avait vu qu'il n'était pas sur le dos et
48 A l'école de la circoncision
il le rappelait ainsi à son devoir. Latane gémit lon-
guement. Alors Zidji, indigné, se leva et dit à haute
voix :
— Brigand que tu es, ne peux-tu pas laisser tran-
quille un petit garçon qui va mourir !
Il ne savait pas d'abord quel était le berger de fac-
tion ce jour-là; mais lorsqu'il fut debout, il le reconnut.
C'était Gouanazi, avec sa vilaine face de satyre, ses
deux hideuses cornes, ses j^eux insolents.
— Qu'as-tu à dire, toi, et qu'est-ce que cela te
regarde? Il paraît que tu en veux aussi? Tiens î
Et il lui administra aussi trois ou quatre coups qu'on
entendit d'un bout à l'autre de la cour des mj^stères.
Gofana, le voisin de gauche de Zidji et Maroupi, celui
qui était couché plus loin que Gofana, se réveillèrent
au bruit de l'altercation et s'informèrent de ce qui se
passait. Zidji qui tremblait de colère et avait une envie
démesurée de se colleter avec son ennemi détesté leur
dit tout haut :
— C'est Gouanazi qui tue le petit Latane!
Ce dernier avait fondu en pleurs. Les sanglots qu'il
cherchait à réprimer étaient à fendre l'âme.
— Tranquilles, tranquilles, mauvais sujets que vous
êtes, cria une voix d'homme.
Et, comme le silence ne se rétablissait pas, Malao,
le père de l'école de la circoncision, arriva sur les
lieux.
— C'est bien, dit-il, quand il eut entendu de quoi il
s'agissait. On jugera ça demain.
Gouanazi s'éloigna et les quatre autres se recouchè-
rent. Mais Zidji ne pouvait dormir. Latane grelottait
maintenant.
— J'ai froid aux pieds, disait-il.
Zidji alla chercher quelques charbons pour allumer
du feu près de sa tête. Mais à quoi cela servait-il? La
tête était toute en fièvre. C'étaient les pieds qui souf-
L'évasion 49
fraient de la nuit crue et méchante. Or il était défendu
de se chauffer les pieds.
— Tiens ! prends ma natte, dit le grand, le bon
garçon à son petit ami.
Et Zidji l'en couvrit avec un soin maternel et resta
toute la nuit nu, exposé aux morsures d'un vent d'hiver
qui descendait des hauteurs du Mamotsuiri.
Le lendemain, Latane ne put se lever. La fièvre
allait croissant et il souffrait horriblement. Malao
vint le voir et dit à l'oncle du garçon, le frère de sa
mère :
— Il ne va pas, le petit. Dépêche-toi de construire
une petite hutte aux environs du « soungui » et tu iras
le soigner.
Le (( Manyabé », le médecin de l'école, qui était jus-
tement arrivé la veille, vint examiner sa plaie et fronça
les sourcils. Au reste quatre autres circoncis étaient
dans le même cas, tous ceux qui avaient passé entre
les mains de l'Homme-Lion qui avait opéré Latane.
Mais ce dernier, ayant été si maladroitement battu,
était dans un état beaucoup plus grave. Quelques
hommes aidèrent à Maréma, l'oncle du petit malade, à
élever en hâte une petite case de branchages et l'en-
fant y fut transporté le même jour.
A midi, lorsque les circoncis eurent fini de se blan-
chir à la chaux, avant de partir pour la chasse, ils fu-
rent convoqués sur la place des chants et des formules
et Malao, en quelques phrases très brèves, leur dit :
— L'un de vous a osé protester contre la juste puni-
tion infligée à celui qui avait transgressé la loi et ne
s'était pas couché sur le dos. Il va maintenant boire
du lait de chèvre. Allons ! bêlez tous !
Et tous de faire à qui mieux mieux : Mèè, mèè, mèè !
Il faut dire, pour expliquer ces paroles énigmati-
ques, qu'il existe un arbre qui s'appelle mbiiti, du
même nom que l'animal domestique qu'on appelle
50 A iécole de la circoncision
chèvre; de même, en français, le chèvre-feuille.... On
prend quelques bâtons de son bois très dur ; le con-
damné applique ses deux mains l'une contre l'autre en
séparant les doigts. Un bâton est introduit entre les
index et les majeurs, un second entre les majeurs et
les annulaires, un troisième entre les annulaires et
les petits doigts. Zidji était là, debout au milieu du
cercle, ses mains en haut, préparé pour le supplice.
Alors un grand gaillard de six pieds prit entre les
deux mains les bouts des trois bâtons, les serra très
fort les uns contre les autres et souleva à deux pieds
de terre et par trois fois le malheureux. La douleur
est intolérable. Mais Zidji ne broncha pas. Seulement
il regarda Gouanazi et celui-ci comprit.
— A présent, c'est fini.... Mais sachez que ce mbuti-
là, c'est la chèvre de Gouabé ^, la vieille chèvre qui a
perdu ses poils mais dont le lait est intarissable. Il
V en a en provision pour tous ceux qui en voudront.
C'est bon ! Partez et revenez avec du gibier en suffi-
sance.
Deux jours s'écoulèrent. Durant la nuit, on enten-
dait le petit Latane gémir dans la hutte où son oncle
le surveillait. Puis, la troisième nuit, on n'entendit
plus rien, et, au matin, le bruit se répandit dans la
cour des mystères qu'il était mort. La danse de l'Elé-
phant, ce jour-là, manqua de vivacité. Evidemment les
circoncis avaient été frappés et tous ceux dont la plaie
tardait à guérir se faisaient déjà d'horribles représen-
tations ! Malao sentit cela. Il comprit qu'il s'agissait
de réagir, non par la douceur et la bonté, mais par un
redoublement de sévérité. Quand la blanche troupe
fut partie pour la chasse en chantant son Mafé-é-é-é
moins fièrement que d'ordinaire, il réunit les hommes
et les bergers restés au camp de la circoncision :
• Gouabé, nom du premier homme.
L'évasion 51
— Qu'on m'apporte la marmite de la mère de La-
tane, dit-il.
Et, avec son couteau, il fit une profonde^Jentaille
au bord.
— C'est tout ce qu'on fera pour annoncer à cette
femme la mort du petit. Il lui est absolument interdit
de pleurer. Si vous entendez des cris de deuil dans son
village, nous irons le détruire la nuit prochaine. Toi,
Maréma, dis à ta sœur qu'elle se taise.
Quelqu'un dit : Il faut consulter les osselets. Peut-
être Latane a-t-il succombé à cause des maléfices. I!
y a peut-être un jeteur de sorts, ici. Nous pourrions
avoir à souffrir de lui nous aussi.
— Point du tout, répondit Malao. Quand un cir-
concis meurt au Ngoma, pas n'est besoin de chercher
une explication ailleurs. C'est la faute du Ngoma. Il
a été tué par le Ngoma. Il a été mangé par le Ngoma.
Et prenez garde de ne pas rendre ces garçons pusil-
lanimes. Je vais leur dire leur affaire ce soir à leur
rentrée ! Toi, Maréma, prends cinq autres bergers
avec toi et allez creuser la fosse. Creusez-la sans bê-
che. C'est interdit. Si vous alliez en chercher une au
village cela donnerait l'éveil. Choisissez donc un en-
droit humide, là-bas aux environs du ruisseau du
Moudi et servez-vous de vos bâtons. Vous enterrerez
le petit dans sa natte d'herbe avant le coucher du so-
leil. Et qu'on n'en parle plus; m'entendez-vous?
qu'on n'en parle plus I
Ainsi fut fait. Quelques heures après, la hutte était
démolie, le petit Latane dormait dans un sépulcre
plein d'eau et les circoncis rentraient au Ngoma. Ils
avaient fait une piètre chasse. Cela fournit à Malao
son exorde :
— Eh quoi ! tas de capons que vous êtes ! Vous
avez donc tous envie de boire du lait de chèvre?
Qu'est-ce que cette paresse signifie? Vous vous dé-
52 A l'école de la circoncision
coiiragez parce que Latane est mort? La belle affaire 1
vous tous aussi vous mourrez et tant mieux ! Ne vous
a-t-on pas dit que le Ngoma, c'est le bouclier de buf-
fle, c'est le Crocodile qui mord, c'est le Lion qui dé-
chire? Luttez donc ! Et s'il y en a que le Ngoma dé-
vore, c'est bien. Cela a toujours été ainsi ! Vous dites
que vous voulez être des hommes. Ne savez-vous pas
que, à l'armée, quand on se bat pour le chef, il y en a
qui sont transpercés? Allons donc : Chantez ! Chan-
tez de toutes vos forces : Ma-fé-é-é-é-é !....
Electrisés par ces paroles, les circoncis entonnèrent
leur chant de virilité, leur refrain d'orgueil et de cou-
rage et ils allèrent se coucher.
— Zidji I dit Gofana tout doucement, lorsque la
plupart furent endormis.
— Que dis-tu?
— C'est plus fort que moi ! je veux m'enfuir avec
Maroupi.
— T'enfuir? Pour aller où? Si tu vas au village, on
te tuera, ta mère aussi, et tes sœurs et toutes les fem-
mes de chez vous 1
— Non I nous avons décidé de nous sauver par la
montagne et d'aller nous cacher chez les blancs.
— Chez les blancs? Vraiment? dit Zidji. Et il réflé-
chit un instant.
— Peut-être Maroupi réussira-t-il. Mais toi, tu es
trop petit, trop faible.
— Peu importe î Tout plutôt que cette vie horrible.
Du reste, je me sens malade, toujours plus malade et
je ne tarderai pas à mourir comme Latane. Parfois il
me semble que je deviens fou !
— Silence I cria le berger-surveillant, qui passait
derrière eux.
Lorsqu'il se fut éloigné, Zidji demanda encore :
L'évasion 53
— Quand vous évaderez-vous?
— Demain soir.
Le lendemain, on n'alla pas à la chasse. Il y avait
des menaces de pluie, un fait assez rare qui se pro-
duit trois ou quatre fois seulement durant la saison
sèche. Après la cérémonie du peinturlurage à la
chaux, on se réunit sur la place et les vieux s'amusè-
rent à soumettre les circoncis à quelques épreuves
nouvelles qu'ils ne connaissaient pas encore, mais
qui ne sauraient être laissées de côté dans un Ngoma
qui se respecte. L'un des garçons désigné par Malao
dut écarter ses jambes, mettre entre ses genoux, de
l'un à l'autre, un roseau appointi aux deux bouts et
courir à travers la place de toutes ses forces. Et tous
les hommes de lui crier : « C'est cela ! Porte le
Ngoma 1 Porte-le bien 1 Ne le laisse pas tomber 1 » Na-
turellement à chaque enjambée le roseau entrait dans
sa chair et lui faisait très mal. Tous y passèrent, les
uns après les autres.
Un des plus âgés des circoncis avait un jour pro-
noncé des propos indignés contre les vieux, se plai-
gnant de l'assaisonnement vert qu'on leur servait
toutes les fois qu'une antilope avait été tuée. Il avait
dit à ses camarades : « Laissons désormais les antilo-
pes fuir ,» et cette parole avait été rapportée à Malao
par un des bergers. Ce jour-là, on lui fit boire le lait
de chèvre avec la langue, c'est-à-dire que les deux
bâtons de l'arbre-chèvre furent mis au-dessus et au-
dessous de sa langue et serrés l'un contre l'autre avec
force : Et tandis que le pauvre jeune homme retour-
nait s'asseoir à sa place, les larmes aux yeux, le vieux
lui dit :
— Apprends désormais à tenir ta langue en bride I
Et, ce jour-là, les circoncis regrettèrent la chasse.
Les bêtes sauvages étaient moins méchantes que ces
hommes rudes et sévères.
54 A r école de la circoncision
Vers quatre heures, on les lâcha pour aller à la re-
cherche du bois mort. En effet, celui qui se trouvait
dans les environs avait été complètement épuisé, car
l'Eléphant en consomme d'énormes quantités, et il
s'agissait d'aller plus loin, dans la forêt aux pieds des
roches, de ramener des troncs entiers qui pourris-
saient dans les pierres roulantes et qui fourniraient
du combustible pour plusieurs jours.
Ce fut le moment propice que choisirent Gofana et
Maroupi. Zidji, qui les guettait de l'œil, les vit s'éloi-
gner. Un berger les siffla.
— Nous allons chercher un tronc que nous con-
naissons, là-bas 1 répondirent-ils.
Puis, ajant disparu derrière un bouquet d'arbres,
ils s'enfuirent. Maroupi était grand, sec, avec des
muscles de fer; ses traits étaient durs, résolus, sa
bouche morose mais ferme, ses yeux curieusement
injectés de sang. Gofana, beaucoup plus petit et plu-
tôt replet, était un peu faible d'esprit et suivait son
grand compagnon comme un chien. Maroupi avait
bien calculé son coup. Ils iraient passer la nuit du
côté du Mamotsuiri, dans une certaine ravine boisée,
toute pleine de lianes et d'épines qu'il connaissait de-
puis longtemps, ayant souvent gardé les chèvres dans
ces parages. Puis, à l'aube, ils en sortiraient et, pas-
sant le promontoire du Marovougne par un col peu
fréquenté, ils redescendraient de l'autre côté de la
paroi rocheuse, sur la vallée de Thabina. Là, il avait
une tante qui l'affectionnait particulièrement et qui
les cacherait dans sa hutte jusqu'à la nuit suivante.
Les deux ombres blanches fuyaient donc par les
sentiers rocailleux de la montagne vers le ravin pro-
tecteur. Un troupeau de chèvres gardées par quatre
petits bergers paissait dans le taillis, parmi les fougè-
res-aigle, les grandes composées jaunes, les arbustes
de toute sorte. Maroupi siffla. A la vue des circoncis,
L'évasion 55
les gamins s'enfuirent épouvantés, et ils passèrent.
Mais, à leur consternation, les fugitifs aperçurent,
descendant par le sentier, une troupe de femmes avec
leurs paniers sur la tête. Elles revenaient des prairies
du Mamotsuiri où elles étaient allées cueillir certaines
herbes dont on fait des ficelles. Un coup de sifflet,
plusieurs coups retentirent, sifflet d'alarme bien connu
et ils se précipitèrent à terre. Alors, dans la tran-
quille procession, ce fut un épouvantement subit. Af-
folées à la pensée de rencontrer la « boukouéra »
maudite, elles jetèrent loin le contenu de leurs pa-
niers pour pouvoir les prendre sous leurs bras et dé-
gringolèrent tout droit à travers la brousse épaisse et
épineuse, glissant, tombant, se blessant, n'ayant
qu'une pensée : Eviter la vue qui donne la mort î
L'une d'elle passa tout près des deux garçons. Elle
les vit. Elle vit tout ! Elle crut mourir de saisisse-
ment. Quand elle rejoignit ses compagnes, sur un au-
tre chemin, plus bas dans là vallée, elle leur avoua
tout.
— Malheur et damnation, dit une des vieilles ! N'en
dis rien à personne I Si on le sait, c'en est fait de
toi!
Et elles jurèrent toutes de ne rien dire de leur ren-
contre.
Maroupi et Gofana passèrent à quelque distance du
village d'Aprinne, un Mosouto qui aime la montagne
et la solitude et qui a bâti les trois ou quatre huttes
qu'il possède à mi-côte du Marovougne, sur un joli
replat gazonné. Ses chiens — car il en a toujours
quatre ou cinq pour chasser les marmottes et les liè-
vres — ses chiens aboyèrent furieusement.
— Presse le pas, dit Maroupi. Hâtons-nous I
Enfin ils arrivèrent au ravin escarpé dans le fond
duquel se trouve une petite forêt très épaisse qui des-
cend comme une coulée de lave noire. Il fallait d'abord
56 A Vécole de la circoncision
se frayer un passage à travers des fougères aquilina,
hautes d'un mètre, toute une végétation de grandes
papillonacées et composées, avec des mimosas épi-
neux par ci par là. Ce n'était pas trop difficile, bien
que certaines orties, qui piquent par les sépales de
leurs fleurs vertes, leur déversassent leur venin au
passage. Plus loin, une sorte de ronce rampante
grimpant aux herbes, munie d'épines aiguës, cro-
chues, celle que nous appelons la salsepareille, bou-
chait le chemin, et, pour se frajer un passage, ils se
mirent en sang. Mais c'était justement ce qu'il leur
fallait : une cachette impénétrable. Habitués à souf-
frir, croyant qu'ils touchaient à la liberté, ils endu-
raient tout sans rien dire. Enfin ils arrivèrent au
milieu du ravin. Il y avait là de grandes pierres cou-
vertes de bégonias aux fleurs café au lait, des fougères
gracieuses de plusieurs espèces différentes, des strep-
tocarpus semblables à de gigantesques grassettes
bleues. Quelques arbres immenses maintenaient en
toute saison une ombre épaisse et une fraîcheur de
cave en cet endroit d'ailleurs si bien protégé par son
rempart d'épines. A ces arbres grimpaient plusieurs
lianes grosses comme la jambe, qui s'élançaient d'un
bond du sol aux branches les plus élevées, à quinze ou
vingt mètres d'altitude. Pour parler plus exactement,
ces lianes étaient suspendues aux rameaux puissants
des arbres. Evidemment elles avaient crû en même
temps qu'eux. Or elles constituaient la dernière res-
source de Maroupi. L'une d'elles, un mimosa grim-
pant, était pourvue d'épines grosses comme le pouce
et très pointues. L'autre était absolument lisse. Sous
l'un des rochers éboulés qui remplissaient le fond
du ravin, il y avait un trou, une grotte à mar-
mottes où les deux garçons se blottirent. Le soleil
s'était couché. Maroupi respirait.... Soudain les
chiens d'Aprinne se mirent à aboyer.
évasion
57
— Ecoute bien, dit-il à Gofana.
— Malédiction 1 C'est eux ! Nous sommes poursui-
vis ! Vite, grimpons !
Et empoignant la liane lisse, Maroupi franchit vi-
goureusement l'espace qui le séparait des hautes
branches. Là-haut, il se blottit dans un épais bouquet
de feuilles, où il était impossible de l'apercevoir. Go-
fana, lui, saisit la liane épineuse. Il n'avait pas grimpé
deux mètres que ses jambes étaient en sang. En gé-
missant il se laissa retomber et voulut remonter par
la liane lisse. Mais déjà on entendait les aboiements
plus rapprochés.
— Cherche 1 cherche ! disaient des voix, et le bruit
des grandes herbes abattues à coup de bâton, des
ronces-salsepareille qu'on coupait, annonçait qu'une
troupe arrivait.
— Cache-toi dans le trou, cria Maroupi I
Gofana obéit.
— Aïe les épines I entendait-on crier. Ces malins I
Avoir tant à souffrir pour eux 1 Gare à eux!
Bientôt la meute déboucha dans l'espace libre à la
fraîcheur de cave, sous les grands arbres, et les
chiens sans hésiter allèrent découvrir Gofana sous
son rocher.
— Ah 1 ah ! le voilà, notre petit coquin, dirent les
bergers en le rouant de coups. Et l'autre, où se trouve-
t-il?
Ils regardèrent de tous côtés. L'ombre était épaisse
déjà, dans la forêt, car le crépuscule est de courte
durée.
— Après tout, est-on bien sûr qu'il y en ait deux ? de-
manda l'un des jeunes gens. Les gamins des chèvres
disent n'en avoir vu qu'un.
Et, satisfaits de leur prise, ils reprirent le chemin
du camp des circoncis en poussant Gofana devant
eux.
58 A l'école de la circoncision
Maroupi poussa un immense soupir de soulage-
ment, dans sa haute retraite. Le petit bois rentra dans
le silence. Mais, comme la nuit était tout à fait venue,
son cœur pensa défaillir dans sa poitrine. Un cri avait
retenti soudain dans le feuillage des grands arbres,
cri étrange, effrayant. Puis ce fut comme un bêlement
de chèvre.
« Le shimhé-mhé-mhé 1 » se dit-il avec horreur,
se rappelant avoir entendu dire qu'il demeurait pré-
cisément dans ce ravin. Le shimhé-mhé-mhé c'est le
grand serpent de la montagne, la « Vuivre » des Ba-
Pédi qui chemine toujours dans les branches et qui
tue l'homme en mordant le milieu du crâne. « Je suis
mort, » se dit-il. Et, se dévalant avec rapidité par
la liane, malgré l'obscurité, il sortit de la forêt, se
fraya un chemin à travers les épines avec une énergie
de désespoir et courut à toutes jambes par le chemin
vers le col de Thabina. Là-haut, sur l'autre versant
du chaînon, était une prairie plate avec deux char-
mantes petites forêts aux arbres toujours verts. Un
vent frais y soufflait. Bien que la solitude fût grande,
partout on y voyait des chemins frayés. La terreur
de Maroupi se dissipa. Il se décida à attendre le jour
sur ce plateau. A la première lueur d'aube, il descen-
dit du côté de la vallée de Thabina, jusqu'à une jolie
source où il s'était souvent désaltéré. Il but, oui, il
but, non parce qu'il avait soif, mais parce qu'il était
libre. Surtout il se lava, il fit disparaître toute trace
de chaux sur sa peau et se ceignit d'une ceinture qu'il
avait préparée avec des peaux de marmottes les jours
précédents. Ainsi, ayant repris son costume et sa
couleur d'autrefois, il arriva dans l'autre vallée, dans
le village de sa tante maternelle. La place était dé-
serte. Tout le monde était aux labours. C'était une
chance ! Maroupi entra dans la hutte par la porte très
basse en se traînant par terre et attendit dans l'inté-
I
L'évasion 59
rieur le retour de celle qu'il appelait sa mère. Elle
arriva bientôt et tomba des nues en voyant son neveu.
Mais, étant femme et ayant pour lui une grande affec-
tion, elle entra immédiatement dans ses plans d'éva-
sion,
— L'oncle est justement absent; heureusement
pour toi, car il pourrait bien exiger que tu retournes
au Ngoma; il reviendra demain. Ce soir, à la nuit, tu
sortiras d'ici et je te préparerai des pains de millet
pour la route. Chez les blancs tu trouveras facilement
à t'engager. Cache-toi derrière le « ngoula » (le grand
panier de provisions qui occupe généralement le fond
de la hutte).
Par des chemins détournés, Maroupi partit pour
Hœnertsbourg et, deux jours après, il entrait comme
garçon à tout faire au service d'un fermier sur le pla-
teau du Transvaal, à cinq shellings par mois. Il était
si heureux qu'il eût bien payé lui-même cinq shellings
pour être tranquille et à l'abri.
Six mois plus tard, il revint à la maison. Personne
ne lui parla de son escapade. Le camp de la circonci-
sion était brûlé, le temps du Ngoma était passé ; il y
avait péremption !
Hélas 1 il en fut bien autrement pour Gofana. Le
lendemain de sa tentative d'évasion, il fut lié dans un
coin de la cour et les hommes discutèrent son affaire.
Deux opinions étaient en présence. Les uns, les re-
présentants de l'ancien ordre de choses et de la cou-
tume exacte du Ngoma disaient : « Il doit être brûlé
le dernier jour avec les baraques, les ustensiles et
tout ce qui a servi aux rites. On le liera sur la grande
perche « moulagarou » et les flammes purificatrices
délivreront le pays d'un traître qui a transgressé la
loi. » D'autres déclaraient que ce serait dangereux.
Une plainte pourrait être formulée auprès du gouver-
nement des blancs et le chef serait puni. Mieux valait
60 A V école de la circoncision
faire boire au garçon des médecines qui lui feraient per-
dre le peu d'esprit qui lui restait. Maintenant même,
il avait été si prodigieusement effrayé par les chiens,
les coups, les menottes, que peu de chose suffirait
pour obtenir ce résultat. En le voyant devenir fou,
tous les garçons circoncis ou à circoncire seraient
avertis à salut ! Ils sauraient que celui qui veut échap-
per à la règle de l'Ecole ou bien disparaît, comme
Maroupi, ou bien perd la tête, comme Gofana. On fi-
nit par se rallier à ce dernier avis.
Le « Manjabé » fut mandé. C'était un bonhomme
plein d'astuce. Il remarqua sans tarder que, toutes les
fois qu'un chien aboyait, Gofana tressaillait. « Bon !
j'ai mon affaire, » se dit-il.
Il prépara des bouts de racines, les cuisit dans une
marmite, cueillit certaines feuilles pour asperger le
malheureux et lui dit d'une voix terrible :
— Te voilà devenu un chien ! Aboie !
Il obéit : Wou I wou !
Alors le Manyabé le lava, le frotta, l'enduisit d'une
graisse noire autour du cou et lui dit :
— Tu aboieras désormais toutes les fois que tu vou-
dras manger ou boire. Si tu oublies une seule fois, tu
mourras I
Et, durant toute la fin de l'Ecole et bien longtemps
encore, Gofana abo^^a trois ou quatre fois le jour. Ses
camarades l'appelèrent nouamln^ana, l'homme-chien,
et la conviction se répandit partout que celui qui
s'évade du Ngoma devient fou.
Bartimée 61
VI
BARTIMÉE
Or, une certaine après-midi de juillet, au moment
où le soleil allait se coucher, il y eut une querelle fort
bruyante dans le village le plus rapproché de la capi-
tale. Deux femmes se prirent aux cheveux, si tant est
qu'on puisse dire cela des négresses crépues. L'une
d'elles portant des « tingoya », l'expression est en
place quand même, car les « tingoya » ce sont des
mèches de cheveux fortement allongées, enduites
d'ocre et retombant aux côtés du front et sur la nuque.
Elles sont l'apanage des nourrices qui amusent les
bébés en les faisant aller de ci de là, et des magiciens
dont l'expression cabalistique est rehaussée par ces
curieuses queues de rats qui se balancent. Au reste
c'est un fait digne de remarque que, chez les peuples
primitifs et peut-être chez d'autres moins retardés, le
magicien et le prêtre cherchent à revêtir une appa-
rence féminine....
Ces deux femmes, naturellement, étaient les co-
épouses d'un seul homme et celui-ci, qui était un
joyeux compère, s'amusait à les exciter l'une contre
l'autre, comme ces gamins qui ramassent deux saute-
relles dans un champ et qui les tiennent en présence
l'une de l'autre, éprouvant un plaisir extrême à les
voir se mordre, se dévorer jusqu'à extinction. Le sen-
timent de jalousie particulier aux femmes des poly-
games se nomme le « boukouélé » et il y a un certain
endroit dans le village qui porte aussi ce nom parce
que c'est là que ces sentiments très spéciaux s'épan-
chent de préférence. Donc, sur la place des jalousies,
62 A Vécole de la circoncision
entre deux cours-cuisines, les deux mégères s'étaient
battues, égratignées, mordues, en émaillant leur dis-
cussion d'injures dignes du temps du Ngoma où
aucune expression, fût-ce la plus ordurière et la plus
insultante, n'est prohibée.
Cependant le bruit de cette querelle parvint jus-
qu'au camp de la circoncision, car un des surveillants
se trouvait justement auprès du chef, à ce moment-là.
Il rapporta les détails de l'affaire au tribunal des vieux
et ceux-ci décidèrent d'organiser ce que les Anglais
appellent une « expédition punitive ». Le lendemain
au soir, celui des hommes qui s'appelle « la mère des
circoncis » appela tous les bergers à lui; ils se muni-
rent de bâtons, et, profitant d'un superbe clair de lune,
sortirent de la cour des mj'stères. Quelques circoncis
les accompagnaient, entre autres Zidji qui avait de-
mandé à être de la partie ; et c'était une chose à voir
que cette file d'ombres noires se terminant par dix
formes blanches, descendant le sentier par la pleine
lune et entonnant leur formidable Ma-fé-é-é-é ! en arri-
vant auprès des villages. Partout ce fut un cri d'éton-
nement et d'épouvante, et les femmes, abandonnant
leurs marmites, allèrent se réfugier dans les huttes
obscures. Cependant le village des délinquantes fut
cerné, et bientôt envahi. Avec des chants de menace,
la troupe noire et blanche se répandit partout et finit
par entourer les cases où elles s'étaient enfermées.
Deux ou trois bergers, les plus résolus, sautèrent sur
les huttes, grimpèrent jusqu'au sommet en se tenant
à la couverture d'herbe et se mirent en devoir d'enle-
ver les gerbes en commençant par le haut. Alors le
mari sortit, frappant ses deux mains l'une contre l'au-
tre et il fit empoigner au poulailler deux ou trois pou-
les qu'il livra à la mère des circoncis. Le vieux leva la
main pour arrêter le zèle destructeur de ses soldats et
le village fut évacué.
Bartimée 63
Tout glorieux de leur haut fait et de l'amende qu'ils
avaient réussi à extorquer, les bergers retournaient au
camp.
— Si nous passions chez les « Madjakane », sug-
géra l'un d'eux.
On appelle de ce nom, au Tra.nsvaal, les chrétiens
indigènes. Leur village était en effet tout près, droit
au pied de la colline. Ils avaient bâti cinq ou six
maisons carrées en briques et une jolie chapelle, et
vivaient là paisiblement sous la direction de leur
évangéliste Bartimée. Un quart d'heure plus loin, du
côté de la plaine, sur le flanc d'une colline assez
abrupte, se trouvait la station proprement dite où
demeurait le missionnaire blanc.
Bartimée n'était pas un homme du pays. Il avait
accompagné son missionnaire au Bokhaha quand, sur
la demande expresse des conseillers de Dabouka, il
avait décidé de s'établir parmi eux. Bartimée était
grand, maigre, toujours proprement vêtu. C'était un
beau type de chrétien noir, sérieux et zélé, passable-
ment autoritaire, mais ayant fort à cœur la conversion
des deux tribus, des Ba-Nkouna comme des Ba-Pédi.
Bien qu'il se fût spécialement voué à l'évangélisation
de ces derniers, il était de race Thonga. C'était là sa
nationalité ; il était donc du même groupe ethnolo-
gique que les Ba-Nkouna, et avait acquis déjà un cer-
tain empire sur Dabouka, le jeune chef nkouna qui
avait même commencé à suivre son école. Se tenant
très droit, dans la chaire modeste de sa chapelle,
avec un regard vif, une parole colorée, très vivante, il
attirait beaucoup d'auditeurs le dimanche et déjà une
petite congrégation de six familles s'était formée au-
tour de lui.
Lorsque la troupe des bergers déboucha sur la
place de son village, les chrétiens étaient réunis dans
leur église pour la prière du soir. On entendait leur
64 A l'école de la circoncision
chant retentir. C'était sur l'air du cantique : « Reste
avec nous. »
Demeure avec nous. Seigneur, car le soleil s'est couché.
Tout passe ici-bas, les hommes et les choses !
Toi seul tu restes à toujours, demeure avec nous î
Ils sortirent au moment même, et ce fut pour voir
le village envahi par les ombres noires. Les blanches
avaient fui au « soungui », déjà, afin de n'être vues de
personne. Les bergers passablement montés se livrè-
rent alors à une de leurs manifestations accoutumées,
insultant les femmes, dansant et criant, cela d'autant
plus qu'ils savaient les Madjakane très opposés au
Ngoma.
— Partez d'ici, cria Bartimée, dont le tempérament
très vif s'enflammait et qui avait totalement oublié le
cantique mystique. Les bergers redoublèrent de cris
et d'injures. N'avaient-ils pas raison? N'était-ce pas la
loi du Ngoma?
— « Fils de Satan! » leur répondait l'évangéliste.
Enfin la horde sauvage et vraiment satanique partit.
On les entendit qui escaladaient la pente de la mon-
tagne en hurlant encore leurs refrains bruyants.
Bartimée n'hésita pas. Il déposa ses livres de priè-
res, prit sa canne et se rendit tout droit chez le chef
Dabouka pour se plaindre.
— C'est une honte! disait-il. Si les païens veulent
paganiser, qu'ils paganisent entre eux. Mais envahir
ainsi le village de la prière et nous horrifier avec leurs
chants et leurs propos infernaux, je ne puis l'ad-
mettre 1
— Tu as raison et ils ont tort, je les gronderai.
En effet, dès le lendemain, Dabouka envoyait cher-
cher Mankélou et le priait d'aller au Ngoma de sa
part et de défendre qu'on ennuyât de nouveau les
chrétiens. Il savait ce qu'il faisait en choisissant Man-
Bartimée 65
kélou. Celui-ci, tout en étant un païen convaincu,
avait été l'un des premiers à opiner qu'il fallait rece-
voir les missionnaires dans le pays. Plusieurs raisons
politiques et autres l'avaient poussé à favoriser l'éta-
blissement du prédicant blanc au sein de la tribu.
Il était donc tout désigné pour prendre la défense des
chrétiens. C'est ce qu'il fit avec sagesse et modéra-
tion.
Cependant l'expédition des bergers devait avoir une
autre conséquence bien plus grave. Parmi les fidèles
qui étaient sortis de la chapelle ce soir-là, la « mère
des circoncis » crut reconnaître un sien parent, un
homme d'âge mûr, nommé Jacob. Ce Jacob avait
toujours eu pour l'école de la circoncision une répu-
gnance extraordinaire. Aussi avait-il eu soin de filer
parla tangente toutes les fois que le rite devait être
pratiqué. D'abord, comme jeune garçon, il s'était joint
à une caravane qui était allée faire un tour au Bilène,
dans la plaine du Bas-Limpopo pour acheter des peaux
de civettes et de léopards. Puis, régulièrement, il par-
tait en février, au temps du « bokagne » (bière faite
avec des fruits qui mûrissent en janvier), il allait en
ville et s'y engageait pour quelques mois. Ignorant
l'existence du Ngoma, il venait de rentrer chez lui,
s'étant d'ailleurs converti à Pretoria dans l'église d'un
pasteur indigène nommé Kanyana. Quand il avait
appris que l'école de la circoncision battait son plein,
il avait négligé de s'éclipser de nouveau, pensant qu'on
l'avait oublié, croyant qu'il y avait en quelque sorte
péremption pour lui.... Mais on se souvenait parfaite-
ment de lui, et, en l'apercevant, le vieux s'était dit :
« On va te tenir! »
Il en parla secrètement à Malao, qui fit surveiller le
village des chrétiens. Les espions déclarèrent qu'en
effet c'était Jacob, le peureux, qu'il demeurait dans la
maison même de Bartimée et qu'il consacrait toutes
66 A l'école de la circoncision
les après-midi à labourer le jardin potager de l'évan-
géliste. Il faut dire que celui-ci avait de superbes cul-
tures. Grâce à un canal creusé sous la direction du
missionnaire, l'eau du Moudi arrivait en abondance
dans son village, et il avait planté un énorme carré de
bananiers entre lesquels il cultivait force choux, lai-
tues, oignons, qu'il vendait aux mineurs du pays à des
prix très rémunérateurs. Jacob était son jardinier. Il
paj^ait ainsi sa pension.
Le plan de Malao et consorts fut vite arrêté : On
enverrait dès le lendemain une vingtaine de bergers
dans le jardin de Bartimée ; ils y « cueilleraient »
Jacob aussi aisément que Jacob y cueillait ses légu-
mes. Ainsi fut fait. Le village était désert. Bartimée
était justement allé à la station pour parler au mission-
naire d'affaires de paroisse. Nul ne fut sur les lieux
pour s'opposer à cet enlèvement. Et alors, avec des
cris de triomphe, les bergers introduisirent le pauvre
homme dans la cour des mjstères. L'on dépêcha une
estafette à l'un des Hommes-Lions pour qu'il vînt sans
tarder circoncire le peureux. Quant à celui-ci, il trem-
blait de tous ses membres. Il se voyait déjà mort et
recommandait son àme à Dieu.
Bartimée, lorsqu'il revint de la station à son village,
apprit en route que les bergers avaient été chez lui.
L'idée de ce qui s'était passé lui traversa l'esprit. Il
pressa le pas, il appela Jacob. Pas de Jacob 1 Alors,
sans perdre une minute, il prit un paquet de feuilles
de tabac et se dirigea vers le Ngoma. Il était cinq
heures du soir. Les circoncis venaient de rentrer de la
chasse en jetant aux échos leurs Ma-fé-é-é-é retentis-
sants. Bartimée qui les suivait de près sentait son
cœur s'émouvoir. Craignait-il? Non, après tout! Il
connaissait à fond toutes les coutumes de cette détes-
table école et allait jouer d'audace.
A la porte de l'enceinte, il s'arrêta. Aussitôt plu-
Bartimée 67
sieurs initiés vinrent lui poser les questions d'usage :
— La bête qu'on dépèce par derrière?
— Le Crocodile, répondit Bartimée, car ses entrail-
les retombent en dedans.
— La grande formule de Manengouana? Et l'évan-
géliste leur débita le : Manengoii, hentchilc, bentcha,
tiroula, foula ngoma, etc., etc., avec une assurance
telle qu'on ne pouvait douter qu'il eût été initié. Mais
lorsque les jeunes garçons se furent retirés, Bartimée,
sagement, s'assit sur ses talons, posa à terre le paquet
de tabac et envoya l'un des circoncis chercher un des
vieux qu'il connaissait. Il ne savait pas quelle était la
loi de pénétration dans le Ngoma de ce pays-ci, car
elle diffère suivant les tribus. Il y avait bien six paires
de perches, mais de quelle manière fallait-il les contour-
ner? Le vieux étant arrivé salua l'évangéliste. Celui-ci
tendit sa petite provision de tabac en le priant de l'in-
troduire. Le mode de procéder était en effet très com-
pliqué. Il s'agissait, au lieu de prendre la route
droite entre les perches, d'entrer à gauche de la pre-
mière paire, puis de traverser la route, de contourner
ensuite la seconde paire, puis la troisième, de s'avan-
cer ainsi en faisant des lacets afin de déboucher sur la
place de l'Eléphant à droite, à l'endroit qu'on appelle
la porte des hommes, et non à gauche, du côté de la
baraque des circoncis. S'il se fût trompé, dans cette
périlleuse entrée, Bartimée aurait été hué. Grâce à sa
prudence, il fut fort loué et reçu avec considération
par les surveillants.
— Je viens pour affaires, dit-il.
On le fit asseoir et, sans préambule, contrairement
à l'usage cette fois, il exposa le but de sa visite.
— Vous avez enlevé mon homme, un chrétien. Il lui
est interdit de se faire circoncire, car il est converti.
Je viens le reprendre.
Et, sans attendre de réponse, sans consentir à dis-
68 A l'école de la circoncision
cuter, il alla à la recherche de Jacob qu'il trouva
aJBfaissé dans un coin de la baraque des circoncis,
gardé par deux ou trois bergers.
— Lève-toi, dit Bartimée rudement. Allons ! Sors
d'ici !
Et Jacob, tout étonné, comme les apôtres lorsque
l'ange les réveilla dans la prison, se leva et partit. Les
assistants, tout le camp de la circoncision étaient plon-
gés dans un étonnement voisin de la stupeur. Ils virent
leur prisonnier sortir, leur échapper et ils ne purent
dire un seul mot. L'évangéliste les salua poliment et
partit avec son converti. L'audace lui avait réussi.
— Maintenant, va au plus vite vers Monéri ^, dit-il à
Jacob. Raconte -lui l'histoire et enfuis -toi ce soir
même pour la ville. Sinon tu es un homme perdu!
Jacob, comme en un rêve, se dirigea vers la station
où le missionnaire confirma l'ordre de Bartimée. 11
prit des chemins détournés et s'en fut chez les blancs
pour échapper aux noirs.
Cependant, au camp de la circoncision, la honte
égalait l'indignation. Lorsque les vieux se furent remis
de leur stupeur, ils n'eurent tous qu'une idée : Aller
reprendre de force celui que Bartimée leur avait si
audacieusement enlevé. Que faire? User de violence
serait dangereux. Mankélou n'était-il pas venu la veille
ordonner la modération et le respect vis-à-vis des
chrétiens? Punir l'évangéliste, c'était d'ailleurs un
palliatif. On sentait bien que son courage extraordi-
naire, à lui, un noir, lui venait de la présence du mis-
sionnaire. Oh! ces blancs, qui avaient pris le pays!...
Le conseil des surveillants décida d'opérer une des-
cente chez Bartimée, mais avec la résolution expresse
d'aller jusqu'à Monéri afin de réclamer l'incirconcis
* Nom générique donné aux missionnaires blancs, au nord du
Transvaal.
Bartimée 69
qui avait osé esquiver la loi par six fois, mais qu'il
s'agissait de faire passer bon gré mal gré par l'épreuve.
Quand ils arrivèrent chez l'évangéliste, — c'était tout
le ban et l'arrière-ban des grands païens, — celui-ci
les reçut poliment, avec quelque froideur cependant,
et leur dit :
— Cette affaire ne me regarde pas. Jacob est chez
Monéri. Allez discuter avec celui-ci.
Ils s'attendaient à cette réponse, les vieux. Mornes,
sombres, ils partirent pour la station.
Les voici qui débouchent par derrière la colline sur
le replat où fut construite la jolie maison missionnaire,
abritée par son large toit d'herbe contre les ardeurs du
climat africain. D'ici la vue s'élargit tout à coup et se
fait très belle. La colline domine la plaine qui s'étend
au nord, moins vaste que du côté de l'est et bornée
à une distance de huit kilomètres par les charmantes
montagnes pointues du Murchison. Il semble qu'au
point de vue moral aussi, un nouvel horizon s'ouvre
ici. Ce n'est plus la vallée resserrée, c'est le plein jour,
l'espace, la liberté.
Droit au pied de la véranda que supporte un mur de
quelques pieds, s'élève un arbre magnifique, un de ces
figuiers -nkouna au tronc jaune vert, à la ramure ro-
buste, antique. Dans la fine herbe qui croît au pied de ce
géant, les conseillers vont s'asseoir en rond, sans mot
dire, et ils restent là, le dos courbé, la tête au-dessus
des genoux.
Malao avec ses peaux de léopards, Molondjo et dix
autres avec leurs couronnes de cire noire, leurs bâtons,
l'un d'eux avec un monumental couteau de boucher,
attendent. Rien ne bouge dans la maison.
Le missionnaire les a vus venir ; il s'attendait à leur
visite, mais il les laisse s'annoncer. Enfin ils avisent
un petit cuisinier qui revient du canal où il a puisé un
seau d'eau et lui disent'd'aller chercher Monéri. Celui-
70 A Vécole de la circoncision
ci les invite à venir s'asseoir sous la véranda où un
long banc scié dans un arbre de la montagne a été dis-
posé contre la barrière extérieure, pas trop près du
mur, à l'usage des indigènes. Mais ils refusent. Ce
grand toit les mettrait mal à l'aise. Ils seraient trop à
la merci du blanc, sous cette charpente qui tient on ne
sait comment. Ils prient Monéri de venir leur parler
sous le figuier. Alors le missionnaire, prenant dans
ses mains une chaise pliante, descend les degrés de la
véranda et va s'asseoir au milieu d'eux, dans la prairie
du figuier. Son cœur tremble bien un peu, les conseil-
lers n'ont pas l'air doux. Ils ont considéré l'action de
Bartimée comme une offense grave à la vie tribale, à
la coutume sacrée. Que feront-ils? Que diront-ils? et
comment leur répondre?
— Eh bienl Salut, mes pères 1 Gomment allez-vous?
leur dit-il.
— Salut, Monéri.
Et Malao auquel le missionnaire tend la main ne
peut refuser de tendre aussi la sienne.
— Monéri, nous avons pris Jacob pour le circon-
cire. C'est la loi. Il est notre enfant. Il est le sujet du
chef. Il doit faire ce que ses pères ont fait. Bartimée
est venu, nous l'a enlevé. Nous n'avons pas employé
la force pour l'en empêcher, parce que nous crai-
gnions de verser le sang. Mais il faut qu'il nous le
rende tout de suite, sinon l'affaire sera mauvaise.
D'ailleurs quand nous vous avons reçus dans notre
pays, ce n'était pas pour que vous vinssiez porter
atteinte à nos coutumes I
Ici le ton de Malao qui était d'abord timide, devient
plus assuré, presque menaçant.
Et c'était vraiment une rencontre frappante et pres-
que tragique que celle de ces vieux Nkouna accroupis
et du missionnaire âgé qui leur faisait face. C'étaient
deux esprits et deux lois, deux civilisations et deux
Bartimée 71
idéals. La coutume païenne qui couche l'homme sous
son joug de fer et la vérité chrétienne qui proclame la
liberté individuelle et la nécessité de l'obéissance au
devoir. Pour les uns, le bien, c'était tout ce système
d'habitudes léguées par les ancêtres, bonnes ou mau-
vaises, peu importe ; il suffisait qu'elles fussent celles
du passé pour être sacrées. Pour l'autre, le bien,
c'était la conformité de la vie à une révélation divine
d'une hauteur morale indiscutable. Faire comprendre
à ces hommes leur égarement, leur démontrer la
beauté de la vérité évangélique, tel était le suprême
désir du vieux missionnaire, chez lequel vingt ans
d'expériences d'Afrique n'avaient point éteint le feu
sacré du chrétien convaincu. Mais comment s'enten-
dre avec eux sur la question en litige ? D'ailleurs ils
étaient fâchés.
— Mes amis, dit-il, vous avez bien fait de venir
vers moi pour causer de cette affaire. C'est très
vrai que notre pensée, en nous établissant parmi
vous, n'a point été de vous ennuyer dans vos habi-
tudes, mais bien plutôt de vous faire connaître une
lumière de vérité que vous ignorez. Rendez-moi le
témoignage que nous n'usons jamais de contrainte
à votre égard et que notre seule arme est la parole de
Dieu. Toutefois, quant à Jacob, laissez-moi vous dire
que, malgré toutes vos prétentions, vous ne pouvez le
forcer à faire ce qu'il envisage comme un péché. Il
est chrétien ; par là il est libéré de votre paganisme.
Il doit payer l'impôt, servir son chef, obéir aux con-
seillers dans toutes les questions de corvées, de de-
voirs civils. Mais le Ngoma, c'est autre chose. C'est
une coutume mauvaise que la parole de Dieu con-
damne. Vous-mêmes vous trouveriez affreux, en
temps ordinaire, les propos orduriers que vous y te-
nez. Comment pourriez-vous forcer celui qui se dit
dégoûté par eux de les entendre et de les prononcer?
72 A Vécole de la circoncision
Je croirais tuer l'âme de Jacob en vous le remet-
tant....
La discussion ne pouvait aboutir. Malao devenait
impertinent. Deux des vieux s'étaient levés et com-
mençaient à parcourir la station, allant regarder aux
fenêtres de la maison, persuadés que Jacob s'était
caché chez le missionnaire. Celui-ci se leva avec di-
gnité, replia lentement sa chaise et remonta sous la
véranda. Les conseillers irrités gesticulaient, par-
laient haut. L'un d'eux, celui qui portait un grand cou-
teau, s'approcha de la cuisine.
— Donne-moi à boire, fit-il au petit cuisinier.
Celui-ci lui offrit un gobelet d'eau fraîche. Compre-
nant que la violence était inutile, toute la troupe
partit.
Ce jour-là, un fait nouveau s'était produit en Bo-
khaha. Dans la robe rigide de la coutume toute-puis-
sante, une déchirure avait été faite. A l'édifice sécu-
laire, une lézarde avait paru. Et, vaincus pour la
première fois, les conseillers du Ngoma remontèrent
mélancoliquement vers la cour des mj'stères.
— Oh ! ces blancs ! Ils gâtent le pays 1 Grâce à eux
les mœurs pourrissent, disait Malao.
— Que veux-tu ? Ils sont plus forts que nous, ré-
pondait le vieux Mandwai, une manière de philoso-
phe.
— Cependant, ajoutait Molondjo, remarque que Mo-
néri n'est pas un blanc comme un autre. Quand, il y
a deux ans, les Bœrs sont venus détruire la tribu de
Mamatolla, c'est lui qui s'est fait notre conseiller. Il a
été vraiment notre bouclier. Sans lui où en serions-
nous aujourd'hui 1 II est notre ami. S'il dit que cha-
cun est libre de venir ou de ne pas venir au Ngoma,
il faut croire qu'il a raison.
Malao ne répondit rien. L'argument de Molondjo
était fondé. Et cependant, s'il avait eu l'esprit assez
Troubles an Ngoma 73
ouvert, le vieux païen se fût surtout désolé de voir
l'un de ses camarades, un noir et non plus un blanc,
admettre les principes de la tolérance et mettre en
question la légitimité d'une coercition séculaire.
Chose curieuse, le soir de ce jour, quand les vieux
furent rentrés, sombres et de très vilaine humeur,
Zidji tint des propos très analogues à son nouveau
voisin qui se trouvait être Malembé.
Il avait admiré de tout son cœur l'acte courageux
de Bartimée et il dit à son cousin : « Après tout, si
Jacob ne veut pas se faire circoncire, a-t-on le droit
de l'y forcer? » Gouanazi, qui-passait à cet instant, lui
demanda avec un mauvais regard :
— Qu'est-ce que tu dis, toi?
— Cela ne te regarde pas, fit Zidji qui s'esquiva. Il
n'aimait pas le lait de chèvre !
VII
TROUBLES AU NGOMA
L'école de la circoncision durait depuis deux mois
déjà.
Un beau matin, comme il se rendait avec les autres
bergers à l'appel des femmes apportant leurs marmi-
tes de polenta, Gouanazi fut agréablement surpris
d'apercevoir parmi elles Saboulana. Saboulana était
son amie ; c'était une grande jeune fille aux lèvres
épaisses, aux cheveux crépus très longs et emmêlés.
Elle portait ce jour-là un collier de perles blanches,
bleues et rouges qui, au-dessus de sa poitrine, formait
des carrés bariolés d'un joli effet. Mais elle avait le
74 A l'école de la circoncision
verbe haut et ne ressemblait nullement à Fazana la
modeste.
Comme tous ses camarades, Gouanazi avait voulu
posséder sa belle et il avait choisi Saboulana, les au-
tres filles n'a^-ant pas voulu de lui. Entre jeunes gens
et jeunes filles thonga, les mœurs sont très libres.
Donc la vue de Saboulana, qui apportait la pitance
du frère cadet à la place de sa mère, causa à Gouanazi
une heureuse surprise et lui inspira un désir d'autant
plus violent de s'entretenir avec elle qu'il y avait
longtemps qu'il avait été privé de sa compagnie.
N'osant la retenir, il lui dit à voix basse : « Ce soir,
près du gué du Moudi, sous les grands arbres. » Elle
lui fit signe que oui et repartit avec ses compagnes.
Cependant l'une des femmes restait en arrière ;
c'était Masij^a, la mère de Zidji. Molondjo, son beau-
frère, avait été la voir au village et lui avait dit seule-
ment : « Le petit a l'ennui des bonnes sauces de sa
maman ! » Alors elle avait préparé un petit régal de
feuilles de concombres sauvages et d'arachides et
maintenant Molondjo la rejoignait sur le sentier
du retour et lui montrait un taillis où elle pouvait
cacher l'ustensile contenant la sauce parfumée. Dans
l'après-midi, au retour de la chasse, Zidji vien-
drait là et se régalerait I C'était défendu, car, au
Ngoma, le circoncis ne boit pas d'eau, ne mange pas
d'assaisonnement. Mais tromper l'Etat n'est pas une
faute. Seulement il ne faut pas se laisser prendre !
Zidji était assez malin pour cela.
Le soir, pendant la seconde danse de l'Eléphant,
Gouanazi s'esquiva sans mot dire, et, s'engageant
dans des chemins peu fréquentés, il gagna la brousse
où des roseaux de trois mètres de haut le dérobaient
à la vue. Il atteignit ainsi le ruisseau du Moudi qui
coule lentement entre des arbres toujours verts, bai-
gnant des fougères au passage et formant de petits
Troubles au Ngoma 75
étangs de distance en distance. Les berges assez
abruptes s'abaissent à un certain endroit, et c'est là
que passe le sentier des natifs. Un superbe groupe
d'arbres géants se trouve à vingt mètres plus bas. Sa-
boulana y attendait Gouanazi.
Elle était de belle humeur, mais toujours fort lo-
quace et fort osée.
Après avoir tiré les tresses-cornes de son amou-
reux et lui avoir permis de la prendre par la taille,
elle lui dit tout d'un coup :
— Qu'est-ce que les garçons du Ngoma font d'être
ainsi tout blancs ? Cette blancheur nous effraye et
nous déconcerte ! On dit que c'est un grand mystère,
cela I
— Oui, dit Gouanazi, c'est un grand m3^stère.
— Eh bien, si tu ne me dis pas pourquoi ils sont
ainsi tout blancs, tu n'auras rien de moi !
— Mais, c'est défendu, dit le jeune homme.
Gouanazi prit entre ses doigts les atours de la
jeune fille : deux lames d'acier qui pendaient à son
cou et qui lui servaient de mouchoir de poche lors-
que la sueur perlait sur son front. Il joua avec un cu-
rieux objet circulaire qu'elle portait aussi à son col-
lier, disque noir incrusté de triangles concentriques.
C'est la graine d'une grosse fleur blanche qui s'épanouit
sur un arbuste de la montagne, l'arbre à sucre des Bœrs,
le Protea des botanistes. Comme ces incrustations
ressemblent un peu aux créneaux lumineux que l'on
aperçoit lorsqu'on a la migraine, cet objet est devenu la
grande médecine pour les étourdissements, les vertiges
des anémiques. Saboulana, sans connaître le fameux
principe thérapeutique similia similibus ciirantiir, por-
tait toujours à son cou cette pittoresque amulette.
Elle l'arracha à Gouanazi et, s'éloignant d'un pas,
avec un mouvement d'humeur, elle dit :
— Est-ce que j'irai le dire à personne ? Voyons 1
76 A l'école de la circoncision
Comme elle insistait, il lui dit :
— C'est le khédi 1
— Mais qu'est-ce que c'est que le khédi ? Ce mot-là,
je ne le connais pas.
— C'est le khédi, que veux-tu de plus?
— Si tu ne m'expliques pas ce que c'est, c'est que tu
ne m'aimes pas. Eh bien ! Adieu ! Je retourne à la
maison !
— Ecoute, fit Gouanazi, comme elle faisait mine de
s'en aller. Le khédi, c'est de la chaux tout simple-
ment 1 C'est nous qui allons la chercher dans la mon-
tagne et ils s'en enduisent tous les jours, car ils
n'osent pas se laver, ni boire, ni manger d'assaison-
nement.
— Bon, dit-elle, je sais maintenant I
Et c'est ainsi qu'en révélant les mystères de l'école
de la circoncision, Gouanazi obtint les faveurs de Sa-
boulana.
Dans les grands arbres toujours verts, le vent du
soir fraîchissait. Et, à ce moment même, un oiseau
vint se poser sur l'un d'eux et poussa un cri étrange,
moqueur : Aa-ha-ha 1 faisait-il aux deux amoureux,
comme en ricanant. Gouanazi se sentit soudain mal à
l'aise : « J'ai dévoilé le Ngoma, » se dit-il, saisi de
crainte.
— Promets-moi de ne répéter à personne ce que je
t'ai raconté, dit-il à Saboulana, et surtout ne va pas
expliquer à une autre femme le mot khédi. Il pourrait
nous arriver malheur.
Puis il s'enfuit en courant, laissant la belle toute
surprise rentrer chez elle. Il réussit à gagner sa cou-
chette sans être aperçu. Seul, un des vieux qui avait la
fièvre et ne dormait pas, l'oncle de Zidji, demanda :
— Qui va là?
— C'est moi qui reviens de la brousse, dit Gouanazi.
Et il alla dormir.
Troubles au Ngoma 77
Dans les champs moissonnés, Fazana se prome-
nait, cueillant des petits concombres, de charmants
petits concombres pointus. Les plantes qui les por-
tent escaladent les tiges cassées de maïs et de millet,
couvrant les roseaux morts et gris d'une frondaison
gracieuse et d'une blanche floraison. Et, dans son pa-
nier rond et plat dit « ntéouane », Fazana, diligente, ré-
coltait les concombres sauvages pour la sauce du
soir.
Des pas se firent entendre sur le sentier bordant le
champ et Saboulana parut, un fagot de bois sec sur
la tête, marchant avec précaution.
C'était le lendemain du jour où son amant lui avait
révélé les secrets de la circoncision et, curieuse et
intrigante comme elle l'était, elle avait des déman-
geaisons continuelles d'aller faire part à quelqu'un de
sa nouvelle et précieuse science. Tout le matin s'é-
tait passé sans qu'elle en causât, et, vraiment, il était
impossible que ce silence se prolongeât !
A la vue de Fazana, elle ne put se retenir plus
longtemps de parler. Posant à terre son fagot, elle lui
dit :
— Le soleil se couche.
— Oui, vraiment, il se couche, répondit l'autre dis-
traitement.
— On entend les circoncis qui rentrent de leur
chasse.
— Sans doute; comme tous les jours!
— Fazana, moi, je sais 1 Ce qui les rend ainsi blancs,
c'est khédi I Mais khédi c'est tout bonnement de la
chaux. Ils l'appellent de la graisse de brebis. Chaque
jour les garçons s'en oignent !
— Que dis-tu? Ne sais-tu pas que de pareilles con-
versations sont interdites? Il n'est pas même permis
de les voir passer!
— Allons donc! Tout cela, ce ne sont que des bali-
78 A Vécole de la circoncision
vernes ; demande seulement aux hommes, chez vous,
ils te diront bien que j'ai raison 1 J'ai une furieuse
envie de les regarder une fois de près, ces mal blan-
chis ; et peut-être reconnaîtrai-je Zidji ?
Elle continua sa route, toute fière d'avoir des choses
si neuves, si inédites à raconter. Fazana, très impres-
sionnée, se demandait si c'était vrai Ainsi cette
blancheur surnaturelle ne serait due qu'à de la vul-
gaire chaux? Elle en aurait le cœur net le soir même.
Elle abrégea sa cueillette et rentra au village, où l'on
entendait les rires rauques du sieur Ngomane. Man-
kélou était debout près du kraal, inspectant ses bes-
tiaux avec deux ou trois amis et parlant avec le ton
d'un connaisseur.
— Père, dit Fazana en prenant un air très innocent,
est-il vrai que khédi cela veut dire chaux?
— Quoi ? Que dis-tu ? s'écria le vieux conseiller, son
œil rouge s'éclairant soudain d'une flamme, tandis
que ses compagnons le regardaient, abasourdis, cons-
ternés. Qui t'a dit cela?
La jeune fille se tut, embarrassée.
— Dépêche-toi de me dire qui t'a appris ce mot-là,
ajouta-t-il menaçant, d'autant plus irrité que ces deux
hommes avaient entendu la question souverainement
inconvenante de sa fille.
— Oh, dit-elle, c'est Saboulana qui m'a dit cela aux
champs et je voulais savoir si c'est vrai.
— Saboulana? Et qui lui a parlé de cela?
— Je ne sais.
— Quel est son amant?
— C'est Gouanazi, celui qui laisse pousser ses che-
veux en cornes sur le front.
— Gouanazi?... Ecoute, Fazana, tu m'as l'air d'une
innocente. Je veux croire que tu l'es. De ta vie et de
tes jours ne prononce plus ce mot, ne t'inquiète plus
du Ngoma, sinon tu mourras. Quant à celui qui va
Troubles au Ngoma 79
dévoiler aux filles les expressions sacrées, gare à
lui....
En disant cela, Mankélou eut l'air d'un taureau
qui se prépare à fondre sur un ennemi. Il grinça
des dents et, se tournant du côté de la termitière, il
s'y rendit d'un pas lourd en murmurant des impréca-
tions.
Le lendemain, à l'aube, il partit pour le camp de la
circoncision. On était en train de tuer l'Eléphant. Il se
mêla un instant à la danse.
Quand le cri des femmes retentit : « Nous brûlons ! »,
il suivit Gouanazi qui allait avec tous ses confrères
bergers recevoir les marmites et il remarqua fort bien
qu'il se dirigeait vers Saboulana, reconnaissable de
loin à sa haute taille et à ses cheveux mal peignés. Il
les vit causer un instant, puis se séparer. « Bon 1 se
dit-il, je les tiens ! » Puis il revint au « soungui » et
alla saluer Zidji.
— Comment vas-tu, mon fils?
— Bien, père, et ce serait tout plaisir s'il n'y avait
ici un persécuteur que je ne puis rosser malgré l'envie
furibonde que j'en ai 1
— Qui donc?
— Tu le sais, père, c'est Gouanazi ! Dès le premier
jour, il se délecte à me battre, profitant de sa position
de berger. Ce matin encore, durant la danse, il m'a
frappé les côtes plusieurs fois, tandis que je transper-
çais l'Eléphant de toutes mes forces. Mais gare plus
tardi
— Mon garçon, tu seras bientôt vengé. Je viens
aujourd'hui à cause de lui ; il doit avoir dévoilé les
secrets du Ngoma à son amante I
— Vraiment, père, à Saboulana?
— Oui I A-t-on remarqué son absence au camp der-
nièrement?
— Pas que je sache. Seulement, avant-hier, l'oncle
80 A l'école de la circoncision
m'a dit qu'il était rentré très tard; mais l'oncle avait la
fièvre et n'a pu se rendre compte d'où il venait.
— Tchigi ngoma!... entendit-on retentir soudain,
et Zidji, se séparant brusquement de son père se
précipita vers les tables avec un rugissement de bête
féroce.
La farine non assaisonnée ne lui répugnait plus.
Cette vie dure avait développé chez lui un appétit for-
midable. D'ailleurs il s'agissait de se bien garnir l'es-
tomac, ce jour-là, car tout le gibier des environs avait
été détruit, les vieux n'avaient plus de viande à man-
ger et Malao avait décidé une expédition lointaine qui
devait être des plus fructueuses. Il ne s'agissait de
rien moins que d'entourer l'immense Mamotsuiri d'une
ligne de chasseurs et de le gravir de toutes parts en
refoulant le gibier vers le sommet, ainsi qu'on l'avait
fait souvent à la colline du Kouédji. Pour cela, toute
la population jeune et valide devait partir : nouveaux
circoncis, bergers et même hommes d'âge mûr. Seuls
les vieux à cheveux blancs resteraient au camp. Infor-
més la veille de ce plan, les initiés 3' avaient applaudi.
N'étaient-ils pas presque guéris, maintenant? N'étaient-
ils pas surtout entièrement aguerris après six semaines
d'entraînement sans relâche ?... On les libéra des
chants et des formules et le soleil n'était pas très haut
quand les deux cent cinquante jeunes gens et hommes
s'élancèrent à l'assaut du colosse.
Cinq colonnes, de près de cinquante chasseurs cha-
cune, se divisèrent les voies d'accès. Bientôt les «hal-
laloo » retentissaient de toutes parts. L'un des contin-
gents avait découvert un terrier de sanglier, aux flancs
d'une vallée humide pleine d'immenses fougères arbo-
rescentes et d'épilobes violets. Les chiens avaient flairé
la bête et un combat se livrait entre eux et l'animal
redoutable qui en avait déjà éventré deux. « Elargissez
l'ouverture, » cria le chef de troupe, et tous les cir-
Troubles au Ngoma 81
concis de travailler autour du terrier avec leurs
sagaies, leurs bâtons, leurs mains. Enfin le sanglier
voulut sortir avec un grognement de rage, mais dix,
vingt lances l'attendaient, et, avec des cris féroces, il
fut tué.
Ceci se passait encore sur l'un des contreforts de la
montagne. Bientôt les diverses bandes atteignirent le
pied de la p3^ramide des rochers que sillonnent, de
haut en bas, comme des rides longitudinales, trois ou
quatre ravines creusées dans la roche friable par les
ruisseaux de l'été. Dans ces parages tout en couloirs
très rapides, en espaces herbeux, en parois verticales,
demeure le peuple des marmottes et des lièvres de
montagne. Il fallait poursuivre les marmottes dans
leurs repaires, sous les blocs, dans les grottes, et,
quant aux lièvres, les chasser devant soi jusqu'à ce
petit cône régulier qui forme le chapeau du Mamo-
tsuiri, et où on les tuerait le plus facilement du monde.
Tous les chasseurs s'éparpillèrent comme une ligne
de tirailleurs et se mirent à gravir les couloirs. Mais
nécessairement certains d'entre eux s'isolèrent de
leurs camarades. Ce fut le cas de Zidji. A un moment
donné, il se trouva seul, en avant, dans l'une de ces
ravines précipitueuses qui montent droit vers le som-
met. Le soleil était brûlant. Les rayons tombaient per-
pendiculairement sur les roches nues, brunies par la
sécheresse de l'hiver. En arrivant dans le fond de la
gorge, en pénétrant sous les arbres qui l'ombrageaient,
le jeune homme poussa un soupir de surprise et de
bien-être. C'était un endroit superbe un rêve de
botaniste I Des fougères découpées ressemblant à des
scolopendres, des orchidées dendrophiles tapissaient
tous les troncs et grimpaient jusqu'aux branches d'où
retombaient des lichens blancs. De grandes liliacées
aux larges feuilles d'un vert brillant escaladaient les
rochers moussus : certaines d'entre elles étaient fleu-
82 A l'école de la circoncision
ries et portaient de grands pommeaux de corolles
orangées, comme on en voit dans les serres. Une fraî-
cheur délicieuse régnait dans cet asile. Oubliant les
lapins de montagne, le Ngoma, tout, Zidji, bien qu'il
ne fût pas botaniste, huma l'air et s'engagea sous le
feuillage. Tout au fond, entre deux pierres, il y avait
une flaque d'eau. Une pluie d'hiver extraordinaire,
tombée quelques jours auparavant, avait rempli ce
bassin naturel. Zidji dont la gorge brûlait se précipita
et but avidement. Comme il relevait la tête il aperçut
au-dessus de lui, sur la roche qui surplombait le ravin,
une figure humaine grimaçante avec deux cornes diri-
gées contre lui.
— Ah ! ah ! le petit circoncis ! Il paraît qu'on a beau-
coup de goût pour le lait de chèvre ! C'est bien ! Nous
t'en ferons servir une ration nouvelle ce soir î
Zidji bondit hors du ravin, grimpa comme un singe
sur le rocher et, en un clin d'œil fut auprès de son
ennemi. Des pensées en foule se croisaient dans son
cerveau. « Le moment est venu I Je vais me venger 1
Je le précipiterai en bas la paroi de rocher. On croira
qu'il a fait un faux pas I Et je serai débarrassé de lui ! »
Il allait se lancer sur lui, exécuter son sinistre des-
sein, quand la raison lui revint. C'est très rare qu'un
noir en tue un autre de sang-froid. Il faut pour cela
qu'il ait bu, qu'il soit à l'armée ou qu'il ait appris le
crime dans les villes, en compagnie de brigands blancs I
Zidji s'arrêta net. D'ailleurs une idée nouvelle lui était
venue et apportait le calme dans son esprit. « Le lait
de chèvre? Nous verrons bien qui de nous en boira le
premier, vilain révélateur des secrets de la circonci-
sion I » Gouanazi pâlit autant qu'un nègre peut pâlir et
il partit sans mot dire.
Cependant la chasse était superbe. De toutes parts,
les lapins de montagne se levaient et couraient affolés
vers le sommet. Deux antilopes brunes d'une grande
Troubles au Ngoma 83
espèce, celle qu'on appelle le « Nhlangou », le « reed-
buck » des Africanders, bondissaient avec des sauts
énormes entre les ravins et se dirigeaient, elles aussi,
vers la cime. C'était aller à la mort, car la cime, ce
petit cône herbeux, surplombait l'abîme du côté sud,
tandis que du côté nord, la ligne des chasseurs avan-
çait, se resserrant à chaque pas. Poussant des cris
d'allégresse sauvage, ils transpercèrent gros et menu
fretin et les vieux s'écriaient :
— Jamais on n'a fait une pareille hécatombe sur le
Mamotsuiri!
Quand la troupe rentra au camp, au soleil couchant,
chargée de quinze lièvres, d'autant de marmottes, du
sanglier et des deux antilopes brunes, un réel enthou-
siasme éclata. Malao, flairant l'odeur de la viande,
déclara qu'on faisait grâce aux circoncis de toutes les
punitions arriérées et que le lendemain serait un jour
de repos et de festoiements.
