SUPPLEMENT

A L A

COLLECTION

DES ŒUVRES

D E

J.T. ROUSSEAU,

TOME TREIZIEME.

Digitized by the Internet Archive

in 2010 with funding from

University of Ottawa

http://www.archive.org/details/1782collectionco13rous

SUPPLÉMENT

A L A

COLLECTION

DES ŒUVRES

D E

Il ROUSSEAU,

Citoyen de Genève. TOME PREMIER.

A GENEVE.

M. D C C. L X X X I I.

i&

OBSERVATIONS

Sur le Dlfcours qui a remporté le Prix de V Académie de Dijon en P année 1750,7///- cette Queflion propofée par la même Académie : Si le rétabliffement des Sciences ck des Arts a contribué à épurer les mœurs ( a ).

L'Auteur du Difcours Académique qui a remporté le prix à l'Académie de Dijon, eft invité par des perfonnes qui prennent intérêt au bon & au vrai qui y régnent , à publier ce Traité plus ample , qu'il avoit projette & depuis fupprimé.

On efpere que le Lecteur y trouverait des éclairciffemens ôc des modifications à pluiîeurs propositions générales , fuf- «ceptibles d' exceptions & de reftri&ions. Tout cela ne pouvoit encrer dans un Difcours Académique , limité à un court efpace. Cette forte de ftyle non plus ri admet peut-être pas de pa- reils détails , &c ce feroit d'ailleurs paroître fe défier trop des lumières & de l'équité de fes Juges.

C eft ce que des perfonnes bien intentionnées ont voulu faire entendre à certains Lecteurs hériffés de difficultés & peut- être de mauvaife humeur de voir le luxe trop vivement atta- qué. Ils fe font récriés fur ce que l'Auteur femble , difent-ils , préférer la Situation étoit l'Europe avant le renouvellement

(g ) Ces obfervations parurent dans Mercure & qui parut dans le :c. vol.

un des volumes du Mercure de France de juin de cette année : cette Lettre

de l'année 17.51, & M. RoufTcau y de M. Roufl'eau fe trouve à la page

répondit par une Lettre à M. l'Abbé 61 du fécond volume des Mélanges.; Raynal , qui étoit alors l'Auteur du

Sup. de la Collée. Tome L A

2 OBSERVATIONS.

des fciences , état pire que l'ignorance par le faux (avoir ou le jargon fcholaftique qui étoit en règne.

Us ajoutent que l'Auteur préfère la rufticité à la politeffe , & qu'il fait main baffe fur tous les Savans & les Artiftes. Il auroit , difent - ils , encore marquer le point d'où il part pour déflgner l'époque de la décadence , & en remontant à cette première époque, faire comparaifon des mœurs de ce- tems-là avec les nôtres. Sans cela nous ne voyons point juf- qu'où il faudroit remonter , à moins que ce ne foit au tçms des Apôtres.

Us difent de plus , par rapport au luxe , qu'en bonne poli- tique on fait qu'il doit être interdit dans les petits Etats , mais que le cas d'un Royaume tel que la France , par exemple r eft tout différent. Les raifons en font connues.

Enfin voici ce qu'on objeéte. Quelle conclufion pratique peut- on tirer de la Thefe que l'Auteur foutient ? Quand on lui accorderoit tout ce qu'il avance fur le préjudice du trop grand nombre de Savans, & principalement de Poètes, Peintres & Muiiciens , comme au contraire fur le trop petit nombre de Laboureurs. C'eft, dis-je , ce qu'on lui accordera fans peine. Mais quel ufage en tirera-t-on? Comment remédier à ce dé- tordre , tant du côté des Princes que de celui des particuliers ? Ceux-là peuvent-ils gêner la liberté de leurs fujets par rap- port aux profeflions auxquelles ils fe defïinent? Et quant au luxe , les loix fomptuaires qu'ils peuvent faire n'y remédient jamais à fond ; l'Auteur n'ignore pas tout ce qu'il y auroic à dire là-deffus.

Mais ce qui touche de plus près la généralité des Lecteurs ,

OBSERVATIONS. 5

ceft de favoir quel parti ils en peuvent tirer eux-mêmes en qualité de fimples particuliers, & c'eft en effet le point im- portant , puifque fi l'on pouvoit venir à bout de faire concourir volontairement chaque individu particulier à ce qu'exige le bien public , ce concours unanime feroit un total plus com- plet , & fans comparaifon plus folide , que tous les réglemens imaginables que pourraient faire les Puiffances.

Voilà une vafte carrière ouverte au talent de l'Auteur, ôc puifque la preffe roule 6c roulera vraifemblablement ( quoi qu'il en puiffe dire ) & toujours plus au fervice du frivole & de pis encore qu'à celui de la vérité , n'eft - il pas jufte que chacun qui a de meilleures vues 6c le talent requis , concoure de ûx part à y mettre tout le contrepoids dont il eft capable ?

Il eft d'ailleurs des cas l'on ell plus comptable au public <l'iin fécond écrit qu'on ne l'étoit du premier. Il n'y a pas beaucoup de Lecteurs à qui l'on puiffe appliquer ce proverbe. A bon entendeur demi mou On ne fauroit mettre dans un trop grand jour des vérités qui heurtent autant de front le goût général, & il importe d'ôter toute prife à la chicane.

Il eft aufli bien des Ledeurs qui les goûteront mieux dans un ftyle tout uni , que fous cet habit de cérémonie qu'exigent des Difcours Académiques , & l'Auteur, qui paroît dédaigner toute vaine parure , le préférera fans doute , libéré qu'il fera par-là d'une forme toujours gênante.

P. S. On apprend qu'un Académicien d'une des bonnes villes de France , prépare un Difcours en réfutation de celui de l'Auteur. Il y fera fans doute entrer un article contre la fupprefïion totale de l'Imprimerie , que bien des gens ont trouvé extrêmement outré. A 2

OBSERVATIONS

DU MÊME M. GAUTIER, Sur la Lettre de M. Roujfeau à M, Grimm , &c~

M.

l. RoufTeau trouve que j'ai tort & qu'il a raifon. Sa déci- fion eft tour-à-fait naturelle. Me ferois-je trompé , en croyant que c'eft aux vrais Philofophes, ôc non à mon adverfaire , que je dois m'en rapporter ?

Il dit qu'il penfe en tout fi différemment de moi , que s'il lui falloit relever tous les endroits nous ne fommes pas de même avis , il feroit obligé de me combattre , même dans les chofes que j'aurois dites comme lui. J'avoue que j'ai le malheur de penfer comme toutes les Académies de l'Europe. M. RoufTeau devroit bien avoir un peu d'indulgence pour moi; il ne m'eft pas aifé de me défaire tout d'un coup de l'eftime que j'ai pour les Auteurs qui font honneur à la Répu- blique des Lettres , & de me perfuader qu'ils raifonnent tous de travers. Il eft difficile d'oublier les Logiques qu'on a lues , de fe faire une nouvelle manière de juger, & de croire que M. RoufTeau eft plus éclairé, penfe mieux que les Univer- sités & les Académies.

Si je difois, par exemple, d'après cet Orateur, que s'il faut permettre à quelques hommes de fe livrer à Vétude des Sciences & des Arts , ce ri'ejl qu'à ceux qui fe fentiront la force de marcher fuis fur les traces des Vèrulams , des Def- cartes. & des Newtons, & de les devancer; on me feroit

DE M. GAUTIER. 5

bien des queftions auxquelles je ne pourrois répondre fènfé- ment, fi je n'avois pas encore acquis cette julteffe d'efpric qu'on admire dans fes répliques. Il n'y aura donc plus, me diroit - on , de Théologiens , d'Avocats , d'Architectes , de Médecins , &c. ? Non , répondrois-je , les Sauvages font des hommes & ils s'en pajfent bien. Eh quoi ! Voulez - vous donc nous réduire à la condition des Sauvages T à vivre comme les Hottentots , les Iroquois , les Patagons , les Marocotas ? Pourquoi non ? Y a-t-il quelqu'un de ces noms qui donna Vexclufion à la vertu ? Je pourrois faire plufîeurs réponfes femblables que me fournirait M. Rouffeau ; mais fi l'on me faifoit des objections qu'il n'aurait pas prévues , je ferais fore embarraffé. Je tâcherais , il eit vrai , de me tirer d'affaire comme lui. Je me contredirais fouvent , afin de me ménager des moyens de défenfe. Ceux qui aimeraient affez le bien public pour ofer m'attaquer , je leur répondrais avec une politeffe femblable à celle des Hurons ou des Illinois. Je chan- gerais tellement le fens de leurs réponfes T qu'il deviendrait ridicule , ou je leur ferais dire tout le contraire de ce qu'ils auraient dit. J'en impoferois par ce moyen à tous ceux qui feraient affez fots pour être les dupes de mon éloquence , affez pareffeux pour ne rien examiner par eux-mêmes. Mais il m'en coûteroit trop pour fuivre les traces de M. Rouffeau ; nos fentimens font trop oppofés. Je ne pourrais jamais me réfoudre à dire aux Princes : aimez les talens , protégez ceux qui les cultivent , à caufe que les Sciences , les Lettres & les Arts étendent des guirlandes de fleurs fur les chaînes de fer dont les Peuples font chargés , étouffent en eux le fentiment

(5 OBSERVATIONS

de cette liberté originelle pour laquelle ils fembloient être nés, & leur font aimer leur efclavage. Je croirois déshonorer les Princes , les Peuples & mon jugement. Je dois donc me confoler du malheur que j'ai de ne pas penfer comme Rouffeau.

Je remarque cependant qu'il fe rapproche peu à peu du fentiment des gens de Lettres. Il y a lieu d'efpérer que s'il compofe encore cinq ou fix brochures pour prouver qu'on fie l'attaque point , & qu'il continue de répondre en difant qu'il ne répond pas , il fera parfaitement d'accord avec eux. Cela eft d'autant plus vraifemblable , qu'il emploie tout l'art poflible pour contenter la plupart de fes Ledeurs. Quel que foit votre fentiment, vous trouverez qu'il l'adopte. Si vous dites que c'eft participer en quelque forte à la fuprême intel- ligence que d'acquérir des connoiffances & d'étendre fes lumières, vous penfez comme M. Rouffeau. Prétendez -vous qu'acquérir des connoiffances , c'eft perdre fon tems ? Mon- fieur Rouffeau penfe tout comme vous. Selon lui , la fcience eft un remède excellent pour les maladies de l'ame ; & félon Jui , c'eft un poifon qui corrompt les mœurs. Il convient des divers genres d'utilité que l'homme peut retirer des Arts & des Sciences , & il affure aufîi qu'ils font vains dans l'objet qu'ils fe propofent. Si un homme modéré dit qu'il eut été à defircr qu'on fe fût livré aux Sciences avec moins d'ardeur , & qu'il ne faut pas les apprendre indiftinutemcnt à tout le inonde , M. Rouffeau eft de fon fentiment. Si vous croyez qu'il ne faut permettre en Europe qu'à trois ou quatre génies du premier ordre , de fe livrer à l'étude , vous etes de l'avis

D E M. G A U T ï E R. y

de M. RoufTeau. AfTurez-vous qu'il faut retrancher les Sciences, parce qu'elles font plus de mal aux mœurs que de bien à la. fociété ; c'eft-là du RoufTeau tout pur. Moi, je dis qu'il ne faut pas brûler les Bibliothèques 6c détruire les Univerfltés & les Académies , 6c ce font - les propres termes de M. RoulTeau. On ne finirait point Ton rapportoit tous les endroits qui marquent les précautions qu'il prend pour plaire à tout le monde.

Il dit que je ne l'entends pas ; on voit cependant que j'ai pris fon Difcours dans le même fens que l'Académie de Dijon, les Journaliftes 6c les Auteurs qui l'ont attaqué. feroit fort plaifant qu'il n'eût envoyé à cette Académie qu'un recueil d'énigmes dontperfonne n'a la clef, 6c qu'il eût oublié dans fon porte-feuille les véritables preuves de la proposition qu'il vouloit établir. Il ajoute que je n'ai point faifî l'état de la queftion : voilà un bon moyen pour donner le change aux Lecteurs. Montrer que fes raifonnemens font des fophifmes f c'eil la feule queftion dont il s'agit dans la réfutation. J'ai dit dans l'Exorde, que je me bornois à montrer combien la plupart des raifonnemens de M. RoufTeau font défectueux.

Si j'avois voulu prouver que le rétabliflement des Sciences a contribué à épurer les mœurs; j'aurois établi la propofitiou par des faits , 6c développé la manière dont elles influent fur leur pureté. J'ai penfé que cette belle matière ne pouvoit être traitée avec toute la dignité 6c l'éloquence dont elle eft fuf- ceptible , que par les meilleures plumes de l'Europe.

On diroit qu'Omar eft le génie qui dirige celle de M. Rouf- Teau. On ne peux voir , fans peine , le vrai qu'on trouve dans

S OBSERVATIONS

-quelques endroits de fon Difcours , défiguré par les excès J'emporte fon zèle , pour ne pas dire fa fureur de fe diftin- guer. C'eft George Fox qui prêche, que c'eft un rrès-grand péché de porter des boutons & des manchettes.

Voyons comment l'Auteur prouve que je n'ai point faifî fon fentiment. Par exemple , M. Gautier prend la peine de m 'apprendre qiCH y a des Peuples vicieux qui ne font pas favans. Je crois que cette obfervation porte contre le fenti- ment de M. Rouffeau ; car en fuppofant même que les Peu- ples ignorans ne font pas plus corrompus que s'ils étoient éclairés, il eft évident que les vices qui régnent parmi nous, pouvant avoir les mêmes caufes que ceux des Nations igno- rantes , il n'y a aucune nécefîké de les rejetter fur la culture des Sciences & des Lettres. Lorfqu'un effet peut avoir plu- ficurs caufes , on ne peut, avec raifon, l'attribuer à l'une déter- minément, qu'on n'ait prouvé qu'il ne provient pas des autres, C'eft ce que M. RoufTeau n'a point fait , ôc n'aurait pu faire dans la fuppofition que les Sciences pourroient être une des caufes de la dépravation des mœurs. Ce raifonnement eft fondé fur les règles de la Logique ; mais cette fcience eft trop fertile en mauvaifes chofes , félon lui, pour qu'il daigne faire attention à fes préceptes.

Pavois dit , en rapportant fon fentiment " Eh ! pourquoi » n'a -t- on plus de vertu? C'eft qu'on cultive les Belles- « Lettres, les Sciences & les Arts ». Il répond , pour cela précifement. Il donne donc l'exclufion aux caufes connues. Donc fi l'on n'avoit point cultivé les Lettres en France, on n'auroit point eu de vices; quoiqu'il foit certain par l'hiftoirc,

qu'on

DEM. GAUTIER." <y

qu'on en avoit pour le moins autant dans les fiecles d'igno- rance, que dans celui nous fommes.

M. Rouffeau auroit bien nous dire , pourquoi il admet diverfes caufes de corruption dans les autres parties du monde, & qu'il nous accorde le privilège de n'être corrompus que par les Lettres , les Sciences & les Arts. Voilà un phénomène que perfonne n'avoit remarqué avant lui.

Il eft. peut - être aufîî le feul qui ait la gloire d'avoir dit : La Science , toute belle , toute Jublime quelle eft , rfefl point faite pour Vhomme , il a Vefprit trop borné pour y faire de grands progrès , & trop de paffions dans le cœur pour rien pas faire un mauvais ufage . ... on en abufe beaucoup , on en abufe toujours.

Voilà des Oracles plus clairs & aufîi refpecTables que ceux de Delphes , de Dodone & de Trophonius. En vérité , je fuis tenté de croire que M. Rouffeau a raifon. Les Mémoires de Meilleurs de l'Académie des Sciences , ceux de la Société Royale de Londres , une infinité d'ouvrages particuliers fur les Sciences , font voir bien clairement qu'elles ne font point faites pour l'homme , qu'il a l'efprit trop borné pour y faire de grands progrès , & qu'il en abufe toujours. Les meilleurs livres de Morale , d'Hiftoire , de Philofophie , &c. ne font bons qu'à nous rendre malhonnêtes gens.

L'Orateur prononce quelquefois des Oracles qui ne font pas fi clairs; & j'avoue que fi entendre un Auteur, fignine appercevoir le rapport de toutes les chofes qu'il dit, je n'en- tends pas toujours les écrits de M. Rouffeau. Si les Sciences font vaines dans leur objet , fi ce font des occupations oileu- Suppl. de la Collée. Tome L B

jo OBSERVATIONS

les , comme il l'affine , pourquoi , dit-il, qu'elles conviennent à quelques grands génies. Pour bien ufer de la Science , il faut avoir de grands talens , de grandes vertus ; or c'eft ce qii'on peut à peine efpérer de quelques âmes privilégiées. Une arne privilégiée fe livrera-t-elle à des occupations frivoles ? Il faut plufieurs fiecles pour trouver des Auteurs qui puifTent devancer les Defcarres & les Newtons ; je confens même que chaque fiecle en produife une douzaine , à quoi ferviront les efforts de ces grands génies , puifque les Nations , à qui Ton n'aura pas permis de cultiver les Sciences , n'entendront point leurs ouvrages ? D'ailleurs , comment faura-t-on fi un homme a la force de marcher feul fur les traces des Defcartes & des Newtons , & comment le faura-t-il lui - même , fi l'on n'a peint cultivé fon efprit ? Je pourrois rapporter beaucoup d'au- tres endroits que je n'entends pas mieux ; ainfi ce n'eft pas tout-à-fait fans fondement que M. RourTeau m'aceufe de ne le pas entendre.

Il dit que je lui preferis les Auteurs qu'il peut citer , ôc que je réeufe ceux qui dépofent pour lui. Il vouloit prouver que des Peuples ignorans ont par leurs vertus fait l'exemple des autres Nations. Il donne ce fait comme certain , fur le rémoignage de quelques x\uteurs : j'en cite d'autres auffi croya- bles , qui peignent ces mêmes Peuples avec des couleurs fort différentes. Je donne leur autorité comme certaine pour imiter M. RoufTeau , & lui faire fentir que des faits tout au moins problématiques, ne fauroient lui fervir de preuves. Il y a plus; la certitude même de ces faits ne l'autoriferoit pas à con- clure que la culture des Sciences déprave les mœurs : j'en ai

DE M. GAUTIER.

dit la raifon dans la Critique. Si l'Orateur n'ell pas heureux dans les conféquences qu'il tire des faits pofés pour princi- pes , c'eit , fans doute , la faute des faits & non pas h fîenne ; pourquoi ne renferment-ils pas les concluilons qu'il en veut déduire ?

Il me reproche de m'être contenté dans la féconde partie de mon Difcours , de dire non , par - tout il a dit oui. J'avoue que j'ai eu tort de n'avoir pas mérité le reproche qu'il me. fait. Jettons un coup-d'œil fur ce qu'il appelle fes preuves. Après avoir affigné une fauffe origine aux Sciences & aux Arts , il conclut qu'ils la doivent à nos vices. C'eft avec la même force de raifonnement qu'il prouve que les Sciences font vaines dans l'objet qu'elles fe propofent. Pour montrer qu'elles font dangereufes par les effets qu'elles pro- duifent , il dit que la perte irréparable du tems efl le premier préjudice qiielles caufent néceffairement à la Société. C'efl fuppofer que les Sciences lui font inutiles. Selon lui , tandis qu'elles fe perfectionnent le courage s'énerve ; & il loue la bravoure des François. Il fouhaiteroit que nos Troupes euffenc plus de force & de vigueur , je le fouhake comme lui. On peut les accoutumer aux travaux pénibles, à fupporter la ri- gueur des faifons , fans que les Belles-Lettres , les Sciences & les Arts en fouffrent aucunement. Si la culture des Sciences efl nuijible aux qualités guerrières , elle fefl encore plus aux qualités morales : en voici la preuve : ccft dès nos premières années qu'une éducation infenfée orne notre efprit & corrompt notre jugement. Voilà le précis des preuves de M. Rouffeau. Qn voit donc que j'aurois été fondé à dire Amplement non ,

13 i

OBSERVATIONS

par-tout il a dit oui ; en forte que lorfqu'il me reproche d'avoir répondu non , c'eft comme s'il difoit : je trouve fort mauvais , Monfieur , que vous ayez fait à mon Difcours , les réponfes les plus fimples & les feules qu'il mérite.

Pourquoi la nature nous a- t- elle impofé des travaux nécejjaires , fi ce li'eft pour nous détourner des occupations oifeufes ? Fauffe fuppofition. On fait que les Sciences & les Arts ne font pas inutiles. Il n'y a pas jufqu'au Difcours de M. llouffeau qui n'ait fon degré d'utilité , puifqu'il fait fentir combien il eft important d'enfeigner l'Art de penfer. Peut- être même croira-t-on que c'a été le deffein de l'Auteur , ôc qu'il a voulu nous donner des inftruétions dans le goût de celles que les Lacédémoniens donnoient à leurs enfans fur la tempérance.

M. Gautier devoit bien nous dire quel étoit le Pays & le métier de Carnéade. Quelle néceflité y avoit - il de dire de quel Pays étoit ce Philofophe ? Ne devois-je pas aufli rap- porter ce qu'en difent Cicéron , Pline , Diogene de Laé'rce , Aulu-Gelle , Valere-Maxime , Elien , Plutarque ? &c.

J'ai appelle Carnéade , un des chefs de la troifieme Acadé- mie , & on me demande de quel métier il étoit.

M. Gautier , qui me traite par- tout avec la plus grande polit effe , n'épargne aucune occafion de me jufciter des enne- mis. Quel jugement doit-on porter du Difcours de M. Rouf- feau, fi montrer qu'il fe trompe, c'eft lui fufciter des enne- mis? Tout le mal que je lui fouhaite, c'eft qu'il penfe comme uos Académies. J'avois dit " les victoires que les Athéniens remportèrent

D E M. G A UTIE R. ij.

» fur les Perfes & fur les Lacédémoniens mêmes, font voir

que les Arts peuvent sraffoèier avec la vertu militaire >j.

Je demande , dit M. Rouffeau , fi ce rfeft pas une adreffe

pour rappeller ce que f ai dit de la défaite de Xerxès , &

pour me faire fonger au dénouement de la guerre du Pélo-

ponnefe. Je demande à mon tour, fi l'on peut, fans s'inferire

en faux contre l'Hiiloire , penfer que les Athéniens ayent eu

moins de valeur & remporté moins de victoires éclatantes

que les Lacédémoniens. Pourrait - on favoir comment cet

Auteur a acquis le droit de rejetter les faits hiftoriques les

mieux confiâtes , lorfqu'ils font contraires à fon opinion ?

Seroit-ce en prenant la réfolution de n'avoir pas tort ? Pour

moi , j'ai pris celle de ne dire aucune chofe il trouve que

j'aye raifon.

J'ai dit, en parlant des" Athéniens : " leur Gouvernement devenu vénal fous Periclès , prend une nouvelle face ; l'a- » mour du plaifîr étouffe leur bravoure , les fonctions les plus » honorables font avilies , l'impunité multiplie les mauvais » Citoyens , les fonds dertinés à la guerre font employés à » nourrir la mo'leffe ôc l'oiiîveté , toutes ces caufes de cor- »? ruption , quel rapport ont-elles aux Sciences >j ? M. Rouf- feau veut que ces caufes ne foient que des effets de la corrup- tion. J'avoue que différentes caufes particulières peuvent avoir une caufe première & géaprale, ôc que fous cet afpeél on peut les appeller effets ; mais il n'y a nulle raifon de croire que la culture des Sciences eft cette première caufe ; puifque toutes celles que je viens de rapporter fubfïftent dans plufieurs Pays les Sciences ne furent jamais cultivées. D'ailleurs

u OBSERVATIONS

cette première caufe eft connue. Periclès fit des changemens qui introduifirent le relâchement & le défordre. M. Rouffeau connoît fans doute ce fait, & il ne laine pas de dire : M. Gautier , feint d'ignorer ce qu'on ne peut pas fuppofer qu'il ignore en effet , & ce que tous les Hijîoriens difent unanime- ment , que la dépravation des moeurs & du Gouvernement des Athéniens fut Pouvrage des Orateurs. M. Rouffeau me permettra de ne pas convenir de l'unanimité des Hiftoriens fur le fujet dont il eft queftion. J'avouerai qu'il y avoit des Ora- teurs qui flattoient le Peuple ; mais , comme Plutarque l'a remarqué , les Athéniens qui pendant la paix trouvoient du plaifir à écouter leurs flatteries , ne fuivoient dans les affaires férieufes que les avis de ceux qui faifoient profeffion de dire la vérité fans aucun refpeér. humain.

Platon , qui ccnnoiffoit parfaitement le Gouvernement & les mœurs des Athéniens , reconnoît que l'excès de leur liberté anéantit leur vertu , & que cette liberté excefïïve avoit i'à fource dans la fureté ils croyoient être depuis la victoire de Salamine. Il dit que la crainte étoit un frein néceifaire à leurs efprits.

Juftin confirme la vérité de cette réflexion , en difant que leur courage ne furvécut pas à Epaminondas. " Délivrés d'un jj rival qui tenoit leur émulation éveillée , ils tombèrent dans »? une indolence léthargique. Le fonds des arméniens de terre jj fc confume aufli-tôt en jeux & fêtes. La paye du Soldat >> 6c du Matelot fe diftiibue au Citoyen oifif. La vie douce » «Se délicieufe amollit les cœurs , &c. »

En tout cela il n\ft pas queftion d'Orateurs. Ou fait bien

D E M. GAUTIER.

13

que pkifîeurs caufes concoururent aux mêmes effets. Le fei:- timent de la Société àcs gens de Lettres qui travaillent à l'Hilloire Univerfelle , ell , que la corruption fut amenée chez les Athéniens par l'opulence que leur procurèrent leurs vic- toires. Voyez li Meilleurs de Tourreil, Boffuet, Rollin , Len- glet , Mably & autres qui ont parlé des caufes de la dépra- vation des mœurs & du Gouvernement des Athéniens , difent que ce fut l'ouvrage des Orateurs ( * ).

Les défauts , les vices que les gens de Lettres peuvent avoir de commun avec les ignorans, M. RoufTeau les impute aux Sciences. Oh qu'il penfe différemment du maître à danfer de M. Jourdain ! Selon l'un tous les maux viennent de ce qu'on ne cultive pas l'art de la Danfe ; & félon l'autre , de ce qu'on cultive tous les Arts.

Il m'apprend qu'il y a dans la Gazette d'Utrecht, une pom- peufe expofition de la Réfutation de {on Difcours , &c. Je n'ai aucune part à ce qu'on en à dit dans la Gazette , ou dans d'autres ouvrages. M. RoufTeau doit-il trouver mauvais qu'on rende compte au public d'une difpute littéraire , qui eft inté- reffante ? Doit-il s'en prendre à moi de ce qu'on trouve mon Difcours plus folide que le fien ? Si je voyois dans la Gazette

('MM RoufTeau doit trouver bien Thaïes, Anaxagore , Socrate , Ar-

pitoyable cette réflexion de l'illuftre chytas, Platon, Xcnophon , Arif-

Boffuet : " Ce que fit la Philofophie tote & une infinité d'autres , rem-

pour conferver l'état de la Grèce plirent la Grèce de ces beaux pré-

n'eft pas croyable. Plus ces Peu- ceptes. Les Poètes mêmes , qui

pies étoient libres, plus il étoit étoient dans les mains de tout le

néceflaire d'y établir par de bon- ,, Peuple , les inftruifoient plus en-

nés raifons les règles des mœurs & ,, core qu'ils ne les divertifloient ,,.

j, celles de la Société. Pythagore , ( Note de l'Auteur des Qbfervations).

is OBSERVATIONS

un éloge de fon ouvrage , je ne l'accuferois pas de l'y avoir fait inférer ; je me concennerois de penfer que ceux qui loue- raient la jufteffe de {es raifonnemens onc l'efpric faux.

77 rfeft pas vrai , félon M. Gautier , que ce foit des vices des hommes que PHiftoire tire fon principal intérêt. Je n'ai pas parlé du principal intérêt de l'Hiftoire. C'eft avec l'Auteur de la Gazette que M. RoufTeau doit entrer en lice. J'admire l'adreffe qu'il a de déterrer dans une Gazette une réponfe qui n'eft pas de moi , au lieu de répliquer aux miennes. Il demandoit ce que deviendroit l'Hiftoire , s'il n'y avoit ni Tyrans , ni Guerres , ni Confpirateurs. Ma réponfe , qu'il a eu la prudence de ne pas relever , a été mife dans un beau jour par deux Auteurs ( * ) qui ont pris parti contre lui.

Il avoit dit : à quoi ferviroit la Jurifprudence fans les injujlices des Hommes ? J'avois répondu , qu'aucun Corps politique ne pourrait fubfifter fans Loix, ne fût -il compofé que d'Hommes juftes. M. RoufTeau reconnoît cette vérité ; or dès que les Loix font nécefTaires , il faut qu'on en ait la connoiffance ; la Jurifprudence eft donc nécefTaire. On de- mande pourtant fi je la confonds avec les Loix. Suppofons qu'il n'y ait que des Hommes juftes en France , ne faudra- t-il pas des loix de toutes efpeces , relatives à la variété des affaires , au commerce , à la navigation , aux manuia&ures , aux impôts , aux différens droits des particuliers , aux divers ordres de la Nation ? &c. Ces loix néccffàiremcnt nombreu- ses pour un grand Peuple , feront, outre cela, fufceptibles de

(• ) L'un a compote un très- beau Difcours, qu'on trouve dnns le Mercure de Décembre ; l'autre ut J\l. t'uron ,qui Te l'ait tant il honneur pat fes Givrages.

pluGeurs

DE M. GAUTIER. ï7

pîufieurs interprétations , fuivant la diverfité des circonftances : l'étude de ces loix fuffira donc pour occuper quelques Citoyens, dont les lumières aideront leurs compatriotes.

Les Lacédémoniens n'avaient ni Jurifconfultes , ni Avocats, Ils avoient des Magistrats & des procédures juridiques. On range fous l'onzième table des Loix de Lycurgue celles qui concernent les Cours de Juftice ; & puifqu'il étoit défendu aux jeunes gens d'affiiter aux plaidoyers , apparemment qu'on plai- doit. Mais fuppofons les chofes telles que les rapporte M. Rouffeau : des institutions qui conviennent à une petite fociété de Soldats , peuvent-elles avoir lieu dans un grand Etat ? Je m'en rapporte là-defTus à fa politique. Mais j'ai de très-bonnes raifons pour ne m'en rapporter qu'aux lecteurs fur ce que je dis dans la Réfutation. On n'y trouvera aucun des raifon- nemens faux ou ridicules que M. Rouflèau a la bonté de me prêter , pour rappeller fans doute la /implicite de ces premiers tems qui doivent faire honte à notre fiecle , à "ce fiecle mal- heureux qui eft allez corrompu par les Sciences , pour exi- ger de la bonne foi jufques dans la difpute.

Cependant je reconnoîtrai volontiers qu'il rapporte ridelle-' " trient quelques réflexions générales , ou qui préparent mes tranfitions , ou qui font des fuites de quelques raifonnemens. Par exemple/, j'avois dit : fous prétexte d'épurer les mœurs , ■eft-il permis d'en renverfer les appuis ? Il répond : fous pré- texte d'éclairer les efprits , faudra-t-ïl pervertir les âmes ? Ces réflexions & d'autres femblables , font peut - être également fondées ; & il eft furprenant que M. RouiTeau qui eft réfolu , comme il l'allure plufieurs fois , à ne point répliquer , réponde Si] pi. de la Cvllec. Terne I. C

I

i

s '.

,• ' . . ■• .«• -t,/

'

'■

:

-

. ~-:\ vrai xe per- nnemens r

-

qu'il;

::on vague,

fur une M "iications

iiiu taitur* uns conrraires.

ri

DISCOURS

3De M. J ProfeJJeur de Rhétorique au Collège dit

Cardinal L Moine , prononcé le n Août 1751, dans les Ecoles de nne , en préfence de MM. du Parlement,

à Poccafiu de la diflribution des Prix fondés dans VU- niverjité.

traduit 1 François par M. B. Chanoine Régulier , Procure l Général de l'Ordre de Saint - Antoine.

Des a '.s que les Lettres procurent à la Vertu,

M E , S IE U RS,

J_-(Es L rr.s ont leurs phénomènes ainfî que la Phyfique.' Comme , à ;r d'un tems ferein on découvre quelquefois

dans le Ci< c nouveaux aftres , dont l'éclat furprenant arrête nos regarc & dont la marche peu connue fixe l'attention des Aftron : s : de même lorfque les Lettres font le mieux cultivées r voit de tems en tems s'élever parmi les Savans des opini< ; uifTi frappantes par leur nouveauté que par leur ïingularitc f dont les progrès affligeans pour ceux qui les confidere . aillent entrevoir avec peine le fruit que l'on en doit atter C'eft le cas nous nous trouvons aujourd'hui, dans un fi :.• les Sciences & les Arts ont été portés à un ii haut c r de perfection : en effet quoi de plus inoui , que ce qu'on 2 cpuis peu avancé publiquement ; que les Lettres caufè de la corruption des mœurs ?

C i

,8 OBSERVATIONS DE M. GAUTIER.

à des bagatelles , préférablement à ce qui renverfe Ces preuves prétendues. Il eft plus furprenant encore que dans la crainte il eft de voir les brochures transformer en volumes , il en fane une de trente-une pages , pour dire qu'il ne dira rien.. S'il fe défend mal lorfqu'on l'attaque , en revanche il fe défend très-bien quand on ne l'attaque pas. Je me borne à un feul exemple : il dit que je lui reproche d'avoir employé la pompe oratoire dans un Difcours Académique , ôc j'ai loué fon éloquence en trois ou quatre endroits. Il eft vrai que j'ai demandé à quoi tendoient fes éloquentes déclama- tions ; mais il me femble qu'il n'eft pas nécenaire d'être per- verti par les Belles-Lettres , pour voir que ce mot , déclama- tions , tombe fur le défaut de jufteûe dans fes raifonnemens , & non fur la force de fon ftyle. Aufli M. Fréron , qui ap- plaudit à l'éloquence de fon Difcours , dit , avec raifon , qu'il eft obligé de ne le regarder que comme une déclamation vague , appuyée fur une Métaphyfique faune , & fur des applications de faits hiftoriques , qui fe détruifent par nulle faits contraires»

0

DISCOURS

T)e M. Le Roi , Profejfeur de Rhétorique au Collège dit Cardinal Le Moine, prononcé le ta Août 1751, dans les Ecoles de Sorbonne , en préfence de MM. du Parlement , à Poccajion de la diftrïbution des Prix fondés dans PU- niverfité.

traduit en François par M. B- Chanoine Régulier , Procureur - Général de l'Ordre de Saint - Antoine.

Des avantages que les Lettres procurent à la Vertu» MESSIEURS,

L

E s Lettres ont leurs phénomènes ainfî que la Fhyiique, Comme , à la faveur d'un tems ferein on découvre quelquefois ■dans le Ciel de nouveaux aïtres , dont l'éclat furprenant arrête nos regards , 6c dont la marche peu connue fixe l'attention des Agronomes : de même lorfque les Lettres font le mieux cultivées , on voit de tems en tems s'élever parmi les Savans des opinions aufïi frappantes par leur nouveauté que par leur Singularité ; & dont les progrès afîligeans pour ceux qui les confiderent , lahTent entrevoir avec peine le fruit que l'on en doit attendre. C'eft le cas nous nous trouvons aujourd'hui, dans un fiecle les Sciences & les Arts ont été portés a un £ haut degré de perfection : en effet quoi de plus inouï , que ce qu'on a depuis peu avancé publiquement ; que les Lettres font la principale caufe de la corruption des moeurs ?

C %

lO

DISCOURS.

Ce n'efl point ici , Meilleurs , un jeu d'efprit , ni l'effet de- quelque jaloufie fecrete. Nos adverfaires combattent à vifàge découvert : ce font des perfonnages graves ; & ce qu'il y a de plus extraordinaire ce font des hommes très - éloquens. Ils citent le genre-humain à leur tribunal ; & parcourant fon lùf- toire comme s'il ne s'agiffoit que de Fhiitoire de la vie d'un feul homme , ils remarquent d'abord, que créé depuis plulieurs fiecles , après une longue enfance , loin de devenir plus mûr avec l'âge , il renchérit tous les jours fur fes anciens vices , qu'il fe plonge de plus en plus dans le crime , & ne cefTe jamais d'être le jouet de quelque pamon particulière ou de toutes enfemble. Indignés à la vue d'une û* étrange déprava- tion , & perfuadés d'une part que nos deiîrs font l'unique fource de nos déréglemens; & de l'autre, qu'on ne deiîre que ce que l'on connoît ; ils ofent conclure que la vertu n'a contre le vice d'afyle affuré que dans le fein de l'ignorance , & que les Sciences & les Arts font pour l'efprit qui en eft ornc- autant de différens poiforrs, dont il fout profcrire l'ufage.

Nous conviendroit - il d'autorifer ce fentiment par notre fïlence ? & ne devons-nous pas plutôt le fou mettre à la cen- fùre de cette augufte Affemblée? C'eff ici, Meilleurs , que les Lettres comparoiffent devant vous , non en qualité de fup- pliantes , comme elles plaident moins pour leur propre inté- rêt que pour celui de l'humanité , cette pollure les déshono- rerait; ni même en qualité de complaignantes, car elles n'ont garde de s'irriter contre ceux que le feul amour de la vertu porte à les infulter: mais remplies d'égards pour tout le monde , elles vous invitent Amplement à examiner , fi fous prétexte de

DISCOURS. zr

venger la vertu , on ne lui cauferoit pas un extrême préjudice, en lui interdifant tout commerce avec elles.

Quel plus juite motif de confiance pour les Lettres, que de voir l'élite du Royaume s'aflèmbler en foule dans ce lieu 7 qui a toujours été regardé comme le fan&uaire des Sciences? Ici , Meilleurs , même en gardant le filence , vous plaidez élo- quemment leur caufe ; votre préfence feule , qui eft une preuve de l'attachement que vous avez pour elles , leur répond de la victoire.

Chargé d'acquitter le tribut annuel que nous vous devons, je vais donc parcourir les avantages que les Lettres procurent à la vertu , & vous montrer dans la première partie de ce Difcours , combien ceux qui les condamnent les connoiflènt- peu : vous verrez dans la féconde que l'expérience & les faits- détruifent également les reproches , dont on veut les accabler.. Daignez, Meilleurs, prêter à ce que je vais dire une oreille iavorable.

^ a«g=, *— =b--i. j$Q;

PREMIERE PARTIE,

O,

'N peut pardonner aux ignorans l'erreur qui leur fait attri- buer aux Lettres l'abus qu'en font quelquefois ceux qui les cultivent ; mais que des favans exercés dans tous les genres d'érudition méconnoiffent leur effence & leur destination , & les rendent refponfables de tous les maux qu'éprouve le genre- humain , c'eft un prodige qui a droit de nous furprendre.. Il ne manquok plus que ce dernier trait au tableau des miferes

xi DISCOURS.

& des égaremens de l'homme que l'on exagère avec tant d'emphafe. Qifeft-ce que les Lettres? Sont-elles autre chofe qu'un précieux dépôt confervé dans les Livres , un recueil des préceptes des Sages, qui s'ell formé peu-à-peu , & qui répandu dans tout l'Univers fert à éclairer l'efprit , à réformer le cœur y en un mot à perfectionner tout l'homme ? Quelle eft leur ori- gine ? Ne font-elles pas le fruit de la vertu , qui infpiroit à ces Sages autant de tendreûe pour le genre-humain que de zèle & d'intelligence?

Mais cette excellence propre aux Lettres, cette origine divine , eft précifément ce qu'il s'agit de prouver. Toutes les Sciences, dit-on , font vaines ou pernicieufês : elles naiffent de la fuperfluité ou de l'amour du plaifir. . . Ce n'eit pas ainii qu'ont penfé tant d'illuftres Auteurs chez les profanes ; les Platons , les Xénophons , les Cicérons ; & parmi les Ecrivains facrés , les Lacbances , les Clémens d'Alexandrie , les Bailles. Ne perdons pas cependant un tems précieux: laiffons les auto- rités pour nous appliquer à connoître ce que les Lettres font en elles-mêmes ; & décidons la queftion par ce que les Légis- lateurs ont ordonné , plutôt que par ce que les Philofophes ont écrit.

On voudrait que l'homme n'agît jamais que par l'infpira- tion de la vertu ; &c que tous les habitans de la terre ne for- mafTent qu'une Cité toute compofée d'honnêtes gens. Le plan eft magnifique ; mais comment l'exécuter fans le fecours des Lettres. On répond que l'exemple fuffit , que l'ignorance fup- plée aux préceptes. Fort bien : mais quels exemples doit -on attendre d'une multitude grofliere & fauvage ! Tels étoient

DISCOURS. z$

fans contredit les hommes avant l'établiffement des Lettres : occupés à faire la guerre aux animaux qui leur fervoient de nourriture, &c prefque femblables à eux, ils n'avoient ni loix , ni mœurs. Si quelques-uns doués d'une raifon fupérieure fe portoient à la recherche du bien, privés du fecours de l'hiftoire &c des agrémens de la Poéfie & de l'éloquence , combien leur voyoit-on faire de vains efforts & de faufles démarches ? Pouvoient-ils fe donner pour modèles à des Bar- bares ? Peu efficace pour le bien & très-puiffant pour le mal , l'exemple eft par lui - même une foible reffource. La vertu modefte excite l'envie : fon filence même eft un reproche fan- glant qui confond ouvertement & le crime & l'injuftice : pour faire aimer il faut qu'elle difparoilTe : quel charme plus puif- fant que celui des Lettres pour la rappeller & pour la faire goûter ?

L'ignorance, répond-on, tient les pafîïons dans un engour- diftement que les Lettres difîipent. Quelle pitoyable défaite I C'eft ici que nos adverfaires ne peuvent déguifer la foiblerTe de leur caufe : en voulant pourvoir à la fureté de la vertu , ils la laifTent fans défenfe, ils la livrent à fes plus cruels ennemis. L'homme naturellement révolté contre la domination aura-t-iî donc befoin des Lettres pour apprendre à fecouer le joug de l'obéhTance? L'orgueil dont il eft radicalement infecié, & qui le rend fourd aux confèils de la raifon ne fuffit-il pas pour le porter à la révolte ? Eit-il de maître plus abfoîu , plus adroit 6c plus féduifant que lui? L'homme aura-t-il befoin des Lettres pour fe livrer à de honteux excès , lui qui fe prête volon- tiers à la fédudion des fens ? Et quels docteurs que les fuis l

iA DISCOURS.

Combien leurs pièges font - ils fréquens , leurs follicitations éloquentes , leurs flatteries infinuantes ! L'homme aura - 1 - il befoin des Lettres pour employer la force ou la rufe à s'em- parer du bien d'autrui ? Parlerons - nous de l'amour? Quel Protée! Tantôt fier & brutal, tantôt doux & rampant, tou- jours fourbe & malin , il prend toutes les formes qui convien- nent à fes vues. A quoi fert ici l'ignorance ? Seroit - ce pour cacher à l'homme le levain de cupidité qui fermente dans fon cœur ? Mais n'eft-ce pas une chimère de fuppofer qu'on puiffe l'ignorer ? Ne vaut-il pas mieux apprendre à réformer les paf- (ions ? mais fans l'étude des Lettres , comment s'affranchira- t-on de leur tyrannie ? comment s'appliquera-t-on à devenir docile , charte , libéral ; à facrifier s'il le faut fes biens & fa vie pour le fervice de la Religion & de l'Etat ? Les Lettres nous donnent fur cette matière de continuelles leçons , qui ne font "jamais inutiles; car ceux-là mêmes qui refufent de s'y con- former, font fouvent retenus dans le devoir par la crainte ou la honte qu'elles leur infpirent. On ne fait point affez d'atten- tion aux bons effets que ces fentimens produifent , & l'on ne réfléchit pas combien ils contribuent au bonheur de la Société. Si dans toutes fes actions l'homme n'avoir, que l'honnêteté pour but , s'il la regardoit comme l'unique & le fouverain bien , s'il étoit fîncérement pénétré de l'idée de l'ordre , de s'il ne s'en écartoit jamais ; j'avoue que les .Lettres ne feraient pas alors néceflaires à la vertu ; mais on ne peur nier , qu'elles •ne lui ferviffent du moins d'un grand ornement. Quoi de plus ■beau tx de plus agréable que l'Hiftoire , la Poéfie & l'Elo- luciice ? Mais enfin l'homme étant plongé dans d'épaiflès

ténèbres ,

DISCOURS.

*s

ténèbres , & violemment enclin au mal , pourquoi le priver d'un rayon de lumière dont il a befoin pour découvrir la vérité, d'une étincelle de feu qui peut l'embrafer de l'amour de la vertu ? La témérité ne fera donc plus réfrénée par les exem- ples que fournit l'hiftoire , les délices pures de la charte & divine poéfie ne difliperont plus les charmes trompeurs d'une poéfie licencieufe , les fophifmes ne feront plus foudroyés par les traits d'une éloquence mâle & folide ? Ainfî l'honnête homme fans favoir &c fans avoir de quoi fe défendre , reliera expofé aux attentats des voleurs ? Quelle horrible inhumanité !

Qu'on ceffe de vanter l'ignorance , comme fi elle avoit la force d'étouffer dans l'urne le germe des parlions, de même que le -froid brûle i'nerbe des champs. N'eil-il pas plus rai- fonnable de penfer , que comme les reptiles les plus venimeux naifîênt dans les folitudes arides &c incultes , de même l'igno- rance eft la fource féconde â^s plus affreux défordres ?

Parcourons le monde entier : eft— Il un pays , un coin de la terre, qui n'ait été le théâtre des ravages de l'ignorance? Comment vivent aujourd'hui les nations barbares? Peindrai-je la fureur à laquelle elles s'abandonnent pour le plus vil intérêt , qui les porte à fe percer mutue lement avec des flèches em-

peifonnées ? Vous dirai -je Mais il feroit impoffible de

détailler tant d'horreurs. Rappeliez ce que vous en avez lu, raffemblez ce que l'hiftoire raconte de ces malheureux fiecles , fi célèbres par le règne de l'ignorance ; vous ne compterez jamais , vous n'imaginerez pas même toutes les guerres , tous les fléaux, tous les forfaits que ce monftre a enfantés. Le nombre & l'atrocité de fes attentats échappèrent à toute votre Suffi, de la Colkc. Tome I. D ,

z$ D I S C O U R S.

fagacité. Tettons un voile épais fur tant d'infamies dont l'igno- r. nce ue lait pas rougir: niais vous, fes triftes victimes , dont les membres déchirés par les Cannibales couvrent le genre- humaU» d'un éternel opprobre, fortez de vos tombeaux, con- dmfez ies panégyriftes de l'ignorance dans ces plages qui ne vous fou: que trop connues , l'on voit un père de famille aiHs à table diitribuer de fang-froid de la chair humaine à fa femme & à fes enfans 1 à l'afpecr. de ces cruels repas , de ces feltins horribles qui réalifent la fable de Thyefte , ils ap- précieront eux - mêmes les obligations que nous avons à l'ignorance.

La pratique déteftable des Antropophages n'eft pas nou- velle , puifqu'il en eft fait mention dans Komere , le plus ancien des Auteurs profanes. Quels exemples d'honnêteté ôc d'humanité attendra-t-on de ces hommes abominables , fur qui la beauté & la perfection du corps humain ne font d'au- tre impreflion , que d'exciter en eux le fentiment d'une infâme luxure ou d'une barbare gourmandife.

Que feroit-ce du genre-humain , s'il ne s'étoit pas trouvé des hommes aflèz éclairés pour connoître la noblefle de leur condition fi honteufement avilie ; affez hardis pour ofer entre- prendre de la rétablir dans fes droits ; allez aimables pour adoucir l'humeur farouche de leurs compatriotes , & les faire conienrir à FétablJiFement des loix? Mais lorfqu'il a été quef- tion d'aller à la fource du mal , comment a-t-il pu fe faire , que les differens Légifhtcurs, quoique féparés les uns des autres par l'intervalle des tems ce des lieux , fe foient tous accordés à regarder l'ignorance comme la caufe de la barba-

DISCOURS. iy

rie, & Te foient fervis des mêmes moyens pour la détruire? Ce font des faits qui démontrent évidemment l'utilité & la néceflité des Lettres.

Quel tribut d'amour, de refpecl & de reconnoiffance ne devons - nous pas à ceux qui les ont fait naître ! Leurs dé- pouilles mortelles font depuis long-tems enfermées dans le tombeau, mais leur efprit vit encore pour nous. Quel eft ce vénérable vieillard que j'apperçois à travers les ombres de l'antiquité la plus reculée ? fon vifage eft plus brillant que le foleil. O prodige ! Plus il s'éloigne de notre âge , plus il paroît grand 6c lumineux. Placé fur une montagne élevée il reçoit les hommages de tout l'univers ; d'une main il commande aux flots de la mer ; de l'autre il porte ces tables fameufes , la loi de Dieu eft gravée. Que les partifans de l'ignorance jettent les yeux fur ce redoutable vainqueur , qui apprend aux hommes les merveilles de la création, l'unité de l'Etre fuprême, les triomphes de ce Dieu vengeur fur l'impiété , tëç_qu'ils reconnohTent dans Ci perfonne le Prince des Orateurs, des Philofophes & des Poètes. Un peu au-deflbus de Moïfe j'ap- perçois d'un côté le Roi Prophète danfant devant l'arche du Seigneur , 6k fuivi d'un peuple innombrable qu'attire la dou- ceur & la fublimité de ces cantiques. De l'autre côté je vois dans des jardins fleuris ce Monarque à qui l'Efprit Saint donna le nom de fage : plongé dans une méditation profonde , il afTigne à chaque âge, à chaque condition les devoirs qui les concernent , & ne montre pas moins d'habileté à peindre les hommes , qu'à percer les fecrets de la nature. Quelle eft cette augufte aftemblée qui occupe le vallon? C'eftle chœur des faints-

D Z

zs Discours.

Prophètes , qui feront à jamais l'honneur 6c le fourien de l'é- loquence & de la poéfie.

Quelles vives lumières fortent de ce mont facré à travers les ténèbres de l'idolâtrie qui l'environnent ! L'ancien PanufTe s'abaiiïe devant lui , mais malgré les fables qui le dégradent & dans la fombre nuit du Paganifme, celui-ci laiffe échapper des traits d'un feu pur & brillant. Combien de Solons, de Pompilius ont fu guider leurs pas à la lueur d'une raifon épu- rée , 6c n'ont pas craint de déclarer la guerre à l'ignorance ?

Mais fans nous arrêter à des exemples étrangers , ouvrons notre hiftoire; comparons les fiecles ténébreux avec ceux les feiences ont fleuri ; &c voyons en abrégé ce que les grands Princes ôc les habiles Politiques ont penfé fur cette matière.

Cette difcufïion nous fournira de tems en tems des traits agréables; mais quelle fera notre admiration lorfque nous repaierons le règne de notre augulte Monarque ? Quel puif- fant protecteur des Lettres! &c de combien de faveurs les a-t-il honorées ! Dès l'âge le plus tendre , il ne s'eft pas con- renté de répandre en particulier fes bienfiits fur les Mufès qui préfident à l'éducation de la jeuncîfe, il a voulu enfuite les doter avec une magnificence vraiment royale. Durant les horreurs de la guerre , il leur a procuré les douceurs d'un tran- quille loifir; 6c dès qu'il a donné la paix à l'Europe, il s'oc- cupe tout entier du foin d'augmenter la gloire du nom Fran- çois. Tandis qu'il parcourt ces monumens fuperbes, dreirés pjr fes ancêtres , qu'il a lui - môme réparés ou embellis ; ôc qu'il cherche les moyens de laitier â la poilérité des preuves de fon goùc 6c de fa muuiliccu.ee; uu heureux génie lui fug-

DISCOURS.

-9

gère le plus beau plan qui fut jamais , dont l'exécution glo- rieufe lui étoit réfervée ? il s'agit d'affranchir de l'opprobre , de l'ignorance & de la pauvreté cette jeune Nobleffe dont les généreux Pères ont prodigué leur fang & leur bien pour le fervice de la Patrie. Tel eft l'objet de la fondation de l'Ecole militaire; les Elevés y feront inftruits en même tems des principes de la Religion & des connoiffànces utiles à la défenfe de l'Etat. Cet établiffement en procurant un double avantage à la Nation affure au Roi à deux différens titres le nom de Père de la Patrie : il l'acquitte d'une dette juftement contractée envers les ayeux de ces jeunes Héros , & lui fournit de nouveaux défenfeurs, qui lui feront d'autant plus attachés , que leur éducation fera tout à la fois la preuve authentique de la libéralité du Prince , de leur propre nobleffe , & des fer- vices que leurs parens ont rendus à l'Etat ; delfein , dont Charlemagne lui-même , le reftaurateur des Lettres dans toute l'Europe , pourroit être jaloux.

A cet illuftre nom , l'ignorance pâlit , frappée d'un nouveau coup de foudre. Jamais Prince n'auroit fu mieux que lui la foire valoir s"il éroit vrai qu'on peut en tirer parti. Quelle fut îa conduite de ce fige Monarque? Pour avoir un corps de réferve , toujours prêt à combattre cette odieufe ennemie , il établit un Confeil des Comtes de fi Maifon à qui il donna le pouvoir de drefïer & d'interpréter les loix , de terminer les procès & de veiller à l'avancement des Sciences & des Arts. Telle eft l'origine de ce célèbre Parlement, fupérieur à tous nos éloges. Que ne pourrais - je point en dire ? Combien f pompte-t-on de lumières du Barreau, de Héros de Thémis,

3o DISCOURS.

de modèles d'une confiance invincible ? 11 faudroit n'en omet- tre aucun pour rendre juftice à tous. Combien de Magiftrats foutiennent dans les Tribunaux des Provinces l'honneur de ce premier Corps dont ils ont été tirés , & y perpétuent le zèle pour la juitice ce l'amour des Lettres qui lui furent jadis infpircs par Charlemagne.

J'en trouve la preuve dans vous-même , Monfleur , ce grand Empereur converfeit familièrement avec les gens de Lettres, & leur témoignoit autant de bonté que vous en faites paroître en prenant place dans cette ArTemblée. Il excitoit les favans à fe diftinguer dans la carrière de la littérature par les mêmes carefTes dont vous honorez nos jeunes athlètes victorieux. Par- tout vous êtes chéri &c confidéré comme il l'étoit: car il n'eft aucun des parens de cette florirTante jeuneffe , en quelque lieu qu'il habite, qui ne tourne dans ce moment les yeux fur vous, ce qui pénétré d'admiration, de zèle & de refpect ne s'en- orgueillivTe en quelque forte & ne s'attcndrifTe jufqu'aux larmes, lorfqu'il vous voit remplir fi dignement les fondions de Pcre à l'égard de fes enfans.

Vous avez droit , illuftres Sénateurs , a de pareils fentimens de reconnoiflance. Ce n'eft pas fans peine que vous quittez ces glorieufes occupations, que votre religion , votre prudence , votre zèle infatigable pour la Patrie vous rendent fi chères. Ne regrettez pas néanmoins les courts initans que vous accordez à nos vœux. Ce font les vertus mêmes que j'ai nommées qui vous conduifent ici : elles ne peuvent que vous bien infpirer. Elles fauront vous rendre avec ufure ce peu de tems que vous nous facriûçz. Votre prelVncc à nos exercices va prévenir des

r> i s c o u r s. j$

maux auxquels votre fageiïe auroit été obligée de remédier ; Se vous prépare déjà des coopérareurs empreffés de fui- Te vos traces. Lorfque Charlemagne eut formé votre augufte Compa- gnie , cet habile Monarque vit bientôt qu'il n'étoit pas moins néceflàire d'établir une fociété de Savans , qui fût comme une pépinière de l'Etat , la jeunefTe la plus diftinguée , honorée de votre protection apprît à devenir un jour digne de vous fuccéder. Aiïbciée à votre gloire des fa naiffance, jugez, Mef- iieurs, de la joie de l'Univerfité , lorfqu'elle peut jouir de la préfence de tant de grands hommes , qui furent autrefois élevés dans fon fein , & qui font maintenant fon plus ferme rempart & fes plus zélés Panégyriïtes. Sa reconnokTunce redou- ble aujourd'hui qu'il s'agit de l'honneur des Lettres : votre abfence les auroit privées de l'un des plus furs & des plus glorieux moyens qu'elles puiffent employer pour la défenfe de leur caufe.

Mais fi les Rois & les Légiflateurs ont cru s'illuflrer en favorifant les Lettres , ck s'ils en ont tiré de puiffans fecours ; pourquoi font-elles maintenant traitées d'infâmes féduclrices , & expofées à la critique la plus amere ? N'elt-ce pas attenter au bien de la fociété , q^.e de vouloir par d'odieufes imputa- tions détourner les honnêtes gens de l'étude, tandis que les hommes les plus fages, ont regardé les Lettres comme la plus courte & prefque la feule voie qui conduife à la vertu? Nos adverfaires rougirTent peut-être de fe voir en oppofition avec de fi refpeclables autorités : ils avouent qu'ils ont excédé en traitant les Lettres avec fi peu de ménagement , mais ils n'en veulent , difent - ils , qu'à l'abus énorme qu'on en fait. C'eit

31 DISCOURS.

un tréfor précieux que les hommes font indignes de pofTéder y parce qu'ils le tournent en poifon : fi le fait eft vrai, ?/leffieors , rendons les armes, avouons notre défaite. Que ces filles du Ciel , préfent trop funefteà la terre, retournent au lieu de leur origine. Que le Prince fi pieux qui vient de fonder une Chaire dans cette Univerlité pour l'interprétation des faintes Lettres condamne fon zèle mal entendu , & qu'il réferve fes libéra- lités pour de plus dignes objets. Il faut renfermer fous le fceau les divines Ecritures, parce qu'un Bayle pourroit les profaner : que les Philofophes n'entreprennent plus de nous développer les refforts de la Providence , également admi- rable dans le plus grand comme dans le plus petit de fes ouvrages , ni l'efficacité de la Toute - puiiïance de Dieu , qui fe fait une efpece de jeu de la création de ce varie Univers , parce qu'un Spinofa pourroit confondre la fubflance divine avec les efprits créés & la matière , & en faire un compofé monftrueux : que la Jurifprudence cefie de nous donner des leçons , pour la conduite de notre vie & la police des Etats »' parce qu'un Hobbes pourroit abufer des plus faines maximes : que l'Orateur & le Poète , que le Peintre & le Statuaire ne tranfmettent plus à la poftérité la mémoire des belles actions ; qu'on étouffe dans fon berceau l'art prodigieux , fi propre à illiiftrer notre Patrie & notre fiécle , de ranimer fur la toile une peinture prête à céder fur la frefque ou fur le bois à l'in- jure des rems. Qu'on interdire aux Artiftcs distingués fufage de ces admirables talcns, fondement folide de leur fortune & de leur réputation : qu'on fupprime enfin tous les livres, que les favans fe taiftnt & que les Lettres foient condamnées 4

l'oubli.

DISCOURS. 3>

f oubli. L'ignorance triomphera : mais quel bien en réfultera- t-il ? Si l'on profcrit les Sciences & les Arts , le monde entier retombe dans le cahos.

Dans cette fuppofition l'homme ferait réduit à une condi- tion bien plus trille que celle à laquelle les expoferent jamais les inconvéniens qu'entraîne l'abus des Lettres. Nous fommes donc redevables aux Lettres de plufieurs avantages ineftima- bles malgré les abus dont on les accufe. Mais ces abus en quoi confiilent-ils , & les Lettres en font-elles véritablement refponfables ! c'eft ce qui nous relie à examiner.

}gt±===! . =s%g== , ==*gg

SECONDE PARTIE.

N peut abufer de la Science comme de la Religion ; mais ces abus mêmes en cara&érifant notre foiblefle démontrent fenfiblement la nécefîîté de l'une & de l'autre. Il ne s'agit donc pas de favoir s'il ell des gens qui faffent fervir les Lettres à de mauvais ufages, mais uniquement elles s'y prêtent d'elles- mêmes , fi elles font pernicieufes de leur nature. Nos adver- faires foutiennent l'affirmative , & nous croyons les avoir fuf- fifamment réfutés par l'expofîtion de ce principe certain : que la fcience ell la fource de toutes fortes de biens , comme l'ignorance ell la fource de tout mal.

On nous contelte cette vérité , qu'on veut faire parler pour

une fubtilité métaphylique , dont on appelle à l'hilloire & à

l'expérience ; on croit pouvoir prouver par les faits que le

Juxe & l'irréligion doivent leur établifïèrjnent & leurs progrès

Siippl. de la Collçc. Tome I. E

34 DISCOURS.

aux Lettres, & ne fubfiftent que par elles : que de-là efl fbrtîo cette foule de pafïions efFrénées , qui ont fi fou vent renverfé les Empires , & prefqu'anéanti le culte de la Divinité.

A cette accufation qui comprend tous les crimes pofïîbles ,. les Lettres répondent : Comment ferions-nous coupables des maux dont vous vous plaignez , nous qui n'étions pas encore au monde lorfqu'ils y ont paru? En effet, quand eft-ce que l'impiété & la diffolution ( je dis la dilïblution & non pas le luxe , car celui - ci n'eft qu'un léger dédommagement , que- celle - s'eft adroitement ménagé lorfqu'elle a vu fes excès cenfurés & réprimés par les Lettres, ) quand eft-ce , dis-je,. que ces malheureufès filles de la volupté ôc de l'ignorance font emparées de l'empire de l'Univers ? N'ont-elles pas dès- le premier âge marché tête levée , & fecoué le joug de la pudeur ? Ne vit - on pas dès-lors éclore toutes les pallions t dont l'affreux débordement couvrit toute la terre de tant de crimes & d'abominations, qu'un déluge univerfel n'a pas fuffi pour la laver.

en étoient alors les Lettres ? elles étoient a peine con- çues dans le fein d'un petit nombre de bons efprirs ; ou fi elles avoient déjà vu le jour , foibles & rampantes dans cette première enfance , elles n'ofoient encore fortir de l'étroit efpace qui fervoit de retraite à ces fages. Cependant à la fuite des infâmes plaifirs , l'irréligion aigrie plutôt que domptée par les exemples récens de la vengeance célefte , & devenue d'au- tant plus audacieufe que Dieu la traitoit avec plus d'indul- gence , étoit montée à cet excès de folie de vouloir détrôner l'Etre fuprême. Vains efforts , dont l'impiété elTaya de fe coi}-

DISCOURS. bs

foler en raviffant à Dieu fon culte & fes adorateurs, par les Attraits féduifans de la volupté. Tous les vices eurent alors des autels , & l'encens que l'on refufoit au fouverain Maître fut prodigué à ces monftres impurs. Qu'y a-t-il en cela qu'on puiffe imputer aux Lettres ? Loin de les accufer d'avoir donné naiffance au crime , on peut dire que ce tyran leur déclare dès leur berceau la plus cruelle guerre. A peine forties de l'enfance elles ne favent fuir. Ici on leur tend des pièges, on tâche de les exterminer à force ouverte.

L'Egypte leur offre un afyle. Mais qu'arrive-t-il ? On leur fait la réception la plus honorable dans la vue de les féduire. On les érige en Déefles malgré elles. Pour les empêcher de publier les louanges du vrai Dieu & de venger l'injure faite à fon faint Nom, on les retient captives au fond des temples * on les lie avec des chaînes d'or , ornées de fleurs & de pierreries. Elles ne rendent des oracles que par la bouche des Mages : leurs préceptes qui ne devraient fervir qu'à l'inftruc- tion deviennent un langage énigmatique. Cette dure fervitude ne les empêche pas néanmoins de faire quelquefois briller la vérité à travers une infinité de fables & de menfonges , dont de perfides interprètes ont foin de la voiler. L'Univers étonné reconnoît qu'il doit à l'Egypte , cette mère féconde du Paganifme & de la fuperftition , les Loix les plus utiles Se les plus fages.

Parmi les Hébreux , les Lettres n'ont point été déshonorées par de femblables artifices , mais elles ont eiïuyé de leur part bien d'autres indignités. A l'ombre de la protection divine «lies ont long-tems joui de la liberté : mais combien de fois

E 2

fi DISCOURS.

ont-elles été failles d'une frayeur mortelle en voyant couler le fang de leurs plus chers défenfcurs ? Semblables à l'infor- tunée Caffandre des Poètes , jufqu'à quand ce Peuple ingrat & incrédule les rejettera-t-il honteufement ? Le Juif aveugle a laine pafTer en des mains étrangères le précieux dépôt de la Religion & des Lettres. Il fe repaît des chimères de la cabale & des rêveries du Talmud : fon ignorance fait fans doute fon bonheur , il en eft devenu moins avare , moins brigand, moins perfide.

Eft-il nécefTaire , Meilleurs , de chercher d'autres preuves , ferai-je le récit ennuyeux de ce qui s'eft pafTé chez toutes les Nations ? Parcourerai - je l'hiftoire des héros de la Scciéra- tefle , pour vous convaincre de ce que vous ne (auriez ignorer : que l'homme a un fond de méchanceté qui fe fufrit à lui- même fans le fecours des Sciences ? Que pourraient - elles ajouter h l'ambition de Sémiramis, à la cruauté de Cléopa- tre , à la perfidie de Mithridate , ou à l'extrême dépravation de tant d'autres ?

Si nos adverfaires veulent s'en rapporter aux- faits & a l'expérience , qu'ils fe tranfportent en Afîe. Les Lettres y ont régné fur le rivage oppofé à l'Europe ; mais leur lumière n'a pas brillé au-delà, ou elle n'y a lancé que de foibles rayons» Cependant depuis ce tems-là toute cette région n'a-t-elle pas été agitée par de violentes fecouffes ? Combien de fois a-t- elle changé de maître , & que de révolutions a-t-elle éprou- vée': ? Qu'on demande aux Chaldéens , aux Aflyriens , aux Perfes , aux Macédoniens , aux Romains fi les Lettres con- tribuèrent jamais à ces dcialtres. Mais pourquoi recourir ï

DISCOURS. 37

des tems fi éloignés ? Les expéditions modernes des Sarrafins & des Arabes fiiffifent pour décider la queftion. Les Sciences & les Arts furent-ils jamais plus méprifés & plus maltraités , que fous ces barbares vainqueurs qui fe glorifioienc de leur ignorance? Combien ont - ils faccagé de villes les études étoient florifTantes. Que dirai -je de ces Ifles autrefois fi re- nommées, d'Alexandrie & de fa fameufe bibliothèque qu'ils ont réduite en cendres , enfin de toute cette côte d'Afrique les Tertuîliens , les Cypriens , les Auguflins ont donné tant de preuves de leur génie & de leur érudition ? Faut - il dater le règne de la pudeur , de la bonne foi , de l'humanité , depuis que la Patrie de ces feints perfonnages eft devenue le domaine des corfiiires &c des brigands ?

On ne peut voir fans douleur que des débris de tant d'Em- pires fe foit formé celui du libertinage & de l'irréligion. couple impur s'applaudit au milieu de Babylone , il a établi fon trône depuis tant d'années. Le libertinage confldere avec complaifance cette foule innombrable de peuples dévoués à la mollefTe : l'impiété fe glorifie d'avoir affujetti à fes ridicules fuperflitions tant de grands génies. L'un & l'autre fe réjouii- fent d'avoir rendue flérile la plus fertile partie du monde , & de l'avoir changée en déferts affreux. C'efl en défigurant les productions de la nature, en profcrivant les ouvrages de l'art qu'ils font venus à bout de dégrader l'homme & de ternir la gloire du Créateur ; ils ne pouvoient choifir de plus fûrs moyens ; mais donner fon approbation à de pareils attentats n'eft - ce pas fe déclarer l'ennemi de Dieu & des hommes ? Au contraire , quoi de plus propre à allumer dans les cœurs-

33 DISCOURS.

le feu de l'amour divin que de parer le monde de tous les ornemens dont il eft fufceptible ? C'eft pour cela que Dieu plaça l'homme dans un jardin délicieux. C'eft dans la même vue & par l'effet d'une infpiration célefte que les Lettres tra- vaillent de concert à embellir l'Europe , elles ont fixé leur féjour. En effet , Mefïieurs , c'eft dans cette partie du monde que , après vous avoir décrit les ravages que l'ignorance a caufés dans l'Afie &c dans l'Afrique , je vais vous démontrer les avantages ineftimables qu'elles nous procurent.

Il eft évident qu'il n'y a point de pays l'éclat de la Di- vinité & la dignité de l'homme paroiffent plus fenfiblement qu'en Europe. Combien y compte-t-on de perfonnages aufïi recommandables par la pureté des mœurs que par les con- noilfances acquifes ? Ne font-ce pas autant de foleils qui por- rent la chaleur & la lumière dans le fein de nos villes , dont les rayons fe répandent fur nos campagnes & percent lobf- curité des plus fombres réduits ?

Les befoins de la vie nous impofent un travail néceffaire qui par fa continuité & par l'application qu'il exige , pourrait affaiblir les connoiffances que nous avons de la Divinité. Mais remarquez à quel point les Lettres font attentives à adoucir ce travail. De célèbres Académiciens s'appliquent à perfectionner l'agriculture ; ils fouillent eux-mêmes les entrailles de la terre , & la forcent par de favans effais à déclarer jufqu'où s'étend le terme de fa fécondité ; leurs foins font abondamment ré- compenfés : que de fleurs charmantes , que de fruits délicieux couvrent nos champs ! Que de plantes & d'arbres de diverfes cfpeces nous fournilfent »i l'envi le néceffaire , l'utile 6c l'agréa-

DISCOURS. &

frle I Grâces à l'induftrie de fes habirans, l'Europe eft la ré- gion de l'Univers la plus fertilifée & la plus riante.

Mais il étoit à craindre que le lâche & pareffeux frelon n'enlevât à la diligente abeille le fruit de fes travaux ; c'eft à quoi les Lettres ont pourvu par l'établifTement des loix entre les Citoyens ; & pour repouffer l'avide étranger , oppofant la force à la force , elles ont formé les règles de l'art militaire. Laquelle des deux de la Jurifprudence ou de la fcience des armes doit tenir le premier rang dans notre eilime? C'eft ce qu'il n'efl point facile de décider , tant l'une & l'autre ont été fécondes en hommes iiluftres.

Mais comme leurs emplois & leurs fondions n'occupent que peu de perfonnes en comparaifon du grand nombre de ceux qui vivent fous leur double protection , par quel moyen les Lettres ont -elles prévenu dans la multitude , l'oifîveté &c les vices qui marchent à fa fuite ? Vous venez , Meilleurs ,, d'admirer leur fageffe , louez à préfent leur induftrie. Elles ont inventé toutes fortes d'Arts , qui concourent en différentes manières au bien public. Ils fervent à étendre ou à exercer le génie, à conferver ou à rétablir la fanté, à exciter dans tous une noble émulation. Ce font eux qui érigent aux actions vertueufes des monumens éternels , qui augmentent l'éclat du Trône, enrichiiîent le Citoyen, ôc fournirent à chacun félon fon état & fes talens une occupation convenable.

On a raifon d'admirer ce qui fe paffe dans une ruche d'abeil- les : mais à la vue de l'ardeur inexprimable dont nos ouvriers font animés, qui leur fiiit employer toutes les reifources de l'efprit , toute la dextérité de la main pour produire tant de.

4o DISCOURS.

chefs-d'œuvre , quel eft l'homme affez aveugle , affez ftupide pour ne pas reconnoître le premier auteur de ces belles inven- tions , & pour lui refufer le tribut de louanges qui lui eft ? Aux yeux de tout homme qui fait penfer l'Europe eft tout enfemble un jardin de délices, & l'objet d'une continuelle admiration ; car ce n'eft point une nouveauté de la voir enfan- ter chaque jour de nouveaux miracles.

Au milieu de ce jardin , dira- t- on, comme dans l'ancien Paradis-rerreftre eft placé l'Arbre de vie , auquel il eft défendu de toucher : c'eft la Religion. Cependant combien d'animaux féroces s'efforcent de lui nuire ? Et d'où lui vient cette prodi- gieufe quantité d'adverfaires , fi ce .n'eft de la part des Let- tres , que l'on regarde mal - à - propos comme le rempart de la foi ?

Il eft aifé de prouver que les Lettres ont effectivement l'hon-* neur de fervir à étendre & à maintenir la Religion. Elle ne fut jamais en plus grand danger que lorfque les études furent languiffantes. Au contraire elle n'eut point de jours plus beaux & ne remporta point de victoires plus fîgnalées , que lorfque les Lettres renaiffantes l'accompagnèrent au combat. Faut- il en donner des preuves? La' Chaire même je fuis m'en fourniroit en foule ; mais je n'en veux point d'autre que ce trait de l'Empereur Julien , le plus dangereux comme le plus politique d'entre les hérétiques «Se les apoitats. Il comprit que la Religion pareroit aifément tous les coups qu'il vouloir, lui porter, tant que les Lettres veilleroient à fa défènfe. Infpiré par la malignité de fon génie , il tenta d'abord de les anéantir. Mais Dieu fut les venger en les fàifant fervir à la vengeance

de

DISCOURS. 41

de fon culte. Il permit que les Lettres détruififfent l'idolâtrie par l'idolâtrie même, dont elles dévoilèrent l'abfurdité, & firent ainfi triompher la Religion de la manière la plus glo- rieufe & la plus éclatante.

Fidelles à l'obligation elles font de fuivre conflamment la voix de la vérité & les étendards de la vertu , les Lettres n'avouent pour difciples que les gens de bien qui combattent à leur côté contre la licence & l'irréligion. Ceux qui , féduits par les faux attraits de la volupté & du menfonge , abufent de leur génie & de leurs talens , pour faire tomber les autres dans les mêmes pièges , font autant de déferteurs qu'elles mécon- noiffent , & dont elles abhorrent la perfidie.

Il eft vrai que malgré tous leurs efforts , elles ne fauroient étouffer le dragon furieux, cet éternel ennemi de la Religion, qui précipite du Ciel les étoiles , ôc dont la bouche impure vomit fur la terre un torrent de livres impies : mais faut - il pour cela , dans l'accès d'une douleur aveugle , imputer aux Let- tres les crimes de ce monftre ? L'ignorance evt - elle donc la feule compagne de l'innocence & de la probité ? Pourquoi charger les Lettres de nos propres vices , nous qui favons qu'il n'eft pas même permis de les flétrir en les appliquant à d'in- dignes ufages? Les traiter de féduclrices, vouloir les condam- ner à périr , n'eft-ce pas imiter l'égarement d'un furieux , qui prenant fon médecin pour un empoifonneur , fe jette fur lui ,. & veut lui enfoncer le poignard dans le fein ? Quel pronoftic moins équivoque de cette barbarie, dans laquelle on craint que nous ne foyons bientôt replongés !

Qn nuDus '.'</fcfe l'exemple àts Lacédémoniens. Excellens Suppl. de la Collée. Tome I. F

4i DISCOURS.

modèles , Meilleurs ! Achèterons-nous comme eux , par le renon- cement aux douceurs ôc aux commodités de la vie , le droit d'être ambitieux , injufr.es , adultères , ennemis de la liberté d'autrui , ôc nous ferons - nous gloire de reffembler à de vils gladiateurs ? Si les loix de Lycurgue contiennent quelque chofe de bon , à qui en fut - on redevable fi ce n'eft aux Lettres ? Ces anciens Romains , dont on évoque les ombres , comme pour nous faire rougir en nous confrontant avec eux, n'a- voient-ils rien emprunté de Pythagore & des autres Légis- lateurs de la Grèce? Les Fabricius eux-mêmes, les Curius , les Fabius , puifoient dans les Lettres les notions de la vraie vertu. Cet amour de la Patrie dont on leur fait tant d'honneur , qu'étoit-il chez eux, fi vous en exceptez un très -petit nom- bre, finon l'injufte confpiration d'un Peuple de Soldats qui afpiroit à la conquête de l'Univers ; le fentiment d'une ambi- tion effrénée , qui enivrée par {es fuccès donnoit aux nations vaincues autant de tyrans , que Rome avoit de citoyens ? Auroient-ils été capables de ce défintérefTement dont notre augulte Souverain a donné de fi belles leçons à Ces alliés ôc à fes ennemis mêmes ? Si les Spartiates , ainfi que les Romains avoient eu autant d'amour que lui pour l'équité ; s'ils avoient cherché à commander aux hommes plutôt par la fagefTe des loix que par la force des armes ; fi leur Sénat s'etoit cons- tamment appliqué à devenir pour les autres Nations un modèle de modeltie ôc de bonne foi , nous leur accorderions volon- tiers les éloges que nous refufons au mafque de la vertu : mais en fuppofunt qu'ils auraient pris la vraie vertu pour guide , û ne faut pas croire qu'ils l'eurlent fait fans le fecours des Lettres.

DISCOURS.

43

Ce font les Lettres qui donnent un luftre incomparable à la vertu : celle-ci a des charmes , il eft vrai , qui lui font pro- pres , ôc qu'elle n'emprunte que d'elle-même ; mais fembluble à l'aimant qui a befoin d'être armé pour développer toute fa force, la vertu ne peut gueres fe paffer de la fc ience. Seule ôc ifolée , elle paroît l'effet d'un caractère dur , ou d'un génie ftu- pide. Pour emporter tous les fuffrages , il faut allier la piété à l'érudition. Cet heureux accord difîipe le venin de l'envie, ré- prime l'audace de l'impiété , chatte les vaines terreurs qu'inf- pire la timidité. Il n'eft perfonne qui n'embraffe volontiers le parti de la vertu guidée & éclairée par la fciehce.

On nous cite je ne fais quel Peuple , qui n'exifte peut - être nuile part, fi ce n'eft dans les defcriptions des Poètes, dont les mœurs , dit-on , font fi pures , qu'il ne connoît pas même les pafïions. Il doit fon innocence à une ignorance profonde qui lui interdit les connoiflances les plus communes. C'eit un peuple d'enfans , tant il a de douceur , de candeur & de fim- plicicé. En fuppofant la vérité de ce qu'on avance ainfi , je vous demande , Meffieurs , fi l'intelligence du Créateur brille avec plus d'avantage dans les jeux puériles , ou les occupations fri- voles de ce peuple ignorant , que dans les fublimes penfées ôc les actions héroïques du Sage dont l'efprit eft paré des richef- fes de la fcience ; non fins doute , on ne connoît point la vertu , lorfqu'on n'a pas de notion du vice. Il y a plus de grandeur à être vertueux par goût ôc par choix , à réprimer par la force de l'ame la vivacité des parlions , à étendre l'empire de la rai- fon par fes mœurs & par fes écrits , qu'il n'y en auroit à triom- pher du vice par l'igoorance ôc par l'inaction. Le peuple dont

F 2.

44 DISCOURS.

on nous parle tient précifément le milieu entre l'homme & la brute ; mais Phomme qui fe diitingue par la vertu jointe à la fcience , s'élève au deiTus de lui-même , & fe rapproche de la Divinité.

Puifque telle eft l'excellence d'un pareil homme , que lui feul l'emporte fur tout un peuple , quel bonheur pour tous les ordres de l'Etat , quelle gloire pour le Créateur & pour nous- mêmes qui fotnmes fon ouvrage , n* l'efprit & les talens étoient toujours réunis aux qualités du cœur & à l'amour de la Reli- gion ! Quel magnifique fpeclacle ! quel agréable concert ! Un parterre émaillé de fleurs , le Ciel étincelant de mille feux nous raviffent & nous enchantent; mais la terre parée de tant d'ames animés qui fe prêteroient mutuellement de l'éclat n'au- roit - elle pas droit de le difputer aux Cieux ? Au lieu d'être le marchepied du Très-haut , elle pourroit devenir fon Trône , & augmenter la Cour des fublimes intelligences qui l'environnent.

Cette vue du bien public a excité en faveur des Lettres le zèle d'un homme ( * ) également recommandable par fa conduite & par fes ouvrages. Il a aiïigné les premiers fonds pour la diftribution de nos prix. Simple particulier , le plan qu'il forma n'avoit pour but que le progrès de quelques Arts ; quelle ferait aujourd'hui fi joie , & combien fe fentiroit - il honoré de voir le Sénat de la Nation , le premier Parlement du Royaume confacrer à l'utilité publique la fource d'une fi louable émulation , & répandre dans tout le monde par le moyen de l'Univerlîté , & le fruit du bienfait & la gloire du bienfaiteur ?

( « ; M. L'Abbc LE GENDRE.

D~I S C 0 U R S. 45

Cette fondation s'eft accrue par la libéralité d'un homme célèbre ( a ) , occupé pendant un grand nombre d'années à l'éducation de la jeuneffe , qui non content d'avoir formé fes élevés à la vraie éloquence & à la belle poéfîe dans lefquelles il excelloit , entretient même après fa mort le goût des bonnes études.

On n'eft pas moins redevable à ce zélé Citoyen ( b ) , le digne émule des Elzevirs & des Etiennes. Epris des charmes de la langue & de l'éloquence latine , après nous avoir donné de magnifiques éditions de Cicéron & d'autres excellens Au- teurs , il retient par un prix confldérable les mufes Romaines prêtes à nous quitter. L'étude du latin ne fera plus négligée, confacrée d'une part à l'immortalité dans des livres parfaite- ment imprimés , & cultivée de l'autre par les bouches élo- quentes qu'excite la générofité du fondateur.

Tels font les fentimens de ceux à qui vous devez les cou- ronnes qui parent vos têtes , jeuneffe chérie , votre fort fait des jaloux dans les provinces & au - delà des limites de la France. Je n'ai pas befoin de vous exhorter à ne jamais ou- blier ce jour l'un des plus beaux de votre vie. L'ardeur & l'empreffement que vous faites paroître, me font defûrs garants que vous en conferverez précieufement le fouvenir. Mais ce que je ne puis affez vous recommander , c'eft d'avoir fans ceffe devant les yeux , quelle eft la fin qu'on fe propofe en vous couronnant de tant de gloire ; pourquoi cette augulte Cour fufpend fes importantes fonctions ; ce qu'elle attend de

(a) M. COFFIN.

(b) M.COIGNARD.

46 DISCOURS.

vous pour fort fervice & pour celui de la Patrie ; ce qu'elle exige encore au nom de la religion dont elle eft la protec- trice ; pourquoi tant d'illuftres Citoyens honorent votre triom- phe de leur préfence : enfin , quel eft le jufte retour que vous devez à l'Univerfité pour les foins multipliés que votre éducation lui a coûté. Que la fcience dont cette tendre mère a dépofé le germe dans votre efprit , n'y dégénère jamais en oftentation ridicule. Soyez favans fans orgueil , fuyez une curio- fité téméraire , ayez de la douceur , de l'affabilité , & montrez par le bon emploi de vos veilles , que vous afpirez à la gloire & au titre de bons Citoyens. Tels font les devoirs que prefcrit cette affemblée par ma bouche ; voilà ce qu'attendent de vous nos Provinces qui ont les yeux fixés fur vous. Prouvez aux ad- verfaires que nous avons combattus dans ce difco.urs , non par l'autorité de nos maximes qu'ils ne veulent point reconnoître , mais bien par la fageffe de votre conduite , que l'Univerfité dans Ces leçons ne fe borne point à un vain arrangement de mots ; mais qu'elle vous a appris à ne chercher dans les écrits des anciens que ce qui peut contribuer à perfectionner les mœurs & éclairer la raifon ; qu'ils apprennent enfin de vous ? & que votre exemple foit contr'eux un argument fans répli- que , qu'au lieu d'être des hommes frivoles ou dangereux, les gens de Lettres font les plus zélés défenfeurs de la vertu , & que leurs connoiffances contribuent infiniment à l'affermi f- fement de fon empire,

X

RÉFUTATION

Vu Difcours qui a remporté le Prix de V Académie de Dijon en Vannée 1750 , lue dans une Séance de la Société Royale de Nancy, par M. Gautier , Chanoine Régulier & Profejfeur de Mathématique & d'Hiftoire {a).

JLi'Etablissement que Sa Majefté a procuré pour faciliter le développement des talens & du génie , a été indirectement attaqué par un ouvrage , l'on tâche de prouver que nos âmes fe font corrompues à mefure que nos Sciences & nos Arts fe font perfectionnés , & que le même phénomène s'eft obfervé dans tous les tems & dans tous les lieux. Ce Dif- cours de M. Rouifeau renferme plufieurs autres proportions , dont il eft très-important de montrer la fauifeté , puifque , félon de favans Journaliftes , il paroît capable- de faire une révolution dans les idées de notre fiecle. Je conviens quvil eft écrit avec une chaleur peu commune , qu'il offre des ta- bleaux d'une touche mâle & correcte : plus la manière de cet ouvrage eft grande & hardie , plus il eft propre à en im- pofer , à accréditer des maximes pernicieufes. Il ne s'agit pas ici de ces paradoxes littéraires , qui permettent de foutenir le pour ou le contre ; de ces vains fujets d'éloquence , l'on fait parade de penfées futiles , ingénieufement contraf- tées. Je vais , Meffieurs , plaider une caufe qui intérelfe votre

(a-) M. Roufleau répondit à cette réfutation par fa lettre à M, Grimm qui fe trouve a la page 6^ du fécond volume des Mélanges.

48 REFUTATION

bonheur. J'ai prévu qu'en me bornant à montrer combien la plupart des raifonnemens (ù) de M. Roufleau font défec- tueux , je tomberois dans la féchereife du genre polémique. Cet inconvénient ne m'a point arrêté , perfuadé que la fo- lidité d'une réfutation de cette nature fait fon principal mérite.

Si , comme l'Auteur le prétend , les Sciences dépravent les mœurs , Staniflas le bienfaifant fera donc blâmé par la pof- térité d'avoir fait un écabliffement pour les rendre plus Au- rifiantes ; & fon Miniftre , d'avoir encouragé les talens & fait éclater les fiens : fi les Sciences dépravent les mœurs , vous devez donc déferler l'éducation qu'on vous a donnée , regretter amèrement le tems que vous avez employé à ac- quérir des connoifiances , & vous repentir des efforts que vous avez faits pour vous rendre utiles à la Patrie. L'Auteur que je combats elt l'apologifte de l'ignorance : il paroît fou- haiter qu'on brûle les bibliothèques ; il avoue qu'il heurte de front tout ce qui fait aujourd'hui l'admiration des hommes , & qu'il ne peut s'attendre qu'à un blâme univerfel ; mais il compte fur les fuffrages des fiecles à venir. Il pourra les rem- porter , n'en doutons point , quand l'Europe retombera dans la barbarie; quand fur les ruines des Beaux -Arts éplorés y triompheront infolemment l'ignorance & la ruilicité.

Nous avons deux queftions à difeuter , l'une de fait , l'autre

( b) 11 y auroit de l'injuftice à dire d'éloges pour s'être élevé" avec force

que tous les raifonnemens de M. Rouf- contre les abus qui le glîflent dans les

feau font défectueux. Ceice propoûtion Arts & dans la République des Lctr.es.

doit être modifiée. Il mérite beaucoup ( Jiotf de l'Aulcur de lu îrjun.

de

DE M. GAUTIER.

49

de droit. Nous examinerons dans la première partie de ce Difcours , fi les Sciences & les Arts ont contribué à cor- rompre les mœurs ; & dans la fecor.de , ce qui peut réfulter du progrès des Sciences & des Arts confidérés en eux-mêmes : tel eft le plan de i'ouvrage que je critique.

$&l __=g^g= , ==373

PREMIERE PARTIE.

A'

.Vant, dit M. RoufTeau , que l'Art eût façonné nos manières , & appris à nos parlions à parler un langage ap- prêté , nos mœurs étoient ruftiques , mais naturelles , & la différence des procédés marquoit au premier coup-d'œil celle des caractères. La Nature humaine au fond n'étoit pas meil- leure ; mais les hommes trouvoient leur fécurité dans la facilité de fe pénétrer réciproquement ; & cet avantage , dont nous ne fentons plus le prix , leur épargnoit bien des vices. Les foupçons , les ombrages , les craintes , la froideur , la réferve , la haine , la trahifon , fe cachent fans ceffe fous ce voile uniforme & perfide de politefTe , fous cette urbanité fi vantée que nous devons aux lumières de notre fiecle. Nous avons les apparences de toutes les vertus , fans en avoir aucune.

Je réponds qu'en examinant la fource de cette politefTe qui fait tant d'honneur à notre fiecle , & tant de peine à M. Rouifeau , on découvre aifément combien elle eft efti- mable. C'efl le defir de plaire dans la fociété , qui en a fait prendre l'efprit. On a étudié les hommes , leurs humeurs ,

Suppl. de la Colkc Tome I. G

5o REFUTATION

leurs caractères , feurs defîrs , leurs befoins , leur amour- propre. L'expérience a marqué ce qui déplaît. On a analyfc les agrémens , dévoilé leurs caufes , apprécié le mérite , dif— ringué fes divers degrés. D'une infinité de réflexions fur le beau , l'honnête <3c le décent , s'eft formé un art précieux , l'art de vivre avec les hommes , de tourner nos befoins en plaiftrs , de répandre des charmes dans la converfation , de gagner 1'cfprit par fes difeours & les cœurs par fes pro- cédés. Egards , attentions , complaifances , prévenances , refpect , autant de liens qui nous attachent mutuellement. Plus la politeffe s'eft perfectionnée , plus la fociécé a été utile aux hommes ; on s'eft plié aux bïenféances , fouvenc plus puiflantes que les devoirs ^ les inclinations font devenues plus douces , les caractères plus lians , les vertus fociales plus communes. Combien ne changent de difpofitions, que parce qu'ils font contraints de paraître en changer ! Celui qui a des vices eft obligé de les déguifer : e'eft pour lui u:i avertifTement continuel qu'il n'eft pas ce qu'il doit étie; fes mœurs prennent infenfiblement la teinte des mœurs reçues. La néceffité de copier fuis cefTe la vertu , le rend enfin vertueux ; ou du moins fes vices ne font pas contagieux , comme ils le feroient, s'ils fe préfentoient de front avec cette rufticité que regrette mon adverfaire.

Il dit que les hommes trouvoient leur fécurité dans la fa- cilité de fe pénétrer réciproquement , & que cet avantage leur épargnoit bien des vices. Il n'a pas confidéré que la Nature humaine n'étant pas meilleure alors , comme il l'a- voue , la rufticité n'empéchoit pas le dégiufement- On en a

D E M. G A U T I E R. 51

fous les yeux une preuve fans réplique : on voit des nations dont les manières ne font pas façonnées , ni le langage ap- prêté , ufer de détours , de diflîmulations & d'artifices , trom- per adroitement , fans qu'on puiffe en rendre comptables les Belles-Lettres , les Sciences & les Arts. D'ailleurs , fi l'arc de fe voiler s'eft perfectionné , celui de pénétrer les voiles a fait les mêmes progrès. On ne juge pas des hommes fur de Amples apparences ; on n'attend pas à les éprouver , qu'on foit dans l'obligation indifpenfable de recourir à leurs bien- faits. On eft convaincu qu'en général il ne faut pas compter fur eux , à moins qu'on ne leur plaife , ou qu'on ne leur foit utile , qu'ils n'ayent quelque intérêt à nous rendre fervice. On fait évaluer les offres fpécieufes de la politeffe , & ra- mener fes expreflions à leur fignification reçue. Ce n'eft pas qu'il n'y ait une infinité d'ames nobles , qui en obligeant ne cherchent que le plaiftr même d'obliger. Leur politeffe a un ton bien fupérieur à tout ce qui n'eft que cérémonial ; leur candeur , un langage qui lui eft propre ; leur mérite eft leur art de plaire.

Ajoutez que le feul commerce du monde fuffit pour acquérir cette politeffe dont fe pique un galant homme ; on n'eft donc pas fondé à en faire honneur aux Sciences.

A quoi tendent donc les éloquentes déclamations de M. Rouffeau ? Qui ne feroit pas indigné de l'entendre affurer que nous avons les apparences de toutes les vertus , fans en avoir aucune ? Et pourquoi n'a-t-on plus de vertu ? C'eft qu'on cultive les Belles-Lettres , les Sciences & les Arts. Si Ton «toit impoli, ruftique , ignorant, Goth, Hun ou Vandale,

G z

52 REFUTATION

on feroit digne des éloges de M. Rouffeau. Ne fe laffera- t-on jamais d'invectiver les hommes ? Croira-t-on toujours les rendre plus vertueux , en leur difant qu'ils n'ont point de vertu ? Sous prétexte d'épurer les mœurs , eft - il permis d'en renverfer les appuis ? O doux nœuds de la fociété , char- mes des vrais Philofophes , aimables vertus ! c'eft par vos propres attraits que vous régnez dans les cœurs : vous ne devez votre empire ni à l'âpreté ftoïque , ni à des mœurs barbares , ni aux confeils d'une orgueilleufe rufticité.

M. Rouffeau attribue à notre fiecle des défauts & des vices qu'il n'a point , ou qu'il a de commun avec les nations qui ne font pas policées ; & il en conclut que le fort des mœurs & de la probité a été régulièrement affujetti aux progrès d&s Sciences & des Arts. Laiffons ces vagues imputations , & paffons au fait.

Pour montrer que les Sciences ont corrompu les mœurs dans tous les tems , il dit que plufieurs peuples tombèrent fous le joug , lorfqu'ils étoient les plus renommés par la cul- ture des Sciences. On fait bien qu'elles ne rendent point in- vincibles ; s'enfuit - il qu'elles corrompent les mœurs ? Par cette façon finguliere de raifonner , on pourrait conclure auffi que l'ignorance entraîne leur dépravation , puifqu'un grand nombre de nations barbares ont été fubjuguées par des peu- ples amateurs des Beaux- Arts. Quand même on pourrait prouver par des faits , que la diffolution des mœurs a tou- jours régné avec les Sciences , il ne s'enfuivroit pas que le fort de la probité dépendît de leurs progrès. Lorfqu'une nation jouit d'une tranquille abondance , elle fe porte ordinairement

D E M. GAUTIER. 53

aux plaillrs ôc aux Beaux -Arts. Les richeffes procurent les moyens de fatisfaire fes parlions : ainfi ce feraient les richef- fes , & non pas les Belles- Lettres , qui pourraient faire naître la corruption dans les cœurs ; fans parler de plufîeurs autres caufes qui n'influent pas moins que l'abondance fur cette dé- pravation ; l'extrême pauvreté eft la mère de bien des crimes , & elle peut être jointe avec une profonde ignorance. Tous les faits donc qu'allègue notre adverfaire , ne prouvent point que les Sciences corrompent les mœurs.

Il prétend montrer par ce qui eft arrivé en Egypte , en Grèce, à Rome , à Conftantinople , à la Chine , que les Arts énervent les peuples qui les cultivent. Quoique cette afTertion fur laquelle il infîfte principalement paroine étrangère à la queftion donc il s'agit , il eft à propos d'en montrer la fauffeté. L'Egypte » dit-il , devint la mère de la Philofophie & des Beaux-Arts , ôc bientôt après la conquête de Cambyfe ; mais bien des fiecles avant cette époque , elle avoit été foumife par des bergers Arabes , fous le règne de Timaiis. Leur domination dura plus de cinq cents ans. Pourquoi les Egyptiens n'eurent - ils pas même alors le courage de fe défendre ? Etoient-ils énervés par les Beaux-Arts qu'ils ignoraient ? Sont-ce les Sciences qui ont efféminéJes Asiatiques , & rendu lâches à l'excès tant de nations barbares de l'Afrique & de l'Amérique ?

Les victoires que les Athéniens remportèrent fur les Perfes & fur les Lacédémoniens même , font voir que les Arts peu- vent s'afTotier avec la vertu militaire. Leur Gouvernement , de venu vénal fous Periclès , prend une nouvelle face : l'amour du plaiilr étouffe leur bravoure , les fonctions les plus hono-

54 REFUTATION

râbles font avilies, l'impunité multiplie les mauvais citoyens, les fonds deilinés à la guerre font employés à nourrir la mol- lette & l'oifiveté ; toutes ces caufes de corruption , quel rap- port ont-elles aux Sciences ?

De quelle gloire militaire les Romains ne fe font - ils pas couverts dans le tems que la littérature étoit en honneur à Rome ? Etoient - ils énervés par les Arts , lorfque Cicéron difoit à Céfar : vous avez dompté des Nations fauvages & féroces, innombrables par leur multitude, répandues au loin en divers lieux ? Comme un feul de ces faits fuffit pour dé- truire les raifonnemens de mon adverlliire , il feroit inutile d'infifter davantage fur cet article. On connoît les caufes des révolutions qui arrivent dans les Etats. Les Sciences ne pour- roient contribuer à leur décadence , qu'au cas que ceux qui font deftinés à les défendre , s'occuperoient des Sciences au point de négliger leurs fonctions militaires ; dans cette fup- .pofition , toute occupation étrangère à la guerre auroit les mêmes fuites.

M. Roufleau , pour montrer que l'ignorance préferve les mœurs de la corruption , patte en revue les Scythes , les pre- miers Perfes , les Germains & les Romains dans les pre- miers rems de leur République ; & il dit que ces Peuples ont, par leur vertu , fait leur propre bonheur & l'exemple des au- tres Nations. On avoue que Juftin a fait un éloge magnifique des Scythes; mais Hérodote , & des Auteurs cités parStrabon, les repréfentent comme une nation des plus féroces. Ils im- moloient au Dieu Mars la cinquième partie de leurs prifon- niers , & crevoient les yeux aux autres. A raaniverfaire d'un

DE M. GAUTIER. SS

Roi , ils érrangloient cinquante de fes officiers. Ceux qui ha- bitoient vers le Pont-Euxin fe nourrilîbient de la chair des étrangers qui arrivoient chez eux. L'hiftoire des diverfes na- tions Scythes offre par-tout des traits , ou qui les déshono- rent , ou qui font horreur à la nature. Les femmes étoienc communes entre les Maffagetes ; les perfonnes âgées étoicnt immolées par leurs parens , qui fe régaloient de leurs chairs. Les Agatyrfîens ne vivoient que de pillage , & avoient leurs femmes en commun. Les Antropophages , au rapport d'Hé- rodote , étoient injuries & inhumains. Tels furent les Peuples qu'on propofe pour exemple aux autres Nations.

A l'égard des anciens Perfes , tout le monde convient fans doute avec M. Rollin qu'on ne fauroit lire fms horreur juf- qu'où ils avoient porté l'oubli ôc le mépris des loix les plus com- munes de la nature. Chez eux toutes fortes d'inceftes étoient autorifés. Dans la Tribu Sacerdotale , on conférait prefque toujours les premières dignités à ceux qui étoient nés du ma- riage d'un fils avec fa mère. Il falloit qu'ils fuffent bien cruels , pour faire mourir des enfans dans le feu qu'ils adoraient.

Les couleurs dont Pomponius Mêla peint les Germains , ne feront pas naître non plus l'envie de leur reifembler : peu- ple naturellement féroce , fauvage jufqu'à manger de la chair crue, chez qui le vol n'elt point une chofe honteufe, & qui ne reconnoît d'autre droit que fa force.

Que de reproches aurait eu raifon de faire aux Romains, dans le tems qu'ils n'étoient point encore familiarifés avec les Lettres , un Philofophe éclairé de toutes les lumières de la raifon ? Illuftres Barbares , auroit - il pu leur dire , toute

S6 REFUTATION

votre grandeur n'eft qu'un grand crime. Quelle fureur vous anime & vous porte à ravager l'Univers ? Tigres altérés du fang des hommes , comment ofez-vous mettre votre gloire à être injuries , à vivre de pillage , à exercer la plus odieufe tyrannie ? Qui vous a donné le droit de difpofer de nos biens & de nos vies , de nous rendre efclaves & malheureux , de répandre par -tout la terreur, la défolation & la mort? Eft- ce la grandeur d'ame dont vous vous piquez ? O déteftable grandeur , qui fe repaît de miferes &c de calamités ! N'acqué- rez-vous de prétendues vertus , que pour punir la terre de ce qu'elles vous ont coûté ? Eft-ce la force ? Les loix de l'hu- manité n'en ont donc plus ? Sa voix ne fe fait donc point entendre à vos cœurs ? Vous méprifez la volonté des Dieux qui vous ont deftinés , ainfi que nous , à parler tranquillement quelques inftans fur la terre ; mais la peine eft toujours à côté du crime. Vous avez eu la honte de paiïer fous le joug, la douleur de voir vos armées taillées en pièces , & vous aurez bientôt celle de voir la République fe déchirer par fes pro- pres forces. Qui vous empêche de paffer une vie agréable dans le fein de la paix , des arts , des feiences & de la vertu ? Romains, ceflez d'être injuftes ; ceflez de porter en tous lieux les horreurs de la guerre & les crimes qu'elle entraîne.

Mais je veux qu'il y ait eu des Nations vertueufes dans le fein de l'ignorance ; je demande fi ce n'eil pas à des loix fages, maintenues avec vigueur, avec prudence, & non pas à la pri- vation des Arts , quelles ont ére redevables de leur bonheur ? En vain prétend-on que Socrate même & Caton ont décrié les Lettres; ils ne fureni jamais les apologiites de l'ignorancr,

Le

DE M. GAUTIER. 57

Le plus favant des Athéniens avoic raifon de dire que la pré- emption des hommes d'Etat , des Poètes & des Artiftes d'A- thènes, ternifibit leur favoir à fes yeux, & qu'ils avoient tort de fe croire les plus fages des hommes ; mais en blâmant leur orgueil & en décréditant les Sophifles ,il ne faifoit point l'éloge de l'ignorance, qu'il regardoit comme le plus grand mal. Il aimoit à tirer des fons harmonieux de la lyre , avec la main dont il avoir fait les ftatues des Grâces. La Rhétorique , la Phyfique , l'Aftronomie furent l'objet de fes études ; & félon Diogene Laé'rce , il travailla aux tragédies d'Euripide. Il eft vrai qu'il s'appliqua principalement à faire une fcience de la morale, & qu'il ne s'imaginoit pas favoir ce qu'il ne favoit pas : eft-ce favorifer l'ignorance ? Doit - elle fe prévaloir du déchaînement de l'ancien Caton contre ces difcoureurs artifi- cieux, contre ces Grecs qui apprenoient aux Romains l'art funefte de rendre toutes les vérités douteufes. Un des chefs de la troifieme Académie , Carnéade , montrant en préfence de Caton la nécefîité d'une loi naturelle , & renverfant le len- demain ce qu'il avoit établi le jour précédent , devoit naturel- lement prévenir i'efprit de ce cenfeur contre la littérature des Grecs. Cette prévention, à la vérité, s'étendit trop loin; il en fentit l'injuftice , & la répara en apprenant la langue Grecque , quciqu'avancé en âge ; il forma fon ftyle fur celui de Thucy- dide & de Démofthene , & enrichit Ces ouvrages des maximes & des faits qu'il en tira. L'agriculture, la médecine, lniftoire & beaucoup d'autres matières exercèrent fa plume. Ces traits font voir que , fi Socrate & Caton euffent fut l'éloge de l'igno- rance, ils fe feroient cenfurés eux-mêmes; & M. Roulicau , Suppl. de la Colkc, Tome I. H

5s REFUTATION

qui a fi heureufement cultivé les Belles-Lettres , montre com- bien elles font eftimables , par la manière dont il exprime le mépris qu'il paroît en faire : je dis , qu'il paroît; parce qu'il n'eft pas vraifemblable qu'il falfe peu de cas de fes connoiflan- ces. Dans tous les tems on a vu des Auteurs décrier leurs fiecles & louer à l'excès des Nations anciennes. On met une forte de gloire à fe roidir contre les idées communes ; de fupé- riorité , à blâmer ce qui eft loué j de grandeur , à dégrader ce que les hommes eftiment le plus.

La meilleure manière de décider la queftion de fait dont il s'agit , eft d'examiner l'état a&uel des mœurs de toutes les Nations. Or il réfulte de cet examen fait impartialement, que les peuples policés & diftingués par la culture des Lettres Se des Sciences , ont en général moins de vices que ceux qui ne- le font pas. Dans la Barbarie & dans la plupart des pays Orien- taux régnent des vices qu'il ne conviendrait pas même de nommer. Si vous parcourez les divers Etats d'Afrique , vous êtes étonné de voir tant de peuples fainéans , lâches , fourbes , traîtres , avares , cruels , voleurs & débauchés. , font établis des ufages inhumains; ici, fimpudicité eft autorifée par les loix. , le brigandage & le meurtre font ériges en profef- fions ; ici , on eft tellement barbare , qu'on fe nourrit de chair humaine. Dans plufieurs Royaumes les maris vendent leurs femmes & leurs enfàns ; en d'autres on facrifie des hommes au Démon : on tue quelques perfonnes pour faire honneur au Roi, lorlqtul paroît en public, ou qu'il vient à mourir. L'Aiie & l'Amérique ofî'roit des tuHc.Hix femblables (a ).

( a*) Les bornes étroites que je me fuis preferites , m'obligent à renvoyer à PHiftoire des voyages, & à L'Hifloixe Genûulepar JVi. L'Abbé Lambert. ; Idasul

DE E GAUTIER. S9

"L'ignorance & les mœurs corrompues des Nations qui habi- tent ces varies contrées , font voir combien porte à faux cette réflexion de mon adverfaire: Peuples, fâchez une fois que la nature a voulu vous préferver de la fcience , comme une mère arrache une arme dangereufe des mains de fon enfant ; que tous les fecrets qu'elle vous cache font autant de maux dont elle vous garantit, & que la peine que vous trouvez à vous înftruire , n'eft pas le moindre de fes bienfaits. J'aimerois autant <ju'il eût dit: Peuples, fâchez une fois que la nature ne veut pas que vous vous nourriffiez des productions de la terre ; la peine qu'elle a attachée à fa culture., eft un avertiffement pour vous de la laifTer en friche. Il finit la première partie de fon Difcours par cette réflexion : que la probité eft fille de l'igno- rance , & que la Science & la vertu font incompatibles. Voilà un fentiment bien contraire à celui de l'Eglife; elle regarda comme la plus dangereufe des perfécutions la défenfe que l'Empereur Julien fit aux Chrétiens d'enfeigner à leurs enfans ia. Rhétorique , la Poétique & la Philofophie.

f&i ■■ *!&= -Tggaègg

SECONDE PARTIE.

M

•IVA. RoufTeau entreprend de prouver dans la féconde partie de fon Difcours , que l'origine des Sciences eft vicieufe , leurs objets vains, & leurs effets pernicieux. C'étoit , dit -il, une .ancienne tradition pafTée de l'Egypte en Grèce , qu'un Dieu ennemi du repos des hommes étoit l'inventeur des Sciences: ;d'où il infère que les Egyptiens, chez qui elles étoient nées,

<5o REFUTATION

n'en avoient pas une opinion favorable. Comment accorder fa conclufion avec ces paroles : Remèdes pour les maladies de Pâme: infcription qu'au rapport de Diodore de Sicile , on lifoit fur le frontifpice de la plus ancienne des bibliothèques , de celle d'Ofymandias Roi d'Egypte.

Il aflure que l'Aftronomie eft née de la fuperflition ; l'élo- quence de l'ambition , de la haine , de la flatterie , du men- fonge ; la Géométrie , de l'avarice ; la Phyfique , d'une vaine curionté; toutes, & la Morale même, de l'orgueil humain. Il fuffit de rapporter ces belles découvertes pour en faire con- noître toute l'importance. Jufqu'ici on avoit cru que les Scien- ces & les Arts dévoient leur naiffance à nos befoins ; on l'a- voit même fait voir dans plufieurs ouvrages.

Vous dites que le défaut de l'origine des Sciences & des Arts ne nous eft que trop retracé dans leurs objets. Vous demandez ce que nous ferions des Arts fans le luxe qui les nourrit: tout le monde vous répondra que les Arts inftrucHfs & miniftcriels , indépendamment du luxe , fervent aux agré- mens , ou aux commodités, ou aux befoins de la vie.

Vous demandez à quoi ferviroit la Jurifprudencc fans les injuflices des hommes: on peut vous répondre qu'aucun Corps politique ne pourroit fubfîfter fans loix, ne fût - il compofé que d'hommes juftes. Vous voulez favoir ce que deviendroit VHiltoire s'il n'y avoit ni tyrans , ni guerres, ni confpirareurs : vot.s n'ignorez cependant pas que l'Hiftoire Univerfelle con- tient la dcflription des pays, la religion, le gouvernement , les mœurs, le commerce & les coutumes des peuples, los dignités , les magiftratures, les vies des Princes pacifiques , des

]j E M. GAUTIER. h

Philofophes & des Artiftes célèbres. Tous ces fujets, qu'ont-ils de commun avec les tyrans, les guerres, & les confpirateurs ? Sommes-nous donc faits , dites-vous , pour mourir attachés fur les bords du puits la vérité s'eft retirée ? Cette feule vérité devrait rebuter dès les premiers pas tout homme qui chercherait férieufement à s'inftruire par l'étude de la Philo- fophie. Vous favez que les Sciences dont on occupe les jeunes Philofophes dans les Univerfïtés , font la Logique , la Méta- phyfîque, la Morale, la Phyfîque, les Mathématiques élémen- taires. Ce font donc félon vous de ftériles fpéculations. Les Univerfïtés vous ont une grande obligation de leur avoir appris que la vérité de ces Sciences s'eft retirée au fond d'un puits! Les grands Philofophes qui les poffedent dans un degré émi- nent , font fans doute bien furpris d'apprendre qu'ils ne favent rien. Ils ignoreraient auffi , fins vous, les grands dangers que l'on rencontre dans l'inveftigation des Sciences. Vous dites que le faux eft fufceptible d'une infinité de combinaifons , & que la vérité n'a qu'une manière d'être : mais n'y a- t il pas différentes routes , différentes méthodes pour arriver à la vé- rité ? Qui eft-ce d'ailleurs , ajoutez-vous , qui la cherche bien fincérement? A quelle marque eft-on fur de la reconnoître ? Les Philofophes vous répondront qu'ils n'ont appris les Scien- ces, que pour les favoir &c en faire ufage; &c que l'évidence, ceft-à-dire , la perception du rapport des idées eft le caractère diftinétif de la vérité, & qu'on s'en tient à ce qui paraît le plus probable dans des matières qui ne font pas fufceptibles de dénionftration. Voudriez- vous voir renaître les Secles de Pyrrhon , d'Aicéfilas ou de Lacyde ?-

fe REFUTATION

Convenez que vous auriez pu vous difpenfer de parler de Forigine des Sciences, & que vous n'avez point prouvé que leurs objets font vains. Comment l'auriez-vous pu faire , puif- •que tout ce qui nous environne nous parle en faveur des Scien- ces & des Arts ? Habillemens , meubles , bâtimens , biblio- thèques, productions des pays étrangers dues à la Navigation dirigée par l'Aftronomie. , les Arts méchaniques mettent nos biens en valeur ; les progrès de l'Anatomie afturent ceux de la Chirurgie ; la Chymie , la Botanique nous préparent des remèdes ; les Arts libéraux , des plaifirs inftruétifs : ils s'occu- pent à tranfmettre à la poftérité le fouvenir des belles actions , ôc immortalifent les grands hommes & notre reconnoiffance pour les fervices qu'ils nous ont rendus. Ici , la Géométrie , ap- puyée de l'Algèbre, préfide à la plupart des Sciences ; elle donne des leçons à l'Aftronomie , à la Navigation , à l'Artil- lerie, à la Phyfique. Quoi! tous ces objets font vains? Oui, & félon M. Roufleau, tous ceux qui s'en occupent font des citoyens inutiles ; & il conclut que tout citoyen inutile peut être regardé comme pernicieux. Que dis -je? félon lui, nous ne fommes pas même des citoyens. Voici fes propres paro- les : nous avons des Phyficiens , des Géomètres , des Chy- miftes , des Aftronomes , des Poètes, des Muficiens , des Peintres , nous n'avons plus de citoyens ; ou s'il nous en refte encore , difperfés dans nos campagnes abandonnées , ils 7 périiïent indigens & méprifés. Ainfi , Meflieurs , cefTez donc de vous regarder comme des citoyens. Quoique vous confa-r criez vos jours au fervice de la fociété , quoique vous rem- pliiliez dignement les emplois vos talens vous ont appel-

DE M. GAUTIER. «s5

lés, vous n'êtes pas dignes d'être nommés citoyens. Cette qualité eft le partage des payfans , & il faudra que vous cul- tiviez tous la terre pour la mériter. Comment ofe-t-on inful- ter ainfî une nation qui produit tant d'exceilens citoyens dans tous les états ?

O Louis le Grand ! quel feroit votre étonnement , fi rendu aux vœux de la France & à ceux du Monarque qui la gou- verne en marchant fur vos traces glorîeufes , vous appreniez qu'une de nos Académies a couronné un ouvrage, l'on fou- tient que les Sciences font vaines dans leur objet , pernicieu- fes dans leurs effets ; que ceux qui les cultivent ne font pas citoyens 1 Quoi! pourriez - vous dire, j'aurois imprimé une tache à ma gloire pour avoir donné un afyle aux Mufes , établi des Académies , rendu la vie aux Beaux - Arts ; pour avoir envoyé des Aftronomes dans les pays les plus éloignés , récom- penfé les talens & les découvertes , attiré les Savans près du Trône ! Quoi I J'aurois terni ma gloire pour avoir fait naître des Praxiteles & des Syfippes , des Appelles & des Ariflides , des Amphions & des Orphées ! Que tardez-vous de brifer ces inftrumens des Arts & des Sciences , de brûler ces précieufes dépouilles des Grecs & des Romains, toutes les archives de l'efprir ck du génie ? Replongez-vous dans les ténèbres épaifles de la barbarie , dans les préjugés qu'elle confacre fous les funeftes aufpices de l'ignorance & de la fuperflition. Renoncez- aux lumières de votre fiecle ; que des abus anciens ufurpent les droits de l'équité; rétabliifez des loix civiles contraires à la loi naturelle ; que l'innocent qu'aceufe l'injuftice , foit obligé , pour fe juitiiier, à s'expofer à périr par l'eau ou par le feu j

64 REFUTATION

que des peuples aillent encore mafTacrer d'autres peuples fous le manteau de la religion ; qu'on falTe les plus grands maux avec la même tranquillité de confcience , qu'on éprouve à faire les plus grands biens : telles & plus déplorables encore feront les fuites de cette ignorance vous voulez rentrer.

Non, grand Roi, l'Académie de Dijon n'eft point cenfée adopter tous les fentimens de l'Auteur qu'elle a couronné. Elle ne pcnfe point , comme lui , que les travaux des plus éclai- rés de nos Savans & de nos meilleurs citoyens ne font pref- que d'aucune utilité. Elle ne confond point comme lui les dé- couvertes véritablement utiles au genre - humain , avec celles dont on n'a pu encore tirer des fervices , foute de connoître tous leurs rapports &c l'enfemble des parties de la nature ; mais elle penfe , ainfi que toutes les Académies de l'Europe , qu'il cil important d'étendre de toutes parts les branches de notre favoir , d'en creufer les analogies , d'en fuivre toutes les ramifications. Elle fait que telle connoifTance qui paroît ftérile pendant un tems , peut cefTer de l'être par des applications dues au génie , à des recherches laborieufes , peut-être même au ha fard. Elle fait que pour élever un édifice, on rafTemble des matériaux de toute efpece : ces pièces brutes , amas in- forme, ont leur destination ; l'art les dégroffit 6c les arrange : il en forme des chefs-d'œuvre d'Architecture & de bon goût.

On peut dire qu'il en elt , en quelque forte , de certaines vérités détachées du corps de celles dont l'utilité elt reconnue, comme de ces glaçons errans au gré du hafard fur la fui-face des fleuves ; ils fc réunifient , ils fe fortifient mutuellement èç fervent à les traverfer,

Si

DE M. GAUTIER. es

Si l'Auteur a avancé fans fondement que cultiver les Scien- ces eft abufer du tems , il n'a pas eu moins de tort d'attri- buer le luxe aux Lettres & aux Arts. Le luxe eft une fomp- tuofïté que font naître les biens partagés inégalement. La va- nité , à l'aide de l'abondance , cherche à fe diftinguer &c pro- cure à quelques Arts les moyens de lui fournir le fuperfla ; mais ce qui eft fuperHu par rapport à certains états , eft né- cefTaire à d'autres , pour entretenir les diftin&ions qui carac- térifent les rangs divers de la fociété. La religion même ne condamne point les dépenfes qu'exige la décence de chaque condition. Ce qui eft luxe pour l'artifan , peut ne pas l'être pour l'homme de robe ou l'homme d'épée. Dira-t-on que des meubles ou des habillemens d'un grand prix dégradent l'honnête homme & lui tranfmettent les fentimens de l'homme vicieux ? Caton le grand , folliciteur des loix fomptuaires , fuivant la remarque d'un politique , nous eft dépeint avare ôc intempérant , même ufurier & ivrogne ; au lieu que le fomp- lueux Lucullus , encore plus grand capitaine & aufli jufte que lui , fut toujours libéral & bienfaifant. Condamnons la fomp- tuofité de Lucullus & de ks imitateurs ; mais ne concluons pas qu'il faille chaffer de nos murs les Savans & les Arciftes. Les pafllons peuvent abufer des Arts ; ce font elles qu'il faut réprimer. Les Arts font le foutien des Etats ; ils réparent -continuellement l'inégalité des fortunes , & procurent le né- ceffaire phyfïque à la plupart des citoyens. Les terres, la guerre ne peuvent occuper qu'une partie de la nation : comment pourront fubfifter les autres fujets , fi les riches craignent de dépenfer , fi la circulation des efpeces eft fufpendue par une

Suppl de la Collée. Tome I. I

66 REFUTATION

économie fatale à ceux qui ne peuvent vivre que du travail de leurs mains?

Tandis, ajoute l'Auteur, que les commodités de la vie fe multiplient , que les Arts fe perfectionnent & que le luxe s'étend , le vrai courage s'énerve , les vertus militaires s'éva- nouiflent , & c'eft encore l'ouvrage des Sciences & de tous ces Arts qui s'exercent dans l'ombre du cabinet. Ne diroit- on pas , Meilleurs , que tous nos foldats font occupés à cul- tiver les Sciences & que tous leurs officiers font des Mau- pertuis & des Réaumur ? S'eft-on apperçu fous les règnes de Louis XIV & de Louis XV que les vertus militaires fe foient évanouies ? Si on veut parler des Sciences qui n'ont aucun rapport à la guerre , on ne voit pas ce que les Académies ont de commun avec les troupes; & s'il s'agit des fciences militaires , peut-on les porter à une trop grande perfection ? A l'égard de l'abondance , on ne l'a jamais vu régner davan- tage dans les armées Françoifes , que durant le cours de leurs victoires. Comment peut-on s'imaginer que des foldats devien- dront plus vaillans , parce qu'ils feront mal vêtus & mal nourris ?

M. Rouffeau eft-il mieux fondé à foutenir que la culture des Sciences eft nuifible aux qualités morales ? C'eft , dit-il ,' dès nos premières années , qu'une éducation infenfée orne notre efprit ôc corrompt notre jugement. Je vois de toutes parts des ctablhTemens immenfes, l'on élevé à grands frais la jeuneffe pour lui apprendre toutes chofes , excepté fes devoirs.

Peut - on attaquer de la forte tant de Corps rcfpcctables ,

D E M. G A U T I E R. «7

uniquement dévoués à l'inftru&ion des jeunes gens , à qui ils inculquent uns ceûe les principes de J'honneur , de la pro- bité & du Chriftianifme ? La fcience , les mœurs , la religion , voilà les objets que s'eft toujours propofé l'Univerlicé de Paris, conformément aux réglemens qui lui ont été donnés par les Rois de France. Dans tous les établiffemens faits pour l'éducation des jeunes gens , on emploie tous les moyens pof- fibles pour leur infpirer l'amour de la vertu 6c l'horreur du vice , pour en former d'excellens citoyens; on met continuelle- ment fous leurs yeux les maximes & les exemples des grands hommes de l'antiquité. L'hiftoire facrée & profane leur donne des leçons foutenues par les faits & l'expérience , 6c forme dans leur efprit une impreilion qu'on attendroit en vain de l'aridité des préceptes. Comment les Sciences pourroient-elies nuire aux qualités morales ? Un de leurs premiers effets effc de retirer de l'oifiveté , 6c par conféquent du jeu 6c de la débauche qui en font les fuite?. Séneque , que M. Rouf- feau cite pour appuyer fon fentiment , convient que les Belles- Lettres préparent à la vertu. ( Sznec. Epiji. 88. )

Que veulent dire ces traits f.ttyriques lancés contre notre fiecle ? Que l'effet le plus évident de toutes nos études eïfc Taviliffement des vertus; qu'on ne demande plus d'un homme s'il a de h probité , mais s'-l a des talens ; que la vertu refte fans honneur ; qu'il y a mille prix pour les beaux difcours , aucuns pour les belles actions. Comment peut - on ignorer qu'un homme qui paffe pour manquer de probité erl méprifé univerfellement ? Li punition du vice n eft-elle pas déjà la pre- mière récompenfe de la vertu? L'ellime, l'amitié de fes conci-

I 2

6S REFUTATION

toyens , des diftinclions honorables , voilà des prix bien fupé- rieurs à des lauriers Académiques. D'ailleurs celui qui fert fes amis , qui foulage de pauvres familles , ira-t-il publier fes bien- faits? ce feroit en anéantir le mérite. Rien de plus beau que les actions vertueufes , 11 ce n'eft le foin même de les cacher.

M. RoufTeau parle de nos Philofophes avec mépris ; il cite les dangereufes rêveries des Hobbes & des Spinofa, & les met fur une même ligne avec toutes les productions de la Phi- lofophie. Pourquoi confondre ainfi avec les ouvrages de nos vrais Philofophes, des fyftêmes que nous abhorrons? Doit-on ïejetter fur l'étude des Belles-Lettres les opinions infenfées de quelques Ecrivains, tandis qu'un grand nombre de peuples font infatués de fyftêmes abfurdes , fruit de leur ignorance &c de leur crédulité ? L'efprit humain n'a pas befoin d'être cultivé pour enfanter des opinions monftrueufes. C'eft en s'élevant avec tout l'effor dont elle eft capable , que la raifon , fe met au-deflus des chimères. La vraie Philofophie nous apprend à déchirer le voile des préjugés & de la fuperitition. Parce que quelques Auteurs ont abufé de leurs lumières , faudra-t-il prof- crire la culture de la raifon ? Eh! de quoi ne peut-on pas abu- fer? Pouvoir, loix, religion , tout ce qu'il y a de plus utile , ne peut-il pas être détourné à des ufages nuifibles ? Tel eft celui qu'a fait M. RoufTeau de fa puiffante éloquence pour infpirer le mépris des Sciences , des Lettres & des Philofophes. Au tableau qu'il préfente de ces hommes favans, oppofons celui du vrai Philofophc. Je vais le tracer , Mefîïeurs , d'après les modèles que j'ai l'honneur de connoître parmi vous. Qu'eft-ce qu'un vrai Philofophe ? C'eft un homme tres - raifonnablc &

D E M. G A U T I E R. c9

très-éclairé. Sous quelque point de vue qu'on le confîdere , on ne peut s'empêcher de lui accorder toute fon eflime , & l'on n'eft content de foi-même que lorfqu'on mérite la fienne. Il ne connoît ni les foupleffes rampantes de la flatterie, ni les intrigues artificieufes de la jaloufie , ni la baneffe d'une haine produite par la vanité , ni le malheureux talent d'obfcurcir celui des autres ; car l'envie qui ne pardonne ni les fuccès , ni fes propres injuftices , eft toujours le partage de l'infériorité. On ne le voit jamais avilir fes maximes en les contredifant par fes actions , jamais accefïible à la licence que condamnent la religion qu'elle attaque , les loix qu'elle élude , la vertu qu'elle foule aux pieds. On doute fi fon caractère a plus de noblefTe que de force, plus d'élévation que de vérité. Son efprit eft toujours l'organe de fon cœur & fon expreflîon l'image de fes fentimens. La franchife , qui eft un défaut quand elle n'eft pas un mérite , donne à fes difcours cet air aimable de fîncérité , qui ne vaut beaucoup , que lorfqu'il ne coûte rien. Quand il oblige, vous diriez qu'il fe charge de la reconnohTance , &c qu'il reçoit le bienfait qu'il accorde ; & il paroît toujours qu'il oblige, parce qu'il délire toujours d'obliger. Il met fa gloire à fervir fa Patrie qu'il honore , à travailler au bonheur des hom- mes qu'il éclaire. Jamais il ne porta dans la fociété cette rai- fon farouche , qui ne fait pas fe relâcher de fa fupériorité ; cette inflexibilité de fentiment, qui fous le nom de fermeté brufque les égards & les condefcendances ; cet efprit de con- tradiction , qui fecouant le joug des bienféances fe fait un jeu de heurter les opinions qu'il n'a pas adoptées , également haï'f- fuble foit qu'il défende les droits de la vérité , ou les préten-

7o R E F U T A T I O N, &c.

lions de fon orgueil. Le vrai Philofophe s'enveloppe dans fa modeftie, & pour faire valoir les qu ilirés des autres, il n'hé- fite pas à cacher l'éclat des fiennes. D'un commerce aufîî fur qu'utile, il ne cherche dans les fautes que le moyen de les excufer, & dans la converfation que celui d'uffocier les autres à fon propre mérite. Il fait qu'un des plus fjlides appuis de la juftice que nous nous flattons d'obtenir , eft celle que nous rendons au mérite d'autrui ; & quand il l'ignoreroit , il ne monterait pas fa conduite fur des principes différens de ceux que nous venons d'expofer : perfuadé que le cœur fait l'homme ; l'indulgence , les vrais amis ; la modeftie , des citoyens aim:- bles. Je fais bien , que par ces traits je ne rends pas tout le mérite du Philofophe & fur-tout du Philofophe Chrétien ; moo deftein a été feulement d'en donner une légère efquiffe.

