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Full text of "Zidji; étude de moeurs sud-africaines"

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H.  A.  JUNQD 


ZIDJ) 


FQYER  S9LIDARISTE.  SAINT-BLAISE 


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ZIDJI 


OUVRAGES  DU  MÊME  AUTEUR 

EN  VENTE  AU  FOYER  SOLIDARISTE 


Grammaire  Ronga,  suivie  d'un  Manuel  de  conversation  et  d'un 

Vocabulaire  ronga-portugais-français-anglais,  300  pages. 

Lausanne,  Georges  Bridel  et  C'« Fr.  5.— 

La  tribu  et  la  langue  Thonga,  avec  carte  coloriée.  Georges 

Bridel  et  C'^ Fr.  0.75 

Les  chants  et  les  contes  des  Ba-Ronga,  avec  illustrations. 

Georges  Bridel  et  Ci« Fr.  4.- 

Le  climat   de  la  baie   de   DeLAGOA ))      1.— 

Nouveaux  contes  Ronga ^)    2. — 

Les  Ba-Ronga ^'  10.— 

Pocket  dictionary  Thonga-English  and  English-Thongapre- 
ceded  by  an  Elementary  Graramar  l)y  Ch.  W.  Châtelain 

andH.A.Junod Fr.  6.— 

L'homme  au  grand  coutelas,  conte  ronga  adapté  à  la  scène. 
St-Blaise,  Fo^er  Solidariste Fr.  0.75 

En  préparation  : 

The  LIFE  OF  A  South  African  tribe  in  2  volumes  (en  sous- 
cription à  8/6  chez  l'auteur,  à  St-Blaise). 


Imp.  Delachaux  &  Niestlé  S.  A.  —  Neuchâtel. 


ZIDJI 


ETUDE  DE  MŒURS  SUD-AFRICAINES 


PAR 


HENRI   A.   JUNOD 


DE    LA   MISSION    ROMANDE 


Illustré  de  quatre  hors-texte  et  d'une  gravure 


SAINT-BLAÎSE 

FOYER  SOLÏDARISTE 


1911 


nui 

AVANT-PROPOS 


Si  je  ne  craignais  pas  de  paraître  prétentieux,  je  di- 
rais comme  Montaigne  :  «  Ceci  est  un  livre  de  bonne  foi.  » 

//  n'est  pas  toujours  possible  aux  missionnaires  de  tout 
dire  ni  à  leurs  journaux  de  tout  publier.  Trois  influences 
déterminent  révolution  actuelle  du  peuple  bantou  sud- 
africain  :  le  Paganisme,  la  Mission  et  la  Civilisation.  Or, 
sur  aucune  d'elles,  le  témoignage  de  nos  publications 
ordinaires  n'est  et  ne  peut  être  complet.  Cela  se  com- 
prend :  Leur  but  est  avant  tout  religieux  et  on  ne  sau- 
rait leur  demander  cette  connaissance  détaillée. 

Et  cependant  il  serait  utile,  il  serait  juste  qu'une  cer- 
taine section  du  public  fût  initiée  à  la  vérité  entière  sur 
ces  trois  grandes  puissances  qui  modèlent  l'âme  indigène. 
A  la  vue  de  ce  tableau  de  vie  intense  où  les  ombres  ap- 
paraîtraient à  côté  des  lumières,  les  chrétiens  intelligents 
comprendraient  mieux  la  grande  œuvre  et  s'y  intéresse- 
raient plus  encore. 

J'ai  tenté,  dans  le  présent  volume,  de  tracer  ce  tableau. 
Je  n'ai  pas  craint  de  décrire  le  Paganisme  sous  l'une  de 
ses  manifestations  les  moins  idéales,  la  vie  de  la  Station 
avec  sa  beauté  admirable  et  aussi  avec  ses  tristesses  pro- 
fondes, la  Civilisation  avec  ses  dangers  et  sa  brutalité, 
persuadé  qu'un  exposé  véritable  des  conditions  dans  les- 
quelles l'évolution  du  peuple  noir  se  poursuit  ferait  res- 
sortir plus  vivement  encore  la  grandeur  et  la  suprême 
nécessité  de  l'œuvre  missionnaire. 


VI  Avant-propos 

Quelque  paradoxal  que  cela  puisse  paraître,  pour  que 
ce  tableau  pût  être  vrai,  il  a  fallu  y  faire  intervenir  la 
fiction.  Il  s'agissait  d'éviter  toute  identification  désagré- 
able. Voilà  pourquoi  les  personnages  principaux  qui 
sont  tous  réels  ont  été  présentés  sous  des  noms  d'emprunt 
et  les  événements  qui  sont  presque  tous  authentiques,  ont 
été  groupés  selon  un  plan  qui  n  est  pas  strictement  histo- 
rique. 

Ainsi  Zidji,  le  jeune  homme  qui  porta  le  nom  de 
notre  héros  et  qui  fut  en  effet  l'un  des  meilleurs  élèves 
d'une  de  nos  écoles  supérieures,  est  mort  au  commence- 
ment de  ses  études  et  n'a  point  passé,  en  réalité,  par  la 
défaillance  que  notre  histoire  raconte.  Mais  d'autres, 
hélas!  l'ont  connue.  La  part  de  l'invention  dans  notre 
récit  consiste  donc  avant  tout  dans  le  groupement  des 
faits  et,  si  je  me  suis  permis  ce  procédé  littéraire,  c'est 
dans  le  but  d'intensifier  l'impression  de  vérité. 

Quant  aux  figures  de  missionnaires  qui  paraissent 
dans  ce  livre,  je  préviens  mes  lecteurs  qu'ils  perdraient 
leur  temps  à  vouloir  leur  donner  un  nom,  puisqu'il  me 
serait  impossible  à  moi-même  de  le  faire  ! 

Ce  livre  étant  une  étude,  une  étude  qui  porte  sur  la 
vie  et  la  vie  tout  entière,  n'est  point  destiné  aux  enfants 
mais  à  ceux  qui  connaissent  la  vie  avec  son  noble  idéal 
mais  aussi  avec  ses  ténébreuses  réalités.  Et  s'il  est  un 
livre  de  bonne  foi,  il  est  encore  plus  un  livre  de  foi  dans 
l'avenir  de  la  race  noire  et  dans  le  triomphe  final  de 
l'Evangile  de  sainteté.  Puisse-t-il,  à  ce  titre,  servir  à  en- 
courager et  à  stimuler  quelques  âmes. 

Saint-Biaise,  octobre  1910. 

Henri  A .  Junod. 


A  L'ECOLE  DE  LA  CIRCONCISION 


LE  VILLAGE  DE  MANKELOU 


Le  soleil  descendait  à  l'horizon.  Il  s'abaissait  lente- 
ment sur  les  sommets  du  Drakensberg.  C'était  la  fin 
d'un  beau  jour  de  mai.  Les  pluies  avaient  cessé.  La 
saison  d'hiver  revenait  avec  son  ciel  toujours  bleu, 
ses  six  mois  de  beau  temps,  sa  fraîcheur  des  nuits,  sa 
clarté  des  jours,  son  climat  délicieux. 

Au  pied  de  la  chaîne  découpée,  toute  en  arêtes  et 
en  pics,  s'étendait  la  grande  plaine  du  Low  Velt,  le 
bas-pays  du  Transvaal,  parsemé  d'arbres  épineux, 
vaste  région  plate,  coupée  de  collines  pittoresque- 
ment  pointues,  apparaissant  de  distance  en  distance. 
Et  dans  l'une  des  petites  forêts  qui  croissent  dans 
cette  plaine,  au  beau  milieu  des  bois,  se  trouvait  le 
village  de  Mankélou.  Huit  à  dix  huttes  rondes  en  tout, 
disposées  en  cercle,  avec  leurs  toits  coniques  sur- 
montés d'une  opulente  couronne  de  paille  tressée;  au 
centre,  le  kraal,  l'enclos  de  perches  où  l'on  enfermait 
la  nuit  le  troupeau  de  bœufs,  l'honneur  et  la  richesse 
de  Mankélou.  Entre  les  huttes  qui  touchaient  presque 
à  la  forêt  et  le  kraal  aux  bestiaux,   le  sol  brun  ocré 


2  A  l'école  de  la  cii'concision 

était  soigneusement  sarclé.  Trois  ou  quatre  arbres  se 
dressaient  dans  cet  espace,  et  leurs  ombres  épaisses 
contribuaient  beaucoup  au  confort  des  habitants. 
L'un  d'eux  surtout,  avec  son  superbe  dôme  de  feuilles 
noires,  luisantes  comme  des  plaques  de  métal,  main- 
tenait un  semblant  de  fraîcheur  sous  sa  vaste  ramure, 
même  pendant  les  jours  les  plus  chauds,  lorsque  la 
température  monte  à  38°  ou  40°.  C'était  «  l'arbre  du 
village  »,  celui  que  les  osselets  avaient  désigné  jadis 
comme  étant  celui  auprès  duquel  Mankélou  devait 
construire  la  hutte  de  sa  première  femme.  Aussi  était- 
il  interdit  aux  habitants  d'en  casser  la  moindre 
branche. 

A  la  périphérie,  un  peu  en  dehors  du  cercle  des 
huttes,  s'élevait  une  grande  termitière  en  cône  tron- 
qué, d'au  moins  trois  mètres  de  haut,  au  sommet  de 
laquelle  on  arrivait  par  un  petit  sentier  très  rapide  et 
que  surmontait  l'une  de  ces  curieuses  euphorbes  ar- 
borescentes, ressemblant  à  un  candélabre  monu- 
mental aux  cent  branches.  Un  œil  exercé  aurait  dis- 
tingué tout  près  un  arbre  assez  rare  sous  la  protection 
duquel  les  tribus  zouloues  ou  voisines  des  Zoulous 
aiment  à  mettre  la  «  bandla  »  la  place  des  hommes, 
l'endroit  sacré  où  se  discutent  les  affaires.  Pour 
l'heure,  la  termitière  était  déserte  et  les  seuls  habi- 
tants du  village,  c'étaient  les  femmes  préparant  le 
repas  du  soir. 

Mankélou  avait  trois  épouses.  Son  frère  cadet  qui 
demeurait  avec  lui,  en  avait  deux.  Il  y  avait  donc 
cinq  huttes  de  femmes  mariées  dans  ce  hameau.  Les 
trois  autres  étaient  réservées,  l'une  aux  jeunes  gar- 
çons, l'autre  aux  filles,  la  troisième  aux  passants  et 
aux  hôtes.  A  l'ombre  de  l'arbre  noir,  une  de  ces  fem- 
mes était  assise,  écossant  des  arachides,  tandis 
qu'une  jeune  fille  de  dix-huit  ans  environ,  debout,  le 
pilon  en  mains,  écrasait  d'un  geste  gracieux  et  éner- 


Le  village  de  Mankélou  3 

gique  les  amandes  parfumées  dans  un  mortier  de 
bois.  Le  torse  nu,  vêtue  seulement  de  la  jupe  courte 
d'étoffe  légère  et  plissée  que  les  femmes  Nkouna  sus- 
pendent à  leur  taille,  elle  élevait  et  abaissait  réguliè- 
rement le  pilon  sculpté  avec  un  mouvement  aisé  de 
tout  le  haut  du  corps,  et,  dans  l'excitation  de  ce  tra- 
vail familier,  elle  apparaissait  vraiment  charmante, 
avec  ses  formes  bien  proportionnées,  ses  membres 
sveltes  et  brillants.  C'était  Fazana,  la  gentille  sœur  de 
Zidji.  Et  cette  femme  de  quarante-cinq  ans,  accroupie 
à  terre  et  écrasant  des  arachides  dans  un  panier  cir- 
culaire plat,  c'était  leur  mère  à  tous  deux,  la  seconde 
femme  de  Mankélou,  Masiya,  la  préférée  du  chef  du 
village.  Elle  venait  de  se  coudre  une  jupe  neuve,  gar- 
nie de  perles  blanches  tout  autour  de  la  ceinture  et 
de  rouges  et  bleues  au  bord  inférieur  du  volant.  Des 
bracelets  de  laiton  massif  décoraient  ses  poignets, 
tandis  que,  sur  ses  chevilles,  retombaient,  en  une 
masse  disgracieuse,  une  cinquantaine  d'anneaux  de 
crin  entourés  de  fil  d'acier  et  de  cuivre.  Quant  à 
Fazana,  elle  n'avait  aucune  parure,  sauf  un  ruban  de 
perles  rouges  artistement  réunies  qui  entourait  sa  tête 
en  une  sorte  de  couronne  légère,  un  peu  en  arrière 
du  front  jusqu'à  l'occiput. 

Les  deux  femmes  vaquaient  silencieusement  à  leur 
besogne  quand,  soudain,  dans  la  brousse,  en  dehors 
de  la  petite  forêt  retentit  le  son  joyeux  d'une  flûte  de 
berger.  Et  bientôt  des  chèvres  noires  et  blanches, 
brunes  et  rousses,  débouchèrent  dans  le  village  con- 
duites par  trois  ou  quatre  nudillons  de  six  à  dix  ans. 
Le  plus  grand  des  trois  tirait  des  notes  grêles  d'un 
tibia  percé  qui  lui  servait  de  pipeau.  C'était  Ngomane, 
le  frère  cadet  de  Fazana,  un  drôle  de  petit  compa- 
gnon, dont  la  voix  rauque  résonnait  comme  celle  d'un 
vieux  et  qui  était  passé  maître  dans  tous  les  trucs  et 
polissonneries  du  métier.  Car  c'est  une  chose  connue 


4  A  l'école  de  la  circoncision 

et  admise  que  les  gamins  qui  gardent  les  chèvres  pas- 
sent tout  leur  temps  à  combiner  des  farces,  à  inventer 
des  moyens  nouveaux  de  voler  le  bourgeois  et  la 
bourgeoise.  C'est  ainsi  qu'ils  agrémentent  leur  séjour 
dans  la  brousse  et  qu'ils  cherchent  à  satisfaire  leurs 
insatiables  estomacs.  Déterrer  les  patates  dans  les 
champs,  soustraire  les  épis  de  maïs,  c'est  péché  vé- 
niel. Les  parents  ne  commencent  à  s'inquiéter  que 
lorsque  ces  mauvais  sujets  s'attaquent  aux  poulaillers 
et  font  disparaître  subrepticement  les  volailles.  Alors 
gare  à  eux,  s'ils  sont  attrapés. 

Ce  jour-là,  Ngomane  et  ses  compagnons  rentraient 
triomphalement,  la  tête  couverte  d'étranges  chapeaux 
jaunes  dont  ils  paraissaient  très  fiers.  C'étaient  des  ra- 
cines ayant  un  goût  de  bois  de  réglisse  qu'ils  avaient 
déterrées,  sucées  jusqu'à  séparer  toutes  les  fibres  les 
unes  des  autres,  sauf  à  la  base.  Puis  ils  avaient  étalé 
ces  fibres  encore  réunies  au  sommet,  et  fabriqué  de 
la  sorte  un  couvre-chef  des  plus  originaux.  Mais  tan- 
dis qu'ils  couraient  après  leurs  chèvres  et  les  atta- 
chaient par  la  jambe  de  derrière  à  des  pieux  fichés 
en  terre,  Fazana  remarqua  qu'ils  tenaient  autre  chose 
encore.  Ils  avaient  les  mains  pleines  de  belles  arachides. 

—  Petits  sacripants,  leur  dit-elle,  où  avez-vous  volé 
ces  arachides? 

Ils  eurent  bien  garde  de  répondre  à  la  question, 
car  la  dernière  invention  de  Ngomane  avait  consisté 
à  tendre  une  ficelle  au  travers  du  sentier,  et  une 
femme,  revenant  des  champs  où  elle  cueillait  les  pré- 
cieuses amandes,  avait  eu  le  pied  pris  dans  le  piège  ; 
elle  était  tombée,  le  panier  conique  qu'elle  portait  sur 
la  tête  s'était  renversé  et  les  arachides  s'étaient  ré- 
pandues dans  les  épines,  en  sorte  qu'elle  n'avait  rap- 
porté que  la  moitié  de  la  récolte  chez  elle.  L'autre 
moitié  était  devenue  la  proie  des  petits  voleurs  de 
grand  chemin  qui  avaient  fait  le  coup. 


Le  village  de  Mankélou  5 

Avec  les  chèvres,  il  y  avait  trois  ou  quatre  veaux 
que  l'on  introduisit  dans  un  petit  kraal  spécial  attenant 
au  grand  enclos  des  bœufs.  Ils  se  mirent  à  beugler  pi- 
teusement en  regardant  le  sentier  de  la  brousse.  Une 
autre  flûte  venait  de  retentir,  non  plus  le  tibia  de 
chèvre,  mais  le  roseau  percé  de  nombreux  trous 
(shitiringo),  sur  lequel  un  musicien  plus  habile  que 
Ngomane  modulait  des  airs  plus  variés.  Bientôt  le 
troupeau,  le  vrai,  le  grand,  le  précieux  troupeau 
rentrait  à  son  tour  au  village,  les  bœufs  au  fort 
garrot,  les  vaches  laitières  répondant  à  leurs  veaux  et 
le  taureau  à  la  corne  cassée  qui  mugissait  lui  aussi  à 
l'ouïe  de  sa  famille  bruyante.  Tout  cela  fit  irruption 
soudain  par  la  grande  porte  de  l'enceinte  du  hameau. 
Le  kraal  était  ouvert  et  les  belles  bêtes  s'y  précipitè- 
rent. Zidji,  aidé  de  ses  compagnons,  se  hâta  de  le  re- 
fermer avec  de  grandes  perches  disposées  avec  art  en 
travers  de  l'ouverture.  Il  prit  le  bol  de  bois  sculpté 
décoré  de  triangles  noirs  brûlés  à  la  pyrogravure  et  il 
procéda  à  la  traite  des  trois  vaches  laitières.  Ce  tra- 
vail n'est  pas  si  facile  en  Afrique  qu'en  Europe.  Les 
vaches  du  continent  noir  ne  consentent  à  se  laisser 
prendre  leur  lait  que  si  leur  veau  a  tété  un  instant  et 
mis  ainsi  leur  cœur  maternel  au  large  !  Mais  le  berger 
ne  le  laisse  pas  s'attarder  auprès  de  sa  mère.  A  peine 
le  veau  a-t-iî  pris  quelques  gorgées  qu'on  l'empoigne 
par  le  museau  et  par  la  patte  de  derrière,  s'il  le  faut, 
et  qu'on  l'arrache  à  son  repas.  On  trait  alors  jusqu'à 
ce  que  le  lait  mousseux  ait  rempli  le  pittoresque  us- 
tensile et  le  veau  revient  alors  se  régaler  de  ce  qui 
reste.  Les  bergers  des  bœufs,  jeunes  garçons  de  treize 
à  seize  ans,  ont  droit  au  lait  du  troupeau.  Ils  le  ver- 
sent le  soir  dans  leur  polenta  au  maïs  en  guise 
d'assaisonnement.  Eux  seuls  en  boivent  quand  les 
veaux  sont  encore  tout  petits.  Les  adultes  ne  le  goû- 
tent que  plus  tard,   quand  les  jeunes  bêtes  commen- 


6  A  l'école  de  la  circoncision 

cent  à  percer  leurs  cornes.  Alors  on  le  trouve  plus 
nourrissant  et  on  le  prend  de  préférence  caillé,  aussi 
les  noirs  parlent-ils  de  «  manger  le  lait  »  et  non  de  le 
boire  ! 

Zidji  était  un  beau  garçon,  vraiment;  grand  pour 
ses  seize  ans,  les  traits  réguliers,  les  lèvres  moins 
épaisses  et  le  nez  moins  épaté  que  ce  n'est  générale- 
ment le  cas,  il  avait  une  aisance  de  mouvements,  une 
grâce  d'allure  qui  frappaient  dès  l'abord.  Son  regard 
était  calme,  du  même  calme  que  celui  des  bœufs  qu'il 
menait  au  pâturage,  mais  avec  une  expression  d'auto- 
rité, de  confiance  en  lui-même.  Il  se  distinguait  de 
son  frère  Makasa  et  de  Ngomane  par  cet  air  de  su- 
périorité paisible  et  incontestée  qui  lui  faisait  une 
place  à  part  au  milieu  de  tous  les  garçons  du  village 
de  Mankélou  et  des  villages  voisins.  Pour  faire  valoir 
sa  taille  droite  et  élégante,  il  portait  une  superbe 
ceinture  de  queues  qui  se  balançaient  de  droite  à  gau- 
che autour  de  ses  hanches  jusqu'à  ses  genoux.  C'était 
là  tout  son  habillement.  Et  quant  à  ses  ornements,  ils 
ne  consistaient  qu'en  une  épingle  d'os  piquée  dans  ses 
cheveux  crépus  avec  laquelle  il  enlevait  les  épines  de 
ses  pieds  et  une  curieuse  cocarde  de  poils  à  raies 
concentriques  brunes  et  jaunes  coquettement  posée 
au-dessus  de  son  oreille  gauche.  Ces  cocardes  qu'af- 
fectionnent les  jeunes  gens  des  tribus  pédi  et  nkouna 
se  fabriquent  avec  la  queue  des  civettes.  Il  parlait 
peu,  Zidji,  mais  tous  ses  mouvements  étaient  mesurés 
et  faciles. 

Son  travail  terminé,  il  vint  saluer  sa  mère  et  sa 
sœur,  sous  le  grand  arbre. 

—  Le  soleil  est  couché,  leur  dit-il. 

—  Oui,  c'est  bien,  répondirent-elles  avec  bonté. 
Car  Fazana  avait  une  aftection  spéciale  pour  son 

cadet  qui  était  en  même  temps  son  grand  frère.  Et  lui 
aussi  aimait  beaucoup  sa  sœur.  Ne  savait-il  pas  que, 


Le  village  de  Mankéloii  7 

quand  le  moment  serait  venu  pour  lui  de  prendre 
femme,  c'est  avec  les  bœufs  obtenus  par  le  mariage 
de  Fazana  qu'on  payerait  sa  future  compagne? 

Maintenant  le  soleil  allait  disparaître  derrière  la  sil- 
houette du  Wolksberg,  rocher  pointu  dressé  dans  le 
ciel,  au  haut  du  Drakensberg,  un  peu  comme  le  Chas- 
soron  au-dessus  du  Val-de-Travers.  Une  gloire  de 
pourpre  et  d'or  rayonnait  tout  autour  du  couchant  et 
un  dernier  rayon  tombait  encore  dans  le  village,  illu- 
minant une  liane  dont  les  fleurs  jaunes,  semblables  à 
des  séneçons,  tombaient  du  haut  d'un  arbre  de  la  forêt, 
jusqu'au-dessus  des  huttes  couronnées.  Des  papillons 
gris  aux  ailes  postérieures  blanches,  de  puissantes 
hespérides  volaient  rapidement  d'une  corolle  à  l'autre. 
Puis  les  hespérides  disparurent,  et,  dans  l'obscurité 
croissante  du  crépuscule,  ce  furent  des  sphinx  qui 
arrivèrent  plus  bruyants  encore  et  plus  pressés  ;  des 
sphinx  verts,  rouges,  olivâtres  qui  semblaient  profiter 
des  dernières  lueurs  pour  visiter  toutes  les  fleurs  delà 
jaune  cataracte  avant  la  nuit,  avant  le  souflle  frais  qui 
accompagne  l'ombre. 

Il  faisait  vraiment  nuit  et  les  bœufs  ruminaient  pai- 
siblement quand  une  troisième  troupe  fit  irruption 
dans  le  village.  Les  chiens  aboyèrent  lorsqu'elle 
approcha,  mais  bien  vite  ils  se  turent,  car  ils  avaient 
reconnu  Mankélou  et  ses  amis  qui  regagnaient  leur 
domicile.  Ils  rentraient  bruyamment,  car  ils  revenaient 
d'une  assemblée  populaire,  chez  le  chef,  et  ils  avaient 
bu  de  la  bière  forte.  Il  marchait  en  tête,  le  maître  du 
village,  suivi  de  son  frère  cadet  Molondjo  et  de  plu- 
sieurs autres  individus  des  kraals  voisins  sur  lesquels 
il  exerçait  une  sorte  de  royauté  au  second  degré.  Car 
Mankélou  était  l'un  des  principaux  de  la  tribu  nkouna, 
conseiller  du  chef  auquel  il  était  apparenté  de  près, 
général  de  l'armée  et  entouré  de  nombreux  cousins, 
neveux,  beaux-frères,  tous  porteurs  de  sagaies  et  de 


8  A  l'école  de  la  circoncision 

boucliers  et  qui  le  reconnaissaient  pour  leur  supérieur. 
Aussi  avait-il  la  parole  brève  d'un  homme  habitué  au 
commandement.  Sa  couronne  de  cire  noire  dominait 
une  tête  énergique  déjà  grisonnante,  aux  yeux  quelque 
peu  injectés  par  la  boisson.  Il  avait  surtout  une  vilaine 
bouche,  presque  toujours  entr'ouverte,  avec  les  coins 
retombants,  ce  qui  lui  donnait  un  air  dédaigneux  et 
méchant.  Et  pourtant  il  était  bon,  au  fond,  et  ces  traits 
durs,  comme  burinés  dans  un  vieil  ébène,  pouvaient 
s'éclairer  d'un  sourire  de  bienveillance. 

—  Le  soleil  est  couché,  dirent  les  hommes  en  pas- 
sant près  des  cours  où  les  femmes  étaient  en  train  de 
préparer  le  repas  du  soir  et,  sans  attendre  de  réponse, 
ils  allèrent  s'installer  sur  la  termitière. 

Assis  sur  leurs  talons,  ils  écoutaient  Mankélou  qui 
résumait  les  discussions  de  la  journée  :  «  C'était  bien 
le  moment  d'ouvrir  l'école  de  la  circoncision  et  Malao, 
le  conseiller  préposé  à  ce  rite,  a  bien  fait  d'en  parler 
au  chef.  Voilà  quatre  ans  au  moins  qu'on  n'3^  a  pas 
procédé  et  nombreux  dans  les  villages  sont  les  garçons 
incirconcis.  Voj^ez  mon  Zidji  1  C'est  un  jeune  homme 
déjà  et  il  n'est  pas  encore  initié.  La  récolte  a  été  bonne  ; 
le  maïs  ne  manquera  pas  pour  entretenir  le  Ngoma  ^.  » 

—  Tu  dis  vrai,  interrompt  Zidyane,  un  des  commen- 
saux habituels  de  Mankélou.  Les  champs  ont  produit 
en  abondance.  Chacun  a  rempli  ses  greniers  et  plu- 
sieurs ont  même  creusé  des  silos  pour  conserver  leur 
maïs. 

—  Vous  avez  bien  saisi  les  ordres  de  Malao?  Il  a 
fort  bien  expliqué  que  le  Ngoma  concerne  non  seule- 
ment les  jeunes  gens  à  circoncire,  mais  que  c'est  l'af- 
faire de  tout  le  pays.  Rappelez-vous  bien  les  lois  essen- 
tielles, car  je  ne  veux  pas  que  personne  les  transgresse, 

*  Ngoma  :  nom  très  général  s'appliquant  à  tout  ce  qui  concerne 
l'école  de  la  circoncision,  sa  maison,  ses  lois,  ses  formules,  ses  parti- 
cipants. 


Le  village  de  Mankéloii  9 

chez  moi  I  1°  Durant  les  trois  mois  de  l'initiation,  on  ne 
dansera  dans  aucun  village.  On  n'y  chantera  pas  les 
chants  du  Modjato  ^ ou  de  toutes  autres  réjouissances; 
seuls  les  chants  du  Ngoma  doivent  retentir  dans  la 
contrée.  2°  Il  est  absolument  interdit  sous  peine  de 
mort  que  les  femmes  voient  ou  sachent  la  moindre  des 
choses  du  Ngoma!  A  elles  de  cuire  la  nourriture  pour 
leurs  fils  ou  leurs  maris  qui  demeurent  à  l'école  ;  mais 
elles  déposeront  à  distance  les  marmites  qu'elles 
apporteront  tous  les  jours  pour  eux.  Celle  qui  aperce- 
vrait le  «  chondlo  »  ^  sera  tuée  sur-le-champ.  3°  Quant 
aux  initiés,  il  faut  qu'ils  passent  courageusement  par 
les  épreuves.  Celui  qui  s'enfuirait  sera  étranglé.  4°  Et 
pour  les  hommes  de  la  tribu  qui  se  consacrent  à  l'école, 
surveillent  et  dirigent  ce  travail,  ils  ne  reviendront  à  la 
maison  qu'à  de  rares  intervalles  durant  ces  trois  mois. 
Ils  devront  demeurer  strictement  séparés  de  leurs 
femmes.  Sinon  ce  serait  la  mort  des  initiés. 

Comme  il  parlait  encore,  de  sa  voix  brève,  forte,  si 
préoccupé  de  ces  graves  questions  qu'il  ne  remarquait 
rien,  Masiya,  sa  femme,  arriva,  lui  apportant  le  plat 
de  bois  sculpté  où  elle  avait  servi  la  portion  du  soir  : 
un  grand  morceau  de  polenta  très  blanche,  et,  dans 
une  autre  assiette  plus  petite,  la  sauce  d'arachides  et 
de  légumes  sauvages  qui  sert  d'assaisonnement.  Der- 
rière elle,  son  bébé  sur  le  dos,  la  troisième  femme  de 
Mankélou  s'approchait  aussi,  pour  déposer  devant  son 
seigneur  et  maître  son  tribut  journalier.  Les  deux 
épouses  de  Molondjo  suivaient  à  quelque  distance. 
—  Immédiatement,  le  chef  du  village  se  tut.  Mais 
Masiya  avait  entendu  de  quoi  il  était  question.  Cette 
école  de  la  circoncision,  elle  la  détestait.  Son  fils  aîné. 


*  Nom  des  chants  qui  accompagnent  les  danses  habituelles  de  la 
saison  d'abondance. 

*  La  «  feuille  de  vigne  »,  qui  est  l'unique  vêtement  des  circoncis 
durant  le  temps  d'épreuve. 


10  A  Vècole  de  la  circoncision 

son  premier-né,  serait  un  homme  à  l'heure  qu'il  est, 
sans  cet  horrible  Ngoma.  Il  avait  succombé  dans  des 
douleurs  atroces  et  on  n'avait  pas  même  permis  à  sa 
mère  de  le  pleurer.  Et  maintenant  Zidji  devait  y  entrer 
lui  aussi  ! 

—  Ah,  dit-elle  avec  amertume,  c'est  ainsi  que  vous 
discutez  le  meilleur  moyen  de  tuer  nos  enfants! 

Mankélou  avait  bu  et  ses  narines,  rendues  insensi- 
bles par  la  bière  forte,  étaient  incapables  de  humer 
l'odeur  d'apaisement  qui  se  dégageait  de  tous  ces  plats 
fumants 

—  Que  dis-tu?  s'écria-t-il,  irrité,  avec  un  geste  de 
menace.  Qu'est-ce  que  cela  te  regarde,  bavarde!  N'est- 
ce  pas  assez  si  vous  mettez  les  enfants  au  monde,  vous 
autres  femmes!  Serait-ce  encore  à  vous  d'en  faire  des 
hommes?  Sache  que  Zidji  est  sorti  de  tes  mains  et 
entré  dans  les  miennes  et,  si  tu  as  pitié  de  ton  dos,  ne 
souffle  plus  un  mot  de  ces  affaires  ! 

Masiya  se  tut.  A  la  lueur  de  leur  feu,  les  hommes  se 
jetèrent  un  regard  furtif.  Il  était  fâché,  le  vieux,  et  on 
savait  qu'il  pouvait  être  terrible  quand  il  s'irritait.  Ils 
se  mirent  à  manger,  plongeant  leurs  doigts  tour  à  tour 
dans  la  première  assiette.  Lorsqu'elle  fut  finie,  ils  pas- 
sèrent à  la  seconde,  à  la  troisième,  à  la  quatrième,  con- 
formément à  la  loi  généreuse  du  communisme  bantou. 
Le  repas  était  savoureux.  Mais  leurs  estomacs  étaient 
repus  déjà  et  le  palais  brûlé  par  la  «  b3'ala  »  (bière 
forte)  n'appréciait  plus  le  goût  fin  et  délicat  de  la  sauce 
d'arachides.  Les  quatre  plats  journaliers  qui  permet- 
taient aux  deux  frères  de  s'adjoindre  régulièrement 
quelques  amis  ne  furent  pas  entièrement  vidés  ce  jour- 
là;  la  table,  c'était  le  sol  battu  de  la  termitière.  Le 
reste  fut  mis  à  part  pour  en  faire  du  «  boupoutsou  » 
(bière  légère)  le  lendemain,  car  déjà  les  autres  habi- 
tants du  village  avaient  terminé  leur  repas,  chaque 
groupe  pour  soi,  les  bergers  des  chèvres  à  part,  ceux 


Le  village  de  Mankéloii  11 

des  bœufs  au  coin  du  kraal  des    bestiaux,   les    filles 
ensemble  et  chaque  mère  auprès  de  son  feu. 

—  Zidji  !  cria  d'une  voix  impérieuse  le  chef  du  vil- 
lage, viens  I 

Zidji  prenant  son  bâton-crécelle  se  dirigea  vers  la 
termitière.  Ce  bâton  était  sa  gloire,  car  c'est  lui  qui 
l'avait  inventé  et  tout  le  monde  le  connaissait.  Il  con- 
sistait en  un  long  roseau  d'un  pouce  et  demi  de  dia- 
mètre que  l'ingénieux  berger  avait  percé  d'une  quan- 
tité de  petits  trous;  dans  chacun  de  ces  trous,  il  avait 
enfilé  une  épine  qui  traversait  de  part  en  part  le  vide 
intérieur.  Puis  il  avait  introduit  dans  le  roseau  une 
masse  de  grains  de  millet.  Les  épines  se  dirigeaient 
dans  tous  les  sens,  d'une  paroi  à  l'autre,  en  sorte  que, 
lorsqu'on  retournait  cette  longue  canne  de  cinq  pieds 
de  haut,  les  grains  descendaient  en  cascade  d'un  nœud 
à  l'autre,  du  haut  en  bas,  avec  un  bruit  particulier  qui 
ravissait  l'auteur  de  cette  étonnante  invention.  Le 
bâton  «  s'était  tu  »  quand  Zidji  pénétra  dans  le  cercle 
des  hommes.  Il  le  posa  contre  l'euphorbe  arborescente 
et  s'assit. 

—  Mon  fils,  dit  Mankélou,  le  Ngoma  va  commencer 
et  tu  en  feras  partie.  J'espère  que  tu  seras  un  garçon 
courageux  et  que  tu  passeras  victorieusement  à  tra- 
vers les  épreuves.  Sache  que  l'initiation  fera  de  toi  un 
homme.  Jusqu'ici  tu  n'étais  qu'un  enfant.  Maintenant 
tu  vas  être  reçu  parmi  les  guerriers  de  l'armée  et  les 
serviteurs  du  chef. 

—  C'est  bien,  dit  Zidji  d'un  ton  calme  et  en  fixant 
le  feu. 

Et,  comme  il  répugnait  au  caractère  autoritaire  de 
Mankélou  d'interroger  son  fils  sur  ses  sentiments,  il 
lui  demanda  des  nouvelles  de  la  vache  qui  avait  vêlé 
l'avant-veille. 

—  Elle  va  bien,  dit  le  jeune  homme,  mais  le  bœuf 
aux  cornes   tordues   s'est  battu  avec  le  taureau  et  ce 


12  A  récole  de  la  circoncision 

dernier  lui  a  labouré  le  flanc  ;  ce  n'est  pas  grave,  le 
côté  n'est  pas  percé. 

—  Bien,  tu  peux  aller. 

Et  Zidji  s'en  fut  se  coucher  dans  la  hutte  des  gar- 
çons. 

Tous  s'enroulèrent  dans  leurs  couvertures  déchi- 
rées et  d'une  propreté  douteuse.  Seule  celle  de  Zidji 
était  neuve  et  chaude.  Il  l'avait  gagnée  en  allant  cher- 
cher dans  les  fissures  des  rochers,  au  haut  des  mon- 
tagnes, du  miel  sauvage  qu'il  vendait  aux  blancs  du 
magasin  voisin.  Malgré  le  confort  relatif  de  sa  cou- 
chette, le  sommeil  tarda  longtemps  à  clore  ses  pau- 
pières. Zidji  songeait  :  «  Voilà  que  je  vais  entrer  au 
Ngoma  »,  se  disait-il,  et  des  sentiments  contradic- 
toires remuaient  son  âme Il  savait  que  c'était  une 

épreuve  redoutable,  douloureuse.  Son  frère  aîné,  ce 
Mozila,  dont  on  lui  avait  tant  parlé,  un  gars  vigou- 
reux pourtant,  était  mort  au  bout  d'un  mois  à  l'Ecole 
de  la  circoncision.  Néanmoins  Zidji  était,  somme 
toute,  content.  Au  moins  il  n'aurait  plus  à  subir  les 
railleries  insupportables  de  Gouanazi  I  Ce  Gouanazi, 
l'un  de  ses  contemporains,  habitant  dans  le  même 
district,  était  le  plus  haïssable  de  tous  ses  compa- 
gnons. Il  n'avait  guère  qu'un  an  de  plus  que  Zidji, 
mais  il  avait  suffi  de  cela  pour  qu'il  fût  admis  à  l'ini- 
tiation quatre  ans  auparavant.  Il  profitait  de  cette  su- 
périorité pour  tourmenter  son  camarade  dont  il  était 
extrêmement  jaloux.  Et  pour  cause  !  Zidji  portait  une 
belle  ceinture  de  queues,  il  avait  une  taille  superbe, 
tuait  un  oiseau  au  vol  comme  pas  un,  connaissait 
toutes  les  cachettes  des  abeilles  et  des  marmottes. 
Gouanazi  était  petit,  avait  une  face  de  satyre  que  ren- 
daient plus  désagréable  encore  deux  mèches  de  che- 
veux, deux  vrilles  allongées  sur  le  front  comme  deux 
cornes  naissantes.  Il  s'était  donné  beaucoup  de  peine 
pour  développer  par  une  traction  fréquente  cet  orne- 


Le  village  de  Mankélou  13 

ment  naturel.  Les  queues  de  sa  ceinture  n'étaient 
point  lourdes  et  fournies  comme  celles  des  civettes 
du  désert  :  c'étaient  de  simples  lanières  de  peau  de 
chèvre  dont  les  poils  étaient  tombés  par  place.  De 
plus  il  était  étranger.  Sa  famille,  celle  des  Marovai, 
était  venue  s'établir  au  sein  des  Ba-Nkouna  après 
avoir  quitté  le  Littoral  portugais  on  ne  savait  trop 
pourquoi.  D'aucuns  prétendaient  que  c'étaient  des 
jeteurs  de  sorts  et  bien  qu'ils  s'acquittassent  ponc- 
tuellement des  prestations  diverses  exigées  par  le 
chef  et  le  conseiller,  on  ne  les  aimait  pas,  les  Marovai. 

Or  Gouanazi  se  moquait  de  Zidji  :  «  Tu  apprendras 
à  manger  de  la  brebis  »  (ku  dya  hamba),  lui  disait-il 
avec  des  airs  mj^stérieux.  Et  quand  Zidji  lui  deman- 
dait ce  que  cela  signifiait,  il  répondait  :  «  Espèce  de 
choubourou  ^,  crois-tu  que  je  vais  te  révéler  les  se- 
crets du  Ngoma.  Il  pourrait  m'en  coûter  cher  !  tu  ne 
perds  rien  pour  attendre.  »  Un  autre  jour  il  lui  avait 
dit  :  «  Réjouis-toi  de  boire  du  lait  de  chèvre  I  »  Zidji 
enrageait  de  ne  pouvoir  comprendre  ces  paroles  énig- 
matiques.  Surtout  il  avait  été  profondément  mortifié, 
un  certain  soir  de  fête  de  bière  où  tous  les  jeunes 
gens  du  district  s'étaient  rassemblés  pour  danser  chez 
son  père.  Arrivant  à  l'improviste  dans  leur  groupe, 
il  les  entendit  prononcer  mystérieusement  certains 
mots  comme  «  soungui  khédi  »  et  d'autres  encore  qui 
lui  étaient  absolument  inconnus.  Il  faisait  nuit  et  la 
curiosité  le  poussa  à  se  mêler  à  eux  pour  en  entendre 
davantage.  Soudain,  en  l'apercevant,  l'un  des  aînés, 
pourtant  très  bienveillant  à  l'ordinaire,  s'était  écrié  : 
«  Il  y  a  des  nuages,  taisez-vous  1  »  Et  tous  avaient 
immédiatement  changé  de  conversation  en  regardant 
l'intrus  de  travers 

«  Je  vais  savoir  ce  qui  en  est  de  tout  cela  »,  pensait 

*  Nom  injurieux  donné  aux  incirconcis. 


14  A  l'école  de  la  circoncision 

Zidji,  sur  sa  natte,  tandis  que  les  chiens  abo3^aient  au 
dehors  et  qu'une  chouette  criait  hou-hou-hou  dans  le 
grand  arbre  de  la  forêt  1  «  On  ne  m'appellera  plus  pe- 
tit garçon  et  choubourou.  Et  si  vraiment  c'est  bien 
douloureux,  cette  initiation,  combien  d'autres  y  ont 
passé  avant  moi  et  s'en  sont  tirés  sans  dommage  !  Je 
vaux  autant  qu'eux  pour  le  moins  et  j'en  sortirai  moi 
aussi....  » 

Avec  cette  réflexion  qui  a  déjà  rassuré  tant  de 
cœurs  humains  en  présence  des  dangers  de  la  vie,  le 
jeune  homme  cacha  sa  tète  dans  sa  couverture  et 
s'endormit  paisiblement. 


II 

L'ÉTOILE  DU  xMATlN 


Quelques  semaines  s'écoulèrent  durant  lesquelles 
le  chef  fit  les  préparatifs  nécessaires  et  trouva  les 
huit  opérateurs  du  Ngoma.  Un  matin,  tous  les  hom- 
mes du  village  de  Mankélou  se  rendirent  à  la  capitale 
avec  Zidji.  C'était  à  la  fin  de  juin.  Le  ciel  était  su- 
perbe. Dans  les  champs  que  la  petite  troupe  traver- 
sait, la  moisson  était  terminée.  Les  tiges  sèches  du 
maïs  et  du  millet  se  dressaient  encore  à  demi  brisées. 
Le  chef  demeurait  au  pied  des  montagnes  et,  pour 
arriver  chez  lui,  il  y  avait  environ  une  heure  à  mar- 
cher presque  à  plat.  De  toutes  parts  les  hommes  et 
les  jeunes  garçons  affluaient  vers  la  capitale  et,  quand 
les  gens  de  Mankélou  y  arrivèrent,  la  foule  était  con- 
sidérable. Sur  la  place  publique,  on  se  coudoyait,  et 
c'était  un  spectacle  à  voir,  en  vérité.   Un  énorme  fi- 


L'étoile  du  matin  15 

guier  nkouwa  au  tronc  jaunâtre  si  puissant  que  qua- 
tre hommes  en  eussent  à  peine  fait  le  tour  avec  leurs 
bras  occupait  le  centre  de  l'espace  circulaire  très  pro- 
pre où  se  tenaient  les  assemblées  populaires.  Le  feuil- 
lage de  cet  arbre  superbe  était  d'un  vert  intense  con- 
trastant avec  l'écorce  claire  des  rameaux.  Quatre 
cents  hommes  trouvaient  aisément  place  à  son  ombre. 
Tous  paraissaient  fort  satisfaits,  préoccupés  d'une 
seule  chose  qui  pour  eux  était  réjouissante  et  bonne  : 
l'Ecole  allait  s'ouvrir  le  lendemain. 

Mankélou  et  ses  compagnons  se  dirigèrent  vers  la 
grande  hutte  du  chef  qui  dominait  la  place,  étant  si- 
tuée sur  une  éminence  rocheuse,  un  peu  en  arrière. 
Zidji  rejoignit  les  camarades  de  son  âge  qui  s'as- 
seyaient par  groupes  dans  la  vaste  enceinte. 

Il  fut  désagréablement  surpris  en  apercevant  Goua- 
nazi,  muni  d'un  bâton  flexible,  gesticulant,  le  verbe 
haut,  au  milieu  d'un  groupe  de  jeunes  gens  auxquels 
il  avait  l'air  de  démontrer  l'excellence  de  la  verge 
qu'il  tenait.  S'étant  tourné  à  ce  moment-là,  il  rencon- 
tra le  regard  de  Zidji  et  il  brandit  son  bâton  d'un  air 
significatif,  comme  pour  dire  à  son  rival  :  «  Gare  à 
toi  1  Tu  feras  tantôt  connaissance  avec  cet  objet.  » 

Parmi  tous  ces  garçons,  on  en  distinguait  vite  deux 
catégories.  Les  uns,  l'air  plutôt  inquiet  et  triste,  les 
mains  vides,  c'étaient  les  candidats  à  l'initiation,  les 
incirconcis.  Il  y  en  avait  de  tout  petits,  dix  ans  à 
peine,  tandis  que  d'autres  étaient  déjà  de  vrais  jeunes 
hommes.  La  seconde  catégorie,  c'étaient  les  circoncis 
d'il  y  a  quatre  ans,  ceux  qui  avaient  passé  les  der- 
niers par  l'école.  Tous  étaient  convoqués  d'office  et 
avaient  un  rôle  spécial  à  jouer.  Ils  devaient  être  les 
serviteurs  des  hommes  d'âge  mûr  qui  iraient  demeu- 
rer au  Ngoma  pour  en  diriger  les  cérémonies.  Ces 
circoncis  de  la  dernière  volée  sont  appelés  d'un  nom 
spécial  ;  ce  sont  les  sitchiba,  ou  les  barisi,  les  bergers 


16  A  l'école  de  la  circoncision 

du  troupeau  de  la  circoncision.  Le  berger  porte  une 
houlette.  Tous  avaient  leur  houlette,  en  effet  ;  mais  à 
voir  leur  excitation,  à  voir  surtout  Gouanazi,  le 
satyre,  brandissant  sa  verge,  l'œil  mauvais,  ses  deux 
cornes  se  dressant  sur  son  front,  on  devinait  que  ces 
bergers-là  ne  seraient  pas  tendres  pour  leurs  brebis  I 

Le  soleil  était  déjà  haut  dans  le  ciel,  au-dessus  du 
figuier,  parsemant  le  sol  brun  de  la  place  de  grandes 
taches  de  lumière,  lorsque  le  chef  et  ses  conseillers 
sortirent  de  la  grande  hutte  royale  et  vinrent  com- 
muniquer les  décisions  prises.  On  les  vit  descendre 
le  chemin  rocailleux  et  rapide,  causant,  gesticulant 
encore,  les  notables  avec  leurs  couronnes  de  cire 
noire  luisantes,  le  chef  à  leur  tète.  A  la  vue  de  ce 
dernier,  ses  sujets  se  levèrent  tous  et  l'accueillirent 
avec  la  salutation  zouloue.  Ils  crièrent  :  nkosi  !  (chef) 
en  frappant  leurs  mains  l'une  contre  l'autre.  C'était 
un  tout  jeune  homme  aux  yeux  remarquablement 
grands  et  purs,  au  visage  encore  glabre,  habillé  à  l'eu- 
ropéenne avec  un  chapeau  de  feutre  gris  orné  d'une 
grande  plume  d'autruche  blanche.  Il  s'assit  sur  la 
chaise  qu'un  gamin  venait  de  placer  au  pied  du  figuier 
et  les  conseillers  s'accroupirent  sur  les  racines  jaunes 
de  l'arbre  et  tout  autour.  Alors  Malao  se  leva  et  fit 
un  discours.  Malao,  c'était  donc  celui  des  «indounas» 
qui  présidait  au  Ngoma,  le  père  de  la  circoncision. 
C'était  un  petit  homme  qui  portait  avec  une  certaine 
affectation  une  peau  de  léopard  pendant  à  sa  ceinture. 
On  le  reconnaissait  de  loin,  sur  les  routes  à  l'âne 
énorme  qui  lui  servait  de  monture  et  dont  il  était  très 
fier.  «  Cet  âne,  disait-il,  vaut  bien  vingt  livres  ster- 
ling. Il  est  plus  fort  qu'un  cheval.  » 

Après  avoir  rappelé  aux  hommes  les  lois  du 
Ngoma,  il  insista  beaucoup  sur  la  tranquillité  qui  de- 
vait régner  d'un  bout  à  l'autre  du  pays  durant  les 
trois  mois  que  durerait  l'initiation. 


L'étoile  du  matin  17 

—  Qu'on  n'entende  de  bruit  et  de  disputes  dans  au- 
cun village  1  Sinon  gare  à  vous  !  Que  vos  femmes,  les 
mères  des  candidats,  cuisent  chaque  jour  une  mar- 
mite pleine  de  polenta  pour  chacun  d'eux  et  qu'elles 
l'apportent  là  où  on  leur  montrera.  Si  elles  y  man- 
quent, gare  à  elles  1 

Puis  il  s'adressa  aux  candidats,  aux  cent  et  quel- 
ques jeunes  gens  qui  se  serraient  les  uns  contre  les 
autres  dans  un  coin  de  la  place  et  leur  dit  :  «  Quant  à 
vous,  préparez-vous  à  être  courageux  et  obéissants. 
Demain,  à  l'aube,  vous  sortirez;  quand  l'étoile  du 
matin  paraîtra,  vous  irez.  L'étoile  du  matin,  c'est 
Ngongoméla  ;  c'est  là  son  nom.  Elle  précède  le  soleil. 
C'est  la  lumière.  Jusqu'ici  vous  avez  été  plongés  dans 
l'obscurité  de  l'enfance.  Vous  étiez  comme  des  fem- 
mes ;  vous  ne  saviez  rien.  Maintenant  vous  verrez. 
V^ous  verrez  Ngongoméla  et  les  épreuves  de  la  circon- 
cision. Soyez  fermes  et  devenez  des  hommes  1  Le 
Ngoma  c'est  un  bouclier  de  peau  de  buffle  1  C'est  dur, 

c'est  dur  !  Saisissez  ce  bouclier Aujourd'hui,   vous 

commencerez  à  servir  votre  chef  en  allant  couper  des 
perches,  chacun  une,  pour  arranger  la  porte  du  vil- 
lage ;  vous  coucherez  ici,  à  la  capitale,  et  vous  sorti- 
rez à  l'apparition  de  l'étoile  du  matin.  » 

L'assemblée  se  dispersa  ensuite.  La  plupart  des 
hommes  retournèrent  chez  eux.  Cependant  une  ving- 
taine d'entre  eux  furent  choisis  pour  aller  demeurer 
au  Ngoma,  au  camp  de  la  circoncision.  C'étaient  en 
général  les  parents  des  candidats.  Ils  ne  sont  pas  fâ- 
chés d'aller  surveiller  leurs  fils  ou  leurs  neveux  pour 
diminuer  autant  que  possible  les  mauvais  traitements 
qu'on  va  leur  faire  subir.  Un  oncle  maternel  de  Zidji 
qui  avait  lui-même  deux  fils  au  Ngoma,  accepta  de  se 
charger  de  lui.  L'oncle  maternel,  dans  ces  tribus,  est 
celui  de  tous  ses  parents  qu'on  craint  le  moins.  Il  re- 
présente la  bonhomie,  la  patience  infinie  et  Zidji  fut 


18  A  l'école  de  la  circoncision 

très  content  de  l'avoir  comme  protecteur.  Ces  «  ba- 
kouloukoumba  »,  comme  on  les  appelait,  c'est-à-dire 
les  vieux,  les  grands,  partirent  immédiatement  avec  une 
partie  des  bergers  pour  l'endroit  où  devaient  s'accom- 
plir les  cérémonies,  tandis  que  le  reste  des  surveillants 
demeurait  à  la  capitale  avec  les  candidats.  Zidji  re- 
marqua avec  satisfaction  que  Gouanazi  accompagnait 
les  premiers. 

Les  perches  furent  dûment  coupées,  écorcées,  tail- 
lées à  leur  extrémité  et  plantées  en  terre  des  deux  cô- 
tés du  chemin  d'entrée  de  manière  à  former  une  sorte 
de  porche  :  double  barrière  laissant  un  espace  de  deux 
mètres  de  largeur  au  milieu  pour  la  route  d'accès  ^. 
Puis  les  jeunes  garçons  couchèrent  dehors,  sous  le 
grand  arbre,  après  avoir  bu  un  peu  de  bière  forte  et 
mangé  quelques  patates. 

—  Régalez-vous,  leur  disait  un  malin,  régalez- 
vous  1  II  se  passera  du  temps  avant  que  vous  vous  re- 
trouviez à  pareille  fête  ! 

—  Pfoukan  I  Levez-vous  1  cria  une  voix  alors  qu'il 
faisait  encore  nuit. 

Les  jeunes  gens  sautèrent  sur  leurs  pieds  en  se 
frottant  les  yeux  et  regardèrent  vers  l'orient.  Ngon- 
goméla  paraissait  dans  un  ciel  parfaitement  pur  et 
une  légère  brume  leur  annonçait  déjà  le  jour. 

—  En  route,  dépêchez-vous  ! 

Et  toute  la  troupe  sortit.  Elle  sortit  du  village,  elle 
sortit  de  l'enfance  !  Elle  sortit  des  bras  des  mères 
pour  aller  vers  l'inconnu  redoutable. 

Le  chemin  conduisait,  du  côté  de  la  montagne, 
droit  contre  le  grand  rocher  du  Marovougne  dont  la 
paroi  gigantesque  se  dresse  là-haut,  très  haut.  Il  es- 
caladait des  pentes  raides  de  terre  brune,  traversait 
des  espaces  cultivés,  desjachères  couvertes  de  compo- 

*  Ceci  est  une  coutume  pédi  et  non  thonga. 


L'étoile  du  matin  19 

sées  jaunes  que  l'on  eût  prises,  de  jour,  pour  des 
champs  de  colza.  Au  bout  d'un  quart  d'heure,  on 
avait  atteint  un  grand  arbre  solitaire  au  milieu  de  la 
montée.  Zidji  se  retourna  vers  l'orient,  vers  la  plaine 
immense  où  dormait  encore  son  village.  Les  silhouet- 
tes des  collines  pointues  apparaissaient  à  peine  en- 
core. A  deux  lieues  environ,  la  plus  grande  de  ces 
petites  montagnes  s'éclairait  un  peu.  C'est  celle  qu'on 
appelle  le  Kadjaléra,  sorte  de  Sphinx  énorme  couché 
au  pied  des  monts.  Au-dessus  de  ce  Sphinx,  Zidji 
vit  l'étoile  du  matin,  si  claire,  d'une  lueur  si  douce,  la 
plus  lumineuse  des  étoiles,  la  mère  du  jour.  Et  son 
âme  eut  un  vague  tressaillement  d'espérance  et  de 
joie!  Connaître!  Grandir!  Etre  un  homme!  Elle  lui 
annonçait  tout  cela,  Ngongoméla,  la  radieuse  ! 

Encore  un  tertre  de  cent  mètres  de  long,  fortement 
incliné,  et  les  jeunes  gens  atteignirent  un  espace  plat 
d'où  partaient  des  bruits  étranges  et  discordants  :  des 
chants  à  eux  inconnus,  accompagnés  du  tapage  de 
bâtons  frappant  sur  des  boucliers  de  peau,  puis,  par- 
dessus tout,  la  sonnerie  grave,  profonde  des  cornes 
d'antilope,  quelque  chose  de  sauvage  qu'ils  avaient 
entendu  vaguement  de  la  plaine  et  qui  devenait  tou- 
jours plus  clair 

On  les  fit  asseoir  à  une  certaine  distance  pour  qu'ils 
ne  pussent  démêler  le  sens  de  tout  ce  bruit.  Là,  des 
bras  robustes  les  empoignèrent.  On  regarda  leurs 
cheveux.  Zidji  avait  une  toison  abondante.  Avec  une 
certaine  coquetterie,  il  l'avait  laissée  croître  davan- 
tage sur  le  devant  du  crâne  que  sur  l'arrière  pour  for- 
mer une  espèce  de  toupet. 

—  Va  lui  couper  les  cheveux,  dit  le  gaillard  qui 
l'avait  saisi  à  un  des  bergers. 

Et  celui-ci,  l'entraînant  à  part,  trancha  en  quelques 
minutes  l'ornementale  chevelure  crépue. 

Zidji  était  tout  assourdi  par  le  bruit.  Mais  il  tâchait 


20  A  Vécole  de  la  circoncision 

de  se  ressaisir,  de  comprendre  ce  qui  se  passait. 
Comme  on  l'avait  conduit  plus  près  des  chanteurs 
pour  lui  couper  les  cheveux,  il  put  enfin  saisir  les 
paroles  du  chant  que  hurlait  la  foule  des  vieux  et  des 
bergers.  L'un  d'eux  entonnait  un  solo  à  la  mode  cafre 
que  voici  : 

L'enfant  pleure,  oiseau  de  l'hiver  ! 

Et  tous  de  reprendre  avec  accompagnement  des 
boucliers  et  de  la  fanfare  : 

L'enfant  pleure,  oiseau  de  l'hiver  ! 

La  plupart  des  candidats  ne  distinguèrent  rien,  dans 
ce  tapage  infernal.  Et  surtout  aucun  d'eux  ne  put  per- 
cevoir les  cris  de  douleur  qui  s'élevaient  plus  loin,  au 
delà  de  l'espace  plat,  dans  une  petite  vallée  du  côté 
des  rochers.  C'était  là  qu'on  dirigeait  les  jeunes  gar- 
çons, huit  par  huit.  Deux  ou  trois  escouades  étaient 
parties  déjà  et  le  soleil  s'était  levé.  Zidji  fut  joint  à  la 
quatrième.  Sur  le  chemin,  il  y  avait  un  petit  feu  et, 
dans  ce  feu,  un  des  bergers  jetait  continuellement  du 
bois  résineux,  des  drogues  et  un  peu  de  graisse.  Il  en 
sortait  une  odeur  acre  qui  décelait  de  loin  déjà  la  pré- 
sence du  brasier  : 

—  Garçons,  sautez  par-dessus,  cria  le  guide. 

Et  chacun,  l'un  après  l'autre,  sauta.  C'est  ce  qu'on 
appelle  :  «  tlula  ritsa  »,  sauter  le  feu,  rite  de  purification 
et  de  séparation  tout  à  la  fois. 

Un  peu  plus  loin,  l'escouade  des  huit  pénétra  parmi 
les  chanteurs.  On  leur  remit  à  chacun  une  sagaie  et  on 
leur  dit  : 

—  Transpercez  !  tuez  ! 

Mais  il  n'y  avait  personne  à  tuer.  Ce  qu'il  y  avait, 
c'étaient  les  vieux,  les  bergers  munis  de  baguettes,  fai- 
sant la  haie  des  deux  côtés  et  il  fallait  passer  au  milieu 
d'eux.  Ils  couraient,  les  malheureux  petits,  faisant  les 


L'étoile  du  matin  21 

gestes  de  transpercer  des  ennemis,  tandis  qu'une  grêle 
de  coups  de  bâtons  tombait  sur  leurs  dos.  Au  bout  de 
cette  allée  de  la  fustigation  était  l'entrée  du  Ngoma.  Ils 
y  arrivèrent  tout  effarés,  tout  meurtris.  Quatre  hom- 
mes les  reçurent,  les  conduisirent  à  quelques  mètres 
de  la  porte  et  les  dépouillèrent  immédiatement  de  leurs 
ceintures.  Ces  belles  queues  dont  Zidji  était  si  fier,  il 
dut  s'en  séparer  pour  ne  plus  jamais  les  revoir. 

Huit  pierres  étaient  disposées  en  ligne  sur  le  sol  fai- 
sant face  à  huit  autres  pierres;  sur  ces  dernières,  huit 
hommes  assis,  étranges,  la  tête  couverte  d'un  casque 
de  peau  de  lion  avec  une  longue  crinière.  Le  cœur  de 
Zidji  se  serra  d'épouvante.  On  nomme  cette  place  le 

Crocodile un  crocodile  redoutable  dont  la  morsure 

a  déjà  fait  bien  des  victimes.... 

Enervé  déjà  par  les  coups  qu'il  avait  reçus,  il  s'assit 
machinalement  sur  l'une  des  pierres  non  occupées. 
Chacun  de  ses  camarades  en  fît  autant.  Derrière  cha- 
cun d'eux  se  trouvait  un  des  bergers,  debout.  Soudain, 
alors  que,  tout  craintif,  il  regardait  l'Homme-Lion  qui 
lui  faisait  face,  il  reçut  dans  le  dos  un  formidable 
coup  de  verge.  Son  sang  fit  tout  le  tour  de  son  être.  Il  se 
retourna  pour  voir  d'où  venait  cette  attaque  subite, 
douloureuse.  Gouanazi  était  là,  riant  de  son  rire  mo- 
queur, avec  ses  cornes  dirigées  contre  Zidji.  Celui-ci 
voulut  se  lever,  riposter,  se  battre. 

—  Reste  assis,  ne  bouge  pas  ou  tu  es  mort,  hurla 
l'Homme-Lion. 

Tout  cela  était  parfaitement  calculé.  A  la  faveur  de 
l'ahurissement  causé  par  cette  douleur  inattendue,  le 
«  Nyahambé  »  (c'est  ainsi  que  se  nomment  les  chirur- 
giens du  Ngoma)  accomplit  en  deux  mouvements  le 
rite  sacré,  antique,  mystérieux,  par  lequel  l'enfant 
devient  homme,  le  jeune  garçon  un  guerrier,  l'innocent 
un  initié. 

L'un  des  camarades  de  Zidji,  vaincu  par  l'atroce 


22  A  Vécole  de  la  circoncision 

souffrance,  tomba  à  terre  en  poussant  un  grand  cri. 

—  Lève-toi,  peureux  !  lui  dit  le  berger  qui  avait  le 
soin  de  cette  pierre-là,  et  il  le  frappa  de  nouveau. 

Comme  il  ne  bougeait  pas,  il  lui  versa  sur  la  tète 
une  marmite  pleine  d'eau.  L'enfant  se  remit  sur  les 
jambes  en  sanglotant.  C'était  Latane,  le  petit  Latane, 
le  fils  unique  d'un  des  voisins  de  Mankélou. 

—  Tenez,  prenez  cette  médecine  entre  vos  dents,  dit 
l'un  des  vieux  en  leur  mettant  un  bout  de  racine  dans 
la  bouche.  C'était  le  médecin  du  Ngoma,  celui  qu'on 
appelle  le  «  Manyabé  ». 

—  Allez  !  partez  !  c'est  fait. 

Zidji  se  leva.  La  tète  lui  tourna.  Il  fut  pris  de  ver- 
tige. Il  allait  tomber,  s'évanouir. 

Mais  par  un  effort  de  volonté  surhumain,  il  resta 
debout  et  suivit  les  sept  autres.  Ils  quittèrent  la  place 
du  Crocodile  et  allèrent  rejoindre  dans  l'enclos  de  la 
circoncision  les  trois  escouades  qui  avaient  déjà  passé 
par  l'épreuve.  Ils  s'engagèrent  dans  un  étroit  chemin, 
bordé  d'épines.  Plus  loin,  au  bout  de  cette  sorte  de 
boyau,  les  haies  s'écartaient,  l'on  passait  entre  deux 
rangées  de  perches  éloignées  d'un  mètre  ou  deux  l'une 
de  l'autre,  puis  entre  deux  constructions  carrées  se  fai- 
sant face  et  l'on  arrivait  enfin  à  une  place  circulaire, 
tout  au  fond.  Le  tout  formait  une  vaste  cour,  la  cour 
des  m^'stères....  entourée  de  branchages  épineux. 

L'air  passablement  morne,  gémissant  de  temps  à 
autre,  leurs  camarades  étaient  assis  là,  tout  peintur- 
lurés de  blanc,  des  reins  à  la  tête,  sous  la  garde  de 
quelques  bergers  et  de  deux  ou  trois  vieux.  L'un  de 
ceux-ci  donna  à  Zidji  et  aux  nouveaux  venus  quelques 
grandes  feuilles  cueillies  à  un  arbuste  spécial  avec  les- 
quelles ils  se  cousirent  un  semblant  de  vêtement  plus 
primitif  encore  que  celui  de  nos  premiers  parents, 
comparable  plutôt  à  la  feuille  de  vigne  de  l'Apollon  du 
Belvédère. 


L'étoile  du  matin  23 

—  Regardez  bien  ces  feuilles,  leur  dit  un  vieux  qui 
semblait  avoir  quelque  peu  pitié  d'eux.  Tous  les  jours, 
vous  en  cueillerez  de  nouvelles.  Elles  aideront  à  votre 
guérison.  Et  n'allez  pas  vous  tromper  et  en  prendre 
d'empoisonnées. 

Il  n'ignorait  pas,  le  brave  homme,  que  certains  ber- 
gers se  font  un  malin  plaisir  de  conseiller  aux  circon- 
cis l'emploi  d'autres  feuilles  dont  le  suc  est  très  mau- 
vais et  envenime  les  plaies.  Une  épreuve  de  plus  1 

—  C'est  là,  leur  dit  encore  le  vieux,  le  «  shondlo  » 
qu'aucun  incirconcis,  aucune  femme  ne  peut  voir  sans 
mourir.  Vous  le  porterez  trois  mois,  le  «  shondlo  ».  On 
l'appelle  aussi  «hamba»,  la  brebis. 

Zidji  se  rappela  alors  les  airs  mystérieux  avec 
lesquels  Gouanazi  lui  prédisait  qu'il  mangerait  de  la 
viande  de  brebis  au  Ngoma. 

Revêtus  de  leurs  deux  ou  trois  feuilles  retenues 
autour  des  reins  par  un  bout  de  ficelle  de  fibres  tres- 
sées, ils  eurent  à  subir  encore  le  blanchissage  à  la 
chaux.  «  Voilà,  leur  dit-on,  la  seule  graisse  dont  vous 
osiez  désormais  vous  oindre.  »  Et,  à  tour  de  bras,  les 
bergers  les  soumirent  à  cette  opération.  La  matière 
dont  ils  se  servent  n'est  pas,  à  proprement  parler,  de 
la  chaux.  C'est  une  terre  plutôt  siliceuse  que  calcaire 
que  l'on  trouve  en  bancs  ou  en  poches  au  bord  du 
ruisseau  et  qui  doit  tenir  un  peu  de  la  nature  du  talc. 
Elle  est  remarquablement  blanche  et  remplace  parfai- 
tement la  chaux  pour  blanchir  les  murailles. 

—  Hé  1  hé  I  vous  voilà  devenus  des  «  baloungo  »,  des 
blancs,  criaient  leurs  persécuteurs,  et,  à  l'un  des  cir- 
concis qui  faisait  la  grimace  et  trouvait  cette  graisse-là 
bien  peu  onctueuse,  ils  administrèrent  une  bastonnade 
en  riant. 

Cependant,  par  bouffées,  arrivaient  les  paroles  du 
chant  que  dominaient  parfois  la  sonnerie  des  cornes 
d'antilope  et  le  bruit  sec  des  boucliers  frappés. 


24  A  l'école  de  la  circoncision 

Il  pleure,  il  pleure,  le  petit,  oiseau  de  l'hiver! 

Et  les  cris  déchirants  des  escouades  successives  se 
mélangeaient  lugubrement  à  ces  paroles  ironiques. 

Cela  dura  jusqu'à  midi.  Alors  tout  le  monde  fut 
réuni  dans  le  «  soungui  »,  dans  la  cour  des  mystères. 
Les  bergers  allèrent  couper  des  perches  et  de  l'herbe 
pour  finir  les  constructions  et  les  vieux  s'arrangèrent 
de  leur  mieux  dans  les  huttes  qui  entouraient  la  place. 
On  laissa  les  jeunes  garçons  tranquilles  et  leur  maison 
fut  prête  pour  les  recevoir,  au  soir  de  ce  premier 
jour. 

....  Couchés  sur  le  sol  dur,  sans  natte,  sans  couver- 
ture, aj^ant  froid  et  souffrant  beaucoup,  ils  ne  dor- 
mirent guère,  les  petits  circoncis.  Leurs  épreuves 
commençaient.  Latane  gémissait  sans  discontinuer. 
Evidemment  l'Homme-Lion  qui  l'avait  opéré  s'y  était 
mal  pris,  car  il  paraissait  beaucoup  plus  affecté  que  la 
plupart  de  ses  camarades.  Zidji,  couché  à  côté  de  lui, 
lui  disait  : 

—  Prends  courage.  Tais-toi. 
Une  voix  sévère  cria  de  la  place  : 

—  Allons  !  Qu'on  se  taise  par  là-bas  1  Vous  empêchez 
les  vieux  de  dormir.  Celui  qui  troublera  le  silence,  on 
lui  fera  boire  du  lait  de  chèvre. 

Le  ton  de  menace  avec  lequel  ces  paroles  étaient 
prononcées  faisait  penser  que  le  lait  de  chèvre  devait 
être  plutôt  amer,  quelque  chose  comme  la  viande  de 
brebis  ou  la  graisse  de  chaux  avec  lesquelles  ils  avaient 
fait  connaissance  déjà!  Enfin  le  sommeil  vint  avec  des 
cauchemars  affreux  où  des  petits  couteaux,  des  sagaies, 
apparaissaient  tour  à  tour  dans  les  mains  des  Hom- 
mes-Lions. 


iOT.     DENTA^ 


Comme  une  reine  au  front  noble 
dont  la  robe  de  brocart  vert  s'étend 
autour  du  trône  en  mille  plis 
arrondis  et  veloutés.... 


La  cour  des  mystères  25 


III 

LA  COUR  DES  MYSTÈRES 


Avant  d'aller  plus  loin,  il  serait  utile  de  donner  une 
description  plus  détaillée  du  cadre  dans  lequel  se 
déroulent  les  événements  que  nous  racontons.  Quel- 
ques considérations  ethnographiques  préliminaires 
seraient  en  place  aussi. 

La  grande  chaîne  du  Drakensberg  qui  soutient  à 
l'Orient  le  plateau  sud-africain  commence  dans  la 
Colonie  du  Cap  et  se  dirige  vers  le  Nord-Est,  parallèle- 
ment à  l'Océan  Indien.  Elle  entre  dans  le  Transvaal  et 
aboutit  au  district  de  Leydenbourg.  Mais  là,  elle 
change  brusquement  de  direction  et  part  vers  le  Nord- 
Ouest,  formant  ainsi  un  dernier  chaînon  qui  va  se  ter- 
miner aux  environs  de  Haenertsbourg  et  s'articuler  au 
système  du  Woodbush.  A  mi-chemin  entre  Leyden- 
bourg et  Haenertsbourg,  une  profonde  fissure  livre 
passage  à  l'Olifant  ou  fleuve  des  Eléphants  qui  des- 
cend par  là  dans  la  plaine  où  il  coule  paresseusement 
à  la  rencontre  du  Limpopo. 

Ce  chaînon  n'est  pas  aussi  élevé  que  les  montagnes 
de  Natal  et  du  Cap.  Néanmoins  il  présente  encore 
quelques  pics  rocheux  de  1600  à  1800  mètres  et  des 
paysages  d'un  haut  pittoresque.  La  plus  belle  de  toutes 
ces  sommités,  plus  grandiose,  à  mon  avis,  que  le 
Wolksbergdont  nous  avons  déjà  parlé,  c'est  le  Mamo- 
tsuiri,  la  montagne  de  Bokhaha.  Elle  s'élance  d'un  bond 
en  une  pyramide  gigantesque  jusqu'à  1.000  mètres 
au-dessus  de  la  plaine.  Là-haut,  elle  se  termine  par  un 
petit  cône  gracieux,  à  la  base  duquel  une  arête  de 
rochers  vertigineux  se  détache  et  descend  vers  l'Orient. 


26  A  Vécole  de  la  circoncision 

Vue  d'en  bas,  du  village  de  Mankélou,  par  exemple, 
cette  arête  présente  une  curieuse  fenêtre  en  forme  de  V 
qui  s'ouvre  sur  le  ciel  à  une  altitude  de  1400  mètres. 

Au  printemps,  lorsque  la  pluie  a  verdi  ses  flancs,  le 
Mamotsuiri  ressemble  à  une  reine  au  front  noble  dont 
la  robe  de  brocart  vert  s'étend  tout  autour  du  trône  en 
mille  plis  arrondis  et  veloutés.  Seules  les  ravines  qui 
se  trouvent  entre  les  plissements  de  la  montagne  ren- 
ferment des  forêts.  Des  arbres  très  foncés  garnis- 
sent ces  profondeurs  et  ces  forêts  se  dévalent  vers  la 
plaine  en  coulées  noires.  A  l'époque  où  notre  récit 
nous  transporte,  c'est-à-dire  en  juin,  les  graminées  des 
pentes  ont  passé  du  vert  au  violacé  puis  au  brun.  La 
montagne  assombrie,  desséchée,  a  plutôt  l'air  d'un 
géant  au  visage  sévère  qui  examine  avec  soin  les  hom- 
mes marchant  à  ses  pieds  pour  voir  s'ils  conservent 
bien  les  coutumes  des  ancêtres. 

Du  côté  nord  de  la  pyramide  partent  deux  chaînons 
légèrement  divergents  qui  s'avancent  dans  la  plaine. 
L'un  d'eux,  le  Tchikaboutomi  (littéralement  :  Perd-la- 
vie,  car  il  s'y  est  livré  des  combats  meurtriers)  pré- 
sente des  croupes  arrondies,  glabres,  sans  arbres  ni 
rochers,  tandis  que  le  second,  sorte  de  promontoire 
presque  plat  de  quatre  kilomètres  de  longueur,  se  ter- 
mine par  une  paroi  rocheuse  immense,  qui  retombe 
abruptement  vers  la  plaine.  C'est  le  Marovougne.  Les 
stratifications  de  cette  puissante  masse  s'aperçoivent 
aisément.  La  roche,  quand  on  la  brise,  est  d'un  blanc 
jaunâtre.  C'est  probablement  un  grès  de  l'époque  pri- 
mitive appartenant  à  l'étage  dévonien.  Mais  les  lichens 
de  toute  sorte  l'ont  recouverte  d'une  patine  grise 
veloutée.  Rien  de  varié  comme  ces  lichens  :  plaques 
blanches,  plaques  brunes,  plaques  orangées,  festons 
verdâtres  et  brunâtres,  sans  parler  des  mousses,  des 
lycopodes,  des  fougères.  Le  botaniste  passe  de  belles 
heures  à  explorer  ces  roches  ! 


La  cour  des  mystères  27 

Entre  ces  deux  chaînons,  entre  le  Tchikaboutomi  et 
le  Marovougne,  se  trouve  le  Bokhaha,  vallée  de  6  à  7 
kilomètres  qui  descend  doucement  en  s'élargissant 
vers  la  plaine  du  Bas-Pays,  et  qu'arrosent  plusieurs 
ruisseaux,  particulièrement  le  Moudi.  Deux  tribus  y 
demeurent.  L'une,  la  plus  ancienne,  celle  de  Ba-Khaha, 
appartient  au  groupe  souto-pédi.  Elle  diffère  peu  de 
celle  de  Sikororo  à  l'Est,  de  Thabina  à  l'Ouest,  de 
Modjadji  au  Nord.  Tous  ces  clans  se  ressemblent  et 
habitent  la  contrée  de  temps  immémorial.  La  seconde, 
celle  de  Ba-Nkouna,  à  laquelle  appartiennent  la  plu- 
part des  héros  de  cette  histoire,  est  une  tribu  du  Lit- 
toral venue  entre  1830  et  1840  de  la  vallée  du  Bas- 
Limpopo.  Elle  forme  une  des  divisions  du  groupe 
Thonga  ou  Shangaan  qui  peuple  toute  la  plaine  du 
district  de  Lourenzo-Marques  et  du  Bilène  (Gaza).  Les 
Ba-Thonga  débordent  les  limites  du  territoire  portu- 
gais et  occupent  sous  le  nom  de  Magwamba  et  d'ac- 
cord avec  les  Ba-Pédi,  le  Bas-Pays  du  Zoutpans- 
berg.  Du  reste  les  Thonga  sont  très  différents  des 
Pédi.  Se  livrer  à  une  longue  comparaison  ethnogra- 
phique entre  ces  deux  peuples  ne  répondrait  point  à 
notre  but.  Disons  seulement  que,  quant  au  rite  de  la 
circoncision,  il  s'accomplit  chez  les  uns  et  chez  les 
autres  à  peu  près  de  la  même  façon  ^. 

Or,  c'est  au  pied  de  l'assise  rocheuse  du  Marovougne, 
séparé  d'elle  par  un  bois  presque  impénétrable,  que  se 
trouvait  l'espace  plat  où  le  Ngoma  avait  été  construit. 
Laissons  le  terme  de  Ngoma  qui  a  un  sens  plus  géné- 
ral et  employons  celui  de  «  soungui  »,  qui  désigne 
plus  spécialement  la  cour  des  mystères.   Une   palis- 

*  Pour  être  absolument  exact,  j'ajouterai  que  je  dois  la  description 
de  toutes  ces  coutumes  principalement  à  un  vieux  Thonga  des  Spe- 
lonken  qui  fut  initié  il  y  a  environ  50  ans  dans  une  école  où  Ba-Pédi 
et  Magv^-amba  subissaient  les  épreuves  ensemble.  Les  cérémonies 
d'initiation  qui  s'accomplissent  encore  maintenant  au  Bokhaha  sont 
à  peu  près  les  mêmes. 


28  A  l'école  de  la  circoncision 

sade  épineuse  l'entoure  de  toutes  parts.  Le  «  Ma- 
nyabé  »  l'a  enduite  de  ses  charmes  afin  de  préserver 
le  camp  des  maléfices  des  jeteurs  de  sort.  Seuls  les 
anciens  circoncis  ont  la  permission  d'entrer  dans  l'en- 
ceinte sacrée.  Il  y  a  toujours  à  la  porte  quelques  gar- 
des qui  surveillent  et  celui-là  seul  qui  sait  débiter  les 
formules  est  admis.  Le  chemin  d'accès  est  bordé  par 
douze  perches,  six  de  chaque  côté,  disposées  par  pai- 
res à  quelques  pieds  les  unes  des  autres.  Les  habi- 
tués du  soungui  ont  seuls  le  droit  de  passer  entre  les 
perches.  Un  visiteur  inconnu,  même  s'il  sait  les  mots 
de  passe,  doit  les  contourner  d'une  certaine  façon,  si- 
non il  est  mis  à  l'amende.  On  débouche  ensuite  sur  une 
place  rectangulaire  que  limitent  de  droite  et  de  gau- 
che deux  longues  baraques  carrées  construites  en  per- 
ches, le  toit  incliné  vers  la  barrière  extérieure.  L'une 
sert  de  logement  aux  bergers  et  aux  vieux.  L'autre, 
c'est  la  maison  des  nouveaux  circoncis.  Le  sol  n'en 
est  pas  battu.  Aucune  main  de  femme  n'y  étend  la 
couche  de  terre  noire  et  de  fumier  qui  rend  habitables 
les  huttes  des  noirs.  Aussi,  au  bout  de  quelques  jours, 
une  sorte  de  vers  blancs  à  la  morsure  très  douloureuse 
pullule  dans  cette  poussière  infecte  et  tourmente  les 
jeunes  garçons  durant  la  nuit.  Alors  on  répand  des 
cendres  en  abondance  par  terre,  et  les  larves  sont 
tuées....  pour  un  temps.  Les  circoncis  dorment  avec 
la  tête  tournée  vers  l'intérieur.  Quand  le  froid  devient 
intense,  en  juin,  juillet,  il  leur  est  permis  d'allumer 
un  peu  de  feu  pendant  leur  repos  de  la  nuit.  Mais  ce 
feu  doit  être  fait  sur  la  place  rectangulaire  ;  voilà  pour- 
quoi l'on  dit  que  l'une  des  épreuves  du  Ngoma  c'est 
qu'on  a  chaud  à  la  tête  et  froid  aux  pieds. 

Entre  les  deux  baraques,  par  conséquent  au  milieu 
de  la  cour  des  mystères,  dans  la  prolongation  du  che- 
min d'accès,  se  trouve  le  Grand  Eléphant.  Le  Grand 
Eléphant,  c'est  un  long  foyer  fait  de  pierres  à  demi 


La  cour  des  mystères  29 

dressées  entre  lesquelles  le  bois  est  disposé  sur  une 
ligne  droite,  parallèlement  aux  maisons.  Tous  les 
matins  les  initiés  viennent  s'asseoir  à  ce  feu,  de  côté, 
de  manière  à  se  chauffer  seulement  la  hanche  gauche. 
L'Eléphant,  au  dire  des  connaisseurs,  c'est  le  centre 
même  du  Ngoma.  On  le  fait  assez  long  pour  que  tous 
les  garçons  puissent  prendre  place  des  deux  côtés. 
Représentons-nous  les  cent  et  quelques  circoncis  assis 
autour  de  l'Eléphant,  les  uns  devant  les  autres  :  ils 
forment  une  ligne  qui  ressemble  à  une  ellipse.  A  l'un 
des  foj'ers  de  cette  ellipse  se  trouve  une  pierre  où  leur 
chef  viendra  se  placer  le  premier.  En  effet,  l'armée 
des  circoncis  a  son  chef;  c'est  le  plus  proche  parent 
de  la  famille  régnante,  l'héritier,  s'il  est  là,  ou  son 
frère  cadet.  Lorsque  Zidji  fut  initié,  le  «  Nouatié  », 
comme  on  dit  en  pédi,  était  son  cousin  Malembé. 

Entre  l'Eléphant  et  la  baraque  sont  disposées  les 
tables  à  manger  en  roseaux.  Elles  furent  dressées  le 
premier  jour  par  les  bergers.  Cinq  se  trouvèrent  suf- 
fisantes pour  les  cent  candidats. 

Au  delà  de  l'Eléphant,  à  l'arrière  de  l'enceinte  par 
conséquent,  se  trouve  la  place  des  chants  et  des  exer- 
cices scolaires.  C'est  là  que  les  jeunes  garçons 
apprendront  les  fameuses  formules  et  entendront  les 
discours  orduriers  de  leurs  instructeurs,  là  aussi 
qu'ils  iront  se  chauffer  au  soleil  durant  les  rares  ins- 
tants de  repos  qu'on  leur  accorde. 

Au  reste,  quelque  étroite  que  soit  la  surveillance 
exercée  sur  eux,  ils  déambulent  en  liberté  aux  abords 
du  Ngoma,  allant  chaque  jour  casser  les  branches 
nécessaires  pour  nourrir  l'Eléphant.  Si  l'un  d'eux  s'é- 
loigne quelque  peu  et  tarde  à  rentrer,  l'un  des  bergers 
surveillants  de  la  porte  fera  retentir  un  coup  de  sif- 
flet. Il  ne  l'appellera  point  par  son  nom  :  c'est  inter- 
dit, car  une  femme  pourrait  passer  dans  les  environs 
et  apprendre  ainsi  que  tel  ou  tel  est  à  l'école  de  la 


30  A  l'école  de  la  circoncision 

circoncision.  Or,  cela  ne  se  doit  pas.  Le  délinquant 
répondra  lui  aussi  par  un  coup  de  sifflet  et  s'empres- 
sera de  rentrer. 


Cette  description  générale  du  camp  de  la  circoncision 
fait  naître  dans  l'esprit  plusieurs  questions.  C'est  la 
forme  carrée  qui  y  domine.  Or  tout,  dans  le  village 
bantou  typique,  est  circulaire.  La  ligne  droite,  l'angle 
droit  surtout  en  sont  presque  totalement  absents.  Du 
kraal  aux  bestiaux  au  toit  de  la  hutte,  de  la  cour  du  foyer 
à  la  marmite  qui  y  bout,  du  panier  à  vanner  au  mor- 
tier où  l'on  pile  le  grain,  et  jusqu'à  la  disposition  même 
des  huttes  sur  le  terrain,  tout  est  rond.  Aussi  est-il 
naturel  de  se  demander  si  les  constructions  carrées, 
le  long  foyer  rectiligne  de  l'école  de  la  circoncision 
ne  trahissent  pas  l'origine  exotique  du  Ngoma.  Il 
semble  très  probable  que  c'est  là  une  coutume  sémi- 
tique apportée  au  sein  des  tribus  cafres  dans  ce  passé 
mystérieux  où  plus  d'une  fois  l'influence  des  Abraha- 
mites  s'est  exercée  sur  les  tribus  bantous.  Rien,  il  est 
vrai,  dans  les  formules  secrètes  que  nous  allons  ap- 
prendre, n'appuie  cette  hypothèse.  Elle  est  cependant 
très  probable.  Et  voici  une  considération  qui  l'appuie 
a  priori  :  Ces  cérémonies  si  cruelles  auraient-elles  été 
inventées  de  toutes  pièces  par  ces  tribus  dont  les 
mœurs  sont  généralement  douces,  qui  aiment  jouir 
de  la  vie,  ne  sont  nullement  portées  à  l'ascétisme  et 
se  sont  créé  d'ailleurs  une  religion  facile  et  sans  pres- 
tations douloureuses.  De  même  que  la  vue  d'un  régi- 
ment anglais  au  Cap,  en  1820,  fit  du  Zoulou  Dingiswayo 
un  général  sanguinaire  qui  légua  à  Tchaka  un  esprit 
nouveau  et  transforma  les  paisibles  clans  de  ces  con- 
trées en  la  nation  militaire  et  dévastatrice  que  l'on 
sait,  ne  peut-on  pas  supposer  que  des  ascètes  sémites 
arrivant  au  milieu  de  ces  peuplades  primitives  au  carac- 


La  cour  des  mystères  31 

tère  essentiellement  mobile  et  influençable,  ont  réussi 
aies  persuader  d'adopter  ce  rite  sacré  des  Orientaux? 

J'en  étais  à  me  poser  ces  questions  lorsqu'un  vieux 
Gwamba,  très  au  fait  de  l'histoire  du  pays,  m'a  ap- 
porté la  confirmation  de  cette  hypothèse.  D'après  lui 
le  Ngoma  n'a  pas  été  inventé  par  les  Ba-Pédi  ou  les 
Ba-Thonga.  Il  leur  a  été  enseigné  par  les  Malemba. 

Les  Malemba  sont  une  étrange  peuplade  répan- 
due au  sein  des  tribus  du  Zoutpansberg  un  peu  à  la 
façon  des  Juifs  parmi  les  nations  européennes.  Ils 
prétendent  venir  de  la  mer.  Une  tempête  aurait  dé- 
truit leur  grand  vaisseau  et  ils  auraient  gagné  la  côte 
d'Afrique  sur  des  épaves.  Ils  se  dispersèrent  ensuite 
de  tous  côtés,  vivant  essentiellement  en  marchands. 
Ils  achètent  tout,  grains,  ustensiles  et  revendent  leurs 
denrées  plus  loin.  Ce  sont  eux  qui  ont  enseigné  aux 
habitants  de  ces  parages  les  rudiments  de  l'art  métallur- 
gique. Ils  savaient  extraire  le  fer  et  le  cuivre  des  roches. 

Or  ces  Malemba  sont  aussi  envisagés  comme  les 
«  Chefs  du  Ngoma  ».  D'après  mon  vieil  informant, 
ce  sont  eux  qui  l'ont  introduit  parmi  les  tribus  du 
Zoutpansberg.  Il  serait  téméraire  d'affirmer  qu'ils 
l'ont  apporté  aussi  aux  Cafres  de  la  colonie  du  Cap, 
aux  peuplades  du  Lessouto  qui  pratiquent  la  circon- 
cision de  temps  immémorial.  Mais  l'influence  que  les 
Malemba  ont  eue  au  Transvaal,  d'autres  envahisseurs 
peuvent  l'avoir  exercée  autrefois  plus  au  sud,  et,  quoi 
qu'il  en  soit,  l'origine  sémitique  du  Ngoma  est  haute- 
ment probable. 

La  circoncision,  chez  les  Juifs,  était  un  rite  essen- 
tiellement religieux,  le  symbole  mystique  de  l'enlève- 
ment de  la  souillure  en  même  temps  que  le  sceau  di- 
vin apposé  par  Jéhova  sur  son  peuple  élu.  Quelles 
transformations  le  rite  Israélite  a-t-il  subies  entre  les 
mains  des  Bantous  païens? 

L'acte  initial,  l'opération  phj'sique  que  nous  avons 


32  A  l'école  de  la  circoncision 

racontée  plus  haut  demeure.  Mais  la  signification  re- 
ligieuse et  morale  qu'ils  avaient  pour  les  Juifs  mono- 
théistes a  complètement  disparu.  Par  contre,  dans 
l'initiation  qui  accompagne  la  circoncision  au  sein  de 
ces  tribus,  on  peut  distinguer  quatre  éléments  que  ne 
comportait  nullement  la  coutume  sémitique. 

C'est  d'abord  la  mémorisation  de  certains  chants  et 
de  certaines  formules  plus  ou  moins  incompréhensi- 
bles que  l'on  nomme  les  milao.  Par  l'acquisition  de  cette 
connaissance,  l'initié  est  introduit  dans  la  confrérie 
des  hommes  adultes  et  il  saura  désormais  les  mots  de 
passe  au  mo^en  desquels  ils  se  reconnaissent  entre 
eux.  Celui  qui  ignore  ces  formules  secrètes  est  pro- 
fondément méprisé. 

Puis  ce  sont  des  épreuves  ph3'siques  destinées  à 
briser  l'orgueil  du  jeune  homme,  à  lui  apprendre 
l'obéissance  en  même  temps  que  l'endurance  dans  la 
douleur.  A  ce  titre,  le  Ngoma  façonne  les  sujets  du 
chef,  fait  d'eux  des  serviteurs  soumis  et  les  prépare  à 
la  guerre. 

En  troisième  lieu,  il  faut  que  les  jeunes  circoncis 
s'accoutument  à  entendre  les  horribles  conversations 
des  vieux  et  des  bergers  qui  mettent  un  art  raffiné  à 
varier  leurs  propos  obscènes.  Les  paroles  impures, 
grossières  ne  sont  pas  tolérées  au  village,  en  temps 
ordinaire.  Mais  durant  le  Ngoma,  aucune  expression 
pornographique  n'est  interdite.  Au  contraire  1  Et  l'on 
voit  des  hommes  âgés  s'ingénier  à  pervertir  l'imagi- 
nation de  leurs  fils  et  à  leur  apprendre  les  plus  révol- 
tantes obscénités.  Ce  côté-là  de  l'initiation  est  évi- 
demment en  relation  avec  la  vie  sexuelle  du  jeune 
garçon  devenant  jeune  homme.  Mais  on  avouera  que 
c'est  là  une  étrange  préparation  à  la  vie  de  famille  et 
à  la  vie  sociale.  Dans  ce  débordement  de  propos  in- 
fects et  immoraux,  le  paganisme,  fruit  de  la  corrup- 
tion, a  marqué  le  Ngoma  de  son  stigmate. 


V ne  journée  an  a  soungui  )>  33 

Enfin  la  quatrième  occupation  des  initiés,  la  seule 
qui  puisse  être  approuvée  et  admirée  sans  réserve, 
c'est  la  chasse,  dont  ils  font  un  apprentissage  sérieux 
et  utile.  Hâtons-nous  d'ajouter  que  ce  sont  les  vieux 
qui  en  mangent  les  produits  et  que  les  pauvres  gar- 
çons ne  jouissent  nullement  du  fruit  de  leurs  peines. 

La  suite  de  notre  récit  fera  voir  de  quelle  manière 
ces  divers  éléments  se  combinent  durant  les  trois 
mois  que  dure  l'école  de  la  circoncision. 


IV 


UNE  JOURNEE  AU  «  SOUNGUI  » 

Huit  jours  s'étaient  écoulés  depuis  que  Zidji  et  ses 
compagnons  avaient  fait  la  connaissance  du  Crocodile 
et  de  sa  morsure  douloureuse.  Et  maintenant  ils  com- 
mençaient à  s'habituer  à  la  nouvelle  vie  qu'ils  allaient 
devoir  mener  durant  trois  mois.  Malao,  le  père  du 
Ngoma,  le  leur  avait  déclaré  de  nouveau  au  lende- 
main de  leur  entrée  à  l'école  :  «  L'épreuve  est  rude. 
Le  Ngoma,  c'est  le  bouclier  de  peau  de  bufQe.  Obéissez 
à  toutes  les  lois,  sous  peine  d'être  mis  au  régime  du 
lait  de  chèvre.  Et  vous,  bergers,  et  vous,  hommes 
d'âge  mûr,  vivez  ici  dans  une  continence  absolue.  Si 
vous  alliez  passer  la  nuit  dans  vos  villages,  cela  équi- 
vaudrait à  tuer  tous  les  circoncis.  Leur  blessure  ne 
guérirait  pas.  Ils  mourraient  par  votre  péché.  C'est 
un  interdit.  »  Les  jeunes  gens  avaient  fait  de  leur 
mieux  pour  se  soumettre  et  ils  avaient  assurément  fait 
de  rapides  progrès  dans  la  discipline. 

L'Orient  se  colorait  à  peine  à  la  lueur  de  l'aube 


34  A  Vécole  de  la  circoncision 

lorsque  Malao  réveilla  les  bergers  et  ceux-ci  disposè- 
rent en  ligne  les  rameaux  de  bois  mort  apportés  la 
veille  par  les  circoncis,  afin  de  mettre  le  feu  à  l'Elé- 
phant. Puis  ils  firent  irruption  dans  la  baraque  où 
ceux-ci  dormaient  encore  et  les  réveillèrent.  Quelques 
bergers  étaient  déjà  sur  la  place  des  chants  et  enton- 
naient le  solo  du  grand  chant  du  Ngoma  : 

Chante,  oiseau  du  matin  ! 

C'est  ainsi  qu'ils  appelaient  les  candidats  qui  arri- 
vaient à  la  débandade,  n'ayant  pas  perdu  beaucoup  de 
temps  à  leur  toilette  matinale,  car  ils  ne  portaient  abso- 
lument aucun  vêtement,  sauf  les  quelques  feuilles  du 
«  shondlo  ».  Se  disposant  en  demi-cercle,  autour  des 
bergers,  les  circoncis  répondirent  par  le  refrain  so- 
nore en  mineur  qui  s'élève  dans  les  airs  comme 
une  clameur  de  guerre,  comme  une  bravade  farou- 
che, comme  un  orgueilleux  chœur  de  gloriole. 

Et  le  son  des  voix  sonores  s'engouffrait  dans  la 
forêt,  derrière  la  cour  des  mystères  ;  elles  allaient 
frapper  les  parois  du  Marovougne  qui  répercutaient 
le  refrain  puissant  et  le  renvoyaient  jusqu'aux  villa- 
ges dormant  encore  dans  la  plaine. 

Ce  concert  matinal  ne  manquait  pas  de  sauvage 
grandeur  et  parfois  Zidji,  regardant  vers  l'Orient,  où 
le  soleil  allait  paraître,  apercevait  Vénus,  l'Etoile  du 
Matin.  Alors  il  avait  un  frisson  subit.  Est-ce  seule- 
ment à  cause  du  froid  piquant  qu'il  faisait ou  bien 

était-ce  son  âme  qui  tressaillait  de  l'enthousiasme  va- 
gue avec  lequel  il  allait  à  la  rencontre  de  la  virilité? 

Lorsque,  dansant  sur  la  place,  gesticulant  à  force 
de  bras  pour  se  réchauffer,  les  chanteurs  eurent  fait 
parler  l'oiseau  du  matin  assez  longtemps,  l'un  des 
vieux  entra  dans  le  cercle  et  se  mit  à  leur  ensei- 
gner les  formules  secrètes,  ce  que  l'on  appelle  les 
((  milao  ».  Cela  dura  longtemps,  car  il  ne  prononçait 


Une  journée  au  «  soiingui  »  35 

jamais  que  quelques  mots  à  la  fois  et  les  faisait  répé- 
ter aux  jeunes  gens  à  satiété.  Que  sont  donc  ces  for- 
mules si  importantes  que  toutes  les  tribus  de  ces  pa- 
rages enveloppent  d'un  tel  mystère  ?  Voici  les  trois 
principales  ou  du  moins  voici  la  traduction  des  mem- 
bres de  phrases  dont  le  sens  est  encore  connu  ; 

Le  petit  oiseau  est  allé  chanter....  Il  a  réveillé  les  man- 
ches des  lances  semblables  à  des  lions....  Pour  qu'ils  ail- 
lent se  transpercer  mutuellement....  Forgé  à  l'école  de  la 
Circoncision....  Le  grand  sable  des  laboureurs  ?...  La 
marche  à  petits  pas  du  sanglier....  De  la  rainette  qui 
croasse....  Les  circoncis  marchent  à  la  file;  ils  vont  visi- 
ter la  hutte  mystérieuse....  Ils  trouvent  que  c'est  comme 
les  anneaux  entrelacés  des  vipères  et  des  grands  serpents 
verts. 

Ces  paroles  forment  la  première  partie  de  la  for- 
mule principale  qui,  semble-t-il,  est  la  glorification 
du  Ngoma,  du  «  soungui  ».  Ces  armes  semblables  à 
des  lions  qui  vont  s'entre-déchirer,  c'est  l'Ecole  qui 

va  commencer,  éveillée  par  l'oiseau  de  l'hiver La 

marche  à  petits  pas  du  sanglier  représente  la  vie  du 
jeune  garçon,  piétinant  sur  place  jusqu'à  ce  que  l'ini- 
tiation fasse  de  lui  un  homme.  Les  croassements  de 
la  rainette,  c'est  sa  bêtise  enfantine.  Il  faut  dire  que 
la  rainette  shinana  est  un  étrange  batracien  qui,  en 
temps  ordinaire,  est  assez  semblable  à  un  petit  cra- 
paud, mais  qui,  lorsqu'on  l'attaque,  peut  se  gonfler 
comme  la  grenouille  de  La  Fontaine.  Elle  devient 
alors  dure,  élastique,  à  tel  point  que  ses  ennemis, 
eussent-ils  même  un  bec  acéré  comme  les  poules, 
n'arrivent  pas  à  la  transpercer.  Le  circoncis,  avant 
son  initiation,  est  comparé  à  la  rainette  shinana  avant 
qu'elle  se  soit  enflée.  Par  les  épreuves  du  Ngoma,  il 
va  devenir  semblable  à  elle  quand  elle  combat,  à  elle 
l'invincible,  la  sage  guerrière,  l'invulnérable  1...  Dans 
les  dernières  phrases,   on  voit  la  troupe  des  jeunes 


36  A  Vécole  de  la  circoncision 

garçons  (dite  buk^Yera)  introduite  dans  la  hutte  mj'sté- 
rieuse,  loin  des  habitations  et  s'extasiant  sur  la  sa- 
gesse qu'elle  y  rencontre.  Les  lois,  les  rites,  les 
épreuves  sont  comme  le  fouillis  inextricable  des  an- 
neaux de  plusieurs  vipères  entrelacées.  Il  faut  deve- 
nir sage  soi-même  pour  le  démêler  1 

La  seconde  moitié  de  la  grande  formule  a  trait  à  la 
maison  des  circoncis,  au  «soungui». 

Dites  :  C'est  le  soungui....  Par  terre,  c'est  une  odeur 

infecte....  En  haut,  c'est  une  beauté  élancée Ce  qui  le 

soutient  ce  sont  des  perches...  Ce  qui  réunit  les  perches  ce 
sont  des  baguettes,  etc. 

Ici  l'imagination  du  professeur  peut  se  donner  libre 
carrière,  il  n'a  qu'à  ajouter  tout  ce  qui  lui  plaît  pour 
chanter  la  baraque  de  l'initiation.  Sa  description  poé- 
tique n'est  du  reste  pas  flatteuse. 

Cette  formule  dite  du  manengouana  ayant  été  répé- 
tée maintes  fois,  on  passe  à  deux  autres  plus  courtes, 
mais  plus  intéressantes  aussi.  Les  expressions  em- 
ployées ont  un  caractère  archaïque  mais  presque  lit- 
téraire dans  leur  concision  un  peu  énigmatique  : 

Le  grand  lourdeau  qui  se  faufile....  A  travers  les  gués  et 
les  plaines  de  roseaux....  Qu'il  faut  dépecer  par  le  dos,  car 
ses  entrailles  tombent  à  l'intérieur....  C'est  le  Crocodile  !... 

Celui  qui  pratique  des  ouvertures  (dans  la  forêt)  pour 
descendre  vers  les  gués  et  qui  fra^^e  un  chemin  aux  élé- 
phants.... Ils  y  viennent  boire  et  s'y  baigner....  Ne  dites- 
vous  pas  que  c'est  l'Hippopotame?... 

Celui  qui  marche  comme  sur  des  œufs....  Il  marche  sur 

la  terre  sèche (Et  pourtant  il  la  presse  si  fort)  qu'il  en 

sort  de  l'eau  comme  au  marais!...  C'est  l'Eléphant,  celui 
grâce  auquel  on  se  procure  les  pièces  d'étoffe,  celui  qui 
enrichit,  c'est  lui  ! 

Dans  ces  trois  formules  sont  décrits  les  trois  ani- 
maux sauvages  qui  font  le  plus  d'impression  sur  l'ima- 
gination   des   noirs.    N'est-il    pas    curieux   que    deux 


Une  journée  au  «  soungui  »  37 

d'entre  eux  soient  chantés  en  des  expressions  analo- 
gues dans  les  chapitres  les  plus  poétiques  du  livre  de 
Job?  Certains  traits  de  ces  descriptions  sont  si  carac- 
téristiques qu'ils  fournissent  les  mots  de  passe  par 
lesquels  les  circoncis  se  reconnaissent.  Ainsi,  pour 
peu  que  je  veuille  savoir  si  mon  interlocuteur  est  ini- 
tié, je  lui  dirai  sans  raison  apparente  :  Machindia  bya 
ndjako  !  c'est-à-dire  :  ce  que  l'on  dépèce  par  le  dos  ? 
S'il  répond  :  ngwenya,  c'est  le  Crocodile,  je  saurai  qu'il 
est  un  compagnon,  sinon  il  n'est  qu'un  choubourou, 
un  incirconcis. 

Ce  jour-là,  le  maître  d'école  était  en  veine  d'allon- 
ger ses  enseignements  qu'il  estimait  sans  doute  fort 
précieux  et  utiles.  Le  soleil  cependant  montait  à  l'ho- 
rizon et  l'on  commençait  à  sentir  ses  rayons.  Il 
s'aperçut  qu'il  dépassait  le  temps  consacré  aux  chants 
du  matin.  Alors,  s'interrompant  brusquement,  il  éleva 
en  l'air  son  bâton  avec  un  certain  geste,  sur  quoi 
tous  les  circoncis  de  s'écrier  en  une  clameur  terri- 
ble : 

—  Zithari  !  ! 

Or  ce  mot,  après  ce  geste,  a  pour  but  de  glorifier 
les  vieux.  Mais  il  a  un  sens  si  peu  propre  qu'on  ne 
saurait  en  dévoiler  l'explication,  C'est  une  sorte  de 
salutation  obscène  à  laquelle  les  hommes  du  «  soun- 
gui  »  prennent  un  plaisir  extrême.  Il  y  en  a  une  au- 
tre que  l'on  peut  traduire  en  l'atténuant  quelque  peu  : 

«  Quand  vous  crachez,  le  souffle  de  votre  bouche 
tuerait  les  ennemis  à  l'autre  bout  du  pays  1  » 

—  Et  maintenant,  couchez-vous  ! 

Les  bergers  firent  irruption  sur  la  place,  frappèrent 
les  circoncis  sur  la  cuisse  en  disant  : 

—  Chayi  ngoma. 

Ces  mots,  qui  n'ont  pas  de  sens  dans  la  langue 
usuelle,  mots  qu'on  emploie  aussi  bien  en  Pédi  qu'en 
Thonga  (peut-être  est-ce  une  vieille  expression  des 


38  A  Vécole  de  la  circoncision 

Malemba?),  ces  mots,  dis-je,  annoncent  aux  jeunes 
garçons  qu'ils  peuvent  ôter  leur  vêtement  de  la  veille 
et  attacher  autour  de  leurs  reins  les  feuilles  propres 
qu'ils  ont  cueillies  pour  cela. 

Ce  changement  de  costume  une  fois  opéré,  on  passe 
à  l'exercice  suivant,  la  danse  de  l'Eléphant.  C'est  le 
grand  plaisir  des  vieux  et  des  bergers.  Ils  chantent  et 
dansent.  Les  circoncis  font  l'orchestre. 

Au  commandement,  ceux-ci  se  dirigèrent  vers  le 
foyer  qui  était  allumé  dans  toute  sa  longueur;  Ma- 
lembé,  le  frère  cadet  du  chef,  marchait  à  leur  tête.  Il 
alla  s'asseoir  sur  la  pierre  spéciale  à  lui  réservée. 
Tous  s'accroupirent  en  présentant  au  feu  leur  hanche 
gauche  et,  faisant  semblant  de  prendre  avec  leur 
main  gauche  un  javelot  sur  le  sol,  ils  le  jetaient  avec 
vigueur  dans  le  feu,  avec  la  droite,  simulant  un  combat 
violent  avec  l'éléphant.  Ils  commençaient  par  les 
mots  :  «  Dowou  wo  tsé  1  Eléphant,  tiens-toi  tran- 
quille 1  »  Les  surveillants,  tous  pourvus  de  bâtons, 
dansaient  entre  le  feu  et  les  baraques  et  répondaient 
par  le  refrain  suivant  : 

La  vache  noire  donne  des  coups  de  pieds  !  Elle  rue  et 
renverse  le  bol  de  lait  des  babouins  !  Prends  garde,  petit 
circoncis  !  Ne  va  pas  dévoiler  le  Xgoma  !  Le  Xgoma,  c'est 
un  petit  couteau  ! 

Dès  qu'un  des  garçons  ne  luttait  plus  avec  assez  de 
fureur  contre  cet  Eléphant  imaginaire,  les  coups  de 
bâton  des  danseurs  tombaient  dru  sur  son  dos.  La 
vache  noire  qui  rue,  ce  sont  les  vieux.  Ceux  qui  traient 
son  lait,  les  babouins  de  la  chanson,  ce  sont  les  cir- 
concis qui  lancent  leurs  javelots.  Une  heure,  deux 
heures  durant,  il  faut  qu'ils  se  fatiguent  à  cette  g3"m- 
nastique  puérile,  au  plus  grand  amusement  des  dan- 
seurs qui  font  autant  de  bruit  que  possible.  Quelques- 
uns  n'ont-ils  pas  attaché  à  leurs  pieds  des  sandales 


Une  journée  au  ((  soungui  »  39 

de  fer  galvanisé  avec  lesquelles  ils  frappent  le  sol  en 
cadence:  Tha-tha-ka....  tha-tha-ka  I  Lorsqu'ils  sont 
fatigués,  d'autres  entrent  dans  la  danse  et  les  rempla- 
cent. Mais  les  circoncis,  eux,  n'ont  point  de  répit.  Il 
s'agit  qu'ils  transpercent  leur  Eléphant  jusqu'à  ce  qu'il 
soit  réduit  à  rien,  jusqu'à  ce  qu'il  tombe  en  cendres. 

Le  chant  de  l'Eléphant  est  d'ailleurs  très  mélo- 
dieux, avec  son  refrain  aux  phrases  qui  se  correspon- 
dent, coupé  par  les  supplications  que  les  circoncis 
adressent  à  l'Eléphant. 

Deux  heures  durant,  sans  interruption,  le  chant 
avait  retenti.  Malembé,le  chef  des  circoncis,  qui  avait 
été  un  peu  gâté  par  sa  mère  à  la  capitale,  donnait  des 
signes  de  lassitude.  Un  des  vieux  lui  administra  une 
volée  de  coups  qui  remonta  son  courage.  Pas  de  po- 
sition sociale  qui  fasse,  au  Ngoma  1  Le  Ngoma,  c'est 
la  guerre  1  Apprends  ici  même  à  connaître  les  hom- 
mes de  la  tribu  et  sache  qu'ils  ne  sont  pas  des  fem- 
melettes !  Voilà  ce  que  signifiait  cette  bastonnade. 
Et  Malembé  se  remit  à  lancer  ses  javelots  avec  un 
zèle  nouveau.  Zidji,  lui,  calme  comme  il  l'était,  avait 
quelque  peine  à  se  maintenir  dans  l'état  d'excitation 
factice  nécessaire  pour  tuer  l'Eléphant.  Alors  Goua- 
nazi,  avec  un  malin  plaisir  passait  et  repassait  au- 
près de  lui  ;  tout  en  dansant  et  vociférant  avec  une 
joie  particulière  :  «  Elle  rue,  la  vache  noire!  »,  il  lui 
allongeait  des  coups  secs,  répétés,  toujours  au  même 
endroit.  Zidji  ne  disait  rien,  mais  il  n'en  oubliait  pas 
un.  Déjà  Molondjo,  son  oncle,  avait  remarqué  cette 
persistance  de  Gouanazi  à  battre  son  camarade  et  il 
lui  avait  dit  :  «  Prends  garde  à  toi  1  Celui  qui  frappe 
par  haine,  au  Ngoma,  et  non  par  devoir,  sera  puni  lui 
aussi.  »  Alors  Gouanazi  avait  eu  peur  et,  pour  quel- 
ques jours,  il  laissa  Zidji  tranquille.  Mais  le  plus  mal- 
heureux, durant  ces  exercices  longs  et  épuisants,  c'é- 
tait le  petit  Latane.  A  ce  moment,  déjà,  il  était  bien 


40  A  l'école  de  la  circoncision 

malade.  Il  ne  suivait  ses  camarades  qu'à  grand'peine, 
avec  une  démarche  caractéristique.  De  son  mieux,  il 
gesticulait,  il  chantait  :  «  Eléphant,  tais-toi  !  »  Mais 
son  cœur  n'y  était  pas.  On  l'avait  bien  battu  les  pre- 
miers jours,  mais  par  deux  fois,  il  s'était  évanoui  et 
on  ne  le  persécutait  plus  maintenant. 