Durant cette mémorable journée, on avait fort dis-
cuté au camp de la circoncision. Mankélou avait fait
savoir au père des initiés que les secrets avaient été
dévoilés. Cette nouvelle avait produit un grand émoi
parmi les vieux. Ils s'étaient rassemblés dans la Cour
des formules, chacun apportant avec lui son travail
commencé.... car on travaille assez activement, à
l'école de la circoncision. L'un d'eux sculptait un
pilon pour sa femme, le décorant à mi-hauteur de
quelques triangles brûlés au feu; un autre fabriquait
de la ficelle à la mode indigène, c'est-à-dire que, ayant
disposé transversalement sur sa jambe des fibres très
solides d'une écorce spéciale, il les entortillait ensem-
ble en passant rapidement la main sur la cuisse ; un
autre confectionnait l'un de ces charmants paniers
coniques dont les ancêtres ont légué la forme et en-
seigné la fabrication à la génération actuelle. De
temps en temps, quand la discussion devenait plus inté-
84 A l école de la circoncision
ressante, ils lâchaient leur couteau, leurs fibres ou
leurs bâtonnets pour mieux saisir ce qu'on disait et
motiver leur avis. L'oncle de Zidji déclara qu'en effet,
trois jours auparavant, Gouanazi était rentré tard.
D'autres se rappelèrent qu'il n'avait pas paru au sou-
per du soir, ce jour-là.
— Evidemment, dit Mankélou, cette bavarde de fille
n'a pas pu garder pour elle plus d'un jour ce qu'il lui
avait dit. Tout s'explique donc très bien.
Nul ne songea à défendre Gouanazi, lequel d'ailleurs
était un étranger dont les manières effrontées ne plai-
saient à personne.
Malao dit :
— Il faut lui attacher une corde au cou, lui arra-
cher la langue et débarrasser le pays de ce mauvais
sujet.
Bien qu'approuvant en principe ce jugement, les
autres membres du tribunal craignaient d'en venir à
une pareille extrémité : « Rappelle-toi, dirent-ils à
Malao, que nous n'avons plus le droit de condamner
à mort personne. Si les blancs l'apprenaient, ils ne
nous pardonneraient pas, et qui sait si un traître quel-
conque n'irait pas nous dénoncer I »
— C'est vrai, dit alors le père de la circoncision.
Mais au moins qu'il soit puni d'importance et que ce
soit une leçon inoubliable pour toute la jeunesse de
l'école.
Et voilà pourquoi le lendemain de ce jour fut un
jour de repos. Après la danse de l'Eléphant, toute
l'école fut réunie dans la Cour des formules ; mais, au
lieu de leur faire chanter une heure durant leur éternel
« Matchobolo », l'oiseau de l'hiver, au lieu de leur répé-
ter le « Manhengouane » et la glorification du Croco-
dile, Malao, l'air très grave, leur dit : « Asseyez-vous I »
Puis, appelant quatre bergers, il les envoj^a chercher
Gouanazi. Celui-ci avait été lié la veille après un inter-
Troubles au Ngoma 85
rogatoire sommaire où ses dénégations mal assurées
n'avaient ébranlé personne. Il arriva, le dos tout rond,
le regard fuyant, ses deux cornes piteusement abais-
sées sur son front, et s'assit au milieu du vaste cercle.
— Regardez-le, dit Malao. Il a révélé les secrets du
Ngoma à une fille. Il devrait être lié par le cou, traîné
à travers tout le paj-s, sa langue arrachée, parce
qu'elle a fait entendre aux oreilles d'une femme des
mots qu'il est absolument interdit à son sexe de con-
naître. Périsse le misérable I Nous avons eu pitié de
lui et il a été condamné seulement à boire le lait de
chèvre. Mais vous verrez comment il le boirai
Alors l'exécuteur des hautes œuvres s'approcha. Il
lui plia les genoux, ramena ses talons contre son corps
et lui attacha les chevilles. Puis il passa un gros bâton
sous les genoux, lui prit les bras, abaissa les coudes à
la hauteur des genoux, fit passer les avant-bras sous
le bâton, les replia contre la poitrine. Il lia fortement
les deux poignets ensemble, et lui fit dresser les doigts
en vue du supplice. Ainsi ligoté, le malheureux était
dans la position du jeu anglais bien connu nommé le
combat de coqs (cock fighting). Si l'on tombe de côté,
impossible de se relever : le bâton qui passe sous les
genoux et sur les coudes, va se planter en terre et l'on
demeure là, immobile, dans une attitude de parfaite
incapacité.
Gouanazi avait entendu parler de cette manière de
boire le lait de chèvre. Il laissa son bourreau passer
trois bâtonnets de « mbouti-chèvre-feuille » entre ses
doigts et le soulever six fois au-dessus de terre en
broyant ses phalanges. Les larmes jaillirent à ses
paupières.
— Continue, dit Malao au géant.
La souffrance devint si intolérable que le malheu-
reux se mit à pousser des cris de bète fauve, des
hurlements rauques.
86 A r école de la circoncision
— Tais-toi, criait la foule, femme que tu es, divul-
gateur des secrets du Ngoma 1 1
Enfin la nourrice qui administre le lait de chèvre
le reposa à terre exténué. Il roula sur le côté, à l'im-
mense joie des circoncis. Personne ne l'aimait. Nul
ne le plaignit. Un de ses co-bergers le poussa même
du pied et, pivotant sur son bâton, il fit une culbute
complète et alla s'arrêter contre un des rameaux épi-
neux de l'enceinte.
— Laissez-le, cria Malao avec une expression de
dégoût.
Mais l'oncle de Zidji qui savait combien Gouanazi
avait maltraité son neveu, ne put résister au plaisir
de s'accorder une vengeance douce à son cœur. Il
alla cueillir dans un fourré voisin une sorte de grand
haricot, superbe à voir, qui croît sur une liane appe-
lée le (( mouléda », Cette gousse est d'une belle cou-
leur mordorée ; mais ce mordoré est dû à un duvet
de poils très courts qui, lorsqu'ils s'enfoncent dans
la peau humaine, y causent une démangeaison insup-
portable, pire que celle des orties. Quand ces graines
sont mûres et que leurs poils, emportés par un vent
violent, se répandent par le pays, chacun va se ca-
cher. Et avec quelles précautions on se faufile dans
les taillis où croît le mouléda! Or, le vieux madré
cueillit doucement la graine maligne et il vint en frot-
ter délicatement les épaules, les côtés, les cuisses du
malheureux, accroupi plus mort que vif, contre le
mur d'épines.
— Voilà qui t'apprendra à vivre ! lui dit-il.
Gouanazi resta jusqu'à midi exposé à l'ardeur du
soleil, dans la posture ridicule d'un coq sur le flanc.
Il geignait. « Je vais mourir! » disait-il. Alors Malao
coupa les ficelles à ses chevilles et à ses poignets et
le bâton tomba à terre de dessous ses genoux. Mais
il demeura couché, incapable d'étendre ses membres
Troubles au Ngoma 87
courbaturés et il s'écoula un bon moment avant qu'il
pût se traîner à l'ombre d'un arbre.
— Qui m'a trahi? se disait-il. Ce doit être les gens
de Mankélou, car Zidji paraissait savoir tout et m'a
prédit que je boirais le lait de chèvre. Maudite Sa-
boulana ! Engeance de femme ! Serpent ! Mais je me
vengerai bien I
Et il caressait longuement ses doigts enflés, endo-
loris.
Cependant, la troupe des circoncis avait été lâchée
pour le reste du jour et les jeunes garçons s'étaient
dispersés dans le bois impénétrable dans lequel tombe
la roche du Marovougne. Les uns creusaient des ter-
riers de taupes et en poursuivaient les habitantes jus-
qu'en leurs dernières retraites. C'est la règle, au
Ngoma, que les taupes sont la propriété de ceux qui
les attrapent. Les vieux leur abandonnent cette
viande-là. D'autres, Zidji en tête, s'en allèrent tuer
certains petits oiseaux que l'on trouve dans le pâtu-
rage rocailleux au haut de la paroi rocheuse et que l'on
appelle les « matsiyane » parce qu'ils poussent de petits
cris comme qui dirait : tsi-tsi-tsi I Cet oiseau est fort
apprécié au camp de la circoncision. Le jeune garçon
qui réussit à s'en procurer un a le droit de l'enfermer
dans une botte d'herbe qu'il attache ensuite au moyen
de liens très nombreux, avec des nœuds très savants,
très compliqués, et il l'apporte aux vieux. Ceux-ci
doivent dénouer ces ficelles avec leurs doigts seule-
ment. S'ils n'y parviennent pas, c'est un bon point
pour le circoncis ; il ne sera pas battu. Or, ce jour-là,
ils tuèrent dix matsiyane. Malembé, Zidji, plusieurs
de leurs compagnons revinrent glorieux avec leur oi-
seau dans sa gerbe ; mais les nœuds de Malembé
n'étaient pas solides et Malao, auquel il avait remis
le produit de sa chasse, envoya l'un des bergers le
rouer de coups au repas du soir.
88 A Vécole de la circoncision
Deux jours s'écoulèrent et l'Ecole tirait à sa fin.
C'est alors qu'il se passa une chose extraordinaire,
inouïe dans les annales de la tribu et peu s'en fallut
que le Ngoraa ne sombrât dans la confusion et la
honte.
Excessivement mortifié, Gouanazi cherchait dans
sa tête ce qu'il pourrait bien faire pour se venger.
Les marmites apportées par les femmes étaient toutes
là dans la hutte des vieux, leur contenu aj^ant été
absorbé dans le repas précédent. Il reconnut celle de
Masiya, la mère de Zidji et, profitant d'un moment où
personne ne le regardait, il tira son couteau et fit une
profonde entaille au vase de terre cuite. Le soir on
entendit l'appel coutumier : « Ha tsôô ! Nous brû-
lons. » Toutes les cruches vides furent alors reportées
par les bergers aux femmes en échange de celles qui
contenaient la pitance du soir. Quand Masij^a reprit
l'ustensile, elle poussa un cri : elle avait aperçu l'en-
taille ! Elle se rappelait, la pauvre femme, comment
cette entaille de malheur lui avait annoncé la mort de
son fils aîné. Et maintenant Zidji, lui aussi, n'était
plus I Etouffant ses sanglots, elle courut en hâte au
village.
Au village, c'était jour de liesse. On avait reçu la
visite d'un parent venant du Bilène, de la grande
plaine du Bas-Lirapopo d'où les Ba-Nkouna sont ori-
ginaires. C'était un curieux individu, trapu, la tête
large, toute ronde, grand chanteur, causeur étonnant,
qui était en train de raconter les nouveaux du Bilène.
Il s'appelait Pikinini, mais il s'était surnommé lui-
même Fabalène, et ce nom avait une histoire. Un
jour sa cervelle de philosophe avait imaginé l'apho-
risme suivant : « Ba fa ba nga lele, ba lela ku endja »,
c'est-à-dire : « On se dit au revoir quand on part en
\oyage, on ne se dit pas au revoir quand on meurt. »
Cette phrase plastique avait eu du succès et il en
Troubles au Ngoma 89
avait extrait un nom nouveau qu'il s'était orgueilleu-
sement appliqué : Vanité d'orateur, de littérateur,
que sais-je? Ce jour-là, il exposait à Mankélou et
consorts les merveilles de la magie telle qu'on la pra-
tique dans son pays.
— Nous autres, nous savons fort bien découvrir
les voleurs. Nous prenons un caméléon, nous le frot-
tons avec une certaine poudre blanche. Alors celui
qui a volé, fût-il très éloigné, se sent mal. îl change
de couleur comme le caméléon. Il vire le blanc, lui
aussi, et s'il n'avoue pas immédiatement, c'est un
homime mort ! Ou bien on traite l'endroit où le vol a
eu lieu avec certains charmes. Aussitôt le coupable
sent ses doigts lui faire mal. Il les saisit en criant et,
s'il persiste à garder le bien d'autrui, il lui sortira un
sixième doigt au côté de la main 1 1 !
Puis Pikinini, se voyant écouté, racontait les bruits
qui courent au sujet des blancs au Bilène.
— Les vrais blancs, dit-on, sont des poissons. Ils
mangent la chair des noirs. Quand ils nous font pri-
sonniers, ils nous mettent dans un bateau à vapeur et
nous conduisent très loin jusque dans leur pays, là
où ils demeurent. Les soldats blancs seuls ont des
jambes. Leurs chefs, là-bas, ont une grande queue à
la place. Leur pays, c'est un rocher entouré d'eau de
tous côtés. Quand arrive un convoi de noirs, les sol-
dats l'annoncent par des coups de fusil. On choisit un
de nous, on lui fait une entaille au petit doigt pour
voir si la graisse suinte. S'il est assez gras, on le con-
duit sur le rocher, on l'étend dans une marmite rouge
aussi longue que lui et on le cuit pour les seigneurs
blancs. Sinon on l'enferme dans un grand panier
plein d'arachides et il doit s'en nourrir tout le jour
jusqu'à ce qu'il ait atteint l'embonpoint voulu....
— Pas possible, s'exclamaient les amis de Manké-
lou.
90 A l'école de la circoncision
— C'est parfaitement certain, répliquait Pikinini.
Un des nôtres, ayant eu en route une éruption de
boutons qui dégoûtaient les blancs, a été rapatrié et
nous a raconté tout cela.
Comme il disait ces mots, Masiya fit irruption dans
le groupe sur la termitière et jeta sur les genoux de
son mari la marmite de Zidji. Puis, avec un long cri
funèbre, elle alla s'enfermer dans la hutte. Les hom-
mes examinèrent l'ustensile.
— Il y a une entaille î !
— Comment I Zidji serait-il mort au camp de la cir-
concision?
Il alla causer un instant avec sa femme, qui san-
glotait, la bouche dans ses mains, étendue dans un
coin de la case.
— Ecoute, Masiya, c'est bien extraordinaire, ceci,
j'ai vu le garçon avant-hier. Il était en parfaite santé.
Ne dis rien. Tais-toi. Je vais de ce pas voir ce qui en
est.
Il partit immédiatement, suivi de ses fidèles.
L'anxiété gonflait son cœur, mais elle était toute prête
à se changer en une colère terrible. Ils firent irrup-
tion dans le Ngoma.
— Où est Zidji, cria-t-il de cette voix mâle avec
laquelle il avait envoyé au combat les bandes des Ba-
Nkouna lors de leur dernière bataille avec les Soua-
zis, là-bas dans la plaine.
— Me voici, père, répondit le jeune homme qui
venait de rentrer de la chasse.
— Bien I Vous, Malao, vous les vieux, venez avec
moi.
Il les entraîna à part et exhiba la marmite entaillée.
— Qu'est-ce que cela veut dire? Vous vous conju-
rez donc contre moi et ma famille ?
— Mais quoi ? Nous ne savons rien de cela ! C'est
un accident arrivé à la marmite, sans doute !
Troubles au Ngoma 91
— Comment? un accident 1 1 Est-ce qu'on ne voit
pas que l'entaille est faite au couteau ? Me prenez-
vous pour un nouveau-né? Et quelqu'un aurait-il pu
faire cette entaille sans votre connaissance?
Mankélou s'irritait de plus en plus ; il se promenait
d'un bout à l'autre de la cour, ses longs bras ballants,
parfois brandissant son bâton, ses yeux lançant des
éclairs.
— Votre Ngoma de malheur est plein de jeteurs de
sorts. Il est une malédiction pour le pays. J'y vais
mettre fin, vous verrez !
Et, sans rien entendre, il sortit avec ses compa-
gnons, hors de lui, poussant des cris terribles, lan-
çant des provocations comme en temps de guerre.
Abasourdis, tous les vieux se regardaient. Le plan de
Mankélou était clair. Il allait réunir tous ses gens,
l'une des « portes » de la tribu, c'est-à-dire l'un des
principaux clans, et mettre le feu à tout l'établisse-
ment de la circoncision. Ce terrible malheur s'était
produit déjà une fois, il y avait très longtemps. Cha-
cun savait qu'il ne se laisserait arrêter par rien, car
sa colère était implacable.
Malao dit :
— Allons, vite, vous, Rinono, Chibodzé, vous qui
êtes de la capitale, descendez chez le chef et dites-lui
d'intervenir, sinon il y aura du sang versé !
Les deux conseillers partirent en hâte, laissant le
camp dans la consternation. La danse de l'Eléphant
manqua de vie, ce soir-là. Dabouka manda Mankélou
la nuit même. Sombre, déterminé, celui-ci se rendit à
la capitale. Il fallut toute l'autorité du chef, ses sup-
plications même, pour détourner le général de l'ar-
mée nkouna de son dessein. Enfin il y renonça et
repartit en maugréant. Mais il ne remit plus le pied
au Ngoma.
92 A l'école de la circoncision
VIII
LES DERNIÈRES ÉPREUVES
L'hiver sévissait, le bel hiver clair et frais du sud
de l'Afrique. La nuit le thermomètre descend jusqu'à
7° au-dessus de zéro. Mais, dans les contrées du so-
leil, cette température-là fait frissonner blancs et noirs.
Aussi les nuits étaient-elles pénibles, au Ngoma, et
l'on entendait souvent des soupirs et des dents qui
claquaient dans la baraque des circoncis.
Une nuit que Zidji avait été réveillé par le froid,
deux ou trois heures avant le lever du soleil, il crut
ouïr un bruit de voix étouffées dans la Cour des
chants et des formules.
— Allons I Y es-tu? disait quelqu'un.
— Non ! ne levez pas I Vous allez me tuer !
— Eh bien, cette fois?
— Essayez, mais allez doucement!...
Alors on entendit des : Haé, haé, haé gutturaux,
comme les noirs en poussent lorsqu'ils portent en-
semble un fardeau très lourd. Evidemment on accom-
plissait une manœuvre très compliquée dans la cour.
Qu'est-ce que cela pouvait bien être ?
Au bout d'un instant, les bergers firent irruption
dans la baraque et, bien qu'il fût encore très tôt, qu'il
fît extrêmement froid , ils réveillèrent les circoncis à
coups de verges et leur dirent : Attention ! venez sa-
luer le grand-père !
On les conduisit à la file indienne tout autour de la
cour et, lorsqu'ils eurent fait le cercle, ils reçurent
l'ordre de s'étendre sur leur dos avec la tête regardant
vers le centre.
Les dernières épreuves 93
— Et maintenant, criez : Bonjour, grand-père I Bon-
jour, grand-père !
Tous d'obéir, et les « Bonjour grand-père î » de
retentir de toutes parts.
Alors une voix qui paraissait venir des nuages ré-
pondit :
— Salut, mes petits enfants !
Ils élevèrent les yeux et virent un très long objet
blanc dressé au milieu de la cour, une manière de
géant dont ils apercevaient très haut la ceinture de
queues et une barbe blanche au sommet. C'était le
« moulagarou ».
Le moulagarou est une immense perche que l'on
apporte en grand secret au camp de la circoncision
lorsque l'école est près de sa fin. Pendant la nuit,
vieux et bergers creusent pour elle un trou profond
au centre de la cour, un gaillard déterminé s'accro-
che à son extrémité, et on dresse perche et gaillard,
ce dernier caché dans une forêt de poils blancs qui
représentent la barbe de l'ancêtre. Tous les matins
jusqu'à la conclusion du Ngoma, ce manège sera re-
commencé. Les circoncis auront même le droit de
présenter leurs plaintes au grand-père : « Nous mou-
rons de froid ici, sur notre dos, car l'hiver nous tue.
Permets-nous de retourner chez nous et d'aller revoir
la mère, au village ! »
Que signifie ce rite étrange ? Pour les circoncis il
veut dire que le temps des épreuves arrive à son
terme ; aussi le moulagarou est-il accueilli avec en-
thousiasme, encore qu'il expose les initiés à des souf-
frances nouvelles, celles du froid, considérées comme
les plus difficiles à supporter. Mais le philosophe qui
cherche dans les coutumes des peuples enfants les
idées à la fois inconscientes et profondes qui ont
donné naissance aux rites, ne saurait se contenter de
l'explication courante. Evidemment cette cérémonie
94 A Vécole de la circoncision
représente l'admission des circoncis à la vie com-
mune de la tribu. Ils communient en un sens avec
l'ancêtre qui leur répond du haut de la perche dans
l'obscurité mystérieuse du matin. Ils vont devenir,
par la souffrance et dans l'humilité, les membres nou-
veaux de la collectivité.
Ce jour-là s'appelle aussi le « jour du retourne-
ment )) (kou houndjoulela). Lorsque, transis par leur
sieste prolongée sur le dos, les circoncis vinrent
transpercer l'Eléphant, Malembé qui les conduisait
s'assit au coin du feu de manière à chauffer sa jambe
droite, au lieu de la gauche et ses camarades en firent
autant. Il en fut ainsi tous les jours et jusqu'à la fin.
L'Ecole est mûre. Il reste trois cérémonies à accom-
plir avant la destruction du Ngoma.
La première, c'est l'administration de la médecine
purificatrice. Le « Manyabé » est mandé au camp. Ce
grand personnage possède les recettes pour la com-
position de tous les charmes de la tribu : il se fait
préparer de la bière en quantité. Il y verse une pou-
dre mystérieuse, celle qui enlève les souillures, qui
prévient les malheurs, qui chasse la mort, et les cir-
concis en boivent une gorgée à leur repas du matin.
C'est la première fois depuis trois mois qu'ils avalent
un liquide en bonne conscience 1
La seconde cérémonie, c'est la perception de l'impôt
sur la circoncision, car ce n'est pas assez que tant de
coups et de mauvais traitements aient été infligés aux
initiés : il faut encore payer pour les avoir reçus ! La
finance exigée de chaque circoncis actuellement, c'est
cinq shellings. Autrefois c'était une pioche par tête
ou par deux têtes, à supposer que ce fussent cel-
les de deux frères. On peut aussi acquitter cette dette
au moyen d'une chèvre. A qui va cet argent? Au
chef, car cette école est celle du chef. Il remettra dix
shellings au « père de la circoncision », dix autres à
Les dernières épreuves 95
la « mère », deux livres sterling au Manyabé qui, par
ses charmes souverains, a empêché les mauvais sorts
de franchir la barrière de la Cour des mystères. Le
reste est pour lui et cela fera une somme rondelette.
Cent circoncis rapportent vingt-cinq livres sterling.
Sur ce total, le chef en gardera au moins vingt pour
lui ; et voilà sans doute pourquoi ûabouka, devenu
chrétien, ne se hâte pas de supprimer l'école de la
circoncision. Il y met à peine les pieds lui-même ; il
laisse à Malao toute la direction des opérations, mais
ne voit pas d'objection à percevoir cet impôt.
La troisième et la plus curieuse de ces cérémonies
de clôture, c'est la grande danse des Mayiwayiwana,
la danse des masques. Elle est préparée longuement
des deux côtés à la fois, soit dans les villages, soit au
camp, car elle est le prélude du retour des initiés à la
vie ordinaire du kraal.
Dans les villages, les femmes ont reçu l'ordre de
brasser une quantité de bière. C'est un ouvrage
énorme qui dure neuf jours. Il s'agit de préparer
d'abord le levain avec du millet trempé. Cela prend
quatre à cinq jours. Puis les pilons écrasent des
quantités de maïs ; on fait de la farine qu'on mélan-
gera avec le levain et qu'on cuira deux fois dans de
l'eau. On passera la bière ainsi obtenue à travers des
filtres de feuilles de palmiers. Quatre autres jours de
travail opiniâtre y seront consacrés.
Tandis que les pilons frappaient dans les mortiers
de bois, au camp aussi l'on travaillait ferme. Durant
la nuit, les bergers avaient été couper des branches
de palmiers-dattiers avec lesquels on fabrique les
masques de Mayiwayiwana. Ces masques sont énor-
mes. C'est une sorte de casque et d'armure tout à la
fois, qui se prolonge en avant du visage en forme de
bec d'oiseau et qui repose sur les épaules et même
sur les reins, laissant en avant de la figure des trous
96 A Vécole de la circoncision
par lesquels les yeux voient. Cet engin très lourd, nom-
mé « gondjolo », est d'ailleurs fort habilement tressé.
En outre, les membres sont tous couverts de cylin-
dres allongés, brassières et jambières de paille qui se
rejoignent aux articulations, et une petite jupe d'herbe
ajoute à l'effet de ce costume jaunâtre qui brille au
soleil.... L'œuvre des tailleurs étant complétée, on
passa à celle des poètes! Il s'agissait maintenant d'en-
seigner aux circoncis le chant de la grande journée
qui s'approchait, afin qu'ils fissent preuve de vaillance
et l'exécutassent à la perfection devant le public qui
les contemplerait.
Tout étant dûment préparé des deux côtés, les mar-
mites de bière affluèrent au camp. Un endroit plat à
proximité des villages fut choisi, les marmites dépo-
sées là et la troupe des circoncis, dans ses atours de
Majdwaj'iwana, fut conduite par les vieux et par
les bergers en bon ordre jusqu'au bout de la place. A
l'autre extrémité, on voyait les femmes arriver, très
curieuses, très causantes, passablement craintives.
« Ah ! on les verra aujourd'hui, disaient-elles. Réus-
sirons-nous à les reconnaître? »
Quand toute la foule fut réunie, la danse com-
mença. Les bergers s'élancèrent dans le cercle, et,
avec les gestes lourds des bras et des jambes qui ca-
ractérisent la chorégraphie indigène, sorte de balan-
cement lent, ils chantaient :
Il va danser, le petit circoncis, car il a épuisé les greniers
de sa mère.
Alors les deux premiers masques furent introduits
dans l'espace circulaire. Ils durent donner le specta-
cle de leur force en se balançant, puis en sautant, en
bondissant, tandis que la foule les encourageait en
chantant sur un air semblable au précédent :
Les dernières épreuves 97
Attache le vêtement de dattier, Mayiwayiwana !
Les voilà qui viennent, les crabes, les crabes de lacircon-
Quand l'un des danseurs avait fait un bond surpre-
nant, extraordinaire, les acclamations partaient des
rangs des spectateurs. Et les femmes de crier : « Dé-
barrasse-toi un peu de ce qui te cache, que l'on te
voie ! » Mais c'était justement là le piquant de la situa-
tion. La danse des Mayiwayiwana est purement imper-
sonnelle. Les circoncis sont encore à l'état d'interdit
chez les femmes. Celles-ci ne doivent pas savoir qui
est là et qui n'y est pas. Des initiés sont-ils morts durant
le service? Cela ne les regarde pas. Il dansera autant
de masques qu'il est entré de garçons à l'école et,
pour remplacer ceux qui ont succombé à la morsure
du Crocodile, on introduira un ou deux bergers ou
bien l'un des plus vigoureux dansera deux fois.
Cependant, lorsque trois ou quatre paires eurent
passé par l'épreuve de la danse, il en arriva une nou-
velle composée de deux tout petits garçons. Ils firent
de leur mieux pour sauter, mais on voyait qu'ils crai-
gnaient beaucoup. A l'un d'eux, les jambières se dé-
tachèrent ; le casque oscilla et risqua de tomber.
Aussitôt des bergers se jetèrent sur lui, le précipitè-
rent sur le sol et le couvrirent de branches.
— Eh! ils tombent, dirent les femmes. Ce ne sont
pas des hommes, ce sont des petits garçons 1
— Taisez-vous, répondaient les vieux. Ils ne sont
pas tombés. Le circoncis ne tombe plus. S'il tombe,
il meurt!
Deux autres entrèrent dans la lice. Ils étaient de
taille courte, eux aussi. L'un des deux semblait pres-
que paralysé. Au grand étonnement de tout le monde,
au lieu de danser, il se mit à aboj^er comme un chien,
et il allait de ci de là, furetant partout.
— Allons, danse, petit circoncis, criait la foule.
98 A ï école de la circoncision
Alors il s'élança, mais embarrassé dans tous ces an-
neaux et par ce lourd casque, il vacilla et tomba de
côté. Un cri d'épouvante retentit.
— Oui, il est tombé, dit Malao au milieu du silence
qui s'était fait. Il mourra donc. Venez demain à cette
place et vous y verrez du sang I
Gofana restait immobile. Un tas de branches le
recouvrit.
Deux nouveaux danseurs apparurent. C'était Ma-
lembé et Zidji. Ils évoluèrent d'abord lentement, puis
peu à peu ils s'excitèrent. Les félicitations éclataient
de toutes parts. Grisés par leur succès, ils faisaient
des bonds phénoménaux.... des surhommes, vraiment,
dans leur cuirasse brillante. Les femmes poussaient
de petits cris de terreur. Malao était fier : « Voilà,
se disait-il, des élèves qui me font honneur I » Et
quand ils rentrèrent dans les rangs de leurs camara-
des et que, ruisselants de sueur, ils eurent ôté leur
masque, on leur apporta une cruche de bière.
Lorsque tous les circoncis se furent exécutés, les
femmes crièrent : <( Allons, montrez-vous I Qui êtes-
vous? » Un des bergers s'en fut alors parmi elles,
prit un tout petit enfant sur le dos de sa mère : le pe-
tit enfant est innocent, il peut tout voir. Puis il revint
auprès des initiés en le portant sur ses bras. Le petit,
tout joyeux d'entendre et de voir tant de choses nou-
velles, partait en clairs éclats de rire et se laissa
faire de la meilleure grâce du monde. Il pénétra au
milieu de la troupe et là, les jeunes gens, ôtant leurs
masques, lui sourirent et quelques-uns le prirent dans
leurs bras.
Cependant Gofana ne fut pas tué. Mais un des ber-
gers partit en toute hâte pour le pays voisin, pour
Thabina, et alla acheter une poule dans un village
éloigné. Elle fut occise durant la nuit et son sang ré-
pandu sur les branches d'où le petit avait été exhumé
Les dernières épreuves 99
plus mort que vif. Le lendemain, les femmes qui vinrent
examiner les lieux virent les taches rouges et dirent :
— C'est vrai I Les circoncis ne peuvent tomber.
S'ils tombent, ils meurent I
Lorsque les masques furent rentrés au camp, le
soir, Malao leur dit :
— L'école de la circoncision est mûre. Dès aujour-
d'hui, vous avez le droit de boire de l'eau et vous
allez rentrer dans vos foyers. Il ne reste plus que cinq
jours.
Et, en effet, la veille de ce cinquième et dernier
jour, les Hommes-Lions et le Grand-Médecin de la
circoncision étaient réunis dans la Cour des mystères.
Ils allaient préparer en secret la suprême et dernière
purification, la purification par le feu.
Une partie de chasse fut organisée afin d'éloigner
les circoncis pendant toute la journée. Les médecins
ramassèrent alors tout ce qu'ils purent trouver des
restes de leur opération symbolique, sur la place
du Crocodile, entre les huit pierres. Le « Manyabé »
en fit une poudre noire dont il enduisit la grande per-
che. Quand la troupe blanche revint le soir, le camp
avait subi une grande transformation : les costumes
des Mayiwayiwana, les nattes, tous les objets d'une
certaine grandeur avaient été jetés pêle-mêle sur le
toit des baraques. Le tas d'ordures où l'on jette cha-
que jour les miettes du repas avait été désinfecté, dis-
persé dans toutes les directions et recouvert de terre.
Après le repas habituel du soir, on alla transpercer
l'Eléphant comme de coutume. Une heure se passa.
Les circoncis, fatigués par leur journée de chasse,
montraient des signes de lassitude. Mais la danse
continuait, les semelles de fer frappant le sol plus vi-
goureusement que jamais. Un des jeunes garçons
cessa de gesticuler, vaincu par la fatigue. Un coup de
verge le réveilla.
100 A l'école de la circoncision
— Allons ! pas de sommeil aujourd'hui. Vous ne
dormirez pas de toute la nuit. Veillez 1 C'est le der-
nier jour. Montrez votre vaillance jusqu'au matin.
« Eléphant, tais-toi! Eléphant, tais-toi I » disaient-ils
en brandissant leurs bâtons, menaçants. Et les vieux
et les bergers, profitant de la dernière occasion de
frapper des dos nus impunément, chantaient à tue-
tête leur sauvage mélopée : « La vache noire rue !
Elle donne des coups de pieds et renverse le bol de
lait des babouins ! Gare, petit circoncis ! Ne va pas
dévoiler le Ngoma ! »
Puis, comme décidément les pauvres garçons n'en
pouvaient plus, — il était près de minuit, — Malao
cria :
— Sur vos pieds ! Allez dans la Cour des formules !
Tous s'y rendirent et répétèrent longtemps les pa-
roles accoutumées. Aucun effort intellectuel n'était
plus nécessaire pour redire par cœur la leçon que
trois mois de pratique journalière avaient gravée pour
jamais dans leur mémoire. Machinalement, ils redi-
saient :
Manengouana, bentsha tirula, foula ngoma....
— Le sommeil, dit le père des circoncis, c'est un
ennemi qu'il faut vaincre ! Son nom c'est le Lion, le
Lion qui vient se poster derrière la termitière du vil-
lage et qui guette les enfants pour s'emparer d'eux.
Aujourd'hui, soyez des hommes et remportez la vic-
toire sur le sommeil ! Retournez à l'Eléphant.
Encouragés par ces exhortations, sentant qu'il s'a-
gissait d'une dernière épreuve, d'une suprême veillée
d'armes, ils s'accroupirent de nouveau auprès des
charbons, y chauffant leur hanche droite, et jouèrent
avec un zèle nouveau leur puérile comédie.
Cependant le jour commençait à poindre. Une
légère lueur paraissait là-bas à l'est. Dans la plaine
Les dernières épreuves 101
plongée dans l'ombre se dessinait plus clairement la
silhouette du Kadjaléra, la montagne en forme de
sphinx qui s'élève toute seule, avant-mont isolé du
Drakensberg. Avec quelle impatience le soleil fut
attendu, ce jour-là !
Il parut I Car quelles que soient la longueur et l'obs-
curité de nos nuits, il revient toujours, le soleil impas-
sible. Alors tous les habitants de la Cour des mystères
furent réunis, les circoncis placés au milieu, les
bergers et les vieux les entourant de tous côtés.
— Attention I Vous aurez à courir droit devant vous
jusqu'au petit bois au bord de l'étang et surtout que
pas un de vous ne s'avise de regarder derrière soi. Si
vous le faites, sachez que vos yeux seront transper-
cés par ce que vous verrez et que vous en perdrez la
vue à tout jamais !
Et alors s'accomplit l'exode des circoncis hors des
épreuves, vers la vie nouvelle.
Derrière eux, les médecins mirent le feu au camp
de la circoncision. Une flamme s'éleva de la baraque
des vieux, une autre de celle des circoncis et, dans
cette conflagration, la perche moulagarou avec sa
poudre symbolique brûla aussi. Tout le passé, l'en-
fance niaise, l'innocence bête, la faiblesse et l'igno-
rance du premier âge, tout cela était devenu la proie
des flammes et, à travers le feu purificateur, le jeune
garçon s'était évadé. Il entrait maintenant dans la viri-
lité et la sagesse. Il devenait un homme.
Ainsi, sans rien regretter du passé misérable, sans
regarder en arrière, les initiés arrivèrent au bois. Ils
en firent le tour plusieurs fois en courant; puis les
bergers les dirigèrent vers l'étang et les y firent entrer :
« Lavez-vous, dirent-ils. Enlevez la chaux qui vous
recouvre. » Durant trois mois, ils ne s'étaient pas
baignés une seule fois. Aussi l'eau leur parut excessi-
vement froide. Mais leurs surveillants entouraient le
102 A r école de la circoncision
petit lacet les empêchaient d'en sortir. Ils tremblaient
de froid, les petits.
— Sortez, leur dit-on enfin.... et ils allèrent s'établir
au bord du bois.
— Bien, dit Malao. Vous n'êtes plus des candidats
à la virilité, vous êtes des hommes, maintenant I Venez
qu'on vous fasse beaux, et ne regardez plus du côté
<lu camp 1
Leurs corps furent alors frottés avec de la vraie
graisse — non plus celle de brebis.... Leurs membres
luisants de la tête aux pieds, furent enduits de la belle
terre d'ocre qu'on trouve sur le coteau voisin. Puis
les vieux les tondirent au rasoir, de manière à enlever
les cheveux à certains endroits seulement, sur deux
ou trois lignes au-dessus des oreilles, sur les tempes.
Un bout d'étoffe leur fut donné à chacun pour s'en-
tourer les reins et ils se regardèrent les uns les autres
avec satisfaction. Ils étaient beaux, beaux de cette
beauté qu'apprécient les noirs. Le régime de l'école
de la circoncision avait engraissé démesurément ceux
qu'il n'avait pas tués et, vraiment, durant ces trois
mois, ils avaient énormément changé.
La toilette terminée, Malao prononça son dernier
grand discours :
— Vous êtes des hommes désormais, vous n'êtes
plus des enfants. Soj^ez courageux 1 Quand le chef
vous appellera aux armes, soyez prêts; défendez-le.
N'êtes-vous pas ses guerriers ? C'est à vous aussi à
faire son travail, à bâtir ses maisons, à couper ses
perches. Apprenez aussi à bien vous conduire. Vous
n'êtes plus des « choubourou ». Il n'est plus de votre
dignité de voler du maïs dans les champs, ou de déter-
rer les patates des gens. De plus, sachez que dès
aujourd'hui les chants que vous avez appris sont inter-
dits pour quatre ans. On ne doit plus parler de tout
cela. Le Ngoma est fermé. Les formules sont sacrées
Les dernières épreuves 103
et doivent demeurer secrètes. Quiconque les révéle-
rait à âme qui vive serait conduit au chef, la corde au
cou, et étranglé pour qu'il ne puisse plus dire ce qui
est interdit (lesi yilaka) î
Un bruit de voix se fit entendre : « Ha tsôô 1 » Vite
les circoncis se cachèrent dans le bois. C'étaient les
femmes qui apportaient la nourriture du jour. On leur
avait dit : « Allez déposer vos marmites près du bois. Ne
grimpez plus au camp. » Les bergers reçurent de leurs
mains les marmites pleines, mais sans ajouter un seul
mot d'insulte. Le temps des propos licencieux avait
passé. On était revenu à la morale ordinaire.
A leur immense satisfaction, les initiés mangèrent
dans la marmite la polenta bien assaisonnée.
Et maintenant, disposés en file indienne, les jeunes
gens se dirigèrent vers la capitale pour être réintégrés
dans la vie civile. Un des vieux marchait en tête du
cortège. Toutes les filles du pays les attendaient chez
le chef. Il était tard déjà. L'entrée fut solennelle. D'un
bout à l'autre de la place, depuis la porte du village,
en passant sous l'immense figuier, jusqu'à la maison
du chef, le sol était couvert de nattes ajoutées bout à
bout qui faisaient une voie vraiment royale. Marchant
très lentement, un long bâton crochu à leurs mains,
le dos courbé vers la terre, cachant leur visage pour
n'être pas reconnus, les initiés, tout brillants d'ocre,
mettaient leurs pieds l'un après l'autre sur la pre-
mière natte. Ils imitaient la démarche du caméléon :
repliant une jambe, l'étendant par saccades jusqu'à
ce qu'elle fût parvenue à la natte, puis immédiate-
ment repliant l'autre et accomplissant le même ma-
nège. Le cortège avançait très lentement et, tout le
temps, les jeunes filles excessivement intéressées
chantaient le refrain de Mayiwayiwana :
Ils se dandinent, les petits circoncis; ils ont vidé le grenier
de leur mère !
104 A l'école de la circoncision
— Regarde, disait Saboulana à Fazana en montrant
l'un des garçons, je crois bien que je le reconnais....
Et c'était une scène à voir, sur ces nattes jaunes
resplendissantes, que ce défilé lent, solennel, silen-
cieux, d'Hommes-Caméléons sous le grand arbre tou-
jours vert. Les pieds des purifiés ne devaient plus
être souillés par la poussière des chemins.
Ils allèrent dormir dans les huttes du chef, cette
nuit-là; l'homme appartient à la tribu avant d'appar-
tenir à son propre village. Bien qu'ils fussent empilés
les uns sur les autres, ils goûtèrent un repos bien
mérité, car ils étaient harassés. D'ailleurs il fallait se
préparer aux émotions de la fête du lendemain.
A l'aube, de partout, on afflua à la capitale, les
femmes surtout. Bientôt, sous l'arbre au tronc jaune,
toute la tribu était réunie. C'était une foule causante,
bruj^ante, contente, les femmes accroupies à la péri-
phérie, des colliers de perles au cou, de lourds bra-
celets de laiton aux chevilles et aux poignets. Beau-
coup d'entre elles étaient ocrées et portaient un nour-
risson sur leurs épaules, dans une peau d'antilope.
Les nattes furent étendues de nouveau pour la pro-
cession et bientôt le cortège des circoncis parut, des-
cendant de la maison du chef sur la grande place.
Quelques bergers étaient occupés à ramasser les nattes
derrière afin de les replacer devant.
Il se dandine, le petit circoncis,
chantaient les femmes en frappant des mains et en
regardant toutes ces formes brunes, brillantes d'ocre,
s'avançant lentement, courbées vers le sol, imitant le
caméléon : des hommes réfléchis et non plus des
enfants. Et des exclamations s'élevaient de toutes
parts, du sein de la masse grouillante des femmes et
des enfants, chacun s'efforçant de découvrir qui son
fils, qui son frère, qui son petit-fils.
Les dernières épreuves 105
Lorsque le cortège eut fait plusieurs fois le tour de
la place, les hommes assis au pied du figuier s'écartè-
rent et, les nattes ayant été étalées en cet endroit, les
circoncis vinrent s'y asseoir, la tête toujours penchée
vers le sol. Ils attendaient, leurs bâtons crochus en
main.... Le moment psychologique était venu. Chaque
mère, chaque sœur, chaque aïeule devait venir recon-
naître son parent et apprendre de lui son nouveau
nom en lui remettant un présent : de préférence quel-
ques bracelets de crin entourés de fil de fer très fin,
comme les Malemba ont enseigné aux gens du pays à
en fabriquer, ou bien un shelling ou tel autre objet
précieux. Les hommes, faisant face aux initiés de l'au-
tre côté de la place, prenaient un intérêt extrême à
cette série de reconnaissances, car il arrive souvent
que les femmes, trompées par l'embonpoint extraordi-
naire des circoncis, tombent à faux. Alors ce sont des
explosions de rires et de moqueries.
Masiya et Fazana s'approchaient, un peu émues, se
courbant très bas pour dévisager l'un après l'autre
tous les garçons. Elles arrivèrent auprès de Zidji.
Alors Masiya s'agenouilla devant lui, l'embrassa sur
la joue et lui tendit deux bracelets. Il prit son bâton,
le lui posa délicatement sur le dos et dit :
— Machâo 1
Fazana vint ensuite et fit comme sa mère; mais, en
lui criant son nouveau nom, Zidji lui administra un
bon coup de bâton et il ajouta :
— Ma sœur, prends garde de ne plus m'appeler
jamais incirconcis.
Ce coup asséné, c'est la règle. Mais, pour les mères
et les grand'mères, on l'adoucit en caresse. Alors tou-
tes deux se retirèrent et se mirent à danser devant
Zidji, à chanter ses louanges en disant :
Oh ! notre fils ! fils de grâce I fils de grande famille !
106 A l'école de la circoncision
Et elles émaillaient leur chant de cris particuliers,
cris qu'on ne pousse que dans les grandes souffrances
ou au sein de l'allégresse et qui se nomment les « mé-
kouloungouana ». C'est une sorte de trémolo perçant
produit au moyen de la langue qui, en se mouvant
très rapidement d'une joue à l'autre, module le son
de cette étrange façon. Et l'on voj^ait, tout autour du
grand figuier, des mères, de vieilles grand'mères
même, danser ainsi, glorifier leur rejeton devenu
homme et se laisser battre par lui !
Plus d'un, parmi les vieux surveillants, suivait
curieusement des ^eux la mère de Gofana. Celle-ci
reconnut son fils, le baisa, s'agenouilla sans qu'il
bougeât. Puis, comme elle lui tendait les bracelets,
il sauta sur ses jambes, se mit à aboyer et voulut
mordre l'auteur de ses jours en criant : « Nouam-
byana, fils du chien 1 » Un rassemblement se produi-
sit aussitôt. La mère effrayée n'osait pas danser et le
glorifier comme les autres femmes en disant :
Fils de grâce ! Fils de grande famille !
Malao, qui se trouvait là, allongea une taloche à
Gofana et lui dit :
— Tais-toi 1
Illui parlait vraiment commeàun chien. Commed'au-
tres hommes exprimaient leur étonnement à la conduite
étrange de ce garçon, le père des circoncis leur dit :
— Il a voulu s'enfuir. C'est sa punition. Il n'est
plus un homme; il est fou.
Plus loin, on voyait une autre femme circuler parmi
les groupes, examiner tous les visages avec une
expression d'intense découragement. Une lueur d'es-
poir brillait cependant encore dans ses yeux noirs
qui avaient beaucoup pleuré. C'était la mère de
Latane. Elle se berçait encore un peu de l'illusion
Les dernières épreuves 107
qu'elle retrouverait son petit parmi ses camarades.
Enfin Marema, son frère, vint lui dire :
— Va-t'en donc à la maison I Ne vois-tu pas qu'il
n'est pas là. Tu sais bien qu'il n'est plus I
Alors, la pauvre créature toute défaillante, statue
de la douleur, s'éloigna lentement par le sentier, la
poitrine soulevée par des gémissements qu'elle n'osait
laisser entendre. Puis, lorsqu'elle eut passé le ruis-
seau, le petit bois de térébinthes et fut arrivée dans
les champs solitaires, s'étendant à perte de vue, elle
poussa des cris sauvages et déchirants. Nul écho n'y
répondit. Nulle oreille ne les ouït....
O terre d'Afrique, que de larmes t'ont abreuvée
déjà I Et la terre d'Afrique but ces larmes comme
elle a bu déjà les larmes de milliers de mères. Et la
terre d'Afrique resta sèche, plus sèche que jamais I
Dans les marmites de fonte de la capitale, la viande
cuisait. Et une odeur de réjouissance s'élevait de tous
les feux et caressait toutes les narines. Dabouka avait
tué un bœuf. Il y avait de quoi régaler tout le pays.
Et quelques vieux, ayant accroché des morceaux de
tripes en contrebande, les faisaient frire sur des
charbons avec une expression béate. On fit bombance
pour célébrer le retour des initiés au milieu des leurs.
Les cœurs étaient tout à la joie.
La fête continua durant les huit jours qui suivi-
rent. Tous les grands villages, ceux des conseillers,
ceux des parents du chef, se disputaient l'honneur de
recevoir les nouveaux circoncis. Partout ils exécu-
taient sur des nattes propres la danse ou le défilé des
caméléons. Et partout on les régalait de viande. Le
soir, ils revenaient à la capitale où leurs mères appor-
taient leur nourriture. Le matin, ils sortaient en
troupe pour aller se laver et s'enduire d'une couche
nouvelle d'ocre.
108 A Vécole de la circoncision
Quelques épreuves leur furent encore proposées
durant cette dernière semaine, entre autres celle de la
corde tendue à une hauteur considérable et par-des-
sus laquelle il faut sauter. Et si l'un d'eux n'y réus-
sissait pas, l'un des vieux, tout vieux, leur disait :
« Imbéciles ! Voyez comme on fait ! » Il prenait son
élan, les deux compères tenant les bouts de la ficelle
l'abaissaient soudain et, avec un petit saut, le vieil-
lard dépassait la corde sans la toucher. Alors toute
l'assemblée de rire, de rire ! ! Ou bien, c'était
l'épreuve du lion. Deux individus à la forte poitrine
et qui savaient imiter le roi des animaux à la perfection
étaient envoyés des deux côtés d'une vallée. Lorsqu'un
rugissement éclatait, toute la bande des initiés était
expédiée à la recherche du lion. Mais, tandis qu'ils
battaient les buissons, un autre rugissement partait
de l'autre côté du ravin. Tous se précipitaient dans
cette direction et ainsi de suite, jusqu'à ce qu'ils re-
vinssent exténués. Ou bien encore, c'était l'épreuve
du « billon » dans l'étang. Quelques jours auparavant,
les bergers avaient coupé le tronc d'un arbre nommé
« mousendjé » et l'avaient jeté dans le petit lac formé
par le Moudi. Or, les fibres de ce mousendjé ont la
propriété de se gonfler dans l'eau et le tronc double
sa taille et quadruple son poids. Il s'agissait de le
sortir de l'étang. Quels efforts et quels rires ! Car ces
dernières épreuves ne sont pas sérieuses, comme
celles de la Cour des mystères !
Enfin le jour de la dernière cérémonie arriva. Après
s'être promenée à sa guise par tout le pays, la troupe
des circoncis fut convoquée un certain matin à la ca-
pitale, et, officiellement, l'ocre qui les recouvrait fut
solennellement lavée. C'était fini. Malembé retourna
chez Dabouka, Zidji chez Mankélou.
Lorsqu'il rentra au village de son père, Zidji
avait la tête haute. Chacun s'empressa à sa rencontre
Les dernières épreuves 109
et Fazana le contempla avec un regard de fierté. Lui
sentait son cœur se gonfler d'orgueil dans sa poitrine.
Il était un homme vraiment, et, devant lui, la vie
s'ouvrait lumineuse et pleine de promesses. Certes il
serait digne de son père, digne de son chef. Et, pour
un instant, se rappelant l'Etoile du matin qu'il avait
vue, cette certaine nuit, globe d'or suspendu au-des-
sus du Kadjaléra, il songea qu'elle avait dit vrai. Oui,
le jour pointait et le soleil allait paraître pour lui.
Mais, comme il s'avançait heureux vers le kraal afin
d'examiner le troupeau et surtout les deux veaux nés
pendant son absence, il aperçut Ngomane, rieur
comme d'habitude, un peu intimidé par ce grand
frère qui avait tant grossi. Chez ce gamin incorrigi-
ble, la gouaillerie ne tarda pas à l'emporter sur la
timidité et, avec sa grosse voix enrouée, il dit à Zidji :
— Hé ! Qu'as-tu donc mangé tout ce temps pour
être devenu si gras?
— Choubourou ! répondit Zidji avec une moue de
dédain et en lui allongeant une tape avec son bâton.
A L'ECOLE DE LA STATION
POINT DE BŒUFS, POINT DE FEMME !
L'année qui suivit le retour de Zidji au village fut
une année de réjouissances chez Mankélou.
Fazana, la jolie Fazana avait grandi.
Un beau jour, deux jeunes gens débouchèrent sur
la place du village revêtus de leurs plus beaux atours.
L'un d'eux s'appelait Vondo. Il portait sur ses épaules
une superbe peau de léopard. Son compagnon, moins
grand, moins beau, le suivait de près. Un homme
d'âge mûr les accompagnait. Ils venaient s'informer
s'il y avait « de l'eau » chez Mankélou. C'est une
manière polie de s'enquérir s'il y a des filles à marier.
La discussion s'établit aussitôt par l'intermédiaire de
l'homme âgé qui était le porte-parole attitré des jeu-
nes gens. Comme on se convenait de part et d'autre,
comme les familles se connaissaient et s'estimaient
réciproquement, les fiançailles se conclurent facile-
ment. Le prix du douaire, du « lobola » comme on
dit au Sud de l'Afrique, fut fixé à quinze bœufs. Le
père de Vondo eut quelque peine à les réunir ;
comme Mankélou refusait absolument de livrer la
112 A r école de la station
jeune fille avant la remise totale, les affaires traînè-
rent un peu en longueur. Néanmoins ce fut une
période des plus joyeuses. Zidji s'amusa énormément
cette année-là.
Pour lui, du reste, le mariage de sa sœur avait une
importance toute spéciale. Les quinze bœufs de
Vondo lui serviraient à acheter sa femme à lui ; car
dans l'intention du législateur anonyme qui a établi
ces règles, le douaire n'est pas donné au père ; il n'est
point une propriété dont il puisse disposer à son gré;
il est payé à la famille entière et doit être employé
pour acquérir une épouse pour l'un des fils.
Mais un malheur épouvantable, l'un des plus gra-
ves qu'un noir puisse imaginer, tomba sur le village
de Mankélou. Peu après son mariage Fazana fut prise
de maux de tête violents. D'abord on crut à un accès
de fièvre ordinaire, mais elle perdit bientôt conscience
et mourut sans doute d'une intoxication malarienne
du cerveau. Cet événement absolument inattendu
bouleversa tout le monde. Une catastrophe pareille
devait avoir une cause. On recourut au jeteur d'osse-
lets et celui-ci déclara que la mort était le résultat d'un
sort jeté. Mais qui avait ensorcelé Fazana? C'était la
question capitale. Si c'était le mari ou un parent du
mari, la faute du décès retombait sur sa famille ; il
n'avait dorénavant pas le droit de réclamer les bœufs
du douaire. Par contre, si le coupable était un parent
de la défunte ou un étranger, les bœufs devaient être
restitués au veuf. Or les osselets désignèrent Goua-
nazi, l'ennemi de Zidji, et l'ordalie qui suivit, c'est-à-
dire l'administration du philtre enchanté confirma les
révélations du devin : Gouanazi, ayant bu cette m3^s-
térieuse boisson fut pris de l'ivresse caractéristique
des jeteurs de sorts. La preuve était faite désormais :
c'est lui qui avait « mangé Fazana ». Criminel à ce
point, il eût été pendu ou assommé si l'on avait encore
Point de bœufs, point de femme ! 113
osé appliquer la règle du tribunal noir dans un pays
soumis aux blancs. Il profita du désarroi pour filer à
travers la brousse et se réfugier en ville, où il alla
prendre du service. D'autre part Vondo et son père,
forts du résultat du procès de sorcellerie, vinrent un
beau matin chez Mankélou et, après un long préam-
bule un peu embarrassé, le vieux lui dit :
— Mon ami ! un grand malheur t'a frappé î Notre
épouse est morte, morte sans laisser d'enfants. As-tu
une autre femme à donner à notre fils pour relever sa
hutte en ruine ?
— Non, dit-il. Elle était la seule fille à marier au
village.
— Alors il faudra que nous reprenions nos bœufs ?
— Très bien, dit Mankélou, en baissant les yeux. Ils
sont dans le kraal. Prenez-les tout de suite. Hé ! Zidji !
Zidji accourut.
— Va avec ces hommes et choisis leurs bœufs dans
le troupeau.
Ce fut durant un quart d'heure une série de savan-
tes manœuvres pour faire sortir par la porte de l'en-
clos les quinze bêtes du douaire et retenir les cinq ou
six qui devaient rester. Enfin le triage fut accompli.
— Restez ! Adieu, dirent les deux hommes.
— Partez ! C'est bien, répondirent Mankélou et
Zidji.
Et les visiteurs chassant les bestiaux devant eux
s'engagèrent dans le chemin de la brousse....
Longtemps Mankélou et son fils restèrent debout,
le premier, sa grande taille plus voûtée qu'à l'ordi-
naire, le second campé très droit sur ses jambes, re-
gardant tous deux le sentier, écoutant les mugisse-
ments tristes des bœufs qui s'éloignaient. Plongés
dans leurs réflexions, ils tendaient l'oreille encore....
Enfin le bruit se tut.... Mankélou regarda son fils et,
d'une voix presque aff"ectueuse, il dit :
114 A r école de la station
— Voilà tes bœufs partis, mon pauvre garçon.
C'est un grand malheur pour toi.
Soudain Zidji comprit. Jusqu'ici la pensée de son
avenir ne l'avait guère troublé. Il vivait comme un
enfant, au jour le jour; mais à la vue de ce troupeau
qui partait pour ne plus revenir, à l'ouïe de la ré-
flexion paternelle, une épée lui transperça l'âme. Fa-
zana était morte, morte dans les plus tristes circons-
tances, morte pour ainsi dire sans compensation,
puisqu'elle n'avait pas laissé de fille représentant la
valeur des bœufs paj-és pour elle. C'était fini I Dès sa
tendre enfance, dès qu'il avait été en âge de penser, il
avait su, cru, admis que sa sœur Fazana lui procure-
rait le douaire sans lequel il ne pourrait se marier
lui-même. Et maintenant, ce douaire était parti, et
tout son vague plan d'avenir s'écroulait. Son visage
se contracta; mais par un violent effort sur lui-même,
il reprit son air impassible et répondit à son père :
— Khombo ! C'est un malheur en vérité 1
Rien n'eût pu ébranler plus profondément l'âme de
Zidji. Et cependant il serait vite retombé dans l'indif-
férence nonchalante de la soumission fataliste du noir,
si deux incidents ne se fussent produits qui fécondè-
rent cette émotion passagère et transformèrent le
cours de sa vie.
Le lendemain du départ des bœufs, tandis que son
père cherchait dans une grande cruche de bière l'ou-
bli de son malheur, il alla faire visite à son oncle
Molondjo. Il causait tranquillement avec quelques
camarades, en réparant une avarie qu'avait subie son
bâton-crécelle quand une détonation retentit dans
l'une des huttes du village. Tout le monde se préci-
pita de ce côté, et, dans l'ombre de la case, on vit un
spectacle horrible. Baigné dans son sang, un homme
était étendu sur le sol. Près de lui, une jeune femme
très jolie malgré la dureté de son visage paraissait
Point de bœufs y point de femme ! 115
terrifiée 1... L'homme essaya de balbutier quelques
paroles. Zidji saisit les suivantes :
« C'est ta faute.... Je t'aimais ! Tu m'as trompé...,
Il vaut mieux que je meure. »
Evidemment on était en présence d'un drame pas-
sionnel bien caractérisé. Cet homme, le frère cadet
de Molondjo, vivait depuis longtemps en mésintelli-
gence avec son épouse. Il lui était très attaché, car
c'était une fort séduisante créature ; mais elle était
légère et elle se laissait courtiser par un certain voi-
sin. Le matin même, son mari l'avait suivie, tandis
qu'elle s'en allait, son amphore gracieusement posée
sur la tête, puiser de l'eau au ruisseau. Caché derrière
les buissons il avait vu l'amant sortir de la brousse
sur l'autre bord.... La femme l'avait accueilli avec un
sourire et tous deux s'étaient dirigés loin du sentier
vers les taillis. La mort dans l'âme, il s'était approché
et avait pu constater que son épouse aimée, celle qu'il
avait payée quinze bœufs, lui était infidèle. Alors,
s'esquivant sans mot dire, il était rentré, avait chargé
son fusil et, au retour de la coupable, l'avait amère-
ment reprise. Elle, d'une voix indifférente, l'avait
engagé à ne pas se mêler de ses afi*aires et alors, sai-
sissant l'arme, le malheureux s'était tiré un coup de
fusil dans la bouche....
Molondjo prit un mouchoir, le trempa dans l'eau et
chercha à arrêter le sang. Un médecin noir demeurant
dans le village voisin arriva sur les lieux. Les hommes
de l'art, en Afrique, sont l'exact opposé de leurs
collègues européens. Tant qu'il ne s'agit que de mala-
dies intérieures à traiter par des tisanes, des bains de
vapeur, des pratiques superstitieuses, ils sont super-
bes d'aplomb, admirables de confiance en eux-mêmes.
Mais en présence des cas de chirurgie, quand le sang
du patient a coulé, leur sang à eux se glace dans leurs
veines et ils sont impuissants. Aussi, comme l'hémor-
116 A r école de la station
ragie ne paraissait nullement s'arrêter, Molondjo dit ;
<( Il faut aller appeler Monéri. »
Zidji et deux de ses compagnons volèrent vers la
station que l'on apercevait là-bas, le toit de tôle de
l'église brillant au soleil sur la petite colline en avant
du rocher énorme du Marovougne. Le missionnaire,
en effet, faisait tous les métiers utiles à la population
noire : dresseur de plans de maisons, prêteur d'outils,
donneur de conseils sages en politique, arracheur de
dents et médecin des corps et des âmes. Un jour il
avait dû amputer un membre en se servant de son
couteau à découper la viande et de sa scie de menui-
sier. Mais pour le seconder dans cette œuvre médicale
qui prenait beaucoup de temps, il avait avec lui une
demoiselle qui avait passé par les hôpitaux, suivi un
cours de sage-femme et qui s'entendait très bien aux
traitements à suivre en cas de fièvre, de dyssente-
rie et d'autres maladies tropicales. M'^^ Clara, Miss
tout court, comme on l'appelait par le pays, était une
personnalité sympathique. Elle aimait les noirs de
tout son cœur et pourtant elle n'était pas tendre avec
eux et savait leur dire leurs vérités. Aussi la crai-
gnaient-ils un peu, tout en sachant reconnaître son
extrême dévouement et son affection profonde pour
eux. C'est elle que Monéri pria d'aller examiner le
malade. Les garçons de la station attelèrent le vieux
cheval et la mule boiteuse qui formaient l'équipage
missionnaire et, montant dans une petite carriole à
deux roues, elle partit aussi vite que ces deux descen-
dants dégénérés de Pégase voulurent bien y con-
sentir
A son arrivée, l'homme râlait déjà. Elle désinfecta
la plaie, la sonda, constata qu'une balle était logée à
la base du cerveau. Il n'y avait absolument rien à
faire. Les quelques questions qu'elle posa lui dévoi-
lèrent la raison du suicide. Un suicide I C'est rare
Point de bœufs, point de femme ! 117
parmi les noirs, et cependant ces primitifs, à la vie
soi-disant si douce et si innocente, y recourent plus
souvent qu'on ne le croirait. Le mois précédent, un
nommé Mayakayaka s'était pendu pour avoir été dési-
gné comme sorcier. Aussi Miss, convaincue qu'il fal-
lait exhorter en temps et hors de temps, estimant que
cette fois-ci c'était tout à fait « en temps », réunit-elle
tous les habitants du village sous le coup de la mort
imminente du suicidé et leur adressa-t-elle quelques
paroles aussi énergiques que bien pensées :
« Quelle honte I Voilà où vous mènent vos mœurs
déréglées de païens 1 Quand donc abandonnerez-vous
vos ténèbres ? Faudra-t-il que le grand Esprit du Ciel
vous abatte tous jusqu'au dernier pour que vous sor-
tiez de vos péchés et veniez à sa lumière ? »
Zidji absolument ahuri regardait, avec de grands
yeux, cette blanche qui parlait si bien sa langue. Il
avait déjà entendu quelques blancs lui adresser la
parole à la factorerie voisine, quand il allait vendre
son miel et acheter des perles pour Fazana. Ces mar-
chands estropiaient les mots de si étrange façon, ils
causaient avec une ignorance si profonde des éléments
de la grammaire bantou que leur langage en était abso-
lument ridicule. Zidji leur eût ri au nez s'il l'avait
osé. Mais Miss, elle, parlait avec aisance et correc-
tion; on comprenait tous les mots. Mais qu'est-ce
qu'elle disait? Abandonner les ténèbres ? Venir à la
lumière du grand Esprit du ciel?... Qu'est-ce que ce
grand Esprit ? Les esprits des morts auxquels on ojffre
des sacrifices sont dans la terre à moins qu'ils n'en
sortent sous forme de serpents....
Cependant on entendit un cri rauque.... Le malade
eut un spasme convuîsif des jambes et il mourut. Aus-
sitôt tous les assistants s'enfuirent, la jolie femme
aussi, bouleversée, criant. Le tonnerre grondait der-
rière le Drakensberg; Miss, craignant l'orage, remonta
118 A r école de la station
dans sa voiture et Zidji courut à la maison où il
raconta toute l'affaire à ses parents.
Il en rêva la nuit suivante. Un cauchemar horrible
le tourmenta. Des détonations, des cris de blessés se
mélangeaient au bruit d'une voiture de grandeur sur-
naturelle ; une grande lumière comme un éclair parais-
sait soudain au sein d'une obscurité profonde. Il se
réveilla oppressé et une longue insomnie commença
pour lui. Il attendait le jour. Le jour ne venait pas.
Alors une inquiétude extrême, une angoisse indicible
s'emparèrent de Zidji. Il se dit que le soleil ne repa-
raîtrait plus. C'en était fini pour la lumière du jour.
La nuit ne se dissiperait plus jamais, jamais I II poussa
un cri de terreur. Ngomane qui couchait près de lui
se retourna sur sa natte et grogna. Ce bruit d'un être
vivant rassura Zidji.... Il sortit de la hutte et vit
l'aurore qui rougissait l'orient. Alors il se dit : « Que
je suis bête 1 » Et il se recoucha.
Le dimanche suivant il faisait une chaleur extrême.
Les pluies avaient cessé pour quelques jours, mais
personne n'était allé aux champs par crainte d'insola-
tion. A deux heures de l'après-midi, au moment le
plus chaud de la journée, une trompette retentit dans
la brousse, un cor aux notes claires qui jouait un can-
tique. « Hé I dit Mankélou, voici les « Madjakane »
qui viennent nous exhorter. » Ayant bu de la bière et
se sentant de mauvaise humeur, il eût volontiers filé
par la tangente. Mais un certain sens de dignité et sa
réputation d'ami des chrétiens le firent rester paisi-
blement sur sa termitière et il attendit de pied ferme
les visiteurs. Quelques jeunes gens habillés à la blan-
che et faisant le moulinet avec leurs bâtons parurent
à l'entrée du village. Puis le vieux cheval monté par
Miss et enfin une mule maigre, qui avait désappris
dès longtemps l'art du galop et sur laquelle trônait
Point de bœufs, point de femme ! 119
Monéri, coiffé d'un casque blanc colonial, son bon
sourire éclairant son visage jauni par le climat du
pays des fièvres, sa grande barbe grisonnante lui don-
nant un air presque majestueux.
« Tiens I le « nkouloukoumba » (le grand) est aussi
venu, » se dit Mankélou, et il s'empressa à sa rencon-
tre. Zidji prit les brides des montures et l'on se dirigea
vers le grand arbre dont le noir feuillage maintenait
un semblant de fraîcheur dans le village. Le joueur
de cornet à piston, l'instituteur de la station, Gédéon,
recommença à souffler dans son instrument en regar-
dant tour à tour vers les quatre points cardinaux et
bientôt un auditoire de païens se forma : les femmes
en jupes bariolées, des hommes tenant encore le
bâton qu'ils étaient en train de sculpter.... Pour
mieux tirer le filet, plusieurs garçons étaient allés
relancer les gens jusque dans leurs huttes pratiquant
avec une rare insistance le coge intrare.... ou exire
évangélique (force-les d'entrer.... ou de sortir). Un
cantique gai retentit, et Monéri prit la parole. Devant
lui, à droite, assises par terre, étaient les femmes, les
fillettes, plusieurs avec des bébés sur le dos, à gauche
les hommes, graves, indifférents, tandis que derrière
l'orateur se pressaient les chrétiens : jeunes gens et
hommes qui avaient tous attrapé qui un morceau de
bois, qui un mortier, qui une pierre à moudre pour
s'asseoir dessus et les jeunes filles en robes simples
et claires, la tête gracieusement ceinte d'un mouchoir
rouge ou blanc en forme de couronne.... « C'est en
souvenir de la couronne de Christ, » avait dit un jour
l'évangéliste Zébédée.
Le missionnaire prit la parole. Il se leva, lut quel-
ques versets et, dans une langue simple, apporta à
Mankélou ses condoléances pour le grand deuil de
Fazana et ses réflexions sur le suicide du frère de
Molondjo.
120 A r école de la station.
« Ah I Mankélou 1 dit-il dans sa péroraison. Toi qui
nous as appelés pour instruire la tribu, toi, notre ami,
toi le conseiller de Dabouka, toi que tous nous appré-
cions pour ta sagesse et ta bonté, ces malheurs ne te
décideront-ils pas enfin à te donner? Vois ce que te
vaut le paganisme 1 Et d'autres malheurs s'apprêtent
à fondre sur toi ! Crois au Dieu vivant 1 Rejette la
bière, les osselets, la polygamie et tu seras heureux et
tu pourras te réjouir du salut et de la vie éternelle. »
Le général de l'armée nkouna, baissant la tête com-
me un condamné auquel son juge s'adresse, regardait
fixement le sol devant lui. A quoi pensait-il ? Qui sait?
Et Monéri se rassit avec l'impression que l'eau ne
coule pas plus allègrement sur les plumes d'un canard
que ses paroles sur ce vieux cœur de païen. Enfin
Mankélou répondit : « Ah ! oui, c'est beau, c'est bien
vrai î Mais nous, les vieux, nous ne pouvons pas. Ce
sera pour nos enfants. »
Bartimée essaya à son tour d'atteindre cette cons-
cience fermée. Il eut des comparaisons ingénieuses,
des mots frappants pour démontrer l'absurdité du
culte des ancêtres, la vanité des biens terrestres et,
pour finir, il parla de Jésus, de Noël qui était proche
et invita tous les auditeurs à assister au grand culte
qui aurait lieu ce jour-là sur la station....