^3 f&Ê^B 5

RÉFUTATION

Du Difcours qui a remporté te Prix à V Académie de Dijon, en 1750, par un Académicien de Dijon qui lui a refufé fon Suffrage (a).

FS::

=H

E F A C E DE L'ÉDITEUR

D U

I S Ç O V R S

AVEC LES REMARQUES CRITIQUES.

JL/ A Littérature a fes comètes comme le Ciel. Le Dit cours du Citoyen de Genève doit être mis au rang de ces phénomènes finguliers , & même iiniftres pour les Obfervateurs crédules. J'ai lu , comme tout le monde ,

( a ) Cette réfutation parut impri- mée en i7ii en un volume in-§0. de 132 pages en deux colonnes, dont l'une contenoit le Difcours de Rouf- feau , & l'autre la Réfutation : M. Rouffeau y répondit par une lettre qui fe trouve à la page is? du fécond vo- lume des Mélanges : cet Académicien de Dijon fuppofé fe trouva être M. Le Cat, Secrétaire perpétuel de l'Académie de Rouen , & c'eft ce qui occafionna

le défaveu de l'Académie de Dijon , que l'on trouvera ci-après : cette Réfu- tation non plus que les deux Pièces fuivantes n'ont été inférées dans aucun Recueil des Ecrits de M. Rouffeau : mais elles nous ont paru fi effentielks pour l'tclairciffement de cette fameufe difpute que nous avons jugé convena- ble de la joindre à toutes les autres pièces qui parurent fur cette matière.

7i PREFACE

ce célèbre Ouvrage. Comme tout le monde , j'ai été charmé du ffcyle & de l'éloquence de l'Auteur ; mais j'ai cru trouver dans cette Pièce plus d'art que de na- turel , plus de vraifemblance que de réalité , plus d'agré- ment que de folidité; en un mot, j'ai foupçonné que ce Difcours étoit lui - même une preuve qu'on peut abufer des talens , & qu'on peut faire dégénérer l'art de développer la vérité, & de la rendre aimable, en celui île féduire & de faire pafler pour vraies les propositions îes plus paradoxes & même les plus faufies.

// ri'cji point de ferpeni , ni de monjlre odieux , Qui par fart embelli ne puijje plaire aux yeux.

Boil. Art Poët. Ch. f.

Biais en même tems j'ai cru m'appercevoir que cet abus de l'art n'a pas tout le fuccès que lui promettent les apparences ; l'erreur fe découvre à l'efprit attentif, fous les fophifmes par lefquels on s'efforce de la revêtir du mafque de la vérité, comme les mœurs artificieufes fe trahilfent elles-mêmes dans la contenance & les dif- cours des hypocrites qu'on foupçonné & qu'on étudie. Néanmoins la grande défiance que j'ai de mes propres lumières , fit que la lecture de l'éloquent Difcours me mit dans une forte de perplexité : quel parti prendre, me fuis-je dit? L'efpérance de contribuer au bonheur

général

DE V ÉDITEUR. 7i

général de la Société, comme au mien propre, d'être plus utile & plus agréable aux autres & à moi-même; d'être enfin meilleur que la nature feule ne m'avoit formé, eft le motif qui m'a foutenu jufqu'ici clans l'étude des Sciences & des Arts ; un projet fi louable m'aurait - il fait illufion? Avec le deffein de chercher le mieux être, aurois-je pris exactement le chemin oppofé ? Tant de travaux ne me conduiroient-ils qu'à dégrader les talens & les inclinations que la fimple nature m'avoit donnés. Si cela eft , j'apprends tous les jours , & je travaille par- tous les jours à me rendre pire que je n'étois. Si cela eft, je me propofe de donner de l'éducation à mes en- fans , & par-là je trame une confpiration contre la Société, contre la Patrie, en formant un projet qui tend à la corruption de fes fujets. Grand Dieu ! qu'ai - je fait , & dans quel abyme allois-je précipiter les miens ? Mal- heur à ceux qui ont brifê la porte des Sciences ! Allons , brûlons les Livres , oublions jufqu'à l'art de lire , & gardons nous de l'apprendre aux autres.

Ce nouveau defiein mérite quelques réflexions ; il a tout l'air d'une extravagance. Quoi ! de propos délibéré, nous nous replongerions dans les ténèbres & la barbarie? Cette action feule feroit, ce me femble, le chef-d'œuvre de l'aveuglement, & de la barbarie même

Barbants lue ego fùm ,

Suppl. de la Loiiec. lome L K

74 P R É F A C B

Mais l'Auteur couronné par la refpectable Académie Je* Dijon, m'aflTure que cette barbarie n'eft qu'apparente, que je ne la crois telle , que parce que je* n'entends pas la queftion

quïa non ineellîgor ill'is.

J'avoue que j'avois déjà été fort furpris que ce Corps célèbre eût propofé cette queftion ; car toute queftion propofée eft cenfée problématique ; mais l'hommage' rendu aujourd'hui au Difcours par la même Société., met le comble à mon étonnement , & m'en impofe ; k peine ofai - je examiner. Il eft un moyen d'éclaircir mes doutes , plus décent , plus fur , plus conforme à la jufte défiance que j'ai de mes lumières. J'ai l'honneur d'êtee1 lié d'amitié avec l'un des membres du favant Aréopage' de Dijon , avec l'un des Juges qui a concourir au' triomphe de l'Orateur Genevois. Confultons - le. 11 eflr homme à ne rien faire à la légère ; il nous fera part des raifons qui ont emporté fon fuffrage, & elles décideront fans doute le mien. J'ai fuivi ce projet, & j'ai reçu de mon illuftre Correfpondant la Lettre fuivante.

" Oui , Monfieur , j'ai été l'un des Juges du Difcours 0 qui a remporté le Prix en i7fo; mais non pas un de ceux qui lui ont donné fon fufrrage. Loin d'avoir pris ce dernier parti, j'ai été le zélé défenfeur de l'opinion 5, contraire , parce que je penfe que celle-ci a la vérité

DE V EDITEUR. ?<;

de fon coté , & que le vrai feul a droit de prétendre à nos Lauriers. J'ai même poulie le zèle jufqu'à apof- tiller le Difcours par des notes critiques , dont la collection eft plus confidérable que le texte même; f ai cru que l'honneur de la vérité , celui de toutes les Académies , & de la nôtre particulièrement , l'exi- geoient de moi : ces mêmes motifs m'engagent à vous en envoyer la copie , & à vous permettre de les rendre publiques. Dans cette vue , j'ai lu l'Edition que l'Auteur en a faite , & j'ai ajouté à mon Manufcrit quelques remarques nouvelles , auxquelles fes addi- tions ont donné lieu.

Ne perdez point de vue , s'il vous plaît , Monfieur ," que ce ne font que des apoflilles , des notes que je vous envoyé , & non un difcours fleuri ; que mon. deiTein n'a jamais été d'oppofer éloquence à éloquence, paradoxe à paradoxe; j'aurois peut-être tenté le pre- mier en vain , & le dernier n'auroit pas été de mon goût ; j'expofe naturellement à mes Confrères ce que je penfe d'une Pièce , dont je fuis examinateur , en oppofant, félon mes foibles lumières, le raifonnement julle aux figures oratoires , ia vérité claire au paradoxe. J'applaudis avec le Public au génie & aux talens de notre Auteur,; mais fofe penfer que fa Pièce n'elt

qu'un élégant badinage, un jeu d'efprit, & que f?

K %

76 PRÉFACE DE L'ÉDITEUR.

'„ thefe eft faufle. Si je puis vous en convaincre, j'ai gagné ma caufe. Je préférerai toujours l'art d'éclairer & d'inftruire à celui d'amufer & de plaire , quand il ne me fera pas poffible de les réunir. J'ai l'hon- neur d'être , &c.

A Dijon , ce 15 Août 175 1.

La générofité de M * * *. combla mes vœux ; je m'ap- plaudis du parti que j'avois pris ; je dévorai fes notes ; je m'y retrouvai , pour ainfi dire , par-tout. Pour fentir combien cette conformité me flatte , il faudroit favoir tout ce que vaut M * * *. Je fuis perfuadé que tous les Ama- teurs des Sciences & des Arts , fe trouveront auffi flattés que moi , & par les mêmes raifons , de la leclure de fes réflexions. J'uferai donc dans toute fon étendue , du pouvoir qu'il me donne de les publier ; fes motifs me paroiflent aufli juffces que fes remarques. Elles nous con- fervent enfin le droit fi doux , fi flatteur de penfer avec Horace, que... le Philofophe n'a dans toute la nature qiie les Dieux au - deffus de lui. . . .

Ad fummam, fapiens uno minor eft Jove , divcs y Liber, honorât us, pulcher, Rex dtnique Regum.

RÉFUTATION.

Decipimur fpecie re£H. .... funt certi denique fines , Quos ultra , citràque nequit conjîtlert reclum ( * ).

A~i E rétablijfement qui ne s'en eflime pas moins. L'Auteur eft très-favant , & joue par conféquent ici un perfonnage feint & accommodé à la fcene. Mais en général , fur quel fondement un honnête homme qui ne fauroit rien , ne s'en eftimeroit - il pas moins ? Qui peut difconvenir que fi cet honnête homme étoit favant , il auroit toujours un talent de plus , & qu'ainfi il en feroit d'autant plus eftimable ? Mais eft-il bien vrai qu'on puifle être parfaitement honnête homme ôc parfaitement ignorant tout enfemble ? Ne faut - il pas au moins connoître fes devoirs pour les remplir ? Ne faut - il pas les avoir appris par une éducation qui nous ait inculqué les principes d'une faine morale ? Une fcience aufli eftentielle que celle-ci vaut bien , ce me femble , qu'on ne la compte

( * ) L'Epigraphe , Decipimur fpe- nir que le chemin du vrai a des mar- rie refti. . . choifie par l'Auteur de ce ques diflinftives, des limites, des bor- Difcours , pour nous annoncer que no- nés, certi denique fines ,• qu'il y a des tre prévention en faveur des Sciences règles pour s'y conduire : & en vérité eft une erreur ; cette Epigraphe , dis- elles me paroiffent fi évidentes dans je, eft la feule exeufe qu'on puifle lui l'opinion contraire à celle de l'Auteur , prêter à lui-même, encore n'eft - elle que je foupqonne qu'il a moins été fé- pas fort bonne; car on peut être quel- duitpar les fimples apparences du vrai, quefois trompé par les apparences & que par l'efpoir de les réaliler à nos s'égarer ; mais il faut pourtant conve- yeux à force de génie.

7? REFUTATION

pas pour rien , & que celui qui la pofféde , ne fe regarde pas comme un homme gui ne fait rien. Si l'Auteur entend par rie /avoir rien , n'être peint Géomètre , Aftronome , Phyfi-* cien , Médecin, Jurifconfulte , &c. Je conviendrai qu'on peut •être honnête homme fans tous ces talens ; mais n'eft - on engagé dans Ja fociété qu'à être honnête homme? Et qu'eft- ce qu'un honnête homme ignorant tSc fans talens ? un fardeau inutile , à charge même à la terre , dont il confume les pro- duirions fins les mériter , un de ces hommes auxquels Horace fait dire ....

Nos numerus fumas , & fruges confumtn naù.

Il y a bien loin de cet honnête homme - la , à l'homme de bien vrai citoyen , qui pénétré de fes devoirs envers les autres hommes , envers l'Etat , cultive dès l'enfance toutes les Scien- ces , tous les Arts par lefquels il peut les fervir , & par lef» .-«quels il les fert en effet , dès qu'il lui eft pofhble.

.... Quoi f. Frigida curarum fomenta nlinquere pojfes , Qub te cœlejlis fapientia duceret , ires. Hoc opus , hoc jludium , parvi properemus & ampli. Si patries volumus , fi nobis vivere cari.

Horat. Epift. 3. 1. 1. v. 15.

II fera difficile , ne m'ont point rebuté. La folution de ce problème eft rendue très - curieufe 6c très - intéreflante par le génie fupéricur 6c le ftyle féduifant de l'Auteur ; mais il n'a point concilié les contrariétés qu'il fenc lui-même.

DU DISCOURS. 7<>

Ce nfejî point la Science devant des hommes vertueux o Défendre la vertu contre la Science qu'on regarde comme incompatible avec la première, n'eft-ce point maltraiter cette Science ? Et quand tout le Difcours de l'Auteur tend à prouver l'incompatibilité de ces deux qualités , la vertu & la Science , comment peut - il compofer chaque Académicien de Dijon de deux hommes , l'un Vertueux & l'autre Docle ? Cet£e diftin£tion fubtile , par laquelle il a cru échapper aux contra- riétés qu'il a lui-même remarquées dans fon procédé , n'eft- elle pas des plus frivoles?

La probité efl pour le fentiment de VOrateur. Le fenti- ment de l'Orateur , fi je ne me trompe , fait la pièce prin- cipale de la constitution du Difcours, Si le premier n'elt point jurte , l'autre ne fauroit être folide ; & un difcours fans juf- tefîe <Sc fans folidité a beau être féduifant , il n'aura point moa fuffrage.-

Les Souverains juge en fa propre caùfe. L'Auteur con- vient donc qu'il attaque les Sciences , & que par - nous devenons fes parties. Il ne nous regarde plus ici que comme Savans ; mais nous nous fouviendrons d'une chofe qu'il a déjà oubliée , qui eft que nous fommes gens de bien , & par-- nous ferons fes partifans contre la Science , & des premiers* à y renoncer, s'il prouve bien que celle-ci eft contraire à la- mtu.

8o REFUTATION

(fflfe = . w « s=j»g

PREMIERE PARTIE.

C

'Est un grand & beau fpeclacle depuis peu de généra- tions. Voilà fans doute ce que l'Auteur appelle le renouvelle- ment des Sciences & des Arts. Il a raifon de trouver ce fpeclacle grand , beau , merveilleux ; on peut ajouter hardi- ment fur cette feule defeription, que cette admirable révolu- tion , le triomphe , l'apothéofe de l'efprit humain eft encore de la plus grande utilité pour les mœurs , pour le bien de la fociété , puifque notre Orateur reconnoît lui-même qu'une partie de ces Sciences renferme la connoiflance de l homme , de fa nature , de fes devoirs & de fa fin.

V Europe que V ignorance. L'ignorance eft donc déjà un état bien pitoyable ; c'eft pourtant le fjjet des éloges de ce Difcours , la bafe de la probité & le grand reffort de la félicité , félon notre Auteur.

le ne fiiis quel jargon au fens commun. La barbarie , l'état fauv ge , la privation des Sciences & des Arts met donc les hommes hors du fens commun , puifque cette mer- veilleiife révolution les y a ramenés.

Elle vint enfin du ecté naturelle. Il n'y a ici rien d'é- trange qu'une petite tournure énigmatique dans le ftyle ; dcfiut qui n'eft peut-être aufli que trop naturel aux Ecrivains de notre fieclc. les Sciences fuivirent les- Lettres; cela eft très- naturel, ce me femble : on apprend les langues ; on apprend à hs parler , à les écrire poliment avant de pénétrer d.ms

les

D U D I S C O U R S. 81

les Sciences. A Part d'écrire fe joignit Fart de penfer. Com- ment ! ne penferoit - on qu'à l'Académie des Sciences ? Et celle des Belles-Lettres feroit-elle compofée d'Ecrivains au- tomates ? L'Auteur eft trop intéreffé à n'être pas de cet avis. Il veut dire feulement que la fcience des Belles-Lettres qui ne demande qu'une contention d'efprit médiocre , que des réflexions fuperficieîles & légères, a été fuivie de l'étude des Sciences abftraites , profondes , les génies les plus tranf- cendans trouvent de quoi épuifer leurs efforts ; & il a mieux aimé exprimer cette différence des Belles-Lettres aux Sciences d'une façon fine que jufte.

Et Von commença leur approbation mutuelle. Cet avan- tage du commerce des Mufes eft très-réel , & très - impor- tant. Infpirer le plaifir déplaire aux hommes , c'eft concourir au grand œuvre de la félicité commune ; car avec ces difpofitions , non-feulement on n'a garde de rien faire qui leur foit contraire , mais encore on employé tous fes talens à leur être utile & agréable. Songez à tous les raiforts qu'un amant fait jouer pour plaire à fa maîtreûe , & fouvenez - vous dans h fuite de ce DifLours que l'Auteur convient que , par le commerce des Mufes , l'homme devient l'amant de la fociété , & celle- ci fa maîtreûe. Je crois qu'il aura de la peine à concilier fa tbefe avec ces principes qui font très - bons.

Vefprit a fes befoins , dont ils font chargés. Ces portraits font plus jolis que juftes. Il s'en faut bien que les Sciences & les Arts foient de pur agrément. Leurs utilités font fans nombre. 11 n'eft point vrai qu'ils ne fanent que couvrir de Heurs nos chaînes de fer : de telles chaînes , par - tout

Suppl.di U ColLc. Tome L L

«z REFUTATION

elles fe trouvent , mettent des entraves au génie & éteignent les Sciences & les Arts.

Etouffent en eux des Peuples policés. Loin que les Scien- ces étouffent en nous le fentiment de la liberté originelle , c'eft elles au contraire qui nous apprennent que la nature a fait tous les hommes égaux , & que l'efclavage eft le fruit d'une tyrannie établie par la violence, par la raifon du plus fort, fuite inévitable de la barbarie. Mais c'eft déshonorer la vraie idée d'un Peuple policé , que de nous le repréfenter comme une bête féroce à demi apprivoifée , comme un ef- clave fans fentimens pour fa liberté originelle , & afïujetti à un joug honteux qu'il chérit encore , tant fa ftupidité eft ex- trême. L'homme policé eft celui que les lumières de la raifoni & de la morale ont convaincu que les loix & la fubordina- tion établies dans un Etat ont pour principe l'équité , & pour but fa propre félicité & celle de fes pareils. Perfuadé de ces vérités , il eft le premier a exécuter , à aimer , à défendre ces loix qui ont enlevé fon fuffrage , & qui font fa fureté &c fon bonheur. Une fociété d'hommes qui penfent & qui agiffent ainfi, forme ce qu'on appelle vraiment un Peuple policé.

Il y a toujours dans les Sociétés des individus pervers , qui n'ont ni les lumières , ni la raifon , ni l'éducation nécef- faires pour reifembler à l'homme fociable que je viens de décrire ; ce font - ceux qu'on ne tient dans l'ordre d'un peuple policé que par des chaînes , que fous un joug ; mais on voit que ces hommes féroces font ceux de notre efpece qu'on n'a pu apprivoifer ; c'eft la partie non policée du peu- ple , & celle que le refte de la fociété eft intérclILe à retenir

DU DISCOURS. 8j

<3ans une forte d'efclavage. C'eft cet efclave que l'Orateur nous donne ici pour un Peuple policé ; efclave qui eft préci- fément cette portion honteufe de l'humanité ; qui eft fans aucune des vertus fociales , fans aucune des qualités d'un Peuple policé.

Le befoin les Arts les ont affermis. Le befoin & la raifon ont élevé les trônes des vrais Rois. Les Sciences & ks Arts qui font à leur tour le trône de la raifon , deviennent par-là le plus ferme appui des Souverains légitimes , par les heureux effets de la raifon & de la juftice , tant fur le Sou- verain que fur les fujets.

Puijfances de la terre Heureux efclaves. L'Auteur facri- fie toujours la jufteffe à l'agrément & à la nouveauté. Le trône d'un Peuple policé n'en fait point des efclaves , mais des pupilles heureux fous la tutelle d'un Père tendre.

Vous leur deve\ de toutes les vertus fans en avoir au- cune. C'eft ici que notre Orateur commence à lever le maf- que. Il veut que la douceur du caractère , l'urbanité des mœurs , le commerce liant & facile ne foient que des appas pour tromper les hommes. Il nous a dépeint , occupés du defir de plaire à ces mêmes hommes. Ici notre unique foin eft de les tromper; là, nous étions les amans delà fociété ; ici nous fommes de ces amans fuborneurs & perfides , qui n'ont d'a- mant que les apparences , & dont le cœur fcélérat n'a d'au- tre but que de déshonorer l'infortunée affez foible pour en être la dupe. Le portrait n'eft pas flatteur , mais eft - il vrai , c'eft ce que nous allons examiner en fuivant l'Auteur.

C'eft par cette forte de politejfe le commerce du monde. La décence eft déjà une efpece de vertu , ou tout au moins

L z

g4 REFUTx^TION

un ornement à la véritable vertu quand on la pofféde , & un grand acheminement vers elle quand on n'a point encore atteint fa perfection.

Si nos maximes nous fervoient de règles. On veut dire notre conduite étoit conforme à nos maximes & à nos règles. Il arrive fouvent fans doute , qu'elle n'y eft pas conforme ; mais combien plus fouvent ce défordre n'arrivera- t-il pas à ceux qui n'ont ni règle ni maxime, aux ignorans, aux ruftres , aux barbares ?

Si la véritable Philofophie du titre de Philofophe ! Par la même raifon il y a bien des Philofophes qui n'en ont que le nom ; mais qu'il y auroit encore bien moins de Philofo- phes , s'il n'y avoit point du tout de Philofophie !

Mais tant de qualités en fi grande pompe. S'il y a de la pompe ici , c'eft dans le Difcours de notre Orateur , & non pas dans la décence & dans le titre de Philofophe , qui déco-r rent l'homme fage , vertueux & fimple tout enfemble.

D'ailleurs. . . . aut vlrtus nomen inane efl , Aut decus & prctium ncle petit experiens vir.

Horat. Epifî.

L'Auteur du Difcours voudrait - il qu'on crût qu'il renonce i la vertu , parce qu'il afpire au titre de grand Orateur , & à la pompe d'une victoire fur tous fes concurrens.

La richejfe de la parure ft reconnoît à d'autres marques. Le fage, comme l'homme robufte, fe reconnoît à fes actions; mais l'un & l'autre peut être paré & élégant , fans que cette circonstance dégrade leur mérite , au contraire elle le relèvera « fi la décence préfîde à leur parure.

DUDISCOURS. SS

Cefl fous Vhabit ruflique la vigueur du corps. Cela n'eft pas toujours vrai à la lettre. M. le Maréchal de Saxe , & tant d'autres auraient fait mal palier leur tems aux plus ruftiques laboureurs : la dorure des habits n'ôte ni la fanté ni la force elle ne peut qu'en relever l'éclat.

La parure qui fe plaît à combattre nud. L'homme de bien eft un brave prêt à combattre fous toutes les formes que le hafard ou le fort le forceront de prendre , nud , bien paré , mal équipé ; tous ces acceffoires lui font indifférens.

// méprife tous ces vils ornemens quelque difformité. Il eft des ornemens & des armes qui tendent à rendre la vic- toire & plus fure & plus brillante. Le fage ne les néglige pas contre le vice & l'erreur ; il fe plie aux circonftances , aux tems , pour en fupporter ou en re&ifier les événemens ; il s'ac- commode à ce que les mœurs de fon fîecle ont de décent , pour mieux réuffir à corriger ce qu'elles ont de défectueux ; il fe fait ami des hommes pour les rendre amis de la vertu,

Omnis Anjl'ippum dicult color, & (latus & res.

'Avant que VArt eût épargnoit bien des vices. Jamais les hommes n'ont été moins vicieux qu'ils le font , par la raifon que jamais les Sciences & les Arts n'ont été tant cultivés. La nature abandonnée à elle-même , fait de l'homme un affem- blage de tant de vices , que le foible germe de vertu que fon Auteur y a mis , fe trouve bientôt étouffé. La terre n'a pas plutôt vu deux hommes fur fa furface , & encore deux frères , feuls maîtres de l'Univers , qu'elle a vu au/fi l'un des deux maffacrer l'autre par un principe de jaloufie. En vaiu un

85 REFUTATION

Dieu préfîde à la première peuplade , l'inftruir. , l'exhorte , la menace , elle continue comme elle a débuté ; le crime fe mul- tiplie avec les hommes ; ils le portent à un tel comble d'hor- reur , que l'Etre fouverainemeôç bon , infiniment fage , fe repent d'avoir créé une race auffi perverfe , & ne fait de meil- leur remède aux abominations qu'il lui voit commettre , que de l'exterminer. Il n'eft dans le monde entier qu'une feule famille yertueufe & exceptée du fupplice. Voilà un échantil- lon de ce dont eft capable la nature humaine , abandonnée à elle - même , à fes pallions , fans le frein des loix , fans les lumières des Lettres , des Sciences & des Arts.

Reprenons l'hiftoire de cette race ; quelques fkcles après ce châtiment terrible , nous la retrouverons bientôt aufli cri- minelle qu'auparavant; nous la trouverons efcaladant le Ciel même , & fe révoltant en quelque forte contre fon Auteur. Difperfés enfin , par une féconde punition , dans toutes les par- ties de la terre, ils y portent tous leurs vices. Bientôt l'adroit & robufte Nembrod levé l'étendard de la tyrannie , & fait de tous ceux de ces frères , qui ne font ni fi forts ni fi médians que lui, autant d'efclaves & de miniftres de fes paflions & de fa violence. Sous cette troupe afTemblée par le crime & pour le crime, fuccombent des Nations entières, que ces malheurs n'inftruifcnt que pour les porter à leur tour dans d'autres climats. Je vois la terre entière livrée à ces leçons de barbarie ; chaque particulier devient un Nembrod, s'il le peut; les Nations con- jurées contre les Nations s'entr'égorgent ou fe chargent de chaînes ; elles forment aujourd'hui des Empires qui s'écrou- lent d'eux-mêmes le lendemain ; ils cèdent au tumulte & au

DUDISCOURS. 87

torrent fougueux des mêmes parlions qui les ont élevés. Que peut-on attendre de durable d'un principe plus déréglé & plus impétueux qu'une mer en fureur ? Dieu Tout-puiflant , quand vous lafferez - vous de voir la nature entière en proie à tant d'horreurs ? Je vois votre miféricorde s'attendrir fur l'état infor- tuné de la plus foible 6c de la moins coupable partie du genre- humain, le jouet 6c l'efclave de l'autre. Que fait votre fageffe infinie pour donner une face nouvelle à l'Univers? Elle fait naître ces hommes rares, avec lefquels elle femble partager fon effence ineffable. Source de lumière , vous ouvrez vos tré- fors à ces âmes choifies; les Sciences , les Arts , l'urbanité, la raifon 6c la juftice , fortent du fein de ces génies créateurs , & fe répandent fur la terre. Les hommes s'aiment, s'uniffent , & font des loix pour contenir ceux que le fort prive de ces lumières, 6c que les pafTions gouvernent encore. La terre jouit d'une félicité qu'elle ne connoiffoit point : elle eft éton- née elle-même de ce prodige ; elle en déifie les Auteurs , & attribue à miracle l'effet naturel de la culture des Sciences & des Arts. Apollon eft adoré comme un Dieu. Orphée eft un homme divin dont les accords infpirent aux lions , aux tigres la douceur de l'agneau, dont l'art enchanteur anime 6c donne des fentimens d'admiration & de concorde aux arbres , aux rochers mêmes. Amphion n'eft plus un Orateur favant & pro- fond politique, qui par la force de fon éloquence transferme les Thébains féroces & barbares en un Peuple doux , fociable & policé. C'eft un demi-Dieu, qui par les accens magiques de fa lyre donne aux pierres mêmes le mouvement 6c l'intelli- gence néceftaires pour s'arranger elles - mêmes , & former

W REFUTATION

l'enceinte d'une Ville ( * ). Ce que les premiers génies de l'Arabie, de l'Egypte & de la Grèce ont fait jadis ; ceux qu'ont vu naître les règnes des Auguftes, des Médicis, des François I , des Louis XIV , l'ont répété dans les fiecles poftérieurs.

( * ) Avant que la raifort s'expliquant par la voix ,

Eût inftruit les humains, eût enfeigné des Loix;

Tous les hommes fuivoient la grofïïere nature ;

Difperfés dans les bois couroient à la pâture,

La force tenoit lieu de droit & d'équité ;

Le meurtre s'exerqoit avec impunité.

Mais du difcours enfin l'harmonieufe adrefle

De ces fauvages mœurs adoucit la rudefTe ;

Raflembla les Humains dans les forêts épars ,

Enferma les Cités de murs & de remparts ;

De l'afpecl du fupplice effraya l'infolence ,

Et fous l'appui des Loix mit la foible innocence.

Cet ordre fut, dit-on , le fruit des premiers vers.

De-là font nés ces bruits reçus dans l'Univers ,

Qu'aux accens dont Orphée emplit les monts de Thrac«,

Les Tigres amollis dcpouilloient leur audace :

Qu'aux accords d'Ampriion les pierres fe mouvoient ,

Et fur les muts Thébains en ordre s'élevoient.

L'Harmonie en nailïant produifu ces miracles. ( * )

Boil. art poët. di. IV,

( * ) SHveftres Iwmines fazer , înttrprefljut Dcorum Cddibus ÊJ vicia fado détenait Oiplucus^ Diffus oh hoc Icnirc tigns , rabitfafquc Icônes. Liclus c--" Ampliion Thcli.nm tonditor arcis , Saxa movcrcjlno tejiudinis , 6? prece bhuida Dutcrc quô vclkt. Fuit hac Japiaitia , C-V-

Hor, art poët. v. jçi.

De-li

DU DI 'S COUR S. 89

De-là font fortis ces grands refforts de la {lige politique , ces alliances raifonnées & falutaires , cette balance de l'Europe , le foutien des Etats, qui la compofent. Enfin les S'.ges de l'Orient n'avoient été que des Légiflateurs des Peuples; ceux de l'Occident ont poufle les progrès de la fageiïe jufqu'à deve- nir les Légiflateurs des Souverains mêmes , parce qu'aucun fiecle n'a poufie fi loin les Sciences & les Arts, & par corn» féquent la raifon & la fagefle.

Dans tous les fiecles néanmoins ces chaînes fi falutaires &c û raifonnables établies entre les Rois , entre les Peuples , fe font fouvent. trouvées rompues. Ces malheurs n'arriveroient point , fi tout un peuple étoit favant , fi tous les Rois étoient Philofophes. Quelque éclairé , quelque policé que foit un Etat , le Philofophe y eft beaucoup plus rare , que ne font dans une digue les pilotis de ces boulevards qui s'oppofent au débor- dement d'un fleuve rapide , aux fureurs d'une mer agitée : les peuples font ces flots impétueux qui renverfent quelquefois & les pilotis & la digue qu'ils foutiennent ; & malheureufement les Rois eux-mêmes font quelquefois peuple en cette partie.

Mais avons - nous befoin de remonter aux premiers fiecles du monde , & d'en parcourir tous les âges , pour prouver que les hommes inftruits , policés , font meilleurs ? N'avons-nous pas actuellement fur la terre, dans nos climats même, des échan- tillons des hommes de toutes les efpeces. Dites - moi , je vous prie v ilhftre Orateur, eft -ce dans des Royaumes fleurif- fent les Univeriîtés & les Académies , qu'on rencontre la galante nation des Antropophages , ce peuple plein d'huma- nité & de fentimenr, , chez lequel les enfans font honorés Suffi, de la Colkc, Terne I. M

9o

R E I U T A T I O N

pour avoir bien battu leurs mères, & Ton regarde comme une loi d?Etat , & un devoir envers fes parens chargés d'an- nées , de les laiiîer mourir de faim ( * ) ? N'allons ipâs cher- cher fi loin des exemples de la barbarie ôc du vice attaché aux ténèbres de l'ignorance; parcourons feulement les campagnes de France les moins cultivées par les Arts , les moins policées , & comparons leurs mœurs avec celles des habicans des gran- des Villes. Que trente jeunes payfans de différens villages de la Thierache , ou de la Bretagne , &c. fe trouvent raffemblés à une fête de village pour la danfe , vous aurez plus de com- bats, plus de bleiïlires, plus de meurtres de la grofliéreté paf--

(*) Nous ne voyons point la ga- lante nation des Antropophages , dira- t-on , mais nous avons celle des Car- touches , des Nivets , des Raffiats , &c. Tarions plus noblement, nous voyons celle des braves qui s'égorgent pour un léger affront , malgré la loi & la religion.

La loi & la religion font donc con. traires à ces crimes , & en empêchent fans doute un grand nombre ; tandis que de maflacrer & de manger des hom- mes eft une coutume , une loi de la Nation dont je viens de parler. Il y a quelques Cartouches parmi nous ; la férocité eft un vice à l'uniflon chez tous les Antropophages : nos fcélérats font abhorrés, on les faifit dès qu'on les connoit, & ils expirent dans les fupplices. Les Antropophages font toute leur vie l'horrible commerce dont ils portent le nom , & font ap.

plaudis de leurs Compatriotes.

Le duel en particulier eft un accident dépendant de la férocité guerrière , & il ne fubfifteroit point non plus que' fon principe, fi l'empire des Lettres & des Beaux - Arts étoit plus étendu , fr tous les hommes étoient Philofophes. Mais dans la fuppofition que cette fé« rocité foit un mal nécefTaire , quelque funefte , quelque blâmable que foit le duel , on peut en quelque forte l'excu- fer par la delicateiïe des fertimens qu'il fuppofe & qu'il entretient dans notre jeunefle guerrière, par la décence & le refpect réciproque qu'il leur infpire. 11 réfuite donc de ce défordre même une efpece d'ordre & d'harmonie. Rien de femblable ne peut être allégué en fa- veur des Antropophages & des llot- tentots , peuples cruels fans néceftité , par habitude, & par le feul plailir d& tre cruels-

D U D I S C O U R S. ?i

fionnée & farouche de ces trente ruftres , que vous n'en aurez .dans cent bals de l'opéra qui raffembleront cinq cents perfon- nes ; que vous n'en aurez en trois mois dans une ville peuplée -d'un million d'habitans. Avez-vous une ferme , une terre dans ces cantons policés ? votre fermier en eft autant propriétaire que vous-même. Il vous paye, il eft vrai, le contenu de votre bail, mais il ne vous laine pas la liberté d'être encore mieux payé par un autre. Vos biens paffent de père en fils aux defcen- dans du fermier comme à ceux du propriétaire , & fi vous vous avifez de trouver que vous êtes le maître d'en difpofer en faveur d'une autre race , ou celle-ci ne fera pas affez hardie pour l'accepter , ou vous verrez bientôt votre terre réduite en cen- dres , & votre nouveau fermier affaffiné. Vous êtes en France , les loix vous vengeront ; elles vous prouveront , comme moi , <|ue la vertu ne réfide &c ne trouve de défenfe que dans un Etat bien policé , & que vous feriez perdu fans reflources , fj votre terre étoit placée dans des climats les loix font incon- nues , excepté celles des pafïîons & de la violence ; fi enfin vous étiez dans ces premiers fiecles la nature feule gou- vernoit les hommes ; vrais fiecles de fer , quoiqu'en difent la Fable & les Poètes fes miniftres.

Tel eft l'abrégé très-fuccinct des preuves que l'hiftoire des fiecles pafies , & celle du nôtre même , nous fournit de l'union intime du crime avec la barbarie , avec l'ignorance , & au contraire de la liaifon nécelîaire de la vertu , de la raifon avec les Sciences , les Arts , l'urbanité : mais quand l'hiftoire n'en diroit pas un mot , n'avons-nous pas dans les principes phy- siques de ces chofes mêmes , dans leur nature , de quoi

M 2

$i REFUTATION

prouver ce que ces événemens viennent de nous apprendre ? La propre cortftitution de l'homme le rend fujet à mille befoins. Il a des fens qui l'en avertiffent, & chacune de fes fenfations de befcins eft accompagnée d'une action de la vo- lonté, d'un defir d'autant plus violent que le befoin en eft plus grand , ou l'organe qui en inftruit , plus fenfible. Ce même aéte de la volonté fait jouer tous les refforts du mouve- ment de la machine propres à fatisfaire les befoins , à remplir les uefirs. Voilà la marche naturelle de la nature humaine , & une fuite d'effets aufïi attachés à fon méchanifme , que l'eft à celui d'une pendule le partage du jour en 14 heures. Par elle-même, le bien-être de l'individu eft fon unique objet , J'unique fin à laquelle cet individu rapporte toutes fes actions. S'il n'y avoit qu'un homme dans l'Univers , il feroit à même de fe contenter , fans le faire aux dépens d'aucun être qui pût s'y oppofer ou s'en plaindre ; mais dès que l'objet de fes defirs fe trouve partagé entre plufieurs hommes , il arrive fou- vent qu'il faut qu'il apprenne à s'en paffer , ou qu'il le ravhîe à celui qui le pofféde. Qu'eft-ce que lui diète la nature en pa- reil cas ? Elle ne balance pas ; elle n'a rien de plus cher qu'elle- même , & de plus preffé que de fe fatisfaire ; elle lui dit très- pofitivement que , fi le poffeffeur de l'objet defiré eft plus foi- ble , il faut le lui ravir fans façon ; & que s'il eft capable d'une réfiftance qui rende Pacquifition douteufe , il faut y fuppléer par l'art , lui tendre une embufeade , ou imaginer un arc de une flèche qui l'atteigne de loin , & qui nous défaut de l'in- quiétude où nous met ce défit , ou la crainte d'être troublé- dans la poireffion de l'objet , quand nous l'avons acquis. Ainli

D U D I S C O U R S. 9i

parle la nature ; ainfi a - 1 - elle conduit les premiers hommes ; ainfi a-t-elle produit ces fiecles d'horreurs que nous avons ci- devant parcourus.

. Qu'a fait la culture des Sciences & des Arts ? Qu'a fait la nature perfectionnée par la réflexion ? Qu'a faic la raifon enfin pour fauver à la nature humaine toute brute , le déshonneur elle fe plongeoit ? Ecoute , a-t-elle dit à cet individu , tu veux enlever à ton voifin un bien qui eit à lui ; mais que penferois-tu, s'il te ravilîbit le tien? Pourquoi te crois - tu autorifé à fiiire contre lui ce que tu ferois bien fâché qu'il fit contre toi ? Et qui t'a dit que fon autre voifin ne fe joindra point à lui pour te punir de ta violence ? Réprime donc un deiir. injurie , ôc qui peut avoir des fuites funefles pour toi- même. Ne defire que ce qui t'appartient , ou que tu peux obtenir légitimement. Tu es adroit ôc vigoureux , employé ces talens à te défendre ôc non à attaquer : employé - les à défendre tes voifins : ils t'aimeront ; ils te regarderont comme leur protecteur , leur chef; ôc tu auras d'eux , par cette voie généreufe , ôc leur amitié ôc tout ce que tu n'aurois pu leur ravir qu'avec injuftice , & en effuyant des dangers. Réponds- moi , dit-elle , à un fécond ; toi qui joins au génie un carac- tère laborieux , je t'ai vu conftruire ta cabane avec plus d'a- dreffe ôc plus d'art qu'aucun autre ; que n'en fais - tu une pareille , ou une plus belle même à ton voifin , qui n'a pas l'adrefte de s'en conftruire une ? Il eft meilleur chaffeur que toi, il fournira abondamment à des befoins que tu as peine à fitisfaire , ôc il te payera encore de fa reconnoiiFance ôc de fon amitié. Tu dors , ait - elle à un troifieme , ôc ru imites

^4 REFUTATION

ton troupeau ralîafié ■& fatigué des pâturages tu l'as pro<? mené tout le jour ; je te connois capable des plus varies réflexions ; peux - tu ne pas lever les yeux fur ces aftres brillans dont le Ciel eft paré dans cette belle nuit ? Recon- nois - les , obferve leurs cours , tires - en les moyens de connoître les régions de la terre , le plan de l'univers , ôc de déterminer l'année , fes faifons, Tu deviendras l'admi- ration des autres hommes , ôc l'objet de leurs hommages ôc de leurs tributs. Que fais-tu pareflèux , dit-elle à un quatrième? tu es ingénieux , & tu palTes les journées entières dans l'oi- fiveté 6c la rêverie. Prends - moi ce rofeau , vuides - en la moelle , perces - y des trous , fouffle contre le premier , ôc remue avec art les doigts fur les autres , tu vas produire des fons qui feront accourir autour de toi tous les humains de la contrée ; ravis de t'entendre , ils t'eftimeront par - deiïus les autres , & il n'y a point de préfens qu'ils ne te falfene pour t'engager à leur procurer ce plaifir. Vois-tu , dit-elle à un cinquième, ce que viennent de faire tes voifïns pour le bien général de l'habitation ? Quelle émulation , & quelle eftime réciproque a mis parmi eux le génie inventif? Quelle union réfulte des fervices mutuels qu'ils fe rendent, ou des plaifirs qu'ils fe font par- là? Quelle fureté produit dans cette union cette eftime, cette amitié réciproque, & l'équité dont fe piquent la plupart de fes membres ? Toi qui fens mieux qu'un autre , l'utilité & le bonheur d'un pareil état , & qui es un des plus figes & des plus éloquens de l'habitation , perfuade - leur à tous de fe foire une loi de vivre toujours , comme le font les meilleurs dVntr'eux , de punir ceux qui

DU DISCOURS. 95

s'en écarteront , & d'exciter par des hommages & des ré- compenfes les hommes vertueux 8c habiles , auxquels ils doi- vent ces précieux avantages , à les porter encore à une plus grande perfection.

Ainfi parla la raifon ; ainiî le génie , en prenant l'effor , développa le germe de l'équité 8c de l'urbanité , étouffé par la barbarie. Mais fans cette raifon, premier effort du génie, que devenoit la vertu ? Sans l'éducation , fans la culture des Sciences & des Arts , que deviennent les mœurs ? Quels font les objets effentiels de cette éducation ? Que mon Orateur me fuive ici , & qu'il n'élude pas la queftion par le brillant de fes fophifmes ; ne font-ce pas nos devoirs envers l'Etre fuprême & envers le prochain ? C'eft à des enfans qu'on in- culque ces devoirs , c'efl fur de la cire molle qu'on en imprime l'obligation : ils croîtront donc , non-feulement bien inftruits , mais encore convaincus de la nécefîité de ces devoirs. Com- ment ne les rempliroient - ils pas , dès qu'ils en font bien convaincus ? Comment feroient-ils faux-bond à la vertu , à la probité qu'ils eftiment , qu'ils aiment & qu'ils révèrent ? Et s'il en eft encore quelques - uns , dont la nature perverfe , malgré tant de circonftances propres à les ranger fous l'é- tendard de l'honneur , les engage à fe dégrader , à fe livrer au vice , que n'euifent-ils pas fait , & en combien plus grand nombre n'euffent-ils pas été , s'ils eufTent manqué de tous ces fecours , de l'éducation 8c des Lettres ( * ) ?

( * ) Vous faites faire , dira quel- turelle , puifque vous leur attribuez qu'un. . . aux Sciences , aux Arts , à la même ce premier principe fi fimple ,• iaifon, ce qu'a toujours fait la loi na- alteri nefeccris quod tibijicri nonvi&>

96

REFUTATION

aujourd'hui jettes dans un même moule. Tant mieux fi la forme eft bonne.

Sans cejfe la politejfe propre génie. On fait fort bien de ne pas fuivre fon propre génie , quand il eft conforme à une nature perverfe ; alors on doit prendre pour règles les réformes qu'y ont fait foire les réflexions des fages ; mais quand on pofféde un bon génie , on peut hardiment fe donner carrière: on fe fera tout à la fois & admirer & aimer.

On rfofe plus paroîtfe ce qiCon eft. Oh ! nous y voilà : on eft naturellement méchant ; l'éducation nous a appris qu'il ne faut point l'être. Nous fommes honteux de fentir en nous que cette éducation n'a pas encore déraciné ces vices ; nous nous efforçons au moins de paroître vertueux. Cet effort eft

Qu'entend - on par la loi naturelle ? Sont- ce les inftincts , les mouvemens que tous les hommes reçoivent de la nature toute brute ? Dans ce cas - je dis que la loi naturelle ne nous dicte que de fatisfaire nos delirs , quelqu'ef- frénés qu'ils foient , qu'elle eft le principe de la barbarie, & qu'elle ne fait rien de ce que nous venons de faire à la raifon , -aux Sciences & aux Arts , ainfi que je viens de le prou- ver. Veut- on arpeller loi naturelle celle qui ordonne aux hommes de fe chérir réciproquement ? alors je fou- tiens que cette loi eft une fuite de la n & de l'expérience ; que c'eft une loi natur« Ile ri I h en ;irt , en fciencc, pardesraifonnenien* qi i nous font voir que l'empire Lui

la privation de plufieurs de nos defirs, nous font fouvent plus avantageux que la jouiifance illégitime des biens déli- res ; & que quand même nous n'y trou- verions pas notre avantage, la juftice exigeroic de nous que nous agiilions ainfi. Or, ces progrès de la raifon vers l'équité , font les premiers fondemens qu'elle a jettes de la Morale, ils font déjà un commencement du grand art de fe conduire parmi les autres hom- mes ; mais cette feience qui tend au. bien de la fociété , contrarie en même tems les mouvemens naturels du par- ticulier.

D'où vient , je vous prie, accorde-t- on tant d'eftimeà la vertu , tant d'ad- miration à ces aftio is généreufes, par lefquelles des particuliers fe l'ont lacii-

un

DU DISCOURS. 97

un premier pas à la vertu: lnitium fapientia> timor Domini, & la preuve du bien qu'a fait chez nous l'éducation. Sans elle cet homme - aurait été méchant fans honte & fort ouvertement. Plus il fera honteux d'être vicieux , moins il fuccombera ; & plus il aura eu d'éducation , toutes chofes égales d'ailleurs , plus cette honte fera grande , & moins il ofera être vicieux. L'Auteur convient par-là , malgré lui , de l'utilité des Sciences , des Arts , de l'éducation.

On peut rapporter au même principe ce que nous appel- ions l'honneur , le point-d'honneur , ce tyran magnanime dont le pouvoir defpotique & fouvent falutaire , gouverne tous les Peuples civilifés , ce grand mobile des aétions de tous les hom- mes , de ceux mêmes qui n'ont ni religion ni vertus réelles. Or , ce frein le plus puiffant , le plus univerfel contre les ac-

fiés pour leurs amis , pour leurs con- citoyens ? C'eft que toutes ces belles actions ne font pas dans la fimple na- ture ; c'eft que pour en former le pro- jet , le fyftême, il a fallu des efforts de génie, & pour les exécuter , de plus grands efforts encore de la part de i'ame , peut-être même d'un peu d'un certain enthoufiafme , pour renoncer à ïès propres intérêts & leur préférer ce- lui de fes amis , de fes citoyens , de fa patrie. Qu'eft-ce que la générofité , linon ce facrifice de fon bien particu- lier à celui des autres? Or , tous ces procédé* font fupérieurs à la loi pure- ment naturelle, fupérieurs à ces inf- tincls dont nous parlions tout-à l'heure; c'eft même par cette raifon & par l'in-

térêt particulier que nous avons que les autres hommes faffent beaucoup de pareilles actions , que nous kur accor- dons tant d'éloges. Ainfi , quand on dit communément , que ce principe , ne fais à autrui que ce que tu voudrois qu'on te fît , eft une loi naturelle; on entend que c'eft la première confrquen- ce que la raifon a tirée de fes reflexions, & de l'expérience , le premier prinei. pe enfin de la feience la morale na- turelle , de la morale établie indépen- damment des lumières de la révéla- tion ; mais cette morale eft vraiment un de ces Arts, une de ces Sciences auxquelles j'ai attribué l'heureufé ré- volution arrivée dans le genre-humain.

Suppl. de la Collée. Tome L

N

98 REFUTATION

tions baffes, honteufes, vicieulès, d'où nous vient-il, finon de l'éducation ? Pourquoi une Sauvage fe proftitue-t-elle pu- bliquement & fans façon, tandis que ce que nous appelions une femme d'honneur , perdroit la vie plutôt que la répu- tation qui lui fait donner cette épithete , & que ceux qui l'ont perdue , cachent encore avec foin leurs foibleffes ? C'eft que la Sauvage fuit le feul inftinft de la nature , & qu'on ne lui a jamais dit qu'il y avoit du mal à fe biffer aller au torrent de tes pafïions : au lieu qu'on a inculqué des l'enfance à nos femmes des règles de morale divine & humaine fur cet arti- cle , & qu'on les. a perfuadées qu'il eft honteux de s'abandon- ner aux vices contre les lumières & les préceptes de cette morale.

Ce point-d'honneur , ce frein plus général que la religion même , & qui lui eft fouvent fort utile , fera donc d'autant plus puiffant, qu'on aura mieux inculqué ces vérités, ces pré- ceptes de morale , ôc qu'on aura donné plus d'éducation. Les hommes feront donc d'autant moins vicieux , qu'ils feront moins ignorans, mieux inftruirs.

Et dans cette contrainte— qu'il eût été ejjentiel de le con- naître. Qui eft-ce qui eft la dupe des politeffes que l'ufage a établies , & qui les confondra avec les offres finceres de fervices que vous fait un ami? La fimple urbanité & l'ur- banité échauffée par une amitié vive & fincere , ont des tons fi différens , que le moins verfé dans le commerce du monde ne s'y méprend pas. Le fourbe même , qui s'étudie à jouer le perfonnage de celui-ci , n'eft gueres plus difficile à pénétrer, qu'il n'eft embarraffant de diftinguer une coquette d'une

DU DISCOURS.

95»

ritable amante. Au refle , fi les hommes fe trahinent dans un fiecle l'éducation , l'honneur & les fentimens régnent plus que jamais , à quoi a-t-on s'attendre dans les fiecles d'i- gnorance & de barbarie ? Croit-on que les hommes plus vicieux alors aient été moins malins , moins trompeurs , parce qu'ils étoient moins flivans ? c'ert une erreur très-grof- iiere que de croire que les Sciences 6c les Arts rendent les hommes plus fins , plus artificieux. Je pourrais citer cent traits de la plus naïve {implicite pris dans les plus grands hommes , depuis La Fontaine jufqu'à Newton. Celui qui raconte avec tant d'art les fourberies du renard 6c du loup , ne garde pour lui que la {implicite de l'agneau. Celui dont la fagacité étonne l'univers , quand il s'agit de fonder les profondeurs de la nature , quand il s'agit de donner la torture à la lumière , de lui extorquer fes fecrets par des rufes phyfi- ques aufli fines que cette matière eff. fubtile ; celui-là même ifa plus vis-à-vis d'une femme , d'un homme du monde , qu'une timidité , une ingénuité rultique qui fe trouve primée par la frivolité même. L'aigle des Académies devient le butor des cercles. Ce fera bien pis , s'il efî quelf ion de l'art de pénétrer les petits détails d'intérêt , d'affaires de commerce, les fineues , les ftratagêmes qui font partie de cet art fi connu du commun des hommes. J'ofe avancer fans crainte d'être contredit par aucun homme raifonnable , qu'en cette partie , une douzaine de ces hommes tranfcendans , va être le jouet d'un ruftre Bas-Normand ou Manceau , & la raifon en eft auffi fimple qu'eux ; leur fublime génie eft entièrement occupé des fujets qui leur font proportionnés ; il n'eft janrus def-

N z

icie REFUTATION

cendu clans ces petits détails des ufages & des affaires de vie commune ; il en ignore tous les replis, tous les petits détours , dont le ruftre a fait fon unique étude.

S'il eft donc dans le monde poli de ces hommes artificieux en grand nombre , c'eft que le plus grand nombre des mem- bres de la fociété , préfère la fcience du monde , de {es ma- nières , de Ces rufes , de fes intérêts à la fcience de la nature & des Beaux-Arts ; & pourquoi dans cette fociété , la partie la plus aimable & la plus à craindre , la plus foible & la plus féduifante , paflè-t'elle pour la plus artificieufe ? C'eft que par fon genre de vie elle eft la moins instruite , la moins favante. Aujourd'hui qu'on revient de la prévention contre les femmes favantes , qu'on les reconnoît autant & plus propres que nous aux belles connoiflances , qu'elles s'y appliquent ; quoi de plus aimable & de plus fur tout à la fois que leur commerce ? Si donc vous cherchez de l'artifice , adreffez-vous dans les deux fexes à cette partie frivole , dont l'éducation auffi futile qu'elle , n'admet aucune fcience , aucun art folide , qui ne connoîc que de nom ces flambeaux de la vérité , ces remparts de la vertu. Vous ne trouverez point l'homme artificieux parmi les favans , parmi les gens livrés en entier aux Beaux-Arts , ou ,' s'il eft poflible qu'il s'en trouve , ce fera un entre dix mille ,' que n'aura pas préfervé de ce penchant trop naturel l'art le plus capable de le faire.

Quel cortège de vices aux lumières de notre Jiecle. Nous venons de répondre à cette déclamation.

On ne profanera plus—on le calomniera avec adrejfe. Notre Auteur convient que nos gens a éducation , que nos gens

DU DISCOURS. ior

polis , lettrés , ne font pas capables d'outrager grojjîérement leurs ennemis , mais qu'en revanche , la diflimulation , la calomnie adroite , la fourberie , font le partage de cette partie civil i fée.

C'eft déjà un grand avantage pour la fociété que les Let- tres ayent extirpé les vices grofîîers ; mais quand l'Auteur croit que les défauts moins importans fe font multipliés & ont fait une compenfation , c'eft une erreur dans laquelle perfonne ne donnera. A qui pourra-t'on perfuader qu'un homme aflèz féroce pour exécuter le vol , le meurtre , tel qu'on en trouve tant dans la lie du peuple & des payfans , &c. fe fera un fcrupule d'être difîimulé , fourbe ? Ce font-là de belles bagatelles pour des fcélérats capables de tremper leurs mains dans le fang humain! Convenons donc que la partie grof- fiere des hommes de ce fiecle même , la partie peu civilifée , à demi barbare , eft la plus méchante ; & nous concevrons que quand tout le genre-humain étoit fauvage , barbare , pire encore que la grofîïere efpece dont nous venons de parler, tous les hommes étoient beaucoup plus méchans qu'ils ne font aujourd'hui.

Les haines nationales s'éteindront que leur artificieufe Simplicité. Notre Orateur copie ici le Mifanthrope de Molière : il ne lui manque plus que de dire avec lui. . .

T entre en une humeur noire , en un chagrin profond, Quand je vois vivre entreux les hommes comme ils font j Je ne trouve par-tout que lâche flatterie , Quinjuflice , intérêt } trahifon , fourbtrit i

art2 REFUTATION

Je n'y puis plus tenir, j'enrage, & mon dcffàn EJl de rompre en vifiere à tout le genre-humain.

Nous lui répondrons avec Arifte. . .

Ce chagrin philofophe ejt un peu trop fauvage , Je ris des noirs accès je vous envifagc.

Telle ejî la pureté devineroit exactement de nos moeurs h contraire de ce quelles font. Un fauvage, fans doute, qui prendrait à la lettre toutes nos politefles , & qui croirait bon- nement que tout le monde eft fon ferviteur, parce que tout le monde le lui dit , ferait fort étonné de ne trouver aucun laquais à fes gages parmi fes honnêtes ferviteurs. Mais quand il comparerait enfuite le fond de la vie & des mœurs de nos peuples avec ce qui fe paffe dans fa nation barbare , quand il ferait en état de comparer les prodiges que les Sciences <5c les Arts ont inventés pour la fureté , les befoins & les com- modités de la vie , pour l'amufement & le bonheur des hom- mes, avec la pauvreté & la mifere affreufe de fes compatrio- tes expofés aux injures de toutes les faifons , vivans de chafTe, de pèche , 6c de ce que la terre donne d'elle-même , & mou- rans de faim , de froid , ou des maladies les plus aifées à gué- rir, quand le hafard ce la nature, leurs feules refTources, leur manquent au befoin ; quand il ferait afTez inftruit pour com- parer notre Jurifprudence , cette police admirable qui met le foible & l'orphelin à l'abri des violences du plus fort & du plus méchant, qui fait vivre enfemble des millions d^ommes avec douceur , politefTe , égards , fervices réciproques , comme le dit ii élégamment notre Orateur; quand il ferait, dis- je ,

DU DISCOURS. 103

en état de comparer cette harmonie admirable avec les défor- dres affreux annexés à la barbarie , aux mœurs fauvages , alors il fe croiroit tranfporté dans le féjour des Dieux , ôc il le feroit en effet, par comparaifon avec fon premier état.

Ou il n'y a nul effet nos Arts fe font avancés à la per- fection. On dit aller à la perfection , & non pas s'avancer à la perfection , mais bien s'avancer vers la perfe&ion : comme on dit , aller à Paris , & non pas s'avancer à Paris , mais bien s'avancer vers Paris ; & la raifon en eft fimple , c'eft que celui qui va à un lieu , eit cenfé l'atteindre , aller jufques - ? au lieu que celui qui s'avance vers quelque chofe , peut fort b ien ne faire que quelques pas vers elle , ôc en refter là. En fait de Sciences, je n'y regarderois pas de fi près , j'y facrifîe volontiers la pureté du langage à une expreffion plus nette Ôc plus forte; mais un Orateur doit être fcrupuleux fur la langue,

Dira - t- on que c'efl un malheur & dans tous les lieux. Voilà une déclaration bien formelle du paradoxe que l'Auteur ofe foutenir; fuivons-le dans les prétendues preuves qu'il va donner de propofïtions auffi révoltantes ôc auffi fiulfes.

Voye\ l'Egypte & enfin des Turcs. Ces faits hiftoriques prouvent-ils le moins du monde que l'Egypte polie par les Sciences ôc les Arts en fût devenue moins vertueufe pour être devenue plus foible. Cette preuve au contraire ramenée h. la vérité nous apprend que l'Egypte conquérante eft l'Egypte barbare & féroce; que l'Egypte conquife eft l'Egypte favante., civilifée, vertueufe, afTaillie par des peuples auffi barbares ôc auffi féroces , qu'elle l'étoit elle-même autrefois. Qu'y a - 1 - il qui ne foit conforme à la nature & à notre thefe ? N'eft - il

i©4

REFUTATION

pas dans le cours ordinaire de cette nature , toutes chofes éga» les d'ailleurs

Que la férocité ttrrajfe la vertu.

Voye\ la Grèce que le luxe & les Arts avoient énervé. Enervé , paffe , mais de mœurs corrompues , c'eft une ques- tion que notre Orateur n'a pas même effleurée , & que j'ofe le défier de prouver.

Ceft au tems des Ennius le titre d'arbitre du bon goût. Tout le monde fait que Rome doit fon origine à une troupe de brigands raffemblés par le privilège de l'impunité , dans l'enceinte formée par fon fondateur. Voilà le germe des con- quérans de la terre , objet des éloges de ce Difcours , en voilà l'échantillon ; des fcélérats réunis par le crime & pour le crime. Je confeille à notre Orateur de placer ces Héros que nous ver- rions aujourd'hui expirer par divers fupplices bien mérités, de les placer , dis-je , vis-à-vis des Ovides & des Carulles, &c.

Que dirai-jede cette Métropole peut-être par fagejje que par barbarie. Voilà un peut-être bien prudent , & bien nécef- faire à cette phrafe ; car comment croire que les peuples de l'Europe encore barbares , aient refufé avec connoiflance de caufe d'admettre les Sciences chez eux ? Ils n'avoient pas lu le Difcours de notre Orateur.

Tout ce que la débauche les lumières dont notre fieclc Je glorifie. Toutes ces horreurs prouvent que dans l'Empire le mieux policé, le plus favant, il y a des ignorans, il y a des barbares. Tout un peuple peut-il être favant dans le royaume les Sciences font le plus cultivées ? Tous les hommes ont- ils

D U D I S C O U R S. 105

ils àes mœurs dans les Etats la morale la plus pure règne avec le plus de vigueur ? La plus nombreufe partie des fujets d'un pareil Etat, eft toujours privée de la belle éducation; & il eft , fans doute , encore parmi l'autre , des natures alTez rebelles pour conferver leurs parlions , leur méchanceté , mal- gré le pouvoir des Sciences 8c des Arts. Un fîecle éclairé , policé , eft plus frappé qu'un autre de ces anecdotes honteufes au genre-humain. Il ^ft fécond en Hiftoriens qui ne manquent pas de les tranfmettre à la poftérité; mais combien de mille volumes contre un , n'auroit-on pas rempli des noirceurs qui fe font paffées dans les fiecles barbares , dans les fiecles de fer , s'ils n'y avoient pas été trop communs pour mériter atten- tion , ou s'il s'y étoit trouvé des fpe&ateurs , gens de probité , & en état d'écrire ?

Mais pourquoi chercher Itères & invincibles. Epurer les moeurs , 8c donner ce que l'Auteur entend ici par courage , font deux chofes tout-à-fait différentes, 8c peut-être même oppofées.

La valeur guerrière eft de deux fortes ; l'une que j'appellerai avec l'Auteur courage , a fon principe dans les parlions vives de l'ame , & un peu dans la force du corps ; celle-ci nous eft donnée par la nature , c'eft elle qui diftingue le dogue d'An- gleterre du barbet & de l'épagneul ; le propre nom de ce cou- rage eft la férocité , & il eft par conféquent un vice. La valeur guerrière de la deuxième efpece , & celle qui mérite vraiment le nom de valeur, eft la vertu d'une ame grande 8c éclairée tout enfemble , qui pénétrée de la juftice d'une caufe , de la néceffité 8c de la poftibilité de la défendre , 8c la croyant

Suppl. de la Collée. Tome I. O

ioS REFUTATION

fupérieure aux avantages de fa vie particulière, expofe celle-ci pour obtenir l'autre , en faifant fervir toutes fes lumières au choix des moyens prudens qui conduifent à fon but. Le cou- rage féroce eft la valeur ordinaire du foldat ; c'eft un mouve- ment impétueux & aveugle que donne la nature , & qui fera d'autant plus violent, d'autant plus puiffant, que les parlions feront plus vives , plus mutines , qu'elles auront été moins domptées ; en un mot , moins l'individu aura eu d'éducation , plus il fera barbare. Voilà pourquoi les ruftres des provinces éloignées du centre d'un Etat policé , & les montagnards font plus courageux que les artifans des grandes villes. Il eft hors de doute que la culture des Sciences & des Arts éteint cette efpece de courage , cette férocité ; parce que la fourmilion , la fubordination perpétuelle qu'impofe l'éducation , la morale qui dompte les pallions , les accoutument au joug , en étouffent le feu , les incendies. De-là naît la douceur des mœurs , l'é- quité , la vertu; mais aux dépens de la férocité qui fait le bon foldat. L'art de raifonner , peut devenir un très - grand mal dans celui qui ne doit avoir que le talent d'agir. Que devien- droient la plupart des expéditions guerrières , fi le foldat y raifonnoit auflï jufte que l'âne de la Fable. . . .

Et que m'importe à qui je fois ? Batte^ - vous , & me laifTez paître : Notre ennemi, c'eft notre maître, Je vous le dis en bon François.

La Fontaine, Fabl. 8. /. VI.

Rois de la terre, dont la fageiTe doit employer utilement

D U D I S C O U R S. ic7

jufqu'aux vices , ne travaillez pas à conferver à vos peuples la férocité , mais choififfez les bras de vos armées dans la partie de vos fujets la moins polie , la plus barbare , la moins vertueufe , vous n'aurez encore que trop à choifir , quelque protection que vous accordiez aux Sciences & aux Arts ; mais cherchez la tête qui doit conduire ces bras , cherchez- li au temple de Minerve , DéefTe des armes & de la fageffe tout enfemble , parmi ces fujets dont l'ame aufli éclairée que forte, ne connoît plus les grandes parlions que pour les transformer en grandes vertus, ne reffent plus ces mouve- mens impétueux de la nature , que pour les employer à en- treprendre & à exécuter les plus grandes chofes.

Des notions que je viens de donner du courage , & je les crois très-faines , éc prifes dans la nature ; il réfulte qu'une armée toute faite d'un peuple policé , une armée toute com- pofée de Bourgeois, d'Artifans , de Grammairiens, de Rhé- teurs , de Muficiens , de Peintres , de Sculpteurs , d'Acadé- miciens du premier mérite même , & de la vertu la plus pure , feroit une armée fort peu redoutable. Telle étoit appa- remment en partie celle que les Chinois , les Egyptiens , très- favans & très- policés, ont oppofée aux incurfions des Barba- res ; mais cette armée , toute pitoyable qu'elle eft , n'elt telle que parce qu'elle eft compofée d'un trop grand nombre d'hon- nêtes gens , d'un trop grand nombre de gens humains & raifonnables , de gens qui difent. . . .

Eft un grand fou qui de la vie Fait le plus petit de fes foins ,

O 2

io8 REFUTATION

Aum" - tôt qu'on nous Ta ravie , Nous en valons de moitié moins.

Par ma foi c'eft bien peu de chofe Qu'un demi Dieu quand il eft mort» Du moment que la fiere Parque Nous a fait entrer dans la barque y l'on ne reçoit point le corps ; Et la gloire & la renommée Ne font que fonge & que fumée , Et ne vont point jufques aux morts»

Voit un, tom. zl

Au moins nous ferons en droit de croire , que ces guerriers devenus lâches à force de favoir & de politefTe , n'en étoient pas moins remplis de raifon , d'humanité & de vertu , jufqu'à ce que l'Auteur du Difcours nous ait bien prouvé qu'on ne peut être à la fois honnête homme & poltron.

Mais s'il n'y a point de vice pour fa fidélité que V exem- ple ti'a pu corrompre. * L'Auteur confond par-tout la vertu guerrière du foldat , la férocité avec la véritable vertu , la probité , la juftice. En fuivant fes principes , on croiroit les foldats plus vertueux que leurs Officiers ; les payfans plus gens de bien que leurs Seigneurs , & l'on crieroit à l'injuftice , de voir que nos tribunaux ne font occupés que de la punition de ces plus honnêtes gens-là. Je ne préfume pas que le Dif- cours de notre Orateur fafTe réformer ces dénominations uni- verfellement reçues , & vraifemblablement bien fondées , par lefquelles on diftingue communément les hommes de la fo-

f

DU DISCOURS.

TOC?

ciécé en deux clafTes ; l'une fans naiffance , fans éducation, & qu'en conféquence on défigne par des épithetes qui mar- quent qu'elle a peu de fentimens , peu d'honneur & de pro- bité ; l'autre bien née «Se instruite de toutes les parties des Sciences & des Arts qui entrent dans la belle éducation , & que pour cette raifon on regarde comme la clafle des honnêtes gens. * Je n'ofe parler de ces Nations heureufes ils ne portent point de chauffes ! Quand on a vu le portrait que notre Ora- teur fait des défordres que caufe l'art de polir les nations, & d'y établir l'harmonie ; on fait ce qu'on doit penfer des portraits flatteurs que Montagne nous a laiiTés des Barbares,

D'un pinceau délicat l'artifice agréable

Du plus affreux objet, fait un objet aimable.

BoikaUy art Poëtlq.

Mais que tous ces raifonnemens s'évanouiffent bientôt dès qu'on les approfondit. Les mots de pure nature , de fimple nature , de Sauvages gouvernés uniquement par elle; le règne d'Aftrée , les mœurs du fiecle d'or , font des expreflions qui préfentent à l'imagination les plus belles idées; c'efl grand dommage qu'il n'y ait dans tous ces tours fleuris que de l'ima- gination. Il n'eft point dans la vraie nature que la race humaine toute brute foit meilleure que quand elle ell cultivée ; je l'ai déjà prouvé; je vais confirmer cette vérité par une nouvelle preuve qui aurait trop chargé la note déjà fort ample donnée fur cet article. Toute la queftion de la prééminence entre les anciens & les modernes étant une fois bien entendue , dit M- de Fontenelle , fe réduit à favoir fi les arbres qui étoient ai*-

II0 REFUTATION

trefois dans nos campagnes , font plus grands que ceux d'au- jourd'hui. J'ofe croire encore plus jufte l'application de cette analogie à notre queftion , & qu'on peut affurer qu'elle fe réduit à favoir , fi les productions de la terre fans culture , font préférables à celles qu'elle fournit lorfqu'elle eft bien cultivée. Qu'eft - ce que la pure nature , la limple nature , je vous prie , dans les arbres , dans les plantes en général ? Que font-ils dans cet état ? Des fauvageons indignes , incapables même de fournir à nos alimens , 6c il a fallu que le génie de l'homme inventât l'agriculture , le jardinage pour rendre ces productions de la terre propres à fervir de pâture aux hom- mes. Il a fallu greffer fur ces fauvageons de ces efpeces heu- reufes qui étoient fans doute les plus rares , ce qu'on peut comparer à ces grands génies , à ces âmes peu communes qui ont inventé les Sciences 6c les Arts. Il a fallu les placer en certains terrains , à certaines expofitions , les élaguer , les émonder de certaines fuperfluités , de certaines parties nuifibles ; donner à la terre qui les environne une certaine préparation , une certaine façon , dans certaines faifons, Je ne crois pas qu'il fe trouve de mortel qui ofe dire que toutes ces parties de l'agriculture ne font pas utiles , néceffaires à la production 6c à la perfection des fruits de la terre ( * ) ;

( * 1 Quod nijî Çg* ajjîduis terrain infeflaberc rajlris , Et fonitu terrebis aves & nuis opaci

Pake premes umbras , votif jitc vocaberis imbrem ;

Heu, magnum altcrius fruffrà fpetfabis acervum ,• ContujQu'jUc j'anian in Jt/lvis Jblabcre quercu.

Virgil. georg. 1. î. v. içf.

D U D I S C O U R S. xrr

comment donc pourroit-il s'en trouver d'afïèz peu raifonna- bles , pour avancer que cet Art , loin d'être utile à ces fruits , tend au contraire à les rendre moins abondans & moins bons ? Voilà pourtant exactement le cas de ceux qui fouriennent que les Sciences & les Arts, la culture de l'efprit & du cœur, introduifent chez nous la dépravation des mœurs.

On peut penfer qu'il y a des hommes nés avec tant de lumières , tant de talens , une fi belle ame , que la culture leur devient inutile. Si vous y réfléchifTez , vous conviendrez que les plus heureux naturels , ces hommes mêmes qu'on doit choifïr pour greffer fur les autres , fi l'on peut dire ; ceux-là , dis - je , ont encore befoin de culture , ou au moins on ne fauroit nier , qu'ils ne deviennent encore plus vertueux , plus capables , plus utiles , s'ils font cultivés par les Sciences & les Arts , comme l'arbre du meilleur acabit devient plus fer- tile &c plus excellent encore , s'il efl placé dans le terrain qui lui efl plus convenable , dans Pefpalier le mieux expofé , & s'il efl, pour ainfi dire, traité par le jardinier le plus habiles- Fortes creanttir fortibus ôc bonis.

Do&rina fd vim promovet infitam , Redtique cultus pe&ora roborant.

Horau od. IF. L. IV.

Appuyons ces raifonnemens du fùflrage d'un homme dont les lumières & le jugement méritent des égards. ;' J'avoue,, » dit Cicéron , qu'il y a eu plufieurs hommes d'un n îs fupérieur , fans fcience , & par la feule force de leur naturel

ÏIZ

REFUTATION

» prefque divin ; j'ajouterai même , qu'un bon naturel fans m la fcience , a plus fouvent réufli que la fcience fans un bon naturel ; mais je foutiens au/fi , que quand à un excel- » lent naturel on joint la fcience , la culture , il en réfulte » ordinairement un homme d'un mérite tout-à-fait fupérieur. » Tels ont été , ajoute-t-il , Scipion l'Africain , Lélius , le » très - favant Caton l'ancien , &c. qui ne fe feraient point »j avifés de développer leurs vertus par la culture des Sciences , u s'ils n'avoient été bien perfuadés qu'elle les conduifoit à « cette fin louable ( * ),

, Altcrius fie

Altéra pofeu opem , res , & conjurât am'tcï.

Horat. art poët. v. 409."

Ce rfeft point par fîupidité à dédaigner leur doctrine. On eft tenté de croire que l'Auteur plaifante quand il donne ces anecdotes hiftoriques pour des traits de fagefTe. Celle des Romains, qui chafTent les médecins eft bonne à joindre au

'( * ) Ego multos hommes excellenti animo ac virtute fuiffe , £<? Jîne doc- trine , naturœ ipjîus habitu propè di- vino , per Je ipjbs £«f moderatos & graves cxtitijje fateor. Etiam illud adjungo , fkpiùs ad laudeni atque vir- tutem naturam Jîne doelrinà , quàm Jîne naturà vahrijjc doclrinam. Atque idem ego contendo , cùm ad naturam eximiam atque illufirem accefferit ra- tio quddam , confirmatioque doclrinœ ; tum illud neftio quid prœclarum ac Jlngulare fvlere exijkre. Ex hoc eJJ'e

hune numéro , quem patres nqflri vi- derunt divinum homincm Africanum ,• ex hoc C. Lcelium , L. Fttrium , mode- ratiffimos homines £•? confiait tijjîmos : ex hoc fortijjimum virum, £v iOis tem- poribus doclijjimum M. Catonem illuin Jenem ; qui profeclù ,Jî nihil ad perçu piendam, colendanique virtutem lit- teris adjuvarentur , nunquam fe ad carum Jludium contulJJ'ent.

Cicero , pro Arc. poct. p. 11. ex edit, Glafg.

Médecin

DU DISCOURS. ri3

Médecin malgré lui , & aux autres badinages de Molière con- tre la Faculté. Si les Dieux mêmes n'appelloient pas du Tri- bunal intègre des Athéniens; c'étoit donc dans fes accès de folie que ce peuple s'en écartoit. On n'a jamais rapporté férieu- -fement, pour décrier des chofes regardées comme excellentes, divines , les incartades & les infultes d'un peuple plus tumul- tueux & plus orageux que la mer. PafTeroit-on pour raifonna- ble , fi l'on vouloit prouver qu'Alcibiade & Thémirtocle les plus grands hommes de la Grèce étoient des lâches & des traîtres, parce que les Athéniens les ont exilés & condamnés à mort? Qu'Ariftide, furnommé le jufte , le plus homme de bien que la République ait jamais eu , dit Valere Maxime , ait été un infâme, parce que cette même République l'a banni ? Ces trames féditieufes , ces bourafques du peuple , dont la ja- Joufle, l'inconftance , & l'étourderie font les feuls mobiles , ne prouvent-elles pas plutôt le mérite fupérieur & l'excellence de l'objet de leur fureur? Que t'a fait Ariftide, dit ce fage lui- même à un Athénien de l'anemblée qui le condamnoit? Rien, lui répond le conjuré , je ne le connois pas même ; mais je m'ennuie de l'entendre toujours appeller le jufte. Voilà de ces gens raifonnables fur lefquels nôtre Orateur fonde fes preuves.

Oublierois-je que ce fut & les Artiftes, les Sciences & les Savans. Le but de Lycurgue étoit moins de faire des hon- nêtes gens que des foldats dans un pays qui en avoit grand befoin, parce qu'il étoit peu étendu, peu peuplé. Par cette rai- fon toutes les loix de Sparte vifoient à la barbarie, à la féro- cité plutôt qu'à la vertu. C'eft pour arriver à ce but qu'elles £teignoient dans les pères & mères les germes de la teudrelfe

Suppl. de la Collée. Tome I. P

n4 REFUTATION

naturelle , en les accoutumant à faire périr leurs propres enfans; s'ils avoient le malheur d'être nés mal-faits , foibles ou infir- mes. Que de grands hommes nous aurions perdus , fi nous étions auflî barbares que les Spartiates ! C'eft pour le même deffein qu'ils enlevoient les en fans à leurs parens, & les fai- foient élever dans les écoles publiques ils les inftruifoient à être voleurs & à expirer fous les coups de fouets , fans donner le moindre ligne de repentir , de crainte ou de douleur. Ne croiroit-on pas voir l'iliuftre Cartouche , ce Lycurgue des fcé- lérats de Paris , donner à fes fujets des leçons d'adreffe dans fon art , & de patience dans les tortures qui les attendent "i O Sparte ! ô opprobre éternel de l'humanité ! Pourquoi t'oc- cupes-tu à transformer les hommes en tigres ? Ta politique digne des Titans tes fondateurs ( * _) , te donne des foldats i D'où vient donc les Athéniens tes voifins fi humains , fi poli- cés t'ont - ils battu tant de fois ? D'où vient as-tu recours h eux dans les incurfions des Perfes? D'où vient les Oracles te forcent-ils à leur demander un Général? Infenfée, tu mets tout le Corps de ta République en bras , & ne lui donnes point de tête. Tu ne faurois mettre tes chefs en parallèle avec les deux Ariftomenes , les Alcibiades , les Ariftides , les Thémiftocles , les Cimons, &c. enfans d'Athènes, enfans des Beaux -Arts, & les principaux Auteurs des plus éclatantes victoires qu'ait jamais remporté la Grèce. Tu ignores donc que c'eft du con- ducteur d'une armée que dépendent principalement fes exploits, que le Général fait le foldat, & que le hafard feul a pu rendre quelquefois heureux des Généraux barbares , contre des Nations ( * ) Selon le P«e Peiron.

D U D I S C O U R S. n?

ïurprifes & fans difcipline ( a ). Mais ce héros immortel qui vous a tous effacés , qui vous a tous fubjugués, & avec vous ces Perfes , ces peuples de l'Orient qui vous avoient tant de fois fait trembler , ceux mêmes que vous ne connoiffiez pas , & jufques aux Scythes fi renommés pour leur ignorance , leur rufticité & leur bravoure ; ce conquérant aufli magnanime que courageux étoit-il un barbare comme vous ? Etoit-il un difci- ple de Lycurgue ; non , certes , la férocité n'efl pas capable d'une fi grande élévation d'ame , elle efl réfervée à l'élevé d'Homère & d'Ariftote , au protecteur des Appelles & des Phi- dias; comme on voit dans notre fiecle qu'elle eft encore annexée auxPrinces élevés des Defcartes , des Newtons, des Volfs ; aux Princes fondateurs & protecteurs des Académies ; aux Princes amis des Savans , & favans eux-mêmes. Toute l'Europe m'entend, & je ne crains pas qu'elle défavoue ces preuves récentes , a<5tuelles même , de l'uni m intime & natu- relle du favoir , de la vraie valeur & de l'équité.

L'événement marqua cette différence qu Athènes nous a iaiffés ? Il fied bien à Socrate fils de fculpteur , grand fculp- teur lui-même , & plus grand Philofophe encore , de dire que perfonne n'ignore plus les Arts que lui , de faire l'éloge de l'i- gnorance , de fe plaindre que tous les gens à talens ne font rien moins que figes. N'efl - il pas lui-même une preuve du contraire? Prêcheroit-il fi bien la vertu, auroit-il été le père de la Philofophie, & un des plus fages d'entre les hcmmes , au jugement de l'Oracle même, s'il avoit été un ignorant? àocrate fait ici le pcrfonnage de nos Prédicateurs , qui trouvent

(a) Le Czar Pierre I eft une preuve récente de cette vérité.

P z

tri réfutation:

leur fiecle le plus corrompu de tous ceux qui l'ont précédé 7 ô tempora , ô mores , & qui par zèle pour les progrès de la vertu , exagèrent & les vices du tems , & l'opinion modefte qu'ils ont d'eux-mêmes.

Croit-on que s'il reffiifcitoit Cejî ainfi qu'il eft beau cCinf- truire les hommes ! Nous convenons que les Beaux - Arts aniolliifent cette efpece de courage qui dépend de la férocité , mais ils nous rendent d'autant plus vertueux , d'autant plus humains.

Mais les Sciences & on oublia la Patrie. Rome a tort de négliger la difcipline militaire &de méprifer l'agriculture , 6c notre Orateur d'attribuer ce malheur aux Sciences & aux Arts. L'ignorance & la pareffe en font des caufes bien naturelles.

Caton avoit raifon de fe déchaîner contre des Grecs arti- ficieux , fubtils , corrupteurs des bonnes mœurs ; mais les Sciences & les Arts n'ont aucune part , ni à cette corruption , ni à la colère de Caton , qui lui - même étoit très-favant , ôc auffi diftingué par fon ardeur pour les Lettres & les Sciences , que par fa vertu auftere , félon le témoignage de Cicéron cité..

Aux noms facrés de liberté de conquérir le monde & d'y faire régner la vertu. Le talent de Rome a été dans les commencemens d'aifembler des gens fans mœurs , des fcélé- rats, de tendre des embûches aux peuples voifins par des fêtes & des cérémonies religieufes que tous ces honnêtes gens ont toujours fait fervir à leurs vues , & de perpétuer par-la l'efpece & les maximes de ces brigands. Devenus plus célèbres & plus connus dans le monde , il a fallu fe montrer fiir ce théâtre avec des couleurs plus féduifantes , fous les appu-

DU DISCOURS. 117

rënces au moins de l'honneur & de la vertu. Le peuple Ro- main fe donna donc pour le protecteur de tous les peuples qui recherchoient fon alliance , & imploraient fon fecours ; mais le traître fe fit bientôt le maître de ceux qui ne l'avoient voulu que pour ami. Voilà la vertu de Rome & de Caton. Qui dit conquérant , dit pour l'ordinaire injufte & barbare ; cette maxime efl fur-tout vraie pour Rome ; & fi cette fameufe ville a produit de grands hommes , a montré des vertus rares , elle les a dégradées en les employant à commettre les injuftices & les cruautés fans nombre, par lefquelles elle a défolé & envahi l'univers.

Quand Cynéas prit notre Sénat de commander à Rome! & de gouverner la terre. On vient de voir de quelle efpece étoit cette vertu. Quant au particulier , s'il y avoit des hom- mes vertueux, on a vu , au rapport de Cicéron même, que cette vertu étoit due , au moins en partie , à la culture des Lettres & des Sciences , puifqu'il donne le nom de très-favant à Caton l'ancien , & qu'il cite Scipion l'Africain , Lélius , Furius , &c. les fages de Rome , comme gens diltingués dans les Sciences.

Mais franchisons la diftance des lieux & le mépris pire cent fois que la mort. Cela eft bon pour le difcours. Il n'y a rien de pire que la ciguë , & il n'eft que de vivre. On fait l'éloge de notre fiecle , en le croyant affez humain pour ne point faire avaler ce breuvage mortel à Socrate ; mais on ne lui rend pas juflice en ne le croyant pas affez raifonna- ble pour ne point méprifer Socrate. Au moins on peut être fur que le mépris n^auroit pas été général.

ng REFUTATION

Voilà comment le luxe s'ils avoient eu le malheur de naître favans. Ils feroient nés tels qu'ils fe font rendus à force de travail ; ils feroient nés en même tems humains , com- patifîans, polis & vertueux.

Que ces réflexions font humiliantes être mortifié ! Je ne vois pas ce qui doit nous humilier ou mortifier notre orgueil t en penfant, félon les principes de l'Auteur, que nous fom- mes nés dans une heureufe & innocente ignorance , par la- quelle feule nous pouvons être vertueux ; qu'il ne tient qu'à nous de refter dans cet état fortuné , & que la nature même a pris des mefures pour nous y conferver. Il me femble au contraire qu'une fi belle prérogative que celle d'être naturelle- ment vertueux , qu'une fi grande attention de la part de la na- ture à nous la conferver , doivent extrêmement flatter notre orgueil ; mais fi nous penfons que nous fommes nés brutes , que nous fommes nés barbares , médians , injuries , coupa- bles , & que nous avens befoin d'une étude & d'un travail de plufieurs années , de toute notre vie même , pour nous rendre bons , jufles , humains. Oh ! c'eft alors que nous devons être humiliés de voir que par nous - mêmes nous fommes fi pervers , & de ne pouvoir parvenir à être des hommes , que par un travail toujours pénible & fouvent douteux.

Quoi ! la probité de ces préjugés ? Des conféquences tres-défavantageufes à l'Auteur même & à toutes nos Aca- démies ; nuis heureufement les prémices du raifonnement font très-fiufTes.

Mais pour concilier ces contrariétés avec les induclions liifloriques. Aiuii l'Auteur , pour concilier des conuuncus ap-

D U D I S C O U R S. it9

parentes entre la fcience & la vertu , va prouver que la con- trariété eft réelle, ou que ces deux qualités font incompati- bles. Voilà une finguliere conciliation.

&E-. a%g==; q%)

SECONDE PARTIE.

w ''Et oit une ancienne V inventeur des Sciences. * La Science eft ennemie du repos, fans doute; c'eft par-là qu'elle eft amie de V homme que le repos corrompt ; c'eft par-là qu'elle eft la fource de la vertu , puifque Voifivetè eft la mère de tous les vices.

* On voit aifèment V allégorie de la fable c'efl le fujet du frontispice. Dans la fable dont parle l'Auteur, Jupiter jaloux des lumières & des taîens de Promethée , l'attache fur le Caucafe. Ce fait allégorique loin de défigner l'horreur des Grecs pour le favoir , eft au contraire une preuve de l'eftime infinie qu'ils faifoient des Sciences & du génie inventif, puifqu'ils égalent en quelque forte Promethée à Jupiter , en rendant celui - ci jaloux de cet homme divin , auteur apparemment des pre- miers Arts , de l'ébauche des Sciences , l'effet du génie , de ce feu qu'il femble que l'homme ait dérobé aux Dieux. Les Romains mêmes , ces enfans de Mars , n'ont pu s'empêcher de rendre aux Beaux-Arts les hommages qui leur font dus , & le prince de leurs Poètes défère aux hommes qai s'y font diftingués , les premiers honneurs dans les champs Elifées,

,iD REFUTATION

Quique pii vates & Phàbo dlgna locutl , Inventai aut qui vitam excoluere per arees , Omnibus his niveâ cinguneur tempora vittd.

Virgil. iEneid. L. VI. v. 66 r.'

A l'égard du frontifpice , je ne vois pas la fineffe de cette allégorie. Il eft tout fimple que le feu brûle la barbe. L'Au- teur veut-il dire qu'il ne faut pas plus fe fier à l'homme qu'au feu? mais il le repréfente nud & fortant des mains de Pro- methée, de la nature; & c'eft , félon lui, le feul état dans lequel on puiffe s'y fier. Veut - il dire qu'on ne connoît pas toute la fineffe de fa thefe , de fon Difcours , qu'il faut le ref- pe&er comme le feu ? Ne pourrait - on pas par une allégorie beaucoup plus naturelle , faire dire à l'homme célefte qui ap- proche une torche allumée de la tête de l'homme ftatue : fatyre, tu l'admires , tu en es épris , parce que tu ne le connois pas ; apprends imbécille , que l'objet de tes tranfports n'eit qu'une vaine idole que ce flambeau va réduire en cendres.

Quelle opinion jalloit-il qu'on aime à s'en former. J'au-» rois confeillé à l'Orateur de fubltituer un autre mot à celui de feuillette,

V Ajlronomis eft née de la fuperflition. L'Aftronomie eft fille de l'oifiveté 6c du defir de connoître ce qui eft dans l'uni- vers le plus digne de notre curiofité. Cette fimple curiofité déjà bien noble par elle-même , & capable de préferver l'homme de tous les vices attachés à l'oifivecé , a encore produit dans la fociété mille avantages que nos calendriers , nos cartes géographiques , 6c l'art de naviguer atteftent à quiconque ne

veut

D U D I S C O U R S. flI

veut pas fermer les yeux. Voyez fur l'utilité de toutes les Sciences la célèbre préface que M. de Fontenelle a mis à la tète de Fhiftoire de l'Académie.

L'éloquence du menfonge. Eft - ce à foutenir tous ces vices que Démolthene & Cicéron ont employé leur éloquence ? Eft -ce à ce déteftable ufage que nos Orateurs, nos Prédi- cateurs l'emploient? Il en eft qui,en abufent, j'en croirai l'Au- teur du Diflours fur fa parole ; mai" combien plus s'en trou- vent-ils qui la font fervir à éclairer l'efprit & à diriger les mouvemens du cœur à la vertu ? Au moins , c'eft ainii qu'en penfoit l'Orateur Romain. Il s'y connoifïbit un peu. Ecou- tons-le un moment fur cette matière. Il a examiné à fond la queltion qui eft agitée dans ce Difcours , par rapport à l'éloquence. Il a auffi reconnu qu'on en pouvoit fiire un très- mauvais ufage ; mais , tout bien pefé , il conclut que , de quel- que côté qu'on confîdere le principe de l'éloquence , on trou- vera qu'elle doit fon origine aux motifs les pluc. honnêtes , aux raifonnemens les plus figes. ( * ) " Quant à Ces effets ; »» quoi de plus noble , dit - il , de plus généreux , de plus « grand que de fecourir l'innocent , que de relever l'opprimé ; »? que d'être le falut , le libérateur des honnêtes gens , de »> leur fauver l'exil ? Quel autre pouvoir que l'éloquence a été »> capable de raffembler les hommes jadis difperfés dans les

( * ) Sape Çç? multum hoc mihi co. exercitationis cujufdam ,Jîvefaculta-

gitavi , boni ne anmali plus attukrit tis à natit: âprofetiœ confiderare prin-

hominibus es* civitatilms copia dicai- cipiurti ,■ reperiemus id ex lianejHjJlnus

di , aefummum eloqucntiejhidiunu... cauJJs natum , atque opttiius rationi-

Jl voluntashujus ici , qux vocatur elo. bus profcBum. Deinventfune /. i- p. ?•

quentia , Jîve artis , Jîve Jiurfii, five 6. ex ediL Glajg.

Suppl. de la Collée, Tome L Q

tu REFUTATION

»» forêts , & les ramener de leur genre de vie féroce & fâu-

vage à ces mœurs humaines & policées qu'ils ont aujour-

» d'hui ? Car il a été un tems les hommes étoient comme

» difperfés & vagabonds dans les champs , & y vivoient

jj comme les bêtes féroces. Alors ce n'étoit point la raifort

j> qui régloit leur conduite , mais prefque toujours la force ,

la violence. Il n'étoit point queftion de religion , ni de

» devoirs envers les autres hommes ; on n'y connouToit point

l'utilité de la juftice , de l'équité. Ainfi ,par V erreur & Vigno-

»' rance , les paffions aveugles & téméraires étaient feules

»> dominantes , & abufoient , pour s'ajfouvir , des forces du

» corps , dangereux miniftres de leurs violences. Enfin , il

yi s'éleva des hommes fages , grands , dont l'éloquence gagna

ces hommes fauvages, 8c de féroces & cruels qu'ils étoient,

» les rendit doux & vraiment humains ( * ) ». Voilà une

•>■> origine & une fin de l'éloquence bien différente de celle

» que leur donne notre Orateur François.

( * ) Qidd tam porro regium , tam viribus corporis adminiftrabant. Kort-

libérale, tant munîficum , quàm opan dam divinx rcligionis , non humani

ferre fupplicibus , excitare ajfliclos , qjfîcii ratio cokbatur .... Non jus

darefalutem , liberare periculis , rcti- aquabilc quod utilitatis haberet , ac-

nere homines in civitatel Qita visalia ceperat. Ità propter errorem £? infeu

potuit aut difperfos homines union in tiam cœca ac tcmeiaria dominatri*

Incum congregare , autàferâagrejli- animi aipiditas ,adfc cxplcndum vi*

que vitâ ad hune humamtm cuîtum , ribus corporis abutebatur, perniciojîf-

tioUemque deduccre P Cicero de Ora- finis fatel/it Unis. ... . Demde propter

tore p. 14. Nam fuit quoddani tem- rationem atquc orationem fudiofiis

pus , cùm in agris homines p.ajpm bef- audientes , ex fais é-f inimanibus mi.

tiarum more vagabantur , KStfbi viàlu ta rcddidlt £y manfuetos ( vir quidam

ferino vitam propagabant ,• nec ra- magnus & fipiens. ) Cicero de Inven-

tione animi. quîdquam , fcdpkraqut tione ibid. p. 6. 7. Edition de Glufiiow.

DU DISCOURS.

t*3

La Géométrie , de r avarice. Fixer les bornes de fon champ y le diilinguer d'avec celui du voifin ; faire , en un mot , une diftribution exacte de la terre à ceux à qui elle appartient; voilà les fondions & l'origine de la Géométrie ordinaire & pratique , & il n'y a rien que de très-jufte , & que no» Tribunaux n'ordonnent tous les jours pour remédier à l'a- varice & à l'ufurpation. C'eft donc de l'équité & de la droiture qu'eft née la Géométrie.

La Phyfique , d'une vaine curiofité ; la Phyfique eft née de la curiolîté , foit ; mais que cette curiofité foit vaine , c'eft ce que je ne crois pas que l'Auteur penfe. La fociétc eft redevable à cette fcience de l'invention & de la perfection de prefque tous les Arts qui fourniffent à fes befoins & à fes commodités , & , ce qui ne doit pas être oublié , en étalant aux yeux des hommes les merveilles de la nature , elle élevé leur ame jufqu'à fon Auteur.

Toutes , & la morale même , de l 'orgueil humain. Etoit- ce donc par orgueil que les fages de la Grèce , les Gâtons , & ce que j'aurois nommer avant tous , les divins mif- flonnaires de la morale chrétienne , prêchoient l'humilité , la vertu ?

Les Sciences & les Arts dévoient à nos vertus. Comme il n'y a point de doute fur l'origine des Sciences & des Arts , dont la plupart font des a£tes ou de vertu , ou ten- dans à la vertu , leurs avantages font auffi évidens.

Le défaut de leur origine —fans le luxe qui les nourrit ? Le luxe eft un abus des Arts , comme un difcours fait pour perfuader le faux , eft un abus de l'éloquence , comme l'i-

Q*

H4

REFUTATION

vrogncrie eft un abus du vin. Ces défauts ne font pas dans la ckofe , mais dans ceux qui s'en fervent mal.

Sans les injuftices des hommes, à quoi ferviroit la Jur if- prudence ? C'eft-à-dire , fi les hommes étoient nés juftes , les loix auroient été inutiles ; s'ils étoient nés vertueux, on n'aurcit pas eu befoin des règles de la morale. L'Auteur con- vient donc que toutes ces Sciences ont été imaginées pour corriger l'homme pervers , pour le rendre meilleur.

Que deviendrait VHifloire ni conspirateurs ? Elle en feroit bien plus belle & bien plus honorable à l'humanité ; elle feroit remplie de la fagefle des rois , & des vertus des fu- jets ; des grandes & belles actions des uns & des autres , & ne contenant que des faits dignes d'être admirés , & imités des lecleurs , jamais de crimes , jamais d'horreurs, elle ne pourroit jamais que plaire ôc conduire à la vertu , véritable but de l'hirtoire.

Qui voudroit en un mot —pour les malheureux & pour fes amis ? Il n'eft aucune fcience de contemplation ftérile ; toutes ont leur utilité , foit par rapport à celui qui les cultive , foie à l'égard de la fociété.

Sommes-nous donc faits— par V étude de la Philofophie. Il ne faut point refter fur le bord du puits s'evt retirée la vérité , il faut y defeendre & l'en tirer , comme ont fait tant de grands hommes; ce qu'ils ont fait , un autre le peut faire. Cette réflexion doit encourager quiconque en a fericu- fement envie.

Que de dangers l Vinvifligation des Sciences ? Invefliga- lion. Je ne faurois paffer à un Orateur auifi châtié & auili

DU DISCOURS/ i2S

poli que le nôtre un terme latin de Clénard francifé. In- vejîigatio thematis.

Par combien d'erreurs ,— qui de nous en /aura faire un bon ufage. Si tant de difficultés & d'erreurs environnent ceux qui cherchent la vérité avec les fecours que leur prêtent les Sciences & les Arts , que deviendront ceux qui ne la cher- chent point du tout ? L'Auteur nous perfuadera-t-il qu'elle va chercher qui la fuit , &c qu'elle fuit qui la cherche ? C'eft tout ce qu'on pourrait croire de l'aveugle fortune. A l'égard du bon ufage de la vérité , il n'eft pas , ce me femble , beau- coup plus embarraflant que le bon ufage de la vertu ; mais une chofe qui me paroît plus embarraffante , c'eft le moyen de faire un bon ufage de l'erreur & du vice nous fom- mes plongés fans les lumières des Sciences & les inftruétions de la morale.

Si nos Sciences font vaines comme un homme pernicieux. Quoi de plus laborieux qu'un favant ? La première utilité des Sciences ell donc d'éviter l'oifiveté , l'ennui & les vices qui en font inféparables. N'eufTent-eîles que cet ufage , elles deviennent néceïTaires , puifqu'elles font la fource des vertus & du bonheur de celui qui les exerce. " Quand les Sciences » ne feraient pas auffi utiles qu'elles le font , dit Cicéron , >j & qu'on ne s'y appliquerait que pour fon plaifir ; vous » penferez , je crois , qu'il n'y a point de délafTement plus i> noble & plus digne de l'homme ; car les autres plaifirs ne ?> font pas de tous les tems , de tous les âges , de tous les » lieux ; celui de l'étude fait l'aliment de la jeunette , la joie v des vieillards , l'ornement de ceux qui font dans la prof-

si6 REFUTATION

» périté , la reflburce & la confolation de ceux qui font dans » l'adverfîté ; il fait nos délices à la maifon , ne nous em- >j barraffe point quand nous fommes dehors , patte la nuit » avec nous , & ne nous quitte point en voyage , à la »> campagne (*). »

Voilà la première & pourtant la moindre utilité des Scien- ces ; point d'oifiveté , point d'ennui , un plaifir doux & tran- quille , mais perpétuel ; je dis que c'eft-là leur moindre utilité , car celle-ci ne regarde que celui qui s'y applique , & nous avons fait voir que les Sciences font l'ame de tous les Arts utiles à la fociété , & qu'ainfi le favant le plus contemplatif en apparence eft occupé du bien public.

Réponde\-moi donc ,— moins fiorijjans ou plus pervers? Oui , fans doute. L'aftronomie cultivée par les Géomètres rend la géographie & la navigation plus fures ; on tire des infectes des fecrets pour les Arts , pour nos befoins. L'ana- tomie des animaux nous conduit à une plus parfaite connoif- fance du corps humain , & par conféquent à des principes plus fûrs pour le guérir ou pour le conferver en fanté. La fcience de la phyfique & de la morale fait que nous fommes mieux gouvernés & moins pervers , & l'harm onie d'un gou-

( * ) Qitod non hic tantits fruc- locorum. 'Hœc Jludia adolefcentiam

tus qjlendcrctur , & ex his Jiudiis alunt ,fcnctfutcm obkfiant ,Jccundas

dcleflatiofola peterctur : tanien , ut rcs ornant, adverjis perfugium ac

opinor , hanc animi rcmijji'onan hu- Jblatium precbent , ddcclant domi ,non

maniJJImam & UberàliJJimam judica- impediuntforis , pernoclant nobijium,

retis ; nain c<ttcrœ najuc temporwn peregrinantur , rujli tant tir.

Junt,najuc œtatum omnium, ncque Cicero , pro Arc. Poe t. p. 12.

DU DISCOURS.

117

vernement brillent toutes ces Sciences , tous ces Arts , eft ce qui le rend floriflant & redoutable.

Revene\ donc fur V importance la fubflance de PEtat. Il eft naturel que nous en penfions encore moins mal que de ceux qui occupent leur loifir à décrier des lumières &c des talens auxquels la France a peut-être encore plus d'obligation qu'à fes armes.

Que dis-je , oififs ? —O fureur de fe diflinguer ! que ne pouve\-vous point ? L'Auteur s'attache encore ici à l'abus que des fujets pervers font d'une excellente chofe. Mais s'il y a quelques-uns de ces malheureux , quelle foule d'ouvrages divins n'a-t-on pas à leur oppofer , par lefquels on a renverfé les idoles des Payens , démontré le vrai Dieu , & la pureté de la morale chrétienne , anéanti les fophifmes des génies dépravés dont parle l'Orateur ? Peut-on citer férieufement , contre l'utilité des Sciences , les extravagances de quelques écervelés qui en abufent ? Et faudra-t-il renoncer à bâtir des maifons , parce qu'il y a des gens affez fous pour fe jetter par les fenêtres ?

Cefl un grand mal— jamais ils ne vont fans lui. Le luxe & la Science ne vont point du tout enfemble. C'eft toujours la partie ignorante d'un Etat qui affecte le luxe ; celui-ci eft l'enfant des richeffes , & fon correctif eft le favoir , la Phi- lofophie , qui montre le néant de ces bagatelles.

Je fais que notre Philofophie ,—les nôtres ne parlent que de commerce & d'argent. Le luxe eft un abus des richeftes que corrigent les Sciences & la raifon ; mais il ne faut pas confondre cet abus , comme le fait l'Auteur , avec le com-

ii8 REFUTATION

merce , partie des Arts la plus propre à rendre un EtaC piaffant & floriffant , & qui n'entraîne pas néceffairement le luxe après elle , comme le croit l'Auteur ; nous ea avons la preuve dans nos illuftres voifLis. L'Angleterre & la Hol- lande ont un commerce beaucoup plus étendu <Sc plus riche que le nôtre ; portent-ils le luxe aum" loin que nous ? Pour- quoi ? C'efr. que le commerce , loin de favorifer le luxe comme le croit notre Orateur , le réprime au contraire. - Quiconque eft livré à l'art de s'enrichir & d'agrandir fa for- tune , fe garde bien de la perdre en folles dépenfes. D'ail- leurs cette paffion de s'enrichir par le commerce n'eft pas incompatible avec la vertu. Quelle probité , quelle fidélité admirables régnent parmi les négocians qui , fans s'être jamais vus , & qui étant fîmes quelquefois aux extrémités de l'univers , fe gardent une foi inviolable dans leurs enga- gemens 1 Comparez cette conduite avec les rufes , les four- beries , les fcélérateffes des Sauvages , entre les mains dçC- quels ils tombent quelquefois dans leurs voyages.

L'un vous dira quun homme fit tremBler FAfie. On con- vient avec l'Auteur que les richeffes , dont Pufage eft perverti par le luxe 6c la molleffe , corrompent le courage. Mais tous ces défauts n'ont aucun rapport aux Sciences 6c aux x\rrs ; ils n'en font pas les fuites , ainfi que nous l'avons montré ci- devant. Alexandre qui fubjugua tout l'Orient avec trente mille hommes, étoit le Prince le plus lavant & le mieux infini it dans les Be.ux-Arts de tout fon fiecle, 6c c'cft avec ce fivoir fupérieur qu'il a vaincu ces Scythes fi vantés, qui avoicnt rélifté tant de fois aux incurfions des Perles , lors même que

leurs

DU DI 'S COUR S. xi»

leurs armées étoient aufli nombreufes que féroces , lors même qu'elles étoient commandées par ce Cyrus Je héros de cette Monarchie.

L'Empire Romain hormis des moeurs & des citoyens. L'Au- teur confond par-tout la barbarie , la férocité avec la valeur & la vertu ; c'étoit apparemment de bien honnêtes gens que ces Goths , ces Vandales , ces Normands , &c. qui ont défolé toute l'Europe qui ne leur difoit mot ? On voudroit nous faire entendre ici que c'ert par leurs bonnes mœurs & par leurs ver- tus que ces peuples ont vaincu les peuples policés ; mais toutes les hiitoires attellent que c'étoient des brigands , des fcélérats , qui fe foifoient un jeu > une gloire du crime , pour lefquels il n'y avoit rien de facré , & qui ont profité des divifions , des révoltes élevées au centre de ces Royaumes polis , dont le moindre réuni & prévenu auroit écrafé ces miférables.

De quoi s"1 agit- il donc avec celui de T honnête. Efl-ce qu'il n'eft pas poflible d'être honnête homme fous un habit galonné? Et faudra-t-il en porter un de toile pour obtenir cette qualité? N'ayez donc peur dans nos forêts, que quand vous y rencon- trerez un homme bien doré , bien monté , muni d'armes bril- lantes , & fuivi d'un domeftique en aufïi bon équipage , trem- blez alors pour votre vie ; vous voilà au pouvoir d'un homme de l'efpece la plus corrompue , abandonné au luxe , aux vices de toutes les efpeces ; mais quand vous y trouverez feul à feul un ruftre vêtu de bure , chargé d'un mauvais fufil , & fortant des brouffailles il fembloit cacher fa mifere; alors ne crai- gnez rien ; cette pauvreté évidente vous eft un figne afiuré que vous rencontrez la vertu même.

Suppl, de la Collée. Tome I. R

3%0

REFUTATION

Non ^Urrefl pas pojfible le courage leur manquerait. Sont- ce les Savans qui s'occupent de foins futiles? Sont-ce les gens occupés aux Arts ? Non certes , ce font les riches ignorans. -Cet argument prouve donc contre fon Auteur.

Tout artifli veut être applaudi entraîne à fon tour la corruption du goût. Je connois une infinité de gens qui font paihonnés pour les defleins baroques , pour la difficultueufe mufique Italienne qui eft du même genre; pour les ouvrages connus fous le nom de gentilleffes , & qui font néanmoins les plus honnêtes gens du monde. Leurs mœurs ne fe refTentent point du tout de leur mauvais goût; il me femble même que je ne vois aucune liaifon entre le goût 6c les mœurs , parce que les objets en font tout différent.

Le goût fe corrompt , parce que n'y ayant qu'une bonne façon de penfer «Se d'écrire , de peindre , de chanter , &c. «Se le fîecle précédent l'ayant , pour ainfi dire , épuifée , on ne veut ni le copier , ni l'imiter; & par la fureur de fe distinguer , on s'écarte de la belle nature , on tombe dans le ridicule «Se dans le baroque.

Vefprh qiion veut avoir gâte celui quon a.

Du cœur, de la nature , on perd l'heureux langage,

Pour Cabfurde talent d'un trijle perfffiage.

G R E S S E T.

Pans un genre plus férieux, les génies rranfeendans du ficelé pafTé ayant enfanté, & exécuté le fublime, le hardi projet de ruiner les folles imaginations des Péripatériciens, leurs facul- tés, leurs vertus occultes de toutes les efpeces; on à palfé un

DU DISCOURS.

»3*

demi fiecle à établir la connoiflànce des effets phyfiques fur les propriétés connues & évidentes de la matière , fur leurs caufcs méchaniques; comment fe distinguer par du nouveau après l'établiffement de principes auffi folides, auffi univerfels? Il faut dire qu'ils font trop Amples 6c absolument infuffifans ; que ces grands hommes étoient de bonnes gens , un peu tim- brés , & auffi méchaniques que leurs principes ; 8c que notre fiecle fpirituel voit , ou au moins foupçonne dans la matière des propriétés nouvelles qu'il faut toujours pofer pour bafe de la Phyfîque, en attendant qu'on les conçoive : propriétés qui ne dépendent ni de l'étendue, ni de l'impénétrabilité, ni de la figure , ni du mouvement , ni d'aucune autre vieille modifica- tion de la matière ; propriétés , non pas occultes , mais cachées, qui élèvent cette matière à quelque chofe d'un peu au-deffus de la matière , qu'on n'ofe dire tout haut , & qui , dans le vrai, abaifient le Phyflcien beaucoup au-deffous de cette qua- lité. Enfin , nos aïeux étoient gothiques , nos pères amis de la nature , nous fommes finguliers & baroques ; nous n'avions que ce parti à prendre pour ne reffembler à aucun des deux. Mais la morale n'a aucune part à ce défordre ; on fe fait un plaifir & un honneur de copier, d'imiter les vertus des grands hommes de tous les ilecles ; plus il s'en fera écoulé , plus nous en aurons d'exemples , & tant que l'art de les inculquer, c'eft- à-dire , tant que les Sciences & les Beaux - Arts feront en vigueur, les fiecles les plus reculés feront toujours les plus vertueux.

Je fuis bien éloigné de p enfer & de. défendre une fi grande caufe. L'Auteur fe contredit étrangement. Il veut qu'on

ft* REFUTATION

donne de l'éducation aux femmes ; il veut qu'on les faffe fortir de l'ignorance. Il a raifon , fans doute ; mais c'eft contre fes principes , félon lefquels , inftruire quelqu'un , & le rendre plus méchant , font des expreflîons fynonymes.

Que fi par hafard ou il faudra quelle demeure oifive. Les ouvrages admirables des Le Moine , des Bouchardons , des Adams , des Slodtz pour perpétuer la mémoire des plus grands hommes , pour décorer les places publiques , les palais 6c les jardins qui les accompagnent , font des monumens qui nous raflurent contre les vaines déclamations de notre Orateur.

On ne peut réfléchir enfin pour s'y établir eux - mêmes. C'eft un joli conte de Fée que ce fiecle d'or, 6c ce mélange des dieux & des hommes , mais il n'y a plus gueres que les enfans & les Rhéteurs plus fleuris que folides qui. s'en amufent. Ou du moins les temples des Dieux des chapiteaux Corinthiens. Les anciens n'avoicnt garde de penfer que la culture des Sciences 6c des Arts , dépravât les mœurs ; que le talent de bâtir des villes , d'élever des temples & des palais , mît le comble aux vices ; quand ils nous ont repréfenté Am- phion conftruifant les murs de Thebes par les feuls accords de fa lyre ; quand ils nous parlent avec tant de vénération des peuples qui élèvent des temples aux immortels , 6c des palais à la majefté des Souverains légitimes.

Tandis que les commodités dans Vombre du cabinet. Que les Sciences 6c les Arts énervent le courage féroce , nous en convenons avec l'Auteur , 6c c'eft autant de gagné pour l'hu- manité 6c la vertu. Mais que la vraie valeur s'éteigne par les lumières des Sciences 6c la culture des Arts , c'eft ce qu'on a réfuté amplement.

DU DISCOURS. 135

Quand les Goths qu'à les affermir & les animer. C'eft- à-dire, à les rendre moins féroces, à la bonne heure , mais en même tems plus humains & plus vertueux.

Les Romains ont avoué il y a quelques fiecles. L'Au- teur remet ici fur le tapis, précifément les mêmes preuves rapportées à la première partie. Nous renvoyons donc le lec- teur à la réfutation que nous y avons placée. Nous y ajoute- rons feulement que les Génois ont bien fait voir dans la der- nière guerre que la valeur n'étoit pas fi éteinte en Italie que fe l'imagine l'Orateur, & qu'il ne faut à ces peuples que des occafions & de grands Capitaines pour faire voir à toute l'Eu- rope qu'ils font toujours capables des plus grandes chofes ?

Les anciennes Républiques la vigueur de lame. C'eft-à- dire , la férocité.

De quel ceil, la force de voyager à cheval? Et quel rapport cette vigueur du corps a- t -elle avec la vertu? Ne peut-on pas être foible , délicat , peu propre à la fatigue , à la guerre , & vertueux tout enfemble?

Quon ne ni'objecle point la meilleure de nos armées. Tout ce que dit notre Auteur , eft très-vrai , à un peu d'exagéra- tion près qui eft une licence de l'éloquence comme de la poé- fie. Il eft certain qu'on néglige trop l'exercice du corps en France, & qu'on y aime trop ks aifes. On n'y voit plus de courfes de chevaux , on n'y donne plus de prix aux plus adroits à différens exercices , on y détruit tous les jeux de paume ; & c'eft - l'époque des vapeurs qui ont gagné les hommes , & les ont mis de niveau avec les femmes , parce qu'ils ont com- mencé par s'y mettre par la nature de leurs occupations. Oh !

'34

REFUTATION

que notre Orateur frappe fur cet endroit-là de notre façon de vivre , je i'appuyerai de mon fuffrage ; mais qu'il prétende en conclure que ces hommes , pour être aufîi foibles , auflî vaporeux que des femmes , en font plus dépravés , plus vicieux ; c'eft ce que je ne lui accorderai pas; & fuflent - ils femmes tout-à-fait, pourvu que ce foit de la bonne efpece , qui eft la plus commune , fans doute ; je n'en aurois que meilleure opinion de leur vertu. Qui ne fait pas que ce fexe eft le dévot & le vertueux par excellence ?

Guerriers intrépides que Vautre eût vaincu vos aïeux. Par malheur pour notre Orateur cette petite exagération vient un peu trop près de notre dernière guerre d'Italie , tout le monde fait que nos troupes , fous M. le Prince de Conti , ont traverfé les Alpes , après avoir forcé fur la cime de ces mon- tagnes un ennemi puhTant commandé par l'un des plus braves Rois du monde ; & il eft plus que vraifemblabîe que les Alpes, du tems d'Annibal , n'étoient pas plus efcarpées , qu'elles le font aujourd'hui.

Les combats ne font pas toujours par le fer de V ennemi. Oh! l'Auteur a raifon ; nous ne fommes pas affez robuftes. Qu'on renouvelle les jeux Olympiques de toutes les efpeces, qu'on renouvelle les courfes de chevaux , les coudés à pied , les combats d'une lutte un peu plus humaine que l'ancienne, les jeux de paume , les jeux de l'arc , de l'arbalète , de far- quebufe, du ftifîl ; qu'on les protège , qu'on les ordonne, qu'on y attache des privilèges , des récompenfes. Qu'on ajoute à cela des loix pour la fobriété ; nous aurons des citoyens , des foldats auffi robuftes que courageux; & il l'on continue, avec

DU DISCOURS. 13s

ces réformes , la culture des Sciences & des Arts , toutes chofes fort compatibles , nous aurons des officiers capables de commander à de bons foldats ; deux parties eifentielles h. une bonne armée.

Si la culture des Sciences au moins le corps en feroit plus difpos. Fort bien. J'applaudis à la cenfure de l'Orateur contre la plupart des éducations mal dirigées. Mais gardons- nous de regarder un abus particulier , comme une déprava- tion générale &c annexée aux Sciences. La culture des Scien- ces eft nuiÇible aux qualités morales ? Quelle abfurdité ! J'ai démontré dans plu/leurs notes ci-devant placées , que la per- fection des mœurs étoit le principal effet de cette culture des Sciences ; malheur aux directeurs de l'éducation de la jeuneffe qui perdent de vue cet objet ; je crois que ce défordre eft très- rare : mais fût-il encore plus commun, ce n'eft pas la faute des Sciences , mais celle des perfonnes deftinées à les mon- trer. Les langues mêmes, la partie la moins utile de l'édu- cation , ne doivent jamais nous écarter de ce but. Les mots étrangers qu'on apprend , expriment fans doute des chofes ; ces chofes doivent être des Sciences folides , & avant tout , celle de la morale ; c'eft ce qu'on a grand foin de faire dans tous les collèges , dans toutes les pendons , & ce qu'on a fait dans tous les fiecles policés

Adjecere bonœ paulb plus ariis Athcnce , Scïlica ut pojfem curvo dignofeere recium , Atqut inter jylvas Acadcmï ^mzrcrc verum.

Horat. Epit, z. L, I.

tl6 REFUTATION

Je fais qu'il faut occuper & non ce qu'ils doivent oublier. L'Auteur a raifon, & c'eft ce que font aufîi les maîtres, & fur-tout les pères & les mères qui ont à cœur , comme ils le doivent , l'éducation de leurs enfans. Mais fi notre fiecle n'eft pas encore aufïi parfait qu'il pourrait être ; s'il eft en- core parmi nous des caufes de la corruption des mœurs , de la foibleffe du corps , de la mollefle ; certes c'eft la paflion qui y règne pour les jeux fédentaires ; paffion , que nous tenons principalement de la fréquentation des femmes frivoles qui font heureufement le plus petit nombre , <5c qui naît de notre complaifance pour ce fexe enchanteur ; paflion , qui eft fille de l'oifiveté & de l'avarice , & affez amie de toutes les au- tres , qui remplit la tête de trente mots baroques , & vuides de fens , ôc pour l'ordinaire aux dépens de la Science , de l'Hiftoire , de la Morale & de la Nature , qu'on fe fait un honneur d'ignorer. Des efprits fi mal nourris n'ont rien à fe dire , que , bafle , ponte , manille , comète , &c. Les conver- fations en cercle fi en ufage , fi eftimées chez nos pères & fi propres à faire paraître les talens , les bonnes mœurs , & à les former chez les jeunes perfonnes , font dans ces jolies aiïemblées , ou muettes , ou employées à faire des réflexions fur tous les colifichets qui décorent ces Dames , fur toutes les babioles rares que polTédent ces Meflieurs , à conter de jolies aventures , ou inventées , ou au moins bien brodées fur le compte de fon prochain.

vous trouvez toujours des gens diverti/Tans Des femmes qui jamais n'ont pu fermer la bouche,

Et

DU DISCOURS. V37;

Et qui fur le prochain vous tirent à cartouche, Des oilifs de métier, &t qui toujours chez eux Portent de tout Paris le lardon fcandaleux.

Le Joueur de Regnard.

On Sacrifie à ce plaifîr perfide les fpe£T:acles les mieux or- donnés , les plus châtiés , & les plus propres à infpirer des mœurs ck du goût ; on y facrifie mçme quelquefois fes de- voirs & fa fortune. Et quelle eft l'origine de ce relie de poifon que les loix trop peu féveres fouffrent encore dans la fociété? Les exercices du corps trop négligés , les Sciences & les Arts trop peu cultivés encore.

* Telle étoit V éducation des Spartiates , à le rendre bon , aucun à le rendre /avant. L'Auteur ne met donc pas au nombre des Sciences celle de la religion &c de la morale; car voilà ce qu'on enfeignoit aux enfans des rois de Petfe, & qu'on ne néglige pas d'apprendre en France aux derniers des payfatis mêmes.

Aflyage , en Xénophon^ demande à Cyrus qu'il me perfuadât que fan école vaut celle - là. Le bon Montagne radotok , quand il nous donnoit cette hiitoire comme une grande merveille. On donne tous les jours le fouet dans nos écoles aux jeunes gens qui fe font entr'eux de plus petites injuftices que celles - , & l'on n'en fait pas tant de bruit , l'on ne s'avife pas d'en faire une hiftoire mémorable , & digne de trouver place dans un livre auffî relevé que celui de Xé- nophon.

Nos jardins font ornés avant même que de /avoir lire.

Suppl. de la Collée. Tome I. S

m

REFUTATION

Tour ceci eft encore exagéré. Les grands hommes de la Grèce ôc de Rome , leurs actions vertueufes , relies que la piété d'Enée , la chaflecé de Lucrèce , font partie des orne- mens de nos jardins & de nos galeries , auffi bien que les métamorphofes d'Ovide ; dans celles - ci mêmes , combien d'allégories de la meilleure morale , & ce font pour l'ordi- naire ces fujets qu'on choifit pour expofer en public.

D'ailleurs ces décorations des jardins & des galeries ne font pas faites pour les enfans. Leurs galeries ordinaires font les figures de la bible, & il y a une abondante collection d'exemples de vertus.

D'oïl naijfent tous ces abus , d'un livre s^il eft utile mais s'il eft bien écrit. Ce texte eft une pure déclamation. On ne fait point de cas d'un homme de talent qui n'eft pas honnête homme , ni d'un livre bien écrit , fi l'objet en eft frivole. On n'eftimeroit point , par exemple , ce Difcours , quelque féduifant qu'il foit , fi l'on ne fentoit que le vérita- ble but de l'Auteur eft , non pas d'anéantir la culture des Sciences & des Arts , mais d'obtenir de ceux qui s'y appli- quent , de ne point en abufer , & d'être encore plus vertueux que favans.

Les récompenfes aucun pour les belles aclions. La pro- pofition n'eft pas exactement vraie. Il y a en France beau- coup de récompenfes , beaucoup de croix de Chevaliers , de pcnfions , de ritres de nobleffe , ôcc. pour les belles actions ; malgré cela je trouve , comme l'Auteur , qu'il n'y en a pas encore afTez , ôc qu'il devrait y avoir réellement des prix de morale pratique , comme il y a des prix de phynque , d'elo-

î> U D I S C O U R S. n9

quence , &c. Pourquoi ne pas faire marcher toutes ces Scien- ces enfemble , comme elles y vont naturellement , & comme on le pratique dans les petites écoles , dans l'éducation donnée chez les parens. On dira à l'honneur de ce flecle , que la vertu eft plus commune que les talens; que tout le monde a de la probité, & ne fait en cela que ce qu'il doit. Ce que je fais, c'eft que tout le monde s'en pique.

Qu'on me dife , le renouvellement des Sciences- & des Arts. L'Auteur manque encore ici d'exaclitude. Nous conve- nons qu'on careiïe un peu trop en France les talens agréables; qu'une jolie voix de l'Opéra , par exemple , y fera fouvent plus fêtée qu'un Phyficien de l'Académie. J'avoue qu'on y a trop d'égards pour une autre efpece d'hommes agréables , beaucoup moins utiles encore , pour ne pas dire , tout-à-fait inutiles , nui- flbles même à la fociété. Je veux parler de cette partie du beau monde , oifive , inappliquée , ignorante , dont le mérite confifte dans la feience de la bonne grâce, des airs, des ma- nières & des façons ; qui fe croiroit déshonorée d'approfon- dir quelque feience utile, férieufe , qui fait codifier l'efprit à voltiger fur les matières , dont elle ne prend que la fleur ; qui met toute fon étude à jouer le rôle d homme aimable , vif, léger , enjoué , amufant , les délices de la fociété , un beau parleur , un railleur agréable, &c. ( *) & jamais celui d'homme occupé du bien public , de bon citoyen , d'ami eiïèntiel. Si l'on ne regardoit le François que de ce mauvais côté , comme ont la bonté de le faire quelquefois nos voifins, on pourroit dire avec M. Grefiet

( * ) Le François à Londres.

S z

»4o REFUTATION

Que nos arts , nos plaifirs , nos efprits font pitié , Qu'il ne nous refte plus que des fuperficies , Des pointes, du jargon, de trilles facéties, Et qu'à force d'efprit & de petits talens , Dans peu nous pourrions bien n'avoir plus de bon fens. Le Méchant, Comédie de M. Grcffet.

Mais il faut avouer que ces hommes futiles , &c qui ne font tels que' parce qu'ils négligent la culture des Sciences , font beaucoup plus rares en France , que ne le croyent les nations rivales de la nôtre ; & qu'en général ils y font peu- eftimés

Sans ami , fans repos , fufpeft & dangereux L'homme frivole & vague eu: déjà malheureux.

Dit le même M. GrefTet. Enfin toute l'Europe rend cette juftice à la France, qu'on y voit tous les jours honorer par des récompenfes éclatantes les talens utiles, néceflaires. La remarque précédente le prouve déjà ; mais quoi de plus pro- pre à convaincre là-deflùs les incrédules , que ces bienfaits du Roi répandus fur les membres les plus laborieux de l'Acadé- mie des Sciences de Paris , ces écoles publiques , ces démonf- trations d'anatomie & de chirurgie fondées dans les principa- les villes de France? Ces titres de noblefle donnés à des per- fonnes diftinguées dans l'art de guérir ? Eft - il quelque pays dans l'univers dont le Souverain marque plus d'attention à récompenfer & encourager les hommes utiles 6c vertueux ?

