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PENSÉES
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/. /. ROUSSEAU.
LES
PENSÉES
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J. J. ROUSSEAU,
CITOYEN DE GENEVE.
A AMSTERD A-M.
M. DCC. L X III.
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in 2010 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/1763lespensesd00rous
'A VE R TIS S E ME NT. îx
notre conf dation , ou notre efpé- rance.
Inutilement l'Auteur du fameux Traité du Citoyen s'épuifc-t-il à prouver que la méchanceté eft inhérente & efîèniielle aux hom- mes , il n'entraîne à fon opinion que des gens pour qui toutes les ilngularités font précieufes , ou des méchants qui s'apperçoivent que cette prétendue découverte protège & fert les vils intérêts dont ils font animés : le plus grand nombre des hommes pen- fants , fait qu'il a befoin de fa pro- pre eftime , pour l'encourager au bien , & M. Hume qui n'a pu s'em- pêcher de régarder la bienfaifance comme une des premières difpo- fitions de notre ame, en eft cru fans preuves , parce qu'il n'en faut qu'aux chofes de calcul matériel & prefque jamais à celles qui font fenties.
x AVERTISSE ME NT.
C'eft encore une cntreprife té- méraire & dangereufe de la part des Philofophes , d'attaquer ouver- tement le culte reçu & confacré par des loix, fous le bouclier defquelles on repofe avec tran- quillité. C'eft détruire les fortifi- cations d'une place qu'on habite ; c'eft appcller par cette deftrudion tous les brigands qui voudront «'en emparer ; c'eft compromettre à la fois & fa propriété , & fa liberté , & fa fureté s c'eft invo- quer l'indépendance , l'anarchie & la licence mère de tous les crimes.
Ce feroit donc un fervice à ren- dre à la Société d'arracher des Li vres qui lui ont été offerts , tout ce qui a élevé le fcandale & Le cri public , & de les réduire aux feules vérités utiles qu'ils contien- nent. 11 faut l'avouer à l'honneur de plus d'un ouvrage que la vigi-
^AVERTISSEMENT, xj
lance du Gouvernement a pros- crits , ils feroient encore avec le retraitement dont je parle & la gloire le leurs Auteurs & celle de leur fiecle.
Le Recueil que je donne au Public aujourd'hui en fera la preu- ve la plus forte. On y va voir combien M. RoutTeau ajoute à la mafle de nos idées , on y admi- rera crtte fagaeité profonde , cet amour de la vertu & ces richelTcs de ftyle qui diitinguent fi fort le Citoyen de Gen- e : l'humanité , l'honneur & la tgeûe ont fou- vent dicté les ma. i mes précieufes qui compoferont ce volume. J'ai fait d/paroître autant que j'ai pu le fophiite hardi pour n'offrir que l'Ecrivain brillant 6c mâle, l'hom- me fcnfible & penfeur.
'Le penchant q^'un Auteur de ce mérite peut avoir pour le para- doxe le détourne quelquefois du
xij AVERTISSEMENT. vrai , mais alors c'eft l' Alchimifte de la Littérature qui , dans la vai- ne recherche du remède univerfel , trouve eu chemin mille fécrets qui tous féparés de leur objet , deviennent de la plus grande uti- lité.
je ne finirai point cet Avertifife- ment fans excufer autant qu'il eft pofïible , M. RouiTeau d'avoir fcan- dalifé dans quelques-uns de fes Ouvrages , & le François Citoyen & le Catholique. Etranger à Paris : , il naquit & fut élevé dans une Ré- publique & dans le Sehifme.
fin M l'AvertiJfement*
LES
LES
jpjëjstsêjës
D E
/. / ROUSSE AU,
CITOYEN DE GENEVE.
D l E v.
J LUS je m'efforce de connoître fon eflence infinie , moins je la con- çois ; mais elle eft , cela me fuffit ; moins je la conçois , plus je l'adore. Je m'humilie &c lui dis : Etre des Êtres , je fuis , parce que tu es ; c'eft m'éle- ver à ma fource que de te méditer
A
2 Les Pensées
fans ceflTe. Le plus digne ufage de ma raifon eft de s'anéantir devant toi : c'eft mon raviffement d'efprit , c'eft le charme de ma foibleflfe de me fentir accablé de ta grandeur.
Voulons-nous pénétrer dans ces abî- mes de métaphyfique qui n'ont ni fond ni rive , &c perdre à difputer fur i'eflen- ce divine ce temps iî court qui nous eft donné pour l'honorer î Nous ignorons ce qu'elle eft , mais nous favons qu'elle eft : que cela nous fuffife ; elle fe fait voir dans (es œuvres , elle fe fait fentir au dedans de nous. Nous pouvons bien difputer contre elle , mais non pas la méconnoître de bonne foi.
Rien n'exifté que par celui qui eft. C'eft lui qui donne un but à la juftice , une bafe à la vertu , un prix à cette courte vie employée à lui plaire; c'eft lui qui ne cefle de crier aux coupables que leurs crimes fecrets ont été vus , & qui feit dire au jufte oublié , tes vertus ont un témoin y c'eft lui , c'eft
DE J. J. ROU S SEAU. 3
fa fubftance inaltérable qui efl: le vrai modèle des perfections donc nous por- tons tous une image en nous-mêmes. Nos partions ont beau la défigurer ; tous Tes traits , liés à l'effence infinie , fe repréfentent toujours à la raifon a & lui fervent à rétablir ce que l'im- pofture 8c l'erreur en ont altéré.
É VA N G I L E.
v-< E divin Livre , le feul néceflàïre à un Chrétien , & le plus utile de tous à quiconque même ne le ferok pas , n'a befoin que d'être médité pour porter dans l'ame l'amour de fon Auteur , & la volonté d'accomplir fes préceptes. Jamais la vertu n'a parlé un fi doux langage j jamais la plus profonde fageflè ne s'eft exprimée avec tant d'énergie & de (implicite. On n'en quitte point la lecture fans fe fentir meilleur qu'au- paravant.
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4 £E S P E N S ÉE S
La majefté des Ecritures m'étonne , la fainteté de l'Evangile parle à mon coeur. Voyez les Livres des Philofophes avec toute leur pompe : qu'ils font petits près de celui-là! Se peut -il qu'un Livre , à la fois fi fublime & fi fage , foit l'ouvrage des hommes? Se peut- il que celui dont il fait l'hirtoire ne foit qu'un homme lui-même? Eft-ce là le ton d'un enthoufiafme ou d'un ambi- tieux fe&aire ? Quelle douceur , quelle pureté dans fes mœurs ! quelle grâce touchante dans fes inO-rudcions ! quelle élévation dans fes maximes ! quelle profonde fagefle dans fes difeours ! quelle préfence d'efprit , quelle nneife &c quelle juftelfe dans fes réponfes ! quel empire fur fes partions ! Où efl: l'homme , où eft le fage qui fait agir , fouffrir & mourir fans foibleffe & fans oftentation ? Quand Platon peint fou Jufte imaginaire couvert de tout l'op- probre du crime , & digne de tous les prix de la vertu, il peint trait pour
DZJ.J.ROVSSEAV. $
trait Jefus-Chrift : la refTemblance eft fi frappante , que tous les Pères l'ont fentie , & qu'il n'eft pas poiTible de s'y tromper. Quels préjugés , quel aveu- glement ne faut-il point avoir pour ofer comparer le Fils de Sophronifque au Fils de Marie ï Quelle diftance de l'un à l'autre ! Socrate mourant fans dou- leur 3 fans ignominie , foutint aifément jufqu'au bout fon perfonnage ; & ti cette facile mort n eût honoré fa vie , on douteroit fi Socrate , avec tout fon efprit , fut autre chofe qu'un Sophifte. Il inventa , dit-on , la Morale. D'autres avant lui l'avoient mife en pratique i il ne fit que dire ce qu'ils avoient fait, il ne fit que mettre en leçons leurs exemples. Ariftide avoit été jufte avant que Socrate eût dit ce que c'écoit que juftice ; Léonidas étoit mort pour fon pays avant que Socrate eût fait un de- voir d'aimer fa patrie ; Sparte étoit fobre avant que Socrate eût loué la fobriété : avant qu'il eût loué la vertu ,
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6 Les Pensées
la Grèce abondoic en hommes vertueux. Mais où Jefus avoir -il pris chez les liens cette Morale élevée ôc pure , dont lui feul a donné les leçons ôc l'exem- ple ? Du fein du plus furieux fanatifme la plus haute fagefïè fe fit entendre , ôc la {implicite des plus héroïques ver- tus honora le plus vil de tous les peu- ples. La mort de Socrate philofophant tranquillement avec fes amis , eft la plus douce qu'on puifle délirer ; celle de Jefus expirant dans les tourments , injurié 3 raillé , maudit de tout un peu- ple , eft la plus horrible qu'on puiflè craindre. Socrate prenant la coupe empoifonnëe , bénit celui qui la lui préfente- ôc qui pleure ; Jefus au mi- lieu d'un fupplice affreux , prie pour les bourreaux acharnés. Oui , G. la vie ôc la mort de Socrate font d'un Sa^e , la vie ôc la mort de Jefus font d'un Dieu. Dirons-nous que l'hiftoire de l'Evangile eft inventée à plailir ? Ce n'eft pas ainiî qu'on invente ; Ôc les faits de Socrate ,
de J. J. Rousseau. 7 dont pcrfonne ne doute , font moins atteftés que ceux de Jefus-Chrift. Au fond , c'eft reculer la difficulté fans la détruire ; il feroit plus inconcevable que plufieurs hommes d'accord eufient fabriqué ce Livre, qu'il ne l'eft qu'un feul en ait fourni le fujet. Jamais des Auteurs Juifs n'euffent trouvé ni ce ton., hî cette morale ; & l'Evangile a des caractères de vérité fi grands , fi frap- pants , fi parfaitement inimitables , que l'Inventeur en feroit plus étonnant que le Héros.
ATHÉISME, FANATISME.
L E fpectacle de la nature , fi vivant, fi animé , pour ceux qui reconnoiffent un Dieu , eft mort aux yeux de l'Athée ; & dans cette grande harmonie des Etres où tout parle de Dieu d'une voix fi douce , il n'apperçoit qu'un filence éternel.
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S Les Pensées
Bayle a très bien prouvé que le Fa- natifme eft plus pernicieux que l'Athéif- me , & cela eft inconteftable ; mais ce qu'il n'a eu garde de dire , & qui n'eft pas moins vrai , c'eft que le Fanatifme , quoique fanguinaire & crnel , eft pour- tant une paflion grande & forte qui élevé le cœur de l'homme , qui lui fait méprifer la mort 3 qui lui donne un reflort prodigieux , & qu'il ne faut que mieux diriger pour en tirer les plus fu- blimes vertus ; au lieu que l'irréligion , Se en général l'efprit raifonneur &c philofophique attache à la vie , effé- miné , avilit les âmes , concentre toutes les- palfions dans la bafidie de l'intérêt particulier 5 dans l'abjeftion du moi hu- main , & fappe ainii à petit bruit les vrais fondements de toute fociécé ; car ce que les intérêts particuliers ont de commun cft (\ peu de chofe 3 qu'il ne balancera jamais ce qu'ils ont d'oppofé. Si l'Athéifme ne fait pas verièr le fana des hommes, c'eft moins par amour
de J. J. Rousseau. 9 pour la paix que par indifférence pour le bien : comme que tout aille , peu im- porte au prétendu Sage, pourvu quil refte en repos dans Ton cabinet. Ses principes ne font pas tuer les hommes,* mais ils les empêchent de naître , en dé- truifant les mœurs qui les multiplient , en les détachant de leur efpece , en ré- duifant toutes leurs affections à un fecret égoïfme , aulïi funefte à la population qu'à la vertu. L'indifférence philofo- phique reffemble à la tranquillité de l'Etat fous le defpotifme : cJeffc la tran- quillité de la mort , elle eft plus def- tru&ive que la guerre même.
RELIGION,
Ys E combien de douceurs n'eft pas privé celui à qui la Religion manque ? Quel fentiment peut le confoler dans fes peines ? quel fneftateur anime tes bonnes actions qu'il fait en fecret l
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io Les Pensées
quelle voix peut parier au fond de fou a me ? quel prix peut-il attendre de fa vertu ? Comment doit-il envifuger la mort ?
Une dernière refTource à employer contre l'incrédule , c'efl: de le tou- cher , c'eft de lui montrer un exem- ple qui l'entraîne , &c de lui rendre la Religion fi aimable qu'il ne puiife lui rélifter.
Quel argument contre l'incrédule que la vie du vrai Chrétien ! Y a-t-il quel- que ame à l'épreuve de celui-là ? Quel tableau pour Ton cœur quand Tes amis , fes enfants , fa femme concourront tous à l'infrruire en l'édifiant / Quand , fans lui prêcher Dieu dans leurs difcours , ils le lui montreront dans les actions qu'il infpire , dans les vertus dont il eft l'auteur , dans le charme qu'on trouve à lui plaire ! Quand il verra briller l'image du Ciel dans fa maifon ! Quand une fois le jour il fera forcé de fe dire : non , l'homme n'eiï pas ainli par lui-
de J. J. Rousseau. " même , quelque chofe ùè plus qu hu- main règne ici !
Un heureux inftind me porte au bien , une violente paflion s'élève ; elle a fa racine dans le même inftincl: , que ferai-je pour la détruire î De la con- fidération de tordre je tire la beauté de la vertu, & fa bonté de l'utilité commune -, mais que fait tout cela con- tre mon intérêt particulier , &c lequel au fond m'importe le plus, de mon bonheur aux dépens du refte des hom- mes , ou du bonheur des autres aux dé- pens du mien ? Si la crainte de la honte ou du châtiment m'empêche de mal faire pour, mon profit , je n'ai qu'à mal • faire en fecret , la vertu n'a plus rien à me dire , 5c fi je fuis furpris en faute , on punira comme à Sparte , non le délit , mais la mal-adrefle. Enfin , que le caractère & l'amour du beau (oit em- preint par la nature au fond de mon ame , j'aurai ma règle a.ulti long-temps qu'il ne fera point défiguré j mais corn-
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S Pensées
iirer de conferver toujours --1- pureté cette effigie intérieure qui î/u point parmi les Etres fenfîoles de modèle auquel on puffle la com- parer ? Ne fait- on pas que les affec- tions" défoidonnées corrompent le ju- gement ainh* que la volonté > & que la confeience s'altère 8t fe modifie infen- fiblement dans chaque fiecie , dans chaque peuple , dans chaque individu , félon 1 înconftance & la variété des préjugés ? Adorons l'Etre éternel , d'un fouille nous détruirons ces fantômes de raifon qui n'ont qu'une vaine apparence & fuient comme une ombre devant l'immuable Vériré.
L'oubli de toute Religion conduit: à Pot:bli des devoirs de l'homme.
Fuyez ceux qui , fous prétexte d'ex- pliquer la nature , fement dans les Cœurs des hommes de défolantes doc- trines , & dont le fcepricifme apparent cft une fois plus arKrmatif cV plus dogmatique que le ton décidé de leurs
DE J. J. ROVSSZAV. 1$ adverfaires. Sous le hautain prétexte qu'eux feuls font éclairés , vrais , de bonne foi , ils nous foumettent impé- rieufement à leurs décidons tranchan- tes , & prétendent nous donner , pour les vrais principes des chofes , les inin- telligibles fyftêmes qu'ils ont bâtis dans leur imagination. Du relre , renversant , détruifant , foulant aux pieds tout ce que les hommes vefpe&ent , ils ôtent aux affligés la dernière confolation de leur mifére , aux puuTants & aux riches le feul frein de leurs partions > ils arra- chent du fond des cœurs le remords du crime , l'efpoir de la vertu , & fe vantent encore d'être les bienfaiteurs du genre humain. Jamais, difent-ils", ta vérité n'eft nuïfible aux hommes ; je le crois comme eux 3 & c'eft à mon avis une grande preuve que ce qu'ils enfeignent n'eft pas la vérité.
i4 Les Pensées
ORAISON, DÉVOTION,
DÉVOTS.
1>'A m e en s'élevant par l'Oraifon à la fource du fenriment & de l'Être, y perd fa fécheretfe & Ta langueur : elle y renaît , elle s'y ranime , elle y trouve un nouveau reflbrt , elle y puife une nouvelle vie ; elle y prend une au- tre exiftence qui ne tient point aux partions du corps , ou plutôt elle n'eft plus en elle-même ; elle eft toute dans l'Être immenfe qu'elle contemple , & dégagée un moment de Ces entraves, elle fe confole d'y rentrer , par cet eflai d'un état plus fublime , qu'elle efpere être un pur le lien.
Il n'y a rien de bien qui n'ait un excès blâmable , même la Dévotion qui tourne eu délire. Comment viennent les extafes des afcé*iqu«f? En prolon- geant le temps qu'on donne à la prière
de J. J. Rousseau. 15 plus que ne le permet la foiblefle hu- maine. Alors l'efprit s'épuife , l'imagi- nation s'allume & donne des vidons ; on devient infpiré , Prophète , & il n_y a plus ni fens ni génie qui garantie du Fanatifme.
Si l'on abufe de l'Oraifon , & qu'on devienne myftique , on fe perd à force de s'élever ; en cherchant la grâce on renonce à la raifon ; pour obtenir un don du Ciel on en foule aux pieds un autre ; en s'obftinant à vouloir qu'il nous éclaire , on s'ôte les lumières qu'il nous a données.
Servir Dieu , ce n'eft point paffer fa vie à genoux dans un Oratoire , c'eft remplir fur la terre les devoirs qu'il nous impofe j c'eft faire en vue de lui plaire tout ce qui convient à l'état où il nous a mis : il faut premièrement faire ce qu'on doit , puis prier quand
on le peut.
La dévotion eft un opium pour l'ame : elle é^aie , anime & foutient quand on
i<3 Les Pensées
en prend peu : une trop forte dofe en- dort , ou rend furieux , ou tue.
On ne doit point afficher la Dévo- tion par un extérieur afFeété , & comme une efpece d'emploi qui difpenfe de tout autre. Il faut auiTî s'abftenir de ce lan- gage myftique & figuré qui nourrit le cœur des chimères de l'imagination , & fubftitue au véritable amour de Dieu des fentiments imités de l'amour ter- reftre , & très propres à le réveiller. Plus on a le cœur tendre & fimagr- nation vive , plus on doit éviter ce qui • rend à les émouvoir j car enfin , com- ment voir les rapports de l'objet myfrï- que, fi l'on ne voit autfi l'objet fenfuel , & comment une honnête femme ofe-t- elle imaginer avec afïurance des objets qu'elle n'oferoit regarder ?
Ce qui donne le plus d'éloignement pour les dévots de profeiïïon , c'eft cette âpreté de mœurs qui les rend infenfi- bles à l'humanité , c'eft cer orgueil cxceiïîf qui leur fait regarder, en pitié
de J. J. Rousseau. 17 le refte du monde : dans leur éléva- tion , s'ils daignent s'abaiflèr à quelque acte de bonté , c'eft d'une manière fi humiliante , ils plaignent les autres d'un ton fi cruel , leur juftice eft fi rigou- reufe , leur charité eft fi dure , leur zèle eft fi amer , leur mépris relTemble il fort à la haine , que l'infenfibilité même des sens du monde eft moins barbare que leur commifération. L'amour de Dieu leur fert d'excufe pour n'aimer perfonne , ils ne s'aiment pas même l'un l'autre ; vit-on jamais d'aminé vé- ritable entre les ( faux ) dévots ï Mais plus ils fe détachent des hommes , plus ils en exigent , & l'on diroit qu'ils ne s'élèvent à Dieu que pour exercer fou autorité fur la terre.
iS Les Pensées
C O NS C I EN C E.
JLv E meilleur de tous les Cafuiftes eft la Confcience, & ce nJeft que quand on marchande avec elle qu'on a recours aux fubtilités du raifonnement.
La Confcience eft la voix de i'ame, les pafïïons font la voix du corps. Eft- il étonnant que fou vent ces deux lan- gages fe contredifent , 3c alors lequel faut-il écouter ? Trop fouvent la raifon nous trompe , nous n'avons que trop acquis le droit de la récufer ; mais la Confcience ne trompe jamais , elle eft le vrai guide de l'homme ; elle eft à l'ame ce que l'inftmcl: eft au corps ; qui la fuit obéit à la nature , 8c ne craint point de s'égarer.
Confcience ! Confcience ! InftincT: di- vin , immortelle & célefte voix ; guide affuré d'un être ignorant &c borné , mais intelligent &c libre t juge infaillible du
de J. J. Rousseau. ï? bien Se du mal , qui rends L'homme femblable à Dieu; c'eft toi qui fais l'ex- cellence de fa nature Se la moralité de fes adions ; fans toi je ne Cens rien en moi qui m'élève au deflus des bêtes , que le trifte privilège de m'égarer d'er- reurs en erreurs à l'aide d'un entende- ment fans règle. , Se d'une raifon fans principe.
Si la Confcience parle à tous les cœurs , pourquoi donc y en a-t-il Ci peu qui l'entendent ? Eh ! c'eft qu'elle nous parle la langue de la Nature , que tout nous a fait oublier. La Confcience eft timide , elle aime la retraite Se la paix j le monde Se le bruit l'épouvantent ; les préjugés dont on la fait naître font fes plus cruels ennemis ; elle fuit ou fe tait devant eux t leur voix bruyante étouffe la fienne , Se l'empêche de fe faire entendre ; le fanatifme ofe la con- trefaire, Se dite le crime en fon nom. Elle fe rebute enfin à force d'être écon- duite j elle ne nous parle plus , elle ne
io Les Pensées
nous répond plus ; 8c après de Ci longs mépris pour elle , il en coûte autant de la rappciler qu'il en coûta de la bannir.
MORALITÉ DE NOS ACTIONS.
1 Ou te la Moralité de nos actions eft dans le jugement que nous en por- tons nous-mêmes. S'il eft vrai que le bien {bit bien , il doit l'être au fond de nos cœurs comme dans nos oeuvres ; & le premier prix de la juftice eft de fentir qu'on la pratique. Si la bonté morale eft conforme à notre nature , l'homme ne fauroit être fain d'efprit ni bien conftitué , qu'autant qu'il eft bon. Si elle ne l'eft pas , & que l'homme foit méchant naturellement , il ne peut celfer de l'être fans fe corrompre 3 Se la bonté n'eft en lui qu'un vice contre nature. Fait pour nuire à fes fembla- bles, comme le loup pour égorger la
de J. J, Rousseau. h proie , un homme humain feroit un animal auffi dépravé qu'un loup pi- toyable , Se la vertu feule nous laifTeroit des remords. _ .
Rentrons en nous-mêmes : exami- nons , tout intérêt perfonnel à part , à quoi nos penchants nous portent. Quel fpeftacle nous flatte le plus , celui des tourments ou du bonheur d'autrui f Qu'eft-ce qui nous eft le plus doux à faire , & nous laine une impreiîion plus agréable après l'avoir fait , d'un atte de btnfaifance ou d'un afte de méchan- ceté 2 Pour qui vous intéreffez-vous fur vos Théâtres î Eft-ce aux forfaits que vous prenez plaifir î Eft-ce à leurs au- teurs punis que vous donnez des lar- mes ? Tout nous eft indifférent , di- fent-ils , hors notre intérêt ; & tout au contraire , les douceurs de l'amitié, de l'humanité nous confolent dans nos peines ; &c même dans nos plaifirs , nous ferions trop fculs , trop miférables , fi nous n'avions avec qui les partager.
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DE J.J- proie , un bon animal auflî à toyable , & des remords.
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n Les Pensée s
S'il n'y a rien de moral dans le cœur de l'homme , d'où lui viennent donc ces tranfports d'admiration pour les gran- des âmes ? Cet enthoufîafme de la ver- tu , quel rapport a-t-il avec notre in- térêt privé ? Pourquoi voudrois-je être Caton qui déchire Tes entrailles } plutôt que Cefar triomphant ? Otez de nos cœurs cet amour du beau , vous ôtez tout le charme de la vie. Celui dont les viles paillons ont étouffé dans Ton ame étroite ces fentiments délicieux ; celui qui , à force de fe concentrer au dedans de lui , vient à bout de n'aimer que lui-même , n'a plus de tranfports , fon cœur glacé ne palpite plus de joie , un doux attendrilfement n'humede ja- mais fes yeux , il ne jouit j lus de rien ; le malheureux ne fent plus , ne vit plus ; il effc déjà mort.
Jettez les yeux fur foutes les nations du monde , parcourez toutes les hiftoi- îes : parmi tant de cultes inhumains & bifarres , parmi cette prodigieufe diver-
de J. J Rousseau. i$ fïté de mœurs & de caraderes , vous trouverez par-tout les mêmes idées de juftice &c d'honnêteté , par-tout les mê- mes notions du bien'& du mal. L'an- cien paganifme enfanta des Dieux abo- minables qu'on eût puni ici bas com- me des fcélérars , & qui n'offraient pour tableau du bonheur fuprême , que des forfaits à commettre & des paiTions à contenter. Mais le vice, armé d'une autorité facrée , defeendoit en vain du féjour éternel , l'inftind moral le re- poufïbit du cœur des humains. En célé- brant les débauches de Jupiter , on ad- miroit la continence de Xénocrate ; la chafte Lucrèce adoroit l'impudique Ve- nus ; l'intrépide Romain facrinoit à la peur , il invoquoit le Dieu qui mutila fon père , & mouroit fans murmure de la main du fién : les plus méprifa- bles divinités furent fervies par les plus grands hommes. La fainte voix de la Nature , plus forte que celle des Dieux , fe faifoit refpe&cr fur la terre , & fem-
24 Les Pensées
bloit reléguer dans le ciel le crime avec les coupables.
Il elVdonc au fond de nos âmes un principe inné de juftice & de vertu , fur lequel , malgré nos propres maxi- mes , nous jugeons nos actions & celles d'autrui , comme bonnes ou mauvaifes.
PASSIONS.
L'Entendement humain doit beaucoup aux pallions, qui, dJun com- mun aveu lui doivent beaucoup aulli. C'eft par leur activité que notre rai- fon Ce perfectionne ; nous ne cherchons à connoître que parce que nous défi- rons de jouir .- &c il n'eft pas poiïible de concevoir pourquoi celui qui n'auroit ni défirs , ni craintes , fe donneroit la peine de railonner. Les pallions, à leur tour, tirent leur origine de nos befoins, & leur progrès de nos connoiflances } car on ne peut délirer ou craindre les
chofes ,
de J. J. Rousseau, i;
chofes , que fur les idées qu'on en peut avoir , ou par la ûmple impulfîon de la Nature.
C'eft une erreur de diftinguer les Pallions en permifes & défendues , pour fe livrer aux premières & fe refufer aux autres. Toutes font bonnes quand on en eft le maître , toutes font mauvaifes quand on s'y laiflè affujettir.
Les grandes Pafïions ufées dégoûtent des autres j la paix de l'ame qui leur fuccede eft le feul fentiment qui s'ac- croît par la jouiflance.
Le fpe&acle des PaiTions violentes de toute efpece eft un des plus dange- reux qu'on puifife offrir aux enfants. Ces Pallions ont toujours dans leurs excès quelque chofe de puérile qui les arhufe, qui les féduit , de leur fait aimer ce qu'ils devroient craindre. Voilà pour- quoi nous, aimons tous le Théâtre , 8c plufîeurs d'entre nous les Romans.
Toutes les grandes Paillons fe for- ment dans la folitude; on n'en a point
B
2($ LES PENSÉES
de femblables dans le monde , où nui objet n'a le temps de faire une profon- de "impreiTion , Se où la multitude des aoûts énerve la force des fentiments. Les petites Pallions ne prennent ja- mais le change & vont toujours à leur fin; mais on peut armer les grandes contre elles-mêmes.
Dans la retraite on a d'autres maniè- res de voir ôc de fentir } que dans le commerce du monde ; les Partions au- trement modifiées ont auiïi d'autres ex- preiïions : l'imagination toujours frap- pée des mêmes objets , s'en affecte plus vivement. Ce petit nombre d'images revient toujours , fe mêle à toutes les idées , & leur donne ce tour bizarre & peu varié qu'on remarque dans les dif- cours des folitaires. S'enfuit-il de là que leur langage foit fort énergique? Point du tout , il n'eft qu'extraordinaire. Ce n'eft que dans le monde qu'on ap- prend à parler avec énergie. Première- ment, parce qu'il faut toujours dire
£>£ 7- J. Rou s szau. xj
autrement & mieux que les autres , 8c puis , que forcé d'affirmer à chaque ins- tant ce qu'on ne croit pas , d'exprimer des fentiments qu'on n'a point , on cher- che à donner à ce qu'on dit un tour per- fuafif qui fupplée à la perfuafion inté- rieure. Croyez-vous que les gens vrai- ment palïîonnés aient ces manières de parler vives , fortes , coloriées que l'on admire dans les drames ôc dans les Ro- mans françoîs ! Non : la Pafïion pleine d'elle-même , s'exprime avec plus d'a- bondance que de force ; elle ne fonge pas même à perfuader ; elle ne ioup- çonne pas qu'on puifle douter d'elle : quand elle dit ce qu'elle fent , c'eft moins pour l'expofer aux autres que pour fe foulager. On. peint plus vive- ment l'amour dans les grandes villes ; l'y fent-on mieux que dans les hameaux ? Lifez une lettre d'amour faite par un auteur dans fon cabinet, par un bel ef- prit qui veut briller. Pour peu qu'il ait du feu dans la tête , fa lettre va , corn-
V i
l2S Les Pensées
me on dit , brûler le papier ; la chaleur rrïra pas plus loin. Vous ferez enchan- té , même agité peut-être ; mais d'une agitation palïagere & feche, qui ne vous khîera que des mots pour tout fouve- nir. Au contraire , une lettre que l'a- mour a réellement dictée ; une lettre d'un Amant vraiment patïionné , fera lâche , dirTufe , toute en longueurs , en détordre , en répétitions. Son coeur , plein d'un fentiment qui déborde , redit toujours la même chofe, & n'a jamais achevé de dire ; comme une fource vive qui coule fans ceffe & ne s'épuife jamais. Rien de Taillant , rien de remarquable : on ne retient ni mots, ni tours , ni phra- fe : on n'admire rien , l'on n'eft frappé de rien. Cependant on fe fent l'ame atten- drie : on fe fent ému fans (avoir pour- quoi. Si la force du fentiment ne nous frappe pas , fa vérité nous touche , ÔC c'eft ainfi que le cœur fait parler au cœur. Mais ceux qui ne fentent rien, ceux qui n'ont que le jargon paré des
de J. J. Rousseau. 19 partions , ne connoiflent point ces for- tes de beautés , & les méprifent.
L'enthoufiafme eft le dernier degré de la paillon. Quand elle eft à Ton com- ble , elle voit Ton objet parfait ; elle en fait alors fon idole ; elle le place dans le ciel. En écrivant à ce qu'on aime , ce ne font plus des lettres que l'on écrit , ce font des hymnes.
Les grandes pallions ne germent gueres chez les hommes foibles.
La fource de nos partions , l'origine & le principe de toutes les autres , la feule qui naît avec l'homme , 6c ne le quitte jamais , tant qu'il vit , eft l'a- mour de foi : Pafïion primitive , innée , antérieure à toute autre , & dont toutes les autres ne font , en un fens , que des modifications.
Dans le règne des Partions , elles ai- dent à fupporter les tourments qu'elles donnent, elles tiennent l'efpérance à côté du défir Tant qu'oiv défire , on peut fe paflfei d'être heureux ; on s'at-
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30 Les Pensées
tend à le devenir : 11 le bonheur ne vient point , l'efpoir fe prolonge 3 de le char- me de l'illufion dure autant que la Pa£ fion qui le caufe. Ainfi cet état fe fufHt à lui-même , & l'inquiétude qu'il donne efl une forte de jouiffance qui fupplée à la réalité.
On étouffe de grandes Pallions ; ra- rement on les épure.
On n'a de prife fur les Paffions , que par les Pallions ; c'efi: par leur empire qu'il faut combattre leur tyrannie, Se c'eft toujours de la Nature elle-même qu'il faut tirer les instruments propres à la régler.
Que les Pallions nous rendent cré- dules ; Se qu'un ccçur vivement touché fe détache avec peine des erreurs mê- mes qu'il apperçoit !
On peut vivre beaucoup en peu d'an- nées , & acquérir une grande expé- rience à fes dépens : c'eft alors le che- min des Palïions qui conduit à la Phi- lofophie.
DE J. J. ROUSS EAU. 31 La fouuce de toutes les Partions eft la fenfibilité ; l'imagination détermine leur pente. Tout être qui fent Tes rap- ports , doit être affeété quand ces rap- ports s'altèrent , 6c qu'il en imagine , ou qu'il en croit imaginer de plus con- venables à fa nature. Ce font les erreurs de l'imagination qui transforment en vices Us. Partions de tous les êtres bornés , même des anges , s'ils en ont : car il faudroit qu'ils connurent la na- ture de tous les êtres , pour favoir quels rapports conviennent le mieux à
la leur.
Voici le fommaire de toute la fa- gefle humaine dans l'ufage des Partions. i°. Sentir les vrais rapports de l'hom- me , tant dans l'efpece que dans l'indi- vidu. i°. Ordonner toutes les affec- tions de l'ame félon ces rapports.
B 4
3i Les Pensées
B O N H E V R.
IN O u s ne favons ce que c'eft que bonheur ou malheur abfolu. Tout eft mêlé dans cette vie , on n'y goûte aucun fentiment pur , on n'y refte pas deux moments dans le même état. Les affec- tions de nos âmes , ainfî que les modifi- cations de nos corps , font dans un flux continuel. Le bien &c le mal nous font com-muns à tous , mais en différentes mefures. Le plus heureux eft celui qui fouffre le moins de peines ; le plus mifé- rable eft celui qui fent le moins de plai- firs. Toujours plus de fouffrances que de jouiffances : voilà la différence commu- ne à tous. La félicité de l'homme ici bas n'eft donc qu'un état négatif, on doit le mefurer par la moindre quantité des maux qu'il fouffre.
Tout fentiment de peine eft infépara- ble du déiir de s'en délivrer : toute idée
de J. J. Rousseau. 35
de plaifir eft inféparable du défir d'en jouir : tout défir fuppofe privation , & toutes les privations qu'on fent (ont pé- nibles ; c'eft donc dans ia difproportion de nos défirs 5c de nos facultés , que confifte notre mifere. Un être fenfible , dont les facultés égaleroient les dé (1rs , feroit un être abfolument heureux.
En quoi donc confifte la fagefle hu- maine ou la route du vrai Bonheur ? Ce n'eft pas précifément à diminuer nos défirs ; car s'ils étoient au deiTous de notre puiiîance, une partie de nos facul- tés refteroit oifive , & nous ne jouirions pas de tout notre être. Ce n'eft pas non plus à étendre nos facultés ; car Ci nos délire s'étendoient à la fois en plus grand rapport , nous n'en deviendrions que plus miférables : mais c'eil à dimi- nuer l'excès des défirs fur les facul- tés , Se à mettre en égalité parfaite la puiiîance & la volonté. C'eft alors feu- lement que toutes les forces étant en action j l'ame cependant refera paifi-
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34 Les Pensées
ble j & que l'homme fe trouvera biefl
ordonné.
Le monde réel a Tes bornes, le mon- de imaginaire eft infini : ne pouvant élar- eir l'un , retreciflbns l'autre \ car c'en: de leur feule différence que naiffent tou- tes les peines qui nous rendent vrai- ment malheureux. Otez la force , la fanté , le bon témoignage de foi , tous les biens de cette vie font dans l'opi- nion : ôtez les douleurs du corps & les remords de la confeience y tous no& maux font imaginaires.
Tous les animaux ont exactement les facultés néceflaires pour fe conferver. L'homme ftul en a de fuperflues. N'eft- ce pas bien étrange que ce fuperflu foie l'inftrument de fa mifere } Dans tout pays les bras d'un homme valent plus que fa fubftance. S'il étoit allez fage pour compter ce fuperflu pour rien , il auroit toujours le néceflaire , parce qu'il n'auroit jamais rien de trop. Les grands beibins 3 difoit Favorin a nailïèut des
de J. J. Rousseau. 3J
grands biens , & fouvent le meilleur moyen de fe donner les chofes dont on manque eft de s'ôter celles qu'on a : c'eft à force de nous travailler pour aug- menter notre bonheur , que nous le changeons en mifere. Tout homme qui ne voudroit que vivre , vivroit heureux ; par conféquent il vivroit bon , car où feroit pour lui l'avantage d'être mé- chant.
Nous jugeons trop du bonheur fur les apparences ,• nous le fuppofons où il eft le moins ; nous le cherchons où il ne fauroit être : la gaieté n'en eft qu'un li- gne très équivoque. Un homme gai n'efi: fouvent qu'un infortuné , qui cherche à donner le change aux autres , & à s'é- tourdir lui-même. Ces gens fi riants , fî ouverts f fi férieux dans un cercle , font prefque tous tiïftes & grondeurs chez eux , & leurs domeftiques portent la peine de l'amufement qu'ils donnent à leurs fociétés. Le vrai contentement n'eft ni gai , ni folâtre ; jaloux d'un fe\\-
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3<S Les Pensées
timent fi doux , en le goûtant on y pen~ fe , on le favoure , on craint de l'évapo- rer. Un homme vraiment heureux ne parle gueres , &c ne rit gueres ; il re£ ierre , pour ainfi dire , le bonheur au- tour de Ton cœur. Les jeux bruyants 3 la turbulente joie voilent les dégoûts ôc l'ennui. Mais la mélancolie eit amie de la volupté ; l'attendriiïement & les larmes accompagnent les plus douces jouif- fances s &c l'exceilive joie elle-même ar- rache plutôt des pleurs que des ris.
Si d'abord la multitude & la variété des amufements pàroiftent contribuer au Bonheur , fi l'uniformité d'une vie égale paroît d'abord ennuyeufe 5 en y regar- dant mieux , on trouve , au contraire > que la plus douce habitude de l'ame CQnfifte dans une modération de jouif- fance, qui lailîc peu de prife au défir 8c au d'goïk. L'inquiétude des défirs pro- duit la curiofité , l'inconftance ; le vui- de des turbulents pkifirs produit l'en- nui.
de J. J. Rousseau. 37
On a du plaide- quand on en veut avoir ; c'eft l'opinion feule qui rend tout diffi- cile , qui charte le Bonheur devant nous -, & il eft cent fois plus aifé d'être heureux que de le paroître.
Il n'eft point de route plus fùre pour aller au Bonheur , que celle de la vertu. Si l'on y parvient , il eft plus pur , plus folide & plus doux par elle j fi on le manque , elle feule peut en dédomma-
ger.
Que font ces hommes fenfuels qui multiplient n" indiferetement leurs dou- leurs par leurs voluptés? ils anéantif- fent pour ainfi dire leur exiftence à force de l'étendre fur la terre ; ils aggravent le poids de leurs chaînes par le nom- bre de leurs attachements ; ils n'ont point de jouiflances qui ne leur prépa- rent mille ameies privations : plus ils fentent & plus ils fourfrent : plus ils s'enfoncent dans h vie3 & \-lus ils luiit malheureux.
Tout ce qui tient aux fens & n'eft pas
38 Les Pensées
nécefTaire à la vie , change de nature aufïi-tôt qu'il tourne en habitude. Il cefTe d'être un plaifir en devenant un befoin •> c'eft à la fois une chaîne qu'on fe donne &c une jouifïance dont on fe prive , & prévenir toujours les défîrs , n'eft pas l'art de les contenter , mais de les éteindre. Un objet plus noble qu'on doit fe propofer en cela , eft de refter maître de foi-même , d'accoutumer Ces pafTîons à l'obéiflance , & de plier tous fes défîrs à la règle. C'eft un nouveau moyen d'être heureux , car on ne jouit fans inquiétude que de ce qu'on peu per- dre fans peine ; Ôc Ci le vrai Bonheur ap- partient au fage , c'eft parce qu'il eft de tous les hommes celai à qui la fortune peut le moins ôter.
Tous les Conquérants n'ont pas été tués ; tous les ufurpateurs n'ont pas échoué dans leurs entreprîtes -, plusieurs paroîtront heureux aux efprits préve- nus des opinions vulgaires ; mais celui qui , fans s'arrêter aux apparences , ne
ve J* J. Rous SEAV. 35 Juge du Bonheur des hommes que par l'état de leurs cœurs , verra leur mifere dans leurs fuccès mêmes, il verra leurs défirs & leurs foucis rongeants s'étendre & s'accroître avec leur for- tune i il les verra perdre haleine en avançant , fans jamais parvenir à leurs termes. Il les verra femblables à ces voyageurs inexpérimentés , qui , s'en- nageant pour la première fois dans Tes Alpes, penfent les franchir à cha- que montage , & quand ils font au fommet , trouvent avec découragement de plus hautes montagnes au devant
d'eux.
Celui qui pourroit tout fans être Dieu » feroit une miférable créature ; il feroit privé du plaint de défirer ; toute autre privation feroit plus fupportable. D'où il fuit que tout Prince qui afpire au def- potifme , afpire à l'honneur de mourir d'ennui. Dans tous les Royaumes du monde cherchez-vou, L'homme le plus ennuyé du pays 2 Allez toujours durée-
4Q Les Pensées
tcment au Souverain , fur-tout s'il efl très-abfolu. C'eft bien la peine de faire tant de miférables ! Ne fauroit-il s'en, nuyer à moindres frais ?
Les gueux font malheureux , parce qu'ils font toujours gueux, les Rois font malheureux , parce qu'ils font toujours Rois. Les états moyens dont on fort plus aifément offrent des pfaf- fus au deffus & au deifous de foi ; ils étendent aufïï les lumières de ceux qui les remplifTent, en leur donnant plus de préjugés à connoître , & plus de de- grés à comparer. Voilà , ce me femble , la principale raifon pour quoi c'eft oé- néralement dans les conditions médio- cres qu'on trouve les hommes les plus heureux & du meilleur fens.
Le figne le plus aflïiré du vrai con- tentement d'efprit eft la vie retirée ÔC domeftique, & Ton peut croire que ceux qui vont fans cefTe chercher leur Bonheur chez autrui ne l'ont point chez eux-mêmes.
DE J. J. R OU S SEAV. 4:
V E R T V.
Le mot de Vertu vient de force , la force eft la bafe de toute Vertu.
L'homme vertueux eft celui qui fait vaincre fes affe&kms.
La Vertu n'appartient qu'à un être foibte par fa nature Se fort par fa volon- té; c'eft en cela que confifte le mérite de l'homme jufte.
L'exercice des plus fublimes Vertus élevé & nourrit le génie.
Les âmes d'une certaine trempe trans- forment , pour ainfi dire , les autres en elles-mêmes ; elles ont une fphere d'ac- tivité dans laquelle rien ne leur réfifte ; on ne peut les connoître fans les vou- loir imiter , & de leur fublime élévation elles attirent à elles tout ce qui les en- vironne.
Il n'eft pas fi facile qu'on penfe te renoncer à la Vertu. Elle tourmente
4i Le s P e n s è e s
long-temps ceux qui l'abandonnent , 8c Tes charmes qui font les délices des âmes pures , font le premier fupplice du méchant , qui les aime encore 8c n'en fauroit plus jouir.
L'exercice des Vertus fociales porte au fond des cœurs l'amour de l'huma- nité ; c'eft en faifant le bien qu'on de- vient bon.
La Venu eft: fi néceflfaire à nos cœurs, que quand on a une fois abandonné la véritable , on s'en fait enfuite une à fa mode , &c l'on y tient plus fortement , peut-être, parce qu'elle eft de notre choix.
Si les facrinces à la Vertu coûtent fouvent à faire, il eft toujours doux de les avoir faits , 8c l'on n'a jamais vu perfonne fe "repentir d'une bonne ac- tion.
Une ame une fois corrompue l'eft pour toujours , 8c ne revient plus au bien d'elle-même ; à moins que quel- que révolution fubit» , quelque brufque
de J. J. Rousseau, 45 changement de fortune & de fituation ne change tout à coup fes rapports, & par un Violent ébranlement ne l'aide à retrouver une bonne affiette. Toutes fes habitudes étant rompues , & toutes fes pallions modifiées , dans ce boulever- fement général > on reprend quelque- fois fon caradere primitif, & Ton de- vient comme un nouvel être forti ré- cemment des mains de la Nature. Alors le fouvenir de fa précédente bafTeiTe , peut fervir de préfervatif contre une rechute. Hier on étoit abject & foible , aujourd'hui l'on efc fort & magnanime. En fe contemplant de Ci près dans deux états fi différents , on en fent mieux le prix de celui où l'on eft remonté ; & l'on en devient plus attentif à s'y fou-
tenir.
La jouifiance de la Vertu eft toute intérieure & ne s'apperçoit que par ce- lui qui la fent : mais tous les avanta- ges du vice frappent les yeux d'autrui , & il n'y a que celui qui les a qui fâche
44 Les Pensées
ce qu'ils lui coûtent. C'eft peut-être là la clef des faux jugements des hommes fur les avantages du vice &c fur ceux de la Vertu.
Il n'y a que des âmes de feu qui fâ- chent combattre 8c vaincre. Tous les grands efforts , toutes les aurions fu- blimes font leur ouvrage ; la froide rai- fon n'a jamais rien fait d'illuftre, &c l'on ne triomphe des partions qu'en les oppofant l'une à l'autre. Quand celle de la Vertu vient à sJélever elle do- mine feule &c tient tout en équilibre : voilà comme fe forme le vrai fage , qui n'eft pas plus qu'un autre à l'abri des partions ; mais qui feul fait les vaincre par elles-mêmes , comme un pilote fait route par les mauvais vents.
La vertu eft un état de guerre , &c pour y vivre on a toujours quelque com- bat à rendre contre foi.
Si la vie eft courte pour le plaifir , qu'elle eft: longue pour la Vertu ! Il faut être inceflàmmenc fur. fes eardes.
de J. J- Rousseau. 45
L'inftant de jouir pane &c ne revient plus; celui de mal faire paflè& revient
fans celTe : on s'oublie un moment , de l'on eft perdu.
La faune honte Se la crainte du blâ- me infpirent plus de mauvaifes adions que de bonnes ; mais la vertu ne fait rougir que de ce qui eft mal.
L'homme de bien porte avec plaifir le doux fardeau d'une vie utile à fes femblables : il fent ce que la vaine fa- gefle des méchants n'a jamais pu croi- re ; qu'il eft un bonheur réfervé dès ce monde aux feuls amis de la Vertu. Il vaut mieux déroger à la Noblefle qu'à la Vertu , & la femme d'un char- bonnier eft plus refpedable que la mai- trèfle d'un Prince.
. On a dit qu'il n'y avoit point de hé- ros pour fon valet de chambre, cela peut être ; mais l'homme jufte a l'eftime de fon valet , ce qui montre aftez , que l'héroïfme n'a qu'une vaine apparence, & qu'il n'y a rien de folide^que la Vertu.
4^ Les Pensées
Charme inconcevable de la beauté qui ne périt point ! Ce ne font point les vicieux au faîte des honneurs , dans le fe'm des plaifirs qui font envie ; ce font les vertueux infortunés , & 1 on fent au fond de fan cœur la félicité réelle que couvroient leurs maux apparents. Ce Cen- timent eft commun à tous les hommes , & fouvent même en dépit d'eux. Ce divin modèle que chacun de nous porte avec lui , nous enchante malgré que nous en ayons ; fi-tôt que la paiTion nous permet de le voir , nous lui voulons reflembler,& fi le plus méchant des hom- mes pouvoit être un autre que lui-mê- me, il voudroit être un homme de bien. Les Vertus privées font fouvent d'au- tant plus fublimes qu'elles n'afpirent point à l'approbation d'aurrui , mais feulement au bon témoignage de foi- même ; & la confeience du jufte ku tient lieu des louanges de l'Univers.
La félicité eft la fortune du fage 3 Se il n'y en a point fans vertu.
de J. J. Rousseau. 47
H O N N E V R.
N peut diftinguer dans ce qu'on appelle Honneur , celui qui fe tire de l'opinion publique , de celui qui dérive de l'eftime de Toi-même. Le premier confîfte en vains préjugés plus mobiles qu'une onde agitée ; le fécond a fa ■bafe dans les vérités éternelles de la morale. L'honneur du monde peut être avantageux à la fortune , mais il ne pénètre point dans l'ame &c n'influe en rien fur le vrai bonheur. L'Honneur véritable au contraire en forme l'eflèn- ce , parce qu'on ne trouve qu'en lui ce fentiment permanent de fatisfa&ion intérieure , qui feul peut rendre heureux un Être penfanc.
jfifc,
48 Les Pensées
CHASTETÉ, PURETÉ, Pudeur.
JL/ A Chafteté doit être une vertu délicieufe pour une belle femme qui a quelque élévation dans l'ame. Tandis qu'elle voit toute la terre à fes pieds , elle triomphe de tout & d'elle-même : elle s'élève dans fon propre cœur un trône auquel tout vient rendre hom- mage : les fentiments tendres ou jaloux , mais toujours refpectueux , des deux fexes , l'eftime univerfelle & la Tienne propre > lui payent fans cerfe en tribut de gloire les combats de quelques inf- tants. Les privations font paflfageres , mais le prix en eft permanent. Quelle jouiifance pour une ame noble , que l'orgueil de la vertu joint à la beauté I Réalifez une héroïne de Roman , elle goûtera des voluptés plus exquifes que les Laïs &; les Cléopatresj Se quand
fa
de J. J. Rousseau. 49
fa beauté ne fera plus , fa gloire & Tes plaifîrs refteront encore ; elle feule faura jouir du patte.
