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Full text of "Zola"

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Emile  Fagaet 

de  l'Académie  Française 

Professeur  à  la  Sorbonne 


Prix:  10? 


PARIS.    IMP.    A.    EYMÉOUD,   2,    PLACE    DU£.CAIRE. 


Emile  Faguet 

de  l'Académie  Française 

Professeur  à  la  Sorbonne 


Prix:  HO 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


littp://www.archive.org/details/zolafaguOOfagu 


Emile  Zola 


Je  ne  m'occuperai  ici,  strictement,  que  de  l'œu- 
vre littéraire  de  l'écrivain  célèbre  qui  vient  de 
mourir. 

Emile  Zola  a  eu  une  carrière  littéraire  de  qua- 
rante années  environ,  ses  débuts  remontant  à 
1863  et  sa  fin  tragique  et  prématurée  étant  sur- 
venue,—alors  qu'il  écrivait  encore  et  se  proposait 
d'écrire  longtemps,  —  le  29  septembre  1902.  Pen- 
dant ces  quarante  années,  il  a  écrit  une  quarantaine 
de  volumes,  ce  qui  a  fait  pousser  des  cris  d'admi- 
ration à  ses  thuriféraires  et  ce  qui  n'est  qu'une 
production  normale,  beaucoup  moins  intense  que 
celle  de  Voltaire,  de  Corneille,  de  Victor  Hugo,  de 
Guizot,de  George  Sand  ou  de  Thiers.  En  général, 
il  «se  documentait»  pendant  trois  ou  quatre  mois, 
écrivait pendanttrois  mois, à  raison dequatrepages 
par  jour,  et  se  reposait,  en  quoi  il  avait  raison,  le 
reste  du  temps. 


—  4  - 

Ses  études,  où  il  avait  brillé  surtout  en  thème 
latin,  en  récitation  et  en  instruction  religieuse, 
avaient  été  fort  bonnes.  Il  semble  ne  les  avoir  pas 
complétées  par  cette  éducation  que  Ton  se  donne  à 
soi-même  et  qui  est  la  seule  qui  vaille,  ayant,  dès 
la  vingtième  année,  été  forcé  de  gagner  sa  vie 
d'abord  comme  employé  de  librairie,  ensuite 
comme  écrivain.  Il  écrivit  trop  tôt.  Tout  homme 
qui  écrit  avant  trente  ans  et  qui  ne  consacre  pas 
l'âge  d'or  de  la  vie,  de  la  vingtième  année  à  la 
trentième,  à  lire,  à  observer  et  à  réfléchir,  sans 
écrire  une  ligne,  risque  de  n'avoir  pas  de  cerveau 
et  de  n'être  qu'un  ouvrier  littéraire.  Il  y  a  des 
exceptions  ;  mais  elles  sont  rares. 

On  peut,  assez  raisonnablement,  diviser  la 
carrière  littéraire  d'Emile  Zola  en  trois  périodes. 
Avant  lesBougon-Macquart,  les Bougon-Macquart, 
après  les  Rougon-Macquart  ;  c'est-à-dire  avant 
1870,  de  1870  à  1893,  après  1893.  Avant  1870  c'est 
Emile  Zola  qui  s'essaye  et  qui  se  cherche  ;  de  1870 
à  1893  c'est  Emile  Zola  qui  s'est  trouvé  et  qui 
s'exprime;  depuis  1893  c'est  Emile  Zola  déclinant 
et  n'écrivant  plus  qu'avec  ses  procédés,  ses  recettes 
et  ses  manies. 


—  5 


A  SCS  débuts,  Emile  Zola  n'était  qu'un  élève  des 
romantiques,  qui  sentait  vivement  Victor  Hugo  et 
Musset,  qui  avait  lu  Balzac  et  qui  en  appréciait 
surtout  ce  qu'il  a  de  romanesque  et  de  romantique 
et  qui  aspirait  vag^uement  à  continuer  le  Musset 
des  Contes  et  Nouvelles  et  le  Balzac  d'Ursule 
Mirouet  et  de  la  Grande- Bretèche. 

II  fit  les  Contes  à  Ninon  et  Thérèse  Raquin.  Les 
Contes  à  Ninon  étaient  insignifiants  comme  fond, 
d'une  assez  agréable  poésie  de  romance,  caressante 
et  fade,  comme  forme.  Thérèse  Raquin  était  un 
drame  bourgeois,  sombre  et  violent,  sans  nuances, 
dont  j'ai  entendu  dire  par  une  dame,  à  cette  époque 
éloignée  :  «  Ce  serait  bien  ennuyeux,  si  ce  n'était 
pas  si  triste,  »  Le  don  d'apitoyer  par  l'horreur  se 
montrait  déjà.  Du  reste,  déjà,  aucune  espèce  de 
psychologie.  C'est  là  qu'on  trouve,  aveu  naïf  que 
l'auteur  se  serait  gardé  de  faire  plus  tard  :  «  Elle 
en  vint  à...  par  un  lent  travail  d'esprit  qu'il  serait 
très  intéressant  d'analyser  ;  »  et  que  l'auteur 
n'analysait  point  du  tout.  Il  confessait  que  la 
seule  chose  à  faire  et  qu'il  reconnaissait  qui  eût 


—  6  — 

été  très  intéressante  à  faire,  il  ne  la  faisait  point 
et  la  laissait  à  faire  à  un  autre. 

Dans  ces  productions  de  jeunesse,  qui  ne  furent 
point  sans  attirer  l'attention,  ce  qu'on  remar- 
quait, c'était  le  talent  de  description,  qui  était 
très  g-rand.  Les  objets  sollicitaient  vivement  l'œil 
d'Emile  Zola,  comme  celui  d'un  peintre.  Il  voyait 
avec  netteté  et  surtout  dans  un  grand  relief  les 
collines  rousses  de  la  Provence,  comme  les  berges 
vert  pâle  de  la  Seine.  Les  choses  avaient  pour 
lui,  non  pas  encore  une  âme,  mais  déjà  une  phy- 
sionomie assez  précise  et  surtout  qu'il  aimait  à 
regarder  et  qu'il  s'essayait  à  rendre. 