Soudain  des  voix  de  femmes  se  firent  entendre  au 
delà  du  pli  de  terrain  où  se  cachait  le  village  de  l'é- 
cole, là-bas  près  du  grand  arbre. 

—  Ha  tsôô  1  criaient-elles.  Nous  brûlons  ! 

C'est  le  signal  de  la  fin  de  la  danse  de  l'Eléphant, 
car  ces  femmes  ce  sont  les  mères,  les  sœurs  des  cir- 
concis. Chacune  d'elles  apporte  du  village  la  marmite 
du  matin,  sur  sa  tète,  et  la  dépose  à  distance.  Alors 
les  bergers  prenant  les  marmites  vides  de  la  veille 
vont  les  leur  rendre  et  se  charger  de  celles  qui  vien- 
nent d'arriver.  «  Nous  brûlons,  c'est-à-dire  :  Notre 
tête  est  fatiguée  de  porter  les  pots....  Venez  donc 
nous  en  délivrer!  »  Alors,  courant  à  elles,  les  bergers 
leur  lancent  des  lazzis,  des  propos  d'un  goût  douteux 
où  l'on  entend  les  expressions  les  plus  déshonorantes, 
les  plus  défendues  en  temps  ordinaire.  Telle  est  la 
règle  au  Ngoma.  Un  fils  insulte  sa  mère,  un  fiancé  sa 
fiancée,  un  père  sa  fille  I  Et  tous  ces  gamins  de  cir- 
concis d'éclater  de  rire  à  l'ouïe  de  ces  conversations 
honteuses  !  Quant  aux  insultées,  elles  ne  font  qu'en 
rire,  elles  aussi.  N'ont-elles  pas  elles-mêmes  écrasé 
ce  maïs  dans  leurs  mortiers  en  chantant  des  chan- 
sons grossières  !  C'est  le  Ngoma  1 

Des  bâtons  sont  fixés  en  terre,  à  l'endroit  où  les 
femmes  ont  la  permission  de  déposer  leurs  marmites. 
Elles  y  enfilent  la  petite  couronne  d'herbe  tressée 
qu'elles  avaient  mise  sur  leur  tête  pour  y  poser  l'am- 
phore. Et  c'est  un  sujet  de  joie  et  d'orgueil  pour  tous 
les  habitants  du  «  soungui  »  de  voir  le  tas  de  couronnes 
s'élever  jour  après  jour  I 


Une  journée  au  «  soungui  »  41 

Les  femmes  repartirent  en  jacassant.  Bientôt  on  les 
entendit  rire  très  haut.  Elles  se  moquaient  de  l'une 
d'elles  dont  la  marmite  était  pleine  d'herbe,  d'une 
herbe  longue  sortant  par  en  haut  et  rayonnant  dans 
toutes  les  directions,  lui  faisant  une  sorte  d'ombrelle. 
«  Ah  I  tu  as  été  pincée,  toi  !  Tu  voulais  faire  la  pares- 
seuse I  Tu  le  sauras  pour  une  autre  fois.  »  C'était  la 
mère  d'un  petit  garçon  nommé  Gofana.  On  lui  avait 
dit  :  «  Apporte  chaque  jour  double  portion,  telle  est 
la  règle  au  Ngoma.  »  Elle  avait  pensé  :  «  Mon  Gofana 
est  un  des  plus  jeunes  de  l'école.  Il  mangeait  moins 
qu'un  autre,  à  la  maison.  Pourquoi  gaspiller  mon 
maïs  en  lui  préparant  plus  de  nourriture  qu'il  ne  lui 
en  faut?  »  Et  maintenant  elle  payait  la  peine  de  son 
avarice.  Les  bergers  l'avaient  désignée  à  la  raillerie 
publique.  Jusqu'à  la  porte  de  son  village,  elle  fut  sui- 
vie par  une  cohorte  de  moqueuses.  Et  le  lendemain, 
elle  ne  recommença  pas. 

C'est  en  effet  la  loi  que  les  circoncis  doivent  man- 
ger double  portion  matin  et  soir.  Aussi  la  masse  de 
polenta  qu'apportent  chaque  jour  les  femmes  est 
énorme  !  Toutes  les  marmites  sont  d'abord  déposées 
dans  la  baraque  des  vieux.  Puis  les  bergers  vont  ver- 
ser la  farine  de  maïs  sur  les  tables  de  roseaux.  Quel- 
ques bonnes  mères  avaient  joint  à  la  farine  un  petit 
pot  plein  de  sauce  d'arachides  délicieuse,  espérant 
mettre  quelque  douceur  dans  la  vie  de  leurs  gar- 
çons éprouvés.  Cet  assaisonnement  délicat,  les  vieux 
se  l'approprièrent,  car  les  circoncis  mangent  leur  pi- 
tance sans  sauce.  Cette  polenta  blanche  s'étalait  en 
un  véritable  tas  de  trente  centimètres  de  hauteur,  sur 
la  claie.  Alors  deux  ou  trois  bergers  furent  désignés 
pour  présider  au  repas.  Une  verge  en  mains,  ils  criè- 
rent :  «  Tchigui  goma  !  »  et  alors,  poussant  des  cris 

de  bêtes  féroces,  moumm moumm....,  la  bande  des 

garçons    se    précipita    à   genoux   autour    des   tables. 


42  A  Vécole  de  la  circoncision 

«  Thari  »,  dirent  les  bergers,  et,  à  cet  ordre,  ils  se 
mirent  à  manger.  Manger  n'est  pas  le  vrai  mot.  C'est 
«  se  piffrer  »  qu'il  faut  dire,  car  le  circoncis  doit 
prendre  des  poignées  de  farine  dans  les  deux  mains 
et  les  porter  à  sa  bouche  aussi  bien  avec  la  gauche 
qu'avec  la  droite.  Si  l'un  d'eux  ralentit  le  mouvement, 
le  berger  doit  le  frapper  avec  force.  Les  coups  pieu- 
vent  1  Et  il  faut  aller  jusqu'au  bout.  Tout  doit  dispa- 
raître. Si  une  tablée  a  fini  avant  les  autres,  elle  se 
précipite  vers  les  retardataires  et  leur  aide  à  expédier 
en  hâte  ce  qui  reste  1 

Au  commencement,  cette  suralimentation  au  moyen 
d'une  nourriture  fade  cause  à  plusieurs  des  nausées 
irrésistibles.  Il  se  produisit  plus  d'un  accident.  Les 
délinquants  furent  battus  et  leurs  compagnons  durent 
manger  quand  même  tout  le  tas  de  polenta  bien  qu'il 
eût  été  souillé  par  les  vomissements  des  malheureux. 
Voilà  à  quels  festins  Gouanazi  faisait  allusion  quand  il 
annonçait  à  Zidji  qu'il  mangerait....  de  la  viande  de 
brebis. 

Au  sortir  de  ce  repas  forcé,  ils  se  sentaient  repus, 
remplis  jusqu'au  cou  I  Mais  quelques  exercices  savam- 
ment organisés  les  attendaient  alors  et  devaient  leur 
aider  à  faire  leur  digestion.  «  Levez-vous  et  ramassez 
les  miettes  1  »  Chacun  prit  celles  qui  étaient  tombées 
devant  lui  à  terre  et,  se  dirigeant  vers  un  certain 
endroit  où  l'on  réunissait  les  ordures,  ils  les  jetèrent 
sur  le  tas  en  regardant  du  côté  des  villages  et  en  criant 
le  nom  d'un  incirconcis.  «  Ngomane!  »  disait  Zidji. 
Et  c'est  avec  un  plaisir  toujours  nouveau  qu'il  se  sou- 
mettait à  cette  règle  et,  avec  sa  dignité  nouvelle  de 
circoncis,  insultait  en  pensée  son  frère  cadet  encore 
«  choubourou  »  ! 

—  Chantez  de  nouveau  1  leur  dirent  les  vieux,  quand 
ils  eurent  achevé  leur  repas.  C'est  bon  pour  l'esto- 
mac !  La  nourriture  descendra  mieux. 


Une  journée  au  «  soungui  »  43 

Et  le  Mafé-é-é-é  retentit  de  nouveau,  suivi  d'autres 
chants  : 

Enfants  du  Crocodile! 

Rentre-toi  î  rentre-toi  comme  la  tortue  qui  rentre  sa 
tête  sous  sa  carapace.... 

Soudain  un  nouvel  ordre  retentit  : 

—  Khedi  goma  I 

A  ces  mots,  tous  se  précipitèrent  vers  la  barrière 
où  ils  cachaient  leur  provision  de  chaux,  et  ils  s'en 
enduisirent  tout  le  corps,  car,  durant  les  trois  mois  de 
l'initiation,  ils  doivent  être  blancs,  resplendissants.  La 
chaux,  c'est  la  graisse  de  brebis  dont  ils  s'oignent.... 
après  avoir  mangé  sa  chair!  Et,  en  fait,  elle  protège 
leur  corps  contre  les  éruptions,  les  maladies  de  la 
peau  qui  ne  manqueraient  pas  de  se  produire,  puisque, 
durant  tout  ce  temps,  il  leur  est  interdit  de  se  laver. 
On  va  chercher  cette  chaux  bien  loin,  en  grand  secret, 
pour  que  les  femmes  ne  sachent  pas  ce  qui  fait  briller 
les  circoncis,  quand  elles  les  voient,  par  hasard,  de 
loin,  passer  sur  les  collines,  étranges  apparitions  blan- 
ches se  détachant  sur  le  ciel  bleu,  dans  la  lumière  du 
matin  1... 

—  Et  maintenant,  en  route  pour  la  chasse  ! 

Il  est  midi.  Jusqu'au  soir,  les  cent  initiés,  accom- 
pagnés des  bergers  presque  aussi  nombreux  qu'eux, 
vont  battre  le  pays,  armés  de  leurs  bâtons  et  de  leurs 
sagaies. 

—  Vous  rapporterez  au  moins  trois  lièvres  et  une 
antilope,  leur  dirent  les  vieux,  sinon,  gare  à  vous,  vous 
serez  battus! 

Ayant  revêtu  des  petites  jupes  de  feuilles  de  pal- 
mier, ils  sortirent  de  la  cour  des  mystères  en  jetant 
aux  échos  leurs  plus  puissants  Mafé-é-é-é  ;  dans  les 
villages,  les  femmes  se  dirent  ;  «  Gare  !  La  «  bou- 
kouéra»,  la  troupe  des  circoncis  arrive.  »  Et  celles 


44  A  ïécole  de  la  circoncision 

qui  étaient  avisées  s'enfermèrent  dans  leurs  huttes. 
Quelques  bergers  vont  en  avant,  pénètrent  dans  les 
villages  auprès  desquels  la  blanche  troupe  va  passer. 
Si  une  fille  s'est  attardée  dehors,  ils  la  battent,  la  font 
entrer  dans  la  case  en  hâte  et  ferment  celle-ci  avec  des 
imprécations.  Si,  par  hasard,  d'autres  femmes  sont 
sur  le  chemin,  un  coup  de  sifQet  retentit.  Tous  les  cir- 
concis se  précipitent  alors  à  terre  pour  n'être  pas  aper- 
çus ;  les  imprudentes  s'enfuient  en  poussant  des  cris 
d'épouvante  ;  parfois  elles  jettent  même  loin  d'elles  le 
panier  conique  qu'elles  portent  sur  la  tête  afin  de  déta- 
ler plus  rapidement,  car  plus  d'une  fut  tuée  pour  avoir 
vu  de  ses  yeux  le  «  shondlo  »,  la  feuille  de  vigne  1 
Elles  le  savent.  Aussi  laisseront-elles  plutôt  leur  panier 
à  la  merci  de  la  troupe  qui  porte  malheur  I 

Ce  jour-là,  on  alla  chasser  à  la  colline  de  Kouédji. 
C'est  un  petit  avant-mont  conique  du  Drakensberg 
qui  s'avance  en  sentinelle  dans  la  plaine  et  qui  est 
couvert  de  buissons  épineux,  halliers  impénétrables, 
retraite  de  nombreuses  bêtes  des  champs.  Il  s'agissait 
d'entourer  la  colline  par  la  base  et,  tout  en  battant  les 
branches,  de  monter  vers  le  sommet  en  chassant  le 
gibier  devant  soi  et  en  transperçant  les  animaux  qui 
tenteraient  de  redescendre  :  exercice  hautement  amu- 
sant, excitant,  superbe  !  Déjà  deux  antilopes  rouges 
marquées  de  blanc,  des  timbalala,  avaient  été  levées, 
et  elles  faisaient  des  bonds  énormes,  sautant  de  ci,  de 
là,  évitant  les  pierres  qui  pleuvaient,  les  casse-tête 
habilement  dirigés,  jusqu'à  ce  que,  aj-ant  passé  près 
d'une  sagaie,  l'une  d'elles  fut  transpercée. 

—  Hallaloo  !  cria  l'auteur  de  ce  bon  coup,  et  ses 
voisins  vinrent  lui  aider  à  achever  l'animal. 

Profitant  de  la  brèche  qui  se  produisait  ainsi  dans 
la  ligne  d'attaque,  l'autre  partit  à  fond  de  train  vers 
la  plaine.  Un  des  bergers  était  là  et  vit  la  faute  com- 
mise : 


Une  journée  an  «  soungui  »  45 

—  Nigauds  que  vous  êtes  !  Vous  avez  laissé  partir 
l'autre  !  Vous  boirez  le  lait  de  chèvre  !  Attendez  seu- 
lement. 

Quand  le  soleil  descendit  à  l'horizon  derrière  la 
grande  paroi  du  Marovougne,  on  se  réunit  aux  envi- 
rons du  village  d'un  conseiller  aveugle  nommé  Masé- 
lésélé.  Le  bilan  de  la  journée,  c'était  une  antilope 
rouge  et  un  lièvre,  plus  six  oiseaux  de  tailles  diverses, 
entre  autres  un  beau  ramier  bleu  foncé,  aux  paupiè- 
res, au  bec  et  aux  pattes  d'or.  Les  plus  jeunes  des  cir- 
concis se  chargèrent  du  gibier  et  la  troupe  rentra  au 
«  soungui  »  en  remplissant  le  pays  tout  entier  de  ses 
clameurs  sauvages. 

Le  retour,  cette  dernière  montée  au-dessus  de  la 
plaine,  du  côté  de  la  roche  grise,  dans  le  frais  du  soir, 
avait  toujours  je  ne  sais  quoi  d'empoignant  pour  ceux 
qui,  comme  Zidji,  étaient  accessibles  aux  émotions 
d'ensemble.  Alors,  le  jeune  homme  se  sentait  devenir 
vraiment  quelqu'un,  une  unité  active  au  sein  de  la 
tribu  vénérable  et  puissante.  Mais  à  cette  sensation  de 
gloire  personnelle  se  joignait  une  crainte  perpétuelle  : 
celle  des  coups.  Les  vieux  seraient-ils  satisfaits  de  la 
chasse  ou  bien  décideraient-ils  de  punir  toute  l'école  à 
cause  des  maladroits  qui  avaient  laissé  fuir  l'anti- 
lope? Rentrés  dans  la  cour  des  mystères,  les  porteurs 
allèrent  jeter  les  deux  mammifères  et  les  six  oiseaux 
dans  la  baraque  des  vieux. 

Malao  vint  inspecter  le  produit  de  la  chasse. 

—  On  vous  avait  commandé  trois  lièvres il  n'y 

en  a  qu'un  !  D'autre  part,  il  y  a  six  oiseaux. 

Malao  aimait  beaucoup  le  ramier  bleu.  Les  pattes 
d'or  de  la  colombe  l'attendrirent.  D'ailleurs,  l'antilope 
rouge  elle  aussi  est  un  fin  manger 

—  C'est  bien  ;  vous  ne  serez  pas  battus  I 

Et,  le  soir,  ce  fut  un  festin  pour  les  surveillants  du 
<(  soungui  ».   Car,  de  toute    cette    viande,    naturelle- 


46  A  Vécole  de  la  circoncision 

ment,  rien  n'alla  aux  chasseurs;  elle  est  tout  entière 
la  propriété  des  vieux,  aussi  bien  que  les  petites  mar- 
mites de  sauce  d'arachides  qu'envoient  bonassement 
les  mères. 

Ce  jour-là,  pour  comble  d'ironie,  Molondjo,  qui 
avait  été  désigné  pour  dépecer  l'antilope,  mit  de 
côté  l'un  des  estomacs  de  l'animal  encore  tout  plein 
d'herbe  à  demi  digérée  et,  quand  les  jeunes  garçons 
furent  à  leur  repas  peu  savoureux,  il  alla  répandre 
cette  matière  verte  et  amère  sur  la  polenta  blanche  en 
leur  disant  : 

—  Vous  voyez,  les  petits  !  On  a  pitié  de  vous  !  C'est 
vous  qui  mangez  toute  la  viande  !  Vous  êtes  des  sei- 
gneurs !  A  nous  il  ne  nous  reste  rien  ! 

Et  ils  durent  avaler  cet  assaisonnement  repoussant, 
les  pauvrets,  sans  dire  mot,  comme  si  c'eût  été  le  plus 
exquis  des  régals,  sous  l'œil  des  bergers  et  sous  la 
menace  de  leurs  bâtons  ! 

Après  le  repas  du  soir  que  les  femmes  avaient 
apporté  au  soleil  couchant,  les  circoncis  chantèrent 
encore  quelques  refrains  en  guise  de  stomachique. 
Puis  ils  transpercèrent  l'Eléphant  durant  toute  une 
heure  en  faisant  danser  les  vieux  et,  enfin,  vers  neuf 
heures  du  soir,  retentit  le  dernier  ordre  de  la  journée, 
celui  qu'ils  préféraient  : 

—  Khoueréré  I  Mayisé  1  Mafefo  ! 

A  ces  mots,  ils  se  levèrent  et  allèrent  retrouver  cha- 
cun son  lit....  que  dis-je....  la  place  sale  et  terreuse, 
pleine  de  vers  rongeurs,  où  ils  devaient  dormir. 

Le  froid  était  descendu  de  la  montagne,  piquant, 
désagréable.  Ils  n'avaient  pour  se  couvrir  que  les  nat- 
tes d'herbe  grossièrement  cousues  par  eux  le  premier 
jour.  Et  pourtant  la  plupart  s'endormirent  immédia- 
tement, couchés  sur  le  dos,  selon  la  loi  du  Ngoma, 
éreintés  qu'ils  étaient  par  cette  longue,  longue  journée 
d'épreuves. 


L'évasion  47 

V 

L'ÉVASION 


Sur  sa  couchette  de  terre,  le  petit  Latane  se  tour- 
nait fiévreusement,  transgressant  constamment  la  loi 
d'après  laquelle,  au  Ngoma,  il  n'est  permis  de  dormir 
que  sur  le  dos.  Il  avait  été  battu  le  matin,  à  l'Eléphant, 
battu  aux  deux  repas,  battu  surtout  au  retour  des 
chasseurs.  Latane  n'était  pas  allé  à  la  colline  de 
Kouédji,  car  il  se  sentait  trop  faible  pour  marcher  et 
son  frère  aîné,  l'un  des  bergers,  qui  avait  soin  de  lui, 
avait  obtenu  pour  lui  la  permission  de  rester  au 
«  soungui  ».  Mais  quand  la  troupe  était  revenue, 
tous  s'étaient  rués  sur  lui  et  sur  trois  ou  quatre  autres 
petits  malades,  dispensés  eux  aussi  de  la  chasse.  C'est 
la  règle,  hélas  !  Il  s'agit  de  punir  ceux  qui  s'écoutent, 
qui  manquent  de  courage,  de  virilité  et  leurs  cama- 
rades d'épreuve  les  frappent  plus  fort  encore  que  les 
bergers.  L'un  de  ces  coups,  maladroitement  appliqué, 
avait  même  fait  pousser  à  Latane  un  cri  de  douleur. 
Sa  plaie,  mauvaise  dès  le  premier  jour,  s'était  dange- 
reusement envenimée.  Maintenant  la  fièvre  le  tortu- 
rait et  il  n'avait  pas  une  goutte  d'eau  à  boire. 

—  J'ai  soif,  dit-il  tout  bas  à  Zidji  qui,  inquiet  de  le 
voir  si  mal,  ne  dormait  pas. 

Zidji  ne  répondit  rien.  Qu'aurait-il  répondu?  Il  est 
interdit  aux  circoncis  de  boire  de  l'eau  durant  tout 
leur  séjour  au  Ngoma. 

Latane,  torturé  par  la  douleur,  se  coucha  sur  le 
côté  droit.  A  ce  moment,  un  coup  de  verge  vint  lui 
cingler  les  côtes.  L'un  des  bergers  qui  était  de  garde 
cette  nuit-là  avait  vu  qu'il  n'était  pas  sur  le  dos  et 


48  A  l'école  de  la  circoncision 

il  le  rappelait  ainsi  à  son  devoir.  Latane  gémit  lon- 
guement. Alors  Zidji,  indigné,  se  leva  et  dit  à  haute 
voix  : 

—  Brigand  que  tu  es,  ne  peux-tu  pas  laisser  tran- 
quille un  petit  garçon  qui  va  mourir  ! 

Il  ne  savait  pas  d'abord  quel  était  le  berger  de  fac- 
tion ce  jour-là;  mais  lorsqu'il  fut  debout,  il  le  reconnut. 
C'était  Gouanazi,  avec  sa  vilaine  face  de  satyre,  ses 
deux  hideuses  cornes,  ses  j^eux  insolents. 

—  Qu'as-tu  à  dire,  toi,  et  qu'est-ce  que  cela  te 
regarde?  Il  paraît  que  tu  en  veux  aussi?  Tiens  î 

Et  il  lui  administra  aussi  trois  ou  quatre  coups  qu'on 
entendit  d'un  bout  à  l'autre  de  la  cour  des  mj^stères. 
Gofana,  le  voisin  de  gauche  de  Zidji  et  Maroupi,  celui 
qui  était  couché  plus  loin  que  Gofana,  se  réveillèrent 
au  bruit  de  l'altercation  et  s'informèrent  de  ce  qui  se 
passait.  Zidji  qui  tremblait  de  colère  et  avait  une  envie 
démesurée  de  se  colleter  avec  son  ennemi  détesté  leur 
dit  tout  haut  : 

—  C'est  Gouanazi  qui  tue  le  petit  Latane! 

Ce  dernier  avait  fondu  en  pleurs.  Les  sanglots  qu'il 
cherchait  à  réprimer  étaient  à  fendre  l'âme. 

—  Tranquilles,  tranquilles,  mauvais  sujets  que  vous 
êtes,  cria  une  voix  d'homme. 

Et,  comme  le  silence  ne  se  rétablissait  pas,  Malao, 
le  père  de  l'école  de  la  circoncision,  arriva  sur  les 
lieux. 

—  C'est  bien,  dit-il,  quand  il  eut  entendu  de  quoi  il 
s'agissait.  On  jugera  ça  demain. 

Gouanazi  s'éloigna  et  les  quatre  autres  se  recouchè- 
rent. Mais  Zidji  ne  pouvait  dormir.  Latane  grelottait 
maintenant. 

—  J'ai  froid  aux  pieds,  disait-il. 

Zidji  alla  chercher  quelques  charbons  pour  allumer 
du  feu  près  de  sa  tête.  Mais  à  quoi  cela  servait-il?  La 
tête  était  toute  en  fièvre.  C'étaient  les  pieds  qui  souf- 


L'évasion  49 

fraient  de  la  nuit  crue  et  méchante.  Or  il  était  défendu 
de  se  chauffer  les  pieds. 

—  Tiens  !  prends  ma  natte,  dit  le  grand,  le  bon 
garçon  à  son  petit  ami. 

Et  Zidji  l'en  couvrit  avec  un  soin  maternel  et  resta 
toute  la  nuit  nu,  exposé  aux  morsures  d'un  vent  d'hiver 
qui  descendait  des  hauteurs  du  Mamotsuiri. 

Le  lendemain,  Latane  ne  put  se  lever.  La  fièvre 
allait  croissant  et  il  souffrait  horriblement.  Malao 
vint  le  voir  et  dit  à  l'oncle  du  garçon,  le  frère  de  sa 
mère  : 

—  Il  ne  va  pas,  le  petit.  Dépêche-toi  de  construire 
une  petite  hutte  aux  environs  du  «  soungui  »  et  tu  iras 
le  soigner. 

Le  ((  Manyabé  »,  le  médecin  de  l'école,  qui  était  jus- 
tement arrivé  la  veille,  vint  examiner  sa  plaie  et  fronça 
les  sourcils.  Au  reste  quatre  autres  circoncis  étaient 
dans  le  même  cas,  tous  ceux  qui  avaient  passé  entre 
les  mains  de  l'Homme-Lion  qui  avait  opéré  Latane. 
Mais  ce  dernier,  ayant  été  si  maladroitement  battu, 
était  dans  un  état  beaucoup  plus  grave.  Quelques 
hommes  aidèrent  à  Maréma,  l'oncle  du  petit  malade,  à 
élever  en  hâte  une  petite  case  de  branchages  et  l'en- 
fant y  fut  transporté  le  même  jour. 

A  midi,  lorsque  les  circoncis  eurent  fini  de  se  blan- 
chir à  la  chaux,  avant  de  partir  pour  la  chasse,  ils  fu- 
rent convoqués  sur  la  place  des  chants  et  des  formules 
et  Malao,  en  quelques  phrases  très  brèves,  leur  dit  : 

—  L'un  de  vous  a  osé  protester  contre  la  juste  puni- 
tion infligée  à  celui  qui  avait  transgressé  la  loi  et  ne 
s'était  pas  couché  sur  le  dos.  Il  va  maintenant  boire 
du  lait  de  chèvre.  Allons  !  bêlez  tous  ! 

Et  tous  de  faire  à  qui  mieux  mieux  :  Mèè,  mèè,  mèè  ! 

Il  faut  dire,  pour  expliquer  ces  paroles  énigmati- 
ques,  qu'il  existe  un  arbre  qui  s'appelle  mbiiti,  du 
même  nom  que  l'animal    domestique    qu'on    appelle 


50  A  iécole  de  la  circoncision 

chèvre;  de  même,  en  français,  le  chèvre-feuille....  On 
prend  quelques  bâtons  de  son  bois  très  dur  ;  le  con- 
damné applique  ses  deux  mains  l'une  contre  l'autre  en 
séparant  les  doigts.  Un  bâton  est  introduit  entre  les 
index  et  les  majeurs,  un  second  entre  les  majeurs  et 
les  annulaires,  un  troisième  entre  les  annulaires  et 
les  petits  doigts.  Zidji  était  là,  debout  au  milieu  du 
cercle,  ses  mains  en  haut,  préparé  pour  le  supplice. 
Alors  un  grand  gaillard  de  six  pieds  prit  entre  les 
deux  mains  les  bouts  des  trois  bâtons,  les  serra  très 
fort  les  uns  contre  les  autres  et  souleva  à  deux  pieds 
de  terre  et  par  trois  fois  le  malheureux.  La  douleur 
est  intolérable.  Mais  Zidji  ne  broncha  pas.  Seulement 
il  regarda  Gouanazi  et  celui-ci  comprit. 

—  A  présent,  c'est  fini....  Mais  sachez  que  ce  mbuti- 
là,  c'est  la  chèvre  de  Gouabé  ^,  la  vieille  chèvre  qui  a 
perdu  ses  poils  mais  dont  le  lait  est  intarissable.  Il 
V  en  a  en  provision  pour  tous  ceux  qui  en  voudront. 
C'est  bon  !  Partez  et  revenez  avec  du  gibier  en  suffi- 
sance. 

Deux  jours  s'écoulèrent.  Durant  la  nuit,  on  enten- 
dait le  petit  Latane  gémir  dans  la  hutte  où  son  oncle 
le  surveillait.  Puis,  la  troisième  nuit,  on  n'entendit 
plus  rien,  et,  au  matin,  le  bruit  se  répandit  dans  la 
cour  des  mystères  qu'il  était  mort.  La  danse  de  l'Elé- 
phant, ce  jour-là,  manqua  de  vivacité.  Evidemment  les 
circoncis  avaient  été  frappés  et  tous  ceux  dont  la  plaie 
tardait  à  guérir  se  faisaient  déjà  d'horribles  représen- 
tations !  Malao  sentit  cela.  Il  comprit  qu'il  s'agissait 
de  réagir,  non  par  la  douceur  et  la  bonté,  mais  par  un 
redoublement  de  sévérité.  Quand  la  blanche  troupe 
fut  partie  pour  la  chasse  en  chantant  son  Mafé-é-é-é 
moins  fièrement  que  d'ordinaire,  il  réunit  les  hommes 
et  les  bergers  restés  au  camp  de  la  circoncision  : 

•  Gouabé,  nom  du  premier  homme. 


L'évasion  51 

—  Qu'on  m'apporte  la  marmite  de  la  mère  de  La- 
tane,  dit-il. 

Et,  avec  son  couteau,  il  fit  une  profonde^Jentaille 
au  bord. 

—  C'est  tout  ce  qu'on  fera  pour  annoncer  à  cette 
femme  la  mort  du  petit.  Il  lui  est  absolument  interdit 
de  pleurer.  Si  vous  entendez  des  cris  de  deuil  dans  son 
village,  nous  irons  le  détruire  la  nuit  prochaine.  Toi, 
Maréma,  dis  à  ta  sœur  qu'elle  se  taise. 

Quelqu'un  dit  :  Il  faut  consulter  les  osselets.  Peut- 
être  Latane  a-t-il  succombé  à  cause  des  maléfices.  I! 
y  a  peut-être  un  jeteur  de  sorts,  ici.  Nous  pourrions 
avoir  à  souffrir  de  lui  nous  aussi. 

—  Point  du  tout,  répondit  Malao.  Quand  un  cir- 
concis meurt  au  Ngoma,  pas  n'est  besoin  de  chercher 
une  explication  ailleurs.  C'est  la  faute  du  Ngoma.  Il 
a  été  tué  par  le  Ngoma.  Il  a  été  mangé  par  le  Ngoma. 
Et  prenez  garde  de  ne  pas  rendre  ces  garçons  pusil- 
lanimes. Je  vais  leur  dire  leur  affaire  ce  soir  à  leur 
rentrée  !  Toi,  Maréma,  prends  cinq  autres  bergers 
avec  toi  et  allez  creuser  la  fosse.  Creusez-la  sans  bê- 
che. C'est  interdit.  Si  vous  alliez  en  chercher  une  au 
village  cela  donnerait  l'éveil.  Choisissez  donc  un  en- 
droit humide,  là-bas  aux  environs  du  ruisseau  du 
Moudi  et  servez-vous  de  vos  bâtons.  Vous  enterrerez 
le  petit  dans  sa  natte  d'herbe  avant  le  coucher  du  so- 
leil. Et  qu'on  n'en  parle  plus;  m'entendez-vous? 
qu'on  n'en  parle  plus  I 

Ainsi  fut  fait.  Quelques  heures  après,  la  hutte  était 
démolie,  le  petit  Latane  dormait  dans  un  sépulcre 
plein  d'eau  et  les  circoncis  rentraient  au  Ngoma.  Ils 
avaient  fait  une  piètre  chasse.  Cela  fournit  à  Malao 
son  exorde  : 

—  Eh  quoi  !  tas  de  capons  que  vous  êtes  !  Vous 
avez  donc  tous  envie  de  boire  du  lait  de  chèvre? 
Qu'est-ce  que  cette  paresse  signifie?  Vous  vous  dé- 


52  A  l'école  de  la  circoncision 

coiiragez  parce  que  Latane  est  mort?  La  belle  affaire  1 
vous  tous  aussi  vous  mourrez  et  tant  mieux  !  Ne  vous 
a-t-on  pas  dit  que  le  Ngoma,  c'est  le  bouclier  de  buf- 
fle, c'est  le  Crocodile  qui  mord,  c'est  le  Lion  qui  dé- 
chire? Luttez  donc  !  Et  s'il  y  en  a  que  le  Ngoma  dé- 
vore, c'est  bien.  Cela  a  toujours  été  ainsi  !  Vous  dites 
que  vous  voulez  être  des  hommes.  Ne  savez-vous  pas 
que,  à  l'armée,  quand  on  se  bat  pour  le  chef,  il  y  en  a 
qui  sont  transpercés?  Allons  donc  :  Chantez  !  Chan- 
tez de  toutes  vos  forces  :  Ma-fé-é-é-é-é  !.... 

Electrisés  par  ces  paroles,  les  circoncis  entonnèrent 
leur  chant  de  virilité,  leur  refrain  d'orgueil  et  de  cou- 
rage et  ils  allèrent  se  coucher. 


—  Zidji  I  dit  Gofana  tout  doucement,  lorsque  la 
plupart  furent  endormis. 

—  Que  dis-tu? 

—  C'est  plus  fort  que  moi  !  je  veux  m'enfuir  avec 
Maroupi. 

—  T'enfuir?  Pour  aller  où?  Si  tu  vas  au  village,  on 
te  tuera,  ta  mère  aussi,  et  tes  sœurs  et  toutes  les  fem- 
mes de  chez  vous  1 

—  Non  I  nous  avons  décidé  de  nous  sauver  par  la 
montagne  et  d'aller  nous  cacher  chez  les  blancs. 

—  Chez  les  blancs?  Vraiment?  dit  Zidji.  Et  il  réflé- 
chit un  instant. 

—  Peut-être  Maroupi  réussira-t-il.  Mais  toi,  tu  es 
trop  petit,  trop  faible. 

—  Peu  importe  î  Tout  plutôt  que  cette  vie  horrible. 
Du  reste,  je  me  sens  malade,  toujours  plus  malade  et 
je  ne  tarderai  pas  à  mourir  comme  Latane.  Parfois  il 
me  semble  que  je  deviens  fou  ! 

—  Silence  I  cria  le  berger-surveillant,  qui  passait 
derrière  eux. 

Lorsqu'il  se  fut  éloigné,  Zidji  demanda  encore  : 


L'évasion  53 

—  Quand  vous  évaderez-vous? 

—  Demain  soir. 

Le  lendemain,  on  n'alla  pas  à  la  chasse.  Il  y  avait 
des  menaces  de  pluie,  un  fait  assez  rare  qui  se  pro- 
duit trois  ou  quatre  fois  seulement  durant  la  saison 
sèche.  Après  la  cérémonie  du  peinturlurage  à  la 
chaux,  on  se  réunit  sur  la  place  et  les  vieux  s'amusè- 
rent à  soumettre  les  circoncis  à  quelques  épreuves 
nouvelles  qu'ils  ne  connaissaient  pas  encore,  mais 
qui  ne  sauraient  être  laissées  de  côté  dans  un  Ngoma 
qui  se  respecte.  L'un  des  garçons  désigné  par  Malao 
dut  écarter  ses  jambes,  mettre  entre  ses  genoux,  de 
l'un  à  l'autre,  un  roseau  appointi  aux  deux  bouts  et 
courir  à  travers  la  place  de  toutes  ses  forces.  Et  tous 
les  hommes  de  lui  crier  :  «  C'est  cela  !  Porte  le 
Ngoma  1  Porte-le  bien  1  Ne  le  laisse  pas  tomber  1  »  Na- 
turellement à  chaque  enjambée  le  roseau  entrait  dans 
sa  chair  et  lui  faisait  très  mal.  Tous  y  passèrent,  les 
uns  après  les  autres. 

Un  des  plus  âgés  des  circoncis  avait  un  jour  pro- 
noncé des  propos  indignés  contre  les  vieux,  se  plai- 
gnant de  l'assaisonnement  vert  qu'on  leur  servait 
toutes  les  fois  qu'une  antilope  avait  été  tuée.  Il  avait 
dit  à  ses  camarades  :  «  Laissons  désormais  les  antilo- 
pes fuir  ,»  et  cette  parole  avait  été  rapportée  à  Malao 
par  un  des  bergers.  Ce  jour-là,  on  lui  fit  boire  le  lait 
de  chèvre  avec  la  langue,  c'est-à-dire  que  les  deux 
bâtons  de  l'arbre-chèvre  furent  mis  au-dessus  et  au- 
dessous  de  sa  langue  et  serrés  l'un  contre  l'autre  avec 
force  :  Et  tandis  que  le  pauvre  jeune  homme  retour- 
nait s'asseoir  à  sa  place,  les  larmes  aux  yeux,  le  vieux 
lui  dit  : 

—  Apprends  désormais  à  tenir  ta  langue  en  bride  I 
Et,  ce  jour-là,  les  circoncis  regrettèrent  la  chasse. 

Les  bêtes  sauvages  étaient  moins  méchantes  que  ces 
hommes  rudes  et  sévères. 


54  A  r école  de  la  circoncision 

Vers  quatre  heures,  on  les  lâcha  pour  aller  à  la  re- 
cherche du  bois  mort.  En  effet,  celui  qui  se  trouvait 
dans  les  environs  avait  été  complètement  épuisé,  car 
l'Eléphant  en  consomme  d'énormes  quantités,  et  il 
s'agissait  d'aller  plus  loin,  dans  la  forêt  aux  pieds  des 
roches,  de  ramener  des  troncs  entiers  qui  pourris- 
saient dans  les  pierres  roulantes  et  qui  fourniraient 
du  combustible  pour  plusieurs  jours. 

Ce  fut  le  moment  propice  que  choisirent  Gofana  et 
Maroupi.  Zidji,  qui  les  guettait  de  l'œil,  les  vit  s'éloi- 
gner. Un  berger  les  siffla. 

—  Nous  allons  chercher  un  tronc  que  nous  con- 
naissons, là-bas  1  répondirent-ils. 

Puis,  ajant  disparu  derrière  un  bouquet  d'arbres, 
ils  s'enfuirent.  Maroupi  était  grand,  sec,  avec  des 
muscles  de  fer;  ses  traits  étaient  durs,  résolus,  sa 
bouche  morose  mais  ferme,  ses  yeux  curieusement 
injectés  de  sang.  Gofana,  beaucoup  plus  petit  et  plu- 
tôt replet,  était  un  peu  faible  d'esprit  et  suivait  son 
grand  compagnon  comme  un  chien.  Maroupi  avait 
bien  calculé  son  coup.  Ils  iraient  passer  la  nuit  du 
côté  du  Mamotsuiri,  dans  une  certaine  ravine  boisée, 
toute  pleine  de  lianes  et  d'épines  qu'il  connaissait  de- 
puis longtemps,  ayant  souvent  gardé  les  chèvres  dans 
ces  parages.  Puis,  à  l'aube,  ils  en  sortiraient  et,  pas- 
sant le  promontoire  du  Marovougne  par  un  col  peu 
fréquenté,  ils  redescendraient  de  l'autre  côté  de  la 
paroi  rocheuse,  sur  la  vallée  de  Thabina.  Là,  il  avait 
une  tante  qui  l'affectionnait  particulièrement  et  qui 
les  cacherait  dans  sa  hutte  jusqu'à  la  nuit  suivante. 

Les  deux  ombres  blanches  fuyaient  donc  par  les 
sentiers  rocailleux  de  la  montagne  vers  le  ravin  pro- 
tecteur. Un  troupeau  de  chèvres  gardées  par  quatre 
petits  bergers  paissait  dans  le  taillis,  parmi  les  fougè- 
res-aigle, les  grandes  composées  jaunes,  les  arbustes 
de  toute  sorte.  Maroupi  siffla.  A  la  vue  des  circoncis, 


L'évasion  55 

les  gamins  s'enfuirent  épouvantés,  et  ils  passèrent. 
Mais,  à  leur  consternation,  les  fugitifs  aperçurent, 
descendant  par  le  sentier,  une  troupe  de  femmes  avec 
leurs  paniers  sur  la  tête.  Elles  revenaient  des  prairies 
du  Mamotsuiri  où  elles  étaient  allées  cueillir  certaines 
herbes  dont  on  fait  des  ficelles.  Un  coup  de  sifflet, 
plusieurs  coups  retentirent,  sifflet  d'alarme  bien  connu 
et  ils  se  précipitèrent  à  terre.  Alors,  dans  la  tran- 
quille procession,  ce  fut  un  épouvantement  subit.  Af- 
folées à  la  pensée  de  rencontrer  la  «  boukouéra  » 
maudite,  elles  jetèrent  loin  le  contenu  de  leurs  pa- 
niers pour  pouvoir  les  prendre  sous  leurs  bras  et  dé- 
gringolèrent tout  droit  à  travers  la  brousse  épaisse  et 
épineuse,  glissant,  tombant,  se  blessant,  n'ayant 
qu'une  pensée  :  Eviter  la  vue  qui  donne  la  mort  î 
L'une  d'elle  passa  tout  près  des  deux  garçons.  Elle 
les  vit.  Elle  vit  tout  !  Elle  crut  mourir  de  saisisse- 
ment. Quand  elle  rejoignit  ses  compagnes,  sur  un  au- 
tre chemin,  plus  bas  dans  là  vallée,  elle  leur  avoua 
tout. 

—  Malheur  et  damnation,  dit  une  des  vieilles  !  N'en 
dis  rien  à  personne  I  Si  on  le  sait,  c'en  est  fait  de 
toi! 

Et  elles  jurèrent  toutes  de  ne  rien  dire  de  leur  ren- 
contre. 

Maroupi  et  Gofana  passèrent  à  quelque  distance  du 
village  d'Aprinne,  un  Mosouto  qui  aime  la  montagne 
et  la  solitude  et  qui  a  bâti  les  trois  ou  quatre  huttes 
qu'il  possède  à  mi-côte  du  Marovougne,  sur  un  joli 
replat  gazonné.  Ses  chiens  —  car  il  en  a  toujours 
quatre  ou  cinq  pour  chasser  les  marmottes  et  les  liè- 
vres —  ses  chiens  aboyèrent  furieusement. 

—  Presse  le  pas,  dit  Maroupi.  Hâtons-nous  I 
Enfin  ils  arrivèrent  au  ravin  escarpé  dans  le  fond 

duquel  se  trouve  une  petite  forêt  très  épaisse  qui  des- 
cend comme  une  coulée  de  lave  noire.  Il  fallait  d'abord 


56  A  Vécole  de  la  circoncision 

se  frayer  un  passage  à  travers  des  fougères  aquilina, 
hautes  d'un  mètre,  toute  une  végétation  de  grandes 
papillonacées  et  composées,  avec  des  mimosas  épi- 
neux par  ci  par  là.  Ce  n'était  pas  trop  difficile,  bien 
que  certaines  orties,  qui  piquent  par  les  sépales  de 
leurs  fleurs  vertes,  leur  déversassent  leur  venin  au 
passage.  Plus  loin,  une  sorte  de  ronce  rampante 
grimpant  aux  herbes,  munie  d'épines  aiguës,  cro- 
chues, celle  que  nous  appelons  la  salsepareille,  bou- 
chait le  chemin,  et,  pour  se  frajer  un  passage,  ils  se 
mirent  en  sang.  Mais  c'était  justement  ce  qu'il  leur 
fallait  :  une  cachette  impénétrable.  Habitués  à  souf- 
frir, croyant  qu'ils  touchaient  à  la  liberté,  ils  endu- 
raient tout  sans  rien  dire.  Enfin  ils  arrivèrent  au 
milieu  du  ravin.  Il  y  avait  là  de  grandes  pierres  cou- 
vertes de  bégonias  aux  fleurs  café  au  lait,  des  fougères 
gracieuses  de  plusieurs  espèces  différentes,  des  strep- 
tocarpus  semblables  à  de  gigantesques  grassettes 
bleues.  Quelques  arbres  immenses  maintenaient  en 
toute  saison  une  ombre  épaisse  et  une  fraîcheur  de 
cave  en  cet  endroit  d'ailleurs  si  bien  protégé  par  son 
rempart  d'épines.  A  ces  arbres  grimpaient  plusieurs 
lianes  grosses  comme  la  jambe,  qui  s'élançaient  d'un 
bond  du  sol  aux  branches  les  plus  élevées,  à  quinze  ou 
vingt  mètres  d'altitude.  Pour  parler  plus  exactement, 
ces  lianes  étaient  suspendues  aux  rameaux  puissants 
des  arbres.  Evidemment  elles  avaient  crû  en  même 
temps  qu'eux.  Or  elles  constituaient  la  dernière  res- 
source de  Maroupi.  L'une  d'elles,  un  mimosa  grim- 
pant, était  pourvue  d'épines  grosses  comme  le  pouce 
et  très  pointues.  L'autre  était  absolument  lisse.  Sous 
l'un  des  rochers  éboulés  qui  remplissaient  le  fond 
du  ravin,  il  y  avait  un  trou,  une  grotte  à  mar- 
mottes où  les  deux  garçons  se  blottirent.  Le  soleil 
s'était  couché.  Maroupi  respirait....  Soudain  les 
chiens  d'Aprinne  se  mirent  à  aboyer. 


évasion 


57 


—  Ecoute  bien,  dit-il  à  Gofana. 

—  Malédiction  1  C'est  eux  !  Nous  sommes  poursui- 
vis !  Vite,  grimpons  ! 

Et  empoignant  la  liane  lisse,  Maroupi  franchit  vi- 
goureusement l'espace  qui  le  séparait  des  hautes 
branches.  Là-haut,  il  se  blottit  dans  un  épais  bouquet 
de  feuilles,  où  il  était  impossible  de  l'apercevoir.  Go- 
fana, lui,  saisit  la  liane  épineuse.  Il  n'avait  pas  grimpé 
deux  mètres  que  ses  jambes  étaient  en  sang.  En  gé- 
missant il  se  laissa  retomber  et  voulut  remonter  par 
la  liane  lisse.  Mais  déjà  on  entendait  les  aboiements 
plus  rapprochés. 

—  Cherche  1  cherche  !  disaient  des  voix,  et  le  bruit 
des  grandes  herbes  abattues  à  coup  de  bâton,  des 
ronces-salsepareille  qu'on  coupait,  annonçait  qu'une 
troupe  arrivait. 

—  Cache-toi  dans  le  trou,  cria  Maroupi  I 
Gofana  obéit. 

—  Aïe  les  épines  I  entendait-on  crier.  Ces  malins  I 
Avoir  tant  à  souffrir  pour  eux  1  Gare  à  eux! 

Bientôt  la  meute  déboucha  dans  l'espace  libre  à  la 
fraîcheur  de  cave,  sous  les  grands  arbres,  et  les 
chiens  sans  hésiter  allèrent  découvrir  Gofana  sous 
son  rocher. 

—  Ah  1  ah  !  le  voilà,  notre  petit  coquin,  dirent  les 
bergers  en  le  rouant  de  coups.  Et  l'autre,  où  se  trouve- 
t-il? 

Ils  regardèrent  de  tous  côtés.  L'ombre  était  épaisse 
déjà,  dans  la  forêt,  car  le  crépuscule  est  de  courte 
durée. 

—  Après  tout,  est-on  bien  sûr  qu'il  y  en  ait  deux  ?  de- 
manda l'un  des  jeunes  gens.  Les  gamins  des  chèvres 
disent  n'en  avoir  vu  qu'un. 

Et,  satisfaits  de  leur  prise,  ils  reprirent  le  chemin 
du  camp  des  circoncis  en  poussant  Gofana  devant 
eux. 


58  A  l'école  de  la  circoncision 

Maroupi  poussa  un  immense  soupir  de  soulage- 
ment, dans  sa  haute  retraite.  Le  petit  bois  rentra  dans 
le  silence.  Mais,  comme  la  nuit  était  tout  à  fait  venue, 
son  cœur  pensa  défaillir  dans  sa  poitrine.  Un  cri  avait 
retenti  soudain  dans  le  feuillage  des  grands  arbres, 
cri  étrange,  effrayant.  Puis  ce  fut  comme  un  bêlement 
de  chèvre. 

«  Le  shimhé-mhé-mhé  1  »  se  dit-il  avec  horreur, 
se  rappelant  avoir  entendu  dire  qu'il  demeurait  pré- 
cisément dans  ce  ravin.  Le  shimhé-mhé-mhé  c'est  le 
grand  serpent  de  la  montagne,  la  «  Vuivre  »  des  Ba- 
Pédi  qui  chemine  toujours  dans  les  branches  et  qui 
tue  l'homme  en  mordant  le  milieu  du  crâne.  «  Je  suis 
mort,  »  se  dit-il.  Et,  se  dévalant  avec  rapidité  par 
la  liane,  malgré  l'obscurité,  il  sortit  de  la  forêt,  se 
fraya  un  chemin  à  travers  les  épines  avec  une  énergie 
de  désespoir  et  courut  à  toutes  jambes  par  le  chemin 
vers  le  col  de  Thabina.  Là-haut,  sur  l'autre  versant 
du  chaînon,  était  une  prairie  plate  avec  deux  char- 
mantes petites  forêts  aux  arbres  toujours  verts.  Un 
vent  frais  y  soufflait.  Bien  que  la  solitude  fût  grande, 
partout  on  y  voyait  des  chemins  frayés.  La  terreur 
de  Maroupi  se  dissipa.  Il  se  décida  à  attendre  le  jour 
sur  ce  plateau.  A  la  première  lueur  d'aube,  il  descen- 
dit du  côté  de  la  vallée  de  Thabina,  jusqu'à  une  jolie 
source  où  il  s'était  souvent  désaltéré.  Il  but,  oui,  il 
but,  non  parce  qu'il  avait  soif,  mais  parce  qu'il  était 
libre.  Surtout  il  se  lava,  il  fit  disparaître  toute  trace 
de  chaux  sur  sa  peau  et  se  ceignit  d'une  ceinture  qu'il 
avait  préparée  avec  des  peaux  de  marmottes  les  jours 
précédents.  Ainsi,  ayant  repris  son  costume  et  sa 
couleur  d'autrefois,  il  arriva  dans  l'autre  vallée,  dans 
le  village  de  sa  tante  maternelle.  La  place  était  dé- 
serte. Tout  le  monde  était  aux  labours.  C'était  une 
chance  !  Maroupi  entra  dans  la  hutte  par  la  porte  très 
basse  en  se  traînant  par  terre  et  attendit  dans  l'inté- 


I 


L'évasion  59 

rieur  le  retour  de  celle  qu'il  appelait  sa  mère.  Elle 
arriva  bientôt  et  tomba  des  nues  en  voyant  son  neveu. 
Mais,  étant  femme  et  ayant  pour  lui  une  grande  affec- 
tion, elle  entra  immédiatement  dans  ses  plans  d'éva- 
sion, 

—  L'oncle  est  justement  absent;  heureusement 
pour  toi,  car  il  pourrait  bien  exiger  que  tu  retournes 
au  Ngoma;  il  reviendra  demain.  Ce  soir,  à  la  nuit,  tu 
sortiras  d'ici  et  je  te  préparerai  des  pains  de  millet 
pour  la  route.  Chez  les  blancs  tu  trouveras  facilement 
à  t'engager.  Cache-toi  derrière  le  «  ngoula  »  (le  grand 
panier  de  provisions  qui  occupe  généralement  le  fond 
de  la  hutte). 

Par  des  chemins  détournés,  Maroupi  partit  pour 
Hœnertsbourg  et,  deux  jours  après,  il  entrait  comme 
garçon  à  tout  faire  au  service  d'un  fermier  sur  le  pla- 
teau du  Transvaal,  à  cinq  shellings  par  mois.  Il  était 
si  heureux  qu'il  eût  bien  payé  lui-même  cinq  shellings 
pour  être  tranquille  et  à  l'abri. 

Six  mois  plus  tard,  il  revint  à  la  maison.  Personne 
ne  lui  parla  de  son  escapade.  Le  camp  de  la  circonci- 
sion était  brûlé,  le  temps  du  Ngoma  était  passé  ;  il  y 
avait  péremption  ! 

Hélas  1  il  en  fut  bien  autrement  pour  Gofana.  Le 
lendemain  de  sa  tentative  d'évasion,  il  fut  lié  dans  un 
coin  de  la  cour  et  les  hommes  discutèrent  son  affaire. 
Deux  opinions  étaient  en  présence.  Les  uns,  les  re- 
présentants de  l'ancien  ordre  de  choses  et  de  la  cou- 
tume exacte  du  Ngoma  disaient  :  «  Il  doit  être  brûlé 
le  dernier  jour  avec  les  baraques,  les  ustensiles  et 
tout  ce  qui  a  servi  aux  rites.  On  le  liera  sur  la  grande 
perche  «  moulagarou  »  et  les  flammes  purificatrices 
délivreront  le  pays  d'un  traître  qui  a  transgressé  la 
loi.  »  D'autres  déclaraient  que  ce  serait  dangereux. 
Une  plainte  pourrait  être  formulée  auprès  du  gouver- 
nement des  blancs  et  le  chef  serait  puni.  Mieux  valait 


60  A  V école  de  la  circoncision 

faire  boire  au  garçon  des  médecines  qui  lui  feraient  per- 
dre le  peu  d'esprit  qui  lui  restait.  Maintenant  même, 
il  avait  été  si  prodigieusement  effrayé  par  les  chiens, 
les  coups,  les  menottes,  que  peu  de  chose  suffirait 
pour  obtenir  ce  résultat.  En  le  voyant  devenir  fou, 
tous  les  garçons  circoncis  ou  à  circoncire  seraient 
avertis  à  salut  !  Ils  sauraient  que  celui  qui  veut  échap- 
per à  la  règle  de  l'Ecole  ou  bien  disparaît,  comme 
Maroupi,  ou  bien  perd  la  tête,  comme  Gofana.  On  fi- 
nit par  se  rallier  à  ce  dernier  avis. 

Le  «  Manjabé  »  fut  mandé.  C'était  un  bonhomme 
plein  d'astuce.  Il  remarqua  sans  tarder  que,  toutes  les 
fois  qu'un  chien  aboyait,  Gofana  tressaillait.  «  Bon  ! 
j'ai  mon  affaire,  »  se  dit-il. 

Il  prépara  des  bouts  de  racines,  les  cuisit  dans  une 
marmite,  cueillit  certaines  feuilles  pour  asperger  le 
malheureux  et  lui  dit  d'une  voix  terrible  : 

—  Te  voilà  devenu  un  chien  !  Aboie  ! 
Il  obéit  :  Wou  I  wou  ! 

Alors  le  Manyabé  le  lava,  le  frotta,  l'enduisit  d'une 
graisse  noire  autour  du  cou  et  lui  dit  : 

—  Tu  aboieras  désormais  toutes  les  fois  que  tu  vou- 
dras manger  ou  boire.  Si  tu  oublies  une  seule  fois,  tu 
mourras  I 

Et,  durant  toute  la  fin  de  l'Ecole  et  bien  longtemps 
encore,  Gofana  abo^^a  trois  ou  quatre  fois  le  jour.  Ses 
camarades  l'appelèrent  nouamln^ana,  l'homme-chien, 
et  la  conviction  se  répandit  partout  que  celui  qui 
s'évade  du  Ngoma  devient  fou. 


Bartimée  61 

VI 

BARTIMÉE 


Or,  une  certaine  après-midi  de  juillet,  au  moment 
où  le  soleil  allait  se  coucher,  il  y  eut  une  querelle  fort 
bruyante  dans  le  village  le  plus  rapproché  de  la  capi- 
tale. Deux  femmes  se  prirent  aux  cheveux,  si  tant  est 
qu'on  puisse  dire  cela  des  négresses  crépues.  L'une 
d'elles  portant  des  «  tingoya  »,  l'expression  est  en 
place  quand  même,  car  les  «  tingoya  »  ce  sont  des 
mèches  de  cheveux  fortement  allongées,  enduites 
d'ocre  et  retombant  aux  côtés  du  front  et  sur  la  nuque. 
Elles  sont  l'apanage  des  nourrices  qui  amusent  les 
bébés  en  les  faisant  aller  de  ci  de  là,  et  des  magiciens 
dont  l'expression  cabalistique  est  rehaussée  par  ces 
curieuses  queues  de  rats  qui  se  balancent.  Au  reste 
c'est  un  fait  digne  de  remarque  que,  chez  les  peuples 
primitifs  et  peut-être  chez  d'autres  moins  retardés,  le 
magicien  et  le  prêtre  cherchent  à  revêtir  une  appa- 
rence féminine.... 

Ces  deux  femmes,  naturellement,  étaient  les  co- 
épouses  d'un  seul  homme  et  celui-ci,  qui  était  un 
joyeux  compère,  s'amusait  à  les  exciter  l'une  contre 
l'autre,  comme  ces  gamins  qui  ramassent  deux  saute- 
relles dans  un  champ  et  qui  les  tiennent  en  présence 
l'une  de  l'autre,  éprouvant  un  plaisir  extrême  à  les 
voir  se  mordre,  se  dévorer  jusqu'à  extinction.  Le  sen- 
timent de  jalousie  particulier  aux  femmes  des  poly- 
games se  nomme  le  «  boukouélé  »  et  il  y  a  un  certain 
endroit  dans  le  village  qui  porte  aussi  ce  nom  parce 
que  c'est  là  que  ces  sentiments  très  spéciaux  s'épan- 
chent de  préférence.  Donc,  sur  la  place  des  jalousies, 


62  A  Vécole  de  la  circoncision 

entre  deux  cours-cuisines,  les  deux  mégères  s'étaient 
battues,  égratignées,  mordues,  en  émaillant  leur  dis- 
cussion d'injures  dignes  du  temps  du  Ngoma  où 
aucune  expression,  fût-ce  la  plus  ordurière  et  la  plus 
insultante,  n'est  prohibée. 

Cependant  le  bruit  de  cette  querelle  parvint  jus- 
qu'au camp  de  la  circoncision,  car  un  des  surveillants 
se  trouvait  justement  auprès  du  chef,  à  ce  moment-là. 
Il  rapporta  les  détails  de  l'affaire  au  tribunal  des  vieux 
et  ceux-ci  décidèrent  d'organiser  ce  que  les  Anglais 
appellent  une  «  expédition  punitive  ».  Le  lendemain 
au  soir,  celui  des  hommes  qui  s'appelle  «  la  mère  des 
circoncis  »  appela  tous  les  bergers  à  lui;  ils  se  muni- 
rent de  bâtons,  et,  profitant  d'un  superbe  clair  de  lune, 
sortirent  de  la  cour  des  mj'stères.  Quelques  circoncis 
les  accompagnaient,  entre  autres  Zidji  qui  avait  de- 
mandé à  être  de  la  partie  ;  et  c'était  une  chose  à  voir 
que  cette  file  d'ombres  noires  se  terminant  par  dix 
formes  blanches,  descendant  le  sentier  par  la  pleine 
lune  et  entonnant  leur  formidable  Ma-fé-é-é-é  !  en  arri- 
vant auprès  des  villages.  Partout  ce  fut  un  cri  d'éton- 
nement  et  d'épouvante,  et  les  femmes,  abandonnant 
leurs  marmites,  allèrent  se  réfugier  dans  les  huttes 
obscures.  Cependant  le  village  des  délinquantes  fut 
cerné,  et  bientôt  envahi.  Avec  des  chants  de  menace, 
la  troupe  noire  et  blanche  se  répandit  partout  et  finit 
par  entourer  les  cases  où  elles  s'étaient  enfermées. 
Deux  ou  trois  bergers,  les  plus  résolus,  sautèrent  sur 
les  huttes,  grimpèrent  jusqu'au  sommet  en  se  tenant 
à  la  couverture  d'herbe  et  se  mirent  en  devoir  d'enle- 
ver les  gerbes  en  commençant  par  le  haut.  Alors  le 
mari  sortit,  frappant  ses  deux  mains  l'une  contre  l'au- 
tre et  il  fit  empoigner  au  poulailler  deux  ou  trois  pou- 
les qu'il  livra  à  la  mère  des  circoncis.  Le  vieux  leva  la 
main  pour  arrêter  le  zèle  destructeur  de  ses  soldats  et 
le  village  fut  évacué. 


Bartimée  63 

Tout  glorieux  de  leur  haut  fait  et  de  l'amende  qu'ils 
avaient  réussi  à  extorquer,  les  bergers  retournaient  au 
camp. 

—  Si  nous  passions  chez  les  «  Madjakane  »,  sug- 
géra l'un  d'eux. 

On  appelle  de  ce  nom,  au  Tra.nsvaal,  les  chrétiens 
indigènes.  Leur  village  était  en  effet  tout  près,  droit 
au  pied  de  la  colline.  Ils  avaient  bâti  cinq  ou  six 
maisons  carrées  en  briques  et  une  jolie  chapelle,  et 
vivaient  là  paisiblement  sous  la  direction  de  leur 
évangéliste  Bartimée.  Un  quart  d'heure  plus  loin,  du 
côté  de  la  plaine,  sur  le  flanc  d'une  colline  assez 
abrupte,  se  trouvait  la  station  proprement  dite  où 
demeurait  le  missionnaire  blanc. 

Bartimée  n'était  pas  un  homme  du  pays.  Il  avait 
accompagné  son  missionnaire  au  Bokhaha  quand,  sur 
la  demande  expresse  des  conseillers  de  Dabouka,  il 
avait  décidé  de  s'établir  parmi  eux.  Bartimée  était 
grand,  maigre,  toujours  proprement  vêtu.  C'était  un 
beau  type  de  chrétien  noir,  sérieux  et  zélé,  passable- 
ment autoritaire,  mais  ayant  fort  à  cœur  la  conversion 
des  deux  tribus,  des  Ba-Nkouna  comme  des  Ba-Pédi. 
Bien  qu'il  se  fût  spécialement  voué  à  l'évangélisation 
de  ces  derniers,  il  était  de  race  Thonga.  C'était  là  sa 
nationalité  ;  il  était  donc  du  même  groupe  ethnolo- 
gique que  les  Ba-Nkouna,  et  avait  acquis  déjà  un  cer- 
tain empire  sur  Dabouka,  le  jeune  chef  nkouna  qui 
avait  même  commencé  à  suivre  son  école.  Se  tenant 
très  droit,  dans  la  chaire  modeste  de  sa  chapelle, 
avec  un  regard  vif,  une  parole  colorée,  très  vivante,  il 
attirait  beaucoup  d'auditeurs  le  dimanche  et  déjà  une 
petite  congrégation  de  six  familles  s'était  formée  au- 
tour de  lui. 

Lorsque  la  troupe  des  bergers  déboucha  sur  la 
place  de  son  village,  les  chrétiens  étaient  réunis  dans 
leur  église  pour  la  prière  du  soir.  On  entendait  leur 


64  A  l'école  de  la  circoncision 

chant  retentir.  C'était  sur  l'air  du  cantique  :  «  Reste 
avec  nous.  » 

Demeure  avec  nous.  Seigneur,  car  le  soleil  s'est  couché. 
Tout  passe  ici-bas,  les  hommes  et  les  choses  ! 
Toi  seul  tu  restes  à  toujours,  demeure  avec  nous  î 

Ils  sortirent  au  moment  même,  et  ce  fut  pour  voir 
le  village  envahi  par  les  ombres  noires.  Les  blanches 
avaient  fui  au  «  soungui  »,  déjà,  afin  de  n'être  vues  de 
personne.  Les  bergers  passablement  montés  se  livrè- 
rent alors  à  une  de  leurs  manifestations  accoutumées, 
insultant  les  femmes,  dansant  et  criant,  cela  d'autant 
plus  qu'ils  savaient  les  Madjakane  très  opposés  au 
Ngoma. 

—  Partez  d'ici,  cria  Bartimée,  dont  le  tempérament 
très  vif  s'enflammait  et  qui  avait  totalement  oublié  le 
cantique  mystique.  Les  bergers  redoublèrent  de  cris 
et  d'injures.  N'avaient-ils  pas  raison?  N'était-ce  pas  la 
loi  du  Ngoma? 

—  «  Fils  de  Satan!  »  leur  répondait  l'évangéliste. 
Enfin  la  horde  sauvage  et  vraiment  satanique  partit. 

On  les  entendit  qui  escaladaient  la  pente  de  la  mon- 
tagne en  hurlant  encore  leurs  refrains  bruyants. 

Bartimée  n'hésita  pas.  Il  déposa  ses  livres  de  priè- 
res, prit  sa  canne  et  se  rendit  tout  droit  chez  le  chef 
Dabouka  pour  se  plaindre. 

—  C'est  une  honte!  disait-il.  Si  les  païens  veulent 
paganiser,  qu'ils  paganisent  entre  eux.  Mais  envahir 
ainsi  le  village  de  la  prière  et  nous  horrifier  avec  leurs 
chants  et  leurs  propos  infernaux,  je  ne  puis  l'ad- 
mettre 1 

—  Tu  as  raison  et  ils  ont  tort,  je  les  gronderai. 

En  effet,  dès  le  lendemain,  Dabouka  envoyait  cher- 
cher Mankélou  et  le  priait  d'aller  au  Ngoma  de  sa 
part  et  de  défendre  qu'on  ennuyât  de  nouveau  les 
chrétiens.  Il  savait  ce  qu'il  faisait  en  choisissant  Man- 


Bartimée  65 

kélou.  Celui-ci,  tout  en  étant  un  païen  convaincu, 
avait  été  l'un  des  premiers  à  opiner  qu'il  fallait  rece- 
voir les  missionnaires  dans  le  pays.  Plusieurs  raisons 
politiques  et  autres  l'avaient  poussé  à  favoriser  l'éta- 
blissement du  prédicant  blanc  au  sein  de  la  tribu. 
Il  était  donc  tout  désigné  pour  prendre  la  défense  des 
chrétiens.  C'est  ce  qu'il  fit  avec  sagesse  et  modéra- 
tion. 

Cependant  l'expédition  des  bergers  devait  avoir  une 
autre  conséquence  bien  plus  grave.  Parmi  les  fidèles 
qui  étaient  sortis  de  la  chapelle  ce  soir-là,  la  «  mère 
des  circoncis  »  crut  reconnaître  un  sien  parent,  un 
homme  d'âge  mûr,  nommé  Jacob.  Ce  Jacob  avait 
toujours  eu  pour  l'école  de  la  circoncision  une  répu- 
gnance extraordinaire.  Aussi  avait-il  eu  soin  de  filer 
parla  tangente  toutes  les  fois  que  le  rite  devait  être 
pratiqué.  D'abord,  comme  jeune  garçon,  il  s'était  joint 
à  une  caravane  qui  était  allée  faire  un  tour  au  Bilène, 
dans  la  plaine  du  Bas-Limpopo  pour  acheter  des  peaux 
de  civettes  et  de  léopards.  Puis,  régulièrement,  il  par- 
tait en  février,  au  temps  du  «  bokagne  »  (bière  faite 
avec  des  fruits  qui  mûrissent  en  janvier),  il  allait  en 
ville  et  s'y  engageait  pour  quelques  mois.  Ignorant 
l'existence  du  Ngoma,  il  venait  de  rentrer  chez  lui, 
s'étant  d'ailleurs  converti  à  Pretoria  dans  l'église  d'un 
pasteur  indigène  nommé  Kanyana.  Quand  il  avait 
appris  que  l'école  de  la  circoncision  battait  son  plein, 
il  avait  négligé  de  s'éclipser  de  nouveau,  pensant  qu'on 
l'avait  oublié,  croyant  qu'il  y  avait  en  quelque  sorte 
péremption  pour  lui....  Mais  on  se  souvenait  parfaite- 
ment de  lui,  et,  en  l'apercevant,  le  vieux  s'était  dit  : 
«  On  va  te  tenir!  » 

Il  en  parla  secrètement  à  Malao,  qui  fit  surveiller  le 
village  des  chrétiens.  Les  espions  déclarèrent  qu'en 
effet  c'était  Jacob,  le  peureux,  qu'il  demeurait  dans  la 
maison  même  de  Bartimée  et  qu'il  consacrait  toutes 


66  A  l'école  de  la  circoncision 

les  après-midi  à  labourer  le  jardin  potager  de  l'évan- 
géliste.  Il  faut  dire  que  celui-ci  avait  de  superbes  cul- 
tures. Grâce  à  un  canal  creusé  sous  la  direction  du 
missionnaire,  l'eau  du  Moudi  arrivait  en  abondance 
dans  son  village,  et  il  avait  planté  un  énorme  carré  de 
bananiers  entre  lesquels  il  cultivait  force  choux,  lai- 
tues, oignons,  qu'il  vendait  aux  mineurs  du  pays  à  des 
prix  très  rémunérateurs.  Jacob  était  son  jardinier.  Il 
paj^ait  ainsi  sa  pension. 

Le  plan  de  Malao  et  consorts  fut  vite  arrêté  :  On 
enverrait  dès  le  lendemain  une  vingtaine  de  bergers 
dans  le  jardin  de  Bartimée  ;  ils  y  «  cueilleraient  » 
Jacob  aussi  aisément  que  Jacob  y  cueillait  ses  légu- 
mes. Ainsi  fut  fait.  Le  village  était  désert.  Bartimée 
était  justement  allé  à  la  station  pour  parler  au  mission- 
naire d'affaires  de  paroisse.  Nul  ne  fut  sur  les  lieux 
pour  s'opposer  à  cet  enlèvement.  Et  alors,  avec  des 
cris  de  triomphe,  les  bergers  introduisirent  le  pauvre 
homme  dans  la  cour  des  mjstères.  L'on  dépêcha  une 
estafette  à  l'un  des  Hommes-Lions  pour  qu'il  vînt  sans 
tarder  circoncire  le  peureux.  Quant  à  celui-ci,  il  trem- 
blait de  tous  ses  membres.  Il  se  voyait  déjà  mort  et 
recommandait  son  àme  à  Dieu. 

Bartimée,  lorsqu'il  revint  de  la  station  à  son  village, 
apprit  en  route  que  les  bergers  avaient  été  chez  lui. 
L'idée  de  ce  qui  s'était  passé  lui  traversa  l'esprit.  Il 
pressa  le  pas,  il  appela  Jacob.  Pas  de  Jacob  1  Alors, 
sans  perdre  une  minute,  il  prit  un  paquet  de  feuilles 
de  tabac  et  se  dirigea  vers  le  Ngoma.  Il  était  cinq 
heures  du  soir.  Les  circoncis  venaient  de  rentrer  de  la 
chasse  en  jetant  aux  échos  leurs  Ma-fé-é-é-é  retentis- 
sants. Bartimée  qui  les  suivait  de  près  sentait  son 
cœur  s'émouvoir.  Craignait-il?  Non,  après  tout!  Il 
connaissait  à  fond  toutes  les  coutumes  de  cette  détes- 
table école  et  allait  jouer  d'audace. 

A  la  porte  de  l'enceinte,  il  s'arrêta.  Aussitôt  plu- 


Bartimée  67 

sieurs  initiés  vinrent  lui  poser  les  questions  d'usage  : 

—  La  bête  qu'on  dépèce  par  derrière? 

—  Le  Crocodile,  répondit  Bartimée,  car  ses  entrail- 
les retombent  en  dedans. 

—  La  grande  formule  de  Manengouana?  Et  l'évan- 
géliste  leur  débita  le  :  Manengoii,  hentchilc,  bentcha, 
tiroula,  foula  ngoma,  etc.,  etc.,  avec  une  assurance 
telle  qu'on  ne  pouvait  douter  qu'il  eût  été  initié.  Mais 
lorsque  les  jeunes  garçons  se  furent  retirés,  Bartimée, 
sagement,  s'assit  sur  ses  talons,  posa  à  terre  le  paquet 
de  tabac  et  envoya  l'un  des  circoncis  chercher  un  des 
vieux  qu'il  connaissait.  Il  ne  savait  pas  quelle  était  la 
loi  de  pénétration  dans  le  Ngoma  de  ce  pays-ci,  car 
elle  diffère  suivant  les  tribus.  Il  y  avait  bien  six  paires 
de  perches,  mais  de  quelle  manière  fallait-il  les  contour- 
ner? Le  vieux  étant  arrivé  salua  l'évangéliste.  Celui-ci 
tendit  sa  petite  provision  de  tabac  en  le  priant  de  l'in- 
troduire. Le  mode  de  procéder  était  en  effet  très  com- 
pliqué. Il  s'agissait,  au  lieu  de  prendre  la  route 
droite  entre  les  perches,  d'entrer  à  gauche  de  la  pre- 
mière paire,  puis  de  traverser  la  route,  de  contourner 
ensuite  la  seconde  paire,  puis  la  troisième,  de  s'avan- 
cer ainsi  en  faisant  des  lacets  afin  de  déboucher  sur  la 
place  de  l'Eléphant  à  droite,  à  l'endroit  qu'on  appelle 
la  porte  des  hommes,  et  non  à  gauche,  du  côté  de  la 
baraque  des  circoncis.  S'il  se  fût  trompé,  dans  cette 
périlleuse  entrée,  Bartimée  aurait  été  hué.  Grâce  à  sa 
prudence,  il  fut  fort  loué  et  reçu  avec  considération 
par  les  surveillants. 

—  Je  viens  pour  affaires,  dit-il. 

On  le  fit  asseoir  et,  sans  préambule,  contrairement 
à  l'usage  cette  fois,  il  exposa  le  but  de  sa  visite. 

—  Vous  avez  enlevé  mon  homme,  un  chrétien.  Il  lui 
est  interdit  de  se  faire  circoncire,  car  il  est  converti. 
Je  viens  le  reprendre. 

Et,  sans  attendre  de  réponse,  sans  consentir  à  dis- 


68  A  l'école  de  la  circoncision 

cuter,  il  alla  à  la  recherche  de  Jacob  qu'il  trouva 
aJBfaissé  dans  un  coin  de  la  baraque  des  circoncis, 
gardé  par  deux  ou  trois  bergers. 

—  Lève-toi,  dit  Bartimée  rudement.  Allons  !  Sors 
d'ici  ! 

Et  Jacob,  tout  étonné,  comme  les  apôtres  lorsque 
l'ange  les  réveilla  dans  la  prison,  se  leva  et  partit.  Les 
assistants,  tout  le  camp  de  la  circoncision  étaient  plon- 
gés dans  un  étonnement  voisin  de  la  stupeur.  Ils  virent 
leur  prisonnier  sortir,  leur  échapper  et  ils  ne  purent 
dire  un  seul  mot.  L'évangéliste  les  salua  poliment  et 
partit  avec  son  converti.  L'audace  lui  avait  réussi. 

—  Maintenant,  va  au  plus  vite  vers  Monéri  ^,  dit-il  à 
Jacob.  Raconte -lui  l'histoire  et  enfuis -toi  ce  soir 
même  pour  la  ville.  Sinon  tu  es  un  homme  perdu! 

Jacob,  comme  en  un  rêve,  se  dirigea  vers  la  station 
où  le  missionnaire  confirma  l'ordre  de  Bartimée.  11 
prit  des  chemins  détournés  et  s'en  fut  chez  les  blancs 
pour  échapper  aux  noirs. 

Cependant,  au  camp  de  la  circoncision,  la  honte 
égalait  l'indignation.  Lorsque  les  vieux  se  furent  remis 
de  leur  stupeur,  ils  n'eurent  tous  qu'une  idée  :  Aller 
reprendre  de  force  celui  que  Bartimée  leur  avait  si 
audacieusement  enlevé.  Que  faire?  User  de  violence 
serait  dangereux.  Mankélou  n'était-il  pas  venu  la  veille 
ordonner  la  modération  et  le  respect  vis-à-vis  des 
chrétiens?  Punir  l'évangéliste,  c'était  d'ailleurs  un 
palliatif.  On  sentait  bien  que  son  courage  extraordi- 
naire, à  lui,  un  noir,  lui  venait  de  la  présence  du  mis- 
sionnaire. Oh!  ces  blancs,  qui  avaient  pris  le  pays!... 
Le  conseil  des  surveillants  décida  d'opérer  une  des- 
cente chez  Bartimée,  mais  avec  la  résolution  expresse 
d'aller  jusqu'à  Monéri  afin  de  réclamer  l'incirconcis 


*  Nom  générique  donné  aux  missionnaires  blancs,  au  nord  du 
Transvaal. 


Bartimée  69 

qui  avait  osé  esquiver  la  loi  par  six  fois,  mais  qu'il 
s'agissait  de  faire  passer  bon  gré  mal  gré  par  l'épreuve. 

Quand  ils  arrivèrent  chez  l'évangéliste,  —  c'était  tout 
le  ban  et  l'arrière-ban  des  grands  païens,  —  celui-ci 
les  reçut  poliment,  avec  quelque  froideur  cependant, 
et  leur  dit  : 

—  Cette  affaire  ne  me  regarde  pas.  Jacob  est  chez 
Monéri.  Allez  discuter  avec  celui-ci. 

Ils  s'attendaient  à  cette  réponse,  les  vieux.  Mornes, 
sombres,  ils  partirent  pour  la  station. 

Les  voici  qui  débouchent  par  derrière  la  colline  sur 
le  replat  où  fut  construite  la  jolie  maison  missionnaire, 
abritée  par  son  large  toit  d'herbe  contre  les  ardeurs  du 
climat  africain.  D'ici  la  vue  s'élargit  tout  à  coup  et  se 
fait  très  belle.  La  colline  domine  la  plaine  qui  s'étend 
au  nord,  moins  vaste  que  du  côté  de  l'est  et  bornée 
à  une  distance  de  huit  kilomètres  par  les  charmantes 
montagnes  pointues  du  Murchison.  Il  semble  qu'au 
point  de  vue  moral  aussi,  un  nouvel  horizon  s'ouvre 
ici.  Ce  n'est  plus  la  vallée  resserrée,  c'est  le  plein  jour, 
l'espace,  la  liberté. 

Droit  au  pied  de  la  véranda  que  supporte  un  mur  de 
quelques  pieds,  s'élève  un  arbre  magnifique,  un  de  ces 
figuiers -nkouna  au  tronc  jaune  vert,  à  la  ramure  ro- 
buste, antique.  Dans  la  fine  herbe  qui  croît  au  pied  de  ce 
géant,  les  conseillers  vont  s'asseoir  en  rond,  sans  mot 
dire,  et  ils  restent  là,  le  dos  courbé,  la  tête  au-dessus 
des  genoux. 

Malao  avec  ses  peaux  de  léopards,  Molondjo  et  dix 
autres  avec  leurs  couronnes  de  cire  noire,  leurs  bâtons, 
l'un  d'eux  avec  un  monumental  couteau  de  boucher, 
attendent.  Rien  ne  bouge  dans  la  maison. 

Le  missionnaire  les  a  vus  venir  ;  il  s'attendait  à  leur 
visite,  mais  il  les  laisse  s'annoncer.  Enfin  ils  avisent 
un  petit  cuisinier  qui  revient  du  canal  où  il  a  puisé  un 
seau  d'eau  et  lui  disent'd'aller  chercher  Monéri.  Celui- 


70  A  Vécole  de  la  circoncision 

ci  les  invite  à  venir  s'asseoir  sous  la  véranda  où  un 
long  banc  scié  dans  un  arbre  de  la  montagne  a  été  dis- 
posé contre  la  barrière  extérieure,  pas  trop  près  du 
mur,  à  l'usage  des  indigènes.  Mais  ils  refusent.  Ce 
grand  toit  les  mettrait  mal  à  l'aise.  Ils  seraient  trop  à 
la  merci  du  blanc,  sous  cette  charpente  qui  tient  on  ne 
sait  comment.  Ils  prient  Monéri  de  venir  leur  parler 
sous  le  figuier.  Alors  le  missionnaire,  prenant  dans 
ses  mains  une  chaise  pliante,  descend  les  degrés  de  la 
véranda  et  va  s'asseoir  au  milieu  d'eux,  dans  la  prairie 
du  figuier.  Son  cœur  tremble  bien  un  peu,  les  conseil- 
lers n'ont  pas  l'air  doux.  Ils  ont  considéré  l'action  de 
Bartimée  comme  une  offense  grave  à  la  vie  tribale,  à 
la  coutume  sacrée.  Que  feront-ils?  Que  diront-ils?  et 
comment  leur  répondre? 

—  Eh  bienl  Salut,  mes  pères  1  Gomment  allez-vous? 
leur  dit-il. 

—  Salut,  Monéri. 

Et  Malao  auquel  le  missionnaire  tend  la  main  ne 
peut  refuser  de  tendre  aussi  la  sienne. 

—  Monéri,  nous  avons  pris  Jacob  pour  le  circon- 
cire. C'est  la  loi.  Il  est  notre  enfant.  Il  est  le  sujet  du 
chef.  Il  doit  faire  ce  que  ses  pères  ont  fait.  Bartimée 
est  venu,  nous  l'a  enlevé.  Nous  n'avons  pas  employé 
la  force  pour  l'en  empêcher,  parce  que  nous  crai- 
gnions de  verser  le  sang.  Mais  il  faut  qu'il  nous  le 
rende  tout  de  suite,  sinon  l'affaire  sera  mauvaise. 
D'ailleurs  quand  nous  vous  avons  reçus  dans  notre 
pays,  ce  n'était  pas  pour  que  vous  vinssiez  porter 
atteinte  à  nos  coutumes  I 

Ici  le  ton  de  Malao  qui  était  d'abord  timide,  devient 
plus  assuré,  presque  menaçant. 

Et  c'était  vraiment  une  rencontre  frappante  et  pres- 
que tragique  que  celle  de  ces  vieux  Nkouna  accroupis 
et  du  missionnaire  âgé  qui  leur  faisait  face.  C'étaient 
deux  esprits  et  deux  lois,  deux  civilisations  et  deux 


Bartimée  71 

idéals.  La  coutume  païenne  qui  couche  l'homme  sous 
son  joug  de  fer  et  la  vérité  chrétienne  qui  proclame  la 
liberté  individuelle  et  la  nécessité  de  l'obéissance  au 
devoir.  Pour  les  uns,  le  bien,  c'était  tout  ce  système 
d'habitudes  léguées  par  les  ancêtres,  bonnes  ou  mau- 
vaises, peu  importe  ;  il  suffisait  qu'elles  fussent  celles 
du  passé  pour  être  sacrées.  Pour  l'autre,  le  bien, 
c'était  la  conformité  de  la  vie  à  une  révélation  divine 
d'une  hauteur  morale  indiscutable.  Faire  comprendre 
à  ces  hommes  leur  égarement,  leur  démontrer  la 
beauté  de  la  vérité  évangélique,  tel  était  le  suprême 
désir  du  vieux  missionnaire,  chez  lequel  vingt  ans 
d'expériences  d'Afrique  n'avaient  point  éteint  le  feu 
sacré  du  chrétien  convaincu.  Mais  comment  s'enten- 
dre avec  eux  sur  la  question  en  litige  ?  D'ailleurs  ils 
étaient  fâchés. 

—  Mes  amis,  dit-il,  vous  avez  bien  fait  de  venir 
vers  moi  pour  causer  de  cette  affaire.  C'est  très 
vrai  que  notre  pensée,  en  nous  établissant  parmi 
vous,  n'a  point  été  de  vous  ennuyer  dans  vos  habi- 
tudes, mais  bien  plutôt  de  vous  faire  connaître  une 
lumière  de  vérité  que  vous  ignorez.  Rendez-moi  le 
témoignage  que  nous  n'usons  jamais  de  contrainte 
à  votre  égard  et  que  notre  seule  arme  est  la  parole  de 
Dieu.  Toutefois,  quant  à  Jacob,  laissez-moi  vous  dire 
que,  malgré  toutes  vos  prétentions,  vous  ne  pouvez  le 
forcer  à  faire  ce  qu'il  envisage  comme  un  péché.  Il 
est  chrétien  ;  par  là  il  est  libéré  de  votre  paganisme. 
Il  doit  payer  l'impôt,  servir  son  chef,  obéir  aux  con- 
seillers dans  toutes  les  questions  de  corvées,  de  de- 
voirs civils.  Mais  le  Ngoma,  c'est  autre  chose.  C'est 
une  coutume  mauvaise  que  la  parole  de  Dieu  con- 
damne. Vous-mêmes  vous  trouveriez  affreux,  en 
temps  ordinaire,  les  propos  orduriers  que  vous  y  te- 
nez. Comment  pourriez-vous  forcer  celui  qui  se  dit 
dégoûté  par  eux  de  les  entendre  et  de  les  prononcer? 


72  A  Vécole  de  la  circoncision 

Je  croirais  tuer  l'âme  de  Jacob  en  vous   le  remet- 
tant.... 

La  discussion  ne  pouvait  aboutir.  Malao  devenait 
impertinent.  Deux  des  vieux  s'étaient  levés  et  com- 
mençaient à  parcourir  la  station,  allant  regarder  aux 
fenêtres  de  la  maison,  persuadés  que  Jacob  s'était 
caché  chez  le  missionnaire.  Celui-ci  se  leva  avec  di- 
gnité, replia  lentement  sa  chaise  et  remonta  sous  la 
véranda.  Les  conseillers  irrités  gesticulaient,  par- 
laient haut.  L'un  d'eux,  celui  qui  portait  un  grand  cou- 
teau, s'approcha  de  la  cuisine. 

—  Donne-moi  à  boire,  fit-il  au  petit  cuisinier. 

Celui-ci  lui  offrit  un  gobelet  d'eau  fraîche.  Compre- 
nant que  la  violence  était  inutile,  toute  la  troupe 
partit. 

Ce  jour-là,  un  fait  nouveau  s'était  produit  en  Bo- 
khaha.  Dans  la  robe  rigide  de  la  coutume  toute-puis- 
sante, une  déchirure  avait  été  faite.  A  l'édifice  sécu- 
laire, une  lézarde  avait  paru.  Et,  vaincus  pour  la 
première  fois,  les  conseillers  du  Ngoma  remontèrent 
mélancoliquement  vers  la  cour  des  mj'stères. 

—  Oh  !  ces  blancs  !  Ils  gâtent  le  pays  1  Grâce  à  eux 
les  mœurs  pourrissent,  disait  Malao. 

—  Que  veux-tu  ?  Ils  sont  plus  forts  que  nous,  ré- 
pondait le  vieux  Mandwai,  une  manière  de  philoso- 
phe. 

—  Cependant,  ajoutait  Molondjo,  remarque  que  Mo- 
néri  n'est  pas  un  blanc  comme  un  autre.  Quand,  il  y 
a  deux  ans,  les  Bœrs  sont  venus  détruire  la  tribu  de 
Mamatolla,  c'est  lui  qui  s'est  fait  notre  conseiller.  Il  a 
été  vraiment  notre  bouclier.  Sans  lui  où  en  serions- 
nous  aujourd'hui  1  II  est  notre  ami.  S'il  dit  que  cha- 
cun est  libre  de  venir  ou  de  ne  pas  venir  au  Ngoma, 
il  faut  croire  qu'il  a  raison. 

Malao  ne  répondit  rien.  L'argument  de  Molondjo 
était  fondé.  Et  cependant,  s'il  avait  eu  l'esprit  assez 


Troubles  an  Ngoma  73 

ouvert,  le  vieux  païen  se  fût  surtout  désolé  de  voir 
l'un  de  ses  camarades,  un  noir  et  non  plus  un  blanc, 
admettre  les  principes  de  la  tolérance  et  mettre  en 
question  la  légitimité  d'une  coercition  séculaire. 

Chose  curieuse,  le  soir  de  ce  jour,  quand  les  vieux 
furent  rentrés,  sombres  et  de  très  vilaine  humeur, 
Zidji  tint  des  propos  très  analogues  à  son  nouveau 
voisin  qui  se  trouvait  être  Malembé. 

Il  avait  admiré  de  tout  son  cœur  l'acte  courageux 
de  Bartimée  et  il  dit  à  son  cousin  :  «  Après  tout,  si 
Jacob  ne  veut  pas  se  faire  circoncire,  a-t-on  le  droit 
de  l'y  forcer?  »  Gouanazi,  qui-passait  à  cet  instant,  lui 
demanda  avec  un  mauvais  regard  : 

—  Qu'est-ce  que  tu  dis,  toi? 

—  Cela  ne  te  regarde  pas,  fit  Zidji  qui  s'esquiva.  Il 
n'aimait  pas  le  lait  de  chèvre  ! 


VII 
TROUBLES  AU  NGOMA 


L'école  de  la  circoncision  durait  depuis  deux  mois 
déjà. 

Un  beau  matin,  comme  il  se  rendait  avec  les  autres 
bergers  à  l'appel  des  femmes  apportant  leurs  marmi- 
tes de  polenta,  Gouanazi  fut  agréablement  surpris 
d'apercevoir  parmi  elles  Saboulana.  Saboulana  était 
son  amie  ;  c'était  une  grande  jeune  fille  aux  lèvres 
épaisses,  aux  cheveux  crépus  très  longs  et  emmêlés. 
Elle  portait  ce  jour-là  un  collier  de  perles  blanches, 
bleues  et  rouges  qui,  au-dessus  de  sa  poitrine,  formait 
des  carrés  bariolés  d'un  joli  effet.  Mais  elle  avait  le 


74  A  l'école  de  la  circoncision 

verbe  haut  et  ne  ressemblait  nullement  à  Fazana  la 
modeste. 

Comme  tous  ses  camarades,  Gouanazi  avait  voulu 
posséder  sa  belle  et  il  avait  choisi  Saboulana,  les  au- 
tres filles  n'a^-ant  pas  voulu  de  lui.  Entre  jeunes  gens 
et  jeunes  filles  thonga,   les  mœurs  sont  très  libres. 

Donc  la  vue  de  Saboulana,  qui  apportait  la  pitance 
du  frère  cadet  à  la  place  de  sa  mère,  causa  à  Gouanazi 
une  heureuse  surprise  et  lui  inspira  un  désir  d'autant 
plus  violent  de  s'entretenir  avec  elle  qu'il  y  avait 
longtemps  qu'il  avait  été  privé  de  sa  compagnie. 
N'osant  la  retenir,  il  lui  dit  à  voix  basse  :  «  Ce  soir, 
près  du  gué  du  Moudi,  sous  les  grands  arbres.  »  Elle 
lui  fit  signe  que  oui  et  repartit  avec  ses  compagnes. 

Cependant  l'une  des  femmes  restait  en  arrière  ; 
c'était  Masij^a,  la  mère  de  Zidji.  Molondjo,  son  beau- 
frère,  avait  été  la  voir  au  village  et  lui  avait  dit  seule- 
ment :  «  Le  petit  a  l'ennui  des  bonnes  sauces  de  sa 
maman  !  »  Alors  elle  avait  préparé  un  petit  régal  de 
feuilles  de  concombres  sauvages  et  d'arachides  et 
maintenant  Molondjo  la  rejoignait  sur  le  sentier 
du  retour  et  lui  montrait  un  taillis  où  elle  pouvait 
cacher  l'ustensile  contenant  la  sauce  parfumée.  Dans 
l'après-midi,  au  retour  de  la  chasse,  Zidji  vien- 
drait là  et  se  régalerait  I  C'était  défendu,  car,  au 
Ngoma,  le  circoncis  ne  boit  pas  d'eau,  ne  mange  pas 
d'assaisonnement.  Mais  tromper  l'Etat  n'est  pas  une 
faute.  Seulement  il  ne  faut  pas  se  laisser  prendre  ! 
Zidji  était  assez  malin  pour  cela. 

Le  soir,  pendant  la  seconde  danse  de  l'Eléphant, 
Gouanazi  s'esquiva  sans  mot  dire,  et,  s'engageant 
dans  des  chemins  peu  fréquentés,  il  gagna  la  brousse 
où  des  roseaux  de  trois  mètres  de  haut  le  dérobaient 
à  la  vue.  Il  atteignit  ainsi  le  ruisseau  du  Moudi  qui 
coule  lentement  entre  des  arbres  toujours  verts,  bai- 
gnant  des  fougères   au  passage  et  formant  de  petits 


Troubles  au  Ngoma  75 

étangs  de  distance  en  distance.  Les  berges  assez 
abruptes  s'abaissent  à  un  certain  endroit,  et  c'est  là 
que  passe  le  sentier  des  natifs.  Un  superbe  groupe 
d'arbres  géants  se  trouve  à  vingt  mètres  plus  bas.  Sa- 
boulana  y  attendait  Gouanazi. 

Elle  était  de  belle  humeur,  mais  toujours  fort  lo- 
quace et  fort  osée. 

Après  avoir  tiré  les  tresses-cornes  de  son  amou- 
reux et  lui  avoir  permis  de  la  prendre  par  la  taille, 
elle  lui  dit  tout  d'un  coup  : 

—  Qu'est-ce  que  les  garçons  du  Ngoma  font  d'être 
ainsi  tout  blancs  ?  Cette  blancheur  nous  effraye  et 
nous  déconcerte  !  On  dit  que  c'est  un  grand  mystère, 
cela  I 

—  Oui,  dit  Gouanazi,  c'est  un  grand  m3^stère. 

—  Eh  bien,  si  tu  ne  me  dis  pas  pourquoi  ils  sont 
ainsi  tout  blancs,  tu  n'auras  rien  de  moi  ! 

—  Mais,  c'est  défendu,  dit  le  jeune  homme. 
Gouanazi    prit  entre    ses    doigts    les  atours    de    la 

jeune  fille  :  deux  lames  d'acier  qui  pendaient  à  son 
cou  et  qui  lui  servaient  de  mouchoir  de  poche  lors- 
que la  sueur  perlait  sur  son  front.  Il  joua  avec  un  cu- 
rieux objet  circulaire  qu'elle  portait  aussi  à  son  col- 
lier, disque  noir  incrusté  de  triangles  concentriques. 
C'est  la  graine  d'une  grosse  fleur  blanche  qui  s'épanouit 
sur  un  arbuste  de  la  montagne,  l'arbre  à  sucre  des  Bœrs, 
le  Protea  des  botanistes.  Comme  ces  incrustations 
ressemblent  un  peu  aux  créneaux  lumineux  que  l'on 
aperçoit  lorsqu'on  a  la  migraine,  cet  objet  est  devenu  la 
grande  médecine  pour  les  étourdissements,  les  vertiges 
des  anémiques.  Saboulana,  sans  connaître  le  fameux 
principe  thérapeutique  similia  similibus  ciirantiir,  por- 
tait toujours  à  son  cou  cette  pittoresque  amulette. 

Elle  l'arracha  à  Gouanazi  et,  s'éloignant  d'un  pas, 
avec  un  mouvement  d'humeur,  elle  dit  : 

—  Est-ce  que  j'irai  le  dire  à  personne  ?  Voyons  1 


76  A  l'école  de  la  circoncision 

Comme  elle  insistait,  il  lui  dit  : 

—  C'est  le  khédi  1 

—  Mais  qu'est-ce  que  c'est  que  le  khédi  ?  Ce  mot-là, 
je  ne  le  connais  pas. 

—  C'est  le  khédi,  que  veux-tu  de  plus? 

—  Si  tu  ne  m'expliques  pas  ce  que  c'est,  c'est  que  tu 
ne  m'aimes  pas.  Eh  bien  !  Adieu  !  Je  retourne  à  la 
maison  ! 

—  Ecoute,  fit  Gouanazi,  comme  elle  faisait  mine  de 
s'en  aller.  Le  khédi,  c'est  de  la  chaux  tout  simple- 
ment 1  C'est  nous  qui  allons  la  chercher  dans  la  mon- 
tagne et  ils  s'en  enduisent  tous  les  jours,  car  ils 
n'osent  pas  se  laver,  ni  boire,  ni  manger  d'assaison- 
nement. 

—  Bon,  dit-elle,  je  sais  maintenant  I 

Et  c'est  ainsi  qu'en  révélant  les  mystères  de  l'école 
de  la  circoncision,  Gouanazi  obtint  les  faveurs  de  Sa- 
boulana. 

Dans  les  grands  arbres  toujours  verts,  le  vent  du 
soir  fraîchissait.  Et,  à  ce  moment  même,  un  oiseau 
vint  se  poser  sur  l'un  d'eux  et  poussa  un  cri  étrange, 
moqueur  :  Aa-ha-ha  1  faisait-il  aux  deux  amoureux, 
comme  en  ricanant.  Gouanazi  se  sentit  soudain  mal  à 
l'aise  :  «  J'ai  dévoilé  le  Ngoma,  »  se  dit-il,  saisi  de 
crainte. 

—  Promets-moi  de  ne  répéter  à  personne  ce  que  je 
t'ai  raconté,  dit-il  à  Saboulana,  et  surtout  ne  va  pas 
expliquer  à  une  autre  femme  le  mot  khédi.  Il  pourrait 
nous  arriver  malheur. 

Puis  il  s'enfuit  en  courant,  laissant  la  belle  toute 
surprise  rentrer  chez  elle.  Il  réussit  à  gagner  sa  cou- 
chette sans  être  aperçu.  Seul,  un  des  vieux  qui  avait  la 
fièvre  et  ne  dormait  pas,  l'oncle  de  Zidji,  demanda  : 

—  Qui  va  là? 

—  C'est  moi  qui  reviens  de  la  brousse,  dit  Gouanazi. 
Et  il  alla  dormir. 


Troubles  au  Ngoma  77 

Dans  les  champs  moissonnés,  Fazana  se  prome- 
nait, cueillant  des  petits  concombres,  de  charmants 
petits  concombres  pointus.  Les  plantes  qui  les  por- 
tent escaladent  les  tiges  cassées  de  maïs  et  de  millet, 
couvrant  les  roseaux  morts  et  gris  d'une  frondaison 
gracieuse  et  d'une  blanche  floraison.  Et,  dans  son  pa- 
nier rond  et  plat  dit  «  ntéouane  »,  Fazana,  diligente,  ré- 
coltait les  concombres  sauvages  pour  la  sauce  du 
soir. 

Des  pas  se  firent  entendre  sur  le  sentier  bordant  le 
champ  et  Saboulana  parut,  un  fagot  de  bois  sec  sur 
la  tête,  marchant  avec  précaution. 

C'était  le  lendemain  du  jour  où  son  amant  lui  avait 
révélé  les  secrets  de  la  circoncision  et,  curieuse  et 
intrigante  comme  elle  l'était,  elle  avait  des  déman- 
geaisons continuelles  d'aller  faire  part  à  quelqu'un  de 
sa  nouvelle  et  précieuse  science.  Tout  le  matin  s'é- 
tait passé  sans  qu'elle  en  causât,  et,  vraiment,  il  était 
impossible  que  ce  silence  se  prolongeât  ! 

A  la  vue  de  Fazana,  elle  ne  put  se  retenir  plus 
longtemps  de  parler.  Posant  à  terre  son  fagot,  elle  lui 
dit  : 

—  Le  soleil  se  couche. 

—  Oui,  vraiment,  il  se  couche,  répondit  l'autre  dis- 
traitement. 

—  On  entend  les  circoncis  qui  rentrent  de  leur 
chasse. 

—  Sans  doute;  comme  tous  les  jours! 

—  Fazana,  moi,  je  sais  1  Ce  qui  les  rend  ainsi  blancs, 
c'est  khédi  I  Mais  khédi  c'est  tout  bonnement  de  la 
chaux.  Ils  l'appellent  de  la  graisse  de  brebis.  Chaque 
jour  les  garçons  s'en  oignent  ! 

—  Que  dis-tu?  Ne  sais-tu  pas  que  de  pareilles  con- 
versations sont  interdites?  Il  n'est  pas  même  permis 
de  les  voir  passer! 

—  Allons  donc!  Tout  cela,  ce  ne  sont  que  des  bali- 


78  A  Vécole  de  la  circoncision 

vernes  ;  demande  seulement  aux  hommes,  chez  vous, 
ils  te  diront  bien  que  j'ai  raison  1  J'ai  une  furieuse 
envie  de  les  regarder  une  fois  de  près,  ces  mal  blan- 
chis ;  et  peut-être  reconnaîtrai-je  Zidji  ? 

Elle  continua  sa  route,  toute  fière  d'avoir  des  choses 
si  neuves,  si  inédites  à  raconter.  Fazana,  très  impres- 
sionnée,  se  demandait  si  c'était  vrai Ainsi    cette 

blancheur  surnaturelle  ne  serait  due  qu'à  de  la  vul- 
gaire chaux?  Elle  en  aurait  le  cœur  net  le  soir  même. 

Elle  abrégea  sa  cueillette  et  rentra  au  village,  où  l'on 
entendait  les  rires  rauques  du  sieur  Ngomane.  Man- 
kélou  était  debout  près  du  kraal,  inspectant  ses  bes- 
tiaux avec  deux  ou  trois  amis  et  parlant  avec  le  ton 
d'un  connaisseur. 

—  Père,  dit  Fazana  en  prenant  un  air  très  innocent, 
est-il  vrai  que  khédi  cela  veut  dire  chaux? 

—  Quoi  ?  Que  dis-tu  ?  s'écria  le  vieux  conseiller,  son 
œil  rouge  s'éclairant  soudain  d'une  flamme,  tandis 
que  ses  compagnons  le  regardaient,  abasourdis,  cons- 
ternés. Qui  t'a  dit  cela? 

La  jeune  fille  se  tut,  embarrassée. 

—  Dépêche-toi  de  me  dire  qui  t'a  appris  ce  mot-là, 
ajouta-t-il  menaçant,  d'autant  plus  irrité  que  ces  deux 
hommes  avaient  entendu  la  question  souverainement 
inconvenante  de  sa  fille. 

—  Oh,  dit-elle,  c'est  Saboulana  qui  m'a  dit  cela  aux 
champs  et  je  voulais  savoir  si  c'est  vrai. 

—  Saboulana?  Et  qui  lui  a  parlé  de  cela? 

—  Je  ne  sais. 

—  Quel  est  son  amant? 

—  C'est  Gouanazi,  celui  qui  laisse  pousser  ses  che- 
veux en  cornes  sur  le  front. 

—  Gouanazi?...  Ecoute,  Fazana,  tu  m'as  l'air  d'une 
innocente.  Je  veux  croire  que  tu  l'es.  De  ta  vie  et  de 
tes  jours  ne  prononce  plus  ce  mot,  ne  t'inquiète  plus 
du  Ngoma,  sinon  tu  mourras.  Quant  à  celui  qui  va 


Troubles  au  Ngoma  79 

dévoiler  aux  filles  les  expressions  sacrées,  gare  à 
lui.... 

En  disant  cela,  Mankélou  eut  l'air  d'un  taureau 
qui  se  prépare  à  fondre  sur  un  ennemi.  Il  grinça 
des  dents  et,  se  tournant  du  côté  de  la  termitière,  il 
s'y  rendit  d'un  pas  lourd  en  murmurant  des  impréca- 
tions. 

Le  lendemain,  à  l'aube,  il  partit  pour  le  camp  de  la 
circoncision.  On  était  en  train  de  tuer  l'Eléphant.  Il  se 
mêla  un  instant  à  la  danse. 

Quand  le  cri  des  femmes  retentit  :  «  Nous  brûlons  !  », 
il  suivit  Gouanazi  qui  allait  avec  tous  ses  confrères 
bergers  recevoir  les  marmites  et  il  remarqua  fort  bien 
qu'il  se  dirigeait  vers  Saboulana,  reconnaissable  de 
loin  à  sa  haute  taille  et  à  ses  cheveux  mal  peignés.  Il 
les  vit  causer  un  instant,  puis  se  séparer.  «  Bon  1  se 
dit-il,  je  les  tiens  !  »  Puis  il  revint  au  «  soungui  »  et 
alla  saluer  Zidji. 

—  Comment  vas-tu,  mon  fils? 

—  Bien,  père,  et  ce  serait  tout  plaisir  s'il  n'y  avait 
ici  un  persécuteur  que  je  ne  puis  rosser  malgré  l'envie 
furibonde  que  j'en  ai  1 

—  Qui  donc? 

—  Tu  le  sais,  père,  c'est  Gouanazi  !  Dès  le  premier 
jour,  il  se  délecte  à  me  battre,  profitant  de  sa  position 
de  berger.  Ce  matin  encore,  durant  la  danse,  il  m'a 
frappé  les  côtes  plusieurs  fois,  tandis  que  je  transper- 
çais l'Eléphant  de  toutes  mes  forces.  Mais  gare  plus 
tardi 

—  Mon  garçon,  tu  seras  bientôt  vengé.  Je  viens 
aujourd'hui  à  cause  de  lui  ;  il  doit  avoir  dévoilé  les 
secrets  du  Ngoma  à  son  amante  I 

—  Vraiment,  père,  à  Saboulana? 

—  Oui  I  A-t-on  remarqué  son  absence  au  camp  der- 
nièrement? 

—  Pas  que  je  sache.  Seulement,  avant-hier,  l'oncle 


80  A  l'école  de  la  circoncision 

m'a  dit  qu'il  était  rentré  très  tard;  mais  l'oncle  avait  la 
fièvre  et  n'a  pu  se  rendre  compte  d'où  il  venait. 

—  Tchigi  ngoma!...  entendit-on  retentir  soudain, 
et  Zidji,  se  séparant  brusquement  de  son  père  se 
précipita  vers  les  tables  avec  un  rugissement  de  bête 
féroce. 

La  farine  non  assaisonnée  ne  lui  répugnait  plus. 
Cette  vie  dure  avait  développé  chez  lui  un  appétit  for- 
midable. D'ailleurs  il  s'agissait  de  se  bien  garnir  l'es- 
tomac, ce  jour-là,  car  tout  le  gibier  des  environs  avait 
été  détruit,  les  vieux  n'avaient  plus  de  viande  à  man- 
ger et  Malao  avait  décidé  une  expédition  lointaine  qui 
devait  être  des  plus  fructueuses.  Il  ne  s'agissait  de 
rien  moins  que  d'entourer  l'immense  Mamotsuiri  d'une 
ligne  de  chasseurs  et  de  le  gravir  de  toutes  parts  en 
refoulant  le  gibier  vers  le  sommet,  ainsi  qu'on  l'avait 
fait  souvent  à  la  colline  du  Kouédji.  Pour  cela,  toute 
la  population  jeune  et  valide  devait  partir  :  nouveaux 
circoncis,  bergers  et  même  hommes  d'âge  mûr.  Seuls 
les  vieux  à  cheveux  blancs  resteraient  au  camp.  Infor- 
més la  veille  de  ce  plan,  les  initiés  3' avaient  applaudi. 
N'étaient-ils  pas  presque  guéris,  maintenant?  N'étaient- 
ils  pas  surtout  entièrement  aguerris  après  six  semaines 
d'entraînement  sans  relâche  ?...  On  les  libéra  des 
chants  et  des  formules  et  le  soleil  n'était  pas  très  haut 
quand  les  deux  cent  cinquante  jeunes  gens  et  hommes 
s'élancèrent  à  l'assaut  du  colosse. 

Cinq  colonnes,  de  près  de  cinquante  chasseurs  cha- 
cune, se  divisèrent  les  voies  d'accès.  Bientôt  les  «hal- 
laloo  »  retentissaient  de  toutes  parts.  L'un  des  contin- 
gents avait  découvert  un  terrier  de  sanglier,  aux  flancs 
d'une  vallée  humide  pleine  d'immenses  fougères  arbo- 
rescentes et  d'épilobes  violets.  Les  chiens  avaient  flairé 
la  bête  et  un  combat  se  livrait  entre  eux  et  l'animal 
redoutable  qui  en  avait  déjà  éventré  deux.  «  Elargissez 
l'ouverture,  »  cria  le  chef  de  troupe,  et  tous  les  cir- 


Troubles  au  Ngoma  81 

concis  de  travailler  autour  du  terrier  avec  leurs 
sagaies,  leurs  bâtons,  leurs  mains.  Enfin  le  sanglier 
voulut  sortir  avec  un  grognement  de  rage,  mais  dix, 
vingt  lances  l'attendaient,  et,  avec  des  cris  féroces,  il 
fut  tué. 

Ceci  se  passait  encore  sur  l'un  des  contreforts  de  la 
montagne.  Bientôt  les  diverses  bandes  atteignirent  le 
pied  de  la  p3^ramide  des  rochers  que  sillonnent,  de 
haut  en  bas,  comme  des  rides  longitudinales,  trois  ou 
quatre  ravines  creusées  dans  la  roche  friable  par  les 
ruisseaux  de  l'été.  Dans  ces  parages  tout  en  couloirs 
très  rapides,  en  espaces  herbeux,  en  parois  verticales, 
demeure  le  peuple  des  marmottes  et  des  lièvres  de 
montagne.  Il  fallait  poursuivre  les  marmottes  dans 
leurs  repaires,  sous  les  blocs,  dans  les  grottes,  et, 
quant  aux  lièvres,  les  chasser  devant  soi  jusqu'à  ce 
petit  cône  régulier  qui  forme  le  chapeau  du  Mamo- 
tsuiri,  et  où  on  les  tuerait  le  plus  facilement  du  monde. 

Tous  les  chasseurs  s'éparpillèrent  comme  une  ligne 
de  tirailleurs  et  se  mirent  à  gravir  les  couloirs.  Mais 
nécessairement  certains  d'entre  eux  s'isolèrent  de 
leurs  camarades.  Ce  fut  le  cas  de  Zidji.  A  un  moment 
donné,  il  se  trouva  seul,  en  avant,  dans  l'une  de  ces 
ravines  précipitueuses  qui  montent  droit  vers  le  som- 
met. Le  soleil  était  brûlant.  Les  rayons  tombaient  per- 
pendiculairement sur  les  roches  nues,  brunies  par  la 
sécheresse  de  l'hiver.  En  arrivant  dans  le  fond  de  la 
gorge,  en  pénétrant  sous  les  arbres  qui  l'ombrageaient, 
le  jeune  homme  poussa  un  soupir  de  surprise  et  de 

bien-être.   C'était  un  endroit  superbe un  rêve  de 

botaniste  I  Des  fougères  découpées  ressemblant  à  des 
scolopendres,  des  orchidées  dendrophiles  tapissaient 
tous  les  troncs  et  grimpaient  jusqu'aux  branches  d'où 
retombaient  des  lichens  blancs.  De  grandes  liliacées 
aux  larges  feuilles  d'un  vert  brillant  escaladaient  les 
rochers  moussus  :  certaines  d'entre  elles  étaient  fleu- 


82  A  l'école  de  la  circoncision 

ries  et  portaient  de  grands  pommeaux  de  corolles 
orangées,  comme  on  en  voit  dans  les  serres.  Une  fraî- 
cheur délicieuse  régnait  dans  cet  asile.  Oubliant  les 
lapins  de  montagne,  le  Ngoma,  tout,  Zidji,  bien  qu'il 
ne  fût  pas  botaniste,  huma  l'air  et  s'engagea  sous  le 
feuillage.  Tout  au  fond,  entre  deux  pierres,  il  y  avait 
une  flaque  d'eau.  Une  pluie  d'hiver  extraordinaire, 
tombée  quelques  jours  auparavant,  avait  rempli  ce 
bassin  naturel.  Zidji  dont  la  gorge  brûlait  se  précipita 
et  but  avidement.  Comme  il  relevait  la  tête  il  aperçut 
au-dessus  de  lui,  sur  la  roche  qui  surplombait  le  ravin, 
une  figure  humaine  grimaçante  avec  deux  cornes  diri- 
gées contre  lui. 