La Pureté fe foutient par elle-même ; les défirs toujours réprimés s'accoutu- - ment à ne plus renaître , Se les tenta- tions ne fe multiplient que par l'habi- tude d'y fuccomber.
La force de l'ame , qui produit toutes les vertus , tient à la pureté qui les nourrit toutes.
Rien n'eft méprifabje de ce qui tend à garder la pureté , &c ce font les pe- tites précautions qui confervent les grandes vertus.
Les défîrs voilés par la honte n'en deviennent que plus féduifants •> en les menant la Pudeur les enflamme : fes craintes , fes détours , fes réfçryes , fes timides aveux , fa tendre &c naïve fi- neflè , difent mieux ce qu'elle croit taire que la paiïion ne l'eût dit fans elle : c'efl: elle qui donne du prix aux faveurs <k de la douceur aux refus. Le véritable
C
JO LE S P E N S É E S
amour poflede en effet ce que la feule Pudeur lui difpute ; ce mélange de foi- bleffe & de modeftie le rend plus tou- chant & plus tendre ; moins il obtient , plus la valeur de ce qu'il obtient en augmente, & c'eft ainfi qu'il jouit a la fois de fes privations & de fes plaihrs.
Le vice a beau fe cacher dans l'obf- curité , fon empreinte eft fur les fronts coupables : l'audace d'une femme eft le figne afluré de fa honte ; c'eft pour avoir trop à rougir qu'elle ne rougit plus ; & fi quelquefois la Pudeur furvit à la Chafteté , que doit-on penfer de la Chaftct i i quand la Pudeur même eft éteinte ?
Douce Pudeur ! Suprême volupté de l'amour ; que de charmes perd une femme , au moment qu'elle renonce à toi ! Combien , h* elles connoiflbient ton empire , elles mettroient de foin à te conferver , finon par honnêteté , du moins par coquetterie 1 Mais on ne joue point la Pudeur. Il n'y a point d'arti-
DE J. J. ROU S S EAU. JI fice plus ridicule que celui qui la veut
imiter,
PITIE.
jLj A Pitié eft une vertu d'autant plus univerfelle , Se d'autant plus utile à l'homme , qu'elle précède en lui l'ufage de toute réflexion , Se fi naturelle , que les bêtes mêmes en donnent quelque- fois des lignes fenfibles.
On voit avec plaifir l'Auteur de la Fable des Abeilles , forcé de recon- noître l'homme comme un Etre com- pâtiirant & fenfible , fortir de Ton ftyle froid & fubtil , pour nous offrir la pa- thétique image d'un homme enfermé qui apperçoit au dehors une bête fé- roce , arrachant un enfant du fein de fa mère , brifant fous fa dent meurtrière les foibles membres , &: déchirant de fes ongles les entrailles palpitantes de cet enfant. Quelle affreufe agitation
C 1
ji Les Pensées
n'éprouve pas ce témoin d'un événe- ment auquel il ne prend aucun intérêt perfonnel ? Quelles angonîes ne fouffre- t-il pas à cette vue , de ne pouvoir porter aucun fecours à la mère évanouie, ni à l'enfant expirant ?
Mandeville a bien fenti qu'avec toute leur morale , les hommes n'eulTent ja- mais été que des monftres , fi la nature ne leur eût donné la pitié à l'appui de la raifon : mais il n'a pas vu que de cette feule qualité découlent toutes les vertus fociales qu'il veut dirputer aux hommes. En effet , qu'eft-ce que la générofité , la clémence , l'humanité , {mon la pitié appliquée aux foibles , aux coupables , ou à l'efpece humaine en général ? La bienveillance & l'amitié même font , à le bien prendre , des pro- duction d'une pitié confiante , fixée fur un objet particulier : car défirer que quelqu'un ne fourfre point , qu'eft-ce autre chofe quâ défiret qu'il foit heu- reux ?
de J. j. Rousseau. 55
La pitié qu'on a du mal d'autmi ne fe mef lire pas fur la quantité de ce mal, mais fur le fentiment qu'on prête à ceux qui le fouffrent.
On ne plaint un malheureux qu'au- tant qu'on croit qu'il fe trouve à p
dre.
Peur empêcher la pitié de dégénérer en foibiciïè , il faut la généralifer , ôc l'étendre fur tout le genre humain. Alors on ne s'y livre qu'autant qu'elle eft d'ac- cord avec la juftice , parce que de toutes les vertus , la juftiœ eft celle qui con- court le plus au bien commun des hom- mes. Il faut par raifon , par amour pour nous , avoir pitié de notre efpece , en- core plus de notre prochain, & c'eft une très grande cruauté envers les hommes que la pitié pour les méchants.
Pour plaindre le mal d'autmi , fans doute il but le connoître , mais il ne faut pas le fentir. Quand on a feufferr, ou qu'on craint de fouffrir , on plaint ceux qui fouffrent ; mais tandis qu'on
C 3
54 Les Pensées
foufFre 3 on ne plaint que foi. Or fî , tous étant afTujettis aux miferes de la vie 3 nul n'accorde aux autres que la feniïbilité dont il n'a pas actuellement befoïn pour lui-même , il s'enfuit que la commiiération doit être un fentiment très doux , puifqu'elle dépofe en notre faveur , & qu'au contraire un homme dur eft toujours malheureux , puifque lJécat de fon cœur ne lui laiile aucune feniïbilité furabondante qu'il puille ac- corder aux peines d'autrui.
Il y a des gens qui ne favent être émus que par des cris & des pleurs ; les longs & fourds çcmiiTements d'un cœur (erré de détrcfïè ne leur ont ja- mais arraché des foupirs ; jamais l'al- pect d'une contenance abattue , d'un vifage hâve & plombé ; d'un œil éteint & qui ne peut plus pleurer , ne les ht pleurer eux-mêmes j les maux de l'ame ne font rien pour eux ; ils font jugés » la leur ne fent rien : n'attendez d'eux que rigueur inflexible, endurciiîèment.
de J. J. Rousseau. 55
cruauté. Ils pourront être intègres de juftes , jamais cléments , généreux â pi- toyables. Je dis qu'ils pourront être juftes , Ci toutefois un homme peut l'être quand il n'eft pas miféricordieux.
La pitié eft douce , parce qu'en fe mettant à la place de celui qui fouffire , on fent pourtant le plaifir de ne pas fouffrir comme lui. L'envie eft amere , en ce que rafpect d'un homme heureux, loin de mettre l'envieux à fa place , lui donne le regret de n'y pas être. Il fem- ble que l'un nous exempte des maux qu'il foufFre , & que l'autre nous ôte les biens dont il jouit.
C 4
5<j Les Pensées
AMOUR DE LA PATRIE.
ï-j E s plus grands prodiges de vertu, ont été produits par l'Amour de la Patrie : ce fentiment doux 8c vif qui joint la force de l'amour propre à toute la beauté de la vertu , lui donne une énergie qui , fans la défigurer , en fait la plus héroïque de toutes les pafïîons. C'eft lui qui produit tant d'actions immortelles dont l'éclat éblouit nos foibles yeux , ôc tant de grands hommes dont les antiques vertus patient pour des fables depuis que l'Amour de la Patrie eft tourné en dérihon. Ne nous en étonnons pas , les tranfports des coeurs tendres paroiflent autant de chi- mères à quiconque ne les a point fentis; & l'Amour de la Patrie , plus vif de plus délicieux cent fois que celui d'une maî- treffe , ne fe conçoit de même qu'en l'éprouvant : mais il eft aile de remar-
de J. J. Rousseau. 57
quer dans tous les cœurs qu'il échauffe- , dans toutes les actions qu'il infpire , cette ardeur bouillante Se fublime dont ne brille pas la plus pure vertu quand elle en eft féparée. Ofons oppofer So- crate même à Caton : l'un étoit plus phiîofophe , Se l'autre plus citoyen. Athènes étoit déjà perdue , Se Socrate n'avoit plus de patrie que le monde entier : Caton porta toujours la fienne au fond de fon cœur ; il ne vivoit que pour elle & ne put lui furvivre. La vertu de Socrate eft celle du plus fage des hommes : mais entre Céfar Se Pompée , Caton femble un Dieu parmi des Mor- tels. L'un inftruit quelques Particuliers, combat. les SophifteSj Se meurt pour la ■vérité : l'autre défend l'Etat , la liberté, les loix contre les Conquérants du monde , Se quitte enfin la terre quand il n'y voit plus de Patrie à fervir. Un digne Elevé de Socrate feroit le plus vertueux de fes contemporains : un digne Emule de Caton en feroit Le
C 5
jS Les- Il x s è e s
grand. La vertu du premier feroit (on bonheur , le iecond chercheroit Ton bonheur dans celui de cous. Nous fe- rions inferuits par l'un 6v conduits par l'autre , 8c cela feul décideroit de la préférence : car on n'a jamais fait un peuple de fages , mais il n'eft pas im- poffible de rendre un peuple heureux.
Voulons-nous que les peuples foient: vertueux ? commençons donc par leur faire aimer la Patrie : mais comment l'aimeront- ils , fi la Patrie n'eft rien de plus pour eux que pour des Etrangers, 8c qu'elle ne leur accorde que ce qu'elle ne peut refufer à perfonne ? ce feroit bien pis s'ils n'y jouiifoient pas même- de la fureté civile , 8c que leurs biens , leur vie ou leur liberté fuflent à la dit- créti'on des hommes puilTar.ts, ians qu'il leur fut poi'iibie ou permis d'ofer ré- clamer les loix. Alors fournis aux dc* voirs de l'état civil , fans jouir même: des droits de l'état de nature > & fa ■ pouvoir employer Leurs foie;s pour, fe
D£ J. J. ROUSSI^U. 5?
défendre, ils feroient par conféquent dans la pire condition où fe puifTent trouver des hommes libres 5 & le mot de Patrie ne pourroit avoir pour eux qu'un, fens odieux ou ridicule.
AMOVR PROPRE, AMOVR
DE SOI-MEME.
IL ne faut pas confondre l'Amour propre & l'amour de foi-même ; deux paillons très différentes par leur nature Se par leurs effets. L'Amour de foi- même eft un fentiment naturel qui porte tout animal à veiller à fa propre cou- fervation, & qui, dirigé dans l'homme par la raifon &c modifié par la pitié , produit l'humanité & la vertu. L'Amour propre n'eft qu'un fericiment relatif* fadicé & né dans la fociété, qui porte chaque individu à faire plus de cas de foi que de tout autre, qui infpire aux hommes tous les maux qu'ils fe font
C G
6o Les Pensées
mutuellement, & qui eft la véritable fource de l'honneur.
Le plus méchant des hommes eft celui qui s'ifole le plus 3 qui concentre le plus Ton cœur en lui-même ; le meilleur eft celui qui partage également Ces affections à tous Ces fcmblabies. Il vaut beaucoup mieux aimer une maî- trefle que de s'aimer feul au monde. Mais quiconque aime tendrement Tes parents , Ces amis , fa patrie , & le genre humain, ie dégrade par un attachement délordonné qui nuit bientôt à tous les autres , & leur eft infailliblement pré- féré.
L'Amour de foi , qui ne regarde qu'à nous , eft content quand nos vrais befoins font fatisfaits; mais l'Amour propre, qui Ce compare, n'eft jamais content & ne fauroit l'être , parce que ce fentimeut , en nous préférant aux autres , exige aufïï que les autres nous préfèrent à eux, ce qui eft impoiîïble. Voilà comment les pallions douces &
DE J. J. Rou s SEAU, 6r
affe&ueufes nainent de l'Amour de foi 9 8c comment les parlions haineufes 8c irafcibles naiflent de l'Amour propre. Ainfi ce qui rend l'homme effentielle- ment bon , eft d'avoir peu de befoins 8c de peu fe comparer aux autres ; ce qui le rend e(fentiellement méchant , eft d'avoir beaucoup de befoins 8c de tenir beaucoup à l'opinion,
Les préceptes de la loi naturelle ne font pas fondés fur la raifon feule, ils ont une bafe plus folide & pïus fage. L'amour des hommes dérivé de l'amour de foi , eft le principe de la juftice hu- maine.
A M O U R. '
N peut djftingueE le moral du phyfique dans le (entraient de l'Amour, fce-phyfi Lu eft ce defir général qui porte -• - ^pif à l'autre: le moral
eft ce qui détermine ce défir 8c le fixe
61 Les Pensées
fur un féal objet exclu fivement , ou qui , du moins , lui donne pour cet objet préféré un plus grand degré d'é- nergie. Or il eft facile de voir que le moral de l'Amour eft un fentiment factice, né de l'ufage de la fociété, & célébré par les femmes avec beaucoup d'habileté 8c de foin pour établir leur empire , & rendre dominant le fexe qui devroit obéir.
On aime bien plus l'image qu'on fê fait , que l'objet auquel on l'applique. Si l'on voyoit ce qu'on aime exacte- ment tel qu'il eft , il n'y auroit plus d'amour fur la terre. Qiund on cefîe d'aimer , la perfonne qu'on aimoit refte la même qu'auparavant, mais on ne la voit plus la même. Le voile du preftige tombe , & l'amour s'évanouit.
Les premières voluptés font toujours myilérieufes ; la pudeur les aflaifonne ex les cache : la première maîtrede ne rend pas effronté* , mais timide. Tout abfoibé dans un état Ci nouveau pour
de J. J. Rousseau. 6$ lui , le jeune homme fe recueille pour le goûter , ôc tremble de le perdre. Sll eft bruyant, il n'eft ni voluptueux ni tendre \ tant qu'il fe vante , il n'a pas
joui.
Le véritable amour eft le plus chaft-c
-de tous les liens. Ceft lui, c'eft fon
| feu divin qui fait épurer nos penchants
j naturels, en les concentrant dans un
I feul objet ; c'eft lui qui nous dérobe
aux tentations a & qui fait qu'excepté
cet objet unique , un fexe n'eft plus rien
pour l'autre.
L'argent tue l'amour infailliblement Quiconque paye , fût-il le plus aimable des hommes , par cela feul qu'il paye , ne peut être long-temps aimé. Bientôt il payera pour un autre , ou plutôt cet autre fera payé de fon argent ; & dans ce double lien formé par l'intérêt , par la débauche , fans amour , fans hon- neur , tans vrai plaifir , la femme avide „ infidèle & mil érable , traitée par le vil qui reçoit comme elle traite le fot qui
£4 Les Pensées
donne, refte ainfi quitte envers tous deux.
Celui qui difoit : je poflTede Laïs fans qu'elle me poflTede , difoit un mot fans efprit. La pofifellïon qui n'eft pas réci- proque n'eft rien : c'eft tout au plus la pofïèilion du fexe , mais non pas de l'individu. Or , où le moral de l'amour n'eft pas , pourquoi faire une fi grande affaire du refte f Rien n'eft fi facile à trouver. Un Muletier eft là-delTus plus près du bonheur qu'un Millionnaire.
Le plus grand prix des plaifirs eft dans le cœur qui les donne : un véri- table Amant ne trouveroit que douleur, rage & défefpoir dans la poMdlïon même de ce qu'il aime , s'il croyoit n'en point être aimé.
Malgré l'abfence , les privations , les allarmes, malgré le défefpoir même, les puifljà i s ticements de deux cœurs l'un vers l'autre ont toujoi rs une vo- lupti rée des âmes tran-
quilles.
de ]. J. Rousseau. (■$ L'amour* qui rapproche tout ; n'é- levé point la perfonne ; il n'élevé que les fentiments.
Généralement les hommes font moins contants que les'femmes, & fe rebutent plutôt qu'elles de l'amour heureux. La femme prelfent de loin l'inconftance de l'homme , & s'en inquiette -, c'efl ce qui la rend auiïi plus jaloufe. Quand il commence à s'attiédir , forcée à lui rendre pour le garder tou; les foins qu'il prit autrefois pour lui plaire, elle pleure , elle s'humilie à Ton tour , &C rarement avec le même fuccès. L'atta- chement & les foins gagnent les cœurs : mais ils ne les recouvrent gueres.
Vous êtes bien folles, vous autres femmes , de vouloir donner de la con- fiftance à un fentiment auffi frivole & aufïi pafTager que l'amour. Tout change dans la nature , tout eft dans un flux continuel , & vous voulez infpirer des feux confiants ? Et de quel droit préten- dez-vous être aimée aujourd'hui parce
66 Les Pensais
que vous Tétiez hier ? Gardez donc le même vifage , le même âge , la même humeur ; foyez toujours la même de l'on vous aimera toujours , iî Ton peut. Mais changer fans celle Se vouloir tou- jours qu'on vous aime , c'elt vouloir qu'à chaque inicant on ceife de vous aimer ; ce n'en: pas chercher des cœurs confiants 3 ç'eft en chercher d'auiTi chan- geants que vous.
L'image de la félicité ne flatte plus les hommes ; la corruption du vice n'a pas moins dépravé leur goût que leurs cœurs. Ils ne favent plus fentir ce qui cft touchant , ni voir ce qui eft aimable. Vous qui , pour peindre la volupté , n'i- maginez jamais que d'heureux Amants nageant dans le fein des délices , que vos tableaux font encore imparfaits ! Vous n'en avez que la moitié la plus grofliere ; les plus doux attraits de la volupté n'y font point. O qui de vous n'a jamais vu deux jeunes époux unis fous d'heureux aufpices fortanc du lit
De J. J. Rousseau. 67 nuptial , & portant à la fois dans leurs regards fenguiflants «Se chaftes fyvreflè des doux plaifirs qu'ils viennent de goûter } l'aimable fécurité de l'inno- cence , & la certitude alors fi charmante de couler enfemble le relie de leurs jours ? Voilà l'objet le plus ravivant qui puilfe être offert au cœur de l'hom- me ; voilà le vrai tableau de la volupté » Vous l'avez vu cent fois fans le recon- noître; vos cœurs endurcis ne font plus faits pour l'aimer.
J'ai peine à concevoir comment on rend allez peu d'honneur aux femmes , pour leur ofer adreflèr fans cefle ces fades propos galants , ces compliments infultants & moqueurs , auxquels on ne daigne pas même donner un air de bonne foi ; les outrager par ces évidents menfonges , n'eft-ce pas leur déclarée aifez nettement qu'on ne trouve aucune vérité obligeante à leur dire ? Que l'a- mour fe fa (Te illufion fur les qualités de ce qu'on aime , cela n'arrive que trop
63 Les Pensées
fouvent j mais eft-il queftion d'amour dans tout ce mauffade jargon ? Ceux mêmes qui s'en fer\ en : , ne s'en fervent- ils pas également pour toutes les fem- mes 3 8c ne feroieht-ils pas au défefpoir qu'on les crut fërieufement amo d'une feule ? Qu'ils ne s'inquîettent pas. Il faudroit avoir d'étranges l'amour pour les en croire c ôz rien n'eft plus éloigné de Ton ton que celui de la galanterie. De la manière que je conçois cette paflion terrible , Ton trouble , Tes égarements , Tes palpi- tations , fes tranfports 3 fes brûlantes expreiïions , Ton fîîence plus énergique, fes inexprimables regards que leur ti- midité rend téméraires ôc qui mon- trent les defirs par la crainte , il me femble qu'après un langage aufïi véhé- ment , fi l'Amant venoit à dire une feule fois,^ vous aime , Y Amante in- dignée lui diroit , vous ne m aimez, plus , &c ne le reverroit de fa vie.
L'amour véritable eft un feu dévorant
de J. J. Rousseau. 69
qui porte fon ardeur dans les autres fentiments , & les anime d'une vigueur nouvelle. Ceft pour cela qu'on a dit que l'amour faifoit des Héros.
Le moment de la pofTeiTion eft une crife de l'amour.
Le plus puilTant de tous les obftacles à la durée des feux de l'amour , eft de n'en avoir plus à vaincre, &z de fe nour- rir uniquement d'eux-mêmes. L'univers n'a jamais vu de paiïion foutenir cette épreuve.
Le véritable amour a cet avantage , auiïi-bien que la vertu , qu'il dédommage de tout ce qu'on lui facrifie , & qu'on jouit en quelque forte des privations qu'on s'impofe par le fentiment même de ce qu'il en coûte & du motif qui nous y porte.
Quand le bonheur commun devient îmDoiïible , chercher le fien dans celui de ce qu'on aime , n'eft-ce pas tout ce qui refte à faire à l'amour fans efpoir ?
L'amour eft privé de fon plus grand
70 Les Pensées
charme quand l'honnêteté l'abandonne ; pour en fentir tout le prix , il faut que le cœur s'y complaife , &c qu'il nous élevé en élevant l'objet aimé. Otez l'idée de la perfection , vous otez l'en- thoufîafme ; otez l'eftime , & l'amour n'eft plus rien. Comment une femme pourroit-elle honorer un homme qui fe déshonore? Comment pourra-t-il adorer lui-même celle qui n'a pas craint de s'abandonner à un vil corrupteur ? Ainfi bientôt ils fe mépriferont mutuellement ; Pamour ne fera plus pour eux qu'un honteux commerce , ils auront perdu l'honneur év n'auront pas trouvé la fé- licité.
On n'eft point fans plaifirs quand on aime encore. L'image de l'amour éteint , effraye plus un cœur tendre que celle de l'amour malheureux , & le dégoût de ce qu'on poiîede cft un état cent fois pire que le regret de ce qu'on a perdu.
On n'aime point fi l'on n'eft aimé ;
DE J. J. ROUSS EAV. 71
du moins on n'aime pas long-temps. Ces paiïions fans retour , qui font , dit-on , tant de malheureux , ne font fondées que fur les fens. Si quelques-unes pé- nètrent jufqu'à l'ame , c'eft par des rap- ports faux dont on eft bientôt détrompé. L'amour fenfuel ne peut fc palier de la pofleiïion j de s'éteint par elle. Le vé- ritable amour ne peut fe paffer du cœur, &: dure autant que les rapports qui l'ont fait naître. Quand ces rapports font chimériques , il dure autant que l'illufion qui nous les fait imaginer.
Il n'y a point de paiïion qui nous fafife une fi forte illufion que l'amour : on prend fa violence pour un fîgne de fa durée ; le cœur furchargé d'un fenti- ment fî doux , l'étend, pour ainn* dire , fur l'avenir , & tant que cet amour dure on croit qu'il ne finira point. Mais au contraire , c'eft fon ardeur même qui le confume ; il s'ufe avec la jeuneife , il s'efface avec la beauté , il s'éteint fous les glaces de l'âge , $c depuis que le
p. Les Pensées
monde exifte on n'a jamais vu deux Amants en cheveux blancs foupirer l'un pour l'autre. On doit compter qu'on ceflfera de s'adorer tôt ou tard ; alors l'idole qu'on fervoit détruite , on fe voit réciproquement tels qu'on eft. On cherche avec étonnement l'objet qu'on aima ; ne le trouvant plus on fe dépite contre celui qui refte , & fouvent l'imagi- nation le défigure autant qu'elle l'avoit parée ; il y a peu de gens , dit la Ro- che Foucault , qui ne foient honteux de s'être aimés , quand ils ne s'aiment plus.
Si l'amour éteint jette l'ame dans l'épuifement , l'amour fubjugué lui donne > avec la conicience de fa vic- toire , une élévation nouvelle & un attrait plus vif pour tout ce qui eft grand & beau.
Périfle l'homme indigne qui mar- chande un cœur , & rend l'amour mer- cenaire I C'en- lui qui couvre la terre des crimes que la débauche y bit com- mettre
de J. J. Rousse av. 73 mettre. Comment ne feroit pas toujours à vendre celle oui fe laifle acheter une fois ? Et dans l'opprobre où bientôt elle tombe , lequel eft l'auteur de fa mifere , du brutal qui la maltraite en un mau- vais lieu , ou du féduëteur qui l 'y traî- ne , en mettant le ' premier Tes faveurs à prix/
AMANTS.
LJNf. femme hardie , effrontée , in- trigante, qui ne fait attirer fes Amants que par la coquetterie , ni les conferver que par les faveurs , les fait obéir comme des valets dans les chofes importantes communes ; dans les chofes ferviles ÔC &c graves elle eft fans autorité fur eux. Mais la femme à la fois honnête , ai- mable &c fage , celle qui force les (iens à la refpecter , celle qui a de la réferve ôc de la modeftie j celle > en un mot , qui foutient l'amour par l'eftime , les
D
74 Les Pensées
envoyé d'un figne au bout du monde , au combat , à la gloire , à la mort , où il lui plaît ; cet empire eft beau ^ ce me femble , & vaut bien la peine d;être acheté.
Brantôme dit que, du temps de Fran- çois premier , une jeune perfonne ayant un Amant babillard , lui impofa un filence abfolu &c illimité , qu'il garda fi fidèlement deux ans entiers , qu'on le crut devenu muet par maladie. Un jour en pleine alfemblée , fa Maîtrefle , qui , dans ces temps où l'amour fe faifoit avec miftere , n'étoit point connue pour telle, fe vanta de le guérir fur le champ, & le fit avec ce feui mot, parlez.. N'y a-t-il pas quelque choie de grand ÔC d'héroïque dans cet amour là ? Qu'eût fait de plus la philofophie de Pythagore avec tout fon fafte ? Quelle femme au- jourd'hui pourroit compter fur un pareil filence un feul jour , dût-elle le payer de tout le prix qu'elle y peut mettre ?
Deux Amants s'aiment-ils l'un i'au-
DE J. J. ROU S S EAU. 75
tre ? Non ; vous ôc moi font des mots profcrits de leur langue ; ils ne font plus deux : ils font un.
L'inconftance ôc l'amour font in- compatibles : l'Amant qui change , ne change pas •> il commence ou finit d'aimer.
L'Amant qui loue dans l'objet aimé des perfections imaginaires , les i voit en effet telles qu'il les repréfente ; il ne ment point en difant des menfongesj il flatte fans s'avilir , ôc l'on peut au moins l'eftimer fans le croire.
A M 1 y AMITIÉ.
vJN n'acheté ni fon Ami ni fa Maî- trefte.
On n'a pas tout perdu fur la terre quand on y retrouve un fidèle Ami.
Un honnête Homme n'aura jamais de meilleur Ami que fa Femme.
Un cœur plein d'un fentiment qui
Di
76 Les Fessées
déborde aime à s'épancher \ du befoin d'une maîtreOe naît bientôt celui d'un
Ami.
L'attachement peut fe pa(Ter de re- tout , jamais l'amitié. Elle eR un échan- ge , un contrat comme les autres , mais elle eft le plus faint de tous.^ Le mot à' Ami n'a point d'autre corrélatif que lui-même. Tout homme qui n'eft pas l'ami de Ton ami eft très fùrement un fourbe ; car ce n'eft qu'en rendant ou feignant de rendre l'amitié , qu'on peut l'obtenir.
Rien n'a tant de poids fur le cœur humain que la voix de l'amitié bien reconnue j car on fait qu'elle ne nous parle jamais que pour notre intérêt. On peut croire qu'un ami fe trompe ; mais non qu'il veuille nous tromper. Quel- quefois on réfifte à fes confeils , mais on ne les méprife pas.
On peut laiflèr penfer aux indifférents ce qu'ils veulent ; mais c'eft un crime de fouffrir qu'un ami nous fade un mé-
ds J. J. Rousseau. 77 rite de ce que nous n'avons pas fait pour lui.
Il n'eft pas bon que l'homme foit feul. Les âmes humaines veulent être accouplées pour valoir tout leur prix , & la force unie des amis , comme celle des lames d'un aimant artificiel , eft in- comparablement plus grande que la fomme de leurs forces particulières. Divine amitié , c'eft là . ton triomphe !
Les épanchements de l'amitié fe re- tiennent devant un témoin quel qu'il foit. Il y a mille fecrets que trois amis doivent favoir, & qu'ils ne peuvent fe dire que deux à deux.
Tout le charme de la fociété qui règne entre de vrais amis, eft dans cette ouverture de cœur qui met en commun tous les fentiments , toutes les penfées , & qui fait que chacun fe fen- tant tel qu'il doit être , fe montre à tous tel qu'il eft. Suppofez un moment quelque intrigue fecrette , quelque hai- fon qu'il faille cacher , quelque raifon
yî Les Pensées
de rcferve 8c de myftere, à l'inftant tout le plaifir de fe voir s'évanouit , on eft contraint l'un devant l'autre, on cherche à fe dérober , quand on fe raffemble on voudroit fe fuir : la cir- confpection , la bienféance amènent la défiance 8c le dégoût. Le moyen d'ai- mer long-temps ceux qu'on craint !
On prétend que la converfation des amis ne tarit jamais. Il eft vrai , la laneue fournit un babil facile aux atta- chements médiocres. Mais amitié ! fen- timent vif 8c célefte , quels difeours font dignes de toi ? Quelle langue oie être ton interprête ï Jamais ce qu'on dit à fon ami peut-il valoir ce qu'on fent à fes côtés ? Mon Dieu ! qu'une main ferrée , qu'un regard animé , qu'une étreinte contre la poitrine, que le foupir qui la fuit difent de chofes , &z que le premier mot qu'on prononce eft froid après tout cela !
Le filcnce , l'état de contemplation fait un des grands charmes des hon>
de J. J- Rousseau. 79 mes fenfibles. Mais les importuns em- pêchent de le goforer, & les amis ont befoin d'être fans témoin pour pouvoir ne fe rien dire à leur aife. On veut être recueillis , pour ainfi dire , l'un dans l'autre : les moindres diftrachons font défolantes , la moindre contrainte eft infupportable. Si quelquefois le cœur porte un mot à la bouche , il eft fi doux de pouvoir le prononcer fans gêne. Il fcmble qu'on n'ofe penfer librement ce qu'on n'ofe dire de même : il femblc que la préfence d'un feul étranger re- tient le fentiment & comprime des âmes qui s'entendroient fi bien fans lui.
La communication des cœurs im- prime à la tfillëïïé je ne fais quoi uC doux & de touchant que n'a pas le contentement ; & l'amitié a été fpécia- lcment donnée aux malheureux pour le foulagement de leurs maux & la con- folation de leurs peines.
La voix d'un ami peut donner une gran- de chaleur aux raifonnements d'un fage.
D 4
8o Les Pensées
Qu'eft-ce qui rend les amitiés Ci tiédes 6c fi peu durables entre les femmes } entre celles mêmes qui fauroient aimer ? Ce font les intérêts de l'amour -y c'eft l'empire de la beauté -, c'eft la jaloufie des conquêtes.
S E NT I M E NT
1 Out devient fentiment dans un cœur fenfible. L'Univers entier ne lui offre que des fujets d'attendriflèmenc &c de gratitude. Par-tout il apperçoit la bienfaifante main de la Providence j il recueille Ces dcns dans les productions ùe la terre ; il voit la table couverte par fes foins ; il s'endort fous fa protection ; fon paifble réveil lui vient d'elle j il fent fes leçons clans les difgraces, &c fes faveurs dans les plaiiirs ; les biens dont jouit tout ce qui lui eft cher , fonc autant de nouveaux fujets d'hommages. Si le Dieu de l'Univers échappe à fes
DE J. J. ROUSSEAU. 8l
foibles yeux , il voie par-tout le père commun des hommes. Honorer ainfî Tes bienfaits fuprêmes , n'eft-ce pas fer- vir autant qu'on peut l'Etre infini ?
O Sentiment , fentiment ! douce vie de l'ame » quel eft lé cœur de fer que tu n'as jamais touché ? Quel eft l'infortuné mortel à qui tu n'arrachas jamais de lar- mes / les feenes de plaifir ôc de joie que produit la vivacité du Sentiment , n'é- puifent un inftant la nature que pour la ranimer d'une vigueur nouvelle , elles ne font jamais dangereufes.
A mefure qu'on avance en âge , tous les Sentiments fe concentrent. On perd tous les jours quelque chofe de ce qui nous fut cher , & l'on ne le remplace plus. On meurt ainfi par degrés, jufqu'à ce que n'aimant enfin que foi-même , on ait cefle de fentir &: de vivre avant de céder d'exifter. Mais un cœur fenii- ble fe défend de toute fa force contre cette mort anticipée \ quand le froid commence aux extrémités , il raflèmbie
E>5
Sr Les Pensées
: coure fa chaleur naturelle g plus il perd;, plus il s'attache à ce qui lui cette ; & il tient, pour ainfi dire , au dernier objet' par les liens de tous les autres..
NATURE, HABITUDE.
i_v A Nature } nous dit-on , rï'"eft que l'habitude, Que fignifie cela? N'y a-t-il pas d'habitudes qu'on ne contracte que par force , & qui n'étouffent jamais la Nature ï Telle eft 3.par exemple , l'ha- bitude des plantes dont on gêne la di- rection verticale,. La plante mife en liberté garde l'inclinaifon qu'on l'a for- cée à prendre : mais la fève n'a point changé pour cela fa direction primitive x & il la plante continue à végéter , fou prolongement redevient vertical. Il eu eft de même des inclinations des hom- mes. Tant qu'on refte dans le même état, on peut garder celles qui relu
z>e J. J. Rousseau. 85 (Je l'habitude 8c qui nous font le moins naturelles ; mais litôt qiSe la fituation .change , l'habitude cefle & le naturel re- vient. L'éducation neft certainement qu'une habitude. Or , n'y a-t-il pas des gens qui oublient & perdent leur éduca- tion ? D'autres qui la gardent ? D'où vient cette différence ? S'il faut borner le nom de Nature aux Habitudes con- formes à la Nature , on peut s'épargner ce galimatias.
Nous naitfbns fenfibies, & dès notre naiifance nous fommes affectés de di- verfes manières par les objets qui nous environnent. Sitôt que nous avons, pour ainfi dire , la confcience de nos fenfations , nous fommes difpofés à re- chercher ou à fuir les objets qui les pro- duisent , d'abord félon qu'elles nous font agréables ou déplaifantes , puis félon la convenance ou difconvenance que nous trouvons entre nous & ces objets, &Z enfin félon le: jugements que nous en portons fur L'idée de bonheur ou de
D 6
84 Les Pensées
perfection que la raifon nous donne. Ces difpofitions s'étendent ôc s'arfer- mifTent à mefure que nous devenons plus fenfibles & plus éclairés : mais , contraintes par nos habitudes s elles s'altèrent plus ou moins par nos opi- nions. Avant cette altération , elles font ce que j'appelle en nous la Nature.
VICE.
O I l'on pouvoir développer aflez les inconféquences du Vice , combien , lorfqu'il obtient ce qu'il a voulu , on le trouveroit loin de Ton compte ! pour- quoi cette barbare avidité de corrom- pre l'innocence , de Ce faire une victi- me d'un jeune objet qu'on eut dû pro- téger , & que de ce premier pas on traî- ne inévitablement dans un gouffre de miferes dont il ne fortira qu'a la mort ? Brutalité, vanité, fotife , & rien da- vantage. Ce plaifir même n'eft pas de
de J. J. Rousseau. 85
la nature , il eft de l'opinion , &c de l'o- pinion la plus vile , puifqu'elle tient au mépris de foi. Celui qui fe fent le dernier des hommes , craint la com- paraifon de tout autre , 8c veut palier le premier pour être moins odieux. Voyez û les plus avides de ce ragoût imagi- naire font jamais de jeunes gens aima- bles , dignes de plaire , fk qui feroient plus excufables d'être difficiles ? Non 5 avec de la figure , du mérite ôc des fen- timents , on craint peu l'expérience de fa MaîtrefTe ; dans une jufte confiance , on lui dit : tu connois les plaifirs , n'im- porte ; mon cœur t'en promet que tu n'as jamais connus. Mais un vieux fa- tyre ufé de débauche 3 fans agrément , fans ménagement, fans égard , fans au- cune efpece d'honnêteté ; incapable , indigne -de plaire à toute femme qui fè connoît en gens aimables , croit fup- pléer à tout cela chez une jeune inno- cente , en gagnant de vîteiTe fur l'expé- rience j & lui donnant la première émo-»
g£ Les Versées
tion des fens* Son dernier efpoir eft de plaire à la faveur de la nouveauté ■> c'en: inconteftablement là le motif fecret de cette fantaifie : mais il fe trompe , l'hor- reur qu'il fait n'eft pas moins de la natu- re , que n'en font les défîrs quai vou droit exciter •> il fe trompe auiïi dans fa folle attente ; cette même nature a foin de revendiquer fes droits : tcute fille qui fe vend , s'eft déjà donnée , & s'etant donnée à ion choix , elle a fait la com- paraifon qu'il craint. Il achette donc an phinr imaginaire, 3c n'en eft pas moins abhorré.
MÉ CHA NCE TÉ , MÉ CHA N T.
1 O u t e Méchanceté vient de foi- bleue -, l'enfant n'eft méchant que parce qu'il eft foib'e; ren<iez-le fort , il fera bon: celui qui pourroit tout ne feroit jamais de mal. De tcus les attributs de .la Divinité toute puiflànte , la bonté efl;
DE ]. J. ROVSSEAV. %7 celui fans lequel on la peut le moins concevoir. Tous les Peuples qui ont re- connu deux principes ont toujours re- gardé le mauvais comme inférieur au bon , fans quoi ils auroient fait une fup- pofition ablurde.
Le Méchant fe craint & fe fuit ; il s-'égaye en fe jettant hors de lui-même 5 il tourne autour de lui des yeux inquiets , & cherche un objet qui l'amufe ; fans la fatyre amere , fans la raillerie infultante il feroit toujours trifte ; le ris moqueur ek fon feul plaifir. Au contraire , la Co- té ûté au jufte eft intérieure j fon ris n'eft point de malignité y mais de joie : il en porce la fource en lui-même ; il eft auflî gai fcul qu'au milieu d'un cercle > il ne tire pas fon contentement de ceux qui l'approchent » il le leur communi- que»
83 Les Pensées
HYPOCRISIE.
L'H y p o c r i s i e eft un hommage que le vice rend à la vertu j oui , comme celui des aflalïîns de Céfar , qui fe profter- noit à Tes pieds pour l'égorger plus fù- rement. Couvrir fa méchanceté du dan- gereux manteau de l'hypocrihe 3 ce n'eft point honorer la vertu , c'eft l'outrager en profanant fes enfeignes ; c'eft ajou- ter la lâcheté de la fourberie à tous les autres vices ; c eft fe fermer pour jamais tout retour vers la probité. Il y a des caractères élevés qui portent jufques dans le crime je ne fais quoi de fier & de généreux , qui lailfe voir au dedans encore quelque étincelle de ce feu cé- lefte , fait pour animer les belles âmes. Mais l'ame vile & rampante de l'hypo- crite eft femblable à un cadavre où l'on ne trouve plus ni feu , ni chaleur , ni re- tour à la vie. J'en appelle à l'expërien-
de J. J. Rousseau. 89
ce. On a vu de grands fcélérats rentrer en eux-mêmes , achever faintement leur carrière , & mourir en prédeftinés. Mais ce que perfonne n'a jamais vu , c'eft un hypocrite devenir homme de bien ; on auroit pu raifonnablement ten- ter la converfion de Cartouche , jamais un homme fage n'eût entrepris celle de Cromwvel.
Il n'y a qu'un homme de bien. qui fâche l'art d'en former d'autres. Un hypocrite a beau vouloir prendre le ton de la vertu , il n'en peut infpirer le goût à perfonne , & s'il favoit la rendre ai- mable , il l'aimeroit lui-même.
C ARA CTER ES.
IL eft des âmes affez rtfïèmblantes pour n'avoir aucun caractère marqué , dont on puilTe au premier coup d'oeil aiïigner les différences s & cet embar- ras de les définir • les fait prendre pour
90 LT.S PENSÉES
des âmes communes par un obfervateur fupernciel. Mais c'eft cela même qui les distingue , qu'il eft impoflible de les dif- tinguer, & que les traits du modèle com- mun , dont quelqu'un manque toujours à chaque individu , brillent tous égale- ment en elles. Ainfi chaque épreuve d'une eftampe a Tes défauts particuliers qui lui fervent de caractère , & s'il en vient une qui foit parfaite, quoiqu'on la trouve belle au premier coup d'ced , il faut la confidérer long-temps pour la re- connoître.
Comment réprimer la paflîon même la plus foible quand elle eft fans contre- poids ? Voilà l'inconvénient des carac- tères froids Se tranquilles. Tout va bien tant que leur froideur les garantit des tentations ; mais s'il en furvient une qui les atteigne , il font auili-tôt vaincus qu'attaqués , & la raifon , qui gouverne tandis qu'elle eft feule , n'a jamais de force pour réfifter au moindre effort.
Les hommes froids qui confultent
ï>e J. J. Rousseau. ol plus leurs yeux que leur cœur jugent mieux des pallions d'autrui , que les gens turbulents & vifs ou vains > qui commencent toujours par fe mettre à la place des autres , & ne favent jamais voir ce qu'ils Tentent.
Celui qui n'eft que bon ne demeure tel qu'autant qu'il a du plaifir à l'être : la bonté fe brife & périt fous le choc des paflïons humaines ; l'homme, qui n'eft que bon , n'eft bon que pour lui.
L'obfervation nous apprend qu'il y a des Caractères qui s'annoncent prefque en naiifant , de des enfants qu'on peut étudier fur le fein de leur nourrice, Ceux-là font une claflfe à part , & s'élè- vent en commençant de vivre. Mais quant aux autres qui fe développent moins vite , vouloir former leur efpric avant de le connoître , c'eft s'expofer à gâter le bien que la nature a fait U à faire plus mal à fa place.
Pour char*- -ll efPrk> ilfaudroic enanger l'organilation intérieure ; pouu
9z Les Pensées
changer un Caractère , il faudroit chan- ger le tempérament dont il dépend. A- t-on jamais ouï dire qu'un emporté (oit devenu flegmatique , &c qu'un efprit méthodique & froid ait acquis de l'ima- gination ? Pour moi je trouve qu'il feroit tout aufïi aifé de faire un blond d'un brun, &: d'un fot un homme d'efprit. C'eft donc en vain qu'on prétendroit refon- dre les divers efprits fur un modèle com- mun. On peut les contraindre ôc non les changer : on peut* empêcher les hom- mes de fe montrer tels qu'ils font , mais non les faire devenir autres ; 3c s'ils fc déguifent dans le cours ordinaire de la vie , vous les verrez dans toutes les oc- cafions importantes reprendre leur Ca- ractère originel , de s'y livrer avec d'au- tant moins de règle, qu'ils n'en connoiC- fent plus en s'y livrant. Encore une fois, il ne s'agit point de changer le Carac- tère 3c dt fK*,,- le naturel ; mais , au con- traire de le poufler amn w;„ au>i\ peuc aller , de le cultiver & d'empêcher qu'il
de J. J. Rousseau. y 3
ne dégénère ; car c'efl: ainfi qu'un hom- me devient tout ce qu'il peut être , & que l'ouvrage de la Nature s'achève en lui par l'éducation. Or , avant de cul- tiver le Caractère , il faut l'étudier , at- tendre paisiblement qu'il fe montre , lui fournir les occafions de fe montrer , &C toujours s'abftenir de rien faire , plutôt que d'agir mal à propos. A td génie il faut donner des aîles , à d'autres des entraves ; l'un veut être preflë , l'autre retenu ; l'un veut qu'on le flatte } &c l'autre qu'on l'intimide ; il faudroit tan- tôt éclairer , tantôt abrutir: Tel hom- me eft fait pour porter la connoilTance humaine jufqu'à fon dernier terme ; à tel autre , if eft même funefte de favoir lire. Attendons la première étincelle de raifon \ c'eft elle qui fait fortir le Ca- ractère & lui donne fa véritable forme ; c'eft par elle aufli qu'on le cultive , & il n'y a point avant la raifon de véritable éducation pour l'homme.
Tous les Caractères font bons & fains
94 Les Pensées en eux mêmes. Il n'y a point d'erreurs dans la Nature. Tous les vices qu'on impute au naturel font l'effet des mau- vaifes formes qu'il a reçues. Il n'y a point de fcélérat dont les penchants mieux dirigés n'euflent produit de gran- des vertus. Il n'y a point d'efprit faux dont on n'eût tiré des talents utiles en le prenant d'un certain biais , comme ces figures difformes & monftrueufes qu'on rend belles & bien proportionnées en les mettant à leur point de vue.
COQUETTERIE.
L E manège de la Coquetterie exige un difcernement plus fin que celui de la politeffe ; car pourvu qu'une femme po- lie le foit envers tout le monde , elle a toujours affez bien fait -, mais la Co- quette perdroit bientôt fon empire par cette uniformité mal-adroite. A force de vouloir obliger tous fes Amants
de J. J. Rousseau. 9;
elles les rebureroit tous. Dans la fociété les manières qu'on prend avec tous les hommes ne laififent pas de plaire à cha- cun ; pourvu qu'on (bit bien traité, l'on y regarde pas de fi près fur les préfé- rences : mais en amour une faveur qui n'eft pas exclufive eft une injure. Un homme fenfible aimeroit cent fois mieux être feul mal traité que carefle avec tous les autres , &c ce qui peut arriver de pis eft de n'être point diftingué. Il faut donc qu'une femme qui veut conferver plufieurs Amants , perfuade à chacun d'eux qu'elle le préfère ,"&: qu'elle le lui perfuade fous les yeux de tous les au- tres , à qui elle en perfuade autant fous les fiens.
Voulez- vous voir un perfonnage em- barraiTé ? Placez un homme entre deux femmes avec chacune defquelles il aura des liaifons fecrettes , puis obfervez quelle fotte figure il y fera. Placez en même cas une femme entre deux hom- mes 3 ( & furement l'exemple ne fera pas
96 Les, Pensées plus rare , ) vous ferez émerveillé de l'adreflc avec laquelle elle donne le change à tous deux , & fera que chacun fe rira de l'autre. Or , Ci cette femme leur témoignoit la même confiance 6C prenoit avec eux la même familiarité , comment feroient-ils un mitant fes dupes ? En les traitant également ne montreroit-elle pas qu'ils ont le même droit fur elle 3 Oh ! qu'elle s'y prend bien mieux que cela 1 loin de les traiter de la même manière, elle affecte de mettre entr'eux de l'inégalité ; elle fait fi bien que celui qu'elle flatte , croit que c'eft par tendreflè , & que celui qu'elle maltraite croit que c'eft par dépit. Ainfi chacun content de fon partage , la voit toujours s'occuper de lui , tandis qu'elle ne s'occupe en effet que d'elle feule.
Une certaine Coquetterie maligne Se railleufe déforiente encore plus les foupirants que le filence ou le mépris. Quel plaifir de voir un beau Céladon tout déconcerté , fe confondre , fe trou- bler ,
de J. J. Rousseau. 97
bler , fe perdre à chaque repartie ; de s'environner contre lui de traits moins brûlants , mais plus aigus que ceux de l'amour ; de le cribler de pointes de <4ace , qui piquent à l'aide du froid I
COVPS DV SORT.
1 Out ce qu'ont fait les hommes , les hommes peuvent le détruire : il nJy a de caractères ineffaçables que ceux qu'imprime la Nature , & la Nature ne fait ni princes, ni riches, ni grands feio-neurs. Que fera donc dans la baf- feflè ce fatrape que vous n'avez élevé que pour la grandeur ? Que fera dans la pauvreté ce Publicain qui ne fait vivre que d'or ? Que fera dépourvu de tout , ce faftueux imbécille qui ne fait point ufer de lui-même , &c ne met fou être que dans ce qui efl: étranger à lui ? Heureux celui qui fait quitter alors l'état qui le quitte , & Kefteu homme en dépit
E
5)3 Les Pensées
du fort ! Qu'on loue tant qu'on voudra ce Roi vaincu , qui veut s'enterrer en furieux fous les débris de Ton trône ; moi je le méprife ; je vois qu'il n'exifte que par fa couronne , & qu'il n'eu: rien du tout , s'il n'eft roi : mais celui qui la perd & s'en paiTe , eft alors au- deflus d'elle. Du rang de Roi , qu'un lâche , un méchant , un fou peut rem- plir comme un autre , il monte à l'état d'homme que fi peu d'hommes favent remplir. Alors il triomphe de la fortune, il la brave , il ne doit rien qu'à lui feul ; & quand il ne lui refte à mon- trer que lui , il n'eft point nul ; il eft quelque chofe. Oui , j'aime mieux cent fois le Roi de Syracufe , maître d'Ecole à Corinthe , Se le Roi de Macédoine , Greffier à Rome , qu'un malheureux Tarq^in , ne fâchant que devenir , s'il ne règne pas ; que l'héritier & le fils d'un Roi des Rois * 1 jouet de quicon-
* Vonone, fils de Phuates, Roi des Paithcs.
de J. J. Rousseau. 99
que ofe infulter à fa mifere , errant de Cour en Cour , cherchant par-tout des fecours, & trouvant par-tout des affronts, faute de favoir faire autre chofe qu'un mériter qui n'eft plus en fon pouvoir.
Pour vous foumettre la fortune & les cliofes , commencez par vous en rendre indépendant. Pour régner par l'opi- nion , commencez par régner fur elle.
INSTITUTIONS SOCIALES.