Nous avons des phyficiens nous n 'avons plus de citoyens; il y a un peu de mauvaife humeur. Peut-il y avoir de meil- leurs citoyens que des hommes qui palTent leur vie , & aln'-

D U D I S C O U R S. 141

rent même quelquefois leur fanté à des recherches utiles à la fociété , tels que font les phyficiens , les géomètres , les aftro- nomes ? Les poètes & les peintres rappellent aux hommes la mémoire de la vertu & de fes héros , & expofent les précep- tes de la morale , ceux des Arts & des Sciences utiles d'une façon plus propre à les faire goûter. . . .

Bientôt reflufcitant les héros des vieux âges,

Homère aux grands exploits anima les courages.

Hélîode à fon tour , par d'utiles leçons ,

Des champs trop parefféux vint hâter les moiflbns.

En mille écrits fameux la fageffe tracée,

Fut, à l'aide des vers, aux mortels . annoncée ;

Et par-tout des efprits fes préceptes vainqueurs ,

Introduits par l'oreille entrèrent dans les cœurs.

Boil.

Le muficien nous délafTe de nos travaux, pour que nous y retournions avec plus d'ardeur, & fouvent il célèbre ou les grandeurs de l'Etre fuprême , ou les belles actions des grands hommes ; au moins voilà fon véritable objet. Tous ces Arts concourent donc au bien public ck à nous rendre plus vertueux & meilleurs.

Ou s'il nous en refle encore , qui donnent du lait à nos enfans. Il eft fans doute un grand nombre d'honnêtes gens à la campagne : mais il eft pourtant vrai de dire que c'eft-là l'on trouve en plus grand nombre le faux-témoin , le rufé chi- caneur, le fourbe, le voleur, le meurtrier. Nos prifons en contiennent des preuves fans réplique»

i42 REFUTATION

Je Vavoue , cependant & du dépôt facré des moeurs. La politique de ces Souverains feroir. bien mauvaife, fi la chefe de notre Auteur étoit bonne, d'aller choifir des favans pour for- mer une fociété deftinée à remédier aux déréglemens des mœurs caufés par les Sciences. C'étoit des ignorans , des ruf- tres , des payfans , qu'il falloit compofer ces Académies.

Par V attention quelles reçoivent. Les Académies ont cela de commun avec tous les Corps d'un Etat policé , & elles ont certainement peu befoin de ces précautions ; tant les Scien- ces & les bonnes mœurs ont coutume d'aller de compagnie.

Ami du bien , de l'ordre & de l'humanité , Le véritable efprit marche avec la bonté.

M. Grejfet, ibld.

Ces fages inflruclions mais aujji des injiruclions falu- taires. Les gens de Lettres & les Académies doivent bien des remerciemens à l'Auteur , de la bonne opinion qu'il a des uns , & des avis qu'il donne aux autres. Mais il me femble que s'il raifonnoit conféquemment à fes principes , le véritable frein des gens de Lettres , des gens appliqués à des arts qui dépra- vent les mœurs , ne doit pas être l'efpoir d'entrer dans une Académie qui augmentera encore leur ardeur pour ces fources de leur dépravation ; mais que ce doit être au contraire l'i- gnorance & l'abandon des Lettres & des Académies. En indiquant à ces fociétés les objets de morale dont ils doi- vent faire le fujet de leur prix, l'Auteur convient tacitement que c'eil-là un des principaux objets des Lettres; qu'ainfi il ne s'efl déchaîné jufqu'ici que contre des abus qui font étran-

DU DISCOURS. i43

gers à la véritable deftinaticn , 6c à l'ufuge ordinaire des Bel~ les-Lettres.

Qu'on ne m'oppofe donc à des maux qui n'exifient pas. Ceci eft un peu énigmatique. Selon moi , les maux qui exis- tent font l'ignorance & les pallions déréglées , avec lefquelles les hommes nailîent. Les remèdes employés font les inftruc- tions , les écoles , les Académies.

Pourquoi faut - il de tourner les efprits à leur culture. Que devient donc le compliment fait dans la page précédente à nos Académies ? Je me doutois bien que notre Orateur y auroit regret : il n'étoit pas dans fes principes.

// femble , aux précautions de manquer de Philofophes. Il eft un peu rare de voir les payfans palier dans nos Acadé- mies. Il eft plus commun de les voir quitter la charrue pour venir être laquais dans les villes , & y augmenter le nombre des ignorans inutiles, & des efclaves du luxe.

Je ne veux point hafarder la fupporteroit pas. On la fupporteroit à merveille , mais elle ne feroit pas favorable à l'Auteur. L'agriculture n'eft pas plus néceflaire pour tirer de la terre d'excellentes productions , que la Philofophie pour faire faire à l'homme de bonnes aclions , & pour le rendre Vertueux.

Je demanderai feulement , dans les nôtres quelqu'un de vos feclateurs. Notre Auteur appelle ici de grands Philofophes , ce que tout le monde appelle des monftres. Si fa thefe a befoin d'une pareille reffource , je ne puis que plaindre celui qui la foutient.

Voilà donc les hommes ►— l'immortalité réfervée après

r44 REFUTATION

leur trépas. Voilà les hommes qui ont été en exécration parmi leurs concitoyens , & qui n'ont échappé à la vigilance des tri- bunaux , que par leur fuite & par leur retraite dans des climats règne une licence effrénée.

Voilà les fages maximes en âge à nos defcendans. J'ai trop bonne opinion de notre Orateur pour croire qu'il penfe ce qu'il dit ici.

Le Paganifrne , extravagances de Vefprit humain. On n'avoit pas non plus éternifé fa fageffe ; & comme les bonnes chofes que perpétue l'Imprimerie furpaffent infiniment les mauvaifes , il eft hors de tout doute que cette invention eit une des plus belles & des plus utiles que l'efprit humain ait jamais enfantées.

Mais , grâce aux caracleres Hobbes & des Spinofa ref- teront à jamais. Et leurs réfutations auffi , lefquelles font auflî foîides & auffi édifiantes que les monftrueufes erreurs de ces écrivains font folles & dignes du nom de rêveries.

* A confidérer les défordres ce fer oit peut - être le plus beau trait de la vie de cet illuflre Pontife. Le parti qu'ont pris les Turcs eft digne des fe&ateurs de Mahomet ik. de fon alcoran. Une religion auffi ridicule ne peut, fans doute, fe foutenir que par l'ignorance. Le favoir eft le triomphe de la vraie Religion. Origene l'a bien fait voir aux Payens ; & les Arnauld , les Boffuet aux hérétiques. L'Evangile elt le premier de tous les livres, fans doute; niuis ce n'eit pas le feul ncccf- faire , & Grégoire le grand auroit perdu fon nom , s'il eût été capable d'une pareille fottife.

^.Lle\ , écrits célèbres < corruption des moeurs de notre

fieck.

U U D I S C O U R S. 145

fiecle. On a vu ci-devant que les fiecles anciens étoient beau- coup plus corrompus. Il eft vrai qu'ils n'en difent rien à la poftérité ; mais la pratique prefque générale des vices pafîbit de race en race comme par tradition. Peut-on comparer ce torrent débordé & univerfel des parlions déréglées , des fiecles barbares , avec quelques Poètes libertins , que laifîè encore échapper notre fiecle.

Et porte\ enfemble qui foient précieux devant toi, Que le Dieu Tout r puiflànt ôte les lumières ôc les talens à ceux qui en abufent, qu'il anéantifle les arts funefles à la vertu ; qu'il donne la pauvreté à ceux qui font un mauvais ufage des richefles, mais qu'il répande abondamment les lumières, les talens & les richefles fur ceux qui favent les employer utile- ment. Voilà la prière d'un bon citoyen , d'un homme raifon- nable.

Mais fi le progrès des Sciences des forces de ceux qui firoient tentés de /avoir? Comme la majeure de cet argu- ment eft faufle , ces Auteurs font dignes de toute la recon- noiflance du public , & de l'Auteur même du Difcours , qui a mieux profité qu'un autre de leurs travaux.

Que penferons - nous populace indigne d'en approcher. Le mot de Sanctuaire convient-il à un lieu , félon l'Au- teur , on va corrompre fes mœurs & fon goût ; je me ferois attendu à toute autre expreflion ; &c en ce cas - qu'eft - ce que l'Auteur entend par cette populace indigne d'en appro- cher ? Les plus indignes d'approcher d'un lieu de corruption , font ceux qui font les plus capables de porter fort loin cette corruption ; ceux qui font les plus capables de fe diftinguer Suppl. de la Collée. Tome I. T

34<J REFUTATION

dans ce prétendu Sanctuaire ; par exemple , ceux qui ont plus d'aptitude aux fciences , plus de fagacité , plus de génie ; car tous ces gens-là en deviendront d'autant plus mauvais , d'au- tant plus dangereux au refte de la fociété , félon les principes de l'Auteur : à moins qu'ici la vérité ne lui échappe malgré lui , & qu'il ne rende aux fciences l'hommage qu'il leur doit à tant d'égards. Cette dernière conjecture eft très - vraifem- blabîe.

Tandis quil feroit à fouhaiter que la nature deftinoit à faire des difciples. Oh ! ma conjecture devient ici plus que vraifemblable. L'Auteur reconnoît formellement la dignité & l'excellence des fciences ; il n'y veut admettre que ceux qui y font réellement propres , & il a raifon au fond ; cet abus dans les vocations eft réel dans les bons principes 6c dans les principes ordinaires. Mais i°. le Citoyen de Genève ne raifonne pas conféquemment à fa thefe ; car puifque les fcien- ces font pernicieufes aux mœurs , plus ceux qui les cultive- ront feront fpirituels , fubtils , plus ils feront méchans 6c h craindre ; & dans ce cas , pour le bien de la fociété , les ftu- pides feuls doivent être deftinés aux Sciences. z°. Cet Auteur a oublié ici qu'il enveloppe les Arts auffi bien que les Scien- ces dans fon anathème , 6c que ce fabricateur d'étoffe eft un minime du luxe. Qu'il aille donc labourer la terre. A quoi bon les étoffes ? L'homme de bien eft un athlète qui fe plaît, à combattre à nud. Nous en reffemblerons mieux à la vertu dans cette (implicite ; 6c pourquoi tout le refte du corps ne fupporteroit-il pas les injures des faifons, auffi bien que le vifage 6c les mains ? Ce feroit le moyen d'avoir des guerrier*

DU DISCOURS. 147

capables de /apporter V excès du travail & de réfifter à la rigueur desfaifons & aux intempéries de l'air.

Les Vérulams , les Defcartes & les Newtons Vefpace immenfe qu'ils ont parcouru. Premièrement , il n'eft point vrai que les Vérulams , les Defcartes , les Newtons n'aient point eu de maîtres ; ces grands hommes en ont d'abord eu comme tous les autres , & ont commencé par apprendre tout ce qu'on favoit de leur tems. En fécond lieu , de ce que des génies tranfcendans , tels que ceux-ci , & tant d'autres que l'antiquité n'a point nommés , ont été capables d'inventer les Sciences & les Arts , l'Auteur veut que tous les hommes ap- prennent d'eux-mêmes , & fans maîtres , afin de rebuter ceux qui ne feront pas tranfcendans comme ces premiers ; mais ce qui eft pofïible à des génies de cette trempe , ne l'eft pas pour tout autre ; & fi les Sciences font bonnes , ces grands hommes ont très-bien mérité de la fociété de lui avoir com- muniqué leurs lumières , & ceux qui en éclairent les autres hommes participent à cette action. Si au contraire les Scien- ces font pernicieufes , ces hommes ne font plus dignes de l'admiration de l'Auteur. Ce font des monflres qu'il falloit étouffer dès les premiers efforts qu'ils ont faits pour franchir Vefpace immenfe qu'ils ont parcouru. Or , ce dernier parti auroit mis le comble à l'extravagance & à la barbarie , ôc l'Auteur a raifon de regarder ces hommes divins comme les dignes précepteurs du genre -humain. On eft charmé de voir que la vérité perce ici , comme à l'infçu de l'Orateur ; il eft fâcheux feulement qu'elle ne foit point d'accord avec le refte <du Difcours.

T 2.

i4? REFUTATION

S'il faut permettre à quelques hommes à la gloire de Vefprit humain. Les Sciences & les Arts font donc des mo- numens élevés à la gloire de l'efprit humain ; l'Auteur ne penfe donc plus qu'ils font la fource de la dépravation de nos mœurs ; car apurement ils mériteroient , dans ce cas , d'être regardés comme les monumens de fa honte , & ils n'arra- chent de l'Auteur un aveu tout oppofé que parce qu'ils font les fources de la lumière & de la droiture qui fait le parfait honnête homme <3c le vrai citoyen.

Mais fi Von veut que encouragement dont ils ont be foin. Voilà , ce me femble , bien des louanges épigrammatiques en faveur des génies deftinés à perdre notre innocence , notre probité.

L'âme fe proportionne Chancelier d'Angleterre. L'élo- quence , félon l'Auteur , tire fon origine de l'ambition , de la haine , de la flatterie & du menfonge. La phyfïque d'une vaine curiofité , la morale même de l'orgueil humain , routes les Sciences &c les Arts de nos vices. Voilà de belles fources pour des Confuls & des Chanceliers actuellement les objets de l'admiration de l'Auteur ; ou Rome & l'Angleterre étoient dans de bien mauvaifes mains , ou les principes de l'Ora- teur font bien étranges.

Croit - on que Ji l'un n'eût occupé Part de conduire les Peuples efl plus difficile que celui de les éclairer : toute cette page eft de la plus grande beauté , comme de la plus exacte vérité , & elle eft malheureufcment une contradiction perpé- tuelle du refte de l'ouvrage.

Comme s'il é toit plus aifé les peuples continueront d'étrç

DU DISCOURS. i49

vils , corrompus & malheureux. Voilà donc l'Auteur revenu aux vérités que nous avons établies dans nos premières re- marques. Les lumières & la fageffe vont donc enfemble ; les favans porTédent l'un & l'autre , puifqu'il n'eft plus queftion que de leur donner du pouvoir , pour qu'ils entreprennent & faffent de grandes chofes. Donc la fcience ne dégrade pas les mœurs & le goût. Donc le parti que l'Orateur a pris n'eft pas jufte, ni fon difcours folide.

Pour nous , hommes vulgaires , nous Savons pas befoiti d'en favoir davantage. Les foins que coûte l'éducation des enfans , ne prouvent que trop les peines & l'appareil , & j'ajoute les ftratagémes qu'il faut mettre en ufage pour incul- quer aux hommes les principes de la morale , & former leurs mœurs. Non pas que la théorie de cette morale , de cette éducation foit fi épineufe ; mais c'eft que la pratique en eft des plus pénibles, & qu'on échoue encore fouvent fur cer- tains caractères , avec tout l'art que ce fiecle éclairé a ima- giné pour y réuflir.

Tes principes ne font-ils pas gravés dans le filence des paffions ? La fuppofition du filence des pariions eft char- mante ; mais qui leur impofera filence à ces parlions ? finon des lumières bien vives fur leur perverfité , fur leurs fuites funeftes , fur les moyens de les dompter , ou même de les éviter , en élevant l'ame à des objets plus dignes d'elle ; enfin en devenant philofophes & favans.

Voilà la véritable Philofophie , que Vunfavoit bien dire, & Vautre, bien faire. Pourquoi feroit-il défendu de mériter ces deux couronnes à la fois ? Bien taire & bien penfer font

,Se R E F U T A T I O N, &c:

inféparables , & il n'eft pas difficile de bien dire à qui penfè bien; mais comme on n'agit pas fans penfer, fans réfléchir, l'art de bien penfer doit précéder celui de bien faire. Celui qui afpire donc à bien faire , doit , pour être plus fur du fuc- cès , avoir les lumières & la fagejfe de fon côté , ce que la culture des Sciences , de la Philofophie peut feule lui donner. « Si vous voulez , dit Cicéron , vous former des règles d'une » vertu folide ; c'eft de l'étude de la philofophie que vous ii devez les attendre , ou il n'y a point d'art capable de vous »» les procurer. Or ce feroit une erreur capitale , & un man- » que de réflexion , de dire qu'il n'y a point d'art pour ac- » quérir les talens les plus fublimes , les plus effentiels , pen- » dant qu'il y en a pour les plus fubalternes. Si donc il y »» a quelque fcience qui enfeigne la vertu , la chercherez- « vous , finon dans la Philofophie ?

Sive ratio conflantice , virtutifque ducitur : aut hcec ars ejl ( Philofophia ) aut nulla omnino , per quam eas affequamur. Nullam dicere maximarum rerum artem ejje , cum minima- rum fine arte nulla fit ; hominum efl parïim confideratè loquen- tium , atque in maximis rébus errantium. Si quidern efl ali- qua difcivlina virtutis , ubi ea quxretur , ciim au hoc dij'cendi génère dijcejjeris. Cicero de Orfic. 1. n. p. 10. de l'Edit. de GJafgow.

ADDITION

A L A

RÉFUTATION PRÉCÉDENTE. A Dijon , ce 15 Octobre 1751.

MONSIEUR,

/i

E viens de recevoir de Paris une Brochure , ou M. Rouf- feau réplique à une réponje faite à fou Difcours par la voi» du Mercure. Cette réponfe a plufieurs chefs communs avec nos remarques , & par conféquent la réplique nous intérejfe. Notre Réfutation du Difcours en deviendra complète , en y joignant celle de cette réplique que je vous envoyé , & j'ejpere qu'elle arrivera encore affe\ à tems pour être placée à la fuite de nos remarques.

J'ai l'honneur d'être , &c.

P. S. Vous ave\ trouvé fingulier qu'on ait mis en quef- tion. . . Si le rérablilTemenc des Sciences & des Arcs a con- tribué à épurer les mœurs. . . . V Académie Françoife con- firme authentiqùement votre opinion , Monfieur , en propo-* fant pour le fujet du prix d'éloquence de l ] année 1751 , cette vérité à établir. . . . L'amour des Belles - Lettres infpire l'a- mour de la vertu. . . . Cefl le droit & le devoir des Cours fouveraines , Monfieur , de redreffer les décijions hafardées par les autres Junfdiclions. M. Rouffeau a fend toute la force de Vautorité de ce Programme publié par la première

rSz ADDITION A LA,k'

Académie du monde , en fait de Belles-Lettres ; il a tâché de V affaiblir , en difant que cette fage Compagnie a doublé dans cette occaiion le tems qu'elle accordoit ci -devant aux Auteurs , même pour les fujets les plus difficiles. . . . Mais cette circonflance ri'infirme en rien le jugement que ce tribu- nal fupréme porte contre la thefe du Citoyen de Genève ; elle peut feulement faire penfer que ce fujet exige beaucoup d'érudition , de leclure , & par conféquent de tems ; ce qui ejî vrai. D'ailleurs , cette fage Compagnie fuit Vufage de toutes les Académies , quand elle propofe en 1 7 5 1 le fujet des prix qu'elle doit donner en 1751. // en. ejl même plujieurs qui mettent deux ans d'intervalle entre la publication du Pro- gramme & la dijiribution du prix.

REFUTATION

RÉFUTATION

Des Obfervations de M. J. J. RouJJeau de Genève , fur une Réponfe qui a été faite à fon Difcours dans le Mercure de Septembre 175 1. ( a )

«èa

N.

O u s fommes d'accord avec l'illuftre Auteur de la Ré- futation inférée au Mercure , en ce que nous avons trouvé comme lui. . . . 1. Que M. RoufTeau , fivant , éloquent , &c homme de bien tout à la fois , fait un contrafte fingulier avec le Citoyen de Genève , l'orateur de l'ignorance , l'ennemi des Sciences «5c des Arts qu'il regarde comme une fource conf- iante de la corruption des mœurs.

2. Comme le refpe&able anonyme , nous avons penfé que le Difcours couronné par l'Académie de Dijon ell un tilTu de contradictions qui décèlent, malgré fon Auteur, la vérité qu'il s'efforce en vain de trahir,

3. Comme le Prince philofophe , auflî puiiTant à protéger les Lettres qu'à défendre leur caufe ( * ) ; nous avons dit que l'Orateur Genevois a voit prononcé un anathéme trop général contre les Sciences &c les Arts, & qu'il confond oit quelques

(a) La Réponfe en queftion eft celle fommes fâchés qu'il ne.nousfoit pas

du Roi de Pologne que l'on trouvera permis de nommer l'Auteur de l'oti-

ci -après. vrage fuivanc. Auiïi capable d'écla:-

) Voici comme l'Auteur anonyme rer que de gouverner les peuples,

de la réponfe au Difcours du Citoyen & auiïi attentif à leur procurer !'a-

de Genève fe trouve défigné dans le ,, bondance des biens néceff.tircs à la

Mercure de Septembre , p. 62. " Nous vie , que les lumières & les connuif-

Suppl de la Collée. Tome I. V

i54 REPUTATION

abus qu'on en fait , avec leurs effets naturels & leurs ufages légitimes»

I.

Au premier article , M. Rouffeau répond ; qu'il a étudié les Belles - Lettres , fans les connoître ; que dès qu'il s'eft apperçu du troubla qu'elles jettoient dans fon ame , il les a abandonnées.

Comment cet Auteur ne fent-il point qu'on va lui répli- quer que ce n'eft point les avoir abandonnées , ou au moins l'avoir fait bien tard v que de les avoir portées au degré il y eft parvenu , que c'efl même les cultiver plus que jamais que de fe produire fur le théâtre des Académies pour y dif- puter , y remporter les prix qu'elles propofenl. Le perfonnage que joue M. Rouffeau dans fa réplique , n'eft donc pas plus férieux que celui qu'il affe&e dans fon Difcours.

Je me fers , dit-il , des Belles-Lettres pour combattre leur culture , comme les Saints Pères fe fervoient des Sciences mondaines contre les Payens ; fi quelqu'un , ajoute-t-il , ve- noit pour me tuer , & que feuffe le bonheur de me faifir de fon arme , me feroit - il défendu , avant que de la jetter , de in en fervir pour le chaffer de che\ moi ?

Les Pères de l'Eglife fe font fervis utilement des Sciences mondaines pour combattre les Payens. Donc ces Sciences

fances qui forment à la vertu , il a que au Difcours du Citoyen de Ce-

voulu prendre en main la defenfe neve , à qui il n'a pas tenu de dégra.

des Sciences, dont il connolt le der tous les Beaux- Arts. Puiflent les

,, prix. Les grands ctabliffemens qu'il Princes à venir , fuivre un pareil

vient de faire en leur faveur étoient exemple, &c. ,, dojà comme une réponfc fans repli.

DES OBSERVATIONS. 155

font bonnes , & ce n'eft point elles que ces défenfeurs de la Religion méprifoiént , blâmoient ; car ils n'auroient ni voulu s'en fervir , ni pu le faire fi utilement : mais c'eft le mau- vais ufage qu'en faifoient ces Philofophes profanes qu'ils re- p renoient avec raifon.

C'eft une très - belle aélion que de défarmer fon ennemi ,' & de le chaffer avec fes propres armes : mais M. RoufTeau n'eft nullement dans ce cas-là ; il n'a déformé perfonne ; les armes dont il fe fert font bien à lui : il les a acquifes par {es travaux , par fes veilles ; il femble par leur choix & leur éclat , qu'il les ait reçues de Minerve même , & par une in- gratitude manifefte , il s'en fert pour outrager cette divinité bienfaitrice ; il s'en fert pour anéantir , autant qu'il eft en lui , ce qu'il y a de plus refpe&able , de plus utile , de plus aimable parmi les hommes qui penfent ; la Philofophie , l'é- tude de la fige/Te , l'amour & la culture des Sciences & des Arts ; il n'y a donc point de juftefTe dans l'application des exemples que M. RoufTeau cite en fa faveur, & il eft tou- jours fingulier que l'homme favant , éloquent , qui a confervé toute fa probité , toutes fes vertus, à la reconnoiffance près, en acquérant ces miens , les employé à s'efforcer de prouver qu'ils dépravent les mœurs des autres.

J'ajoute qu'il y a un contrarie fi néceffaire entre la caufe foutenue par M. RoufTeau , & les moyens qu'il employé pour îa défendre , qu'en la gagnant même , par fuppofition , il la perdroit encore ; car dans cette hypothefe , & félon {es prin- cipes , fon éloquence, fon favoir , en nous fubjuguant, nous £onduiroient à la vertu , nous rendraient meilleurs , & par

V ■>

75* REFUTATION

conféquent démontreraient , contre fon Auteur même , que tous ces talens font de la plus grande utilité.

I I.

Que les contradictions foient très-fréquentes dans le Dif- cours du Citoyen de Genève , on vient de s'en convaincre par la lecture de mes remarques. M. RoufTeau prétend que ces contradictions ne font qu'apparentes ; que s'il loue les Sciences en plufïeurs endroits , il le fait fincérement & de bon cœur , parce qu'alors il les confidere en elles - mêmes , il les regarde comme une efpece de participation à la fuprêms intelligence , & par conféquent comme excellentes ; tandis que dans tout le refte de fon Difcours il traite des Sciences , relativement au génie , à la capacité de l'homme ; celui - ci étant trop borné pour y faire de grands progrès , trop paf- fïonné pour n'en pas faire un mauvais ufage ; il doit , pour fon bien & celui des autres , s'en abftenir ; elles ne font point proportionnées à fa nature , elles ne font point faites pour lui ( * ) , il doit les éviter toutes comme autant de poifons.

Comment! les Sciences & les Arts ne feroient point faits pour f homme ? M, RoufTeau y a-t-il bien penfé ? Auroit - il déjà oublié les prodiges qu'il leur a fait opérer fur l'homme même? Selon lui , & félon le vrai , le rétabli (Tement des Scien- ces &c des Arts a fait fortir F homme , en quelque manière , du néant ; il a dijjipé les ténèbres dans lefquelles la nature

(*)Les chiffres ainfi apoftillcs défi- inférée au Mercure de Septembre. Les- gnent les pages des Obferv nions de chiffres fimples l'ont les citations da RL lluuffeau en réplique a la répond: notre Edition.

DES OBSERVATIONS. 157

tavoit enveloppé ... il l'a élevé au - dejjiis de lui - même ; il l'a porté par Pefprit jufques dans les régions célefles ; & ce qui ejl plus grand & plus difficile , il l'a fait rentrer en foi- même , pour y étudier P homme , & connaître fa nature , fes devoirs , & fa fin. L'Europe , continue notre Orateur , étoit retombée dans la barbarie des premiers âges. Les peuples de cette partie du monde aujourd'hui fi éclairée , vivoient , il y a quelques (iecles , dans un état pire que P ignorance.... Il falloit une révolution pour ramener les hommes au fens commun. Le Citoyen de Genève exhorte les Rois à appeller les favans à leurs confeils ; il regarde comme compagnes les lumières' & la fagejfe , & les favans comme propres à enfei- gner la dernière aux peuples. Les lumières , les Sciences , ces étincelles de la Divinité , font donc faites pour l'homme ; éc le fruit qu'ils en retirent, eft la vertu.

Eh ! pourquoi cette émanation de la fagefTe fuprême ne conviendroit-elle pas à l'homme ? Pourquoi lui deviendroit- elle nuifible ? Avons -nous un modèle à fuivre plus grand,, plus fublime que la Divinité ? Pouvons-nous nous égarer fous un tel guide , tant que nous nous renfermerons dans la Icience de la religion & des mœurs , dans celle de la nature , & dans l'art d'appliquer celle-ci aux befoins & aux commodités de la vie ? Trois efpeces de connohTances deftinées à l'homme par fon Auteur même. Comment donc ofer dire qu'elles ne font pas faites pour lui , quand l'Auteur de toutes chofes a décidé le contraire? Il a Pefprit trop borné pour y faire de grands progrès ; ce qu'il y en fera , fera toujours autant u'eifacé de Cas imperfections , autant d'avancé dans le chemin glorieux:'

i58 REFUTATION

que lui trace fon Créateur. // a trop de pajjïons dans h cœur pour n'en pas faire un mauvais ufage. Plus l'homme a des pallions , plus la feience de la Morale & de la Philo- fophie lui eft néceffaire pour les dompter ; plus il doit aufli s'amufer , s'en diftraire par l'étude & l'exercice des Sciences & des Arts. Plus l'homme a de parlions , plus il a de ce feu qui le rend propre à faire les découvertes les plus gran- des , les plus utiles ; plus il a de ce feu , principe du grand homme , du héros , qui le rend propre aux varies entreprifes , aux a£tions les plus fublimes. Donc plus les hommes ont de pallions , plus il eft néceffaire , avantageux pour les au- tres, &ç pour eux-mêmes qu'ils cultivent les Sciences & les Arts.

Mais plus il a de parlions , plus il eft expofç à abufer de fes talens , répliquera l'adverfaire.

Plus il aura de favoir , moins il en abufera. Les grandes lumières montrent trop clairement les erreurs , les abus , leurs principes , la honte attachée à tous les travers , pour que le favant qui les voit fi diftinctement ofe s'y livrer. M. Rouffeau dans fes Obfervations convient que les vrais favans n'abufent peint des Sciences; puifque , de fon aveu, elles font fans danger quand on les pofféde vraiment , & qu'il n'y a que ceux qui ne les poffédent pas bien , qui en abufent , on ne fauroit donc les cultiver avec trop d'ardeur ; & ce n'eft pas Ja culture des Sciences qui eft à craindre , félon M. Rouf- feau même , mais au concraire le défaut de cette culture , la culture imparfaite , l'abus de cette culture. Voilà fc réduit Ja defenfe de cet Auteur lorfqu'on l'analyfe , & l'on

DES OBSERVATIONS. ïs9

voit que la diftin&ion imaginée pour fauver les contradic- tions de fon Difcours , eft frivole , & que ni cette Pièce , ni les Obfervations qui viennent à l'appui, ne donnent point h moindre atteinte à l'utilité fi généralement reconnue des Scien- ces & des Arts , tant pour nous procurer nos befoins , nos commodités, que pour nous rendre plus gens de bien.

I I I.

Le Citoyen de Genève exclut de la fociété toutes les Scien- ces , tous les Arts , fans exception ; il regarde l'ignorance la plus complète comme le plus grand bien de l'homme , comme le feul afyle de la probité & de la vertu ; & en conféquence il oppofe à notre fiecle poli par les Sciences & les Arts , les mœurs des Sauvages de l'Amérique, les mœurs des peuples livrés à la feule nature , au feul inftincL M. Rouffeau dans fes Obfervations déclare qu'il n'a garde de tomber dans ce défaut ; qu'il admet la théologie, la morale, la fcience du falut enfin; mais il n'admet que celles-là , porro unum eft neceffarium , &c il regarde toutes les autres Sciences , tous les autres Arts , comme inutiles , comme pernicieux au genre - humain , non pas en eux - mêmes , mais par l'abus qu'on en fait , & parce qu'on en abufe toujours. Il paroît dans fon difcours , qu'il met le luxe au nombre de ces abus : ici , c'eft au contraire le luxe qui enfante les Arts , & la première fource du mal eft Piné- galité des conditions , la diftinétion de pauvre & de riche.

§. I. Je me garderai bien d'établir férieufement la nécefïîté de cette inégalité des conditions , qui eft le lien le plus fort , le plus eflèntiel de la fociété. Cette vérité triviale faute aux

i6o REFUTATION

yeux du Le£beur le moins intelligent. Je fuis feulement fâché de voir ici comme dans le difcours du Citoyen de Genève , qu'un Orateur de la volée de M. Rouffeau , ofe porter au fine- tuaire des Académies , des paradoxes que Molière & Dclifle ont eu la prudence de ne produire que par la bouche du iliï- fanthrope & d Arlequin fauvage , & comme des travers ou des fingularités propres à nous faire rire. Revenons au furieux que mérite le fujet qui nous occupe.

L'exception que fait ici Mon (leur Rouffeau en faveur de la théologie , de la morale , &c. eft déjà une demi - rétractation de fa part ; car la feience de la théologie , celle de la morale & du falut , font des plus fublimes , des plus étendues ; elles font inconnues aux Sauvages , & l'on ne s'avifera jamais de regarder comme un ignorant celui qui en fera parfaitement inflruir. Les Athanafes , les Chryfoftômes , les Auguftins font encore l'admiration de notre fiecle par ce feul endroit. Nous venons de voir , il n'y a qu'un moment , que M. Rouffeau attribue au renouvellement des Sciences & des Arts la feience de la morale; car celle-ci eft l'art de rentrer en foi-même pour y étudier rhomme & connoître fa nature , fes devoirs & fa fin ; merveilles qui , de fon aveu , fe font renouvellées avec les Sciences. Or , cette partie des Arts étant effenticlle à tous les hommes, il en réfulte que notre Orateur fera forcé d'avouer que le rctabliffement des Sciences a procuré à toute la race humaine , cette utilité fi importante qu'il s'efforce ici de ren- dre indépendante , & très-féparée de ces Sciences , incompa- tible même avec ellc<;.

Quant à la feience du falut prife dans fon fens le plus étendu,

dans

DES OBSERVATIONS. rf,

dans ceux qui font deftinés à l'enfeigncr aux autres , à la dé- fendre , & telle que la poffédoient les grands hommes que je viens de citer , dignes modèles pour ceux de notre fîecle ; tout le monde fait qu'elle fuppofe la connoiiîknce des langues favantes , celle de la Philofophie , celle de l'Eloquence , celle enfin de toutes les feiences humaines , puifque ce font des hommes qu'il eft queftion de fauver , & que l'art de leur inculquer les vérités néceffàires à ce fublime projet, doit employer tous les moyens connus d'affecter leurs fens & de convaincre Jeur raifon.

Sont-ce des favans , dit M. Rouffeau , que Jefus - Chrift a choifis pour répandre fa doctrine dans l'univers ? Ne font-ce pas des pêcheurs, des artifans, des ignorans?

Les Apôtres étoient réellement des ignorans, quand Dieu les a choifis pour millionnaires de fa Loi , & il les a choifis tels exprès pour faire éclater davantage fa puifîànce ; mais quand ils ont annoncé , prêché cette doctrine du faîut , peut- on dire qu'ils étoient des ignorans ? Ne font - ils pas au con- traire un exemple authentique , par lequel Dieu déclare à l'uni- vers que la feience du falut fuppofe les connoifîànces , même les connoiflances humaines les plus univerfelles , les plus pro- fondes? L'Etre fuprême veut faire d'un artifan, d'un pêcheur, un chrétien , un fectateur , & un prédicateur de l'Evangile ; voilà que l'Efprit Saint anime cet artifan , & le transforme jen .un homme extraordinaire, qui parle d'abord les Jangues con- nues , & qui par la force de fon éloquence , convertit dans un feul fermon trois mille âmes. On fait ce que fuppofe une élo- quence fi perfuafïve , fi vi&orieufe , au milieu d'un peuple en- durci au point d'être encore aujourd'hui dans les ténèbres à

Suppl. de la Collée. Tome I. X

i<f2 REFUTATION

cet égard; l'éloquence de nos jours ne mérite vraiment ce nom qu'autant qu'elle raffemble l'ordre & la /olidité du Géo- mètre , avec la juftefTe & la liaifon exacte des argumens du Logicien, & qu'elle les couvre de fleurs; qu'autant qu'elle rem- plit cet excellent canevas de matériaux bien aflbrtis , pris dans l'hiftoire des hommes , dans celle des Sciences , dans celle des Arts, dont les détails les plus circonftanciés devien- nent néceflaires à un Orateur. Qtii a jamais douté que l'art oratoire fût celui de tous qui fuppofe , qui exige les plus vaftes connoiflances ? Et qui croira que l'éloquence fortie des mains de Dieu, & donnée aux Apôtres pour la plus grande, la plus néceffaire de toutes les expéditions , ait été inférieure à celle de nos Rhéteurs ; la grâce , & les prodiges , dira - t - on , ont fuppléé à l'éloquence. La grâce & les prodiges ont, fans doute, la principale part à un ouvrage que jamais la feule éloquence humaine n'eût été capable d'exécuter; mais il n'eft pas moins confiant , par l'Ecriture , que les faints Millionnaires de l'E- vangile animés de l'efprit de Dieu pofTédoient cette éloquence divine , fupérieure à toute faculté humaine , digne enfin de l'efprit qui efl la fource de toutes les lumières. Toutes les na- tions étoient frappées d'étonnement ( * ) de voir & d'enten- dre de fimples artifans Ifraëlites , non-feulement parler toutes les langues, mais encore pofTéder tout-à-coup la fcience de l'Ecriture fiinte , l'expliquer & l'appliquer d'une façon frap- pante au fujet de leur million , difeourir enfin avec le favoir , le feu & l'enthoufiafme des Prophètes (**).

(* ) Stupebant autem omnes & mirabantur.

(**) Effundam de fpiritu meo fuper omnem carnem , & prophetabunt filii veflri , &ç. Ail. Apqft. cap. z.

DES OBSERVATIONS. itf5

En fuppofant donc qu'il fut exactement vrai que la fcience du falut fût l'unique qui dût nous occuper , on voit que cette fcience renferme , exige toutes les autres connoifTances humai- nes. Les fa vans Pères de FEglife nous en ont donné l'exem- ple , & faint Auguftin nous dit expreffément , qu'il feroit hon- teux & de dangereufe conféquence , qu'un Chrétien, fe croyant fondé fur V autorité desfaintes Ecritures , raifonnât fi pitoya- blement fur les chofes naturelles, qu'il en fût expofé à la dé- rifion & au mépris des infidelles ( * ).

Mais quoique la fcience du falut foit la première, la plus effentielle de toutes , les plus rigoureux cafuiftes conviendront qu'elle n'eft pas l'unique néceffaire. Et que deviendrait la fociété? que deviendroin même chaque homme en particulier , fi tout le monde fe faifoit chartreux , hermite ? Que deviendrait le petit nombre qu'il y a aujourd'hui de ces folitaires uniquement oc- cupés de leur falut , fi d'autres hommes ne travailloient à les loger , à les meubler , à les nourrir , à les guérir de leurs mala- dies ? C'eft donc pour eux, comme pour nous, que travail- lent les laboureurs , les architectes , les menuifiers , ferruriers , &c. C'eft donc pour eux , comme pour nous , que les manu- factures d'étoffes , de verres , de fayance , s'élèvent & produi- fent leurs ouvrages ; que les mines de fer , de cuivre , d'étain , d'or 6c d'argent , font fouillées & exploitées. C'eft donc pour eux, comme pour nous, que le pêcheur jette Ces filets; que

(*) Turpe eft autem & nimis perni- aHdiat , ut ( quemadmodum dicitur, )

ciofum , ac maxime cavendum , ut toto cœlo errare confpiciens rifum te-

Chriftianum de his rébus ( Phyficis ) nere vix poflic. De Gènes, ad litt. L,

quafi fecundum chriftianas litteras lo- i. c. 19. quentcm , ita delirare quilibet intidelis

*?4 REFUTATION

le cuifinier s'inftruit de l'art d'apprêter les alimens ; que le navi- gateur va dans les différentes parties de la terre chercher le poivre , le clou de gerofle , la cafTe , la manne , la rhubarbe , le quinquina. Nous manquerions donc tous des chofes les plus néceffaires à la vie , & à fa confervation , fi nous n'étions uni- quement occupés que de l'affaire de notre falut , & nous retomberions dans un état pire que celui des premiers hom- mes , des Sauvages ; dans un état pire que cette barbarie que le Citoyen de Genève trouve déjà pire que Vignorance.

Le peuple heureux eft celui qui reflemble à la république des fourmis , dont tous les fujets laborieux s'empreffent éga- lement à faire le bien commun de la fociété. Le travail eft ami de la vertu , & le peuple le plus laborieux doit être le moins vicieux. Le plus vafle, le plus noble , le plus utile des travaux, le plus digne d'un grand Etat , eft le commerce de mer qui nous débarraffe de notre fuperflu , & nous l'échange pour da néceffaire ; qui nous met à même de ce que tous les peuples du monde ont de beau , de bon , d'excellent ; qui nous inftruic de leurs vices & de leurs ridicules pour les éviter , de leurs vertus & de leurs fages coutumes pour les adopter : les Scien- ces mêmes & les Arts doivent les plus grandes découvertes à la navigation, qui leur rend avec ufure ce qu'elle en emprunte. Dans la guerre , comme dans la paix, la marine eft un des plus grands refTorrs de la puifTance d'un peuple. Ses dépenfes font immenfes , mais elles ne fortent point de l'Etat , elles y ren- trent dans la circulation générale; elles n'apportent donc aucune diminution réelle dans fes finances. Que nos voifins fentent bien toutes ces vérités, & qu'ils favent en faire un

DES OBSERVATIONS. ies

bon ufage ! France , fi avantageufement fituée pour communi- quer avec toutes les mers , avec toutes les parties du monde , cet objet eft digne de tes regards. Fais des conquêtes fur Neptune, par ton habileté à dompter fes caprices ; elles te res- teront , ainfi que les fommes immenfes dont tes armées nom- breufes enrichilTent fouvent les peuples étrangers , quelquefois tes propres ennemis.

Je fais bien , dit M. RoufTeau , que la politique d'un Etat , que les commodités , ( il n'a ofé ajouter ) & les befoins de la vie , demandent la culture des Sciences & des Arts , mais je foutiens qu'en même tems ils nous rendent malhonnêtes gens.

Nous avons amplement prouvé le contraire dans le cours de cette Réfutation : nous ajouterons ici que loin que la pro- bité , l'affaire du falut aient de l'incompatibilité avec la culture des Sciences , des Arts , du commerce , avec une ardeur pour le travail répandue fur tous les fujets d'un Etat ; je penfe au contraire , que l'honnête homme , le chrétien eft obligé de fe livrer à tous ces talens.

Peut-on faire fon falut fans remplir tous Ces devoirs ? Et les devoirs de l'homme en fociété fe bornent-ils à la médi- tation , à la leéhire des livres faints , & à quelques exercices de piété ? Un boulanger qui pafferoit la journée en prières » & me laifferoit manquer de pain , feroit-il bien fon falut? Un chirurgien qui iroit entendre un fermon, plutôt que de me remettre une ja*mbe cafTée , feroit-il une a&ion bien méritoire devant Dieu? Les devoirs de notre état font donc partie de ceux qui font efTentiels à l'affaire de notre falut , & la nécef- fité de tous ces états eft démontrée par les befoins pour lef- quels ils ont été inventés.

i66 REFUTATION

Je conviendrai de la néceflité & de l'excellence de tous ces Arts utiles , dira M. Rouflèau , mais à quoi bon les Belles- Lettres ? à quoi bon la Philofophie , qu'à flatter , qu'à fomen- ter l'orgueil des hommes ?

Dès que vous admettez la néceflité des manufactures de toutes efpeces , pour nos vêtemens , nos logemens , nos ameu- blemens ; dès que vous recevez les Arts qui travaillent les métaux , les minéraux , les végétaux néceflaires à mille & mille befoins ; ceux qui s'occupent du foin de conferver , de répa- rer notre fanté , vous ne fauriez plus vous pafler de la Méca- nique , de la Chimie , de la Phyfique qui renferment les prin- cipes de tous ces Arts, qui les enfantent, les dirigent «Se les enrichirent chaque jour; dès que vous convenez de la nécef- fité de la navigation , il vous faut des Géographes , des Géo- mètres , des Aftronomes. Eh ! comment pourrez-vous difeon- venir de la nécefTité de tous ces Arts , de toutes ces Scien- ces , de leur liaifon naturelle , & de la force réciproque qu'ils fe prêtent ? Dès que vous voulez bien que les hommes vivent en fociété , & qu'ils fuivent des loix , il vous faut des Orateurs qui leur annoncent èc leur perfuadent cette loi; des Poètes moraux même, qui. ajoutent à la perfuafion de l'éloquence les charmes de l'harmonie plus puiflimte encore.

§. II. Nous avons défendu la néceffité , l'utilité de toutes les Sciences frondées par le Citoyen de Genève , réprouvées avec quelques exceptions par les obfervations de ftfc Rouleau. Exa- minons maintenant l'abus qu'il prétend qu'on en fait.

Nous convenons qu'on abufe quelquefois des Sciences. M. Roufleau ajoute quon en abufe beaucoup , &i même quon en abufe toujours.

DES OBSERVATIONS. x67

Il fuffiroit de s'appercevoir que M. RoufTeau eft réduit , dans fa juftification , à foutenir que les Sciences font toujours du mal , qu'on en abufe toujours , pour fentir combien fa caufe eft défefpérée. Vis-à-vis de tout autre , la feule citation de cette propofition en feroit la réfutation ; mais les talens de M. Rouf- feau donnent de la vraifemblance & du crédit à ce qui en eft le moins fufceptible, &c il mérite qu'on lui marque fes égards , en étayant de preuves les vérités mêmes qui n'en ont pas befoin.

Un abus confiant & général des Sciences doit fe démon- trer ; i°. par le fait; 20. par la nature même des Sciences confidérées en elles - mêmes , ou prifes relativement à notre génie , à nos talens , à nos mœurs. Or, l'Auteur convient que les Sciences font excellentes en elles-mêmes , & nous avons prouvé , art. II , que relativement à nous-mêmes , elles n'ont rien d'incompatible avec les bonnes mœurs, qu'elles tendent au contraire à nous rendre meilleurs : il ne nous refte donc qu'à examiner la queftion de fait.

Pour démontrer que les Sciences & les Arts dépravent les mœurs , ce n'eft pas affez que de nous citer des mœurs dépra- vées dans un fîecle favant ; ce ne feroit même pas affez que de nous citer des favans fans probité ; il faut prouver que c'eft de la Science même que vient la dépravation , & j'ofe avan- cer qu'on ne le fera jamais.

i°. Parce que la plupart des exemples de difTolution des mœurs qu'on peut citer , n'ont aucune liaifon avec les Sciences & les Arts , quelque familiers qu'ils aient été dans les fîecles , ou aux perfonnes, objets de ces citations. z°. Parce que ceux

rtS REFUTATION

mêmes qui ont abufé de chofes aufïï excellentes , n'ont eu ce malheur que par la dépravation qu'ils avoient dans le cœur, bien avant qu'ils Ment fervir leurs talens acquis à la mani- fefter au dehors.

Quoi de plus méchant & de plus éclairé tout à la fois que Néron ? Quel fiecle plus poli que le fien ? Ce doit être ici ou jamais , le triomphe de l'induction du Citoyen de Genève. Mais quoi ! ofera-t-il dire que c'eft aux lumières , aux talens de Néron , ou de fon fiecle , que font dues toutes les hor^ reurs dont ce monflxe a épouvanté les Romains ? Qu'il nous fafle donc remarquer quelques traits de ces rares talens , dans l'art de fiire égorger fes amis , fon précepteur , fa mère : qu'il nous faffe donc appercevoir quelque liaifon entre cette bar- barie qui éteignit en lui tous les fentimens de la nature , de l'humanité , de la reconnoiflance , & ces lumières fublimes 6c précieufes qu'il tenoit des leçons du Philofophe le plus fpiri- ruel , & le plus homme de bien de fon fiecle. Il eft trop évident que Néron , dans fes beaux jours , eft un jeune tigre que l'é- ducation , les Sciences &c les Beaux-Arts tiennent enchaîné , & apprivoifent en quelque forte ; mais que ù férocité trop naturelle n'étant qu'à demi éteinte par tant de fecours , fe rallume avec l'âge , les pallions & le pouvoir abfolu ; le tigre rompt fa chaîne, ôc libre alors comme dans les forêts, il fe livre au carnage pour lequel la nature l'a formé. Néron tyran & cruel efl donc le feul ouvrage d'une nature barbare & in- domptable, 6c non celui des Sciences 6c des Airs, qui n'ont fait que retarder , & peut - être même diminuer ies funefles ravages de fa férocité. Ce qge je dis ici de Néron eft gén

Po

DES OBSERVATIONS. i6*>

Pour être méchant, il n'y a qu'à laiffer agir la nature, fuivre fes inftincts : pour être bon , bienfaifant , vertueux , il faut fe replier fur foi-même ; il faut penfer , réfléchir ; & c'eft ce que nous font faire les Sciences ôc les Beaux-Arts.

Que ceux qui ont abufé réellement des Sciences ôc des Arts ne l'aient fait que par une dépravation qu'ils tenoient déjà de la nature , ôc qui ne vient point du tout de cette cul- ture ; c'eft ce qui eft évident à quiconque fait attention au but des Sciences & des Arts qu'on nous permettra de rap-r peîler ici. Le premier de tous , objet de la fcience , de la religion & des mœurs , eft de régler les mouvemens du cœur à l'égard de Dieu & du prochain : le fécond , qui eft l'objet de la fcience de la nature , eft de donner à l'efprit la jufteîïe ôc la fagacité néceffaires dans les recherches ôc les raifonne- mens qu'exige cette fcience , qui en elle-même eft l'étude des ouvrages du Créateur , ôc nous repréfente fans cefle fa gran- deur , fa puifiànoe , fa fageffe ; en même tems qu'elle nous offre les fonds nous puifons de quoi pourvoir à nos né- eeffités. Enfin, le troifieme but, objet particulier des Arts, eft de réduire en pratique la théorie précédente, & de travailler à nous procurer les befoins ôc les commodités de la vie.

Comment prouvera-t-on que des talens faits pour former le cœur au bien , à la vertu , diriger l'efprit à la vérité , ôc exercer les forces du corps à des travaux néceffaires ôc utiles , fanent tout le contraire de leur deftination ? Sans une nature dépravée à l'excès , comment abufer de moyens fi précieux ôc faits exprès pouf nous conduire à des fins fi louables? Et n'eft - il ras yifibje que c'eft cette dépravation antécédente ,

SuppL de la Colkc. Tome I, Y

,7o REFUTATION

& non ces moyens , qui font les caufes de ces abus quand ils arrivent ? Qu'enfin , ce ne font pas les Sciences & les Arts qui ont dépravé les mœurs de ces malheureux , mais au con- traire leurs mœurs naturellement perverfes , qui ont corrompu leur favoir , leurs talens , ou leurs ufiiges légitimes.

M. Rouffeau convient de l'utilité de la fcience de la reli- gion èc des mœurs : c'eft donc contre celle de la nature y & des Arts , qui en font l'application , que portent ces dé- clamations.

En vain oppofe-t-on à M. Rouffeau que la nature déve- loppée nous offre de toutes parts les merveilles opérées par le Créateur , nous élevé vers ce principe de toutes chofes , & en particulier de la religion & des bonnes mœurs. En vain les doctes compilations des Niuwentyt , des Derham , des Pluche , &c. ont réuni ce tableau fous un feul coup - d'œil , &c nous ont fait voir que la nature eft le plus grand livre de morale , le plus pathétique comme le plus fublime dont nous puifïïons nous occuper. M. Rouffeau efl furpris qu'il faille étu- dier l'univers pour en admirer les beautés : propofition de la part d'un homme aufli inftruit , prefqu'aufli furprenante , que l'univers même bien étudié ; il ne veut pas voir que l'Ecri- ture qui célèbre le Créateur par les merveilles de {es ouvra- ges , qui nous dit d'adorer fi puiilance , fa grandeur & fa bonté dans fes œuvres , nous fait par-là un précepte d'étudier ces merveilles. Il prétend qu'un laboureur qui voit la pitié t ' le foteil tour à tour fertilifer fon champ , en fait affez pour admirer, louer & bénir la main dont il reçoit ces grâces. Mais fi ces pluies noyent fes grains , fi le foleil les confume

DES OBSERVATIONS. 171

& les anéantit , en faura-t-il aflez pour fe garantir des mur- mures & de la fuperftition ? Y penfe-t-on , quand on borne les merveilles de la nature à ce qu'elles ont de plus commun, àe moins touchant , pour qui les voit tous les jours , à ce qu'elles ont de plus équivoque à la gloire de fon Auteur ? Qu'on tranfporte ce laboureur ignorant dans les fpheres cé- leftes dont Copernic , Kepler , Defcartes & Newton , nous ont expofé l'immenflté 6c l'harmonie admirable ; qu'on l'in- troduife enfuite dans cet autre univers en miniature , dans l'économie animale , & qu'on lui développe cet artifice au- defTus de toute expreflîon , avec lequel font conftruits & com- binés tous les organes des fens & du mouvement : c'en: - il fe trouvera faifi de l'enthoufîafme de St. Paul élevé au croifieme Ciel ; c'eft - qu'il s'écriera avec lui , ô richeffes infinies de l'Etre fuprême ! ô profondeur de fa fageffe ineffa- ble , que vous rendez vifible l'exiftence & la puiffance de votre Auteur ! que vous me pénétrez des vérités qu'il m'a révélées , de la reconnoifiànce , de l'adoration & de la fidélité que je lui dois !

J'avoue , dit M. RoufTeau , que V étude de Vunivers devroit élever F homme à fon Créateur ; mais elle ri ) élevé que la va- nité liumaine Elle fomente fon incrédulité , fon impiété.

Jamais le mot impie d'Alphonfe X ne tombera dans Pefprit de P homme vulgaire ; c'eft à une bouche favante que ce blasphème étoit réfervé.

Le mot d'Alphonfe X furnommé le Sage , n'a du blaf- phême que l'apparence ; c'eft une plaifanterie tvès-déplacce , .3 la vérité , par la tournure de Pexpreffion : mais le fond de

y 2

x7i REFUTATION

la penfée , qui eft la feule chofe que Dieu examine , 6c quril faut feule examiner quand il eft queftion de Dieu , n'eft uni- quement qu'une cenfure énergique du fyftême abfurde de Pto- lomée , 6c par conféquent l'éloge du vrai plan de l'univers & de fon Auteur , dont Alphonfe le Sage étoit trop fincere ado- rateur pour concevoir le deffein extravagant de l'outrager. Les vaftes lumières découvrent les abfurdités que l'imagina- tion des hommes prête à la nature ; mais cette découverte eft toute à la honte des hommes qui fe font trompés , elle ne peut pas répiilir fur les œuvres du Tout -puiffant ; fa fageiïe fuprêttie eft le garant de leur perfection , elle eft à l'épreuve de tous les examens. Que les Sciences s'épuifent à les mettre au creufet ; les vaines opinions des hommes s'y diiïiperont en fumée comme les Marcaflltes ; les vérités divines y de*- viendront de plus en plus brillantes comme l'or le plus pur, parce que les Sciences font autant de rayons de la Divinité. Malheur donc aux religions qui n'en peuvent fupporter les épreuves , 6c auxquelles elles font contraires ! La vraie en reçoit une fplendeur nouvelle , & n'en diffère que parce qu'elle les furpaffe , comme le foleil même eft fupérieur à un petit nombre de rayons qui en émanent entre les nuages qui nous environnent. Nous ne difconviendrons pas néanmoins qu'on ne puiffe en abufer ; les héréfies , les fchifmes fans nombre le prouvent affez ; ces preuves n'ont point échappé à M. Rouffeau , elles s'offrent d'elles-mêmes à un Citoyen de Genève , 6c un homme auffi verfé dans les Belles-Lettres n'eft pas moins inftruit des défordres qui fuivent une litté- rature lkcncieufc

DES OBSERVATIONS. 173

Mais M. Rouifeau ne veut pas s'appercevoir qu'il retombe toujours fur l'abus des Sciences , fur ce qu'elles font quelque- fois entre les mains des médians , & non pas fur ce qu'elles doivent faire , & fur ce qu'elles font en effet, quand leur but eft fuivi , quand il n'y a qu'elles qui ont part à l'action , quand elles ne font pas furmontées par une nature dépra- vée , fur le compte de laquelle l'équité demande qu'on mette ces abus.

Pour l'honneur de l'humanité , efforçons-nous encore de diminuer , s'il eft pofïible , le nombre de ces méchans , de ces malheureux , qui abufent de talens aufîi précieux. Difons que la plupart de ceux mêmes qui ont abufé de leur plume , ont plus donné dans le libertinage de l'efprit que dans celui du cœur , ou qu'au moins ce dernier dérèglement n'a pas été jufqu'à détruire leur probité. Epicure étoit le philofophe le plus fobre & le plus fage de fon fiecle ; Ovide ce TibuUe n'en étoient pas moins honnêtes gens pour être amoureux. On n'a jamais taxé de mœurs infâmes les Spinofa , les Bayle , quoique leur religion fût ou monftrueufe ou fufpeéte. Le Ci- toyen de Genève conviendra fans doute , qu'il eft une probité commune à toutes les religions , à toutes les fe&es , &c il a bien compris que c'eft de celle-là qu'il eft queftion dans le fujet propofé par notre Académie ; fans quoi il n'auroit pas été décent d'introduire fur la feene les Romains & les Grecs , les Scythes , les Perfes & les Chinois , &c. Dira-t-on que ces écrits licencieux produiront plus de défordres dans ceux qui les lifent que dans leurs propres auteurs ? Ce paradoxe u'eft pas vraifemblable. La corruption n'eft jamais pire qu'à

i74 REFUTATION

fa fource, & ne peut que s'affoiblir en s'en éloignant. Or, fi les ouvrages cités ne doivent pas leur naiflance à une dé- pravation capable de détruire la probité , vraifemblablement ils ne la porteront pas ailleurs à de plus grands excès , ou bien ils y trouveront déjà dans la nature le fond de ces défordres.

Mais nous revenons volontiers à une rigueur plus fage , plus judicieufe , plus conforme à la doébrine la plus faine: nous convenons qu'il vaudrait beaucoup mieux que tous ces auteurs ne fufTent jamais nés ; que la vraie probité eft inféparable de la vraie religion , & de la morale la plus pure ; & qu'enfin leurs ouvrages font des femences à étouffer par de fages précautions , &c par la multitude des livres excellens qui font les antidotes de ces poifons , enfantés par une nature dépra- vée , & préparés par des talens pervertis. Heureufement les antidotes ne nous manquent point , ôc font en nombre beaucoup fupérieurs aux poifons. Ne perdons point de vue notre preuve de fait contre l'abus que M. Roufleau prétend qu'on fait toujours des Sciences,

Perfonne ne reconnoît le favant au portrait odieux qu'en (fait M. RoufTeau. Ce caractère d'orgueil & de vanité qu'il lui prête me rappelle ces pieux fpéculatifs qui fe regardant comme les élus du Très-haut , jettent fur tout le refte de la terre , criminelle h leurs yeux , des regards de mépris & d'indigna- tion ; mais je ne reconnois point le favant.

Peut-être cette peinture iroit-elle encore aflez bien à ces prétendus philofophes de l'ancienne école , dont toute la feience confïftoit en mots , la plupart vuides de fens , ôc qui partant

DES OBSERVATIONS. i75

leur vie dans les difputes les plus frivoles , mettoient leur gloire & leur orgueil à terraflèr un adverfaire , ou à éluder fes argumens par des diftinclions fcholaftiques auiïi vaines que ceux qui les imaginoient. Mais peut-on appliquer à notre fiecle tous les défordres , toutes les extravagances de ces anciennes fe&es ? Peut-on accufer d'orgueil , de vanité , nos Phyficiens, nos Géomètres uniquement occupés à pénétrer dans le fanclruaire de la nature ? La candeur & l'ingénuité àes mœurs , efl une vertu qui leur eft comme annexée. Notre Phyiique ramenée à fes vrais principes par Defcartes , étayée de la Géométrie par le même Phyfîcien, par Newton , lîughens, Leibnitz , de Mairan , 8c par une foule de grands hommes qui les ont fuivis , eft devenue une fcience fige ôc folide. Pour- quoi nous oppofer ici le dénombrement des fecles ridicules des anciens Philofophes ? Pourquoi nous citer les orgueilleux raifonneurs de ces ficelés reculés , puifqu'il s'agit ici du renou- vellement des Lettres , puifqu'il s'agit de notre fiecle , de nous enfin ? Qu'on ouvre cette Phyfîque , ce tréfor littéraire auffi immenfe qu'irréprochable ; ces annales de l'Académie des Sciences & des Belles-Lettres de Paris , de celle de Lon- dres ; c'eft-là qu'il faut nous montrer qu'on abufe toujours des Sciences , propofition réfervée à M. RoufTeau & à notre fiecle curieux de fe fingularifer. Qu'on examine la conduite' des hommes favans qui ont compofe & qui compofent ces Corps célèbres ; les Newton , les Mariotte , les de l'Hôpital ,, les Duhamel , les Régis , les Caffini , les Morin , les Mallebran- che , les Parent, les Varignon, les Fonteneile , les Réaumur, les Defpreaux , les Corneille , les Racine , les BoiTuet , les.

t76 REFUTATION

Fénelon , les Peliflbn , les La Bruyère , &c. Que feroit-ce J fi nous joignions à ces hommes illuftres les membres & les ouvrages diftingués de ces Sociétés refpe&ables qui ont pro- duit les Riccioli , les Kircher , les Petau , les Porée , les Mabillon , les Dacheris , les Lami , ies Regnault ? ôcc. Si nous y ajoutions les grands hommes qui , fans être d'au- cune fociété , n'en étoient ni moins illuftres par leur favoir, ni moins refpe&ables par leur probité , tels que les Kepler, les Grbtius , les Gaffendi , les Alexandre , les Dupins , les Pafcal , les Nicole , les Arnaud , ôcc. Qu'on nous montre dans la foule de ces favans , ôc en particulier dans celle des Académiciens qui fe font fuccédés l'efpace de près d'un fiecle , les mœurs déréglées , l'orgueil ôc tous les défordres , que M, Roufleau prétend qui fuivent la culture des Sciences , ôc qui la fuivent toujours. Si fa propofition eft vraie, les volumes ôc les hommes que je viens de citer , fourniront à cet Orateur «ne ample moiffon de preuves ôc de lauriers ; mais fi ces livres font les productions les plus précieufes , les plus utiles qu'ayent enfanté tous les fiecles précédens ; mais fi tous ces favans font de tout le fiecle ils ont vécu , tes moins or- gueilleux , les plus vertueux , les plus gens de bien ; il faut avouer que la caufe de notre adverfaire eft la plus abfurde qu'on ait jamais ofé foutenir.

Si nous n'appréhendions pas que M. Roufteau n'imputât les citations hiftoriques à étalage d'érudition, ôc ne fe réfervât cette cfpcce de preuve , comme un privilège qui lui eft propre , nous fouillerions a nutre tour , dans ce dixième ïieclc , ôc- les- fuivans , le flambeau des Sciences ceJTa

d"écL;ir^r

DES OBSERVATIONS. 177

d'éclairer la terre , ou le Clergé lui-même demeura plongé dans Pignorance ; nous y verrions la diffblution des mœurs gagner jufqu'à ce Clergé , qui doit être la lumière & l'exemple du monde chrétien , de l'univers vertueux ; nous y ver- rions le libertinage égaler l'ignorance ; nous verrions auffi que le changement heureux qu'opéra le renouvellement des Lettres fur les efprits , porta également fur les cœurs , ôc que la réforme des mœurs fuivit celle des façons de penfer & d'écrire ; d'où nous ferions en droit de conclure que les lumières Ôc les bonnes mœurs vont naturellement de com- pagnie , & que tout peuple ignorant ôc corrompu qui reçoit cette lumière falutaire , revient en même tems à la vertu , malgré l'arrêt prononcé par M. RoulTeau.

Cet Auteur , qui , il y a deux mois , ne comptoit qu'un favant qui fût à fon gré , ôc qui en admet aujourd'hui trois ou quatre ; qui n'exceptoit aucun Art , aucune Science de l'anathême qu'il leur avoit lancé ; qui défendoic tout fon. terrain avec tant d'aïTurance (*) , ôc qui aujourd'hui s'eft retranché derrière le boulevard de la théologie , de la morale , de la fcience du falut ; cet Orateur fe trouveroit-il encore

(*) On reprochoit avec raifon à M. eft celui d'un brave; mais quand on le ïlouffeau dans le Mercure de Juin p. prend pour une mauvaife caufe , il eft 65. de faire main- baffe fur tous les fa- encore plus grand & plus difficile , dès vans & les artiftes. Soit , répond - il , qu'on s'en appercoit, de rentrer en fc 99. puifqu'on le veut ainfi , je con- foi-même , & de fe ridoucir ; comme fens de fupprimer toutes les diftinc- le fait M. Rouffeau dans quelques en- tions que j'y avois mifes. Et p. 102. il droits de fes Obfervations , , fur le menace de ne pas mettre dans fes ré- chapitre des modifications, il a paffe ponfes les modifications qu'on efpere nos efpérances. y trouver. Ce ton haut bien foutenu

Suppl, de la Colkc. Tome I. Z

■,7S REFUTATION

allez prefie pour étendre les faveurs de fes exceptions ju£ ques fur les Sciences qui font l'objet des travaux de nos Académies , & fur les Arts utiles , qui font fous leur pro- tection ; pour fe faire enfin un dernier mur des x\rts & des Sciences qu'il appellera frivoles , afin de n'imputer qu'aux fa vans & aux artiftes de cette efpece , tous les abus , tous les défordres qu'il dit accompagner toujours la culture des Sciences & des Arts ?

Dans ce cas-là nous lui demanderons le dénombrement précis de ces Sciences , de ces Arts , objet de ces impu- tations. Nous efpérons qu'il ne mettra point dans ù lifte la mufique , que les cenfeurs des Arts regardent comme une feience des plus futiles. Nous avons fait voir qu'elle faifoh un délafiement auffi charmant qu'honnête ; qu'elle célébroit les grands hommes , les vertus , l'Auteur de toutes les vertus j M. Roufleau connoît mieux qu'un autre fes utilités , fes avantages , puifqu'il en fait fon étude , puifqu'il s'eft charge de remplir cette brillante partie des travaux Encyclopédiques; il n'y a pas d'apparence qu'il ajoute cette nouvelle contra- diction entre fa conduite & fes difeours. La mufique fera donc un de ces Arts exceptés , un de ces Arts qui ne dépravera point les mœurs...

Et tous ces lieux communs de morale lubrique , Que Lulli réchauffa des fons de fa mufique.

BoiUdu. Satir. x.

Seront fimplcment des abus d'une chofe bonne en elle-même., mais d'une chofe donc on rfabuft pas beaucoup , dont on

DES OBSERVATIONS. 179

n'abufe pas toujours ; car autrement je fuis fur que M. RoulTeau ne voudroit pas être l'apôtre d'une pareille doclrine. Notre Auteur s'humanifera , à ce que j'efpere , à l'égard des autres Arts , en faveur de l'harmonie qu'il cultive , & qui eft fi propre à adoucir les humeurs les plus fauvages. L'af- faire eft déjà plus d'à moitié faite. Nous croyons avoir bien prouvé que les Sciences & ks Arts ont une infinité d'utilités , qu'ils fournirent à mille & mille befoins. Nous avons ajouté à ces avantages efTentiels , qu'ils rendent les hommes plus humains , plus fociables , moins féroces , moins médians , qu'ils les fauvent de l'oifiveté , mère de tous les vices. M. Rouifeau convient de tous ces chefs ; il blâme l'ignorance féroce , brutale , qui rend V homme femblable aux bêtes ; ôc il eft confiant que telle eft l'ignorance de l'homme abandonné à la fimple nature. Il avoue que les Sciences , les Arts , cdouciffent la férocité des hommes ; qu'ils font une diverfion à leurs paffions ; que les lumières du méchant font encore moins à craindre que fa brutale flupidité ; qu'elles le ren- dent au moins plus circonfpecl fur le mal qu'il pourroit faire , par la connoiffance de celui qu'il en recevroit lui-même. Donc nous fommes meilleurs dans ce fiecîe éclairé , que dans les necles d'ignorance & de barbarie. Telle eft la doc- trine que j'ai foute nue dans toutes les notes précédentes. M. RoulTeau en convient enfin. Habemus conftentem reum. Et le procès me paroît abfolument terminé ; au moins j'efpere qu'il fera regardé comme tel par le public équitable 6c connoifTeur.

E S A V E

De P Académie de Dijon , au fujet de la Réfutation attribuée faujfement à Vun de fes Membres , tiré du Mercure de France, Août 1751.

('Académie de Dijon a vu avec firprife dans une lettre imprimée de M. Rouffeau, qu'il paroifibit une brochure inti- tulée : Difcours qui a remporté le Prix de V Académie de: Dijon en 1750, accompagné d'une réfutation de ce Difcours par un Académicien de Dijon qui lui a refufé fon fuffrage,

L'Académie fait parfaitement que fes dédiions , ainfi que celles des autres Académies du Royaume reiïbrtiffent au tri- bunal du public, elle n'auroit pas relevé La réfutation qu'elle défavoue , fi fon Auteur , plus occupé du plaifîr de critiquer que du foin de faire une bonne critique , n'avoit cru en fe déguifant fous une dénomination qui ne lui efl: pas due , inté- reifer le public dans une querelle qui n'a que trop duré , ou tout au moins lui lailîer entrevoir quelque femence de divi- fion dans cette Société, tandis que ceux qui la compofent, uniquement occupés à la recherche du vrai , le difeutent fans aigreur ce fans fe livrer à ces haines de parti qui font ordi- nairement le réfultat des difputes littéraires.

Ils favent tous le refpeft qui cft du aux chofes jugées , la force qu'elles doivent avoir parmi eux , & combien il feroit indécent que dans une anemblée de gens de Lettres , un particulier s'avifât de réfuter par écrit une déciûon qui auroit paûc contre fon avis.

D E S A V E U. 1S1

Il paroît par la lettre de M. Rouffeau , que ce prétendu Académicien de Dijon n'a pas les premières notions du local d'une Académie il prétend qu'il occupe une place , lorfqu'il parle de fa terre & de fes fermiers de Picardie , puifque en fait il eft faux qu'aucun Académicien de Dijon poffede un pouce de terre dans cette province. L'Académie défavoue donc forrrfellement l'Auteur pfeudonyme , & fa réfutation attribuée à l'un de fes membres par une fauffeté indigne d'un homme qui fait profeffion des Lettres , & que rien n'obligeoit à fe mafquer.

Mais de quelque plume que parte cet ouvrage , & quel qu'aie pu être le deffein de celui qui l'a compofé, il fera toujours honneur au Difcours de M. Rouffeau , qui ufant de la liberté des problêmes ( la feule voie propre à éclaircir la vérité ) a eu affez de courage pour en foutenir le parti, & à l'Acadé- mie qui a eu affez de bonne foi pour la couronner.

A Dijon le il Juin ijSx.

PETIT, Secrétaire de l'Académie des Sciences de Dijon»

OBSERVATIONS

De M. Le Cat , Secrétaire perpétuel de V Académie des Sciences de Rouen , fur le défaveu de V Académie de Dijon , par l Auteur de la Réfutation du Difcours du

. Citoyen de Genève , &c. (a)

«frs^«.g,s. r.'.v.-,».-5=a ■■ .-.•■vaa^

L

^'Intrrêt feul des Sciences & des Beaux- Arts m'a fait entreprendre la réfutation du difcours du Citoyen de Genève , qui les regarde comme un des principes de la corruption des mœurs.

J'ai eu pour compagnons dans cette carrière des favans en aflez bon nombre & affez illuitres , tous animés du même motif. Comme quelques - uns d'entr'eux , j'ai d'abord caché mon nom pour des raifons dont je ne dois compte à per- fonne. Dès qu'elles ont cefTé je me fuis montré ; j'ai donné l'ouvrage à mes prote^eurs , à mes amis , au libraire fous mon nom , & la preuve en eft l'annonce qu'en a fait le Mercure même , qui contient le défaveu de Menteurs de Dijon. Ce défaveu étoit donc fort inutile, l'on ne vouloit que faire favoir au public que je fuis l'Auteur de cette réfutation ; mais on eft en colère , 6c plus occupé du defir de fe venger , que du foin d'examiner Ji ce delir eft jufte , & fi les moyens qu'on

( a ) Dans ces Obfervations qui parurent dans une brochure in S°- fous Se titre de Londres chez Kilmornek, M. Le (J.u fe reconnaît l'Auteur des deux pièces précédentes.

D E M. L E C A T. ig3

emploie pour le fatîsfaire font raifonnables. Je ne nie mêlerai pas de deviner les véritables motifs de cette animofité de Meilleurs de Dijon. Je pourrais , fans rien accorder à mon amour - propre , fans me fier à mon jugement , penfer que cette Académie qui affecte de me croire plus occupé du pïaifir de critiquer , que du foin de faire une tonne critique , ne me fait ce reproche plutôt qu'à tous ceux qui ont attaqué le Ci- toyen de Genève , que parce qu'elle n'a trouvé cette critique que trop bonne. Je pourrais citer en preuve de cette opinion , les fuffrages de plu (leurs fa vans , & entr'autres de l'Auteur du Mercure , mois de Juin 1751 , qui dit , en annonçant mon ouvrage, pag. 171. " De toutes les critiques qu'on a faites jj de l'ouvrage de M. Rouifeau , c'eft la plus détaillée & la » plus propre , par la méthode qui y eft obfervce ," à faire » découvrir la vérité >j. Ai-je profité de cette méthode & de ces détails , pour montrer que cette vérité parle en ma faveur? J'ai , pour prouver l'affirmative , plus de vingt lettres écrites fur mon ouvrage , qui toutes s'accordent à le reconnoître pour une critique des plus complètes & des plus folides qu'on ait faites du difeours M. Rouifeau. J'affoiblis encore l'expref- fïon du plus grand nombre , &c de ceux de la plus grande autorité. Il n'a point échappé à ces lecteurs , que non-feule- ment j'ai rétorqué comme mes confédérés, toutes les preuves hiitoriques ou de fait contre notre adverfaire ; mais que j'ai employé des preuves à priori , des preuves phyfiques tirées de la propre conititution .de l'homme , de fa nature & de celle des feiences ; preuves qui font des démonftrations en ce genre d'écrire , & qui caraclérifent particulièrement notre

ï84 OBSERVATIONS

brochure. Je fais qu'il entre de la complaifance dans les let- tres écrites à un Auteur ; mais la flatterie n'a pas un ton fi uniforme. Voici ce que m'écrit de Paris le 8 Mars un Académicien que je n'ai pas la permiffion de nommer ; perfon- nage qui eft trop refpeclable, ôc qui m'eft trop fupérieur pour être foupçonné de facririer la vérité à cette baffe polittfTe.

" J'ai lu avec un très-grand plaifîr & la plus grande édi- »» fication , me dit-il , votre réfutation aufïï pieufe que forte » contre l'héréfie de M. RoufTeau. Il me femble qu'il ne refte 5s pierre en place de ce monftrueux édifice. Vous avez pris ?} la défenfe de la vérité & du goût avec les armes du goût 5j même. Je fuis fâché feulement que vous n'ayez pas com- battu cet ennemi des Lettres pendant qu'il étoit debout.... ?j II eft vrai que vous l'empêcherez de fe relever, & que ?j vous l'écraferez , &c.

Un favant attaché au Prince, qui s'clr le premier figmlé pour la défenfe des Beaux-Arts , m'écrivit le 18 Mai fur le même fujet , des chofes plus fortes encore. Je fuis obligé d'en fupprimer la plus grande partie , par cette feule raifon qu'elle

m'eft trop honorable " Vous n'abandonnez point , me dir-

»> il, cet ennemi du (avoir ( M. RoufTeau ) , & vous le prelïlz » fi vivement, qu'il perd à tout moment de fon terrain, fans j> rien gagner fur le vôtre ; nous avons tous intérêt d'applau- M dir à votre triomphe; vorre gloire augmenre h nôtre. Tous »> les littérateurs vous doivent des couronnes comme on en »> donnait autrefois aux libérateur cks nations. Je ne crains plus qu'après une telle réplique , on ofe déformais attaquer ;> les Sciences & les Arts. Vous les avez vengés des repro-

;> cl VS

D E M. L E C A T. us

* ches d'un ingrat qui , après s'être heureufement façonné » par leur culture, a voulu les faire tomber dans le plus » grand mépris , &c. » Je fupplie mes ledeurs de croire que c'eft avec la plus grande répugnance que je me détermine à publier de pareilles citations ; mais je ne faurois oppofer aux traits fatiriques de mes ennemis, que les fentimens contraires des favans qui m'honorent de leur fuffrage.

Enfin , je renonce au plaifir de penfer que Mefïïeurs de Dijon ne m'honorent de la préférence dans la fortie qu'ils viennent de faire , que parce que j'ai fait à leurs remparts la plus large brèche ; je veux bien m'en tenir aux motifs appa- rens qu'ils citent eux-mêmes de l'indignation qu'ils me témoi- gnent, & je leur demande la permifïion de leur prouver que je ne la mérite point. Si l'on donne les noms de fermeté , .de courage , à la défenfè obftinée de Vennemi des Lettres & /du /avoir, j'efpere qu'on ne qualifiera point, par des épithetes plus odieufes, le zèle qui me porte à défendre <5c les Belles- Lettres , & l'ouvrage que j'ai fait en leur faveur.

•Je me fuis déguifé fous le nom d'un Académicien de Dijon , dénomination qui ne irceft point due , dit cet Académicien : j'avoue que je n'ai pas l'honneur d'être Académicien de Dijon ; j'ajoute que je n'ai même jamais penfé à folliciter cette place; .mais M. l'afcal n'a pas été plus tenté d'être jéfuite ; M. l'Abbé Saas d'être bénédictin; M. Quefnay d'être chirurgien de Rouen. Cette circonftance n'a point empêché ces illufbres & refpec- tables Auteurs de fe déguifer fous ces dénominations qui ne leur font point dues ( * ).

(*) M. Pafcal dans les Lettres Provinciales fait parler un Jéfuite.

Suppl. de la Collée. Tome I. A a

,86 OBSERVATIONS

L'Académie de Dijon foutient que ce déguifement eft une- faujfeté indigne d'un homme qui fait profejjïon des Lettres , & que rien n'obligeait àfe mafquer.

On ne doit plus être étonné de voir cette x^cadémie avancer des proportions hafardées ; niais il me femble qu'on doit l'être un peu qu'un Corps refpectable s'exprime d'une façon aufïi peu mefurée.

Commençons par obferver que Meiïïeurs de Dijon ne font pas conféquens dans leurs principes. Qu'ils fe fouviennent que , félon eux , la culture des Sciences & des Arts corrompt les mœurs , & qu'ainii ils doivent penfer que tous les vices font annexés aux gens de Lettres. De quelle grâce s'avifent-ils donc aujourd'hui de trouver indigne d'un homme de Lettres , un déguifement, une feinte, une rufe de guerre qui n'a tout au plus que l'ombre du vice? Mais applaudilTons à la délicateffe de Meilleurs de Dijon ; pardonnons - leur une contradiction inévitable dans le perfonnage qu'ils font , une contradiction que leur arrache la vérité de la caufe des Belles - Lettres que je défends, & qu'ils ont trahie : oui, fans doute, la fauJTeté eft indigne d'un homme qui fait profejjïon des Lettres ; la vé- rité , la vertu la plus pure étant l'appanage ordinaire de cette profejjïon , & le principal but de tous fes exercices : mais com- ment l'Académie de Dijon a-t-elle pu caraclérifer par cette

M. Sans feint ingénieufement une dcfenfe des titres & des droits de l'Ab- baye de St. Oùen , &c. contre le Mémoire de AI. Tériffe , pour réfuter & tourner en ridicule ces titres & ces droits.

Hl. Quefnay a fait un livre contre les Médecins, fous le nom d'un Chi- rurgien de Rouen.

DE M. LE C A T. ig7

expre/lion indécente un ftratagême permis , ufité dans toutes les efpeces de guerres ? Ainfi donc les Turenne , les Catinat , ces hommes plus dignes encore du titre de fages que de celui de héros, feront taxés d'avoir fait d^sfaûjfetés , des fourberies, parce qu'ils auront trompé nos ennemis, & qu'en rufes, en ftra- tagêmes , ils l'auront emporté fur les plus vieux renards ( * ) militaires. Ainfi donc , pour rentrer dans nos propres camps , les Pafcal , les Saas , les Quefnay , œs Auteurs déguifés que je viens de citer, & qui ont fait & font tant d'honneur à la ré- publique des Lettres , tant par leur favoir que par leur probité , font déclarés par l'Académie de Dijon indignes de la profef- fion des Lettres. Ainfi le fameux Jean Le Clerc , qui a écrit fous le nom des théologiens d'Hollande , fans leur aveu , & pour foutenir des fentimens oppofés aux leurs , recevra de ces Mef- fieurs la même flétriffure ; aufîi bien que Jean Catfien , auteur du cinquième fiecle , qui s'efl déguifé fous le nom des Provinces Belgiques ; M. de Sacv , fous celui des Religieux Dominicains, M. Richard-Simon, fous le nom des Rabbins d'Amfterdam , &c. Pour conftater un ufage qui n'eft inconnu à aucuns favans , je pourrais accumuler ici une foule des plus grands hommes , & des plus dignes d'être nos modèles à tous égards qui fe font déguifés, non-feulement fous des noms de Compagnies comme les précédens , & qui n'en ont reçu aucuns reproches ; mais encore fous des noms de particuliers connus & des plus ref- pe&ables , fous des noms de Souverains même. Ceux d'Arif- tote , de Cicéron , de Virgile , ont fervi de mafque à des Au-

(*) Expreflion de M. de Turenne, en parlant de Montecuculli.

Aa i

i83 OBSERVATIONS

teurs ; on a emprunté ceux de faint Athanafe , de faint Auguf- tin & des autres Pères de l'Eglife ; on s'eft déguifé fous ceux d'Alexandre , de Céfar , de Charlemagne & de Louis XIV. Eft-ce faire déshonneur à Meffieurs de Dijon de les mettre à la fuite de ces noms fameux ? Et ces déguifemens , je le ré- pète , ayant été affectés par les plus grands hommes de tous les fiecles , ne m'eft-il pas bien doux de partager avec eux ce avec les Sciences & les Arts , dont ils font l'honneur , l'ana- theme émané du tribunal de l'Académie de Dijon?

Je conviens qu'un Auteur qui mettrait fous le compte d'un autre des infamies, feroit une fauffeté indigne d'un homme de Lettres. Mais bien loin que l'Académie de Dijon puiffe rien me reprocher de pareil , elle ne fauroit défavouer que de tous les illuftres Auteurs déguifés , pas un feul n'a eu un but plus louable & plus honnête que celui que je me fuis propofé dans cet innocent ftratagême ; car , malgré la colère qui anime ces Meffieurs , quels reproches me font-ils ? J'ai cru , félon eux, intêreffer le public dans une querelle qui n'a que trop duré ; c'eft-à-dire , j'ai cru intêreffer le public en faveur des Scien- ces & des Arts dans la guerre que leur a déclaré l'Académie de Dijon ; guerre qui n'a que trop duré , fans doute , parce qu'elle a donner à ces Meffieurs des regrets de l'avoir fufei- tée. J'ai cru laffler entrevoir à ce public quelque femence de divifion dans la fociété de Dijon; & qu'il y avoit parmi ces Meffieurs quelqu'un d'affez peu fournis à leur décifion pour croire que ces Sciences & ces Beaux-Arts , loin de corrompre les mœurs , les rendent plus pures & plus parfaites.

J'avoue que l'Académie de Dijon a deviné jufte; oui, j'ai

D E M. LE C A T. 18?

commis tous les forfaits dont elle vient de m'accufer ; & j'a- joute Fimpénitence au crime ; je l'ai fait, j'ai cru devoir le faire , & le ferais encore fi j'avois à recommencer. Qu'elle ne me reproche donc plus , par une contradiction manifefte , que rien ne m'obligeait à me mafquer ; car ces motifs me paroiflènt aufli preffans que juftes. Oui , j'ai cru devoir intéreffcr le public à la gloire, à l'honneur, aux progrès des Beaux- Arts , l'orne- ment & le foutien des Etats , & L'appanage le plus flatteur & le plus brillant que l'homme ait reçu de fon Auteur. J'ai cru que je devois laijTer entrevoir au public qu'il y avoit au moins quelqu'un dans une Société qui fait profeffion de cultiver les Sciences ôcles Arts , qui étoit conféquent dans fa conduite , & qui penfoit que ces Sciences & ces Arts ne font pas des corrupteurs des bonnes mœurs, & en cela même j'ai cru faire honneur à Meilleurs de Dijon, j'ai cru diminuer un peu dans le public l'idée défavantageufe qu'en a donné le problême fia- gulier propofé par cette Académie , & le triomphe encore plus fingulier décerné au Citoyen de Genève. Il étoit permis à M. Rouffeau d'ufer de la liberté des problèmes, puifqu'on avoit eu l'imprudence d'en propofer un de cette efpece ; mais il étoit contre la fageffe qu'on doit attendre d'une fociété de gens de Lettres, de mettre en problême une queftion dont l'affirmative a toujours paire pour confiante , & qui doit fur- tout faire loi dans une Académie r comme le prouve bien ce fujet propofé encore tout récemment par l'Académie Frao- çoife. V amour des Belles- Lettres infpire C amour de la vertu,- S'il eft fcandaleux qu'une Académie rende cette queftion pro- blématique , de quelle dénomination caractériferons - nous fa:

,9o OBSERVATIONS

décifîon en faveur de la négative , & fon obftination à foute- nir, à défendre cette décifion?

Nous avons pu couronner le Citoyen de Genève, diront ces Mefïieurs , fans adopter fon fentiment ; c'eft fon éloquence feulement que nous avons récompenfée.

Cette raifon eft fauffe & dans le fait & dans le droit: dans le droit ; lorfqu'il s'agit de la folution d'un problème , ou de décider d'une queftion de confequence qui admet deux propo- sitions contraires, l'une vraie & l'autre foinTe, ç'eft à la bonne folution du problême , c'eft-à-dire , au feul vrai qu'on doit accorder la couronne promife; jamais on n'eft en droit de couronner h faux , quelque paré qu'il foit des plus belles cou- leurs ; & l'Académie qui enfreindroit cette règle , feroit aufîi coupable que le Juge qui ficrifieroit l'innocence & le bon droit des cliens à l'éloquence des Avocats. Je dis éloquence , en fuppofant qu'on puiffe prodiguer ce titre jufqu'à le donner à de pompeux fophifmes , en fuppofant qu'il puiiïe y avoir de véritable éloquence fans la vérité.

Il eft donc démontré que la conceflïon du prix au Difcours du Citoyen de Genève emporte de droit l'adoption du fenti- ment foutenu par ce Difcours.

11 n'eft pas moins vrai dans le fait que l'Académie de Dijon l'ait adopte , & que pour cette fois au moins elle ait été con- féquente dans fes principes. On c toit déjà fur, quand elle a propofé ce problème , qu'elle douroit que. . . Le rétablijfe- ment des Sciences & des Arts eût contribué à épurer les mœurs. . . . mais dans le défaveu , objet de ces réflexions , elle levé toute équivoque. . . AT. Roujfeau, dit -elle, a ufé de

DE M. LE C A T. i9t

la liberté des problêmes , la feule voie propre à éclaircir la vérité ; il a eu ajfe\ de courage pour en foutenir le parti, & F Académie ( de Dijon ) a eu affe\ de bonne foi pour la cou- ronner. Cela eft clair ; ce n'eft donc point l'éloquence du dis- cours qu'on a couronnée , c'eit la propofition que l'Académie de Dijon regarde comme une vérité. Ainfi cette Académie penfe que le rétabliffement des Sciences & des Arts a con- tribué à corrompre les mœurs. Que répondrait - elle mainte- nant à fon Souverain , s'il lui difoit. " Vous m'avez trompé » dans les représentations que vous m'avez faites pour me » déterminer à vous établir ; vous ne m'avez montré que des 55 utilités dans ce projet ; vous m'avez diiïimulé qu'il détrui- » foit le plus précieux de tous les avantages que je puiiTe 35 procurer à tous mes fiijets , la probité, la pureté des mœurs. 33 Je n'ai garde de fouffrir dans mes Etats une Société qui 33 eft perfuadée elle - même que l'objet de fes travaux eft la 3s perverfîon des mœurs , & qui en fait une profefïion publi- 33 que. De ore tuo te judico , &c. Rentrez donc dans le 33 néant que méritent , félon vous-mêmes , les Arts que vous 33 exercez. Je ne veux protéger & lairTer décorer du titre d'Arts 33 libéraux , de beaux Arts , que ceux qui conduifent à la 33 vertu. J3 Quel eft l'Académicien & le patriote qui, pénétré de ces dangereufes conféquences , ne croira pas obliger au fond & très-erTentiellement l'Académie de Dijon , en laiffant entrevoir au public qu'il y a quelqu'un dans cette Société qui penfe comme elle penfoit , quand elle a follicité fon établilfe- ment , qui penfe comme l'Académie Françoife de Paris , & je crois pouvoir dire hardiment , comme toutes les autres Aca-

i9* OBSERVATIONS

demies de l'Europe. Ce bon office déplaît à celle de Dijon ; elle s'en offenfe ; elle le paye par des invectives ; elle ne veut pas absolument qu'on croye qu'il y ait un feul homme chez elle qui fane des Sciences ie cas qu'en font tous les favans de l'Europe révoltés contre fon problême. Non efl qui faciat bonum , non efl ufque ad unum. Apres la déclaration formelle de ces Mefîieurs, je me garderai bien de les contredire.

On trouvera peut - être que je fors de la queftion. On dira qu'il peut y avoir quelqu'un des Académiciens de Dijon qui jie foit pas de l'avis dominant, mais qu'il n'y en a point qui foit capable de commettre Pindécence de réfuter , par un écrit, une décifion qui aurait pajfé contre fon avis.

Voilà , fans doute , le grand argument de Meilleurs de Dijon ; mais qu'ils fe dépouillent pour un moment de leur préjugé , & que dans ce moment ils regardent avec toutes les Académies de l'Europe leur problême comme une confpira*- tion contre la république des Lettres ; alors ils fendront que cet Académicien, aûez brave pour les contredire en face ce par écrit , loin d'être un traître, comme ils le penfent , feroit un digne citoyen, qui, en fe faifant leur délateur, ne feroit qu'obéir aux loix les plus poiîtives , un héros de cette républi- que , qui en affrontant les reffentimens des conjurés , mérite - roit , dans Dijon même , les titres de père 8c de libérateur de la patrie.

Puifque l'Académicien réel de Dijon feroit fi louable , celui qui a emprunté fon titre ne fauroit être criminel ; aufîî le fen- timent contraire cil - il encore réfervé à la feule Académie de Dijon.

L'illuftre

DE M. LE C A T. 193

L'illuftre Secrétaire d'une Académie déjà célèbre, quoique naiffante, n'ignoroit pas mon déguifement, quand il m'écri- voit ces traits que j'ai rapportés ci-devant. " Nous avons tous » intérêt d'applaudir à votre triomphe. Votre gloire augmente » . la nôtre : tous les Littérateurs vous doivent des couronnes , » comme on en donnoit autrefois aux libérateurs des nations.

Enfin , MefEeurs de Dijon reconnoiffent le tribunal du pu- blic , c'eft à lui qu'il appartient de décider qui des deux pro- cédés eft indigne de gens de Lettres , de celui qui tend à faire regarder ces Lettres comme les corruptrices des bonnes mœurs & le poifon de la fociété , ou de celui qui a pour but de leur conferver le précieux avantage d'être le lien le plus doux & le plus pur de cette fociété , le flambeau qui rend l'efprit jufte , la règle qui rend le cœur droit , le grand art enfin de rectifier une nature perverfe & de former l'homme de bien. C'eft à lui qu'il appartient de décider qui des deux eft indigne de la profejjion des Lettres , de celui qui s'efforce de dégrader , d'anéantir ces Lettres , & de leur fubftituer l'ignorance & la barbarie , ou de celui qui fe confacre à la défenfè de leur honneur & de leurs avantages , qui a pour but de les faire triompher & fleurir chez tous les peuples , de les rendre l'objet de l'eftime & de l'honneur des nations. C'eft ce dernier perfonnage que fait & fera toute fa vie,

LE CAT.

A Rouen , ce 15 Août 175*.

P. S. Il paroît par le défaveu de Mefîîeurs de Dijon l que M. Rouffeau a imprimé une réponfe à la réfutation que Suppl de la Collée. Tome I. Bb

194 OBSERVATIONS

j'ai faite de fon difcours. Il y a quatre ou cinq mois que j'ai entendu parler de cette réponfe, qui a, dit-on, cinq ou fix pages. Je ne L'ai point encore vue , & je ne penfe pas qu'il ibit néceffaire que je la voye.

Si M. Roufleau me chicane , comme Meffieurs de Dijon ,. fur mon déguifement , je viens de répliquer à fa réponfe ; s'il eft qucftion du fond de notre difpute , mon illuftre ad- verfaire a donné aflez de preuves de la fécondité de fon génie à foutenir dvs propofitions faulfes , pour deviner aifément qu'il ne reliera jamais court , quelque démontré que foit fon tort. Le feul fentiment que m'infpire fon obftination , efl de gémir fur cette fécondité fatale , fur cet abus manifefte des talens , des Sciences & des Arts , qui , indépendam- ment de l'injure qu'il fait à la vérité , du découragement qu'il peut caufer aux amateurs , & de l'obftacle qu'il peut apporter aux progrès des Lettres , ne produit à fon Auteur même d'autre avantage , finon , dit le grand Defcartes , que peut-être il en tirera d'autant plus de vanité, que fe s Spécu- lations feront plus éloignées du fens commun , à caufe qu'il aura employer plus d'efprit & d'artifice à tâcher de les rendre vraifemblables. Le Citoyen de Genève a cultivé les Lettres avec tant de diftinction , que nous avons lieu d'efpérep qu'elles lui auront élevé l'ame au-deflus de cette rbibleflev Malgré cette fécondité de M. Roufleau , en ne voit cepen- dant paraître de lui que ces premières raifons tournées de différentes façons , ainfi qu'il l'avoue dans cette réponfe au difcours de Lyon qu'il annonçoit comme la dernière. Je fuis donc perfuaué qu'il n'y a pas une des raifons employées dans

DE M. LE C A T.

195

cette réponfe de M. Rouiïeau à notre ouvrage , qui ne foit déjà réfutée dans ce même ouvrage auquel il répond. Or ceux qui ont lu l'un & l'autre , les y trouveront aufîi bien que moi : ainfî je me pafTerai fort bien de voir cette réponfe ; & quand je la verrois , je n'y répliquerais point. Je me ferois un crime vis-à-vis du public de pouffer plus loin ce démêlé littéraire , accoutumé que je fuis de n'en avoir jamais que pour venger mon honneur ofFenfé , ou pour défendre la vie des hommes contre des pratiques diëtées par l'erreur & la témérité.

Bb

REPONSE

Au Difcours gui a remporté le Prix de V Académie de Dijon ,, par le Roi de Pologne. ( a )

fy ■■ . -- a ' '■—

LE Difcours du Citoyen de Genève a de quoi furprendre; & l'on fera peut-être également furpris de le voir couronné par une Académie célèbre-

Eft-ce fon fentiment particulier que .l'Auteur a voulu éta- blir ? N'eft - ce qu'un paradoxe dont il a voulu amufer le public? Quoi qu'il en foit, pour réfuter fon opinion, il ne faut qu'en examiner les preuves , remettre l'anonyme vis-à-vis des vérités qu'il a adoptées , & l'oppofèr lui-même à lui-même.. PuiiTé-je , en le combattant par fes principes , le vaincre par fes armes , & le faire triompher par fa propre défaite L Sa façon de penfer annonce un cœur vertueux- Sa manière d'écrire décelé un efprit cultivé ; mais s'il réunit effective- ment la fcience: à la vertu , & que l'une ( comme il s'ef- force de le prouver ) foit incompatible avec l'autre , comment fa doctrine n'a-t-elle pas corrompu fa figelfe ? ou comment fi fageife ne l'a-t-elle pas déterminé à relier dans l'ignorance? A-t-il donné à la vertu la préférence fur la fcience ? Pour- fa) Cette Réponfe parut dan6 le aufTi Roufioau dans fa réponfe qui fe Mercure de Septembre 17^1 , fans nom trouve à la page 81 du fécond vo- d'auteur; mais on reconnut bientôt lume des Mélanges y parle avec bien que c'étoit le Roi de Pologne, duc de plus de modération qu'à fe» autxes ad» Lorraine, qui avoit fait l'honneur à verfaires. DL Roulleau d'entrex en lice avec lui :.

DU ROI DE POLOGNE. 197

quoi donc nous étaler avec tant d'affe&ation une érudition fi vafte & fi recherchée ? A-t-il préféré au contraire , la fcience à la vertu ? Pourquoi donc nous prêcher avec tant d'éloquence celle-ci au préjudice de celle-là ? Qu'il commence par concilier des contradictions fi fingulieres , avant que de combattre les notions communes ; avant que d'attaquer les autres , qu'il s'accorde avec lui-même,

N'auroit-il prétendu qu'exercer fbn efprit & faire briller fon imagination ? Ne lui envions pas le frivole avantage d'y avoir réufïi. Mais que conclure en ce cas de fon Difcours ? Ce que l'on conclut après la lecture d'un roman ingénieux; en vain un Auteur prête à des fables les couleurs de la vérité , on voit fort bien qu'il ne croit pas ce qu'il feint de vouloir perfuader.

Pour moi , qui ne me flatte , ni d'avoir alfez de capacité pour en appréhender quelque chofe au préjudice de mes mœurs , ni d'avoir afïez de vertu pour pouvoir en faire beaucoup d'hon- neur à mon ignorance , en m'élevant contre une opinion fi peu foutenable , je n'ai d'autre intérêt que de foutenir celui de la vérité. L'Auteur trouvera en moi un adverfaire impar- tial. Je cherche même à me faire un mérite auprès de lui en l'attaquant ; tous mes efforts , dans ce combat , n'ayant d'autre but que de réconcilier fon efprit avec fon cœur , &c de procurer la fatisfaétion de voir réunies , dans fon ame ,, les feiences que j'admire avec les vertus qu'il aime.

I98 REPONSE

PREMIERE PARTIE.

E s Sciences fervent à faire connoître le vrai , le bon , l'utile en tout genre : connoiffance précieufe qui , en éclai- rant les efprits , doit naturellement contribuer à épurer les mœurs.

La vérité de cette propofkion n'a befoin que d'être pré- fentée pour être crue : aufli ne m'arrêterai-je pas à la prou- ver ; je m'attache feulement à réfuter les fop hifmes ingénieux de celui qui ofe la combattre.

Dès l'entrée de fon difcours , l'Auteur offre à nos yeux le plus beau fpe&acle ; il nous repréfente l'homme aux prifes , pour ainfi dire , avec lui-même , fortant en quelque manière du néant de fon ignorance ; difîîpant par les efforts de fa raifon les ténèbres dans lefquelles la nature l'avoit enveloppé; s'élevant par l'efprit jufques dans les plus hautes fpheres des régions céleftes ; afferviffant à fon calcul les mouvemens des aftres , & mefurant de fon compas la varie étendue de l'u- nivers ; rentrant enfuite dans le fond de fon cœur & fe ren- dant compte à lui-même de la nature de fon ame , de fon excellence , de fa haute deflination.

Qu'un pareil aveu , arraché à la vérité , efl honorable aux Sciences ! Qu'il en montre bien la néceffité & les avantages î Qu'il en a coûter à l'Auteur d'être forcé à le faire , ôc encore plus à le rétracter !

La nature , dit-il , cft aifez belle par elle-même , elle ne

DU ROI DE POLOGNE.

199

peut que perdre à être ornée. Heureux les hommes , ajoute- c-il , qui favent profiter de ces dons fans les ccnnoître ! C'eft à la {implicite de leur efprit qu'ils doivent l'innocence de leurs mœurs. La belle morale que nous débite ici le cenfeur des Sciences & l'apologifte des mœurs ! Qui fe feroit attendu que de pareilles réflexions duffent être la fuite des principes qu'il vient d'établir ?

La nature d'elle-même efl belle , fans doute ; mais n'eft- ce pas à en découvrir les beautés , à en pénétrer les fecrets , à en dévoiler les opérations , que les favans emploient leurs recherches ? Pourquoi un fi vafte champ eft-il offert à nos regards ? L'efprit fait pour le parcourir, ôc qui acquiert, dans cet exercice, fi digne de fon activité , plus de force & d'é- tendue , doit-il fe réduire à quelques perceptions pafïhgeres 7 ou à une ftupide admiration ? Les mœurs feront-elles moins pures , parce que la raifon fera plus éclairée ? Et à mefurer que le flambeau qui nous eft donné pour nous conduire , augmentera de lumières , notre route deviendra-t-elle moins aifée à trouver , & plus difficile à tenir ? A quoi aboutiraient: tous les dons que le Créateur a faits à l'homme , , borné aux fondions organiques de fes fens , il ne pou voit feulement examiner ce qu'il voit , réfléchir fur ce qu'il entend , difcer- ner par l'odorat les rapports qu'ont avec lui les objets , fup- pléer par le tact au défaut de la vue, & juger par le goût de ce qui lui eft avantageux ou nuifible ? Sans la raifon qui nous éclaire & nous dirige , confondus avec les bêtes , gou- vernés par l'inftincT: , ne deviendrions-nous pas bientôt aufîi fembiables à elles par nos actions , que nous le femmes déjà

200 REPONSE

par nos befoins ? Ce n'e't que par le fecours de la réflexion & de l'étude , que nous pouvons parvenir à régler l'ufage des chofes fenfibles qui font à notre portée , à corriger les erreurs de nos fens , à foumettre le corps à l'empire de l'efprit , à conduire l'ame , cette fubftance fpirituelle ce immortelle, à la connoiffance de fes devoirs & de fa fin.

Comme c'eft principalement par leurs effets fur les mœurs , que l'Auteur s'attache à décrier les Sciences ; pour les venger d'une fi fauffe imputation , je n'aurois qu'à rapporter ici les avantages que leur doit la Société ; mais qui pourroit détail- ler les biens fans nombre qu'elles y apportent , & les agré- mens infinis qu'elles y répandent ? Plus elles font cultivées dans un Etat , plus l'Etat efl florifiant ; tout y languiroic fans elles.

Que ne leur doit pas l'artifan , pour tout ce qui contribue à la beauté , à la folidité , à la proportion , à la perfection de fes ouvrages ? Le laboureur , pour les différentes façons de forcer la terre à payer à fes travaux les tributs qu'il en attend ? Le médecin , pour découvrir la nature des maladies , & la propriété des remèdes ? Le jurifconfulte , pour difeer- ncr l'efprit des loix & la diverfité des devoirs ? Le juge , pour démêler les artifices de la cupidité d'avec la fimplicité de l'innocence , & décider avec équité des biens & de la vie des hommes ? Tout citoyen , de quelque profeffion , de quelque condition qu'il foit , a des devoirs a remplir ; & comment les remplir fans les connoître ? Sans la connoiifance de l'hiftoire , de la politique , de la religion , comment ceux qui font prépofés au gouvernement des Etats , fauroient - ils

y

DU ROI DE POLOGNE. 101

y maintenir l'ordre , la fubordination , la fureté , l'abondance ?

La curiofité , naturelle à l'homme , lui infpire l'envie d'ap- prendre ; fes befoins lui en font fentir la nécefïké ; fes emplois lui en impofent l'obligation ; fes progrès lui en font goûter le plaiiir. Ses premières découvertes augmentent l'avidité qu'il a de favoir ; plus il connoît , plus il fent qu'il a de connoiiîances à acquérir ; & plus il a de connoiflances acquifes , plus il a de facilité à bien faire.

Le Citoyen de Genève ne l'auroit-il pas éprouvé ? Gar- dons-nous d'en croire fa modeftie. Il prétend qu'on feroit plus vertueux , fi l'on étoit moins favant : ce font les Sciences , . dit-il , qui nous font connoître le mal. Que de crimes , s'é- crie-t-il , nous ignorerions fans elles ! Mais l'ignorance du vice eft-elle donc une vertu ? Efl-ce faire le bien que d'ignorer le mal ? Et (i , s'en abftenir parce qu'on ne le connoît pas , c'eft-là ce qu'il appelle être vertueux , qu'il convienne du moins que ce n'elt pas l'être avec beaucoup de mérite : c'eit s'expofer à ne pas l'être long-tems : c'eft ne l'être que juf- qu'à ce que quelque objet vienne folliciter les penchans naturels , ou quelque occafion vienne réveiller des pafïions endormies. Il me femble voir un faux-brave , qui ne fait montre de fa valeur que quand il ne fe préfente point d'en- nemis : un ennemi vient-il à paroître , faut-il fe mettre en défenfe ; le courage manque , & la vertu s'évanouit. Si les Sciences nous font connoître le mal , elles nous en font connoître aufïï le remède. Un botanifte habile fait démêler les plantes ûlutaires d'avec les herbes vénimeufes ; tandis que le vulgaire , qui ignore également la vertu des unes & le

Suppl. de la Collée Tome I. Ce

201

REPONSE

' poifon des autres , les foule aux pieds fans diftincHon , on les cueille fans choix. Un homme éclairé par les Sciences, diftingue dans le grand nombre d'objets qui s'offrent à fes connoiffances , ceux qui méritent fon averfion , ou fes recher- ches : il trouve dans la difformité du vice & dans le trouble qui le fuit , dans les charmes de la vertu & dans la paix qui l'accompagne , de quoi fixer fon eftime & fon goût pour l'une , fon horreur & fes mépris pour l'autre ; il eft fage par choix , il eft folidement vertueux.

Mais , dit-on , il y a des pays , fans fcience , fans étude, fans connoître en détail les principes de la morale, on la pratique mieux que dans d'autres elle eft plus con- nue , plus louée , plus hautement enfeignée. Sans examiner ici , à la rigueur , ces parallèles qu'on fait fi fouvent de nos mœurs avec celles des anciens ou des étrangers , parallèles odieux , il entre moins de zèle & d'équité , que d'envie contre fes compatriotes & d'humeur contre fes contempo- rains ; n'eft-ce point au climat , au tempérament , au manque d'occaflon , au défaut d'objet , à l'économie du gouverne- ment , aux coutumes , aux loix , à toute autre caufe qu'aux fciences , qu'on doit attribuer cette différence qu'on remarque quelquefois dans les mœurs , en différens pays & en dif- fcrens tems ? Rappeller fans ceffe cette fimplicité primitive dont on fait tant d'éloges , fe la repréfenter- toujours comme la compagne infcparable de l'innocence , n'eft-ce point tracer un portrait en idée pour fe faire illufîon ? vit-on jamais des hommes fins défauts , fans defirs , fans pallions ? Ne portons-nous pas en nous-mêmes le germe de tous les vices ?

DU ROI DE POLOGNE. *o3

Et s'il fût des tems , s'il eft encore des climats certains crimes foient ignorés , n'y voit-on pas d'autres défordres ? N'en voit- on pas encore de plus monltrueux chez ces peuples dont on vante la ftupidité ? Parce que l'or ne tente pas leur cupidité , parce que les honneurs n'excitent pas leur ambition , en connoinent-ils moins l'orgueil ce l'injuftice ? Y font-ils moins livrés aux bafTefTes de l'envie , moins em- portés par la fureur de la vengeance ; leurs fens greffiers font-ils inacceflibles à l'attrait des plaifîrs ? Et à quels excès ne fe porte pas une volupté qui n'a point de règles , & qui ne connoît point de freins ? Mais quand même dans ces contrées fauvages il y auroit moins de crimes que dans certaines nations policées , y a-t-il autant de vertus ? Y_ voit- on fur-tout ces vertus fublimes , cette pureté de mœurs , ce défintérenement magnanime , ces a&ions furnaturelles qu'en- fante la religion ?

Tant de grands hommes qui Font défendue par leurs ou- vrages , qui l'ont fait admirer par leurs mœurs , n'avoient-ils pas puifé dans l'étude ces lumières fupérieures qui ont triom- phé àts erreurs & des vices ? C'eft le faux bel-efprit , c'eft l'ignorance préfomptueufe qui font éclore les doutes & les préjugés ; c'eft l'orgueil , c'eft l'obftination qui produifent les fchifmes & les héréfies ; c'eft le pyrrhonifme , c'eft l'incré- dulité qui favorifent l'indépendance , la révolte , les parlions , rous les forfaits. De tels adverfaires font honneur à la religion. Pour les vaincre , elle n'a qu'à paroître ; feule , elle a de quoi les confondre tous ; elle ne craint que de n'être pas afTez connue , elle n'a befoin que d'être approfondie pour fe faire

Ce 1

io4

REPONSE

refpe&er ; on l'aime dès qu'on la connoîr ; à mefure qu'on l'approfondit davantage , on trouve de nouveaux motifs pour la croire , & de nouveaux moyens pour la pratiquer : plus le Chrétien examine l'authenticité de fes titres , plus il fe raflure dans la pofleflion de fa croyance ; plus il étudie la révélation , plus il fe fortifie dans la foi. C'eft dans les di- vines Ecritures qu'il en découvre l'origine & l'excellence ; c'eft dans les dodes écrits des Pères de l'Eglife qu'il en fuit de fiecle en fiecle le développement ; c'eft dans les livres de morale & les annales faintes , qu'il en voit les exemples , & qu'il s'en fait l'application.

Quoi ! l'ignorance enlèvera à la religion oc à la vertu des lumières pures , des appuis fi puiflans ; & ce fera à cette même religion qu'un doéteur de Genève enfeignera haute- ment qu'on doit l'irrégularité des mœurs ! On s'étonneroic davantage d'entendre un fi étrange paradoxe , fi on ne favoit que la fingularité d'un fyftême , quelque dangereux qu'il foit, n'eft qu'une raifon de plus pour qui n'a pour règle que l'efprit particulier. La religion étudiée eft pour tous les hommes la règle infaillible des bonnes mœurs. Je dis plus : l'étude même de la nature contribue à élever les fentimens , à régler la conduite ; elle ramené naturellement à l'admiration , à l'amour , à la reconnoiffance , à la foumiflion que toute ame raifonnable font être dues au Tout-puifiant. Dans le cours régulier de ces globes immenfes qui roulent fur nos têtes, l'Artronome découvre une Puiffance infinie. Dans la pro- portion exacte de routes les parties qui compofent l'univers, le Géomètre apperçoit l'effet d'une Intelligence fans bornes.

DU ROI DE POLOGNE. m*

Dans la fucceffion des tems , l'enchaînement des caufes aux effets , la végétation des plantes , l'organifation des animaux , la confiante uniformité & la variété étonnante des différens phénomènes de la nature , le Phyfîcien n'en peut mécon- noître l'Auteur , le Confervateur , l'Arbitre 6c le Maître.

De ces réflexions le vrai Philofcphe defcendant à des conféquences pratiques , ce rentrant en lui-même , après avoir vainement cherché dans tous les objets qui l'environ- nent , ce bonheur parfait après lequel il foupire fans cefTe , & ne trouvant rien ici-bas qui réponde à l'immenfîté de fes defirs ; il fent qu'il efr. fait pour quelque chofe de plus grand que tout ce qui efr. créé ; il fe retourne naturellement vers fon premier principe & fa dernière fin. Heureux , fi docile à la grâce , il apprend à ne chercher la félicité de fon cœur que dans la pofTefïîon de fon Dieu !

SECONDE PARTIE.

I

C i l'Auteur anonyme donne lui-même l'exemple de l'abus qu'on peut faire de l'érudition , & de l'afcendant qu'ont fur l'efprit les préjugés. Il va fouiller dans les fiecles les plus reculés. Il remonte à la plus haute antiquité. Il s'épuife en raifonnemens & en recherches pour trouver des fuffrages qui accréditent fon opinion. Il cite des témoins qui attribuent à la culture des Sciences & des Arts , la décadence des Royaumes & des Empires. Il impute aux favans &. aux

ro6 REPONSE

artirtes le luxe & la mollefle , lburces ordinaires des plus étranges révolutions.

Mais l'Egypte , la Grèce , la république de Rome , l'em- pire de la Chine , qu'il ofe appeller en témoignage en faveur de l'ignorance , au mépris des Sciences & au préjudice des mœurs , auraient rappeller à fon fouvenir ces Législateurs fameux , qui ont éclairé par l'étendue de leurs lumières , &c réglé par la fagefle de leurs loix , ces grands Etats dont ils avoient pofé les premiers fondemens : ces Orateurs célèbres qui les ont foutenus fur le penchant de leur ruine , par la force viétorieufe de leur fublime éloquence : ces Philofophes , ces Sages , qui par leurs doétes écrits , & leurs vertus morales , ont illuftré leur Patrie , & immortalifé leur nom.

Quelle foule d'exemples éclatans ne pourrois-je pas oppofer «au petit nombre d'Auteurs hardis qu'il a cités ! Je n'aurois qu'à ouvrir les annales du monde. Par combien de témoigna- ges inconteftables , d'auguftes monumens , d'ouvrages im- mortels , l'hiftoire n'attefte-t-elle pas que les Sciences ont contribué par-tout au bonheur des hommes , à la gloire des Empires , au triomphe de la vertu ?

Non , ce n'eft pas des Sciences , c'eft du fein des richelfes que font nés de tout tems la mollerTe & le luxe ; 6c dans aucun tems les richeffes n'ont été l'appanage ordinaire des favans. Pour un Platon dans l'opulence, un Ariftippc accré- dité a la Cour , combien de Philofophes réduits au manteau & à la beface , enveloppés dans leur propre vertu &c ignorés dans leur folitude ! combien d'Homercs & de Dio- gencs , d'Epiclctcs 6c d'Efopes dans l'indigence ! Les favans

DU ROI DE POLOGNE, 207

n'ont ni le goût ni le loifir d'amaffer de grands biens. Ils aiment l'étude ; ils vivent dans la médiocrité , & une vie laborieu'fe & modérée , paffée dans le filence de la retraite , occupée de la le&ure ôc du travail , n'efl pas affurémenc une vie voluptueufe & criminelle. Les commodités de la vie , pour être Couvent le fruit des Arts , n'en font pas davantage le partage des artiftes ; ils ne travaillent que pour les riches, & ce font les riches oififs qui profitent & abufent des fruits de leur industrie.

L'effet le plus vanté des Sciences & des Arts, c'eft, continue l'Auteur , cette politeffe introduite parmi les hom- mes, qu'il lui plaît de confondre avec l'artifice & l'hypo- crifie. Politeffe , félon lui , qui ne fert qu'à cacher les défauts & à mafquer les vices. Voudroit-il donc que le vice parût à découvert ; que l'indécence fût jointe au défordre , êc le fcandale au crime ? Quand , effectivement , cette politeffe dans les manières ne feroit qu'un rafinement de l'amour- propre pour voiler les foibleffes , ne feroit- ce pas encore un avantage pour la fociété , que le vicieux n'ofât s'y montrer tel qu'il efl , & qu'il fût forcé d'emprunter les livrées de la bienféance & de la modeflie ? On l'a dit , & il efl: vrai ; l'hypocrifie , toute odieufe qu'elle efl en elle-même , efl pourtant un hommage que le vice rend à la vertu ; elle garantit du moins les âmes foibles de la contagion du mauvais exemple.

Mais c'eft mal connoître les favans , que de s'en prendre à eux du crédit qu'a dans le monde cette prérendue politeffe qu'on taxe de diflimulacion : on peut être poli fans être difîî-

zo8 REPONSE

mule ; on peut anurément être l'un & l'autre fans être bien (avant ; & plus communément encore on peut être bien fa- vant fans être fort poli.

L'amour de la folitude , le goût des livres , le peu d'envie de paraître dans ce qu'on appelle le beau-monde , le peu de difpofition à s'y préfenter avec grâce ; le peu d'efpoir d'y plaire , d'y briller , l'ennui inféparable des converfations fri- voles &c prefque infupportables pour des efprits accoutumés à penfer ; tout concourt à rendre les belles compagnies aufli étrangères pour le fava.nt , qu'il eft lui-même étranger pour elles. Quelle figure ferait-il dans les cercles ? Voyez - le avec fon air rêveur , fes fréquentes diftra&ions , fon efprit occupé , fes expreflions étudiées , fes difcours fentencieux , fon igno- rance profonde des modes les plus reçues & des ufages les plus communs ; bientôt par le ridicule qu'il y porte & qu'il y trouve , par la contrainte qu'il y éprouve & qu'il y caufe , il ennuyé , il eft ennuyé. Il fort peu fatisfait , on eft fort content de le voir fortir. Il cenfure intérieurement tous ceux qu'il quitte : on raille hautement celui qui part ; & tandis que celui-ci gémit fur leurs vices, ceux-là rient de fes défauts. Mais tous ces défauts, après tout, font aiïez indifférens pour les mœurs ; & c'eft à ces défauts , que plus d'un favant , peut-être, a l'obligation de n'être pas aufli vicieux que ceux qui le critiquent.

Mais avant le règne des Sciences & des Arts, on voyoit, ajoute l'Auteur, des Empires plus étendus, des conquêtes plus rapides, des guerriers plus fameux. S'il avoit parle moins en Orateur & plus en Philofophe , il aurait dit qu'on voyoit

plus

DU ROI DE POLOGNE. zo9

plus alors de ces hommes audacieux , qui , tranfportés par des pallions violentes & traînant à leur fuite une troupe d'efck- ves , alloient attaquer des nations tranquilles , fubjuguoient des peuples qui ignoraient le métier de la guerre , affujettif- foient des pays les Arts n'avoient élevé aucune barrière à leurs fubites excurfions ; leur valeur n'étoit que férocité , leur courage que cruauté , leurs conquêtes qu'inhumanité ; c'étoient des torrens impétueux qui faifoient d'autant plus de ravages , qu'ils rencontroient moins d'obftacles. Aufli à peine étoient-ils paffés , qu'il ne reftoit fur leurs traces que celles de leur fureur ; nulle forme de gouvernement , nulle loi , nulle police , nul lien ne retenoit & n'uniffbit à eux les peu- ples vaincus.

Que l'on compare à ces tems d'ignorance & de barbarie , ces fîecles heureux , les Sciences ont répandu par - tout l'efprit d'ordre & de juftice. On voit de nos jours des guerres moins fréquentes , mais plus juftes ; des avions moins éton- nantes , mais plus héroïques ; des victoires moins fanglantes , mais plus glorieufes ; des conquêtes moins rapides , mais plus affurées ; des guerriers moins violens , mais plus redoutés , fâchant vaincre avec modération , traitant les vaincus avec humanité : l'honneur eft leur guide ; la gloire , leur récompenfe. Cependant , dit l'Auteur , on remarque dans les combats une grande différence entre les nations pauvres , qu'on appelle barbares , & les peuples riches , qu'on appelle policés. Il paroît bien que le Citoyen de Genève ne s'eft jamais trouvé à portée de remarquer de près ce qui fe pafTe ordinairement dans les combats. Eft - il furprenant que des barbares fe ménagent

SuppL de la Collée. Tome L Dd

iio REPONSE

moins ôc s'expofent davantage ? Qu'ils vainquent ou qu'ils foient vaincus , ils ne peuvent que gagner s'ils furvivent à leurs défaites. Mais ce que l'efpérance d'un vil intérêt , ou plutôt ce qu'un défefpoir brutal infpire à ces hommes fan- guinaires , les fentimens , le devoir l'excitent dans ces âmes généreufes qui fe dévouent à la Patrie ; avec cette différence que n'a pu obferver l'Auteur , que la valeur de ceux-ci , plus froide , plus réfléchie , plus modérée , plus favamment con- duite , efl par-là même toujours plus fure du fuccès.

Mais enfin Socrate , le fameux Socrate s'eft lui - même récric contre les Sciences de fon tems. Faut-il s'en étonner? L'orgueil indomptable des Stoïciens , la mollefle efféminée des Epicuriens , les raifonnemens abfurdes des Pyrrhoniens , le goût de la difpute , de vaines fubtilités , des erreurs fans nombre, des vices monftrueux infectoient pour lors la Phi— lofophie , & déshonoraient les Philofophes. C'étoit l'abus des Sciences , non les Sciences elles - mêmes , que condamnoit ce grand homme , & nous le condamnons après lui. Mais l'abus qu'on fait d'une chofe fuppofe le bon ufage qu'on ea peut faire. De quoi n'abufe-t-on pas ? Et parce qu'un Auteur anonyme , par exemple , pour défendre une mauvaife caufe , aura abufé une fois de la fécondité de fon efprit &c de la légèreté de fa plume, faudra -t- il lui en interdire l'ufage ea d'autres occafîons , & pour d'autres fujets plus dignes de fon génie ? Pour corriger quelques excès d'intempérance , faut-il arracher toutes les vignes ? L'ivreffe de Tefprit a précipité quelques favans dans d'étranges égaremens : j'en conviens y j'en gémis. Par les difeours de quelques-uns, dans les écrits

DU ROI DE POLOGNE. in

<3e quelques autres , la religion a dégénéré en hypocrifie , la piété en fuperftition , la théologie en erreur , la jurifprudence €n chicane , l'aftronomie en affrologie judiciaire , la phyfique en athéifme. Jouet des préjugés les plus bizarres , attaché aux opinions les plus abfurdes , entêté des fyftêmes les plus infenfés , dans quels écarts ne donne pas l'efprit humain , quand , livré à une curiofité préfomptueufe , il veut franchir les limites que lui a marquées la même main qui a donné des bornes à la mer ! Mais en vain les flots mugiffent , fe foulevent , s'élancent avec fureur fur les côtes oppofées ; contraints de fe replier bientôt fur eux - mêmes , ils rentrent dans le fein de l'océan, & ne biffent fur fes bords qu'une écume légère qui s'évapore à l'inftant , ou qu'un fable mouvant qui fuit fous nos pas.

Image naturelle des vains efforts de l'efprit , quand , échauffé par les faillies d'une imagination dominante , fe laiffant em- porter à tout vent de doctrine , d'un vol audacieux il veut s'élever au-delà de fa fphere , & s'efforce de pénétrer ce qu'il ne lui eft pas donné de comprendre.

Mais les Sciences , bien loin d'autorifer de pareils excès , font pleines de maximes qui les réprouvent ; & le vrai favant , qui ne perd jamais de vue le flambeau de la révélation , qui fuit toujours le guide infaillible de l'autorité légitime , pro- cède avec fureté , marche avec confiance , avance à grands pas dans la carrière des Sciences , fe rend utile à la fociété , honore fi Patrie , fournit fa courfe dans l'innocence , & la termine avec gloire.

Dd

DISCOURS

SUR

LES AVANTAGES

DES SCIENCES ET DES ARTS;

Prononcé dans V AJfemblée publique de V Académie des Sciences & Belles-Lettres de Lyon ,/en Juin 1751»

Par M. BORDE, (a)

ryffTrrynTiTtTTfTTi

O

N eft défabufé depuis long-tems de la chimère de l'âge d'or : par-tout la barbarie a précédé l'établiffement des fociétés; c'eft une vérité prouvée par les annales de tous les peuples- Par-tout les befoins & les crimes forcèrent les hommes à fe réunir, à s'impofer des loix , à s'enfermer dans des rem- parts. Les premiers Dieux & les premiers Rois furent des bienfaiteurs ou des tyrans ; la reconnoiffance & la crainte élevèrent les trônes & les autels. La fuperitition & le defpo- tifme vinrent alors couvrir la face de la terre : de nouveaux malheurs , de nouveaux crimes fuccéderent ; les révolutions. fe multiplièrent»

A travers ce vafte fpeébacle des pafïîons & des miferes des hommes, nous appercevons à peine quelques contrées plus

f a ) M. Roufll-au répliqua à ce difeours par un Ecrit intitule , Dernière. RcpunJ'c , qui fe trouve à la page 115 du fécond volume des Mélanges.

AVANTAGES DES SCIENCES, &c. 213

fages & plus heureufes. Tandis que la plus grande partie du monde étoit inconnue , que l'Europe étoit fauvage , & l'Aile efclave , la Grèce penfa , & s'éleva par l'efprit à tout ce qui peut rendre un peuple recommandable. Des Philofophes for- mèrent fes mœurs & lui donnèrent des loix.

Si l'on refufe d'ajouter foi aux traditions qui nous difent que les Orphée & les Amphion attirèrent les hommes du fond des forêts par la douceur de leurs chants , on eit forcé , par l'hiftoire , de convenir que cette heureufe révolution eit due aux Arts utiles 6c aux Sciences. Quels hommes étoient - ce que ces premiers Légiflateurs de la Grèce ? Peut-on nier qu'ils ne fuffent les plus vertueux & les plus favans de leur fiecle ï Us avoient acquis tout ce que l'étude & la réflexion peuvent donner de lumière à l'efprit, 6c ils y avoient joint ks fecours de l'expérience par les voyages qu'ils avoient entrepris en» Crète , en Egypte , chez toutes les nations ils avoient cru trouver à s'inilruire.

