^^^

8\

45

ŒUVRES COMPLÈTES

DB

VOLTAIRE

26

MÉLANGES V

PARIS. - IMPRIMERIE A. QUANTIN ET G'" ANCIENNE MAISON J. CLAYE

RUE SAINT-BENOIT

UVRES COMPLÈTES

DE

VOLTAIRE

NOUVELLE ÉDITION

AVEC

NOTICES, PRÉFACES, VARIANTES, TABLE ANALYTIQUE

LES NOTES DE TOUS LES COMMENTATEURS ET DES NOTES NOUVELLES

Conforme pour le texte à rédition de Bedchot ENRICHIE DES DÉCOUVERTES LES PLUS RÉCENTES

, ETMISEAUCOURANT

DES TRAVAUX QUI ONT PARU JUSQU'A CE JOUR PRÉCÉDÉE DE LA

VIE DE VOLTAIRE

PAR CONDORGET

ET d'autres Études biographiques

Ornée d'un portrait en pied d'après la statue du foyer de la Comédie-Française

MÉLANGES V

GARNIEU FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS

I', Rl)K DES SAINTS-PÈKKS, li

1879

!

MÉLANGES

DES

CONSPIRATIONS

CONTRE LES PEUPLES

OD

DES PROSCRIPTIONS^

(1766)

CONSPIRATIONS OU PROSCRIPTIONS JUIVES.

L'histoire est pleine de conspirations contre les tyrans ; mais nous ne parlerons ici que de conspirations des tyrans contre les l)euples. Si l'on remonte à la plus haute antiquité parmi nous; si l'on ose chercher les premiers exemples des proscriptions dans l'histoire des Juifs ; si nous séparons ce qui peut appartenir aux passions humaines de ce que nous devons révérer dans les décrets éternels ; si nous ne considérons que l'effet terrible d'une cause divine, nous trouverons d'abord une proscription de vingt-trois mille Juifs après l'idolâtrie d'un veau d'or- ; une de vingt-quatre

i. Ce morceau avait été mis, par les éditeurs de Kehl, dans les Mélanges his- toriques. Il parut comme le précédent, et immédiatement après lui, à la suite des notes d'Octoi'e et le jeune Pompée, en décembre 1766. Il commençait alors ainsi : « Si l'on remonte à la plus haute antiquité, etc. » En le reproduisant, en 1771, dans la IV partie des Questions sur l'Encyclopédie, Voltaire le fit précéder des mots que Bouchot a rapportés (tome XVIII, page 244). Les additions consistaient dans les sommaires ou intitulés des articles, et dans quelques phrases que l'on indiquera.

2. Exode, x\xii, 28.

26. Méi,ange.s. V. 1

2 CONSPIRATIONS

mille pour punir l'Israélite qu'on avait surpris dans les bras d'une Madianite ^ ; une de quarante-deux mille hommes de la tribu d'Éphraïm, égorgés à un gué du Jourdain^. C'était une vraie pro- scription, car ceux de Clalaad, qui exerçaient la vengeance de Jephté contre les Éphraïmites, voulaient connaître et démêler leurs victimes en leur faisant prononcer l'un après l'autre le mot shibolet au passage de la rivière ; et ceux qui disaient sibolet, selon la prononciation épliraïmite, étaient reconnus et tués sur-le- champ. Mais il faut considérer que cette tribu d'Éphraïm ayant osé s'opposer à Jephté, choisi par Dieu même pour être le chef de son peuple, méritait sans doute un tel châtiment.

C'est pour cette raison que nous ne regardons point comme une injustice l'extermination entière des peuples duChanaau; ils s'étaient sans doute attiré cette punition par leurs crimes ; ce fut le Dieu vengeur des crimes qui les poursuivit ; les Juifs n'étaient que les bourreaux.

CELLE DE MITHRIDATE.

De telles proscriptions, commandées par la Divinité même, ne doivent pas sans doute être imitées par les hommes ; aussi le genre humain ne vit point de pareils massacres jusqu'à Mithri- date, Rome ne lui avait pas encore déclaré la guerre, lorsqu'il ordonna qu'on assassinat tous les Romains qui se trouvaient dans l'Asie Mineure. Plutarque fait monter le nombre -des victimes à cent cinquante mille'' ; Appien le réduit à quatre-vingt mille''.

Plutarque n'est guère croyable, et Appien probl^blement exa- gère. Il n'est pas vraisemblable que tant de citoyens romains demeurassent dans l'Asie Mineure ils avaient alors très-peu d'établissements. Mais, quand ce nombre serait réduit à la moitié, Mithridate n'en serait pas moins abominable. Tous les historiens conviennent que le massacre fut général, et que ni les femmes ni les enfants ne furent épargnés.

1. Nombres, xxv, 9. 2. Juges, xii, 6.

3. Plutarque, Sylla, xxiv.

4. Appien, qui rend compte des massacres exécutés en vertu des ordres de Mithridate (Appiani Alexandrini Romanarum historiarum, Amst., 1670, page 317), -ne fait pas le dénombrement des victimes. Voltaire a probablement été induit en erreur par Rollin (Histoire ancienne, livre XXIII, article l*"").

CONTRE LES PEUPLES. 3

CELLES DE SYLLA, DE MARIDS, ET DES TRIUMVIRS.

Mais, environ dans ce temps-là même, Sylla et Marins exer- cèrent sur leurs compatriotes la même fnreur qu'ils éprouvaient en Asie. Mari us commença les proscriptions, et Sylla le surpassa. La raison humaine est confondue quand elle veut juger les Romains, On ne conçoit pas comment un peuple chez qui tout était à l'en- chère, et dont la moitié égorgeait l'autre, pût être dans ce temps- même le vainqueur de tous les rois. Il y eut une horrible anarchie depuis les proscriptions de Sylla jusqu'à la bataille d'Actium ; et ce fut pourtant alors que Rome conquit les Gaules, l'Espagne, l'Egypte, la Syrie, toute l'Asie Mineure, et la Grèce.

Comment expliquerons-nous ce nombre prodigieux de décla- mations qui nous restent sur la décadence de Rome dans ces temps sanguinaires et illustres? Tout est perdu, disent vingt auteurs latins; « Rome tombe par ses propres forces^ le luxe a vengé l'univers-. » Tout cela ne veut dire autre chose, sinon que la liberté publique n'existait plus ; mais la puissance subsistait ; elle était entre les mains de cinq ou six généraux d'armée ; et le citoyen romain, qui avait jusque-là vaincu pour lui-même, ne combattait plus que pour quelques usurpateurs.

La dernière proscription fut celle d'Antoine, d'Octave, et de Lépide ; elle ne fut pas plus sanguinaire que celle de Sylla.

Quelque horrible que fût le règne des Caligula et des Néron, on ne voit point de proscriptions sous leur empire; il n'y en eut point dans les guerres des Galba, des Othon, des Vitellius.

CELLE DES JUIFS SOUS TRAJAN.

Les Juifs seuls renouvelèrent ce crime sous Trajan. Ce prince humain les traitait avec bonté. Il y en avait un très-grand nombre dans l'Egypte et dans la province de Cyrène. La moitié de l'île de Chypre était peuplée de Juifs. Un nommé André, qui se donna pour un messie, pour un libérateur des Juifs, ranima leur exé- crable enthousiasme qui paraissait assoupi. Il leur persuada qu'ils seraient agréables au Seigneur, et qu'ils rentreraient tous enlin

1. Suis et ipsa Roma virilms ruit.

(H'.iR., Epod. XVI, 2.)

2. SiL'vior armis

Luxuria incubuit, victumquo ulciscitur orbcm. (JuvBNAL, VI, '292-203.)

4 CONSPIRATIONS

victorieux dans Jérusalem, s'ils exterminaient tous les infidèles dans les lieux ils avaient le plus de synagogues. Les Juifs, séduits par cet homme, massacrèrent, dit-on, plus de deux cent vifigt mille personnes dans la Cyrénaïque et dans Chypre. Dion' et Eusèbc- disent que, non contents de les tuer, ils mangeaient leur chair, se faisaient une ceinture de leurs intestins, et se frot- taient le visage de leur sang. Si cela est ainsi, ce fut, de toutes les conspirations contre le genre humain, dans notre continent, la plus inhumaine et la plus épouvantable ; et elle dut l'être, puisque la superstition en était le principe. Ils furent punis, mais moins qu'ils ne le méritaient, puisqu'ils subsistent encore.

CELLE DE THÉODOSE.

Je ne vois aucune conspiration pareille dans l'histoire du monde, jusqu'au temps de Théodose, qui proscrivit les habitants de Thessalonique, non pas dans un mouvement de colère, comme des menteurs mercenaires l'écrivent si souvent, mais après six mois des plus mûres réflexions. Il mit dans cette fureur méditée un artifice et une lâcheté qui la rendaient encore plus horrible. Les jeux publics furent annoncés par son ordre, les habitants invités : les courses commencèrent ; au milieu de ces réjouis- sances, ses soldats égorgèrent sept à huit mille habitants; quelques auteurs disent quinze mille. Cette proscription fut incomparablement plus sanguinaire et plus inhumaine que celle des triumvirs; ils n'avaient compris que leurs ennemis dans leurs listes; mais Théodose ordonna que tout pérît sans distinction. Les triumvirs se contentèrent de taxer les veuves et -les filles des proscrits. Théodose fit massacrer les femmes et les enfants, et cela dans la plus profonde paix, et lorsqu'il était au comble de sa puissance. Il est vrai' qu'il expia ce crime; il fut quelque temps sans aller à la messe.

CELLE DE L'IMPÉRATRICE THÉODORA.

Une conspiration * beaucoup plus sanglante encore que toutes les précédentes fut celle d'une impératrice Théodora, au milieu

1. Ou philôt Xiphilin, dans V Abrégé de Dion Cassius. ,2. Histoire de l'Église, iv, 2.

3. Cette dernière phrase a été ajoutée en 1771.

4. Dans l'impression de 170G il y avait : « Une prosci'iption beaucoup plus san- glante. »

I

CONTRE LES PEUPLES. 5

du ix'' siècle. Cette femme superstitieuse et cruelle, veuve du cruel Théophile, et tutrice de l'infûme Michel, gouverna quelques années Constantinople. Elle donna ordre qu'on tuât tous les manichéens dans ses États. Fleury, dans son Histoire ecclèsiasiiqye ' avoue qu'il en périt « environ cent mille ». Il s'en sauva quarante mille qui se réfugièrent dans les États du calife, et qui, devenus les plus implacahles comme les plus justes ennemis de l'empire grec, contrihuèrent à sa ruine. Rien ne fut plus semhlahle à notre Saint-Barthélémy, dans laquelle on voulut détruire les protestants et qui les rendit furieux.

CELLE DES CROISÉS CONTRE LES JUIFS.

Cette rage des conspirations contre un peuple entier sembla s'assoupir jusqu'au temps des croisades. Une horde de croisés dans la première expédition de Pierre l'Ermite, ayant pris son chemin par l'.lllemagne, fit vœu d'égorger tous les Juifs qu'ils rencontreraient sur leur route. Ils allèrent à Spire, à Vorms à Cologne, à Mayence, à Francfort; ils fendirent le ventre aux hommes, aux femmes, aux enfants de la nation juive qui tom- bèrent entre leurs mains, et cherchèrent dans leurs entrailles l'or qu'on supposait que ces malheureux avaient avalé.

Cette action des croisés ressemblait parfaitement à celle des Juifs de Chypre et de Cyrène, et fut peut-être encore plus affreuse, parce que l'avarice se joignait au fanatisme. Les Juifs alors furent traités comme ils se vantent d'avoir traité autrefois des nations entières; mais, selon la remarque de Suarez 2, « Us avaient égorgé leurs voisins par une piété bien entendue, et les croisés les massacrèrent par une piété mal entendue». Il'y a au moins de la piété dans ces meurtres, et cela est bien consolant!

CELLE DES CROISADES CONTRE LES ALRIGEOIS.

La conspiration contre les Albigeois fut de la même espèce et eut une atrocité de plus : c'est qu'elle fut contre des compatriotes, et qu'elle dura plus longtemps. Suarez aurait regarder cette proscription comme la plus édifiante de toutes, puisque de saints inquisiteurs condamnèrent aux fiammes tous les habitants de

L Liv. XLVlH, 25.

2. Célèbre casuiste.

3. Cette phrase a été ajoutée en 1771.

6 CONSPIRATIONS

Béziers, de Garcassonne, de Lavaur, et de cent bourgs considé- rables; presque tous les citoyens furent brûlés en effet, ou pendus, ou égorgés.

LES VÊPRES SICILIENNES.

S'il est quelque nuance entre les grands crimes, peut-être la journée des vêpres siciliennes est la moins exécrable de toutes, quoiqu'elle le soit excessivement. L'opinion la plus probable est que ce massacre ne fut point prémédité. Il est vrai que Jean de Procida, émissaire du roi d'Aragon, préparait dès lors une révo- lution à Naples et en Sicile ; mais il paraît que ce fut un mouve- ment subit dans le peuple animé contre les Provençaux, qui le déchaîna tout d'un coup, et qui fit couler tant de sang. Le roi Charles d'Anjou, frère de saint Louis, s'était rendu odieux parle meurtre de Gonradin et du duc d'Autriche, deux jeunes héros et deux grands princes dignes de son estime, qu'il fit condamner à mort comme des voleurs. Les Provençaux qui vexaient la Sicile étaient détestés. L'un d'eux fit violence à une femme le lende- main de Pâques; on s'attroupa, on s'émut, on sonna le tocsin, on cria : « Meurent les tyrans ! » Tout ce qu'on rencontra de Provençaux fut massacré; les innocents périrent avec les cou- pables.

LES TEMPLIERS.

Je mets sans difficulté ^ au rang des conjurations contre une société entière le supplice des templiers. Gette barbarie fut d'au- tant plus atroce qu'elle fut commise avec l'appareil de la justice. Ge n'était point une de ces fureurs que la vengeance soudaine ou la nécessité de se défendre semble justifier : c'était un projet réflé- chi d'exterminer tout un ordre trop fier et trop riche. Je pense bien que, dans cet ordre, il y avait de jeunes débauchés qui méritaient quelque correction ; mais je ne croirai jamais qu'un grand maître et tant de chevaliers, parmi lesquels on comptait des princes, tous vénérables par leur âge et par leurs services, fussent coupables des bassesses absurdes et inutiles dont ou les accusait. Je ne croirai jamais qu'un ordre entier de religieux ait renoncé en Europe à la réhgion chrétienne, pour laquelle il com- ,battait en Asie, en Afrique, et pour laquelle même encore plu-

1. Dans l'impression de 17G6, il y avait : « Je mets sans difficulté au rang des proscriptions le supplice des templiers. »

CONTRE LES PEUPLES. 7

sieurs d'entre eux gémissaient dans les fers des Turcs et des Arabes, aimant mieux mourir dans les cachots que de renier leur religion.

Enfin je crois sans difficulté à plus de quatre-vingts chevaliers, qui, en mourant, prennent Dieu à témoin de leur innocence. N'hésitons point à mettre leur proscription au rang des funestes effets d'un temps d'ignorance et de barbarie.

MASSACRES DANS LE NOUVEAU MONDE.

Dans ce recensement de tant d'horreurs, mettons surtout les douze millions d'hommes détruits dans le vaste continent du nou- veau monde. Cette proscription est à l'égard de toutes les autres ce que serait l'incendie de la moitié de la terre à celui de quelques villages.

Jamais ce malheureux globe n'éprouva une dévastation plus horrible et plus générale, et jamais crime ne fut mieux prouvé. Las Casas, évêque de Chiapa dans la Nouvelle-Espagne, ayant parcouru pendant plus de trente années les îles et la terre ferme découvertes avant qu'il fût évêque, et depuis qu'il eut cette dignité, témoin oculaire de ces trente années de destruction, vint enfin en Espagne, dans sa vieillesse, se jeter aux pieds de Charles- Quint et du prince Philippe son fils, et fit entendre ses plaintes, qu'on n'avait pas écoutées jusqu'alors. Il présenta sa requête au nom d'un hémisphère entier : elle fut imprimée à Valladolid. La cause de plus de cinquante nations proscrites , dont il ne subsis- tait que de faibles restes, fut solennellement plaidée devant l'em- pereur. Las Casas dit que ces peuples détruits étaient d'une espèce douce, faible et innocente, incapable de nuire et de résister, et que la plupart ne connaissaient pas plus les vêtements et les armes que nos animaux domestiques. « J'ai parcouru, dit-il, toutes les petites îles Lucaies, et je n'y ai trouvé que onze habitants, reste de cinq cent mille.

Il compte ensuite plus de deux millions d'hommes détruits dans Cuba et dans Hispaniola, et enfin plus de dix millions dans le continent. Il ne dit pas : « J'ai ouï dire qu'on a exercé ces énormités incroyables ; »! il dit : « Je les ai vues ; j'ai vu cinq caciques brûlés pour s'être enfuis avec leurs sujets ; j'ai vu ces créatures innocentes massacrées par milliers ; enfin , de mon temps, on a détruit plus de douze millions d'hommes dans l'Amé- rique. ))

On ne lui contesta pas cette étrange dépopulation , quelque

8 CONSPIRATIONS

incroyable qu'elle paraisse. Le docteur Sepulvéda, qui plaidait contre lui, s'attacha seulement à prouver que tous ces Indiens méritaient la mort, parce qu'ils étaient coupal3les du péché contre nature, et qu'ils étaient anthropophages.

« Je prends Dieu à témoin, répond le digne évêque Las Casas, que vous calomniez ces innocents après les avoir égorgés. Non, ce n'était point parmi eux que régnait la pédérastie, et que l'hor- reur de manger de la chair humaine s'était introduite ; il se peut que dans quelques contrées de l'Amérique que je ne connais pas, comme au Brésil ou dans quelques îles, on ait pratiqué ces abo- minations de l'Europe ; mais ni à Cuba, ni à la Jamaïque, ni dans Hispaniola S ni dans aucune île que j'aie parcourue, ni au Pérou, ni au Mexique, est mon évêché, je n'ai jamais entendu parler de ces crimes, et j'en ai fait les enquêtes les plus exactes. C'est vous qui êtes plus cruels que les anthropophages: car je vous ai vus dresser des chiens énormes pour aller à la chasse des hommes comme on va à celle des bêtes fauves. Je vous ai vus donner vos semblables à dévorer à vos chiens. J'ai entendu des Espagnols dire à leurs camarades : a Prête-moi une longe d'Indien pour le « déjeuner de mes dogues, je t'en rendrai demain un quartier. » C'est enfin chez vous seuls que j'ai vu de la chair humaine étalée dans vos boucheries, soit pour vos dogues, soit pour vous-mêmes. Tout cela, continue-t-il, est prouvé aux procès, et je jure, par le grand Dieu qui m'écoute, que rien n'est plus véritable. »

Enfin Las Casas obtint de Charles-Quint des lois qui arrêtèrent ,1e carnage réputé jusqu'alors légitime, attendu que c'étaient des chrétiens qui massacraient des infidèles.

CONSPIRATION CONTRE MÉRINDOL.

La proscription juridique des habitants de Mérindol et de Cabrières, sous François I", en 15Zi6, n'est à la vérité qu'une étincelle en comparaison de cet incendie universel de la moitié de l'Amérique. Il périt dans ce petit pays environ cinq à six mille personnes des deux sexes et de tout âge. Mais cinq mille citoyens surpassent en proportion, dans un canton si petit, le nombre de douze millions dans la vaste étendue des îles de l'Amérique, dans le Mexique, et dans le Pérou. Ajoutez surtout que les désastres de notre patrie nous touchent plus que ceux d'un autre hémisphère.

Ce fût la seule proscription revêtue des formes de la justice

1. Aujourd'hui Saint-Domingue ou Haïti.

CONTRE LES PEUPLES. 9

ordinaire ; car les templiers furent condamnés par des commis- saires que le pape avait nommés, et c'est en cela que le massacre de Mérindol porte un caractère plus affreux que les autres. Le crime est plus grand quand il est commis par ceux qui sont établis pour réprimer les crimes et pour protéger l'innocence.