—  Ah  !  ah  !  le  petit  circoncis  !  Il  paraît  qu'on  a  beau- 
coup de  goût  pour  le  lait  de  chèvre  !  C'est  bien  !  Nous 
t'en  ferons  servir  une  ration  nouvelle  ce  soir  î 

Zidji  bondit  hors  du  ravin,  grimpa  comme  un  singe 
sur  le  rocher  et,  en  un  clin  d'œil  fut  auprès  de  son 
ennemi.  Des  pensées  en  foule  se  croisaient  dans  son 
cerveau.  «  Le  moment  est  venu  I  Je  vais  me  venger  1 
Je  le  précipiterai  en  bas  la  paroi  de  rocher.  On  croira 
qu'il  a  fait  un  faux  pas  I  Et  je  serai  débarrassé  de  lui  !  » 
Il  allait  se  lancer  sur  lui,  exécuter  son  sinistre  des- 
sein, quand  la  raison  lui  revint.  C'est  très  rare  qu'un 
noir  en  tue  un  autre  de  sang-froid.  Il  faut  pour  cela 
qu'il  ait  bu,  qu'il  soit  à  l'armée  ou  qu'il  ait  appris  le 
crime  dans  les  villes,  en  compagnie  de  brigands  blancs  I 
Zidji  s'arrêta  net.  D'ailleurs  une  idée  nouvelle  lui  était 
venue  et  apportait  le  calme  dans  son  esprit.  «  Le  lait 
de  chèvre?  Nous  verrons  bien  qui  de  nous  en  boira  le 
premier,  vilain  révélateur  des  secrets  de  la  circonci- 
sion I  »  Gouanazi  pâlit  autant  qu'un  nègre  peut  pâlir  et 
il  partit  sans  mot  dire. 

Cependant  la  chasse  était  superbe.  De  toutes  parts, 
les  lapins  de  montagne  se  levaient  et  couraient  affolés 
vers  le  sommet.  Deux  antilopes  brunes  d'une  grande 


Troubles  au  Ngoma  83 

espèce,  celle  qu'on  appelle  le  «  Nhlangou  »,  le  «  reed- 
buck  »  des  Africanders,  bondissaient  avec  des  sauts 
énormes  entre  les  ravins  et  se  dirigeaient,  elles  aussi, 
vers  la  cime.  C'était  aller  à  la  mort,  car  la  cime,  ce 
petit  cône  herbeux,  surplombait  l'abîme  du  côté  sud, 
tandis  que  du  côté  nord,  la  ligne  des  chasseurs  avan- 
çait, se  resserrant  à  chaque  pas.  Poussant  des  cris 
d'allégresse  sauvage,  ils  transpercèrent  gros  et  menu 
fretin  et  les  vieux  s'écriaient  : 

—  Jamais  on  n'a  fait  une  pareille  hécatombe  sur  le 
Mamotsuiri! 

Quand  la  troupe  rentra  au  camp,  au  soleil  couchant, 
chargée  de  quinze  lièvres,  d'autant  de  marmottes,  du 
sanglier  et  des  deux  antilopes  brunes,  un  réel  enthou- 
siasme éclata.  Malao,  flairant  l'odeur  de  la  viande, 
déclara  qu'on  faisait  grâce  aux  circoncis  de  toutes  les 
punitions  arriérées  et  que  le  lendemain  serait  un  jour 
de  repos  et  de  festoiements. 

Durant  cette  mémorable  journée,  on  avait  fort  dis- 
cuté au  camp  de  la  circoncision.  Mankélou  avait  fait 
savoir  au  père  des  initiés  que  les  secrets  avaient  été 
dévoilés.  Cette  nouvelle  avait  produit  un  grand  émoi 
parmi  les  vieux.  Ils  s'étaient  rassemblés  dans  la  Cour 
des  formules,  chacun  apportant  avec  lui  son  travail 
commencé....  car  on  travaille  assez  activement,  à 
l'école  de  la  circoncision.  L'un  d'eux  sculptait  un 
pilon  pour  sa  femme,  le  décorant  à  mi-hauteur  de 
quelques  triangles  brûlés  au  feu;  un  autre  fabriquait 
de  la  ficelle  à  la  mode  indigène,  c'est-à-dire  que,  ayant 
disposé  transversalement  sur  sa  jambe  des  fibres  très 
solides  d'une  écorce  spéciale,  il  les  entortillait  ensem- 
ble en  passant  rapidement  la  main  sur  la  cuisse  ;  un 
autre  confectionnait  l'un  de  ces  charmants  paniers 
coniques  dont  les  ancêtres  ont  légué  la  forme  et  en- 
seigné la  fabrication  à  la  génération  actuelle.  De 
temps  en  temps,  quand  la  discussion  devenait  plus  inté- 


84  A  l école  de  la  circoncision 

ressante,  ils  lâchaient  leur  couteau,  leurs  fibres  ou 
leurs  bâtonnets  pour  mieux  saisir  ce  qu'on  disait  et 
motiver  leur  avis.  L'oncle  de  Zidji  déclara  qu'en  effet, 
trois  jours  auparavant,  Gouanazi  était  rentré  tard. 
D'autres  se  rappelèrent  qu'il  n'avait  pas  paru  au  sou- 
per du  soir,  ce  jour-là. 

—  Evidemment,  dit  Mankélou,  cette  bavarde  de  fille 
n'a  pas  pu  garder  pour  elle  plus  d'un  jour  ce  qu'il  lui 
avait  dit.  Tout  s'explique  donc  très  bien. 

Nul  ne  songea  à  défendre  Gouanazi,  lequel  d'ailleurs 
était  un  étranger  dont  les  manières  effrontées  ne  plai- 
saient à  personne. 

Malao  dit  : 

—  Il  faut  lui  attacher  une  corde  au  cou,  lui  arra- 
cher la  langue  et  débarrasser  le  pays  de  ce  mauvais 
sujet. 

Bien  qu'approuvant  en  principe  ce  jugement,  les 
autres  membres  du  tribunal  craignaient  d'en  venir  à 
une  pareille  extrémité  :  «  Rappelle-toi,  dirent-ils  à 
Malao,  que  nous  n'avons  plus  le  droit  de  condamner 
à  mort  personne.  Si  les  blancs  l'apprenaient,  ils  ne 
nous  pardonneraient  pas,  et  qui  sait  si  un  traître  quel- 
conque n'irait  pas  nous  dénoncer  I  » 

—  C'est  vrai,  dit  alors  le  père  de  la  circoncision. 
Mais  au  moins  qu'il  soit  puni  d'importance  et  que  ce 
soit  une  leçon  inoubliable  pour  toute  la  jeunesse  de 
l'école. 

Et  voilà  pourquoi  le  lendemain  de  ce  jour  fut  un 
jour  de  repos.  Après  la  danse  de  l'Eléphant,  toute 
l'école  fut  réunie  dans  la  Cour  des  formules  ;  mais,  au 
lieu  de  leur  faire  chanter  une  heure  durant  leur  éternel 
«  Matchobolo  »,  l'oiseau  de  l'hiver,  au  lieu  de  leur  répé- 
ter le  «  Manhengouane  »  et  la  glorification  du  Croco- 
dile, Malao,  l'air  très  grave,  leur  dit  :  «  Asseyez-vous  I  » 
Puis,  appelant  quatre  bergers,  il  les  envoj^a  chercher 
Gouanazi.  Celui-ci  avait  été  lié  la  veille  après  un  inter- 


Troubles  au  Ngoma  85 

rogatoire  sommaire  où  ses  dénégations  mal  assurées 
n'avaient  ébranlé  personne.  Il  arriva,  le  dos  tout  rond, 
le  regard  fuyant,  ses  deux  cornes  piteusement  abais- 
sées sur  son  front,  et  s'assit  au  milieu  du  vaste  cercle. 

—  Regardez-le,  dit  Malao.  Il  a  révélé  les  secrets  du 
Ngoma  à  une  fille.  Il  devrait  être  lié  par  le  cou,  traîné 
à  travers  tout  le  paj-s,  sa  langue  arrachée,  parce 
qu'elle  a  fait  entendre  aux  oreilles  d'une  femme  des 
mots  qu'il  est  absolument  interdit  à  son  sexe  de  con- 
naître. Périsse  le  misérable  I  Nous  avons  eu  pitié  de 
lui  et  il  a  été  condamné  seulement  à  boire  le  lait  de 
chèvre.  Mais  vous  verrez  comment  il  le  boirai 

Alors  l'exécuteur  des  hautes  œuvres  s'approcha.  Il 
lui  plia  les  genoux,  ramena  ses  talons  contre  son  corps 
et  lui  attacha  les  chevilles.  Puis  il  passa  un  gros  bâton 
sous  les  genoux,  lui  prit  les  bras,  abaissa  les  coudes  à 
la  hauteur  des  genoux,  fit  passer  les  avant-bras  sous 
le  bâton,  les  replia  contre  la  poitrine.  Il  lia  fortement 
les  deux  poignets  ensemble,  et  lui  fit  dresser  les  doigts 
en  vue  du  supplice.  Ainsi  ligoté,  le  malheureux  était 
dans  la  position  du  jeu  anglais  bien  connu  nommé  le 
combat  de  coqs  (cock  fighting).  Si  l'on  tombe  de  côté, 
impossible  de  se  relever  :  le  bâton  qui  passe  sous  les 
genoux  et  sur  les  coudes,  va  se  planter  en  terre  et  l'on 
demeure  là,  immobile,  dans  une  attitude  de  parfaite 
incapacité. 

Gouanazi  avait  entendu  parler  de  cette  manière  de 
boire  le  lait  de  chèvre.  Il  laissa  son  bourreau  passer 
trois  bâtonnets  de  «  mbouti-chèvre-feuille  »  entre  ses 
doigts  et  le  soulever  six  fois  au-dessus  de  terre  en 
broyant  ses  phalanges.  Les  larmes  jaillirent  à  ses 
paupières. 

—  Continue,  dit  Malao  au  géant. 

La  souffrance  devint  si  intolérable  que  le  malheu- 
reux se  mit  à  pousser  des  cris  de  bète  fauve,  des 
hurlements  rauques. 


86  A  r école  de  la  circoncision 

—  Tais-toi,  criait  la  foule,  femme  que  tu  es,  divul- 
gateur des  secrets  du  Ngoma  1  1 

Enfin  la  nourrice  qui  administre  le  lait  de  chèvre 
le  reposa  à  terre  exténué.  Il  roula  sur  le  côté,  à  l'im- 
mense joie  des  circoncis.  Personne  ne  l'aimait.  Nul 
ne  le  plaignit.  Un  de  ses  co-bergers  le  poussa  même 
du  pied  et,  pivotant  sur  son  bâton,  il  fit  une  culbute 
complète  et  alla  s'arrêter  contre  un  des  rameaux  épi- 
neux de  l'enceinte. 

—  Laissez-le,  cria  Malao  avec  une  expression  de 
dégoût. 

Mais  l'oncle  de  Zidji  qui  savait  combien  Gouanazi 
avait  maltraité  son  neveu,  ne  put  résister  au  plaisir 
de  s'accorder  une  vengeance  douce  à  son  cœur.  Il 
alla  cueillir  dans  un  fourré  voisin  une  sorte  de  grand 
haricot,  superbe  à  voir,  qui  croît  sur  une  liane  appe- 
lée le  ((  mouléda  »,  Cette  gousse  est  d'une  belle  cou- 
leur mordorée  ;  mais  ce  mordoré  est  dû  à  un  duvet 
de  poils  très  courts  qui,  lorsqu'ils  s'enfoncent  dans 
la  peau  humaine,  y  causent  une  démangeaison  insup- 
portable, pire  que  celle  des  orties.  Quand  ces  graines 
sont  mûres  et  que  leurs  poils,  emportés  par  un  vent 
violent,  se  répandent  par  le  pays,  chacun  va  se  ca- 
cher. Et  avec  quelles  précautions  on  se  faufile  dans 
les  taillis  où  croît  le  mouléda!  Or,  le  vieux  madré 
cueillit  doucement  la  graine  maligne  et  il  vint  en  frot- 
ter délicatement  les  épaules,  les  côtés,  les  cuisses  du 
malheureux,  accroupi  plus  mort  que  vif,  contre  le 
mur  d'épines. 

—  Voilà  qui  t'apprendra  à  vivre  !  lui  dit-il. 
Gouanazi  resta  jusqu'à  midi  exposé  à  l'ardeur  du 

soleil,  dans  la  posture  ridicule  d'un  coq  sur  le  flanc. 
Il  geignait.  «  Je  vais  mourir!  »  disait-il.  Alors  Malao 
coupa  les  ficelles  à  ses  chevilles  et  à  ses  poignets  et 
le  bâton  tomba  à  terre  de  dessous  ses  genoux.  Mais 
il  demeura  couché,  incapable  d'étendre  ses  membres 


Troubles  au  Ngoma  87 

courbaturés  et  il  s'écoula  un  bon  moment  avant  qu'il 
pût  se  traîner  à  l'ombre  d'un  arbre. 

—  Qui  m'a  trahi?  se  disait-il.  Ce  doit  être  les  gens 
de  Mankélou,  car  Zidji  paraissait  savoir  tout  et  m'a 
prédit  que  je  boirais  le  lait  de  chèvre.  Maudite  Sa- 
boulana  !  Engeance  de  femme  !  Serpent  !  Mais  je  me 
vengerai  bien  I 

Et  il  caressait  longuement  ses  doigts  enflés,  endo- 
loris. 

Cependant,  la  troupe  des  circoncis  avait  été  lâchée 
pour  le  reste  du  jour  et  les  jeunes  garçons  s'étaient 
dispersés  dans  le  bois  impénétrable  dans  lequel  tombe 
la  roche  du  Marovougne.  Les  uns  creusaient  des  ter- 
riers de  taupes  et  en  poursuivaient  les  habitantes  jus- 
qu'en leurs  dernières  retraites.  C'est  la  règle,  au 
Ngoma,  que  les  taupes  sont  la  propriété  de  ceux  qui 
les  attrapent.  Les  vieux  leur  abandonnent  cette 
viande-là.  D'autres,  Zidji  en  tête,  s'en  allèrent  tuer 
certains  petits  oiseaux  que  l'on  trouve  dans  le  pâtu- 
rage rocailleux  au  haut  de  la  paroi  rocheuse  et  que  l'on 
appelle  les  «  matsiyane  »  parce  qu'ils  poussent  de  petits 
cris  comme  qui  dirait  :  tsi-tsi-tsi  I  Cet  oiseau  est  fort 
apprécié  au  camp  de  la  circoncision.  Le  jeune  garçon 
qui  réussit  à  s'en  procurer  un  a  le  droit  de  l'enfermer 
dans  une  botte  d'herbe  qu'il  attache  ensuite  au  moyen 
de  liens  très  nombreux,  avec  des  nœuds  très  savants, 
très  compliqués,  et  il  l'apporte  aux  vieux.  Ceux-ci 
doivent  dénouer  ces  ficelles  avec  leurs  doigts  seule- 
ment. S'ils  n'y  parviennent  pas,  c'est  un  bon  point 
pour  le  circoncis  ;  il  ne  sera  pas  battu.  Or,  ce  jour-là, 
ils  tuèrent  dix  matsiyane.  Malembé,  Zidji,  plusieurs 
de  leurs  compagnons  revinrent  glorieux  avec  leur  oi- 
seau dans  sa  gerbe  ;  mais  les  nœuds  de  Malembé 
n'étaient  pas  solides  et  Malao,  auquel  il  avait  remis 
le  produit  de  sa  chasse,  envoya  l'un  des  bergers  le 
rouer  de  coups  au  repas  du  soir. 


88  A  Vécole  de  la  circoncision 

Deux  jours  s'écoulèrent  et  l'Ecole  tirait  à  sa  fin. 
C'est  alors  qu'il  se  passa  une  chose  extraordinaire, 
inouïe  dans  les  annales  de  la  tribu  et  peu  s'en  fallut 
que  le  Ngoraa  ne  sombrât  dans  la  confusion  et  la 
honte. 

Excessivement  mortifié,  Gouanazi  cherchait  dans 
sa  tête  ce  qu'il  pourrait  bien  faire  pour  se  venger. 
Les  marmites  apportées  par  les  femmes  étaient  toutes 
là  dans  la  hutte  des  vieux,  leur  contenu  aj^ant  été 
absorbé  dans  le  repas  précédent.  Il  reconnut  celle  de 
Masiya,  la  mère  de  Zidji  et,  profitant  d'un  moment  où 
personne  ne  le  regardait,  il  tira  son  couteau  et  fit  une 
profonde  entaille  au  vase  de  terre  cuite.  Le  soir  on 
entendit  l'appel  coutumier  :  «  Ha  tsôô  !  Nous  brû- 
lons. »  Toutes  les  cruches  vides  furent  alors  reportées 
par  les  bergers  aux  femmes  en  échange  de  celles  qui 
contenaient  la  pitance  du  soir.  Quand  Masij^a  reprit 
l'ustensile,  elle  poussa  un  cri  :  elle  avait  aperçu  l'en- 
taille !  Elle  se  rappelait,  la  pauvre  femme,  comment 
cette  entaille  de  malheur  lui  avait  annoncé  la  mort  de 
son  fils  aîné.  Et  maintenant  Zidji,  lui  aussi,  n'était 
plus  I  Etouffant  ses  sanglots,  elle  courut  en  hâte  au 
village. 

Au  village,  c'était  jour  de  liesse.  On  avait  reçu  la 
visite  d'un  parent  venant  du  Bilène,  de  la  grande 
plaine  du  Bas-Lirapopo  d'où  les  Ba-Nkouna  sont  ori- 
ginaires. C'était  un  curieux  individu,  trapu,  la  tête 
large,  toute  ronde,  grand  chanteur,  causeur  étonnant, 
qui  était  en  train  de  raconter  les  nouveaux  du  Bilène. 
Il  s'appelait  Pikinini,  mais  il  s'était  surnommé  lui- 
même  Fabalène,  et  ce  nom  avait  une  histoire.  Un 
jour  sa  cervelle  de  philosophe  avait  imaginé  l'apho- 
risme suivant  :  «  Ba  fa  ba  nga  lele,  ba  lela  ku  endja  », 
c'est-à-dire  :  «  On  se  dit  au  revoir  quand  on  part  en 
\oyage,  on  ne  se  dit  pas  au  revoir  quand  on  meurt.  » 
Cette    phrase  plastique  avait  eu  du  succès  et  il   en 


Troubles  au  Ngoma  89 

avait  extrait  un  nom  nouveau  qu'il  s'était  orgueilleu- 
sement appliqué  :  Vanité  d'orateur,  de  littérateur, 
que  sais-je?  Ce  jour-là,  il  exposait  à  Mankélou  et 
consorts  les  merveilles  de  la  magie  telle  qu'on  la  pra- 
tique dans  son  pays. 

—  Nous  autres,  nous  savons  fort  bien  découvrir 
les  voleurs.  Nous  prenons  un  caméléon,  nous  le  frot- 
tons avec  une  certaine  poudre  blanche.  Alors  celui 
qui  a  volé,  fût-il  très  éloigné,  se  sent  mal.  îl  change 
de  couleur  comme  le  caméléon.  Il  vire  le  blanc,  lui 
aussi,  et  s'il  n'avoue  pas  immédiatement,  c'est  un 
homime  mort  !  Ou  bien  on  traite  l'endroit  où  le  vol  a 
eu  lieu  avec  certains  charmes.  Aussitôt  le  coupable 
sent  ses  doigts  lui  faire  mal.  Il  les  saisit  en  criant  et, 
s'il  persiste  à  garder  le  bien  d'autrui,  il  lui  sortira  un 
sixième  doigt  au  côté  de  la  main  1 1  ! 

Puis  Pikinini,  se  voyant  écouté,  racontait  les  bruits 
qui  courent  au  sujet  des  blancs  au  Bilène. 

—  Les  vrais  blancs,  dit-on,  sont  des  poissons.  Ils 
mangent  la  chair  des  noirs.  Quand  ils  nous  font  pri- 
sonniers, ils  nous  mettent  dans  un  bateau  à  vapeur  et 
nous  conduisent  très  loin  jusque  dans  leur  pays,  là 
où  ils  demeurent.  Les  soldats  blancs  seuls  ont  des 
jambes.  Leurs  chefs,  là-bas,  ont  une  grande  queue  à 
la  place.  Leur  pays,  c'est  un  rocher  entouré  d'eau  de 
tous  côtés.  Quand  arrive  un  convoi  de  noirs,  les  sol- 
dats l'annoncent  par  des  coups  de  fusil.  On  choisit  un 
de  nous,  on  lui  fait  une  entaille  au  petit  doigt  pour 
voir  si  la  graisse  suinte.  S'il  est  assez  gras,  on  le  con- 
duit sur  le  rocher,  on  l'étend  dans  une  marmite  rouge 
aussi  longue  que  lui  et  on  le  cuit  pour  les  seigneurs 
blancs.  Sinon  on  l'enferme  dans  un  grand  panier 
plein  d'arachides  et  il  doit  s'en  nourrir  tout  le  jour 
jusqu'à  ce  qu'il  ait  atteint  l'embonpoint  voulu.... 

—  Pas  possible,  s'exclamaient  les  amis  de  Manké- 
lou. 


90  A  l'école  de  la  circoncision 

—  C'est  parfaitement  certain,  répliquait  Pikinini. 
Un  des  nôtres,  ayant  eu  en  route  une  éruption  de 
boutons  qui  dégoûtaient  les  blancs,  a  été  rapatrié  et 
nous  a  raconté  tout  cela. 

Comme  il  disait  ces  mots,  Masiya  fit  irruption  dans 
le  groupe  sur  la  termitière  et  jeta  sur  les  genoux  de 
son  mari  la  marmite  de  Zidji.  Puis,  avec  un  long  cri 
funèbre,  elle  alla  s'enfermer  dans  la  hutte.  Les  hom- 
mes examinèrent  l'ustensile. 

—  Il  y  a  une  entaille  î  ! 

—  Comment  I  Zidji  serait-il  mort  au  camp  de  la  cir- 
concision? 

Il  alla  causer  un  instant  avec  sa  femme,  qui  san- 
glotait, la  bouche  dans  ses  mains,  étendue  dans  un 
coin  de  la  case. 

—  Ecoute,  Masiya,  c'est  bien  extraordinaire,  ceci, 
j'ai  vu  le  garçon  avant-hier.  Il  était  en  parfaite  santé. 
Ne  dis  rien.  Tais-toi.  Je  vais  de  ce  pas  voir  ce  qui  en 
est. 

Il  partit  immédiatement,  suivi  de  ses  fidèles. 
L'anxiété  gonflait  son  cœur,  mais  elle  était  toute  prête 
à  se  changer  en  une  colère  terrible.  Ils  firent  irrup- 
tion dans  le  Ngoma. 

—  Où  est  Zidji,  cria-t-il  de  cette  voix  mâle  avec 
laquelle  il  avait  envoyé  au  combat  les  bandes  des  Ba- 
Nkouna  lors  de  leur  dernière  bataille  avec  les  Soua- 
zis,  là-bas  dans  la  plaine. 

—  Me  voici,  père,  répondit  le  jeune  homme  qui 
venait  de  rentrer  de  la  chasse. 

—  Bien  I  Vous,  Malao,  vous  les  vieux,  venez  avec 
moi. 

Il  les  entraîna  à  part  et  exhiba  la  marmite  entaillée. 

—  Qu'est-ce  que  cela  veut  dire?  Vous  vous  conju- 
rez donc  contre  moi  et  ma  famille  ? 

—  Mais  quoi  ?  Nous  ne  savons  rien  de  cela  !  C'est 
un  accident  arrivé  à  la  marmite,  sans  doute  ! 


Troubles  au  Ngoma  91 

—  Comment?  un  accident  1 1  Est-ce  qu'on  ne  voit 
pas  que  l'entaille  est  faite  au  couteau  ?  Me  prenez- 
vous  pour  un  nouveau-né?  Et  quelqu'un  aurait-il  pu 
faire  cette  entaille  sans  votre  connaissance? 

Mankélou  s'irritait  de  plus  en  plus  ;  il  se  promenait 
d'un  bout  à  l'autre  de  la  cour,  ses  longs  bras  ballants, 
parfois  brandissant  son  bâton,  ses  yeux  lançant  des 
éclairs. 

—  Votre  Ngoma  de  malheur  est  plein  de  jeteurs  de 
sorts.  Il  est  une  malédiction  pour  le  pays.  J'y  vais 
mettre  fin,  vous  verrez  ! 

Et,  sans  rien  entendre,  il  sortit  avec  ses  compa- 
gnons, hors  de  lui,  poussant  des  cris  terribles,  lan- 
çant des  provocations  comme  en  temps  de  guerre. 
Abasourdis,  tous  les  vieux  se  regardaient.  Le  plan  de 
Mankélou  était  clair.  Il  allait  réunir  tous  ses  gens, 
l'une  des  «  portes  »  de  la  tribu,  c'est-à-dire  l'un  des 
principaux  clans,  et  mettre  le  feu  à  tout  l'établisse- 
ment de  la  circoncision.  Ce  terrible  malheur  s'était 
produit  déjà  une  fois,  il  y  avait  très  longtemps.  Cha- 
cun savait  qu'il  ne  se  laisserait  arrêter  par  rien,  car 
sa  colère  était  implacable. 

Malao  dit  : 

—  Allons,  vite,  vous,  Rinono,  Chibodzé,  vous  qui 
êtes  de  la  capitale,  descendez  chez  le  chef  et  dites-lui 
d'intervenir,  sinon  il  y  aura  du  sang  versé  ! 

Les  deux  conseillers  partirent  en  hâte,  laissant  le 
camp  dans  la  consternation.  La  danse  de  l'Eléphant 
manqua  de  vie,  ce  soir-là.  Dabouka  manda  Mankélou 
la  nuit  même.  Sombre,  déterminé,  celui-ci  se  rendit  à 
la  capitale.  Il  fallut  toute  l'autorité  du  chef,  ses  sup- 
plications même,  pour  détourner  le  général  de  l'ar- 
mée nkouna  de  son  dessein.  Enfin  il  y  renonça  et 
repartit  en  maugréant.  Mais  il  ne  remit  plus  le  pied 
au  Ngoma. 


92  A  l'école  de  la  circoncision 

VIII 

LES  DERNIÈRES  ÉPREUVES 


L'hiver  sévissait,  le  bel  hiver  clair  et  frais  du  sud 
de  l'Afrique.  La  nuit  le  thermomètre  descend  jusqu'à 
7°  au-dessus  de  zéro.  Mais,  dans  les  contrées  du  so- 
leil, cette  température-là  fait  frissonner  blancs  et  noirs. 

Aussi  les  nuits  étaient-elles  pénibles,  au  Ngoma,  et 
l'on  entendait  souvent  des  soupirs  et  des  dents  qui 
claquaient  dans  la  baraque  des  circoncis. 

Une  nuit  que  Zidji  avait  été  réveillé  par  le  froid, 
deux  ou  trois  heures  avant  le  lever  du  soleil,  il  crut 
ouïr  un  bruit  de  voix  étouffées  dans  la  Cour  des 
chants  et  des  formules. 

—  Allons  I  Y  es-tu?  disait  quelqu'un. 

—  Non  !  ne  levez  pas  I  Vous  allez  me  tuer  ! 

—  Eh  bien,  cette  fois? 

—  Essayez,  mais  allez  doucement!... 

Alors  on  entendit  des  :  Haé,  haé,  haé  gutturaux, 
comme  les  noirs  en  poussent  lorsqu'ils  portent  en- 
semble un  fardeau  très  lourd.  Evidemment  on  accom- 
plissait une  manœuvre  très  compliquée  dans  la  cour. 
Qu'est-ce  que  cela  pouvait  bien  être  ? 

Au  bout  d'un  instant,  les  bergers  firent  irruption 
dans  la  baraque  et,  bien  qu'il  fût  encore  très  tôt,  qu'il 
fît  extrêmement  froid ,  ils  réveillèrent  les  circoncis  à 
coups  de  verges  et  leur  dirent  :  Attention  !  venez  sa- 
luer le  grand-père  ! 

On  les  conduisit  à  la  file  indienne  tout  autour  de  la 
cour  et,  lorsqu'ils  eurent  fait  le  cercle,  ils  reçurent 
l'ordre  de  s'étendre  sur  leur  dos  avec  la  tête  regardant 
vers  le  centre. 


Les  dernières  épreuves  93 

—  Et  maintenant,  criez  :  Bonjour,  grand-père  I  Bon- 
jour, grand-père  ! 

Tous  d'obéir,  et  les  «  Bonjour  grand-père  î  »  de 
retentir  de  toutes  parts. 

Alors  une  voix  qui  paraissait  venir  des  nuages  ré- 
pondit : 

—  Salut,  mes  petits  enfants  ! 

Ils  élevèrent  les  yeux  et  virent  un  très  long  objet 
blanc  dressé  au  milieu  de  la  cour,  une  manière  de 
géant  dont  ils  apercevaient  très  haut  la  ceinture  de 
queues  et  une  barbe  blanche  au  sommet.  C'était  le 
«  moulagarou  ». 

Le  moulagarou  est  une  immense  perche  que  l'on 
apporte  en  grand  secret  au  camp  de  la  circoncision 
lorsque  l'école  est  près  de  sa  fin.  Pendant  la  nuit, 
vieux  et  bergers  creusent  pour  elle  un  trou  profond 
au  centre  de  la  cour,  un  gaillard  déterminé  s'accro- 
che à  son  extrémité,  et  on  dresse  perche  et  gaillard, 
ce  dernier  caché  dans  une  forêt  de  poils  blancs  qui 
représentent  la  barbe  de  l'ancêtre.  Tous  les  matins 
jusqu'à  la  conclusion  du  Ngoma,  ce  manège  sera  re- 
commencé. Les  circoncis  auront  même  le  droit  de 
présenter  leurs  plaintes  au  grand-père  :  «  Nous  mou- 
rons de  froid  ici,  sur  notre  dos,  car  l'hiver  nous  tue. 
Permets-nous  de  retourner  chez  nous  et  d'aller  revoir 
la  mère,  au  village  !  » 

Que  signifie  ce  rite  étrange  ?  Pour  les  circoncis  il 
veut  dire  que  le  temps  des  épreuves  arrive  à  son 
terme  ;  aussi  le  moulagarou  est-il  accueilli  avec  en- 
thousiasme, encore  qu'il  expose  les  initiés  à  des  souf- 
frances nouvelles,  celles  du  froid,  considérées  comme 
les  plus  difficiles  à  supporter.  Mais  le  philosophe  qui 
cherche  dans  les  coutumes  des  peuples  enfants  les 
idées  à  la  fois  inconscientes  et  profondes  qui  ont 
donné  naissance  aux  rites,  ne  saurait  se  contenter  de 
l'explication  courante.  Evidemment  cette  cérémonie 


94  A  Vécole  de  la  circoncision 

représente  l'admission  des  circoncis  à  la  vie  com- 
mune de  la  tribu.  Ils  communient  en  un  sens  avec 
l'ancêtre  qui  leur  répond  du  haut  de  la  perche  dans 
l'obscurité  mystérieuse  du  matin.  Ils  vont  devenir, 
par  la  souffrance  et  dans  l'humilité,  les  membres  nou- 
veaux de  la  collectivité. 

Ce  jour-là  s'appelle  aussi  le  «  jour  du  retourne- 
ment ))  (kou  houndjoulela).  Lorsque,  transis  par  leur 
sieste  prolongée  sur  le  dos,  les  circoncis  vinrent 
transpercer  l'Eléphant,  Malembé  qui  les  conduisait 
s'assit  au  coin  du  feu  de  manière  à  chauffer  sa  jambe 
droite,  au  lieu  de  la  gauche  et  ses  camarades  en  firent 
autant.  Il  en  fut  ainsi  tous  les  jours  et  jusqu'à  la  fin. 
L'Ecole  est  mûre.  Il  reste  trois  cérémonies  à  accom- 
plir avant  la  destruction  du  Ngoma. 

La  première,  c'est  l'administration  de  la  médecine 
purificatrice.  Le  «  Manyabé  »  est  mandé  au  camp.  Ce 
grand  personnage  possède  les  recettes  pour  la  com- 
position de  tous  les  charmes  de  la  tribu  :  il  se  fait 
préparer  de  la  bière  en  quantité.  Il  y  verse  une  pou- 
dre mystérieuse,  celle  qui  enlève  les  souillures,  qui 
prévient  les  malheurs,  qui  chasse  la  mort,  et  les  cir- 
concis en  boivent  une  gorgée  à  leur  repas  du  matin. 
C'est  la  première  fois  depuis  trois  mois  qu'ils  avalent 
un  liquide  en  bonne  conscience  1 

La  seconde  cérémonie,  c'est  la  perception  de  l'impôt 
sur  la  circoncision,  car  ce  n'est  pas  assez  que  tant  de 
coups  et  de  mauvais  traitements  aient  été  infligés  aux 
initiés  :  il  faut  encore  payer  pour  les  avoir  reçus  !  La 
finance  exigée  de  chaque  circoncis  actuellement,  c'est 
cinq  shellings.  Autrefois  c'était  une  pioche  par  tête 
ou  par  deux  têtes,  à  supposer  que  ce  fussent  cel- 
les de  deux  frères.  On  peut  aussi  acquitter  cette  dette 
au  moyen  d'une  chèvre.  A  qui  va  cet  argent?  Au 
chef,  car  cette  école  est  celle  du  chef.  Il  remettra  dix 
shellings  au  «  père  de  la  circoncision  »,  dix  autres  à 


Les  dernières  épreuves  95 

la  «  mère  »,  deux  livres  sterling  au  Manyabé  qui,  par 
ses  charmes  souverains,  a  empêché  les  mauvais  sorts 
de  franchir  la  barrière  de  la  Cour  des  mystères.  Le 
reste  est  pour  lui  et  cela  fera  une  somme  rondelette. 
Cent  circoncis  rapportent  vingt-cinq  livres  sterling. 
Sur  ce  total,  le  chef  en  gardera  au  moins  vingt  pour 
lui  ;  et  voilà  sans  doute  pourquoi  ûabouka,  devenu 
chrétien,  ne  se  hâte  pas  de  supprimer  l'école  de  la 
circoncision.  Il  y  met  à  peine  les  pieds  lui-même  ;  il 
laisse  à  Malao  toute  la  direction  des  opérations,  mais 
ne  voit  pas  d'objection  à  percevoir  cet  impôt. 

La  troisième  et  la  plus  curieuse  de  ces  cérémonies 
de  clôture,  c'est  la  grande  danse  des  Mayiwayiwana, 
la  danse  des  masques.  Elle  est  préparée  longuement 
des  deux  côtés  à  la  fois,  soit  dans  les  villages,  soit  au 
camp,  car  elle  est  le  prélude  du  retour  des  initiés  à  la 
vie  ordinaire  du  kraal. 

Dans  les  villages,  les  femmes  ont  reçu  l'ordre  de 
brasser  une  quantité  de  bière.  C'est  un  ouvrage 
énorme  qui  dure  neuf  jours.  Il  s'agit  de  préparer 
d'abord  le  levain  avec  du  millet  trempé.  Cela  prend 
quatre  à  cinq  jours.  Puis  les  pilons  écrasent  des 
quantités  de  maïs  ;  on  fait  de  la  farine  qu'on  mélan- 
gera avec  le  levain  et  qu'on  cuira  deux  fois  dans  de 
l'eau.  On  passera  la  bière  ainsi  obtenue  à  travers  des 
filtres  de  feuilles  de  palmiers.  Quatre  autres  jours  de 
travail  opiniâtre  y  seront  consacrés. 

Tandis  que  les  pilons  frappaient  dans  les  mortiers 
de  bois,  au  camp  aussi  l'on  travaillait  ferme.  Durant 
la  nuit,  les  bergers  avaient  été  couper  des  branches 
de  palmiers-dattiers  avec  lesquels  on  fabrique  les 
masques  de  Mayiwayiwana.  Ces  masques  sont  énor- 
mes. C'est  une  sorte  de  casque  et  d'armure  tout  à  la 
fois,  qui  se  prolonge  en  avant  du  visage  en  forme  de 
bec  d'oiseau  et  qui  repose  sur  les  épaules  et  même 
sur  les  reins,  laissant  en  avant  de  la  figure  des  trous 


96  A  Vécole  de  la  circoncision 

par  lesquels  les  yeux  voient.  Cet  engin  très  lourd,  nom- 
mé «  gondjolo  »,  est  d'ailleurs  fort  habilement  tressé. 
En  outre,  les  membres  sont  tous  couverts  de  cylin- 
dres allongés,  brassières  et  jambières  de  paille  qui  se 
rejoignent  aux  articulations,  et  une  petite  jupe  d'herbe 
ajoute  à  l'effet  de  ce  costume  jaunâtre  qui  brille  au 
soleil....  L'œuvre  des  tailleurs  étant  complétée,  on 
passa  à  celle  des  poètes!  Il  s'agissait  maintenant  d'en- 
seigner aux  circoncis  le  chant  de  la  grande  journée 
qui  s'approchait,  afin  qu'ils  fissent  preuve  de  vaillance 
et  l'exécutassent  à  la  perfection  devant  le  public  qui 
les  contemplerait. 

Tout  étant  dûment  préparé  des  deux  côtés,  les  mar- 
mites de  bière  affluèrent  au  camp.  Un  endroit  plat  à 
proximité  des  villages  fut  choisi,  les  marmites  dépo- 
sées là  et  la  troupe  des  circoncis,  dans  ses  atours  de 
Majdwaj'iwana,  fut  conduite  par  les  vieux  et  par 
les  bergers  en  bon  ordre  jusqu'au  bout  de  la  place.  A 
l'autre  extrémité,  on  voyait  les  femmes  arriver,  très 
curieuses,  très  causantes,  passablement  craintives. 
«  Ah  !  on  les  verra  aujourd'hui,  disaient-elles.  Réus- 
sirons-nous à  les  reconnaître?  » 

Quand  toute  la  foule  fut  réunie,  la  danse  com- 
mença. Les  bergers  s'élancèrent  dans  le  cercle,  et, 
avec  les  gestes  lourds  des  bras  et  des  jambes  qui  ca- 
ractérisent la  chorégraphie  indigène,  sorte  de  balan- 
cement lent,  ils  chantaient  : 

Il  va  danser,  le  petit  circoncis,  car  il  a  épuisé  les  greniers 
de  sa  mère. 

Alors  les  deux  premiers  masques  furent  introduits 
dans  l'espace  circulaire.  Ils  durent  donner  le  specta- 
cle de  leur  force  en  se  balançant,  puis  en  sautant,  en 
bondissant,  tandis  que  la  foule  les  encourageait  en 
chantant  sur  un  air  semblable  au  précédent  : 


Les  dernières  épreuves  97 

Attache  le  vêtement  de  dattier,  Mayiwayiwana  ! 

Les  voilà  qui  viennent,  les  crabes,  les  crabes  de  lacircon- 


Quand  l'un  des  danseurs  avait  fait  un  bond  surpre- 
nant, extraordinaire,  les  acclamations  partaient  des 
rangs  des  spectateurs.  Et  les  femmes  de  crier  :  «  Dé- 
barrasse-toi un  peu  de  ce  qui  te  cache,  que  l'on  te 
voie  !  »  Mais  c'était  justement  là  le  piquant  de  la  situa- 
tion. La  danse  des  Mayiwayiwana  est  purement  imper- 
sonnelle. Les  circoncis  sont  encore  à  l'état  d'interdit 
chez  les  femmes.  Celles-ci  ne  doivent  pas  savoir  qui 
est  là  et  qui  n'y  est  pas.  Des  initiés  sont-ils  morts  durant 
le  service?  Cela  ne  les  regarde  pas.  Il  dansera  autant 
de  masques  qu'il  est  entré  de  garçons  à  l'école  et, 
pour  remplacer  ceux  qui  ont  succombé  à  la  morsure 
du  Crocodile,  on  introduira  un  ou  deux  bergers  ou 
bien  l'un  des  plus  vigoureux  dansera  deux  fois. 

Cependant,  lorsque  trois  ou  quatre  paires  eurent 
passé  par  l'épreuve  de  la  danse,  il  en  arriva  une  nou- 
velle composée  de  deux  tout  petits  garçons.  Ils  firent 
de  leur  mieux  pour  sauter,  mais  on  voyait  qu'ils  crai- 
gnaient beaucoup.  A  l'un  d'eux,  les  jambières  se  dé- 
tachèrent ;  le  casque  oscilla  et  risqua  de  tomber. 
Aussitôt  des  bergers  se  jetèrent  sur  lui,  le  précipitè- 
rent sur  le  sol  et  le  couvrirent  de  branches. 

—  Eh!  ils  tombent,  dirent  les  femmes.  Ce  ne  sont 
pas  des  hommes,  ce  sont  des  petits  garçons  1 

—  Taisez-vous,  répondaient  les  vieux.  Ils  ne  sont 
pas  tombés.  Le  circoncis  ne  tombe  plus.  S'il  tombe, 
il  meurt! 

Deux  autres  entrèrent  dans  la  lice.  Ils  étaient  de 
taille  courte,  eux  aussi.  L'un  des  deux  semblait  pres- 
que paralysé.  Au  grand  étonnement  de  tout  le  monde, 
au  lieu  de  danser,  il  se  mit  à  aboj^er  comme  un  chien, 
et  il  allait  de  ci  de  là,  furetant  partout. 

—  Allons,  danse,  petit  circoncis,  criait  la  foule. 


98  A  ï école  de  la  circoncision 

Alors  il  s'élança,  mais  embarrassé  dans  tous  ces  an- 
neaux et  par  ce  lourd  casque,  il  vacilla  et  tomba  de 
côté.  Un  cri  d'épouvante  retentit. 

—  Oui,  il  est  tombé,  dit  Malao  au  milieu  du  silence 
qui  s'était  fait.  Il  mourra  donc.  Venez  demain  à  cette 
place  et  vous  y  verrez  du  sang  I 

Gofana  restait  immobile.  Un  tas  de  branches  le 
recouvrit. 

Deux  nouveaux  danseurs  apparurent.  C'était  Ma- 
lembé  et  Zidji.  Ils  évoluèrent  d'abord  lentement,  puis 
peu  à  peu  ils  s'excitèrent.  Les  félicitations  éclataient 
de  toutes  parts.  Grisés  par  leur  succès,  ils  faisaient 
des  bonds  phénoménaux....  des  surhommes,  vraiment, 
dans  leur  cuirasse  brillante.  Les  femmes  poussaient 
de  petits  cris  de  terreur.  Malao  était  fier  :  «  Voilà, 
se  disait-il,  des  élèves  qui  me  font  honneur  I  »  Et 
quand  ils  rentrèrent  dans  les  rangs  de  leurs  camara- 
des et  que,  ruisselants  de  sueur,  ils  eurent  ôté  leur 
masque,  on  leur  apporta  une  cruche  de  bière. 

Lorsque  tous  les  circoncis  se  furent  exécutés,  les 
femmes  crièrent  :  <(  Allons,  montrez-vous  I  Qui  êtes- 
vous?  »  Un  des  bergers  s'en  fut  alors  parmi  elles, 
prit  un  tout  petit  enfant  sur  le  dos  de  sa  mère  :  le  pe- 
tit enfant  est  innocent,  il  peut  tout  voir.  Puis  il  revint 
auprès  des  initiés  en  le  portant  sur  ses  bras.  Le  petit, 
tout  joyeux  d'entendre  et  de  voir  tant  de  choses  nou- 
velles, partait  en  clairs  éclats  de  rire  et  se  laissa 
faire  de  la  meilleure  grâce  du  monde.  Il  pénétra  au 
milieu  de  la  troupe  et  là,  les  jeunes  gens,  ôtant  leurs 
masques,  lui  sourirent  et  quelques-uns  le  prirent  dans 
leurs  bras. 

Cependant  Gofana  ne  fut  pas  tué.  Mais  un  des  ber- 
gers partit  en  toute  hâte  pour  le  pays  voisin,  pour 
Thabina,  et  alla  acheter  une  poule  dans  un  village 
éloigné.  Elle  fut  occise  durant  la  nuit  et  son  sang  ré- 
pandu sur  les  branches  d'où  le  petit  avait  été  exhumé 


Les  dernières  épreuves  99 

plus  mort  que  vif.  Le  lendemain,  les  femmes  qui  vinrent 
examiner  les  lieux  virent  les  taches  rouges  et  dirent  : 

—  C'est  vrai  I  Les  circoncis  ne  peuvent  tomber. 
S'ils  tombent,  ils  meurent  I 

Lorsque  les  masques  furent  rentrés  au  camp,  le 
soir,  Malao  leur  dit  : 

—  L'école  de  la  circoncision  est  mûre.  Dès  aujour- 
d'hui, vous  avez  le  droit  de  boire  de  l'eau  et  vous 
allez  rentrer  dans  vos  foyers.  Il  ne  reste  plus  que  cinq 
jours. 

Et,  en  effet,  la  veille  de  ce  cinquième  et  dernier 
jour,  les  Hommes-Lions  et  le  Grand-Médecin  de  la 
circoncision  étaient  réunis  dans  la  Cour  des  mystères. 
Ils  allaient  préparer  en  secret  la  suprême  et  dernière 
purification,  la  purification  par  le  feu. 

Une  partie  de  chasse  fut  organisée  afin  d'éloigner 
les  circoncis  pendant  toute  la  journée.  Les  médecins 
ramassèrent  alors  tout  ce  qu'ils  purent  trouver  des 
restes  de  leur  opération  symbolique,  sur  la  place 
du  Crocodile,  entre  les  huit  pierres.  Le  «  Manyabé  » 
en  fit  une  poudre  noire  dont  il  enduisit  la  grande  per- 
che. Quand  la  troupe  blanche  revint  le  soir,  le  camp 
avait  subi  une  grande  transformation  :  les  costumes 
des  Mayiwayiwana,  les  nattes,  tous  les  objets  d'une 
certaine  grandeur  avaient  été  jetés  pêle-mêle  sur  le 
toit  des  baraques.  Le  tas  d'ordures  où  l'on  jette  cha- 
que jour  les  miettes  du  repas  avait  été  désinfecté,  dis- 
persé dans  toutes  les  directions  et  recouvert  de  terre. 
Après  le  repas  habituel  du  soir,  on  alla  transpercer 
l'Eléphant  comme  de  coutume.  Une  heure  se  passa. 
Les  circoncis,  fatigués  par  leur  journée  de  chasse, 
montraient  des  signes  de  lassitude.  Mais  la  danse 
continuait,  les  semelles  de  fer  frappant  le  sol  plus  vi- 
goureusement que  jamais.  Un  des  jeunes  garçons 
cessa  de  gesticuler,  vaincu  par  la  fatigue.  Un  coup  de 
verge  le  réveilla. 


100  A  l'école  de  la  circoncision 

—  Allons  !  pas  de  sommeil  aujourd'hui.  Vous  ne 
dormirez  pas  de  toute  la  nuit.  Veillez  1  C'est  le  der- 
nier jour.  Montrez  votre  vaillance  jusqu'au  matin. 

«  Eléphant,  tais-toi!  Eléphant,  tais-toi I  »  disaient-ils 
en  brandissant  leurs  bâtons,  menaçants.  Et  les  vieux 
et  les  bergers,  profitant  de  la  dernière  occasion  de 
frapper  des  dos  nus  impunément,  chantaient  à  tue- 
tête  leur  sauvage  mélopée  :  «  La  vache  noire  rue  ! 
Elle  donne  des  coups  de  pieds  et  renverse  le  bol  de 
lait  des  babouins  !  Gare,  petit  circoncis  !  Ne  va  pas 
dévoiler  le  Ngoma  !  » 

Puis,  comme  décidément  les  pauvres  garçons  n'en 
pouvaient  plus,  —  il  était  près  de  minuit,  —  Malao 
cria  : 

—  Sur  vos  pieds  !  Allez  dans  la  Cour  des  formules  ! 

Tous  s'y  rendirent  et  répétèrent  longtemps  les  pa- 
roles accoutumées.  Aucun  effort  intellectuel  n'était 
plus  nécessaire  pour  redire  par  cœur  la  leçon  que 
trois  mois  de  pratique  journalière  avaient  gravée  pour 
jamais  dans  leur  mémoire.  Machinalement,  ils  redi- 
saient : 

Manengouana,  bentsha  tirula,  foula  ngoma.... 

—  Le  sommeil,  dit  le  père  des  circoncis,  c'est  un 
ennemi  qu'il  faut  vaincre  !  Son  nom  c'est  le  Lion,  le 
Lion  qui  vient  se  poster  derrière  la  termitière  du  vil- 
lage et  qui  guette  les  enfants  pour  s'emparer  d'eux. 
Aujourd'hui,  soyez  des  hommes  et  remportez  la  vic- 
toire sur  le  sommeil  !  Retournez  à  l'Eléphant. 

Encouragés  par  ces  exhortations,  sentant  qu'il  s'a- 
gissait d'une  dernière  épreuve,  d'une  suprême  veillée 
d'armes,  ils  s'accroupirent  de  nouveau  auprès  des 
charbons,  y  chauffant  leur  hanche  droite,  et  jouèrent 
avec  un  zèle  nouveau  leur  puérile  comédie. 

Cependant  le  jour  commençait  à  poindre.  Une 
légère  lueur  paraissait  là-bas  à  l'est.    Dans  la  plaine 


Les  dernières  épreuves  101 

plongée  dans  l'ombre  se  dessinait  plus  clairement  la 
silhouette  du  Kadjaléra,  la  montagne  en  forme  de 
sphinx  qui  s'élève  toute  seule,  avant-mont  isolé  du 
Drakensberg.  Avec  quelle  impatience  le  soleil  fut 
attendu,  ce  jour-là  ! 

Il  parut  I  Car  quelles  que  soient  la  longueur  et  l'obs- 
curité de  nos  nuits,  il  revient  toujours,  le  soleil  impas- 
sible. Alors  tous  les  habitants  de  la  Cour  des  mystères 
furent  réunis,  les  circoncis  placés  au  milieu,  les 
bergers  et  les  vieux  les  entourant  de  tous  côtés. 

—  Attention  I  Vous  aurez  à  courir  droit  devant  vous 
jusqu'au  petit  bois  au  bord  de  l'étang  et  surtout  que 
pas  un  de  vous  ne  s'avise  de  regarder  derrière  soi.  Si 
vous  le  faites,  sachez  que  vos  yeux  seront  transper- 
cés par  ce  que  vous  verrez  et  que  vous  en  perdrez  la 
vue  à  tout  jamais  ! 

Et  alors  s'accomplit  l'exode  des  circoncis  hors  des 
épreuves,  vers  la  vie  nouvelle. 

Derrière  eux,  les  médecins  mirent  le  feu  au  camp 
de  la  circoncision.  Une  flamme  s'éleva  de  la  baraque 
des  vieux,  une  autre  de  celle  des  circoncis  et,  dans 
cette  conflagration,  la  perche  moulagarou  avec  sa 
poudre  symbolique  brûla  aussi.  Tout  le  passé,  l'en- 
fance niaise,  l'innocence  bête,  la  faiblesse  et  l'igno- 
rance du  premier  âge,  tout  cela  était  devenu  la  proie 
des  flammes  et,  à  travers  le  feu  purificateur,  le  jeune 
garçon  s'était  évadé.  Il  entrait  maintenant  dans  la  viri- 
lité et  la  sagesse.  Il  devenait  un  homme. 

Ainsi,  sans  rien  regretter  du  passé  misérable,  sans 
regarder  en  arrière,  les  initiés  arrivèrent  au  bois.  Ils 
en  firent  le  tour  plusieurs  fois  en  courant;  puis  les 
bergers  les  dirigèrent  vers  l'étang  et  les  y  firent  entrer  : 
«  Lavez-vous,  dirent-ils.  Enlevez  la  chaux  qui  vous 
recouvre.  »  Durant  trois  mois,  ils  ne  s'étaient  pas 
baignés  une  seule  fois.  Aussi  l'eau  leur  parut  excessi- 
vement froide.   Mais  leurs  surveillants  entouraient  le 


102  A  r école  de  la  circoncision 

petit  lacet  les  empêchaient  d'en  sortir.  Ils  tremblaient 
de  froid,  les  petits. 

—  Sortez,  leur  dit-on  enfin....  et  ils  allèrent  s'établir 
au  bord  du  bois. 

—  Bien,  dit  Malao.  Vous  n'êtes  plus  des  candidats 
à  la  virilité,  vous  êtes  des  hommes,  maintenant  I  Venez 
qu'on  vous  fasse  beaux,  et  ne  regardez  plus  du  côté 
<lu  camp  1 

Leurs  corps  furent  alors  frottés  avec  de  la  vraie 
graisse  —  non  plus  celle  de  brebis....  Leurs  membres 
luisants  de  la  tête  aux  pieds,  furent  enduits  de  la  belle 
terre  d'ocre  qu'on  trouve  sur  le  coteau  voisin.  Puis 
les  vieux  les  tondirent  au  rasoir,  de  manière  à  enlever 
les  cheveux  à  certains  endroits  seulement,  sur  deux 
ou  trois  lignes  au-dessus  des  oreilles,  sur  les  tempes. 
Un  bout  d'étoffe  leur  fut  donné  à  chacun  pour  s'en- 
tourer les  reins  et  ils  se  regardèrent  les  uns  les  autres 
avec  satisfaction.  Ils  étaient  beaux,  beaux  de  cette 
beauté  qu'apprécient  les  noirs.  Le  régime  de  l'école 
de  la  circoncision  avait  engraissé  démesurément  ceux 
qu'il  n'avait  pas  tués  et,  vraiment,  durant  ces  trois 
mois,  ils  avaient  énormément  changé. 

La  toilette  terminée,  Malao  prononça  son  dernier 
grand  discours  : 

—  Vous  êtes  des  hommes  désormais,  vous  n'êtes 
plus  des  enfants.  Soj^ez  courageux  1  Quand  le  chef 
vous  appellera  aux  armes,  soyez  prêts;  défendez-le. 
N'êtes-vous  pas  ses  guerriers  ?  C'est  à  vous  aussi  à 
faire  son  travail,  à  bâtir  ses  maisons,  à  couper  ses 
perches.  Apprenez  aussi  à  bien  vous  conduire.  Vous 
n'êtes  plus  des  «  choubourou  ».  Il  n'est  plus  de  votre 
dignité  de  voler  du  maïs  dans  les  champs,  ou  de  déter- 
rer les  patates  des  gens.  De  plus,  sachez  que  dès 
aujourd'hui  les  chants  que  vous  avez  appris  sont  inter- 
dits pour  quatre  ans.  On  ne  doit  plus  parler  de  tout 
cela.  Le  Ngoma  est  fermé.  Les  formules  sont  sacrées 


Les  dernières  épreuves  103 

et  doivent  demeurer  secrètes.  Quiconque  les  révéle- 
rait à  âme  qui  vive  serait  conduit  au  chef,  la  corde  au 
cou,  et  étranglé  pour  qu'il  ne  puisse  plus  dire  ce  qui 
est  interdit  (lesi  yilaka)  î 

Un  bruit  de  voix  se  fit  entendre  :  «  Ha  tsôô  1  »  Vite 
les  circoncis  se  cachèrent  dans  le  bois.  C'étaient  les 
femmes  qui  apportaient  la  nourriture  du  jour.  On  leur 
avait  dit  :  «  Allez  déposer  vos  marmites  près  du  bois.  Ne 
grimpez  plus  au  camp.  »  Les  bergers  reçurent  de  leurs 
mains  les  marmites  pleines,  mais  sans  ajouter  un  seul 
mot  d'insulte.  Le  temps  des  propos  licencieux  avait 
passé.  On  était  revenu  à  la  morale  ordinaire. 

A  leur  immense  satisfaction,  les  initiés  mangèrent 
dans  la  marmite  la  polenta  bien  assaisonnée. 

Et  maintenant,  disposés  en  file  indienne,  les  jeunes 
gens  se  dirigèrent  vers  la  capitale  pour  être  réintégrés 
dans  la  vie  civile.  Un  des  vieux  marchait  en  tête  du 
cortège.  Toutes  les  filles  du  pays  les  attendaient  chez 
le  chef.  Il  était  tard  déjà.  L'entrée  fut  solennelle.  D'un 
bout  à  l'autre  de  la  place,  depuis  la  porte  du  village, 
en  passant  sous  l'immense  figuier,  jusqu'à  la  maison 
du  chef,  le  sol  était  couvert  de  nattes  ajoutées  bout  à 
bout  qui  faisaient  une  voie  vraiment  royale.  Marchant 
très  lentement,  un  long  bâton  crochu  à  leurs  mains, 
le  dos  courbé  vers  la  terre,  cachant  leur  visage  pour 
n'être  pas  reconnus,  les  initiés,  tout  brillants  d'ocre, 
mettaient  leurs  pieds  l'un  après  l'autre  sur  la  pre- 
mière natte.  Ils  imitaient  la  démarche  du  caméléon  : 
repliant  une  jambe,  l'étendant  par  saccades  jusqu'à 
ce  qu'elle  fût  parvenue  à  la  natte,  puis  immédiate- 
ment repliant  l'autre  et  accomplissant  le  même  ma- 
nège. Le  cortège  avançait  très  lentement  et,  tout  le 
temps,  les  jeunes  filles  excessivement  intéressées 
chantaient  le  refrain  de  Mayiwayiwana  : 

Ils  se  dandinent,  les  petits  circoncis;  ils  ont  vidé  le  grenier 
de  leur  mère  ! 


104  A  l'école  de  la  circoncision 

—  Regarde,  disait  Saboulana  à  Fazana  en  montrant 
l'un  des  garçons,  je  crois  bien  que  je  le  reconnais.... 

Et  c'était  une  scène  à  voir,  sur  ces  nattes  jaunes 
resplendissantes,  que  ce  défilé  lent,  solennel,  silen- 
cieux, d'Hommes-Caméléons  sous  le  grand  arbre  tou- 
jours vert.  Les  pieds  des  purifiés  ne  devaient  plus 
être  souillés  par  la  poussière  des  chemins. 

Ils  allèrent  dormir  dans  les  huttes  du  chef,  cette 
nuit-là;  l'homme  appartient  à  la  tribu  avant  d'appar- 
tenir à  son  propre  village.  Bien  qu'ils  fussent  empilés 
les  uns  sur  les  autres,  ils  goûtèrent  un  repos  bien 
mérité,  car  ils  étaient  harassés.  D'ailleurs  il  fallait  se 
préparer  aux  émotions  de  la  fête  du  lendemain. 

A  l'aube,  de  partout,  on  afflua  à  la  capitale,  les 
femmes  surtout.  Bientôt,  sous  l'arbre  au  tronc  jaune, 
toute  la  tribu  était  réunie.  C'était  une  foule  causante, 
bruj^ante,  contente,  les  femmes  accroupies  à  la  péri- 
phérie, des  colliers  de  perles  au  cou,  de  lourds  bra- 
celets de  laiton  aux  chevilles  et  aux  poignets.  Beau- 
coup d'entre  elles  étaient  ocrées  et  portaient  un  nour- 
risson sur  leurs  épaules,  dans  une  peau  d'antilope. 

Les  nattes  furent  étendues  de  nouveau  pour  la  pro- 
cession et  bientôt  le  cortège  des  circoncis  parut,  des- 
cendant de  la  maison  du  chef  sur  la  grande  place. 
Quelques  bergers  étaient  occupés  à  ramasser  les  nattes 
derrière  afin  de  les  replacer  devant. 

Il  se  dandine,  le  petit  circoncis, 

chantaient  les  femmes  en  frappant  des  mains  et  en 
regardant  toutes  ces  formes  brunes,  brillantes  d'ocre, 
s'avançant  lentement,  courbées  vers  le  sol,  imitant  le 
caméléon  :  des  hommes  réfléchis  et  non  plus  des 
enfants.  Et  des  exclamations  s'élevaient  de  toutes 
parts,  du  sein  de  la  masse  grouillante  des  femmes  et 
des  enfants,  chacun  s'efforçant  de  découvrir  qui  son 
fils,  qui  son  frère,  qui  son  petit-fils. 


Les  dernières  épreuves  105 

Lorsque  le  cortège  eut  fait  plusieurs  fois  le  tour  de 
la  place,  les  hommes  assis  au  pied  du  figuier  s'écartè- 
rent et,  les  nattes  ayant  été  étalées  en  cet  endroit,  les 
circoncis  vinrent  s'y  asseoir,  la  tête  toujours  penchée 
vers  le  sol.  Ils  attendaient,  leurs  bâtons  crochus  en 
main....  Le  moment  psychologique  était  venu.  Chaque 
mère,  chaque  sœur,  chaque  aïeule  devait  venir  recon- 
naître son  parent  et  apprendre  de  lui  son  nouveau 
nom  en  lui  remettant  un  présent  :  de  préférence  quel- 
ques bracelets  de  crin  entourés  de  fil  de  fer  très  fin, 
comme  les  Malemba  ont  enseigné  aux  gens  du  pays  à 
en  fabriquer,  ou  bien  un  shelling  ou  tel  autre  objet 
précieux.  Les  hommes,  faisant  face  aux  initiés  de  l'au- 
tre côté  de  la  place,  prenaient  un  intérêt  extrême  à 
cette  série  de  reconnaissances,  car  il  arrive  souvent 
que  les  femmes,  trompées  par  l'embonpoint  extraordi- 
naire des  circoncis,  tombent  à  faux.  Alors  ce  sont  des 
explosions  de  rires  et  de  moqueries. 

Masiya  et  Fazana  s'approchaient,  un  peu  émues,  se 
courbant  très  bas  pour  dévisager  l'un  après  l'autre 
tous  les  garçons.  Elles  arrivèrent  auprès  de  Zidji. 
Alors  Masiya  s'agenouilla  devant  lui,  l'embrassa  sur 
la  joue  et  lui  tendit  deux  bracelets.  Il  prit  son  bâton, 
le  lui  posa  délicatement  sur  le  dos  et  dit  : 

—  Machâo  1 

Fazana  vint  ensuite  et  fit  comme  sa  mère;  mais,  en 
lui  criant  son  nouveau  nom,  Zidji  lui  administra  un 
bon  coup  de  bâton  et  il  ajouta  : 

—  Ma  sœur,  prends  garde  de  ne  plus  m'appeler 
jamais  incirconcis. 

Ce  coup  asséné,  c'est  la  règle.  Mais,  pour  les  mères 
et  les  grand'mères,  on  l'adoucit  en  caresse.  Alors  tou- 
tes deux  se  retirèrent  et  se  mirent  à  danser  devant 
Zidji,  à  chanter  ses  louanges  en  disant  : 

Oh  !  notre  fils  !  fils  de  grâce  I  fils  de  grande  famille  ! 


106  A  l'école  de  la  circoncision 

Et  elles  émaillaient  leur  chant  de  cris  particuliers, 
cris  qu'on  ne  pousse  que  dans  les  grandes  souffrances 
ou  au  sein  de  l'allégresse  et  qui  se  nomment  les  «  mé- 
kouloungouana  ».  C'est  une  sorte  de  trémolo  perçant 
produit  au  moyen  de  la  langue  qui,  en  se  mouvant 
très  rapidement  d'une  joue  à  l'autre,  module  le  son 
de  cette  étrange  façon.  Et  l'on  voj^ait,  tout  autour  du 
grand  figuier,  des  mères,  de  vieilles  grand'mères 
même,  danser  ainsi,  glorifier  leur  rejeton  devenu 
homme  et  se  laisser  battre  par  lui  ! 

Plus  d'un,  parmi  les  vieux  surveillants,  suivait 
curieusement  des  ^eux  la  mère  de  Gofana.  Celle-ci 
reconnut  son  fils,  le  baisa,  s'agenouilla  sans  qu'il 
bougeât.  Puis,  comme  elle  lui  tendait  les  bracelets, 
il  sauta  sur  ses  jambes,  se  mit  à  aboyer  et  voulut 
mordre  l'auteur  de  ses  jours  en  criant  :  «  Nouam- 
byana,  fils  du  chien  1  »  Un  rassemblement  se  produi- 
sit aussitôt.  La  mère  effrayée  n'osait  pas  danser  et  le 
glorifier  comme  les  autres  femmes  en  disant  : 

Fils  de  grâce  !  Fils  de  grande  famille  ! 

Malao,  qui  se  trouvait  là,  allongea  une  taloche  à 
Gofana  et  lui  dit  : 

—  Tais-toi  1 

Illui  parlait  vraiment  commeàun  chien.  Commed'au- 
tres  hommes  exprimaient  leur  étonnement  à  la  conduite 
étrange  de  ce  garçon,  le  père  des  circoncis  leur  dit  : 

—  Il  a  voulu  s'enfuir.  C'est  sa  punition.  Il  n'est 
plus  un  homme;  il  est  fou. 

Plus  loin,  on  voyait  une  autre  femme  circuler  parmi 
les  groupes,  examiner  tous  les  visages  avec  une 
expression  d'intense  découragement.  Une  lueur  d'es- 
poir brillait  cependant  encore  dans  ses  yeux  noirs 
qui  avaient  beaucoup  pleuré.  C'était  la  mère  de 
Latane.    Elle  se   berçait  encore  un    peu  de  l'illusion 


Les  dernières  épreuves  107 

qu'elle  retrouverait  son  petit  parmi  ses  camarades. 
Enfin  Marema,  son  frère,  vint  lui  dire  : 

—  Va-t'en  donc  à  la  maison  I  Ne  vois-tu  pas  qu'il 
n'est  pas  là.  Tu  sais  bien  qu'il  n'est  plus  I 

Alors,  la  pauvre  créature  toute  défaillante,  statue 
de  la  douleur,  s'éloigna  lentement  par  le  sentier,  la 
poitrine  soulevée  par  des  gémissements  qu'elle  n'osait 
laisser  entendre.  Puis,  lorsqu'elle  eut  passé  le  ruis- 
seau, le  petit  bois  de  térébinthes  et  fut  arrivée  dans 
les  champs  solitaires,  s'étendant  à  perte  de  vue,  elle 
poussa  des  cris  sauvages  et  déchirants.  Nul  écho  n'y 
répondit.  Nulle  oreille  ne  les  ouït.... 

O  terre  d'Afrique,  que  de  larmes  t'ont  abreuvée 
déjà  I  Et  la  terre  d'Afrique  but  ces  larmes  comme 
elle  a  bu  déjà  les  larmes  de  milliers  de  mères.  Et  la 
terre  d'Afrique  resta  sèche,  plus  sèche  que  jamais  I 

Dans  les  marmites  de  fonte  de  la  capitale,  la  viande 
cuisait.  Et  une  odeur  de  réjouissance  s'élevait  de  tous 
les  feux  et  caressait  toutes  les  narines.  Dabouka  avait 
tué  un  bœuf.  Il  y  avait  de  quoi  régaler  tout  le  pays. 
Et  quelques  vieux,  ayant  accroché  des  morceaux  de 
tripes  en  contrebande,  les  faisaient  frire  sur  des 
charbons  avec  une  expression  béate.  On  fit  bombance 
pour  célébrer  le  retour  des  initiés  au  milieu  des  leurs. 
Les  cœurs  étaient  tout  à  la  joie. 

La  fête  continua  durant  les  huit  jours  qui  suivi- 
rent. Tous  les  grands  villages,  ceux  des  conseillers, 
ceux  des  parents  du  chef,  se  disputaient  l'honneur  de 
recevoir  les  nouveaux  circoncis.  Partout  ils  exécu- 
taient sur  des  nattes  propres  la  danse  ou  le  défilé  des 
caméléons.  Et  partout  on  les  régalait  de  viande.  Le 
soir,  ils  revenaient  à  la  capitale  où  leurs  mères  appor- 
taient leur  nourriture.  Le  matin,  ils  sortaient  en 
troupe  pour  aller  se  laver  et  s'enduire  d'une  couche 
nouvelle  d'ocre. 


108  A  Vécole  de  la  circoncision 

Quelques  épreuves  leur  furent  encore  proposées 
durant  cette  dernière  semaine,  entre  autres  celle  de  la 
corde  tendue  à  une  hauteur  considérable  et  par-des- 
sus laquelle  il  faut  sauter.  Et  si  l'un  d'eux  n'y  réus- 
sissait pas,  l'un  des  vieux,  tout  vieux,  leur  disait  : 
«  Imbéciles  !  Voyez  comme  on  fait  !  »  Il  prenait  son 
élan,  les  deux  compères  tenant  les  bouts  de  la  ficelle 
l'abaissaient  soudain  et,  avec  un  petit  saut,  le  vieil- 
lard dépassait  la  corde  sans  la  toucher.  Alors  toute 
l'assemblée  de  rire,  de  rire  !  !  Ou  bien,  c'était 
l'épreuve  du  lion.  Deux  individus  à  la  forte  poitrine 
et  qui  savaient  imiter  le  roi  des  animaux  à  la  perfection 
étaient  envoyés  des  deux  côtés  d'une  vallée.  Lorsqu'un 
rugissement  éclatait,  toute  la  bande  des  initiés  était 
expédiée  à  la  recherche  du  lion.  Mais,  tandis  qu'ils 
battaient  les  buissons,  un  autre  rugissement  partait 
de  l'autre  côté  du  ravin.  Tous  se  précipitaient  dans 
cette  direction  et  ainsi  de  suite,  jusqu'à  ce  qu'ils  re- 
vinssent exténués.  Ou  bien  encore,  c'était  l'épreuve 
du  «  billon  »  dans  l'étang.  Quelques  jours  auparavant, 
les  bergers  avaient  coupé  le  tronc  d'un  arbre  nommé 
«  mousendjé  »  et  l'avaient  jeté  dans  le  petit  lac  formé 
par  le  Moudi.  Or,  les  fibres  de  ce  mousendjé  ont  la 
propriété  de  se  gonfler  dans  l'eau  et  le  tronc  double 
sa  taille  et  quadruple  son  poids.  Il  s'agissait  de  le 
sortir  de  l'étang.  Quels  efforts  et  quels  rires  !  Car  ces 
dernières  épreuves  ne  sont  pas  sérieuses,  comme 
celles  de  la  Cour  des  mystères  ! 

Enfin  le  jour  de  la  dernière  cérémonie  arriva.  Après 
s'être  promenée  à  sa  guise  par  tout  le  pays,  la  troupe 
des  circoncis  fut  convoquée  un  certain  matin  à  la  ca- 
pitale, et,  officiellement,  l'ocre  qui  les  recouvrait  fut 
solennellement  lavée.  C'était  fini.  Malembé  retourna 
chez  Dabouka,  Zidji  chez  Mankélou. 

Lorsqu'il  rentra  au  village  de  son  père,  Zidji 
avait  la  tête  haute.  Chacun  s'empressa  à  sa  rencontre 


Les  dernières  épreuves  109 

et  Fazana  le  contempla  avec  un  regard  de  fierté.  Lui 
sentait  son  cœur  se  gonfler  d'orgueil  dans  sa  poitrine. 
Il  était  un  homme  vraiment,  et,  devant  lui,  la  vie 
s'ouvrait  lumineuse  et  pleine  de  promesses.  Certes  il 
serait  digne  de  son  père,  digne  de  son  chef.  Et,  pour 
un  instant,  se  rappelant  l'Etoile  du  matin  qu'il  avait 
vue,  cette  certaine  nuit,  globe  d'or  suspendu  au-des- 
sus du  Kadjaléra,  il  songea  qu'elle  avait  dit  vrai.  Oui, 
le  jour  pointait  et  le  soleil  allait  paraître  pour  lui. 
Mais,  comme  il  s'avançait  heureux  vers  le  kraal  afin 
d'examiner  le  troupeau  et  surtout  les  deux  veaux  nés 
pendant  son  absence,  il  aperçut  Ngomane,  rieur 
comme  d'habitude,  un  peu  intimidé  par  ce  grand 
frère  qui  avait  tant  grossi.  Chez  ce  gamin  incorrigi- 
ble, la  gouaillerie  ne  tarda  pas  à  l'emporter  sur  la 
timidité  et,  avec  sa  grosse  voix  enrouée,  il  dit  à  Zidji  : 

—  Hé  !   Qu'as-tu  donc  mangé  tout  ce  temps  pour 
être  devenu  si  gras? 

—  Choubourou  !  répondit  Zidji  avec  une  moue  de 
dédain  et  en  lui  allongeant  une  tape  avec  son  bâton. 


A  L'ECOLE  DE  LA  STATION 


POINT  DE  BŒUFS,  POINT  DE  FEMME  ! 


L'année  qui  suivit  le  retour  de  Zidji  au  village  fut 
une  année  de  réjouissances  chez  Mankélou. 

Fazana,  la  jolie  Fazana  avait  grandi. 

Un  beau  jour,  deux  jeunes  gens  débouchèrent  sur 
la  place  du  village  revêtus  de  leurs  plus  beaux  atours. 
L'un  d'eux  s'appelait  Vondo.  Il  portait  sur  ses  épaules 
une  superbe  peau  de  léopard.  Son  compagnon,  moins 
grand,  moins  beau,  le  suivait  de  près.  Un  homme 
d'âge  mûr  les  accompagnait.  Ils  venaient  s'informer 
s'il  y  avait  «  de  l'eau  »  chez  Mankélou.  C'est  une 
manière  polie  de  s'enquérir  s'il  y  a  des  filles  à  marier. 
La  discussion  s'établit  aussitôt  par  l'intermédiaire  de 
l'homme  âgé  qui  était  le  porte-parole  attitré  des  jeu- 
nes gens.  Comme  on  se  convenait  de  part  et  d'autre, 
comme  les  familles  se  connaissaient  et  s'estimaient 
réciproquement,  les  fiançailles  se  conclurent  facile- 
ment. Le  prix  du  douaire,  du  «  lobola  »  comme  on 
dit  au  Sud  de  l'Afrique,  fut  fixé  à  quinze  bœufs.  Le 
père  de  Vondo  eut  quelque  peine  à  les  réunir  ; 
comme   Mankélou  refusait    absolument    de  livrer  la 


112  A  r école  de  la  station 

jeune  fille  avant  la  remise  totale,  les  affaires  traînè- 
rent un  peu  en  longueur.  Néanmoins  ce  fut  une 
période  des  plus  joyeuses.  Zidji  s'amusa  énormément 
cette  année-là. 

Pour  lui,  du  reste,  le  mariage  de  sa  sœur  avait  une 
importance  toute  spéciale.  Les  quinze  bœufs  de 
Vondo  lui  serviraient  à  acheter  sa  femme  à  lui  ;  car 
dans  l'intention  du  législateur  anonyme  qui  a  établi 
ces  règles,  le  douaire  n'est  pas  donné  au  père  ;  il  n'est 
point  une  propriété  dont  il  puisse  disposer  à  son  gré; 
il  est  payé  à  la  famille  entière  et  doit  être  employé 
pour  acquérir  une  épouse  pour  l'un  des  fils. 

Mais  un  malheur  épouvantable,  l'un  des  plus  gra- 
ves qu'un  noir  puisse  imaginer,  tomba  sur  le  village 
de  Mankélou.  Peu  après  son  mariage  Fazana  fut  prise 
de  maux  de  tête  violents.  D'abord  on  crut  à  un  accès 
de  fièvre  ordinaire,  mais  elle  perdit  bientôt  conscience 
et  mourut  sans  doute  d'une  intoxication  malarienne 
du  cerveau.  Cet  événement  absolument  inattendu 
bouleversa  tout  le  monde.  Une  catastrophe  pareille 
devait  avoir  une  cause.  On  recourut  au  jeteur  d'osse- 
lets et  celui-ci  déclara  que  la  mort  était  le  résultat  d'un 
sort  jeté.  Mais  qui  avait  ensorcelé  Fazana?  C'était  la 
question  capitale.  Si  c'était  le  mari  ou  un  parent  du 
mari,  la  faute  du  décès  retombait  sur  sa  famille  ;  il 
n'avait  dorénavant  pas  le  droit  de  réclamer  les  bœufs 
du  douaire.  Par  contre,  si  le  coupable  était  un  parent 
de  la  défunte  ou  un  étranger,  les  bœufs  devaient  être 
restitués  au  veuf.  Or  les  osselets  désignèrent  Goua- 
nazi,  l'ennemi  de  Zidji,  et  l'ordalie  qui  suivit,  c'est-à- 
dire  l'administration  du  philtre  enchanté  confirma  les 
révélations  du  devin  :  Gouanazi,  ayant  bu  cette  m3^s- 
térieuse  boisson  fut  pris  de  l'ivresse  caractéristique 
des  jeteurs  de  sorts.  La  preuve  était  faite  désormais  : 
c'est  lui  qui  avait  «  mangé  Fazana  ».  Criminel  à  ce 
point,  il  eût  été  pendu  ou  assommé  si  l'on  avait  encore 


Point  de  bœufs,  point  de  femme  !  113 

osé  appliquer  la  règle  du  tribunal  noir  dans  un  pays 
soumis  aux  blancs.  Il  profita  du  désarroi  pour  filer  à 
travers  la  brousse  et  se  réfugier  en  ville,  où  il  alla 
prendre  du  service.  D'autre  part  Vondo  et  son  père, 
forts  du  résultat  du  procès  de  sorcellerie,  vinrent  un 
beau  matin  chez  Mankélou  et,  après  un  long  préam- 
bule un  peu  embarrassé,  le  vieux  lui  dit  : 

—  Mon  ami  !  un  grand  malheur  t'a  frappé  î  Notre 
épouse  est  morte,  morte  sans  laisser  d'enfants.  As-tu 
une  autre  femme  à  donner  à  notre  fils  pour  relever  sa 
hutte  en  ruine  ? 

—  Non,  dit-il.  Elle  était  la  seule  fille  à  marier  au 
village. 

—  Alors  il  faudra  que  nous  reprenions  nos  bœufs  ? 

—  Très  bien,  dit  Mankélou,  en  baissant  les  yeux.  Ils 
sont  dans  le  kraal.  Prenez-les  tout  de  suite.  Hé  !  Zidji  ! 

Zidji  accourut. 

—  Va  avec  ces  hommes  et  choisis  leurs  bœufs  dans 
le  troupeau. 

Ce  fut  durant  un  quart  d'heure  une  série  de  savan- 
tes manœuvres  pour  faire  sortir  par  la  porte  de  l'en- 
clos les  quinze  bêtes  du  douaire  et  retenir  les  cinq  ou 
six  qui  devaient  rester.  Enfin  le  triage  fut  accompli. 

—  Restez  !  Adieu,  dirent  les  deux  hommes. 

—  Partez  !  C'est  bien,  répondirent  Mankélou  et 
Zidji. 

Et  les  visiteurs  chassant  les  bestiaux  devant  eux 
s'engagèrent  dans  le  chemin  de  la  brousse.... 

Longtemps  Mankélou  et  son  fils  restèrent  debout, 
le  premier,  sa  grande  taille  plus  voûtée  qu'à  l'ordi- 
naire, le  second  campé  très  droit  sur  ses  jambes,  re- 
gardant tous  deux  le  sentier,  écoutant  les  mugisse- 
ments tristes  des  bœufs  qui  s'éloignaient.  Plongés 
dans  leurs  réflexions,  ils  tendaient  l'oreille  encore.... 
Enfin  le  bruit  se  tut....  Mankélou  regarda  son  fils  et, 
d'une  voix  presque  aff"ectueuse,  il  dit  : 


114  A  r école  de  la  station 

—  Voilà  tes  bœufs  partis,  mon  pauvre  garçon. 
C'est  un  grand  malheur  pour  toi. 

Soudain  Zidji  comprit.  Jusqu'ici  la  pensée  de  son 
avenir  ne  l'avait  guère  troublé.  Il  vivait  comme  un 
enfant,  au  jour  le  jour;  mais  à  la  vue  de  ce  troupeau 
qui  partait  pour  ne  plus  revenir,  à  l'ouïe  de  la  ré- 
flexion paternelle,  une  épée  lui  transperça  l'âme.  Fa- 
zana  était  morte,  morte  dans  les  plus  tristes  circons- 
tances, morte  pour  ainsi  dire  sans  compensation, 
puisqu'elle  n'avait  pas  laissé  de  fille  représentant  la 
valeur  des  bœufs  paj-és  pour  elle.  C'était  fini  I  Dès  sa 
tendre  enfance,  dès  qu'il  avait  été  en  âge  de  penser,  il 
avait  su,  cru,  admis  que  sa  sœur  Fazana  lui  procure- 
rait le  douaire  sans  lequel  il  ne  pourrait  se  marier 
lui-même.  Et  maintenant,  ce  douaire  était  parti,  et 
tout  son  vague  plan  d'avenir  s'écroulait.  Son  visage 
se  contracta;  mais  par  un  violent  effort  sur  lui-même, 
il  reprit  son  air  impassible  et  répondit  à  son  père  : 

—  Khombo  !  C'est  un  malheur  en  vérité  1 

Rien  n'eût  pu  ébranler  plus  profondément  l'âme  de 
Zidji.  Et  cependant  il  serait  vite  retombé  dans  l'indif- 
férence nonchalante  de  la  soumission  fataliste  du  noir, 
si  deux  incidents  ne  se  fussent  produits  qui  fécondè- 
rent cette  émotion  passagère  et  transformèrent  le 
cours  de  sa  vie. 

Le  lendemain  du  départ  des  bœufs,  tandis  que  son 
père  cherchait  dans  une  grande  cruche  de  bière  l'ou- 
bli de  son  malheur,  il  alla  faire  visite  à  son  oncle 
Molondjo.  Il  causait  tranquillement  avec  quelques 
camarades,  en  réparant  une  avarie  qu'avait  subie  son 
bâton-crécelle  quand  une  détonation  retentit  dans 
l'une  des  huttes  du  village.  Tout  le  monde  se  préci- 
pita de  ce  côté,  et,  dans  l'ombre  de  la  case,  on  vit  un 
spectacle  horrible.  Baigné  dans  son  sang,  un  homme 
était  étendu  sur  le  sol.  Près  de  lui,  une  jeune  femme 
très  jolie  malgré  la  dureté  de  son  visage   paraissait 


Point  de  bœufs  y  point  de  femme  !  115 

terrifiée  1...  L'homme  essaya  de  balbutier  quelques 
paroles.  Zidji  saisit  les  suivantes  : 

«  C'est  ta  faute....  Je  t'aimais  !  Tu  m'as  trompé..., 
Il  vaut  mieux  que  je  meure.  » 

Evidemment  on  était  en  présence  d'un  drame  pas- 
sionnel bien  caractérisé.  Cet  homme,  le  frère  cadet 
de  Molondjo,  vivait  depuis  longtemps  en  mésintelli- 
gence avec  son  épouse.  Il  lui  était  très  attaché,  car 
c'était  une  fort  séduisante  créature  ;  mais  elle  était 
légère  et  elle  se  laissait  courtiser  par  un  certain  voi- 
sin. Le  matin  même,  son  mari  l'avait  suivie,  tandis 
qu'elle  s'en  allait,  son  amphore  gracieusement  posée 
sur  la  tête,  puiser  de  l'eau  au  ruisseau.  Caché  derrière 
les  buissons  il  avait  vu  l'amant  sortir  de  la  brousse 
sur  l'autre  bord....  La  femme  l'avait  accueilli  avec  un 
sourire  et  tous  deux  s'étaient  dirigés  loin  du  sentier 
vers  les  taillis.  La  mort  dans  l'âme,  il  s'était  approché 
et  avait  pu  constater  que  son  épouse  aimée,  celle  qu'il 
avait  payée  quinze  bœufs,  lui  était  infidèle.  Alors, 
s'esquivant  sans  mot  dire,  il  était  rentré,  avait  chargé 
son  fusil  et,  au  retour  de  la  coupable,  l'avait  amère- 
ment reprise.  Elle,  d'une  voix  indifférente,  l'avait 
engagé  à  ne  pas  se  mêler  de  ses  afi*aires  et  alors,  sai- 
sissant l'arme,  le  malheureux  s'était  tiré  un  coup  de 
fusil  dans  la  bouche.... 

Molondjo  prit  un  mouchoir,  le  trempa  dans  l'eau  et 
chercha  à  arrêter  le  sang.  Un  médecin  noir  demeurant 
dans  le  village  voisin  arriva  sur  les  lieux.  Les  hommes 
de  l'art,  en  Afrique,  sont  l'exact  opposé  de  leurs 
collègues  européens.  Tant  qu'il  ne  s'agit  que  de  mala- 
dies intérieures  à  traiter  par  des  tisanes,  des  bains  de 
vapeur,  des  pratiques  superstitieuses,  ils  sont  super- 
bes d'aplomb,  admirables  de  confiance  en  eux-mêmes. 
Mais  en  présence  des  cas  de  chirurgie,  quand  le  sang 
du  patient  a  coulé,  leur  sang  à  eux  se  glace  dans  leurs 
veines  et  ils  sont  impuissants.  Aussi,  comme  l'hémor- 


116  A  r école  de  la  station 

ragie  ne  paraissait  nullement  s'arrêter,  Molondjo  dit  ; 
<(  Il  faut  aller  appeler  Monéri.  » 

Zidji  et  deux  de  ses  compagnons  volèrent  vers  la 
station  que  l'on  apercevait  là-bas,  le  toit  de  tôle  de 
l'église  brillant  au  soleil  sur  la  petite  colline  en  avant 
du  rocher  énorme  du  Marovougne.  Le  missionnaire, 
en  effet,  faisait  tous  les  métiers  utiles  à  la  population 
noire  :  dresseur  de  plans  de  maisons,  prêteur  d'outils, 
donneur  de  conseils  sages  en  politique,  arracheur  de 
dents  et  médecin  des  corps  et  des  âmes.  Un  jour  il 
avait  dû  amputer  un  membre  en  se  servant  de  son 
couteau  à  découper  la  viande  et  de  sa  scie  de  menui- 
sier. Mais  pour  le  seconder  dans  cette  œuvre  médicale 
qui  prenait  beaucoup  de  temps,  il  avait  avec  lui  une 
demoiselle  qui  avait  passé  par  les  hôpitaux,  suivi  un 
cours  de  sage-femme  et  qui  s'entendait  très  bien  aux 
traitements  à  suivre  en  cas  de  fièvre,  de  dyssente- 
rie  et  d'autres  maladies  tropicales.  M'^^  Clara,  Miss 
tout  court,  comme  on  l'appelait  par  le  pays,  était  une 
personnalité  sympathique.  Elle  aimait  les  noirs  de 
tout  son  cœur  et  pourtant  elle  n'était  pas  tendre  avec 
eux  et  savait  leur  dire  leurs  vérités.  Aussi  la  crai- 
gnaient-ils un  peu,  tout  en  sachant  reconnaître  son 
extrême  dévouement  et  son  affection  profonde  pour 
eux.  C'est  elle  que  Monéri  pria  d'aller  examiner  le 
malade.  Les  garçons  de  la  station  attelèrent  le  vieux 
cheval  et  la  mule  boiteuse  qui  formaient  l'équipage 
missionnaire  et,  montant  dans  une  petite  carriole  à 
deux  roues,  elle  partit  aussi  vite  que  ces  deux  descen- 
dants dégénérés  de  Pégase  voulurent  bien  y  con- 
sentir  

A  son  arrivée,  l'homme  râlait  déjà.  Elle  désinfecta 
la  plaie,  la  sonda,  constata  qu'une  balle  était  logée  à 
la  base  du  cerveau.  Il  n'y  avait  absolument  rien  à 
faire.  Les  quelques  questions  qu'elle  posa  lui  dévoi- 
lèrent la  raison  du  suicide.   Un  suicide  I   C'est  rare 


Point  de  bœufs,  point  de  femme  !  117 

parmi  les  noirs,  et  cependant  ces  primitifs,  à  la  vie 
soi-disant  si  douce  et  si  innocente,  y  recourent  plus 
souvent  qu'on  ne  le  croirait.  Le  mois  précédent,  un 
nommé  Mayakayaka  s'était  pendu  pour  avoir  été  dési- 
gné comme  sorcier.  Aussi  Miss,  convaincue  qu'il  fal- 
lait exhorter  en  temps  et  hors  de  temps,  estimant  que 
cette  fois-ci  c'était  tout  à  fait  «  en  temps  »,  réunit-elle 
tous  les  habitants  du  village  sous  le  coup  de  la  mort 
imminente  du  suicidé  et  leur  adressa-t-elle  quelques 
paroles  aussi  énergiques  que  bien  pensées  : 

«  Quelle  honte  I  Voilà  où  vous  mènent  vos  mœurs 
déréglées  de  païens  1  Quand  donc  abandonnerez-vous 
vos  ténèbres  ?  Faudra-t-il  que  le  grand  Esprit  du  Ciel 
vous  abatte  tous  jusqu'au  dernier  pour  que  vous  sor- 
tiez de  vos  péchés  et  veniez  à  sa  lumière  ?  » 

Zidji  absolument  ahuri  regardait,  avec  de  grands 
yeux,  cette  blanche  qui  parlait  si  bien  sa  langue.  Il 
avait  déjà  entendu  quelques  blancs  lui  adresser  la 
parole  à  la  factorerie  voisine,  quand  il  allait  vendre 
son  miel  et  acheter  des  perles  pour  Fazana.  Ces  mar- 
chands estropiaient  les  mots  de  si  étrange  façon,  ils 
causaient  avec  une  ignorance  si  profonde  des  éléments 
de  la  grammaire  bantou  que  leur  langage  en  était  abso- 
lument ridicule.  Zidji  leur  eût  ri  au  nez  s'il  l'avait 
osé.  Mais  Miss,  elle,  parlait  avec  aisance  et  correc- 
tion; on  comprenait  tous  les  mots.  Mais  qu'est-ce 
qu'elle  disait?  Abandonner  les  ténèbres  ?  Venir  à  la 
lumière  du  grand  Esprit  du  ciel?...  Qu'est-ce  que  ce 
grand  Esprit  ?  Les  esprits  des  morts  auxquels  on  ojffre 
des  sacrifices  sont  dans  la  terre  à  moins  qu'ils  n'en 
sortent  sous  forme  de  serpents.... 

Cependant  on  entendit  un  cri  rauque....  Le  malade 
eut  un  spasme  convuîsif  des  jambes  et  il  mourut.  Aus- 
sitôt tous  les  assistants  s'enfuirent,  la  jolie  femme 
aussi,  bouleversée,  criant.  Le  tonnerre  grondait  der- 
rière le  Drakensberg;  Miss,  craignant  l'orage,  remonta 


118  A  r école  de  la  station 

dans  sa  voiture  et   Zidji   courut   à   la  maison    où  il 
raconta  toute  l'affaire  à  ses  parents. 

Il  en  rêva  la  nuit  suivante.  Un  cauchemar  horrible 
le  tourmenta.  Des  détonations,  des  cris  de  blessés  se 
mélangeaient  au  bruit  d'une  voiture  de  grandeur  sur- 
naturelle ;  une  grande  lumière  comme  un  éclair  parais- 
sait soudain  au  sein  d'une  obscurité  profonde.  Il  se 
réveilla  oppressé  et  une  longue  insomnie  commença 
pour  lui.  Il  attendait  le  jour.  Le  jour  ne  venait  pas. 
Alors  une  inquiétude  extrême,  une  angoisse  indicible 
s'emparèrent  de  Zidji.  Il  se  dit  que  le  soleil  ne  repa- 
raîtrait plus.  C'en  était  fini  pour  la  lumière  du  jour. 
La  nuit  ne  se  dissiperait  plus  jamais,  jamais  I  II  poussa 
un  cri  de  terreur.  Ngomane  qui  couchait  près  de  lui 
se  retourna  sur  sa  natte  et  grogna.  Ce  bruit  d'un  être 
vivant  rassura  Zidji....  Il  sortit  de  la  hutte  et  vit 
l'aurore  qui  rougissait  l'orient.  Alors  il  se  dit  :  «  Que 
je  suis  bête  1  »  Et  il  se  recoucha. 

Le  dimanche  suivant  il  faisait  une  chaleur  extrême. 
Les  pluies  avaient  cessé  pour  quelques  jours,  mais 
personne  n'était  allé  aux  champs  par  crainte  d'insola- 
tion. A  deux  heures  de  l'après-midi,  au  moment  le 
plus  chaud  de  la  journée,  une  trompette  retentit  dans 
la  brousse,  un  cor  aux  notes  claires  qui  jouait  un  can- 
tique. «  Hé  I  dit  Mankélou,  voici  les  «  Madjakane  » 
qui  viennent  nous  exhorter.  »  Ayant  bu  de  la  bière  et 
se  sentant  de  mauvaise  humeur,  il  eût  volontiers  filé 
par  la  tangente.  Mais  un  certain  sens  de  dignité  et  sa 
réputation  d'ami  des  chrétiens  le  firent  rester  paisi- 
blement sur  sa  termitière  et  il  attendit  de  pied  ferme 
les  visiteurs.  Quelques  jeunes  gens  habillés  à  la  blan- 
che et  faisant  le  moulinet  avec  leurs  bâtons  parurent 
à  l'entrée  du  village.  Puis  le  vieux  cheval  monté  par 
Miss  et  enfin  une  mule  maigre,  qui  avait  désappris 
dès  longtemps  l'art  du  galop  et  sur  laquelle  trônait 


Point  de  bœufs,  point  de  femme  !  119 

Monéri,  coiffé  d'un  casque  blanc  colonial,  son  bon 
sourire  éclairant  son  visage  jauni  par  le  climat  du 
pays  des  fièvres,  sa  grande  barbe  grisonnante  lui  don- 
nant un  air  presque  majestueux. 

«  Tiens  I  le  «  nkouloukoumba  »  (le  grand)  est  aussi 
venu,  »  se  dit  Mankélou,  et  il  s'empressa  à  sa  rencon- 
tre. Zidji  prit  les  brides  des  montures  et  l'on  se  dirigea 
vers  le  grand  arbre  dont  le  noir  feuillage  maintenait 
un  semblant  de  fraîcheur  dans  le  village.  Le  joueur 
de  cornet  à  piston,  l'instituteur  de  la  station,  Gédéon, 
recommença  à  souffler  dans  son  instrument  en  regar- 
dant tour  à  tour  vers  les  quatre  points  cardinaux  et 
bientôt  un  auditoire  de  païens  se  forma  :  les  femmes 
en  jupes  bariolées,  des  hommes  tenant  encore  le 
bâton  qu'ils  étaient  en  train  de  sculpter....  Pour 
mieux  tirer  le  filet,  plusieurs  garçons  étaient  allés 
relancer  les  gens  jusque  dans  leurs  huttes  pratiquant 
avec  une  rare  insistance  le  coge  intrare....  ou  exire 
évangélique  (force-les  d'entrer....  ou  de  sortir).  Un 
cantique  gai  retentit,  et  Monéri  prit  la  parole.  Devant 
lui,  à  droite,  assises  par  terre,  étaient  les  femmes,  les 
fillettes,  plusieurs  avec  des  bébés  sur  le  dos,  à  gauche 
les  hommes,  graves,  indifférents,  tandis  que  derrière 
l'orateur  se  pressaient  les  chrétiens  :  jeunes  gens  et 
hommes  qui  avaient  tous  attrapé  qui  un  morceau  de 
bois,  qui  un  mortier,  qui  une  pierre  à  moudre  pour 
s'asseoir  dessus  et  les  jeunes  filles  en  robes  simples 
et  claires,  la  tête  gracieusement  ceinte  d'un  mouchoir 
rouge  ou  blanc  en  forme  de  couronne....  «  C'est  en 
souvenir  de  la  couronne  de  Christ,  »  avait  dit  un  jour 
l'évangéliste  Zébédée. 

Le  missionnaire  prit  la  parole.  Il  se  leva,  lut  quel- 
ques versets  et,  dans  une  langue  simple,  apporta  à 
Mankélou  ses  condoléances  pour  le  grand  deuil  de 
Fazana  et  ses  réflexions  sur  le  suicide  du  frère  de 
Molondjo. 


120  A  r école  de  la  station. 

«  Ah  I  Mankélou  1  dit-il  dans  sa  péroraison.  Toi  qui 
nous  as  appelés  pour  instruire  la  tribu,  toi,  notre  ami, 
toi  le  conseiller  de  Dabouka,  toi  que  tous  nous  appré- 
cions pour  ta  sagesse  et  ta  bonté,  ces  malheurs  ne  te 
décideront-ils  pas  enfin  à  te  donner?  Vois  ce  que  te 
vaut  le  paganisme  1  Et  d'autres  malheurs  s'apprêtent 
à  fondre  sur  toi  !  Crois  au  Dieu  vivant  1  Rejette  la 
bière,  les  osselets,  la  polygamie  et  tu  seras  heureux  et 
tu  pourras  te  réjouir  du  salut  et  de  la  vie  éternelle.  » 

Le  général  de  l'armée  nkouna,  baissant  la  tête  com- 
me un  condamné  auquel  son  juge  s'adresse,  regardait 
fixement  le  sol  devant  lui.  A  quoi  pensait-il  ?  Qui  sait? 
Et  Monéri  se  rassit  avec  l'impression  que  l'eau  ne 
coule  pas  plus  allègrement  sur  les  plumes  d'un  canard 
que  ses  paroles  sur  ce  vieux  cœur  de  païen.  Enfin 
Mankélou  répondit  :  «  Ah  !  oui,  c'est  beau,  c'est  bien 
vrai  î  Mais  nous,  les  vieux,  nous  ne  pouvons  pas.  Ce 
sera  pour  nos  enfants.  » 

Bartimée  essaya  à  son  tour  d'atteindre  cette  cons- 
cience fermée.  Il  eut  des  comparaisons  ingénieuses, 
des  mots  frappants  pour  démontrer  l'absurdité  du 
culte  des  ancêtres,  la  vanité  des  biens  terrestres  et, 
pour  finir,  il  parla  de  Jésus,  de  Noël  qui  était  proche 
et  invita  tous  les  auditeurs  à  assister  au  grand  culte 
qui  aurait  lieu  ce  jour-là  sur  la  station.... 

Mais  au  milieu  du  recueillement  général,  un  petit  inci- 
dent se  produisit  qui  eût  irrémédiablement  rompu  le 
charme,  s'il  se  fût  agi  d'un  auditoire  européen....  Sor- 
tant du  kraal  des  bœufs  où  ils  s'étaient  lourdement  abat- 
tus, trois  gros  coléoptères  noirs  se  disposaient  à  tra- 
verser la  place  du  village,  poussant  devant  eux  une 
boule  de  fumier  de  cinq  ou  six  centimètres  de  diamètre. 
Ils  étaient  excessivement  affairés  lorsqu'ils  débouchè- 
rent derrière  une  touffe  d'herbe  sur  l'espace  qui  séparait 
l'assemblée  chrétienne  de  la  païenne,  à  quelques  mè- 
tres de  Monéri  exhortant.  Entendant  du  bruit,  perce- 


Point  de  bœufs,  point  de  femme  !  121 

vant  du  danger,  l'un  d'eux  cessa  de  pousser  la  boule 
et  grimpa  dessus,  comme  s'il  voulait  aller  examiner 
le  paysage  du  haut  de  ce  poste  d'observation.  Et  en 
effet,  s'appuyant  sur  son  abdomen,  dressant  sa  tête  et 
son  corselet,  il  remua  fébrilement  ses  antennes,  parais- 
sant inspecter  l'horizon,  en  proie  à  une  vive  agitation. 
Soudain,  patatra,  la  boule  roule  en  avant.  Il  perd 
l'équilibre  et  tombe  les  quatre....  les  six  fers  en  l'air. 
(C'est  un  hexapode.)  Et  il  reste  sur  le  dos  un  instant 
comme  abasourdi,  stupéfait  de  l'aventure  inattendue; 
puis  il  brandit  ses  tarses  et  ses  fémurs  pour  appeler  à 
l'aide.  Cependant  ses  camarades  moins  nerveux  con- 
tinuent leur  manège.  Leurs  pattes  de  derrière  appli- 
quées contre  la  boule,  celles  de  devant  contre  le  sol, 
ils  marchent  à  reculons,  poussant  toujours  la  pré- 
cieuse sphère,  cherchant  un  trou  propice  où  ils  l'en- 
fouiront. Ils  y  ont  sans  doute  déposé  un  œuf,  un  œuf 
qui  donnera  naissance  à  une  larve  et  cette  larve  se 
nourrira  du  fumier,  elle  grandira,  elle  deviendra 
insecte  parfait  et  elle  perpétuera  l'étrange  race  des 
bousiers.  Par  un  mouvement  brusque,  sieur  Copris 
réussit  à  se  mettre  sur  pied  et,  rejoignant  ses  compa- 
gnons, il  s'apprêtait  à  leur  prêter  son  aide  pour  la 
besogne  commune  quand  un  épouvantable  coup  du 
ciel  réduisit  la  boule  en  poussière,  dispersa  les  trois 
travailleurs,  projetant  leurs  carcasses  bien  loin  du 
côté  du  kraal....  C'était  Zidji  qui,  avec  un  sentiment 
particulier  de  l'honneur  de  son  village,  avait  frappé  le 
groupe  ambulant  de  son  bâton  et  mis  fin  à  cette  pro- 
menade grotesque.  Au  reste  personne  n'avait  souri  à 
la  vue  de  l'intéressante  scène  de  mœurs  entomologi- 
ques  tant  de  fois  contemplée.  Seule  Miss  ne  pouvait 
conserver  son  sérieux  et  elle  manqua  éclater  de  rire 
malgré  la  gravité  du  moment  quand  Zidji  provoqua  le 
dénouement.  Tant  il  est  vrai  que  le  sens  du  ridicule 
chez  les  blancs  et  les  noirs  diffère  grandement. 


122  A  récole  de  la  station 

L'assemblée  indifférente  aux  bousiers  fut  invitée  à 
se  joindre  au  dernier  cantique  :  «  Viens  à  Jésus,  il 
t'appelle.  »  Et  vraiment  ces  bonnes  mères  chargées 
de  famille  qui  fixaient  des  yeux  Monéri  battant  la 
mesure  se  donnaient  une  peine  touchante  pour  suivre 
le  mouvement.  Elles  chantèrent  avec  conviction  le  der- 
nier verset  qui  se  compose  uniquement  des  deux 
expressions  hébraïques  :  AUéluya  I  Amen  !  dont  elles 
parurent  vraiment  comprendre  la  beauté.  Puis  on  dit  : 
«  Prions.  »  Les  chrétiens  se  prosternèrent  face  contre 
terre,  quelques-uns  plus  paresseux  restèrent  assis, 
mais  tous  se  couvrirent  la  figure  de  leurs  mains.  «  Fer- 
mez les  yeux,  »  dit  à  haute  voixGédéon  aux  païens.... 
Et  tous  d'essayer  en  riant,  en  causant....  Chut  !  s'écria 
Mankélou  qui  était  habitué  déjà  aux  coutumes  du  culte 
chrétien.  Ce  que  ces  enfants  de  la  nature  comprirent 
de  la  prière,  je  ne  sais.  Quand  l'amen  final  retentit 
et  qu'elles  entendirent  du  bruit,  quelques  femmes  se 
hasardèrent  à  retirer  leurs  mains  de  dessus  leurs  yeux 
et  voyant  les  chrétiens  revenus  à  leur  posture  nor- 
male, crièrent  :  «  Eh  !  il  fait  jour  !  Réveillez-vous,  vous 
autres.  »  Sur  quoi  tous  les  dos  bruns  de  se  relever  et 
tous  les  yeux  de  se  rouvrir  à  la  lumière  avec  force 
exclamations  de  rire  comme  si  c'était  la  fin  d'une 
bonne  farce  !  Et  vraiment,  on  ne  saurait  leur  en  vou- 
loir de  troubler  ainsi  l'acte  sacré.  Plus  tard,  elles 
comprendront. 

Lorsque  Monéri  eut  pris  congé  de  Mankélou  en  lui 
serrant  amicalement  la  main,  Zidji  lui  ramena  son 
mulet. 

—  C'est  ton  fils?  demanda  le  missionnaire  au  vieux 
conseiller,  en  admirant  l'œil  calme  et  intelligent  du 
jeune  garçon. 

—  Oui,  dit  le  père. 
Monéri  ajouta  : 

—  Ne  veux-tu  pas  nous  montrer  le  chemin  pour  les 


L'étoile  du  matin  123 

chevaux  jusque  chez  Molondjo  ;  la  route  habituelle  passe 
par  un  mauvais  gué,  impraticable  pour  les  montures. 

—  Oh  !  répondit  Zidji,  il  y  a  une  autre  route  plus 
bas  avec  un  bon  gué.  Je  te  conduirai. 

Et  la  troupe  repartit....  En  route  Bartimée  s'appro- 
cha de  Zidji  : 

—  Salut,  mon  garçon  !  Ne  vas-tu  pas  venir  à  l'école, 
toi  !  A  quoi  cela  te  sert-il  de  rester  assis  là  au  village 
sans  rien  apprendre  !  Allons,  décide-toi.... 

Il  baissa  les  yeux  et  répondit  : 

—  Est-ce  qu'ils  me  permettraient  à  la  maison  ? 

—  Mais  oui  1  Ton  père  n'a-t-il  pas  déclaré  que  c'était 
à  ses  fils  à  apprendre.  Viens  seulement.... 

Si  Zidji  n'avait  pas  été  ébranlé  déjà  par  les  événe- 
ments récents,  mort  de  Fazana,  perte  des  bœufs,  sui- 
cide du  frère  de  Molondjo,  il  eût  refusé  catégorique- 
ment! Mais  aujourd'hui,  pensif,  il  se  tut. 


II 


L'ETOILE  DU  MATIN 


Quelques  jours  plus  tard,  c'était  Noël;  Noël,  la 
grande  fête  des  blancs  que  tous  les  indigènes  connais- 
sent maintenant  et  qu'ils  appellent  Kisimousi,  corrup- 
tion évidente  du  mot  anglais  Ghristmas.  Or  deux 
attractions  de  nature  fort  différente  s'exercent  ce 
jour-là  sur  les  noirs  du  district  et  s'offrent  à  leur 
choix.  L'une,  c'est  la  danse  à  la  boutique  voisine, 
l'autre,  le  culte  sur  la  station.  La  plupart  cèdent  à 
la  première.  Habillés  de  leurs  plus  belles  ceintures 
de  queues,  leur  petit  bouclier  de  peau  en  main,  bran- 


124  A  Fécole  de  la  station 

dissant  trois  ou  quatre  bâtons  sculptés  ou  décorés  de 
fil  de  cuivre  tressé,  les  hommes  vont  exécuter  leurs 
danses  païennes  sous  l'œil  paterne  des  marchands 
d'étoffes.  Le  magasin  est  une  vaste  construction  de 
fer  galvanisé  où  l'on  étouffe.  Sous  la  véranda  basse 
qui  domine  la  place,  s'élevant  à  un  pied  et  demi 
au-dessus  d'elle,  ces  messieurs  en  coutil  blanc  cher- 
chent un  peu  de  fraîcheur  tout  en  contemplant  les 
hauts  faits  chorégraphiques  de  leurs  visiteurs.  Ceux-ci 
disposés  en  demi-cercle  sur  la  vaste  place  qu'ombra- 
gent deux  ou  trois  conifères,  poussent  des  cris  sauva- 
ges qu'ils  appellent  de  la  musique  et  brandissent  leurs 
bâtons  avec  des  gestes  lourds  tandis  que  les  femmes, 
ayant  revêtu  leurs  jupes  d'étoffes  claires  à  grandes 
bandes  rouges  et  bleues,  sont  assises  dans  un  coin  et 
les  encouragent  en  frappant  des  mains  en  cadence.... 
Le  spectacle  est  pittoresque  et  quand  les  danseurs, 
couverts  de  sueur,  se  soulagent  en  passant  sur  leurs 
fronts  et  leurs  joues  une  palette  d'os  qu'ils  piquent 
ensuite  dans  leurs  tignasses  crépues,  le  propriétaire 
de  la  factorerie  va  quérir  quelques  bouteilles  de 
whisky  de  qualité  inférieure  ^  et  leur  en  verse  à  cha- 
cun un  petit  verre.  Excités  par  l'alcool,  les  danseurs 
reprennent  leur  stupide  danse  cafre  avec  un  renou- 
veau de  courage 

Zidji  connaissait  le  «  Kisimousi  »  du  magasin  pour 
y  avoir  pris  part  l'année  précédente  et  il  se  souvenait 
de  la  brûlure  qu'il  avait  ressentie  en  avalant  la  bière 
forte  des  blancs....  L'impression  avait  été  si  violente 
et  si  inattendue  qu'il  avait  tremblé  de  tous  ses  mem- 
bres à  la  grande  joie  des  marchands  qui  se  pâmaient 
de  rire  et  aux  sarcasmes  des  gros  païens  qui  l'avaient 
appelé  bébé,  petit  garçon.  Aussi  n'y  voulut-il  pas 
retourner  et  se  décida-t-il  à  se  rendre  plutôt  à  la  sta- 

*  Depuis  quelques  années,  la  vente  de  l'alcool  aux  indigènes  a  été 
prohibée  au  Transvaal. 