Mais au milieu du recueillement général, un petit inci-
dent se produisit qui eût irrémédiablement rompu le
charme, s'il se fût agi d'un auditoire européen.... Sor-
tant du kraal des bœufs où ils s'étaient lourdement abat-
tus, trois gros coléoptères noirs se disposaient à tra-
verser la place du village, poussant devant eux une
boule de fumier de cinq ou six centimètres de diamètre.
Ils étaient excessivement affairés lorsqu'ils débouchè-
rent derrière une touffe d'herbe sur l'espace qui séparait
l'assemblée chrétienne de la païenne, à quelques mè-
tres de Monéri exhortant. Entendant du bruit, perce-
Point de bœufs, point de femme ! 121
vant du danger, l'un d'eux cessa de pousser la boule
et grimpa dessus, comme s'il voulait aller examiner
le paysage du haut de ce poste d'observation. Et en
effet, s'appuyant sur son abdomen, dressant sa tête et
son corselet, il remua fébrilement ses antennes, parais-
sant inspecter l'horizon, en proie à une vive agitation.
Soudain, patatra, la boule roule en avant. Il perd
l'équilibre et tombe les quatre.... les six fers en l'air.
(C'est un hexapode.) Et il reste sur le dos un instant
comme abasourdi, stupéfait de l'aventure inattendue;
puis il brandit ses tarses et ses fémurs pour appeler à
l'aide. Cependant ses camarades moins nerveux con-
tinuent leur manège. Leurs pattes de derrière appli-
quées contre la boule, celles de devant contre le sol,
ils marchent à reculons, poussant toujours la pré-
cieuse sphère, cherchant un trou propice où ils l'en-
fouiront. Ils y ont sans doute déposé un œuf, un œuf
qui donnera naissance à une larve et cette larve se
nourrira du fumier, elle grandira, elle deviendra
insecte parfait et elle perpétuera l'étrange race des
bousiers. Par un mouvement brusque, sieur Copris
réussit à se mettre sur pied et, rejoignant ses compa-
gnons, il s'apprêtait à leur prêter son aide pour la
besogne commune quand un épouvantable coup du
ciel réduisit la boule en poussière, dispersa les trois
travailleurs, projetant leurs carcasses bien loin du
côté du kraal.... C'était Zidji qui, avec un sentiment
particulier de l'honneur de son village, avait frappé le
groupe ambulant de son bâton et mis fin à cette pro-
menade grotesque. Au reste personne n'avait souri à
la vue de l'intéressante scène de mœurs entomologi-
ques tant de fois contemplée. Seule Miss ne pouvait
conserver son sérieux et elle manqua éclater de rire
malgré la gravité du moment quand Zidji provoqua le
dénouement. Tant il est vrai que le sens du ridicule
chez les blancs et les noirs diffère grandement.
122 A récole de la station
L'assemblée indifférente aux bousiers fut invitée à
se joindre au dernier cantique : « Viens à Jésus, il
t'appelle. » Et vraiment ces bonnes mères chargées
de famille qui fixaient des yeux Monéri battant la
mesure se donnaient une peine touchante pour suivre
le mouvement. Elles chantèrent avec conviction le der-
nier verset qui se compose uniquement des deux
expressions hébraïques : AUéluya I Amen ! dont elles
parurent vraiment comprendre la beauté. Puis on dit :
« Prions. » Les chrétiens se prosternèrent face contre
terre, quelques-uns plus paresseux restèrent assis,
mais tous se couvrirent la figure de leurs mains. « Fer-
mez les yeux, » dit à haute voixGédéon aux païens....
Et tous d'essayer en riant, en causant.... Chut ! s'écria
Mankélou qui était habitué déjà aux coutumes du culte
chrétien. Ce que ces enfants de la nature comprirent
de la prière, je ne sais. Quand l'amen final retentit
et qu'elles entendirent du bruit, quelques femmes se
hasardèrent à retirer leurs mains de dessus leurs yeux
et voyant les chrétiens revenus à leur posture nor-
male, crièrent : « Eh ! il fait jour ! Réveillez-vous, vous
autres. » Sur quoi tous les dos bruns de se relever et
tous les yeux de se rouvrir à la lumière avec force
exclamations de rire comme si c'était la fin d'une
bonne farce ! Et vraiment, on ne saurait leur en vou-
loir de troubler ainsi l'acte sacré. Plus tard, elles
comprendront.
Lorsque Monéri eut pris congé de Mankélou en lui
serrant amicalement la main, Zidji lui ramena son
mulet.
— C'est ton fils? demanda le missionnaire au vieux
conseiller, en admirant l'œil calme et intelligent du
jeune garçon.
— Oui, dit le père.
Monéri ajouta :
— Ne veux-tu pas nous montrer le chemin pour les
L'étoile du matin 123
chevaux jusque chez Molondjo ; la route habituelle passe
par un mauvais gué, impraticable pour les montures.
— Oh ! répondit Zidji, il y a une autre route plus
bas avec un bon gué. Je te conduirai.
Et la troupe repartit.... En route Bartimée s'appro-
cha de Zidji :
— Salut, mon garçon ! Ne vas-tu pas venir à l'école,
toi ! A quoi cela te sert-il de rester assis là au village
sans rien apprendre ! Allons, décide-toi....
Il baissa les yeux et répondit :
— Est-ce qu'ils me permettraient à la maison ?
— Mais oui 1 Ton père n'a-t-il pas déclaré que c'était
à ses fils à apprendre. Viens seulement....
Si Zidji n'avait pas été ébranlé déjà par les événe-
ments récents, mort de Fazana, perte des bœufs, sui-
cide du frère de Molondjo, il eût refusé catégorique-
ment! Mais aujourd'hui, pensif, il se tut.
II
L'ETOILE DU MATIN
Quelques jours plus tard, c'était Noël; Noël, la
grande fête des blancs que tous les indigènes connais-
sent maintenant et qu'ils appellent Kisimousi, corrup-
tion évidente du mot anglais Ghristmas. Or deux
attractions de nature fort différente s'exercent ce
jour-là sur les noirs du district et s'offrent à leur
choix. L'une, c'est la danse à la boutique voisine,
l'autre, le culte sur la station. La plupart cèdent à
la première. Habillés de leurs plus belles ceintures
de queues, leur petit bouclier de peau en main, bran-
124 A Fécole de la station
dissant trois ou quatre bâtons sculptés ou décorés de
fil de cuivre tressé, les hommes vont exécuter leurs
danses païennes sous l'œil paterne des marchands
d'étoffes. Le magasin est une vaste construction de
fer galvanisé où l'on étouffe. Sous la véranda basse
qui domine la place, s'élevant à un pied et demi
au-dessus d'elle, ces messieurs en coutil blanc cher-
chent un peu de fraîcheur tout en contemplant les
hauts faits chorégraphiques de leurs visiteurs. Ceux-ci
disposés en demi-cercle sur la vaste place qu'ombra-
gent deux ou trois conifères, poussent des cris sauva-
ges qu'ils appellent de la musique et brandissent leurs
bâtons avec des gestes lourds tandis que les femmes,
ayant revêtu leurs jupes d'étoffes claires à grandes
bandes rouges et bleues, sont assises dans un coin et
les encouragent en frappant des mains en cadence....
Le spectacle est pittoresque et quand les danseurs,
couverts de sueur, se soulagent en passant sur leurs
fronts et leurs joues une palette d'os qu'ils piquent
ensuite dans leurs tignasses crépues, le propriétaire
de la factorerie va quérir quelques bouteilles de
whisky de qualité inférieure ^ et leur en verse à cha-
cun un petit verre. Excités par l'alcool, les danseurs
reprennent leur stupide danse cafre avec un renou-
veau de courage
Zidji connaissait le « Kisimousi » du magasin pour
y avoir pris part l'année précédente et il se souvenait
de la brûlure qu'il avait ressentie en avalant la bière
forte des blancs.... L'impression avait été si violente
et si inattendue qu'il avait tremblé de tous ses mem-
bres à la grande joie des marchands qui se pâmaient
de rire et aux sarcasmes des gros païens qui l'avaient
appelé bébé, petit garçon. Aussi n'y voulut-il pas
retourner et se décida-t-il à se rendre plutôt à la sta-
* Depuis quelques années, la vente de l'alcool aux indigènes a été
prohibée au Transvaal.
L'étoile du matin 125
tion pour le culte. Il passa au village de Dabouka où
il engagea son cousin Malembé à se joindre à lui.
Là-haut, sur le coteau qui domine la plaine, la cloche
tintait. Elle tintait claire et gaie comme si elle avait
conscience du message de joie qu'elle jetait à tous les
vents. De nombreux groupes de femmes ocrées, d'hom-
mes à demi habillés sortaient des villages de la plaine
et se rendaient à travers les sentiers tortueux vers la
colline, tandis que les chrétiens des annexes éloignées
arrivaient par la route à chars. Zidji et son compagnon
atteignirent la station au moment où la troupe endi-
manchée s'en approchait.... Ils assistèrent alors aune
scène de mœurs digne du christianisme primitif. Un
jeune garçon posté au pied d'un arbre, attendait les
visiteurs de l'annexe; à cent mètres du village, il les
pria de s'arrêter là et courut annoncer leur arrivée à
l'instituteur de la station. Alors, en bon ordre, les
chrétiens du village, hommes bien habillés, jeunes
filles en robes claires se dirigèrent à leur rencontre.
Parvenus à une distance de dix mètres d'eux, ils
entonnèrent un chant de Noël à quatre voix. Puis ils
se turent et les autres leur répondirent par un canti-
que lent et solennel où toutes les notes diézées étaient
bravement ramenées à leur son naturel. La cacopho-
nie était parfois très grande et Yéfro qui surveillait la
scène de la véranda de la maison missionnaire, pres-
que au sommet de la colline, se bouchait les oreilles.
Mais les exécutants ne la voyaient pas; leur cons-
cience musicale n'était nullement troublée et ils ache-
vèrent leur choral avec brio et une évidente satisfac-
tion. Sur quoi les premiers recommencèrent un
nouveau chant de six strophes au moins et alors seu-
lement les deux troupes s'abordèrent; on se serra les
mains, on s'embrassa même et tous se dirigèrent vers
l'église.
Zidji et Malembé trouvaient ce manège très amu-
126 A Vécole de la station
sant. Ils avaient décidément des coutumes très drôles
ces « Madjakane » ! La cloche silencieuse durant la
cérémonie de réception, recommença à tinter et l'on
entra. Les deux jeunes païens vêtus de leurs queues
de chèvres un peu maigres, se sentaient quelque peu
dépaysés au milieu de tout ce beau monde. Quelques-
uns de ces chrétiens étaient en effet irréprochables
dans leurs complets foncés, leurs chemises repassées,
leurs cols blancs très hauts emprisonnant leur men-
ton et une belle ceinture de soie noire autour de leur
taille. Aussi nos deux petits païens se faufilèrent-ils
dans l'église après tous les autres. On y pénétrait par
un petit porche qui donnait accès dans l'édifice par
une ouverture voûtée sans porte. En entrant pour la
première fois dans la vaste salle, Zidji, par un mouve-
ment instinctif, rentra la tête dans les épaules comme
s'il s'attendait à ce que quelque chose lui tombât
dessus.... Il avait aperçu la charpente compliquée, les
chevrons énormes soutenant le toit de zinc suspendus
là-haut on ne sait trop comment et prêts sans doute à
écraser quiconque aurait l'audace de s'engager sous
eux.... Mais il réprima très vite ce mouvement de
crainte et alla s'asseoir tout au fond, sur un banc de
briques qui courait autour de l'église. Alors, ras-
suré à la vue de l'assemblée qui n'avait pas l'air de
croire sa dernière heure venue, il éleva les yeux, vit
que les chevrons reposaient sur de solides murs de
briques. Puis, promenant lentement son regard calme
de tous côtés, il admira la bordure verte qui suivait le
soubassement brun, grimpant au-dessus des fenêtres
carrées qu'elle encadrait, formant au-dessus de la
chaire, là-bas, au fond, une voûte correspondant à
celle de la porte. Cette chaire était simplement une
tribune aux piliers ajourés posée sur une plateforme
qui occupait tout le fond de l'église. D'un côté de la
chaire se tenaient les blancs, Yéfro, Miss et un visi-
L'étoile du matin 127
leur inconnu; de l'autre, serrés les uns contre les
autres, c'étaient les anciens et les instituteurs : Barti-
mée avec sa bonne expression intelligente et ses yeux
brillants, Gédéon, le père Shelling qui avait beaucoup
de bœufs, beaucoup de maïs et qui le vendait aux
païens en temps de famine, le père Mouki avec sa
tignasse blanche, ses traits fortement accentués et ses
yeux mobiles qui ne regardaient personne en face.
Devant la chaire, d'un côté, c'étaient les bancs des
hommes et l'on voyait, tranchant sur les habits fon-
cés, les quelques cols blancs serrant les occiputs ; de
l'autre les femmes et les filles, ces dernières aj^ant
piqué dans leurs cheveux, par devant leurs turbans,
des lys roses ou des marguerites rouges..,.
Soudain un mouvement se produisit dans l'assem-
blée : Dabouka venait d'entrer. Se tenant très droit
dans sa veste de drap bleu avec galons blancs, cadeau
que le Gouvernement bœr faisait à tous les chefs, il
avait vraiment quelque chose d'imposant, Dabouka,
et Zidji se sentit rempli d'un sentiment de respect qui
enveloppait son chef, l'église, Monéri dans la chaire,
les anciens sur la plateforme et jusqu'au père Mouki.
Le service commença. Il y avait des chants de cir-
constance célébrant l'enfant. Puis Monéri raconta
l'histoire de Noël et décrivit des « messagers ^ » qui
avaient paru dans le ciel. Il levait les yeux en haut,
montrait quelque chose et Zidji lui aussi regarda et
crut qu'il allait voir ces personnages vêtus de blanc.
Après quoi on chanta le cantique qu'ils avaient chanté
et Monéri adressa des exhortations à l'assemblée. Zidji
remarqua que le père Mouki s'endormait et il jeta les
yeux autour de lui pour voir si d'autres auditeurs se
livraient au sommeil; peut-être était-ce une coutume
à laquelle il devrait se soumettre lui aussi. Mais non !
* Le mot « ntchoumi » par lequel nous traduisons « ange » signifie
proprement messager.
128 A l'école de la station
Tout le monde avait l'air d'écouter sauf des gamins
qui s'amusaient avec un crayon. D'ailleurs Monéri
ayant vu les paupières du père Mouki se fermer cria
très fort : « Eh ! ne dormez pas ! » et l'instituteur Gédéon
donna au coupable une grosse bourrade dans le côté
pour le réveiller.... Tout cela était vraiment très
curieux et, quant au sujet dont on causait, Zidji n'3^
entendait pas grand'chose, plus occupé à regarder les
gens qu'à rechercher le sens des paroles de Monéri.
Bartimée lui aussi prit la parole. Il était orateur et
bien vite il eut captivé l'auditoire. Il raconta de nouveau
la naissance de cet enfant dans un pays très éloi-
gné ;... puis, à la fin, il s'adressa aux païens dans l'as-
semblée et leur dit à peu près ceci : « Pauvres compa-
triotes qui ne savez rien ! A quoi vous amusez-vous?
A quoi vous servent vos pratiques de ténèbres ? Vous
allez à la circoncision.... parce que vos pères y ont été.
Vous dites : C'est l'Etoile du matin ! Quelle Etoile du
matin ? C'est la nuit et rien de plus. L'Etoile du matin,
c'est Jésus. C'est lui qui vous conduira à la lumière,
à la joie de l'existence, à la vie éternelle ! Croyez en
Jésus, je ne vous dis rien de plus. »
Ces paroles remuèrent profondément Zidji. Il lui
sembla que Bartimée le fixait tout le temps de ses
yeux clairs. II revit cette nuit mémorable où il avait
été circoncis. Il se rappela l'émotion étrange d'orgueil,
d'espoir qu'il avait ressentie en voj^ant Mahlahlane,
l'Etoile du matin, paraître au-dessus du Kadjaléra, aux
confins de la grande plaine, annonciatrice de l'aube,
messagère du soleil qui vient, initiatrice à la vie nou-
velle. Puis, repassant dans son souvenir les événements
des derniers mois, la mort de Fazana, le suicide du
frère de Molondjo, la perte des bœufs, triste bilan
d'espérances disparues, de déceptions cruelles, il se
demanda vaguement avec un tressaillement d'âme:
« Serait-il vrai que Malao a tort et que les « Madja-
PHOT LENOIR
La maison de Monéri et le grand
figuier.
Chez Monéri 129
kane » ont raison ? L'Etoile du matin dont ils parlent
serait-elle la véritable ? » Et il résolut d'examiner la
question pour lui-même et sans s'inquiéter de ce que
Mankélou dirait.
ÎII
CHEZ MONERI
Le plan de Zidji fut vite arrêté. Un soir, après avoir
partagé le repas avec les hommes du village, — car
il était admis maintenant dans le groupe de la termi-
tière, — il dit à son père : « Je crois que je vais aller
chercher du travail. » Mankélou n'y fit pas d'objection.
Les garçons étaient nombreux au village. Il serait
facile de remplacer le berger des bœufs. Par contre
les filles manquaient. Zidji serait probablement forcé
de gagner un « lobola » pour se marier. Le plus tôt
serait le mieux.
A l'aube Zidji partit pour la montagne avec deux
ou trois calebasses que sa mère lui prêta. Il connais-
sait un couloir où le miel ne manquait jamais. Sorti
de la région des hautes herbes qui rendent la marche
fort difficile au fond de la vallée, il atteignit les roches
grises du Mamotsuiri et se dirigea vers une fissure où
croissaient quelques arbres rabougris. Il se hissa
comme un singe, des mains et des jambes, véritable
exercice de « varape » qui n'était pour lui que jeu
d'enfant et arriva enfin à l'orifice de la ruche sauvage
qu'il avait découverte trois ans auparavant et qu'il
venait consciencieusement vider de temps en temps.
Tenant à la main gauche une touffe d'herbes à moitié
130 A l'école de la station
sèches qu'il avait allumée et avec laquelle il écartait
les abeilles, il détacha avec rapidité quelques rayons
bruns, les introduisit dans ses calebasses, sans trop
s'inquiéter des piqûres dont les ouvrières le grati-
fiaient. Puis il redescendit en hâte, tria les couvains
d'avec les cellules à miel. Des premiers il se régala
car c'est de la « viande » ; quant au miel, il le recueillit
dans un ustensile propre et alla le vendre à la facto-
rerie. Le placide Suédois qui se tenait derrière le
long comptoir, vendant les étoffes voyantes, les perles,
les tabatières en forme de cartouches que les noirs
passent dans leurs oreilles percées, était toujours prêt
à échanger ses marchandises contre le miel un peu
acre des abeilles de la montagne. Si la qualité n'en
était pas supérieure, il coûtait cependant moins que
celui d'Angleterre qu'on achète dans des boîtes de
conserves. D'autant plus que, pour le traitant africain,
le bénéfice est double : il fait son profit sur le prix
d'achat des produits indigènes et, comme il paye en
nature, il gagne sur la marchandise d'échange. Avec
sa cruche pleine, Zidji s'acheta une jolie blouse en
calicot blanc garnie de lacets rouges à l'encolure et
au bas des manches et un pantalon de même couleur
descendant jusqu'aux genoux
De retour à la maison il ôta sa ceinture de queues
et se revêtit de son costume. Les mères s'extasiaient.
Les hommes fronçaient un peu les sourcils. Mais nul
ne fit opposition. On sait bien que chacun doit aller
faire son tour chez les blancs pour y gagner de l'ar-
gent, cet argent qui maintenant constitue la richesse,
plus encore que les chèvres, plus encore que les bœufs.
Et le lendemain, Zidji gravissait avec des sentiments
divers le sentier de la station. Il passait sous les grands
bananiers qui ombragent le ruisseau ; il escaladait
légèrement le chemin rocailleux du jardin et débou-
chait sous le grand figuier, devant la maison de
Chez Monéri 131
Monéri. Shilote était en train de nettoyer les marmi-
tes au pied d'un laurier rose, au coin de la cuisine.
Shilote c'était le marmiton de Monéri, un malin qui
aimait mieux tuer des cailles que laver les poêles de
Yéfro.
— Le soleil est levé, dit Zidji.
— Il est levé, répondit Shilote. Que veux-tu ici?
— Je viens chercher de l'ouvrage.
— Ah ! tiens. D'où viens-tu?
— De chez Mankélou, mon père.
— Bien, je le dirai à Monéri.
Au reste Monéri apparut bientôt lui-même. Il n'a-
vait pas oublié le beau garçon aux yeux tranquilles
qui lui avait montré le gué quelques mois aupara-
vant. Mais il eut quelque peine à le reconnaître dans
ce nouvel accoutrement. Cependant ce joli costume
blanc lui plut, quelque peu pratique qu'en fût la cou-
leur dans un pays où la terre est brune. Car, quand le
noir commence à s'habiller, c'est un signe qu'il mord
à la civilisation.
— Salut, mon fils, lui dit-il. Que désires-tu?
— C'est bien, dit Zidji. Je voudrais du travail.
On avait justement décidé de bâtir une nouvelle
maison en briques sur la station et il fallait un gamin
pour conduire le tombereau.
— Est-ce que tu t'y entends en fait de bœufs ?
— Oui.
— Sais-tu les atteler?
— Je ne l'ai jamais fait, mais ce n'est pas pour me
dépasser ^, car je suis habitué à eux. Je ne crains
pas leurs cornes.
— Eh bien, nous t'engagerons à l'essai pour un
mois.
— Quelle sera ma paye ?
* Expression indigène pour dire : ce n'est pas au delà de mes
forces.
132 A Vécole de la station
— Dix shellings.
— C'est bien.
Et c'est ainsi que Zidji devint un des garçons de
Monéri.
Il fallut d'abord réunir les pierres des fondations. A
travers la colline sèche courait un filon de superbe
quartz blanc, laiteux comme du marbre. Il s'agissait
de creuser au-dessous et au-dessus et, avec la barre à
mine, de séparer les blocs carrés de silice brillante.
Puis on roulait les pierres jusqu'au bas de la pente et
là les bœufs les transportaient sur la c/ze/ée jusqu'au
bâtiment en construction. La chelée, c'est le véhicule
le plus primitif qui existe : une branche d'arbre qui se
divise en deux et que les bœufs traînent avec une chaîne
de fer sur le sol dur....
L'exploitation du banc de quartz allait son train.
Les blocs se succédaient dans une admirable régula-
rité, sur une centaine de mètres de longueur. Gela
donna des inquiétudes à Zidji. Un soir il vint dire à
Monéri : « Je crois que nous sommes en train de
défaire un ancien mur que les Bœrs ont peut-être
construit autrefois. » Monéri sourit et lui dit que ce
n'étaient pas les Bœrs mais bien Dieu qui avait dis-
posé ces grandes pierres sur le flanc de la colline.
Dieu? Chijkouembo? Mais c'est le nom qu'on donne
aux esprits des ancêtres ! On n'a jamais entendu dire
que les esprits construisent des murs....
A la prière du soir, Zidji commença à prêter un
peu plus d'attention à ce qu'on disait. Il trouvait les
cantiques étranges mais non sans charme et répétait
déjà quelques refrains. Mais Shilote se moquait de
lui quand il se trompait et Zidji, croyant fort supé-
rieur à lui ce garçon fluet, rusé, fils de chrétien, bap-
tisé dès son enfance et qui suivait l'école depuis plu-
sieurs années, Zidji, dis-je, se taisait.
Au bout du mois, Monéri fut si content de son nou-
Chez Monéri 133
veau domestique qu'il lui proposa de rester jusqu'à
l'achèvement de la nouvelle maison. Ainsi Zidji aida
à former les briques que l'on fabriquait là-bas, au
bord du canal, en mélangeant l'argile d'une termitière
avec la terre sablonneuse. Il pétrit la bonne pâte
grise que deux hommes habiles jetaient dans des mou-
les à trois briques, les passant à des jeunes garçons
qui allaient les vider sur la place bien propre en lon-
gues lignées de soixante ou soixante-dix. Le soir Mo-
néri venait examiner l'ouvrage, comptait les briques
du jour. Cinq ou six hommes et garçons en fabri-
quaient environ mille de huit heures du matin à trois
heures du soir.
Puis il fallut les entasser, faire le four à briques,
deux tas de dix mille chacun accolés l'un à l'autre,
laissant au milieu un espace voûté pour le bois. Le
jour où l'on alluma le four, ce fut émotionnant.
Le feu fut mis des deux côtés. L'une des flammes,
poussée par le courant d'air à l'intérieur du long cou-
loir plein de troncs secs, fit son chemin rapidement
et rejoignit l'autre qui avançait plus lentement. Lors-
que la jonction fut opérée, on ferma les orifices. Mais
il fallut veiller toute la nuit pour renouveler la provi-
sion de bois quand les premiers troncs eurent été con-
sumés. Zidji s'offrit à tenir compagnie à l'homme de
confiance qui avait le soin de la cuisson. Cette nuit
blanche, se disait-il, ne serait jamais aussi pénible
que celle de l'école de la circoncision, où il avait
fallu transpercer l'Eléphant jusqu'au matin. De gran-
des étincelles jaillissaient, toutes les fois que, par une
manœuvre bien calculée, les deux ouvriers lançaient
une bûche au milieu de la fournaise.
Les vingt mille briques furent cuites en trois jours.
Monéri qui vint heurter du doigt contre le four sou-
rit en entendant le bruit sec de la terre bien cuite et,
après quelques jours durant lesquels elles se refroidi-
134 A l'école de la station
rent, on se mit à les transporter sur la station pour
édifier les murs. Zidji qui s'intéressait vivement à
cette construction aurait bien aimé poser quelques bri-
ques. Mais les trois ou quatre chrétiens qui avaient été
chargés de ce travail bien payé se prenaient pour des
maçons expérimentés et n'eussent pas volontiers laissé
leur gloire à d'autres. Ils savaient se servir du niveau,
mais étaient moins habiles dans l'usage du fil à plomb.
Il fallut que Monéri, un beau jour, défît un grand
bout, car un des angles avait été mal dressé et le sieur
Dick qui avait commis la faute en fut fort mortifié,...
d'autant plus que Monéri dut prendre la truelle lui-
même et réparer le coin manqué !...
« Je voudrais me construire une maison carrée
comme celle-là, se disait Zidji en voyant les murs s'é-
lever.... Ça ne paraît pas si difficile.... »
Il changea quelque peu d'avis quand on en vint à
la toiture. Les scieurs de long avaient taillé des pou-
tres superbes dans un grand tronc de bois de teck, au
bord du Moudi et Zidji vit Monéri les mesurer avec
son mètre, tracer des lignes au crayon, scier, ajuster,
dresser des chevrons.... Quelle émotion lorsqu'il fallut
mettre en place la lourde charpente ! Zidji aidait
d'en bas à tirer une corde qui, par le moyen d'une
poulie fixée à une très longue perche élevait peu à peu
dans les airs le premier chevron.
— Nous allons être assommés, se disait-il effrayé.
Mais il vit à côté de lui Monéri qui dirigeait calmement
la manœuvre et tout se passa sans aucun accident.
«Les blancs sont vraiment bien intelligents, pensait-il.
Nous n'avons jamais su rien faire de semblable. C'est
à peine si en réunissant tous les hommes du pays
nous pouvons transporter le toit d'une hutte et ici,
entre cinq ou six, nous élevons cette énorme char-
pente. »
Aussi, quand la maison eut été terminée, qu'on l'eut
Chez Monéri 135
recouverte d'une épaisse couche de chaume doré, plâ-
tré les murs avec la terre de termitières, blanchie avec
la chaux bien connue des circoncis, Zidji désira prolon-
ger son séjour sur la station. Il avait gagné trois livres
sterling, les avait soigneusement conservées pour ache-
ter sa future femme. Mais il comprenait qu'une chose
vaut mieux que l'argent, voire même mieux qu'une
femme : L'instruction.
Il demanda donc à Monéri de rester chez lui dans
les mêmes conditions que Shilote, c'est-à-dire qu'il
irait à l'école le matin et travaillerait entre temps pour
sa nourriture. Le missionnaire qui avait une affection
toute spéciale pour ce beau garçon si réfléchi et entre-
prenant, y consentit avec plaisir et Zidji vint demeu-
rer dès lors avec les domestiques de la station.
Il alla chercher sa natte et sa vieille couverture (car
jusqu'alors il retournait tous les soirs dormir au vil-
lage) et s'établit dans le hangar qui sert de chambre à
coucher aux garçons de Monéri.
L'école ! Le livre ! Les lettres ! L'instituteur ! Une
ardoise ! Un crayon d'ardoise ! Si l'on pouvait savoir
quelles émotions profondes tout cela cause à un jeune
païen qui vient peu à peu à la lumière ! Sur le visage
de Zidji rien n'en parut. Car il est de bon ton de
demeurer impassible. Mais il mordait à la science.
Et ses progrès furent extrêmement rapides. Il apprit
à lire en six mois et au bout d'un an il faisait des
multiplications. Il rattrapa bientôt ce cancre de
Shilote qui ne préparait jamais ses devoirs d'écolier
et avait tout le temps sa pensée occupée par des farces
à faire et des larcins à commettre. La présence de ce
garçon était le seul ennui de Zidji. Il lui gâtait la vie.
Tantôt, lorsque c'était son tour de cuire la polenta des
garçons, Shilote tardait jusqu'au coucher du soleil et
alors la farine à moitié crue n'était pas mangeable.
Ou bien il l'insultait en lui disant : « Espèce de païen
136 A Vécole de la station
de Nkouna ! » Shilote venait d'une autre tribu thonga.
Son père, un brave homme, évangéliste pendant un
temps, puis suspendu pour cause de boisson, était fixé
aux Spelonken. Il avait un front bombé, deux petits
3'eux très distants l'un de l'autre et une barbe vénéra-
ble. Sa mère était la plus grande batailleuse des Eglises
du district et toute la nombreuse famille de leurs des-
cendants se distinguait par ces yeux très écartés
qu'elle tenait du père et cette irrépressible bavarderie
qu'elle avait héritée de la mère. Shilote réunissait en
lui, à leur plus haut degré, toutes ces particularités
de la race. îl était surtout voleur par goût, par tem-
pérament.
Yéfro, la femme de Monéri, qui tenait fort bien sa
cuisine, avait dit aux domestiques : « Quand vous
entendrez une poule crier, c'est qu'elle a fait un œuf.
Courez ! Le premier qui apportera l'œuf aura une
banane. »
Shilote, intéressé comme il l'était, trouva l'idée
bonne et il mangea force bananes les jours suivants.
Yéfro était enchantée de son invention. Subitement
plus d'œufs.
— Qu'y a-t-il? dit Yéfro à ses garçons.
— Oh ! la saison est passée, dit Shilote d'un air
détaché.
— Comment donc 1 puisqu'on vient m'en offrir tous
les jours du village des chrétiens.
— Je ne sais pas, répondit Shilote.
Mais Yéfro parla à Monéri de cette soudaine dispa-
rition des œufs de son poulailler.
— Et pourtant, ajouta-t-elle, c'est encore la saison ;
tous les trois jours, Wilhelm, un garçon du village,
m'en apporte une douzaine à vendre !
— Wilhelm ?
— Oui, Wilhelm, ce grand maigre aux airs sour-
nois !...
Chez Monéri 137
— Comment est-ce possible? Je sais que chez ses
parents il n'y a pas plus de trois ou quatre volailles.
— Cependant le fait est là et je paye deux fois par
semaine un shelling pour des œufs tandis que nos
poules ne nous en donnent plus aucun.
Monéri fut frappé de la coïncidence et résolut de
trouver le mot de l'énigme. Il examina le poulailler, il
constata qu'il était l'heureux propriétaire de trente
volailles tandis que Wilhelm n'avait qu'un vieux coq,
deux poulettes et deux poules avec poussins. Alors il
prêta l'oreille et quand retentit le cri de triomphe et
d'épouvante tout à la fois que poussent les gallinacées
qui font l'œuf, il se leva et regarda. Shilote qui était
occupé à fendre du bois derrière la maison se leva et
se dirigea très calmement vers la cachette. Il revint
bientôt, toujours aussi digne, et se remit au travail
comme si cette interruption était l'effet de la cause la
plus naturelle du monde.
— Shilote, viens ici, dit Monéri au bout d'un
moment.
Le garçon arriva avec un air de superbe assurance.
Plongeant sa main dans la poche de Shilote, Monéri
en retira un œuf.
— Oh ! fit le malin, j'allais justement le porter à
Yéfro.
— Non, mon ami ! Tu es pincé !
Une petite enquête fit découvrir le pot aux roses.
Shilote et Wilhelm avaient tout bonnement organisé
une compagnie pour l'exploitation des œufs du mis-
sionnaire à leur propre compte. Ils avaient tâché d'ob-
tenir la collaboration de Zidji. Mais celui-ci, le païen
nkouna, avait répondu au chrétien, fils de chrétien ;
« Moi, je n'ai jamais pu voler et je ne vais pas com-
mencer pour te faire plaisir. »
La conséquence de tout ceci, c'est que Monéri prit
une verge et administra une correction soignée au fils
138 A lécole de la station
de l'évangéliste. Puis il descendit à l'école du village,
arrêta l'instituteur qui donnait une leçon d'anglais et
raconta aux enfants la vilenie de leurs deux camarades.
— Je suis profondément honteux, dit-il, de voir que
deux garçons chrétiens, baptisés, ont pu donner un
pareil exemple aux autres. Sachez que leur christia-
nisme n'est que mensonge. Ils sont païens et pire que
des païens. Et je suis navré de me dire que, par des
scandales pareils, ils empêchent peut-être les païens de
l'école de se convertir.... Mais ne les imitez pas.
Recherchez la justice, la droiture que Christ nous a
enseignée et croyez à sa parole.
Shilote et Wilhelm furent expulsés de l'école et du
catéchisme du mardi auquel ils avaient été admis et
Shilote n'osa plus dire à Zidji : « Païen de Nkouna
qui n'es pas même inscrit au catéchisme ! »
Cette punition remit les choses au point. Le païen
au cœur droit qui, guidé par la lumière naturelle de
sa conscience, disait : « Il m'est impossible de voler »
n'eût certes jamais désiré entrer dans l'assemblée des
convertis, s'il n'avait eu pour l'attirer vers la religion
nouvelle qu'un chrétien aussi peu authentique que
Shilote.
Durant les mois qui suivirent il lui fut donné, heu-
reusement, un exemple convaincant de la puissance de
la foi vraie et une démonstration frappante de l'hor-
reur du paganisme.
Le triomphe de la foi 139
IV
LE TRIOMPHE DE LA FOI
Septembre était revenu et le « burwa » avait soufflé.
On appelle burwa un vent étrange, sorte de fœhn
africain, qui ne souffle qu'une ou deux fois l'an, se
précipitant du haut du Drakensberg en rafales dan-
gereuses et en effluves desséchants. Il tarit les sour-
ces et, lorsqu'après six mois sans pluie, la chaleur
torride de l'été revient, la sécheresse est extrême. Si
elle se prolonge trop longtemps, si, après une pluie
trompeuse, elle recommence de plus belle, l'année
est bien compromise. Les semences ont germé; mais
les petites tiges de maïs se flétrissent. Alors on jette
les osselets pour savoir ce qu'il faut faire et plus d'un
sujet de Mogwane va sortir de sa cachette, dans un
tronc d'arbre, derrière le village, une corne mysté-
rieuse pleine de poudre noire magique avec laquelle
on fait pleuvoir
Zidji était parti une après-midi avec les bœufs et le
wagon pour aller chercher de grands troncs secs que
l'on avait coupés pas loin du Moudi, le ruisseau du
Bokhaha, pour servir de combustible à la cuisine de
Yéfro. Comme il avait terminé son chargement et se
disposait à remonter avec son attelage du côté de la
station, il entendit un bruit dans un taillis tout près
de l'eau.... Un chien en sortit avec quelque chose
dans la gueule. En même temps il perçut une odeur
de corruption qui le repoussa d'abord; mais il voulut
en avoir le cœur net et s'approcha. Quelle ne fut pas
son épouvante en apercevant un corps humain, un
corps d'enfant absolument défiguré. L'un des pieds
140 A Vccole de la station
avait été arraché et l'on voyait un bout de tibia qui
sortait des broussailles. Il ramena son véhicule en
hâte et courut avertir Monéri. Celui-ci l'envoya sur-
le-champ auprès de Mogwane, le chef pédi, et Mog-
wane, très effrayé, envoya l'un de ses principaux
conseillers, nommé Chougoudou, prendre des infor-
mations. Chougoudou était l'homme de confiance du
chef dans toutes les affaires concernant les blancs.
Très maigre, très long, les traits de son visage pro-
fondément burinés, c'était un homme intelligent qui
avait passé plusieurs années aux mines de Kimberle}"
et de Johannesbourg et qui réussissait toujours à se
tirer d'affaire. Il savait le hollandais et un peu d'an-
glais. Bien qu'il ne fût pas converti, il allait chaque
dimanche au culte. Aussi, connaissant l'aversion des
païens pour les cadavres, c'est à Bartimée et à quel-
ques chrétiens de son village qu'il s'adressa pour
l'accompagner dans sa funèbre enquête. Zidji alla leur
montrer l'endroit où il avait fait sa découverte....
Les hommes s'étaient munis de haches et de pelles.
Ils coupèrent les buissons tout autour et constatèrent
que c'était là le corps d'un enfant dans un état de
décomposition avancée. Ils creusèrent une fosse,
enterrèrent ces restes informes et revinrent à la capi-
tale. Mogwane et ses conseillers allèrent alors trouver
Monéri pour voir ce qu'il y avait à faire. On discuta
longtemps. Comment expliquer cette étonnante his-
toire? Pas un enfant ne manquait dans les villages.
Quel étranger avait bien pu venir mourir là sur le
territoire du Bokhaha ? Les uns opinaient que c'était
des voj^ageurs qui avaient perdu un enfant et l'avaient
jeté là craignant d'avoir à payer pour sa sépulture.
Car c'est une loi chez les noirs que, si l'on meurt dans
un pays étranger, on doit acheter la terre du tombeau.
D'autres murmuraient à voix basse une autre explica-
tion : C'étaient peut-être des magiciens, faiseurs de
Le triomphe de la foi 141
pluie, qui, voyant la sécheresse se perpétuer, avaient
tué un enfant pour préparer des charmes avec ses os ;
car nul n'ignore que, dans la composition de la poudre
magique qui fait pleuvoir, il entre delà chair humaine
carbonisée et pulvérisée....
En tous les cas il fallait avertir l'autorité, car un
poste de police existait à Leydsdorp, la capitale admi-
nistrative du Bas-Paj^s. Il y avait dans cette minus-
cule cité un juge de paix et un docteur. On envoj-a
un exprès muni d'une lettre où Monéri racontait ce
qui s'était passé.
Bartimée retourna chez lui songeur. Comme nous
l'avons dit plus haut, il était l'évangéliste des Ba-Pédi
de Mogwane et avait son village et son église tout
près de la capitale de ce dernier, plus haut dans la
vallée, tandis que Monéri, établi sur un avant-mont
au-dessus de la plaine, s'occupait spécialement des
Ba-Nkouna chrétiens, dont les cabanes formaient deux
rues transversales au pied de la colline. De la véranda
de Bartimée, on apercevait encore du côté S.-E. la
succession des pics du Drakensberg et les croupes
brunies qui leur servent de contrefort. La cime
dominante à trois ou quatre lieues au S.-E. ressem-
blait assez à la Dent du Midi. On l'appelait la monta-
gne de Sikororo, car, à ses pieds, vivait un extraordi-
naire vieux chef pédi de ce nom, un homme qui était
au moins centenaire et qui vivait tout seul dans la
solitude de l'Alpe africaine, laissant sa tribu entre les
mains d'un régent appelé Bios. Bartimée s'assit sur
le banc de terre de sa véranda, regarda la dent de
Sikororo, très préoccupé par l'événement du jour.
Léa, sa femme, vint s'asseoir auprès de lui, le salua
avec le sourire exquis qui illuminait toujours son
visage très doux. Elle était remarquablement belle,
Léa. Et l'on voit rarement sur une face noire cette
expression de spiritualité calme qui rendait Léa immé-
142 A l'école de la station
diatement sympathique.... Bartimée n'avait que peu
de secrets pour celle qui était son bras droit dans son
ministère. Il lui raconta tout : « Etrange ! » fit Léa en
secouant la tête.
A ce moment on vit s'approcher entre les maisons
du village une petite vieille. Elle gravit les deux mar-
ches plus ou moins solides de quarlz blanc par les-
quelles on ascendait à la véranda et s'assit aux pieds de
l'évangéliste.
— Je voudrais te parler, dit-elle.
Léa se leva, s'éloigna, et Bartimée fit entrer la
vieille dans un appentis qui lui servait de bureau.
Cette femme s'appelait Macoba. Elle était venue
récemment demeurer chez sa fille, Mamoraké, laquelle
était l'épouse d'un des chrétiens du village nommé
Maloupi, un individu assez louche qui buvait, disait-on,
et avait eu déjà deux ou trois crises de délirium tre-
mens.... La vieille Macoba, depuis quelques jours,
venait chaque après-midi dire à l'évangéliste qu'elle
désirait se convertir. Bartimée l'avait interrogée avec
intérêt, mais s'était vite aperçu qu'elle n'avait aucune
notion de rien. Elle connaissait à peine le nom de
Jésus et même elle n'était pas encore arrivée à distin-
guer le Dieu qui est au ciel (en pédi : Modimo) des
dieux qui sont dans la terre (Badimo). Mais l'évangé-
liste qui avait des dons de psychologue avait remar-
qué que cette femme tremblait; elle avait quelque
chose de hagard; ses 3'eux paraissaient de temps en
temps s'épouvanter. Ce jour-là, Macoba recommença
sa confession inintelligible, disant qu'elle désirait
« croire » et, comme la veille, Bartimée lui dit de
continuer à s'instruire, qu'on verrait....
Quand elle fut partie et eut disparu au coin d'une
maison, toute bossue, comme si elle voulait se déro-
ber aux regards, Bartimée appela sa femme.
— Depuis quand Macoba est-elle au village?
Le triomphe de la foi 143
— Depuis deux ou trois mois.... Mais elle a fait une
absence. Elle a été soigner une fille malade au gué de
la Thabina.,.. On dit que cette fille est morte en cou-
ches. Macoba est revenue ensuite, mais elle est drôle.
On se demande si elle n'a pas perdu la tête. Elle n'a
parlé à personne au village de ce qui s'est passé à
Thabina. On sait qu'ils ont eu de grands malheurs,
là-bas. La fille défunte avait déjà perdu plusieurs
enfants. Il paraît qu'elle avait eu des jumeaux. Je
crois qu'il lui restait encore une fillette, mais on ne
sait ce que cette dernière est devenue à la mort de sa
mère. On dit aussi que cette fillette a percé ses dents
supérieures les premières....
Un trait de lumière se fit dans l'esprit de Bartimée.
— Où est cette fillette ?
— Je ne sais pas.
— Il faut peut-être interroger Maloupi et Mamoraké....
Bartimée se leva et alla tout droit chez eux. Maloupi
était en train d'assouplir une peau de brebis et sa
femme cuisait dehors une galette de farine de blé dans
la marmite.
— Le soleil est couché.
— Il est couché.
— Vous allez bien?
— Oui.... Un peu de toux.... On « se promène
avec... » Il fait encore beau temps.
— Où est Macoba ?
— Elle n'est pas rentrée.
— A-t-elle vraiment été à Thabina dernièrement?
— Oui; elle a été soigner sa fille qui était mariée
là-bas et qui est morte.
— Cette fille avait-elle des enfants ?
— Oui, une fillette.
— Qu'est devenue celle-ci à la mort de la mère?
Maloupi fut embarrassé.
— Hé ! femme, dit-il, pourrais-tu répondre à notre
144 A r école de la station
père Bartimée? Il demande ce qu'est devenu l'enfant
de celle qui est morte à Thabina, tu sais.... ta sœur?
— Je n'en sais rien, fit Mamoraké d'une voix aigre-
douce, sans quitter la marmite où elle roussissait
avec un soin particulier sa galette de farine de blé.
Elle n'était pas une aimable femme, Mamoraké.
Bartimée la connaissait. Elle était l'une de ses croix
au village des chrétiens. Il était évident, d'après le ton
de sa réponse, qu'elle savait parfaitement ce qui en
était, mais elle avait ses raisons pour ne pas parler.
Cela devenait très louche.
Bartimée s'informa exactement du jour auquel la
vieille était revenue de Thabina. Il alla porter tous
ces renseignements à Mogwane et à Monéri sur-le-
champ, et on décida de faire venir le veuf, le père de
la fillette disparue, dès le lendemain.
C'était un vieux païen à moitié chauve, à l'air rusé.
En voyant ce crâne lisse et ces yeux qui luisaient
comme ceux d'un tigre, on se disait : « Quelle pro-
fondeur de dissimulation peut se cacher sous ces arca-
des sourcilières ! » Il arriva, accompagné de Mogwane,
de Chodgoudou, de Bartimée qui amenait aussi Macoba
chez Monéri. Celui-ci dirigea l'instruction de l'affaire.
Les faits suivants furent établis sans peine : La
vieille avait soigné sa fille huit jours. Celle-ci était
morte. Le père avait remis la fillette à Macoba et
celle-ci était partie avec l'enfant pour le village des
chrétiens. Or la grand'mère y était arrivée seule, le
soir. Mais une des femmes du village nkouna avait vu
Macoba et sa petite fille passer dans les champs le
jour du retour, suivant un sentier qui menait au ruis-
seau et non pas au village.
— Pourquoi, demanda Monéri, ne t'es-tu pas diri-
gée immédiatement vers ton domicile avec la petite?
— Oh ! je voulais passer par mon champ pour y
prendre une pioche que j'y avais laissée.
>HOT. JUNOD
Bartimée et sa famille.
Le triomphe de la foi 145
— Et l'enfant, où est-elle ?
— Elle était très fatiguée, je ne sais ce qu'elle est
devenue.
— Comment cela?
Les hommes se jetèrent un regard d'intelligence,
tandis que le vieux chauve considérait intensément le
visage des juges.... Evidemment on était en présence
d'un cas de meurtre, d'un meurtre dicté non par la
haine, mais par l'horrible superstition païenne. Cette
fillette, ayant percé d'abord ses dents supérieures,
était un être interdit et maudit. C'était elle qui avait
causé la mort de sa mère, tous les malheurs de sa
famille. Qu'on la laissât vivre et ce serait l'annihila-
tion de ses proches et la malédiction du pays. Il fallait
la tuer.... la tuer dans l'eau pour que son corps repo-
sât en un lieu humide, comme les jumeaux, comme
les enfants nés avant terme qu'on enterre dans le
marais. Car, si on les laissait dans la terre sèche,
alors le ciel lui aussi resterait sec. La pluie qui ferti-
lise ne tomberait plus. Ce serait la famine, la ruine....
Et pour obéir à la loi antique et terrible que dictè-
rent ces étranges conceptions de l'animisme bantou,
cette vieille avait été plonger dans l'eau du Moudi
l'enfant de malheur qui avait résisté, lutté, crié, jus-
qu'à ce que, maintenue sous l'eau dans l'étang du
ruisseau, elle fût morte, noyée.... Les chiens affamés
qui rôdent dans la campagne avaient sorti son corps
de la flaque d'eau et Zidji l'avait découvert par cette
journée brûlante de novembre où le ciel africain, un
ciel de plomb, pesait sur la terre comme s'il réclamait
encore d'autres victimes
Les quatre noirs du tribunal baissaient la tête, con-
trits mais pas très étonnés. Ils connaissaient leur
peuple.... Quant à Monéri, un frisson d'indignation le
saisit. Il se leva, et se dirigeant vers Macoba, toute
ratatinée et qui clignait de ses petits yeux comme une
10
146 A V école de la station
guenon, il lui enleva de dessus la tète le mouchoir
des femmes chrétiennes dont elle s'était ceinte déjà
par anticipation et lui dit : « Tu ne souilleras pas ce
sj^mbole sacré. »
Lorsque le docteur de Lejdsdorp arriva, envoyé
par la police pour procéder à l'instruction officielle du
cas, il fit l'autopsie du corps, ajant eu soin d'emprunter
d'abord au missionnaire un vieux gant pour cette beso-
gne peu ragoûtante. Il ne découvrit pas d'indices de
mutilation et n'eut qu'à accepter l'explication du
crime. Jamais des autorités judiciaires blanches ne
l'eussent trouvée par elles-mêmes, cette explication î
Il envoya son rapport à Pietersbourg et l'on n'entendit
plus parler de rien.
Plusieurs semaines s'écoulèrent et l'on put croire
que l'affaire Macoba avait été abandonnée par le tri-
bunal faute de preuves. Mais un certain jeudi, une
sommation écrite à comparaître devant le juge fut
adressée à la vieille accusée, au chef Mogwane, à
Bartimée et à sa femme, et à la femme de Maloupi.
L'audience devait se tenir sur une montagne voisine
où la cour se réunissait chaque mois, le quatrième
samedi du mois. Car la cour ne descend jamais dans
le Bas-Pays : elle craint la malaria. Prévenue et
témoins devaient partir le vendredi après-midi pour
être à la disposition du juge toute la journée du len-
demain.
Or voilà que le jeudi après-midi le petit Adolphe,
fils cadet de Bartimée, un charmant enfant de deux
ans, très vif, très intelligent, gras et potelé, tomba
malade de la fièvre malarienne. Les attaques de ce
mal sont si fréquentes dans le Bas-Pa^^s qu'on y prend
à peine garde. Tout au plus, si l'on est aux trois-quarts
civilisé comme l'était Bartimée, envoie-t-on acheter
un peu de quinine à la station et Miss Clara, après
Le triomphe de la foi 147
s'être informée de la marche de l'accès, indique avec
précision l'heure où le précieux fébrifuge doit être
pris. L'enfant résiste. Il n'aime pas le goût de la
quinine.... On le force à l'avaler malgré son amertume
et tout est dit. Mais vers le soir, l'attaque prenait une
tournure inaccoutumée et inquiétante. Bien que le
thermomètre n'indiquât que 39°, 5, l'enfant était si pro-
fondément abattu que l'on sentait sa vitalité atteinte.
Mandée par Bartimée, Miss se rendit à l'annexe à
pied malgré la chaleur étouffante à peine atténuée par
la nuit qui s'approchait. Des éclairs lointains illumi-
naient les nuages. Un orage grondait là-bas au Sud,
bien loin derrière la dent de Sikororo perdue là-haut
dans les brouillards.
La maison du prédicant noir avait trois pièces.
Celle du milieu où l'on entrait d'abord lorsqu'on avait
traversé la véranda était la salle à manger. Une grande
table, deux bancs rustiques en constituaient tout
l'ameublement. Il y avait quelques gravures au mur.
Cette pièce donnait accès des deux côtés aux cham-
bres à coucher. Celle du père et de la mère était à
droite, celle des enfants à gauche. Il faisait sombre
dans l'appartement. La garde dévouée pénétra dans
la chambre de droite. Il y avait là deux lits, simples
cadres de bois avec des lanières tendues en treillis et
recouverts de paillasses de feuilles de maïs. L'enfant
haletait, geignant faiblement. Il était brûlant. Miss
Clara appliqua le thermomètre, lut 40 degrés, hocha
la tète et dit : « Il faut absolument faire tomber cette
fièvre. Nous lutterons avec elle et nous la vain-
crons. »
Elle prit un grand drap, le plia en huit, le trempa
dans l'eau, et, lorsqu'elle l'eut serré pour ne conserver
que l'humidité nécessaire, elle l'étala, y mit l'enfant,
l'emmaillota rapidement et ramena les couvertures
par-dessus lui. Puis elle lui administra une demi-pas-
148 A récole de la station
tille de phénacétine pour le faire transpirer. Une
transpiration abondante, dans la malaria, est le meil-
leur symptôme, l'annonce que l'accès va finir. Après
cela Miss s'en retourna à la station.
L'enfant se calma. Les enveloppements sont vérita-
blement un remède souverain. Il but un peu de lait.
Mais vers minuit l'agitation revint, une agitation ter-
rible bientôt accompagnée de délire. Cette petite bou-
che, si souriante la veille, était contractée et il pronon-
çait des paroles incompréhensibles, des moitiés de
mots se suivant avec rapidité, sans ordre. Léa qui
était restée éveillée toute la nuit, accroupie sur son
lit, couvant du regard à travers l'obscurité son petit
favori, Léa poussa un cri : « O Dieu, dit-elle, si tu
veux le reprendre, que ta volonté soit faite ! »
Epuisée par l'effort moral qu'elle venait d'accomplir,
elle se laissa retomber en arrière.
— Qu'as-tu, ma femme ? dit Bartimée qui sommeil-
lait légèrement. Qu'3^ a-t-il ?
— Petit Adolphe est bien malade !
L'évangéliste alluma la lampe à pétrole fumeuse, et
regarda son fils. Il le contempla longtemps, le bel
enfant, un bambino de Raphaël en noir, son orgueil,
son espoir, et se tut, livré à une profonde méditation.
— Femme, dit-il enfin, les voies de Dieu sont inson-
dables, prions !
Et d'une voix chaude et lente, solennelle, insistante,
il dit :
— Seigneur, deux voies sont devant toi; ou bien tu
nous laisseras l'enfant ou bien tu nous le prendras. A
toi de choisir; pas à nous. Notre chair te dit : Laisse-le-
nous. Mais nous ne marchons pas par la chair. Ce que
tu feras nous l'accepterons.
Puis, tous deux ayant été fortifiés et calmés par la
prière de la foi, la vieille prière de Gethsémané, celle
qui fait perler au front les gouttes de sang, mais qui
Le triomphe de la foi 149
répand dans l'âme le baume puissant de la soumission,
tous deux se turent un instant.
— Je vais appeler Miss, dit Bartimée.
Et dans la nuit, à travers la pluie qui tombait fine,
chaude, sans vent, les moustiques sonnant à son
oreille leurs petites trompettes hostiles, menaçantes,
il alla frapper à la porte de l'aide compatissante, son
seul refuge terrestre. « Les blancs sont si puissants !
pensait-il. Leurs médecines accomplissent des mira-
cles. Monéri ne dit-il pas qu'on les expérimente sur
des lapins, sur des petits cochons avant de les admi-
nistrer aux humains ? »
Miss s'habilla, accompagna le pauvre homme chez
lui. Elle l'encourageait, lui faisait des promesses :
— On emploiera le bain sinapisé s'il le faut ! Il y
aura bien moj-en de couper cette fièvre !
Le lendemain vers deux heures de l'après-midi l'en-
fant allait mieux et Bartimée estima qu'il pouvait en
bonne conscience se rendre à l'appel du juge. Mogwane
le prit dans sa voiture tirée par deux mules. Les
autres témoins partirent à pied. Mais la femme de
Maloupi, cette petite sécheronne aux traits anguleux,
au caractère querelleur, dit : « La pluie menace;
allez-3^ moi je reste ! »
— Prends garde, lui dit Bartimée, on ne joue pas
avec les blancs, avec les chefs surtout.
— Laissez-moi, dit-elle.
Cependant le mieux ne fut que momentané. Bientôt
la fièvre remontait à 40°. Toute la nuit elle se maintint
à cette hauteur. L'enfant, le joli bébé aux joues arron-
dies, aux bras potelés, dormait à demi, en proie à
l'agitation d'un sommeil malsain. Ses yeux s'étaient
enfoncés dans leurs orbites et s'étaient cerclés d'un
noir très sombre. La malaria, la reine incontestée de
la plaine africaine, la tigresse aux yeux rouges, aux
dents cruelles, rongeait le sein du bel enfant noir et
150 A Vécole de la station
tarissait en lui les sources de la vie. Quand Miss
revint le samedi matin, il était dans un tel état de
prostration qu'elle perdit tout espoir. Quelques cuil-
lerées de cognac étendu d'eau ne réussirent pas même
à le ranimer. Le thermomètre marquait 41°,4. Il mourut
à neuf heures dans les bras de Léa. Celle-ci, les yeux
secs, un nuage sombre sur le front, les muscles du
visage contractés par la douleur, mais calme et ne
criant point comme les païennes qui n'ont point
de foi, l'habilla une dernière fois de sa robe du
dimanche, cadeau de Yéfro, souvenir de Noël, de l'ar-
bre illuminé auquel le petit avait souri. Elle l'étendit
sur le grabat et, s'agenouillant près de lui, elle resta
longtemps dans cette attitude, priant parfois et lais-
sant errer son esprit à travers l'immense plaine de la
souffrance, à travers les espaces déserts, infinis de la
nuit de l'âme.
Cependant Zidji était accouru. Hier déjà, apprenant
qu'il 3^ avait une maladie grave au foyer de son maître
préféré, il était venu plusieurs fois aux nouvelles et ce
matin, anxieux, il rôdait autour de la maisonnette.
Miss sortit les yeux gonflés de larmes, et le jeune
homme comprit.
— Je vais courir à Mamatola, dit-il à la garde-
malade, pour avertir le père.
Et, bien qu'il n'eût rien mangé encore, il partit en
hâte, le cœur navré, et parcourut en trois heures la
distance de vingt-trois kilomètres qui sépare la station
de la maison du gouvernement. Là-bas, Bartimée n'y
tenait plus. La cour qui siégeait dès le matin ne s'était
occupée encore que de petites affaires. L'absence de
la femme de Maloupi, laquelle était attendue anxieu-
sement pour témoigner sur certains points douteux,
avait fortement ennuyé le juge : « Elle paiera cent
francs d'amende, » avait-il dit, irrité, en apprenant
qu'elle avait désobéi, et il avait conservé l'aft'aire de
Le triomphe de la foi 151
Macoba pour la fin, espérant encore que cette sotte
de Mamoraké se repentirait et apporterait son témoi-
gnage.
Il était midi. Bartimée pria la cour de le licencier.
Il le fit en quelques paroles émues et fermes et, comme
il était très estimé des blancs du pays qui reconnais-
saient en lui un homme vraiment supérieur, sa demande
lui fut immédiatement accordée.
Oh ! le long retour par le chemin pierreux, à tra-
vers les rivières, les ravins sans nombre qui descen-
dent de la montagne à la plaine ! Il passa le Letsitélé
ayant de l'eau jusqu'aux genoux, la Thabina en sau-
tant d'une pierre à l'autre, le Masétane, le petit ruis-
seau de la station gonflé par les orages des jours der-
niers, et il arriva enfin, le cœur plus gonflé que les
rivières à la saison des pluies, il arriva auprès de sa
femme bien-aimée, auprès du petit cadavre reposant
tout paisible sur le lit. Alors il éclata en sanglots,
l'homme fort ; mais maîtrisant sa douleur, il dit à Léa :
« L'Eternel a choisi. Il a bien choisi. Nous aimions
notre enfant. Il l'aime plus encore. Que son nom soit
béni ! »
Mikéa, l'un des anciens, avait préparé une petite
bière. On envoya chercher le missionnaire pour l'en-
terrement : car en Afrique on n'aime pas laisser le
cadavre passer la nuit sur terre.... Et le cortège funè-
bre se mit en route. Deux évangélistes, collègues de
Bartimée, emportèrent le petit cercueil. Sous la véranda,
à la porte, était assise Léa. Voyant paraître la cais-
sette allongée, couverte d'un linge noir, elle tressail-
lit.... Son esprit perdu dans les sombres rêveries de
la douleur maternelle se réveilla. Elle reprit cons-
cience. Elle eut un rictus d'amère souffrance au coin
de la bouche, voulut se lever, se rassit. Et toutes les
femmes qui étaient accroupies le long du mur, silen-
cieuses depuis des heures, la regardaient anxieusement.
152 A récole de la station
— Mère, ne veux-tu pas venir? dit Bartimée.
Alors elle fit un effort suprême et, les hommes
ayant pris les devants, chapeau bas, Léa et les femmes
suivirent.
Le sentier du cimetière serpente à travers les hautes
herbes, les mimosas aux épines blanches, les arbustes
fleuris d'étoiles violettes. Il monte, il s'engage dans
un vallon latéral, il débouche dans un espace propre
où deux lignées de tombes couvertes de grandes pier-
res se font face l'une à l'autre. Celle de l'enfant est
déjà préparée. Elle est creusée à quatre pieds de pro-
fondeur dans une terre brunie sous laquelle s'étend
une argile jaune, tendre, sans pierres. Le mission-
naire lit la Parole. Il exhorte, il console les femmes
assises aux confins du cimetière, les hommes debout
autour des tombes. Il dit à Bartimée : « Aujourd'hui,
nous sommes unis dans une même douleur. Comme
moi, tu es venu dans ce pays qui n'était point le tien,
afin d'}' annoncer le salut et ton maître t'appelle à y
souffrir, à y creuser des tombes, comme il m'}^ a
appelé moi-même. Courage, mon frère ! Tu fondais
de grandes espérances sur ce doux petit enfant. Quand
tu parlais à l'église, il ouvrait parfois ses bras tout
grands et semblait gesticuler avec toi. Tu pensais qu'il
serait un prédicateur, qu'il relèverait son peuple et tu
l'avais nommé Adolphe en souvenir d'un grand mis-
sionnaire que tu aimes beaucoup.... Dieu a voulu que
tu le sacrifies. Tu dois montrer à ce peuple que tu
peux accepter cette épreuve par amour pour Lui.
Voilà le témoignage qui t'est demiandé. Sois fort et
crois ! »
Puis Bartimée prit lui-même la parole : « Nous
avions dit, ma femme et moi, à l'Eternel : Il 3' a deux
voies ouvertes devant toi : ou bien tu nous laisseras
Fenfant chéri ou bien tu le reprendras, choisis ! Il a
choisi la seconde voie. Oh ! c'est bien ! Oh ! c'est
Le triomphe de la foi 153
beau ! Oh ! c'est juste ! C'est assurément ce qui est de
beaucoup le mieux puisqu'il l'a voulu. La chair fait
bien mal. La solitude, nous allons la sentir. Mais je
remercie Dieu d'avoir appris à pouvoir dire merci à
propos de tout ce qu'il fait. »
Et tandis que Bartimée, dans son habit noir d'alpaca,
parlait, l'œil humide, très bas, par petites phrases
entrecoupées, avec cet accent de sincérité, ce timbre
de douleur dans la voix, de l'autre côté du ravin, dans
les villages païens dont les huttes rondes se dissimu-
laient dans le feuillage, un bruit sauvage retentit.
L'école d'initiation des filles, le « balé » tirait à sa fin.
On allait procéder à son licenciement. Pour cela des
centaines de cruches de bière forte avaient afflué vers
la capitale de toutes les parties du pays et, ce soir déjà,
l'orgie commençait. Les fillettes, cent à cent cin-
quante, sur la place du village, dansaient. Ayant
déposé les lanières d'herbes tressées qu'elles avaient
portées durant les six mois de l'initiation autour du
cou et en double bandouillère sur les côtés, elles
s'étaient revêtues de petites jupes d'étoffe claire, de
colliers de perles blanches, rouges, bleues qui leur
tombaient jusque sur les hanches. Dans leurs cheveux
elles avaient fixé des cocardes. Le grand tambour d'un
mètre de diamètre était au milieu du cercle formé par
elles; des mégères le frappaient à tour de bras, et le
son se propageait sourdement au loin dans les airs en
vagues puissantes. Derrière se dressait la cour de
l'initiation dont l'accès est interdit aux hommes, enclos
de roseaux dont les gerbes empilées les unes sur les
autres étaient attachées à de très hautes perches, des
perches de cinq, dix mètres de haut au sommet des-
quelles des antilopes, des oiseaux, des éléphants gros-
sièrement sculptés considéraient les mystères de l'in-
térieur. Et la danse était joyeuse, interrompue de
temps à autre par les claquements de toutes les peti-
154 A Vécole de la station
tes mains. Tandis que l'on pleurait au cimetière des
Madjakane, on dansait à la capitale des païens et, à
cette mélodie des filles nubiles reprise cent fois avec
animation, répondait le cantique paisible, lent, mélan-
colique du deuil.
Cependant, comme pour faire la synthèse, un autre
chant se fit entendre, en dehors du village, celui des
garçons de la « bohwira » i. Dans leurs étranges cos-
tumes ils dansaient, eux aussi, dans un espace circu-
laire, près de l'entrée de la capitale et ils répétaient
sans fin un vieux refrain dont le sens est très m^sté-
rieux; ils ne savent vraiment pas quel est l'à-propos
de ces paroles....
Qu'est-ce qui sent si mauvais ? C'est l'odeur de la mort....
Maintenant tous, chrétiens et païens, chantaient la
mort à leur façon, ceux-ci dans l'inconscience grotes-
que de leur mascarade, ceux-là dans le calme raisonné
de leur foi....
Le culte terminé, le missionnaire jeta sur la petite
bière la première poignée de terre. Bartimée jeta la
seconde en disant : « Dieu l'avait donné, Dieu l'a
repris ; » puis les deux évangélistes prirent les pelles ;
sans hâte, avec un grand soin, ils firent couler le long
des parois de la fosse la lourde terre afin qu'elle heur-
tât le cercueil moins violemment. Puis lorsque la
bière eut disparu, ils précipitèrent leur besogne; deux
autres hommes leur prirent les pelles des mains et les
* La bohwira est la seconde école de la circoncision. Les Ba-Xkouna
se contentent d'une. Mais pour les Ba-Pédi elle dure deux ans : les
initiés qui ont passé par les épreuves que nous avons décrites dans la
première partie doivent revenir pour quelques mois Tannée suivante
à la capitale. Ils se fabriquent des masques en herbe tressée qui res-
semblent à ceux des « mayiwayiwane » dont nous avons parlé à pro-
pos des derniers rites de Ta première école. Les rites de cette seconde
école sont d'ailleurs très différents de ceux de la première. Les jeu-
nes gens demeurent tous dans une grande hutte circulaire à proxi-
mité de la capitale tandis que c'est au beau milieu de la place centrale
du village du chef que se dresse l'enclos du « balé » où les filles reçoi-
vent leur initiation.
Le triomphe de la foi 155
relayèrent. Bientôt la fosse fut comblée et un tumulus
ovale s'éleva au-dessus. Alors ils enfoncèrent quatre
grosses pierres aux quatre coins de la tombe là où la
terre était molle ; ils entourèrent le tumulus d'une
couronne de morceaux d'un quartz bleuâtre, d'un
quartz aurifère peut-être précieux ; bientôt toute la
petite éminence en fut couverte.
Le soleil allait se coucher. Là, derrière la monta-
gne, le ciel était d'un gris de plomb. Les arêtes du Ma-
motsuiri et des cimes voisines se dessinaient, éclairées
d'une étrange lumière. Quelques nuages très blancs
se promenaient sur ce fond ténébreux que des éclairs
lointains déchiraient parfois. Les chants se turent, les
hommes rentrèrent dans leurs demeures, les grandes
montagnes impassibles envahies par le brouillard se
cachèrent et, sous la terre, le bébé potelé, l'enfant
raphaëlique aux yeux fermés, dormait loin de sa mère.