JL/Homme naturel eft tout pour lui : il eft l'unité numérique , l'entier abfolu, qui n'a de rapport qu'à lui-même ou à fon femblable. L'homme civil n'eft qu'une unité fractionnaire qui tient au dénominateur, & dont la valeur eft dans fon rapport avec l'entier, qui eft le corps focial. Les bonnes Inftitutions fociales font celles qui favent le mieux dénatu- rer l'homme , lui ôter fon exiftenec abfolue pour lui en donner une rela-
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IOO LES PENSÉES
tive , & tranfporter le moi dans l'unité commune ; enlorte que chaque parti- culier ne fe croie plus un , mais partie de l'unité, & ne foie plus fenfible que dans le tout. Un Citoyen de Rome n'e- toit ni Caïus ni Lucius , c'éteit un Ro- main : même il aimoit la Patrie inclu- fivement à lui. Regulus fe prétendent Carthaginois , comme étant devenu le bien de Tes Maîtres. En fa qualité d'é- tranger , il refufoit de fiéger au Sénat de Rome ; il fallut qu'un Carthaginois le lui ordonnât. H s'indignoit qu'on vou- lut lui fauver la vie. H vainquit & s'en retourna triomphant mourir dans les fupplices. Cela n'a pas grand rapport, ce me femble , aux hommes que nous
connoiflons.
? Le Lacédémonien Pedarete fe pre- fente pour être admis au Confeil des trois centsiileftrejette.il s'en retourne
joyeux de ce qu'il s'eft trouvé dans Sparte trois cents hommes valant mieux que lui. Je fuppofe cette démonftra-
T>t J. J. ROU SSEAV. 103 tion fincere , & il y a lieu de croire qu'elle l'étoit : Voilà le Citoyen.
Une femme de Sparte avoit cinq fils à l'armée , & attendoit des nouvelles de la bataille. Un Ilote arrive ; elle lui en demande en tremblant. Vos cinq fils ont été tués. Vil efclave t'ai-je demandé cela ? Nous avons gagné la victoire. La mère court au Temple & rend grâce aux Dieux. Voilà la Citoyenne.
P E V P L E.
1 L n*y a qu'un pas du favoir à l'igno- rance ; & l'alternative de l'un à l'autre eft fréquente chez les Nations : mais on n'a jamais vu de Peuple une fois cor- rompu , revenir à la verrtu.
Tout Peuple qui a des mœurs , &; qui par conféquent refpecte les loix , cV ne veut point rafiner fur les anciens ufa- ges doit fe garantir avec foin des fcien- ces , & fur- tout des favants , dont les
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ioi Les Pensées
maximes fententieufes ôc dogmatiques lui apprendroient bientôt à méprifer Tes ufages & fes loix ; ce qu'une Nation ne peut jamais faire fans fe corrompre.
Le moindre changement dans les coutumes , fut-il même avantageux à certains égards , tourne toujours au pré- judice des mœurs : car les coutumes font la morale du Peuple ; & dès qu'il cette de les refpecter 7 il n'a plus de règle que fes paiïions , ni de frein que les loix j qui peuvent quelquefois con- tenir les méchants > mais jamais les rendre bons.
Généralement on apperçoit plus de vigueur dJame dans les hommes , dont les jeunes ans ont été préfervés d'une corruption prématurée , que dans ceux dont le défordre a commencé avec le pouvoir de s'y livrer ; «Se c'elt fans doute une des raifons pourquoi les Peuples qui ont des mecurs fur pa fient oedinaire- ment en bon fais & en courage les Peu- ples qui n'en ont pas> Ceux-ci brillent
de J. J. Rousseau. 103
uniquement par je ne fais quelles pecites qualités déliées, qu'ils appellent efprk , fugacité , finefïè 5 mais ces grandes & nobles fonctions de fagefle Si de raifon qui diftinguent & honorent l'hom- me par de belles actions, par des vertus, par des foins véritablement utiles , ne fe trouvent gueres que dans les premiers.
C'eft le feul moyen de connoître les véritables mœurs d'un Beupîe que d'é- tudier fa vie privée dans les états les plus nombreux ; car s'arrêter aux gens qui repréfentent toujours, c'eft ne voir que des comédiens.
Toutes les Capitales fe reffemblent -, tous les Peuples s'y mêlent , toutes les mœurs s'y confondent ; ce n'eft pas là qu'il faut aller étudier les Nations. Paris & Londres ne font à mes yeux que la même Ville. Leurs habitants ont quelques préjugés différents , mais ils n'en ont pas moins les uns" que les autres , & toutes leurs maximes prati- ques font les mêmes. On fait quelles
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ïo4 Les Pensées efpeces d'hommes doivent fe raflem- b!er dans les Cours. On fait quelles mœurs l'entaflement du Peuple & L'iné- galité des fortunes doivent par-tout produire. Si-tôt qu'on me parle d'une Ville compofée de deux cents mille âmes , je fais d'avance comment on y vit. Ce que je faurois de plus fur les lieux , ne vaut pas la peine d'aller l'ap- prendre. C'eft dans les Provinces recu- lées , où il y a moins de mouvements , ce commerce , où les étrangers voya- ient moins , dont les habitants fe dé- placent moins , changent moins de fortune & d'état , qu'il faut aller étudier le Génie & les mœurs d'une Nation. Voyez en paflant la Capitale , mais aller obferver au loin le pays. Les François ne font pas à Paris , ils font en Touraine j les Anglois font plus Anglois en Mercie , qu'à Londres , & les Espa- gnols plus Efpagnols en Galice qu'à Madrid. C'efl; à ces grandes diftances qu'un Peuple fe caradlérifc , & fe mon-
DE J. J. ROU SST.AU. IOJ tre tel qu'il eft fans mélange : c'eft-là que les bons & les mauvais effets du gouvernement fe font mieux fentir ; comme au bout d'un plus grand rayon la mefure des arcs eft plus exadte.
Ceft le Peuple qui compofe le genre humain ; ce qui n eft pas Peuple eft Ci peu de chofe , que ce n'eft pas la peine de le compter. L'homme eft le même dans tous les écats : h* cela eft , les états les plus nombreux méritent le plus de refped. Devant celui qui penfe toutes les diftin&ions civiles difparoiifent : il voit les mêmes payions , les mêmes fen- timents dans le goujat &c dans l'homme iiluftre ; il n'y difeerne que leur lan- gage- èc qu'un coloris plus ou moins apprêté , & fi quelque différence effen- tielle les diftingue , elle eft au préjudice des plus difïïmulés. Le Peuple fe mon- tre tel qu'il eft , & n'eft pas aimable ; mais il faut bien que les gens du monde fe déçuifent ; s'ils fe montroient tels qu'ils font , ils fetoient horreur.
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i o£ Les Pensées
G OV V E RNE M E N T.
U Ne àzs règles faciles & iimples pour juger de la bonté relative des Gou- vernements , eft la population. Dans tout pays qui {e dépeuple , l'état tend à Ta ruine 3 8c le pays qui peuple le plus , fut-il le plus pauvre , eft infailli- blement le mieux gouverné. Mais il faut pour cela , que certe population foit un effet naturel du Gouvernement 8c des mœurs : car fi elle fe faiibit par des colonies , ou par d'autres voies acci- dentelles 8c pafïageres x alors elles prou- veroient le mal par le remède. Quand Augufte porta des loix contre ie céli- bat , ces loix montroient déjà le dé- clin de "l'Empire Romain. Il faut que la bonté c'a Gouvernement porte les Citoyens à fe marier , 8c non pas que la "loi les y contraigne ; il ne faut pas examiner c: qui fe fait pas farce , cac
de J. J. Rousseau. 107
la loi qui combat la confticution, s'élude Ôc devient vaine; mais ce qui fe fait pair l'influence des mœurs & par la pente naturelle du Gouvernement , car ces moyens ont feuls un effet confiant. C'é- tait la politique du bon Abbé de Saint Pierre , de chercher toujours un petit remède à chaque mal particulier , au lieu de remonter à leur fource commu- ne , & de voir qu'on ne les pouvoit guérir que tous à la fois. Il ne s'agit pas de traiter féparément chaque ulcère qui vient fur le corps d'un malade , mais d'épurer la maflé du fang qui les pro- duit tous. On dit qu'il y a des prix en Angleterre pour l'Agriculture ; je n'en veux pas davantage ; celafeul me prouve qu'elle n'y brillera pas long-remps.
Ce n'eft rien de voir la forme appa- rente d'un Gouvernement 3 fardé par l'appareil de l'adminiftration & par le jargon des Adminiftrateurs, h* l'on n'en étudie aufïi la nature par les effets qu'il produit fur le Peuple , & dans tous les
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ioS Les Pensées
degrés de l'adminiftrarion. La diffé- rence de la forme au fond , fe trouvant partagée entre tous ces degrés , ce n'eft qu'en les embraflfant tous , qu'on con- noît cette différence. Dans tel pays , c'en: par les manœuvres des fubdélé- gués , qu'on commence à fentir l'efprit du miniftere : dans tel autre, il faut voir élire les membres du Parlement , pour juger s'il eft vrai que la Nation foit libre : dans cmelque pays que ce foit , il eft impofïible que , qui n'a vu que les Villes connoiffe le Gouvernement , at- tendu que l'efprit n'en eft jamais le mê- me , pour la Ville ôc pour la Campa- gne. Or , c'eft la campagne qui fait le pays , te c'eft le Peuple de la Cam- pagne qui fait la nation.
Il y a des Peuples fans phyfionomie auxquels ils ne faut point de peintre , il y a des Gouvernements fans carac- tère , auxquels 1 ne faut pas d'hifto- riens , &c où fi-tôt qu'on lait quelle place un homme occupe , on ; vance tout ce qu'il y fera.
DE J. J. ROUSS EAU. IO£>
ROI, ROT AU ME.
/> Rchi m e d e afïîs tranquillement fur le rivage & tirant fans peine à flot un grand vaifïeau , nous repréfente un Monarque habile gouvernant de £>n cabinet fes vaftes Etats , &c faifant tout mouvoir en paronîant immobile. Les plus grands Rois qu'ait célébré Phitloire , n'ont point été élevés pour régner ; c'eft une feience qu'on ne pof- fede jamais moins qu'après l'avoir trop apprife , Se qu'on acquiert mieux en obéiflànt qu'en commandant.
Pour qu'un Etat Monarchique pût être bien gouverné , il faudroit que fa grandeur ou fon étendue fût mefurée aux facultés de celui qui gouvei e. Il eft plus aifé de conquérir que de régir. Avec un levier fuffifant , d'un doigt on peut ébranler le monde , mais pour le foutenir il faut les épaules d'Hercule.
î i o L es Pensées
Le feul éloge digne d'un Roi , eft ce- lui qui fe fait entendre , non par la bou- che mercenaire d'un Orateur , mais par la voix d'un Peuple libre.
Que les Rois ne dédaignent point d'admettre dans leurs Confeiis les gens les plus capables de les bien confeiller ; qu'ils renoncent à ce vieux préjugé in- venté par l'orgueil des Grands , que l'art de conduire les Peuples eft plus dif- ficile que celui de les éclairer ; comme s'il étoit plus aifé d'engager les hommes à bien faire de leur bon gré , que de les y contraindre par la force. Que les fa- vants du premier ordre trouvent dans leurs Cours d'honorables afyles ; qu'ils y obtiennent la feule récompenfe digne dJrux , celle de contribuer par leur cré- dit au bonheur des Peuples à qui ils auront enfeigné la fagetfè ; c'efl: alors feulement qu'on verra ce que peuvent la venu , la fcience & l'autorité animées d'une noble émulation, &l travaillant de concert à la félicité du genre humain.
de J. J. Rousseau, iiï Mais cane que la Puilfance fera feule d'un côté , les lumières Se la fageflè feules d'un autre , les favants penferont ra- rement de grandes chofes , les Princes en feront plus rarement de belles , 6c les Peuples continueront d'être vils , cor- rompus & malheureux,
LÉG IS LA TEUR.
V> E l v i qui oie entreprendre d'infti- îuer un Peuple doit le fentir en état de changer , pour ainfi dire , la Nature hu- maine ; de transformer chaque indi- vidu , qui par lui-même eft un tout par- fait & folitaire , en partie d'un plus grand tout dont cet individu reçoive en quelque forte fa vie & fon être 5 d'altérer la conftitution de l'homme pour la renforcer ; de fubftituer une exiflence partielle & morale à l'exiften- ce phyfque &c indépendante que nous avons tous reçue de la Nature, Il faut»
ut Les P e n s é e s
en un mot , qu'il ôte à l'homme Tes for- ces propres pour lui en donner qui lui foient étrangères , 6c dont il ne punie faire ufage fans le fecours d'autrui. Plus cas forces naturelles font mortes & anéanties , plus les acquifes font gran- des 8c durables , plus auiïi l'inftitution eft folide Se parfaite : enforte que fi cha- que Citoyen n'eft rien , ne peut rien , que par tous les autres , 6c que la force acquife par tous foit égale ou fupérieure à la fomme des forces naturelles de tous les individus , on peut dire que la Lé- gifktion eft au plus haut point de per- fection qu'elle puifle atteindre.
SU eft vrai qu'un grand Prince eft un homme rare , que fera-ce d'un grand Lé<nflateur ? Le premier n'a qu'à fuivre le modèle que l'autre doit propofer. Celui-ci eft le méchanicien qui invente la machine ; celui-là n'eft que l'ouvrier qui la monte de la fait marcher.
Un Peuple ne devient célèbre que quand fa Lé^nation commence à dé-
de J. J- Rousseau. 113 cl mer. On ignore durant combien de fiecles l'inftitution de Lycurgue fit le bonheur des Spartiates avant qu'il fût queftion d'eux dans le refte de la Grèce.
LOI.
V>'Est à la Loi feule que les honv- mes doivent la juftice &: la liberté. C'eft cet organe falutaire de la volonté de tous , qui rétablit dans le droit l'égalité naturelle entre les hommes. C'eft cette voix célefte qui dicte à chaque, Citoyen les préceptes de la raifon publique , 2c lui apprend à agir félon les maximes de fon propre jugement , ôc à n'être pas en contradiction avec lui-même. C'eft elle feule aufïi que les chefs doivent faire parler quand ils commandent •■, car fi-tôt qu'indépendamment des Loix , un hom- me en prétend foumettre un autre à fa volonté privée , il fort à l'inftant de l'é- tat civil , & fe met vis-à-vis de lui dans
ii4 Les Pensées
le pur état de nature où l'obéiîfance n'eu:
jamais prefcrite que par la néceiTîté.
La Loi dont on abuie fert à la fois au
puifTant d'arme orTenfive & de bouclier
contre le foible ; <Sc le prétexte du bien
public eft toujours le plus dangereux
fléau du Peuple. Ce qu'il y a de plus né-
cefTaire , &z peut-être de plus difficile
dans le gouvernement , c'eft une infe- ct *
grité févere à rendre juftice à tous , Se fur-tout à protéger le pauvre contre la tyrannie du riche. Le plus grand mal eft déjà fait , quand on a des pauvres à défendre &c des riches à contenir. C'eft fur la médiocrité feule que s'exerce toute la force des Loix ; elles font également impuiiîàntes contre les tréfors du riche 8c contre la mifere du pauvre ; le pre- mier les élude , le fécond leur échappe ; l'un brife la toile , &c l'autre pafîe au travers.
DE J. J. ROUS SEAU. HJ
LIBER TE.
I L en eft de la Liberté comme de l'in- nocence & de la vertu , dont on ne fent le prix qu'autant qu'on en jouit foi- mê- me , & dont le goût fe perd fi-tôt qu'on les a perdues. Je connois les délices de ton pays , difoit Brafidas à un Satrape s qui comparoir la vie de Sparte à celle de Perfepolis; mais tu ne peux con- noître les pkiûrs du mien.
Les efclaves perdent tout dans leurs fers jufqu'au défit d'en fortir : ils ai- ment leur fervitude comme les compa- gnons d'Uliiîe aimoient leur abrutuTe- ment.
Il eft inconteftable , ôc c'eft la maxi- me fondamentale de tout le droit poli- tique que les peuples fe font donné des chefs pour défendre leur liberté , <k non pour les aflervir. Si nous avons un Prin- ce , difoit Pline à Trajan , c'eft aiîu
1 1 6 Les Pensées qu'il nous préferve d'avoir un maître. Il n'y a que la force de l'état qui faiTe la liberté de Tes membres.
DÉ PENDANCE.
1 L y a deux fortes de dépendances. Celle des chofes , qui eft de la nature ; celle des hommes , qui eft de la fociété. La dépendance des chofes n'ayant au- cune moralité , ne nuit point à la liberté , & n'engendre point de vices : la dépen- dance des hommes étant dé for don née les engendre tous , &: c'eit par elle que le maître & l'efclave fe dépravent mu- tuellement. S'il y a quelque moyen de remédier à ce mal dans la fociété , c'eft de fubftituer la loi à l'homme , & d'ar- mer les volontés générales d'une force réelle fupérieure à l'action de toute volonté particulière. Si les loix des Nations pouvoient avoir comme celles fie la Nature une inflexibilité que ja-
DE J. J. ROU S S EAU. 117
mais aucune force humaine ne pût vaincre, la dépendance des hommes redeviendroit alors celle des chofes , on réunirait dans la République tous les avantases de l'Etat naturel à ceux de l'Etat civil ; on joindroit à la liberté qui maintient l'homme exempt de vices, la moralité qui l'élevé à la vertu.
L V X E.
l_y E luxe corrompt tout , & le riche qui en jouit , Se le miférable qui le con- voite.
Ce n'eft pas la force de l'or qui af- fervit les pauvres aux riches , mais c'eft qu'ils veulent s'enrichir à leur tour , fans cela ils feroient nécellairement les maîtres.
La vanité &: l'oifiveté , qui ont en- gendré nos feiences , ont aufïi engendré le luxe. Le goût du luxe accompagne toujours celui des lettres ; &c le goût
n8 Les Pensées
des lettres accompagne fou vent celui du luxe *.
Le luxe peut être néceflaire pour donner du pain aux pauvres ; mais s'il n'y avoir point de luxe , il n'y auroit point de pauvres.
Le luxe nourrit cent pauvres dans nos villes , Se en fait périr cent mille dans nos campagnes. L'argent qui cir- cule entre les mains des riches & des artiftes pour fournir à leur fuperfluité , eft perdu pour la fubftance du labou- reur 5 &c celui-ci n'a point d'habit , pre- cifément parce qu'il faut du galon aux autres. Le gafpillage des matières qui fervent à la nourriture des hommes , fuffit feul pour rendre le luxe odieux à l'humanité. Il faut du jus dans nos cui-
* A mefure que le luxe corrompt les mœurs , dit un Auteur moderne , les Sciences les adoucif- fent : femblables aux prières dans Homère , qui par- courent toujours la terre à la fuite de l'injuftice , four adoucir les fureurs de cette cruelle divinité.
DE J. J. ROUSS EAU. II^
fines ; voilà pourquoi tant de malades manquent de bouillon. Il faut des li- queurs fur nos tables \ voilà pourquoi le payfan ne boit que de l'eau. Il faut de la poudre à nos perruques 5 voiià pourquoi tant de pauvres n'ont pas de pain.
A ne confulter que l'imprefïion la plus naturelle , il fembleroit que pour dédaigner l'éclat & le luxe on a moins befoin de modération que de goût. La fimétrie Se la régularité plaifent à tous les yeux. L'image du bien-être & de la félicité touche le cœur humain qui en eft: avide : mais un vain appareil qui ne îe rapporte ni à l'ordre ni au bonheur, & n'a pou* objet que de frapper les yeux , quelle idée favorable à celui qui l'étalé peut-il exciter dans l'efprit du fpe&ateur ? L'idée du goût ? Le goût ne paroît-il pas cent fois mieux dans les chofes fîmples que dans celles qui font ofTufquées de richefïe ? L'idée de la commodité ? Y a-t-il rien de plus in-
i2o Les Pensées commode que le fafte ? L'idée de la grandeur? C'efl: précifément le con- traire. Quand je vois qu'on a voulu faire un grand palais , je me demande auiïi-tôt pourquoi ce palais n'eft pas plus grand ? Pourquoi celui qui a cin- quante domeftiques n'en a-t-il pas cent? Cette belle vaitfèlle d'argent , pourquoi n'eft-elle pas d'or ? Cet homme qui dore fon carroffe , pourquoi ne dore-t-il pas fes lambris ? Si Tes lambris font dorés , pourquoi Ton toît ne l'eft-il pas ? Celui qui voulut bâtir une haute tour faifoic bien de la vouloir porter jufqu'au Ciel ; autrement il eût eu beau l'élever , le point où il fe fût arrêté n'eût fervi qu'à donner de plus loin la preuve de Ton impuiQancc. O homme petit & vain , montre-moi ton pouvoir , je te mon- trerai ta mifere /
RICHES,
de J. J. Rousseau, izi
RICHES, RICHESSE.
rT~'
I O u s les Riches comptent l'or avant
le mérite. Dans la .mife commune de l'argent & des fervices , ils trouvent toujours que ceux-ci n'acquittent jamais l'autre , & penfent qu'on leur en doit de refte quand on a patte fa vie à les fervir en mangeant leur pain»
Les pauvres gémiuent fous le joug des riches , & les riches fous le joug des préjugés.
Richeflè ne fait point riche , dit le Roman de la Rofe. Les biens d'un homme ne font point dans fes coffres , mais dans l'ufage de ce qu'il en tire ; car on ne s'approprie les chofes qu'on poffede que par leur emploi , & les abus font toujours plus inépuifables que les richeflès ; ce qui fait qu'on ne jouit pas à proportion de fa dépenfe , mais à proportion qu'on la fait mieux ordon-
F
m Les P e k s ê e s
ner. Un fou peut jetter des lingots dans la mer 8c dire qu'il en a joui : mais quelle comparaison entre cette extra- vagante jouififance , & celle qu'un hom- me fage eût fu tirer d'une moindre fomme ?
Il n'y a point de richeife abfolue. Ce mot ne lignifie qu'un rapport de fur- abondance entre les défirs & les facultés de l'homme riche. Tel eft riche avec un arpent de terre ; tel eft gueux au milieu de fes monceaux d'or. Le défordre & les fantaifies n'ont point de bornes , 8c font plus de pauvres que les vrais be- foins.
MENDIA NTS.
rSiOuRRiR les Mendiants, c'efl: con- tribuer à multiplier les Gueux & les Vagabonds qui fe plaifent à ce lâche métier , Se fe rendant à charge à la îbciécé, la privent encore du travail
DE J- J- ROUS SEAU. 125 qu'ils y pourraient faire. Voilà les maximes dont de complaifants raifon- neurs aiment à flatter la dureté des riches.
On foufrie & Ton entretient à grands frais des multitudes de profefïions inu- tiles dont pliifieurs ne fervent qu'à corrompre & gâter les mœurs. A ne regarder l'état de Mendiant que comme un métier , loin qu'on en ait rien de pareil à craindre, on n'y trouve que de quoi nourrir en nous les fentiments d'in- térêts & d'humanité qui devraient unir tous les hommes. Si 1 on veut le con/î- dérer par le talent , pourquoi ne récom- penferois-je pas l'éloquence de ce Men- diant qui me remue le cœur & me porte » le fecourir, comme je paye un Comé- dien qui me fait verfer quelques larmes itériles?Si l'un me fait aimer les bonnes . aftions d'autrui, l'autre me porte à en faire moi-même : tout ce qu'on fent à la Tragédie s'oublie à J'initant qu'on en fort; mais la mémoire des malheureux
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n4 L2S PEI*SÉES qu'on a foulages donne un plaiftt qui renaît fans cette. Si le grand nombre des Mendiants eft onéreux à l'Etat, de combien d'autres profeffions qu'on en- courage & qu'on tolère n'en peut-on pas dire autant fCeft au Souverain de faire enforte qu'il n'y ait point de Men- diants: mais pour les rebuter de leur profeiïion raut-il rendre les Citoyens inhumains Se dénaturés 3 Pour moi , fans favoir ce que les pauvres font a mat, je fais qu'ils font tous mes frères , & que je ne puis fans une »e* cufable dureté leur refufer le foible (e- cours qu'ils me demandent. La plupart font des vagabonds , j'en conviens ; mais ie connois trop les peines de la vie pour Uorer pat combien de malheurs un honnête homme peut fe trouver réduit à leur fort s Se comment puis-je être ful- que l'inconnu qui vient implorer au nom de Dieu mon attirance , & mendier un pauvre morceau de pain, n'eft pas , peut-être , cet honnête bond
Z>£ J- J- RousseJv. 115
me prêt à périr de mifere , & que mon refus va réduire au défefpoir ? Quand l'aumône qu'on leur donne ne ferait pour eux un iecours réel , c'eft au moins un témoignage qu'on prend part à leur peine , un adoucitfement à la dureté du refus , une forte de falutation qu'on leur rend. Une petite monnoie ou un mor- ceau de pain ne coûtent gueres plus à donner Se font une réponfe plus hon- nête qu'un , Die» vous afijie ; comme fi les dons de Dieu n'écoient pas dans la main des hommes , & qu'il eût d'au- tres greniers fur la terre que les magafms des riches? Enfin, quoiqu'on puilTe penfer de ces infortunés , fi l'on ne doit rien au gueux qui mendie , au moins fe doit-on à foi-même de rendre hon- neur à l'humanité foufframe ou à fon image , Se de ne point s'endurcir le cœur à l'afped de fes miferes.
Nourrir les mendiants , c'eft , difent les détracteurs de l'aumône , former des pépinières de voleurs j & tout au con-
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ïi6 Les Pensées
traire , c'en: empêcher qu'ils ne le de- viennent. Je conviens qu'il ne faut pas encourager les pauvres à Te faire men- diants ; mais quand une fois ils le font > il faut les nourrir 3 de peur qu'ils ne Ce fafïènt voleurs. Rien n'engage tant à charger de profeiTion que de ne pouvoir vivre dans la fienne : or tous ceux qui ont une fois goûté de ce métier oifeux prennent tellement le travail enaverliors qu'ils aiment mieux voler & fe faire pendre , que de reprendre l'ufage de leurs bras. Un liard eft bientôt deman- dé ôc refuié ; mais vingt liards auraient payé le fcuper d'un pauvre, que vingt refus peuvent impatienter. Qui eft-ce qui voudrait jamais refufer une fi légère aumône s'il fongeoit qu'elle pût fauver deux hommes , l'un d'un crime $c l'autre de la mort ? J'ai lu quelque part que les mendiants font une vermine qui s'at- tache aux riches. Il eft naturel que les enfants s'attachent aux pères ; mais ces pères opulents Cv durs les méconnoiffènt,
DE J. J. ROUSS EAV. 117 & laîiîent aux pauvres le foin de les
nourrir.
S V I C I D E.
.1 U veux cerfer de vivre j mais je voudrais bien favoir 11 tu as commen- cé. Quoi ! fus-tu placé fur la terre pour n'y rien faire ? Le Ciel ne t'impofe-t-il point avec la vie une tâche pour la remplir ? Si tu as fait ta journée avant le foir , repofe-toi le refte du jour 3 tu le peux 5 mais voyons ton ouvrage. Quelle réponfe tiens-tu prête au Juge fuprême qui demandera compte de ton temps ? Malheureux! trouve-moi ce jufte qui fe vante d'avoir aiTez vécu ; que j'apprenne de lui comment il faut avoir porté la vie pour être en droit de la quitter.
Tu comptes les maux de l'humanité , & tu dis la vie eu; un mal. Mais re- garde , cherche dans l'ordre des chofes
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12x8 L'ES PENSÉES
fi tu y trouves quelques biens qui ne foieïit point mêlés de maux. Eft-ce donc à dire qu'il n'y ait aucun bien dans l'univers , & peux-tu confondre ce qui eft mal par fa nature avec ce qui ne fourTre le mal que par accident ? La vie pafïive de lJhomme n'eft rien , ôc ne regarde qu'un corps dont il fera bien- tôt délivré ; mais fa vie active & mo- rale qui doit influer fur tout Ton être , confifte dans l'exercice de fa volonté. La vie eft un mal pour le méchant qui profpere , &c un bien pour l'honnête homme infortuné : car ce n'eft pas une modification parfagere , mais fon rap- port avec fon objet qui la rend bonne ou mauvaife.
Tu t'ennuies de vivre , 8c tu dis , la vie eft un mal. Tôt ou tard tu feras confolé; Se tu diras, la vie eft un bien. Tu diras plus vrai , fans mieux raifou- ner : car rien n'aura changé que toi. Change donc dès aujour<J hui , cVpuifque c'eft dans la mauva: c difpolition de
de J. J. Rousseau. \iy
ton ame qu'eft tout le mal , corrige tes affections déréglées , ôc ne brûle pas ta maifon pour n'avoir pas la peine de la ranger.
Que font dix , vingt , trente ans pour un Etre immortel ? La peine & le plaifir paffent comme une ombre ; la vie s'é- coule en un inftant ; elle n'eu: rien par elle-même , Ton prix dépend de fon emploi. Le bien feul qu'on a fait de- meure , ôc c'eft par lui qu'elle eft quel- que chofe. Ne dis donc plus que c'eft un mal pour toi de vivre , puifqu'il dépend de toi feul que ce foit un bien s ôc que fi c'eft un mal d'avoir vécu, c'eft une raifon de plus pour vivre encore. Ne dis pas non plus , qu'il1 t'eft permis de mourir ; car autant vaudroit dire qu'il t'eft permis de n'être pas homme, qu'il t'eft permis de te révolter contre l'Auteur de ton être , ôc de tromper ta deftination.
Le Suicide eft une mort furtive ôc honteufe. Ceft un vol fait au genre
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130 Les Pensées
humain. Avant de le quitter, rends- lui ce qu'il a fait pour toi. Mais je ne tiens à rien» Je fuis inutile au monde. Phdcfophe d'un jour 1 ignores- tu que tu ne faurcis faire un pas fur la terra fans trouver quelque devoir à remplir , & que tout homme eft utile à l'huma- nité , par cela feul qu'il exilte ?
Jeune infenfé ! s'il te rcfte au fond du cœur le moindre fentiment de vertu, viens , que je t'apprenne à aimer la vie. Chaque fois que tu feras tenté d'en fortir 3 dis en toi-même : que je fajfe encore une bonne action avant que de mourir : puis va chercher quelque in- digent à ieeourii' , quelque infortuné à confoler s quelque opprimé à défendre. Si cette confidiraron te retient aujour- d'hui , elle te retiendra encore demain , après- demain 3 toute la vie. Si elle ne te retient pas ; meurs , tu n'es qu'un méchant.
de J. J. Rousseau. 131
DUEL.
v/ Ardez-vous de confondre le nom facré de l'honneur avec ce préjugé féroce qui met toutes les vertus à la pointe d'une épée , & n'efl; propre qu'à faire de braves fcélérats.
En quoi confifte ce préjugé ? Dans l'opinion la plus extravagante & la plus barbare qui jamais entra dans l'ef- prit humain , favoir , que tous les de- voirs de la fociété font fuppléés par la bravoure ; qu'un homme n'eft plus fourbe , fripon , calomniateur , qu'il eft civil , humain , poli , quand il iait fe battre j que le menfonge fe change en vérité , que le vol devient légitime, la perfidie honnête , l'infidélité loua- ble , fi-tôt qu'on foutient tout cela le fer à la main ; qu'un affront eft tou- jours bien réparé par un coup d'épée ; ôc qu'on n'a jamais tort avec un homme.
i3i Les Pensées
pourvu qu'on le tue. Il y a , je l'aroue, une autre forte d'affaire où ia gentif- leffe fe mêle à la cruauté , & où l'on ne tue les gens que par hazard ; c'eft celle où l'on fe bat au premier fang. Au premier fang ! Grand Dieu ! Et qu'en veux-tu faire de ce fang , bête féroce ! Le veux- tu boire i
Les plus vaillants hommes de l'anti- quité fongeient-ils jamais à venger leurs injures perfonneDes par des com- bats particuliers ? Céfar envoya-r-il un cartel à Caton , ou Pompée à Céfar , pour tant d'affronts réciproques , Ik le plus grand Capitaine de la Grèce fut-il déshonoré pour s'être laiflé menacer d'un bâton ? D'autres temps , d'autres mœurs , je le fais ; mais n y en a-t-il que de bonnes , 8c n'oferoit-on s'en- quérir files mœurs d'un temps font celles qu'exige le folide honneur ? Non cet honneur n'eft point variable , il ne dépend ni des préjugés , il ne peut ni parles ni renaître , il a fa fGurce écer-
de J. J. Rousseau. 135
nelle dans le cœur de l'homme jufte Se dans la règle inaltérable de fes de- voirs. Si les peuples les plus éclairés , les plus braves , les plus vertueux de la terre n'ont point connu le Duel , je dis qu'il n'eft point une inftitucîon de l'honneur , mais une mode affreufe &c barbare , digne de fa féroce origine. Refte à favoir fi , quand il s'agit de fa vie ou de celle d'autrui , l'honnête homme fe règle fur la mode , ôc s'il n'y a pas alors plus de vrai courage à la braver qu'à la fuivre ? Que feroit celui qui s'y veut affervir , dans des lieux où règne un ufage contraire ? A Mefïine ou à Naples , il iroit attendre fon homme au coin d'une rue & le poi- gnarder par derrière. Cela s'appelle être brave en ce pays-là , ôc l'honneur n'y confifte pas à fe faire tuer par fon ennemi , mais à le tuer lui-même.
L'homme droit dont toute la vie eft fans tache , & qui ne donna jamais aucun ligne de lâcheté, refufera de fouil-
i34 Les Pensée s 1er fa main d'un homicide & n'en fera que plus honoré. Toujours prêt à iervir la patrie , à protéger le foible , à rem- plir les devoirs les plus dangereux , ÔC à défendre , en toute rencontre jufte & honnête ce qui lai efl; cher au prix de Ton fang , il met dans Tes démarches cette inébranlable fermeté qu'on n'a point fans le vrai courage. Dans la fécuriré de fa confcience , il marche la tête levée , il ne fuit ni ne cherche fon ennemi. Ou voie aifément qu'il craint moins de mourir que de mal faire , &c qu'il redoute le crime & non le péril. Si les vils préjugés s'élèvent un inftant contre lui , tous les jours de fon honorable vie font autant de té- moins qui les reculent , &c dans une conduite fi bien liée on juge d'une ac- tion fur toutes les autres.
Les hommes fi ombrageux &: h prompts à piovoquer les autres font , pour la plupart , de très mal-honnêtes gens qui 3 de peur qu'on n'ofe leuj
de J. ]. Rousseau. i$$
montrer ouvertement le mépris qu'on a pour eux , s'efforcent de couvrir de quelques affaires d'honneur l'infamie de leur vie entière.
Tel fait un effort Se fe préfente une fois pour avoir droit de fe cacher le refte de fa vie. Le vrai courage a plus de confiance &c moins d'empreffement ; il eft toujours ce qu'il doit être , il ne faut ni l'exciter ni le retenir : l'homme de bien le porte par-tout avec lui ; au combat contre l'ennemi j dans un cercle en faveur des abfents & de la vérité j dans fon lit contre les attaques de la douleur & de la mort. La force de l'ame qui l'infpire eft d'ufage dans tous les temps -, elle met toujours la verta au deifus des événements , & ne con- fifte pas à fe battre , mais à ne rien craindre,
V
m.
1 5 6 Les Pensées
EXC È S D U VIN.
A Ou te intempérance eft vicieuie , & fur-tout celle qui nous ôte la plus noble de nos facultés. L'excès du vin dégrade l'homme , aliène au moins fa raifon pour un temps & l'abrutit à la longue. Mais enfin 5 le goût du vin n'eft pas un crime , il en fait rarement com- mettre , il rend l'homme ftupide &c non pas méchant. Pour une querelle pafïà- gere qu'il caufe , il forme cent attache- ments durables. Généralement parlant, les buveurs ont de la cordialité , de la franchi le ; ils font prefque tous bons , droits , juftes , fidèles , braves & hon- nêtes gens , à leur défaut près.
Combien de vertus apparentes ca- chent fouvent des vices réels.' Le fage eft fobre par tempérance , le fourbe l'eft par faufleré. Dans le pays de mau- yaifes mœurs , d'intrigues , de trahi-
DE J. J- ROUSSEAU. 137 fons , d'adultères , on redoute un état d'indifcçétion où le cœur fe montre fans qu'on y fonge. Par-tout les gens qui abhorrent Je plus l'yvretfe font ceux qui ont le plus d'intérêt à s'en garantir. En Suiffe elle eft prefque en cftime , à Naples elle eft en horreur j mais au fond laquelle eft le plus à craindre , de l'intempérance du Suifte ou de la réferve de l'Italien.
Ne calomnions point le vice même , n'a-t-il pas aûez de fa laideur ? Le vin ne donne pas de la méchanceté , il la décelé. Celui qui tua Clitus dans l'yvrefTe fit mourir Philotas de fang froid. Si l'yvrerte a fes fureurs , quelle paflîon n'a pas les fîenrtes ? La différence eft que les autres reftent au fond de l'ame de que celle-là s'allume de s'éteint à l'inftant. A cet emportement près , qui pa(fe & qu'on évite aifément , foyons fûts que quiconque fait dans le vin de méchantes adions , couve à jeun de méchants defleins.
Ï3S Les Pensées
MALADIES.
•L'Extrême inégalité dans la manière de vivre ; l'excès d'oifiveté dans les uns , l'excès de travail dans les autres ; la facilité d'irriter de de fatisfaire nos appétits & notre fenfuaîité ; les ali- ments trop recherchés des riches , qui les noumrTent de fuçs échauffants , &c les accablent d'indigeftions ; la mau- vaife nourriture des pauvres , dont ils manquent même le plus fouvent , &c dont le défaut les porte à furcharger avidemment leur eftomac dans 1 occa- iîon ; les veilles , les excès de toute efpece ■■, les transports immodérés de toutes les pafïîons , les fatigues «Se l'é- puifement d'efprit , les chagrins &c les peines fans nombre qu'on éprouve dans tous les états , &: dont les âmes font perpétuellement rongées ; voilà les fu- neftes garants que la plupart de nos
de J. J. Rousseau. 139
maux font notre propre ouvrage , &C que nous les aurions prefque tous évités en confervant la manière de vivre fim- ple , uniforme Se foliraire , qui nous étoit preferite par la nature. Si elle nous a deftiné à être fains , j'ofe pref- que affurer que l'état de réflexion eft un état contre nature , 3c que l'homme qui médite eft un animal dépravé.
MÉDECINE, MÉDECINS.
KJ N corps débile affoiblit l'ame. De là l'empire de la Médecine , Art plus pernicieux aux hommes que tous les maux qu'il prétend guérir. Je ne fais pour moi , de quelle maladie nous gué- riflent les Médecins , mais je fais qu'ils nous en donnent de bien funeftes ; la lâcheté , la pufllanimké , la crédulité, la terreur de"' la mort : s'ils guériflent le corps , ils tuent le courage. Que nous importe qu'ils raflent marcher des
i4o Les Pense es
cadavres ? ce font des hommes qu'A nous faut , & l'on n'en voir poînt fortir de leurs mains.
La Médecine eft à la mode parmi nous 5 elle doit l'être. C'eft l'amufcment des gens oififs & défœuvrés , qui ne fâchant que faire de leur remplie parlent à fe conferver. S'ils avoient eu le mal- heur de naître immortels , ils feroient les plus miférables des êtres. Une vie qu'ils n'auroient jamais peur de perdre ne feroit pour eux d'aucun prix II faut à ces gens là des Médecins qui les me- nacent pour les flatter , & qui leur donnent chaque jour le feul plaifir dont ils foient fufceptibles j celui de n'être pas morts.
Les hommes font fur l'ufage de la Méd^c ne les mêmes fophifmes que fur la recherche de la vérité. Ils fuppofent toujours qu'en traitant un malade on le guérit , Se qu'en cherchant une vérité on la trouve : ils ne voient pas qu'il faut balancer l'avantage d'une guérifon
de J. J. Rousseau. 141 que le Médecin opère , par la mort de cent malades qu'il a tués , 8c l'utilité d'une vérité découverte , par le tort que font les erreurs qui paiîent en même temps, La Science qui inftruit 6c la Médecine qui guérit font fort bonnes fans doute ; mais la fcience qui trompe & la Médecine qui tue font mauvaifes. Apprenez-nous donc à les diftinguer. Voilà le nœud de la queftion : fi nous favions ignorer ia vérité , nous ne ferions jamais les dupes du menfonge ; fi nous favions ne vouloir pas guérir malgré la nature , noas ne mourrions jamais par la main du Médecin. Ces deux abftmences feroient fages ; on aagneroit évidemment à s'y foumettrç. Je ne difpute donc pas que la Méde- cine ne foit utile à quelques hommes , mais je dis qu'elle eft funefte au genre humain.
On me dira , comme on fait fane celte , que les fautes font du Médecin , mais que ia Médecine en elle-même eft
142- Les Pensées
infaillible. A la bonne heure ; mais qu'elle vienne donc fans le Médecin : car tant qu'ils viendront enfemble , il y aura cent fois plus à craindre des erreurs de l'Artifte , qu'à efpérer du fecours de l'Art.
Cet Art menlonger , plus fait pour les maux de l'efprit que pour ceux du corps , n'elt pas plus utile aux uns qu'aux autres : il nous guérit moins de nos maladies qu'il ne nous en imprime l'effroi. Il recule moins la mort qu'il ne la fait fentir d'avance; il ufe la vie au lieu de la prolonger : &c quand il la prolongeroit , ce feroit encore au pré- judice de l'efpece ; puifqu'il nous ôte à la focîété par les foins qu'il nous im- pofe , Ôc à nos devoirs par les frayeurs qu'il nous donne. C'efl: la connoiflance des dangers qui nous les fait craindre : celui qui Ce croiroit invulnérable n'au- roit peur de rien. A force d'armer Achille contre le péril , le Poëre lui ôte le mérite de la valeur : tout autre à fa
de J. J. Rousseau. 143 place eue été un Achille au même prix'.
Voulez - vous trouver des hommes d'un vrai courage ? Cherchez-les dans les lieux où il n'y a point de Médecins , où l'on ignore les conféquences des maladies , &c où Ton ne longe gueres à la mort. Naturellement l'homme fait fouffrir conftamment , & meurt en paix. Ce font les Médecins avec leurs ordon- nances , les Philofophes avec leurs pré- ceptes , les Prêtres avec leurs exhor- tations , qui l'aviliiTent de cœur 8c lui font defapprendre à mourir.
La feule partie utile de la Médecine eft l'hygiène. Encore l'hygienne eft-elle moins une feience qu'une vertu. La tempérance & le travail font les deux vrais Médecins de l'homme : le travail aiguife Ton appétit , & la tempérance l'empêche d'en abufer.
Vis félon la nature , fois patient , ÔC chatte les Médecins : tu n'éviteras pas la mort , mais tu ne la fendras qu'une fois , tandis qu'ils la portent chaque
ï44 L£S ^E^SÉES jour dans ton imagination troublée , 5c que leur Art menfonger , au lieu de pro- longer tes jours , t'en ote la jouiffance. Je demanderai toujours quel vrai îen cet Art a fait aux hommes ? Quelques- uns de ceux qu'il guérit mourraient , il eft vrai i mais des millions qu'il tue refteroient en vie. Homme (enCé , ne mets point à cette loterie où trop de chances font contre toi. Souffre , meurs ou guéris ; mais fur-tout vis jufqu* à ta dernière heure.
MORT.
de J. J. Rousseau. 14;
MORT.
O I nous étions immortels , nous fe- rions des êtres très miférables. Il eft dur de mourir ; mais il eft doux d'ef- pérer qu'on ne vivra pas toujours , Se qu'une meilleure vie finira les peines de celle-ci.
Si l'on nous ofFroît l'immortalité fur la terre , qui eft-ce qui voudroit accep- ter ce trifte préfent ? Quelle reflburce , quel efpoir , quelle confolation nous refteroit-il contre les rigueurs du fort ôc contre les injuftices des hommes ? L'ignorant , qui ne prévoit rien , fent peu le prix de la vie &c craint peu de la perdre ; l'homme éclairé voit des biens d'un plus grand prix qu'il préfère à celui-là. Il n'y a que le demi-favoir &c la faufle fagefle qui prolongeant nos vues jufqu'à la mort , & pas au-delà , en font pour nous le pire des r.
G
14$ LES PEXSÉES
La néceflitéde momir n'eft à l'homme fage qu'une raifon pour fupporter les pehies de la vie. Si l'on o'étoit pas fur de la perdre une fois , elle coùteroit trop à conferver.
On croit que l'homme a un vif amour pour fa conservation , & cela çft vrai ; mais on ne voit pas que cet amour , tel que nous le fentons , eft en grande partie l'ouvrage des hommes. Natu- rellement l'homme ne s'inquiète pour fe conferver qu'autant que les moyens font en fon pouvoir} fi-tôt que ces moyens lui échappent , il fe tranquillife Se meurt fans fe tourmenter inutile- ment. La première loi de la réfignation nous vient de la nature. Les Sauvages , ainfi que les bêtes , fe débattent fort peu contre la mort , & l'endurent pref- que fans fe plaindre. Cette loi détruite , il s'en forme une autre qui vient de la raifon ; mais peu favent l'en tirer , & cette réfignation faftice n'eft jamais auiTi pleine & entière que la première.
de J. J. Rousseau. 147 Vivre libre & peu tenir aux chofes humaines , eft le meilleur moyen d'ap- prendre à mourir.
Quand on a gâté fa constitution par une vie déréglée , on la veut rétablir par des remèdes ; au mal qu'on fent on ajoute celui qu'on craint ; la pré- voyance de la mort la rend horrible de l'accélère ; plus on la veut fuir 5 plus on la fent 3 & l'on meurt de frayeur durant toute fa vie , en murmurant contre la nature , des maux qu'on s'eft faits en l'offenfant.
É TU D E.
Q
.Uand on a une fois l'entendement ouvert par l'habitude de réfléchir 3 il vaut toujours mieux trouver de foi- même les chofes qu'on trouveroit dans les livres : c'eft le vrai fecret de les bien mouler à fa tête Ôc de fe les approprier.
La grande erreur de ceu^ qui étu-
G z *
14S Les Pensées
dient eft de fe fier trop à leurs livres Se de ne pas tirer a.(ïèz de leur fond ; fans longer que de tous les Sophiftes , notre propre raifon eft prefque toujours celui qui nous abufe le moins. Si- tôt qu'on veut rentrer en foi-même , chacun fent ce qui eft bien , chacun difeeme ce qui eft beau ; nous n'avons pas befoin qu'on nous apprenne à con- noître ni l'un ni l'autre , & l'on ne s'en împofe là-defïus qu'autant qu'on s'en veut impofer. Mais les exemples du très bon & du très beau font plus rares & moins connus , il les faut aller cher- cher loin de nous. La vanité , méfu- rant les forces de la nature fur notre foiblefle , nous fait regarder comme chimériques les qualités que nous ne fentons pas en nous-mêmes ; la parefle & le vice s'appnyent fur cette prétendue impofTibilité , & ce qu'on ne voit pas tous les jours l'homme foible prétend qu'on ne le voit jamais. C'eft cette •r qu'il faut détruire. Ce font ces
DE J. J. ROVS, ZAU. I45> grands objets qu'il faut s'accoutumer à fentir & à voir , afin de s'ôter tout pré- texte de ne les pas imiter. L'ame s'élève, le cœur s'enflamme à la contemplation de ces divins modèles ; à force de les confidérer , on cherche à leur devenir femblable , & l'on ne fouffre plus rien de médiocre fans un dégoût mortel.
ÉTUDE DU MONDE.
L' É t u d e du monde eft remplie de difficultés , & il eft difficile de favoir quelle place il faut occuper pour le bien connoître. Le Philofophe en eft trop loin , l'Homme du monde en eft trop près. L'un voit trop pour pouvoir réfléchir , l'autre trop peu pour juger du tableau forai r.lnaaue objet qui frappe le Philofophe. » *» ~— _ rt jL-nen pouvant dii cerner ni lesriiaifons ni les rapports avec d'au- nes objets qui font hors de fa portée ,
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ï$e Les Pensées
il ne le voit jamais à fa place Se n'en fenc ni la raifon ni les vrais effets. L'homme du monde voit tout , Se n'a le temps de penfer à rien. La mobilité des objets ne lui permet que de les appercevoir Se non de les obferver -, ils s'effacent mutuellement avec rapi- dité , Se il ne lui refte du tout que des ïmprelîîons confufes qui relTemblent au cahos.
On ne peut pas 3 non plus , voir Se médita* alternativement , parce que le fpeftacle exige une continuité d'atten- tion , qui interrompt la réflexion. Un homme qui voudrait divifer Ton temps par intervalles entre le monde Se la folitude , toujours a<ricé dans fa retraite Se toujours étranger dans le monde s ne feroit bien nulle part. Il n'y auroit d'autre moven cme de partager fa vie «i^;o,v» pn deux grands efpaces , l'un pour voir , l'autre pou. ^fléchir : mais cela même eft prefque impoiTïble ; car- ia raifon n'eft pas un meuble <p\>«
dz J. J. Rousseau. 151
pofe & qu'on reprenne à ion gré , & quiconque a pu vivre dix ans fans pen- fer , ne penfcra de fa vie.
Ceft encore une folie de vouloir étudier le monde en fimple fpedateur. Celui qui ne prétend qu'obferver n'ob- fcrve rien , parce qu'étant inutile dans les affaires Se importun dans les plai- fîrs , il n'eft admis nulle part. On ne voit agir les autres qu'autant qu'on agit foi-même ; dans l'école du monde comme dans celle de l'amour , il faut commencer par pratiquer ce qu'on veut apprendre.
ÉTUDE DES SCIENCES.