Tandis qu'ils établhToient leurs divers fyitêmes de politique T par qui les pallions particulières devenoient le plus fur infini- ment du bien public, & qui faifoient germer la vertu du fein même de l'amour-propre; d'autres Philofophes écrivoienr fur la morale , remontoient aux premiers principes des chofes , obfervoient la nature & fes effets. La gloire de l'efprit 6c celle des armes avançoient d'un pas égal; les fàges & les héros naiffoient en foule ; à côté des Miltiade 6c des Thémiftocle , on trouvoit les Ariiîide 6c les Socrate. La fuperbe Afie vit brifer fes forces innombrables, contre une poignée d'hommes que la Philofopnie conduifoit à la gloire. Tel eit l'infaillible

ti4 DISCOURS SUR LES

effet des connoiffances de l'efprit : les mœurs & les loix font la feule fource du véritable héroïfme. En un mot , la Grèce dut tout aux Sciences , & le relie du monde dut tout à la Grèce.

Oppofera-t-on à ce brillant tableau les mœurs grofîieres des Perfes ôc des Scythes? J'admirerai, fi l'on veut, des peu- ples qui paffent leur vie à la guerre ou dans les bois , qui cou- chent fur 1a terre, & vivent de légumes. Mais eft- ce parmi eux qu'on ira chercher le bonheur? Quel fpe&acle nous pré- fenteroit le genre - humain , compofé uniquement de labou- reurs , de foldats , de chaffeurs & de bergers ? Faut - il donc , pour être digne du nom d'homme , vivre comme les lions Ôc les ours? Erigera-t-on en vertus, les facultés de l'inftinct pour fe nourrir , fe perpétuer ôc fe défendre ? Je ne vois que des vertus animales , peu conformes à la dignité de notre être ; le corps eft exercé , mais l'ame efclave ne fait que ramper & languir.

Les Perfes n'eurent pas plutôt fait la conquête de l'Afie , qu'ils perdirent leurs mœurs ; les Scythes dégénérèrent aufîi , quoique plus tard : des vertus fi fauvages font trop contraires à l'humanité , pour être durables ; fe priver de tout ôc ne defi- rer rien, eft un état trop violent; une ignorance fi grofliere ne fauroit être qu'un état de palfage. Il n'y a que la ftupidité & la mifere qui puiflènt y affujettir les hommes.

Sparte , ce phénomène politique, cette république de foldats vertueux, eft le feul peuple qui ait eu la gloire d'être pauvre par inftitution ôc par choix. Ses loix fi admirées avoient pour- rant de grands défauts. La dureté des maîtres ôc des peres

AVANTAGES DES SCIENCES, &c. **§

Texpoiition des enfans , le vol aurorifé , la pudeur violée dans l'éducation & les mariages , une oifîveté éternelle , les exerci- ces du corps recommandés uniquement , ceux de l'efprit prof- crits «Se méprifés, l'auftérité & la férocité des mœurs qui en étoient la fuite ,- «Se qui aliénèrent bientôt tous les alliés de la république , font déjà d'affez juftes reproches : peut - être ne fe borneraient - ils pas , fi les particularités de fon hif- toire intérieure nous étoient mieux connues. Elle fe fit une vertu artificielle en fe privant de l'ufage de l'or , mais que devenoient les vertus de Ces citoyens , fi-tôt qu'ils s'éloignoient de leur Patrie ? Lyfmdre & Paufanias n'en furent que plus aifés à corrompre. Cette nation qui ne refpiroit que la guerre , s'eft-elle fiit une gloire plus grande dans les armes que fa rivale, qui avoit réuni toutes les fortes de gloire ? Athènes ne fut pas moins guerrière que Sparte; elle fut de plus favante , ingénieufe & magnifique ; elle enfanta tous les Arts & tous les talens ; & dans le fein même de la corruption qu'on lui reproche , elle donna le jour au plus fage des Grecs. Après avoir été plufîeurs fois fur le point de vaincre , elle fut vain- cue , il eft vrai , & il eft furprenant qu'elle ne l'eût pas été plutôt , puifque l'Attique étoit un pays tout ouvert , & qui ne pouvoit fe défendre que par une très - grande fupériorité de fuccès. La gloire des Lacédémoniens fut peu folide ; la prof- périté corrompit leurs inftitutions , trop bizarres pour pouvoir fe conferver long-tems : la fiere Sparte perdit fes mœurs comme l'a favante Athènes. Elle ne fit plus rien depuis qui fût digne de fa réputation : «Se tandis que les Athéniens & plufieurs au- tres villes luctoient contre la Macédoine , pour la liberté de

zi6 DISCOURS SUR LES

la Grèce , Sparte feule languiffoit dans le repos , & voyoit préparer de loin fa deftruclion , fans fonger à la prévenir.

Mais enfin je fuppofe que cous les Etats dont la Grèce étoit compofée , euffent fuivi les mêmes loix que Sparte , que nous refteroit-il de cette contrée fi célèbre ? A peine fon nom feroit parvenu jufqu'à nous. Elle auroit dédaigné de former des hif- toriens , pour tranfmettre ù gloire à la poftérité ; le fpectacle de fes farouches vertus eût été perdu pour nous : il nous feroit indifférent par conféquent qu'elles euffent exifté ou non. Ces nombreux fyftêmes de Philofophie qui ont épuifé toutes les combinaifons poflibles de nos idées , ôc qui , s'ils n'ont pas étendu beaucoup les limites de notre efprit , nous ont ap- pris du moins elles étoient fixées ; ces chefs-d'œuvre d'é- loquence & de poéfie qui nous ont enfeigné toutes les routes du cœur ; les arts utiles ou agréables , qui confervent ou em- belliifent la vie; enfin l'ineftimable tradition des penfées & des aétions de -tous les grands hommes , qui ont fait la gloire ou le bonheur de l'humanité : toutes ces précieufes richeffes de l'efprit euffent été perdues pour jamais. Les fiecles fe feraient accumulés , les générations des hommes fe feraient fuccédées comme celles des animaux, fans aucun fruit pour leur pof- térité, & n'auraient laiffé après elles qu'un fouvenir confus de leur exiftence ; le monde auroit vieilli , & les hommes feraient demeurés dans une enfance éternelle.

Que prétendent enfin les ennemis de la feience? Quoi! le don de penfer ferait un préfent funcfle de la Divinité ! Les connoilfances & les mœurs feraient incompatibles ! La vertu feroit un vain fantôme produit par un in(tin£t aveugle ; & le

flambeau

AVANTAGES DES SCIENCES, &c. ity

flambeau de la raifon la feroit évanouir , en voulant féclair- cir ! Quelle étrange idée voudroit-on nous donner & de la rai- fon 6c de la vertu !

Comment prouve-t-on de fi bizarres paradoxes? On objecle que les Sciences & les Arts ont porté un coup mortel aux mœurs anciennes , aux inftitutions primitives des Etats : On cite pour exemple Athènes 6c Rome. Euripide & Démof- thene ont vu Athènes livrée aux Spartiates & aux Macédo- niens : Horace , Virgile 6c Cicéron ont été contemporains de la ruine de la liberté Romaine ; les uns & les autres ont été témoins des malheurs de leur pays : ils en ont donc été la caufe. Conféquence peu fondée, puifqu'on en pourroit dire autant de Socrate <5c de Catoa,

En accordant que l'altération des loix & la corruption des mœurs ayent beaucoup influé fur ces grands événemens , me forcera-t-on de convenir que les Sciences 6c les Arts y ayent contribué ? La corruption fuit de près la profpérité ; les Scien- ces font pour l'ordinaire leurs plus rapides progrès dans le même tems : des chofes fi diverfes peuvent naître enfemble & fe rencontrer : mais c'eft fans aucune relation entr'elles de caufe 6c d'effet.

Athènes & Rome étoient petites 6c pauvres dans leurs com- mencemens ; tous leurs citoyens étoient foldats , toutes leurs vertus étoient néceffaires , les occafions même de corrompre leurs mœurs n'exiftoient pas. Peu après elles acquirent des richeffes 6c de la puiffance. Une partie des citoyens ne fut plus employée à la guerre ; on apprit à jouir 6c à penfer. Dans le fcin de leur opulence ou de leur loifir , les uns perfeilionne-

Suppl. de la Collée. Tome I. E e

us DISCOURS SUR LES

rent le luxe, qui fait la plus ordinaire occupation des gens heureux; d'autres ayant reçu de la nature de plus favorables difpofitions , étendirent les limites de l'efprit , 6c créèrent une gloire nouvelle.

Ainfï tandis que les uns , par le fpeétacle des richefles & des voluptés , profanoient les loix & les mœurs ; les autres allu- moient le flambeau de la Philofophie & des Arts , mftruifoient,. ou célébraient les vertus , 6c donnoient naiffance à ces noms fi chers aux gens qui favent penfer, l'atticifme 6c l'urbanité. Des occupations fi oppofées peuvent - elles donc mériter les mêmes qualifications ? Pouvoient - elles produire les mêmes effets ?

Je ne nierai pas que la corruption générale ne fe foit répan- due quelquefois jufques fur les Lettres, & qu'elle n'ait pro- duit des excès dangereux ; mais doit - on confondre la noble destination des Sciences avec l'abus criminel qu'on en a pu faire ? Mettra-t-on dans la balance quelques cpigrammes de Catulle ou de Martial, contre les nombreux volumes philofo- phiques , politiques 6c moraux de Cicéron , contre le fage poème de Virgile ?

D'ailleurs, les ouvrages licencieux font ordinairement le fruit de l'imagination , & non celui de la fcience & du tra- vail. Les hommes dans tous les tems 6c dans tous les pays ont eu des pallions ; ils les ont chantées. La France avoit des romanciers & des Troubadours , long-tems avant qu'elle eût des favans 6c des philofophes. En fuppofant donc que les Sciences 6c les Arts euffent été étouffés dans leur berceau T toutes les idées infpirécs par les pallions n'en auroient pas

AVANTAGES DES SCIENCES, &c. 215

moins été réalifées en profe &c en vers ; avec cette différence , que nous aurions eu de moins tout ce que les philofophes , les portes & les hiftoriens ont fait pour nous plaire ou pour nous inflruire.

Athènes fut enfin forcée de céder à la fortune de la Macé- doine ; mais elle ne céda qu'avec l'univers. C'étoit un torrent rapide qui entraînoit tout : & c'eft perdre le tems que de cher- cher des caufes particulières , l'on voit une force fupérieure fi marquée.

Rome , maîtrefTe du monde , ne trouvoit plus d'ennemis ; il s'en forma dans fon fèin. Sa grandeur fit fa perte. Les loix d'une petite ville n'étoient pas faites pour gouverner le monde entier ; elles avoient pu fuffire contre les faclions des Man- lius, des Camus & des Gracques : elles fuccomberent fous les .armées de Sylla , de Céfar & d'O&ave : Rome perdit fa liberté , mais elle conferva fa puiffance. Opprimée par les foldats qu'elle çayoit , elle étoit encore la terreur des nations. Ses tyrans étoient tour- à -tour déclarés pères de la Patrie ck maffacrés. Un monftre indigne du nom d'homme fe faifoit proclamer Empereur; & l'augufte Corps du Sénat n'avoit plus d'autres fonctions que celle de le mettre au rang des Dieux. Etran- ges alternatives d'efclavage &c de tyrannie , mais telles qu'on les a vues dans tous les Etats la milice difpofoit du trône. Enfin de nombreufes irruptions des Barbares vinrent renver- fer & fouler aux pieds ce vieux colofiê ébranlé de toutes parts ; & de fes débris fe formèrent tous les Empires qui ont fubfifté depuis.

Ces fanglantes révolutions ont-elles donc quelque chofe de

Ee 2

fe2? DISCOURS SUR LES

commun avec les progrès des Lettres ? Par-tout je vois des caufes purement politiques. Si Rome eut encore quelques beaux jours, ce fut fous des Empereurs Philofophes. Séne- que a-t-il donc été le corrupteur de Néron ? Eft-ce l'étude de la Philofophie & des Arts qui fit autant de monftres, des Caligula , des Domitien , des Héliogabale ? Les Lettres qui s'é- toient élevées avec la gloire de Rome ne tombèrent-elles pas fous ces règnes cruels ? Elles s'affoiblirent ainii par degrés avec le vafte Empire auquel la deftinée du monde fembloit être attachée. Leurs ruines furent communes , & l'ignorance envahit l'univers une féconde fois , avec la barbarie & la fer- vitude , fes compagnes fidelles.

Difons donc que les Mufes aiment la liberté , la gloire & le bonheur. Par-tout je les vois prodiguer leurs bienfaits fur les nations , au moment elles font les plus florhTantes, Elles n'ont plus redouté les glaces de la Rufïie , fi-tôt qu'elles ont été attirées dans ce puiiïànt Empire par le héros fingu- lier , qui en a été , pour ainfi dire , le créateur : le légiflateur de Berlin, le conquérant de la Siléfie, les fixe aujourd'hui dans le nord de l'Allemagne , qu'elles font retentir de leurs chants.

S'il eft arrivé quelquefois que la gloire des Empires n'a pas furvécu long-tems à celle des Lettres , c'eft qu'elle étoit à fon comble, lorfque les Lettres ont été cultivées , & que le fort des chofes humaines eft de ne pas durer long - tems dans le même état. Mais bien loin que les Sciences y contri- buent , elles périffent infailliblement frappées des mêmes coups ; en forte que l'on peut obferver que les progrès des Lettres

AVANTAGES DES SCIENCES , 6cc. tu

& leur déclin font ordinairement dans une jufte proportion avec la fortune & l'abaiffement des Empires.

Cette vérité fe confirme encore par l'expérience des der- niers tems. L'efprit humain, après une éclipfe de plufieurs fiecles , fembla s'éveiller d'un profond fommeil. On fouilla dans les cendres antiques , & le feu facré fe ralluma de tou- tes parts. Nous devons encore aux Grecs cette féconde géné- ration des Sciences. Mais dans quel tems reprirent-elles cette nouvelle vie ? Ce fut lorfque l'Europe , après tant de compi- lions violentes , eut enfin pris une pofition affûtée , & une forme plus heureufe.

Ici fe développe un nouvel ordre de chofes. Il ne s'agit plus de ces petits royaumes domeftiques , renfermés dans l'en- ceinte d'une ville : de ces peuples condamnés à combattre pour leurs héritages & leurs maifons , tremblans fans ceffe pour une Patrie toujours prête à leur échapper : c'eft une monarchie varie & puiffante , combinée dans toutes fes parties par une légiflation profonde. Tandis que cent mille foldats combattenE gaîment pour la fureté de l'Etat, vingt millions de citoyens , heureux & tranquilles , occupés à fa profpérité intérieure , cul- tivent fans alarmes les immenfes campagnes , font fleurir les loix, le commerce, les Arts & les Lettres dans l'enceinte des villes : toutes les profeflîons diverfes , appliquées unique- ment à leur objet, font maintenues dans un jufte équilibre , &c dirigées au bien général par la main puiffante qui les conduit & les anime. Telle eft la foible image du beau règne de Louis XIV , & de celui fous lequel nous avons le bonheur de vivre : la France riche , guerrière & favante , eft devenue le modèle

zii DISCOURS SUR LES

& l'arbitre de l'Europe ; elle fait vaincre & chanter fes vic- toires : fes Philofophes mefurent la terre , & fon Roi la pacifie.

Qui ofera foutenir que le courage des François ait dégé- néré depuis qu'ils ont cultivé les Lettres ? Dans quel fiecle a-t-il éclaté plus glorieufement qu'à Montalban , Lawfelt , & dans tant d'autres occafions que je pourrais citer? Ont - ils jamais fait paraître plus de confiance que dans les retraites de Prague & de Bavière ? Qu'y a-t-il enfin de fupérieur dans l'an- tiquité au fiége de Berg-op-Zoom , & à ces braves gre na- diers renouvelles tant de fois, qui voloient avec ardeur aux mêmes portes , ils venoient de voir foudroyer ou engloutir les héros qui les précédoient.

En vain veut-on nous perfuader que le rétablifTement des Sciences a gâté les mœurs. On eft d'abord obligé de conve- nir que les vices greffiers de nos ancêtres font prefqu'entiére- ment proferits parmi nous.

C'efl déjà un grand avantage pour la caufe des Lettres , que cet aveu qu'on eft forcé de faire. En effet , les débau- ches, les querelles & les combats qui en étoient les fuites , les violences des grands , la tyrannie des pères, la bizarrerie de la vieilleffe , les égaremens impétueux des jeunes gens, tous ces excès fi communs autrefois , funeftes effets de l'ignorance 6c de l'oifiveté , n'exiftent plus depuis que nos mœurs ont été adoucies par les connoiffances dont tous les efprits font occu- pés ou amufes.

On nous reproche des vices rafinés & délicats ; c'eft que par-tout il y a des hommes, il y aura des vices. Mais les voiles ou la parure dont ils fe couvrent, font du moins l'aveu

AVANTAGES DES SCIENCES, &c. 223

de leur honte , & un témoignage du refpecl public pour la vertu.

S'il y a des modes de folie , de ridicule & de corruption , elles ne fe trouvent que dans la capitale feulement , «Se ce n'eft même que dans un tourbillon d'hommes perdus par les richef- fes & l'oifiveté. Les Provinces entières & la plus grande par- tie de Paris , ignorent ces excès , ou ne les connoiflent que de nom. Jugera-t-on toute la nation fur les travers d'un petit nombre d'hommes ? Des écrits ingénieux réclament cepen- dant contre ces abus ; la corruption ne jouit de ks préten- dus fuccès que dans des têtes ignorantes ; les Sciences & les Lettres ne ceffent point de dépofer contre elle ; la morale la démafque , la philofophie humilie fes petits triomphes ; la comé- die , la fatire , l'épigramme la percent de mille traits.

Les bons livres font la feule défenfe des efprits foibles , c'eft-à-dire , des trois quarts des hommes , contre la contagion de l'exemple. Il n'appartient qu'à eux de conferver fidellement le dépôt des mœurs. Nos excellens ouvrages de morale furvi- vront éternellement à ces brochures licencieufes , qui difpa- roiffent rapidement avec le goût de mode qui les a fait naître. C'eft outrager injuilement les Sciences & les Arts , que de leur imputer ces productions honteufes. L'efprit feul , échauffé par les paffions , fuffit pour les enfanter. Les Savans, les Phi- lofophes , les grands Orateurs & les grands Poètes , bien loin d'en être les auteurs , les méprifent , ou même ignorent leur exiftence : il y a plus, dans le nombre infini des grands Ecrivains en tout genre qui ont illuftré le dernier règne , h peine en trouve -t- on deux ou trois qui aient abufé de leurs

2J4 DISCOURS SUR LES

talens. Quelle proportion entre les reproches qu'on peut leur faire , & les avantages immortels que le genre-humain a reti- rés des Sciences cultivées ? Des Ecrivains , la plupart obfcurs , fe font jettes de nos jours dans de plus grands excès; heu- reufement cette corruption a peu duré ; elle paroît prefque entièrement éteinte ou épuifée. Mais c'étoit une fuite parti- culière du goût léger & frivole de notre nation ; l'Angleterre & l'Italie n'ont point de femblables reproches à faire aux Lettres.

Je pourrais me difpenfer de parler du luxe , puifqu'il nak immédiatement des richeffes , & non des Sciences & des Arts. Et quel rapport peut avoir avec les Lettres le luxe du faite & de la mollefTe , qui eft le feul que la morale puifle condamner ou reftreindre ?

Il eft , à la vérité , une forte de luxe ingénieux &c favant qui anime les Arts & les élevé à la perfection. C'eft lui qui multiplie les productions de la peinture , de la fculpture & de la mufique. Les chofes les plus louables en elles-mêmes doivent avoir leurs bornes ; & une nation ferait juftement méprifée , qui , pour augmenter le nombre des peintres ôc des mufîciens , fe bifferait manquer de laboureurs &c de foldats. Mais lorfque les armées font complètes , & la terre cultivée , à quoi employer le loifir du refte des citoyens ? Je ne vois pas pourquoi ils ne pourraient pas fe donner des tableaux , des ftatues & des fpectacles.

Vouloir rappeller les grands Etats aux petites vertus des petites Républiques , c'eft vouloir contraindre un homme fort ôc robuile à bégayer dans un berceau ; c'étoit la folie

de

AVANTAGES DES SCIENCES, &c. zzS

de Caton : avec l'humeur & les préjugés hérédiraires dans fa famille , il déclama toute fa vie , combattit , «Se mourut enfin fans avoir rien fait d'utile pour fa Patrie. Les anciens Romains labouroient d'une main & combattoient de l'autre. C'étoient de grands hommes , je le crois , quoiqu'ils ne ïiiïent que de petites chofes : ils fe confacroient tout entiers à leur Patrie , parce qu'elle étoit éternellement en danger. Dans ces premiers tems on ne favoit qu'exiiter ; la tempé- rance (Se le courage ne pouvoient être de vraies vertus , ce n'étoit que des qualités forcées : on étoit alors dans une impoffibilité phyfique d'être voluptueux ; & qui vouloit être lâche , devoit fe réfoudre à être efclave. Les Etats s'accrurent : l'inégalité des biens s'introduiflt néceifairement : un Proconful d'Aiie pouvoit-il être aufïî pauvre que ces Confiais anciens, demi-bourgeois & demi-payfans , qui ravageoient un jour les champs des Fidénates , & revenoient le lendemain cul- tiver les leurs ? Les circonftances feules ont fait ces diffé- rences : la pauvreté ni la riçhefie ne font point la vertu ; elle eft uniquement dans le bon ou le mauvais ufage des biens ou des maux que nous avons reçus de la nature ôc de la fortune.

Après avoir juftifié les Lettres fur l'article du luxe , il me refte à faire voir que la politeffe qu'elles ont introduite dans nos mœurs , eft un des plus utiles préfens qu'elles puf- fent faire aux hommes. Suppofons que la politeife n'ert qu'un mafque trompeur qui voile tous les vices , c'eft préfenter l'exception au lieu de la règle , (Se l'abus de la chofe à la place de la chofe même,

Suppl. de la Collcc. Tome I. Ff

ZZ6 DISCOURS SUR LES

Mais que deviendront ces accufations , fi la polireffe n'eft en effet que l'expreffion d'une ame douce & bienfaifante ? L'habitude d'une fi louable imitation feroit feule capable de nous élever jufqu'à la vertu même ; tel eft le mépris de la coutume. Nous devenons enfin ce que nous feignons d'être- Il entre clans la politeïïe des mœurs , plus de philofophie qu'on ne penfe ; elle refpecTe le nom & la qualité d'homme ;, elle feule conferve entr'eux une forte d'égalité fictive ; foible r mais précieux refte de leur ancien droit naturel. Entre égaux * elle devient la médiatrice de leur amour-propre ; elle eft le facrilice perpétuel de l'humeur & de l'efprit de fingularité.

Dira-t-on que tout un peuple qui exerce habituellement ces démonltrations de douceur , de bienveillance , n'eft compofc que de perfides ôc de dupes? Croira-t-on que tous foienc en même tems & trompeurs & trompés ?

Nos cœurs ne font point affez parfaits pour montrer fans voile : la politeffe eft un vernis qui adoucit les teintes tranchantes des caractères ; elle rapproche les hommes , 6c les engage à s'aimer par les reffemblances générales qu'elle répand fur eux : fans elle , la fociété n'offriroit que des difparates & des chocs ; on fe haïroit par les petites chofes; & avec cette difpofition , il feroit difficile de s'aimer même pour les plus grandes qualités. On a plus fouvent befoin de complaifance que de fervices ; l'ami le plus généreux m'obli- gera peut-être tout au plus une fois dans fa vie» Mais une fociété douce & polie embellit tous les momens du jour» Enfin la politefTe place les vertus ; elle feule leur enfeigne ces combiuaifons fines , qui les fubordonnent les unes aux

AVANTAGES DES SCIENCES, 6cc. n7

autres dans d'admirables proportions , ainfî que ce jufte milieu , au-deçà & au - delà duquel elles perdent infiniment de leur prix.

On ne fe contente pas d'attaquer les Sciences dans les effets qu'on leur attribue ; on les empoifonne jufques dans leur fource ; on nous peint la curîofité comme un penchant funefte; on charge fon portrait des couleurs les plus odieufes. J'avouerai que l'allégorie de Pandore peut avoir un bon côté dans le fyftême moral ; mais il n'en eil pas moins vrai que nous devons à nos connoiffances , & par conféquent à notre curiofïté , tous les biens dont nous jouhTons. Sans elle , réduits à la condition des brutes , notre vie fe pafTeroit à ramper fur la petite portion de terrain deftiné à nous nourrir & à nous engloutir un jour. L'état d'ignorance eft un état de crainte & de befoin , tout eft danger alors pour notre fragilité: la' mort gronde fur nos têtes , elle eft cachée dans l'herbe que nous foulons aux pieds. Lorfqu'on craint tout , & qu'on a befoin de tout , quelle difpofition plus raifonnable que celle de vouloir tout connoître ?

Telle eft la noble diftinétion d'un être penfant : feroit- ce donc en vain que nous aurions été doués feuls de cette faculté divine ? C'eft s'en rendre digne que d'en ufer.

Les premiers hommes fe contentèrent de cultiver la terre , pour en tirer le bled : enfuite on creufa dans fes entrailles , on en arracha les métaux. Les mêmes progrès fe font faits dans les Sciences : on ne s'eft pas contenté des découvertes les plus néceffaires : on s'eft attaché avec ardeur à celles qui ne paroifToient que difficiles & glorieufes. Quel étoit

Ff.z

2tg DISCOURS SUR LES

le point l'on auroit s'arrêter ? Ce que nous appelions génie , n'eft autre chofe qu'une raifon fublime Ôc courageufe: il n'appartient qu'à lui feul de fe juger.

Ces globes lumineux placés loin de nous à des diiïances fi énormes , font nos guides dans la navigation , ôc l'étude de leurs situations refpeclives , qu'on n'a peut-être regar- dées d'abord que comme l'objet de la curiofité la plus vaine , eft devenue une des fciences la plus utile. La propriété finguliere de l'aimant , qui n'étoit pour nos pères qu'une énigme frivole de la nature , nous a conduits comme par la main à travers l'immenfité des mers.

Deux verres placés & taillés d'une certaine manière , nous ont montré une nouvelle fcene de merveilles , que nos jeux ne foupçonnoient pas.

Les expériences du tube élecTrifé fembloient n'être qu'un jeu : peut-être leur devra-t-on un jour la connoiflance du règne univerfel de la nature.

Après la découverte de ces rapports fi imprévus , fi ma- jestueux , entre les plus petites & les plus grandes chof«s , quelles connoiffances oferions-nous dédaigner ? En favons- nous affez pour méprifer ce que nous ne favons pas ? Bien loin d'étouffer la curiofité , ne femble-t-il pas , au contraire , que l'Etre fuprême ait voulu la réveiller par des découvertes fingulicres , qu'aucune analogie n'avoit annoncées ?

Mais de combien d'erreurs eft afTiégée l'étude de la vérité ? Quelle audace , nous dit-on , ou plutôt quelle témérité de s'engager dans des routes trompeufes , tant d'au très ife font égarés ? Sur ces principes , il n'y aura plus rien que

AVANTAGES DES SCIENCES, &c. ^.9

nous ofîons entreprendre ; crainte éternelle des maux nous privera de tous les biens nous aurions pu afpirer , puifqu'il n'en efl point fans mélange. La véritable fagefTe, au contraire , confitîe feulement à les épurer , autant que notre condition le permet.

Tous les reproches , que l'on fait à la Philofophie , atta- quent l'efprit humain , ou plutôt l'Auteur de la nature , qui nous a faits tels que nous fommes. Les Philofophes étoient àes hommes ; ils fe font trompés. Doit - on s'en étonner ? Plaignons-les , profitons de leurs fautes , & corrigeons-nous ; fongeons que c'eft à leurs erreurs multipliées que nous devons la poffeffion des vérités dont nous jouirions. Il falloit épuifer les combinaifons de tous ces divers fyftêmes , la plupart fi répréhenfîbles & fi outrés, pour parvenir à quelque chofe de raifonnable. Mille routes conduifent à Terreur ; une feule mené à la vérité. Faut-il être furpris qu'on fe foit mépris fi fou- vent fur celle-ci , & qu'elle ait été découverte fi tard ?

L'efprit humain étoit trop borné pour embrafTer d'abord la totalité des chofes. Chacun de ces Philofophes ne voyoit qu'une face : ceux - rafTembloient les motifs de douter : ceux-ci réduifoient tout en dogmes : chacun d'eux avoit fon principe fivori , fon objet dominant auquel il rapportoit toutes {es idées. Les uns faifoient entrer la vertu dans la compofi- tion du bonheur , qui étoit la fin de leurs recherches ; les autres fe propofoient la vertu même , comme leur unique objet, & fe flattoient d'y rencontrer le bonheur. Il y en avoit qui regardoient la folitude & la pauvreté , comme l'afyle des mœurs ; d'autres ufoient des richeffes comme d'un inftrumerac

îjo DISCOURS SUR LES

de leur félicité & de celle d'autrui : quelques - uns fréquen- toient les Cours & les afTemblées publiques pour rendre leur fagefle utile aux rois & aux peuples. Un feul homme n'eft pas tous : un feul efprit , un feul fyftême n'enferme pas toute la fcience , c'eft par la comparaifon des extrêmes , que l'on faifit enfin le jufte milieu ; c'eft par le combat des erreurs qui s'entre-détruifent , que la vérité triomphe : ces diverfes parties fe modifient , s'élèvent 6c fe perfectionnent mutuelle- ment ; elles fe rapprochent enfin , pour former la chaîne des vérités ; les nuages fe diffipent , & la lumière de l'évidence fe levé.

Je ne diflimulerai cependant pas que les Sciences ont rare- ment atteint l'objet qu'elles s'étoient propofé. La métaphy- fique vouloit connoître la nature des efprits , & non moins utile , peut-être , elle n'a fait que nous développer leurs opé- rations : le phyficien a entrepris l'hiftoire de la nature , & n'a imaginé que des romans ; mais en pourfuivant un objet chimérique , combien n'a-t-il pas fait de découvertes admi- rables ? La chymie n'a pu nous donner de l'or; & fa folie nous a valu d'autres miracles dans fes analyfes & fcs mé- langes. Les Sciences font donc utiles jufques dans leurs écarts & leurs dércglemens ; il n'y a que l'ignorance qui n'eft jamais bonne à rien. Peut-être ont-elles trop élevé leurs prétentions. Les anciens à cet égard paroiiïbient plus figes que nous : ROUS avons la manie de vouloir procéder toujours par démonf- trations ; il n'y a fi petit profefietir qui n'ait fes argumens & fes dogmes, & par conféquent fes erreurs &c fes abfurdités. Cicéron & Platon rraitoient la Philofophic en dialogues :

AVANTAGES DES SC IENCES, &c. 231

chacun des interlocuteurs faifoit valoir fon opinion ; on dif- putoit , on cherchoit , 6c on ne fe piquoit point de prononcer. Nous n'avons peut-être que trop écrit fur l'évidence ; elle elt pkis propre à être fentie qu'à être délinie : mais nous avons prei- que perdu l'art de comparer les probabilités & les vraifèmblan- ces , 6c de calculer le degré de confentement qu'on leur doit. Qu'il y a peu de chofes démontrées 1 6c combien n'y en a-t-il pas , qui ne font que probables ! Ce feroit rendre un grand fer- vice aux hommes que de donner une méthode pour l'opinion.

L'efprit de fyfïême qui s'eft long-tems attaché à des objets il ne pouvoit prefque que nous égarer devroit régler l'ac- quifition , l'enchaînement ôc le progrès de nos idées : nous avons befoin d'un ordre entre les diverfes fciences , pour nous conduire des plus {impies aux plus compofées , <5c par- venir ainli à conftruire une efpece d'obfervatoire fpirituel , d'où nous puiffions contempler toutes nos connoiiïances ; ce qui eft le plus haut degré de l'efprit.

La plupart des fciences ont été faites au hafard ; chaque Auteur a fuivi l'idée qui le dominoit , fbuvent fans fa voir elle devoit le conduire : un jour viendra tous les livres feront extraits & refondus , conformément à un certain fyf- tême qu'on fe fera formé ; alors les efprits ne feront plus de pas inutiles ., hors de la route 6c fouvent en arrière. Mais quel eft le génie en état d'embraifer toutes les connoiiïances hu- maines ? de choifir le meilleur ordre pour les préfenter à l'ef- prit ? Sommes-nous aifez avancés pour cela ? Il eft du moins glorieux de le tenter : la nouvelle Encyclopédie doit former une époque mémorable dans l'hiltoire des Lettres.

i3z DISCOURS SUR LES

Le temple des Sciences efl un édifice immenfe , qui ne peut s'achever que dans la durée des fiecles. Le travail de chaque homme eft peu de chofe dans un ouvrage fi vafte ; mais le travail de chaque homme y eft néceffaire. Le ruif- feau qui porte fes eaux à la mer , doit - il s'arrêter dans Ci courfe , en confidérant la petitefie de fon tribut ? Quels éloges ne doit - on pas à ces hommes généreux , qui ont percé &c écrit pour la pqftérité? Ne bornons point nos idées à notre vie propre ; étendons-les fur la vie totale du genre - humain ; méritons d'y participer , & que l'inftant rapide nous au- rons vécu , foit digne d'être marqué dans fon hiftoire.

Pour bien juger de l'élévation d'un Philofophe , ou d'un homme de Lettres , au-deflus du commun des hommes , il ne faut que confîdérer le fort de leurs penfées : celles de l'un , utiles à la fociété générale , font immortelles , ce con- facrées à l'admiration de tous les fiecles ; tandis que les autres voient difparoître toutes leurs idées avec le jour, la circonf- tance , le moment qui les a vu naître : chez les trois quarts des hommes , le lendemain efface la veille , fans qu'il en relie la moindre trace.

Je ne parlerai point de Paftrologie judiciaire , de la cabale ,' & de toutes les fciences qu'on appelloit occultes : elles n'ont fervi qu'à prouver que la curiofîté eft un penchant invincible ; & quand les vraies Sciences n'auroient fait que nous délivrer de celles qui en ufurpoient li honteufement le nom , nous leur devrions déjà beaucoup.

On nous oppofe un jugement de Socrate , qui porta non fur les favans , mais fur les fophiftes ; non fur les Sciences ,

mais

AVANTAGES DES SCIENCES , &c. 2SÎ

mais fur l'abus qu'on en peut faire : Socrate étoit chef d'une fe&e qui enfeignoit à douter , & il cenfuroit , avec juftice , l'orgueil de ceux qui prétendoient tout favoir. La vraie fcience eft bien éloignée de cette affectation. Socrate eft ici témoin contre lui-même ; le plus favant des Grecs ne rougifîbit point de fon ignorance. Les Sciences n'ont donc pas leurs fources dans nos vices ; elles ne font donc pas toutes nées de l'or- gueil humain ; déclamation vaille , qui ne peut faire illufion qu;à des efprks prévenus.

On demande , par exemple , ce que deviendrait l'hiitoire , s'il n'y avoit ni guerriers , ni tyrans , ni confpirateurs ? Je réponds , qu'elle ferait l'hiitoire des vertus des hommes. Je dirai plus ; fi les hommes étoient tous vertueux , ils n'auroient plus befoin , ni de juges, ni de magiftrats, ni de foldats. A quoi s'occuperaient- ils ? Il ne leur relierait que les Sciences & les Arts. La contemplation des chofes naturelles , l'exer- cice de l'efprit font donc la plus noble & la plus pure fonc- tion de l'homme.

Dire que les Sciences font nées de l'oifîveté , c'efl abufer viliblement des termes. Elles naiffent du loifîr , il eft vrai ; mais elles garantirent de l'oifîveté. Le citoyen que (es befoins attachent à la charrue , n'eft pas plus occupé que le géomètre ©u l'anatomifte ; j'avoue que fon travail eft de première né- cefïïté : mais fous prétexte que le pain eft néceffaire , faut- il que tout le monde fe mette à labourer la terre ? &c parce qu'il eft plus néceiîaire que les loix , le laboureur fera - 1 - il élevé au-deffus du magiftrat ou du miniftre ? Il n'y a point d'abfurdités de pareils principes ne puflent nous conduire.

Suppl. de la Collée. Tome I. G g

234 DISCOURS SUR L E:S

Il femble , nous dit-on , qu'on ait trop de laboureurs , & qu'on craigne de manquer de Philofophes. Je demanderai à mon tour , fi l'on craint que les profeffions lucratives ne manquent de fujets pour les exercer. C'eft bien mal connoître l'empire de la cupidité ; tout nous jette dès notre enfance dans les conditions utiles ; & quels préjugés n'a-t-on pas à vaincre , quel courage ne faut - il pas , pour ofer n'être qu'un Defcartes, un Newton, un Locke ?

Sur quel fondement peut-on reprocher aux Sciences d'être nuilibles aux qualités morales ? Quoi 1 l'exercice du raifonne- ment , qui nous a été donné pour guide ; les Sciences ma- thématiques , qui , en renfermant tant d'utilités relatives à nos befoins préfens , tiennent i'efprit fi éloigné des idées infpirées par les fens & par la cupidité ; l'étude de l'antiquité , qui fait partie de l'expérience, la première fcience de l'homme; les obfervations de la nature , fi néceflliires à la confervation de notre être , & qui nous élèvent jufqu'à fon Auteur : toutes ces connoifTances contribueroient à détruire les mœurs ! Par quel prodige opéreroient-elles un effet fi contraire aux objets qu'elles fe propofent ? Et on ofe traiter d'éducation infenfée celle qui occupe la jeuneffe de tout ce qu'il y a jamais eu de noble & d'utile dans I'efprit des hommes ! Quoi , les mi- niilres d'une religion pure & feinte , à qui la jeuneffe elt or- dinairement confiée parmi nous , lui laiiferoicnt ignorer les devoirs de l'homme & du citoyen 1 Suffit - il d'avancer une imputation fi injufte , pour la peifuader ? On prétend nous faire regretter l'éducation des Perfes ; cette éducation fondée fur des principes barbares , qui donnoic ua gouverneur poux

AVANTAGES DES SCIENCES, &c. 235

apprendre à ne rien craindre , un autre pour la tempérance , un autre enfin pour enf.igner à ne point mentir ; comme fi les vertus étoient divifées , & dévoient former chacune un art féparé. La vertu eft un être unique , indivifîble : il s'agit de l'inïpirer , non de l'enfeigner ; d'en faire aimer la prati- que , & non d'en démontrer la théorie.

On fe livre enfuite à de nouvelles déclamations contre les Arts & les Sciences , fous prétexte que le luxe va rarement fans elles , 6c qu'elles ne vont jamais fans lui. Quand j'ac- ■corderois cette propofîtion , que pourroit - on en conclure ? La plupart des Sciences me paroiffent d'abord parfaitement défintérefTées dans cette prétendue objection : le Géomètre , l'Aftronome , le Phyficien ne font pas fufpeéts apurement. A l'égard des Arts , s'ils ont en effet quelque rapport avec le luxe, c'efl un côté louable de ce luxe même , contre lequel on déclame tant , fans le bien connoître. Quoique cette quef- tion doive être regardée comme étrangère à mon fujet , je ne puis m'empêcher de dire, que tant qu'on ne voudra rai- fonner fur cette matière que par comparaifon du paffé au préfent , on en tirera les plus mauvaifes conféquences du monde. Lorfque les hommes marchoient tout nuds , celui qui s'avifa le premier de porter des fibots paifa pour un volup- tueux : de fiecle en fîecle, on n'a jamais ceffé de crier à la corruption , fans comprendre ce qu'on vouloit dire ; le pré- jugé toujours vaincu , renaiffoit fidellement à chaque nou- veauté.

Le commerce & le luxe font devenus les liens des nations. La terre avant eux n'étoit qu'un champ de bataille , la guerre

Gg i

z3s DISCOURS SUR LES

un brigandage , & les hommes des barbares, qui ne croyoient nés que pour s'affervir , fe piller, & fe maffacrer mutuellement. Tels étoient ces fiecles anciens que l'on veut nous faire regretter.

La terre ne fiifTifoit ni à la nourriture , ni au travail de fes habitans ; les fujets devenoient à charge à l'Etat ; fi-tôt qu'ils étoient défarmés , il falloit les ramener à la guerre pour fe foulager d'un poids incommode. Ces émigrations effroyables des peuples du nord , la honte de l'humanité , qui détruifîrent l'Empire Romain , & qui défolerent le neuvième fiecle , n'a- voient d'autres fources que la mifere d'un peuple oifif. Au défaut de l'égalité des biens, qui a été long-tems la chimère de la politique, & qui eft impofîible dans les grands Etats, le luxe feul peut nourrir & occuper les fujets. Ils ne devien- nent pas moins utiles dans la paix que dans la guerre ; leur induftrie fert autant que leur courage. Le travail du pauvre eft payé du fuperflu du riche. Tous les ordres des citoyens s'attachent au Gouvernement par les avantages qu'ils en re- tirent.

Tandis qu'un petit nombre d'hommes jouit avec modéra- tion de ce qu'on nomme luxe , & qu'un nombre infiniment plus petit en abufe, parce qu'il faut que les hommes abufent de tout ; il fait l'efpoir , l'émulation & la fubfillance d'un million de citoyens , qui languiroient fans lui dans les hor- reurs de la mendicité. Tel eft en France l'état de la Capitale. Parcourez les Provinces : les proportions y font encore plus favorables. Vous y trouverez peu d'excès ; le néceflàire com- mode allez rare , l'arc ifun , le laboureur , c'eft-ù-dirc , le corps

AVANTAGES DÉS SCIENCES, &c. 237

de la nation , borné à la fîmple exiftence : en force qu'on peut regarder le luxe comme une humeur jettée fur une très-petite partie du corps politique , qui fait la force & la fanté du refte.

Mais , nous dit - on , les Arts amollirent le courage : on cite quelques peuples lettrés qui ont été peu belliqueux, tels que l'ancienne Egypte , les Chinois , & les Italiens modernes. Quelle injuftice d'en accufer les Sciences 1 II feroit trop long d'en rechercher ici les caufes. Il fufHra de citer, pour l'hon- neur des Lettres , l'exemple des Grecs & des Romains , de l'Efpagne , de l'Angleterre & de la France , c'eft-à-dire , des nations les plus guerrières & les plus favantes.

Des barbares ont fait de grandes conquêtes ; c'eft qu'ils étoient très - injuftes ; ils ont vaincu quelquefois des peuples policés. J'en conclurai , fi l'on veut , qu'un peuple n'eft pas invincible pour être favant. A toutes ces révolutions , j'oppo- ferai feulement la plus vafte & la plus facile conquête qui ait jamais été faite ; c'eft celle de l'Amérique que .les Arts & les Sciences de l'Europe ont fubjuguée avec une poignée de fol- dats ; preuve fans réplique de la différence qu'elles peuvent mettre entre les hommes.

J'ajouterai , que c'eft enfin une barbarie paffée de mode , de fuppofer que les hommes ne font nés que pour fe détruire. Les talens & les vertus militaires méritent fans doute un rang diftingué dans Tordre de la nécefïité : mais la philofo- phie a épuré nos idées fur la gloire : l'ambition des Rois n'eft à fes yeux que le plus monftrueux des crimes : grâces aux vertus du Prince qui nous gouverne , nous ofons célé- brer la modération & l'humanité.

z38 DISCOURS SUR LES

Que quelques nations au fein de l'ignorance ayent eu des idées de la gloire & de la vertu , ce font des exceptions fi fingulieres , qu'elles ne peuvent former aucun préjugé contre les fciences : pour nous en convaincre , jettons les yeux fur l'immenfe continent de l'Afrique , nul mortel n'eft alfez hardi pour pénétrer, ou alfez heureux pour l'avoir tenté im- punément. Un bras de mer fépare à peine les contrées fa- vantes &c heureufes de l'Europe , de ces régions funeftes , l'homme eft ennemi de l'homme , les Souverains ne font que les affaffins privilégiés d'un peuple efckve. D'où nahTent ces différences fi prodigieufes entre des climats Ci voifins, font ces beaux rivages que l'on nous peint parés par les mains de la nature ? L'Amérique ne nous offre pas des fpe&acles moins honteux pour l'efpece humaine. Pour un peuple vertueux dans l'ignorance , on en comptera cent bar- bares ou fauvages. Par-tout je vois l'ignorance enfanter l'er- reur, les préjugés , les violences, les pafîîons & les crimes. La terre abandonnée fans culture n'eft point oifive ; elle pro- duit des épines & des poifons , elle nourrit des monflres.

J'admire les Brutus , les Décius , les Lucrèce , les Virgi- nius , les Scévola ; mais j'admirerai plus encore un Etat puif- fant & bien gouverné , les citoyens ne feront point cort- damnés à des vertus fi cruelles.

Cincinnatus vainqueur retournoit à fa charrue : dans un fiecle plus heureux, Scipion triomphant revenoit goûter avec Lélius & Térence les charmes de la philofophic &c des lettres, & ceux de l'amitié plus précieux encore. Nous célébrons Fa- bricius , qui avec les raves cuites fous la cendre , méprife

AVANTAGES DES SCIENCES, &c. z39

l'or de Pyrrhus : mais Titus , dans la fomptuofité de fes palais , mefuranr fon bonheur fur celui qu'il procure au monde par fes bienfaits & par fes loix, devient le héros de mon cœur. Au lieu de cet antique héroïfme fuperftitieux , ruftique ou bar- bare , que j'admirois en frémiffant; j'adore une vertu éclairée, heureufe & bienfaifanre ; l'idée de mon exiitence s'embellit : j'apprends à honorer & à chérir l'humanité.

Qui pourrait être aflez aveugle , ou affez injafte , pour n'être pas frappé de ces différences ? Le plus beau fpe&acle de la nature , c'eft l'union de la vertu & du bonheur ; les Sciences & les Arts peuvent feuls élever la raifon à cet ac- cord fublime. C'eft de leur fecours qu'elle emprunte des forces pour vaincre les pallions , des lumières pour diffiper leurs preftiges , de l'élévation pour apprécier leurs petiteffes , des attraits enfin & des dédommagemens pour fe diftraire de leurs féductions.

On a dit que le crime n'étoit qu'un faux jugement ( * ). Les Sciences , dont le premier objet eft l'exercice & la perfection du raifonnement , font donc les guides les plus affurés des mœurs. L'innocence fans principes & fans lumières , ireft qu'une qualité de tempérament , aufli fragile que lui. La fageffe éclairée connoît fes ennemis & fes forces. Au moyen de fon poin: de vue fixe , elle purifie les biens matériels , & en extrait le bonheur : elle fait tour - à -tour s'abftenir & jouir dans les bornes qu'elle s'eft rrefcrites.

Il n'eft pas plus difficile de faire voir l'utilité des Arts pour

( * ) Conjtdcrations fur les mœurs.

i4o DISCOURS SUR LES

la perfection des mœurs. On comptera les abus que les paf- fîons en ont fait quelquefois : mais qui pourra compter les biens qu'ils ont produits ?

Otez les Arts du monde ; que relie - t - il ? les exercices du corps & les pallions. L'efprit n'elt plus qu'un agent matériel, ou l'inftrument du vice. On ne fe délivre de fes pallions que par des goûts : les Arts font néceflaires à une nation heureufe : s'ils font l'occafion de quelques défordres , n'en accufons que l'imperfection même de notre nature : de quoi n'abufe- t- elle pas? Ils ont donné l'être aux plaifirs de l'ame, les feuls qui foient dignes de nous : nous devons à leurs féduétions utiles l'amour de la vérité & des vertus , que la plupart des hommes auroient haïes ôc redoutées 9 fi elles n'euifent été parées de leurs mains,

C'eft à tort qu'on affecte de regarder leurs productions comme frivoles. La fculpture , la peinture flattent la tendreffe, confo- lent les regrets , immortalifent les vertus & les talens ; elles font des fources vivantes de l'émulation ; Ccfar verfoit des larmes en contemplant la ftatue d'Alexandre.

L'harmonie a fur nous des droits naturels , que nous vou- drions en vain méconnoître ; la Fable a dit , qu'elle arrêtoit le cours des flots. Elle fût plus ; elle fufpend la penfée : elle calme nos agitations, & nos troubles les plus cruels : elle anime la valeur, & préfide aux plaifirs.

Ne fcmble-t-il pas que la divine Pocfie ait dérobe le feu du Ciel pour animer toute la nature? Quelle ame peut être inacccffible à fa touchante magie ? Elle adoucit le maintien févere de la vérité , elle fût foudre la fagcile; les chefs-d'œu- vre

AVANTAGES DES SCIENCES , &c. z4i

Tre du théâtre doivent être confidérés comme de favantes expériences du cœur humain.

C'ell aux Arts enfin que nous devons le beau choix des idées , les grâces de l'efprit & l'enjouement ingénieux qui font les charmes de la fociété ; ils ont doré les liens qui nous unifient, orné la fcene du monde, & multiplié les bienfaits de la Nature.

Suppl. de la Colkc. Tome L

H.K

A M M E T

DE LA COUR

de parlement;

Qui condamne un Imprimé ayant pour titre , Emile , ou de l'Education , par J. J. Roufleau , imprimé à la Haye. m. dcc. ix il. à être lacéré & brûlé par l'Exécuteur de la Haute - Juftice.

Extrait des Registres du Parlement, Du 9 Juin 1762.

K^j E jour , les gens du Roi font entrés , & Me. Orner- Joly de Fleury , Avocat dudit Seigneur Roi , portant la parole , ont dit:

Qu'ils déféraient à la Cour un Imprimé en quatre volumes in - oclavo , intitulé : Emile , ou de l'Education , par J. J. Rouffeau , Citoyen de Genève , dit imprimé à la Haye en M. DCC. LXIL

Que cet ouvrage ne paraît compofé que dans la vue de ramener tout à la religion naturelle , & que l'Auteur s'occupe dans le plan de l'éducation qu'il prétend donner à fon Elevé t à développer ce fyftcme criminel.

Qu'il ne prétend inftruire cet Elevé que d'après la nature qui eft fon unique guide, pour former en lui l'homme moral \

DE PARLEMENT.

Z43

qu'il regarde toutes les religions comme également bonnes Se comme pouvant toutes avoir leurs raifons dans le climat , dans le gouvernement , dans le génie du peuple , ou dans quelqu'autre caufè locale , qui rend l'une préférable à l'autre , félon les tems & les lieux.

Qu'il borne l'homme aux connoiffances que l'inftinct porte à chercher, flatte les parlions comme les principaux inûru- mens de notre confervation , avance qu'on peut être fauve fans croire en Dieu , parce qu'il admet une ignorance invincible de la Divinité qui peut exeufer l'homme ; que félon fes prin- cipes , la feule raifon eft juge dans le choix d'une religion , îaiffant à fa difpofition la nature du culte que l'homme doit rendre à l'Etre fuprême que cet Auteur croit honorer, en parlant avec impiété du culte extérieur qu'il a établi dans la religion , ou que l'Eglife a preferit fous la direction de l'Ef- prit Saint qui la gouverne.

Que conféquemment à ce fyfcême , de n'admettre que la religion naturelle , quelle qu'elle foit chez les différens peuples , il ofe •effayer de détruire la vérité de l'Ecriture Sainte & des Prophéties , la certitude des miracles énoncés dans les Livres Saints , l'infaillibilité de la révélation , l'autorité de l'Eglife ; & que ramenant tout à cette religion naturelle , dans laquelle il n'admet qu'un culte & des loix arbitraires , il entreprend de juftifier non-feulement toutes les religions , prétendant qu'on s'y fauve indiftinclement , mais même l'infidélité & la réiif- tance de tout homme à qui l'on voudrait prouver la divinité de Jéfus - Chrift &c l'exiftence de la religion chrétienne , qui feule a Dieu pour auteur , & à l'égard de laquelle il porte le

Hh z

<M4 ARRÊT DE LA COUR

blafphême jufques à la donner pour ridicule , pour contradic- toire , & à infpirer une indifférence facrilege pour fes myite- res & pour fes dogmes qu'il voudrait pouvoir anéantir.

Que tels font les principes impies & déteftables que fe propofe d'établir dans fon ouvrage cet Ecrivain qui foumet k religion à l'examen de la raifon , qui n'établit qu'une foi purement humaine, & qui n'admet de vérités ôc de dogmes en matière de religion , qu'autant qu'il plaît à l'efprit livré à fes propres lumières , ou plutôt à fes égaremens , de les rece- voir ou de les rejetter.

Qu'à ces impiétés il ajoute des détails indécens, des expli- cations qui bleffent la bienféance & la pudeur, des propor- tions qui tendent à donner un caradere faux & odieux à l'au- torité fouveraine, à détruire le principe de l'obéiffance qui lui eft due , & affoiblir le' refpecl: & l'amour des peuples pour leurs Rois.

Qu'ils croyent que ces traits fuffifent pour donner à la Cour une idée de l'ouvrage qu'ils lui dénoncent ; que les maximes qui y font répandues forment par leur réunion un fyftême chimérique , aufïi impraticable dans fon exécution , qu'abfurde & ccn.lamnable dans fon projet. Que feraient d'ailleurs des fujets élevés dans de pareilles maximes, finon des hommes préoccupés du fcepticifme ôc de la tolérance, abandonnes à leurs paillons, livrés aux plaifirs des fens, concentrés en eux- mêmes par l'amour - propre , qui ne connaîtraient d'autre voix que celle de la nature, & qui au noble defir de la folide gloire , fubftitueroient la pernicieufe manie de la fîngularicé ? Quelles règles pour les mœurs ! Quels hommes pour la rvli-

DE PARLEMENT.

145

gion & pour l'Etat , que des enfans élevés dans des princi- pes qui font également horreur au chrétien & au citoyen!

Que l'Auteur de ce livre n'ayant point craint de fe nom- mer lui-même , ne fauroit être trop promptement pourfuivi ; qu'il eft important , puifqu'il s'eft fait connoître , que la j-uitice fe mette a portée de faire un exemple , tant fur l'Auteur que fur ceux qu'on pourra découvrir avoir concouru , foit à l'im- prefïion , foit à la diftribution d'un pareil ouvrage , digne comme eux de toute fa févérité.

Que c'eft l'objet des conclurions par écrit qu'ils laiffent à la Cour avec un exemplaire du livre ; & fe font les Gens du Roi retités.

Eux retirés :

Vu le livre en quatre tomes in-$°. intitulé : Emile , ou de TEducation , par J. J. Roujfeau , Citoyen de Genève. Sana- bilibus aegrotamus malis ; ipfaque nos in recium natura geni- tos , fi emendari velimus, juvat. Senec. de Ira, Lib. XI. cap, XIII. tom. 1,2, 3 6c 4* A la Haye , che\ Jean Néaulme ,. Libraire , avec Privilège de Nos Seigneurs les Etats de Hollande & Jf^ejljrife. Conciuiïons du Procureur - Général du Roi ; ouï le rapport de M\. Pierre-François Lenoir , Con- feiller: la matière mife en délibération:

La COLJv. ordonne que ledit livre imprimé fera lacéré & brûlé en la Cour du Palais , au pied du grand efcalier d'icelui , par l'Exécuteur de la Haute-Iuftice ; enjoint à tous ceux qui en ont des Exemplaires de les apporter au Greffe de la Cour, pour y être fupprimes ; fait, très-expreffes inhibitions & défen-

246 ARRET DE LA COUR

fes à tous Libraires d'imprimer , vendre & débiter ledit livre î ôc à tous colporteurs , distributeurs ou autres de le colporter ou distribuer , à peine d'être pourfuivis extraordinairement , 8c punis fuivant la rigueur des ordonnances. Ordonne qu'à la Requête du Procureur - Général du Roi , il fera informé par- devant le Confeiller-Rapporteur , pour les témoins qui fe trouveront à Paris , 8c par-devant les Lieutenants-Criminels àss Bailliages &c Sénéchauffées du ReSTort , pour les témoins qui feraient hors de ladite ville , contre les Auteurs , Impri- meurs ou Distributeurs dudit livre ; pour , les informations faites , rapportées 8c communiquées au Procureur - Général du Roi , être par lui requis & par la Cour ordonné ce qu'il appartiendra; 8c cependant ordonne que le nommé J. J. Rouf- feau , dénommé au frontifpice dudit livre, fera pris 8c ap- préhendé au corps , 8c amené es prifons de la Conciergerie du Palais , pour être ouï 8c interrogé par-devant ledit Con- ftillcr-Rapporteur , fur les foirs dudit livre, 8c répondre aux concluions que le Procureur-Général entend prendre contre lui ; & ledit J. J. RoulTeau ne pourroit être pris 8c appré- hendé , après perquifition faite de fa perfonne, ailigné à quin- zaine , Ces biens faifis 8c annotés , 8c à iceux Commiflàires établis, jufqu'à ce qu'il ait obéi fuivant l'Ordonnance; 8c à cet effet ordonne qu'un exemplaire dudit livre fera dépofé au Greffe de la Cour, pour fervir à PinStruction du Procès. Or- donne en outre que le préfent Arrêt fera imprimé, publié 8c affiché par - tout befoin fera. Fait en Parlement , le 9 Juin rnij fept cen: Soixante - deux.

Sjgié, DUFRANC.

DE PARLEMENT. 247

Et le Vendredi n Juin 1762 , ledit Ecrit mentionné ci- de/fus a été lacéré & brûlé au pied du grand Efcalier du Palais , par VExècuteur de la Haute- Juftice , en préfence de moi Etienne Dagobert Yfabeau , Vun des trois principaux Commis pour la Grand'' Chambre , affijlé de deux Huiffiers de la Cour,

Signé, YSABEAU.

A PARIS , chez P. G. SIMON, Imprimeur du Parlement, rue de la Harpe ? à l'Hercule, 1762.,

AND E ME N T

DE MONSEIGNEUR

L'ARCHEVÊQUE

DE PARIS,

Portant condamnation d'un Livre gui a pour titre : Emile , ou de l'Education , par J. J. Roufleau , Citoyen de Genève. A Amflerdam^ che\ Jean Néaulme , Libraire , i76z.

'Hristophe de Beaumont, parla Miféricorde Divine, & par la grâce du Saint Siège Apoftolique , Archevêque de Paris , Duc de Saint Cloud , Pair de France , Commandeur de l'Or- dre du Saint-Efprir , Proyifeur de Sorbonne, &c. A tous les Fidèles de notre Diocefe : Salut et Bénédiction.

I. Saint Paul a prédit, mes très-chers Frères, qu'il viendrait des jours périlleux ou il y auroit des gens amateurs <f eux-mêmes , fiers , fuperbes , blafphémateurs , impies , calom- niateurs^ enfles d'orgueil, amateurs des voluptés plutôt que de Dieu : des hommes d'un efprit corrompu & pervertis dans la Foi {a). Et dans quels tems malheureux cette prédiction s'eit-elle accomplie plus à la lettre que dans les nôtres ! L'in-

( a ) In novifTimis diebus infbbunt midi & voltiptatum amatores magi» tempora periculofa ; crunt homines quam Dci. . . hommes corrupti mente fripfos amantes. .. elati , fuperbi , blaf- & reptobi cixca fidcm. ;. Tim. C. \. j-.hemi. .. feelefti... crimmatores. . . tu- v. 1.4.8-

Crédulité ,

MANDEMENT. î49

crédulité , enhardie par toutes les pallions , fe préfente fous toutes les formes , afin de fe proportionner , en quelque forte , à tous les âges , à tous les caractères , à tous les états. Tan- tôt, pour s'infinuer dans des efprits qu'elle trouve déjà enfor- celéspar la bagatelle (6) , elle emprunte un ftyle léger, agréa- ble "& frivole : de - tant de romans également obfcenes & impies , dont le but efl d'amufer l'imagination , pour féduire l'efprit ôc corrompre le cœur. Tantôt, affectant un air de profondeur & de fublimité dans fes vues , elle feint de remon- ter aux premiers principes de nos connoiflances , & prétend s'en autorifer , pour fecouer un joug qui , félon elle , désho- nore l'humanité , la Divinité même. Tantôt elle déclame en furieufe contre le zèle de la Religion, & prêche la tolérance univerfelle avec emportement. Tantôt enfin , réunifiant tous ces divers langages , elle mêle le férieux à l'enjouement , des maximes pures à des obfcénités , de grandes vérités à de gran- des erreurs , la foi au blafphême ; elle entreprend , en un mot , d'accorder la lumière avec les ténèbres , Jéfus - Chrifi: avec Bélial. Et tel eft fpécialement , M. T. C. F. l'objet qu'on paroît s'être propofé dans un ouvrage récent , qui a pour titre: EMILE ou de l'Education. Du fein de l'erreur il s'eft élevé un homme plein du langage de la philofophie , fans être véri- tablement philofophe : efprit doué d'une multitude de connoif- fances qui ne l'ont pas éclairé , & qui ont répandu des ténè- bres dans les autres efprits : caractère livré aux paradoxes d'o- pinions & de conduite ; alliant la Simplicité des mœurs avec

(b) Fafcinatio nugacitatis obfcurat bona. Sqp. C. 4. v. 12.

Suppl. de la Collée. Tome I. I i

g$£ MANDEMENT.

le fafle des penfées ; le zèle des maximes antiques avec la fureur d'établir des nouveautés , l'obicurité de la retraite avec le defîr d'être connu de tout le monde ; on l'a vu invectiver contre les fciences qu'il cultivoit; préconifer l'excellence de l'Evangile , dont il détruifoit les dogmes ; peindre la beauté àes vertus qu'il éteignoit dans l'ame de fes Lecteurs. Il s'eit fait le précepteur du genre-humain pour le tromper, le moni- teur public pour égarer tout le monde , l'oracle du fiecle pour achever de le perdre. Dans un ouvrage fur l'inégalité des conditions , il avoit abaiffé l'homme jufqu'au rang des bêtes ; dans une autre production plus récente , il avoit infinué le poifon de la volupté en paroiflant le profcrire : dans celui-ci , il s'empare des premiers momens de l'homme , afin d'établir l'empire de l'irréligion.

II. Quelle entreprife , M. T. C. F. ! L'éducation de la jeuneffe eft un des objets les plus importans de la follicitude & du zèle des Parleurs. Nous favons que , pour réformer le monde , autant que le permettent la foibleffe & la corruption de notre nature , il fuffiroit d'obferver fous la direction & l'impreflion de la grâce les premiers rayons de la raifon humaine , de les faifir avec foin & de les diriger vers la route qui conduit à la vérité. Par-là ces efprits, encore exempts de préjugés, feroient pour toujours en garde contre l'erreur ; ces cœurs , encore exempts de grandes parlions , prendraient les impref- fions de toutes les vertus. Mais a qui convient-il mieux qu'à nous & à nos coopérateurs dans le faint Miniftere , de veiller ainfi fur les premiers momens de la jeuneffe chrétienne ; de lui distribuer le lait fpirituel de la Religion , afin qu'il croifle

MANDEMENT. ici

pour le falut (c) ; de préparer de bonne heure , par de falutai- res leçons, des adorateurs fînceres au vrai Dieu, des fujets fidelles au Souverain , des hommes dignes d'être la reflburce & l'ornement de la Patrie ?

III. Or , M. T. C. F. , l'Auteur d'EMiLE propofe un plan d'éducation qui , loin de s'accorder avec le Chriilianifme , n'eft pas même propre à former des citoyens , ni des hom- mes. Sous le vain prétexte de rendre l'homme à lui - même , & de faire de fon Elevé l'Elevé de la nature , il met en prin- cipe une aflertion démentie , non-feulement par la Religion , mais encore par l'expérience de tous les peuples & de tous les tems. Pofons , dit-il , pour maxime inconteflable , que les premiers mouvemens de la nature font toujours droits : il n'y a point de perverfité originelle dans le cœur humain. A ce langage on ne reconnoît point la doctrine des faintes Ecritu- res ce de l'Eglife , touchant la révolution qui s'eft faite dans notre nature. On perd de vue le rayon de lumière qui nous fait connoître le myftere de notre propre cœur. Oui , M. T. C. F. , il fe trouve en nous un mélange frappant de grandeur & de baûelTe , d'ardeur pour la vérité & de goût pour l'erreur , d'in- clination pour la vertu & de penchant pour le vice : étonnant contraire , qui , en déconcertant la Philofophie payenne , la laiffe errer dans de vaines fpéculations ! contrarie dont la révé- lation nous découvre la fource dans la chute déplorable de notre premier père! L'homme fe fent entraîné par une pente funefte , ce comment fe roidiroit-il contre elle , fi fon enfance

< c ) Sicut modo geniti infantes , rationabile fine dolo lac concupifeite : ut ineo crefeatisin falutem. i. Fet. c. 2.

Ii z

25i MANDEMENT.

n'étoit dirigée par des maîtres pleins de vertu , de fagefTe , de vigilance ; & fi , durant tout le cours de fa vie, il ne faifoit lui-même , fous la protection , & avec les grâces de fon Dieu , des efforts puilîans & continuels ? Hélas ! M. T. C. F. , malgré les principes de l'éducation la plus faine & la plus vertueufe , malgré les promeffes les plus magnifiques de la religion , &c les menaces les plus terribles , les écarts de la jeuneffe ne font encore que trop fréquens , trop multipliés ; dans quelles erreurs , dans quels excès , abandonnée à elle-même , ne fe précipiterait - elle donc pas ? C'eft un torrent qui fe déborde malgré les digues puiffantes qu'on lui avoit oppofées : que feroit - ce donc fi nul obftacle ne fufpendoit fes flots , & ne rompoit fes efforts ?

IV. L'Auteur d'EMiLE, qui ne reconnoît aucune religion , indique néanmoins , fans y penfer , la voie qui conduit infail- liblement à la vraie religion. Nous, dit-il, qui ne voulons rien donner à P autorité ; nous, qui ne voulons rien enfeigner à notre Emile , qu'il ne pût comprendre de lui-même par tout pays , dans quelle religion V élèverons - nous ? à quelle fecle. aggrégerons -nous VEleve de la nature? Nous ne Taggrégz- rons , ni à celle-ci, ni à celle-là ; nous le mettrons en état de choifir celle ou le meilleur ufage de la raifon doit le con- duire. Plût à Dieu , M. T. C. F. , que cet objet eût été bien rempli! Si l'Auteur eût réellement mis fon Elevé en état de choifir , entre toutes les religions , celle ou le meilleur ufage de la raifon doit conduire , il l'eût immanquablement préparé aux leçons du chriftianifme. Car, M. T. C. F., la lumière naturelle conduit à la lumière évangélique; & le culte chré-

MANDEMENT. 253

tien eft effentlellement un culte raifonnable (d). En effet, fi le meilleur ufage de notre raifon ne devoit pas nous con- duire à la révélation chrétienne, notre foi fêroit vaine, nos efpérances feraient chimériques. Mais comment ce meilleur ufage de la raifon nous conduit-il au bien ineftimable de la foi , & de - au terme précieux du falut ? C'eft à la raifon elle-même que nous en appelions. Dès qu'on reconnoît un Dieu , il ne s'agit plus que de favoir s'il a daigné parler aux hommes , autrement que par les impreffions de la nature. Il faut donc examiner fi les faits , qui conftatent la révélation , ne font pas fupérieurs à tous les efforts de la chicane la plus artificieufe. Cent fois l'incrédulité a tâché de détruire ces faits , ou au moins d'en affoiblir les preuves; & cent fois fa criti- que a été convaincue d'impuiffance. Dieu , par la révélation , s'eft rendu témoignage à lui-même , & ce témoignage eft évi- demment très-digne de foi (e ). Que refte-t-il donc à l'homme qui fait le meilleur ufage de fa raifon , finon d'acquiefcer à ce témoignage? C'eft votre grâce, ô mon Dieu! qui confomme cette œuvre de lumière ; c'eft elle qui détermine la volonté , qui forme l'ame chrétienne ; mais le développement des preu- ves , & la force des motifs , ont préalablement occupé , épuré la raifon; & c'eft dans ce travail, aufïi noble qu'indifpenfable , que confifte ce meilleur ufage de la raifon , dont l'Auteur d'EMiLE entreprend de parler fans en avoir une notion fixe & véritable. V. Pour trouver la jeunefîè plus docile aux leçons qu'il lui

( d ) Rationabile obfequium veftrum. Rom. C. 12. v. 1. (t) Teftimonia tua aedibilia fada funt nimis. Pfal. 92. ». f,

iS4 MANDEMENT.

prépare , cet Auteur veut qu'elle foit dénuée de tout principe de religion. Et voilà pourquoi , félon lui , connoître le bien & le mal,fentir la raifon des devoirs de l'homme, rCeft pas V affaire d'un enfant. . . Paimerois autant , ajoute-t-il , exiger qiiun enfant eût cinq pieds de haut , que du jugement à dix ans.

VI. Sans doute , M. T. C. F. , que le jugement humain a fes progrès , ôc ne fe forme que par degrés. Mais s'enfuit - il donc qu'à l'âge de dix ans un enfant ne connoiffe point la différence du bien & du mal , qu'il confonde la fageffe avec la folie , la bonté avec la barbarie , la vertu avec le vice ? Quoi ! à cet âge il ne fentira pas qu'obéir à fon père eft un bien, que luidéfobéir eft un mal. Le prétendre, M. T. C. FM c'eft calomnier la nature humaine , en lui attribuant une ftupi- dité qu'elle n'a point.

VIL " Tout enfant qui croit en Dieu , dit encore cet Au- ■)•> teur, eft idolâtre ou antropomorphite ». Mais s'il eft idolâ- tre , il croit donc plusieurs Dieux ; il attribue donc la nature divine à des iîmulacres infenfibles ? S'il n'eft qu'antropomor- phite , en reconnoiffant le vrai Dieu , il lui donne un corps. Or, on ne peut fuppofer ni l'un ni l'autre dans un enfant qui a reçu une éducation chrétienne. Que fi l'éducation a été vicieufe à cet égard , il eft fouverainement injufte d'imputer à la religion ce qui n'eft que la faute de ceux qui l'enfeignent mal. Au furplus , l'âge de dix ans n'eft point l'âge d'un Phi- lofophe : un enfuit , quoique bien inlluiit - peut s'expliquer mal; mais en lui inculquant que la D.vinkc n'eft rien de ce qui tombe , ou de ce qui peut tomber fous les feus ; que c'eft

MANDEMENT. z55

une intelligence infinie, qui, douée d'une puiflance fliprême , exécute tout ce qui lui plaît , on lui donne de Dieu une notion aflbrtie à la portée de fon jugement. Il n'eft pas douteux qu'un athée, par fes fophifmes, viendra facilement à bout de troubler les idées de ce jeune croyant : mais toute l'adreffe du fophifte ne fera certainement pas que cet enfant , lorfqu'il croit en Dieu , foit idolâtre ou antropomorphite ; c'eit-à-dire , qu'il ne croye que l'exifteiice d'une chimère.

VIII. L'Auteur va plus loin , M. T. C. F. , il n'accorde pas même à un jeune homme de quin\e ans , la capacité de croire en Dieu. L'homme ne faura donc pas même à cet âge , s'il y a un Dieu , ou s'il n'y en a point : toute la nature aura beau annoncer la gloire de fon Créateur , il n'entendra rien à fon langage ! Il exiftera , fans favoir à quoi il doit fon exiilence ! Et ce fera la faine raifon elle - même qui le plongera dans ces ténèbres ! C'eft ainfi , M. T. C. F. , que l'aveugle impiété voudroit pouvoir obfcurcir de fes noires vapeurs , le flambeau que la religion préfente à tous les âges de la vie humaine. Saint Augurtin raifonnoit bien fur d'autres principes , quand il difoit, en parlant des premières années de fa jeuneffe. " Je » tombai dès ce tems-là , Seigneur , entre les mains de quel- » ques - uns de ceux qui ont foin de vous invoquer ; & je »j compris par ce qu'ils me difoient de vous, & félon les » idées que j'étois capable de m'en former à cet âge - , » que vous étiez quelque chofe de grand , & qu'encore que i> vous ruffïez invifible , & hors de la portée de nos fens , » vous pouviez nous exaucer & nous fecourir. Auffi com- *> mençai-je dès mon enfance à vous prier , & vous regarder

i$6 MANDEMENT.

»» comme mon recours & mon appui ; & à mefure que ma « langue fe dénouoic , j'employois fes premiers mouvemens à »> vous invoquer ». ( Lib. i. Confejf. Chap. IX ).

IX. Conrinuons , M. T. C. F. , de relever les paradoxes étranges de l'Auteur d'EMiLE. Après avoir réduit les jeunes gens à une ignorance fi profonde par rapport aux attributs & aux droits de la Divinité , leur accordera-t-il du moins l'avantage de fe connoître eux-mêmes ? Sauront-ils fi leur ame eft une fubftance abfolument diflinguée de la matière ? ou fe regarderont-ils comme des êtres purement matériels &c fournis aux feules loix du mécanifme ? l'Auteur d'EMiLE doute qu'à dix-huit ans , il foit encore tems que fon Elevé apprenne s'il a une ame : il penfe que , s'il V apprend plutôt , il court rifquc de ne le favoir jamais : ne veut-il pas du moins que la jeunelfe foit fufceptible de la connoiflànce de fes devoirs? Non. A l'en croire , il n'y a que des objets phyfiques qui puiffent intérejfer les enfans , fur-tout ceux dont on n'a pas éveillé la vanité , & qu'on n'a pas corrompus d'avance par le poifon de l'opinion. Il veut , en conféquence , que tous les foins de la première éducation foient appliqués à ce qu'il y a dans l'homme de matériel & de terreftre : exerce\ , dit-il ,fon corps, fes organes ,fes fens , fes forces ; mais tene\ fon ame oifive , autant qu'il fe pourra. C'eft que cette oifiveté lui a paru nécelfaire pour difpofer l'ame aux erreurs qu'il fe propofjit de lui inculquer. Mais ne vouloir enfeigner la fagefle à l'homme que dans le tems il fera dominé par la fougue des p.ifTions naifTantes , n'eft-ce pas la lui préfenter dans le deflèin qu'il la rejette ?

X. Qu'une

MANDEMENT. 25?

X. Qu'une femblable éducation , M. T. C. F. , eft oppofce à celle, que prefcrivent , de concert , la vraie religion & la faine raifon ? Toutes deux veulent qu'un Maître fage <Sc vigi- lant épie en quelque forte dans fon Elevé les premières lueurs de l'intelligence , pour l'occuper des attraits de h vérité , les premiers mouvemens du coeur , pour le fixer par les charmes de la vertu. Combien en efTet n'eft-il pas plus avan- tageux de prévenir les obftacles , que d'avoir à les fjrmonter ? Combien n'eft-il pas à craindre que , fi les imprefïions du vice précèdent les leçons de la vertu , l'homme parvenu à un certain âge , ne manque de courage , ou de volonté pour réfiiter au vice ? Une heureufe expérience ne prouve-t-elle pas tous les jours , qu'après les déréglemens d'une jeunene imprudente & emportée , on revient enfin aux bons principes qu'on a reçus dans l'enfance ?

XI. Au refte , M. T. C. F. , ne foyons point furpris que l'Auteur d'EMiLE remette a. un tems fi reculé la connoif- fance de Pexiilence de Dieu.* il ne la croit pas nécefîaire au falut. // eft clair , dit-il , par l'organe d'un perfonnage chimérique , il eft clair que tel homme parvenu jufqiCà la •vieillejfe , fans croire en Dieu , ne fera pas pour cela privé de fa préfence dans Vautre , fi fon aveuglement n'a point été volontaire , & je dis qu'il ne Veft pas toujours. Remarquez , M. T. C. F. , qu'il ne s'agit point ici d'un homme qui feroit dépourvu de l'ufage de fa îaifon , mais uniquement de celui dont la raifon ne feroit point aidée de l'inftru-fHon. Or, une telle prétention eft fouverainement abfurde , fur-tout dans le fyftême d'un Ecrivain qui foutient que la raifon efl abfo-

Suppl. de la Collée. Tome L K k

*5I MANDEMENT.

Jument faine. Saint Paul affure , qu'entre les Philofophes Païens , plufieurs font parvenus , par les feules forces, de la raifon , à la connoifîance du vrai Dieu. Ce gui peut être connu de Dieu , dit cet Apôtre , leur a été manifeflé , Dieu le leur ayant fait connoître : la confidération des chofes gui ont été faites dès la création du monde leur ayant rendu vifikle ce gui eji invifible en Dieu , fa puijfance même éter- nelle , & fa divinité , en forte gu'ils font fans excufe ; puif- gu ayant connu Dieu , ils ne Vont point glorifié comme Dieu T & ne lui ont point rendu grâces ; mais ils fe font perdus dans la vanité de leur raifonnement , & leur efprit infenfê a été obfcurci : enfe difant fages , ils font devenus fous (/). XII. Or , fi tel a été le crime de ces hommes , lefquels bien qu'affujettis par les préjuges de leur éducation au culte des idoles, n'ont pas laifTé d'atteindre à la connoiffance de Dieu : comment ceux qui n'ont point de pareils obftacles à vaincre , feroient-ils innocens & juftes , au point de mériter de jouir de la préfence de Dieu dans l'autre vie ? Comment feroient-ils excufables ( avec une raifon faine telle que l'AuteuE la fuppofe ) d'avoir joui durant cette vie du grand fpecl:acle de la nature , & d'avoir cependant méconnu celui qui l'a créée t qui la conferve & la gouverne ?

(/) Quod notumeft Dei manifeftum non ficut Deum glorificaverunt, aut

eft in Mis : Deus enim illis maniferta- gratias egerunt, fed evanuerunt in co-

vit. Invifibilia enim ipfius , à creaturâ gitationibus fuis, & obfcuratum elt

mundi , par caquie fada funt intellefta, infipiens cor eorum; dicentes enim fe

confpiciunrur : fempiterna quoque ejus effe fapientes , ftulti facti funt. Rom.

virtus & divinitas, ita ut fint inexcu- C. i. V, 1J. 83- fabilcs ; quia çùm cognovillcnt Deum,

MANDEMENT. içc

XIII. Le même Ecrivain , M. T. C. F. , embraffe ou- vertement le fcepticifme , par rapport à la création & à l'unité de Dieu. Je fais , fait-il dire encore au perfonnage fuppofé qui lui fert d'organe , je fais que le monde efl gou- verné par une volonté puiffante & fage ; je le vois , ou plutôt je le fens , & cela m'importe àfavoir : mais ce même monde efl-il éternel , ou créé ? Y a-t-il un principe unique des chofes ? Y en a-t-il deux ou plufieurs , & quelle efl leur nature ? Je n'en fais rien & que m'importe?.... Je renonce à des que/lions oifeufes gui peuvent inquiéter mon amour-propre , mais qui font inutiles à ma conduite , & fupérieures à ma raifon. Que veut donc dire cet Auteur téméraire ? Il croit que le monde eft gouverné par une volonté puiffante & fage : il avoue que cela lui importe à favoir : & cependant , il ne fait , dit-il , s'il n'y a qu'un feul principe des chofes , ou s'il y en a plufieurs ; & il prétend qu'il lui importe peu de le favoir. S'il y a une volonté puiffante & fage qui gouverne le monde , efl - il concevable qu'elle ne foit pas l'unique principe des chofes ? Et peut-il être plus important de favoir l'un que l'autre ? Quel langage contradictoire ! Il ne fait , quelle eft la nature de Dieu , & bientôt après il reconnoît que cet Etre fuprême efl doué d'intelligence, de puiffance , de volonté & de bonté; n'eft-ce donc pas avoir une idée de la nature divine ? L'unité de Dieu lui paroît une queftion cifeufe & fupérieure à fa raifon , comme fi la multiplicité des Dieux n'étoit pas la plus grande de toutes les abfurdirés. La pluralité des Dieux, dit énergiquement Tertullien , eft une nullité de Dieu ( * ) ,

(¥) Deus cùm fummum magnum fîr , reftè veritas noftra pronuntiavit ; Peus fi non unus eft, non eft. TfrtuL advcrf. Murcwnem. Liv. i.

Kk x

\6o MANDEMENT.

admettre un Dieu , c'eft admettre un Etre fuprême & indé- pendant auquel tous les autres Etres foient fub ordonnés. H implique donc qu'il y ait plufieurs Dieux.

XIV. Il n'eft pas étonnant , M. T. C. F. , qu'un homme qui donne dans de pareils écarts touchant la Divinité , s'é- lève contre la religion qu'elle nous a révélée. A l'entendre , toutes les révélations en général ne font que dégrader Dieu , en lui donnant des pajjions humaines. Loin tféclaircir les notions du grand Etre , pourfuit-il , je vois que les dogmes particuliers les embrouillent ; que loin de les ennoblir , ils les avilijjent : quaux myfteres inconcevables qui les envi- ronnent , ils ajoutent des contradictions alfurdes. C'eft bien plutôt à cet Auteur , M. T. C. F. , qu'on peut reprocher l'inconféquence & l'abfurdité. C'eft bien lui qui dégrade Dieu , qui embrouille , & qui avilit les notions du grand Etre , puifqu'il attaque directement fon efTence , en révo- quant en doute fon unité.

XV. Il a fenti que la vérité de la révélation chrétienne- étoit prouvée par des faits ; mais les miracles formant une des principales preuves de cette révélation, & ces miracles nous ayant été tranfmis par la voie des témoignages , il s'écrie : quoi ! toujours des témoignages humains ! toujours des hommes qui me rapportent ce que d'autres hommes ont rapporté ? Que d'hommes entre Dieu & moi ! Four que cette plainte fût fenlce , M. T. C F. , il faudroit pouvoir conclure que la révélation cft fruiïe des qu'elle n'a point été faite à chaque homme en particulier ; il faudroit pouvoir dire : Dieu r>c peut exiger de moi que je croye ce qu'on m'alfure qu'il a dit , dès que ce n'eft pas direâement à moi qu'il a adrelfé

MANDEMENT. %6i

Ça parole. Mais n'elt-il donc pas une infinité de faits , même antérieurs à celui de la révélation chrétienne , dont il feroic abfurde de douter ? Par quelle autre voie que par celle des témoignages humains , l'Auteur lui-même a-t-il donc connu cette Sparte , cette Athènes , cette Rome dont il vante C\ fbuvent & avec tant d'afïiirance les loix. , les mœurs , & les héros ? Que d'hommes entre lui & les événemens qui concernent les origines & la fortune de ces anciennes Républiques ! Que d'hommes entre lui & les Hiftoriens qui onr confervé la mémoire de ces événemens ! Son. fcepticifme n'eil donc ici fondé que fur l'intérêt de fort incrédulité.

XVI. Qiiun homme, ajoute-t-il plus loin , vienne nous tenir ce langage : mortels , je vous annonce les volontés du Très-Haut : reconnoi[fe\ à ma voix celui qui ni* envoie. T'ordonne aufoleil de changer fa courfe , aux étoiles de former' un autre arrangement , aux montagnes de s'applanir. , aux flots de s 'élever , à la terre de prendre un autre afpecT : à ces merveilles qui ne reconnaîtra pas à Vinflant le Maître de la nature ? Qui ne croiroit , M. T. C. F. , que celui qui s'exprime de la forte , ne demande qu'à voir des miracles , pour être chrétien ? Ecoutez toutefois ce qu'il ajoute : rejle enfin , dit- il , V examen le plus important dans la doclrine annoncée. . . . Jiprè-i avoir prouvé la doclrine par le miracle , il faut prouver

le miracle par la doclrine Or , que faire en pareil cas ?

Une feule chofe : revenir au raifonnement , & laijfer les miracles. Mieux eût-il valu ny pas recourir , c'eil dire : qu'on me montre, des miracles ,. & je croirai: qu'on me.

£■6% MANDEMENT.

montre des miracles , & je refuferai encore de croire. Quelle inconféquence , quelle abfurdité ! Mais apprenez donc une bonne fois , M. T. C. F. , que dans la queition des miracles , on ne fe permet point le fophifme reproché par l'Auteur du livre de TEducation. Quand une doctrine eft reconnue vraie , divine , fondée fur une révélation certaine , on s'en fert pour juger des miracles , c'eft-à-dire , pour rejetter les prétendus prodiges que des impofteurs voudraient oppofer à cette doctrine. Quand il s'agit d'une doétrine nouvelle qu'on an- nonce comme émanée du fein de Dieu, les miracles font produits en preuves ; c'eft-à-dire , que celui qui prend la qualité d'envoyé du Très-Haut, confirme fa million, fa prédication par des mira- cles qui font le témoignage même de la Divinité. Ainfi la doc- trine & les miracles font des argumens refpeclifs dont on faic ufage, félon les divers points de vue l'on fe place dans l'étude & dans l'enfeignement de la religion. Il ne fe trouve , ni abus du raifonnement , ni fophifme ridicule , ni cercle vicieux. C'eft ce qu'on a démontré cent fois ; & il eft probable que r Auteur d'Emile n'ignore point ces démonftrations ; mais dans le plan qu'il s'eft fait d'envelopper de nuages , toute religion révélée , toute opération furnaturelle ', il nous impute malignement des procédés qui déshonorent la raifoli; il nous repréfente comme des enthoufiaftes , qu'un faux zèle aveugle au point de prouver deux principes , l'un par l'autre , fans diverfité d'objets , ni de méthode. eft donc , M. T. C. F., la bonne foi philofophique dont fe pare cet Ecrivain ?

XV !ï. On croirait qu'après les plus grands efforts pour decréditet [es témoignages humains qui attellent la révéla-*

MANDEMENT. ^

tion chrétienne , le même Auteur y défère cependant de la manière la plus pofîtive , la plus folemnelle. Il faut , pour vous en convaincre , M. T. C. F., & en même rems pour vous édifier , mettre fous vos yeux cet endroit de fon ouvrage : j'avoue que la majejîé de l'Ecriture m'étonne ; la faïntetè de l'Ecriture parle à mon cœur. Voye\ les livres des Phi- lofophes , avec toute leur pompe ; qu'ils font petits auprès de celui-là ? Se peut-il qu'un livre à la fois fi fublime & fi fimple , foit Pouvrage des hommes ? Se peut-il que celui dont il fait Phifioire , ne foit qu'un homme lui - même ? Efi - ce le ton d'un enthoufiafie , ou d'un ambitieux feclaire ? Quelle douceur ! Quelle pureté dans fis moeurs ! Quelle grâce touchante dans fes inftruclions ! Quelle élévation dans fes maximes ! Quelle profonde fagefie dans fes difcours ! Quelle préfence defprit , quelle finefie & quelle jufiefie dans fes ré~ ponfes ! Quel empire fur fes pafiïons ! Oh efi V homme , ou efi le fage qui fait agir , fouffrir & mourir fans foibleffe , &

fans ofientation ? Oui , fi la vie & la mort de Socfate

font d'un fage , la vie & la mort de Jéfus font d'un Dieu, Dirons - nous que Phifioire de P Evangile efi inventée à plai-

fir? Ce n'efi pas ainfi qu'on invente ; & les faits de

Socrate dont perfonne ne doute , font moins attefiés que ceux de féfus-Chrifi. . . . Il ferait plus inconcevable que plufieurs hommes d) accord eufient fabriqué ce livre , qii'il ne Pefi , qu'un feul en ait fourni le fujet. damais les Auteurs Juifs rfeuffent trouvé ce ton , ni cette morale ; & PEvangile a des carac- tères de vérité fi grands , fi 'frappans , fi parfaitement inimi- tables , que Pinventeur en feroit plus étonnant que le héros.

Z64 MANDEMENT.

Il feroit difficile , M. T. C. F. , de rendre un plus bel hom- mage à l'authenticité de l'Evangile. Cependant l'Auteur ne la reconnoît qu'en conféquence des témoignages humains. Ce font toujours des hommes qui lui rapportent ce que d'autres hommes ont rapporté. Que d'hommes entre Dieu & lui ! Le voilà donc bien évidemment en contradiction avec lui- même : le voilà confondu par fes propres aveux. Par quel étrange aveuglement a-t-il donc pu ajouter : avec tout cela ce même Evangile eft plein de chofes incroyables , de chofes qui répugnent à la raifon , & qu'il efl impoffible à tout homme fenfé de concevoir , ni d'admettre. Que faire au milieu de toutes ces contradictions ? Etre toujours modefle & circonf- pecl. . . . Refpecler en filence ce qu.on ne fauroit , ni rejetter , ni comprendre , & s^humilier devant le grand Etre qui feul J ait la vérité. Voilà le fcepticifme involontaire oujefuisrejié. Mais le fcepticifme, M. T. C. F. , peut-il donc être involon- taire , lorfqu'on refufe de fe fou mettre à la doclxine d'un livre qui ne fauroit être inventé par Jes hommes ? Lorfque ce livre porte des caractères de vérité , fi grands , fi frappans , fi parfaitement inimitables , que l'inventeur en feroit plus étonnant que le héros ? C'elt bien ici qu'on peut dire que. Viniquité a menti contre elle-même {g).

XVIII. 11 femble , M. T. C. F. , que cet Auteur n'a rejette- la révélation que pour s^a tenir à la religion naturelle ; ce que Dieu veut qu'un homme faffe , dit-il , il ne lui fiât pas dire par un autre homme , // le lui dit à lui-même , il fécrit au fond de fon cœur. Quoi donc : Dieu n'a-t-il pas écrit au (g ) Mcntita cfl iniquita:. Ilbi. IJ'ùl. 26. v. j:.

fond

MANDEMENT. i$S

fond de nos cœurs l'obligation de fe foumettre à lui , dès que nous fommes fûrs que c'eft lui qui a parlé ? Or , quelle certitude n'avons-nous pas de fa divine parole ! Les faits de Socrate dont perfonne ne doute, font de l'aveu, même de î' Auteur d'EivriLE , moins atteftés que ceux de Jéfus - Chrift. La religion naturelle conduit donc elle - même à la religion révélée. Mais eft-il bien certain qu'il admette même la religion naturelle , ou que du moins il en reconnoiffe la néceffité ? Non , M. T. C. F. , Si je me trompe , dit -il, ceft de bonne foi. Cela me fuffit , pour que mon erreur même ne me foit pas imputée à crime. Quand vous vous tromperie^ de même , il y auroit peu de mal à cela; c'eft-à-dire que , félon lui , il fuffit de fe perfuader qu'on eft en pofTelîion de la vérité ; que cette perfuafion , fût-elle accompagnée des plus monftrueufes erreurs , ne peut jamais être un fujet de reproche ; qu'on doit toujours regarder comme un homme fage & religieux , celui qui, adoptant les erreurs même de l'athéifme , dira qu'il eil de bonne foi. Or , n'eft-ce pas ouvrir la porte à toutes les fuperftitions , à tous les fyftêmes fanatiques , à tous les délires de l'efprit humain ? N'eft-ce pas permettre qu'il y ait dans fe monde autant de religions, de cultes divins, qu'on y compte d'habitans? Ah! M. T. C. F., ne prenez point le change fur ce point. La bonne foi n'eft eftimable, que quand elle eft éclairée Se docile, il nous eft ordonné d'étudier notre religion, & de croire avec (Implicite. Nous avons pour garant des promeffes , l'autorité de l'Eglife : apprenons à la bien connoître, & jettons-nous enfuite dans fon fein. Alors nous peu-rons centrer fur notre bonne foi , vivre dans la paix , Suppl. de la Collée, Tome I. L 1

t66 MANDEMENT.

& attendre , fans trouble , le moment de la lumière éternelle.'

XIX. Quelle infîgne mauvaife foi n'éclate pas encore dans la manière dont l'incrédule , que nous réfutons , fait raifonner le chrétien & le catholique ! Quels difcours pleins d'inepties ne préte-t-il pas à l'un & à l'autre , pour les rendre mépri- fables ! Il imagine un dialogue , entre un chrétien , qu'il traite d'infpiré , & l'incrédule, qu'il qualifie de raifonneur ; & voici comme il fait parler le premier : la raifon vous apprend que le tout efl plus grand que fa partie ; mais moi , je vous ap- prends de la part de Dieu que c'efl la partie qui efl plus- grande que le tout ; à quoi l'Incrédule répond : & qui êtes- tous pour m'ofer dire que Dieufe contredit ; & à qui croir ai- le par préférence , de lui qui /n'apprend par la raifon des vérités éternelles , ou de vous qui m'annonce^ de fa part une abfurdhé ?

XX. Mais de quel front, M. T. C. F. , ofe-t-on prêter au chrétien un pareil langage ? Le Dieu de la raifon , difons- nous, eft aufïï le Dieu de la révélation. La raifon & la ré- vélation font les deux organes par lefquels il lui a plu de le faire entendre aux hommes , foit pour les infini ire de la vérité, foit pour leur intimer fes ordres. Si l'un de ces deux organes étoit oppofe à l'autre , il eft confiant que Dieu feroit en con- tradiction avec lui - même. Mais Dieu fe contredit - il , parce qu'il commande de croire des vérités incompréhenfibles ? Vous dites , ô impies, que les dogmes, que nous regardons comme révélés , combattent les vérités éternelles : mais il ne fuffit pas de le dire. S'il vous étoit pofïible de le prouver , il y a long - tems que vous l'auriez fait , & que vous auriez pcuflc des cris de victoire.

MANDEMENT. z67

XXI. La mauvaife foi de l'Auteur cTEmile , n'eft pas moins révoltante dans le langage qu'il fait tenir à un catholique prétendu. Nos catholiques , lui fait-il dire , font grand bruit de V autorité de PEglife ; mais que gagnent-ils à cela ? S'il leur faut un auffi grand appareil de preuves pour établir cette autorité , qu'aux autres fecles pour établir directement leur doctrine. VEglife décide que PEglife a droit de décider : ne voilà-t-il pas une autorité bien prouvée ? Qui ne croiroit , M. T. C. F. , à entendre cet impofteur , que l'autorité de l'Eglife n'eft prouvée que par fes propres décidons , & qu'elle procède ainfl : Je décide que je fuis infaillible , donc je le fuis : imputation calomnieufe, M. T. C. F. La constitution du chriftianifme , l'efprit de l'Evangile , les erreurs même ôc la foibleffe de l'efprit humain , tendent à démontrer que l'Eglife , établie par Jéfus-Chrift, eft une Eglife infaillible. Nous affu- rons que , comme ce divin Légiflateur a toujours enfeigné la vérité , fon Eglife l'enfeigne aufli toujours. Nous prouvons donc l'autorité de l'Eglife , non par l'autorité de l'Eglife , mais par celle de Jéfus-Chrift, procédé non moins exa«5t, que celui qu'en nous reproche eft ridicule & infenfé.

XXII. Ce n'eft pas d'aujourd'hui , M. T. C. F. , que l'efprit d'irréligion eft un efprit d'indépendance & de révolte. Et com- ment , en effet , ces hommes audacieux , qui refufent de fe foumettre à l'autorité de Dieu même , refpecteroient - ils celle des Rois qui font les images de Dieu , ou celle des Magiftrats qui font les images des Rois ? Songe , dit l'Auteur d'EMiLE à fon Elevé , qu'elle ( l'efpece humaine ) eft compofée ejfentiel- lement de la collection des peuples ; que quand tous les Rois...

Ll 2

Z6S M A N D E M E. N T.

en feraient qtés , il n'y paroîtroit gueres , & que les chqfes n'en iraient pas plus mal. .. Toujours, dit - il plus loin , I.i multitude fera facrip.ee au petit nombre , & l'intérêt public à 1 intérêt particulier : toujours ces noms fpécieux de juflicc & de fuboraination ferviront dinftrument à la violence , £• d'ar- mes à l'iniquité. D'où il fuit , continue-t-il , que les ordres d if ingués , qui fe prétendent utiles aux autres , ne font en efjét utiles qu'à eux - mêmes aux dépens des autres. Par ou / de Li confi dération qui leur efl due félon la juflice & la raifon ! Ainfi donc, M. T. C. F., l'impiété ofe critiquer les intentions de celui par qui régnent les Rois ( /: ) : ainfi elle fe plaît à empoifonner les fources de la félicité publique, en foufflant des maximes qui ne tendent qu'à produire l'anarchie , & tous les malheurs qui en font la fuite. Mais, que vous dit religion? Craigne\ Dieu : refpecle\ le Roi. . . ( i ) que tout homme fait fournis aux Puiffances fupérieures : car il n'y a point de Puijfance qui ne vienne de Dieu ; & cefl lui qui a établi toutes celles qui font dans le monde. Quiconque rêffe donc aux Puiffances , réffle à l'ordre de Dieu , & ceux qui y réf fient, attirent la condamnation fur eux-mêmes {h).

XXIII. Oui, M. T. C. F., dans tout ce qui eit de l'ordre civil, vous devez obéir au Prince, & à ceux qui exercent fon autorité , comme à Dieu même. Les feuls intérêts de l'Etre

( h ) Pcr me reges régnant, l'rov. C. teftas nifi à Deo : qiia? autem funt . à

g. v. iv Deo ordioatx funt. Itaque , qui refiflit

ki) Dcum timete: Regem honorifi- poteftati , Uci ordinationi reliltit. Qji£

cate. i. Pet. C. 7.v. i-. autem refiftunt ipfi tibi damnationeo»

(.<(:) Omnis anima poteftatibus fubji. acquirunt. Rom. C i], v. i. z. mioribus iubjju Ht : noa eft eaim po.

M A N D E M E N T. i69

fuprême peuvent mettre des bornes à votre foumifEon ; & û on vonloit vous punir de votre fidélité à fes ordres , vous devriez encore fouffrir avec patience & fans murmure. Les Néron, les Domitien eux - mêmes , qui aimèrent mieux être les fléaux de la terre , que les pères de leurs, peuples , n'étoient comptables qu'à Dieu de l'abus de leur puhTance. Les Chré- tiens, dit Saint Auguftin, leur obéijjoient dans le tems à caufe du Dieu de F éternité (/).

XXIV. Nous ne vous avons expofé , M. T. C. F. , qu'une partie des impiétés contenues dans ce traité de I'Education , ouvrage également digne des anathêmes de l'Eglife , & de la févérité des loix : & que faut-il de plus pour vous en infpirer une jufte horreur? Malheur à vous, malheur à la fociété, fi vos enfans étoient élevés d'après les principes de l'Auteur d'EMiLE ! Comme il n'y a que la religion qui nous ait appris à connoitre l'homme , fa grandeur , fa mifere , fa deftinée future , il n'appartient auffi qu'à elle feule de former fa raifon , de perfectionner {es mœurs, de lui procurer un bonheur folide dans cette vie & dans l'autre. Nous favons , M. T. C. F. , combien une éducation vraiment chrétienne eft délicate ôc laborieufe : que de lumière ôc de prudence n'exige-t-elle pas ! Quel admirable mélange de douceur & de fermeté ! Quelle fagacité pour fe proportionner à la différence âts conditions , des âges , des tempéramens & des caractères , fans s'écarter jamais en rien des règles du devoir ! Quel zèle & quelle pa- tience pour faire frucTiher , dans de jeunes cœurs , le germe

( / S'ibditi erant propter Dominum aiternum , etiam Domino temporaiL Aug. Enarrat in F fui. 124.

27o MANDEMENT.

précieux de l'innocence , pour en déraciner , autant qu'il eft poflible, ces penchans vicieux qui font les triftes effets de notre corruption héréditaire ; en un mot , pour leur appren- dre , fuivant la morale de Saint Paul , à vivre en ce monde avec tempérance , félon la jujlice , & avec piété , en attendant la béatitude que nous efpérons (m). Nous difons donc , à tous ceux qui font chargés du foin également pénible & hono- rable d'élever la jeuneffe : plantez & arrofez , dans la ferme efpérance que le Seigneur, fécondant votre travail, donnera l'accroifTement ; infifte\ à tems & à contre - tems , félon le çonfeil du même Apôtre ; ufe\ de réprimande , d'exhortation , de paroles féveres , fans perdre patience & fans ce/fer dinf- truire ( n) ; fur- tout , joignez l'exemple à l'inftruction : l'inf- tru&ion fans l'exemple eft un opprobre pour celui qui la donne, & un fujet de fcandale pour celui qui la reçoit. Que le pieux & charitable Tobie foit votre modèle; recommande\ avec foin à vos enfans de faire des œuvres de juflice & des aumô- nes , de fe fouvenir de Dieu , & de le bénir en tout tems dans la vérité , & de toutes leurs forces ( o ) ; 6c votre poftérité , comme celle de ce faint Patriarche , fera aimée de^ Dieu & des hommes (p ).

( m ) Erudiens nos, ut abnegantes tier.tià & dodrinâ. 2. Timot. C.4. v.t.t,

împœtatem & fecularia delîderia, fo- ( 0 ) Filiis veftris mandate ut fàciant

bric & jultù & pic vivamus in hoc Ht- juftitias & eleemofinas , ut lint memo-

cuio expeétantes beatam fpem. Tit. C. res Dei & benedicant eum in omni

1, v. 12. ij. tempore, in veritate & in totà virtutc

(n)Infta opportune, importuné: fuà. Tob. C. 1 4. u. 11.

argue , obfecra , increpa in omni pa. (/> ) Omnis autem çognatio ejus, &

MANDEMENT. 271

XXV. Mais en quel tems l'éducation doit-elle commencer ? Dès les premiers rayons de l'intelligence : & ces rayons font quelquefois prématurés. Forme\ P enfant à rentrée de fa voie^ dit le Sage, dans fa vieillejfe même il ne s'en écartera point ( q ). Tel efl en effet le cours ordinaire de la vie humaine : au milieu du délire des pallions , & dans le fein du libertinage , les principes d'une éducation chrétienne font une lumière qui fe ranime par intervalle pour découvrir au pécheur toute l'hor- reur de l'abyme il eft plongé , «Se lui en montrer les iffues. Combien , encore une fois , qui , après les écarts d'une jeu- neffe licencieufe , font rentrés, par l'impreflion de cette lumière, dans les routes de la fageffe , & ont honoré , par des vertus tardives , mais finceres , l'humanité , la Patrie & la religion !

XXVI. Il nous refte , en riniffant , M. T. C. F. , à vous conjurer , par les entrailles de la miféricorde de Dieu , de vous attacher inviolablement à cette religion fainte dans la- quelle vous avez eu le bonheur d'être élevés ; de vous foute- nir contre le débordement d'une Philofophie infenfée , qui ne fe propofe rien de moins que d'envahir l'héritage de Jéfus- Chrift, de rendre fes promeffes vaines, & de le mettre au rang de ces fondateurs de religion, dont la doctrine frivole ou pernicieufe a prouvé l'impoflure. La foi n'eft méprifée , abandonnée , infultée , que par ceux qui ne la connoiffent pas , ou dont elle gêne les défordres. Mais les portes de l'enfer ne

omnis generatio ejus in bonâ vitâ &in lbid. v. 17.

fandâ converfatione permanfit , ita ut ( q ) Adolefcens juxta viam fuam 7

accepti effetit tam Deo , quam homini- etiam cum fenuerit , non recedet ab e*>

bus & cun&is habitatoribus in terra. Prou. C. 22. v. 6.

m MANDEMENT.

prévaudront: jamais contre elle. L'Eglife Chrétienne & Catho- lique efr. le commencement de l'Empire éternel de Jéfus-Chrift. Rien de plus fort qu'elle , s'écrie Saint Jean Damafcene , c'eft un rocher que les flots ne renverfent point ; cejl une monta- gne que rien ne peut détruire ( r ).

XXVII. A ces caufes, vu le livre qui a pour titre : Emile, ou de l'Education , par J. J. Koujfeau , Citoyen de Génère. A Amfierdam, che\ Jean Néaulme , Libraire , 1761. Apres avoir pris l'avis de plufîeurs perfonnes distinguées par leur piété & par leur fa voir, le faintNom de Dieu invoqué, Nous condamnons ledit livre , comme contenant une doclrine abo- minable , propre à renverfer la loi naturelle , & à détruire les fondemens de la religion chrétienne ; établifîant des maximes contraires à la morale évangélique ; tendant à troubler la paix des Etats , à révolter les fujets contre l'autorité de leur Sou- verain : comme contenant un très - grand nombre de proposi- tions respectivement faufles, fcandaleufes , pleines de haine contre PEglife & fes Ministres , dérogeantes au refpeft à l'Ecriture Sainte & à la tradition de l'EgliSe, erronées , impies , blasphématoires & hérétiques. En conféquence Nous défen- dons trcs-expreSTément a toutes perfonnes de notre Diocefe de lire ou retenir ledit livre , fous les peines de droit. Et fera notre préfent Mandement lu au Prône des Me (Te s Paroiffialcs des Eglifes de la ville , fauxbourgs & Diocefe de Paris , publié &c affiché par-tout befoin fera. Donné à Paris en

(r)N'iliil Ecolefia vnlentius, rupe quia everti non pottft. Damqjc. f..rtior cft. . . . femper viget ; cur eaiu ; , pas, ±'i~ , 465.

Scriptura montera appellavic? Utique

notre

MANDEMENT. z73

notre Palais Archiépifcopal , le vingtième jour d'Août mil fept cent foixante-deux.

Signé , + CHRISTOPHE, Archev. de Paris.

PAR MONSEIGNEUR,

DE LA TOUCHE.

A PARIS, ChezC. F. SIMON, Imprimeur de la Reine & de Monfeigneur l'Archevêque, rue des Mathurins. 1762. Suppl. de la Collée. Tome I. Mm

GENEVE,

O U

DESCRIPTION ABRÉGÉE

DU GOUVERNEMENT

DE CETTE RÉPUBLIQUE. Tirée de l "Encyclopédie, (a)

A-* A ville de Genève eft fituée fur deux collines , à l'endroit finie le lac qui porte aujourd'hui Ion nom , & qu'on ap- pelloit autrefois Lac Léman. La fituation en eft très -agréa- ble ; on voit d'un côté le lac , de l'autre le Rhône , aux en- virons une campagne riante , des coteaux couverts de maifons de campagne le long du lac , & à quelques lieues les fommets toujours glacés des Alpes , qui paroiffent des montagnes d'argent , lorfqu'ils font éclairés par le foleil dans les beaux jours. Le port de Genève fur le lac avec des jettées , fes barques , fes marchés , & fa poiltion entre la France , l'Italie & l'Allemagne , la rendent induftrieufe , riche &c commer-

(a ) L'article GENEVE de I'Ency- lettre qui fe trouveront ci - après , de

clopalie ayant été l'occafion de la let- même que de la déclaration des Minif-

tre de M. RoufTeau à l'Auteur qui fe très de Genève, nous avons cru devoir

trouve à la page 4^1 du premier vo- remettre cet article fous les. yeux du

lume des Mélanges , & des réflexions Lcdeur. «lue M. d'Alembut lui adrelTc fur cette

DU GOUVERNEMENT DE GENEVE. z7$

çante. Elle a plufieurs beaux édifices 6c des promenades agréa- bles ; les rues font éclairées la nuit , & on a conftruit fur le Rhône une machine à pompes fort fimple , qui fournit de l'eau jufqu'aux quartiers les plus élevés , à cent pieds de haut. Le lac eft d'environ dix-huit lieues de long, & de quatre à cinq dans fa plus grande largeur. C'eft une efpece de petite mer qui a fes tempêtes , & qui produit d'autres phénomènes curieux.

Jules Céfar parle de Genève comme d'une ville des Allo- broges , alors province Romaine ; il y vint pour s'oppofer au paffage des Helvétiens, qu'on a depuis appelles Suijfes. Dès que le chriftianifme fut introduit dans cette ville , elle devint un Siège épifcopal , fuffragant de Vienne. Au commencement du V. fiecle , l'Empereur Honorius la céda aux Bourguignons, qui en furent dépofTédés en 534 par les rois Francs. Lorf- que Charlemagne , fur la fin du IX. fîecle, alla combattre les rois des Lombards , 6c délivrer le Pape ( qui l'en récom- penfa bien par la couronne Impériale , ) ce Prince parla à Genève , 6c en fit le rendez-vous général de fon armée. Cette ville fut enfuite annexée par héritage à l'Empire Germanique , ôc Conrad y vint prendre la couronne Impériale en 1034. Mais les Empereurs fes fucceffeurs , occupés d'affaires très- importantes , que leur fufciterent les Papes pendant plus de trois cents ans , ayant négligé d'avoir les yeux fur cette ville , elle fecoua infenfiblement le joug , 6c devint une ville Impé- riale , qui eut fon Evêque pour prince , ou plutôt pour fei- gneur ; car l'autorité de l'Evêque étoit tempérée par celle des citoyens. Les armoiries qu'elle prie dbs - lors exprimoient

Mm a

176 DESCRIPTION ABREGEE

cette conftitution mixte ; c'étoit une aigle Impériale d'un côté & de l'autre une clef repréfentant le pouvoir de l'Eglife , avec cette devife , Pofl tenebras lux. La ville de Genève a con- fervé ces armes après avoir renoncé à l'Eglife Romaine ; elle n'a plus de commun avec la Papauté que les clefs qu'elle porte dans fon écufTon ; il eft même affez fingulier qu'elle les ait confervées , après avoir brifé avec une efpece de fu- perdition tous les liens qui pouvoient l'attacher à Rome ;, elle a penfé apparemment que la devife , Poft tenebras lux , qui exprime parfaitement , à ce qu'elle croit , fon état actuel par rapport à la religion , lui permettoit de ne rien changer au relie de fes armoiries.

Les Ducs de Savoye voifins de Genève , appuyés quelque- fois par les Evoques, firent infenfiblement & à différentes repri- fes des efforts pour établir leur autorité dans cette ville x mais elle y réiifta avec courage , foutenue de l'alliance de Fribourg & de celle de Berne. Ce fut alors , c'eft-à-dire vers i5i<5, que le Confeil des CC. fut établi. Les opinions de Luther & de Zuingle commençoient à s'introduire ; Berne les avoit adoptées ; Genève les goûtoit ; elle les admit enfin- en 1535; la Papauté fut abolie; & l'Evéque qui prend tou- jours le titre d'Evêgue de Genève , fans y avoir plus de ju- rifdiction que l'Evéque de Babylone n'en a dans fon diocefe , eft réfident à Annecy depuis ce tems - là.

On voit encore entre les deux portes de Thôtel-de-ville de Genève , une infeription latine en mémoire de l'abolition de la religion catholique. Le pape y eft appelle YAntechriJl : cette cxprclfion , que le ianatifme de la liberté & de la nou-

DU GOUVERNEMENT DE GENEVE. 277

veauté s'ert permife dans un fiecle encore à demi barbare , nous paroît peu digne aujourd'hui d'une ville aufïï philofophe. Nous ofons l'inviter à fubfticuer à ce monument injurieux & grofïier , une infcription plus vraie , plus noble &z plus fim~ ple. Pour les Catholiques , le Pape efl le chef de la véritable Eglife ; pour les Proteftans fages & modérés , c'eft un Sou- verain qu'ils refpeclent comme Prince fans lui obéir ; mai3 dans un fiecle tel que le nôtre , il n'eft plus l'Antechrift pour perfonne.

Genève , pour défendre fa liberté contre les entreprifes des Ducs de Savoye & de fes Evêques , fe fortifia encore de l'alliance de Zurich , & fur - tout de celle de la France. Ce fut avec ces fecours qu'elle réfifta aux armes de Charles Em- manuel , & aux tréfors de Philippe 1 1 , Prince dont l'ambi- tion , le defpotifme , la cruauté & la fuperflition , avilirent à fa mémoire l'exécration de la poflérité. Henri IV qui avoit fecouru Genève de trois cents foldats , eut bientôt après befoin lui-même de fon fecours ; elle ne lui fut pas inutile dans le tems de la ligue & dans d'autres occafïons : de-là font venus les privilèges dont les Genevois jouifTent en France comme les SuiiTes.

Ces peuples voulant donner de la célébrité à leur ville , y appelèrent Calvin , qui jouiûoit avec juftice d'une grande ré- putation; homme de Lettres du premier ordre , écrivant en latin auiïi bien qu'on le peut faire dans une langue morte , & en François avec une pureté finguliere pour fon tems ; cette pureté que nos habiles grammairiens admirent encore: aujourd'hui , rend fes écrits bien fupérieurs à prefque tous.

in DESCRIPTION ABRÉGÉE

ceux du même fîecle , comme les ouvrages de Mrs. de Port- Royal fe distinguent encore aujourd'hui par la même raifon , des rapfodies barbares de leurs adverfîires & de leurs con- temporains. Calvin , jurifconfulte habile & théologien aufli éclairé <]u'un hérétique le peut être , dreffa de concert avec les Magistrats un recueil de loix civiles & eccléfiaftiques , qui fut approuvé en i 543 par le peuple , & qui eit devenu le Code fondamental de la République. Le fuperflu des biens eccléiiaitiques , qui fervoit avant la réforme à nourrir le luxe des évêques & de leurs fubalternes , fut appliqué à la fonda- tion d'un hôpital , d'un collège , &c d'une académie : mais les guerres que Genève eut à foutenir pendant près de foixante ans, empêchèrent les Arts & le commerce d'y fleurir autant que les Sciences. Enfin le mauvais fuccès de l'efcalade , tentée en 1601 par le Duc de Savoye , a été l'époque de la tran- quillité de cette République. Les Genevois repouiïerent leurs ennemis , qui les avoient attaqués par furprife ; & pour dé- goûter le Duc de Savoye d'entreprifes fcmblables, ils firent pendre treize des principaux généraux ennemis. Ils crurent pouvoir traiter comme des voleurs de grand chemin , des hommes qui avoient attaqué leur ville fans déclaration de guerre : car cette politique finguliere & nouvelle , qui confîlte à faire la guerre fans l'avoir déclarée , n'étoit pas encore connue en Europe; & eût-elle été pratiquée dès-lors par les grands Etats , elle eft trop préjudiciable aux petits , pour qu'elle puiiîc jamais erre de leur goût.

Le Duc Ch.irles Emmanuel fe voyant repouflc <5c fc<; géné- raux pendus, renonça à s'emparer de Genève. Son exemple

DU GOUVERNEMENT DE GENEVE. 275

/èrvit de leçon à fes fucceflèurs ; & depuis ce tems , cette ville n'a cefie de fe peupler , de s'enrichir &c de s'embellir dans le fein de la paix. Quelques diffentions inteftines, donc la dernière a éclaté en 17381 ont de tems en tems altéré légèrement la tranquillité de la République ; mais tout a été heureufement pacifié par la médiation de la France 6c des Cancons confédérés ; 6c la fureté eft aujourd'hui établie au dehors plus fortement que jamais , par deux nouveaux traités , l'un avec la France en 1 749 , l'autre avec le roi de Sardaigne en 1754.

C'eft une chofe très-finguliere , qu'une ville qui compte à peine 14000 âmes , & dont le territoire morcelé ne contient pas trente villages , ne laiife pas d'être un Etat Souverain , 6c une des villes les plus florifiantes de l'Europe. Riche par fa liberté 6c par fon commerce , elle voit fouvent autour d'elle tout en feu fans jamais s'en reffentir ; les événemens qui agi- tent l'Europe ne font pour elle qu'un fpe&ade , dont elle jouit fans y prendre part ; attachée aux François par fes alliances & par fon commerce , aux Anglois par fon commerce & par la religion, elle prononce avec impartialité fur la juftice des guerres que ces deux Nations puillàntes fe font l'une à l'autre ( quoiqu'elle foit d'ailleurs trop fage pour prendre aucune part à ces guerres ) , & juge tous les Souverains de l'Europe , fans les flatter , fans les blelfer , & fans les craindre.

La ville eft bien fortifiée , fur -tout du côté du Prince qu'elle redoute le plus , du roi de Sardaigne. Du côté de la France , elle eft prefque ouverte & fans défenfe. Mais le fervice s'y fait comme dans une yille de guerre ; les arfenaux & les

t8o DESCRIPTION ABREGEE

magafîns font bien fournis ; chaque citoyen y efl foldat comme en SuhTe 6c dans l'ancienne Rome. On permet aux Genevois de fervir dans les troupes étrangères ; mais l'Etat ne fournit à aucune puiffance des compagnies avouées , & ne fouffre dans fon territoire aucun enrôlement.

Quoique la ville foit riche , l'Etat eft pauvre par la répu- gnance que témoigne le peuple pour les nouveaux impôts , même les moins onéreux. Le revenu de l'Etat ne va pas à cinq cents mille livres monnoie de France; mais l'économie admi- rable avec laquelle il eit administré , fuffit à tout , 6c produit même des fommes en réferve pour les befoins extraordinaires.

On diftingue dans Genève quatre ordres de perfonnes ; les Citoyens qui font fils de Bourgeois 6c nés dans la ville ; eux feuls peuvent parvenir à la Magiltrature : . les Bourgeois qui font fils de Bourgeois ou de Citoyens, mais nés en pays étranger , ou qui étant étrangers ont acquis le droit de Bour- geoifie que le Magiftrat peut conférer , ils peuvent être du Confeil - Général , & même du Grand - Confeil appelle des Deux - cents. Les Habitans font des étrangers , qui ont per- miflion du Magiftrat de demeurer dans la ville , & qui n'y font rien autre chofe. Enfin les Natifs font les fils des habi- tans ; ils ont quelques privilèges de plus que leurs pères , mais ils font exclus du Gouvernement.

A la tête de la République font quatre Syndics , qui ne peuvent l'être qu'un an , ôc ne le redevenir qu'après quatre ans. Aux Syndics eft joint le Petit-Confeil , compofé de vingt Conseillers , d'un Tréforier 6c de deux Secrétaires d'Etat, 6c un autre Corps qu'on appelle de la JuJJicc. Les affaires jour- nalières

DU GOUVERNEMENT DE GENEVE. 181

miieres & qui demandent expédition , foit criminelles , foit civiles , font l'objet de ces deux Corps.

Le Grand-Confeil eft compofé de deux cents cinquante Citoyens ou Bourgeois : il eft Juge des grandes caufes civiles , il fait grâce , il bat monnoie , il élit les membres du Petit- Confeil , il délibère fur ce qui doit être porté au Confeil- Général. Ce Confeil-Gcnéral embraffe le Corps entier des Citoyens & des Bourgeois , excepté ceux qui n'ont pas vingt- cinq ans , les banqueroutiers , & ceux qui ont eu quelque flétrifîure. C'eft à cette affemblée qu'appartiennent le pouvoir légiflatif , le droit de la guerre & de la paix , les alliances , les impôrs , & l'élection des principaux Magiftrats , qui fe fait dans la cathédrale avec beaucoup d'ordre & de décence , quoique le nombre des Votans foit d'environ 1500 perfonnes.

On voit par ce détail que le Gouvernement de Genève a tous les avantages & aucun des inconvéniens de la Démo- cratie ; tout eft fous la direction des Syndics , tout émane du Petit-Confeil pour la délibération , & tout retourne à lui pour l'exécution : ainfi il femble que la ville de Genève ait pris pour modèle cette loi fi fage du gouvernement des anciens Germains : de minoribus rébus Principes confultant , de ma- joribus omnes ; ita tamen , ut ea quorum pênes plebem arbi- trium eft , apud Principes prcetraclentur. 1 acite , de mor. German.

Le Droit Civil de Genève eft prefque tout tiré du Droit Romain , avec quelques modifications : par exemple , un père ne peut jamais difpofer que de la moitié de fon bien en faveur de qui il lui plaît ; le refte fe partage également entre fes

Suppl. de la Collée. Tome I. N n

igi DESCRIPTION ABREGEE

enfàns. Cette loi aflure d'un côté l'indc're.idar.ce ces enfans, & de l'autre elle prévient l'injuitice des pères.

M. de Monrefquieu appelle avec raifon une belle loi , celle qui exclut des charges de la république les citoyens qui n'ac- quittent pas les dettes de leur père après fa mort , ôc à plus forte raifon ceux qui n'acquittent pas leurs dettes propres.

On n'étend point les degrés de parenté qui prohibent le mariage au-delà de ceux que marque le Lévitique , ainfî les coufins - germains peuvent fe marier enfemble, mais aufli point de difpenfe dans les cas prohibés. On accorde le divorce en cas d'adultère ou de défertion malicieufe , après des pro- clamations juridiques.

La Juftice criminelle s'exerce avec plus d'exactitude que de rigueur. La queftion , déjà abolie dans plufieurs Etats , ce qui devrait l'être par-tout comme une cruauté inutile , eft profente à Genève ; on ne la donne qu'à des criminels déjà condamnés à mort , pour découvrir leurs complices , s'il elt néceffaire. L'accufé peut demander communication de la procédure , & fe faire affilier de fes parens , & d'un Avocat peur plaider fa caufe devant les Juges à huis ouverts. Les fentences criminelles fe rendent dans la place publique par les Syndics, avec beaucoup d'appareil.

On ne connoît point à Genève de dignité héréditaire ; le fils d'un premier Magiftrat refte confondu dans la foule t s'il ne s'en tire par fon mérite. La nobleffe ni la richerTe ne donnent ni rang, ni prérogatives , ni facilité pour s'élever aux charges : les brigues font févérement défendues. Les emplois font li peu lucratifs , qu'ils n'ont pas de quoi exciter la

DU GOUVERNEMENT DE GENEVE. 283

cupidité : ils ne peuvent tenter que des âmes nobles , par la confidératien qui y efl attachée.

On voit peu de procès ; la plupart font accommodés par des amis communs , par les Avocats même , & par les Juges.

Des loix fomptuaires défendent l'ufige des pierreries & de la dorure , limitent la dépenfe des funérailles , ôc obligent tous les citoyens à aller à pied dans les rues : on n'a de voitures que pour la campagne. Ces loix , qu'on regarderait en France comme trop féveres & prefque comme barbares & inhumaines , ne font point nuifîbles aux véritables com- modités de la vie , qu'on peut toujours fe procurer à peu de frais ; elles ne retranchent que le fuie , qui ne contribue point au bonheur , & qui ruine fans être utile.

Il n'y a peut-être point de ville il y ait plus de ma- riages heureux ; Genève efl fur ce point à deux cents ans de nos mœurs. Les réglemens contre le luxe font qu'on ne craint point la multitude des enfuis ; ainiî le luxe n'y efî point , comme en France , un des grands obftacles à la population.

On ne fouffre point à Genève de comédie ; ce n'efr. pas qu'on y défapprouve les fpe&acles en eux-mêmes , mais on craint , dit-on , le goût de parure , de diflîpation &c de li- bertinage que les troupes de comédiens répandent parmi la jeunefle. Cependant ne feroit-il pas poffible de remédier à cet inconvénient , par des loix féveres & bien exécutées fur la conduite des comédiens ? Par ce moyen Genève auroit des fpeélacles Se des mœurs , & jouirait de l'avantage des

Nn 2

2§4 DESCRIPTION ABREGEE

uns ôc des autres : les reprcfentations théâtrales formeroient le goût des citoyens , ôc leur donneraient une finefle de tact , une délicateffe de fentiment qu'il eft très-difficile d'acquérir fans ce fecours. La littérature en profiteroit , fans que le libertinage fît des progrès , ôc Genève réunirait à la fageffè de Lacédémone la politeffe d'Athènes. Une autre confidéra- tion , digne d'une République fi fage ôc éclairée , devroic peut-être l'engager à permettre les fpectacles. Le préjugé barbare contre la profelîion de comédien , l'efpece d'avilif- fement nous avons mis ces hommes fi nécefTaires au progrès & au foutien des Arts , eft certainement une des principales caufes qui contribue au dérèglement que nous leur reprochons : ils cherchent à fe dédommager par les plai- firs , de l'eftime que leur état ne peut obtenir. Parmi nous y un comédien qui a des mœurs eft doublement refpecbable , mais à peine lui en fait-on quelque gré. Le traitant qui infulte à l'indigence publique ôc qui s'en nourrit , le courti- fan qui rampe ôc qui ne paye point fes' dettes , voilà l'efpecs d'hommes que nous honorons le plus. Si les comédiens étoicnt non-feulement foufferts à Genève , mais contenus d'abord par des réglemens fages , protégés enfuite , ôc même confédérés dhs qu'ils en feraient dignes , enfin abfo- lument placés fur la même ligne que les autres citoyens , cette ville aurait bientôt l'avantage de pofféder ce qu'on croit fi rare , Ôc ce qui ne l'eft que par notre faute , une troupe de comédiens eftimablcs. Ajoutons que Lette troupe devien- drait bientôt la meilleure de l'Europe ; plufieurs perfonnes pleines de goût ôc de difpofition pour le théâtre , 6c qui

DU GOUVERNEMENT DE GENEVE. 285

craignent de fe déshonorer parmi nous en s'y livrant , ac- courraient à Génère pour cultiver non-feulement fans honte , mais même avec eftime , un talent fi agréable 6c fi peu commun. Le féjour de cette ville , que bien des François regardent comme trifte par la privation des fpectacles , de- viendrait alors le féjour des plaifirs honnêtes , comme il eft celui de la Philofophie 6c de la liberté ; 6c les étrangers ne feraient plus furpris de voir que dans une ville les fpeétacles décens oc réguliers font défendus , on permette des< farces groflieres 6c fans efprit , auffi contraires au bon goût qu'aux bonnes mœurs. Ce n'eit pas tout : peu-à-peu l'exemple des comédiens de Genève , la régularité de leur conduite 7 ôc la confidération dont elle les feroit jouir , ferviroient de modèle aux comédiens des autres nations , 6c de leçon à ceux qui les ont traités jufqu'ici avec tant de rigueur , 6c même d'inconféquence. On ne les verrait pas d'un côté penfionnés par le Gouvernement , 6c de l'autre un objet d'anathême ; nos Prêtres perdraient l'habitude de les excom- munier , 6c nos bourgeois de les regarder avec mépris : 6c une petite République auroit la gloire d'avoir réformé l'Europe fur ce point , plus important peut-être qu'on ne penfe.