L'étoile  du  matin  125 

tion  pour  le  culte.  Il  passa  au  village  de  Dabouka  où 
il  engagea  son  cousin  Malembé  à  se  joindre  à  lui. 
Là-haut,  sur  le  coteau  qui  domine  la  plaine,  la  cloche 
tintait.  Elle  tintait  claire  et  gaie  comme  si  elle  avait 
conscience  du  message  de  joie  qu'elle  jetait  à  tous  les 
vents.  De  nombreux  groupes  de  femmes  ocrées,  d'hom- 
mes à  demi  habillés  sortaient  des  villages  de  la  plaine 
et  se  rendaient  à  travers  les  sentiers  tortueux  vers  la 
colline,  tandis  que  les  chrétiens  des  annexes  éloignées 
arrivaient  par  la  route  à  chars.  Zidji  et  son  compagnon 
atteignirent  la  station  au  moment  où  la  troupe  endi- 
manchée s'en  approchait....  Ils  assistèrent  alors  aune 
scène  de  mœurs  digne  du  christianisme  primitif.  Un 
jeune  garçon  posté  au  pied  d'un  arbre,  attendait  les 
visiteurs  de  l'annexe;  à  cent  mètres  du  village,  il  les 
pria  de  s'arrêter  là  et  courut  annoncer  leur  arrivée  à 
l'instituteur  de  la  station.  Alors,  en  bon  ordre,  les 
chrétiens  du  village,  hommes  bien  habillés,  jeunes 
filles  en  robes  claires  se  dirigèrent  à  leur  rencontre. 
Parvenus  à  une  distance  de  dix  mètres  d'eux,  ils 
entonnèrent  un  chant  de  Noël  à  quatre  voix.  Puis  ils 
se  turent  et  les  autres  leur  répondirent  par  un  canti- 
que lent  et  solennel  où  toutes  les  notes  diézées  étaient 
bravement  ramenées  à  leur  son  naturel.  La  cacopho- 
nie était  parfois  très  grande  et  Yéfro  qui  surveillait  la 
scène  de  la  véranda  de  la  maison  missionnaire,  pres- 
que au  sommet  de  la  colline,  se  bouchait  les  oreilles. 
Mais  les  exécutants  ne  la  voyaient  pas;  leur  cons- 
cience musicale  n'était  nullement  troublée  et  ils  ache- 
vèrent leur  choral  avec  brio  et  une  évidente  satisfac- 
tion. Sur  quoi  les  premiers  recommencèrent  un 
nouveau  chant  de  six  strophes  au  moins  et  alors  seu- 
lement les  deux  troupes  s'abordèrent;  on  se  serra  les 
mains,  on  s'embrassa  même  et  tous  se  dirigèrent  vers 
l'église. 

Zidji  et  Malembé  trouvaient  ce  manège  très  amu- 


126  A  Vécole  de  la  station 

sant.  Ils  avaient  décidément  des  coutumes  très  drôles 
ces  «  Madjakane  »  !  La  cloche  silencieuse  durant  la 
cérémonie  de  réception,  recommença  à  tinter  et  l'on 
entra.  Les  deux  jeunes  païens  vêtus  de  leurs  queues 
de  chèvres  un  peu  maigres,  se  sentaient  quelque  peu 
dépaysés  au  milieu  de  tout  ce  beau  monde.  Quelques- 
uns  de  ces  chrétiens  étaient  en  effet  irréprochables 
dans  leurs  complets  foncés,  leurs  chemises  repassées, 
leurs  cols  blancs  très  hauts  emprisonnant  leur  men- 
ton et  une  belle  ceinture  de  soie  noire  autour  de  leur 
taille.  Aussi  nos  deux  petits  païens  se  faufilèrent-ils 
dans  l'église  après  tous  les  autres.  On  y  pénétrait  par 
un  petit  porche  qui  donnait  accès  dans  l'édifice  par 
une  ouverture  voûtée  sans  porte.  En  entrant  pour  la 
première  fois  dans  la  vaste  salle,  Zidji,  par  un  mouve- 
ment instinctif,  rentra  la  tête  dans  les  épaules  comme 
s'il  s'attendait  à  ce  que  quelque  chose  lui  tombât 
dessus....  Il  avait  aperçu  la  charpente  compliquée,  les 
chevrons  énormes  soutenant  le  toit  de  zinc  suspendus 
là-haut  on  ne  sait  trop  comment  et  prêts  sans  doute  à 
écraser  quiconque  aurait  l'audace  de  s'engager  sous 
eux....  Mais  il  réprima  très  vite  ce  mouvement  de 
crainte  et  alla  s'asseoir  tout  au  fond,  sur  un  banc  de 
briques  qui  courait  autour  de  l'église.  Alors,  ras- 
suré à  la  vue  de  l'assemblée  qui  n'avait  pas  l'air  de 
croire  sa  dernière  heure  venue,  il  éleva  les  yeux,  vit 
que  les  chevrons  reposaient  sur  de  solides  murs  de 
briques.  Puis,  promenant  lentement  son  regard  calme 
de  tous  côtés,  il  admira  la  bordure  verte  qui  suivait  le 
soubassement  brun,  grimpant  au-dessus  des  fenêtres 
carrées  qu'elle  encadrait,  formant  au-dessus  de  la 
chaire,  là-bas,  au  fond,  une  voûte  correspondant  à 
celle  de  la  porte.  Cette  chaire  était  simplement  une 
tribune  aux  piliers  ajourés  posée  sur  une  plateforme 
qui  occupait  tout  le  fond  de  l'église.  D'un  côté  de  la 
chaire  se  tenaient  les  blancs,  Yéfro,  Miss  et  un  visi- 


L'étoile  du  matin  127 

leur  inconnu;  de  l'autre,  serrés  les  uns  contre  les 
autres,  c'étaient  les  anciens  et  les  instituteurs  :  Barti- 
mée  avec  sa  bonne  expression  intelligente  et  ses  yeux 
brillants,  Gédéon,  le  père  Shelling  qui  avait  beaucoup 
de  bœufs,  beaucoup  de  maïs  et  qui  le  vendait  aux 
païens  en  temps  de  famine,  le  père  Mouki  avec  sa 
tignasse  blanche,  ses  traits  fortement  accentués  et  ses 
yeux  mobiles  qui  ne  regardaient  personne  en  face. 
Devant  la  chaire,  d'un  côté,  c'étaient  les  bancs  des 
hommes  et  l'on  voyait,  tranchant  sur  les  habits  fon- 
cés, les  quelques  cols  blancs  serrant  les  occiputs  ;  de 
l'autre  les  femmes  et  les  filles,  ces  dernières  aj^ant 
piqué  dans  leurs  cheveux,  par  devant  leurs  turbans, 
des  lys  roses  ou  des  marguerites  rouges..,. 

Soudain  un  mouvement  se  produisit  dans  l'assem- 
blée :  Dabouka  venait  d'entrer.  Se  tenant  très  droit 
dans  sa  veste  de  drap  bleu  avec  galons  blancs,  cadeau 
que  le  Gouvernement  bœr  faisait  à  tous  les  chefs,  il 
avait  vraiment  quelque  chose  d'imposant,  Dabouka, 
et  Zidji  se  sentit  rempli  d'un  sentiment  de  respect  qui 
enveloppait  son  chef,  l'église,  Monéri  dans  la  chaire, 
les  anciens  sur  la  plateforme  et  jusqu'au  père  Mouki. 

Le  service  commença.  Il  y  avait  des  chants  de  cir- 
constance célébrant  l'enfant.  Puis  Monéri  raconta 
l'histoire  de  Noël  et  décrivit  des  «  messagers  ^  »  qui 
avaient  paru  dans  le  ciel.  Il  levait  les  yeux  en  haut, 
montrait  quelque  chose  et  Zidji  lui  aussi  regarda  et 
crut  qu'il  allait  voir  ces  personnages  vêtus  de  blanc. 
Après  quoi  on  chanta  le  cantique  qu'ils  avaient  chanté 
et  Monéri  adressa  des  exhortations  à  l'assemblée.  Zidji 
remarqua  que  le  père  Mouki  s'endormait  et  il  jeta  les 
yeux  autour  de  lui  pour  voir  si  d'autres  auditeurs  se 
livraient  au  sommeil;  peut-être  était-ce  une  coutume 
à  laquelle  il  devrait  se  soumettre  lui  aussi.  Mais  non  ! 

*  Le  mot  «  ntchoumi  »  par  lequel  nous  traduisons  «  ange  »  signifie 
proprement  messager. 


128  A  l'école  de  la  station 

Tout  le  monde  avait  l'air  d'écouter  sauf  des  gamins 
qui  s'amusaient  avec  un  crayon.  D'ailleurs  Monéri 
ayant  vu  les  paupières  du  père  Mouki  se  fermer  cria 
très  fort  :  «  Eh  !  ne  dormez  pas  !  »  et  l'instituteur  Gédéon 
donna  au  coupable  une  grosse  bourrade  dans  le  côté 
pour  le  réveiller....  Tout  cela  était  vraiment  très 
curieux  et,  quant  au  sujet  dont  on  causait,  Zidji  n'3^ 
entendait  pas  grand'chose,  plus  occupé  à  regarder  les 
gens  qu'à  rechercher  le  sens  des  paroles  de  Monéri. 

Bartimée  lui  aussi  prit  la  parole.  Il  était  orateur  et 
bien  vite  il  eut  captivé  l'auditoire.  Il  raconta  de  nouveau 
la  naissance  de  cet  enfant  dans  un  pays  très  éloi- 
gné ;...  puis,  à  la  fin,  il  s'adressa  aux  païens  dans  l'as- 
semblée et  leur  dit  à  peu  près  ceci  :  «  Pauvres  compa- 
triotes qui  ne  savez  rien  !  A  quoi  vous  amusez-vous? 
A  quoi  vous  servent  vos  pratiques  de  ténèbres  ?  Vous 
allez  à  la  circoncision....  parce  que  vos  pères  y  ont  été. 
Vous  dites  :  C'est  l'Etoile  du  matin  !  Quelle  Etoile  du 
matin  ?  C'est  la  nuit  et  rien  de  plus.  L'Etoile  du  matin, 
c'est  Jésus.  C'est  lui  qui  vous  conduira  à  la  lumière, 
à  la  joie  de  l'existence,  à  la  vie  éternelle  !  Croyez  en 
Jésus,  je  ne  vous  dis  rien  de  plus.  » 

Ces  paroles  remuèrent  profondément  Zidji.  Il  lui 
sembla  que  Bartimée  le  fixait  tout  le  temps  de  ses 
yeux  clairs.  II  revit  cette  nuit  mémorable  où  il  avait 
été  circoncis.  Il  se  rappela  l'émotion  étrange  d'orgueil, 
d'espoir  qu'il  avait  ressentie  en  voj^ant  Mahlahlane, 
l'Etoile  du  matin,  paraître  au-dessus  du  Kadjaléra,  aux 
confins  de  la  grande  plaine,  annonciatrice  de  l'aube, 
messagère  du  soleil  qui  vient,  initiatrice  à  la  vie  nou- 
velle. Puis,  repassant  dans  son  souvenir  les  événements 
des  derniers  mois,  la  mort  de  Fazana,  le  suicide  du 
frère  de  Molondjo,  la  perte  des  bœufs,  triste  bilan 
d'espérances  disparues,  de  déceptions  cruelles,  il  se 
demanda  vaguement  avec  un  tressaillement  d'âme: 
«  Serait-il  vrai  que  Malao  a  tort  et  que  les  «  Madja- 


PHOT    LENOIR 


La  maison  de  Monéri  et  le  grand 
figuier. 


Chez  Monéri  129 

kane  »  ont  raison  ?  L'Etoile  du  matin  dont  ils  parlent 
serait-elle  la  véritable  ?  »  Et  il  résolut  d'examiner  la 
question  pour  lui-même  et  sans  s'inquiéter  de  ce  que 
Mankélou  dirait. 


ÎII 


CHEZ  MONERI 

Le  plan  de  Zidji  fut  vite  arrêté.  Un  soir,  après  avoir 
partagé  le  repas  avec  les  hommes  du  village,  —  car 
il  était  admis  maintenant  dans  le  groupe  de  la  termi- 
tière, —  il  dit  à  son  père  :  «  Je  crois  que  je  vais  aller 
chercher  du  travail.  »  Mankélou  n'y  fit  pas  d'objection. 
Les  garçons  étaient  nombreux  au  village.  Il  serait 
facile  de  remplacer  le  berger  des  bœufs.  Par  contre 
les  filles  manquaient.  Zidji  serait  probablement  forcé 
de  gagner  un  «  lobola  »  pour  se  marier.  Le  plus  tôt 
serait  le  mieux. 

A  l'aube  Zidji  partit  pour  la  montagne  avec  deux 
ou  trois  calebasses  que  sa  mère  lui  prêta.  Il  connais- 
sait un  couloir  où  le  miel  ne  manquait  jamais.  Sorti 
de  la  région  des  hautes  herbes  qui  rendent  la  marche 
fort  difficile  au  fond  de  la  vallée,  il  atteignit  les  roches 
grises  du  Mamotsuiri  et  se  dirigea  vers  une  fissure  où 
croissaient  quelques  arbres  rabougris.  Il  se  hissa 
comme  un  singe,  des  mains  et  des  jambes,  véritable 
exercice  de  «  varape  »  qui  n'était  pour  lui  que  jeu 
d'enfant  et  arriva  enfin  à  l'orifice  de  la  ruche  sauvage 
qu'il  avait  découverte  trois  ans  auparavant  et  qu'il 
venait  consciencieusement  vider  de  temps  en  temps. 
Tenant  à  la  main  gauche  une  touffe  d'herbes  à  moitié 


130  A  l'école  de  la  station 

sèches  qu'il  avait  allumée  et  avec  laquelle  il  écartait 
les  abeilles,  il  détacha  avec  rapidité  quelques  rayons 
bruns,  les  introduisit  dans  ses  calebasses,  sans  trop 
s'inquiéter  des  piqûres  dont  les  ouvrières  le  grati- 
fiaient. Puis  il  redescendit  en  hâte,  tria  les  couvains 
d'avec  les  cellules  à  miel.  Des  premiers  il  se  régala 
car  c'est  de  la  «  viande  »  ;  quant  au  miel,  il  le  recueillit 
dans  un  ustensile  propre  et  alla  le  vendre  à  la  facto- 
rerie. Le  placide  Suédois  qui  se  tenait  derrière  le 
long  comptoir,  vendant  les  étoffes  voyantes,  les  perles, 
les  tabatières  en  forme  de  cartouches  que  les  noirs 
passent  dans  leurs  oreilles  percées,  était  toujours  prêt 
à  échanger  ses  marchandises  contre  le  miel  un  peu 
acre  des  abeilles  de  la  montagne.  Si  la  qualité  n'en 
était  pas  supérieure,  il  coûtait  cependant  moins  que 
celui  d'Angleterre  qu'on  achète  dans  des  boîtes  de 
conserves.  D'autant  plus  que,  pour  le  traitant  africain, 
le  bénéfice  est  double  :  il  fait  son  profit  sur  le  prix 
d'achat  des  produits  indigènes  et,  comme  il  paye  en 
nature,  il  gagne  sur  la  marchandise  d'échange.  Avec 
sa  cruche  pleine,  Zidji  s'acheta  une  jolie  blouse  en 
calicot  blanc  garnie  de  lacets  rouges  à  l'encolure  et 
au  bas  des  manches  et  un  pantalon  de  même  couleur 
descendant  jusqu'aux  genoux 

De  retour  à  la  maison  il  ôta  sa  ceinture  de  queues 
et  se  revêtit  de  son  costume.  Les  mères  s'extasiaient. 
Les  hommes  fronçaient  un  peu  les  sourcils.  Mais  nul 
ne  fit  opposition.  On  sait  bien  que  chacun  doit  aller 
faire  son  tour  chez  les  blancs  pour  y  gagner  de  l'ar- 
gent, cet  argent  qui  maintenant  constitue  la  richesse, 
plus  encore  que  les  chèvres,  plus  encore  que  les  bœufs. 

Et  le  lendemain,  Zidji  gravissait  avec  des  sentiments 
divers  le  sentier  de  la  station.  Il  passait  sous  les  grands 
bananiers  qui  ombragent  le  ruisseau  ;  il  escaladait 
légèrement  le  chemin  rocailleux  du  jardin  et  débou- 
chait  sous   le   grand   figuier,    devant   la   maison    de 


Chez  Monéri  131 

Monéri.  Shilote  était  en  train  de  nettoyer  les  marmi- 
tes au  pied  d'un  laurier  rose,  au  coin  de  la  cuisine. 
Shilote  c'était  le  marmiton  de  Monéri,  un  malin  qui 
aimait  mieux  tuer  des  cailles  que  laver  les  poêles  de 
Yéfro. 

—  Le  soleil  est  levé,  dit  Zidji. 

—  Il  est  levé,  répondit  Shilote.  Que  veux-tu  ici? 

—  Je  viens  chercher  de  l'ouvrage. 

—  Ah  !  tiens.  D'où  viens-tu? 

—  De  chez  Mankélou,  mon  père. 

—  Bien,  je  le  dirai  à  Monéri. 

Au  reste  Monéri  apparut  bientôt  lui-même.  Il  n'a- 
vait pas  oublié  le  beau  garçon  aux  yeux  tranquilles 
qui  lui  avait  montré  le  gué  quelques  mois  aupara- 
vant. Mais  il  eut  quelque  peine  à  le  reconnaître  dans 
ce  nouvel  accoutrement.  Cependant  ce  joli  costume 
blanc  lui  plut,  quelque  peu  pratique  qu'en  fût  la  cou- 
leur dans  un  pays  où  la  terre  est  brune.  Car,  quand  le 
noir  commence  à  s'habiller,  c'est  un  signe  qu'il  mord 
à  la  civilisation. 

—  Salut,  mon  fils,  lui  dit-il.  Que  désires-tu? 

—  C'est  bien,  dit  Zidji.  Je  voudrais  du  travail. 

On  avait  justement  décidé  de  bâtir  une  nouvelle 
maison  en  briques  sur  la  station  et  il  fallait  un  gamin 
pour  conduire  le  tombereau. 

—  Est-ce  que  tu  t'y  entends  en  fait  de  bœufs  ? 

—  Oui. 

—  Sais-tu  les  atteler? 

—  Je  ne  l'ai  jamais  fait,  mais  ce  n'est  pas  pour  me 
dépasser  ^,  car  je  suis  habitué  à  eux.  Je  ne  crains 
pas  leurs  cornes. 

—  Eh  bien,  nous  t'engagerons  à  l'essai  pour  un 
mois. 

—  Quelle  sera  ma  paye  ? 

*  Expression  indigène  pour  dire  :  ce  n'est  pas  au  delà  de  mes 
forces. 


132  A  Vécole  de  la  station 

—  Dix  shellings. 

—  C'est  bien. 

Et  c'est  ainsi  que  Zidji  devint  un  des  garçons  de 
Monéri. 

Il  fallut  d'abord  réunir  les  pierres  des  fondations.  A 
travers  la  colline  sèche  courait  un  filon  de  superbe 
quartz  blanc,  laiteux  comme  du  marbre.  Il  s'agissait 
de  creuser  au-dessous  et  au-dessus  et,  avec  la  barre  à 
mine,  de  séparer  les  blocs  carrés  de  silice  brillante. 
Puis  on  roulait  les  pierres  jusqu'au  bas  de  la  pente  et 
là  les  bœufs  les  transportaient  sur  la  c/ze/ée  jusqu'au 
bâtiment  en  construction.  La  chelée,  c'est  le  véhicule 
le  plus  primitif  qui  existe  :  une  branche  d'arbre  qui  se 
divise  en  deux  et  que  les  bœufs  traînent  avec  une  chaîne 
de  fer  sur  le  sol  dur.... 

L'exploitation  du  banc  de  quartz  allait  son  train. 
Les  blocs  se  succédaient  dans  une  admirable  régula- 
rité, sur  une  centaine  de  mètres  de  longueur.  Gela 
donna  des  inquiétudes  à  Zidji.  Un  soir  il  vint  dire  à 
Monéri  :  «  Je  crois  que  nous  sommes  en  train  de 
défaire  un  ancien  mur  que  les  Bœrs  ont  peut-être 
construit  autrefois.  »  Monéri  sourit  et  lui  dit  que  ce 
n'étaient  pas  les  Bœrs  mais  bien  Dieu  qui  avait  dis- 
posé ces  grandes  pierres  sur  le  flanc  de  la  colline. 

Dieu?  Chijkouembo?  Mais  c'est  le  nom  qu'on  donne 
aux  esprits  des  ancêtres  !  On  n'a  jamais  entendu  dire 
que  les  esprits  construisent  des  murs.... 

A  la  prière  du  soir,  Zidji  commença  à  prêter  un 
peu  plus  d'attention  à  ce  qu'on  disait.  Il  trouvait  les 
cantiques  étranges  mais  non  sans  charme  et  répétait 
déjà  quelques  refrains.  Mais  Shilote  se  moquait  de 
lui  quand  il  se  trompait  et  Zidji,  croyant  fort  supé- 
rieur à  lui  ce  garçon  fluet,  rusé,  fils  de  chrétien,  bap- 
tisé dès  son  enfance  et  qui  suivait  l'école  depuis  plu- 
sieurs années,  Zidji,  dis-je,  se  taisait. 

Au  bout  du  mois,  Monéri  fut  si  content  de  son  nou- 


Chez  Monéri  133 

veau  domestique  qu'il  lui  proposa  de  rester  jusqu'à 
l'achèvement  de  la  nouvelle  maison.  Ainsi  Zidji  aida 
à  former  les  briques  que  l'on  fabriquait  là-bas,  au 
bord  du  canal,  en  mélangeant  l'argile  d'une  termitière 
avec  la  terre  sablonneuse.  Il  pétrit  la  bonne  pâte 
grise  que  deux  hommes  habiles  jetaient  dans  des  mou- 
les à  trois  briques,  les  passant  à  des  jeunes  garçons 
qui  allaient  les  vider  sur  la  place  bien  propre  en  lon- 
gues lignées  de  soixante  ou  soixante-dix.  Le  soir  Mo- 
néri venait  examiner  l'ouvrage,  comptait  les  briques 
du  jour.  Cinq  ou  six  hommes  et  garçons  en  fabri- 
quaient environ  mille  de  huit  heures  du  matin  à  trois 
heures  du  soir. 

Puis  il  fallut  les  entasser,  faire  le  four  à  briques, 
deux  tas  de  dix  mille  chacun  accolés  l'un  à  l'autre, 
laissant  au  milieu  un  espace  voûté  pour  le  bois.  Le 
jour  où  l'on  alluma  le  four,  ce  fut  émotionnant. 

Le  feu  fut  mis  des  deux  côtés.  L'une  des  flammes, 
poussée  par  le  courant  d'air  à  l'intérieur  du  long  cou- 
loir plein  de  troncs  secs,  fit  son  chemin  rapidement 
et  rejoignit  l'autre  qui  avançait  plus  lentement.  Lors- 
que la  jonction  fut  opérée,  on  ferma  les  orifices.  Mais 
il  fallut  veiller  toute  la  nuit  pour  renouveler  la  provi- 
sion de  bois  quand  les  premiers  troncs  eurent  été  con- 
sumés. Zidji  s'offrit  à  tenir  compagnie  à  l'homme  de 
confiance  qui  avait  le  soin  de  la  cuisson.  Cette  nuit 
blanche,  se  disait-il,  ne  serait  jamais  aussi  pénible 
que  celle  de  l'école  de  la  circoncision,  où  il  avait 
fallu  transpercer  l'Eléphant  jusqu'au  matin.  De  gran- 
des étincelles  jaillissaient,  toutes  les  fois  que,  par  une 
manœuvre  bien  calculée,  les  deux  ouvriers  lançaient 
une  bûche  au  milieu  de  la  fournaise. 

Les  vingt  mille  briques  furent  cuites  en  trois  jours. 
Monéri  qui  vint  heurter  du  doigt  contre  le  four  sou- 
rit en  entendant  le  bruit  sec  de  la  terre  bien  cuite  et, 
après  quelques  jours  durant  lesquels  elles  se  refroidi- 


134  A  l'école  de  la  station 

rent,  on  se  mit  à  les  transporter  sur  la  station  pour 
édifier  les  murs.  Zidji  qui  s'intéressait  vivement  à 
cette  construction  aurait  bien  aimé  poser  quelques  bri- 
ques. Mais  les  trois  ou  quatre  chrétiens  qui  avaient  été 
chargés  de  ce  travail  bien  payé  se  prenaient  pour  des 
maçons  expérimentés  et  n'eussent  pas  volontiers  laissé 
leur  gloire  à  d'autres.  Ils  savaient  se  servir  du  niveau, 
mais  étaient  moins  habiles  dans  l'usage  du  fil  à  plomb. 
Il  fallut  que  Monéri,  un  beau  jour,  défît  un  grand 
bout,  car  un  des  angles  avait  été  mal  dressé  et  le  sieur 
Dick  qui  avait  commis  la  faute  en  fut  fort  mortifié,... 
d'autant  plus  que  Monéri  dut  prendre  la  truelle  lui- 
même  et  réparer  le  coin  manqué  !... 

«  Je  voudrais  me  construire  une  maison  carrée 
comme  celle-là,  se  disait  Zidji  en  voyant  les  murs  s'é- 
lever.... Ça  ne  paraît  pas  si  difficile....  » 

Il  changea  quelque  peu  d'avis  quand  on  en  vint  à 
la  toiture.  Les  scieurs  de  long  avaient  taillé  des  pou- 
tres superbes  dans  un  grand  tronc  de  bois  de  teck,  au 
bord  du  Moudi  et  Zidji  vit  Monéri  les  mesurer  avec 
son  mètre,  tracer  des  lignes  au  crayon,  scier,  ajuster, 
dresser  des  chevrons....  Quelle  émotion  lorsqu'il  fallut 
mettre  en  place  la  lourde  charpente  !  Zidji  aidait 
d'en  bas  à  tirer  une  corde  qui,  par  le  moyen  d'une 
poulie  fixée  à  une  très  longue  perche  élevait  peu  à  peu 
dans  les  airs  le  premier  chevron. 

—  Nous  allons  être  assommés,  se  disait-il  effrayé. 
Mais  il  vit  à  côté  de  lui  Monéri  qui  dirigeait  calmement 
la  manœuvre  et  tout  se  passa  sans  aucun  accident. 
«Les  blancs  sont  vraiment  bien  intelligents,  pensait-il. 
Nous  n'avons  jamais  su  rien  faire  de  semblable.  C'est 
à  peine  si  en  réunissant  tous  les  hommes  du  pays 
nous  pouvons  transporter  le  toit  d'une  hutte  et  ici, 
entre  cinq  ou  six,  nous  élevons  cette  énorme  char- 
pente. » 

Aussi,  quand  la  maison  eut  été  terminée,  qu'on  l'eut 


Chez  Monéri  135 

recouverte  d'une  épaisse  couche  de  chaume  doré,  plâ- 
tré les  murs  avec  la  terre  de  termitières,  blanchie  avec 
la  chaux  bien  connue  des  circoncis,  Zidji  désira  prolon- 
ger son  séjour  sur  la  station.  Il  avait  gagné  trois  livres 
sterling,  les  avait  soigneusement  conservées  pour  ache- 
ter sa  future  femme.  Mais  il  comprenait  qu'une  chose 
vaut  mieux  que  l'argent,  voire  même  mieux  qu'une 
femme  :  L'instruction. 

Il  demanda  donc  à  Monéri  de  rester  chez  lui  dans 
les  mêmes  conditions  que  Shilote,  c'est-à-dire  qu'il 
irait  à  l'école  le  matin  et  travaillerait  entre  temps  pour 
sa  nourriture.  Le  missionnaire  qui  avait  une  affection 
toute  spéciale  pour  ce  beau  garçon  si  réfléchi  et  entre- 
prenant, y  consentit  avec  plaisir  et  Zidji  vint  demeu- 
rer dès  lors  avec  les  domestiques  de  la  station. 

Il  alla  chercher  sa  natte  et  sa  vieille  couverture  (car 
jusqu'alors  il  retournait  tous  les  soirs  dormir  au  vil- 
lage) et  s'établit  dans  le  hangar  qui  sert  de  chambre  à 
coucher  aux  garçons  de  Monéri. 

L'école  !  Le  livre  !  Les  lettres  !  L'instituteur  !  Une 
ardoise  !  Un  crayon  d'ardoise  !  Si  l'on  pouvait  savoir 
quelles  émotions  profondes  tout  cela  cause  à  un  jeune 
païen  qui  vient  peu  à  peu  à  la  lumière  !  Sur  le  visage 
de  Zidji  rien  n'en  parut.  Car  il  est  de  bon  ton  de 
demeurer  impassible.  Mais  il  mordait  à  la  science. 
Et  ses  progrès  furent  extrêmement  rapides.  Il  apprit 
à  lire  en  six  mois  et  au  bout  d'un  an  il  faisait  des 
multiplications.  Il  rattrapa  bientôt  ce  cancre  de 
Shilote  qui  ne  préparait  jamais  ses  devoirs  d'écolier 
et  avait  tout  le  temps  sa  pensée  occupée  par  des  farces 
à  faire  et  des  larcins  à  commettre.  La  présence  de  ce 
garçon  était  le  seul  ennui  de  Zidji.  Il  lui  gâtait  la  vie. 
Tantôt,  lorsque  c'était  son  tour  de  cuire  la  polenta  des 
garçons,  Shilote  tardait  jusqu'au  coucher  du  soleil  et 
alors  la  farine  à  moitié  crue  n'était  pas  mangeable. 
Ou  bien  il  l'insultait  en  lui  disant  :  «  Espèce  de  païen 


136  A  Vécole  de  la  station 

de  Nkouna  !  »  Shilote  venait  d'une  autre  tribu  thonga. 
Son  père,  un  brave  homme,  évangéliste  pendant  un 
temps,  puis  suspendu  pour  cause  de  boisson,  était  fixé 
aux  Spelonken.  Il  avait  un  front  bombé,  deux  petits 
3'eux  très  distants  l'un  de  l'autre  et  une  barbe  vénéra- 
ble. Sa  mère  était  la  plus  grande  batailleuse  des  Eglises 
du  district  et  toute  la  nombreuse  famille  de  leurs  des- 
cendants se  distinguait  par  ces  yeux  très  écartés 
qu'elle  tenait  du  père  et  cette  irrépressible  bavarderie 
qu'elle  avait  héritée  de  la  mère.  Shilote  réunissait  en 
lui,  à  leur  plus  haut  degré,  toutes  ces  particularités 
de  la  race.  îl  était  surtout  voleur  par  goût,  par  tem- 
pérament. 

Yéfro,  la  femme  de  Monéri,  qui  tenait  fort  bien  sa 
cuisine,  avait  dit  aux  domestiques  :  «  Quand  vous 
entendrez  une  poule  crier,  c'est  qu'elle  a  fait  un  œuf. 
Courez  !  Le  premier  qui  apportera  l'œuf  aura  une 
banane.  » 

Shilote,  intéressé  comme  il  l'était,  trouva  l'idée 
bonne  et  il  mangea  force  bananes  les  jours  suivants. 
Yéfro  était  enchantée  de  son  invention.  Subitement 
plus  d'œufs. 

—  Qu'y  a-t-il?  dit  Yéfro  à  ses  garçons. 

—  Oh  !  la  saison  est  passée,  dit  Shilote  d'un  air 
détaché. 

—  Comment  donc  1  puisqu'on  vient  m'en  offrir  tous 
les  jours  du  village  des  chrétiens. 

—  Je  ne  sais  pas,  répondit  Shilote. 

Mais  Yéfro  parla  à  Monéri  de  cette  soudaine  dispa- 
rition des  œufs  de  son  poulailler. 

—  Et  pourtant,  ajouta-t-elle,  c'est  encore  la  saison  ; 
tous  les  trois  jours,  Wilhelm,  un  garçon  du  village, 
m'en  apporte  une  douzaine  à  vendre  ! 

—  Wilhelm  ? 

—  Oui,  Wilhelm,  ce  grand  maigre  aux  airs  sour- 
nois !... 


Chez  Monéri  137 

—  Comment  est-ce  possible?  Je  sais  que  chez  ses 
parents  il  n'y  a  pas  plus  de  trois  ou  quatre  volailles. 

—  Cependant  le  fait  est  là  et  je  paye  deux  fois  par 
semaine  un  shelling  pour  des  œufs  tandis  que  nos 
poules  ne  nous  en  donnent  plus  aucun. 

Monéri  fut  frappé  de  la  coïncidence  et  résolut  de 
trouver  le  mot  de  l'énigme.  Il  examina  le  poulailler,  il 
constata  qu'il  était  l'heureux  propriétaire  de  trente 
volailles  tandis  que  Wilhelm  n'avait  qu'un  vieux  coq, 
deux  poulettes  et  deux  poules  avec  poussins.  Alors  il 
prêta  l'oreille  et  quand  retentit  le  cri  de  triomphe  et 
d'épouvante  tout  à  la  fois  que  poussent  les  gallinacées 
qui  font  l'œuf,  il  se  leva  et  regarda.  Shilote  qui  était 
occupé  à  fendre  du  bois  derrière  la  maison  se  leva  et 
se  dirigea  très  calmement  vers  la  cachette.  Il  revint 
bientôt,  toujours  aussi  digne,  et  se  remit  au  travail 
comme  si  cette  interruption  était  l'effet  de  la  cause  la 
plus  naturelle  du  monde. 

—  Shilote,  viens  ici,  dit  Monéri  au  bout  d'un 
moment. 

Le  garçon  arriva  avec  un  air  de  superbe  assurance. 
Plongeant  sa  main  dans  la  poche  de  Shilote,  Monéri 
en  retira  un  œuf. 

—  Oh  !  fit  le  malin,  j'allais  justement  le  porter  à 
Yéfro. 

—  Non,  mon  ami  !  Tu  es  pincé  ! 

Une  petite  enquête  fit  découvrir  le  pot  aux  roses. 
Shilote  et  Wilhelm  avaient  tout  bonnement  organisé 
une  compagnie  pour  l'exploitation  des  œufs  du  mis- 
sionnaire à  leur  propre  compte.  Ils  avaient  tâché  d'ob- 
tenir la  collaboration  de  Zidji.  Mais  celui-ci,  le  païen 
nkouna,  avait  répondu  au  chrétien,  fils  de  chrétien  ; 
«  Moi,  je  n'ai  jamais  pu  voler  et  je  ne  vais  pas  com- 
mencer pour  te  faire  plaisir.  » 

La  conséquence  de  tout  ceci,  c'est  que  Monéri  prit 
une  verge  et  administra  une  correction  soignée  au  fils 


138  A  lécole  de  la  station 

de  l'évangéliste.  Puis  il  descendit  à  l'école  du  village, 
arrêta  l'instituteur  qui  donnait  une  leçon  d'anglais  et 
raconta  aux  enfants  la  vilenie  de  leurs  deux  camarades. 

—  Je  suis  profondément  honteux,  dit-il,  de  voir  que 
deux  garçons  chrétiens,  baptisés,  ont  pu  donner  un 
pareil  exemple  aux  autres.  Sachez  que  leur  christia- 
nisme n'est  que  mensonge.  Ils  sont  païens  et  pire  que 
des  païens.  Et  je  suis  navré  de  me  dire  que,  par  des 
scandales  pareils,  ils  empêchent  peut-être  les  païens  de 
l'école  de  se  convertir....  Mais  ne  les  imitez  pas. 
Recherchez  la  justice,  la  droiture  que  Christ  nous  a 
enseignée  et  croyez  à  sa  parole. 

Shilote  et  Wilhelm  furent  expulsés  de  l'école  et  du 
catéchisme  du  mardi  auquel  ils  avaient  été  admis  et 
Shilote  n'osa  plus  dire  à  Zidji  :  «  Païen  de  Nkouna 
qui  n'es  pas  même  inscrit  au  catéchisme  !  » 

Cette  punition  remit  les  choses  au  point.  Le  païen 
au  cœur  droit  qui,  guidé  par  la  lumière  naturelle  de 
sa  conscience,  disait  :  «  Il  m'est  impossible  de  voler  » 
n'eût  certes  jamais  désiré  entrer  dans  l'assemblée  des 
convertis,  s'il  n'avait  eu  pour  l'attirer  vers  la  religion 
nouvelle  qu'un  chrétien  aussi  peu  authentique  que 
Shilote. 

Durant  les  mois  qui  suivirent  il  lui  fut  donné,  heu- 
reusement, un  exemple  convaincant  de  la  puissance  de 
la  foi  vraie  et  une  démonstration  frappante  de  l'hor- 
reur du  paganisme. 


Le  triomphe  de  la  foi  139 


IV 


LE  TRIOMPHE  DE  LA  FOI 

Septembre  était  revenu  et  le  «  burwa  »  avait  soufflé. 
On  appelle  burwa  un  vent  étrange,  sorte  de  fœhn 
africain,  qui  ne  souffle  qu'une  ou  deux  fois  l'an,  se 
précipitant  du  haut  du  Drakensberg  en  rafales  dan- 
gereuses et  en  effluves  desséchants.  Il  tarit  les  sour- 
ces et,  lorsqu'après  six  mois  sans  pluie,  la  chaleur 
torride  de  l'été  revient,  la  sécheresse  est  extrême.  Si 
elle  se  prolonge  trop  longtemps,  si,  après  une  pluie 
trompeuse,  elle  recommence  de  plus  belle,  l'année 
est  bien  compromise.  Les  semences  ont  germé;  mais 
les  petites  tiges  de  maïs  se  flétrissent.  Alors  on  jette 
les  osselets  pour  savoir  ce  qu'il  faut  faire  et  plus  d'un 
sujet  de  Mogwane  va  sortir  de  sa  cachette,  dans  un 
tronc  d'arbre,  derrière  le  village,  une  corne  mysté- 
rieuse pleine  de  poudre  noire  magique  avec  laquelle 
on  fait  pleuvoir 

Zidji  était  parti  une  après-midi  avec  les  bœufs  et  le 
wagon  pour  aller  chercher  de  grands  troncs  secs  que 
l'on  avait  coupés  pas  loin  du  Moudi,  le  ruisseau  du 
Bokhaha,  pour  servir  de  combustible  à  la  cuisine  de 
Yéfro.  Comme  il  avait  terminé  son  chargement  et  se 
disposait  à  remonter  avec  son  attelage  du  côté  de  la 
station,  il  entendit  un  bruit  dans  un  taillis  tout  près 
de  l'eau....  Un  chien  en  sortit  avec  quelque  chose 
dans  la  gueule.  En  même  temps  il  perçut  une  odeur 
de  corruption  qui  le  repoussa  d'abord;  mais  il  voulut 
en  avoir  le  cœur  net  et  s'approcha.  Quelle  ne  fut  pas 
son  épouvante  en  apercevant  un  corps  humain,  un 
corps  d'enfant  absolument  défiguré.   L'un  des  pieds 


140  A  Vccole  de  la  station 

avait  été  arraché  et  l'on  voyait  un  bout  de  tibia  qui 
sortait  des  broussailles.  Il  ramena  son  véhicule  en 
hâte  et  courut  avertir  Monéri.  Celui-ci  l'envoya  sur- 
le-champ  auprès  de  Mogwane,  le  chef  pédi,  et  Mog- 
wane,  très  effrayé,  envoya  l'un  de  ses  principaux 
conseillers,  nommé  Chougoudou,  prendre  des  infor- 
mations. Chougoudou  était  l'homme  de  confiance  du 
chef  dans  toutes  les  affaires  concernant  les  blancs. 
Très  maigre,  très  long,  les  traits  de  son  visage  pro- 
fondément burinés,  c'était  un  homme  intelligent  qui 
avait  passé  plusieurs  années  aux  mines  de  Kimberle}" 
et  de  Johannesbourg  et  qui  réussissait  toujours  à  se 
tirer  d'affaire.  Il  savait  le  hollandais  et  un  peu  d'an- 
glais. Bien  qu'il  ne  fût  pas  converti,  il  allait  chaque 
dimanche  au  culte.  Aussi,  connaissant  l'aversion  des 
païens  pour  les  cadavres,  c'est  à  Bartimée  et  à  quel- 
ques chrétiens  de  son  village  qu'il  s'adressa  pour 
l'accompagner  dans  sa  funèbre  enquête. Zidji  alla  leur 
montrer  l'endroit  où  il  avait  fait  sa  découverte.... 
Les  hommes  s'étaient  munis  de  haches  et  de  pelles. 
Ils  coupèrent  les  buissons  tout  autour  et  constatèrent 
que  c'était  là  le  corps  d'un  enfant  dans  un  état  de 
décomposition  avancée.  Ils  creusèrent  une  fosse, 
enterrèrent  ces  restes  informes  et  revinrent  à  la  capi- 
tale. Mogwane  et  ses  conseillers  allèrent  alors  trouver 
Monéri  pour  voir  ce  qu'il  y  avait  à  faire.  On  discuta 
longtemps.  Comment  expliquer  cette  étonnante  his- 
toire? Pas  un  enfant  ne  manquait  dans  les  villages. 
Quel  étranger  avait  bien  pu  venir  mourir  là  sur  le 
territoire  du  Bokhaha  ?  Les  uns  opinaient  que  c'était 
des  voj^ageurs  qui  avaient  perdu  un  enfant  et  l'avaient 
jeté  là  craignant  d'avoir  à  payer  pour  sa  sépulture. 
Car  c'est  une  loi  chez  les  noirs  que,  si  l'on  meurt  dans 
un  pays  étranger,  on  doit  acheter  la  terre  du  tombeau. 
D'autres  murmuraient  à  voix  basse  une  autre  explica- 
tion :  C'étaient  peut-être  des  magiciens,  faiseurs  de 


Le  triomphe  de  la  foi  141 

pluie,  qui,  voyant  la  sécheresse  se  perpétuer,  avaient 
tué  un  enfant  pour  préparer  des  charmes  avec  ses  os  ; 
car  nul  n'ignore  que,  dans  la  composition  de  la  poudre 
magique  qui  fait  pleuvoir,  il  entre  delà  chair  humaine 
carbonisée  et  pulvérisée.... 

En  tous  les  cas  il  fallait  avertir  l'autorité,  car  un 
poste  de  police  existait  à  Leydsdorp,  la  capitale  admi- 
nistrative du  Bas-Paj^s.  Il  y  avait  dans  cette  minus- 
cule cité  un  juge  de  paix  et  un  docteur.  On  envoj-a 
un  exprès  muni  d'une  lettre  où  Monéri  racontait  ce 
qui  s'était  passé. 

Bartimée  retourna  chez  lui  songeur.  Comme  nous 
l'avons  dit  plus  haut,  il  était  l'évangéliste  des  Ba-Pédi 
de  Mogwane  et  avait  son  village  et  son  église  tout 
près  de  la  capitale  de  ce  dernier,  plus  haut  dans  la 
vallée,  tandis  que  Monéri,  établi  sur  un  avant-mont 
au-dessus  de  la  plaine,  s'occupait  spécialement  des 
Ba-Nkouna  chrétiens,  dont  les  cabanes  formaient  deux 
rues  transversales  au  pied  de  la  colline.  De  la  véranda 
de  Bartimée,  on  apercevait  encore  du  côté  S.-E.  la 
succession  des  pics  du  Drakensberg  et  les  croupes 
brunies  qui  leur  servent  de  contrefort.  La  cime 
dominante  à  trois  ou  quatre  lieues  au  S.-E.  ressem- 
blait assez  à  la  Dent  du  Midi.  On  l'appelait  la  monta- 
gne de  Sikororo,  car,  à  ses  pieds,  vivait  un  extraordi- 
naire vieux  chef  pédi  de  ce  nom,  un  homme  qui  était 
au  moins  centenaire  et  qui  vivait  tout  seul  dans  la 
solitude  de  l'Alpe  africaine,  laissant  sa  tribu  entre  les 
mains  d'un  régent  appelé  Bios.  Bartimée  s'assit  sur 
le  banc  de  terre  de  sa  véranda,  regarda  la  dent  de 
Sikororo,  très  préoccupé  par  l'événement  du  jour. 
Léa,  sa  femme,  vint  s'asseoir  auprès  de  lui,  le  salua 
avec  le  sourire  exquis  qui  illuminait  toujours  son 
visage  très  doux.  Elle  était  remarquablement  belle, 
Léa.  Et  l'on  voit  rarement  sur  une  face  noire  cette 
expression  de  spiritualité  calme  qui  rendait  Léa  immé- 


142  A  l'école  de  la  station 

diatement  sympathique....  Bartimée  n'avait  que  peu 
de  secrets  pour  celle  qui  était  son  bras  droit  dans  son 
ministère.  Il  lui  raconta  tout  :  «  Etrange  !  »  fit  Léa  en 
secouant  la  tête. 

A  ce  moment  on  vit  s'approcher  entre  les  maisons 
du  village  une  petite  vieille.  Elle  gravit  les  deux  mar- 
ches plus  ou  moins  solides  de  quarlz  blanc  par  les- 
quelles on  ascendait  à  la  véranda  et  s'assit  aux  pieds  de 
l'évangéliste. 

—  Je  voudrais  te  parler,  dit-elle. 

Léa  se  leva,  s'éloigna,  et  Bartimée  fit  entrer  la 
vieille  dans  un  appentis  qui  lui  servait  de  bureau. 
Cette  femme  s'appelait  Macoba.  Elle  était  venue 
récemment  demeurer  chez  sa  fille,  Mamoraké,  laquelle 
était  l'épouse  d'un  des  chrétiens  du  village  nommé 
Maloupi,  un  individu  assez  louche  qui  buvait,  disait-on, 
et  avait  eu  déjà  deux  ou  trois  crises  de  délirium  tre- 
mens....  La  vieille  Macoba,  depuis  quelques  jours, 
venait  chaque  après-midi  dire  à  l'évangéliste  qu'elle 
désirait  se  convertir.  Bartimée  l'avait  interrogée  avec 
intérêt,  mais  s'était  vite  aperçu  qu'elle  n'avait  aucune 
notion  de  rien.  Elle  connaissait  à  peine  le  nom  de 
Jésus  et  même  elle  n'était  pas  encore  arrivée  à  distin- 
guer le  Dieu  qui  est  au  ciel  (en  pédi  :  Modimo)  des 
dieux  qui  sont  dans  la  terre  (Badimo).  Mais  l'évangé- 
liste qui  avait  des  dons  de  psychologue  avait  remar- 
qué que  cette  femme  tremblait;  elle  avait  quelque 
chose  de  hagard;  ses  3'eux  paraissaient  de  temps  en 
temps  s'épouvanter.  Ce  jour-là,  Macoba  recommença 
sa  confession  inintelligible,  disant  qu'elle  désirait 
«  croire  »  et,  comme  la  veille,  Bartimée  lui  dit  de 
continuer  à  s'instruire,  qu'on  verrait.... 

Quand  elle  fut  partie  et  eut  disparu  au  coin  d'une 
maison,  toute  bossue,  comme  si  elle  voulait  se  déro- 
ber aux  regards,  Bartimée  appela  sa  femme. 

—  Depuis  quand  Macoba  est-elle  au  village? 


Le  triomphe  de  la  foi  143 

—  Depuis  deux  ou  trois  mois....  Mais  elle  a  fait  une 
absence.  Elle  a  été  soigner  une  fille  malade  au  gué  de 
la  Thabina.,..  On  dit  que  cette  fille  est  morte  en  cou- 
ches. Macoba  est  revenue  ensuite,  mais  elle  est  drôle. 
On  se  demande  si  elle  n'a  pas  perdu  la  tête.  Elle  n'a 
parlé  à  personne  au  village  de  ce  qui  s'est  passé  à 
Thabina.  On  sait  qu'ils  ont  eu  de  grands  malheurs, 
là-bas.  La  fille  défunte  avait  déjà  perdu  plusieurs 
enfants.  Il  paraît  qu'elle  avait  eu  des  jumeaux.  Je 
crois  qu'il  lui  restait  encore  une  fillette,  mais  on  ne 
sait  ce  que  cette  dernière  est  devenue  à  la  mort  de  sa 
mère.  On  dit  aussi  que  cette  fillette  a  percé  ses  dents 
supérieures  les  premières.... 

Un  trait  de  lumière  se  fit  dans  l'esprit  de  Bartimée. 

—  Où  est  cette  fillette  ? 

—  Je  ne  sais  pas. 

—  Il  faut  peut-être  interroger  Maloupi  et  Mamoraké.... 
Bartimée  se  leva  et  alla  tout  droit  chez  eux.  Maloupi 

était  en  train  d'assouplir  une  peau  de  brebis  et  sa 
femme  cuisait  dehors  une  galette  de  farine  de  blé  dans 
la  marmite. 

—  Le  soleil  est  couché. 

—  Il  est  couché. 

—  Vous  allez  bien? 

—  Oui....  Un  peu  de  toux....  On  «  se  promène 
avec...  »  Il  fait  encore  beau  temps. 

—  Où  est  Macoba  ? 

—  Elle  n'est  pas  rentrée. 

—  A-t-elle  vraiment  été  à  Thabina  dernièrement? 

—  Oui;  elle  a  été  soigner  sa  fille  qui  était  mariée 
là-bas  et  qui  est  morte. 

—  Cette  fille  avait-elle  des  enfants  ? 

—  Oui,  une  fillette. 

—  Qu'est  devenue  celle-ci  à  la  mort  de  la  mère? 
Maloupi  fut  embarrassé. 

—  Hé  !  femme,  dit-il,  pourrais-tu  répondre  à  notre 


144  A  r école  de  la  station 

père  Bartimée?  Il  demande  ce  qu'est  devenu  l'enfant 
de  celle  qui  est  morte  à  Thabina,  tu  sais....  ta  sœur? 

—  Je  n'en  sais  rien,  fit  Mamoraké  d'une  voix  aigre- 
douce,  sans  quitter  la  marmite  où  elle  roussissait 
avec  un  soin  particulier  sa  galette  de  farine  de  blé. 

Elle  n'était  pas  une  aimable  femme,  Mamoraké. 
Bartimée  la  connaissait.  Elle  était  l'une  de  ses  croix 
au  village  des  chrétiens.  Il  était  évident,  d'après  le  ton 
de  sa  réponse,  qu'elle  savait  parfaitement  ce  qui  en 
était,  mais  elle  avait  ses  raisons  pour  ne  pas  parler. 
Cela  devenait  très  louche. 

Bartimée  s'informa  exactement  du  jour  auquel  la 
vieille  était  revenue  de  Thabina.  Il  alla  porter  tous 
ces  renseignements  à  Mogwane  et  à  Monéri  sur-le- 
champ,  et  on  décida  de  faire  venir  le  veuf,  le  père  de 
la  fillette  disparue,  dès  le  lendemain. 

C'était  un  vieux  païen  à  moitié  chauve,  à  l'air  rusé. 
En  voyant  ce  crâne  lisse  et  ces  yeux  qui  luisaient 
comme  ceux  d'un  tigre,  on  se  disait  :  «  Quelle  pro- 
fondeur de  dissimulation  peut  se  cacher  sous  ces  arca- 
des sourcilières  !  »  Il  arriva,  accompagné  de  Mogwane, 
de  Chodgoudou,  de  Bartimée  qui  amenait  aussi  Macoba 
chez  Monéri.  Celui-ci  dirigea  l'instruction  de  l'affaire. 

Les  faits  suivants  furent  établis  sans  peine  :  La 
vieille  avait  soigné  sa  fille  huit  jours.  Celle-ci  était 
morte.  Le  père  avait  remis  la  fillette  à  Macoba  et 
celle-ci  était  partie  avec  l'enfant  pour  le  village  des 
chrétiens.  Or  la  grand'mère  y  était  arrivée  seule,  le 
soir.  Mais  une  des  femmes  du  village  nkouna  avait  vu 
Macoba  et  sa  petite  fille  passer  dans  les  champs  le 
jour  du  retour,  suivant  un  sentier  qui  menait  au  ruis- 
seau et  non  pas  au  village. 

—  Pourquoi,  demanda  Monéri,  ne  t'es-tu  pas  diri- 
gée immédiatement  vers  ton  domicile  avec  la  petite? 

—  Oh  !  je  voulais  passer  par  mon  champ  pour  y 
prendre  une  pioche  que  j'y  avais  laissée. 


>HOT.    JUNOD 


Bartimée  et  sa  famille. 


Le  triomphe  de  la  foi  145 

—  Et  l'enfant,  où  est-elle  ? 

—  Elle  était  très  fatiguée,  je  ne  sais  ce  qu'elle  est 
devenue. 

—  Comment  cela? 

Les  hommes  se  jetèrent  un  regard  d'intelligence, 
tandis  que  le  vieux  chauve  considérait  intensément  le 
visage  des  juges....  Evidemment  on  était  en  présence 
d'un  cas  de  meurtre,  d'un  meurtre  dicté  non  par  la 
haine,  mais  par  l'horrible  superstition  païenne.  Cette 
fillette,  ayant  percé  d'abord  ses  dents  supérieures, 
était  un  être  interdit  et  maudit.  C'était  elle  qui  avait 
causé  la  mort  de  sa  mère,  tous  les  malheurs  de  sa 
famille.  Qu'on  la  laissât  vivre  et  ce  serait  l'annihila- 
tion de  ses  proches  et  la  malédiction  du  pays.  Il  fallait 
la  tuer....  la  tuer  dans  l'eau  pour  que  son  corps  repo- 
sât en  un  lieu  humide,  comme  les  jumeaux,  comme 
les  enfants  nés  avant  terme  qu'on  enterre  dans  le 
marais.  Car,  si  on  les  laissait  dans  la  terre  sèche, 
alors  le  ciel  lui  aussi  resterait  sec.  La  pluie  qui  ferti- 
lise ne  tomberait  plus.  Ce  serait  la  famine,  la  ruine.... 

Et  pour  obéir  à  la  loi  antique  et  terrible  que  dictè- 
rent ces  étranges  conceptions  de  l'animisme  bantou, 
cette  vieille  avait  été  plonger  dans  l'eau  du  Moudi 
l'enfant  de  malheur  qui  avait  résisté,  lutté,  crié,  jus- 
qu'à ce  que,  maintenue  sous  l'eau  dans  l'étang  du 
ruisseau,  elle  fût  morte,  noyée....  Les  chiens  affamés 
qui  rôdent  dans  la  campagne  avaient  sorti  son  corps 
de  la  flaque  d'eau  et  Zidji  l'avait  découvert  par  cette 
journée  brûlante  de  novembre  où  le  ciel  africain,  un 
ciel  de  plomb,  pesait  sur  la  terre  comme  s'il  réclamait 
encore  d'autres  victimes 

Les  quatre  noirs  du  tribunal  baissaient  la  tête,  con- 
trits mais  pas  très  étonnés.  Ils  connaissaient  leur 
peuple....  Quant  à  Monéri,  un  frisson  d'indignation  le 
saisit.  Il  se  leva,  et  se  dirigeant  vers  Macoba,  toute 
ratatinée  et  qui  clignait  de  ses  petits  yeux  comme  une 

10 


146  A  V école  de  la  station 

guenon,  il  lui  enleva  de  dessus  la  tète  le  mouchoir 
des  femmes  chrétiennes  dont  elle  s'était  ceinte  déjà 
par  anticipation  et  lui  dit  :  «  Tu  ne  souilleras  pas  ce 
sj^mbole  sacré.  » 

Lorsque  le  docteur  de  Lejdsdorp  arriva,  envoyé 
par  la  police  pour  procéder  à  l'instruction  officielle  du 
cas,  il  fit  l'autopsie  du  corps,  ajant  eu  soin  d'emprunter 
d'abord  au  missionnaire  un  vieux  gant  pour  cette  beso- 
gne peu  ragoûtante.  Il  ne  découvrit  pas  d'indices  de 
mutilation  et  n'eut  qu'à  accepter  l'explication  du 
crime.  Jamais  des  autorités  judiciaires  blanches  ne 
l'eussent  trouvée  par  elles-mêmes,  cette  explication  î 
Il  envoya  son  rapport  à  Pietersbourg  et  l'on  n'entendit 
plus  parler  de  rien. 

Plusieurs  semaines  s'écoulèrent  et  l'on  put  croire 
que  l'affaire  Macoba  avait  été  abandonnée  par  le  tri- 
bunal faute  de  preuves.  Mais  un  certain  jeudi,  une 
sommation  écrite  à  comparaître  devant  le  juge  fut 
adressée  à  la  vieille  accusée,  au  chef  Mogwane,  à 
Bartimée  et  à  sa  femme,  et  à  la  femme  de  Maloupi. 
L'audience  devait  se  tenir  sur  une  montagne  voisine 
où  la  cour  se  réunissait  chaque  mois,  le  quatrième 
samedi  du  mois.  Car  la  cour  ne  descend  jamais  dans 
le  Bas-Pays  :  elle  craint  la  malaria.  Prévenue  et 
témoins  devaient  partir  le  vendredi  après-midi  pour 
être  à  la  disposition  du  juge  toute  la  journée  du  len- 
demain. 

Or  voilà  que  le  jeudi  après-midi  le  petit  Adolphe, 
fils  cadet  de  Bartimée,  un  charmant  enfant  de  deux 
ans,  très  vif,  très  intelligent,  gras  et  potelé,  tomba 
malade  de  la  fièvre  malarienne.  Les  attaques  de  ce 
mal  sont  si  fréquentes  dans  le  Bas-Pa^^s  qu'on  y  prend 
à  peine  garde.  Tout  au  plus,  si  l'on  est  aux  trois-quarts 
civilisé  comme  l'était  Bartimée,  envoie-t-on  acheter 
un  peu  de    quinine  à  la   station   et  Miss  Clara,   après 


Le  triomphe  de  la  foi  147 

s'être  informée  de  la  marche  de  l'accès,  indique  avec 
précision  l'heure  où  le  précieux  fébrifuge  doit  être 
pris.  L'enfant  résiste.  Il  n'aime  pas  le  goût  de  la 
quinine....  On  le  force  à  l'avaler  malgré  son  amertume 
et  tout  est  dit.  Mais  vers  le  soir,  l'attaque  prenait  une 
tournure  inaccoutumée  et  inquiétante.  Bien  que  le 
thermomètre  n'indiquât  que  39°, 5,  l'enfant  était  si  pro- 
fondément abattu  que  l'on  sentait  sa  vitalité  atteinte. 
Mandée  par  Bartimée,  Miss  se  rendit  à  l'annexe  à 
pied  malgré  la  chaleur  étouffante  à  peine  atténuée  par 
la  nuit  qui  s'approchait.  Des  éclairs  lointains  illumi- 
naient les  nuages.  Un  orage  grondait  là-bas  au  Sud, 
bien  loin  derrière  la  dent  de  Sikororo  perdue  là-haut 
dans  les  brouillards. 

La  maison  du  prédicant  noir  avait  trois  pièces. 
Celle  du  milieu  où  l'on  entrait  d'abord  lorsqu'on  avait 
traversé  la  véranda  était  la  salle  à  manger.  Une  grande 
table,  deux  bancs  rustiques  en  constituaient  tout 
l'ameublement.  Il  y  avait  quelques  gravures  au  mur. 
Cette  pièce  donnait  accès  des  deux  côtés  aux  cham- 
bres à  coucher.  Celle  du  père  et  de  la  mère  était  à 
droite,  celle  des  enfants  à  gauche.  Il  faisait  sombre 
dans  l'appartement.  La  garde  dévouée  pénétra  dans 
la  chambre  de  droite.  Il  y  avait  là  deux  lits,  simples 
cadres  de  bois  avec  des  lanières  tendues  en  treillis  et 
recouverts  de  paillasses  de  feuilles  de  maïs.  L'enfant 
haletait,  geignant  faiblement.  Il  était  brûlant.  Miss 
Clara  appliqua  le  thermomètre,  lut  40  degrés,  hocha 
la  tète  et  dit  :  «  Il  faut  absolument  faire  tomber  cette 
fièvre.  Nous  lutterons  avec  elle  et  nous  la  vain- 
crons. » 

Elle  prit  un  grand  drap,  le  plia  en  huit,  le  trempa 
dans  l'eau,  et,  lorsqu'elle  l'eut  serré  pour  ne  conserver 
que  l'humidité  nécessaire,  elle  l'étala,  y  mit  l'enfant, 
l'emmaillota  rapidement  et  ramena  les  couvertures 
par-dessus  lui.  Puis  elle  lui  administra  une  demi-pas- 


148  A  récole  de  la  station 

tille  de  phénacétine  pour  le  faire  transpirer.  Une 
transpiration  abondante,  dans  la  malaria,  est  le  meil- 
leur symptôme,  l'annonce  que  l'accès  va  finir.  Après 
cela  Miss  s'en  retourna  à  la  station. 

L'enfant  se  calma.  Les  enveloppements  sont  vérita- 
blement un  remède  souverain.  Il  but  un  peu  de  lait. 
Mais  vers  minuit  l'agitation  revint,  une  agitation  ter- 
rible bientôt  accompagnée  de  délire.  Cette  petite  bou- 
che, si  souriante  la  veille,  était  contractée  et  il  pronon- 
çait des  paroles  incompréhensibles,  des  moitiés  de 
mots  se  suivant  avec  rapidité,  sans  ordre.  Léa  qui 
était  restée  éveillée  toute  la  nuit,  accroupie  sur  son 
lit,  couvant  du  regard  à  travers  l'obscurité  son  petit 
favori,  Léa  poussa  un  cri  :  «  O  Dieu,  dit-elle,  si  tu 
veux  le  reprendre,  que  ta  volonté  soit  faite  !  » 

Epuisée  par  l'effort  moral  qu'elle  venait  d'accomplir, 
elle  se  laissa  retomber  en  arrière. 

—  Qu'as-tu,  ma  femme  ?  dit  Bartimée  qui  sommeil- 
lait légèrement.  Qu'3^  a-t-il  ? 

—  Petit  Adolphe  est  bien  malade  ! 
L'évangéliste  alluma  la  lampe  à  pétrole  fumeuse,  et 

regarda  son  fils.  Il  le  contempla  longtemps,  le  bel 
enfant,  un  bambino  de  Raphaël  en  noir,  son  orgueil, 
son  espoir,  et  se  tut,  livré  à  une  profonde  méditation. 

—  Femme,  dit-il  enfin,  les  voies  de  Dieu  sont  inson- 
dables, prions  ! 

Et  d'une  voix  chaude  et  lente,  solennelle,  insistante, 
il  dit  : 

—  Seigneur,  deux  voies  sont  devant  toi;  ou  bien  tu 
nous  laisseras  l'enfant  ou  bien  tu  nous  le  prendras.  A 
toi  de  choisir;  pas  à  nous.  Notre  chair  te  dit  :  Laisse-le- 
nous.  Mais  nous  ne  marchons  pas  par  la  chair.  Ce  que 
tu  feras  nous  l'accepterons. 

Puis,  tous  deux  ayant  été  fortifiés  et  calmés  par  la 
prière  de  la  foi,  la  vieille  prière  de  Gethsémané,  celle 
qui  fait  perler  au  front  les  gouttes  de  sang,  mais  qui 


Le  triomphe  de  la  foi  149 

répand  dans  l'âme  le  baume  puissant  de  la  soumission, 
tous  deux  se  turent  un  instant. 

—  Je  vais  appeler  Miss,  dit  Bartimée. 

Et  dans  la  nuit,  à  travers  la  pluie  qui  tombait  fine, 
chaude,  sans  vent,  les  moustiques  sonnant  à  son 
oreille  leurs  petites  trompettes  hostiles,  menaçantes, 
il  alla  frapper  à  la  porte  de  l'aide  compatissante,  son 
seul  refuge  terrestre.  «  Les  blancs  sont  si  puissants  ! 
pensait-il.  Leurs  médecines  accomplissent  des  mira- 
cles. Monéri  ne  dit-il  pas  qu'on  les  expérimente  sur 
des  lapins,  sur  des  petits  cochons  avant  de  les  admi- 
nistrer aux  humains  ?  » 

Miss  s'habilla,  accompagna  le  pauvre  homme  chez 
lui.  Elle  l'encourageait,  lui  faisait  des  promesses  : 

—  On  emploiera  le  bain  sinapisé  s'il  le  faut  !  Il  y 
aura  bien  moj-en  de  couper  cette  fièvre  ! 

Le  lendemain  vers  deux  heures  de  l'après-midi  l'en- 
fant allait  mieux  et  Bartimée  estima  qu'il  pouvait  en 
bonne  conscience  se  rendre  à  l'appel  du  juge.  Mogwane 
le  prit  dans  sa  voiture  tirée  par  deux  mules.  Les 
autres  témoins  partirent  à  pied.  Mais  la  femme  de 
Maloupi,  cette  petite  sécheronne  aux  traits  anguleux, 
au  caractère  querelleur,  dit  :  «  La  pluie  menace; 
allez-3^  moi  je  reste  !  » 

—  Prends  garde,  lui  dit  Bartimée,  on  ne  joue  pas 
avec  les  blancs,  avec  les  chefs  surtout. 

—  Laissez-moi,  dit-elle. 

Cependant  le  mieux  ne  fut  que  momentané.  Bientôt 
la  fièvre  remontait  à  40°.  Toute  la  nuit  elle  se  maintint 
à  cette  hauteur.  L'enfant,  le  joli  bébé  aux  joues  arron- 
dies, aux  bras  potelés,  dormait  à  demi,  en  proie  à 
l'agitation  d'un  sommeil  malsain.  Ses  yeux  s'étaient 
enfoncés  dans  leurs  orbites  et  s'étaient  cerclés  d'un 
noir  très  sombre.  La  malaria,  la  reine  incontestée  de 
la  plaine  africaine,  la  tigresse  aux  yeux  rouges,  aux 
dents  cruelles,  rongeait  le  sein  du  bel  enfant  noir  et 


150  A  Vécole  de  la  station 

tarissait  en  lui  les  sources  de  la  vie.  Quand  Miss 
revint  le  samedi  matin,  il  était  dans  un  tel  état  de 
prostration  qu'elle  perdit  tout  espoir.  Quelques  cuil- 
lerées de  cognac  étendu  d'eau  ne  réussirent  pas  même 
à  le  ranimer.  Le  thermomètre  marquait  41°,4.  Il  mourut 
à  neuf  heures  dans  les  bras  de  Léa.  Celle-ci,  les  yeux 
secs,  un  nuage  sombre  sur  le  front,  les  muscles  du 
visage  contractés  par  la  douleur,  mais  calme  et  ne 
criant  point  comme  les  païennes  qui  n'ont  point 
de  foi,  l'habilla  une  dernière  fois  de  sa  robe  du 
dimanche,  cadeau  de  Yéfro,  souvenir  de  Noël,  de  l'ar- 
bre illuminé  auquel  le  petit  avait  souri.  Elle  l'étendit 
sur  le  grabat  et,  s'agenouillant  près  de  lui,  elle  resta 
longtemps  dans  cette  attitude,  priant  parfois  et  lais- 
sant errer  son  esprit  à  travers  l'immense  plaine  de  la 
souffrance,  à  travers  les  espaces  déserts,  infinis  de  la 
nuit  de  l'âme. 

Cependant  Zidji  était  accouru.  Hier  déjà,  apprenant 
qu'il  3^  avait  une  maladie  grave  au  foyer  de  son  maître 
préféré,  il  était  venu  plusieurs  fois  aux  nouvelles  et  ce 
matin,  anxieux,  il  rôdait  autour  de  la  maisonnette. 
Miss  sortit  les  yeux  gonflés  de  larmes,  et  le  jeune 
homme  comprit. 

—  Je  vais  courir  à  Mamatola,  dit-il  à  la  garde- 
malade,  pour  avertir  le  père. 

Et,  bien  qu'il  n'eût  rien  mangé  encore,  il  partit  en 
hâte,  le  cœur  navré,  et  parcourut  en  trois  heures  la 
distance  de  vingt-trois  kilomètres  qui  sépare  la  station 
de  la  maison  du  gouvernement.  Là-bas,  Bartimée  n'y 
tenait  plus.  La  cour  qui  siégeait  dès  le  matin  ne  s'était 
occupée  encore  que  de  petites  affaires.  L'absence  de 
la  femme  de  Maloupi,  laquelle  était  attendue  anxieu- 
sement pour  témoigner  sur  certains  points  douteux, 
avait  fortement  ennuyé  le  juge  :  «  Elle  paiera  cent 
francs  d'amende,  »  avait-il  dit,  irrité,  en  apprenant 
qu'elle  avait  désobéi,  et  il  avait  conservé  l'aft'aire  de 


Le  triomphe  de  la  foi  151 

Macoba  pour  la  fin,  espérant  encore  que  cette  sotte 
de  Mamoraké  se  repentirait  et  apporterait  son  témoi- 
gnage. 

Il  était  midi.  Bartimée  pria  la  cour  de  le  licencier. 
Il  le  fit  en  quelques  paroles  émues  et  fermes  et,  comme 
il  était  très  estimé  des  blancs  du  pays  qui  reconnais- 
saient en  lui  un  homme  vraiment  supérieur,  sa  demande 
lui  fut  immédiatement  accordée. 

Oh  !  le  long  retour  par  le  chemin  pierreux,  à  tra- 
vers les  rivières,  les  ravins  sans  nombre  qui  descen- 
dent de  la  montagne  à  la  plaine  !  Il  passa  le  Letsitélé 
ayant  de  l'eau  jusqu'aux  genoux,  la  Thabina  en  sau- 
tant d'une  pierre  à  l'autre,  le  Masétane,  le  petit  ruis- 
seau de  la  station  gonflé  par  les  orages  des  jours  der- 
niers, et  il  arriva  enfin,  le  cœur  plus  gonflé  que  les 
rivières  à  la  saison  des  pluies,  il  arriva  auprès  de  sa 
femme  bien-aimée,  auprès  du  petit  cadavre  reposant 
tout  paisible  sur  le  lit.  Alors  il  éclata  en  sanglots, 
l'homme  fort  ;  mais  maîtrisant  sa  douleur,  il  dit  à  Léa  : 
«  L'Eternel  a  choisi.  Il  a  bien  choisi.  Nous  aimions 
notre  enfant.  Il  l'aime  plus  encore.  Que  son  nom  soit 
béni  !  » 

Mikéa,  l'un  des  anciens,  avait  préparé  une  petite 
bière.  On  envoya  chercher  le  missionnaire  pour  l'en- 
terrement :  car  en  Afrique  on  n'aime  pas  laisser  le 
cadavre  passer  la  nuit  sur  terre....  Et  le  cortège  funè- 
bre se  mit  en  route.  Deux  évangélistes,  collègues  de 
Bartimée,  emportèrent  le  petit  cercueil.  Sous  la  véranda, 
à  la  porte,  était  assise  Léa.  Voyant  paraître  la  cais- 
sette allongée,  couverte  d'un  linge  noir,  elle  tressail- 
lit.... Son  esprit  perdu  dans  les  sombres  rêveries  de 
la  douleur  maternelle  se  réveilla.  Elle  reprit  cons- 
cience. Elle  eut  un  rictus  d'amère  souffrance  au  coin 
de  la  bouche,  voulut  se  lever,  se  rassit.  Et  toutes  les 
femmes  qui  étaient  accroupies  le  long  du  mur,  silen- 
cieuses depuis  des  heures,  la  regardaient  anxieusement. 


152  A  récole  de  la  station 

—  Mère,  ne  veux-tu  pas  venir? dit  Bartimée. 

Alors  elle  fit  un  effort  suprême  et,  les  hommes 
ayant  pris  les  devants,  chapeau  bas,  Léa  et  les  femmes 
suivirent. 

Le  sentier  du  cimetière  serpente  à  travers  les  hautes 
herbes,  les  mimosas  aux  épines  blanches,  les  arbustes 
fleuris  d'étoiles  violettes.  Il  monte,  il  s'engage  dans 
un  vallon  latéral,  il  débouche  dans  un  espace  propre 
où  deux  lignées  de  tombes  couvertes  de  grandes  pier- 
res se  font  face  l'une  à  l'autre.  Celle  de  l'enfant  est 
déjà  préparée.  Elle  est  creusée  à  quatre  pieds  de  pro- 
fondeur dans  une  terre  brunie  sous  laquelle  s'étend 
une  argile  jaune,  tendre,  sans  pierres.  Le  mission- 
naire lit  la  Parole.  Il  exhorte,  il  console  les  femmes 
assises  aux  confins  du  cimetière,  les  hommes  debout 
autour  des  tombes.  Il  dit  à  Bartimée  :  «  Aujourd'hui, 
nous  sommes  unis  dans  une  même  douleur.  Comme 
moi,  tu  es  venu  dans  ce  pays  qui  n'était  point  le  tien, 
afin  d'}'  annoncer  le  salut  et  ton  maître  t'appelle  à  y 
souffrir,  à  y  creuser  des  tombes,  comme  il  m'}^  a 
appelé  moi-même.  Courage,  mon  frère  !  Tu  fondais 
de  grandes  espérances  sur  ce  doux  petit  enfant.  Quand 
tu  parlais  à  l'église,  il  ouvrait  parfois  ses  bras  tout 
grands  et  semblait  gesticuler  avec  toi.  Tu  pensais  qu'il 
serait  un  prédicateur,  qu'il  relèverait  son  peuple  et  tu 
l'avais  nommé  Adolphe  en  souvenir  d'un  grand  mis- 
sionnaire que  tu  aimes  beaucoup....  Dieu  a  voulu  que 
tu  le  sacrifies.  Tu  dois  montrer  à  ce  peuple  que  tu 
peux  accepter  cette  épreuve  par  amour  pour  Lui. 
Voilà  le  témoignage  qui  t'est  demiandé.  Sois  fort  et 
crois  !  » 

Puis  Bartimée  prit  lui-même  la  parole  :  «  Nous 
avions  dit,  ma  femme  et  moi,  à  l'Eternel  :  Il  3'  a  deux 
voies  ouvertes  devant  toi  :  ou  bien  tu  nous  laisseras 
Fenfant  chéri  ou  bien  tu  le  reprendras,  choisis  !  Il  a 
choisi  la  seconde  voie.    Oh  !    c'est  bien  !    Oh  !   c'est 


Le  triomphe  de  la  foi  153 

beau  !  Oh  !  c'est  juste  !  C'est  assurément  ce  qui  est  de 
beaucoup  le  mieux  puisqu'il  l'a  voulu.  La  chair  fait 
bien  mal.  La  solitude,  nous  allons  la  sentir.  Mais  je 
remercie  Dieu  d'avoir  appris  à  pouvoir  dire  merci  à 
propos  de  tout  ce  qu'il  fait.  » 

Et  tandis  que  Bartimée,  dans  son  habit  noir  d'alpaca, 
parlait,  l'œil  humide,  très  bas,  par  petites  phrases 
entrecoupées,  avec  cet  accent  de  sincérité,  ce  timbre 
de  douleur  dans  la  voix,  de  l'autre  côté  du  ravin,  dans 
les  villages  païens  dont  les  huttes  rondes  se  dissimu- 
laient dans  le  feuillage,  un  bruit  sauvage  retentit. 
L'école  d'initiation  des  filles,  le  «  balé  »  tirait  à  sa  fin. 
On  allait  procéder  à  son  licenciement.  Pour  cela  des 
centaines  de  cruches  de  bière  forte  avaient  afflué  vers 
la  capitale  de  toutes  les  parties  du  pays  et,  ce  soir  déjà, 
l'orgie  commençait.  Les  fillettes,  cent  à  cent  cin- 
quante, sur  la  place  du  village,  dansaient.  Ayant 
déposé  les  lanières  d'herbes  tressées  qu'elles  avaient 
portées  durant  les  six  mois  de  l'initiation  autour  du 
cou  et  en  double  bandouillère  sur  les  côtés,  elles 
s'étaient  revêtues  de  petites  jupes  d'étoffe  claire,  de 
colliers  de  perles  blanches,  rouges,  bleues  qui  leur 
tombaient  jusque  sur  les  hanches.  Dans  leurs  cheveux 
elles  avaient  fixé  des  cocardes.  Le  grand  tambour  d'un 
mètre  de  diamètre  était  au  milieu  du  cercle  formé  par 
elles;  des  mégères  le  frappaient  à  tour  de  bras,  et  le 
son  se  propageait  sourdement  au  loin  dans  les  airs  en 
vagues  puissantes.  Derrière  se  dressait  la  cour  de 
l'initiation  dont  l'accès  est  interdit  aux  hommes,  enclos 
de  roseaux  dont  les  gerbes  empilées  les  unes  sur  les 
autres  étaient  attachées  à  de  très  hautes  perches,  des 
perches  de  cinq,  dix  mètres  de  haut  au  sommet  des- 
quelles des  antilopes,  des  oiseaux,  des  éléphants  gros- 
sièrement sculptés  considéraient  les  mystères  de  l'in- 
térieur. Et  la  danse  était  joyeuse,  interrompue  de 
temps  à  autre  par  les  claquements  de  toutes  les  peti- 


154  A  Vécole  de  la  station 

tes  mains.  Tandis  que  l'on  pleurait  au  cimetière  des 
Madjakane,  on  dansait  à  la  capitale  des  païens  et,  à 
cette  mélodie  des  filles  nubiles  reprise  cent  fois  avec 
animation,  répondait  le  cantique  paisible,  lent,  mélan- 
colique du  deuil. 

Cependant,  comme  pour  faire  la  synthèse,  un  autre 
chant  se  fit  entendre,  en  dehors  du  village,  celui  des 
garçons  de  la  «  bohwira  »  i.  Dans  leurs  étranges  cos- 
tumes ils  dansaient,  eux  aussi,  dans  un  espace  circu- 
laire, près  de  l'entrée  de  la  capitale  et  ils  répétaient 
sans  fin  un  vieux  refrain  dont  le  sens  est  très  m^sté- 
rieux;  ils  ne  savent  vraiment  pas  quel  est  l'à-propos 
de  ces  paroles.... 

Qu'est-ce  qui  sent  si  mauvais  ?  C'est  l'odeur  de  la  mort.... 

Maintenant  tous,  chrétiens  et  païens,  chantaient  la 
mort  à  leur  façon,  ceux-ci  dans  l'inconscience  grotes- 
que de  leur  mascarade,  ceux-là  dans  le  calme  raisonné 
de  leur  foi.... 

Le  culte  terminé,  le  missionnaire  jeta  sur  la  petite 
bière  la  première  poignée  de  terre.  Bartimée  jeta  la 
seconde  en  disant  :  «  Dieu  l'avait  donné,  Dieu  l'a 
repris  ;  »  puis  les  deux  évangélistes  prirent  les  pelles  ; 
sans  hâte,  avec  un  grand  soin,  ils  firent  couler  le  long 
des  parois  de  la  fosse  la  lourde  terre  afin  qu'elle  heur- 
tât le  cercueil  moins  violemment.  Puis  lorsque  la 
bière  eut  disparu,  ils  précipitèrent  leur  besogne;  deux 
autres  hommes  leur  prirent  les  pelles  des  mains  et  les 

*  La  bohwira  est  la  seconde  école  de  la  circoncision.  Les  Ba-Xkouna 
se  contentent  d'une.  Mais  pour  les  Ba-Pédi  elle  dure  deux  ans  :  les 
initiés  qui  ont  passé  par  les  épreuves  que  nous  avons  décrites  dans  la 
première  partie  doivent  revenir  pour  quelques  mois  Tannée  suivante 
à  la  capitale.  Ils  se  fabriquent  des  masques  en  herbe  tressée  qui  res- 
semblent à  ceux  des  «  mayiwayiwane  »  dont  nous  avons  parlé  à  pro- 
pos des  derniers  rites  de  Ta  première  école.  Les  rites  de  cette  seconde 
école  sont  d'ailleurs  très  différents  de  ceux  de  la  première.  Les  jeu- 
nes gens  demeurent  tous  dans  une  grande  hutte  circulaire  à  proxi- 
mité de  la  capitale  tandis  que  c'est  au  beau  milieu  de  la  place  centrale 
du  village  du  chef  que  se  dresse  l'enclos  du  «  balé  »  où  les  filles  reçoi- 
vent leur  initiation. 


Le  triomphe  de  la  foi  155 

relayèrent.  Bientôt  la  fosse  fut  comblée  et  un  tumulus 
ovale  s'éleva  au-dessus.  Alors  ils  enfoncèrent  quatre 
grosses  pierres  aux  quatre  coins  de  la  tombe  là  où  la 
terre  était  molle  ;  ils  entourèrent  le  tumulus  d'une 
couronne  de  morceaux  d'un  quartz  bleuâtre,  d'un 
quartz  aurifère  peut-être  précieux  ;  bientôt  toute  la 
petite  éminence  en  fut  couverte. 

Le  soleil  allait  se  coucher.  Là,  derrière  la  monta- 
gne, le  ciel  était  d'un  gris  de  plomb.  Les  arêtes  du  Ma- 
motsuiri  et  des  cimes  voisines  se  dessinaient,  éclairées 
d'une  étrange  lumière.  Quelques  nuages  très  blancs 
se  promenaient  sur  ce  fond  ténébreux  que  des  éclairs 
lointains  déchiraient  parfois.  Les  chants  se  turent,  les 
hommes  rentrèrent  dans  leurs  demeures,  les  grandes 
montagnes  impassibles  envahies  par  le  brouillard  se 
cachèrent  et,  sous  la  terre,  le  bébé  potelé,  l'enfant 
raphaëlique  aux  yeux  fermés,  dormait  loin  de  sa  mère. 

Le  missionnaire  retournait  par  la  nuit  à  la  monta- 
gne, car,  durant  la  saison  des  fièvres,  il  passait  quelques 
semaines  sur  le  haut  plateau  du  Marovougne.  Pour  y 
arriver,  il  suivait  le  chemin  par  lequel  Maroupi  s'était 
échappé  de  l'école  de  la  circoncision  quelques  années 
auparavant.  Monté  sur  sa  vieille  mule  au  pied  sûr  et 
lent,  il  escaladait  les  pentes  rapides  ;  puis  il  passa  le 
col  qui  conduit  dans  la  vallée  de  Thabina,  entre  les 
deux  arbres  immenses  qui  se  dressent  là  comme  une 
porte  superbe  séparant  les  deux  vallées.  L'obscurité 
était  tout  à  fait  venue.  Il  devait  tenir  son  bâton  devant 
son  visage  pour  n'être  pas  déchiré  par  les  branches, 
tandis  que  la  mule  fidèle,  connaissant  le  chemin  par 
cœur,  s'avançait  avec  assurance  à  travers  l'épaisse 
forêt.  Il  sortit  bientôt  du  bois  et  entra  dans  le  haut 
pâturage.  Les  montagnes  de  la  partie  ouest  du  Dra- 
kensberg  parurent  alors  à  ses  yeux  très  faiblement 
éclairées  par  une  dernière  lueur  crépusculaire.  Le 
brouillard  ne  les  avaient  pas  encore  envahies.   Quel 


156  A  l'école  de  la  station 

panorama  I  Là-haut  c'étaient  Malinwana  et  Mampou- 
hvane,  les  deux  cimes  jumelles,  puis  les  curieux  som- 
mets de  Mamba  et  au  bout  de  la  chaîne,  la  haute 
roche  du  Wolksberg  avec  son  profil  de  Dent  de  Vau- 
lion....  Ces  cimes  dominaient  des  hauts  plateaux  en 
partie  boisés  qui  tombaient  abruptement  vers  les  val- 
lées plongées  dans  l'ombre.  Trois  Creux-du-Van  suc- 
cessifs se  dessinaient  vaguement,  cirques  immenses 
dont  le  fond  était  garni  de  forêts  avec  une  cascade  se 
précipitant  au  beau  milieu.  Et  vers  la  plaine  descen- 
daient des  arêtes  en  plis  innombrables,  très  doux, 
très  arrondis. 

O  Nature  !  Impassible,  immobile  au  sein  de  nos 
douleurs....  Les  générations  se  succèdent  et  meurent 
ainsi  que  les  éphémères  au  printemps,  comme  ce 
nuage  de  termites  ailés  qui  sortent  en  foule  après  la 
pluie,  perdent  leurs  ailes  sur  le  sol  et  disparaissent 
ainsi  que  des  vers  noirs  dans  la  brousse  où  les  oiseaux 

les  dévorent Les  tribus  qui  habitent  ces  vallées  de 

temps  immémorial  ont  aussi  vécu  et  sont  mortes  ; 
l'histoire  ne  les  a  pas  même  connues.  Elle  n'a  point 
conservé  leur  mémoire.  La  mort  les  a  englouties....  La 
mort  !  Il  dit  vrai  le  chant  des  circoncis  :  Partout  se 
répand  son  odeur  nauséabonde.... 

Mais  voici  qu'une  lumière  nouvelle  a  paru  sur  cette 
terre  antique.  O  Dieu  !  Inconnu  si  longtemps,  et  sou- 
dain révélé  î  Quelle  transformation  !  Bartimée  était 
admirable  aujourd'hui  !  Quelle  assurance  dans  cette 
voix  qui  tremblait  ;  quel  éclat  doux  et  quelle  sérénité 
dans  ces  yeux  rougis  de  pleurs  !  La  foi  a  vaincu  !  Dans 
ce  cœur  de  noir  aussi,  elle  a  accompli  ses  merveilles, 
déposé  son  baume,  allumé  son  flambeau,  remporté 
sa  victoire.... 

....La  mule  escalada  avec  peine  le  dernier  crêt 
rocailleux  et,  arrivé  sur  le  plateau  où  brillait  la 
lumière  fidèle  du  foj^er,  le  missionnaire  vit  le  Mamo- 


Soldat  de  Christ  et  soldat  de  son  chef  157 

tsuiri  dresser  sa  pyramide  plus  majestueuse  encore 
dans  un  ciel  tout  à  fait  clair.  Le  brouillard  s'était  dis- 
sipé. Un  vent  frais  et  pur  soufflait  là-haut  ;  il  semblait 
que  l'odeur  de  la  mort  avait  disparu. 

Zidji  là-bas  dans  la  plaine,  couché  sur  le  sol,  enve- 
loppé dans  sa  couverture  songea  longtemps  aussi.  Il 
ne  pensa  pas  à  la  Nature,  à  l'Histoire,  à  la  Révélation.... 
mais  à  Fazana.  Il  songea  au  deuil  de  Mankélou.  Il  se 
rappela  la  haine  horrible,  sanguinaire  qui  réclamait 
une  victime,  le  procès  en  sorcellerie,  ce  temps  maudit 

de  souffrance  torturante Puis  il  revit  aussi  Macoba, 

la  grande  païenne  qui  pour  obéir  à  ses  superstitions 

avait  tué  son  enfant Et  à  côté  de  son  père  criant 

vengeance,  de  Macoba  infanticide,  il  mit  Bartimée 
résigné,  bénissant,  priant. 

Alors  il  se  réjouit  du  triomphe  de  la  foi. 


SOLDAT  DE  CHRIST  ET  SOLDAT  DE  SON  CHEF 


«  —  Dis-moi,  Zidji,  mon  fils,  quand  te  décideras-tu? 
Quand  te  livreras-tu  ?  »  dit  un  jour  le  missionnaire  à 
son  domestique.  Le  jeune  homme  baissa  la  tête.  Il 
désirait  ardemment  passer  par  cette  crise  qui  s'appelle 
la  conversion  et  sans  laquelle  un  païen  n'entre  pas 
dans  l'Eglise  de  Dieu.  Shilote  l'avait  scandalisé,  il  est 
vrai  et  Shilote  n'était  pas  le  seul  représentant  du 
chrétien  noir  inconséquent  sur  la  station.  Mais,  plus 
intelligent  en  cela  que  la  plupart  des  colons  africains, 
Zidji  ne  déclarait  pas  que  la  Mission  fût  un  insuccès 
(a  failure)  parce    que    quelques    soi-disant   convertis 


158  A  l'école  de  la  station 

deviennent  de  mauvais  sujets.  Il  connaissait  Bartimée. 
Il  voj^ait  sous  ses  yeux  au  village  des  chefs  de  famille 
pieux  et  moraux,  d'anciens  buveurs  qui  ne  s'eni- 
vraient plus,  des  jeunes  gens  qui  avaient  abandonné 
les  coutumes  impures  du  «  gangisa  ».  Et  il  avait  rai- 
son de  croire  à  la  Mission,  car  à  tout  prendre,  pour 
qui  connaît  la  nature  humaine,  il  est  infiniment  plus 
extraordinaire  qu'il  y  ait  un  seul  chrétien  indigène 
conséquent  que  dix  mille  indignes.... 

Aussi  Zidji  désirait-il  se  convertir.  Depuis  long- 
temps il  avait  abandonné  son  idéal  de  jadis  :  gagner 
trente  livres  et  acheter  une  femme.  Il  aspirait  de  toute 
son  âme  à  devenir  un  de  ces  «  Madjakane  »  dont  les 
païens  se  moquaient,  car  il  sentait  qu'il  serait  meilleur 
alors  et  qu'il  irait  plus  loin  et  plus  haut.  L'affaire  de 
Macoba  l'avait  aussi  remué.  La  vieille  n'avait  pas  été 
condamnée,  car  le  tribunal  n'avait  rien  compris  à  ce 
crime  ;  mais  cette  histoire  avait  révélé  à  Zidji  les  téné- 
breuses horreurs  du  paganisme  et  l'en  avait  dégoûté. 

Aussi  la  question  de  Monéri  lui  retourna-t-elle  dans 
le  cœur  l'épée  qui  le  meurtrissait.  Comment  faire  pour 
se  convertir?  Zidji  n'était  pas  une  de  ces  natures  ner- 
veuses qui  s'excitent  dans  le  vide  et  se  forcent  à  pleu- 
rer. C'était  un  tempérament  calme,  raisonnable, 
capable  de  profondes  émotions,  certes,  mais  d'émo- 
tions sincères  seulement. 

Le  soir  venu  il  demanda  la  permission  d'aller 
«  faire  la  causette  »  au  village.  Il  passa  tout  le  long  de 
la  rue  où  se  succédaient  les  maisons  carrées  des 
néophj^tes  ;  il  ne  s'arrêta  pas  chez  le  père  Mouki  dont 
la  nombreuse  famille  grouillait  sur  la  véranda.... 
Mouki  était  un  vieux  chrétien  passablement  endormi, 
un  ancien  très  convaincu  de  sa  sagesse  et  ses  fils 
étaient  de  grands  gaillards  assez  grossiers.  Zidji 
dépassa  la  case  du  père  Shilling  ;  là  il  eût  trouvé  meil- 
leur  conseil,   mais  le  père  Shilling  très  brave,  très 


Soldat  de  Christ  et  soldat  de  son  chef  159 

consciencieux  était  plus  occupé  des  légumes  qu'il  ven- 
dait aux  blancs  de  la  mine  que  du  salut  des  âmes.  Il 
continua  jusqu'au  bout  de  la  rue  et  arriva  chez  Titus. 
Titus  était  un  cousin  de  Zidji,  l'un  des  premiers 
Nkouna  convertis.  Bien  que  jeune  encore,  il  jouissait 
d'une  grande  considération,  parce  qu'il  était  lent  à 
parler  et  qu'il  parlait  toujours  sensément.  Jamais  on 
ne  l'avait  vu  en  colère.  Il  était  seul  dans  sa  cabane, 
en  train  de  remplir  la  cartouche  de  laiton  qui  lui  ser- 
vait de  tabatière,  quand  Zidji  entra  dans  sa  chambre 
éclairée  d'un  petit  quinquet  fumeux. 

—  Le  soleil  est  couché,  dit  le  visiteur. 

—  Il  est  couché,  répondit  Titus. 

—  Tout  le  monde  va  bien  ? 

—  Oui,  et  chez  Monéri  aussi? 

—  Oui J'ai  quelque  chose  à  te  demander,   mon 

frère. 

—  Et  quoi  donc? 

—  Comment  faut-il  faire  pour  se  convertir? 

Titus  interrompit  son  travail  et  peu  s'en  fallut  qu'il 
ne  laissât  tomber  sa  tabatière.  Il  leva  les  yeux  sur  le 
jeune  garçon  et  voici,  ses  yeux  étaient  brillants  de  joie. . . . 
Car  il  aimait  beaucoup  son  petit  cousin.  Il  l'avait  plus 
d'une  fois  encouragé  d'un  mot  au  bon  moment  et  ce 
soir-là  encore,  il  lui  répéta  le  message  évangélique,  la 
grande  histoire  qui  console  le  monde  et  le  régénère. 
Il  pria  avec  le  jeune  homme  et  lui  dit  pour  finir  : 
((  Dieu  n'est  pas  éloigné  de  toi.  Il  entend  tes  soupirs 
et  connaît  ton  désir.  Aie  confiance.  Il  se  fera  voir  à 
toi  bientôt.  » 

Et  en  effet,  Dieu  ne  tarda  pas.  Le  mystérieux 
Aimant  qui  attire  les  cœurs  à  Lui,  après  avoir  troublé 
la  quiétude  de  cette  âme  droite,  un  beau  soir  se  l'an- 
nexa soudain. 

C'était  le  jour  du  Vendredi  saint.  Les  deux  églises 
s'étant  réunies,  celle  de  Bartimée  et  celle  de  Monéri^ 


160  A  Vécole  de  la  slation 

on  avait  entendu  des  discours  très  sérieux  en  souto  et 
en  thonga.  Zidji  qui  savait  les  deux  langues  avait  tout 
très  bien  compris.  Il  écoutait  intensément  et  lorsque 
Bartimée,  des  larmes  dans  la  voix,  les  j^eux  levés  au 
ciel,  conjura  les  païens  de  croire  du  cœur  à  l'œuvre 
rédemptrice,  un  frisson  secoua  le  cœur  du  jeune 
homme.  Mais  il  réprima  le  cri  qui  allait  sortir  de  sa 
poitrine  et,  à  la  fin  du  service,  quand  il  se  mêla  aux 
groupes  qui  s'en  retournaient  au  village,  l'émotion  se 
dissipa.... 

Le  soir,  il  y  avait  séance  de  lanterne  magique. 
Monéri  allait  illustrer  la  vie  du  Seigneur,  de  sa  nais- 
sance à  sa  mort  ;  des  fouies  de  spectateurs  s'étaient 
réunis  pour  contempler  les  grandes  images  et  l'as- 
semblée était  plutôt  houleuse.  Mais  à  mesure  que  se 
succédèrent  les  scènes  de  la  Passion,  l'auditoire  se 
calma.  On  vit  Jésus  à  Gethsémané,  Jésus  baisé  par 
Judas,  jugé,  insulté,  couronné  d'épines,  portant  sa 
croix....  enfin  Jésus  crucifié;  trois  croix  très  longues 
se  détachant  sur  l'obscurité  du  ciel,  un  nimbe  de 
gloire  autour  de  la  face  exsangue  du  Crucifié,  un 
tableau  fantastique,  poignant,  à  la  Gustave  Doré.  En 
face  de  ce  spectacle  suprême  de  douleur,  Monéri  fit 
chanter  la  complainte  de  la  mort  du  Christ,  un  canti- 
que lent  dans  lequel  l'âme  dit  au  Sauveur  : 

Oh  !  Jésus,  mon  frère.  C'est  parce  cjue  tu  t'es  mis 

Pourquoi  donc  pleures-tu  ?  A  ma  place  à  moi  ; 

Ton  cœur  te  fait  mal,  Tu  fus  battu  pour  la  rançon 

Pourquoi  te  fait-il  mal  ?  Du  mal  que  j'ai  commis. 

Ici  un  sanglot  étouffé  se  fit  entendre  dans  l'assem- 
blée. Quelqu'un  pleurait.  Les  autres  continuèrent  : 

Ils  t' étendent  sur  la  croix,  Je  te  bénis,  toi  qui  m'aimes, 

La  croix  des  malfaiteurs.  Mais  c'est  plus  fort  que  moi  ! 

Ton  sang  coule  goutte  à  goutte  Je  m.e  confie  en  toi  seulement.  : 

Et  c'est  ainsi  que  tu  meurs.  Me  voici,  je  veux  te  suivre. 

Durant   le   chant  des  deux  dernières  strophes  les 


Soldat  de  Christ  et  soldat  de  son  chef  161 

sanglots  s'étaient  peu  à  peu  multipliés.  Hommes, 
femmes,  enfants  avaient  été  gagnés.  Les  uns  ne 
savaient  pourquoi  ils  pleuraient....  Zidji,  lui  aussi, 
avait  fondu  en  larmes.  Soudain  l'immensité  de  l'amour 
de  Christ  avait  paru  à  ses  yeux  et,  puisque  Jésus  avait 
souffert  cette  mort  ignominieuse  à  notre  place,  quelle 
n'était  point  notre  perdition  !  La  croix  l'avait  amené 
au  sens  du  péché  bien  plus  que  le  sens  du  péché  ne 
l'avait  amené  à  la  croix....  Mais  quelle  que  fût  la  voie 
suivie,  il  était  arrivé.  «  La  nouvelle  Jérusalem  a  douze 
portes  et  chacune  d'elles  est  une  perle,  »  disait  Drum- 
mond.  Peu  importe  le  côté  par  lequel  on  pénétre.... 
pourvu  qu'on  y  pénètre. 

Et  il  se  sentait  dans  le  sanctuaire  maintenant.  Ses 
larmes  devenaient  des  larmes  de  joie.  Il  avait  accepté 
la  rédemption. 

Après  la  fin  du  cantique,  Monéri  qui  n'était  nulle- 
ment partisan  des  scènes  de  pleurs  à  l'église,  se  leva 
et  très  doucement  dit  :  «  Maintenant  faites  silence.  » 
Peu  à  peu  les  sanglots  s'arrêtèrent.  Il  ajouta:  «  Croyez 
de  tout  votre  cœur  à  celui  qui  a  souffert  tout  cela 
pour  vous....  »  Et  Zidji  dans  son  cœur  dit  :  «  Amen  1  » 

C'est  ainsi  que  le  jeune  Nkouna,  l'élève  distingué  de 
la  circoncision,  le  fils  du  général  de  l'armée  païenne 
entra  dans  l'Eglise  chrétienne  ;  à  partir  de  ce  jour-là, 
il  fut  quelqu'un  d'autre,  le  même  Zidji  et  pourtant  plus 
le  même.  Et  si  plus  tard  il  erra,  il  pécha,  il  tomba, 
jamais  l'effet  de  ce  jour  de  Vendredi  saint  ne  fut  aboli. 
Tant  il  est  vrai  que  cette  crise  de  l'âme  est  la  crise 
suprême. 

Il  y  a  des  théologiens  qui  prétendent  que  la  croix  de 
Christ  n'a  rien  à  faire  avec  le  salut  du  monde.  Elle 
n'importe  pas  beaucoup  plus  que  la  ciguë  que  Socrate 
a  dû  boire  ou  les  tourments  de  ces  milliers  d'innocents 
qui  ont  péri,  victimes  de  l'injustice  humaine.  Dans  les 
alambics  de  leur  théologie,  ces  hommes  ont  distillé  le 


11 


162  A  l'école  de  la  station 

mystère  du  Calvaire  ;  comme  les  chimistes  traitent  les 
racines  médicinales  pour  en  extraire  les  alcaloïdes, 
ils  ont  extrait  eux  aussi  de  l'histoire  évangélique  un 
certain  nombre  de  principes  moraux  indiscutables 
pour  guérir  l'humanité.  Seulement,  de  même  que 
le  malade  dont  les  sulphates  délabrent  l'estomac  et 
qui  profiterait  beaucoup  plus  de  la  médecine  telle  que 
la  nature  l'a  préparée  elle-même,  le  cœur  humain 
n'est  pas  régénéré  par  l'exposé  froid  des  vérités  théo- 
logiques.... La  puissance  qui  le  vainc,  c'est  la  croix. 
Et,  malgré  les  sourires  supérieurs  des  professeurs 
modernes,  la  croix,  puissance  de  salut,  continuée  tra- 
vers le  monde  sa  course  triomphante.  Et  c'est  elle,  la 
croix  rayonnante  de  la  justice  et  de  l'amour  divins  qui 

attire  tous  les  hommes  en  haut vers  les   sommets 

de  la  vie  religieuse  que  les  nations  païennes  n'eussent 
jamais  connus  sans  la  croix. 

De  tous  les  moyens  que  l'humanité  a  imaginés  pour 
travailler  à  son  perfectionnement  moral,  la  croix 
demeure  le  grand,  l'unique.  Aussi  bien  ne  fut-elle  pas 
inventée  par  l'homme,  mais  elle  lui  fut  donnée  de  Dieu. 

Lorsque  le  soir  même  Zidji  vint  annoncer  sa  conver- 
sion à  Monéri,  celui-ci  eut  un  tressaillement  de  joie.... 
Car  dans  la  vie  d'un  missionnaire,  vie  pleine  d'occu- 
pations de  toutes  sortes,  matérielles  ou  autres,  il  n'est 
pas  de  plus  beau  moment  que  celui  où  une  âme 
vient  dire:  «  J'ai  cru.  »  C'est  le  miracle  de  la  nouvelle 
création. 

—  Et  tu  désires  vraiment  suivre  celui  qui  t'a  sauvé, 
mon  fils  ? 

—  Oui,  je  le  désire  de  tout  mon  cœur. 
Qu'il  parlât  sincèrement,  la  suite  le  prouva. 

Deux  ans  auparavant  la  station  missionnaire  avait 
été  considérablement  agrandie  par  la  création  d'une 
école  supérieure  dont  le  but  était  de  former  des  évan- 
gélistes  et  instituteurs  pour  tout  le  pays  thonga.  Plu- 


Soldat  de  Christ  et  soldat  de  son  chef  163 

sieurs  jeunes  gens  des  Spelonken,  du  Littoral  de 
Delagoa  y  étaient  entrés  déjà  et  travaillaient  avec  zèle 
à  se  perfectionner  dans  les  éléments  de  l'arithmétique, 
de  l'anglais,  l'étude  de  la  Bible  demeurant  au  centre 
de  l'enseignement.  Un  second  missionnaire  avait  été 
mis  à  la  tête  de  ce  nouvel  établissement  dont  tout  le 
monde  attendait  beaucoup  de  bien.... 

—  As-tu  pensé  à  l'école,  Zidji  ?  demanda  son  père 
spirituel. 

—  Oui,  depuis  longtemps  je  désire  y  entrer.  Puis- 
que Christ  est  mort  pour  moi,  je  veux  mourir  pour 
les  autres. 

Zidji  qui  avait  presque  fini  les  classes  de  l'école 
primaire  de  la  station  devint  donc  un  des  élèves  de 
l'école  d'évangélistes.  Il  fut  dûment  mis  au  courant 
des  règles  de  l'institution. 

«  Tu  t'engages  à  servir  la  Mission  pendant  six  ans 
au  moins,  à  la  sortie  des  cours  ;  ceux-ci  dureront  quatre 
ans.  Tu  promets  d'être  soumis  à  ton  missionnaire  et 
à  celui  de  tes  camarades  qui  est  établi  comme  sur- 
veillant. Interdit  d'avoir  aucune  correspondance  avec 
des  jeunes  filles  pendant  le  stage  à  l'école.  Les  amou- 
rettes ne  sont  pas  tolérées.  Mais  si  un  jeune  homme 
entre  étant  déjà  fiancé,  c'est  bien.  Il  n'a  qu'à  l'annoncer 
au  directeur,  etc.  »  Zidji  promit  tout  de  tout  son 
cœur  et  de  toute  son  âme  ;  il  fut  admis  dans  l'un  des 
trois  dortoirs  de  l'école  et  commença  à  manger  le 
«  mogayo  »,  c'est-à-dire  la  farine  de  maïs  que  les  élèves 
moulaient  tous  les  jours  et  qui  constituait  leur  princi- 
pale nourriture.  La  règle  de  l'école  ne  lui  fut  pas 
pénible....  Il  en  avait  vu  d'autres  et  de  plus  dures  au 
camp  de  la  circoncision.  Et  il  valait  bien  la  peine  de 
sacrifier  les  petits  régals  de  la  cuisine  des  femmes  à  la 
sainte  ambition  de  devenir  un  prédicateur  del'Evangile. 

Cependant  quelques  semaines  plus  tard  l'école  fut 


164  A  l'école  de  la  station 

suspendue  d'une  manière  absolument  inattendue.  La 
guerre  anglo-bœr  battait  son  plein.  Les  commandos 
vaincus  à  Machadodorp  s'étaient  repliés  sur  le  Bas- 
Pays  du  Transwal  et  accomplissaient  lentement,  à 
travers  le  désert,  leur  jonction  avec  les  troupes  réfu- 
giées au  Nord  à  Pietersbourg.  Profitant  de  ce  moment 
où  le  Gouvernement  bœr  n'avait  plus  ni  le  pouvoir  ni 
le  temps  de  s'inquiéter  des  indigènes  et  où  les  Anglais 
n'étaient  pas  encore  assez  maîtres  du  pays  pour  pou- 
voir les  contrôler,  les  tribus  noires  entreprirent  de 
régler  de  vieux  comptes  :  Le  fils  de  Sékoukouni  qui 
demeure  de  l'autre  côté  des  pics  du  Drakensberg,  au 
Sud  de  l'Oliphant,  aspirait  à  reconquérir  la  supré- 
matie qu'il  exerçait  jadis  sur  toutes  les  tribus  pédi  de 
la  région.  Un  vassal  mécontent,  Maféfé,  lui  résista  et 
vint  se  réfugier  chez  Mogwane.  Celui-ci  lui  donna 
asile  et  reçut  ses  bœufs  et  ses  femmes....  Par  contre 
Sikororo,  le  vieux  chef  centenaire,  l'anachorète  de 
l'Alpe  africaine,  qui  vit  dans  la  solitude,  loin  des  fem- 
mes et  loin  du  monde,  fit  sa  soumission  au  terrible 
potentat  dont  les  soldats  s'appellent  les  Maroudja.  Par 
là  il  devint  l'ennemi  de  Mogwane.  Les  Ba-Nkouna, 
quoique  de  tribu  toute  différente  ainsi  qu'on  le  sait, 
sont  depuis  longtemps  les  alliés  des  Pédi  du  Bokhaha 
avec  lesquels  ils  se  partagent  le  pays.  Dabouka  épousa 
donc  avec  conviction  la  cause  de  son  ami,  le  chef 
Mogwane.  Une  troupe  de  Sikororo  ayant  attaqué  quel- 
ques villages  des  Nkouna  établis  à  la  frontière  de  son 
pays,  brûlé  leurs  greniers  à  maïs,  éventré  leurs  porcs, 
volé  leurs  poules,  cette  agression  mit  le  feu  aux  pou- 
dres. Une  excitation  extraordinaire  se  produisit  par- 
tout dans  le  pays.  Les  Ba-Pédi  arrivaient  chez  leur 
chef  avec  des  airs  martiaux  d'un  comique  achevé, 
chacun  ayant  un  vieux  fusil  à  pierre  sur  l'épaule, 
crosse  en  l'air,  canon  dans  la  main  et  marchant  à 
grands  pas  vers  la  capitale  comme  s'ils  étaient  appelés  à 


Soldat  de  Christ  et  soldat  de  son  chef  165 

sauver  le  royaume  !  La  plupart  avaient  au  plus  de  quoi 
tirer  un  seul  coup....  Mais  c'était  justement  ce  coup 
qui  devait  décimer  l'ennemi  !  Ces  soldats  pédi  n'avaient 
aucun  ornement  belliqueux  et  étaient  vêtus  pour  la 
plupart  d'affreuses  vestes  en  loques.  Arrivés  à  la 
place  publique  de  Mogwane,  ils  s'asseyaient  prosaï- 
quement par  petits  groupes  et  s'offraient  des  prises  en 
attendant  les  événements. 

Chez  Dabouka,  il  en  était  bien  autrement.  Les 
Nkouna,  comme  tous  les  autres  Thonga,  ont  adopté 
le  système  militaire  zoulou  et  l'on  ne  saurait  nier  que 
cet  appareil  apporté  de  toutes  pièces  par  les  guerriers 
de  Manoukosi  au  Littoral  de  Délagoa  ne  soit  fort  im- 
pressif,  grandiose  même  à  certains  moments.  Lorsque 
toute  l'armée  se  fut  réunie  sous  le  figuier  énorme,  les 
Nkouna  firent  le  cercle  à  son  ombre.  Ce  cercle  est 
plutôt  un  fer  à  cheval,  car  il  y  reste  une  ouverture 
qu'on  appelle  la  porte.  Chose  curieuse,  cette  disposi- 
tion de  l'armée  correspond  tout  à  fait  à  celle  des 
huttes,  au  village.  Au  fond  faisant  face  à  l'ouverture, 
se  tient  le  chef  entouré  des  plus  vieux  guerriers  de  la 
tribu,  de  même  que,  dans  le  kraal,  la  hutte  du  maître 
du  village  est  vis-à-vis  de  la  porte  d'entrée.  Ce  régi- 
ment des  hommes  aux  cheveux  grisonnants,  c'est  la 
poitrine  de  l'armée.  On  les  appelle  les  buffles.  Les 
autres  guerriers  se  disposent  des  deux  côtés  du  cercle 
par  rang  d'âge,  les  plus  vieux  des  deux  côtés  de  la 
poitrine  :  ce  sont  les  hyènes  qui  déchirent,  puis  les 
mouettes  de  la  mer  aux  évolutions  rapides,  puis  les 
antilopes,  puis  les  lynx  aux  dents  acérées,  enfin,  à 
droite  et  à  gauche  de  la  porte,  les  jeunes  gens  qu'on 
appelle  «  bajlanazo  »,  le  plus  bruyant  et  le  plus  nom- 
breux des  régiments. 

Par  une  faveur  spéciale,  les  «  Madjakane  »  avaient 
été  autorisés  à  former  un  groupe  spécial  que  le  chef 
avait  invité  à  se  placer  près  de  lui. 


166  A  l'école  de  la  station 

Il  était  superbe,  ce  cercle  de  guerriers  noirs  dans 
leurs  plus  beaux  atours,  tous  tenant  le  bouclier  dans 
la  main  gauche,  leurs  sagaies  dans  la  droite,  leurs 
têtes  couvertes  de  plumes  d'autruches  ou  de  veuves, 
leurs  jambes  et  leurs  bras  de  longs  poils  blancs  pris 
à  des  queues  de  vaches,  se  regardant  tous,  ne  pouvant 
contenir  leur  impatience.  Les  chants  de  guerre  parti- 
rent d'eux-mêmes,  lents,  solennels;  d'abord  celui  qui 
célèbre  en  paroles  énigmatiques  la  girafe  du  désert, 
le  chef  pour  lequel  l'on  mourra,  puis  celui  qui  glorifie 
la  sagaie  qui  déchire  les  ennemis  et  deux  ou  trois 
encore.  En  cadence  se  balançaient  les  bras,  les  jam- 
bes, les  torses,  et  la  terre  tremblait  quand,  tous  ensem- 
ble, les  pieds  frappaient  le  sol  et  que  les  poitrines  arti- 
culaient un  «  ji  »  énergique. 