Parmi tant d'admirables méthodes pour abréger l'étude des Sciences , nous aurions grand befoin que quelqu'un nous en donnât une pour les apprendre avec effort.
Plus nos outils font ingénieux , plus G4
i$x Les Pensées
nus organes deviennent grofïiers Se mai- adroits : à force de vafïèmbler des ma- chines autour de nous , nous n'en trou- vons plus en nous-mêmes.
SCIENCES ET ARTS.
.L 5E s v r i t a Tes befoins ainfî que le corps. Ceux-ci font les fondements de la fociété , les autres en font l'agré- ment.
Le befoin éleva les trônes ; les Sciences & les arts les ont affermis.
Puiflances de la terre , aimez les ta- lents , 5c protégez ceux qui les culti- vent. Peuples policés , cultivez-les -y heu- reux efclaves , vous leur devez ce goût délicat cv fin dont vous vous piquez , cette douceur de caractère &Z cette ur- banité de mœurs qui rendent parmi vous le commerce ii liant & fi facile , en un mot les apparences de toutes les vertus fans en avoir aucune.
de J. J. Rousseau. i/j Il y a des ame^ lâches & pufillani- mes qui n'ont ni feu , ni chaleur , & qui ne font douces que par indifférence pour le bien Se pour le mal. Telle eft la douceur qu'infpire aux peuples le goût des lettres.
Plus l'intérieur fe corrompt, & plus l'extérieur fe compofe : c'en: ainfi que la culture des lettres engendre infenfi- blement la politeue.
Que de danger ! que de fauffes rou- tes dans l'inveftigation des Sciences 1 par combien d'erreurs mille fois plus dangereufes que la vérité n'eft utile , ne faut-il point paner pour arriver à elle ? Le défavantage eft vifible ; car le faux eft fufceptible d'une infinité de combi- naifons ; mais la vérité n'a qu'une ma- nière d'être.
Ceft un grand mal que l'abus du temps. D'autres maux pires encore fui- vent les Lettres & les Arts. Tel eft le luxe : né comme eux de l'oifiveté & de la vanité des hommes , le luxe va rare-
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ij4 Le s Pensées
ment fans les Sciences Se les Arts » $C jamais ils ne vont fans lui.
Quand les hommes innocents Sz ver- tueux aimoient à avoir les Dieux pour témoins de leurs actions , ils habitoient enfemble fous les mêmes cabanes ; mais bientôt devenus méchants , ils Te laflè- rent de ces incommodes fpectateurs 3 Se les reléguèrent dans des temples ma- gnifiques. Il les en chalTerent enfin pour s'y établir eux-mêmes , ou du moins les temples des Dieux ne fe dis- tinguèrent plus des maifons des Ci- toyens. Ce fut alors le comble de la dépravation y Se les vices ne furent ja- mais pouffes plus loin que quand on le.; vit , pour ainfî dire , foutenus à l'en- trée des palais des Grands fur des co- lonnes de marbres , Se gravés fur des. chapiteaux corinthiens.
O, Fabricius î qu'eût penfé votre grande ame, h", pour votre malheur, rappelle à la vie, vous euffiez vu la face pompeufe de cette Rome fauvée pair
de J. J. Rousseau. 15 j
votre bras , ôc que votre nom refpeéfca- blc avoit plus illuftrée que toutes Tes conquêtes ? „ Dieux ! euiliez-vous dit , }> que font devenus ces toits de chau- 3, me & ces foyers ruftiques qu'habi- „ toient jadis la modération & la vertu? „ Quelle fplendeur funefte a fuccédé à „ la (implicite Romaine ? Quel eft ce „ langage étranger ? Quelles font ces 5) mœurs efféminées ? Que lignifient ces ,3 ftatues , ces tableaux , ces édifices ? ?, înfenfés , qu'avez-vous fait ? Vous , s, les maîtres des Nations , vous vous ., êtes rendus les efclaves des hommes „ frivoles que vous avez vaincus ! Ce „ font des Rhéteurs qui vous gouver- ,j nent I c'eft pour enrichir des Archi- 5, tedfces , des Peintres , des ftatuaires &c 3> des hiftrions , que vous avez arrofé „ de votre fang la Grèce & l'Afie ! Les „ dépouilles de Carthage font la proie „ d'un joueur de flûte ! Romains , hâ- „ tez-vous de renverfer ces amphithéâ- „ très j brifez ces marbres , brûlez ces
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156 Le s Pensées
„ tableaux , chaflez ces efclaves qui „ vous fubj liguent , &c dont les funeftes s, arts vous corrompent. Que d'autres „ mains s'illuftrent par de vains talents : „ le feul talent digne de Rome eft celui „ de conquérir le monde ôc d'y faire yi régner la vertu. Quand Cynéas .,, prit notre Sénat pour une aflèmblée „ de Rois , il ne fut ébloui , ni par une .>, pompe vaine , ni par une élégance „ recherchée. Il n'y entendit point cette „ éloquence frivole , l'étude Se le char- „ me des hommes futiles. Que vit donc ,j Cynéas de fi majeftueux ? O citoyens \ „ il vit un fpectacle que ne donneront „ jamais vos richelles ni tous vos arts ; le ,, plus beau fpedtacle qui ait jamais paru „ fous le Ciel , l'afiemblée de deux cents „ hommes vertueux , dignes de com- „ mander à Rome a & de gouverner ,j k terre. „
Le goût des lettres &: des beaux Arts anéantit l'amour de nos premiers devoirs & de la véritable gloire. Quand
de J. J. Rousseau, tyf une fois les talents ont envahi les hon- neurs dûs à la vertu , chacun veut être un homme agréable , &c nul ne fe foucïe d'être un homme de bien. De là naît encore cette autre inconféquence, qu'on ne récompenfe dans les hommes que les qualités qui ne dépendent pas d'eux : car nos talents naiflent avec nous , nos vertus feules nous appartiennent.
Le goût de la philofophie relâche tous les liens d'eftime & de bienveil- lance , qui attachent les hommes à la fociété ; & c'eft peut-être le plus dan- gereux des maux qu'elle engendre. Le charme de l'étude rend bientôt inii- pide tout autre attachement. De plus , à force de réfléchir fur l'humanité , à for- ce d'obferver les hommes , le phil©fo- phe apprend à les aprécier félon leur valeur ; &. il eft difficile d'avoir bien de l'affeélion pour ce qu'on méprife. Bien- tôt il réunit en fa perfonne tout l'in- térêt que les hommes vertueux parta- gent avec leurs fembUibles : fon mépris
1 5 8 Les Pensées
pour les autres tourne au profit de ion orgueil ; Ton amour propre augmente en même proportion que fon indiffé- rence pour le refte de l'univers. La famille , la patrie , deviennent pcur lui des mots vuides de iens : il n'eft ni parent 3 ni citoyen , ni homme ; il eft philofophe.
En m^rne temps que la culture des Sciences retire en quelque forte de la preiïè le cceur du philofophe , elle y en- eaçe en un autre fens celui de l'homme de lettres , & toujours avec un égal préjudice pour la vertu. Tout homme qui s'occupe des talents agréables veut plaire , être admiré ; 3c il veut être admiré plus qu'un autre. Les appîau- diflements publics appartiennent à lui feul : je dirois qu'il fait tout pour les obtenir , s'il ne faifoit encore plus pour en priver fes concurrents. De là naiÊ- fent d'un côté , les rafinements du goût & de la politelîe , vile &c baffe flatterie, foins fcdu&eurs , infidieux , puériles .>
de J. J. Rousseau, i$$
qui , à la longue , rapetiiTent l'ame , & corrompent le cœur ; &c de l'autre les jaloufies, les rivalités , les haines d'ar- tiftes Ci renommées 3 la perfide calom- nie , la fourberie , la trahifon , 8c tou* ce que le vice a de plus lâche &c de plus odieux. Si le Philofophe méprife les hommes , l'artiftc s'en fait bientôt mé- prifer , &c tous deux concourent enfin à les rendre méprifables.
La Science n'eft point faite pour l'homme en général. Il s'égare fans ceiTe dans fa recherche ; &: s'il l'obtient quel- quefois , ce n'eft prefque jamais qu'à fon préjudice, Il eiï né pour agir & penfer9 É & non pour réfléchir. La réflexion ne fert qu'à le rendre malheureux 3 fans le rendre meilleur ni plus fage : elle l lui fait regretter les biens parles 3 &C l'empêche de jouir du préfent : elle lui préfente l'avenir heureux pour le fé- duire par l'imagination , & le tourmen- par les défirs ; & l'avenir malheu- reux pour le lui faire fentir d'avance
i6c Les Pensées L'étude corrompt Tes mœurs , altère fa fanté , décruit fon tempérament , de oâte fouvent fa raifon : fi elle lui appre- noit quelque chofe , je le trouve rois en- core fort mal dédommagé.
J'avoue qu'il y a quelques génies fu- blimes qui favent pénétrer à travers des voiles dont la vérité s'enveloppe 5 ouelques âmes privilégiées , capables de réfifter à la bétife de la vanité , à la baffe jaloufie & aux autres paillons qu'engendre le goût des lettres. Le petit nombre de ceux qui ont le bonheur de réunir ces qualités , eft la lumière 3c l'honneur du genre humain ; c'eft à eux feuls qu'il convient pour le bien de tous, de s'exercer à l'étude j &c cette excep- - tion même confirme la règle : car fl tous les hommes étoient des Socrate , la Science alors ne leur feroit pas nuiiî- ble ; mais ils n'auroient, aucun befoin d'elle.
Les mêmes caufes qui onr corrompu les peuples , fervent quelquefois à pré-
t>E J. J. Rousseau. iot venir une plus grande corruption : c'eft ainfi que celui , qui s'eft gâté le tempé- rament par un ufage indifcret de la Mé- decine , eft forcé de recourir encore aux Médecins pour fe conferver en yie ; & c'eft ainfi que les Arts & les Scien- ces , après avoir fait éclore les vices 3 font néceflaires pour les empêcher de fe tourner en crimes -, ils les couvrent au moins d'un vernis qui ne permet pas au ' poifon de s'exhaler aufïi librement. Elles détruifent la vertu , mais elles en laifTent le fimulacre public , qui eft toujours une belle chofe. Elles introduifent à fa place la politerTe &C les bienféances ; à la crainte de paroître méchant , elles fubftituent celle de paroître ridicule.
\Ci Les Pensées
TALENT.
L-j A Nature femble avoir partagé des Talents divers aux hommes pour leur donner à chacun leur emploi a fans égard à la condition dans laquelle ils font nés. Il y a deux chofes à confîdérer avant le Talent ; favoir les mœurs &: la fé- licité. L'homme eft un être trop noble pour devoir fervir fimplement d'infini- ment à d'autres ; 8c l'on ne doit point l'employer à ce qui leur convient fans cor.fulter aufïi ce qui lui convient à lui- même ; car les hommes ne font pas faits pour les places , mais les places font faites pour eux ; Se pour diftribuer convenablement les chofes , il ne faut pas tant chercher dans leur partage l'emploi auquel chaque homme eft le plus propre , que celui qui eft le plus propre à chaque homme, pour le rendre bon & heureux autant qu'il eft pof-
de J. J. Rousseau. 165
jfîble. Il n'eft jamais permis de détério- rer une ame humaine pour l'avantage des autres , ni de faire un fcélérat pour le fervice des honnêtes gens.
Pour fuivre Ton Talent il faut le con- noître. Eft-ce une chofe aifée de difcer- ner toujours les Talents des hommes? Et à Tâge où l'on prend un parti fi l'on a tant de peine à bien connoître ceux des enfants qu'on a le mieux obfervés , comment celui dont l'éducation aura été négligée , faura-t-il de lui-même diftinguer les liens ? Rien n'eft plus équi- voque que les fignes d'inclination qu'on donne dès l'enfance ; l'efprit imitateur y a fouvent plus de part que le Talent 5 ils dépendent plutôt d'une rencontre fortuite que d'un penchant décidé , Se le penchant même n'annonce pas tou- jours la difpofition.
Le vrai Talent , le vrai génie a une certaine {implicite qui le rend moins inquiet , moins remuant , moins prompt: à fe montrci qu un adorent 8s faux
i£4 Les Pensées Talent qu'on prend pour véritable , Se qui n'eft qu'une vaine ardeur de briller, fans moyens pour y réuiïîr. Tel entend un tambour & veut être un général ; un autre voit bâtir & fe croit Archi- tecte.
On n'a des Talents que pour s'élever, perfonne n'en a pour defcendre ; eft-ce bien là l'ordre de la Nature ?
Quand chacun connoîtroit Ton Ta- lent , & voudrait le fuivre , combien le pourraient 2 Combien furmonteroient d'injuftes obftacles î Combien vain- croient d'indignes concurrents ? Celui qui fent fa foiblelfe appelle à Ton fecours le manège & la brigue , que l'autre plus fur de lui dédaigne.
Tant d'établilfements en faveur des arts ne font que leur nuire. En multi- pliant indifcrettement les fujets , on les confond j le vrai mérite relie étouffé dans la foule , «5c les honneurs dus au plus habile font tous pour le plus inrr<' gawv.
de J. J. Rousseau, i 65
S'il exiftoit une fociété où les emplois & les rangs fuffent exactement mefurés fur les Talents & le mérite perfonnel , chacun pourroit afpirer à la place qu'il fatiroit le mieux remplir ; mais il faut fe conduire par des règles plus fùres & renoncer au prix des Talents , quand le plus vil de tous eft Le feul qui mené à la fortune.
Il eft difficile de croire que tous les Talents divers doivent être développés ; car il faudrait pour cela que le nombre de ceux qui les poftedent fut exa&e- I ment proportionné aux befoins de la ! fociété ; ôc fi l'on ne laiflbit au travail de la terre que ceux qui ont éminem- ment le Talent de l'Agriculture , ou qu'on enlevât à ce travail tous ceux qui font plus propres à un autre , il ne res- terait pas aiTez de laboureurs pour la cultiver & nous faire vivre.
Les Talents des hommes font comme les vertus des drogues que la nature nous donne pour guérir nos maux 9 quoique
j66 Les Pensées
fon intendon foie que nous n'en ayons pas befoin. il y a des plantes qui nous empoifonnent , des animaux qui nous dévorent , des Talents qui nous font pernicieux. S'il falloit toujours em- ployer chaque chofe félon fes princi- pales propriétés , peut-être feroit-on moins de bien que de mai aux hommes. Les peuples bons 6: {impies n'ont pas befoin de tant de Talents ; ils fe ioutien- nent mieux par leur fimplicité que les autres par toute leur induftrie. Mais à mefure qu'ils le corrompent , leurs Ta- lents fe développent comme pour fervir de fupplément aux vertus qu'ils per- dent , 6v pour forcer les méchants eux- mêmes d'être utiles en dépit d'eux.
G O.V T.
JLe bon n'eft que le beau mis en ac- tion; l'un tient intimement à l'autre de ils ont tous deux une four ce commune
DE J. J. ROUS SEAU. iCj
dans la nature bien ordonnée. Il s'en- fuie que le Goût fe perfectionne par les mêmes moyens que la fagefie 3 ôc qu'une ame bien touchée des charmes de la vertu doit à proportion être aulîi fenfi- ble à tous les genres de beautés.
On s'exerce à voir comme à {entir , ou plutôt une vue exquife n'çft q fentiment délicat Ôc fin. Ceft qu'un peintre à l'afpec! d'un beau payfa- ge ou devant un beau tableau , s'extafie à des objets qui ne font pas même re- marqués d'un fpe&ateur vulgaire. Com- bien de chofes qu'on n'apperçoit aue par fentiment, 8c dont il eft impoffible de rendre raifon ? Combien de ces je ne fais quoi qui reviennent fi fréquem- ment &c dont le goût feul décide ?
Le goût eft en quelque manière le microfeope du jugement ; c'eft lui qui met les petits objets à fa portée, & fes opérations commencent où s'arrêtent celles du dernier. Que faut-il donc pour le cultiver ; S'exercer à voir ainfi qu'à
ï68 Les Penszes
fentir, & à juger da beau par infpec-
tion comme du bon par fentiment.
Le luxe & le mauvais goût font irré- parables. Par-tout où le goût eft dif- pendieux , il eft faux.
Ceft fur-tout dans le commerce des deux fexes que le goût , bon ou mauvais prend fa forme } fa culture eft un effet néceffaire de ïobjet de cette fociétéj Mais quand la facilité de jouir attiédit ,e défir de plaire, le goût doit dégénérer j & c'eft là , ce me femble , une raifon des* plus fenfibles pourquoi le bon Goûç tient aux bonnes mœurs.
Le Goût fe corrompt par une délij cateffe excefïive, qui rend fenfible à des chofes que le gros des hommes n apperj coit pas -.cette délicatefle mené à l'el prit de difeuffion; car plus on iubnlife les objets, plus il fe multiplient : cette fubtilité rend le caâ plus délicat & moins uniforme. ïl fe forme alors ai tant de goûts qu'il y a de têtes. Dan; les difputcs fur la -référence , la phill
fopllM
Dt J. J. ROUSSEAU. l€)
(bpnîe Se les lumières s"*érendenr , Se c'effc ainfî qu'on apprend à penfer. Les ob- fervations fines ne peuvent gueres être faites que par des gens très répandus , attendu qu'elles frappent après toutes les autres, Se que les gens peu accou- tumés aux fociétés nombreuses y épui- fent leur attention fur les grands traits» Il n'y a, peut-être, à préfent un lieu po- licé fur la terre , où le goût général l'oit plus mauvais qu'à Paris. Cependant c'eft dans cette Capitale que le bon goût fe cultive ; Si il paroît peu de livres e fu- més dans l'Europe , dont l'Auteur n'ait été fe former à Paris. Ceux qui penfenc qu'il fuffit de lire les livres qui s'y font , fe trompent ; on apprend beaucoup plus dans là converiacion des Auteurs qae dans leurs livres 5 5c les Auteurs eux - mêmes ne font pas ceux avec quî Ton apprend le plus. C'eft l'efprit des foc étés qui développe une tete pen- fai te, & qui porte la vue auiïî loin qu'elle peut aller. Si vous avez une ctin-
H
17© &ES PEXSfES
celle de génie , allez paffer une année a paris : bientôt vous ferez tout ce que vous pouvez être , ou vous ne ferez ja- mais rien.
IMAGINATION.
jL E pouvoir immédiat des fens eft foï- ;ble & borné : c'eft- par l'entremife de l'Imagination qu'ils font leurs plus grands ravages i c'eft elle qui prend foin d'irriter les défirs en prêtant à leurs objets encore plus d'attraits que îie leur en donnât la nature \ c'eft elle qui découvre à l'œii avec fcandale ce qu'il ne voit pas feulement comme nu , mais comme devant être habillé. Il n'y a point de vêtement fi modefte au tra- vers duquel un regard enflammé par l'Imagination n'aille porter les défirs. Une jeune Chinoife , avançant un bout .-de pied couvert & chauifé, fera plus de cayage à Pékin que n'eût fait la plus
de J, J. Rousseau, iji
belle fille du monde danfant toute nue au bas du Taygete.
Malheur à qui n'a plus rien à dé/îrer ! il perd pour ainfi dire tout ce qu'il pof- fede. Qn jouit moins de ce qu'on ob- tient que de ce qu'on espère-, & l'on n'efl: heureux qu'avant d'être heureux. En effet , l'homme avide & borné , fait peur tout vouloir & peu obtenir , a reçu du Ciel une force confolante qui rap- proche de lui tout ce qu'il défire » qui le foumet à fon Imagination, qui le lui rend prêtent & fenfïble, qui le lui livre en quelque forte, &c pour lui rendre cette imaginaire propriété plus douce , k modifie au gré de fa pafïion. Mais tout ce preftige difparoît devant l'objet, même 5 rien n'embellit plus cet objet aux yeux du pofleflèur; on ne fe figure point ce qu'on voit : l'imagination ne pare plus rien de ce qu'on poffe-le : tiHufîon cciïb où commence la jouif- fa v.ce.
En toute chofe l'habitude tue l'Inu- Hi
Wj. LES PEU SE £3
çination, il n'y a que les objets nou- veaux qui la réveillent. Dans ceux que Ifon voie tous les jours, ce n'eft plus î'imigination qui agit, c'eft la mémoire, & voilà la raifon de L'axiome «b. ajfùe-. tis norifitpaffio; car ce n'eft qu'au feu de 1 Imagination que tes parlions s'allu- ment.
L'odorat eft le feus de l'Imagination. Donnant aux nerfs un ton plus Fort, il doit beaucoup agiter le cerveau ; c'eft pour cela qu'il ranime un moment le îempérament & i'épuife à la longue. Il a dans l'amour des effets allez connus : le doux parfum d'un cabinet de toilette a'eft pas un piège auiïi foible qu'on pen- &; & je ne fais s'il faut féliciter ou plaindre l'homme fage & peu feniible , que l'odeur des fleurs que fa maîtrefle a fur le fein ne fit jamais palpiter.
Le fouvenir des objets qui nous ont frappés , les idées que nous ayons ac- quîtes , nous fuivent dans la retraite , la peuplent, malgré nous, d'images plus
DZ J. J. ROU S SEAU. Jjy
féiuifantes que les objets mêmes , Se rendent la foiitude auflï fanefle à celui qui les y porte , qu'elle e il utile à celui qui s'y maintient toujours feul.
Quoique l'ufage ordinaire Toit d'au-» noncer par degrés les trifles nouvelles t il y a des Imaginations fougueufes , qui fur un mot portent tout à l'extrême , avec lefquelles il vaut mieux fuivre une toute contraire 6v les accabler d'abord pour leur ménager enfuite des adoucif- fements.
S I G N E S.
KJ Ne des erreurs de notre âge eft d'employer la raifon trop nue, comme fi les hommes n'étoient qu'efprit. En négligeant la langue des Signes oui parlent à l'imagination , l'on a perdu le plus énergique des langages. I/im- preQion de la parole eft toujours foi" ble , Se l'on parle au cœur par les yeux
II 3
174 Les Pensées bien mieux que par les oreilles. En voulant tout donner au rayonnement nous avons réduit en mots nos précep- tes, nous n'avons rien mis dans les ac- tions. La feule raifon n'eft point acti- ve ; elle retient qudquefôïs3 rarement elle excite , & jamais elle n'a rien lait de grand. Toujours raifonner eft la manie des petits efprits. Les âmes for- tes ont bien un autre langage; c'eft par ce langage qu'on péri ua.de & qu'on fait
agir.
Dans les (iecles modernes , les hom- mes n'ont plus de prife les uns fur les autres que par la force & par l'intérêt ; au lieu que les anciens agiftoient beau- coup plus par la perfaalion, par les affections de l'arne , parce qu'ils ne né- gligeoient pas la langue des Signes. Toutes les conventions fe p Ululent avec folemnité pour les rendre plus in- violables. Dans le gouvernement, l'an- gufte appareil de la Puiflance royale en impofok aux fujets. Des marques de di-
DE J. J. ROUSSEJU. 175 gnités, un trône , un fceptre , une robe de pourpre, une couronne, un ban- deau, étoient pour eux des chofes re- crées. Ces Signes refpedés leur ren- doient vénérable l'homme qu'ils en voyoient orné; fans foldats-, fans me- naces , fi-tôt qu'il parloir , il écok obéi. Le Clergé Romain , les a très habile* ment confervés , & à fon exemple quel- ques republiques, entre autre celle de Vcnife. Auflï le gouvernement Véni- tien , malgré la chute de l'Etat, jouic- il encore fous l'appareil de Ton antique majefté , de toute l'affection , de toute l'adoration du peuple; & après le Pape orné de & tiare , il n'y a peut-être ni roi , ni potentat, ni homme au monde auiïï refpefté que le doge de Venifc , fans pouvoir , fans autorité , mais rendu facré par fa pompe, & paré fous fa corné ducale , d'une coefture de femme. Cette cérémonie du Bucentaure , qui fait tant rire les fots , feroit verfer à la populace de Venife tout fou fang pour le mai&r
H 4
ijC> Les Pensées
tien de Ton ryrannique gouvernement, Ce que les anciens on fait avec l'é- loquence eft prodigieux, mais cette élo- quence ne confïftoit pas feulement en beaux difeours bien arrangés > & jamais elle n'eût plus d'effet c-:: qu.nd Fora^
teur parîoît le moins. Ce qu'on difoit le plus vivement ne s'exprimoit pas par des mots , mais par des Signes ; on ne le difok pas, on le montroit. L'objet qu'on expofe aux yeux ébranle l'imagi- nation, excire, la curiofité, tient l'ef- prit dans l'attente de ce qu'on va dire , Se fouvent cet objet feul a tout dit. Trafib juin coupant des têtes
de pavots, Alexandre appliquant fon fceau fur la bouche de fon favori , Dio- gêne marchant devant Zenon , ne par- !oient-ils pas mieux que s'ils avoient fait de longs difccuis : Quel circuit de pa- ïoles eût auffi-bien rendu les mêmes idées ? Darius engagé dans la Scythie avec fon armée, reçoit de la part du Roi des Scythes un oiieau, une gte-
de J. J. Rousseau. 177
nouille, une fouris& cinq flèches. L'Am- baifadeur remet Ton préfenr , & s'en retourne Tans rien dire. De nos jours cet homme eût parle pour fou. Cette terrible harangue fut entendue , Se Da- rius n'eût plus grande hâte que de re- gagner fon pays comme il pur. Subiti- tuez une lettre à ces Signes ; plus elle* fera menaçante Se moins elle effrayera :. ce ne fera qu'une fanfaronade dont l'a- rius n'eût fait que rire.
Que d'attentions chez les Romains à la laneue des Signe-: ! des vêtements divers félon les âges , félon les condition: j des toges , de fayes , des prétextes , des bul- les, des laticlaves , des chaînes , des lic- teurs , des faifeeaux, des haches*, des couronnes d'or , d'herbes, de feuil- les , des ovations , des triomphes, tout chez eux étoit appareil, repréfemation , cérémonie, Se tout faifoît impreffiofi fur les cœurs des citoyens, Il impoî'- toit à l'Etat que le peuple s'i fletnl un tel lieu plutôt ou'en ecl aiu cre
U
i7g Lzs pEiïsÉrs
vît ou ne vît pas le Capitule ; qu'il fùï ou ne fut pas tourné du côté du Sénat -, qu'il délibérât tel ou tel jour par pré- férence. Les accufés changeoient d'ha- bit , les candidats en changeoient i les ouerriers ne vantoient pas leurs ex- ploits, ils rnontroient leurs bleflures. A la mort de Céfar, j'imagine un de nos orateurs voûtant émouvoir le peu- ple , épuifer tous les lieux communs de l'art , pour faire une pathétique defcrip- tion de fes plaies , de fon fang , de fon cadavre : Antoine , quoiqu'éloquent , ne dit point tout cela ; il fait apporter le corps. Quelle rhétorique !
f«—
■1WI rWTTTII I ■
IDÉES.
j A manière de former les Idées eft ce qui donne un caractère à l'efprit hu- main. L'efprit qui ne forme fes idées eue fur des rapports réels , eft un efprit foiide 5 et lui qui fc contente de rap-
DE J. J. ROV SS1AV. îj> {torts apparents , eft un efprit fuperfi* ciel : celui qui voie les rapports tels qu'ils font , eft un efprit jufte -, celui qui les apprécie mal , eft un efprit faux :-. celui qui controuve des rapports ima»- ginaires qui n'ont ni réalité, ni appa- rence , eft un fou ; celui qui ne com- pare point eft un imbéciile. L'aptitude plus ou moins grande à comparer des. idées & à trouver des rapports , eft es * qui fait dans les hommes le plus ou le .- moins d'efprit. .
Les idées (impies ne font que des fenfations comparées. Il y a des juge-, ments dans les (impies, fenfations ,au(ïï bien que dans les fenfations compte» xes, que fappell- idées (impies. Dars la fenfation, le jugement eft pureme;^ paiïif, il affirme qu'on fent ce qu'on fenr, Dans la perception au idée, I*: jugement eft actif; il rapproche 3 -: l compare, il détermine des rapport que le fens ne détermine pas, Voij|i îouce là différence-, mais elle. eft grar.<
H 6
ttte Les Priïséis
de. Jamais la nature ne nous trompe s fc-éft toujours nous qui nous trom- pons.
A C C E N T.
O E piquer de Savoir point d'Accent 3. c'eft (e piquer d'ôter aux phrafes leur grâce Se lenr énergie. L'Accent eft îJamc du difccuis ; il lui donne le Cen- îiment &: la vérité, L'Accent mène moins que ta paroiei Ceft peut-être, pour cela que les gens bien élevés le craignent tant. C'eft de l'u fa ce de tout dire fur le même ton qu'eft venu celui de psrfifïler les gens fans qu'ils le fen=* tent. A l'Accent praferit fuccedent des manières de prononcer ridicules , affedées , & fujectes à la mode , telles qu'on les remarque fur-tout dans les jeunes gens de la Cour. Cette affecta- tion de parole & de maintien eft ce qi.I Xend générale ment l'abord du foajiço&
&E J. J. RoVssZAV* rti tepouflànt & défagréable aux autres na- tions. Au lieu de mettre de l'Accent dans fon parler , il y met de l'air. Ce n'eft pas le moyen de prévenir en fa fa- veur.
THÉÂTRE.
L E mal qu'on reproche au Théâtre si'eft pas précisément d'infpirer des pallions criminelles, mais de difpofer- J'ameàdes fentiments trop tendres qu'on fatisfait enfuite aux dépens de la vertu,. X-es douces émotions qu'on y refient n'ont pas par elles-mêmes un objet dé- terminé y mais elle en font naître le befoinj elles ne donnent pas précifé» ment de l'amour , mais elles préparent à en fentir } elles ne chpifufent pas k çerfonne qu'on doit aimer , mais elles nous forcent à faire ce choix.
Si les héros de quelques pièces feu- ■mettent l'amour au devoir,, en. adisai--
jr3i Les ? z n s ê 2 5-
ritfH leur force,. le cœur fe prête à leur foibleflè j on apprend moins à fe don- ner leur courage qu'à fe mettre dans le cas d'en avoir befoin. C'eft plus d'exer- cice pour la vertu ; mais qui l'ofe ex- pofer à ces combats , mérite d'y luc- comber. L'amour , l'amour même prend fon mafque pour la furprendre ; il fc pare de fon enthoufiafme , il ufurpe la force , il affecte fon langage, Se quand on s'apperçoit de l'erreur , qu'il cit tard pour en -revenir ! Que d'hommes bien nés, féduits par ces apparences, d'A- mants tendres & çrénéïeux au'ils étoient d'abord , font devenus par dégrés de -vils corrupteurs, fans mœurs, fans ref- pect pour la foi conjugale , fans égards pour les droits de la confiance & de l'amitié ! Heureux qui fait fe reconncîf tre au bord du précipice, & s'empê- cher d'y tomber ' Eft-ce au milieu d'un? courfe rapide qu'on doit efpérer ds s'arrêter ? Eft-ce en s'attendiifTant tous les jours qu'on apprend à furmoncer U
DE J. J. R0VSS1^4V. 5 S J
tendrefle ? On triomphe aifément d'un foible penchant j mais celui qui con- nut le véritable amour & l'a fu vain- cre , ah ! pardonnons à ce mortel , s'il exifte, d'ofer prétendre à la vertu.
M V S l QJV E,
Toute Manque ne peut être com^ pofée que de ces trois chofes ; mélo- die ou chant, harmonie ou accompa* gnement > mouvement ou mefure.
L'harmonie n'efl: qu'un aoceiïbirc éloi- gné dans la Mufique imitativej il n'y a dans l'harmonie proprement dite aucun principe d'imitation, Elle aflure , il eft vrai, les intonations \ elle porte témoi- gnage de leur juftelTe s & rendant les modulations plus fenfibles , elle ajoute de l'énergie à l'expreflion & de la grâce au chant \ mais c'eft de la feule mélo- die que fort cttte puiflance invincible des accents paflwiinés j c'eft d'elle qus.
i $4 Les Pensées
dérive tout le pouvoir de la Mufique fur l'ame; formez les plus favantes fuc- eeiTions d'accords fans mélange de mé- iodie, vous ferez ennuyé au bout d'un ejuart-d'heure. De beaux chants fans au- cune harmoiiie font long- temps à l'épreu- ve de l'ennui. Que l'accent du fentimenC anime les chants les plus fimples, ils feront intéreffants. Au contraire, une mélodie qui ne parle point , chante tou- jours mal , & la feule harmonie n'a ja- mais rien fu dire au cœur.
L'harmonie ayant fon principe dans là nature } ed la même pour toutes les nations , ou fi elle a quelques différen- ces , elles font introduites par celles de la mélodie; âinfï, c*eft de la mélodie feulement qu'il faut tirer le caractère particulier d'une Muiîque nationale;, d'autant plus que le caractère étant principalement donné par la langue , le chant proprement dit, doit refleurir fa $>Ius grande influence,
On peuc conçeyok des langues plus,
deJ.J. Roussz^tr. 48 J
propres à la Mufîque les unes que les autres ; on en peut concevoir qui ne le feroient point du tout. Telle en pour- ront être une qui ne fer oit compofée que de fans mixtes , de fyllabes muet- tes , iburôes ou r>£Z±S; ?ea de voyel- les fonores , beaucoup de confounes Se d'articulations. Que réfulteroit-il de la Muiîque appliquée à une telle langue ? Premièrement , le défaut d'éclat dans le fon des voyelles obligcroit d'en donner beaucoup à celui des notes, & parce que la langue feroit fourde ., la Mufique fe- rait criarde. En fécond lieu , la dureté èc la fréquence des conformes forceroit à exclure beaucoup de mots , à ne pro- céder fur les autres que par des intona- tions élémentaires, & la Mufîque ferait infipide Se monotone 5 fa marche feroie encore lente 8c ennuyeufe par la raêmp raifon , & quand on voudrait preflèr un ,peu le mouvement 3 fa. vitetTe reiTern- bleroit à celle d'un corps dur &: angu- leux qui roule fur le pavé.
iSé Les Pensées
La mefure , la troifieme partie ciTeia- tieile à la Muiique , eft à peu pi es à la mélodie ce que la fmtaxe eft au difeours : c'eft elle qui fait l'enchaînement des mors , qui diftingue les phrafes , & qui donne un feus , une liaifon au tour. Toute Muiique dont on ne fent point la mefure , reftemble , fi la faute vient de celui qui l'exécute , a une écriture en chiffres , dont il faut nécellairemerït trouver la clef pour en démêler le fens j mais fi en efîet cette muiique n'a pas de mefure fèniible , ce n'eft alors qu'une collection confufe de mots pris au ha- zard & écrits fans fuite, auxquels le lecteur ne trouve aucuns fens , parce que l'auteur n'y en a point mis. La me- fure dépend aulîi de la langue , & fin- guliérement de cet attribut de la langue qu'on appelle Profodïc j ceci eft évident, car il eft néceilaire que la mefure fui ve les combinaifons des brèves & des lon- gues qui fe trouvent toujours dans une langue. Or, fuppofons une nation dont
DE J. J. ROUSSZ^V. rS'7 l'a langue n'eût qu'une mauvaife profo- die; c'eft-à-dire, une profodie peu mar- quée , fans exactitude & fans précifion ,. que les longues de les brèves n'eufîent pas entr 'elles en durées ôc en nombres des rapports (impies 6c propres à ren- dre le rythme agréable, exad , régu- lier ; qu'elle eût des longues plus ou moins longues les unes que les autres 3 des brèves plus ou moins brèves , des fyllabes ni brèves ni longues , & que les différences des unes ôc des autres fuflfent indécerminées &c prefqut incom- menfurables : il eft clair que la Muflque nationale étant contrainte de recevoir dans fa mefure les irrégularités de la profodie , n'en auroit qu'une fort va- gue 8 inégale, 8c très peu fenfible; que le récitatif fe fentiroit , fur-tout , cie cette irrégularité \ qu'on ne fauroit prefque comment y faire accorder les valeurs des notes 8c celles des fyllabes % qu'on ferolt contraint d'y changer la jnefure à tout moment, 8c cu-i'on »Q;
iSS Les ? e n s â,z s
pourroit jamais y rendre les vers dan? un rythme exact 8c cadencé *, que même dans les airs meiurés tous les mouve- ments feroien: peu naturels 3 & lans précifîon.
ASSEMBLÉES DE DANSE.
JE n'ai jamais bien conçu pourquoi l'on s'effarouche il fort de la Danie 8c des Adèmblées qu'elle occafionne : comme s'il y avoit plus de mal à dan- fer qu'à chanter , que chacun de ces amufements ne fut pas également une înfpiratipn de la nature, cv que ce fut un crime de s'égayer en commun par une récréation innocente 8c honnête. Pour nui , je penfe , au contraire , que toutes les fois qu'il y a concours des deux (exes tout divertilièment public devient in- nocent p:u- cela même qu'il eit public , au lieu que l'occupation la plus loua- ble eft fufpe&e dans le tête-à-tête.
de'J.J. Rousseau. iS^
L'homme ôc la femme font deftinés l'un pour l'autre , la fin de la nature efb qu'ils foient unis par le mariage. Toute faufle religion combat la nature , la nôtre feule qui la fuit & la rectifie an- nonce une iniKcution divine ôc conve- nable à l'homme. Elle ne doit donc point ajouter fur le mariage , aux em- barras de l'ordre civil des difficultés que l'Evangile ne prefcrit pas , & qui font contraires à l'efprit du Chriftianil- me. Mais qu'on me dife où de jeunes pcifonnes à marier auront occafîon de prendre du goût l'une pour l'autre, ôc de fe voir avec plus de décence ôc de circonfpeétion que dans une aflfemblée, où les yeux du public inceflam ment tour- nés fur elles les forcent à s'obferver avec le plus grand foin? Eh! quoi, D'eu eft-il offenfc par un exercice agréable te (alutaire , convenable à la vivacité de la jeunefie, qui confifte à fe préfenter l'un à l'autre avec grâce 8c bienféance , & auquel le îpectateur impofe une gra-
t?o Les PS&seès
vite dont perfonne n'oferoit fortîi * Peut-on imaginer un moyen plus hon- nête de ne tromper perfonne au moins quant à la figure , Se de fe montrer aveo les agréments Se les défauts qu'on peut avoir aux gens qui ont intérêt de nous bien connoîrre avant de s'obliger à nous aimer ? Le devoir de fe chérir ré- ciproquement n'emporte-t-il pas celui de fe plaire , Se n'eft-ce pas un foin di- gne de deux perfonnes vertueufes Se chrétiennes qui fongent à s'unir, de pré- parer ainfi leurs cœurs à l'amour mu- tuel que Dieu leur impofe ?
Qu'arrive-t-il dans ces lieux où règne une éternelle contrainte , où l'on punit comme un crime la plus innocent** gaité, où les jeunes gens des deux ùxçs n'o- ient jamais s'aflembler en public > Se où l'indifcrete févérité d'un Pafteur ne fait prêcher au nom de Dieu qu'une oêne fervile , Se la niftelfe Se l'ennui ? On élude une tyrannie insupportable que la nature Se la iraifon défavouent.
DE J. J. ROVSS EAV. Ipï
Aux plaifirs permis dont on prive une feuneiîc enjouée & folAcre , elle en fubfti- tue de plus dangereux. Les tête-à-tête adroitement concertés prennent la pla- ce des aflèmblées publiques. A force de fe cacher comme fi l'on étoit coupa- ble , on eit tenté de le devenir. L'in- nocente joie aime à s'évaporer au grand jour , mais le vice eft ami des ténèbres , &c jamais l'innocence &: le myftere -n'habitèrent long-temps enfemble.
DESSEIN.
Our rendre heureujfèment un Def- fein, l'Artifte ne doit pas' le voir tel qu'il fera fur Ton papier , mais tel qu'il eft dans la nature. Le crayon ne distin- gue pas une blonde d'une brune, mais l'imagination qui le guide doit les dis- tinguer. Le burin marque mal les clairs & les ombres , fi le Graveur n'imagine muflî \*& couleurs, De même dans les
I£i LES ÏEXSÈtS
figures en mouvement , il faut voir ce qui précède &c ce qui fuit , &c donner au temps de l'action une certaine latitude ; fans quoi l'on ne faifira jamais bien l'u- nité du moment qu'il faut exprimer. L'habileté de l'Artifte confiile à faire imaginer au fpectateur beaucoup de chofes qui ne font pas fur la planche ■> &c cela dépend d'un heureux choix de ch> conftances , dont celles qu'il rend font fuppofer celles qu'il ne rend pas.
CONVERSATION, POLITESSE, Art de tenir maison.
L/E grand caquet vient nécenairement, ou de la prétention à l'efprit , ou du prix qu'on donne à des bagatelles > donc on croit fortement que les autres font autant de cas que nous. Celui qui con- noît aifez de chofes , pour donner a toutes leur véritable prix , ne parle ja- mais trop -, car il fait apprécier auiïî
l'attention
de J. J. Rousseau. 195 l'attention qu'on lui donne , ôc l'intérêt qu'on peut prendre à Tes difcours. Gé- néralement les gens qui favent peu , parlent beaucoup 3 & les gens qui fa- vent beaucoup parlent peu : il eft /impie qu'un ignorant trouve important tout ce qu'il fait , & le dife à tout le monde. Mais un homme inftruit , n'ouvre pas aifément Ton répertoire : il auroit trop à dire , &c il voit encore plus à dire après lui , il fe tait.
Le talent de parler tient le premier rang dans l'art de plaire ; c'eft par lui feul qu'on peut ajouter de nouveaux char- mes à ceux auxquels l'habitude accou- tume les fens. C'eft l'efprit , qui non-feu- lement vivifie le corps , mais qui le re- nouvelle en quelque forte ; c'eft par la fuccefïion des fentiments & des idées qu'il anime & varie la phifïonomie j Se c'eft par les difcours qu'il infpire , que l'attention , tenue en haleine , fou- tient long-temps le même intérêt fur le même objet.
I
î5)4 LES TENSEZS
Le ton de la bonne con ver Cation eft coulant & naturel , il n'eft ni pefant , ni frivole ; il eft favant fans pédanterie , gai fans tumulte, poli (ans affectation , galant fans fadeur , badin fans équivo- que. Ce ne font ni des difiertations , ni des épigrarnmcs; on y raifonne fans ar- gumenter ; on y plaifante fans jeux de mots ; on y aflfocie avec art l'efprit Sç la raifon , les maximes & les faillies , l'ingénieufe raillerie & la morale auftere. On y parle de tout pour que chacun ait quelque chofe à dire; on n'approfon- dit point les queftions de peur d'en- nuyer : on les propofe comme en paf- fant, on les traite avec rapidité, la précifion mené à l'élégance ; chacun dit fon avis , & l'appuie en peu de mots ; nul n'attaque avec chaleur celui d'au- trui! nul ne défend opiniâtrement le fien ; on difpute pour s'éclairer , on s'arrête avant la difpute , chacun s'inf- truit, chacun s'amufe , tous s'en vont contents : & le fâgô même peut rappor-
de J. J. Rousseau. 19;
ter de ces entretiens des fujets dignes d'être médités en fîlence.
L'honnête intérêt de l'humanité , l 'é- panchement fimple & touchant d'une ame franche , ont un langage bien dif- férent des fauflfes démonftrations de la politefle , Se des dehors trompeurs que l'ufage du monde exige. Il eft bien à craindre que celui qui , dès la première vue , vous traite comme un ami de vingt ans , ne vous traite au bout de vingt ans comme un inconnu , fi vous avez quelque fervice important à lui deman- der. Quand on voit des hommes dilîi- pés prendre un intérêt fi tendre à tant de gens , on préfume volontiers qu'ils n'en prennent à perfonne.
En général , la politefle des hommes efl: plus officieufe , celles des femmes plus careflànte.
J'entre dans des maifons ouvertes , dont le maître & la maîtrefle font con- jointement les honneurs. Tous deux ont eu la même éducation , tous deux
I 2.
I96 LES PENSÉES
font d'une égale politeife , tous deux également pourvus de goût àc d'efpnt , tous deux animés du même deiir de recevoir leur monde , & de renvoyer chacun content d'eux. Le mari n'omet aucun foin pour être attentif à tout : il va , vient , fait la ronde & fe donne mille peines ; il voudroit être tout at- tention. La femme refte à fa place ; un petit cercle fe raflemble autour d'elle , & femble lui cacher le refte de l'aflèm- blée ; cependant il ne s'y paflé rien qu'elle n'apperçoive , il n'en fort per- fonne à qui elle n'ait parlé ; elle n'a rien omis de ce qui pouvoir intérefler tout le monde , elle n'a rien dit à chacun qui ne lui fut agréable, & fans rien trou- bler à l'ordre , le moindre de la compa- gnie n'cft pas plus oublié que le pre- mier. On eft fervi , l'on fe met à table ; l'homme , inftruit des gens qui fe con- viennent , les placera félon ce qu'il fait ; la femme fans rien favoir ne s'y trom- pera pas. Elle aura déjà lu dans les yeux ,
DE J. J. ROUS,SE^U. 15)7
dans le maintien toutes les convenan- ces , Se chacun Te trouvera placé com- me il veut l'être. Je ne dis pas qu'au fervice perfonne n'eft oublié, Le maî- tre de la Maifon en faifant la ronde aura pu n'oublier perfonne : mais la femme devine ce qu'on regarde avec plaifir 3c en offre ; en parlant à fon voifin elle a l'œil au bout de la table ; elle difeerne qui ne mange point , parce qu'il n'a pas faim , &z celui qui n'oie fe fervir ou de- mander , parce qu'il eft mal-adroit ou timide. En fortant de table 3 chacun croit qu'elle n'a fongé qu'à lui ; tous ne penfent pas qu'elle ait eu le temps de manger un feul morceau : mais la vérité eft qu'elle a mangé plus que perfonne. Quand tout le monde eft parti , l'on parle de ce qui s'eft paifé. L'homme rapporte ce qu'on lui a dit , ce qu'ont dit & fait ceux avec lefquels il s'eft en- tretenu. Si ce n'eft pas toujours là- deflus que la femme eft la plus exacte , en revanche elle a vu ce qui s'eft dit
I 5
198 Les Pensées
tout bcis à l'autre bout de la falle ; elle fait ce qu'un tel a penfé , à quoi tenoit tel propos ou tel gefte ; il s'eft fait à peine un mouvement expreiïif , qu'elle n'ait l'interprétation toute prête , & prefque toujours conforme à la vérité.
MAITRES, DOMESTIQUES.
IOute maifon bien ordonnée eft l'image de l'ame du Maître. Les lam- bris dorés 3 le luxe &c la magnificence n'annoncent que la vanité de celui qui les étale , au lieu que par-tout où vous verrez régner la règle fans triftefle , la paix fans efclavage , l'abondance fans profuiien , dites avec confiance ; c'eft un être heureux iqui commande ici.
Un père de famille qui fe plaît dans fa maifon , a pour prix des foins conti- nuels qu'il s'y donne , la continuelle jouiffance des plus doux fentiments de
a nature. Seul entre tous les mortels ,
DE J. J- ROVSSE^V. 199 il eft maître de fa propre félicité , parce qu'il eft heureux comme Dieu même , fans rien défirer de plus que ce dont il jouit : comme cet être immenfe il ne fon*e pas à amplifier fes porterions , mais à les rendre véritablement ficnnes par les relations les plus parfaites & la direction la mieux entendue -.s'il ne s'en- richit pas par de nouvelles acquittions , il s'enrichit en pofTédant mieux ce qu'il a. 11 ne jou'nfoit que du revenu de fes^ter- res , il jouit encore de fes terres mêmes en préfidant à leur culture & les par- courant fans cette. Son Domeftique lui étoir étranger -, il en fait fon bien, fon enfant , il fe l'approprie. Il n'avoit droit que fur les adtious , il s en donne encore fur les volontés. Il n'étoit maître qu'à prix d'argot, ti le devient par l'em- pire facré de l'eftime & des bienfaits. Ceft une grande erreur dans l'éco- nomie domeftique ainfi que dans la vie civile de vouloir combattre un vice par un autre , ou former entre eux une forte
I 4
ico Les Te n s é e s
d'équilibre , comme il ce qui fappe les fondements de l'ordre pouvoir jamais fervir à l'établir •> on ne fait par cette mauvaife police que réunir enfin tous' les inconvénients. Les vices tolérés dans . une maifon n'y régnent pas feuls ; laif- fez-en germer un , mille viendront à fa fuite.
Dans une maifon où le Maître eil fîncérement chéri Se refpe&é , tous fes Domeftiques fe regardant comme léfés par des pertes qui le laifleroient moins (n état de récompenfer un bon Servi- teur , font également incapables de fouffrir en filence le tort que l'un d'eux voudroit lui faire. C'eft une police bien fublime que celle qui fait transformer âin/î le vil métier d'aceufateur en une fonction de zèle , d'intégrité , de cou- 'ïaee , aufti noble ou du moins aulîî louable qu'elle l'étoit chez les Ro- mains.
Le précepte de couvrir les fautes de fon prochain ne fc rapporte qu'à celles
DE J. J. ROU S SEAU. 1 0 I
qui ne font de tort à perfonne ; une in- juftice qu'on voit , qu'on tait &c qui bleiïè un tiers , on la commet Toi-même ; & comme ce n'eft que le fentiment de nos propres défauts qui nous oblige à pardonner ceux d'autrui , nul n'aime à tolérer les fripons , s'il n'eft fripon lui- même. Ces principes » vrais en général d'homme à homme , font bien plus ri- goureux encore dans la relation étroite du Serviteur au Maître.