Genève a une univerfité qu'on appelle Académie, la jeu- nefTe eit inftruite graaiitement. Les ProfeiTeurs peuvent de- venir Magiitrats , 6c plufieurs le font en effet devenus , ce qui contribue beaucoup à entretenir l'émulation 6c la célébrité de l'Académie. Depuis quelques années on a établi auffi une Ecole de Deffèin. Les Avocats , les Notaires, les Médecins,, forment des Corps auxquels on n'eft aggrégé qu'après des

z$6 DESCRIPTION ABREGEE

examens publics ; & tous les Corps de métiers ont aufli .leurs réglemens , leurs apprentifîuges , & leurs chefs-d'œuvre.

La bibliothèque publique eft bien affortie ; elle contient vingt- fix mille volumes, & un allez grand nombre de manufcrits. On prête ces livres a tous les citoyens, ainfi chacun lit & s'é- claire: aufïi le peuple eft~il beaucoup plus inftruit à Genève que par-tout ailleurs. On ne s'apperçoit pas que ce foit un mal , comme on prétend que c'en feroit un parmi nous. Peut-être Jes Genevois ôc nos Politiques ont-ils également raifon.

Après l'Angleterre , Genève a reçu la première l'inoculation de la petite vérole , qui a tant de peine à s'établir en France , & qui pourtant s'y établira, quoique plufieurs de nos Médecins la combattent encore, comme leurs prédéceffeurs ont com- battu la circulation du fang, l'émétique , & tant d'autres vérités inconteftables ou de pratiques utiles.

Toutes les Sciences 6c prefque tous les Arts ont été. bien cultivés à Genève , qu'on feroit furpris de voir la liîle des favans & des artiftes en tout genre que cette ville a produit depuis deux ficelés. Elle a eu même quelquefois l'avantage de poftéder des étrangers célèbres , que fa fituation agréable , & la liberté dont on y jouit, ont engagé a s'y retirer. M. de Voltaire, qui depuis quatre ans y a établi fon féjour , retrouve chez ces Républicains les mêmes marques d'eftime 6c de tonfidé ration qu'il a reçues de plufieurs Monarques.

La fabrique qui fleurit le plus a Genève , eft celle de l'hor- logerie ; elle occupe plus de cinq mille perfonnes, cYlt-a- ciire plus de la cinquième partie des citoyens. Les autres Arts n'y font pas négligés , ientr'autïes , l'agriculture ; on remédie

DU GOUVERNEMENT DE GENEVE. i?.7

au peu de fertilité du terroir , à force de foin & de travail. Toutes les maifons font bâties de pierre , ce qui prévient très-fouvent les incendies , auxquelles on apporte d'ailleurs un prompt remède , par le bel ordre établi pour les éteindre.

Les Hôpitaux ne font point à Genève , comme ailleurs , une fimple retraite pour les pauvres malades & infirmes : on y exerce l'hofpitalité envers les pauvres pafTans; mais fur-tout on en tire une multitude de petites penfïons qu'on diftribue aux pauvres familles , pour les aider à vivre fans fe déplacer, & fans renoncer à leur travail. Les Hôpitaux dépenfent par an plus du triple de leur revenu , tant les aumônes de toute efpece font abondantes.

Il nous refte à parler de la religion de Genève : c'eft la partie de cet article qui intérefTe peut-être le plus les Phi- lofophes. Nous allons donc entrer dans ce détail ; mais nous prions nos le&eurs de fe fouvenir que nous ne fommes ici qu'hif- toriens , & non controverfiftes. Nos articles de théologie font deftinés à fervir d'antidote à celui-ci , & raconter n'eft pas approuver. Nous renvoyons donc nos lecleurs aux mots Eucharistie , Enfer , Foi , Christianisme , pour les pré- munir d'avance contre ce que nous allons dire.

La conftitution eccléfiaftique de Genève eft purement pres- bytérienne ; point d'Evêques , encore moins de Chanoines : ce n'eft pas qu'on défapprouve l'Epifcopat ; mais comme on ne le croit pas de droit divin , on a penfé que des Pafteurs moins riches ce moins importans que des Evêques , conve- noient mieux à une petite République. Les Miniftres font ou Pafteurs , comme nos Curés , ou

aS8 DESCRIPTION ABRÉGÉE

Toftulans , comme nos Prêtres fans bénéfice. Le revenu des Pafteurs ne va pas au-delà de izoo livres , fans aucun cafuel ; c'eft l'Etat qui le donne , car PEglife n'a rien. Les Miniflres ne font reçus qu'à vingt-quatre ans , après des examens qui font très - rigides quant à la fciexice & quant aux mœurs ; ce dont il feroit à fouhaiter que la plupart de nos églifès catho- liques fuiviffent l'exemple.

Les Eccléfiaftiques n'ont rien à faire dans les funérailles ; c'efl un aéte de fîmple police , qui fe fait fans appareil : on croit à Genève qu'il eft ridicule d'être faftueux après la mort. On enterre dans un varie cimetière affez éloigné de la ville , ufage qui devroit être fuivi par-tout.

Le Clergé de Genève a des mœurs exemplaires : les Mi- nières vivent dans une grande union ; on ne les voit point , comme dans d'autres pays , difputer entr'eux avec aigreur fur des matières inintelligibles , fe perfécuter mutuellement , s'ac- eufer indécemment auprès des Magiftrats: il s'en fauteependant beaucoup qu'ils penfent tous de même fur les articles qu'on .regarde ailleurs comme les plus importans à la religion. Plu- sieurs ne croient plus la divinité de Jéfus-Chrift , dont CaKin leur chef étqit fi zélé défenfeur , & pour laquelle il fit brûler Servet. Quand on leur parle de ce fupplice , qui fait quelque •tort à la charité 6c à la modération de leur Patriarche . ils n'en- treprennent point de le juftifier; ils avouent que Calvin fit une action très-blâmable , & ils fe contentent (fi c'eft un catholique qui leur parle) d'oppofer au fupplice de Servet cette abominable journée de la St. Bar.thélerhi , que tout bon François defi- rçroit effacer de notre hiltoire avec fon fang, & ce fupplice

de

DU GOUVERNEMENT DE GENEVE. 2g3

de Jean Hus , que les Catholiques même , difent-ils , n'entre- prennent plus de juf tificr , l'humanité & la bonne foi furent également violées , & qui doit couvrir la mémoire de l'Em- pereur Sigifmond d'un opprobre éternel.

« Ce n'eft pas , dit M. de Voltaire , un petit exemple du progrès de la raifon humaine , qu'on ait imprimé à Genève 55 avec l'approbation publique (dans l'eflài far l'hiftoire uni- j> verfelle du même Auteur ) , que Calvin avoit une ame 55 atroce , aufli bien qu'un efprit éclairé. Le meurtre de Servet paroît aujourd'hui abominable 55. Nous croyons que les éloges dûs à cette noble liberté de penfer & d'écrire , font à partager également entre l'Auteur , fon fiecle & Genève. Combien de pays la Philofophie n'a pas fait moins de progrès , mais la vérité eft encore captive , la raifon n'ofe élever la voix pour foudroyer ce qu'elle condamne en filence , même trop d'Ecrivains pufillanimes , qu'on ap- pelle fages , refpeclent les préjugés qu'ils pourroient combattre avec autant de décence que de fureté l

L'enfer , un des points principaux de notre croyance , n'en eft pas un aujourd'hui pour plufieurs miniftres de Genève ; ce feroit , félon eux , faire injure à la divinité , d'imaginer que cet Etre plein de bonté & de juftice , fût capable de punir nos fautes par une éternité de tourmens : ils expliquent le moins mal qu'ils peuvent les pafîîiges formels de l'Ecriture qui font contraires à leur opinion , prétendant qu'il ne faut jamais prendre à la lettre dans les Livres faints , tout ce qui paroît blefTer l'humanité & la raifon. Ils croient donc qu'il y a dec peines dans uûe autre vie , mais pour un tems ; ain(i

Suffi, de la Collée. Tome I. O o

29o DESCRIPTION ABRÉGÉE

le purgatoire , qui a été une des principales caufes de la fg- paration des Protefians d'avec l'Eglife Romaine , eft aujour- d'hui la feule peine que plufleurs d'entr'eux admettent après la mort: nouveau trait à ajouter à l'hiltoire des contradictions humaines.

Pour tout dire ei\ un mot , plufleurs Parleurs de Genève n'ont d'autre religion qu'un focinianifme parfait , rejettant tout ce qu'on appelle myfteres , «Se s'imaginant que le pre- mier principe d'une religion véritable , eft de ne rien propo- fer à croire qui heurte la raifon : auffi quand on les preffe fur la néceffité de la révélation , ce dogme fi effentiel du chriflia- nifme, plufleurs y fubftituent le terme futilité , qui leur paroit plus doux : en cela s'ils ne font pas orthodoxes , ils font aa moins conféquens à leurs principes.

Un Clergé qui penfe ainfi doit être tolérant, & l'eft eiî effet allez pour n'être pas regardé de bon œil par les Minis- tres des autres Eglifes réformées. On peut dire encore , fans prétendre approuver d'ailleurs la religion de Genève , qu'il y a peu de pays les théologiens & les eccléfiaftiques foient plus ennemis de la fuperftition. Mais en récompenfe , comme l'intolérance & la fuperftition ne fervent qu'à multiplier les incrédules , on fe plaint moins à Genève qu'ailleurs des pro- grès de l'incrédulité , ce qui ne doit pas furprendre : la reli- gion y eft prefque réduite à l'adoration d'un feul Dieu , du. moins chez prefque tout ce qui n'eft pas peuple : le refpect pour Jéfus-Chriit & pour les Ecritures , font peut-être la feule chofe qui diftingue d'un pur déifme le chriftianifme de Genève*

Les Eccléfiafliques fonc encore mieux à Genève que d'être

DU GOUVERNEMENT DE GENEVE. \9t

iolérans ; ils fe renferment uniquement dans leurs fonctions , en donnant les premiers aux citoyens l'exemple de la foumif- fion aux loix. Le Confiftoire établi pour veiller fur les mœurs ; n'inflige que des peines fpirituelles. La grande querelle du Sacerdoce & de l'Empire , qui dans des fiecles d'ignorance a ébranlé la couronne de tant d'Empereurs , & qui , comme nous ne le favons que trop , caufe des troubles fâcheux dans des fiecles plus éclairés , n'eft point connue à Genève ; le Clergé n'y fait rien fans l'approbation des Magiftrats.

Le culte eft fort fimple ; point d'images , point de luminai- res , point d'ornemens dans les Eglifes. On vient pourtant de donner à la cathédrale un portail d'affèz bon goût; peut-être parviendra-t-on peu - à - peu à décorer l'intérieur des temples. feroit en effet l'inconvénient d'avoir des tableaux & des ila tues , en avertiflant le peuple , fi l'on vouloit , de ne leur rendre aucun culte, & de ne les regarder que comme des tnonumens deltinés à retracer d'une manière frappante &c agréable les principaux événemens de la religion ? Les Arts y gagneraient fans que la fuperftition en profitât. Nous par- lons ici , comme le Lecteur doit le fentir , dans les princi- pes des Parleurs Genevois, ôc non dans ceux de l'Eglifè Catholique.

Le fervice divin renferme deux chofes ; les prédications ôc le chant. Les prédications fe bornent prefqu'uniquement à la morale , ôc n'en valent que mieux. Le chant eft d'affez mau- vais goût; & les vers françois qu'on chante, plus mauvais •encore. IJ faut efpérer que Genève fe réformera fur ces deux points. On vient de placer une orgue dans la cathédrale , ôc

Oo Z-

,yz DESCRIPTION ABREGEE, &c.

peut-être parviendra - 1 - on à louer Dieu en meilleur langage & en meilleure muiîque. Du refte la vérité nous oblige de dire que l'Etre Suprême eft honoré à Genève avec une décence & un recueillement qu'on ne remarque point dans nos Eglifes, Nous ne donnerons peut-être pas d'auiîi grands articles aux plus varies Monarchies ; mais aux yeux du philofophe la répu- blique des abeilles n'eft pas moins intéreiïànte que l'hiftoire des grands Empires ; & ce n'eft peut-être que daas les petits Etats qu'on peut trouver le modèle d'une parfaite adminiftra- tion politique. Si la religion ne nous permet pas de penfer que les Genevois aient efficacement travaillé à leur bonheur dans l'autre monde , la raifon nous oblige à croire qu'ils font à-peu- près aufli heureux qu'on le peut être dans celui-ci,

O fortunatos rùmium , fua bona norinc !

E X T R A I

DES

REGISTRES

De la Vénérable Compagnie des Pafleurs & Profefeurs de l'Eglife & de V 'Académie de Genève, du 10 février 1758.

A-iA Compagnie informée que le VII. Tome de l'Encyclo- pédie , imprimé depuis peu à Paris , renferme au mot GE- NEVE des chofes qui intéreffent ejfentiellement notre églife , s'efl fait lire cet article ; & ayant nommé des Commijfaires pour V examiner plus particulièrement, oui leur rapport, après mûre délibération , elle a cru fe devoir à elle - même & à V édification publique , de faire & de publier la Déclaration Suivante.

La Compagnie a été également furprife & affligée , de voir dans ledit article de l'Encyclopédie , que non-feulement notre culte eft repréfenté d'une manière défeétueufe , mais que l'on y donne une très - faufTe idée de notre doctrine ôc de notre foi. On attribue à plufieurs de nous fur divers articles des fentimens qu'ils n'ont point , & l'on en défigure d'autres. On avance , contre toute vérité , que plufieurs ne croient plus la divinité de Jéfus-Chrift.... & n'ont d'autre religion qu'un Jbci- nianifme. parfait, remettant tout ce qu'on appelle myftere,ôtc.

z94 DECLARATION

Enfin , comme pour nous faire honneur d'un efprit tout phi-" lofophique , on s'efforce d'exténuer notre chriftianifme par des exprefîîons qui ne vont pas à moins qu'à le rendre tout- e-fait fufpecl ; comme quand on dit que parmi nous la reli- gion ejl prefque réduite à V adoration d'un feul Dieu , du moins che\ prefque tout ce qui ri'ejl pas peuple , ôc que le refpecl pour Jéfus - Chrift & pour l'Ecriture , font peut - être la feule chofe qui dijîingue du pur déifme le ehrijlianifme, de Genève.

De pareilles imputations font d'autant plus dangereufes ôc plus capables de nous faire tort dans toute la Chrétienté , qu'elles fe trouvent dans un livre fort répandu , qui d'ailleurs parle favorablement de notre ville , de ks mœurs , de fon Gouvernement , & même de fon Clergé ôc de fa constitution cccléfiaftique. Il eft trifte pour nous que le point le plus important foit celui fur lequel on fe montre le plus mal informé.

Pour rendre plus de juftice à l'intégrité de notre foi , il ne falloit que faire attention aux témoignages publics ôc authen- tiques que cette Eglife en a toujours donné , & qi/clle en donne encore chaque jour. Rien de plus connu que notre grand principe ôc notre profeflion confiante de tenir la doc- trine des faints Prophètes & Apôtres, contenue dans les livres de Vancien & du nouveau Teflament , pour une doctrine divi- nement infpirée, feule rcgle infaillible ôc parfaite de notre foi ôc de nos mœurs. Cette profeflion eft exprefiement confir- mée par ceux que l'on admet au feint Miniftere ; ôc même par tous les membres de notre Troupeau, quand ils rendent ration leur foi, comme catéchumènes , à la face de 1\.

DES PAST. DE GENEVE. i9S

On fait aufli fufage continuel que nous faifons du Symbole des Apôtres , comme d'un abrégé de la partie hiitorique 6c dogmatique de l'Evangile , également admis de tous les chré- tiens. Nos ordonnances eccléfiaftiques portent fur les mêmes principes : nos prédications , notre culte , notre liturgie , nos Sacremens , tout eft relatif à l'œuvre de notre rédemption par Jéfus-Chriit. La même doctrine eft enfeignée dans les leçons 6c les thefes de notre Académie , dans nos livres de piété ; & dans les autres ouvrages que publient nos Théologiens y particulièrement contre l'incrédulité , poifon funeite , donc nous travaillons fans ceffe à préferver notre Troupeau. Enfin nous ne craignons pas d'en appeller ici au témoignage des perfonnes de tout ordre, & même des étrangers qui enten- dent nos inftructions tant publiques que particulières , 6c qui en font édifiés,,

Sur quoi donc a-t-on pu fe fonder , pour donner une autre idée de notre doclrine ? ou fi l'on veut faire tomber le foup- çon fur notre fincérité , comme fi nous ne penfions pas ce que nous enfeignons & ce que nous profefions en public, de quel droit fe permet-on un foupçon fi odieux ? Et comment n'a - t - on pas fenti , qu'après avoir loué nos mœurs comme exemplaires , c'étoit fe contredire , c'étoit faire injure à cette même probité, que de nous taxer d'une hypocrifie ne tom- bent que des gens peu confeiencieux , qui fe jouent de lai religion ?

Il eft vrai que nous eftimons 6c que nous cultivons la Phi- ïofophie. Mais ce n'eft point cette Philofophie licencieufe 6c fophiftique donc on voit aujourd'hui cane d'écarts. C'eft une

i96 DECLARATION

Philofophie folide , qui , loin d'affoiblir la foi , conduit les plus fages à être aufîi les plus religieux.

Si nous prêchons beaucoup la morale , nous n'infiftons pas moins fur le dogme. Il trouve chaque jour fa place dans nos chaires ; nous avons même deux exercices publics par femaine uniquement deftinés à l'explication du catéchifme. D'ailleurs cette morale eft la morale chrétienne , toujours liée au dogme, & tirant de - fa principale force , particulièrement des pro- meffes de pardon & de félicité éternelle que fait l'Evangile à ceux qui s'amendent , comme auffi des menaces d'une con- damnation éternelle contre les impies & les impénitens. A cet égard , comme à tout autre , nous croyons qu'il faut s'en tenir à la faintc Ecriture qui nous parle , non d'un Purgatoire , mais du Paradis ôc de l'Enfer, chacun recevra fa jufte rétribution félon le bien ou le 'mal qu'il aura fait dans cette vie. C'eft en prêchant fortement ces grandes vérités , que nous tâchons de porter les hommes à la fanctification.

Si on loue en nous un efprit de modération & de tolé- rance , on ne doit pas le prendre pour une marque d'indiffé- rence ou de relâchement. Grâces à Dieu , il a un tout autre principe. Cet efprit eft celui de l'Evangile , qui s,'allie très- bien avec le zèle. D'un côté la charité chrétienne nous éloi- gne abfolument des voies de contrainte , & nous fait fuppor- ter fans peine quelque diverfiré d'opinions qui n'atteint pas l'eflentiel , comme il y en a eu de tout tems dans les Eglifes même les plus pure, : de l'autre , nous ne négligeons aucun foin , aucune voie de perfuafîôn, pour établir, pour inculquer, pour défendre les points fondamentaux du clinlriajiifnie.

Quand

DES PAST. DE GENEVE. 297

Quand il nous arrive de remonter aux principes de la loi naturelle , nous le faifons à l'exemple des Ai : rs facrés ; & ce n'elt point d'une manière qui nous approche des dciiles , puif- qu'en donnant à la théologie naturelle plus de fulidité oc d'é- tendue que ne font la plupart d'entr'eux , nous y joignons toujours la révélation, comme un fecours du ciel très-nécef- faire , 6c fans lequel les hommes ne feraient jamais fortis de l'état de corruption & d'aveuglement ils étoient tombés.

Si l'un de nos principes elt de ne rien propofer à croire gui heurte la raifon , ce n'efl point-là, comme on le fuppofe , un caractère de focinianifme. Ce principe eft commun à tous les proteftans; & ils s'en fervent pour rejetter des doctrines abfurdes , telles qu'il ne s'en trouve point dans l'Ecriture fainte bien entendue. Mais ce principe ne va pas jufqu'à nous faire rejetter tout ce qu'on appelle myflere ; puifque c'eft le nom que nous donnons à des vérités d'un ordre furnaturel , que la feule raifon humaine ne découvre pas , ou qu'elle ne fauroit comprendre parfaitement, qui n'ont pourtant rien d'im- pcflible en elles-mêmes , & que Dieu nous a révélées. Il fuffit que cette révélation foit certaine dans {es preuves , & précife dans ce qu'elle enfeigne , pour que nous admettions de telles vérités, conjointement avec celles de la religion naturelle ; d'autant mieux qu'elles fe lient fort bien entr'elles , &c que l'heur» ar^mblage qu'en fait l'Evangile forme un corps de religion admirable & complet.

Enfin , quoique le point capital de notre religion foit d'ado- rer un feul Dieu , on ne doit pas dire qu'elle fe réduife pres- que à cela, che\ ptefque tout ce qui n'efl pas peuple. Les

Suppl. de la Collée. Tome I. P p

z9$ DECLARATION

perfonnes les mieux intimités font aufli celles qui favent le mieux quel eft le prix de l'alliance de grâce , & que la vie éternelle confijîe à connoître le feul vrai Dieu , & celui qu'il a envoyé Jéfus-Chrift , /on fils , en qui a habité corporellement toute la plénitude de la Divinité , oc qui nous a été donné pour fauveur, pour médiateur & pour juge, afin que tous honorent le fils comme ils honorent le père. Par cette raifon , le terme de refpecl pour Jéfus-Chrift & pour PEcriture , nous paroiifant de beaucoup trop fbible , ou trop équivoque , pour exprimer la nature & l'étendue de nos fentimens à cet égard r nous difons que c'eft avec foi , avec une vénération reli- gieufe, avec une entière foumiiïïon d'efprit & de cœur, qu'il faut écouter ce divin Maître & le Saint Efprit parlant dans les Ecritures. C'eft ainfi qu'au lieu de nous appuyer fur la fagefTe humaine, fi foible & fi bornée, nous fommes fondés fur la parole de Dieu , feule capable de nous rendre véritable- ment f âge s à falut , par la foi en Jéfus-Chrift : ce qui donne à notre religion un principe plus fur , plus relevé , & bien plus d'étendue, bien plus d'efficace; en un mot, un tout autre caractère que celui fous lequel on s'eft plu à la dépeindre.

Tels font les fentimens unanimes de cette Compagnie , qu'elle fe fera un devoir de manifefter & de foutenir en toute occafion , comme il convient à de hdelles ferviteurs de Jéfus- Chrift. Ce font aufïi les fentimens des Miniftres de cette Eglife qui n'ont pas encore cure d'ames, lesquels étant infor- més du contenu de la préfente déclaration , ont tous demandé d'y être compris. Nous ne craignons pas non plus d'alîurer que c'eft le fcntiment général de notre Eglife ; ce qui a bien

DES PAS T. DE GENEVE. i99

paru par la fenfibilité qu'ont témoignée les perfonnes de tout ordre de notre Troupeau , fur l'article du dictionnaire qui caufe ici nos plaintes.

Après ces explications & ces afïurances , nous fommes bien difpenfés , non-feulement d'entrer dans un plus grand détail fur les diverfes imputations qui nous ont été faites ; mais auffi de répondre à ce que l'on pourrait encore écrire dans le même but. Ce ne ferait qu'une contestation inutile , dont notre caractère nous éloigne infiniment. Il nous fuffit d'avoir mis à couvert l'honneur de notre Eglife & de notre miniltere , en montrant que le portrait qu'on a fait de notre religion eft infidelle , & que notre attachement pour la faine doctrine évangélique n'eft ni moins fincere que celui de nos pères , ni différent de celui des autres Eglifes réformées , avec qui nous faifons gloire d'être unis par les liens d'une même foi , 6c dont nous voyons avec beaucoup de peine que l'on veuille nous diftinguer.

T. Trembley , Secrétaire.

Pp î

LETTRE

D E

M. D'ALEMBERT A M. ROUSSEAU,

CITOYEN DE GENEVE.

Quitte^- moi votre ferpe , infiniment de dommage. La Font. L. xii. Fab. xx.

JLiA lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'adreffer , Monfîeur , fur l'article Genève de l'Encyclopédie , a eu tout le fuccès que vous deviez en attendre. En intéreffant les Phi- lofophes par les vérités répandues dans votre ouvrage, & les gens de goût par l'éloquence & la chaleur de votre ftyle , vous avez encore fu plaire à la multitude par le mépris même- que vous témoignez pour elle , & que vous euiïîez peut-être marqué davantage en affe&ant moins de le montrer.

Je ne me propofe pas de répondre précifément à votre let- tre , mais de m'entretenir avec vous fur ce qui en fait le fujet , &: de vous communiquer mes réflexions bonnes ou mauvaifes : il ferait trop dangereux de lutter contre une plume telle que la vôtre , & je ne cherche point a écrire des chofes brillantes , mais des chofes vraies.

Une autre raifon m'engage à ne pas demeurer dans le filence;

A M. J.J. ROUSSEAU. 3ox

c'eft la reconnoiiïance que je vous dois des égards avec lef- quels vous m'avez combattu. Sur ce point feul je me flatte de ne vous point céder. Vous avez donné aux gens de Lettres un exemple digne de vous , & qu'ils imiteront peut-être enfin quand ils connoîtront mieux leurs vrais intérêts. Si la fatire ôc l'injure n'étoient pas aujourd'hui le ton favori de la criti- que , elle feroit plus honorable à ceux qui l'exercent , & plus utile à ceux qui en font l'objet. On ne craindrait point de s'avilir en y répondant ; on ne fongeroit qu'à s'éclairer avec une candeur & une eftime réciproque; la vérité feroit con- nue , & perfonne ne feroit ofFenfé ; car c'eft: moins la vérité qui bleffe, que la manière de la dire.

Vous avez eu dans votre lettre trois objets principaux ; d'attaquer les fpectacles pris en eux-mêmes ; de montrer que quand la morale pourrait les tolérer , la constitution de Genève ne lui permettrait pas d'en avoir ; de juftifier enfin les Pafteurs de votre Egljfe fur les fentimens que je leur ai attribués en matière de religion. Je fuivrai ces trois objets avec vous , & je m'arrêterai d'abord fur le premier, comme fur celui qui intérefie le plus grand nombre des lecteurs. Malgré l'étendue de la matière, je tâcherai d'être le plus court qu'il me fera poffible ; il n'appartient qu'à vous d'être long & d'être lu , & je ne dois pas me flatter d'être auiïi heureux en écarts.

Le caractère de votre Philofophie, Monfieur , eft d'être ferme & inexorable dans fa marche. Vos principes pofés , les conféquences font ce qu'elles peuvent , tant pis pour nous il elles font fâcheufes ; mais à quelque point qu'elles le foient T elles ne vous le paroùTent jamais affez pour vous forcer à rêve-

3oz D' A L E M B E R T

nir fur les principes. Bien loin de craindre les objections qu'on peut faire contre vos paradoxes , vous prévenez ces objec- tions en y répondant par des paradoxes nouveaux. Il me femble voir en vous ( la comparaifon ne vous offenfera pas fans doute ) ce chef intrépide des Réformateurs , qui pour fe défendre d'une héréfîe en avançoit une plus grave , qui com- mença par attaquer les Indulgences , &c finit par abolir la Méfie. Vous avez prétendu que la culture des Sciences & des Arts elt nuifible aux mœurs ; on pouvoit vous objecter que dans une Société policée cette culture eft du moins néceflàire jufqu'à un certain point , & vous prier d'en fixer les bornes ; vous vous étxs tiré d'embarras en coupant le noeud , & vous n'avez cru pouvoir nous rendre heureux & parfaits, qu'en nous réduifant à l'état de bêtes. Pour prouver ce que tant d'Opéra François avoient fi bien prouvé avant vous , que nous n'avons point de mufique , vous avez déclaré que nous ne pouvions en avoir, & que fi nous en avions une, ce feroit tant pis pour nous. Enfin , dans la vue d'infpirer plus effica- cement à vos compatriotes l'horreur de la comédie , vous la repréfentez comme une des plus pernicieufes inventions des hommes , & pour me fervir de vos propres termes , comme un divertinement plus barbare que les combats des gla- diateurs.

Vous procédez avec ordre, & ne portez pas d'abord les grands coups. A ne regarder les fpeéhcles que comme un amufement, cette raifon feule vous paroît fuffire pour les con- damner. La vie efl fi courte , dites - vous , & le tems fi pré- cieux. Qui en doute, Monfieur? Mais en même tems la vie

A M. J. J. ROUSSE A U. 303

efl fi malheureufe & le plaifîr fi rare. Pourquoi envier aux hommes, deitinés prefque uniquement par la nature à pleurer & à mourir , quelques délafTemens pafFagers , qui les aident à rapporter l'amertume ou l'infipidité de leur exiilence ? Si les fpectacles , confidérés fous ce point de vue , ont un défaut à mes yeux, c'eft d'être pour nous une diffraction trop légère èc un amufement trop foible , précifément par cette raifon qu'ils fe préfentent trop à nous fous la feule idée d'amufe- ment , & d'amufément néceffaire à notre oifiveté. L'illufion fe trouvant rarement dans les représentations théâtrales , nous ne les voyons que comme un jeu qui nous laifTe prefque en- tièrement à nous. D'ailleurs le plaifîr fuperficiel 6c momentané qu'elles peuvent produire , efl encore affoibli par la nature de ce plaifîr même, qui tout imparfait qu'il eft, a l'inconvénient d'être trop recherché , & , fi on peut parler de la forte , ap- pelle de trop loin. Il a fallu , te me femble , pour imaginer un pareil genre de divertiffement , que les hommes en eufTent auparavant efTayé & ufé de bien des efpeces; quelqu'un qui s'ennuyoit cruellement ( c'étoit vraifemblablement un Prince }, doit avoir eu la première idée de cet amufement rafiné , qui confiite à repréfenter fur des planches les infortunes & les travers de nos femblables pour nous confoler ou nous guérir des nôtres ; & à nous rendre fpectateurs de la vie , d'acteurs que nous y fommes , pour nous en adoucir le poids & les malheurs. Cette réflexion tri fie vient quelquefois troubler le plaifîr que je goûte au théâtre ; à travers les imprefïïons agréa- bles de la fcene , j'apperçois de tems en tems , malgré moi &c avec une forte de chagrin, l'empreinte fâcheufe de fbrfi

3o4 D'A L E M B E R T

origine ; fur-tout dans ces momens de repos , l'action fuf- pendue & refroidie laifTant l'imagination tranquille , ne mon- tre plus que la repréfentation au lieu de la chofe , & l'aéteur au lieu du perfonnage. Telle eft , Monfieur, la trifte deftinée de l'homme jufques dans les plaifirs même; moins il peut s'en pafTer , moins il les goûte ; & plus il y met de foins &c d'étude , moins leur imprefîion cil fenfible. Pour nous en con- vaincre par un exemple encore plus frappant que celui du théâtre , jettons les yeux fur ces maifons décorées par la vanité & par l'opulence, que le vulgaire croit un féjour de délices, & les rafinemens d'un luxe recherché brillent de toutes parts ; elles ne rappellent que trop fouvent au riche blazé qui les a fait conftruire , l'image importune de l'ennui qui lui a rendu ces rafinemens néceffaires.

Quoi qu'il en foit, Monfieur, nous avons trop befoin de plaifirs, pour nous rendre difficiles fur le nombre ou fur le choix. Sans doute tous nos divertilTemens forcés & faclices, inventés & mis en ufage par l'oifiveté , font bien au-deffous des plaifirs fi purs & fi fimplcs que devroient nous offrir les devoirs de citoyen, d'ami, d'époux, de fils & de père: mais rendez-nous donc, fi vous le pouvez , ces devoirs moins péni- bles 6c moins trilles : ou fou (Irez qu'après les avoir remplis de notre mieux, nous nous cenfolions de notre mieux ai. fil des chagrins qui les accompagnent. Rendez les peuples plus heureux, & par conféquent les citoyens moins rares, les amis plus fenfibles & plus conft; s , [es pères plus juftes, les enfuis plus tenu;.. .. les n es | lu & plus vraie; ; nous ne

chercherons point alors d'autres plaifirs que ceux qu'on goûte

au

A M. J. J. R 0 U S S E A U. 305

au fcin de l'amkié , de h patrie, de la nature & de l'amour. Mais il y a long - tems , vous le ftvez , que le fïecle d'Aflrée n'exifle plus que dans les fables , fi même il a jamais exifté ailleurs. Solon difoit qu'il avoit donné aux Athéniens , non les meilleures loix en elles-mêmes , mais les meilleures qu'ils puffent obferver. Il en eft ainfi des devoirs qu'une faine phi- lofophie prefcrit aux hommes & des plaifîrs qu'elle leur per- met. Elle doit nous fuppofer & nous prendre tels que nous fom-mes , pleins de parlions & de foiblefTes , mécontens de nous-mêmes & des autres , réunifiant à un penchant naturel pour l'oifiveté, l'inquiétude & l'activité dans les defirs. Que refte-t-il à faire à la Philofophie , que de pallier à nos yeux par les diffractions qu'elle nous offre, l'agitation qui nous tourmente , ou la langueur qui nous confume ? Peu de perfon- nes ont, comme vous, Monfîeur, la force de chercher leur bonheur dans la trifte & uniforme tranquillité de la folitude. Mais cette refTource ne vous manque - t - elle jamais à vous- même? N'éprouvez - vous jamais au fein du repos, & quel- quefois du travail , ces momens de dégoût & d'ennui qui ren- dent nécefïaires les délaflèmens ou les diilraclions? La fociété fereit d'ailleurs trop malheureufe , tous ceux qui peuvent fe fufhïe ainfi que vous , s'en bannifToient par un exil volon- taire. Le fige en fuyant les hommes , c'eit-à-dire , en évi- tant de s'y livrer, ( car c'eft la feule manière dont il doit les fuir ) , leur eft au moins redevable de fes infîruclions & de fon exemple ; c'eft au milieu de fes femblables que l'Etre fuprême lui a marqué fon féjour , & il n'eft pas plus permis aux Philofophes qu'aux Rois d'être hors de chez eux. Suppl. de la Colkc. Tome I. Q<3

p^ D'A L E M B E R T

Je reviens aux plaîfîrs du théâtre. Vous avez laifTé avec rai— fon aux déclamateurs de la chaire, cet argument rebattu contre les fpectacles , qu'ils font contraires à fefprit du chrif- tianifme , qui nous oblige de nous mortifier fans ceiïe. On s'interdiroit fur ce principe les délaffemens que la religion condamne le moins. Les Solitaires aufteres de Port -Royal , grands prédicateurs de la mortification chrétienne , & par cette raifon grands adverfaires de la comédie , ne fe refufoient pas dans leur folitude , comme l'a remarqué Racine , le plaifir de faire des fabots , &c celui de tourner les Jéfuites en ridicule.

Il femble donc que les fpecracles , à ne les considérer encore que du côté de l'amufement , peuvent être accordés aux hom- mes , du moins comme un jouet qu'on donne à des enfuis qui foufFrent. Mais ce n'eft pas feulement un jouet qu'on a prétendu leur donner , ce font des leçons utiles déguifées fous l'apparence du plaifir. Non -feulement on a voulu diftraire de leurs peines ces enfans adultes ; on a voulu que ce théâtre , ils ne vont en apparence que pour rire ou pour pleurer , devînt pour eux , fans qu'ils s'en apperçufient , une école de mœurs & de vertu. Voilà , Monfieur, de quoi vous croyez le théâtre incapable ; vous lui attribuez même un effet abfolument con- traire , & vous prétendez le prouver.

Je conviens d'abord avec vous, que les Ecrivains drama- tiques ont pour but principal de plaire , & que celui d'être utiles eft tout au plus le fécond : mais qu'importe , s'ils font en effet utiles , que ce foit leur premier ou leur fécond objet ? Soyons de bonne foi , Monfieur , avec nous - mêmes , & convenons que les Auteurs de théâtre n'ont rien en cela qui.

A M. J. T. ROUSSÏAÏÏ. 307

"les distingue des autres. L'eftime publique eft le but principal de tout Ecrivain ; & la première vérité qu'il veut apprendre à fes le&eurs , c'eft qu'il eft digne de cette eftimé. En vain affecteroit - il de la dédaigner dans fes ouvrages ; l'indifférence fe taît , & ne fait point tant de bruit ; les injures même dites une nation ne font quelquefois qu'un moyen plus piquant de fe rappeller à fon fouvenir. Et le fameux Cynique de la Grèce eût bientôt quitté ce tonneau d'où il bravoit les pré- jugés & les Rois , fi îes Athéniens euffent paffé leur chemin fans le regarder & fans l'entendre. La vraie philofophie ne, confifte point à fouler aux pieds la gloire, &c encore moins à le dire ; mais à n'en pas faire dépendre fon bonheur , même en tâchant de la mériter. On n'écrit donc , Monfieur , que pour être lu, & on ne veut être lu que pour être eftimé ; j'ajoute , pour être eftimé de la multitude , de cette multitude même, dont on fait d'ailleurs ( & avec raifon ) fi peu de cas. •Une voix fecrete & importune nous crie., que ce qui eft beau, grand & vrai plaît à tout le monde , & que ce qui n'obtient pas le fuffrage général , manque apparemment de quelqu'une de ces qualités. Ainfi quand on cherche les éloges du vul- gaire , c'eft moins comme une récompenfe fhtteufe en elle- même , que comme le gage le plus fur de la bonté d'un ou- vrage. L'amour - propre qui n'annonce que des prétentions modérées , en déclarant qu'il fe borne à l'approbation du petit nombre , eft un amour - propre timide qui fe confole d'avance , ou un amour-propre mécontent qui fe confole après coup. Mais qvfel que foit le but d'un Ecrivain , foit d'être •loué , foit d'être utile , ce but n'importe gueres au public, ce

,o3 D'ALEMBERT

n'eft point ce qui règle fon jugement , c'eit uniquement le degré de plaifîr ou de lumière qu'on lui a donné. Il honore ceux qui l'inflruifent , il encourage ceux qui l'amufént , il applaudit ceux qui l'initruifent en l'amufant. Or, les bonnes pièces de théâtre me paroiffent réunir ces deux derniers avan- tages. Ceft la morale mife en action , ce font les préceptes réduits en exemple; la tragédie nous offre les malheurs pro- duits par les vices des hommes , la comédie les ridicules atta- chés à leurs défauts ; l'une & l'autre mettent fous les yeux ce que la morale ne montre que d'une manière abftraite & dans une efpece de lointain. Elles développent & fortifient par les mouvemens qu'elles excitent en nous , les fentimens dont la nature a mis le germe dans nos âmes.

On va , félon vous , s'ifoler au fpeclacle , on y va oublier fes proches , fes concitoyens & fes amis. Le fpeclacle eft au contraire celui de tous nos plaifîrs qui nous rappelle le plus aux autres hommes , par l'image qu'il nous préfente de la vie humaine , &c par les impreflîons qu'il nous donne ce qu'il nous laiffe. Un Poëte dans fon enthoufiafme , un Géo- mètre dans fes méditations profondes, font bien plus ifolés qu'on ne l'eft au théâtre. Mais quand les plaifîrs de la feene nous feraient perdre pour un moment le fouvenir de nos iémblables , n'elt - ce pas l'effet naturel de toute occupation qui nous attache , de tout amufement qui nous entraine ? Combien de momens dans la vie l'homme le plus ver- tueux oublie fes compatriotes & fes amis fans les aimer moins; & vous - même , Monfieur , n'auriez - vous renoncé a vivre avec les vôtres que pour y penfer toujours ?

A M. J. J. ROUSSEA U. 3c9

Vous avez bien de la peine , ajoutez - vous , à concevoir, cette règle de la poétique des anciens , que le théâtre purge les pallions en les excitant. La règle , ce me femble , eft vraie , mais elle a le défaut d'être mal énoncée ; & c'eft fans doute par cette raifon qu'elle a produit tant de difputes , qu'on fe feroit épargnées fi on avoir, voulu s'entendre. Les parlions dont le théâtre tend à nous garantir , ne font pas celles qu'il excite ; mais il nous en garantit en excitant en nous les pallions contraires : j'entends ici par pajjïon , avec la plupart des Ecrivains de morale , toute affection vive & profonde qui nous attache fortement à fon objet. En ce fens , la tragédie fe fert des pallions utiles & louables , pour réprimer les paf- fïons blâmables & nuifibles ; elle emploie , par exemple , les larmes & la compafïion dans Zaïre , pour nous précautionner contre l'amour violent & jaloux ; l'amour de la Patrie dans Brutus , pour nous guérir de l'ambition ; la terreur & la crainte de la vengeance célefte dans Sémiramis , pour nous faire haïr & éviter le crime. Mais fi avec quelques Philofo- phes on n'attache l'idée de pafïion qu'aux affections criminel- les , il faudra pour lors fe borner à dire que le théâtre les corrige en nous rappellant aux affections naturelles ou ver- tueufes , que le Créateur nous a données pour combattre ces mêmes pallions.

" Voilà , objectez-vous , un remède bien foible & cherché » bien loin : l'homme eft naturellement bon ; l'amour de » la vertu , quoi qu'en difent les Philofophes , eft inné dans » nous ; il n'y a perfonne , excepté les fcélérats de profef- » flon , qui avant d'entendre une tragédie ne foit déjà per-

Ztq D'ALEMBERT

f> fuadé des vérités donc elle va nous inftruire ; & à l'égard des hommes plongés dans le crime, ces vérités font bien » inutiles à leur foire entendre , & leur cœur n'a point d'o- » reilles 5». L'homme eft naturellement bon , je le veux ; cette queftion demanderait un trop long examen ; mais vous con- viendrez du moins que Ja fociété, l'intérêt, l'exemple, peu- vent faire de l'homme un être méchant. J'avoue que quand il voudra confulter fa raifon , il trouvera qu'il ne peut être heureux que par la vertu ; & c'ell en ce feul fens que vous pouvez regarder l'amour de la vertu comme inné dans nous.; -car vous ne croyez pas apparemment que le fœtus & les en- fans à la mamelle ayent aucune notion du jufte & de l'injufte. Mais la raifon ayant à combattre en nous des paillons qui étouffent fa voix , emprunte le fecours du théâtre pour impri- mer plus profondément dans notre ame les vérités que nous avons befoin d'apprendre. Si ces vérités gliffent fur les fcé- lérats décidés , elles trouvent dans le cœur des autres une entrée plus facile ; elles s'y fortifient quand elles y étoient déjà gravées; incapables peut-être de ramener les hommes perdus , elles font au moins propres à empêcher les autres de fe perdre. Car la morale eft comme la médecine ; beaucoup plus fùre dans ce qu'elle fait pour prévenir les maux , que dans ce qu'elle tente pour les guérir.

L'effet de la morale du théâtre eft donc moins d'opérer un changement fubit dans les cœurs corrompus , que de prému- nir contre le vice les âmes foibles par l'exercice des fenti- mens honnêtes , & d'affermir dans ces mêmes fentimens les âmes vertueufes. Vous appeliez paffagers & ftérilcs les mou-

A M. J. J. ROUSSEAU. 3ÎI.

vemens que le théâtre excite , parce que la vivacité de ces mouvemens femble ne durer que le tems de la pièce ; mais leur effet , pour être lent & comme infenfible , n'en efè pas moins réel aux yeux du Philofophe. Ces mouvemens font des fecouffes par lefquelles le fentiment de la vertu a befoin d'être réveillé dans nous ; c'eft un feu qu'il faut de tems en tems ranimer & nourrir pour l'empêcher de s'éteindre.

Voilà, Monfieur , les fruits naturels de la morale mife en action fur le théâtre ; voilà les feuls qu'on en puiffe attendre. Si elle n'en a pas de plus marqués , croyez-vous que la morale réduite aux préceptes en produife beaucoup davantage ? Il eft bien rare que les meilleurs livres de morale rendent vertueux ceux qui n'y font pas difpofés d'avance; eft- ce une raifon pour profcrire ces livres ? Demandez à nos prédicateurs les : plus fameux combien ils font de converfions par an; ils vous répondront qu'on en fait une ou deux par fiecle , encore faut- il que le fiecle foit bon ; fur cette réponfe leur défendrez- vous de prêcher , & à nous de les entendre ?

" Belle comparaifon , direz- vous ; je veux que nos prédi- s> cateurs & nos moraliftes n'ayent pas des fuccès brillans ; « au moins ne font-ils pas grand mal, fi ce n'eft peut-être s? celui d'ennuyer quelquefois ; mais c'eft précifément parce « que les Auteurs de théâtre nous ennuyent moins , qu'ils nous nuifent davantage. Quelle morale , que celle qui pré- îj fente fi fouvent aux yeux des fpe&ateurs des monftres im- sa punis & des crimes heureux ? Un Atrée qui s'applaudit des 3s horreurs qu'il a exercées contre fon frère , un Néron qui - jj empoifonne Britannicus pour régner en paix , une Mcdég i

3n D'ALEMBERT

i, qui égorge fes cnfans , & qui part en infukant au défefpoir » de leur père , un Mahomet qui féduit & qui entraîne tout >j un peuple , victime &c inftrument de fes fureurs ? Quel » affreux fpe&acle à montrer aux hommes , que des fcélérats » triomphans » ? Pourquoi non , Monfieur , fi on leur rend ces fcélérats odieux dans leur triomphe même ? Peut-on mieux nous inftruire à la vertu , qu'en nous montrant d'un côté les fuccès du crime , & en nous faifant envier de l'autre le fort de la vertu malheureufe ? Ce n'eft pas dans la profpérité ni dans l'élévation qu'on a befoin d'apprendre à l'aimer, c'e(t dans l'abjection & dans l'infortune. Or , fur cet effet du théâtre j'en appelle avec confiance à votre propre témoignage : in- terrogez les fpeclateurs l'un après l'autre au fortir de ces tragédies que vous croyez une école de vice &c de crime ; demandez - leur lequel ils aimeraient mieux être , de Britan- nicus ou de Néron , dAtrée ou de Thyefte , de Zopire ou de Mahomet ; hériteront-ils fur la réponfe ? Et comment héfi- teroient - ils ? Pour nous borner à un feul exemple, quelle leçon plus propre à rendre le fanatifme exécrable, & h faire regarder comme des monftres ceux qui l'infpirent , que cet horrible tableau du quatrième acte de Mahomet , l'on voit Scïde , égaré par un zèle affreux , enfoncer le poignard dans le fein de fon père? Vous voudriez, Monfieur, bannir cette tragédie de notre théâtre ? Plût à Dieu qu'elle y fût plus an- cienne de deux cents ans! L'efprit philofophique qui l'a dic- tée feroit de même date parmi nous, & peut-être eût épargné à la nation Françoife , d'ailleurs fi paifible & fi douce , les horreurs & les atrocités religieufes auxquelles elle s'eit livrée

Si

A M. J. J. ROUSSEAU. 5*5

Si cette tragédie laide quelque chofe à regretter aux fages , c'eft de n'y voir que les forfaits caufés par le zèle d'une fauflè religion , & non les malheurs encore plus déplorables , le. zèle aveugle pour une religion vraie peut quelquefois entraîner les hommes.

Ce que je dis ici de Mahomet , je crois pouvoir le dire de même des autres tragédies qui vous paroiffent fi dangereufes. Il n'en eft , ce me femble , aucune qui ne laiife dans notre ame après la repréfentation , quelque grande & utile leçon de morale plus ou moins développée. Je vois dans (Edipe un Prince fort à plaindre fans doute , mais toujours coupable , puifqu'il a voulu , contre Favis même des Dieux , braver fa dellinée ; dans Phèdre , une femme que la violence de fa pailion peut rendre malheureufe , mais non pas excufable , puifqu'elle travaille à perdre un Prince vertueux dont elle 'n'a pu fe faire aimer ; dans Catilina , le mal que l'abus des grands ralens peut faire au genre-humain ; dans Médée & dans Atrée , les effets abominables de l'amour criminel ôc irrité, de la vengeance & de la haine. D'ailleurs, quand ces pièces ne nous enfeigneroient directement aucune vérité morale , feroient-elles peur cela blâmables ou pernicieufes?- Il fufrîroit pour les juftilier de ce reproche, de foire atten aux fentimens louables , ou tout au moins naturels, qu'elles excitent en nous ; (Edipe & Phèdre l'attendriffement fur nos femblables , Atrée «Se Médée le frémilîement 6c l'horreur. Quand nous irions à ces tragédies , moins pour être inftruits que pour être remués , quel feroit en cela notre crime «5c le leur ? Elles feraient pour les honnêtes gens , s'il eft permis

tSuppl. de la Colkc. Tome I. Rr

cri Ur A L E N. B E R T

d'employer cette comparaison , ce que les fupplices font pour le peuple , un fpeclacle ils affilieraient par le feul befoin .* que tous les hommes ont d'être émus.C'eft en effet ce befoin & non pas , comme on le croit communément , un fentimenr d'inhumanité qui fait courir le peuple aux exécutions des cri- minels. Il voit au contraire ces exécutions avec un mouve- ment de trouble & de pitié , qui va quelquefois jufqu'à l'horreur & aux larmes. Il faut à ces âmes rudes , concentrées & grofHeres, des fecouffes fortes pour les ébranler. La tragédie fuffit aux âmes plus délicates 6c plus fenfibles ; quelquefois même , comme dans Médée & dans Atrée , l'imprefîion eft trop violente pour elles. Mais bien loin d'être alors dange- reuse , elle eit au contraire importune ; & un fentiment de. cette efpece peut-il être une fource de vices & de forfaits? Si dans les pièces l'on expofe le crime à nos yeux , les ftélérats ne font pas toujours punis , le fpe&ateuc eft jifiigé qu'ils ne le foient pas : quand il ne peut en aceufer le Poète , toujours obligé de fe conformer à lïhiftoire, c'eft alors , fi je puis parler ainfi , l'hiftoire elle-même qu'il aeeufe ; & il fe dit en fortant ,

Fuifnns notre devoir , & la/JJorzs faire aux Dieux.

Aufli dans un fpectacle qui laifferoit plus de liberté au Pocte, dans notre Opéra , par exemple , qui n'elt d'ailleurs ni le fpectacle de la vérité ni celui des mœurs , je dourc qu'on pardonnât à l'Auteur de laifîer à jamais le crime impuni. Je me fouviens d'avoir vu autrefois en manuflrit un opéra

A M. J. 7. ROUSSEAU. 3 r$

xPAtrée , ce monftre périflbit écrafé de la foudre , en criant avec une fatisfaéHon barbare ,

Tonne\ , Dieux impuijfans , frappe^ , je fuis vengé.

Cette fituation vraiment théâtrale , fécondée par une mufique effrayaiate , eût produit , ce me femble , un des plus heureux dénouemens qu'on puiife imaginer au théâtre lyrique.

Si dans quelques tragédies on a voulu nous intéreffer pour 4t3es fcélérats , ces tragédies ont manqué leur objet ; c'eft la faute du Poète & non du genre ; vous trouverez des hirtoriens •même qui ne font pas exempts de ce reproche ; en aceufe- rez-vous Fhiftoire ? Rappellez-vous , Moniieur , un de nos chefs-d'œuvre en ce genre, la conjuration de Venife de l'Abbé •de St. Real , & l'efpece d'intérêt qu'il nous infpire ( fans i'avoir peut-être voulu ) pour ces hommes qui ont juré la ruine de leur Patrie ; ou s'afflige prefque après cette leclure de voir tant de courage ôc d'habileté devenus inutiles ; on fe reproche ce fentiment, mais il nous failit malgré nous , ôc ce n'eft que par réflexion qu'on prend part au falut de Venife. Je vous avouerai à cette occaflon ( contre l'opinion aflez gé- néralement établie ) , que le fujet de Venife fauvée me paroît bien plus propre au théâtre que celui de Manlius Capitolinus , quoique ces deux pièces ne différent gueres que par les noms & l'état des perfonnages ; des malheureux qui confpirent pour fe rendre libres, font moins odieux que des fénateurs qui cabalent pour fe rendre maîtres.

Mais ce qui paroît , Monfieur , vous avoir choqué le plus •dans nos pièces , c'eft le rôle qu'on y fait jouer à l'amour.

:R.r A

5t6 D l A L E M B E R T

Cette pafïion , le grand mobile des allions des hommes ^ eft en effet le reffort prefque unique du théâtre François ; & rien ne vous paroît plus contraire à la faine morale que de réveiller par des peintures & des fituations féduifantes un fentiment fi dangereux. Permettez-moi de vous foire une queftion avant que de vous répondre. Voudriez-vous bannir l'amour de la fociété ? Ce ferait , je crois , pour elle un grand bien & un grand mal. Mais vous chercheriez en vain à détruire cette pamon dans les hommes ; il ne paroît pas d'ailleurs- que votre defTein foit de la leur interdire , du moins û on en juge par les defcriptions intéreffantes que vous en faites 7 & auxquelles toute l'auftérité de votre philofophie n'a pu fe refufer. Or , fi on ne peut ,& fi on ne doit peut-être pas étouffer l'amour dans le cœui\ des hommes , que refte- t-il à faire , fînon de le diriger vers une fin honnête , & de nous montrer dans des exemples illuftres (es fureurs & fes foibleffes , pour nous en défendre ou nous en guérir ? Vous convenez que c'eft l'objet de nos tragédies ; mais vous pré- tendez que l'objet eft manqué par les efforts même que l'on fait pour le remplir , que l'imprefïion du fentiment refte , & que la morale eft bientôt oubliée. Je prendrai , Monfieur, pour vous répondre , l'exemple même que vous apportez de la tragédie de Bérénice , Racine a trouvé Fart de nous intérefler pendant cinq a&es avec ces feuls mots , yV vous aime, vous êtes Empereur & je pars", 6c ce grand P é:e a fu réparer p.:r les charmes de fon ftyle le défaut d'avion & 1 monotonie de fon fujet. Tout fpeéfoteur fenûble , je l'avoue , fort ce cette tragédie le cœur afl ctageant eu quel

A M. J. J. ROUSSEAU. 317

manière le facrifice qui coûte fi cher à Titus , & le défefpoir de Bérénice abandonnée. Mais quand ce fpeclateur regarde au fond de fon ame , & approfondit le fentiment trifte qui l'occupe , qu'y apperçoit-il , Monfieur ? Un retour affligeant fur le malheur de la condition humaine , qui nous oblige prefque toujours de faire céder nos parlions à nos devoirs. Cela elt fi vrai , qu'au milieu des pleurs que nous donnons à Bérénice , le bonheur du monde attaché au facrifice de Titus , nous rend inexorables fur la néceflité de ce facrifice même dont nous le plaignons ; l'intérêt que nous prenons à fa douleur , en admirant fa vertu , fe changerait en indignation s'il fuccomboit à fa foibleue. En vain Racine même , tout habile qu'il étoit dans l'éloquence du cœur , eût efîayé de nous repréfenter ce Prince , entre Bérénice d'un côté &c Rome de l'autre , fenfible aux prières d'un peuple qui embraife fes genoux pour le retenir , mais cédant aux larmes de fa maîtrefie ; les adieux les plus touchans de ce Prince à fes fujets ne le rendraient que plus méprifable à nos yeux ; nous n'y verrions qu'un monarque vil , qui pour fatisfiiire une paflion obfcure , renonce à faire du bien aux hommes , & qui va dans les bras d'une femme oublier leurs pleurs. Si quelque chcfe au contraire adoucit à nos yeux la peine de Titus , c'eit le fpedacle de tout un peuple devenu heureux par le courage du Prince : rien n'eit plus propre à confoler de l'in- fortune , que le bien qu'on fait à ceux qui fouifrent , ôc l'homme vertueux fufpend le cours de fes larmes en efluyanc celles des autres. Cette tragédie , Monfieur , a d'ailleurs un. autre avantage, c'eit de nous rendre plus grands à nos proT

jiS D'ALEMBERT

près yeux en nous montrant <le quels efforts la vertu noirs rend capables. Elle ne réveille en nous la plus puiifante & la plus douce de toutes les parlions , que pour nous apprendre à la vaincre ., en la faifant céder , quand le devoir l'exige , à des intérêts plus preffans & plus chers. Ainfï elle nous flatte ôc nous élevé tout à la fois, par l'expérience douce qu'elle nous fait faire de la tendreffe de notre ame , & par le courage qu'elle nous infpire pour réprimer ce fentiment dans fes effets , en confervant le fentiment même.

Si donc les peintures qu'on fait de J'amour fur nos théâtres étoient dangereufes , ce ne pourrait être tout au plus que chez une nation déjà corrompue , à qui les remèdes même fervi- roient de poifon: auffi fuis-je perfuadé , malgré l'opinion con- traire où vous êtes , que les repréfentations théâtrales font plus utiles à un peuple qui a confervé fes mœurs , qu'à celui qui aurait perdu les fiennes. Mais quand l'état préfent de nos mœurs pourroit nous faire regarder la tragédie comme un nouveau moyen de corruption , la plupart de nos pièces me paroiiTent bien propres à nous rafîurer à cet égard. Ce qui devrait , ce me femble , vous déplaire le plus dans l'amour que nous mettons fi fréquemment fur nos théâtres, ce n'elt pas la vivacité avec laquelle il eft peint , c'eft le rôle froid & fubal terne qu'il y joue prefque toujours. L'amour , fi on en croit la multitude , eft l'ame de nos tragédies ; pour moi , il m'y paraît prefque auffi rare que dans le monde. La plupart des pcrfonnages de Racine même ont à mes yeux moins de paiîion que de métaphyfique , moins de chaleur que de Sa'anterie. Qu'eft-ce que l'amour dans Mithridate , dans Iphi-

A M. J. J. ROUSSEAU. 3r9

génie , dans Britannicus , dans Bajazet même , & dans An~ dromaque , il on en excepte quelques traits des rôles de Roxane & d'Hermione ? Phèdre eft peut-être le feul ouvrage de ce grand homme , l'amour foit vraiment terrible & tragi- que ; encore y eft-il défiguré par l'intrigue obfcure d'Hippolite & d'Aricie. Arnaud Pavoit bien fenti , quand il difoit à Racine : pourquoi cet Hippolite amoureux ? Le reproche étoit moins d'un cafuifte que d'un homme de goût ; on fait la réponfe que Racine lui rit : eh , Monfieur , fans cela qu'auraient dit les petits-maîtres ? Ainfi c'eft à la frivolité de la nation que Ra- cine a facriiié la perfection de fa pièce. L'amour dans Cor- neille eft encore plus languilTant & plus déplacé : {o.\ génie femble s'être épuifé dans le Cid à peindre cette pafïion , & il n'y a prefqu'aucune de fes autres tragédies que l'amour ne dépare & ne refroidiîTe. Ce fentiment exclalif de impérieux, propre à nous confoler de tout , ou à nous rendre tout in- fupportabîe , à nous faire jouir de notre exiften.:e , ou-à nous la faire détefter , veut être fur le théâtre comme dans nos cœurs , y régner fe ni & fans partage. Par-tout il ne joue pas le piemier rôle , il eft dégradé par le fécond. Le feul caractère qui lai convienne clans la tragédie , eft celui de la véhémence , du trouble & du défefpoir : ôtez-lui ces qualités , ce n'eft plus , j'ofe parler ainfi , qu'une paffion commune & bourgeoife. Mais , dira-t-on , en peignant l'amour de la forte , il deviendra monotone , & toutes nos pièces fe reiTem- bleronr. Et pourquoi s'imaginer , comme ont fait prefque tous nos Auteurs, qu'une pièce ne puilTe nous intérefîer fuis amour? Sommes-nous plus difficiles ou plus infenfibles que-

3io D ' A L E M B E R T

les Athéniens ? & ne pouvons-nous pas trouver à leur exem- ple une infinité d'autres fujets capables de remplir dignement le théâtre , les malheurs de l'ambition , le fpe&acle d'un héros dans l'infortune , la haine de la fuperftition & des tyrans , l'a- mour de la patrie , la tendrefle maternelle ? Ne faifons point à nos Françoifes l'injure de penfer que l'amour feul puifTe les émouvoir , comme fi elles n'étoient ni citoyennes ni mères. Ne les avons-nous pas vues s'intérefler à la mort de Ce far , 8c verfer des larmes à Mérope ?

Je viens, Monfieur , à vos objections fur la comédie. Vous n'y voyez qu'un exemple continuel de libertinage , de perfidie & de mauvaifes mœurs ; des femmes qui trompent leurs maris , des enfans qui volent leurs pères , d'honnêtes bour- geois dupés par <les fripons de Cour. Mais je vous prie de confHérer un moment fous quel point de vue tous ces vices nous font repréfentés fur le théâtre. Eft-ce pour les mettre en honneur ? Nullement ; il n'eft point de fpectateur qui s'y méprenne ; c'eft pour nous ouvrir les yeux fur la fource de ces vices ; pour nous faire voir dans nos propres défauts ( dans des défauts qui en eux-mêmes ne bleflent point l'honnêteté ) , une des caufes les plus communes des actions criminelles que nous reprochons aux autres. Qu'apprenons-nous dans George Dandïn ? que le dérèglement des femmes eil la fuite ordi- naire des mariages mal afTortis la vanité a prclidé ; dans le Bourgeois Gentilhomme ? qu'un bourgeois qui veut fortir de fon état , avoir une femme de la Cour pour maîtrefle , & un grand Seigneur pour ami , n'aura pour maîtrefle qu'une femme perdue , & pour ami qu'un honnête voleur ; dans les

fcençfl

A M. J. J. R O U S S E A U. 3zi

fcenes ^Harpagon & de fon fils ? que l'avarice des pères produit la mauvaife conduite des encans; enfin dans toutes, cette vérité fi utile , que les ridicules de la fociété y font une fource de dé/ordres. Et quelle manière plus .iîicace d'attaquer nos ridicules , que de nous montrer qu'ils rendent les autres méchans à nos dépens ? En vain diriez - vous que dans la comédie nous fommes plus frappés du ridicule qu'elle joue, que des vices dont ce ridicule eft la fource. Cela doit être ,. puifque l'objet naturel de la comédie elt la correction de nos défauts par le ridicule , leur antidote le plus puiffant , & non la correction de nos vices qui demande des remèdes d'un autre genre. Mais fon effet n'eft pas pour cela de nous faire préférer le vice au ridicule ; elle nous fuppofe pour le vice cette horreur qu'il infpire à toute ame bien née : elle fe fert même de cette horreur pour combattre, nos travers ; & il eft tout fimple que le fentiment qu'elle fuppofe nous affecte moins ( dans le moment de la repréfentation ) que celui qu'elle cherche à exciter en nous , fans que pour cela elle nous faffe prendre le change fur celui de ces deux fentimens qui doit dominer dans notre ame. Si quelques comédies en petit nom- tire s'écartent de cet objet louable & font prefque unique- ment une école de mauvaifes mœurs , on peut comparer leurs Auteurs à ces hérétiques , qui pour débiter le menfonge , ont abufé quelquefois de la chaire de vérité.

Vous ne vous en tenez pas à des imputations générales. Vous attaquez , comme une fatire cruelle de la vertu , le Mi- fanthrope de Molière , ce chef-d'œuvre de notre théâtre comi- que ; ii néanmoins le Tartuffe ne lui eil pas encore fupérieur ,

Suppl. de la Collée. Tome I. S s

gil D'ALEMBERT

foit par la vivacité de l'action , foie par les fituations théâ- trales , foit enfin par la variété & la vérité des caractères. Je ne fais , Monfieur , ce que vous penfez de cette dernière pièce , elle étoit bien faite pour trouver grâce devant vous , ne fût - ce que par l'averfion dont on ne j)eut fe défendre pour l'efpece d'hommes fi odieufe que Molière y a joués <5c démafqués. Mais je viens au Mifanthrope. Molière , félon vous , a eu deffein dans cette comédie de rendre la vertu ridicule. Il me femble que le fujet & les détails de la pièce , que le fentiment même qu'elle produit en nous , prouvent le con- traire. Molière a voulu nous apprendre , que l'efprit & la vertu ne fuffifent pas pour la fociété, fi nous ne favons compatir aux foiblefîès de nos femblables , & fupporter leurs vices même ; que les hommes font encore plus bornés que mé- dians , & qu'il faut les méprifer fans le leur dire. Quoique le Mifanthrope divertifTe les fpe&ateurs , il n'eft pas pour cela ridicule à leurs yeux : il n'eft perfonne au contraire qui ne l'eftime , qui ne foit porté même à l'aimer & à le plaindre. On rit de fa mauvaife humeur, comme de celle d'un enfant bien & de beaucoup d'efprit. La feule chofe que j'oferors blâmer dans le rôle du Mifanthrope, c'eft qu'Alcefte n'a pas toujours tort d'être en colère contre l'ami raifonnable &: phi- lofophe , que Molière a voulu lui oppofer comme un modeJe de la conduite qu'on doit tenir avec les hommes. PhilinFe m'a toujours paru , non pas abfolumenr , comme vous le prétendez , un caraclere odieux, mais un caractère mal décidé, plein de fageiïe dans fes maximes «Se de faufleté dans {a con- duite. Rien de plus fenfé que ce qu'il dit au Mifanthrope daos

A M. J. J. ROUSSEAU. 323

la première fcene fur la néceffité de s'accommoder aux tra- vers des hommes ; rien de plus foible que fa réponfe aux re- proches dont le Mifanthrope l'accable fur l'accueil affe&é qu'il vient de faire à un homme dont il ne fait pas le nom. Il ne difconvient pas de l'exagération qu'il a mife dans cet accueil , Se donne par - beaucoup d'avantage au Mifanthrope. Il de- voit répondre au contraire , que ce qu'Alcefte avoit pris pour un accueil exagéré , n'étoit qu'un compliment ordinaire & froid , une de ces formules de politeffe dont les hommes font convenus de fe payer réciproquement lorfqu'ils n'ont rien à fe dire. Le Mifanthrope a encore plus beau jeu dans la fcene du fonnet. Ce n'eft point Philinte qu'Oronte vient confulter , c'eft Alcefte ; & rien n'oblige Philinte de louer comme il fait le fonnet d'Oronte à tort & à travers , & d'interrompre même la lecture par fes fades éloges. Il devoit attendre qu'O- ronte lui demandât fon avis , & fe borner alors à des dif- cours généraux , & à une approbation foible , parce qu'il fenc qu'Oronte veut être loué , & que dans des bagatelles de ce genre on ne doit la vérité qu'à fes amis , encore faut-il qu'ils ayent grande envie ou grand befoin qu'on la leur dife. L'ap- probation foible de Philinte n'en eût pas moins produit ce que vouloit Molière , l'emportement d'Alcefte , qui fe pique de vérité dans les chofes les plus indifférentes , au rifque de bleffer ceux à qui il la dit. Cette colère du Mifanthrope fur la complaifance de Philinte n'en eût été que plus plaifante y parce qu'elle eût été moins fondée ; & la fituation des per- fonnages eût produit un jeu de théâtre d'autant plus grand , ^ue Philinte eût été partagé entre l'embarras de contredire

S s i

3m D'ALEMBERT

A'cefte & la crainte de choquer Oronte. Mais je m'apperçoïs ? Monfieur, que je donne des leçons à Molière.

Vous prérendez que dans cette fcene du fonnet , le Mifan- thrope eft prefque un Philinte , & {es je ne dis pas cela ré- pétés avant que de déclarer franchement fon avis, vous paroif- fent hors de fon cara&ere. Permettez-moi de n'être pas de votre fentiment. Le Mifanthrope de Molière n'eft pas un homme grofïîer , mais un homme vrai ; fes je ne dis pas cela , fur-tout de l'air dont il les doit prononcer , font fufii- fimment entendre qu'il trouve le fonnet déteftable ; ce n'eft que quand Oronte le preffe & le pouffe à bout , qu'il doit lever le mafque & lui rompre en vifiere. Rien n'eft , ce me fem- ble , mieux ménagé & gradué plus adroitement que cette fcene j & je dois rendre cette juftice à nos fpeclateurs modernes , qu'il en eft peu qu'ils écoutent avec plus de plaifir. Aufîi je ne crois pas que ce chef- d'oeuvre de Molière ( fupérieur peut- être de quelques années à fon fiecle ) dût craindre aujourd'hui le fort équivoque qu'il eut à fa naiflance ; notre parterre , plus fin & plus éclairé qu'il ne l'étoir il y a foixante ans , n'au- roit plus befoin du Médecin malgré lui pour aller au Mifan- thrope. Mais je crois en même tems avec vous , que d'autres chefs-d'œuvre du même poëte & de quelques autres , autre- fois juflement applaudis , auraient aujourd'hui plus d'eltime que de fuccès , notre changement de goût en eft la caufe ; nous voulons dans la tragédie plus d'action , & dans la comé- die plus de finefie. La raifon en eft , fi je ne me trompe , que les fujets communs font prcfqu'entiérement épuifés fur les deux théâtres ; & qu'il faut d'un côté plus de mouvement pour

A M. J. J. ROUSSEA V. 3>5

nous intérefTer à des héros moins connus , & de l'autre plus de recherche 6c plus de nuance pour faire fentir des ridicules moins apparens.

Le zèle dont vous êtes animé contre la comédie , ne vous permet pas de faire grâce à aucun genre , même à celui où. l'on fe propofe de faire couler nos larmes par des fîtuations intirefTanr.es , & de nous offrir dans la vie commune des mo- dèles de courage & de vertu ; autant vaudroit , dites-vous , aller au fermon. Ce difcours me furprend dans votre bouche. Vous prétendiez un moment auparavant , que les leçons de la tragédie nous font inutiles , parce qu'on n'y met fur le théâ- tre que des héros, auxquels nous ne pouvons nous flatter de reffembler ; & vous blâmez à préfent les pièces l'on n'expofe à nos yeux que nos citoyens & nos femblables ; ce n'efl plus comme pernicieux aux bonnes mœurs , mais comme infipide & ennuyeux que vous attaquez ce genre. Dites , Mon- fîeur , fi vous le voulez , qu'il eft le plus facile de tous ; mais ne cherchez pas à lui enlever le droit de nous attendrir ; il me femble au contraire qu'aucun genre de pièces n'y eft plus propre; &, s'il m'efl permis de juger de l'impreflion des autres par la mienne , j'avoue que je fuis encore plus touché des fcenes pathétiques de V Enfant prodigue , que dts pleurs cVAn- dromaque &c cVlphigénie. Les Princes & les Grands font trop loin de nous , pour que nous prenions à leurs revers le même intérêt qu'aux nôtres. Nous ne voyons , pour ainfi dire , les infortunes des Rois qu'en perfpeélive ; Ôc dans le tems même nous les plaignons , un fentiment confus femble nous dire pour nous confoler, que ces infortunes font le prix de la>

ix6 D'ALEMBERT

grandeur fuprême , & comme les degrés par lefquels la nature rapproche les Princes des autres hommes. Mais les malheurs de la vie privée n'ont point cette renource à nous offrir; ils font l'image ridelle des peines qui nous affligent ou qui nous menacent; uu Roi n'eft prefque pas notre femblable, & le fort de nos pareils a bien plus de droits à nos larmes.

Ce qui me paroît blâmable dans ce genre , ou plutôt dans la manière dont l'ont traité nos Poètes , eft le mélange bizarre qu'ils y ont prefque toujours fait du pathétique & du plaifant; deux fentimens fi tranchans & fi difparates ne font pas faits pour être voifins ; & quoiqu'il y ait dans la vie quelques circonflances bizarres l'on rit & l'on pleure à la fois, je demande fi toutes les circonflances de la vie font propres à être repréfentées fur le théâtre , & fi le fentiment trouble & mal décidé qui réfulte de cet alliage des ris avec les pleurs , eft préférable au plaifir feul de pleurer, ou même au plaifir feul de rire ? Les hommes font tous de fer ! s'écrie l'Enfant prodigue , après avoir fait à fon valet la peinture odieufe de l'ingratitude & de la dureté de fes anciens amis ; & les femmes ? lui répond le valet , qui ne veut que faire rire le parterre ; j'ofe inviter l'illuftre Auteur de cette pièce à retrancher ces trois mots , qui ne font que pour défigurer un chef-d'œuvre. Il me femble qu'ils doivent produire fur tous les gens de goût le même effet qu'un fon aigre «Se difeordant qui fe feroit entendre tout-à-coup au milieu d'une mufique touchante.

Après avoir dit tant de mal des fpc&acles , il ne vous refloit plus , Monfieur , qu'à vous déclarer aufïî contre les perfonnes qui les repréfencent & contre celles qui , félon

A M. J. J. ROUSSEAU. 317

vous , nous y attirent ; & c'eff. de quoi vous vous êtes plei- nement acquitté par la manière dont vous traitez les comé- diens & les femmes. Votre philofophie n'épargne perfonne , & on pourrait lui appliquer ce pafTage de l'Ecriture , & manus ejus contra omnes. Selon vous , l'habitude font les comé- diens de revêtir un caractère qui n'eft pas le leur , les ac- coutume à la fauflèté. Je ne faurois croire que ce reproche foit férieux. Vous feriez le procès fur le même principe , à tous les Auteurs de pièces de théâtre , bien plus obligés encore que le comédien , de fe transformer dans les perfon- nages qu'ils ont à faire parler fur la feene. Vous ajoutez qu'il eft vil de s'expofer aux fifHets pour de l'argent ; qu'en faut-il conclure ? Que l'état de comédien eft celui de tous il eft le moins permis d'être médiocre. Mais en récompenfe , quels applaudifTemens plus flatteurs que ceux du théâtre ? C'eft-là l'amour-propre ne peut fe faire illuiîon ni fur les fuccès, ni fur les chûtes ; & pourquoi refuferions - nous à un acteur accueilli & defiré du public le droit fi jufle & fi noble de tirer de fon talent fa fubfîftance ? Je ne dis rien de ce que vous ajoutez ( pour plaifanter fans doute ) que les valets en s'exerçant à voler adroitement fur le théâtre , s'inftruifent à voler dans les maifons & dans les rues.

Supérieur , comme vous l'êtes , par votre caractère & par vos réflexions, à toute efpece de préjugés, étoit-ce là, Mon- fieur , celui que vous deviez préférer pour vous y foumettre & pour le défendre ? Comment n'avez-vous pas fenti , que fi ceux qui repréfentent nos pièces méritent d'être déshonorés, ceux qui les compofent mériceroienc aufïï de l'être ; & qu'ainû

3ig D'ALEMBERT

en élevant les uns & en aviliffant les autres , nous avons été tout à la fois bien inconféquens & bien barbares ? Les Grecs l'ont été moins que nous , & il ne faut point chercher d'autres caufes de l'eftime les bons comédiens étoient parmi eux. Us confidéroient Efopus par la même raifon qu'ils admiroient Euripide & Sophocle. Les Romains , il eft vrai , ont penfé différemment ; mais chez eux la comédie étoit jouée par des efclaves ; occupés de grands objets , ils ne vouloient employer que des efclaves à leurs plaifirs.

La chafteté des comédiennes , j'en conviens avec vous , eft plus expofée que celle des femmes du monde ; mais aufli la gloire de vaincre en doit être plus grande : il n'eft pas rare d'en voir qui réfiftent long-tems , & il ferait plus commun d'en trouver qui réfïitaffent toujours , fi elles n'étoient comme découragées de la continence par le peu de confidération réelle qu'elles en retirent. Le plus fur moyen de vaincre les pallions , eft de les combattre par la vanité : qu'on accorde des diftin&ions aux comédiennes figes , & ce fera , j'ofe le prédire , l'ordre de l'Etat le plus févere dans fes mœurs. Mais quand elles voient que d'un côté on ne leur fait aucun gré de fe priver d'amans , & que de l'autre il eft permis aux femmes du monde d'en avoir , fans en être moins considérées , comment ne chercheraient-elles pas leur confolation dans des plaifirs qu'elles s'interdiraient en pure perte ?

Vous êtes du moins , Monfieur , plus jufte ou plus confé- quent que le public ; votre fortie fur nos actrices en a valu une très-violente aux autres femmes. Je ne fais fi vous êtes du petit nombre des figes qu'elles ont fu quelquefois rendre

/ malheureux ,

A M. J. J. ROUSSEAU. 329

malheureux , & fi par le mal que vous en dites , vous avez voulu leur reflituer celui qu'elles vous ont fait. Cependant je doute que votre éloquente cenfure vous faffe parmi elles beau- coup d'ennemies ; on voit percer à travers vos reproches le goût très-pardonnable que vous avez confervé pour elles , peut-être même quelque chofe de plus vif; ce mélange de févérité & de foibleffe ( pardonnez-moi ce dernier mot ) vous fera aifément obtenir grâce ; elles fentiront du moins , & «lies vous en fauront gré , qu'il vous en a moins coûté pour déclamer contre elles avec chaleur, que pour les voir 6c les juger avec une indifférence philofophique. Mais comment allier cette indifférence avec le fentiment fi féduifant qu'elles inf- pirent ? Qui peut avoir le bonheur ou le malheur de parler d'elles fans intérêt ? Effayons néanmoins , pour ks apprécier avec juftice , fans adulation comme fans humeur , d'oublier en ce moment combien leur fociété efl aimable 6c dangereufe; relifons Epi&ete avant que d'écrire , & tenons-nous fermes pour être aufleres «Se graves.

Je n'examinerai point , Monfieur , fi vous avez raifon de vous écrier , ou trouvera-t-on une femme aimable & vertueufe ? •comme le Sage s'écriait autrefois , ou trouvera-t-on une femme forte ? Le genre-humain feroit bien à plaindre , fi l'objet le plus digne de nos hommages étoit en effet auffi rare que vous Je dites. Mais fi par malheur vous aviez raifon , quelle en .Jeroit la trifle caufe ? L'efclavage 6c l'efpece d'aviliffement nous avons mis les femmes ; les entraves que nous don- nons à leur efprit 6c à leur ame ; le jargon futile , & humi- liant pour elles 6c pour nous , auquel nous avons réduit notre

SuppL de la Collée. Tome L Tt

&tf D'ALEMBERT

commerce avec elles , comme fi elles n'avoient pas une raîCatt à cultiver , ou n'en croient pas dignes ; enfin l'éducation fu- neiîe, je dirois prefi] ne meurtrière , que nous leur preferivons, fans leur permettre d'en avoir d'autre ; éducation elles ap- prennent prefque uniquement à fe contrefaire fans ceffe , à n'avoir pas un fentiment qu'elles n'étouffent , une opinion qu'elles ne cachent , une penfée qu'elles ne déguifent. Nous traitons la nature en elles comme nous la traitons dans nos jardins , nous cherchons à l'orner en l'étouffant. Si ta plupart des nations ont agi comme nous à leur égard, c'eff que par- tout les hommes ont été "les plus forts , & que par-tout le plus fort c-fl: l'oppreffeur & le tyran du plus foible. Je ne fais fi je me trompe , mais il me femble que Téloignement nous tenons les femmes de tout ce qui peut les éclairer & leur élever i'ame , e't: bien capable , en mettant leur vanité à la gêne , de flatter leur amour-propre. On diroit que nous fentons leurs avantages , 8c que nous voulons les empêcher d'en profiter. Nous ne pouvons nous diflîmulcr que dans les ouvrages de goût 8c d'agrément , elles réurfiroient mieux que nous , fur-tout dans ceux dont le fentiment 8c la tendreflè doivent être l'ame ; car quand vous dites qu'elles ne favent ni décrire , ni fentir V amour même , il faut que vous n'ayez jamais lu les lettres d'Hcloïfe , ou que vous ne les ayez lues que dans quelque pcëtc qui les aura gâtées. J'avoue que ce talent de peindre l'amour au naturel , talent propre à un rems d'ignorance, la nature feule donnent des leçons , peut s'être affoibli dans notre liecle , & que les femmes , devenues ;\ norre exemple plus coquettes que palfionnées , fauront bientôt

A M, J. J. ROUSSEAU. 33i

aimer auflî peu que nous & le dire auiîi mal ; mais fera-ce la faute de la nature ? A l'égard des ouvrages de génie & de fagaçité , mille exemples nous prouvent que la foiblelTe du corps n'y eft pas un obftacle dans les hommes ; pourquoi donc une éducation plus folide & plus mâle ne mettroit-elle pas les femmes à portée d'y réuflîr ? Defcartes les jugeoit plus propres que nous à la Philofophie , & une Princeffe malheureufe a été fon plus illuftre difciple. Plus inexorable pour elles , vous les traiterez , Monfleur , comme ces peuples vaincus , mais redoutables, que leurs conquérans défarment; & après avoir foutenu que la culture de l'efprit eft pemicieufe à la vertu des hommes, vous en conclurez qu'elle le feroit encore plus à celle des femmes. Il me femble au contraire que ies hommes devant être plus vertueux à proportion qu'ils con- noîtront mieux les véritables fources de leur bonheur , le genre-humain doit gagner à s'inftruire. Si les ïlecîes éclairés ne font pas moins corrompus que les autres , c'en: que la lumière y eft trop inégalement répandue ; qu'elle eft refferrée & concentrée dans un trop petit nombre d'efprits ; que les rayons qui s'en échappent dans le peuple ont affez de force pour découvrir aux âmes communes l'attrait & les avantages du vice , & non pour leur en faire voir les dangers & l'hor- reur : le grand défaut de ce fîecîe philofophe eft de ne l'être pas encore affez. Mais quand la lumière fera plus libre de fe répandre , plus étendue & plus égale , nous en fendrons alors les effets bienfaifans ; nous cefferons de tenir les femmes fous le joug & dans l'ignorance , & elles de féduire , de tromper & de gouverner leurs maîtres. L'amour fera pour lors entre

Tr.j

33i D ' A L E M B E R T

lés deux fexes , ce que l'amitié la plus douce & la plus vraie eft entre les hommes vertueux ; ou plutôt ce fera un fentimenc plus délicieux encore , le complément 6c la perfection de l'a- mitié , fentiment qui dans l'intention de la nature , devoit nous rendre heureux , ôc que pour notre malheur nous avons fu altérer & corrompre.

Enfin ne nous arrêtons pas feulement , Monfïeur , aux avan- tages que la fociété pourroit tirer de l'éducation des femmes ; ayons de plus l'humanité ôc la juftice de ne pas leur refùfer ce qui peut leur adoucir la vie comme à nous. Nous avons éprouvé tant de fois combien la culture de l'efprit & l'exercice des talens font propres à nous diftraire de nos maux , & à nous confoler dans nos peines : pourquoi refufer à la plus ai- mable moitié du genre-humain deftinée à partager avec nous le malheur d'être , le fbulagement le plus propre à le lui faire fupporter ? Philofophes que la nature a répandus fur la furfice de la terre , c'eft à vous à détruire , s'il vous eft poflible , un préjugé fi' funefte; c'eft à ceux d'entre vous qui éprouvent la douceur ou le chagrin d'être pères , d'o&r les premiers fecouer le joug d'un barbare uflige , en donnant à leurs filles la même éducation qu'à leurs autres enfans. Qu'elles apprennent feule- ment de vous, en recevant cette éducation precieufe , à la regarder uniquement comme un préfervatif contre l'oifiveté , un rempart contre les malheurs ; ôc non comme l'aliment d'une curiofité vaine , ôc le fujet d'une oftentation frivole. Voilà tout ce que vous devez Ôc tout ce qu'elles doivent à l'opinion publique , qui peut les condamner à paraître ignorantes, mais non pas les forcer à l'être. On vous a vus fi fouvent , pour

A M. J. J. ROUSSEAU. ;5J

des motifs très-légers , par vanité ou par humeur , heurter de front les idées de votre fiecle; pour quel intérêt plus grand pouvez-vous le braver , que pour l'avantage de ce que vous devez avoir de plus cher au monde , pour rendre la vie moins a mère à ceux qui la tiennent de vous , & que la nature a deftinés à vous furvivre Se à fouffrir ; pour leur, procurer dans l'infortune , dans les maladies , dans la pauvreté , dans la vieillefle , des reflburces dont notre injuftice les a privées ! On regarde communément , Monfieur , les femmes comme très-feniibles & très-foibles ; je les crois au contraire ou moins fenfibles ou moins foibles que nous. Sans force de corps , fans talens , fans étude qui puilTe les arracher à leurs peines , & les leur faire oublier quelques momens , elles les fupportenc néanmoins , elles les dévorent , & favent quelquefois les cacher mieux que nous ; cette fermeté fuppofe en elles , ou une ame peu fufceptible d'impreiïîons profondes, ou un courage dont nous n'avons pas l'idée. Combien de fituations cruelles aux- quelles les hommes ne réfiftent que par le tourbillon d'oc- cupation qui les entraîne ? Les chagrins des femmes feroient- ils moins pénétrans ck moins vifs que les nôtres ? Ils ne de- vraient pas l'être. Leurs peines viennent ordinairement du cœur , les nôtres n'ont fouvent pour principe que la vanité & l'ambition. Mais ces fentimens étrangers , que l'éducation a portés dans notre ame , que l'habitude y a gravés , & que l'exemple y fortifie, deviennent la honte de l'humanité} plus puifîans fur nous que les fentimens naturels ; la douleur, fait plus périr de Miniftres déplacés que d'amans malheureux. Voilà ,. Monfieur , fi j'avois à plaider la caufe des femmes *

334 D'ALEMBERT

ce que j'oferois dire en leur faveur ; je les défendrais moins fur ce qu'elles font que fur ce qu'elles pourraient être. Je ne les louerais point en foutenant avec vous que la pudeur leur eft naturelle ; ce ferait prétendre que la nature ne leur a donné ni befoins , ni parlions ; la réflexion peut réprimer les defirs , mais le premier mouvement ( qui eft celui de la nature ) porte toujours à s'y livrer. Je me bornerai donc à convenir que la fociété & les loix ont rendu la pudeur né* cefTaire aux femmes ; & fi je fais jamais un livre fur le pou- voir de l'éducation , cette pudeur en fera le premier chapitre. Mais en paroifTant moins prévenu que vous pour la modeftie de leur fexe , je ferai plus favorable à leur confervation ; &c malgré la bonne opinion que vous avez de la bravoure d'un régiment de femmes , je ne croirai pas que le principal moyen de les rendre utiles , foit de les deftiner à recruter nos troupes.

Mais je m'apperçois , Monfieur , & je crains bien de m'en appercevoir trop tard , que le plaifir de m'entrctenir avec vous , l'apologie des femmes , & peut-être cet intérêt fecret qui nous féduit toujours pour elles , m'ont entraîné trop loin & trop long-tems hors de mon fujet. En voila donc alfez, & peut-être trop , fur la partie de votre lettre qui concerne îes fpectacles en eux-mêmes , & les dangers de toute efpece dont vous les rendez refponfabîes. Rien ne pourra plus leur nuire, fi votre Ecrit nyy réuiïît pas; car il faut avouer qu'aucun de nos prédicateurs ne les a combattus avec autant de force ik de fubtilité que vous. Il eft vrai que la fupérioriré de vos ralens ne doit pas feule en avoir l'honneur. La plupart de nos

A M. J. J. ROUSSEAU. 33$

Orateurs chrétiens en attaquant la comédie , condamnent ce qu'ils ne connoiffent pas ; vous avez au contraire étudié , analyfé, compofé vous-même pour en mieux juger les effets, le poifon dangereux dont vous cherchez à nous préferver : & vous décriez nos pièces de théâtre avec l'avantage non- feulement d'en avoir vu , mais d'en avoir fait. Néanmoins cet avantage même forme contre vous une objection incom- mode , que vous paroifTez avoir fentie en n'ofant vous la faire , & à laquelle vous avez indirectement tâché de répondre. Les fpe&acles , félon vous , font néceifaires dans une ville aufîî corrompue que celle que vous avez habitée long-tems; & c'eft apparemment pour {es habitans pervers , ( car ce n'en: pas certainement pour votre patrie ) que vos pièces ont été compofées. C'eft-i-dire , Monfîeur , que vous nous avez traité comme ces animaux expirans , qu'on achevé dans leurs ma- ladies de peur de les voir trop long-tems fouffrir. Affez d'autres fans vous auraient pris ce foin ; & votre délicateffe n'aura- t-elle rien à fe reprocher à notre égard ? Je le crains d'autant plus , que le talent dont vous avez montré au théâtre lyrique de fi heureux effais , comme mufîcien & comme poëte , eit du moins auffi propre à faire aux fpe&acles des partifans , que votre éloquence à leur en enlever. Le pLiifir de vous lire ne nuira point à celui de vous entendre ; & vous aurez long-tems la douleur de voir le Devin du village détruire tout le bien que vos Ecrits contre la comédie auraient pu nous fn're.

Il me relie à vous dire un mot fur les deux autres articles de votre lettre , & en premier lieu fur les raifons que vous apportez contre PétablirTement d'un théâtre de comédie à Genève, Cette

g*4 D'ALEMBERT

partie de votre ouvrage , je dois l'avouer , eft celle qui a trouvé à Paris le moins de contradicteurs. Très -indulgent envers nous-mêmes , nous regardons les fpectacles comme un aliment néceflaire à notre frivolité ; mais nous décidons volontiers que Genève ne doit point en avoir , pourvu que nos riches oififs aillent tous les jours pendant trois heures fe fou- lager au théâtre du poids du tems qui les accable , peu leur importe qu'on s'amufe ailleurs ; parce que Dieu , pour me fervir d'une de vos plus heureufes exprefîîons , les a doués d'une douceur très-méritoire à fupporter l'ennui des autres. Mais je doute que les Genevois , qui s'intérenent un peu plus que nous à ce qui les regarde , applaudirent de même à votre févérité. C'eft d'après un defir qui m'a paru prefque général dans vos concitoyens , que j'ai propofé l'établiuement d'un théâtre dans leur ville , & j'ai peine à croire qu'ils fe livrenc avec autant de plaifir aux amufemens que vous y fubftituez. On m'affine même que plufîeurs de ces amufemens , quoi- qu'en fimple projet , alarment déjà vos graves Miniftres : qu'ils fe récrient fur-tout contre les danfes que vous voulez mettre à la place de la comédie ; & qu'il leur paroît plus dangereux encore de fe donner en fpeclacle que d'y afïîfter.

Au reite , c'eft à vos compatriotes feuls â juger de ce qui peut en ce genre leur être utile ou nuifible. S'ils craignent pour leurs mœurs les effets & les fuites de la comédie , ce que j'ai déjà dit en fa faveur ne les déterminera point à la recevoir , comme tout ce que vous dites contr'elle ne la leur fera pas rejetter , s'ils imaginent qu'elle puille leur être de quelque avantage. Je me contenterai donc d'examiner en peu

d|

A M. J. J. ROUSSEAU. 337

cle mots les raifons que vous apportez contre l'établiffement d'un théâtre à Genève , & je foumets cet examen au juge- ment & à la décifion des Genevois.

Vous nous tranfportez d'abord dans les montagnes du Valais , au centre d'un petit pays dont vous faites une des- cription charmante ; vous nous montrez ce qui ne fe trouve peut-être que dans ce feul coin de l'univers ; des peuples tranquilles &c fatisfaits au fein de leur famille & de leur tra- vail ; & vous prouvez que la comédie ne feroit propre qu'à troubler le bonheur dont ils jouiffent. Perfonne , Monfïeur , ne prétendra le contraire ; des hommes aflez heureux pour fe contenter des plaifirs ofFerts par la nature , ne doivent point y en fubftituer d'autres ; les amufemens qu'on cherche font le poifon lent des amufemens fimples ; & c'eit une loi générale de ne pas entreprendre de changer le bien en mieux : qu'en conclurez-vous pour Genève ? L'état préfent de cette république eft-il fufceptible de l'application de ces règles ? Je veux croire qu'il n'y a rien d'exagéré ni de romanefque dons la defcription de ce canton fortuné du Valais , il n'y a ni haine , ni jaloufie , ni querelles , de il y a pourtant des hommes. Mais fi l'âge d'or s'eft réfugié dans les rochers voifîns de Genève , vos citoyens en font pour le moins à 1 âge d'argent ; & dans le peu de tems que j'ai paffé parmi eux , ils m'ont paru affez avancés , ou , fi vous voulez alTez per- vertis , pour pouvoir entendre Brutus & Rome fauvée fans avoir à craindre d'en devenir pires.

La plus forte de toutes vos objeebions contre l'établiiïe- ment d'un théâtre à Genève , c'eft l'impoffibilité de fupporter

Suppl. de lu ColUc Tome I. V v

338 D'ALEMBERT

cette dépenfe dans une petite ville. Vous pouvez néanmoins vous fouvenir , que des circonstances particulières ayant obligé vos Magiftrats il y a quelques années de permettre dans la ville même de Genève un fpeétacle public , on ne s'apperçut point de l'inconvénient dont il s'agit , ni de tous ceux que vous faites craindre. Cependant , quand il feroit vrai que la recette journalière ne fuffiroit pas à l'entretien' du fpectacle je vous prie d'obferver que la ville de Genève eft , à propor- tion de fon étendue , une des plus riches de l'Europe ; & j'ai lieu de croire que plufieurs citoyens opulens de cette ville , qui délireraient d'y avoir un théâtre , fourniroient fans peine à une partie de la dépenfe ; c'eft du moins la difpofition plufleurs d'entr'eux m'ont paru être , & c'eft en conféquence que j'ai hafardé la propofltion qui vous alarme. Cela fuppofé, il feroit aifé de répondre en deux mots à vos autres objec- tions. Je n'ai point prétendu qu'il y eût à Genève un fpe&a- cle tous les jours ; un ou deux jours de la femaine fufhroient à cet amufement , & on pourrait prendre poi# un de ces jours celui le peuple fe repofe ; ainfi d'un côté le travail ne feroit point ralenti , de l'autre la troupe pouroit être moins nombreufe , & par conféquent moins à charge à la ville ; on donnerait l'hiver feul à la comédie , l'été aux plaifirs de la campagne , & aux exercices militaires dont vous parlez. J'ai peine à croire aufli qu'on ne pût remédier par des loix féveres aux alarmes de vos Miniftres fur la conduite des comédiens , dans un Etat aufli petit que celui de Genève , l'œil vigilant des Magiftrats peut s'étendre au même inftant dune frontière à l'autre , la légillation embrafte à la fois toutes les par-

A M. J. J. ROUSSEAU. 339

ties ; elle eft enfin fi rigoureufe & fi bien exécutée con- tre les défordres des femmes publiques , & même contre les défordres fecrets. J'en dis autant des loix fomptuaires , dont il eft toujours facile de maintenir l'exécution dans un petit Etat : d'ailleurs la vanité même ne fera gueres intérefTée à les violer , parce qu'elles obligent également tous les ci- toyens , & qu'à Genève les hommes ne font jugés ni par les richeffes , ni par les habits. Enfin rien , ce me femble , ne fouffriroit dans votre Patrie de l'établiffement d'un théâtre", pas même l'ivrognerie des hommes & la médifance des femmes , qui trouvent l'une & l'autre tant de faveur auprès de vous. Mais quand la fuppreflion de ces deux derniers articles produirait , pour parler votre langage, un affoibliffknimt d Etat, je ferais d'avis qu'on fe confolât de ce malheur. Il ne falloit pas moins qu'un philofophe exercé comme vous aux para- doxes , pour nous foutenir qu'il y a moins de mal à s'enivrer & à médire , qu'à voir repréfenter Cinna & Polyeu*:te. Je parle ici d'après la peinture que vous avez faite vcu~-même de la vie journalière de vos citoyens ; & je n'ignore pas qu'ils fe ré- crient fort contre cette peinture : le peu de féjour , difent-ils , que vous avez fait parmi eux , ne vous a pas biffé le tems de les connoître , ni d'en fréquenter affez les différens états ; & vous avez repréfenté comme l'efprit général de cette fage République, ce qui n'eft tout au plus que le vice obfcur ôc méprifé de quelques fociétés particulières.

Au refte vous ne devez pas ignorer , Monfieur , que depuis deux ans une troupe de comédiens s'eft établie aux portes de Genève , & que Genève & les comédiens s'en trouvent à mer-

VV 2

34o D'ALEMBERT

veille. Prenez votre parti avec courage , la circonftance e(l urgente & le cas difficile. Corruption pour corruption , celle qui laiffera aux Genevois leur argent dont ils ont befoin , eft préférable à celle qui le fait fortir de chez eux.

Je me hâte de finir fur cet article dont la plupart de nos lecteurs ne s'embarraflent gueres , pour en venir à un autre qui les intérefTe encore moins , & fur lequel par cette raifon je m'arrêterai moins encore. Ce font les fèntimens que j'at- tribue à vos Miniftres en matière de religion. Vous lavez r & ils le favent encore mieux que vous , que mon defiein n'a point été de les offenfer ; & ce motif feui fufhroit au- jourd'hui pour me rendre fenfîble à leurs plaintes , & cir- confpe& dans ma juftification. Je ferois très-affligé du foup- çon d'avoir violé leur fecret , fur-tout fi ce foupçon venoit de votre part; permettez-moi de vous faire remarquer que l'énumération des moyens par lefquels vous fuppofez que j'ai pu juger de leur doctrine , n'efl pas complète. Si je me fuis trompé dans l'expofition que j'ai faite de leurs fèntimens ( d'après leurs ouvrages , d'après des conventions publiques ils ne m'ont pas paru prendre beaucoup d'intérêt à la Trinité ni a F Enfer , enfin d'après l'opinion de leurs conci- toyens , & des autres Eglifes réformées) tout autre que moi , j'ofe le dire , eût été trompé de même. Ces fèntimens font d'ailleurs une fuite nécefiaire des principes de la religion Protefiante ; & fi vos Miniftres ne jugent pas à propos de les adopter ou de les avouer auj< urd'hui , la logique que je leur connois doit naturellement les y conduire, ou les laiffera à moitié chemin. Quand ils ne feroient pas Sociniens , il

A M. J. J. ROUSSEAU. Ht

faudrait qu'ils le devinrent , non pour l'honneur de leur religion , mais pour celui de leur Philofophie. Ce mot de Sociniens ne doit pas vous effrayer : mon defTein n'a point été de donner un nom de parti à des hommes dont j'ai d'ailleurs fait un julle éloge ; mais d'expofer par un feul mot ce que j'ai cru être leur doitrine , & ce qui fera infaillible- ment dans quelques années leur doctrine publique. A l'égard de leur Profeflîon de foi , je me borne à vous y renvoyer 6c à vous en faire juge ; vous avouez que vous ne l'avez pas lue, c'étoit peut-être le moyen le plus fur d'en être aufïî fatisfait que vous me le paroiffez. Ne prenez point cette invitation pour un trait de fatire contre vos Miniltres ; eux- mêmes ne doivent pas s'en offenfer ; en matière de Profeffion de foi , il eft permis à un catholique de fe montrer difficile ,': fuis que des chrétiens d'une communion contraire puifTenn légitimement en être blefTés. L'Eglife Romaine a un langage confacré fur la divinité du Verbe , & nous oblige à regarder impitoyablement comme Ariens tous ceux qui n'emploient pas ce langage. Vos Parleurs diront qu'ils ne reconnoifTent pas i'Eglife Romaine pour leur juge , mais ils fouffriront apparemment que je la regarde comme le mien. Par cet accommodement nous ferons réconciliés les uns avec les autres , & j'aurai dit vrai fans les offenfer. Ce qui m'étonne, Monfieur , c'eft que des hommes qui fe donnent pour zélés défenfeurs des vérités de la religion Catholique , qui voient fouvent l'impiété & le fcandale il n'y en a pas même l'apparence , qui fe piquent fur ces matières d'entendre rlneife & de n'entendre point raifon , 6c qui ont lu cette Profeflion

341 D'ALEMBERT

de foi de Genève , en ayent été auifi fatisfaits que vous , jufqu'à fe croire même obligés d'en faire l'éloge. Mais il s'agiffoit de rendre tout à la fois ma probité & ma religion fufpe&es ; tout leur a été bon dans ce delTein , & ce n'étoit pas aux Miniftres de Genève qu'ils vouloient nuire. Quoi qu'il en foit , je ne fais fi les Eccléfiaftiques Genevois que vous avez voulu juvcifier fur leur croyance , feront beaucoup plus contens de vous qu'ils l'ont été de moi , & fi votre molleiïe à les défendre leur plaira plus que ma franchife. Vous femblez m'accufer prefque uniquement a1 imprudence à leur égard ; vous me reprochez de ne les avoir point loués à leur manière , mais à la mienne ; & vous marquez d'ailleurs affez d'indifférence fur ce Sotinianifme dont ils craignent tant d'ê- tre foupçonnés. Permettez-moi de douter que cette manière de plaider leur caufe , les fatisfcffe. Je n'en ferois pourtant point étonné , quand je vois l'accueil extraordinaire que les dévots ont fait à votre ouvrage. La rigueur de la morale que vous prêchez les a rendus indulgens fur la tolérance que vous profeffez avec courage & fans détour. Eft-ce à eux qu'il faut en faire honneur , ou à vous , ou peut-être aux progrès inattendus de la Philofophie dans les efprits même qui en paroiffoient les moins fufceptibles ? Mon article Genève n'a pas reçu de leur part le même accueil que votre lettre ; nos Prêtres m'ont prefque fait un crime des fentimens hétéro- doxes que j'attribuois à leurs ennemis. Voilà ce que ni vous ni moi n'aurions prévu ; mais quiconque écrit , doit s'at.endre à ces légères injuftices : heureux quand il n'en effuye point de plus graves.

A M. J. J. ROUSSEAU. 343

Je fuis , avec tout le refpect que méritent votre vertu & vos talens , & avec plus de vérité que le Philinte de Molière ,

Monsieur,

Votre très - humble & très- obéiflant ferviteur ,

D'ALEMBERT.

LETTRE

DE M. SERRE,

Auteur des EJfais & des Obfervatïons fur les Principes de rHarmonie ,

A Mrs. les Imprimeurs de la nouvelle Edition des (Euvres de M. RoufTeau , au fujet d'un Paragraphe qui le concerne dans Varticle Syftême du Dictionnaire de Mujique. Messieurs,

ixl'occafion de quelques lignes du Dictionnaire de Mufique de M. Rouiïeau qui me concernent , j'écrivis en 1769 aux Auteurs du Journal Encyclopédique une lettre qui n'y fut pas imprimée : elle étoit conçue à-peu-pres en ces termes.

V Meilleurs , j'ai été flatté de la manière obligeante dont » M. RoufTeau en divers endroits de fou Dictionnaire a parlé

344 LETTRE

« » de mes EjTais fur les Principes de l'Harmonie : mais j'ai »> été furpris d'y trouver le paragraphe fuivant , page 474 de » l'Edition in-%°. M. Serre de Genève ayant trouvé les Prin- » cipes de M. Rameau infuffifans à bien des égards , ima- 55 gina un autre Syfiême fur le fien , dans lequel il prétend » montrer que toute V Harmonie porte fur une double Bajfe- »> fondamentale ; & comme cet Auteur ayant voyagé en Ita- » lie , n'ignorait pas les expériences de M. Tardai , il en. » compofa , en les joignant avec celles de M. Rameau , un, » Syjlême mixte , qu'il fit imprimer à Paris en 1753 , fous ce titre : EjTais fur les principes de f Harmonie , &c. Je puis « aflurer M. RoufTeau que je n'ai jamais été en Italie , & »j que je n'ai eu aucune connoiflance , ni des expériences , ni « de la théorie muficale de M. Tartini avant l'année 1756. 55 Ce fut dans ce tems-là feulement qu'étant à Londres , »> j'eus l'occafion d'en être informé ; un gentilhomme Anglois 5j nouvellement arrivé d'Italie , m'ayant fait le plaiiîr de me 15 prêter le Trattato di Mufica , &c. de ce célèbre muficien , >5 imprimé en 1754. Or, le manuferit de mes Ejfais étoit 55 entre les mains du cenfeur M. l'Abbé Barthélémy avant le >5 mois d'Août 1751 , ainfi que le prouve la date de V Ap~ J5 probation. Comme le nom de M. Tartini ne paroît point •5 dans cet Ecrit , j'euflè été coupable d'un inflgne plagiat , ?5 fi j'enfle fait ufage de fes expériences , ou de fa théorie , »5 fans lui en faire le moindre hommage , fans le nommer 55 une feule fois. C'eft , Mefïîeurs , ce qui m'engage à vous 15 prier de vouloir bien inférer cette lettre dans vorre journal , «5 &c. Comme ce paragraphe du Dictionnaire de M. Rouf.

5j feau

D E M. S E R R E. 345

» feau qui fuppofe que j'ai été en Italie , & que j'y ai connu i> M. Tartini & fes expériences , fe trouve copié mot à mot » dans le fupplément de l'Encyclopédie , Edition de Paris , « à l'article Syftême (Mufique) , c'eft pour moi un nouveau » motif de protefter contre cette fuppofition , due fans doute m à quelque mal-entendu , & de vous prier , Meffieurs , de »» vouloir bien placer ce défaveu dans votre Edition des (Eu- vres de mon célèbre compatriote : je l'aurois déjà mis moi- »» même ce défaveu dans mes Obftrvations fur les Principes « de V Harmonie , imprimées à Genève en 1763 , fi le Dic- jj tionnaire de M. RoufTeau , imprimé en 1768 , l'eût été fïx » ou fept ans plutôt. J'ajouterai , & je le dois , que vu la ma- » niere honnête dont M. RoufTeau parle de mes EJTais , &c. jj en divers articles de fon Dictionnaire , & particulièrement » à la fin du paragraphe même fe trouve la méprife en »> queftion , je fuis bien perfuadé qu'il a cru recommander » mon ouvrage , en le faifant envifager comme contenant un » fyftême fondé fur les expériences de deux mufîciens aufïi »» célèbres que M. Tartini & M. Rameau. Mais VAnalyfe » critique du Traité de Mufique de M. Tartini , laquelle forme la féconde partie de mes Obfervations fur les Principes »> de l'Harmonie , indique affez le peu d'avantage que j'aurois » pu retirer des lumières ou des expériences de ce célèbre a mufïcien de Padoue , fi je l'eufie en effet connu avant l'im- » preffion de mes Ejfais.

Je fuis , &c

SERRE. Suppl. de la Collée. Tome I. Xx

L A

ÉCOUVERTE

D U

NOUVEAU MONDE, T RA G É D I EA")

<c ) Cette pièce & les fuivantes en les n'avoient jamais été imprimées Se

vers font tirées du Recueil desXEuvres qu'ils les publient d'après les originaux,

de M. Roufleau imprimé à Bruxelles. la plupart écrits de la main mime de,

ies Editeurs de cette Edition avertif- l'Auteur. Cent dans un avis préliminaire , qu'eU

ÎX 2

fe ■■_■■ BSgB " "^N ' ^

ACTEURS.

LE CACIQUE, de rifle de Guanahan, conquérant d'une

partie des Antilles. D I G I Z E , époufe du Cacique. C A RIME, Princeffe Américaine. COLOMB, chef de la flotte Efpagnok. ALVAR, officier Caflillan. LEGRAND-PRÊTRE^ Américains. NOZIME, Américain. Troupe de Sacrificateurs Américains. Troupe a"Efpagnols & d'Efpagnoles de la flotte, Troupe d'Américains & d'Américaines.

La Scène eft dans l'Ifle de Guanahan.

Tom Y/Il

L A

DÉCOUVERTE

D U

NOUVEAU MONDE,

S* 2EL *A <& É JD X j£9

ae - s£g> ^ -i_L l- vu *gfo

ACTE PREMIER.

Le Théâtre repréfente la forêt facrée , ou les peuples de Guanahan vendent adorer leurs Dieux.

Dfci r-'SZP' t -jflg

SCENE PREMIERE. LE CACIQUE, CARI ME. Le Cacique. v3 E u l e en ces bois facrés ! eh ! qu'y faiibir. Carime ?

C A R I M E.

Eh ! quel autre que vous devroit le favoir mieux ?

De mes tourmens fecrets j'importunois les Dieux ;

J'y pleurois mes malheurs ; m'en faites - vous un crime ?

î5a LA DECOUVERTE

Le Cacique.

Loin de vous condamner , j'honore la vertu ,

•Qui vous fait, près des Dieux, chercher la confiance ,

Que l'effroi vient d'ôter à mon peuple abattu.

Cent préfages affreux , troublant notre afTurance ,

Semblent du Ciel annoncer le courroux:

Si nos crimes ont pu mériter ù vengeance ,

Vos vœux l'éloigneront de nous,

En faveur de votre innocence.

C A R I M E.

Quel fruit efpérez - vous de ces détours honteux ? Cruel -J vous infultez à mon fort déplorable.

Ah ! fi l'amour me rend coupable ,

Efl - ce à vous à blâmer mes feux ?

Le Cacique.

Quoi ! vous parlez d'amour en ces momens funcfles! L'amour échauffe-t-il des cœurs glacés d'effroi ? C A R i m e. Quand l'amour eft extrême , Craint - on d'autre malheur Que la froideur De ce qu'on aime ? Si Digizé vous vantoit fon ardeur , Lui répondriez - vous de même ?

I, e Cacique. Digizé m'appartient par des nœuds éternels ,

DU NOUVEAU MONDE. &t

En partageant mes feux , elle a rempli mon trône ; Et quand nous confirmons nos fermens mutuels , L'amour le juftifie, & le devoir l'ordonne.

C A R I M K.

L'amour & le devoir s'accordent rarement :

Tour- à -tour, feulement, ils régnent dans une ame.

L'amour forme l'engagement ;

Mais le devoir éteint la flâme. Si l'hymen a pour vous des attraits fi charma ns,- .Redoublez , avec moi , fes doux engagemens :

Mon cœur confent à ce partage :

C'eft un ufage établi parmi nous.

Le Cacique. Que me propofez - vous , Carime ? quel langage ï

C A R I M E.

Tu t'offenfes , cruel , d'un langage fi doux ; Mon amour & mes pleurs excitent ton courroux.-

Tu vas triompher en ce jour!

Ah! fi tes yeux ont plus de charmes^

Ton cœur a-t-il autant d'amour ?

Le Cacique.

Ceifez de vains regrets , votre plainte eft injufïe :•

Ici vos pleurs b le n'en c mes yeux. Carime , ainfi que vous , en cet afyle augufte, Mon tœur a ks fecrecs à révéler aux Dieux.-

55* LA DECOUVERTE

C A R I M ¥..

Quoi , barbare ! au mépris tu joins enfin l'outrage ! Va , tu n'entendras plus d'inutiles foupirs ; A mon amour trahi tu préfères ma rage ; Il faudra te fervir au gré de tes defîrs.

Le Cacique.

Que fon fort eft à plaindre ! Mais les fureurs n'obtiendront rien. Pour un cœur fait comme le mien , Ses pleurs étoient bien plus à craindre.

®K = $X&=^— i = =*3

SCENE IL Le Cacique fcul.

I ' I e u terrible , lieu révéré , Séjour des Dieux de cet empire , Déployez , dans les cœurs , votre pouvoir facré : Dieux , calmez un peuple égaré ; De fes fens effrayés diffipez ce délire. Ou , fi votre puilfance enfin n'y peut fuffire , N'ufurpez plus un nom vainement adore. Je me le cache en vain , moi - même je frifTonne ;

Une fombre terreur m'agite malgré moi. Cacique ma] x, ra vertu t'abandonne;

Pour la première fois ton courage s'étonne ;

La

DU NOUVEAU MONDE. sst

TLà crainte «5c la frayeur fe font fentir à toi.

Lieu terrible , lieu révéré , Séjour des Dieux de cet empire , Déployez , dans les cœurs , votre pouvoir facré :

Raflurez un peuple égaré ; De fes fens effrayés, diflipez ce délire Ou fi votre puiflànce , bec. N'ufurpez plus, &c.

Mais quel efl le fujet de ces craintes frivoles ? Les vains prefTentimens d'un peuple épouvanté.,

Les mugiffemens des idoles , Ou l'afpect effrayant d'un aftre enfanglanté? Ah ! n'ai-je tant de fois enchaîné la victoire ,' Tant vaincu de rivaux , tant obtenu de gloire , Que pour la perdre enfin par de fi foibles coups!

Gloire frivole, eh! fur quoi comptons - nous! Mais je vois Digizé , cher objet de ma flâme ; ^Tendre époufe , ah ! mieux que les Dieux ,

L'éclat de tes beaux yeux

Ranimera mon ame.

"Suppl. de la Coïïec. Tome L Y y

554 LA DECOUVERTE

pt" w %Z

SCENE III. DIGIZÉ, LE CACIQUE.

D I G I Z É.

iJEicneur, vos fujets éperdus , Saifis d'effroi , d'horreur , cèdent à leurs alarmes ; Er parmi tant de cris , de foupirs & de larmes ,

C'eft pour vous qu'ils craignent le plus. Quel que foit le fujet de leur terreur mortelle , Ah ! fuyons , cher époux , fuyons ; fauvons vos jours. Par une crainte hélas ! qui menace leur cours , Mon cœur fent une mort réelle.

Le Cacique.

Moi , fuir ! leur cacique , leur roi ! Leur père ! enfin l'efperes - tu de moi , Sur la vaine terreur dont ton cfprit blefTe. Moi , fuir ! ah Digizé , que me propofes - tu ?

Un cœur chargé d'une foiblelfe

Conferveroit - il ta tendrefTe ,

En abandonnant la vertu ? Digizé, je chéris le nœud qui nous affemble, J'adore tes appas , ils peuvent tout fur moi ; Mais j'aime encor mon peuple autant que toi ; Et la vertu plus que tous deux enfcmblc.

DU NOUVEAU MONDE. J55

SCENE IV. NOZIME, LE CACIQUE, DIGIZÈ.

N O Z I M B.

ïAr votre ordre, Seigneur, les prêtres rafiemblés Vont bientôt , en ces lieux , commencer le myitcre.

Lb Cacique.

Et les peuples ?

N o z I M E.

Toujours également troublés Tous frémiflent au récit d'un mal imaginaire. Us difent qu'en ces lieux des enfans du fbleil Doivent bientôt dtfcendre , en fuperbe appareil. Tout tremble à leur nom feul ; & ces hommes terribles ,' Affranchis de la mort , aux coups inaccefïibles , Doivent tout afTervir a leur pouvoir fatal : Trop fiers d'être immortels , leur orgueil fans égal Des rois fait leurs fujets , des peuples leurs efclaves ; Leurs récits efFniyans étonnent les plus braves. Pai vainement cherché les auteurs infenfés De ces bruits

Le Cacique,

Laiiîez - nous Nozime : c'elt allez.

Vy r

; LA DECOUVERTE

D I G I Z É.

Grands Dieux ! Que produira cette terreur publique !

Quel fera ton dertin , infortuné Cacique ?

Hélas ! Ce doute affreux ne trouble-t-il que moi }

Le Cacique.

Mon fort eft décidé; je fuis aimé de toi.

Dieux puiffans , Dieux jaloux de mon bonheur fuprême »

Des tiers enfans du ciel fécondez les projets :

Armez à votre gré la terre , l'enfer même ;

Je puis braver & la foudre & vos traits.

Déployez contre moi votre injufle vengeance ;

J'en redoute peu les effets :

Digizé feule , en fa puifTance ,

Tient mon bonheur & mes fuccès. Dieux puifTans , Dieux jaloux de mon bonheur fuprcme ; Des fiers enfans du ciel fécondez les projets ; Armez à votre gré la terre , l'enfer même ; Je puis braver ce la foudre & vos traits.

Digizé.

vous emporte un excès de tendreffe ?

Ah ! n'irritons point les Dieux :

Plus on prétend braver les Cicux ,

Plus on fent fa propre foiblefTe.

Ciel , protecteur de l'innocence , éloigne nos dangers , difïipe notre effroi. Eh ! des faibles humains qui prendra la défenfe ,

DU NOUVEAU MONDE. 35;

S'ils n'ofcnt cfpércr en toi ! Du plus partait amour la flâme légitime

Auroit - elle offenfé tes yeux ? Ah ! Ci des feux fi purs devant toi font un crime , Détruis la race humaine , & ne fais que des Dieux.

Ciel , protecteur de l'innocence , Eloigne nos dangers , diflîpe notre effroi. Eh ! des foibles humains qui prendra la defenfe +,

S'ils n'ofent efpérer en toi i

Le Cacique.

Chère époufe , fufpends d'inutiles alarmes :

Plus que de vains malheurs, tes pleurs me vont coûter,-

Ai - je , quand tu verfes des larmes ,

De plus grands maux a redouter ? Mais j'entends retentir les inftrumens facrés ,

Les prêtres vont paroître :

Gardez -vous de laiffer connoître

Le trouble auquel vous vous livrez.

?5!5 LA DECOUVERTE

Qg =- = gag- ^3

SCENE V.

LE CACIQUE, LE GRAND-PRÊTRE, DIGIZE, TROUPE DE PRÊTRES.

Le Grand-Prêtre.

L'Est ici le féjour de nos Dieux formidables; Ils rendent, en ces lieux, leurs arrêts redoutables: Que leur préfence en nous imprime un feint refpect: Tout doit frémir à leur afpect.

Le Cacique. Prêtres facrés des Dieux, qui protégez ces ifles, Implorez leur fecours fur mon peuple & fur moi, Obtenez d'eux qu'ils banniffent l'effroi , Qui vient troubler ces lieux tranquilles. Des préfages affreux Répandent l'épouvante ; Tout gémit dans l'attente De cent maux rigoureux. Par vos accens terribles , Evoquez les deftins : Si nos maux font certains , Ils feront moins fenfibles.

Le G r a n d - P R Ê t h v, , Alternativement avec L Chaar, Ancien du mon le , E rc des jours , s attentif à nos \ riçres.

DU NOUVEAU MONDE. î$p

Soleil , fufpends ton cours , Pour éclairer nos myfteres.

Le Grand-Prêtre.

Dieux , qui veillez fur cet empire , Manifeftez vos foins , foyez nos protecteurs.

Banniffez de vaines terreurs ,

Un figne feul vous peut fuffire : Le vil effroi peut - il frapper des cœurs

Que votre confiance infpire ?

C H (E V K.

Ancien du monde , Etre des jours . Sois attentif à nos prières. Soleil , fufpends ton cours , Pour éclairer nos myfteres.

Le Grand-Prêtre.

Confervez à fon peuple un prince généreux , Que de votre pouvoir digne dépofitaire ,

Il foit heureux comme les Dieux ;

Puisqu'il remplit leur miniftere ,

Et qu'il eft bienfaifant comme eux.

C h as u M.

Ancien du monde , &c.

Le Grand-Prêtre.

Ccn cft affez. Que Ton farte filoute. De nos rites facrcs déployons la puiflànce.

£& LA DECOUVERTE

Que vos fublimes fons , vos pas myftérieux , De l'avenir, fouftrait aux mortels curieux, Dans mon cœur infpiré portent la connoilîance. Mais la fureur divine agite mes efprits , Mes fens font étonnés, mes regards éblouis ; La nature fuccombe aux efforts réunis

J)e ces ébranlemens terribles

Non , des tranfports nouveaux affermiffent mes fens ;

Mes yeux , avec effort , percent la nuit des tems

Ecoutez du deftin les décrets inflexibles.

Cacique infortuné, Tes exploits font flétris, ton règne eft terminé. Ce jour en d'autres mains fait paffer ta puiffance. Tes peuples affervis fous un joug odieux Vont perdre , pour jamais , les plus chers dons des deux ,

Leur liberté , leur innocence. Fiers enfans du foleil , vous triomphez de nous ; Vos arts fur nos vertus vous donnent la victoire.

Mais , quand nous tombons fous vos coups , Craignez de payer cher nos maux & votre gloire.. Des nuages confus naiffènt de toutes parts. . . . Les fiecles font voilés à mes foibles regards.

Le Cacique.

De vos arts menfongers celiez les vains prefliges.

Les prêtres fe retirent , après quoi Fon entend le chœur

fuivant , derrière le théâtre.

C H <K u R derrière le thé.itre.

-O ciel! ô ciel! quels prodiges nouveau» !

DU NOUVEAU MONDE. 3s*

îit quels monftres ailés paroilfent fur les eaux!

Di'Cizi

Dieux ! quels font ces nouveaux prodiges ?

C H <& v R derrière le théâtre.

O ciel! ô ciel, &c.

Le Cacique.

L'effroi trouble les yeux de ce peuple timide ; Allons appaifer fes tranfports.

D i g i z à.

Seigneur, courez -vous, quel vain efpoir vous guide! Contre l'arrêt des Dieux que fervent vos efforts ! Mais il ne m'entend plus , il fuit , deftin févere , Ah! ne puis -je du moins, dans ma douleur amere, .Sauver un de fes jours , au prix de mille morts.

Fin du premier Acle.

Suppl. de la Collée. Tome I. Z z

3H LA DECOUVERTE

jr^*== ^-r^g^^_ it'j^r

ACTE II.

Le théâtre repréfente un rivage entrecoupé d'arbres & de rochers. On voit , dans renfoncement , débarquer la flotte Espagnole , au fon des trompettes & des timbales.

SCENE PREMIERE.

COLOMB, ALVAR, TROUPE D'ESPAGNOLS

ET D'ESPAGNOLES.

Chœur.

JL Riomphons , triomphons fur la terre & fur l'onde;

Donnons des loix à l'univers. Notre audace , en ce jour , découvre un nouveau monde , Il eft fait pour porter nos fers.

Colomb, tenant dune main une épée nue , & de Vautre r étendard de Caflille.

Climats , dont à nos yeux s'enrichit la nature , Inconnus aux humains , trop négliges des cieux , Perdez la liberté :

( // plante T étendard en terre. ) Mais portez , fins murmure , Un joug encor plus précieux.

DU NOUVEAU MONDE. iC^

Chers compagnons , jadis l'Argonaute timide Eternifa fon nom dans les champs de Colchos. Aux rives de Gadès, l'impétueux Alcide

Borna ù courfe & Tes travaux. Un art audacieux , en nous fervant de guide , De l'immcnfe Océan nous a fournis les Mots. Mais qui célébrera notre troupe intrépide ,

A l'égal de tous ces héros ! Célébrez ce grand jour d'éternelle mémoire ; Entrez , par les plaifirs , au chemin de la gloire : Que vos yeux enchanteurs brillent de toutes parts ; De ce peuple fauvage étonnez les regards.

C H <E V R.

Célébrons ce grand jour d'éternelle mémoire ; Que nos yeux enchanteurs brillent de toutes parts.

On dunfe.

A L V A R.

Fiere Caftille , étends par - tout tes loix , Sur toute la nature exerce ton empire; Pour combler tes brillans exploits , Un monde entier n'a pu fuffire. Maîtres des élemens , héros dans les combats, Répandons en ces lieux la terreur , le ravage :

Le ciel en fit notre partage, Quand il rendit l'abord de ces climats

Accefïible à notre courage. Fiere Caftille , &c.

Danfes guerrières. Zz z

,<j4 LA DECOUVERT E.

Une Castillane-

Volez , conquérans redoutables ,

Allez remplir de grands deftins :

Avec des armes plus aimables ,

Nos triomphes font plus certains

Qu'ici d'une gloire immortelle

Chacun fe couronne à fon tour: Guerriers, vous y portez l'empire d'Ifabelle r Nous y portons l'empire de l'amour, Volez, conquérans, &c.

Danfer..

Alvar. et la Castillane^

Jeunes beautés , guerriers terribles ,

Unifiez - vous , foumettez l'univers. Si quelqu'un fe dérobe à des coups invincibles, Par de beaux yeux qu'il foit chargé de fers.

C O L O M D.