Puis  vint  le  «  guila  »,  la  célébration  des  exploits.... 
Un  homme  d'âge  mûr  sortit  des  rangs,  s'avança  dans 
le  cercle  à  petits  pas,  infligeant  au  sol  avec  ses  pieds 
des  coups  répétés,  tantôt  longs,  tantôt  courts  :  tâ-tatata, 
tâ-tata!  Tous  ses  muscles  étaient  tendus  et  il  pronon- 
çait sans  trêve  en  zoulou  des  paroles  que  l'assemblée 
soulignait.  Sans  doute  il  racontait  ses  exploits.  Puis, 
il  rentrait  dans  les  rangs  et  alors  comme  un  seul 
homme  l'armée  entière  poussait  un  sifflement  puis- 
sant se  terminant  sur  une  note  très  haute  :  Zuiiiiiiii  et 
retombant  soudain  en  une  exclamation  prolongée, 
gutturale  :  lyaaa  I  Quelques-uns  ajoutaient  :  Ndjao,  le 
lion  !  Et  cela  voulait  dire  :  Il  vient,  il  bondit,  il  est  là, 
le  lion  nkouna,  l'armée  invincible  ! 

Un  homme  plus  jeune  succéda  au  vieux.  Lui  sautait 
en  brandissant  ses  armes.  Après  la  force  contenue 
mais  terrible  du  lion,  l'agilité  de  l'antilope.  Il  avait 
aussi  tué  jadis  un  ennemi  et  il  montrait  comment  il 
l'avait  transpercé.  Sa  sagaie  plongeait  et  replongeait 
dans  le  cœur  de  cet  ennemi  imaginaire.  Puis  soudain 
Jeux  autres  jeunes  gens  s'élançaient  dans  l'enceinte 


Soldat  de  Christ  et  soldat  de  son  chef  167 

rivalisant  de  bonds  sauvages  avec  lui.  C'étaient  ses 
«  bahlomouri  »  c'est-à-dire  ceux  qui  lui  avaient  aidé  à 
tuer,  car  le  vrai  héros,  le  propriétaire  du  mort,  c'est 
celui  qui  lui  a  porté  le  premier  coup.  On  dit  qu'il  a 
percé  la  tête.  Ceux  qui  suivent  peuvent  encore  frapper 
l'ennemi  hors  de  combat  mais  leur  gloire  est  moindre. 
On  dit  d'eux  qu'ils  ont  percé  la  jambe  et  le  bras.  Tous 
les  trois  s'acharnaient  donc  sur  leur  victime  supposée 
et  leurs  yeux  brillaient  d'un  éclat  incomparable....  Le 
cœur  de  tous  les  guerriers  tremblait  alors.  Car,  dans 
ces  productions  intensément  vivantes,  il  y  a  toute  une 
poésie  primitive.  Les  trois  genres  littéraires  :  épique, 
dramatique  et  lyrique  y  sont  encore  confondus  et 
pourtant,  malgré  leur  spontanéité  apparente,  ces  mani- 
lestations-là  sont  soumises  aux  lois  d'un  certain  style. 
Quand  retentit  le  puissant  :  Zuiii,  I^^aa  1  par  lequel  le 
cercle  entier  accueillit  cette  danse  superbe,  Zidji,  et 
plus  d'un  avec  lui,  sentit  ses  cheveux  se  dresser  sur  la 
tête,  de  crainte,  d'enthousiasme,  de  désir....  et  avec 
tous  les  autres  il  cria  au  chef:  «  Donne-nous  !  !  Donne- 
nous  !  !  »  C'est  ainsi  que  l'armée  supplie  son  chef 
de  lui  donner  la  permission  d'aller  tuer,  car,  sans  cette 
permission,  la  guerre  ne  peut  commencer.  Il  faut  qu'il 
envoie  ses  guerriers  au  feu,  sinon  ceux-ci  ne  seront 
que  des  meurtriers  et  leurs  exploits  que  de  vulgaires 
assassinats. 

Après  un  ou  deux  jours  de  ces  représentations  épi- 
ques le  diapason  était  monté  très  haut.  Une  troupe  de 
jeunes  gens  dont  Zidji  faisait  partie  fit  une  incursion 
jusqu'au  pays  des  ennemis.  A  l'un  des  gués  du  che- 
min, ils  trouvèrent  un  bâton  surmonté  de  quelques  plu- 
mes d'un  certain  échassier  nommé  «  mapfalane  ».  Cet 
oiseau  porte  malheur  aux  voyageurs.  Si  on  le  rencon- 
tre au  moment  où  l'on  entreprend  une  course,  on 
retourne  en  arrière  aussitôt....  C'est  l'oiseau  de  l'orient 
qui  empêche  les  voyages.   Evidemment  les  ennemis 


168  A  Vécole  de  la  station 

avaient  planté  là  ces  bâtons  pour  faire  avorter  toute 
expédition  guerrière  que  l'on  aurait  pu  tenter  contre 
eux.  «  Ils  ont  peur  !  »  dirent  les  jeunes  Nkouna.  Et 
Zidji  qui  commençait  à  être  délivré  des  superstitions 
païennes  arracha  le  piquet  et  le  jeta  dans  l'eau  de  la 
rivière. 

D'autre  part  on  apprit  par  des  espions  que  l'armée 
de  Sikororo  avait  reçu  du  renfort  et  qu'elle  était  en 
train  de  manger  les  bœufs  de  la  guerre  :  ceux  dont  on 
mélange  la  viande  avec  des  médecines  mystérieuses 
pour  obtenir  l'invulnérabilité.  La  bataille  allait  donc 
se  livrer.  Dabouka  réunit  tous  ses  hommes  et  Manké- 
lou  entrant  dans  le  cercle,  sa  queue  d'hyène  à  la 
main,  une  vieille  chemise  autrefois  blanche  faisant 
tristement  contraste  avec  ses  ornements  guerriers, 
annonça  en  phrases  brèves  que,  ce  soir,  l'armée  rece- 
vrait l'aspersion  de  la  grande  médecine  des  Ba-Nkouna, 
celle  qui  assure  la  victoire  et  qu'on  conserve  de  géné- 
ration en  génération  pour  le  salut  de  la  tribu. 

Il  faisait  nuit  sous  l'immense  figuier.  On  fit  cercle 
en  silence;  la  poitrine,  les  flancs,  les  ailes  de  l'armée 
prirent  leurs  positions;  puis,  au  lieu  de  danser,  de 
crier,  tous  les  guerriers  s'assirent,  mirent  la  tête  sur 
leurs  genoux  et  fermèrent  leurs  yeux.  Alors  l'une  des 
reines,  une  vieille  femme,  s'étant  dépouillée  de  tous 
ses  vêtements  entra  dans  le  cercle  viril,  portant  à  la 
main  une  marmite  pleine  de  la  décoction  sacrée.  Elle 
tenait  aussi  une  branche  bien  feuillue  qu'elle  trem- 
pait dans  le  liquide  et  avec  laquelle  elle  aspergeait  tous 
les  régiments  les  uns  après  les  autres.  Et  elle  parlait 
lentement,  au  milieu  du  silence  absolu.  Elle  disait  : 
«  Allez  fracasser  leurs  marmites,  allez  brûler  leurs 
villages  et  transpercer  leurs  chiens.  Saisissez  leurs 
chefs Amenez-les  ici  même....  Amenez  Rios;  ame- 
nez Sikororo.  Amenez  Masoumé.  Sauvez  votre  roi. 
Sauvez  votre  pays  !  »    C'était  excessivement   impres- 


Soldat  de  Christ  et  soldat  de  son  chef  169 

sionnant  et  tous,  jusqu'au  plus  vieux,  tremblaient. 
Durant  l'aspersion,  nul  ne  doit  lever  les  yeux.  Celui 
qui  regarderait  mourrait. 

Etrange  coutume  vraiment  !  En  voici  peut-être  l'ex- 
plication :  On  a  assisté  —  sans  le  regarder  —  à  un 
spectacle  inouï,  impudique,  interdit  au  premier  chef  ; 
l'une  des  matrones  de  la  tribu  s'est  promenée  sans 
vêtements  au  milieu  du  cercle  guerrier.  Dès  lors  plus 
rien  n'épouvante.  Plus  rien  n'est  impossible.  La  vue 
du  sang  ne  répugnera  plus  à  personne.  On  est  capable 
de  tout. 

Le  lendemain  le  chef  «  donna  »  à  l'armée  le  chemin 
de  la  bataille.  Chaque  régiment  à  son  tour  se  porta  à 
la  rencontre  du  général  poussant  les  cris  de  la  bête 
dont  il  portait  le  nom  et  Mankélou,  levant  sa  queue 
d'hyène,  pointait  vers  le  pays  ennemi.  Les  antilopes 
firent  :  Tschui,  tschui,  gwii,  gwii,hwii,  hwii  !  e  ka-ka- 
ka-ka  et  elles  bondirent  vers  l'orient.  Puis  les  mouet- 
tes s'élancèrent  en  faisant  tswé-tswé-tswé  !  Les  lynx 
koué-koué-koué  et  enfin  les  buffles,  les  vieux,  boum  î 
boum  !  mhoum  1  Quelques-uns  avaient  attaché  une 
corne  ou  deux  sur  leurs  fronts  et  imitaient  le  bœuf  qui 
transperce  ou  le  rhinocéros  qui  fond  sur  son  ennemi. 

Dans  le  village  régnait  une  grande  tranquillité,  tan- 
dis que  toute  la  force  armée  était  partie  pour  la 
bataille.  Les  cœurs  étaient  anxieux et  l'on  surveil- 
lait avec  inquiétude  du  haut  d'une  colline  la  plaine  du 
côté  de  l'orient.  La  rencontre  devait  avoir  lieu  sur  les 
bords  du  fleuve  Sélati,  à  7  kilomètres  à  l'est,  à  la  fron- 
tière du  pays  de  Sikororo .  Qui  traverserait  le  ruisseau  ?. . . 
Bientôt  un  jeune  garçon  vint  tout  effrayé  dire  qu'il 
avait  aperçu,  de  son  poste  d'observation,  la  fumée 
d'un  village  qui  brûlait  en  deçà  de  la  rivière.  C'est 
donc  que  les  ennemis  avaient  repoussé  ceux  du  Bo- 
khaha  et  passé  le  Sélati.  Aussitôt  ce  fut  un  sauve-qui- 
peut  général.  Les  femmes  des  Ba-Pédi  empaquetèrent 


170  A  r école  de  la  station 

en  hâte  leurs  nippes  dans  leurs  grands  paniers  coni- 
ques et,  se  chargeant  de  tout  ce  qu'elles  avaient  de 
plus  précieux,  détalèrent  vers  la  plaine,  bébés  sur  le 
dos  et  tenant  par  la  main  les  enfants  capables  de  cou- 
rir. Elles  passaient  auprès  de  la  maison  de  la  station. 
Monéri  les  rassurait.  «  N'aj^ez  pas  si  peur  !  On  ne  sait 
encore  rien.  »  Mais  ayant  perdu  la  tête  elles  n'écou- 
taient rien  et  c'était  de  longues  théories  de  négresses 
à  moitié  nues,  qui  s'enfu^-aient  les  yeux  hagards,  leurs 
jupes  de  peau  se  balançant  de  ci  de  là.  Elles  se  croyaient 
déjà  mortes. 

Bientôt  le  bruit  de  la  fusillade  se  rapprocha.  Le 
soleil  se  couchait.  Enfin  sur  le  col  entre  le  Tchika- 
boutomi  et  son  avant-mont,  les  guerriers  de  Dabouka 
et  de  Mogwane  parurent.  Ils  marchaient  en  bon  ordre 
mais  évidemment  ils  avaient  été  battus.  Les  ennemis 
avaient  cessé  leur  poursuite,  car  plusieurs  des  leurs 
avaient  été  tués  et  ils  avaient  probablement  dû  procé- 
der à  leur  sépulture.... 

Le  retour  fut  morne.  On  pouvait  s'attendre  au  pire. 
Le  lendemain  l'un  des  meilleurs  tireurs  de  Dabouka 
vint  vers  Monéri  :  «Nous  sommes  morts,  dit-il.  Siko- 
roro  va  revenir  avec  des  renforts  et  nous  ne  pourrons 
pas  lui  résister.  Tous  nos  villages  y  passeront.  »  Il 
était  à  peine  sorti  que  Mogwane,  le  chef  pédi  arrive. 
«  La  situation  est  des  plus  graves.  Je  viens  d'appren- 
dre que  le  chef  Thabina,  celui  qui  demeure  derrière 
la  montagne  à  l'ouest,  a  fait  alliance  avec  Sikororo. 
Ils  ont  résolu  de  nous  anéantir  et  veulent  aussi  mas- 
sacrer les  missionnaires  parce  que  ce  sont  eux  qui 
nous  ont  instruits  et  nous  ont  donné  le  courage  de 
leur  résister.  Ils  disent  que  les  missionnaires  veulent 
mettre  les  noirs  sous  le  joug  des  blancs.  Or  ils  n'en 
veulent  plus  de  ce  joug.  » 

C'était  une  mauvaise  nouvelle,  en  effet.  Si  Thabina 
se  joignait  à  Sikororo  il  n'y  avait  guère  de  chance 


Soldat  de  Christ  et  soldat  de  son  chef  171 

de  s'en  tirer.   La  station  était  pratiquement  cernée. 

Le  vieux  missionnaire,  que  nous  appellerons  Senior, 
alla  trouver  son  collègue  Junior,  et  tous  deux  se  con- 
certèrent sur  ce  qu'il  fallait  faire. 

De  nombreux  détachements  de  Bœrs  passaient  jus- 
tement par  le  désert  après  leur  défaite  de  Machado- 
dorp  et  de  Komatiport  et  campaient  à  Leydsdorp. 
Monéri  Junior  partit  immédiatement  avec  sa  voiture 
et  ses  deux  mules  pour  aller  leur  représenter  la  situa- 
tion. Leydsdorp  est  à  trente  kilomètres.  Il  n'y  arriva 
que  le  soir.  Autour  d'un  feu,  il  trouva  de  grands  gail- 
lards cuisant  leur  repas;  c'était  un  parti  de  Hollandais 
qui  faisaient  le  service  du  télégraphe.  L'un  d'eux  avait 
été  secrétaire  du  général  Botha.  Un  autre  était  avocat 
à  Johannesbourg.  Leur  commandant,  une  espèce  de 
reître  à  la  Rembrandt,  dans  ce  clair-obscur  africain, 
répondit  avec  hauteur  qu'ils  avaient  assez  à  faire  avec 
leur  propre  guerre  sans  s'embarrasser  encore  des  dis- 
putes des  tribus  noires.  Mais  l'avocat  entraîna  le  mis- 
sionnaire dans  le  petit  hôtel  de  la  localité.  Deux  ou 
trois  autres  compagnons  le  suivirent  et  là,  inter  pocida, 
on  causa. 

—  S'il  y  a  des  femmes  et  enfants  blancs  en  danger, 
j'y  vais,  dit  l'avocat. 

—  Moi  aussi,  ajouta  le  télégraphiste. 

—  Et  moi,  je  suis  de  toutes  vos  aventures,  dit  un 
troisième.  Partons  ! 

A  trois  heures  du  matin,  armés  jusqu'aux  dents,  les 
trois  guerriers  de  l'armée  bœr  accompagnèrent  le 
missionnaire  à  travers  les  gués,  les  ornières,  les  fon- 
drières jusqu'à  la  station  qu'on  vit  bientôt  paraître 
dans  la  clarté  indécise  du  matin.  Elle  n'était  pas 
encore  en  feu  !  L'attaque  cependant  était  attendue 
pour  ce  matin-là.  Mais  personne  ne  parut,  à  part  la 
martiale  troupe  dont  l'arrivée  ressuscitait  les  courages 
et  rassérénait  le  ciel. 


172  A  l'école  de  la  station 

Deux  jours,  trois  jours  s'écoulèrent.  Point  d'enne- 
mis I  Les  Hollandais  repartirent  avec  leurs  fusils  Mau- 
ser  et  leurs  cartouches  et  durant  trois  semaines  rien 
ne  se  passa. 

Mais  un  certain  mardi,  Vondo,  le  veuf  de  Fazana, 
qui  demeurait  aux  confins  du  paj^s  ennemi,  arriva  en 
toute  hâte  chez  Dabouka,  l'avertissant  que  de  grands 
renforts  étaient  arrivés  de  chez  Sékoukouni  chez 
Sikororo  et  qu'une  expédition  très  menaçante  se  pré- 
parait. Or  tous  les  guerriers  nkouna,  fatigués  d'atten- 
dre une  attaque  qui  ne  se  produisait  pas,  s'étaient 
dispersés.  Il  n'en  restait  à  la  capitale  qu'une  trentaine 
occupés  à  garder  les  bœufs  du  chef.  Impossible  de 
réunir  l'armée  avant  le  lendemain....  La  situation  était 
très  grave,  en  vérité. 

Tandis  que  Dabouka  et  ses  conseillers  discutaient, 
l'air  anxieux,  sur  la  place  publique,  soudain  le  grand 
devin  de  la  tribu,  Rinono,  apparut,  l'air  inspiré.  Il 
avait  ramassé  un  lien  d'herbes  entrelacées  jeté  à  l'en- 
trée du  village  par  une  femme  qui  s'en  était  servi  pour 
attacher  son  fagot  de  bois,  et,  avec  un  geste  nerveux, 
il  séparait  ces  herbes  les  unes  des  autres,  les  épar- 
pillait dans  toutes  les  directions  et  criait  sur  un  ton 
prophétique  :  «  Nous  les  disperserons  !  Nous  les 
transpercerons  !  Nous  les  anéantirons  !  »  Rinono  était 
un  jeteur  d'osselets  fort  renommé.  Il  croyait  de  tout 
son  cœur  au  pouvoir  divinatoire  de  ses  astragales  et 
de  ses  coquilles;  dans  son  angoisse,  il  avait  ouvert  le 
sac  de  peau  où  il  conservait  les  soixante  précieuses 
pièces  de  son  jeu....  Il  les  avait  projetées  devant  lui 
sur  sa  natte  et  soudain,  dans  les  osselets  couchés  ou 
debout,  dans  les  coquilles  laissant  voir  leur  large 
bouche,  dans  les  pierres,  les  morceaux  de  carapace 
de  tortue  montrant  leur  face  convexe,  il  avait  vu  clai- 
rement, avec  une  évidence  absolue,  Sikororo  vaincu, 
ses   guerriers  chassés,    ses  villages  brûlés;    alors  ce 


Soldat  de  Christ  et  soldat  de  son  chef  173 

vieux  païen  croyant  était  venu  à  la  capitale  ranimer  le 
courage  de  son  peuple. 

Chez  Monéri,  ce  soir-là,  on  se  réunit  à  l'église  et 
l'on  pria.  Là  aussi  la  foi,  une  foi  plus  pure,  la  foi  en 
Dieu  qui  n'abandonnerait  pas  les  siens,  vint  mettre  le 
calme  dans  les  cœurs  épouvantés  et  l'on  crut  contre 
toute  espérance. 

La  nuit  fut  tranquille  et  l'on  put  même  dormir.  Qui 
sait  si  ce  n'était  pas  une  fausse  alerte  après  tout  ?  Mais 
dès  que  l'orient  commença  à  s'éclairer,  les  doutes 
s'évanouirent....  Déjà  une  ceinture  de  villages  brû- 
laient sur  les  pentes  de  la  colline  de  Mohlohlune,  en 
avant  du  Tchikaboutomi.  Et,  dans  la  lumière  crue  du 
matin,  ces  flammes  montant  tout  droit  vers  le  ciel 
semblaient  le  prélude  d'une  conflagration  terrible. 
Déjà  des  cris  d'horreur  retentissaient.  Des  femmes 
criaient  :  «  On  me  tue  !  Au  secours  I  »  Et  le  crépite- 
ment de  la  fusillade  commençait.  Une  armée  considé- 
rable divisée  en  quatre  corps  descendait  vers  le  Moudi, 
un  des  corps  se  dirigeant  vers  le  haut  de  la  vallée, 
chez  Maféfé,  l'ennemi  à  mort  de  Sikororo,  un  second 
contre  les  villages  de  Mogwane,  un  troisième  contre 
la  station  missionnaire  et  le  dernier  contre  la  capitale 
de  Dabouka,  tout  au  bas  de  la  vallée,  déjà  dans  la 
plaine 

Réveillés  en  sursaut,  les  quelques  braves  de  Da- 
bouka se  portent  résolument  à  la  rencontre.  Les  chré- 
tiens de  la  station  pourvus  pour  la  plupart  de  carabines 
Martini  et  habillés  de  pied  en  cap  à  l'européenne  cou- 
rent à  travers  la  vallée  pour  défendre  le  passage  du 
Moudi.  Zidji,  bien  que  n'aj^ant  qu'une  sagaie,  les  suit. 
Un  espoir  suprême  les  anime....  Ils  s'abritent  der- 
rière quelques  termitières,  visent  bien,  ne  font  feu 
qu'à  bon  escient. 

Plus  haut,  chez  Mogwane,  les  ennemis  réussissent  à 
passer   le   ruisseau.    Mais   une   fusillade    nourrie  les 


174  A  Vécole  de  la  station 

reçoit.  Plusieurs  tombent  :  «  Mo3^a,  Moya  !  »  crient-ils. 
«  Ce  n'est  que  du  vent.  »  Mais  les  gémissements  des 
blessés  les  épouvantent.  Bartimée  et  Maloupi  sont  au 
premier  rang  et  combattent  vaillamment.  Chez  Maféfé 
le  combat  s'engage  presque  corps  à  corps....  Qui  fai- 
blira? Soudain,  dans  le  centre,  les  assaillants  s'enfuient. 
Leur  chef,  Rios,  le  vilain  intrigant  qui  a  toujours 
poussé  à  la  guerre,  est  tombé  transpercé  d'une  balle.... 
Les  chrétiens  s'élancent  après  eux,  passent  le  Moudi  : 
«  Ce  sont  des  blancs  !  Les  blancs  sont  venus  !  »  crient 
les  ennemis  en  déroute.  Ils  détalent  au  centre.  Ils 
détalent  partout  et  maintenant  la  poursuite  commence. 

—  Zidji,  va  vite  demander  des  cartouches  à  Monéri, 
dit  le  père  Mouki.  Nos  munitions  sont  épuisées. 

Léger  comme  l'oiseau,  Zidji  revient  à  la  station, 
autour  de  laquelle  les  balles  avaient  déjà  sifflé  et  il 
repart  pour  le  front  de  bataille  avec  son  précieux  char- 
gement.... C'est  la  victoire.  Là-bas,  à  l'est,  des  fumées 
commencent  à  s'élever.  A  les  voir  paraître  les  unes 
après  les  autres,  on  devine  la  marche  de  l'armée  victo- 
rieuse.... Les  deux  chefs  suivent  leurs  guerriers.  Ils  se 
rencontrent  auprès  du  cadavre  de  Rios  et  se  serrent  la 
main  avec  une  émotion  indescriptible.  On  passe  le  Sé- 
lati,  on  arrive  aux  portes  du  paj's  ennemi,  à  la  capitale 
de  Sikororo.  Le  vieux  chef  est  là-haut,  seul  dans  la  mon- 
tagne. Va-t-on  le  tuer,  le  faire  prisonnier?  Les  con- 
seils de  la  clémence  prévalent.  La  leçon  a  été  suJBQsante. 
Les  vainqueurs  reviennent  chez  eux. 

Ce  retour  fut  quelque  chose  de  superbe.  Chacune 
des  trois  armées  alliées  rentra  dans  sa  capitale  en 
exécutant  des  chants  de  guerre.  Les  guerriers  de  Ma- 
féfé, Basoutos  de  la  montagne,  maigres,  secs,  aux 
muscles  d'acier,  sautaient,  dansaient  tout  le  long  du 
chemin  et  leurs  armes  scintillaient.  L'un  d'eux  chantait 
un  solo  en  fortissimo,  célébrant  les  exploits  du  jour  et 
toute  la  troupe  lui  répondait  en  clameurs  viriles,  sono- 


Soldat  de  Christ  et  soldat  de  son  chef  175 

res,  par  monosyllabes.  C'était  d'une  sauvagerie 
extraordinaire.  Chez  Dabouka,  les  guerriers  peu  nom- 
breux le  matin  étaient  accourus  pendant  toute  la 
journée  et,  au  retour,  bien  que  la  plupart  n'eussent 
guère  pris  part  à  la  bataille,  ils  participèrent  au  chant 
de  triomphe.  Une  heure  avant  d'arriver  à  la  capitale 
ils  l'entonnèrent  et  ne  le  lâchèrent  pas  avant  d'avoir 
atteint  le  grand  figuier  sous  lequel  ils  firent  aussitôt 
cercle....  Ceux  qui  avaient  tué  des  ennemis  alors  com- 
mencèrent leur  «  guila  ».  Mais  Dabouka  les  fit  taire 
et  debout  au  milieu  de  tous  ses  guerriers,  il  dit  : 
((  Vous  avez  été  vaillants.  Mais  sachez  que  si  nous 
avons  vaincu,  c'est  grâce  aux  chrétiens  et  à  leur  fer- 
meté.... »  Là-dessus  un  païen  cria  :  «  Nous  aussi, 
nous  avons  été  courageux  !  »  Le  chef  dit  :  «  Chantons 
un  cantique,  »  et  il  pria,  bénissant  Dieu  pour  la  grande 
délivrance.  L'armée  entière  écouta  avec  un  profond 
silence  et  c'est  peut-être  la  première  fois  que  le  cercle 
militaire  zoulou,  le  cercle  des  sagaies  et  des  boucliers 
de  peau  se  recueillit  pour  une  prière  au  vrai  Dieu. 

Enthousiasmée,  la  petite  troupe  de  chrétiens  partit 
alors  et  se  dirigea  vers  la  maison  missionnaire....  Elle 
s'arrêta  au  pied  de  la  véranda  et  là,  en  présence  du 
serviteur  de  Dieu  très  ému,  elle  entonna  virilement 
une  grave  mélodie  avec  les  paroles  que  voici  : 

Jésus  seul  sera  notre  roi 

Et  nous  serons  ses  guerriers. 

Nous  irons  et  nous  vaincrons. 

Nous  sommes  les  soldats  du  Vainqueur! 

Le  cœur  de  Zidji  se  serra  dans  sa  poitrine  et  il  eut 
des  larmes  dans  les  yeux,  tandis  que  sa  voix  de  basse 
se  joignait  à  celle  de  ses  camarades. 

Cette  journée  fut  merveilleuse.  Bartimée  disait  : 
«  Je  voyais  la  main  de  Dieu,  là-haut,  montant  le  ruis- 
seau du  Moudi  et  disant  aux  ennemis  :  «  Vous  ne  pas- 


176  A  l'école  de  la  station 

serez  pas  !  »  Evidemment  la  panique  avait  saisi  les 
assaillants  et  les  avait  mis  en  fuite  bien  qu'il  fussent 
trois  fois  plus  nombreux  que  les  assaillis.  La  raison  de 
cette  crainte  subite,  c'est  sans  doute  la  présence  des 
quelques  Bœrs  qui  étaient  venus  défendre  la  station 
peu  de  jours  auparavant.  Les  gens  de  Sikororo  cru- 
rent qu'ils  étaient  encore  là  et,  à  la  vue  des  chrétiens 
en  pantalons  courant  à  leur  rencontre,  ils  ne  doutè- 
rent pas  que  ce  ne  fût  une  troupe  de  blancs.  Ils  sont 
encore  convaincus  à  l'heure  qu'il  est  qu'ils  ont  été 
vaincus,  non  pas  par  des  noirs  méprisables  mais  par 
des  Européens. 

La  grande  bataille  du  Bokhaha  eut  pour  résultat 
une  recrudescence  aussi  bien  du  paganisme  que  du 
christianisme  dans  la  contrée. 

Les  corps  des  guerriers  ennemis  morts  au  combat 
ne  sont  jamais  inhumés,  car  leurs  frères  d'armes  se 
sont  enfuis,  les  laissant  à  la  merci  des  vainqueurs. 
Que  deviennent-ils  ?  Bien  que  le  cannibalisme  ait  tout 
à  fait  disparu  du  sein  de  ces  tribus,  la  chair  des  enne- 
mis est  conservée  avec  soin,  disséquée  pour  servir  à 
la  fabrication  des  médecines  secrètes  et  toutes-puis- 
santes qui  assurent  l'invulnérabilité  et  toutes  sortes 
d'autres  pouvoirs  magiques.  Une  quarantaine  d'hom- 
mes de  Sikororo  étaient  tombés.  Les  blessés  furent 
achevés  sans  aucune  miséricorde  et  toute  une  nuée  de 
vautours  noirs  s'abattit  sur  le  pays  sous  la  forme  de 
vieux  mèges  aux  longs  cheveux,  portant  leurs  drogues 
dans  des  sacs  de  peaux  de  mulots,  en  bandouillère. 
Rien  ne  resta  de  ces  vaillants  guerriers.  Les  membres 
réputés  les  plus  efficaces  furent  coupés  par  les  sorciers 
de  Mogwane,  brûlés,  réduits  en  poudre  et  ainsi  fut 
renouvelée  pour  longtemps  la  provision  des  charmes 
qui  maintiendront  la  puissance  militaire  de  la  tribu. 
Le  crâne  de  Rios,  le  chef,  après  avoir  été  consciencieu- 


Soldat  de  Christ  et  soldat  de  son  chef  177 

sèment  dépouillé  de  tout  son  contenu  fut  introduit, 
dit-on,  dans  le  grand  tambour  de  la  capitale,  celui 
qu'on  ne  bat  qu'en  temps  de  guerre  ou  de  réjouis- 
sance nationale.  Quant  à  ce  qui  resta  de  cette  curée 
sauvage,  ce  furent  les  mèges  des  tribus  amies  qui 
vinrent  supplier  qu'on  le  leur  donnât.  Il  en  vint  de 
Modjadji,  il  en  vint  de  MamatoUa,  il  en  vint  même 
des  lointaines  Spelonken  ;  et  tous  s'en  retournèrent 
radieux;  car  quelle  médecine  est  plus  puissante  sur 
l'homme  que  la  chair  de  l'homme  ?  Qu'est-ce  qui 
assurerait  la  victoire  sur  tous  les  ennemis  qui  vous 
menacent,  la  mort,  la  sécheresse  y  compris,  sinon  la 
dépouille  d'un  vaincu  ? 

Tandis  que,  dans  le  mystère  de  la  brousse,  les  prê- 
tres du  paganisme  préparaient  leurs  charmes,  l'Eglise 
du  Bokhaha  s'épanouissait  au  grand  soleil  de  Dieu.  La 
popularité  des  chrétiens  avait  énormément  grandi  ; 
non  seulement  Dabouka  les  avait  proclamés  les  véri- 
tables auteurs  de  la  victoire  du  sept  novembre....  Mais 
durant  ces  semaines,  ils  avaient  pris  part  de  tout  cœur 
aux  angoisses,  aux  espoirs,  au  triomphe  de  la  tribu. 
Les  missionnaires,  une  fois  de  plus,  avaient  été  les  bou- 
cliers de  la  nation.  Sans  eux,  chacun  le  disait,  la 
coalisation  Sikororo-Sékoukouni  eût  balayé  le  Bo- 
khaha, tué  les  hommes,  asservi  les  femmes,  déposé  les 
chefs.  Un  excellent  esprit  régnait  d'ailleurs  dans  la 
congrégation  qui  obéissait  sans  sourciller  à  son  direc- 
teur blanc.  Celui-ci  profitant  de  ces  bonnes  dispositions 
avait  organisé  systématiquement  l'évangélisation  du 
pays.  Chaque  second  dimanche,  tous  les  hommes  par- 
taient en  groupes  de  trois  ou  quatre  accompagnés  des 
femmes  et  des  enfants  qui  voulaient  se  joindre  à  eux 
et  allaient  prêcher  la  bonne  nouvelle  dans  tous  les 
districts.  Partout  les  païens  demandaient  des  évangé- 
listes  et  des  instituteurs  et  Monéri  qui  avait  travaillé 
tant  d'années  sans  voir  grand  résultat  s'étonnait  et  se 


178  A  l'école  de  la  station 

réjouissait  de  voir  le  pays  entier  réclamer  la  parole 
de  vie. 

Cet  enthousiasme  culmina  dans  la  fête  de  Noël  qui 
suivit  la  bataille  du  Moudi.  De  nombreux  candidats 
avaient  été  examinés  en  vue  du  baptême  et,  parmi  ceux 
que  le  missionnaire  avait  trouvés  assez  instruits  et 
assez  décidés  pour  être  admis,  se  trouvaient  le  chef  Da- 
bouka  et  Zidji.  Aussi  des  foules  de  païens  vinrent-elles 
renforcer  l'Eglise  ce  jour-là  et  la  grande  chapelle  fut 
trop  petite  pour  contenir  les  centaines  d'assistants. 
La  réception  des  chrétiens  des  annexes  au  moyen 
de  chants  et  de  réponses  eut  lieu  comme  d'ordi- 
naire. Mais  cette  fois  Zidji  était  parmi  les  exécutants. 
Il  y  eut  même  un  petit  concert  donné  par  la  fanfare 
de  l'Ecole  d'évangélistes  qui  venait  de  se  constituer  et 
qui  eut  un  succès  extraordinaire  en  jouant  à  quatre 
voix  :  «  Jésus  est  né.  » 

Le  culte  fut  simple  mais  solennel.  Le  missionnaire 
dans  son  allocution  rappela  la  grande  délivrance  du 
sept  novembre  et  proclama  qu'une  autre  bataille 
devait  être  livrée  contre  un  ennemi  plus  redoutable 
que  Sikororo,  le  combat  contre  Satan,  contre  le  paga- 
nisme, contre  le  péché  qu'il  s'agissait  d'expulser  aussi 
au  delà  du  Moudi,  du  Nwebeti,  du  Sélati,  loin,  loin,  au 
désert.  Puis  il  donna  la  parole  aux  candidats.  Ceux-ci 
étaient  au  pied  de  la  chaire,  sur  deux  bancs  spéciaux, 
une  dizaine  d'hommes  et  quinze  femmes,  quelques- 
unes  ayant  leurs  bébés  sur  le  dos.  L'un  après  l'autre, 
chacun  se  leva  et  fit  sa  confession.... 

Ce  fut  d'abord  Dabouka,  dans  sa  belle  veste  à  bou- 
tons brillants,  don  du  Gouvernement.  Il  commença 
par  la  formule  ordinaire  :  «  Mes  frères,  si  je  me  lève 
aujourd'hui,  au  milieu  de  vous,  ce  n'est  pas  parce  que 
je  suis  un  homme  bon,  car  je  suis  un  pécheur....  »  Il 
ajouta  :  «  Je  ressemble  à  un  arbre  debout  à  la  lisière 
d'un  champ.  Priez  pour  moi....  »  Par  quoi  il  enten- 


Soldat  de  Christ  et  soldat  de  son  chef          179 

dait  sans  doute  que  sa  position  entre  chrétiens  et 
païens  serait  pleine  de  difficultés. 

Tous,  en  s'engageant,  concluaient  volontiers  par  ces 
paroles  prudentes  :  «  Quant  à  l'avenir,  je  n'en  sais  rien, 
car  je  suis  encore  sur  terre.  Mais  je  désire  suivre  mon 
Maître.  »  C'est  ce  qu'affirma  aussi,  en  s'administrant 
de  grands  coups  de  poings  sur  la  poitrine,  l'élève  Ma- 
tousane  qui  avait  demandé  de  s'appeler  Farel  et  qui 
s'appliquait  à  ressembler  à  son  homonyme  par  la  vio- 
lence de  ses  manifestations.  Il  conclut  en  disant  :  «  Je 
me  suis  couché  sur  l'autre  côté.  » 

Zidji  fut  plus  calme.  Il  rendit  compte  de  sa  foi 
comme  un  vrai  Nkouna,  en  restant  très  maître  de  lui 
et  en  termes  mesurés.  Son  père  Mankélou  qui  assistait 
pour  la  première  fois  au  service  divin  dans  la  chapelle 
le  regardait,  bouche  bée,  les  yeux  injectés  comme  tou- 
jours, le  dos  voûté,  sous  sa  chemise  blanche  de  propreté 
douteuse.  Il  eût  été  bien  malaisé  de  faire  le  triage  des 
sentiments  contradictoires  qui  remplissaient  la  poi- 
trine de  ce  vieux  païen.  «  C'est  très  bien,  c'est  très 
bien,  »  murmurait-il,  quoique  ne  comprenant  nulle- 
ment la  portée  de  ce  que  son  Zidji  disait. 

Puis  ce  fut  le  tour  des  femmes.  L'une  d'elles  modi- 
fia gentiment  la  formule  de  l'exorde  : 

«  Si  je  suis  aujourd'hui  devant  vous,  serviteurs  du 

Seigneur,  ce  n'est  pas  que  je  sois  une  jolie  femme 

car  mes  péchés  sont  nombreux.  »  Cependant  un  bébé 
dormait  sur  ses  épaules,  caché  sous  la  peau  d'antilope 
dont  les  jambes  de  devant  sont  nouées  au  cou  de  la 
mère  et  celles  de  derrière  autour  de  la  taille.  Il  s'éveilla 
quand  sa  mère  parla  et  ses  cris  firent  bientôt  concur- 
rence à  la  voix  maternelle.  Alors  sans  se  gêner  aucu- 
nement elle  dénoua  les  courroies,  prit  l'enfant,  lui 
offrit  le  sein  et,  comme  le  bébé  se  consolait,  elle  reprit 
son  discours  sentencieux,  parlant  comme  tous 
les    autres,    sinon    avec    beaucoup   d'originalité,    du 


180  A  Vécole  de  la  station 

moins  avec  une  simplicité  et  une  facilité  par- 
faites. 

Un  grand  silence  régnait  durant  toutes  ces  confes- 
sions. Il  se  fit  plus  profond  encore  quand  Monéri  lut 
la  formule  d'engagement  à  laquelle  chacun  répondait  : 
((  Eéé!  Oui.  » 

«  Crois-tu  au  Dieu  créateur,  au  Fils  Sauveur?  T'en- 
gages-tu à  suivre  la  voie  du  Christ  par  la  puissance 
de  l'Esprit?  As-tu  abandonné  les  coutumes  mauvaises 
du  paganisme,  les  osselets  divinatoires,  les  accusa- 
tions de  sorcellerie,  la  bière  forte,  la  magie  et  t'es-tu 
attaché  à  la  doctrine  évangélique  ?  » 

«  Oui,  »  répondirent  toutes  les  voix. 

Alors,  s'agenouillant  sur  la  terre  battue,  tous, 
depuis  le  chef  Dabouka  jusqu'à  la  petite  femme  qui 
n'était  pas  venue  parce  qu'elle  était  jolie  mais  parce 
qu'elle  était  pécheresse,  tous  reçurent  l'eau  du  bap- 
tême. Quand  il  la  versa  sur  les  cheveux  crépus  de 
Zidji  dans  lesquels  quelques  gouttelettes  pénétrèrent 
tandis  que  d'autres  glissaient  de  vrille  en  vrille  et 
tombaient  à  terre,  Monéri  dit  : 

«  Zidji,  je  te  baptise  au  nom  du  Père,  du  Fils  et  du 
Saint-Esprit.  Puisses-tu  être  un  bon  messager  de  l'E- 
vangile au  sein  de  ton  peuple,  un  bon  soldat  de  Christ 
jusqu'à  la  fin.  » 

Et  toute  l'assemblée  dit  :  «  Amen.  » 

Puis  les  jeunes  gens  de  l'Ecole  chantèrent  pour  lui 
les  strophes  suivantes  : 

Sois  ferme,  camarade,  sur  la  voie  du  Seigneur. 

Suis-le  seulement  tous  les  jours. 

Tu  as  reçu  le  sceau  sacré,  tu  entres  dans  l'armée. 

Tu  te  ceins  de  tes  armes  aujourd'hui  ; 

Sois  ferme,  camarade,  sur  la  voie  du  Seigneur. 

Vois,  les  choses  de  la  terre,  elles  passent,  elles  finissent, 
Comme  les  fleurs  elles  se  hâtent  de  se  flétrir; 
Abandonne-les  aujourd'hui.  Regarde  en  haut. 
Vers  les  choses  du  ciel,  là  où  le  Christ  règne  ! 
Vois,  les  choses  de  la  terre,  elles  passent,  elles  finissent. 


Soldat  de  Christ  et  soldat  de  son  chef  181 

Oh  î  qu'elle  est  belle  la  couronne  de  la  vie  ! 

Elle  dépasse  le  diamant,  quelle  pureté  est  la  sienne  ! 

Vois,  mon  frère,  tu  l'obtiendras. 

Si  tu  conserves  pur  le  sceau  de  ta  foi. 

Oh  !  qu'elle  est  belle  la  couronne  de  la  vie  ! 

—  Qu'en  dis-tu,  Mankélou  ?  dit  Monéri  au  général 
païen,  à  la  sortie  du  culte.  Ne  te  décideras-tu  pas 
aussi  à  te  convertir  ? 

Le  vieux  Nkouna  sourit  avec  bonhomie. 

—  Comment  pourrais-je  apprendre  à  lire  à  mon  âge  ? 

—  Il  ne  s'agit  pas  de  ça.  Crois  du  cœur,  c'est  tout 
ce  que  Dieu  te  demande. 

Il  sourit  de  nouveau.... 

—  Voyons,  si  mes  enfants  vont  à  l'école,  cela  ne 
suffit-il  pas  ?  Je  ne  suis  pas  l'ennemi  de  Dieu  ! 

Quelques  jours  plus  tard  il  appela  Zidji  au  village. 

—  Zidji,  lui  dit-il,  tu  deviens  grand.  Il  faut  aller 
chercher  femme.  Les  vaches  ont  fait  des  veaux  et  le 
troupeau  s'est  doublé  ces  dernières  années.  C'est  toi 
l'aîné.  Tu  peux  aller  «  lobola  ». 

—  Mais,  père,  je  suis  à  l'école  et  ne  veux  pas  me 
marier  maintenant.  D'ailleurs,  à  nous  chrétiens,  il 
nous  est  interdit  de  lobola,  d'acheter  notre  femme. 
Nous  nous  marions  par  amour. 

—  Quoi  !  Quelle  bêtise  dis-tu  ? 

—  C'est  bien  ainsi,  mon  père.  Je  pourrais  être  puni, 
mis  sous  discipline  si  je  faisais  une  chose  pareille. 

—  Alors  vous  les  chrétiens  vous  êtes  aussi  imbéci- 
les que  cela?  Vous  voulez  devenir  des  blancs  !  Et  qui 
t'assurera  la  possession  de  tes  enfants  si  tu  ne  payes 
pas  ta  femme  ? 

—  Je  ne  sais  pas.  Cela  ne  me  préoccupe  pas.  Je  ne 
veux  pas  lobola. 

—  Eh  bien,  mon  fils,  si  tu  es  à  ce  point  toqué, 
sache  que  les  bœufs  seront  pour  ton  frère  Ngomane 
qui  lui  n'a  pas  encore  perdu  la  tête  à  ce  point. 

C'est  ainsi  que  Zidji  renonça  au  troupeau  de  son  père. 


182  A  lécole  de  la  station 

L'idéal  nouveau  avait  tout  à  fait  supplanté  l'ancien 
et,  pendant  deux  années,  le  jeune  homme  Nkouna  se 
conduisit  d'une  manière  irréprochable  et  fit  honneur 
à  l'école  dont  il  était  l'un  des  meilleurs  élèves. 


VI 


LE  RÉVÉREND  JONATHAN  MATSIMO  DE  L'ÉGLISE 
ETHIOPIENNE 


La  naissance  de  la  vie  spirituelle  dans  une  âme,  la 
fondation  de  l'Eglise  chrétienne  au  sein  d'un  peuple 
païen  sont  deux  choses  merveilleuses.  Il  n'existe  pas 
de  plus  grand  miracle  que  ceux-là.  Mais  pourquoi  faut- 
il  que  le  développement  de  cette  vie  nouvelle,  au  lieu 
d'être  rectiligne,  soit  marqué  si  souvent  par  des  arrêts, 
des  reculs,  même  des  chutes  ? 

L'Eglise  sud-africaine  a  eu  des  martyrs  et  des  saints 
déjà.  Créée  par  les  efforts  d'hommes  d'élite  sortis  de 
toutes  les  régions  de  la  chrétienté,  elle  aurait  dû  croî- 
tre en  spiritualité  d'année  en  année.  Et  pourtant  elle 
a  donné  naissance  à  cette  contrefaçon  grotesque  : 
l'éthiopisme. 

Zidji,  élevé  dans  la  chaude  atmosphère  de  l'école 
d'évangélistes,  initié  jour  après  jour  à  la  splendeur  de 
la  révélation  biblique,  aurait  dû  laisser  ses  facultés 
spirituelles  s'épanouir  et  fleurir  comme  le  Ws  africain 
au  printemps  dans  les  taillis  du  Bokhaha.  Et  pourtant 
il  défaillit. 

L'idéal  moral  du  christianisme  est  infiniment  élevé. 
C'est  une  cime  qu'on  n'atteint  qu'après  avoir  traversé 
de  profondes  vallées  et  parfois  des  gorges  ténébreuses. 


Le  révérend  Jonathan  Matsimo  183 

Et  plus  la  nature  humaine  est  charnelle  et  corrompue, 
plus  l'assimilation  de  cette  vie  supérieure  sera  lente, 
difficile  et  douloureuse.  Mais  à  travers  les  chutes  et 
les  abîmes  le  pèlerin  monte  vers  la  cime.  La  race 
s'adapte  peu  à  peu  à  la  vie  spirituelle. 

Zidji,  tenté,  vaincu,  reprendra  sa  marche  sur  la  voie 
royale  de  la  sainteté. 

Le  Révérend  Jonathan  Matsimo  de  l'Eglise  éthio- 
pienne descendait  allègrement  vers  le  Bas -Pays, 
accompagné  d'un  jeune  garçon  qui  portait  son  paquet. 
La  journée  était  très  chaude  et  il  transpirait  à  grosses 
gouttes.  Petit,  trapu,  joufflu,  sur  son  visage  l'air  béat 
d'un  homme  content  de  lui-même,  il  portait  une  lon- 
gue redingote  de  drap  noir  verdi  par  le  temps  et  un 
chapeau  «  clergyman  »  de  couleur  assortie.  Quand  il 
arriva  au  gué  de  la  Thabina,  il  fut  quelque  peu 
embarrassé.  La  rivière  est  assez  large  et  profonde  de 
trente  à  quarante  centimètres.  Les  blancs  qui  voya- 
gent généralement  en  voiture  ne  s'y  mouillent  pas  les 
pieds.  Les  noirs  qui  cheminent  pieds  nus  ne  s'en 
inquiètent  guère.  Une  ligne  de  grosses  pierres  assez 
éloignées  les  unes  des  autres  leur  fournit  un  pont  très 
suffisant  ;  ils  sautent  de  l'une  à  l'autre  avec  la  plus 
grande  facilité.  Mais  pour  Jonathan  Matsimo  qui  por- 
tait naturellement  des  souliers  en  sa  qualité  de  révé- 
rend, la  situation  était  embarrassante.  Il  se  décida  à 
tenter  la  voie  aérienne,  et  se  mit  à  sauter  avec  quelque 
gaucherie  par-dessus  les  espaces  liquides.  Mais  ce  qui 
devait  arriver  arriva.  Il  glissa  sur  l'une  des  pierres 
arrondies  et  s'enfonça  dans  l'eau  jusqu'au  genou.  Les 
pans  de  la  redingote  ecclésiastique  trempèrent  dans 
l'onde  irrespectueuse,  se  mouillèrent  et  peu  s'en  fallut 
que  le  chapeau  ne  descendît  au  fil  de  la  rivière  du 
côté  du  désert. 

Alors,  un  peu  mortifié,  le  Révérend  prit  le  parti  de 


184  A  r école  de  la  station 

continuer  son  chemin  dans  l'eau  et  il  arriva  enfin  sur 
l'autre  bord  où  quelques  spectateurs  de  sa  couleur  le 
reçurent  avec  un  sourire  un  peu  ironique. 

Deux  ou  trois  boutiques  dressaient  leurs  murs  de 
tôle  vernis  en  blanc  au  gué  de  la  Thabina  au  pied 
d'une  colline  rocheuse  très  abrupte,  d'une  curieuse 
couleur  violacée.  L'un  de  ces  magasins  porte  le  nom 
d'hôtel.  Le  voyageur  qui  avait  faim  voulut  aller  y 
prendre  son  repas  du  matin.  Il  monta  sur  la  véranda 
tout  ombragée  de  grenadilles,  entra  dans  le  magasin 
et,  dans  un  anglais  très  impartait,  demanda  s'il  pou- 
vait avoir,  quelque  chose  à  manger.  Le  tenancier  de 
l'établissement  n'était  pas  négrophile.  Il  leva  sur  lui 
un  œil  dur,  inquisiteur  et,  quand  il  eut  compris  à  qui 
il  avait  à  faire,  il  commença  par  éclater  de  rire.  Appe- 
lant son  commis  il  lui  dit  :  «  Hé,  venez  vite  voir  quel- 
que chose  de  drôle  par  ici  !  »  Le  commis  à  lunettes 
arriva  sur  les  lieux  et  se  gaudit  de  bon  cœur  avec  son 
maître....  Puis,  changeant  de  ton,  celui-ci  s'écria  : 
((  N'est-ce  pas  dégoûtant  !  Ce  nègre  !  Se  déguiser  en 
Révérend!!  Pars  d'ici,  moricaud.  Va-t-en  !  Tu  n'as 
rien  à  faire  ici,  cafard  que  tu  es  !  » 

Le  marchand  irascible  s'approchait  du  Révérend 
Jonathan  Matsimo  les  poings  fermés.  Alors  le  pauvre 
homme  auquel  probablement  on  avait  souvent  fait  un 
accueil  de  ce  genre  durant  sa  carrière  ecclésiastique 
s'effaça,  se  coula  dehors  et,  ses  habits  dégouttant 
encore  de  l'eau  de  la  Thabina,  reprit  sa  route.  Il  entra 
dans  un  village  de  noirs  un  peu  plus  loin  et,  pour 
quelques  pence,  il  obtint  une  portion  de  polenta  qu'il 
mangea  le  cœur  navré,  l'âme  pleine  de  fiel  contre  la 
race  blanche. 

Le  Révérend  noir  n'était  pas  une  figure  sympathi- 
que. Mais  le  marchand  blanc  l'était  encore  moins. 

Ayant  repris  son  calme  habituel  et  satisfait  son  esto- 
mac,   le    pasteur   éthiopien    poursuivit    son    chemin. 


Le  révérend  Jonathan  Matsimo  185 

Maintenant  il  approchait  des  lieux  où  s'était  déroulée 
son  enfance  et  des  souvenirs  lui  revenaient  en  foule. 
Parent  éloigné  de  Dabouka,  il  avait  gardé  les  chèvres 
sur  les  flancs  du  Tchikaboutomi  dont  il  entrevoyait 
les  arêtes  glabres.  La  pyramide  du  Mamotsuiri  char- 
mait sa  vue.  Il  avait  du  plaisir  à  la  revoir.  Et  il  son- 
geait, en  se  rengorgeant  :  «  Que  de  progrès  réalisés 
depuis  lors  !  »  Parti  sans  notoriété,  il  revenait  Révé- 
rend. Il  avait  travaillé  avec  assiduité  à  Pretoria,  au 
service  de  la  municipalité,  à  vider  les  seaux  d'ordures 
durant  la  nuit.  Comme  ce  travail  pas  très  recherché 
était  fort  bien  payé  et  comme  il  était  plutôt  économe, 
il  avait  amassé  assez  vite  un  petit  pécule.  Alors  il 
avait  fréquenté  les  écoles  et  s'était  converti  chez 
Kanyane,  un  des  principaux  pasteurs  noirs  de  la  loca- 
tion indigène.  Ses  progrès  scolaires  n'avaient  pas  été 
rapides.  Il  n'avait  pas  réussi  à  dépasser  la  troisième 
classe.  Le  wagon  un  peu  massif  de  son  intelligence 
s'était  obstinément  enlisé  dans  les  marais  du  livret  et 
des  multiplications  et  la  division  qui  lui  faisait  signe 
de  l'autre  bord  était  restée  pour  lui  un  idéal  impossi- 
ble à  atteindre.  Mais  sa  conduite  généralement  bonne, 
sa  position  sociale  relativement  élevée  (puisqu'il  ga- 
gnait 4  livres  par  mois)  l'avaient  posé  dans  la  location 
indigène.  Il  avait  suivi  Kanyane  lorsque  celui-ci  s'était 
rattaché  plus  ou  moins  franchement  à  la  nouvelle 
église  indépendante  noire  fondée  par  Mokone  et 
Dwane  et  baptisée  par  eux  du  nom  glorieux  d'Eglise 
éthiopienne.  Plus  tard,  en  1898,  l'évêque  américain 
noir  Turner  était  venu  organiser  l'institution  dont  le 
motto  était  :  L'Afrique  aux  Africains.  Il  avait  baptisé 
des  milliers  d'adhérents,  malheureusement  pas  des 
païens  qu'il  convertissait,  mais  des  chrétiens  qui  avaient 
abandonné  leurs  diverses  dénominations;  il  avait  con- 
sacré un  bon  nombre  de  pasteurs  et  Jonathan  Mat- 
simo, bien  que  peu  instruit  et  n'ayant  aucune  idée  de 


186  A  r école  de  la  station 

ce  qu'est  la  théologie,  avait  été  l'un  des  élus  auquel 
on  imposa  les  mains.  Une  certaine  facilité  naturelle  à 
faire  montre  de  ce  qu'il  savait  lui  avait  été  fort  utile 
dans  maintes  occasions  et  continuait  à  lui  rendre  les 
plus  grands  services  dans  son  ministère  nouveau.  Il 
était  un  fervent  de  l'éthiopisme  et  il  revenait  aujour- 
d'hui, ayant  appris  qu'il  s'était  fondé  une  congrégation 
au  Bokhaha,  chez  les  siens,  extrêmement  désireux  de 
les  gagner  à  l'Eglise  nouvelle.  Dabouka  s'était  con- 
verti, lui  avait-on  dit  en  ville....  Quelle  gloire  pour 
lui,  quel  éclat  nouveau  s'il  réussissait  à  attirer  un  chef 
dans  le  giron  I 

Le  Révérend  Jonathan  Matsimo  fit  solennellement 
son  entrée  dans  la  capitale.  Son  accoutrement  y  fit 
beaucoup  d'effet.  Les  pantalons  avaient  eu  le  temps 
de  se  sécher.  Dabouka  le  reçut  lui-même  avec  affabi- 
lité, se  réjouit  d'apprendre  qui  il  était,  ne  rougit  point 
de  sa  parenté  avec  un  aussi  grand  personnage  et  l'en- 
gagea à  passer  la  nuit  chez  lui. 

—  Oui,  je  suis  venu  pour  affaires,  délégué  par  Son 
Honneur  le  Vicaire  général  de  notre  Eglise  et  je  serais 
content  de  voir  vos  évangélistes  et  vos  anciens. 

On  décida  de  les  convoquer  le  lendemain  après- 
midi.  Jusque  là  le  Révérend  aurait  le  temps  de  se 
reposer.  Sur  les  joues  resplendissantes  de  Jonathan, 
le  sourire  béat  reparut.  Le  souvenir  du  triste  incident 
de  Thabina  s'effaça  de  son  esprit  satisfait. 

Le  lendemain  était  un  vendredi.  Dabouka  réunit 
dans  sa  case  royale  le  père  Mouki,  le  père  Shelling, 
le  vieil  évangéliste  Jacob,  l'ancien  Titus,  Bartimée  et 
Zidji.  Celui-ci  eut  à  demander  à  Monéri  Junior  la 
permission  de  manquer  les  travaux  manuels  de  l'après- 
midi.  Il  n'était  pas  très  sûr  d'obtenir  cette  autorisa- 
tion. «  Le  chef  m'appelle  pour  voir  un  de  nos  parents 
qui  a  été  longtemps  absent  du  pays,  »  dit-il.  Comme 
Zidji  était  un  élève  très  appliqué  et  que  la  convocation 


Le  révérend  Jonathan  Matsimo  187 

venait  du  chef,  Monéri  consentit.  En  général  il  n'ai- 
mait pas  que  les  élèves  de  l'école  fréquentassent  trop 
les  gens  du  village.  C'était  dangereux  pour  leurs  étu- 
des et  on  leur  donnait  dans  les  maisons  de  la  bière 
légère  qui  les  excitait  un  peu,  toute  légère  qu'elle  fût. 
Mais  la  règle  de  l'école  était  douce,  somme  toute,  et 
le  missionnaire  avait  pour  principe  de  ne  prendre  des 
mesures  restrictives  que  lorsqu'il  y  avait  eu  des 
abus. 

Bartimée  arriva  au  rendez-vous  le  dernier.  Il  avait 
auparavant  tenu  à  terminer  consciencieusement  un 
catéchisme  de  l'après-midi  pour  baptisés.  Mais  on 
l'avait  attendu  pour  parler  affaires.  Quelques  bols  de 
bière  légère,  petites  amphores  brunes  plus  ou  moins 
propres,  furent  apportées  sur  la  grande  table  autour 
de  laquelle  les  membres  de  cet  aréopage  noir  avaient 
pris  place.  Alors  Dabouka,  ayant  expliqué  qui  était 
Jonathan  et  comme  quoi  il  était  porteur  d'un  message 
pour  les  chrétiens  du  Bokhaha,  donna  la  parole  au 
visiteur. 

En  phrases  sonores,  Jonathan,  toujours  souriant, 
exprima  sa  joie  de  se  retrouver  dans  son  pays  :  «  Tant 
d'années  se  sont  écoulées  depuis  mon  départ.  Mais 
aurais-je  pu  vous  oublier,  frères?  Quand  la  renommée 
publique  nous  apprit  là-bas  dans  la  ville,  que  vous 
aviez  vaincu  Sikororo  etSékoukouni,  nos  oppresseurs 
d'autrefois,  je  fus  fier  d'appartenir  à  un  chef  aussi 
grand,  aussi  valeureux  que  Dabouka  !  Notre  tribu  est 
puissante.  Elle  s'illustrera  encore  sous  lui.  Et  cela 
me  réjouit  beaucoup  aussi  de  trouver  ici  des  chré- 
tiens. Vous  avez  donc  été  assez  sages  pour  rejeter 
loin  de  vous  le  paganisme  absurde  de  nos  pères. 
C'est  très  bien.  Vous  commencez  à  voir  la  lumière. 
Je  voudrais  vous  aider  à  ouvrir  tout  à  fait  vos  yeux. 

«  Pour  nous,  Ethiopiens,  nous  avons  vu.  Maintenant 
nous  savons  et  nous  croyons  que  l'avenir  est  à  nous. 


188  A  r école  de  la  station 

L'Afrique  aux  Africains  !  Nous  les  noirs,  nous  étions 
les  maîtres  de  l'Afrique.  Nous  devons  le  redevenir. 
Comment,  je  ne  sais  pas.  Mais  c'est  notre  droit.  La 
race  noire  est  forte  ;  elle  est  intelligente.  Elle  vivra. 
Elle  vaincra.  Croyez-le.  Vos  missionnaires  disent  tous 
que  les  Eglises  noires  doivent  devenir  autonomes.  En 
cela  au  moins  ils  ont  raison.  Or  c'est  précisément  ce 
que  nous  voulons  et  ce  que  nous  pratiquons.  Nous 
n'avons  pas  besoin  des  blancs.  Nous  n'obéissons  pas 
à  des  étrangers  qui  ne  parlent  pas  notre  langue,  qui 
ignorent  nos  usages.  Notre  Eglise  est  une  Eglise  d'Afri- 
cains et  nous  disons  à  nos  frères  noirs  :  Unissez-vous 
à  nous  !  Formons  une  Eglise  immense  et  l'Afrique 
alors  vivra.  Le  Révérend  Dwane,  notre  vicaire  géné- 
ral, celui  qui  sera  sans  doute  notre  premier  évêque, 
vous  envoie  sa  bénédiction  et  vous  dit  :  N'ayez  pas 
peur!  Venez  à  moi.  Toi,  Dabouka,  tu  seras  glorifié; 
ton  nom  retentira  dans  l'histoire.  Entre  avec  toute  ta 
tribu.  » 

Quand  il  eut  terminé  ce  discours,  le  Révérend  Jona- 
than Matsimo  conclut  par  une  exclamation  convain- 
cue et  prolongée  :  «  Ahina  !»  à  la  manière  des  Thonga  ; 
à  quoi  toute  l'assemblée  répondit  sur  le  même  ton  : 
«  Eééé  !  » 

Il  y  eut  un  silence  qui  dura  assez  longtemps.  Le 
père  Mouki  aspira  une  prise  et  en  offrit  une  au  père 
Shelling.  Puis  aj^ant  humé  lentement  son  tabac,  il 
resta  bouche  bée  à  regarder  devant  lui  d'un  air  abso- 
lument indéchiffrable.  Dabouka  paraissait  embarrassé. 
Ce  fut  Bartimée  qui  prit  le  premier  la  parole.  Un 
sourire  malin  sur  les  lèvres,  l'œil  très  malicieux 
aussi,  croisant  une  jambe  sur  l'autre,  penchant  en 
avant  son  grand  dos,  il  prit  son  menton  entre  ses 
doigts  et  dit  : 

—  Alors,  ainsi.  Monsieur  Jonathan,  tu  crois  que 
nous  pourrions  nous  en  tirer  sans  les  missionnaires  ? 


Le  révérend  Jonathan  Matsimo  189 

—  Mais  certainement  !  Pourquoi  pas  ?  Ne  sommes- 
nous  pas  des  hommes?  D'ailleurs  nos  compatriotes 
d'Amérique  nous  promettent  leur  secours.  Dwane  a 
été  les  voir.  Ils  nous  adoptent.  Nous  formons  une 
même  Eglise  avec  eux.  Ils  nous  conseilleront.  L'évê- 
que  Turner  est  venu.  Ce  fut  superbe.  Il  a  recueilli  six 
mille  adhésions.  Des  congrégations  entières  ont  passé 
à  l'éthiopisme.  Si  tu  avais  vu  cet  enthousiasme  !  On 
lui  baisait  les  mains.  On  se  le  disputait  !  Et  le  jour  où 
l'Eglise  deKanyane  fut  inaugurée,  j'étais  là.  Ce  fut  un 
service  magnifique;  tout  se  passa  entre  nous.  Pas  un 
blanc  pour  nous  diriger.  Et  puis  les  Américains  nous 
promettent  deux  mille  livres  pour  fonder  un  collège 
où  nous  formerons  des  pasteurs,  des  évêques.... 

—  Cependant,  dit  Bartimée,  ce  ne  serait  pas  bien 
gentil  de  notre  part  de  nous  séparer  de  nos  mission- 
naires blancs  qui  ont  eu  pitié  de  nous  et  nous  ont 
amenés  à  la  lumière. 

—  Oh  !  les  blancs  nous  ont  fait  tant  de  mal  !  Ils  nous 
ont  réduits  en  esclavage  pendant  combien  de  siècles  ! 
Ce  n'est  qu'une  petite  compensation  vraiment  si  quel- 
ques-uns se  dévouent  pour  nous.  Nous  n'avons  pas 
lieu  de  leur  être  si  reconnaissants.  D'ailleurs,  com- 
ment nous  comprendraient-ils?  Ils  ignorent  notre 
langue  et  nos  usages  ! 

—  Cela  dépend.... Nos  missionnaires  à  nous  parlent 
très  convenablement  le  thonga;  pas  parfaitement,  il 
est  vrai,  mais  on  les  comprend  et  certains  d'entre  eux 
étudient  de  très  près  nos  coutumes.  Ils  nous  étonnent 
même  par  la  curiosité  qu'ils  mettent  à  tout  con- 
naître.... 

Jonathan  porta  son  amphore  à  ses  lèvres.  Il  but 
avec  un  plaisir  modéré  une  gorgée  de  la  bière  faible 
qu'on  lui  avait  servie.  Cela  lui  donna  une  idée. 

—  Mais  ils  vous  interdisent  la  bière  forte  !  Pourtant 
les  blancs  boivent  bien  des  boissons  alcooliques  plus 


190  A  Vécole  de  la  station 

enivrantes  encore.  La  bière  n'est-elle  pas  un  héritage 
de  nos  pères  et  quand  on  en  boit  modérément,  quel 
mal  y  a-t-il  ? 

A  ces  paroles  l'évangéliste  Jacob  dressa  l'oreille.  Il 
aimait  beaucoup  la  bière.  Autrefois  il  y  avait  renoncé 
sans  conviction  pour  faire  plaisir  à  son  missionnaire. 
Placé  un  temps  à  la  tête  d'une  congrégation  considé- 
rable il  avait  lutté  contre  l'usage  de  cette  boisson  et 
mis  sous  discipline  les  récalcitrants.  Mais  ayant  pris 
depuis  quelques  années  la  direction  d'une  petite 
annexe  perdue  dans  les  collines  des  Mapitouli,  il  s'était 
peu  à  peu  endormi  spirituellement  et  s'était  remis  à 
boire,  plus  ou  moins  en  cachette,  avec  tous  les  siens. 
Le  missionnaire  s'en  était  bien  douté.  Il  l'avait  chari- 
tablement averti.  Un  jour  qu'il  s'était  rendu  à  l'an- 
nexe, il  avait  vu  d'énormes  tas  de  noyaux  de  maka- 
gne.  Or  c'est  avec  les  makagne  qu'on  fait  la  boisson 
nationale,  au  mois  de  février,  et  cette  fabrication  con- 
duit à  toutes  sortes  de  désordres.  Il  avait  questionné 
l'évangéliste  à  ce  sujet  et  celui-ci  avait  répondu  avec 
une  certaine  vivacité  comme  s'il  s'était  senti  blessé. 
Dès  lors  il  y  avait  eu  un  froid  entre  eux.  Aussi  cette 
réhabilitation  inattendue  de  la  bière  forte  plut-elle 
beaucoup  au  sieur  Jacob.  Dabouka  aussi,  auquel  ses 
sujets  en  apportaient  constamment  comme  impôt  et 
qui  la  laissait  boire  assez  à  contre-cœur  par  les  païens 
de  son  village,  fut  plutôt  satisfait  de  la  sortie  de  Jona- 
than contre  la  loi  d'abstinence  qui  régnait  dans 
l'Eglise. 

—  Il  est  de  fait,  dit  Jacob,  n'osant  pas  lever  en- 
tièrement les  yeux,  que  l'usage  de  la  bière  est  une 
coutume  nationale.  Beaucoup  de  païens  ne  se  conver- 
tissent pas,  uniquement  parce  qu'on  la  leur  interdit 
dans  l'Eglise.... 

Le  front  de  Bartimée  se  rida.  Il  parut  souffrir. 

—  Mes  amis,   ne  discutons  pas  la  question  de  la 


Le  révérend  Jonathan  Matsimo  191 

bière  forte.  Si  les  missionnaires  l'interdisent,  ils 
savent  bien  pourquoi  ils  le  font.  C'est  la  hyène  trom- 
peuse qui  arrache  nos  âmes  au  Seigneur  dans  la  nuit. 
C'est  la  bête  féroce  qui  déchire  et  tue  les  Eglises — 
J'espère  que  Jacob  a  autre  chose  à  vous  dire  que  cela. 

Le  Révérend  sentit  qu'il  ne  fallait  pas  insister.  Il 
avait  du  reste  constaté  un  petit  dissentiment  dans 
l'auditoire.  Cela  suffisait. 

—  A  Johannesbourg,  savez-vous  ce  qui  nous  a 
poussés  à  nous  rendre    indépendants  ?    Quand    nous 

mourons   on    nous   enterre   comme  des   chiens à 

peine  dans  une  couverture.  Les  missionnaires  ne  peu- 
vent pas  même  nous  donner  un  cercueil.  Maintenant, 
dans  notre  Eglise  éthiopienne,  nous  avons  une  caisse 
des  enterrements  et  quiconque  meurt  est  mis  dans 
une  bière  convenable  aux  frais  de  cette  caisse....  Et 
puis,  vous  raconterai-je  comment  un  de  mes  collè- 
gues de  Johannesbourg  s'est  décidé  à  quitter  son 
blanc  ?  Toutes  les  fois  qu'il  venait  le  voir  pour  lui  cau- 
ser des  affaires  de  la  paroisse,  on  le  faisait  entrer  dans 
la  maison  par  derrière,  par  la  porte  de  la  cour  où 
donne  la  cuisine....  Quand  les  amis  blancs  arrivaient, 
la  belle  entrée  était  réservée  pour  eux.  Alors  mon  col- 
lègue s'est  dit  :  «  J'en  ai  assez  d'apporter  toujours  l'ar- 
gent des  collectes  par  la  porte  de  derrière.  Autant  le 
garder  pour  nous  et  avoir  notre  propre  Eglise  que  de 
dépendre  de  cet  orgueilleux  !  »  Voulez-vous  encore  un 
exemple  ?  Un  jour  on  prenait  la  communion  dans  une 
église  où  il  y  avait  des  noirs  et  des  blancs.  Quelques 
étrangers  blancs  arrivèrent  pendant  le  service.  Le 
missionnaire  vit  que  le  pain  ne  suffirait  pas.  Alors  il 
dit  à  l'oreille  du  pasteur  noir  que  ceux  de  sa  couleur 
ne  prendraient  pas  la  Cène  ce  jour-là,  car  il  n'y  avait 
pas  assez  de  pain  pour  tout  le  monde  et  les  blancs 
devaient  passer  avant.  Au  reste  vous  savez  bien  quel 
écriteau  les  Bœrs  mettaient  sur  la  porte  de  leurs  tem- 


192  A  l'école  de  la  station 

pies  :  Défense  aux  chiens  et  aux  Cafres  d'entrer. . . .  C'est 
bien  !  On  ne  tient  pas  à  y  entrer,  dans  leurs  églises.... 
Nous  avons  les  nôtres  où  nos  propres  pasteurs  prê- 
chent en  robe.  Nous  avons  aussi  nos  docteurs  en 
théologie.  Il  y  en  a  beaucoup  en  Amérique.  Vous  ver- 
rez bien  quand  nous  aurons  notre  collège  supérieur  ! 

—  En  attendant,  interrompit  Bartimée,  avez-vous 
des  écoles  primaires?  Dépassez-vous  la  III™^  classe? 
Il  en  faut  six  avant  d'entrer  à  l'école  secondaire,  puis 
trois  ou  quatre  ans  pour  subir  l'examen  de  «  matricu- 
lation  ))....  Après  cela  seulement  on  peut  entrer  à  l'u- 
niversité. Où  sont  vos  écoles  préparatoires  ? 

—  Oh  !  pour  cela  on  verra  !  Tout  ça  viendra  en  son 
temps.  Ce  que  je  dis,  c'est  que  les  blancs  ne  veulent 
pas  nous  laisser  arriver  aussi  loin  qu'eux.  Ils  nous 
privent  des  grandes  écoles.  Nous  les  ferons  !  Et  ils 
nous  payent  dérisoirement  pour  notre  travail.  Par 
exemple,  toi  Bartimée,  que  reçois-tu  ?  Tu  t'éreintes  à 
enseigner  une  école  de  petits  ;  tu  as  des  catéchismes, 
une  église  à  diriger.  Quoi  ?  On  te  donne  peut-être 
deux  misérables  livres  sterling  par  mois  !  Dix  shel- 
lings  par  semaine!  Est-ce  bien,  cela?  Est-ce  de  la 
charité?  Et  les  missionnaires,  eux,  ils  tirent  des  trai- 
tements élevés,  des  centaines  de  livres.  J'en  connais 
qui  reçoivent  quatre  cents  livres....  oui,  quatre  cents 
par  an,  plus  de  trente  par  mois,  plus  d'une  par  jour. 
A  nous,  ils  nous  servent  des  traitements  de  misère  ! 

Ici  Bartimée  lui-même  fut  ébranlé.  Grâce  à  ses 
légumes,  il  vivait  assez  largement,  ayant  tout  le  temps 
de  vaquer  à  ses  cultures  à  côté  de  son  école.  Mais 
souvent  il  avait  trouvé  ses  quarante  shellings  par  mois 
un  bien  petit  salaire....  Il  dit:  Nous  ne  travaillons  pas 
pour  l'argent. 

—  Au  moins  alors  devraient-ils  vous  imposer  les 
mains  pour  faire  de  vous  de  réels  pasteurs.  Qu'êtes- 
vous,  Jacob  et  toi?  Ni  instituteurs  diplômés  ni  minis- 


Le  révérend  Jonathan  Matsimo  193 

très.    Ah  !    si    vous   passiez  dans  notre  Eglise,  vous 
seriez  vite  consacrés  ! 

Ce  second  coup  de  boutoir  fit  plus  d'effet  encore. 
Bartimée  écarquillait  les  yeux.  C'était  sa  plus  grande 
ambition  d'être  un  jour  pasteur  consacré  comme  cer- 
tains de  ses  camarades  d'école  d'autrefois  et  il  s'était 
demandé  pourquoi  on  le  maintenait  dans  une  position 
inférieure.  «  L'Eglise  n'est  pas  encore  à  la  hauteur,  » 
lui  avait  dit  son  missionnaire.  Mais  pourquoi  devait-il 
pâtir  à  cause  de  l'Eglise  ?  Est-ce  qu'on  doutait  donc 
de  lui  ?  N'avait-il  pas  montré  assez  qu'il  était  un 
homme  de  confiance?...  Une  certaine  amertume  se 
peignit  sur  son  visage. 

Le  père  Mouki  ouvrait  la  bouche  toujours  plus 
grande  et  le  contemplait  d'un  air  qui  semblait  bête. 
Zidji,  lui,  le  considérait  avec  souffrance  car  il  se  disait 
soudain  qu'une  injustice  avait  été  faite  à  son  cher 
maître....  Jacob  qui  n'avait  pas  les  mêmes  titres  que 
Bartimée  pour  prétendre  à  l'imposition  des  mains, 
sachant  tout  juste  lire  et  écrire,  se  taisait. 

Par  un  effort  réel  de  sa  noble  nature,  Bartimée 
triompha  de  la  défiance  que  ce  vilain  Jonathan  vou- 
lait absolument  faire  naître  dans  son  cœur.  Il  lui  dit: 

—  Quant  au  pastorat,  je  ne  sais,  on  verra  cela  plus 
tard.  Ce  sont  nos  affaires  à  nous.  Mais  nous  avons 
confiance  en  nos  missionnaires.  Ce  sont  eux  qui  nous 
ont  amenés  à  la  lumière  et  pas  vous.  Ils  nous  ont 
aimés  pour  Dieu  car  l'amour  seul  pouvait  les  pousser 
à  quitter  leur  patrie,  à  s'exposer  aux  vagues  de  la  mer 
et  à  venir  mourir  pour  nous  dans  ce  pays  qui  les  tue. 
Faites  votre  collège,  entendez-vous  avec  vos  Améri- 
cains. Nous,  nous  demeurons  fidèles  à  nos  pères  qui 
nous  ont  sauvés. 

Ces  paroles  franches  et  convaincues  dissipèrent  en 
partie  les  nuages  qui  commençaient  à  monter  dans  les 
âmes.  Dabouka  ajouta: 


13 


194  A  Vécole  de  la  station 

—  Ne  sont-ce  pas  les  Monéri  qui  nous  ont  délivrés 
de  l'attaque  de  Sikororo?  Sans  eux  nous  étions  écra- 
sés !  Et  d'ailleurs,  conclut-il,  sur  un  ton  plus  bas  mais 
encore  plus  ferme,  s'ils  s'en  allaient,  au  bout  de  trois 
mois  nous  serions  dispersés,  l'Eglise  serait  tuée  par 
les  dissensions,  les  accusations  de  sorcellerie  et  tout 
le  reste. 

—  Ça  c'est  vrai,  dirent  en  chœur  le  père  Mouki  qui 
soupçonnait  quelqu'un  d'avoir  ensorcelé  sa  fille,  le 
père  Shelling  qui  n'était  pas  très  sûr  que  le  village  fût 
pur  de  jeteurs  de  sorts  et  l'évangéliste  Jacob  qui 
n'aimait  pas  Bartimée. 

Le  Révérend  Jonathan  Matsimo  vit  qu'il  avait  man- 
qué son  affaire....  Non!  ces  gens-là  refusaient  décidé- 
ment la  bénédiction  de  l'éthiopisme.  «  Ils  n'en  sont  pas 
dignes,  se  dit-il  intérieurement.  Ils  sont  trop  sots.  » 

On  entendit  la  sonnerie  d'une  cloche  du  côté  de  la 
station.  Zidji  qui  avait  conservé  le  silence  tout  le 
temps,  buvant  à  petites  gorgées  son  pot  de  bière,  tres- 
saillit. Il  reconnut  la  cloche  qui  annonce  la  fin  des 
travaux  manuels  de  l'école.  A  ce  signal,  les  élèves 
évangélistes  quittent  le  jardin,  les  champs,  les  cons- 
tructions auxquels  ils  sont  emplo3'és  de  trois  à  six 
heures  et  vont  faire  un  brin  de  toilette  avant  le  repas 
du  soir.  Zidji  se  leva  précipitamment  pour  arriver  à 
temps  au  souper  de  l'école.  En  passant  près  de  la  cui- 
sine du  chef,  il  vit  les  femmes  qui  attisaient  le  feu 
sous  les  marmites  nombreuses  du  foyer.  Il  se  déga- 
geait de  là  une  exquise  odeur  de  viande.  L'une  d'elles 
lui  cria  : 

—  Où  vas-tu?  On  a  tué  une  chèvre!  Attends  un 
peu,  c'est  tantôt  prêt. 

L'eau  vint  à  la  bouche  du  jeune  homme.  Il  y  a 
longtemps  qu'il  n'avait  pas  goûté  de  viande. 

—  Je  n'ai  pas  le  temps,  merci,  dit-il  en  courant  du 
côté  de  la  station.  Lorsqu'il  rejoignit  ses  camarades. 


Le  révérend  Jonathan  Matsimo  195 

il  les  trouva  déjà  attablés.  Vingt  assiettes  ou  plutôt 
petites  écuelles  de  fer  émaillé  avaient  été  remplies 
de  la  polenta  blanche  habituelle  que  le  surveillant, 
Davida,  et  ses  deux  aides  servants  extrayaient  avec  de 
grandes  cuillères  de  bois  de  la  vaste  marmite  noire. 
Sur  chaque  portion,  les  distributeurs  d'office  versaient 
une  ou  deux  grandes  poches  de  sauce  d'arachides  en 
guise  d'assaisonnement.  Ce  soir-là,  la  cuisinière  avait 
mis  beaucoup  d'eau  dans  sa  sauce  et  elle  n'en  avait 
pas  cuit  assez. 

Zidji  s'assit  d'assez  mauvaise  humeur  à  sa  place, 
entre  un  garçon  des  Spelonken  et  un  autre  du  Litto- 
ral. Il  vit  tout  de  suite  que  la  sauce  manquait.  L'odeur 
du  rôti  de  chèvre  était  encore  dans  ses  narines  et  la 
pitance  scolaire  lui  paraissait  d'autant  plus  mépri- 
sable. 

—  Tu  aurais  pu  me  servir  plus  généreusement,  dit- 
il  à  Davida. 

Celui-ci  leva  sur  Zidji  un  regard  d'étonnement  et 
de  reproche. 

—  Ne  vois-tu  pas  que  tu  es  traité  comme  les  autres? 

—  Cette  sauce,  c'est  de  l'eau  et  rien  d'autre,  reprit 
Zidji  en  repoussant  son  assiette  loin  de  lui. 

Ses  camarades  s'exclamèrent  en  chœur  : 

—  C'est  vrai  I  Ce  n'est  pas  de  la  nourriture,  ceci  1 
Davida,   le  mentor  de  la  bande,   homme  de  trente 

ans  au  moins,  n'entendait  pas  la  plaisanterie.  Il  avait 
la  patte  plutôt  lourde  et  guère  de  diplomatie.  Au  lieu 
de  se  taire  et  de  dire  :  C'est  un  accident,  il  commença 
un  discours  de  répréhension  fraternelle  et  d'exhorta- 
tion qui  manqua  absolument  son  but.  La  révolte  gron- 
dait sourdement  et  Zidji  voj^ait  vaguement  dans  son 
imagination  la  figure  sévère  de  Monéri  derrière  celle 
de  la  cuisinière.  Les  paroles  de  l'éthiopien  retentis- 
saient loin,  loin  au  fond  de  sa  conscience.  Il  avait  des 
sensations  nouvelles.  Son  cœur  se  gonflait,  il  ne  savait 


196  A  l'école  de  la  station 

pourquoi.  Ah!  l'enflure  soudaine  qui  suit  la  morsure 
du  serpent!...  Le  serpent  ancien  lui  aussi  commença 
par  ébranler  la  confiance  de  nos  premiers  parents. 
Le  péché  est  fils  de  la  défiance. 

Ce  repas  fut  mouvementé.  On  prononça  des  paroles 
aigres.  Plusieurs  ne  touchèrent  pas  à  leur  nourriture. 
Les  porcs  de  Tétable  voisine  seuls  se  régalèrent  des 
reliefs  extraordinairement  abondants  du  festin. 

Au  sortir  du  souper,  la  cloche  sonnait  de  nouveau 
pour  la  prière.  Monéri  descendait  dans  la  salle  d'école 
et  présidait  un  culte  court  avec  chants,  méditation  et 
prière  faite  par  un  des  élèves.  Le  vendredi,  ce  culte 
était  toujours  suivi  d'un  entretien  spécial  sur  le  tra- 
vail de  la  semaine.  Le  «  modérateur  »  des  étudiants  se 
levait  et  disait  si  tout  était  bien  allé.  On  infligeait  cas 
échéant  des  punitions. 

Davida  se  leva.  Tous  les  élèves  le  regardaient  avec  un 
intérêt  extrême.  Allait-il  parler  du  souper  malheureux 
dont  on  venait  de  sortir,  se  plaindre  des  élèves  qui 
avaient  maugréé.  Evidemment  ceux-ci  seraient  punis, 
car  c'était  une  loi  connue  que,  durant  les  repas,  il  était 
défendu  de  parler  de  la  nourriture.  Davida  fut  bien  ins- 
piré. Il  se  tut.  Il  dit  seulement  :  «  Certaines  choses  ne 
sont  pas  bien  en  règle.  Mais  je  préfère  ne  pas  les  signaler 
à  Monéri.  J'espère  que  nous  pourrons  les  arranger 
nous-mêmes.  »  Le  missionnaire  n'insista  pas  et  il  posa 
alors  la  question  habituelle:  «Quelqu'un  s'est-il  rendu 
coupable  d'un  oubli  durant  la  semaine  ?  »  Cette  question, 
c'était  ce  que  les  Anglais  appellent  la  «  conscience 
clause  ».  On  ne  faisait  aucune  inquisition  à  l'école, 
mais  quiconque  avait  négligé  de  remettre  à  sa  place 
un  outil,  une  plume,  un  cahier,  devait  l'avouer  et  était 
puni  d'une  demi-heure  de  travail  supplémentaire  le 
samedi.  Cela  se  passait  en  douceur....  presque  en  sou- 
rires !  L'un  disait  :  —  J'ai  négligé  de  pendre  mon  cha- 
peau au  clou  ;  l'autre  :  —  J'ai  laissé  traîner  mon  crayon 


Le  révérend  Jonathan  Matsinio  197 

dans  la  salle  d'étude.  —  Bien  !  mon  fils  :  Une  petite 
demi-heure  demain  matin  !  disait  Monéri  comme  s'il 
administrait  une  dragée.  Et  cette  légère  sanction 
apportée  au  maintien  de  l'ordre  était  généralement 
acceptée  très  volontiers. 

—  Est-ce  tout  ?  dit  Monéri. 

Pas  de  réponse.  Un  instant  de  silence  s'ensuivit. 
Davida  alors  se  leva  : 

—  J'ai  trouvé  une  hache  oubliée  dans  les  bana- 
niers.... 

—  Quand? 

—  Cet  après-midi. 

—  Qui  l'a  laissée  ? 

Silence  !  Monéri  leva  les  yeux,  étonné.  En  général 
le  coupable,  même  s'il  ne  s'était  pas  dénoncé,  avouait 
tout  de  suite. 

—  Etait-ce  au  pied  d'un  bananier  coupé  ?  demanda 
Monéri. 

—  Oui,  dit  Davida. 

—  Dans  ce  cas-là,  ce  doit  être  Zidji,  ajouta  Monéri 
regardant  le  jeune  homme. 

Zidji  était  en  effet  le  surveillant  des  arbres  à  fruits 
et  du  jardin,  durant  ce  semestre-là.  Lorsqu'un  régime 
de  bananes  était  suffisamment  avancé  pour  être  cueilli, 
ce  qu'on  voit  au  fait  que  toutes  les  fleurs  ont  fini  de 
tomber,  il  allait  couper  le  tronc  du  bananier  qui  por- 
tait le  régime  et  apportait  ce  dernier  au  cellier  où  on 
laissait  jaunir  les  bananes  encore  vertes.  La  hache 
devait  avoir  été  oubliée  par  Zidji.  Celui-ci  baissait  les 
yeux.  Son  cœur  lui  faisait  mal. 

—  Est-ce  toi,  Zidji,  dit  Monéri. 

—  Je  ne  sais  pas. 

—  Comment  donc  ? 

—  Peut-être.... 

Ce  peut-être  était  un  aveu,  mais  un  aveu  mécontent, 
arraché  par  l'évidence  et  non  par  le  regret. 


198  A  Fécole  de  la  station 

—  Zidji,  tu  m'étonnes  beaucoup,  fit  le  missionnaire 
avec  douceur  et  fermeté.  Tu  seras  puni  demain. 

Le  jeune  homme  qui  n'avait  jamais  eu  de  demi- 
heure  à  faire  le  samedi,  se  mordit  les  lèvres  et  eut  un 
éclair  inaccoutumé  dans  les  yeux. 

Monéri  rentra  chez  lui,  très  remué,  n'y  comprenant 
rien.  Zidji?  Le  modèle  de  l'obéissance,  de  la  bonho- 
mie, si  droit  en  général,  cacher  cette  faute  vénielle  et 
répondre  avec  une  demi -impertinence  !  C'était  bien 
étrange.  Il  raconta  l'affaire  à  Yéfro  qui  l'attendait  sous 
la  véranda,  un  ouvrage  de  couture  à  la  main. 

Le  lendemain,  quand  tous  les  élèves  sortirent  de 
leurs  travaux  manuels  à  dix  heures,  Zidji  fut  envoj^é 
enlever  les  mauvaises  herbes  sur  le  chemin  de  la  cha- 
pelle. Il  s'3'  rendit,  l'œil  dur,  l'air  indifférent,  et,  sa 
demi-heure  écoulée,  il  alla  rejoindre  ses  camarades. 

Or  l'après-midi  de  ce  même  jour,  qui  était  le  pre- 
mier samedi  du  mois,  les  élèves  qui  désiraient  un 
habillement  neuf  se  rendaient  chez  Yéfro.  Etant 
donné  la  difficulté  pour  eux  de  se  procurer  des  vête- 
ments, la  Mission  les  leur  fournissait  gratuitement. 
C'était  une  nécessité  pénible,  une  source  de  grands 
ennuis  pour  la  dame  missionnaire.  Donner,  c'est  peu 
éducatif,  somme  toute.  Ces  jeunes  gens  s'imaginaient 
aisément  qu'on  leur  devait  ce  qu'on  leur  donnait  et  ils 
étaient  devenus  difficiles.  Ils  discutaient  de  la  couleur 
de  l'étoffe  des  vestes  qu'on  leur  offrait.  Parfois  Monéri 
devait  intervenir  pour  mettre  un  terme  aux  discus- 
sions. Tel  fut  le  cas,  ce  samedi-là.  Monéri  tenait  le 
carnet  où  les  remises  d'habits  de  chaque  élève  sont 
consignées  pour  empêcher  les  abus.  Yéfro  distri- 
buait. 

Zidji  arriva  d'un  air  dégagé. 

—  Mon  habit  de  travail  est  usé,  dit-il. 

Le  carnet  indiquait,  en  effet,  qu'il  n'en  avait  pas 
reçu  depuis  huit  mois. 


Le  révérend  Jonathan  Matsimo  199 

—  Eh  bien,  dit  Yéfro,  c'est  juste  à  point.  Nous 
avons  reçu  de  Suisse  de  ces  jolies  vareuses  bleues  aux 
bords  rouges  qui  font  d'excellents  habits  de  travail. 
Elles  sont  pourvues  d'une  ceinture  et  sont  d'une  soli- 
dité à  toute  épreuve.  C'est  de  l'étoffe  de  Suisse.  Ça  tient. 

Zidji  jeta  un  regard  dédaigneux  sur  la  blouse  helvé- 
tique, œuvre  des  aimables  dames  des  sociétés  de  cou- 
ture de  la  Suisse  romande. 

—  Je  n'en  ai  pas  envie,  dit-il,  et  il  s'éloigna. 
Monéri  et  Yéfro  se  regardèrent  stupéfaits.  Quant 

au  jeune  homme,  il  prit  dix  shellings  dans  le  petit 
trésor  des  quelques  livres  sterling  qu'il  avait  gagnées 
au  service  de  Monéri  avant  son  entrée  à  l'école  et  il 
alla  s'acheter  une  veste  khakhi  selon  son  cœur  au 
magasin  du  Suédois. 

Il  faut  dire  que  Dick  avait  prononcé  son  jugement 
sur  les  blouses  bleues.  Dick  c'était  un  des  chrétiens 
du  village,  un  coureur  de  villes  qui  avait  travaillé 
pour  les  blancs  à  Pietersbourg,  Pretoria  et  Johannes- 
bourg.  Il  était  revenu  de  là-bas  perché  sur  un  bicycle 
qui  avait  fait  grande  impression  sur  toute  la  société 
noire  du  district.  Il  parlait  du  bout  des  lèvres,  comme 
un  homme  entendu  et,  voyant  un  jour  trois  ou  quatre 
élèves  évangélistes  se  promener,  modestes  et  propres 
dans  les  blouses  bleues  à  galons  rouges,  il  avait  dit 
d'un  air  moqueur  :  «  Tiens,  on  dirait  les  prisonniers 
de  Pretoria  !  »  Tout  le  monde  à  l'école  le  connaissait 
ce  mot-là  I  Zidji  l'avait  entendu,  lui  aussi.  Soudain  les 
solides  vareuses  en  étoffe  de  Suisse  avaient  été  cons- 
puées dans  le  fond  des  cœurs.  On  n'osait  pas  les  criti- 
quer à  haute  voix,  mais  on  ne  les  aimait  plus,  malgré 
leurs  qualités  pratiques  éminentes.  Ceux  qui  en 
avaient  reçu  se  dépêchaient  de  les  user  et  espéraient 
que  la  provision  était  épuisée.  Zidji  s'était  bien  promis 
de  ne  jamais  s'exposer  au  ridicule  de  cet  accoutre- 
ment. D'autant  plus  que  Dick  était  le  frère  de  la  belle 


200  A  l'école  de  la  station 

Dédéya  et  que  Zidji  avait  des  raisons    nouvelles  et 
sérieuses  de  plaire  à  la  famille  de  cette  jeune  fille. 

Yéfro  ignorait  le  mot  de  Dick.  Elle  ne  comprit  donc 
pas  la  vraie  raison  de  l'attitude  de  Zidji  dans  l'affaire 
de  la  vareuse.  Mais  le  soir,  quand  Monéri  lui  reparla 
de  ce  refus  étrange  du  jeune  homme,  quand  ils  causè- 
rent ensemble  de  la  transformation  qui  paraissait 
s'accomplir  dans  le  cœur  de  leur  élève  préféré,  Yéfro, 
avec  cette  intuition  que  les  femmes  ont  souvent,  lui 
dit: 

—  Je  crains  une  chose C'est  que  Zidji  ne  soit 

amoureux  de  Dédéya. 

—  De  Dédéya  !  exclama  avec  surprise  Monéri.  De 
cette  nigaude  de  fille,  aux  airs  de  mouton  I 

—  Je  le  crains,  reprit-elle.  Ayons  les  3'eux  ouverts. 


VII 

L'ÉTERNEL  FÉMININ 


Toute  la  jeunesse  de  la  station  était  en  liesse.  On 
avait  publié  pour  la  première  fois  au  culte  du  matin 
les  bans  de  mariage  de  John  Mbanyélé  et  de  Lj'dia 
Ndona.  C'était  une  noce  en  perspective,  un  bœuf  pour 
la  communauté  chrétienne  I  Car  John  était  cousin  de 
Dabouka,  le  chef.  C'était,  il  est  vrai,  un  grand  pares- 
seux qui  avait  rôdé  dans  les  villes  plusieurs  années 
avant  d'unir  son  sort  à  celui  de  Lydia.  Par  contre 
Lydia  était  la  plus  charmante  et  la  plus  populaire  des 
filles  de  la  station  :  grande,  svelte,  au  visage  régulier 
plutôt  maigre,  avec  deux  j-eux  éclatant  de  malice  et 
de  bonté  tout  à  la  fois.  Quand  elle  revenait  du  ruis- 


PHOT.    LENOI 


Ces  massifs  qui  semblent  avoir 
été  écrasés  par  quelque  com- 
presseur géant.... 


L'éternel  féminin  201 

seau,  son  amphore  bien  posée  sur  sa  tête  elle  ressem- 
blait à  une  carj^atide  par  sa  grâce  et  sa  dignité.  En 
outre  elle  avait  une  véritable  valeur  morale  et  elle 
venait  d'en  donner  la  preuve.  Son  père,  Ndona,  était 
un  païen  endurci.  Il  avait  marié  une  fille  aînée  à  un 
vieux  jeteur  d'osselets;  mais,  malgré  toutes  les  pré- 
dictions de  bonheur  que  le  devin  avait  lues  dans  ses 
astragales  et  ses  coquilles,  la  jeune  femme  était  morte 
à  la  naissance  du  premier  enfant.  Alors  l'homme  de 
l'art  était  allé  réclamer  à  Ndona  les  vingt-cinq  livres 
qu'il  avait  payées  pour  le  «  lobola  ».  Or  cette  somme 
avait  été  employée  par  Ndona  pour  acheter  une  épouse 
à  son  fils  et  la  seule  ressource  qui  restât  au  vieux 
païen,  c'était  de  lui  offrir  Lydia  pour  remplacer  son 
aînée.  Or  Lydia  était  devenue  chrétienne.  Sa  mère 
s'appelait  Sara;  c'était  une  excellente  vieille  com- 
muniante dont  le  visage  parcheminé  rappelait  les  figu- 
res décharnées  mais  expressives  que  l'on  voit  sur  les 
fresques  byzantines  du  moyen  âge.  Elle  avait  envoyé 
Lydia  à  l'école  et  la  jeune  fille  s'était  convertie.  Aussi 
refusa-t-elle  absolument  d'épouser  le  jeteur  d'osselets 
qui  d'ailleurs  n'avait  nulle  envie  d'introduire  dans  son 
village  une  femme  portant  des  robes....  Avec  une 
énergie  remarquable,  L}  dia  accepta  l'offre  de  Monéri 
qui,  pour  la  sauver,  l'engagea  à  son  service  pour  trois 
ans  et  qui  paya  à  l'avance  les  vingt-cinq  livres  récla- 
mées. Elle  s'acquitta  à  merveille  de  ses  devoirs  de 
femme  de  chambre  et  de  cuisinière,  toujours  sou- 
riante, toujours  aimable  et  respectueuse,  et  Lydia  était 
assurément  la  plus  distinguée  de  toutes  les  filles  de  la 
station.  John  Mbanyélé  qui  travaillait  depuis  trois  ans 
à  Johannesbourg  et  n'avait  réussi  qu'à  réunir  dix 
livres  pendant  tout  ce  temps  eut  la  chance  de  l'obtenir 
pour  rien,  puisqu'elle  était  libérée.  Les  dix  livres 
furent  donc  consacrées  à  la  noce  qu'il  voulait  faire 
brillante. 


202  A  l'école  de  la  station 

Or  le  lendemain  de  ce  même  jour,  on  vit  arriver  à 
la  station  un  jeune  homme  de  l'annexe  de  Jacob, 
nommé  Frank  qui,  lui  aussi,  avait  disparu  à  l'horizon 
durant  plusieurs  années,  aj^ant  servi  dans  un  magasin 
de  Marabastadt  et  qui  avait  reparu  soudain  à  l'église 
le  dimanche  précédent.  Il  vint  à  la  cuisine  et  demanda 
au  gamin  qui  lavait  les  marmites  de  le  conduire  auprès 
de  Monéri.  Il  portait  un  haut  col  blanc  qui  lui  donnait 
un  air  très  solennel.  Introduit  dans  le  bureau  du  mis- 
sionnaire, il  commença  à  brûle-pourpoint  : 

—  Ma  sœur  Martha  n'est  pas  en  règle. 

Cette  Martha  était  une  grosse  femme,  une  veuve 
jeune  encore  qui  vivait  sur  l'annexe  de  Jacob,  dans  la 
maison  voisine  de  celle  de  l'évangéliste. 

—  Que  dis-tu  ?  Martha  ?  Pas  en  règle  ? 

—  Non  !  Je  l'ai  constaté  à  mon  retour.  Et  le  pis, 
c'est  que  la  faute  en  est  à  Jacob  lui-même....  Par  cinq 
fois  il  l'a  séduite  ;  il  a  toujours  su  éviter  les  consé- 
quences de  son  péché,  car  ils  ont  dans  cette  famille 
des  recettes  à  eux  pour  arriver  à  ce  but.  Mais  cette 
fois-ci,  je  suis  arrivé  à  temps.  Martha  m'a  tout  avoué. 
Elle  est  là,  elle-même. 

Le  vieux  missionnaire  était  atterré.  Il  ne  disait 
mot. 

—  Va  la  chercher,  dit-il  enfin  à  Frank. 

Celui-ci  sortit.  Monéri  dont  la  respiration  était 
comme  coupée  par  la  surprise,  l'émotion,  la  douleur, 
sortit  lui  aussi.  Il  monta  sur  la  colline,  s'assit  et  laissa 
ses  yeux  errer  sur  le  spectacle  admirable  de  ce  jour 
de  printemps.  Sur  les  grands  rochers  du  Marovougne 
quelques  brouillards  se  traînaient.  Mais  partout  la 
nature  brillait,  étincelait  de  joie,  les  feuilles  vertes 
aux  arbres,  les  fleurs  de  toutes  sortes  par  terre,  sur 
les  rocs,  dans  les  fissures,  des  composées  jaunes,  de 
grands  lys  rouges  en  boule....  et,  aux  mimosas,  des 
pompons  aux  deux  couleurs,  roses  en  haut,  jaunes  en 


L'éternel  féminin  203 

bas,  qui  se  balançaient  au  vent.  Un  oiseau  chantait 
sa  chanson  claire,  des  papillons  acraea  volaient  sur 
le  chemin;  au  flanc  du  coteau,  un  gamin  passait 
modulant  un  air  sur  son  fifre  de  berger  tandis  qu'il 
conduisait  ses  chèvres  au  pâturage. 

—  Jacob  !  Un  adultère  !  Un  criminel  ! 

Tout  l'éclat  de  ce  jour  radieux  avait  disparu  sou- 
dain. On  eût  dit  qu'un  immense  nuage  sombre  avait 
envahi  le  ciel;  la  nature  avait  été  comme  passée  au 
noir.  Rien  ne  souriait  plus. 

Jacob!  Mon  évangéliste  1  Un  trompeur,  un  vil 

séducteur  ! 

Le  péché  africain  î  C'est  ainsi  qu'on  l'a  nommé,  et 
avec  raison.  On  ne  pourra  donc  se  confier  en  per- 
sonne, ici  I 

Oh  !  reffra3'ante  pesanteur  de  la  chair  !  L'écrase- 
ment de  l'esprit  par  la  sensualité  brutale  ! 

Il  regarda  les  montagnes.  La  dent  de  Sikororo  était 
bien  belle,  là-bas  du  côté  du  sud.  Et  le  Kadjaléra,  la 
montagne  du  Sphynx  et  Maoué  et  d'autres  encore  ! 
Mais  presque  toutes  étaient  plates  au  sommet.  ïl  son- 
gea à  la  montagne  de  la  Table,  à  la  Table  du  Cap,  à 
la  Table  du  Natal,  à  ces  massifs  larges,  épais,  sans 
élancement,  sans  idéal,  qui  semblent  avoir  été  écra- 
sés par  un  compresseur  géant  :  C'est  l'Afrique.  Ainsi 
est  le  paj^s,  ainsi  sont  les  gens.  Puis  il  songea  à  Sysi- 
phe  roulant  péniblement  son  rocher  jusqu'au  haut  de 
la  pente  et  à  cette  force  invincible  de  la  gravitation 
qui  précipite  de  nouveau  le  roc  vers  l'abîme  alors  que 
le  malheureux  se  croyait  arrivé 

Ah  !  dans  l'œuvre  du  relèvement  du  monde,  il  est 
des  moments  tragiques.  Serviteur  de  Dieu,  chevalier 
de  l'idéal,  ne  perds  point  courage  I 

Le  missionnaire  éleva  les  yeux  plus  haut,  jusqu'au 
ciel  où  le  soleil  dardait  ses  ra3^ons  de  feu.  Il  y  fît 
monter   une  muette   prière   puis    il    redescendit,    se 


204  A  l'école  de  la  station 

disant  :  «  Si  le  mal  n'a  pu  être  prévenu,  qu'il  soit  du 
moins  condamné.  Sa  condamnation  est  une  manière 
de  triomphe  pour  le  bien.  » 

Quand  il  rentra  dans  son  bureau,  Martha  l'attendait 
avec  son  frère  Frank.  Il  appela  la  femme  seule,  pour 
voir  si  son  témoignage  confirmerait  les  paroles  du 
jeune  homme.  Il  était  parfaitement  conforme. 

—  Mais,  malheureuse,  lui  dit-il;  comment  as-tu  pu 
mener  cette  vie  d'inconduite  cinq  ans  durant. . . .  N'as-tu 
jamais  protesté  dans  ton  cœur? 

—  Oh  !  dit  Martha  les  ^eux  baissés,  qu'aurais-je  pu 
faire?  Il  me  disait  :  Je  suis  ton  évangéliste;  je  sais  ce 
que  tu  dois  faire;  obéis-moi.  Et  j'obéissais  ! 

—  Bien,  nous  allons  l'appeler  lui-même.  Reste  dans 
les  environs  ;  ne  bouge  pas,  car  tu  dois  être  à  portée 
lorsque  je  l'interrogerai. 

Lorsque  le  missionnaire  sortit  de  sa  chambre,  pâle, 
les  yeux  cernés,  une  expression  d'extraordinaire  sérieux 
peinte  sur  tous  ses  traits,  sa  femme  lui  dit  :  ((  Mais 
qu'as-tu  donc  ?  »  Il  lui  raconta  tout.  Elle  fondit  en 
pleurs  !  «  Oh  !  Jacob,  Jacob  !  »  disait-elle  d'une  voix 
étouffée  pour  n'être  pas  entendue  du  gamin  qui  pré- 
parait le  dîner  dans  la  cuisine....  Leur  enfant,  un  petit 
blondin  de  deux  ans,  assis  dans  sa  chaise,  grignotant 
un  morceau  de  pain,  voj^ant  sa  mère  pleurer  s'assom- 
brit soudain.  «  Maman  »,  dit-il  avec  un  accent  interro- 
gateur, comme  pour  dire  :  Que  se  passe-t-il  ?  Puis  il 
ajouta  :  «  Bobo?  —  Oui,  chéri,  fit  sa  mère  en  l'embras- 
sant. Maman,  bobo  cœur  !  » 

Zidji  fut  envo^'é  le  jour  même  chercher  Jacob.  Et  il 
arriva,  lui  aussi,  ce  vieil  évangéliste  qui  avait  eu  de  si 
belles  années  d'activité,  celui  qu'on  avait  envisagé 
presque  comme  l'égal  du  missionnaire,  car  il  avait 
exercé  la  cure  d'âmes  avec  une  rare  habileté  sur  la 
grande  station,  près  de  la  ville.  Maintenant,  s'étant 
endormi  dans  la  routine  de  sa  petite  église,  il  avait 


L'éternel  féminin  205 

obéi  à  l'appel  d'en  bas,  à  cette  puissance  qui  ramène 
au  tj'pe  l'individu  qui  s'était  élevé  pour  un  temps  à 
une  sainteté  supérieure.  Il  avait  fait  comme  bien  d'au- 
tres, blancs  et  noirs.  Car,  en  définitive,  tous  les  êtres 
moraux  n'en  sont-ils  pas  logés  là?  Tant  que  l'action 
surnaturelle  de  l'Esprit  s'exerce  sur  nous,  nous  gra- 
vissons la  cime....  Mais  si  elle  est  suspendue,  si  nous 
en  sommes  réduits  aux  forces  de  notre  être  désespé- 
rément charnel,  nous  retombons  vers  le  type  dont 
nous  étions  sortis.  Le  type  de  l'Africain  est  peut-être 
plus  repoussant  que  celui  de  l'Européen.  Néanmoins 
le  phénomène  est  le  même. 

Monéri  Senior  avait  convoqué  son  collègue  pour 
cette  entrevue  si  grave.  Et  les  trois  hommes  étaient 
là,  assis.  Le  vieux  missionnaire  ne  disait  rien.  Tous 
gardaient  le  silence.  Jacob  ne  savait  pas  ce  qu'on  lui 
voulait,  mais  il  se  doutait  bien  qu'il  ne  s'agissait  pas 
d'une  affaire  ordinaire  et  l'idée  qu'il  avait  été  décou- 
vert lui  traversa  l'esprit....  Aurait-elle  avoué  à  Frank? 
Il  était  là,  les  avant-bras  posés  sur  ses  genoux,  les 
mains  jointes  en  avant,  le  dos  très  courbé,  ses  yeux 
regardant  sous  le  pupitre  devant  lequel  était  assis  son 
missionnaire.  Plus  le  silence  se  prolongeait,  plus  il 
avait  l'air  de  s'affaisser.  Monéri  inspectait  cette  figure 
intelligente,  ces  traits  fins  que  la  sensualité  n'avait 
point  épaissis  et  il  se  disait  : 

—  S'il  fût  demeuré  païen,  Jacob  serait  à  l'heure 
qu'il  est  le  chef  du  village  de  Mandlati.  Il  est  riche,  il 
possède  quatre  filles;  il  les  aurait  vendues  et  se  serait 
procuré  plusieurs  épouses.  Comme  sa  première  femme 
Lina  est  vieille,  il  aurait  «  lobola  »  Martha  qui  est 
jeune  et  il  mènerait  sa  vie  de  polygame  avec  la  meil- 
leure conscience  du  monde,  entouré  de  l'admiration 
de  toute  sa  tribu....  Au  lieu  de  cela,  il  a  donné  deux 
de  ses  filles  à  des  jeunes  évangélistes  sans  se  faire 
payer.  L'argent  qu'il  a  épargné,  il  l'a  consacré  aux 


206  A  Vécole  de  la  station 

études  de  son  fils  aîné  qu'il  a  envoyé  dans  une  école 
supérieure....  Le  vieux  missionnaire  se  sentit  soudain 
pris  de  pitié  pour  Jacob.  Mais  il  réagit  sans  tarder. 
L'Eglise  a  été  souillée,  l'Evangile  terni;  malheur  à 
celui  qui  expose  le  nom  de  Christ  à  l'opprobre. 

Et  d'une  voix  sévère,  il  dit  :  «  Jacob,  je  sais  tout.  » 

Jacob  ne  bougea  pas. 

Enfin,  levant  ses  j^eux  de  l'air  le  plus  innocent  du 
monde,  il  dit  :  «  Eh  quoi  donc  ?  » 

Le  retour  au  type  chez  le  chrétien  noir  se  manifeste 
de  deux  manières.  D'abord  par  la  désassociation  de  la 
vie  morale  et  de  la  vie  religieuse.  Jacob  avait  prati- 
qué cette  désassociation  durant  cinq  ans,  menant  une 
existence  d'adultère,  d'immoralité,  tout  en  conservant 
sa  position  dans  l'Eglise,  ses  privilèges  de  commu- 
niant et  d'évangéliste.  îl  manifestait  maintenant  le 
second  caractère  du  chrétien  dégénéré.  Il  exigeait 
qu'on  lui  donnât  des  preuves  juridiques  de  sa  faute  et 
ne  s'estimait  pas  coupable  tant  que  le  procès  n'avait 
pas  été  dûment  instruit.  Rien  d'étonnant  à  cette  pré- 
tention, psychologiquement  parlant  :  Le  Dieu  vivant 
et  saint  a^'ant  disparu  de  son  horizon,  le  tribunal  des 
hommes  restait  seul  l'arbitre  de  sa  culpabilité. 

Il  fallut  donc  appeler  sa  complice,  les  confronter, 
le  dénonciateur  Frank  étant  présent,  et  c'était  pitié 
vraiment  de  voir  la  pauvre  femme  forcée  d'accuser 
son  séducteur,  partagée,  on  le  vo3'aiL,  entre  la  crainte 
de  son  frère  et  celle  de  son  évangéliste.  Frank  était 
implacable  ;  il  tenait  à  son  chiffre  de  cinq,  car  il  avait 
bien  l'intention  de  réclamer  cinq  fois  dix  livres  d'a- 
mende, une  dizaine  pour  chaque  action  criminelle. 
C'est  le  tarif  fixé  par  le  tribunal  indigène.  Et  comme 
Jacob  protestait  et  disait  :  —  Tu  me  tues,  le  jeune 
homme  ajouta  seulement  ce  mot  :  —  C'est  bien  I  Nous 
irons  chez  le  commissaire  ! 

La  résistance  du  vieux  tomba  du  coup.  Il  savait 


U éternel  féminin  207 

Frank  au  courant  des  us  et  coutumes  des  blancs;  s'il 
le  menaçait  du  commissaire  c'est  que,  sans  doute,  la 
peine  infligée  par  le  tribunal  anglais  était  bien  plus 
terrible  encore.  Qui  sait  ?  On  allait  le  mettre,  lui  Jacob, 
en  prison  pour  de  longues  années. 