Le missionnaire retournait par la nuit à la monta-
gne, car, durant la saison des fièvres, il passait quelques
semaines sur le haut plateau du Marovougne. Pour y
arriver, il suivait le chemin par lequel Maroupi s'était
échappé de l'école de la circoncision quelques années
auparavant. Monté sur sa vieille mule au pied sûr et
lent, il escaladait les pentes rapides ; puis il passa le
col qui conduit dans la vallée de Thabina, entre les
deux arbres immenses qui se dressent là comme une
porte superbe séparant les deux vallées. L'obscurité
était tout à fait venue. Il devait tenir son bâton devant
son visage pour n'être pas déchiré par les branches,
tandis que la mule fidèle, connaissant le chemin par
cœur, s'avançait avec assurance à travers l'épaisse
forêt. Il sortit bientôt du bois et entra dans le haut
pâturage. Les montagnes de la partie ouest du Dra-
kensberg parurent alors à ses yeux très faiblement
éclairées par une dernière lueur crépusculaire. Le
brouillard ne les avaient pas encore envahies. Quel
156 A l'école de la station
panorama I Là-haut c'étaient Malinwana et Mampou-
hvane, les deux cimes jumelles, puis les curieux som-
mets de Mamba et au bout de la chaîne, la haute
roche du Wolksberg avec son profil de Dent de Vau-
lion.... Ces cimes dominaient des hauts plateaux en
partie boisés qui tombaient abruptement vers les val-
lées plongées dans l'ombre. Trois Creux-du-Van suc-
cessifs se dessinaient vaguement, cirques immenses
dont le fond était garni de forêts avec une cascade se
précipitant au beau milieu. Et vers la plaine descen-
daient des arêtes en plis innombrables, très doux,
très arrondis.
O Nature ! Impassible, immobile au sein de nos
douleurs.... Les générations se succèdent et meurent
ainsi que les éphémères au printemps, comme ce
nuage de termites ailés qui sortent en foule après la
pluie, perdent leurs ailes sur le sol et disparaissent
ainsi que des vers noirs dans la brousse où les oiseaux
les dévorent Les tribus qui habitent ces vallées de
temps immémorial ont aussi vécu et sont mortes ;
l'histoire ne les a pas même connues. Elle n'a point
conservé leur mémoire. La mort les a englouties.... La
mort ! Il dit vrai le chant des circoncis : Partout se
répand son odeur nauséabonde....
Mais voici qu'une lumière nouvelle a paru sur cette
terre antique. O Dieu ! Inconnu si longtemps, et sou-
dain révélé î Quelle transformation ! Bartimée était
admirable aujourd'hui ! Quelle assurance dans cette
voix qui tremblait ; quel éclat doux et quelle sérénité
dans ces yeux rougis de pleurs ! La foi a vaincu ! Dans
ce cœur de noir aussi, elle a accompli ses merveilles,
déposé son baume, allumé son flambeau, remporté
sa victoire....
....La mule escalada avec peine le dernier crêt
rocailleux et, arrivé sur le plateau où brillait la
lumière fidèle du foj^er, le missionnaire vit le Mamo-
Soldat de Christ et soldat de son chef 157
tsuiri dresser sa pyramide plus majestueuse encore
dans un ciel tout à fait clair. Le brouillard s'était dis-
sipé. Un vent frais et pur soufflait là-haut ; il semblait
que l'odeur de la mort avait disparu.
Zidji là-bas dans la plaine, couché sur le sol, enve-
loppé dans sa couverture songea longtemps aussi. Il
ne pensa pas à la Nature, à l'Histoire, à la Révélation....
mais à Fazana. Il songea au deuil de Mankélou. Il se
rappela la haine horrible, sanguinaire qui réclamait
une victime, le procès en sorcellerie, ce temps maudit
de souffrance torturante Puis il revit aussi Macoba,
la grande païenne qui pour obéir à ses superstitions
avait tué son enfant Et à côté de son père criant
vengeance, de Macoba infanticide, il mit Bartimée
résigné, bénissant, priant.
Alors il se réjouit du triomphe de la foi.
SOLDAT DE CHRIST ET SOLDAT DE SON CHEF
« — Dis-moi, Zidji, mon fils, quand te décideras-tu?
Quand te livreras-tu ? » dit un jour le missionnaire à
son domestique. Le jeune homme baissa la tête. Il
désirait ardemment passer par cette crise qui s'appelle
la conversion et sans laquelle un païen n'entre pas
dans l'Eglise de Dieu. Shilote l'avait scandalisé, il est
vrai et Shilote n'était pas le seul représentant du
chrétien noir inconséquent sur la station. Mais, plus
intelligent en cela que la plupart des colons africains,
Zidji ne déclarait pas que la Mission fût un insuccès
(a failure) parce que quelques soi-disant convertis
158 A l'école de la station
deviennent de mauvais sujets. Il connaissait Bartimée.
Il voj^ait sous ses yeux au village des chefs de famille
pieux et moraux, d'anciens buveurs qui ne s'eni-
vraient plus, des jeunes gens qui avaient abandonné
les coutumes impures du « gangisa ». Et il avait rai-
son de croire à la Mission, car à tout prendre, pour
qui connaît la nature humaine, il est infiniment plus
extraordinaire qu'il y ait un seul chrétien indigène
conséquent que dix mille indignes....
Aussi Zidji désirait-il se convertir. Depuis long-
temps il avait abandonné son idéal de jadis : gagner
trente livres et acheter une femme. Il aspirait de toute
son âme à devenir un de ces « Madjakane » dont les
païens se moquaient, car il sentait qu'il serait meilleur
alors et qu'il irait plus loin et plus haut. L'affaire de
Macoba l'avait aussi remué. La vieille n'avait pas été
condamnée, car le tribunal n'avait rien compris à ce
crime ; mais cette histoire avait révélé à Zidji les téné-
breuses horreurs du paganisme et l'en avait dégoûté.
Aussi la question de Monéri lui retourna-t-elle dans
le cœur l'épée qui le meurtrissait. Comment faire pour
se convertir? Zidji n'était pas une de ces natures ner-
veuses qui s'excitent dans le vide et se forcent à pleu-
rer. C'était un tempérament calme, raisonnable,
capable de profondes émotions, certes, mais d'émo-
tions sincères seulement.
Le soir venu il demanda la permission d'aller
« faire la causette » au village. Il passa tout le long de
la rue où se succédaient les maisons carrées des
néophj^tes ; il ne s'arrêta pas chez le père Mouki dont
la nombreuse famille grouillait sur la véranda....
Mouki était un vieux chrétien passablement endormi,
un ancien très convaincu de sa sagesse et ses fils
étaient de grands gaillards assez grossiers. Zidji
dépassa la case du père Shilling ; là il eût trouvé meil-
leur conseil, mais le père Shilling très brave, très
Soldat de Christ et soldat de son chef 159
consciencieux était plus occupé des légumes qu'il ven-
dait aux blancs de la mine que du salut des âmes. Il
continua jusqu'au bout de la rue et arriva chez Titus.
Titus était un cousin de Zidji, l'un des premiers
Nkouna convertis. Bien que jeune encore, il jouissait
d'une grande considération, parce qu'il était lent à
parler et qu'il parlait toujours sensément. Jamais on
ne l'avait vu en colère. Il était seul dans sa cabane,
en train de remplir la cartouche de laiton qui lui ser-
vait de tabatière, quand Zidji entra dans sa chambre
éclairée d'un petit quinquet fumeux.
— Le soleil est couché, dit le visiteur.
— Il est couché, répondit Titus.
— Tout le monde va bien ?
— Oui, et chez Monéri aussi?
— Oui J'ai quelque chose à te demander, mon
frère.
— Et quoi donc?
— Comment faut-il faire pour se convertir?
Titus interrompit son travail et peu s'en fallut qu'il
ne laissât tomber sa tabatière. Il leva les yeux sur le
jeune garçon et voici, ses yeux étaient brillants de joie. . . .
Car il aimait beaucoup son petit cousin. Il l'avait plus
d'une fois encouragé d'un mot au bon moment et ce
soir-là encore, il lui répéta le message évangélique, la
grande histoire qui console le monde et le régénère.
Il pria avec le jeune homme et lui dit pour finir :
(( Dieu n'est pas éloigné de toi. Il entend tes soupirs
et connaît ton désir. Aie confiance. Il se fera voir à
toi bientôt. »
Et en effet, Dieu ne tarda pas. Le mystérieux
Aimant qui attire les cœurs à Lui, après avoir troublé
la quiétude de cette âme droite, un beau soir se l'an-
nexa soudain.
C'était le jour du Vendredi saint. Les deux églises
s'étant réunies, celle de Bartimée et celle de Monéri^
160 A Vécole de la slation
on avait entendu des discours très sérieux en souto et
en thonga. Zidji qui savait les deux langues avait tout
très bien compris. Il écoutait intensément et lorsque
Bartimée, des larmes dans la voix, les j^eux levés au
ciel, conjura les païens de croire du cœur à l'œuvre
rédemptrice, un frisson secoua le cœur du jeune
homme. Mais il réprima le cri qui allait sortir de sa
poitrine et, à la fin du service, quand il se mêla aux
groupes qui s'en retournaient au village, l'émotion se
dissipa....
Le soir, il y avait séance de lanterne magique.
Monéri allait illustrer la vie du Seigneur, de sa nais-
sance à sa mort ; des fouies de spectateurs s'étaient
réunis pour contempler les grandes images et l'as-
semblée était plutôt houleuse. Mais à mesure que se
succédèrent les scènes de la Passion, l'auditoire se
calma. On vit Jésus à Gethsémané, Jésus baisé par
Judas, jugé, insulté, couronné d'épines, portant sa
croix.... enfin Jésus crucifié; trois croix très longues
se détachant sur l'obscurité du ciel, un nimbe de
gloire autour de la face exsangue du Crucifié, un
tableau fantastique, poignant, à la Gustave Doré. En
face de ce spectacle suprême de douleur, Monéri fit
chanter la complainte de la mort du Christ, un canti-
que lent dans lequel l'âme dit au Sauveur :
Oh ! Jésus, mon frère. C'est parce cjue tu t'es mis
Pourquoi donc pleures-tu ? A ma place à moi ;
Ton cœur te fait mal, Tu fus battu pour la rançon
Pourquoi te fait-il mal ? Du mal que j'ai commis.
Ici un sanglot étouffé se fit entendre dans l'assem-
blée. Quelqu'un pleurait. Les autres continuèrent :
Ils t' étendent sur la croix, Je te bénis, toi qui m'aimes,
La croix des malfaiteurs. Mais c'est plus fort que moi !
Ton sang coule goutte à goutte Je m.e confie en toi seulement. :
Et c'est ainsi que tu meurs. Me voici, je veux te suivre.
Durant le chant des deux dernières strophes les
Soldat de Christ et soldat de son chef 161
sanglots s'étaient peu à peu multipliés. Hommes,
femmes, enfants avaient été gagnés. Les uns ne
savaient pourquoi ils pleuraient.... Zidji, lui aussi,
avait fondu en larmes. Soudain l'immensité de l'amour
de Christ avait paru à ses yeux et, puisque Jésus avait
souffert cette mort ignominieuse à notre place, quelle
n'était point notre perdition ! La croix l'avait amené
au sens du péché bien plus que le sens du péché ne
l'avait amené à la croix.... Mais quelle que fût la voie
suivie, il était arrivé. « La nouvelle Jérusalem a douze
portes et chacune d'elles est une perle, » disait Drum-
mond. Peu importe le côté par lequel on pénétre....
pourvu qu'on y pénètre.
Et il se sentait dans le sanctuaire maintenant. Ses
larmes devenaient des larmes de joie. Il avait accepté
la rédemption.
Après la fin du cantique, Monéri qui n'était nulle-
ment partisan des scènes de pleurs à l'église, se leva
et très doucement dit : « Maintenant faites silence. »
Peu à peu les sanglots s'arrêtèrent. Il ajouta: « Croyez
de tout votre cœur à celui qui a souffert tout cela
pour vous.... » Et Zidji dans son cœur dit : « Amen 1 »
C'est ainsi que le jeune Nkouna, l'élève distingué de
la circoncision, le fils du général de l'armée païenne
entra dans l'Eglise chrétienne ; à partir de ce jour-là,
il fut quelqu'un d'autre, le même Zidji et pourtant plus
le même. Et si plus tard il erra, il pécha, il tomba,
jamais l'effet de ce jour de Vendredi saint ne fut aboli.
Tant il est vrai que cette crise de l'âme est la crise
suprême.
Il y a des théologiens qui prétendent que la croix de
Christ n'a rien à faire avec le salut du monde. Elle
n'importe pas beaucoup plus que la ciguë que Socrate
a dû boire ou les tourments de ces milliers d'innocents
qui ont péri, victimes de l'injustice humaine. Dans les
alambics de leur théologie, ces hommes ont distillé le
11
162 A l'école de la station
mystère du Calvaire ; comme les chimistes traitent les
racines médicinales pour en extraire les alcaloïdes,
ils ont extrait eux aussi de l'histoire évangélique un
certain nombre de principes moraux indiscutables
pour guérir l'humanité. Seulement, de même que
le malade dont les sulphates délabrent l'estomac et
qui profiterait beaucoup plus de la médecine telle que
la nature l'a préparée elle-même, le cœur humain
n'est pas régénéré par l'exposé froid des vérités théo-
logiques.... La puissance qui le vainc, c'est la croix.
Et, malgré les sourires supérieurs des professeurs
modernes, la croix, puissance de salut, continuée tra-
vers le monde sa course triomphante. Et c'est elle, la
croix rayonnante de la justice et de l'amour divins qui
attire tous les hommes en haut vers les sommets
de la vie religieuse que les nations païennes n'eussent
jamais connus sans la croix.
De tous les moyens que l'humanité a imaginés pour
travailler à son perfectionnement moral, la croix
demeure le grand, l'unique. Aussi bien ne fut-elle pas
inventée par l'homme, mais elle lui fut donnée de Dieu.
Lorsque le soir même Zidji vint annoncer sa conver-
sion à Monéri, celui-ci eut un tressaillement de joie....
Car dans la vie d'un missionnaire, vie pleine d'occu-
pations de toutes sortes, matérielles ou autres, il n'est
pas de plus beau moment que celui où une âme
vient dire: « J'ai cru. » C'est le miracle de la nouvelle
création.
— Et tu désires vraiment suivre celui qui t'a sauvé,
mon fils ?
— Oui, je le désire de tout mon cœur.
Qu'il parlât sincèrement, la suite le prouva.
Deux ans auparavant la station missionnaire avait
été considérablement agrandie par la création d'une
école supérieure dont le but était de former des évan-
gélistes et instituteurs pour tout le pays thonga. Plu-
Soldat de Christ et soldat de son chef 163
sieurs jeunes gens des Spelonken, du Littoral de
Delagoa y étaient entrés déjà et travaillaient avec zèle
à se perfectionner dans les éléments de l'arithmétique,
de l'anglais, l'étude de la Bible demeurant au centre
de l'enseignement. Un second missionnaire avait été
mis à la tête de ce nouvel établissement dont tout le
monde attendait beaucoup de bien....
— As-tu pensé à l'école, Zidji ? demanda son père
spirituel.
— Oui, depuis longtemps je désire y entrer. Puis-
que Christ est mort pour moi, je veux mourir pour
les autres.
Zidji qui avait presque fini les classes de l'école
primaire de la station devint donc un des élèves de
l'école d'évangélistes. Il fut dûment mis au courant
des règles de l'institution.
« Tu t'engages à servir la Mission pendant six ans
au moins, à la sortie des cours ; ceux-ci dureront quatre
ans. Tu promets d'être soumis à ton missionnaire et
à celui de tes camarades qui est établi comme sur-
veillant. Interdit d'avoir aucune correspondance avec
des jeunes filles pendant le stage à l'école. Les amou-
rettes ne sont pas tolérées. Mais si un jeune homme
entre étant déjà fiancé, c'est bien. Il n'a qu'à l'annoncer
au directeur, etc. » Zidji promit tout de tout son
cœur et de toute son âme ; il fut admis dans l'un des
trois dortoirs de l'école et commença à manger le
« mogayo », c'est-à-dire la farine de maïs que les élèves
moulaient tous les jours et qui constituait leur princi-
pale nourriture. La règle de l'école ne lui fut pas
pénible.... Il en avait vu d'autres et de plus dures au
camp de la circoncision. Et il valait bien la peine de
sacrifier les petits régals de la cuisine des femmes à la
sainte ambition de devenir un prédicateur del'Evangile.
Cependant quelques semaines plus tard l'école fut
164 A l'école de la station
suspendue d'une manière absolument inattendue. La
guerre anglo-bœr battait son plein. Les commandos
vaincus à Machadodorp s'étaient repliés sur le Bas-
Pays du Transwal et accomplissaient lentement, à
travers le désert, leur jonction avec les troupes réfu-
giées au Nord à Pietersbourg. Profitant de ce moment
où le Gouvernement bœr n'avait plus ni le pouvoir ni
le temps de s'inquiéter des indigènes et où les Anglais
n'étaient pas encore assez maîtres du pays pour pou-
voir les contrôler, les tribus noires entreprirent de
régler de vieux comptes : Le fils de Sékoukouni qui
demeure de l'autre côté des pics du Drakensberg, au
Sud de l'Oliphant, aspirait à reconquérir la supré-
matie qu'il exerçait jadis sur toutes les tribus pédi de
la région. Un vassal mécontent, Maféfé, lui résista et
vint se réfugier chez Mogwane. Celui-ci lui donna
asile et reçut ses bœufs et ses femmes.... Par contre
Sikororo, le vieux chef centenaire, l'anachorète de
l'Alpe africaine, qui vit dans la solitude, loin des fem-
mes et loin du monde, fit sa soumission au terrible
potentat dont les soldats s'appellent les Maroudja. Par
là il devint l'ennemi de Mogwane. Les Ba-Nkouna,
quoique de tribu toute différente ainsi qu'on le sait,
sont depuis longtemps les alliés des Pédi du Bokhaha
avec lesquels ils se partagent le pays. Dabouka épousa
donc avec conviction la cause de son ami, le chef
Mogwane. Une troupe de Sikororo ayant attaqué quel-
ques villages des Nkouna établis à la frontière de son
pays, brûlé leurs greniers à maïs, éventré leurs porcs,
volé leurs poules, cette agression mit le feu aux pou-
dres. Une excitation extraordinaire se produisit par-
tout dans le pays. Les Ba-Pédi arrivaient chez leur
chef avec des airs martiaux d'un comique achevé,
chacun ayant un vieux fusil à pierre sur l'épaule,
crosse en l'air, canon dans la main et marchant à
grands pas vers la capitale comme s'ils étaient appelés à
Soldat de Christ et soldat de son chef 165
sauver le royaume ! La plupart avaient au plus de quoi
tirer un seul coup.... Mais c'était justement ce coup
qui devait décimer l'ennemi ! Ces soldats pédi n'avaient
aucun ornement belliqueux et étaient vêtus pour la
plupart d'affreuses vestes en loques. Arrivés à la
place publique de Mogwane, ils s'asseyaient prosaï-
quement par petits groupes et s'offraient des prises en
attendant les événements.
Chez Dabouka, il en était bien autrement. Les
Nkouna, comme tous les autres Thonga, ont adopté
le système militaire zoulou et l'on ne saurait nier que
cet appareil apporté de toutes pièces par les guerriers
de Manoukosi au Littoral de Délagoa ne soit fort im-
pressif, grandiose même à certains moments. Lorsque
toute l'armée se fut réunie sous le figuier énorme, les
Nkouna firent le cercle à son ombre. Ce cercle est
plutôt un fer à cheval, car il y reste une ouverture
qu'on appelle la porte. Chose curieuse, cette disposi-
tion de l'armée correspond tout à fait à celle des
huttes, au village. Au fond faisant face à l'ouverture,
se tient le chef entouré des plus vieux guerriers de la
tribu, de même que, dans le kraal, la hutte du maître
du village est vis-à-vis de la porte d'entrée. Ce régi-
ment des hommes aux cheveux grisonnants, c'est la
poitrine de l'armée. On les appelle les buffles. Les
autres guerriers se disposent des deux côtés du cercle
par rang d'âge, les plus vieux des deux côtés de la
poitrine : ce sont les hyènes qui déchirent, puis les
mouettes de la mer aux évolutions rapides, puis les
antilopes, puis les lynx aux dents acérées, enfin, à
droite et à gauche de la porte, les jeunes gens qu'on
appelle « bajlanazo », le plus bruyant et le plus nom-
breux des régiments.
Par une faveur spéciale, les « Madjakane » avaient
été autorisés à former un groupe spécial que le chef
avait invité à se placer près de lui.
166 A l'école de la station
Il était superbe, ce cercle de guerriers noirs dans
leurs plus beaux atours, tous tenant le bouclier dans
la main gauche, leurs sagaies dans la droite, leurs
têtes couvertes de plumes d'autruches ou de veuves,
leurs jambes et leurs bras de longs poils blancs pris
à des queues de vaches, se regardant tous, ne pouvant
contenir leur impatience. Les chants de guerre parti-
rent d'eux-mêmes, lents, solennels; d'abord celui qui
célèbre en paroles énigmatiques la girafe du désert,
le chef pour lequel l'on mourra, puis celui qui glorifie
la sagaie qui déchire les ennemis et deux ou trois
encore. En cadence se balançaient les bras, les jam-
bes, les torses, et la terre tremblait quand, tous ensem-
ble, les pieds frappaient le sol et que les poitrines arti-
culaient un « ji » énergique.
Puis vint le « guila », la célébration des exploits....
Un homme d'âge mûr sortit des rangs, s'avança dans
le cercle à petits pas, infligeant au sol avec ses pieds
des coups répétés, tantôt longs, tantôt courts : tâ-tatata,
tâ-tata! Tous ses muscles étaient tendus et il pronon-
çait sans trêve en zoulou des paroles que l'assemblée
soulignait. Sans doute il racontait ses exploits. Puis,
il rentrait dans les rangs et alors comme un seul
homme l'armée entière poussait un sifflement puis-
sant se terminant sur une note très haute : Zuiiiiiiii et
retombant soudain en une exclamation prolongée,
gutturale : lyaaa I Quelques-uns ajoutaient : Ndjao, le
lion ! Et cela voulait dire : Il vient, il bondit, il est là,
le lion nkouna, l'armée invincible !
Un homme plus jeune succéda au vieux. Lui sautait
en brandissant ses armes. Après la force contenue
mais terrible du lion, l'agilité de l'antilope. Il avait
aussi tué jadis un ennemi et il montrait comment il
l'avait transpercé. Sa sagaie plongeait et replongeait
dans le cœur de cet ennemi imaginaire. Puis soudain
Jeux autres jeunes gens s'élançaient dans l'enceinte
Soldat de Christ et soldat de son chef 167
rivalisant de bonds sauvages avec lui. C'étaient ses
« bahlomouri » c'est-à-dire ceux qui lui avaient aidé à
tuer, car le vrai héros, le propriétaire du mort, c'est
celui qui lui a porté le premier coup. On dit qu'il a
percé la tête. Ceux qui suivent peuvent encore frapper
l'ennemi hors de combat mais leur gloire est moindre.
On dit d'eux qu'ils ont percé la jambe et le bras. Tous
les trois s'acharnaient donc sur leur victime supposée
et leurs yeux brillaient d'un éclat incomparable.... Le
cœur de tous les guerriers tremblait alors. Car, dans
ces productions intensément vivantes, il y a toute une
poésie primitive. Les trois genres littéraires : épique,
dramatique et lyrique y sont encore confondus et
pourtant, malgré leur spontanéité apparente, ces mani-
lestations-là sont soumises aux lois d'un certain style.
Quand retentit le puissant : Zuiii, I^^aa 1 par lequel le
cercle entier accueillit cette danse superbe, Zidji, et
plus d'un avec lui, sentit ses cheveux se dresser sur la
tête, de crainte, d'enthousiasme, de désir.... et avec
tous les autres il cria au chef: « Donne-nous ! ! Donne-
nous ! ! » C'est ainsi que l'armée supplie son chef
de lui donner la permission d'aller tuer, car, sans cette
permission, la guerre ne peut commencer. Il faut qu'il
envoie ses guerriers au feu, sinon ceux-ci ne seront
que des meurtriers et leurs exploits que de vulgaires
assassinats.
Après un ou deux jours de ces représentations épi-
ques le diapason était monté très haut. Une troupe de
jeunes gens dont Zidji faisait partie fit une incursion
jusqu'au pays des ennemis. A l'un des gués du che-
min, ils trouvèrent un bâton surmonté de quelques plu-
mes d'un certain échassier nommé « mapfalane ». Cet
oiseau porte malheur aux voyageurs. Si on le rencon-
tre au moment où l'on entreprend une course, on
retourne en arrière aussitôt.... C'est l'oiseau de l'orient
qui empêche les voyages. Evidemment les ennemis
168 A Vécole de la station
avaient planté là ces bâtons pour faire avorter toute
expédition guerrière que l'on aurait pu tenter contre
eux. « Ils ont peur ! » dirent les jeunes Nkouna. Et
Zidji qui commençait à être délivré des superstitions
païennes arracha le piquet et le jeta dans l'eau de la
rivière.
D'autre part on apprit par des espions que l'armée
de Sikororo avait reçu du renfort et qu'elle était en
train de manger les bœufs de la guerre : ceux dont on
mélange la viande avec des médecines mystérieuses
pour obtenir l'invulnérabilité. La bataille allait donc
se livrer. Dabouka réunit tous ses hommes et Manké-
lou entrant dans le cercle, sa queue d'hyène à la
main, une vieille chemise autrefois blanche faisant
tristement contraste avec ses ornements guerriers,
annonça en phrases brèves que, ce soir, l'armée rece-
vrait l'aspersion de la grande médecine des Ba-Nkouna,
celle qui assure la victoire et qu'on conserve de géné-
ration en génération pour le salut de la tribu.
Il faisait nuit sous l'immense figuier. On fit cercle
en silence; la poitrine, les flancs, les ailes de l'armée
prirent leurs positions; puis, au lieu de danser, de
crier, tous les guerriers s'assirent, mirent la tête sur
leurs genoux et fermèrent leurs yeux. Alors l'une des
reines, une vieille femme, s'étant dépouillée de tous
ses vêtements entra dans le cercle viril, portant à la
main une marmite pleine de la décoction sacrée. Elle
tenait aussi une branche bien feuillue qu'elle trem-
pait dans le liquide et avec laquelle elle aspergeait tous
les régiments les uns après les autres. Et elle parlait
lentement, au milieu du silence absolu. Elle disait :
« Allez fracasser leurs marmites, allez brûler leurs
villages et transpercer leurs chiens. Saisissez leurs
chefs Amenez-les ici même.... Amenez Rios; ame-
nez Sikororo. Amenez Masoumé. Sauvez votre roi.
Sauvez votre pays ! » C'était excessivement impres-
Soldat de Christ et soldat de son chef 169
sionnant et tous, jusqu'au plus vieux, tremblaient.
Durant l'aspersion, nul ne doit lever les yeux. Celui
qui regarderait mourrait.
Etrange coutume vraiment ! En voici peut-être l'ex-
plication : On a assisté — sans le regarder — à un
spectacle inouï, impudique, interdit au premier chef ;
l'une des matrones de la tribu s'est promenée sans
vêtements au milieu du cercle guerrier. Dès lors plus
rien n'épouvante. Plus rien n'est impossible. La vue
du sang ne répugnera plus à personne. On est capable
de tout.
Le lendemain le chef « donna » à l'armée le chemin
de la bataille. Chaque régiment à son tour se porta à
la rencontre du général poussant les cris de la bête
dont il portait le nom et Mankélou, levant sa queue
d'hyène, pointait vers le pays ennemi. Les antilopes
firent : Tschui, tschui, gwii, gwii,hwii, hwii ! e ka-ka-
ka-ka et elles bondirent vers l'orient. Puis les mouet-
tes s'élancèrent en faisant tswé-tswé-tswé ! Les lynx
koué-koué-koué et enfin les buffles, les vieux, boum î
boum ! mhoum 1 Quelques-uns avaient attaché une
corne ou deux sur leurs fronts et imitaient le bœuf qui
transperce ou le rhinocéros qui fond sur son ennemi.
Dans le village régnait une grande tranquillité, tan-
dis que toute la force armée était partie pour la
bataille. Les cœurs étaient anxieux et l'on surveil-
lait avec inquiétude du haut d'une colline la plaine du
côté de l'orient. La rencontre devait avoir lieu sur les
bords du fleuve Sélati, à 7 kilomètres à l'est, à la fron-
tière du pays de Sikororo . Qui traverserait le ruisseau ?. . .
Bientôt un jeune garçon vint tout effrayé dire qu'il
avait aperçu, de son poste d'observation, la fumée
d'un village qui brûlait en deçà de la rivière. C'est
donc que les ennemis avaient repoussé ceux du Bo-
khaha et passé le Sélati. Aussitôt ce fut un sauve-qui-
peut général. Les femmes des Ba-Pédi empaquetèrent
170 A r école de la station
en hâte leurs nippes dans leurs grands paniers coni-
ques et, se chargeant de tout ce qu'elles avaient de
plus précieux, détalèrent vers la plaine, bébés sur le
dos et tenant par la main les enfants capables de cou-
rir. Elles passaient auprès de la maison de la station.
Monéri les rassurait. « N'aj^ez pas si peur ! On ne sait
encore rien. » Mais ayant perdu la tête elles n'écou-
taient rien et c'était de longues théories de négresses
à moitié nues, qui s'enfu^-aient les yeux hagards, leurs
jupes de peau se balançant de ci de là. Elles se croyaient
déjà mortes.
Bientôt le bruit de la fusillade se rapprocha. Le
soleil se couchait. Enfin sur le col entre le Tchika-
boutomi et son avant-mont, les guerriers de Dabouka
et de Mogwane parurent. Ils marchaient en bon ordre
mais évidemment ils avaient été battus. Les ennemis
avaient cessé leur poursuite, car plusieurs des leurs
avaient été tués et ils avaient probablement dû procé-
der à leur sépulture....
Le retour fut morne. On pouvait s'attendre au pire.
Le lendemain l'un des meilleurs tireurs de Dabouka
vint vers Monéri : «Nous sommes morts, dit-il. Siko-
roro va revenir avec des renforts et nous ne pourrons
pas lui résister. Tous nos villages y passeront. » Il
était à peine sorti que Mogwane, le chef pédi arrive.
« La situation est des plus graves. Je viens d'appren-
dre que le chef Thabina, celui qui demeure derrière
la montagne à l'ouest, a fait alliance avec Sikororo.
Ils ont résolu de nous anéantir et veulent aussi mas-
sacrer les missionnaires parce que ce sont eux qui
nous ont instruits et nous ont donné le courage de
leur résister. Ils disent que les missionnaires veulent
mettre les noirs sous le joug des blancs. Or ils n'en
veulent plus de ce joug. »
C'était une mauvaise nouvelle, en effet. Si Thabina
se joignait à Sikororo il n'y avait guère de chance
Soldat de Christ et soldat de son chef 171
de s'en tirer. La station était pratiquement cernée.
Le vieux missionnaire, que nous appellerons Senior,
alla trouver son collègue Junior, et tous deux se con-
certèrent sur ce qu'il fallait faire.
De nombreux détachements de Bœrs passaient jus-
tement par le désert après leur défaite de Machado-
dorp et de Komatiport et campaient à Leydsdorp.
Monéri Junior partit immédiatement avec sa voiture
et ses deux mules pour aller leur représenter la situa-
tion. Leydsdorp est à trente kilomètres. Il n'y arriva
que le soir. Autour d'un feu, il trouva de grands gail-
lards cuisant leur repas; c'était un parti de Hollandais
qui faisaient le service du télégraphe. L'un d'eux avait
été secrétaire du général Botha. Un autre était avocat
à Johannesbourg. Leur commandant, une espèce de
reître à la Rembrandt, dans ce clair-obscur africain,
répondit avec hauteur qu'ils avaient assez à faire avec
leur propre guerre sans s'embarrasser encore des dis-
putes des tribus noires. Mais l'avocat entraîna le mis-
sionnaire dans le petit hôtel de la localité. Deux ou
trois autres compagnons le suivirent et là, inter pocida,
on causa.
— S'il y a des femmes et enfants blancs en danger,
j'y vais, dit l'avocat.
— Moi aussi, ajouta le télégraphiste.
— Et moi, je suis de toutes vos aventures, dit un
troisième. Partons !
A trois heures du matin, armés jusqu'aux dents, les
trois guerriers de l'armée bœr accompagnèrent le
missionnaire à travers les gués, les ornières, les fon-
drières jusqu'à la station qu'on vit bientôt paraître
dans la clarté indécise du matin. Elle n'était pas
encore en feu ! L'attaque cependant était attendue
pour ce matin-là. Mais personne ne parut, à part la
martiale troupe dont l'arrivée ressuscitait les courages
et rassérénait le ciel.
172 A l'école de la station
Deux jours, trois jours s'écoulèrent. Point d'enne-
mis I Les Hollandais repartirent avec leurs fusils Mau-
ser et leurs cartouches et durant trois semaines rien
ne se passa.
Mais un certain mardi, Vondo, le veuf de Fazana,
qui demeurait aux confins du paj^s ennemi, arriva en
toute hâte chez Dabouka, l'avertissant que de grands
renforts étaient arrivés de chez Sékoukouni chez
Sikororo et qu'une expédition très menaçante se pré-
parait. Or tous les guerriers nkouna, fatigués d'atten-
dre une attaque qui ne se produisait pas, s'étaient
dispersés. Il n'en restait à la capitale qu'une trentaine
occupés à garder les bœufs du chef. Impossible de
réunir l'armée avant le lendemain.... La situation était
très grave, en vérité.
Tandis que Dabouka et ses conseillers discutaient,
l'air anxieux, sur la place publique, soudain le grand
devin de la tribu, Rinono, apparut, l'air inspiré. Il
avait ramassé un lien d'herbes entrelacées jeté à l'en-
trée du village par une femme qui s'en était servi pour
attacher son fagot de bois, et, avec un geste nerveux,
il séparait ces herbes les unes des autres, les épar-
pillait dans toutes les directions et criait sur un ton
prophétique : « Nous les disperserons ! Nous les
transpercerons ! Nous les anéantirons ! » Rinono était
un jeteur d'osselets fort renommé. Il croyait de tout
son cœur au pouvoir divinatoire de ses astragales et
de ses coquilles; dans son angoisse, il avait ouvert le
sac de peau où il conservait les soixante précieuses
pièces de son jeu.... Il les avait projetées devant lui
sur sa natte et soudain, dans les osselets couchés ou
debout, dans les coquilles laissant voir leur large
bouche, dans les pierres, les morceaux de carapace
de tortue montrant leur face convexe, il avait vu clai-
rement, avec une évidence absolue, Sikororo vaincu,
ses guerriers chassés, ses villages brûlés; alors ce
Soldat de Christ et soldat de son chef 173
vieux païen croyant était venu à la capitale ranimer le
courage de son peuple.
Chez Monéri, ce soir-là, on se réunit à l'église et
l'on pria. Là aussi la foi, une foi plus pure, la foi en
Dieu qui n'abandonnerait pas les siens, vint mettre le
calme dans les cœurs épouvantés et l'on crut contre
toute espérance.
La nuit fut tranquille et l'on put même dormir. Qui
sait si ce n'était pas une fausse alerte après tout ? Mais
dès que l'orient commença à s'éclairer, les doutes
s'évanouirent.... Déjà une ceinture de villages brû-
laient sur les pentes de la colline de Mohlohlune, en
avant du Tchikaboutomi. Et, dans la lumière crue du
matin, ces flammes montant tout droit vers le ciel
semblaient le prélude d'une conflagration terrible.
Déjà des cris d'horreur retentissaient. Des femmes
criaient : « On me tue ! Au secours I » Et le crépite-
ment de la fusillade commençait. Une armée considé-
rable divisée en quatre corps descendait vers le Moudi,
un des corps se dirigeant vers le haut de la vallée,
chez Maféfé, l'ennemi à mort de Sikororo, un second
contre les villages de Mogwane, un troisième contre
la station missionnaire et le dernier contre la capitale
de Dabouka, tout au bas de la vallée, déjà dans la
plaine
Réveillés en sursaut, les quelques braves de Da-
bouka se portent résolument à la rencontre. Les chré-
tiens de la station pourvus pour la plupart de carabines
Martini et habillés de pied en cap à l'européenne cou-
rent à travers la vallée pour défendre le passage du
Moudi. Zidji, bien que n'aj^ant qu'une sagaie, les suit.
Un espoir suprême les anime.... Ils s'abritent der-
rière quelques termitières, visent bien, ne font feu
qu'à bon escient.
Plus haut, chez Mogwane, les ennemis réussissent à
passer le ruisseau. Mais une fusillade nourrie les
174 A Vécole de la station
reçoit. Plusieurs tombent : « Mo3^a, Moya ! » crient-ils.
« Ce n'est que du vent. » Mais les gémissements des
blessés les épouvantent. Bartimée et Maloupi sont au
premier rang et combattent vaillamment. Chez Maféfé
le combat s'engage presque corps à corps.... Qui fai-
blira? Soudain, dans le centre, les assaillants s'enfuient.
Leur chef, Rios, le vilain intrigant qui a toujours
poussé à la guerre, est tombé transpercé d'une balle....
Les chrétiens s'élancent après eux, passent le Moudi :
« Ce sont des blancs ! Les blancs sont venus ! » crient
les ennemis en déroute. Ils détalent au centre. Ils
détalent partout et maintenant la poursuite commence.
— Zidji, va vite demander des cartouches à Monéri,
dit le père Mouki. Nos munitions sont épuisées.
Léger comme l'oiseau, Zidji revient à la station,
autour de laquelle les balles avaient déjà sifflé et il
repart pour le front de bataille avec son précieux char-
gement.... C'est la victoire. Là-bas, à l'est, des fumées
commencent à s'élever. A les voir paraître les unes
après les autres, on devine la marche de l'armée victo-
rieuse.... Les deux chefs suivent leurs guerriers. Ils se
rencontrent auprès du cadavre de Rios et se serrent la
main avec une émotion indescriptible. On passe le Sé-
lati, on arrive aux portes du paj's ennemi, à la capitale
de Sikororo. Le vieux chef est là-haut, seul dans la mon-
tagne. Va-t-on le tuer, le faire prisonnier? Les con-
seils de la clémence prévalent. La leçon a été suJBQsante.
Les vainqueurs reviennent chez eux.
Ce retour fut quelque chose de superbe. Chacune
des trois armées alliées rentra dans sa capitale en
exécutant des chants de guerre. Les guerriers de Ma-
féfé, Basoutos de la montagne, maigres, secs, aux
muscles d'acier, sautaient, dansaient tout le long du
chemin et leurs armes scintillaient. L'un d'eux chantait
un solo en fortissimo, célébrant les exploits du jour et
toute la troupe lui répondait en clameurs viriles, sono-
Soldat de Christ et soldat de son chef 175
res, par monosyllabes. C'était d'une sauvagerie
extraordinaire. Chez Dabouka, les guerriers peu nom-
breux le matin étaient accourus pendant toute la
journée et, au retour, bien que la plupart n'eussent
guère pris part à la bataille, ils participèrent au chant
de triomphe. Une heure avant d'arriver à la capitale
ils l'entonnèrent et ne le lâchèrent pas avant d'avoir
atteint le grand figuier sous lequel ils firent aussitôt
cercle.... Ceux qui avaient tué des ennemis alors com-
mencèrent leur « guila ». Mais Dabouka les fit taire
et debout au milieu de tous ses guerriers, il dit :
(( Vous avez été vaillants. Mais sachez que si nous
avons vaincu, c'est grâce aux chrétiens et à leur fer-
meté.... » Là-dessus un païen cria : « Nous aussi,
nous avons été courageux ! » Le chef dit : « Chantons
un cantique, » et il pria, bénissant Dieu pour la grande
délivrance. L'armée entière écouta avec un profond
silence et c'est peut-être la première fois que le cercle
militaire zoulou, le cercle des sagaies et des boucliers
de peau se recueillit pour une prière au vrai Dieu.
Enthousiasmée, la petite troupe de chrétiens partit
alors et se dirigea vers la maison missionnaire.... Elle
s'arrêta au pied de la véranda et là, en présence du
serviteur de Dieu très ému, elle entonna virilement
une grave mélodie avec les paroles que voici :
Jésus seul sera notre roi
Et nous serons ses guerriers.
Nous irons et nous vaincrons.
Nous sommes les soldats du Vainqueur!
Le cœur de Zidji se serra dans sa poitrine et il eut
des larmes dans les yeux, tandis que sa voix de basse
se joignait à celle de ses camarades.
Cette journée fut merveilleuse. Bartimée disait :
« Je voyais la main de Dieu, là-haut, montant le ruis-
seau du Moudi et disant aux ennemis : « Vous ne pas-
176 A l'école de la station
serez pas ! » Evidemment la panique avait saisi les
assaillants et les avait mis en fuite bien qu'il fussent
trois fois plus nombreux que les assaillis. La raison de
cette crainte subite, c'est sans doute la présence des
quelques Bœrs qui étaient venus défendre la station
peu de jours auparavant. Les gens de Sikororo cru-
rent qu'ils étaient encore là et, à la vue des chrétiens
en pantalons courant à leur rencontre, ils ne doutè-
rent pas que ce ne fût une troupe de blancs. Ils sont
encore convaincus à l'heure qu'il est qu'ils ont été
vaincus, non pas par des noirs méprisables mais par
des Européens.
La grande bataille du Bokhaha eut pour résultat
une recrudescence aussi bien du paganisme que du
christianisme dans la contrée.
Les corps des guerriers ennemis morts au combat
ne sont jamais inhumés, car leurs frères d'armes se
sont enfuis, les laissant à la merci des vainqueurs.
Que deviennent-ils ? Bien que le cannibalisme ait tout
à fait disparu du sein de ces tribus, la chair des enne-
mis est conservée avec soin, disséquée pour servir à
la fabrication des médecines secrètes et toutes-puis-
santes qui assurent l'invulnérabilité et toutes sortes
d'autres pouvoirs magiques. Une quarantaine d'hom-
mes de Sikororo étaient tombés. Les blessés furent
achevés sans aucune miséricorde et toute une nuée de
vautours noirs s'abattit sur le pays sous la forme de
vieux mèges aux longs cheveux, portant leurs drogues
dans des sacs de peaux de mulots, en bandouillère.
Rien ne resta de ces vaillants guerriers. Les membres
réputés les plus efficaces furent coupés par les sorciers
de Mogwane, brûlés, réduits en poudre et ainsi fut
renouvelée pour longtemps la provision des charmes
qui maintiendront la puissance militaire de la tribu.
Le crâne de Rios, le chef, après avoir été consciencieu-
Soldat de Christ et soldat de son chef 177
sèment dépouillé de tout son contenu fut introduit,
dit-on, dans le grand tambour de la capitale, celui
qu'on ne bat qu'en temps de guerre ou de réjouis-
sance nationale. Quant à ce qui resta de cette curée
sauvage, ce furent les mèges des tribus amies qui
vinrent supplier qu'on le leur donnât. Il en vint de
Modjadji, il en vint de MamatoUa, il en vint même
des lointaines Spelonken ; et tous s'en retournèrent
radieux; car quelle médecine est plus puissante sur
l'homme que la chair de l'homme ? Qu'est-ce qui
assurerait la victoire sur tous les ennemis qui vous
menacent, la mort, la sécheresse y compris, sinon la
dépouille d'un vaincu ?
Tandis que, dans le mystère de la brousse, les prê-
tres du paganisme préparaient leurs charmes, l'Eglise
du Bokhaha s'épanouissait au grand soleil de Dieu. La
popularité des chrétiens avait énormément grandi ;
non seulement Dabouka les avait proclamés les véri-
tables auteurs de la victoire du sept novembre.... Mais
durant ces semaines, ils avaient pris part de tout cœur
aux angoisses, aux espoirs, au triomphe de la tribu.
Les missionnaires, une fois de plus, avaient été les bou-
cliers de la nation. Sans eux, chacun le disait, la
coalisation Sikororo-Sékoukouni eût balayé le Bo-
khaha, tué les hommes, asservi les femmes, déposé les
chefs. Un excellent esprit régnait d'ailleurs dans la
congrégation qui obéissait sans sourciller à son direc-
teur blanc. Celui-ci profitant de ces bonnes dispositions
avait organisé systématiquement l'évangélisation du
pays. Chaque second dimanche, tous les hommes par-
taient en groupes de trois ou quatre accompagnés des
femmes et des enfants qui voulaient se joindre à eux
et allaient prêcher la bonne nouvelle dans tous les
districts. Partout les païens demandaient des évangé-
listes et des instituteurs et Monéri qui avait travaillé
tant d'années sans voir grand résultat s'étonnait et se
178 A l'école de la station
réjouissait de voir le pays entier réclamer la parole
de vie.
Cet enthousiasme culmina dans la fête de Noël qui
suivit la bataille du Moudi. De nombreux candidats
avaient été examinés en vue du baptême et, parmi ceux
que le missionnaire avait trouvés assez instruits et
assez décidés pour être admis, se trouvaient le chef Da-
bouka et Zidji. Aussi des foules de païens vinrent-elles
renforcer l'Eglise ce jour-là et la grande chapelle fut
trop petite pour contenir les centaines d'assistants.
La réception des chrétiens des annexes au moyen
de chants et de réponses eut lieu comme d'ordi-
naire. Mais cette fois Zidji était parmi les exécutants.
Il y eut même un petit concert donné par la fanfare
de l'Ecole d'évangélistes qui venait de se constituer et
qui eut un succès extraordinaire en jouant à quatre
voix : « Jésus est né. »
Le culte fut simple mais solennel. Le missionnaire
dans son allocution rappela la grande délivrance du
sept novembre et proclama qu'une autre bataille
devait être livrée contre un ennemi plus redoutable
que Sikororo, le combat contre Satan, contre le paga-
nisme, contre le péché qu'il s'agissait d'expulser aussi
au delà du Moudi, du Nwebeti, du Sélati, loin, loin, au
désert. Puis il donna la parole aux candidats. Ceux-ci
étaient au pied de la chaire, sur deux bancs spéciaux,
une dizaine d'hommes et quinze femmes, quelques-
unes ayant leurs bébés sur le dos. L'un après l'autre,
chacun se leva et fit sa confession....
Ce fut d'abord Dabouka, dans sa belle veste à bou-
tons brillants, don du Gouvernement. Il commença
par la formule ordinaire : « Mes frères, si je me lève
aujourd'hui, au milieu de vous, ce n'est pas parce que
je suis un homme bon, car je suis un pécheur.... » Il
ajouta : « Je ressemble à un arbre debout à la lisière
d'un champ. Priez pour moi.... » Par quoi il enten-
Soldat de Christ et soldat de son chef 179
dait sans doute que sa position entre chrétiens et
païens serait pleine de difficultés.
Tous, en s'engageant, concluaient volontiers par ces
paroles prudentes : « Quant à l'avenir, je n'en sais rien,
car je suis encore sur terre. Mais je désire suivre mon
Maître. » C'est ce qu'affirma aussi, en s'administrant
de grands coups de poings sur la poitrine, l'élève Ma-
tousane qui avait demandé de s'appeler Farel et qui
s'appliquait à ressembler à son homonyme par la vio-
lence de ses manifestations. Il conclut en disant : « Je
me suis couché sur l'autre côté. »
Zidji fut plus calme. Il rendit compte de sa foi
comme un vrai Nkouna, en restant très maître de lui
et en termes mesurés. Son père Mankélou qui assistait
pour la première fois au service divin dans la chapelle
le regardait, bouche bée, les yeux injectés comme tou-
jours, le dos voûté, sous sa chemise blanche de propreté
douteuse. Il eût été bien malaisé de faire le triage des
sentiments contradictoires qui remplissaient la poi-
trine de ce vieux païen. « C'est très bien, c'est très
bien, » murmurait-il, quoique ne comprenant nulle-
ment la portée de ce que son Zidji disait.
Puis ce fut le tour des femmes. L'une d'elles modi-
fia gentiment la formule de l'exorde :
« Si je suis aujourd'hui devant vous, serviteurs du
Seigneur, ce n'est pas que je sois une jolie femme
car mes péchés sont nombreux. » Cependant un bébé
dormait sur ses épaules, caché sous la peau d'antilope
dont les jambes de devant sont nouées au cou de la
mère et celles de derrière autour de la taille. Il s'éveilla
quand sa mère parla et ses cris firent bientôt concur-
rence à la voix maternelle. Alors sans se gêner aucu-
nement elle dénoua les courroies, prit l'enfant, lui
offrit le sein et, comme le bébé se consolait, elle reprit
son discours sentencieux, parlant comme tous
les autres, sinon avec beaucoup d'originalité, du
180 A Vécole de la station
moins avec une simplicité et une facilité par-
faites.
Un grand silence régnait durant toutes ces confes-
sions. Il se fit plus profond encore quand Monéri lut
la formule d'engagement à laquelle chacun répondait :
(( Eéé! Oui. »
« Crois-tu au Dieu créateur, au Fils Sauveur? T'en-
gages-tu à suivre la voie du Christ par la puissance
de l'Esprit? As-tu abandonné les coutumes mauvaises
du paganisme, les osselets divinatoires, les accusa-
tions de sorcellerie, la bière forte, la magie et t'es-tu
attaché à la doctrine évangélique ? »
« Oui, » répondirent toutes les voix.
Alors, s'agenouillant sur la terre battue, tous,
depuis le chef Dabouka jusqu'à la petite femme qui
n'était pas venue parce qu'elle était jolie mais parce
qu'elle était pécheresse, tous reçurent l'eau du bap-
tême. Quand il la versa sur les cheveux crépus de
Zidji dans lesquels quelques gouttelettes pénétrèrent
tandis que d'autres glissaient de vrille en vrille et
tombaient à terre, Monéri dit :
« Zidji, je te baptise au nom du Père, du Fils et du
Saint-Esprit. Puisses-tu être un bon messager de l'E-
vangile au sein de ton peuple, un bon soldat de Christ
jusqu'à la fin. »
Et toute l'assemblée dit : « Amen. »
Puis les jeunes gens de l'Ecole chantèrent pour lui
les strophes suivantes :
Sois ferme, camarade, sur la voie du Seigneur.
Suis-le seulement tous les jours.
Tu as reçu le sceau sacré, tu entres dans l'armée.
Tu te ceins de tes armes aujourd'hui ;
Sois ferme, camarade, sur la voie du Seigneur.
Vois, les choses de la terre, elles passent, elles finissent,
Comme les fleurs elles se hâtent de se flétrir;
Abandonne-les aujourd'hui. Regarde en haut.
Vers les choses du ciel, là où le Christ règne !
Vois, les choses de la terre, elles passent, elles finissent.
Soldat de Christ et soldat de son chef 181
Oh î qu'elle est belle la couronne de la vie !
Elle dépasse le diamant, quelle pureté est la sienne !
Vois, mon frère, tu l'obtiendras.
Si tu conserves pur le sceau de ta foi.
Oh ! qu'elle est belle la couronne de la vie !
— Qu'en dis-tu, Mankélou ? dit Monéri au général
païen, à la sortie du culte. Ne te décideras-tu pas
aussi à te convertir ?
Le vieux Nkouna sourit avec bonhomie.
— Comment pourrais-je apprendre à lire à mon âge ?
— Il ne s'agit pas de ça. Crois du cœur, c'est tout
ce que Dieu te demande.
Il sourit de nouveau....
— Voyons, si mes enfants vont à l'école, cela ne
suffit-il pas ? Je ne suis pas l'ennemi de Dieu !
Quelques jours plus tard il appela Zidji au village.
— Zidji, lui dit-il, tu deviens grand. Il faut aller
chercher femme. Les vaches ont fait des veaux et le
troupeau s'est doublé ces dernières années. C'est toi
l'aîné. Tu peux aller « lobola ».
— Mais, père, je suis à l'école et ne veux pas me
marier maintenant. D'ailleurs, à nous chrétiens, il
nous est interdit de lobola, d'acheter notre femme.
Nous nous marions par amour.
— Quoi ! Quelle bêtise dis-tu ?
— C'est bien ainsi, mon père. Je pourrais être puni,
mis sous discipline si je faisais une chose pareille.
— Alors vous les chrétiens vous êtes aussi imbéci-
les que cela? Vous voulez devenir des blancs ! Et qui
t'assurera la possession de tes enfants si tu ne payes
pas ta femme ?
— Je ne sais pas. Cela ne me préoccupe pas. Je ne
veux pas lobola.
— Eh bien, mon fils, si tu es à ce point toqué,
sache que les bœufs seront pour ton frère Ngomane
qui lui n'a pas encore perdu la tête à ce point.
C'est ainsi que Zidji renonça au troupeau de son père.
182 A lécole de la station
L'idéal nouveau avait tout à fait supplanté l'ancien
et, pendant deux années, le jeune homme Nkouna se
conduisit d'une manière irréprochable et fit honneur
à l'école dont il était l'un des meilleurs élèves.
VI
LE RÉVÉREND JONATHAN MATSIMO DE L'ÉGLISE
ETHIOPIENNE
La naissance de la vie spirituelle dans une âme, la
fondation de l'Eglise chrétienne au sein d'un peuple
païen sont deux choses merveilleuses. Il n'existe pas
de plus grand miracle que ceux-là. Mais pourquoi faut-
il que le développement de cette vie nouvelle, au lieu
d'être rectiligne, soit marqué si souvent par des arrêts,
des reculs, même des chutes ?
L'Eglise sud-africaine a eu des martyrs et des saints
déjà. Créée par les efforts d'hommes d'élite sortis de
toutes les régions de la chrétienté, elle aurait dû croî-
tre en spiritualité d'année en année. Et pourtant elle
a donné naissance à cette contrefaçon grotesque :
l'éthiopisme.
Zidji, élevé dans la chaude atmosphère de l'école
d'évangélistes, initié jour après jour à la splendeur de
la révélation biblique, aurait dû laisser ses facultés
spirituelles s'épanouir et fleurir comme le Ws africain
au printemps dans les taillis du Bokhaha. Et pourtant
il défaillit.
L'idéal moral du christianisme est infiniment élevé.
C'est une cime qu'on n'atteint qu'après avoir traversé
de profondes vallées et parfois des gorges ténébreuses.
Le révérend Jonathan Matsimo 183
Et plus la nature humaine est charnelle et corrompue,
plus l'assimilation de cette vie supérieure sera lente,
difficile et douloureuse. Mais à travers les chutes et
les abîmes le pèlerin monte vers la cime. La race
s'adapte peu à peu à la vie spirituelle.
Zidji, tenté, vaincu, reprendra sa marche sur la voie
royale de la sainteté.
Le Révérend Jonathan Matsimo de l'Eglise éthio-
pienne descendait allègrement vers le Bas -Pays,
accompagné d'un jeune garçon qui portait son paquet.
La journée était très chaude et il transpirait à grosses
gouttes. Petit, trapu, joufflu, sur son visage l'air béat
d'un homme content de lui-même, il portait une lon-
gue redingote de drap noir verdi par le temps et un
chapeau « clergyman » de couleur assortie. Quand il
arriva au gué de la Thabina, il fut quelque peu
embarrassé. La rivière est assez large et profonde de
trente à quarante centimètres. Les blancs qui voya-
gent généralement en voiture ne s'y mouillent pas les
pieds. Les noirs qui cheminent pieds nus ne s'en
inquiètent guère. Une ligne de grosses pierres assez
éloignées les unes des autres leur fournit un pont très
suffisant ; ils sautent de l'une à l'autre avec la plus
grande facilité. Mais pour Jonathan Matsimo qui por-
tait naturellement des souliers en sa qualité de révé-
rend, la situation était embarrassante. Il se décida à
tenter la voie aérienne, et se mit à sauter avec quelque
gaucherie par-dessus les espaces liquides. Mais ce qui
devait arriver arriva. Il glissa sur l'une des pierres
arrondies et s'enfonça dans l'eau jusqu'au genou. Les
pans de la redingote ecclésiastique trempèrent dans
l'onde irrespectueuse, se mouillèrent et peu s'en fallut
que le chapeau ne descendît au fil de la rivière du
côté du désert.
Alors, un peu mortifié, le Révérend prit le parti de
184 A r école de la station
continuer son chemin dans l'eau et il arriva enfin sur
l'autre bord où quelques spectateurs de sa couleur le
reçurent avec un sourire un peu ironique.
Deux ou trois boutiques dressaient leurs murs de
tôle vernis en blanc au gué de la Thabina au pied
d'une colline rocheuse très abrupte, d'une curieuse
couleur violacée. L'un de ces magasins porte le nom
d'hôtel. Le voyageur qui avait faim voulut aller y
prendre son repas du matin. Il monta sur la véranda
tout ombragée de grenadilles, entra dans le magasin
et, dans un anglais très impartait, demanda s'il pou-
vait avoir, quelque chose à manger. Le tenancier de
l'établissement n'était pas négrophile. Il leva sur lui
un œil dur, inquisiteur et, quand il eut compris à qui
il avait à faire, il commença par éclater de rire. Appe-
lant son commis il lui dit : « Hé, venez vite voir quel-
que chose de drôle par ici ! » Le commis à lunettes
arriva sur les lieux et se gaudit de bon cœur avec son
maître.... Puis, changeant de ton, celui-ci s'écria :
(( N'est-ce pas dégoûtant ! Ce nègre ! Se déguiser en
Révérend!! Pars d'ici, moricaud. Va-t-en ! Tu n'as
rien à faire ici, cafard que tu es ! »
Le marchand irascible s'approchait du Révérend
Jonathan Matsimo les poings fermés. Alors le pauvre
homme auquel probablement on avait souvent fait un
accueil de ce genre durant sa carrière ecclésiastique
s'effaça, se coula dehors et, ses habits dégouttant
encore de l'eau de la Thabina, reprit sa route. Il entra
dans un village de noirs un peu plus loin et, pour
quelques pence, il obtint une portion de polenta qu'il
mangea le cœur navré, l'âme pleine de fiel contre la
race blanche.
Le Révérend noir n'était pas une figure sympathi-
que. Mais le marchand blanc l'était encore moins.
Ayant repris son calme habituel et satisfait son esto-
mac, le pasteur éthiopien poursuivit son chemin.
Le révérend Jonathan Matsimo 185
Maintenant il approchait des lieux où s'était déroulée
son enfance et des souvenirs lui revenaient en foule.
Parent éloigné de Dabouka, il avait gardé les chèvres
sur les flancs du Tchikaboutomi dont il entrevoyait
les arêtes glabres. La pyramide du Mamotsuiri char-
mait sa vue. Il avait du plaisir à la revoir. Et il son-
geait, en se rengorgeant : « Que de progrès réalisés
depuis lors ! » Parti sans notoriété, il revenait Révé-
rend. Il avait travaillé avec assiduité à Pretoria, au
service de la municipalité, à vider les seaux d'ordures
durant la nuit. Comme ce travail pas très recherché
était fort bien payé et comme il était plutôt économe,
il avait amassé assez vite un petit pécule. Alors il
avait fréquenté les écoles et s'était converti chez
Kanyane, un des principaux pasteurs noirs de la loca-
tion indigène. Ses progrès scolaires n'avaient pas été
rapides. Il n'avait pas réussi à dépasser la troisième
classe. Le wagon un peu massif de son intelligence
s'était obstinément enlisé dans les marais du livret et
des multiplications et la division qui lui faisait signe
de l'autre bord était restée pour lui un idéal impossi-
ble à atteindre. Mais sa conduite généralement bonne,
sa position sociale relativement élevée (puisqu'il ga-
gnait 4 livres par mois) l'avaient posé dans la location
indigène. Il avait suivi Kanyane lorsque celui-ci s'était
rattaché plus ou moins franchement à la nouvelle
église indépendante noire fondée par Mokone et
Dwane et baptisée par eux du nom glorieux d'Eglise
éthiopienne. Plus tard, en 1898, l'évêque américain
noir Turner était venu organiser l'institution dont le
motto était : L'Afrique aux Africains. Il avait baptisé
des milliers d'adhérents, malheureusement pas des
païens qu'il convertissait, mais des chrétiens qui avaient
abandonné leurs diverses dénominations; il avait con-
sacré un bon nombre de pasteurs et Jonathan Mat-
simo, bien que peu instruit et n'ayant aucune idée de
186 A r école de la station
ce qu'est la théologie, avait été l'un des élus auquel
on imposa les mains. Une certaine facilité naturelle à
faire montre de ce qu'il savait lui avait été fort utile
dans maintes occasions et continuait à lui rendre les
plus grands services dans son ministère nouveau. Il
était un fervent de l'éthiopisme et il revenait aujour-
d'hui, ayant appris qu'il s'était fondé une congrégation
au Bokhaha, chez les siens, extrêmement désireux de
les gagner à l'Eglise nouvelle. Dabouka s'était con-
verti, lui avait-on dit en ville.... Quelle gloire pour
lui, quel éclat nouveau s'il réussissait à attirer un chef
dans le giron I
Le Révérend Jonathan Matsimo fit solennellement
son entrée dans la capitale. Son accoutrement y fit
beaucoup d'effet. Les pantalons avaient eu le temps
de se sécher. Dabouka le reçut lui-même avec affabi-
lité, se réjouit d'apprendre qui il était, ne rougit point
de sa parenté avec un aussi grand personnage et l'en-
gagea à passer la nuit chez lui.
— Oui, je suis venu pour affaires, délégué par Son
Honneur le Vicaire général de notre Eglise et je serais
content de voir vos évangélistes et vos anciens.
On décida de les convoquer le lendemain après-
midi. Jusque là le Révérend aurait le temps de se
reposer. Sur les joues resplendissantes de Jonathan,
le sourire béat reparut. Le souvenir du triste incident
de Thabina s'effaça de son esprit satisfait.
Le lendemain était un vendredi. Dabouka réunit
dans sa case royale le père Mouki, le père Shelling,
le vieil évangéliste Jacob, l'ancien Titus, Bartimée et
Zidji. Celui-ci eut à demander à Monéri Junior la
permission de manquer les travaux manuels de l'après-
midi. Il n'était pas très sûr d'obtenir cette autorisa-
tion. « Le chef m'appelle pour voir un de nos parents
qui a été longtemps absent du pays, » dit-il. Comme
Zidji était un élève très appliqué et que la convocation
Le révérend Jonathan Matsimo 187
venait du chef, Monéri consentit. En général il n'ai-
mait pas que les élèves de l'école fréquentassent trop
les gens du village. C'était dangereux pour leurs étu-
des et on leur donnait dans les maisons de la bière
légère qui les excitait un peu, toute légère qu'elle fût.
Mais la règle de l'école était douce, somme toute, et
le missionnaire avait pour principe de ne prendre des
mesures restrictives que lorsqu'il y avait eu des
abus.
Bartimée arriva au rendez-vous le dernier. Il avait
auparavant tenu à terminer consciencieusement un
catéchisme de l'après-midi pour baptisés. Mais on
l'avait attendu pour parler affaires. Quelques bols de
bière légère, petites amphores brunes plus ou moins
propres, furent apportées sur la grande table autour
de laquelle les membres de cet aréopage noir avaient
pris place. Alors Dabouka, ayant expliqué qui était
Jonathan et comme quoi il était porteur d'un message
pour les chrétiens du Bokhaha, donna la parole au
visiteur.
En phrases sonores, Jonathan, toujours souriant,
exprima sa joie de se retrouver dans son pays : « Tant
d'années se sont écoulées depuis mon départ. Mais
aurais-je pu vous oublier, frères? Quand la renommée
publique nous apprit là-bas dans la ville, que vous
aviez vaincu Sikororo etSékoukouni, nos oppresseurs
d'autrefois, je fus fier d'appartenir à un chef aussi
grand, aussi valeureux que Dabouka ! Notre tribu est
puissante. Elle s'illustrera encore sous lui. Et cela
me réjouit beaucoup aussi de trouver ici des chré-
tiens. Vous avez donc été assez sages pour rejeter
loin de vous le paganisme absurde de nos pères.
C'est très bien. Vous commencez à voir la lumière.
Je voudrais vous aider à ouvrir tout à fait vos yeux.
« Pour nous, Ethiopiens, nous avons vu. Maintenant
nous savons et nous croyons que l'avenir est à nous.
188 A r école de la station
L'Afrique aux Africains ! Nous les noirs, nous étions
les maîtres de l'Afrique. Nous devons le redevenir.
Comment, je ne sais pas. Mais c'est notre droit. La
race noire est forte ; elle est intelligente. Elle vivra.
Elle vaincra. Croyez-le. Vos missionnaires disent tous
que les Eglises noires doivent devenir autonomes. En
cela au moins ils ont raison. Or c'est précisément ce
que nous voulons et ce que nous pratiquons. Nous
n'avons pas besoin des blancs. Nous n'obéissons pas
à des étrangers qui ne parlent pas notre langue, qui
ignorent nos usages. Notre Eglise est une Eglise d'Afri-
cains et nous disons à nos frères noirs : Unissez-vous
à nous ! Formons une Eglise immense et l'Afrique
alors vivra. Le Révérend Dwane, notre vicaire géné-
ral, celui qui sera sans doute notre premier évêque,
vous envoie sa bénédiction et vous dit : N'ayez pas
peur! Venez à moi. Toi, Dabouka, tu seras glorifié;
ton nom retentira dans l'histoire. Entre avec toute ta
tribu. »
Quand il eut terminé ce discours, le Révérend Jona-
than Matsimo conclut par une exclamation convain-
cue et prolongée : « Ahina !» à la manière des Thonga ;
à quoi toute l'assemblée répondit sur le même ton :
« Eééé ! »
Il y eut un silence qui dura assez longtemps. Le
père Mouki aspira une prise et en offrit une au père
Shelling. Puis aj^ant humé lentement son tabac, il
resta bouche bée à regarder devant lui d'un air abso-
lument indéchiffrable. Dabouka paraissait embarrassé.
Ce fut Bartimée qui prit le premier la parole. Un
sourire malin sur les lèvres, l'œil très malicieux
aussi, croisant une jambe sur l'autre, penchant en
avant son grand dos, il prit son menton entre ses
doigts et dit :
— Alors, ainsi. Monsieur Jonathan, tu crois que
nous pourrions nous en tirer sans les missionnaires ?
Le révérend Jonathan Matsimo 189
— Mais certainement ! Pourquoi pas ? Ne sommes-
nous pas des hommes? D'ailleurs nos compatriotes
d'Amérique nous promettent leur secours. Dwane a
été les voir. Ils nous adoptent. Nous formons une
même Eglise avec eux. Ils nous conseilleront. L'évê-
que Turner est venu. Ce fut superbe. Il a recueilli six
mille adhésions. Des congrégations entières ont passé
à l'éthiopisme. Si tu avais vu cet enthousiasme ! On
lui baisait les mains. On se le disputait ! Et le jour où
l'Eglise deKanyane fut inaugurée, j'étais là. Ce fut un
service magnifique; tout se passa entre nous. Pas un
blanc pour nous diriger. Et puis les Américains nous
promettent deux mille livres pour fonder un collège
où nous formerons des pasteurs, des évêques....
— Cependant, dit Bartimée, ce ne serait pas bien
gentil de notre part de nous séparer de nos mission-
naires blancs qui ont eu pitié de nous et nous ont
amenés à la lumière.
— Oh ! les blancs nous ont fait tant de mal ! Ils nous
ont réduits en esclavage pendant combien de siècles !
Ce n'est qu'une petite compensation vraiment si quel-
ques-uns se dévouent pour nous. Nous n'avons pas
lieu de leur être si reconnaissants. D'ailleurs, com-
ment nous comprendraient-ils? Ils ignorent notre
langue et nos usages !
— Cela dépend.... Nos missionnaires à nous parlent
très convenablement le thonga; pas parfaitement, il
est vrai, mais on les comprend et certains d'entre eux
étudient de très près nos coutumes. Ils nous étonnent
même par la curiosité qu'ils mettent à tout con-
naître....
Jonathan porta son amphore à ses lèvres. Il but
avec un plaisir modéré une gorgée de la bière faible
qu'on lui avait servie. Cela lui donna une idée.
— Mais ils vous interdisent la bière forte ! Pourtant
les blancs boivent bien des boissons alcooliques plus
190 A Vécole de la station
enivrantes encore. La bière n'est-elle pas un héritage
de nos pères et quand on en boit modérément, quel
mal y a-t-il ?
A ces paroles l'évangéliste Jacob dressa l'oreille. Il
aimait beaucoup la bière. Autrefois il y avait renoncé
sans conviction pour faire plaisir à son missionnaire.
Placé un temps à la tête d'une congrégation considé-
rable il avait lutté contre l'usage de cette boisson et
mis sous discipline les récalcitrants. Mais ayant pris
depuis quelques années la direction d'une petite
annexe perdue dans les collines des Mapitouli, il s'était
peu à peu endormi spirituellement et s'était remis à
boire, plus ou moins en cachette, avec tous les siens.