C'eft aflcz exprimer notre allégreffe extrême , Nous devons nos momens à de plus doux iranfports. Allons aux habitans , qui vivent fur ces bords , De leur nouveau deftin porter l'arrêt fupréme. Alvar , de nos vailTeaux ne vous éloignez pas ; Dans ces détours cachés difperfcz vos folJats. La gloire d'un guerrier eft affez fatisfaite, S'il peut favorifer une heurcufe retraite :

DU NOUVEAU MONDE. 3*S

Allez; fi nous avons à livrer des combats, Il fera bientôt tems d'illuftrer votre bras.

Chœur.

Triomphons , triomphons fur la terre & fur l'onde ;

Portons nos loix au bout de Punivers : Notre audace , en ce jour , découvre un nouveau monde :

Nous fommes faits pour lui donner des fers.

ffl JSSg =ff3

SCENE IL

C A R I M E feuk.

X RANsrORTs de ma fureur, amour, rage funefte, Tyrans de la raifon , guidez - vous mes pas ? C'eft aflez déchirer mon cœur par vos combats ; Ha! du moins éteignez un feu que je détefte ,

Par mes pleurs ou par mon trépas. Mais je Pefpere en vain , l'ingrat y règne encore , Ses outrages cruels n'ont pu me dégager. Jj reconnois toujours , hélas ! que je l'adore,

Par mon ardeur à m'en venger^ Tranfports de ma fureur, &c.

Mais que fervent ces pleurs ? Qu'elle pleure elle - même.

C'eft ici le féjour des enfans du foleil ,

Voila de leur abord le fupsrbe appareil ,

Qu'y viens-je faire hélas ! dans ma fureur extrême 2

Je viens leur livrer ce que j'aime,-

i66 LADECOUVERTE

Pour leur livrer ce que je tais! Ofes - tu l'efpérer , iniidelle Carime ? Les fils du ciel font- ils faits pour le crime?

Ils dctefteront tes forfaits.

Mais s'ils avoient aime s'ils ont des cœurs fenfibles ;

Ah ! fans doute ils le font , s'ils ont reçu le jour. Le ciel peut-il former des cœurs inaccefïibles

Aux tourmens de l'amour!

j ==^g i JQ

SCENE III. A L V A R , CARIME.

A L V A R.

\dlU e vois-je ! Quel éclat ! Ciel ! Comment tant de charmes

Se trouvent -ils en ces deferts! Que ferviront ici la valeur & les armes ?

C'eft à nous d'y porter les fers.

C A R i m E , en action de fe proflemer.

Je fuis encor, feigneur, dans l'ignorance Des hommages qu'on doit

A l v a r, h retenant.

J'en puis avoir reçus : Mais brille votre prtfence , C'eft à VOUS feule qu'ils fout dus.

DU NOUVEAU MONDE. 3^?

C A R I M B.

Quoi donc! refufez- vous, Seigneur, qu'on vous adore ? N'êtes - vous pas des Dieux !

A L V A. R.

On ne doit adorer que vous feule en ces lieux, Au titre de héros nous afpiron^encore :

Mais daignez m'inftruire à mon tour ,

Si mon cœur en ce lieu fauvage

Doit en vous admirer l'ouvrage

De la nature ou de l'amour ?

C A R 1 M Ê.

Vous féduifez le mien par un doux langage ,' Je n'en attendois pas de tels en ce féjour.

A L V A R.

L'amour veut par mes foins reparer en ce jour Ce qu'ici vos appas ont de défavantage : Ces lieux groiïîers ne font pas faits pour vous : Daignez nous fuivre en un climat plus doux.

Avec tant d'appas en partage ,

L'indifférence eft un outrage

Que vous ne craindrez pas de nous. C A r 1 M E. Je ferai plus encor ; & je veux que cette iile , Avant la fin du jour , reconnoiiïe vos loix. Les peuples effrayés vont d'afyle en ai" k- Chercher leur fureté dans le fond de nos bois :

3tt LA DECOUVERTE

Le Cacique lui - même en d'obfcures retraites

A dépofé fes biens les plus chéris. Je connois les détours de ces routes fecretes. Des otages fi chers. . . .

A l v A R.

Croyez -vous qu'à ce prix Nos cœurs foient fatisfaits ^'emporter la vi&oire ? Notre valeur fuffit pour nous la procurer. Vos foins ne ferviroient qu'à ternir notre gloire , Sans la mieux alTurer.

C A R I M E.

Ainii , tout fe refufe à ma jufte colère !

A l v A R.

Jufte ciel , vous pleurez ! ai - je pu vous déplaire ? Parlez , que falloit - il ? ... .

C A R I M E.

Il falloit me venger. A l v A R.

•Quel indigne mortel a pu vous outrager?

Quel monftre a pu former ce delîein téméraire ?

C A R i m E. Le Cacique.

A L V A R.

Il mourra : c'eft fait de fon deftin. Tous moyens font permis pour punir une offenfe ,

Pour

DU NOUVEAU MONDE. 3&>

IVxir courir à la gloire il n'eft qu'un feul chemin ;

Il en eft cent pour la vengeance.

Il faut venger vos pleurs & vos appas ; Mais mon zèle emprene n'eft pas ici le maître: Notre chef , en ces lieux, va bientôt reparoitre: Je vais tout préparer pour marcher fur vos pas.

Ensemble.

Vengeance , amour , unifTez - vous ; Portez par - tout le ravage. Quand vous animez le courage, Rien ne réfifte à vos coups.

A l v A R.

La colère en eft plus ardente , Quand ce qu'on aime eft outrage.

C A R I M E.

Quand l'amour en haine eft changé , La rage eft cent fois plus puiftante.

Ensemble.'

^engeance, amour, uniriez - vous , &c.

Fin du fécond Acte

Sitppl de la Colkc. Tome 1. A a a

37o LA DECOUVERTE

js^j^^^u -**%$**-- , -o*rg^

A C T Ë III.

Le théâtre change & représente les appartemens du Cacique.

SCENE PREMIERE. D i g i z É feule.

J. Ourmens des tendres cœurs, terreurs, craintes fatales , Triftes prefTentimens , vous voilà donc remplis. Funefte trahifon d'une indigne rivale, Noirs crimes de l'amour, reftez-vous impunis ?

Hélas! dans mon effroi timide , Je ne foupçonnois pas , cher & fidèle époux ,

De quelle main perfide

Te viendraient de fi rudes coups. Je connois trop ton cœur , le fort qui nous fépare

Terminera tes jours : Et je n'attendrai pas qu'une main moins barbare

Des miens vienne trancher le cours. Tourmens des tendres cœurs , terreurs , craintes fatales, &o Cacique redoute, quand cette heureufe rive Retencifroit par - tout de tes faits glorieux , Qui t'eût dit qu'on verrait ton epoufe captive

Dans le palais de tes aïeux !

DU NOUVEAU MONDE. 371

tQtt: =S3E e=d

S C E N E I L D I G I Z É, C A R I M E.

D I G I Z H.

V Enez-vous infulter à mon fort déplorable?

C A r 1 M E.

Je viens partager vos ennuis.

D 1 g 1 z É.

Votre fauflè pitié m'accable Plus que l'état même je fuis.

C A R I M E.

Je ne connois point l'art de feindre : Avec regret je vois couler vos pleurs. Mon défefpoir a caufé vos malheurs ; Mais mon cœur commence à vous plaindre;

Sans pouvoir guérir vos douleurs.

Renonçons à la violence ,

Quand le cœur fe croit outragé :

A peine a-t-on puni l'offenfe , Qu'on font moins le plaifir que donne la vengeance

Que le regret d'être vengé.

D I G I Z E.

Quand le remède eft impoflible , Vous regrettez les maux vous me réduifez ;

Aaa z

i7z LA DECOUVERTE

C'eft quand vous les avez caufés Qu'il y falloit être fenfible.

Ensemble..

Amour , amour , tes cruelles fureurs ,

Tes injuries caprices , Ne ce fieront- ils point de tourmenter les cœurs ?T

Fais - tu de nos fupplices

Tes plus chères douceurs ? Nos tourmens font -ils tes délices?

Te nourris - tu de nos pleurs ? Amour, amour, tes cruelles fureurs v

Tes injuftes caprices Ne cefieront - ils point de tourmenter les cceurs ?

C A R I M K.

Quel bruit ici fe fait entendre î Quels cris ! Quels fons étincelans l

D I G I Z il.

Du Cacique en fureur les tranfports violens

Si c'étoit lui.... Grands dieux! qu'ofe-t-il entreprendre? Le bruit redouble, hélas! peut -être il va périr; Ciel ! jurte ciel, daigne le fecourir. ( On entend des décharges de moufqueterie qui fe mêlent au bruit de Forcheflre. )

E N S E M B l I .

Dieux! quel fracas, quel bruit, quels éclats de tonnerre ' Le foleil irrité renverfe - t - il la terre '

DU NOUVEAU MONDE. î7}

ç*i- - gag = jpg

SCENE III.

COLOMB Juivi de quelques guerriers , DIGIZE, CARI ME.

Colomb.

L'Est afiez. Epargnons de foibles ennemis. Qu'ils fentent leur fbiblefle avec leur efclavage; Avec tant de fierté , d'audace & de courage , Ils n'en feront que plus punis.

D I G I Z E.

Cruels! qu'avez -vous fait?... Mais ô ciel! c'eft lui-même*.

S*i = . «ssg ===== ===^3

SCENE IV. ALVAR, LE CACIQUE défarmé , & les acleurs précédons.

A L V A R.

JE l'ai furpris, qui feul, ardent & furieux, Cherchoit à pénétrer jufqu'en ces mêmes lieux.

Colomb.

Parle , que voulois - tu dans ton audace extrême ?

Le Cacique;

Voir Digizé , t'immoler , & mourir.-

374 LA DECOUVERTE

Colomb.

Ta barbare fierté ne peut fe démentir:

Mais , réponds , qu'attends - tu de ma jufte colère ?

Le Cacique.

Je n'attends rien de toi ; va , remplis tes projets.

Fils du foleil , de tes heureux fuccès

Rends grâce aux foudres de ton père ,

Dont il t'a fait dépofîtaire. Sans ces foudres brûlans , ta troupe en ces climats

N'auroit trouvé que le trépas.

Colomb. Ainfi donc ton arrêt eft diète par toi -même.

C A R I M E.

Calmez votre colère extrême ; Accordez aux remords, prêts à me déchirer, De deux tendres époux la vie & la couronne. J'ai fait leurs maux , je veux les réparer :

Ou fi votre rigueur l'ordonne ,

Avec eux je veux expirer.

Colomb.

Daignent - ils recourir à la moindre prière ?

Le Cacique.

Vainement ton orgueil rcfperc, Et jamais mes pareils n'ont prié que les Dieux.

DU NOUVEAU MONDE. 37$

C a R i M E à Alvar.

Obtenez ce bienfait 11 je plais à vos yeux.

Cari me, Alvar, D i g i z l.

Excufez deux époux , deux amans trop fenfibles , Tout leur crime eft dans leur amour. Ah ! fi vous aimiez un jour , Voudriez - vous , à votre tour , Ne rencontrer que des cœurs inflexibles ï

C A r i m E,

Ne vous rendrez - vous point ?

Colomb.

Allez, je fuis vaincu, Cacique malheureux , remonte fur ton trône. ( On lui rend fon épée. ) Reçois mon amitié, c'eft un bien qui t'eft dû.

Je fonge , quand je te pardonne ,

Moins à leurs pleurs qu'à ta vertu. ( A Carime. )

Pour ces triftes climats la vôtre n'eft pas née. Senfible aux feux d' Alvar, daignez les couronner, Venez montrer l'exemple à l'Efpagne étonnée , Quand on pourroit punir, de favoir pardonner-

Le Cacique.

C'eft toi qui viens de le donner ; Tu me rends Digizé, tu m'as vaincu par elle.

176 LA DECOUVERTE

Tes armes n'avoient pu dompter mon cœur rebelle

Tu l'as fournis par tes bienfaits. Sois fur, dès cet inftant, que tu n'auras jamais D'ami plus empreflë, de fujet plus fidèle.

Colomb.

Je te veux pour ami , fois fujet d'Ifabelle. Vante - nous déformais ton éclat prétendu ,

Europe , en ce climat fauvage ,

On éprouve autant de courage ,

On y trouve plus de vertu.

0 vous , que des deux bouts du monde ,

Le deftin raflcmble en ces lieux, Venez , peuples divers , former d'aimables jeux .' Qu'à vos concerts l'écho réponde : Enchantez les cœurs & les jeux. Jamais une plus digne fête

N'attira vos regards. Nos jeux font les enfuis des arts , Et le monde en ell la conquête.

1 làtez - vous , accourez , venez de toutes parts , t ) vous , que des deux bouts du monde ,

Le deftin raflemble en ces lieux , Venez former d'aimables jeux.

s CENE

DU NOUVEAU MONDE. 377

^., = *w -- Q

SCENE V.

Les Acleurs précédons , peuples Efpagnols & Américains.

Chœur.

xVCcourons, accourons, formons d'aimables jeux. Qu'a nos concerts i'écho réponde , Enchantons les cœurs & les yeux.

Un Américain. Il n'eft point de cœur fauvage Pour l'amour : Et dès qu'on s'engage En ce fl'jour , C'eft fans partage. Point d'autres plaifirs Que de douces chaînes , Nos uniques peines Sont nos vains defirs , Quand des inhumaines Ciufent nos foupirs. Il n'eft point , &c.

Une Espagnole.

Voguons y Parcourons Les ondes , Nos pluifirs auront leur tour. Suppl. de la Collet: Tome L B b b

37s LA DECOUVERTE, &c.

Découvrir De nouveaux mondes,

C'eft offrir De nouveaux mirthes à l'amour. Plus loin que Phœbus n'étend

Sa carrière , Plus loin qu'il ne répand

Sa lumière , L'amour fait fentir fes feux. Soleil ! tu fais nos jours , l'amour les rend heureux.

Voguons , &c.

C H <E V H.

Répandons dans tout l'univers Et nos tréfors & l'abondance , Unifions par notre alliance Deux mondes féparés par l'abyme des mers.

Fin du troijieme & dernier Acte.

AIR

ajouté à la fête du troijieme Acte.

D I G I Z É.

J- Riomphe, amour, règne en ces lieux, Recour de mon bonheur, doux tranfports de ma flâmc," Plaifirs charmans , plaifirs des Dieux , Enchantez , enivrez mon ame ; Coulez , torrens délicieux. Fille de la vertu , tranquillité charmante , Tu n'exclus point des cœurs l'aimable volupté. Les doux plaifirs font la félicité , Mais c'eft toi qui la rend confiante.

JBbb

FRAGMENS

D' I P H I S,

TRAGÉDIE.

Pour ï Académie Royale de Mufigue.

ACTEURS.

ORTULE,™i d'Eli Je.

PHILOXIS, prince de Micenes.

A N A X A R E T T E, fille du feu roi cTElide*

ELISE, princeffe de la cour iïOrtule.

I P H I S , officier de la mai/on d'Ortule.

O R A N E Suivante d'Elife.

UN CHEF des guerriers de Philoxis.

C H <E U R <fe guerriers.

C H (E U R de la fuite d? Anaxarette.

CHŒURS dieux & de dêejfes.

CHŒUR de facrificateurs & dépeuples.

C H (E U R de furies danfantes.

I p

i s,

TRAGÉDIE.

Le théâtre repréfente un rivage , & , dans le Jond , une mer couverte de xaijfeaux.

-== -&&e i =- *&3

SCENE PREMIERE. ELISE, OR A NE.

O R A N E.

iRincesse, enfin votre joie eft parfaite; Rien ne troublera plus vos feux. Philoxis de retour, Philoxis amoureux, Vient d'obtenir du roi la main d'Anaxarette ; Elle confent fans peine à ce choix glorieux ; L'afpecl d'un fouverain puiilànt , victorieux , Efface dans fon cœur la plus vive tendreffe : Le trop confiant Iphis n'eft plus rien à les yeux, La feule grandeur l'intérefie.

Elise.

En vain tout paroît confpirer

A favorifer ma flâme ; Je n'ofe point encor , cher Orane , efpcrcr Qu'il devienne fenfible aux tourmens de mon a me : Je conuois trop Iphis , je ne puis m'en flatter.

384 i P H i s;

Son cœur eft trop confiant , fon amour eit trop tendre :

Non , rien ne pourra l'arrêter ; Il faura même aimer , fans pouvoir rien prétendre.

O R A N E.

Eh quoi ! vous penferiez qu'il ofât refufer Un cœur qui borneroit les vœux de cent monarques ? Elise.

Hélas ! il n'a déjà que trop fu méprifer De mes feux les plus tendres marques.

O R A N E.

Pourroit - il oublier fa naiffance , fon rang , Et l'éclat dont brille le fang Duquel les Dieux vous ont fait naître ?

Elise.

Quels que foient les aïeux dont il a reçu l'être , Iphis fait mériter un plus illuftre fort ,

Et par un courageux effort , Se frayer le chemin d'une cour plus brillante. Ses aimables vertus, {j. vertu éclatante.

Ont fu lui captiver mon cœur. Je me fcrois honneur D'une femblable foiblefTe ,

Si pour répondre a mon ardeur

L'ingrat employoit fa tcndreflè :

Mais, peu touché de ma grandeur, Et moins encor de mon amour extrême ,

Tom MIL

TRAGEDIE. 38s

Il a beau favoir que je l'aime ,

Je n'en fuis pas mieux dans fon cœur. Il ofe foupirer pour la fille d'Ortule ;

Elle - même jufqu'à ce jour

A fu partager fon amour: Et malgré fa fierté , malgré tout fon fcrupule , Je L'ai vu s'attendrir & l'aimer à fon»tour. Seule , de fon fecret je tiens la confidence ; Elle m'a fait l'aveu de leurs plus tendres feux.

Oh ! qu'une telle confiance Ert dure à fupporter pour mon cœur amoureux !

O R A N E.

Quel que foit l'excès de fa flàme , Elle brife aujourd'hui les nœuds les plus charmans. Si l'amour régnoit bien dans le fond de fon anie, Oublierait - elle ainfi les vœux & les fermens ? LailTez agir le tems , laifTez agir vos charmes. Bientôt Iphis , irrité des mépris De la beauté dont fon cœur eiî épris , Va vous rendre les armes.

Air. Pour finir vos peines Amour va lancer fes traits. Faites briller vos attraits, Formez de douces chaînes. Pour finir vos peines Amour va lancer fes traits. Supyl. de la Collée, Tome I. Gc*

$8<5 I P H I S ,

Elise.

Orane , maigre moi, la crainte m'intimide.

Hélas! je fens couler mes pleurs.

Iphis , que tu ferois perfide , Si, fans les partager, tu voyois mes douleurs. Mais c'eft aflez tarder; cherchons Anaxarette. Philoxis en ces lieux lui* prépare une fête , Je dois l'accompagner. Orane , fuivez - moi*

. =sag- - i fa

SCENE IL

Iphis feuL

l\ Mour, que de tourmens j'endure fous ta loi ! Que mes maux font cruels ! que ma peine eft extrême !

Je crains de perdre ce que j'aime ;

Jai beau m'àfilircr fur fon cœur r

Je fens , hélas ! que fon ardeur

M'eft une trop foible afTùrance-

Pour me rendre mon efpérancc.

Je vois déjà fur ce rivage Un rival orgueilleux , couronné de lauriers ^

Au milieu de mille guerriers ,

Lui préfenter un doux hommage:

En cet état ofe-t-on refufèr

Un amant tout couvert de gloire?

Hélas! je ne puis acculer

T R A c; F. D I E. i%7

Que fa grandeur & fa victoire ! De funeftes preflenrimens Tour - à - cour dévorent mon ame ; Mon trouble augmente à tous momens. Anaxarecte Dieux trahiriez - vous ma fiâme ?

Air.

Quel prix de ma confiante ardeur, Si vous deveniez infidelle ! Elife éroit charmante & belle , J'ai cent fois refufe fon cœur. Quel prix de ma confiante ardeur , Si vous deveniez infidelle !

gfe ^«Pa=r== ==372

SCENE III.

LE ROI, P H I L O X I S.

Le Roi.

JT R i n c e , je vous dois aujourd'hui

L'éclat dont brille la couronne;

Votre bras eil le feul appui

Qui vient de raflurer mon ttône :

Vous avez terrafle mes plus fiers ennemis.

Tout parle de votre victoire. Des fujets révoltés voulcienc ternir ma gloire ,

Votre valeur les a fournis : Jugez de la grandeur de ma reconnoiflance

Ccc t

I P il I s,

Par l'excès du bienfait que j'ai reçu de vous. Vous poflcdez déjà la fuprémc puiiîùnce;

Soyez encore heureux époux.

Je difpofe d'Anaxarette , Ortule, en expirant, m'en laiffa le pouvoir. Philoxis, fi fa main peut flatter votre efpoir, A former cet hymen aujourd'hui je m'aprête..

Philoxis.

Que ne vous dois - je point , feigneur , Que mes plaifirs font doux, qu'ils font remplis de charmes! Ah ! l'heureux fuccès de mes armes Elt bien payé par un fi grand bonheur l.

A I R.

Tendre amour aimable efpérance ±.

Régnez à jamais dans mon cœur. Je vois récompenfer la plus parfaite ardeur, le reçois aujourd'hui le prix de ma confiance.

Ce que j'ai fenti de foufTrance

N'eft rien auprès de mon bonheur.

Tendre amour, aimable efpérance,

Régnez à jamais dans mon cœur:

Je vais pofféder ce que j'aime ;

Ah ! Philoxis eft trop, heureux !

Le Roi.

Je fens une joie extrême ,

De pouvoir combler vos vœux.

TRAGEDIE. 389

Ensemble.

La paix fuccede aux plus vives alarmes, Livrons -nous aux plus doux plaifirs ; Coûtons , gourons -en cous les charmes; Nous ne formerons plus d'inutiles defirs.

Le Roi.

La gloire a couronné vos armes , Et l'hymen , en ce jour , couronne vos foupirs.

Ensemble»

La paix fuccede , &c.

Le Roi,

Prince , je vais , pour cet ouvrage , Tout préparer dès ce moment: Vous allez être heureux amant : C'eir le fruit de votre courage.

Philoxis.

Et moi , pour annoncer en ces lieux mon bonheur , Allons , fur mes vaiffeaux triomphant & vainqueur.

De dépouilles de ma conquête Faire un hommage aux pieds d'Anaxarette,.

l9o I F

G** g »= gfte= =^3

SCENE IV.

ANAXARETTE feitk.

Air.

J E cherche en vain à diffiper mon trouble ,

Non , rien ne fauroit l'appaifer ;

J'ai beau m*y vouloir oppofer,

Malgré moi ma peine redouble. Enfin il eft donc vrai , j'époufe Philoxis , Et j'ai pu confentir à trahir ma tendrçffe ! C'eft inutilement que mon coeur s'intéreffe

Au bonheur de l'aimable Iphis. Falloit - il , Dieux puiffans , qu'une fi douce flâme ,

Dont j'attcndois tout mon bonheur ,

N'ait pu paiïer jufqu'en mon ame Sans offenfer ma gloire & mon honneur : Je cherche en vain, &c.

Je fens encor tout mon amour , Quoique pour l'étouffer l'ambition m'infpire ,

Et je m'apperçois trop qu'à leur tour Mes yeux verfent des pleurs , «Se que mon cœur foupirc.

Mais quoi pourrois - je balancer ?

Pour deux objets puis -je m'inrérefTcr ? L'un elt roi triomphant, l'autre amant fans naiffanec ;

Ah ! fans rougir je ne puis y penfer;

Et j'en fetis trop la différence ,

TRAGEDIE. S9t

Pour ofcr encor héfiter: Non, fâchons mieux nous acquitter Des loix que la gloire m'impofe. Régnons, mon rang ne me propofe Qu'une couronne à fouhairer; Et je ne ferois plus digne de la porter» Si je deflrois autre chofe.

SCENE V.

ELISE, ANAXARETTE.

Suite d1 Anaxarette qui entre avec EUfe. Elise.

JTHiloxis efl enfin de retour en ces lieux, Il ramené avec lui l'amour & la victoire ;

Et cet amant , comblé de gloire ,

En vient faire hommage à vos yeux : Ces vaifTeaux triomphans , autour de ce rivage ,

Semblent annoncer fes exploits. Nos ennemis vaincus, & fournis à nos loix,

Sont des preuves de fon courage.

PrincefTe , dans cet heureux jour , Vous allez partager l'éclat qui l'environne; Qu'avec plaifir on porte une couronne,

Quand on la reçoit de l'amour.

59i I P H I S,

Anaxarette. Je fens l'excès de mon bonheur extrême, Et je vois accomplir mes plus tendres defirs. Hélas ! que ne puis - je de même Voir finir mes tendres foupirsi On entend des trompettes & des timbales derrière le théâtre. Mais qu'entends - je ? quel bruit de guerre Vient en ces lieux frapper les airs ? Elise. Quels fons harmonieux ! quels éclatans concerts !

Ensemble. Ciel ! quel augufte afpeS paroît fur cette terre !

SCENE V I.

Ici quatre trompettes paroiffent fur le théâtre , fuivis d'un grand nombre de guerriers vêtus magnifiquement.

ANAXARETTE, ELIS E , fuite d'Anaxarette , chef des guerriers , choeur de guerriers.

Le Chef des guerriers à Anaxarette.

IvEcevez, aimable princeife , L'hommage d'un amant tondre ck rcfpeiflueux.

C'eft de fa part que dans ces lieux Nous venons vous offrir fes vœux ck fa richeffe. ( En cet endroit on voit entrer , au Jon des trompettes , plu- sieurs guerriers , vêtus légèrement % qui ;

nugr.ifiques

-TRAGEDIE.- m

magnifiques à la fin de/quels efl un beau trophée ; ils for- ment une marche , & vont en danfant offrir leurs préfens à ': princejfe , pendant que le chef des guerriers chante. ) Le C h k F des guerriers. Régnez à jamais fur fon cœur , Partagez fon amour extrême , Et que de fa fiûme même Puiffe naître votre ardeur. Et vous guerriers , chantons l'henreufe chaîne Qui va couronner nos vœux ; Honorons notre fouveraine , Sous fes loix vivons fans peine : Soyons à jamais heureux.

Chœur des guerriers.

Chantons, chantons l'heureufe chaîne Qui va couronner nos vœux; Honorons notre fouveraine, Sous fes loix vivons fans peine ;

Soyons à jamais heureux.

Elise.

Jeunes cœurs, en ce fejour Rendez - vous fins plus attendre»,

Craignez d'irriter l'amour.

Chaque cœur doit à fon tour Devenir amoureux & tendre. On veut en vain fe défendre,

Il faut aimer un jour. ,'Suppl. de la Collée. Tome I. Odd

INNUPTIAS CAROLI EMANUELIS,

INVICTIS S IMI SARDINiœ REGIS,

DUCIS S ABAUDI^E, &c.

E T REGINI A U G U S T I S S I M JE

JE X X S^L JB je m m

A L O T H A R I N G I A, *{^-.-- .i..^g.....-.-...-.-.-.gami»

ODE.

HiRgo nunc vatem , me a mufa , Régi P/ecIra jujjifii nova dedicare ? Ergo da magnum celebrare digno

Carminé Regem. Jnter Europce populos furorem Impius belli JDeus excitàrat , Omnis armorum Jlrepitu fremebat

Itala tel/us. Intérim cceco latitans fub antro Mcejla pax diros hominum tumultuâ Audit, undantefqut videt recenti

Sanguine campas*

ODE. i9f;

Cernlt heroem procul xfluantem , Carolum agnofcit fpoliis onuflum ; Diva fufpirans adit , atque mentem Fleclere tentât.

Te quid armorum juvat , inquit , horror ? Parce jam viclis , tibi parce , Princeps , Ne caput facrum per aperta belli

Mine pericla. Te diu Movors férus occupavit^ Teque pabnarum feges ampla ditat , Nunc plus pacem cote , mitions

Concipe fenfus. Ecce divinam fuper puellam , Prœmium pacis , tibi deflinarunt Sanguinem regum , Lotharxque claram

Stemmate gentis.

Scilicet tantum meruere munus Regice dotes , atnor unus aqui , Sanclitas morum , pietafque ca/lx Hofpita mentis.

Parait Princeps monitis Deorum^ Ergo feflina generofa virgo , Nec foror , nec te Licrimis moretur Anxia mater.

Montium nec te nive candidorum Terreat fu/gens fuper aflra moles ,

Ddd a

g,d O D L.

*SV tibi fenfim juga ce/fa prono Culmine fiflent.

Cernis ? ô ! quanta fpeciofa pompa Ambuldt , currum teneri lepores Ambiunt , fponfx J'edet & modj/lo

Gratia vultu. Rex ut attenta bibit aure famam !' Splendidâ latè comitatus aulà , Ecce confeflim volât inquïcto

Raptus amore. Qualis in cœlo radiis corufcanr Vulgus aftrorum tenebris recondit Phcebus , auguflo micat inter cmnes

L umine Princeps. Carole , heroum gensrofe fanguis , Quâ lira vel quo fatis ore poffim Mentis excelfx titulos & ingens

Dicere peclus. Nempe magnorum meditans avorum Facla , quos virtus fua confecravit , Arte qua coclum meruere calum

Scande re tendis.

Clara feu bcllo referas trophxa , Seu colas artes placidits quietas ,

Mille te montrant monumenta magnum,

J/iclita Regem.

O D ET. 397

/ renit , 6 ! feflos geminate plaufus ,

Venu optanti data diva terrx , Blanda qu.v tandem populis revexU

Otia venit. Hujus adventu , fugiente brumâ , Omnis Aprili via ridet hertrâ , Floribus fpirant , viridique lucent

Gramme campi. Protinus pagis bene feriatis Exatnt leeti proceres , coloni ; Obviam paffim tibi corda currunt ,

Regia conjux. Afpicis ? Crebrà crépitante flammâ Tgnis ut cunclas funulat figuras , Ut fugat noclem , riguis ut œther

Depluit aftris. Audiunt colles, & opaca longé Colla fubmittunt , trepidxque circum Contremunt pinus , iteratque voces

Alpibus écho. T'ive ter centum , bone Rex , per arvios ; Sic thori confors bona , vive ; vejlrum Vivat (Sternum ge nus , & Sabaudis

Imper et annis.

Oflerebat Régi , &c. Ion a xn es Pvthod, Canonicus Rupenfis^

TRADUCTION

DE Z, ' © D E PRÉCÉDENTE,

Par J. J. Rousseau.

ift*

iVlUsE, vous exigez de moi que je confacre au Roi de nouveaux chants , infpirez - moi donc des vers dignes d'un fi grand monarque.

Le terrible Dieu des combats avoit femé la difcordc entre les peuples de l'Europe ; toute l'Italie retentilîbit du bruit des armes ; pendant que la trille paix entendoit du fond d'une antre obfcure les tumultes furieux , excites par les humains , & voyoit les campagnes inondées de nouveaux flots de fang. Elle diltingue de loin un héros enflammé par fa valeur ; c'eit Charles qu'elle reconnoît, charge de glorieufes dépouilles. La déefle l'aborde en foupirant , & tâche de le fléchir par fes larmes.

Prince , lui dit - elle , quels charmes trouvez - vous dans l'horreur du carnage? Epargnez des ennemis Vaincus; épar- gnez - vous vous - même , & n'expofez plus votre tête facrée à de fi grands périls ; le cruel Mars vous a trop long - tems occupé. Vous êtes chargé d'une ample moiffon de palmes. Il eft tems déformais que la paix ait part à vos foins, & que vous livriez votre cœur à des fentimens plus doux. Pour le prix de cette paix i VOUS ont dclliné une jeune 6c

divine priucclle du fang des rois, illuftre par tant de héros

DEL' ODE PRECEDENTE, j

99

que l'augufte maifon de Lorraine a produits , & qu'elle coi parmi les ancêtres. Un fi digne préfent eit la récompenfe de vos vertus royales , de votre amour pour 1 cquitc , de la fain- teté de vos mœurs , & de cette douce humanité , il naturelle à votre ame pure.

Le monarque acquiefee aux exhortations des dieux. Hâtez- vous , généreufe princeffe , ne vous lailTez point retarder par les larmes d'une fœur & d'une mère affligée. Que ces monts couverts de neige , dont le fommet fe perd dans les deux , ne vous effrayent point. Leurs cimes élevées s'abaifferonr pour favorifer votre paffage.

Voyez avec quel cortège brillant marche cette charmante époufe , les Grâces environnent fon char , & fon vifage mo- defte eft fait pour plaire.

Cependant le roi écoute avec empreffement tous les éloges que répand la renommée. Il part, accompagné d'une cour pompeufe. Il vole , emporté par l'impatience de fon amour. Tel que l'éclatant Phœbus efface dans le ciel , par la vivacité de {es rayons, la lumière des autres arbres , ainfl brille cet augurte Prince au milieu de tous fes courtifans.

Charles , généreux fang des héros , quels accords allez fubli- mes , quels vers affez majeftucux pourrai - je employer pour chanter dignement les vertus de ta grande ame & l'intrépi- dité de ta valeur. Ce fera , grand Prince , en méditant fur les

TRADUCTION

hauts faits de tes magnanimes Aïeux que leur vertu a confa- crés ; car tu cours à la gloire par le même chemin qu'ils ont pris pour y parvenir.

Soit que tu remportes de la guerre les plus glorieux tro- phées , & qu'en paix ru cultives les Beaux-Arts , mille monu- mens illuftres témoignent la grandeur de ton règne.

Mais redoublez vos chants d'allégrefle ; je vois arriver cette reine divine que le ciel accorde à nos vœux : elle vient; c'eft clic qui a ramené de doux loilirs parmi les peuples. A fon abord l'hiver fuit , toutes les routes fe parent d'une herbe tendre ; .les champs brillent de verdure, & fe couvrent de fleurs. Auffi- rôt les maîtres & les ferviteurs quittent leur labourage & accou- dent pleins de joie. Royale époufe , les cœurs volent de toutes parts au - devant de vous.

Voyez comment, au milieu des torrens d'une flamme "bruyante , le feu prend toutes fortes de figures. Voyez fuir la nuit; voyez cette pluie d'Aiïrée qui fcmble fe détacher du cieL

Le bruit fe fait entendre d^ns les montagnes, ce paffe bien loin au - deffus de leurs cimes mallives , les fipins d'alentour étonnés en frémilTent, & les échos des Alpes en redoublent le retentifîèment.

Vivez , bon roi, parcourez la plus longue carrière : vive?, de même, c!:gne époule; que votre poftéfite* vive éternellement o& donne fes loix à la Savoie.

AVERTIS SEME In T.

AVERTISSEMENT.

J ''A I eu le malheur autrefois de refufer des vers à des perfonnes que /honorais , & que je refpeclois infiniment , parce que je m'êtois déformais interdit d'en faire. J'ofe efpérer cependant que ceux que je publie aujourd'hui ne les offenfe- ront point ; & je crois pouvoir dire , fans trop de rafinement , qu'ils font Fourrage de mon cœur , & non de mon efprit. Il

. eft même aifé de s"1 appercevoir que c'efl un enthoufiafme im- promptu , fi je puis parler ainfi , dans lequel je n'ai gueres fongé à briller. De fréquentes répétitions dans les penfées , & même dans les tours , & beaucoup de négligence dans la diclion , n'annoncent pas un homme fort emprejfé de la gloire d'être un bon pot te. Je déclare de plus que fi Von me trouve jamais à faire des vers galans , eu de ces fortes de belles

chofes qu'on appelle des jeux d 'efprit , je m'abatidoime volon-

: tiers à toute l'indignation que j'aurai méritée.

Il faudroit m'exeufer auprès de certaines gens d'avoir loué ma bienfaitrice , & auprès des perfonnes de mérite , de n'en avoir pas affe\ dit de bien ; le filence que je garde à V égard

. des premiers ri eft pus fans fondement : quant aux autres , j'ai l'honneur de les affurer que je ferai toujours infiniment fatis~

fait de m'entendre faire le même reproche.

Il eft vrai qu'en félicitant Madame de JV* * * . fui fui

penchant à faire du bien , je pouvais rrùètendrt fur beau d'autres vérités non mains honorables. pour elle. Je n\:i point Siippl. . c. Tome I. îee

Vo3

AVERTISSEMENT.

prétendu être ici un panègyrifle , mais Amplement un homme fenfible & reconnoiffant , qui s\imufe à décrire fes pluijirs.

On ne manquera pas de s'écrier : un malade faire des vers ! un homme à deux doitgs du tombeau ! Cefl précisé- ment pour cela que ? ai fait des vers. Si je me portois moins mal , je me croirois comptable de mes occupations au bien de la fociété ; l'état ou je fuis ne me permet de travailler quà ma propre fatisfaclion. Combien de gens qui regorgent de biens & de fanté ne paffent pas autrement leur vie entière ? Il faudroit auffi favoir fi ceux qui me feront ce reproche font difpofés à Remployer à quelque chofe de mieux.

LE VERGER

DES

C H A R M E T T E S.

Rara domus tenuem non afpcmaiar amicum : Raraquc non humilem calcat fdjlrfa. cllcnum.

V Ercer cher à mon cœur , féjour de l'innocence , Honneur des plus beaux jours que le ciel me difpenfe , Solitude charmante, afyle delà paix, PuifTé - je , heureux verger , ne vous quitter jamais !

O jours délicieux , coulez feus vos ombrages ! De Philomele en pleurs les languilîans ramages, D'un ruifleau fugitif le murmure flatteur, Excitent dans mon ame un charme féduéteur. J'apprends fur votre émail à jouir de la vie : J'apprends à méditer fans regret, fuis envie, Sur les frivoles goûts des morieîs infenfés ; Leurs jours tumultueux, l'un par l'autre pouflës, N'enflamment point mon cœur du defir de les fuivre. A de plas grands plaifirs je mers le prix de vivre; Plaiiîrs toujours charmans, toujours doux, toujours purs , A nion cœur enchanté vous êtes toujours fùrs. Soit qu'au premier afpeâ d'un beau jour prêt d'éclore, J'aille voir ces coteaux qu'un foleil levant dore ,

E e e z

4D4

LE VERGER

Soit que vers le midi, chatte par fon ardeur, Sous un arbre rouffu je cherche la fraîcheur; Là, portant avec moi Montagne ou la Bruyère, Je ris tranquillement de l'humaine mifere ; Ou bien avec Socrate & le divin Platon Je rn'exerce à marcher fur les pas de Caton : Soit qu'une nuit brillante , en étendant fes voiles ; Découvre à mes regards la lune ôc les étoiles,. Alors , fuivant de loin la Hire & Cafiini , Je calcule, j'obferve, & près de l'infini , Sur ces mondes divers que l'éther nous recelé , Je pouffe , en raifonnant , Huyghens & Fontenelle : Soit enfin que , furpris d'un orage imprévu , Je raffure , en courant, le berger éperdu, Qu'épouvante les vents qui fiflent fur fa tête, . Les tourbillons, l'éclair, la foudre , la tempête; . Toujours également heureux & fatisfait, Je ne defire point un bonheur plus parfait. O vous , fige Warens , élevé de Minerve , Pardonnez ces tranfports d'une indiferete verve ; Quoique j'euffe promis de ne rimer jamais , J'ofe chanter ici les fruits de vos bienfaits. Oui , fi mon cœur jouit du fort le plus tranquille, Si je fuis la verni dans un chemin facile, Si je goûte en ces lieux un repos innocent, Je ne dois qu'à vous feule un fi rare préfent. Vainement des cœurs bas, des aines mercenaires , Par des avis cruels plutôt que falutuucs

DES C H A R M E T T E S. 405

Cent fois ont effayé de m'ôcer vos bontés :

Ils ne connoiffent pas le bien que vous goûtez,

En faifant des heureux , en effuyant des larmes :

Ces plaifirs délicats pour eux n'ont point de charmes.

De Tite & de Trajan les libérales mains

N'excitent dans leurs cœurs que des ris inhumains.

Pourquoi foire du bien dans le iïecle nous femmes ?

Se trouve -t -il quelqu'un dans la race des hommes

Digne d'être tiré du rang des indigens ?

Peut -il , dans la mifere, être d'honnêtes gens?

Et ne vaut- il pas mieux employer fes richeffes

A jouir des plaifirs qu'à faire des laigeffes ?

Qu'ils fui vent à leur gré ces fentimens affreux ,

Je me garderai bien de rien exiger d'eux.

Je n'irai pas ramper, ni cherche* à leur plaire;

Mon cœur ftit , s'il le faut , affronter la mifere ,

Et pKis délicat qu'eux, plus fenfible à l'honneur,

Regarde de plus près au choix d'un bienfaiteur.

Oui, j'en donne aujourd'hui l'affurance publique,

Cet écrit en fera le témoin authentique ,

Que fi jamais ce fort m'arrache à vos bienfaits,

Mes befoins jufqu'aux leurs ne recourront jamais.

Lailfez des envieux la troupe mépnfable Attaquer des vertus dont l'éclat les accable. Dédaignez leurs complots, leur haine, leur fureur; La paix n'en eft pas moins au fond de votre cœur, Tandis que vils jouets de leurs propres furies , JJimcns des ferpeas dont elles font nourries,

40* LE VERGER

Le crime & les remords portent au fond des leurs Le triue châtiment de leurs noires horreurs. Semblables en leur rage à la guêpe maligne , De travail incapable , & de fecours indigne , Qui ne vit que de vols , & dont enfin le fort Eft de faire du mal en fe donnant la mort : Qu'ils exhalent en vain leur colère impuiflante , Leurs menaces pour vous n'ont rien qui m'épouvante; Ils voudraient d'un grand roi vous ôter les bienfaits ; Mais de plus nobles foins illuftrent fes projets. Leur baffe jaloufie , & leur fureur injufte , N'arriveront jamais jufqu'à ion tiône auguite , Et le monftre qui règne en leurs cœurs abattus N'eit pas fait pour braver l'éclat de fes vertus. C'eit ainfi qu'un bon roi rend fon empire aimable; Il foutient la vertu que l'infortune accable : Quand il doit menacer, la foudre eit en fes mains. Tout roi, fans s'élever au-delfus des humains , Contre les criminels peut lancer le tonnerre ; Mais s'il fait des heureux , c'cll un Dieu fur la terre. Charles , on reconnoît ton empire à fes traits; Ta main porte en tous lieux la joie & les bienfaits , Tes fujets égalés éprouvent ta juftice ; On ne réclame plus par un honteux caprice Un principe odieux, proferit par l'équité, Qui, bleffinr tous les droits de la fociété , Brife les nœuds faciès dont elle croit unie , Refufc à As befoiiis la meilleure partie,

DES CHARMETTES. 407

Et prétend affranchir de fes plus juftcs loix

Ceux qu'elle fait jouir de les plus riches droits.

Ah! s'il t'avoit fuffi de te rendre terrible ,

Quel autre , plus que toi , pouvoit être invincible ,

Quand l'Europe t'a vu , guidant tes étendards ,

Seul entre tous fes rois briller aux champs de Mars!

Mais ce n'eft pas affez dYr<ouvanter la terre ;

Il eit d'autres devoirs que les foins de la guerre ;

Et c'eft par eux, grand roi , que ton peuple aujourd'hui ,

Trouve en toi fon vengeur, fon père & fon appui.

Et vous, fage Warens , que ce héros protège,

En vain la calomnie en fecret vous afliége ,

Craignez peu fes effets , bravez fon vain courroux»

La vertu vous défend , & c'eft affez pour vous :

Ce grand roi vous eftime , il connoît votre zèle ,

Toujours à fa parole il fait être fidèle,

Et pour tout dire , enfin , garant de fes bontés ,

.Votre cœur vous répond que vous les méritez.

On me connoît affez , & ma mufe févere Ne fait point difpenfer un encens mercenaire ; Jamais d'un vil flatteur le langage affecté N'a fouillé d.ins mes vers l'augufte vérité. Vous méprifez vous - même un éloge infipide , Vos finceres vertus n'ont point l'orgueil pour guide. Avec vos ennemis convenons, s'il le faut, Que la f igeffe en vous n'exclut point tout défaut. Sur cette terre hélas ! telle eft notre mifere , Que la perfection n'eft qu'erreur 6c chimère i

4o3 LE VERGER

Connoîrre mes travers eft mon premier fouhait, Et je fais peu de cas de tout homme parfait. La haine quelquefois donne un avis utile : Blâmez cette- bonté trop douce & trop facile, Qui fouvent à leurs yeux a caufé vos malheurs. Reconnoinez en vous les foibles* des bons coeurs : Mais fâchez qu'en fecret l'éternelle fagefTe Hait leurs fautes vertus plus que votre foiblefTe; Et qu'il vaut mieux cent fois fe montrer à fes yeux Imparfait comme vous , que vertueux comme eux.

Vous donc , dès mon enfance attachée à m'inftruire , A travers ma mifere, hélas! qui crûtes lire Que de quelques talens le ciel m'avoit pourvu , Qui daignâtes former mon cœur à la vertu, Vous, que j'ofe appeller du tendre nom de mère, Acceptez aujourd'hui cet hommage fincere , Le tribut légitime , & trop bien mérité , Que ma reconnoiilance offre à la vérité. Oui, fi quelques douceurs affaifonnent ma vie, Si j'ai pu jufqu'ici me fonftraire â l'envie , Si le cœur plus fenfible , & l'efprit moins greffier, Au - deffus du vulgaire on m'a vu m'élever , Enfin , fi chaque jour je jouis de moi - mcme, Tantôt en m'élançant jufqu'à l'Etre fuprè me , Tantôt en méditant dans un profond repos Les erreurs des humains, & leurs biens & leurs maux: Tantôt, philofophant fur les loix naturelles, •J'entre dans le fecret dos caufes t ttrnclles ,

h

DES C H A R M E T T E S. 409

3e cherche à pénétrer tous les reflbrts divers , Les principes cachés qui meuvent l'univers ; Si , dis - je, en mon pouvoir j'ai tous ces avantages , Je le répète encor, ce font vos ouvrages, Vertueufe Warens , c'eft de vous que je tiens Le vrai bonheur de l'homme , &c les folides biens. Sans craintes, fans defirs , dans cette folitude , Je laiiTe aller mes jours exempts d'inquiétude : O que mon cœur touché ne peut - il à fon gré Peindre fur ce papier, dans un juite degré , Des plaifirs qu'il refTent la volupté parfaite ï Préfent dont je jouis, palTé que je regrette, Tems précieux, hélas! je ne vous perdrai plus En bizarres projets , en foucis fuperflus. Dans ce verger charmant j'en partage l'efpace. Sous un ombrage frais tantôt je me délalfe ; Tantôt avec Leibnitz , Mallebranchc & Newton , Je monte ma raifon fur un fublime ton, J'examine les loix des corps & des penfées , Avec Locke je fais Thiitoire des idées: Avec Kepler, Wallis, Barrow, Rainaud, Pafcal , Je devance Archimede , & je fuis l'Hôpital ( * ). Tantôt à la phyfique appliquant mes problêmes. Je me laifle entraîner à l'efprit des fy Mêmes: Je tâtonne Defcartes & fes égaremens , Sublimes , il eft vrai , mais frivoles romans.

( * ! Le marquis de l'Hôpital, auteur de l'Anal) fe des infiniment petits i & de plufieurs autres ouvrages de mathématique.

Suppl. de la Collée. Tome I. F f f

LE VERGER

j'abandonne bientôt l'hypothefe infîdelle, Content d'étudier l'hiftoire naturelle. , Pline & Niuventyt , m'aidant de leur (avoir , M'apprennent à penfer, ouvrir les yeux & voir. Quelquefois , descendant de ces vait.es lumières 7 Des difFérens mortels je fuis les caractères. Quelquefois , m'amufant jufqu'à la fiction , Télémaque & Séthos me donnent leur leçon , Ou bien dans Cléveland j'obferve la nature, Qui fe montre à mes yeux touchante & toujours pure. Tantôt auflï de Spon parcourant les cahiers , De ma patrie en pleurs je relis les dangers. Genève , jadis fi fage , ô ma chère patrie ! Quel démon dans ton fein produit la frénéfie ? Souviens- toi qu'autrefois tu donnas des héros , Dont le fang t'acheta les douceurs du repos 1 Tranfportés aujourd'hui d'une foudaine rage , Aveugles citoyens, cherchez - vous L'efclavage? Trop tôt peut - être hélas ! pourrez - vous le trouver ! Mais, s'il eft encor tems, c'eft à vous d'y fonger. Jouilfez des bienfaits que Louis vous accorde, Rappeliez dans vos murs cette antique concorde. Heureux 1 fi , reprenant la foi de vos aïeux , Vous n'oubliez jamais d'écre libres comme eux. O vous tenùre Racine, ô vous aimable Horace! Dans mes loifirs auflï vous trouvez votre place : Claville , S. Aubin, Plutarquc, Mé/erai, Defpréaux , Cicéron, Pope , Rollin , Bardai ,

DES CHARMETTES, 411

us , trop doux la Mo:he , «Se toi , touchant Voltaire , Tu lecture à mon cœur reftera toujours chère , Mais mon goût fe refufe à tout frivole écrit, Dont l'Auteur n'a pour but que d'amufer l'efprit. Il a beau prodiguer la brillante antithefe , Semer par - tout des Heurs , chercher un tour qui plaife , Le cœur, plus que l'efprit, a chez moi des befoins , Et s'il n'eft attendri , rebute tous fes foins.

C'eft ainfî que mes jours s'écoulent fans alarmes. Mes yeux fur mes malheurs ne verfent point de larmes. Si des pleurs quelquefois altèrent mon repos , C'eft pour d'autres fujets que pour mes propres maux» Vainement la douleur , les craintes , les miferes , Veulent décourager la fin de ma carrière ; D'Epictete affervi la ftoïque fierté M'apprend à fupporter les maux , la pauvreté ; Je vois, fans m'afHiger , la langueur qui m'accable: L'approche du trépas ne m'eft point effroyable ; Et le mal dont mon corps fe fent prefque abattu ftf'eft pour moi qu'un fujet d'affermir ma vertu.

Fff *

E P I T R E

«A M* JD JE JB O JfL :d je

JL O i qu'aux jeux du Parnafle Apollon même guide , Tu daignes exciter une mufe timide ; De mes foiblcs effais juge trop indulgent, Ton goût à ta bonté cède en m'encourageant. Mais hélas! je n'ai point, pour tenter la carrière, D'un athlète animé l'afïurance guerrière , Et , dès les premiers pas , inquiet & furpris , L'haleine m'abandonne & je renonce au prix. Bordes , daigne juger de toutes mes alarmes , Vois quels font les combats , & quelles font les armes, Ces lauriers font bien doux, fans doute , à remporter; Mais quelle audace à moi d'ofer les' difputer ! Quoi ! j'irois , fur le ton de ma lyre critique , Et prêchant durement de triftes vérités , Révolter contre moi les le&eurs irrités! Plus heureux , tu veux , encor que téméraire , Quand mes foibles talens trouveraient l'art de plaire ," Quand des fifflets publics , par bonheur préfervés , Mes vers des gens de goût pourraient être approuves ; Dis -moi, fur quel fujer s'exercera ma mufe ? Tout poëte eft menteur , & le métier l'exeufe ; Il fait en mots pompeux faire d'un riche un fat , D'un nouveau Mécénas un pilier de l'Etat. Mais moi , qui connois peu les ufages de France ,

A M. D E B O R D E S. 4<3

Moi, fier républicain que blefTe l'arrogance,

Du riche impertinent je dédaigne l'appui ,

S'il le feut mendier en rampant devant lui ;

Et ne fais applaudir qu'à toi, qu'au vrai mérite:

La fotte vanité me révolte <Sc m'irrite.

Le riche me méprife , & malgré fon orgueil ,

Nous nous voyons fouvent à -peu - près de même œil.

Mais quelque haine en moi que le travers infpire ,

Mon coeur fincere & franc abhorre la fatire :

Trop découvert peut- être, & jamais criminel,

Je dis la vérité fans l'abreuver de fiel.

Ainsi toujours ma plume , implacable ennemie Et de la flatterie & de la calomnie , Ne fait point en fes vers trahir la vérité , Et toujours accordant un tribut mérité, Toujours prête à donner des louanges acquïfes , Jamais d'un vil Créfus n'encenfa les fottifes.

O vous , qui dans le fein d'une humble obfcurité Nourrifiez les vertus avec la pauvreté , Dont les defirs bornés dans la fage indigence Méprifcnt fans orgueil une vaine abondance , Relies trop précieux de ces antiques tems , des moindres apprêts nos ancêtres contens , Recherchés dans leurs mœurs , fimples dans leur parure , Ne fentoient de befoins que ceux de la nature ; Illuftres malheureux , quels lieux habitez- vous? Dites , quels font vos noms ? 11 me fera trop doux

4v< E P I T R E

D'exercer mes talens à chanter votre gloire, A vous éternifer au temp'.e de mémoire; Et quand mes (bibles vers n'y pourroient arriver, Ces noms fi refpeâés fauront les conferver.

Ma i s pourquoi m'occuper d'une vaine chimère : Il n'eft plus de fagè'ffe règne la mifere : Sous le poids de la faim le mérite abattu Lailfe en un trille cœur éteindre la vertu. Tant de pompeux difeours fur l'heureufe indigence M'ont bien l'air d'être nés du fein de l'abondance : Philofophc commode , on a toujours grand foin De prêcher des vertus dont on n'a pas befoin.

Bordes , cherchons ailleurs des fujets pour ma mule , De la pitié qu'il fait fouvent le pauvre abufe ; Et décorant du nom de fainte charité Les dons dont on nourrit fa vile oifiveté, Sous l'afpecT: des vernis que l'infortune opprime , Cache l'amour du vice & le penchant au crime. J'honore le mérite aux rangs les plus abjects; Mais je trouve à louer peu de pareils fujets.

Non , célébrons plutôt l'innocente indultrie, Qui fait multiplier les douceurs de la vie , Et falutaire à tous dans fes utiles foins , Par la route du luxe appaife les befoins. Ce il: par cet art charmant que fans ceife enrichie On voit briller au loin ton heureufe patrie ( * ).

( * ) La ville de Lyon.

A M. DE BORDE S. ji$

Ouvragbs précieux, (uperbes orncmcns , On diroic que Minerve , en {"es amufemens , Avec l'or ce la foie a ^'une main (avance Forme de vos deiïeins la tilTure élégance. Turin , Londres en vain , pour vous le difputer Par de jaloux efforts veulent vous imiter; Vos mélanges charmans , alforris par les grâces , Les latfènt de bien loin s'épuifer fur vos traces : Le bon goût les dédaigne , & triomphe chez vous ; Et tandis qu'entraînés par leur dépit jaloux , Dans leurs ouvrages froids ils forcent la nature , Votre vivacité , toujours brillante & pure , Donne à ce qu'elle pare un œil plus délicat, Et même à la beauté prête encor de l'éclat.

Ville heureufe , qui fait l'ornement de la France , Tréfor de l'univers , fource de l'abondance , Lyon , féjour charmant des enfans de Plutus , Dans tes tranquilles murs tous les arts font reçus : D'un fage protecteur le goût les y raffemble : Apollon & Plutus , étonnés d'être enfemble , De leurs longs différends ont peine à revenir, Et demandent quel Dieu les a pu réunir. On reconnoît tes foins , Pallu ( * ) : tu nous ramenés Les ficelés renommés & de Tyr & d'Athènes : De mille éclats divers Lyon brille à la fois , Et fon peuple opulent fcmble un peuple de rois-

C * ) Intendant de Lyon.

4i6

E P I T R E , &c.

Toi, digne citoyen de cette ville illuftre, Tu peux contribuer à lui donner du luftre , Par tes heureux talens tu peux la décorer , Et c'eft lui faire un vol que de plus différer?

Comment ofes - tu bien me propofer d'écrire , Toi , que Minerve même avoit pris foin d'inftruire. Toi de fes dons divins pofTefTeur négligent , Qui vient parler pour elle encor en l'outrageant. Ah ! fi du feu divin qui brille en ton ouvrage Une étincelle au moins eût été mon partage , Ma mufe , quelque jour , attendriffant les cœurs , Peut-être fur la fcene eût fût couler des pleurs. Mais je te parle en vain ; infenfible à mes plaintes. Par de cruels refus tu confirmes mes craintes , Et je vois qu'impuiflante à fléchir tes rigueurs, Blanche ( * ) n'a pas encor épuifé fes malheurs.

( * ) Blanche de Bourbon , tragédie de M. de Bordes , qu'au Rrand regret de fes amis il refufe conitamment de mettre au théâtre. Xotc Je f auteur.

E P I T R E

E P I T R E

\JL J? *A JS. X S O X,

Achevée le 10 Juillet 1741.

•■

A

Mi , daigne fouffrir qu'a tes yeux aujourd'hui Je dévoile ce cœur plein de trouble ôc d'ennui. Toi qui connus jadis mon ame toute entière , Seul en qui je rrouvois un ami tendre , un père , Rappelle encor, pour moi, tes premières bontés, Rends tes foins à mon cœur , il les a mérités.

Ne crois pas qu'alarmé par de frivoles craintes De ton filence ici je te fafie des plaintes , Que par de faux foupçons , indignes de tous deux , Je puiile t'aceufer d'un mépris odieux : Non , tu voudrais en vain t'obltiner à te taire. Je fais trop expliquer ce langage févere .Sur ces trilles projets que je t'ai dévoilés Sans m'avoir répondu , ton filence a parlé. Je ne m'exeufe point , dès qu'un ami me blâme. Le vil orgueil n'eit pas le vice de mon ame. J'ai reçu quelquefois de folides avis , Avec bonté donnés , avec zèle fuivis : J'ignore ces détours dont les vaines adrefles En autant de vertus transforment nos foiblefTes ,"

Suffi, de la Collée. Tome I. G g

4,3 E P I T R E

Et jamais mon efpric , fous de fauffes couleurs , Ne fat à tes égards déguifer fes erreurs ; Mais qu'A me foit permis , par un foin légitime , De conferver du moins des droits à ton eftime. Pefe mes fentimens , mes raifons & mon choix , Et décide mon fort pour la dernière fois.

dans l'obfcurité , j'ai fait dès mon enfance Des caprices du fort la trifte expérience , Et s'il eft quelque bien qu'il ne m'ait point ôté , Même par fes faveurs il m'a perfécuté. Il m'a fait naître libre , hélas , pour quel ufage ? Qu'il m'a vendu bien cher un fi vain avantage ! Je fuis libre en effet : mais de ce bien cruel J'ai reçu plus d'ennuis que d'un malheur réel. Ah ! s'il falloit un jour , abfent de ma patrie , Traîner chez l'étranger ma languiffante vie, S'il falloit baifement ramper auprès des grands : Que n'en ai -je appris l'art dès mes plus jeunes ans! Mais fur d'autres leçons on forma ma jeunefTe, On me dit de remplir mes devoirs fans barTefTe , De refpecter les grands, les magiftrats , les rois; De chérir les humains & d'obéir aux loix : Mais on m'apprit aufïï qu'ayant par ma nailfance Le droit de partager la fuprême puirTance , Tout petit que j'étois , foible, obfcur citoyen, Je faifois cependant membre du fouverain; Qu'il falloit foutenir un fi noble avantage

A M. V A R I S O T. 419

Par le cœur d'un héros , par les vertus d'un fagc ; Qu'enfin la liberté , ce cher préfent des cieux , N'eft qu'un fléau fatal pour les cœurs vicieux. Avec le lait , chez nous , on fuce ces maximes , Moins pour s'enorgueillir de nos droits légitimes Que pour favoir un jour fe donner à la fois tes meilleurs magiftrats , & les plus fages loix.

Vois-tu, me difoit-on, ces nations puiiïantes Fournir rapidement leurs carrières brillantes; Tout ce vain appareil qui remplit l'univers N'eft. qu'un frivole éclat qui leur cache lears fers : Par leur propre valeur ils forgent leurs entraves , Ils font les conquérans , &c font de vils efclaves : Et leur vafte pouvoir , que l'art avoit produit , Par le luxe bientôt fe retrouve détruit. Un foin bien différent ici nous intéreffè , Notre plus grande force eft dans notre foibleffe. Nous vivons fans regret dans l'humble obfcurité; Mais du moins dans nos murs on eft en liberté. Nous n'y connoiffons point la fuperbe arrogance , Nuls titres faftueux , nulle injufte puiffànce. De fages magiftrats , établis par nos voix , Jugent nos différends, font obferver nos loix. L'art n'eft point le foutien de notre république; Etre j u lie eft chez nous l'unique politique ; Tous les ordres divers , fans inégalité , Gardent chacun le rang qui leur eft affeété.

42c E F ï T R- E

Nos chefs , nos magiftrats, (impies dans leur parure, Sans étaler ici le luxe ôc la dorure , Parmi nous cependant ne font point confondus, Ils en font distingués ; mais c'eft par leurs vertus.

Puisse durer toujours cette union- charmante , Hélas , on voit fi peu de probité confiante I Il n'eft rien que le tems ne corrompe à la fin ; Tout, jufqu'à la fageffe , eft fujet au déclin. .

Par ces réflexions ma raifon exercée M'apprit à méprifer cette, pompe infenfée, Par qui l'orgueil des grands brille de toutes parts ^ Et du peuple imbécille attire les regards ; Mais qu'il m'en coûta cher quand , pour toute ma vie , . La foi m'eut éloigné du fein de ma patrie ; Quand je me vis enfin , fans appui, fans fecours, A ces mêmes grandeurs contraint d'avoir recours.

Non, je ne puis penfer, fans répandre des larmes , A ces momens affreux, pleins de trouble & d'alarmes, j'éprouvai qu'enfin tous ces beaux fentimens, Loin d'adoucir mon fort, irritoienr mes roL.rmens. Sans doute h tous Jes yeux la nnfere el% horrible ; Mais pour qui fait penfer elle cil bien plus fenfible. . A force de ranrpcr un lâche en peut fortir; L'honnéie homme, à ce prix .n'y fauroit confentir.

Encor, fi de vrais grands rcccvoicnt mon hommage , Ou qu'ils eullcnt du moins le mérite en partage ,

a m: faris-o t. 4h

Mon cœur par les refpe&s noblement accordés Reconnoîtroit des dons qu'il n'a pas poncdés : Mais faudra - 1 - il qu'ici mon humble obciflànce De ces fiers campagnards nourriffe l'arrogance ? Quoi! de vils parchemins , par faveur obtenus , Leur donneront le droit de vivre fans vertus , Et malgré mes efforts , fans mes refpccts ferviles , Mon zèle & mes talens relieront inutiles ? Ah ! de mes triftes jours voyons plutôt la fin Que de jamais fubir un II lâche deftin.

Ces difcours infenfés troubloient ainfi mon ame-, Je les tenois alors , aujourd'hui je les blâme : De plus fages leçons ont formé mon efprit ; M.iis de bien des malheurs ma raifon eit le fruit,

Tu fais , cher Parifot , quelle main généreulc Vint tarir de mes maux la fource malheureufe ; Tu le fais , & tes yeux ont été les témoins , Si mon cœur fait fentir ce qu'il doit à fcs foins. Mais mon zèle enflammé peut- il jamais prétendre De payer les bienfaits de cette mère tendre ? Sispar les fentimens on y peut afpirer , Ali ! du moins par les miens j'ai droit de l'cfpérer.

Je puis compter pour peu fes bontés fccourables , Je lui dois d'autres biens , des biens plus eliimables , Les biens de la raifon, les fentimens du cœur ; Même , par les talens , quelques droits à l'honneur.

4n E P I T R E

Avant que fa bonté , du fein de la mifere ,

Aux plus trilles befoins eût daigné me fouftraire ,

J'étois un vil enfant du fort abandonné ,

Peut - être dans la fange à périr deftiné.

Orgueilleux avorton , dont la fierté burlefque

Mêloit comiquement l'enfance au romanefque ,

iVux bons faifoit pitié , faifoit rire les fous ,

Et des fots quelquefois excitoit le courroux.

Mais les hommes ne font que ce qu'on les fait être ,

A peine à fes regards j'avois ofé paroître

Que de ma bienfaitrice apprenant mes erreurs ,

Je fentis le befoin de corriger mes mœurs.

j'abjurai pour toujours ces maximes féroces ,

Du préjugé natal fruits amers & précoces,

Qui des les jeunes ans , par leurs acres levains ,

NourrhTent la fierté des cœurs républicains :

J'appris à refpecrer une noblelfe illufrre ,

Qui même à la vertu fait ajouter du luftre.

Il ne feroit pas bon dans la fociété

Qu'il fût entre les rangs moins d'inégalité.

Irai - je faire ici , dans ma vaine marotte ,

Le grand déclamateur, le nouveau Don Quichotte,

Le deilin fur la terre a réglé les Etats,

Et pour moi finement ne les changera pas.

Ainfi de ma raifon fi long - tems languiflante

Je me formai dès - lors une raifon nailEtntc ,

Par les foins d'une mère inoMlamment conduit,

Uientôt de fes bontés je recueillis le fruit,

A M. P A R I S O T.

Je connus que, fur -tout, certe roideur fauvage

Dans le monde aujourd'hui feroit d'un trille ufage ,

La modeftie alors devine chère à mon cœur,

J'aimai l'humanité , je chéris la douceur ,

Et refpc&ant des grands le rang & la naiflànce ,

Je fouffris leurs hauteurs , avec cette efpérance

Que malgré tout l'éclat dont ils font revêtus

Je les pourrai du moins égaler en vertus.

Enfin , pendant deux ans , au fein de ta patrie ,

J'appris à cultiver les douceurs de la vie.

Du portique autrefois la trilte aultérité

A mon goût peu formé mêloit fa dureté ;

Epictete & Zenon , dans leur fierté ftoïque ,

Me faifoient admirer ce courage héroïque ,

Qui, faifant des faux biens un mépris généreux,

Par la feule vertu prétend nous rendre heureux.

Long - tems de cette erreur la brillante chimère

Séduiilt mon efprit, roidit mon caractère ;

Mais , malgré tant d'efforts , ces vaines fictions

Ont - elles de mon cœur banni les paflïons ?

Il n'efl permis qu'à Dieu , qu'à l'Effence fuprême ,

D'être toujours heureux , & feule par foi -même:

Pour l'homme , tel qu'il elt , pour l'efprit & le cœur ,

Otez les pallions , il n'eit plus de bonheur.

C'eft toi, cher Parifot, c'eft ton commerce aimable ,

De greffier que j'étois , qui me rendit traitable.

Je reconnus alors combien il elt charmant

De joindre à la fageffe un peu d'amufement.

Ai4 E P I T R E

Des amis plus polis , un climat moins fauvage , Des plaifirs innocens m'enfeignerent l'ufage ; Je vis avec tranfport ce fpeélacle enchanteur , Par la route des fens qui fait aller au cœur : Le mien, qui jufqu'alors avoit été paifible , Pour la première fois enfin devint fenfible ; L'amour, malgré mes foins , heureux à m'égarer, Auprès de deux beaux yeux m'apprit à foupirer. Bons mots , vers élégans , converfations vives, Un repas égayé par d'aimables convives , Petits jeux de commerce, & d'où le chagrin fuit, , fans rifquer la bourfe , on délafle l'efprit. En un mot , les attraits d'une vie opulente , Qu'aux vœux de l'étranger fa richeiïe préfente; Tous les plaifirs du goût , le charme des Beaux - Arts., A mes yeux enchantés brilloicnt de toutes parts. Ce n'eft pas cependant que mon ame égarée Donnât dans les travers d'une mollelfe outrée , L'innocence eft le bien le plus cher à mon cœur ; La débauche & l'excès font des objets d'horreur : Les coupables plaifirs font "les tourmens de Pâme, Ils font trop achetés , s^ils font dignes de blâme. Sans doute le plaifir, pour être un bien réel, Doit rendre l'homme heureux , & non pas criminel : Mais il n'eft pas moins vrai que de notre carrière Le ciel ne défend pas d'adoucir la mifere : Et pour finir ce point, trop lonr;- tems débattu Rien ne doit être out*é , pas même la vertu.

Von..

A M. PARISOT. 41s

Voila de mes erreurs un abrégé fidtle : C'cft à toi de juger , ami , fur ce modèle , Si je puis , près des grands implorant de l'appui , A la fortune encor recourir aujourd'hui. Dr la gloire eft - il tems de rechercher le luftre , Me voici prefque au bout de mon fixieme lull.e. La moitié de mes jours dans l'oubli font pattes, Et déjà du travail mes efprits font laiïës. Avide de feience, avide de fjgefîe, Je n'ai point aux plaifirs prodigué ma jeunefTe ; J'ofai d'un tems fi cher faire un meilleur emploi , L'étude & la vertu furent la feule loi Que je me propofai pour régler ma conduite : Mais ce n'eft point par art qu'on acquiert du mérite , Que fert un vain travail par le ciel dédaigné , Si de fon but toujours on fe voit éloigné ? Comptant, par mes talens, d'affurer ma fortune, Je négligeai ces foins , cette brigue importune , Ce manège fubtil, par qui cent ignorans Raviiïent la faveur & les bienfaits des grands.

Le fuccès cependant trompe ma confiance , De mes foibles progrès je fens peu d'efpérance , Et je vois qu'à juger par des effets fi lents , Pour briller dans le monde il faut d'autres talens. Eh ! qu'y ferois- je, moi , de qui l'abord timide Ne fait point affecter cette audace intrépide , Cet air content de foi, ce ton fier & joli

$uppl. de la Collet:. Tçme I. H h h

4%6 E P I T R E

Qui du rang des badauts fauve l'homme poli? Faut - il donc aujourd'hui m'en aller dans le monde Vanter impudemment ma feience profonde , Et toujours en fecret démenti par mon cœur, Me prodiguer l'encens & les degrés d'honneur? Faudra - t - il , d'un dévot affectant la grimace , Faire fervir le ciel à gagner une place , Et par l'hypocritie a (Tarant mes projets , Grofïïr l'heureux efTaim de ces, hommes parfaits r De ces humbles dévots , de qui la modeftie Compte par leurs vertus tous les jours de leur vie ? Pour glorifier Dieu leur bouche a tour -à- tour Quelque nouvelle grâce à rendre chaque jour ; Mais l'orgueilleux en vain d'une adrefTe chrétienne y Sous la gloire de Dieu veut étaler la Tienne. L'homme vraiment fenfé fait le mépris qu'il doit Des menfonges. du fat & du fot qui les croit.

Non , je ne puis forcer mon efprit , fincere v A déguifer ainfi mon propre caractère , Il en coûterait trop de contrainte à mon cœur ; A cet indigne prix je renonce au bonheur. D'ailleurs il faudrait donc , fils lâche & mercenaire , Trahir indignement les bontés d'une mère ; Et payant en ingrat tant de bienfaits reçus , LairTcr à d'autres mains les foins qui lui font dus ? Ah ! ces foins font trop chers à ma reconnoilTance ; Si le ciel ifa rien mis de plus en ma puilTancc,

A M. P A R I S O T. 417

Du moins d'un zèle pur les vœux trop mérités Par mon cœur chaque jour lui feront préfentés. Je fais trop, il ert vrai, que ce zèle inutile Ne peut lui procurer un deftin plus tranquille ; En vain , dans fa langueur, je veux la foulager, Ce n'eft pas les guérir que de les partager. Hélas ! de fes tourmens le fpe-ftacle funefte Bientôt de mon courage étouffera le refte : C'eft trop lui voir porter , par d'éternels efforts , Et les peines de l'ame & les douleurs du corps. QueJui fert de chercher dans cette folitude A fuir l'éclat du monde «5c fon inquiétude ; Si jufqu'en ce défert , à la paix deftiné , Le fort lui donne encor, à lui nuire acharné , D'un affreux procureur le voifinage horrible , Nourri d'encre & de fiel , dont la griffe terrible De ks trilles voifins eft plus crainte cent fois Que le huffard cruel du pauvre Bavarois.

Mais c'eft trop t'accabler du récit de nos peines, Daigne me pardonner , ami , ces plaintes vaines ; C'eft le dernier des biens permis aux malheureux, De voir plaindre leurs maux par les cœurs généreux. Telle eft de mes malheurs la peinture naïve. Juge de l'avenir fur cette perfpeAive , Vois fi je dois encor, par des foins impuiflans, Offrir à la fortune un inutile encens: Non , la gloire n'eft point l'idole de mon ame ;

Hhhi

4ig E P I T R E, Sec.

Je n'y fens point brûler cette divine flâme

Qui d'un génie heureux animant les refïbrts

Le force à s'élever par de nobles efforts.

Que m'importe , après tout , ce que penfent les hommes ?

Leurs honneurs , leurs mépris , font - ils ce que nous fommes :

Et qui ne fait pas l'art de s'en faire admirer

A la félicité ne peut -il afpirer?

L'ardente ambition a l'éclat en partage ;

Mais les plaifirs du cœur font le bonheur du fage :

Que ces plaifirs font doux à qui fait les goûter!

Heureux qui les connoît , <Sc fait s'en contenter 1

Jouir de leurs douceurs dans un état paifible ,

C'efl le plus cher defir auquel je fuis fenfible.

Un bon livre, un ami , la liberté, la paix ,

Faut - il pour vivre heureux former d'autres fouhaits ?

Les grandes parlions font des fources de peines :

J'évite les dangers leur penchant entraîne :

Dans leurs pièges adroits fi l'on me voit tomber ,

Du moins je ne fais pas gloire d'y fuccomber.

De mes égaremens mon cœur n'efl point complice ;

Sans être vertueux je détefte le vice ,

Et le bonheur en vain s'obftine à fe cacher ,"

Puifqu'enfin je connois je dois le chercher.

■*"f^

£$£

ÉNIGME.

HjNfant de l'art, enfant de la nature , Sans prolonger les jours j'empêche de mourir;

Plus je fuis vrai , plus je fais d'impofture , Et je deviens trop jeune à force de vieillir.

( Ctfl le portrait. )

A MADAME LA BARONNE JDJË W*AJEL3ÊJSTS , VXJELJÉX.^LX.

IVLAdame, apprenez la nouvelle De la prife de quatre rats ; Quatre rats n'eft pas bagatelle , Auffi n'en badine - }e pas : Et je vous mande avec grand zèle Ces vers qui vous diront tout bas , Madame , apprenez la nouvelle De la prife de quatre rats.

A l'odeur d'un friand appas , Rats font fortis de leur cafelle ; Mais ma trappe arrêtant leurs pas , Les a , par une mort cruelle , Fait paiïer de vie à trépas.

43o A 1M A D A M E , &c.

Madame , apprenez la nouvelle De la mort de quatre rats.

Mieux que moi favez qu'ici - bas N'a pas qui veut fortune telle ; C'eft triomphe qu'un pareil cas. Le fait n'eft pas d'une allumelle ; Ainfi donc avec grand foulas , Madame , apprenez la nouvelle De la prife de quatre rats.

VERS

Pour Madame de F levriev , qui, m^ ayant vu dans une ajfemblée , fans que feujfe V honneur d'être connu d'elle , dit à M. l'Intendant de Lyon que je paroijfois avoir de Vefprit^ & qu'elle le gageroit fur ma feule phyfionomie.

.DÉplacé par le fort, trahi par la tendrefTe, Mes maux font comptés par mes jours. Imprudent quelquefois , perfécutc toujours ; Souvent le châtiment furpaiïe la foiblefTe. O fortune! à ton gré comble -moi de rigueurs , Mon cœur regrette peu tes frivoles grandeurs , De tes biens inconftans fins peine il te tient quitte; Un feul dont je jouis ne dépend point de toi : La divine Fleurieu m'a jugé du mérite , Ma gloire cil aflurée , & c'elt allez pour moi.

VERS

A Mademoifelle Th. qui ne par/oit jamais à Fauteur que de muftque.

jApho, j'entends ta voix brillante

Pouffer des fons jufques aux cieux,

Ton chant nous ravit , nous enchante,

Le maure ne chante pas mieux. Mais quoi ! toujours des chants ! crois - tu que l'harmonie Seule ait droit de borner tes foins & tes plaifirs ; Ta voix , en déployant fa douceur infinie ,. Veut en vain far ta bouche arrêter nos defirs : Tes yeux charmans en infpirent mille autres , Qui méritaient bien mieux d'occuper tes loifirs ; Mais tu n'es point , dis - tu, fenfible à nos foupirs , Et tes goûts ne font point les nôtres. Quel goût trouves - tu donc à de frivoles fons ? Ah! fuis tes fiers mépris, fans tes rebuts fauvages ,• Cette bouche charmante auroit d'autres ufages , Bien plus délicieux que de vaines chanfons. Trop fenfible au plaifîr , quoique tu puilfes dire , Parmi de froids accords tu fens peu de douceur, Mais entre tous les biens que ton ame délire , En eft - il de plus doux que les plaifirs du cœur ? Le mien eft délicat , tendre , empreffé , fidèle , Fait pour aimer jufqu'au tombeau. Si du parfait bonheur tu cherches le modèle, Aime - moi feulement & laifte - Rameau.

MÉMOIRE

A SON E X C E LTE N C £,

MONSEIGNEUR LE GOUVERNEUR DE S AV O Y E.(a)

J'Ai l'honneur d'expofer très-refpectueufement à Son Excel- lence , le trille détail de la fimation je me trouve , la fup- pliant de daigner écouter la générofité de Ces pieux fentimens , pour y pourvoir de la manière qu'elle jugera convenable.

Je fuis forti très-jeune de Genève , ma patrie , ayant aban- donné mes droits , pour entrer dans le fein de l'églife , fans avoir cependant jamais fait aucune démarche , jufqu'aujour- d'hui, pour implorer des fecours, dont j'aurois toujours tâché de me parler, s'il n'avoit plu à la Providence de m'affliger par des maux qui m'en ont ôté le pouvoir. J'ai toujours eu du mépris , & même de l'indignation pour ceux qui ne rou- giiîcnt point de faire un trafic honteux de leur foi, & d'abu- fer des bienfaits qu'on leur accorde. J'ofe dire qu'il a paru par ma conduite , que je fuis bien éloigné de pareils fenti- mens. Tombé, encore enfuit, entre les mains de feu Mon- feigntur l'éveque de Genève, je tâchai de répondre , par l'ar- deur & l'afliduité de mes études , aux vues flattcufes que ce

(a) Otte pièce ( (ej kttBea qui fuivent font ulQ titees île l'Edition Je Bruxelles elles ont paru imprimées pour Ij première fois.

refpedablc

A SON EXCELLENCE, &c. 43.1

refpectable Prélat avoir, fur moi. Madame la baronne de Wa- rens voulut bien condefcendre à la prière qu'il lui lit de pren- dre foin de mon éducation , & il ne dépendit pas de moi de témoigner a cette dame, par mes progrès, le dcfir paffionné que j'avois , de la rendre fatisfaite de l'effet de fes bontés & de fes foins.

Ce grand évoque ne borna pas Ces bontés , il me recom- manda encore à M. le Marquis de Bonac , ambaffadeur de France auprès du Corps Helvétique. Voilà les trois feuls pro- tecteurs , à qui j'aye eu obligation du moindre fecours ; il eft vrai qu'ils m'ont tenu lieu de tout autre , par la manière dont ils ont daigné me foire éprouver leur générofité. Ils ont envifagé en moi un jeune homme affez bien , rempli d'é- mulation , & qu'ils entrevoyoient pourvu de quelques talens , & qu'ils fe propofoient de pouffer. Il me feroit glorieux de détailler à Son Excellence ce que ces deux feigneurs avoient eu la bonté de concerter pour mon établiffement ; mais la mort de Monfeigneur l'évéque de Genève , & la maladie mor- telle de M. l'ambaffadeur , ont été la fatale époque du com- mencement de tous mes défoflres.

Je commençai auffi moi-même, d'être attaqué de la lan- gueur qui me met aujourd'hui au tombeau. Je retombai par conféquent à la charge de Madame de Warens , qu'il faudrait ne pas connoître pour croire qu'elle eût pu démentir {es pre- miers bienfaits , en m'abandonnant dans une fi trifte fitiution.

Malgré tout , je tâchai , tant qu'il me refta quelques forces , de tirer parti de mes foibles talens ; mais de quoi fervent les talens dans ce pays ? Je le dis dans l'amertume de mon cœur ,

Suppl. de la Collée. Tome I. I i i

434 MEMOIRE

il vaudrait mille fois mieux n'en avoir aucun. Eh! n'éprouvé - je pas encore aujourd'hui le retour plein d'ingratitude & de dureté de gens, pour lefquels j'ai achevé de m'épuifer , en leur enfeignant, avec beaucoup d'afTiduité & d'application , ce qui m'avoit coûté bien des foins & des travaux à apprendre» Enfin , pour comble de difgraces , me voilà tombé dans une maladie affreufe , qui me défigure. Je fuis déformais renfermé , fans pouvoir prefque fortir du lit & de la chambre, jufqu'à ce qu'il plaife à Dieu de difpofer de ma courte , mais mifé- rable vie.

Ma douleur efr. de voir que Madame de Warens a déjà trop fut pour moi ; je la trouve , pour le refte de mes jours , acca- blée du fardeau de mes infirmités , dont fon extrême bonté ne lui laiffe pas fentir le poids ; mais qui n'incommode pas moins fes affaires , déjà trop refferrées par fes abondantes cha- rités , & par l'abus que des mifcrables n'ont que trop fouvent fait de fil confiance»

J'ofe' donc, fur le détail de tous ces faits, recourir à Son Excellence comme au père des affligés. Je ne diiïimulerai point qu'il clt dur à un homme de fentimens , & qui penfe comme je fais, d'être obligé, faute d'autre moyen, d'implorer des afTifiances & des fecours : mais tel eft le décret de la Provi- dence. Il me fuffit , en mon particulier, d'être bien aiïbréquc je n'ai donné, par ma faute, aucun lieu ni à la mifere, ni aux maux dont je fuis accablé. J'ai toujours abhorré le liber- tinage & lY.ifiveté, & tel que je fuis, jYl'c étw adiré que perfonne,de qui j'aye l'honneur d'être connu , n'aura far ma conduite, mes fenrimens & mes mœurs, que de favorablcs. wiïuages à rendre

A SON EXCELLENCE,k 43s

Dans un état donc auïïî déplorable que le mien , & fur lequel je n'ai nul reproche à me faire , je crois qu'il n'eft pas hon- teux à moi d'implorer de Son Excellence, la grâce d'être admis à participer aux bienfaits établis par la piété des princes , pour de pareils ufages. Ils font deftinés pour des cas fembla- bles aux miens, ou ne le font pour perfon ne- En conféquence de cet expofé , je fupplie très-humblement Son Excellence de vouloir me procurer une penfion , telle qu'elle jugera raifonnable , fur la fondation que la piété du roi Victor a établie a Annecy, ou de tel autre endroit qu'il lui femblera bon , pour pouvoir furvenir aux néceffités du relie de ma trifte carrière.

De plus l'impofîïbilité je me trouve de faire des voya- ges , & de traiter aucune affaire civile , m'engage à fupplier encore Son Excellence , qu'il lui plaife de faire régler la chofe de manière que ladite penfion puilfe être payée ici en droiture , & remife entre mes mains , ou celles de Madame la baronne de Warcns, qui voudra bien , à ma très-humble follicitation , fe charger de l'employer à mes befoins. Ainfi , jouiffant pour le peu de jours qu'il me refte , des fecours néceffaires pour le temporel , je recueillerai mon efprit & mes forces, pour mettre mon ame & ma confeience en paix avec Dieu ; pour me préparer à commencer , avec courage &c réfignation , le voyage de l'éternité , & pour prier Dieu fincérement & fans distraction , pour la parfaite profpérité & la très - précieufe confervation de Sou Excellence.

J. J. ROUSSEAU.

MÉMOIRE

Remis le 19 Avril 1741 , à Al. Boudet Antonin , qui travaille. à Vhiftoire de feu M. de Bernex , Evèque de Genève.

V/TTTTnnrTVl HTTIITI TTTTTrrrrTTTfT¥TTTTTfTTTTTTTTTT » » •"

J_>/Ans l'intention l'on eft , de n'omettre dans l'hiftoire de M. de Bernex , aucun des faits confidérables qui peuvent fervir à mettre fes vertus chrétiennes dans tout leur jour » on ne fauroit oublier la converfion de Madame la baronne de Warens de la Tour , qui fut l'ouvrage de ce prélat.

Au mois de juillet de l'année 1716, le roi de Sardaigne étant à Evian , plufieurs perfonnes de diftinction du pays de Vaud s'y rendirent pour voir la cour. Madame de Warens fut du nombre ; & cette dame, qu'un pur motif de curiofité avoit amenée , fut retenue par des motifs d'un genre fupérieur , & qui n'en furent pas moins efficaces , pour avoir été moins prévus. Ayant affilié par hafard à un des difcours que ce prélat prononçoit, avec ce zèle & cette onclion qui portoient dans les cœurs le feu de fa charité , Madame de Warens en fut émue au point , qu'on peut regarder cet inftant comme l'époque de ûi converfion ; la chofe cependant dcvoit paroitre d'auranc plus difficile , que cette dame étant tres-éclairée , fe renoit en garde contre les féductions de l'éloquence , & n'étoit pas difpofée à céder , fans être pleinement convaincue: mais quand on a l'efprit jufte & le cœur droit , que peut-il manquer pour goûter la vérité que le fecours de la grâce ? Et M. de Bernex n'étoit-il pas accoutumé à la porter dans les cœurs les plus

A M. D O U D E T ANTONIN. 437

endurcis ? Madame de Warens vit le prélat ; fes préjugés furent détruits ; fes doutes furent difhpés ; & pénétrée des grandes vérités qui lui étoient annoncées , elle fe détermina à rendre à la foi par un facrifice éclatant, le prix des lumières dont elle venoit de l'éclairer.

Le bruit du deffein de Madame de Warens ne tarda pas à fe répandre dans le pays de Vaud : ce fut un deuil & des alarmes univerfelles : cette dame y étoit adorée , & l'amour qu'on avoit pour elle fe changea en fureur, contre. ce qu'on appelloit fes féducteurs & fes raviffeurs. Les habitans de Vevey ne parloient pas moins que de mettre le feu à Evian , & de l'enlever à main armée au milieu même de la cour. Ce projet infenfé , fruit ordinaire d'un zèle fanatique , parvint aux oreilles de Sa Majefté , & ce fut à cette occafion qu'elle fit à M. de Bernex cette efpece de reproche fi glorieux, qu'il faifoit des converfîons bien bruyantes. Le roi lit partir fur le champ Madame de Warens pour Annecy , efcortée de quarante de fes gardes. Ce fut-là, quelque tems après Sa Majefté l'afTura de ù protection dans les termes les plus flatteurs , & lui af- figna une penfion , qui doit paffer pour une preuve éclatante de la piété & de la générofité de ce prince ; mais qui n'ôre point , à Madame de Warens , le mérite d'avoir abandonné de grands biens & un rang brillant dans fa patrie , pour fuivrc la voix du Seigneur , & fe livrer fins réferve à fa Provi- dence. Il eut même la bonté de lui offrir d'augmenter cette penfion , de forte qu'elle pût figurer avec tout l'éclat qu'elle fouhaiteroit , & de lui procurer la fituation la plus gracieufe , fi elle vouloir fe rendre à Turin , auprès de la reine. Mais

438 MEMOIRE

Madame de Warens n'abufa point des bontés du monarque ; elle alloit acquérir les plus grands biens , en participant à ceux que l'Eglife répand fur les ridelles ; 6c l'éclat des autres n'avoit déformais plus rien qui pût la toucher. C'eftainû" qu'elle s'en explique à M. de Bernex : 6c c'en: fur ces maximes de détachement & de modération , qu'on l'a vue fe conduire conftamment depuis lors.

Enfin le jour arriva , M. de Bernex alloit afTurer à l'é- glife la conquête qu'il lui avoit acquife: il reçut publiquement l'abjuration de Madame de Warens , & lui administra le facre- ment de confirmation le 8 feptembre iji6 , jour de la nativité de Notre Dame dans l'églife de la vifitation , devant la re- lique de Saint François de Sales. Cette dame eut l'honneur d'avoir pour marraine , dans cette cérémonie , Madame la princefTe de HerTe , fœur de la princcîTe de Piémont , depuis reine de Sardaigne. Ce fut un fpe&acle touchant de voir •une jeune dame d'une naiffance illuflre , favorifée des grâces de la nature , 6c enrichie des biens de la fortune , 6c qui , peu de rems auparavant , ftifoit les délices de fa Patrie , s'arracher du fein de l'abondance 6c des plaifirs, pour venir d fer au pied de la croix de Chrift, Péclat & les voluptés du monde , 6c y renoncer pour jamais. M. de Bernex fit à ce fujet un difeours très-touchant & très-pathétique: l'ardeur de fon 7ele lui prêta ce jour-là de nouvelles forces ; toute cette nombreufe aflemblée fondit en larmes, & les dames, nées de pleurs , vinrent embraflèr Madame de Warens, la féliciter , & rendre grâces à Dieu avec elle de la victoire qu'il !ui fiiloit remporter. Au refte , on a cherché inutile-

A M. BOUDET ANTONIN. 435,

ment , parmi tous les papiers de feu M. de Bernex , le difeours qu'il prononça en cette occafion , & qui , au témoignage de tous ceux qui l'entendirent, elt un chef-d'œuvre d'éloquence: & il y a lieu de croire , que , quelque beau qu'il foit , il a été compofé fur le champ , & fans préparation.

Depuis ce jour-la M. de Bernex n'appell.i plus Madame de Warens que Cd fille , & elle L'appelloit fon père. Il a en effet toujours confervé pour elle les bontés d'un père ; & il ne faut pas s'étonner qu'il regardât , avec une forte de complaifance, l'ouvrage de fes foins apoltcliqr.es , puùque cette dame s'efl toujours efforcée de fùivre , d'aulS près qu'il lui a été pof- iible , les fiints exemples de ce prélat , foit dans fon déta- chement des chofes mondaines, foit dans ion extrême charité envers les pauvres; deux vertus qui définirent parfaitement le caractère de Madame de Wai

Le fait fijivant peut entrer auflï parmi les preuves , conilatent les actions miraculeufes de M. de Bernex.

Au mois de feptembre 1729, Madame de Warens , demeu- rant dans la maifon de M. de Boige , le feu prit au four des cordeliers , qui donnoit dans la cour de cette maifon , avec une telle violence que ce four, qui contenoit un bâtiment affez grand, erKiereme.it plein de Lfcincs «S: de bois fec, fit bientôt embrafé. Le feu , porté par un vent impétueux s'at- tacha au toit de la maifon, & pénétra même parles ! très dans les appartenons : Madame de Warens donna aufîi- tôt fes ordres pour arrêter les progrès du feu, & pour faire tranfporter fes meubles dans fon jardin. Elle étoit occup ces foins , quand elle apprit que M. L'Evéque étoit ace

440 M E M 0 I R E,k'

au bruit du danger qui la menaçoit, & qu'il alloit paroître à l'inftant ; elle fut au devant de lui. Ils entrèrent enfemble dans le jardin , il fe mit à genoux , ainfî que tous ceux qui étoient préfens , du nombre defquels j'étois , & commença à prononcer des oraifons , avec cette ferveur qui étoit infé- parable de fes prières. L'effet en fut fenfible ; le vent qui portoit les flammes par deffus la maifon , jufques près du jardin , changea tout-à-coup , & les éloigna fi bien , que le four quoique contigu , fut entièrement confumé , fans que la maifon eût d'autre mal que le dommage qu'elle avoit reçu auparavant. C'efl un fait connu de tout Annecy , & que moi , écrivain du préfent mémoire , ai vu de mes propres yeux.

M. de Bernex a continué conftamment à prendre le môme intérêt , dans tout ce qui regardoit Madame de Warens ; il fit faire le portrait de cette dame , difant qu'il fouhaitoit qu'il refiât dans fa famille , comme un monument honorable d'un de fes plus heureux travaux. Enfin , quoiqu'elle fût éloignée de lui , il lui a donné , peu de tems avant que de mourir , des marques de fon fouvenir , & en a même laific dans fon teftament. Après la mort de ce prélat , Madame de Warens s'efl entièrement confacrce à la folitude & à la retraite , di- fant qu'après avoir perdu fon père , rien ne l'attachoit plus au monde.

LETTRES

LETTRES

D E Me Je Je R O USSEA U.

^ ^rmrrr^ ^

LETTRE PREMIERE.

A MADAME LA BARO NNE

DE f ARENS, DE C H A M B É R Y.

A Befançon, le 29 Juin 1712.

Madame,

J 'Ai l'honneur de vous écrire , dès le lendemain de mon arrivée à Befançon , j'y ai trouvé bien des nouvelles , auxquelles je ne m'étois pas attendu , & qui m'ont fait plaifir en quelque façon. Je fuis allé ce matin faire ma révérence à M. l'abbé Blanchard , qui nous a donné à dîner , à M. le Comte de Saint-Rieux & à moi. Il m'a dit qu'il partiroit dans un mois pour Paris , il va remplir le quartier de M. Campra qui elt malade , & comme il eft fort âgé , M. Blanchard fe flatte de lui fuccéder en la charge d'intendant , premier maître de quartier de la mufique de la chambre du Roi , & confeiller de Sa Majerté en Ces confeils ; il m'a donné fa parole d'hon- neur , qu'au cas que ce projet lui réufliire, il me procurera un appointement dans la chapelle , ou dans la chambre du Suppl. de la Çolkc. Tome L K k k

■Mi LETTRES

Roi , au bout du terme de deux ans le plus tard. Ce font- des portes brillans & lucratifs , qu'on ne peut affcz ménager : auMî Tai-je très - fort remercié , avec aflurance que je n'épar- gnerai rien pour m'avancer de plus en plus dans la compoû- tion , pour laquelle il m'a trouvé un talent merveilleux. Je lui rends à fouper ce foir, avec deux ou trois officiers du régiment du Roi , avec qui j'ai fait connoifTance au concert. M. l'abbé Blanchard m'a prié d'y chanter un récit de bafle- taille , que ces Meflieurs ont eu la complaifance d'applaudir; aiifli bien qu'un duo de Pyrame & Thisbé , que j'ai chanté avec M. Duroncel , fameux haute-contre de l'ancien opéra de Lyon ; c'eft beaucoup faire pour un lendemain d'arrivée.

J'ai donc réfolu de retourner dans quelques jours à Cham- béry , je m'amuferai à enfeigner pendant le terme de deux années ; ce qui m'aidera toujours à me fortifier , ne voulant pas m'arrêter ici , ni y pafTer pour un fimple muficien , ce qui me feroit quelque jour un tort confidérable. Ayez la bonté de m'écrire , Madame , fi j'y ferai reçu avec plaifir , & fi l'on m'y donnera des écoliers ; je me fuis fourni de quantité de papiers & de pièces nouvelles d'un goût charmant , 6c qui furement ne font pas connus a Chambéry; mais je vous avoue que je ne me foucie gueres de partir que je ne fâche au vrai , fi l'on fe réjouira de m'avoir. J'ai trop de délicateffe pour y aller autrement. Ce feroit un tréfor , & en même rems un miracle , de voir un bon muficien en Savoye ; je n'ofe , ni ne puis me flatter d'être de ce nombre ; mais en ce cas , je me vante toujours de produire en autrui, ce que je ne fuis pas moi-même. D'ailleurs , tous ceux qui fe fervironc de mes

DE M. ROUSSEAU. 44$

principes auront lieu de s'en louer , «Se vous en particulier, Madame, fi vous voulez bien encore prendre la peine de les pratiquer quelquefois. Faites-moi l'honneur de me répondre par le premier ordinaire , & au cas que vous voyez qu'il n'y ait pas de débouché pour moi à Chambéry , vous aurez , s'il vous plaît , la bonté de me le marquer : «Se comme il me refte encore deux partis a choifîr, je prendrai la liberté de confulter le fecours de vos fages avis , fur l'option d'aller à Paris en droiture avec l'abbé Blanchard , ou à Soleurre auprès de M. l'ambafladeur. Cependant comme ce font de ces coups départie qu'il n'eft pas bon de précipiter, je ferai bien aife de ne rien prefler encore.

Tout bien examiné , je ne me repens point d'avoir fait ce petit voyage , qui pourra dans la fuite m'etre d'une grande utilité. J'attends , Madame , avec foumifïïon l'honneur de vos ordres , «Se fuis avec une refpe^ueufe confîdération ,

Madame,

ROUSSEAU.

Kkk »

LETTRE II

A LA MÊME.

Grenoble, ij Septembre 1757,

A D A M E

J E fuis ici depuis deux jours : on ne peut être plus fatis- fait d'une ville , que je le fuis de celle-ci. On m'y a marqué tant d'amitiés & d'empreffemens que je croyois , en fortanc de Chambéry , me trouver dans un nouveau monde. Hier r M. Micoud me donna à dîner avec plufîeurs de fes amis » & le foir après la comédie , j'allai fouper avec le bon homme Lagere.

Je n'ai vu ni Madame la préfidente , ni Madame d'Eybens + ni M. le préfident de Tancin , ce feigneur eft en campagne.. Je n'ai pas laifTé de remettre la lettre à Cas gens. Pour Madame de Bardonanche , je me fuis préfenté plufieurs fois , fans pouvoir lui faire la révérence ; j'ai fait remettre la lettre & j'y dois dîner ce matin , j'apprendrai des nouvelles de Madame d'Eybens.

Il faut parler de M. de l'Orme. J'ai eu l'honneur , Madame j de lui remettre votre lettre en main propre. Ce Monfieur s'exeufant fur l'abfence de M. l'Evéque m'offrit un écu de fix francs. Je l'acceptai, par timidité ; mais je crus devoir en faire préfent au portier. Je ne fais fi j'ai bien fait : mais il faudra que mou ame change de moule , avant que de me réfoudre à faire autrement. J'ofe croire que la vôtre ne m'en démentira pas.

DE M. ROUSSEAU. 44$

J'ai eu le bonheur de trouver pour Montpellier, en droiture, une chaife de retour , j'en profiterai. Le marche s'eft fait par l'entremife d'un ami , «Se il ne m'en coûte pour la voiture , qu'un louis de Z4 francs : je partirai demain matin. Je fuis mortifié , Madame , que ce foit fans recevoir ici de vos nou- velles : mais ce n'eft pas une occafion à négliger.

Si vous avez , Madame , des lettres à m'envoyer , je crois qu'on pourroit les faire tenir ici fc M. Micoud , qui les feroie partir enfuite pour Montpellier , à l'adreffë de M. Lazerme. Vous pouvez auffi les renvoyer de Chambéry en droiture , ayez la bonté de voir ce qui convient le mieux ; pour moi je n'en fais rien du tout.

Il me fâche extrêmement d'avoir été contraint de partir ; fans faire la révérence à M. le marquis d'Antremont , «Se lui préfenter mes très-humbles actions de grâces ; oferois-je , Madame , vous prier de vouloir fuppléer à cela ?

Comme je compte de pouvoir être à Montpellier mercredi au foir le 18 du courant, je pourrois donc, Madame, rece- voir de vos précieufes nouvelles dans le cours de la femaine prochaine, fi vous preniez la peine d'écrire dimanche ou lundi marin. Vous m'accorderez , s'il vous plaît , la faveur de croire que mon emprefTemenr jufqu'à ce tems-!\ ira jufqu'a l'inquiétude.

Permettez encore , Madame , que je prenne la liberté de vous recommander le foin de votre fanté. N'êtes-vous p^s ma chère maman , n'ai-je pas droit d'y prendre le plus vif intérêt , & r/avez-vous pas befoin qu'on vous excite à tout moment à y donner plus d'attention ?

La mienne fut fort dérangée hier au fpe&acle. On rcpni-

■M6 LETTRES

fenta Alzire, mal à la vérité ; mais je ne biffai pas d'y être ému, jufqu'à perdre la refpiration ; mes palpitations augmentèrent étonnamment , & je crains de m'en fentir quelque tems.

Pourquoi , Madame , y a-t-il des cœurs fi fenfibles au grand , au fublime , au pathétique , pendant que d'autres ne femblent faits que pour ramper dans la baflèffe de leurs fentimens ? La fortune femble faire à tout cela une efpece de compenfation ; à force d'élever ceux-ci , elle cherche à les mettre de niveau avec la grandeur des autres : y réulîiD-elle ou non ? Le public & vous , Madame , ne ferez pas de même avis. Cet accident m'a forcé de renoncer déformais au tragique , jufqu'au réta- bliflement de ma fanté. Me voilà privé d'un plaifîr qui m'a bien coûté des larmes en ma vie. J'ai l'honneur d'être, avec un profond refpeii ,

Madame.

Ce . -3— m <w i ., ^(£5

LETTRE III,

A LA M È M E.

Montpellier, 2j Oflobrc 1737,

Madame,

JE ne me fers point de la voie indiquée de M. Barillot C parce que c'eft faire le tour de l'école. Vos lettres & les miennes partant toutes par Lyon , il faudroit avoir une adrcn*e à Lyon.

DK M. ROUSSEAU. 447

Voici un mois patte de mon arrivée à Montpellier , fans avoir pu recevoir aucune nouvelle de votre part , quoique j'aye écrit plufieurs fois & par différentes voies. Vous pouvez croire que je ne fuis pas fort tranquille , & que ma fituation n'eft pas des plus gracieufes ; je vous protefte cependant , Madame , avec la plus parfaite fincérité , que ma plus grande inquiétude vient de la crainte , qu'il ne vous foit arrivé quel- que accident. Je vous écris cet ordinaire-ci , par trois dif- férentes voies , favoir , par Mrs. Vêpres, M. Micoud, ck en droiture ; il eft impoflible qu'une de ces trois lettres ne vous parvienne ; ainfi , j'en attends la réponfe dans trois femaines au plus tard; paffé ce tems-là , fi je n'ai point de nouvelles , je ferai contraint de partir dans le dernier défordre , & de me rendre à Chambéry comme je pourrai. Ce foir la porte doit arriver , &c il fe peut qu'il y aura quelque lettre pour moi ; peut-être n'avez-vous pas fait mettre les vôtres à la porte les jours qu'il falloit ; car j'aurois réponfe depuis quinze jours , fi les lettres avoient fait chemin dans leur tems. Vos lettres doivent paffer par Lyon pour venir ici ; ainfi c'eft les mercredi & famedi de bon matin qu'elles doivent être mifes à la porte ; je vous avois donné précé- demment l'adreffe de ma penfion : il vaudroit peut-être mieux les adreffer en droiture je fuis logé , parce que je fuis fur de les y recevoir exactement. C'eft chez M. Barcellon , huif- fier de la bourfe , en rue baffe , proche du Palais. J'ai l'honneur d'être avec un profond refpech

P. S. Si vous avez quelque chofe à m'envoyer par la voie des marchands de Lyon , & que vous écriviez , par exemple,

448 LETTRES

à MrS. Vêpres par le même ordinaire qu'à moi , je dois ,' s'ils font exacts , recevoir leur lettre en même tems que la vôtre.

J'allois fermer ma lettre , quand j'ai reçu la vôtre, Madame, du 12 du courant. Je crois n'avoir pas mérité les reproches que vous m'y faites fur mon peu d'exacTàtude. Depuis mon départ de Chambéry, je n'ai point palTé de femaine fans vous écrire. Du refte , je me rends juftice ; & quoique peu -être il dût me paroître un peu dur que la première lettre que j'ai l'honneur de recevoir de vous , ne foit pleine que de reproches , je conviens que je les mérite tous. Que voulez- vous , Madame , que je vous dife ; quand j'agis , je crois faire les plus belles chofes du monde , & puis il fe trouve au bout que ce ne font que fottifes : je le reconnois parfaitement bien moi - même. Il faudra tâcher de fe roidir contre fa bêtife à l'avenir , & faire plus d'attention fur Cd conduite. C'eft ce que je vous promets avec une forte envie de l'exécuter. Apres cela, fi quelque retour d'amour - propre vouloir encore m 'en- gager à tenter quelque voie de jullilication, je réierve à traiter cela de bouche avec vous , Madame , non pas , s'il vous plaît, à la Saint Jean , mais à la fin du mois de Janvier ou au com- mencement du fuivant.

Quant a la lettre de M. ArnauM, unis favez . , Madame, mieux que moi-même, ce qui nie convient en tait de re- commandation. Je vois bien que vous vous imagine/ , que parce que je fuis à Montpellier , je puis voir les chofes de plus près & juger de ce qu'il y a à faire ; mais , Madame , je vous prie d'être bien perfuadée que, hors ma penii >n &

l'hôte

DE M. ROUSSEAU. 449

l'hôte de ma chambre , il m'eft impofliblc de faire aucune liaifon , ni de connoître le terrain , le moins du monde a Montpellier , jufqu'à ce qu'on m'ait procure quelque arme pour forcer les barricades , que l'humeur inacceflible des par- ticuliers Ôc de toute la nation en général, met à rentrée de leurs maifons. Oh qu'on a une idée bien fiufTe du caractère Languedocien , ôc fur - tout des habitans de Montpellier à l'égard de l'étranger ! mais pour revenir, les recommandations dont j'aurais befoin font de toutes les eft cecs. Premièrement, pour la nobleiïè & les gens en place. Il me ferait très-avan- tageux d'être préfenté à quelqu'un de cette clafle , pour tâcher à me faire connoître Ôc à faire quelque ufage du peu de talens que j'ai , ou du moins a me donner quelque ouverture , qui pût m'être utile dans la fuite en tems ôc lieu. En fécond lieu pour les commerçans , afin de trouver quelque voie de com- munication plus courte ôc plus facile , ôc pour mille autres avantages que vous favez que l'on tire de ces conn là. Troifiémement , parmi les gens de Lettres, favans, pro- feffeurs, par les lumières qu'on peut acquérir avec eux ôc les progrès qu'on v pourrait faire; enfin généralement pour toutes les perfonnes de mérite avec lefquelîcs on peut du moiiK lier une honnête fociété , apprendre quelque chofe , ôc couler q ques heures prifts far la plus rude & la \ lus ennuyeufè foli- tude du monde. J'ai l'honneur de vous écrire cela , Madame , ôc non à M. l'abbé Arnauld, parce qu'ayant la lettre-, vous verrez mieux ce qu'il y aura à répondre , ôc que fi vous voulez bien vous donner cette peine vous-même, cela fera Ki( ■'*■ un meilleur effet en ma faveur. Suppl, de la Collcc. Tome L

450 LETTRES

Vous faites, Madame, un détail fi riant de ma fituatioit à Montpellier , qu'en vérité , je ne faurois mieux redifier ce qui peut n'être pas conforme au vrai , qu'en vous priant de prendre tout le contre-pied. Je m'étendrai plus au long dans ma prochaine , fur l'efpece de vje que je mené ici. Quant à vous , Madame , plût à Dieu que le récit de votre fltuation fût moins véridique : hélas ! je ne puis , pour le préient , faire que des vœux ardens pour l'adoucitfement de votre fort : il feroit trop envié , s'il étoit conforme à celui que vous méritez» Je n'ofe efpérer le rétabliiïement de ma finté ; car elle elt encore plus en défordre que quand je fuis parti de Chambéry: mais , Madame , fi Dieu daignoit me la rendre , il elt fur que je n'en ferois d'autre ufage , qu'à tâcher de vous foulager de vos foins , & à vous féconder en bon & tendre fils , &c en élevé reconnoiffant. Vous m'exhortez , Madame , à reltcr ici jufqu'à la St. Jean , je ne le ferois pas , quand on m'y couvriroit d'or. Je ne fâche pas d'avoir vu , de ma vie , un pays plus antipathique à mon goût que celui-ci , ni de féjour plus ennuyeux , plus mauflade , que celui de Montpellier. Je fais bien que vous ne me croirez point ; vous êtes encore remplie des belles idées , que ceux qui y ont été attrapés en ont répandues au dehors pour attraper les autres. Cependant , Madame , je vous réferve une relation de Montpellier , qui vous fera toucher les chofes au doigt & à l'œil ; je vous at- tends là , pour vous étonner. Pour ma fanté , il n'eft pas étonnant qu'elle ne s'y remette pas. Premièrement les ali- mens n'y valent rien ; mais rien , je dis rien, & je ne badine poûir. Le vin y elt trop violent, & incommode toujours; le

DEM. ROUSSEAU. 451

pain y eft paflàble , a la vérité ; mais il n'y a ni boeuf, ni vache , ni beurre ; on n'y mange que de mauvais mouton , & du poiflbn de mer en ahondance, le tout toujours apprêté à l'huile puante. Il vous feroit impoffiblc de goûter de la foupe ou des ragoûts qu'on nous fert à ma penfion, fans vomir. Je ne veux pas m'arréter davantage là-deffus ; car fi je vous difois les chofes précifément comme elles font, vous feriez en peine de moi, bien plus que je ne le mérite. En fécond lieu , l'air ne me convient pas : autre paradoxe , encore plus incroyable que les précédera : c'eft pourtant la vérité. On ne fauroit difconvenir que l'air de Montpellier ne foit fort pur, & en hiver afTez doux. Cependant le voifinage de la mer le rend à craindre , pour tous ceux qui font attaqués de la poi- trine ; auifi y voit-on beaucoup de phtifiques. Un certain vent, qu'on appelle ici le marin , amené de tems en tems des brouil- lards épais & froids , chargés de particules falines 6c acres , qui font fort dangereufes. Auffi , j'ai ici des rhumes , des maux de gorge & des efquinancies , plus fouvent qu'à Cham- béry. Ne parlons plus de cela, quant à préfent : car fi j'en difois davantage , vous n'en croiriez pas un mot. Je puis pourtant proteiter que je n'ai dit que la vérité. Enfin , un troifieme article, c'eft la cherté; pour celui-là je ne m'y arrêterai pis , parce que je vous en ai parlé précédemment, & que je me prépare à parler de tout cela plus au long en trai- tant de Montpellier. Il fufrit de vous dire , qu'avec l'argent comptant que j'ai apporté, & les ico livres que vous avez eu la bonté de me promettre , il s'en faudrait beaix >up qu'il m'en reliât actuellement autauc devant moi , pour prendre

LU »

45 -

LETTRES

comme vous dites qu'il en faudrait biffer en arrière boucher les nous. Je n'ai encore pu donner un fou à Li maîtreflè de la penfion , ni .pour le louage de ma chambre; ju ! , Mad me, comment me voila joli garçon ; & pour achever de me peindre , fi je fuis contraint de mettre quel- que chofe à la preffe , ces honnêtes gens-ci ont la charité de ne prendre que n fols par écu de fix francs, tous ks mois. A la vérité , j'aimerais mieux tout vendre que d'avoir recours à un tel moyen. Cependant , Madame , je fuis Ci heureux, q le perfonne ne s'efl encore avifé de me demander de l'ar- gent , fauf celui qu'il faut donner tous les jours pour les eaux, bouillons de poulets, purgatifs, bains; encore ai - je trouvé le fecret d'en emprunter pour cela, fans gage & fins ufure, & cela du premier cancre de la terre. Cela ne pourra pas durer, pourtant, d'autant plus que le deuxième mois elt com- mencé depuis hier : mais je fuis tranquille depuis que j'ai reçu de vos nouvelles, &: je fuis afflué d'être fecoiiru à tems. Pour les commodités , elles font en abondance. Il n'y a point de bon marchand à Lyon , qui ne tire une lettre de change fur Montpellier. Si vous en parlez à M. C. il lui fera de la der- nière facilité de faire cela : en tout cas voici l'adreffe d'un qui paye un de nos Meilleurs de Belley , & de la voie duquel on peut fe fervir , M. Parent , marchand drapier à Lyon au change. Quant a mes lettres, il vaut mieux les adreffer chez M. tJarcellon , ou plutôt Marcellon , comme l'adreflè cil à la première page , on fera plus exact a me les rendre. Il c'.t dmx heures après minuit, la plume me tombe des mains. Cependant , je n'ai pas écrit la moitié de ce que j'uvois à

DE M. ROUSSEAU. 453

écrire. La fuite de la relation & le refte &c. fera renvoyé pour lundi prochain. Ce 11 que je ne puis ieux , fins

quoi, Madame, je ne vous imiterais certainement pas à ccr. égard. En attendant , je m'en rapporte aux précédentes , 6c préiénte mes refpeâueufes falutacions aux révérends pères jé- fuites, le révérend père Hemet &c le révérend père Coppier. Je vous prie bien humblement de leur préfenter une taffe de chocolat, q;:c vous boirez enfemble , s'il vous plaît, à ma fanté. Pour moi , je me contente du fumet ; car il ne m'en relie pas un miférable morceau.

J'ai oublié de finir , en parlant de Montpellier, cV de vous dire que j'ai réfolu d'en partir vers la fin de décembre, &c d'aller prendre le lait d'âneffe en Provence , dans un petit endroit fort joli , à deux lieues du Saint-Efprit. C'eft un air excellent , il y aura bonne compagnie , avec laquelle j'ai déjà fait connoiffânee en chemin , & j'efpere de n'y é:re pas tout- à - fait fi chèrement qu'à Montpellier. Je demande votre avis li-deflus : il faut encore ajouter , que c'eit faire d'une pierre deux coups ; car je me rapproche de deux journées.

Je vois, Madame, qu'on épargnerait bien des embarras 6c des frais, li l'on faifoit écrire par un marchand de Lyon, à fon correfpondant d'ici , de me compter de l'argent , qu md j'en aurais befoin, jufqu'à la concurrence de la fomme deftinée. Car ces retards me mettent dans de fâcheux embarras , & ne vous font d'aucun avantage.

LETTRE IV.

A LA MÊME.

Montpellier, 14 Décembre 1717.

Madame,

•7 E viens de recevoir votre troifieme lettre , vous ne la datez point , & vous n'aceufez point la réception des miennes : cela fait que je ne fais à quoi m'en tenir. Vous me mandez, que vous avez fait compter entre les mains de M. Bouvier, les 200 livres en queftion , je vous en réitère mes humbles actions de grâces. Cependant , pour m'avoir écrit cela trop tôt , vous m'avez fait faire une faufle démarche ; car je tirai une lettre de change fur M. Bouvier, qu'il a refufée , & qu'on m'a renvoyée ; je l'ai fait partir derechef, il y a apparence qu'elle fera payée préfentement. Quant aux autres 200 livres je n'aurai befoin que de la moitié , parce que je ne veux pas faire ici un plus long fejour , que jufqu'à la fin de février ; ainfi vous aurez 100 livres de moins à compter ; mais je vous fupplic de faire en forte que cet argent foit furement entre les mains de M. Bouvier, pour ce tems-li. Je n'ai pu faire les remèdes qui m'étoient preferits , faute d'argent. Vous m'a- vez écrit que vous m'enverriez de l'argent pour pouvoir m'arranger avant la tenue des Etats, & voilà la clôture de? Etats qui fe fait demain, après avoir Qégé deux mois entiers. Des que j'aurai reçu réponfc de Lyon, je partirai pour le Saint- Efprit, & je ferai l'cllài des remèdes qui m'ont cté ordonnes.

DE M. R O U S S_E A U. 455

Remèdes bien inutiles à ce que je prévois. Il faut périr malgré tout , & ma fanté eft en pire état que jamais.

Je ne puis aujourd'hui vous donner une fuite de ma relation : cela demande plus de tranquillité que je ne m'en fens aujour- d'hui. Je vous dirai en palfant que j'ai tâché de ne pas perdre entièrement mon tems à Montpellier; j'ai fait quelques progrès dans les mathématiques ; pour le uivernifemenr , je i^ca -ai eu d'autre que d'entendre des mufiques charmantes. J'ai été trois fois à l'opéra , qui n'eft pas beau ici , mais il y a d'excel- lentes voix. Je fuis endetté ici de 108 livres; le refte fervna, avec un peu d'économie , h pafTer les deux mois prochains. J'efpere les couler plus agréablement qu'a Montpellier : voilà tout. Vous pouvez cependant , Madame , m'ecrire toujours ici à l'adrefTe ordinaire ; au cas que je fois parti , les lettres me feront renvoyées. J'offre mes très -humbles refpecls aux révé- rends pères jéfuites. Quand j'aurai reçu de l'argent èc que je n'au- rai pas l'efprit fi chagrin, j'aurai l'honneur de leur écrire. Je fuis , Madame , avec un très-profond rcfpecl.

P. S. Vous devez avoir reçu ma réponfe , par rapport à M. de Lautrec. Oh ma chère maman ! j'aime mieux être au- près de D. , & être employé aux plus rudes travaux de la terre , que de pofféder la plus grande fortune dans tout autre cas ; il elt inutile de penfer que je puiiîe vivre autrement : il y a long -tems que je vous l'ai dit , & je le fens encore plus ardemment que jamais. Pourvu que j'aye cet avantage, dans quelque état que je fois , tout m'eft indifférent. Quand on penfe comme moi, je vois qu'il n'eit pas difficile dV. I raifons importantes que vous ne voulez pas me dire. Au 1101x2

455 LETTRES

de Dieu , rangez les chofes de forte que je ne meure pas de défefpoir. J'approuve tour, je me foumets à tout, excepte ce feul article , auquel je me fens hors d'état de confentir, duffé- je erre la proie du plus miférable fort. Ah ! ma chere maman , n'étes-vous donc plus ma chere maman ? ai-je vécu quelques mois de trop.

Vous favez qu'il y a un cas j'accepterais la chofe dans toute la joie de mon cœur ; mais ce cas eft unique. Vous m'entendez.

LETTRE V.

A LA MÊME.

Charnicttcs , 1 g Mars 1 7 ; 9.

Ma trks-chere Maman,

J'Ai reçu, comme je le devois, le billet que vous m'écri- vîtes dimanche dernier, & j'ai convenu finecrement avec moi- rnême que, puifque vous trouviez que j'avois tort, il falloir que je l'cullè effectivement ; ainfi , fans chercher à chicaner , j'ai fait mes exeufes de bon cœur à mon frère , & je vous fais de même ici les miennes très -humbles. Je vous alfure auiïi que j'ai réfolu de tourner toujours du bon côté les cor- rections que vous jugerez à propos de me foire , 1 ton qu'il vous pl^ii'è de les tourner. Vous m'avez fait dire qu'à l'octafion de vos T.

DE M. ROUSSEAU. 457

voulez bien me pardonner. Je n'ai garde de prendre la chofe au pied de la lettre , & je fuis fur que quand un cour comme le vôtre , a autant aimé quelqu'un que je me fouviens de Tavoir été de vous , il lui eit importable d'en venir jamais à un tel point d'aigreur qu'il faille des motifs de religion pour le réconcilier. Je reçois cela comme une petite mortifi- cation que vous m'impofez en me pardonnant , & dont vous favez bien qu'une parfaite connoiffance de vos vrais fentimens adoucira l'amertume.

Je vous remercie , ma très-chere maman , de l'avis que vous m'avez fait donner d'écrire à mon père. Rendez -moi cependant la juftice de croire que ce n'eft ni par négligence » ni par oubli , que j'avois retardé jufqu'a préfent. Je penfois qu'il auroit convenu d'attendre la réponfe de M. l'abbé Ar- nauld , afin que fi le fujet du mémoire n'avoir eu nulle ap- parence de réufllr , comme il eft à craindre , je lui euffe pane fous filence ce projet évanoui. Cependant vous m'avez ùit faire réflexion que mon délai étoit appuyé fur une raifon trop frivole , & pour réparer la chofe le plutôt qu'il eft poflïble , je vous envoie ma lettre , que je vous prie de prendre la peine de lire , de fermer & de faire partir , fi vous le jugez à propos.

Il n'eft pas nécelîaire , je crois , de vous aiïurer que je languis depuis long-tems dans l'impatience de vous revoir. Songez , ma très-chere maman , qu'il y a un mois , & peut- être au-delà , que je fuis privé de ce bonheur. Je fuis du plus profond de mon cœur , & avec les fentimens du fils le plus tendre , &c.

Suppl. de lu Coîkc. Tome L M m m

LETTRE VI.

j Mars.

Ma très-chere et très-bonne Maman,

J E vous envoie ci-joint le brouillard du mémoire que vous trouverez après celui de la lettre à M. Araauld. Si j'étois capable de faire un chef-d'œuvre , ce mémoire à mon goûc feroit le mien ; non qu'il foit travaillé avec beaucoup d'art , mais parce qu'il eft écrit avec les fentimens qui conviennent à un homme que vous honorez du nom de fils. Affurtment une ridicule fierté ne me conviendrait gueres dans letat je fuis: mais aufîl j'ai toujours cru qu'on pouvoit avec arro- gance , & cependant fans s'avilir , conferver dans la mauvaife fortune & dans les fupplications une certaine dignité plus propre à obtenir des grâces d'un honnête homme que les plus baffes lâchetés. Au refte , je fouhaite plus que je n'efpere de ce mémoire , à moins que votre zèle & votre habileté ordinaires ne lui donnent un puiffant véhicule : car je fais par une vieille expérience que tous les hommes n'entendent 6c ne parlent pas le même langage. Je plains les âmes à qui le mien eft inconnu ; il y a une maman au monde qui , à leur place, l'entendroit très-bien : mais , me direz-vous , pourquoi ne pas parler le leur ? C'cft ce que je me fuis affez repréfenté. Après tout , pour quatre millrablcs jours de vie, vaut-il la peine de fe taire faquin ?

Il n'y a pas tant de mal cependant ; & j'cfpcre que vous trouverez , par la lecture du mémoire , que je n'ai pas fait lt

D E* M. ROUSSEAU. 45,

rodomont hors de propos , & que je me fuis raifonnablement humanifé. Je fais bien , Dieu merci , à quoi , fans cela , Petit auroit couru grand rifque de mourir de faim en pareille oc- cafion ; preuve que je ne fuisp.is propre à ramper indigne- ment dans les malheurs de la vie , c'eft que je n'ai jamais fait le rogue , ni le fendant dans la profpérité : mais qu'eft- ce que je vous lanterne-là ? Sans me fouvenir , chère maman , que je parle à qui me connoît mieux que moi-même. Bafte ; un peu d'effufion de cœur dans l'occafion ne nuit jamais à l'amitié.

Le mémoire eft tout dreffé fur le plan que nous avons plus d'une fois digéré enfemble. Je vois le tout affez lié , & propre à fe foutenir. Il y a ce maudit voyage de Befançon , dont , pour mon bonheur , j'ai jugé à propos de déguifer un peu ce motif. Voyage éternel & malencontreux , s'il en fût au monde , & qui s'eit déjà préfenté à moi bien des fois , & fous des faces bien différentes. Ce font des images ma vanité ne triomphe pas. Quoi qu'il en foit , j'ai mis à cela une emplâtre , Dieu fait comment! en tout cas, fi Ton vient me faire fubir l'interrogatoire aux Charmetres , j'efpere bien ne pas relier court. Comme vous n'êtes pas au fait comme moi , il fera bon , en préfentant le mémoire , de glilîer légèrement fur le détail des circonftances , crainte de qui pro guo , à moins que je n'aye l'honneur de vous voir avant ce tems-là.

A propos de cela. Depuis que vous voilà établie en ville , ne vous prend-il point fantaifie , ma chère maman , d'entre- prendre un jour quelque petit voyage à la campagne ? Si mon

M m m 2

46o LETTRE S, Sic.

bon génie vous l'infpire , vous m'obligerez de me faire avertir, quelques trois ou quatre mois à l'avance , afin que je me prépare à vous recevoir , & à vous faire duement les honneurs de chez moi.

Je prends la liberté de foire ici mes honneurs à M. le Cureu , & mes amitiés à mon frère. Ayez la bonté de dire aa premier , que comme Proferpine ( ah ! la belle chofe que de placer Proferpine ! )

Pefte ! prend mon efprit toutes ces gentillelfes ? comme Proferpine donc pafToit autrefois fix mois fur terre & fix mois aux enfers , il faut de même qu'il fe réfolve de partager fon tems entre vous &c moi : mais aurfi les enfers , les met- trons-nous ? Placez-les en ville , Ci vous le jugez à propos ; car pour ici , ne vous déplaife , n'en voli pas gés. J'ai l'hon- neur d'être du plus profond de mon cœur , ma trcs-chere ce très-bonne maman.

P. S- Je m'apperçoisque ma lettre vous pourra fervir d'apologie, quand il vous arrivera d'en écrire quelqu'une un peu longue : mais aufli il faudra que ce foit à quelque maman bien chère & bien aimée ; fans quoi , la mienne ne prouve rien.

LETTRE Y IL

Ventfe . 5 09 bre 1- •.