—  Je  payerai  les  cinquante  livres,  dit-il. 

—  Elles  serviront  à  l'éducation  de  l'enfant  qui 
naîtra. 

—  Et  maintenant,  reprit  le  missionnaire,  après  que 
les  deux  hommes  eurent  réglé  leur  aff"aire  à  eux,  toi, 
Jacob,  tu  es  cassé  de  ta  charge  d'évangéliste.  Tu  es 
mis  sous  discipline  pour  longtemps.  Tu  ne  souilleras 
plus  la  table  sainte  de  ta  présence.  Je  ne  te  repousse 
pas.  Au  contraire  I  Que  Dieu  ait  pitié  de  toi  et  te 
ramène  à  Lui  !  Viens  donc  au  culte,  tous  les  diman- 
ches, mais  tu  t'asseoiras  au  dernier  banc,  avec  les 
pénitents.  Au  reste  l'annexe  que  tu  as  tuée  par  tes 
infidélités  sera  supprimée  et  tes  ouailles  pourront 
venir  sur  la  station  pour  les  cultes  et  les  catéchismes, 
si  elles  désirent  encore  suivre  la  voie  de  Dieu. 

Accablé,  atterré,  le  vieux  pécheur  courbait  son  dos 
plus  bas.  Il  regardait  d'un  œil  plus  fixe  le  plancher. 
Enfin  il  dit  :  Pourrai-je  rester  dans  ma  maison  ou 
dois-je  m'en  aller  avec  toute  ma  famille  ? 

—  Tu  peux  y  demeurer  pour  le  moment  bien  qu'elle 
ait  été  construite  par  l'Eglise.  On  verra  plus  tard. 

Jacob  se  leva  pour  partir.  Arrivé  à  la  porte,  il  se 
retourna  pour  saluer.  Il  resta  un  moment  debout,  les 
genoux  un  peu  plies,  serrés  l'un  contre  l'autre,  ses 
paupières  tremblotantes,  dans  une  attitude  étrange- 
ment simiesque.  il  avait  un  air  à  la  fois  méprisable 
et  pitoyable.  Que  voulait-il  dire?  Enfin  il  se  retira. 

Les  deux  missionnaires  demeurés  seuls  dans  la 
petite  chambre  peu  éclairée  se  regardèrent.  Ils  pous- 
sèrent en  même  temps  un  gros  soupir.... 

—  Triste,  triste  !  disait  Senior. 


208  A  r école  de  la  station 

—  Navrant,  répondit  Junior....  Ah  !  la  déchéance  ! 
Ce  que  les  Anglais  appellent  le  «  down  grade  ))  !  Vous 
rappelez-vous  les  tas  de  noyaux  de  «  makagnes  »  der- 
rière le  village  de  Jacob  ?  On  buvait,  on  buvait  beau- 
coup chez  lui.  L'immoralité  va  toujours  de  pair  avec 
l'ivrognerie. 

—  Pauvre  homme  I  Si  intelligent,  si  profondément 
déchu  !  Et  il  faudra  annoncer  la  terrible  nouvelle  à 
l'Eglise,  dimanche  prochain.... 

—  Evidemment.  Elle  va  du  reste  s'ébruiter  sans 
tarder.... 

—  Que  Dieu  nous  soit  en  aide  !  Puisse  le  scandale 
n'être  pas  trop  meurtrier  ! 

—  La  déception  est  grande,  certes,  et  c'est  navrant 
d'avoir  à  supprimer  une  annexe.  Au  reste,  il  est  évi- 
dent qu'un  mauvais  esprit  souffle  depuis  quelque 
temps  sur  notre  congrégation.  A  l'école  aussi  nous  le 
sentons  :  je  suis  fort  préoccupé  par  Zidji. 

—  Par  Zidji?  Est-ce  possible?  Le  brave  des  braves  ! 

—  Je  crains  qu'il  ne  file  un  mauvais  coton.  Mais  je 
ne  sais  encore  rien  de  positif. 

Et  les  deux  hommes  qui  avaient  mis  tout  leur  cœur 
à  leur  œuvre  se  serrèrent  la  main  avec  tristesse  et  se 
séparèrent. 

Le  lendemain  l'attelage  des  six  bœufs  de  la  station 
partait  pour  l'annexe  supprimée.  On  chargeait  sur  le 
wagon  les  tables,  les  bancs,  les  tables  d'épellation,  le 
tableau  noir,  tout  le  matériel  scolaire  et  ecclésiastique 
qui  avait  été  confié  à  Jacob.  Celui-ci,  les  mains  dans 
ses  poches,  les  genoux  plies,  l'œil  vague,  laissa  les 
garçons  de  Monéri  accomplir  leur  œuvre.  Sa  femme 
lui  demanda:  «Que  font-ils?»  Il  répondit  par  un 
haussement  d'épaules.  Etait-elle  dans  le  secret? 

Quel  triste  culte,  le  dimanche  suivant,  dans  l'église 
où  l'on  avait  passé  tant  de  belles  heures  lors  de  la 
guerre....  Après  la  lecture  des  bans  de  John  et  Lydia, 


L'éternel  féminin  209 

faite  pour  la  seconde  fois,  le  vieux  missionnaire 
raconta  en  phrases  brèves,  mesurées,  l'histoire  de 
Jacob.  Il  choisit  ses  termes,  parce  qu'il  y  avait  des 
enfants  dans  l'assemblée,  mais  tous  ceux  qui  pouvaient 
comprendre  comprirent.  Cette  communication  fut 
écoutée  dans  un  profond  silence.  Il  est  arrivé  dans 
d'autres  occasions  analogues  que  des  gémissements, 
de  véritables  lamentations  s'élevèrent  dans  l'auditoire. 
Aujourd'hui  rien  de  pareil  ne  se  produisit.  Les  vieux 
étaient  mornes.  Les  jeunes  pensaient  à  la  noce. 

Elle  eut  lieu  un  certain  mercredi,  quinze  jours  plus 
tard,  cette  noce  de  John  Mbanyélé  et  de  Lj^dia  Ndona, 
et,  malgré  les  fâcheux  auspices,  elle  fut  très  gaie,  trop 
gaie  au  goût  des  missionnaires.  Ceux-ci  avaient  songé 
un  instant  à  la  célébrer  sans  fête,  car  l'Eglise  était  en 
deuil.  En  définitive  ils  n'avaient  pas  estimé  que  toute 
la  jeunesse  dût  payer  pour  la  faute  d'un  seul  et  ils 
laissèrent  Dabouka  faire  comme  il  l'entendait.  Le 
mariage  devait,  en  effet,  se  célébrer  dans  le  village  du 
chef  où  les  parents  de  la  jeune  fille  demeuraient. 
Dabouka  avait  déménagé  peu  de  temps  auparavant  du 
côté  de  la  plaine,  dans  les  collines  rocailleuses  que  le 
Gouvernement  lui  avait  données  comme  réserve  pour 
lui  et  sa  tribu.  Il  avait  construit  en  un  site  pitto- 
resque une  maison  à  l'européenne,  recouverte  de  tôle 
galvanisée  et  entourée  d'une  véranda.  Un  grand  arbre, 
moins  beau  que  le  figuier  de  l'ancienne  capitale,  abri- 
tait sa  place  publique  et  c'est  à  l'ombre  de  ce  géant 
qu'il  avait  disposé  les  bancs  pour  les  amis  de  noce  et 
la  table  et  les  chaises  pour  les  missionnaires.  Derrière, 
on  voyait  une  longue  file  de  huttes....  De  l'autre  côté, 
c'était  la  brousse,  les  mimosas  épineux  tout  couverts 
de  pompons  jaunes,  les  herbes  verdissantes  du  prin- 
temps et,  par-dessus,  la  chaîne  du  Drakensberg  avec  la 
coupole    ro3'^ale    du    Mamotsuiri.    La    journée    était 


14 


210  A  l'école  de  la  station 

superbe.  L'Afrique  rayonnait.  L'Afrique,  le  continent 
des  pleurs,  tressaillait  de  joie. 

Dès  neuf  heures  la  foule  commença  à  affluer  à  la 
capitale  :  gros  païens  à  couronne  de  cire  sur  le  crâne, 
femmes  vêtues  de  leurs  jupes  minimes  bariolées   de 

rouge  et  de  bleu et  puis  les  chrétiens,  les  jeunes 

gens  en  pantalons  et  cols  rabattus  et  les  jeunes  filles  pa- 
rées de  leurs  toilettes  claires  avec  des  rubans  qui  pen- 
daient dans  le  dos....  Ces  rubans  bleus,  blancs,  roses 
qu'on  portait  il  y  a  quelques  années  et  qu'on  appelait  du 
nom  étrange  de  «  Jeune  homme,  suivez-moi,  »  faisaient 
fureur  au  sein  de  la  jeunesse  féminine  du  Bokhaha  et 
plus  d'une  qui  n'avait  pas  pa3"é  sa  contribution  ecclé- 
siastique en  avait  suspendu  deux  ou  trois  dans  la 
région  des  omoplates. 

Un  peu  plus  tard  la  voiture  des  missionnaires  fut 
signalée.  Dabouka  leur  avait  prêté  deux  mules  frin- 
gantes pour  les  amener  plus  rapidement  à  travers  la 
plaine.  Puis  ce  furent  les  jeunes  hommes  de  l'école 
d'évangélistes  qu'on  entendit  dans  le  lointain  souf- 
flant dans  leurs  trompettes.  Car  c'était  jour  de  congé. 
Plusieurs  d'entre  eux  étaient  amis  de  noce  de  l'époux. 
Zidji  était  le  premier  en  sa  qualité  de  parent  et  cama- 
rade d'enfance.  La  troupe  se  forma  à  quelque  distance 
de  la  capitale  et  fit  son  entrée  en  jouant  assez  propre- 
ment un  cantique  à  quatre  voix.... 

Les  demoiselles  d'honneur,  après  s'être  promenées 
dans  la  foule,  les  bras  ballants  et  en  fredonnant  des 
airs,  se  retirèrent  dans  une  hutte  spéciale  ;  les  garçons 
en  firent  autant.  Monéri  s'installa  sous  l'arbre  derrière 
la  table,  les  hommes  s'assirent  par  terre  d'un  côté, 
les  femmes  de  l'autre,  chrétiennes  au  centre,  païennes 
à  la  périphérie  et  on  attendit.  Un  mouvement  se  pro- 
duisit du  côté  des  huttes  ;  une  robe  blanche  parut. 
Alors  toute  l'assemblée  se  leva  et  l'on  entonna  le 
chant  de  réception  des  mariés  : 


U éternel  féminin  211 

Salut,  ô  mariés  !  Venez  avec  bonheur  : 
C'est  Dieu  qui  vous  appelle, 
C'est  Lui  qui  vous  unit!... 

Les  basses  puissantes  répondaient  aux  sopranos 
criards  en  des  vocalises,  des  coulées  du  plus  bel  effet. 
D'une  autre  hutte  les  jeunes  gens  sortirent  ;  Dabouka 
conduisait  l'époux  et  Ndona,  le  païen  endurci,  l'œil 
plus  dur,  plus  indifférent  que  jamais,  accompagnait  la 
belle  Lydia  à  l'autel.  Il  avait  admis  pour  un  jour  le 

cérémonial  chrétien Les  deux  cortèges  se  réunirent 

sur  la  place,  se  fraj^èrent  un  passage  jusqu'aux  bancs. 
Qu'elle  était  jolie,  Lydia,  avec  sa  toilette  blanche  toute 
simple,  son  turban  immaculé,  couronne  d'argent  dans 
ses  cheveux  très  noirs.  Ses  yeux  brillaient  de  joie. 
Elle  n'était  pas  morose.  Elle  ne  faisait  pas  la  moue 
comme  c'est  le  cas  de  presque  toutes  les  épouses  noi- 
res le  jour  de  leur  noce.  Mais  elle  marchait  pénible- 
ment, la  malheureuse  !  Elle  avait  chaussé  une  paire 
de  souliers  bruns  trop  petits  pour  son  pied.  L'antilope 
sauvage  s'était  laissé  emprisonner  pour  obéir  à  l'ab- 
surde étiquette  des  Eglises  indigènes. 

Monéri  Junior  qui  était  assis  auprès  de  son  collègue 
tressaillit.  Derrière  les  époux  venait  Zidji  ;  il  était  le 
plus  beau,  le  plus  grand  des  amis  de  noce.  Mais  il 
accompagnait  Dédéya....  Dédéj^a  ?  C'était  donc  vrai! 
Cette  fille  était  habillée  avec  un  mauvais  goût  parfait. 
Un  corsage  de  velours  vert,  dix  gros  bracelets  à  cha- 
que bras  et,  sur  le  front,  une  cocarde  faite  avec  une 
queue  de  civette  et  quatre  grands  picots  surmontés  de 
fausses  améthj^stes  qui  se  croisaient  derrière  la  cocarde 
en  diagonales.  Et  quelle  figure  1  Des  j^eux  éteints, 
désagréablement  langoureux  avec  des  éclairs  peu  ras- 
surants et  une  tignasse  comparable  à  celle  d'un  mou- 
ton qu'on  n'a  pas  tondu  pendant  au  moins  deux  ans. 

Avec  une  gaucherie  rare  tout  ce  monde  vint  s'asseoir 
sur  les  bancs  préparés,  les  deux  époux   avec   leurs 


212  A  l'école  de  la  station 

conducteurs  sur  celui  de  devant,  les  garçons  tous  en- 
semble sur  le  second  banc  et  les  filles  au  hasard, 
comme  elles  purent,  sur  le  troisième.  L'époux  avait 
des  pantalons  gris  retroussés,  une  jaquette  noire,  une 
cravate  bleue  et  rouge  et  un  petit  chapeau  fortement 
abaissé  sur  les  yeux.  L'un  de  ses  camarades,  l'artiste 
du  Bokhaha,  qui  savait  sculpter,  modeler,  voire  même 
coudre  des  robes  (il  était  l'auteur  de  celle  de  la  ma- 
riée), un  jeune  homme  qui  répondait  au  nom  d'Alfred, 
se  distinguait  par  une  touffe  de  cheveux  crépus  qu'il 
avait  laissés  croître  à  l'avant  de  la  tête.  Il  avait  enfilé 
dans  sa  boutonnière  une  marguerite  couleur  carmin, 
la  «  Barberton  daisy  »  qui  fleurit  au  printemps  dans 
les  vallons  ombragés.  Lydia  tenait  à  la  main  trois 
fleurs  de  lis  roses.  Elle  était  digne  de  tenir  des  lis. 
C'était  une  pure  jeune  fille. 

Le  service  fut  célébré  au  sein  d'un  silence  relatif. 
Le  marié,  répétant  après  le  missionnaire  les  paroles  de 
la  liturgie,  dit  à  voix  assez  haute  : 

—  Je  veux  vivre  avec  elle  selon  la  règle  chrétienne, 
observant  les  devoirs  que  la  Parole  de  Dieu  m'impose. 
Je  l'aimerai,  je  l'exhorterai  à  marcher  sur  les  traces  du 
Seigneur.  Je  la  garderai,  je  la  délivrerai  du  mal,  je  ne 
la  battrai  pas. 

Ici  les  garçons  se  lancèrent  un  regard  par-dessous. 
Dans  une  église  voisine,  un  époux  prudent  avait  un 
jour  ajouté  à  cette  promesse  la  réserve  suivante  :   «  Je 

ne  la  battrai  pas   si  elle  m'obéit »   Cela  avait  fait 

scandale.  John  Mbanyélé  promit  sans  réserve.  Il 
alla  bravement  jusqu'au  bout  répétant  toutes  les  paro- 
les de  l'engagement  chrétien.  La  jeune  fille,  elle,  écouta 
en  silence  la  formule  des  promesses  féminines  et  se 
contenta  de  répondre  ;  «  Eéé,  »  c'est-à-dire  oui.  Le  céré- 
monial de  l'Eglise  thonga  le  veut  ainsi,  par  condes- 
cendance pour  la  femme  qui  serait  trop  émue  si  elle 
avait  à  parler  en  public. 


L'éternel  féminin  213 

Après  quoi  le  missionnaire  leur  dit  aux  deux: 
«  Donnez-vous  la  main,  »  et  il  les  bénit....  Lydia  se 
tint  debout  avec  un  véritable  héroïsme  durant  tout 
l'interrogatoire.  Ses  souliers  lui  faisaient  mal.  Elle 
n'eut  pas  le  courage  de  les  enlever  durant  le  prêche 
comme  d'autres  l'ont  fait  avant  elle.  Elle  supporta  l'é- 
preuve victorieusement. 

Après  une  exhortation  générale  aux  païens  sur  la 
beauté  du  mariage  chrétien,  Monéri  donna  la  bénédic- 
tion finale.  Le  cortège  se  reforma  et  alors  commença 
une  curieuse  cérémonie,  une  cérémonie  d'un  pittores- 
que achevé  à  laquelle  les  missionnaires  assistaient 
étonnés  et  amusés.  Les  époux  se  donnant  le  bras 
étaient  suivis  des  six  couples  de  leurs  amis  de  noce. 
Ils  étaient  tous  graves,  sérieux  comme  s'ils  eussent 
suivi  un  corbillard.  Ils  chantaient  et  toute  la  foule 
avec  eux  un  cantique  bien  rythmé,  l'un  des  plus  popu- 
laires du  recueil,  mais  dont  les  paroles  n'étaient  rien 
moins  que  gaies. 

Tu  es  infiniment  grand,  ô  Eternel. 

Tu  es  un  Dieu  de  justice  ! 

Et  tes  jugements  sont  terribles.... 

Un  des  évangélistes  muni  d'une  queue  de  bœuf  les 
précédait.  De  temps  en  temps,  il  sortait  du  cortège, 
courait  vers  les  mariés,  les  époussetait  des  pieds  à 
la  tête  avec  ce  plumeau  d'un  nouveau  genre,  s'em- 
pressant,  souriant,  faisant  le  fou.  Tout  autour  la  foule 
se  pressait,  gaie,  admiratrice,  en  liesse....  Mais  bien- 
tôt on  vit  deux  partis  se  former.  Un  gaillard  de  six 
pieds  de  haut,  nommé  Samuel,  frère  de  Lydia,  arriva 
portant  une  branche  verte  et  un  monumental  couteau. 
Il  s'élançait  en  avant,  il  courait,  il  revenait  vers  les 
époux  brandissant  son  arme  et  criant  : 

«  Vous  dites  que  nous  sommes  vaincus  parce  que 
nous    vous    avons    abandonné    notre    fille  ?   Point  du 


214  A  l'école  de  la  station 

tout  I  Nous  ne  l'avons  laissée  aller  que  parce  que  nous  le 
voulions  bien.  Qui  êtes-vous  donc?  Des  sans  le  sou, 
des  misérables....  Avez-vous  même  une  maison  pour 
l'abriter,  dites  ?  » 

Là -dessus  une  sœur  de  l'époux  s'écrie  :  «  Vous 
êtes  vaincus  !  Nous  l'avons  maintenant  notre  femme  ; 
vous  ne  la  reprendrez  jamais,  tas  de  gens  de  rien,  fils 
de  chien  !  » 

Et  Samuel  de  répondre  toujours  plus  excité  :  «  C'est 
parce  que  nous  l'avons  bien  voulu.  « 

Il  file,  il  disparaît  ;  il  revient  avec  une  pioche  :  il  la 
brandit,  il  laboure  la  place  :  «  Elle  est  une  fameuse 
laboureuse,  allez  !  Elle  vous  dépasse  toutes,  vous  les 
femmes  de  Mbanyélé.  Vous  ne  lui  allez  pas  à  la  che- 
ville. » 

Là-dessus,  deux  ou  trois  vieilles,  les  mères  et  tan- 
tes de  l'époux,  courant  à  petits  pas,  tout  essoufflées, 
s'approchent  de  la  mariée  et  vont  crier  à  ses  oreilles  : 
«  C'est  nous  qui  sommes  tes  belles-mères  !  Sois  heu- 
reuse d'avoir  obtenu  un  mari.  C'est  à  nous  que  tu  le 

dois.  Mais  tu  n'as  pas  de  respect  pour  nous Tu  vas 

amener  de  mauvaises  mœurs  dans  notre  village. 
Nous  vous  connaissons,  vous  tous  du  clan  des  chiens.  » 

«  Taisez-vous,  s'écrie  une  des  parentes  de  Ljdia 
et  voyez.  » 

Elle  répand  sur  le  sol  un  panier  plein  de  farine  : 
((  C'est  ainsi  que  vous  ferez.  Quand  elle  aura  bien  pilé 
son  grain,  vous  le  jetterez  par  terre,  vous  la  persécu- 
terez. Vous  l'appellerez  une  paresseuse,  une  adul- 
tère.... » 

Une  autre  arrive  sur  ces  entrefaites  avec  un  vieux 
sac  vide,  percé,  troué,  qu'elle  avait  ramassé  au  fond 
d'une  hutte  :  «  Voilà  votre  image.  Toute  votre  fortune 
tiendrait  là  dedans,  dit-elle,  gens  de  rien....  » 

Les  sœurs  de  l'époux  se  précipitent  sur  elle,  lui 
arrachent  le  sac,  le  lancent  hors  du  villaaîe  avec  des 


L'éternel  féminin  215 

rires  à  en  perdre  haleine.  Et  c'étaient  des  lazzis,  des 
défis,  des  insultes  sans  fin  !  Gabaza,  la  femme  de  Da- 
bouka,  parent  de  John,  se  venge  de  l'insulte  du  sac 
en  lançant  sur  la  place  un  vieux  journal  froissé, 
maculé  :  «  Voilà  ce  que  vous  êtes,  vous  !  » 

Là-dessus  les  sœurs  de  Lydia  se  précipitent,  pous- 
sent avec  leurs  pieds  le  papier  aux  confins  de  la 
place....  Gabaza  le  ramène.  Elles  se  bousculent: 
«  Vous  ne  possédez  même  pas  une  cuillère  pour  la  don- 
ner à  notre  fille,  dit  la  vieille  Sara,  la  mère  de  l'épouse, 
dont  la  figure  attristée  s'est  singulièrement  excitée  à 
ce  jeu.  » 

Et  pendant  ce  temps  le  cortège  continue  sa  proces- 
sion chantant  le  Psaume  116. 

J'aime  mon  Dieu,  car  son  divin  secours 
Montre  qu'il  a  ma  clameur  entendue. 

Rien  de  plus  étrange  que  ce  contraste  entre  la  mélo- 
die huguenote  et  la  scène  de  mœurs  bantoue.  Car  c'est 
là  évidemment  l'antique  coutume  du  combat  simulé 
qui  accompagne  toujours  la  conclusion  d'un  mariage 
chez  les  tribus  thonga.  D'aucuns  disent  que  c'est  le 
reste  défiguré  des  mariages  par  enlèvement  que  l'on 
aurait  pratiqués  autrefois.  D'autres  expliquent  ce  rite 
par  le  désir  qu'éprouvent  les  parents  de  la  mariée  de 
faire  valoir  leur  fille  et  de  compenser  ainsi  en  quelque 
mesure  la  diminution  que  subira  leur  famille  par  le 
départ  de  l'épouse. 

Il  se  produisit  un  très  drôle  d'incident  durant  cette 
promenade  agitée.  Une  vieille  femme,  parente  de  Lydia, 
oublia  à  quel  parti  elle  appartenait  et  se  mit  à  insulter 
la  famille  de  l'épouse. 

—  Que  fais-tu,  nigaude,  lui  dirent  ses  proches,  c'est 
sur  les  autres  qu'il  faut  tomber. 

Mais  la  vieille,  ayant  apparemment  perdu  la  tête 
complètement,  défendait  sa  position  et  continuait  de 


216  A  l'école  de  la  station 

plus  belle.  Au  reste  ce  combat  est  des  plus  platoni- 
que. On  n'en  vient  que  très  rarement  aux  coups.  Il  est 
bien  entendu  que  c'est  un  jeu  et  rien  de  plus.  Parfois 
cependant  cela  finit  mal. 

Le  soleil  était  au  zénith.  Il  faisait  une  chaleur  intense 
et,  dans  l'excitation  du  combat  simulé,  les  visages 
noirs  s'étaient  couverts  de  sueur.  Aussi  se  dirigea-t-on 
volontiers  vers  la  maison  du  chef  lorsqu'un  messager 
annonça  que  le  repas  des  époux  était  servi.  Dabouka 
avait  bien  fait  les  choses.  Les  jeunes  gens  trouvèrent 
des  tables  mises,  des  chaises,  des  assiettes  et  des  ser- 
vices. Il  y  eut  trois  viandes,  l'une  entre  autres  accom- 
pagnée de  riz  assaisonné  de  «cury»;  il  y  eut  de  nom- 
breuses cruches  de  bière  plus  ou  moins  légère.  Les 
invités  ne  savaient  pas  tous  manger  proprement.  Ils 
avaient  l'air  fort  intimidé  et  le  silence  régnait  parmi 
eux  quand  les  missionnaires  vinrent  les  saluer  et  leur 
souhaiter  un  bon  appétit.  Peu  à  peu  cependant  le 
genre  solennel  fit  place  à  la  gaieté  et,  les  estomacs 
une  fois  satisfaits,  la  procession  reprit  de  plus  belle 
d'un  bout  à  l'autre  de  l'unique  rue  du  village  et  retour. 
Tous  les  chants  du  répertoire  y  passèrent.  Les  graves 
mélodies  prenaient  un  caractère  plus  sauvage.  Le 
cortège  accélérait  sa  marche.  Le  soleil  descendait  à 
l'horizon. 

—  Gana,  dit  Monéri  à  l'un  des  évangélistes  qui  sui- 
vait aussi  les  cours  de  l'école,  nous  devons  retourner 
à  la  station.  Reste  ici  et  surveille  la  fête  pour  qu'elle 
se  termine  convenablement.  A  huit  heures  du  soir,  tu 
congédieras  chacun.  Et  la  carriole  des  missionnaires 
partit. 

Les  élèves  de  l'école  devaient  être  rentrés  à  neuf 
heures  dans  leurs  quartiers,  car  il  y  avait  une  heure 
de  marche  de  la  capitale  de  Dabouka  à  la  station.  A 
dix  heures  ils  n'avaient  pas  encore  paru.  Enfin  vers 
dix  heures  et  demie  on  entendit  des  sons  discordants 


L'éternel  féminin  217 

de  trompettes.  Ils  arrivaient  accompagnés  par  Gana. 
Celui-ci,  voyant  encore  de  la  lumière  sous  la  véranda 
du  directeur,  gravit  la  colline  pour  expliquer  le 
retard  : 

—  J'ai  fait  mon  possible  pour  disperser  la  foule  à 
huit  heures.  La  plupart  sont  retournés  chez  eux,  mais 
les  amis  de  noce  n'ont  rien  voulu  écouter  et  celui  qui 
s'est  opposé  le  plus  fortement  c'est  Zidji.  Je  ne  sais 
pas  ce  qu'il  avait.  Peut-être  était-ce  à  cause  de  la  bière 
qui  lui  était  montée  à  la  tête  ou  à  cause  de  sa  voisine 
qui  avait  une  cocarde  sur  la  tête. 

Le  lendemain  le  directeur  appela  Zidji  dans  son 
petit  bureau  particulier.  Lorsqu'un  élève  était  convo- 
qué dans  cette  pièce-là,  c'est  que  l'affaire  était  grave. 
Zidji  n'y  avait  encore  jamais  passé.  Cependant  Monéri 
lui  parla  avec  douceur.  Il  lui  demanda  pourquoi  il 
n'avait  pas  obéi,  s'il  y  avait  quelque  chose  de  nou- 
veau, d'interdit  dans  sa  vie.  Il  ouvrit  toute  grande 
devant  le  jeune  homme  la  porte  des  confessions.  Zidji 
se  raidit.  Il  n'avoua  rien.  Il  déclara  que  tous  les  amis 
de  noce  avaient  été  d'accord  pour  prolonger  un  peu 
les  réjouissances  et  queDabouka  le  leur  avait  permis. 
Du  reste,  ils  n'avaient  fait  que  chanter  des  canti- 
ques. 

Il  était  aisé  néanmoins  de  sentir  que  Zidji  avait  le 
cœur  tout  à  fait  pris;  mais  il  n'avait  commis  aucune 
action  prouvant  qu'il  avait  des  relations  avec  la  jeune 
fille;  le  missionnaire  s'abstint  donc  de  l'interroger  sur 
ce  sujet;  c'eût  été  souverainement  impolitique  :  en 
l'absence  d'aucune  preuve  Zidji  eût  triomphé  et  ce 
triomphe  l'eût  endurci. 

Le  fait  probant,  le  fait  patent  d'ailleurs  ne  pouvait 
manquer  de  se  produire  et  il  se  produisit  en  effet  sans 
trop  tarder. 


218  A  l'école  de  la  station 

Pour  comprendre  le  récit  qui  va  suivre,  il  est  néces- 
saire de  se  rendre  compte  de  la  topographie  des  lieux 
où  se  passe  notre  histoire.  La  station,  avons-nous  dit, 
était  bâtie  au  flanc  d'une  colline.  A  mi-côte  se  dressaient 
les  deux  maisons  des  missionnaires,  l'une  d'elles  abri- 
tée par  le  grand  figuier  sous  lequel  Monéri  recevait 
parfois  ses  hôtes.  Au  pied  les  néophj^tes  avaient  bâti 
leurs  cases  qui  formaient  deux  rues  superposées  sur 
la  moitié  Est  de  la  colline.  Sur  la  moitié  Ouest,  au 
même  niveau,  se  trouvait  l'établissement  de  l'école 
d'évangélistes.  Il  était  séparé  du  village  des  chrétiens 
par  une  zone  vague  assez  large  où  le  directeur  avait 
installé  le  jardin  de  l'école.  On  pouvait  donc  se  rendre 
à  plat  de  chez  Dédéya  chez  Zidji.  Mais  le  petit  sentier 
qui  reliait  le  dortoir  des  jeunes  gens  à  la  maison  de  la 
jeune  fille  était  très  peu  fréquenté  et  d'ailleurs  il  3' 
avait  une  règle  qui  interdisait  à  n'importe  qui  d'aller 
sur  le  terrain  de  l'institution  et  d'entrer  dans  les  mai- 
sons sans  permission  spéciale.  C'était  prudent.  Or 
récemment  les  jeunes  filles  du  village  avaient  pris 
l'habitude  de  fouler  plus  souvent  ce  sentier,  cela  grâce 
à  ce  fameux  canal  qui  faisait  la  richesse  et  le  malheur 
des  habitants.  En  effet  on  n'osait  pas  puiser  l'eau 
directement  au  ruisseau  pour  les  usages  culinaires,  vu 
que  chacun  s'}'  lavait  le  corps  et  qu'il  roulait  passa- 
blement d'immondices.  Les  élèves  évangélistes  avaient 
eu  l'idée  de  creuser  non  loin  de  leur  maison  un  petit 
puits  au-dessous  du  canal.  L'eau  filtrait  à  travers  la 
terre  et  se  purifiait.  Elle  remplissait  le  trou  et  était 
sensiblement  plus  claire  que  celle  du  ruisseau.  Au 
village  aussi  les  hommes  avaient  fait  un  puits  de  ce 
genre.  Mais  il  s'était  effondré  et  on  ne  l'avait  pas 
réparé.  Aussi  les  femmes  avaient-elles  commencé  à  se 
servir  de  celui  des  élèves  et,  sans  qu'on  y  eût  pris 
garde,  elles  l'avaient  adopté  peu  à  peu.  Filles  et  fem- 
mes passaient  et  repassaient  donc  à  travers  la  zone 


U éternel  féminin  219 

intermédiaire,  droit  au-dessus  des  carrés  de  légumes 
de  Monéri,  leurs  cruches  de  terre  sur  la  tête.  Or  tout 
autour  du  puits  primitif,  Zidji  avait  planté  des  cannes 
à  sucre.  C'était  son  petit  jardin  particulier.  Car  dans 
cette  région  incomplètement  cultivée,  chaque  élève 
avait  le  droit  de  semer  ce  qui  lui  plaisait  durant  ses 
loisirs.  Un  beau  matin,  peu  de  jours  après  la  noce  de 
Lydia,  Zidji  cacha  à  l'aisselle  d'une  des  feuilles  de  ses 
roseaux  sucrés  une  lettre  pour  sa  belle.  Il  savait  qu'elle 
viendrait  au  puits.  Il  l'avait  sans  doute  avertie  qu'il 
placerait  ses  messages  dans  cette  cachette  digne  d'a- 
briter des  billets  doux;  il  est  probable  que  les  deux 
amoureux  en  avaient  échangé  plusieurs  déjà  à  cet 
endroit  propice....  Le  sort  voulut  que  ce  matin-là,  tan- 
dis que  Zidji  assistait  innocemment  à  une  leçon  sur 
les  fractions,  le  vent  fit  tomber  la  lettre  par  terre. 
Monéri  qui  était  allé  visiter  son  jardin  aperçut  la 
feuille  de  papier  et  la  ramassa.  Ce  qu'il  vit  l'étonna  si 
fort  qu'il  la  mit  dans  sa  poche  et  alla  s'asseoir  à  son 
bureau  pour  l'examiner  en  détail.  Elle  était  écrite  en 
thonga  et  commençait  par  ces  mots  : 

«  Oyo  1  yo  1  3^0  1  Deareys  (pour  dearest,  très  chère), 
ma  bien-aimée.  Je  pleure  lorsque  je  vois  qu'on  va  te 
prendre  à  moi  !  Cette  lettre  est  une  lettre  pour  mon- 
trer que  je  t'aime.  Adieu  1  adieu  ! 

Dearest  I  ou  ma  bien-aimée.  Je  m'arrête  ici.  C'est 
moi  qui  suis  à  toi.  » 

Suivaient  des  dessins  faits  au  pointillé  avec  une 
gaucherie  très  grande  et  qu'accompagnaient  quelques 
phrases  explicatives.  D'abord  un  objet  ressemblant  à 
un  soufflet  de  cuisine  gonflé  et  sous  lequel  on  lisait  : 
«  Mon  cœur,  quand  il  est  heureux.  »  Puis  une  cons- 
truction étrange  en  triangles  et  en  arabesques  avec 
cette  inscription  :  «Une  fleur  très  brillante  qui  repré- 
sente très  bien  l'amour.  »  Et,  au-dessus,  l'image  d'un 
arbre  avec  des    branches  en    grand    nombre   portant 


220  A  l'école  de  la  slation 

chacune  à  son  extrémité  quelques  points  noirs  sym- 
bolisant des  fleurs.  L'explication  disait  :  «  C'est  ton 
cœur,  il  est  long  autant  que  cet  arbre.  »  De  l'autre 
côté  de  la  page  l'amoureux  avait  dessiné  cinq  ou  six 
tableaux  plus  significatifs  encore.  En  haut,  à  gauche, 
un  portrait  féminin  entouré  d'ondes  mystérieuses  était 
interprété  par  ces  mots  :  «  Cela  montre  que  nous  ne 
devons  pas  nous  séparer.  »  Un  autre,  à  la  taille  très 
étroite,  le  visage  en  profil,  le  corps  de  face  avait  été 
pointillé  avec  un  soin  spécial.  «  C'est  toi  que  j'aime 
toujours,  »  disait  la  légende.  Au-dessous,  une  forme 
masculine  que  Zidji  avait  eu  l'intention  de  rendre 
aussi  hideuse  que  les  autres  étaient  angéliques,  était 
accompagnée  de  cette  exhortation  dictée  par  une  jalou- 
sie noire  :  «  Vois  combien  vilain  est  l'homme  que  tu 
aimes,  Velémou.  » 

—  Tiens,  il  y  a  donc  un  rival,  se  dit  Monéri.  Ce 
Velémou,  c'est  sans  doute  Wilhelm,  un  jeune  homme 
qui  est  aussi  revenu  récemment  des  villes,  aj^ant 
gagné  beaucoup  d'argent.  Il  est  vrai  qu'il  en  a  aussi 
rapporté  une  maladie  de  poitrine.  Mais  cette  coquette 
de  Dédéya  se  laisse  faire  la  cour  par  lui  aussi.... 

Enfin,  dans  un  cadre  qui  occupait  la  fin  de  la  let- 
tre, on  voyait  deux  amoureux  se  donnant  la  main.... 
probablement  deux  époux  devant  l'autel,  le  jour  de 
leur  noce,  debout  comme  John  et  Lydia  et  on  lisait 
autour  des  formes  carrées  du  jeune  homme  :  «  Tu  me 
vois  ici,  ma  très  chère,  moi  qui  t'aime  beaucoup.  Il 
faut  que  tu  me  voies.  » 

Et  près  de  la  taille  de  guêpe  de  la  jeune  fille  :  «C'est 
toi,  le  jour  où  nous  sommes  debout  ensemble.  Regarde- 
toi  bien,  ma  bien-aimée.  » 

—  Touchant  !  Vraiment  touchant,  dit  Monéri  quand 
il  eut  fini  sa  lecture.  Brave  Zidji  1  II  n'y  a  rien  de 
vilain,  rien  d'impur  dans  ce  billet.  C'est  innocent 
comme  l'enfant  qui  vient  de  naître  1  Les  billets  doux 


-Si  ^ 


^<-^ 


^^ÎQAiMoMck  &^Ml  '^C^êVtU  R^-Mèî^ 


Billet  doux  d'un  étudiant  iioir. 


222  A  l'école  de  la  station 

des  noirs  sont  en  général  bien  différents.  Témoin  celui 
de  cette  jeune  fille  répondant  à  un  soupirant  et  lui 
demandant,  entre  autres,  de  lui  procurer....  un  corset. 
Mais,  c'est  bien  grave  1  Le  cœur  de  Zidji  est  terrible- 
ment pris,  ça  se  voit.  Or  il  a  encore  trois  ans  d'études 
devant  lui.  Il  lui  est  interdit  de  se  fiancer  à  l'école. 
Jamais  il  n'attendra  jusqu'alors.  Et  même  s'il  atten- 
dait, cette  pécore  de  Dédéya  ferait  son  possible  pour 
précipiter  les  affaires.  Or  il  y  a  le  péché  africain  qui 
est  à  la  porte!...  Quelle  déplorable  histoire  !  Malheu- 
reux garçon  ! 

Monéri  appela  Zidji  dans  l'après-midi  et,  sans 
autre,  il  lui  mit  la  lettre  sous  les  yeux.  Le  sang  afflua 
au  visage  du  jeune  homme.  Il  ne  sut  que  dire. 

—  Mon  fils,  dit  le  directeur  à  son  élève,  ce  n'est  pas 
mal  de  la  part  d'un  jeune  homme  d'aimer  une  jeune 
fille.  Mais  pour  toi,  ici,  à  l'école  d'évangélistes,  ce 
n'est  pas  ton  affaire.  Tu  connais  la  règle.  Cette  règle 
est  sage.  Rappelle-toi  ce  que  vous  a  dit  l'évangéliste 
Abraham  aux  derniers  examens  :  «  Il  est  impossible 
de  porter  deux  antilopes  à  la  fois  sur  son  épaule. 
L'une  glissera  toujours  par-dessus  l'autre.  Il  est  impos- 
sible de  rôtir  deux  cailles  dans  la  même  marmite. 
Celle  du  haut  ne  sera  pas  cuite  à  point,  ou  si  elle  l'est, 
celle  du  bas  sera  brûlée.  »  Tes  études  avant  tout.  Tu 
n'as  pas  le  temps  de  te  fiancer  maintenant.  Abandonne 
cette  histoire  immédiatement;  prends-en  la  résolution 
devant  Dieu,  sinon  j'ai  grand'peur  que  tu  ne  dérail- 
les  Va  réfléchir,  Zidji.  Je  ne  te  punis  pas,  aujour- 
d'hui. J'espère  que  tu  auras  la  victoire  1  Je  prierai 
pour  toi,  de  mon  côté,  et  quand  tu  sentiras  que  tu  as 
vaincu  la  tentation  tu  viendras  me  le  dire. 

Zidji  se  leva  sans  mot  dire  et  retourna  au  jardin  où 
il  était  en  train  de  repiquer  des  laitues. 

C'est  avec  une  sollicitude  toute  paternelle  que  le 
missionnaire   suivit  son   élève  des  veux   et  du  cœur 


L'éternel  féminin  223 

durant  les  semaines  qui  suivirent.  Le  visage  des  noirs 
est  si  impassible  qu'on  a  grand'peine  à  deviner  ce  qui 
se  passe  derrière.  Il  semblait  néanmoins  que  Zidji 
avait  pris  à  cœur  l'exhortation.  Pas  une  lettre  ne  fut 
trouvée  dans  les  cannes  à  sucre.  A  l'église,  il  ne  détour- 
nait jamais  les  yeux  vers  les  bancs  des  filles.  Un 
samedi  soir,  il  demanda  la  permission  d'aller  évangé- 
liser  quelques  villages  dans  la  plaine,  du  côté  du  nord. 
C'était  l'habitude  des  élèves  de  consacrer  leur  diman- 
che à  ce  travail  de  temps  à  autre.  Ils  partaient  à 
trois  ou  quatre  heures  le  matin  et  revenaient  au  cou- 
cher du  soleil. 

—  Qui  t'accompagnera?  demanda  Monéri. 

—  J'irai  seul,  dit-il. 

—  Bien  !  Tu  peux  aller,  répondit  le  directeur  qui 
faisait  exprès  de  témoigner  une  confiance  particulière 
au  jeune  homme  pour  faire  appel  à  son  sens  de  l'hon- 
neur. Mais  le  lendemain,  lorsque  la  cloche  du  souper 
sonna,  Zidji  n'était  pas  de  retour.  Davida,  le  surveil- 
lant, vint  en  avertir  Monéri. 

—  Appelle  tout  de  suite  Gana,  dit  celui-ci. 

Gana  était  un  des  élèves  de  l'école.  Mais  c'était  un 
homme  marié  et  il  demeurait  au  village  des  chrétiens. 
Le  directeur  l'avait  mis  au  courant  des  affaires  de 
cœur  de  Zidji  et  l'avait  prié  de  surveiller  Dédéya. 

—  Gana,  dit-il,  va  t'informer  chez  Dick  où  est 
Dédéya. 

Gana  redescendit  au  village,  questionna  la  vieille 
mère  qui  surveillait  avec  plus  ou  moins  de  succès  la 
jeunesse  indisciplinée  de  cette  maison.  Dédéj^a  était 
sortie  dans  le  courant  de  l'après-midi  et  n'était  pas 
rentrée.  On  ne  savait  où  elle  avait  disparu. 

—  Malheur,  s'écria  Monéri  en  apprenant  cela. 
Pourquoi  ai-je  permis  à  ce  garçon  de  partir  seul  ?  Ils 
ont  évidemment  comploté  un  rendez-vous.  Que  va-t-il 
se  passer? 


224  A  l'école  de  la  station 

Dans  son  angoisse,  il  prit  sa  trompette  et,  à  plusieurs 
reprises,  il  lança  dans  toutes  les  directions  les  deux 
notes  bien  connues  des  élèves  qui  signifient  :  «  Bouj^ane, 
venez  !  » 

Zidji  et  Dédéya  entendirent  l'appel.  Ils  étaient  déjà 
sur  le  chemin  du  retour.  Il  est  vrai  qu'ils  s'étaient  fixé 
un  rendez-vous,  vrai  aussi  que  Zidji  avait  simulé  un 
grand  désir  d'aller  évangéliser  les  païens  pour  avoir 
l'occasion,  au  retour,  de  voir  sa  bien-aimée Ils  s'é- 
taient rencontrés  au  delà  du  ruisseau,  lorsque  le  soleil 
se  penchait  à  l'horizon  vers  la  cime  de  Mabéléké.... 
Le  jeune  homme  avait  redit  à  la  jeune  fille  son  amour, 
il  l'avait  assurée  que  jamais  il  ne  l'abandonnerait, 
malgré  tout  ce  que  Monéri  lui  avait  dit.  Puis,  la  pre- 
nant par  la  taille,  il  l'avait  entraînée  par  un  chemin 
écarté,  vers  le  désert,  dans  une  région  inhabitée  où 
pâturaient  les  bœufs.  Au  bord  d'un  petit  étang  formé 
par  le  ruisseau,  sous  l'ombre  épaisse  de  quelques 
arbres  toujours  verts  ils  s'étaient  assis,  causant,  jouant, 
et  ils  glissaient  rapidement  sur  la  pente  qui  a  conduit 
tant  de  pauvres  humains  à  l'abîme  lorsque  soudain  un 
grognement  sourd  se  fit  entendre  non  loin  d'eux. 
Ramené  au  sentiment  de  la  réalité,  Zidji  sauta  sur  ses 
pieds.  Il  vit  une  forme  noire  qui  s'enfu3'ait  dans  l'om- 
bre croissante  de  la  nuit.  Il  eut  peur.  Il  se  dit  : 
«  Qu'est-ce  que  je  fais  ici?  » 

A  ce  moment  retentit  l'appel  de  la  trompette.  La 
tète  basse,  il  reprit  le  chemin  de  la  station  avec 
Dédéya.  Arrivés  aux  environs  du  village  ils  se  sépa- 
rèrent pour  n'être  pas  aperçus  ensemble  et,  à  ce 
moment-là,  la  forme  noire  reparut.  C'était  un  immense 
porc,  le  porc  du  père  Shelling  qui  sortait  parfois  de 
son  enclos,  parce  que  quelques  perches  étaient  pour- 
ries. Zidji  se  sentit  rassuré. 

Mais  Monéri  l'attendait  et  l'appela  tout  de  suite  dans 
le  bureau  où  se  traitent  les  affaires. 


U éternel  féminin  225 

—  D'où  viens-tu  ? 

Silence.  Zidji  était  troublé,  mais  il  était  plus  mécon- 
tent qu'humilié. 

—  Tu  as  eu  un  rendez-vous  avec  Dédéya  ? 
Nouveau  silence. 

—  Si  tu  ne  te  hâtes  pas  de  dire  le  contraire,  je  croirai 
qu'il  en  est  bien  ainsi. 

Zidji  se  tut.  Il  n'était  pas  menteur.  D'ailleurs  une 
dénégation  n'aurait  servi  de  rien. 

—  Ainsi  tu  n'as  pas  écouté  les  conseils  de  la  dou- 
ceur. Tu  ne  crains  pas  de  compromettre  ta  vocation, 
toute  ta  carrière  pour  une  fille  qui  n'est  qu'une 
coquette. . . .  Eh  bien,  sache  que  durant  les  vacances  qui 
vont  commencer  tu  ne  resteras  pas  au  village.  Tu 
accompagneras  le  wagon  qui  doit  aller  aux  Spelonken; 
tu  conduiras  les  bœufs.  C'est  ta  punition.  Et  prends 
garde  à  toi  !...  La  règle  de  l'école  ne  sera  pas  suppri- 
mée à  cause  de  toi  et  si  toi  tu  veux  la  transgresser,  tu 
seras  chassé,  tu  entends? 

La  voix  de  Monéri  était  sévère.  Il  aimait  profondé- 
ment son  élève  mais  sa  patience  était  à  bout. 

Zidji  tressaillit  quand  il  entendit  ces  mots  :  «  Tu 
seras  chassé.  »  Il  se  leva  et  sortit  sans  dire  bonsoir. 
Son  cœur  était  tout-à-fait  révolté.  Il  se  disait  :  «  Je 
serai  chassé  si  je  ne  renonce  pas  à  Dédéya.  Or  je  ne 
veux  pas  l'abandonner,  jamais.  Donc  il  ne  me  reste 
qu'une  chose  à  faire  :  Partir!  » 

Quand  il  redescendit  vers  ses  camarades,  il  les 
trouva  en  prière  dans  la  salle  d'études.  Alors  il  entra 
dans  le  dortoir,  fit  un  paquet  de  ses  hardes,  laissa  tous 
ses  livres,  tous  ses  cahiers,  tout  ce  qu'il  avait  tant 
aimé  et  fila  droit  à  travers  la  campagne,  droit  vers  la 
grande  route  de  la  diligence,  du  côté  de  la  ville,  là  où 
on  trouve  de  l'argent  et  l'oubli....  Il  courut,  courut 
jusqu'à  en  être  essoufflé,  par  delà  le  magasin  du  Sué- 
dois, jusqu'au  gué  qu'on  traverse  sur  des  pierres,  là 


15 


226  A  V école  de  la  station 

où  commence  la  civilisation,  où  on  rencontre  les  calè- 
ches des  mineurs  blancs....  Pourtant,  avant  de  passer 
la  rivière,  il  s'arrêta.  Il  regarda  vers  les  montagnes, 
vers  cette  colline  de  la  station  où  l'on  voyait  briller 
une  lumière  très  petite,  très  vacillante. 

—  Qu'est-ce  que  je  fais,  se  dit-il  de  nouveau.  Que 
dira  Monéri  ?  Que  diront  mes  camarades  ?  Que  dira 
Dédéya  ? 

Mais  l'évocation  de  la  figure  aimée  réveilla  tous  ses 
sentiments  de  révolte  :  «  Impossible  de  vivre  cette  vie 
plus  longtemps!  »  se  dit-il. 

Il  s'engagea  sur  les  pierres  qu'il  connaissait  toutes 
par  cœur,  sauta  de  l'une  à  l'autre  à  la  clarté  minime 
des  étoiles  et  continua  son  chemin  toute  la  nuit.  Le 
surlendemain  au  soir  il  arrivait  dans  les  environs  de 
Pietersbourg,  n'a^^ant  rien  mangé  qu'une  assiettée  de 
maïs  que  des  Ba-Souto  de  la  montagne  lui  donnè- 
rent. 

De  grand  matin  Davida  se  leva.  Il  vit  que  la  place 
de  Zidji  était  vide.  La  veille  déjà,  en  venant  se  cou- 
cher, il  avait  remarqué  son  absence,  mais  il  avait  espéré 
qu'il  reviendrait  pendant  la  nuit.  Il  constata  que  les 
meilleurs  habits  du  jeune  homme,   sa  couverture,  sa 

natte  avaient  disparu «  Il  est  parti,  »  se  dit-il.  Tous 

les  élèves  s'en  aperçurent.  Mais  ils  ne  dirent  rien.  Le 
surveillant  alla  avertir  le  directeur  de  l'école  avant  la 
cloche  de  la  première  leçon.  Celui-ci  sentit  un  coup 
le  frapper  au  cœur.  Il  avait  été  en  angoisse  tout  le  soir 
et  s'était  réveillé  avec  l'impression  d'un  grand  poids. 

—  •  Peut-être  a-t-il  dormi  dehors  dans  la  campagne, 
dit  Davida,  quand  il  vit  Monéri  pâlir. 

—  Eh  bien,  allez  le  chercher,  dit  celui-ci  en  tâchant 
de  maîtriser  son  éniotion. 

Mais  on  ne  le  trouva  point  dans  la  campagne.  Zidji 
s'était  enfui;  à  cause  d'une  fille,  il  avait  brisé  sa  car- 
rière, renié  son  Maître,  percé  le  cœur  de  son  mission- 


La  prédication  de  Gana  227 

naire,  jeté  un  grand  voile    de  tristesse  et  de  honte 
sur  l'école  d'évangélistes  et  sur  l'Eglise  tout  entière  1 
Oh  1  l'universel,  l'éternel  féminin  1 


VIII 

LA  PRÉDICATION  DE  GANA 


La  matinée  qui  suivit  la  fuite  de  Zidji  fut  morne 
pour  le  directeur  de  l'école.  Il  donna  ses  leçons  sans 
faire  aucune  allusion  à  l'événement  qui  remplissait 
son  cœur  de  tristesse.  Peut-être  Zidji  reviendrait-il 
encore? Mais  son  œil  souffrait  toutes  les  fois  qu'il  ren- 
contrait cette  place  vide  au  bout  du  second  banc,  près 
de  la  paroi. 

Et  puis  il  fallait  annoncer  la  disparition  du  jeune 
Nkouna  à  son  père.  Monéri  fit  donc  appeler  Manké- 
lou.  A  midi  déjà,  le  vieux  païen  arrivait,  montait  la 
colline  le  dos  très  courbé,  ses  grands  carrés  de  peau 
de  bœuf  se  balançant  autour  de  ses  hanches,  un  gilet 
défraîchi  sur  sa  poitrine.  Il  s'assit  par  terre  dans 
le  bureau  du  missionnaire  et  écouta  très  grave  le 
récit  de  la  fuite  de  Zidji. 

—  Hum  1  fit-il  en  aspirant  une  prise,  il  reviendra  1 
N'aie  pas  peur,  Monéri;  il  reviendra.  Ce  n'est  pas  joli 
de  sa  part.  Tu  as  toujours  été  bon  pour  lui.  Il  devait 
obéir.  Les  jeunes  gens  sont  ainsi.  Mais  ce  n'est  rien, 
il  reviendra  ! 

Le  missionnaire  fut  soulagé  de  voir  Mankélou  accep- 
ter si  facilement  cet  événement  qui  devait  le  toucher 
très  fort.  Pour  l'âme  simpliste  du  conseiller  païen, 
Zidji  était  dans  son  tort.  Puisqu'il  s'était  remis  entre 


228  A  l'école  de  la  station 

les  mains  de  Monéri,  il  aurait  dû  obéir  à  Monéri. 
L'Eglise  a  ses  règles  comme  l'armée  et  la  tribu  ont 
les  leurs.  On  doit  observer  les  lois  qu'on  a  adoptées 
et  voilà  tout. 

—  Tu  n'aurais  pas  une  veste  à  me  donner?  conclut 
le  vieux.  Regarde  comme  mon  gilet  est  gâté  !  Et  il 
souriait  en  montrant  ses  dents. 

Monéri  Junior  lui  fit  cadeau  d'une  jaquette  noire  verdie 
par  le  temps.  Mankélou  l'examina,  la  palpa,  la  trouva 
de  son  goût  et  remercia  avec  effusion.  Puis  les  deux 
hommes  se  séparèrent  meilleurs  amis  que  jamais. 

Monéri  Senior  eut  plus  de  peine  à  accepter  le  départ 
subit  du  jeune  homme  qu'il  appréciait  beaucoup  et  sur 
lequel  il  comptait  pour  le  développement  de  la  station. 
Il  hocha  la  tête. 

—  Peut-être  aurais-je  dû  le  surveiller  davantage,  dit 
Junior.  Mais  l'espionnage  est  absolument  contre  mes 
convictions.  Pour  développer  le  sens  de  l'honneur 
chez  les  noirs,  il  faut  les  traiter  en  hommes  d'honneur. 
J'ai  témoigné  de  la  confiance  à  Zidji,  il  en  a  abusé;  il 
m'a  trompé,  c'était  à  prévoir. 

—  C'est  triste,  répondit  Senior.  Après  Jacob,  Zidji  ! 
Voilà  un  nouveau  scandale  et  certes,  nous  n'en  avions 
nullement  besoin.  Comment  éviter  la  contagion  du 
mal  sur  notre  station  ?  Au  fond,  l'Eglise  entière  est 
solidaire  de  ces  chutes  et  il  faudrait  qu'elle  le  sentît  ! 
Que  diriez-vous  si  nous  consacrions  la  journée  de 
dimanche  prochain  à  l'humiliation  ?  Peut-être,  par  la 
grâce  de  Dieu,  l'impression  déprimante  causée  par 
ces  deux  scandales  serait-elle  atténuée. 

—  Je  suis  pleinement  d'accord,  dit  Junior.  Comme 
vous  le  disiez  très  bien,  condamner  le  péché  publi- 
quement, c'est  déjà  presque  en  triompher. 

Il  fut  décidé  qu'on  prierait  Gana  de  se  charger  de  la 
prédication.  De  plus,  un  certain  Josépha  de  chez  Mog- 
wane  avait  justement  demandé  la  permission  d'exhorter 


La  prédication  de  Gana  229 

la  congrégation  à  l'occasion  d'une  vision  qu'il  avait 
eue.  On  lui  donnerait  la  parole  après  Gana.  Quant  à 
Bartimée,  son  œuvre  parmi  les  Ba-Pédi  le  tenait  un 
peu  à  part  des  événements  ecclésiastiques  de  la  sta- 
tion et  voilà  pourquoi  on  ne  songea  pas  à  lui  deman- 
der de  présider  ce  culte  extraordinaire. 

Ce  Gana  était  un  homme  remarquable.  Maigre,  les 
traits  fms,  plus  sémitiques  que  vraiment  bantou,  il  avait 
surtout  des  yeux  excessivement  mobiles  et  une  élo- 
quence naturelle  que  faisait  valoir  encore  une  facilité 
de  gestes  extraordinaire.  Comme  valeur  morale  et  reli- 
gieuse, il  était  certes  le  meilleur  des  élèves  de  l'école. 
Sa  femme  avait  eu  des  jumeaux  et  malgré  la  supersti- 
tion païenne,  il  les  avait  accueillis  avec  joie.  C'était 
un  type  distingué  au  sein  de  la  race  noire. 

Le  culte  convoqué  spécialement  réunit  de  nombreux 
auditeurs  dans  la  grande  chapelle  où  les  décorations 
vertes  et  brunes  avaient  déjà  perdu  un  peu  de  leur 
éclat.  Le  prédicateur  prit  pour  texte  la  fin  du  chapitre 
septième  de  l'Epître  aux  Romains,  et  plus  particuliè- 
rement la  description  de  la  loi  qui  est  dans  nos  mem- 
bres. Plusieurs,  après  la  lecture,  s'apprêtaient  à  partir 
pour  leur  promenade  habituelle  dans  le  pajs  du  som- 
meil, mais  bon  gré  mal  gré  ils  durent  écouter.  Du 
premier  au  dernier  mot,  Gana  ne  «  lâcha  »  pas  un  seul 
de  ses  auditeurs. 

«  La  guerre  !  Yoo  !  Malheur  !  Nous  croyions  qu'elle 
était  chose  du  passé,  maintenant  que  les  blancs  ont 
pacifié  le  pays.  Erreur!  Elle  fait  rage  aujourd'hui. 
Mais  elle  est  dans  le  corps,  dans  le  cœur,  à  cause  de 
cette  horrible  loi  qui  est  dans  nos  membres  et  qui 
nous  pousse  au  péché.  Pourquoi  cette  paresse  dans 
l'Eglise  ?  Pourquoi  le  mercredi  soir  n'3^  a-t-il  que 
trois,  quatre  fidèles  à  la  réunion  de  prières  ?  A  cause 
de  la  loi  qui  est  dans  les  membres....  Et  la  boisson? 
Tu  avais  cessé  de  boire.  Satan  l'a  vu,  il  revient,  te 


230  A  r école  de  la  station 

tente  avec  une  petite  quantité  de  bière.  Tu  dis  :  Il  n'y 
a  pas  de  mal  à  boire  un  peu.  Et  bientôt  te  voilà  rede- 
venu ivrogne.  Et  l'impureté?  La  loi  qui  est  dans  les 
membres  te  met  de  mauvais  désirs  dans  le  cœur  et  te 
voilà  tombé  dans  la  tentation,  ruiné,  perdu  1  Où  est-il 
mon  frère,  celui  que  j'appellerais  presque  mon  fils  et 
qui  a  disparu  cette  semaine  ?  Yo  !  Eh  bien,  cette  loi,  si 
nous  l'écoutons,  elle  nous  conduira  à  la  mort  éter- 
nelle. Ecoutez  cette  comparaison  :  Deux  époux  eurent 
un  enfant  unique  dans  leur  vieil  âge.  Jamais  ils  ne  le 
corrigèrent.  Ils  le  laissèrent  faire  tout  ce  qu'il  voulait. 
Ils  ne  l'envoyèrent  pas  à  l'école  de  peur  qu'il  ne  fût 
battu  par  ses  camarades.  Aussi  devint-il  insupporta- 
ble. Il  passait  son  temps  à  chasser  des  mulots  et  à 
les  manger.  Un  jour  dans  la  brousse,  il  se  battit  avec 
un  de  ses  compagnons  et  le  tua.  Il  s'enfuit  à  la  maison. 
Ses  parents  lui  préparèrent  ses  bardes  et  des  provi- 
sions et  lui  dirent  :  «  Pars,  enfuis-toi.  »  Au  lieu  de 
cela,  il  retourna  à  ses  mulots.  Le  chef  le  fit  prendre  et 
amener  sur  la  place  publique.  Le  procès  fut  instruit. 
Il  fut  reconnu  coupable.  Alors  on  l'étendit  sur  le  sol 
et  le  cadavre  de  celui  qu'il  avait  tué  par-dessus  lui.  Il 
mourut  là  et  les  vers  du  mort  entrèrent  en  lui  !  Ainsi 
en  sera-t-il  de  vous  !  Vous  croyez  vous  enfuir.  Non  ! 
Vos  péchés  vous  mettent  au  cou  une  longue  corde.... 
Eussiez-vous  fui  jusqu'au  gué  de  la  Thabina,  Dieu 
saura  bien  tirer  la  corde  et  vous  ramener  jusqu'à  lui — 
Pourquoi  plus  personne  ne  se  convertit-il  ?  Pourquoi 
personne  ne  va-t-il  plus  à  l'évangélisation  ?  Pourquoi 
êtes-vous  dégoûtés  de  tout  ?  A  cause  de  la  loi  qui  est 
dans  vos  membres....  Nos  missionnaires  meurent.  Ils 
s'en  iront  comme  Lot  quittant  Sodome.  Et  que  devien- 
drons-nous alors  ?  » 

Ici,  avec  un  mouvement  superbe,  Gana  s'écria  : 
«  Va-t'en,  Satan  1  Va-t'en  avec  ta  queue  î  Jésus,  demeure 
avec  nous,  ne  nous  abandonne  pas  !  » 


La  prédication  de  Garni  231 

Après  un  chant  d'humiliation  Josépha  monta  en 
chaire.  C'était  un  homme  intéressant,  ce  Josépha. 
Connu  autrefois  sous  le  nom  de  Chougoudou,  conseil- 
ler préféré  du  chef  Mogwane,  il  avait  mené  jadis  une 
vie  fort  peu  édifiante.  Car  dans  la  tribu  des  Ba-Pédi, 
les  mœurs  étaient  extrêmement  dissolues.  Chaque 
femme  avait  plusieurs  maris.  Le  chef  prenait  tou- 
jours de  nouvelles  épouses;  il  venait  d'en  acheter  une 
la  semaine  précédente,  au  milieu  d'orgies  terribles. 
Les  chrétiens,  naturellement,  ne  prenaient  aucune 
part  à  ces  actes  d'immoralité.  Mais  Josépha  qui  était 
l'un  des  conseillers  les  plus  écoutés  du  chef  en  souf- 
frait vivement.  Il  n'était  un  converti  que  de  quelques 
mois,  mais  son  zèle  pour  la  pureté  évangélique  était 
extrême  et  il  avait  bientôt  dépassé  tous  les  chrétiens 
par  son  sérieux.  Aussi  avait-on  pu  le  baptiser  au  bout 
d'un  laps  de  temps  exceptionnellement  court.  A  le 
voir  monter  en  chaire,  la  figure  excessivement  mai- 
gre, ascétique,  avec  les  yeux  enfoncés,  illuminés  d'une 
flamme  ardente,  à  l'entendre  parler  brièvement,  par 
saccades,  sans  ordre  ni  suite,  on  se  demandait  même 
si  sa  piété  n'avait  pas  quelque  chose  de  maladif. 

Il  dit  :  «  Bien  que  très  petit,  très  petit,  je  me  lève, 
par  la  grâce  de  Dieu,  à  cause  de  ce  que  j'ai  vu.  J'ai  eu 
une  vision.  Pendant  mon  sommeil,  mon  lit  fut  élevé 
dans  les  airs.  La  porte  du  troisième  ciel  me  fut  ouverte 
et  j'ai  vu  des  gens,  tout  là-haut,  des  gens  qui  mar- 
chaient.... On  aurait  dit  que  c'était  dans  la  lune.  Je 
n'arrivai  pas  jusqu'au  quatrième  ciel.  Là  j'ai  vu  des 
bœufs  et  des  chèvres  en  grand  nombre,  puis  des 
enfants  et,  parmi  eux,  ma  fille  qui  est  morte  il  y  a 
bien  des  années.  Ces  enfants  poussèrent  de  côté  quel- 
ques têtes  de  bétail  et  ma  fille  me  dit  :  «  C'est  pour 
toi,  père.  Ce  sera  ton  troupeau.  Il  se  multipliera  pour 
toi.  »  Puis  ils  me  chantèrent  un  cantique  et  me  dirent 
adieu.  Je  me  réveillai.  Je  racontai  à  ma  femme  ce  que 


232  A  l'école  de  la  station 

j'avais  vu.  Puis  on  me  donna  un  message,  non  pas 
pour  le  village  du  chef,  car  il  a  fermé  ses  oreilles  dès 
longtemps,  mais  pour  l'Eglise  de  la  station.  Me  voici 
donc  !  Ce  n'est  pas  moi  qui  ai  demandé  de  venir.  Le 
message  le  voici  :  Nous  ne  marchons  pas  dans  les 
voies  de  Dieu  !  Il  m'a  été  révélé  qui  sont  les  brebis  et 
qui  sont  les  hyènes  !  Nous  nous  attachons  aux  choses 
de  la  terre  et  nous  les  suivons  !  Ah  !  si  nous  avions  la 
foi  !  Nous  obtiendrions  les  richesses  éternelles  1  J'ai 
quitté  le  village  des  païens.  J'ai  dit  tout  cela  à  Mog- 
wane;  il  s'est  irrité  contre  moi.  Il  m'a  été  montré  que 
sa  capitale  serait  réduite  en  ruines.  Un  malheur  tel 
fondra  sur  elle  qu'un  homme  ne  pourra  pas  aller 
demander  à  son  prochain  ce  qui  arrive,  mais  chacun 
ira  se  cacher  pour  sauver  sa  propre  vie.  Celui  qui  a 
cru  a  trouvé  un  diamant  1  Moi  je  le  possède.  Je  suis 
bien  insignifiant,  mais  je  suis  comme  une  perche  iné- 
branlable.  Je   ne  suis  plus   un   roseau  agité Vous 

tous  qui  n'êtes  chrétiens  que  par  les  habits,  sachez-le, 
c'est  une  mort  1  » 

A  ces  mots,  Josépha  frappait  sa  poitrine  qui  réson- 
nait comme  si  elle  n'eût  été  qu'une  grande  caverne. 

((  Les  missionnaires  nous  disent  la  vérité.  Ne 
cherchez  pas  à  plaire  aux  hommes.  C'est  une  perdi- 
tion 1...  » 

Et  Josépha  ayant  fait  entendre  son  message,  le 
visage  sérieux,  une  expression  de  souffrance  sur  la 
bouche,  redescendit  de  la  chaire  et  s'assit. 

L'assemblée  était  visiblement  impressionnée.  Aussi 
Monéri  annonça-t-il  que  le  culte  continuerait  dans 
l'après-midi  et  que  tous  ceux  qui  avaient  quelque 
chose  à  confesser  pourraient  le  faire.  De  nombreuses 
prières,  exhortations,  discours  d'humiliation  se  suc- 
cédèrent. Dick  força  même  la  note.  Il  semblait  se  com- 
plaire dans  la  description  de  ses  péchés.  Néanmoins 
ce  fut  une  bonne  journée.  On  rendit  gloire  à  Dieu; 


La  prédication  de  Gaiia  233 

pour  l'homme  il  y  eut  confusion  de  face.  Et  l'Eglise, 
pauvre  petite  barque  agitée  sur  les  vagues  des  pas- 
sions humaines,  toujours  ballottée,  surnageant  tou- 
jours, l'Eglise  de  Jésus,  qui  depuis  si  longtemps 
vogue  vers  le  port  de  la  sainteté,  reprit  sa  marche  en 
avant. 


A  L'ECOLE  DE  LA  CIVILISATION 


CHEZ  LES  AFRICANDER 


Zidji  approchait  de  la  petite  ville  de  Pietersbourg.  Il 
avait  dépassé  les  dernières  collines  pierreuses  qui  bor- 
dent la  route  des  deux  côtés;  déjà  les  maisons  appa- 
raissaient, leurs  toits  de  tôle  galvanisée  à  demi  cachés 
dans  la  verdure  des  eucalyptus  et  des  pins. 

A  la  vue  du  «  chiloungo  »,  le  pajs  des  blancs,  dont 
il  avait  tellement  entendu  parler,  le  jeune  homme  eut 
un  tressaillement  de  crainte  et  d'espoir  tout  ensemble. 
Il  rentra  en  lui-même  un  instant.  Il  se  rappela  l'une 
des  dernières  leçons  d'Ancien  Testament  à  laquelle  il 
avait  assisté.  Monéri  avait  raconté  la  fuite  du  patriar- 
che Jacob  loin  de  la  maison  paternelle  et  ce  merveil- 
leux rêve  de  Béthel,  avec  l'échelle  qui  allait  de  la  terre 
au  ciel  et  les  anges  de  Dieu  qui  descendaient  et  qui 
montaient,  sj'^mbole  frappant  de  la  communion  divine, 
les  puissances  d'En-Haut  qui  descendent,  les  prières 
de  la  terre  qui  montent....  Zidji,  fugitif  comme  Jacob, 
était  triste.  Il  ne  sentait  pas  la  grâce  de  Dieu  sur  lui. 
Il  essaya  d'élever  sa  pensée  par-dessus  les  nuages, 
vers    le  trône    de  l'éternelle  lumière....    Mais  l'ange 


236  A  Vécole  de  la  civilisation 

retombait  impuissant  et  Zidji,  àme  pieuse  au  fond, 
souffrait. 

Soudain  un  individu  qu'il  n'avait  pas  vu  arriver  se 
trouva  debout  devant  lui  et  lui  adressa  la  parole  sur 
un  ton  rude  :  «  Ton  passeport  1  »  Zidji  regarda  son 
interlocuteur.  C'était  un  agent  de  police  noir.  Il  était 
habillé  de  bleu  foncé,  ses  pantalons  ne  descendaient 
pas  plus  bas  que  les  genoux.  Sur  le  côté  droit  de  la 
tête,  il  portait  une  casquette  de  même  couleur  appli- 
quée contre  l'oreille,  assujettie  au  moyen  d'une  ficelle 
élastique.  C'était  un  Zouiou  de  six  pieds  de  haut,  à 
l'air  farouche. 

Zidji  eut  peur.  Il  avait  entendu  maintes  histoires  à 
propos  de  ces  gendarmes  noirs  qui  pillent  les  villages, 
tourmentent  les  indigènes,  abusant  effrontément  de  la 
puissance  que  leur  donne  leur  métier  et  commettant 
toutes  sortes  d'injustices  à  l'insu  de  leurs  maîtres 
blancs.  «  Ton  passeport  !  »  répéta  le  Zouiou  en  bran- 
dissant une  de  ces  lanières  de  peau  d'hippopotame 
qu'on  appelle  a  sjambock  »  au  sud  de  l'Afrique  et  «  chi- 
cote  »  au  Congo. 

—  Je  n'en  ai  point. 

—  Comment  cela  ?  D'où  viens-tu  ? 

—  De  chez  Dabouka,  mon  chef. 

—  Eh  bien,  tu  aurais  dû  passer  chez  le  commis- 
saire, à  Hsenertsbourg,  pour  t'annoncer  et  demander 
un  passeport.  Tu  es  en  contravention.  Je  vais  te 
conduire  en  prison,  aux  travaux  forcés,  pour  huit 
jours 

Zidji  était  atterré.  Que  faire? 

—  Ecoute,  ajouta  le  grand  Zouiou.  J'aurai  pitié  de 
toi.  Donne-moi  deux  shellings  et  je  te  lâche. 

Zidji  n'avait  que  quatre  shellings  avec  lui.  C'est  tout 
ce  qui  lui  restait  des  quelques  livres  sterling  qu'il 
avait  gagnées  avant  son  entrée  à  l'école.  Il  avait  tout 
dépensé  pour  payer  la  taxe  des  huttes  de  son  père. 


Chez  les  africander  237 

Sans  hésiter  et  tout  heureux  de  s'en  tirer  à  si  bon 
compte,  il  sortit  une  de  ses  pièces  blanches  et  la  ten- 
dit au  gendarme  qui  l'empocha. 

—  Tu  as  de  la  chance,  dit  le  Zoulou,  avec  un  sou- 
rire de  satisfaction  sur  ses  traits  sauvages.  Evite  le 
poste  qui  est  au  centre  de  la  ville,  sur  la  place,  et  tâche 
d'aller  t'engager  chez  un  blanc  sans  être  vu.  Ton 
blanc  te  procurera  un  passeport. 

Presque  reconnaissant  envers  le  mauvais  sujet  qui 
profitait  de  sa  crédulité  pour  lui  arracher  la  moitié  de 
son  avoir,  Zidji  prit  un  sentier  de  traverse  et  se  diri- 
gea vers  l'extrémité  sud  de  la  ville.  Il  ne  tarda  pas  à 
rencontrer  un  noir  qui  avait  l'air  de  chercher  quel- 
qu'un et  qui  se  dirigeait  droit  contre  lui.  L'abordant 
avec  empressement,  ce  noir  lui  dit  :  Es-tu  en  quête 
de  travail  ? 

—  Précisément.  Je  viens  en   ville  pour  m'engager. 

—  Superbe  !  J'ai  une  magnifique  place  à  t'offrir.  J'y 
ai  gagné  beaucoup  d'argent  et  je  la  quitte  justement 
pour  retourner  au  village.  Viens  avec  moi,  tu  pourras 
m'y  remplacer. 

—  Qu'est-ce  qu'on  paie  par  mois  ? 

—  Deux  livres  sterling;  c'est  beaucoup  pour  Pie- 
tersbourg.  Nulle  part  tu  ne  trouveras  davantage.  Mais 
surtout  tu  verras  quels  gentils  blancs  tu  auras.  La 
femme  est  charmante,  aimable  et  le  mari  est  toujours 
absent  et  ne  frappe  jamais. Tous  les  jours  delà  viande, 
mon  vieux  I 

Zidji  sourit.  Ses  yeux  brillèrent,  non  pas  tant  à 
cause  de  cette  promesse  de  viande  à  laquelle  il  n'était 
pas  insensible  d'ailleurs,  mais  parce  que  cette  propo- 
sition répondait  exactement  à  ses  désirs.  Sa  grande 
ambition  c'était  d'aller  travailler  à  Johannesbourg,  car 
c'est  là  qu'on  gagne  vraiment.  Mais  il  n'avait  nulle 
envie  de  descendre  dans  les  mines  ;  c'était  trop  péni- 
ble, trop  dur  et  on  pouvait  y  mourir.  Il  entendait  s'en- 


238  A  Vécole  de  la  civilisation 

gager  comme  cuisinier.  Sans  doute,  il  aurait  pu  aller 
directement  à  la  ville  de  l'or  s'il  s'était  adressé  à  l'un 
des  innombrables  agents  recruteurs  qui  fournissent  de 
bras  les  compagnies  minières.  On  l'aurait  transporté 
gratuitement  par  le  chemin  de  fer.  Mais  il  aurait  dû 
travailler  au  moins  six  mois  dans  la  terre  et  c'est  là 
ce  qu'il  voulait  éviter.  Son  plan  était  donc  de  gagner 
un  peu  d'argent  à  Pietersbourg  de  manière  à  pouvoir 
payer  son  billet  lui-même.  Il  arriverait  ainsi  à  Johan- 
nesbourg  franc  de  tout  engagement,  libre  de  s'offrir 
pour  le  travail  qui  lui  convenait  le  mieux. 

Il  accompagna  donc  son  nouvel  ami.  En  quelques 
minutes  les  deux  jeunes  noirs  arrivaient  chez  Piet 
Viljoen. 

L'habitation  de  Piet  Viljoen  n'avait  rien  d'engageant. 
C'était  une  de  ces  légères  constructions  en  tôle  galva- 
nisée, du  pied  des  murs  jusqu'au  sommet  du  toit.  On 
y  grille  en  été,  on  y  gèle  en  hiver.  Un  enclos  fermé 
par  une  barrière  de  ronce  artificielle  entourait  la  mai- 
son derrière  laquelle  se  dérobait  une  cuisine  minus- 
cule en  tôle  aussi  et  n'a3'ant  pas  plus  de  huit  pieds  de 
haut.  Au  reste  tout  était  sale  dans  cette  maison  et  le 
petit  jardin  potager  était  très  négligé. 

—  Missis,  je  vous  amène  mon  remplaçant.  C'est  un 
de  mes  amis,  un  de  mes  parents  qui  connaît  très  bien 
le  service.  Je  vais  donc  partir  et  vous  prie  de  me 
payer. 

M™^  Viljoen  inspecta  le  nouveau  venu.  Elle  avait 
sur  la  tête  le  grand  «capi»  caractéristique  des  femmes 
bœrs,  mais  sur  son  visage  boursouflé,  souffrant,  on 
ne  lisait  que  peu  d'intelligence  et  pas  beaucoup  de 
bonté. 

—  C'est  cela  que  l'autre  appelle  une  maîtresse  char- 
mante et  aimable,  se  dit  Zidji.  Quel  insigne  menteur  1 
Et  il  me  présente  comme  un  de  ses  parents,  moi  qui 
ne  l'ai  jamais  vu  !...  C'est  louche  tout  cela. 


Chez  les  africander  239 

—  Viens  voir  ton  gîte,  dit  «  l'autre  »  à  Zidji. 

Il  le  conduisit  dans  un  appentis,  derrière  la  cuisine, 
sorte  de  réduit  obscur  sans  fenêtre,  recouvert  de  mor- 
ceaux de  zinc  rapportés.  On  voyait  le  ciel  par-çi  par- 
là  à  travers  le  toit. 

—  Tu  commenceras  ton  travail  demain.  Je  finis  mon 
mois  aujourd'hui. 

A  sept  heures  du  soir,  le  maître  de  la  maison  arriva. 
Piet  Viljoen  était  l'un  des  fils  cadets  d'un  landrost  du 
Zoutpansberg  qui  avait  eu  douze  enfants.  Le  père 
vivait  encore  sur  sa  ferme  avec  une  partie  de  sa 
famille.  Mais  les  plus  jeunes  avaient  dû  quitter  la 
maison  paternelle  pour  gagner  leur  vie.  Piet  avait  été 
«  transport  rider  »,  c'est-à-dire  conducteur  de  wagon 
pendant  un  temps.  Il  avait  peu  à  peu  constitué  un 
attelage  avec  ses  gains.  Mais  la  peste  bovine  était 
venue.  Il  avait  perdu  six  de  ses  seize  bœufs.  Alors 
craignant  que  tous  n'y  passassent,  il  avait  vendu  les 
dix  restants  et,  avec  l'argent  qu'il  en  avait  retiré,  il 
avait  acheté  cette  misérable  ferme  aux  environs  de 
Pietersbourg.  Alors  il  avait  épousé  Catherine  Marais, 
fille  d'un  autre  Bœr  très  chargé  de  famille  lui  aussi, 
et  il  espérait  cultiver  des  légumes  et  les  vendre  au 
marché  de  la  ville.  Mais  les  profits  étaient  très  mini- 
mes et  il  avait  dû  s'engager  au  chemin  de  fer  comme 
contremaître  d'une  bande  de  noirs  travaillant  aux 
terrassements.  Rude,  sachant  à  merveille  terroriser 
les  indigènes  qu'il  méprisait  profondément,  ce  grand 
Bœr  à  la  barbe  hirsute  eût  pu  faire  de  bonnes  affaires, 
amasser  un  pécule  ;  il  était  bien  paj^é,  car  il  obtenait 
de  ses  ouvriers  le  maximum  de  travail  possible.  Mal- 
heureusement cet  homme  qui  ne  se  fût  pas  laissé 
prendre  une  pièce  de  trois  pence  avait  consenti  à  cau- 
tionner un  ami  du  Waterberg.  Celui-ci  avait  fait  fail- 
lite et  Piet  Viljoen  avait  dû  hypothéquer  sa  ferme 
pour  faire  honneur  à  sa  signature.  Dès  lors  le  plus 


240  A  r école  de  la  civilisation 

net  des  profits  allait  à  paj^er  l'intérêt  de  cette  hypo- 
thèque et  l'on  ne  faisait  pas  grasse  chair  au  clos 
Viljoen. 

—  Boss,  dit  le  serviteur  partant,  je  vous  ai  amené 
mon  remplaçant.  Veuillez  me  payer  mon  mois,  car  je 
pars. 

Viljoen  lui  lança  un  regard  dur  et  pourtant  embar- 
rassé. Il  lui  avait  promis  de  lui  remettre  son  dû  si  le 
remplaçant  se  présentait.  Or  le  remplaçant  était  là. 
Viljoen  était  persuadé  que  son  domestique  ne  réussi- 
rait pas  à  le  procurer.  Ainsi  il  l'aurait  gardé  quelques 
semaines  de  plus,  sans  salaire,  naturellement.  D'ail- 
leurs la  bourse  du  ménage  était  très  plate.  Il  lui  tourna 
le  dos  et  entra  dans  la  maison  sans  répondre.  Le  noir 
le  suivit  et  répéta  sa  demande.  Viljoen  jura,  cria, 
menaça  et  enfin  lui  jeta  une  livre  sterling.  Il  manquait 
dix  shellings  et  le  noir  les  réclama. 

—  Comment,  tu  n'es  pas  content,  chien  de  noir, 
dit-il.  Veux-tu  te  hâter  de  détaler  et  un  peu  vite,  avant 
que  je  me  mette  en  colère. 

Le  domestique  qui  avait  escompté  depuis  longtemps 
ces  dix  shellings,  voyant  qu'il  n'y  avait  rien  à  faire, 
sortit  sans  saluer.  Il  réunit  ses  bardes  et  souhaita 
bonne  chance  à  Zidji,  sans  lui  raconter  la  scène  qui 
venait  de  se  passer. 

—  Tu  as  engagé  un  nouveau  ?  dit  Viljoen  à  sa  femme, 
lorsqu'elle  lui  apporta  le  repas  du  soir. 

—  Oui;  il  a  l'air  gentil,  il  est  bien  habillé. 

—  Je  pense  que  c'est  encore  un  de  ces  maudits 
Cafres  de  la  Mission.  Mieux  vaut  mille  fois  avoir  à 
faire  à  de  vrais  sauvages  qu'à  ces  espèces  de  demi- 
civilisés  qui  ont  l'audace  de  regarder  les  blancs  dans 
les  3^eux....  Et  encore,  on  ne  leur  peut  rien  1  Depuis 
que  le  nouveau  gouvernement  est  au  pouvoir,  on  n'est 
plus  maître  dans  son  pa^^s.  Interdit  de  fouetter  ces 
impudents  comme  ils  le  méritent....  Vient-il  au  moins 


Chez  les  africander  241 

d'une  station  allemande  ?  Les  Allemands  tiennent  leurs 
gens  un  peu  mieux  que  les  autres. 

—  Je  n'en  sais  rien.  Il  a  l'air  d'être  un  «  Knob- 
neuze  ». 

—  Enfin,  on  verra. 

Dès  le  lendemain,  Zidji  commença  son  travail.  Il 
avait  à  faire  la  cuisine,  à  surveiller  le  cheval  qui  ton- 
dait l'herbe  de  l'enclos,  à  aller  chercher  l'eau  au  puits 
d'une  maison  voisine  et,  s'il  lui  restait  des  loisirs,  à 
travailler  au  jardin.  Tout  cela  naturellement  sans  par- 
ler du  bois  à  couper,  des  chambres  à  balayer,  de  la 
cuisine  à  tenir  en  ordre.  Avec  toute  l'ardeur  d'un 
commençant,  il  courut  du  clos  au  jardin  et  des  cham- 
bres à  la  cuisine  et,  durant  les  huit  premiers  jours,  il 
fit  face  à  toutes  ses  multiples  occupations,  ce  qui 
supposait  une  gymnastique  des  plus  fatigantes.  M'"^ 
Viljoen-Marais  était  ravie.  Elle  avait  le  temps  d'aller 
jaser  chez  les  voisines.  Piet,  son  mari,  lorsqu'il  ren- 
trait le  soir,  s'épanouissait  à  la  vue  du  rôti  cuit  à 
point,  du  cheval  dûment  attaché  à  sa  perche  et  des 
carreaux  de  salades  bien  arrosés.  Il  disait  à  sa  femme  : 

—  Pour  dire  que  c'est  un  de  ces  maudits  Cafres  de 
la  Mission,  nous  sommes  bien  tombés. 

Cependant  les  balais  neufs  s'usent  une  fois,  surtout 
si  on  s'en  sert  trop.  Un  matin  que  M"'*^  Catherine 
Viljoen  née  Marais  avait  prolongé  fort  longtemps  sa 
causerie  dans  une  maison  amie,  elle  fut  étonnée,  en 
rentrant  au  logis,  de  ne  pas  voir  le  cheval  brouter  à 
la  place  accoutumée.  Elle  dut  s'avouer  que  c'était  sa 
faute  à  elle,  car  elle  avait  négligé  de  fermer  la  porte. 
Néanmoins  elle  cria  :  «  Zidji  I  »  Zidji  accourut,  quit- 
tant son  fourneau. 

—  Où  est  le  cheval  ? 

—  Je  n'en  sais  rien.  J'avais  fermé  la  porte. 

—  Cours-lui  après  I 

Et  le  brave  garçon,   enfilant  sa  veste,   partit  à  la 


16 


242  A  l'école  de  la  civilisation 

recherche.    A   midi   il    revint,    n'ayant   rien   trouvé. 

—  Il  faut  écrire  au  Boss  pour  qu'il  avertisse  la 
police,  dit-il  à  M™^  Viljoen. 

—  C'est  vrai;  mais  je  ne  sais  pas  écrire,  dit- 
elle  ! 

—  Alors  attendons  son  retour.  Peut-être  le  cheval 
reviendra-t-il  de  lui-même. 

Le  soir,  Viljoen  en  rentrant  s'aperçut  que  le  fidèle 
animal  n'était  pas  attaché  à  sa  perche. 

—  Qu'est-ce,  dit-il  en  colère,  faisant  irruption  dans 
la  cuisine,  les  poings  fermés....  Tu  as  laissé  le  cheval 
filer,  maudit  noir  que  tu  es  I 

Zidji  frémit  et  allait  répondre  sur  le  même  ton.  Il  se 
contint. 

—  C'est  la  Missis  qui  a  laissé  la  porte  ouverte, 
dit-il. 

—  Peu  importe,  tu  avais  le  soin  du  cheval;  tu  aurais 
dû  le  surveiller. 

—  Quand  je  suis  à  la  cuisine,  occupé  à  cuire  le 
repas,  il  ne  m'est  pourtant  pas  possible  d'être  en 
même  temps  dans  le  clos  à  faire  paître  le  bétail  1 

—  Quoi,  tu  raisonnes  1  Toujours  ces  Cafres  de  la 
Mission  qui  se  permettent  de  discuter  1  Prends  garde 
à  toil 

Au  même  moment  quelqu'un  heurta.  C'était  un  des 
amis  de  Viljoen  qui  avait  trouvé  le  cheval  dans  la 
brousse  du  côté  de  Marabastadt  et  qui  le  ramenait  à 
son  maître.  Cette  heureuse  diversion  mit  fin  à  l'alter- 
cation. Mais  l'ami  en  question  qui  connaissait  bien  le 
Bœr  irascible  s'aperçut  vite  qu'il  était  en  colère. 

—  C'est  cet  ignoble  moricaud  qui  ne  fait  pas  son 
devoir,  dit  Viljoen.  Ils  sont  tous  les  mêmes.  Quelle 
racaille  1 

Robert  Fraser  sourit  et  voulut  ajouter  quelques 
mots.  Mais  il  était  si  épouvantablement  bègue  que, 
après  avoir  répété  vingt  fois  la  même   syllabe  sans 


Chez  les  africaiider  243 

pouvoir  terminer  sa  phrase,  malgré  les  contractions 
de  tous  les  muscles  de  son  visage,  il  s'arrêta  court. 
Viljoen  qui  connaissait  son  infirmité  et  savait  qu'il  ne 
fallait  pas  le  regarder  lorsqu'il  essayait  de  parler,  se 
détourna  et  l'invita  à  entrer  dans  la  chambre  à  man- 
ger. Mais  Robert  Fraser  s'excusa  et  fit  mine  de  partir. 
Viljoen  entra  dans  la  maison  et,  lorsqu'il  eut  disparu, 
le  bègue  fit  signe  à  Zidji  de  le  suivre. 

Chacun,  dans  les  environs,  savait  que  les  deux  Vil- 
joen avaient  mis  la  main  sur  un  domestique  d'élite, 
car  M"'^  Catherine  ne  s'était  pas  fait  faute  de  chanter 
les  louanges  de  Zidji,  le  plus  travailleur,  le  plus  intel- 
ligent des  serviteurs,  bien  qu'il  fût  un  Cafre  de  la  Mis- 
sion. Avec  mille  peines,  Fraser  articula  les  mots  sui- 
vants : 

«  Noko  a  yi  kohna  wena  thatha  lapa,  buya  kaya  ka 
mina.  » 

Cela  signifiait,  en  traduisant  littéralement  cette 
phrase  qui  est  en  cafre  de  cuisine  : 

«  Si  il  n'y  être  pas  toi  demeurer  ici,  viens  chez 
moi.  » 

Ce  langage  qui  n'est  qu'un  mélange  risible  de  zou- 
lou,  de  bœr,  d'anglais,  a  été  inventé  par  les  blancs  du 
sud  de  l'Afrique  pour  causer  avec  les  noirs.  C'est  un 
parler  absurde,  sans  grammaire,  sans  charme,  bon 
tout  au  plus  pour  donner  des  commandements  et 
pour  accompagner  des  coups  de  pied. 

Zidji  comprit  cependant.  Il  savait  où  demeurait 
Fraser,  car  tout  le  monde  connaissait  le  bègue;  on  le 
voyait  souvent  au  clos  Viljoen  et  plus  souvent  encore 
au  «  bar  »  du  Transvaal  Hôtel  où  il  dégustait  de  nom- 
breux «  whisky  and  soda  ». 

—  J'irai,  se  dit  Zidji;  j'irai  certainement  si  mon 
Boss  continue  à  me  traiter  de  cette  façon. 

Mais  le  lendemain  Piet  Viljoen  eut  une  grande  joie 
et  son  humeur  fut  charmante.   Son  père,  le  landrost, 


244  A  l'école  de  la  civilisalion 

le  sachant  dans  des  circonstances  difficiles,  lui  envoj^a 
une  superbe  oie  avec  une  couvée  de  dix  poussins. 
C'était  une  fortune,  les  bases  d'un  nouveau  commerce; 
comme  Perrette,  les  deux  époux  bœrs  se  mirent  à 
bâtir  des  châteaux  en  Espagne.  Une  oie  bien  dodue, 

cela  vaut  quinze  shellings,  une  livre  même Viljoen 

considérait  déjà  avec  attendrissement  son  clos. franc 
dhypothèque  et  une  armée  de  petites  oies  picorant 
entre  les  jambes  du  cheval  retrouvé. 

—  Tu  prendras  bien  soin  de  l'oie  et  des  poussins, 
dit-il  à  Zidji  en  s'en  allant.  Et  son  ton  était  presque 
amical. 

—  Et  comment  le  pourrais-je?  fit  Zidji  en  haussant 
les  épaules. 

Mais  le  Bœr    était  déjà  parti  avec  ses  rêves  dorés. 

Pietersbourg  est  bâti  sur  le  plateau  duZoutpansberg, 
dans  une  légère  dépression.  La  ville  manquerait  d'eau 
si  une  municipalité  intelligente  n'avait  creusé  un  canal 
avec  des  écluses  latérales  que  les  habitants  ouvrent  à 
certaines  heures  pour  irriguer  leurs  jardins.  L'une  de 
ces  rigoles  aboutissait  précisément  aux  carreaux  de 
légumes  que  Zidji  arrosait  tous  les  jours  à  quatre  heu- 
res du  soir. 

Le  malheur  voulut  que,  à  trois  heures  et  demie, 
l'un  des  jours  suivants,  la  mère  oie  et  sa  famille  pas- 
sèrent gravement  sous  la  barrière  de  ronce  artificielle 
et  s'en  allèrent  à  la  découverte  du  côté  du  canal.  Atti- 
rés par  l'herbe  verte  de  la  rigole,  les  poussins  s'y 
engagèrent  avec  délice,  sous  l'œil  bienveillant  de 
l'oie.  Soudain  on  entend  un  bruit  de  rivière.  Quel- 
qu'un avait  ouvert  l'écluse  tout  grand,  là-haut,  et  l'eau 
arrivait  en  mugissant.  Comme  la  pente  était  assez 
forte  en  cet  endroit,  ce  fut  une  véritable  vague  qui  se 
précipita  sur  les  petits  volatiles  dont  les  ailes  n'avaient 
point  encore  poussé,  et  la  catastrophe  fut  terrible. 
Roulés,  enlisés,  noyés,  huit  d'entre  eux  périrent  mi- 


Chez  les  africaiider  245 

sérablement  et  c'est  à  grand 'peine  que  la  mère  en 
sauva  deux.  Elle  rentra  au  clos,  gesticulant  du  cou  et 
des  ailes  et  menant  grand  deuil.  M"^^  Viljoen  accourut 
à  ces  cris  discordants....  Elle  comprit.... Elle  vit  rouge  1 
Gare  au  mari  1 

Zidji  aussi,  s'apprêtant  à  arroser  le  jardin,  eut  l'in- 
tuition de  ce  qui  était  arrivé.  Il  laissa  là  son  arrosoir, 
remonta  le  canal  et  trouva  les  huit  victimes  piteuse- 
ment échouées  dans  une  crique,  les  pattes  en  l'air,  les 
yeux  fermés.  Alors  il  les  ramassa  et  les  apporta  à  la 
maîtresse  du  clos. 

Le  soir,  Viljoen  fit  une  scène  terrible  à  sa  femme. 
Mais  il  n'était  pas  au  bout  de  ses  épreuves.  Le  lende- 
main, la  mère  oie,  emportée  par  la  commotion  ner- 
veuse qu'elle  avait  ressentie  la  veille,  mourait  de  cha- 
grin sous  la  véranda  même  de  M'"^  Viljoen  née 
Marais,  et,  en  se  réveillant  le  matin,  cette  respectable 
dame  découvrait  le  spectacle  navrant. 

C'en  fut  trop  pour  le  fils  du  landrost. 

—  Ce  sale  nègre  doit  l'avoir  empoisonnée  !  Il  a 
laissé  périr  les  petits,  il  a  tué  la  mère  1  Comme  ces 
moricauds  ne  craignent  ni  la  viande  morte  ni  la  viande 
empoisonnée,  il  comptait  s'en  régaler  sans  doute....  Je 
lui  ferai  son  affaire. 

Il  courut  à  la  cuisine  où  Zidji  était  occupé  à  décrot- 
ter les  gros  souliers  à  clous  de  son  maître.  Les  poings 
fermés  il  se  précipita  sur  lui.  Zidji  tourna  autour  de 
la  table  et  s'enfuit  par  la  porte.  Viljoen  le  poursuivant 
lui  cria  : 

—  Et  tu  penses  que  nous  allons  encore  te  payer  ton 
mois,  après  que  tu  as  tué  l'oie  et  ses  poussins  I 

Aveuglé  par  sa  fureur,  le  Bœr  avait  prononcé  une 
parole  imprudente.  Quand  il  fut  parti  pour  son  tra- 
vail, maugréant,  tempêtant  encore,  Zidji,  avec  la 
clarté  d'esprit  qui  le  caractérisait,  fit  la  réflexion  sui- 
vante : 


246  A  r école  de  la  civilisation 

—  Le  Boss  dit  qu'il  ne  me  pa3'era  pas  mon  mois. 
J'ai  déjà  travaillé  quinze  jours.  Inutile  de  rester  ici 
quinze  autres  jours  pour  rien. 

Et,  comme  il  mettait  sans  tarder  à  exécution  les 
résolutions  qui  lui  paraissaient  raisonnables,  Zidji  se 
glissa  dans  l'appentis,  réunit  ses  bardes,  les  attacba 
et  partit  sans  être  vu,  tandis  que  M""^  Viljoen  née 
Marais  pleurait  sur  l'oie  dans  la  maison.  Elle  sortit 
un  instant  après  et  cria  :  «  Boy,  garçon  !  »....  Rien  ne 
répondit  à  son  appel.  Elle  cbercba  Zidji.  Personne  !... 
Alors  elle  dut  aller  surveiller  le  feu  elle-même,  puiser 
l'eau,  couper  le  bois,  attacher  le  cheval  et,  lorsque 
Piet  revint  le  soir,  elle  lui  fit  d'amers  reproches  : 

—  Toujours  ta  colère  et  tes  injustices  I  11  est  parti, 
maintenant,  le  bo}'  !  C'était  le  meilleur  que  nous 
eussions  eu  depuis  des  années.  Et  que  faire  mainte- 
nant? 

Le  long  du  sentier  qui  conduit  chez  Robert  Fraser, 
Zidji  réfléchissait  :  «  Ces  blancs  !  Quels  êtres  !  Est-ce 
méchanceté  ou  bêtise  chez  eux  ?  Comment  !  M'accu- 
ser  d'avoir  tué  l'oie  et  les  poussins,  dire  que  j'ai  laissé 
le  cheval  s'enfuir  alors  que  c'est  laMissis  quia  ouvert 
le  portail  !  Me  tomber  dessus  à  bras  raccourcis  comme 
s'il  voulait  me  tuer,  alors  que  j'ai  fait  mon  travail  de 
mon  mieux  et  que  je  n'ai  pas  mangé  le  pain  de  la 
paresse  !  J'aimerais  bien  savoir  s'ils  sont  tous  comme 
ce  Bœr  !  »  Puis  il  se  dit  :  «  Les  affaires  ne  vont  guère. 
Un  agent  de  police  noir  me  soutire  deux  shellings;  je 
perds  le  gain  de  deux  semaines  chez  Piet  Viljoen.... 
Quand  aurai-je  de  quoi  partir  pour  Johannes- 
bourg?  » 

Sont-ils  tous  comme  celui-là?  se  demandait  Zidji 
après  avoir  fait  ses  premières  expériences  avec  les 
blancs  du  pays.  Non,  certes  !  Tous  les  colons  sud- 
africains,  tous  les  Bœrs  ne  sont  pas  comme  ce  gros- 
sier et  irascible  fils  de  landrost,  aigri   par  ses  mal- 


Chez  les  africander  247 

heurs  et  habitué  dès  l'enfance  à  traiter  les  noirs 
comme  du  bétail.  Et  néanmoins  il  faut  avouer  qu'un 
grand  nombre  de  blancs  du  sud  de  l'Afrique  procè- 
dent exactement  selon  les  mêmes  principes,  encore 
qu'ils  mettent  plus  de  modération  dans  la  forme.  On 
s'imagine  que  le  domestique  indigène,  parce  qu'il  ne 
sait  pas  l'anglais  et  a  la  peau  noire,  doit  tout  savoir, 
tout  pouvoir  et  être  parfait.  Il  doit  avoir  le  don  d'ubi- 
quité, être  à  la  cuisine  et  à  l'étable  en  même  temps. 
Il  doit  comprendre  tous  les  ordres  immédiatement, 
lors  même  qu'on  les  lui  donne  dans  ce  cafre  de  cui- 
sine qui  est  un  véritable  charabia,  les  blancs  ne  se 
donnant  pas  la  peine  d'apprendre  convenablement  le 
zoulou  ou  le  thonga.  Le  «  boy  »  doit  faire  plusieurs 
métiers,  bien  qu'il  ne  les  ait  pas  appris  et  surtout,  si 
on  l'insulte,  même  à  tort,  il  ne  s'agit  pas  qu'il  essaye 
de  se  justifier.  Sinon  il  est  «  cheeky  »,  un  impudent, 
et  gare  à  lui  !  Comment  s'expliquer  une  attitude 
pareille  de  la  part  de  gens  qui  possèdent  cependant 
une  intelligence  moyenne  et  qui  se  conduisent  comme 
des  humains normaux  dans  les  autres  circonstan- 
ces de  la  vie? C'est  que  le  noir  est  sans  défense.  Il  n'a 
point  d'avocat  pour  plaider  sa  cause.  Donc  on  peut 
l'injurier  et  le  battre  impunément.  Je  concède  qu'il 
est  des  domestiques  indigènes  vicieux,  malhonnêtes, 
effrontés.  Ils  le  deviennent,  à  cette  école.  Mais 
beaucoup  d'entre  eux  sont  innocents,  bien  disposés, 
serviables.  Néanmoins  beaucoup  de  colons  sud-afri- 
cains, s'étant  habitués  à  prendre  vis-à-vis  des  noirs 
cette  attitude  de  souverain  mépris,  les  traitent  comme 
Viljoen  traita  Zidji.  Et  par  là  même  ils  se  dégradent. 
Le  contact  entre  une  race  supérieure  détenant  le  pou- 
voir et  une  race  inférieure  sans  défense  est  excessive- 
ment dangereux  pour  la  première.  Car  il  est  assez 
naturel  à  la  bête  humaine  qui  habite  même  au  sein 
des  races  supérieures  d'exploiter  égoïstement  le  pro- 


248  A  l'école  de  la  civilisation 

chain.  Et,  du  moment  qu'un  être  moral  traite  un  autre 
être  moral  comme  une  chose,  il  se  dégrade,  car  il  n'a 
pas  respecté  la  personnalité  humaine.  Sa  propre  per- 
sonnalité en  souffrira.  Il  y  a  certains  problèmes  péni- 
bles à  propos  de  la  mentalité  des  sud-africains  blancs 
qui  s'expliquent  ainsi 

Vers  le  soir  Zidji  arriva  chez  Robert  Fraser.  Il  se 
dirigea  immédiatement  vers  le  grand  fermier  à  la  barbe 
blonde  et  aux  yeux  bleus  qui  inspectait  son  troupeau, 
dans  le  kraal,  et  il  lui  dit,  toujours  dans  cet  admi- 
rable cafre  de  cuisine  qui  n'a  point  de  grammaire  : 

«  Mloungo  founa  boulaj^a  mina,  mina  souka,  mina 
bouj^a  lapa  !  » 

«Le  blanc  vouloir  tuer  moi,  moi  partir,  moi  venir 
ici  !  » 

Bob  sourit  dans  ses  longues  moustaches  et  articula 
avec  peine  un  «  j^ebo  !  »  oui  ! 

Il  était  enchanté  de  voir  Zidji  qui  lui  avait  plu  dès 
l'abord  par  son  air  ouvert  et  son  zèle  rare.  Le  seul 
domestique  à  gages  siir  la  ferme  était  Dayiman,  un 
Mosouto  d'âge  mûr  pas  très  intelligent.  Pour  les  gros 
travaux  de  la  ferme,  labours,  sarclages,  Robert  Fraser 
avait  recouru  à  l'admirable  système  qui  fleurit  au 
Transvaal.Le  gouvernement  proclame  comme  fermes 
de  blancs  les  meilleures  portions  du  pa^^s.  Dès  lors  les 
noirs  qui  y  habitaient  n'ont  plus  aucun  droit  sur  le  sol. 
L'Européen  qui  achète  une  ferme  devient  le  seigneur 
féodal  de  toute  la  population  indigène.  Il  concède  à  ses 
«  Cafres  »  quelques  hectares  (on  dit  «  morgen  »,  au  sud 
de  l'Afrique),  de  préférence  sur  les  pentes  des  colli- 
nes rocailleuses,  pour  y  planter  du  maïs  et  y  cons- 
truire des  huttes;  en  échange  de  cette  généreuse  per- 
mission, les  noirs  doivent  travailler  pour  le  landlord 
à  raison  de  deux  ou  trois  jours  par  semaine.  Certains 
fermiers  n'appellent  à  cette  corvée  que  les  hommes, 
d'autres  aussi  les  femmes  et  les  jeunes  filles.  Fraser, 


Chez  les  africander  249 

qui  comprenait  très  bien  son  intérêt,  avait  ainsi  tou- 
jours à  sa  disposition  quinze  hommes  le  lundi  et  le 
jeudi,  dix  femmes  le  mardi  et  le  vendredi  et  douze 
jeunes  filles  le  mercredi  et  le  samedi.  Le  clan  de 
Basoutos  qui  habitait  sur  sa  ferme  était  très  miséra- 
ble. Ces  gens  obéissaient  bien  et,  quand  la  trompette 
sonnait  le  matin,  les  escouades  attendues  arrivaient 
avec  une  assez  grande  régularité.  Fraser  était  bon 
enfant.  Quand  il  ne  se  laissait  pas  aller  à  la  colère,  il 
était  plutôt  aimable  et  les  noirs  le  louaient  parce  qu'il 
permettait  aux  jeunes  gens  d'aller  travailler  aux  mines 
sans  leur  réclamer  de  l'argent  en  échange  des  corvées 
auxquelles  ils  échappaient.  D'autres  fermiers  des 
environs  exigeaient  jusqu'à  dix  shellings  par  mois,  en 
pareil  cas. 

Grâce  à  cette  abondance  de  travail  manuel  qui  ne 
lui  coûtait  pas  un  sou.  Fraser  avait  établi  de  superbes 
cultures,  des  champs  de  maïs  en  été,  de  blé  en  hiver. 
Il  essayait  de  planter  du  tabac  et  du  coton,  du  ricin 
et  de  la  canne  à  sucre,  et,  somme  toute,  malgré  l'ini- 
quité foncière  de  ce  système  d'exploitation,  la  petite 
communauté  vivait  assez  heureuse  sur  la  ferme. 

Mais  aucun  de  ces  Basoutos  ne  valait  Zidji.  Fraser 
s'en  était  tout  de  suite  rendu  compte  et  il  avait  violé 
le  dixième  commandement  en  convoitant  le  serviteur 
de  son  prochain.  Voilà  pourquoi  il  l'accueillit  avec  un 
bon  sourire.  Il  avait  prévu  que  Viljoen  aurait  bien 
vite  fatigué  ce  domestique  trop  bon  pour  lui.  Il  faut 
dire  aussi  que  Bob,  comme  l'appelaient  ses  amis,  avait 
un  projet.  Il  avait  décidé  avec  deux  compagnons  du 
Bas-Pays  d'aller  avec  le  wagon  à  bœufs  jusqu'à 
Komati-Poort  pour  affaires,  de  traverser  ainsi  toute 
la  plaine  à  demi  déserte  qui  s'étend  au  nord  et  à  l'est 
des  montagnes  de  Leydenbourg.  C'était  un  voyage  de 
plusieurs  semaines  à  travers  une  contrée  giboj^euse 
qui  les  tentait  énormément.  Mais  il  était  urgent  d'avoir 


250  A  r école  de  la  civilisation 

un  bon  noir  pour  diriger  le  wagon  et  faire  la  cuisine. 
Zidji  arrivait  tout  à  point,  car  Dayiman  n'était 
bon  que  pour  couper  les  arbres  et  attacher  les 
bœufs. 

Le  départ  étant  fixé  au  surlendemain,  le  nouveau 
venu  eut  une  journée  entière  pour  voir  la  ferme  et 
faire  la  connaissance  de  ses  habitants.  Il  fut  fort 
étonné  de  voir  dans  la  cuisine  une  femme  noire  de  la 
tribu  nkouna  portant  un  enfant  à  demi  blanc  sur  son 
dos. 

—  Qui  est-ce  ?  dit-il  à  Dayiman. 

—  Oh,  c'est  Nelly,  la  femme  de  Bob  ! 

—  La  femme  de  Bob  ? 

—  Mais  oui.  Il  en  a  deux,  une  thonga  et  une  souto. 
Il  les  a  payées  vingt  livres  chacune.... 

Zidji  voulut  aller  parler  à  Nelly,  car  il  lui  sembla 
la  reconnaître.  Mais  Fraser  qui  le  vit  se  diriger  vers 
la  cuisine  siffla  entre  ses  doigts  et  lui  fit  signe  de 
s'éloigner.  Il  n'était  permis  à  aucun  noir  masculin  de 
causer  avec  les  femmes  du  Boss;  celui-ci  avait  ses 
raisons  pour  tenir  très  fort  à  ce  principe  domestique. 
Un  beau  jour,  la  femme  souto  lui  avait  donné  un  héri- 
tier tout  noir  et  il  avait  été  si  terriblement  mortifié 
qu'il  en  avait  fait  une  jaunisse  de  huit  jours....  Zidji 
se  retira  prudemment,  mais  il  se  dit  :  «  Il  paraît  que 
Bob  n'a  pas  tout  à  fait  bonne  conscience.  C'est  curieux, 
ces  mariages-là  I  Et  il  a  deux  femmes  ?  Monéri 
nous  avait  dit  que  cela  n'arrive  jamais  chez  les 
blancs.  » 

Au  Transvaal,  les  Européens  qui  épousent  des 
négresses  sont  rares.  Ces  mœurs-là  sont  absolument 
condamnées  par  les  classes  supérieures  de  la  popula- 
tion blanche.  On  ne  reçoit  pas  dans  la  société  un  blanc 
qui  entretient  une  femme  noire.  Je  dis  «  entretient  », 
vu  que  ces  mariages-là  sont  toujours  ou  presque  tou- 
jours  illégitimes.    Bob  s'inquiétait   assez   peu   de  la 


Chez  les  africander  251 

société.  Né  au  Natal  de  parents  assez  misérables,  il 
n'avait  jamais  possédé  la  finesse  qui  caractérise  le 
gentilhomme  anglais;  d'autre  part,  ayant  toujours 
vécu  très  près  des  indigènes,  il  n'avait  pas  pour  eux 
ce  dégoût  qui  a  préservé  les  Bœrs  de  la  promiscuité. 
Il  n'y  avait  aucune  réelle  intimité  entre  lui  et  ses  fem- 
mes. Mais,  pour  quarante  livres  sterling,  il  avait  obtenu 
une  cuisinière  à  vie  et  sa  remplaçante,  sans  parler  du 
fait  qu'il  n'avait  pas  de  goût  pour  le  célibat.  Il  esti- 
mait avoir  fait  une  et  même  deux  très  bonnes  affaires 
et,  à  ses  amis  qui  le  plaisantaient  parfois  à  propos  de 
sa  bigamie,  il  disait  avec  mille  contractions  des  mus- 
cles du  visage  et  avec  un  sourire  assez  malin  : 

—  «  Vous  le  voyez  !  Je  pratique  1'  «  amalgamation  » 
des  races  comme  Cecil  Rhodes  celle  des  compagnies 
de  diamants.  Je  travaille  à  ma  manière  à  résoudre  le 
problème  indigène. 