Le missionnaire s'en était bien douté. Il l'avait chari-
tablement averti. Un jour qu'il s'était rendu à l'an-
nexe, il avait vu d'énormes tas de noyaux de maka-
gne. Or c'est avec les makagne qu'on fait la boisson
nationale, au mois de février, et cette fabrication con-
duit à toutes sortes de désordres. Il avait questionné
l'évangéliste à ce sujet et celui-ci avait répondu avec
une certaine vivacité comme s'il s'était senti blessé.
Dès lors il y avait eu un froid entre eux. Aussi cette
réhabilitation inattendue de la bière forte plut-elle
beaucoup au sieur Jacob. Dabouka aussi, auquel ses
sujets en apportaient constamment comme impôt et
qui la laissait boire assez à contre-cœur par les païens
de son village, fut plutôt satisfait de la sortie de Jona-
than contre la loi d'abstinence qui régnait dans
l'Eglise.
— Il est de fait, dit Jacob, n'osant pas lever en-
tièrement les yeux, que l'usage de la bière est une
coutume nationale. Beaucoup de païens ne se conver-
tissent pas, uniquement parce qu'on la leur interdit
dans l'Eglise....
Le front de Bartimée se rida. Il parut souffrir.
— Mes amis, ne discutons pas la question de la
Le révérend Jonathan Matsimo 191
bière forte. Si les missionnaires l'interdisent, ils
savent bien pourquoi ils le font. C'est la hyène trom-
peuse qui arrache nos âmes au Seigneur dans la nuit.
C'est la bête féroce qui déchire et tue les Eglises —
J'espère que Jacob a autre chose à vous dire que cela.
Le Révérend sentit qu'il ne fallait pas insister. Il
avait du reste constaté un petit dissentiment dans
l'auditoire. Cela suffisait.
— A Johannesbourg, savez-vous ce qui nous a
poussés à nous rendre indépendants ? Quand nous
mourons on nous enterre comme des chiens à
peine dans une couverture. Les missionnaires ne peu-
vent pas même nous donner un cercueil. Maintenant,
dans notre Eglise éthiopienne, nous avons une caisse
des enterrements et quiconque meurt est mis dans
une bière convenable aux frais de cette caisse.... Et
puis, vous raconterai-je comment un de mes collè-
gues de Johannesbourg s'est décidé à quitter son
blanc ? Toutes les fois qu'il venait le voir pour lui cau-
ser des affaires de la paroisse, on le faisait entrer dans
la maison par derrière, par la porte de la cour où
donne la cuisine.... Quand les amis blancs arrivaient,
la belle entrée était réservée pour eux. Alors mon col-
lègue s'est dit : « J'en ai assez d'apporter toujours l'ar-
gent des collectes par la porte de derrière. Autant le
garder pour nous et avoir notre propre Eglise que de
dépendre de cet orgueilleux ! » Voulez-vous encore un
exemple ? Un jour on prenait la communion dans une
église où il y avait des noirs et des blancs. Quelques
étrangers blancs arrivèrent pendant le service. Le
missionnaire vit que le pain ne suffirait pas. Alors il
dit à l'oreille du pasteur noir que ceux de sa couleur
ne prendraient pas la Cène ce jour-là, car il n'y avait
pas assez de pain pour tout le monde et les blancs
devaient passer avant. Au reste vous savez bien quel
écriteau les Bœrs mettaient sur la porte de leurs tem-
192 A l'école de la station
pies : Défense aux chiens et aux Cafres d'entrer. . . . C'est
bien ! On ne tient pas à y entrer, dans leurs églises....
Nous avons les nôtres où nos propres pasteurs prê-
chent en robe. Nous avons aussi nos docteurs en
théologie. Il y en a beaucoup en Amérique. Vous ver-
rez bien quand nous aurons notre collège supérieur !
— En attendant, interrompit Bartimée, avez-vous
des écoles primaires? Dépassez-vous la III™^ classe?
Il en faut six avant d'entrer à l'école secondaire, puis
trois ou quatre ans pour subir l'examen de « matricu-
lation )).... Après cela seulement on peut entrer à l'u-
niversité. Où sont vos écoles préparatoires ?
— Oh ! pour cela on verra ! Tout ça viendra en son
temps. Ce que je dis, c'est que les blancs ne veulent
pas nous laisser arriver aussi loin qu'eux. Ils nous
privent des grandes écoles. Nous les ferons ! Et ils
nous payent dérisoirement pour notre travail. Par
exemple, toi Bartimée, que reçois-tu ? Tu t'éreintes à
enseigner une école de petits ; tu as des catéchismes,
une église à diriger. Quoi ? On te donne peut-être
deux misérables livres sterling par mois ! Dix shel-
lings par semaine! Est-ce bien, cela? Est-ce de la
charité? Et les missionnaires, eux, ils tirent des trai-
tements élevés, des centaines de livres. J'en connais
qui reçoivent quatre cents livres.... oui, quatre cents
par an, plus de trente par mois, plus d'une par jour.
A nous, ils nous servent des traitements de misère !
Ici Bartimée lui-même fut ébranlé. Grâce à ses
légumes, il vivait assez largement, ayant tout le temps
de vaquer à ses cultures à côté de son école. Mais
souvent il avait trouvé ses quarante shellings par mois
un bien petit salaire.... Il dit: Nous ne travaillons pas
pour l'argent.
— Au moins alors devraient-ils vous imposer les
mains pour faire de vous de réels pasteurs. Qu'êtes-
vous, Jacob et toi? Ni instituteurs diplômés ni minis-
Le révérend Jonathan Matsimo 193
très. Ah ! si vous passiez dans notre Eglise, vous
seriez vite consacrés !
Ce second coup de boutoir fit plus d'effet encore.
Bartimée écarquillait les yeux. C'était sa plus grande
ambition d'être un jour pasteur consacré comme cer-
tains de ses camarades d'école d'autrefois et il s'était
demandé pourquoi on le maintenait dans une position
inférieure. « L'Eglise n'est pas encore à la hauteur, »
lui avait dit son missionnaire. Mais pourquoi devait-il
pâtir à cause de l'Eglise ? Est-ce qu'on doutait donc
de lui ? N'avait-il pas montré assez qu'il était un
homme de confiance?... Une certaine amertume se
peignit sur son visage.
Le père Mouki ouvrait la bouche toujours plus
grande et le contemplait d'un air qui semblait bête.
Zidji, lui, le considérait avec souffrance car il se disait
soudain qu'une injustice avait été faite à son cher
maître.... Jacob qui n'avait pas les mêmes titres que
Bartimée pour prétendre à l'imposition des mains,
sachant tout juste lire et écrire, se taisait.
Par un effort réel de sa noble nature, Bartimée
triompha de la défiance que ce vilain Jonathan vou-
lait absolument faire naître dans son cœur. Il lui dit:
— Quant au pastorat, je ne sais, on verra cela plus
tard. Ce sont nos affaires à nous. Mais nous avons
confiance en nos missionnaires. Ce sont eux qui nous
ont amenés à la lumière et pas vous. Ils nous ont
aimés pour Dieu car l'amour seul pouvait les pousser
à quitter leur patrie, à s'exposer aux vagues de la mer
et à venir mourir pour nous dans ce pays qui les tue.
Faites votre collège, entendez-vous avec vos Améri-
cains. Nous, nous demeurons fidèles à nos pères qui
nous ont sauvés.
Ces paroles franches et convaincues dissipèrent en
partie les nuages qui commençaient à monter dans les
âmes. Dabouka ajouta:
13
194 A Vécole de la station
— Ne sont-ce pas les Monéri qui nous ont délivrés
de l'attaque de Sikororo? Sans eux nous étions écra-
sés ! Et d'ailleurs, conclut-il, sur un ton plus bas mais
encore plus ferme, s'ils s'en allaient, au bout de trois
mois nous serions dispersés, l'Eglise serait tuée par
les dissensions, les accusations de sorcellerie et tout
le reste.
— Ça c'est vrai, dirent en chœur le père Mouki qui
soupçonnait quelqu'un d'avoir ensorcelé sa fille, le
père Shelling qui n'était pas très sûr que le village fût
pur de jeteurs de sorts et l'évangéliste Jacob qui
n'aimait pas Bartimée.
Le Révérend Jonathan Matsimo vit qu'il avait man-
qué son affaire.... Non! ces gens-là refusaient décidé-
ment la bénédiction de l'éthiopisme. « Ils n'en sont pas
dignes, se dit-il intérieurement. Ils sont trop sots. »
On entendit la sonnerie d'une cloche du côté de la
station. Zidji qui avait conservé le silence tout le
temps, buvant à petites gorgées son pot de bière, tres-
saillit. Il reconnut la cloche qui annonce la fin des
travaux manuels de l'école. A ce signal, les élèves
évangélistes quittent le jardin, les champs, les cons-
tructions auxquels ils sont emplo3'és de trois à six
heures et vont faire un brin de toilette avant le repas
du soir. Zidji se leva précipitamment pour arriver à
temps au souper de l'école. En passant près de la cui-
sine du chef, il vit les femmes qui attisaient le feu
sous les marmites nombreuses du foyer. Il se déga-
geait de là une exquise odeur de viande. L'une d'elles
lui cria :
— Où vas-tu? On a tué une chèvre! Attends un
peu, c'est tantôt prêt.
L'eau vint à la bouche du jeune homme. Il y a
longtemps qu'il n'avait pas goûté de viande.
— Je n'ai pas le temps, merci, dit-il en courant du
côté de la station. Lorsqu'il rejoignit ses camarades.
Le révérend Jonathan Matsimo 195
il les trouva déjà attablés. Vingt assiettes ou plutôt
petites écuelles de fer émaillé avaient été remplies
de la polenta blanche habituelle que le surveillant,
Davida, et ses deux aides servants extrayaient avec de
grandes cuillères de bois de la vaste marmite noire.
Sur chaque portion, les distributeurs d'office versaient
une ou deux grandes poches de sauce d'arachides en
guise d'assaisonnement. Ce soir-là, la cuisinière avait
mis beaucoup d'eau dans sa sauce et elle n'en avait
pas cuit assez.
Zidji s'assit d'assez mauvaise humeur à sa place,
entre un garçon des Spelonken et un autre du Litto-
ral. Il vit tout de suite que la sauce manquait. L'odeur
du rôti de chèvre était encore dans ses narines et la
pitance scolaire lui paraissait d'autant plus mépri-
sable.
— Tu aurais pu me servir plus généreusement, dit-
il à Davida.
Celui-ci leva sur Zidji un regard d'étonnement et
de reproche.
— Ne vois-tu pas que tu es traité comme les autres?
— Cette sauce, c'est de l'eau et rien d'autre, reprit
Zidji en repoussant son assiette loin de lui.
Ses camarades s'exclamèrent en chœur :
— C'est vrai I Ce n'est pas de la nourriture, ceci 1
Davida, le mentor de la bande, homme de trente
ans au moins, n'entendait pas la plaisanterie. Il avait
la patte plutôt lourde et guère de diplomatie. Au lieu
de se taire et de dire : C'est un accident, il commença
un discours de répréhension fraternelle et d'exhorta-
tion qui manqua absolument son but. La révolte gron-
dait sourdement et Zidji voj^ait vaguement dans son
imagination la figure sévère de Monéri derrière celle
de la cuisinière. Les paroles de l'éthiopien retentis-
saient loin, loin au fond de sa conscience. Il avait des
sensations nouvelles. Son cœur se gonflait, il ne savait
196 A l'école de la station
pourquoi. Ah! l'enflure soudaine qui suit la morsure
du serpent!... Le serpent ancien lui aussi commença
par ébranler la confiance de nos premiers parents.
Le péché est fils de la défiance.
Ce repas fut mouvementé. On prononça des paroles
aigres. Plusieurs ne touchèrent pas à leur nourriture.
Les porcs de Tétable voisine seuls se régalèrent des
reliefs extraordinairement abondants du festin.
Au sortir du souper, la cloche sonnait de nouveau
pour la prière. Monéri descendait dans la salle d'école
et présidait un culte court avec chants, méditation et
prière faite par un des élèves. Le vendredi, ce culte
était toujours suivi d'un entretien spécial sur le tra-
vail de la semaine. Le « modérateur » des étudiants se
levait et disait si tout était bien allé. On infligeait cas
échéant des punitions.
Davida se leva. Tous les élèves le regardaient avec un
intérêt extrême. Allait-il parler du souper malheureux
dont on venait de sortir, se plaindre des élèves qui
avaient maugréé. Evidemment ceux-ci seraient punis,
car c'était une loi connue que, durant les repas, il était
défendu de parler de la nourriture. Davida fut bien ins-
piré. Il se tut. Il dit seulement : « Certaines choses ne
sont pas bien en règle. Mais je préfère ne pas les signaler
à Monéri. J'espère que nous pourrons les arranger
nous-mêmes. » Le missionnaire n'insista pas et il posa
alors la question habituelle: «Quelqu'un s'est-il rendu
coupable d'un oubli durant la semaine ? » Cette question,
c'était ce que les Anglais appellent la « conscience
clause ». On ne faisait aucune inquisition à l'école,
mais quiconque avait négligé de remettre à sa place
un outil, une plume, un cahier, devait l'avouer et était
puni d'une demi-heure de travail supplémentaire le
samedi. Cela se passait en douceur.... presque en sou-
rires ! L'un disait : — J'ai négligé de pendre mon cha-
peau au clou ; l'autre : — J'ai laissé traîner mon crayon
Le révérend Jonathan Matsinio 197
dans la salle d'étude. — Bien ! mon fils : Une petite
demi-heure demain matin ! disait Monéri comme s'il
administrait une dragée. Et cette légère sanction
apportée au maintien de l'ordre était généralement
acceptée très volontiers.
— Est-ce tout ? dit Monéri.
Pas de réponse. Un instant de silence s'ensuivit.
Davida alors se leva :
— J'ai trouvé une hache oubliée dans les bana-
niers....
— Quand?
— Cet après-midi.
— Qui l'a laissée ?
Silence ! Monéri leva les yeux, étonné. En général
le coupable, même s'il ne s'était pas dénoncé, avouait
tout de suite.
— Etait-ce au pied d'un bananier coupé ? demanda
Monéri.
— Oui, dit Davida.
— Dans ce cas-là, ce doit être Zidji, ajouta Monéri
regardant le jeune homme.
Zidji était en effet le surveillant des arbres à fruits
et du jardin, durant ce semestre-là. Lorsqu'un régime
de bananes était suffisamment avancé pour être cueilli,
ce qu'on voit au fait que toutes les fleurs ont fini de
tomber, il allait couper le tronc du bananier qui por-
tait le régime et apportait ce dernier au cellier où on
laissait jaunir les bananes encore vertes. La hache
devait avoir été oubliée par Zidji. Celui-ci baissait les
yeux. Son cœur lui faisait mal.
— Est-ce toi, Zidji, dit Monéri.
— Je ne sais pas.
— Comment donc ?
— Peut-être....
Ce peut-être était un aveu, mais un aveu mécontent,
arraché par l'évidence et non par le regret.
198 A Fécole de la station
— Zidji, tu m'étonnes beaucoup, fit le missionnaire
avec douceur et fermeté. Tu seras puni demain.
Le jeune homme qui n'avait jamais eu de demi-
heure à faire le samedi, se mordit les lèvres et eut un
éclair inaccoutumé dans les yeux.
Monéri rentra chez lui, très remué, n'y comprenant
rien. Zidji? Le modèle de l'obéissance, de la bonho-
mie, si droit en général, cacher cette faute vénielle et
répondre avec une demi -impertinence ! C'était bien
étrange. Il raconta l'affaire à Yéfro qui l'attendait sous
la véranda, un ouvrage de couture à la main.
Le lendemain, quand tous les élèves sortirent de
leurs travaux manuels à dix heures, Zidji fut envoj^é
enlever les mauvaises herbes sur le chemin de la cha-
pelle. Il s'3' rendit, l'œil dur, l'air indifférent, et, sa
demi-heure écoulée, il alla rejoindre ses camarades.
Or l'après-midi de ce même jour, qui était le pre-
mier samedi du mois, les élèves qui désiraient un
habillement neuf se rendaient chez Yéfro. Etant
donné la difficulté pour eux de se procurer des vête-
ments, la Mission les leur fournissait gratuitement.
C'était une nécessité pénible, une source de grands
ennuis pour la dame missionnaire. Donner, c'est peu
éducatif, somme toute. Ces jeunes gens s'imaginaient
aisément qu'on leur devait ce qu'on leur donnait et ils
étaient devenus difficiles. Ils discutaient de la couleur
de l'étoffe des vestes qu'on leur offrait. Parfois Monéri
devait intervenir pour mettre un terme aux discus-
sions. Tel fut le cas, ce samedi-là. Monéri tenait le
carnet où les remises d'habits de chaque élève sont
consignées pour empêcher les abus. Yéfro distri-
buait.
Zidji arriva d'un air dégagé.
— Mon habit de travail est usé, dit-il.
Le carnet indiquait, en effet, qu'il n'en avait pas
reçu depuis huit mois.
Le révérend Jonathan Matsimo 199
— Eh bien, dit Yéfro, c'est juste à point. Nous
avons reçu de Suisse de ces jolies vareuses bleues aux
bords rouges qui font d'excellents habits de travail.
Elles sont pourvues d'une ceinture et sont d'une soli-
dité à toute épreuve. C'est de l'étoffe de Suisse. Ça tient.
Zidji jeta un regard dédaigneux sur la blouse helvé-
tique, œuvre des aimables dames des sociétés de cou-
ture de la Suisse romande.
— Je n'en ai pas envie, dit-il, et il s'éloigna.
Monéri et Yéfro se regardèrent stupéfaits. Quant
au jeune homme, il prit dix shellings dans le petit
trésor des quelques livres sterling qu'il avait gagnées
au service de Monéri avant son entrée à l'école et il
alla s'acheter une veste khakhi selon son cœur au
magasin du Suédois.
Il faut dire que Dick avait prononcé son jugement
sur les blouses bleues. Dick c'était un des chrétiens
du village, un coureur de villes qui avait travaillé
pour les blancs à Pietersbourg, Pretoria et Johannes-
bourg. Il était revenu de là-bas perché sur un bicycle
qui avait fait grande impression sur toute la société
noire du district. Il parlait du bout des lèvres, comme
un homme entendu et, voyant un jour trois ou quatre
élèves évangélistes se promener, modestes et propres
dans les blouses bleues à galons rouges, il avait dit
d'un air moqueur : « Tiens, on dirait les prisonniers
de Pretoria ! » Tout le monde à l'école le connaissait
ce mot-là I Zidji l'avait entendu, lui aussi. Soudain les
solides vareuses en étoffe de Suisse avaient été cons-
puées dans le fond des cœurs. On n'osait pas les criti-
quer à haute voix, mais on ne les aimait plus, malgré
leurs qualités pratiques éminentes. Ceux qui en
avaient reçu se dépêchaient de les user et espéraient
que la provision était épuisée. Zidji s'était bien promis
de ne jamais s'exposer au ridicule de cet accoutre-
ment. D'autant plus que Dick était le frère de la belle
200 A l'école de la station
Dédéya et que Zidji avait des raisons nouvelles et
sérieuses de plaire à la famille de cette jeune fille.
Yéfro ignorait le mot de Dick. Elle ne comprit donc
pas la vraie raison de l'attitude de Zidji dans l'affaire
de la vareuse. Mais le soir, quand Monéri lui reparla
de ce refus étrange du jeune homme, quand ils causè-
rent ensemble de la transformation qui paraissait
s'accomplir dans le cœur de leur élève préféré, Yéfro,
avec cette intuition que les femmes ont souvent, lui
dit:
— Je crains une chose C'est que Zidji ne soit
amoureux de Dédéya.
— De Dédéya ! exclama avec surprise Monéri. De
cette nigaude de fille, aux airs de mouton I
— Je le crains, reprit-elle. Ayons les 3'eux ouverts.
VII
L'ÉTERNEL FÉMININ
Toute la jeunesse de la station était en liesse. On
avait publié pour la première fois au culte du matin
les bans de mariage de John Mbanyélé et de Lj'dia
Ndona. C'était une noce en perspective, un bœuf pour
la communauté chrétienne I Car John était cousin de
Dabouka, le chef. C'était, il est vrai, un grand pares-
seux qui avait rôdé dans les villes plusieurs années
avant d'unir son sort à celui de Lydia. Par contre
Lydia était la plus charmante et la plus populaire des
filles de la station : grande, svelte, au visage régulier
plutôt maigre, avec deux j-eux éclatant de malice et
de bonté tout à la fois. Quand elle revenait du ruis-
PHOT. LENOI
Ces massifs qui semblent avoir
été écrasés par quelque com-
presseur géant....
L'éternel féminin 201
seau, son amphore bien posée sur sa tête elle ressem-
blait à une carj^atide par sa grâce et sa dignité. En
outre elle avait une véritable valeur morale et elle
venait d'en donner la preuve. Son père, Ndona, était
un païen endurci. Il avait marié une fille aînée à un
vieux jeteur d'osselets; mais, malgré toutes les pré-
dictions de bonheur que le devin avait lues dans ses
astragales et ses coquilles, la jeune femme était morte
à la naissance du premier enfant. Alors l'homme de
l'art était allé réclamer à Ndona les vingt-cinq livres
qu'il avait payées pour le « lobola ». Or cette somme
avait été employée par Ndona pour acheter une épouse
à son fils et la seule ressource qui restât au vieux
païen, c'était de lui offrir Lydia pour remplacer son
aînée. Or Lydia était devenue chrétienne. Sa mère
s'appelait Sara; c'était une excellente vieille com-
muniante dont le visage parcheminé rappelait les figu-
res décharnées mais expressives que l'on voit sur les
fresques byzantines du moyen âge. Elle avait envoyé
Lydia à l'école et la jeune fille s'était convertie. Aussi
refusa-t-elle absolument d'épouser le jeteur d'osselets
qui d'ailleurs n'avait nulle envie d'introduire dans son
village une femme portant des robes.... Avec une
énergie remarquable, L} dia accepta l'offre de Monéri
qui, pour la sauver, l'engagea à son service pour trois
ans et qui paya à l'avance les vingt-cinq livres récla-
mées. Elle s'acquitta à merveille de ses devoirs de
femme de chambre et de cuisinière, toujours sou-
riante, toujours aimable et respectueuse, et Lydia était
assurément la plus distinguée de toutes les filles de la
station. John Mbanyélé qui travaillait depuis trois ans
à Johannesbourg et n'avait réussi qu'à réunir dix
livres pendant tout ce temps eut la chance de l'obtenir
pour rien, puisqu'elle était libérée. Les dix livres
furent donc consacrées à la noce qu'il voulait faire
brillante.
202 A l'école de la station
Or le lendemain de ce même jour, on vit arriver à
la station un jeune homme de l'annexe de Jacob,
nommé Frank qui, lui aussi, avait disparu à l'horizon
durant plusieurs années, aj^ant servi dans un magasin
de Marabastadt et qui avait reparu soudain à l'église
le dimanche précédent. Il vint à la cuisine et demanda
au gamin qui lavait les marmites de le conduire auprès
de Monéri. Il portait un haut col blanc qui lui donnait
un air très solennel. Introduit dans le bureau du mis-
sionnaire, il commença à brûle-pourpoint :
— Ma sœur Martha n'est pas en règle.
Cette Martha était une grosse femme, une veuve
jeune encore qui vivait sur l'annexe de Jacob, dans la
maison voisine de celle de l'évangéliste.
— Que dis-tu ? Martha ? Pas en règle ?
— Non ! Je l'ai constaté à mon retour. Et le pis,
c'est que la faute en est à Jacob lui-même.... Par cinq
fois il l'a séduite ; il a toujours su éviter les consé-
quences de son péché, car ils ont dans cette famille
des recettes à eux pour arriver à ce but. Mais cette
fois-ci, je suis arrivé à temps. Martha m'a tout avoué.
Elle est là, elle-même.
Le vieux missionnaire était atterré. Il ne disait
mot.
— Va la chercher, dit-il enfin à Frank.
Celui-ci sortit. Monéri dont la respiration était
comme coupée par la surprise, l'émotion, la douleur,
sortit lui aussi. Il monta sur la colline, s'assit et laissa
ses yeux errer sur le spectacle admirable de ce jour
de printemps. Sur les grands rochers du Marovougne
quelques brouillards se traînaient. Mais partout la
nature brillait, étincelait de joie, les feuilles vertes
aux arbres, les fleurs de toutes sortes par terre, sur
les rocs, dans les fissures, des composées jaunes, de
grands lys rouges en boule.... et, aux mimosas, des
pompons aux deux couleurs, roses en haut, jaunes en
L'éternel féminin 203
bas, qui se balançaient au vent. Un oiseau chantait
sa chanson claire, des papillons acraea volaient sur
le chemin; au flanc du coteau, un gamin passait
modulant un air sur son fifre de berger tandis qu'il
conduisait ses chèvres au pâturage.
— Jacob ! Un adultère ! Un criminel !
Tout l'éclat de ce jour radieux avait disparu sou-
dain. On eût dit qu'un immense nuage sombre avait
envahi le ciel; la nature avait été comme passée au
noir. Rien ne souriait plus.
Jacob! Mon évangéliste 1 Un trompeur, un vil
séducteur !
Le péché africain î C'est ainsi qu'on l'a nommé, et
avec raison. On ne pourra donc se confier en per-
sonne, ici I
Oh ! reffra3'ante pesanteur de la chair ! L'écrase-
ment de l'esprit par la sensualité brutale !
Il regarda les montagnes. La dent de Sikororo était
bien belle, là-bas du côté du sud. Et le Kadjaléra, la
montagne du Sphynx et Maoué et d'autres encore !
Mais presque toutes étaient plates au sommet. ïl son-
gea à la montagne de la Table, à la Table du Cap, à
la Table du Natal, à ces massifs larges, épais, sans
élancement, sans idéal, qui semblent avoir été écra-
sés par un compresseur géant : C'est l'Afrique. Ainsi
est le paj^s, ainsi sont les gens. Puis il songea à Sysi-
phe roulant péniblement son rocher jusqu'au haut de
la pente et à cette force invincible de la gravitation
qui précipite de nouveau le roc vers l'abîme alors que
le malheureux se croyait arrivé
Ah ! dans l'œuvre du relèvement du monde, il est
des moments tragiques. Serviteur de Dieu, chevalier
de l'idéal, ne perds point courage I
Le missionnaire éleva les yeux plus haut, jusqu'au
ciel où le soleil dardait ses ra3^ons de feu. Il y fît
monter une muette prière puis il redescendit, se
204 A l'école de la station
disant : « Si le mal n'a pu être prévenu, qu'il soit du
moins condamné. Sa condamnation est une manière
de triomphe pour le bien. »
Quand il rentra dans son bureau, Martha l'attendait
avec son frère Frank. Il appela la femme seule, pour
voir si son témoignage confirmerait les paroles du
jeune homme. Il était parfaitement conforme.
— Mais, malheureuse, lui dit-il; comment as-tu pu
mener cette vie d'inconduite cinq ans durant. . . . N'as-tu
jamais protesté dans ton cœur?
— Oh ! dit Martha les ^eux baissés, qu'aurais-je pu
faire? Il me disait : Je suis ton évangéliste; je sais ce
que tu dois faire; obéis-moi. Et j'obéissais !
— Bien, nous allons l'appeler lui-même. Reste dans
les environs ; ne bouge pas, car tu dois être à portée
lorsque je l'interrogerai.
Lorsque le missionnaire sortit de sa chambre, pâle,
les yeux cernés, une expression d'extraordinaire sérieux
peinte sur tous ses traits, sa femme lui dit : (( Mais
qu'as-tu donc ? » Il lui raconta tout. Elle fondit en
pleurs ! « Oh ! Jacob, Jacob ! » disait-elle d'une voix
étouffée pour n'être pas entendue du gamin qui pré-
parait le dîner dans la cuisine.... Leur enfant, un petit
blondin de deux ans, assis dans sa chaise, grignotant
un morceau de pain, voj^ant sa mère pleurer s'assom-
brit soudain. « Maman », dit-il avec un accent interro-
gateur, comme pour dire : Que se passe-t-il ? Puis il
ajouta : « Bobo? — Oui, chéri, fit sa mère en l'embras-
sant. Maman, bobo cœur ! »
Zidji fut envo^'é le jour même chercher Jacob. Et il
arriva, lui aussi, ce vieil évangéliste qui avait eu de si
belles années d'activité, celui qu'on avait envisagé
presque comme l'égal du missionnaire, car il avait
exercé la cure d'âmes avec une rare habileté sur la
grande station, près de la ville. Maintenant, s'étant
endormi dans la routine de sa petite église, il avait
L'éternel féminin 205
obéi à l'appel d'en bas, à cette puissance qui ramène
au tj'pe l'individu qui s'était élevé pour un temps à
une sainteté supérieure. Il avait fait comme bien d'au-
tres, blancs et noirs. Car, en définitive, tous les êtres
moraux n'en sont-ils pas logés là? Tant que l'action
surnaturelle de l'Esprit s'exerce sur nous, nous gra-
vissons la cime.... Mais si elle est suspendue, si nous
en sommes réduits aux forces de notre être désespé-
rément charnel, nous retombons vers le type dont
nous étions sortis. Le type de l'Africain est peut-être
plus repoussant que celui de l'Européen. Néanmoins
le phénomène est le même.
Monéri Senior avait convoqué son collègue pour
cette entrevue si grave. Et les trois hommes étaient
là, assis. Le vieux missionnaire ne disait rien. Tous
gardaient le silence. Jacob ne savait pas ce qu'on lui
voulait, mais il se doutait bien qu'il ne s'agissait pas
d'une affaire ordinaire et l'idée qu'il avait été décou-
vert lui traversa l'esprit.... Aurait-elle avoué à Frank?
Il était là, les avant-bras posés sur ses genoux, les
mains jointes en avant, le dos très courbé, ses yeux
regardant sous le pupitre devant lequel était assis son
missionnaire. Plus le silence se prolongeait, plus il
avait l'air de s'affaisser. Monéri inspectait cette figure
intelligente, ces traits fins que la sensualité n'avait
point épaissis et il se disait :
— S'il fût demeuré païen, Jacob serait à l'heure
qu'il est le chef du village de Mandlati. Il est riche, il
possède quatre filles; il les aurait vendues et se serait
procuré plusieurs épouses. Comme sa première femme
Lina est vieille, il aurait « lobola » Martha qui est
jeune et il mènerait sa vie de polygame avec la meil-
leure conscience du monde, entouré de l'admiration
de toute sa tribu.... Au lieu de cela, il a donné deux
de ses filles à des jeunes évangélistes sans se faire
payer. L'argent qu'il a épargné, il l'a consacré aux
206 A Vécole de la station
études de son fils aîné qu'il a envoyé dans une école
supérieure.... Le vieux missionnaire se sentit soudain
pris de pitié pour Jacob. Mais il réagit sans tarder.
L'Eglise a été souillée, l'Evangile terni; malheur à
celui qui expose le nom de Christ à l'opprobre.
Et d'une voix sévère, il dit : « Jacob, je sais tout. »
Jacob ne bougea pas.
Enfin, levant ses j^eux de l'air le plus innocent du
monde, il dit : « Eh quoi donc ? »
Le retour au type chez le chrétien noir se manifeste
de deux manières. D'abord par la désassociation de la
vie morale et de la vie religieuse. Jacob avait prati-
qué cette désassociation durant cinq ans, menant une
existence d'adultère, d'immoralité, tout en conservant
sa position dans l'Eglise, ses privilèges de commu-
niant et d'évangéliste. îl manifestait maintenant le
second caractère du chrétien dégénéré. Il exigeait
qu'on lui donnât des preuves juridiques de sa faute et
ne s'estimait pas coupable tant que le procès n'avait
pas été dûment instruit. Rien d'étonnant à cette pré-
tention, psychologiquement parlant : Le Dieu vivant
et saint a^'ant disparu de son horizon, le tribunal des
hommes restait seul l'arbitre de sa culpabilité.
Il fallut donc appeler sa complice, les confronter,
le dénonciateur Frank étant présent, et c'était pitié
vraiment de voir la pauvre femme forcée d'accuser
son séducteur, partagée, on le vo3'aiL, entre la crainte
de son frère et celle de son évangéliste. Frank était
implacable ; il tenait à son chiffre de cinq, car il avait
bien l'intention de réclamer cinq fois dix livres d'a-
mende, une dizaine pour chaque action criminelle.
C'est le tarif fixé par le tribunal indigène. Et comme
Jacob protestait et disait : — Tu me tues, le jeune
homme ajouta seulement ce mot : — C'est bien I Nous
irons chez le commissaire !
La résistance du vieux tomba du coup. Il savait
U éternel féminin 207
Frank au courant des us et coutumes des blancs; s'il
le menaçait du commissaire c'est que, sans doute, la
peine infligée par le tribunal anglais était bien plus
terrible encore. Qui sait ? On allait le mettre, lui Jacob,
en prison pour de longues années.
— Je payerai les cinquante livres, dit-il.
— Elles serviront à l'éducation de l'enfant qui
naîtra.
— Et maintenant, reprit le missionnaire, après que
les deux hommes eurent réglé leur aff"aire à eux, toi,
Jacob, tu es cassé de ta charge d'évangéliste. Tu es
mis sous discipline pour longtemps. Tu ne souilleras
plus la table sainte de ta présence. Je ne te repousse
pas. Au contraire I Que Dieu ait pitié de toi et te
ramène à Lui ! Viens donc au culte, tous les diman-
ches, mais tu t'asseoiras au dernier banc, avec les
pénitents. Au reste l'annexe que tu as tuée par tes
infidélités sera supprimée et tes ouailles pourront
venir sur la station pour les cultes et les catéchismes,
si elles désirent encore suivre la voie de Dieu.
Accablé, atterré, le vieux pécheur courbait son dos
plus bas. Il regardait d'un œil plus fixe le plancher.
Enfin il dit : Pourrai-je rester dans ma maison ou
dois-je m'en aller avec toute ma famille ?
— Tu peux y demeurer pour le moment bien qu'elle
ait été construite par l'Eglise. On verra plus tard.
Jacob se leva pour partir. Arrivé à la porte, il se
retourna pour saluer. Il resta un moment debout, les
genoux un peu plies, serrés l'un contre l'autre, ses
paupières tremblotantes, dans une attitude étrange-
ment simiesque. il avait un air à la fois méprisable
et pitoyable. Que voulait-il dire? Enfin il se retira.
Les deux missionnaires demeurés seuls dans la
petite chambre peu éclairée se regardèrent. Ils pous-
sèrent en même temps un gros soupir....
— Triste, triste ! disait Senior.
208 A r école de la station
— Navrant, répondit Junior.... Ah ! la déchéance !
Ce que les Anglais appellent le « down grade )) ! Vous
rappelez-vous les tas de noyaux de « makagnes » der-
rière le village de Jacob ? On buvait, on buvait beau-
coup chez lui. L'immoralité va toujours de pair avec
l'ivrognerie.
— Pauvre homme I Si intelligent, si profondément
déchu ! Et il faudra annoncer la terrible nouvelle à
l'Eglise, dimanche prochain....
— Evidemment. Elle va du reste s'ébruiter sans
tarder....
— Que Dieu nous soit en aide ! Puisse le scandale
n'être pas trop meurtrier !
— La déception est grande, certes, et c'est navrant
d'avoir à supprimer une annexe. Au reste, il est évi-
dent qu'un mauvais esprit souffle depuis quelque
temps sur notre congrégation. A l'école aussi nous le
sentons : je suis fort préoccupé par Zidji.
— Par Zidji? Est-ce possible? Le brave des braves !
— Je crains qu'il ne file un mauvais coton. Mais je
ne sais encore rien de positif.
Et les deux hommes qui avaient mis tout leur cœur
à leur œuvre se serrèrent la main avec tristesse et se
séparèrent.
Le lendemain l'attelage des six bœufs de la station
partait pour l'annexe supprimée. On chargeait sur le
wagon les tables, les bancs, les tables d'épellation, le
tableau noir, tout le matériel scolaire et ecclésiastique
qui avait été confié à Jacob. Celui-ci, les mains dans
ses poches, les genoux plies, l'œil vague, laissa les
garçons de Monéri accomplir leur œuvre. Sa femme
lui demanda: «Que font-ils?» Il répondit par un
haussement d'épaules. Etait-elle dans le secret?
Quel triste culte, le dimanche suivant, dans l'église
où l'on avait passé tant de belles heures lors de la
guerre.... Après la lecture des bans de John et Lydia,
L'éternel féminin 209
faite pour la seconde fois, le vieux missionnaire
raconta en phrases brèves, mesurées, l'histoire de
Jacob. Il choisit ses termes, parce qu'il y avait des
enfants dans l'assemblée, mais tous ceux qui pouvaient
comprendre comprirent. Cette communication fut
écoutée dans un profond silence. Il est arrivé dans
d'autres occasions analogues que des gémissements,
de véritables lamentations s'élevèrent dans l'auditoire.
Aujourd'hui rien de pareil ne se produisit. Les vieux
étaient mornes. Les jeunes pensaient à la noce.
Elle eut lieu un certain mercredi, quinze jours plus
tard, cette noce de John Mbanyélé et de Lj^dia Ndona,
et, malgré les fâcheux auspices, elle fut très gaie, trop
gaie au goût des missionnaires. Ceux-ci avaient songé
un instant à la célébrer sans fête, car l'Eglise était en
deuil. En définitive ils n'avaient pas estimé que toute
la jeunesse dût payer pour la faute d'un seul et ils
laissèrent Dabouka faire comme il l'entendait. Le
mariage devait, en effet, se célébrer dans le village du
chef où les parents de la jeune fille demeuraient.
Dabouka avait déménagé peu de temps auparavant du
côté de la plaine, dans les collines rocailleuses que le
Gouvernement lui avait données comme réserve pour
lui et sa tribu. Il avait construit en un site pitto-
resque une maison à l'européenne, recouverte de tôle
galvanisée et entourée d'une véranda. Un grand arbre,
moins beau que le figuier de l'ancienne capitale, abri-
tait sa place publique et c'est à l'ombre de ce géant
qu'il avait disposé les bancs pour les amis de noce et
la table et les chaises pour les missionnaires. Derrière,
on voyait une longue file de huttes.... De l'autre côté,
c'était la brousse, les mimosas épineux tout couverts
de pompons jaunes, les herbes verdissantes du prin-
temps et, par-dessus, la chaîne du Drakensberg avec la
coupole ro3'^ale du Mamotsuiri. La journée était
14
210 A l'école de la station
superbe. L'Afrique rayonnait. L'Afrique, le continent
des pleurs, tressaillait de joie.
Dès neuf heures la foule commença à affluer à la
capitale : gros païens à couronne de cire sur le crâne,
femmes vêtues de leurs jupes minimes bariolées de
rouge et de bleu et puis les chrétiens, les jeunes
gens en pantalons et cols rabattus et les jeunes filles pa-
rées de leurs toilettes claires avec des rubans qui pen-
daient dans le dos.... Ces rubans bleus, blancs, roses
qu'on portait il y a quelques années et qu'on appelait du
nom étrange de « Jeune homme, suivez-moi, » faisaient
fureur au sein de la jeunesse féminine du Bokhaha et
plus d'une qui n'avait pas pa3"é sa contribution ecclé-
siastique en avait suspendu deux ou trois dans la
région des omoplates.
Un peu plus tard la voiture des missionnaires fut
signalée. Dabouka leur avait prêté deux mules frin-
gantes pour les amener plus rapidement à travers la
plaine. Puis ce furent les jeunes hommes de l'école
d'évangélistes qu'on entendit dans le lointain souf-
flant dans leurs trompettes. Car c'était jour de congé.
Plusieurs d'entre eux étaient amis de noce de l'époux.
Zidji était le premier en sa qualité de parent et cama-
rade d'enfance. La troupe se forma à quelque distance
de la capitale et fit son entrée en jouant assez propre-
ment un cantique à quatre voix....
Les demoiselles d'honneur, après s'être promenées
dans la foule, les bras ballants et en fredonnant des
airs, se retirèrent dans une hutte spéciale ; les garçons
en firent autant. Monéri s'installa sous l'arbre derrière
la table, les hommes s'assirent par terre d'un côté,
les femmes de l'autre, chrétiennes au centre, païennes
à la périphérie et on attendit. Un mouvement se pro-
duisit du côté des huttes ; une robe blanche parut.
Alors toute l'assemblée se leva et l'on entonna le
chant de réception des mariés :
U éternel féminin 211
Salut, ô mariés ! Venez avec bonheur :
C'est Dieu qui vous appelle,
C'est Lui qui vous unit!...
Les basses puissantes répondaient aux sopranos
criards en des vocalises, des coulées du plus bel effet.
D'une autre hutte les jeunes gens sortirent ; Dabouka
conduisait l'époux et Ndona, le païen endurci, l'œil
plus dur, plus indifférent que jamais, accompagnait la
belle Lydia à l'autel. Il avait admis pour un jour le
cérémonial chrétien Les deux cortèges se réunirent
sur la place, se fraj^èrent un passage jusqu'aux bancs.
Qu'elle était jolie, Lydia, avec sa toilette blanche toute
simple, son turban immaculé, couronne d'argent dans
ses cheveux très noirs. Ses yeux brillaient de joie.
Elle n'était pas morose. Elle ne faisait pas la moue
comme c'est le cas de presque toutes les épouses noi-
res le jour de leur noce. Mais elle marchait pénible-
ment, la malheureuse ! Elle avait chaussé une paire
de souliers bruns trop petits pour son pied. L'antilope
sauvage s'était laissé emprisonner pour obéir à l'ab-
surde étiquette des Eglises indigènes.
Monéri Junior qui était assis auprès de son collègue
tressaillit. Derrière les époux venait Zidji ; il était le
plus beau, le plus grand des amis de noce. Mais il
accompagnait Dédéya.... Dédéj^a ? C'était donc vrai!
Cette fille était habillée avec un mauvais goût parfait.
Un corsage de velours vert, dix gros bracelets à cha-
que bras et, sur le front, une cocarde faite avec une
queue de civette et quatre grands picots surmontés de
fausses améthj^stes qui se croisaient derrière la cocarde
en diagonales. Et quelle figure 1 Des j^eux éteints,
désagréablement langoureux avec des éclairs peu ras-
surants et une tignasse comparable à celle d'un mou-
ton qu'on n'a pas tondu pendant au moins deux ans.
Avec une gaucherie rare tout ce monde vint s'asseoir
sur les bancs préparés, les deux époux avec leurs
212 A l'école de la station
conducteurs sur celui de devant, les garçons tous en-
semble sur le second banc et les filles au hasard,
comme elles purent, sur le troisième. L'époux avait
des pantalons gris retroussés, une jaquette noire, une
cravate bleue et rouge et un petit chapeau fortement
abaissé sur les yeux. L'un de ses camarades, l'artiste
du Bokhaha, qui savait sculpter, modeler, voire même
coudre des robes (il était l'auteur de celle de la ma-
riée), un jeune homme qui répondait au nom d'Alfred,
se distinguait par une touffe de cheveux crépus qu'il
avait laissés croître à l'avant de la tête. Il avait enfilé
dans sa boutonnière une marguerite couleur carmin,
la « Barberton daisy » qui fleurit au printemps dans
les vallons ombragés. Lydia tenait à la main trois
fleurs de lis roses. Elle était digne de tenir des lis.
C'était une pure jeune fille.
Le service fut célébré au sein d'un silence relatif.
Le marié, répétant après le missionnaire les paroles de
la liturgie, dit à voix assez haute :
— Je veux vivre avec elle selon la règle chrétienne,
observant les devoirs que la Parole de Dieu m'impose.
Je l'aimerai, je l'exhorterai à marcher sur les traces du
Seigneur. Je la garderai, je la délivrerai du mal, je ne
la battrai pas.
Ici les garçons se lancèrent un regard par-dessous.
Dans une église voisine, un époux prudent avait un
jour ajouté à cette promesse la réserve suivante : « Je
ne la battrai pas si elle m'obéit » Cela avait fait
scandale. John Mbanyélé promit sans réserve. Il
alla bravement jusqu'au bout répétant toutes les paro-
les de l'engagement chrétien. La jeune fille, elle, écouta
en silence la formule des promesses féminines et se
contenta de répondre ; « Eéé, » c'est-à-dire oui. Le céré-
monial de l'Eglise thonga le veut ainsi, par condes-
cendance pour la femme qui serait trop émue si elle
avait à parler en public.
L'éternel féminin 213
Après quoi le missionnaire leur dit aux deux:
« Donnez-vous la main, » et il les bénit.... Lydia se
tint debout avec un véritable héroïsme durant tout
l'interrogatoire. Ses souliers lui faisaient mal. Elle
n'eut pas le courage de les enlever durant le prêche
comme d'autres l'ont fait avant elle. Elle supporta l'é-
preuve victorieusement.
Après une exhortation générale aux païens sur la
beauté du mariage chrétien, Monéri donna la bénédic-
tion finale. Le cortège se reforma et alors commença
une curieuse cérémonie, une cérémonie d'un pittores-
que achevé à laquelle les missionnaires assistaient
étonnés et amusés. Les époux se donnant le bras
étaient suivis des six couples de leurs amis de noce.
Ils étaient tous graves, sérieux comme s'ils eussent
suivi un corbillard. Ils chantaient et toute la foule
avec eux un cantique bien rythmé, l'un des plus popu-
laires du recueil, mais dont les paroles n'étaient rien
moins que gaies.
Tu es infiniment grand, ô Eternel.
Tu es un Dieu de justice !
Et tes jugements sont terribles....
Un des évangélistes muni d'une queue de bœuf les
précédait. De temps en temps, il sortait du cortège,
courait vers les mariés, les époussetait des pieds à
la tête avec ce plumeau d'un nouveau genre, s'em-
pressant, souriant, faisant le fou. Tout autour la foule
se pressait, gaie, admiratrice, en liesse.... Mais bien-
tôt on vit deux partis se former. Un gaillard de six
pieds de haut, nommé Samuel, frère de Lydia, arriva
portant une branche verte et un monumental couteau.
Il s'élançait en avant, il courait, il revenait vers les
époux brandissant son arme et criant :
« Vous dites que nous sommes vaincus parce que
nous vous avons abandonné notre fille ? Point du
214 A l'école de la station
tout I Nous ne l'avons laissée aller que parce que nous le
voulions bien. Qui êtes-vous donc? Des sans le sou,
des misérables.... Avez-vous même une maison pour
l'abriter, dites ? »
Là -dessus une sœur de l'époux s'écrie : « Vous
êtes vaincus ! Nous l'avons maintenant notre femme ;
vous ne la reprendrez jamais, tas de gens de rien, fils
de chien ! »
Et Samuel de répondre toujours plus excité : « C'est
parce que nous l'avons bien voulu. «
Il file, il disparaît ; il revient avec une pioche : il la
brandit, il laboure la place : « Elle est une fameuse
laboureuse, allez ! Elle vous dépasse toutes, vous les
femmes de Mbanyélé. Vous ne lui allez pas à la che-
ville. »
Là-dessus, deux ou trois vieilles, les mères et tan-
tes de l'époux, courant à petits pas, tout essoufflées,
s'approchent de la mariée et vont crier à ses oreilles :
« C'est nous qui sommes tes belles-mères ! Sois heu-
reuse d'avoir obtenu un mari. C'est à nous que tu le
dois. Mais tu n'as pas de respect pour nous Tu vas
amener de mauvaises mœurs dans notre village.
Nous vous connaissons, vous tous du clan des chiens. »
« Taisez-vous, s'écrie une des parentes de Ljdia
et voyez. »
Elle répand sur le sol un panier plein de farine :
(( C'est ainsi que vous ferez. Quand elle aura bien pilé
son grain, vous le jetterez par terre, vous la persécu-
terez. Vous l'appellerez une paresseuse, une adul-
tère.... »
Une autre arrive sur ces entrefaites avec un vieux
sac vide, percé, troué, qu'elle avait ramassé au fond
d'une hutte : « Voilà votre image. Toute votre fortune
tiendrait là dedans, dit-elle, gens de rien.... »
Les sœurs de l'époux se précipitent sur elle, lui
arrachent le sac, le lancent hors du villaaîe avec des
L'éternel féminin 215
rires à en perdre haleine. Et c'étaient des lazzis, des
défis, des insultes sans fin ! Gabaza, la femme de Da-
bouka, parent de John, se venge de l'insulte du sac
en lançant sur la place un vieux journal froissé,
maculé : « Voilà ce que vous êtes, vous ! »
Là-dessus les sœurs de Lydia se précipitent, pous-
sent avec leurs pieds le papier aux confins de la
place.... Gabaza le ramène. Elles se bousculent:
« Vous ne possédez même pas une cuillère pour la don-
ner à notre fille, dit la vieille Sara, la mère de l'épouse,
dont la figure attristée s'est singulièrement excitée à
ce jeu. »
Et pendant ce temps le cortège continue sa proces-
sion chantant le Psaume 116.
J'aime mon Dieu, car son divin secours
Montre qu'il a ma clameur entendue.
Rien de plus étrange que ce contraste entre la mélo-
die huguenote et la scène de mœurs bantoue. Car c'est
là évidemment l'antique coutume du combat simulé
qui accompagne toujours la conclusion d'un mariage
chez les tribus thonga. D'aucuns disent que c'est le
reste défiguré des mariages par enlèvement que l'on
aurait pratiqués autrefois. D'autres expliquent ce rite
par le désir qu'éprouvent les parents de la mariée de
faire valoir leur fille et de compenser ainsi en quelque
mesure la diminution que subira leur famille par le
départ de l'épouse.
Il se produisit un très drôle d'incident durant cette
promenade agitée. Une vieille femme, parente de Lydia,
oublia à quel parti elle appartenait et se mit à insulter
la famille de l'épouse.
— Que fais-tu, nigaude, lui dirent ses proches, c'est
sur les autres qu'il faut tomber.
Mais la vieille, ayant apparemment perdu la tête
complètement, défendait sa position et continuait de
216 A l'école de la station
plus belle. Au reste ce combat est des plus platoni-
que. On n'en vient que très rarement aux coups. Il est
bien entendu que c'est un jeu et rien de plus. Parfois
cependant cela finit mal.
Le soleil était au zénith. Il faisait une chaleur intense
et, dans l'excitation du combat simulé, les visages
noirs s'étaient couverts de sueur. Aussi se dirigea-t-on
volontiers vers la maison du chef lorsqu'un messager
annonça que le repas des époux était servi. Dabouka
avait bien fait les choses. Les jeunes gens trouvèrent
des tables mises, des chaises, des assiettes et des ser-
vices. Il y eut trois viandes, l'une entre autres accom-
pagnée de riz assaisonné de «cury»; il y eut de nom-
breuses cruches de bière plus ou moins légère. Les
invités ne savaient pas tous manger proprement. Ils
avaient l'air fort intimidé et le silence régnait parmi
eux quand les missionnaires vinrent les saluer et leur
souhaiter un bon appétit. Peu à peu cependant le
genre solennel fit place à la gaieté et, les estomacs
une fois satisfaits, la procession reprit de plus belle
d'un bout à l'autre de l'unique rue du village et retour.
Tous les chants du répertoire y passèrent. Les graves
mélodies prenaient un caractère plus sauvage. Le
cortège accélérait sa marche. Le soleil descendait à
l'horizon.
— Gana, dit Monéri à l'un des évangélistes qui sui-
vait aussi les cours de l'école, nous devons retourner
à la station. Reste ici et surveille la fête pour qu'elle
se termine convenablement. A huit heures du soir, tu
congédieras chacun. Et la carriole des missionnaires
partit.
Les élèves de l'école devaient être rentrés à neuf
heures dans leurs quartiers, car il y avait une heure
de marche de la capitale de Dabouka à la station. A
dix heures ils n'avaient pas encore paru. Enfin vers
dix heures et demie on entendit des sons discordants
L'éternel féminin 217
de trompettes. Ils arrivaient accompagnés par Gana.
Celui-ci, voyant encore de la lumière sous la véranda
du directeur, gravit la colline pour expliquer le
retard :
— J'ai fait mon possible pour disperser la foule à
huit heures. La plupart sont retournés chez eux, mais
les amis de noce n'ont rien voulu écouter et celui qui
s'est opposé le plus fortement c'est Zidji. Je ne sais
pas ce qu'il avait. Peut-être était-ce à cause de la bière
qui lui était montée à la tête ou à cause de sa voisine
qui avait une cocarde sur la tête.
Le lendemain le directeur appela Zidji dans son
petit bureau particulier. Lorsqu'un élève était convo-
qué dans cette pièce-là, c'est que l'affaire était grave.
Zidji n'y avait encore jamais passé. Cependant Monéri
lui parla avec douceur. Il lui demanda pourquoi il
n'avait pas obéi, s'il y avait quelque chose de nou-
veau, d'interdit dans sa vie. Il ouvrit toute grande
devant le jeune homme la porte des confessions. Zidji
se raidit. Il n'avoua rien. Il déclara que tous les amis
de noce avaient été d'accord pour prolonger un peu
les réjouissances et queDabouka le leur avait permis.
Du reste, ils n'avaient fait que chanter des canti-
ques.
Il était aisé néanmoins de sentir que Zidji avait le
cœur tout à fait pris; mais il n'avait commis aucune
action prouvant qu'il avait des relations avec la jeune
fille; le missionnaire s'abstint donc de l'interroger sur
ce sujet; c'eût été souverainement impolitique : en
l'absence d'aucune preuve Zidji eût triomphé et ce
triomphe l'eût endurci.
Le fait probant, le fait patent d'ailleurs ne pouvait
manquer de se produire et il se produisit en effet sans
trop tarder.
218 A l'école de la station
Pour comprendre le récit qui va suivre, il est néces-
saire de se rendre compte de la topographie des lieux
où se passe notre histoire. La station, avons-nous dit,
était bâtie au flanc d'une colline. A mi-côte se dressaient
les deux maisons des missionnaires, l'une d'elles abri-
tée par le grand figuier sous lequel Monéri recevait
parfois ses hôtes. Au pied les néophj^tes avaient bâti
leurs cases qui formaient deux rues superposées sur
la moitié Est de la colline. Sur la moitié Ouest, au
même niveau, se trouvait l'établissement de l'école
d'évangélistes. Il était séparé du village des chrétiens
par une zone vague assez large où le directeur avait
installé le jardin de l'école. On pouvait donc se rendre
à plat de chez Dédéya chez Zidji. Mais le petit sentier
qui reliait le dortoir des jeunes gens à la maison de la
jeune fille était très peu fréquenté et d'ailleurs il 3'
avait une règle qui interdisait à n'importe qui d'aller
sur le terrain de l'institution et d'entrer dans les mai-
sons sans permission spéciale. C'était prudent. Or
récemment les jeunes filles du village avaient pris
l'habitude de fouler plus souvent ce sentier, cela grâce
à ce fameux canal qui faisait la richesse et le malheur
des habitants. En effet on n'osait pas puiser l'eau
directement au ruisseau pour les usages culinaires, vu
que chacun s'}' lavait le corps et qu'il roulait passa-
blement d'immondices. Les élèves évangélistes avaient
eu l'idée de creuser non loin de leur maison un petit
puits au-dessous du canal. L'eau filtrait à travers la
terre et se purifiait. Elle remplissait le trou et était
sensiblement plus claire que celle du ruisseau. Au
village aussi les hommes avaient fait un puits de ce
genre. Mais il s'était effondré et on ne l'avait pas
réparé. Aussi les femmes avaient-elles commencé à se
servir de celui des élèves et, sans qu'on y eût pris
garde, elles l'avaient adopté peu à peu. Filles et fem-
mes passaient et repassaient donc à travers la zone
U éternel féminin 219
intermédiaire, droit au-dessus des carrés de légumes
de Monéri, leurs cruches de terre sur la tête. Or tout
autour du puits primitif, Zidji avait planté des cannes
à sucre. C'était son petit jardin particulier. Car dans
cette région incomplètement cultivée, chaque élève
avait le droit de semer ce qui lui plaisait durant ses
loisirs. Un beau matin, peu de jours après la noce de
Lydia, Zidji cacha à l'aisselle d'une des feuilles de ses
roseaux sucrés une lettre pour sa belle. Il savait qu'elle
viendrait au puits. Il l'avait sans doute avertie qu'il
placerait ses messages dans cette cachette digne d'a-
briter des billets doux; il est probable que les deux
amoureux en avaient échangé plusieurs déjà à cet
endroit propice.... Le sort voulut que ce matin-là, tan-
dis que Zidji assistait innocemment à une leçon sur
les fractions, le vent fit tomber la lettre par terre.
Monéri qui était allé visiter son jardin aperçut la
feuille de papier et la ramassa. Ce qu'il vit l'étonna si
fort qu'il la mit dans sa poche et alla s'asseoir à son
bureau pour l'examiner en détail. Elle était écrite en
thonga et commençait par ces mots :
« Oyo 1 yo 1 3^0 1 Deareys (pour dearest, très chère),
ma bien-aimée. Je pleure lorsque je vois qu'on va te
prendre à moi ! Cette lettre est une lettre pour mon-
trer que je t'aime. Adieu 1 adieu !
Dearest I ou ma bien-aimée. Je m'arrête ici. C'est
moi qui suis à toi. »
Suivaient des dessins faits au pointillé avec une
gaucherie très grande et qu'accompagnaient quelques
phrases explicatives. D'abord un objet ressemblant à
un soufflet de cuisine gonflé et sous lequel on lisait :
« Mon cœur, quand il est heureux. » Puis une cons-
truction étrange en triangles et en arabesques avec
cette inscription : «Une fleur très brillante qui repré-
sente très bien l'amour. » Et, au-dessus, l'image d'un
arbre avec des branches en grand nombre portant
220 A l'école de la slation
chacune à son extrémité quelques points noirs sym-
bolisant des fleurs. L'explication disait : « C'est ton
cœur, il est long autant que cet arbre. » De l'autre
côté de la page l'amoureux avait dessiné cinq ou six
tableaux plus significatifs encore. En haut, à gauche,
un portrait féminin entouré d'ondes mystérieuses était
interprété par ces mots : « Cela montre que nous ne
devons pas nous séparer. » Un autre, à la taille très
étroite, le visage en profil, le corps de face avait été
pointillé avec un soin spécial. « C'est toi que j'aime
toujours, » disait la légende. Au-dessous, une forme
masculine que Zidji avait eu l'intention de rendre
aussi hideuse que les autres étaient angéliques, était
accompagnée de cette exhortation dictée par une jalou-
sie noire : « Vois combien vilain est l'homme que tu
aimes, Velémou. »
— Tiens, il y a donc un rival, se dit Monéri. Ce
Velémou, c'est sans doute Wilhelm, un jeune homme
qui est aussi revenu récemment des villes, aj^ant
gagné beaucoup d'argent. Il est vrai qu'il en a aussi
rapporté une maladie de poitrine. Mais cette coquette
de Dédéya se laisse faire la cour par lui aussi....
Enfin, dans un cadre qui occupait la fin de la let-
tre, on voyait deux amoureux se donnant la main....
probablement deux époux devant l'autel, le jour de
leur noce, debout comme John et Lydia et on lisait
autour des formes carrées du jeune homme : « Tu me
vois ici, ma très chère, moi qui t'aime beaucoup. Il
faut que tu me voies. »
Et près de la taille de guêpe de la jeune fille : «C'est
toi, le jour où nous sommes debout ensemble. Regarde-
toi bien, ma bien-aimée. »
— Touchant ! Vraiment touchant, dit Monéri quand
il eut fini sa lecture. Brave Zidji 1 II n'y a rien de
vilain, rien d'impur dans ce billet. C'est innocent
comme l'enfant qui vient de naître 1 Les billets doux
-Si ^
^<-^
^^ÎQAiMoMck &^Ml '^C^êVtU R^-Mèî^
Billet doux d'un étudiant iioir.
222 A l'école de la station
des noirs sont en général bien différents. Témoin celui
de cette jeune fille répondant à un soupirant et lui
demandant, entre autres, de lui procurer.... un corset.
Mais, c'est bien grave 1 Le cœur de Zidji est terrible-
ment pris, ça se voit. Or il a encore trois ans d'études
devant lui. Il lui est interdit de se fiancer à l'école.
Jamais il n'attendra jusqu'alors. Et même s'il atten-
dait, cette pécore de Dédéya ferait son possible pour
précipiter les affaires. Or il y a le péché africain qui
est à la porte!... Quelle déplorable histoire ! Malheu-
reux garçon !
Monéri appela Zidji dans l'après-midi et, sans
autre, il lui mit la lettre sous les yeux. Le sang afflua
au visage du jeune homme. Il ne sut que dire.
— Mon fils, dit le directeur à son élève, ce n'est pas
mal de la part d'un jeune homme d'aimer une jeune
fille. Mais pour toi, ici, à l'école d'évangélistes, ce
n'est pas ton affaire. Tu connais la règle. Cette règle
est sage. Rappelle-toi ce que vous a dit l'évangéliste
Abraham aux derniers examens : « Il est impossible
de porter deux antilopes à la fois sur son épaule.
L'une glissera toujours par-dessus l'autre. Il est impos-
sible de rôtir deux cailles dans la même marmite.
Celle du haut ne sera pas cuite à point, ou si elle l'est,
celle du bas sera brûlée. » Tes études avant tout. Tu
n'as pas le temps de te fiancer maintenant. Abandonne
cette histoire immédiatement; prends-en la résolution
devant Dieu, sinon j'ai grand'peur que tu ne dérail-
les Va réfléchir, Zidji. Je ne te punis pas, aujour-
d'hui. J'espère que tu auras la victoire 1 Je prierai
pour toi, de mon côté, et quand tu sentiras que tu as
vaincu la tentation tu viendras me le dire.
Zidji se leva sans mot dire et retourna au jardin où
il était en train de repiquer des laitues.
C'est avec une sollicitude toute paternelle que le
missionnaire suivit son élève des veux et du cœur
L'éternel féminin 223
durant les semaines qui suivirent. Le visage des noirs
est si impassible qu'on a grand'peine à deviner ce qui
se passe derrière. Il semblait néanmoins que Zidji
avait pris à cœur l'exhortation. Pas une lettre ne fut
trouvée dans les cannes à sucre. A l'église, il ne détour-
nait jamais les yeux vers les bancs des filles. Un
samedi soir, il demanda la permission d'aller évangé-
liser quelques villages dans la plaine, du côté du nord.
C'était l'habitude des élèves de consacrer leur diman-
che à ce travail de temps à autre. Ils partaient à
trois ou quatre heures le matin et revenaient au cou-
cher du soleil.
— Qui t'accompagnera? demanda Monéri.
— J'irai seul, dit-il.
— Bien ! Tu peux aller, répondit le directeur qui
faisait exprès de témoigner une confiance particulière
au jeune homme pour faire appel à son sens de l'hon-
neur. Mais le lendemain, lorsque la cloche du souper
sonna, Zidji n'était pas de retour. Davida, le surveil-
lant, vint en avertir Monéri.
— Appelle tout de suite Gana, dit celui-ci.
Gana était un des élèves de l'école. Mais c'était un
homme marié et il demeurait au village des chrétiens.
Le directeur l'avait mis au courant des affaires de
cœur de Zidji et l'avait prié de surveiller Dédéya.
— Gana, dit-il, va t'informer chez Dick où est
Dédéya.
Gana redescendit au village, questionna la vieille
mère qui surveillait avec plus ou moins de succès la
jeunesse indisciplinée de cette maison. Dédéj^a était
sortie dans le courant de l'après-midi et n'était pas
rentrée. On ne savait où elle avait disparu.
— Malheur, s'écria Monéri en apprenant cela.
Pourquoi ai-je permis à ce garçon de partir seul ? Ils
ont évidemment comploté un rendez-vous. Que va-t-il
se passer?
224 A l'école de la station
Dans son angoisse, il prit sa trompette et, à plusieurs
reprises, il lança dans toutes les directions les deux
notes bien connues des élèves qui signifient : « Bouj^ane,
venez ! »
Zidji et Dédéya entendirent l'appel. Ils étaient déjà
sur le chemin du retour. Il est vrai qu'ils s'étaient fixé
un rendez-vous, vrai aussi que Zidji avait simulé un
grand désir d'aller évangéliser les païens pour avoir
l'occasion, au retour, de voir sa bien-aimée Ils s'é-
taient rencontrés au delà du ruisseau, lorsque le soleil
se penchait à l'horizon vers la cime de Mabéléké....
Le jeune homme avait redit à la jeune fille son amour,
il l'avait assurée que jamais il ne l'abandonnerait,
malgré tout ce que Monéri lui avait dit. Puis, la pre-
nant par la taille, il l'avait entraînée par un chemin
écarté, vers le désert, dans une région inhabitée où
pâturaient les bœufs. Au bord d'un petit étang formé
par le ruisseau, sous l'ombre épaisse de quelques
arbres toujours verts ils s'étaient assis, causant, jouant,
et ils glissaient rapidement sur la pente qui a conduit
tant de pauvres humains à l'abîme lorsque soudain un
grognement sourd se fit entendre non loin d'eux.
Ramené au sentiment de la réalité, Zidji sauta sur ses
pieds. Il vit une forme noire qui s'enfu3'ait dans l'om-
bre croissante de la nuit. Il eut peur. Il se dit :
« Qu'est-ce que je fais ici? »
A ce moment retentit l'appel de la trompette. La
tète basse, il reprit le chemin de la station avec
Dédéya. Arrivés aux environs du village ils se sépa-
rèrent pour n'être pas aperçus ensemble et, à ce
moment-là, la forme noire reparut. C'était un immense
porc, le porc du père Shelling qui sortait parfois de
son enclos, parce que quelques perches étaient pour-
ries. Zidji se sentit rassuré.
Mais Monéri l'attendait et l'appela tout de suite dans
le bureau où se traitent les affaires.
U éternel féminin 225
— D'où viens-tu ?
Silence. Zidji était troublé, mais il était plus mécon-
tent qu'humilié.
— Tu as eu un rendez-vous avec Dédéya ?
Nouveau silence.
— Si tu ne te hâtes pas de dire le contraire, je croirai
qu'il en est bien ainsi.
Zidji se tut. Il n'était pas menteur. D'ailleurs une
dénégation n'aurait servi de rien.
— Ainsi tu n'as pas écouté les conseils de la dou-
ceur. Tu ne crains pas de compromettre ta vocation,
toute ta carrière pour une fille qui n'est qu'une
coquette. . . . Eh bien, sache que durant les vacances qui
vont commencer tu ne resteras pas au village. Tu
accompagneras le wagon qui doit aller aux Spelonken;
tu conduiras les bœufs. C'est ta punition. Et prends
garde à toi !... La règle de l'école ne sera pas suppri-
mée à cause de toi et si toi tu veux la transgresser, tu
seras chassé, tu entends?
La voix de Monéri était sévère. Il aimait profondé-
ment son élève mais sa patience était à bout.
Zidji tressaillit quand il entendit ces mots : « Tu
seras chassé. » Il se leva et sortit sans dire bonsoir.
Son cœur était tout-à-fait révolté. Il se disait : « Je
serai chassé si je ne renonce pas à Dédéya. Or je ne
veux pas l'abandonner, jamais. Donc il ne me reste
qu'une chose à faire : Partir! »
Quand il redescendit vers ses camarades, il les
trouva en prière dans la salle d'études. Alors il entra
dans le dortoir, fit un paquet de ses hardes, laissa tous
ses livres, tous ses cahiers, tout ce qu'il avait tant
aimé et fila droit à travers la campagne, droit vers la
grande route de la diligence, du côté de la ville, là où
on trouve de l'argent et l'oubli.... Il courut, courut
jusqu'à en être essoufflé, par delà le magasin du Sué-
dois, jusqu'au gué qu'on traverse sur des pierres, là
15
226 A V école de la station
où commence la civilisation, où on rencontre les calè-
ches des mineurs blancs.... Pourtant, avant de passer
la rivière, il s'arrêta. Il regarda vers les montagnes,
vers cette colline de la station où l'on voyait briller
une lumière très petite, très vacillante.
— Qu'est-ce que je fais, se dit-il de nouveau. Que
dira Monéri ? Que diront mes camarades ? Que dira
Dédéya ?