V^Uoi ! ma bonne maman , il y a mille ans que je foupire fans recevoir de vos nouvelles , 6c vous fouffiez que je reçoive des lettres de Chambéry qui ne foient pas de vous. J'avois eu l'honneur de vous écrire à mon arrivée à Ycnlfe ; mais des que notre ambaflàdeur &c notre directeur des portes feront partis pour Turin, je ne faurai plus par eu vous écrire, car il faudra rai'.e trois ou quatre entrepôts affez difficiles ; cepen- dant les lettres durTcnt-eflcs voler par l'air , il faut que les miennes vous parviennent , & fur-tout que je reçoive des vôtres , fans quoi je fuis tout-à-fiit mort. Je vous ferai par- venir cette lettre par la voie de M. Pambafïadeur d'Efpagne qui, j'efpcre , ne me refufera pas la grâce de la mettre dans fon paquet. Je vous fupplie , maman, de faire dire à M. Dupont que j'ai reçu ù. lettre , 6c que je ferai avec plaifir tout ce qu'il me demande , aufïi-tôt que j'aurai l'adreflè du marchand qu'il m'indique. Adieu, ma très-bonne 6c très-chere maman. J'écris aujourd'hui à M. de Lautrec exprès pour lui parler de vous. Je tâcherai de faire qu'on vous envoie , avec cette lettre, une adreflè pour me faire parvenir les vôtres ; vous ne' la donnerez à perfonne ; mais vous prendrez feulement, les lettres de ceux qui voudront mYcrire , pourvu qu'elles ne foient pas volumineufes , afin que M. Pambafladeur d'Efpagne n'ait pas à fe plauidre de mon Lodifcrétion à en charger fes courriers»

4,61

LETTRES

Adieu derechef, très-chere maman , je me porte bien , & vous aime plus que jamais. Permettez que je falfe mille amitiés à tous vos amis , fans oublier Zizi & taleralatalera , & tous mes oncles.

Si vous m'écrivez par Genève , en recommandant votre lettre à quelqu'un , l'adrefte fera Amplement à M. Roufleau , fecrétaire d'ambaflade de France , à Venife.

Comme il y auroit toujours de l'embarras à m'envoyer vos lettres par les courriers de M. de la Mina , je crois , toute réflexion faite, que vous ferez mieux de les adreffer à quelque correfpondant à Genève qui me les fera parvenir aifément. Je vous prie de prendre la peine de fermer l'inclufe , & de la faire remettre à fen adrelTe. O mille fois, chère maman , il me femble déjà qu'il y a un fiecle que je ne vous ai vue : en vérité , je ne puis vivre loin de vous.

D*>

=&*£=

=*3

LETTRE VIII

A LA MÊME.

A Taris , le 2$ Février 174.Ç.

•l 'Aï reçu , ma tres-bonne maman , avec les deux lettres que vous m'avez écrites , les préfens que vous y avez joints % tant en favon qu'en chocolat ; je n'ai point jugé a propos de me frotter les mouftaches du premier , parce que je le redrve pour m'en fervir plus utilement dans l'occafion. Mais com-

D E M. R O U S S E A U. 4<?3

mençons par le plus preftant , qui eft votre fauté , & l'état pré- fent de vos affaires, c'efl-à-dire des nôtres. Je fuis plus afflige qu'étonné de vos fouffrances continuelles. La fageiïe de Dieu n'aime point à faire des préfens inutiles ; vous êtes , en faveur des vertus que vous en avez reçues , condamnée à en faire un exercice continuel. Quand vous êtes malade , c'eft la pa- tience ; quand vous fervez ceux qui le font , c'eft l'humanité. Puifque vos peines tournent toutes à votre gloire , ou au foulagement d'autrui , elles entrent dans le bien général , & nous n'en devons pas murmurer. J'ai été très-touché de la maladie de mon pauvre frère , j'efpere d'en apprendre incef- famment de meilleures nouvelles. M. d'Arras m'en a parle avec une affeclion qui m'a charmé ; c'était me faire la cour mieux qu'il ne le penfoit lui-même. Dites-lui , je vous fupplie, qu'il prenne courage , car je le compte échappé de cette af- faire , & je lui prépare des magifteres qui le rendront im- mortel.

Quant à moi , je me fuis toujours aflez bien porté depuis mon arrivée à Paris , & bien m'en a pris ; car j'aurois été , auffi bien que vous, un malade de mauvais rapport pour les chi- rurgiens & les apothicaires. Au refte , je n'ai pas été exempt des mêmes embarras que vous ; puifque l'ami chez lequel je fuis logé a été attaqué cet hiver d'une maladie de poitrine , dont il s'eft enfin tiré contre toute efpérance de ma part. Ce bon & généreux ami eft un gentilhomme Efpagnol , aîfez à fon aife , qui me preffe d'accepter un afyle dans fd maifon , pour y philofopher enfemble le refte de nos jours. Quelque conformité de goûts & de fentimens qui me lie à lui , je ne le

4^4 LETTRES

prends point au mot , & je vous ljiiFe à deviner pourquoi ?

Je ne puis rien vous dire de particulier fur le voyage que vous méditez , parce que l'approbation qu'on peut lui donner dé- pend des fecours que vous trouverez pour en (apporter les frais , & des moyens fur lefquels vous appuyez l'efpoir du fuccès de ce que vous y allez entreprendre.

Quant à vos autres projets , je n'y vois rien que lui , & je n'attends pas -là-defliis d'autres lumières que celles de vos yeux 6c des miens. Ainfi vous êtes mieux en état que moi de juger de la folidité des projets que nous pourrions faire de te côté. Je trouve Mademoifelle fi fille affez aimable , je penfe pourtant que vous me faites plus d'honneur que de jufiiee en me comparant à elle: car il faudra , tout au moins, qu'il m'en coûte mon cher nom de petit né. Je n'ajouterai rien fur ce que vous m'en dites de plus ; car je ne faurois repondre à ce que je ne comprends pas. Je ne faurois finir cet article , fans vous demander comment vous vous trouvez de cet archi-âne de Keifier. Je pardonne à un fot d'être la dupe d'un autre , il efi fait pour cela ; mais quand on a vos lumières , on n'a pas bonne grâce à fe laifier tromper par un tel animal qu'après s'être crevé les yeux. Plus j'acquiers et lumières de chimie , plus tous ces maîtres chercheurs de fecrets 6c de magifleres me paroiifenr cruches 6c bu tords. Je voyois , il y a deux jours, un de ces idiots , qui foupefant de Miujle de vitriol , dans un laboratoire j'étois , n'étoit pas étonné de fa grande pefanteur, parce, difoit-il, qu'elle contient I .coup de mercure ; 6c le même homme fe vantoit de f ivoir pari ai tenu, nt l'analyfe 6c la compofition des corps. Si de

pareils

DE M. ROUSSEAU. 4/rs

pareils bavards favoient que je daigne écrire leurs imperti- nences , ils en feroient trop fiers.

Me demanderez - vous ce que je fais. Hélas ! maman , je vous aime, je penfe à vous , je me plains de mon cheval d'am- baffadeur : on me plaint , on m'eftime , & l'on ne me rend point d'autre juftice. Ce n'eft pas que je n'efpere m'en venger un jour en lui faifant voir non-feulement que je vaux mieux, mais que je fuis plus eftimé que lui. Du relie , beaucoup de projets , peu d'efpcrance ; mais toujours , n'établirTant pour mon point de vue que le bonheur de finir mes jours avec vous.

J'ai eu le malheur de n'être bon à rien à M. de Bille ; car il a fini fes affaires fort heureufement , & il ne lui manque que de l'argent , forte de marchandife dont mes mains ne fe fouillent plus. Je ne fais comment réuffira cette lettre ; car on m'a dit que M. Deville devoit partir demain , & comme je ne le vois point venir aujourd'hui , je crains bien d'être regardé de lui comme un homme inutile , qui ne vaut pas la peine qu'on s'en fouvienne. Adieu , maman , fouvenez- vous de m'écrire fouvent &c de me donner une adreffe fûre.

Suppl. de la Collée. Tome L Nnn

LETTRE IX.

A LA MÊME.

A Paris , le 17 Décembre 1747.

I L n'y a que fix jours , ma très-chere maman , que je fuis de retour de Chenonceaux. En arrivant , j'y ai reçu votre lettre du deux de ce mois , dans laquelle vous me reprochez mon filence & avec raifon , puifque j'y vois que vous n'avez point reçu celle que je vous avois écrite de-là fous l'enveloppe de l'abbé Giloz. J'en viens de recevoir une de lui-même , dans laquelle il me fait les mêmes reproches. Ainfi je fuis certain qu'il n'a point reçu fon paquet , ni vous votre lettre ; mais ce dont il femble m'accufèr eft jultement ce qui me juftifie. Car , dans l'éloignement j'étois de tout bureau pour affran- chir, je hafardai ma double lettre fans affranchiffement, vous marquant à tous les deux combien je craignois qu'elle n'arri- vât pas & que j'attendois votre réponfe pour me raffiner ; je ne L'ai point reçue cette réponfe , 6c j'ai bien compris par- que vous n'aviez rien reçu, 6c qu'il fillcit nxeff.irement attendre mon retour à Paris pour écrire de nouveau. Ce qui m'avoit encore enhardi a hafarder cette L'trre, c'eft que l'an- née dernière il vous en éroit parvenu une , par je ne fais quel- bonheur , que j'avois hafurdée de la même manière , dans- l'impofïibilité de faire autrement. Pour la preuve de ce que je dis, prenez la peine de (aire cl. (.relier au bureau du Pont- un paquet endollé de mon écriture à l'adielle de M. labbe

D E M. ROUSSEAU. 4*7

Giloz , &c. \ous pourrez l'ouvrir, prendre votre lettre & lui envoyer la Germe ; àuffi bien contiennent -elles des détails qui me coûtent trop pour me réfoudre à les recommencer.

M. Defcreux vint me voir le lendemain de mon arrivée , il me dit qu'il avoir de l'argent à votre fervice & qu'il a voit un voyage à faire , fans lequel il comptoir vous voir en paf- fant & vous olïVir fi bourfe. Il a beau dire , je ne la crois gueres en meilleur état que la mienne. J'ai toujours regardé vos lettres de change qu'il a acceptées comme un véritable badinage. Il en acceptera bien pour autant de millions qu'il vous plaira , au même prix , je vous aflure que cela lui eft fort égal. Il eft fort fur le zéro , auflî bien que M. Baqueret , & je ne doute pas qu'il n'aille achever fes projets au môme lieu. Du refte , je le crois fort bon homme , & qui même allie deux chofes rares à trouver enfemble , la folie & l'intérêt.

Par rapport à moi je ne vous dis rien , c'eft tout dire. Malgré les injuftices que vous me faites intérieurement , il ne tiendrait qu'à moi de changer en eftime & en compaf- fîon vos perpétuelles défiances envers moi. Quelques explica- tions fuffiroient pour cela : mais votre cœur n'a que trop de fes propres maux , fans avoir encore à porter ceux d'autrui ; j'efpere toujours qu'un jour vous me connoîtrez mieux , ôc vous m'en aimerez davantage.

Je remercie tendrement le frère de fa bonne amitié & l'a dure de toute la mienne. Adieu , trop chère 6c trop bonne maman, je fuis de nouveau à l'hôtel du Saint-Efprit , rue Plà- triere.

J'ai différé quelques jours à faire partir cette lettre , fur

N n n 1

45g LETTRES

I'efpérance que m'avoit donnée M. Defcreux de me venir voir avant fon départ , mais je l'ai attendu inutilement , & je le tiens parti ou perdu.

$g .- •. - *nr ! ^g

LETTRE X.

A LA MÊME.

A Paris, le 26 Août 174g.

J

E n'efpérois plus , ma très-bonne maman , d'avoir le plaifîr de vous écrire , l'intervalle de ma dernière lettre a été rempli coup fur coup de deux maladies affreufes. J'ai d'abord eu une attaque de colique néphrétique , fièvre , ardeur & rétention d'urine ; la douleur s'eft calmée à force de bains , de nitre & d'autres diurétiques ; mais la difficulté d'uriner fubfifte tou- jours , & la pierre , qui du rein eft defcendue dans la vefîïe , ne peut en fortir que par l'opération : mais ma fanté ni ma bourfe ne me biffant pas en état d'y fonger , il ne me relie plus de ce côté-là que la patience & la réfignation, remèdes q..'on a toujours fous la main , mais qui ne guérilfent pas de grand'chofe.

En dernier lieu , je viens d'être attaqué de violentes coli- ques iTellomac , accompagnées de vomiffemens continuels & d'un flux de ventre exceffif. Eai fait mille remèdes inutiles T j'ai pris l'émétiquc & en dernier lieu le fymarouba ; le vo- miflement elt calmé , mais je ne digère plus du tout. Les

DE M. ROUSSEAU. itf,

alimens fortent tels que je les ai pris , il a fallu renoncer même au ris qui m'avoit été prefcrit , & je fuis réduit à me priver prefque de toute nourriture , & par - defTus tout cela d'une foibleiïe inconcevable.

Cependant le befoin me chaflÉ de la chambre , & je me propofe de faire demain ma première fortie; peut-être que le grand air 6c un peu de promenade me rendront quelque chofe de mes forces perdues. On m'a confeillé l'ufage de l'ex- trait de genièvre , mais il eft ici bien moins bon & beaucoup plus cher que dans nos montagnes.

Et vous, ma chère maman, comment étes-vous à prêtent? Vos peines ne font-elles point calmées ? n'êtes - vous point appaifée au fujet d'un malheureux fils , qui n'a prévu vos peines que de trop loin , fans jamais les pouvoir foulager ? Vous n'avez connu ni mon cœur ni ma fituation. Permettez-moi de vous répondre ce que vous m'avez dit fi fouvent , vous ne me connoîtrez que quand il n'en fera plus tems.

M. Léonard a envoyé fivoir de mes nouvelles , il y a quel- que tems. Je promis de lui écrire , 6c je l'aurois fait fi je n'étois retombé malade précifément dans ce tems - là. Si vous jugiez à propos , nous nous écririons à l'ordinaire par cette voie. Ce feroit quelques ports de lettres , quelques affran- chilfemens épargnés dans un tems cette léfinc elt prefque de néceflité. J'efpere toujours que ce terns n'eit pas pour durer éternellement. Je voudrais bien avoir quelque voie fijre pour m'ouvrir h vous fur ma véritable fituation. JV.urois le plus grand befoin de vos corifeils. Tufe mon efprit 6c ma Huitc , pour tâcher de me conduire avec fa golfe dans ces cir-

47o LETTRES

confiances difficiles , pour fortir , s'il eft poflible , de cet étac d'opprobre & de mifere, 6c je crois m'appercevoir chaque jour que c'efl le hafard feul qui règle ma deftinée, & que la prudence la plus confommée n'y peut rien faire du cour. Adieu, mon aimable maman , écrivez-moi toujours à l'hôtel du St. Efprit , rue Plâtriere.

LETTRE XL

A LA MÊME.

4 Paris, le 17 Janvier 1749.

U N travail extraordinaire qui m'eft furvenu , & une très- mauvaife fanté , m'ont empêche , ma très-bonne maman , de remplir mon devoir envers vous depuis un mois. Je me fuis chargé de quelques articles pour le grand Dictionnaire des Arts & des Sciences qu'on va mettre fous preffe. La befogne croît fous ma main , & il faut la rendre a jour nommé ; de façon que furchargé de ce travail, fans préjudice de mes oc- cupations ordinaires , je fuis contraint de prendre mon tems fur les heures de mon fommeil. Je fuis fur les dents ; mais j'ai promis , il faut tenir parole : d'ailleurs je tiens au cul 6c aux chauffes de gens qui m'ont fait du mal , la bile me donne des forces, & même de Tefprit 6c de la feience.

La colcre fujflt & vaut un Apollon.

Je bouquine , j'apprends le grec. Chacun a fes armes : au

DE M. ROUSSEAU. 471

lieu de faire des chanfons à mes ennemis , je leur fais des articles de dictionnaires : l'un vaudra bien l'autre & durera plus long-tems.

Voilà , ma chère maman , quelle feroit l'excufe de ma né- gligence , fi j'en avois quelqu'une de recevable auprès de vous: mais je fens bien que ce feroit un nouveau tort de prérendre me juftifier. J'avoue le mien en vous en demandant pardon. Si l'ardeur de la haine l'a emporté quelques inrtans dans mes occupations fur celles de l'amitié , croyez qu'elle n'elt pas faite pour avoir long - tems la préférence dans un cœur qui vous appartient. Je quitte tout pour vous écrire : c'eft-là véritable- ment mon état naturel.

En vous envoyant une réponfe a la dernière de vos lettres, celle que j'avois reçue de Genève, je n'y ajoutai rien de ma main ; mais je penfê que ce que je vous adrefTai étoit déci- fif & pouvoit me rîiipenfêr d'autre réponfe , d'autant plus que j'aurois eu trop à dire.

Je vous f.pplie de vouloir bien vous charger de mes ten- dres remercîmens pour le frère , «Se de lui dire que j'entre parfaitement dans fès vues &c dans ïês ruions , & qu'il ne me manque que les moyens d'y concourir plus réellement. Il faut efpérer qu'un tems plus fàvor.ble noi s i approchera de féj jr , comme la même Lçon de penfer nous rapproche de fentimenr.

Adieu , ma bonne maman , n'imitez pas mon marnais exemple , donnez-moi plus fouvent des nouvelles de votre fanré , &c plaignez un homme qui fuccombe fous un travail ingrat.

LETTRE XII.

A LA MÊME.

A Paris, le ij Février 175^.

V O u s trouverez ci - joint , ma chère maman , une lettre de 240 livres. Mon cœur s'afflige également de la petiteflè de la fomme &c du befoin que vous en avez. Tâchez de pour- voir aux befoins les plus prerTans : cela eft plus aifé vous êtes qu'ici , toutes chofes &c fur-tout le pain font d'une cherté horrible. Je ne veux pas , ma bonne maman , entrer avec vous dans le détail des chofes dont vous me parlez , parce que ce n'eft pas le tems de vous rappeller quel a toujours été mon fentiment fur vos entreprifes. Je vous dirai feulement qu'au milieu de toutes vos infortunes, votre raifon & votre vertu font des biens qu'on ne peut vous ôter , & dont le principal uftgc fe trouve dans les afflictions.

Votre fils s'avance à grands pas vers fa dernière demeure. Le mal a fait un fi ,«>rand progrès cet hiver que je ne dois plus m'attendre à en voir un autre. J'irai donc à ma deftina- rion avec le feul regret de vous laiflèr malheureufe.

On donnera le premier de mars la première repréfentation du Devin à l'opéra de Paris , je me ménage jufqu'à ce tems- Ih avec un foin extrême, aiin d'avoir le plaifir de le voir. Il fera joue auffi le lundi gras au château de JJellevue en préfence du Roi , ce Madame la marquife de Pompadour y fera un Comme tout cela fera exécuté par des feigneurs &. dames

de

DE M. ROUSSEAU. 47j

de la cour, je m'artends à être chanté faux & eftropié ; ainfi je n'irai point. D'ailleurs , n'ayant pas voulu erre préfenté au Roi, je ne veux rien faire de ce qui auroit Pair d\n recher- cher de nouveau l'occafion. Avec toute cette gloire, je con- tinue à vivre de mon métier de copifte qui me rend indé- pendant , & qui me rendroit heureux fi mon bonheur pouvoir fe faire fans le vôtre & fans la fanté.

J'ai quelques nouveaux ouvrages à vous envoyer, & je me Servirai pour cela de la voie de M. Léonard ou de celle de l'abbé Giloz , faute d'en trouver de plus directes.

Adieu , ma très-bonne maman , aimez toujours un fils qui voudrait vivre plus pour vous que pour lui-même.

S*< <WP - =373

LETTRE XIII.

A LA MÊME. Madame,

J'Ai lu & copié le nouveau mémoire que vous avez pris la peine de m'envoyer ; j'approuve fort le retranchement que vous avez fait , puifqu'outre que c'étoit un affez mauvais verbiage , c'elt que les circonstances n'en étant pas conformes à la vérité , je me faifois une violente peine de les avancer ; mais au/fi il ne falloit pas me faire dire au commencement que j'avois abandonné tous mes droits & prétentions , puifque rien n'é- tant plus manifeftement faux , c'en*: toujours menfonge pour Suppl. de la ColUc. Tome I. O o o

•474 LETTRES

menfonge , & de plus que celui-là eft bien plus aifé à vérifier.

Quant aux autres changemens , je vous dirai - delfus , Madame , ce que Socrate répondit autrefois à un certain Liiias. Ce Liiias étoit le plus habile orateur de fon tems , & dans l'accufation Socrate fut condamné , il lui apporta un dis- cours qu'il avoit travaillé avec grand foin , il mettoit fes raifons 6c les moyens de Socrate dans tout leur jour ; Socrate le lut avec plailir & le trouva fort bien fait; mais il lui dit franchement qu'il ne lui étoit pas propre. Sur quoi Lifias lui ayant demandé comment il étoit pofiible que ce difcours fut bien fait s'il ne lui étoit pas propre , de même , dit - il , en fe fervant félon fa coutume de comparaifons vulgaires , qu'un excellent ouvrier pourroit m'apporter des habits ou des fou- liers magnifiques , brodés d'or , & auxquels il ne manqueroit rien , mais qui ne me conviendraient pas. Pour moi , plus docile que Socrate , j'ai lailîe le tout comme vous avez jugé à propos de le changer , excepte deux ou trois exprelfions de ftyle feulement qui m'ont paru s'être glifiees par mégarde.

J'ai été plus hardi à la fin. Je ne fais quelles pouvoient ctre vos vues en faifant pafler la penfion par les mains de Son Excellence, mais l'inconvénient en faute aux yeux : car il eft clair que (i j'avois le malheur par quelque accident imprévu de lui furvivre ou qu'il tombât malade, adieu la penfion. En coûtera - 1 - il de plus pour l'établir le plus folidement qu'on pourra. (Alt chercher des détours qui vous égarent pendant qu'il n'y a aucun inconvénient à fuivre le droit chemin. Si nu fidélité étoit équivoque & qu'on pût me foupçonner d'être homme à détourner cet argent ou à en faire un mauvais ufige,

DEM. ROUSSEAU. 475

je me ferois bien garde de changer l'endroit auflî librement, que je l'ai fait, & ce qui m'a engagé à parler de moi, c'eft que j'ai cru pénétrer que votre délicatelfe fc fàifoit quelque peine qu'on pût penfer que cçt argent tournât à votre profit , idée qui ne peut tomber que dans fefprit d'un enragé ; quoi qu'il en foit, j'efpere bien de n'en jamais fouiller mes mains.

Vous avez , fans doute par mégarde , joint au mémoire une feuille parée que je ne fuppofc pas qui fût à copier. En effet, ne pourroit-on pas me demander de quoi je me mêle ; & moi , qui aiïure être féqueftré de toute affaire civile , me fléroit - il de paroître fi bien inftruit de chofes qui ne font pas de ma compétence ?

Quant h ce qu'on me fait dire que je fouhaiterois de n'être pas nommé , c'eft une fiuffe délicateffe que je n'ai point. La honte ne confifte pas à dire qu'on reçoit , mais à être obligé de recevoir. Je méprife les détours d'une vanité mal enten- due autant que je fais cas des fentimens élevés. Je fens pour- tant le prix d'un pareil ménagement de votre part & de celle de mon oncle ; mais je vous en difpenfe l'un 6c l'autre. Dail- leurs fous quel nom , dites - moi , feriez - vous enregistrer la penfion ?

Je fais mille remercîmens au très -cher oncle. Je connois tous les jours mieux quelle eft fa bonté pour moi : s'il a obligé tant d'ingrats en fa vie , il peut s'affurer d'avoir au moins trouvé un cœur reconnoiffant : car , comme dit Séncque :

Multa perdenda. funt , ut fcnul ponas bent.

Ooo z

476 LETTRES

Ce latin-là c'eft pour l'oncle ; en voici pour vous , la tra- duction françoife.

Perdez force bienfaits , pour en bien placer un.

Il y a long-tems que vous pratiquez cette fentence fans,' je gage , l'avoir jamais lue dans Scneque.

Je fuis dans la plus grande vivacité de tous mes fenti- mens, &c.

Ç*l I !-^tt» =373

LETTRE XIV.

A LA MÊME.

J—j E départ de M. Deville fe trouvant prolongé de quelques j >urs , cela me donne , chère maman , le loiflr de m'entre- tenir encore avec vous.

Comme je n'ai nulle relation à la cour de l'Infant , je ne fiurois que vous exhorter à vous fcrvir des connoiffances que vos amis peuvent vous procurer de ce côté-là. Je puis avoir quelque facilité de plus du côté de la cour d'Efpagne , ayant plufieurs amis qui pourroient nous fervir de ce côté. J'ai en- tr'autres ici M. le marquis de Turricta , qui cil allez ami de mon ami , peut-être un peu le mien : je me propofe à fon départ pour Madrid , il doit retourner ce printems , de lui remettre un mémoire relatif à votre penfion , qui auroit pour objet de vous la Cire établir pour toujours à la pouvoir manger il vous plairoit : car mon opinion cil que c'eft une affaire

DE M. ROUSSEAU. 477

défefpérée du côré de la cour de Turin , les Savoyards au- ront toujours uiïèz de crédit pour vous faire tout le mal qu'ils voudront : c'eft-à-dire , tout celui qu'ils pourront. Il n'en fera pas de même en Efpagne nous trouverons toujours au- tant, & comme je crois, plus d'amis qu'eux. Au refte , je fuis bien éloigné de vouloir vous flatter du fuccès de ma dé- marche ; mais que rifquons - nous de tenter ? Quant à M. le marquis Scotti , je fivois déjà tout ce que vous m'en dites , & je ne manquerai pas d'iniïnuer cette voie à celui à qui je remettrai le mémoire ; mais comme cela dépend de plufieurs circonftances , foit de l'accès qu'on peut trouver auprès de lui , foit de la répugnance que pourroient avoir mes corref- pondans à lui faire leur cour , foit enfin de la vie du roi d'Efpagne , il rie fera peut - être pas û mauvais que vous le penfez , de fuivre la voie ordinaire des miniltres. Les affaires qui ont paffe par les bureaux fe trouvent à la longue tou- jours plus folides que celles qui ne fe font faites que par faveur.

Quelque peu d'intérêt que je prenne aux fêtes publiques , je ne me pardonnerais pas de ne vous rien dire du tout de cilles qui fe font ici pour le mariage de M. le Dauphin. Elles font telles qu'après les merveilles que Saint Paul a vues , l'c-f- prit humain ne peut rien concevoir de plus brillant. Je vous ferais un dérail de tout cela , fi je ne penfois que M. Deville fera à poirc'e de vous en entretenir. Je puis en deux mots vous donner une idée de la cour , foit par le nombre , foit par la magnificence , en vous difant premièrement qu'il y avoit quinze mille mafques au bal mafqué qui s'elt donné .\

478 LETTRES

Verfailles , & que la richeffe des habits au bal paré , au ballet & aux grands appartenons , étoit telle que mon Efpagnol fiifï d'un enthoufiafme poétique de fon pays s'écria ; que Madame la Dauphine étoit un foleil , dont la préfence avoit liquéfié tout l'or du royaume dont s'étoit fait un fleuve im- menfe, au milieu duquel nageoit toute la cour.

Je n'ai pas eu pour ma part le fpectacle le moins agréa- ble ; car j'ai vu danfer & fauter toute la canaille de Paris dans ces filles fuperbes & magnifiquement illuminées , qui ont été conftruites dans toutes les places pour le divertilTement du peuple. Jamais ils ne s'étoient trouvés à pareille fête. Ils ont tant fecoué leurs guenilles , ils ont tellement bu , & fe font fi pleinement piifrés , que la plupart en ont été malades. Adieu , maman.

gg ' ' ==Sffg=— #3

LETTRE XV.

A LA MÊME.

J E dois , ma très - chère maman , vous donner avis que , contre toute efpérance , j'ai trouvé le moyen de faire recom- piander votre affaire à M. le comte de Caftellanc de la ma- nière la plus avantageufe ; c'cft par le miniftre même qu'il en fera chargé, de manière que ceci devenant une affaire de is pouvez vous afîlircr (ïy avoir tous les avan- tages que la faveur peut prêter a l'équité. Fai été contraint

DE M. ROUSSEAU. 479

de drcfîer fur les nièces que vous m'avez envoyées un mé- moire dont je joins ici la copie, afin que vous voyez Pi j'ai pris le fens qu'il falloir. J'aurai le tems , fi vous vous hâtez de me repondre , d'y faire les corre>flions convenables , avant que de le foire donner ; car la cour ne reviendra de Fontai- nebleau que dans quelques jours. Il faut d'ailleurs que vous vous hâtiez de prendre fur cette affaire les initruét.ions qui vous manquent; 6c il eit , par exemple , fort étrange de ne favoir pas même le nom de baptême des perfonnes dont on répète la fuccefhon : vous favez auflï que rien ne peut être dé- cidé dans des cas de cette nature , fans de bons extraits bap- tiftaires 6c du teftateur & de l'héritier, légalifés par les ma- gistrats du lieu 6c par les minières du Roi qui y réfidenr. Je vous avertis de tout cela afin que vous vous muniflîez de toutes ces pièces , dont l'envoi de tems à autre fervira de mémoratif , qui ne fera pas inutile. Adieu , ma chère ma- man , je me propofe de vous écrire bien au long fur mes propres affaires , mais j'ai des chofes fi peu réjouiffantes à vous ap- prendre que ce n'eft pas la peine de fe hâter.

MÉMOIRE.

N. N. De la Tour, gentilhomme du pays de Vaud , étanr. mort a Conflantinople , &c ayant établi le fleur Honoré F'clico , marchand François pour fon exécuteur (*) teftamentaire , â la

( * ) M. Miol avoit mis procureur , fans faire réflexion que le pouvoir du procureur celfe à la mort du commettant.

4gc L E T T R E S, &c.

charge de faire parvenir fes biens à Ces plus proches parens.' Françoife de la Tour , baronne de Warens , qui fe trojve dans le cas(*), fouhaiteroir qu'on pût agir auprès dudit fieur Peîico , pour l'engager à fe deffaifir des dits biens en fa fa- veur , en lui démontrant fon droit. Sans vouloir révoquer en doute la bonne volonté dudit fieur Pelico , il femble par le filence qu'il a obfervé jufqu'à préfent envers la famille du défunt , qu'il n'eft pas preffé d'exécuter fes volontés. C'eft pourquoi il feroit à defirer que M. l'ambaffadeur voulût inter- pofer fon autorité pour l'examen & la déciiîon de cette affaire. La dite baronne de Warens ayant eu fes biens conrifqués , pour caufe de la religion catholique qu'elle a embraifée , ôc n'étant pas payée des penfions que le roi de Sardaigne, &c enfuite Sa Majefté catholique lui ont affignées fur la Savoye , ne doute point que la dure néceffité elle fe trouve ne foie un motif de plus pour intérelfer en fa faveur la religion de Son Excellence.

( * ) Il ne relie de toute la maifon éloignée ; & qui d'ailleurs n'ajant pas

de la Tour que Aladame de \C'arens , quitte fa religion ni fes biens, n'eft

& une fienne nièce, qui fe trouve par pas alïujettie aux mêmes befuins. pjnfcquent d'un degré au moins plus

LETTRE

LETTRE XVI.

A L A M Ê M E. Madame,

J 'Eus l'honneur de vous écrire jeudi patte , & M. Genevois fe chargea de ma lettre : depuis ce tems je n'ai point vu M. Barillot , & j'ai refté enferme dans mon auberge comme un vrai prifonnicr. Hier , impatient de favoir l'état de mes af- faires , j'écrivis à M. Barillot , & je lui témoignai mon in- quiétude en termes afTez forts. Il me répondit ceci.

Tranquillifez-vous , mon cher Monfïeur , tout va bien. Je crois que lundi ou mardi tout finira. Je ne fuis point en état <3e fortir. Je vous irai voir le plutôt que je pourrai.

Voilà donc , Madame , à quoi j'en fuis ; aufïi peu inflruit de mes affaires que fi j'étois à cent lieues 'd'ici : car il m'efl défendu de paraître en ville. Avec cela toujours feul & grande dépenfe , puis les frais qui fe font d'un autre côté pour tirer ce miférable argent , &c puis ceux qu'il a fallu faire pour con- fulter ce médecin , & lui payer quelques remèdes qu'il m'a remis. Vous pouvez bien juger qu'il y a déjà long-tems que ma bourfe efl à fec , quoique je fois déjà alfez joliment en- detté dans ce cabaret : ainfi je ne mené point la vie la plus agréable du monde ; & pour furcroît de bonheur , je n'ai , Madame , point de nouvelles de votre part ; cependant je fais bon courage autant que je le puis , & j'efpere qu'avant que vous receviez ma lettre je faurai la définition de toutes chofes : car en vérité fi cela duroit plus long-tems , je croirois que

Suppl, de la ÇoLkc. Tome L V p p

48i LETTRES

l'on fe moque de moi , & que l'on ne me réfervc que la co- quille de l'huître.

Vous voyez , Madame , que le voyage que j'avois entrepris , comme une efpcce de partie de plaifir , a pris une tournure bien cppofée ; aufïi le charme d'être tout le jour feul dans une chanbre à promener ma mélancolie , dans des tranfes continuelles , ne contribue pas comme vous pouvez bien croire à l'amélioration de ma fanté. Je foupire après l'inftant de mon retour , & je prierai bien Dieu déformais qu'il me pre- flrve d'un voyage aufïi déplaifant.

J'en étois-là de ma lettre quand M. Barillot m'eit venu voir , il m'a fort affuré que mon affaire ne fouffroit plus de difficultés. M. le Réiîdent a intervenu & a la bonté de prendre cette affaire-là à cœur. Comme il y a un intervalle de deux jours entre le commencement de ma lettre & la fin , j'ai pendant ce tems-m été rendre mes devoirs à M. le Réfident qui m'a reçu le plus gracieufement , & j'ofe dire le plus fami- lièrement du monde. Je fuis fur à préfent que mon affaire finira totalement dans moins de trois jours d'ici , & que ma portion me fera comptée fans difficulté , fauf les frais qui , à la vérité , feront un peu forts , & même bien plus haut que je n'aurois cru.

Je n'ai , Madame , reçu aucune nouvelle de votre part ces deux ordinaires ici ; j'en fuis mortellement inquiet ; fi je n'en reçois pas l'ordinaire prochain , je ne fais ce que je devien- drai. J'ai reçu une lettre de l'oncle , avec une autre pour le curé fon ami. Je ferai le voyage jufqucs-là , mais je fais qu'il n'y a rien à faire & que ce pré tlt perdu pour moi.

DE M. R O U S S E A U. 48}

3c n'ai point encore écrit à mon père ni vu aucun de mes parens , & j'ai ordre d'obferver le même incognito jufqu'au débourfemenr. J'ai une furieufe démangeaifon de tourner la feuille ; car j'ai encore bien des chofes à dire. Je util ferai rien cependant , & je me réferve à l'ordinaire prochain pour vous donner de bonnes nouvelles. J'ai l'honneur d'être avec un profond refpe&.

LETTRE XVII.

A MADAME DE S O U R G E L.

J E fuis fâché , Madame , d'être obligé de relever les irrégu- larités de la lettre que vous avez écrite à M. Favre , à l'égard de Madame la baronne de Warens. Quoique j'eulfe prévu à* peu-près les fuites de fa facilité à votre égard , je n'avois point à la vérité foupçonné que les chofes en vinflènt au point vous les avez amenées par une conduite qui ne prévient pas en faveur de votre caractère. Vous avez très-raifort, Madame , de dire qu'il a été mal à Madame de Warens d'en agir comme elle a tait avec vous 6k Moniîeur votre époux. Si fon procédé fait honneur a fon cœur , il elt fur qu'il n'eft pas également digne de fes lumières , puifqu'avcc beaucoup moins de péné- tration & d'ufage du monde , je ne laiiïui pas de percer mieux qu'elle dans l'avenir, & de lui prédire aiTez jurte une partie du retour dont vous payez fon amitié & fes bons oilices.

Ppp 2

484 LETTRES

Vous le fentîtes parfaitement , Madame , & il je m'en fouviens bien , la crainte que mes confeils ne fufTent écoutés vous engagea auffi bien que Mademoifelle votre fille à faire à mes égards certaines démarches un peu rampantes , qui dans un cœur comme le mien n'étoient gueres propres à jetter de meilleurs préjugés que ceux que j'avois conçus ; à l'occafion de quoi vous rappeliez fort noblement le préfent que vous voulûtes faire de ce précieux jufte-au-corps , qui tient aufii- bien que moi une place fi honorable dans votre lettre. Mais j'aurai l'honneur de vous dire , Madame , avec tout le refpeft que je vous dois , que je n'ai jamais fongé à recevoir votre préfent , dans quelque état d'abaiflement qu'il ait plu a la for- tune de me placer. J'y regarde de plus près que cela dans le choix de mes bienfaiteurs. J'aurois , en vérité , belle matière à railler en faifant la defeription de ce fuperbe habit retourné , rempli de graiffe , en tel état , en un mot , que toute ma modeftie auroit eu bien de la peine d'obtenir de moi d'en porter un fèmblable. Je fuis en pouvoir de prouver ce que j'avance y de manifefter ce trophée de votre générofité , il eft encore en exiftence dans le même garde-meuble qui renferme tous ces précieux effets dont vous faites un fi pompeux étalage. Heureufiment Madame la baronne eut la judicieufe précaution » fans préfumer cependant que ce foin rût devenir utile , de faire ainfi enfermer le tout fans y toucher, avec toutes les attentions neceflaires en pareils cas. Je croîs , Madame , que l'inventaire de tous ces débris, comparés avec votre magni- fique catalogue , ne taillera pas que de do. mer lieu à un fort joli contrarie , fur-tout la belle cave à tabac. Pour les fluni-

D E M. ROUSSEAU. 435

beaux vous les aviez deftinés a M. Pcrrin , vicaire de police , dont votre fituationen ce pays-ci vous avoit rendu la protec- tion indifpenfablement neceflairc. Mais les ayant rcfufés ils font ici tout prêts aufTi à faire un des ornemens de votre triomphe. Je ne faurois , Madame , continuer fur le ton plaifant. Je fuis véritablement indigné , & je crois qu'il feroit impoflible a tout honnête homme à ma place d'éviter de l'être autant. Rentrez , Madame , en vous-même , rappellez-vous les cir- conftances déplorables vous vous êtes trouvée ici , vous , M. votre époux, & toute votre famille ; fans argent , fans amis , fans connoiifances , fans rcfTources. Qu'eufTiez-vous fait fans l'alliance de Madame de Warens ? Ma foi, Madame, je vous le dis franchement , vous auriez jette un fort vilain coton. Il y avoit long-tems que vous en étiez plus loin qu'à votre dernière pièce ; le nom que vous aviez jugé à propos de prendre , & le coup-d'œil fous lequel vous vous montriez , n'avoient garde d'exciter les fentimens en votre faveur ; 6c vous n'aviez pas , que je fâche , de grands témoi- gnages avantageux qui parlafTent de votre rang 6c de votre mérite. Cependant , ma bonne marraine , pleine de compaflîon pour vos maux 6c pour votre mifere actuelle , ( pardonnez- moi ce mot , Madame , ) n'héfita point à vous fecourir , 6c la manière prompte 6c hafardée dont elle le rit prouvoit affez , je crois , que fon cœur étoit bien éloigné des fentimens pleins de bafTefies 6c d'indignités que vous ne rougifTez point de lui attribuer. Il y paroît aujourd'hui , 6c même ce foin myf- térieux de vous cacher en eft encore une preuve , qui vérita- blement ne dépofe gueres avantageufement pour vous.

A%6 LETTRES

Mais , Madame , que fert de tergiverfer ? Le fait même eft votre juge. Il eft clair comme le foleil que vous recherchez à noircir baflement une dame qui s'eft facrifiée fans ménage- ment pour vous tirer d'embarras. L'intérêt de quelques piftoles vous porte à payer d'une noire ingratitude un des bienfaits le plus important que vous puiïiez recevoir , & quand toutes vos calomnies feroient aufîi vraies qu'elles fout fauffes , il n'y a point cependant de cœur bien fait qui ne rejettât avec horreur les détours d'une conduite aufïi meftéante que la vôtre.

Mais , grâces à Dieu , il n'eft pas à craindre que vos dif- cours faffent de mauvaifes impreiïions fur ceux qui ont l'hon- neur de connoître Madame la baronne , ma marraine ; fon caractère & fes fentimens fe font jufqu'ici foutenus avec aiTez de dignité pour n'avoir pas beaucoup à redouter des traits de la calomnie ; &c fans doute , fi jamais rien a été oppofé a fon goût , c'eft l'avarice & le vil intérêt. Ces vices font bons pour ceux qui n'ofent fe montrer au grand jour ; mais pour elle fes démarches fe font à la face du ciel , & comme elle n'a rien à cacher dans fa conduite, elle ne craint rien des d if- cours de fes ennemis. Au relie , Madame , vous avez inféré dans votre lettre cerrains termes groftîers , au fujet d'un collier de grenats , très-indignes d'une perfonne qui fe dit de condition , à l'égard d'une autre qui l'eft de même , & à qui elle a obligation. On peut les pardonner au chagrin que vous avez de lâcher quelques piftoles ce d'être privée de votre cher argent ; cv c'eft le parti que prendra Madame de \\ arens , en redrfflant cependant la fàufièté de votre expofé.

Quant à moi , Madame , quoique vous alledicz de parler

DE M. ROUSSEAU. 4S?

de moi fur un ton équivoque , j'aurai , s'il vous pLir, l'honneur de vous dire que quoique je n'aye pas celui d'être connu cie vous , je ne laifle pas de l'être de grand nombre de perfonnes de mérite & de diltinclion , qui toutes lavent que j'ai l'hon- neur d'être le filleul de Madame la baronne de Warens , qui a eu la bonté de m'élever «5c de m'infpîrer des fentimens de droiture <5c de probité dignes d'elle. Je tâcherai de les con- ferver pour lui en rendre bon compte , tant qu'il me reftera un foulile de vie : & je fuis fort trompé , fi tous les exemples de dureté «5c d'ingratitude qui me tomberont fous les yeux ne font pour moi autant de bonnes leçons , qui m'apprendront à les éviter avec horreur.

J'ai l'honneur d'être avec refpeét.

G* = =&& »== m =3?3

LE T T R E

DE MADAME DE W A R E N S T

A M. F A V R E.

Monsieur,

V<

Ous trouverez bon , Monfieur , que n'attendant plus ni réponfe , ni fatisfaction de Monfieur & de Madame de Sonnai, je prenne le parti de vous écrire à vous-même. Je l'aurois fait plutôt li j'uvois été iultruitc de votre mérite , «5c de et

4S8 LETTRE

que vous étiez véritablement , & que je n'euffe pas été pré- venue par eux que vous étiez leur homme d'affaires. Je ne doute point que galant homme & homme de mérite , comme je vous crois , & comme M. Berthier vous repréfente à moi , vous ne prifliez mes intérêts avec chaleur , fi vous étiez inf- truit de ce qui s'eft pafTé entr'eux ôc moi , & des circonf- tances dont toute cette affaire a été accompagnée ; mais fans entrer dans un long détail , je me contente d'en appeller à leur confcience. Ils favent combien je me fuis incommodée pour les tirer de l'embarras le plus preffant, & pour leur éviter bien des affronts; ils favent que l'argent que je leur ai prêté, je l'ai emprunté moi-même à des conditions exorbitantes ; ils favent encore la rareté exceffive de l'argent en ce pays- ci , qui rend cette petite fomme plus précieufe , par rapport à moi , que fept ou huit fois autant ne le fauroit être pour eux. En vérité, Monfieur, je fuis bien embarraffée après tout cela , de favoir quel nom donner à leur indifférence : j'aurai bien de la peine cependant à me mettre en tête qu'ils faffent r.cîier de faire des dupes.

J'en étois ici quand je viens de recevoir une copie de l'im- pertinente lettre que vous a écrit Madame de Sourgel. Il femble qu'elle a affe&é d'y entaffer toutes les marques d'un méchant caractère. Je n'ai garde , Monfieur , de tourner contre elle fes propres armes ; je fuis peu accoutumée à un fembhble ftyle , & je me contenterai de répondre à fes malignes infi- nuations par un coust expofé du fait.

J'ai vu ici un monfieur <3c une dame avec leur famille, qui fe donnoient pour imprimeurs fous le nom de Thibol , &

qui,

DE MADAME DE WARENS. 43^

<jui , fur la fin, ont juge a propos de prendre celui de Sourgel & le rang de gens de qualité | je n'ai jamais fn précifément ce qui en étoit. Ce qu'il y a de très-certain , c'eft que je n'en ai eu de preuve , ni même d'indice que leur parole. Ils ont paru dans un fort trifle équipage , charges de dettes , fins un fou ; & comme j'ai fait une efpecc de liaifon avec la femme qui venoit quelquefois chez moi , & à qui j'avois été allez heureufe pour rendre quelques fervices , ils fe font préfentés à moi pour implorer mon fecours , me priant de leur faire quelques avances qui pufTent les mettre en état d'acquitter leurs dettes , & de fe rendre à Paris. Il Falloir bien qu'ils n'eufTent pas entendu dire alors que je fufTe fi avidement intérefTée , & que je me mclaile de vendre le faux pour le fin , puifqu'ils fe font adreflës à moi préférablement à tout ce qu'il y a d'honnêtes gens ici. En effet , je fuis la feule perfonne qui ait daigné les regarder , ëc j'ofe bien atteiter que , de la manière qu'ils s'y étoient montrés , ils auroient très- vaine- ment fait d'autres tentatives. Je crois qu'ils n'ont pas eu lieu d'être mécontens de la façon dont je me fuis livrée à eux. Je l'ai fait, j'ofe le dire, de bonne grâce 6c noblement. N'ayant pas comptant l'argent dont ils avoient befoin , je l'ai em- prunté , avec la peine qu'ils fa vent, 6c à gros intérêts, quoique j'eulfe pris un terme très-court , parce qu'ils promettoient de me payer d'abord à leur arrivée à Paris. Vous voyez cepen- dant , Monfieur , par toutes mes lettres , que je ne me fuis jamais avifé de leur rien demander de cet intérêt ; &c je réitère encore que je leur en fais préfent fort volontiers ; très-con- tente , s'ils vouloient bien ne pas me chicaner fur le capital) SujtL de lu Collée, Tome I. Qqq

4ço LETTRE

Je me fuis donc intéreflëe pour eux , non-feulement fans les connoître, ni eux , ni performequi les connût , mais même fans être a durée de leur véritable nom. J'ai fblliciré pour eux; j'ai appaifé leurs créanciers ; j'ai mis le mari en état de fe garantir d'être arrêté , & de fe rendre à Lyon avec fon fils ; j'ai donné à la femme & à la fille afyle dans ma mai fon , je leur ai permis d'y retirer leurs effets , j'ai affigné mes quar- tiers en tréforerie pour le payement de leurs créanciers , enfin j'ai prêté à la femme & à la fille tout l'argent néceffaire pour faire leur route honorablement , elles & leur famille. Depuis ce tems je n'ai ceffé d'être accablée de leurs créanciers qu'après l'entier payement: car je refpecte trop mes engage- mens pour manquer à ma parole.

Quant aux effets qu'ils ont biffés chez moi, je vous ferai quartier du catalogue. Les expreflïons magnifiques de Madame de Sourgel ne leur donneront pas plus de valeur qu'ils n'en avoient , quand elle délibéra fi elle ne les abandonneroit pas avec fon logement , de quoi je la détournai , efpérant qu'elle en pourrait toujours tirer quelque chofe : mais bien loin de fonger à en faire mon profit , j'en fis un inventaire exaA & je lui promis de tâcher de les vendre ; mais enfuite , ayant fait réflexion qu'il n'y auroit pas de l'honneur a moi d'expofer en vente de pareilles bagatelles , je m'étois déterminée a les payer plutôt au - delà de leur valeur : car il s'en faudroit bien que je n'euffe retiré du tout les 30 livres que j'en ai offert. & qui , certainement , vont au-delà de tout ce qu'ils peuvent valoir.

MaJs que cette dame ne s'inquiète point. Ses meubles font

DE MADAME DE WARENS.

49;

cous ici , tels qu'elle les a biffés ; & je cherche fi peu a me les approprier à mon profit , que je protefte hautement que je n'en veux plus en aucune façon , & je ne m'en mêlerai que pour les rendre fous quittance a ceux qui me les demanderont de Ci part , après toutefois que j'aurai été payée en entier ; faute de quoi je ne manquerai point de les faire vendre a l'en- chère publique fous fon nom & à fes frais , & l'on connoîtra par les fommes qu'elle en retirera le véritable prix de toutes ces belles chofes. Pour le collier , les boucles & les manches y ils font depuis trcs-long-tems entre les mains de M. Berthier , qui eft prêt à les reftituer en recevant fon , comme j'en ai donné avis plus d'une fois à Madame de Sourgel.

Je crois , Monfïeur , que fi je mettois en ligne de compte les menus frais que j'ai fait pour toute cette famille, les in- térêts de mon argent , les embarras , la difficulté de faire mes affaires de fi loin , les ports de lettres dont la fomme n'eft pas petite , la reconnoiffance que je dois à M. Berthier qui a bien voulu prendre en main mes intérêts , & pnr-deffus tout cela les mauvais pas je me trouve engagée par le retard du payement , il y a fort apparence que le prix des meubles feroit allez bien payé ; mais ces détails de minutie font , je vous affure , au-deffbus de moi ; &c puis il eft jufte qu'il m'en coûte quelque chofe pour le plaiiir que j'ai eu d'obliger.

A l'égard des préfens , il feroit à fouhaiter pour Madame de Sourgel qu'elle m'en eût offert de beaux : car n'étant pi ; accoutumée d'en recevoir de gens que je ne connois point, & principalement de ceux qui ont befoin des miens & de

Q q q z

49? LETTRE*

moi-même , elle aurait aujourd'hui le plaiïïr de les retrouver avec tous fes meubles. Il eft vrai qu'elle eut la politeffe de me préfenter une petite cave à tabac de noyer , doublée de plomb , laquelle me paroiflant de très-petite confidération & fort chécive , je crus pouvoir & devoir même l'agréer {ans conféquence, d'autant plus que ne faifant nul ufage de tabac, on ne pouvoit gueres m'aceufer d'avarice dans l'acceptation d'un tel préfent ; elle eft aufli dans le garde-meuble. Mais ce qu'elle a oublié , cette dame T c'efl une petite croix de bois , incruftee de nacre , que j'ai mife au lieu le plus apparent de ma chambre , pour vérifier la prophétie de Mademoifelle de Sourgel , qui me dit en me la préfentant , que toutes les fois que j'y jetterais les yeux je ne manquerais point de dire : voilà ma croix.

Au refte , je doute bien fort d'être en arrière de préfens avec Madame de Sourgel , quoiqu'elle méprife fi fort les miens. Mais ce n'efr, point à moi de rappeller ces chofes - , ma coutume étant de les oublier dès qu'elles font faites. Je ne demande pas non plus qu'elle me paye fa penfion pour quel- ques jours qu'elle a demeuré chez moi avec fa belle-fille ; elle en fait allez les motifs & la raifon ; je confens cependant volontiers qu'elle jette tout fur le compte de l'amitié, quoi- que la compafîion y eut bonne part.

Pour le collier de grenats , il eft jufte de le reprendre s'il n'accommode pas Madame de Sourgel ; elle aurait pu fe fer- vir d'expreffions plus décentes à cet égard ; elle fait à mer- veilles que je n'ai point cherché à lui en impofer ; je lui ai vendu ce collier pour ce qu'il étoit & fur le même pied qu'il

D E MADAME DE W A R E N S.

m'a été vendu par une dame de mérite , laquelle je me derai bien de régaler d'un compliment ferrfblable à celui Je Madame de Sourgel. J'ofe efpérer que fes balles infinuations ne trouveront pas beaucoup de prife, mon nom a feule- ment l'honneur d'être connu.

Madame de Sourgel m'accufe d'en agir mal avec elle. Eft- ce en mal agir que d'attendre près de deux ans un argent prêté dans une telle occafion ? Ne m'avoit-elle pas promis restitution des l'inftant de fon arrivée ? Ne l'ai- je pas priée en grâce plufleurs.fois de vouloir me payer , du moins par faveur , en confidération des embarras mes avances m'ont jettée ? Ne lui ai-je pas écrit nombre de lettres pleines de cordialité & de politefTes , qui lui peignant l'état des chofes au naturel , auroient lui faire tirer de l'argent des pierres plutôt que de refter en arrière à cet égard? Ne l'ai -je pas avertie & fait avertir plufieurs fois en dernier lieu , de la né- ceffité fes retards m'alloient jetter , de recourir aux pro^ tenions pour me faire payer ? Quel fi grand mal lui ai - je donc fait ? Perfonne ne le fait mieux que vous , Monfieur ; apurement , s'il doit retomber de la honte fur une de nous deux , ce n'eft pas à moi de la fupporter.

Voilà, Monfieur, ce que j'avais à répondre aux invectives de cette dame. Je ne me pique pas d'accompagner mes phra- fes de tours malins, ni de faufTes aceufations, mais je me pique d'avoir pour témoins de ce que j'avance toutes les per- fonnes qui me connoiffent , toutes celles qui ont connu ici Monfieur &c Madame de Sourgel , & même tout Chambéry. Je ne me hâte pas de ralfembler des témoignages peu favo-

494 LETTRES

râbles à eux , & de m'expofer par-là à la moquerie des phi- fans , qui m'ont raillée de ma fotte crédulité , & des cenfeurs qui ont blâmé ma conduite peu prudente. Je fuis mortifiée , Monfieur , qu'on vous donne une fonction aufïi indigne de vous , que de fervir de correfpondant à de fi défagréables affaires. Il ne tiendra- pas à moi qu'on ne vous débarrafTe d'un pareil emploi , & Madame de Sourgel peut prendre dé- formais les chofes comme il lui plaira , fans craindre que je me mette en frais de répondre davantage à fes injures. Je crois qu'il ne fera pas douteux parmi les honnêtes gens , fur qui d'elle ou de moi tombera le déshonneur de toute cette affaire.

Je fuis avec une parfaite confidcration , &c.

Pfe = ■■ $MP -====- **3

LETTRE XVIII.

Montpellier , 2} Octobre 1737.

Monsieur,

J'Eus l'honneur de vous écrire , il y a environ trois femaines; je vous priois par ma lettre de vouloir bien donner cours a celle que j'y avois inclufe pour M. Charbonnel ; j'avois écrit l'ordinaire précédent en droiture à Madame de Warcns , ôc huit jours après je pris la liberté de vous ndrefTer encore une lettre pour elle : cependant je n'ai reçu réponfe de nulle part ; je ne puis croire , Monfieur , de vous avoir déplu , ui

DE M. HOUSSE A V. 495

ufant un peu rrop familièrement de la liberté que vous m'a- viez accordée ; tout ce que je crains , c'eft que quelque con- tre-tems fâcheux n'aie retardé mes lettres ou les réponfes ; quoi qu'il en foit, il m'eft fi effentîel d'être bientôt tire de peine que je n'ai point balance, Monfieur, de vous adrelfer encore l'inclufe , & de vous prier de vouloir bien donner vos foins pour qu'elle parvienne à fon adreffe ; j'ofe même vous inviter à me donner des nouvelles de Madame de Warens 7 je tremble qu'elle ne foit malade. J'efpere , Monfieur, que vous ne dédaignerez pas de m'honorer d'un mot de réponfe par le premier ordinaire : & afin que la lettre me parvienne plus directement , vous aurez , s'il vous plaît , la bonté de me l'adrefTer chez M. Barcellon , huiffier de la bourfe en rue baffe proche du Palais : c'elt-là que je fuis loge. Vous ferez une ceuvre de charité de m'accorder cette grâce , & fi vous pou- vez me donner des nouvelles de M. Charbonnel , je vous en aurai d'autant plus d'obligation. Je fuis avec une refpe&ueufe considération.

<^

LETTRE XIX.

Montpellier, 4 Novembre 1717.

Monsieur,

JLi E q u e l des deux doit demander pardon à l'autre , ou le pauvre voyageur qui n'a jamais paffé de femaine depuis fon départ , fans écrire à un ami de cœur , ou cet ingrat ami , qui pouffe la négligence jufqu'à paffer deux grands mois &c davantage , fans donner au pauvre pèlerin le moindre figne de vie ? Oui , Monfîeur , deux grands mois ; je fais bien que j'ai reçu de vous une lettre datée du 6 Octobre ; mais je fais bien aufîî que je ne l'ai reçue que la veille de la Touffaint : & quelque effort que faffe ma raifon pour être d'accord avec mes dcfîrs , j'ai peine à croire que la date n'ait été mife après coup. Pour moi , Monfîeur , je vous ai écrit de Grenoble , je vous ai écrit le lendemain de mon arrivée a Montpellier , je vous ai écrit par la voie de M. Micoud , je vous ai écrit en droiture ; en un mot , j'ai pouffé l'exactitude jufqu'à céder prefque à tout l'emprcffement que j'avois de m'enrretenir avec vous. Quant à Monfîeur de Trianon , Dieu & lui favent , fi l'on peut avec vérité m'aceufer de négligence à cet égard. Quelle différence, grand Dieu , il femble que la Savoye elt éloignée d'ici de fept ou huit cents lieues, ex nous avons à Montpellier des com- patriotes du doyen de Killerine ( dites cela à mon oncle ) qui ont reçu deux fois d ré] ifes de chez eux, tandis que je n'ai ru en recevoir de Chambéry. 11 y a trois fe .naines :terjte , . elle rien n'a paru.

DE M. ROUSSI:! A V. 497

Quelque dure que foie ma foliation actuelle , je la fupporre- rois volontiers , fi du moins on daignoit me donner i i moin- dre marque de fouvenir : mais rien ; je fuis fi oublie peine crois - je moi-même d'être encore en vie. Puifque les relations font devenues impoffibles depuis Chambcr.v & i ici, je ne demande plus qu'on me tienne les prome lefquelles je m'étois arrange. Quelques mots de confolation me fuffiront & fervironc à répandre de la douceur fur un état qui a fes défagrémens.

J'ai eu le malheur dans ces circonftances gênantes de per- dre mon hôtelTe , Madame Mazet , de manière qu'il a fallu folder mon compte avec fes héritiers. Vn honnête homme Irlandais avec qui j'avois fait connoilTance , a eu la généra- lité de me prêter foixante livres fur ma parole , qui ont fervi a payer le mois parle ce le courant de ma penfion ; mais je me vois extrêmement reculé par plufieurs autres menues det- tes ; 6c j'ai été contraint d'abandonner depuis quinze jours les remèdes que j'avois commencés faute de moyens pour continuer. Voici maintenant quels font mes projets. Si dans quinze jours qui font le refte du fécond mois , je ne reçois aucune nouvelle , j'ai réfolu de hafarder un coup ; je ferai quelque argent de mes petits meubles ; c'eft-à-dire , de c qui me font les moins chers ; car j'en ai dont je ne me dé- ferai jamais. Et comme cet argent ne fuffiroit point pour payer mes dettes & me tirer de Montpellier, j'oferai \\\\ o- fer au jeu non par goût , car j'ai mieux aimé me condan à la folitude que de m'introduire par cette voie , quoiqu'il n'y fn ait point d'autre à Montpellier , & qu'il n'ait tenu qu'à

Suppl. de la ÇolUc. Tome I. R t c

498 LETTRES

moi de me faire des connoifiances aflez brillantes par ce moyen. Si je perds , ma fituation ne fera prefque pas pire qu'auparavant ; mais fi je gagne je me tirerai du plus fâcheux de tous les pas. C'eft un grand hafard à la vérité , mais j'ofe croire qu'il eft néceflaire de le tenter dans le cas je me trouve. Je ne prendrai ce parti qu'à l'extrémité & quand je ne verrai plus de jour ailleurs. Si je reçois de bonnes nouvelles d'ici à ce tems-là, je n'aurai certainement pas l'im- prudence de tenter la mer orageufe & de m'expofer à un nau- frage. Je prendrai un autre parti. J'acquitterai mes dettes ici & je me rendrai en diligence à un petit endroit proche du Saint-Efprit ; , à moindres frais & dans un meilleur air» je pourrai recommencer mes petits remèdes avec plus de tran- quillité , d'agrément & de fucecs , comme j'efpere , que je n'ai fait à Montpellier dont le féjour m'eft d'une mortelle an- tipathie; je trouverai bonne compagnie d'honnêtes gens qui ne chercheront point à écorcher le pauvre étranger , &c qui contribueront à lui procurer un peu de gaieté dont il a , je vous afïiire , très - grand belbin.

Je vous fais toutes ces confidences , mon cher Monfieur , comme à un bon ami qui veut bien s'intérevî'cr à moi & pren- dre part à mes petics feucis. Je vous prierai aufii d'en vouloir bien faire part à qui de droit, afin que fi mes lettres ont le malheur de fe perdre de quelque côté, l'on puirle de l'autre en récapituler le contenu. J'écris aujourd'hui à Monfieur de Trianon , & comme la polie de Paris qui eft la vôtre ne part d'ici qu'une fois la femainc , à favoir le lundi , il fe trouve que depuis mon arrivée à Montpellier, je n'ai pas manque

])E M. ROUSSEAU. 499

d'écrire un feul ordinaire , tant il y a de négligence dans mon fait , comme vous dites fort bien 6c fort à votre aife.

Il vous reviendroit une defcription de la charmante ville de Montpellier , ce paradis tcrrcflrc , ce centre des délices de la France ; mais en vérité il y a fi peu de bien 6c tant de mal à en dire , que je me ferais fcrupule d'en charger encore le portrait de quelque faillie de mauvaife humeur ; j'attends qu'un efprit plus repofé me permette de n'en dire que le moins de mal que la vérité me pourra permettre. Voici en gros ce que vous en pouvez penfer en attendant.

Montpellier eft une grande ville fort peuplée, coupée par un immenfe labyrinthe de rues , fales , tortueufes & larges de fix pieds. Ces rues font bordées alternativement de fuper- bes hôtels & de miférablcs chaumières , pleines de boue 6c de fumier. Les habitans y font moitié très - riches 6c l'au- tre moitié miférablcs à l'excès ; mais ils font tous également gueux par leur manière de vivre , la plus vile 6c la plus crafTeufe qu'on puiffe imaginer. Les femmes font divifées en deux claires , les dames qui paffent la matinée à s'enlu- miner , l'a près - midi au pharaon 6c la nuit à la débauche , à la différence des bourgeoifes qui n'ont d'occupation que la dernière. Du relie ni les unes ni les autres n'entendent le françois , & elles ont tant de goût 6c d'efprit qu'elles ne dou- tent point que la comédie 6c l'opéra ne foient des affemblécs de forciers. Auffi on n'a jamais vu de femmes aux fpectacles de Montpellier , excepté peut-être quelques miférables étran- gères qui auront eu l'imprudence de braver la délicatellé 6c h modeitie des dames de Montpellier. Vous favez fans douce

Rrr a

5oo LETTRES

quels égards on a en Italie pour les huguenots & pour Tes Juifs en Efpagne ; c'ell comme on traite les étrangers ici; on les regarde précifément comme une efpece d'animaux faits exprès pour être pillés , volés & aflbmmés au bout s'ils avoient l'impertinence de le trouver mauvais. Voilà ce que j'ai pu rafiemMer de meilleur du caractère des habitans de Montpel- lier. Quant au pays en général , il produit de bon vin , un peu de bled , de l'huile abominable , point de viande , point de beurre , point de laitage , point de fruit & point de bois. Adieu , mon cher ami.

1QH : ===== WP %2

LETTRE XX.

A MONSIEUR DE CONZIÊ.

14 Mars 1742- MoNSlEURr

l\ O u s reçûmes hier au foir , fort tard , une lettre de votre part , adreffée à Madame de Warens ; mais que nous avons bien fuppofe être pour moi. J'envoie cette réponfe aujourd'hui de bon matin , & cette exactitude doit fuppléer a la brièveté de ma lettre , & à la médiocrité des vers qui y font joints. D'ailleurs , maman n'a pas voulu que je les hlfe meilleurs , difant qu'il n'eft pas bon que les malades aient tant d'cfprir. Nous avons été très- alarmés d'apprendre votre maladie ; &

DE M. ROUSSEAU.

quelque effort que vous fufTiez pour nous raffurcr, nous con- fervons un fond d'inquiétude fur votre rétablùTement , qui ne pourra être bien difïipé que par votre préfence.

J'ai l'honneur d'être avec un refpect & un attachement infini.

*A 3? +A 2V X JE?,

JVIAlgrÉ l'art d'Efculape & fes triftes fecours , La fièvre impitoyable alloit trancher mes jours ; Il n'étoit qu'à vous , adorable Fanie , De me rappeller à la vie.

Dieux ! je ne puis encor y penfer fans effroi : Les horreurs du Tartare ont paru devant moi , La mort à mes regards a voilé la nature , Pai du Cocyte affreux entendu le murmure. Hélas ! j'étois perdu , le nocher redouté M'avoit déjà conduit fur les bords du Léthé ; Là, m'offrant une coupe, & d'un regard févere, Me preffant aufh* - tôt d'avaler l'onde amere : Viens , dit - il , éprouver ces fecourables eaux , Viens dépofer ici les erreurs 6c les maux , Qui des foibles mortels rempliffent la carrière. Le fecours de ce- fleuve à tous eft filutaire , Sans regretter le jour par des cris fuperflus. Leur cœur en l'oubliant ne le délire plus»

çol L E T T R E S , &c.

Ah ! pourquoi cet oubli leur eft - il néceflaire , S'ils connoiflbient la vie , ils craindraient fa mifere. Voilà, lui dis - je alors , un fort docte fermon ; Mais , ofez - vous penfer, mon bon feigneur Caron , Qu'après avoir aimé la divine Fanie , Jamais de cet amour la mémoire s'oublie ? Ne vous en flattez point ; non , malgré vos efforts , Mon cœur l'adorera jufques parmi les morts : C'eft pourquoi fupprimez, s'il vous plaît, votre eau noire, Toute l'encre du monde , & tout l'affreux grimoire , Ne m'en ôteroient pas le charmant fouvenir. Sur un fi beau fujer j'avois beaucoup a due :

Et n'étois pas prêt à finir , Quand tout a coup vers nous je vis' venir

Le dieu de l'infernal empire. Calme - toi , me dit - il , je connois ton martyre. La confiance a fon prix , même parmi les morts : Ce que je fis jadis pour quelques vains accords , Je l'accorde en ce jour à ta tendreffe extrême , Va parmi les mortels , pour la féconde fois ,

Témoigner que fur Pluton même ,

Un fi tendre amour a des droits. C'eft ainfi , charmante Fanie , Que mon ardeur pour vous m'empêcha de périr ; Mais quand le Dieu des morts veut me rendre à la vie ,

N'allez pas me faire mourir.

LETTRE XX ï.

A M. LE COMTE DES CHARMETTES.

A i'cnifc, ce 21 Septembre 1-4}.

J E connois fi bien , Monfieur , votre généralité naturelle que je ne doute point que vous ne preniez part a mon défefpoir , & que vous ne me faifiez la grâce de me tirer de l'état affreux d'incertitude je fuis. Je compte pour rien les infirmités qui me rendent mourant, au prix de la douleur de n'avoir aucune nouvelle de Madame de Warens ; quoique je lui aye écrit depuis que je fuis ici par une infinité de voies différentes. Vous con- noiffez les liens de reconnoiffance & d'amour filial qui m'at- tachent à elle ; jugez du regret que j'aurois à mourir fans rece- voir de fes nouvelles. Ce n'eit pas fans doute vous faire un grand éloge que de vous avouer, Monfieur , que je n'ai trouve que vous feul a Chambéry capable de rendre un fervice par pure générofité ; mais c'eft du moins vous parler fuivant mes vrais fentimens , que de vous dire que vous êtes l'homme du monde de qui j'aimerois mieux en recevoir. Rendez - moi , Monfieur, celui de me donner des nouvelles de ma pauvre maman ; ne me déguifez rien , Monfieur , je vous en fupplie r je m'attends à tout, je fouffre déjà tous les maux que je peux prévoir , & la pire de toutes les nouvelles pour moi c'elt de n'en recevoir aucune. Vous aurez la bonté, Monfieur, de m'adreffer votre lettre fous le pli de quelque correfpondant de Genève, pour qu'il me la faffe parvenir; car elle ne viendrai! pas en droiture.

5o4 L E T T R E S , &c.

Je parlai en polie à Milan , ce qui me priva du plaifir de rendre moi -même votre lettre que j'ai fait parvenir depuis. J'ai appris que votre aimable marquife s'eft remariée il y a quelque tems. Adieu , Moniteur , puifqu'il faut mourir tout de bon, c'eft à préfent qu'il faut être philofophe. Je vous dirai une autre fois quel eft le genre de philofophie que je prati- que. J'ai l'honneur d'être avec le plus fincere & le plus parfait attachement , Monfieur , &c.

ROUSSEAU.

P. S. Faites - moi la grâce , Monfieur , de faire parvenir ftirement l'inclufe que je confie à votre générofité.

Monsieur,

J'avoue que je m'étois attendu au confentement que vous avez donné à ma propofition ; mais quelque idée que j'eurïe de la délicatefle de vos fentimens , je ne m'attendois point abfolument à une réponfe aufli gracieufe.

LETTP'

LETTRE XXII.

Monsieur,

IL faut convenir, Monfieur, que vous avez bien du talent pour obliger d'une manière à doubler le prix des fervices que vous rendez; je m'étois véritablement attendu à une rcponfe polie «Se fpirituelle, autant qu'il fe peut ; mais j'ai trouve dans la vôtre des chofes qui font pour moi d'un tout autre mérite. Des fentimens d'affevftion , de bonté , dVpanchement , fi j'ofe ainfi parler , que la fincérité & la voix du cœur cara&érife. Le mien n'eft pas muet pour tout cela ; mais il voudroit trouver des termes énergiques à fon gré , qui , fans bleffer le refpecl , puffent exprimer affez bien l'amitié. Nulle des expreflions qui fe préfentent ne me fatisferont fur cet article. Je n'ai pas comme vous l'heureux talent d'allier dignement le langage de la plume avec celui du cœur; mais, Monfieur, continuez de me parler quelquefois fur ce ton la , ôc vous verrez que je pro- fiterai de vos leçons. &c. &r.

Suppl. de la Coîkc. Tome L S s s

QUINZE LETTRES

Relatives a la Botan tqu e , a d res s é es

A MADAME LA DUCHESSE JD> JE JP- O JEL 3Z? X ^L 2V ZD9

LETTRE PREMIERE.

A Wooton , le 20 Oflobrc 1766.

V Ou s avez raifon, Madame la Duchefie , de commencer la correfpondance que vous me faites l'honneur de me propo- fer , par m'envoyer des livres pour me mettre en état de la foutenir : mais je crains que ce ne foit peine perdue ; je ne retiens plus rien de ce que je lis; je n'ai plus de mémoire pour les livres, il ne m'en refte que pour les perfonnes, pour les bontés qu'on a pour moi , & j'efpere à ce titre profiter plus avec vos lettres qu'avec tous les livres de l'univers. Il en ert un , Madame , vous favez fi bien lire , & je voudrois bien apprendre à épeler quelques mots après vous. Heureux qui fait prendre affez de goût à cette intércfîànte le&ure pour n'avoir befoin d'aucune autre, & qui, méprifànt les instruc- tions des hommes qui font menteurs , s'attache à celles de la nature, qui ne ment point ! Vous l'étudiez avec autant de plai- fir que de fuccès, vous la fuivez dans tous ics règnes, aucune de fes productions ne vous clt étrangère; vous favez alfortir

A Mdl LA D. DE PORTLAND. 507

lesfofliles, les minéraux, les coquillages, cultiver les plan- res , apprivoifer les oifeaux : & que o'apprivoiferiez-vous pas ? Je connois un animal un peu fauvage qui vivroic avec grand pLiiiir dans votre ménagerie , en attendant l'honneur d'être admis un jour en momie dans votre cabinet.

J'aurois bien les mêmes goûts fi j'étois en état de les fatisr faire ; mais un folitaire & un commençant de mon âge , doit rétrécir beaucoup l'univers s'il veut le connoître; ôc moi qui me perds comme un infecle parmi les herbes d'un pré, je n'ai garde d'aller efealader les palmiers de l'Afrique ni les cèdres du Liban. Le tems prelFe , & loin d'afpirer à favoir un jour la botanique , j'ofe a peine efpérer d'herboriler auffi bien que les moutons qui paiiïent fous ma fenêtre, & de favoir comme eux trier mon foin.

J'avoue pourtant , comme les hommes ne font gueres con- féquens , & que les tentations viennent par la facilité d'y fuc- comber, que le jardin de mon excellent voiiln M. de Gran- ville m'a donné le projet ambitieux d'en connoître les richeffes: mais voilà précifément ce qui prouve que ne fâchant rien , je ne fuis fait pour rien apprendre. Je vois les plantes , il me les nomme, je les oublie; je les revois, il me les renomme , je les oublie encore ; & il ne refaite de tout cela que l'épreuve que nous faifons fans celte , moi de ù complaifance , & lui de mon incapacité. Ainfi du côté de la botanique , peu d\: tage ; mais un très-grand pour le bonheur de la vie dans celui de cultiver la fociété d'un voifin bienfaifant, obligeant, aima- ble, & pour dire encore plus , s'il cil poiïïble, à qui je t l'honneur d'être connu de vous.

S s s 2

5og LETTRES

Voyez donc, Madame la duchefle, quel ignare correfpon- dant vous vous choififTez , & ce qu'il pourra mettre du fîea contre vos lumières. Je fuis en confcience obligé de vous avertir de la mefure des miennes; après cela fi vous daignez vous en contenter , à la bonne heure ; je n'ai garde de refufer un accord fi avantageux pour moi. Je vous rendrai de l'herbe pour vos plantes, des rêveries pour vos obfervations ; jem'inf- truirai cependant par vos bontés, & puiffai-je un jour, devenu meilleur herborifte , orner de quelques Heurs la couronne que vous doit la botanique, pour l'honneur que vous lui faites de la cultiver.

J'a\rois apporté de SuifTe quelques plantes féches qui fe font pourries en chemin ; c'eft un herbier à recommencer , & je n'ai plus pour cela les mêmes rcfîburces. Je détacherai toutefois de ce qui me refte , quelques échantillons des moins gâtés , auxquels j'en joindrai quelques-uns de ce pays en fort petit nombre , félon l'étendue de mon favoir, & je prierai M. Granville de vous les faire pafTer quand il en aura l'occafion ; mais il faut auparavant les trier , les démoifir , & fur-tout retrouver les noms a moitié perdus , ce qui n'eft pas pour moi une petite affaire. Et à propos des noms , comment parviendrons -nous , Madame , à nous entendre. Je ne connois point les noms Anglois ; ceux que je connois font tous du Pinax de Gafpard Bauhin ou du Species plan.' tarum de M. Linnœus , & je ne puis en faire la fynonymie avec Gérard qui leur eft antérieur i l'un ce à l'autre, ni avec le Synopfis , qui eft antérieur au fécond , & qui cite rarement le premier ; en forte que mon Spedes me devient inutile

A M de. LA D. DE POKTLAND. 509

pour vous nommer l'efpecc de plante que j'y connois , ôc pour y rapporter celle que vous pouvez me faire connoître. Si par hafard , Madame h ducheflè , vous aviez aufli le Species plantarutn ou le Pinax , ce point de réunion nous feroit très-commode pour nous entendre , fans quoi je ne fais pas trop comment nous ferons.

Pavois écrit à Mj lord Maréchal deux jours avant de rece- voir la lettre dont vous m'avez honoré. Je lui en écrirai bientôt une autre pour m'acquitter de votre commiflîon , 6c pour lui demander fes félicitations fur l'avantage que fort nom m'a procuré près de vous. J'ai renoncé à tout commerce de lettres hors avec lui feul & un autre ami. Vous ferez la troifieme , Madame la duchefle , & vous me ferez chérir toujours plus la botanique à qui je dois cet honneur. Paire cela la porte eft fermée aux correfpondances. Je deviens de jour en jour plus pareifeux ; il m'en coûte beaucoup d'écrire à caufe de mes incommodités , & content d'un fi bon choix je m'y borne , bien fur que fi je l'étendois davantage , le même bonheur ne m'y fuivroit pas.

Je vous fupplie , Madame la ducheflè , d'agréer mon pro- fond refpeft.

4%

LETTRE 1 1.

A Wooton , le 12 Février 1767. ^g".-.':.-.v.-.v.w.v.v.v.v^

J E n'aurois pas , Madame la duchefiè , tarde un feul infiant de calmer , fi je Pavois pu vos inquiétudes fur la fanté de Mylord Maréchal ; mais je craignis de ne faire , en vous écrivant , qu'augmenter ces inquiétudes , qui devinrent pour moi des alarmes. La feule chofe qui me raûurât , éroit que javois de lui une lettre du ix Novembre , & je préfumois que ce qu'en difoient les papiers publics , ne pouvoit gueres être plus récent que cela. Je raifonnai là-deifus avec M. Granville qui dévoie partir dans peu de jours , & qui fe chargea de vous rendre compte de ce que nous avions penfé , en attendant que je puffe , Madame , vous marquer quelque chofe de plus pofitif: dans cette lettre du zz Novembre , Mylord Maréchal me marquoit qu'il fe fentoit vieillir & affoiblir , qu'il r/é- crivoit plus qu'avec peine , qu'il avoit celfé d'écrire à fts pa- rens & amis , &c qu'il m'écriroit déformais fort rarement à moi-même. Cette réfolution, qui peut-être étoit déjà l'effet de fa maladie , fait que fon filence depuis ce tems - me furprend moins , mais il me chagrine extrêmement. J'at- tendois quelque réponfe aux lettres que je lui ai écrites , je la demandois inceffamment & j'efpérois vous en faire part auh*i-tù: ; il n'eft rien venu. J'ai aufli écrit à fon banquiei ù Londres qui ne favoit rien non plus, mais qui ayant fait des informations, m'a marqué qu'en effet MylorJ Maréchal

A Mde. LA D. DE PORTLAXD. jii

avoit été forr malade, mais qu'il écoic beaucoup mieux. Voila tout ce que j'en fais, Madame la ducheffe. Probablement vous en favez davantage à préfent vous-même , & cela fuppbfé , j'oferois vous fupplier de vouloir bien me faire écrire un mot pour me tirer du trouble je fuis. A moins que les amis charitables ne m'i'nliruifent de ce qu'il m'importe de favoir , je ne fuis pas en pofition de pouvoir l'apprendre par moi- même.

Je n'ofe prefque plus vous parler de plantes, depuis que vous ayant trop annoncé les chinons que j'avois apportés de SuifTe , je n'ai pu encore vous rien envoyer. Il faut , Madame , vous avouer toute ma mifere ; outre que ces débris valoient peu la peine de vous être offerts , j'ai été retardé par la diffi- culté d'en trouver les noms qui manquoient à la plupart , & cette difficulté mal vaincue m'a fait fentir que j'avois fait une entreprife à mon âge , en voulant m'obitiner à connoître les plantes tout feul. Il faut en botanique commencer par être guidé; il faut du moins apprendre empiriquement les noms d'un certain nombre de plantes avant de vouloir les étudier méthodiquement : il faut premièrement être herborifte , 6c puis devenir botanifte après, fi l'on peut. J'ai voulu faire le contraire, & je m'en fuis mal trouvé. Les livres des botanif- tes modernes n'inftruifent que les botaniftes ; ils font inutiles aux ignorans. Il nous manque un livre vraiment élémentaire avec lequel un homme qui n'auroit jamais vu de plantes , FllC parvenir à les étudier feul. Voilà le livre qu'il me faudrait au défaut d'inftruétions verbales ; car les trouver? Il n'y a point, autour de ma demeure , d'autres herboriltes que les moutons.

5i*

LETTRES

Une difficulté plus grande eft que j'ai de très - mauvais yeux pour analyfer les plantes par les parties de la fructification. Je voudrais étudier les moufles & les gramens qui font à ma portée ; je m'éborgne & je ne vois rien. Il femble , Madame la duchefle, que vous ayez exactement deviné mes befoins en m'envoya nt les deux livres qui me font le plus utiles. Le Synopfis comprend des defcriptions à ma portée & que je fuis en état de fuivre fans m'arracher les yeux , & le Petiver m'aide beaucoup par fes figures qui prêtent à mon imagination autant qu'un objet fans couleur peut y prêter. C'eft encore un grand déraut des botaniftes modernes de l'avoir négligée entièrement. Quand j'ai vu dans mon Linnasus la clafle & l'ordre d'une plante qui m'eft inconnue, je voudrais me figurer cette plante , favoir il elle eft grande ou petite , fi la fleur eft: bleue ou rouge , me repréfenter fon port. Rien. Je lis une defcription caraclé- riftique, d'après laquelle je ne puis rien me repréfenter. Cela n'eft - il pas défolant ?

Cependant , Madame la duchefle , je fuis aflez fou pour m'obftiner , ou plutôt je fuis aflez fage. Car ce goût eft pour moi une affaire de raifon. J'ai quelquefois bcfoin d'art pour me conferver dans ce calme précieux au milieu des agitations qui troublent ma vie , pour tenir au loin ces pallions haineu- fes qi.e vous ne connoiflez pas , que je n'ai gueres connues que dans les autres , & que je ne veux pas biffer approcher de moi. Je ne veux pas , s'il eft pofTible , que de trilles fou- venirs viennent troubler la paix de ma folitude. Je veux ou- blier les hommes & leurs injuftices. Je veux nfattendrir chaque jour fur les merveilles de celui qui les fit pour être

bons ,

A Mde. LA D. DE PORTLAND. 513

bons, & donc ils ont fi indignement dégrade- l'ouvrage. Les végé- taux dans nos bois ce dans nos montagnes font encore tels qu'ils fôrtirent originairement de fes mains, & c'eft-là que j'aime à étudier la nature; car je vous avoue que je ne fens plus le même charme à herborifer dans un jardin. Je trouve qu'elle n'y clt plus la même ; elle y a plus d'éclat, mais elle n'y eft pas fi touchante. Les hommes difent qu'ils rtmbelliflent , & moi je trouve qu'ils la défigurent. Pardon , Madame la ducheffe ; en parlant des jardins j'ai peut-être un peu médit du vôtre > mais fi j'étois à portée je lui ferois bien réparation. Que n'y puis - je faire feulement cinq ou fix herborifations à votre fuite , fous M. le Docteur Solander 1 II me femble que le petit fond de connoiffances que je tâcherais de rapporter de fes inftruc- tîons & des vôtres , fuffiroit pour ranimer mon courage fou- vent prêt à fuccomber fous le poids de mon ignorance. Je vous annonçois du bavardage & des rêveries ; en voilà beau- coup trop. Ce font des herborifations d'hiver ; quand il n'y a plus rien fur la terre j'herborife dans ma tête , & malhcureufe- nient je n'y trouve que de mauvaife herbe. Tout ce que j'ai de bon s'efl réfugié dans mon cœur , Madame la duchelîe, &c il cil plein des fentimens qui vous font dus.

Mes chiffons de plantes font prêts ou à-peu-près ; mais faute de fivoir les occafioas pour les envoyer, j'attendrai le retour de M. Granville pour le prier de vous les faire parvenir.

Suppl. de la Collée, l'orne I. T 1 1

LETTRE III

Wooton le 2g Février 1767.

Madame la Duchesse,

X Ardonnez mon importunité : je fuis trop touché de la bonté que vous avez eue de me tirer de peine fur la fanté de Mylord Maréchal , pour différer à vous en remercier. Je fuis peu fenfible à mille bons offices ceux qui veulent me les rendre à toute force confultent plus leur goût que le mien. Mais les foins pareils à celui que vous avez bien voulu pren- dre en cette occafîon , m'affectent véritablement & me trou- veront toujours plein de reconnoiffance. C'eft auffi , Madame la ducheffe , un fentiment qui fera joint déformais à tous ceux que vous m'avez infpirés.

Pour dire à préfent un petit mot de botanique , voici l'é- chantillon d'une plante que j'ai trouvée attachée à un rocher , & qui peut-être vous eft très-connue , mais que pour moi je ne connoiifois point du tout. Par fa figure & par fa fructi- fication elle paroît appartenir aux fougères , mais par ù fubf- tance & par fa ftature , elle femble être de la famille des mouffes. J'ai de trop mauvais yeux , un trop mauvais mi- crofcope & trop peu de favoir pour rien décider L\-deffus. Il faut , Madame la ducheffe , que vous acceptiez les homma- ges de mon ignorance & de ma bonne volonté ; c'elt tout ce que je puis mettre de ma part dans notre corrcfpondancc , après le tribut de mon profond refpecl.

LETTRE IV.

A >r,'Oton le z<) Avril 1-C7.

•7E reçois, Madame la duchefTe , avec une nouvelle recon- noifiance les nouveaux témoignages de votre lbuvenir & de vos bontés dans le livre que M. Granville m'a remis de votre part , & dans l'initrucîion que vous avez bien voulu me donner fur la petite plante qui m'étoit inconnue. Vous avez trouvé un trè's-bon moyen de ranimer ma mémoire éteinte , & je fuis très-fûrde n'oublier jamais ce que j'aurai le bonheur d'appren- dre de vous. Ce petit Adiantum. n'eft pas rare fur nos rochers» & j'en ai même vu plufieurs pieds fur des racines d'arbres , qu'il fera facile d'en détacher pour le tranfplanter fur vos murs. Vous aurez occafion , Madame , de redreiTer bien des er- reurs dans le petit miférable débris de plantes que M. Granville Veut bien fe charger de vous faire tenir. J'ai hafirdé de don- ner des noms du Spccusàs. Linmcus à celles qui n'en avoient point ; mais je n'ai eu cette confiance qu'avec celle que vous voudriez bien marquer chaque faute & prendre la peine de m'en avertir. Dans cet efpoir j'y ai 'même joint une petite plante qui me vient de vous , Madame la duchefle , par M. Granville , & dont n'ayant pu trouver le nom par moi-même , j'ai pris le parti de le lailfer en blanc. Cette plante me paroît approcher de VOrnitogalc (Star of Bethlehem ) plus que d'au- cune que je connoiife ; mais (s Heur étant clofe & ù racine n'étant pas bulbeufe , je ne puis imaginer ce que c'e't. Je ne

Ttt 1

5i6 LETTRES

vous envoie cette plante que pour vous fupplier de vouloir bien me la nommer.

De toutes les grâces que vous m'avez faites , Madame la ducheflê , celle à laquelle je fuis le plus fenfible & dont je fuis le plus tenté d'abufer , eft d'avoir bien voulu me donner pluficurs fois des nouvelles de la fanté de Mylord Maréchal. Ne pourrois-je point encore par votre obligeante entremife , parvenir à favoir fi mes lettres lui parviennent ? Je fis partir le i<5 de ce mois la quatrième que je lui ai écrite depuis fa dernière. Je ne demande point qu'il y réponde, je defire- rois feulement d'apprendre s'il les reçoit. Je prends bien toutes les précautions qui font en mon pouvoir pour qu'elles lui parviennent ; mais les précautions qui font en mon pou- voir à cet égard comme à beaucoup d'autres , font bien peu de chofe dans la fituation je fuis.

Je vous fupplie , Madame la duchefiè , d'agréer avec bonté mon profond refpecl:.

LETTRE V.

Ce 10 Juillet 1767.

XErmf.ttez , Madame la duchefTe , que quoique habitant hors de l'Angleterre , je prenne la liberté de me rappeller à votre fouvenir. Celui de vos bontés m'a fuivi dans mes voyages & contribue à embellir ma retraite. J'y ai apporté le dernier livre que vous m'avez envoyé ; & je m'amufe à faire

A M&e. LA D. DE P O R T L A N D. 5>7

la comparaifon des plantes de ce canton avec celles de votre Ifle. Si j'ofois me flatter , Madame la ducheûe , que mes ob- fervations pu n'en t avoir pour vous le moindre intérêt , le defir de vous plaire me les rendroit plus importantes , & l'ambition de vous appartenir me fait afpirer au titre de votre herborifte , comme fi j'avois les connoiflànces qui me rendroient digne de le porter. Accordez-moi , Madame , je vous en fupplie , la permifTion de joindre ce titre au nouveau nom que je fubf- titue a celui fous lequel j'ai vécu G malheureux. Je dois ceffer de l'être fous vos aufpices , & Therborilte de Madame la duchefle de Pordand , fe confolera fans peine de la mort de J. J. RoufTeau. Au refte , je tâcherai bien que ce ne foit pas un titre purement honoraire , je fouhaite qu'il m'attire aufïî l'honneur de vos ordres , & je le mériterai du moins par mon zèle à les remplir.

Je ne fîgne point ici mon nouveau nom & je ne date point du lieu de ma retraite ( * ) , n'ayant pu demander encore la permiffion que j'ai befoin d'obtenir pour cela. S'il vous plaît en attendant m'honorer d'une réponfe , vous pourrez Ma- dame la duchefle l'adrefler fous mon ancien nom à McfT.

qui me la feront parvenir. Je finis par remplir un devoir qui m'eft bien précieux, en vous fuppliant , Madame la duchefle , d'agréer ma très-humble reconnoiiFance ek les afl'urances de mon profond refpecT.

("J Le château de Trye M. RoufTeau ctoit fous le nom de Renou.

LETTRE VI.

12 Septembre 1767.

J E fuis d'autant plus touché , Madame la duchefie , des nou- veaux témoignages de bonté dont il vous a plu m'honorer , que j'avois quelque crainte que l'éloignement ne m'eût fait oublier de vous. Je tâcherai de mériter toujours par mes fentimens les mêmes grâces , & les mêmes fouvenirs par mon affiduité à vous les rappeller. Je fuis comblé de la per- milîion que vous voulez bien m'accorder , & très-fier de l'honneur de vous appartenir en quelque chofe. Pour com- mencer , Madame , à remplir des fonctions que vous me rendez précieufes , je vous envoie ci-joints deux petits échan- tillons de plantes que j'ai trouvées à mon voifinage , parmi les bruyères qui bordent un parc , dans un terrain aifez hu- mide , croiflènt aufli la Camomille odorante , le Sagina procumbens , YHieracium umbellatum de Linnaus , & d'autres plantes que je ne puis vous nommer exactement , n'ayant point encore ici mes livres de botanique , excepté le Flora Britannica qui ne m'a pas quitté un feul moment.

De ces deux plantes l'une , N°. 1 , me paroît être une petite Gentiane , appellée dans le Synopfis Centaurium palujlre lu- teum minimum nofîras. Flor. Brit, 131.

Pour l'autre N". 1 , je ne finnois dire ce que c'eft , à moins que ce ne foit peut-être une Elatint de Linnams , appcllée par Vaillant A^majimm fcrpylltfolwm , Ôcc. La phrafc s'y

A Mde. LA D. DE PORTE AND. 519

rapporte affez bien, mais YElatine doit avoir huit étamines , & je n'en ai jamais pu découvrir que quatre. La fleur eft très-petite , & mes yeux , déjà faibles naturellement , ont tant pleuré que je les perds avant le tems : ainfi je ne me fie plus a eux. Dites-moi de grâce ce qu'il en eft , Madame la ducheffe , c'eft moi qui devrais en verni de mon emploi vous inftruire ; & c'eit vous qui m'inftruifcz. Ne dédaignez pas de continuer , je vous en fupplie , & permettez que je vous rappelle la plante à fleur jaune que vous envoyâtes l'année dernière à M. Granville , & dont je vous ai renvoyé un exemplaire pour en apprendre le nom.

Et à propos de M. Granville mon bon voifin , permettez, Madame , que je vous témoigne l'inquiétude que fan filence me caufe. Je lui ai écrit , & il ne m'a point répondu , lui qui eft Ci exact. Scroit-il malade? J'en fuis véritablement en peine.

Mais je le fuis plus encore de Mylord Maréchal , mon ami, mon protecteur , mon père qui m'a totalement oublié. Non , Madame , cela ne fauroit être. Quoiqu'on ait pu foire , je puis être dans fa difgrace , mais je fuis fur qu'il m'aime toujours. Ce qui m'afflige de ma pofltion , c'eft qu'elle m'ôte les moyens de lui écrire. J'cfpere pourtant en avoir dans peu l'occafion, & je n'ai pas befoin de vous dire avec quel emprelTement je la faifirai. En attendant j'implore vos bontés pour avoir de (es nouvelles , & Ci j'ofe ajouter , pour lui foire dire un mot de moi.

J'ai l'honneur d'être avec un profond refpecl,

Madame la Duchesse,

Votre treb - humble &c très - obcillant ferviteur HcrboriûY.

5io LETTRES

P. S. J'avois dit au jardinier de M. Davenport que je lui mcntrerois les rochers croiffoit le petit Adiantum , pour que vous pufTiez , Madame , en emporter des plantes. Je ne me pardonne point de l'avoir oublié. Ces rochers font au midi de la maifon «5c regardent le nord. Il eft très-aifé d'en déta- cher des plantes , parce qu'il y en a qui croilTent fur des racines d'arbres.

Le long retard , Madame , du départ de cette lettre , caufé par des difficultés qui tiennent à ma fituation , me met à portée de rectifier avant qu'elle parte ma balourdife fur la plante ci-jointe N°. i. Car ayant dans l'intervalle reçu mes livres de botanique , j'y ai trouvé à l'aide des ligures , que Michelius avoit fait un genre de cette plante fous le nom de Linocar- pon , &c que Linna:us l'avoit mife parmi les efpeces du lin. Elle eft aufîî dans le Synopfis fous le nom de Radiola , & j'en aurois trouvé la figure dans le Flora Britannica que j'a- vois avec moi , mais précifément la planche 1 5 , eft cette figure, fe trouve omife dans mon exemplaire <5c n'eft que dans le Synopfis que je n'avois pas. Ce long verbiage a pour but , Madame la duchefîe , de vous expliquer comment ma bévue tient à mon ignorance a la vérité , mais non pas à ma négligence. Je n'en mettrai jamais dans la correfpon- dance que vous me permettez d'avoir avec vous , ni dans mes efforts pour mériter un titre dont je m'honore ; mais tant que dureront les incommodités de ma pofition préfente , l'exactitude de mes lettres en fouffrira , & je prends le parti de fermer celle-ci fans être fur encore du jour je la pourrai taire partir.

LETTRE

LETTRE VII.

Ce 4 Janvier \-/,%.

JE n'aurois pas tarde fi iong-tems , Madame la duchefic , à vous faire mes très-humbles remerciemens pour la peine que vous avez prife d'écrire en ma faveur à Mylord Maréchal 6c à M. GranviUe , fi je n'avois été détenu près de trois mois dans la chambre d'un ami qui eft tombé malade chez moi , 6c dont je n'ai pas quitté le chevet durant tout ce tems , fans pouvoir donner un moment à nul autre foin. Enfin la Providence a béni mon zèle ; je l'ai guéri prefque malgré lui. Il eft parti hier bien rétabli , 6c le premier moment que fon départ me laitfè eft employé , Madame , à remplir auprès de vous un devoir que je mets au nombre de mes plus grands plaifirs.

Je n'ai reçu aucune nouvelle de Mylord Maréchal , & ne pouvant lui écrire directement d'ici , j'ai profité de l'occafion de l'ami qui vient de partir, pour lui faire palier une lettre; puifte-t-elle le trouver dans cet état de fanté 6c de bonheur que les plus tendres vœux de mon cœur demandent au Ciel pour lui tous les jours! J'ai reçu de mon excellent voilin M. GranviUe , une lettre qui m'a tout réjoui le cœur. Je compte de lui écrire dans peu de jours.

Permettrez-vous , Madame la ducheile , que je prenne la

liberté de difputer avec vous fur la plante fans nom que vous

aviez envoyée à M. GranviUe , 6c dont je vous ai renvoyé un

exemplaire avec les plantes de Suifie pour vous fupplicr de

Suppl. de b ColUc. Tome I. Vvv

Su LETTRES

vouloir bien me la nommer. Je ne crois pas que ce foie le Viola lutea comme vous me le marquez ; ces deux plantes n'ayant rien de commun ce me femble , que la couleur jaune de la Heur. Celle en queftion me paroît être de la famille des lilia- cées ; à fix pétales , fix étamines en plumaceau ; fi la racine étoit bulbeufe , je la prendrais pour un Ornithogale , ne l'étant pas , elle me paroît reffembler fort à un Anthericum offifra- gum de Linnams , appelle par Gafpard Bauhin Pfeudo - Af- phoddus anglicus ou feoticus. Je vous avoue , Madame , que je ferois très-aife de m'affurer du vrai nom de cette plante ;. car je ne peux être indifférent fur rien de ce qui me vient de vous»

Je ne croyois pas qu'on trouvât en Angleterre plusieurs des nouvelles plantes dont vous venez d'orner vos jardins de Bullf- trode , mais pour trouver la nature riche par - tout , il ne faut que des yeux qui fâchent voir iés richeffes. Voilà , Madame la ducheiïe , ce que vous avez & ce qui me manque ; fi j'avois vos connoiffances en herborifant dans mes environs , je fuis fur que j'en tirerais beaucoup de chofes qui pourraient peut- être avoir leur place à Bullltrade. Au retour de la belle faifon , je prendrai note des plantes que j'obferverai , à mefure que je pourrai les connoître , & s'il s'en trouvoit quelqu'une qui vous convînt , je trouverais les moyens de vous les envoyer foit en nature , foit en graines. Si par exemple , Madame , vous vouliez faire femer le Gentiana filiformis , j'en recueil- lerais facilement de la graine l'automne prochain ; car j'ai dé- couvert un canton elle eft en abondance. De grâce , Madame la ducheffc , puifque j'ai l'honneur de vous appartenir , ne lailTez

A Mde. LA D. DE PORTLAND. *i*

pas fans fonction un titre je mets tant de gloire. Je n'en connois point , je vous proteitc , qui me flatte davantage que celle d'être toute ma vie , avec un profond refpect , Ma- dame la duchefle , votre très-humble & très-obéiflant ferviteur Hcrborifte.

LETTRE VIII.

A Lyon le 2 Juillet 1768-

O ' I l ctoit en mon pouvoir , Madame la duchcfTe , de mettre de l'exactitude dans quelque correfpondance , ce feroit apure- ment dans celle dont vous m'honorez ; mais outre l'indolence Se le découragement qui me fubjuguent chaque jour davantage, les tracas fecrets dont on me tourmente abforbent malgré -moi le peu d'activité qui me refte , & me voilà maintenant embarqué dans un grand voyage qui feul feroit une terrible affaire pour un pareffeux tel que moi. Cependant comme la botanique en elt le principal objet , je tâcherai de l'approprier à l'honneur que j'ai de vous appartenir, en vous rendant compte de mes herborifations , au rifque de vous ennuyer , Madame , de détails triviaux qui n'ont rien de nouveau pour vous. Je pourrois vous en faire d'intérefTans fur le jardin de l'Ecole vé- térinaire de cette ville, dont les directeurs naturalises , bota- niftes , & de plus très - aimables font en même tems très- communicatifs ; mais les richeffes exotiques de ce jardin m'ac-

V v v i

|i| LETTRES

câblent , me troublent par leur multitude , & à force de voir à la fois trop, de chofes, je ne difeerne & ne retiens rien du tout. J'efpere me trouver un peu plus à l'aife dans les mon- tagnes de la grande Chartreufe , je compte aller herborifer la femaine prochaine avec deux, de ces Mefïieurs qui veulent bien faire cette courfe & dont les lumières me la rendront très- utile. Si j'euiTe été à portée de confulter plus fouvent les vôtres, Madame la duchefTe , je ferois plus avancé que je ne fuis.

Quelque riche que foit le jardin de l'Ecole vétérinaire, je n'ai cependant pu y trouver le Gaitiana campeflris ni le Swer- tiapjrd/mis ,& comme le Gentianafiliformis n'étoitpas même encore forti de terre avant mon départ de Trye , il m'a par confequent été impofïible d'en recueillir de la graine , & il fe trouve qu'avec le plus grand zèle pour faire les commiffions dont vous avez bien voulu m'honorer, je n'ai pu encore en exécuter aucune. J'efpere être à l'avenir moins malheureux , & pouvoir porter avec plus de fuccès un titre dont je me glorifie.

J'ai commencé le catalogue d'un herbier dont on m'a fait préfent , & que je compte augmenter dans mes courfes. J'ai penfé, Madame la duchefTe , qu'en vous envoyant ce catalogue, ou du moins celui des plantes que je puis avoir a double , fi vous preniez la peine d'y marquer celles qui vous manquent, je pourrois avoir l'honneur de vous les envoyer fraîches ou lèches , félon la manière que vous le voudriez, pour l'augmen- tation de votre jardin ou de votre herbier. Donnez - moi vos ordres , Mad.imc, pour les Alpes dont je vais parcourir quel- ques-unes ; je vous demande en grâce de pouvoir ajouter . i: plaifir que je trouve à mes lierborilations , celui d'en t'ajire quel-

A Mdïï. LA D. DE PORTLAND. 515

qucs - unes pour votre fervice. Mon adreflè lixe durant mes courfes fera celle - ci.

A Monfieur Renou chez MeiT.

J'ofe vous fupplier , Madame lu ducheiïe,de vouloir bien me donner des nouvelles de Mylord Maréchal toutes les fois que vous me ferez l'honneur de m'écrire. Je crains bien que tout ce qui fe parte à Neufchàtel n'afflige fon excellent cœur : car je fais qu'il aime toujours ce pays - , malgré l'ingratitude de fes habitans. Je fuis ailligé aulïi de n'avoir plus de nouvelles de M. Granville. Je lui ferai toute ma vie attaché.

Je vous fupplie, Madame la ducheûe, d'agréer avec bonté mon profond refpect.

Çg. « W=st.. ==3T3

LETTRE IX.

A Bourgoin en Dauphîné, le 21 Aotit 1769.

Madame la Duchesse,

1J Eux voyages confécutifs immédiatement après la récep- tion de la lettre dont vous m'avez honoré le 5 Juin dernier , m'ont empêché de vous témoigner plutôt ma joie , tant pour la confervation de votre fanté que pour le rétabltflement dq celle du cher fils dont vous étiez en alarmes , & ma gratitude pour les marques de fouvenir qu'il vous a plu m'accorder. Le fécond de ces voyages a été fait à votre intention , & voyant

&6 LETTRES

parler la faifon de l'herborifation que j'avois en vue , j'ai pré- féré dans cette occafion le plaifir de vous fervir à l'honneur de vous répondre. Je fuis donc parti avec quelques amateurs pour aller fur le mont Pila à douze ou quinze lieues d'ici dans l'efpoir , Madame la ducheife , d'y trouver quelques plantes ou quelques graines , qui méritaflent de trouver place dans votre herbier ou dans vos jardins. Je n'ai pas eu le bonheur de rem- plir à mon gré mon attente. Il étoit trop tard pour les fleurs & pour les graines; la pluie & d'autres accidens nous ayant fans cefle contrariés , m'ont fait faire un voyage aufli peu utile qu'agréable , & je n'ai prefque rien rapporté. Voici pourtant , Madame la duchefie , une note des débris de ma chétive col- lecte. C'eft une courte lilte des plantes dont j'ai pu conferver quelque chofe en nature , & j'ai ajouté une étoile à chacune de celles dont j'ai recueilli quelques graines , la plupart en bien petite quantité. Si parmi les plantes ou parmi les graines il fe trouve quelque chofe ou le tout qui puiflê vous agréer , daignez, Madame , m'honorer de vos ordres , & me marquer à qui je pourrois envoyer le paquet, foit h Lyon foit a Paris, pour vous le faire parvenir. Je tiens prêt le tout pour partir immédiatement après la réception de votre note. Mais je crains bien qu'il ne fe trouve rien digne d'y entrer, & que je ne continue d'être à votre égard un ferviteur inutile malgré fon 2ele.

J'ai la mortification de ne pouvoir quant à prélent vous envoyer, Madame la ducheûe, de la graine de Gentiana fili- formis , la plante étant très-petite, très - fugitive, difîicile a remarquer pour les yeux qui ne font pas botaniltcs ; un curé

A Mde. LA D. DE PORTLAND. 5*7

à qui j'avois compte m'adrefTer pour cela étant mort dans l'intervalle, & ne connoiflant perfonne dans le pays à qui pouvoir donner ma commiilion.

Une foulure que je me fuis faite a la main droite par une chute , ne me permettant d'écrire qu'avec beaucoup de peine , me force à finir cette lettre plutôt que je n'aurois délire. Dai- gnez, Madame la ducheflè , agréer avec bonté le zèle & le pro- fond refpeér. de votre très -humble & très- obéi liant ferviteux Herborilte.

LETTRE X.

A Monquin k zi Décembre 1769.

i_y 'Est, Madame la ducheflè , avec bien de la honte & du regret que je m'acquitte fi tard du petit envoi que j'avois eu l'honneur de vous' annoncer , & qui ne valoit apurement pas la peine d'être attendu. Enfin, puifque mieux vaut tard que jamais , je fis partir jeudi dernier pour Lyon une boîte à l'a- drelfe de M. le Chevalier Lambert, contenant les plantes 6c graines dont je joins ici la note. Je délire extrêmement que le tout vous parvienne en bon état ; mais comme je n'ofe efpé- rer que la boîte ne foit pas ouverte en route , & même plu- fieurs fois , je crains fort que ces herbes fragiles & déjà gâtées par l'humidité , ne vous arrivent abfolument détruites ou mé- connoiflables. Les graines au moins pourraient , Madame la

5iS 'LETTRES

ducheffe, vous dédommager des plantes , fi elles étoient plus abondantes , mais vous pardonnerez leur mifere aux divers accklens qui ont là-deffus contrarie mes foins. Quelques-uns de ces actidens ne biffent pas d'être rifibles, quoi qu'ils m'ayent donné bien du chagrin. Par exemple, les rats ont mangé fur ma table prefque toute la graine de biitorte que j'y avois étendue pour la faire fécher ; & ayant mis d'autres graines fur ma fenêtre pour le même effet, un coup de vent a fait voler dans la chambre tous mes papiers , & j'ai été con- damné à la pénitence de Pfyché , mais il a fallu la faire moi- même & les fourmis ne font point venues m'aider. Toutes ces contrariétés m'ont d'autant plus fâché que j'aurois bien voulu qu'il pût aller jufqu'à Callwich un peu du fuperflu de Bullftrode, mais je tâcherai d'être mieux fourni une autre fois; car quoique les honnêtes gens qui difpofent de moi , fâchés de me voir trouver des douceurs dans la botanique , cherchent à me rebuter de cet innocent amufement en y verfant le poi- fon de leurs viles âmes ; ils ne me forceront jamais à y renon- cer volontairement. Ainfi , Madame la ducheffe , veuillez bien m'honorer de vos ordres & me faire mériter le titre que vous m'avez permis de prendre; je tâcherai de fuppléer à mon igno- rance à force de zèle pour exécuter vos commiffions.

Vous trouverez, Madame, une Ombellifere à laquelle j'ai pris la liberté de donner le nom de Sefeti Hallcri faute de favoir la trouver dans le Specics , au lieu qu'elle elt bien décrite dans la dernière édition des plantes de Suiffe de M. Hallcr N°. 761. C'eil une très-belle plante qui elt plus belle encore en ce pays que dans les contrées plus méridionales , parce que l( s

premières

A Mde. LA D. DE PORTLAND. $i9

premières atteintes du froid lavent Ton verd foncé d'un beau pourpre &c fur-tout la couronne des graines, car elle ne fleurit que dans l'arriére -fa ifon , ce qui fait auffi que les graines ont peine à mûrir & qu'il eft difficile d'en recueillir. J'ai cependant trouvé le moyen d'en ramaffer quelques-unes que vous trouve- rez , Madame la duchefle , avec les autres. Vous aurez La bonté de les recommander à votre jardinier; car encore un coup , la plante elt belle, & fi peu commune, qu'elle nd pas même encore un nom parmi les botaniites. Malhcureufement le Spé- cimen que j'ai l'honneur de vous envoyer elt mefquin ck en fort mauvais état; mais les graines y fuppléeront.

Je vous fuis extrêmement obligé , Madame , de la bonté que vous avez eue de me donner des nouvelles de mon excel- lent voifin M. Granville , & des témoignages du fouvenir de fon aimable nièce Miff Dewes. J'efpere qu'elle fe rappelle afTez les traits de fon vieux berger , pour convenir qu'il ne reiïem- blc gueres à la figure de cyclope qu'il a plu à M. Hume de faire graver fous mon nom. Son graveur a peint mon vifage comme fa plume a peint mon caractère. Il n'a pas vu que la feule chofe que tout cela peint fidellement elt lui-même.

Je vous fupplie , Madame la duchefle , d'agréer avec bonté mon profond refpetf.

Suppl. de la Collcc. Tome I. X x x

LETTRE XL

A Paris h 17 Avril i--tz. i_ «■ ■»

J'Ai reçu, Madame la duchefle, avec bien de la reconnoiÊ- fance , & la lettre dont vous m'avez honoré le 17 Mars, 6c le nombreux envoi des graines dont vous avez bien voulu enrichir ma petite collection. Cet envoi en fera de toutes ma- nières la plus confidérable partie , & réveille déjà mon zèle- pour la compléter autant qu'il fe peut. Je fuis bien fenfible auflï à la bonté qu'a M. le docteur Solander d'y vouloir con- tribuer pour queique chofe ; mais comme je n'ai rien trouva dans le paquet qui m'indiquât ce qui pouvoit venir de lui t je refte en doute fi le petit nombre de graines ou fruits que vous me marquez qu'il m'envoie étoit joint au même paquet r ou s'il en a fait un autre à part qui , cela fuppofé , ne m'eft pas encore parvenu.

Je vous remercie au/h" , Madame la duchefle , de la bonté que vous avez de m'apprendre l'heureux mariage de MifTDewes &c de M. Sparrow ; je m'en réjouis de tout mon cœur , & pour elle fi bien faite pour rendre un honnête homme heureux & pour l'être , & pour fon digne oncle que l'heureux fuccès de ce marijge comblera de joie dans fes vieux jours.

Je fuis bien fenfible au fouvenir de Mylord Nuncham , j'ef- pere qu'il ne doutera jamais de mes fentimens , comme je ne doute point de fes bontés. Je me ferois flatté durant l'am- baflàde de Mylord Harcourt du plaifïr de le voir à Paris , mais on m'aflure qu'il n'y cfl point venu, & ce n'cfl pas une- mortilication pour moi fcul.

A Mde. LA D. DE PORTLAND. 53r

Avez-vous pu douter un inftant , Madame la duchcfTe , que je n'eufle reçu avec autant d'empreiTement que de refpeâ le livre des jardins Anglois que vous avez bien voulu penilr à m'envoyer? Quoique fon plus grand prix fïit venu pour moi de la main dont je l'aurais reçu , je n'ignore pas celui qu'il a par lui-même, puifqu'il efl: ellimé & traduit dans ce pays, & d'ailleurs j'en dois aimer le fujet, ayant é:é le premier en terre-ferme à célébrer & faire connoître ces mêmes jardins. Nais celui de Bullitrode toutes les richefles de la nature font raflemblées & afîbrties avec autant de favoir que de goût , mériterait bien un chantre particulier.

Pour fàre une diverfion de mon goût à mes occupations, je me fuis propole de faire des herbiers pour les naturalises & amateurs qui voudront en acquérir. Le règne végétal, le plus riant des trois , & peut-être le plus riche , eft très-né- gligé & prefque oublié dans les cabinets d'hiitoire naturelle, il devrait briller par préférence. J'ai penfé que de petits herbiers bien choifis «Se faits avec foin pourraient favorifer le goût de la botanique , & je vais travailler cet été à des col- lections que je mettrai , j'efpere , en état d'être distribuées dans un an d'ici. Si par hafard il fe trouvoit parmi vos con- noiffances quelqu'un qui voulût acquérir de pareils herbiers , je les fervirois de mon mieux , & je continuerai de même s'ils font contens de mes effais. Mais je fouhaiterois parti- culièrement , Madame la duchene , que vous m'honorafïicz quelquefois de vos ordres , & de mériter toujours par des acles de mon zèle , l'honneur que j'ai de vous appartenir.

X x x i

LETTRE XII.

A Paris le 19 Mai i~-z.

J E dois , Madame la ducheffe , le principal plaifir que m'aie fait le poème fur les jardins Anglois que vous avez eu la bonté de m 'envoyer, à la main dont il me vient. Car mon ignorance dans la langue Angloife qui m'empêche d'en entendre la poé- fie , ne me laiffe pas partager le plaifir que l'on prend à le lire. Je croyois avoir eu l'honneur de vous marquer , Madame , que nous avons cet ouvrage traduit ici , vous avez fuppofé que je préférois l'original, ôc cela feroit très-vrai fi j'étois en état de le lire , mais je n'en comprends tout au plus que les notes qui ne font pas à ce qu'il me femble la partie la plus intéreffante de l'ouvrage. Si mon étourderie m'a fait oublier mon incapacité , j'en fuis puni par mes vains efforts pour la furmonrer. Ce qui n'empêche pas que cet envoi ne me foit précieux comme un nouveau témoignage de vos bontés & une nouvelle marque de votre fouvenir. Je vous fupplie , Ma- dame la ducheife , d'agréer mon remerciement & mon refpect. Je reçois en ce moment , Madame , la lettre que vous me fîtes l'honneur de m'écrirc l'année dernière en date du 2 s Mars 1771. Celui qui me l'envoie de Genève (M. Moukou ) ne me dit point les raifons de ce long retard : il me mar- que feulement qu'il n'y a pas de fa faute , voilà tout ce qut j'en fais.

LETTRE XIII.

Paris le 19 Jtii'Jt t 1-- fr^=== - - •-

V_/ ' E s T , Madame la ducheffe , par un qui pro quo bien înexcufable , mais bien involontaire , que j'ai (1 tard l'honneur de vous remercier des fruits rares que vous avez eu la bonté de m'envoyer de la part de M. le docteur Solander , & de la lettre du 24 Juin, par laquelle vous avez bien voulu me don- ner avis de cet envoi. Je dois aufn" a ce favant Naturalise des remerciemens qui feront accueillis bien plus favorablement , fi vous daignez , Madame la duchefle , vous en charger comme vous avez fait l'envoi, que venant directement d'un homme qui n'a point l'honneur d'être connu de lui. Pour comble de grâce , vous voulez bien encore me promettre les noms des nouveaux genres lorfqu'il leur en aura donné : ce qui fuppofe auiïi la defeription du genre , car les noms dépourvus d'idées ne font que des mots, qui fervent moins à orner la mémoire qu'à la charger. A tant de bontés de votre part, je ne puis vous offrir , Madame , en figne de reconnoiffance que le plai- fir que j'ai de vous être obligé.

Ce n'ell point fans un vrai déplaifir que j'apprends que ce grand voyage fur lequel toute l'Europe (ayante avoit les yeux , n'aura pas lieu. C'efl: une grande perte pour la CofmographieT pour la Navigation & pour l'Hiftoire naturelle en général, & c'elt , j'en fuis très-fur , un chagrin pour cet homme illuftre que le zele de l'initruction publique rendoit infeniîble aux périls & aux fatigues dont l'expérience l'avoit déjà il pariai-

534 LETTRES

tement inftruit. Mais je vois chaque jour mieux que les hom- mes font par-tout les mêmes , & que le progrès de l'envie & de la jaloufle fait plus de mal aux âmes , que celui des lu- mières qui en eft la caufe , ne peut faire de bien aux efprits. Je n'ai certainement pas oublié , Madame la ducheffe , que vous aviez defîré de la graine du Gentiana filiformis ; mais ce fouvenir n'a fait qu'augmenter mon regret d'avoir perdu cette plante , fans me fournir aucun moyen de la recouvrer. Sur le lieu même je la trouvai qui eft à Trye , je la cher- chai vainement l'année fuivante , & foit que je n'eufle pas bien retenu la place ou le tems de fa florefcence , foit qu'elle n'eût point grené & qu'elle ne fe fût pas renouvellée , il me fut impofïible d'en retrouver le moindre veftige. J'ai éprouvé fou- vent la même mortification au fujet d'autres plantes que j'ai trouvées difparues des lieux auparavant on les rencomroit abondamment; par exemple , le P/antago uniflora qui jadis bordoit l'étang de Montmorency & dont j'ai fait en vain Tan- née dernière la recherche avec de meilleurs Botaniftes &c qui avoient de meilleurs yeux que moi ; je vous protefte , Madame la ducheflè , que je ferois de tout mon cœur le voyace de Trye pour y cueillir cette petite Gentiane & fa graine , & vous faire parvenir l"une & l'autre fi j'avois le moindre efpoir de fuccès. Mais ne l'ayant pas trouvée l'année fuivante , étant encore fur les lieux, quelle apparence qu'au bout de plulieurs années tous les renfeignemens qui me reftoient encore fe font effacés , je puiffe retrouver la trace de cette petite & fugace plante ? Elle n'eft point ici au jardin du Roi ,ni, que je fâche , en aucun autre jardin , & très-peu de gens même la

A Mde. LA D. DE PORTLAND. 53?

connoiffcnt. A l'égard du Carthamus lanatus , j'en joindrai de la graine aux échantillons d'herbiers que j'efpere vous en- voyer a la lin de l'hiver.

J'apprends , Madame la duchefiè , avec une bien douce joie le parfait rétablifTement de mon ancien & bon voifin M. Gran- ville. Je fuis très-touche de la peine que vous avez prife de m'en instruire & vous avez par-là redouble le prix d'une fi bonne nouvelle.

Je vous fupplie , Madame la duchelfe , d'agréer avec mon refpecc mes vifs & vrais remerciemens de toutes vos bontés.

LETTRE XIV.

A Paris k 22 Octobre i--j.

J'Ai reçu dans fon tems la lettre dont m'a honoré Madame la duchelfe le 7 Octobre ; quant à celle dont il y eft fait mention écrite quinze jours auparavant , je ne l'ai point reçue : la quan- tité de fottes lettres qui me venoient de toutes parts par la polte , me force à rebuter routes celles dont l'écriture ne m'ell pas connue , & il fe peut qu'en mon abfence la lettre de Madame la duchelfe n'ait pas été diltinguée des autres- J'irois la réclamer a la polie , fi l'expérience ne m'avoit appris que mes lettres difparoilfoient aufli-tôt qu'elles font rendues , oc qu'il ne m'eft plus polïible de les ravoir. C'eft ainfi que j'en ai perdu une de M. Linna;us que je n'ai jamais pu ravoir ,

536 LETTRES

après avoir appris qu'elle étoit de lui , quoique j'aye employé pour cela le crédit d'une perfonne qui en a beaucoup dans les polies.

Le témoignage du fouvenir de M. Granville que Madame la duchefTe a eu la bonté de me tranfmettre , m'a fait un plaifir auquel rien n'eût manqué , fi j'eufTe appris en même tems que fa fanté étoit meilleure.

M. de St. Paul doit avoir fait pafTer à Madame la duchefTe deux échantillons d'herbiers portatifs qui me paroifïbient plus commodes 6c prefque aufli utiles que les grands. Si j'avois le bonheur que l'un ou l'autre ou tous les deux fufTent du goût de Madame la duchefTe , je me ferois un vrai plaifir de les continuer , & cela me conferveroit pour la botanique un refte de goût prefque éteint 6c que je regrette. J'attends là- defïiis les ordres de Madame la duchefTe & je la fupplie d'a- gréer mon refpe&.

Ç*^ = i GM- -= < ==373

LETTRE XV.

A Paris k n Juillet 1776.

JL-i E témoignage de fouvenir & de bonté dont m'honore Madame la duchefTe de Portland , ert un cadeau bien précieux que je reçois avec autant de rcconnoilTance que de refpe:h (^uant à l'autre cadeau qu'elle m'annonce , je la fupplie de per- mettre que je ne l'accepte pas. Si la magnificence en eft digne

A Mde. LA D. DE PORTLAND. 537

d'elle , elle n'eft proportionnée ni à ma fituation ni à mes befoins. Je me fuis défait de tous mes livres de botanique t j'en ai quitté l'agréable amufement , devenu trop fatigant pour mon âge. Je n'ai pis un pouce de terre pour y mettre du perfil ou des œillets , à plus forte raifon des plantes d'Afrique , & dans ma plus grande pafïïon pour la botanique , content du foin que je trouvois fous mes pas , je n'eus jamais de goût pour les plantes étrangères qu'on ne trouve parmi nous qu'en exil Cv dénaturées , dans les jardins des curieux. Celles que veut bien m'envoyer Madame la ducherTe feraient donc per- dues entre mes mains ; il en feroit de même & par la même raifon de Vherbarium amboïnenfe , & cette perte feroit regrettable à proportion du prix de ce livre & de l'envoi. Voilà la raifon qui m'empêche d'accepter ce fuperbe cadeau ; fi toutefois ce n'eit pas l'accepter que d^en garder le fouve- nir & la reconnoiffance , en defirant qu'il foit employé plus utilement.

Je fupplie trcs-humblement Madame la ducheffe d'agréer mon profond refpect.

On vient de m'envoyer la caille , &c quoique j'eufTe extrê- mement defiré d'en retirer la lettre de Madame la duchefTe , il m'a paru plus convenable , puifque j'avois à la rendre , de la renvoyer fans l'ouvrir.

4t

Supph de la Colkc. Tome I. Vyy

NEUF LETTRES

Relatives a la Botanique, a dressées

A M. DE LA TOURETTE,

Confeïller en la Cour des Monnaies de Lyon.

gfe ' t^— ^P. = . » =g .

LETTRE PREMIERE.

A Jlonquin le 17 Décembre 17C9.

%7 'A 1 différé , Monfieur , de quelques jours à vous acculer la réception du livre que vous avez eu la bonté de nrenvoyer de la part de M. Gouan , ôc à vous remercier , pour me dé- barraffer auparavant d'un envoi que j'avois à faire , & me ménager le plaifir de m'entretenir un peu plus long-tems avec vous.

Je ne fuis pas furpris que vous foyez revenu d'Italie plus farisfait de la nature que des hommes ; c'eft ce qui arrive gé- néralement aux bons obfcrvateurs , même dans les climats i eft moins belle. Je fais qu'on trouve peu de penfeurS ce pays-là ; mais je ne conviendrois pas tout-à-fait qu'on n'y trouve à fatisfaire que les yeux ; j'y voudrois ajourer les orei:'. . fte , quand j'appris votre voyage, je craignis,

les autres parties de l'hifl »i fent quelque tort à la botanique , & que vous n<

plus de raretés pour votre cabinet , que de

A M. DE LA TOURETTE. 53?

plantes pour votre herbier. Je préfume au ton de votre lettre que je ne me fuis pas beaucoup trompe. Ah Monfîeur ! vous feriez grand tort à la botanique de l'abandonner après lui avoir fi bien montré , par le bien que vous lui avez déjà fait , celui que vous pouvez encore lui faire.