Le  surlendemain  l'on  partit.  Zidji  était  engagé 
comme  conducteur  du  wagon  sous  la  direction  de 
Fraser  qui  était  un  «  transport-driver  »  de  profession. 
Daj'iman  devait  marcher  devant  l'attelage,  tenant  la 
courroie  qui  lie  les  cornes  des  bœufs  de  devant  les 
unes  aux  autres.  Au  reste  les  animaux  étaient  super- 
bes. Ils  n'avaient  pas  fait  de  travail  pénible  depuis 
longtemps  et  le  voyage  s'annonçait  des  mieux. 
Fraser  montait  son  cheval  bai  et  avait  son  fusil  sur 
l'épaule. 

Il  retrouva  dans  le  Bas-Pays  Jack  et  Georges,  ses 
deux  camarades.  Anglais  basanés,  vrais  tj^pes  de 
mineurs  plus  ou  moins  aventuriers,  grands  chasseurs, 
jureurs  à  l'occasion  mais  bons  enfants  somme  toute. 
Ce  qu'ils  fumèrent  de  pipes  à  l'avant  du  wagon,  ser- 
rés les  uns  contre  les  autres,  en  se  racontant  toutes 
les  bêtises  de  leurs  noirs,  tandis  que  Dayiman  tirait 
les  bœufs  de  devant  et  que  Zidji  excitait  l'attelage  du 
fouet  !  Une  nuit,  il  fallut  entretenir  un  grand  feu  pour 


252  A  racole  de  la  civilisation 

éloigner  les  lions;  le  lendemain,  le  véhicule  s'enlisa 
dans  la  rivière  et,  sans  Fraser,  on  n'en  sortait 
pas. 

Il  sauta  à  l'eau  tout  habillé  et,  arrachant  le  fouet  des 
mains  deZidji  impuissant,  il  cria  :  «  Jeck  î  »  Ce  «jeck» 
sortit  du  fond  de  la  poitrine,  racla  le  gosier,  tonna 
dans  la  bouche  et  s'épandit  au  dehors  avec  une  force 
telle  que  tous  les  bœufs,  reconnaissant  la  voix  du 
maître,  regardèrent  aussitôt  en  avant,  tendirent  le 
cou....  Et  l'on  vit  les  jougs  se  presser  contre  les  gar- 
rots, la  peau  se  plisser  sous  eux.  Le  wagon  se  remit 
en  marche  et  c'est  presque  au  trot  que  l'attelage  esca- 
lada la  berge  de  l'autre  côté  de  la  rivière. 

—  Superbe  1  crièrent  Jack  et  Georges  au  véritable 
«  transport  rider  »  quand  il  revint,  trempé  jusqu'à  la 
ceinture,  se  rasseoir  sur  le  siège  à  l'avant  du  véhi- 
cule. 

—  Et  quand  on  pense  qu'il  y  a  des  blancs  qui  font 
ce  métier  pour  deux  shellings  six  pence  par  jour  !  C'est 
vraiment  mal  fait  !  répondit  Bob  à  voix  très  basse  et 
en  bégayant  beaucoup. 

Le  voyage  avait  duré  six  semaines.  Les  trois  mous- 
quetaires du  Bas-Pays  en  avaient  beaucoup  joui.  A 
Komati-Poort,  ils  firent  de  bonnes  affaires,  nouèrent 
des  relations  commerciales  avantageuses  avec  une 
maison  allemande.  Aussi  Bob  était-il  de  charmante 
humeur  au  retour.  Il  avait  promis  une  livre  par  mois 
à  Zidji.  Il  lui  en  donna  deux. 

—  Quoi  qu'on  puisse  dire  contre  les  Anglais,  pensa 
Zidji,  une  chose  est  certaine  :  Ils  payent  bien  !  Allons 
dans  leur  ville. 

Et  il  prit  le  train  pour  Johannesbourg. 


Dans  la  mine  253 


II 


DANS  LA  MINE 


Le  train  filait  à  toute  vapeur  à  travers  le  haut  pla- 
teau sud-africain.  Zidji,  accoudé  à  la  fenêtre  d'un 
wagon  pour  «  gens  de  couleur  »  où  on  l'avait  parqué 
avec  cinquante  autres  noirs,  regardait  le  paj-s  plat, 
sans  un  arbre,  sans  une  pierre,  avec  des  yeux  vagues 
et  étonnés.  Voilà  déjà  bien  des  heures  qu'il  cheminait 
ainsi,  emporté  comme  dans  un  tourbillon,  et  sa  sur- 
prise, une  surprise  voisine  de  la  stupeur,  n'avait  pas 
encore  passé.  C'était  la  première  fois  qu'il  voyait, 
qu'il  expérimentait  le  chemin  de  fer  dont  on  lui  avait 
tant  parlé.  D'abord  il  avait  eu  peur.  Cette  trépidation, 
ce  bruit  de  roues  et  surtout  cette  vitesse  phénoménale 
lui  avaient  fait  l'effet  d'une  course  à  la  mort.  Un  train 
venant  en  sens  contraire  croisa  le  sien  et  le  courant 
d'air  fut  si  violent  qu'il  crut  à  une  collision.  Mais  les 
wagons  noirs  passèrent,  défilèrent  si  rapidement  qu'il 
ne  distingua  rien.  Il  lui  fallut  un  instant  pour  retrou- 
ver son  souffle.  Puis,  voyant  que  personne  n'avait  été 
écrasé,  entendant  ses  compagnons  rire  et  plaisanter, 
il  se  rassura.  Son  visage  d'ailleurs  n'avait  pas  trahi  sa 
terreur.  Il  était  demeuré  absolument  calme.  On  n'est 
pas  un  noir  pour  rien  ! 

Le  convoi  avait  passé  avec  fracas  sur  le  pont  du 
Nylstrom,  une  rivière  que  les  Bœrs  du  siècle  passé 
avaient  prise  pour  le  Nil,  lors  de  leur  premier  «  treck» 
auTransvaal.  Il  s'était  arrêté  quelques  minutes  seule- 
ment à  Pretoria  dont  le  jeune  homme  avait  vu  les  mai- 
sons cachées  dans  la  verdure  fuir  comme  un  rêve.  Et 
maintenant  on  approchait  de  Johannesbourg. 


254  A  l'école  de  la  civilisation 

«  Ces  blancs,  se  disait  le  jeune  Nkouna,  curieux  et 
craintif  comme  le  souriceau  tout  jeune  et  qui  n'avait 
rien  vu,  quelle  puissance  1  Quelle  intelligence  pour 
inventer  des  machines  pareilles  !  C'est  plus  étonnant 
encore  que  l'attelage  de  Bob.  Et  dire  que  nous,  les 
noirs,  nous  n'avions  pas  même  eu  l'idée  de  mettre  les 
bœufs  sous  le  joug  !  » 

Près  de  Zidji,  un  jeune  garçon  de  quinze  ans  se 
blottissait  sur  son  banc,  l'air  ahuri.  Plus  loin  un  Cafre 
des  villes,  un  Mosouto  qui  retournait  pour  la  troisième 
fois  aux  mines,  parlait  haut  et  se  moquait  du  gamin. 
Fumant  une  cigarette  qu'il  avait  achetée  à  un  coolie 
qui  vendait  des  provisions  à  la  station  précédente,  il 
faisait  l'entendu. 

—  Toi,  disait-il  au  gamin,  tu  iras  travailler  sur  le 
grand  échafaudage  et  tu  apprendras  ce  que  c'est  que 
la  «  boukoutchana  ».  Oui,  mon  petit,  tu  verras  bien 
des  choses! 

A  ce  mot  barbare  Zidji  releva  l'oreille.  On  lui  avait 
parlé  des  mœurs  infâmes  des  cours  de  Johannesbourg 
et  on  les  désignait  précisément  par  ce  terme.  Mais 
il  ne  s'attarda  pas  à  cette  pensée,  car  il  était  bien 
résolu  à  ne  pas  aller  travailler  aux  mines. 

—  Tenez  1  voilà  la  première  fumée,  dit  le  Mosouto 
qui  savait  tout.  Et  en  effet,  dans  le  lointain,  à  l'hori- 
zon bleu  gris,  aux  confins  de  la  plaine  plate  et  nue, 
on  voyait  une  cheminée  avec  un  panache  de  fumée 
noire  que  le  vent  d'ouest  emportait.  Bientôt  on  en 
découvrit  une  seconde,  et,  auprès  des  cheminées,  se 
dressaient  des  constructions  à  jour  en  poutres  énormes. 

—  C'est  là-haut  qu'on  trie  les  pierres,  dit  noncha- 
lamment le  Mosouto.  C'est  un  ouvrage  de  gamins.... 

—  Qu'est-ce  que  ces  montagnes  blanches?  demanda 
Zidji  en  montrant  du  doigt  de  grands  monticules  qui 
ressemblaient  à  d'immenses  taches  de  neige  un  peu 
bleuâtre 


Dans  la  mine  255 

—  Ca,  ce  sont  les  «  tailings».  C'est  la  poussière  qui 
reste  après  qu'on  a  broyé  la  pierre.  Vous  verrez,  quand 
le  vent  souffle,  comme  c'est  agréable  !  L'air  en  est 
plein  et  on  en  mange  plus  qu'on  n'en  veut. 

Cependant  le  train  avait  atteint  la  première  mine  et 
passait  en  tempête  au  milieu  des  hangars  de  tôle,  des 
tas  de  poutres,  des  grands  étangs  bleus  d'où  partaient 
d'immenses  tuyaux.  Partout  des  wagons  minuscules 
qui  cheminaient  sur  les  rails  des  Decauville,  des  chars 
tirés  par  des  chevaux,  des  moulins  à  vent  qui  action- 
naient des  poulies.  Les  lignes  ferrées  se  multipliaient. 
Et,  de  temps  en  temps,  un  groupe  d'eucalyptus  à  la 
silhouette  élancée  rompait  l'horrible  monotonie  de 
tout  ce  désordre  industriel. 

Enfin  on  pénétra  dans  la  ville  elle-même  ;  on  vit  des 
cottages  se  succéder  ;  les  rues  avaient  une  couleur 
d'ocre.  On  entrevoyait  des  magasins,  des  jardins  qui 
filaient  aussitôt.  Souvent  la  vue  était  arrêtée  par  deux 
murailles  d'afliches  qui  se  dressaient  au  bord  des  voies. 
Zidji  regardait  étonné  une  réclame  de  Bovril  où  l'on 
voyait  un  bœuf  qui  pleurait  devant  une  petite  bou- 
teille d'extrait  de  viande.  Ailleurs  c'étaient  des  femmes 
blanches  représentées  de  pied  en  cap  et  plus  ou  moins 
habillées....  Quelle  fantasmagorie  1  II  commençait  à 
avoir  mal  à  la  tête  à  la  vue  de  tant  de  choses.  Enfin  le 
train  s'arrêta.  On  cria  :  «  Park  Station  »  et  un  employé 
ouvrit  les  portes  du  wagon  des  noirs  et  les  fit  sortir. 

Ils  se  rangèrent  sur  le  trottoir,  les  uns  bâillant, 
s'étirant,  les  autres  jetant  des  regards  craintifs  vers 
les  toits  qui  recouvraient  les  quais  de  la  gare.  Enfin, 
on  les  fit  marcher  «  à  la  queue  leu  leu  »  vers  la  sortie  et 
un  employé  de  la  police  les  conduisit  au  «  Compound  » 
des  nouveaux  arrivants.  On  appelle  «  Compound  »,  au 
sud  de  l'Afrique,  les  cours  environnées  de  dortoirs 
où  l'on  parque  les  noirs.  Pourquoi  ce  mot?  Est-ce 
parce  que  ces   «  Compounds  »   sont  un  composé  de 


256  A  r école  de  la  civilisation 

tous  les  inconforts,  de  toutes  les  laideurs  ?  Mystère. 

Là,  le  triage  fut  opéré.  Les  noirs  qui  arrivaient  en- 
voyés par  les  agents  de  recrutement  de  «  l'Association 
du  travail  indigène  »  furent  réexpédiés  directement 
aux  diverses  mines  qui  avaient  assuré  leurs  services 
et  payé  leur  voyage.  A  ceux  qui  étaient  venus  à  leurs 
frais,  les  emploj^és  du  Compound  remirent  un  passe- 
port valable  pour  trois  jours.  On  leur  concédait  ce 
laps  de  temps  pour  aller  trouver  une  place  de  cuisi- 
nier, de  palefrenier,  à  leur  goût.  Si,  au  bout  de  ces 
trois  jours,  ils  n'avaient  pas  trouvé  à  se  placer,  ils 
devaient  revenir  et  on  les  remettrait  eux  aussi  aux 
compagnies  minières  qui  manquent  toujours  de  bras. 

Zidji,  son  paquet  de  bardes  sur  le  dos,  partit  donc 
à  la  découverte.  Il  alla  sonner  —  ou  frapper  —  aux 
portes  des  maisons,  d'abord  dans  la  haute  ville,  chez 
les  riches  ;  car  il  comptait,  avec  sa  connaissance  de 
l'anglais  et  des  travaux  de  cuisine,  trouver  une  place 
bien  rétribuée:  quatre,  cinq  livres  par  mois,  qui  sait  1 
Mais  ce  fut  partout  en  vain.  Il  fut  même  assez  rude- 
ment repoussé  en  certains  endroits  et  un  gros  chien 
faillit  lui  enlever  un  morceau  de  son  mollet  droit. 
Alors  il  se  replia  sur  les  quartiers  moins  aristocrati- 
ques, se  présenta  dans  les  magasins  comme  bon  à 
tout  faire,  dans  des  entreprises  de  transport  comme 
manœuvre.  Nulle  part  on  n'avait  besoin  de  lui.  Une 
femme  lui  cria  :  «  Nous  ne  voulons  pas  ici  de  Cafre  de 
la  Mission  1  »  Et,  le  regardant  d'un  air  méchant,  elle 
disait  :  «  Vermine  de  noirs  î  Les  pires  sont  encore 
ceux  qui  sont  bien  habillés  et  qui  écorchent  l'anglais  !  » 
Au  bout  de  ses  trois  jours,  Zidji  dont  les  ambitions 
avaient  peu  à  peu  baissé,  rentra  au  Compound.  Une 
fatalité  le  poussait  vers  les  mines.  Bon  gré  mal  gré, 
il  dut  s'y  rendre.  Le  gamin  qu'il  avait  vu  dans  le 
train  avait  fait  les  mêmes  expériences  et  bien  d'autres 
avec   eux,    et  ils  partirent  ensemble  pour  l'une  des 


Dans  la  mine  257 

principales  mines  où  l'on  réclamait  à  grands  cris  des 
ouvriers. 

Le  soleil  allait  se  coucher  quand  ils  arrivèrent  au 
Compound  où  ils  allaient  devoir  passer  six  mois.  Les 
mineurs  venaient  de  sortir  du  travail  et  remplissaient  la 
cour.  Les  nouveaux  venus  y  pénétrèrent  par  une  allée 
couverte  où  plusieurs  gendarmes  noirs  montaient  la 
garde.  Tout  près,  à  droite,  était  le  bureau  du  surveil- 
lant blanc  qui  visa  leurs  passeports,  prit  leurs  noms 
et  les  conduisit  dans  leurs  chambres  à  coucher. 

C'était  un  Compound  t3'pique  :  vaste  cour  carrée, 
entourée  des  quatre  côtés  de  constructions  de  tôle  qui 
servaient  de  dortoirs,  avec  une  seule  entrée,  cette 
allée  sombre  que  l'on  fermait  la  nuit.  Plusieurs  cen- 
taines d'hommes  couchaient  dans  ces  dortoirs,  appar- 
tenant à  toutes  les  tribus  du  sud  de  l'Afrique.  Les 
Basoutos  logeaient  ensemble  ;  les  Zoulous  et  les  Cafres 
un  peu  plus  loin  ;  dans  le  fond  et  à  gauche,  c'étaient 
les  Shangaans  ou  Thonga,  ceux  de  Delagoa,  ceux  du 
Bilène,  ceux  d'Inhambane,  ceux  des  Spelonken.  A 
gauche  de  l'entrée,  c'étaient  les  Zambéziens  peu  nom- 
breux encore.  Les  Shangaans  étaient  de  beaucoup 
le  plus  fort  contingent.  Ils  occupaient  au  moins  dix  de 
ces  dortoirs,  chambres  carrées  avec  quatre  rangées 
de  couchettes,  deux  de  chaque  côté  de  la  porte,  l'une 
superposée  à  l'autre.  Un  système  de  ventilation  très 
habile  était  arrangé  dans  le  toit  et  il  y  avait  au  centre 
un  fourneau  où  brûlait  du  coke,  avec  un  long  tuj-au 
servant  de  cheminée  qui  sortait  par  le  faîte.  Néan- 
moins Zidji  recula  lorsqu'on  lui  dit  d'entrer  dans  cette 
pièce  et  d'aller  occuper  l'une  de  ces  couchettes  en 
planches,  au  fond  du  dortoir.  L'odeur,  qui  régnait 
dans  cet  antre,  la  vue  des  sales  guenilles  qui  pen- 
daient de  toutes  parts  le  firent  hésiter  un  instant. 

—  Marche  1  dit  l'un  des  «  policemen  »  en  brandis- 
sant sa  chicote. 


17 


258  A  r école  de  la  civilisation 

Zidji  n'était  point  ultra-délicat.  Mais  quelque  chose 
lui  répugnait  dans  l'atmosphère  de  cette  chambrée, 
quelque  chose  qui  froissait  en  lui  un  sens  plus  profond 
que  la  vue  ou  l'odorat. 

Il  alla  déposer  ses  couvertures  sur  une  place  vide 
dans  la  rangée  des  couchettes  inférieures,  au  fond  du 
local,  là  où  l'agent  le  conduisit.  Se  retournant,  il  vit  le 
gamin  de  quatorze  ans  qui  s'installait  lui  aussi  à 
quelque  distance.  Un  grand  Shangaan  aux  longs  che- 
veux embroussaillés,  aux  yeux  rouges,  avait  l'air  de 
veiller  sur  lui  avec  une  sollicitude  qui  ne  s'accordait 
guère  avec  ses  traits  sauvages  et  son  air  bestial.  Ce 
grand  Shangaan  avait  jeté  son  dévolu  sur  le  jeune 
garçon.  Il  l'avait  fait  comprendre  au  gendarme  indi- 
gène au  moyen  d'un  signe  d'intelligence,  à  l'arrivée 
des  nouveaux  ouvriers.  Cet  agent  qu'un  shelling  suffi- 
sait à  corrompre  avait  donc  indiqué  au  «  pikinini  » 
(on  nomme  ainsi  les  petits  serviteurs  indigènes)  une 
couchette  voisine  de  celle  du  sauvage  à  la  tignasse 
emmêlée. 

L'appel  retentit  pour  le  repas  du  soir.  Au  centre  de 
la  cour  se  dressait  un  hangar  soutenu  par  de  puissan- 
tes poutres  et  qui  constituait  la  cuisine.  De  chaque 
côté  du  bâtiment  il  y  avait  douze  énormes  marmites 
réunies  les  unes  aux  autres  par  des  tuyaux  où  circulait 
la  vapeur  qui  cuisait  la  farine  de  maïs.  Car  ces  vastes 
récipients  étaient  pleins  de  cette  substance  blanche 
où  les  cuisiniers  puisaient  avec  d'énormes  cuillières 
en  bois,  jetant  les  morceaux  de  polenta  sur  une  table 
qui  courait  tout  autour  de  la  cuisine.  Les  mineurs 
arrivaient  avec  des  écuelles  de  zinc  cabossées  de  tou- 
tes les  formes  et  les  remplissaient  de  nourriture.  Après 
quoi  on  ajoutait  à  chacun  un  peu  de  légume  en  guise 
d'assaisonnement.  Cette  distribution  s'accomplissait 
au  milieu  de  cris,  de  vociférations.  Une  fois  servis, 
les  noirs  se  retiraient  et  allaient  manger  leur  ration 


Dans  la  mine  259 

au  pied  du  mur  de  leur  dortoir  ou  à  l'intérieur  de 
la  chambre.  Les  Basoutos  gardaient  la  pitance  du  jour 
pour  le  lendemain.  Ils  retendaient  d'eau  et  la  laissaient 
un  peu  fermenter,  fabriquant  ainsi  ce  qu'ils  appellent 
le  «  maheou  ».  Les  Thonga  mangeaient  la  polenta 
telle  quelle.  Zidji  remarqua  qu'elle  avait  un  goût  par- 
ticulier. Certes  elle  n'avait  pas  la  saveur  du  «  moga^o  » 
de  l'école  d'évangélistes  arrosé  de  sa  sauce  d'arachides 
parfumée,  dans  des  assiettes  de  fer  émaillé  bleues  et 
blanches.  C'était  une  farine  spéciale  achetée  en  Amé- 
rique à  bon  compte  et  qui  est  un  résidu  de  la  fabrica- 
tion du  maizena.  Ce  produit  n'est  pas  sain.  Il  ne 
constitue  pas  une  nourriture  suffisante.  Beaucoup  de 
noirs  sont  morts  aux  mines  pour  avoir  été  mis  trop 
longtemps  à  cette  diète  et  maintenant  l'emploi  de  cette 
préparation-là  est  interdit.  Au  reste  les  mineurs  des 
Compounds  sont  mieux  traités  aujourd'hui  qu'autre- 
fois. On  leur  donne  même  des  fruits,  du  raisin  du  Cap 
entre  autres  et  ils  reçoivent  régulièrement  de  la 
viande. 

Il  faisait  nuit.  Zidji  fatigué,  triste,  alla  s'étendre  sur 
son  lit  de  planches  dures.  Il  avait  trois  couvertures 
dans  lesquelles  il  s'enroula.  Mais  il  ne  put  s'endormir. 
Tous  ses  compagnons  de  chambrée  venaient  se  cou- 
cher les  uns  après  les  autres,  parlant  haut,  sur  un  ton 
grossier.  Pas  un  ne  lui  était  connu  et  il  n'avait  lié  con- 
versation avec  personne.  C'était  si  différent  du  petit 
dortoir  de  l'école  où  tous  les  habits  étaient  bien  plies 
et  où  l'on  se  rendait  après  la  répétition  du  soir.  «  II 
faisait  beau,  là-bas,  »  se  dit-il. 

Cependant  le  bruit  diminuait.  Quelques  ronflements 
sonores  retentissaient  déjà.  Soudain  on  entendit  une 
petite  voix,  une  voix  qui  n'avait  pas  encore  mué  et 
qui  criait  :  «  Laisse-moi  !  » 

—  Si  tu  résistes,  je  te  tue,  reprit  une  autre  voix  irri- 
tée et  méchante. 


260  A  l'école  de  la  civilisation 

Zidji  tressaillit.  Evidemment  c'était  le  «  pikinini  » 
que  le  grand  Shangaan  persécutait....  La  boukont- 
chana  I  se  dit-il  avec  épouvante.  Oui,  c'était  bien  cela. 
C'était  le  crime  des  païens  comme  l'apôtre  Paul  l'a 
décrit  dans  le  premier  chapitre  de  l'épître  aux 
Romains,  l'horrible  forme  de  luxure  qu'inventa  l'an- 
cienne Sodome  et  que  pratiquaient  les  Grecs  raffinés 
au  temps  du  Christ.  Seulement  l'apôtre  des  Gentils 
eût  été  bien  étonné  si  on  lui  eût  dit  que  cette  cou- 
tume impure  était  absolument  inconnue  autrefois 
dans  le  kraal  païen  du  Sud-africain. 

Il  a  fallu  que  le  blanc  civilisé  vînt  pour  l'enseigner 
au  Bantou  primitif.  Il  a  fallu,  surtout,  que  naquissent 
ces  Compounds  maudits  où  des  milliers  de  sauvages 
sont  parqués  loin  de  la  nature,  loin  du  village,  loin 
de  la  famille.  Et,  lorsque  cette  coutume  fut  con- 
nue, elle  se  répandit  comme  une  traînée  de  poudre, 
elle  envahit  les  dortoirs  comme  un  feu  de  prairie  irré- 
sistible, le  feu  de  la  géhenne  qui  consume  les  forces 
vives  d'une  race.  Elle  règne  dans  les  Compounds  et 
elle  règne  dans  les  prisons. 

Et  c'est  ainsi  que  la  civilisation  avec  son  or  et  ses 
promesses  fallacieuses,  comme  un  gigantesque  flam- 
beau allumé  sur  le  plateau  africain,  attire  à  elle  toutes 
les  phalènes  de  la  brousse,  du  Cap  à  Delagoa  et  de 
Delagoa  au  Zambèze.  Et  les  phalènes  noires  brûlent 
leurs  ailes  à  ce  flambeau  destructeur.  La  tuberculose, 
la  syphilis,  la  fièvre  des  mineurs  ruinent  le  corps  de 
centaines  de  jeunes  hommes  qui  étaient  arrivés  sains 
à  Johannesbourg  et  qui  retournent  chez  eux  répandre 
les  germes  de  la  maladie.  La  «  boukontchana  »  avilit 
les  âmes  et  leur  enseigne  des  chemins  nouveaux  de 
perdition. 

Bientôt  le  «pikinini»  se  tut  et  toute  la  chambrée  s'en- 
dormit. Mais  Zidji  excité  au  dernier  point  par  toutes 
les  réflexions  qui  se  pressaient  dans  son  cerveau  ne 


Dans  la  mine  261 

pouvait  trouver  le  sommeil.  L'horreur  de  ce  lieu  l'op- 
pressait. Il  songeait  à  l'enfer  des  damnés.  «  Qu'ai-je 
fait  de  venir  ici?»  se  disait-il.  «Mieux  aurait  valu 
mille  fois  rester  chez  Bob,  même  chez  Viljoen.  J'en 
mourrai  !  C'est  affreux  1  »  S'il  eût  été  un  pur  sauvage 
de  la  brousse,  il  se  fût  retourné  sur  l'autre  côté  et 
n'eût  plus  songé  à  rien.  Mais  son  âme  s'était  ajBinée 
pendant  son  séjour  sur  la  station.  Des  sentiments  déli- 
cats étaient  nés  en  lui,  à  l'étude  de  la  Parole  divine. 
L'idéal  de  vie  que  les  missionnaires  lui  avaient  ensei- 
gné avait  transformé  et  spiritualisé  ses  pensées.  A  son 
insu,  un  altruisme  plus  élevé  germait  dans  son  cœur  :  Il 
avait  pris  conscience  de  la  perdition  de  sa  race  et  s'é- 
tait voué  à  son  relèvement.  En  un  instant  d'oubli,  il 
avait  jeté  sa  vocation  par-dessus  bord.  Mais  sa  nature 
était  trop  profonde  pour  qu'elle  pût  sombrer  à  tout 
jamais.  Elle  se  réveillait  en  ce  moment,  vague,  mais 
d'autant  plus  puissante  que  Zidji  venait  de  contem- 
pler les  abîmes  nouveaux  dans  lesquels  son  peuple 
commençait  à  rouler. 

Le  sang  affluait  à  ses  tempes.  Son  angoisse  était 
extrême.  Il  lui  semblait  que  la  couchette  suspendue  au- 
dessus  de  lui  l'écrasait.  Il  ne  pouvait  plus  respirer.  Au 
sein  de  son  malaise,  il  se  rappela  la  nuit  où  il  avait 
cru  que  le  soleil  ne  se  lèverait  plus.  Aujourd'hui  il 
savait  bien  que  cette  crainte  était  absurde.  Il  avait 
appris  la  cosmographie  à  l'école. 

Néanmoins  il  se  sentait  aussi  oppressé  qu'alors.... 
et,  n'y  tenant  plus,  se  sentant  étouffer,  il  se  leva,  sor- 
tit, se  précipita  dans  la  cour.  Il  n'y  avait  pas  moyen 
de  fuir.  La  porte  de  l'allée  était  fermée.  Au  reste  cela 
n'eût  servi  à  rien.  Il  était  engagé  pour  six  mois  et,  eût- 
il  tenté  de  décamper,  la  police  aurait  immédiatement 
mis  la  main  sur  lui  ;  il  aurait  eu  huit  jours  de  travaux 
forcés 

Il  se  dirigea  vers  l'un  des  deux  étangs  qui  se  trou- 


262  A  l'école  de  la  civilisation 

vent  aux  deux  côtés  de  la  cuisine  et  plongea  sa  tête 
dans  l'eau.  Puis  il  resta  longtemps  assis  sur  la  mar- 
gelle, son  menton  dans  ses  mains,  sous  la  clarté  des 
étoiles,  à  la  fraîcheur  de  la  nuit. 

Alors  le  calme  revint.  Il  accepta  son  sort.  Il  décida 
qu'il  délivrerait  le  pikinini.  Il  ouvrit  son  âme  à  un 
souffle  nouveau  qui  passait  venant  on  ne  sait  d'où,  un 
souffle  qui  le  poussait  vers  les  sommets  du  dévoue- 
ment et  du  sacrifice.  Il  ne  se  rendait  pas  compte  clai- 
rement du  but.  Mais  il  acceptait  d'y  tendre.  Et,  pour 
finir,  il  murmura  :  «  O  Dieu,  aide-moi  I  »  Après  quoi  il 
s'en  retourna  à  sa  couchette  et  dormit  jusqu'au  matin. 

Lorsque  le  flot  des  mineurs  se  rendit  à  la  benne,  il 
avisa  le  pikinini  et  lui  dit  :  «  Ce  soir,  viens  dormir 
près  de  moi.  Je  te  sauverai.  »  L'enfant  lui  jeta  un 
regard  craintif,  puis  confiant,  et  lui  dit  :  «  Oh  oui  I 
Sauve-moi  !  » 

Le  grand  échafaudage  au  sommet  duquel  le  quartz 
aurifère  est  amené  des  profondeurs  du  sol  se  nomme 
le  «  gear  ».  C'est  le  centre  de  la  mine,  du  moins  le 
centre  des  «  ouvrages  de  surface  ».  Semblable  à  un 
animal  antédiluvien,  la  benne  s'élance  jusque  tout  là- 
haut,  verse  avec  fracas  les  cailloux  arrachés  aux  en- 
trailles de  la  terre  sur  une  vaste  table  circulaire  et  tour- 
nante. Les  petits  garçons  trient  les  pierres  de  molasse 
ordinaire,  les  jettent  de  côté,  car  elles  ne  contiennent 
point  d'or  ;  seuls  les  morceaux  provenant  du  filon 
aurifère  et  que  l'on  reconnaît  à  leur  caractère  cristallin 
et  à  leurs  taches  blanches  sont  lancés  dans  le  grand 
entonnoir  qui  aboutit  aux  broyeurs.  Le  pikinini  que 
Zidji  avait  pris  sous  sa  protection  fut  dirigé  vers  la 
table  tournante.  Zidji  et  ses  compagnons,  de  forts 
jeunes  gens  de  vingt  à  vingt-cinq  ans,  furent  destinés 
au  travail  sous  le  sol.  La  benne  redescendit,  s'arrêta 
tout  près  d'eux,  comme  si  elle  ouvrait  sa  gueule  pour 
les  engloutir.... 


Dans  la  mine  263 

—  Entrez  dans  le  chariot,  leur  dit  un  contremaître. 
Tapissez-Yous  dans  le  fond. 

Un  des  nouveaux  venus  était  gris  de  terreur.  Il  ne 
voulait  pas  bouger.  Il  s'accrochait  aux  poutres  de  l'é- 
chafaudage. 

—  Imbécile  de  nègre  !  Dépêche-toi,  dit  le  contre- 
maître en  levant  sa  main  sur  lui 

On  le  poussa  de  force  et  la  benne  descendit  rapide- 
ment sur  le  plan  incliné  qui  suit  la  direction  du  filon. 
Il  faisait  nuit  noire.  Des  gouttes  d'eau  tombaient  de 
partout.  L'air  était  froid,  cru. 

—  Surtout  ne  levez  pas  la  tête,  ou  vous  serez  assom- 
més, disait  un  ancien  aux  nouveaux. 

La  benne  s'arrêta  dans  une  vaste  chambre  souter- 
raine au  sein  de  laquelle  une  grande  lampe  électrique 
laissait  tomber  une  lumière  blanche  très  semblable  à 
celle  du  jour.  Zidji  se  crut  arrivé  à  l'air  libre,  d'au- 
tant plus  que  le  ventilateur  amenait  des  provisions 
d'air  frais  en  cet  endroit.  C'était  la  chambre  des  ma- 
chines. Autour  d'une  roue  énorme  s'enroulait  et  se 
déroulait  tour  à  tour  le  cable  de  fer  qui  actionnait  la 
benne.  Mais  les  ouvriers  noirs  ne  sont  pas  très  au 
courant  des  merveilles  de  mécanique  grâce  auxquel- 
les une  mine  d'or  peut  extraire  chaque  jour  des  cen- 
taines de  tonnes  de  quartz.  On  les  achemina  vers 
un  escalier  qui  se  trouvait  au  bord  du  couloir  central, 
celui  par  lequel  la  benne  chemine  et  ils  durent  des- 
cendre jusqu'au  sixième  étage. 

L'exploitation,  en  effet,  se  poursuit  par  étages  suc- 
cessifs, jusqu'à  une  profondeur  de  plusieurs  centaines 
de  mètres.  Du  couloir  central,  on  creuse  des  couloirs 
latéraux  le  long  desquels  cheminent  des  wagonnets. 
Et,  de  chacun  de  ces  couloirs  latéraux,  partent  des 
galeries  qui  suivent  le  filon  ;  on  laisse  de  grands 
piliers  pour  soutenir  les  voûtes,  et  le  minerai  obtenu 
en  faisant  sauter  le  quartz  à  la  dynamite  est  conduit 


264  A  V école  de  la  civilisation 

par  les  wagonnets  jusqu'à  des  trous  où  on  le  précipite  : 
il  tombe  à  1  étage  inférieur  de  telle  manière  que  la 
benne  peut  le  recevoir  dans  ses  flancs  pour  le  con- 
duire au  dehors. 

Zidji  fut  adjoint  à  un  groupe  de  mineurs  qui  devaient 
forer  leurs  trous  de  mines  aux  flancs  d'une  des  ga- 
leries. Cette  galerie  était  inclinée  elle  aussi,  suivant 
la  direction  du  filon  qui  s'enfonce  en  terre  jusqu'à  des 
profondeurs  inconnues.  Les  ouvriers  sont  donc  en 
quelque  sorte  superposés  les  uns  aux  autres,  les  uns 
travaillant  au  bas  de  la  galerie,  les  autres  au  haut. 

—  Tiens,  dit  le  contremaître  qui  surveillait  cette 
galerie,  voici  la  barre  à  mine  et  voici  le  marteau.  Fais 
ce  que  tu  pourras.  Pendant  tout  un  mois,  on  ne  comp- 
tera pas  la  longueur  de  ton  trou. 

En  effet,  c'est  la  règle  dans  les  mines  que  le  nouvel 
arrivant  jouit  d'un  mois  de  grâce.  Il  touche  ses  deux 
shellings  par  jour  quel  que  soit  son  travail.  Mais,  dès 
le  second  mois,  il  ne  reçoit  de  billet  que  s'il  a  creusé 
un  trou  d'au  moins  trente-six  pouces  de  longueur. 
Cet  arrangement  a  pour  but  de  permettre  au  mineur 
de  s'habituer  peu  à  peu  au  marteau  et  à  la  barre;  car, 
les  premiers  jours,  il  se  fait  des  ampoules  doulou- 
reuses. La  peau  des  mains  doit  se  durcir.  Aussi,  durant 
les  premières  semaines,  on  en  prend  à  son  aise  et  Zidji 
fit  comme  les  autres.  Lorsque,  vers  deux  heures  de 
l'après-midi,  les  trous  eurent  été  forés,  on  y  mit  la 
dynamite  et  les  noirs  durent  s'éloigner  tandis  qu'on 
allumait  les  mèches.  Zidji  en  profita  pour  demander  à 
l'un  de  ses  camarades  : 

—  Si  quelqu'un  en  maltraite  un  autre,  à  la  mine, 
n'3^  a-t-il  pas  d'autorité  pour  l'en  empêcher? 

—  Si  fait,  dit  l'autre.  Il  y  a  l'inspecteur  protecteur 
qui  vient  toutes  les  semaines.  C'est  à  lui  qu'on  adresse 
ses  plaintes  si  on  a  à  en  formuler.  Même  si  un  blanc 
te  bat,  tu  as  le  droit  de  le  dire,  car  il  est  interdit  de 


Dans  la  mine  265 

frapper,  ici.  Si  tu  es  coupable,  on  te  dénonce  à  l'ins- 
pecteur protecteur;  celui-ci  examine  ton  cas  et,  cas 
échéant,  il  t'envoie  à  l'inspecteur  judiciaire  qui  te 
punira. 

—  Bien,  dit  Zidji.  Merci  1 

Les  mines  sautèrent  avec  un  bruit  de  tonnerre.  Mais 
on  ne  permit  pas  aux  ouvriers  d'aller  voir  le  résultat 
de  l'explosion  avant  que  la  fumée  de  la  dynamite  se 
fût  dissipée,  car  elle  est  fort  dangereuse  à  res- 
pirer. 

A  deux  heures  et  demie,  la  benne  ramenait  à  la  sur- 
face Zidji  assez  content  de  cette  première  journée. 
Quelques  compagnons  avaient  déjà  terminé  leurs  trois 
pieds  à  midi.  Il  s'était  contenté  de  forer  un  pied.  Le 
«  boss  »  qui  avait  mesuré  son  trou  avait  souri  et 
dit  : 

—  Pas  trop  mal,  pour  le  premier  jour. 
Lorsqu'ils  se  retrouvèrent  au  sortir  du  travail,  Zidji 

appela  le  pikinini  et  lui  dit  : 

—  Va  prendre  tes  couvertures  et  mets-les  sur  la 
couchette  voisine  de  la  mienne. 

Le  jeune  garçon  obéit.  Heureusement  que  le  grand 
Shangaan  n'était  pas  là  pour  l'en  empêcher.  Mais  ce 
sauvage  aux  3'eux  injectés  qui  était  sorti  pour  aller 
quérir  de  la  boisson  par  des  moyens  illicites  ne  tarda 
pas  à  revenir  et  vit  que  les  hardes  de  sa  victime 
n'étaient  plus  en  place.  Il  se  fâcha,  courut  partout 
dans  la  cour  afin  de  trouver  le  pikinini.  Il  le  rencon- 
tra tout  tremblant  auprès  de  Zidji. 

—  Qu'as-tu  fait,  coquin  ?  lui  demanda-t-il.  Où  as-tu 
donc  déménagé  ? 

—  Il  est  venu  auprès  de  moi,  dit  Zidji  fermement, 
en  regardant  la  brute  dans  le  blanc  des  yeux.  C'est 
mon  frère. 

—  Comment,  ton  frère  ?  Tu  ne  le  savais  donc  pas 
hier  ? 


266  A  Vécole  de  la  civilisation 

—  Non;  je  l'ai  questionné  et  nous  nous  sommes 
trouvé  des  parents  communs.  Il  ne  retournera  plus 
auprès  de  toi. 

—  Et  tu  t'imagines  que  je  te  laisserai  me  l'enlever, 
blanc-bec  ! 

Zidji  avait  parlé  assis.  Il  se  leva  et  les  deux  adver- 
saires se  toisèrent  l'un  l'autre.  Il  était  parfaitement 
calme  et  reposait  solidement  sur  ses  deux  jambes 
avec  un  air  de  vaillance  et  de  confiance  en  sa 
force. 

—  D'ailleurs,  dit-il  au  grand  Shangaan  qui  s'apprê- 
tait à  fondre  sur  lui,  si  tu  bouges,  si  tu  continues  à 
martyriser  ce  petit,  je  vais  de  ce  pas  te  dénoncer  au 
surveillant  du  Compound.  Et  si  cela  ne  te  suffit  pas, 
j'en  parlerai  à  l'inspecteur  protecteur,  à  sa  pro- 
chaine visite  et  je  te  ferai  livrer  au  «  Judicial  Ins- 
pector  ». 

Le  grand  Shangaan  écarquilla  les  yeux.  S'il  avait 
pu  se  croire  égal  à  Zidji  pour  la  force  physique,  il  se 
sentait  inférieur  au  point  de  vue  des  connaissances. 
Zidji,  tout  nouveau  venu  qu'il  était,  avait  désigné  les 

autorités  par  leur  nom  anglais.  Il  savait  l'anglais 

Hé  I  II  fallait  le  respecter.  Du  reste  la  foule  qui  s'était 
amassée  sur  les  lieux  pour  assister,  cas  échéant,  à  la 
scène  de  pugilat,  prenait  manifestement  le  parti  de 
Zidji.  Le  sodomite  battit  donc  en  retraite  et  alla  con- 
férer avec  le  gendarme  de  la  porte,  un  mauvais  sujet 
comme  lui  auquel  il  payait  à  boire  du  whiske}^  de 
temps  à  autre  pour  entretenir  ses  bonnes  disposi- 
tions. Mais  leur  imagination  fertile  ne  découvrit 
aucun  moyen  d'enchaîner  à  nouveau  le  pikinini  à  son 
persécuteur. 

Quelques  jours  s'écoulèrent  et  le  dimanche  vint. 
Zidji  put  bientôt  se  convaincre  que  les  Compounds  de 
Johannesbourg,  s'ils  sont  à  certains  égards  des  repai- 
res du  vice,    sont  aussi  l'un  des  grands  moj^ens  de 


Dans  la  mine  267 

relèvement  de  la  race  noire.  Les  influences  délétères 
et  les  influences  salutaires  s'y  exercent  tour  à  tour  sur 
les  milliers  de  païens  qui  y  affluent  de  toutes  parts 
et  c'est  un  champ  clos  où  se  livre  une  bataille  ser- 
rée  

Il  était  aff'reux  à  voir,  le  Gompound,par  cette  claire 
matinée  de  dimanche.  C'était  le  triomphe  le  plus  com- 
plet de  l'industrialisme  moderne.  Tout  était  laid  :  les 
dortoirs  sombres  avec  leurs  noires  stalactites  de  vieil- 
les hardes  sales  qui  pendaient  partout,  la  cour  sans  un 
arbre,  les  alentours  encombrés  de  vieilles  ferrailles, 
coupés  de  barrières  de  ronces  artificielles,  de  chemins 
à  ornières  profondes,  d'espaces  vagues  d'où  s'échap- 
paient des  odeurs  malsaines.  Et  pourtant,  au  sein  de 
cette  laideur  générale,  les  noirs  réussissaient  à  appor- 
ter un  peu  et  même  beaucoup  de  pittoresque.  Zidji 
parcourut  les  groupes  qui  se  chauffaient  au  soleil.  Ici 
quelques  Basoutos,  ayant  défoncé  une  boîte  de  zinc 
et  l'ayant  percée  de  gros  trous  sur  les  côtés,  l'avaient 
transformée  en  un  réchaud  où  ils  faisaient  du  feu  pour 
se  chauffer  les  mains.  Plus  loin  quatre  Zoulous  rôtis- 
saient des  morceaux  de  viande  enfilés  à  des  bâtons. 
Ils  avaient  sans  doute  dépassé  leurs  trente-six  pouces 
et  avaient  reçu  cette  viande  en  récompense.  Par  des 
cadeaux  de  cette  nature,  les  directeurs  des  mines  sti- 
mulent le  zèle  de  leurs  ouvriers.  Un  autre  Zoulou 
accroupi  au  pied  du  mur,  son  échine  courbée,  cousait 
des  perles  bleues  et  noires  de  manière  à  confectionner 
de  petits  carrés  bariolés  dont  il  comptait  s'orner  à  la 
prochaine  danse.  La  danse  !...  Tel  était  évidemment  le 
sujet  des  pensées  et  le  but  du  travail  de  la  plupart  de 
ces  jeunes  gens.  L'un  d'eux  avait  une  masse  de  crins 
auxquels  il  enfilait  par-ci  par-là  une  perle  blanche. 
Les  Chopi  examinaient  leurs  pianos,  curieux  instru- 
ments qu'ils  avaient  fabriqués  sur  place  avec  des 
planchettes  de  sapin  de  grandeurs  différentes,  dix  ou 


268  A  V école  de  la  civilisation 

vingt  les  unes  à  côté  des  autres,  reposant  sur  des 
boîtes  de  fer  d'huile  dégraissée  vides  qui  servaient  de 
caisses  de  résonnance.  Avec  un  art  extraordinaire,  les 
hommes  de  cette  tribu  arrivent  à  tailler  ces  notes  de 
manière  à  ce  que  la  suite  des  sons  corresponde  à  la 
gamme.  A  côté,  on  voyait  un  vieux  tonneau  dont  le 
fond  avait  été  remplacé  par  une  peau  et  qui  servait  de 
tambour. 

Quelques  Shangaan  jouaient  au  tchoiiba,  sorte  de 
tric-trac  avec  quatre  lignées  de  trous  en  pleine  terre; 
ils  faisaient  circuler  leurs  pions  —  des  écrous  dépa- 
reillés qu'ils  avaient  ramassés  dans  les  tas  de  ferraille 
—  et  s'excitaient  beaucoup  à  ce  jeu.  D'autres  tressaient 
des  ceintures  et  des  bracelets  en  fil  de  cuivre  et  de 
laiton. 

Et  vraiment  tous  ces  groupes  insouciants,  rieurs, 
paraissaient  jouir  de  la  vie  et  ne  pas  trop  songer  à  la 
brousse  fleurie,  aux  villages  ombragés,  aux  rivières 
claires  de  la  vraie  Afrique.  Cela  d'autant  plus  qu'on 
leur  donnait  en  abondance  le  dimanche  une  boisson 
couleur  de  lait  et  odeur  d'alcool,  fabriquée  comme 
le  «  leting  »  des  Basoutos  et  le  «  bupoutsou  »  des 
Thonga. 

Soudain,  par  l'allée  où  se  tenaient  les  surveillants, 
une  troupe  d'hommes  déboucha.  C'étaient  vingt  jeunes 
noirs  bien  habillés  accompagnés  d'un  blanc. 

—  Béka  I  voilà  Béka  qui  arrive,  cria-t-on  de  groupe 
en  groupe. 

«  Béka  »,  comme  les  noirs  l'appellent,  est  l'un  des 
nombreux  missionnaires  qui  évangélisent  les  Com- 
pounds;  petit,  l'œil  clair,  les  cheveux  déjà  grison- 
nants, le  cœur  complètement  consacré  à  cette  œuvre, 
il  a  déjà  derrière  lui  toute  une  carrière.  Il  remplissait 
avec  talent  et  succès  une  fonction  publique;  il  fût 
peut-être  devenu  riche.  Mais  la  vue  de  la  condition 
des  noirs  remua  son  âme  généreuse  et  il  abandonna 


Dans  la  mine  269 

tout,  position,  fortune,  confort,  pour  se  vouer  au  relè- 
vement de  la  race  noire  par  l'Evangile  dans  les  cours 
de  Johannesbourg.  Il  sait  merveilleusement  parler  aux 
indigènes.  Dans  un  zoulou  très  correct,  il  leur  prêche 
la  repentance,  la  conversion,  la  justice  et  la  conti- 
nence, défendant  à  ses  néophytes  de  toucher  à  l'alcool 
et  au  tabac  et  leur  imposant  un  christianisme  sérieux, 
un  peu  trop  légal  peut-être,  qu'ils  comprennent  et  qui 
leur  convient. 

Une  assemblée  se  forma  sans  tarder  près  d'un  des 
bassins  d'eau  et  un  cantique  fut  entonné  pour  annon- 
cer à  tous  le  commencement  de  la  réunion.  Puis 
«  Béka  »  parla  de  sa  voix  vibrante,  convaincue.  Il 
comparait  l'idéal  païen  et  l'idéal  chrétien.  Le  sujet 
était  abstrait.  L'intérêt  menaçait  de  fléchir.  Soudain  il 
ramasse  une  pierre,  il  la  pose  par  terre  : 

—  Ça,  dit-il,  c'est  la  première  hutte,  la  hutte  de  la 
grande  femme.  A  droite,  seconde  pierre,  hutte  de  la 
seconde  femme;  à  gauche,  hutte  de  la  troisième;  et 
ainsi  de  suite....  Tu  vas  tâcher  de  faire  ton  village,  de 
fermer  ton  cercle,  n'est-ce  pas  ?  Les  huttes  de  tes 
enfants  s'ajouteront  à  celles  de  tes  femmes  et  tu  seras 
grand,  honoré,  pourvu  de  marmites  nombreuses  qui  at- 
tireront chez  toi  des  admirateurs  tous  les  soirs.... 
Mais....  —  et  sa  voix  devenait  solennelle,  —  tu  avais 
oublié  la  chose  noire.... 

Ramassant  un  morceau  de  charbon  qui  se  trouvait 
là,  il  le  promène  d'une  pierre  à  l'autre,  puis  bouleverse 
tout  le  cercle  des  huttes  : 

—  La  mort,  la  chose  noire  qui  souille  tout,  qui  gâte 
tout,  qui  anéantit  tout,  entre  dans  ton  village  et  tout 
ce  que  tu  as  amassé  se  disperse.  Tu  meurs  et  c'en  est 
fini  de  toi  et  de  toutes  tes  ambitions.... 

Zidji  regardait  fixement  les  pierres,  le  charbon, 
puis  les  yeux  pétillants  de  l'évangéliste.  Il  était  saisi. 
A  côté  de  lui,  des  sauvages  écoutaient  bouche  bée,  un 


270  A  r école  de  la  civilisation 

sourire  illuminant  leurs  traits.  Ou  bien  ils  regardaient 
leurs  compagnons  en  faisant  :  ts  ts  ts  ts....  avec  la 
langue  contre  leur  palais  et  en  hochant  la  tête. 

Très  en  veine  ce  matin-là  et  désireux  d'arriver  à  un 
résultat  pratique,  Béka  conclut  par  une  autre  démons- 
tration encore  plus  impressive.  Il  avisa  un  de  ses 
élèves  qui  portait  sous  le  bras  une  grande  ardoise,  la 
lui  demanda,  la  plaça  sur  le  sol  de  manière  à  former 
un  plan  assez  incliné  et  il  entreprit  de  montrer  com- 
bien il  est  facile  de  suivre  la  voie  du  mal,  mais  quelles 
conséquences  terribles  en  sont  le  résultat.  Prenant 
quatre  morceaux  de  bois,  il  les  mit  au  bout  de  l'ar- 
doise, deux  en  avant  et  deux  en  arrière  : 

—  Ce  sont  des  bœufs  attelés,  dit-il,  il  y  en  a  quatre; 
et  derrière  voyez  le  wagon  (c'était  une  planchette  un 
peu  plus  grande);  l'attelage  descend  sur  le  chemin  du 
mal....  Voyez  comme  cela  va  vite....  Mais  le  mouve- 
ment se  précipite....  Tout  arrive  pêle-mêle  au  bas  de 
la  pente  !  Ainsi  en  sera-t-il  de  l'homme  qui  suit  la 
route  des  passions.... 

Puis,  reconstituant  l'attelage  au  bas  de  l'ardoise,  les 
bœufs  regardant  en  haut,  il  ajouta  : 

—  Et  maintenant,  pour  suivre  la  voie  du  Seigneur 
qui  monte  au  ciel,  vers  la  lumière,  vers  le  bien,  vers 
la  vie,  c'est  plus  difficile,  mes  enfants.  Vo3'ez.... 

Il  sortit  des  fils  de  sa  poche,  les  fixa  au  moyen  d'ai- 
guilles aux  bœufs  et  au  wagon  et  tira  lentement  le 
véhicule  fictif  jusqu'au  haut  de  l'ardoise. 

—  Ah  !  ah  !  le  voilà  en  haut  I  C'est  Dieu  qui  l'a 
amené  à  bon  port.  Mais  pour  cela,  il  a  fallu  les  ficel- 
les. Ce  sont  les  prières  qui  nous  unissent  à  Lui,  à 
Celui  qui  attire  tous  les  hommes  vers  la  Croix  ! 

Et  il  termina  par  une  exhortation  pressante  à  rom- 
pre avec  le  mal,  à  accepter  la  vérité  de  Dieu,  l'influence 
de  son  Esprit. 

—  Ceux  qui  veulent  chercher  les  choses  qui  sont  en 


Dans  la  mine  271 

haut,  venez,  dit-il,  agenouillez-vous  ici  et  nous  prie- 
rons pour  vous  1 

Un  petit  jeune  homme  fluet  s'avança  et  s'agenouilla 
dans  le  cercle.  L'évangéliste  s'agenouilla  près  de  lui, 
intercéda  pour  cette  âme  qui  était  perdue  et  qui  vou- 
lait être  rachetée....  C'était  touchant,  saisissant.  Le 
noir  se  mit  à  trembler  et  éclata  en  sanglots. 

—  Crois  !  mon  fils,  disait  Béka.  Jésus  te  sauve.  Il 
t'a  sauvé  1 

—  Oui  !  Il  m'a  sauvé 

—  Lui  as-tu  confessé  toutes  tes  fautes  ? 
Le  pénitent  ne  répondit  pas. 

—  Mon  enfant,  n'as-tu  jamais  volé  de  l'argent  à  tes 
maîtres  ? 

—  Oui  !  j'ai  pris  une  livre  sterling  dans  un  bureau 
où  j'étais  en  service. 

—  Alors  il  te  faut  sans  retard  aller  la  rendre  à  ton 
blanc. 

—  Certes,  je  le  ferai  1  Je  veux  suivre  Jésus  1 

Et  c'est  ainsi  que  bien  des  restitutions  se  sont  opé- 
rées à  Johannesbourg.  Dans  cette  ville  de  l'or  où 
l'honnêteté     commerciale     brille    souvent     par    son 

absence,  des  blancs  ont  souvent  été  surpris repris 

même  dans  leur  conscience  en  voyant  un  nouveau 
converti  de  Béka  ou  d'autres  missionnaires  leur  rap- 
porter une  somme  d'argent  qui  avait  disparu  on  ne 
savait  où. 

Au  reste  tous  les  assistants  de  cette  scène  étaient 
empoignés.  Une  impression  profonde  fut  produite  ce 
jour-là  dans  le  Compound. 

Les  évangélistes  partirent  et  Zidji  resta  songeur. 

Oui,  la  pente  du  mal  est  rapide  et  celui  qui  y  glisse 
s'y  brise.  Il  avait  glissé....  Mais  Dieu  ne  cesse  de  rap- 
peler à  Lui  ceux  qui  veulent  remonter  la  pente.  Il 
remonterait;  et  puisqu'il  faut  prier  pour  que  l'attrac- 
tion s'exerce,  il  prierait  de  nouveau.... 


272  A  V école  de  la  civilisation 

Mettant  ses  mains  sur  ses  yeux,  Zidji  pria. 

Un  grand  bruit  le  fit  regarder  autour  de  lui  :  Les 
Chopi  commençaient  à  danser.  Ils  avaient  disposé 
tout  un  orchestre  de  pianos,  des  grands  aux  notes 
basses,  des  petits,  amenés  du  Littoral,  avec  des  tou- 
ches de  bois  brun  qui  produisaient  des  sons  beaucoup 
plus  élevés.  Et,  leur  faisant  face,  quarante  ou  cin- 
quante noirs  couverts  de  tous  leurs  atours,  quelques- 
uns  des  boucliers  en  mains,  d'autres  tenant  seule- 
ment des  bâtons,  frappaient  le  sol,  brandissaient  leurs 
armes,  chantaient  des  :  Ho-ho-ho  et  des  ha-ha  sono- 
res, s'excitant,  pressant  le  mouvement,  tandis  que  les 
xylophones  les  accompagnaient,  les  encourageaient. 
A  la  fin,  cela  devenait  endiablé,  prestissimo  et  fortis- 
simo et  soudain,  tant  le  rythme  était  admirablement 
conservé,  tout  s'arrêtait  sur  une  double  croche  :  pia- 
nos, voix,  gestes.  L'effet  était  extraordinaire. 

Des  blancs  attirés  par  le  bruit  venaient  contempler 
ce  spectacle  hautement  pittoresque.  Zidji  n'y  prit 
aucun  plaisir.  Il  songeait  à  l'ascension  vers  la  lumière 
et  vers  le  bien.  Appelant  le  pikinini,  il  l'engagea  à 
l'accompagner  à  la  petite  école  qu'une  mission  avait 
construite  non  loin  du  Compound,  dans  un  endroit 
central;  un  grand  et  fort  évangéliste  nom.mé  Kimbé  y 
enseignait  tous  les  soirs  et  y  prêchait  le  dimanche. 
Zidji  n'avait  pas  été  lui  rendre  visite  encore,  bien  qu'il 
le  connût  de  réputation.  Il  voulait  garder  son  inco- 
gnito. Mais  il  prit  courage  et  offrit  à  Kimbé  de  lui 
aider  un  peu  à  son  école  du  soir.  Dans  la  grande 
lutte  engagée  à  Johannesbourg  et  dont  l'enjeu  est  le 
sort  même  de  la  race  noire,  il  voulait  être  l'un  de  ceux 
qui  relèvent  et  qui  vivifient. 


Le  premier  mois  s'écoula.  Zidji  présenta  ses  vingt- 
quatre  billets  (tickets)  et  reçut  son  payement  complet. 


Dans  la  mine  273 

deux  livres  dix  qu'il  mit  de  côté  avec  soin.  Ses  mains 
étaient  durcies  maintenant,  et  c'est  sans  peine  qu'il 
perça  ses  trente-six,  voire  même  quarante-deux  pou- 
ces. Malheureusement  le  gentil  contremaître  qui  avait 
souri  à  ses  premiers  essais  avait  été  remplacé  par  un 
de  ces  Afrikander  dont  le  premier  mot,  en  causant 
aux  indigènes,  est  toujours  :  «  Vermine  noire  I  » 

Les  mineurs,  n'ayant  pas  de  mètre,  mesurent  leurs 
trous  avec  les  mains.  Ils  mettent  leurs  dix  doigts  sur 
la  barre  à  mine  en  repliant  les  pouces  et  cela  équivaut 
à  un  pied.  Le  nouveau  «  boss  »  contestait  leurs  résul- 
tats. Il  exigeait  plus  que  la  mesure  et  les  noirs  se 
fâchaient.  Alors  il  leur  donnait  des  coups  de  pied, 
bien  que  les  voies  de  fait  soient  interdites  à  Johan- 
nesbourg.  Il  forçait  les  jeunes  garçons  qui  poussent 
les  wagonnets  à  les  remplir  plus  que  leurs  forces  ne 
le  permettaient.  Des  accidents  se  produisirent;  un 
wagonnet  se  renversa  et  le  blanc  tempêta.  Un  jour 
l'un  des  ouvriers  nommé  Lévi  entendit  l'un  de  ses 
camarades  qui  criait  au  secours.  Il  abandonna  son 
véhicule  pour  aller  aider  à  son  ami,  car  le  couloir 
était  en  pente.  Le  contremaître  arrive,  constate  qu'il 
y  a  deux  noirs  attelés  à  un  seul  wagonnet,  ce  qui  est 
contre  les  règles.   Il  se  précipite  sur  eux,  les  bat,  les 

insulte Le  soir  venu,  ces  deux  garçons  remontent 

de  la  mine  irrités.  Ils  complotent  avec  plusieurs  autres 
de  s'enfuir.  Ils  mettent  sur  eux  tous  leurs  habits,  trois 
paires  de  pantalons  et  plusieurs  vestes,  s'entourent 
de  leurs  couvertures  et  se  présentent  à  la  porte  du 
Compound,  demandant  la  permission  de  sortir  dans 
la  brousse.  Les  surveillants  les  repoussent.  Ils  revien- 
nent à  la  charge  un  peu  plus  tard.  Les  «  policemen  » 
les  laissent  passer.  Alors  ils  partent  du  côté  de  la  ville 
et  fuient  à  pied  vers  Pretoria.  Cela  ne  leur  servit  de 
rien;  la  police  les  appréhenda  bientôt;  ils  furent 
emprisonnés,  car  le  seul  passeport  qu'ils  possédassent 


18 


274  A  Vécole  de  la  civilisation 

prouvait  qu'ils  avaient  rompu  leur  contrat;  ils  y  per- 
dirent la  paie  de  quinze  jours  et  y  gagnèrent  huit 
jours  de  travail  au  service  du  gouvernement.  Mais  ce 
fait  ouvrit  les  yeux  à  l'inspecteur  protecteur  auquel 
tous  les  noirs  du  Compound  se  plaignaient  et  le  con- 
tremaître brutal  fut  renvoyé.  Dès  lors  on  eut  la 
paix. 

Avec  ses  six  ou  douze  pouces  de  plus,  Zidji  gagnait 
quelques  pence  supplémentaires  et  des  rations  de 
viande.  Il  était  content  de  son  sort,  et,  bien  que  ce 
travail  de  forage  dans  le  dur  quartz  fût  monotone, 
il  lui  plaisait,  parce  qu'il  avait  le  temps  de  laisser 
errer  ses  pensées,  de  songer  à  Béka,  à  Monéri,  au  vil- 
lage, à  l'école 

Au  reste  il  était  devenu  le  scribe  de  sa  chambrée. 
Ayant  découvert  qu'ils  avaient  parmi  eux  quelqu'un 
d'aussi  lettré,  ses  camarades  le  chargeaient  d'écrire 
leurs  missives  à  leurs  parents.  Il  s'était  fourni  de 
papier,  d'enveloppes,  de  timbres  et,  pour  un  shelling, 
il  leur  fournissait,  sous  dictée,  une  lettre  bien  propre, 
d'une  écriture  régulière  et  bien  lisible,  avec  une 
adresse  impeccable.  La  correspondance  indigène  est 
généralement  une  épreuve  pour  les  employés  postaux 
du  sud  de  l'Afrique.  Dès  qu'un  noir  a  fréquenté  l'école 
trois  mois,  quand  il  sait  à  peine  former  les  lettres,  il  se 
croit  un  phénix  en  l'art  de  la  calligraphie  et  se  met  à 
bombarder  ses  proches  de  missives  illisibles.  Ces 
chefs-d'œuvre  de  cacographie  vont  se  perdre  dans  les 
bureaux  de  l'administration  postale  qui  les  jette  au 
panier  après  avoir  préalablement  ouvert  l'enveloppe 
pour  voir  s'il  n'y  a  pas  de  chèque  ou  de  billet  de  ban- 
que dedans.  L'écrivain  incompris  ne  reçoit  pas  de 
réponse  et  maudit  l'ingratitude  de  ses  correspondants. 
Quelques-uns  s'avisèrent  qu'ils  auraient  plus  de  suc- 
cès s'ils  confiaient  leur  prose  à  la  plume  de  Zidji  et, 
comme  l'événement  confirma  leurs  prévisions,  l'ex- 


Dans  la  mine  275 

élève  de  l'école  d'évangélistes  fut  assailli  de  deman- 
des. Il  s'installait  sur  un  coin  de  caisse,  près  du  four- 
neau, et  ses  camarades  s'extasiaient  sur  son  talent. 

Dès    après    le    repas    du    soir,    il    allait   trouver 
Kimbé. 

Kimbé  était  un  indigène  des  plus  intéressants.  C'était 
un  assoiffé  de  science.  Il  avait  passé  avec  honneur  ses 
examens  d'instituteur  dans  l'une  des  écoles  normales 
de  la  colonie  du  Cap.  Durant  toute  sa  carrière  sco- 
laire, il  n'avait  pas  subi  un  échec,  car  il  avait  une 
excellente  mémoire  et  il  mettait  son  amour-propre  à 
savoir  ses  cours  par  cœur.  La  science  lui  suffisait.  Il 
ne  songeait  pas  à  se  marier.  Il  était  né  eunuque  sinon 
pour  le  Royaume  de  Dieu,  du  moins  pour  celui  de  la 
connaissance.  Ses  missionnaires  avaient  payé  toutes 
ses  études;  son  ambition  secrète  était  de  rendre  tout 
l'argent  qu'ils  avaient  dépensé  pour  lui,  de  s'amasser 
un  petit  pécule  et  de  retourner  sur  les  bancs  de  l'école, 
à  l'université,  s'il  était  possible,  afin  d'atteindre  les 
plus  hauts  sommets,  de  prouver  qu'il  était  l'égal  des 
blancs  par  son  intelligence.  Il  se  cuisait  lui-même  sa 
nourriture  pour  dépenser  moins,  économisait  tout  ce 
qu'il  pouvait  sur  les  cinq  livres  de  sa  paie  mensuelle. 
Ses  menus  étaient  simples;  le  soir  il  se  contentait 
d'une  tasse  de  thé  et  d'une  miche  de  pain  et,  quand 
Zidji  frappait  à  la  porte  de  sa  petite  chambre  de  céli- 
bataire, il  le  recevait  toujours  avec  un  sourire,  ce 
grand  et  bon  géant  qui  aimait  la  science  et  qui  aimait 
aussi  son  peuple. 

Car  Kimbé  était  un  noir  et  voulait  le  rester.  Il  était 
fier  de  sa  race  méprisée  et  souffrait  profondément  des 
injustices  dont  on  l'abreuvait.  La  loi  du  passeport  le 
chagrinait  profondément. 

—  Comment,  disait-il  I  Nous  ne  pouvons  pas  nous 
promener  librement  dans  le  pays  qui  était  le  nôtre 
avant  que  les  blancs  vinssent  1  Et  il  nous  faut  payer 


276  A  V école  de  la  civilisation 

deux  shellings  par  mois  pour  nous  procurer  ce  mor- 
ceau de  papier  ! 

Et  l'interdiction  de  marcher  sur  les  trottoirs,  d'en- 
trer dans  les  compartiments  de  chemin  de  fer  de 
seconde  ou  de  première  classe  ! 

—  Notre  argent  ne  vaut-il  pas  celui  des  blancs  I 
disait-il. 

Et  il  rêvait  d'un  âge  d'or  où  justice  serait  faite  aux 
noirs  considérés  désormais  comme  les  égaux  des 
blancs.  Cependant  Kimbé  ne  se  répandait  pas  en 
doléances  à  tout  propos.  Son  missionnaire  lui  avait 
expliqué  que  ces  lois  étaient  nécessaires  à  cause  de  l'é- 
tat de  sauvagerie  où  la  race  était  encore  plongée,  que 
l'ordre  public  les  exigeait. 

—  Quand  tous  les  indigènes  seront  instruits  et  civi- 
lisés comme  toi,  ces  règlements  pourront  être  abolis  1 

Kimbé  avait  courbé  la  tête  ;  il  gardait  même  un  si- 
lence prudent.  Mais  toute  nouvelle  injustice  le  faisait 
vibrer  et  il  ouvrait  son  cœur  à  Zidji.  Au  reste,  il  était 
d'une  conscience  admirable  dans  son  travail  de  maître 
d'école  et  d'évangéliste  et  il  travaillait  ferme  à  réveil- 
ler chez  ses  concitoyens  l'amour  de  la  science.  Une 
trentaine  de  mineurs  assistaient  tous  les  soirs  à  ses 
leçons,  et  les  mains  endolories  par  le  marteau  et  la 
barre  à  mine,  s'essayaient  à  former  des  lettres  sur  les 
ardoises  grinçantes. 

L'un  des  plus  sympathiques  de  ces  élèves  noirs 
était  Rangane.  Ce  jeune  homme  était  arrivé  quelques 
mois  auparavant  de  l'extrémité  nord  du  Transvaal,  du 
clan  de  Malouléké  et,  bien  qu'absolument  table  rase  au 
point  de  vue  du  savoir,  il  avait  rapidement  dépassé 
ses  camarades.  Le  premier  dimanche  qu'il  avait  assisté 
au  service  divin,  dans  la  petite  chapelle  de  fer,  Kimbé 
prêchait  sur  la  création.  Rangane  l'avait  dévoré  des 
jeux  et  l'évangéliste  avait  remarqué  tout  de  suite  ce 
regard  intense  où  brillaient  l'intérêt  et  la  joie....  Après 


Dans  la  mine  277 

le  culte,  le  jeune  païen  s'était  approché  de  Kimbé  et 
lui  avait  dit  : 

—  Merci  I  merci  1  merci  1  Tu  m'as  dit  aujourd'hui 
ce  que  mon  cœur  désire  depuis  si  longtemps  !  Quand 
j'étais  tout  petit,  encore  gardien  des  chèvres,  j'ai  si 
souvent  demandé  à  ma  mère  :  «  Qui  a  créé  le  ciel  et  la 
terre  et  nous  les  hommes  ?  »  Elle  me  dit  :  «  On  prétend 
que  c'est  Khoudjana,  mais  il  est  mort  et  on  ignore 
même  où  est  son  tombeau.  »  Les  vieux  de  la  tribu  aux- 
quels je  m'adressai  ensuite  me  dirent  que  tous  les 
hommes  étaient  sortis  d'un  marais  de  roseaux.  Mais 
cela  ne  me  satisfaisait  pas.  Aujourd'hui  le  tourment 
de  mon  âme  a  pris  fin  !  Tu  m'as  appris  qu'il  y  a  un 
Dieu  dans  le  ciel  et  qu'il  a  tout  créé.  Merci  !  merci  ! 

Dès  lors  Rangane  avait  fréquenté  assidûment  l'école 
et  les  cultes.  Il  ne  manquait  pas  un  soir.  C'était  l'une 
de  ces  natures  rares  dans  tous  les  lieux  et  dans  tous 
les  peuples  qui  aspirent  à  la  vie  de  l'au-delà  par  toutes 
les  forces  de  leur  âme. 

Or,  un  certain  soir,  il  ne  parut  pas.  Il  demeurait  non 
au  Compound,  mais  dans  la  Location  indigène  à  une 
certaine  distance.  L'un  de  ses  camarades  annonça 
qu'il  avait  été  arrêté  et  mis  en  prison  par  un  gendarme 
blanc.  Dès  le  lendemain,  Kimbé  alla  aux  informations 
et  apprit  ce  qui  suit  :  La  Location  était  devenue  sus- 
pecte depuis  un  certain  temps  parce  qu'il  s'y  buvait 
beaucoup  de  bière  forte.  Or  la  fabrication  de  cette 
boisson  très  alcoolique  est  sévèrement  interdite  à 
Johannesbourg.  Les  autorités  avaient  donc  envoyé  à 
brûle-pourpoint  un  gendarme  pour  faire  une  enquête. 
Dans  une  certaine  maison  il  avait  trouvé  de  nombreu- 
ses marmites  pleines  de  bière.  Rangane  passait  par  là, 
se  rendant  au  travail.  Le  blanc  l'avait  fait  entrer  dans 
la  dite  maison  et  l'y  avait  enfermé  à  clef.  Là-dessus 
étaient  arrivés  les  agents  de  police  noirs  qui  surveillent 
la  Location.  Tous  étaient  des  mauvais  sujets  corrom- 


278  A  l'école  de  la  civilisation 

pus  qui  étaient  de  connivence  avec  certains  individus 
du  village,  les  plus  riches,  les  plus  considérés,  qui 
fabriquaient  de  la  bière  et  la  revendaient  aux  païens. 
Quelques-uns  de  ces  misérables  étaient  dûment  ins- 
crits sur  les  registres  de  certaines  églises.  L'un  d'entre 
eux  était  même  un  prétendu  évangéliste.  Les  agents, 
ne  voulant  pas  dénoncer  leurs  complices,  déclarè- 
rent que  Rangane  était  le  coupable  et  il  fut  mis  en 
prison.  Kimbé  qui  connaissait  ces  sacripants  alla 
tout  droit  chez  son  missionnaire  lui  raconter  l'histoire. 
Celui-ci  se  rendit  sans  tarder  auprès  des  autorités  supé- 
rieures. Il  en  était  temps.  Rangane  avait  déjà  été  con- 
damné à  trois  mois  de  travaux  forcés.  Le  Commissaire 
écouta  avec  déférence  le   missionnaire  : 

—  Merci,  lui  dit-il.  Vous  nous  êtes  de  la  plus  grande 
utilité,  car  vous  connaissez  les  noirs.  J'ai  bien  l'im- 
pression que  nos  agents  indigènes  nous  trompent  et 
qu'une  foule  d'injustices  se  commettent.  Je  relâcherai 
le  prisonnier  et  nous  ferons  une  enquête. 

Lorsque  Monéri  rapporta  cette  bonne  nouvelle  à  la 
mine,  Kimbé  et  Zidji  étaient  assis  autour  de  leur  table, 
buvant  leur  tasse  de  thé,  et  Kimbé  se  laissait  aller  à 
ses  jérémiades  habituelles  : 

—  Les  blancs  n'ont  point  de  justice.  Ils  sont  inca- 
pables de  mener  un  procès.  Qu'est-ce  que  cela  leur 
fait  qu'un  «  nigger  »  soit  condamné  injustement  ? 
C'est  honteux  ! 

Et  Zidji  buvait  ses  paroles  et  l'amertume  contre  la 
race  blanche  envahissait  son  cœur....  Cependant  le 
succès  de  l'intervention  du  missionnaire  leur  coupa  la 
parole  et  celui-ci  ajouta  : 

—  Soyez  justes  vous-mêmes.  Ne  voj^ez-vous  pas  que 
tous  les  torts  ici  sont  à  ces  ignobles  «  policemen  »  noirs 
et  à  leurs  acol3^tes  de  la  Location,  donc  à  des  noirs  ? 
Les  autorités  sont  très  désireuses  de  punir  les  coupa- 
bles. Ouvrez  vos  yeux  et  aidez-leur  à  les  trouver. 


Dans  la  mine  279 

—  Tu  sais,  Zidji,  dit  Kimbé  lorsque  le  missionnaire 
fut  parti,  sans  ces  hommes,  les  missionnaires,  je  ne 
sais  ce  qu'il  adviendrait  de  nous.  Ils  sont  nos  seuls 
vrais  amis.  Mais  ils  ne  peuvent  pas  tout  faire.  A  nous 
de  nous  instruire  pour  défendre  notre  race.  Quand 
nous  aurons  nos  propres  avocats,  nos  propres  méde- 
cins comme  nous  avons  déjà  nos  propres  pasteurs, 
tu  verras  quels  progrès  nous  ferons.... 

Il  nous  dit  d'avoir  l'œil  ouvert.  Je  vois  depuis  quel- 
que temps  un  grand  Bœr  venir  à  bicyclette  tous  les 
soirs  vers  six  heures  portant  un  sac  avec  lui.  Il  se  di- 
rige vers  l'usine  des  machines,  siffle,  et  deux  noirs, 
toujours  les  mêmes,  vont  le  retrouver.  L'un  d'eux  est, 
si  je  ne  me  trompe,  ce  grand  Shangaan  avec  lequel  tu 
as  manqué  te  colleter  à  cause  de  la  ((  boukontchana  ». 
Sache,  mon  fils,  que  si  la  «  boukontchana  »  fait  des 
ravages  ici,  l'ivrognerie  cause  plus  de  ruines  encore. 
Les  deux  vices  se  donnent  la  main.  On  a  beau  inter- 
dire la  boisson  dans  les  Compounds,  frapper  de  plu- 
sieurs centaines  de  livres  sterling  d'amende  les 
blancs  qui  vendent  du  brandy  aux  noirs.  Il  y  a  toute 
une  population  de  Juifs  polonais  qui  fait  des  fortunes 
dans  ce  commerce  clandestin.  Examine  ton  Shangaan 
à  six  heures  du  soir.  Tu  verras. 

Zidji  n'y  manqua  pas  et  il  lui  fut  donné  d'assister  à 
un  spectacle  qui  le  combla  d'aise.  Il  remarqua  que  le 
grand  Shangaan  à  la  tignasse  embroussaillée  sortait 
de  la  cour  avec  le  «  policeman  »  noir  qui  lui  avait 
livré  le  pikinini  quelques  mois  auparavant.  Il  les  sui- 
vit de  loin....  Or  la  police  avait  elle  aussi  remarqué 
les  allées  et  venues  de  ce  Bœr  à  bicyclette,  et,  juste- 
ment ce  jour-là,  trois  détectives  blancs  accompagnés 
de  plusieurs  indigènes  s'étaient  cachés  dans  les  envi- 
rons. Le  Bœr  descendit  de  son  vélo  et  siffla.  Alors  la  tête 
crépue  du  Shangaan  et  la  casquette  de  son  complice 
parurent  derrière  un  tas  de  planches.  Ils  le  rejoignirent 


280  A  l'école  de  la  civilisation 

et  il  sortit  de  son  panier  trois  bouteilles  de  brandy  du 
Cap  pour  lesquelles  les  deux  noirs  payèrent  une  livre 
sterling.  Comme  ils  avaient  l'habitude  de  revendre  la 
boisson  de  feu  à  raison  de  six  pence  le  petit  verre, 
dans  le  Compound,  ils  faisaient  encore  un  profit  con- 
sidérable, malgré  le  prix  exorbitant  que  le  Bœr  leur  fai- 
sait. Mais,  cette  fois-ci,  leur  petit  calcul  fut  déjoué.  Les 
détectives  arrivèrent  soudain  sur  les  lieux.  Le  Bœr 
veut  sauter  sur  sa  machine.  Mais  la  retraite  lui  est 
coupée.  Il  saisit  une  pioche  qui  se  trouvait  là  et  as- 
sène un  coup  formidable  à  l'un  des  agents.  Mais  un 
second  l'appréhende  au  corps,  pendant  que  les  deux 
noirs  coupables  sont  aussi  faits  prisonniers....  Il  en 
eut  pour  douze  mois  de  prison  avec  travaux  forcés,  le 
grand  Bœr,  cela  pour  avoir  fourni  de  la  liqueur  à  des 
noirs,  plus  un  mois  pour  avoir  frappé  un  agent. 

—  Cette  fois,  Kimbé,  la  police  blanche  a  bien  fait 
les  choses,  dit  Zidji  en  racontant  ce  qu'il  avait  vu. 

—  Oui,  pour  une  fois,  dit  l'évangéliste. 

—  Moses  fera  bien  de  prendre  garde  à  lui....  Tu 
sais  Moses,  un  des  membres  communiants  de  l'Eglise. 
Sais-tu  ce  qu'il  m'a  proposé?  De  participer  avec  lui  à 
la  fabrication  de  la  «  chikokij^ane  »  !  Je  l'ai  envoyé 
promener.  Il  m'a  dit  :  «  Tu  y  gagnerais  au  moins  dix 
shellings  par  dimanche  !  »  Voici  comment  il  fait  :  Il 
achète  quelques  boîtes  de  mélasse,  dilue  le  sirop  dans 
de  l'eau  et  de  la  farine,  laisse  fermenter....  Au  bout  de 
deux  jours,  il  passe  le  liquide  et  il  obtient  la  valeur  d'un 
tonneau  d'une  boisson  très  forte  qu'il  vend  aux  païens. 
Lui-même  n'en  boit  pas  parce  qu'il  est  chrétien.... 

—  Véritablement  !  Moses  mérite  d'être  mis  sous 
discipline.  C'est  honteux  !  Tu  as  bien  fait  de  ne  pas 
participer  à  ce  trafic.  Ah  !  Zidji,  ce  qui  manque  à  nos 
chrétiens,  c'est  le  caractère  !  Combien  il  y  en  a  qui  se 
perdent  ici  1  J'ai  toujours  dit  :  Johannesbourg  sauve  les 
païens  et  perd  les  chrétiens  !...  J'avertirai  Moses,  et 


Dans  la  mine  281 

s'il  ne  renonce  pas  à  cette  fabrication  illicite,  je  le 
dénoncerai  à  Monéri.  Cette  boisson  tue  notre  peuple. 
Je  l'ai  bien  vu  à  Delagoa  Bay  où  la  vente  se  fait  sans 
restriction.  C'est  horrible  de  voir  les  abords  de  Lou- 
renço  Marques  le  samedi  soir  et  le  dimanche.  Nulle 
part,  en  plein  paganisme,  tu  ne  verras  un  spectacle 
d'aussi  ignoble  immoralité.  Maudits  soient  les  blancs 
et  les  drogues  de  mort  avec  lesquelles  ils  nous  empoi- 
sonnent ! 


Les  six  mois  du  contrat  de  Zidji  touchaient  à  leur 
terme.  Bien  qu'il  se  fût  familiarisé  avec  la  mine  et 
qu'il  y  gagnât  beaucoup  d'argent,  il  n'y  voulait  pas 
rester.  Il  avait  maintenant  vingt  livres  sterling. 

La  pensée  de  ce  petit  trésor  contenu  dans  une  cas- 
sette qui  était  enfermée  elle-même  dans  une  malle  dont 
Zidji  portait  toujours  la  clef  sur  lui,  le  tourmentait.  Un 
soir,  l'un  des  élèves  de  l'école  nommé  Bazile  arriva 
tout  bouleversé. 

—  On  m'a  volé  douze  livres  ! 

—  Comment  cela?  dit  Kimbé. 

—  J'étais  allé  à  la  poste  avec  un  ami.  Survient  un 
commis  noir  bien  habillé  qui  nous  dit  :  «  Hé  I  garçons  1 
J'aurais  de  l'ouvrage  pour  vous,  une  superbe  place  à 
quatre  livres  par  mois.  Pas  beaucoup  de  travail,  un 
maître  charmant.  Je  vais  justement  le  quitter.  Cela 
ne  vous  tente-t-il  pas  ?  »  Je  lui  dis  :  «  Je  veux  bien  te 
remplacer.  »  —  «  Mais,  dit-il,  mon  blanc  en  a  assez  des 
Cafres  qui  filent  au  bout  d'une  semaine.  Il  demande 
que  ses  serviteurs  déposent  entre  ses  mains  une  cau- 
tion de  douze  livres.  Si  tu  les  as,  tu  peux  obtenir  cette 
excellente  place,  sinon  il  te  faut  y  renoncer.  Naturel- 
lement mon  blanc  qui  est  un  des  chefs  du  bureau  pos- 
tal te  rendra  ton  argent  à  la  sortie....  »  J'avais  avec 
moi  quinze  livres,  tout  ce  que  j'ai  gagné  jusqu'ici.  Je  lui 


282  A  l'école  de  la  civilisation 

en  donne  douze.  Il  me  dit  :  «  Attends-moi,  je  reviens.  » 
Il  part  par  une  porle  de  service  ;  j'attends,  j'attends, 
une  heure,  deux  heures,  jusqu'au  soir,  et  il  n'est  pas 
revenu  ! 

En, racontant  sa  triste  histoire,  le  pauvre  Bazile 
avait  les  larmes  aux  yeux.  Zidji  instinctivement  porta 
la  main  à  sa  poche  pour  sentir  s'il  avait  encore  sa  clef. 
Elle  était  bien  au  bon  endroit. 

—  Que  me  conseilles-tu  de  faire  pour  éviter  d'être 
volé?  dit-il  à  Kimbé. 

—  Demande  à  Monéri  de  te  garder  tes  livres  ster- 
ling. Il  ne  se  perd  pas  un  sou  de  l'argent  que  nous 
lui  confions. 

—  Mais  je  ne  le  connais  pas  encore  bien....  Tu  sais, 
j'ai  un  peu  peur  de  m'approcher  des  missionnaires 
depuis  ma  fuite  de  l'école. 

—  Ne  crains  rien,  je  t'accompagnerai.  Dès  que  tu 
auras  fini  ton  temps  ici,  tu  iras  travailler  en  ville  et 
iras  assister  au  culte  des  cuisiniers  que  préside  Mo- 
néri. Je  te  présenterai  à  lui. 

—  Merci  î  Plus  que  quinze  jours  de  barre  à  mine  ! 

Zidji  eut  la  chance  de  pouvoir  retenir  d'avance  une 
place  chez  un  Anglais  de  la  ville.  Mais  avant  de  quit- 
ter le  Compound,  il  demanda  la  permission  de  visiter 
la  mine.  Il  vit  le  quartz,  concassé  une  première  fois 
dans  le  grand  échafaudage,  au-dessous  de  la  table 
tournante,  descendre  aux  batteries  où  des  centaines  de 
pilons  d'acier  l'écrasaient  avec  un  bruit  de  tonnerre. 
En  entrant  dans  le  bâtiment  où  s'accomplit  ce  travail, 
il  crut  avoir  perdu  l'ouïe  et  la  parole.  Car  il  ne  pou- 
vait causer  avec  son  compagnon,  tant  le  vacarme  était 
assourdissant.  La  pierre  réduite  en  poudre  était  en- 
traînée par  un  courant  d'eau  sur  de  vastes  tables  de 
mercure  où  l'or  tenu  en  suspension  était  retenu.  Plus 
le  mercure  était  noir,  plus  il  avait  absorbé  de  poudre 


Trois  rencontres  à  Johannesbourg  283 

d'or.  Puis,  comme  il  restait  encore  trente  pour  cent 
du  précieux  métal  après  ce  premier  procédé,  le  flot 
bourbeux  était  dirigé  vers  de  grandes  cuves  aussi 
vastes  que  celles  dans  lesquelles  on  emprisonne  le  gaz. 
Là,  le  limon  se  déposait  et  on  faisait  passer  au  tra- 
vers un  courant  d'eau  de  cj^anure  de  potasse  qui  dis- 
solvait l'or  non  retenu  par  le  mercure.  Ce  courant 
d'eau  passait  ensuite  par  des  bassins  où  se  dressaient 
des  treillis  de  lames  de  zinc  qui  capturaient  l'or  au 
passage.  Restaient  seulement  les  opérations  de  la 
fournaise.  On  faisait  évaporer  le  mercure  des  tables 
et  on  fondait  le  zinc  pour  en  séparer  l'or.  Zidji  arriva 
juste  au  moment  où  l'on  sortait  d'un  moule  une  brique 
d'or  pur  qui  valait  plusieurs  milliers  de  livres  sterling. 
Le  jeune  homme  ne  comprit  pas  grand'chose  aux  réac- 
tions chimiques  de  ces  divers  procédés.  Personne  ne 
les  lui  expliqua.  Il  quitta  néanmoins  la  mine  sous  le 
coup  de  la  puissance  et  de  la  sagesse  des  blancs. 


III 

TROIS  RENCONTRES  A  JOHANNESBOURG 


Sa  malle  grise  sur  l'épaule,  ses  vingt  livres  dans 
sa  bourse,  un  passeport  bien  en  régie  dans  sa  poche, 
Zidji  quitta  la  mine.  Il  secoua  de  ses  pieds  la  pous- 
sière mélangée  de  scories  ;  il  avait  le  cœur  content, 
l'âme  pleine  d'espoir. 

Sachant  déjà  qu'un  noir  doit  se  tenir  à  l'écart 
de  la  foule  des  blancs,  il  évita  les  rues  où  la  circu- 
lation est  très  forte,  où  l'on  s'arrête  à  contempler  les 
superbes  magasins.  Il  traversa  la  ville  par  des  ave- 


284  A  l'école  de  la  civilisation 

nues  à  demi  désertes  et  ne  se  permit  pas  de  mar- 
cher sur  les  trottoirs.  Enfin  il  arriva  à  un  square 
planté  d'eucalyptus  qui  ombrageaient  de  leur  maigre 
feuillage  le  sol  couleur  d'ocre.  Il  le  coupa  en  diagonale, 
traversa  la  ligne  du  chemin  de  fer  sur  un  pont  et 
aboutit  à  la  villa  de  Mister  and  Mistress  Mac  Gowan 
dans  Quartzstreet.  Cette  maison  d'apparence  modeste 
et  qui  n'avait  pas  d'étage  occupait  l'angle  de  deux  rues. 
Elle  était  entourée  de  deux  côtés  par  un  petit  jardin 
avec  des  plates-bandes  de  géraniums  et  de  violettes 
d'où  s'échappait  une  odeur  délicieuse.  Quelques  ar- 
bustes toujours  verts  cachaient  à  demi  la  véranda 
toute  pleine  de  verdure,  de  fougères  cheveux  de  Vénus, 
de  balsamines  et  de  beaux  lys  rouges. 

Zidji  n'entra  point  par  le  petit  portail  qui  conduisait 
tout  droit  à  travers  le  jardin  à  la  véranda  et  à  la  porte 
d'entrée.  îl  alla  chercher  dans  l'autre  rue  une  poterne 
réservée  aux  gens  de  service  et  qui  donnait  accès  sur 
la  cour  de  derrière.  Il  entra  et  posa  sa  malle  parterre. 
La  vieille  Sara  était  en  train  de  jeter  du  millet  aux 
poules.  Elle  leva  les  j^eux.  C'était  une  négresse  venue 
on  ne  sait  trop  quand  ni  comment  du  centre  de  l'Afri- 
que et  que  la  famille  Mac  Gowan  avait  adoptée  dès 
longtemps  comme  bonne  à  tout  faire.  Elle  louchait 
horriblement,  elle  n'avait  plus  que  trois  dents,  elle 
était  très  laide  avec  son  bonnet  de  femme  bœr  et  estro- 
piait toutes  les  langues  qu'elle  parlait.  Mais  c'était  un 
cœur  d'or,  et  elle  se  serait  mise  au  feu  pour  ses  maî- 
tres. Elle  alla  appeler  Mistress  Mac  Gowan. 

Celle-ci  ne  tarda  pas  à  arriver;  c'était  une  dame 
écossaise  portant  lunettes  et  ayant  des  bandeaux  de 
cheveux  gris  sur  les  tempes.  Elle  était  vêtue  de  noir, 
avait  un  bonnet  de  tulle  sur  la  tête  et  marchait  douce- 
ment avec  des  airs  distingués. 

—  Ah  1  voilà  le  nouveau  !  Bonjour,  mon  garçon, 
dit-elle.  J'espère  que  vous  serez  bien  ici  1 


Trois  rencontres  à  Johannesbourg  285 

—  Merci,  Madame,  dit  Zidji  sans  franchir  la  dis- 
tance respectueuse  que  la  dame  écossaise  avait  con- 
servée entre  elle  et  lui.  Je  désire  travailler  à  votre 
satisfaction. 

—  Bien.  Voici  votre  chambre.  Quand  vous  y  aurez 
déposé  votre  malle,  revenez  à  la  cuisine. 

Cette  chambre  était  un  cube  de  plaques  de  fer  gal- 
vanisé dont  la  porte  fermait  mal.  Dedans,  il  y  avait 
de  la  suie  contre  les  murs  et,  pour  couvrir  en  partie 
la  couleur  noire  peu  gaie,  une  chromo  de  la  reine  Vic- 
toria, des  affiches  de  courses  de  chevaux  avec  des 
jockeys  souriants  et  d'autres  images  et  réclames  lais- 
sées là  par  un  domestique  précédent  qui  avait  du 
goût  pour  l'art.  Pourtant  Zidji  constata  qu'il  y  avait 
un  vieux  lit  de  fer  avec  une  toile  métallique  passable- 
ment enfoncée  au  milieu  mais  qui  serait  tout  de  même 
plus  tendre  que  le  sol  cimenté. 

A  la  cuisine  il  trouva  Madame  qui  lui  expliqua  le 
travail  qu'il  aurait  à  faire  :  cuire  tous  les  repas,  laver 
la  vaisselle,  soigner  les  poules,  couper  le  bois,  aller 
au  marché,  au  magasin  d'épicerie  du  coin,  etc.  Il  n'au- 
rait à  entrer  dans  la  maison  que  pour  balayer  le  cor- 
ridor et  épousseter  le  salon.  La  vieille  Sara  était  trop 
âgée  et  tremblante  pour  enlever  la  poussière  aux  mille 
bibelots  de  cette  pièce  glorieuse.  C'est  qu'il  y  en  avait 
des  objets  curieux  sur  la  cheminée,  les  quatre  guéri- 
dons et  les  six  consoles  du  salon  1  Des  bonzes  indous 
en  prière,  des  éléphants  d'ébène  de  plusieurs  tailles 
différentes,  des  éventails  japonais,  des  calebasses  de 
Zoulous  ornementées  de  fil  de  laiton,  de  la  porcelaine 
de  Sèvres,  des  vases  de  fleurs  de  toutes  couleurs,  des 
carrés,  des  ronds,  des  coniques,  des  pj^amidaux,  des 
verts,  des  bleus,  tout  un  musée  où  étaient  réunis 
les  produits  des  deux  hémisphères  et  de  l'Orient  et  de 
l'Occident. 

—  Surtout  ne  cassez  jamais  aucun  de    ces   objets 


286  A  r école  de  la  civilisation 

d'art,  dit  M"^^  Mac  Gowan  avec  une  nuance  de  sévé- 
rité dans  sa  voix  si  aimable.  J'}'  tiens  beaucoup.  Vous 
époussetterez  tout  cela  deux  fois  par  semaine,  le  mardi 
et  le  vendredi. 

Puis,  après  lui  avoir  montré  tout  son  travail,  elle 
ajouta  : 

—  Vous  recevrez  deux  livres  dix  shellings  le  pre- 
mier mois  et  trois  livres  dès  le  second.  Si  nous  som- 
mes très  contents  de  vous,  nous  pourrons  monter 
jusqu'à  trois  livres  dix.  Au  reste,  c'est  nous  qui  pajx- 
rons  votre  passeport  du  mois. 

Les  conditions  étaient  satisfaisantes.  Zidji  de  son 
côté  demanda  la  permission  de  sortir  le  dimanche 
après-midi  et  le  soir  entre  huit  et  neuf,  après  la  fin  du 
travail. 

^me  y[QQ  Gowan  avait  dit  :  Nous  !  Ce  n'était  point 
là  un  pluriel  de  majesté.  Elle  entendait  parler  aussi 
au  nom  de  son  mari.  Celui-ci,  emplo3é  supérieur 
dans  un  bureau  du  gouvernement,  n'apparaissait  à  la 
maison  qu'aux  repas.  Le  soir  il  jouait  au  billard  avec 
ses  amis  dans  une  chambre  que  l'on  maintenait  tou- 
jours fermée.  Alors  il  buvait  de  la  bière  blonde. 
C'était  un  homme  froid  et  qui  ne  parlait  jamais  à  Zidji. 

Tout  alla  bien  les  premiers  jours.  Quand  le  nouveau 
((  boy  »  entra  au  salon  pour  épousseter  la  cheminée 
et  les  six  consoles,  il  trouva  sur  l'une  de  celles-ci  une 
pièce  de  six  pence.  Il  la  laissa  naturellement  en  place 
et  y  fit  à  peine  attention.  Le  vendredi,  quand  il  arriva 
aux  guéridons,  il  y  avait  un  shelling  dormant  aux 
pieds  de  l'un  des  bonzes  chinois.  Zidji  ne  le  toucha 
pas  davantage.  La  semaine  suivante,  il  trouva  une 
livre  sterling  au  pied  de  la  cheminée. 

—  Tiens  !  se  dit-il.  La  mistress  veut  m'éprouver. 
Elle  ne  sait  pas  qu'il  m'est  impossible  de  voler. 

Il  rapporta  honnêtement  la  pièce,  d'un  air  un  peu 
hautain. 


Trois  rencontres  à  Johannesbourg  287 

—  J'ai  trouvé  cela  au  salon,  dit-il.  Je  pense  que 
vous  l'avez  perdu. 

La  dame  parut  étonnée  mais  n'ajouta  rien  ;  elle  fut 
encore  plus  surprise  lorsque,  un  beau  jour,  Zidji 
revint  du  marché,  et  lui  dit  : 

—  Les  légumes  ont  baissé.  On  m'a  rendu  six  pence 
sur  les  trois  shellings.  Les  voici. 

—  Pour  le  coup,  se  dit-elle,  voilà  un  bo}^  honnête. 
C'est  vraiment  étonnant.  Il  aurait  parfaitement  pu 
garder  cet  argent  sans  que  je  m'en  aperçusse. 

Un  autre  petit  événement  vint  à  propos  pour  confir- 
mer le  jugement  favorable  de  monsieur  et  madame 
Mac  Gowan  à  propos  de  leur  serviteur  extraordinaire. 
Zidji  avait  balayé  le  corridor  et  pendant  toute  l'opéra- 
tion il  avait  maintenu  la  porte  de  la  maison  ouverte. 
Il  tourna  le  dos  un  instant  et  quand  il  revint  pour 
fermer  la  porte,  il  vit  un  inconnu  qui  avait  pénétré 
dans  le  logis,  dépendu  le  pardessus  de  Monsieur;  il 
l'avait  mis  sur  son  bras  et  sortait  de  l'air  le  plus  natu- 
rel du  monde.  Zidji  le  suivit  dans  la  rue,  l'accosta, 
et  lui  demanda  pourquoi  il  avait  pris  cet  habit. 

—  C'est  ton  maître  qui  m'a  envoyé  le  chercher,  dit 
l'autre. 

Zidji  ne  le  quittait  pas. 

—  Comment  est  donc  mon  maître  ?  Est-il  petit  ou 
grand? 

—  Qu'est-ce  que  tu  te  permets  de  me  demander, 
vermine  noire  ?  Veux-tu  bien  me  laisser,  ou  je  vais  te 
faire  prendre  par  la  police. 

—  Non,  je  ne  vous  lâcherai  pas.  Dites-moi  com- 
ment est  sa  barbe  et  conduisez-moi  à  son  bureau. 

Le  voleur  subitement  tourna  à  droite  et  entra  dans 
un  bar,  un  de  ces  restaurants  où  l'on  boit  du  whiskey 
à  la  banquette  et  sans  s'asseoir.  Zidji  le  suivit.  Il  y 
avait  là  plusieurs  individus  à  l'air  plus  ou  moins 
engageant.   Dans  un  anglais  très  compréhensible,  le 


288  A  l'école  de  la  civilisation 

jeune  indigène  s'adressa  à  eux,  les  priant,  eux  aussi, 
de  s'informer  auprès  du  voleur  de  la  couleur  de  la 
barbe  de  son  maître. 

—  Imbécile,  dit  l'autre,  voyant  que  cette  aventure 
ne  saurait  en  aucun  cas  tourner  à  son  avantage.  Tiens 
et  va-t'en  ! 

Et  Zidji  revint  triomphalement  avec  le  manteau  de 
monsieur  Mac  Gowan. 

Quand  il  lui  raconta  l'affaire  tout  souriant,  l'Ecos- 
sais le  regarda  d'un  œil  intéressé  et  conclut  par 
ces  mots  : 

—  Une  autre  fois,  ne  quitte  pas  le  corridor  quand 
la  porte  est  ouverte  1 

Cela  ne  l'empêcha  pas  de  féliciter  sa  femme  du  boy 
qu'elle  avait  réussi  à  dénicher,  un  oiseau  rare  en 
vérité  I 


Zidji  n'avait  pas  oublié  son  rendez-vous  avec  Kimbé. 
Le  dimanche  venu,  il  partit  pour  le  culte  des  cuisi- 
niers. Les  jeunes  chrétiens  thonga  travaillant  dans 
les  maisons  s'j^  rendaient  à  deux  heures  et  demie,  car 
il  est  entendu  à  Johannesbourg  qu'on  laisse  ses  domes- 
tiques noirs  libres  le  dimanche  après-midi.  Ce  culte 
est  supérieur  à  plusieurs  égards  à  celui  de  la  mine.  Il 
a  lieu  dans  une  vraie  église  aux  fenêtres  ogivales,  au 
milieu  d'un  quartier  très  convenable  de  la  ville  des 
blancs  et  les  cuisiniers  arrivent  parés  de  leurs  com- 
plets de  fête,  quelques-uns  avec  des  cols  empesés  très 
montants  ou  des  ceintures  de  soie  noire.  Dans  la  cour 
qui  entoure  la  jolie  église  anglaise,  ils  causent  ensem- 
ble au  soleil  paisiblement.  A  la  cloche,  ils  entrent, 
font  leur  prière  assis,  quelques-uns  à  genoux,  et  atten- 
dent le  missionnaire  blanc.  Celui-ci,  en  habit  noir, 
suivi  de  ses  évangélistes,  entre  le  dernier. 

Or  Zidji  manqua  tomber  de  saisissement  quand,  au 


Trois  rencontres  à  Johannesboiirg  289 

lieu  du  Monéri  de  la  ville,  il  vit  monter  en  chaire  son 
propre  Monéri  à  lui,  le  directeur  de  l'Ecole  d'évan- 
gélistes,  qui  était  là,  en  chair  et  en  os,  indiquait  le 
cantique,  se  préparait  à  prêcher. 

—  Malheur  I  se  dit-il.  Il  va  me  voir  1 

Il  se  cacha  derrière  ses  camarades;  il  pensa  s'en 
aller. 

—  Mais,  se  dit-il,  je  serais  d'autant  mieux  reconnu. 
D'ailleurs  il  avait  ses  vingt  livres  qu'il  s'agissait  de 

mettre  à  l'abri  1  Là-bas,  le  «  caborgnon  »  qui  lui  ser- 
vait de  réduit  ne  se  fermait  pas  à  clef.  Il  était  toujours 
inquiet  au  sujet  de  sa  petite  fortune. 

—  Tant  pis  I  Restons,  se  dit-il. 

Monéri  prêcha  sur  I  Jean  II,  14;  «  Jeunes  gens,  je 
vous  écris  parce  que  vous  êtes  forts.  »  Il  parla  de 
l'école,  du  grand  travail  qu'on  y  faisait,  du  relève- 
ment de  la  race  qu'on  y  rêvait.  Il  supplia  les  jeunes 
chrétiens  de  l'assemblée  de  se  lever  pour  sauver  leurs 
frères.  A  quoi  bon  vivre  pour  l'argent,  pour  le  plai- 
sir !  Que  vous  en  restera-t-ii  ? 

Zidji  serrait  son  porte-monnaie  dans  sa  poche  et 
songeait  aux  douze  livres  de  Bazile. 

—  Vous  êtes  forts,  vous  avez  la  santé,  l'intelligence. 
Oh  !  aidez-nous  !  C'est  à  vous  d'aller  chercher  vos 
frères  perdus,  de  leur  apporter  la  lumière  que  vous 
avez  trouvée.  Et  que  se  passe-t-il  ?  Notre  école  du 
Bokhaha  où  l'on  forge  les  armes  pour  ce  grand  com- 
bat est  désertée  I  II  en  est  même  qui  l'ont  aban- 
donnée !... 

Monéri  paraissait  accablé  1  II  s'arrêta,  comme  s'il 
était  trop  ému  pour  continuer.  Il  promena  ses  yeux 
sur  l'assemblée.  Zidji  tremblait;  il  crut  que  son  maî- 
tre l'avait  vu.  Mais  non  !  Monéri  ne  l'avait  vu  qu'en 
esprit  et  cependant  cette  évocation  avait  suffi  pour 
serrer  sa  gorge  et  y  étrangler  la  parole. 

Il  continua.  Il  raconta  la  guerre  contre  Sikororo,  la 


19 


290  A  Fécole  de  la  civilisation 

délivrance  merveilleuse,  la  vaillance  des  jeunes  chré- 
tiens de  la  station  et  conclut  par  une  exhortation 
enflammée    à    être    vaillant    dans    le    combat    pour 

Christ 

On  chanta.  L'assemblée  s'écoula.  Zidji,  profondé- 
ment remué,  ne  bougeait  pas.  Il  resta  seul  sur  son 
banc.  Les  anciens  apportèrent  la  collecte.  Le  mission- 
naire descendit  de  chaire,  rejoignit  son  collègue.  Ils 
traversèrent  la  nef  et  là,  soudain,  sur  ce  banc,  les 
yeux  baissés,  Monéri  aperçut  le  jeune  homme. 

—  Zidji  !  s'écria-t-il,  s'arrêtant  soudain. 

—  C'est  moi,  dit  le  jeune  homme  humblement. 

—  Oh  !  Zidji,  comme  tu  nous  as  fait  souffrir  I 
Zidji  ne  répondait  rien. 

—  Viens,  mon  fils,  suis-moi  dans  ma  chambre.  Je 
désire  tant  causer  avec  toi  ! 

Et  longtemps  ils  causèrent.  Monéri  qui  était  venu 
assister  à  un  congrès  à  Johannesbourg  ne  pensait 
nullement  qu'il  y  retrouverait  son  ancien  élève.  Aussi 
bien  était-ce  en  vertu  d'une  coïncidence  merveilleuse, 
providentielle,  qu'ils  s'étaient  rencontrés  ce  jour-là, 
puisque  c'était  la  première  fois  que  le  fugitif  revenait 
à  son  église  et  que  Monéri  n'y  avait  encore  jamais 
prêché.  La  main  de  Dieu  avait  opéré  mystérieusement 
ce  rapprochement.  Lorsqu'on  a  l'impression  d'une 
action  surnaturelle,  on  se  recueille,  on  se  tait.  On  fait 
silence  pour  laisser  Dieu  dire  ce  qu'il  a  à  dire.  Pen- 
dant plusieurs  minutes  les  deux  hommes  ne  parlèrent 
pas.  Puis  le  maître  rompit  le  silence.  Il  dit  à  son  élève 
combien  il  l'aimait,  combien  cette  fuite  avait  navré 
chacun,  comme  il  avait  continué  à  prier  pour  lui, 
suppliant  Dieu  de  ne  point  abandonner  l'enfant  pro- 
digue. Et  Dieu  avait  exaucé.  Et  ils  s'étaient  miracu- 
leusement retrouvés  !  Que  disait-il,  lui,  Zidji  ? 

Zidji  raconta  son  histoire.  Il  dit  avoir  vu  combien 
il  avait  eu  tort.  Le  malin   seul  avait  pu  l'arracher  à 


Trois  rencontres  à  Johannesbourg  291 

cette  école  où  il  était  si  bien.  Mais  il  avait  été  puni 
sévèrement.  Il  avait  souffert  à  la  mine  et  Dieu  l'avait 
instruit. 

—  Alors  ne  reviendras-tu  pas  avec  moi,  à  l'école, 
mon  fils  que  j'aime  ?  dit  le  missionnaire  avec  dou- 
ceur. 

—  Le  temps  n'est  pas  encore  venu,  mon  père;  j'ai 
compris  ce  que  tu  as  dit  à  l'église.  Je  ne  veux  pas  tra- 
vailler pour  l'argent  et  pour  la  vanité.  Mais  je  n'ai  pas 
encore  vu  mon  chemin  clairement.  Prie  pour  moi, 
Dieu  me  conduira. 

Le  missionnaire  n'insista  pas.  Il  lui  eût  été  doux  de 
ramener  avec  lui  son  élève  préféré,  celui  duquel  il 
n'avait  jamais  douté  vraiment  et  dont  la  Mission  aurait 
eu  tant  besoin.  Mais  les  voies  de  Dieu  ne  sont  pas  nos 
voies.  Peut-être  ce  jeune  homme  était-il  destiné  à 
accomplir  une  autre  œuvre  plus  importante — 

—  Reste,  lui  dit-il,  et  que  Dieu  te  garde  et  te  con- 
duise lui-même. 

Il  le  présenta  à  son  collègue,  le  lui  recommanda 
très  spécialement  et  cette  mémorable  entrevue  prit 
fin. 

Quand  Zidji  reprit  le  chemin  de  Quartzstreet,  il  se 
sentait  étonnamment  léger,  non  seulement  parce  qu'il 
avait  remis  son  trésor  en  mains  sûres,  mais  parce  que 
le  poids  de  son  péché  avait  disparu.  Il  s'était  remis  en 
règle  avec  ses  pères  spirituels.  Il  lui  semblait  que 
maintenant  il  était  en  règle  avec  Dieu  aussi.  Et  alors 
le  but  de  la  vie  resplendit  soudain  de  nouveau  à  ses 
yeux.  Il  comprit  que  gagner  trois  livres  par  mois  ne 
pouvait  être  à  jamais  sa  seule  aspiration  et  il  entrevit 
vaguement  dans  le  lointain  une  cime  brillante....  ou 
bien  n'était-ce  qu'une  étoile....  vers  laquelle  il  éleva 
les  yeux. 


292  A  V école  de  la  civilisation 

Bien  qu'inféodé  de  nouveau  à  son  Eglise,  Zidji  était 
éclectique  au  point  de  vue  ecclésiastique.  Il  voulait 
s'instruire  et  pour  cela  il  alla  assister  au  culte  des 
autres  congrégations  noires  de  Johannesbourg.  Il 
visita  la  grande  église  de  la  mission  berlinoise  où  l'on 
prêche  en  sesuto  et  où  on  allume  des  cierges.  Il  vit 
les  salutistes  priant  à  grand  bruit,  à  genoux,  l'un 
d'entre  eux  se  livrant  à  de  véritables  contorsions. 
Après  quoi  ils  se  relevaient  et  frappaient  sur  une 
grosse  caisse  pour  accompagner  leurs  cantiques.  Il 
vit  ceux  qui  prétendent  parler  en  langues  et  ressusci- 
ter les  morts.  Puis  il  alla  chez  les  wesleyens,  dans 
leur  grand  hall  voisin  des  mines  où  leurs  pasteurs 
noirs  les  exhortent  en  zoulou.  Ce  jour-là,  en  sortant 
avec  la  foule  des  assistants,  il  vit  devant  lui  une  forme 
connue. 

—  Mais,  se  dit-il,  c'est  Gouanazi  ! 

C'était  Gouanazi,  en  effet,  son  ennemi  à  l'école  de 
la  circoncision,  le  sorcier  qui  avait  tué  Fazana —  A 
ce  souvenir,  Zidji  sourit  dans  ses  moustaches  nais- 
santes. 

—  Quelle  bêtise  de  croire  aux  sorts  jetés,  se  dit-il, 
et  il  mesura  en  un  clin  d'œil  la  distance  qu'il  avait 
parcourue,  depuis  le  temps  où  Fazana  était  morte  jus- 
qu'à aujourd'hui.  Puis  il  aborda  Gouanazi. 

—  Hé  1  mon  vieux  !  Gouanazi  fils  de  Marowayi,  tu 
ne  me  reconnais  donc  pas  ? 

Gouanazi  écarquilla  ses  yeux  qui  n'avaient  pas  pris 
une  expression  plus  aimable,  au  cours  des  années.... 
Il  avait  pourtant  coupé  ses  cornes,  mais  son  visage 
chiffonné  était  aussi  méphistophélique  que  jadis. 