Mais l'évocation de la figure aimée réveilla tous ses
sentiments de révolte : « Impossible de vivre cette vie
plus longtemps! » se dit-il.
Il s'engagea sur les pierres qu'il connaissait toutes
par cœur, sauta de l'une à l'autre à la clarté minime
des étoiles et continua son chemin toute la nuit. Le
surlendemain au soir il arrivait dans les environs de
Pietersbourg, n'a^^ant rien mangé qu'une assiettée de
maïs que des Ba-Souto de la montagne lui donnè-
rent.
De grand matin Davida se leva. Il vit que la place
de Zidji était vide. La veille déjà, en venant se cou-
cher, il avait remarqué son absence, mais il avait espéré
qu'il reviendrait pendant la nuit. Il constata que les
meilleurs habits du jeune homme, sa couverture, sa
natte avaient disparu « Il est parti, » se dit-il. Tous
les élèves s'en aperçurent. Mais ils ne dirent rien. Le
surveillant alla avertir le directeur de l'école avant la
cloche de la première leçon. Celui-ci sentit un coup
le frapper au cœur. Il avait été en angoisse tout le soir
et s'était réveillé avec l'impression d'un grand poids.
— • Peut-être a-t-il dormi dehors dans la campagne,
dit Davida, quand il vit Monéri pâlir.
— Eh bien, allez le chercher, dit celui-ci en tâchant
de maîtriser son éniotion.
Mais on ne le trouva point dans la campagne. Zidji
s'était enfui; à cause d'une fille, il avait brisé sa car-
rière, renié son Maître, percé le cœur de son mission-
La prédication de Gana 227
naire, jeté un grand voile de tristesse et de honte
sur l'école d'évangélistes et sur l'Eglise tout entière 1
Oh 1 l'universel, l'éternel féminin 1
VIII
LA PRÉDICATION DE GANA
La matinée qui suivit la fuite de Zidji fut morne
pour le directeur de l'école. Il donna ses leçons sans
faire aucune allusion à l'événement qui remplissait
son cœur de tristesse. Peut-être Zidji reviendrait-il
encore? Mais son œil souffrait toutes les fois qu'il ren-
contrait cette place vide au bout du second banc, près
de la paroi.
Et puis il fallait annoncer la disparition du jeune
Nkouna à son père. Monéri fit donc appeler Manké-
lou. A midi déjà, le vieux païen arrivait, montait la
colline le dos très courbé, ses grands carrés de peau
de bœuf se balançant autour de ses hanches, un gilet
défraîchi sur sa poitrine. Il s'assit par terre dans
le bureau du missionnaire et écouta très grave le
récit de la fuite de Zidji.
— Hum 1 fit-il en aspirant une prise, il reviendra 1
N'aie pas peur, Monéri; il reviendra. Ce n'est pas joli
de sa part. Tu as toujours été bon pour lui. Il devait
obéir. Les jeunes gens sont ainsi. Mais ce n'est rien,
il reviendra !
Le missionnaire fut soulagé de voir Mankélou accep-
ter si facilement cet événement qui devait le toucher
très fort. Pour l'âme simpliste du conseiller païen,
Zidji était dans son tort. Puisqu'il s'était remis entre
228 A l'école de la station
les mains de Monéri, il aurait dû obéir à Monéri.
L'Eglise a ses règles comme l'armée et la tribu ont
les leurs. On doit observer les lois qu'on a adoptées
et voilà tout.
— Tu n'aurais pas une veste à me donner? conclut
le vieux. Regarde comme mon gilet est gâté ! Et il
souriait en montrant ses dents.
Monéri Junior lui fit cadeau d'une jaquette noire verdie
par le temps. Mankélou l'examina, la palpa, la trouva
de son goût et remercia avec effusion. Puis les deux
hommes se séparèrent meilleurs amis que jamais.
Monéri Senior eut plus de peine à accepter le départ
subit du jeune homme qu'il appréciait beaucoup et sur
lequel il comptait pour le développement de la station.
Il hocha la tête.
— Peut-être aurais-je dû le surveiller davantage, dit
Junior. Mais l'espionnage est absolument contre mes
convictions. Pour développer le sens de l'honneur
chez les noirs, il faut les traiter en hommes d'honneur.
J'ai témoigné de la confiance à Zidji, il en a abusé; il
m'a trompé, c'était à prévoir.
— C'est triste, répondit Senior. Après Jacob, Zidji !
Voilà un nouveau scandale et certes, nous n'en avions
nullement besoin. Comment éviter la contagion du
mal sur notre station ? Au fond, l'Eglise entière est
solidaire de ces chutes et il faudrait qu'elle le sentît !
Que diriez-vous si nous consacrions la journée de
dimanche prochain à l'humiliation ? Peut-être, par la
grâce de Dieu, l'impression déprimante causée par
ces deux scandales serait-elle atténuée.
— Je suis pleinement d'accord, dit Junior. Comme
vous le disiez très bien, condamner le péché publi-
quement, c'est déjà presque en triompher.
Il fut décidé qu'on prierait Gana de se charger de la
prédication. De plus, un certain Josépha de chez Mog-
wane avait justement demandé la permission d'exhorter
La prédication de Gana 229
la congrégation à l'occasion d'une vision qu'il avait
eue. On lui donnerait la parole après Gana. Quant à
Bartimée, son œuvre parmi les Ba-Pédi le tenait un
peu à part des événements ecclésiastiques de la sta-
tion et voilà pourquoi on ne songea pas à lui deman-
der de présider ce culte extraordinaire.
Ce Gana était un homme remarquable. Maigre, les
traits fms, plus sémitiques que vraiment bantou, il avait
surtout des yeux excessivement mobiles et une élo-
quence naturelle que faisait valoir encore une facilité
de gestes extraordinaire. Comme valeur morale et reli-
gieuse, il était certes le meilleur des élèves de l'école.
Sa femme avait eu des jumeaux et malgré la supersti-
tion païenne, il les avait accueillis avec joie. C'était
un type distingué au sein de la race noire.
Le culte convoqué spécialement réunit de nombreux
auditeurs dans la grande chapelle où les décorations
vertes et brunes avaient déjà perdu un peu de leur
éclat. Le prédicateur prit pour texte la fin du chapitre
septième de l'Epître aux Romains, et plus particuliè-
rement la description de la loi qui est dans nos mem-
bres. Plusieurs, après la lecture, s'apprêtaient à partir
pour leur promenade habituelle dans le pajs du som-
meil, mais bon gré mal gré ils durent écouter. Du
premier au dernier mot, Gana ne « lâcha » pas un seul
de ses auditeurs.
« La guerre ! Yoo ! Malheur ! Nous croyions qu'elle
était chose du passé, maintenant que les blancs ont
pacifié le pays. Erreur! Elle fait rage aujourd'hui.
Mais elle est dans le corps, dans le cœur, à cause de
cette horrible loi qui est dans nos membres et qui
nous pousse au péché. Pourquoi cette paresse dans
l'Eglise ? Pourquoi le mercredi soir n'3^ a-t-il que
trois, quatre fidèles à la réunion de prières ? A cause
de la loi qui est dans les membres.... Et la boisson?
Tu avais cessé de boire. Satan l'a vu, il revient, te
230 A r école de la station
tente avec une petite quantité de bière. Tu dis : Il n'y
a pas de mal à boire un peu. Et bientôt te voilà rede-
venu ivrogne. Et l'impureté? La loi qui est dans les
membres te met de mauvais désirs dans le cœur et te
voilà tombé dans la tentation, ruiné, perdu 1 Où est-il
mon frère, celui que j'appellerais presque mon fils et
qui a disparu cette semaine ? Yo ! Eh bien, cette loi, si
nous l'écoutons, elle nous conduira à la mort éter-
nelle. Ecoutez cette comparaison : Deux époux eurent
un enfant unique dans leur vieil âge. Jamais ils ne le
corrigèrent. Ils le laissèrent faire tout ce qu'il voulait.
Ils ne l'envoyèrent pas à l'école de peur qu'il ne fût
battu par ses camarades. Aussi devint-il insupporta-
ble. Il passait son temps à chasser des mulots et à
les manger. Un jour dans la brousse, il se battit avec
un de ses compagnons et le tua. Il s'enfuit à la maison.
Ses parents lui préparèrent ses bardes et des provi-
sions et lui dirent : « Pars, enfuis-toi. » Au lieu de
cela, il retourna à ses mulots. Le chef le fit prendre et
amener sur la place publique. Le procès fut instruit.
Il fut reconnu coupable. Alors on l'étendit sur le sol
et le cadavre de celui qu'il avait tué par-dessus lui. Il
mourut là et les vers du mort entrèrent en lui ! Ainsi
en sera-t-il de vous ! Vous croyez vous enfuir. Non !
Vos péchés vous mettent au cou une longue corde....
Eussiez-vous fui jusqu'au gué de la Thabina, Dieu
saura bien tirer la corde et vous ramener jusqu'à lui —
Pourquoi plus personne ne se convertit-il ? Pourquoi
personne ne va-t-il plus à l'évangélisation ? Pourquoi
êtes-vous dégoûtés de tout ? A cause de la loi qui est
dans vos membres.... Nos missionnaires meurent. Ils
s'en iront comme Lot quittant Sodome. Et que devien-
drons-nous alors ? »
Ici, avec un mouvement superbe, Gana s'écria :
« Va-t'en, Satan 1 Va-t'en avec ta queue î Jésus, demeure
avec nous, ne nous abandonne pas ! »
La prédication de Garni 231
Après un chant d'humiliation Josépha monta en
chaire. C'était un homme intéressant, ce Josépha.
Connu autrefois sous le nom de Chougoudou, conseil-
ler préféré du chef Mogwane, il avait mené jadis une
vie fort peu édifiante. Car dans la tribu des Ba-Pédi,
les mœurs étaient extrêmement dissolues. Chaque
femme avait plusieurs maris. Le chef prenait tou-
jours de nouvelles épouses; il venait d'en acheter une
la semaine précédente, au milieu d'orgies terribles.
Les chrétiens, naturellement, ne prenaient aucune
part à ces actes d'immoralité. Mais Josépha qui était
l'un des conseillers les plus écoutés du chef en souf-
frait vivement. Il n'était un converti que de quelques
mois, mais son zèle pour la pureté évangélique était
extrême et il avait bientôt dépassé tous les chrétiens
par son sérieux. Aussi avait-on pu le baptiser au bout
d'un laps de temps exceptionnellement court. A le
voir monter en chaire, la figure excessivement mai-
gre, ascétique, avec les yeux enfoncés, illuminés d'une
flamme ardente, à l'entendre parler brièvement, par
saccades, sans ordre ni suite, on se demandait même
si sa piété n'avait pas quelque chose de maladif.
Il dit : « Bien que très petit, très petit, je me lève,
par la grâce de Dieu, à cause de ce que j'ai vu. J'ai eu
une vision. Pendant mon sommeil, mon lit fut élevé
dans les airs. La porte du troisième ciel me fut ouverte
et j'ai vu des gens, tout là-haut, des gens qui mar-
chaient.... On aurait dit que c'était dans la lune. Je
n'arrivai pas jusqu'au quatrième ciel. Là j'ai vu des
bœufs et des chèvres en grand nombre, puis des
enfants et, parmi eux, ma fille qui est morte il y a
bien des années. Ces enfants poussèrent de côté quel-
ques têtes de bétail et ma fille me dit : « C'est pour
toi, père. Ce sera ton troupeau. Il se multipliera pour
toi. » Puis ils me chantèrent un cantique et me dirent
adieu. Je me réveillai. Je racontai à ma femme ce que
232 A l'école de la station
j'avais vu. Puis on me donna un message, non pas
pour le village du chef, car il a fermé ses oreilles dès
longtemps, mais pour l'Eglise de la station. Me voici
donc ! Ce n'est pas moi qui ai demandé de venir. Le
message le voici : Nous ne marchons pas dans les
voies de Dieu ! Il m'a été révélé qui sont les brebis et
qui sont les hyènes ! Nous nous attachons aux choses
de la terre et nous les suivons ! Ah ! si nous avions la
foi ! Nous obtiendrions les richesses éternelles 1 J'ai
quitté le village des païens. J'ai dit tout cela à Mog-
wane; il s'est irrité contre moi. Il m'a été montré que
sa capitale serait réduite en ruines. Un malheur tel
fondra sur elle qu'un homme ne pourra pas aller
demander à son prochain ce qui arrive, mais chacun
ira se cacher pour sauver sa propre vie. Celui qui a
cru a trouvé un diamant 1 Moi je le possède. Je suis
bien insignifiant, mais je suis comme une perche iné-
branlable. Je ne suis plus un roseau agité Vous
tous qui n'êtes chrétiens que par les habits, sachez-le,
c'est une mort 1 »
A ces mots, Josépha frappait sa poitrine qui réson-
nait comme si elle n'eût été qu'une grande caverne.
(( Les missionnaires nous disent la vérité. Ne
cherchez pas à plaire aux hommes. C'est une perdi-
tion 1... »
Et Josépha ayant fait entendre son message, le
visage sérieux, une expression de souffrance sur la
bouche, redescendit de la chaire et s'assit.
L'assemblée était visiblement impressionnée. Aussi
Monéri annonça-t-il que le culte continuerait dans
l'après-midi et que tous ceux qui avaient quelque
chose à confesser pourraient le faire. De nombreuses
prières, exhortations, discours d'humiliation se suc-
cédèrent. Dick força même la note. Il semblait se com-
plaire dans la description de ses péchés. Néanmoins
ce fut une bonne journée. On rendit gloire à Dieu;
La prédication de Gaiia 233
pour l'homme il y eut confusion de face. Et l'Eglise,
pauvre petite barque agitée sur les vagues des pas-
sions humaines, toujours ballottée, surnageant tou-
jours, l'Eglise de Jésus, qui depuis si longtemps
vogue vers le port de la sainteté, reprit sa marche en
avant.
A L'ECOLE DE LA CIVILISATION
CHEZ LES AFRICANDER
Zidji approchait de la petite ville de Pietersbourg. Il
avait dépassé les dernières collines pierreuses qui bor-
dent la route des deux côtés; déjà les maisons appa-
raissaient, leurs toits de tôle galvanisée à demi cachés
dans la verdure des eucalyptus et des pins.
A la vue du « chiloungo », le pajs des blancs, dont
il avait tellement entendu parler, le jeune homme eut
un tressaillement de crainte et d'espoir tout ensemble.
Il rentra en lui-même un instant. Il se rappela l'une
des dernières leçons d'Ancien Testament à laquelle il
avait assisté. Monéri avait raconté la fuite du patriar-
che Jacob loin de la maison paternelle et ce merveil-
leux rêve de Béthel, avec l'échelle qui allait de la terre
au ciel et les anges de Dieu qui descendaient et qui
montaient, sj'^mbole frappant de la communion divine,
les puissances d'En-Haut qui descendent, les prières
de la terre qui montent.... Zidji, fugitif comme Jacob,
était triste. Il ne sentait pas la grâce de Dieu sur lui.
Il essaya d'élever sa pensée par-dessus les nuages,
vers le trône de l'éternelle lumière.... Mais l'ange
236 A Vécole de la civilisation
retombait impuissant et Zidji, àme pieuse au fond,
souffrait.
Soudain un individu qu'il n'avait pas vu arriver se
trouva debout devant lui et lui adressa la parole sur
un ton rude : « Ton passeport 1 » Zidji regarda son
interlocuteur. C'était un agent de police noir. Il était
habillé de bleu foncé, ses pantalons ne descendaient
pas plus bas que les genoux. Sur le côté droit de la
tête, il portait une casquette de même couleur appli-
quée contre l'oreille, assujettie au moyen d'une ficelle
élastique. C'était un Zouiou de six pieds de haut, à
l'air farouche.
Zidji eut peur. Il avait entendu maintes histoires à
propos de ces gendarmes noirs qui pillent les villages,
tourmentent les indigènes, abusant effrontément de la
puissance que leur donne leur métier et commettant
toutes sortes d'injustices à l'insu de leurs maîtres
blancs. « Ton passeport ! » répéta le Zouiou en bran-
dissant une de ces lanières de peau d'hippopotame
qu'on appelle a sjambock » au sud de l'Afrique et « chi-
cote » au Congo.
— Je n'en ai point.
— Comment cela ? D'où viens-tu ?
— De chez Dabouka, mon chef.
— Eh bien, tu aurais dû passer chez le commis-
saire, à Hsenertsbourg, pour t'annoncer et demander
un passeport. Tu es en contravention. Je vais te
conduire en prison, aux travaux forcés, pour huit
jours
Zidji était atterré. Que faire?
— Ecoute, ajouta le grand Zouiou. J'aurai pitié de
toi. Donne-moi deux shellings et je te lâche.
Zidji n'avait que quatre shellings avec lui. C'est tout
ce qui lui restait des quelques livres sterling qu'il
avait gagnées avant son entrée à l'école. Il avait tout
dépensé pour payer la taxe des huttes de son père.
Chez les africander 237
Sans hésiter et tout heureux de s'en tirer à si bon
compte, il sortit une de ses pièces blanches et la ten-
dit au gendarme qui l'empocha.
— Tu as de la chance, dit le Zoulou, avec un sou-
rire de satisfaction sur ses traits sauvages. Evite le
poste qui est au centre de la ville, sur la place, et tâche
d'aller t'engager chez un blanc sans être vu. Ton
blanc te procurera un passeport.
Presque reconnaissant envers le mauvais sujet qui
profitait de sa crédulité pour lui arracher la moitié de
son avoir, Zidji prit un sentier de traverse et se diri-
gea vers l'extrémité sud de la ville. Il ne tarda pas à
rencontrer un noir qui avait l'air de chercher quel-
qu'un et qui se dirigeait droit contre lui. L'abordant
avec empressement, ce noir lui dit : Es-tu en quête
de travail ?
— Précisément. Je viens en ville pour m'engager.
— Superbe ! J'ai une magnifique place à t'offrir. J'y
ai gagné beaucoup d'argent et je la quitte justement
pour retourner au village. Viens avec moi, tu pourras
m'y remplacer.
— Qu'est-ce qu'on paie par mois ?
— Deux livres sterling; c'est beaucoup pour Pie-
tersbourg. Nulle part tu ne trouveras davantage. Mais
surtout tu verras quels gentils blancs tu auras. La
femme est charmante, aimable et le mari est toujours
absent et ne frappe jamais. Tous les jours delà viande,
mon vieux I
Zidji sourit. Ses yeux brillèrent, non pas tant à
cause de cette promesse de viande à laquelle il n'était
pas insensible d'ailleurs, mais parce que cette propo-
sition répondait exactement à ses désirs. Sa grande
ambition c'était d'aller travailler à Johannesbourg, car
c'est là qu'on gagne vraiment. Mais il n'avait nulle
envie de descendre dans les mines ; c'était trop péni-
ble, trop dur et on pouvait y mourir. Il entendait s'en-
238 A Vécole de la civilisation
gager comme cuisinier. Sans doute, il aurait pu aller
directement à la ville de l'or s'il s'était adressé à l'un
des innombrables agents recruteurs qui fournissent de
bras les compagnies minières. On l'aurait transporté
gratuitement par le chemin de fer. Mais il aurait dû
travailler au moins six mois dans la terre et c'est là
ce qu'il voulait éviter. Son plan était donc de gagner
un peu d'argent à Pietersbourg de manière à pouvoir
payer son billet lui-même. Il arriverait ainsi à Johan-
nesbourg franc de tout engagement, libre de s'offrir
pour le travail qui lui convenait le mieux.
Il accompagna donc son nouvel ami. En quelques
minutes les deux jeunes noirs arrivaient chez Piet
Viljoen.
L'habitation de Piet Viljoen n'avait rien d'engageant.
C'était une de ces légères constructions en tôle galva-
nisée, du pied des murs jusqu'au sommet du toit. On
y grille en été, on y gèle en hiver. Un enclos fermé
par une barrière de ronce artificielle entourait la mai-
son derrière laquelle se dérobait une cuisine minus-
cule en tôle aussi et n'a3'ant pas plus de huit pieds de
haut. Au reste tout était sale dans cette maison et le
petit jardin potager était très négligé.
— Missis, je vous amène mon remplaçant. C'est un
de mes amis, un de mes parents qui connaît très bien
le service. Je vais donc partir et vous prie de me
payer.
M™^ Viljoen inspecta le nouveau venu. Elle avait
sur la tête le grand «capi» caractéristique des femmes
bœrs, mais sur son visage boursouflé, souffrant, on
ne lisait que peu d'intelligence et pas beaucoup de
bonté.
— C'est cela que l'autre appelle une maîtresse char-
mante et aimable, se dit Zidji. Quel insigne menteur 1
Et il me présente comme un de ses parents, moi qui
ne l'ai jamais vu !... C'est louche tout cela.
Chez les africander 239
— Viens voir ton gîte, dit « l'autre » à Zidji.
Il le conduisit dans un appentis, derrière la cuisine,
sorte de réduit obscur sans fenêtre, recouvert de mor-
ceaux de zinc rapportés. On voyait le ciel par-çi par-
là à travers le toit.
— Tu commenceras ton travail demain. Je finis mon
mois aujourd'hui.
A sept heures du soir, le maître de la maison arriva.
Piet Viljoen était l'un des fils cadets d'un landrost du
Zoutpansberg qui avait eu douze enfants. Le père
vivait encore sur sa ferme avec une partie de sa
famille. Mais les plus jeunes avaient dû quitter la
maison paternelle pour gagner leur vie. Piet avait été
« transport rider », c'est-à-dire conducteur de wagon
pendant un temps. Il avait peu à peu constitué un
attelage avec ses gains. Mais la peste bovine était
venue. Il avait perdu six de ses seize bœufs. Alors
craignant que tous n'y passassent, il avait vendu les
dix restants et, avec l'argent qu'il en avait retiré, il
avait acheté cette misérable ferme aux environs de
Pietersbourg. Alors il avait épousé Catherine Marais,
fille d'un autre Bœr très chargé de famille lui aussi,
et il espérait cultiver des légumes et les vendre au
marché de la ville. Mais les profits étaient très mini-
mes et il avait dû s'engager au chemin de fer comme
contremaître d'une bande de noirs travaillant aux
terrassements. Rude, sachant à merveille terroriser
les indigènes qu'il méprisait profondément, ce grand
Bœr à la barbe hirsute eût pu faire de bonnes affaires,
amasser un pécule ; il était bien paj^é, car il obtenait
de ses ouvriers le maximum de travail possible. Mal-
heureusement cet homme qui ne se fût pas laissé
prendre une pièce de trois pence avait consenti à cau-
tionner un ami du Waterberg. Celui-ci avait fait fail-
lite et Piet Viljoen avait dû hypothéquer sa ferme
pour faire honneur à sa signature. Dès lors le plus
240 A r école de la civilisation
net des profits allait à paj^er l'intérêt de cette hypo-
thèque et l'on ne faisait pas grasse chair au clos
Viljoen.
— Boss, dit le serviteur partant, je vous ai amené
mon remplaçant. Veuillez me payer mon mois, car je
pars.
Viljoen lui lança un regard dur et pourtant embar-
rassé. Il lui avait promis de lui remettre son dû si le
remplaçant se présentait. Or le remplaçant était là.
Viljoen était persuadé que son domestique ne réussi-
rait pas à le procurer. Ainsi il l'aurait gardé quelques
semaines de plus, sans salaire, naturellement. D'ail-
leurs la bourse du ménage était très plate. Il lui tourna
le dos et entra dans la maison sans répondre. Le noir
le suivit et répéta sa demande. Viljoen jura, cria,
menaça et enfin lui jeta une livre sterling. Il manquait
dix shellings et le noir les réclama.
— Comment, tu n'es pas content, chien de noir,
dit-il. Veux-tu te hâter de détaler et un peu vite, avant
que je me mette en colère.
Le domestique qui avait escompté depuis longtemps
ces dix shellings, voyant qu'il n'y avait rien à faire,
sortit sans saluer. Il réunit ses bardes et souhaita
bonne chance à Zidji, sans lui raconter la scène qui
venait de se passer.
— Tu as engagé un nouveau ? dit Viljoen à sa femme,
lorsqu'elle lui apporta le repas du soir.
— Oui; il a l'air gentil, il est bien habillé.
— Je pense que c'est encore un de ces maudits
Cafres de la Mission. Mieux vaut mille fois avoir à
faire à de vrais sauvages qu'à ces espèces de demi-
civilisés qui ont l'audace de regarder les blancs dans
les 3^eux.... Et encore, on ne leur peut rien 1 Depuis
que le nouveau gouvernement est au pouvoir, on n'est
plus maître dans son pa^^s. Interdit de fouetter ces
impudents comme ils le méritent.... Vient-il au moins
Chez les africander 241
d'une station allemande ? Les Allemands tiennent leurs
gens un peu mieux que les autres.
— Je n'en sais rien. Il a l'air d'être un « Knob-
neuze ».
— Enfin, on verra.
Dès le lendemain, Zidji commença son travail. Il
avait à faire la cuisine, à surveiller le cheval qui ton-
dait l'herbe de l'enclos, à aller chercher l'eau au puits
d'une maison voisine et, s'il lui restait des loisirs, à
travailler au jardin. Tout cela naturellement sans par-
ler du bois à couper, des chambres à balayer, de la
cuisine à tenir en ordre. Avec toute l'ardeur d'un
commençant, il courut du clos au jardin et des cham-
bres à la cuisine et, durant les huit premiers jours, il
fit face à toutes ses multiples occupations, ce qui
supposait une gymnastique des plus fatigantes. M'"^
Viljoen-Marais était ravie. Elle avait le temps d'aller
jaser chez les voisines. Piet, son mari, lorsqu'il ren-
trait le soir, s'épanouissait à la vue du rôti cuit à
point, du cheval dûment attaché à sa perche et des
carreaux de salades bien arrosés. Il disait à sa femme :
— Pour dire que c'est un de ces maudits Cafres de
la Mission, nous sommes bien tombés.
Cependant les balais neufs s'usent une fois, surtout
si on s'en sert trop. Un matin que M"'*^ Catherine
Viljoen née Marais avait prolongé fort longtemps sa
causerie dans une maison amie, elle fut étonnée, en
rentrant au logis, de ne pas voir le cheval brouter à
la place accoutumée. Elle dut s'avouer que c'était sa
faute à elle, car elle avait négligé de fermer la porte.
Néanmoins elle cria : « Zidji I » Zidji accourut, quit-
tant son fourneau.
— Où est le cheval ?
— Je n'en sais rien. J'avais fermé la porte.
— Cours-lui après I
Et le brave garçon, enfilant sa veste, partit à la
16
242 A l'école de la civilisation
recherche. A midi il revint, n'ayant rien trouvé.
— Il faut écrire au Boss pour qu'il avertisse la
police, dit-il à M™^ Viljoen.
— C'est vrai; mais je ne sais pas écrire, dit-
elle !
— Alors attendons son retour. Peut-être le cheval
reviendra-t-il de lui-même.
Le soir, Viljoen en rentrant s'aperçut que le fidèle
animal n'était pas attaché à sa perche.
— Qu'est-ce, dit-il en colère, faisant irruption dans
la cuisine, les poings fermés.... Tu as laissé le cheval
filer, maudit noir que tu es I
Zidji frémit et allait répondre sur le même ton. Il se
contint.
— C'est la Missis qui a laissé la porte ouverte,
dit-il.
— Peu importe, tu avais le soin du cheval; tu aurais
dû le surveiller.
— Quand je suis à la cuisine, occupé à cuire le
repas, il ne m'est pourtant pas possible d'être en
même temps dans le clos à faire paître le bétail 1
— Quoi, tu raisonnes 1 Toujours ces Cafres de la
Mission qui se permettent de discuter 1 Prends garde
à toil
Au même moment quelqu'un heurta. C'était un des
amis de Viljoen qui avait trouvé le cheval dans la
brousse du côté de Marabastadt et qui le ramenait à
son maître. Cette heureuse diversion mit fin à l'alter-
cation. Mais l'ami en question qui connaissait bien le
Bœr irascible s'aperçut vite qu'il était en colère.
— C'est cet ignoble moricaud qui ne fait pas son
devoir, dit Viljoen. Ils sont tous les mêmes. Quelle
racaille 1
Robert Fraser sourit et voulut ajouter quelques
mots. Mais il était si épouvantablement bègue que,
après avoir répété vingt fois la même syllabe sans
Chez les africaiider 243
pouvoir terminer sa phrase, malgré les contractions
de tous les muscles de son visage, il s'arrêta court.
Viljoen qui connaissait son infirmité et savait qu'il ne
fallait pas le regarder lorsqu'il essayait de parler, se
détourna et l'invita à entrer dans la chambre à man-
ger. Mais Robert Fraser s'excusa et fit mine de partir.
Viljoen entra dans la maison et, lorsqu'il eut disparu,
le bègue fit signe à Zidji de le suivre.
Chacun, dans les environs, savait que les deux Vil-
joen avaient mis la main sur un domestique d'élite,
car M"'^ Catherine ne s'était pas fait faute de chanter
les louanges de Zidji, le plus travailleur, le plus intel-
ligent des serviteurs, bien qu'il fût un Cafre de la Mis-
sion. Avec mille peines, Fraser articula les mots sui-
vants :
« Noko a yi kohna wena thatha lapa, buya kaya ka
mina. »
Cela signifiait, en traduisant littéralement cette
phrase qui est en cafre de cuisine :
« Si il n'y être pas toi demeurer ici, viens chez
moi. »
Ce langage qui n'est qu'un mélange risible de zou-
lou, de bœr, d'anglais, a été inventé par les blancs du
sud de l'Afrique pour causer avec les noirs. C'est un
parler absurde, sans grammaire, sans charme, bon
tout au plus pour donner des commandements et
pour accompagner des coups de pied.
Zidji comprit cependant. Il savait où demeurait
Fraser, car tout le monde connaissait le bègue; on le
voyait souvent au clos Viljoen et plus souvent encore
au « bar » du Transvaal Hôtel où il dégustait de nom-
breux « whisky and soda ».
— J'irai, se dit Zidji; j'irai certainement si mon
Boss continue à me traiter de cette façon.
Mais le lendemain Piet Viljoen eut une grande joie
et son humeur fut charmante. Son père, le landrost,
244 A l'école de la civilisalion
le sachant dans des circonstances difficiles, lui envoj^a
une superbe oie avec une couvée de dix poussins.
C'était une fortune, les bases d'un nouveau commerce;
comme Perrette, les deux époux bœrs se mirent à
bâtir des châteaux en Espagne. Une oie bien dodue,
cela vaut quinze shellings, une livre même Viljoen
considérait déjà avec attendrissement son clos. franc
dhypothèque et une armée de petites oies picorant
entre les jambes du cheval retrouvé.
— Tu prendras bien soin de l'oie et des poussins,
dit-il à Zidji en s'en allant. Et son ton était presque
amical.
— Et comment le pourrais-je? fit Zidji en haussant
les épaules.
Mais le Bœr était déjà parti avec ses rêves dorés.
Pietersbourg est bâti sur le plateau duZoutpansberg,
dans une légère dépression. La ville manquerait d'eau
si une municipalité intelligente n'avait creusé un canal
avec des écluses latérales que les habitants ouvrent à
certaines heures pour irriguer leurs jardins. L'une de
ces rigoles aboutissait précisément aux carreaux de
légumes que Zidji arrosait tous les jours à quatre heu-
res du soir.
Le malheur voulut que, à trois heures et demie,
l'un des jours suivants, la mère oie et sa famille pas-
sèrent gravement sous la barrière de ronce artificielle
et s'en allèrent à la découverte du côté du canal. Atti-
rés par l'herbe verte de la rigole, les poussins s'y
engagèrent avec délice, sous l'œil bienveillant de
l'oie. Soudain on entend un bruit de rivière. Quel-
qu'un avait ouvert l'écluse tout grand, là-haut, et l'eau
arrivait en mugissant. Comme la pente était assez
forte en cet endroit, ce fut une véritable vague qui se
précipita sur les petits volatiles dont les ailes n'avaient
point encore poussé, et la catastrophe fut terrible.
Roulés, enlisés, noyés, huit d'entre eux périrent mi-
Chez les africaiider 245
sérablement et c'est à grand 'peine que la mère en
sauva deux. Elle rentra au clos, gesticulant du cou et
des ailes et menant grand deuil. M"^^ Viljoen accourut
à ces cris discordants.... Elle comprit.... Elle vit rouge 1
Gare au mari 1
Zidji aussi, s'apprêtant à arroser le jardin, eut l'in-
tuition de ce qui était arrivé. Il laissa là son arrosoir,
remonta le canal et trouva les huit victimes piteuse-
ment échouées dans une crique, les pattes en l'air, les
yeux fermés. Alors il les ramassa et les apporta à la
maîtresse du clos.
Le soir, Viljoen fit une scène terrible à sa femme.
Mais il n'était pas au bout de ses épreuves. Le lende-
main, la mère oie, emportée par la commotion ner-
veuse qu'elle avait ressentie la veille, mourait de cha-
grin sous la véranda même de M'"^ Viljoen née
Marais, et, en se réveillant le matin, cette respectable
dame découvrait le spectacle navrant.
C'en fut trop pour le fils du landrost.
— Ce sale nègre doit l'avoir empoisonnée ! Il a
laissé périr les petits, il a tué la mère 1 Comme ces
moricauds ne craignent ni la viande morte ni la viande
empoisonnée, il comptait s'en régaler sans doute.... Je
lui ferai son affaire.
Il courut à la cuisine où Zidji était occupé à décrot-
ter les gros souliers à clous de son maître. Les poings
fermés il se précipita sur lui. Zidji tourna autour de
la table et s'enfuit par la porte. Viljoen le poursuivant
lui cria :
— Et tu penses que nous allons encore te payer ton
mois, après que tu as tué l'oie et ses poussins I
Aveuglé par sa fureur, le Bœr avait prononcé une
parole imprudente. Quand il fut parti pour son tra-
vail, maugréant, tempêtant encore, Zidji, avec la
clarté d'esprit qui le caractérisait, fit la réflexion sui-
vante :
246 A r école de la civilisation
— Le Boss dit qu'il ne me pa3'era pas mon mois.
J'ai déjà travaillé quinze jours. Inutile de rester ici
quinze autres jours pour rien.
Et, comme il mettait sans tarder à exécution les
résolutions qui lui paraissaient raisonnables, Zidji se
glissa dans l'appentis, réunit ses bardes, les attacba
et partit sans être vu, tandis que M""^ Viljoen née
Marais pleurait sur l'oie dans la maison. Elle sortit
un instant après et cria : « Boy, garçon ! ».... Rien ne
répondit à son appel. Elle cbercba Zidji. Personne !...
Alors elle dut aller surveiller le feu elle-même, puiser
l'eau, couper le bois, attacher le cheval et, lorsque
Piet revint le soir, elle lui fit d'amers reproches :
— Toujours ta colère et tes injustices I 11 est parti,
maintenant, le bo}' ! C'était le meilleur que nous
eussions eu depuis des années. Et que faire mainte-
nant?
Le long du sentier qui conduit chez Robert Fraser,
Zidji réfléchissait : « Ces blancs ! Quels êtres ! Est-ce
méchanceté ou bêtise chez eux ? Comment ! M'accu-
ser d'avoir tué l'oie et les poussins, dire que j'ai laissé
le cheval s'enfuir alors que c'est laMissis quia ouvert
le portail ! Me tomber dessus à bras raccourcis comme
s'il voulait me tuer, alors que j'ai fait mon travail de
mon mieux et que je n'ai pas mangé le pain de la
paresse ! J'aimerais bien savoir s'ils sont tous comme
ce Bœr ! » Puis il se dit : « Les affaires ne vont guère.
Un agent de police noir me soutire deux shellings; je
perds le gain de deux semaines chez Piet Viljoen....
Quand aurai-je de quoi partir pour Johannes-
bourg? »
Sont-ils tous comme celui-là? se demandait Zidji
après avoir fait ses premières expériences avec les
blancs du pays. Non, certes ! Tous les colons sud-
africains, tous les Bœrs ne sont pas comme ce gros-
sier et irascible fils de landrost, aigri par ses mal-
Chez les africander 247
heurs et habitué dès l'enfance à traiter les noirs
comme du bétail. Et néanmoins il faut avouer qu'un
grand nombre de blancs du sud de l'Afrique procè-
dent exactement selon les mêmes principes, encore
qu'ils mettent plus de modération dans la forme. On
s'imagine que le domestique indigène, parce qu'il ne
sait pas l'anglais et a la peau noire, doit tout savoir,
tout pouvoir et être parfait. Il doit avoir le don d'ubi-
quité, être à la cuisine et à l'étable en même temps.
Il doit comprendre tous les ordres immédiatement,
lors même qu'on les lui donne dans ce cafre de cui-
sine qui est un véritable charabia, les blancs ne se
donnant pas la peine d'apprendre convenablement le
zoulou ou le thonga. Le « boy » doit faire plusieurs
métiers, bien qu'il ne les ait pas appris et surtout, si
on l'insulte, même à tort, il ne s'agit pas qu'il essaye
de se justifier. Sinon il est « cheeky », un impudent,
et gare à lui ! Comment s'expliquer une attitude
pareille de la part de gens qui possèdent cependant
une intelligence moyenne et qui se conduisent comme
des humains normaux dans les autres circonstan-
ces de la vie? C'est que le noir est sans défense. Il n'a
point d'avocat pour plaider sa cause. Donc on peut
l'injurier et le battre impunément. Je concède qu'il
est des domestiques indigènes vicieux, malhonnêtes,
effrontés. Ils le deviennent, à cette école. Mais
beaucoup d'entre eux sont innocents, bien disposés,
serviables. Néanmoins beaucoup de colons sud-afri-
cains, s'étant habitués à prendre vis-à-vis des noirs
cette attitude de souverain mépris, les traitent comme
Viljoen traita Zidji. Et par là même ils se dégradent.
Le contact entre une race supérieure détenant le pou-
voir et une race inférieure sans défense est excessive-
ment dangereux pour la première. Car il est assez
naturel à la bête humaine qui habite même au sein
des races supérieures d'exploiter égoïstement le pro-
248 A l'école de la civilisation
chain. Et, du moment qu'un être moral traite un autre
être moral comme une chose, il se dégrade, car il n'a
pas respecté la personnalité humaine. Sa propre per-
sonnalité en souffrira. Il y a certains problèmes péni-
bles à propos de la mentalité des sud-africains blancs
qui s'expliquent ainsi
Vers le soir Zidji arriva chez Robert Fraser. Il se
dirigea immédiatement vers le grand fermier à la barbe
blonde et aux yeux bleus qui inspectait son troupeau,
dans le kraal, et il lui dit, toujours dans cet admi-
rable cafre de cuisine qui n'a point de grammaire :
« Mloungo founa boulaj^a mina, mina souka, mina
bouj^a lapa ! »
«Le blanc vouloir tuer moi, moi partir, moi venir
ici ! »
Bob sourit dans ses longues moustaches et articula
avec peine un « j^ebo ! » oui !
Il était enchanté de voir Zidji qui lui avait plu dès
l'abord par son air ouvert et son zèle rare. Le seul
domestique à gages siir la ferme était Dayiman, un
Mosouto d'âge mûr pas très intelligent. Pour les gros
travaux de la ferme, labours, sarclages, Robert Fraser
avait recouru à l'admirable système qui fleurit au
Transvaal.Le gouvernement proclame comme fermes
de blancs les meilleures portions du pa^^s. Dès lors les
noirs qui y habitaient n'ont plus aucun droit sur le sol.
L'Européen qui achète une ferme devient le seigneur
féodal de toute la population indigène. Il concède à ses
« Cafres » quelques hectares (on dit « morgen », au sud
de l'Afrique), de préférence sur les pentes des colli-
nes rocailleuses, pour y planter du maïs et y cons-
truire des huttes; en échange de cette généreuse per-
mission, les noirs doivent travailler pour le landlord
à raison de deux ou trois jours par semaine. Certains
fermiers n'appellent à cette corvée que les hommes,
d'autres aussi les femmes et les jeunes filles. Fraser,
Chez les africander 249
qui comprenait très bien son intérêt, avait ainsi tou-
jours à sa disposition quinze hommes le lundi et le
jeudi, dix femmes le mardi et le vendredi et douze
jeunes filles le mercredi et le samedi. Le clan de
Basoutos qui habitait sur sa ferme était très miséra-
ble. Ces gens obéissaient bien et, quand la trompette
sonnait le matin, les escouades attendues arrivaient
avec une assez grande régularité. Fraser était bon
enfant. Quand il ne se laissait pas aller à la colère, il
était plutôt aimable et les noirs le louaient parce qu'il
permettait aux jeunes gens d'aller travailler aux mines
sans leur réclamer de l'argent en échange des corvées
auxquelles ils échappaient. D'autres fermiers des
environs exigeaient jusqu'à dix shellings par mois, en
pareil cas.
Grâce à cette abondance de travail manuel qui ne
lui coûtait pas un sou. Fraser avait établi de superbes
cultures, des champs de maïs en été, de blé en hiver.
Il essayait de planter du tabac et du coton, du ricin
et de la canne à sucre, et, somme toute, malgré l'ini-
quité foncière de ce système d'exploitation, la petite
communauté vivait assez heureuse sur la ferme.
Mais aucun de ces Basoutos ne valait Zidji. Fraser
s'en était tout de suite rendu compte et il avait violé
le dixième commandement en convoitant le serviteur
de son prochain. Voilà pourquoi il l'accueillit avec un
bon sourire. Il avait prévu que Viljoen aurait bien
vite fatigué ce domestique trop bon pour lui. Il faut
dire aussi que Bob, comme l'appelaient ses amis, avait
un projet. Il avait décidé avec deux compagnons du
Bas-Pays d'aller avec le wagon à bœufs jusqu'à
Komati-Poort pour affaires, de traverser ainsi toute
la plaine à demi déserte qui s'étend au nord et à l'est
des montagnes de Leydenbourg. C'était un voyage de
plusieurs semaines à travers une contrée giboj^euse
qui les tentait énormément. Mais il était urgent d'avoir
250 A r école de la civilisation
un bon noir pour diriger le wagon et faire la cuisine.
Zidji arrivait tout à point, car Dayiman n'était
bon que pour couper les arbres et attacher les
bœufs.
Le départ étant fixé au surlendemain, le nouveau
venu eut une journée entière pour voir la ferme et
faire la connaissance de ses habitants. Il fut fort
étonné de voir dans la cuisine une femme noire de la
tribu nkouna portant un enfant à demi blanc sur son
dos.
— Qui est-ce ? dit-il à Dayiman.
— Oh, c'est Nelly, la femme de Bob !
— La femme de Bob ?
— Mais oui. Il en a deux, une thonga et une souto.
Il les a payées vingt livres chacune....
Zidji voulut aller parler à Nelly, car il lui sembla
la reconnaître. Mais Fraser qui le vit se diriger vers
la cuisine siffla entre ses doigts et lui fit signe de
s'éloigner. Il n'était permis à aucun noir masculin de
causer avec les femmes du Boss; celui-ci avait ses
raisons pour tenir très fort à ce principe domestique.
Un beau jour, la femme souto lui avait donné un héri-
tier tout noir et il avait été si terriblement mortifié
qu'il en avait fait une jaunisse de huit jours.... Zidji
se retira prudemment, mais il se dit : « Il paraît que
Bob n'a pas tout à fait bonne conscience. C'est curieux,
ces mariages-là I Et il a deux femmes ? Monéri
nous avait dit que cela n'arrive jamais chez les
blancs. »
Au Transvaal, les Européens qui épousent des
négresses sont rares. Ces mœurs-là sont absolument
condamnées par les classes supérieures de la popula-
tion blanche. On ne reçoit pas dans la société un blanc
qui entretient une femme noire. Je dis « entretient »,
vu que ces mariages-là sont toujours ou presque tou-
jours illégitimes. Bob s'inquiétait assez peu de la
Chez les africander 251
société. Né au Natal de parents assez misérables, il
n'avait jamais possédé la finesse qui caractérise le
gentilhomme anglais; d'autre part, ayant toujours
vécu très près des indigènes, il n'avait pas pour eux
ce dégoût qui a préservé les Bœrs de la promiscuité.
Il n'y avait aucune réelle intimité entre lui et ses fem-
mes. Mais, pour quarante livres sterling, il avait obtenu
une cuisinière à vie et sa remplaçante, sans parler du
fait qu'il n'avait pas de goût pour le célibat. Il esti-
mait avoir fait une et même deux très bonnes affaires
et, à ses amis qui le plaisantaient parfois à propos de
sa bigamie, il disait avec mille contractions des mus-
cles du visage et avec un sourire assez malin :
— « Vous le voyez ! Je pratique 1' « amalgamation »
des races comme Cecil Rhodes celle des compagnies
de diamants. Je travaille à ma manière à résoudre le
problème indigène.
Le surlendemain l'on partit. Zidji était engagé
comme conducteur du wagon sous la direction de
Fraser qui était un « transport-driver » de profession.
Daj'iman devait marcher devant l'attelage, tenant la
courroie qui lie les cornes des bœufs de devant les
unes aux autres. Au reste les animaux étaient super-
bes. Ils n'avaient pas fait de travail pénible depuis
longtemps et le voyage s'annonçait des mieux.
Fraser montait son cheval bai et avait son fusil sur
l'épaule.
Il retrouva dans le Bas-Pays Jack et Georges, ses
deux camarades. Anglais basanés, vrais tj^pes de
mineurs plus ou moins aventuriers, grands chasseurs,
jureurs à l'occasion mais bons enfants somme toute.
Ce qu'ils fumèrent de pipes à l'avant du wagon, ser-
rés les uns contre les autres, en se racontant toutes
les bêtises de leurs noirs, tandis que Dayiman tirait
les bœufs de devant et que Zidji excitait l'attelage du
fouet ! Une nuit, il fallut entretenir un grand feu pour
252 A racole de la civilisation
éloigner les lions; le lendemain, le véhicule s'enlisa
dans la rivière et, sans Fraser, on n'en sortait
pas.
Il sauta à l'eau tout habillé et, arrachant le fouet des
mains deZidji impuissant, il cria : « Jeck î » Ce «jeck»
sortit du fond de la poitrine, racla le gosier, tonna
dans la bouche et s'épandit au dehors avec une force
telle que tous les bœufs, reconnaissant la voix du
maître, regardèrent aussitôt en avant, tendirent le
cou.... Et l'on vit les jougs se presser contre les gar-
rots, la peau se plisser sous eux. Le wagon se remit
en marche et c'est presque au trot que l'attelage esca-
lada la berge de l'autre côté de la rivière.
— Superbe 1 crièrent Jack et Georges au véritable
« transport rider » quand il revint, trempé jusqu'à la
ceinture, se rasseoir sur le siège à l'avant du véhi-
cule.
— Et quand on pense qu'il y a des blancs qui font
ce métier pour deux shellings six pence par jour ! C'est
vraiment mal fait ! répondit Bob à voix très basse et
en bégayant beaucoup.
Le voyage avait duré six semaines. Les trois mous-
quetaires du Bas-Pays en avaient beaucoup joui. A
Komati-Poort, ils firent de bonnes affaires, nouèrent
des relations commerciales avantageuses avec une
maison allemande. Aussi Bob était-il de charmante
humeur au retour. Il avait promis une livre par mois
à Zidji. Il lui en donna deux.
— Quoi qu'on puisse dire contre les Anglais, pensa
Zidji, une chose est certaine : Ils payent bien ! Allons
dans leur ville.
Et il prit le train pour Johannesbourg.
Dans la mine 253
II
DANS LA MINE
Le train filait à toute vapeur à travers le haut pla-
teau sud-africain. Zidji, accoudé à la fenêtre d'un
wagon pour « gens de couleur » où on l'avait parqué
avec cinquante autres noirs, regardait le paj-s plat,
sans un arbre, sans une pierre, avec des yeux vagues
et étonnés. Voilà déjà bien des heures qu'il cheminait
ainsi, emporté comme dans un tourbillon, et sa sur-
prise, une surprise voisine de la stupeur, n'avait pas
encore passé. C'était la première fois qu'il voyait,
qu'il expérimentait le chemin de fer dont on lui avait
tant parlé. D'abord il avait eu peur. Cette trépidation,
ce bruit de roues et surtout cette vitesse phénoménale
lui avaient fait l'effet d'une course à la mort. Un train
venant en sens contraire croisa le sien et le courant
d'air fut si violent qu'il crut à une collision. Mais les
wagons noirs passèrent, défilèrent si rapidement qu'il
ne distingua rien. Il lui fallut un instant pour retrou-
ver son souffle. Puis, voyant que personne n'avait été
écrasé, entendant ses compagnons rire et plaisanter,
il se rassura. Son visage d'ailleurs n'avait pas trahi sa
terreur. Il était demeuré absolument calme. On n'est
pas un noir pour rien !
Le convoi avait passé avec fracas sur le pont du
Nylstrom, une rivière que les Bœrs du siècle passé
avaient prise pour le Nil, lors de leur premier « treck»
auTransvaal. Il s'était arrêté quelques minutes seule-
ment à Pretoria dont le jeune homme avait vu les mai-
sons cachées dans la verdure fuir comme un rêve. Et
maintenant on approchait de Johannesbourg.
254 A l'école de la civilisation
« Ces blancs, se disait le jeune Nkouna, curieux et
craintif comme le souriceau tout jeune et qui n'avait
rien vu, quelle puissance 1 Quelle intelligence pour
inventer des machines pareilles ! C'est plus étonnant
encore que l'attelage de Bob. Et dire que nous, les
noirs, nous n'avions pas même eu l'idée de mettre les
bœufs sous le joug ! »
Près de Zidji, un jeune garçon de quinze ans se
blottissait sur son banc, l'air ahuri. Plus loin un Cafre
des villes, un Mosouto qui retournait pour la troisième
fois aux mines, parlait haut et se moquait du gamin.
Fumant une cigarette qu'il avait achetée à un coolie
qui vendait des provisions à la station précédente, il
faisait l'entendu.
— Toi, disait-il au gamin, tu iras travailler sur le
grand échafaudage et tu apprendras ce que c'est que
la « boukoutchana ». Oui, mon petit, tu verras bien
des choses!
A ce mot barbare Zidji releva l'oreille. On lui avait
parlé des mœurs infâmes des cours de Johannesbourg
et on les désignait précisément par ce terme. Mais
il ne s'attarda pas à cette pensée, car il était bien
résolu à ne pas aller travailler aux mines.
— Tenez 1 voilà la première fumée, dit le Mosouto
qui savait tout. Et en effet, dans le lointain, à l'hori-
zon bleu gris, aux confins de la plaine plate et nue,
on voyait une cheminée avec un panache de fumée
noire que le vent d'ouest emportait. Bientôt on en
découvrit une seconde, et, auprès des cheminées, se
dressaient des constructions à jour en poutres énormes.
— C'est là-haut qu'on trie les pierres, dit noncha-
lamment le Mosouto. C'est un ouvrage de gamins....
— Qu'est-ce que ces montagnes blanches? demanda
Zidji en montrant du doigt de grands monticules qui
ressemblaient à d'immenses taches de neige un peu
bleuâtre
Dans la mine 255
— Ca, ce sont les « tailings». C'est la poussière qui
reste après qu'on a broyé la pierre. Vous verrez, quand
le vent souffle, comme c'est agréable ! L'air en est
plein et on en mange plus qu'on n'en veut.
Cependant le train avait atteint la première mine et
passait en tempête au milieu des hangars de tôle, des
tas de poutres, des grands étangs bleus d'où partaient
d'immenses tuyaux. Partout des wagons minuscules
qui cheminaient sur les rails des Decauville, des chars
tirés par des chevaux, des moulins à vent qui action-
naient des poulies. Les lignes ferrées se multipliaient.
Et, de temps en temps, un groupe d'eucalyptus à la
silhouette élancée rompait l'horrible monotonie de
tout ce désordre industriel.
Enfin on pénétra dans la ville elle-même ; on vit des
cottages se succéder ; les rues avaient une couleur
d'ocre. On entrevoyait des magasins, des jardins qui
filaient aussitôt. Souvent la vue était arrêtée par deux
murailles d'afliches qui se dressaient au bord des voies.
Zidji regardait étonné une réclame de Bovril où l'on
voyait un bœuf qui pleurait devant une petite bou-
teille d'extrait de viande. Ailleurs c'étaient des femmes
blanches représentées de pied en cap et plus ou moins
habillées.... Quelle fantasmagorie 1 II commençait à
avoir mal à la tête à la vue de tant de choses. Enfin le
train s'arrêta. On cria : « Park Station » et un employé
ouvrit les portes du wagon des noirs et les fit sortir.
Ils se rangèrent sur le trottoir, les uns bâillant,
s'étirant, les autres jetant des regards craintifs vers
les toits qui recouvraient les quais de la gare. Enfin,
on les fit marcher « à la queue leu leu » vers la sortie et
un employé de la police les conduisit au « Compound »
des nouveaux arrivants. On appelle « Compound », au
sud de l'Afrique, les cours environnées de dortoirs
où l'on parque les noirs. Pourquoi ce mot? Est-ce
parce que ces « Compounds » sont un composé de
256 A r école de la civilisation
tous les inconforts, de toutes les laideurs ? Mystère.
Là, le triage fut opéré. Les noirs qui arrivaient en-
voyés par les agents de recrutement de « l'Association
du travail indigène » furent réexpédiés directement
aux diverses mines qui avaient assuré leurs services
et payé leur voyage. A ceux qui étaient venus à leurs
frais, les emploj^és du Compound remirent un passe-
port valable pour trois jours. On leur concédait ce
laps de temps pour aller trouver une place de cuisi-
nier, de palefrenier, à leur goût. Si, au bout de ces
trois jours, ils n'avaient pas trouvé à se placer, ils
devaient revenir et on les remettrait eux aussi aux
compagnies minières qui manquent toujours de bras.
Zidji, son paquet de bardes sur le dos, partit donc
à la découverte. Il alla sonner — ou frapper — aux
portes des maisons, d'abord dans la haute ville, chez
les riches ; car il comptait, avec sa connaissance de
l'anglais et des travaux de cuisine, trouver une place
bien rétribuée: quatre, cinq livres par mois, qui sait 1
Mais ce fut partout en vain. Il fut même assez rude-
ment repoussé en certains endroits et un gros chien
faillit lui enlever un morceau de son mollet droit.
Alors il se replia sur les quartiers moins aristocrati-
ques, se présenta dans les magasins comme bon à
tout faire, dans des entreprises de transport comme
manœuvre. Nulle part on n'avait besoin de lui. Une
femme lui cria : « Nous ne voulons pas ici de Cafre de
la Mission 1 » Et, le regardant d'un air méchant, elle
disait : « Vermine de noirs î Les pires sont encore
ceux qui sont bien habillés et qui écorchent l'anglais ! »
Au bout de ses trois jours, Zidji dont les ambitions
avaient peu à peu baissé, rentra au Compound. Une
fatalité le poussait vers les mines. Bon gré mal gré,
il dut s'y rendre. Le gamin qu'il avait vu dans le
train avait fait les mêmes expériences et bien d'autres
avec eux, et ils partirent ensemble pour l'une des
Dans la mine 257
principales mines où l'on réclamait à grands cris des
ouvriers.
Le soleil allait se coucher quand ils arrivèrent au
Compound où ils allaient devoir passer six mois. Les
mineurs venaient de sortir du travail et remplissaient la
cour. Les nouveaux venus y pénétrèrent par une allée
couverte où plusieurs gendarmes noirs montaient la
garde. Tout près, à droite, était le bureau du surveil-
lant blanc qui visa leurs passeports, prit leurs noms
et les conduisit dans leurs chambres à coucher.
C'était un Compound t3'pique : vaste cour carrée,
entourée des quatre côtés de constructions de tôle qui
servaient de dortoirs, avec une seule entrée, cette
allée sombre que l'on fermait la nuit. Plusieurs cen-
taines d'hommes couchaient dans ces dortoirs, appar-
tenant à toutes les tribus du sud de l'Afrique. Les
Basoutos logeaient ensemble ; les Zoulous et les Cafres
un peu plus loin ; dans le fond et à gauche, c'étaient
les Shangaans ou Thonga, ceux de Delagoa, ceux du
Bilène, ceux d'Inhambane, ceux des Spelonken. A
gauche de l'entrée, c'étaient les Zambéziens peu nom-
breux encore. Les Shangaans étaient de beaucoup
le plus fort contingent. Ils occupaient au moins dix de
ces dortoirs, chambres carrées avec quatre rangées
de couchettes, deux de chaque côté de la porte, l'une
superposée à l'autre. Un système de ventilation très
habile était arrangé dans le toit et il y avait au centre
un fourneau où brûlait du coke, avec un long tuj-au
servant de cheminée qui sortait par le faîte. Néan-
moins Zidji recula lorsqu'on lui dit d'entrer dans cette
pièce et d'aller occuper l'une de ces couchettes en
planches, au fond du dortoir. L'odeur, qui régnait
dans cet antre, la vue des sales guenilles qui pen-
daient de toutes parts le firent hésiter un instant.
— Marche 1 dit l'un des « policemen » en brandis-
sant sa chicote.
17
258 A r école de la civilisation
Zidji n'était point ultra-délicat. Mais quelque chose
lui répugnait dans l'atmosphère de cette chambrée,
quelque chose qui froissait en lui un sens plus profond
que la vue ou l'odorat.
Il alla déposer ses couvertures sur une place vide
dans la rangée des couchettes inférieures, au fond du
local, là où l'agent le conduisit. Se retournant, il vit le
gamin de quatorze ans qui s'installait lui aussi à
quelque distance. Un grand Shangaan aux longs che-
veux embroussaillés, aux yeux rouges, avait l'air de
veiller sur lui avec une sollicitude qui ne s'accordait
guère avec ses traits sauvages et son air bestial. Ce
grand Shangaan avait jeté son dévolu sur le jeune
garçon. Il l'avait fait comprendre au gendarme indi-
gène au moyen d'un signe d'intelligence, à l'arrivée
des nouveaux ouvriers. Cet agent qu'un shelling suffi-
sait à corrompre avait donc indiqué au « pikinini »
(on nomme ainsi les petits serviteurs indigènes) une
couchette voisine de celle du sauvage à la tignasse
emmêlée.
L'appel retentit pour le repas du soir. Au centre de
la cour se dressait un hangar soutenu par de puissan-
tes poutres et qui constituait la cuisine. De chaque
côté du bâtiment il y avait douze énormes marmites
réunies les unes aux autres par des tuyaux où circulait
la vapeur qui cuisait la farine de maïs. Car ces vastes
récipients étaient pleins de cette substance blanche
où les cuisiniers puisaient avec d'énormes cuillières
en bois, jetant les morceaux de polenta sur une table
qui courait tout autour de la cuisine. Les mineurs
arrivaient avec des écuelles de zinc cabossées de tou-
tes les formes et les remplissaient de nourriture. Après
quoi on ajoutait à chacun un peu de légume en guise
d'assaisonnement. Cette distribution s'accomplissait
au milieu de cris, de vociférations. Une fois servis,
les noirs se retiraient et allaient manger leur ration
Dans la mine 259
au pied du mur de leur dortoir ou à l'intérieur de
la chambre. Les Basoutos gardaient la pitance du jour
pour le lendemain. Ils retendaient d'eau et la laissaient
un peu fermenter, fabriquant ainsi ce qu'ils appellent
le « maheou ». Les Thonga mangeaient la polenta
telle quelle. Zidji remarqua qu'elle avait un goût par-
ticulier. Certes elle n'avait pas la saveur du « moga^o »
de l'école d'évangélistes arrosé de sa sauce d'arachides
parfumée, dans des assiettes de fer émaillé bleues et
blanches. C'était une farine spéciale achetée en Amé-
rique à bon compte et qui est un résidu de la fabrica-
tion du maizena. Ce produit n'est pas sain. Il ne
constitue pas une nourriture suffisante. Beaucoup de
noirs sont morts aux mines pour avoir été mis trop
longtemps à cette diète et maintenant l'emploi de cette
préparation-là est interdit. Au reste les mineurs des
Compounds sont mieux traités aujourd'hui qu'autre-
fois. On leur donne même des fruits, du raisin du Cap
entre autres et ils reçoivent régulièrement de la
viande.
Il faisait nuit. Zidji fatigué, triste, alla s'étendre sur
son lit de planches dures. Il avait trois couvertures
dans lesquelles il s'enroula. Mais il ne put s'endormir.
Tous ses compagnons de chambrée venaient se cou-
cher les uns après les autres, parlant haut, sur un ton
grossier. Pas un ne lui était connu et il n'avait lié con-
versation avec personne. C'était si différent du petit
dortoir de l'école où tous les habits étaient bien plies
et où l'on se rendait après la répétition du soir. « II
faisait beau, là-bas, » se dit-il.
Cependant le bruit diminuait. Quelques ronflements
sonores retentissaient déjà. Soudain on entendit une
petite voix, une voix qui n'avait pas encore mué et
qui criait : « Laisse-moi ! »
— Si tu résistes, je te tue, reprit une autre voix irri-
tée et méchante.
260 A l'école de la civilisation
Zidji tressaillit. Evidemment c'était le « pikinini »
que le grand Shangaan persécutait.... La boukont-
chana I se dit-il avec épouvante. Oui, c'était bien cela.
C'était le crime des païens comme l'apôtre Paul l'a
décrit dans le premier chapitre de l'épître aux
Romains, l'horrible forme de luxure qu'inventa l'an-
cienne Sodome et que pratiquaient les Grecs raffinés
au temps du Christ. Seulement l'apôtre des Gentils
eût été bien étonné si on lui eût dit que cette cou-
tume impure était absolument inconnue autrefois
dans le kraal païen du Sud-africain.
Il a fallu que le blanc civilisé vînt pour l'enseigner
au Bantou primitif. Il a fallu, surtout, que naquissent
ces Compounds maudits où des milliers de sauvages
sont parqués loin de la nature, loin du village, loin
de la famille. Et, lorsque cette coutume fut con-
nue, elle se répandit comme une traînée de poudre,
elle envahit les dortoirs comme un feu de prairie irré-
sistible, le feu de la géhenne qui consume les forces
vives d'une race. Elle règne dans les Compounds et
elle règne dans les prisons.
Et c'est ainsi que la civilisation avec son or et ses
promesses fallacieuses, comme un gigantesque flam-
beau allumé sur le plateau africain, attire à elle toutes
les phalènes de la brousse, du Cap à Delagoa et de
Delagoa au Zambèze. Et les phalènes noires brûlent
leurs ailes à ce flambeau destructeur. La tuberculose,
la syphilis, la fièvre des mineurs ruinent le corps de
centaines de jeunes hommes qui étaient arrivés sains
à Johannesbourg et qui retournent chez eux répandre
les germes de la maladie. La « boukontchana » avilit
les âmes et leur enseigne des chemins nouveaux de
perdition.
Bientôt le «pikinini» se tut et toute la chambrée s'en-
dormit. Mais Zidji excité au dernier point par toutes
les réflexions qui se pressaient dans son cerveau ne
Dans la mine 261
pouvait trouver le sommeil. L'horreur de ce lieu l'op-
pressait. Il songeait à l'enfer des damnés. « Qu'ai-je
fait de venir ici?» se disait-il. «Mieux aurait valu
mille fois rester chez Bob, même chez Viljoen. J'en
mourrai ! C'est affreux 1 » S'il eût été un pur sauvage
de la brousse, il se fût retourné sur l'autre côté et
n'eût plus songé à rien. Mais son âme s'était ajBinée
pendant son séjour sur la station. Des sentiments déli-
cats étaient nés en lui, à l'étude de la Parole divine.
L'idéal de vie que les missionnaires lui avaient ensei-
gné avait transformé et spiritualisé ses pensées. A son
insu, un altruisme plus élevé germait dans son cœur : Il
avait pris conscience de la perdition de sa race et s'é-
tait voué à son relèvement. En un instant d'oubli, il
avait jeté sa vocation par-dessus bord. Mais sa nature
était trop profonde pour qu'elle pût sombrer à tout
jamais. Elle se réveillait en ce moment, vague, mais
d'autant plus puissante que Zidji venait de contem-
pler les abîmes nouveaux dans lesquels son peuple
commençait à rouler.
Le sang affluait à ses tempes. Son angoisse était
extrême. Il lui semblait que la couchette suspendue au-
dessus de lui l'écrasait. Il ne pouvait plus respirer. Au
sein de son malaise, il se rappela la nuit où il avait
cru que le soleil ne se lèverait plus. Aujourd'hui il
savait bien que cette crainte était absurde. Il avait
appris la cosmographie à l'école.
Néanmoins il se sentait aussi oppressé qu'alors....
et, n'y tenant plus, se sentant étouffer, il se leva, sor-
tit, se précipita dans la cour. Il n'y avait pas moyen
de fuir. La porte de l'allée était fermée. Au reste cela
n'eût servi à rien. Il était engagé pour six mois et, eût-
il tenté de décamper, la police aurait immédiatement
mis la main sur lui ; il aurait eu huit jours de travaux
forcés
Il se dirigea vers l'un des deux étangs qui se trou-
262 A l'école de la civilisation
vent aux deux côtés de la cuisine et plongea sa tête
dans l'eau. Puis il resta longtemps assis sur la mar-
gelle, son menton dans ses mains, sous la clarté des
étoiles, à la fraîcheur de la nuit.
Alors le calme revint. Il accepta son sort. Il décida
qu'il délivrerait le pikinini. Il ouvrit son âme à un
souffle nouveau qui passait venant on ne sait d'où, un
souffle qui le poussait vers les sommets du dévoue-
ment et du sacrifice. Il ne se rendait pas compte clai-
rement du but. Mais il acceptait d'y tendre. Et, pour
finir, il murmura : « O Dieu, aide-moi I » Après quoi il
s'en retourna à sa couchette et dormit jusqu'au matin.
Lorsque le flot des mineurs se rendit à la benne, il
avisa le pikinini et lui dit : « Ce soir, viens dormir
près de moi. Je te sauverai. » L'enfant lui jeta un
regard craintif, puis confiant, et lui dit : « Oh oui I
Sauve-moi ! »
Le grand échafaudage au sommet duquel le quartz
aurifère est amené des profondeurs du sol se nomme
le « gear ». C'est le centre de la mine, du moins le
centre des « ouvrages de surface ». Semblable à un
animal antédiluvien, la benne s'élance jusque tout là-
haut, verse avec fracas les cailloux arrachés aux en-
trailles de la terre sur une vaste table circulaire et tour-
nante. Les petits garçons trient les pierres de molasse
ordinaire, les jettent de côté, car elles ne contiennent
point d'or ; seuls les morceaux provenant du filon
aurifère et que l'on reconnaît à leur caractère cristallin
et à leurs taches blanches sont lancés dans le grand
entonnoir qui aboutit aux broyeurs. Le pikinini que
Zidji avait pris sous sa protection fut dirigé vers la
table tournante. Zidji et ses compagnons, de forts
jeunes gens de vingt à vingt-cinq ans, furent destinés
au travail sous le sol. La benne redescendit, s'arrêta
tout près d'eux, comme si elle ouvrait sa gueule pour
les engloutir....
Dans la mine 263
— Entrez dans le chariot, leur dit un contremaître.
Tapissez-Yous dans le fond.
Un des nouveaux venus était gris de terreur. Il ne
voulait pas bouger. Il s'accrochait aux poutres de l'é-
chafaudage.
— Imbécile de nègre ! Dépêche-toi, dit le contre-
maître en levant sa main sur lui
On le poussa de force et la benne descendit rapide-
ment sur le plan incliné qui suit la direction du filon.
Il faisait nuit noire. Des gouttes d'eau tombaient de
partout. L'air était froid, cru.
— Surtout ne levez pas la tête, ou vous serez assom-
més, disait un ancien aux nouveaux.
La benne s'arrêta dans une vaste chambre souter-
raine au sein de laquelle une grande lampe électrique
laissait tomber une lumière blanche très semblable à
celle du jour. Zidji se crut arrivé à l'air libre, d'au-
tant plus que le ventilateur amenait des provisions
d'air frais en cet endroit. C'était la chambre des ma-
chines. Autour d'une roue énorme s'enroulait et se
déroulait tour à tour le cable de fer qui actionnait la
benne. Mais les ouvriers noirs ne sont pas très au
courant des merveilles de mécanique grâce auxquel-
les une mine d'or peut extraire chaque jour des cen-
taines de tonnes de quartz. On les achemina vers
un escalier qui se trouvait au bord du couloir central,
celui par lequel la benne chemine et ils durent des-
cendre jusqu'au sixième étage.