Du  reste,  aucun  souci  n'apparaissait  en  lui  de 
se  faire  des  idées  générales  ou  de  se  munir  d'ob- 
servations. 11  lisait  peu  et  uniquement  des  auteurs 
contemporains  pour  les  traiter  avec  un  mépris 
souverain  dans  quelques  essais  de  critique  ou 
plutôt  de  polémique  littéraire.  Il  est  évident  que, 
non  seulement  il  n'a  jamais  su  un  mot  d'histoire, 
mais  qu'il  n"a  jamais  ouvert  un  historien,  ni  un 
auteur  de  mémoires.  Pas  un  mot,  non  plus,  de 
philosophie,  à  quoi,  je  crois,  du  reste,  qu'il  n'etît 
rien  compris. 

Cela  se  ramène  à  ceci  :  un  romancier  qui  a  pour 


premier  soin  de  ne  pas  étudier  l'homme.  On 
étudie  Thomme  pour  en  avoir  une  idée  bien  incom- 
plète, mais  encore  une  idée;  dans  les  psycholog-ues, 
dans  les  moralistes,  dans  les  philosophes,  pour 
voir  quelle  idée  générale  il  se  fait  de  l'ensemble 
des  choses  et  par  conséquent  quelles  sont  les  ten  - 
dances  générales,  très  différentes,  du  reste,  de  son 
âme;  dans  les  historiens,  pourvoir  ce  qu'il  a  été 
aux  différents  temps,  ce  qui  élargit  et  complète  et 
fait  plus  vraie  la  notion  qu'on  peut  avoir  de  lui  ; 
en  lui-même  enfin,  ce  qui  n'est  qu'une  façon  de 
parler  et  ce  qui  veut  dire  qu'on  regarde  avec 
attention  ses  amis,  ses  voisins  et  les  gens  que 
l'on  rencontre. 

Je  ne  crois  pas  que  Zola  ait  jamais  employé  un 
seul  de  ces  moyens  d'observation.  Il  était  de  ceux 
qui,  soit  paresse  d'esprit,  soit  faiblesse  intellec- 
tuelle, soit  orgueil,  et  je  crois  qu'il  y  avait  quel- 
que chose  de  tout  cela  dans  le  cas  d'Emile  Zola, 
n'aiment  que  leur  métier  proprement  dit  et 
n'aiment  rien  de  ce  qui  y  prépare  et  y  rend 
propre;  n'aiment  qu'à  peindre,  qu'à  sculpter  où  à 
écrire,  et  n'aiment  ni  à  regarder  longtemps  avant 
de  peindre,  ni  à  étudier  l'anatomie  avant  de 
Fculpter,  ni  à  penser  avant  d'écrire.  Zola  écrivait 


comme  le  Méridional  parle,  par  besoin  naturel  et 
sans  se  préoccuper  de  ce  qu'il  aurait  à  mettre 
dans  ses  écritures  pour  qu'elles  eussent  de  la  soli- 
dité et  parussent  au  moins  contenir  quelque 
chose.  Les  années  d'apprentissage  d'Emile  Zola 
sont,  non  seulement  les  moins  méthodiques,  ce  qui 
serait  peu  grave  chez  un  artiste,  mais  les  plus 
vides,  les  plus  creuses  et  les  plus  nulles  de  toutes 
les  années  d'apprentissage  des  écrivains  connus. 


—  9 


II 


Ainsi  désarmé,  il  entra  dans  le  champ  de 
bataille  vers  1870.  A  cette  époque,  il  eut  une  idée, 
la  seule  qu'il  ait  eue  de  sa  vie.  Il  s'avisa  de  Théré  - 
dite.  Avec  un  peu  de  Taine  mal  compris  et  peut- 
être  de  Claude-Bernard  mal  lu,  et  peut-être  avec 
le  souvenir  d'une  boutade  de  Sainte-Beuve  :  «  Je 
fais  l'histoire  naturelle  des  esprits  »,  il  se  dit  que 
l'homme  était  le  produit  de  sa  race  et  un  peu  de 
son  milieu,  et  il  se  dit  qu'il  serait  intéressant  de 
faire  l'histoire  d'une  famille  de  1840  à  1870. 

Comme  dit  Joseph  Prudhomme,  au  fond  c'était 
superficiel;  autrement  dit,  en  réalité,  ce  n'était 
que  la  façade  de  son  œuvre.  Il  avait  dans  l'idée  de 
peindre  des  gens  de  haute  classe,  des  bourg-eoi  s, 
des  ouvriers,  des  artistes,  des  paysans,  comme 
tout  romancier  plus  ou  moins  réaliste,  et  il  trou- 
vait ingénieux  et  de  nature  à  donner  un  air  scien- 
tifique à  ses  ouvrages,  du  moins  aux  yeux  des 
commis- voyageurs,  d'établir  entre  ces  différents 
personnages  des  liens  imaginaires  et  tout  arbi- 
traires de  parenté  et  d'alliances.  Personne,  du 
reste,  ne  fit  la  moindre  attention  à  cet  arbre  généa  » 


—  10  — 

logique  et  on  lut  les  diverses  histoires  des  Roug-on 
et  des  Macquart  sans  se  préoccuper  un  seul  ins- 
tant de  savoir  à  quel  degré  tel  Macquart  était 
parent  de  tel  Rougon  et  comment  tel  Rougon 
était  allié  à  tel  Macquart. 

De  plus,  Zola  émit  cette  prétention  que  ses 
romans  étaient  des  romans  «  expérimentaux  ». 
On  ne  s'arrêta  pas  au  non-sens  de  l'expression 
qui  suppose  que  l'on  peut  faire  des  expériences  sur 
les  caractères  des  hommes,  alors  qu'on  ne  peut 
faire  sur  eux  que  des  observations  ;  et  l'on  comprit 
que  M.  Zola  voulait  dire  qu'il  faisait  des  romans 
d'observation  et  fondés  sur  des  documents,  comme 
on  en  faisait  depuis  une  centaine  d'années. 