Un avocat général du parlement d'Aix, nommé Guérin, fut le premier auteur de cette boucherie. « C'était, dit Tliistorien César Nostradamus, un homme noir ainsi de corps que d'âme, autant froid orateur que persécuteur ardent et calomniateur effronté. » Il commença par dénoncer, en 1540, dix-neuf personnes au hasard comme hérétiques. Il y avait alors un violent parti dans le parlement d'Aix, qu'on appelait les brûleurs. Le président d'Oppède était à la tête de ce parti. Les dix-neuf accusés furent condamnés à mort sans être entendus; et, dans ce nombre, il se trouva quatre femmes et cinq enfants qui s'enfuirent dans des cavernes.

Il y avait alors, à la honte de la nation, un inquisiteur de la foi en Provence ; il se nommait frère Jean de Rome. Ce malheu- reux, accompagné de satellites, allait souvent dans Mérindol et dans les villages d'alentour ; il entrait inopinément et de nuit dans les maisons il était averti qu'il y avait un peu d'argent ; il déclarait le père, la mère, et les enfants, hérétiques, leur donnait la question, prenait l'argent, et violait les filles. Vous trouverez une partie des crimes de ce scélérat dans le fameux plaidoyer d'Aubry, et vous remarquerez qu'il ne fut puni que par la prison.

Ce fut cet inquisiteur qui, n'ayant pu entrer chez les dix-neuf accusés, les avait fait dénoncer au parlement par l'avocat général Guérin, quoiqu'il prétendît être le seul juge du crime d'hérésie. Guérin et lui soutinrent que dix-huit villages étaient infectés de cette peste. Les dix-neuf citoyens échappés devaient, selon eux, faire révolter tout le canton. Le président d'Oppède, trompé par une information frauduleuse de Guérin, demanda au roi des troupes pour appuyer la recherche et la punition des dix-neuf prétendus coupables. François I", trompé à son tour, accorda enfin les troupes. Le vice-légat d'Avignon y joignit quelques soldats. Enfin, en i5kk, d'Oppède et Guérin à leur tête mirent le feu à tous les villages : tout fut tué, et Aubry rapporte dans son plaidoyer que plusieurs soldats assouvirent leur brutalité sur les femmes et sur les filles expirantes qui palpitaient encore. C'est ainsi qu'on servait la religion.

Quiconque a lu l'histoire sait assez qu'on fit justice ; que le parlement de Paris fit pendre l'avocat général, et que le président

40 CONSPIRATIONS

d'Oppède échappa au supplice qu'il avait mérité. Cette grande cause fut plaidée pendant cinquante audiences. On a encore les plaidoyers; ils sont curieux. D'Oppède et Guérin alléguaient pour leur justification tous les passages de VÉcriture il est dit:

Frappez les habitants par le glaive, détruisez tout jusqu'aux animaux 1;

Tuez le vieillard, l'homme, la femme, et l'enfant à la mamelle 2;

Tuez l'homme, la femme, l'enfant sevré, l'enfant qui tette, le bœuf, la brebis, le chameau, et l'âne ^

Ils alléguaient encore les ordres et les exemples donnés par l'Église contre les hérétiques. Ces exemples et ces ordres n'em- pêchèrent pas que Guérin ne fût pendu. C'est la seule proscrip- tion de cette espèce qui ait été punie par les lois, après avoir été faite à l'abri de ces lois mêmes.

CONSPIRATION DE LA SAINT-BARTHÉLEMY.

Il n'y eut que vingt-huit ans d'intervalle entre les massacres de Mérindol et la journée de la Saint-Barthélémy. Cette journée fait encore dresser les cheveux à la tête de tous les Français, excepté ceux d'un abbé* qui a osé imprimer, en 1758, une es- pèce d'apologie de cet événement exécrable. C'est ainsi que quel- ques esprits bizarres ont eu le caprice de faire l'apologie du diable. « Ce ne fut, dit-il, qu'une affaire de proscription, » Voilà une étrange excuse! Il semble qu'une affaire de proscription soit une chose d'usage, comme on dit une affaire de barreau, une affaire d'intérêt, une affaire de calcul, une affaire d'église.

Il faut que l'esprit humain soit bien susceptible de tous les travers pour qu'il se trouve, au bout de près de deux cents ans, un homme qui, de sang-froid, entreprend de justifier ce que l'Europe entière abhorre. L'archevêque Péréfixe^ prétend qu'il périt cent mille Français dans cette conspiration religieuse. Le duc de Sully n'en compte que soixante et dix mille. Monsieur l'abbé abuse du martyrologe des calvinistes, lequel n'a pu tout compter, pour affirmer qu'il n'y eut que quinze mille victimes. Eh ! monsieur l'abbé, ne serait-ce rien que quinze mille personnes égorgées en pleine paix par leurs concitoyens?

1. Deutéronome, chap. xiii, 24. {Note de Voltaire.) '2. Josué, chap. vi, 21. {Id.)

3. Premier livre des Rois, chapitre xv, 3. (Id.)

4. Caveyrac. Voyez, tome XXIV, la note 1 de la page 476.

5. Dans sa Vie de Henri IV, 1661.

CONTRE LES PEUPLES. \H

Le nombre des morts ajoute sans doute beaucoup à la cala- mité d'une nation, mais rien à l'atrocité du crime. Vous pré- tendez, homme charitable, que la religion n'eut aucune part à ce petit mouvement populaire. Oubliez-vous le tableau que le pape Grégoire XIII fit placer dans le Vatican, et au bas duquel était écrit -.Pontifex Colignii necem probat? Oubliez-vous sa proces- sion solennelle de l'église Saint-Pierre à l'église Saint-Louis, le Te Deum qu'il fit chanter, les médailles qu'il fit frapper pour per- pétuer la mémoire de l'heureux carnage de la Saint-Barthélémy ^ ? Vous n'avez peut-être pas vu ces médailles; j'en ai vu entre les mains de M. l'abbé de Rothelin-. Le pape Grégoire y est repré- senté d'un côté, et de l'autre c'est un ange qui tient une croix dans la main gauche, et une épée dans la droite. En voilà-t-il assez, je ne dis pas pour vous convaincre, mais pour vous confondre?

CONSPIRATION D'IRLANDE.

La conjuration des Irlandais catholiques contre les protes- tants, sous Charles I", en 1641, est une fidèle imitation de la Saint-Barthélémy. Des historiens anglais contemporains, tels que le chancelier Clarendon et un chevalier Jean Temple, assurent qu'il y eut cent cinquante mille hommes de massacrés. Le par- lement d'Angleterre, dans sa déclaration du 25 juillet 1643, en compte quatre-vingt mille ^; mais M. Brooke*, qui paraît très- instruit, crie à l'injustice dans un petit livre que j'ai entre les mains. Il dit qu'on se plaint à tort ; et il semble prouver assez bien qu'il n'y eut que quarante mille citoyens d'immolés à la religion, en y comprenant les femmes et les enfants.

CONSPIRATION DANS LES VALLÉES DU PIÉMONT.

J'omets ici un grand nombre de proscriptions particuhères. Les petits désastres ne se comptent point dans les calamités géné- rales; mais je ne dois point passer sous silence la proscription des habitants des vallées du Piémont, en 1655.

C'est une chose assez remarquable dans l'histoire que ces

i. Voyez tome XV, page 529.

2. Littérateur et numismate, 1691-1744; il avait rapporté d'Italie une très- belle collection de médailles.

3. L'impression de 1766 disait cent cinquante mille: ce qui n'était qu'une faute d'impression corrigée en 1771. (B.)

4. Littérateur irlandais que Voltaire a déjà cité.

42 CONSPIRATIONS

hommes, presque inconnus au reste du monde, aient persévéré constamment, de temps immémorial, dans des usages qui avaient changé partout ailleurs. Il en est de ces usages comme de la langue : une infinité de termes antiques se conservent dans des cantons éloignés, tandis que les capitales et les grandes villes varient dans leur langage de siècle en siècle.

Voilà pourquoi l'ancien roman que l'on parlait du temps do Charlemagne subsiste encore dans le patois du paysdeVaud, qui a conservé le nom de Paijs roman. On trouve des vestiges de ce langage dans toutes les vallées des Alpes et des Pyrénées. Les peuples voisins de Turin, qui hahitaient les cavernes vaudoises, gardèrent l'habillement, la langue, et presque tous les rites du temps de Charlemagne,

On sait assez que, dans le viii* et dans le ix^ siècle, la partie septentrionale de l'Occident ne connaissait point le culte des images ; et une bonne raison, c'est qu'il n'y avait ni peintres ni sculpteurs : rien même n'était encore décidé sur certaines ques- tions délicates que l'ignorance ne permettait pas d'approfondir. Quand ces points de controverse furent arrêtés et réglés ailleurs, les habitants des vallées l'ignorèrent; et, étant ignorés eux- mêmes des autres hommes, ils restèrent dans leur ancienne croyance ; mais enfin ils furent au rang des hérétiques, et pour- suivis comme tels.

Dès l'année l/i87, le pape Innocent VIII envoya dans le Pié- mont un légat nommé Albertus de Capitoneis, archidiacre de Cré- mone, prêcher une croisade contre eux. La teneur de la bulle du pape est singulière. Il recommande aux inquisiteurs, à tous les ecclésiastiques, et à tous les moines, « de prendre unanimement les armes contre les Vaudois, de les écraser comme des aspics, et de les exterminer saintement ». Li hsereticos armis insurgant, eosque, velut aspides venenosas, conculcent, et ad tam sanctam exter- minationem adhibeant omnes conatus.

La même bulle octroie à chaque fidèle le droit de « s'emparer de tous les meubles et immeubles des hérétiques sans forme de procès ». Bona quxcumque mobilia et immobilia quibuscumque licite occupandi, etc.

Et, par la même autorité, elle déclare que tous les magistrats qui ne prêteront pas main-forte seront privés de leurs dignités : seculares honoribiis, titidis, feudis, privilegiis privandi.

Les Vaudois, ayant été vivement persécutés en vertu de cetrte bulle, se crurent des martyrs. Ainsi leur nombre augmenta pro- digieusement. Enfin la bulle d'Innocent VIII fut mise en exécution

CONTRE LES PEUPLES. 43

à la lettre en 1655. Le marquis de Pianesse entra le 15 d'avril dans ces vallées avec deux régiments, ayant des capucins à leur tête. On marcha de caverne en caverne, et tout ce qu'on ren- contra fut massacré. On pendait les femmes nues à des arbres, on les arrosait du sang de leurs enfants, et on emplissait leur matrice de poudre à laquelle on mettait le feu.

Il faut faire entrer sans doute dans ce triste catalogue les mas- sacres des Cévennes et du Vivarais, qui durèrent pendant dix ans au commencement de ce siècle. Ce fut en effet un mélange con- tinuel de proscriptions et de guerres civiles. Les combats, les assassinats, et les mains des bourreaux, ont fait périr près de cent mille de nos compatriotes, dont dix mille ont expiré sur la roue, ou par la corde, ou dans les flammes, si ont en croit tous les his- toriens contemporains des deux partis.

Est-ce l'histoire des serpents et des tigres que je viens de faire ? non, c'est celle des hommes. Les tigres et les serpents ne traitent point ainsi leur espèce. C'est pourtant dans le siècle de Cicéron, de Pollion, d'Atticus, de Varius, de Tibulle, de Virgile, d'Horace, qu'Auguste fit ses proscriptions. Les philosophes de Thou et Montaigne, le chancelier de L'Hospital, vivaient du temps de la Saint- Barthélémy ; et les massacres des Cévennes sont du siècle le plus florissant de la monarchie française. Jamais les esprits ne furent plus cultivés, les talents en plus grand nombre, la politesse plus générale. Quel contraste, quel chaos, quelles horribles inconséquences, composent ce malheureux monde ! On parle des pestes, des tremblements de terre, des embrasements, des déluges qui ont désolé le globe ; heureux, dit-on, ceux qui n'ont pas vécu dans le temps de ces bouleversements ! Disons plutôt : Heureux ceux qui n'ont pas vu les crimes que je retrace ! Comment s'est-il trouvé des barbares pour les ordonner, et tant d'autres barbares pour les exécuter ? Comment y a-t-il encore des inquisiteurs et des familiers de l'Inquisition?

Un homme modéré, humain, avec un caractère doux, ne conçoit pas plus qu'il y ait eu parmi les hommes des bêtes féroces ainsi altérées de carnage qu'il ne conçoit des métamorphoses de tourterelles en vautours ; mais il comprend encore moins que ces monstres aient trouvé à point nommé une multitude d'exécuteurs. Si des officiers et des soldats courent au combat sur un ordre de leurs maîtres, cela est dans l'ordre de la nature ; mais que, sans aucun examen, ils aillent assassiner de sang-froid un peuple sans défense, c'est ce qu'on n'oserait pas imaginer des furies môme de l'enfer. Ce tableau soulève tellement le cœur de ceux qui se pé-

U CONSPIRATIONS

nètrent de ce qu'ils lisent que, pour peu qu'on soit enclin à la tristesse, on est fâché d'être né, on est indigné d'être homme.

La seule chose qui puisse consoler, c'est que de telles abomi- nations n'ont été commises que de loin à loin : n'en voilà qu'en- viron vingt exemples principaux dans l'espace de près de quatre mille années. Je sais que les guerres continuelles qui ont désolé la terre sont des fléaux encore plus destructeurs par leur nombre et par leur durée ; mais enfin, comme je l'ai déjà dit^ le péril étant égal des deux côtés dans la guerre, ce tableau révolte bien moins que celui des proscriptions, qui ont été toutes faites avec lâcheté, puisqu'elles ont été faites sans danger, et que les Sylla et les Auguste n'ont été au fond que des assassins qui ont attendu des passants au coin d'un bois, et qui ont profité des dépouilles.

La guerre paraît l'état naturel de l'homme. Toutes les sociétés connues ont été en guerre, hormi les brames, et primitifs, que nous appelons quakers, et quelques autres petits peuples. Mais il faut avouer que très-peu de sociétés se sont rendues coupables de ces assassinats publics appelés proscriptions. Il n'y en a aucun exemple dans la haute antiquité, excepté chez les Juifs. Le seul roi de l'Orient qui se soit livré à ce crime est Mithridate; et depuis Auguste il n'y a eu de proscription dans notre hémisphère que chez les chrétiens, qui occupent une très-petite partie du globe. Si cette rage avait saisi souvent le genre humain, il n'y aurait plus d'hommes sur la terre, elle ne serait habitée que par les animaux, qui sont sans contredit beaucoup moins méchants que nous. C'est â la philosophie, qui fait aujourd'hui tant de progrès, d'adoucir les mœurs des hommes; c'est à notre siècle de répajer les crimes des siècles passés. Il est certain que, quand l'esprit de tolérance sera établi, on ne pourra plus dire :

Jîtas parentum pejor avis tulit Nos nequiores, mox daturos Pi'Ogeniem vitiosiorem.

(HoK., lib. m, od. VI, 46.)

On dira plutôt, mais en meilleurs vers que ceux-ci :

Nos aïeux ont été des monstres exécrables^.

Nos pères ont été méchants;

On voit aujourd'hui leurs enfants, •Étant plus éclairés, devenir plus traitables.

1. Tome XXV, page 18.

2. Ces vers sont de Voltaire. (B.)

CONTRE LES PEUPLES. 15

Mais, pour oser dire que nous sommes meilleurs que nos ancêtres, il faudrait que, nous trouvant dans les mêmes circon- stances qu'eux, nous nous abstinssions avec horreur des cruautés dont ils ont été coupables, et il n'est pas démontré que nous fas- sions plus humains en pareil cas. La philosophie ne pénètre pas toujours chez les grands qui ordonnent, et encore moins chez les hordes des petits, qui exécutent. Elle n'est le partage que des hommes placés dans la médiocrité, également éloignés de l'am- bition qui opprime, et de la basse férocité qui est à ses gages.

Il est vrai qu'il n'est plus de nos jours de persécutions géné- rales; mais on voit quelquefois de cruelles atrocités. La société, la politesse, la raison, inspirent des mœurs douces; cependant quelques hommes ont cru que la barbarie était un de leurs devoirs. On les a vus abuser de leurs misérables emplois, si sou- vent humiliés, jusqu'à se jouer de la vie de leurs semblables en colorant leur inhumanité du nom de justice; ils ont été sangui- naires sans nécessité, ce qui n'est pas même le caractère des animaux carnassiers. Toute dureté qui n'est pas nécessaire est un outrage au genre humain. Les cannibales se vengent, mais ils ne font pas expirer dans d'horribles supplices un compatriote qui n'a été qu'imprudent ^

Puissent ces réflexions satisfaire les âmes sensibles, et adoucir les autres !

1. Allusion au supplice du chevalier de La Barre ; voyez tome XXV, page 503.

FIN DES CONSPIRATIONS, ETC.

LETTRE

DE M. DE VOLTAIRE

AU DOCTEUR JEAN-JACQUES PANSOPHE

(1766)

AVERTISSEMENT.

POUR LA PRÉSENTE ÉDITION

Le parti que nous avons pris d'introduire la Lettre au docteur Pansophe parmi les œuvres de Voltaire, malgré les dénégations réitérées du patriarche de Ferney, se justifiera auprès de tous ceux qui ont examiné attentivement la question. D'abord les dénégations de Voltaire n'ont pas grand poids : il n'hésitait jama is à les prodiguer quand il ne lui plaisait pas d'avouer un ouvrage comme sien. « Je suis à l'égard des oyvrages qu'on m'attriijue, disait Montesquieu, comme la Fontaine- Martel ^ était pour les ridicules : on rae les donne, mais je ne les prends point. » Non-seulement Voltaire ne les prenait point, fussent-ils de lui, mais il les repoussait avec indignation, et quelquefois les dénonçait aux puissances. Ce procédé voltairien est assez connu pour que nous n'ayons pas besoin d'insister. Dans la déclaration publique ci-après du 29 décembre 1766, remarquons que Voltaire, après avoir désavoué la Lettre au docteur Pansophe, blâme gravement l'auteur des Notes sur la lettre de M. de Voltaire à M. Hume, que tous les éditeurs lui adjugent sans difficulté. Le second paragraphe permet d'apprécier l'au- torité du premier.

Lorsque Voltaire, dans sa lettre à Damilaville du 23 juin 1766, dit :

1. La comtesse de Fontaine-Martel, née vers 1062, morte à Paris, entre les bras de Voltaire, le 22 janvier 1733. Voyez OEuvres complètes de Montesquieu> édition Ed. Laboulaye, tome VII, page 240.

26. Mélanges. V. 2

48 AVERTISSEMENT.

« Je vous envoie, en attendant, la lettre sur Jean-Jacques que vous me demandiez, et que j'ai enfin retrouvée ; » il semble bien qu'il s'agisse de la Lellre au docteur Pansophe. Beuchot l'entend de la Lettre à M. Tronchin- Calendrin, du 4 3 novembre 1765, il est, en effet, question de J.-J. Rous- seau, mais qui n'est pas une « lettre sur J.-J. ».

Tous les contemporains furent unanimes à attribuer à Voltaire la Lettre au docteur Pansophe. I\Iarmontel,dans \g Mercure français ; Grimm, dans la Correspondance littéraire^ sont .aussi affirmatifs que Fréron ^. Pour Jean-Jacques Rousseau, le principal intéressé, cela ne fit jamais de doute : « Dans le môme temps à peu près..., dit-il, parut une lettre de M. de V^oltaire a moi adressée (au docteur Pansophe) avec une traduction anglaise qui renchérit sur l'original. Le noble objet de ce spirituel ouvrage est de m'attirer le mépris et la haine de ceux chez qui je me suis réfugié. » (Lettre il David Hume.) Il s'exprime de même dans ses lettres à ses amis d'Ivernois et du*Peyrou, du 10 mai et du 31 mai 1766.