L'exploitation, en effet, se poursuit par étages suc-
cessifs, jusqu'à une profondeur de plusieurs centaines
de mètres. Du couloir central, on creuse des couloirs
latéraux le long desquels cheminent des wagonnets.
Et, de chacun de ces couloirs latéraux, partent des
galeries qui suivent le filon ; on laisse de grands
piliers pour soutenir les voûtes, et le minerai obtenu
en faisant sauter le quartz à la dynamite est conduit
264 A V école de la civilisation
par les wagonnets jusqu'à des trous où on le précipite :
il tombe à 1 étage inférieur de telle manière que la
benne peut le recevoir dans ses flancs pour le con-
duire au dehors.
Zidji fut adjoint à un groupe de mineurs qui devaient
forer leurs trous de mines aux flancs d'une des ga-
leries. Cette galerie était inclinée elle aussi, suivant
la direction du filon qui s'enfonce en terre jusqu'à des
profondeurs inconnues. Les ouvriers sont donc en
quelque sorte superposés les uns aux autres, les uns
travaillant au bas de la galerie, les autres au haut.
— Tiens, dit le contremaître qui surveillait cette
galerie, voici la barre à mine et voici le marteau. Fais
ce que tu pourras. Pendant tout un mois, on ne comp-
tera pas la longueur de ton trou.
En effet, c'est la règle dans les mines que le nouvel
arrivant jouit d'un mois de grâce. Il touche ses deux
shellings par jour quel que soit son travail. Mais, dès
le second mois, il ne reçoit de billet que s'il a creusé
un trou d'au moins trente-six pouces de longueur.
Cet arrangement a pour but de permettre au mineur
de s'habituer peu à peu au marteau et à la barre; car,
les premiers jours, il se fait des ampoules doulou-
reuses. La peau des mains doit se durcir. Aussi, durant
les premières semaines, on en prend à son aise et Zidji
fit comme les autres. Lorsque, vers deux heures de
l'après-midi, les trous eurent été forés, on y mit la
dynamite et les noirs durent s'éloigner tandis qu'on
allumait les mèches. Zidji en profita pour demander à
l'un de ses camarades :
— Si quelqu'un en maltraite un autre, à la mine,
n'3^ a-t-il pas d'autorité pour l'en empêcher?
— Si fait, dit l'autre. Il y a l'inspecteur protecteur
qui vient toutes les semaines. C'est à lui qu'on adresse
ses plaintes si on a à en formuler. Même si un blanc
te bat, tu as le droit de le dire, car il est interdit de
Dans la mine 265
frapper, ici. Si tu es coupable, on te dénonce à l'ins-
pecteur protecteur; celui-ci examine ton cas et, cas
échéant, il t'envoie à l'inspecteur judiciaire qui te
punira.
— Bien, dit Zidji. Merci 1
Les mines sautèrent avec un bruit de tonnerre. Mais
on ne permit pas aux ouvriers d'aller voir le résultat
de l'explosion avant que la fumée de la dynamite se
fût dissipée, car elle est fort dangereuse à res-
pirer.
A deux heures et demie, la benne ramenait à la sur-
face Zidji assez content de cette première journée.
Quelques compagnons avaient déjà terminé leurs trois
pieds à midi. Il s'était contenté de forer un pied. Le
« boss » qui avait mesuré son trou avait souri et
dit :
— Pas trop mal, pour le premier jour.
Lorsqu'ils se retrouvèrent au sortir du travail, Zidji
appela le pikinini et lui dit :
— Va prendre tes couvertures et mets-les sur la
couchette voisine de la mienne.
Le jeune garçon obéit. Heureusement que le grand
Shangaan n'était pas là pour l'en empêcher. Mais ce
sauvage aux 3'eux injectés qui était sorti pour aller
quérir de la boisson par des moyens illicites ne tarda
pas à revenir et vit que les hardes de sa victime
n'étaient plus en place. Il se fâcha, courut partout
dans la cour afin de trouver le pikinini. Il le rencon-
tra tout tremblant auprès de Zidji.
— Qu'as-tu fait, coquin ? lui demanda-t-il. Où as-tu
donc déménagé ?
— Il est venu auprès de moi, dit Zidji fermement,
en regardant la brute dans le blanc des yeux. C'est
mon frère.
— Comment, ton frère ? Tu ne le savais donc pas
hier ?
266 A Vécole de la civilisation
— Non; je l'ai questionné et nous nous sommes
trouvé des parents communs. Il ne retournera plus
auprès de toi.
— Et tu t'imagines que je te laisserai me l'enlever,
blanc-bec !
Zidji avait parlé assis. Il se leva et les deux adver-
saires se toisèrent l'un l'autre. Il était parfaitement
calme et reposait solidement sur ses deux jambes
avec un air de vaillance et de confiance en sa
force.
— D'ailleurs, dit-il au grand Shangaan qui s'apprê-
tait à fondre sur lui, si tu bouges, si tu continues à
martyriser ce petit, je vais de ce pas te dénoncer au
surveillant du Compound. Et si cela ne te suffit pas,
j'en parlerai à l'inspecteur protecteur, à sa pro-
chaine visite et je te ferai livrer au « Judicial Ins-
pector ».
Le grand Shangaan écarquilla les yeux. S'il avait
pu se croire égal à Zidji pour la force physique, il se
sentait inférieur au point de vue des connaissances.
Zidji, tout nouveau venu qu'il était, avait désigné les
autorités par leur nom anglais. Il savait l'anglais
Hé I II fallait le respecter. Du reste la foule qui s'était
amassée sur les lieux pour assister, cas échéant, à la
scène de pugilat, prenait manifestement le parti de
Zidji. Le sodomite battit donc en retraite et alla con-
férer avec le gendarme de la porte, un mauvais sujet
comme lui auquel il payait à boire du whiske}^ de
temps à autre pour entretenir ses bonnes disposi-
tions. Mais leur imagination fertile ne découvrit
aucun moyen d'enchaîner à nouveau le pikinini à son
persécuteur.
Quelques jours s'écoulèrent et le dimanche vint.
Zidji put bientôt se convaincre que les Compounds de
Johannesbourg, s'ils sont à certains égards des repai-
res du vice, sont aussi l'un des grands moj^ens de
Dans la mine 267
relèvement de la race noire. Les influences délétères
et les influences salutaires s'y exercent tour à tour sur
les milliers de païens qui y affluent de toutes parts
et c'est un champ clos où se livre une bataille ser-
rée
Il était aff'reux à voir, le Gompound,par cette claire
matinée de dimanche. C'était le triomphe le plus com-
plet de l'industrialisme moderne. Tout était laid : les
dortoirs sombres avec leurs noires stalactites de vieil-
les hardes sales qui pendaient partout, la cour sans un
arbre, les alentours encombrés de vieilles ferrailles,
coupés de barrières de ronces artificielles, de chemins
à ornières profondes, d'espaces vagues d'où s'échap-
paient des odeurs malsaines. Et pourtant, au sein de
cette laideur générale, les noirs réussissaient à appor-
ter un peu et même beaucoup de pittoresque. Zidji
parcourut les groupes qui se chauffaient au soleil. Ici
quelques Basoutos, ayant défoncé une boîte de zinc
et l'ayant percée de gros trous sur les côtés, l'avaient
transformée en un réchaud où ils faisaient du feu pour
se chauffer les mains. Plus loin quatre Zoulous rôtis-
saient des morceaux de viande enfilés à des bâtons.
Ils avaient sans doute dépassé leurs trente-six pouces
et avaient reçu cette viande en récompense. Par des
cadeaux de cette nature, les directeurs des mines sti-
mulent le zèle de leurs ouvriers. Un autre Zoulou
accroupi au pied du mur, son échine courbée, cousait
des perles bleues et noires de manière à confectionner
de petits carrés bariolés dont il comptait s'orner à la
prochaine danse. La danse !... Tel était évidemment le
sujet des pensées et le but du travail de la plupart de
ces jeunes gens. L'un d'eux avait une masse de crins
auxquels il enfilait par-ci par-là une perle blanche.
Les Chopi examinaient leurs pianos, curieux instru-
ments qu'ils avaient fabriqués sur place avec des
planchettes de sapin de grandeurs différentes, dix ou
268 A V école de la civilisation
vingt les unes à côté des autres, reposant sur des
boîtes de fer d'huile dégraissée vides qui servaient de
caisses de résonnance. Avec un art extraordinaire, les
hommes de cette tribu arrivent à tailler ces notes de
manière à ce que la suite des sons corresponde à la
gamme. A côté, on voyait un vieux tonneau dont le
fond avait été remplacé par une peau et qui servait de
tambour.
Quelques Shangaan jouaient au tchoiiba, sorte de
tric-trac avec quatre lignées de trous en pleine terre;
ils faisaient circuler leurs pions — des écrous dépa-
reillés qu'ils avaient ramassés dans les tas de ferraille
— et s'excitaient beaucoup à ce jeu. D'autres tressaient
des ceintures et des bracelets en fil de cuivre et de
laiton.
Et vraiment tous ces groupes insouciants, rieurs,
paraissaient jouir de la vie et ne pas trop songer à la
brousse fleurie, aux villages ombragés, aux rivières
claires de la vraie Afrique. Cela d'autant plus qu'on
leur donnait en abondance le dimanche une boisson
couleur de lait et odeur d'alcool, fabriquée comme
le « leting » des Basoutos et le « bupoutsou » des
Thonga.
Soudain, par l'allée où se tenaient les surveillants,
une troupe d'hommes déboucha. C'étaient vingt jeunes
noirs bien habillés accompagnés d'un blanc.
— Béka I voilà Béka qui arrive, cria-t-on de groupe
en groupe.
« Béka », comme les noirs l'appellent, est l'un des
nombreux missionnaires qui évangélisent les Com-
pounds; petit, l'œil clair, les cheveux déjà grison-
nants, le cœur complètement consacré à cette œuvre,
il a déjà derrière lui toute une carrière. Il remplissait
avec talent et succès une fonction publique; il fût
peut-être devenu riche. Mais la vue de la condition
des noirs remua son âme généreuse et il abandonna
Dans la mine 269
tout, position, fortune, confort, pour se vouer au relè-
vement de la race noire par l'Evangile dans les cours
de Johannesbourg. Il sait merveilleusement parler aux
indigènes. Dans un zoulou très correct, il leur prêche
la repentance, la conversion, la justice et la conti-
nence, défendant à ses néophytes de toucher à l'alcool
et au tabac et leur imposant un christianisme sérieux,
un peu trop légal peut-être, qu'ils comprennent et qui
leur convient.
Une assemblée se forma sans tarder près d'un des
bassins d'eau et un cantique fut entonné pour annon-
cer à tous le commencement de la réunion. Puis
« Béka » parla de sa voix vibrante, convaincue. Il
comparait l'idéal païen et l'idéal chrétien. Le sujet
était abstrait. L'intérêt menaçait de fléchir. Soudain il
ramasse une pierre, il la pose par terre :
— Ça, dit-il, c'est la première hutte, la hutte de la
grande femme. A droite, seconde pierre, hutte de la
seconde femme; à gauche, hutte de la troisième; et
ainsi de suite.... Tu vas tâcher de faire ton village, de
fermer ton cercle, n'est-ce pas ? Les huttes de tes
enfants s'ajouteront à celles de tes femmes et tu seras
grand, honoré, pourvu de marmites nombreuses qui at-
tireront chez toi des admirateurs tous les soirs....
Mais.... — et sa voix devenait solennelle, — tu avais
oublié la chose noire....
Ramassant un morceau de charbon qui se trouvait
là, il le promène d'une pierre à l'autre, puis bouleverse
tout le cercle des huttes :
— La mort, la chose noire qui souille tout, qui gâte
tout, qui anéantit tout, entre dans ton village et tout
ce que tu as amassé se disperse. Tu meurs et c'en est
fini de toi et de toutes tes ambitions....
Zidji regardait fixement les pierres, le charbon,
puis les yeux pétillants de l'évangéliste. Il était saisi.
A côté de lui, des sauvages écoutaient bouche bée, un
270 A r école de la civilisation
sourire illuminant leurs traits. Ou bien ils regardaient
leurs compagnons en faisant : ts ts ts ts.... avec la
langue contre leur palais et en hochant la tête.
Très en veine ce matin-là et désireux d'arriver à un
résultat pratique, Béka conclut par une autre démons-
tration encore plus impressive. Il avisa un de ses
élèves qui portait sous le bras une grande ardoise, la
lui demanda, la plaça sur le sol de manière à former
un plan assez incliné et il entreprit de montrer com-
bien il est facile de suivre la voie du mal, mais quelles
conséquences terribles en sont le résultat. Prenant
quatre morceaux de bois, il les mit au bout de l'ar-
doise, deux en avant et deux en arrière :
— Ce sont des bœufs attelés, dit-il, il y en a quatre;
et derrière voyez le wagon (c'était une planchette un
peu plus grande); l'attelage descend sur le chemin du
mal.... Voyez comme cela va vite.... Mais le mouve-
ment se précipite.... Tout arrive pêle-mêle au bas de
la pente ! Ainsi en sera-t-il de l'homme qui suit la
route des passions....
Puis, reconstituant l'attelage au bas de l'ardoise, les
bœufs regardant en haut, il ajouta :
— Et maintenant, pour suivre la voie du Seigneur
qui monte au ciel, vers la lumière, vers le bien, vers
la vie, c'est plus difficile, mes enfants. Vo3'ez....
Il sortit des fils de sa poche, les fixa au moyen d'ai-
guilles aux bœufs et au wagon et tira lentement le
véhicule fictif jusqu'au haut de l'ardoise.
— Ah ! ah ! le voilà en haut I C'est Dieu qui l'a
amené à bon port. Mais pour cela, il a fallu les ficel-
les. Ce sont les prières qui nous unissent à Lui, à
Celui qui attire tous les hommes vers la Croix !
Et il termina par une exhortation pressante à rom-
pre avec le mal, à accepter la vérité de Dieu, l'influence
de son Esprit.
— Ceux qui veulent chercher les choses qui sont en
Dans la mine 271
haut, venez, dit-il, agenouillez-vous ici et nous prie-
rons pour vous 1
Un petit jeune homme fluet s'avança et s'agenouilla
dans le cercle. L'évangéliste s'agenouilla près de lui,
intercéda pour cette âme qui était perdue et qui vou-
lait être rachetée.... C'était touchant, saisissant. Le
noir se mit à trembler et éclata en sanglots.
— Crois ! mon fils, disait Béka. Jésus te sauve. Il
t'a sauvé 1
— Oui ! Il m'a sauvé
— Lui as-tu confessé toutes tes fautes ?
Le pénitent ne répondit pas.
— Mon enfant, n'as-tu jamais volé de l'argent à tes
maîtres ?
— Oui ! j'ai pris une livre sterling dans un bureau
où j'étais en service.
— Alors il te faut sans retard aller la rendre à ton
blanc.
— Certes, je le ferai 1 Je veux suivre Jésus 1
Et c'est ainsi que bien des restitutions se sont opé-
rées à Johannesbourg. Dans cette ville de l'or où
l'honnêteté commerciale brille souvent par son
absence, des blancs ont souvent été surpris repris
même dans leur conscience en voyant un nouveau
converti de Béka ou d'autres missionnaires leur rap-
porter une somme d'argent qui avait disparu on ne
savait où.
Au reste tous les assistants de cette scène étaient
empoignés. Une impression profonde fut produite ce
jour-là dans le Compound.
Les évangélistes partirent et Zidji resta songeur.
Oui, la pente du mal est rapide et celui qui y glisse
s'y brise. Il avait glissé.... Mais Dieu ne cesse de rap-
peler à Lui ceux qui veulent remonter la pente. Il
remonterait; et puisqu'il faut prier pour que l'attrac-
tion s'exerce, il prierait de nouveau....
272 A V école de la civilisation
Mettant ses mains sur ses yeux, Zidji pria.
Un grand bruit le fit regarder autour de lui : Les
Chopi commençaient à danser. Ils avaient disposé
tout un orchestre de pianos, des grands aux notes
basses, des petits, amenés du Littoral, avec des tou-
ches de bois brun qui produisaient des sons beaucoup
plus élevés. Et, leur faisant face, quarante ou cin-
quante noirs couverts de tous leurs atours, quelques-
uns des boucliers en mains, d'autres tenant seule-
ment des bâtons, frappaient le sol, brandissaient leurs
armes, chantaient des : Ho-ho-ho et des ha-ha sono-
res, s'excitant, pressant le mouvement, tandis que les
xylophones les accompagnaient, les encourageaient.
A la fin, cela devenait endiablé, prestissimo et fortis-
simo et soudain, tant le rythme était admirablement
conservé, tout s'arrêtait sur une double croche : pia-
nos, voix, gestes. L'effet était extraordinaire.
Des blancs attirés par le bruit venaient contempler
ce spectacle hautement pittoresque. Zidji n'y prit
aucun plaisir. Il songeait à l'ascension vers la lumière
et vers le bien. Appelant le pikinini, il l'engagea à
l'accompagner à la petite école qu'une mission avait
construite non loin du Compound, dans un endroit
central; un grand et fort évangéliste nom.mé Kimbé y
enseignait tous les soirs et y prêchait le dimanche.
Zidji n'avait pas été lui rendre visite encore, bien qu'il
le connût de réputation. Il voulait garder son inco-
gnito. Mais il prit courage et offrit à Kimbé de lui
aider un peu à son école du soir. Dans la grande
lutte engagée à Johannesbourg et dont l'enjeu est le
sort même de la race noire, il voulait être l'un de ceux
qui relèvent et qui vivifient.
Le premier mois s'écoula. Zidji présenta ses vingt-
quatre billets (tickets) et reçut son payement complet.
Dans la mine 273
deux livres dix qu'il mit de côté avec soin. Ses mains
étaient durcies maintenant, et c'est sans peine qu'il
perça ses trente-six, voire même quarante-deux pou-
ces. Malheureusement le gentil contremaître qui avait
souri à ses premiers essais avait été remplacé par un
de ces Afrikander dont le premier mot, en causant
aux indigènes, est toujours : « Vermine noire I »
Les mineurs, n'ayant pas de mètre, mesurent leurs
trous avec les mains. Ils mettent leurs dix doigts sur
la barre à mine en repliant les pouces et cela équivaut
à un pied. Le nouveau « boss » contestait leurs résul-
tats. Il exigeait plus que la mesure et les noirs se
fâchaient. Alors il leur donnait des coups de pied,
bien que les voies de fait soient interdites à Johan-
nesbourg. Il forçait les jeunes garçons qui poussent
les wagonnets à les remplir plus que leurs forces ne
le permettaient. Des accidents se produisirent; un
wagonnet se renversa et le blanc tempêta. Un jour
l'un des ouvriers nommé Lévi entendit l'un de ses
camarades qui criait au secours. Il abandonna son
véhicule pour aller aider à son ami, car le couloir
était en pente. Le contremaître arrive, constate qu'il
y a deux noirs attelés à un seul wagonnet, ce qui est
contre les règles. Il se précipite sur eux, les bat, les
insulte Le soir venu, ces deux garçons remontent
de la mine irrités. Ils complotent avec plusieurs autres
de s'enfuir. Ils mettent sur eux tous leurs habits, trois
paires de pantalons et plusieurs vestes, s'entourent
de leurs couvertures et se présentent à la porte du
Compound, demandant la permission de sortir dans
la brousse. Les surveillants les repoussent. Ils revien-
nent à la charge un peu plus tard. Les « policemen »
les laissent passer. Alors ils partent du côté de la ville
et fuient à pied vers Pretoria. Cela ne leur servit de
rien; la police les appréhenda bientôt; ils furent
emprisonnés, car le seul passeport qu'ils possédassent
18
274 A Vécole de la civilisation
prouvait qu'ils avaient rompu leur contrat; ils y per-
dirent la paie de quinze jours et y gagnèrent huit
jours de travail au service du gouvernement. Mais ce
fait ouvrit les yeux à l'inspecteur protecteur auquel
tous les noirs du Compound se plaignaient et le con-
tremaître brutal fut renvoyé. Dès lors on eut la
paix.
Avec ses six ou douze pouces de plus, Zidji gagnait
quelques pence supplémentaires et des rations de
viande. Il était content de son sort, et, bien que ce
travail de forage dans le dur quartz fût monotone,
il lui plaisait, parce qu'il avait le temps de laisser
errer ses pensées, de songer à Béka, à Monéri, au vil-
lage, à l'école
Au reste il était devenu le scribe de sa chambrée.
Ayant découvert qu'ils avaient parmi eux quelqu'un
d'aussi lettré, ses camarades le chargeaient d'écrire
leurs missives à leurs parents. Il s'était fourni de
papier, d'enveloppes, de timbres et, pour un shelling,
il leur fournissait, sous dictée, une lettre bien propre,
d'une écriture régulière et bien lisible, avec une
adresse impeccable. La correspondance indigène est
généralement une épreuve pour les employés postaux
du sud de l'Afrique. Dès qu'un noir a fréquenté l'école
trois mois, quand il sait à peine former les lettres, il se
croit un phénix en l'art de la calligraphie et se met à
bombarder ses proches de missives illisibles. Ces
chefs-d'œuvre de cacographie vont se perdre dans les
bureaux de l'administration postale qui les jette au
panier après avoir préalablement ouvert l'enveloppe
pour voir s'il n'y a pas de chèque ou de billet de ban-
que dedans. L'écrivain incompris ne reçoit pas de
réponse et maudit l'ingratitude de ses correspondants.
Quelques-uns s'avisèrent qu'ils auraient plus de suc-
cès s'ils confiaient leur prose à la plume de Zidji et,
comme l'événement confirma leurs prévisions, l'ex-
Dans la mine 275
élève de l'école d'évangélistes fut assailli de deman-
des. Il s'installait sur un coin de caisse, près du four-
neau, et ses camarades s'extasiaient sur son talent.
Dès après le repas du soir, il allait trouver
Kimbé.
Kimbé était un indigène des plus intéressants. C'était
un assoiffé de science. Il avait passé avec honneur ses
examens d'instituteur dans l'une des écoles normales
de la colonie du Cap. Durant toute sa carrière sco-
laire, il n'avait pas subi un échec, car il avait une
excellente mémoire et il mettait son amour-propre à
savoir ses cours par cœur. La science lui suffisait. Il
ne songeait pas à se marier. Il était né eunuque sinon
pour le Royaume de Dieu, du moins pour celui de la
connaissance. Ses missionnaires avaient payé toutes
ses études; son ambition secrète était de rendre tout
l'argent qu'ils avaient dépensé pour lui, de s'amasser
un petit pécule et de retourner sur les bancs de l'école,
à l'université, s'il était possible, afin d'atteindre les
plus hauts sommets, de prouver qu'il était l'égal des
blancs par son intelligence. Il se cuisait lui-même sa
nourriture pour dépenser moins, économisait tout ce
qu'il pouvait sur les cinq livres de sa paie mensuelle.
Ses menus étaient simples; le soir il se contentait
d'une tasse de thé et d'une miche de pain et, quand
Zidji frappait à la porte de sa petite chambre de céli-
bataire, il le recevait toujours avec un sourire, ce
grand et bon géant qui aimait la science et qui aimait
aussi son peuple.
Car Kimbé était un noir et voulait le rester. Il était
fier de sa race méprisée et souffrait profondément des
injustices dont on l'abreuvait. La loi du passeport le
chagrinait profondément.
— Comment, disait-il I Nous ne pouvons pas nous
promener librement dans le pays qui était le nôtre
avant que les blancs vinssent 1 Et il nous faut payer
276 A V école de la civilisation
deux shellings par mois pour nous procurer ce mor-
ceau de papier !
Et l'interdiction de marcher sur les trottoirs, d'en-
trer dans les compartiments de chemin de fer de
seconde ou de première classe !
— Notre argent ne vaut-il pas celui des blancs I
disait-il.
Et il rêvait d'un âge d'or où justice serait faite aux
noirs considérés désormais comme les égaux des
blancs. Cependant Kimbé ne se répandait pas en
doléances à tout propos. Son missionnaire lui avait
expliqué que ces lois étaient nécessaires à cause de l'é-
tat de sauvagerie où la race était encore plongée, que
l'ordre public les exigeait.
— Quand tous les indigènes seront instruits et civi-
lisés comme toi, ces règlements pourront être abolis 1
Kimbé avait courbé la tête ; il gardait même un si-
lence prudent. Mais toute nouvelle injustice le faisait
vibrer et il ouvrait son cœur à Zidji. Au reste, il était
d'une conscience admirable dans son travail de maître
d'école et d'évangéliste et il travaillait ferme à réveil-
ler chez ses concitoyens l'amour de la science. Une
trentaine de mineurs assistaient tous les soirs à ses
leçons, et les mains endolories par le marteau et la
barre à mine, s'essayaient à former des lettres sur les
ardoises grinçantes.
L'un des plus sympathiques de ces élèves noirs
était Rangane. Ce jeune homme était arrivé quelques
mois auparavant de l'extrémité nord du Transvaal, du
clan de Malouléké et, bien qu'absolument table rase au
point de vue du savoir, il avait rapidement dépassé
ses camarades. Le premier dimanche qu'il avait assisté
au service divin, dans la petite chapelle de fer, Kimbé
prêchait sur la création. Rangane l'avait dévoré des
jeux et l'évangéliste avait remarqué tout de suite ce
regard intense où brillaient l'intérêt et la joie.... Après
Dans la mine 277
le culte, le jeune païen s'était approché de Kimbé et
lui avait dit :
— Merci I merci 1 merci 1 Tu m'as dit aujourd'hui
ce que mon cœur désire depuis si longtemps ! Quand
j'étais tout petit, encore gardien des chèvres, j'ai si
souvent demandé à ma mère : « Qui a créé le ciel et la
terre et nous les hommes ? » Elle me dit : « On prétend
que c'est Khoudjana, mais il est mort et on ignore
même où est son tombeau. » Les vieux de la tribu aux-
quels je m'adressai ensuite me dirent que tous les
hommes étaient sortis d'un marais de roseaux. Mais
cela ne me satisfaisait pas. Aujourd'hui le tourment
de mon âme a pris fin ! Tu m'as appris qu'il y a un
Dieu dans le ciel et qu'il a tout créé. Merci ! merci !
Dès lors Rangane avait fréquenté assidûment l'école
et les cultes. Il ne manquait pas un soir. C'était l'une
de ces natures rares dans tous les lieux et dans tous
les peuples qui aspirent à la vie de l'au-delà par toutes
les forces de leur âme.
Or, un certain soir, il ne parut pas. Il demeurait non
au Compound, mais dans la Location indigène à une
certaine distance. L'un de ses camarades annonça
qu'il avait été arrêté et mis en prison par un gendarme
blanc. Dès le lendemain, Kimbé alla aux informations
et apprit ce qui suit : La Location était devenue sus-
pecte depuis un certain temps parce qu'il s'y buvait
beaucoup de bière forte. Or la fabrication de cette
boisson très alcoolique est sévèrement interdite à
Johannesbourg. Les autorités avaient donc envoyé à
brûle-pourpoint un gendarme pour faire une enquête.
Dans une certaine maison il avait trouvé de nombreu-
ses marmites pleines de bière. Rangane passait par là,
se rendant au travail. Le blanc l'avait fait entrer dans
la dite maison et l'y avait enfermé à clef. Là-dessus
étaient arrivés les agents de police noirs qui surveillent
la Location. Tous étaient des mauvais sujets corrom-
278 A l'école de la civilisation
pus qui étaient de connivence avec certains individus
du village, les plus riches, les plus considérés, qui
fabriquaient de la bière et la revendaient aux païens.
Quelques-uns de ces misérables étaient dûment ins-
crits sur les registres de certaines églises. L'un d'entre
eux était même un prétendu évangéliste. Les agents,
ne voulant pas dénoncer leurs complices, déclarè-
rent que Rangane était le coupable et il fut mis en
prison. Kimbé qui connaissait ces sacripants alla
tout droit chez son missionnaire lui raconter l'histoire.
Celui-ci se rendit sans tarder auprès des autorités supé-
rieures. Il en était temps. Rangane avait déjà été con-
damné à trois mois de travaux forcés. Le Commissaire
écouta avec déférence le missionnaire :
— Merci, lui dit-il. Vous nous êtes de la plus grande
utilité, car vous connaissez les noirs. J'ai bien l'im-
pression que nos agents indigènes nous trompent et
qu'une foule d'injustices se commettent. Je relâcherai
le prisonnier et nous ferons une enquête.
Lorsque Monéri rapporta cette bonne nouvelle à la
mine, Kimbé et Zidji étaient assis autour de leur table,
buvant leur tasse de thé, et Kimbé se laissait aller à
ses jérémiades habituelles :
— Les blancs n'ont point de justice. Ils sont inca-
pables de mener un procès. Qu'est-ce que cela leur
fait qu'un « nigger » soit condamné injustement ?
C'est honteux !
Et Zidji buvait ses paroles et l'amertume contre la
race blanche envahissait son cœur.... Cependant le
succès de l'intervention du missionnaire leur coupa la
parole et celui-ci ajouta :
— Soyez justes vous-mêmes. Ne voj^ez-vous pas que
tous les torts ici sont à ces ignobles « policemen » noirs
et à leurs acol3^tes de la Location, donc à des noirs ?
Les autorités sont très désireuses de punir les coupa-
bles. Ouvrez vos yeux et aidez-leur à les trouver.
Dans la mine 279
— Tu sais, Zidji, dit Kimbé lorsque le missionnaire
fut parti, sans ces hommes, les missionnaires, je ne
sais ce qu'il adviendrait de nous. Ils sont nos seuls
vrais amis. Mais ils ne peuvent pas tout faire. A nous
de nous instruire pour défendre notre race. Quand
nous aurons nos propres avocats, nos propres méde-
cins comme nous avons déjà nos propres pasteurs,
tu verras quels progrès nous ferons....
Il nous dit d'avoir l'œil ouvert. Je vois depuis quel-
que temps un grand Bœr venir à bicyclette tous les
soirs vers six heures portant un sac avec lui. Il se di-
rige vers l'usine des machines, siffle, et deux noirs,
toujours les mêmes, vont le retrouver. L'un d'eux est,
si je ne me trompe, ce grand Shangaan avec lequel tu
as manqué te colleter à cause de la (( boukontchana ».
Sache, mon fils, que si la « boukontchana » fait des
ravages ici, l'ivrognerie cause plus de ruines encore.
Les deux vices se donnent la main. On a beau inter-
dire la boisson dans les Compounds, frapper de plu-
sieurs centaines de livres sterling d'amende les
blancs qui vendent du brandy aux noirs. Il y a toute
une population de Juifs polonais qui fait des fortunes
dans ce commerce clandestin. Examine ton Shangaan
à six heures du soir. Tu verras.
Zidji n'y manqua pas et il lui fut donné d'assister à
un spectacle qui le combla d'aise. Il remarqua que le
grand Shangaan à la tignasse embroussaillée sortait
de la cour avec le « policeman » noir qui lui avait
livré le pikinini quelques mois auparavant. Il les sui-
vit de loin.... Or la police avait elle aussi remarqué
les allées et venues de ce Bœr à bicyclette, et, juste-
ment ce jour-là, trois détectives blancs accompagnés
de plusieurs indigènes s'étaient cachés dans les envi-
rons. Le Bœr descendit de son vélo et siffla. Alors la tête
crépue du Shangaan et la casquette de son complice
parurent derrière un tas de planches. Ils le rejoignirent
280 A l'école de la civilisation
et il sortit de son panier trois bouteilles de brandy du
Cap pour lesquelles les deux noirs payèrent une livre
sterling. Comme ils avaient l'habitude de revendre la
boisson de feu à raison de six pence le petit verre,
dans le Compound, ils faisaient encore un profit con-
sidérable, malgré le prix exorbitant que le Bœr leur fai-
sait. Mais, cette fois-ci, leur petit calcul fut déjoué. Les
détectives arrivèrent soudain sur les lieux. Le Bœr
veut sauter sur sa machine. Mais la retraite lui est
coupée. Il saisit une pioche qui se trouvait là et as-
sène un coup formidable à l'un des agents. Mais un
second l'appréhende au corps, pendant que les deux
noirs coupables sont aussi faits prisonniers.... Il en
eut pour douze mois de prison avec travaux forcés, le
grand Bœr, cela pour avoir fourni de la liqueur à des
noirs, plus un mois pour avoir frappé un agent.
— Cette fois, Kimbé, la police blanche a bien fait
les choses, dit Zidji en racontant ce qu'il avait vu.
— Oui, pour une fois, dit l'évangéliste.
— Moses fera bien de prendre garde à lui.... Tu
sais Moses, un des membres communiants de l'Eglise.
Sais-tu ce qu'il m'a proposé? De participer avec lui à
la fabrication de la « chikokij^ane » ! Je l'ai envoyé
promener. Il m'a dit : « Tu y gagnerais au moins dix
shellings par dimanche ! » Voici comment il fait : Il
achète quelques boîtes de mélasse, dilue le sirop dans
de l'eau et de la farine, laisse fermenter.... Au bout de
deux jours, il passe le liquide et il obtient la valeur d'un
tonneau d'une boisson très forte qu'il vend aux païens.
Lui-même n'en boit pas parce qu'il est chrétien....
— Véritablement ! Moses mérite d'être mis sous
discipline. C'est honteux ! Tu as bien fait de ne pas
participer à ce trafic. Ah ! Zidji, ce qui manque à nos
chrétiens, c'est le caractère ! Combien il y en a qui se
perdent ici 1 J'ai toujours dit : Johannesbourg sauve les
païens et perd les chrétiens !... J'avertirai Moses, et
Dans la mine 281
s'il ne renonce pas à cette fabrication illicite, je le
dénoncerai à Monéri. Cette boisson tue notre peuple.
Je l'ai bien vu à Delagoa Bay où la vente se fait sans
restriction. C'est horrible de voir les abords de Lou-
renço Marques le samedi soir et le dimanche. Nulle
part, en plein paganisme, tu ne verras un spectacle
d'aussi ignoble immoralité. Maudits soient les blancs
et les drogues de mort avec lesquelles ils nous empoi-
sonnent !
Les six mois du contrat de Zidji touchaient à leur
terme. Bien qu'il se fût familiarisé avec la mine et
qu'il y gagnât beaucoup d'argent, il n'y voulait pas
rester. Il avait maintenant vingt livres sterling.
La pensée de ce petit trésor contenu dans une cas-
sette qui était enfermée elle-même dans une malle dont
Zidji portait toujours la clef sur lui, le tourmentait. Un
soir, l'un des élèves de l'école nommé Bazile arriva
tout bouleversé.
— On m'a volé douze livres !
— Comment cela? dit Kimbé.
— J'étais allé à la poste avec un ami. Survient un
commis noir bien habillé qui nous dit : « Hé I garçons 1
J'aurais de l'ouvrage pour vous, une superbe place à
quatre livres par mois. Pas beaucoup de travail, un
maître charmant. Je vais justement le quitter. Cela
ne vous tente-t-il pas ? » Je lui dis : « Je veux bien te
remplacer. » — « Mais, dit-il, mon blanc en a assez des
Cafres qui filent au bout d'une semaine. Il demande
que ses serviteurs déposent entre ses mains une cau-
tion de douze livres. Si tu les as, tu peux obtenir cette
excellente place, sinon il te faut y renoncer. Naturel-
lement mon blanc qui est un des chefs du bureau pos-
tal te rendra ton argent à la sortie.... » J'avais avec
moi quinze livres, tout ce que j'ai gagné jusqu'ici. Je lui
282 A l'école de la civilisation
en donne douze. Il me dit : « Attends-moi, je reviens. »
Il part par une porle de service ; j'attends, j'attends,
une heure, deux heures, jusqu'au soir, et il n'est pas
revenu !
En, racontant sa triste histoire, le pauvre Bazile
avait les larmes aux yeux. Zidji instinctivement porta
la main à sa poche pour sentir s'il avait encore sa clef.
Elle était bien au bon endroit.
— Que me conseilles-tu de faire pour éviter d'être
volé? dit-il à Kimbé.
— Demande à Monéri de te garder tes livres ster-
ling. Il ne se perd pas un sou de l'argent que nous
lui confions.
— Mais je ne le connais pas encore bien.... Tu sais,
j'ai un peu peur de m'approcher des missionnaires
depuis ma fuite de l'école.
— Ne crains rien, je t'accompagnerai. Dès que tu
auras fini ton temps ici, tu iras travailler en ville et
iras assister au culte des cuisiniers que préside Mo-
néri. Je te présenterai à lui.
— Merci î Plus que quinze jours de barre à mine !
Zidji eut la chance de pouvoir retenir d'avance une
place chez un Anglais de la ville. Mais avant de quit-
ter le Compound, il demanda la permission de visiter
la mine. Il vit le quartz, concassé une première fois
dans le grand échafaudage, au-dessous de la table
tournante, descendre aux batteries où des centaines de
pilons d'acier l'écrasaient avec un bruit de tonnerre.
En entrant dans le bâtiment où s'accomplit ce travail,
il crut avoir perdu l'ouïe et la parole. Car il ne pou-
vait causer avec son compagnon, tant le vacarme était
assourdissant. La pierre réduite en poudre était en-
traînée par un courant d'eau sur de vastes tables de
mercure où l'or tenu en suspension était retenu. Plus
le mercure était noir, plus il avait absorbé de poudre
Trois rencontres à Johannesbourg 283
d'or. Puis, comme il restait encore trente pour cent
du précieux métal après ce premier procédé, le flot
bourbeux était dirigé vers de grandes cuves aussi
vastes que celles dans lesquelles on emprisonne le gaz.
Là, le limon se déposait et on faisait passer au tra-
vers un courant d'eau de cj^anure de potasse qui dis-
solvait l'or non retenu par le mercure. Ce courant
d'eau passait ensuite par des bassins où se dressaient
des treillis de lames de zinc qui capturaient l'or au
passage. Restaient seulement les opérations de la
fournaise. On faisait évaporer le mercure des tables
et on fondait le zinc pour en séparer l'or. Zidji arriva
juste au moment où l'on sortait d'un moule une brique
d'or pur qui valait plusieurs milliers de livres sterling.
Le jeune homme ne comprit pas grand'chose aux réac-
tions chimiques de ces divers procédés. Personne ne
les lui expliqua. Il quitta néanmoins la mine sous le
coup de la puissance et de la sagesse des blancs.
III
TROIS RENCONTRES A JOHANNESBOURG
Sa malle grise sur l'épaule, ses vingt livres dans
sa bourse, un passeport bien en régie dans sa poche,
Zidji quitta la mine. Il secoua de ses pieds la pous-
sière mélangée de scories ; il avait le cœur content,
l'âme pleine d'espoir.
Sachant déjà qu'un noir doit se tenir à l'écart
de la foule des blancs, il évita les rues où la circu-
lation est très forte, où l'on s'arrête à contempler les
superbes magasins. Il traversa la ville par des ave-
284 A l'école de la civilisation
nues à demi désertes et ne se permit pas de mar-
cher sur les trottoirs. Enfin il arriva à un square
planté d'eucalyptus qui ombrageaient de leur maigre
feuillage le sol couleur d'ocre. Il le coupa en diagonale,
traversa la ligne du chemin de fer sur un pont et
aboutit à la villa de Mister and Mistress Mac Gowan
dans Quartzstreet. Cette maison d'apparence modeste
et qui n'avait pas d'étage occupait l'angle de deux rues.
Elle était entourée de deux côtés par un petit jardin
avec des plates-bandes de géraniums et de violettes
d'où s'échappait une odeur délicieuse. Quelques ar-
bustes toujours verts cachaient à demi la véranda
toute pleine de verdure, de fougères cheveux de Vénus,
de balsamines et de beaux lys rouges.
Zidji n'entra point par le petit portail qui conduisait
tout droit à travers le jardin à la véranda et à la porte
d'entrée. îl alla chercher dans l'autre rue une poterne
réservée aux gens de service et qui donnait accès sur
la cour de derrière. Il entra et posa sa malle parterre.
La vieille Sara était en train de jeter du millet aux
poules. Elle leva les j^eux. C'était une négresse venue
on ne sait trop quand ni comment du centre de l'Afri-
que et que la famille Mac Gowan avait adoptée dès
longtemps comme bonne à tout faire. Elle louchait
horriblement, elle n'avait plus que trois dents, elle
était très laide avec son bonnet de femme bœr et estro-
piait toutes les langues qu'elle parlait. Mais c'était un
cœur d'or, et elle se serait mise au feu pour ses maî-
tres. Elle alla appeler Mistress Mac Gowan.
Celle-ci ne tarda pas à arriver; c'était une dame
écossaise portant lunettes et ayant des bandeaux de
cheveux gris sur les tempes. Elle était vêtue de noir,
avait un bonnet de tulle sur la tête et marchait douce-
ment avec des airs distingués.
— Ah 1 voilà le nouveau ! Bonjour, mon garçon,
dit-elle. J'espère que vous serez bien ici 1
Trois rencontres à Johannesbourg 285
— Merci, Madame, dit Zidji sans franchir la dis-
tance respectueuse que la dame écossaise avait con-
servée entre elle et lui. Je désire travailler à votre
satisfaction.
— Bien. Voici votre chambre. Quand vous y aurez
déposé votre malle, revenez à la cuisine.
Cette chambre était un cube de plaques de fer gal-
vanisé dont la porte fermait mal. Dedans, il y avait
de la suie contre les murs et, pour couvrir en partie
la couleur noire peu gaie, une chromo de la reine Vic-
toria, des affiches de courses de chevaux avec des
jockeys souriants et d'autres images et réclames lais-
sées là par un domestique précédent qui avait du
goût pour l'art. Pourtant Zidji constata qu'il y avait
un vieux lit de fer avec une toile métallique passable-
ment enfoncée au milieu mais qui serait tout de même
plus tendre que le sol cimenté.
A la cuisine il trouva Madame qui lui expliqua le
travail qu'il aurait à faire : cuire tous les repas, laver
la vaisselle, soigner les poules, couper le bois, aller
au marché, au magasin d'épicerie du coin, etc. Il n'au-
rait à entrer dans la maison que pour balayer le cor-
ridor et épousseter le salon. La vieille Sara était trop
âgée et tremblante pour enlever la poussière aux mille
bibelots de cette pièce glorieuse. C'est qu'il y en avait
des objets curieux sur la cheminée, les quatre guéri-
dons et les six consoles du salon 1 Des bonzes indous
en prière, des éléphants d'ébène de plusieurs tailles
différentes, des éventails japonais, des calebasses de
Zoulous ornementées de fil de laiton, de la porcelaine
de Sèvres, des vases de fleurs de toutes couleurs, des
carrés, des ronds, des coniques, des pj^amidaux, des
verts, des bleus, tout un musée où étaient réunis
les produits des deux hémisphères et de l'Orient et de
l'Occident.
— Surtout ne cassez jamais aucun de ces objets
286 A r école de la civilisation
d'art, dit M"^^ Mac Gowan avec une nuance de sévé-
rité dans sa voix si aimable. J'}' tiens beaucoup. Vous
époussetterez tout cela deux fois par semaine, le mardi
et le vendredi.
Puis, après lui avoir montré tout son travail, elle
ajouta :
— Vous recevrez deux livres dix shellings le pre-
mier mois et trois livres dès le second. Si nous som-
mes très contents de vous, nous pourrons monter
jusqu'à trois livres dix. Au reste, c'est nous qui pajx-
rons votre passeport du mois.
Les conditions étaient satisfaisantes. Zidji de son
côté demanda la permission de sortir le dimanche
après-midi et le soir entre huit et neuf, après la fin du
travail.
^me y[QQ Gowan avait dit : Nous ! Ce n'était point
là un pluriel de majesté. Elle entendait parler aussi
au nom de son mari. Celui-ci, emplo3é supérieur
dans un bureau du gouvernement, n'apparaissait à la
maison qu'aux repas. Le soir il jouait au billard avec
ses amis dans une chambre que l'on maintenait tou-
jours fermée. Alors il buvait de la bière blonde.
C'était un homme froid et qui ne parlait jamais à Zidji.
Tout alla bien les premiers jours. Quand le nouveau
(( boy » entra au salon pour épousseter la cheminée
et les six consoles, il trouva sur l'une de celles-ci une
pièce de six pence. Il la laissa naturellement en place
et y fit à peine attention. Le vendredi, quand il arriva
aux guéridons, il y avait un shelling dormant aux
pieds de l'un des bonzes chinois. Zidji ne le toucha
pas davantage. La semaine suivante, il trouva une
livre sterling au pied de la cheminée.
— Tiens ! se dit-il. La mistress veut m'éprouver.
Elle ne sait pas qu'il m'est impossible de voler.
Il rapporta honnêtement la pièce, d'un air un peu
hautain.
Trois rencontres à Johannesbourg 287
— J'ai trouvé cela au salon, dit-il. Je pense que
vous l'avez perdu.
La dame parut étonnée mais n'ajouta rien ; elle fut
encore plus surprise lorsque, un beau jour, Zidji
revint du marché, et lui dit :
— Les légumes ont baissé. On m'a rendu six pence
sur les trois shellings. Les voici.
— Pour le coup, se dit-elle, voilà un bo}^ honnête.
C'est vraiment étonnant. Il aurait parfaitement pu
garder cet argent sans que je m'en aperçusse.
Un autre petit événement vint à propos pour confir-
mer le jugement favorable de monsieur et madame
Mac Gowan à propos de leur serviteur extraordinaire.
Zidji avait balayé le corridor et pendant toute l'opéra-
tion il avait maintenu la porte de la maison ouverte.
Il tourna le dos un instant et quand il revint pour
fermer la porte, il vit un inconnu qui avait pénétré
dans le logis, dépendu le pardessus de Monsieur; il
l'avait mis sur son bras et sortait de l'air le plus natu-
rel du monde. Zidji le suivit dans la rue, l'accosta,
et lui demanda pourquoi il avait pris cet habit.
— C'est ton maître qui m'a envoyé le chercher, dit
l'autre.
Zidji ne le quittait pas.
— Comment est donc mon maître ? Est-il petit ou
grand?
— Qu'est-ce que tu te permets de me demander,
vermine noire ? Veux-tu bien me laisser, ou je vais te
faire prendre par la police.
— Non, je ne vous lâcherai pas. Dites-moi com-
ment est sa barbe et conduisez-moi à son bureau.
Le voleur subitement tourna à droite et entra dans
un bar, un de ces restaurants où l'on boit du whiskey
à la banquette et sans s'asseoir. Zidji le suivit. Il y
avait là plusieurs individus à l'air plus ou moins
engageant. Dans un anglais très compréhensible, le
288 A l'école de la civilisation
jeune indigène s'adressa à eux, les priant, eux aussi,
de s'informer auprès du voleur de la couleur de la
barbe de son maître.
— Imbécile, dit l'autre, voyant que cette aventure
ne saurait en aucun cas tourner à son avantage. Tiens
et va-t'en !
Et Zidji revint triomphalement avec le manteau de
monsieur Mac Gowan.
Quand il lui raconta l'affaire tout souriant, l'Ecos-
sais le regarda d'un œil intéressé et conclut par
ces mots :
— Une autre fois, ne quitte pas le corridor quand
la porte est ouverte 1
Cela ne l'empêcha pas de féliciter sa femme du boy
qu'elle avait réussi à dénicher, un oiseau rare en
vérité I
Zidji n'avait pas oublié son rendez-vous avec Kimbé.
Le dimanche venu, il partit pour le culte des cuisi-
niers. Les jeunes chrétiens thonga travaillant dans
les maisons s'j^ rendaient à deux heures et demie, car
il est entendu à Johannesbourg qu'on laisse ses domes-
tiques noirs libres le dimanche après-midi. Ce culte
est supérieur à plusieurs égards à celui de la mine. Il
a lieu dans une vraie église aux fenêtres ogivales, au
milieu d'un quartier très convenable de la ville des
blancs et les cuisiniers arrivent parés de leurs com-
plets de fête, quelques-uns avec des cols empesés très
montants ou des ceintures de soie noire. Dans la cour
qui entoure la jolie église anglaise, ils causent ensem-
ble au soleil paisiblement. A la cloche, ils entrent,
font leur prière assis, quelques-uns à genoux, et atten-
dent le missionnaire blanc. Celui-ci, en habit noir,
suivi de ses évangélistes, entre le dernier.
Or Zidji manqua tomber de saisissement quand, au
Trois rencontres à Johannesboiirg 289
lieu du Monéri de la ville, il vit monter en chaire son
propre Monéri à lui, le directeur de l'Ecole d'évan-
gélistes, qui était là, en chair et en os, indiquait le
cantique, se préparait à prêcher.
— Malheur I se dit-il. Il va me voir 1
Il se cacha derrière ses camarades; il pensa s'en
aller.
— Mais, se dit-il, je serais d'autant mieux reconnu.
D'ailleurs il avait ses vingt livres qu'il s'agissait de
mettre à l'abri 1 Là-bas, le « caborgnon » qui lui ser-
vait de réduit ne se fermait pas à clef. Il était toujours
inquiet au sujet de sa petite fortune.
— Tant pis I Restons, se dit-il.
Monéri prêcha sur I Jean II, 14; « Jeunes gens, je
vous écris parce que vous êtes forts. » Il parla de
l'école, du grand travail qu'on y faisait, du relève-
ment de la race qu'on y rêvait. Il supplia les jeunes
chrétiens de l'assemblée de se lever pour sauver leurs
frères. A quoi bon vivre pour l'argent, pour le plai-
sir ! Que vous en restera-t-ii ?
Zidji serrait son porte-monnaie dans sa poche et
songeait aux douze livres de Bazile.
— Vous êtes forts, vous avez la santé, l'intelligence.
Oh ! aidez-nous ! C'est à vous d'aller chercher vos
frères perdus, de leur apporter la lumière que vous
avez trouvée. Et que se passe-t-il ? Notre école du
Bokhaha où l'on forge les armes pour ce grand com-
bat est désertée I II en est même qui l'ont aban-
donnée !...
Monéri paraissait accablé 1 II s'arrêta, comme s'il
était trop ému pour continuer. Il promena ses yeux
sur l'assemblée. Zidji tremblait; il crut que son maî-
tre l'avait vu. Mais non ! Monéri ne l'avait vu qu'en
esprit et cependant cette évocation avait suffi pour
serrer sa gorge et y étrangler la parole.
Il continua. Il raconta la guerre contre Sikororo, la
19
290 A Fécole de la civilisation
délivrance merveilleuse, la vaillance des jeunes chré-
tiens de la station et conclut par une exhortation
enflammée à être vaillant dans le combat pour
Christ
On chanta. L'assemblée s'écoula. Zidji, profondé-
ment remué, ne bougeait pas. Il resta seul sur son
banc. Les anciens apportèrent la collecte. Le mission-
naire descendit de chaire, rejoignit son collègue. Ils
traversèrent la nef et là, soudain, sur ce banc, les
yeux baissés, Monéri aperçut le jeune homme.
— Zidji ! s'écria-t-il, s'arrêtant soudain.
— C'est moi, dit le jeune homme humblement.
— Oh ! Zidji, comme tu nous as fait souffrir I
Zidji ne répondait rien.
— Viens, mon fils, suis-moi dans ma chambre. Je
désire tant causer avec toi !
Et longtemps ils causèrent. Monéri qui était venu
assister à un congrès à Johannesbourg ne pensait
nullement qu'il y retrouverait son ancien élève. Aussi
bien était-ce en vertu d'une coïncidence merveilleuse,
providentielle, qu'ils s'étaient rencontrés ce jour-là,
puisque c'était la première fois que le fugitif revenait
à son église et que Monéri n'y avait encore jamais
prêché. La main de Dieu avait opéré mystérieusement
ce rapprochement. Lorsqu'on a l'impression d'une
action surnaturelle, on se recueille, on se tait. On fait
silence pour laisser Dieu dire ce qu'il a à dire. Pen-
dant plusieurs minutes les deux hommes ne parlèrent
pas. Puis le maître rompit le silence. Il dit à son élève
combien il l'aimait, combien cette fuite avait navré
chacun, comme il avait continué à prier pour lui,
suppliant Dieu de ne point abandonner l'enfant pro-
digue. Et Dieu avait exaucé. Et ils s'étaient miracu-
leusement retrouvés ! Que disait-il, lui, Zidji ?
Zidji raconta son histoire. Il dit avoir vu combien
il avait eu tort. Le malin seul avait pu l'arracher à
Trois rencontres à Johannesbourg 291
cette école où il était si bien. Mais il avait été puni
sévèrement. Il avait souffert à la mine et Dieu l'avait
instruit.
— Alors ne reviendras-tu pas avec moi, à l'école,
mon fils que j'aime ? dit le missionnaire avec dou-
ceur.
— Le temps n'est pas encore venu, mon père; j'ai
compris ce que tu as dit à l'église. Je ne veux pas tra-
vailler pour l'argent et pour la vanité. Mais je n'ai pas
encore vu mon chemin clairement. Prie pour moi,
Dieu me conduira.
Le missionnaire n'insista pas. Il lui eût été doux de
ramener avec lui son élève préféré, celui duquel il
n'avait jamais douté vraiment et dont la Mission aurait
eu tant besoin. Mais les voies de Dieu ne sont pas nos
voies. Peut-être ce jeune homme était-il destiné à
accomplir une autre œuvre plus importante —
— Reste, lui dit-il, et que Dieu te garde et te con-
duise lui-même.
Il le présenta à son collègue, le lui recommanda
très spécialement et cette mémorable entrevue prit
fin.
Quand Zidji reprit le chemin de Quartzstreet, il se
sentait étonnamment léger, non seulement parce qu'il
avait remis son trésor en mains sûres, mais parce que
le poids de son péché avait disparu. Il s'était remis en
règle avec ses pères spirituels. Il lui semblait que
maintenant il était en règle avec Dieu aussi. Et alors
le but de la vie resplendit soudain de nouveau à ses
yeux. Il comprit que gagner trois livres par mois ne
pouvait être à jamais sa seule aspiration et il entrevit
vaguement dans le lointain une cime brillante.... ou
bien n'était-ce qu'une étoile.... vers laquelle il éleva
les yeux.
292 A V école de la civilisation
Bien qu'inféodé de nouveau à son Eglise, Zidji était
éclectique au point de vue ecclésiastique. Il voulait
s'instruire et pour cela il alla assister au culte des
autres congrégations noires de Johannesbourg. Il
visita la grande église de la mission berlinoise où l'on
prêche en sesuto et où on allume des cierges. Il vit
les salutistes priant à grand bruit, à genoux, l'un
d'entre eux se livrant à de véritables contorsions.
Après quoi ils se relevaient et frappaient sur une
grosse caisse pour accompagner leurs cantiques. Il
vit ceux qui prétendent parler en langues et ressusci-
ter les morts. Puis il alla chez les wesleyens, dans
leur grand hall voisin des mines où leurs pasteurs
noirs les exhortent en zoulou. Ce jour-là, en sortant
avec la foule des assistants, il vit devant lui une forme
connue.
— Mais, se dit-il, c'est Gouanazi !
C'était Gouanazi, en effet, son ennemi à l'école de
la circoncision, le sorcier qui avait tué Fazana — A
ce souvenir, Zidji sourit dans ses moustaches nais-
santes.
— Quelle bêtise de croire aux sorts jetés, se dit-il,
et il mesura en un clin d'œil la distance qu'il avait
parcourue, depuis le temps où Fazana était morte jus-
qu'à aujourd'hui. Puis il aborda Gouanazi.
— Hé 1 mon vieux ! Gouanazi fils de Marowayi, tu
ne me reconnais donc pas ?
Gouanazi écarquilla ses yeux qui n'avaient pas pris
une expression plus aimable, au cours des années....
Il avait pourtant coupé ses cornes, mais son visage
chiffonné était aussi méphistophélique que jadis.
— C'est toi ! Zidji 1 Hé I Quelle drôle de ren-
contre I
Ils se donnèrent rapidement quelques nouvelles des
leurs. A vrai dire, ils ne savaient pas grand'chose du
kraal paternel, ni l'un ni l'autre.
Trois rencontres à Johannesbomg 293
— Alors tu es wesleyen ? demanda Zidji à son ca-
marade.
— Non pas ! Je suis éthiopien. Je suis venu aujour-
d'hui pour convoquer des amis à un « Timiti )) que
nous avons dimanche prochain. N'y viendrais-tu pas
aussi ? On paye un sheiling pour l'entrée, mais il y
aura abondance de boisson et d'amusement.
Un Tea-meeting! Cela tenta Zidji, malgré la répu-
gnance qu'il ressentait pour les éthiopiens et il prit
rendez-vous avec Gouanazi pour le dimanche suivant.
Gouanazi avait réussi à recruter quelques camara-
des. Il leur avait recommandé à tous de se munir
d'argent, car disait-il, notre « Timiti » doit rapporter
au moins quarante livres pour construire une nou-
velle chapelle.
Zidji prit cinq shellings dans sa poche et retrouva
Gouanazi au sortir du culte le dimanche suivant. La
réunion devait avoir lieu dans la location indigène ;
c'était assez loin de la chapelle wesleyenne et, en
route, on eut tout le temps de causer.
— Où travailles-tu? demanda Gouanazi à son an-
cien camarade.
— Chez deux Ecossais, un monsieur et une dame
qui n'ont pas d'enfant.
— Ah, fit un des invités, pas d'enfant ! Pas de johe
et jeune Miss dans cette maison?
— Non, répondit innocemment Zidji.
— Tu ne comprends pas ce qu'il veut dire, ajouta
Gouanazi en riant de ce mauvais rire qu'il n'avait pas
perdu. Il t'aurait offert la médecine des Zoulous, si tu
en avais voulu.
— Et pour quoi faire ! Je ne suis pas malade !
— Pas pour toi, nigaud ! Pour les Misses ! On en
verse un peu dans leur thé, avec le sucre, et alors elles
tombent amoureuses de nous 1
— Que dites-vous ?
294 A l'école de la cwilisation
— Mais oui ! Ces Zoulous ont des drogues d'une
vertu extraordinaire. On se fait aimer de qui on veutl
— Toutefois, ajouta le troisième interlocuteur, avec
les blanches, il est un peu dangereux de s'en servir,
surtout avec les Anglaises. Car, si on est attrapé, si
on réussit trop bien, la police vous pend haut et court.
Ou bien, on est mis aux travaux forcés à vie. Il vaut
mieux s'en tenir aux filles de la Location. Cela agit
merveilleusement. Tu acquiers une puissance telle
sur celle que tu veux que tu n'as qu'à l'appeler par
son nom. Elle te suivra partout et tu feras tout ce qu'il
te plaira.
Zidji jeta un regard à la dérobée sur ses compa-
gnons. Il vit le rictus vicieux au coin de la bouche de
Gouanazi. Il se dit : « Serait-il donc vraiment un jeteur
de sorts, celui qui a tué Fazana ! » Dégoûté de cette
ignoble conversation, il songea à partir. Mais il avait
envie de voir ce Tea-meeting et il se tut.
La chapelle éthiopienne était entourée d'une foule
bruj^ante. Des filles aux toilettes provocantes se
mêlaient aux groupes de jeunes gens. Chacun payait
son shelling en entrant. Au pied de la chaire, Zidji
crut reconnaître le pasteur Jonathan Matsimo qui lui
avait fait tant de mal jadis. Il se sentit mal à son aise.
Mais déjà un autre Révérend en costume de cler-
gyman, sans oublier la cravate blanche, montait en
chaire, faisait une courte prière, puis adressait une
exhortation où il expliquait qu'on tâcherait de faire
beaucoup d'argent aujourd'hui, car il en fallait pour
la construction et aussi pour payer les ministres de
l'Eglise qui doivent vivre, eux aussi.
Puis un groupe de chanteurs se leva.
— Qui désire entendre leur chant? dit le président.
— Moi, s'écria un auditeur. Je donne trois shellings.
— Ce n'est pas assez ! Qui donne davantage 1
— Je donne cinq shellings !
Trois rencontres à Johannesboiirg 295
— Moi dix ! cria un troisième assistant.
— Bien, dit le président, en étendant la main.
Le chœur s'exécuta. Mais il ne chanta pas de paro-
les, seulement des moum, moum, moum presque au
souffle ! L'assemblée parut extrêmement réjouie.
— Qui donne dix shellings pour entendre les notes?
dit le président en souriant.
— Moi!
Et alors le chœur reprit en exécutant les notes,
conformément au système du tonique sol-fa presque
universellement adopté dans les écoles sud-africaines
indigènes. Cela fait, quelqu'un offrit encore dix
shellings pour obtenir des artistes qu'ils voulussent
bien chanter les paroles.
L'auditoire était content et commençait à s'exciter.
Un autre chœur sortit alors des bancs et offrit, lui
aussi, une production.
Un grand gaillard se leva et dit :
— Je donne une livre sterling si les chanteurs
nous font le plaisir de se taire !
— Et moi, j'offre une livre et six pence s'ils chan-
tent I
Aussitôt l'assistance de trépigner d'aise.
— Bravo! Qu'ils chantent, entend-on dire de toutes
parts.
Mais le grand gaillard ne se tient pas pour battu :
— J'achète leur silence pour une livre et dix shel-
lings....
— J'ajoute un shelling pour qu'ils s'exécutent, dit
une autre voix, et les rires et les bravos éclatent dans
toutes les bouches.
Le chœur accepta et, vraiment, le régal musical fut
presque à la hauteur de cette somme. Les assistants
applaudirent bruyamment. Alors le thé fut servi avec
de grands morceaux de pain et des bonbons transpa-
rents fort goûtés des noirs.
296 A V école de la civilisation
L'un (les Révérends fit une allocution, puis la série
des productions reprit.
— Je dépose cinq shellings si Miss Rosa veut bien
faire entendre un solo, dit Gouanazi.
Miss Rosa, une jeune négresse habillée de blanc
avec une fleur piquée dans ses cheveux crépus, se leva
et se dirigea vers l'estrade.
— J'en donne sept et six pence si c'est plutôt Miss
Elizabeth.
Une autre jeune fille alla rejoindre Miss Rosa.
— Dix shellings pour Rosa !
— Une livre pour Elizabeth !...
Les enchères se poursuivirent au milieu d'une exci-
tation croissante, durant une heure et plus. La caisse
faisait de bonnes affaires, mais elle n'avait pas encore
obtenu les quarante livres nécessaires. Alors une
femme apporta deux grandes marmites de bière légère
de taille identique.
— Qui donne une livre sterling pour qu'un des jeu-
nes gens ici présents boive ce bol d'un trait?
— Moi ! cria un homme d'âge mûr qui n'avait
encore rien dit.
Aussitôt deux grands garçons se présentent. Leurs
yeux fulminent. Ils empoignent les amphores rondes.
— Puisque vous êtes deux, dit le président, nous
verrons lequel d'entre vous est le plus fort. Vous
commencerez au commandement. Celui qui aura fini
le premier sera le vainqueur. L'autre paj^era dix shel-
lings. Acceptez-vous ?
— Oui, répondent les deux gaillards qui s'apprê-
tent à user de vaillance.
— Un, deux, trois, partez !...
L'un deux, après avoir absorbé la moitié du liquide,
voulut précipiter le mouvement.... Son œsophage
refusa le service. II vit qu'il lui arrivait malheur et,
posant le bol, son mouchoir devant la bouche, il cou-
Trois rencontres à Johannesbourg 297
rut vers la porte. C'était le moment. Toute l'assem-
blée l'accompagna de ses huées....
Zidji, dégoûté, s'enquit de l'heure. Il n'avait que le
temps de rentrer chez lui et il sortit, tenant ses quatre
shellings cachés dans sa poche et se disant : « Ils n'au-
ront pas mon argent pour des bêtises pareilles. » Le
Tea-meeting se prolongea fort avant dans la nuit ;
l'excitation grandit. A quelles productions, nouvelles
et plus épicées, passa-t-on ? Zidji ne le sut pas ou ne
voulut pas s'en enquérir. Dans certaines de ces réu-
nions d'indigènes ainsi laissés à eux-mêmes, on a vu
se produire des abus incroyables. Il est arrivé qu'on
a offert de l'argent et qu'on a enchéri pour obtenir de
Miss Rosa ou de Miss Elizabeth des faveurs beaucoup
moins innocentes que l'exécution d'un solo et ces
séances ont pris un caractère si immoral en certains
lieux que la police a proposé de les interdire.
Relever, sauver notre race I... songeait Zidji en tra-
versant les rues de Johannesbourg. C'est bien difficile.
Car il faut la sauver non seulement des injustices des
blancs mais de ses propres iniquités ! Ces gens-là nous
conduisent à la ruine. Quels enfantillages ! Et qu'est-ce
que nos ennemis disent lorsqu'ils voient des specta-
cles pareils? Ils doivent nous mépriser et nous accu-
ser de n'être que des singes habillés 1
Zidji résolut de ne plus retourner chez les éthio-
piens. Il alla assister le dimanche suivant au culte des
presbytériens dans une chapelle moins grande que
celle des wesleyens mais dans les mêmes parages,
entre la ville et les mines. Le service était très sem-
blable à celui qu'on célébrait dans sa propre église et
il se sentait très à son aise.
Il se trouva assis auprès d'un jeune Zoulou de Natal
à la figure sérieuse, qui chantait les cantiques avec
298 A l'école de la civilisation
une belle voix de basse et qui lui plut beaucoup. Il
l'aborda après le culte et apprit que ce jeune homme
appelé Samuel Magiwane avait fini ses études d'insti-
tuteur à l'école d'Amamzimtote et qu'il se préparait à
entreprendre des études de théologie dans l'institut
de Hopevale, l'un des premiers établissements d'ins-
truction de la Colonie du Cap. Il aspirait à devenir
un pasteur consacré.
— Je suis ici pour gagner soixante livres en vue de
faire ma théologie. En deux ans je peux les obtenir,
si je suis économe. J'ai hâte de partir pour Hopevale.
C'est une école merveilleuse. On y peut tout appren-
dre, depuis l'alphabet jusqu'aux branches de l'examen
de maturité. Même il est question d'établir aux envi-
rons une Université pour les noirs. Voilà ce qui va
relever notre race ! Si nous pouvons nous instruire
comme les blancs, nous deviendrons vraiment des
hommes. Les noirs n'ont rien à attendre de la force
des armes 1 Si valeureux qu'aient été mes compatrio-
tes zoulous lors de la dernière révolte, ils ont été
écrasés par les soldats blancs beaucoup moins nom-
breux. Pourquoi ? Parce qu'il est impossible à des
sauvages munis de sagaies et de fusils à pierre de lut-
ter contre des troupes qui possèdent les mitrailleuses
Maxim et dont les engins vomissent la mort quand on
tourne la manivelle. Notre avenir, mon ami, est dans
l'instruction que donne l'étude et dans la sagesse
qu'inculque l'Evangile.
— Crois-tu, questionna Zidji, que moi aussi je pour-
rais aller étudier à Hopevale ?
— Sans doute 1 Mais pour cela, il te faut de l'argent.
Voudrais-tu devenir instituteur?
— Je ne sais ; je ne crois pas. Il me semble que je
serais plus utile à mon peuple en étant autre chose,
mais je ne sais pas exactement quoi.
— Tu verras cela plus tard. Seulement si tu n'as
Trois rencontres à Johanneshourg 299
pas encore atteint le « Standard VI », tu auras à te
préparer à l'examen d'entrée et cela pourrait te pren-
dre bien des années.... Commence à travailler ton
anglais ici. Les écoles préparatoires ne manquent pas.
Tâche de réunir ton argent un peu vite et nous parti-
rons ensemble....
Le cœur de Zidji se gonflait de joie et d'espérance....
L'idéal qu'il poursuivait depuis la nuit d'angoisse du
Compound commençait à apparaître à ses yeux.
— J'ai déjà trente livres, se disait-il. Il faut arriver à
cent. Et puis, tout de suite, il s'agit de reprendre mes
livres et d'aller à l'école du soir. Kimbé m'aidera.