Mais  ce  dont  on  s'aperçut  surtout,  c'est  que  per- 
sonne ne  se  trompait  plus  que  M.  Zola  sur  ce 
qu'il  faisait.  Il  se  croyait  observateur,  documen- 
taire et,  en  un  mot,  réaliste;  il  était,  il  restait  et 
il  devenait  de  plus  en  plus  un  romantique  en 
retard,  mais  un  romantique  effréné.  Comme  les 
romantiques,  il  n'avait  aucun  instrument  psycho- 
logique ni  le  moindre  souci  d'en  avoir  un,  et  il 
disait  lui-même  ce  mot  ébouriffant  de  la  part  d'un 
romancier  :  «  Je  n'ai  pas  besoin  de  psychologie  ». 
Comme  les  romantiques,  il  voyait  gros,  il  voyait 


—  11  — 

énorme;  la  moindre  taupinée  était  mont  à  ses 
yeux;  et  il  y  avait  entre  les  objets  et  lui  comme 
un  mirag-e  qui  les  enflait,  les  renflait,  les  g^rossis- 
sait,  les  élargissait  et  les  déformait. 

Comme  chez  les  romantiques  et  comme  chez 
Victor  Hugo  en  particulier,  les  hommes  étaient 
peu  vivants  et  les  choses,  en  revanche,  prenaient 
une  âme,  devenaient  des  êtres  mythologiques  et 
monstrueux,  que  ce  fût  le  parc  du  Paradou,  l'alam- 
bic de  l'Assommoir,  Tescalier  et  la  cour  intérieure 
de  Pot-Bouille,  le  grand  magasin  du  Bonheur 
des  Dames,  le  puits  de  mine  de  Germinal,  la  loco- 
motive de  la  Bête  humaine. 

Comme  chez  les  romantiques,  la  description 
prenait  le  pas  sur  tous  les  sports  littéraires,  enva- 
hissait tout,  absorbait  tout,  noyait  tout,  ruis- 
selait à  travers  les  pages,  se  répandait  en  fla- 
ques, en  étangs,  en  lacs,  en  océans  et  en  marais. 
Chateaubriand,  Hugo,  Lamartine,  Balzac  étaient 
dépassés  et  paraissaient  maigres  descripteurs, 
comme  Jean-Jacques  Rousseau  avait  paru  tel 
auprès  d'eux.  Le  «  matérialisme  littéraire  »,  tant 
signalé  par  les  classiques  au  début  du  roman- 
tisme, était  porté  à  son  apogée  et  au  gothique 
fleuri  succédait  le  gothique  flamboyant. 


-  12  - 

Comme  chez  les  romantiques,  le  pessimisme  et 
la  misanthropie  coulaient,  aussi,  à  pleins  bords. 
Le  monde  entier  pouvait  dire  en  se  regardant  en 
ce  miroir  :  «  Jamais  je  nai  été  aussi  laid.  > 
L'homme  pouvait  se  dire  en  lisant  ces  pages  : 
<  Jamais  je  ne  me  suis  senti  si  méprisé.  » 

Il  ne  faut  pas  s'y  tromper.  Ceci  encore  est  du 
romantisme.  Malgré  le  grand  optimisme  ingénu 
de  Victor  Hugo,  la  mélancolie  romantique  n'est 
pas  autre  chose  que  misanthropie  et  pessimisme. 
La  grande  âme  contemptrice  et  désolée  de  Cha- 
teaubriand, si  souvent  retrouvée  partiellement 
par  Musset,  par  Gautier,  par  Vigny,  par  Lamar- 
tine lui-même,  le  tempérament  neurasthénique 
des  romantiques,  est  l'âme  même,  intime  et  pro- 
fonde, du  romantisme;  et  si  Vigny  est  considéré 
à  présent,  plus  que  tout  autre,  comme  le  représen- 
tant du  romantisme,  c'est  que  du  romantisme  il 
a  négligé  le  magasin  des  accessoires,  mais  exprimé 
plus  fortement  que  personne  l'esprit  même. 

Enfin,  comme  chez  les  romantiques,  il  y  avait 
chez  Zola  le  manque  de  finesse  et  l'horreur  de  la 
vérité.  Comme  l'a  dit  spirituellement  M.  Jules 
Lemaitre,  dès  1865  M.  Zola  était  ce  qu'il  devait 
devenir,  «  déjà  il  manquait  desprit  ».   Il  en  man- 


—  13  — 

qua  toujours  à  un  degré  prodigieux  et  d'une 
manière  excellente  ;  car  à  qui  manque  d'esprit  les 
Françai?  et  même  tous  les  Européens  sont  tou- 
jours très  disposés  à  attribuer  du  génie.  Toujours 
est-il  qu'il  en  manqua.  Toute  raison  aiguisée, 
toute  pensée  un  peu  déliée,  toute  observation  même 
un  peu  pénétrante  lui  étaient  absolument  inter- 
dites. Je  ne  vois  pas  quelqu'un  au  monde  qui  aif 
été  pi  us  le  contraire  de  Swift,  de  Sterne,  de  La  Roche- 
foucauld, de  La  Fontaine,  de  La  Bruyère  et  de 
Voltaire.  Et  voyez  comme  les  choses  s'éclairent 
par  les  contrastes.  Prenez  le  premier  venu  des 
admirateurs  de  Zola,  il  vous  dira  :  «  Sans  doute  ; 
mais  qu'est-ce  que  c'est  que  Swift,  La  Rochefou- 
cauld, La  Fontaine,  La  Bruyère  et  Voltaire,  auprès 
de  Victor  Hugo,  Balzac  et  Zola?  » 

Et  comme  les  romantiques  il  avait  l'horreur 
même  de  la  vérité.  Les  romantiques  vivent  dans 
l'imagination  comme  le  poisson  dans  l'eau  et  ont 
la  crainte  de  la  vérité  comme  le  poisson  de  la 
paille.  Elle  les  gêne,  parce  qu'elle  les  limite,  les 
réprime,  les  refoule  et  lesétoufife.  Elle  les  empêche 
d'inventer,  de  créer  et  comme  de  produire.  C'est 
leur  vocation,  leur  prédestination  et  leur  office 
propre  d'écarter  la  vérité  après   que,  pendant  une 