Ce fut Voltaire qui chercha à rejeter la paternité de la Lettre au docteur Pansophe sur l'abbé Coyer d'abord, et sur Borde ensuite. Le premier pro- testa. Il écrit le 2 janvier 1767 à Guy, libraire de J.-J. Rousseau : « Mon- sieur Guy, quoique je vous aie parlé hier de l'imputation que M. de Voltaire m'a faite de la Lettre au docteur Pansophe^ je crains de ne vous l'avoir pas assez dit : quand vous écrirez à M. Rousseau, dites-lui que M. de Voltaire est l'unique source de ce bruit; que c'est lui qui l'a répandu par ses lettres à Paris et à Londres, et qu'il a reconnu lui-même son erreur dans la lettre que je vous ai communiquée : « Après avoir été informé, dit-il, que la Lettre « au docteur Pansophe est de M. de Bordes, de l'Académie de Lyon, etc. » Effectivement, cet académicien était à Londres lorsque la lettre a été im- primée en anglais. Vous savez l'admiration que j'ai toujours eue pour les grands talents de M. Rousseau, votre ami, et que j'ai toujours désapprouvé fes persécutions qu'on lui suscite dans son malheur. Je serais très-fàché qu'on me mît au nombre de ses persécuteurs, et, d'ailleurs, je n'ai jamais emprunté le nom de personne. Je me sers du mien, ou je garde l'ano- nyme ^. »

Reste donc le Lyonnais Borde (Voltaire écrit toujours Bordes, mais à tort). On peut voir dans la Correspondance ''qua Borde, comme l'abbé Coyer, niait être l'auteur de la Lettre que Voltaire tenait à lui faire endosser, et tout porte à penser que son désaveu était parfaitement sincère. Charles Borde a fait contre Rousseau des satires qui sont bien authentiquement de lui : la Prédiction tirée d'un vieux mayiuscrit, la Profession de foi philoso-

1. « Je n'ai pas encore pu vaincre, dit Grimm (novembre 1766), la conviction intérieure qui me crie qu'elle (la Lettre) appartient à M. de Voltaire, malgré toutes ses protestations. »

2. Voyez V Année littéraire, 17G6, tome VII, pages 19 et 56, et surtout page 175.

3. OEuWes diverses de J.-J. Rousseau^ citoyen de Genève. Neufchâtel, 1768. 8 volumes, tome VII. OEuvres complètes de l'abbé Coyer, 7 volumes in-12, t. VU, pages 463-464.

4. Lettre à Borde, du 15 décembre 1766.

LETTRE AU DOCTEUR PANSOPHE. 19

phiquei ; et quand on les compare à la Lettre au docteur Pansophe, il est impossible de conserver d'illusion et de croire que l'auteur des unes soit celui de l'autre, tant est grande la différence de la manière et du style.

Ces recherches nous ramènent donc à Voltaire, quoi qu'il dise. Lorsqu'il écrit à Borde 2 : « L'abbé Coyer me jure qu'il n'est pas l'auteur de la Lettre à Pansophe; c'est donc vous qui l'êtes? Vous dites que ce n'est pas vous; c'est donc l'abbé Coyer. Il n'y a certainement que l'un de vous deux qui puisse l'avoir écrite. Le troisième n'existe pas, » il sait bien que ce troisième existe : c'est lui-même.

On verra, dans l'Avertissement de Beuchot, placé en tête des Notes sur la lettre de M. de Voltaire à M. Hume, que Decroix, le collaborateur de Condorcet à l'édition de Kehl, croyait à la paternité de Voltaire, et Beuchot lui-même n'ose se prononcer contre.

Après avoir admis dans l'œuvre voltairienne la Vie de J.-J. Rousseau et d'autres ouvrages, sur de simples présomptions, il aurait été illogique d'écarter la Lettre aie docteur Pansophe.

L. M.

LETTRE AU DOCTEUR PANSOPHE.

Quoi que vous en disiez, docteur Pansophe, je ne suis certai- nement pas la cause de vos malheurs : j'en suis affligé, et vos livres ne méritent pas de faire tant de scandale et tant de bruit; mais cependant ne devenez pas calomniateur, ce serait le plus grand mal. J'ai lu, dans le dernier ouvrage que vous avez mis en lumière, une belle prosopopée vous faites entendre, en plai- santant mal à propos, que je ne crois pas en Dieu. Le reproche est aussi étonnant que votre génie. Le jésuite Garasse, le jésuite Hardouin, et d'autres menteurs publics, trouvaient partout des athées ; mais le jésuite Garasse, le jésuite Hardouin, ne sont pas bons à imiter. Docteur Pansophe, je ne suis athée ni dans mon cœur, ni dans mes livres ; les honnêtes gens qui nous connaissent l'un et l'autre disent, en voyant votre article : Hélas! le docteur Pan- sophe est méchant comme les autres hommes; c'est bien dommage.

Judicieux admirateur de la bêtise et de la brutalité des sau- vages, vous avez crié contre les sciences, et cultivé les sciences. Vous avez traité les auteurs et les philosophes de charlatans ; et, pour prouver d'exemple, vous avez été auteur. Vous avez écrit

\. OEuvres diverses, 2 vol. in-S" en deux parties chacun; Lyon, Faucheux, 1783. 2. Lettre à Borde, du 15 décembre 1760.

20 LETTRE DE VOLTAIRE

contre la comédie avec la dévotion d'un capucin, et vous avez fait de méchantes comédies. Vous avez regardé comme une chose abominable qu'un satrape ou un duc eût du superflu, et vous avez copié de la musique pour des satrapes ou des ducs qui vous payaient avec ce superflu. Vous avez barbouillé un roman ennuyeux, un pédagogue suborne honnêtement sa pupille en lui enseignant la vertu; et la fille modeste couche honnêtement avec le pédagogue; et elle souhaite de tout son cœur qu'il lui fasse un enfant ; et elle parle toujours de sagesse avec son doux ami; et elle devient femme, mère, et la plus tendre amie d'un époux qu'elle n'aime pourtant pas ; et elle vit et meurt en raison- nant, mais sans vouloir prier Dieu. Docteur Pansophe, vous vous êtes fait le précepteur d'un certain Emile, que vous formez insensiblement par des moyens impraticables ; et pour faire un bon chrétien, vous détruisez la religion chrétienne. Vous pro- fessez partout un sincère attachement à la révélation, en prêchant le déisme, ce qui n'empêche pas que chez vous les déistes et les philosophes conséquents ne soient des athées. J'admire, comme je le dois, tant de candeur et de justesse d'esprit ; mais permet- tez-moi, de grâce, de croire en Dieu. Vous pouvez être un sophiste, un mauvais raisonneur, et par conséquent un écrivain pour le moins inutile, sans que je sois un athée. L'Être souverain nous jugera tous deux; attendons humblement son arrêt. Il me semble que j'ai fait de mon mieux pour soutenir la cause de Dieu et de la vertu, mais avec moins de bile et d'emportement que vous. Ne craignez -vous pas que vos inutiles calomnies contre les philosophes et contre moi ne vous rendent dés;agréable aux yeux de l'Être suprême, comme vous l'êtes déjà aux yeux des liortimes ?

Vos Lettres de la montagne sont pleines de fiel ; cela n'est pas bien, Jean-Jacques. Si votre patrie vous a proscrit injustement, il. ne faut pas la maudire ni la troubler. Vous avez certes raison de dire que vous n'êtes point philosophe. Le sage philosophe Socrate but la ciguë en silence : il ne lit pas de libelles contre l'aréopage ni même contre le prêtre Anitus, son ennemi déclaré ; sa bouche vertueuse ne se souilla pas par des imprécations: il mourut avec toute sa gloire et sa patience; mais vous n'êtes pas un Socrate ni un philosophe.

, Docteur Pansophe, permettez qu'on vous donne ici trois leçons, que la philosophie vous aurait apprises : une leçon de bonne foi, une leçon de bon sens, et une leçon de modestie.

Pourquoi dites-vous que le bonhomme si mal nommé Grégoire

AU DOCTEUR PANSOPHE, 21

k Grand, quoiqu'il soit un saint, était un pape iUuslre, parce qu'il était bête et intrigant? J'ai vu constamment clans l'histoire que la bêtise et l'ignorance n'ont jamais fait de bien, mais au contraire toujours beaucoup de mal. Grégoire même bénit et loua les crimes de Phocas, qui avait assassiné et détrôné son maître, l'in- fortuné Maurice. Il bénit et loua les crimes de Brunehaut, qui est la honte de l'histoire de France. Si les arts et les sciences n'ont pas absolument rendu les hommes meilleurs, du moins ils sont méchants avec plus de discrétion ; et quand ils font le mal, ils cherchent des prétextes, ils temporisent, ils se contiennent : on peut les prévenir, et les grands crimes sont rares. Il y a dix siècles, vous auriez été non-seulement excommunié avec les chenilles, les sauterelles et les sorciers, mais brûlé ou pendu, ainsi que quantité d'honnêtes gens qui cultivent aujourd'hui les lettres en paix, et avouez que le temps présent vaut mieux. C'est à la phi- losophie que vous devez votre salut, et vous l'assassinez : mettez- vous à genoux, ingrat, et pleurez sur votre folie. Nous ne sommes plus esclaves de ces tyrans spirituels et temporels qui désolaient toute l'Europe ; la vie est plus douce, les mœurs plus humaines, et les États plus tranquilles.

Vous parlez, docteur Pansophe, de la vertu des sauvages : il me semble pourtant qu'ils sont magis extra vitia qiiam cum virtutibus. Leur vertu est négative, elle consiste à n'avoir ni bons cuisiniers, ni bons musiciens, ni beaux meubles, ni luxe, etc. La vertu, voyez-vous, suppose des lumières, des réflexions, de la philosophie, quoique, selon vous, tout homme qui réfléchit soit un animal dépravé ; d'où il s'ensuivrait en bonne logique que la vertu est impossible. Un ignorant, un sot complet n'est pas plus susceptible de vertu qu'un cheval ou qu'un singe ; vous n'avez certes jamais vu cheval vertueux, ni singe vertueux. Quoique maître Aliboron tienne que votre prose est une prose bridante, le public se plaint que vous n'avez jamais fait un bon syllogisme. Écoutez, docteur Pansophe : la bonne Xantippe grondait sans cesse, et vigou- reusement, contre la philosophie et la raison de Socrate ; mais la bonne Xantippe était une folle, comme tout le monde sait. Corrigez-vous.

Illustre Pansophe ! la rage de blâmer vos contemporains vous fait louer à leurs dépens des sauvages anciens et modernes sur des choses qui ne sont point du tout louables.

Pourquoi, s'il vous plaît, faites-vous dire à Fabricius que le seul talent digne de Rome est de conquérir la terre , puisque les conquêtes des Romains, et les conquêtes en général, sont des

22 LETTRE DE VOLTAIRE

crimes, et que vous blâmez si fortement ces crimes dans votre plan ridicule d'une paix perpétuelle. II n'y a certainement pas de vertu à conquérir la terre. Pourquoi, s'il vous plaît, faites-vous dire à Curius, comme une maxime respectable, qu'il aimait mieux commander à ceux qui avaient de For que d'avoir de l'or? C'est une chose en elle-même indifTérente d'avoir de l'or; mais c'est un crime de vouloir, comme Curius, commander injustement à ceux qui en ont. Vous n'avez pas senti tout cela, docteur Pansoplie, parce que vous aimez mieux faire de bonne prose que de bons rai- sonnements. Repentez-vous de cette mauvaise morale, et apprenez la logique.

Mon ami Jean-Jacques, ayez delà bonne foi. Vous qui attaquez ma reUgion, dites-moi, je vous prie, quelle est la vôtre ? Vous vous donnez, avec votre modestie ordinaire, pour le restaurateur du christianisme en Europe; vous dites que la relig ion, dècr éditée en tout lieu, avoit perdu son ascemlant jusque sur le peuple, etc. Vous avez en effet décrié les miracles de Jésus, comme l'abbé de Prades, pour relever le crédit de la religion. Vous avez dit que l'on ne pouvait s'empêcher de croire l'Évangile de Jésus, parce qu'il était incroyable ! ainsi Tertullien disait hardiment qu'il était sûr que le Fils de Dieu était mort, parce que cela était impossible : Mortuus est Dci Filius; hoc certum est quia impossibile. Ainsi, par. un raison- nement similaire, un géomètre pourrait dire qu'il est évident que les trois angles d'un triangle ne sont pas égaux à deux droits, parce qu'il est évident qu'ils le sont. Mon ami Jean-Jacques, appre- nez la logique, et ne prenez pas, comme Alcibiade, les hommes pour autant de têtes de choux.

C'est sans contredit un fort grand malheur de ne pas croire à la religion chrétienne, qui est la seule vraie entre mille autres q^i prétendent aussi l'être: toutefois, celui qui a ce malheur peut et doit croire en Dieu. Les fanatiques, les bonnes femmes, les enfants et le docteur Pansoplie, ne mettent point de distinction entre l'athée et le déiste. 0 Jean-Jacques! vous avez tant promis à Dieu et à la vérité de ne pas mentir ; pourquoi mentez-vous contre votre conscience? Vous êtes, à ce que vous dites, le seul auteur de votre sircle et de plusieurs autres, qui ait écrit de bonne foi. Vous avez écrit sans doute de bonne foi que la loi chrétienne est, au fondiplus nuisible qu'utile à la forte constitution d'un État; que les vrais chrétiens sont faits pour être esclaves, et sont lâches ; qu'il ne faut pas apprendre le catéchisme aux enfants, parce qu'ils n'ont pas l'esprit de croire en Dieu, etc. Demandez h tout le monde si ce n'est pas le déisme tout pur : donc vous êtes athée ou chrétien comme

AU DOCTEUR PANSOPIIE. 23

les déistes, ainsi qu'il vous plaira, car vous êtes un homme inex- plicable. Mais, encore une fois, apprenez la logique, et ne vous faites plus brûler mal à propos. Respectez, comme vous le devez, des honnêtes gens qui n'ont pas du tout envie d'être athées, ni mauvais raisonneurs, ni calomniateurs. Si tout citoyen oisif est un fripon, voyez quel titre mérite un citoyen faussaire qui est arrogant avec tout le monde, et qui veut être possesseur exclusif de toute la religion, la vertu et la raison qu'il y a en Europe. Vœmiscro! lilia nigra videntur, pallentesque rosx. Soyez chrétien, Jean-Jacques, puisque vous vous vantez de l'être à toute force ; mais, au nom du bon sens et de la vérité, ne vous croyez le seul maître en Israël.

Docteur Pansophe, soyez modeste, s'il vous plaît. Autre leçon importante : pourquoi dire à l'archevêque de Paris que vous êtes avec quelques talents? Vous n'êtes sûrement pas avec le talent de l'humilité ni de la justesse d'esprit. Pourquoi dire au public que vous avez refusé l'éducation d'un prince, et avertir fièrement qui il appartiendra de ne pas vous faire dorénavant de pareilles propositions? Je crois que cet avis au public est plus vain qu'utile : quand même Diogène, une fois connu, dirait aux passans : Achetez votre maitre, on le laisserait dans son tonneau avec tout son orgueil et toute sa folie. Pourquoi dire que la mauvaise profession de foi du Vicaire allobroge est le meilleur écrit qui oit paru dans ce siècle? Vous mentez fièrement, Jean-Jacques : un bon écrit est celui qui éclaire les hommes et les confirme dans le bien ; et un mauvais écrit est celui qui épaissit le nuage qui leur cache la vérité, qui les plonge dans de nouveaux doutes, et les laisse sans principes. Pourquoi répéter continuellement, avec une arrogance sans exemple, que vous bravez vos sots lecteurs et le sot public? Le public n'est pas sot : il brave à son tour la démence qui vit et médit à ses dépens. Pourquoi, ô docteur Pansophe ! dites-vous bonnement qu'un État sensé aurait élevé des statues a l'auteur d' Emile? C'est (|ue l'auteur d'Emile est comme un enfant, qui, après avoir soufflé des boules de savon, ou fait des ronds en crachant dans un puits, se regarde comme un être très-important. Au reste, docteur, si on ne vous a pas élevé de statues, on vous a gravé ; tout le monde peut contempler votre visage et votre gloire au coin des rues. Il me semble que c'en est bien assez pour un homme qui ne veut pas être philosophe, et qui en elfet ne l'est pas, Quam pulchrum est digito monstrari,et diceri:Hic est! Pourquoi mon ami Jean-Jacques vante-t-il à tout propos sa vertu, son mérite et ses talents? C'est que l'orgueil de l'homme peut devenir aussi fort que la bosse

24 LETTRE DE VOLTAIRE

des chameaux de l'Idumée, ou que la peau des onagres du désert. Jésus disait qu'il était doux et humble de cœur; Jean-Jacques, qui prétend être son écolier, mais un écolier mutin qui chicane sou- vent avec son maître, n'est ni doux ni humble de cœur. Mais ce ne sont pas mes aifaires. 11 pourrait cependant apprendre que le vrai mérite ne consiste pas à être singulier, mais à être raison- nable. L'Allemand Corneille Agrippa a aboyé longtemps avant lui contre les sciences et les savants; malgré cela il n'était point du tout un grand homme.

Docteur Pansophe, on m'a dit que vous vouliez aller en Angle- terre, C'est le pays des belles femmes et des bons philosophes. Ces belles femmes et ces bons philosophes seront peut-être curieux de vous voir, et vous vous ferez voir. Les gazetiers tiendront un registre exact de tous vos faits et gestes, et parle- ront du grand Jean-Jacques comme de l'éléphant du roi et du zèbre de la reine : car les Anglais s'amusent des productions rares de toutes espèces, quoiqu'il soit rare qu'ils estiment. On vous montrera au' doigt à la comédie, si vous y allez ; et on dira : Le voilà cet émineni génie qui nous reproche de n'avoir pas un bo7i naturel, et qui dit que les sujets de Sa Majesté ne sont pas libres! C'est ce prophète du lac de Genève, qui a prédit au verset /lô" de son apocalypse nos malheurs et notre ruine parce que nous sommes riches. On vous examinera avec surprise depuis les pieds jusqu'à la tête, en réfléchissant sur la folie humaine. Les Anglaises, qui sont, vous dis-je, très-belles, riront Jorsqu'on leur dira que vous voulez que les femmes ne soient que des femmes, des femelles d'animaux; qu'elles s'occupent uniquement du soin de faire la cuisine pour leurs maris, de raccommoder leurs che- mises et leur donner, dans le sein d'une vertueuse ignorance, du plaisir et des enfants. La belle et spirituelle duchesse d'A...r, miladys de..., de..., de..., lèveront les épaules, et les hommes vous oublieront en admirant leur visage et leur esprit. L'ingé- nieux lord W...e, le savant lord L...n, les philosophes milord C.d, le duc de G...n, sir F...x, sir G... d, et tant d'autres, jetteront un coup d'œil sur vous, et iront delà travailler au bien pubhcou cultiver les belles-lettres, loin du bruit et du peuple, sans être pour cela des animaux dépravés. Voilà, mon ami Jean-Jacques, ce que. j'ai lu dans le grand livre du destin ; mais vous en serez quitte pour mépriser souverainement les Anglais, comme vous avez méprisé les Français, et votre mauvaise humeur les fera rire. Il y aurait cependant un parti à prendre pour soutenir votre crédit et vous faire peut-être, à la longue, élever des statues : ce

AU DOCTEUR PANSOPHE. 25

serait de fonder une église de votre religion, que personne no com- prend ; mais ce n'est pas une afTaire. Au lieu de prouver votre mission par des miracles, qui vous déplaisent, ou par la raison, que vous ne connaissez pas, vous en appellerez au sentiment intérieur, à cette voix divine qui parle si haut dans le cœur des illuminés, et que personne n'entend. Vous deviendrez puissant en œuvres et en paroles, comme George Fox, le révérend Whit- field, etc., sans avoir à craindre l'animadversion de la police, car les Anglais ne punissent point ces folies-là. Après avoir prêché et exhorté vos disciples, dans votre style apocalyptique, vous les mènerez brouter l'herbe dans Hyde-Park, ou manger du gland dans la forêt de Windsor, en leur recommandant toutefois de ne pas se battre comme les autres sauvages, pour une pomme ou une racine, parce que la police corrompue des Européans ne vous permet pas de suivre votre système dans toute son étendue. Enfin lorsque vous aurez consommé ce grand ouvrage, et que vouS sentirez les approches de la mort, vous vous traînerez à quatre pattes dans l'assemblée des bêtes, et vous leur tiendrez, ô Jean- Jacques, le langage suivant :