Que penferde ces Maîtres indifférents à tout hors à leur intérêt , qui ne veu- lent qu'être bien fervis , fans s'embar- rafler au furplus de ce que font leurs gens. Ceux qui ne veulent qu'être bien fervis ne fauroient l'être long-temps. Les liailons trop intimes entre les deux fexes ne produisent jamais que du mal. Ccft des conciliabules qui fe tiennent chez les Femmes de chambre que fou- tent la plupart des déibrdres d'un mé- nage. L'accord des hommes entre eux lit des femmes entre elles n'eft pas allez
I S
202 Le s Pensées
fur pour tirer à conféquence. Mais c'eli toujours entre hommes & femmes que s'établirent ces fecrets monopoles qui ruinent à la longue les familles les plus opulentes.
L'mfolence des Domeftiques annon- ce plutôt un Maître vicieux que foible : car rien ne leur donne autant d'audace que la connoiflance de les vices , &c tous ceux qu'ils découvrent en lui font à leurs yeux autant de difpenfes d'obéir à un homme qu'ils ne fauroient plus refpecter.
Les Valets imitent les Maîtres , Se les imitant groiTiérement ils rendent fenfibles dans leur conduite les défauts que le vernis de l'éducation cache mieux dans les autre?.
Quand celui qui ne s'embarrafle pas d'être méprifé & haï de fes gens s'en croit pourtant bien fervi , c'eft qu'il le contente de ce qu'il voit & d'une exactitude apparente , fans tenir compte de mille maux fecrets qu'on lui fait
de J. J. Rousseau. 2.0$
inceflàmiftent , & dont il n'apperçoit
jamais la fource. Mais où eft l'homme
aflèz dépourvu d'honneur pour pouvoir
fupporter les dédains de tout ce qui
l'environne \ Où eft la femme aflez
perdue pour n'être plus fenfible aux
outrages ? Combien dans Paris & dans
Londres, de Dames fe croient fo c
honorées, qui fondroient en larmes fi
elles, entendoient ce qu'on dit d'elles
dans leur anti-chambre ? Heureufement
pour leur repos elles fe raffurent en
prenant ces argus pour des imbécilles ,
& fe flattant qu'ils ne voient rien de
ce qu'elles ne daignent pas leur cacher.
Aufïi dans leur mutine obéifTance ne
leur cachent-ils gueres à leur tour le
mépri-s qu'ils ont pour elles. Maîtres ôc
Valets fentent mutuellement que ce
n'eft pas la peine de fe faire eftimer
les uns des autres.
En toute chofe l'exemple des Maîtres eft plus fort que l'autorité , & il n'eft pas naturel que leurs Domeftiques
1 6
zo4 Les Pensées
veuillent être plus honnêtes gens qu'eux.
Si on examine de près la police des grandes maifons , on voit clairement qu'il eft impoflible à un Maître qui a vingt Domeftiques de venir jamais à bout de favoir s'il y a parmi eux un honnête homme, de de ne prendre pas pour tel le plus méchant fripon de tous, Cela feul pourroit dégoûter d'être au nombre des riches. Un des plus doux plaifirs de la vie, le plaifir delà confiance êc de l'eftime eft perdu pour ces malheureux : ils achètent bien cher tout leur or.
de J, J. Rousseau. 2.05
CAMPAGNE.
1_jE travail de la Campagne eft agréa- ble à confidérer , & n'a rien d'affez pénible en lui-même pour émouvoir à compaiïïon. L'objet de l'utilité publi- que ôc privée le rend intéreflànt ; Se puis, c'eft la première vocation de l'homme , il rappelle à l'efprit une idée agréable , & au cœur tous les charmes de l'âge d'or. L'imagination ne refte point froide à rsfpecT: du labourage <k des moulons. La fimplicité de la vie paftorale & champêtre a toujours aréi- que chofe qui touche. Qu'on regarde les prés couverts de gens qui fanent & chantent , & des troupeaux épars dans l'éloignement ; Lnfenfiblerbent on fe fent attendrir fans favoir pourr 'io'u Ainfi quelquefois encore la voix de la nature amollit nos cceuis farouches , & quoiqu'on l'entende avec un regret
2.o6 Les Pensées
inutile , elle eft fi douce qu'on ne l'en- tend jamais fans plaifir.
Les gens de ville ne favent pas ai- mer la Campagne -, ils ne favent pas même y être : à peine quand ils y font favent- ils ce qu'on y fait, ils en dé- daignent les . travaux , les plaifirs , il les ignorent ; ils font chez eux comme en pays étranger , faut-il s'étonner s'ils s'y déplaifent !
O temps de l'amour 5c de l'innocence , où les femmes étoient tendres 8c mo- deftes , où les hommes étoient fîmples Se vivoient contents ! O Rachel ! fille charmante Se fi conftamment aimée , heureux celui qui pour t'obtenir ne re- gretta pas quatorze ans d'efclavage i O douce élevé de Noëmi , heureux le bon vieillard dont tu véchaurfois les pieds 8c le cœur ! Non , jamais la beauté ne règne avec plus d'empire qu'au rm\ lieu des foins champêtres» C'eft là que les grâces font fur leur trône , que la {implicite les pare , que la gaité les
DE J. J. ROU SS EAU. 207
anime , 5c qu' il faut les adorer malgré foi.
Ceft une impreiïion générale qu'é- prouvent tous les hommes 3 quoiqu'ils ne robfervent pas tous , que fur les hautes montagnes où l'air eft pur &C fubtil , on fe fent plus de facilité dans la refpiration , plus de légèreté dans le corps , plus de férénité dans l'efprit , les plaifirs y font moins ardents , les paiïïons plus modérées. Les médita- tions y prennent je ne fais quel ca- ractère grand 5c fublime s proportionné aux objets qui nous frappent , je ne fais quelle volupté tranquille qui n'a rien d'acre 5c de ff nfuel. Il femble qu'en s'élevant au delîus du féjour des hom- mes on y laiffe tous les fentiments bas 5c terreftres , qu'à mefure qu'on appro- che des régions étherées , l'ame con- tracte quelque chofe de leur inaltérable (pureté. On y eft grave fans mélancolie , paifible fans indolence , content d'être 5c de penfcr : tous les défirs trop vifs
zc8 Le s Pensées
s'émourTent ; ils perdent cette pointe aiguë qui les rend douloureux , ils ne laiflènt au fond du cœur qu'une émo- tion légère & douce , ôc c'cft ainfî qu'un heureux climat fait fervir à la félicité de l'homme les paiïlons qui font ailleurs fon tourment. Je doute qu'au- cune agitation violente , aucune mala- die de vapeurs pût tenir contre un pa- reil féjour prolongé , & je fuis furpris que des bains de l'air falutaire Se bien- faifant des montagnes ne foient pas un des grands remèdes de la Médecine ôc de la Morale.
TABLEAU DU LEVER du Soleil,
1 Ranspoiitons-nous fur un lieu élevé avant que le Soleil le levé. On le voit s'annoncer de loin par les traits de feu qu'il lance au devant de lui. L'incendie augmente , l'Orient paroit
d e J. J. Rousseau. 209
tout en flammes : à leur éclat on attend l'Aftre long-temps avant qu'il fe montre : à chaque inftant on croit le voir pa- roître , on le voit enfin. Un po.nt bril- lant part comme un éclair Se remplit auiïï-tôt rout l'efpace : le voile des té- nèbres s'efface &c tombe : l'homme re- connoît Ton féjour 8c le trouve embelli, La verdure a pris durant la nuit une vigueur nouvelle ; le jour nauTant qui l'éclairé , les premiers rayons qui la dorent, la montrent couverte d'un bril- lant rezeau de rofée , qiii réfléchit à l'œil la lumière êc les couleurs. Les oifeaux en cœur Te réunifient & faluent de concert le père de la vie; en ce moment pas un feul ne fe tait. Leur gazouillement foibie encore , eft plus lent 8>c plus doux que dans le refte de la journée , il fe fent de la langueur d'un paifible réveil. Le concours de tous ces objets porte aux fens une imprefïion de fraîcheur qui femble pénétrer juf- qu'à l'ajue. Il y a là une demi-heure
t ï © Les Pensées d'enchantement auquel nul homme ne réfifte : un fpe&acle Ci grand , fi beau , li délicieux n'en laiflè aucun de fang- froid.
HISTOIRE.
U N des grands vices de l'Hiftoire efl: qu'elle peint beaucoup plus les hommes par leurs mauvais côtés que par les bons; comme elle n'eft ihtéreflante que par les révolutions, les càtaftro- phes , tant qu'un peuple croît & prof- pere dans le calme d'un pailible gou- vernement , elle n'en dit rien ; elle ne commence à en parler que quand , ne pouvant-plus fe fuffïre à lui-même , il prend part aux affaires de Tes voilins , ou les Lille prendre part aux Tiennes; elle ne l'illuftre que quand il eft déjà fur fon déclin : toutes nos Hiftoires com- mencent où elles devroient finir. Nous avons fore exactement celle des peuples
de J. J. Rousseau. 2. i ï
qui fe détruifent, ce qui nous manque eft celle des peuples qui fe multiplient ; ils font allez heureux & alfez fages pour qu'elle n'ait rien à dire d'eux : &c en effet , nous voyons , même de nos jours, que les Gouvernemens qui fe conduifent le mieux, font ceux dont on parle le moins.
Il s'en faut bien que les faits décrits dans l'Hiftoire, ne foient la peinture exacte des mêmes faits tels qu'ils font arrivés, ils changent de forme dans la tête de l'Hiftorien, ils fe moulent fur fes intérêts, ils prennent la teinte de fes préjugés. Qui eft-ce qui fait mettre exactement le Lefteur au lieu de la feene , pour voir un événement tel qu'il s'eft palfé ? L'ignorance ou la partialité déguifent tout. Sans altérer même un trait hiftorique , en étendant ou relfer- rant des circonstances qui s'y rappor- tent , que de faces différentes on peut lui donner : Mettez un même objet à divers point de vue, à peine paroitra-
x 1 1 Les Pensées
t-il le même , &£ pourtant rien "'aura changé , que l'œil du fpechteur
L'Hiftoire montre bien plus it. ac- tions que les horomss, parce qi. 1e ne faiiit ceux-ci que dans certains i: > ments choifis , dans leurs vêtement parade ; elle' n'expofe que l'homn i public qui s'efl: arrangé pour être vu. Elle ne le fuit point dans fa maifon , dans Ton cabinet , dans fa famille , au milieu de fes amis , elle ne le peint que quand il reprélente ; c'eft bien plus Ton habit que la perfonne qu'elle peint. •
La lecture des vies particulières eft préférable pour commencer l'étude du cœur humain ; car alors l'homme a beau fe dérober, l'Hiftorien le pourluit par-tout ; il ne lui laiflè aucun moment de relâche , aucun recoin pour éviter l'œil perçant du Spectateur , & c'eft quand l'un croit mieux fe cacher , que l'autre le fait mieux connoître. " Ceux, „ dit Montagne, qui écrivent les vies , „ d'autant qu'Us s'amufent plus aux
de J. J. Rousseau. 215
si confeils qu'aux événements ; plus à ce „ qui fe pafïe au dedans , qu'à ce qui „ arrive au dehors ; ceux-là me font „ plus propres : voilà pourquoi c'eft „ mon homme que Plucarque ,,.
Il efl: vrai que le génie des hommes aflfemblés ou des peuples eft fort dif- férent du caractère de l'homme en par- ticulier,, ôc que ce feroit connoître très imparfaitement le cœur humain que de ne pas l'examiner aufïi dans la multitude ; mais il n'eft pas moins vrai qu'il faut commencer par étudier l'hom- me pour juger les hommes , & que qui connoîtroit parfaitement les penchants de chaque individu , pourrait prévoir tous leurs effets combinés dans le corps du peuple.
Les anciens Hifloriens font remplis de vues dont on pourrait faire ufage quand même les faits qui les préfentent feraient faux : mais nous ne favons tirer aucun vrai parti de l'Hiftoire ; la critique d'érudition abforbe tout 3 com-
214 LES PENSÉES me s'il importoit beaucoup qu'un fait fut vrai , pouvu qu'on en pût tirer une ïnftru&ion utile. Les hommes fenfés doivent regarder l'Hiftoire comme un tiflu de Fable dont la morale eft très appropriée au cœur humain.
V O TA G E S.
L y a bien de la différence entre voyager pour voir du pays, ou pour voir des peuples. Le premier objet eft toujours celui des curieux , l'autre n'eft pour eux quacceÛûire. Ce doit être tout le contraire pour celui qui veut philofopher. L'enfant obferve les cho- fes, en attendant qu'il puitfe obferver les hommes. L'homme doit commencer par obferver Tes femblables , & puis il obferve les chofes s'il en a le temps.
Quiconque n'a vu qu'un peuple , au lieu de connoître les hommes ne con-
de J. J. Rousseau. iï$
npît que les gens avec lefquels il a vécu.
Pour étudier les hommes faut-ilp ar- courir la terre entière ? Faut-il aller au Japon obferver les Européens ; Pour connoître l'efpece faut-il connoître tous les individus ? Non , il y a des hommes qui fe redèmblent fi fort , que ce n'eft pas la peine de les étudier féparémenr. Qui a vu dix François les a tous vus; quoiqu'on n'en puiilè pas dire autant des Anglois & de quelques autres peu- ples j il eft pourtant certain que chaque nation a fon caractère propre & fpé- cifique qui fe tire par induction , non de l'obfervation d'un feul de fes mem- bres, mais de plufieurs. Celui qui a comparé dix peuples connoît les hom- mes 5 comme celui qui a vu dix Fran- çois connoît les François.
De tous les peuples du monde le François eft celui qui voyage le plus ; mais plein de fes ufages, il confond tout ce qui n'y refTemble pas. Il y a
nU Les Pensées des François dans tous les coins du monde. Il n'y a point de pays où l'on trouve plus de gens qui aient voyagé qu'on en trouve en France. Avec cela pourtant , de tous les peuples de l'Eu- rope , celui qui en voit le plus les con- noît le moins. L'Anglois voyage aufli, mais d'une autre manière -, il faut que ces deux peuples foient contraires en tout. La NoblefTe Angloife voyage, la Nobleffe Françoife ne voyage point : le peuple François voyage, le peuple Ànglois ne voyage point. Cette diffé- rence me paroit honorable au dernier. Les François ont prefque toujours quelque vue d'intérêts dans leurs voya- ges : mais les Anglois ne vont point chercher fortune chez les autres na- ' tions , fi ce n'eft par le commerce , &c les • mains pleines j quand ils y voyagent , c'eft pour y verfer leur argent, non pour vivre d'induftrie ; ils font trop fiers pour aller ramper hors de chez eux. Cela fait autfi qu'ils s'inftruifent
mieux
T>Z J. J. ROUSSZAV. xiy mieux chez l'étranger que ne font les François , qui ont un tout autre objet en tête. Les Anglois ont pourtant aufTi leurs préjugés nationaux ; ils en ont même plus que perfonne ; mais ces pré- jugés tiennent moins à l'ignorance qu'à la paflîon. L' Anglois a les préjugés de l'orgueil , de le François ceux de' la vanité.
Comme les peuples les moins culti- vés font généralement les plus fages , ceux qui voyagent le moins , voyagent le mieux ; parce qu'étant moins avan- cés que nous dans nos recherches fri- voles , Se moins occupés des objets de notre vaine curiofité , ils donnent toute leur attention à ce qui eft véritablement utile. Je ne connois guère que les Ef- pagnols qui voyagent de cette manière. Tandis qu'un François court chez les artiftes du pays , qu'un Anglois en fait defïiner quelque antique, & qu'un Alle- mand porte fon album chez tous les favants y l'Efpagnol étudie en filence le
K
llS LES PENSÉES
gouvernement , les mœurs , la police , Se il eft le feul des quatre qui de retour chez lui rapporte de ce qu'il a vu quel- que remarque utile à Ton pays.
Les anciens voyageoient peu, li- foient peu , faifoient peu de livres , Se pourtant on voit dans ceux qui nous reftent d'eux , qu'ils s'obfervoient mieux les uns les autres que nous n'obfervoiis nos contemporains. Sans remonter aux écrits d'Homère , le feul Poète qui nous tranfporte dans le pays qu il décrit, on ne peut refufer à Hérodote l'honneur d'avoir peint les mœurs dans fou kif- ïoire, quoiqu'elle (bit plus en narrations qu'en réflexions, mieux que ne font tous nos Hiftoriens , en chargeant leurs livres de portraits Se de caractères. Tacite a mieux décrits les Germains de Ton temps , qu'aucun écrivain n'a décrit les Alle- mands d'aujourd'hui. Incontcftable- ment ceux qui font verfés dans l'hiftoire ancienne conneiflent mieux les Grecs , les Carthaginois, les Romains, les
DE J. J. ROU SSEAV. 219
Gaulois , les Perfes , qu'aucun peuple de nos jours ne connoîc Tes voïiîns.
Il faut avouer aufïi , que les caractères originaux des peuples s'effaçant de jour en jour , deviennent en même raifon plus difficiles à faifir. A mefure que les races fe mêlent, & que les peuples fc confondent , on voit peu-à-peu difpa- roîtie ces différences nationales qui frappoient jadis au premier coup d'œil. Autrefois chaque nation reftoit plus renfermée en elle-même , il y avoit moins de communication , moins de voyages , moins d'intérêts communs ou contraires , moins de liaifons politiques & civiles de peuple à peuple; point tant de ces tracaflèries royales appellées né- gociations , point d'ambailadeurs ordi- naires ou réfidents continuellement j les grandes navigations étoienc rares , il y avoit peu de commerce éloigné 3 & le peu qu'il y en avoit étoit fak par le Prince même qui s'y fervoit d'étran- gers , ou par des gens méprifés qui ne
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110 Les pensées donnoient le ton à perfonne , & ne rap- j prochoient point les nations. Il y a cent fois plus de iiaifon maintenant entre l'Europe & l'Afie , qu'il n'y en avoit ja- dis emre la Gaule & l'Efpagne : l'Eu- rope feule étoit plus éparfe que la terre entière ne l'eft aujourd'hui.
Ajoutez à cela , que les anciens peu- ples fe regardant la plupart comme Au- tomnes, ou originaires de leur pro- pre pays, l'occupoient depuis aflez long-remps, pour avoir perdu la mé- moire des fiecles reculés où leurs an- cêtres s'y étoient établis, &c pour avoir lahTé le temps au climat de faire fur eux des importions durables 5 au lieu que parmi nous , après les invafions des Ro- mains, les récentes émigrations des barbares ont tout mêlé , tout confon- du. Les François d'aujourd'hui , ne font plus ces grands corps blonds 5c blancs d'autrefois ; les Grecs ne font plus ces beaux hommes faits pour fervir de mo- dèles à l'art ; la figure des Romains eux-
de J. J. Rousseau, ni
mêmes a changé de-caf actere , ainfi que leur naturel : les Perfans originaires de Tartane, perdent chaque jour de leur laideur primitive , par le mélange du fang Circaffien. Les Européens ne font plus Gaulois , Germains , Iberiens , Àl- lobroges ; il ne font tous que des Sci- thes diverfement dégénérés , quant à la figure , 8c encore plus quant aux
•■s mœurs.
Voilà pourquoi les antiques distinc- tions des races , les qualités de l'air &c du terroir, marquoient plus fortemen: de peuple à peuple les tempéraments , les figures , les mœurs , les caracleres 3 que tout cela ne peut fe marquer de nos jours, où l'inconftance Européenne ne laifïe à nulle caufe naturelle le temps de faire les impreilions , & où les forêts abattues , les marais deflechés , la terre plus uniformément, quoique plus mal cultivée, ne laiiïènt plus, même au phy- fique , la même différence de terre à terre , de de pays à pays.
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111 LES PENSEES
Peut-être avec de femblables réfle- xions fe prefteroit-on moins de tour- ner en ridicule Hérodote, défias , Pline, pour avoir repréienté les habi- tants de divers pays , avec des traits ori- ginaux & des différences marquées que nous ne leur voyons plus. Il faudroit retrouver les mêmes hommes , pour re- connoître en eux les mêmes figures j il faudroit que rien ne les eût changés, pour qu'ils fuflènt reftés les mêmes. Si nous pouvions confidérer à la fois tous les hommes qui ont été , peut-on dou- ter que nous ne les trouvafïîons plus va- riées de fiecle à fiecle, qu'on ne les trouve aujourd'hui de nation à nation ? En même temps que les obfervations deviennent plus difficiles, elles fe font plus négligemment & plus mal i c'eft une autre raifon du peu de fuccès de nos recherches dans Wiiftoire naturelle du Genre Humain. L'inftru&ion qu on retire des Voyages fe rapporte à l'ob- jet qui les fait entreprendre. Quand cet
DE J. J. ROUS SE AV. ZI3
objet eft: un fyftême de philofophie , le voyageur ne voit jamais que ce qu'il veut voir : quand cet objet eft l'intérêt , il abforbe toute l'attention de ceux qui s'y livrent. Le commerce & les arts , qui fe mêlent & confondent les peuples, les empêchent aufïî de s'étudier. Quand ils favent le profit qu'ils peuvent faire l'un avec l'autre 3 qu'ont-ils de plus à fa voir ?
Il y a bien de la différence entre voyager pour voir du pays , ou pour voir des peuples. Le premier objet eft toujours celui des curieux , l'autre n'eft pour eux qu'accefîoire. Ce doit être tout le contraire pour celui qui veut philo- fopher. L'enfant obferve les chofes , en attendant qu'il puifle obferver les hom- mes. L'homme doit commencer par ob- ferver fes femblables , & puis il obfer- ve les chofes , s'il en a le temps.
Pour parvenir à la connoiflance des peuples , il faut commencer par tout obferver dans le premier ou Ton fe trou-
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Ii4 LES P£NSilS
ve , aflîgner enfuite les différences à me- fure que l'on parcourt les autres pays , comparer, par exemple, la France à chacun d'eux , comme on décrit l'oli- vier fur un faute , ou le palmier fur le fapin , & attendre à juger du premier peuple obfervé qu'on ait obfervé tous
les autres.
Les Voyages ne conviennent qu a très peu de gens : Us ne conviennent qu'aux hommes aflez fermes fur eux- mêmes, pour écouter les leçons -de l'er- reur fans fe laifTer féduire, & pour voir l'exemple du vice fans fe laiiTer entraî- ner. Les Voyages pouffent le naturel vers fa pente , ôc achèvent de rendre l'homme bon ou mauvais. Qu'1C0nque revient de courir le monde, eft, à fon retour , ce qu'il fera toute fa vie,
DE J. J. Rous s eau. 11$
HO MME.
yÂNS l'état où font déformais les chofes un homme abandonné dès fa naiflance à lui-même parmi les autres } feroit le plus défiguré de tous. Les pré- jugés , l'autorité , la néceilité , l'exem- ple , toutes les inftitutions fociales dans lefquelles nous nous trouvons fubmer- gés , étouiîeroient en lui la nature , Se ne mettroient rien à la place. Elle y fe- roit comme un arbritleau que le hazard fait naître au milieu d'un chemin , de que les paffants font bientôt périr en le heurtant de toutes parts, 8ç le pliant dans tous les fens.
On façonne les plantes par la cultu- re , Se les Hommes par l'éducation. Si l'homme naiiToit grand &c fort, fa taille &: fa force lui feroient inutiles, juiqu'à ce qu'il eût appris à s'en fervir : elles lui feroient préjudiciables , en empê-
n6 Les Pensées
chant les autres de fonger à l'afïîfter ; 8c abandonné à lai-même , il mourroit de mifere avant d'avoir connu Tes be- foins. On fe plaint de l'état de l'enfan- ce j on ne voit pas que la race humaine eut péri, fi l'homme n'eût commencé par être enfant.
Suppofons qu'un enfant eût à fa rra.il- fance , la ftature &: la force d'un hom- me fait, qu'.l fortît, pour airrfï dire, du fein de fa mère , comme Pallas du cerveau de Jupiter ; cet homme-enfant feroit un parfait imbécille , un automa- te , une ftatue immobile &c prefque in- fenfible. Il ne verroit rien , il n'enten- droit rien > il ne eonnoîtroit perfonne , il ne fauroit pas tourner les yeux vers ce qu'il auroit befoin de voir. Non feu- lement il n'appercevroit aucun objet hors de lui, il n'en rapporteroit même aucun dans l'organe du feus qui le lui feroit ppercevoir ; les couleurs ne fe- r >ient point dans fes yeux , les fons ne feroient point dans fes oreilles , les
de J. J. Rousseau. 217
corps qu'il toucheroit ne feroient point fur le fien, il ne fauroit pas même qu'il en a un : le contact de Tes mains feroit dans (on cerveau ; toutes fes fen- fations Te réuniroient dans un fcul point ; il îVexifterbit que dans le com- mun fenforium, il n'auroit qu'une feule idée, favoir celle du moi , à laquelle il rapporteroit toutes fes fenfations, Se cette idée, ou plutôt ce fendment, feroit la feule chofe qu'il auroit de plus qu'un enfant ordinaire.
Le fort de l'homme eft de foufrrir dans tous les temps j le foin même de fa confervation eft attaché à la peine. Heu- reux de ne corinpître dans fon enfance que des maux phyfiques ! maux bien moins cruels , bien moins douloureux que les autres , & qui bien plus rare- ment qu'eux nous font renoncer à la vie. On. ne fe tue point pour les dot- leurs de la gouttej il n'y a guère que Celles de l'ame qui produifent le < p ;ir. Nous plaignons le fort de l'en-
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228 LES T'EN SE E S
fance , & c'eft le nôtre qu'il faudrait plaindre. Nos plus grands maux nous viennent de nous.
Tant que les hommes fe contentè- rent de leurs cabanes ruftiques ; tant qu'ils fe bornèrent à coudre leurs habits de peaux avec des épines ou des arê- tes , à fe parer de plumes de de coquil- lages , à fe peindre le corps de diveifes couleurs , à perfectionner ou embellir leurs arcs & leurs flèches , à tailler avec des pierres tranchantes quelques canots de pêcheurs , ou quelques greffiers inf- tïuments de mufiquej en un mot , tant qu'ils ne s'appliquèrent qu'à des ou- vrages qu'un feul pouvoir faire, ôc qu'à des arts qui n'avoient pas befoin du con- cours de pl'ufieurs mains , ils vécurent libres, fains, bons & heureux, autant qu'ils pouvoient l'être par leur nature , de continuèrent à jouir entr'eux des douceurs d'un commerce indépendant : mais dès l'inftant qu'un Homme eut be- foin du fecours d'un autre ; dès qu'on
de J. J. Rousseau. %i$
s'apperçut qu'il étoit utile à un feul d'avoir des provifions pour deux , lé- galité difparut, la propriété s'introdui- ût, le travail devint néceflfaire \ 6c les vaftes forêts fe changèrent en des cam- pagnes riantes , qu'il fallut arrofer de la fueur des Hommes, & dans lefquelles on vit bientôt Pefclavage & la mifere trermer 5c croître avec les moiflons.
La métallurgie & l'agriculture furent les deux arts dont l'invention produifk cette grande révolution. Pour le poëte c'eft l'or 5c l'argent ; mais pour le phi- lofophe , ce font le fer &c le bled qui ont civilifé les Hommes 3 & perdu le genre humain.
Les hommes , ne font point faits pour être enta (lé s en fourmillieres , mais épars fur la terre qu'ils doivent cultiver, Plus il fe rarfemblent , plus ils fe corrom- pent. Les infirmités du corps , ainfi que les vices de l'ame, font l'infaillible effet de ce concours trop nombreux. L'hom- me eft de tous les animaux , celui qui'
25Q Les Pensées peut le moins vivre en troupeaux. Des Hommes entafles comme des moutons périroient tous en très peu de temps. L'haleine de l'homme eft mortelle à Tes femblables : cela n'eft pas moins vrai au propre , qu'au figuré.
S'il ne s'agifloit que de montrer aux jeunes gens l'Homme par Ton mafque , on n'aur-oit pas befoin de le leur mon- trer , ils le verroient toujours de refte -, mais puifque le mafque n'eft pas l'Hom- me , & qu'il ne faut pas que fou vernis les féduife , leur peignant les Hommes , peignez-les leur tels qu'ils font, non pas5 afin qu'ils les baillent, mais afin qu'ils les plaignent , & ne leur veuillent pas reflfembler. C'eft , à mon gré , le fen- timenc le mieux entendu , que l'Homme puuTe avoir fur Ton fcfpece.
L'Être fuprêtnc a voulu faire en tout honneur, à L'efpece humaine; en don- nant à l'Homme des penchants fans me- fure , il lui donne en même temps la ï qui les règle , afin qu'il foit libre 3c fe
DE J. J. ROUSSEAV. Z31
commande à lui-même ; en le livrant à des palïions immodérées ; il joint à ces pallions la raifon pour les gouverner : en livrant la femme à des défirs illimi- tés, il joint à ces délits la pudeur pour les contenir. Pour furcroit , il ajoute en- core une récompenfe actuelle au bon ufage de Tes facultés, favoir le goût qu'on prend aux chofes honnêtes lors- qu'on en fait la règle de fes actions.
Les Hommes difent que la vie eft courte , & je vois qu'ils s'efforcent de la rendre telle. Ne fâchant pas l'em- ployer , ils fe plaignent de la rapidité du temps ; & je vois qu'il coulé trop lentement à leur gré. Toujours pie ns de l'objet auquel ils rendent , ils voient à regret l'intervalle qui les en fépare ; l'un voudroit être à demain , l'autre au mois prochain j l'autre à dix ans de là; nul ne veut vivre aujourd'hui 3 nul n'eft content de l'heure préfente , tous la -trouvent trop lente à parler.
Mortels , ne cçifercz-vous jamais de
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LES PENSEES
calomnier la nature ? Pourquoi vous plaindre que la vie eft courte , puif- qu'elle ne l'eft pas encore allez à votre gré ? S'il eft un feul entre vous qui fâ- che mettre allez de tempérance à fes défirs pour ne jamais fouhaiter que le temps s'écoule, celui-là ne l'eftimera pas trop courte : vivre & jouir feront pour lui la même chofe ; Ôc dût-il mourir jeune , il ne mourra que raflahé de jours.
ÉTUDE DE L'HOMME.
U N cœur droit eft le premier orga- ne de la vérité ; celui qui n'a rien fenti ne fait rien apprendre ; il ne fait que flotter d'erreurs en erreurs , il n'ac- quiert qu'un vain favoir & de ftériles connoiflances, parce que le vrai rapport des chofes à IV urne , qui eft fa prin- cipale (6e: tice , lui demeure toujours caché. Mais c'eft fe borner à la pre-
DE J. J. ROUSSI^U. 2$$
tèîere moitié de cette fcîenee que de ne pas étudier encore les rapports qu'ont les chofes entre elles , pour mieux juger de ceux qu'elles ont avec nous. C'efl: peu de connoître les pallions humaines , fi l'on n'en fait apprécier les objets, & cette féconde étude ne peut fe faire que dans le calme de la méditation.
La jeunefle du fage eft le temps de fes expériences , fes pallions en lont les inftruments ; mais après avoir appliqué fon ame aux objets extérieurs pour les fentir, il la retire au dedans de lui pour les considérer , les comparer 3 les con- noître.
LIBERTÉ DE L'HOMME.
INUl être matériel n'eft actif par lui-même , &c moi je le fuis. On a beau me difputer cela , je le fens , & ce fenti- ment qui parle eft plus fort que la raifon qui le combat. J'ai un corps fur lequel
13 4 Les Pensées
les autres agiffent , & qui agit fur eux j cette act-ion réciproque n'eft pas Jou- teufe j mais ma volonté eft indépen- dante de mes fens , je confens ou je réiifte, je fuccombe ou je fuis vainqueur, & je fens parfaitement e;i moi-même quand je fais ce que j'ai voulu faire , ou quand je ne fais que céder à mes paf- fions. J'ai toujours la puiflfance de vouloir , non la force d'exécuter. Quand je me livre aux Tentations , j'agis félon l'impulfion des objets externes. Quand je me reproche cette foiblefïè , je n'é- coute que ma volonté ; je fuis efclave par mes vices, & libre par mes remords ; le fentiment de ma liberté ne s'efface en moi que quand je me déprave , & que j'empêche enfin la voix de l'ame de s'élever contre la loi du corps.
de J. J. Rousseau. i$a
GRANDEUR DE L'HOMME.
L'Homme eft le roi de la terre qu'il habite; car non- feulement il dom- te tous les animaux , non-feulement il difpofe des éléments par fon induftrie ; mais lui feul fur la terre en fait difpofer, &c il s'approprie encore par la contem- plation , les aftres mêmes dont il ne peut approcher. Qu'on me montre un autre animal fur la terre qui fâche faire ufage du feu , 6c qui fâche admi- rer le foleil. Quoi ! je puis obferver , connoître les êtres & leurs rapports ; je puis fentir ce que c'efl: qu'ordre, beauté, vertu •■, je puis contempler l'univers , m'élever à la main qui le gouverne ; je puis aimer le bien , le faire , & je me comparerais aux bêtes 5 Ame abjecte , c'efl: ta trifte philofophie qui te rend femblable à elles ! ou plutôt tu veux en vain t'avillir ; ton génie dépofe contre
i 3 6 Les Pensées tes principes , ton cœur bienfaifant dé- ment ta doctrine , & l'abus même de tes facaltés prouve leur excellence en dépit de toi.
FOIBLESSE DE L'HOMME.
^Uand on dit que l'Homme eft foible , que veut-on dire ? Ce mot de foibleffe indique un rapport ; un rap- port de l'être auquel on l'applique. Celui dont la force palTe les befoins , fat- il un infefte , un ver , eft un être fort 5 celui dont les befoins pallent la force , fùt-il un éléphant , un lion , fut - il un conquérant , un héros , fùt-il un Dieu , c'eft un être foible. L'Ange rebelle qui méconnut fa nature, étoit plus foible que l'heureux mortel qui vit en paix félon la fïenne. L'Hom- me eft très fort quand il fe contente d'être ce qu'il eft : il eft très foible quand il veut s'élever au deifus de l'humanité.
DEj.J. ROUS S1AV. 2.37
N'allez donc pas vous figurer qu'en étendant vos facultés vous étendez vos forces ; vous les diminuez , au con- traire , fi votre orgueil s'étend plus qu'elles. Mcfurons le rayon de notre fphere , ôc reftons au centre , comme l'infecte au milieu de fa toile : nous nous fufnrons toujours à nous-mêmes , 8c nous n'aurons point à nous plaindre de notre foibleilè ; car nous ne la fen- drons jamais.
SAGESSE HV MAINE.
J— ' E grand défaut de la Sageiïè Hu- maine , même de celle qui n'a que la vertu pour objet , eft un excès de con- fiance qui nous fait juger de l'avenir par le préfent , de par un moment de la vie entière. On fe fent ferme un inftant & l'on compte n'être jamais «branlé. Plein d'un orgueil que l'expé- rience confond tous les jours , on croit
z53 Les ?£Xse£S n'avoir P^s â craindre un piège une fois évité. Le modefte langage de la vail- lance eft , je fus brave un tel jour -, mais celui qui dit , je fuis brave , ne fait ce qu'il fera demain , & tenant pour Tien- ne une valeur qu il ne s'eft pas donnée, il mérite de la perdre au moment de s'en fervir.
Que tous nos projets doivent être ridicules , que tous nos raifonnements doivent être infenfés devant l'être pour qui les temps n'ont point de iuccefïion , ni les lieux de diftance 1 Nous comp- tons pour rien ce qui eft loin de nous , nous ne voyons que ce qui nous tou- che : quand nous aurons ' changé de lieu nos jugements feront tout contrai- res s & ne feront pas mieux fondés. Nous réglons l'avenir fur ce qui nous convient aujourd'hui, fans favbir s'il nous conviendra demain ; nous jugeons de nous comme étant toujours les mê- mes , & nous changeons tous les jours. Qui fait , fi nous aimerons ce que nous
de J. J. Rousseau. 259
aimons , fi nous voudrons ce que nous voulons , Ci nous ferons ce que nous Tommes , il les objets étrangers & les altérations de nos corps n'auront pas autrement modifié nos âmes 5 8c fi nous ne trouverons pas notre mifere dans ce que nous aurons arrangé pour notre bonheur ? Montrez-moi la règle de la fagelfe humaine , & je vais la prendre pour guide. Mais fi la meilleure leçon eft de nous apprendre à nous défier d'elle , recourons à celle qui ne trompe point, & faifons ce qu'elle nous infpire.
HOMME S AVVAG E.
ïs E s defirs de l'Homme fauvaçe ne panent pas Tes befoins phyfiques : les feuls biens qu'il connoilfe dans l'univers font la nourriture , une femelle 8c le repos ; les feuls maux qu'il craigne , font la douleur &c non la mort ; car ja- mais l'animal ne faura ce que c'eft que
243 LES TEl'SÉES
mourir ; & la connoiOance de la mort ôc de Tes terreurs , eft une des pre- mières acquisitions que l'Homme ait faites , en s'éloignant de la condition animale.
Seul , oifif , & toujours voifin du danger , l'Homme fauvage doit aimer à dormir , & avoir le iommeil léger comme les animaux qui penfant peu., dorment, pour ainii dire, tout le temps qu'ils ne penfent point. Sa propre con- fervation faifant prefque Ton unique foin , fes facultés les plus exercées doivent être celles qui ont pour objet principal l'attaque Se la défenfe , foit pour fubjuguer la proie , foit pour fe garantir d'être celle d'un autre animal : au contraire , les organes qui ne fe per- fectionnent que par la mollene & la fenfualité , doivent refier dans un état de groiïiéreté , qui exclut en lui toute efpece de délicateffe ; Si fes fens fe trou- vant partagés fur ce point , il aura le toucher &ïe goût d'une rudelîe extrême,
la
de J. J. Rousseau, ^fc
la vue , l'ouïe &c l'odorat de la plus grande fubtilité. Tel eft l'état animal en général , & c'eft auffi , félon le rap- port des voyageurs , celui de la plu- part des peuples fauvages.
Le corps de l'Homme fauvage étant le feul inftrument qu'il connoiflfe , il l'emploie à divers ufages , dont , par le défaut d'exercice 5 les nôtres font inca- pables; & c'eft notre induftrie qui nous ôte la force & l'agilité que la néceflfité oblige d'acquérir. S'il avoit eu une ha- che , fon poignet romproi:-il de fi for- tes branches 3 S'il avoit eu une fronde , lanceroit-il de la main une pierre avec tant de roideur ? S'il avoit eu une échelle , grimperoit-il Ci légèrement fur un arbre ? S'il avoit eu un cheval , feroit-il fi vite à la courfe ? Laiifez à l'Homme civilifé le temps de raflemblei- toutcs Tes machines autour de lui ; on ne peut douter qu'il ne furmonte facilement l'Homme fauvage : mais fi vous vou- lez voir un combat plus inégal encore ,
L
^42 Les Tek sues rnettcz-les nus & défarmés vis-à-vis l'un de Vautre -, & vous connoîtreï bientôt quel eft l'avantage d'avoir fans celle toutes Tes forces à fa difpofition , d'être toujours prêt à tout événement, &: de fe porter , pour ainii dire , tou- jours tout entier avec foi.
Il y a deux fortes d'Hommes dont les corps font dans un exercice con- tinuel , 8c qui fùrement fongent aufli peu les uns que les autres à cultiver leur ame j favoir , les payfans & les fauva- ges/ Les premiers font ruftiques , groC- liers , mal - adroits , les autres connus par leur grand fens , le font encore par la fubtilité de leur.efprit : généra- lement il n'y a rien de plus lourd qu'un payfan , ni rien de plus fin qu'un fau- va^e. D'où vient cette différence f C'elt que le premier faifant toujours ce qu'on lui commande , ou ce qu'il a vu faire à fon peue , ou ce qu'il a fait lui-mê- me dès fa jeuneflè , ne va jamais que par routine ; Ôc dans fa vie piefqu'au-
?>£ ]. J. Rousseau. m>
tomate , occupé fans cefle des mêmes travaux , l'habitude & l'obénTance lui tiennent lieu de raifon.
Pourlefauvage, c'elt autre chofe 5 n'étant attaché à aucun lieu , n'ayant Point de tâche preferite , n cueillant à perfonne, fans autre loi que fa volonté, il eu- forcé de raifonner à chaque adieu de fa vie ; il ne fait pas un mouvement, pas un pas , fans en avoir d'avance en, vifagé les faites. Ainfi , plus fon corps exerce , plus fon efprit s'éclaire j fa force & fa raifon croulent à la fois , ÔC s'étendent l'une par l'autre.
HOMME C ir I L.
E partage de l'état de nature à l'état civil a produit dans l'Homme un chan- gement très remarquable, en fubftituant dans fa conduite la juftice à l,inftin&,& donnant à fes avions la moralité qui leur manquoit auparavant. C'efc alors
L 2.
i44 LES Pensées feulement que la voix du devoir fuc- cédantàl'impuluon phyfique, & le droit à l'appétit , l'Homme , qui jufques-là n'avoit regardé que lui-même , fc voit forcé d'agir fur d'autres principes , & de confulter fa raifon avant d'écouter fes penchants. Qpoiqtfa fe Prive da"5 cet état de pluiieurs avantages qu'il tient de la nature , il en regagne de Ci grands , fes facultés s'exercent & fe développent , fes idées s'étendent , Tes fentiments s'ennobliflent , fon ame toute entière s'élève à tel point , que fi les abus de cette nouvelle condition ne le dégradoient fouvent au deffous de celle dont il eft forti , il devroit bénir fans cette l'inftant heureux qui l'en arracha pour jamais , & qui , d'un animal ftu- pide & borné , fit un être intelligent & un homme.
Où eft l'Homme de bien qui ne doit
Tien à fon pays î Quel q«il fok > il luI doit ce qu'il y a de plus précieux pour l'Homme , la moralité de fes avions &
de,].]. Rousseau. 24/
l'amour de la vertu. Né dans le fond d'un bois , il eût vécu plus heureux &c plus libre ; mais n'ayant rien à com- battre pour fuivre Tes penchants , il eut été bon fans mérite , il n'eût point été vertueux , & maintenant il fait l'être malgré Tes paiGons. La. feule apparence de l'ordre le porte à le connoître , à l'a. mer. Le bien public , qui ne fèrt que de prétexte aux autres , eft pour lui feul un motif réel. Il apprend à fe combattre , à fe vaincre , à facrifier fon intérêt à l'intérêt commun. Il n'eil pas vrai qu'il ne tire aucun profit des loix ; elles lui donnent le courage d'ê- tre julle , même parmi les méchants. Il n'eft pas vrai qu'elles ne l'ont pas rendu libre , elles lui ont appris à ré- gnci- fur lui.
^^/^
L 5
%4$ Les Pensées
M^— — mm^m — ■■s—— — awBMBWMa— a— a
£> IFFÉRENCE
de l' Homme Police
£r z>£ l'Homme SjiWAGt,
L'Homme Sauvage & l'Homme Policé , différent Tellement par le fond du cœur & des inclinations , que ce qui fait le bonheur fuprême de lJun , réduiroit l'autre au défîfpoir. Le pre- mier ne refpire que le repos & la liberté, il ne veut que vivre & relier oifîf , ÔC Pataraxie même du ftoïcien n'appro- che pas de fa profonde indifférence pour tout autre objet. Au contraire , le citoyen toujours a£tif fue , s'agite , fe tourmente fans cefler pour chercher des occupations encore plus laborieufes : il travaille jufqu'à la mort , il y court mê- me pour fe mettre en état de vivre , ou renonce à la vie pour acquérir l'im- mortalité. Il fait fa cour aux grands
de J. J. Rousseau, 2.47
qu'il hait , &c aux riches qu'il méprife § il n'épargne rien pour obtenir l'hon- neur de les fer'vir ; il fe vante orgueil* leufement de fa bafferïè & de leur pro- tection \ tk fier de Ton efclavage , il parle avec dédain de ceux qui n'ont pas l'honneur de le partager. Quel fpecta- cle pour un Caraïbe que les travaux pénibles ôc enviés d'un Miniftre Euro- péen ! Combien de morts cruelles ne préférerait pas cet indolent fauvage à l'horreur d'une pareille vie , qui fouvent n'eft pas même adoucie par le pîaifîr de bien faire f3
Le Sauvage vit en lui-même , l'hom- me fociabk toujours hors de lui , ne fait vivre que dans l'opinion des. au- tres ; & c'eft , pour ainfi dire , de leur feul jugement qu'il tire le fentiment de fa propre exiftence,
L'Homme fauvage quand il a dîné , eft en paix avec toute la nature , & l'ami de tous fes fcmblabîes. S'asit-iî .quelquefois de difputer fon repas , il
L 4
24$ L£S T E N S É K S
n'en vient jamais au coups fans avoir auparavant comparé la difficulté de vaincre avec celle de trouver ailleurs fa fubfiffimce ; & comme l'orgueil ne te mêle pas du combat , il fe termine pair quelques coups de poing ; le vainqueur mange, le vaincu va chercher for- tune" & tout eft pacifié. Mais chez l'Homme en fociété , ce font bien d'au- tres affaires ; il s'agit premièrement de pourvoir au néceflàire &c puis au fu- perflu , enfuite viennent les délices , Se puis les immenfes richelîes , & puis des fujets , & puis des efclaves ; il n'a pas un moment de relâche ; ce qu'il y a de plus fmgulier , c'eft que moins les befoins font naturels & preffants , plus les pallions augmentent, & qui pis eft , le pouvoir de les fatisfaire , de forte qu'après de longues profpérités , après avoir englouti bien des tréfors & défolé bien des hommes, mou héros finira par tout égorger , jufqu'à ce qu'il foit l'unique maître de l'univers. Tel eft en
de ]. J. Rousseau. 1431 abrégé le tableau moral , fînon de la vie humaine , au moins des prétentions fecretes du cœur de tout hcmme ci- vîlîfé.
L' HO M M E COMPARÉ
À L' A N I M A L.
J E ne vois dans tout animal qu'une machine ingénieufe , à qui la nature » donné des fens pour fe remonter elle- même , & pour fe garantir , jufqu'à un certain po;nt , de tout ce qui tend à la détruire, ou à la déranger. J'apperçois prccifément les mêmes chofes dans la machine humaine , avec cette d;rfé- rence que la natu e feule fait tout dans. les opérations de la bête , au lieu que: l'Homme concourt aux fiennes , en qua- lité d'agent libre. L'un choifit ou rejette; par inftinâ:, & l'autre par un acte de' liberté ; ce qui fait que la Bête ne r uc s'écarter de là règle qui lui cfl prefcriœ^
?./ o Lts Feusêes
même quand il lui feroit avantageux de
le faite, & que l'Homme s'en écarte
fouvent à Ton préjudice. Ceft ainfl
cu'un pigeon mourroit de faim près
d'un baffin rempli de viandes , & un
chat fur un tas de fruits ou de grains ,
quoique l'un & l'autre pût très bien fe
nourrir de l'aliment qu'il dédaigne , s'il
s'écok avifé d'en efùyer : Ceft ainfi que
les Hommes diflfolus fe livrent à des excès,
qui leur caufent la fièvre & la mort ;
parce que l'efprft déprave les fens , &
que la volonté parle encore quand la
nature fe sait.
Tout animal a des idées , puifqu'ii a des fens > il combine même fes idées > jufqu'à un certain point , & l'Homme îie diffère k cet égard de la bête , que du plus au moins. Quelques philofo- pbes ont même avance qu'd y a plus de différence de tel Homme à tel Homme,, oue de tel Homme à telle Bête ; ce n'eft donc pas tant l'entendement qui tait parmi les animaux la diûmdion fpéci»
DE J. J- Rousseau, iji
fique de l'Homme, que fa qualité d'a- gent libre. La nature commande à tout animal , & la bête obéit. L'Homme éprouve la même imprelïîon , mais il fe reconnaît libre d'acquiefcer , ou de réfifter; & c'eft fur-tout dans la con- fiance de cette liberté que fe montre la fpiricualité de Ton ame : car la phy/ique explique en quelque manière le média- ni! me des Cens , & la formation des idées : mais dans la puiffmce de vou- loir , ou plutôt dechoim-, & dans le fentiment de cette puilîance , on ne ci'ouve que des acres purement fpiri- tuels , dont on n'explique rien par les* loix de la méchanique.
Mais , quand les difficultés qui envi- ronnent toutes ces queftions , lailîe-- soient quelque lieu, de difputer fur cette- différence de l'Homme & de i'An'm \\ , il y a une autre qualité très fpecihque qui les diftingue, & fur laqueHe il ne peut y avoir de conteftation , c'eft la? faculté de fe perfectionner 5 faculté qui ^
L 6-
ïf* Lès TtKsézs à l'aide des circonfiarces , développe fucceflivement toutes les autres , & re- fide parmi nous tant dans l'efpece , que dans 1 individu , au lieu qu'un animal cft , au bout de quelques mois , ce qu'il fera toute fa vie , & Ton efpece , au bout de mille ans , ce qu'Jle étoit la pre- mière année de ces mille ans. Pourquoi l'Homme feuL eft-il fujét à devenir im-- hécille ? N'eu-ce pcir.t qu'il retourne ainfi dans Ton état primitif, & que * tan lis que la bête , qui n'a rien acquis &c qui nJa rien non plus à perdre , refte toujours avec Ton inftinci , l'Komme reperdant par la vieiilefle ou d'antres aci lents a tout ce que la perfeftibil té lui ayoit fait acquérir , retombe ainiv plus bas que la bête même ?
e J. J. Rousseau. 2.5
F E M M E.