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certaine  période  de  temps,  des  écrivains,  en  s'y 
attachant  trop,  ont  appauvri  Timag-ination  d'un 
peuple  et  comme  desséché  son  esprit.  Rappelez - 
vous  les  imprécations  de  Lamartine,  vers  1825, 
conlre  le  temps  du  premier  Empire.  Ce  n'est  pas 
contre  la  littérature  maniérée  de  cette  époque  qu'il 
invective.  £h!  non.  11  la  méprise  silencieusement 
et  (désormais)  il  Tignore.  C'est  contre  l'esprit 
scientifique.  Ah!  l'horrible  temps?  On  n'y  faisait 
que  des  mathématiques  !  Le  romantisme  est  un 
appel  à  la  liberté  du  rêve  et  une  insurrection  con- 
tre le  réel,  la  «  soumission  à  l'objet  >  secouée 
violemment  et  écartée  avec  colère. 

Chez  Zola,  même  tendance.  On  arelevé  des  inad- 
vertances et  des  étourderies  de  détail,  la  pêche  des 
crevettes  roses  et  le  nouvel  Opéra  vu  des  hauteurs 
du  Trocadéro,  à  une  époque  où  il  n'existait  pas. 
Mais  ce  sont  des  riens.  L'horreur  de  la  vérité  appa- 
raît à  ceci  qu'avec  une  documentation  assez  cons- 
ciencieuse et  sérieuse,  jamais,  non  jamais,  ni  un 
homme  ni  une  femme  ne  nous  apparaît  dans  un 
roman  de  Zola  tel  qu'il  nous  fasse  dire  :  «  C'est 
cela,  je  le  connais.  »  Jamais  d'aucun  de  ces  per- 
sonnages on  ne  s'avisera  de  dire  :  «  Il  semble 
qu'on  l'a  vu  et  que  c'est  un  portrait.  »  Mauvais 


—  15  — 

critérium  ?  Non  pas  i  Les  personnages  de  Stendhal, 
comme  ceux  de  Le  Sage,  nous  font  dire  :  «  C'est 
lui  !  Je  Tai  vu  !  11  était  moins  net  dans  la  réalité  ; 
mais  je  l'ai  vu.  »  Les  personnages  de  Molière  et  de 
Balzac  sont  grossis^  amplifiés,  élargis,  déformés 
déjà,  parce  que  Molière  et  Balzac  ont  de  l'imagi- 
nation ,  mais  ils  sont  très  vrais  en  leur  fond  et 
ils  nous  font  dire  :  «  Je  l'ai  vu.  Il  était  moins 
grand,  moins  puissant,  moins  terrible,  moins 
monstrueux  dans  la  réalité  ;  mais  je  l'ai  vu;  ou 
j'ai  vu  tel  homme  qui  n'avait  pas  grand  chemin  à 
faire  pour  devenir  Harpagon,  Tartufe,  le  père 
Grandet,  le  baron  Hulot.  » 

Les  personnages  des  romantiques  n'ont  rien  de 
cela  (et  qu'on  ne  m'accuse  pas  de  mettre  Balzac 
tantôt  avec  les  réalistes,  tantôt  avec  les  romanti- 
ques ;  on  peut  savoir  que  je  le  fais  exprès,  ayant 
toujours  considéré  Balzac  comme  étant  moitié 
romantique,  moitié  réaliste,  presque  exactement) 
les  personnages  des  romantiques  sont  des  abs- 
tractions vivifiées,  quelquefois  magnifiquement, 
par  le  rêve.  Les  personnages  de  Zola  sont  des 
abstractions  encore  plus  vides,  vivifiées  par  un 
rêve  triste  de  matérialiste  grossier,  au  lieu  de 
l'être  par  le  rêve  bleu   d'un   idéaliste   en    extase. 


—  16  - 

Non  seulement  ils  ne  sentent  pas  la  réalité,  mais 
ils  révèlent  l'horreur  qu'a  leur  auteur  à  l'égard  de 
la  vérité.  Cela  se  voit  à  l'absence  de  nuances  et  à 
l'absence  de  complexité.  La  vérité  humaine  n'est 
que  dans  les  nuances  subordonnées  à  une  couleur 
g-énérale  et  dans  la  complexité  subordonnée  à  une 
tendance  maîtresse  qui  fait  l'unité  du  personnage. 
Julien  Sorel  est  avant  tout  un  ambitieux  ;  mais 
ilestaussi  un  amoureux,  un  rêveur,  un  poète,  un  ami 
et  même  un  petit-maître.  Dans  les  personnages 
de  Balzac,  déjà  un  peu  trop  ;  dans  ceux  de  Zola, 
extraordinairement  et  misérablement,  l'être  hu- 
main estréduità  uneseulepassion  et  cette  passion 
aune  manie  et  cette  manie  à  un  tic.  Et  le  tic  est 
un  geste  énorme,  parce  que  l'auteur  a  une  imagi- 
nation grossissante  en  même  temps  qu'eJle  est 
pauvre  et  peu  nourrie  ;  mais  ce  n'est  qu'un  tic. 
Edouard  Ruel  disait  bien  finement  :  «  Mérimée 
dessine  les  hommes  comme  des  marionnettes  ; 
moins  pour  nous  faire  croire  que  ces  marionnettes 
sont  des  hommes,  que  pour  nous  faire  sentir  que 
les  hommes  sont  des  marionnettes.  »  Les  marion- 
nettes de  Zola  sont  des  marionnettes  colossales, 
mais  comme  marionnettes, elles  ne  sont  pas  des  hom- 
mes etcomme  colossales,  elles  le  sont  encore  moins. 


—  17  — 

C'était  donc  un  romantique  de  second  ordre,  qui 
aurait  paru  très  mince  personnage,  avec  son  style 
gros  et  lourd  et  incorrect,  aux  environs  de  1830  ;  mai  s 
ce  qui  est  plus  intéressant  c'est  de  voir  comment  le 
romantisme  s'est  déformé  en  lui.  Il  s'est  déformé  de 
telle  sorte  que  Zola  sera  un  document  d'histoire 
littéraire  très  intéressant  pour  qui  se  demandera 
vers  quoi  le  romantisme  tendait  sans  le  savoir,  à 
travers  ses  essors,  ses  envolées  et  ses  splendeurs. 