« Au nom de la sainte vertu, Amen, Comme ainsi soit, mes frères, que j'ai travaillé sans relâche à vous rendre sots et igno- rants, je meurs avec la consolation d'avoir réussi, et de n'avoir point jeté mes paroles en l'air. Vous savez que j'ai établi des cabarets pour y noyer votre raison, mais point d'académie pour la cultiver : car, encore une fois, un ivrogne vaut mieux que tous les philosophes de l'Europe. N'oubliez jamais mon histoire du régiment de Saint-Gervais, dont tous les officiers et les soldats ivres dansaient avec édification dans la place publique de Genève, comme un saint roi juif dansa autrefois devant l'arche. Voilà les honnêtes gens. Le vin et l'ignorance sont le sommaire de toute la sagesse. Les hommes sobres sont fous; les ivrognes sont francs et vertueux. Mais je crains ce qui peut arriver, c'est-à-dire que la science, cette mère de tous les crimes et de tous les vices, ne se glisse parmi vous. L'ennemi rôde autour de vous; il a la subtilité du serpent et la force du lion; il vous menace. Peut-être, hélas! bientôt le luxe, les arts, la philosophie, la bonne chère, les auteurs, les perruquiers, les prêtres et les marchandes de mode, vous empoisonneront et ruineront mon ouvrage. 0 sainte vertu! détourne tous ces maux! Mes petits enfants, obstinez-vous dans votre ignorance et votre simplicité ; c'est-à-dire, soyez toujours vertueux, car c'est la même chose. Soyez attentifs à mes jiaroles; que ceux qui ont des oreilles entendent. Les monilains vous ont

26 LETTRE DE VOLTAIRE

dit : Nos institutions sont bonnes; elles nous rendent heureux; et moi, je vous dis que leurs institutions sont abominaljles et les rendent malheureux. Le vrai bonheur de l'homme est de vivre seul, de manger des fruits sauvages, de dormir sur la terre nue ou dans le creux d'un arbre, et de ne jamais penser. Les mondains vous ont dit : Nous ne sommes pas des bêtes féroces, nous faisons du bien à nos semblables; nous jaunissons les- vices, et nous nous aimons les uns et les autres; et moi, je vous dis que tous les Européans sont des bêtes féroces ou des fripons ; que toute l'Europe ne sera bientôt qu'un affreux désert ; que les mondains ne font du bien que pour faire du mal ; qu'ils se haïssent tous et qu'ils récompensent le vice. 0 sainte vertu! Les mondains vous ont dit : Vous êtes des fous; l'homme est fait pour vivre en société, et non pour manger du gland dans les bois; et moi, je vous dis que vous êtes les seuls sages, et qu'ils sont fous et méchants : l'homme n'est pas plus fait pour la société, qui est nécessairement l'école du crime, que pour aller voler sur les grands chemins. 0 mes petits enfants, restez dans les bois, c'est la place de l'homme. 0 sainte vertu! Emile, mon premier disciple, est selon mon cœur; il me succédera. Je lui ai appris à lire, et à écrire, et à parler beaucoup ; c'en est assez pour vous gouverner. Il vous lira quelquefois la Bible, l'excellente his- toire de Robinson Crusoé, et mes ouvrages ; il n'y a que cela de bon. La religion que je vous ai donnée est fort simple : adorez un Dieu ; mais ne parlez pas de lui à vos enfants ; attendez qu'ils devinent d'eux-mêmes qu'il, y en a un. Fuyez les médecins des •âmes comme ceux des corps ; ce sont des charlatans : quand l'àme est malade, il n'y a point de guérison à espérer, 4:)arce que j'ai dit clairement que le retour à la vertu est impossible; cependant les homélies éloquentes ne sont pas inutiles ; il est bon de déses- pérer les méchants et de les faire sécher de honte ou de douleur, en leur montrant la beauté de la vertu, qu'ils ne peuvent plus aimer. J'ai cependant dit le contraire dans d'autres endroits ; mais cela n'est rien. Mes petits enfants, je vous répète encore ma grande leçon, bannissez d'entre vous la raison et la philosophie, comme elles sont bannies de mes livres. Soyez machinalement vertueux ; ne pensez jamais, ou que très-rarement ; rapprochez- vous sans cesse de l'état des bêtes, qui est votre état naturel. A ces causes, je vous recommande la sainte vertu. Adieu, mes petits enfants; Je meurs. Que Dieu vous soit en aide! Ameii. »

Docteur Pansophe, écoutez à présent ma profession de foi ; vous l'avez rendue nécessaire. La voici telle que je l'offrirai har- diment au public, qui est mon juge et le vôtre :

AU DOCTEUR PANSOPHE. 27

J'adore un Dieu créateur, intelligent, vengeur et rémunéra- teur; je l'aime et le sers le mieux que je puis dans les hommes mes semblables. 0 Dieu! qui vois mon cœur et ma raison, par- donne-moi mes offenses, comme je pardonne celles de Jean- Jacques Pansoplie, et fais que je t'honore toujours dans mes semblables.

Pour le reste, je crois qu'il fait jour en plein midi, et que les aveugles ne s'en aperçoivent point. Sur ce, grand docteur Pan- sophe, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte garde, et suis philo- sophiquement votre ami et votre serviteur.

(Avril 1766.)

FIN DE LA LETTRE AU DOCTEUR PANSOPHE,

LETTRE

DE M. DE VOLTAIRE A M. HUME

Ferney, 24 octobre 1766.

J'ai lu, monsieur, les pièces^ du procès que vous avez eu à soutenir par-devant le public contre votre ancien protégé. J'avoue que la grande âme de Jean-Jacques a mis au jour la noirceur avec laquelle vous l'avez comblé de bienfaits ; et c'est en vain qu'on a dit que c'est le procès de l'ingratitude contre la bienfaisance.

Je me trouve impliqué dans cette affaire. Le sieur Rousseau m'accuse de lui avoir écrit en Angleterre une lettre 'dans laquelle je me moque de lui. Il a accusé M. d'AIembert du même crime.

Quand nous serions coupables au fond de notre cœur, M. d'AIembert et moi, de cette énormité, je vous jure que je ne le suis point de lui avoir écrit. Il y a sept ans que je n'ai eu cet hon- neur; je ne connais point la lettre dont il parle, et je vous jure que si j'avais fait quelque mauvaise plaisanterie sur M. Jean- Jacques Rousseau, je ne la désavouerais pas.

Il m'a fait l'honneur de me mettre au nombre de ses ennemis et de ses persécuteurs*. Intimement persuadé qu'on doit lui élever une statue, comme il le dit dans la lettre polie et décente de Jean-Jacques Rousseau, citoyen de Gencve, à Christophe de Beaumont, archevêque de Paris, il pense que la moitié de l'univers est occupée à dresser cette statue sur son piédestal, et l'autre moitié à la ren- verser.

Non-seulement il m'a cru iconoclaste, mais il s'est imaginé

1. Nous avons dit, dans notre Avertissement en tète du tome XXII, page iv, pourquoi nous insérions cette lettre à cette place.

2. Exposé succinct de la contestation qui s'est élevée entre M. Hume et M. Rousseau, avec les pièces justificatives, traduit par Suard, avec des additions.

3. La Lettre au docteur Pansophe. i. Dans la lettre du 28 mai 1764.

30 LETTRE DE VOLTAIRE

que j'avais conspiré contre lui avec le conseil de Genève, pour faire décréter sa propre personne de prise de corps, et ensuite avec le conseil de Berne pour le faire chasser de la Suisse.

11 a persuadé ces belles choses aux protecteurs qu'il avait alors à Paris, et il m'a fait passer dans leur esprit pour un homme qui persécutait en lui la sagesse et la modestie. Voici, monsieur, comment je l'ai persécuté.

Quand je sus qu'il avait beaucoup d'ennemis à Paris, qu'il aimait comme moi la retraite, et que je présumai qu'il pouvait rendre quelques services à la philosophie, je lui ils proposeï-, par M. Marc Ghapuis, citoyen de Genève, dès l'an 1759, une maison de campagne appelée l'Ennitage, que je venais d'acheter.

Il fut si touché de mes olïres qu'il m'écrivit ces propres mots : Monsieur, je ne vous aime point; vous corrompez ma ré- publique en donnant des spectacles dans votre château de Tour- nay, etc. »

Cette lettre, de la part d'un homme qui venait de donner à Paris un grave opéra ' et une comédie 2, n'était cependant pas datée des Petites-Maisons. Je n'y fis point de réponse, comme vous le croyez bien, et je priai M. Tronchin, le médecin, de vouloir bien lui envoyer une ordonnance pour cette maladie. M. Tronchin me répondit que, puisqu'il ne pouvait pas me guérir de la manie de faire encore des pièces de théâtre à mon âge, il désespérait de guérir Jean-Jacques. Nous restâmes l'un et l'autre fort malades, chacun de notre côté.

En 1762, le conseil de Genève entreprit sa ciire, et donna une espèce d'ordre de s'assurer de lui pour le mettre dans les remèdes. Jean-Jacques, décrété à Paris et â Genève, convaincu qu'un corps ne peut être en deux lieux à la fois, s'enfuit dans un troisième. Ilconclut, avec sa prudence ordinaire, que j'étais son ennemi mortel puisque je n'avais pas répondu à sa lettre oljligeante. Il supposa qu'une partie du conseil genevois était venue dîner chez moi pour conjurer sa perte, et que la minute- de son arrêt avait été écrite sur ma table, à la fin du repas. Il persuada une chose si vraisemblable à quelques-uns de ses concitoyens. Cette accusation devint si sérieuse que je fus obligé enfin d'écrire au conseil de Genève une lettre très-forte ^ dans laquelle je lui dis que, s'il y avait un seul homme dans ce corps qui m'eût jamais

i. Le Devin du village.

2. Narcisse, ou l'Amant de lui-viême.

3. Voyez la lettre à Lullin, du 5 juillet 170G.

A M. HUiME. 31

parlé du moindre dessein contrôle sieur Rousseau, je consentais qu'on le regardât comme un scélérat, et moi aussi, et que je détestais trop les persécuteurs pour l'être.

Le conseil me répondit, par un secrétaire d'État, que je n'avais jamais eu, ni avoir, ni pu avoir la moindre part, ni directe- ment, ni indirectement, à la condamnation du sieur Jean-Jacques.

Les deux lettres sont dans les archives du conseil de Genève.

Cependant M. Rousseau, retiré dans les délicieuses vallées de Moutiers-Travers, ou Motiers-Travcrs, au comté de ISeufchàtel, n'ayant pas eu, depuis un grand nombre d'années, le plaisir de communier sous les deux espèces, demanda instamment au pré- dicant de Moutiers-Travers, homme d'un esprit fin et délicat, la consolation d'être admis à la sainte table ; il lui dit^ que son inten- tion était: de combattre l'Eglise romaine; de s élever contre l'ou- vrage infernal de l'Esprit, qui établit évidemment le matérialisme; de foudroyer les nouveaux philosophes vains et présomptueux. Il écrivit et signa cette déclaration, et elle est encore entre les mains de M. de Montmolin, prédicant de Moutiers-Travers et de Boveresse.

Dès qu'il eut communié, il se sentit le cœur dilaté, il s'atten- drit jusqu'aux larmes. Il le dit au moins dans sa lettre- du 8 d'au- guste 1765.

Il sehrouilla bientôt avec leprédicant et les prêches de Moutiers- Travers et de Boveresse. Les petits garçons et les petites filles lui jetèrent des pierres ; il s'enfuit sur les terres de Berne ; et, ne vou- lant plus être lapidé, il supplia Messieurs de Berne de vouloir bien avoir la bonté de le faire enfermer le reste de ses jours dans quelqu^un de leurs châteaux, ou tel autre lieu de leur État qu'il leur semblerait bon de choisir. Sa lettre' est du 20 octobre 1765.

Depuis M""^ la comtesse de Pimbesche, à qui l'on conseillait de se faire lier*, je ne crois pas qu'il soit venu dans l'esprit de personne de faire une pareille requête. Messieurs de Berne aimè- rent mieux le chasser que de se charger de son logement.

Le judicieux Jean-Jacques ne manqua pas de conclure que c'était moi qui le privais de la douce consolation d'être dans une prison perpétuelle, et que même j'avais tant de crédit chez les prêtres que je le faisais excommunier par les chrétiens de Moutiers-Travers et de Boveresse.

Ne pensez pas que je plaisante, monsieur. Il écrit, dans une

1. Voyez la lettre à Thieriot du 30 auguste 17G5.

2. A du Peyrou.

3. A M. de G.

•i. Les Plaideurs, acte I, scène vu.

32 LETTRE DE VOLTAIRE

lettre du 2k de juin 1765^ : Être excommunié de la faconde M. de V. m'amusera fort aussi. Et, dans sa lettre du 23 de mars, il dit : 31. de V. doit avoir écrit à Paris qu'il se fait fort de faire chasser Rousseau de sa nouvelle patrie^.

Le bon de l'affaire est qu'il a réussi à faire croire, pendant quelque temps, cette folie à quelques personnes ; et la vérité est que, si, au lieu de la prison qu'il demandait à Messieurs de Berne, il avait voulu se réfugier dans la maison de campagne que je lui avais offerte, je lui aurais donné alors cet asile, j'aurais eu soin qu'il eût de bons bouillons avec des potions rafraîchissantes, bien persuadé qu'un homme dans son état mérite beaucoup plus de compassion que de colère.

Il est vrai qu'à la sagesse toujours conséquente de sa conduite et de ses écrits il a joint des traits qui ne sont pas d'une bonne âme. J'ignore si vous savez qu'il a écrit des Lettres de la montagne. Il se rend, dans la cinquième lettre, formellement délateur contre moi : cela n'est pas bien. Un homme qui a communié sous les deux espèces, un sage à qui l'on doit élever des statues, semble dégrader un peu son caractère par une telle manœuvre ; il hasarde son salut et sa réputation.

Aussi la première chose qu'ont faite MM, les médiateurs de France, de Zurich, et de Berne, a été de déclarer solennellement les Lettres de la montagne un libelle calomnieux. Il n'y a plus moyen que j'offre une maison à Jean-Jacques, depuis qu'il a été affiché calomniateur au coin des rues.

Mais, en faisant le métier de délateur et d'iiomme un peu T3rouillé avec la vérité, il faut avouer qu'il a toujours conservé son caractère de modestie.

Il me fit l'honneur de m'écrire^ avant que la médiation arri- vât à Genève, ces propres mots :

« Monsieur, si vous avez dit que je n'ai pas été secrétaire d'ambassade à Venise, vous avez menti ; et si je n'ai pas été secré- taire d'ambassade, et si je n'en ai pas eu les honneurs, c'est moi qui ai menti, »

J'ignorais que M.Jean-Jacques eût été secrétaire d'ambassade;

1. On n'a aucune lettre de J.-J. Rousseau à la date du 24 juin 1765; c'est dans la lettre à Meuron, du 23 mars, que se trouve la phrase rapportée par Vol- taire. (B.)

2. Ce n'est pas J.-J. Rousseau qui dit cela; c'est du Peyrou, qui, en rapportant la lettre du 23 mars, ajoute que Voltaire doit avoir écrit, etc. Voyez la Lettre à M. ***, relative à M. J.-J. Rousseau. Goa, 1705, in-S".

3. Le 31 mai 1765.

A M. HUME. 33

je n'en avais jamais dit un seul mot parce que je n'en avais jamais entendu parler.

Je montrai cette agréable lettre à un homme véridique, fort au fait des affaires étrangères, curieux et exact; ces gens-là sont dangereux pour ceux qui citent au hasard. 11 déterra les lettres originales, écrites de la main de Jean-Jacques, du 9 et du 13 d'au- guste 17Zj3*, à M. du Tlieil, premier commis des affaires étran- gères, alors son protecteur. On y voit ces propres paroles :

« J'ai été deux ans le domestique de M. le comte de JMontaigu (ambassadeur à Venise)... J'ai mangé son pain... ; il m'a chassé honteusement de sa maison... ; il m'a menacé de me faire jeter par la fenêtre... ; et, de pis, si je restais plus longtemps dans Venise..., etc. »

Voilà un secrétaire d'ambassade assez peu respecté, et la fierté d'une grande âme peu ménagée. Je lui conseille de faire graver au bas de sa statue les paroles de l'ambassadeur au secrétaire d'ambassade.

Vous voyez, monsieur, que ce pauvre homme n'a jamais pu se maintenir sous aucun maître, ni se conserver aucun ami, attendu qu'il est contre la dignité de son être d'avoir un maître, et que l'amitié est une faiblesse dont un sage doit repousser les atteintes.

Vous dites qu'il fait l'histoire de sa vie ^ ; elle a été trop utile au monde et remplie de trop grands événements pour qu'il ne rende pas à la postérité le service de la publier. Son goût pour la vérité ne lui permettra pas de déguiser la moindre de ces anec- dotes, pour servir à l'éducation des princes qui voudront être menuisiers comme Emile.

A dire vrai, monsieur, toutes ces petites misères ne méritent pas qu'on s'en occupe deux minutes; tout cela tombe bientôt dans un éternel oubli. On ne s'en soucie pas plus que des baisers acres de la Nouvelle Héloïse ^ et de son faux germe, et de son doux ami, et des lettres de Vernet* à un lord qu'il n'a jamais vu. Les folies de Jean-Jacques, et son ridicule orgueil, ne feront nul tort à la véritable philosophie, et les hommes respectables qui la cultivent en France, en Angleterre, et en Allemagne, n'en seront pas moins estimés.

1. Voyez les Extraits ci-après, page 41. Les lettres de J.-J. Rousseau sont des 8 et 1.5 août et du II octobre.

2. Ce sont (es Confessions.

3. Voyez dans les Lettres sur la Nouvelle Iléloise, tome XXIV, page 107.

4. Lettres critiques d'un voyageur anglais.

20. MÉLANGES. Y. 3

34 LETTRE DE VOLTAIRE A M. HUME.

11 y a des sottises et des querelles dans toutes les conditions de la vie. Quelques ex-jésuites^ ont fourni à des évêques des libelles diffamatoires sous le nom de Mandements; les parlements les ont fait brûler ; cela s'est oublié au bout de quinze jours. Tout passe rapidement, comme les figures grotesques de la lan- terne magique.

L'archevêque de Novogorod, à la tête d'un synode, a con- damné l'évêque de Rostou à être dégradé et enfermé le reste de sa vie dans un couvent, pour avoir soutenu qu'il y a deux puis- sances, la sacerdotale et la royale. L'impératrice a fait grâce du couvent à l'évêque de Rostou. A peine cet événement a-t-il été connu en Allemagne et dans le reste de l'Europe.

^Les détails des guerres les plus sanglantes périssent avec les soldats qui en ont été les victimes. Les critiques mêmes des pièces de théâtre nouvelles, et surtout leurs éloges, sont ensevelis le lendemain dans le néant avec elles, et avec les feuilles périodiques qui en parlent. Il n'y a que les dragées du sieur Kayser^ qui se soient un peu soutenues.

Dans ce torrent immense qui nous emporte et qui nous en- gloutit tous, qu'y a-t-il à faire ? Tenons-nous-en au conseil que M. Horace Walpole donne à Jean-Jacques, d'être sage et heureux. Vous êtes l'un, monsieur, et vous méritez d'être l'autre, etc., etc.

1. Tels que Patouillet, qui écrivait des mandements pour l'archevêque d'Auch.

2. Remède antisyphilitique.

FIN DE LA LETTRE A M. HUME.

NOTES

SUR LA

LETTRE DE M. DE VOLTAIRE A M. HUME

PAR M. L....

AVERTISSEMENT DE BEUGHOT.

Il parut, en novembre 1766, une brochure in-12 de 44 pages, intitulée le Docteur Pansophe, on Lettres de M. de Voltaire, et contenant : la lettre de Voltaire à M. Hume; Lettre de M. de Voltaire au docteur Jean- Jacques Pansophe, qui est attribuée à Coyer, à Voltaire, à Borde, et que je crois de ce dernier. Feu Decroix semble être d'un autre avis; et je n'affirme pas qu'il ait tort.