Vous me faites bien fenrir 6c déplorer ma mifere,en me demandant compte de mon herborisation de Pila. J'y allai dans une mauvaife faifon , par un très-mauvais tems, comme vous favez avec de très- mauvais yeux , & avec des compa- gnons de voyage encore plus ignorans que moi , &c privé par conféquent de la relîburce pour y fuppléer que j'avois à la grande Chartreufe. J'ajouterai qu'il n'y a point , félon moi , de comparaifon à faire entre les deux herborif irions , & que celle de Pila me paroît aufli pauvre que celle de la Chartreufe elt abondante 6c riche. Je n'apper^us pas une Aftranlia, pas une Piro/u , pas une Soldanelle , pas une Ombellifere excepté le Meum , pas une Saxifrage , pas une Gentiane , p.is une Légumi- neufe, pas une belle Didynamc excepté la Me/iffc à grandes fi< J'avoue auffi que nous errions fans guides 6; fans lavoir c cher les places riches , 6c je ne fuis pas étonné quavec tous les avantages qui me manquoient, vous ayez trouvé dans cette trille & vilaine montagne des richefTes que je n'y ai pas vues. Quoi qu'il en foil , je v< us envoie , Monfîeur , la courte lifte de ce que j'y ai vu , plutôt que de ce que j'en ai rapporté ; car la pluie 6c ma mal-adreiïe ont fait que prcfque tout ce que j'avois re- cueilli s'efl tt év pourri à mon arrivée ici. Il 1 dans tout cela que deux ou trois plantes qui m'ayent &it un •grand rlaiiir. Je mets à leur tétc le Sonchus alpinus , plante

y -

S4o LETTRES

de cinq pieds de haut dont le feuillage & le port font admi- rables , & à qui fes grandes & belles fleurs bleues donnent un éclat qui la rendrait digne d'entrer dans votre jardin. J'aurois voulu pour tout au monde en avoir des graines , mais cela ne me fut pas pofîible , le feul pied que nous trouvâmes étant tout nouvellement en fleurs & vu la grandeur de la plante & qu'elle e(t extrêmement aqueufe , à peine en ai-je pu con- ferver quelque débris à demi pourri. Comme j'ai trouvé en route quelques autres plantes aflez jolies , j'en ai ajouté fépa- rément la note , pour ne pas la confondre avec ce que j'ai trouvé far la montagne. Quant à la défignation particulière des lieux , il m'eft impofTible de vous la donner : car outre la difficulté de la faire intelligiblement , je ne m'en fouviens pas moi-même , ma mauvaife vue &c mon étourderie font que je ne fais prefque jamais je fuis , je ne puis venir à bout de m'orienter , & je me perds à chaque inftant quand je fuis feul , fi-tôt que je perds mon renfeignement de vue.

Vous fouvenez-vous , Monfieur , d'un petit Souchet que nous trouvâmes en afTez grande abondance auprès de la grande Chartreufe & que je crus d'abord être le Cyperus fufeus , Lin. Ce n'ell point lui , & il n'en eft fait aucune mention que je fâche , ni dans le Species ni dans aucun Auteur de botanique , hors le feul Alichelius dont voici la phrafe, Cyperus radiée repente , odoni , locujlïs unciam longis & lineam latis. Tah. ji.JS i. Si vous avez , Monfieur, quelque renfeignement plus précis ou plus fur dudit Souchet , je vous ferais très-obligé de vouloir bien m'en faire part.

La botanique devient un tracas fi embanaiTant & û difpen-

A M. DE LA TOURETTE. 541

dieux quand on s'en occupe avec autant de pafHon , que pour y mettre de la reforme je fuis tente de me défaire de mes livres de plantes. La nomenclature & la fynonymie forment une étude immenfe & pénible ; quand on ne veut qu'obferver , s'inftruirc & s'amufer entre la nature & foi , l'on n'a pas befoifl de tant de livres. Il en faut peut-être pour prendre quelque idée du fyftême végétal & apprendre à obfervcr ; mais quand une fois on a les yeux ouverts , quelque ignorant d'ailleurs qu'on puiiïe être , on n'a plus befoin de livres pour voir & admirer fans ceffe. Pour moi du moins , en qui l'opiniâtreté a mal fuppléé à la mémoire , & qui n'ai fait que bien peu de progrès , je fens néanmoins qu'avec les Gramens d'une cour ou d'un pré j'aurois de quoi m'occuper tout le refte de ma vie, fans jamais m'ennuyer un moment. Pardon, Monfieur, de tout ce long bavardage. Le fujet fera mon exeufe auprès de vous. Agréez , je vous fuppke , mes très - humbles Édu- cations.

LETTRE IL

Monquin le 26 Janvier 17-9.

Pauvres aveugles que nous fommes!

Ciel ! démafque les impofteurs ,

Et force leurs barbares cœurs

A s'ouvrir aux regards des hommes ! ( * )

c

,E v elt taie , Monfieur , pour moi de la botanique ; il n'en eft plus queftion quant à préfent, 6c il y a peu d'apparence que je ibis dans le cas d'y revenir. D'ailleurs , je vieillis , je ne fuis plus ingambe pour herberifer , & des incommodités qui m'avoient laific d'alTez longs relâches menacent de me faire payer cette trêve. C'eft bien aflez déformais pour mes forces des courfes de néceiïité ; je dois renoncer a celles d'a- grément , ou les borner a des promenades qui ne fatisfonc l'avidité d'un botanophile. Mais en renonçant à une étude charmante qui , pour moi, s'étoit transformée en paillon, je ne renonce pas aux avantages qu'elle m'a procurés , 6c fur- tout , Monfieur , à cultiver votre connoiiTance 6c vos bontés dont j'efpere aller dans peu vous remercier en peribnne. C'eit à vous qu'il faut renvoyer toutes les exhortations que vous me faites fur l'entrcprife d'un Dictionnaire de Botanique, dont

étonnant que ceux qui cultivent cette feienec , fentent à peu h nécefSté. Votre âge, Monfieur, vos talens , vos con-

( * ) M. Rnuffeau accablé de fes l'auteur ; il la continua pendant

in , |TI it ptis dans ce tcms-là tems , Comme On le verra chns In fuite

l'habitude de commencer toutes fes de ce Recueil , nous n'en citerons

g ; r quatrain dont il étoit que le premier

A M. DE LA TOURETT R. 543

noifîanccs vous donnent les moyens de former, diriger & exécuter fupérieurement cette entreprife , & les applaui mens avec lefquels vos premiers cllais ont été reçus du public > vous font garans de ceux avec lesquels il accucilliroit un ti plus confidérable. Pour moi oui ne fuis dans cette étude , ainfi que dans beaucoup d'autres , qu'un écolier radoteur , j'ai fongé plutôt en herborifant à me dillraire & m'amufer qu'à m'inftruire , 6c n'ai point eu dans mes obfervations tardives la fotte idée d'enfeigner au public ce que je ne favois p..-. moi-même. Monfieur; j'ai vécu quarante ans heureux fan . des livres; je n.e fais lailïé entraîner dans cette carrière tard & malgré moi: j'en fuis forti de bonne heure. Si je ne retrouve pas après l'avoir quittée, le bonheur dont je JQuiiïbis 9* d'y entrer, je retrouve au moins afTez de bon fens pour fentir que je ny érois pas propre , & pour perdre à jamais la ten- tation ày rentrer.

J'avoue pourtant que les difficultés que j'ai trouvées dans férude des plantes, m'ont donné quelques idées fur les moyens de la faciliter & de ta rendre utile aux aatres , en fuivant le fil du fyftême végéta] par une méthode plus graduelle &: moins abitrait«e que celle de Tnunwjort & de tous les fuccclléurs , fans en excepter Linnœus lui-même. Peut-être mon id< impraticable. Nous en cauferons , fi vous vouiez , quand j'aurai l'honneur ous la trouviez digue d'être

tée , & qu'i :? vous tentât d'entreprendre, fur ce pî;;. , indirutionv botaniques, je croirais avoir beaik ) | (aie i'iM.' . ^ois entrepris :

inême.

544 LETTRES

Je vous dois des remerciemens , Monfieur , pour les plantes que vous avez eu la bonté . de m'envoyer dans votre lettre , & bien plus encore pour les éclaircilfemens dont vous les avez accompagnées. Le Papirus m'a fait grand plaifir, & je l'ai mis bien précieufement dans mon herbier. Votre Antirrhïnum perpureum m'a bien prouvé que le mien n'étoit pas le vrai , quoiqu'il y reïfemble beaucoup ; je penche à croire avec vous que c'eft une variété de V Arvenfe , & je vous avoue que j'en trouve plufieurs dans le Species , dont les phrafes ne fufhfent point pour me donner des différences fpécifiques bien claires. Voilà , ce me femble , un défaut que n'auroit jamais la mé- thode que j'imagine , parce qu'on auroit toujours un objet fixe & réel de compara ifon , fur lequel on pourrait aifément af- figner les différences.

Parmi les plantes dont je vous ai précédemment envoyé la lilte, j'en ai omis une dont Linnxus n'a pas marqué la patrie & que j'ai trouvée a Pila , c'ell le Rubia peregrina ; je ne fais fi vous l'avez auili remarquée ; elle n'eit pas abfolument rare dans la Savoye & dans le Dauphiné.

Je fuis ici dans un grand embarras pour le tranfport de mon bagage , coniiitant en grande partie dans un attirail de botanique. J'ai fur-tout dans des papiers épars un grand nombre de plantes féches en affez mauvais ordre 6c com- munes pour la plupart , mais dont cependant quclqi:es-unes /•ont plus curieufes ; mais je n'ai ni le tems ni le courage de les trier, puifque ce travail me devient déformais inutile. Avant de jetter au feu tout ce fatras de paperalfts, j'ai voulu prendre la liberté de vous en parler à tout hafard ; 6c fi vous

A M. DE LA TOURETTK

54?

étiez tenté de parcourir ce foin qui véritablement n'en vaut pas la peine , j'en pourrais &ire unc haflè qui vous parvien- drait par M. Pafquet , car pour moi je ne fais comment em- porter tout cela , ni qu'en faire. Je crois me rappeller , par exemple , qu'il s'y trouve quelques Fougères , entr'autres le Polypodium fragrans , que j'ai herborifées en Angleterre , qui ne font pas communes par-tout. Si même la revue de mon herbier & de mes livres de botanique pouvoit vous amufer quelques momens , le tout pourrait être dépofé i vous & vous le vifiteriez à votre aife. Je ne doute pas que vous n'ayez la plupart de mes livres. Il peut cependant s'en trouver d'Anglois comme Parkinfon & le Gérard imaculé que peut-être n'avez-vous pas. Le Valerius Cordas cil alli.v rare ; j'avois aufîï Tragus , mais je l'ai donné à M. Clappier. Je fuis furpris de n'avoir aucune nouvelle de M. Gouan à qui j'ai envoyé les Carex ( *) de ce pays qu'il paroilîbit de- firer , & quelques autres petites plantes , le tout à l'adrcfle de M. de St. Prieft qu'il m'avoit donnée. Peut-être le paquet ne lui ert-il pas parvenu ; c'eit ce que je ne faurois vérifier , vu que jamais un feul mot de vérité ne pénètre à travers Fédil . de ténèbres qu'on a pris foin d'élever autour de moi. Heurejfemeiit les ouvrages des hommes font p^ comme eux , mais la vérité eft éternelle : pofl tenebras lux. Agréez Moniïeur , je vous fupplie , mes plus finceres l'a- lutations.

( * ) Je me fouviens d'avoir mis par mégarde un nom pour un autre : vulpina pour Carex leporina.

Suppl, de la Qolkç. Tome I. 2 z z

LETTRE III.

Monquin k 22 Février 1770^ Pauvres aveugles que nous fommes ! &c.

E faites , Monfieur , aucune attention à la bizarrerie de ma date; c'efl une formule générale qui n'a nul trait à ceux à qui j'écris , mais feulement aux honnêtes gens qui difpofcnt de moi avec autant d'équité que de bonté. Oeil pour ceux qui fe biffent féduire par la puiifance & tromper par l'impof- ture , un avis qui les rendra plus inexcufables fi , jugeant fur des chofes que tout devroit leur rendre fufpecles , ils s'obfti- nent à fe refufer aux moyens que preferit la jultice pour s'af- furcr de la vérité.

C'eft avec regret que je vois reculer par mon état & par la mauvaife faifon , le moment de me rapprocher de vous. J'efpere cependant ne pas tarder beaucoup encore. Si j'avois quelques graines qui valuffent la peine de vous être préfen- tees , je prendrais le parti de vous les envoyer d'avance pour ne pis biffer paffer le tems de les femer ; mais j'avois fore peu de chofe , & je le joignis avec des plantes de Pila , dans un envoi que je fis il y a quelques mois h Madame la du- cheire de Portland, & qui n'a pas été plus heureux félon toute apparence, que celui que j'ai fait à M. Gouan ; puifque je n'ai aucune nouvelle ni de l'un & de lîautre. Comme celui de Madame de Portland étoit plus confiuérable , & que j'y avois mis plus de foins & de tems , je le regrette davantage ; mais

A M. DELA TOURETTÉ,

il faut bien que j'apprenne h me confolef de coût. J'ai pourtant encore quelques graines à\m fort beau Sefeli de ce pays , que j'appelle Sefeli Halleri , parce que je ne le trouve pas dans Linnaus, J'en ai aoffi d'i d'Ali ùique que j'ai

fait femer dans ce pays avec d'autres graines qu'on m'avoit données, & qui feule a réufli. L lie Gombauh dans

les Ulcs, & j'ai trouve que c'étoit l'i efculentus ; il

a bien levé, Lien fleuri, & j'en ai tire à\\rin capfule quelques graines bien mûres que je vous porterai avec le Sefeli , fi vous ne les avez pas. Comme l'une de ces plantes cil des pays chauds , & que l'autre grene fort tard dans nos campa- gnes , je préfume que rien ne prefTe pour les mettre en terre , fans quoi je prendrais le parti de vous les envoyer.

Votre Galium lotundifoliuin , Monficur, eft bien lui-même à mon avis , quoiqu'il doive avoir la fleur blanche , & que le vôtre l'ait fiavè; mais comme il arrive a beaucoup de fleurs blanches de jaunir en féchant, je penfe que les Tiennes font dans le n.cme cas. Ce n'eft point du tout mon Rulu.i perj- s:ii.:i, plante beaucoup plus grande, plus rigide, plus âpre , & de 1.! confiitance tout au moins de la Garance ordinaire , outre que je fuis certain d'y avoir vu des baies que n'a pas votre Galium, ôc qui font le caractère générique des Ji Cependant, je fuis je vous l'avoue, hors d'état de vous en envoyer un échantillon. Voici la-delfus mon hiitoirc.

J'avois fo vent vu en h»avoye & en Dauphiné la Garance fauvage, & j'en a\ois pris quelques échantillons. L'année ler- nîere à Pila j'en vis encore, mais elle me parut différente des autres; ce il me femble que j'en mis un Jpecimen dans mon

Z zz 2

5j8 LETTRES

porte-feuille Depuis mon retour , lifant par hafard dans l'ar- ticle Rubia peregrina que fa feuille n'avoir, point de nervure en-deflus , je me rappellai , ou crus me rappeller que mon Rubia de Pila n'en avoit point non plus , de-là je conclus que c'étoit le Rubia peregrina ; en m'échauffant fur cette idée, je vins à conclure la même chofe des autres Garances que j'avois trou- vées dans ces pays, parce qu'elles n'avoient d'ordinaire que quatre feuilles ; pour que cette conclufion fût raifonnable , il auroit fallu chercher les plantes &c vérifier; voilà ce que ma pareffe ne me permit point de faire , vu le défordre de mes paperaffes , 6c le tems qu'il auroit fallu mettre à cette recher- che. Depuis la réception, Monfieur, de votre lettre, j'ai mis plus de huit jours à feuilleter tous mes livres & papiers l'un après l'autre , fans pouvoir retrouver ma plante de Pila , que j'ai reut-étre jettée avec tout ce qui efl arrivé pourri. J'en ai retrouvé quelques - unes des autres , mais j'ai eu la mortifica- tion d'y trouver la nervure bien marquée qui m'a défabufé , du moins, fur celles-là. Cependant ma mémoire qui me trompe fi fouvent , me retrace fi bien celle de Pila que j'ai peine encore à en démordre , & je ne défefpere pas qu'elle ne fe retrouve dr.ns mes papiers ou dans mes livres. Quoi qu'il en foit, figu- rez-vous dans l'échantillon ci - joint les feuilles un peu plus 1 s & fans nervure ; voilà ma plante de Pila.

Quelqu'un de ma connoiffance a fouhaité d'acquérir mes livres de botanique en entier 6c me demande même la préfé- rence; ainii je ne me prévaudrai point fur cet article de vos obligeantes offres. Quant au fourrage éparsdans des chiffons, puifque vous ne dcdjigncz pas de le parcourir, je le ferai

A M. DE LA TOfRETTE.

remettre à M. Pafquet ; mais il faut auparavant que je feuil- leté 6c vuide mes livres dans lefquels j'ai la mauvaife habitude de fourrer en arrivant les plantes que j'apporte, parce que cela ell plutôt fait. J'ai trouvé le fecret de gâter de cette façon prêt que tous mes livres , &: de perdre prefque toutes mes plantes , parce qu'elles tombent cV fe brifent fans que j'y falîè atten- tion, tandis que je feuilleté & parcours le livre, uniquement occupé de ce que j'y cherche.

Je vous prie, Monfieur, de faire agréer mes remerciemens & falutations a Monfieur votre frère. Perfuadc de fes bontés & des vôtres , je me prévaudrai volontiers de vos offres dans l'occafion. Je finis fans façon en vous faluant , Monfieur , de tout mon cœur.

fy ^wr .j^

LETTRE IV.

Jlomjuin le \6 Mars 1770. Pauvres aveugles que nous fomraes ! &c.

V Oici, Monfieur, mes miférables herbailles j'ai bien peur que vous ne trouviez rien qui mérite d'etre ramaffé, fi ce n'eft des plantes que vous m'avez donné vous-même, dont pavois quelques-unes â double, & dont après en avoir mîfl plufieurs dans mon herbier, je n'ai pas eu le rems de nrer le même parti des autres. Tout Pillage que je veus conièille d'en

55o LETTRES

Élire cil de mettre le tout au feu. Cependant d vous avez la patience de feuilleter ce fatras, vous y trouverez, je crois, quel- ques plantes qu'un officier obligeant a eu la bonté de m'ap- porter de Cprfe , &c que je ne connois pas.

Voici aufli quelques graines du Sefeli Haileri. Il y en a peu , & je ne l'ai recueillie qu'avec beaucoup de peine , parce qu'il grene fort tard & mûrit difficilement en ce pays : mais il y devient en revanche une très - belle plante , tant par fon beau port que par la teinte de pourpre que les premières atteintes du froid donnent à fes ombelles & à fes tiges. Je hafarde auffi d'y joindre quelques graines de Gombault , quoique vous ne m'en ayez rien dit, 6c que peut -être vous l'ayez ou ne vous en fouciez pas , & quelques graines de YHeptaphyllon qu'on ne s'avife gueres de ramaffer , & qui peut-être ne levé pas dans les jardins , car je ne me fouviens pas d'y en avoir jamais vu.

Pardon, Monfieur, de la hâte extrême avec laquelle je vous écris ces deux mots , & qui m'a fait prefque oublier de vous remercier de Vsifperula Taurina qui m'a fait bien grand plaifir. Si nos chemins étoient praticables pour les voiture*? , je ferois déjà près de vous. Je vous porterai le catalogue de mes livres; nous y nvn., lierons ceux qui peuvent vous con- venir, & fi l'acquéreur veut s'en défaire , j'aurai foin de vous les procurer. Je ne demande pas mieux, Monfieur, je vous allure que de cultiver vos bontés, 6c fi jamais j'ai le bonheur d'êtee un peu mieux connu de vous que de Monfieur * *. qui dit fi I ki. me connoirre , j'd'perc que VOUS ne m'en : U u us fàlae de tout mon cœur.

' .?i FOUS '"

A M. DE LA TOURETTE. >Sï

7iafard. C'eft réellement un bien bel œillet , & d'une odeur bien fuave quoique foible. J'ai pu recueillir de la graine bien aifément; car il croît en abondance dans un pré qui eft fous mes fenêtres. Il ne devrait être permis qu'aux chevaux du foleil de fc nourrir d'un pareil foin.

LETTRE V.

A Paru, k 4 Juillet 1770. Pauvres aveugles que nous fommes ! &c.

J E voulois , Monfieur , vous rendre compte de mon voyage en arrivant à Paris : mais il m'a fallu quelques jours pour n'arranger & me remettre au courant avec mes anciennes connoiflànces. Fatigué d'un voyage de deux jours , j'en féjour- nai trois ou quatre à Dijon, d'où par la même raifon j'allai faire un pareil féjour à Auxerre , après avoir eu le plaifir de voir en parlant M. de Buffon qui me fit l'accueil le plus obli- geant. Je vis aulli a Montbard M. d'Aubenton le fubdelégué , lequel après une heure ou deux de promenade enfemble dans le jardin me dit que j'avois déjà des commencemens, & qu'en continuant de travailler je pourrais devenir un peu botanhte. Mais le lendemain Tétant allé voir avant mon départ, je par- courus avec lui Ca pépinière malgré la pluie qui nous incomi modoit fort, & n'y connoilunt prefque rien*, je d< 1 - ris il bien la bonne opinion qu'il avoit eu de moi la veille , qu'il

552 LETTRES

rétra&a Ton éloge & ne me dit plus rien du tout. Malgré ce mauvais fuccès je n'ai pas biffé d'herborifcr un peu durant ma route , & de me trouver en pays de connoifïànce dans la campagne & dans les bois. Dans preftjue toute la Bour- gogne j'ai vu la terre couverte à droite 6c à gauche de cette même grande Gentiane jaune que je n'avois pu trouver à Pila. Les champs entre Montbard 6c Chably font pleins de Bulbo~ caflanum ; mais la bulbe en eft beaucoup plus acre qu'en An- gleterre 6c prefque immangeable ; VOenanthe fîjlulofa 6c la Coquelourde ( Pulfatilla ) y font aufïi en quantité : mais n'ayant traverfé la forêt de Fontainebleau que très à la hâ;e, je n'y ai rien vu du tout de remarquable , que le Géranium grandiflo- rurn que je trouvai fous mes pieds par hafard une feule fois. J'allai hier voir M. d'Aubenton au jardin du Roi ; j'/ rencontrai en me promenant M. Richard jardinier de Tria- non avec lequel je m'emprelfai , comme vous jugez bien , de faire connoiffance. Il me promit de me faire voir fon jardin qui eft beaucoup plus riche que celui du Roi à Paris; ainfi me voilà à portée de faire dans l'un 6c dans l'autre quelque connoiffance avec les plantes exotiques , fur lefqueî- les , comme vous avez pu voir , je fuis parfaitement ignorant. Je prendrai po^ir voir Trianon plus a mon aife , quelque moment la Cour ne fera pas à Verfailles , 6c je tacherai de me fournir à double de tout ce qu'on me permettra de prendre , afin de pouvoir vous envoyer ce que vous pourriez ne pas avoir. J'ai aulîi vu le jardin de M. Cochin qui m'a paru îort beau , mais en l'abfencc du mairie j.- n'ai otiè tou- cher à rien. Je Cuis depuis mon arrivée, tellement accabl

vjlkcs

A M. DE LA TOURETTE, 55,

vifites & de dînes , que fi ceci dure , il eft impoffiblc que j'y tienne , & malheureufement je manque de- force pour me défendre. Cependant fi je ne prends bien vite un autre train de vie , mon eftomac & ma botanique font en grand péril. Tout ceci n'eft pas le moyen de reprendre la copie de Mu- fique d'une façon bien lucrative , & j'ai peur qu'à force de dîner en ville , je ne finiife par mourir de faim chez moi. Mon ame navrée avoit befoin de quelque difïipation, je le Cens: mais je crains de n'en pouvoir ici régler la mefure , & j'ai- merois encore mieux être tout en moi que tout hors de moi. Je n'ai point trouvé , iMonfieur , de fociété mieux tempérée & qui me convînt mieux que la vôtre, point d'accueil plus félon mon cœur que celui que , fous vos aufpices , j'ai reçu de l'adorable Mélanie. S'il m'étoit donné de me choifir une vie égale & douce, je voudrais tous les jours de la mienne pafler la matinée nu travail , foit a ma copie foit fur mon herbier ; dîner av*c vous & Mélanie ; nourrir enfuite une heure ou deux, mon oreille & mon cœur des fons de fa voix & de ceux de fa harpe ; puis me promener tête-à-tête avec vous le refte de la journée en herborifant & philofophant félon notre fantai- fie. Lyon m'a laifTé des regrets qui m'en rapprocheront quel- que jour peut - être. Si cela mVrrive vous ne ferez pas oublié, Monfieur, dans mes projets; puifTiez-vous concourir à leur exécution ! Je fuis fâché de ne l'avoir pas ici Padreflè de Monfieur votre frère. S'il y erl encore je n'aurais pas tardé fi long-tems à l'aller voir, me rappcllcr à fon fouvenir, & le prier de vouloir bien me rappcllcr quelquefois au \oi à celui de M * *. Suppl. de la Collcc. Tome I. A a a a

534 LETTRES

Si mon papier ne finiflbit pas, fi la porte n'alloic pas par- tir , je ne faurois pas finir moi-même. Mon bavardage n'efl pas mieux ordonné fur le papier que dans la converfation. Veuillez fupporrcr l'un comme vous avez fupporté l'autre. Vale & me ama.

X& . ;— -^!»= ! - i =a=*T3

LETTRE VI.

A Paris, le 28 Septembre 1770. Pauvres aveugles que nous fommes ! &c.

JE ne voulois pas , Monfieur , m'aceufer de mes torts qu'a- près les avoir réparés , mais le mauvais tems qu'il fait & la faifon qui fe gâte T me punifTent d'avoir négligé le jardin du Roi tandis qu'il faifoit beau , & me mettent hors d'état de vous rendre compte quant à préfent du Plantago unifiora , & des autres plantes curieufes dont j'aurois pu vous parler, fi j'avois fu mieux profiter des bontés de M. de Jufïieu. Je ne défefpere pas pourtant de profiter encore de quelque beau jour d'automne pour taire ce pèlerinage & aller recevoir , pour cette année , les adieux de la fyngenefie : mais en attendant ce moment, permettez, Monfieur, que je prenne celui-ci peur vous remercier , quoique tard , de la continuation de vos bontés & de vos lettres, qui me feront toujours le plus vrai plaifir, quoique je ibis peu exact à y répondre. J'ai encore \

A M. DE LA T O U R E T T E. $55

m'accufer de beaucoup d'autres omilRons pour lefquelles je n'ai pas moins befoin de pardon. Je voulois aller remercier Monfieur votre frcre de l'honneur de fon f uvenir & lui ren- dre fa vifire ; j'ai tardé d'abord & puis j'ai oublié fon adrefle. Je le revis une fois à la comédie Italienne , niais nous étions dans des loges éloignées , je ne pus l'aborder, ik maintenant j'ignore même s'il eft encore à Paris. Autre toit incx^uùble ; je me fuis rappelle de ne vous avoir point remercié de la connoilîance de M. Robinet , & de l'accueil obligeant que vous m'avez attiré de lui. Si vous comptez avec votre fervi- teur il reliera trop infolvable ; mais puifque nous fommes en ufage moi de faillir vous de pardonner , couvrez encore cette fois mes fautes de votre indulgence, & je tâcherai d'en avoir moins befoin dans la fuite ; pourvu toutefois que vous n'exi- giez pas de l'exactitude dans mes réponfes ; car ce devoir eft abfolument au-deffiis de mes forces , fur-tout dans ma pofi- tion actuelle. Adieu, Monfieur , fouvenez - vous quelquefois, je vous fupplie , d'un homme qui vous eft bien fincérement attaché , & qui ne fe rappelle jamais fans plaifir & fans re- gret, les promenades charmantes qu'il a eu le bonheur de faire avec vous.

On a reprélénté Pygmalion à Montigny; je n'y étois pas, ainfi je n'en puis parler. Jamais le fouvenir de ma première Galathée ne me lailTera le defir d'en voir une autre.

«»

W

A a a a *

LETTRE VII.

A Paris , le 26 Novembre 1770.

J

E ne fais prefque plus , Monfieur , comment ofer vous écrire , après avoir carde fi long - tems à vous remercier du rréfor de plantes féches que vous avez eu la bonté de m'en- voyer en dernier lieu. N'ayant pas encore eu le tems de les placer , je ne les ai pas extrêmement examinées , mais je vois à vue de pays qu'elles font belles &c bonnes , je ne doute pas qu'elles ne foient bien dénommées , &c que toutes les obfervations que vous me demandez ne fe réduifent à des approbations. Cet envoi me remettra je l'efpere , un peu dans le train de la botanique que d'autres foins m'ont fait extrê- mement négliger depuis mon arrivée ici ; & le defir de vous témoigner ma bien impuiffonte mais bien fincere reconnoif- fance , me fournira peut-être avec le tems quelque chofe à vous envoyer. Quant à prêtent je me préfente tout-à-fait à vide, n'ayant des femences dont vous m'envoyez la note que le feul Doronicum pardulianches que je crois vous avoir déjà donné, & dont je vous envoie mon mifcrable refte. Si j'eufTe été prévenu quand j'allai à Pila l'année dernière , j'au- rois pu apporter aifément un litron de femences du Prenan- thés purpurea , ôc il y en a quelques autres comme le Tamus , Ôc la Gentiane perjoliée que vous devez trouver aifément autour de vous. Je n'ai pis oublié le PUmtagO monanthos, mais on n'a pu me le donner au jardin du Roi, il Wy en avoit qu'un feu] pied fans Heur & fans fruit ; j'en ai depuis recouvré

A M. DE LA TOURETTE. 557

un petit vilain échantillon que je vous enverrai avec autre chofe , fi je ne trouve pas mieux ; mais comme il croit en abondance autour de l'étang de Montmorency , j'y compte aller herborifer le printems prochain , & vous envoyer s'il fe peut, plantes & graines. Depuis que je fuis à Paris je n'ai été encore que trois ou quatre fois au jardin du Roi, quoi qu'on m'y accueille avec la plus grande honnêteté & qu'on m'y donne volontiers des échantillons de plantes , je vous avoue que je n'ai pu m'enhardir encore à demander des grai- nes. Si j'en viens la , c'eft: pour vous fervir que j'en aurai le courage, mais cela ne peut venir tout d'un coup. J'ai parlé à M. de Jufîieu du Papyrus que vous avez rapporté de N..- ples ; il doute que ce foit le vrai papier Niloiica. Si vous pouviez lui en envoyer foit plante foit graines , foit par moi foit par d'autres , j'ai vu que cela lui fvroit grand plaifir, «Se ce feroit peut-être un excellent moyen d'obtenir de lui beau- coup de chofes qu'alors nous aurions bonne grâce à demander , quoique je fâche bien par expérience qu'il cft charmé d'obliger gratuitement ; mais j'ai befoin de quelque chofe pour m'en- hardir, quand il faut demander.

Je remets avec cette lettre à Mrs. Boy de la Tour qui s'en retournent, une boîte contenant une araignée de mer qui vient de bien loin ; car on me l'a envoyée du golphe du Mexique. Comme cependant ce nYlt pas une pièce bien rare & q a été fort endommagée dans le trajet, j'héiïtois a vous f en- voyer ; mais on me dit qu'elle peut fe raccommoder &: trou- ver place encore dans un cabinet; cela fuppofé , je vous prie de lui en donner une dans le votre, en confidération d'un

558 E E T T R E S

homme qui vous fera toute fa vie bien fincérement attaché. J'ai mis dans la même boîte les deux ou trois femences de Doronic & autres que j'avois fous la main. Je compte l'été prochain me remettre au courant de la botanique pour tâcher de mettre un peu du mien dans une correfpondance qui m'eft précieufe , & dont j'ai eu jufqu'ici feul tout le profit. Je crains d'avoir pouflé l'étourderie au point de ne vous avoir pas remer- cié de la complaifance de M. Robinet, & des honnêtetés dont il m'a comblé. J'ai aufli lairTé repartir d'ici , Monfieur de Fleu- rieu fans aller lui rendre mes devoirs , comme je le devois 6c voulois faire. Ma volonté , Monfieur , n'aura jamais de tort auprès de vous ni des vôtres ; mais ma négligence m'en donne fouvent de bien inexcufables , que je vous prie toutefois d'ex- çufer dans votre miféricorde. Ma femme a été très - fenfible à J'honneur de votre fouvenir, & nous vous prions l'un & l'autre d'agréer nos très-humbles falutations.

&■ - "M** = *3

LETTRE VIII.

A Paris , fe:( Janvier 1772.

.1

'Ai reçu, Monfieur, avec grand plaifir de vos nouvelles , des témoignages de votre fouvenir , & des détails de vos inté- rcfTantes occupations. Mais VOUS me parlez d'un envoi de plan- tes par M. T ibbé Rofier que je n'ai peint reçu. Je me fou- yiens bien d'en avoir reçu un de votre part , & de vous en

A M. DE LA TOURETTE. 559

avoir remercié quoiqu'un peu tard , avant votre voyage de Paris; mais depuis votre retour à Lyon, votre lettre a été pour moi votre premier figne de vie , &c j'en ai été d'autant plus charmé que j'avois prefquc cette de m'y attei

En apprenant les changemens furvenus h Lyon, j'avois fi bien préjugé que vous vous regarderiez comme affranchi d'un dur efclavage , & que dégagé de devoirs , refpectablcs alfuré- ment, mais qu'un homme de goût mettra difficilement au nombre de fes plaifirs, vous en goûteriez un très -vif à vous livrer tout entier à l'étude de la nature , que j'avois réfolu de vous en féliciter. Je fuis fort aife de pouvoir du moins exécu- ter après coup & fur votre propre témoignage , une réfnkition que ma pareiïe ne m'a pas permis d'exécuter d'avance , quoi- que très - fur que cette felicitation ne viendroit pas mal - à- propos.

Les détails de vos herborifations & de vos découvertes , m'ont fait battre le cœur d'aife. Il me fembloit que j'étois à votre fuite , & que je partageois vos plaifirs ; ces plaifirs fi purs , fi doux , que fi peu d'hommes favent goûter , &c dont parmi ce peu la , moins encore font dignes , puifque je vois avec autant de furprife que de chagrin , que la botanique elle- même n'eft pas exempte de ces jaloufies , de ces haines cou- vertes & cruelles qui empoifonnent & déshonorent tous les autres genres d'études. Ne me foupçonnez point, Monfieur , d'avoir abandonné ce goût délicieux; il jette un charme tou- jours nouveau fur ma vie folitaire. Je m'y livre pour moi llul, fans fuccès, fans progrès, prefquc fans communication, mais chaque jour plus convaincu que les luifirs livrés à la contenir

S6o LETTRES

plarion de la nature, font les momens de la vie J .t

le plus délicieufement de foi. J'avoue pourtant que dep.. s votre départ, j'ai joint un petit objet d'amour propre , à celui d'a- mufer innocemment & agréablement mon oifiveté. Quelques fruits étrangers , quelques graines qui me font par hafard tombées entre les mains , m'ont infpiré la fantaifie de com- mencer une très-petite collection en ce genre. Je dis com- mencer , car je ferois bien fâché de tenter de l'achever quand la chofe me feroit pofïîble , n'ignorant pas que tandis qu'on eft pauvre , on ne fent que le plaifîr d'acquérir , & que quand on eft riche au contraire , on ne fent que la privation de ce qui nous manque & l'inquiétude inféparable du defir de com- pléter ce qu'on a. Vous devez depuis long - tems en être à cette inquiétude , vous , Monfleur , dont la riche collection raf- femble en petit prefque toutes les productions de la nature , & prouve par fon bel affortiment , combien M. l'abbé Rofîer a eu raifon de dire qu'elle eft l'ouvrage du choix & non du hafard. Pour moi qui ne vais que tâtonnant dans un petit coin de cet immenfe labyrinthe, je raffemble fortuitement & piv- cieufement tout ce qui me tombe fous la main , & non-feu- lement j'accepte avec ardeur & reconnoiflàncc les plantes que vous voulez bien m'offrir; mais fi vous vous trouviez avec cela quelques fruits ou graines furnuméraires & de rebut dont vous voulufliez bien m'enrichir , j'en ferois la gloire de ma petite colle&ion nailfante. Je fuis confus de ne pouvoir dans ma mifcre rien vous offrir en échange , au' moins pour le moment. Car quoique j'euffe raffemblé quelques plantes depuis mon arrivée à Paris, ma négligence & l'humidité de la cham- bre

A M. DE LA TOUHETTi;. s*'

bre que fai d'abord habitée ont tout laiifé pourrir. Peut-être ferai -je plus heureux i lée, ayant réfolu d'employé?

plus de foin dans la defliccatioi] de mes plantes, & fur-tout de les coller à mefurc qu'elles font féches ; moyen qui m'a paru le meilleur pour les conferver. J'aurai mauvaife grâce , ayant fait une recherche vaine , de vous faire valoir une her- borifation que j'ai faite à Montmorency l'été dernier avec la Caterve du jardin du Roi ; mais il cit certain qu'elle ne fut entreprife de ma part que pour trouver le Plantago monanthos que j'eus le chagrin d'y chercher inutilement. M. de Juffieu le jeune qui vous a vu fans doute à Lyon , aura pu vous dire avec quelle ardeur je priai tous ces Meflieurs , fi - tôt que nous approchâmes de la queue de l'étang, de m'aider a la recher- che de cette plante, ce qu'ils firent, & entr'autres M. Touin, avec une comphifance & un foin qui méritoient un meilleur fuccès. .Nous ne trouvâmes rien, & après deux heures d'une recherche inutile au fort de la chaleur, & le jour le plus chaud de l'année, nous fûmes refpirer ik faire la halte fous des arbres qui n'étoient pas loin , concluant unanimement que le Plan- tago uniflora indiqué par Tourne fort & M. de Liffieu aux environs de l'étang de Montmorency , en avoir abfolument d:ffaru. L'herborifation , au furplus, fut allez riche en plantes communes, niais tout ce qui vaut la peine d'etre mentionné réduit à VO/monde royale, le Lythrum hyJTopifolia , le / yjî- machia tenella, le Peplis portula, le Drofera rotund le Cyperus fufeus , le Schcenus nigricans & VHydrocotyie , nailfantc avec quelques feuilles petites ce raies , fans aucune fleur.

Suppl. de U ColUc. Tome I. ]} h b b

5tf2 LETTRES

Le papier me manque pour prolonger ma lettre. Je ne vous parle point de moi, parce que je n'ai plus rien de nouveau .\ vous en dire , &c que je ne prends plus aucun intérêt à ce que difent, publient, impriment, inventent, alîurent, 6c prouvent à ce qu'ils prétendent , mes contemporains , de l'être imagi- naire «Se fantaftique auquel il leur a plù de donner mon nom. Je finis donc mon bavardage avec ma feuille , vous priant d'exeufer le défordre 6c le griffonage d'un homme qui a perdu toute habitude d'écrire 6c qui ne la reprend prefque que pour vous. Je vous falue, Monfieur, de tout mon cœur & vous prie de ne pas m'oublier auprès de Monfieur 6c Madame de Fleurieu.

Çfe- ==sftg= _ m?3

LETTRE IX.

A Paris , le J janvier i~~J-

V'Otre féconde lettre, Monfieur, m'a fait fentir bien vive- ment le tort d'avoir tardé fi long-tems à répondre à la précé- dente, &à vous remercier des plantes qui l'accoftipagnoient. Ce neft pas que je n'aye été bien fenfible a votre fouvenir 6c à votre envoi : mais la nécefiîté d'une vie trop fédentaire 6c l'inhabitude d'écrire des lettres en augmentent journelle- ment la difficulté , & je fens qu'il faudra renoncer bientôt à tout commerce épiltolaire même avec les perfonnes qui, comme vous , Monfieur, me l'ont toujours rendu inftruéHf 6c ngr.'.ible. Mon occupation principale & la diminution de mes forces

A M. DE LA TOURETTE. 5*î

ont ralenti mon goût pour h botanique , au point de craindre de le perdre tout-à-fait. Vos lettres & vos envois font bien propres a le ranimer. Le retour de la belle faifon y contribuera peut -être : mais je doute qu'en aucun tems ma pareffe s'ac- commode long- rems de la fàntaifie des collections. Celle de graines qu'a faite M. Touin avoit excite mon émulation , & j'avois tente de raflcmbler en petit autant de diverfes femen- ces & de fruits , foit indigènes, foit exotiques qu'il en pourroic tomber fous ma main; j'ai fait bien des courts dans cette intention. J'en fuis revenu avec des moiffons affez raifonna- bles , & beaucoup de perfonnes obligeantes ayant contribué à les augmenter , je me fuis bientôt fenti dans ma pauvreté l'embarras des richeifes ; car quoique je n'aye pas en tout un millier d'efpeces, l'effroi m'a pris en tentant de ranger tout cela , & la place d'ailleurs me manquant pour y mettre une efpece d'ordre , j'ai prefque renonce à cette entreprife; & j'ai des paquets de graines qui m'ont été envoyés d'Angleterre 6c d'ailleurs depuis affez long-tems, fans que j'aye encore etc tenté de les ouvrir. Ainlï à moins que cette fantaifie ne fe ranime , elle eft, quant à préfent, à-peu-près éteinte.

Ce qui pourra contribuer avec le goût de la promenade qui ne me quittera jamais, à me conferver celui d'un peu d'iier- borifation , c'eft Tentreprife des petits herbiers en miniature que je me fuis chargé de faire pour quelques perfonnes , & qui quoiqu'uniquement compofes de plantes des environs de V ris , me tiendront toujours un peu en haleine pour les ramaf- Jier.

Quoiqu'il arrive de ce goût attiédi, il me biffera toujours

libbb i

5<?4 LETTRES, Sec.

des fouvenirs agréables des promenades champêtres dans les- quelles j'ai eu l'honneur de vous fuivre , 6c dont la botanique a été le fujet ; & s'il me refte de tout cela quelque part duiis votre bienveillance, je ne croirai pas avoir cultivé fans fruit la botanique , même quand elle aura perdu pour moi les attraits. Quant à l'admiration dont vous me parlez , méritée ou non , je ne vous en remercie pas , parce que c'eft un fendaient qui n'a jamais flatté mon cœur. J'ai promis à M. de Châteaubourg que je vous remercierais de m'uvoir procuré le plaifîr d'ap- prendre par lui de vos nouvelles , & je m'acquitte avec plaifir de nu piomelfe. iMu femme eit très - fealible à l'honneur de votre fouvenir, 6c nous vous prions , Monfieur , l'un 6c l'autre d'agréer nos remerciemens & nos fulucations.

FRAGMENS

De divers Ouvrages & Lettres de J. J. Roujfeau , écrits pendant fon fejour en Savoy e. Les originaux écrits de l.i

propre main de F Auteur , nous ont été communiqués pur j\I. le Projeteur de S qui en eft en poJJ'effnn.

LETTRE PREMIERE.

Monsieur et très-cher Père,

ijOuffrez que je vous demande pardon de la longueur de mon filence. Je fens bien que rien ne peut raifonnablemenc le juftifier, & je n'ai recours qu'à votre bonté pour me relever de ma faute. On les pardonne ces fortes de fautes , quand elles ne viennent ni d'oubli ni de manque de refpecr , & je crois que vous me rendez bien allez de jufticc pour être perfuadé que la mienne eft de ce nombre : voyez à votre tour , mon cher père , vous n'avez point de reproche à vous faire. Je ne dis pas par rapport à moi , mais à l'égard de Madame de Warens , qui a pris la peine de vous écrire d'une manière à vous ôter toute matière d'exeufe pour avoir manque à lui ré- pondre. Fnifons atftr. ction, mon très-cher père, de tour ce qu'il y a de dur & d'oftVnfant pour moi dans le filence que vous avez gardé dans ce:te conjoncture ; nuis confidérez corn-

S66 LETTRES

ment Madame de Warens doit juger de votre procédé. N'eft- il pas bien furprenant , bien bifarre ? pardonnez-moi ce terme. Depuis fix mois que vous ai-je demandé autre chofe que de marquer un peu de fenfibilité à Madame de Warens pout tant de grâces , de bienfaits dont fa bonté m'accable continuelle- ment ; qu'avez - vous fait ? Au lieu de cela vous avez négligé auprès d'elle jufqu'aux premiers devoirs de pcliteffe & de bien- féance. Le faidez-vous donc uniquement pour m'affliger? Vous vous êtes en cela fait un tort infini ; vous aviez affaire à une Dame aimable par mille endroits & refpecbable par mille vertus; joint à ce qu'elle n'eft ni d'un rang ni d'une patte à méprifer ; ôc j'ai toujours vu que toutes les fois qu'elle a eu l'honneur d'écrire aux plus grands feigneurs de la Cour & même au Roi , fes lettres ont été répondues avec la dernière exactitude. De quel- les raifons pouvez - vous donc autorifer votre filence ? Rien n'eft plus éloigné de votre goût que la prude bigotterie ; vous méprilez fouverainement , & avec grande raifon , ce tas de fanatiques & de pédans chez qui un faux zèle de religion étouffe tous fentimens d'honneur & d'équité, & qui placent honnê- tement avec les Cartouchiens tous ceux qui ont eu le malheur de n'être pas de leur fentiment dans la manière de fervir Dieu.

Pardon , mon cher père , fi nia vivacité n. 'emporte un peu trop; cY'ft mon devoir, d'un cô;é, qui me fait excéder d'autre part les bornes de mon devoir; mon zèle ne fe démentira jamais pour toutes les perfonnes a qui je dois de l'attache- ment & du refpeâ:, & vous devez tirer de-!à une conclufion bien naturelle fur mes fentimens à votre ég

Je fuis tics- impatient , mon cher père, d'apprendre l'état

DIVERSES. 5*7

de vôtre fente & celle de ma chère mère. Pour la mienne, je ne fais s'il vaut la peine de vous dire que je fuis tombé depuis le commencement de Tannée dans une langueur extraor- dinaire { ma poitrine eft affectée, & il y a apparence que cela dégénérera bientôt en phtifîe ; ce font les foins & les bontés de Madame de W'arens qui me foutiennent & qui peuvent pro- longer mes jours ; j'ai tout à efpérer de ù charité & de fa com- pafîion , & bien m'en prend.

LETTRE II.

Du 2G juin i^jS. Mon cher Père,

1 Lus les fautes font courtes & plus elles font pardonnables. Si cet axiome a lieu , jamais homme ne fut plus digne de pardon que moi; il cil vrai que je fuis entièrement redevable aux bontés de Madame de Warens de mon retour au bon fens & à la raifon ; c'eit encore fa fageiîe & (x généralité qui m'ont ra- mené de cet égarement-ci ; j'efpere que par ce nouveau bien- fait, l'augmentation de ma reconnoifTance & mon attachement refpe&ueux pour cette Dame , lui feront de forts garants de la f i- geffe de ma conduite à l'avenir; je vous prie , mon cher père, de vouloir bien y compter auiïi , & quoique je comprenne bien que vous n'avez pas lieu de faire grand fond fur la folidité de mes , rès ma nouvelle démarche ; il efi jufte pour-

tant que VOUS fâchiez que je n'uvois point pris mon parti ii

5^3 LETTRES

étourdiment que je n'euffe eu foin d'obferver quelques - unes des bienféances néceftaires en pareilles occafions. J'écrivis à Madame de Warens dès le jour de mon départ, pour préve- nir toute inquiétude de fa part; je réitérai peu de jours après; j'étois aufïi dans les difpofîtions de vous écrire , mais mon voyage a été de courte durée , & j'aime mieux pour mon hon- neur & pour mon avantage que ma lettre foit datée d'ici que de nulle part ailleurs.

Je vous fais mes finceres remerciemens , mon cher père, de l'intérêt que vous paroiffez prendre, encore en moi ; j'ai été infiniment fenfible à la manière tendre dont vous vous êtes exprimé fur mon compte dans la lettre que vous avez écrite à Madame de Warens ; il cft certain que fi tous les fentimens les plus vifs d'attachement (k de refpeél d'un fils peuvent mé- riter quelque retour de la part d'un père , vous m'avez toujours été redevable à cet égard.

Madame de Warens vous fait bien des complimens , & vous remercie de la peine que vous avez prife de lui répondre ; il eft vrai , mon cher père , que cela ne vous tft pas ordinaire. Je ne devrois pas être obligé de vous fupplier de ne donner plus lieu à cette Dame de vous faire de pareils remerciemens dans le fens de celui -ci ; j'ai vu que toutes les fois qu'elle a eu l'honneur d'écrire au Roi & aux plus grands feigneurs de la Cour , fes lettres ont été répondues avec la demie titude. S'il (.n1 vrai que vous m'aimiez, & que vous ayez tou- jours pour le vrai mérite l'eilimc & l'attention qui lui font dûs, il cft de voue devoir, fi j'ofe parler ainii , de ne vous pas laifler prévenir.

Je

DIVERSES. 5*9

Je fuis inquiet fur l'état de ma chère mcre ; j'ai lieu de juger par votre lettre que h fanté fe trouve altérée ; je vous prie de lui en témoigner ma fenfibilicé ; Dieu veuille prendre foin de la vôtre, & la conferver pour ma fatisfu&ion long - tems au- delà de ma propre vie.

J'ai l'honneur d'être , &c.

LETTRE III.

Monsieur et très-cher Père,

LJ Ans la dernière lettre que vous avez eu la bonté de m'é- crire le s courant, vous m'exhortez à vous communiquer mes vues au fujet d'un établiffement. Je vous prie de m'excufer fi j'ai tardé de vous répondre ; la matière elt importante , il m'a fallu quelques jours pour faire mes réflexions , & pour les rédi- ger clairement, afin de vous en faire part.

Je conviens avec vous , mon très-cher père , de la nécefTïté de faire de bonne heure le choix d'un établiffement , & de s'occuper à fuivre utilement ce choix ; j'avois déjà compris cela , mais je me fuis toujours vu jufques-ici hors de la fup- pofition , abfolument néceffaire en pareils cas, 6c fans laquelle l'homme ne peut agir , qui elt la poffibilité.

Suppofons , par exemple , que mon génie eût tourné na- turellement du côté de l'étude , (bit pour l'églife , fuir pour le barreau, il eft clair qu'il m'eût fallu des fecours d'argent,

Suffi, de lu CoIL'c. Tome L Ctcc

57o LETTRES

pour ma nourriture , foie pour mon habillement , foit encore pour fournir aux frais de l'étude. Mettons le cas auffi que le commerce eût été mon but, outre mon entretien, il eût fallu payer un apprentiflage , & enfin trouver un fonds convenable pour m'établir honnêtement : les frais n'euflent pas été beau- coup moindres pour le choix d'un métier ; il eft vrai que je favois déjà quelque chofe de celui de graveur; mais outre qu'il n'a jamais été de mon goût, il eft certain que je n'en favois pas à beaucoup près afTcz pour pouvoir me foutenir, & qu'au- cun maître ne m'eût reçu fans payer les frais d'un aiïujettif- fement.

Voilà, fuivant mon fenriment, les cas de tous les difTérens établifTemens dont je pouvois raifonnablement faire choix ; je vous laifTe juger à vous-même , mon cher père , s'il a dépendu de moi d'en remplir les conditions.

Ce que je viens de dire ne peut regarder que le pafTé. A Tàge je fuis , il eft trop tard pour penfer à tout cela , & telle eft ma miférable condition , que quand j'aurois pu pren- dre un parti folide , tous les fecours nécefTaires m'ont man- qué ; &c quand j'ai lieu d'efpérer de me voir quelque avance , le tems de l'enfance , ce tems précieux d'apprendre , fe trouve écoulé fans retour.

Voyons donc à préfent ce qu'il conviendrait de faire dans la fituation je me trouve : en premier lieu , je puis prati- quer la mufique que je fais allez pafTablemcnt pour cela : fecon- dement , un peu de talent que j'ai pour récriture, ( je p. aie du ftyle ) pourroit m'aider à trouver un emploi de fecréraire chez quelque grand feigneur: enfin, je pourrais, dans quel-

DIVERSES. 571

ques années, & avec un peu plus d'expérience , fervir de gou- verneur à des jeunes gens de qualité.

Quant au premier article, je me fuis toujours allez applaudi du bonheur que j'ai eu de faire quelque progrès dans la mu- fique pour laquelle on me flatte d'un goût affez délicat ; & vcici, mon cher père, comme j'ai raifonné.

La mufique eft un art de peu de difficulté dans la pratique y c'eil-à-dire , par-tout pays on trouve facilement à l'exercer ; les hommes font faits de manière qu'ils préfèrent alTez fou- vent l'agréable à l'utile ; il faut les prendre par leurs foibles &c en profiter , quand on le peut faire fans injuftice ; or , qu'y a-t-il de plus jufte que de tirer une contribution honnête de fon travail ? La mufique eft donc de tous les ralens que je puis avoir , non pas peut-être à la vérité celui qui me fait le plus d'honneur , mais au moins le plus fur quant à la facilité ; car vous conviendrez qu'on ne s'ouvre pas toujours aifément l'entrée des maifons confidérables ; pendant qu'on cherche & qu'on fe donne des mouvemens , il faut vivre ; & la mufique peut toujours fervir d'expectative.

Voilà la manière dont j'ai confidéré que la mufique pourroit m'etre utile : voici pour le fécond article qui regarde le pofte de fecrétaire.

Comme je me fuis déjà trouvé dans le cas , je connois à- peu-pres les divers talens qui font néceffaires dans cet em- ploi ; un ftyle clair & bien intelligible , beaucoup d'exactitude & de fidélité , de la prudence à manier les affaires qui peuvent être de notre reffort, & par deffus tout un fecret inviolable ; avec ces qualités on peut faire un bon fecrétaire. Je puis me

C c c c i

57i LETTRES

flatter d'en pofleder quelques-unes ; je travaille chaque jour a l'acquifition des autres , & je n'épargnerai rien pour y réuffir.

Enfin , quant au porte de gouverneur d'un jeune feigneur ; je vous avoue naturellement que c'eft l'état pour lequel je me fens un peu de prédilection : vous allez d'abord être furpris ; différez s'il vous plaît un inftant de décider.

Il ne faut pas que vous penfiez, mon cher père, que je me fois donné il parfaitement à la mufique, que j'aye négligé toute autre efpece de travail; la bonté qu'a eu Madame de Warens de m'accorder chez elle un afyle , m'a procuré l'avan- tage de pouvoir employer mon tems utilement , & c'eft ce que j'ai fait avec affez de foin jufqu'ici.

D'abord , je me fuis fait un fyftême d'étude que j'ai divifé en deux chefs principaux ; le premier comprend tout ce qui fert à éclairer l'efprit & l'orner de connoiffances utiles & agréa- bles ; l'autre renferme les moyens de former le cœur à la fageiïe & à la vertu. Mada. îe de Warens a la bonté de me fournir des livres , & j'ai tâché de faire le plus de progrès qu'il étoit pofïïble 6c de divifer mon tems de manière que rien n'en reliât inutile.

De plus ; tout le monde peut me rendre jurticc fur ma con- duite, je chéris les bonnes mœurs & je ne crois pas que per- fonne ait rien à me reprocher de confidérable contre leur pu- reté ; j'ai de la religion 6c je crains Dieu ; d'ailleurs fujet à d'ex- trêmes foibleffes, &c rempli de défauts plus qu'aucun autre homme au monde, je fens combien il y a de vices à corriger chez moi. Mais enfin les jeunes gens feraient heureux s'ils tomLoient toujours entre les mains de perfonnes qui euffent

DIVERSES. ç7î

autant que moi de haine pour le vice & d'amour pour la vertu.

Ainfi pour ce qui regarde les fciences 6c les belles-lettres , je crois d'en favoir autant qu'il en faut pour l'inftruction d'un gentilhomme, outre que ce n'elt point précifément l'office d'un gouverneur de donner les leçons; mais feulement d'avoir attention qu'elles fe prennent avec fruit, & effectivement il eff néceffaire qu'il fâche fur toutes les matières plus que fon élevé ne doit apprendre.

Je n'ai rien a répondre à l'objeéh'on qu'on me peut faire fur l'irrégularité de ma conduite palfée ; comme elle n'eft pas excu- fable , je ne prérends pas l'excufer : aufïi , mon cher père , je vous ai dit d'abord que ce ne feroit que dans quelques années & avec plus d'expérience, que j'oferois entreprendre de me charger de la conduite de quelqu'un. C'eft que j'ai deffein de me corriger entièrement 6c que j'efpere d'y réu/fir.

Sur tout ce que je viens de dire, vous pourrez encore m'oppo- fer que ce ne font point des établiffemens folides , principa- lement quant au premier & troilieme article; -deffus je vous prie de confldérer que je ne vous les propofe point comme tels , mais feulement comme les uniques reffources je puiffe recourir dans la firuation je me trouve , en cas que les fecours préfens vinlfent à me manquer; mais il eit tems de vous développer mes véritables idées 6c d'en venir à la concluflon.

Vous n'ignorez pas , mon cher pere , les obligations infinies que j'ai à Madame de Warens; c'eft fa charité qui m'a tiré plufieurs fois de la mifere, 6c qui s'elt conftamment arrachée depuis huit ans à pourvoir à tous mes befoins , 6c même bien

574 LETTRES

au-delà du néceiïàire. La bonré qu'elle a eue de me retirer dans fa maifon , de me fournir des livres , de me payer des maîtres , & par-deflus tout fes excellentes inftructions & fon exemple édifiant , m'ont procuré les moyens d'une heureufe éducation , & de tourner au bien mes mœurs alors encore indécifes; il n'eft pas befoin que je relevé ici la grandeur de tous ces bien- faits , la fîmple expofition que j'en fais à vos yeux fuffit pour vous en faire fentir tout le prix au premier coup-d'œil : jugez, mon cher père , de tout ce qui doit fe paffer dans un cœur bien fait, en reconnoiflànce de tout cela; la mienne eft fans bornes ; voyez jufqu'cù s'étend mon bonheur, je n'aide moyen pour la manifefier que le feul qui peut me rendre parfaitement heureux.

J'ai donc deffein de fupplier Madame de Warens de vouloir bien agréer que je paffe le relie de mes jours auprès d'elle , & que je lui rende jufqu'à la fin de ma vie tous les fervices qui feront en mon pouvoir ; je veux lui faire goûter autant qu'il dépendra de moi par mon attachement à elle & par la fagefie & la régularité de ma conduite, les fruits des foins & des pei- nes qu'elle s'eft donné pour moi : ce n'eft point une manière frivole de lui témoigner ma reconnoiffance ; cette fige & aima- ble Dame a des fentimens aftez beaux pour trouver de quoi fe payer de fes bienfaits par fes bienfaits même , & par l'hommage continuel d'un cœur plein de zèle , d'eitime , d'attachement & de refpect pour elle.

J'ai lieu d'efpérer , mon cher père, que vous approuverez ma réfolution 6c que vons la féconderez de tout votre pouvoir. Par-là toutes difficultés font levées; rétabliftement eft tout

DIVERSES. 575

fjir, & afTurémcnt le plus folide & le plus heureux qui puilH; être au monde , puis qu'outre les avantages qui en reluirent en ma faveur, il eft fonde de part & d'autre fur la bonté du cœur 6c fur la vertu.

Au refle , je ne prétends pas trouver par-la un prétexte hon- nête de vivre dans [a fainéantife & dans l'oifiveté; il eft vrai que le vide de mes occupations journalières eft grand , /nais je l'ai entièrement confacré à l'étude , & Madame de Warens pourra me rendre la juitice que j'ai fuivi affez régulièrement ce plan , & jufquWpréfenrclle ne s'eft plaint que de l'excès. Il n'eft pas à craindre que mon goût change ; l'étude a un charme qui fait que quand on l'a une fois goûtée on ne peut plus s'en dé- tacher, & d'autre part l'objet en cil li beau, qu'il n'y a perfonne qui puiffe blâmer ceux qui font aifez heureux pour y trouver du goût & pour s'en occuper.

Voilà, mon cher père, l'expofition de mes vues, je vous fupplie très-humblement d'y donner votre approbation , d'é- crire à Madame de Warens, & de vous employer auprès d'elle pour les faire réuffir ; j'ai lieu d'efpérer que vos démarches ne feront pas infruètueufes, & qu'elles tourneront à notre com- mune fatisfaction.

Je fuis , &c.

4*

LETTRE IV.

Mon cher Père,

1V1 Algré les trilles afîbrances que vous m'avez données que vous ne me regardiez plus pour votre fils , j'ofe encore, recourir à vous , comme au meilleur de tous les pères , 6c quels que foient les juftes fujets de haine que vous devez avoir contre moi , le titre de fils malheureux & repentant les efface •dans votre cœur , & la douleur vive & fincere que je reffens d'avoir fi mal ufé de votre tendreffe paternelle , me remet dans les droits que le fang me donne auprès de vous ; vous êtes toujours mon cher père & quand je ne refTentirois que le feul poids de mes fautes , je fuis affez puni dès que je fuis criminel. Mais hélas ! il eft bien encore d'autres motifs qui feroient changer votre colère en une compafïïon légitime , vous en étiez pleinement inftruit. Les infortunes qui m'accablent de- puis long-tems n'expient que trop les fautes dont je me fens coupable , & s'il eft vrai qu'elles font énormes , la pénitence les furpaiïe encore. Trifle fort que celui d'avoir le cœur plein d'a- mertume & de n'ofer même exhaler fa douleur par quelques foupirs ! Trifte fort d'être abandonné d'un père dont on auroit pu faire les délices & la confolation ! mais plus trifte fort de fe voir forcé d'être à jamais ingrat & malheureux en même tems, & d'être obligé de traîner par toure la terre fa mifere & fes remords ! Vos yeux fe chargeraient de larmes, fi vous connoiflîez à fond ma véritable fituation , l'indignation ftroic

bientôt

DIVERSES. s;?

bientôt place à la pitié , & vous ne pourrit/ vous empêcher de reffentir quelque peine des malheurs dont je me vois ac- cablé. Je n'aurois ofé me donner la liberté de vous écrire /i je n'y avois été forcé par une nécellicé indifpenfàble. J'ai long-tems balancé dans la crainte de vous offenfer en( davantage; mais enfin j'ai cru que dans la trille ûtuation je me trouve , j'aurois été doublement coupable fi je- i." - vois fait tous mes efforts pour obtenir de vous des fecours qui me font abfolument néceffaires. Quoique j'aye a craindre un refus, je ne m'en flatte pas moins de quelque efpérance; je n'ai point oublié que vous êtes bon père, & je fais que vous êtes affez généreux pour faire du bien aux malheureux indépen- damment des loix du fang & de la nature , qui ne s'effacent jamais dans les grandes âmes. Enfin , mon cher père , il faut vous l'avouer , je fuis à Neufchâtel dans une mifere à laquelle mon imprudence a donné lieu. Comme je n'avois d'autre talent que la mufique, qui put me tirer d'affaire , je crus que je ferois bien de le mettre en ufage fi je le pouvois ; & voyant bien que je n'en favois pas encore affez pour l'exercer dans des pays catholiques, je m'arrêtai à Laufanne j'; i enfeigné pen- dant quelques mois ; d'où étant venu à Neufchâtel je me vis dans peu de tems par des gains affez considérables joints à une conduite fort réglée , en état d'acquitter quelques dettes que j'avois à Laufanne ; mais étant forti d'ici inconfid ment, après une longue fuite d'aventures que je me réferve l'honneur de vous détailler de bouche, fi vous voulez 1 ieo le permettre , je fuis revenu ; mais le chagrin que je puis dire fans vanité que nés écolieres conçurent de mon départ a bien SuppL de la Collée. Tome L Dddd

578 LETTRES

été paye à mon retour par les témoignages que j'en reçois qu'elles ne veulent plus recommencer; de façon que privé des fecours nécefTaires, j'ai contracté ici quelques dettes qui m'en- pêcl.ent d'en fortir avec honneur & qui m'obligent de recourir à vous.

Qi:e ferois-je vous me refufiez ? de quelle confufion ne fercis-je pas couvert ? faudra - t - il après avoir fi long-tems vécu fans reproche malgré les viciffitudes d'une fortune inconf- tante , que je déshonore aujourd'hui mon nom par une in- dignité ? Non , mon cher père , j'en fuis fur , vous ne le permettrez pas. Ne craignez pas que je vous falfe jamais une femblable prière ; je puis enfin par le moyen d'une feience que je cultive incefTamment , vivre fans le fecours d'autrui ; je fens combien il pefe d'avoir- obligation aux étrangers & je me vois enfin en état après des foucis continuels , de fubfifier par moi - même ; je ne ramperai plus , ce métier ef t indigne de moi ; fi j'ai refufé plufieurs fois une fortune éclatante , c'eft que j'eftime mieux une obfcure liberté , qu'un efclavage bril- lant ; mes fouhaits vont être accomplis & j'efpere que 'e vais bientôt jouir d'un fort doux & tranquille, fans dépendre que de moi-même, & d'un perc dont je veux toujours rcfpe&er & fuivre les ordres.

Pour me voir en cet état il ne me manque que d'être hors d'ici je me fuis témérairement engage : j'attends ce dernier bienfait de votre main avec une entière confiance.

Honorez-moi, mon cher père , d'une réponfe de votre main ; ce fera la première lettre que j'aurai reçue de vous dès nu fortie de Genève ; accordez-moi le plailir de baifer au moins

DIVERSES. 579

ces chers caractères; faites-moi la grâce de vous hâter , c^r je fuis dans une crifê très-prenante. Mon adreflè eft ici joinre ; vous devinerez aifément les raiibns qui m'ont fait prendre un nom fuppofé ; votre prudente difcrétion ne vous permettra pas de rendre publique cette lettre, ni de la montrer a perfonne qu'à ma chère mère que j'affure de mes très - humbles refpects, & que je fupplie les larmes aux yeux de vouloir bien nie pardonner mes fautes & me rendre ù chère tendrene. Pour vous , mon cher père , je n'aurai jamais de repos que je n'aye mérité le retour de la vôtre , & je me flatte que ce jour viendra encore vous vous ferez un vrai plaifir de m'avouer pour

Mon cher Père,

Votre très - humble & très- obéiflant ferviteur & fils.

L E T T Pv E V,

DE J. J. ROUSSEAU A S** TANTE.

J'Ai reçu avant-hier la vifite de Mlle. F F dont le

trille fort me furprend d'autant plus , que je n'avois rien fu jus- qu'ici de tout ce qui la regardoir. Quoique je n'aye appris fon hiftoire que de Cd bouche , je ne doute pas , ma chère tante , que ù mauvaife conduite ne l'ait plongée dans l'état d elle fe trouve. Cependant il convient d'empécher, Q Ton le

Dddd z

58° LETTRES

peut, qu'elle n'achevé de déshonorer fa famille & fon nom; 6c c'eft un foin qui vous regarde auffi en qualité de belle-mere. J'ai écrit à M. Jean F. . . . fon frère pour l'engager à venir ici , & tâcher de la retirer des horreurs la mifere ne manquera pas de la jetter. Je crois , ma chère tante, que vous ferez bien 6c conformément aux fentimens que la charité, l'honneur 6c la religion doivent vous infpirer de joindre vos follicitatJons aux miennes, 6c même fans vouloir m'avifer de vous donner des leçons , je vous prie de le faire pour l'amour de moi ; je crois que Dieu ne peut manquer de jetter un œil de faveur 6c de bonté fur de pareilles aillons. Pour moi , dans l'état je fuis moi-même, je n'ai pu rien faire que la foutenir par les confolations 6c les confeils d'un honnête homme, & je l'ai préfentée à Madame de Warens qui s'eft intéreiïce pour elle a ma confédération, 6c quia approuvé que je vous en écriviiTe. J'ai appris avec un vrai regret la mort de mon oncle Ber- nard. Dieu veuille lui donner dans l'autre monde le bien qu'il n'a pu trouver en celui - ci , 6c lui pardonner le peu de foin qu'il a eu de fes pupilles. Je vous prie d'en faire mes condo- léances à ma tante Bernard a qui j'en écrirois volontiers; mais en vérité je fuis fltfPdonnable dans l'abattement & la langueur je fuis de ne pas remplir tous mes devoirs. S'il lui relie quelques manuferits de feu mon oncle Bernard qu'elle ne fe foucie pas de conferver , elle peut me les envoyer ou me les garder; je lâcherai de trouver de quoi les payer ce qu'ils \ dront. Donnez-moi s'il vous plaît des nouvelles de mon pau- vre père; j'en fuis dans une véritable peine; il y a long-tems ne m'a écrit; je vous prie de l'affarcr dans l'occafion

D .1 V E R S E S.

58i

que le plus grand de mes regrets eft de n'avoir pu jouir d'une faute qui m'eût permis de mettre à proiit le talens que

je puis avoir; affurémeni il auroit connu que j<. ù;is un bon & tendre fils. Dieu m"eir te moin que je le dis du fond du cœur. Je fuis redevable à Madame de Warens d'avoir cul-

un moi avec foin . les linrimens d'attachement & de pecl qu'elle m'a toujours trouvé pour mon pue 6c pour toute ma vie. Je ferais bien aife que vous eullîez pour cette I les fentimens dus a fes hautes vertus 6c à fon t lent , 6c que vous lui fulliez quelque gré d'avoir été dans tous les tems ma bienfaitrice 6c ma mère.

Je vous prie auffi ma chère tante, de vouloir afTurer de mes refpeds 6c de mon finecre attachement ma tante Gonceut , quand vous ferez à portée de la voir; mes falutations auiîi à mon oncle David. Ayez la bonté de me donner de vos nou- velles, & de m'inftrutre de l'état de votre fanté, 6c du fix de vos démarches auprès de M. F

$fe = =S£3» . == ■*&

L E T T Pv E VI.

A MADEMOISELLE

J E fuis très - fenfible à la bonté que veut bien avoir Madame de W * * *. de fe rc flou venir encore de moi. Cette nouvelle m'a donné une confolation que je ne faurois vous exprin ir; & je vous protefte que jamais rien ne m'a plus violemment t ouru fi diigrace. J'ai eu d(

c z LETTRES

de vous dire , Mademoifelle , que j'ignorois les fautes qui avcient pu me rendre coupable à ks yeux , mais jufqu'ici la crainte de lui déplaire m'a empêché de prendre la liberté de lui écrire pour me juitifkr ou du moins pour obtenir par mes foumiffions,un pardon qui feroit à ma profonde douleur, quand même j'aurais commis les plus grands crimes. Aujour- d'hui , Mademoifelle , fi vous voulez bien vous employer pour moi , l'occafion elt favorable , & à votre follicitation elle m'ac- cordera . fans doute la permiflion de lui écrire ; car c'ell une hardieffe que je n'oferois prendre de moi-même. C'étoit me faire injure que demander fi je voulois qu'elle fût mon adrerTe ; puis- je avoir rien de caché pour une perfonne à qui je dois tout ? Je ne mange pas un morceau de pain que je ne reçoive d'elle ; fans les foins de cette charitable Dame, je ferois peut-être déjà mort de faim , & fi j'ai vécu jufqu'à préfent , c'eft aux dépens d'une fcience qu'elle m'a procurée. Hâtez-vous donc Mademoifelle je vous en fupplie ; intercédez pour moi , &c tâchez de m'obtenir la permilîion de me juflirier.

J'ai bien reçu votre lettre datée du 21 Novembre adreirée à Laufânne. J'avois donné de bons ordres , & elle me fut en- voyée fur-fe-champ. L'aimable Demoifelle de G* **. elt tou- jours dans mon cœur & je brûle d'impatience de recevoir de fes nouvelles ; faites-moi le plaifir de lui demander au cas qu'elle foit encore à Anneci , fi elle agréerait une lettre de ma main, Comme j'ai ordre de m'informer de M. Venture % je ferais fort aile >..'. ; pr« l( re il eit a&uelkment ; il a eu giwnd rvrt de r.e } piai cuire a M. (en père , qui elt fort en peine de lui; j'ai promis de donner de fes nousches des que j'en faurois

D I V ERSE S. 5*;

moi-même. Si cela ne vous fait pas de la peine , accordez- moi la grâce de nie dire s'il eft coujouns ci, de fon

adreffe à-peu-près. Comme j'ai beaucoup travaille depuis mon départ d'auprès de vous , /i vous agréez pour vous d que je vous envoyé quelques-unes de mes pièces , je le ferai avec joie ; toutefois fous le fceau du fecret , car je n'ai pas encore aflez de vanité pour vouloir porter le nom d'Auteur: il faut auparavant que je fois parvenu à un degré qui puiffe rne faire fou tenir ce titre avec honneur. Ce que je vous offre c'eff pour vous dédommager en quelque forte de la compote qui n'e/1 pas encore mangeable. PafTons à votre dernier article qui eft le plus important. Je commencerai par vous dire qu'il n'éroi: point néceffaire de préambule pour me faire agréer vos fages avis; je les recevrai toujours de bonne part & avec beaucoup de refpect ôc je tâcherai d'en profiter. Quant à celui -ci que vous me donnez, foyez perfuadée, Mademoifelle , que ma religion «ft profondément gravée dans mon ame & que rien n'eft ca- pable de l'en effacer. Je ne veux pas ici me donner beaucoup de gloire de la confiance avec laquelle j'ai refufé de retourner chez moi. Je n'aime pas praner des dehors de piété qui fouvent trompent les yeux , & ont de tout autres motifs que ceux qui montrent en apparence. Enfin, Mademoifelle , ce n'efl pas par divertiflèment que j'ai changé de nom & de patrie , & que je rifa,ue a chaque inilant d'être regardé comme un fourbe & peut-être un efpion. Finirions une trop longue lettre; c'eft affèz vous ennuyer ; je vous prie de vouloir bien m'ho- norer d'une prompte réponfe, parce que je ne ferai pe u-érre pas long féjour ici. Mes affaires y font dans une fort mauvaife

su LETTRES

crïfe. Je fuis déjà fort endetté & je n'ai qu'une feule écoîiere. Tout eft en campagne ; je ne fais comment fortir; je ne fais comment relter ; parce que je ne fais point faire de baflèfles. Gardez-vous de rien dire de ceci à Madame de *W***. J'aime- rois mieux la mort , qu'elle crût que je fuis dans la moindre indigence , & vous - même tâchez de l'oublier , car je me repens de vous l'avoir dit. Adieu , Mademoifelle , je fais toujours avec autant d'eftime que de reconnoirlance.

£fe q«y ^z

LETTRE VII.

A M.

JYJlAd ame de Warens m'a fait l'honneur de me communi- quer la réponfe que vous avez pris la peine de lui faire , & celle que vous avez reçue de M. de Mably à mon fujet. J'ai admiré avec une vive reconnoiiïance les marques de cet em- preflement de votre part à faire du bien qui caraâérife les cœurs vraiment généreux ; ma fenfibilité n'a pas fans doute de quoi mériter beaucoup votre attention, mais vous voudrez du moins bien permettre à mon zèle de vous aflurer que vous ne fuiriez , Monfieur, porter vos bontés a mon égard au-delà de ma reconnoiflance ; je vous en dois beaucoup , pour le bien que l'excès de Votre indulgence \ . a fait avancer en iv. i que j'ai tâche" de répondre aux foins

Madame de Warens, rha très-chete maman, a bien prendre pour me pouffer dans les belles connu mais

les

DIVERSE 58?

les principes dont je fais profeffion , m'ont fouvcni fait négliger la culture des talens de l'efprit , en faveur de celle des fenri- mens du cœur, & j'ai bien plus ambitionné de penfer jufte que

de favoir beaucoup. Je ferai cependant, Moniieur , même à cet égard, les plus puiffans efforts pour foutenir l'opinion avan- tageufe que vous avez voulu donner de moi , & c'eft en ce (lus que je regarde tout le bien que vous avez dit , comme une exhor- tation polie de remplir de mon mieux rengagement honora- ble que vous avez daigne contracter en mon nom. M. de Mably demande les conditions fous lefquellcs je pourrai me charger de l'éducation de fes fils.

Permettez-moi, Monfieur, de vous rappeller , a cet égard, ce que j'ai eu l'honneur de vous dire de vive-voix. Je fuis peu fenfible à l'intérêt , mais je le fuis beaucoup aux attentions : un honnéce homme , maltraite de la fortune , & qui fe Lit un amour de fes devoirs , peut raifonnablement l'efpérer , «Se je me tiendrai toujours dédommagé, félon mon goût, quand on voudra fuppléer par des égards à la médiocrité des appoin- temens. Cependant, Monfieur, comme le défintéreffement ne doit pas être imprudent , vous fentez qu'un homme qui veut s'appliquer à l'éducation des jeunes gens avec tout le goût ce toute l'attention néceffaire, pour avoir lieu d'efpérer un heu- reux fuccès, ne doit pas être diitrait par l'inquiétude des be- foins. Géiién.lement il feroit ridicule de penfer qu'un homme dont le cœur cft flétri par la mifere ou par des traitemens très -durs , puifle infpirer à fes élevés des fentimens de noble ife & de généralité. C'efl l'intérêt des peres que les précepteurs ou les gouverneurs de leurs enfans ne fuient pas dans une Snppl. de la Collcc. Tome I. E c c e

5S5 LETTRES

pareille fituation; & de leur part, les enfans n'auroient garde de refpecter un maître que fon mauvais équipage , ou une vile fujé— tion rendraient méprifable à leurs yeux. Pardon , Monfieur ; les longueurs de mes détails vont jufqu'à l'indifcrétion. Mais comme je me propofe de remplir mes devoirs avec toute l'at- tention , tout le zèle , & toute la probité dont je fuis capa- ble , j'ai droit d'efpérer aufïi qu'on ne me refufera pas un peu de confidération , & une honnête liberté, comme je fouhaitc aum" qu'on m'en accorde les privilèges. Quant à l'appointement , je vous fupplie , Monfieur, de vouloir régler cela vous-même , & je vous protefte d'avance , que je m'en tiendrai avec joie à tout ce que vous aurez conclu. Si vous ne le voulez point ; je m'en rapporterai volontiers à M. de Mably lui - même , &c je n'ai point de répugnance à lui laifTer éprouver pendant quel- que tems. M. de Mably pourra même, s'il le juge à propos, renvoyer le difcours de cet article , jufqu'à ce que j'aye l'hon- neur d'être arTez connu de lui pour être allure que tes bontés ne feront pas mal employées; ce qui me fait quelque peine, c'elt que le nombre des élevés pourroit nuire. Il feroit à fou- haiter que je ne fufTe pas contraint de partager mes foins entre un fi grand nombre d'élevés ; l'homme le plus attentif a peine à en fuivre un fcul dans tous les détails il importe d'entrer, pour s'afTurer d'une belle éducation; j'admire l'hcureufe facilité de ceux qui peuvent en former beaucoup plus à la fois , fans ofer m'en promettre autant de ma part. Ce qu'il y a de cer- tain, c'efi que je n'épargnerai rien pour y réulfir. A l'égard de l'aîné; puiTqu'on lui connok déjà de fi favorables difpofitions , j'ofe me flatter d'avance , qu'il ne fortira point de mes mains

DIVERSES. 587

fans m'égnler en fentimens , & me furpafTer en lumières. Ce n'eft pas beaucoup promettre : mais je ne puis mefurer mes engagemens qu'à mes forces. Le furplus dépendra de lui.

Il elt tems de celïér de vous fatiguer. Daignez , MonHeur , continuer de m'honorer de vos bontés 6c agréer le profond refpecf. avec lequel j'ai l'honneur d'être , &c.

c*=

LETTRE VIII.

V O u s voilà donc , Monfieur , déferteur du monde & de fes plaifirs; c'eft, à votre âge & dans votre fituation, une méta- morphofe bien étonnante. Quand un homme de vingt - deux ans, galant, aimable, poli, fpirituel comme vous l'êtes, & d'ailleurs point rebuté de la fortune, fe détermine à la retraite par fimple goût , & fans y être excité par quelque mauvais fuccès dans fes affaires ou dans fes plaifirs, on peut s'afTurer qu'un fruit fi précieux du bon fens 6c de la réflexion n'amè- nera point après lui de dégoût ni de repentir. Fondé fur cette affurance , j'ofe vous faire fur votre retraite , un compliment qui ne vous fera pas répété par bien des gens ; je vous en félicite. Sans vouloir trop relever ce qu'il y a de grand 6c peut-être d'héroïque dans votre réfolution , je vous dirai franchement que j'ai fouvent regretté qu'un efprit auflî jufte 6c une ame aufS belle que la vôtre, ne fuflènt faits que pour la galanterie, les cartes 6c le vin de Champagne ; vous étiez , mon ; cher Monfieur, pour une meilleure occupation; le goût paf-

E e e e i

588 LETTRES

jRonné, mais délicat qui vous entraîne vers les plaifirs, vous a bienrôr fait démêler la fadeur des plus brillans ; vous éprou- verez avec étonne ment que les plus fin pies & les plus modef- tes n'en ont ni moins d'attraits, ni moins de vivacité. Vous connoiiTez déformais les hommes ; vous n'avez plus befoin de les tant voir pour apprendre à les méprifer ; il fera bon maintenant que vous vous confieriez un peu pour (avoir à votre tour quelle epinion vous devez avoir de vous - même. Ainfi , en même tems que vous eff lyerez d'un autre genre de vie ,. vous ferez en même rems far votre intérieur un petit examen dont le fruit ne fera pas inutile à votre tranquillité.

Monfieur , que vous donnafliez dans l'excès , c'eft ce que je ne voudrois pas fans ménagement. Vous n'avez pas fans doute al folument renoncé à la fociété , ni au commerce des hommes; comme vous vous êtes déterminé de pur choix, & fans qu'aucun fâcheux revers vous y air contraint , vous n'aurez garde d'époufèr les fureurs atrabilaires des mifiinthro- pes, ennemis mortels du genre - humain ; permis à vous de le méprifer, à la bonne heure , vous ne ferez pas le feu! ; mais vous devez l'aimer toajoars : les homir.es, quoiqu'on i font nos frères, en dépit de nous & d'eux; frères fort durs à la vérité , mais nous n'en fommes pas moins obligés de remplir à leur égard cous les devoirs qui nou^ fo ,t impofés. A cela près , il faut avouer qu'on ne peut fe difpenfer de por- ter la lanterne dans la quantité pour s'établir un commerce & cii.'. i nd malheureufement la lanterne ne mon-

tre rien, c\:l ! ien une néceffîté de traiter avec foi-môme & de fe prendre , faute d'autre , pour ami & pour i

DIVERSES. 5Sy

Mais ce confident , & cet ami , il faut aufTi un peu le con- noître & (avoir comment 6c jufqu'à quel point on peut fe lier à lui ; car fouvent l'apparence nous trompe , même jufques fur nous - mêmes ; or le tumulte des villes , & le fracas du grand monde ne font gueres propres à cet examen. Les dif- fractions des objets extérieurs y font trop longues 6c trop fréquentes; on ne peut y jouir d'un peu de folitude & de tran- quillité. Sauvons -nous a la campagne; allons - y chercher un repos &c un contentement que nous n'avons pu trouver au milieu des arTemblées & des divertillemens ; efTayons de ce nouveau genre de vie ; goûtons un peu de ces plaiûrs paifî- bles , douceur dont Horace, fin connoifTeur s'il en fut, fai- foif un ii grand cas. Voilà, Monfieur, comment je foupçonne que vous a\ez raifonné.

Qfr ==^ag *C3

LETTRE IX.

Monsieur,

UAicnerez-vous bien encore me recevoir en grâce , après une aufli indigue négligence que la mienne? J'en fens toute la turpitude , 6c je vous en demande pardon de tout mon cœur. A le bien prtnJre cependant, quand je vous oflenfe par mes retards déplacé* . je \i encore le plus heureux des

ceux. \ o J mon égard la puis douce de routes les ver-

, l'indulgei te ; C\- vois goûte7 le plaifir de rem- plir les devoirs d'un parfait ami, candis que je n'ai que de

59o LETTRES

la honte & des reproches à me fuïe fur l'irrégularité de mes procédés envers vous. Vous devez du moins comprendre par- la que je ne cherche peint de détour pour me difculper. J'aime mieux devoir uniquement mon pardon à votre bonté que de chercher à m'exeufer par de mauvais fubterfuges. Ordonnez ce que le cœur vous dictera, du coupable & du châtiment ; vous ferez obéi. Je n'excepte qu'un feul genre de peine qu'il me feroit impoffible de fupporter; c'eft le refroidiiïement de vo- tre amité. Confervez-la moi toute entière, je vous en prie, & fouvenez-vous que je ferai toujours votre tendre ami, quand même je me rendrais indigne que vous fuiriez le mien.

Vous trouverez ici inclufe la lettre de remercîment que vous fait la très-chere Maman. Si elle a tardé trop à vous répondre, comptez qu'elle ne vous en dit pas la véritable raifon. Je fais qu'elle avoit des vues dont fituation préfente la contraint de renvoyer l'effet à un meilleur rems ; ce que je ne vous di- rois pas fl je n'avois lieu de craindre que vous n'artribuafïîez a l'impoliteire un retardement qui , de ù part , avoit apurement bien une autre fource.

Il faut maintenant vous parler de votre charmante pièce. Si vous faites de pareils efTais , que devons-nous attendre de vos ouvrages? Continuez , mon cher ami, la carrière brillante que vous venez d'ouvrir ; cultivez toujours l'élégance de votre goût par la connoiifance des bonnes règles ; vous ne*fauriez manquer d'aller loin avec de pareilles difpolitions. Vous vou- lez, moi, que je vous corrige! croyez-moi, il me convien- drait mieux de faire encore fous vous quelques thèmes , que de vous donner des leçons, bon que je veuille vous allincr que

DIVERSES. 59t

votre cantate foit entièrement fans défauts; mon amitic abhorre une balle flatterie , jufqu'à tel point que j'aime mieux donner dans l'excès oppofe que d'affoiblir le moins du monde la rigueur de la fincérité; quoique peut-être j'aye auffi de ma part quel- que chofe à vous pardonner à cet égard. Nous avons le regret de ne pouvoir mettre cette cantate en exécution faute de vio- loncelle , & Maman a même eu celui de ne pouvoir chanter autant qu'elle auroit fouhaiié , à caufe de fes incommodités continuelles : actuellement elle a une lièvre habituelle, des vo- mifiemens fréquens & une enflure dans les jambes qui s'opi- niâ:re a ne nous rien préfager de bon.

Maman m'a engagé de copier la mienne pour vous l'envoyer, puifque vous avez paru en avoir quelque envie; mais ayant égaré l'adreffe que vous m'aviez envoyée pour les paquets à envoyer, je fuis contraint d'attendre que vous me l'ayez indiquée une féconde fois ; ce que je vous prie de faire au plutôt. La cantate étant prête à partir, j'y joindrai volontiers deux ou trois exem- plaires du Verger, qui me relient encore , G VOUS êtes à portée d'en faire cadeau à quelque ami.

Je vous prie de vouloir faire mes complimens à M. l'Abbé Borlin. Vous pourrez am'T: le îvlïïui venir , fi vous le jugez bon, qu'il a une cantate 6c un autre chiffon de mufique à moi. L'a- venture de la Châronne me fait craindre que le bon Monfieur ne foit fujet a égarer ce qu'on lui remet. S'il vous les rend, je vous prie de ne me les renvoyer qu'après en avoir fait ufage aufli long-tems qu'il vous plaira.

Vous Ci\x7. fens doute que les affaires vont très-mal en Hon- grie, mais vous ignorez peut-ctre que M. Bouvier le liis y a été tuéj nous ne le favons que d'hier.

592 LETTRES

=^g - =373

LETTRE X.

A MADEMOISELLE

J E me fuis expofé au danger de vous revoir, & votre vue a trop juftilïé mes craintes en rouvrant toutes les plaies de mon cœur. J'ai achevé de perdre auprès de vous le peu de raifon qui me reftoir , & je fens que dans l'état vous m'avez réduit je ne fuis plus bon à rien qu'à vous adorer. Mon mal e(l d'autant plus trifte que je n'ai ni l'cfpcrance , ni la volonté d'en guérir , & qu'au rifque de tout ce qu'il en peut arriver il faut vous aimer éternellement. Je comprends , Mademoifelle , qu'il n'y a de votre part à efpérer aucun retour; je fuis un jeune homme fans fortune ; je n'ai qu'un cœur à vous offrir , ik ce cœur tout plein de feu, de fentimens & de délicateffe qu'il puiffe être n'eft pas fans doute un prcfent digne d'être reçu de vous. Je fens cependant, dans un fonds inépuifable de tendreflè, dans un caractère toujours vif & toujours conltant , des ref- fources pour le bonheur qui devraient , auprès d'une maîtreffe un peu fenfible , être comptés pour quelque chofe en dédom- magement des biens & de la figure qui me manquent. Mais quoi ! vous m'avez traité avec une dureté incroyable , & s'il vous elt arrivé d'avoir pour moi quelque efpece de compla i- fance, vous me l'avez enfuite fait acheter fi cher, que je jure- rois bien que vous n'avez eu d'autres vues que de me tourmen- ter. Tout cela me défcfpcrc uns nfétonner, & je trouve aflfez

dans

DIVERSES. 59S

dans tous mes défauts de quoi juftifier votre infenfibilité pour moi : mais ne croyez pas que je vous taxe d'être infenfible en effet? Non, votre cœur n'eft pas moins fait pour l'amour que votre vifage. Mon défefpoir efr que ce nYit pas moi qui devois le toucher. Je fais de feience certaine que vous avez eu des liaifons; je fais même le nom de cet heureux mortel qui trouva Part de fe faire écouter ; & pour vous donner une idée de ma 1 de penfer , c'eft que l'ayant appris par haftrd, fans le rechercher, mon refpeâ pour vous, ne me permettra jamais de vouloir favoir autre chofe de votre conduite que ce qu'il vous plaira de m'en apprendre vous-même. En un mot; fi je vous ai dit que vous ne feriez jamais religieufe, c'eft que je connoilfois que vous n'étiez en aucun fens faite pour l'être ; «Se fi comme amant pafïîonné , je regarde avec horreur cette pernicieufe réfolution; comme ami fincere & comme honnête homme , je ne vous confeillerai jamais de prêter votre con- fentement aux vues qu'on a fur vous à cet égard , parce q l'ayant certainement une vocation toute oppofée , vous ne feriez que vous préparer des regrets fuperfliis & de longs repentirs. Je vous le dis, comme je le penfe au fond de mon ame & fans écouter mes propres intérêt?. Si je penfois autrement je vous le dirois de même; & voyant que je ne puis être heureux perfonnellement, je trouverais du moins mon bonheur dans le vôtre. J'ofe vous affurer que vous me trouverez en tout la même droiture & la même délicatelfe ; ex quelque tendre quelque paillon que je fois, j'ofe vous affurer que je fais profeffion d'être encore plus honnête homme. Hélas! Si vous vouliez m'écouter; j'ofe dire que je vous fêrois connoître Si y/, de la Collée. Tome L Fffl

594 LETTRES

la véritable félicité ; perfonne ne fauroit mieux la fentir que moi , & j'ofe croire que perfonne ne la fauroit mieux fiire éprouver : Dieux ! Si j'avois pu parvenir à cette charmante pof- fefïion , j'en ferois mort apurement , & comment trouver affez de reflburce dans l'ame pour réiifter à ce torrent de plaifirs? Mais fi l'amour avoit fait un miracle & qu'il m'eût confervé la vie , quelque ardeur qui foit dans mon cœur, je fens qu'il l'auroit encore redoublée ! Et pour m'empêcher d'expirer au milieu de mon bonheur , il auroit à chaque inftant porté de nouveaux feux dans mon fang : cette feule penfée le fait bouil- lonner; je ne puis réfifter aux pièges d'une chimère féduifànte; votre charmante image me fait par-tout; je ne puis m'en dé- faire môme en m'y livrant; elle me pourrait jufques pendant mon fommeil ; elle agite mon cœur & mes efprits ; elle con- fume mon tempérament , & je fens en un mot , que vous me tuez malgré vous-même & que quelque cruauté que vous ayez pour moi , mon fort eft de mourir d'amour pour vous. Soie cruauté réelle, foit bonté imaginaire, le fort de mon amour eit toujours de me faire mourir. Mais hélas! en me plaignant de mes tourmens je m'en prépare de nouveaux ; je ne puis penfer à mon amour fans que mon cœur & mon imagination s'échauffent, & quelque réfolution que je filTe de vous obéir en commençant mes lettres , je me fens en fuite emporté au- delà de ce que vous exigez de moi. Auricz-vous la dureté de m'en punir ? Le ciel pardonne les fautes involontaires, ne foyez pas plus févere que lui & comptez pour quelque choie l'excès d'un penchant invincible, qui me conduit malgré moi bien plus loin que je ne veux , G loin même , que s'il ctoit en mon pouvoir

DIVERSES. 59g

de pofleder une minure mon adorable reine , fous la condition d'être pendu un quart-d'heure après, j'accepterais cette offre avec plus de joie que celle du trône de l'univers. Après cela je n'ai plus rien à vous dire; il faudrait que vous fa fiiez un monf- tre de barbarie pour nie refufer au moins un peu de pitié.

L'ambition ni la fumée ne touchent point un cœur comme le mien ; j'avois réfolu de paflêr le refte de mes jours en phi- lofophe dans une retraite qui s'offroit a moi ; vous ave/; dé- truit tous ces beaux projets ; j'ai fenti qu'il m'étoit impoflible de vivre éloigné de vous , & pour me procurer les moyens de m'en rapprocher, je tente un voyage & des projets que mon malheur ordinaire empêchera fans doute de réufïïr. Mais puif- que je fuis deitiné a me bercer de chimères , il faut du moins me livrer aux plus agréables, c'elt-a-dire, à celles qui vous onc pour objet; daignez, Mademoifelle , donner quelque marque de bonté à un amant pafTionné , qui n'a commis d'autre crime envers vous que de vous trouver trop aimable ; donnez - moi une adrelFe & permettez que je vous en donne une pour les lettres que j'aurai l'honneur de vous écrire, & pour les répon- fes que vous voudrez bien me faire : en un mot laiiTez-moi par pitié quelque raifon d'efpérance , quand ce ne ferait que pour calmer les folies dont je fais capable.

Ne me condamnez plus pendant mon féjour ici a vous voir fi rarement; je n'y fiurois tenir; accordez-moi du moins dans les intervalles la confolation de vous écrire & de recevoir de vos nouvelles, autrement, je viendrai plus Couvent au 1 de tout ce qui en pourra arriver. Je fuis logé chez la Veuve Petit, en rue Genci à lVpcc royale.

r fit i

REPONSE

Au Mémoire anonyme , intitulé : Si le monde que nous habitons eft une fphere , &c. inféré dans le Mercure de Juillet , p. 1514.

Monsieur,

ATtiré par le titre de votre mémoire , je l'ai lu avec toute l'avidité d'un homme qui , depuis plufieurs années , atten- doit impatiemment avec toute l'Europe le réfulratde ces fameux voyages entrepris par plufieurs membres de l'Académie royale des feiences , fous les aufpices du plus magnifique de tous les Rois. J'avouerai franchement, Monfieur, que j'ai eu quelque regret de voir que ce que j'avois pris pour le précis des ob- fervations de ces grands hommes , n'étoic effectivement qu'une conjecture hafardée , peut-être , un peu hors de propos. Je ne prétends pas pour cela avilir ce que votre mémoire contient d'ingénieux : mais vous permettrez, Monlieur,que je me pré- vale du même privilège que vous vous êtes jLcordé, & dont félon vous , tqnt homme doit être en pofTUÎion , qui eit de dire librement fa penfée fur le fujet dont il s'agit.

D'abord , il me paroît que vous avez choili le tems le moins convcn.He pour faire part au public de votre fenrimenr. \ nous affurez , Mon.ieur , que vous n'avez point en en vue de ternir la gloire c'e MM. les \i idémiciens obfervateurs , ni diminuer le prix de la gétiérofité du Roi. Je fuis a

AU MEMOIRE, k 597

très -porte h juttilier votre cœur fur cet article , & il paroîc aulli par la lecture de votre mémoire , qu'en effet des fenti- mens fi bas font très-eloignés de votre penfce : cependant vous conviendrez, Monlieur, que li vous aviez en effet tranclu la difficulté , & que vous eulliez fait voir que la ligua de la terre n'eft point caufe de la variation qu'on a trouvée dans la mefure de dilférens degrés de latitude , tout le prix des foins Se des fatigues de ces Meilleurs , les frais qu'il en a coûté & la gloire qui en doit être le fruit , feraient bien près d'être anéantis dans l'opinion publique. Je ne prétends pas pour cela , Mom'ieur, que vous ayez déguifer ou cacher aux hommes la vérité quand vous avez cru la trouver, par des considérations par- ticulières ; je parlerais contre mes principes les plus chers. La vérité eft fi précieufe à mon cœur, que je ne rais entrer nul autre avantage en comparaifon avec elle. Mais, Monlieur, il n'étoit ici queition que de retarder votre mémoire de quel- ques mois, ou plutôt de l'avancer de quelques années. Alors vous auriez pu , avec bienféance , ufer de la liberté qu'ont tous les hommes de dire ce qu'ils penfent fur certaines ma- tières, & il eût fans doute été bien doux pour vous, Ci vous eulïiez rencontré jufte, d'avoir évité au Roi la dépenfe de deux fi longs voyages, & à ces Meilleurs les peines qu'ils ont Souf- fertes & les dangers qu'ils ont elîuyés. Mais aujourd'hui que les voici de retour , avant qu'être au fait des observations qu'ils ont faites, des conféquences qu'ils en ont tirées; en un mot avant que d'avoir vu leurs relations & leurs découver- tes, il paroît , Monfieur,que vous deviez moins vous hâter de propofer vus objections, qui, plus elles auraient Je force,

598 REPONSE

plus auffi feroient propres à ralentir l'empreffement & la re* corinoiffance ciu public , & à priver ces Meilleurs de la gloire légitimement due à leurs travaux.

Il eft quefHon de {avoir fi la terre eft fphérique ou non. Fondé fur quelques argumens vous vous décidez pour l'affir- mative. Autant que je fuis capable de porter mon jugement fur ces matières , vos raifonnemens ont de la folidité. La con- féquence cependant , ne m'en paroît pas invinciblement nécef- faire.

En premier lieu, l'autorité dont vous fortifiez votre caufe , en vous affociant avec les anciens , eft bien foible, à mon avis. Je crois que la prééminence qu'ils ont très-juftement confervée fur les modernes en faiE de poéfie &c d'éloquence , ne s'étend pas jufqu'à la phyfique & l'aftronomie , & je doute qu'on, ofât mettre Ariftote & Ptolémée en comparaifon avec le Chevalier Newton & M. CafTini : ainfi , Monfieur , ne vous flattez pas de tirer un grand avantage de leur appui : on peut croire funs offenfer la mémoire de ces grands hommes qu'il a échappé quelque chofe à leurs lumières: deftitués, comme ils ont été, des expériences & des inftrumens nécefTaires, ils n'ont pas prétendre à la gloire d'avoir tout connu ; & fi Ton mec leur diferte en comparaifon avec les fecours dont nous jouif- fons aujourd'hui, on verra que leur opinion ne doit pas être d'un grand poids contre le fend ment des modernes ; je dis des modernes en général , parce qu'en effet vous les rafTem- 1 ' ; le vous, en vous déclarant contre les deux na-

nent fins contredit le premier rang à^wi les fciençes dont il s'aj il : car vous avez en tête les François

AU MEMOIRE,^.

5 y y

d'une parc, & les Anglois de l'autre , lefquels, h la vérité, ne s'accordent pas encrVux fur la figure de la ren , s qui fe réunifient en ce point de nier ù fphéricité. En vérité , Mon- iteur, fi la gloire de vaincre augmente à proportion du :. bre &c de la valeur des adverfaires , votre victoire, fi vous la remportez, fera accompagnée d'un triomphe bien flatteur.

Votre première preuve tirée de la tendance égale des eaux vers leur centre de gravité, me paroît avoir beaucoup de force, & j'avoue de bonne foi que je n'y fais pas de réponfe fatis- failante. En effet, s'il eft vrai que la fuperficie de la mer foi: fphérique , il faudra nécessairement , ou que le globe entier fuive la même figure, ou bien que les terres des rivages foienc horriblement efearpées dans les lieux de leurs alongemens. D'ailleurs ( (Se je m'étonne que ceci vous ait échappé ) , on ne pourrait concevoir q.'e le cours des rivières pur tendre de l'équateur vers les pôles , fuivant l'hypothefe de M. Caf- fini : celle de M. Newton ferait aufîi fujette aux mêmes in- convéniens ; mais dans un fens contraire : c'éft -à-dire , des lieux bas vers les parties plus élevées, principalement aux environs des cercles polaires & dans les régions froides l'élévation deviendrait plus fenfible : cependant , l'expérience nous apprend qu'il y a quantité de rivières qui fuivent cette direction.

Que pourroit-on répondre à de fi fortes infiances ? Je n'en fais rien du tout. Remarquez cependant, Monfieur, que votre démonstration , ou celle du P. Tacquet , cil fondée fur ce prin- cipe, que toutes les parties de la nulle terraquée tendent par leur pefanteur vers un centre commun qui n'cil qu'un point,

Coo REPONSE

& n'a par conféquent aucune longueur ; & fans doute il n'croit pas probable qu'un axiome fi évident & qui fait le fondement de deux parties confidérables des mathématiques , pût devenir fjjet à être contefté; mais quand il s'agira de concilier des dé- monftrations contradictoires avec des faits allures , que ne pour- ra-t-on point contefler ? J'ai vu dans la préface des Elémens d'aftronomie de M. Fizes , profeifeur en mathématiques de Montpellier, un raifonnement qui tend à montrer que dans l'hypcthefe de Copernic, & fuivant les principes de la pefan- teur établis par Defcartes , il s'enfuivroit que le centre de gravité de chaque partie de la terre , devroit être , non pas le centre commun du globe, mais la portion de Taxe qui répon- droit perpendiculairement à cette partie , 6c que par conféquenc la ligure de la terre fe trouveroit cylindrique. Je n'ai garde alïlirément de vouloir foutenir un fi étonnant paradoxe , leq.iel prisa la rigueur, elt évidemment faux: mais qui nous répon- dra que la terre une fois démontrée oblongue par des conf- iantes obfervations , quelque phyficien plus fibtile 6c plus hardi que moi n'adopterait pas quelqu'hypothefe approchante ? Car eniin , diroit-il, c'eft une néceflité en phyfique que ce qui doit être fe trouve d'accord avec ce qui elt.

Mais ne chicanons point; je veux accorder votre premier

lient. Vous avez démontré que la fuperticie de la mer,

& par conféquent celle de la terre doit être fphérique; li p.ir

fexpériehee je démontrais qu'elle ne l'tit point, tout votre

raifonneirent pourroit-il détruire la force de ma conféq ence?

i$ pour un moment que cent éprei s & réxé-

vinflent à nous convaincre qu'un degré de latil

raniment

A U M E M O I II E , Sec.

uniment plus de longueur à mefure qu'on approche de .

teur ; ferai-je moins en droit d'en conclure à mon tour : « la terre eft effectivement plus courbée vers les pôles que vers l'équateur : donc elle s'alonge en ce feus - : donc c'elt un fphéroïde ? Ma démonstration fondée fur les opérations les plus ridelles de la géométrie feroit-elle moins évidente que la vé)tre établie fur un principe univeriéîlement accordé ? les faits parlent, n'elt-ce pas au raifonnement à fe taire? Or, c'eft pour conftater le fait en queition , que plufieurs mem- bres de l'Académie ont entrepris les voyages du Nord &c du Pérou : c'eft donc à l'Académie à en décider , & votre argu- ment n'aura point de force contre fa décifion.

Pour éluder d'avance une conclufion dont vous fente/, la néceffitc, vous tâchez de jetter de l'incertitude fur les opéra- tions faites en divers lieux & a plufieurs reprifes par MM. Picart,de la Hirc & Cafîîni , pour tracer la fameufe méridienne qui traverfe la France , lefquellcs donnèrent lieu a M. Calfini de foupçonner le premier de l'irrégularité dans la rondeur du globe , quand il fe fut afiuré que les degrés mefurés vers le feptentrion avoient quelque longueur de moins que ceux qui s'avançoient vers le midi.

Vous dirtingu'-'z deux manières de confidérer la furface de la terre ; vue de loin , comme par exemple depuis la lune , vous l'établiriez fphérique : mais regardée de près, elle ne vous paroît plus telle, à caufe de fes inégalités : car, dites-vous, les rayons tirés du centre au fon met àçs plus hautes mon- tagnes ne feront pas égaux à ceux qui feront bornés à la fi : ficie de la mer; aiidi les arcs de cercle , quoique proportien-

Suppl. de ld ColUc. Tome I. g g

Soi REPONSE

nels entr'eux , étant inégaux fuivant l'inégalité des rayons , il fe peut très-bien que les différences qu'on a trouvées entre les degrés mefurés, quoique avec toute l'exactitude & la précifion dont l'attention humaine eft capable , viennent des différentes élévations fur lefquelles ils ont été pris , lefquelles ont donner des arcs inégaux en grandeur , quoiqu'égales por- tions de leurs cercles refpe&ifs.

J'ai deux chofes à répondre à cela. En premier lieu , Mon- fieur , je ne crois point que la feule inégalité des hauteurs fur lefquelles on a fait les obfervations, ait fdfn pour donner des différences bien fenfibles dans la mefure des degrés. Pour s'en convaincre, il faut confidérer que fuivant le fentiment com- mun des géographes , les plus hautes montagnes ne font non plus capables d'altérer la figure de la terre , fphérique ou autre , que quelques grains de fable ou de gravier fur une boule de deux ou trois pieds de diamètre. En effet on convient géné- ralement aujourd'hui qu'il n'y a point de montagne qui ait une lieue perpendiculaire fur la furface de la terre; une lieue cepen- dant ne feroit pas grand'chofe , en comparaifon d'un circuit de 8 ou 9000. Quant à la hauteur de la furface de la terre même par deffus celle de la mer , & derechef de la mer par deffus certaines terres , comme par exemple du Zuiderzée au- deffus de la Northolande , on fait qu'elles font peu confidéra- bies. Le cours modéré de la plupart des fleuves & des riviè- res ne peut être que l'effet d'une pente extrêmement douce. J'avouerai cependant que ces différences prifes à la rigueur feroient bien capables d'en apporter dans les mefures : mais de bonne foi, feroit-il raifoniiable de tirer avantage de toute la

AU MEMOIRE, «ce.

différence qui fe peur trouver enrre la cime de la plus montagne & les terres inférieures à la rrw fervations

qui ont donne lieu aux nouvelles conjectures fur la figure de la terre, ont-elles été prifesà des diltancesfi énormes ? \ n'ignortz pas fans doute, Moniteur, qu'on eut foin dans la conftruction de la grande méridienne d'établir des Hâtions fur les hauteurs les plus égales qu'il fut poflible : ce fut même une occafion qui contribua beaucoup à la perfection des niveaux.

Ainfi , Monfieur, en fuppofant avec vous que la terre eft fphérique , il me refte maintenant a faire voir que cette fup- pofition de la manière que vous la prenez, eft une pure péti- tion de principe. Un moment d'attention, & je m'explique.

Tout votre raifonnement roule fur ce théorème en géométrie , que deux cercles étant concentriques, fi Ton mené Jes rayons jufquà la circonférence du grand, les arcs coupés par ces rayons feront inégaux & plus grands à proportion qu'ils feront portions de plus grands cercles. Jufqu'ici tout eft bien ; votre principe eft inconteltable : mais vous me paroiffez moins heu- reux dans l'application que vous en faites aux degrés de lati- tude. Qu'on divife un méridien terreftre en 360 parties égales par des rayons menés du centre , ces parties égales félon vous feront des degrés par lefquels on mefurera l'élévation du pôle. J'ofe, Monfieur, m'inferire en faux contre un pareil Ccn- nment , & je foutiens que ce n'eft point la l'idée qu'on doit fe faire des degrés de latitude. Pour vous en convaincre d'une manière invincible , voyons ce qui réfulteroit de-là , en fuppo- fant pour un moment que la terre fut un fphéroïde oblong.

G s s g i

<ïc4 REPONSE

Pour faire ladiviuon des degrés, j'infcris un cercle dans un ellipfe repréfentant la figure de la terre. Le petit axe fera l'é- quateur , & le grand fera l'axe même de la terre ; je divife le cercle en 360 degrés , de forte que les deux axes partent par 4 de ces divifions : par toutes les autres divifions je mené des rayons que je prolonge jufqu'à la circonférence de l'ellipfe. Les arcs de cette courbe, compris entre les extrémités des rayons donneront l'étendue des degrés lefquels feront évidem- ment inégaux , ( une figure rendrait tout ceci plus intelligible , je l'omets pour ne pas effrayer les yeux des Dames qui lifent ce journal ) , mais dans un fens contraire à ce qui doit être car les degrés feront plus longs vers les pôles , & plus courts vers l'équateur , comme il eft manifefte à quiconque a quel- ques teintures de géométrie. Cependant il eft démontré que Ci la terre cil oblongue , les degrés doivent avoir plus de lon- gueur vers l'équateur que vers les pôles. C'eft à vous , Mon- fieur, à fauver la contradiction.

Quelle eft donc l'idée qu'on fe doit former des degrés de latitude ? Le terme même d'élévation du pôle vous l'apprend. Des différens degrés de cette élévation tirez de part & d'au- tre des tangentes à la fuperficie de la terre ; les intervalles compris entre les points d'attouchement, donneront les degrés de latitude: or il eft bien vrai, que li la terre étoit fphérique, tous ces points correfpondroient aux divifions qui marque- raient les degrés de la circonférence de la terre, conli comme circulaire j mais fi elle ne l'eft point, ce ne fera plus la même chofe. Tout au contraire de votre fylLme, les : I plus élève;, les degrés y devraient être plus grands, iu h

AU MEMOIRE, k C03

terre étant plus courbée vers les pôles, les degrés font plus petits. Oeil le plus ou moins de courbure, 6c non l'éloi ment du centre qui influe fur la longueur des degrés (fél tion du pôle. Puis donc que votre raHbnnement n'a de jaf- telfe qu'autant que vous fuppofez que la terre efl rj 3'ui été en droit de dire que vous vous fondez fur une pci de principe; & puifque ce n'eft pas du plus grand , ou moin- dre éloignement du centre, que réfulte la longueur des degrés de latitude, je conclurai derechef que votre argument 1." folidité en aucune de fes parties.

Il fe peut que le terme de diç,ré , équivoque dans le cas dont il s' igit , vous ait induit en erreur : autre chofe cft un degré de h reire conlidéré comme la 360"". partie d'une cir- conférence circulaire , & autre chofe un degré de latitude con- fîdéré comme la mefure de l'élévation du pôle par-deflûs rizon. Et quoiqu'on puilfe prendre l'un pour l'autre dans le cas que la terre foir (phérique, il s'en faut beaucoup qu'on en puilfe faire de même, fi fa figure eft irréguliere.

Prenez garde, Monfieur , q.:e quand j'ai dit que la terre n'a pr.s de pente confidérable , je l'ai entendu, non par rapport a ù figure fphérique ; mais par rapport à fa figure naturelle , oblongue ou autre; figure que je regarde comme déterminée dis le commencement par les loix de la pefanteur & du mou- vement, & à laquelle l'équilibre ou le niveau des fluides p1-' ir très - bien erre afiùjetti : mais fur ces matières, on ne peut

ârder aucun raifonnement que le fait même ne nous foie mieux connu.

Pour ce qui cil de l'infpe&ion de la lune , il efl bien vrai

6o6 R E P O N S E , &c.

qu'elle nous paroîc fphérique, & elle l'eft probablement: mais il ne s'enfuit point du tout que la terre le foit aufli. Par quelle règle fa figure feroit - elle afiujettie à celle de la lune , plutôt par exemple qu'à celle de Jupiter , planète d'une toute autre importance, & qui pourtant n'eft pas fphérique. La raifon que vous tirez de l'ombre de la terre n'eft gueres plus forte : fi le cercle fe montroit tout entier , elle feroit fans réplique ; mais vous favez , Monfieur , qu'il eft difficile de diftinguer une petite portion de courbe d'avec l'arc d'un cercle plus ou moins grand. D'ailleurs , on ne croit point que la terre s'éloigne fi fort de la figure fphérique, que cela doive occafionner fur la furface de la lune une ombre fenfiblement irréguliere, d'autant plus que la terre étant confidérablement plus grande que la lune , il ne paroît jamais fur celle - ci qu'une bien petite partie de fon circuit.

Je fuis, ckc.

ROUSSEAU.

Çhambéri, zo Septembre 1738.

LETTRE*)

D E

M. CHARLES BONNET,

Au Jujet du Difcours de M. J. J. Rnuffeau de Genève , fur l'Origine & les Fondemens de l'inégalité parmi les Hommes.

J E viens , Monfieur, de lire le Difcours de M. J. J. Rou fléau de Genève fur roriç,ine & les fondemens de r inégalité parmi les hommes. J'ai admire le coloris de cet étrange tableau; mais je n'ai pu admirer de même le deflin & la représentation. Je fais grand cas du mérite ce des talens de M. Roufleau , & je félicite Genève, qui elt auifi nu Patrie, de le compter parmi les hommes célèbres auxquels elle a donné le jour : mais je regrette qu'il ait adopté des idées qui me paroiifent fi oppo- fees au vrai c\. fi peu propres a faire des heureux.

On écrira , fans doute , beaucoup contre ce nouveau Dif- cours , comme on a beaucoup écrit contre celui qui a rem- porté le prix de l'Académie de Dijon : & parce qu'on a beau- coup écrit & qu'on écrira beaucoup encore contre M. Rouf- feau, on lui rendra plus cher un paradoxe qu'il n'a que trop carefle. l\>ur moi qui n'ai nulle envie de faire un livre contre M. Roufleau, & qui fuis très convaincu que la difpute eH tous les moyens , celui qui peut le moins fur ce génie hardi & indépendant, je me borne à lui propofer d'approfondir un

(* , Cette lettre a etc imprimée dans le Mercure de France du mois d'Oc tobre i~çç.

LETTRE

raifonnement tout iirnple, & qui me femble renfermer ce qu'il y a de plus eflentiel dans la queition.

Voici ce raifonnement.

Tout ce qui refaite immédiatement des facultés de l'homme ne doir-il pas être dit réfulrer de fa nature? Or, je crois que l'on démontre fort bien qje Yétat de fociété réfuke immédia- tement des facultés de l'homme : je n'en veux point alléguer d'autres preuves à notre (avant Auteur que fes propres idées fur l'établiflèment des fociétés ; idées ingénieufes & qu'il a C\ élégamment exprimées dans la féconde Partie de fon Dif- cours. Si donc Yétat de fociété découle des facultés de l'homme, il eft naturel à l'homme. Il feroit donc aufli déraifonnable de fe plaindre de ce que ces facultés en fe développant ont donné naiflànce à cet état , qu'il le feroit de fe plaindre de ce que Dieu a donné à l'homme de telles facultés.

L'homme eft tel que l'exigeoit la place qu'il devoit occuper dans l'univers. Il y falloit apparemment des hommes qui bâtif- fent des villes , comme il y falloit des caftors qui conftruifîf- fent des cabanes. Cette perfeclibilité , dans laquelle M. Rouf- feau fait confifter le caractère qui diftingue eflentiellement l'homme de la brute , devoit , du propre aveu de l'Auteur , con- duire l'homme au point nous le voyons aujourd'hui. Vou- loir que cela ne fût point, ce feroit vouloir que l'homme ne fût point homme. L'aigle qui fe perd dans la nue rampe - t - il dans la poufTiere comme le ferpent?

U homme fauvage de M. Rou fléau , cet homme qu'il chérir avec tant de complaifance, n'eft point du tout Y homme que

DlBO

D E M. CHARLES B O N N E T.

Dieu a voulu faire : mais Dieu a fait des Orang-outangs & àesjïnges qui ne font pas hommes.

Quand donc M. RoufTeau déclame avec tant de véhémence & d'obftination contre Yétat de Jbciété , il s'élève , fans y penjer , contre la volonté de Dieu qui a fait l'homme & qui a ordonne cet état. Les faits font-ils autre chofe que l'expref- fion de fa volonté adorable?

Lorfqu'avec le pinceau d'un le Brun , l'Auteur trace à nos yeux l'effroyable peinture des maux que l'état civil a enfantés, il oublie que la Planète l'on voit ces chofes , fait partie d'un Tout immenfe que nous ne connoilfons point; mais que nous favons être l'ouvrage d'une sagesse parfaite.

Ainfi renonçons pour toujours à la chimérique entreprife de prouver que l'homme feroit mieux s'il étoit autrement : l'abeille qui conttruit des cellules fi régulières voudra-t-elle juger de la façade du Louvre? Au nom du bon-fens 6c de la raifon, pre- nons l'homme tel qu'il eft , avec toutes ks dépendances ; bif- fons aller le monde comme il va , 6c foyons fùrs qu'il va aulfi- bien qu'il pouvoit aller.

S'il s'agiflbit de juftiher la Providence aux yeux des hommes, Leibnitz 6c Pope l'ont fait , 6c les ouvrages immortels de ces génies fublimes font des monumens élevés à la gloire de la raifon. Le Difcours de M. Rouffeau eft un monument élevé à l'efprit , mais à l'efprit chagrin 6c mécontent de lui-même & des autres.

Lorfque notre Philofophe voudra confacrer fes lumières & fes talens à nous découvrir les origines des chofes ; à nous montrer les développemens plus ou moins lents des biens de

Suffi, de lu Collée. Tome I. 1 1 h h h

6io LETTRE

des maux; en un mot, à f„ivre l'humanité dans la courbe tortueufe qu'elle décrit; les tentatives de ce Génie original & fécond , pourront nous valoir des connoiflànccs précieufes fur ces objets intéreffans. Nous nous emprefferons alors à recueil- lir ces connoilTances & à offrir à l'Auteur le tribut de recon- noiffance ck d'éloges qu'elles lui auront mérité , & qui n'aura pas été , je m'affure , la principale fin de fes recherches.

Il y a lieu, Monfieur, de s'étonner, & je m'en étonnerois davantage , fi j'avois moins été appelle à réfléchir fur les four- ces de la diverfité des opinions des hommes; il y a,dis-je, lieu de s'étonner qu'un Ecrivain qui a fi bien connu les avan- tages d'un bon gouvernement , qui les a fi bien peints dans fa belle Dédicace à notre République, il a cru voir tous ces avantages réunis, les ait fi-tôt & fi parfaitement perdus de vue dans fon Difcours. On fait des efforts inutiles pour fe perfuadér qu'un Ecrivain qui fcroit, fans doute, fâché que l'on ne le crût pas judicieux , préférât férieufement d'aller pafTer ù vie dans les bois, fi fa fan le lui permettent, à vivre au milieu de Concitoyens chéris & dignes de l'être. Eut - on jamais préfumé qu'un Ecrivain qui penfe, avanceront dans un fiecle tel que le nôtre cet étrange paradoxe, qui renferme fcul une fi grande foule d'inconféquences , pour ne rien dire de plus fort? Si la nature nous a dejlinés à être J'ai us (*) ifoft prttfi- quajjurer que l état de réflexion ejl un état contre nature , 6'

(*)C'étoil bienjains ,Jhni, & non Mercure de France d'0<ft*>^ •-.;. 8

h le mânuferit on le préfome facilement

il de Philopolis. On ignore A l'un remarque fui

a voie irtpi'imi J'autts ,/antti Uans le petite plaifaocciic de ML RouflcM< Il

D E M. Ç H A R T. i; S B < I. 6xi

que Phomme qui médite efi un animal -. n.

Je Pai infinué en commençant cette lettre; mon deflein point de prouver à M. Rouflèau par des argi d'autres feront fans moi, & qu'il feroit peut é:re n lVn ne fit point, la fupériorité de l'état de citoyen fut I d'homme fauvage; qui eût jamais imagine que cela feroit mis en queftion! Mon but cil uniquement d'eflàyer de faire fentir à notre Auteur combien fes plaintes continuelles font fuperflues ik déplacées: & combien il eit évident que la J ^ .croie

dans la deftinarion de notre être.

Pal parlé à M. Roufieau avec toute la franchife que la rela- tion de compatriote autorife. J'ai une fi grande idée des qua- lités de fon cœur, que je n'ai pas fongé un inftant qu'il pût ne pas prendre en bonne part ces réflexions. L'amour feul de la vérité me les a dictées. Si pourtant en les raifant , il m'étoic échappé quelque chofe qui pût déplaire à M. Roufîcau , je le prie de me le pardonner 6c d'être perfuadé de la pureté de mes ions.

Je ne dis plus qu'un mot; c'eft fur la pitié , cette vertu Pi célébrée par notre Auteur, & qui fut, félon lui, le plus bel appanage de l'homme dans l'enfance du monde. Je prie M Rouflèau de vouloir bien réfléchir fur les queftions fuiv;

Un homme ou tout autre être Jenfible qui n'auroit jamais- connu la douleur, auroit-il de la pitié , & feroit-il ému à !.. d'un enfant qu'on égorgeroit ?

efl lingulier qu'il n'eut pas foupeonné Tom. I, pag. 18^ de l'êdit. 4*- ' ici une faute ve i- :•

Voyez Œuvres de J. J. RouiTeau :

H h h h a

àxi L E T T R E,k

Pourquoi la populace , à qui M. Rouiïeau accorde une fi grande dofe de pitié, fe repaît-elle avec tant d'avidité du fpec- tacle d'un malheureux expirant fur la roue ?

Uaffeclion que les femelles des animaux témoignent pour leurs petits a-t-elle ces petits pour objet ou la mère ? Si par hafard c'étoit celle-ci, le bien-être des petits n'en auroit été que mieux allure.

J'ai l'honneur d'être , &c.

A Genève , le 25 d'Août tySS.

PHILOPOLIS, citoyen de Genève. Fin du premier Volume.

£&--

:-

&t

TABLE

DES DIFFERENTES PIECES

Contenues dans ce Volume.

VyDsERVATiONS fur le Difconrs qui a remporté le Prix de t demie de Dijon en T année 1750. Page 1.

Observations de M. Gautier fur la Lettre de M. Roufleau .1 M. Grintm 4

Discours de M. le Roi Profejfeur de Rhétorique ; prononcé le 1 1 Aoiit 1751 dans les Ecoles de Sorbonne 19

Réfutation du Difconrs qui a remporté le Prix- de F Académie de Dijon , lue dans une feance de la Société Royale de Nancy , far

M. Gautier 47

RÉFUTATION du Difconrs qui a remporté le Prix à l'Académie de Dijon en 1750, par un Acadé- micien de Dijon qui lui a refufé

fon fuffrage 71

Addition a la Réfutation précé- dente 1 5 1

Réfutation des Obfervations de

M. J. J. Roujfeau de Genève, &c.

'5î

Désaveu de V Académie de Dijon, au fujet de la Réfutation attri- buée fanffement a l'un de j'esmaa- bres 180

Observations de M. Le Car, Secrétaire perpétuel de l'Acadé- mie des Sciences de Rouen , fin- ie Défaveu de V Académie de Dijon 1 8 1

Réponse au Diftours qui a rem- porte le prix de l'Académie de Dijon , par le Roi de Pologne. 196

Discours fur les avantages des Sciences & des Arts , par M. Borde XII

ARRÊT de la Cour de Parlement qui condamne un Imprimé

r titre Emile , Çfc. . 141

Mandement de Monfeigneur FA,- : ..'. r.'.- . ' damnation , &c. . . .

074

TABLE.

GtNEVE ou defcription abrégée du Gouvernement de cette Républi- que Pag- *74

Déclakation des Pajteurs de

Genève 29 3

Lettre de M. d'4lembert .1 1/.

Roujfeau 300

Lettre de M. Serre. . . 343 La Découverte du Nouveau Mon- de , Tragédie 349

TRACMf tis d'Iphis, Tragédie. 383 Ode latine au roi de Sardaigue fuivie de fa traduction. . 394 Le Verger des Charme ttes. 403 Epitre à M. de Bordes. . 412 Epitre à M. Farifot. . 417

Enigme 419

Vikelai rf Madame la baronne de

Warens ibid.

Vers pour Madame de Fleurieu.

430

Vers à Mlle. Th. ... 431 MÉMOIRE ,, Son Excellence le Gou- verneur de Savoy». . . 431 MÉMOJBE remis a M. Boude t Àn-

touiu . 436

Lettrfs de M. J. J. Rottjfeau à Madame la baronne de II.

44*

Lettre de M. Roujfeau

de Sourgel. . . . . 485

LETTRE de Madame de Warens à M. Faire 437

LtTTRES de M. Roujfeau à Ara- dame la duchejfe de Portland re- latives à la-botanique. . 506

Lettres de M. Roujfeau a M. de la Tourette 538

FRAGMENS de divers Ouvrages £5" Lettres de J. J. Roujfeau écrits pendant fou féjour en Savoye. 565

Réponse au Mémoire anonyme , intitulé : Si le monde cpte nous habitons eji une fphere, t/V. ^96

Lettre de M. Charles Bom fujet du Difcours de M. J. /, Roujfeau , j'ur l'origine £^ les foudemens de r inégalité parmi les Hommes 6oj

Fin de la Table,

\i

~

H

:• •* v

<<

* >>•.>.

». n