Il  s'est  déformé  à  travers  le  cerveau deZola  comme 
à  travers  celui  d'un  lecteur  vulgaire,  illettré  et 
barbare,  des  romantiques  en  1840.  Figurez-vous  un 
homme  sans  instruction,  sans  culture  historique, 
philosophique  et  littéraire,  ignorant  des  classiques 
français  et  des  littératures  étrangères,  lisant  les 
romantiques  de  ISSOsous  le  règne  de  Louis-Philippe. 
La  grandeur  mélancolique  de  Chateaubriand, 
la  grandeur  de  promontoire  solitaire,  lui 
échappe;  la  sensibilité  amoureuse  et  religieuse  de 
Lamartine  lui  échappe  ou  lui  répugne  ;  la  tristesse 
désespérée  de  Vigny  lui  échappe,  non  par  elle- 
même,  mais  par  la  discrétion  hautaine  dont  elle 
s'enveloppe;  la  beauté  sculpturale  ou  pittoresque 
de  Victor  Hugo  et  sa  musique  merveilleuse  sont 
pour  lui  lettres  hébraïques.  Mais  dans  ces  mêmes 


—  18  — 

auteurs,  ou  encore  mieux  dans  leurs  imitateurs 
ridicules,  le  mot  cru  et  gros,  la  couleur  violente 
et  aveuglante,  la  description  acharnée  qui  ne 
demande  à  l'intellig-ence  aucun  effort  et  qui  fait 
simplement  tourner  le  cinématographe,  le  relief 
des  choses,  cathédrale,  quartier,  morceau  de  mer, 
champ  de  bataille,  aussi  l'imagination  débor- 
dante et  enlevante,  qui  vous  entraîne  vers  des 
hauteurs  ou  des  lointains  confus  comme  dans  la 
nacelle  d'un  ballon,  toutes  ces  choses  qui  ne 
demandent  au  lecteur  aucune  collaboration,  qui  le 
laissent  passif  tout  en  le  remuant  et  l'émouvant; 
aussi  et  enfin  une  misanthropie  qui  ne  donne  pas 
ses  raisons  et  qui  ne  nous  fait  pas  réfléchir  sur 
nous-mêmes,  mais  seulement  flatte  en  nous  notre 
orgueil  secret  en  nous  faisant  mépriser  nos  sem- 
blables sans  nous  inviter  à  nous  mépriser  nous- 
mêmes:  voilà  ce  que  le  lecteur  illettré  de  1840  voit, 
admire  et  chérit  dans  les  romantiques;  voilà  la 
déformation  du  romantisme  dans  son  propre  cer- 
veau mal  nourri,  dans  la  misère  physiologique  de 
son  esprit. 

C'est  une  déformation  moins  misérable,  mais  à 
peu  près  semblable,  qui  s'est  produite  dans  le  cer- 
veau d'Emile  Zola.  Tous  les  éléments  romantiques 


—  19  - 

se  sont  comme  avilis'  et  dégradés  en  lui.  Le  sens 
pittoresque  est  devenu  en  lui  cette  couleur  grosse 
et  criarde  qui  fait  comme  hurler  les  objets  au  lieu 
de  les  faire  chanter,  comme  disent  les  peintres, 
dans  une  harmonie  et  comme  une  symphonie  géné- 
rale selon  leurs  rapports  avec  les  autres  objets  qui 
les  entourent.  —  L'objet  matériel  animé  d'une  vie 
mystérieuse,  qui  est  peut-être  l'invention  la  plus 
orig"inale  des  romantiques  et  d'où  est  venue  toute 
la  poésie  symbolique,  est  devenu  chez  Zola,  sou- 
vent, du  moins,  une  véritable  caricature  lourde, 
g-rossière  et  puérile  et  la  «  solennité  de  l'escalier  » 
d'une  maison  de  la  rue  de  Choiseul  a  défra3'é  avec 
raison  la  verve  facile  des  petits  journaux  sati- 
riques. —  La  simplification  de  l'homme,  réduit  à 
une  passion  unique  et  dépouillé  de  sa  richesse  sen- 
timentale et  de  sa  variété  sensationnelle,  est  de- 
venue, chez  Zola,  une  simplification  plus  indig-ente 
encore  et  plus  brutale  ;  chaque  homme  n'étant  plus 
chez  lui  qu'un  instinct  et  l'homme  descendant,  en 
son  œuvre,  on  a  dit  jusqu'à  la  brute  et  il  faut  dire 
beaucoup  plus  bas,  tant  s'en  fallant  que  l'animal 
soit  une  brute  et  que  chaque  animal  n'ait  qu'un 
instinct. 

Le  pessimisme  et  la  misanthropie  romantiques 


—  20  - 

si  nobles  chez  la  plupart  des  grands  hommes  de 
1830,  sont  devenus  chez  lui  une  passion  chagrine 
de  dénigrement  systématique,  une  passion  d'hor- 
reur à  l'endroit  de  l'humanité,  qui  a  quelque  chose 
de  haineux,  d'entêté,  d'étroit,  de  sombre  et  de  triste 
comme  une  manie,  et  qui  en  vérité  chez  Zola  n'est 
qu'une  manie  d'aveugle  ou  de  myope.  On  croit 
sentir  chez  Zola  une  manière  de  rancune  amère 
contre  une  société,  contre  un  genre  humain  plutôt, 
qui  ne  lui  a  pas  fait  tout  de  suite  la  place  de  pre- 
mier rang  à  laquelle  il  avait  droit  comme  de  plain- 
pied.  Nul  homme,  —  ce  qui  ne  m'irrite  point  outre 
mesure,  et,  après  tout,  on  l'a  pardonné  bien  faci- 
lement à  Byron  et  à  Henri  Heine,  mais  ce  qui  me 
blesse  cependant  un  peu, —  n'a  plus  âprement  et 
plus  injustement  calomnié  son  pays.  Une  partie  du 
mépris  que  professent  à  notre  égard  les  étrangers 
vient  des  livres  d'Emile  Zola.  Je  n'attribue  pas  à 
l'œuvre  d'un  romancier  populaire  tant  d'influence 
internationale  que  je  m'avise  de  protester  ici  avec 
indignation.  Je  n'ignore  pas,  non  plus,  puisque  je 
Tai  dit  assez  souvent,  que  la  satire  est  un  sel  salu- 
taire ou  une  médecine  amère,  une  sorte  de  tonique 
qui  souvent  a  son  bon  office  et  plus  d'efficace  que 
les  émollients  et  les  solanées.   Mais  il  faut  qu'on 