SL(K Femme eft faite fpécialement pour plaire à l'homme : fi l'homme doit lui plaire à Ton tour , c'eft d'une nécefïité moins dire&e : Ion mérite eft dans fa puiftance , il plaît par cela feul qu'il eft fort. Ce n'eft pas ici la loi de l'amour 3 j'en conviens j mais c'eft celle de la na- ture , antérieure à l'amour même.
La rigidité des devoirs relatifs des deux fexes n'eft-, ni ne peut être la même. Quand la Femme fe plaint là-dc(lus de- l'injufte inégalité qu'y met l'homme, elle a tort ; cette inégalité n'eft point une înftitution humaine, ou- du moins elle ï/cft point l'ouvrage du préjugé , mais de la rgifon : c'eft à celui des deux crac la natuie a chargé du dépôt des en- fantsd'en répondre à l'autre. Sans doute Il n'eft permis à perfonne de violer (a foi, &: tout maù infidèle qui pave la
Ij 4 £ £ S PENSEES
Femme du ieul prix des aufleres devoirs de Ton fexe eft un homme injufte & bar- bare : mais la Femme infidèle fait plus; elle dilfout la famille , &c brife cous les liens de la nature ; en donnant à l'hom- me des enfants qui ne font pas à lui , elle trahit les uns & les autres , elle joint la perfidie à l'infidélité. J'ai peine à voir quel défordre &c quel crime ne tient pas à celui-là. S'il eft un étal affreux au mon- de, c'eft celui d'un malheureux père, qui, fans confiance en fa femme , n'ofe fe livrer aux plus doux fentiments de fon cœur , qui doute eu embraflant fon en- fant s'il n'embraiïè point l'enfant d'un autre , le gage de fon déshonneur , le ravifleur du bien de fes propres enfants.. Qu'eft-ce alors que la famille, fi ce n'eft unefociété d'ennemis fecrets qu'une fem- me coupable arme l'un contre l'autre en les forçant de feindre de s'entre-- aimer ?
Les anciens avoient en général un très grand refped pour les femmes %
£>£ J- J Rousseau. i$$
raais ils marquoient ce refpeâ: en s'abf» tenant de les expofer au jugement du public , &c croyoient honorer leur ma- deftie , en fe taifant fur leurs autres ver- tus. Ils avoient pour maxime que le pays , où les moeurs étoient les plus pures , étoit celui où l'on parloir le moins des Femmes y ÔC que la Femme la plus honnête étoit celle donc on par- loir le moins. Ceft fur ce principe qu'un Spartiate , entendant un étranger faire de magnifiques éloges d'une dame de fa connoiflance , l'interrompit en co- lère : ne cefferas-tu point , lui dit-il ? de, médire d'une Femme de bien? De là „ venoit encore que , dans leur comédie 3, lesrolles d'amoureufes & de filles à ma- rier ne repréfentoient jamais que des ef- claves ou des filles publiques, ïls avoient: une telle idée de la modeftic du fexe 0 qu'ils auroient cru manquer aux égards qu'ils lui dévoient, de mettra une hon- nête fille fur la feene , feulement en re- f réfentaùon. En mi mot , l'usage du
ijtf Les Te tf s e is
vice a découvert , les choquoient moins que celle de la pudeur offenfée.
Chez nous, au contraire , la Femme la plus eftimée eft celle ( ui fait le plus de bruit ; de qui l'on parle le plus ; qu'on voit le plus dans le monde j chez qui Ton dîne le plus fouvent ; qui donne le plus impéi ieufement le ton ; qui juge , tranche , décide, prononce, atfigne aux talents, au mérite, aux vertus , leurs degrés ôc leurs places j &c dont lès hum- bles favants mendient le plus baifemenc la faveur. Sur la feene, c'eft pis encore. Au fond, dans le monde elles ne fa- vent rien , quoiqu'elles jugent de tout; mais au Théâ*re, lavantes du favoir des hommes , ph'lo'ophcs , grâce aux Auteurs, elles écrafènt notre fexe de fes propres talents , 6\: les imbéciiies tateurs vont bonnement apprendre des Femmes ce qu ils ont pris foin de leur. didter. Tout cela dans le vrai , c\lt le m >quer d'elles , c'eft les taxer d'une va- nité puérile ; ôc je ne doute pas que les.
DE J. J. ROU S S EAU. lyr plus fages n'en foient indignées. Parcou- rez la plupart des pièces modernes : c'eft toujours une Femme qui fait tout , qui apprend tout aux hommes ; c'eft toujours la Dame de cour qui fait dire le catéchifme au périt jean de faintré. Un enfant ne fauroit fe nourrir de fon pain, s'il n'eft coupé par fa gouver- nante. Voilà l'image de ce qui fe patte aux nouvelles pièces. La Bonne eft fur le Théâtre , & les enfants font dans le Parterre.
La première &c la plus importante qualité d'une femme eft la douceur i faite pour obéir à un être aufti impar- fait que l'homme , fouvent Ci plein de vices , & toujours Ci plein de défauts , elle doit apprendre de bonne heure à fouffrir même l'injuftice , & à fuppor- ter les torts d'un mari fans fe plaindre ; ce n'eft pas pour lui , c'eft pour elle qu'elle doit être douce : l'aigreur Se l'opiniâtreté des Femmes ne font ja- mais qu'augmenter leurs maux ôc les
2j 8 Les Pensées
mauvais procédés des maris ; ils Ten- tent que ce n'eft pas avec ces armes-là , qu'elles doivent les vaincre. Le Ciel ne les fît point infirmantes Se perfuafnes pour devenir acariâtres ; il ne les fit point foibles pour être impérieuses -, il ne leur donna point une voix fi douce , pour dire des injures , il ne leur fit point des traits fi délicats pour les défigurer par la colère. Quand elles fe fâchent, elles s'oublient ; elles ont fouvent rai- fon de fe plaindre, mais elles ont tou- jours tort de gronder. Chacun doit gar- der le ton de fon fexe -, un mari rrop doux peut rendre une Femme imperti- nente; mais , à moins qu'un homme ne foit un monfh/e , la douceur d'une Fem- me le ramené , Se triomphe de lui tôt ou tard.
La Femme a tout contre elle , nos dé- fauts, fa timidité, fa foiblefle ; elle n'a pour elle que fon art Se fa beauté. N'eft- îl pas jufte qu'elle cultive l'un Se l'autre ï Mais la beauté n'eft pas générale j elle
DE J. J. ROUSS EjtU. 2.J$
périt par mille accidents ; elle- pafle , avec les années , l'habitude en détruit 1/effet. L'efprit feu! eft la véritable ref- fource du fexe ; non ce foc efprit auquel on donne tant de prix dans le monde 9 8c qui ne fert à rien pour rendre la vie heureufe ; mais Mpric de Ton état 3 l'arc de tirer parti du nôtre , &'de fe préva- loir de nos propres avantages.
Les Femmes ont la langue flexible ; elles parlent plutôt , plus aifément & plus agréablement que les hommes j on les aceufe auïïî de parler davantage: cela doit être , & je changerois volon- tiers ce reproche en éloge : la bouche 8c les yeux ont chez elles la même acti- vité, &c par la même raifon. LJhomme dît ce qu'il fait , la Femme dit ce qui plaît : l'un pour parler a befoin de con- noiiîance , & l'autre de goût ; l'un doit avoir pour objet principal les chofes utiles , l'autre les agréables. Leurs dit cours ne doivent avoir de formes com- munes que celles de la vérité.
i69 Les Pensées
Les Femmes ne font pas faites pour courir ; quand elles fuyent , c'eft pour être atteintes. La courfe n'eft pas la feule chofe qu'elles falfent mal adroite- ment ; mais c'eft la feule qu'elles faf- fent de mauvaife grâce: leurs coudes en arrière &c collés contre leur corps leur donnent une attitude rifible , & les hauts talons fur lefquels elles font ju- chées, les font paroître autant de fau- terelles qui voudroient courir fans fauter.
La recherche des vérités abftraites & fpéculatives , des principes , des axio- mes dans les feiences , tout ce qui tend à généralifer les idées n'eft point du redore des Femmes ; leurs études doi- vent fe rapporter toutes à la pratique ; c'eft à elles à faire l'application des prin- cipes que l'homme a trouvés , & c'eft à elles de faire les obfervations qui mè- nent l'homme à l'établiflèment des prin- cipes. Toutes les réflexions des Fem- mes } en ce qui ne tient pas immédiate-
DE J. J. ROVSS E AV. 1 6 1
ment à leurs devoirs , doivent tendre a l'étude des hommes ou aux connoiflan- ces agréables qui n'ont que le goût pour objet ; car quant aux ouvrages de génie ils paflfent leur portée -, elles n'ont pas , non plus , allez de juftelfe & d'attention pour réulîir aux fcïences exactes , ôc quant aux connoiflances phyfiques , c'eft à celui des deux qui eft le plus agi£- faut , le plus allant , qui voit le plus d'objets , c'eft à celui qui a le plus de force , 6k: qui l'exerce davantage , à juger des rapports des êtres fenfibles ôz des loix de la nature. La Femme, qui efl foible & qui ne voit rien au de- hors, apprécie & juge les mobiles qu'elle peut mettre en œuvre pour fuppléer à fa foiblefle , & ces mobiles font les paf- fions de l'homme. Sa méchanique à elle eft plus forte que la nôtre , tous fes le- , viers vont ébranler le cœur humain. Tout ce que fon fexe ne peut faire par lui-même & qui lui eft nécelfaire ou agréable, il faut qu'il ait l'art de nous le
%6% Les Pensées
faire vouloir : il faut donc qu'elle étudie à fond l'efprit de l'homme , non par abf- tra&ion l'efprit de l'homme en général , mais l'efprit des hommes qui l'entou- rent , l'efprit des hommes auxquels elle cft aflujettie , foit par la loi, foit par l'opinion. Il faut qu'elle apprenne à pé- nétrer leurs fentiments par leurs dif- coars , par leurs actions , par leurs re- gards , par leurs gcltes. Il faut que par Tes difcours , par fes actions 3 par fes re- gards , par fes geftes , elle fâche leur donner les fentiments qu'il lui plait, fans même paroître y fonger. ils phi- lofopheront mieux qu'elle fur le cœur humain ; mais elle lira mieux qu'eux dans les cœurs des hommes. C'eft aux Femmes à trouver, pour ainii dire , la morale expérimentale , à nous à la ré- duire en fyitême. La Femme a plus d'efprit , &c l'homme plus de génie ; la Femme obferve , & l'homme raifonne ; de ce concours réfultent la lumière la plus claire <3c la fcience la plus complette
r>z J. J. Rousseau. %6$ que puiffe acquérir de lui-même l'efpric humain , la plus fùre connoifïànce 3 en un mot, de foi & des autres qui foit à la portée de notre efpece.
Le monde eft le livre des Femmes; quand elles y lifent mal , c'eft leur faute, ou quelque paillon les aveugle.
La raifon des Femmes eft une raifon pratique qui leur fait trouver très habi- lement les moyens d'arriver à une fin connue, mais qui ne leur fait pas trou- ver cette fin.
Les Femmes ont le jugement plutôt formé que les hommes ; étant fur la dé- fensive prefque dès leur enfance & chargées d'un dépôt difFcile à garder , îe bien & le mal leur font néceffaire- ment plutôt connus.
Si la raifon d'ordinaire eft pkis foi- ble & s'éteint plutôt chez les Femmes , elle eft aufli plutôt formée , comme un frêle tournefol croît & meurt avant un chêne.
La préfence d'efpric, la pénétration ,
si 64 L1S ?E*SÈES
les obfervations fines font la fcience des Femmes ; l'habileté de s'en préva- loir eft leur talent.
Femmes/ Femmes ! objets chers & lunettes , que la nature orna pour notre fupplice, qui puniriez quand on vous brave , qui pourluivez quand on vous craint, dont la haine & l'amour font également nuifibles , & qu'on ne peut ni rechercher , ni fuir impunément ! beauté , charme , attrait , (impatie ! être ou chimère inconcevable , abîme de douleurs de de voluptés 1 beauté , plus terrible aux mortels que l'élément ou l'on t'a fait naître , malheureux qui le livre à ton calme trompeur 1 c'eft toi qui produit les tempêtes qui tourmen- tent le genre humain.
FILLES,
de j. J. Rousseau. 16$
FILLES.
1-E s Filles doivent être vigilantes &c laborieufes ; ce n'efl: pas tout , elles doi- vent être gênées de bonne heure. Ce malheur , fi c'en eft un pour elle 3 eft in- féparable de leur fexe, & jamais elles ne s'en délivrent que pour en fouflfrir de bien plus cruels. Elles feront toute leur vie aflèrvies à la gêne la plus con- tinuelle & la plus fevere , qui eft celle des bienféances : il faut les exercer d'a- bord à la contrainte , afin qu'elle ne leur coûte jamais rien , à domter toutes leurs fantaifies pour les foumettre aux volontés d'autrui.
Une petite Fille qui aimera fa mère ou fa mie , travaillera tout le jour à Tes côtés fans ennui :1e babil feul la dédom- magera de toute fa gêne. JVlais fi celle qui la gouverne lui eft infupportable, elle prendra dans le même dégoût tout ce
M
%66 Les Pensées qu'elle fera fous Tes yeux. Il ea.très-dim*- cile que celles qui ne fe plaifent pas avec leurs mères , plus qu'avec per forme au monde, puilTent un jour tourner à bien . : mais pour juger de leurs vrais fenti- ments, il faut les étudier , Se non pas fe fier à ce qu'elles difent; car elles font flatteufes, ditfîmulées , & Savent «le bonne heure fe déguifèr.
La première chofe que remarquent en grandiflant les jeunes perfonnes , c'eft quewus les agréments de la parure ne leur fuffifent point , fi elles n'en ont qui foient à elles. On ne peut jamais fe donner la beauté , & l'on n'eft pas fi-tôt en état d'acquérir la coquetterie ; mais on peut déjà chercher à donner un tour agréable à fes geftes , un accent flat- teur à fa veix , à compofer fort main- tient , à marcher avec légèreté , à pren- dre des attitudes gracieufes Se à choiiu- par-tout fes -avantages. La voix s'étend , s'affermit & prend du timbre; les bras fe développent, la démarche ftffifter,
de J. J. Rousseau. 267 &: l'on s'apperçoit que , de quelque ma- nière qu'on foît mife , il y a un art de fe faire regarder. Dès-lors il ne s'agir plus feulement d'aiguille ôc d'induftrie ; de nouveaux talents fe préfentent , & font déjà fentir leur utilité.
En France , les Filles vivent dans des couvents , &c les femmes courent le mon- de. Chez les anciens c'était tout le con- traire : les Filles avoient beaucoup de jeux ôc de fêtes publiques : les femmes vivoient retirées. Cet ufage étoit plus raifonnable & maintenoït mieux les mœurs. Une forte de coquetterie eft permife aux Filles à marier, s'amufer eft leur grande affaire. Les femmes ont d'autres foins chez elles , & n'ont plus de maris à chercher ; mais elles ne trou- veraient pas leur compte à cette réfor- me , ôc malheureufement elles donnent le ton.
Il efl: indigne d'un homme d'honneur d'abufer de la /implicite d'une jeune Fille , pour ufurper en fecret les mêmes
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léS LES PENSÉES
libertés qu'elle peut foufifrir devant tout le- monde. Car on kit ce que la bien- {earice peut tolérer en public -, mais on igno où s'arrête dans l'ombre du m; tere , celui qui Te fait feul juge de les •les. Voulez-vous înfpker l'amour des bonnes mœurs aux jeunes perfonnes ? Sans leur dire mceliamment , ioyez Pa- ges , donnez-leur un grand intérêt à l'ê- tre-, faites-leur icv.ûr tout le prix de la fagelte , & vous la leur ferez aimer, il ne fuffit pas de prendre cet intérêt au loin dans l'avenir ; montrez-le leur dans le moment même , dans les relations de leur âge , dans le caractère de leurs Amants. Dépeignez-leur l'homme de bien , l'homme de mérite -, apprenez- Leur à le reconnoître , à l'aimer , & a l'aimer pour elles j prouvez-leur qu mies , femmes ou maùrcfles , cet hom- me feul peut les rendre heureufes . Ame-j nez la vertu par la raifon : faites- leur fentir que l'empire de leur iexe 5c tous-
DE J. J. ROU SSEAV. 269
Ces avantages ne tiennent pas feulement à fa bonne conduite , à Tes mœurs 3 mais encore à celles des hommes; qu'elles ont peu de prife fur des âmes viles & baltes , & qu'on ne fait fervir fa maîtreffe que comme on fait fervir la vertu. Soyez fûre qu'alors en leur dépeignant les mœurs de nos jours , vous leur en inf- pirerez un dégoût fîncere ; en leur mon- trant les gens à la mode , vous les leur ferez méprifer , vous ne leur donnerez qu'éloignement pour leurs maximes , averfion pour leurs fentiments , dédain pour leurs vaines galanteries ; vous leur ferez naître une ambition plus noble , celle de régner fur des âmes grandes 8c fortes , celle des femmes de Sparte , qui étoit de commander à des hommes.
Les femmes ne ceflent de crier que nous les élevons pour être vaines & co- - quetees, que nous les amufons fans celle à des puérilités pour relier plus facile- ment les maîtres-, elles s'en prennent à nous des défauts que nous leur repro-
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270 Les Pens-ées
chons. Quelle folie! ôc depuis quand fonc-ce les hommes qui fe mêlent de l'éducation des Filles ? Qui eft-ce qui empêche les mères de les élever com- , me il leur plaît ? Elles n'ont point de collèges : grand malheur ! Eh ! plut à Dieu qu'il n'y en eût point pour les gar- çons , ils feroient plus fenfément & plus honnêtement élevés ! Force - 1 - on vos Filles à perdre leur temps en niaiferies ? Leur fait-on malgré elles palier la moi- tié de leur vie à leur toilette à votre exemple ? Vous empêche-t-on de les inftruire ôc faire inftruire à votre gué ? Eft-ce notre faute Ci elles nous plaifent îd elles font belles , fi leurs minau- deries nousTéduifent , fi l'art qu'elles apprennent de vous nous attire &c nous flatte, fi nous aimons à les voir mifes avec eoût , fi nous leur laiifons affiler à loifîr les armes dont elles nous iubju- guent ? eh ! prenez le parti de les élever comme des hommes ; ils y confentiront de bon cœur ! plus elles voudront leur
z>e J. J. Rousseau. 271 reflêmbler, moins elles les gouverne- ront} & c'eft alors qu'ils feront vrai- ment les maîtres.
A force d'interdire aRx femmes le chant, la danfe & tous les amufements du monde , on les rend mauflades , grondeufes, infupportables dans leurs maifons. Pour moi , je voudrois qu'une jeune Angloife cultivât avec autant de foin les talents agréables pour plaire au mari qu'elle aura , qu'une jeune Alba- noife les cultive pour le harem d'if- pahan. Les maris , dira-t-on , ne fe fou- cient point trop de tous ces talents : vrai- ment je, le crois, quand ces talents, loin d'être employés à leur plaire , ne fer- vent que d'amorce pour attirer chez eux de jeunes impudents qui les déshono- rent. Mais penfez-vous qu'une femme aimable & fage , ornée de pareils ta- lents , & qui les confacreroit à l'amufe- ment de fon mari , n'ajouterait pas au bonheur de fa vie, & ne l'empêcheroit pas , fortant de fon cabinet la tête épia- is 4
ifi Les Pensées
fée , d'aller chercher des récréations hors de chez lui ? Perfonne n'a-t-il vu d'heureufes familles ainfi réunies , où chacun fait fournir du fien aux amufe- ments communs ? Qu'il dife fi la confian- ce & la familiarité qui s'y joint , li l'in- nocence & la douceur des plaifirs qu'on y goûte , ne rachètent pas bien ce que les plaifirs publics ont de plus bruyant.
SOCIÉTÉ CONJUGALE.
A relation fociale des Sexes e(l ad- mirable. De cette Société refulte une perfonne morale , dont la femme eit l'ccil & l'homme le bras, mais avec une telle dépendance l'un de l'autre , que c'efl: de l'homme que la femme ap- prend ce qu'il faut voir , & de la fem- me } que l'homme apprend ce qu'il faut faire; Si la femme pouvoit remonter aulTi bien que l'homme aux principes , ôi que l'homme eut auiîi bien qu'elle
DE J. J. ROU S S EAV. 273
l'efprit des détails , toujours indépen- dants l'un de l'autre , ils vivraient dans une difcorde éternelle , , & leur Société ne pourrait fubfifter. Mais dans Phar- monie qui règne entre eux , tout tend à la fin commune , on ne fait lequel met le plus du n'en ; chacun fuit l'im- pulfion de l'autre , chacun obéit , de tous deux foïit les maîtres.
L'empire de la femme eft un empire de douceur , d'adreflfe de de complai- fance ; Tes ordres font des carefifes , Tes menaces font des pleurs. Elle doit ré- gner dans la maifon comme un Minif- tre dans l'état, en fe faifant comman- der ce qu'elle veut faire. En ce fens, il eft confiant que les meilleurs ménages font ceux où la femme a le plus d'au- torité. Mais quand elle meconno:*: la \©ix du chef, qu'elle veut ufurper (es droits Se commander eli. , il ne
réfulte jamais de ce léTordre que mi- fere, (candale & déshonneur.
Je ne connois pour les deux Se M 5
1-4 Les Pensées
que deux clatïès réellement diftinguées ; l'une de gens qui penfent , l'autre de ns qui ne penfent point, Se cette âit*- férence vient prefque uniquement de l'éducation. Un homme de la première
' de ces deux clafles ne doit point s'al- lier dans l'autre j car le plus grand char- me de, la Société manque à la fîenne > lorfqu'ayant une femme , il eft réduit à penfer feul. Les gens qui pailent exac- tement la vie entière à travailler pour vivre, n'ont d'autre idée que celle de leur travail ou de leur intérêt, 6v tout leur efprit femble être au bout de leurs bras. Cette ignorance ne nuit ni à la pro- bité ni aux mœurs ,• fouvent même elle y fert ; fouvent on compofe avec fes
' devoirs à force de réfléchir 3 ôc l'on finit par mettre un jargon à la place des chofes. La confeience eft le plus éclairé des philofophes • on n'a pas befoin de favoir les offices de Ciceron, pour être homme de bien ; ôc la femme du monde la plus honnête fait peut-être le
DE J, J. ROUS SE^U. 275
moins ce que c'eft que l'honnêteté. Mais il n'en eft pas moins vrai qu'un efpi.it cultivé rend feul le commerce asréa- ble , Se c'eft une trifte chofe pour un père de famille qui fe plaît dans fa mai- fon j d'être forcé de s'y renfermer en lui-même , & de ne pouvoir s'y faire entendre à perfonne.
D'ailleurs , comment une femme qui n'a nulle habitude de réfléchir élévera- t-elle fes enfants ? Comment difeerne- ra-t-elle ce qui leur convient ? Com- ment les difpofera - t - elle aux vertus qu'elle ne connoît pas , au mérite dont elle n'a nu lie idée ? Elle ne faura que les flatter ou les menacer , les rendre înfolents ou craintifs ; elle en fera des fînges maniérés ou d'étourdis polirions, jamais de bons efprits , ni des enfants aimables.
Il ne convient donc pas à un hom- me qui a de l'éducation de prendre une femme qui n'en ait point , ni par con- féquent dans un rang où l'on ne fauroit
M 6
z-6 Les Pensées
en avoir. Mais j'aimerois encore cent fois mieux fille fimple 8c grolïîérement élevée , qu'une fille fa vante & bel efprit qui viendroit établir dans ma maifon Un tribunal de littérature dont elle Ce feroit la préfidente. Une femme bel efprit eft le fléau de fon mari , de fes enfants , de fes amis , de fes valets , de tout le monde. De la fublime élévation de fon beau génie , elle dédaigne tous fes devoirs de femme , 5c commence toujours par fe faire homme à la ma- nière de Mademoifelle de l'Enclos. Au dehors elle cft toujours ridicule & très juftement critiquée 3 parce qu'on ne peut manquer de l'être auiïi-tôt qu'on fort de fon état , & qu'on n'eft point fait pour celui qu'on veut prendre. Toutes ces femmes à grands talents n'en impofent jamais qu'aux fots. On fait toujours quel eft l'artifte ou l'ami qui tient la plume ou le pinceau quand elles travaillent On fait quel éft le i et homme de lettres qui leur dicle
DE J. J. ROUSSEAU. 277
en fecret leurs oracles. Toute cette charlatanerie eft indigne d'une honnête femme. Quand elle auroit de vrais talents , fa prétention les aviliroit. Sa dignité eft d'être ignorée ; fa gloire eft dans l'eftirne de Ton mari ; Tes pîaifirs font dans le bonheur de fa famille.
La grande beauté me parcît plutôt à fuir qufà rechercher dans le mariage. La beauté s'ufe promptement par la poîïèflïon ; au bout de fix femaines elle n'eft plus rien pour le p'olïèfleur ; mais fes dangers durent autant qu'elle. A md'ns qu'une belle femme ne foit un an^e , fon mari eft le plus malheureux des hommes ; & quand elle feroit un ange , comment empêchera- 1- elle qu'il ne foit fans cefTe entouré d'ennemis ? Si l'extrême laideur n'etoit pas dégoû- tante i je là préférerois à l'extrême beau- té ; car en peu de temps l'une ce l'autre des pour le mari , la beauté de- vient un inconvénient 6c la laideur un : mais la laideur qui produit
%j% L'ES 1> t USÉES
le dégoût eft le plus grand des malheurs -, ce fentiment , loin de s'effacer , aug- mente fans cefle &c fe tourne en haine. C'eft un enfer qu'un pareil mariage ; H vaudrait mieux être morts qu'unis ainfi.
Délirez en tout la médiocrité , fans en excepter la beauté même. Une fi- gure agréable & prévenante , qui n'inf- pire pas l'amour , mais la bienveillance, eft ce qu'on doit préférer j elle eft fans préjudice pour le mari , &: l'avantage en tourne au profit commun. Les grâ- ces ne s'ufent pas comme la beauté ; elles ont de la vie, elles fe renouvelant fans celle ; & au bout de trente ans de mariage , une honnête femme avec des grâces , plaît à fon mari comme le premier jour.
La diverfité de fortune 8c d'état s'é- clipfe & fe confond dans le mariage , elle ne fait rien au bonheur ; mais celle de caractère & d'humeur demeure , 6c c'eft par elle qu'on eft heureux ou mal- heureux. L'enfant qui n'a de règle que
de J. J. Rousseau. 279
l'amour choifit mal , le père qui n'a de règle que l'opinion choifit plus mal encore.
Peut-on fe faire un fort exclu/if clans le mariage ? Les biens, les maux n'y font-ils pas communs malgré qu'on en ait , & les chagrins qu'on fe donne l'un à l'autre ne retombent-ils pas toujours fur celui qui les caufe 1
Y a-t-il au monde un fpe&acle auiTï touchant , auffi refpe&able que celui d'une mère de famille entourée de fes enfants , réglant les travaux de fes do- meftiques , procurant à Con mari une vie heurcufe , S: gouvernant fagement fa maifon ? Ceft là qu'elle fe montre dans toute la dignité d'une honnête fem- me ; ëc c'eft là qu'elle infpire vraiment du refpect , & que la beauté partage avec honneur les hommages rendus à la venu. Une maifon dont la maîtrefle eft abfeute eft un corps fans ame qui bien- tôt tombe en corruption ; une femme hors de fa maifon perd fon plus grand
ito Les P e it s e e s
luftre j 3c dépouillée de Tes vrais orne- ments , elle ie montre avec indécence.
Ce n'eft pas feulement l'intérêt des époux , mais la caufe commune de tous les hommes que la pureté du mariage ne Toit point altérée. Chaque fois que deux époux s'unifient par un nœud fo- lemnel , il intervient un engagement tacite de tout le genre humain , de ref- pe£ter ce lien facré , d'honorer en eux l'union conjugale ; & c'eft , ce me ferrr- ble , une raifon très forte contre les ma- riages clandestins, qui, n'offrant nul figne de c^rte union , expofent des cœurs innocents à brûler d'une flamme adul- tère. Le public eft en quelque forte ga- rant d'une convention paflee en fa pré- {ence , & l'on peut dire que l'honneur d'une femme pudique eft fous la protec- tion fpéciale de tous les gens de bien. Ainfi q.uconque ofe la corrompre , pè- che premièrement , parce qu'il la fait .r , 6c qu'on partage toujours les crimes qu'on fut commettre; il pèche
de J. J. Rousseau. iSt
encore directement lui-même,pafce qu'il viole la foi publique 8c facrée du ma- riage , fans lequel rien ne peut fubiîfter dans l'ordre légitime des chofes hu- maines.
L'amour n'eft pas toujours néceflaire pour former un heureux mariage. L'hon- nêteté , la vertu 3 de certaines conve- nances , moins de conditions 8c d'âges que de caractères 8c d'humeurs fuifi- fent entre deux époux ; ce qui n'empê- che point qu'il ne réfulte de cette union un attachement très- tendre , qui , pour n'être pas précifément- de l'amour , n'en eft pas moins doux 8c n'en eft que plus durable. L'amour eft accompagné d'une inquiétude continuelle de jaloufîe ou de privation , peu convenable au ma- riage , qui eft un état de jouiftance & de paix. On ne s'époufe pas pour pen- fer uniquement l'un à l'autre , mais pour remplir conjointement les devoirs de la vie civile, gouverner prudemment fa maifon , bien élever fes enfants. Leâ
282. Les Pensées
Amants ne voient qu'eux , ne s'occu- pent inceffamment que d'eux , &£ la feule chofe qu'ils fâchent faire , eft de s'aimer. Ce n'eft pas aflez pour des époux qui ont tant d'autres ioins à templir.
Pourquoi les femmes doivent-elles vivre retirées &c féparées des hommes ? Ferons-nous cette injure au Sexe , de croire que ce foit par des raifons tirées de fa fôibkfïè , &: feulement pour évi- ter le danger des tentations ? Non , ces indignes craintes ne conviennent point à une femme de bien , à une mère de famille fans ceflè environnée d'objets qui nourriuent en elle des fentiments d'honneur , 6z livrée aux plus refpec- tables devoirs de la nature. Ce qui les fépare des hommes , c'eft la nature elle-même qui leur preferit des occupa- tions différentes ; c'eft cette douce ÔC timide modeftie qui , fans fonger préci- sément à la chafteté , en eft la plus fùre gardienne. ; c'eft cette réferve attentive
DE J. J. ROUSSEJV. 2B3
êc piquante , qui , nourriflànt à la fois dans les cœurs des hommes Se les défirs & le refpecfc , fert pour ainfi dire de coquetterie à la vertu. Voilà pourquoi les époux mêmes ne font pas exceptés de la règle. Voilà pourquoi les femmes les plus honnêtes confervent en générai le plus d'afeendant fur leurs maris ; parce qu'à l'aide de cette fage Se dit cretteréferve, fans caprice Se fans refus, elles favent au fein de l'union la plus tendre les maintenir à une certaine dithnee , Se les empêchent de jamais fe raflàflier d'elles.
Par plufieurs raifons tirées de la na- ture de la chofe , le père doit com- mander dans la famille. Premièrement 3 l'autorité ne doit pas être égale entre le père Se la mère ; mais il faut que le gouvernement foit un , Se que dans les partages d'avis il y ait une voix pré- pondérante qui décide. 2.0. Quelques légères qu'on veuille fuppofer les in- commodités particulières à la femme i
184 Les P e k s é e s
comme elles font toujours pour elle un intervalle d'inafHon , c'eft une raifon fuffifante pour l'exclure de cette pri- mauté : car quand la balance eft par- faitement égale , une paille fufnt pour la faire pencher. De plus , le mari doit avoir infpection fur la conduite de fa femme ; parce qu'il lui importe de s'af- furer que les enfants , qu'il eft forcé de reconnoître 8c de nourrir , n'appartien- nent pas à d'autres qu'à lui. La femme qui n'a rien de femblable à craindre , n'a pas le même droit fur le mari. 3 e*. Les enfants doivent obéir au perc, d'abord par nécefïité , enfuite par recon- noiffance ; après avoir reçu de lui leurs befoins durant la moitié de leur vie , ils doivent confacrer l'autre à pourvoir aux fiens. 4Q. A l'égard des domefU- ques , ils lui doivent auiïi leurs fervices en échange de l'entretien qu'il donne ; fauf à rompre le marché dès qu'il cefle de leur convenir,
de J. J. Rousseau. z8j
DEVOIR DES AIE RE S.
J-^ E Devoir des femmes de nourrir leurs enfants n'eft pas douteux : mais on difpute fi , dans le mépris qu'elles en font , il efh égal pour les enfants d'être nourris de leur lait ou d'un autre ? Je tiens cette queftion , dont les Méde- cins font les Juges , pour décidée au fouhait des femmes ; &c pour moi je penferois bien aulïi qu'il vaut m que l'enfant fuce le lait d'une nourrice en faute , que d'une mère gâtée , s'il avoit quelque nouveau mal à crainde du même fanç dont il eit formé.
Mais la queftion doit-elle s'cnvifager feulement par le côté phyfique s & l'en- fant a-t-il moins befoin des foins d'une mère que de fa mammelle :- D'autzes fem- mes , des bêtes mêmes pourront lui donner le lait qu'elle lui refufe : la fol- îicitude maternelle ne fe fupplée point.
i86 Les Pensées
Celle qui nourrit l'enfant d'une autre au lieu du fien , eft une mauvaife mère ; comment fera-t-elle une bonne nourri- ce ; Elle pourra le devenir , mais lente- ment , il faudra que l'habitude change la nature ; & l'enfant mal foigné aura le temps de périr cent fois , avant que fa nourrice ait pour lui une tendrdlo de mère.
De cet avantage même réfuite un in- convénient, qui fcul devroit ôter à toute femme fenfible le courage de faire nour- rir fon enfant par une autre : c'eft celui de partager le droit de mère , ou plutôt de l'aliéna- ; de voir fon enfant aimer une autre femme, autant Se plus qu'elle; de fenrir que la tendreiTe qu'il con- ferve pour fa propre mère , eft une grâ- ce , & que celle qu'il a pour fa mère! adoptive eft un devoir : car où j'ai trou- vé les foins d'une mère , ne dois-je pas; l'attachement d'un fils ?
La manière dont on remédie à cet inconvénient , eft d'infpirer aux enfants
de J. J. Rousseau. 287
du mépris pour leur nourrice , en les traitant en véritables fervantes. Quand leur fervice eft achevé , on retire l'en- fant 5 ou l'on congédie la nourrice 5 à force de la mal recevoir , on la rebute de venir voir fon nourriîToii. Au bout de quelques années } il ne la voit plus , il ne la connoît plus. La mère qui croit fe fubltituer à elle , 6c réparer fa négli- gence par la cruauté 3 fe trompe. Au lieu de faire un tendre fils d'un nour- riffon dénaturé , elle l'exerce à l'ingra- titude ; elle lui apprend à méprifer un jour celle qui lui donna la vie , comme celle qui l'a nourri de fon lait.
Point de mère , point d'enfant. En- tr'eùx , les devoirs font réciproques , ôc s'ils font mal remplis d'un côté , ils fe- ront négligés de l'autre. L'enfant doic aimer fa mère avant de favoir qu'il le doit. Si la voix du fane n'eft fortifiée par l'habitude & les foins , elle s'éteint dans les premières années , ôc le cœur meurt , pour ainfi dire , avant que de
iS8 Les Pensées
naître. Nous voilà dès le premier pas
hors de la nature.
On en fort encore par une route op- pofée , lorfqu'au lieu de négliger les foins de mère , une femme les porte à l'excès ; lorfqu'elle-fait de Ton enfant fon idole ; qu'elle augmente &z nourrit fa foibleflfe pour l'empêcher de la fentir, & qu'efpérant le fouftrafre aux loix de la nature , elle écarte de lui des attein- tes pénibles , fans fonger combien, pour quelques incommodités dont elle le pré- ferve un moment , elle accumule au loin d'accidents & de périls fur fa tête , & combien c'eft une précaution barbare de prolonger la foibleffe de l'enfance fous les fatigues des hommes faits. The- tis , pour rendre fon fils invulnérable , le plongea , dit la fable , dans 1 eau du Styx. Cette allégorie elt belle & claire. Les mères cruelles dont je parle font autrement : à force de plonger leurs enfants dans la molleffe , elles les prépa- rent à la fouffrance 3 elles ouvrent leurs
pores
de J. J, Rousseau* 2S9
pores aux maux de toute efpece, dont ils ne manqueront pas d'être la proie étant grands.
Du devoir des mères de nourrir les enfants dépend tout l'ordre moral. Vou- lez-vous rendre chacun à fes premiers devoirs ; commencez par les mères ; vous ferez étonnés des changements que vous produirez. Tout vient fuccefïive- ment de cette première dépravation : tout l'ordre moral s'altère ; le naturel s'éteint dans tous les cœurs ; l'intérieur des maifons prend un air moins vivant; le fpectacle touchant d'une famille naif- fante n'attache plus les maris , n'impofe plus d'égards aux étrangers ; on res- pecte moins la mère dont on ne voit pas les enfants 5 il n'y a point de rési- dence dans les familles ; l'habitude ne renforce plus les liens du fang ; il, n'y a plus ni pères , ni mères , ni enfants , ni frères, ni fœurs ; tous fe connoitTent à peine , comment s'aimeroient-ils F cha- cun ne fonge plus qu'à foi. Quand la
N
%$9 Les ? ex si es maifon n'cft plus qu'une trille folitude , il faut bien aller s'égayer ailleurs.
Mais que les mères daignent nourrit leurs enfants , les mœurs vont fe réfor- mer d'elles-mêmes, les fentiments de la nature fe réveiller dans tous les coeurs -, l'état va fe repeupler ; ce pre- mier point , ce point feul va tout réunir L'attrait de la vie domeftique eft le meilleur contrepoifon des mauvaifes mœurs. Le tracas des enfants qu'on croit importun devient agréable ; il rend le père & la mère plus néceflaires, plus chers l'un à l'autre , il reflerre en- tr'eux le lien conjugal. Quand la fa- mille eft vivante & animée , les foins domefliques font la plus chère occupa- tion de la femme & le plus doux amu- fement du mari. Ainfi de ce feul abus corrige , réfulteroit bientôt une réforme générale -, bientôt la nature auroit re- pris fes droits. Qu'une fois les fem- mes redeviennent mères , bientôt les hommes redeviendront pères & maris.
z J. J. Rousseau. %$■§
DEVOIR DES PERES.
V^Omme la véritable nourrice de l'enfant eft la mère , le véritable pré- cepteur eft le père. Qu'ils s'accordent dans l'ordre de leurs fondions , ainu* que dans leur fyftême : que des mains de l'un l'enfant paffe dans celles de l'au- tre. Il fera mieux élevé par un père ju- dicieux Se borné , que par le plus ha- •bile maître du monde ; car le zèle fup- pléera mieux au talent, que le talent au zèle.
Un père quand il engendre & nourrit- des enfanrs ne fait en cela que le tiers de fa tâche. Il doit des hommes à fou ef- pece , il doit à la fociéré des hommes fociables , il doit des citoyens à l'Etat. Tout homme qui peut payer cette tri- ple dette , & ne le fait pas , eft coupa- ble, Se plus coupable, peut-être, efffani il la paye à demi. Celui qui ne peut rem-
K i
i9i Les Pensées plir les devoirs de père , n'a point droit de le devenir. Il n'y a ni pauvreté , ni travaux, ni refpcd humain qui le dif- penfent de nourrir fes enfants , «Se de les «lever lui-même. Le&eurs, vous pou- vez m'en croire. Je prédis à quiconque a des entrailles , de néglige de lî faints devoirs , qu'il verfera long-temps fur fa faute , des larmes arriéres , & n'en fera jamais confolé.
Mais que fait cet homme riche , ce père de famille fi affairé , 6c forcé félon lui , de laifTer fes enfants à l'abanvion ? Il paye un autre homme pour remplir Tes foins qui lui font à charge. Ame vé- nale ! crois-tu donner à ton fils un au- tre père avec de l'argent 5 Ne t'y trom- pe point j ce n'efl: pas même un maître que tu lui donnes , c'eft un valet. Il en formera bientôt un fécond.
Un père qui fentiroit tout le prix ii'un bon gouverneur , prendroit le parti de «*en pafler; car il mettroit plus de peine à l'acquérir , qu'à le devenir lui-
de J. J. Rousseau. 19$
même. Veut-il donc fe faire un ami :- Qu'il élevé Ton fils pour l'être •■, le voilà difpenfé de le chercher ailleurs , & la nature a déjà fait la moitié de l'ou- vrage.
ÉDUCATION.
I\ Ou s naiiîons foibles , nous avons befoin de forces : nous n aillons dé- pourvus de tout, nous avons befoin de jugement. Tout ce que nous n'avons pas à notre naiiïance , & dont nous avons befoin éur.t grands , nous eft donné par l'éducation.
Cette éducation nous vient de la na- ture, ou des hommes, ou des chofes. Le développement interne de nos fa- cultés 6c de nos organes aft l'éduca- tion de la nature : l'ufage qu'on nous apprend à faire de ce développement eft l'éducation des hommes ; & l'acquis de notre propre expérience fur les ob-
N 3
2?4 Les Pensées
jets qui nous afFedtent, eft l'éducaticrt des chofes.
Chacun Je nous eft donc formé par trois fortes de maîtres. Le difciple , dans lequel leurs diverfes leçons fs con- trarient eft mal élevé , & ne fera jamais d'accord avec lui-même : celui dans lequel elles tombent toutes fur les mê- mes points, & tendent aux mêmes fins, va feul à fon but & va* conféquemment. CJui-là feul eft bien élevé.
L'éducation de l'enfance eft celle qui importe le plus ; & cette première édu- cation appartient inconteftabîement aux femmes : fi l'auteur de la nature eût voulu qu'elle appartint aux hommes , il leur eût donné du lait pour nourrir les enfants. Parlez donc toujours aux femmes > par préférence dans vos trai- tés d'éducation ; car, outre qu'elles font à portée d'y veiller de plus près que les hommes &. qu'elles y influent toujours davantage , le fuccès les intëreflè auiïi beaucoup plus , puifque la plupart des
de J. J. Rousseau. 295',. veuves fe trouvent prefque à la merci de leurs enfants, & qu'alors ils leur font vivement fentir , en bien ou en mal , l'effet de la manière dont elles les ont élevés. Les loix , toujours fi occupées des biens & fi peu des perfonnes , parce qu'elles ont pour objet la paix & non la vertu , ne donnent pas allez d'autorité aux mères. Cependant leur état eft plus fur crue celui des pères ; leurs devoirs font plus pénibles; leurs foins impor- tent plus au bon ordre de la famille généralement elles ont plus d'attache- ment pour les enfants. Il y a des occa- fions où un fils qui manque de refpecl: à fon père , peut 5 en quelque forte , être exeufé : mais fi dans quelque occailon que ce fût, un enfant étoit allez déna- turé pour en manquer à fa mère y à celle qui l'a porté dans fon feiri , qui l'a nourri de fon lait , qui , durant des années , s'eft oubliée elle-même , pour ne s'oc- cuper que de lui , on devroit fe hâter d'étouffer ce miférable , comme un
N 4
it}6 Les Pensé e s
monftie indigne de voir le jour.
Celui d'entre nous qui fait le mieux fupporter les biens <k les maux de cette vie eft le mieux élevé : d'où il fuit que la véritable éducation confifte moins en préceptes qu'en exercices,
Si les hommes nahToient attachés au fol d'un pays , fi la même faifon duroit toute l'année , il chacun tenoit à fa for- tune de manière à n*en pouvoir jamais changer , la pratique d'éducation établie feroit bonne à certain égard; l'enfant élevé pour fon état, n'en fortant jamais , ne pourroit être expofé aux inconvé- nients d'un autre. Mais vu la mobilité des chofes humaines; vu l'efprit inquiet &C remuant de ce fiecle qui bculeverfe tout à chaque génération , peut-on con- cevoir une méthode plus infenfée que d'élever un enfant , comme n'ayant ja- mais à fortir de fa chambre, comme de- vant être fans celle entouré de Ces gens ? Si le malheureux fait un feul pas fur la '.erre, s'il defeend d'un feul degré , il eft
r>E J. J. Rousseau. i97 perdu. Ce n'eft pas lui apprendre à fup- portcr la peinej c'eft l'exercer à la fentir.
Souvenez-vous toujours que l'efprit d'une bonne inftitution n'eft pas d'enfei- gner à l'enfant beaucoup de chofes 9 mais de ne laifler jamais entrer dans Ton cerveau que des idées juftes & claires.
La partie la plus effentielle de l'édu- cation d'un enfant • celle dont il n'eft jamais queftion dans les éducations les plus éloignées, c'eft de lui bien faire fehtir fa mifere , fa foibleflè , fa dépen- dance , de le pefant joug de la nécefîité que la nature impofe à l'homme , & cela non-feulement afin qu'il fok fenfible à ce qu'on fait pour lui alléger ce joug , mais fur-ïout afin qu'il connoiffe de bon- ne heure en quel rang l'a placé la Provi- dence , qu'il ne s'élève point au deflùs de fa portée, ôc que rien d'humain ne lui femble étranger à lui.
Appropriez l'éducation de l'homme à N s
%9% Les Pensées l'homme , & non pas à ce qui n'eft point lui. Ne voyez-vous pas qu'en travail- lant à le former exclulivement pour un état , vous le rendez inutile à tout au» tre > & que s'il plaît à la fortune , vous n'aurez travaillé qu'à le rendre maU heureux..
Mettez toutes les leçons des jeunes gens en actions , plutôt qu'en difeours. Qu'"* n'apprennent rien dans les livres de ce que l'expérience peut leur enfeigner.
Le pédant & l'indituteurdifent à peu près les mêmes chofe.s , mais le pre- mier les dit à cour propos -, le fécond ne les dit que quand il eft fur de leur etfer.
DE J. J. ROU SSEAV. %y$
ENFANTS.
D A n s le commencement de la vie oh la mémoire 6c l'imagination font en- core inactive , l'enfant n'efi: attentif qu'à ce qui affecte actuellement Tes Cens, Ses fenlations étant les premiers maté- riaux de Tes connoiiTances > les lui offrir dans un ordre convenable , c'eft prépa- rer fa mémoire à les fournir un joui; dans le même ordre à fou entendement v, mais comme il n'efl: attentif qu'à fes fen*» fations, il fufrit d'abord de lui montrer bien diftinctement la liaifon de ces mê- mes fenlations avec les objets qui les caufent. il veut tout toucher 5 tout ma- nier ; ne vous oppofez point à cette in- quiétude. : elle lui fuggere un. appuenrif^ fage très néceflàire. C'efl: ainfl qu'il apprend à fentir la chaleur >. le froid , la dureté, la mollelïè, la pefanteur:, la 1&- géreté des corps 3 à juger de* leur. grai>
Les Pensées.
deur , de leur figure , &: de toutes leurs qualités feniïbles , en regardant , pal- pant , écoutant , fur-tout en comparant la vue au toucher , en eftimant à l'œil la fenfarion qu'ils feroient fous fes
doigts.
Ce n'eft que par le mouvement , que nous apprenons qu'il y a des chofes qui ne font pas nous ; de ce n'eft que par notre propre mouvement que nous ac- quérons l'idée de l'étendue. C'eft parce- que l'enfant n'a point cette idée , qu'ii tend indifféremment la main pour faifir l'objet qui le touche y ou l'objet qui eft à un pas de lui. Cet effort qu'il fait vous paroît un fîgne d'empire, un ordre qu'il donne à l'objet de s'approcher ou à vous de le lui apporter ; ëc point du tout, c'efl: feulement que les mêmes objets qu'il voyoit d'abord dans fon cerveau » puis fur fes yeux , il les voit maintenant au bout de fes bras -y & n'imagine d'é- tendue que celle où il peut atteindre. Ayei donc foin de le pi amener fouvenr,
DE J. J. ROU S SE AV. 30I
de le tranfporter d'une place à l'autre > de lui faire fentir le changement de lieu3 afin de lui apprendre à juger des diftan- ces. Quand il commencera de les con- noître, alors il faut changer de métho- de, & ne le porter que comme il vous plaît ; car fi-tôt qu'il n'eft plus abufé par les fens , fon eftort change de caufe,
Le mal-aife des befoins s'exprime par des lignes > quand le fecours d'autrui eft néceflaire pour y pourvoir. De là s les cris des enfants. Ils pleurent beau- coup : cela doit être, puifque toutes leurs fenfations font affectives y quand elles font agréables ils en jouifTent en fîlence 9 quand elles font pénibles ils le difent dans leur langage , 8c demandent du îoulagement. Or , tant qu'ils font éveil- lés, ils ne peuvent prefque refter dans un état d'indifférence ; ils dorment ou font affectés.