Ce fut peu après qu'on publia des Notes sur la Lettre de M. de Voltaire à M. Hume, par M. L. Je crois ces Notes de Voltaire lui-môme, et voici pourquoi : le Mercure de 1767, janvier, t. II, p. 79-80, en les annonçant, dit : « Ces notes ne sont pas plus favorables à M. Rousseau que le texte même, et nous les croyons de la même main ; » (page 76) on y trouve ces paroles : « Pour bien élever un jeune homme, il faudrait avoir été soi-même honnêtement élevé; » parolesdont Voltaire s'est déjà servi presque textuelle- ment dans le Sentiment des citoyens (voyez tome XXV, page 343); 3" on y retrouve aussi ces mots : « do bons bouillons avec des potions rafraîchis- santes, » qui sont textuellement dans la lettre du 24 octobre; 4" ces notes ne contredisent en rien la lettre. Elles en sont le complément, l'explication, le développement. L'initiale L, sous laquelle on les donne, pourrait les faire attribuer à Linguet; maisLinguet a décrié Gicéron, dont l'auteur des NotesQ prend la défense; Wagnière n'a fait aucune remarque sur l'article des Mémoires secrets il est fait mention des Notes ; « et son silence, dit feu Decroix [Mémoires sur Voltaire, I, 252), semble confirmer plutôt que détruire l'opinion que ces notes sont de Voltaire lui-même ».

11 paraîtra peut-être singulier, au premier coup d'oeil, que j'imprime les Notes ailleurs qu'au bas de la lettre qu'elles concernent. Mais il m'a semblé ([uo ce serait ôter à ces Notes leur importance que do les douncr autrement

36 NOTES SUR UNE LETTRE

disposées que dans l'origine. Ce n'est d'ailleurs qu'en les reproduisant en corps d'ouvrage que je pouvais placer convenablement les réflexions et pièces qui les suivent.

B.

Parje i. Intimement persuadé qu'on doit lui élever une statue ^

M. de Voltaire aurait dit citer le passage Jean-Jacques dit qu'il lui faut une statue. C'est à la page 127 de sa lettre à mon- sieur rarclievôque de Paris, imprimée à Amsterdam chez Marc- Michel Rey, en 1763. Voici les propres paroles :

« Oui, je ne crains point de le dire, s'il existait en Europe un seul gouvernement vraiment éclairé, un gouvernement dont les vues fussent vraiment utiles et saines, il m'eût rendu des hon- neurs publics, il m'eût élevé des statues. »

Ainsi M. de Voltaire se trompe en disant que Jean-Jacques croit que la moitié de l'univers est occupée à lui dresser des statues. M. Jean-Jacques semble dire positivement le contraire, car il prétend qu'il n'y a qu'un gouvernement éclairé qui doive le faire sculpter en marbre ou en bronze ; et comme il dit du mal de tous les gouvernements à tort et à travers, on voit bien que, s'il est sculpté, ce doit être dans la posture l'on ne voit que la tête et les mains d'un homme dans la machine de bois élevée au milieu du marché de Londres.

Page 5. Aux protecteurs qu'il avait alors à Paris.

Jean-Jacques Rousseau fut accueilli à Paris avec quelque bonté; mais il se brouilla bientôt avec presque tous ceux aux^^ quels il avait obligation. On sait comment il sortit de la maison qu'un fermier général et madame sa femme- lui avaient accordée au village de Montmorency, maison dans laquelle il était nourri, chauffé, éclairé à leurs dépens, et l'on avait la délicatesse de lui laisser ignorer tant de bienfaits, ou du moins on lui fournis- sait le prétexte de feindre de l'ignorer, .

Il s'attira tellement la haine de tous les honnêtes gens qu'il

1. Les pages citées sont celles de l'édition de 1766 du Docteur Pansophe. II est facile de retrouver les passages dans toutes les éditions.

2. M""* d'Épinay.

I

A M. HUME. 37

est obligé de l'avouer clans sa lettre à monsieur l'archevêque de Paris (page 3). a Je me suis vu, dit-il, dans la même année, re- cherché, fêté même à la cour, puis insulté, menacé, détesté, maudit. Les soirs, on m'attendait pour m'assassiner dans les rues; les matins, on m'annonçait une lettre de cachet. »

On demande comment il se pourrait faire qu'il fût générale- ment maudit, détesté, sans avoir fait du moins quelque chose de détestable?

Page 6. Qui venait de donner à Paris un grave opéra et une comédie.

Cette comédie dont on parle est intitulée V Amant de soi-même. Elle fut sifflée. Il eut le courage et la modestie de la faire impri- mer. Voici comme il parle dans sa préface : « Il est vrai qu'on pourra dire un jour : Cet ennemi si déclaré des sciences et des arts fit pourtant et publia des pièces de théâtre ; et ce discours sera, je l'avoue, une satire très-amère, non de moi, mais de mon siècle. » L'opéra fut mieux reçu. On a dit à Lyon que le musicien Gautier était l'auteur de la musique qu'on avait trouvée dans ses papiers, et qui fut ajustée ensuite par Jean-Jacques aux paroles. Cet opéra était dans le goût des opéras-comiques. Au reste, c'est aux amis et aux parents du feu sieur Gautier à dire si cette mu- sique est de lui, ce qui importe fort peu.

Page 9. Le prédicant de Moutiers-Travcrs, homme d'un esprit fin et délicat.

On a très-mal instruit M, de Voltaire si on lui a dit que M. de Montmolin se piquait de finesse et de délicatesse ; c'est un homme très-simple et très-uni, à qui l'on n'a reproché que de s'être laissé séduire trop longtemps par Rousseau.

Non-seulement la déclaration de Jean-Jacques Rousseau contre le livre Z)e V Esprit^, et contre ses amis, est entre les mains de M. de Montmolin, mais elle est imprimée dans un écrit de M. de Montmolin, intitulé Réfutation d'un Libelle, page 90. Ce trait de Jean-Jacques n'est pas seulement d'un hypocrite qui se moque de ce qu'il y a de plus sacré, ce n'est pas seulement le délire d'un extravagant qui a changé trois fois de secte, et qui

1. Par Helvétius.

38 NOTES SUR UNE LETTRE

avait fait abjuration de la religion catholique à Genève pour aller vivre en France ; c'est une basse ingratitude mêlée d'une envie secrète contre M. Helvétius, l'un de ses bienfaiteurs ; c'est une calomnie infâme : car jamais M. Helvétius n'enseigna le ma- térialisme ; il se déclara hautement contre cette opinion ; il désa- voua comme le grand Fénelon, archevêque de Cambrai, tout ce qu'on avait trouvé de répréhensible dans son ouvrage. Il se rétracta avec la simplicité d'une âme respectable, il força ses persécuteurs à l'estimer. C'était une atrocité abominable au sieur Jean-Jacques de rouvrir des plaies qui saignaient encore, et de se rendre l'accusateur d'un homme qui avait eu pour lui les plus grandes bontés. Peut-il s'étonner après cela d'avoir été détesté, et mcmcUi?

Page iO. Les petits garçons et les petites filles lui jetèrent des pierres.

Il est vrai qu'on jeta quelques pierres à Jean-Jacques Rous- seau et à la nommée Levasseur, qu'il traîne partout avec lui, et qui était apparemment la confidente de M'"^ de Volmar. Cela pou- vait avoir causé du scandale à Moutiers-Travers, et avoir été l'occasion de cette grêle de pierres, qui n'a pourtant pas été con- sidérable, et dont aucune n'atteignit le sieur Jean-Jacques ni la Levasseur. Il est naturel que l'extrême laideur de cette créature, et la figure grotesque de. Jean-Jacques déguisé en Arménien, aient induit ces petits garçons à faire des huées et à jeter quel- ques cailloux ; mais il est faux que Jean-Jacquçs ait couru le moindre danger.

La requête que le sieur Jean-Jacques Rousseau présenta pour être enfermé ne fut point adressée précisément à Leurs Excel- lences du conseil de Berne, mais à monsieur le bailli, gouver- neur de l'île Saint-Pierre, Jean-Jacques était alors caché ; il prie ce magistrat d'obtenir pour lui cette grâce. Il aurait été en effet très à plaindre d'être réduit à cette extrémité, si ses fureurs orgueilleuses et extravagantes ne l'avaient pas rendu indigne de toute pitié.

La condamnation des Lettres de la montagne, qualifiées de calom- nies atroces i^rt les seigneurs plénipotentiaires, estdu 25 juillet 1766.

Ces Lettres de la montagne sont un ouvrage encore plus insensé, s'il est possible, que la profession de foi qu'il signa entre les mains

A M, HUME. 39

de M. de Montmolin. L'objet de ces lettres est d'animer une partie des citoyens de sa patrie contre l'autre. Mais, dans les cinq pre- mières lettres, il ne parle que d'un roman qu'il a fait, intitulé Emile. Il n'est occupé qu'à justifier son roman; il ne parle que de lui-même, et après avoir dit à l'archevêque de Paris qu'il est le seul auteur qui ait jamais dit la vérité, et qu'on lui doit des statues, il dit aux bourgeois de Genève, page 136, qu'il a fait des miracles tout comme notre Seigneur, qu'il n'a tenu qu'à lui cVétre prophète.

II appelle Cicéron un rMteur, page 108. Ainsi le bonhomme, se croyant plus grand orateur que Cicéron, et plus puissant en œuvres que Jésus-Christ, il n'est pas étonnant qu'on lui ait pro- posé de bon bouillon et des herbes rafraîchissantes.

Ces Lettres de la montagne sont d'ailleurs d'un mortel ennui pour quiconque n'est pas au fait des discussions de Genève. Elles sont assez mal écrites.

Le petit nombre de gens qui se sont intéressés quelque temps à ces querelles passagères sait que le sieur Jean-Jacques Rous- seau a fait un roman sur l'éducation. L'auteur de ce roman ù: Emile a oublié que, pour bien élever un jeune homme, il faudrait avoir été soi-même honnêtement élevé.

Ce livre est une compilation indigeste de passages tirés de Plutarque, de Montaigne, de Saint-Évremond, du Dictionnaire encyclopédique, et de trente autres auteurs. Il s'est trouvé un pédant qui s'est donné la peine de faire un gros recueil, non- seulement de tous les passages que P»ousseau a copiés, mais en- core de ceux qui n'ont qu'une très-légère ressemblance avec les siens. Il a intitulé ce livre les Plagiats de Jean-Jacques Rousseau; il est imprimé à Paris chez Durand ^ On convient que ce livre est fait avec beaucoup de mauvaise foi et de grossièreté, comme la plupart des livres de pure critique. L'auteur s'acharne sans goût et sans esprit contre des choses très-innocentes, et on l'a com- paré à un chien affamé qui aboie aux passants en rongeant les os de Rousseau : aussi cet ouvrage a-t-il eu le sort de tous ceux de son espèce, d'être anéanti à sa naissance. Il est d'un homme assez méprisé dans la littérature. Mais, quoique cette critique soit mauvaise, le livre de Rousseau n'en est pas meilleur.

La chose dont il est le moins parlé dans l'ouvrage de Rousseau

1. L'auteur des Plagiats de J.-J. Rousseau sur Véducation, 17G5, in-12, est le bénédictin Jean-Joseph Cajot, à Verdun en 1726, mort en 1779. (B.)

40 NOTES SUR UNE LETTRE

sur l'éducation, c'est l'éducation même. Il y fait l'éloge des sau- vages, il y fait la satire de tous ceux qui servent la société. Il suppose qu'il est chargé de former un jeune seigneur ; et, au lieu de s'y prendre comme on fait dans TÉcole militaire, qui est le plus beau monument du règne de Louis XV, il fait apprendre le mé- tier de menuisier à son pupille, et voici comme il justifie cette belle institution :

« Que des coquins, dit-il, mènent les grandes affaires, peu vous importe ; vous entrez dans la première boutique du métier que vous avez appris : Maître, j'ai besoin d'ouvrage. Compa- gnon, mettez-vous là, travaillez ; avant que l'heure du dîner soit venue, vous aurez gagné votre dîner. »

Ce n'est point ainsi, ce me semble, que s'exprimait le grand Fénelon, et ce n'est point ainsi que Mentor élevait son Télémaque. M. Jean-Jacques veut que son élève soit ignorant jusqu'à l'âge de quinze ans, et qu'il sache raboter au lieu d'apprendre la géomé- trie, l'histoire, la tactique et les belles-lettres.

Son élève demande à sa mère comment on fait les enfants ; la mère répond que c'est en pissant douloureusement ; et Jean-Jacques trouve cette réponse sublime.

L'auteur sentit dans le fond de son cœur que cet ouvrage pourrait ennuyer. Que fit-il pour le rendre un peu piquant? Il feignit d'avoir un gentilhomme chrétien à élever ; il ajoute à son livre un volume entier contre le christianisme, volume rempli de contradictions selon l'usage de l'auteur. Il raconte à son jeune homme que lui, Jean-Jacques, s'enfuit autrefois de la boutique de ses parents, qu'il alla en Savoie se faire catholique pour avoir du pain; qu'il eut le bonheur d'être reçu dans un hôpital ; qu'il con- tracta dès lors la noble habitude de se brouiller avec ses bien- faiteurs ; qu'il s'enfuit de cet hospice , qu'il alla demander l'aumône à un vicaire de village, et que ce vicaire lui apprit que le christianisme est ridicule. Voici comme il fait parler ce prêtre :

« L'idée de création confond. Qu'un être que je ne conçois pas donne l'existence à d'autres êtres, cela n'est qu'obscur et incom- préhensible ; mais que l'être et le néant se convertissent l'un dans l'autre, c'est une claire absurdité. »

Après un tel galimatias il compile tout ce qu'on a dit contre notre religion. Il pille les Herbert,les Bolingbroke,les Shaftesbury, le3 Bayle, les Boulainvilliers, les d'Argens, les Fréret, les Boulan- ger, les Colins, les Wolston, les Maillet, les Meslier, les Tilladet, les La Métrie, les Dumarsais, et même Spinosa.

A M. HUME. 4j

Voilà ce qui a donné quelque vogue à ce livre, et quelques protecteurs à l'auteur. II s'est trouvé même des personnes assez simples pour croire que ce livre est bien écrit. Si cela est, le Télémoque l'est donc bien mal. II n'y a guère de pages, dans le roman d'Emile, l'on ne trouve des fautes contre la langue : le style est tantôt bas et tantôt violent. Les injures qu'il prodigue aux rois, aux ministres, aux riches, ont pu séduire des lecteurs cyniques qui ont pris de l'audace pour de l'éloquence, et une basse envie pour de l'esprit philosophique.

Il est vrai qu'il y a dans le discours du vicaire savoyard une douzaine de pages éloquentes; mais en général, si ce style décousu, inégal, confus et sans harmonie, prenait le dessus, c'en serait fait de la littérature française.

M. de Voltaire se trompe sur la date des lettres de Rousseau, écrites de Venise à M. du Theil. Il y en a trois, du 8, du 15 août, et du '2li octobre ilkk, et non pas 1743. Elles sont encore plus humiliantes que M. de Voltaire ne le dit, et la troisième finit par une délation ménagée artificieusement contre M. le comte de Montaigu son maître ; cela n'est pas philosophe.

M. du Theil n'honora point Rousseau d'une réponse ; plusieurs personnes parmi nous ont vu l'original de ces lettres écrites et signées de la main de Rousseau.

EXTRAITS

Des Lettres du sieur Jea\-Jacqies Rousseau, employé dans la maison de M. le comte de Alontaigu, écrites, en l'an 1744, à M. du Theil, premier commis des affaires étrangères. Ces lettres ont été conservées par hasard chez les héri- tiers de M. du Theil.

PREMIÈRE LETTRE, DU 8 AOUT, REÇUE LE 2 3.

« J'ose porter jusqu'à vous mes justes et très-respectueuses plaintes contre un ambassadeur du roi et contre un maître dont j'ai mangé le pain.... Il y a quatorze mois que je suis entré chez M. le comte de Montaigu en qualité de secrétaire ^.. Monsieur l'am- bassadeur... voulut avant-hier me faire mon compte... Son Excel- lence, ne pouvant m'obliger à consentir à passer ce compte comme elle le voulait, me proposa en termes très-nets d'y souscrire, ou de sauter par la fenêtre, etc.... Il m'ordonna, en me voyant sor- tir, de vider son palais, et de n'y jamais remettre les pieds...

1. Il n'était que sous-secrétaire. {Note de Voltaire.)

42 NOTES SUR UNE LETTRE

Pardonnez, monsieur, la liberté que je prends d'implorer votre pro- tection contre les traitements que monsieur l'ambassadeur exerce sur le plus zélé et le plus fidèle domestique qu'il aura jamais,... Je sais, monsieur, combien de préjugés sont contre moi ; je sais que dans les démêlés entre le maître et le domestique, c'est toujours ce dernier qui a tort,... Votre générosité et mon bon droit sont mes seuls protecteurs....

« J'ai l'honneur d'être avec un profond respect, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur. »

A Venise, le 8 août 1744.

AUTRE LETTRE, DU 15 AOUT, REÇUE LE 29.

« Monsieur ,

(( Depuis la lettre que j'eus l'honneur de vous écrire le 8 de ce mois, monsieur l'ambassadeur m'a menacé de me faire périr sous le bâton : il m'a envoyé sept ou huit fois son gentilhomme avec le solde du compte, m'intimant l'ordre de partir sur-le-champ de Venise, sous peine d'être assommé de coups de bâton matin et soir. »

La TROISIÈME LETTRE est du 11 octobrc 1744, reçue au Vieux-Brisach le 16, et datée de Paris à l'hôtel d'Orléans, rue du Chantre, près le Palais-Royal.

Elle dit à peu près les mêmes choses; il ajo'utlB seulement: 'a J'implore votre protection et quelques marques de votre bonté, qui me réhabilitent aux yeux du public. »

Il s'imaginait dès lors que le public avait les yeux fixés sur lui'. Toutes ces lettres sont signées Rousseau, avec paraphe ^ Il ne paraît pas qu'on trouvât ses plaintes bien fondées ; et Jean-Jacques Rousseau, pour se réhabiliter, alla chercher ailleurs des maîtres qui lui donnassent des gages. Il faut" avouer que vqilà un plai- sant secrétaire d'ambassade ; il a reçu de grands honneurs, et sa vanité est tout à fait bien placée !

La nouvelle Julie, ou la Nouvelle Héloïse, est un roman en six volumes, imprimé à Amsterdam chez Marc-Michel Rey, en 1761.

Ce roman ^ est un recueil de lettres que s'écrivent deux amants suisses, à l'imitation des romans anglais de Pamela et de Clarisse.

1. Du vivant de Beuchot, les originaux de ces lettres étaient en possession du marquis de Fortia d'Urban.

2. Voyez tome XXIV, page 165.

I

A M. HUME. 43

Mais l'imitation est si mauvaise que ce roman est aujourd'hui entièrement oublié. Il n'y a ni exposition, ni nœud, ni dénoûmont, ni aventures intéressantes, ni raison, ni esprit. C'est un précepteur lâche et insolent qui fait un enfant à sa pupille, et qui en reçoit de l'argent ; qui veut se battre contre un pair d'Angleterre, et qui en reçoit l'aumône. La pupille, grosse du précepteur, épouse un Russe dans un village de Suisse; et, pour se tirer d'affaire, elle accouche d'un faux germe.

Comme les auteurs se peignent assez dans leurs ouvrages, le précepteur va fréquenter à Paris les mauvais lieux. C'est de ces honnêtes retraites qu'il insulte les dames de la cour, c'est de qu'il écrit à sa Julie des invectives contre la musique de Rameau, et qu'il dit que ses airs ressemblent h la course d'une oie grasse , ou à une vache qui galope.

Le héros de ce roman moral prononce devant sa chaste Suis- sesse de ces mots trop usités par la canaille ; et sa maîtresse lui dit qu'elle a entendu quelquefois ces paroles dans la bouche des portefaix. Il peint noblement des valets qui polissonnent dans une cour. Il dit que les âmes humaines veulent être accouplées; qu'onmesure à Paris ses maximes a la toise, que les dîners de Paris ne diffèrent pas beaucoup des tables d'auberge. Ce n'était pas sur ce ton que M"'^ de La Fayette écrivait la Princesse de Cleves et Zaïde.