—  C'est  toi  !  Zidji  1  Hé  I  Quelle  drôle  de  ren- 
contre I 

Ils  se  donnèrent  rapidement  quelques  nouvelles  des 
leurs.  A  vrai  dire,  ils  ne  savaient  pas  grand'chose  du 
kraal  paternel,  ni  l'un  ni  l'autre. 


Trois  rencontres  à  Johannesbomg  293 

—  Alors  tu  es  wesleyen  ?  demanda  Zidji  à  son  ca- 
marade. 

—  Non  pas  !  Je  suis  éthiopien.  Je  suis  venu  aujour- 
d'hui pour  convoquer  des  amis  à  un  «  Timiti  ))  que 
nous  avons  dimanche  prochain.  N'y  viendrais-tu  pas 
aussi  ?  On  paye  un  sheiling  pour  l'entrée,  mais  il  y 
aura  abondance  de  boisson  et  d'amusement. 

Un  Tea-meeting!  Cela  tenta  Zidji,  malgré  la  répu- 
gnance qu'il  ressentait  pour  les  éthiopiens  et  il  prit 
rendez-vous  avec  Gouanazi  pour  le  dimanche  suivant. 

Gouanazi  avait  réussi  à  recruter  quelques  camara- 
des. Il  leur  avait  recommandé  à  tous  de  se  munir 
d'argent,  car  disait-il,  notre  «  Timiti  »  doit  rapporter 
au  moins  quarante  livres  pour  construire  une  nou- 
velle chapelle. 

Zidji  prit  cinq  shellings  dans  sa  poche  et  retrouva 
Gouanazi  au  sortir  du  culte  le  dimanche  suivant.  La 
réunion  devait  avoir  lieu  dans  la  location  indigène  ; 
c'était  assez  loin  de  la  chapelle  wesleyenne  et,  en 
route,  on  eut  tout  le  temps  de  causer. 

—  Où  travailles-tu?  demanda  Gouanazi  à  son  an- 
cien camarade. 

—  Chez  deux  Ecossais,  un  monsieur  et  une  dame 
qui  n'ont  pas  d'enfant. 

—  Ah,  fit  un  des  invités,  pas  d'enfant  !  Pas  de  johe 
et  jeune  Miss  dans  cette  maison? 

—  Non,  répondit  innocemment  Zidji. 

—  Tu  ne  comprends  pas  ce  qu'il  veut  dire,  ajouta 
Gouanazi  en  riant  de  ce  mauvais  rire  qu'il  n'avait  pas 
perdu.  Il  t'aurait  offert  la  médecine  des  Zoulous,  si  tu 
en  avais  voulu. 

—  Et  pour  quoi  faire  !  Je  ne  suis  pas  malade  ! 

—  Pas  pour  toi,  nigaud  !  Pour  les  Misses  !  On  en 
verse  un  peu  dans  leur  thé,  avec  le  sucre,  et  alors  elles 
tombent  amoureuses  de  nous  1 

—  Que  dites-vous  ? 


294  A  l'école  de  la  cwilisation 

—  Mais  oui  !  Ces  Zoulous  ont  des  drogues  d'une 
vertu  extraordinaire.  On  se  fait  aimer  de  qui  on  veutl 

—  Toutefois,  ajouta  le  troisième  interlocuteur,  avec 
les  blanches,  il  est  un  peu  dangereux  de  s'en  servir, 
surtout  avec  les  Anglaises.  Car,  si  on  est  attrapé,  si 
on  réussit  trop  bien,  la  police  vous  pend  haut  et  court. 
Ou  bien,  on  est  mis  aux  travaux  forcés  à  vie.  Il  vaut 
mieux  s'en  tenir  aux  filles  de  la  Location.  Cela  agit 
merveilleusement.  Tu  acquiers  une  puissance  telle 
sur  celle  que  tu  veux  que  tu  n'as  qu'à  l'appeler  par 
son  nom.  Elle  te  suivra  partout  et  tu  feras  tout  ce  qu'il 
te  plaira. 

Zidji  jeta  un  regard  à  la  dérobée  sur  ses  compa- 
gnons. Il  vit  le  rictus  vicieux  au  coin  de  la  bouche  de 
Gouanazi.  Il  se  dit  :  «  Serait-il  donc  vraiment  un  jeteur 
de  sorts,  celui  qui  a  tué  Fazana  !  »  Dégoûté  de  cette 
ignoble  conversation,  il  songea  à  partir.  Mais  il  avait 
envie  de  voir  ce  Tea-meeting  et  il  se  tut. 

La  chapelle  éthiopienne  était  entourée  d'une  foule 
bruj^ante.  Des  filles  aux  toilettes  provocantes  se 
mêlaient  aux  groupes  de  jeunes  gens.  Chacun  payait 
son  shelling  en  entrant.  Au  pied  de  la  chaire,  Zidji 
crut  reconnaître  le  pasteur  Jonathan  Matsimo  qui  lui 
avait  fait  tant  de  mal  jadis.  Il  se  sentit  mal  à  son  aise. 

Mais  déjà  un  autre  Révérend  en  costume  de  cler- 
gyman,  sans  oublier  la  cravate  blanche,  montait  en 
chaire,  faisait  une  courte  prière,  puis  adressait  une 
exhortation  où  il  expliquait  qu'on  tâcherait  de  faire 
beaucoup  d'argent  aujourd'hui,  car  il  en  fallait  pour 
la  construction  et  aussi  pour  payer  les  ministres  de 
l'Eglise  qui  doivent  vivre,  eux  aussi. 

Puis  un  groupe  de  chanteurs  se  leva. 

—  Qui  désire  entendre  leur  chant?  dit  le  président. 

—  Moi,  s'écria  un  auditeur.  Je  donne  trois  shellings. 

—  Ce  n'est  pas  assez  !  Qui  donne  davantage  1 

—  Je  donne  cinq  shellings  ! 


Trois  rencontres  à  Johannesboiirg  295 

—  Moi  dix  !  cria  un  troisième  assistant. 

—  Bien,  dit  le  président,  en  étendant  la  main. 

Le  chœur  s'exécuta.  Mais  il  ne  chanta  pas  de  paro- 
les, seulement  des  moum,  moum,  moum  presque  au 
souffle  !  L'assemblée  parut  extrêmement  réjouie. 

—  Qui  donne  dix  shellings  pour  entendre  les  notes? 
dit  le  président  en  souriant. 

—  Moi! 

Et  alors  le  chœur  reprit  en  exécutant  les  notes, 
conformément  au  système  du  tonique  sol-fa  presque 
universellement  adopté  dans  les  écoles  sud-africaines 
indigènes.  Cela  fait,  quelqu'un  offrit  encore  dix 
shellings  pour  obtenir  des  artistes  qu'ils  voulussent 
bien  chanter  les  paroles. 

L'auditoire  était  content  et  commençait  à  s'exciter. 

Un  autre  chœur  sortit  alors  des  bancs  et  offrit,  lui 
aussi,  une  production. 

Un  grand  gaillard  se  leva  et  dit  : 

—  Je  donne  une  livre  sterling  si  les  chanteurs 
nous  font  le  plaisir  de  se  taire  ! 

—  Et  moi,  j'offre  une  livre  et  six  pence  s'ils  chan- 
tent I 

Aussitôt   l'assistance    de    trépigner  d'aise. 

—  Bravo!  Qu'ils  chantent,  entend-on  dire  de  toutes 
parts. 

Mais  le  grand  gaillard  ne  se  tient  pas  pour  battu  : 

—  J'achète  leur  silence  pour  une  livre  et  dix  shel- 
lings.... 

—  J'ajoute  un  shelling  pour  qu'ils  s'exécutent,  dit 
une  autre  voix,  et  les  rires  et  les  bravos  éclatent  dans 
toutes  les  bouches. 

Le  chœur  accepta  et,  vraiment,  le  régal  musical  fut 
presque  à  la  hauteur  de  cette  somme.  Les  assistants 
applaudirent  bruyamment.  Alors  le  thé  fut  servi  avec 
de  grands  morceaux  de  pain  et  des  bonbons  transpa- 
rents fort  goûtés  des  noirs. 


296  A  V école  de  la  civilisation 

L'un  (les  Révérends  fit  une  allocution,  puis  la  série 
des  productions  reprit. 

—  Je  dépose  cinq  shellings  si  Miss  Rosa  veut  bien 
faire  entendre  un  solo,  dit  Gouanazi. 

Miss  Rosa,  une  jeune  négresse  habillée  de  blanc 
avec  une  fleur  piquée  dans  ses  cheveux  crépus,  se  leva 
et  se  dirigea  vers  l'estrade. 

—  J'en  donne  sept  et  six  pence  si  c'est  plutôt  Miss 
Elizabeth. 

Une  autre  jeune  fille  alla  rejoindre  Miss  Rosa. 

—  Dix  shellings  pour  Rosa  ! 

—  Une  livre  pour  Elizabeth  !... 

Les  enchères  se  poursuivirent  au  milieu  d'une  exci- 
tation croissante,  durant  une  heure  et  plus.  La  caisse 
faisait  de  bonnes  affaires,  mais  elle  n'avait  pas  encore 
obtenu  les  quarante  livres  nécessaires.  Alors  une 
femme  apporta  deux  grandes  marmites  de  bière  légère 
de  taille  identique. 

—  Qui  donne  une  livre  sterling  pour  qu'un  des  jeu- 
nes gens  ici  présents  boive  ce  bol  d'un  trait? 

—  Moi  !  cria  un  homme  d'âge  mûr  qui  n'avait 
encore  rien  dit. 

Aussitôt  deux  grands  garçons  se  présentent.  Leurs 
yeux  fulminent.  Ils  empoignent  les  amphores  rondes. 

—  Puisque  vous  êtes  deux,  dit  le  président,  nous 
verrons  lequel  d'entre  vous  est  le  plus  fort.  Vous 
commencerez  au  commandement.  Celui  qui  aura  fini 
le  premier  sera  le  vainqueur.  L'autre  paj^era  dix  shel- 
lings. Acceptez-vous  ? 

—  Oui,  répondent  les  deux  gaillards  qui  s'apprê- 
tent à  user  de  vaillance. 

—  Un,  deux,  trois,  partez  !... 

L'un  deux,  après  avoir  absorbé  la  moitié  du  liquide, 
voulut  précipiter  le  mouvement....  Son  œsophage 
refusa  le  service.  II  vit  qu'il  lui  arrivait  malheur  et, 
posant  le  bol,  son  mouchoir  devant  la  bouche,  il  cou- 


Trois  rencontres  à  Johannesbourg  297 

rut  vers  la  porte.  C'était  le  moment.  Toute  l'assem- 
blée l'accompagna  de  ses  huées.... 

Zidji,  dégoûté,  s'enquit  de  l'heure.  Il  n'avait  que  le 
temps  de  rentrer  chez  lui  et  il  sortit,  tenant  ses  quatre 
shellings  cachés  dans  sa  poche  et  se  disant  :  «  Ils  n'au- 
ront pas  mon  argent  pour  des  bêtises  pareilles.  »  Le 
Tea-meeting  se  prolongea  fort  avant  dans  la  nuit  ; 
l'excitation  grandit.  A  quelles  productions,  nouvelles 
et  plus  épicées,  passa-t-on  ?  Zidji  ne  le  sut  pas  ou  ne 
voulut  pas  s'en  enquérir.  Dans  certaines  de  ces  réu- 
nions d'indigènes  ainsi  laissés  à  eux-mêmes,  on  a  vu 
se  produire  des  abus  incroyables.  Il  est  arrivé  qu'on 
a  offert  de  l'argent  et  qu'on  a  enchéri  pour  obtenir  de 
Miss  Rosa  ou  de  Miss  Elizabeth  des  faveurs  beaucoup 
moins  innocentes  que  l'exécution  d'un  solo  et  ces 
séances  ont  pris  un  caractère  si  immoral  en  certains 
lieux  que  la  police  a  proposé  de  les  interdire. 

Relever,  sauver  notre  race  I...  songeait  Zidji  en  tra- 
versant les  rues  de  Johannesbourg.  C'est  bien  difficile. 
Car  il  faut  la  sauver  non  seulement  des  injustices  des 
blancs  mais  de  ses  propres  iniquités  !  Ces  gens-là  nous 
conduisent  à  la  ruine.  Quels  enfantillages  !  Et  qu'est-ce 
que  nos  ennemis  disent  lorsqu'ils  voient  des  specta- 
cles pareils?  Ils  doivent  nous  mépriser  et  nous  accu- 
ser de  n'être  que  des  singes  habillés  1 


Zidji  résolut  de  ne  plus  retourner  chez  les  éthio- 
piens. Il  alla  assister  le  dimanche  suivant  au  culte  des 
presbytériens  dans  une  chapelle  moins  grande  que 
celle  des  wesleyens  mais  dans  les  mêmes  parages, 
entre  la  ville  et  les  mines.  Le  service  était  très  sem- 
blable à  celui  qu'on  célébrait  dans  sa  propre  église  et 
il  se  sentait  très  à  son  aise. 

Il  se  trouva  assis  auprès  d'un  jeune  Zoulou  de  Natal 
à  la  figure   sérieuse,   qui  chantait  les  cantiques  avec 


298  A  l'école  de  la  civilisation 

une  belle  voix  de  basse  et  qui  lui  plut  beaucoup.  Il 
l'aborda  après  le  culte  et  apprit  que  ce  jeune  homme 
appelé  Samuel  Magiwane  avait  fini  ses  études  d'insti- 
tuteur à  l'école  d'Amamzimtote  et  qu'il  se  préparait  à 
entreprendre  des  études  de  théologie  dans  l'institut 
de  Hopevale,  l'un  des  premiers  établissements  d'ins- 
truction de  la  Colonie  du  Cap.  Il  aspirait  à  devenir 
un  pasteur  consacré. 

—  Je  suis  ici  pour  gagner  soixante  livres  en  vue  de 
faire  ma  théologie.  En  deux  ans  je  peux  les  obtenir, 
si  je  suis  économe.  J'ai  hâte  de  partir  pour  Hopevale. 
C'est  une  école  merveilleuse.  On  y  peut  tout  appren- 
dre, depuis  l'alphabet  jusqu'aux  branches  de  l'examen 
de  maturité.  Même  il  est  question  d'établir  aux  envi- 
rons une  Université  pour  les  noirs.  Voilà  ce  qui  va 
relever  notre  race  !  Si  nous  pouvons  nous  instruire 
comme  les  blancs,  nous  deviendrons  vraiment  des 
hommes.  Les  noirs  n'ont  rien  à  attendre  de  la  force 
des  armes  1  Si  valeureux  qu'aient  été  mes  compatrio- 
tes zoulous  lors  de  la  dernière  révolte,  ils  ont  été 
écrasés  par  les  soldats  blancs  beaucoup  moins  nom- 
breux. Pourquoi  ?  Parce  qu'il  est  impossible  à  des 
sauvages  munis  de  sagaies  et  de  fusils  à  pierre  de  lut- 
ter contre  des  troupes  qui  possèdent  les  mitrailleuses 
Maxim  et  dont  les  engins  vomissent  la  mort  quand  on 
tourne  la  manivelle.  Notre  avenir,  mon  ami,  est  dans 
l'instruction  que  donne  l'étude  et  dans  la  sagesse 
qu'inculque  l'Evangile. 

—  Crois-tu,  questionna  Zidji,  que  moi  aussi  je  pour- 
rais aller  étudier  à  Hopevale  ? 

—  Sans  doute  1  Mais  pour  cela,  il  te  faut  de  l'argent. 
Voudrais-tu  devenir  instituteur? 

—  Je  ne  sais  ;  je  ne  crois  pas.  Il  me  semble  que  je 
serais  plus  utile  à  mon  peuple  en  étant  autre  chose, 
mais  je  ne  sais  pas  exactement  quoi. 

—  Tu  verras  cela  plus  tard.   Seulement  si  tu  n'as 


Trois  rencontres  à  Johanneshourg  299 

pas  encore  atteint  le  «  Standard  VI  »,  tu  auras  à  te 
préparer  à  l'examen  d'entrée  et  cela  pourrait  te  pren- 
dre bien  des  années....  Commence  à  travailler  ton 
anglais  ici.  Les  écoles  préparatoires  ne  manquent  pas. 
Tâche  de  réunir  ton  argent  un  peu  vite  et  nous  parti- 
rons ensemble.... 

Le  cœur  de  Zidji  se  gonflait  de  joie  et  d'espérance.... 
L'idéal  qu'il  poursuivait  depuis  la  nuit  d'angoisse  du 
Compound  commençait  à  apparaître  à  ses  yeux. 

—  J'ai  déjà  trente  livres,  se  disait-il.  Il  faut  arriver  à 
cent.  Et  puis,  tout  de  suite,  il  s'agit  de  reprendre  mes 
livres  et  d'aller  à  l'école  du  soir.  Kimbé  m'aidera. 

Dès  ce  moment  Zidji  orienta  sa  vie  vers  un  but 
précis  :  Cent  livres  et  le  Standard  VI  du  programme 
scolaire  anglais  et,  comme  il  était  résolu,  il  arriva. 

Les  époux  Mac  Gowan  avaient  décidé  de  repartir 
pour  l'Ecosse,  leur  fortune  étant  suffisante  pour  vivre 
désormais  largement.  La  dame  aux  bandeaux  de  che- 
veux gris  qui  ne  s'était  jamais  départie  vis-à-vis  de  Zidji 
de  cette  froideur  aimalile  du  premier  jour,  lui  annonça 
donc  que  l'on  n'aurait  plus  besoin  de  ses  services.  Un 
des  nombreux  amis  du  jeune  homme  allait  justement 
quitter  sa  place  d'aide-cuisinier  et  de  valet  chic  dans 
une  des  belles  maisons  du  quartier  aristocratique.  Il 
offrit  à  Zidji  de  lui  succéder  et  le  présenta  aux  maîtres 
de  l'endroit.  Comme  Zidji  avait  bonne  figure  et  parais- 
sait remarquablement  bien  élevé,  pour  un  moricaud, 
il  fut  agréé,  et  bientôt  il  venait  s'installer  dans  l'une 
des  dépendances  de  cette  demeure  princière.  Bâtie 
comme  un  château  anglais,  perdue  dans  les  eucalyp- 
tus et  les  cyprès,  avec  un  parc  magnifique,  de  somp- 
tueuses écuries,  une  valetaille  nombreuse,  la  maison  du 
grand  capitaliste  Jacobson  était  l'une  des  plus  luxueu- 
ses de  Johanneshourg.  Lui-même,  un  des  Juifs  les 
plus  riches  de  la  ville,  avait  fait  sa  fortune  dans  la 
spéculation  sur  les  actions  de  l'or  et  des  diamants.  Il 


300  A  l'école  de  la  civilisation 

ne  se  refusait  rien  et,  comme  il  tenait  beaucoup  à  l'ap- 
parence, comme  il  donnait  de  fréquentes  et  brillantes 
soirées,  il  lui  fallait  un  noir  de  belle  taille  qu'on  habillait 
d'une  grande  chemise  de  satin  et  qu'on  coiffait  d'un 
bonnet  turc  rouge  pour  servir  à  table,  comme  à  Zanzi- 
bar. Zidji  faisait  un  superbe  Zanzibarite  et  il  gagnait 
quatre  livres  par  mois,  sans  avoir  beaucoup  à  faire. 

Par  exemple  !...  Il  lui  fallut  bien  du  temps  pour 
comprendre  la  manière  de  vivre  de  ses  nouveaux 
maîtres.  Il  n'avait  jamais  vu  de  blancs  comme  ceux- 
là....  M.  Jacobson  était  le  type  du  financier  brasseur 
d'affaires  qui  ne  vit  que  pour  la  gloire  d'amasser  des 
millions.  Il  faisait  du  luxe,  il  avait  des  chevaux,  il 
faisait  courir  ses  jockeys  au  champ  de  course;  mais 
tout  cela  n'était  encore  qu'un  moyen  de  briller,  de  se 
faire  un  nom,  d'augmenter  son  influence.  Il  était 
extrêmement  dégagé  de  scrupule  et  n'avait  aucune 
conviction  religieuse.  Vis-à-vis  des  noirs,  il  eût  été  un 
esclavagiste  convaincu  si  la  mentalité  du  XX®  siècle 
ne  le  lui  eût  pas  interdit  et  Zidji  l'entendit  un  jour 
dire  en  souriant,  à  un  grand  repas  : 

—  Les  noirs  sont  une  variété  utile  de  la  famille  des 
anthropoïdes. 

Il  ne  comprit  pas  exactement  ce  que  cela  signifiait, 
mais  Jacobson  expliqua  son  point  de  vue  par  une 
démonstration  empruntée  au  darv>"inisme. 

—  A  mon  avis,  disait  le  grand  financier  juif  en  aspi- 
rant l'arôme  d'un  havane  mordoré,  le  cheval  et  le 
noir  se  ressemblent.  Ils  sont  des  produits  inférieurs 
de  l'évolution.  Nous  avons  domestiqué  le  premier 
pour  notre  usage  et  Buffon  a  dit  que  c'est  là  la  plus 
noble  conquête  que  l'homme  ait  faite.  Puis  nous  avons 
fait  descendre  le  noir  dans  les  mines  pour  extraire 
l'or.  C'est  le  même  principe.  Mais  on  ne  peut  pas 
dire  que  la  conquête  du  noir  soit  plus  noble  que  celle 
du  cheval  1 


Trois  rencontres  à  Johannesbourg  301 

Là-dessus  les  amis  de  Jacobson  éclataient  de  rire 
et  il  leur  versait  une  nouvelle  rasade  de  char- 
treuse. 

Quant  à  Madame,  elle  ne  s'inquiétait  pas  des  actions 
et  de  la  bourse.  Elle  se  contentait  de  charger  ses 
doigts,  ses  oreilles,  sa  chevelure  de  diamants  qui 
éblouissaient  les  hôtes  du  château.  Lorsque  son  mari 
était  reparti  pour  le  bureau,  après  le  lunch  de  deux 
heures,  elle  recevait  ses  amies  qui  venaient  jouer  au 
«  bridge  ».  Alors,  comme  le  bridge  est  plus  amusant 
à  la  clarté  artificielle  des  lampes  qu'à  celle  du  jour, 
on  fermait  les  volets,  on  allumait  les  lustres  électri- 
ques et  l'on  jouait  tout  l'après-midi. 

Vers  cinq  heures,  Zidji,  très  droit  dans  sa  longue 
chemise  immaculée  de  Zanzibarite,  apportait  le  thé  et 
les  pâtisseries....  Ces  dames  interrompaient  leur  par- 
tie et  causaient. 

—  Quel  superbe  noir  vous  avez  déniché  là  !  disait 
l'une  des  invitées  à  M"^^  Jacobson. 

Celle-ci,  une  petite  blonde  avec  ses  cheveux  savam- 
ment bouffés  sur  le  front  et  sur  les  tempes,  répondait 
d'un  air  modeste  : 

—  Mais  oui  !  Il  est  très  bien  vraiment  et  suffisam- 
ment discret. 

—  Ils  le  sont  toujours  quand  on  sait  les  mener, 
ajoutait  M"'-^  Davidson.  J'ai  fait  une  drôle  d'expé- 
rience avec  l'un  d'eux,  l'autre  jour.  C'était  un  pikinini 
haut  comme  ça  que  nous  avions  engagé  le  matin.  Il 
parlait  bien  l'anglais.  Au  lunch,  je  le  vois  qui  met  un 
couvert  de  trop  à  la  table.  «Que  fais -tu?»  lui  dis-je.  Il 
me  répond  :  «  C'est  ma  place  !  »  Croyez-vous  que  ce  mo- 
ricaud-là  entendait  manger  avec  nous  1  A  l'heure  du 
thé,  j'avais  quelques  amies  qui  passaient  l'après-midi 
avec  moi.  Le  pikinini  apporte  le  plateau  et  s'assied  au 
salon  au  beau  milieu  de  mes  hôtes.  Je  fus  si  irritée 
que  je  pris  une  tasse  de  thé  bouillant  et  la  lui  jetai  au 


302  A  récole  de  la  civilisation 

visage.  «Va-t'en  !  lui  dis-je.  Sors  de  cette  maison  !  »  Il 
répond  :  «  Alors  payez-moi  !  »  «  Oui  !  lui  dis-je,  attends 
un  moment  que  le  «  boss  »  revienne  du  bureau;  c'est  lui 
qui  te  payera  avec  cette  monnaie-ci  I  »  Et  je  lui  mon- 
trais une  bûche  dans  la  cheminée.  Alors  savez-vous 
ce  qu'il  a  fait?  Il  est  sorti  dans  le  jardin,  il  s'est  age- 
nouillé sur  le  sol  et  a  commencé  à  prier  pour  ses 
pécheurs  de  maîtres  ! 

—  Absurdité  I  exclamèrent  toutes  les  dames.  Vous 
l'avez  au  moins  corrigé  comme  il  le  méritait. 

—  Sans  doute.  Mais  quand  on  pense  combien  de 
maîtresses  blanches  prennent  à  cœur  de  gâter  leurs 
domestiques  !  J'en  connais  une  qui  allait  le  matin 
réveiller  elle-même  son  noir  en  lui  apportant  la  tasse 
de  café  noir  qu'elle  avait  réchauffée  de  ses  propres 
mains. 

—  C'est  honteux;  avec  cela  il  n'y  a  plus  lieu  de 
s'étonner  si  les  noirs  se  permettent  tout,  si  leur  inso- 
lence s'accroît,  s'ils  attaquent  les  femmes  blanches  et 
abusent  d'elles.  Il  n'y  aura  bientôt  plus  aucune  sécu- 
rité dans  le  pays.... 

Cependant  les  tasses  étaient  vides  et  Zidji  qui  était 
resté  debout  comme  une  statue  vers  la  porte,  ne  bou- 
geant point,  vint  reprendre  le  plateau  et  sortit.  Il 
n'avait  pas  perdu  un  mot  de  la  conversation  et  s'éton- 
nait de  tout  ce  qu'il  entendait  chez  ces  blancs  si  diffé- 
rents de  ceux  qu'il  avait  connus.  Comme  jamais  les 
Jacobson  n'allaient  à  aucun  culte,  il  se  dit  : 

—  Ce  sont  sans  doute  des  païens  et  il  s'en  fut  sou- 
mettre cette  idée  lumineuse  à  Jim,  le  palefrenier. 

Jim  était  un  vieux  serviteur  de  la  maison.  C'était 
une  manière  de  philosophe  noir,  très  pessimiste  mais 
toujours  content.  Il  secouait  constamment  les  far- 
deaux qui  s'amassaient  sans  cesse  sur  ses  épaules.  Il 
avait  d'ailleurs  un  grand  don  d'observation  et  con- 
naissait fort  bien  son  Johannesbourg. 


Trois  rencontres  à  Johannesboiirg  303 

—  Des  païens  ?  Parfaitement  !  Rien  d'autre,  mon 
cher  1  dit-il  àZidji  dont  il  admirait  la  candeur.  Crois-tu 
par  hasard  que  les  blancs  valent  mieux  que  des 
païens  ?  C'est  exactement  la  même  chose,  sauf  qu'ils 
ont  plus  d'argent.  Je  pourrais  te  le  prouver....  Ils  sont 
même  pires.  Ainsi  ce  grand  von  Weltheim,  cet  intri- 
gant, ce  criminel  qui  a  tué  le  cousin  de  notre  maître.... 
Tu  n'as  pas  su  l'histoire?  Moi,  j'y  étais,  je  l'ai  vu  de 
mes  yeux;  je  bala3^ais  les  corridors  du  bureau  où  l'as- 
sassinat a  eu  lieu.  Ce  von  Weltheim  avait  écrit  des 
lettres  menaçantes  au  banquier,  lui  réclamant  douze 
mille  livres  sterling....  rien  que  ça  1  II  l'insultait  en 
lui  disant  :  «  Vous  autres,  capitalistes,  vous  êtes  des 
brigands  qui  pillez  le  monde  sous  la  protection  de  la 
loi.  Moi  aussi,  j'agirai  comme  un  brigand.  »  Il  arrive 
un  matin,  entre  au  bureau  où  le  banquier  était  avec 
son  administrateur,  exige  la  remise  de  la  somme  à 
laquelle  il  n'avait  pas  plus  de  droit  que  toi  et  moi  et 
comme  les  autres  refusaient  de  la  livrer,  il  leur  brûla 
la  cervelle  à  bout  portant....  Est-ce  que  tu  crois 
qu'un  païen  aurait  fait  cela,  en  plein  Johannes- 
bourg? 

—  Vraiment,  cela  est  arrivé  ainsi  ? 

—  Assurément  !  j'en  ai  été  le  témoin  I 

—  C'est  horrible  !  Mais  heureusement  ils  ne  sont 
pas  tous  comme  cela.  J'en  ai  vu  qui  étaient  disposés  à 
mourir  pour  nous  et  qui  même  sont  morts. 

—  Peut-être  !  Quelques  bons  dans  le  tas  des  mau- 
vais, conclut  Jim  en  se  levant  et  en  secouant  les  épau- 
les, ce  qui  était  sa  manière  habituelle  de  se  débarras- 
ser des  tristesses  de  son  âme. 

Zidji  resta  dix-huit  mois  dans  le  palais  Jacobson, 
bien  payé,  bien  nourri.  Mais  son  cœur  ne  s'engraissa 
pas  dans  ces  délices  de  Capoue.  Il  fit  de  grands  pro- 
grés sous  la  direction  de  Kimbé  et,  quand  il  eut  ses 
cent  livres,  il  sortit  du  palais  de  Pharaon  pour  aller 


304  A  l'école  de  la  civilisation 

travailler  au  salut  de  ses  frères.  Il  connaissait  mieux 
les  blancs  et  mieux  les  noirs  aussi.  Le  problème  de  la 
coexistence  des  races  commençait  à  se  dresser  devant 
lui  et  il  partit  pour  Hopevale  se  disant  :  «  Je  vais 
forger  des  armes  pour  le  combat  1  » 


IV 

HOPEVALE 


Hopevale,  le  Val  d'Espoir  ! 

Samuel  Magiwane  et  Zidji  Mankélou  avaient  déjà 
traversé  à  toute  vapeur  les  immenses  plateaux  nus  de 
l'Orange,  les  ponts  du  Vaal  et  de  l'Orange  et  descen- 
daient par  les  courbes  savantes  de  la  voie  ferrée  vers 
Queenstown,  vers  les  provinces  orientales  de  la  colo- 
nie du  Cap.  Là-bas,  on  les  attendait,  car  ils  avaient 
dûment  sollicité  leur  admission.  Zidji  avait  même  prié 
son  Monéri  d'envoyer  quatre-vingts  livres  sterling  à 
la  caisse  d'épargne  postale  de  l'établissement.  Le 
((  Principal  »  de  l'institution  ne  leur  avait  pas  réclamé 
des  certificats  nombreux. 

—  Pour  moi,  disait-il,  le  fait  qu'un  noir  a  tra- 
vaillé trois  ou  quatre  ans  pour  amasser  de  l'argent 
en  vue  de  s'instruire,  c'est  une  recommandation  suffi- 
sante. 

Le  train  approchait.  Nombreuses  étaient  les  stations 
où  l'on  voyait  des  étudiants  noirs  y  monter,  car  le 
lendemain  était  jour  de  rentrée  et  les  professeurs 
insistaient  pour  que  les  classes  reprissent  avec  leur 
effectif  au  complet.  Zidji  était  frappé  de  l'air  heureux 
de  ces  jeunes  gens  et  du  fait  que  les  employés  duché- 


Hopevale  305 

min  de  fer  les  traitaient  si  bien.  Au  reste  cette  poli- 
tesse s'étendait  à  tous  les  indigènes.  On  ne  vo^^ait  pas 
de  chef  de  gare  allonger  des  coups  de  pied  à  des 
noirs  ou  les  insulter....  N'étaient-ce  pas  des  élec- 
teurs ?  Le  fait  que  les  Cafres  possèdent  ou  peuvent 
posséder  la  franchise,  c'est-à-dire  le  droit  de  vote  au 
Cap,  explique  sans  doute  pour  une  grande  part  qu'ils 
soient  traités  dans  cette  colonie  libérale  comme  des 
hommes,  des  citoyens,  et  non  comme  des  parias  mé- 
prisables. 

On  traversa  une  petite  forêt  d'euphorbes  arbores- 
centes et,  à  leur  ombre  très  grêle,  Zidji  vit  pour  la 
première  fois  les  «  rouges  »  (the  reds);  c'est  ainsi 
qu'on  nomme  les  indigènes  païens  de  la  Cafrerie,  car 
ils  s'enveloppent  tous  dans  une  couverture  de  coton 
qu'ils  ont  teinte  en  rouge  au  mo3^en  d'une  poudre 
d'ocre.  Ces  individus  drapés  dans  des  toges  de  pour- 
pre faisaient  un  curieux  effet  dans  le  paysage.  A  l'une 
des  gares,  notre  Nkouna  s'étonna  de  voir  des  femmes 
païennes  qui  s'étaient  fardées  avec  une  substance 
blanche  tout  autour  des  yeux,  ce  qui  leur  donnait  une 
apparence  livide  horrible.  C'est  la  mode  de  ces  dames. 
Elles  prétendent  se  garer  ainsi  des  ra^'ons  du  soleil. 
C'est  une  très  vieille  coutume  qui  a  probablement  une 
tout  autre  explication. 

Au  reste  le  paj-s  était  joli,  coupé  de  petites  chaînes 
de  montagnes,  bien  cultivé  et,  sur  les  talus  de  la  voie 
ferrée,  s'épanouissaient  des  fleurs  brillantes  :  des 
glayeuls  roses,  de  grandes  composées  jaunes,  des 
oxalydes  carmin.  Plus  loin,  c'étaient  des  aloès  géants 
de  deux  sortes,  les  uns  avec  leurs  feuilles  sur  le  sol, 
les  autres  portant  leur  rosette  au  haut  d'une  tige 
robuste  d'un  mètre  de  hauteur.  Des  troupeaux  de  bre- 
bis blanches  se  détachaient  sur  le  gazon  ras  des  pâtura- 
ges et  par-ci  par-là  quelques  huttes  misérables,  arron- 
dies au  sommet,  apparaissaient  aux  flancs  des  coteaux. 


20 


306  A  Vécole  de  la  civilisation 

Enfin  l'on  arriva.  La  foule  des  étudiants  descendit 
du  train.  Les  vieux  camarades  se  serraient  la  main 
les  uns  aux  autres  et  se  disaient  : 

—  Good  morning,  old  chap  1 

C'était  un  mouvement  considérable.  Les  professeurs 
étaient  venus  recevoir  des  hôtes  dans  leurs  calèches 
à  deux  chevaux,  accompagnés  de  leurs  épouses  en 
fraîches  toilettes,  des  fleurs  sur  leurs  chapeaux. 

—  Vois-tu,  dit  Magiwane  à  Zidji,  celui-là,  ce  grand 
à  la  barbe  blanche,  c'est  le  Principal.  Il  passe  pour 
l'un  des  meilleurs  amis  des  noirs.  Et  cet  autre  à  la 
tête  grisonnante,  c'est  l'astronome.  Il  étudie  les  astres 
depuis  son  jardin. 

Cependant  la  foule  s'écoulait.  Un  clergj^man  noir 
affublé  d'un  chapeau  gris  allait  d'un  groupe  à  l'autre 
accompagné  de  sa  plantureuse  épouse,  une  négresse 
portant  une  taille  de  soie  rose  et  dont  les  hanches 
étaient  deux  fois  plus  larges  que  les  épaules.  Elle  se 
déplaçait  lentement,  augustement.  Les  étudiants,  trois 
ou  quatre  à  la  fois,  se  dirigeaient  vers  Hopevale,  les 
uns  chics,  avec  des  valises  neuves,  les  autres  moins 
bien  habillés,  en  velours  de  chasse,  portant  leurs  cou- 
vertures attachées  avec  une  courroie,  leur  linge  de  toi- 
lette pendant  jusqu'en  bas  du  dos. 

—  Où  est-ce?  demanda  Zidji. 

—  Là-bas,  dit  Magiwane  montrant  un  rideau  d'im- 
menses saules  pleureurs  que  dépassaient  des  eucah'p- 
tus  géants,  de  l'autre  côté  de  la  rivière. 

Magiwane  avait  déjà  fréquenté  le  collège  de  Hope- 
vale durant  une  année.  Il  savait  les  chemins.  Les 
deux  amis  suivirent  le  flot;  ils  passèrent  le  long  d'un 
champ  barré  où  un  troupeau  d'autruches  picoraient. 
Les  volatiles  au  long  cou  flexible  redressaient  leurs 
têtes  au  regard  indifférent,  contemplaient  un  instant 
les  jeunes  gens  qui  passaient  et  semblaient  dire  : 

—  Vous  revenez,  les  petits,  c'est  bien  !  Soj^ez  sages. 


Hopevale  307 

Une  belle  avenue  blanche  entourée  de  chênes  et  de 
pins  remontait  vers  l'institution,  débouchait  sur  la 
place  centrale  où  se  dressait  le  collège,  vaste  bâtiment 
en  pierre  à  deux  ailes.  A  droite,  c'étaient  la  librairie, 
les  bureaux,  les  dortoirs,  à  gauche,  les  villas  des  pro- 
fesseurs. Nos  deux  étrangers  allèrent  s'annoncer  au 
bureau  du  directeur,  furent  identifiés,  reçurent  un 
billet  d'admission  qu'ils  s'en  furent  présenter  au  chef 
des  dortoirs.  Celui-ci  leur  assigna  leur  place.  La  ren- 
trée était  faite.  Il  y  avait  cinq  cent  cinquante  anciens 
et  cent  cinquante  nouveaux  à  caser.  Néanmoins  tout 
se  faisait  sans  bruit.  Evidemment  M.  Burgess,  le 
«  boarding  manager  »,  le  grand  maître  de  pension  de 
l'établissement,  avait  un  don  d'organisation  hors  ligne. 
C'était  un  vieux  gentleman  écossais,  aux  manières 
affables  qu'on  surnommait  Présent-partout,  car  il 
était  partout  à  la  fois,  à  la  cuisine,  au  collège,  dans 
les  dortoirs,  gentil,  souriant,  mais  à  l'occasion  sévère 
et  très  ferme. 


A  la  cloche  du  soir,  ces  sept  cents  étudiants  péné- 
trèrent dans  le  grand  hall  du  réfectoire.  En  cinq  minu- 
tes, tous  avaient  trouvé  leurs  places.  Le  repas  com- 
mençait par  un  cantique  accompagné  par  un  harmo- 
nium et  un  cornet  à  piston.  Puis  chacun  s'asseyait  à 
l'une  des  quatorze  grandes  tables  et  les  serviteurs, 
choisis  parmi  les  élèves  à  tour  de  rôle,  apportaient  la 
bouillie  de  maïs,  la  viande  et  le  thé.  Car  il  y  avait 
trois  sortes  d'ordinaire.  Il  y  avait  les  tables  à  douze 
livres,  où  l'on  n'avait  de  viande  que  tous  les  quatre 
jours  et  où  la  principale  nourriture  était  le  maïs  et  le 
lait  caillé  avec  du  thé  une  fois  par  jour;  puis  les  tables 
à  quinze  livres  où  l'on  servait  aussi  du  pain  et  où  le 
maïs  alternait  avec  la  viande;  enfin  la  table  à  vingt 
livres,  je  dis  la  table,  car  une  vingtaine  seulement 


308  A  l'école  de  la  civilisation 

d'élèves  fortunés,  des  fils  de  chefs  y  mangeaient.  Là 
on  avait  du  mouton  tous  les  jours,  du  pain  à  satiété  et 
du  café  deux  fois  par  jour.  Mais  toutes  ces  tables 
étaient  dans  le  même  local.  Spectacle  peu  démocrati- 
que, il  faut  l'avouer;  cette  inégalité  choquait  un  peu 
au  commencement,  mais  on  s'y  habituait  et  l'on  se 
disait  que,  après  tout,  chacun  en  avait  pour  son 
argent. 

Après  le  souper  eut  lieu  la  séance  d'ouverture  du 
semestre.  Les  élèves  se  mirent  sur  deux  rangs  et  s'en 
allèrent  au  pas  vers  la  salle  centrale  du  collège  où  l'on 
montait  par  un  escalier.  Ils  remplirent  les  deux  tiers 
de  la  vaste  enceinte.  L'autre  tiers  était  réservé  aux 
filles  qui  débouchèrent  bientôt  par  un  autre  escalier, 
toutes  coiffées  d'un  chapeau  canotier  et  habillées  de 
jupes  courtes,  de  longs  bas  noirs  et  les  pieds  chaussés 
de  souliers  noirs  ou  bruns.  Car  l'institut  de  Hopevale 
contenait  aussi  une  grande  école  de  filles  à  cinq  minu- 
tes du  collège.  Elles  étaient  tenues  strictement  sépa- 
rées des  garçons  bien  que  certaines  leçons  fussent 
données  aux  deux  sexes  à  la  fois.  Quand  l'assem- 
blée fut  formée,  le  corps  enseignant  fit  son  entrée, 
dames  et  messieurs,  au  nombre  de  près  de  quarante; 
le  vénérable  «  Principal  »  en  tête,  suivi  du  vieux  char- 
pentier Macintosh  qui  dirigeait  l'atelier  de  menuiserie 
et  des  professeurs  de  toutes  les  branches,  y  compris 
le  directeur  de  la  cordonnerie  et  le  médecin  de  l'infir- 
merie. La  salle  était  bondée  et  toute  cette  assemblée 
avait  si  bonne  façon,  un  quelque  chose  de  si  comme 
il  faut,  que  Zidji  en  fut  fort  impressionné.  Instinctive- 
ment il  se  redressa. 

Le  directeur  salua  les  anciens  élèves,  «  faces  con- 
nues que  j'aime  à  revoir  »  et  les  nouveaux  et,  en  phra- 
ses courtes,  bien  frappées,  il  leur  dit  : 

—  Qu'est-ce  que  Hopevale  ?  Le  savez-vous  ?  Hope- 
vale,  c'est  le  foyer  de  vie   et  d'instruction  où  vous 


Hopevale  309 

allez  prendre  conscience  de  votre  dignité  d'hommes 
et  de  femmes  créés  à  l'image  de  Dieu  et  réservés  pour 
de  grandes  destinées  !  Hopevale  aspire  à  faire  de  vous, 
jeunes  gens,  des  gentlemen  et  de  vous,  jeunes  filles, 
des  ladies  !  Dieu  a  son  plan;  il  veut  le  réaliser  par 
vous  pour  le  salut  de  l'Afrique  ;  pour  cela  il  faut  que 
chacun  de  vous  soit  vraiment  un  gentleman,  vraiment 
une  lady.  Mettez-vous  tout  de  suite  à  l'œuvre.  Vous 
n'avez  pas  de  temps  à  perdre.  Dès  demain  matin  soyez 
à  votre  poste.  Il  y  a  des  règles  à  observer.  Elles  ne 
sont  pas  lourdes  pour  quiconque  accepte  la  loi  dans 

son  cœur Soyez  prêts.  Et  si  vous  êtes  fidèles  ici, 

alors  vous  serez  utiles  plus  tard,  dans  l'avènement  de 
ce  jour  de  demain  plus  vaste,  plus  important  où  le 
sort  du  sud  de  l'Afrique  sera  décidé....  De  grands 
changements  sont  à  la  porte.  Des  races  ennemies  se 
sont  réconciliées.  Les  blancs  sont  remplis  d'espoir — 
Ils  entrevoient  un  Etat  plus  riche,  plus  heureux,  plus 
prospère.  Quel  rôle,  vous,  les  noirs,  jouerez-vous 
dans  cet  Etat  de  demain  ?  Celui  que  vous  aurez  mérité 
par  votre  vertu,  par  votre  travail,  par  votre  persévé- 
rance. L'instruction,  c'est  peu.  Le  caractère,  voilà  ce 
qu'il  vous  faut  chercher  et  demander.  Devenez  des 
hommes  droits  et  de  fermes  propos,  des  femmes  pures 
et  alors  nul  ne  pourra  vous  refuser  une  participation 
dans  l'Etat  de  demain. 

Zidji  écoutait  ces  graves  paroles,  si  nouvelles  pour 
lui,  ne  comprenant  pas  tout,  car  c'était  de  l'anglais, 
mais  saisissant  cependant  le  sens  général.  Et  il  était 
ému.  Ces  pensées  répondaient  à  ce  qui  s'agitait  au 
tréfond  de  son  être. 

Il  songea  tout  à  coup  au  «  Tea-meeting  »  des  éthio- 
piens. Il  revit  en  esprit  cette  séance  à  la  fois  ridicule 
et  immorale  où  l'on  parlait  bêtement  et  où  on  faisait 
des  choses  absurdes.  Et  il  eut  soudain  clairement 
cette  intuition  :  Zidji,  ta  race  ne  peut  vaincre  sa  sau- 


310  A  l'école  de  la  civilisation 

vagerie  sans   le  concours   et  le   secours    de  la    race 
blanche. 


Cependant  la  transformation  des  sauvages  zoulous, 
soutos,  fingos,  pondos  ou  thongas  en  gentlemen  est 
un  long  et  dur  travail  et  Zidji  put  s'apercevoir  sans 
tarder,  au  réfectoire  comme  dans  les  dortoirs,  que 
certains  individus  opposaient  une  résistance  considé- 
rable aux  efforts  des  pieux  Ecossais.  Il  se  trouva  que 
cette  année-là  fut  une  année  de  famine.  Le  maïs  man- 
qua. On  fut  obligé  d'en  acheter  en  Amérique.  Les 
vieux  stocks  se  vendirent  tous,  cela  à  des  prix  très 
élevés  et  le  goût  de  ces  céréales  de  deux  ans,  à  moitié 
mangées  par  les  charençons,  n'était  plus  très  agréable. 
M.  Burgess  se  leva  un  jour  après  le  chant  qui  pré- 
cède le  repas  et  dit  aux  sept  cent  cinquante  pension- 
naires de  l'établissement  : 

—  Mes  amis  1  C'est  un  malheur  !  Il  nV  a  plus  de 
maïs  frais  nulle  part.  Nous  avons  dû  en  acheter  du 
vieux  et  il  nous  coûte  très  cher.  Néanmoins  nous 
n'avons  pas  pensé  devoir  vous  demander  un  prix  de 
pension  plus  élevé  lors  même  que  nous  vous  nourris- 
sons à  perte.  Vous  aussi,  acceptez  virilement  ce  con- 
tretemps. Vous  n'êtes  pas  venus  à  Hopevale  pour  la 
nourriture,  n'est-ce  pas,  mais  pour  l'étude. 

Les  élèves  s'assirent.  Ils  goûtèrent  aux  mets  qu'on 
leur  servit.  La  plupart  mangèrent  courageusement 
toute  leur  portion.  D'autres  firent  une  moue  de  dédain 
et  laissèrent  le  maïs  dans  l'assiette.  Le  soir, le  nombre 
des  abstentions  s'était  élevé  considérablement.  Evi- 
demment les  élèves  avaient  parlé  entre  eux  et  la  résis- 
tance s'accentuait.  Après  le  culte  du  soir,  M.  Burgess 
vit  des  groupes  se  diriger  vers  un  hangar  tout  au  bout 
de  la  lignée  des  dortoirs.  Il  se  glissa  dans  l'obscurité, 
entra  dans    un  bâtiment  voisin    et  entendit  certains 


Hopevale  311 

Zouloiis  exhorter  leurs  camarades  à  une  grève  géné- 
rale. 

—  Demain  au  déjeuner,  quand  on  nous  aura  servi 
cette  nourriture  pourrie,  je  frapperai  avec  ma  cuillère 
sur  mon  assiette.  A  ce  signal,  posez  toutes  les  vôtres 
et  ne  mangez  rien.  On  verra  si  les  blancs  pourront 
nous  forcer  à  avaler  ce  maïs  qui  sent  mauvais. 

Le  maître  de  pension,  dans  sa  cachette,  se  deman- 
dait ce  qu'il  fallait  faire.  Il  était  navré  et  indigné  aussi, 
car,  dans  tout  le  sud  de  l'Afrique,  la  famine  sévissait. 
Les  indigènes  en  étaient  réduits  à  manger  des  fruits 
de  la  brousse  et  des  racines  et  des  milliers  eussent 
accepté  le  maïs  charençonné  des  deux  mains  et  avec 
des  larmes  de  joie.  Le  lendemain,  tout  se  passa  con- 
formément au  programme.  On  entendit  la  cuillère 
frapper  l'ustensile  de  fer  et  aussitôt  les  sept  cents  élè- 
ves des  tables  de  douze  et  quinze  livres  se  levèrent  et 
quittèrent  le  hall  laissant  leurs  assiettes  pleines.  A 
neuf  heures  la  cloche  sonna  pour  les  leçons.  Personne 
ne  parut  sur  la  place  où  les  classes  se  formaient  tous 
les  jours  pour  se  rendre  en  rang  à  leurs  locaux;  une 
seconde  cloche  se  fit  entendre.  Personne  !  Les  élèves 
s'étaient  cantonnés  dans  leurs  dortoirs.  Les  profes- 
seurs les  attendaient  dans  des  salles  vides.  Alors  M. 
Burgess  alla  trouver  le  Principal  et  les  autres  mem- 
bres du  Conseil  directeur.  Ceux-ci  furent  indignés  et 
proposèrent  de  servir  aux  révoltés  les  mêmes  portions 
au  repas  de  midi,  pour  les  forcer  à  l'obéissance.  Bur- 
gess s'opposa  à  cette  proposition.  Il  connaissait  les 
noirs;  il  savait  que,  chez  eux,  les  mouvements  révo- 
lutionnaires sont  généralement  le  fait  de  quelques 
meneurs.  Leurs  noms  ne  lui  étaient  pas  inconnus.  Il 
en  fit  appeler  seize  et  leur  annonça  qu'ils  étaient  expul- 
sés de  l'école,  douze  pour  une  année,  quatre  définiti- 
vement. Un  meeting  extraordinaire  convoqué  par 
devoir,  réunit  les  sept  cents  étudiants  l'après-midi.  Là 


312  A  l'école  de  la  civilisation 

le  Principal  fit  savoir  que  seize  élèves  étaient  renvoj^és 
de  l'institution  et  que  quiconque  continuerait  à  s'in- 
surger contre  les  ordres  de  la  direction  serait  immé- 
diatement mis  à  la  porte.  L'assemblée  devenait  hou- 
leuse; la  séance  fut  close.  Cinquante  autres  jeunes  gens 
quittèrent  Hopevale  le  soir  même;  les  autres  se  sou- 
mirent et  mangèrent  leur  polenta.  Vers  la  fin  de  la 
semaine,  on  vit  une  procession  de  parents  qui  reve- 
naient auprès  du  Principal,  ramenant  leurs  enfants  et 
suppliant  qu'on  les  accueillît  de  nouveau  : 

—  Nous  les  avons  bien  battus  pour  leur  mauvaise 
conduite.  N'ayez  peur;  ils  seront  sages  désor- 
mais. 

C'est  par  cette  fermeté  pleine  de  bonté  que  Hope- 
vale s'efforçait  de  faire  de  jeunes  sauvages  des  gentle- 
men accomplis. 

Dans  les  dortoirs  aussi,  la  discipline  n'était  pas  tou- 
jours parfaite.  Chaque  chambrée  avait  son  surveillant 
indigène  et  les  «  moniteurs  »,  comme  on  les  appelait, 
avaient  à  rendre  compte  au  maître  de  pension  de  tou- 
tes les  infractions  aux  règles.  Par  malheur  pour 
l'école,  il  y  avait  derrière  les  quartiers  des  élèves  un 
grand  village  indigène,  où  il  était  interdit  d'aller  sans 
permission. 

Ce  village  ne  manquait  pas  de  pittoresque.  Il  était 
composé  d'une  dizaine  de  cours  entourées  de  huttes 
cafres.  La  hutte  cafre  forme  la  transition  entre  la 
hutte  ronga  et  celle  des  Zoulous.  Elle  est  pourvue  d'un 
mur  d'un  mètre  et  demi  de  hauteur,  comme  celle  des 
Rongas,  mais,  au  lieu  d'avoir  le  toit  conique  de  cette 
dernière,  elle  est  recouverte  d'une  coupole  mi-sphéri- 
que,  de  la  même  forme  que  la  hutte  zouloue.  Celle-ci, 
d'ailleurs,  sorte  d'immense  ruche  d'abeilles,  n'a  pas 
de  mur.  Or,  dans  ces  huttes,  il  y  avait  des  sirènes  et 
ces  sirènes,  toutes  noires  qu'elles  fussent,  et  malgré 


Hopevale  313 

le  caractère  essentiellement  criard  de  leurs  produc- 
tions musicales,  exerçaient  une  attraction  très  grande 
sur  l'élément  masculin  qui  dormait  dans  les  dortoirs 
voisins.  Le  village  cafre  était  entouré,  il  est  vrai,  d'une 
barrière  d'aloès  aux  immenses  feuilles  glauques  pour- 
vues de  piquants.  Mais,  entre  les  rosettes  de  ces 
feuilles  puissantes,  il  y  avait  des  couloirs  propices  et, 
bien  que  le  village  fût  en  dehors  des  limites,  certains 
élèves  réussissaient  à  s'y  glisser  et  à  contempler  les 
sirènes. 

Le  concert  commençait  volontiers  à  dix  heures  du 
soir,  après  l'extinction  des  feux.  Il  était  aisé  de  sortir, 
sous  un  prétexte  quelconque,  et  d'aller  voir  de  plus 
près  le  chœur  des  musiciennes.  Les  moniteurs  n'étaient 
pas  toujours  attentifs  et  déjà  des  malheurs  s'étaient 
produits.  Aussi  M.  Burgess,  présent-partout,  appa- 
raissait-il parfois  soudainement,  muni  d'une  lanterne 
électrique,  dans  un  dortoir,  pour  voir  si  chacun  était 
à  son  poste,  c'est-à-dire  sous  ses  couvertures.  Une 
belle  nuit,  il  crut  remarquer  que  la  taille  d'un  des 
élèves  était  singulièrement  réduite, 

—  Hé  I  fit-il,  Ntlosi,  bouge  un  peu. 

Ntlosi,  sous  ses  draps,  point  ne  bouge.  Présent-par- 
tout  le  prend  par  les  épaules  et  veut  le  secouer.  Mais 
ses  mains  n'agrippent  rien  de  solide....  Ntlosi,  attiré 
invinciblement  par  le  bruit  des  sirènes  qui  chantaient 
là-bas  en  battant  des  mains,  avait  mis  de  l'herbe  à  la 
place  de  sa  personne  et  était  parti  pour  une  absence 
prolongée.  Ntlosi  fut  expulsé  et  cet  exemple  fut  salu- 
taire. 

Il  y  eut  aussi,  une  certaine  année,  des  luttes  terri- 
bles entre  les  Cafres  et  les  Fingos.  Ceux-ci  ont  tou- 
jours été  considérés  comme  inférieurs  aux  autres  tri- 
bus. Un  Cafre  ayant  qualifié  un  Fingo  d'esclave,  la 
guerre  éclata.  Durant  les  après-midi  de  congé,  les 
représentants  des  deux  peuples    se    défièrent  sur   la 


314  A  l'école  de  la  cwilisation 

place  des  jeux  et  se  battirent  avec  des  bâtons.  Il  y 
eut  des  dents  cassées  et  des  yeux  pochés. 

Mais  l'action  civilisatrice  de  Hopevale  s'exerçait 
néanmoins,  puissante,  et  les  élèves  qui  avaient  passé 
trois  ou  quatre  ans  à  l'institut  acquéraient  une  cer- 
taine dignité,  un  sens  de  la  discipline,  des  manières 
polies  qui  frappaient  les  visiteurs. 

Zidji,  durant  la  première  année,  eut  bien  à  faire 
pour  s'initier  à  un  S3'stème  d'éducation  où,  malheu- 
reusement, la  langue  indigène  jouait  un  rôle  beaucoup 
trop  petit.  Intelligent  comme  il  l'était  et  désireux  d'ac- 
quérir une  véritable  instruction,  il  lutta  pour  com- 
prendre, tandis  que  beaucoup  de  ses  camarades, 
moins  énergiques  que  lui,  lisaient  correctement  des 
pages  d'anglais,  des  livres  même  qu'ils  apprenaient 
par  cœur  sans  saisir  la  signification  de  la  moitié  des 
phrases.  La  plupart  des  maîtres,  en  effet,  ignoraient 
le  zoulou  et  oubliaient  que  leurs  élèves  ne  savaient 
pas  l'anglais  !  Au  bout  d'un  an,  le  jeune  Thonga  passa 
avec  succès  l'examen  d'entrée  dans  l'école  supérieure 
et  il  travailla  d'arrache-pied  à  se  préparer  à  l'examen 
de  sortie  de  cette  école,  que  l'on  peut  tenter  au  bout 
de  deux  ans.  Il  fit  de  l'algèbre,  de  la  géométrie,  de  la 
physique  et  surtout  de  la  grammaire  anglaise  et  de  la 
littérature.  Car,  si  l'on  veut  obtenir  le  brevet,  il  faut 
savoir  paraphraser  des  auteurs  comme  Browning, 
Milton,  Keats,  etc.  Et  jusqu'à  ce  qu'un  cerveau  de 
noir  ait  compris  la  poésie  britannique,  il  faut  qu'il  se 
torture  beaucoup.  Un  cours  de  science  élémentaire 
enseignant  ce  que  tout  homme  cultivé  doit  savoir,  une 
rapide  étude  de  l'histoire  universelle,  quelques  notions 
ethnographiques  sur  les  tribus  sud-africaines  lui  eus- 
sent été  plus  utiles  que  le  Paradis  perdu  du  grand 
poète  anglais.  Mais  les  inspecteurs  gouvernementaux 
qui  font  subir  ces  examens,  partent  du  point  de  vue 
que  l'instruction  qui  convient  aux  blancs  est  parfaite 


Hopevale  315 

pour  les  noirs.  Ils  ne  se  donnent  pas  la  peine  d'appro- 
prier leurs  programmes  à  des  élèves  si  différents  de 
mentalité  et  qui  sortent  d'un  milieu  si  dissemblable  ! 
C'est  là  le  vice  initial  de  l'éducation  des  indigènes  au 
sud  de  l'Afrique,  —  un  vice  contre  lequel  on  lutte  d'ail- 
leurs et  qui  sera  un  jour  vaincu,  espérons-le. 

Au  reste,  ce  qui  formait  le  cœur  et  l'esprit  de  Zidji, 
c'étaient  moins  les  leçons  plus  ou  moins  comprises 
de  ses  professeurs  que  l'atmosphère  morale  et  reli- 
gieuse qu'il  respirait  à  Hopevale,  le  ton  si  distingué 
de  cette  école  écossaise  où  l'on  était  bon  et  ferme, 
libéral  et  pourtant  sévère.  Peu  à  peu  le  problème  de 
la  race  noire  au  sud  de  l'Afrique  lui  apparaissait, 
dans  sa  grandeur  et  sa  complexité.  Il  se  fit  recevoir 
dans  la  société  littéraire. 

Les  étudiants  de  Hopevale  formaient  plusieurs  asso- 
ciations qui  se  réunissaient  les  soirs  de  semaine.  Il  y 
avait  la  société  des  étudiants  chrétiens  qui  allait  aussi 
évangéliser  le  dimanche  dans  les  kraals  des  Cafres,  le 
chœur  mixte,  le  comité  missionnaire.  Mais  la  plus 
intéressante  de  toutes,  celle  qui  causait  le  plus  d'or- 
gueil à  ses  membres,  c'était  la  société  littéraire.  Elle 
était  composée  surtout  des  «  seniores  »,  des  étudiants 
plus  âgés  qui  savaient  assez  l'anglais  pour  s'exprimer 
avec  une  facilité  relative  sinon  avec  une  parfaite  cor- 
rection dans  l'idiome  des  blancs.  Aussi  Zidji  n'y  entra- 
t-il  que  la  troisième  année  de  son  séjour  à  Hopevale. 
Mais  il  en  retira  assurément  un  grand  profit.  Seuls, 
les  élèves  n'eussent  pas  fait  d'ouvrage  très  utile;  mais 
leurs  professeurs  assistaient  aux  séances,  les  prési- 
daient même,  leur  suggéraient  des  sujets  d'étude,  diri- 
geaient les  discussions  et  les  empêchaient  de  s'égarer, 
tout  en  développant  leur  initiative. 

La  séance  d'ouverture  de  cette  société,  l'année  où 
Zidji  y  entra,  fut  particulièrement  intéressante.  C'est 
le  professeur  astronome   qui   présenta   le   travail  de 


316  A  Vécole  de  la  civilisation 

fond  sur  «  la  grandeur  et  la  décadence  de  la  culture 
grecque  ».  Le  sujet  était  bien  un  peu  au-dessus  de  la 
portée  de  la  majorité  des  auditeurs,  leurs  études  his- 
toriques n'ayant  guère  consisté  qu'à  apprendre  une 
ou  deux  périodes  de  l'histoire  d'Angleterre.  Néan- 
moins le  spirituel  conférencier  fut  écouté  avec  grande 
attention  et  il  y  eut  des  sourires  d'intelligence  quand 
il  parla  de  Socrate,  l'apôtre  de  l'enseignement  par  la 
parole,  sans  manuels  scolaires,  sans  examens,  sans 
inspecteurs  du  gouvernement,  qui  professait  librement 
dans  la  cité  toute  de  marbre  et  d'or. 

—  S'il  venait  ici,  un  beau  jour,  drapé  dans  sa  toge, 
avec  ses  deux  grandes  oreilles,  sa  tète  laide  à  voir, 
mais  ses  j^eux  pétillants  et  s'il  se  chargeait  de  diriger 
la  classe  de  première  année  du  cours  normal,  savez- 
vous  ce  qui  arriverait?  Avant  le  soir,  vous  verriez 
par  derrière  une  toge  blanche  et  deux  grandes  oreil- 
les redescendre  l'avenue  qui  conduit  à  la  gare....  C'est 
Socrate  qui  fuirait  ces  lieux,  horripilé  par  les  pro- 
grammes, terrifié  par  les  examens. 

Et  plus  d'un  professeur  soupirait  tout  en  souriant. 
La  discussion  fut  ouverte. 

—  Votre  race  bantou,  avait  dit  le  Principal,  comme 
la  grecque,  a  reçu  de  Dieu  le  don  de  la  parole.  Culti- 
vez l'éloquence  !  Avec  elle  on  remue  le  monde. 

Zidji  aurait  voulu  parler.  Il  sentait  bouillonner  en 
lui  des  paroles  confuses.  Mais  il  ne  savait  pas  exac- 
tement ce  qu'il  devait  dire.  Il  garda  «  de  Conrart  le 
silence  prudent»  et  laissa  les  jeunes  maîtres  commen- 
cer le  débat.  Hopevale  avait  en  effet  conservé  comme 
instituteurs  des  classes  inférieures  un  certain  nombre 
d'anciens  élèves  distingués  qui  formaient  comme  le 
pont  entre  les  professeurs  blancs  et  les  élèves  aux 
études.  L'un  d'eux  dit  : 

—  Merci  à  notre  président  d'avoir  rapproché  le  sort 
des  Grecs  de  celui  de  notre  propre  race.  Les  Grecs 


Hopevale  317 

sont  arrivés  très  haut.  Pourquoi?  Parce  qu'ils  ont 
écouté  leurs  maîtres;  ils  ont  gardé  la  tradition  d'une 
génération  à  l'autre.  Si  nous  brisons  le  lien  avec  ceux 
qui  nous  ont  instruits,  avec  nos  pères  les  missionnai- 
res, notre  race  tombera;  elle  est  perdue  ! 

—  C'est  juste,  ajouta  le  Principal.  Mais  faites  mieux 
encore.  Tendez  la  main  à  vos  aînés  qui  ont  étudié 
avant  vous  et  à  ceux  qui  vous  suivent.  Unissez-vous 
fermement  avec  ceux  qui  sont  les  meilleurs  de  votre 
race  et  alors  vous  la  relèverez. 

Ce  soir-là  Zidji  comprit  mieux  encore  ce  principe 
fondamental  auquel  il  était  arrivé  déjà  :  Sans  le 
concours  et  le  secours  des  blancs,  les  noirs  n'arri- 
veront à  rien.  Et,  en  sortant  de  la  grande  salle, 
tandis  qu'il  se  promenait  encore  un  quart  d'heure  sous 
les  eucalyptus  bruissant  au  vent  du  soir,  à  la  clarté 
d'une  lune  magnifique,  il  regarda  vers  la  colline.  Là- 
haut,  presque  au  sommet,  on  apercevait  vaguement 
un  village  perdu  dans  une  tache  noire  formée  par  des 
arbres.  C'était  là  que  demeurait  le  Révérend  Nsimbi. 
On  ne  parlait  de  lui  qu'à  voix  basse,  à  Hopevale,  car 
le  Révérend  Nsimbi,  jadis  le  bras  droit  du  Principal 
dans  l'évangélisation  de  la  contrée,  s'était  séparé  de 
ses  missionnaires  blancs,  avait  attiré  dans  son  église 
presque  toutes  les  congrégations  lentement  formées 
par  les  Ecossais;  il  avait  bâti  chapelle  contre  chapelle 
et  ses  compatriotes  l'avaient  suivi.  Cette  défection 
avait  brisé  le  cœur  du  vieux  missionnaire  et  on  n'osait 
pas  lui  parler  de  Nsimbi. 

—  Pourquoi  a-t-il  fait  cela?  se  disait  Zidji.  Quelle 
erreur  I  Que  Dieu  m'en  préserve  !  Qu'il  en  préserve 
notre  Eglise  thonga  ! 

Un  autre  jour,  la  société  littéraire  discuta  le  sujet 
suivant  :  Est-il  opportun  de  créer  une  université  à 
l'usage  des  Bantou  du  sud  de  l'Afrique  ?  La  question 


318  A  l'école  de  la  civilisalion 

était  dans  l'air  depuis  longtemps  et  passionnait  Hope- 
vale.  On  choisissait  généralement  deux  rapporteurs 
pour  présenter  la  question,  l'un  qui  développait  les 
arguments  pour,  l'autre  les  arguments  contre.  Il  fut 
très  difficile  de  trouver  un  opposant  et  l'étudiant  qui 
consentit  à  jouer  ce  rôle  ingrat  déclara  qu'il  s'efforce- 
rait de  faire  triompher  sa  partie  adverse.  Un  premier 
principe  fut  posé  et  acclamé  : 

—  Aucune  entrave  ne  doit  être  mise  artificiellement 
au  développement  libre  d'aucune  race  vers  une  ins- 
truction et  une  civilisation  supérieure.  Du  moment 
que  les  noirs  peuvent  pa^er  pour  obtenir  la  culture 
universitaire,  on  n'a  pas  le  droit  de  la  leur  refuser. 

Certains  allaient  plus  loin.  Ils  disaient  : 

—  Les  indigènes  payent  des  taxes  relativement  éle- 
vées. Le  gouvernement  leur  doit  donc  un  établisse- 
ment universitaire  I 

Ici  les  professeurs  mettaient  le  holà. 

—  Ne  parlez  pas  trop  de  droits  1  Demandez  du 
secours  et  vous  l'obtiendrez  si  vous  aussi  êtes  dispo- 
sés à  amasser  un  capital  de  dotation. 

A  quoi  d'aucuns  répondaient  : 

—  Il  est  dans  l'intérêt  du  pays  que  ce  collège  existe, 
car,  si  on  le  refuse  aux  noirs  sud-africains,  ils  iront 
chercher  en  Amérique,  dans  les  universités  noires,  ce 
qu'ils  ne  trouvent  pas  au  Cap.  Et  ce  sera  extrêmement 
regrettable,  car  les  idées  américaines  sur  la  lutte  des 
races  se  répandront  au  sein  des  tribus  et  la  paix  sera 
troublée.  La  fondation  de  notre  université  serait  donc 
une  mesure  fort  avisée  de  la  part  du  gouvernement. 

On  citait  déjà  plusieurs  dizaines  de  jeunes  gens  qui 
avaient  été  s'instruire  au  delà  des  mers.  Et  l'un  des 
jeunes  instituteurs,  Nsellé,  un  jeune  homme  à  l'air  fin, 
très  noir  de  figure  et  ayant  les  oreilles  à  angle  droit 
du  crâne,  concluait  ainsi  : 

—  C'est  seulement  quand    nous    aurons    acquis  la 


Hopevale  319 

culture  universitaire  que  nous  deviendrons  de  vérita- 
bles conducteurs  pour  notre  peuple.  Jusqu'alors, 
les  blancs  nous  conduiront  toujours  comme  ils  vou- 
dront, car  nous  ne  sommes  pas  assez  instruits  pour 
leur  répondre. 

Un  autre  jour,  l'éditeur  d'un  journal  indigène  qui 
demeurait  dans  une  ville  voisine,  fut  prié  de  parler 
aux  étudiants  de  ses  expériences  et  de  ses  principes 
de  journaliste.  C'était  un  homme  trapu,  un  peu  obèse, 
aux  traits  empâtés,  mais  dont  les  yeux  brillaient  der- 
rière ses  lunettes  et  qui  avait  un  bon  sens  politique 
remarquable.  Il  avait  été  question  déjà  de  l'envoyer  au 
Parlement,  car  il  était  à  la  tête  d'un  parti  noir  nom- 
breux. Au  Cap,  en  effet,  comme  nous  l'avons  dit,  tout 
indigène  qui  possède  un  certain  capital  ou  un  revenu 
d'une  certaine  importance  et  qui  peut  écrire  son  nom, 
a  le  droit  de  réclamer  son  inscription  dans  les  regis- 
tres électoraux.  Le  journaliste  commença  par  là  : 

—  Le  gouverneur  qui  nous  a  accordé  les  droits  poli- 
tiques a  été  le  véritable  émancipateur  de  la  race,  dit-il. 
Tant  que  les  noirs  en  sont  privés  parce  qu'ils  sont 
noirs,  c'est  un  demi-esclavage.  Qu'on  exige  des  condi- 
tions pour  accorder  ces  droits,  c'est  parfaitement  légi- 
time. Mais  les  blancs  aussi  devraient  y  être  soumis  et 
l'exclusion  du  scrutin  ne  devrait  jamais  être  pronon- 
cée contre  un  homme  à  cause  de  sa  couleur.  Pas  de 
<(  disqualification  »  dictée  par  la  couleur,  c'est  notre  mot 
d'ordre  politique.  Jeunes  hommes  du  Transvaal,  de 
l'Orange  et  du  Natal,  réclamez  jusqu'à  ce  que  justice 
vous  soit  faite  1...  Et  pourquoi  vous  faut-il  réclamer? 
Est-ce  parce  que  vous  irez  vous  ingérer  dans  les  affai- 
res des  blancs  ?  Mais  non  !  Nous  ne  demandons  voix 
au  chapitre  que  pour  dire  notre  avis  dans  les  ques- 
tions qui  affectent  notre  race. 

Ici  un  des  professeurs  demanda  la  parole  : 


320  -^  l'école  de  la  civilisation 

—  Ne  trouvez-vous  pas,  dit-il  au  politicien  cafre, 
qu'il  serait  pleinement  suffisant  pour  le  moment  que 
les  noirs  élussent  une  sorte  de  parlement  représenta- 
tif et  consultatif  auquel  les  autorités  blanches  soumet- 
traient les  décrets  relatifs  à  la  population  indigène  en 
lui  demandant  son  préavis  ?  Ainsi  les  noirs  seraient 
éloignés  des  luttes  politiques  qui  ne  leur  feront  pas 
de  bien;  ils  éviteront  la  tentation  de  vendre  leurs 
votes  au  plus  offrant. 

Le  journaliste,  ajustant  ses  lunettes,  répondit  ; 

—  Cette  manière  de  procéder  pourrait  convenir  aux 
colonies  qui  n'ont  pas  encore  la  franchise  et  serait 
comme  un  premier  pas  dans  leur  émancipation  politi- 
que; elle  se  justifierait  par  le  fait  qu'il  3-  a  encore  peu 
d'indigènes  cultivés  dans  leur  sein.  Mais  ici,  au  Cap, 
où  nous  avons  plus  et  mieux,  ce  serait  un  recul  auquel 
nous  ne  consentirions  point  1 

Et  il  continua,  abordant  la  seconde  partie  de  son 
sujet;  il  démontra  la  puissance  de  la  presse,  sa  néces- 
sité pour  une  race  libre,  son  utilité  pour  le  dévelop- 
pement intellectuel  et  industriel  du  peuple. 

—  Je  voudrais  voir  partout,  dans  chaque  district, 
naître  et  prospérer  une  presse  indigène  qui  réclame- 
rait le  respect  de  nos  droits,  qui  signalerait  les  injus- 
tices qui  nous  sont  faites,  qui  éclairerait  la  race  noire 
sur  ses  devoirs  aussi  et  jouerait  le  rôle  de  la  senti- 
nelle vigilante  qui  règle  la  marche  du  navire  durant 
les  veilles  de  la  nuit  1 

Cette  conférence  fit  un  effet  énorme  à  Zidji.  Il  y 
avait  à  Hopevale  un  certain  nombre  de  sujets  du 
Transvaal.  Il  les  réunit  et  leur  dit  : 

—  Avez-vous  entendu?  Nous  avons  une  œuvre  à 
faire  ! 

C'étaient  des  étudiants  des  classes  normales;  ils 
allaient  retourner  dans  leurs  stations  comme  institu- 
teurs. Ils  se  récusèrent  disant  : 


Hopevale  321 

—  Nous  n'aurons  pas  le  temps  de  faire  de  la  politi- 
que; mais  toi,  Zidji,  si  tu  peux,  commence  et  nous 
t'aiderons  de  tout  notre  pouvoir. 

C'est  ainsi  que  peu  à  peu  l'aspiration  vague  du  jeune 
homme  se  dessina.  Il  passa  ses  examens  avec  succès 
et,  ayant  soif  de  connaissances  pratiques  qui  pour- 
raient lui  aider  dans  la  carrière  du  journalisme,  il  alla 
un  jour  demander  conseil  à  son  ami  le  politicien. 
Celui-ci  était  plein  de  bonté,  de  modération,  de  bon 
sens.  Certains  de  ses  confrères  se  sont  conduits 
comme  des  énergumènes  et  ont  gâté  leur  cause  aux 
yeux  des  gens  sérieux.  Le  journaliste  de  Williams- 
town  était  au  contraire  le  plus  raisonnable  des  Ban- 
tou,  et  c'est  beaucoup  dire,  car  le  Bantou  est  généra- 
lement homme  de  sens  très  rassis.  Il  répondit  à  Zidji: 

—  Si  nous  avions  déjà  notre  université,  je  te  dirais  : 
Etudie  le  droit,  apprends  à  connaître  les  lois;  mais  ce 
n'est  pas  possible.  Tu  ne  serais  pas  reçu  au  Cap.  On 
n'a  pas  admis  mes  enfants  dans  une  école  de  blancs 
de  cette  colonie.  La  meilleure  chose  à  faire  pour  toi, 
c'est  de  demander  au  Principal  de  lui  aider  dans  ses 
affaires  de  bureau;  ainsi  tu  t'initieras  peu  à  peu  à  la 
manière  d'agir  des  autorités  et  cela  te  sera  assurément 
fort  utile. 

Le  Principal  consentit.  Il  dicta  des  lettres  à  son 
commis  noir,  lui  enseigna  l'art  d'écrire  à  la  machine, 
lui  expliqua  les  formules  techniques  de  la  correspon- 
dance officielle;  à  ce  bureau  qu'assaillaient  toute  la 
journée  des  demandes  de  tout  genre,  Zidji  apprit  ce 
que  c'est  que  les  relations  d'une  administration  avec 
le  gouvernement  et  avec  le  public. 

Six  mois  plus  tard,  une  lettre  arriva  des  autorités 
de  Pietersbourg.  Le  Commissaire  des  Indigènes  deman- 
dait au  Principal  s'il  pouvait  lui  fournir  un  noir  édu- 
qué  sachant  bien  l'anglais  et  qui  serait  l'interprète  au 
tribunal. 


21 


322  A  l'école  de  la  civilisation 

—  Voilà  ton  affaire  !  dit  le  Principal  à  son  commis. 
La  place  est  bonne  !  Quatre-vingts  livres  par  an  î 
C'est  ton  pays.  Tu  sais  le  thonga,  le  zoulou,  le  souto  ! 
Bravo  !  C'est  providentiel  ! 

—  Oui,  c'est  un  don  de  Dieu  1  répondit  Zidji.  Il 
resta  silencieux  un  moment.  Derrière  le  banc  de  l'au- 
dience où  il  se  voyait  déjà  debout,  traduisant,  il  lui 
semblait  apercevoir  une  feuille  blanche  qui  flottait  : 
Le  journal  rêvé  où  il  défendrait  sa  race  et  par  lequel  il 
la  relèverait  1 

—  Adieu,  Hopevale  !  dit-il,  le  jour  du  départ, 
embrassant  d'un  dernier  regard  le  collège  aimé,  les 
cottages  environnés  de  vigne  vierge,  le  réfectoire  et 
les  dortoirs;  adieu,  maîtres  respectés,  camarades 
aimés  I  Ici,  j'ai  appris  la  sagesse;  j'ai  entrevu  des 
horizons  nouveaux.  Puissé-je  être  digne  de  vous, 
digne  du  Val  d'Espoir  où  j'ai  rêvé  l'émancipation  de 
mes  concitoyens. 


L'ETOILE  DU  MATIN 


Six  ans  s'étaient  écoulés  depuis  que  Zidji  avait  tra- 
versé la  Thabina  en  sautant  d'une  pierre  à  l'autre, 
fuyant  la  station  missionnaire,  et  maintenant  il  s'apprê- 
tait à  passer  de  nouveau  la  rivière,  en  sens  inverse, 
cette  fois.  Il  revenait  !  Le  Commissaire  qui  l'avait 
aimablement  reçu  à  Pietersbourg  lui  avait  accordé 
quinze  jours  pour  aller  voir  les  siens  avant  d'entrer 
en  fonctions.  Zidji  traversa  le  gué,  arriva  au  magasin 
du  Suédois.  Un  autre  blanc  se  tenait  sous  la  véranda, 


L'étoile  du  matin  323 

attendant  les  pratiques  noires.  Le  Suédois  était  mort. 
Là,  il  y  avait  une  bifurcation  du  chemin.  L'une  des 
routes  conduisait  chez  son  père,  Mankélou,  l'autre  à 
la  station.  Il  hésita  un  instant  et  finit  par  prendre 
celle  qui  mène  chez  Monéri,  car,  comme  il  le  décou- 
vrait soudain,  les  liens  qui  l'attachaient  au  monde  des 
Blancs,  de  l'Eglise,  de  la  Civilisation,  étaient  plus  forts 
que  ceux  du  kraal  païen. 

Il  gravit  la  colline....  Voici,  au  bord  du  ruisseau  du 
Masétane,  l'endroit  où  il  avait  vu  le  gros  porc  noir.... 
Ses  sourcils  se  froncèrent.  Qu'en  serait-il  de  Dédeya? 
Voilà  bien  des  mois,  des  années  qu'il  n'avait  plus 
pensé  à  elle.  Il  passa  le  canal.  Un  des  fils  de  Mouki, 
un  grand  garçon  à  l'air  grossier  et  qui  portait  deux 
petites  tresses  de  cheveux  en  cornes  sur  son  front, 
comme  autrefois  Gouanazi,  le  vit  mais  ne  le  reconnut 
pas.  Il  monta  le  «  raidillon  »  où  les  bœufs  avaient 
peiné  tant  de  fois  lorsqu'il  conduisait  le  wagon.  Il 
aboutit  au  grand  figuier  toujours  le  même,  se  dirigea 

du  côté  de  la  véranda Monéri  lui-même  était  là, 

accoudé  à  la  barrière,    surveillant  cet   étranger  qui 
venait.  Le  jeune  homme  s'approcha.... 

—  Zidji  !  dit  le  vieux  missionnaire  le  reconnaissant 
soudain.  Zidji  !  C'est  toi  ! 

—  Oui,  dit-il,  en  baissant  les  yeux. 

Zidji  baissait  les  yeux  non  pas  tant  à  cause  des  sou- 
venirs qui  lui  revenaient  à  cette  heure  qu'à  cause  du 
changement  très  grand  qu'il  constatait  chez  son  père 
spirituel.  Monéri  Senior  avait  bien  vieilli,  en  effet. 
Maintenant  sa  barbe  était  toute  blanche.  Ses  traits 
étaient  fatigués,  son  teint  jauni.  Il  avait  eu  déjà  deux 
attaques  de  cette  fièvre  hémoglobinurique  qui  ruine 
les  plus  fortes  constitutions.  On  l'avait  engagé  à  quit- 
ter le  pays,  à  aller  prendre  un  repos  bien  mérité;  il 
avait  voulu  prolonger  son  séjour  dans  la  contrée  mala- 
rienne bien  qu'il  eût  achevé  les  années  réglementai- 


324  A  l'école  de  la  civilisation 

res,  parce  que  personne  n'était  là  pour  le  remplacer 
et  il  ne  voulait  pas  que  l'Eglise  fût  abandonnée.  Il 
avait  dû  se  séparer  de  tous  ses  enfants  partis  pour 
faire  leur  éducation  en  Europe  et  il  demeurait  seul, 
dans  la  vaste  maison  désolée,  seul  avec  sa  fidèle  com- 
pagne qui  pleurait  parfois  en  pensant  aux  petits.  Son 
collègue  avait  quitté  le  pays,  lui  aussi,  l'école  d'évan- 
gélistes  ayant  été  transportée  ailleurs.  La  station  avait 
augmenté  lentement.  C'était  encore  le  temps  des  petits 
succès,  mais  le  vieux  pionnier  restait  fidèle  au  poste 
et  déjà  la  mort  le  guettait.  Zidji  eut  cette  impression 
bien  claire  en  le  revoj^ant. 

Ils  causèrent  de  choses  et  d'autres.  A  la  fin  le  jeune 
homme  lui  dit  : 

—  Mon  père,  j'aurais  à  te  parler  et  à  te  demander 
des  conseils  sur  un  grave  sujet.  Quand  te  trouve- 
rai-je  ? 

—  Je  suis  un  peu  fatigué  aujourd'hui,  répondit 
Monéri.  D'autant  plus  qu'il  y  a  tous  les  préparatifs  du 
Synode  auxquels  il  faut  vaquer.  Tu  reviendras  après 
la  session....  Car,  tu  sais,  nous  allons  avoir  ici  une 
assemblée  très  importante.  Le  Synode  va  installer 
Bartimée  comme  pasteur.  Il  a  été  envoyé  à  l'école  de 
théologie,  a  terminé  ses  études  et  il  sera  le  premier 
pasteur  indigène  des  Ba-Thonga  ! 

—  Vraiment!  Quel  bonheur!  s'écria  Zidji  dont  les 
yeux  brillèrent. 

Son  cher  Bartimée  allait  donc  être  consacré  !  Il 
allait  recevoir  la  récompense  due  à  ses  mérites  et  à  sa 
longue  patience  î  Décidément,  il  y  a  des  événements 
heureux,  dans  ce  monde  ! 

En  attendant  la  réunion  du  Synode,  Zidji  alla  visi- 
ter son  vieux  village.  Il  était  toujours  au  même  endroit, 
le  village  de  son  enfance.  Mais  il  avait  diminué.  Le 
kraal  des  bœufs  tombait  en  ruines.  La  maladie  avait 
tué  toutes  les  bêtes  à  cornes  et  la  bonne  odeur  du 


L'étoile  du  matin  325 

fumier  frais  ne  réjouissait  plus  le  visiteur.  Mankélou, 
son  dos  bien  voûté,  s'appuyant  sur  un  long  bâton  brun 
qui  se  terminait  par  une  tête  sculptée,  vint  à  sa  ren- 
contre. 

—  Tatana  !  Mon  père  !  C'est  moi,  ton  fils,  Zidji  ! 

Le  vieux  hochant  la  tête  s'approcha,  le  toisa,  l'exa- 
mina et  poussa  par  quatre  fois  du  fond  de  sa  gorge 
un  :  Haè  I  énergique. 

—  C'est  toi  !  Zidji  1  Haé  !  Hé,  les  femmes  !  venez 
voir  votre  garçon  qui  est  devenu  un  homme  ! 

Et  chacun  d'accourir  !  La  mère  âgée,  à  petits  pas, 
les  jeunes  fdles  en  sautillant,  Ngomane  et  sa  femme 
plus  lentement.  Car  Ngomane  était  marié  depuis  peu. 
Il  portait  des  pantalons  et  fréquentait  l'Eglise. 

On  s'extasiait.  Zidji  avait  de  beaux  habits.  C'était 
un  monsieur  de  la  ville.  De  plus  il  avait  glissé  deux 
livres  dans  la  main  de  son  père  et  l'admiration  pour 
le  fils  aîné  s'était  accrue  d'autant  ! 

—  Et  que  vas-tu  faire,  mon  fils  ?  demanda  le  vieux, 
lorsque  les  hommes  se  furent  retirés  sur  la  termitière 
pour  causer. 

—  Je  vais  être  l'interprète  au  tribunal  de  Pieters- 
bourg,  répondit-il.  Mais  je  désire  mieux  que  cela.  Je 
veux  tâcher  d'aider  nos  gens  et  d'empêcher  les  blancs 
de  les  traiter  avec  injustice. 

—  Ça,  c'est  bien  !  dit  Mankélou.  Tâche  de  leur 
montrer  qu'ils  nous  écrasent  avec  leurs  impôts  !  Deux 
livres  par  an  pour  chaque  femme  qu'on  a  !  C'est 
épouvantable....  Et  dire  que,  par-dessus,  ils  nous  ont 
enlevé  nos  fusils.  Plus  moyen  de  tuer  les  antilopes 
qui  ravagent  nos  champs  de  patates  !  Les  blancs  nous 
assassinent.  Autrefois  on  était  plus  heureux. 

—  Mais  toi,  père,  tu  n'es  pas  devenu  chrétien  ? 

—  Et  pourquoi  cela? Ne  le  suis-je  pas  puisque  vous 
l'êtes,  vous  mes  fils.  Vous  ai-je  empêché  d'aller^chez 
Monéri  ? 


326  A  r école  de  la  civilisation 

Le  vieux  était  toujours  dans  les  mêmes  idées.  Zidji 
n'insista  pas,  mais  il  lui  dit  : 

—  Père,  si  nous  voulons  que  notre  race  soit  sauvée, 
nous  n'obtiendrons  son  relèvement  que  par  l'instruc- 
tion et  l'Evangile. 

—  Oui!  oui!  dit  Mankélou.  Ce  qui  ne  l'empêcha 
pas,  le  soir,  de  faire  dormir  Zidji  dans  un  village  voi- 
sin, car  Zidji  n'avait  pas  été  purifié  des  souillures  des 
grands  chemins.  Il  prit  même  une  boulette  de  méde- 
cine mélangée  à  de  la  graisse,  en  brûla  une  portion  à 
la  porte  d'entrée  du  village,  une  autre  sur  le  seuil  de 
sa  propre  hutte  pour  conjurer,  au  mo^en  de  la  fumée, 
les  jeteurs  de  sorts  qui  viennent  la  nuit.  Zidji  assista 
à  ces  rites  profondément  étonné.  Il  avait  oublié  tout 
cela. 

Le  Synode  fut  une  fête  pour  toute  l'Eglise  thonga. 
Tous  les  missionnaires  et  les  évangélistes  de  ces  para- 
ges se  réunirent  et  Bartimée  fut  le  grand  homme  du 
jour.  Il  était  rayonnant.  Sa  puissance  spirituelle  s'était 
accrue  par  l'étude  de  la  parole  de  Dieu.  Il  avait  élargi 
son  horizon  et  mieux  compris  la  nécessité  d'une  vie 
pure  pour  les  congrégations  indigènes.  Le  culte  de 
consécration  fut  extrêmement  sérieux  et  émouvant. 
Zidji  avait  assisté  à  des  services  fort  impressifs  à 
Hopevale.  Mais  ici,  il  ressentait  une  chaleur,  une 
impression  de  vie  tout  autres.  Etait-ce  parce  que  tout, 
chants,  exhortations,  prières,  se  faisait  dans  sa  propre 
langue  et  non  dans  cet  anglais  qu'un  noir  ne  saisit 
jamais  parfaitement?  Ou  bien  était-ce  parce  qu'il 
s'agissait  ici  de  l'Eglise  de  sa  tribu  et  que  cette  Eglise 
aujourd'hui  accomplissait  un  pas  vers  l'autonomie  en 
consacrant  le  premier  de  ses  fils  comme  son  pasteur? 
Sans  doute  une  sorte  de  légitime  orgueil  était  pour 
beaucoup  dans  la  satisfaction  de  l'assemblée.  Un 
noir  d'entre  les  noirs  allait  devenir  presque  l'égal  d'un 
Monéri  ! 


L'étoile  du  matin  327 

Cependant,  chez  Bartimée,  il  n'y  eut  pas  un  mot 
qui  pût  faire  penser  à  la  complaisance  envers  soi- 
même.  Il  dit  entre  autres  : 

—  Je  suis  incapable  d'accomplir  le  travail  qui  m'est 
confié;  mais  me  voici  devant  Dieu  avec  mon  incapa- 
cité. Si  je  tremble,  c'est  dans  la  crainte  que  mon 
cœur  ne  connaisse  pas  tout  l'amour  que  ce  ministère 
réclame,  mais  je  mets  ma  confiance  en  mon  Dieu  qui 
a  toujours  été  près  de  moi,  et  qui  m'a  conduit  jus- 
qu'ici. 

Puis  un  cantique  de  circonstance  fut  exécuté.  Il 
contenait  la  question  de  Christ  à  Pierre  :  «  Simon, 
fils  de  Jona,  m'aimes-tu  ?»  Et  à  cette  question,  le 
candidat  lui-même  répondait  en  solo  de  sa  belle  voix 
assurée  :  «  Seigneur,  tu  sais  toutes  choses,  tu  sais 
que  je  t'aime.  »  Parfois  cette  voix  tremblait  d'émo- 
tion. L'assemblée  tout  entière,  dans  la  chapelle  bon- 
dée, était  sous  le  coup  de  la  solennité  du  moment. 

Le  culte  se  termina  par  l'imposition  des  mains  et 
Bartimée  se  releva  pasteur,  «  Révérend  !  » 

Le  plus  excellent  esprit  régna  d'un  bout  à  l'autre 
de  ce  Synode  où  l'on  s'occupa  entre  autres  des  moyens 
d'empêcher  la  bière  forte  de  ruiner  l'Eglise.  Les  meil- 
leurs d'entre  les  délégués  étaient  les  plus  absolus.  11 
fallait  interdire  la  bière,  la  traquer  partout  comme 
une  bête  féroce,  car  c'était  une  hyène  qui  déchirait  la 
vie  religieuse  et  qui  tuait  les  Eglises.  Zidji  n'avait 
guère  vu  de  congrégation  indigène  depuis  longtemps, 
et  il  avait  perdu  de  vue  le  grand  danger  que  la  bois- 
son fait  courir  à  la  race  noire.  Il  écouta  attentivement 
et  résolut  de  faire  son  profit  de  cette  discussion. 

Puis  tous  les  délégués  retournèrent  dans  leurs  foyers 
et  le  petit  village  du  Bokhaha  reprit  sa  physionomie 
ordinaire.  Zidji  alla  frapper  à  la  porte  de  son  cousin, 
ce  brave  Titus  qui  lui  avait  donné  un  coup  de  main 
utile  jadis.   Il  s'informa  des  gens  de  l'endroit.  Mouki 


328  A  l'école  de  la  civilisation 

avait  vieilli,  mais  était  toujours  aussi  bourru.  Shelling 
avait  consacré  son  argent  longtemps  amassé  à  donner 
une  bonne  éducation  à  son  fils  aîné.  Jacob,  après  une 
discipline  qui  avait  duré  trois  ans,  était  rentré  dans  le 
giron  de  l'Eglise-  Mais  les  missionnaires  n'avaient 
plus  voulu  lui  confier  une  charge  d'évangéliste. 

—  Et  chez  Dick,  que  devient-on  ?  hasarda  Zidji 
avec  un  air  indifférent. 

—  Oh  1  Dick  n'est  pas  encore  marié.  Cela  nous 
étonne.  Il  court  toujours  le  pays  en  bicycle  et  on  croit 
qu'il  va  boire  avec  les  païens.  Sa  sœur  Dédéya  est  la 
femme  d'un  nommé  ^îoudani  qui  demeure  là-bas  au 
pied  des  rochers  des  Mapitouli.... 

Ainsi  elle  était  mariée  !  Zidji  le  supposait  bien.  Il 
en  fut  triste  un  instant,  un  très  court  instant.  Car  il 
ne  voulait  pas  se  marier,  ou  du  moins  pas  encore.  Il 
avait  à  faire  plus  que  cela,  mieux  que  cela.  Il  son- 
geait.... Titus  le  regarda  avec  sympathie  et  n'ajouta 
rien. 

Le  lendemain,  Zidji  alla  trouver  Monéri  pour  l'en- 
trevue qu'il  avait  sollicitée.  Le  vieux  missionnaire 
était  à  bout  de  forces.  Néanmoins  il  voulut  le  rece- 
voir, l'entendre  et  il  l'exhorta  à  lui  dire  tout. 

—  Mon  père  !  dit  Zidji,  si  je  vais  exercer  le  métier 
d'interprète  à  la  cour,  c'est  seulement  pour  gagner 
ma  vie.  Mon  cœur  est  ailleurs.  Je  veux  prendre  la 
défense  de  mon  peuple  et  de  ses  droits.  Je  veux  lutter 
jusqu'à  ce  que  les  lois  d'exception  qui  régissent  les 
noirs  aient  été  rapportées;  ne  sommes-nous  pas  des 
sujets  britanniques  ?  Ne  payons-nous  pas  des  impôts 
élevés?  Plus  de  quatre  cent  mille  livres  sterling  ne 
viennent-elles  pas  de  nous  au  trésor  du  gouverne- 
ment ?  Or,  on  nous  refuse  le  droit  de  vote.  Et  pour- 
tant c'est  un  principe  universellement  admis  dans  les 
pa^^s  anglais  que  personne  ne  doit  être  forcé  de  payer 
l'impôt  s'il  n'a  pas  le  droit  de  représentation  dans  les 


L'étoile  du  matin  329 

affaires  de  l'Etat  :  «  No  taxation  without  représenta- 
tion. »  Il  faut  que  nous  obtenions  ce  minimum  de 
droits.  Pourquoi  un  blanc  illettré  et  misérable  comme 
il  y  en  a  tant  aurait-il  le  droit  d'électeur  tandis  qu'on 
le  refuse  à  des  noirs  instruits  et  riches  !  C'est  une 
injustice  I  Et  il  y  en  a  bien  d'autres  1  J'ai  été  horrifié  à 
mon  retour  du  Cap  de  voir  comment  on  traite  mes 
frères  dans  les  gares,  dans  les  chemins  de  fer,  aux 
mines  d'or  et  de  diamant.  Je  veux  dénoncer  tout 
cela  et  que  ma  race  soit  traitée  comme  une  race 
humaine  ! 

—  Et  comment  comptes-tu  t'y  prendre,  mon  fils, 
pour  obtenir  ce  que  tu  désires  ? 

—  Je  veux  faire  usage  de  deux  grandes  forces  :  la 
puissance  d'association  et  celle  de  la  presse.  Nous 
sommes  nombreux,  dans  tout  le  paj^s,  à  vouloir 
fonder  une  ligue  que  nous  appelons  :  Société  indi- 
gène de  Vigilance.  Les  chefs  sont  avec  nous.  Chacun 
peut  en  devenir  membre  en  versant  une  cotisation 
de  dix  shellings.  Avec  l'argent  ainsi  obtenu,  nous 
éditerons  un  journal  que  l'on  m'a  prié  de  rédiger  et 
qui  s'appellera  :  L'Oeil  des  Noirs.  Quiconque  aura  été 
lésé  n'aura  qu'à  nous  envoj'er  sa  plainte  et  nous  la 
publierons.  Nous  ferons  des  remontrances  au  gouver- 
nement lorsqu'on  nous  imposera  des  lois  iniques  et 
nous  croyons  que,  comme  au  Cap,  nous  réussirons  à 
faire  respecter  notre  peuple.... 

Monéri  regardait  le  jeune  homme  avec  un  sourire 
de  bonté  quelque  peu  douteur.  Il  connaissait  les 
hommes,  les  colons  sud-africains.  Il  savait  contre 
quelle  muraille  d'airain  ce  brave  garçon  avait  résolu 
d'aller  se  briser  la  tête.  Mais  cette  décision,  cette  foi 
en  l'avenir  lui  plaisaient  infiniment. 

—  Zidji,  lui  dit-il,  te  souviens-tu  que,  pour  chaque 
homme,  ici-bas,  il  y  a  non  seulement  des  droits  mais 
aussi  et  surtout  des  devoirs  ?  Je  crains  qu'à  tant  récla- 


330  A  Vécole  de  la  civilisation 

mer  pour  des  droits  tu  n'oublies  les  devoirs.  Et  pour- 
tant, c'est  là  l'essentiel.  Ce  qui  manque  à  votre  race, 
c'est  le  caractère.  Il  faut  le  former  avant  tout  et  c'est 
l'Esprit  de  Dieu,  agissant  par  sa  Parole,  qui  vous  don- 
nera le  caractère.  Quelques-uns  d'entre  vous  l'ont 
obtenu  déjà.  Travaillez  à  le  créer  chez  les  autres.  Les 
Bœrs  ne  sont  pas  si  méchants.  Sans  doute  ils  vous 
ont  souvent  traité  durement.  Mais  les  épreuves  de  la 
guerre  les  ont  bien  changés.  Tu  n'ignores  pas  que 
ceux  qui  gouvernent  maintenant  ont  un  point  de  vue 
bien  différent  des  partisans  de  Krûger.  Ils  ont  le  cœur 
meilleur  et  désirent  que  vous  soj-ez  heureux  au  Trans- 
vaal  comme  au  Cap.  Si  vous  vous  instruisez,  si  vous 
vous  dépouillez  de  la  sauvagerie  et  des  superstitions, 
crois-moi,  ils  ne  vous  traiteront  pas  toujours  en  escla- 
ves et  le  jour  viendra  où  vous  conquerrez  la  liberté 
politique,  non  par  les  armes,  mais  par  le  travail  et 
par  l'école.  Je  suis  vieux,  Zidji....  Voilà  plus  de  trente 
ans  que  je  vis  au  milieu  de  vous.  Essa^^e  de  fonder 
ton  journal  et  l'Association  indigène  de  Vigilance.  Ce 
n'est  pas  une  chose  mauvaise.  Mais  ne  crois  pas  que 
ce  soit  cela  qui  émancipera  ta  race.  La  vraie  liberté 
vient  du  dedans  et  non  du  dehors. 

—  Oui,  dit  Zidji.  C'est  vrai.  Merci.  Je  me  souvien- 
drai de  cela  et,  si  j'échoue,  je  reviendrai  à  vous. 

—  En  fait,  conclut  le  vieux  missionnaire,  ce  sont 
ceux  qui  peinent  et  luttent  pour  la  formation  des 
caractères  qui  travaillent  le  mieux  au  relèvement  des 
noirs.  Souviens-toi  de  tous  tes  camarades  qui  com- 
battent loin  du  monde,  dans  la  brousse,  pour  conver- 
tir des  âmes  I  Et  reste  toujours  uni  à  eux  pour  la 
grande  œuvre  de  salut  de  ton  peuple.  Je  veux  deman- 
der à  Dieu  de  te  bénir,  mon  enfant  ! 

Et,  ployant  ses  genoux,  il  pria.  Il  recommanda  au 
Maître  des  âmes  ce  fils  spirituel  qui  était  revenu  et 
qui  allait  repartir  avec  de  si  grands  projets  et  une 


L'étoile  du  matin  331 

tâche  si  redoutable.  Zidji  se  sépara  de  lui  profondé- 
ment ému  : 

—  Il  parle  comme  le  Principal  de  Hopevale,  se 
disait-il.  Ces  hommes-là  sont  les  vrais  amis  de  notre 
race. 

Ce  fut  l'une  des  dernières  prières  du  missionnaire 
vieilli  avant  l'âge.  Peu  de  jours  après,  une  nouvelle 
crise  d'hématurie  due  à  la  malaria  lui  enlevait  le  peu 
de  forces  qui  lui  restait  et  on  l'enterrait,  au  tournant 
de  la  colline,  sous  un  grand  «  ntoma  »  aux  branches 
protectrices.  Dabouka  et  tous  ses  hommes  assistaient 
à  ses  funérailles  et  le  chef,  les  yeux  mouillés  de  lar- 
mes, disait  : 

—  Ce  blanc-là  est  mort  pour  nous.  Il  a  bien  servi 
son  Maître;  il  a  marché  sur  ses  traces.  Notre  tribu 
doit  lui  rester  éternellement  reconnaissante. 

Mais  Zidji  ne  vit  pas  la  fin  de  ce  grand  serviteur  de 
Dieu.  Au  jour  fixé,  il  dut  reprendre  le  chemin  de 
Pietersbourg  pour  entrer  en  fonction  au  tribunal.  Il 
alla  passer  la  nuit  chez  un  ami  de  collège,  un  Mosouto 
qui  demeurait  au  delà  de  la  Grande-Tabie,  sur  les 
flancs  de  la  montagne.  Comme  il  lui  restait  un  long 
bout  de  route  à  faire  le  lendemain,  il  partit  très  tôt  le 
matin,  sans  prendre  congé  de  son  hôte.  Il  faisait  encore 
tout  à  fait  obscur.  Le  chemin  était  raide  et  Zidji  mar- 
cha bien  une  heure  avant  d'atteindre  le  sommet.  Là- 
haut  un  souffle  frais  l'accueillit,  lui  caressa  le  visage 
et  il  huma  l'air  pur  des  hauteurs  avec  délices.  Plus 
loin,  la  route  redescendait  vers  d'autres  vallées  encore 
plongées  dans  l'ombre.  Il  se  retourna  encore  une  fois 
pour  jeter  un  dernier  regard  vers  la  plaine,  vers  ce 
Bas-Pa^^s  Nkouna  qui  était  sa  patrie. 

Et  soudain  Zidji  tressaillit.... 

Là-bas,  le  Drakensberg  fuyait  vers  le  Sud-Ouest, 
dressant  contre  le  ciel  obscur  ses  innombrables  tours 
et  ses  arêtes,  pareilles  à  un  gigantesque  rempart  cré- 


332  A  l'école  de  la  civilisation 

nelé  et  tout  au  bout,  dominant  la  dent  de  Sikororo  au 
profil  bien  connu,  l'étoile  du  matin  brillait,  suspendue 
dans  l'espace  comme  un  grand  globe  d'or.  A  sa  clarté 
discrète,  on  voyait  vaguement  paraître  le  Kadjaléra 
qui,  vu  d'ici,  n'avait  plus  l'air  d'un  sphinx.  Toute  la 
plaine,  au  pied  de  l'énorme  rempart,  dormait  encore 
et  le  peuple  qui  sommeillait  là-bas  n'avait  pas  encore 
bougé. 

Alors  les  souvenirs  affluèrent  tous  à  la  fois  dans 
l'esprit  du  jeune  homme.  Il  posa  son  fardeau,  se  décou- 
vrit et,  s'appuyant  sur  son  bâton,  il  resta  longtemps, 
debout,  le  regard  perdu  sur  le  vaste  pays  noir 

Il  songea  à  l'escalade  du  jour  de  la  circoncision, 
lorsque,  s'étant  détourné,  il  avait  vu  Ngongoméla, 
l'étoile  du  matin,  qui  annonçait  le  grand  jour  de  la 
virilité.  Son  cœur  avait  battu  alors.  A  travers  les 
souftVances  de  l'initiation,  il  avait  espéré  le  soleil 
levant.  Mais  le  paganisme  ne  lui  avait  apporté  aucune 
lumière  véritable. 

Puis  il  se  rappela  le  premier  culte  chrétien  auquel 
il  avait  assisté  et  Bartimée  proclamant  que  la  vraie 
Etoile  du  matin,  celle  qui  apporte  la  vie  et  qui  dissipe 
les  ténèbres,  c'est  Christ. 

—  Oui  !  dit-il,  en  élevant  sa  pensée  plus  haut,  vers 
le  ciel  !  Christ  ne  m'a  point  trompé.  Puissé-je  lui 
demeurer  fidèle  ! 

Puis,  revenant  à  Bartimée,  il  sourit. 

—  Le  voilà  pasteur  consacré  !  Notre  Eglise  a  son 
premier  pasteur  noir.  Elle  a  grandi.  Elle  vaincra  la 
superstition  et  le  culte  des  ancêtres.  La  vraie  lumière 
luit  déjà.... 

—  Et  moi  I  Où  vais-je  ?  Que  ferai-je  là-bas,  dans  la 
ville,  chez  les  blancs  ? 

Son  cœur  se  serra.  Puis  il  lui  sembla  que  l'air  pur 
de  la  hauteur  l'exaltait  et  purifiait  son  souffle.  L'étoile 
du  matin  montait  dans  le  ciel.  Déjà  des  lueurs  d'aube 


L'étoile  du  matin  333 

apparaissaient  aux  confins  du  désert,  très  loin  à 
l'orient,  derrière  les  collines  pointues  ;  les  vallées 
où  demeure  le  peuple  noir  s'éclairaient  un  peu.... 

—  L'aube  vient  1  se  dit-il.  Bientôt  ma  race  s'éveil- 
lera et  s'épanouira  dans  la  lumière  1  Courage,  enfant 
de  la  terre  noire  ;  va  lutter  pour  les  tiens  et  prépare 
pour  eux  un  avenir  meilleur.  Dieu  règne  et  le  soleil 
va  paraître  !.... 

Alors,  sortant  soudain  de  sa  longue  rêverie,  Zidji 
reprit  en  main  son  petit  paquet.  Il  se  rappela  que  la 
route  était  longue,  longue  jusqu'à  Pietersbourg....  Et, 
tournant  le  dos  résolument  à  la  plaine  immense,  il 
partit  en  courant  vers  sa  destinée.... 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Pages 

AVANT-PROPOS VII 

PREMIÈRE   PARTIE 

A  L'ÉCOLE  LE  LA  CIRCONCISION 

L  Le  village  de  Mankélou 1 

IL  L'étoile  du  matin 14 

III.  La  cour  des  mystères 25 

IV.  Une  journée  au  soungui 33 

V.  L'évasion 47 

VI.  Bartimée 61 

VIL  Troubles  au  Ngoma 73 

VIII.  Les  dernières  épreuves 92 

DEUXIÈME   PARTIE 

A  L'ÉCOLE  DE  LA  STATION 

L  Point  de  bœufs,  point  de  femme  ! 111 

II.  L'étoile  du  matin 123 

III.  Chez  Monéri 129 

IV.  Le  triomphe  de  la  foi 139 

V.  Soldat  de  Christ  et  soldat  de  son  chef 157 

VI.  Le  révérend  Jonathan  Matsimo  et  l'Eglise  éthio- 
pienne      182 

VII.  L'éternel  féminin 200 

VIII.  La  prédication  de  Gana 227 

TROISIÈME   PARTIE 

A  L'ÉCOLE  DE  LA  CIVILISATION 

I.  Chez  les  africander 235 

IL  Dans  la  mine 253 

III.  Trois  rencontres  à  Johannesbourg 283 

IV.  Hopevale 304 

V.  L'étoile  du  matin 322 


EDITIONS  DU  FOYER  SOLIDARISTE 

SAINT-BLAISE,  près  Neuchâtel,  SUISSE 


FÉLIX  BOVET.    Pensées  3.50;  relié  toile  5.—,  demi-mar.  7.— 

GASTON  FROMMEL    La  vérité  humaine,  I 4.— 

—  Etudes  de  théologie  moderne 4. — 

—  Etudes  littéraires  et  morales  (2'»«  éd.) .   .  3.50 

—  Etudes  morales  et  religieuses  (2™e  éd.)   .  3.50 

—  Etudes  religieuses  et  sociales   (2'»«  mille)  3.50 
HERMANN  KUTTER.    Dieu  les  mène 3.50 

—                    Nous  les  pasteurs 3. — 

H.  DRUMMOND.    L'évolution  de  l'homme 3.50 

FRANK  THOMAS.    Préjugés  d'hier,  vérités  de  demain  .  3.50 

PAUL  STAPFER.    Vers  la  vérité 3.50 

MAURICE  GEHRI.    Prisons  russes 3.50 

ANDRÉE  CLERC.    Gardant  l'amour 3.50 

F.  W.  FŒRSTER.    L'école  et  le  caractère  (3«e  éd.)  .   .   .  3.— 
AUG.  LEMAITRE.    La  vie  mentale  de  l'adolescent  et  ses 

anomalies 3. — 

PIERRE.    C'est  la  vie 2.50 

J.-W.  PETAVEL.    Rien  ne  vous  serait  impossible    .   .  .  2.— 

M-^e  MERLE-BIANQUIS.    Au  chevet  des  malades    .   .   .  2.— 

CH.  BASTIDE.    L'anglicanisme 2.— 

F.  LEENHARDT.    L'évolution  :  doctrine  de  liberté    .   .  2.— 

CH.  MERCIER.    Les  prophètes  d'Israël 1.60 

EUGÈNE  DE  PAYE.    Saint  Paul 1.60 

HENRI  MON  NIER,    Qu'est-ce  que  la  Bible  ? 1.60 

F.-H.  MENTHA.    La  morale  du  testament 1.50 

ERNEST  MARTIN.    La  valeur  du  Nouveau  Testament  .  1.25 

J.  WALTHER.    L'homme  descend-il  du  singe? —.75 

P.  BOVET.    La  définition  pragmatique  de  la  vérité  .  .  .  —.75 

GASTON  RIOU.    Le  P.  Hyacinthe —.75 

TH.  FLOURNOY.    Le  génie  religieux  (3=i«  mille)     .   .    .   .—.60 

WILLIAM  JAMES.    La  volonté  de  croire —.60 

WILFRED  MONOD.    Une  question  actuelle  (2'°«  éd.)   .   .—.40 


Prix  :  Fr.  3.50 


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