Toutes nos langues font des ouvra- ges de l'art. On a long-temps cherché s'il y avok une langue naturelle & corn-
toi Les P 2 k s â e s
rnune à tous les hommes : fans doute-, il y en a une ; & c'eft celle que les en- fants parlent avant de favoir parler* Cette langue n'eft pas articulée , mais elle eft accentuée ,. fonore , intelligible. L'ufage des nôtres nous l'a fait négliger au point de l'oublier tout-à-fait. Etu- dions les enfants, & bientôt nous la rap- prendrons auprès d'eux. Les nourrices font nos maures dans cette langue , elles entendent tout ce qne difent leurs nour- nflons ,. elles leur répondent , elles ons avec eux des dialogues très bien fuivis *. §c quoiqu'elles prononcent- d<es mots > ces mots font parfaitement inutiles >, qe n'eft point le fens du mot qu'ils en- tendent, mais l'accent dont il eft ac- compagné.
Au langage de la voix fe joint celui- du gefte non moins, énergique, Ce gefte n'eft pas dans les foibles mains des en- fants , il eft fur leurs vifages,. Il eft éton- nant combien ces phyfionomies mal Cûïmées-. ont déjà d'exprefllon ; leurs-
DE J. J. ROU 3 8 EAU. 30J
traits changent d'un inftant à l'autre avec une inconcevable rapidité, Vous voyez le Courire^ le déflr , l'eflroi naî- tre & pa(ïèr comme autant d'éclairs; à chaque fois vous croyez voir un autre vifage. Ils ont certainement les muf- clés de la face plus mobiles que nous. En revanche leurs yeux ternes ne difefiç prefque rien. Tel doit être le genre de leurs lignes dans un âge où l'on a que: des befoins corporels; l'expreiîion des fenfations eft dans les grimaces , l'ex-u preflïon des fentiments efl dans les re* gards*
Les premiers pleurs des enfants fonfc «*es prières : iî on n'y prend garde , elles: deviennent bientôt des ordres; ils corn-*- rnencent par fe faire affifter , il finifieiic. par fe faire fervir. Ainfi de leur pro-*. j>re foiblefle , d'où vient d'abord le. {en.<^ timent de leur dépendance , naît eii. fuite l'idée de l'empire ôc de la domina-»- tion ;. mais cette idée étant moins exck. tée oai lemi WttBSL Ç^e Fr nos £^Y ^,
304 Les Pensées
ces, ici commencent à fe faire apperce- voir les effets moraux dont la caufe im- médiate n'eft pas dans la nature , 6c l'on voit déjà pourquoi dès ce premier âge, il importe de démêler l'intention fecrete que dicte le gefte ou le cri.
Quand l'enfant tend la main avec effort fans rien dire , il croit atteindre à l'objet , parce qu'il n'en eflime pas la diilance ; il eft dans l'erreur : mais quand il fe plaint & crie en tendant la main , alors il ne s'abufe plus fur la diftance , il commande à l'objet de s'approcher, ou à vous de le lui apporter. Dans le pre- mier cas portez-le à l'objet lentement Se à petit pas : dans le fécond , ne h-i.ras' pas feulement femblant de l'entendre y plus il criera , moins vous devez l'écou- ter. Il importe de l'accoutumer de bon- ne heure à ne commander , ni aux hom- mes , car il n'eft pas leur maître , ni aux chofes, car elles ne l'entendent point. Ainfi , quand un enfant délire quelque enofe qu'il voit & qu'on veut lui don-
DE J. J. ROU SS EAU. 5©J
lier, il vaut mieux porter l'enfant à l'ob- jet que d'apporter l'objet à l'enfant : il tire de cette pratique une conclufion qui eft de fon âge, & il n'y a point d'au- tre moyen de la lui fuggérer.
Un enfant veut déranger tout ce qu'il voit , il cafle , il brife tout ce qu'il peut atteindre 3 il empoigne un oifeau com- me il empoigneroit une pierre , &c l'é- touffé fans favoir ce qu'il fait. Pour- quoi cela ; D'abord , la philofophie en va rendre raifon par des vices naturels , l'orgueil , l'efprit de domi- nation , l'amour propre , la méchan- ceté de l'homme ; le fentiment de fa foibleiïe, pourra-t-elle ajouter, rend l'en- fant avide de faire des actes de force y Se de Ce prouver à lui-même fon propre pouvoir ? Mais voyez ce vieillard infir- me & cafïé , ramené par le cercle de la vie humaine à la foiblefïè de l'enfance j non-feulement il refte immobile 8c pai- sible 3 il veut encore que tout y refte autour lui ; le moindre changement le
$o6 Les Pensées trouble & l'inquiète , il voudrait voie régner un calme univerfel. Comment la même impuiflance jointe aux mêmes pafïions produiroit-elle des effets h* différents dans les deux âges , fi la caufe primitive n'étoit changée ï Et où peut-on chercher cette diverfîté de caufes , fi ce n'eft dans l'état phyfique des deux individus ? Le principe aélif commun à tous deux fe développe dans l'un & s'éteint dans l'autre; l'un fe forme & l'autre fe détruit , l'un tend à la vie , & l'autre à la mort. L'acti- vité défaillante fe concentre dans le cœur du vieillard; dans celui de l'en- fant elle eft furabondante Se s'étend au dehors; il fe fent, pour ainfi dire , aifez de vie pour animer tout ce qui l'envi- ronne. Qu'il failc ou qu'il défaffe , il n'importe , il fuflfic qu'il change l'état des chofes, dz tout changement eO: une a&ion. Que s'il femble avoir plus de penchant à détruire , ce n'eft point par méchanceté j c'eft que l'action qui
de J. J. Rousseau. 307
forme eft toujours lente, &: que celle qui détruit, étant plus rapide, con- vient mieux à fa vivacité.
En même temps que l'Auteur de la na- ture donne aux enfants ce principe ac- tif, il prend foin qu'il foit peu nuifible . en leur laiflant peu de force pour s'y livrer. Mais il- tôt qu'ils peuvent confî- dérer les gens qui les environnent com- me des inftrumsnts qu'il dépend d'eux de faire agir , ils s'en fervent pour fui- vre leur penchant , &: fuppléer à leur propre foibleflè. Vcilà comment ils de- viennent incommodes, tirans , impé- rieux , méchants , indomtables ; pro- grès qui ne vient pas d'un efprit naturel de domination, mais qui le leur donne; car il ne faut pas une longue expérience pour fentir combien il eft agréable d'a- gir par les mains d'autrui , ôc de n'a- voir befoin que de remuer la langue pour faire mouvoir l'univers.
En grandiflfant , on acquiert des for- ces , on devient moins inquiet , moins
5«|j Lzs TEXSÉZS
remuant , on Te renferme davantage en foi-même. L'ame & le corps fe mettent, pour ainfi dire , en équilibre , & la na- ture ne nous demande plus que le mou- vement néceflaire à notre confervation. Mais le defir de commander ne s'éteint pas avec le befoin qui l'a fait naître ; l'empire éveille & flatte l'amour propre, & l'habitude le fortifie : ainfi iuccede la fantaifie au befoin : ainh pœanenl leurs premières racines , les préjugés &
l'opinion.
Le principe une fois connu , nous voyons clairement le point oui on quitte la route de la nature -, voyons ce qu'il faut faire pour s'y maintenir.
Loin d'avoir des forces fuper fuies , les enfants n'en ont pas même de iufti- fantes pour tout ce que leur demande la nature : il faut donc leur laiiTer l'ufa- ge de toutes celles qu elle leur donne & dont ils ne fauroient abufer. Première maxime.
Il faut les aider , & fuppléer à ce qui
DE J. J. ROUSSEAU. o°9 leur manque, foie en intelligence , Toit en force , dans tout ce qui eft du befoirj phyiïque. Deuxième maxime.
Il faut dans les fecours qu'on leur donne fe borner uniquement à l'utile réel , fans rien accorder à la fantaifie ou au défîr fans raifon ; car la fantaifie ne les tourmentera point quand on ne l'aura pas fait naître , attendu qu'elle n'eft pas de ia nature. Troifïeme maxime.
Il faut étudier avec foin leur langage & leurs fîgnes , afin que dans cm âge où ils ne favent pas diffimuler , on diftin- gue dans leurs défirs ce qui vient im- médiatement de la nature , Se ce qui vient de l'opinion. Quatrième maxime. Quand les enfants commencent à par- ler , ils pleurent moins. Ce progrès efi: naturel ; un langage eft fubftitué à l'autre.
Il eft bien étrange que depuis qu'on fe mêle d'élever des enfants on n'ait ima- giné d'autre infiniment pour les con-
jïO LES ? EN S LES
duire que l'émulation , la jaloufie > l'en- vie , la vanité , l'avidité , la vile crainte, toutes les partions les plus dangereufes , les plus promptes à fermenter , &: les plus propres à corrompre l'ame , même avant que le corps (bit formé. A cha- que inftruction précoce qu'on veut faire entrer dans leur tête , on plante un vice au fond de leur cœur ; d'infenfés infti- tuteuis penfent faire des merveilles en les rendant méchants pour leur appren- dre ce que c'en: que bonté ; & puis ils nous difent gravement, tel eft l'homme. Oui , tel eft l'homme que vous avez fait. On a eflayé tous les inftruments, hors un : le feu! précifément qui peut réulïir ; la liberté bien réglée. Il ne faut point fe mêler d'élever un enfant quand on ne fait pas le conduire où l'on veut par les feules loix du poiTïblc & de l'impoflî- blc. La fphere de l'un & de l'autre lui étoit également inconnue, on l'étend , on la reflcrre autour de lui comme on veut. On l'enchaîne , on le pouue , on
de j. J. Rousseau. 311
h retient avec le feul lien de la nécef- dzé y fans qu'il en murmure : on le rend fouplc & docile par la feule force des chofes, fans qu'aucun vice ait l'occafîon de germer en lui : car jamais les pallions ne s'animent , tant qu'elles font de nul effet.
Les premiers mouvements naturels de l'homme étant de le mefurer avec tout ce qui l'environne , & d'éprouver dans chaque objet qu'il apperçoit toutes les qualités fcnfibles qui peuvent fe rap- porter à lui , (a première étude eft une forte de phyfique expérimentale , rela- tive à fa propre confervar:on , & dont on le détourne par des études fpécula- tives , avant qu'il ait reconnu fa place ici tus. Tandis que fes organes déli- cats & flexibles peuvent s'ajufter aux corps fur lefquels ils doivent agir , tan- dis que fes fens encore purs font exempts d'illufion , c'eft le temps d'exercer les uns & les autres aux fonctions qui leur font propres , c'eft le temps d'apprendre
xi 2. LES P£XS££S
à connoître les rapports fenfibles que les choies ont avec nous. Comme tout ce qui entre dans l'entendement hu- main y vient par les fans , la première raifon de l'homme eft une raifon fen- fitive ; c'eft elle qui fert de bafe à la raifon intellectuelle : nos premiers maî- tres de philofophie font nos pieds , nos mains , nos yeux. Subftituer des livres à tout cela , ce n'eit pas nous apprendre à raifonner, c eft nous apprendre à nous fervir de la raifon d'autrui ; c'eft nous apprendre à beaucoup croire , Se à ne jamais rien fentir.
Les penfées les plus brillantes peu«- vent tomber dans le cerveau des enfants, ou plutôt les meilleurs mots dans leur bouche , comme les diamants du plus grand prix fous leurs mains , fans que pour cela ni les penfées, ni les diamants leur appartiennent ; il n'y a point de véritable propriété pour cet âge en au- cun genre. Les chofes que dit un enfant ne font pas pour lui ce qu'elles font pour
nous ,
de J. J. Rousseau. 313
nous , il n'y joint pas les mêmes idées. Ces idées , fi tant eft qu'il en ait , n'ont dans fa tête ni fuite , ni liaifon ; rien de fixe, rien d'afluré dans tout ce qu'il penie. Examinez votre prétendu prodige. En de certains moments ? vous lui trouverez un redort d'une extrême activité , une clarté d'efprit à percer les nues. Le plus fouvent , ce même efprit vous paroîtra lâche , moite, & comme environné d'un épais brouillard. Tantôt il vous devan- ce , & tantôt il refte immobile. Un inf- tant , vous diriez c'eft un génie, & l'ins- tant d'après c'eft un Tôt : vous vous tromperiez toujours ; c'eft un enfant. C'eft un aiglon qui fend l'air un inftant, 6c retombe Pinftant d'après dans fon aire.
Des enfants étourdis viennent les hom- mes vulgaires ; je ne fâche point d'ob- fervation plus générale & plus certaine que celle-là. Rien n'eft plus difficile que de diftinguer dans l'enfance la ftupidité réelle , de cette apparente ôc trompeufe
O
.14 Les Pensées ftupidité qui efl: l'annonce des âmes fortes. Il paroît d'abord étrange que les deux extrêmes aient des fignes fi femblables , & cela doit pourtant être ; car dans un âge où l'homme n'a encore nulles véritables idées , toute la diffé- rence qui fe trouve entre celui qui a du génie & celui qui n'en a pas , efl; que le dernier n'admet que de faulles idées , Se que le premier n'en trouvant que de telles n'en admet aucune ; il reflèmble donc au ftupide , en ce que l'un n'eft capable de rien , & que rien ne con- vient à l'autre. Le feul ligne qui peut les diftinguer dépend du hazard qui peut offrir au dernier quelque idée à fa portée , au lieu que le premier efl: tou- jours le même par- tout. Le jeune Caton, durant fon enfance , fembloit un imbé- cille dans la maifon. If éioit taciturne & opiniâtre. Voilà tout le jugement qu'on portoit de lui. Ce ne fut que dans l'antichambre de Sylla que Ion gode apprit à le connoîtie. S'il ne fut
&T J. J. Ro-ûssiAV. $ï/
jtoïrït entré dans cette antichambre * peut-être eût-il parle pour une brute j.ufc qu'à l'âge de raifon : fi Ce far n'eût point vécu , peut-être eût-on traité de vifion- uaire ce même Caton , qui pénétra fou funefte génie & prévit tous Tes projets de fî loin. O que ceux qui jugent fi pré- cipitamment les enfants font fujets à fe tromper! ils font fouvent plus enfants qu'eux.
L'apparente facilité d'apprendre efl caufe de la perte des enfants. On ne voie pas que cette facilité même eft la preu- ve qu'ils n'apprennent rien. Leur cer- veau lice Se poli , rend comme un mi- roir les objets qu'on lui préfente ; maïs rien ne refte , rien ne pénètre. L'enfant retient les mots , les idées fe réflé- chifient ; ceux qui l'écoutent les enten- dent , lui féal ne les entend point.
Il faut des obfervations plus fines qu'on ne penfc , pour s'affurer du vrai génie &c du vrai goût d'un enfant , qui ^neutre bien plus les déiîrs que fes dift
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}lé LES PENSÉES
polirions 5 H qu'on juge toujours par les premiers , faute de favoir étudier les autres. Je voudrois qu'un homme judicieux nous donnât un traité de l'arc d'obferver les enfants. Cet art feroit très important à connoître : les pères & les maîtres n'en ont pas encore les éléments.
A douze ou treize ans les forces de l'enfant fe développent bien plus rapi- dement que fes befoins. Le plus vio- lent , le plus terrible ne s'eft pas encore fait fentir à lui -, l'organe même en relte dans l'imperfection , & femble pour en fortir que fa volonté l'y force. Peu fen- fible aux injures de l'air & des faifons , fa chaleur naiffante lui tient lieu d'ha- bit , fon appétit lui tient lieu d'aflaikm- nement ; tout ce qui peut nourrir eft bon à fon âge; s'il a fommeil , il s'étend \ fur la terre de dort -, il fe voit par-tout entouré de tout ce qui lui eft néceflai- ve ; awcun befoin imaginaire ne le tour- mente y l'opinion ne peut rien fur lui j
de J. J. Rousseau. 317
Tes défîrs ne vont pas plus loin : non- feulement il peut fe fuffire à lui-même, il a de la force au-delà ce qu'il lui faut ; c'eft: le feul temps de fa vie où il fera dans ce cas.
Que fera-t-il donc de cet excédent de facultés & de forces qu'il a de trop à prélent &C qui lui manquera dans un au- tre âge ? Il tâchera de l'employer à des foins qui lui puiifent profiter au befoin. Il jettera , pour ainfi dire , dans l'ave- nir le fuperflu de fon être actuel : l'en- fant rebufte , fera des provifions pour l'homme foibie : mais il n'établira fes ma garnis ni dans des coffres qu'on peut lui voler , ni dans des granges qui lui font étrangères ^ pour s'approprier véri- tablement fon acquis } c'eft dans fes bras 5 dans fa tête , c'eft dans lui qu'il le logera. Voici donc le temps des tra- vaux , des inftruclicns , des études.
Il ne s'agit point d'enfeigner les iciences à l'enfant , mais de lui donner du goût pour les aimer &c des métho-
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'528 Les Pensées
des pour les apprendre quand ce goût
fera mieux développé.
ADOLESCENCE.
i* O u s naifîons pour ainG dire , en deux fois : l'une pour exiftcr , 8c l'autre pour vivre \ l'une pour l'efpece & l'au- tre pour te fexe. Ceux qui regardent la femme comme un homme imparfait ont tort , fans doute ; mais l'analogie ex- térieure eft pour eux. Jufqu'à l'âge nu- bile , les enfants des deux fexes n'ont rien d'apparent qui les diftingue ,• mê- me vifage , même figure , même teint , même voix , tout eft égal ; les filles font des enfants , le même nom fiifrit à des êtres fi femblables. Les maies en qui l'on empêche le développement ulté- rieur du fexe gardent cette conformité toute leur vie ; ils font toujours de grands enfants : & les femmes ne per- dant point cette même conformité,
DE J. J. ROUSSEJU. 3T9
femblent , à bien des égards, ne jamais être autre chofe.
Maislliomme en général n'eît pas fait pour relier toujours dans l'enfance. Il en fort au temps prefcrit par la nature a & ce moment de crife , bien qu'allez court , a de longues influences.
Comme le mugiflèmcnt de la mer précède de loin la tempête , cette ora- geufe révolution s'annonce par le mur- mure des paiïions nailTantes : une fer- mentation fourde avertit de l'approche du danger. Un changement dans l'hu- meur , des emportements fréquents, une continuelle agitation d'efprit , rendent l'enfant prefque indifciplinable. Il de- vient fourd à la voix qui le rendoit do- cile : Ceft un lion dans fa fièvre : il méconnoît fon guide , il ne veut plus être gouverné. Aux lignes moraux d'une humeur qui s'altère , fe joignent des changements fenfibles dans la figu- re. Sa phyfionomie fe développe ÔC s'empreint d'un caractère ; le coton
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jio Le s P t il sa e s
rare & doux qui croît au bas de fes joues brunit , & prend de la confiftance. Sa voix mue , ou plutôt il la perd ; il n'eft ni enfant ni homme & ne peut prendre le ton d'aucun des deux. Ses yeux , les organes de Pâme , qui n'ont rien dit juf- qu'ici 5 trouvent un langage & de l'ex- prellion ; un feu naiflànt les anime , leurs regards plus vifs ont encore une fainte innocence, mais ils n'ont plus leur première imbécillité : il fent déjà qu'ils peuvent trop dire , il commence à fa- voir les bailler & rougir ; il devient fen- iibie avant de lavoir ce qu'il fent ; il eft inquiet fans raifon de l'être. Tout cela peut venir lentement & vous laif- fer du temps encore ; mais fî fa vivacité fe rend trop impatiente , fi fon empor- tement fe change en fureur , s'il s'imte ôc s'attendrit d'un inftant à l'autre , s'il verfe des pleurs fans fujets , i\ , près des objets qui commencent à devenir dangereux pour lui , fon pouls s'élève $c fon œil s'enflamme 3 fi la main d'une
DE J, J. ROUS S EJU. 311
femme fe pofant fur la Tienne le fait frî£ fonner , s'il fe trouble ou s'intimide au- près d'elle : Ulylïè , ô fage Ulyfle 1 prends garde à toi j les outres que tu fermois avec tant de foin font ouver- tes : les vents font déchaînés , ne quitte plus un moment le gouvernail , ou tout eft perdu.
La puberté & la puiiTance du fexe font toujours plus hâtives chez les peu- ples inftruits &: policés, que chez les peuples ignorants de barbares. Les en- fants ont une fagacité Singulière pour dé- mêler à travers toutes les fingeries de la décence , les mauvaifes mœurs qu'elle couvre. Le langage épuré qu'on leur dicte , les leçons d'honnêteté qu'on leur donne , le voile du myftere qu'on affecte de tendre devant leurs yeux , font au- tant d'aiguillons à leur curiofité.
Les inftruclions deïa nature font tar- dives de lentes , celles des hommes font prefque toujours prématurées. Dans le premier cas , les fens éveillent l'imagi-
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5z£ Les Pensé ej
nation ; dans le fécond , l'imaginaticii éveille les fens ; elle leur donne une activité précoce qui ne peut manquer d'énerver, d'affbiblir d'abord les indi- vidus , puis l'efpece même à la longue.
Le premier fentiment dont un jeune homme élevé foigneufement efl fufeep- îible n'eft pas l'amour , c'eft l'amitié. Le premier a&e de fon imagination naiiTante efl de lui apprendre qu'il a des. femblables , & l'etpece l'affecte avant le fexe.
J'ai toujours vu que les jeunes gens corrompus de bonne heure , ôc livrés aux femmes & à la débauche , étoiènt irSimains & cruels; la fougue du tem- pérament les rendoit impatients > vindi« catifs , furieux : leur imagination pleine d'un feul objet , le refutoit à tout 'le refte ; ils ne connoiiloient ni pitié, ni rniféricorde ; ils auroient facririé père y ixvere ce l'univers entier , au moindre de leurs plaifirs. Au contraire , un jeune honune élevé dans une hemeufe foogU*
.de J. J. Rousseau. 51$
cité , eft porté par les premiers mouve- ments de la nature vers les partions ten- dres & affeâ:ueufes : Ton cœur compa- fiflfaïit s'émeut fur les peines de Tes fem- blables ; il treiTaille d'aife quand il re- voit Tes camarades , Tes yeux favenc \ferfer des larmes d'attendrifiement ; il- eft fenfible à la honte de déplaire , an regret d'avoir offenfé. Si l'ardeur d'ura fang qui s'enflamme le rend vif, em- porté, colère, on voit le moment d'a- près toute la bonté de Ton cœur dans l'éfuûon de Ton repentir ; il pleure, il gé- mit fur la bleflûre qu'il a faite , il v0u~ droit au prix de Ton fang racheter celui qu'il a verfé ; tout Ton emportement s'é- teint, toute fa fierté s'humilie devant le fentiment de fa fureur , un mot le dé- far me ; il pardonne les torts d'autrui d'aum" bon cœur qu'il répare les liens, L'Aùolcfcence n'eft l'âge ni de la ven- geance , ni de la haine , elle eft celui de la commifération > de la clémence ,. de* li géiiéxofké. Oui , je le fouriens , & ]t
Q G
5^4 Les Pensées ne crains point d'être démenti par l'ex- périence, un enfant qui n'eft pas mal né3 &L qui a confervé jufqu'à vingt ans (on innocence , eft , à cet âge , le plus géné- reux , le meilleur , le plus aimant & le plus aimable des hommes.
Introduifez un jeune homme de vingt ans dans le monde ; bien conduit , il fera dans un an plus aimable 8c plus ju- dicieufement poli , que celui qui y aura été nourri dès fon enfance ; car le pre- mier étant capable de fentir les raifons de tous les procédés relatifs à l'âge , à l'état, au fexe qui condiment cet ufagey les peut réduire en principes, &: les étendre aux cas non prévus , au lieu que l'autre n'ayant que fa routine pour toute règle , eft embarrarTé fi-tôt qu'on l'en fort, Les jeunes Demoifelles françoifes font toutes élevées dans les couvents jufqu'à ce qu'on les marie. S'apperçoit- on qu'elles aient peine alors à pren- dre les manières qui leur font iî nou- velles , &: aceufera-t-on les femmes de
de J. J. Rousseau. 315
Paris d'avoir l'air gauche & embarrafTé , d'ignorer l'ufage du monde , pour n'y avoir pas été mifes dès leur enfance ? Ce préjugé vient des gens du monde , qui ne connoiflant rien de plus impor- tant que cette petite fcience , s'imagi- nent faulïèment qu'on ne peut s'y pren- dre de trop bonne heure pour l'acqué- rir. Il eft vrai qu'il ne faut pas non plus trop attendre. Quiconque a pafTé toute fa jeunefïè loin du grand monde , y porte le rcfte de fa vie un air embar- raiïé , contraint , un propos toujours hors de propos , des manières lourdes ÔC mal-adroites , dont l'habitude d'y vivre ne le défait plus , &c qui n'acquiè- rent qu'un nouveau ridicule P par l'effort de s'en délivrer.
Que de précautions à prendre avec un jeune homme bien né , avant que de l'expofer au fcandaie des mœurs du fiecle ! ces précautions font péni- bles , mais elles font indifpenfables : c'cit la négligence en ce point qui perd
îiS Les P e n sais
route la jeunefïe y c'eft par le défor- dre du premier âge que les hommes dégénèrent: , 8c qu'on les voir devenir ce qu'ils font aujourd'hui. Vils de lâ- ches dans leurs vices mêmes, ils n'ont eue de petites âmes , parce que leurs corps ufés ont été corrompus de bonne heure > à peine leur refte-t-il aflez de vie pour fë mouvoir. Leurs fubtiîes pen- fées marquent des efprits fans étoffes , ils ne favent rien fentir de grand &C de noble ; ils n'ont ni iîmplicité ni vi- gueur. Abjects en toutes chofes , &C baflement méchants , ils ne tout que- vains , fripons , faux; ils n'ont pas mê- me aiTez de courage pour être d'iiiuf- ires fcélérats.
J>E J, J. RoVSSZATJ, 327
PORTRAIT ET CARACTERE
d'Emile,
Oh de V Elevé de M. Rou s s eau% a tage de dix a douz~e ans»
%ÏA figure , Ton port , fa contenance an- noncent l'aflurance & le contentement ; la fanté brille fur Ton vifage j fes pas affermis lui donnent un air de vigueur ; {on teint délicat encore , fans être fade n'a rien d'une moîlefïe efféminée , l'air & le foleil y ont déjà mis l'empreinte honorable de fon fexe > fes mufcles en- core arrondis commencent à marquer quelques traits d'une phyfionornie naiflante -, Ces yeux que le feu du fènti- ment n'anime point encore , ont au moins toute leur férénité native : de longs chagrins ne les ont point obfcur- cisj des pleurs fans fin n'ont point fiU tanné fes joues.. Voyez dans fes mouve*
^i8 Les Pensées
ments prompts , mais fùrs , la vivacité de Ton âge , la fermeté de l'indépen- dance , l'expérience des exercices mul- tipliés. Il a l'air ouvert & libre , mais non pas infolent , ni vain ; Ton vifage qu'on n'a pas collé fur des livres ne tom- be pas fur Ton eftomach : on n'a pas be- foin de lui dire , levé z. la tète , la honte ni la crainte ne la lui firent jamais baiflTer.
Faifons-lui place au milieu de l'aflem- blée y Meilleurs , examinez-le , interro- eez-le en toute confiance : ne craignez
«5 'Ci
ni Tes importunités , ni Ton babil , ni Tes questions indifcrettes. N'ayez pas peur qu'il s'empare de vous , qu'il prétende vous occuper de lui feul , & que vous ne puiiîiez plus vous en défaire.
N'attendez pas , non plus , de lui des propos agréables , ni qu'il vous dife ce que je lui aurai dicté; n'en attendez que la vérité naïve & (impie, fans orne- ment , fans apprêt } fans vanité. Il vous dira le mal qu'il a fait ou celui
de J. J. Rousseau. $i*
qu'il penfe, tout aufli librement que le bien , fans s'embarrafler en aucune forte de l'effet que fera fur vous ce qu'il aura dit ; il ufera de la parole dans toute la (implicite de fa première inftitution.
L'on aime à bien augurer des enfants , & l'on a toujours regret à ce flux d'i- nepties qui vient prefque toujours ren- verfer les efpérances qu'on voudroit ti- rer de quelque heureufe rencontre , qui par hazard leur tombe fur la langue. Si le mien donne rarement de telles efpé- rances , il ne donnera jamais ce regret ; car il ne dit jamais un mot inutile , & ne s'épuife pas fur un babil qu'il fait qu'on n'écoute point. Ses idées font bornées , mais nettes ; s'il ne fait rien par cœur , il fait beaucoup par expé- rience. S'il lit moins bien qu'un autre enfant dans nos livres, il lit mieux dans celui de la nature ; fon efprit n'eft point dans fa langue , mais dans fa tête ; il a moins de mémoire que de jugement \ il ne fait parler qu'un langage , mais il
350 Les Te n s é es
entend ce qu'il dit, bc s'il ne dit pas fi bien que les autres difent, en revanche ïl fait mieux qu'ils ne font.
Il ne fait ce que c'eft que routine , ufage , habitude ; ce qu'il fit hier n'influe point fur ce qu'il fait aujourd'hui : il ne fuit jamais de formule, ne cède point à l'autorité ni à l'exemple , ÔC n'agit ni ne parle que comme il le lui convient. Ainlî n'attendez pas de lui d©s difeours dictés ni des manières étudiées , mais toujours l'exprefïionlîdellc de fes idées, 6c la conduite qui naît de fes pen- chants.
Vous lui trouvez un petit nombre de notions morales qui fe rapportent à (on état aftuel , aucune fur l'état relatif des hommes : & de quoi lui ferviroient- elles , puifqu'un enfant n'en: pas encore membre aclrf de la fociété ï Parlez-lui de liberté , de propriété , de convention môme : il peut en lavoir jufques-là j il fait pourquoi ce qui eft à lui eft à lui, & pourquoi ce qui n'elt pas à lui n . ,
Dl J. J. Rou SSEATJ. 35*
pas à lui. PatTé cela , il ne fait plus rien. Parlez-lui de devoir, d'obéiffan- ce , il ne fait ce que vous voulez dire ; commandez-lui quelque chofe , il ne vous • entendra pas -, mais dites-lui ; fi vous me faifiez tel plaifir , je vous le rendrois dans l'occafion : à l'inftant il s'emprefiera de vous complaire ; car il ne demande pas mieux que d'étendre fon domaine , &c d'acquérir fur vous des droits qu'il fait être inviolables. Peut-être même n'eft-il pas fâché de tenir une place , de faire nombre , d'ê- tre compté pour quelque chofe •■, mais s'il a ce dernier motif, le voilà déjà forti de la nature , & vous n'avez pas bien bouché d'avance toutes les portes de la vanité.
De fon côté , s'il a befoin de quelque alïïftance , il la demandera indifférem- ment au premier qu'il rencontre , il la demanderoit au Roi comme â fon la- quais : tous les hommes font encore égaux à fes yeux. Vous voyez à l'air
35i Les Pensées
dont il prie, qu'il fent qu'on ne lui doit rien. Il fait que ce qu'il demande eft une grâce , il fait aufïi que l'humanité porte à en accorder. Ses expreiïions font fîmples & laconiques. Sa voix , ion regard , Ton gefte , font d'un être également accoutumé à la complaifan- ce 5c au refus. Ce n'eft ni la rampante & fervile fourmilion d'un efclave, ni l'impérieux accent d'un maître ; c'eft une moùefle confiance en (on fembla- ble , c'eft la noble tk touchante dou- ceur d'un être libre , mais fenfible 6v foible , qui implore l'aiïiitance d'un être libre, mais fort & bienfaifant. Si vous lui accordez ce qu'il vous demande , il ne vous remerciera pas , mais il fentira qu'il a contracté une dette. Si vous le lui refufez, il ne fe plaindra point , il fait que cela feroit inutile : il ne fe dira point ; on m'a refufé : mais il fe dira ; cela ne pouvoit pas être ; &z on ne fe mutine gueres contre la néceiïité bien reconnue.
de J. J. Rousseau. 355
Laiflèz-lje feul en liberté , voyez-le agir fans lui rien dire ; confidérez ce qu'il fera & comme il s'y prendra. N'ayant pas befoin de fe prouver qu'il eft libre , il ne fait jamais rien par étour- derie , &c feulement pour faire un acte de pouvoir fur lui-même ; ne fait-il pas qu'il eft toujours maître de lui ? Il eft alerte , léger , difpos •■> fes mouve- ments ont toute la vivacité de fon âge , mais vous n'en voyez pas un qui n'ait une fin. Quoiqu'il veuille faire, il n'en- treprendra jamais rien qui foit au deffus de fes forces , car il les a bien éprou- vées &c les connoît ; fes moyens font toujours appropriés à fes deiïèins , 8c rarement il agira fans être aifuré du fuc- cès. Il aura l'oeil attentifs judicieux ; il n'ira pas niaifement interrogeant les au- tres fur tout ce qu'il voit , mais il l'exa- minera lui-même, ôc fe fatiguera pour trouver ce qu'il veut apprendre , avant de le demander. S'il tombe dans des embarras imprévus 3 il fe troublera
f 3 4 Les P e if s ê z s
moins qu'un autre ; s'il y a du rifque il s'effrayera moins aulïi. Comme Ton imagination refte encore inaétive Se qu'on n'a rien fait pour l'animer , il ne voit que ce qui eft , n'eftime les dan- gers que ce qu'ils valent , & garde tou- jours fon fang froid. La néceilité s'ap- pefantit trop fouvent fur lui pour qu'il regimbe encore contre elle ; il en porte ie joug dès fa naillance, l'y voilà bien accoutumé ; il eft toujours prêt à tout. Qu'il s'occupe ou qu'il s'amufe , l'un Se l'autre eft égal pour lui , fes jeux font fes occupations , il n'y fent point de différence. Il met à tout ce qu'il fait un intérêt qui fait rire , &z une liberté qui plaît 3 en montrant à la fois le tour de fon efprit &c la fphere de fes connoif- fances. N'eft-ce pas le fpectacle de cet âge , un fpeclacle charmant de doux de voir un joli enfant, l'ccil vif& gai , l'air content Se fercin , la phyfionomie ou- verte &c riante , faire en fe jouant les choies les plus férieules , ou profonde-
de J. J. Rousseau. 33$
ment occupé des plus frivoles amufe- menrs ?
Voulez-vous à préfent le juger par comparaifon ? Mêlez-le avec d'autres enfants , & laiflez-le faire. Vous verrez bientôt lequel eft le plus vraiment for- mé , lequel approche le mieux de la per- fection de leur âge. Parmi les enfants de la ville , .nul n'eft plus adroit que lui , mais il eft plus fort qu'aucun autre. Parmi de jeunes payfans , il les égale en force , & les parte en adreftè. Dans tout ce qui eft à portée de l'enfance , il juge , il rai- fonne , il prévoit mieux qu'eux tous. Eft-il queftion d'agir, de courir, de fau- ter , d'ébranler des corps 3 d'enlever des ma (Tes , d'eftimer des di (tances , d'in- venter des jeux , d'emporter des prix î On diroit que la nature eft à fes ordres , tant il fait aifément plier toutes chofes à fes volontés. Il eft fait pour guider , pour gouverner fes égaux : le talent , l'expérience lui tiennent lieu de droit & d'autorité. Donnez-lui l'habit & le
$ 3 6 Les Pensées
nom qu'il vous plaira , peu importe ; il primera par-tout, il deviendra par-tout le chef des autres ; ils fendront toujours fa fupériorité fur eux. Sans vouloir com- mander il fera le maître , fans croire obéir ils obéiront.
Il eft parvenu à la maturité de l'en- fance , il a vécu de la vie d'un enfant , il n'a point acheté fa perfection aux dé- pens de fon bonheur : Au contraire , ils ont concouru l'un à l'autre. En acqué- rant toute la raifon de fon âge , il a été heureux & libre autant que fa conftitu- tion lui permet de l'être. Si la fatale faux vient moiflbnner en lui la fleur de nos ef- pérances, nous n'avons point à pleurer à la fois fa vie & fa mort, nous n'aigri- rons pas nos douleurs du fouvcnir de celles que nous lui aurons caufées ; nous nous dirons ; au moins il a joui de fon enfance 5 nous ne lui avons rien fait perdre de ce que la nature lui avoir donné.
PORTRAIT
de J. J. Rousse ju. 337
PORTRAIT ET CARACTERE
du même Elevé
Dans un âge plus avance ; de [on entrée dans le monde , & comment il s y comporte.
-Ans quelque, rang qu'il puifle êcre lie , dans quelque fociété qu'il com- mence à s'introduire , Ton début fera fimple & fans éclat ; à Dieu ne plaife qu'il foit aflèz malheureux pour y bril- ler : les qualités qui frappent au pre- mier coup d'ccil ne font pas les fiennes5 îl ne les a , ni les veut avoir. Il met trop | eu de prix aux jugements des hommes pour en mettre à leurs préjugés 3 &: ne fe foucie point qu'on l'eftime avant que de le connoître. Sa manière de fe pré- fenter n'eft ni modefte , ni vaine, elle *eft naturelle 6V vraie ; il ne connoît ni gêne , ni déguifement , Se il eft au mi-
3^8 Lis P eut sis s
lieu d'un cercle , ce qu'il eft feul Se fans témoin. Sera-o-il peur cela groffier , dédaigneux, fans attention pour per- fonne 3 Tout au contraire , fi feul il ne compte pas pour rien les autres hom- mes , pourquoi les compteroit-il pour rien vivant avec eux? Il ne les préfère point à lui dans Tes manières , parce qu'il ne les préfère point à lui dans Ton eccur -, mais il ne montre pas , non plus, une indifférence qu'il elt bien éloigné d'avoir: s'il n'a pas les formules de la politeitè , il a les foins de l'humanité, il n'aime à voir fouffrir perfonne , il n'of- frira pas fa place à un autre par iima- grée , mais il la lui cédera volontiers par bonté , fi , le voyant oublié , il juge que cet oubli le mortifie ; car il en coû- tera moins à mon jeune homme de refter debout volontairement , que de voir l'autre y refter par force.
Quoiqu'en général Emile n'eftime pas les hommes , il ne leur montrera joint de mépris , parce qu'il les plaint
i?£ /. J. Rousseau. 339
& s'attendrit fur eux. Ne pouvant leur donner le goût des biens réels , il leur laiffe les biens de l'opinion dont ils fe contentent , de peur que les leur ôtar.t à pure perte 3 il ne les rendît plus mal- heureux qu'auparavant. Il n'eft donc pas difputeur , ni contredifant ; il n'eft pas , non plus , complaifant & flatteur ; il dit Ton avis fans combattre celui de perfonne , parce qu'il aime la liberté par delfus toute chofe , & que la fran- chife en eft un des plus beaux droits. Il parle peu parce qu'il ne fe foucie gueres qu'on s'occupe de lui ; par la même rai- fon , il ne dit que des chofes utiles; au- ttement , qu'eft-ce qui l'engageroit à parler ? Emile eft trop inftruit pour être jamais babillard.
Loin de choquer les manières des autres , Emile s'y conforme afîez volon- tiers , non pour paroître inftruit des ufages , ni pour affecter les airs d'un homme poli, m ai s au contraire, de peur qu'on ne le diftinguc , pour éviter d'ê-
P 2.
^o Les PeXséh tre apperça 5 & jamais il n'eft plus à Ton aife , que quand on ne prend pas garde à lui.
Quoi qu'entrant dans le monde, il en ianore abiolument les manières : il n'eft; pas pour cela timide Se craintif; s'il fe -dérobe , ce rï*eft point par embarras , ■x'eft que pour bien voir il faut n'être pas vu ; car ce qu'on penfe de lui , ne l'inquiète gueres, & le ridicule ne lui fait pas la moindre peur. Cela fait quê- tant toujours tranquille & de fang froid, il ne fe trouble point par la mauvaife honte. Soit qu'on le regarde ou non , ï\ fait toujours de fon mieux ce qu'il fait .& toujours tout à lui pour bien obfer- ver les autres, il faille les ufages avec une aifance que ne peuvent avoir les en- claves de l'opinion. On peut dire qu'il prend plutôt l'uiage du monde , préci- fément parce qu'il en fait peu de cas.
Ne vous trompez pas , cependant , fur fa contenance, & n'allez pas la vcom^aier à celle de vos jeuues agréa*
de j. J. Rousseau. 34?
blés. Il eft ferme , & non fuffifant , Tes manières font libres & non dédai- emeufes ; l'air infolent n'appartient qu'aux efclaves, l'indépendance n'a rien d'affeété,
Quand on aime on veut être aimé ; Emile aime les hommes , il veut donc leur plaire. A plus forte raifon , il veut plaire aux femmes. Son âge, fes mœurs,, fou projet de trouver une compagne eftimable, tout concourt à nourrir en lui ce défir. Je dis fes mœurs , car elles y font beaucoup -, les hommes qui en ont » font les vrais adorateurs des femmes. Ils n'ont pas comme les autres , je ne fais quel jargon moqueur de galante- rie , mais ils ont un emprefiement plus vrai , plus tendre & qui part du cœur» Je connoitrois près d'une jeune femme un homme qui a des mœurs & qui com- mande à la nature , entre cent mille dé- bauchés. Jugez de ce que doit être Emile avec un tempérament tout neuf* & tant de raifons d'y refifter ! pour au-
P *
342- Les T t. n s e e s
près d'elles , je crois qu'il fera quelque- fois timide & embarrafTé ; mais furement cet embarras ne leur déplaira pas , &c les moins friponnes n'auront encore que trop fouvent l'art d'en jouir & de l'aug- menter. Au refte , fon empreflèment changera fenfiblement de forme félon les états, il fera plus modefte Se plus refpectueux pour les femmes , plus vif & plus tendre auprès des filles à marier, Perfonne ne fera plus exact, à tous les égards fondés fur l'ordre de la na- ture , 8c même fur le bon ordre de la fociété ; mais les premiers feront tou- jours préférés aux autres , & il respec- tera davantage un particulier plus vieux que lui , qu'un magiftrat de fon âge. Etant donc , pour l'ordinaire , un des plus jeunes des fociétés où il fe trouvera , il fera toujours un des plus modeites , non par la vanité de paroî- tre humble , mais par un fentiment na- turel &c fondé fur la raifort. Il n'aura point l'impertinent fayoir vivre d'un
■de J. J. Rousseau. 343 jeune fat , qui , pour amufer Li compa- gnie , parle plus haut que les fages , & coupe la parole aux anciens : il n'au- torifera point , pour fa parc , la ré- ponfe d'un vieux Gentilhomme à Louis XV , qui lui demandoit lequel il préféroit de Ton fiecle , ou de celui- ci : Sire , j'ai pajfe ma jeunejfe a refpec- ter les vieillards , & il faut que je pajfe ma vieilleffe a refpetter les enfants.
Ayant une a me tendre Se fenfible , mais n'appréciant rien fur le taux de l'opinion , quoiqu'il aime à plaire aux autres , il fe fouciera peu d'en être con- fédéré. D'où il fuit qu'il fera plus affec- tueux que poli , qu'il n'aura jamais d'airs ni de farte , & qu'il fera plus tou- ché d'une carefTe , que de mille éloges. Par les mêmes raifons , il ne négligera ni fes manières , ni fon maintien , il pourra même avoir quelque recherche dans fa parure , non pour paroître un homme de goût , mais pour rendre fa figure plus agréable
P 4
244 Les Pensées
Aimant les hommes parce qu'ils font fes femblables , il aimera fur-tout ceux qui lui reflemblent le plus, parce qu'il Te fentira bon , & jugeant de cette reflem- blance par la conformité des goûts dans les chofes morales , dans tout ce qui tient au bon caractère , il fera fort aife d'être approuvé. Il ne fe dira pas pré- cifément , je me réjouis } parce qu'on m'approuve ; mais je me réjouis parce qu'on approuve ce que j'ai fait de bien; je me réjouis de ce que les gens qui m'ho- norent fe font honneur ; tant qu'ils ju° geront suffi fainement , il fera beau d'obtenir leur eftime.
£ J. J. ROUSSI^U. 34;
PORTRAIT ET CARACTERE.
de Sophie,
Ou de Ut Compagne future d'EMizzr, ,
Ç
C Ophie eft bien née, elle eà d\mi
bon naturel ; elle a le cœur tt es fenfî- ble , Ôc cette extrême fénfibilîté lui donne quelquefois une activité d'ima- gination difficile à modérer. Elle a l'efprit moins jufte que pénétrant s.. i'humeur facile & pourtant inégale , la figure commune , mais agréable ; une phyfionomie qui promet une ame Se qui ne ment pas > on peut l'aborder, avec indifférence , mais non pas la quitter fans émotion. D'autres ont de; bonnes qualités qui lui manquent ; d'au- tres ont à plus grande mefure cdles qu'elle a ; mais nulle n'a des qualités mieux aûorties pour faire un heureux, iaïa&ere. Elle faic tirer parti d..
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3^6 LZS P E XSÉES
défauts mêmes, & fi elle étoit plus par- faite elle plairoit beaucoup moins.
Sophie n'eit pas belle , mais auprès d'elle les hommes oublient les belles femmes , & les belles femmes font mé- contentes d'elles-mêmes. A peine eft- elle jolie au premier afpect , mais plus on la voit Se plus elle s'embellit ; elle <ra«rne ou tant d'autres perdent , & ce qu'elle gagne elle ne le perd plus. On peut avoir de plus beaux yeux , une plus belle bouche , une figure plus imputan- te ; mais on ne fauroit avoir une taille mieux prife, un plus beau teint, une main plus blanche , un pied plus mi- gnon , un regard plus doux , une phy- ïionomie plus touchante. Sans éblouir, elle intéreiïè , elle charme , & l'on ne fauroit dire pourquoi.
Sophie aime la parure Se s'y connoît ; fa mère n'a point d'autre femme de chambre qu'elle : elle a beaucoup de goût pour fe mettre avec avantage , mais elle hait les riches habillements ;
DS J. J. Rouss eau. 547
on voit toujours dans le fîen la /impli- cite jointe a. l'élégance ; elle n'aime point ce qui brille , ma s ce qu; fîed. Elle ignore quelles font les couleurs à la mode , mais elle fait à merveille celles qui lui font favorables. Il n'y a pas une jeune perfonne qui paroifïe mife avec moins de recherche , & dont l'a- juftement (oit plus recherché ; pas une pièce du fîen n'eft prife au hazard , Ôc l'art ne paroît dans aucune. Sa parure eft très modefte en apparence 3c très co- quette en effet ; elle n'étale pas Tes char- mes , elle les couvre , mais en les cou- vrant elle fait les faire imaginer. En la voyant, on dit : voilà une fille mo- defte 3c (âge ; mais tant qu'on refte au- près d'elle les yeux 3c le cœur errent fur toute fa perfonne , fans qu'on puïfîè les en détacher , 3c l'on diroit que tout cet ajuftement fi fîmple n'eft mis à fa place , que pour en être ôté pièce à pièce par l'imagination.
Sophie a des talents naturels ; elle les
P 6
348 Les Pensées fent Se ne les a pas négligés ; mai* n'ayant pas été à portée de mettre beaucoup d'art à leur culture , elle s'eft contenté d'exercer fa jolie voix à chan- ter jufte & avec goût , Tes petits pieds à marcher légèrement , facilement ? avec grâce , à faire la révérence en tou- tes fortes de lituations fans gêne & fans mal-adrefle.
Ce que Sophie fait le mieux Se qu'on lui a fait apprendre avec le plus de foin, ce font les travaux de fou fexe , même ceux dont on ne s'avife point comme de tailler Se coudre fes robes. Il n'y a pas un ouvrage à l'aiguille qu'elle ne fâche faire & qu'elle ne fade avec plai- |îrj mais le travail qu'elle préfère à tout autre eft la dentelle , parce qu'il n'y en a pas un qui donne une attitude plus agréable , Se où les doigts s'exer- cent avec plus de grâce Se de légèreté. Elle s'eft appliquée aufli à tous les dé- tails du ménage. Elle entend la cuifmc & l'cfïke 3 elle lait les prix des den-
de J. J. Rousseau. h$»
tces , elle en connoît les qualités ; elle fait fort bien tenir les comptes , elle fert de maître d'hôtel à fa mère, Faite pour être un jour mère de famille elle- même , en gouvernant la maifon pater- nelle , elle apprend à gouverner la fien- nc ; elle peut fuppléer aux fondions des domeftiques & le fait toujours vo- lontiers. Gn ne fait jamais bien com- mander que ce qu'on fait exécuter foi- même : c'eft la raifon de fa mère pour l'occuper ainfi y pour Sophie , elle ne va pas fi loin, Son premier devoir eft celui de fille , & c'eft maintenant le feul qu'elle fonge à remplir, Son unique vue cft de fervir fa mère & de la foulages: d'une partie de fes foins,
Sophie a l'efprit agréable fans être brillant, & folide fans être profond, un efprit dont on ne dit rien , parce qu'on ne lui en trouve jamais ni plus ni moins qu'à foi. Elle a toujours celui qui plaît aux gens qui lui parlent, quoiqu'il ne fait pas fott oméa tclon l'idée que nous
3jc Les Pensées
avons de la culture de l'efprit des fem- mes : car le fien ne s'elt pas formé par la lecture \ mais feulement par les con- verfations de fon père & de fa mère, par Tes propres réflexions , &c par les obfervations qu'elle a faites dans le peu de monde qu'elle a vu. Sophie a na- turellement de la gaieté •> elle étoit même folâtre dans fon enfance ; mais peu-à-peu fa mère a pris foin de réprimer fes airs évaporés , de peur que bientôt un changement trop fubit n'inftruifît du moment qui l'avoit ren- du néceflaire. Elle effc donc devenue modefte &refervéemême avant le temps de l'être ; & maintenant que ce temps cil: venu , il lui efl: plus aifé de garder le ton qu'elle a pris , qu'il ne lui feroit de le prendre, fans indiquer la raifon de ce changement : c'efl: une choie plai- dante de la voir fe livrer quelquefois par un refte d'habitude à de« vivacités de l'enfance , puis tout d'un coup ren- tier en elle-même , fe taire , baiifer les
t>e J. J. Rousseau. 351 yeux & rougir : il faut bien que le terme intermédiaire, entre les deux âges, par- ticipe un peu de chacun des deux.