—  21  — 

sente  chez  le  satirique  un  désir  vrai,  sincère  et  vit 
de  corriger  ses  concitoyens  en  leur  peig'nant  leurs 
défauts  ou  leurs  vices  :  et  il  faut  bien  avouer  que 
dans  les  livres  de  Zola  on  ne  le  sentait  nullement, 
mais  seulement  une  haine  cordiale  et  un  mépris 
de  parti  pris  pour  ceux  dont  il  avait  le  malheur 
d'être  né  le  compatriote,  ou  à  peu  près  le  compa- 
triote ;  et  cela  ne  laisse  pas  d'être  un  peu  désobli- 
g-eant  et  un  peu  coupable. 

Enfin  ce  goût  de  quelques  romantiques,  au  nom 
de  la  liberté  de  l'art,  pour  le  mot  cru,  la  peinture 
brutale,  était  devenu  chez  Zola  une  véritable 
passion  pour  Tindécence  et  pour  l'indécence  froide 
et,  si  je  puis  dire,  de  sens  rassis.  On  le  sentait  si 
calme  en  son  travail,  si  peu  fougueux,  si  éloigné 
de  la  verve  débridée  d'un  Diderot,  ayant,  du  reste, 
le  soin  d'insérer  une  scène  de  sensualité  brutale 
dans  une  histoire  ou  un  épisode  qui  ne  la  compor- 
tait nullement,  qu'on  le  soupçonnait  de  viser  à  la 
vente  en  exploitant  la  denrée  de  librairie  qui  a  plus 
que  toute  autre  la  faveur  du  public  payant.  Sans 
qu'on  puisse,  en  conscience,  rien  affirmer  à  cet 
égard,  cette  manie  ou  cette  adresse  était  singuliè- 
rement fâcheuse.  Elle  irrita  les  disciples  de  Zola 
qui,  peu  qualifiés,  quelques-uns  du  moins,  pour 


—  22  — 

faire  les  renchéris  à  cet  égard,  se  fâchèrent  tout 
rouge  et  beaucoup  trop,  dans  un  manifeste  resté 
célèbre,  publié  à  propos  de  La  Terre  :  «  Non  seule- 
ment, disaient-ils,  l'observation  est  superficielle, 
les  trucs  démodés,  la  narration  commune  et  dé- 
pourvue de  caractéristique  ;  mais  lanoteordurière 
est  exacerbée  encore,  descendue  à  des  saletés  si 
basses  que,  par  instant,  on  se  croirait  devant  un 
recueil  de  scatologie.  Le  maître  est  descendu  au 
fond  de  l'immondice.  » 

Soustraction  faite  de  la  véhémence  inséparable 
d'une  rupture  que,  du  reste,  on  voulait  rendre 
éclatante,  le  jugement  est  presque  juste  et  la  con- 
damnation n'est  pas  imméritée. 

Ainsi  s'était  déformé  et  comme  avili  le  roman- 
tisme aux  mains  d'un  homme  qui  n'était  pas 
capable  d'en  comprendre  les  parties  hautes  et  qui 
était  trop  prédisposé  à  en  saisir  comme  avec  ravis- 
sement les  aspects  vulgaires,  ou  bien  plutôt  qui 
n'en  pouvait  comprendre  que  les  dehors  et  était 
parfaitement  inapte  à  en  pénétrer  le  fond. 

Aussi  fut-il  comme  repoussé  avec  impatience 
par  tout  ce  que  la  France  comptait  d'esprits  élevés, 
délicats  ou  tout  simplement  lettrés .  Scherer  ne  pou- 
vait même  pas  en  entendre  parler;  M.  Brunetière 


—  23  — 

le  combattit  avec  acharnement,  et  de  sa  longue 
campag-ne  contre  lui  il  est  resté  tout  un  volume  : 
le  Roman  naturaliste,  qui  est  un  des  meilleurs 
ouvrages  du  célèbre  critique;  M.Jules  Lemaitre 
fut  le  plus  indulgent  et,  dans  son  célèbre  article 
de  1884,  s'attacha  surtout  à  «  comprendre  »  ce  que 
du  reste  il  n'aimait  pas  et  à  faire  comprendre  ce 
que  du  reste  il  était  étonné  qu'on  aimât.  Il  définit 
l'œuvre  de  Zola  «  une  épopée  pessimiste  de  l'ani- 
malité humaine  »,  et  c'était  bien  marquer  avec 
douceur  la  limite  au-dessus  de  laquelle  Zola  ne 
pouvait  pas  s'élever  et  dénoncer  avec  discrétion  la 
prétention  injustifiée  d'un  auteur  qui  prétendait 
bien  écrire  l'épopée  de  l'humanité  elle-même. 

M.  Anatole  France  fut  le  plus  dur,  comme  étant, 
de  tous,  le  plus  délicat,  le  plus  délié,  le  plus  subtil, 
et  tout  au  moins,  aussi  lettré  que  tous  les  autres. 
Il  dit,  avec  une  colère  qui  est  peu  dans  ses  habi- 
tudes, particulièrement  significative,  par  consé- 
quent :  «  Son  œuvre  est  mauvaise  et  il  est  un  de 
ces  malheureux  dont  on  peut  dire  qu'il  vaudrait 
mieux  qu'ils  ne  fussent  jamais  nés.  Certes,  je  ne 
lui  nierai  pas  sa  détestable  gloire.  Jamais  homme 
n'avait  à  ce  point  méconnu  l'idéal  des  hommes.  » 

Si  Zola  a  tant  déplu  aux  délicats   et   à   ce  qu'on 


—  24  — 

appelait,  au  xviie  siècle,  «  les  honnêtes  gens  », 
pourquoi,  ce  qu'on  ne  peut  nier,  a-t-il  eu  tant  de 
succès  auprès  de  la  foule?  D'abord,  c'est  à  cause 
de  ses  défauts;  ensuite,  c'est  un  peu  à  cause  de  ses 
qualités  ;  car  il  en  a. 