Dès ce moment Zidji orienta sa vie vers un but
précis : Cent livres et le Standard VI du programme
scolaire anglais et, comme il était résolu, il arriva.
Les époux Mac Gowan avaient décidé de repartir
pour l'Ecosse, leur fortune étant suffisante pour vivre
désormais largement. La dame aux bandeaux de che-
veux gris qui ne s'était jamais départie vis-à-vis de Zidji
de cette froideur aimalile du premier jour, lui annonça
donc que l'on n'aurait plus besoin de ses services. Un
des nombreux amis du jeune homme allait justement
quitter sa place d'aide-cuisinier et de valet chic dans
une des belles maisons du quartier aristocratique. Il
offrit à Zidji de lui succéder et le présenta aux maîtres
de l'endroit. Comme Zidji avait bonne figure et parais-
sait remarquablement bien élevé, pour un moricaud,
il fut agréé, et bientôt il venait s'installer dans l'une
des dépendances de cette demeure princière. Bâtie
comme un château anglais, perdue dans les eucalyp-
tus et les cyprès, avec un parc magnifique, de somp-
tueuses écuries, une valetaille nombreuse, la maison du
grand capitaliste Jacobson était l'une des plus luxueu-
ses de Johanneshourg. Lui-même, un des Juifs les
plus riches de la ville, avait fait sa fortune dans la
spéculation sur les actions de l'or et des diamants. Il
300 A l'école de la civilisation
ne se refusait rien et, comme il tenait beaucoup à l'ap-
parence, comme il donnait de fréquentes et brillantes
soirées, il lui fallait un noir de belle taille qu'on habillait
d'une grande chemise de satin et qu'on coiffait d'un
bonnet turc rouge pour servir à table, comme à Zanzi-
bar. Zidji faisait un superbe Zanzibarite et il gagnait
quatre livres par mois, sans avoir beaucoup à faire.
Par exemple !... Il lui fallut bien du temps pour
comprendre la manière de vivre de ses nouveaux
maîtres. Il n'avait jamais vu de blancs comme ceux-
là.... M. Jacobson était le type du financier brasseur
d'affaires qui ne vit que pour la gloire d'amasser des
millions. Il faisait du luxe, il avait des chevaux, il
faisait courir ses jockeys au champ de course; mais
tout cela n'était encore qu'un moyen de briller, de se
faire un nom, d'augmenter son influence. Il était
extrêmement dégagé de scrupule et n'avait aucune
conviction religieuse. Vis-à-vis des noirs, il eût été un
esclavagiste convaincu si la mentalité du XX® siècle
ne le lui eût pas interdit et Zidji l'entendit un jour
dire en souriant, à un grand repas :
— Les noirs sont une variété utile de la famille des
anthropoïdes.
Il ne comprit pas exactement ce que cela signifiait,
mais Jacobson expliqua son point de vue par une
démonstration empruntée au darv>"inisme.
— A mon avis, disait le grand financier juif en aspi-
rant l'arôme d'un havane mordoré, le cheval et le
noir se ressemblent. Ils sont des produits inférieurs
de l'évolution. Nous avons domestiqué le premier
pour notre usage et Buffon a dit que c'est là la plus
noble conquête que l'homme ait faite. Puis nous avons
fait descendre le noir dans les mines pour extraire
l'or. C'est le même principe. Mais on ne peut pas
dire que la conquête du noir soit plus noble que celle
du cheval 1
Trois rencontres à Johannesbourg 301
Là-dessus les amis de Jacobson éclataient de rire
et il leur versait une nouvelle rasade de char-
treuse.
Quant à Madame, elle ne s'inquiétait pas des actions
et de la bourse. Elle se contentait de charger ses
doigts, ses oreilles, sa chevelure de diamants qui
éblouissaient les hôtes du château. Lorsque son mari
était reparti pour le bureau, après le lunch de deux
heures, elle recevait ses amies qui venaient jouer au
« bridge ». Alors, comme le bridge est plus amusant
à la clarté artificielle des lampes qu'à celle du jour,
on fermait les volets, on allumait les lustres électri-
ques et l'on jouait tout l'après-midi.
Vers cinq heures, Zidji, très droit dans sa longue
chemise immaculée de Zanzibarite, apportait le thé et
les pâtisseries.... Ces dames interrompaient leur par-
tie et causaient.
— Quel superbe noir vous avez déniché là ! disait
l'une des invitées à M"^^ Jacobson.
Celle-ci, une petite blonde avec ses cheveux savam-
ment bouffés sur le front et sur les tempes, répondait
d'un air modeste :
— Mais oui ! Il est très bien vraiment et suffisam-
ment discret.
— Ils le sont toujours quand on sait les mener,
ajoutait M"'-^ Davidson. J'ai fait une drôle d'expé-
rience avec l'un d'eux, l'autre jour. C'était un pikinini
haut comme ça que nous avions engagé le matin. Il
parlait bien l'anglais. Au lunch, je le vois qui met un
couvert de trop à la table. «Que fais -tu?» lui dis-je. Il
me répond : « C'est ma place ! » Croyez-vous que ce mo-
ricaud-là entendait manger avec nous 1 A l'heure du
thé, j'avais quelques amies qui passaient l'après-midi
avec moi. Le pikinini apporte le plateau et s'assied au
salon au beau milieu de mes hôtes. Je fus si irritée
que je pris une tasse de thé bouillant et la lui jetai au
302 A récole de la civilisation
visage. «Va-t'en ! lui dis-je. Sors de cette maison ! » Il
répond : « Alors payez-moi ! » « Oui ! lui dis-je, attends
un moment que le « boss » revienne du bureau; c'est lui
qui te payera avec cette monnaie-ci I » Et je lui mon-
trais une bûche dans la cheminée. Alors savez-vous
ce qu'il a fait? Il est sorti dans le jardin, il s'est age-
nouillé sur le sol et a commencé à prier pour ses
pécheurs de maîtres !
— Absurdité I exclamèrent toutes les dames. Vous
l'avez au moins corrigé comme il le méritait.
— Sans doute. Mais quand on pense combien de
maîtresses blanches prennent à cœur de gâter leurs
domestiques ! J'en connais une qui allait le matin
réveiller elle-même son noir en lui apportant la tasse
de café noir qu'elle avait réchauffée de ses propres
mains.
— C'est honteux; avec cela il n'y a plus lieu de
s'étonner si les noirs se permettent tout, si leur inso-
lence s'accroît, s'ils attaquent les femmes blanches et
abusent d'elles. Il n'y aura bientôt plus aucune sécu-
rité dans le pays....
Cependant les tasses étaient vides et Zidji qui était
resté debout comme une statue vers la porte, ne bou-
geant point, vint reprendre le plateau et sortit. Il
n'avait pas perdu un mot de la conversation et s'éton-
nait de tout ce qu'il entendait chez ces blancs si diffé-
rents de ceux qu'il avait connus. Comme jamais les
Jacobson n'allaient à aucun culte, il se dit :
— Ce sont sans doute des païens et il s'en fut sou-
mettre cette idée lumineuse à Jim, le palefrenier.
Jim était un vieux serviteur de la maison. C'était
une manière de philosophe noir, très pessimiste mais
toujours content. Il secouait constamment les far-
deaux qui s'amassaient sans cesse sur ses épaules. Il
avait d'ailleurs un grand don d'observation et con-
naissait fort bien son Johannesbourg.
Trois rencontres à Johannesboiirg 303
— Des païens ? Parfaitement ! Rien d'autre, mon
cher 1 dit-il àZidji dont il admirait la candeur. Crois-tu
par hasard que les blancs valent mieux que des
païens ? C'est exactement la même chose, sauf qu'ils
ont plus d'argent. Je pourrais te le prouver.... Ils sont
même pires. Ainsi ce grand von Weltheim, cet intri-
gant, ce criminel qui a tué le cousin de notre maître....
Tu n'as pas su l'histoire? Moi, j'y étais, je l'ai vu de
mes yeux; je bala3^ais les corridors du bureau où l'as-
sassinat a eu lieu. Ce von Weltheim avait écrit des
lettres menaçantes au banquier, lui réclamant douze
mille livres sterling.... rien que ça 1 II l'insultait en
lui disant : « Vous autres, capitalistes, vous êtes des
brigands qui pillez le monde sous la protection de la
loi. Moi aussi, j'agirai comme un brigand. » Il arrive
un matin, entre au bureau où le banquier était avec
son administrateur, exige la remise de la somme à
laquelle il n'avait pas plus de droit que toi et moi et
comme les autres refusaient de la livrer, il leur brûla
la cervelle à bout portant.... Est-ce que tu crois
qu'un païen aurait fait cela, en plein Johannes-
bourg?
— Vraiment, cela est arrivé ainsi ?
— Assurément ! j'en ai été le témoin I
— C'est horrible ! Mais heureusement ils ne sont
pas tous comme cela. J'en ai vu qui étaient disposés à
mourir pour nous et qui même sont morts.
— Peut-être ! Quelques bons dans le tas des mau-
vais, conclut Jim en se levant et en secouant les épau-
les, ce qui était sa manière habituelle de se débarras-
ser des tristesses de son âme.
Zidji resta dix-huit mois dans le palais Jacobson,
bien payé, bien nourri. Mais son cœur ne s'engraissa
pas dans ces délices de Capoue. Il fit de grands pro-
grés sous la direction de Kimbé et, quand il eut ses
cent livres, il sortit du palais de Pharaon pour aller
304 A l'école de la civilisation
travailler au salut de ses frères. Il connaissait mieux
les blancs et mieux les noirs aussi. Le problème de la
coexistence des races commençait à se dresser devant
lui et il partit pour Hopevale se disant : « Je vais
forger des armes pour le combat 1 »
IV
HOPEVALE
Hopevale, le Val d'Espoir !
Samuel Magiwane et Zidji Mankélou avaient déjà
traversé à toute vapeur les immenses plateaux nus de
l'Orange, les ponts du Vaal et de l'Orange et descen-
daient par les courbes savantes de la voie ferrée vers
Queenstown, vers les provinces orientales de la colo-
nie du Cap. Là-bas, on les attendait, car ils avaient
dûment sollicité leur admission. Zidji avait même prié
son Monéri d'envoyer quatre-vingts livres sterling à
la caisse d'épargne postale de l'établissement. Le
(( Principal » de l'institution ne leur avait pas réclamé
des certificats nombreux.
— Pour moi, disait-il, le fait qu'un noir a tra-
vaillé trois ou quatre ans pour amasser de l'argent
en vue de s'instruire, c'est une recommandation suffi-
sante.
Le train approchait. Nombreuses étaient les stations
où l'on voyait des étudiants noirs y monter, car le
lendemain était jour de rentrée et les professeurs
insistaient pour que les classes reprissent avec leur
effectif au complet. Zidji était frappé de l'air heureux
de ces jeunes gens et du fait que les employés duché-
Hopevale 305
min de fer les traitaient si bien. Au reste cette poli-
tesse s'étendait à tous les indigènes. On ne vo^^ait pas
de chef de gare allonger des coups de pied à des
noirs ou les insulter.... N'étaient-ce pas des élec-
teurs ? Le fait que les Cafres possèdent ou peuvent
posséder la franchise, c'est-à-dire le droit de vote au
Cap, explique sans doute pour une grande part qu'ils
soient traités dans cette colonie libérale comme des
hommes, des citoyens, et non comme des parias mé-
prisables.
On traversa une petite forêt d'euphorbes arbores-
centes et, à leur ombre très grêle, Zidji vit pour la
première fois les « rouges » (the reds); c'est ainsi
qu'on nomme les indigènes païens de la Cafrerie, car
ils s'enveloppent tous dans une couverture de coton
qu'ils ont teinte en rouge au mo3^en d'une poudre
d'ocre. Ces individus drapés dans des toges de pour-
pre faisaient un curieux effet dans le paysage. A l'une
des gares, notre Nkouna s'étonna de voir des femmes
païennes qui s'étaient fardées avec une substance
blanche tout autour des yeux, ce qui leur donnait une
apparence livide horrible. C'est la mode de ces dames.
Elles prétendent se garer ainsi des ra^'ons du soleil.
C'est une très vieille coutume qui a probablement une
tout autre explication.
Au reste le paj-s était joli, coupé de petites chaînes
de montagnes, bien cultivé et, sur les talus de la voie
ferrée, s'épanouissaient des fleurs brillantes : des
glayeuls roses, de grandes composées jaunes, des
oxalydes carmin. Plus loin, c'étaient des aloès géants
de deux sortes, les uns avec leurs feuilles sur le sol,
les autres portant leur rosette au haut d'une tige
robuste d'un mètre de hauteur. Des troupeaux de bre-
bis blanches se détachaient sur le gazon ras des pâtura-
ges et par-ci par-là quelques huttes misérables, arron-
dies au sommet, apparaissaient aux flancs des coteaux.
20
306 A Vécole de la civilisation
Enfin l'on arriva. La foule des étudiants descendit
du train. Les vieux camarades se serraient la main
les uns aux autres et se disaient :
— Good morning, old chap 1
C'était un mouvement considérable. Les professeurs
étaient venus recevoir des hôtes dans leurs calèches
à deux chevaux, accompagnés de leurs épouses en
fraîches toilettes, des fleurs sur leurs chapeaux.
— Vois-tu, dit Magiwane à Zidji, celui-là, ce grand
à la barbe blanche, c'est le Principal. Il passe pour
l'un des meilleurs amis des noirs. Et cet autre à la
tête grisonnante, c'est l'astronome. Il étudie les astres
depuis son jardin.
Cependant la foule s'écoulait. Un clergj^man noir
affublé d'un chapeau gris allait d'un groupe à l'autre
accompagné de sa plantureuse épouse, une négresse
portant une taille de soie rose et dont les hanches
étaient deux fois plus larges que les épaules. Elle se
déplaçait lentement, augustement. Les étudiants, trois
ou quatre à la fois, se dirigeaient vers Hopevale, les
uns chics, avec des valises neuves, les autres moins
bien habillés, en velours de chasse, portant leurs cou-
vertures attachées avec une courroie, leur linge de toi-
lette pendant jusqu'en bas du dos.
— Où est-ce? demanda Zidji.
— Là-bas, dit Magiwane montrant un rideau d'im-
menses saules pleureurs que dépassaient des eucah'p-
tus géants, de l'autre côté de la rivière.
Magiwane avait déjà fréquenté le collège de Hope-
vale durant une année. Il savait les chemins. Les
deux amis suivirent le flot; ils passèrent le long d'un
champ barré où un troupeau d'autruches picoraient.
Les volatiles au long cou flexible redressaient leurs
têtes au regard indifférent, contemplaient un instant
les jeunes gens qui passaient et semblaient dire :
— Vous revenez, les petits, c'est bien ! Soj^ez sages.
Hopevale 307
Une belle avenue blanche entourée de chênes et de
pins remontait vers l'institution, débouchait sur la
place centrale où se dressait le collège, vaste bâtiment
en pierre à deux ailes. A droite, c'étaient la librairie,
les bureaux, les dortoirs, à gauche, les villas des pro-
fesseurs. Nos deux étrangers allèrent s'annoncer au
bureau du directeur, furent identifiés, reçurent un
billet d'admission qu'ils s'en furent présenter au chef
des dortoirs. Celui-ci leur assigna leur place. La ren-
trée était faite. Il y avait cinq cent cinquante anciens
et cent cinquante nouveaux à caser. Néanmoins tout
se faisait sans bruit. Evidemment M. Burgess, le
« boarding manager », le grand maître de pension de
l'établissement, avait un don d'organisation hors ligne.
C'était un vieux gentleman écossais, aux manières
affables qu'on surnommait Présent-partout, car il
était partout à la fois, à la cuisine, au collège, dans
les dortoirs, gentil, souriant, mais à l'occasion sévère
et très ferme.
A la cloche du soir, ces sept cents étudiants péné-
trèrent dans le grand hall du réfectoire. En cinq minu-
tes, tous avaient trouvé leurs places. Le repas com-
mençait par un cantique accompagné par un harmo-
nium et un cornet à piston. Puis chacun s'asseyait à
l'une des quatorze grandes tables et les serviteurs,
choisis parmi les élèves à tour de rôle, apportaient la
bouillie de maïs, la viande et le thé. Car il y avait
trois sortes d'ordinaire. Il y avait les tables à douze
livres, où l'on n'avait de viande que tous les quatre
jours et où la principale nourriture était le maïs et le
lait caillé avec du thé une fois par jour; puis les tables
à quinze livres où l'on servait aussi du pain et où le
maïs alternait avec la viande; enfin la table à vingt
livres, je dis la table, car une vingtaine seulement
308 A l'école de la civilisation
d'élèves fortunés, des fils de chefs y mangeaient. Là
on avait du mouton tous les jours, du pain à satiété et
du café deux fois par jour. Mais toutes ces tables
étaient dans le même local. Spectacle peu démocrati-
que, il faut l'avouer; cette inégalité choquait un peu
au commencement, mais on s'y habituait et l'on se
disait que, après tout, chacun en avait pour son
argent.
Après le souper eut lieu la séance d'ouverture du
semestre. Les élèves se mirent sur deux rangs et s'en
allèrent au pas vers la salle centrale du collège où l'on
montait par un escalier. Ils remplirent les deux tiers
de la vaste enceinte. L'autre tiers était réservé aux
filles qui débouchèrent bientôt par un autre escalier,
toutes coiffées d'un chapeau canotier et habillées de
jupes courtes, de longs bas noirs et les pieds chaussés
de souliers noirs ou bruns. Car l'institut de Hopevale
contenait aussi une grande école de filles à cinq minu-
tes du collège. Elles étaient tenues strictement sépa-
rées des garçons bien que certaines leçons fussent
données aux deux sexes à la fois. Quand l'assem-
blée fut formée, le corps enseignant fit son entrée,
dames et messieurs, au nombre de près de quarante;
le vénérable « Principal » en tête, suivi du vieux char-
pentier Macintosh qui dirigeait l'atelier de menuiserie
et des professeurs de toutes les branches, y compris
le directeur de la cordonnerie et le médecin de l'infir-
merie. La salle était bondée et toute cette assemblée
avait si bonne façon, un quelque chose de si comme
il faut, que Zidji en fut fort impressionné. Instinctive-
ment il se redressa.
Le directeur salua les anciens élèves, « faces con-
nues que j'aime à revoir » et les nouveaux et, en phra-
ses courtes, bien frappées, il leur dit :
— Qu'est-ce que Hopevale ? Le savez-vous ? Hope-
vale, c'est le foyer de vie et d'instruction où vous
Hopevale 309
allez prendre conscience de votre dignité d'hommes
et de femmes créés à l'image de Dieu et réservés pour
de grandes destinées ! Hopevale aspire à faire de vous,
jeunes gens, des gentlemen et de vous, jeunes filles,
des ladies ! Dieu a son plan; il veut le réaliser par
vous pour le salut de l'Afrique ; pour cela il faut que
chacun de vous soit vraiment un gentleman, vraiment
une lady. Mettez-vous tout de suite à l'œuvre. Vous
n'avez pas de temps à perdre. Dès demain matin soyez
à votre poste. Il y a des règles à observer. Elles ne
sont pas lourdes pour quiconque accepte la loi dans
son cœur Soyez prêts. Et si vous êtes fidèles ici,
alors vous serez utiles plus tard, dans l'avènement de
ce jour de demain plus vaste, plus important où le
sort du sud de l'Afrique sera décidé.... De grands
changements sont à la porte. Des races ennemies se
sont réconciliées. Les blancs sont remplis d'espoir —
Ils entrevoient un Etat plus riche, plus heureux, plus
prospère. Quel rôle, vous, les noirs, jouerez-vous
dans cet Etat de demain ? Celui que vous aurez mérité
par votre vertu, par votre travail, par votre persévé-
rance. L'instruction, c'est peu. Le caractère, voilà ce
qu'il vous faut chercher et demander. Devenez des
hommes droits et de fermes propos, des femmes pures
et alors nul ne pourra vous refuser une participation
dans l'Etat de demain.
Zidji écoutait ces graves paroles, si nouvelles pour
lui, ne comprenant pas tout, car c'était de l'anglais,
mais saisissant cependant le sens général. Et il était
ému. Ces pensées répondaient à ce qui s'agitait au
tréfond de son être.
Il songea tout à coup au « Tea-meeting » des éthio-
piens. Il revit en esprit cette séance à la fois ridicule
et immorale où l'on parlait bêtement et où on faisait
des choses absurdes. Et il eut soudain clairement
cette intuition : Zidji, ta race ne peut vaincre sa sau-
310 A l'école de la civilisation
vagerie sans le concours et le secours de la race
blanche.
Cependant la transformation des sauvages zoulous,
soutos, fingos, pondos ou thongas en gentlemen est
un long et dur travail et Zidji put s'apercevoir sans
tarder, au réfectoire comme dans les dortoirs, que
certains individus opposaient une résistance considé-
rable aux efforts des pieux Ecossais. Il se trouva que
cette année-là fut une année de famine. Le maïs man-
qua. On fut obligé d'en acheter en Amérique. Les
vieux stocks se vendirent tous, cela à des prix très
élevés et le goût de ces céréales de deux ans, à moitié
mangées par les charençons, n'était plus très agréable.
M. Burgess se leva un jour après le chant qui pré-
cède le repas et dit aux sept cent cinquante pension-
naires de l'établissement :
— Mes amis 1 C'est un malheur ! Il nV a plus de
maïs frais nulle part. Nous avons dû en acheter du
vieux et il nous coûte très cher. Néanmoins nous
n'avons pas pensé devoir vous demander un prix de
pension plus élevé lors même que nous vous nourris-
sons à perte. Vous aussi, acceptez virilement ce con-
tretemps. Vous n'êtes pas venus à Hopevale pour la
nourriture, n'est-ce pas, mais pour l'étude.
Les élèves s'assirent. Ils goûtèrent aux mets qu'on
leur servit. La plupart mangèrent courageusement
toute leur portion. D'autres firent une moue de dédain
et laissèrent le maïs dans l'assiette. Le soir, le nombre
des abstentions s'était élevé considérablement. Evi-
demment les élèves avaient parlé entre eux et la résis-
tance s'accentuait. Après le culte du soir, M. Burgess
vit des groupes se diriger vers un hangar tout au bout
de la lignée des dortoirs. Il se glissa dans l'obscurité,
entra dans un bâtiment voisin et entendit certains
Hopevale 311
Zouloiis exhorter leurs camarades à une grève géné-
rale.
— Demain au déjeuner, quand on nous aura servi
cette nourriture pourrie, je frapperai avec ma cuillère
sur mon assiette. A ce signal, posez toutes les vôtres
et ne mangez rien. On verra si les blancs pourront
nous forcer à avaler ce maïs qui sent mauvais.
Le maître de pension, dans sa cachette, se deman-
dait ce qu'il fallait faire. Il était navré et indigné aussi,
car, dans tout le sud de l'Afrique, la famine sévissait.
Les indigènes en étaient réduits à manger des fruits
de la brousse et des racines et des milliers eussent
accepté le maïs charençonné des deux mains et avec
des larmes de joie. Le lendemain, tout se passa con-
formément au programme. On entendit la cuillère
frapper l'ustensile de fer et aussitôt les sept cents élè-
ves des tables de douze et quinze livres se levèrent et
quittèrent le hall laissant leurs assiettes pleines. A
neuf heures la cloche sonna pour les leçons. Personne
ne parut sur la place où les classes se formaient tous
les jours pour se rendre en rang à leurs locaux; une
seconde cloche se fit entendre. Personne ! Les élèves
s'étaient cantonnés dans leurs dortoirs. Les profes-
seurs les attendaient dans des salles vides. Alors M.
Burgess alla trouver le Principal et les autres mem-
bres du Conseil directeur. Ceux-ci furent indignés et
proposèrent de servir aux révoltés les mêmes portions
au repas de midi, pour les forcer à l'obéissance. Bur-
gess s'opposa à cette proposition. Il connaissait les
noirs; il savait que, chez eux, les mouvements révo-
lutionnaires sont généralement le fait de quelques
meneurs. Leurs noms ne lui étaient pas inconnus. Il
en fit appeler seize et leur annonça qu'ils étaient expul-
sés de l'école, douze pour une année, quatre définiti-
vement. Un meeting extraordinaire convoqué par
devoir, réunit les sept cents étudiants l'après-midi. Là
312 A l'école de la civilisation
le Principal fit savoir que seize élèves étaient renvoj^és
de l'institution et que quiconque continuerait à s'in-
surger contre les ordres de la direction serait immé-
diatement mis à la porte. L'assemblée devenait hou-
leuse; la séance fut close. Cinquante autres jeunes gens
quittèrent Hopevale le soir même; les autres se sou-
mirent et mangèrent leur polenta. Vers la fin de la
semaine, on vit une procession de parents qui reve-
naient auprès du Principal, ramenant leurs enfants et
suppliant qu'on les accueillît de nouveau :
— Nous les avons bien battus pour leur mauvaise
conduite. N'ayez peur; ils seront sages désor-
mais.
C'est par cette fermeté pleine de bonté que Hope-
vale s'efforçait de faire de jeunes sauvages des gentle-
men accomplis.
Dans les dortoirs aussi, la discipline n'était pas tou-
jours parfaite. Chaque chambrée avait son surveillant
indigène et les « moniteurs », comme on les appelait,
avaient à rendre compte au maître de pension de tou-
tes les infractions aux règles. Par malheur pour
l'école, il y avait derrière les quartiers des élèves un
grand village indigène, où il était interdit d'aller sans
permission.
Ce village ne manquait pas de pittoresque. Il était
composé d'une dizaine de cours entourées de huttes
cafres. La hutte cafre forme la transition entre la
hutte ronga et celle des Zoulous. Elle est pourvue d'un
mur d'un mètre et demi de hauteur, comme celle des
Rongas, mais, au lieu d'avoir le toit conique de cette
dernière, elle est recouverte d'une coupole mi-sphéri-
que, de la même forme que la hutte zouloue. Celle-ci,
d'ailleurs, sorte d'immense ruche d'abeilles, n'a pas
de mur. Or, dans ces huttes, il y avait des sirènes et
ces sirènes, toutes noires qu'elles fussent, et malgré
Hopevale 313
le caractère essentiellement criard de leurs produc-
tions musicales, exerçaient une attraction très grande
sur l'élément masculin qui dormait dans les dortoirs
voisins. Le village cafre était entouré, il est vrai, d'une
barrière d'aloès aux immenses feuilles glauques pour-
vues de piquants. Mais, entre les rosettes de ces
feuilles puissantes, il y avait des couloirs propices et,
bien que le village fût en dehors des limites, certains
élèves réussissaient à s'y glisser et à contempler les
sirènes.
Le concert commençait volontiers à dix heures du
soir, après l'extinction des feux. Il était aisé de sortir,
sous un prétexte quelconque, et d'aller voir de plus
près le chœur des musiciennes. Les moniteurs n'étaient
pas toujours attentifs et déjà des malheurs s'étaient
produits. Aussi M. Burgess, présent-partout, appa-
raissait-il parfois soudainement, muni d'une lanterne
électrique, dans un dortoir, pour voir si chacun était
à son poste, c'est-à-dire sous ses couvertures. Une
belle nuit, il crut remarquer que la taille d'un des
élèves était singulièrement réduite,
— Hé I fit-il, Ntlosi, bouge un peu.
Ntlosi, sous ses draps, point ne bouge. Présent-par-
tout le prend par les épaules et veut le secouer. Mais
ses mains n'agrippent rien de solide.... Ntlosi, attiré
invinciblement par le bruit des sirènes qui chantaient
là-bas en battant des mains, avait mis de l'herbe à la
place de sa personne et était parti pour une absence
prolongée. Ntlosi fut expulsé et cet exemple fut salu-
taire.
Il y eut aussi, une certaine année, des luttes terri-
bles entre les Cafres et les Fingos. Ceux-ci ont tou-
jours été considérés comme inférieurs aux autres tri-
bus. Un Cafre ayant qualifié un Fingo d'esclave, la
guerre éclata. Durant les après-midi de congé, les
représentants des deux peuples se défièrent sur la
314 A l'école de la cwilisation
place des jeux et se battirent avec des bâtons. Il y
eut des dents cassées et des yeux pochés.
Mais l'action civilisatrice de Hopevale s'exerçait
néanmoins, puissante, et les élèves qui avaient passé
trois ou quatre ans à l'institut acquéraient une cer-
taine dignité, un sens de la discipline, des manières
polies qui frappaient les visiteurs.
Zidji, durant la première année, eut bien à faire
pour s'initier à un S3'stème d'éducation où, malheu-
reusement, la langue indigène jouait un rôle beaucoup
trop petit. Intelligent comme il l'était et désireux d'ac-
quérir une véritable instruction, il lutta pour com-
prendre, tandis que beaucoup de ses camarades,
moins énergiques que lui, lisaient correctement des
pages d'anglais, des livres même qu'ils apprenaient
par cœur sans saisir la signification de la moitié des
phrases. La plupart des maîtres, en effet, ignoraient
le zoulou et oubliaient que leurs élèves ne savaient
pas l'anglais ! Au bout d'un an, le jeune Thonga passa
avec succès l'examen d'entrée dans l'école supérieure
et il travailla d'arrache-pied à se préparer à l'examen
de sortie de cette école, que l'on peut tenter au bout
de deux ans. Il fit de l'algèbre, de la géométrie, de la
physique et surtout de la grammaire anglaise et de la
littérature. Car, si l'on veut obtenir le brevet, il faut
savoir paraphraser des auteurs comme Browning,
Milton, Keats, etc. Et jusqu'à ce qu'un cerveau de
noir ait compris la poésie britannique, il faut qu'il se
torture beaucoup. Un cours de science élémentaire
enseignant ce que tout homme cultivé doit savoir, une
rapide étude de l'histoire universelle, quelques notions
ethnographiques sur les tribus sud-africaines lui eus-
sent été plus utiles que le Paradis perdu du grand
poète anglais. Mais les inspecteurs gouvernementaux
qui font subir ces examens, partent du point de vue
que l'instruction qui convient aux blancs est parfaite
Hopevale 315
pour les noirs. Ils ne se donnent pas la peine d'appro-
prier leurs programmes à des élèves si différents de
mentalité et qui sortent d'un milieu si dissemblable !
C'est là le vice initial de l'éducation des indigènes au
sud de l'Afrique, — un vice contre lequel on lutte d'ail-
leurs et qui sera un jour vaincu, espérons-le.
Au reste, ce qui formait le cœur et l'esprit de Zidji,
c'étaient moins les leçons plus ou moins comprises
de ses professeurs que l'atmosphère morale et reli-
gieuse qu'il respirait à Hopevale, le ton si distingué
de cette école écossaise où l'on était bon et ferme,
libéral et pourtant sévère. Peu à peu le problème de
la race noire au sud de l'Afrique lui apparaissait,
dans sa grandeur et sa complexité. Il se fit recevoir
dans la société littéraire.
Les étudiants de Hopevale formaient plusieurs asso-
ciations qui se réunissaient les soirs de semaine. Il y
avait la société des étudiants chrétiens qui allait aussi
évangéliser le dimanche dans les kraals des Cafres, le
chœur mixte, le comité missionnaire. Mais la plus
intéressante de toutes, celle qui causait le plus d'or-
gueil à ses membres, c'était la société littéraire. Elle
était composée surtout des « seniores », des étudiants
plus âgés qui savaient assez l'anglais pour s'exprimer
avec une facilité relative sinon avec une parfaite cor-
rection dans l'idiome des blancs. Aussi Zidji n'y entra-
t-il que la troisième année de son séjour à Hopevale.
Mais il en retira assurément un grand profit. Seuls,
les élèves n'eussent pas fait d'ouvrage très utile; mais
leurs professeurs assistaient aux séances, les prési-
daient même, leur suggéraient des sujets d'étude, diri-
geaient les discussions et les empêchaient de s'égarer,
tout en développant leur initiative.
La séance d'ouverture de cette société, l'année où
Zidji y entra, fut particulièrement intéressante. C'est
le professeur astronome qui présenta le travail de
316 A Vécole de la civilisation
fond sur « la grandeur et la décadence de la culture
grecque ». Le sujet était bien un peu au-dessus de la
portée de la majorité des auditeurs, leurs études his-
toriques n'ayant guère consisté qu'à apprendre une
ou deux périodes de l'histoire d'Angleterre. Néan-
moins le spirituel conférencier fut écouté avec grande
attention et il y eut des sourires d'intelligence quand
il parla de Socrate, l'apôtre de l'enseignement par la
parole, sans manuels scolaires, sans examens, sans
inspecteurs du gouvernement, qui professait librement
dans la cité toute de marbre et d'or.
— S'il venait ici, un beau jour, drapé dans sa toge,
avec ses deux grandes oreilles, sa tète laide à voir,
mais ses j^eux pétillants et s'il se chargeait de diriger
la classe de première année du cours normal, savez-
vous ce qui arriverait? Avant le soir, vous verriez
par derrière une toge blanche et deux grandes oreil-
les redescendre l'avenue qui conduit à la gare.... C'est
Socrate qui fuirait ces lieux, horripilé par les pro-
grammes, terrifié par les examens.
Et plus d'un professeur soupirait tout en souriant.
La discussion fut ouverte.
— Votre race bantou, avait dit le Principal, comme
la grecque, a reçu de Dieu le don de la parole. Culti-
vez l'éloquence ! Avec elle on remue le monde.
Zidji aurait voulu parler. Il sentait bouillonner en
lui des paroles confuses. Mais il ne savait pas exac-
tement ce qu'il devait dire. Il garda « de Conrart le
silence prudent» et laissa les jeunes maîtres commen-
cer le débat. Hopevale avait en effet conservé comme
instituteurs des classes inférieures un certain nombre
d'anciens élèves distingués qui formaient comme le
pont entre les professeurs blancs et les élèves aux
études. L'un d'eux dit :
— Merci à notre président d'avoir rapproché le sort
des Grecs de celui de notre propre race. Les Grecs
Hopevale 317
sont arrivés très haut. Pourquoi? Parce qu'ils ont
écouté leurs maîtres; ils ont gardé la tradition d'une
génération à l'autre. Si nous brisons le lien avec ceux
qui nous ont instruits, avec nos pères les missionnai-
res, notre race tombera; elle est perdue !
— C'est juste, ajouta le Principal. Mais faites mieux
encore. Tendez la main à vos aînés qui ont étudié
avant vous et à ceux qui vous suivent. Unissez-vous
fermement avec ceux qui sont les meilleurs de votre
race et alors vous la relèverez.
Ce soir-là Zidji comprit mieux encore ce principe
fondamental auquel il était arrivé déjà : Sans le
concours et le secours des blancs, les noirs n'arri-
veront à rien. Et, en sortant de la grande salle,
tandis qu'il se promenait encore un quart d'heure sous
les eucalyptus bruissant au vent du soir, à la clarté
d'une lune magnifique, il regarda vers la colline. Là-
haut, presque au sommet, on apercevait vaguement
un village perdu dans une tache noire formée par des
arbres. C'était là que demeurait le Révérend Nsimbi.
On ne parlait de lui qu'à voix basse, à Hopevale, car
le Révérend Nsimbi, jadis le bras droit du Principal
dans l'évangélisation de la contrée, s'était séparé de
ses missionnaires blancs, avait attiré dans son église
presque toutes les congrégations lentement formées
par les Ecossais; il avait bâti chapelle contre chapelle
et ses compatriotes l'avaient suivi. Cette défection
avait brisé le cœur du vieux missionnaire et on n'osait
pas lui parler de Nsimbi.
— Pourquoi a-t-il fait cela? se disait Zidji. Quelle
erreur I Que Dieu m'en préserve ! Qu'il en préserve
notre Eglise thonga !
Un autre jour, la société littéraire discuta le sujet
suivant : Est-il opportun de créer une université à
l'usage des Bantou du sud de l'Afrique ? La question
318 A l'école de la civilisalion
était dans l'air depuis longtemps et passionnait Hope-
vale. On choisissait généralement deux rapporteurs
pour présenter la question, l'un qui développait les
arguments pour, l'autre les arguments contre. Il fut
très difficile de trouver un opposant et l'étudiant qui
consentit à jouer ce rôle ingrat déclara qu'il s'efforce-
rait de faire triompher sa partie adverse. Un premier
principe fut posé et acclamé :
— Aucune entrave ne doit être mise artificiellement
au développement libre d'aucune race vers une ins-
truction et une civilisation supérieure. Du moment
que les noirs peuvent pa^er pour obtenir la culture
universitaire, on n'a pas le droit de la leur refuser.
Certains allaient plus loin. Ils disaient :
— Les indigènes payent des taxes relativement éle-
vées. Le gouvernement leur doit donc un établisse-
ment universitaire I
Ici les professeurs mettaient le holà.
— Ne parlez pas trop de droits 1 Demandez du
secours et vous l'obtiendrez si vous aussi êtes dispo-
sés à amasser un capital de dotation.
A quoi d'aucuns répondaient :
— Il est dans l'intérêt du pays que ce collège existe,
car, si on le refuse aux noirs sud-africains, ils iront
chercher en Amérique, dans les universités noires, ce
qu'ils ne trouvent pas au Cap. Et ce sera extrêmement
regrettable, car les idées américaines sur la lutte des
races se répandront au sein des tribus et la paix sera
troublée. La fondation de notre université serait donc
une mesure fort avisée de la part du gouvernement.
On citait déjà plusieurs dizaines de jeunes gens qui
avaient été s'instruire au delà des mers. Et l'un des
jeunes instituteurs, Nsellé, un jeune homme à l'air fin,
très noir de figure et ayant les oreilles à angle droit
du crâne, concluait ainsi :
— C'est seulement quand nous aurons acquis la
Hopevale 319
culture universitaire que nous deviendrons de vérita-
bles conducteurs pour notre peuple. Jusqu'alors,
les blancs nous conduiront toujours comme ils vou-
dront, car nous ne sommes pas assez instruits pour
leur répondre.
Un autre jour, l'éditeur d'un journal indigène qui
demeurait dans une ville voisine, fut prié de parler
aux étudiants de ses expériences et de ses principes
de journaliste. C'était un homme trapu, un peu obèse,
aux traits empâtés, mais dont les yeux brillaient der-
rière ses lunettes et qui avait un bon sens politique
remarquable. Il avait été question déjà de l'envoyer au
Parlement, car il était à la tête d'un parti noir nom-
breux. Au Cap, en effet, comme nous l'avons dit, tout
indigène qui possède un certain capital ou un revenu
d'une certaine importance et qui peut écrire son nom,
a le droit de réclamer son inscription dans les regis-
tres électoraux. Le journaliste commença par là :
— Le gouverneur qui nous a accordé les droits poli-
tiques a été le véritable émancipateur de la race, dit-il.
Tant que les noirs en sont privés parce qu'ils sont
noirs, c'est un demi-esclavage. Qu'on exige des condi-
tions pour accorder ces droits, c'est parfaitement légi-
time. Mais les blancs aussi devraient y être soumis et
l'exclusion du scrutin ne devrait jamais être pronon-
cée contre un homme à cause de sa couleur. Pas de
<( disqualification » dictée par la couleur, c'est notre mot
d'ordre politique. Jeunes hommes du Transvaal, de
l'Orange et du Natal, réclamez jusqu'à ce que justice
vous soit faite 1... Et pourquoi vous faut-il réclamer?
Est-ce parce que vous irez vous ingérer dans les affai-
res des blancs ? Mais non ! Nous ne demandons voix
au chapitre que pour dire notre avis dans les ques-
tions qui affectent notre race.
Ici un des professeurs demanda la parole :
320 -^ l'école de la civilisation
— Ne trouvez-vous pas, dit-il au politicien cafre,
qu'il serait pleinement suffisant pour le moment que
les noirs élussent une sorte de parlement représenta-
tif et consultatif auquel les autorités blanches soumet-
traient les décrets relatifs à la population indigène en
lui demandant son préavis ? Ainsi les noirs seraient
éloignés des luttes politiques qui ne leur feront pas
de bien; ils éviteront la tentation de vendre leurs
votes au plus offrant.
Le journaliste, ajustant ses lunettes, répondit ;
— Cette manière de procéder pourrait convenir aux
colonies qui n'ont pas encore la franchise et serait
comme un premier pas dans leur émancipation politi-
que; elle se justifierait par le fait qu'il 3- a encore peu
d'indigènes cultivés dans leur sein. Mais ici, au Cap,
où nous avons plus et mieux, ce serait un recul auquel
nous ne consentirions point 1
Et il continua, abordant la seconde partie de son
sujet; il démontra la puissance de la presse, sa néces-
sité pour une race libre, son utilité pour le dévelop-
pement intellectuel et industriel du peuple.
— Je voudrais voir partout, dans chaque district,
naître et prospérer une presse indigène qui réclame-
rait le respect de nos droits, qui signalerait les injus-
tices qui nous sont faites, qui éclairerait la race noire
sur ses devoirs aussi et jouerait le rôle de la senti-
nelle vigilante qui règle la marche du navire durant
les veilles de la nuit 1
Cette conférence fit un effet énorme à Zidji. Il y
avait à Hopevale un certain nombre de sujets du
Transvaal. Il les réunit et leur dit :
— Avez-vous entendu? Nous avons une œuvre à
faire !
C'étaient des étudiants des classes normales; ils
allaient retourner dans leurs stations comme institu-
teurs. Ils se récusèrent disant :
Hopevale 321
— Nous n'aurons pas le temps de faire de la politi-
que; mais toi, Zidji, si tu peux, commence et nous
t'aiderons de tout notre pouvoir.
C'est ainsi que peu à peu l'aspiration vague du jeune
homme se dessina. Il passa ses examens avec succès
et, ayant soif de connaissances pratiques qui pour-
raient lui aider dans la carrière du journalisme, il alla
un jour demander conseil à son ami le politicien.
Celui-ci était plein de bonté, de modération, de bon
sens. Certains de ses confrères se sont conduits
comme des énergumènes et ont gâté leur cause aux
yeux des gens sérieux. Le journaliste de Williams-
town était au contraire le plus raisonnable des Ban-
tou, et c'est beaucoup dire, car le Bantou est généra-
lement homme de sens très rassis. Il répondit à Zidji:
— Si nous avions déjà notre université, je te dirais :
Etudie le droit, apprends à connaître les lois; mais ce
n'est pas possible. Tu ne serais pas reçu au Cap. On
n'a pas admis mes enfants dans une école de blancs
de cette colonie. La meilleure chose à faire pour toi,
c'est de demander au Principal de lui aider dans ses
affaires de bureau; ainsi tu t'initieras peu à peu à la
manière d'agir des autorités et cela te sera assurément
fort utile.
Le Principal consentit. Il dicta des lettres à son
commis noir, lui enseigna l'art d'écrire à la machine,
lui expliqua les formules techniques de la correspon-
dance officielle; à ce bureau qu'assaillaient toute la
journée des demandes de tout genre, Zidji apprit ce
que c'est que les relations d'une administration avec
le gouvernement et avec le public.
Six mois plus tard, une lettre arriva des autorités
de Pietersbourg. Le Commissaire des Indigènes deman-
dait au Principal s'il pouvait lui fournir un noir édu-
qué sachant bien l'anglais et qui serait l'interprète au
tribunal.
21
322 A l'école de la civilisation
— Voilà ton affaire ! dit le Principal à son commis.
La place est bonne ! Quatre-vingts livres par an î
C'est ton pays. Tu sais le thonga, le zoulou, le souto !
Bravo ! C'est providentiel !
— Oui, c'est un don de Dieu 1 répondit Zidji. Il
resta silencieux un moment. Derrière le banc de l'au-
dience où il se voyait déjà debout, traduisant, il lui
semblait apercevoir une feuille blanche qui flottait :
Le journal rêvé où il défendrait sa race et par lequel il
la relèverait 1
— Adieu, Hopevale ! dit-il, le jour du départ,
embrassant d'un dernier regard le collège aimé, les
cottages environnés de vigne vierge, le réfectoire et
les dortoirs; adieu, maîtres respectés, camarades
aimés I Ici, j'ai appris la sagesse; j'ai entrevu des
horizons nouveaux. Puissé-je être digne de vous,
digne du Val d'Espoir où j'ai rêvé l'émancipation de
mes concitoyens.
L'ETOILE DU MATIN
Six ans s'étaient écoulés depuis que Zidji avait tra-
versé la Thabina en sautant d'une pierre à l'autre,
fuyant la station missionnaire, et maintenant il s'apprê-
tait à passer de nouveau la rivière, en sens inverse,
cette fois. Il revenait ! Le Commissaire qui l'avait
aimablement reçu à Pietersbourg lui avait accordé
quinze jours pour aller voir les siens avant d'entrer
en fonctions. Zidji traversa le gué, arriva au magasin
du Suédois. Un autre blanc se tenait sous la véranda,
L'étoile du matin 323
attendant les pratiques noires. Le Suédois était mort.
Là, il y avait une bifurcation du chemin. L'une des
routes conduisait chez son père, Mankélou, l'autre à
la station. Il hésita un instant et finit par prendre
celle qui mène chez Monéri, car, comme il le décou-
vrait soudain, les liens qui l'attachaient au monde des
Blancs, de l'Eglise, de la Civilisation, étaient plus forts
que ceux du kraal païen.
Il gravit la colline.... Voici, au bord du ruisseau du
Masétane, l'endroit où il avait vu le gros porc noir....
Ses sourcils se froncèrent. Qu'en serait-il de Dédeya?
Voilà bien des mois, des années qu'il n'avait plus
pensé à elle. Il passa le canal. Un des fils de Mouki,
un grand garçon à l'air grossier et qui portait deux
petites tresses de cheveux en cornes sur son front,
comme autrefois Gouanazi, le vit mais ne le reconnut
pas. Il monta le « raidillon » où les bœufs avaient
peiné tant de fois lorsqu'il conduisait le wagon. Il
aboutit au grand figuier toujours le même, se dirigea
du côté de la véranda Monéri lui-même était là,
accoudé à la barrière, surveillant cet étranger qui
venait. Le jeune homme s'approcha....
— Zidji ! dit le vieux missionnaire le reconnaissant
soudain. Zidji ! C'est toi !
— Oui, dit-il, en baissant les yeux.
Zidji baissait les yeux non pas tant à cause des sou-
venirs qui lui revenaient à cette heure qu'à cause du
changement très grand qu'il constatait chez son père
spirituel. Monéri Senior avait bien vieilli, en effet.
Maintenant sa barbe était toute blanche. Ses traits
étaient fatigués, son teint jauni. Il avait eu déjà deux
attaques de cette fièvre hémoglobinurique qui ruine
les plus fortes constitutions. On l'avait engagé à quit-
ter le pays, à aller prendre un repos bien mérité; il
avait voulu prolonger son séjour dans la contrée mala-
rienne bien qu'il eût achevé les années réglementai-
324 A l'école de la civilisation
res, parce que personne n'était là pour le remplacer
et il ne voulait pas que l'Eglise fût abandonnée. Il
avait dû se séparer de tous ses enfants partis pour
faire leur éducation en Europe et il demeurait seul,
dans la vaste maison désolée, seul avec sa fidèle com-
pagne qui pleurait parfois en pensant aux petits. Son
collègue avait quitté le pays, lui aussi, l'école d'évan-
gélistes ayant été transportée ailleurs. La station avait
augmenté lentement. C'était encore le temps des petits
succès, mais le vieux pionnier restait fidèle au poste
et déjà la mort le guettait. Zidji eut cette impression
bien claire en le revoj^ant.
Ils causèrent de choses et d'autres. A la fin le jeune
homme lui dit :
— Mon père, j'aurais à te parler et à te demander
des conseils sur un grave sujet. Quand te trouve-
rai-je ?
— Je suis un peu fatigué aujourd'hui, répondit
Monéri. D'autant plus qu'il y a tous les préparatifs du
Synode auxquels il faut vaquer. Tu reviendras après
la session.... Car, tu sais, nous allons avoir ici une
assemblée très importante. Le Synode va installer
Bartimée comme pasteur. Il a été envoyé à l'école de
théologie, a terminé ses études et il sera le premier
pasteur indigène des Ba-Thonga !
— Vraiment! Quel bonheur! s'écria Zidji dont les
yeux brillèrent.
Son cher Bartimée allait donc être consacré ! Il
allait recevoir la récompense due à ses mérites et à sa
longue patience î Décidément, il y a des événements
heureux, dans ce monde !
En attendant la réunion du Synode, Zidji alla visi-
ter son vieux village. Il était toujours au même endroit,
le village de son enfance. Mais il avait diminué. Le
kraal des bœufs tombait en ruines. La maladie avait
tué toutes les bêtes à cornes et la bonne odeur du
L'étoile du matin 325
fumier frais ne réjouissait plus le visiteur. Mankélou,
son dos bien voûté, s'appuyant sur un long bâton brun
qui se terminait par une tête sculptée, vint à sa ren-
contre.
— Tatana ! Mon père ! C'est moi, ton fils, Zidji !
Le vieux hochant la tête s'approcha, le toisa, l'exa-
mina et poussa par quatre fois du fond de sa gorge
un : Haè I énergique.
— C'est toi ! Zidji 1 Haé ! Hé, les femmes ! venez
voir votre garçon qui est devenu un homme !
Et chacun d'accourir ! La mère âgée, à petits pas,
les jeunes fdles en sautillant, Ngomane et sa femme
plus lentement. Car Ngomane était marié depuis peu.
Il portait des pantalons et fréquentait l'Eglise.
On s'extasiait. Zidji avait de beaux habits. C'était
un monsieur de la ville. De plus il avait glissé deux
livres dans la main de son père et l'admiration pour
le fils aîné s'était accrue d'autant !
— Et que vas-tu faire, mon fils ? demanda le vieux,
lorsque les hommes se furent retirés sur la termitière
pour causer.
— Je vais être l'interprète au tribunal de Pieters-
bourg, répondit-il. Mais je désire mieux que cela. Je
veux tâcher d'aider nos gens et d'empêcher les blancs
de les traiter avec injustice.
— Ça, c'est bien ! dit Mankélou. Tâche de leur
montrer qu'ils nous écrasent avec leurs impôts ! Deux
livres par an pour chaque femme qu'on a ! C'est
épouvantable.... Et dire que, par-dessus, ils nous ont
enlevé nos fusils. Plus moyen de tuer les antilopes
qui ravagent nos champs de patates ! Les blancs nous
assassinent. Autrefois on était plus heureux.
— Mais toi, père, tu n'es pas devenu chrétien ?
— Et pourquoi cela? Ne le suis-je pas puisque vous
l'êtes, vous mes fils. Vous ai-je empêché d'aller^chez
Monéri ?
326 A r école de la civilisation
Le vieux était toujours dans les mêmes idées. Zidji
n'insista pas, mais il lui dit :
— Père, si nous voulons que notre race soit sauvée,
nous n'obtiendrons son relèvement que par l'instruc-
tion et l'Evangile.
— Oui! oui! dit Mankélou. Ce qui ne l'empêcha
pas, le soir, de faire dormir Zidji dans un village voi-
sin, car Zidji n'avait pas été purifié des souillures des
grands chemins. Il prit même une boulette de méde-
cine mélangée à de la graisse, en brûla une portion à
la porte d'entrée du village, une autre sur le seuil de
sa propre hutte pour conjurer, au mo^en de la fumée,
les jeteurs de sorts qui viennent la nuit. Zidji assista
à ces rites profondément étonné. Il avait oublié tout
cela.
Le Synode fut une fête pour toute l'Eglise thonga.
Tous les missionnaires et les évangélistes de ces para-
ges se réunirent et Bartimée fut le grand homme du
jour. Il était rayonnant. Sa puissance spirituelle s'était
accrue par l'étude de la parole de Dieu. Il avait élargi
son horizon et mieux compris la nécessité d'une vie
pure pour les congrégations indigènes. Le culte de
consécration fut extrêmement sérieux et émouvant.
Zidji avait assisté à des services fort impressifs à
Hopevale. Mais ici, il ressentait une chaleur, une
impression de vie tout autres. Etait-ce parce que tout,
chants, exhortations, prières, se faisait dans sa propre
langue et non dans cet anglais qu'un noir ne saisit
jamais parfaitement? Ou bien était-ce parce qu'il
s'agissait ici de l'Eglise de sa tribu et que cette Eglise
aujourd'hui accomplissait un pas vers l'autonomie en
consacrant le premier de ses fils comme son pasteur?
Sans doute une sorte de légitime orgueil était pour
beaucoup dans la satisfaction de l'assemblée. Un
noir d'entre les noirs allait devenir presque l'égal d'un
Monéri !
L'étoile du matin 327
Cependant, chez Bartimée, il n'y eut pas un mot
qui pût faire penser à la complaisance envers soi-
même. Il dit entre autres :
— Je suis incapable d'accomplir le travail qui m'est
confié; mais me voici devant Dieu avec mon incapa-
cité. Si je tremble, c'est dans la crainte que mon
cœur ne connaisse pas tout l'amour que ce ministère
réclame, mais je mets ma confiance en mon Dieu qui
a toujours été près de moi, et qui m'a conduit jus-
qu'ici.
Puis un cantique de circonstance fut exécuté. Il
contenait la question de Christ à Pierre : « Simon,
fils de Jona, m'aimes-tu ?» Et à cette question, le
candidat lui-même répondait en solo de sa belle voix
assurée : « Seigneur, tu sais toutes choses, tu sais
que je t'aime. » Parfois cette voix tremblait d'émo-
tion. L'assemblée tout entière, dans la chapelle bon-
dée, était sous le coup de la solennité du moment.
Le culte se termina par l'imposition des mains et
Bartimée se releva pasteur, « Révérend ! »
Le plus excellent esprit régna d'un bout à l'autre
de ce Synode où l'on s'occupa entre autres des moyens
d'empêcher la bière forte de ruiner l'Eglise. Les meil-
leurs d'entre les délégués étaient les plus absolus. 11
fallait interdire la bière, la traquer partout comme
une bête féroce, car c'était une hyène qui déchirait la
vie religieuse et qui tuait les Eglises. Zidji n'avait
guère vu de congrégation indigène depuis longtemps,
et il avait perdu de vue le grand danger que la bois-
son fait courir à la race noire. Il écouta attentivement
et résolut de faire son profit de cette discussion.
Puis tous les délégués retournèrent dans leurs foyers
et le petit village du Bokhaha reprit sa physionomie
ordinaire. Zidji alla frapper à la porte de son cousin,
ce brave Titus qui lui avait donné un coup de main
utile jadis. Il s'informa des gens de l'endroit. Mouki
328 A l'école de la civilisation
avait vieilli, mais était toujours aussi bourru. Shelling
avait consacré son argent longtemps amassé à donner
une bonne éducation à son fils aîné. Jacob, après une
discipline qui avait duré trois ans, était rentré dans le
giron de l'Eglise- Mais les missionnaires n'avaient
plus voulu lui confier une charge d'évangéliste.
— Et chez Dick, que devient-on ? hasarda Zidji
avec un air indifférent.
— Oh 1 Dick n'est pas encore marié. Cela nous
étonne. Il court toujours le pays en bicycle et on croit
qu'il va boire avec les païens. Sa sœur Dédéya est la
femme d'un nommé ^îoudani qui demeure là-bas au
pied des rochers des Mapitouli....
Ainsi elle était mariée ! Zidji le supposait bien. Il
en fut triste un instant, un très court instant. Car il
ne voulait pas se marier, ou du moins pas encore. Il
avait à faire plus que cela, mieux que cela. Il son-
geait.... Titus le regarda avec sympathie et n'ajouta
rien.
Le lendemain, Zidji alla trouver Monéri pour l'en-
trevue qu'il avait sollicitée. Le vieux missionnaire
était à bout de forces. Néanmoins il voulut le rece-
voir, l'entendre et il l'exhorta à lui dire tout.
— Mon père ! dit Zidji, si je vais exercer le métier
d'interprète à la cour, c'est seulement pour gagner
ma vie. Mon cœur est ailleurs. Je veux prendre la
défense de mon peuple et de ses droits. Je veux lutter
jusqu'à ce que les lois d'exception qui régissent les
noirs aient été rapportées; ne sommes-nous pas des
sujets britanniques ? Ne payons-nous pas des impôts
élevés? Plus de quatre cent mille livres sterling ne
viennent-elles pas de nous au trésor du gouverne-
ment ? Or, on nous refuse le droit de vote. Et pour-
tant c'est un principe universellement admis dans les
pa^^s anglais que personne ne doit être forcé de payer
l'impôt s'il n'a pas le droit de représentation dans les
L'étoile du matin 329
affaires de l'Etat : « No taxation without représenta-
tion. » Il faut que nous obtenions ce minimum de
droits. Pourquoi un blanc illettré et misérable comme
il y en a tant aurait-il le droit d'électeur tandis qu'on
le refuse à des noirs instruits et riches ! C'est une
injustice I Et il y en a bien d'autres 1 J'ai été horrifié à
mon retour du Cap de voir comment on traite mes
frères dans les gares, dans les chemins de fer, aux
mines d'or et de diamant. Je veux dénoncer tout
cela et que ma race soit traitée comme une race
humaine !
— Et comment comptes-tu t'y prendre, mon fils,
pour obtenir ce que tu désires ?
— Je veux faire usage de deux grandes forces : la
puissance d'association et celle de la presse. Nous
sommes nombreux, dans tout le paj^s, à vouloir
fonder une ligue que nous appelons : Société indi-
gène de Vigilance. Les chefs sont avec nous. Chacun
peut en devenir membre en versant une cotisation
de dix shellings. Avec l'argent ainsi obtenu, nous
éditerons un journal que l'on m'a prié de rédiger et
qui s'appellera : L'Oeil des Noirs. Quiconque aura été
lésé n'aura qu'à nous envoj'er sa plainte et nous la
publierons. Nous ferons des remontrances au gouver-
nement lorsqu'on nous imposera des lois iniques et
nous croyons que, comme au Cap, nous réussirons à
faire respecter notre peuple....
Monéri regardait le jeune homme avec un sourire
de bonté quelque peu douteur. Il connaissait les
hommes, les colons sud-africains. Il savait contre
quelle muraille d'airain ce brave garçon avait résolu
d'aller se briser la tête. Mais cette décision, cette foi
en l'avenir lui plaisaient infiniment.
— Zidji, lui dit-il, te souviens-tu que, pour chaque
homme, ici-bas, il y a non seulement des droits mais
aussi et surtout des devoirs ? Je crains qu'à tant récla-
330 A Vécole de la civilisation
mer pour des droits tu n'oublies les devoirs. Et pour-
tant, c'est là l'essentiel. Ce qui manque à votre race,
c'est le caractère. Il faut le former avant tout et c'est
l'Esprit de Dieu, agissant par sa Parole, qui vous don-
nera le caractère. Quelques-uns d'entre vous l'ont
obtenu déjà. Travaillez à le créer chez les autres. Les
Bœrs ne sont pas si méchants. Sans doute ils vous
ont souvent traité durement. Mais les épreuves de la
guerre les ont bien changés. Tu n'ignores pas que
ceux qui gouvernent maintenant ont un point de vue
bien différent des partisans de Krûger. Ils ont le cœur
meilleur et désirent que vous soj-ez heureux au Trans-
vaal comme au Cap. Si vous vous instruisez, si vous
vous dépouillez de la sauvagerie et des superstitions,
crois-moi, ils ne vous traiteront pas toujours en escla-
ves et le jour viendra où vous conquerrez la liberté
politique, non par les armes, mais par le travail et
par l'école. Je suis vieux, Zidji.... Voilà plus de trente
ans que je vis au milieu de vous. Essa^^e de fonder
ton journal et l'Association indigène de Vigilance. Ce
n'est pas une chose mauvaise. Mais ne crois pas que
ce soit cela qui émancipera ta race. La vraie liberté
vient du dedans et non du dehors.
— Oui, dit Zidji. C'est vrai. Merci. Je me souvien-
drai de cela et, si j'échoue, je reviendrai à vous.
— En fait, conclut le vieux missionnaire, ce sont
ceux qui peinent et luttent pour la formation des
caractères qui travaillent le mieux au relèvement des
noirs. Souviens-toi de tous tes camarades qui com-
battent loin du monde, dans la brousse, pour conver-
tir des âmes I Et reste toujours uni à eux pour la
grande œuvre de salut de ton peuple. Je veux deman-
der à Dieu de te bénir, mon enfant !
Et, ployant ses genoux, il pria. Il recommanda au
Maître des âmes ce fils spirituel qui était revenu et
qui allait repartir avec de si grands projets et une
L'étoile du matin 331
tâche si redoutable. Zidji se sépara de lui profondé-
ment ému :
— Il parle comme le Principal de Hopevale, se
disait-il. Ces hommes-là sont les vrais amis de notre
race.
Ce fut l'une des dernières prières du missionnaire
vieilli avant l'âge. Peu de jours après, une nouvelle
crise d'hématurie due à la malaria lui enlevait le peu
de forces qui lui restait et on l'enterrait, au tournant
de la colline, sous un grand « ntoma » aux branches
protectrices. Dabouka et tous ses hommes assistaient
à ses funérailles et le chef, les yeux mouillés de lar-
mes, disait :
— Ce blanc-là est mort pour nous. Il a bien servi
son Maître; il a marché sur ses traces. Notre tribu
doit lui rester éternellement reconnaissante.
Mais Zidji ne vit pas la fin de ce grand serviteur de
Dieu. Au jour fixé, il dut reprendre le chemin de
Pietersbourg pour entrer en fonction au tribunal. Il
alla passer la nuit chez un ami de collège, un Mosouto
qui demeurait au delà de la Grande-Tabie, sur les
flancs de la montagne. Comme il lui restait un long
bout de route à faire le lendemain, il partit très tôt le
matin, sans prendre congé de son hôte. Il faisait encore
tout à fait obscur. Le chemin était raide et Zidji mar-
cha bien une heure avant d'atteindre le sommet. Là-
haut un souffle frais l'accueillit, lui caressa le visage
et il huma l'air pur des hauteurs avec délices. Plus
loin, la route redescendait vers d'autres vallées encore
plongées dans l'ombre. Il se retourna encore une fois
pour jeter un dernier regard vers la plaine, vers ce
Bas-Pa^^s Nkouna qui était sa patrie.
Et soudain Zidji tressaillit....
Là-bas, le Drakensberg fuyait vers le Sud-Ouest,
dressant contre le ciel obscur ses innombrables tours
et ses arêtes, pareilles à un gigantesque rempart cré-
332 A l'école de la civilisation
nelé et tout au bout, dominant la dent de Sikororo au
profil bien connu, l'étoile du matin brillait, suspendue
dans l'espace comme un grand globe d'or. A sa clarté
discrète, on voyait vaguement paraître le Kadjaléra
qui, vu d'ici, n'avait plus l'air d'un sphinx. Toute la
plaine, au pied de l'énorme rempart, dormait encore
et le peuple qui sommeillait là-bas n'avait pas encore
bougé.
Alors les souvenirs affluèrent tous à la fois dans
l'esprit du jeune homme. Il posa son fardeau, se décou-
vrit et, s'appuyant sur son bâton, il resta longtemps,
debout, le regard perdu sur le vaste pays noir
Il songea à l'escalade du jour de la circoncision,
lorsque, s'étant détourné, il avait vu Ngongoméla,
l'étoile du matin, qui annonçait le grand jour de la
virilité. Son cœur avait battu alors. A travers les
souftVances de l'initiation, il avait espéré le soleil
levant. Mais le paganisme ne lui avait apporté aucune
lumière véritable.
Puis il se rappela le premier culte chrétien auquel
il avait assisté et Bartimée proclamant que la vraie
Etoile du matin, celle qui apporte la vie et qui dissipe
les ténèbres, c'est Christ.
— Oui ! dit-il, en élevant sa pensée plus haut, vers
le ciel ! Christ ne m'a point trompé. Puissé-je lui
demeurer fidèle !
Puis, revenant à Bartimée, il sourit.
— Le voilà pasteur consacré ! Notre Eglise a son
premier pasteur noir. Elle a grandi. Elle vaincra la
superstition et le culte des ancêtres. La vraie lumière
luit déjà....
— Et moi I Où vais-je ? Que ferai-je là-bas, dans la
ville, chez les blancs ?
Son cœur se serra. Puis il lui sembla que l'air pur
de la hauteur l'exaltait et purifiait son souffle. L'étoile
du matin montait dans le ciel. Déjà des lueurs d'aube
L'étoile du matin 333
apparaissaient aux confins du désert, très loin à
l'orient, derrière les collines pointues ; les vallées
où demeure le peuple noir s'éclairaient un peu....
— L'aube vient 1 se dit-il. Bientôt ma race s'éveil-
lera et s'épanouira dans la lumière 1 Courage, enfant
de la terre noire ; va lutter pour les tiens et prépare
pour eux un avenir meilleur. Dieu règne et le soleil
va paraître !....
Alors, sortant soudain de sa longue rêverie, Zidji
reprit en main son petit paquet. Il se rappela que la
route était longue, longue jusqu'à Pietersbourg.... Et,
tournant le dos résolument à la plaine immense, il
partit en courant vers sa destinée....
TABLE DES MATIÈRES
Pages
AVANT-PROPOS VII
PREMIÈRE PARTIE
A L'ÉCOLE LE LA CIRCONCISION
L Le village de Mankélou 1
IL L'étoile du matin 14
III. La cour des mystères 25
IV. Une journée au soungui 33
V. L'évasion 47
VI. Bartimée 61
VIL Troubles au Ngoma 73
VIII. Les dernières épreuves 92
DEUXIÈME PARTIE
A L'ÉCOLE DE LA STATION
L Point de bœufs, point de femme ! 111
II. L'étoile du matin 123
III. Chez Monéri 129
IV. Le triomphe de la foi 139
V. Soldat de Christ et soldat de son chef 157
VI. Le révérend Jonathan Matsimo et l'Eglise éthio-
pienne 182
VII. L'éternel féminin 200
VIII. La prédication de Gana 227
TROISIÈME PARTIE
A L'ÉCOLE DE LA CIVILISATION
I. Chez les africander 235
IL Dans la mine 253
III. Trois rencontres à Johannesbourg 283
IV. Hopevale 304
V. L'étoile du matin 322
EDITIONS DU FOYER SOLIDARISTE
SAINT-BLAISE, près Neuchâtel, SUISSE
FÉLIX BOVET. Pensées 3.50; relié toile 5.—, demi-mar. 7.—
GASTON FROMMEL La vérité humaine, I 4.—
— Etudes de théologie moderne 4. —
— Etudes littéraires et morales (2'»« éd.) . . 3.50
— Etudes morales et religieuses (2™e éd.) . 3.50
— Etudes religieuses et sociales (2'»« mille) 3.50
HERMANN KUTTER. Dieu les mène 3.50
— Nous les pasteurs 3. —
H. DRUMMOND. L'évolution de l'homme 3.50
FRANK THOMAS. Préjugés d'hier, vérités de demain . 3.50
PAUL STAPFER. Vers la vérité 3.50
MAURICE GEHRI. Prisons russes 3.50
ANDRÉE CLERC. Gardant l'amour 3.50
F. W. FŒRSTER. L'école et le caractère (3«e éd.) . . . 3.—
AUG. LEMAITRE. La vie mentale de l'adolescent et ses
anomalies 3. —
PIERRE. C'est la vie 2.50
J.-W. PETAVEL. Rien ne vous serait impossible . . . 2.—
M-^e MERLE-BIANQUIS. Au chevet des malades . . . 2.—
CH. BASTIDE. L'anglicanisme 2.—
F. LEENHARDT. L'évolution : doctrine de liberté . . 2.—
CH. MERCIER. Les prophètes d'Israël 1.60
EUGÈNE DE PAYE. Saint Paul 1.60
HENRI MON NIER, Qu'est-ce que la Bible ? 1.60
F.-H. MENTHA. La morale du testament 1.50
ERNEST MARTIN. La valeur du Nouveau Testament . 1.25
J. WALTHER. L'homme descend-il du singe? —.75
P. BOVET. La définition pragmatique de la vérité . . . —.75
GASTON RIOU. Le P. Hyacinthe —.75
TH. FLOURNOY. Le génie religieux (3=i« mille) . . . .—.60
WILLIAM JAMES. La volonté de croire —.60
WILFRED MONOD. Une question actuelle (2'°« éd.) . .—.40
Prix : Fr. 3.50
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