Jean- Jacques conseille ailleurs au dauphin de France, au prince de Galles, et à l'archiduc, d'épouser la fille du bourreau si elle est belle et honnête, car c'est toujours l'honnêteté qui dirige Jean-Jacques.

Ce qu'on peut remarquer dans ce roman, c'est le commence- ment de la préface. « Il faut, dit l'auteur, des spectacles dans les grandes villes, et des romans aux peuples corrompus. J'ai vu les mœurs de mon temps, et j'ai publié ces Lettres. »

Il est assez étrange qu'un homme qui s'avoue publiquement un corrupteur ait voulu faire ensuite le législateur ; mais il in- struit les hommes comme il dirige les filles.

Ce maître fou quitta, en 1762, les lieux honnêtes il allait penser à Julie avec des officiers suisses, pour enseigner à l'Eu- rope les Principes du droit politique, ou Contrat social, qu'on a nommé le Contrat insocial. C'est un ouvrage obscur, mal digéré, plein de contradictions et d'erreurs. Les satires mêmes, dont il fourmille, n'ont pu lui donner de la vogue. Il a beau dire (page 163) que ceux qui parviennent dans les monarchies ne sont le plus souvent que de petits brouillons, de petits fripons, de petits intrigants, à qui les petits talents, qui font parvenir aux grandes

44 NOTES SUR UNE LETTRE

places, ne servent qu'à montrer leur ineptie aussitôt qu'ils y sont par- venus....

On est si accoutumé à ces lieux communs d'impertinences qu'ils n'ont pas fait la plus légère sensation. Ce style insolent et violent qu'on a voulu mettre à la mode n'est plus de mode ; on commence à revenir à la raison ; on sent enfin que la sagesse et la décence doivent conduire la plume de tout écrivain qui veut mériter l'approbation des honnêtes gens. Sopere est et principium et fons^.

Jl est dit dans cet ouvrage qu'il n'y a qu'un paijs dans l'Europe capable de législation, et que ce pays est l'ile de Corse (page 110). C'est qu'il est dit que les Tartares subjugueront bientôt infailliblement la Russie, l'Allemagne et la France (page 96). C'est qu'il est dit que le peuple anglais pense être libre, mais quHl est esclave, et qu'il le mérite bien (page 214).

Il n'a pas apparemment envie d'aller chercher un asile à Venise. Il dit (page 248) que la noblesse y est peuple, que c'est une multitude de Barnabotes ; que la bourgeoisie de Genève représente exactement le patriciat vénitien, et que les paysans de Genève représentent les sujets de terre ferme. Il ignore que parmi les sujets de terre ferme, à Padoue, à Vicence, à Vérone, à Brescia, à Bergame, à Crème, etc., il y a mille familles de la plus ancienne noblesse.

Ainsi, en insultant toutes les nations, toutes les conditions de la vie, tous les arts qu'il a voulu lui-même cultiver, et tous les Jiommes avec lesquels il a vécu, cet écrivain s'est flatté d'usurper, par une insolence cynique, une réputation qu'on n'acquiert jamais que par le génie. Il a calomnié les philosophes qui l'a- vaient reçu, protégé et instruit; ingrat envers ses maîtres, envers ses amis, envers ses bienfaiteurs; recevant l'aumône d'un bour- geois inconnu parce qu'il croit qu'on n'en saura rien, et la refu-. sant de la main d'un prince parce qu'il croit qu'on le saura : il s'est imaginé que ses bizarreries lui feraient un nom!

Il appelle M. Tronchin jongleur, dans sa lettre à M. Hume, tandis que lui-même pousse le charlatanisme jusqu'à s'habiller à l'orientale à Paris et en Angleterre, pour attirer sur lui les regards de la populace, qui le dédaigne.

II. parle de mœurs et de décence, et de la sainte vertu. Cela s'accorde mal avec les suites des récréations philosophiques qu'il prenait dans ces lieux honnêtes il oubliait la Suissesse russe,

i. Horace, Art poét., 309.

A M. HUME. 45

M"' de Volmar. Celui qu'il traite de jongleur lui a fourni le chi- rurgien dont la main, tout habile qu'elle est, n'a pas plus guéri son corps par ses opérations gratuites que les remontrances de ses amis n'ont pu guérir son cœur.

Il a mis le trouble dans sa patrie avant d'en sortir, comme un incendiaire qui s'enfuit après avoir allumé la mèche. Celui-là, certes, a eu raison qui a dit que Jean-Jacques descendait en droite ligne du barbet de Diogène accouplé avec une des cou- leuvres de la Discorde.

On n'aurait pas reproché à d'autres sans doute ces opprobres ou connus ou secrets, dont on est forcé de montrer ici la turpi- tude. Il y a des faiblesses et des humiliations qu'on doit laisser dans les ténèbres, quand les affligés restent dans une obscurité modeste, quand ils ne lèvent point une tête audacieuse, quand ils ne distillent point le fiel et l'outrage. Mais c'est ici un procès personnel qui exclut tous les égards; et puisqu'il est permis à un Diogène subalterne et manqué d'appeler jongleur le premier médecin de monseigneur le duc d'Orléans, un médecin qui a été son ami, qui Ta visité, traité, qui a été au rang de ses bien- faiteurs, il est permis à un ami de M. Tronchin de faire voir ce que c'est que le personnage qui ose l'insulter. On peut, sur le fumier il est couché et il grince les dents contre le genre humain, lui jeter du pain s'il en a besoin; mais il a fallu le faire connaître, et mettre ceux qui peuvent le nourrir à l'abri de ses morsures.

Finissons par faire sentir qu'un charlatan qui a lassé la pitié de ses bienfaiteurs et l'indignation publique n'a pu déshonorer que lui-même, et non pas la littérature.

DÉCLARATION DE L'ÉDITEUR i.

Ces Remarques sont d'un magistrat.

La Lettre au docteur Pansophe n'est point de M. de Voltaire. Voici son désaveu :

Je n'ai jamais écrit la Lettre au docteur Pansophe. Je m'en ferais honneur si elle était de rïioi. J'ai écrire celle que j'ai adressée à M. Hume, comme M. Walpole et M. d'Alembert ont écrire de leur côté. Je méprise comme eux Rousseau. Les faits

1. L'éditeur de 1766.

46 NOTES SUR UNE LETTRE A M. HUME.

que j'ai cités sont vrais, et j'ai fait mon devoir en les citant. Je me suis trompé sur les dates. L'auteur des remarques a raison en tout. Il n'y a jamais que l'agresseur et que l'imposteur qui aient tort ; et dans des affaires qui intéressent la société, ceux qui confondent les offenseurs avec les offensés n'ont pas raison. Fait au chcàteau de Ferney en Bourgogne, le 1" décembre 1766,

Voltaire.

FIN DES NOTES, ETC.

I

LE PHILOSOPHE

IGNORANT

'1766^

PREMIÈRE QUESTION.

Qui es-tu? d'où viens-tu? que fais-tu? que deviendras-tu? C'est une question qu'on doit faire à tous les êtres de l'univers, mais à laquelle nul ne nous répond. Je demande aux plantes quelle vertu les fait croître, et comment le même terrain produit des fruits si divers. Ces êtres insensibles et muets, quoique enrichis d'une faculté divine, me laissent à mon ignorance et à mes vaincs conjectures.

J'interroge cette foule d'animaux différents, qui tous ont le mouvement et le communiquent, qui jouissent des mêmes sen- sations que moi, qui ont une mesure d'idées et de mémoire avec

1. Il existe plusieurs éditions de cet ouvrage sous la date de 1700, contenait aussi quelques autres pièces : 1" Petite Digression, qui, depuis les éditions de Kehl, est classée dans les romans (voyez tome XXI, page 2i.j), sous ce titre: Les Aveugles juges des couleurs; 2" Aventure indienne (qui est aussi au tome XXI, page 243); 3" Petit Cotnmentaire de l'Ignorant sur l'Éloge du dauphin (voyez tome XXV, page 471); 4" Supplément au Philosophe ignorant : André Des- touches à Siam (qu'on trouvera, page 97). Une édition de 1700, qui ne contient pas ce dernier morceau, a, au verso du frontispice, cette singulière note im- primée :

« Par A de V e, gentilhomme jouissant de cent mille livres de rente,

connaissant toutes choses, et ne faisant que radoter depuis quelques années : ah! public, recevez ces dernières paroles avec indulgence. »

Le Philosophe ignorant a été, en 1707, compris dans le tome IV des Nouveaux Mélanges, et y est intitulé les Questions d'un homme qui ne sait rien. On sait combien M""' du Detîant était au courant des écrits sortis de la plume de Vol- taire. Or, cette dame parlant pour la première fois du Philosophe ignorant, dans sa lettre à H. Walpole, du 4 janvier 1767, l'ouvrage doit avoir paru à la fin de décembre 1760. Cependant Voltaire s'en occupait lors du voyage de Chabanon à Ferney, en avril 1700. (B.)

48 LE PHILOSOPHE IGNORANT.

toutes les passions. Ils savent encore moins que moi ce qu'ils sont, pourquoi ils sont, et ce qu'ils deviennent.

Je soupçonne, j"ai même lien de croire que les planètes qui roulent autour des soleils innombrables qui remplissent l'espace sont peuplées d'êtres sensibles et pensants; mais une barrière éternelle nous sépare, et aucun de ces habitants des autres globes ne s'est communiqué à nous.

Monsieur le prieur, dans le Spectacle de la nature S a dit à mon- sieur le chevalier que les astres étaient faits pour la terre, et la terre, ainsi que les animaux, pour Thomme. Mais comme le petit globe de la terre roule avec les autres planètes autour du soleil; comme les mouvements réguliers et proportionnels des astres peuvent éternellement subsister sans qu'il y ait des hommes; comme il y a sur notre petite planète infiniment plus d'animaux que de mes semblables, j'ai pensé que monsieur le prieur avait un peu trop d'amour-propre en se flattant que tout avait été fait pour lui; j'ai vu que l'homme, pendant sa vie, est dévoré partons les animaux s'il est sans défense, et que tous le dévorent encore après sa mort. Ainsi j'ai eu de la peine à concevoir que monsieur le prieur et monsieur le chevalier fussent les rois de la nature. Esclave de tout ce qui m'environne, au lieu d'être roi, resserré 'dans un point, et entouré de l'immensité, je commence par me chercher moi-môme.

II. Notre faiblesse.

Je suis un faible animal; je n'ai en naissant ni force, ni con- naissance, ni instinct; je ne peux même me traîner à la mamelle de ma mère, comme font tous les quadrupèdes; je n'acquiers quelques idées que comme j'acquiers un peu de force, quand mes organes commencent à se développer. Cette force augmente en moi jusqu'au temps où, ne pouvant plus s'accroître, elle diminue chaque jour. Ce pouvoir de concevoir des idées s'augmente de même jusqu'à son terme, et ensuite s'évanouit insensiblement par degrés.

Quelle est cette mécanique qui accroît de moment en moment les forces de mes membres jusqu'à la borne prescrite ? Je l'ignore; et ceux qui ont passé leur vie à chercher cette cause n'en savent pas plus que moi.

Quel est cet autre pouvoir qui fait entrer des images dans

1. Par Pluche, 1732.

LE PHILOSOPHE IGNORANT. 49

mon cerveau, qui les conserve dans ma mémoire? Ceux qui sont payés pour le savoir Tout inutilement cherché; nous sonmies tous clans la même ignorance des premiers principes nous étions dans notre Lerceau.

III. Comment puis-je penser 9

Les livres faits depuis deux mille ans m'ont-ils appris quelque chose ? Il nous vient quelquefois des envies de savoir comment nous pensons, quoiqu'il nous prenne rarement l'envie de savoir comment nous digérons, comment nous marchons. J'ai interrogé ma raison, je lui ai demandé ce qu'elle est : cette question fa toujours confondue.

J'ai essayé de découvrir par elle si les mêmes ressorts qui me font digérer, qui me font marcher, sont ceux par lesquels j'ai des idées. Je n'ai jamais pu concevoir comment et pourquoi ces idées s'enfuyaient quand la faim faisait languir mon cori)s, et comment elles renaissaient quand j'avais mangé.

J'ai vu une si grande diflerence entre des pensées et la nour- riture, sans laquelle je ne penserais point, que j'ai cru qu'il y^ avait en moi une substance qui raisonnait, et une autre substance L qui digérait. Cependant, en cherchant toujours à me prouver que nous sommes deux, j'ai senti grossièrement que je suis un seul; et cette contradiction m'a toujours fait une extrême peine.

J'ai demandé à quelques-uns de mes semblables, qui cultivent la terre, notre mère commune, avec beaucoup d'industrie, s'ils sentaient qu'ils étaient deux, s'ils avaient découvert par leur pbi- losophie qu'ils possédaient en eux une substance immortelle, et cependant formée de rien, existante sans étendue, agissant sur leurs nerfs sans y toucher, envoyée expressément dans îe contre de leur mère six semaines après leur conception; ils ont cru (jue je voulais rire, et ont continué à labourer leurs champs sans me répondre.

IV. M'cst-il nécessaire de savoir?

Voyant donc qu'un nombre prodigieux d'hommes n'a^ait i)as seulement la moindre idée des difflcultés qui m'inquiètent, et ne se doutait pas de ce qu'on dit, dans les écoles, (ki l'être en gêîiéral, de la matière, de l'esprit, etc.; voyant même qu'ils se mo^quaient souvent de ce que je voulais le savoir, j'ai soupçonné (pril n'était point du tout nécessaire que nous le sussions. J'ai pensé (|ne la

20. Mki.a\gks. V. 4

50 LE PHILOSOPHE IGNORANT.

nature a donné à chaque être la portion qui lui convient; et j'ai cru que les choses auxquelles nous ne pouvions atteindre ne sont pas notre partage. Mais, malgré ce désespoir, je ne laisse pas de désirer d'être instruit, et ma curiosité trompée est toujours insa- tiable.

V, _ Aristotc, Descartes, et Gassendi.

Aristote commence par dire que l'incrédulité est la source de la sagesse; Descartes a délayé cette pensée, et tous deux m'ont appris à ne rien croire de ce qu'ils me disent. Ce Descartes, sur- tout, après avoir fait semblant de douter, parle d'un ton si affir- matif de ce qu'il n'entend point; il est si sûr de son fait quand il se trompe grossièrement en physique; il a bâti un monde si ima- ginaire; ses tourbiUons et ses trois éléments sont d'un si prodi- gieux ridicule, que je dois me méfier de tout ce qu'il me dit sur l'âme, après qu'il m'a tant trompé sur les corps. Qu'on fasse son éloge' à la bonne heure, pourvu qu'on ne fasse pas celui de ses romans philosophiques, méprisés aujourd'hui pour jamais dans toute l'Europe.

f II croit ou il feint de croire que nous naissons avec des pen- Jsées métaphysiques. J'aimerais autant dire qu'Homère naquit avec riliade dans la tête. Il est bien vrai qu'Homère, en naissant, avait un cerveau tehement construit qu'ayant ensuite acquis des idées poétiques, tantôt belles, tantôt incohérentes, tantôt exagé- rées, il en composa enfin riliade. Nous apportons, en naissant, le ' germe de tout ce qui se développe en nous; mais nous n'avons pas réellement plus d'idées innées que Raphaël et Michel-Ange n'apportèrent, en naissant, de pinceaux et de couleurs.

Descantes, pour tâcher d'accordei les parties éparses de ses chimères^iupposa que l'homme pense toujours; j'aimerais autant imaginer que les oiseaux ne cessent jamais de voler, ni les chiens de courir, parce que ceux-ci ont la faculté de courir, et ceux-là

de voler.

Pour peu que l'on consulte son expérience et celle du genre humain, on est bien convaincu du contraire. Il n'y a personne d'assez fou pour croire fermement qu'il ait pensé toute sa vie, le jour et la nuit sans interruption, depuis qu'il était fœtus jusqu'à sa dernière maladie. La ressource de ceux qui ont voulu défendre ce roman a été de dire qu'on pensait toujours, mais qu'on ne s'en apercevait pas. Il vaudrait autant dire qu'on boit, qu'on mange, et qu'on court à cheval sans le savoir. Si vous ne vous apercevez pas que vous avez des idées, comment pouvez-vous affirmer que

LE PHILOSOPHE IGNORANT. 51

VOUS eu avez ? Gasseudi se moqua comme il le devait de ce système extravagant. Savez-vous ce qui en arriva ? On prit Gasseudi et Descartes pour des athées, parce qu'ils raisonnaient.

VI. Les bêtes.

De ce que les hommes étaient supposés avoir continuellement des idées, des perceptions, des conceptions, il suivait naturelle- ment que les bêtes en avaient toujours aussi : car il est incontes- table qu'un chien de chasse a l'idée de son maître auquel il obéit, et du gibier qu'il lui rapporte. Il est évident qu'il a de la mémoire, et qu'il combine quelques idées. Ainsi donc, si la pensée de l'homme était aussi l'essence de son âme, la pensée du chien était aussi l'essence de la sienne, et si l'homme avait toujours des idées, il fallait bien que les animaux en eussent toujours. Pour trancher cette difficulté, le fabricateur des tourbillons et de la matière cannelée ^ osa dire que les bêtes étaient de pures machines qui cherchaient à manger sans avoir appétit, qui avaient toujours les organes du sentiment pour n'éprouver jamais la moindre sensation, qui criaient sans douleur, qui témoignaient leur plai- sir sans joie, qui possédaient un cerveau pour n'y pas recevoir ridée la plus légère, et qui étaient ainsi une contradiction per- pétuelle de la nature.

Ce système était aussi ridicule que l'autre ; mais, au lieu d'en faire voir l'extravagance, on le traita d'impie : on prétendit que ce système répugnait à l'Écriture sainte, qui dit, dans la Genèse-, que « Dieu a fait un pacte avec les animaux, et qu'il leur rede- mandera le sang des hommes qu'ils auront mordus et mangés » ; ce qui suppose manifestement dans les bêtes l'intelligence, la connaissance du bien et du mal.

VII. L'expérience.

Ne mêlons jamais l'Écriture sainte dans nos disputes philo- sophiques : ce sont des choses trop hétérogènes, et qui n'ont aucun rapport. Il ne s'agit ici que d'examiner ce que nous pouvons sa- voir par nous-mêmes, et cela se rçduit à bien peu de chose. Il faut avoir renoncé au sens commun pour ne pas convenir que nous ne savons rien au monde que par l'expérience ; et certai-

1. Descartes.

2. Genèse, ix, 5.

52 LE PHILOSOPHE IGNORANT.

nemont si nous ne parvenons que par l'expérience, et par une suite de tcitonncmcnts et de longues réflexions, ù nous donner quelques idées faibles et légères du corps, de l'espace, du temps, de l'infini, de Dieu même, ce n'est pas la ])eine que l'Auteur de la nature mette ces idées dans la cervelle de tous les fœtus, afin qu'il n'y ait ensuite qu'un très-petit nombre d'hommes qui en fassent usage. Nous sommes tous, sur les objets de notre science, comme les amants ignorants Daphnis et Gliloé, dont Longus nous a dépeint les amours et les vaines tentatives. Il leur fallut beaucoup de temps pour deviner comment ils pouvaient satisfaire leurs désirs, parce que l'expérience leur manquait, La même chose arriva à l'empereur Léopold ^ et au fils de Louis XIV ; il fallut les instruire. S'ils avaient eu des idées innées, il est à croire que la nature ne leur eût pas refusé la principale et la seule nécessaire à la conser- vation de l'espèce humaine.