C'est  à  cause  de  ses  défauts.  La  force  brutale  et 
le  défaut  de  mesure  ont  sur  les  hommes  à  demi 
lettrés,  ou  qui  ne  sont  point  lettrés  du  tout,  un 
prestige  incomparable.  La  vérité  plaît  à  un  petit 
nombre  d'hommes,  l'hyperbole  ravit  la  majorité 
des  hommes.  Les  livres  de  Zola  étaient  une  hyper- 
bole continuelle. 

La  sensualité  étalée  fut  une  des  causes  aussi  du 
succès  de  ces  livres.  Le  public  aime  les  ouvrages 
où  un  certain  talent  sert  de  passeport  à  la  porno- 
graphie et  excuse  de  la  savourer.  On  n'avoue  pas 
un  livre  purement  sensuel  ;  on  est  heureux  de  pou- 
voir assurer  aux  autres  et  à  soi-même  qu'on  a  lu 
un  livre  licencieux  à  cause  du  talent  qui  s'y  trouv  e  • 
La  dangereuse  théorie  de  M.  Richepin  :  «  La  por- 
nographie cesse  où  le  talent  commence  »,  dange- 
reuse parce  qu'elle  n'est  pas  tout  à  fait  fausse  et 
parce  qu'elle  est  enveloppée  d'une  jolie  formule, 
sert  de  couverture  à  beaucoup  de  plaisirs  secrets 
et  peu  avouables. 


—  25  — 

La  misanthropie  aussi,  comme  je  crois  l'avoir 
déjà  dit,  flatte  tellement  un  lecteur  peu  averti  qui 
s'excepte  toujours  de  la  condamnation  portée 
contre  le  genre  humain  tout  entier,  que,  si  outrée 
et  presque  maladive  et  folle  qu'elle  fût  chez  Zola, 
elle  ravissait  d'aise  et  de  joie  maligne  un  public 
volontiers  contempteur  et  prompt  à  reconnaître  le 
prochain  dans  les  plus  noires  peintures,  sans  son- 
ger que  le  prochain  c'est  le  semblable.  Enfin,  une 
manie  particulièrement  française  était  délicieuse- 
ment chatouillée  dans  les  romans  de  Zola,  le  goût 
d'entendre  dire  du  mal  de  la  France.  Le  Français 
est  le  seul  peuple  du  monde  qui  ait  ce  singulier 
goût;  mais  il  est  chez  lui  extrêmement  fort.  On 
ne  peut  aller  trop  loin,  en  France,  dans  l'expres- 
sion du  mépris  à  l'égard  du  peuple  français.  Si 
Zola  voulut  faire  l'expérience  de  dépasser  la  me- 
sure, il  dut  voir  qu'il  était  à  peu  près  impossible 
de  la  dépasser  et  qu'elle  est,  pour  ainsi  parler,  à 
l'infini. 

Et  il  faut  bien  savoir  dire  que  Zola  dut  son  suc- 
cès à  un  petit  nombre  de  qualités  très  réelles.  Il 
n'écrivait  pas  trop  bien;  il  écrivait  d'un  style 
déplorablement  abondant,  surchargé  et  alourdi, 
sans  finesses  et  sans  nuances.  •«  Il  a  le  style  pri- 


—  26  - 

maire  »,  disait  très  fineraent,  au  contraire,  Roden- 
bach.  Mais  il  savait  composer  et  il  savait  peindre 
certaines  choses.  11  composait  fortement  et  lumi- 
neusement. Un  peu  de  flottement  et  de  «  traînas- 
séries  »  toujours,  au  milieu  de  ses  romans  toujours 
trop  longs;  mais  des  débuts  et  des  fins  excellents. 
Songez  au  début  de  Nana  et  à  la  fin  merveilleuse 
de  Germinal,  et  à  la  fin,  si  prestigieuse,  de  la 
Terre.  Il  peignait  les  foules  en  mouvement  d'une 
manière  qui  le  met  au  tout  premier  rang.  Rien  ne 
vaut  la  descente  des  ouvriers,  à  la  fin  de  la  jour- 
née, par  la  rue  Oberkampf,  la  lente  coulée  des 
voitures  à  travers  les  Champs-Elysées  au  retour 
des  courses,  la  galopade  furieuse  des  ouvriers 
révoltés  dans  Germinal.,  Téternel  va-et-vient  des 
chevaux  démontés,  nuit  tombante,  dans  le  champ 
de  bataille  de  Sedan,  le  «  train  blanc  »  de  Lourdes 
et,  à  Lourdes  aussi,  le  vent  de  folie  extatique  qui 
couche,  relève  et  prosterne  à  nouveau  la  foule, 
avec  ce  cri  monotone  qui  s'élève,  s'enfle  et  roule 
dans  Tair  enfiévré  :  «  Seigneur!  guérissez  nos 
malades!  Seigneur!  guérissez  nos  malades!  > 

Nul  doute  :  cet  homme  était  une  manière  de 
poète  barbare,  un  Hugo  vulgaire  et  fruste,  mais 
puissant,  un  démiurge  gauche,  mais  robuste,  qui 


-  27  — 

pétrissait  vigoureusement  la  matière  vivace  et  la 
faisait  grimacer,  mais  palpiter,  une  sorte  de 
démon  étrang-e  qui  tenait  le  milieu  entre  Promé- 
thée  et  Caliban,  et,  comme  a  dit  très  précisément 
M.  Jules  Lemaître,  «  il  se  dégage  de  ces  vastes 
ensembles  une  impression  de  vie  presque  unique- 
ment matérielle  et  bestiale,  mais  grouillante,  pro- 
fonde, vaste,  illimitée  ».  C'est  par  ces  morceaux 
où  a  passé  souvent  le  souffle  de  Notre-Dame  de 
Paris  et  de  la  Kermesse  que  Zola  pourra  se  sur- 
vivre dans  les  anthologies  du  xx«  siècle,  alors 
qu'on  aura  cessé  de  lire  ses  pesants  volumes. 