Sophie eft d'une fenfibilité trop gran- de pour conferver une parfaite égalité d'humeur, mais elle a trop de douceur pour que cette fenfibilité foit fort im- portune aux autres -, c'eft à elle feule qu'elle fait du mal. Qu'on dife un feul mot qui la blefle , elle ne boude pas , mais fon cœur fe gonfle ; elle tâche de s'échapper pour aller pleurer. Qu'au milieu de fes pleurs fon père ou fa mère la rappelle & dite un feul mot , elle vient à l'inftant jouer & rire en s'efluyant adroitement les yeux , & tâchant d'é- touffer fes fanglots.
Elle n'eft pas , non plus , tout- à-fait exempte de caprice. Son humeur , un peu trop pouOee , dégénère en mutine- rie , & alors elle eft fujette à s'oublier. Mais laiflcz-lui le temps de revenir à elle , & fa manière d'effacer fon tort lui en fera prefquc un mérite. Si on la
3)2 Les Pensées punir , elle eft docile & foumife , & 1 on voit que fa honte ne vient pas tant du châtiment que de la faute, Si on ne lui dit rien , jamais elle ne manque de la réparer d'elle-même, mais iî franche- ment & de iî bonne grâce , qu'il n'efl: ^ pas poiïible d'en garder la rancune, Elle baiferoit la terre devant le dernier domeftiqu-e , fans que cet abailfement iui fît la moindre peine, & fî-tôt qu\ Ile eft pardonnée, fa joie ôc les carefles montrent de quel poids fon cœur eft foulage, . En un mot , elle fou fifre avec patience les torts des autres, ôc répare avec plaifir les Gens. Tel eit l'aimable naturel de fon fexe avant que nous l'ayons gâté. La femme effc faite pour cé- der à l'homme ôc pour fupporrer même fon injuftice : vous ne réduirez jamais les jeunes garçons au même point. Le {entraient intérieur seleve, «Se fe ré- volte en eux contre Pinjuftice; la na- ture ne les fit point peur la tolérer, Sophie a de la religion a mais une re-
DE J. J. Rous SE AV. 353
Hgion raifonnable & fimple, peu de dogmes 8c moins de pratiques de dévo- tion; ou plutôt, ne connoiuant de pra- tique elîentielle que la morale, elle dé- voue fa vie entière à fervir Dieu en fai° fant le bien. Dans toutes les indrao tions que Tes parents lui ont données fut ce lu jet , ils l'ont accoutumée à une foumiffion refpe&ueufe, en lui difant toujours : „ Ma fille , ces connoiflan- „ ces ne font pas de votre âge , votre „ mari vous en inftruira quand il fera. „ temps. " Du refte , au lieu de longs difcours de piété, ils fe contentent de la lui prêcher par leur exemple , Se cet exemple eft gravé dans Ton cœur.
Sophie aime la vertu ; cet amour eft devenu fa paiïlon dominante. Elle l'ai- me, parce qu'il n'y a rien de fi beau eue la vertu ; elle l'aime, parce que la vertu fait la gloire de la femme, &c qu'une femme vertueufe lui paroît prefqu'égale aux an- ges ; elle l'aime comme la feule route du vrai bonheur, & parce qu'elle ne voit que
$ y 4 Les Pensées
mifere, abandon, malheur, ignominie dans la vie d'une femme déshonuête ; elle l'aime enfin comme chère à fon ref- peétable père , à fa tendre &c digne mère ; non contents d'être heureux de leur propre vertu, ils veulent l'être aulïi de la fienne , & fon premier bonheur à elle-même eft l'efpoir de faire le leur. Tous fes fentiments lui infpirent un en- thoufiafme qui lui élevé i'ame , Se tient tous fes petits penchants aflervis à une paffion fi noble. Sophie fera chafte §£ honnête jufqu'à fon dernier foupir ; elle l'a juré dans le fond de Con ame , 6v elle Ta juré dans un temps où elle fentoit déjà tout ce qu'un tel ferment coûte à tenir : elle l'a juré quand elle en auroit dû ré- voquer l'engagement, fi fes fens étoient faits pour régner fur elle.
Sophie n'a pas le bonheur d'être une aimable françoife , froide par tempéra- ment & coquette par vanité, voulant plutôt briller que plaire , cherchant l'"a- mufemenc & non le plaifir. Le feul be-
de J. J. Rousseau, m
jfoîn d'aimer la dévore , il vient la dis- traire ; &c troubler Ton cœur dans les fê- tes ; elle a perdu Ton ancienne gaieté ; les folâtres jeux ne font plus faits peur elle : loin de craindre l'ennui de la foli- tude , elle le cherche : elle y penfe à celui qui doit la lui rendre douce ; tous les indifférents l'importunent ; il ne lui faut pas une cour, mais un Amant } elle aime mieux plaire à un feul honnête homme , & lui plaire toujours, que d'é- lever en fa faveur le cri de la mode qui dure un jour , &: le lendemain fe change en huée.
Les femmes font les juges naturels du mérite des hommes , comme ils le font du mérite des femmes ; cela eft de leur droit réciproque, 6v ni les uns ni les autres ne l'ignorent. Sophie connoît ce droit & en ufe , mais avec la modeftic qui convient à fa jeuneffe , à fon inexpé- rience , à fon état ; elle ne juge que des chofes qui font à fa portée , & elle n'en juge que quand cela fert à développer
3j6 Les Pensées
quelque maxime utile. Elle ne parle des abrents qu'avec la plus grande circons- pection , fur-tout fi ce font des femmes. Elle penfe que ce qui les rend médifan- tes 6v fatyriques , elt de parler de leur fëxe : tant qu'elles fe bornent à parler du nôtre , elles ne font qu'équitables, Sophie s'y borne donc. Quant aux fem- mes , elle n'en parle jamais que pour en dire le bien qu'elle (Vt : c'eft un hon- neur qu'elle croit devoir à fon fexe; Se pour celles dont elle ne fait aucun b'en à dire, elle n'en dit rien du tout , &: cela sTeiîtend.
Sophie a peu d'ulage du monde ; mais •elle e(t obligeante», attentive ôc met de la grâce à tout ce qu'elle fait. Un heu- reux naturel la fert mieux que beaucoup d'art. Elle a une certaine polireile 4 elle qui ne tient point aux formules , qui n'eit point aflervie aux modes , qui ne change point avec elles , qui ne fait rien par ufage, mais qui vient d'un vrai 4cfir de plaire, & qui plaît. Elle ne ùdt.
de J. J. Rousseau. 557
point les compliments triviaux & n'en invente point de plus recherchés ; elle ne dit pas qu'elle eft très obligée, qu'on lui fait beaucoup d'honneur, qu'on ne prenne pas la peine , ôcc. Elle s'avife encore moins de tourner des phrafes. Pour une attention , pour une politefïe établie , elle répond par une révérence ou par un fîmple ,je vous remercie : mais ce mot dit de fa bouche en vaut bien un autre. Pour un vrai fervice elle laiflè parler Ton cœur , & ce n'eft pas un com- pliment qu'il trouve. Elle n'a jamais fouffert que l'ufage françois l'afïèrvît au joug des fimagrées , comme d'étendre fa main en parlant d'une chambre à l'autre fur un bras fexagenaire qu'elle auroit grande envie de foutenir, Quand un galant mufqué lui offre cet imperti- nent fervice, elle laiife l'officieux bras fur l'efcalier & s'élance en deux fauts dans la chambre, en difant qu'elle n'eft pas boiteufe. En effet , quoiqu'elle ne foit pas grande , elle n'a jamais voulu
3 5 S t E S P £ N S £ E S
de talons hauts : elle a les pieds affez petits pour s'en palier.
Non-feulement elle fe tient dans le filence Se dans le refpecl avec les fem- mes , mais même avec les hommes ma- riés , ou beaucoup plus âgés qu'elle -y elle n'acceptera jamais de place au def- fus d'eux que par obéilTance , & re- prendra la fienne au delîous fi-t6t qu'elle le pourra j car elle fait que les droits de l'âge vont avant ceux du fexe, com- me ayajit pour eux le préjugé de la fa- gelTe , qui doit être honorée avant tout. Avec les jeunes gens de fon âge , c'eft autre chofe -, elle a befoin d'un ton différent pour leur en impofer, &C elîe fait le prendre fans quitter l'air modefte qui lui convient. S'ils fonr mo- deftes & réserves eux-mêmes, elle gar- deia volontiers avec eux l'aimable fa- miliarité de la jeuneile ; leurs entre- tiens pleins d'innocence feront badins , mais décents-, .s'ils deviennent férieux , elle veut qu'ils îbiciit utiles ; s'ils dé-
DE J. J. Rovsse^V. 555)
génèrent en fadeurs , elle les fera bien- tôt cefler ; car elle méprife fur-tout le petit jargon de la galanterie , comme très offenfant pour fon fexe. Elle fait bien que l'homme qu'elle cherche n'a pas ce jargon-là , & jamais elle ne fouf- fre volontiers d'un autre ce qui ne con- vient pas à celui dont elle a le carac- tère empreint au fond du cœur. La haute opinion qu'elle a des droits de fon fexe3 la fierté d'ame que lui donne la pureté de fes fentiments , cette énergie de la vertu qu'elle fent en elle-même, ôc qui la rend refpeclable à fes propres yeux , lui font écouter avec indignation les propos doucereux dont on prétend l'a- mufer. Elle ne les reçoit point avec une colère apparente , m ils avec un iro- nique applaudiflèment qui déconcerte 5 ou d'un ton froid , auquel on ne s'at- tend point. Qu'un beau Phebus lui dé- bite fes gentillettes , la loue avec efprit fur le n'en , fur fa beauté , fur fes grâ- ces , fur le prix du bonheur de lui plaire,,
zCo Les Pensées
elle eft fille à l'interrompre en lui difant poliment : „ Monfienr , j'ai grand peur 3> de favoir ces chofes-là mieux que Si vous j Ci nous n'avons rien de plus 5, curieux à dire, je crois que nous pou- „ vons finir ici l'entretien, „ Accom- pagner ces mots d'une grande révérence, Se puis fe trouver à vingt pas de lui , îi'eft pour elle que l'affaire d'un inftant. Demandez à vos agréables , s'il eft aifé d'étaler Ton caquet avec un efprit aulîî rebours que celui-là.
Ce n'eft pas pourtant qu'elle n'aime fort à être louée , pourvu que ce foie tout de bon , & qu'elle puiffe croire qu'on penfe en effet le bien qu'on lui dit d'elle. Pour paroître touché de Ton mérite , il faut commencer par en mon- trer.v Un hommage fondé fur l'eftime , peut flatter Ion cœur altier , mais tout galant perfiflage eft toujours rebuté ; Sophie n'eft pas faite pour exercer les petits talents d'un baladin,
fEXSÉES
ve J. J. Rousseau. 361
PENSÉES MORA LES.
Vj N ne peut réfléchir fur les mœurs , qu'on ne fe plaife à Te rappeller l'image de la {implicite des premiers temps. C'eft un beau rivage paré des feules mains de la nature , vers lequel on tourne incef- famment les yeux , &c dont on fe fent éloigner à, regret.
La feule leçon de Morale qui con- vienne à l'enfance & la plus importante à tout âge , eft de ne jamais faire de mal à perfonne. Le précepte même de faire du bien , s'il n'eft fubordonné à celui-là, eft dangereux , faux , contradictoire. Qui eft-ce qui ne fait pas du bien ? Tout le monde en fait , le méchant comme les autres j il fait un heureux aux dépens de cent miférables , 6c de là viennent toutes nos calamités. Les plus fubli-
-a6i Les Pensées mes vertus font négatives : elles font aulfi les plus difficiles , parce qu'elles font fans orientation , & au deiTus mê- me de ce plaifir ii doux au cœur de l'homme , d'en renvoyer un autre con- tent de nous. O quel bien fait héceûai- rement à les femblables celui d'entre eux , s'il en eft un , qui ne leur fait jamais de mail de quelle intrépidité d'ame , de quelle vigueur de caractère il a befoin pour cela ! ce n'eft pas en raifonnant fur cette maxime , c'eft en tâchant de la pratiquer , qu'on fent com- bien il eft grand & pénible d'y réuiîir.
m.
Le précepte de ne jamais nuire à au- trui emporte celui de tenir à la fociété humaine le moins qu'il eft poiïîble ; car dans l'état focial le bien de l'un fait né- celîairement le mal de l'autre. Ce rap- port eft dans l'etlence de la chofe & rien ne fauroit le changer ; qu'on cher- che fur ce principe lequel eft le meil-
'de' J. J. Rousseau. 363
leur de l'homme focial ou du folilaire. Un auteur illuftre dit qu'il n'y a que le méchant qui (bit feul j moi je dis qu'il n'y a que le bon qui (bit feul ; fi cette propofition eft moins fententieu- fe , elle eft plus vraie & mieux raifon- née que la précédente. Si le méchant ctoit feul , quel mal feroit-il ? C'eft dans la fociété qu'il dreflè fes machines pour nuire aux autres.
Il faut étudier la fociété par les hom- mes, &.les hommes par la fociété : ceux qui voudront traiter féparément la po- litique ôc la morale , n'entendront ja- mais rien à aucune des deux. En s'at- tàchant d'abord aux relations primiti- ves , on voit comment les hommes eu doivent être affectés , & quelles paf- fions en doivent naître. On voit que •c'efl: réciproquement par le progrès des paiïions que ces relations fe multiplient & fe relferrjntt C'eft moins la force des
a*
364 Les Pensées bras que la modération des cœurs , qui rend les hommes indépendants &c libres. Quiconque défire peu de chofes tient à peu de gens; mais confondant toujours nos vains défirs avec nos befoins phy- fiques , ceux qui ont fait de ces derniers les fondements de la fociété humaine , ont toujours pris les effets pour les cau- fes , & n'ont fait que s'égarer dans tous leurs raifonnements,
Ceft l'abus de nos facultés qui nous rend malheureux & méchants. Nos cha- grins , nos foucis , nos peines nous vien- nent de nous. Le mal moral eft incon- teflablement notre ouvrage , &c le mal phyfique ne feroit rien fans nos vices qui nous l'ont rendu fenfible.
Homme , ne cherche plus l'auteur du mat ; cet auteur c'eft toi-même. Il n'exifle point d'autre mal que celui que ta fais ou que tu fouffies, & l'un Se
DE J. J. ROU S S EAU. 365
l'autre te vient de toi. Le mal général ne peut être que dans le défordre , ôc je Vois dans le fyflême du monde un ordre qui ne fe dément point. Le mal parti- culier n'eft que dans le fentiment de l'être qui foufne ; & ce fentiment , l'homme ne l'a pas reçu de la Nature , il fe l'eft donné. La douleur a peu de prife fur quiconque , ayant peu réfléchi, n'a ni fouvenir , ni prévoyance. Otez nos funeftes progrès , ôtez nos erreurs & nos vices , otez l'ouvrage de l'hom- me , &c tout eft bien.
S'il exiftoit un homme aflfez miféra- ble pour n'avoir rien fait en toute fa vie , dont le fouvenir le rendît content de lui-même , & bien-aife d'avoir vécu, cet homme feroit incapable de jamais fe connoître , & faute de fentir quelle bonté convient à fa nature , il refteroit méchant par force & feroit éternelle- ment malheureux.
a?
■}ê6 LES PENSÉES
m
Il n'y a point de connoi(Tance mo- rale qu'on ne puiffe acquérir par l'ex- périence d'autrui ou par la fienne. Dans le cas où cette expérience eft dangé- reufe , au lieu de la faire foi-même ., on tire fa leçon de l'hiftoire.
N'allons pas chercher dans les livres des principes Se des règles que nous trouverons plus finement au dedans de nous. Lai 'Ions là toutes ces vaines dis- putes des Philofophes fur le bonheur ôc fur la vertu ; employons à nous rendre bons Se heureux le temps qu'ils perdent à chercher comment on doit l'être , $C propofons-nous de grands exemples à fuivre.
m
Celui qui a tâché de vivre de manière à n'avoir pas befoili de fonger à la mort, la voit venir fans effroi. Qui s'endert
DE J. J. ROUSSZJU. Î&7 dans le fein d "un père , n'eft pas en fouci du réveil.
•
On diroit aux murmures des impa- tients mortels , que Dieu leur doit la récompenfe avant le mérite , & qu'il eft obligé de payer leur vertu d'avance. O ! foyons bons premièrement , & puiSv nous ferons heureux. N'exigeons pas le prix avant la vidoire , ni le falaire avant le travail. Ce n'eft point dans la lice, difoit Plutarque , que les vain- queurs de nos jeux facrés font couron- nés , c'eft après qu'ils l'ont parcourue.
m
Le premier prix de la juftice eft de fentir qu'on la pratique.
La prix de l'ame confifte dans le mé- pris de tout ce qui peut la troubler.
Hommes foycz humains , c'eft votre Q.4
7,6% Les Pensées
premier devoir : foyez-le pour tous les états , pour tous les âges , pour tout ce qui nJeft point étranger à l'homme. Quelle fageffe y a-t-il pour vous hors de l'humanité ?
I/occafîon de faire des heureux eft plus rare qu'on ne penfe : la punition de l'avoir manquée eft de ne la plus retrouver.
Malheur à qui ne fait pas facri- fler un jour de plaifir aux devoirs de l'humanité.
Ce n'eft pas d'argent feulement qu'ont befoin les infortunés , & il n'y a que les pareileux de bien faire qui ne fâchent faire du bien que la bourfe à la main.
Quiconque veut être homme en effet: doit fa voir redefcendre. L'humanité coule comme une eau pure & falutaire.
de J. J. Rousseau. $6?
ôc va fertilifèr les lieux bas , elle cher- che toujours le niveau , elle iaiffe à fec ces roches arides qui menacent la cam- pagne tk ne donnent qu'une ombre inu- tile ou des éclats pour écrafer leurs voifins.
Si c'en: la raifon qui fait l'homme , c'eft le fentiment qui le conduit,
Les grandeurs du monde corrom- pent l'ame , l'indigence l'avilit.
m
Si la triftefTe attendrit l'ame , uns profonde affliction l'endurcit.
®
On perd tout le temps qu'on peut mieux employer.
C'eft un fécond crime de tenir un ferment criminel.
j7o Les Pensez?
Un état permanent eft-il fait pour l'homme ? Non , quand on a tout ac^ quis , il faut perdre -, ne fut-ce que le plaiiir de la ponefïion , qui s'ufe par elle».
Les chagrins & les peines peuvent erre comptés pour des avantages en ce qu'ils empêchent le coeur de s'endurcît aux malheurs d'autrui. On ne fait pas quelle douceur c'eft de s'attendrir fur fes propres maux & fur ceux des autres-' La feniïbilité porte toujours dans l'ame un certain contentement de foi-même indépendant de la fortune &: des événe- ments.
*
Le pays des chimères efl en ce mon- de le feul digne d'être habité ; & tel eft le néant des chofes humaines , que hors l'être exiftant par lui-même , il n'y a. ùen de beau que ce qui n'elt pas.
Dt J. J. Rousseau. $71
La pure morale eil Ci chargée de de- voirs feveres , que fi on la furcharge en- core de formes indifférentes , c'eft pres- que toujours aux dépens de l'effentieL On dit que c'eft le cas de la plupart des Moines , qui , fournis à mille règles inu- tiles , ne favent ce que c'eft qu'honneur & vertu.
ۤ
Nul ne peut être heureux s'il ne jouit de fa propre eftime.
Si la véritable jouiflànce de I'ame eM dans la contemplation du beau , com- ment le méchant peut-il l'aimer dans autrui , fans être forcé de fe haïr lui- même ;
Il n'y. a d'azyle fur que celui où Pora peut échaper à la honte & au repentir.
■xyi Les Pensées
•
Les mauvaifes maximes font pures que les mauvaifes actions. Les partions déréglées infpirent les mauvaifes ac- tions ; mais les mauvaifes maximes cor- rompent la raifon même , & ne laiflfent plus de reflburce pour revenir au bien»
&
L'amour propre eft un ïnftrument utile , mais dangereux , fou vent il bleflè la main qui s'en fert , & fait rarement du bien fans mal.
m
L'abus du favoir produit l'incrédu- lité. Tout favant dédaigne le fenti- ment vulgaire ; chacun en veut avoir un à foi. L'orgueilleufe philofophie mè- ne à l'efprit fort , comme l'aveugle dé- ▼otion au fanatifme.
«
L'intérêt particulier nous trompe ; il n'y a que l'efpoir du jufte qui ne trompe point.
dz J. J. Rousseau. 373
m
Tel eft le fort de l'humanité > la raî- fon nous montre le but , & les payions nous en écartent.
Tout eft fource de mal au-delà du néceflaire phyfique. La nature ne nous donne que trop de befoins ; & c'eft au moins une très haute imprudence de les multiplier fans nécelïité , & mettre ainfî fon ame dans une plus grande dé- pendance.
®
Le premier pas vers le vice eft de met- tre du myftere aux actions innocentes , & quiconque aime à fe cacher , a tôt ou tard raifon de fe cacher. Un feui précepte de morale peut tenir lieu de tous les autres ; c'eft celui-ci : „ Ne fais „ ni ne dis jamais rien que tu ne veuilles „ que tout le monde voie Se entende ; ,<> & pour moi j'ai toujours regardé com- me le plus eftunable des hommes ce Rc*
574 Les Pensées
main qui vouloir que fa maifon fut conf-
truite de manicre qu'on vît tout ce qui
s'y faifoit.
@
C'eft le dernier degré de l'opprobre de perdre avec l'innocence le fentiment qui la faifoit aimer.
0
Il y a des objets fi odieux qu'il n'eft pas même permis à l'homme d'honneur de les voir. L'indignation de la verra ne peut fupporter le fpectacle du vice*
Le fage obferve le dé (ordre public qu'il ne peut arrêter ; il Tobferve & montre fur fon vifage attrifté la douleur qu'd lui caufe ; mais quant aux défor- dres particuliers r il s'y oppofe ou dé- tourne les yeux de peur qu'ils ne s'au.~ torifent de ia préfence,
Les illuHons de l'orgueil font la foar*
pr J. J. Rousseau. 375
ce de nos plus grands maux : mais la contemplation de la mifere humaine rend le fage toujours modéré. Il fe tient à fa place , il ne s'agite point pour en fonir , il n'ufe point inutilement fes forces pour jouir de ce qu'il ne peur eonferver , &c les employant toutes à bien pofléder ce qu il a , il eft en effet plus puiffant & plus riche de tout ce qu'il défire de moins que nous. Etre mortel & périiîable , irai- je me former des nœuds éternels fur cette terre , où tout change , où tout paflè , de dont je difpa- ïoîtrai demain ?
Travailler eft un devoir indifpenfa- ble à l'homme (bciât. Riche ou pauvre* puiffant ou foible , tout citoyen oiiif eft. un fripon.
L'homme & le citoyen , quel qu'il ioit , n'a d'autre bien à mettre dans la fociéîé <^ue lui-même } tous fes autres
<$-?6 Les P e ns ê e s
biens y font malgré lui ; 6c quand un homme eft. riche , ou il ne jouit pas de fa richeiïe, ou le public en jouit aufli. Dans le premier cas , il vole aux autres ce dont il fe prive; & dans le fécond, il ne leur donne rien. Ainfi la dette fo- ciale lui refte toute entière , tant qu'il ne paye que de fon bien.
La patience eft amere ; mais fon fruit cft doux.
Il faut une ame faine pour fentir les charmes de la retraite.
Une ame faine peut donner du goût à des occupations communes , comme la ianté du corps fait trouver bon les aliments les plus fimples.
Quand le cœur s'ouvre aux paffions y ;1 s'ouvre à l'ennui de la vie.
de J. J. Rou sseav. 577
m
L'efprit s'étrécit à mefure que l'ame fc corrompt.
m
Quand l'imagination eft une fois fa- lie , tout devient pour elle un fujet de fcandale. Quand on n'a plus rien de bon que l'extérieur , on redouble tous fes foins pour le conferver.
Ce font nos paflions qui nous irritent contre celles des autres ; c'eft notre in- térêt qui nous fait haïr les méchants; s'ils ne nous faifoient aucun mal , nous aurions pour eux plus de pitié que de haine. Le mal que nous font les mé- chants , nous fait oublier celui qu'ils fe font à eux-mêmes. Nous leur pardon- nerions plus aifément leurs vices , Ci nous pouvions connoître combien leur propre cœur les en punit. Nous fentons PofFenfe , & nous ne voyons pas le châ-
378 iis Pensées
tknent ; les avantages font apparents , la peine eft intérieure. Celui qui croit jouir du fruit de fes vices n'eft pas moins tourmenté que s'il n'eût point réuiïi : l'objet eft changé , l'inquiétude eft la même : ils ont beau montrer leur fortu- ne & cacher leur cœur , leur conduite le montre en dépit d'eux : mais pour le voir il n'en faut pas avoir un fem- blable.
®
Les pafïions que nous partageons nous féduifent; celles qui choquent nos intérêts nous révoltent 5 & par une in- conféquence qui nous vient d'elles *, nous blâmons dans les autres ce que nous voudrions imiter. L'averfion &C l'illufion font inévitables , quand on eft forcé de fourïrir de la part d'aimui le mal qu'on feroit fi l'on étoit à fa place.
de J. J. Rousseau. 379
PENSÉES DIVERS ES.
L E s plaifirs excluais font la mort du plaifir.
m
S'abftenir pour jouir, c'eft l'épiçu- réifme de la raifon.
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Jamais les cœurs fenfibles n'aimèrent les plaifirs bruyants , vain &: ftérile bonheur des gens qui ne Tentent rien , ôc qui croient qu'étourdir la vie c'eft en jouir.
®
La variété des défîrs vient de celle des connoilfances , Ôc les premiers plai- firs qu'on connoît font long-temps les feuls qu'on recherche.
9
La fuprême jouiftance efl: dans le con- tentement de foi- même.
380 Les Pensées
Les vrais amufements font ceux qu'on partage avec le peuple; ceux qu'on veut avoir à foi feul , on ne les a plus.
8
Le plaifir qu'on veut avoir aux yeux «les autres , eft perdu pour tout le mon- de j on ne l'a ni pour eux , ni pour foi.
Le ridicule que l'opinion redoute fur toute chofe, eft toujours à côté d'elle pour la tyrannifer &: pour la punir. On n'eft jamais ridicule que par des formes déterminées ; celui qui fait varier fes fituations & Tes plaifirs , efface aujour- d'hui l'impreifion d'hier ; il eft comme nul dans l'efprit des hommes , mais il jouit i car il eft tout entier à chaque heure & à chaque ehofe.
m
Changeons de goût avec les années , ne déplaçons pas plus les âges que les
de J. J. Rousseau. 381'
faifons: il faut être foi dans tous les temps, & ne point lutter contre la nature : ces vains efforts ufent la vie , ÔC nous empêchent d'en ufer.
On voit rarement les penfeurs fc plaire beaucoup au jeu , qui fufpend cette ha- bitude ou la tourne fur d'arides combi- naifonsi auiïi l'un des biens, & peut- être le feul qu'ait produit le goût des fciences , eft d'amortir un peu cette paf- fion fordide : on aimera mieux s'exer- cer à prouver l'utilité du jeu que de s'y livrer.
On n'eft curieux qu'à proportion qu'on eft inftruit.
L* ignorance n'eft un obftacle ni au bien ni au mal ; elle eft feulement l'état naturel de l'homme.
m
L'ignorance n'a jamais fait de mal >
i ti Les ? e n s i es
Terreur feule eft funefte, & on ne s'égare ' point, parce qu'on ne fait pas , mais parce qu'on croit favoir.
9
Naturellement l'homme ne penfe gue- Tes. Penfer eft un art qu'il apprend com- me tous les autres & même plus diffici- lement.
L'efprit non plus que le corps ne porte que ce qu'il peut porter. Quand l'enten- dement s'approprie les chofes avant de les dépofer dans la mémoire , ce qu'il en tire enfuite eft à lui. Au lieu qu'en furchargeant la mémoire à Ton inlu , on s'expofe à n'en jamais rien retirer qui lui foit propre.
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L'abus des livres tue la feience ; croyant favoir ce qu'on a lu , on fe croie diipenfé de l'apprendre.
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Les livres n'apprennent qu'à parler de ce qu'on ne lait pas.
DE J. J. ROVSSZ^W. 3S3
Rien ne conferve mieux l'habitude de réfléchir que d'être plus content de foi que de fa fortune.
Un fot peut réfléchir quelquefois ; mais ce n'eft jamais qu'après la fottife.
«
Il n'y a qu'un géomètre & un fot qui puifient parler fans figure.
m
C'efl; peu de chofe d'apprendre les langues pour elles-mêmes , leur ufage n'eft pas fi important qu'on croit ; mais l'étude des laïques mène à celle de la grammaire générale. Il Lut apprendre" le latin pour favoir le François, il faut étudier & comparer l'un & l'autre , pour entendre les règles de l'art de parler.
»
ïl n'y a point de vrai progrès de rai-
5$4 Le s P E N sa è$ fon dans l'efpece humaine, parce que tout ce qu'on gagne d'un coté , on le perd de l'autre , que tous les efprits par- tent toujours du même point , & que le temps qu'on emploie à favoir ce que d'autres ont penfé, étant perdu pour apprendre à penfer foi-même , on a plus de lumières acquifes & moins de vi- oueur d'efprit. Nos efprits font com- me nos bras exercés à tout faire avec des outils, & rien par eux-mêmes.
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C'eft une chofe bien commode que la critique j car où l'on attaque avec un mot , il faut des pages pour fe défendre.
m
Il y a peu de phrafes qu'on ne puilTe rendre abfurdes en les ifolant. Cette manœuvre a toujours été le taLt.it des critiques fubalternes ou envieux.
Il y a une gentillefle de ftyle , qui ,
n'étant
de J. J. Rousseau. 385
n'étant point naturelle ne vient d'elle- même à perfonne , 8c marque la préten- tion de celui qui s'en fert.
Tout obfervateur qui fe pique d'eC- prit eft fufpect. Sans y fonger il peut facrifier la vérité des chofes à l'éclat des penfées , 8c faire jouer fa phrafe aux dépens de la juftice.
Il y a un certain uniflon d'âmes qui s'*apperçoit au premier inftant 8c qui pro- duit bientôt la familiarité.
Le penfer mâle des âmes fortes leur donne un idiome particulier 5 & les âmes communes n'ont pas la grammaire de cette langue.
La véritable politefle confifte à mar- quer de la bienveillance aux hommes»
R
5SÉ Les Pensées
Le plus lent à promettre eft toujours le plus fidèle à tenir.
è
Ceft un excellent moyen de bien voir les conféquences des chofes que de fentir vivement tous les rilque? qu'elles nous font courir.
Quelquefois le myftere a fu tendre fon voile au fein de la turbulente joie &: du fracas des feftins.
S
Plus le corps eft foible , plus il com- mande j plus il eft fort , plus il obéit. Toutes les pallions fenfuelles logent dans des corps efféminés ; ils s'en irri- tent d'autant plus qu'ils peuvent moins les fatisfaire.
®
La gourmandife eft le vice des coeurs 4gui n'ont poinc d'étoile.
ve J. J. KousseJù. 3S7
L'ingratitude feroit plus rare , Ci les bienfaits à ufure étoient moins com- muns. On aime ce qui nous fait du bien; c'eft un fentiment 11 naturel ! l'inoratitu- de n'eft pas dans le cœur de l'homme 5 mais l'intérêt y eft : il y a moins d'o- bligés ingrats , que de bienfaiteurs in- térefles. Si vous me vendez vos dons, je marchanderai fur le prix ; mais fi vous feignez de donner , pour vendre à votre mot , vous ufez de fraude. C'ett d'être gratuits qui les rend ineftimables.
Le cœur ne reçoit de loix que de lui- même; en voulant l'enchaîner on le dé- gage, on l'enchaîne en le laiiïant libre.
On peut ré/îfter à tout hors à la bien- veillance , & il n'y a pas de moyen plus fur d'acquérir l'affeclrion des autres que de leur donner la fieune.
R:
;88 LES TZNSÉES
m
Que ceux qui nous exhortent à faire ce qu'ils difent , & non ce qu ils font, difent une grande abfurdité i qui ne fait pas ce qu'il dit , ne le dit jamais bien ; car le langage du cœur , qui touche ôt perfuade , y manque.
m
Les cœurs qu'échauffent un feu célcfte trouvent dans leurs propres fentiments une forte de jouiflfance pure Se déli- cieuse indépendante de la fortune Se du refte de l'univers.
m
Il n'eft pas dans le cœur humain de fe mettre à la place des gens qui font plus heureux que nous , mais feulement de ceux qui font plus à plaindre.
è
On ne plaint jamais dans autrui que . des maux dont on ne fe croit pas exempt foi-même.
Les confolations indiferettes ne font
DE J. J. ROVS SEAU. 389
qu'aigrir les violentes afflictions.
C'eft fur-tout la continuité des maux qui rend leur poids infupportable , & l'ame réfifte bien plus aifément aux vi- ves douleurs qu'à la criftefTe prolongée.
9
Un cœur malade ne peut gueres écou- ter la ' raifon que par l'organe du fen- ciment.
A
Quand l'amour s'eft infinité trop avant dans la fubftance de l'ame , il eft bien dif- ficile de l'en châtier ; il en renforce & pénètre tous les traits comme une eau forte Se corrofive.
m
Le jargon fleuri de la galanterie eft beaucoup plus éloigne du. fentiment que le ton le plus fimple qu'on, puifle prendre.
® .' Louer quelqu'un en face , à" moins
R 5
$<?o Les Pensées
que ce ne foie fa maîtreffe, qu'eft-ce faire autre chofe , ïînon le taxer de va- nité ?
$ Tout eft plein de ces poltrons adroits qui cherchent , comme on dit , à tâter leur homme ; c'eft-à-dire , à découvrir quelqu'un qui foit encore plus poltron qu'eux & aux dépens duquel ils puiflcnt fe faire valoir.
m
L'opinion reine du monde n'eft point foumife au pouvoir des Rois ; ils font eux-mêmes fes premiers efclaves.
Pour ne rien donner à l'opinion , il ne faut rien donner à l'autorité , & la plupart de nos erreurs nous viennent bien moins de nous que des autres.
Rien ne rend plus infenfible à la rail- lerie que d'être au delfus de l'opinion.
DE].]. ROVSSLAV. 3^1
ê
On ne s'ennuye jamais de Ton état , quand on n'en connoît point de plus agréable. De tous les hommes du mon- de , les fauvagcs font les moins curieux j tout leur eft indifférent: ils ne jouiflènt pas des chôfes , mais d'eux ; ils partent leur vie à ne rien faire , & ne s'en-
nuyent jamais.
vas? L'homme du monde eft tout entier dans (on mafquc. N'étant prefque ja- mais en lui-même , il y eft toujours étranger & mal à fon aife , quand il eft forcé d'y rentrer. Ce qu'il eft n'eft rien, ce qu'il paroît eft tout pour lui.
* L'honnête homme du monde n'eft point celui qui fait de bonnes a&ions , mais celui qui dit de belles chofes.
®
Ceft dans les appartements dorés qu'un écolier va prendre les airs du
R 4
3<)i Les "Pensées
monde ; mais le fage en apprend les myfieres dans la chaumière du pauvre.
m
Une des chofes qui rendent les pré- dications le plus inutiles , eft qu'on les fait indifféremment à tout le monde , fans difcernement & fans choix. Com- ment peut-on penfer que le même fer- mon convienne à tant d'auditeurs fi di- verfement difpofés , fi différents d'ef- prits , d'humeurs , d'âges , de fexes , d'états ôc d'opinions î II n'y en a peut- être pas deux auxquels ce qu'on dit à tous puiffe être convenable; &c toutes nos affections ont fi peu de confiance , qu'il n'y a peut-être pas deux moments dans la vie de chaque homme , où le 2 difcours fit fur lui la même ira- preffion.
Les récompenfes font prodiguées au bel efpiit , & la vertu refte fans hon- neurs. Il y a mille prix pour les beaux difcours, aucun pour les belles actions,
de J. J. Rousseau. 395
Les anciens politiques partaient fans ceOfe de mœurs 8c de venus ; les nôtres ne parlent que de commerce & d'ar- gent.
m
La liberté n'eft dans aucune forme de gouvernement , elle eft dans le cœur de l'homme libre , il la porte par-tout avec lui , l'homme vil porte par-tout la fervitude.
Etre pauvre fans être libre; c'eft le pire état où l'homme puiiîe tomber.
S
Le démon de la propriété infede tout ce qu'il touche.
Il n'y a point d'a(îbciatîon plus commune que celle du fafte & de la lézine.
m
Pat -tout où l'on fubftitue rutile à R $
5^4 Lls Pzxsâe? l'agréable, l'agréable y gagne prefque toujours.
Quiconque jouit de la fanté & ne manque pas du néceflàire , s'il arrache de Ton coeur les biens de l'opinion eft allez riche: c'eft l'attrea meâïoahas «i'Korace.
Jamais homme fans défauts eut-il de grandes vertus ?
Dans le nord les hommes confom- ment beaucoup fur un fol ingrat ; dans le midi ils conformaient peu fur un iol fmile. De là naît une différence qui rend les uns laborieux , & les autres contemplatifs. La fociété nous offre en même Heu l'image de ces différences entre les pauvres & les riches. Les pre- miers habitent le fol ingrat & les autres le pays fertile.
Je- n'ai jamais vu d'homme ayant 0>
t>E J. J. ROVSSEJU. 395 la fierté daîis l'âme en montrer dans fou maintien. Cette affectation eil bien plus propre aux âmes viles tic vaines.
Le meilleur mariage expofe à des ha- zards j & comme une eau pure & cal- me commence à fe troubler aux appro- ches de l'orage , un cœur timide Se chafte ne voit point fans quelque allarme le prochain changement de forv. état.
m
Une bonne mère s'amufe pour amu- fer Tes enfants , comme la colombe amol- lit dans Ton eftomac le grain dont elle veut nourrir fes petits.
Il y a de la peine & non du- gcut 1 troubler l'ordre de la natuie , à. lui arra- cher des. productions- invok-^fa-ires qu'elle donne à regret dans fa maiédre- don » Se qui y n'ayant ni qk -'tït-é- , n£&?
&6
yy6 Les Pensées
veur , ne peuvent ni nourrir l'eftomac , ni flatter le palais. Rien n'eft plus infc» pide que les primeurs ; ce n'eft qu'à grands frais que tel riche de Pans avec fes fourneaux &c Ces ferres chaudes vient à bout de n'avoir fur fa table que de mauvais légumes & de mauvais fruits. Si j'avois des cérifes quand il gèle, £c des melons ambres au cœur de l'hy ver 3 avec quel piaifir les goûterois-je , quand mon palais n'a befoin d'être humecté ni rafraîchi ? Dans les ardeurs de la cani-» cule le lourd maton me feroit-il fore agréable ? Le préférerois-je fortant de la poêle , à la grofeiile , à la fraife , & aux fruits défaltérants qui me font of- ferts fur la terre fans tant de foins ? Couvrir fa cheminée au mois de Jan- vier de végétations forcées , de fleurs pâles &: fans odeur , c'eft moins parer l'hyver que déparer le printemps ; c'efl: 5'ôter le piaifir d'aller dans les bois chercher la première violette , épier le premier bourgeon , & s'écrier dans
de J. J. Rousseau, S9?
un faifmement de joie ; mortels , vous n'êtes pas abandonnés , la nature vit encore !
m
Combien d'iiluftres portes ont des fuifïes ou portiers qui n'entendent que par geftes , ôz dont les oreilles lont dans leurs mains ?
La Comédie doit renréfenter au na- turel les mœurs du peuple pour lequel elle eft faite , afin qu'il s'y corrige de Tes vices Se de Tes défauts , comme on ô:e devant un miroir les taches de fon vifage.
Le fpectacle du monde 3 difoit Pytha- gore , reflfemble à celui des jeux olympi- ques. Les uns tiennent boutique , ôC ne fongent qu'à leur profit > les autres y payent de leur perfonne , ôc cher- chent la gloire ; d'autres fe contentent de voir les jeux 3 ôc ceux-là ne font pas. ics pûte».
39«
Les Pensées
Les Orientaux, bien queues volup- tueux 3 font cous logés & meublés Am- plement. Ils regardent la vie comme un voyage , & leur maifon comme un cabaret. Cette raifon prend peu fur nous autres riches , qui nous arran- geons pour vivre toujours.
La cha(Te endurcit le cœur suffi bien que le corps ; elle accoutume au fang „ à la cruauté. On a fait Diane ennemie de l'amour , & l'allégorie eft très jufte : les langueurs de l'amour ne naiûeiii que dans un doux repos ; un violent exer- cice étouffe les fentiments tendres. Dans les bois , dans les lieux champêtres , l'a- mant , le chaflèur font fi diverfement arfedés , que fur les mêmes objets ils portent des images toutes différentes Les ombrages frais ,. les bocages , les doux azyles du premier , ne font pour L'autre que des viandis, des
DE j, j. Rousseau. 3 5>9
forts , des remifes : où l'un n'entend que roffignols , que ramages s l'autre fe figure les cors , & les cris des chiens -, l'un n'imagine que dryades Se nym- phes, L'autre piqueurs, meutes & che-
vaux.
L'abus de la toilette n'eu: pas ce qu'on penfe, il vient bien plus d'ennui que de vanité. Une femme qui pane ffx heures à fa toilene , n'ignore point qu'elle n'en fort pas mieux mife que celle qui n'y paflè qu'une demi-heu- re ; mais c'eft autant de pris fur iTaf- fommante longueur du temps , & il vaut mieux s'amufer de foi que de s'ea- nuyer de tout.
m
La tangue françoife eft , dit-on , la plus chafte des langues -, je la crois , moi , la plus obfcene : car il me femble que la chafteté d'une langue ne confite pas. à évites avec foin les tours désbs»*
40© Les Pensées nêtes , mais à ne les pas avoir. En effet , pour les éviter , il faut qu'on y penfe ; <k il n'y a point de langue où il foit plus difficile de parler purement en tout fens que lafrançoife. Lele&eur toujours plus habile à trouver des fens obfcenes , que Fauteur à les écarter, fe fcandalife & s'effarouche de tout. Comment ce qui paffe par des oreilles impures ne con- tracteroit-il pas leur fouillure ? Au con- traire , un peuple de bonnes mœurs a des termes propres pour toutes chofes ; & ces termes font toujours honnêtes , parce qu'ils font toujours employés honnêtement.
m
Confultez le goût des femmes dans les chofes phyfiques , & qui tiennent au jugement des fens ; celui des hommes dans les chofes morales , & qui dépen- dent plus de l'entendement. Quand les. femmes feront ce qu'elles doivent être , files fe borneront aux chofes de leur compétence > Ôc jugeront toujours biens
de J. J. Rousse au. 4°* niais depuis qu'elles fe font établies les arbitres de la littérature , depuis qu'elles fe font mifes à jtjger les livres , & à en faire à toute force , elles ne fe eonnoiflênt plus à rien. Les auteurs qui confultent les favantes fur leurs ouvrages a font toujours fûrs d'être mal confeillés ; les galants qui les confultent fur leurs parures font toujours ridicu- lement mis.
m
La meilleure manière d'apprendre à bien juger , eft celle qui tend le plus à fimplifier nos expériences , & à pouvoir même nous en paifef fans tomber dans l'erreur. D'où il fuit qu'après avoir long- temps vérifié les rapports des fens l'un par l'autre, il faut encore apprendre à vérifier les rapports de chaque fens par lui-même , fans avoir befoin de recou- rir à un autre fens i alors chaque fen- fation deviendra pour nous une idée , & cette idée fera toujours conforme à la vérit é.
4oz Les Pensées
On croît que la phyfîonomîe n'efl: qu'un fïmple développement des traits déjà marqués par la nature. Pour moi je penferois qu'outre ce développement, les traits du vifage d'un homme vien- nent infenfiblemeut à fe former & pren- dre de la phyfîonomie par l'imprciïîon fréquente de habituelle de certaines af- fections de l'ame. Ces affections fe marquent fur le vifage , rien n'efl: plus certain , 5c quand elles tournent en ha- bitudes , elles y doivent laitier des im- preffions durables. Voilà comment je conçois que la phyfionomie annonce le caractère, & qu'on peut quelquefois ju- ger de l'un par l'autre , fans aller cher- cher des explications myftérieufes, qui fuppofent des connoiflances que nous n'avons pas,
®
Pour vivre dans le monde il faut fa- voir traiter avec les hommes , il faut
de J. J. Roussie u. 403 connoître les inftmments qui donnent pnfe fur eux ; il faut calculer Faction &c réaction de l'intérêt particulier dans la fociété civile , & prévoir fi jufte les évé- nements , qu'on Toit rarement trompé dans Tes entreprifes , ou qu'on ait du moins toujours pris les meilleurs moyens pour réufïir.
L'attrait de l'habitude vient de la pa- refle naturelle à l'homme, &c cette pa- refte augmente en s'y livrant : on fait plus aifément ce qu'on a déjà fait , la route étant frayée devient plus facile à fuivre. Aufïi peut-on remarquer que l'empire de l'habitude eft très grand fur les vieillards ôc fur les gens indolents , très petit fur la jeu nèfle ôc fur les gens vifs. Ce régime n'eft bon qu'aux âmes foibles , 5z les affoiblit davantage de jour en jour. La feule habitude utile aux enfants eft de s'aflervir fans peine à la né- cefficé des chefes , & la feule habitude
404 Les Pensées
utile aux hommes , eft de s'aifervir fans peine à la raifon. Toute autre habitude eft un vice.
m
L'exiftence des êtres finis eft fi pau- vre & ii bornée , que quand nous ne voyons que ce qui eft, nous ne Tom- mes jamais émus. Ce font les chimè- res qui ornent les objets réels , &c il l'imagination n'ajoute un charme à ce qui nous frappe , le ftérile plaiiîr qu'on y prend Te borne à l'organe , 8c lailîe toujours le cœur froid»
FIN.
i/^^rsisecssmf^z^^jynrr g jjjjt.saaeazy-'s
TABLE
DES ARTICLES.
Dieu, Pa§£ *
Evangile , 3
Athéifme , Fanatifme , 7
Reliq-'ton , 9
Oraifon , Dévotion , DfWtt » *4 Confcience ,
Mot dite de nos aBions , 2-°
Taffions , z4
Bonheur , 3 2-
Vertu, 41
Jîonneur , 47
Chafteté , pureté , p^«r , 4$
#«Ya * *
Amour de la Patrie , 5 ^ Amour propre , Amour de foi-meme , $ 9 Amour ,
Amants , 75
y4#*i ? Amitié , 7/
„ • 9® Sentiment ,
TABLE |
|
Nature , Habitude , |
8z |
Vice , |
S4 |
Méchanceté , Méchant , |
8S |
Hjpocrife , |
88 |
Caractères , |
89 |
Coquetterie , |
5>4 |
Coups du fort y |
97 |
Jnftitutions foetales , |
5>5 |
Peuple , |
101 |
Gouvernement , |
IO(j |
j^i , Royaume , |
109 |
Légiflateur , |
1 1 1 |
Loi , |
"3 |
Liberté , |
TI5 |
Dépendance , |
1 i<î |
Z#.Y£ , |
117 |
Riches , Richefes > |
121 |
Mendiants , |
1 zz |
Suicide , |
iz7 |
Duel , |
131 |
Excès du vin , |
156 |
Aiiûadies , |
138 |
Médecine , Médecins , |
139 |
Mort , |
m; |
DES ARTICLES.
Etude , J47
Etude du monde , *49
Etude des Sciences , 1 5 x
Sciences & Arts , 1 5 2
Talent, . i6i
Imagination , J7°
Signes , l 7 3
Afc«, J78
Accent , JSo
r^r* , » 8:i
Muficjue , J « 3
AJfemble'es de Danfi , i S 8
D*/*/» > 1 9 *
Conversation , Politejfe , Art de tenir
Mai fin , 19Z
Maîtres, Domeftiques , 198
Campagne , 2.° 5
Tableau du lever du Soleil, z®8
Bifloire, 2.10
Voyages , 2. 1 4
Homme , 2-1S
Etude de l'Homme , 2. 3 a
Liberté de V Homme , 2-3 5
TABLE DES ARTICLES.
■Grandeur de l'Homme , * 3 5 Foibleffe de l'Homme , 2. 3 ^ Sa<re(fe humaine , 2 3 7 Homme fauvage s z 3 9 Homme civil , i45 Différence de l'homme policé & de l'hom- me fauvage , 246 V Homme comparé a V animal y 149 Femme , . 1 5 3 #//«, 265 Société conjugale , 2.72. Devoir des Mères , 2. S 5 Devoir des Pères , * 9 s Education , % 9 3 Enfants, %99 Adolefcence , 3 ! & Portrait er caraÛere tf Emile , 3 2 7 ./4///n? , 3 37 Portrait & caraÛere de Sophie , 3 45 Penfées morales , 3 " * P en fées diverfes , 379
Fin de la Table,
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