VIII. Substance.

Ne pouvant avoir aucune notion que par expérience, il est impossible que nous puissions jamais savoir ce que c'est que la matière. Nous touchons, nous voyons les propriétés de cette sub- stance ; mais ce mot même substance, ce qui est dessous, nous avertit assez que ce dessous nous sera inconnu à jamais : quelque chose que nous découvrions de ses apparences, il restera toujours ce dessous à découvrir. Par la môme raison, nous ne saurons jamais par nous-mêmes ce que c'est qu'esprit. C'est un mot qui originairement signifie souffle, et dont nous nous sommes servis pour tâcher d'exprimer vaguement et grossièrement ce qui nous donne des pensées. Mais quand même, par un prodige qui n'est pas à supposer, nous aurions quelque légère idée de la substance de cet esprit, nous ne serions pas plus avancés; nous ne pour- rions jamais deviner comment cette -substance reçoit des senti- ments et des pensées. Nous savons bien que nous avons un peu d'intelligence, mais comment l'avons-nous ? C'est le secret de la nature, elle ne l'a dit à nul mortel.

IX. Bornes étroites.

Notre intelligence est très-bornée, ainsi que la force de notre corps. Il y a des hommes beaucoup plus robustes que les autres;

1. Léopold I", ea IGiO, mort en I^Oj; élu empereur en 1658,

LE PHILOSOPHE IGNORANT. 53

il y a aussi des Hercules en fait de pensées, mais au fond cette supériorité est fort peu de chose. L'un soulèvera dix fois plus de matière que moi ; l'autre pourra faire de tête, et sans papier, une division de quinze chiffres, tandis que je ne pourrai en diviser que trois ou quatre avec une extrême peine : c'est h quoi se ré- duira cette force tant vantée ; mais elle trouvera bien vite sa borne; et c'est pourquoi, dans les jeux de combinaison, nul homme, après s'y être formé par toute son application et par un long usage, ne parvient jamais, quelque effort qu'il fasse, au delà du degré qu'il a pu atteindre; il a frappé à la borne de son intel- ligence. Il faut même absolument que cela soit ainsi, sans quoi nous irions, de degré en degré, jusqu'à l'infini.

X. Découvertes impossibles.

Dans ce cercle étroit nous sommes renfermés, voyons donc ce que nous sommes condamnés à ignorer, et ce que nous pou- vons un peu connaître. Nous avons déjà vu^ qu'aucun premier ressort, aucun premier principe ne peut être saisi par nous.

Pourquoi mon bras obéit-il à ma volonté ? Nous sommes si accoutumés à ce phénomène incompréhensible que très-peu y font attention ; et quand nous voulons rechercher la cause d'un effet si commun, nous trouvons qu'il y a réellement l'infini entre notre volonté et l'obéissance de notre membre, c'est-à-dire qu'il n'y a nulle proportion de l'une à l'autre, nulle raison, nulle apparence de cause ; et nous sentons que nous y penserions une éternité sans pouvoir imaginer la moindre lueur de vraisem- blance.

XI. Désespoir fondé.

Ainsi arrêtés dès le premier pas, et nous repliant vainement sur nous-mêmes, nous sommes effrayés de nous chercher toujours, et de ne nous trouver jamais. Nul de nos sens n'est explicable.

Nous savons bien à ])eu près, avec le secours des triangles, qu'il y a environ trente millions de nos grandes lieues géomé- triques de la terreau soleil ; mais qu'est-ce que le soleil? et pour- quoi tourne-t-il sur son axe? et pourquoi en un sens plutôt qu'en un autre? et pourquoi Saturne et nous tournons-nous autour de cet astre plutôt d'occident en orient que d'orient en occident? Non-seulement nous ne satisferons jamais à cette question, mais

1. Question 11, page 48.

54 LE PHILOSOPHE IGNORANT.

nous n'entreverrons jamais la moindre possibilité d'en imaginer seulement une cause physique. Pourquoi ? c'est que le nœud de cette difficulté est dans le premier principe des choses.

Il en est de ce qui agit au dedans de nous comme de ce qui agit dans les espaces immenses de la nature. Il y a dans Par- rangement des astres et dans la conformation d'un ciron et de l'homme un premier principe dont l'accès doit nécessairement nous être interdit. Car si nous pouvions connaître notre premier ressort, nous en serions les maîtres, nous serions des dieux. Éclair- cissons cette idée, et voyons si elle est vraie.

Supposons que nous trouvions en effet la cause de nos sensa- tions, de nos pensées, de nos mouvements, comme nous avons seulement découvert dans les astres la raison des éclipses et des différentes phases de la lune et de Vénus ; il est clair que nous prédirions alors nos sensations, nos pensées et nos désirs résul- tants de ces sensations, comme nous prédisons les phases et les éclipses. Connaissant donc ce qui devrait se passer demain dans notre intérieur, nous verrions clairement, par le jeu de cette machine, de quelle manière ou agréable ou funeste nous devrions être affectés. Nous avons une volonté qui dirige, ainsi qu'on en convient, nos mouvements intérieurs en plusieurs circonstances. Par exemple, je me sens disposé à la colère, ma réflexion et ma volonté en répriment les accès naissants. Je verrais, si je connais- sais mes premiers principes, toutes les affections auxquelles je suis disposé pour demain, toute la suite des idées qui m'attendent ; je pourrais avoir sur cette suite d'idées et de sentiments la même puissance que j'exerce quelquefois sur les sentiments et sur les pensées actuelles que je détourne et que je réprime. Je me trou- verais précisément dans le cas de tout homme qui peut retarder et accélérer à son gré le mouvement d'une horloge, celui d'un vaisseau, celui de toute machine connue.

Dans cette supposition, étant le maître des idées qui me sont destinées demain, je le serais pour le jour suivant, je le serais pour le reste de ma vie ; je pourrais donc être toujours tout-puis- sant sur moi-même, je serais le dieu de moi-même*. Je sens assez

1. Ce raisonnement nous paraît sujet à plusieurs difficultés. Ce pouvoir, si l'homme venait à l'acquérir, changerait en quelque sorte sa nature; mais ce n'est 'pas une-raison pour être sûr qu'il ne peut l'acquérir. 2" On pourrait connaître la cause de toutes nos sensations, de tous nos sentiments, et cependant n'avoir point le pouvoir, soit de détourner les impressions des objets extérieurs, soit d'empê- cher les effets qui peuvent résulter d'une distraction, d'un mauvais calcul. Il y a un grand nombre de degrés entre notre ignorance actuelle et cette connais-

LE PHILOSOPHE IGNORANT. 55

que cet état est incompatible avec ma nature; il est donc ini]Tos- sible que je puisse rien connaître du premier principe qui méfait penser et agir.

XI I. Faiblesse des hommes. ,

Ce qui est impossible à ma nature si faible, si bornée, et qui est d'une durée si courte, est-il impossible dans d'autres globes, dans d'autres espèces d'êtres? Y a-t-il des intelligences supérieures, maîtresses de toutes leurs idées, qui pensent et qui sentent tout ce qu'elles veulent? Je n'en sais rien; je ne connais que ma fai- blesse, je n'ai aucune notion de la force des autres.

XIII. Suis-je libre?

Ne sortons point encore du cercle de notre existence ; conti- nuons à nous examiner nous-mêmes autant que nous le pouvons. Je me souviens qu'un jour, avant que j'eusse fait toutes les ques- tions précédentes, un raisonneur voulut me faire raisonner. I^ me demanda si j'étais libre ; je lui répondis que je n'étais point en prison, que j'avais la clef de ma chambre, que j'étais parfai- tement libre, a Ce n'est pas cela que je vous demande, me répon- dit-il ; croyez-vous que votre volonté ait la liberté de vouloir ou de ne vouloir pas vous jeter parla fenêtre? pensez-vous, avec l'ange de l'école, que le libre arbitre soit une puissance appétitive, et que le libre arbitre se perde par le péché? » Je regardai mon homme fixement, pour tâcher de lire dans ses yeux s'il n'avait pas l'esprit égaré, et je lui répondis que je n'entendais rien à son galimatias.

Cependant cette question sur la liberté de l'homme m'inté- ressa vivement; je lus des Scolastiques , je fus comme eux dans les ténèbres ; je lus Locke, et j'aperçus des traits de lumière ; je lus le Traité de Collins, qui me parut Z,ocÂ;e perfectionné ; et je n'ai jamais rien lu depuis qui m'ait donné un nouveau degré de connais- sance. Voici ce que ma faible raison a conçu, aidée de ces deux grands hommes, les seuls, à mon avis, qui se soient entendus eux-mêmes en écrivant sur cette matière, et les seuls qui se soient fait entendre aux autres.

sance parfaite de notre nature; l'esprit humain pourrait parcourir les différents degrés de cette échelle sans jamais parvenir au dernier; mais chaque degré ajou- terait à nos connaissances réelles, et ces connaissances pourraient être utiles. Il en serait de la métaphysique comme des mathématiques, dont jamais nous n'épui- serons aucune partie, même en y faisant dans chaque siècle un grand nombre do découvertes utiles. (K.)

50 , LE PHILOSOPHE IGNORANT. '

Il n'y a rien sans cause. Un effet sans cause n'est qu'une parole absurde. Toutes les fois que je veux, ce ne peut être qu'en vertu de mon jugement bon ou mauvais; ce jugement est nécessaire, donc ma volonté,rest aussi. En effet, il serait bien singulier que toute la nature, 4ous les astres obéissent à des lois éternelles, et qu'il y eût un petit animal haut de cinq pieds qui, au mépris de ces lois, pût agir toujours comme il lui plairait au seul gré de son caprice. Il agirait au hasard, et on sait que le hasard n'est \ rien. Nous avons inventé ce mot pour exprimer l'effet connu de il toute cause inconnue.

Mes idées entrent nécessairement dans mon cerveau ; com- ment ma volonté, qui en dépend, serait-elle à la fois nécessitée, et absolument libre? Je sens en mille occasions que cette volonté ne peut rien ; ainsi, quand la maladie m'accable, quand la pas- sion me transporte, quand mon jugement ne peut atteindre aux objets qu'on me présente, etc., je dois donc penser que les lois de la nature étant toujours les mômes, ma volonté n'est ^pas plus libre dans les choses qui me paraissent les plus indiffé- rentes que dans celles je me sens soumis à une force invin- cible.

Être véritablement libre, c'est pouvoir. Quand je peux faire ce que je veux, voilà ma liberté ; mais je veux nécessairement ce que je veux; autrement je voudrais sans raison, sans cause, ce qui est impossible. Ma liberté consiste à marcher quand je veux marcher et que je n'ai point la goutte.

Ma liberté consiste à ne point faire une mauvaise action quand mon esprit se la représente nécessairement mauvaise; à subju- guer une passion quand mon esprit m'en fait sentir le danger, et que l'horreur de cette action combat puissamment mon désir. Nous pouvons réprimer nos passions, comme je l'ai déjà annoncé nombre xi , mais alors nous ne sommes pas plus libres en répri- mant nos désirs qu'en nous laissant "entraîner à nos penchants: car, dans l'un et l'autre cas , nous suivons irrésistiblement notre dernière idée, et cette dernière idée est nécessaire; donc je fais nécessairement ce qu'elle me dicte. Il est étrange que les hommes ne soient pas contents de cette mesure de liberté, c'est-à-dire du pouvoir qu'ils ont reçu de la nature de faire en plusieurs cas ce qu'ils veulent ; les astres ne l'ont pas : nous la possédons, et notre orgueil nous fait croire quelquefois que nous en possédons encore plus. Nous nous figurons que nous avons le don incompréhen- sible et absurde de vouloir, sans autre raison, sans autre motif que celui de vouloir. Voyez le nombre xxix.

LE PHILOSOPHE IGNORANT. 57

Non, je ne puis pardonner au docteur Clarko d'avoir com- battu avec mauvaise foi ces vérités dont il sentait la force, et qui semblaient s'accommoder mal avec ses systèmes. Non, il n'est pas permis à un philosophe tel que lui d'avoir attaqué Collins en sophiste, et d'avoir détourné l'état de la question en reprochant à Collins d'appeler l'homme un agent nécessaire. Agent ou patient, qu'importe? agent quand il se meut volontairement, patient quand il reçoit des idées. Qu'est-ce que le nom fait à la chose? L'homme est en tout un être dépendant, comme la nature entière \\ est dépendante, et il ne peut être excepté des autres êtres.

Le prédicateur, dans Samuel Clarke, a étouffé le philosophe; il distingue la nécessité physique et la nécessité morale. Et qu'est-ce qu'une nécessité morale ? Il vous paraît vraisemblable qu'une reine d'Angleterre qu'on couronne et que l'on sacre dans une église ne se dépouillera pas de ses habits royaux pour s'étendre toute nue sur l'autel, quoiqu'on raconte une pareille aventure d'une reine de Congo. Vous appelez cela une nécessité morale dans une reine de nos climats ; mais c'est au fond une nécessité physique, éternelle, liée à la constitution des choses. Il est aussi sûr que cette reine ne fera pas cette folie qu'il est sûr qu'elle mourra un jour. La nécessité morale n'est qu'un mot, tout ce qui se fait est absolument nécessaire. Il n'y a point de milieu entre la nécessité et le hasard ; et vous savez qu'il n'y a point de hasard : donc tout ce qui arrive est nécessaire.

Pour embarrasser la chose davantage, on a imaginé de dis- tinguer encore entre nécessité et contrainte; mais, au fond, la contrainte est-elle autre chose qu'une nécessité dont on s'aperçoit ? et la nécessité n'est-elle pas une contrainte dont on ne s'aperçoit point? Archimède est également nécessité à rester dans sa chambre quand on l'y enferme, et quand il est si fortement occupé d'un problème qu'il ne reçoit pas l'idée de sortir.

Ducunt volentein fata, nolentem trahunt*.

L'ignorant qui pense ainsi n'a pas toujours pensé de même', mais il est enfin contraint de se rendre.

1. Ce vers est souvent cité comme étant dans la tragédie d7/e/Tu/es A"*en* ■" «1 n'est pourtant dans aucune des tragédies de Séncque. On le trouve dans l'épitrc cvii de Sénèque le philosophe.

2. Voyez le Traité de Métaphysique, ouvrage écrit plus de quarante ans avant celui-ci. (K.) Le Traité de Métaphysique (voyez tome XXII, pages 189 et 221), n'a i)rccédé que de trente-deux ans te Philosophe ignorant.

58 LE PHILOSOPHE IGNORANT.

XIV. Tout est-il éternel ?

Asservi à des lois éternelles comme tous les globes qui rem- plissent l'espace, comme les éléments, les animaux, les plantes, je jette des regards étonnés sur tout ce qui m'environne; je cherche quel est mon auteur, et celui de cette machine immense dont je sais à peine une roue imperceptible.

Je ne suis pas venu de rien, car la substance de mon père, et de ma mère qui m'a porté neuf mois dans sa matrice, est quelque chose. Il m'est évident que le germe qui m'a produit n'a pu être produit de rien: car comment le néant produirait-il l'existence? Je nie sens subjugué par cette maxime de toute l'antiquité : (( Rien ne vient du néant, rien ne peut retourner au néants » Cet axiome porte en lui une force si terrible qu'il enchaîne tout mon entendement sans que je puisse me débattre contre lui. Aucun philosophe ne s'en est écarté; aucun législateur, quel qu'il soit, ne l'a contesté. Le CaJiut des Phéniciens, le Chaos des Grecs, le Tohu-hohu des Chaldéens et des Hébreux, tout nous atteste qu'on a toujours cru l'éternité de la matière. Ma raison, trompée par cette idée si ancienne et si générale, me dit : Il faut bien que la matière soit éternelle , puisqu'elle existe ; si elle était hier, elle était auparavant. Je n'aperçois aucune vraisemblance qu'elle ait commencé à être, aucune cause pour laquelle elle n'ait pas été, aucune cause pour laquelle elle ait- reçu l'existence -dans un temps plutôt que dans un autre. Je cède donc à cette conviction, soit fondée, soit erronée, et je me ran^e du parti du monde entier, jusqu'à ce qu'ayant avancé dans mes recherches je trouve une lumière supérieure'^ au jugement de tous les hommes, qui me force à me rétracter malgré moi.

Mais si, comme tant de philosophes de l'antiquité l'ont pensée l'Être éternel a toujours agi, que deviendront le Cahut et VEreh des Phéniciens, le Tohu-bohu des Chaldéens, le Chaos d'Hésiode? II restera dans les fables. Le Chaos est impossible aux yeux de la raison, car il est impossible que, l'intelligence étant éternelle, il y ait jamais eu quelque chose d'opposé aux lois de l'intelhgence : or le Chaos est précisément l'opposé de toutes les lois de la nature. Entrez dans la caverne la plus horrible des Alpes, sous ces débris

1. Perse a dit, satire iii^ vers 8i :

Ex nihilo nihil, ia nihilum nil posse rcverti. '2. La révélation ; voyez page 62.

LE PHILOSOPHE IGNORANT. 59

de rochers, de glace, de sable, d'eaux, de cristaux, de mini'raux informes, tout y obéit à la gravitation et aux lois de Phydrosta- tique. Le Chaos n'a jamais été que dans nos têtes, et n"a servi qu'à faire composer de beaux vers à Hésiode et à Ovide.

Si notre sainte Écriture a dit que le Chaos ^ existait, si le Tohu- bohu - a été adopté par elle, nous le croyons sans doute, et avec la foi la plus vive. Nous ne parlons ici que suivant les lueurs trompeuses de notre raison. Nous nous sommes bornés, comme nous l'avons dit ^, à voir ce que nous pouvons soupçonner par nous-mêmes. Nous sommes des enfants qui essayons de faire quelques pas sans lisières : nous marchons, nous tombons, et la ^ foi nous relève.

XV. Intelligenee.

Mais, en apercevant l'ordre, l'artifice prodigieux, les lois méca- niques et géométriques qui régnent dans l'univers, les moyens, les fins innombrables de toutes choses, je suis saisi d'admiration et de respect. Je juge incontinent que si les ouvrages des hommes, les miens même, me forcent à reconnaître en nous une intelli- gence, je dois en reconnaître une bien supérieurement agissante dans la multitude de tant d'ouvrages. J'admets cette intelligence suprême sans craindre que jamais on puisse me faire changer d'opinion. Rien n'ébranle en moi cet axiome: «Tout ouvrage démontre un ouvrier *. »

XVI. Éternité.

Cette intelligence est-elle éternelle ? Sans doute, car soit que j'aie admis ou rejeté l'éternité de la matière, je ne peux rejeter

1. Luc, XVI, 26.

2. Voyez le commencement de la Bible enfin expliquée.

3. Question vu, page 51.

4. La preuve de l'existence de Dieu, tirée de l'observation des phénomènes de l'univers, dont l'ordre et les lois constantes semblent indiquer une unité de des- sein, et par conséquent une cause unique et intelligente, est la seule a laquelle M. de Voltaire se soit arrêté, et la seule qui puisse être admise par un philosophe libre des préjugés et du galimatias des écoles. L'ouvrage intitulé Du Principe d'action (voyez ci-après), contient une exposition de cette preuve à la fois plus frappante et plus simple que celles qui otit été données par des philosophes qu'on a crus profonds parce qu'ils étaient obscurs, et éloquents parce qu'ils étaient exa- gératcurs. On pourrait demander maintenant quelle est pour nous, par l'état actuel de nos connaissances sur les lois de l'univers, la probabilité que ces lois forment un système un et régulier, et ensuite la probabilité que ce système régu- lier est l'effet d'une volonté intelligente? Cette question est plus difficile qu'elle ne paraît au premier coup d'œil. (K.)

60 LE PHILOSOPHE IGNORANT.

l'existence éternelle de son artisan suprême ; et il est évident que, s'il existe aujourd'hui, il a existé toujours.

XVII. Incomprèhensibilité .

Je n'ai fait encore que deux ou trois pas dans cette vaste car- rière; je veux savoir si cette intelligence divine est quelque chose d'absolument distinct de l'univers, à peu près comme le sculpteur est distingué de la statue, ou si cette âme du monde est unie au monde, et le pénètre; à peu près encore comme ce que j'appelle mon âme est uni à moi, et selon cette idée de l'antiquité si bien exprimée dans Virgile :

Mens agitât molem, et masriio se corpore miscet.

{.En., lib. VI, V. '1-21.)

Et dans Lucain :

Jupiter est quodcumque vides, quocumque moveris.

(Lib. IX, V. 580.)