28  - 


III 


Vers  la  fin  de  sa  vie,  il  perdit  tout  talent  et 
peut-être  sa  fin  prématurée,  encore  qu'elle  nous 
ait  douloureusement  chagrinés,  lui  rendit-elle 
service.  Il  n'écrivait  plus  qu'avec  ses  procédés  et 
ses  recettes  d'accumulation  et  de  répétition,  sans 
qualités  de  narration,  ce  qui,  du  reste,  n'avait 
amais  été  où  il  excellât,  et  désormais  sans  art  de 
description,  de  dessin  ni  de  couleur.  Mais  ce  qu'il 
y  aà  remarquer  ici,  c'est  que  son  caractère  avait 
changé  et  aussi  son  point  de  vue.  Il  était  devenu 
optimiste  autant  que  Renan  écrivant  r Avenir  de 
la  science;  il  croyait  au  progrès,  aux  puissances 
de  l'humanité  pour  devenir  meilleure  ou  plus  heu- 
reuse. 1848  renaissait  en  lui  et  Flaubert  n'eût  pas 
reconnu  le  Zola  qu'il  avait  pratiqué.  Il  se  construi- 
sit, pour  soutenir  et  étayer  ses  nouvelles  tendances, 
une  philosophie  ti'ès  sommaire,  faite  de  croyance 
en  la  science  considérée  comme  devant  renouveler 
l'essence  morale  de  l'humanité  et  devant  mener 
le  genre  humain  à  la  moralité  et  au  bonheur.  En 
cette  conception  nouvelle,  il  procéda,  comme  pré- 
cédemment,   par    affirmations    énergiques,    tran- 


-  29  - 

chantes  et  répétées,  sans  instituer  une  théorie 
qu'il  eût  été  très  incapable  de  concevoir  et  sans 
passer  par  des  raisonnements  qu'il  eu  t  été  bien 
incapable  d'enchaîner,  ni  par  des  observations 
historiques  dont  tout  élément  lui  manquait.  Il 
fut  un  très  médiocre  professeur  de  sociologie 
scientifique  et  d'éthique  scientifique,  comme  on 
pouvait  facilement  le  prévoir.  Mais  il  fit,  conduit 
par  ces  nouvelles  rêveries  un  peu  confuses,  des 
livres  qui,  s'ils  étaient  de  mauvais  romans,  étaient 
de  bonnes  actions.  Tels  Travail  et  Fécondité. 

Comme  artiste  il  était  fini  et  unanimement 
considéré  comme  tel;  comme  bon  apôtre,  locution 
dont  j'écarte  l'ironie,  il  commençait.  Il  était  inté- 
ressant, du  moins  pour  le  psychologue,  à  suivre 
dans  cette  nouvelle  voie  qui  l'aurait  amené,  peut- 
être,  comme  un  Tolstoï,  dont  je  crois  bien  que 
l'exemple  l'hypnotisait  un  peu,  à  renier  et  à 
détester  ses  «  œuvres  de  gloire  ».  Il  n'a  eu,  dans 
cette  dernière  manière,  que  des  tâtonnements  qui 
n'attireront  l'attention  que  de  l'historien  littéraire 
minutieux. 


30 


IV 


C'était  une  force  mal  employée,  d'abord  parce 
qu'elle  était  g-auche,  ensuite  parce  qu'elle  n'était 
pas  dirigée  par  un  esprit  net,  précis,  mesuré,  ré- 
fléchi, ni  bien  nourri;  peut-être  aussi  parce  qu'elle 
l'était  par  un  caractère  orgueilleux,  un  peu  ombra- 
geux et  un  peu  aigri;  mais  ici,  n'étant  informé 
qu'à  demi,  je  craindrais,  en  affirmant,  d'être  in- 
juste. Il  était  puissant,  puisqu'il  a  créé  une  école, 
en  deçà  et  au  delà  de  nos  frontières;  aussi  parce 
qu'il  a  suscité  contre  lui  une  réaction  littéraire 
extrêmement  vive  ;  car  il  n'y  a  que  la  force  contre 
quoi  d'autres  forces  réagissent.  Il  reste  formida- 
blement incomplet,  comme  tout  le  monde,  sans 
doute,  mais  beaucoup  plus,  que  ne  le  sont  d'ordi- 
naire ceux  qui  occupent  un  certain  rang  dans  la 
célébrité.  Je  crois  être  sûr  que  la  postérité  sera 
étonnée  du  succès  qu'il  eut,  autant,  peut-être  beau- 
coup plus  qu'elle  le  sera  de  celui  de  Dumas  père. 
La  gloire  de  ces  romanciers  populaires  étonne  la 
postérité,  qui  n'est  composée  que  de  délicats  et 
même  de  difficiles,  du  moins  quand  elle  regarde 
les  morts.  Elle  dira  sans  doute  :  «  Il  ne  fut  pas  in- 


—  31  — 

telligent;  il  écrivait  mal  toutes  les  fois  qu'il  ne 
décrivait  pas;  il  ne  connaissait  rien  de  Thomm  e 
qu'il  prétendait  peindre,  qu'il  prétendait  connaît  re 
et  que,  seulement,  il  méprisait;  il  avait  des  parti  es 
de  poète  septentrional  et  un  art  de  composition 
qui  sentait  le  Latin;  et  il  savait  faire  remuer  et 
gesticuler  des  foules.  » 
Et  il  est  possible  aussi  qu'elle  n'en  dise  rien. 

EMILE  FAGUET, 

de  l'Académie  française. 


Paris.  Imp.  A.  EYMÉOUD,  2,  place  du  Caire.