Je me vois arrêté tout à coup dans ma vaine curiosité. Misé- rable mortel, si je ne puis sonder ma propre intelligence, si je ne puis savoir ce qui m'anime, comment connaîtrai-je l'intelligence ineffaljJc qui préside visiblement à la matière entière ? Il y en a une, tout me le démontre; mais est la boussole qui me con- -duira vers sa demeure éternelle et ignorée?

XY m. Infini.

Cette intelligence est-elle infinie en puissance et en immensité, comme elle est incontestablement infinie en durée? Je n'en puis rien saA-oir par moi-même. Elle existe,"donc elle a toujours existé, cela est clair. Mais quelle idée puis-je avoir d'une puissance infinie? Comment puis-je concevoir un infini actuellement existant? com- ment puis-je imaginer que l'intelligence suprême est dans le vide ? Il n'en est pas de l'infini en étendue comme de l'infini en durée. Une durée infinie s'est écoulée au moment que je parle, cela est sûr; j^ ne peux rien ajouter à cette durée passée, mais je peux toujours ajouter à l'espace que je conçois, comme je peux ajouter aux nombres que je conçois. L'infini en nombre et en étendue,^, est hors de la sphère de mon entendement. Quelque chose qu'on me dise, rien ne m'éclaire dans cet abîme. Je sens heureusement

LE PHILOSOPHE IGx\ORANT. 61

que mes difficultés et mon ignorance ne peuvent préjudiciel' à la morale; on aura beau ne pas concevoir, ni Timmensité de l'es- pace remplie, ni la puissance infinie qui a tout fait, et qui cepen- dant peut encore faire: cela ne servira qu'à prouver de plus en plus la faiblesse de notre entendement, et cette faiblesse ne nous rendra que plus soumis à l'Être éternel dont nous sommes l'ou- vrage.

>l(

XIX. Ma dépendance.

îous sommes son ouvrage. Voilà une vérité intéressante pour nous : car de savoir par la philosophie en quel temi)s il fit l'homme, ce qu'il faisait auparavant; s'il est dans la matière, s'il est dans le vide, s'il est dans un point, s'il agit toujours ou non, s'il agit partout, s'il agit hors de lui ou dans lui; ce sont des recherches qui redoublent en moi le sentiment de mon igno- rance profonde.

Je vois môme qu'à peine il y a eu une douzaine d'hommes en Europe qui aient écrit sur ces choses abstraites avec un peu de méthode; et quand je supposerais qu'ils ont parlé d'une manière intelligible, qu'en résultera-t-il ? Nous avons déjà reconnu { ques- tion IV ) que les choses que si peu de personnes peuvent se llatter d'entendre sont inutiles au reste du genre humain K Nous sommes certainement l'ouvrage de Dieu, c'est ce qu'il m'est utile de savoir: aussi la preuve en est-elle palpable. Tout est moyen et fin dans mon corps; tout est ressort, poulie, force mouvante, ma- chine hydraulique, équilibre de liqueurs, laboratoire de chimie. Il est donc arrangé par une intelligence (question xv). Ce n'est

i. Cette opinion est-elle bien certaine? l'expérience n'a-t-elle point prouvé que des vérités très-difficiles à entendre peuvent être utiles? Les tables de la lune, celles des satellites de Jupiter, guident nos vaisseaux sur les mers, sauvent la vie des matelots; et elles sont formées d'après des -théories qui ne sont connues que d'un petit nombre de savants. D'ailleurs, dans les sciences qui tiennent à la morale, à la politique, les mêmes connaissances, qui d'abord sont le partage de quelques philosophes, ne peuvent-elles point être mises à la portée de tous les hommes qui ont reçu quelque éducation, qui ont cultivé leur esprit, et devenir par d'une utilité générale, puisque ce sont ces mêmes hommes qui gouvernent le peuple, et qui influent sur les opinions? Cette maxime est une de ces opinions nous entraîne l'idée très-naturelle, mais peut-être très-fausse, que noire bien- être a été un des motifs de l'ordre qui règne dans le système général tics êtres. Il ne faut pas confondre ces causes finales dont nous nous faisons l'objet, avec les causes finales plus étendues, que l'observation des phénomènes peut nou-< faire soupçonner et nous indiquer avec plus ou moins de probabilité. Les premières appartiennent à la rhétorique, les autres à la philosophie. M. de Voltaire a sou- vent combattu cette même manière de raisonner, (k.)

62 LE PHILOSOPHE IGNORANT.

pas l'intelligence de mes parents à qui je dois cet arrangement, car assurément ils ne savaient ce qu'ils faisaient quand ils m'ont mis au monde-, ils n'étaient que les aveugles instruments de cet éternel fabricateur qui anime le ver de terre, et qui fait tourner le soleil sur son axe.

XX. Eternité encore.

d'un germe venu d'un autre germe, y a-t-il eu une succes- sion continuelle, un développement sans fin de ces germes,^et toute la nature a-t-elle toujours existé par une suite nécessaire de cet Être suprême qui existait de lui-même? Si je n'en croyais quQ.mon faible entendement, je dirais : Il me paraît que la na- ture a toujours été animée. Je ne puis concevoir que la cause qui agit continuellement et visiblement sur elle, pouvant agir dans tous les temps, n'ait pas agi toujours. Une éternité d'oisiveté dans l'être agissant et nécessaire me semble incompatible. Je suis porté à croire que le monde est toujours émané de cette cause primitive et nécessaire, comme la lumière émane du soleil. Par quel enchaînement d'idées me vois-je toujours entraîné à croire éternelles les œuvres de l'Être éternel? Ma conception, toute pu- sillanime qu'elle est, a la force d'atteindre à l'être nécessaire existant par lui-même, et n'a pas la force de concevoir le néant. L'existence d'un seul atome me semble prouver l'éternité de l'existence ; mais rien ne me prouve le néant. Quoi ! il y aurait -eu le rien dans l'espace est aujourd'hui quelque chose? Gela me paraît incompréhensible. Je ne puis admettre ce n'en, à moins que la révélation ne vienn e fixer mes idées, qui s'emportent au delà des temps.

Je sais bien qu'une succession infinie d'êtres qui n'auraient point d'origine est aussi absurde : Samuel Clarke le démontre assez ^ ; mais il n'entreprend pas seulement d'affirmer que Dieu n'ait pas tenu cette chaîne de toute éternité ; il n'ose pas dire qu'il ait été si longtemps impossible à l'Être éternellement actif de dé-

. 1. Il ne peut être question ici que d'une impossibilité métaphysique. Or, pour- quoi cette suite de phénomènes qui se succèdent indéfiniment suivant une cer- taine Ipi, et qui, à partir de chaque instant, forment une chaîne indéfinie dans le passé comme dans l'avenir, serait-elle impossible à concevoir ? N'avons-nous pas l'idée claiue d'un corps se mouvant dans une courbe infinie, d'une série de termes s'étendant indéfiniment dans les deux sens, à quelque terme qu'on la prenne ? Cette succession indéfinie de phénomènes ne peut donc effrayer un homme fami- liarisé avec les idées mathématiques. (K.)

LE PHILOSOPHE IGNORANT. 63

ployer son action. Il est évident quill'a pu; et s'il Ta pu, qui sera assez hardi pour me dire qu'il ne Ta pas fait ? La révélation seule, encore une fois, peut m'apprendre le contraire ; mais nous n'en sommes pas encore à cette révélation, qui écrase toute philosophie, à cette lumière devant qui toute lumière s'évanouit.

XXI. 3Ia dépendance encore.

Cet Être éternel, cette cause universelle me donne mes idées : car ce ne sont pas les objets qui me les donnent. Une matière brute ne peut envoyer des pensées dans ma tête; mes pensées ne viennent pas de moi, car elles arrivent malgré moi, et souvent s'enfuient de même. On sait assez qu'il n'y a nulle ressemblance, nul rapport entre les objets et nos idées et nos sensations. Certes il y avait quelque chose de sublime dans ce Malebranche, qui osait prétendre que nous voyons tout dans Dieu même ; mais n'y avait-il rien de sublime dans les stoïciens, qui pensaient que c'est Dieu qui agit en nous, et que nous possédons un rayon de sa substance? Entre le rêve de Malebranche et le rêve des stoï- ciens, où est la réalité? Je retombe {question ii) dans l'ignorance, qui est l'apanage de ma nature; et j'adore le Dieu par qui je pense, sans savoir comment je pense.

XXII. Nouvelle question.

Convaincu par mon peu de raison qu'il y a un être nécessaire,| éternel, intelligent, de qui je reçois mes idées, sans pouvoir de-1 viner ni le comment, ni le pourquoi, je demande ce que c'est! que cet être, s'il a la forme des espèces intelligentes et agis7 santés supérieures à la mienne dans d'autres globes ? J'ai déjà dif que je n'en savais rien {question i). Néanmoins je ne puis affir- mer que cela soit impossible, car j'aperçois des planètes très- supérieures à la mienne en étendue, entourées de plus de sa- tellites que la terre. Il n'est point du tout contre la vraisemblance qu'elles soient peuplées d'intelligences très-supérieures à moi, et de corps plus robustes, plus agiles, et plus durables. Mais leur existence n'ayant nul rapport à la mienne, je laisse aux poètes de l'antiquité le soin de faire descendre Vénus de son prétendu troisième ciel, et Mars du cinquième; je ne dois rechercher que l'action de l'être nécessaire sur moi-môme.

64 LE PHILOSOPHE IGNORANT.

XXIII. Un seul artisan suprême.

Une grande partie des hommes, voyant le mal physique et le mal moral répandus sur ce globe, imagina deux êtres puissants, dont l'un produisait tout le bien, et l'autre tout le mal. S'ils existaient, ils seraient nécessaires; ils seraient éternels, indé- pendants, ils occuperaient tout l'espace; ils existeraient donc dans le même lieu; ils se pénétreraient donc l'un l'autre : cela est absurde. L'idée de ces deux puissances ennemies ne peut tirer son origine que des exemples qui nous frappent sur la terre ; nous y voyons des hommes doux et des hommes féroces, des ani- maux utiles et des animaux nuisibles, de bons maîtres et des tyrans. On imagina ainsi deux pouvoirs contraires qui présidaient

la nature; ce n'est qu'un roman asiatique. Il y a dans toute la nature une unité de dessein manifeste; les lois du mouvement et de la pesanteur sont invariables; il est impossible que deux artisans suprêmes, entièrement contraires l'un à l'autre, aient suivi les mêmes lois. Cela seul, à mon avis, renverse le système manichéen, et l'on n'a pas besoin de gros volumes pour le com- battre.

Il est donc une puissance unique, éternelle, à qui tout est lié, de qui tout dépend, mais dont la nature m'est incompréhensible. Saint Thomas nous dit que « Dieu est un pur acte, une forme, qui n'a ni genre, ni prédicat ; qu'il est la nature et le suppôt, qu'il existe essentiellement, participativement, et nuncupative- ment », Lorsque les dominicains furent les maîtres de l'inquisi- iion, ils auraient fait brûler un homme qui aurais nié ces belles choses ; je ne les aurais pas niées, mais je ne les aurais pas entendues.

On me dit que Dieu est simple ; j'avoue humblement que je n'entends pas la valeur de ce mot davantage. Il est vrai que je lui attribuerai pas des parties grossières que je puisse séparer; mais je ne puis concevoir que le principe et le maître de tout ce qui est dans l'étendue ne soit pas dans retendue. La simplicité, rigoureusement parlant, me paraît trop semblable au non-être. L'extrême faiblesse de mon intelligence n'a point d'instrument assez fin pour saisir cette simplicité. Le point mathématique est simple, me dira-t-on ; mais le point mathématique n'existe pas réellement.

On dit encore qu'une idée est simple, mais je n'entends pas cela davantage. Je vois un cheval, j'en ai l'idée, mais je n'ai vu en

LE PHILOSOPHE IGNORANT. 65

lui qu'un assemblage de choses. Je vois une couleur, j'ai l'idée de couleur; mais cette couleur est étendue. Je prononce les noms abstraits de couleur en général, de vice, de vertu, de vérité en géné- ral; mais c'est que j"ai eu connaissance de choses colorées, de choses qui m'ont paru vertueuses ou vicieuses, vraies ou fausses : j'exprime tout cela par un mot, mais je n'ai point de connais- sance claire de la simplicité ; je ne sais pas plus ce que c'est que je ne sais ce que c'est qu'un infini en nombres actuellement existant.

Déjà convaincu que, ne connaissant pas ce que je suis, je ne puis connaître ce qu'est mon auteur, mon ignorance m'accable à chaque instant, et je me console en réfléchissant sans cesse qu'il n'importe pas que je sache si mon maître est ou non dans l'étendue, pourvu que je ne fasse rien contre la conscience qu'il m'a don- née. De tous les systèmes que les hommes ont inventés sur la Divinité, quel sera donc celui que j'embrasserai ? Aucun, sinon celui de l'adorer.

XXIV. Spinosa.

Après m'être plongé avec Thaïes dans l'eau dont il faisait son premier principe, après m'être roussi auprès du feu d'Empé- docle, après avoir couru dans le vide en ligne droite avec les atomes d'Épicure, supputé des nombres avec Pythagore, et avoir entendu sa musique ; après avoir rendu mes devoirs aux andro- gynes de Platon, et ayant passé par toutes les régions de la méta- physique et de la folie, j'ai voulu enfin connaître le système de Spinosa.

Il n'est pas absolument nouveau ; il est imité de quelques an- ciens philosophes grecs, et même de quelques Juifs ; mais Spinosa a fait ce qu'aucun philosophe grec, encore moins aucun Juif, n'a y' fait: il a employé une méthode géométrique imposante pour se*'''^ rendre un compte net de ses idées. Voyons s'il ne s'est pas égaré méthodiquement avec le fil qui le conduit.

Il établit d'abord une vérité incontestable et lumineuse : Il y a quelque chose, donc il existe éternellement un être nécessaire. Ce principe est si vrai que le profond Samuel Glarke s'en est servi pour prouver l'existence de Dieu.

Cet être doit se trouver partout est l'existence, car qui le bornerait?

Cet être nécessaire est donc fout ce qui existe : il n'y a donc réellement qu'une seule substance dans l'univers.

'Hj. Mélanges. V. 5

66

LE PHILOSOPHE IGNORANT.

Cette substance n'en peut créer une autre : car, puisqu'elle remplit tout, mettre une substance nouvelle, et comment créer quelque chose du néant ? comment créer l'étendue sans la placer dans l'étendue même, laquelle existe nécessairement?

Il y a dans le monde la pensée et la matière ; la substance nécessaire que nous appelons Dieu est donc la pensée et la ma- tière. Toute pensée et toute matière est donc comprise dans l'im- mensité de Dieu : il ne peut y avoir rien hors de lui ; il ne peut agir que dans lui ; il comprend tout, il est tout.

Ainsi tout ce que nous appelons substances différentes n'est en effet que l'universalité des différents attributs de l'Être suprême, qui pense dans le cerveau des hommes, éclaire dans la lumière, se meut sur les vents, éclate dans le tonnerre, parcourt l'espace dans tous les astres, et vit dans toute la nature.

Il n'est point, comme un vil roi de la terre, confiné dans son palais, séparé de ses sujets ; il est intimement uni à eux ; ils sont des parties nécessaires de lui-même ; s'il en [était distingué, il ne serait plus l'être nécessaire, il ne serait plus universel, il ne remplirait point tous les lieux, il serait un être à part comme

un autre.

Quoique toutes les modalités changeantes dans l'univers soient l'effet de ses attributs, cependant, selon Spinosa, il n'a point de parties ; car, dit-il, l'infini n'en a point de proprement dites ; s'il en avait, on pourrait en ajouter d'autres, et alors il ne serait plus infini. Enfin Spinosa prononce qu'il faut aimer ce. Dieu nécessaire, - infini, éternel ; et voici ses propres" paroles S page 45 de l'édition de 1731 :

(( A l'égard de l'amour de Dieu, loin que cette idée le puisse affaiblir, j'estime qu'aucune autre n'est plus propre à l'augmenter, puis({u'elle me fait connaître que Dieu est intime à mon être, qu'il me donne l'existence et toutes mes propriétés, mais qu'il me les donne libéralement, sans reproche, sans intérêt, sans m'as- sujettir à autre chose qu'à ma propre nature. Elle bannit la crainte, l'inquiétude, la défiance, et tous les défauts d'un amour vulgaire ou intéressé. Elle me fait sentir que c'est un bien que je ne puis perdre, et que je possède d'autant mieux que je le con- nais et que je l'aime. »

Ces idées séduisirent beaucoup de lecteurs; il y en eut même cpi, ayant d'abord écrit contre lui, se rangèrent à son opinion.

On reprocha au savant Baylc d'avoir attaqué durement Spi-

1. Voyez, tome XVIII, la note 3 de la page 365.

LE PHILOSOPHE IGNORANT. 67

nosa sans l'entendre : durement, j'en conviens ; injustement, je ne le crois pas. Il serait étrange que Bayle ne l'eût pas entendu. Il découvrit aisément l'endroit faible de ce château enchanté; il vit qu'en effet Spinosa compose son Dieu de parties, quoiqu'il soit réduit à s'en dédire, effrayé de son propre système. Bayle vit combien il est insensé de faire Dieu astre et citrouille, pensée et fumier, battant et battu. Il vit que cette fable est fort au-des- sous de celle de Protée. Peut-être Bayle devait-il s'en tenir au mot de modalités et non pas de parties, puisque c'est ce mot de modalités que Spinosa emploie toujours. Mais il est également impertinent, si je ne me trompe, que l'excrément d'un animal soit une modalité ou une partie de l'Être suprême.

Il ne combattit point, il est vrai, les raisons par lesquelles Spinosa soutient l'impossibilité de la création ; mais c'est que la création proprement dite est un objet de foi et non pas de plii-i^^ losophie ; c'est que cette opinion n'est nullement particulière à Spinosa ; c'est que toute l'antiquité avait pensé comme lui. Il n'at- taque que l'idée absurde d'un Dieu simple composé de parties, d'un Dieu qui se mange et qui se digère lui-même, qui aime et qui hait la même chose en même temps, etc. Spinosa se sert toujours du mot Dieu, Bayle le prend par ses propres paroles ^

Mais, au fond, Spinosa ne reconnaît point de Dieu; il n'a probablement employé cette expression, il n'a dit qu'il faut servir et aimer Dieu que pour ne point effaroucher le genre humain. 11 paraît athée dans toute la force de ce terme ; il n'est point athéo comme Épicure, qui reconnaissait des dieux inutiles et oisifs; il ne l'est point comme la plupart des Grecs et des Romains, qui so moquaient des dieux du vulgaire : il l'est parce qu'il ne reconnaît nulle Providence, parce qu'il n'admet que l'éternité, l'immensité, et la nécessité des choses ; il l'est comme Straton, comme Dia- goras; il ne doute pas comme Pyrrhon": il affirme, et qu'affirme- t-il? qu'il n'y a qu'une seule substance, qu'il ne peut y en avoir deux, que cette substance est étendue et pensante ; et c'est ce que n'ont jamais dit les philosophes grecs et asiatiques qui ont admis une àme universelle.

Il ne parle en aucun endroit de son livre des desseins mar- qués qui se manifestent dans tous les êtres. Il n'examine point si les yeux sont faits pour voir, les oreilles pour entendre, les pieds pour marcher, les ailes pour voler; il ne considère ni les lois du

t. Voyez, dans le Dictionnaire historique et critique de P. Bayle, l'article Spinosa.

68 LE PHILOSOPHE IGNORANT.

mouvement dans les animaux et clans les plantes, ni leur struc- ture adaptée à ces lois, ni la profonde mathématique qui gou- verne le cours des astres : il craint d'apercevoir que tout ce qui existe atteste une Providence divine ; il ne remonte point des effets à leur cause; mais, se mettant tout d'un coup à la tête de l'origine des choses, il bâtit son roman, comme Descartes a con- struU le sien, sur une supposition. 11 supposait le plein avec Descartes, quoiqu'il soit démontré, en rigueur, que tout mouve- ment est impossible dans le plein. C'est principalement ce qui lui iit regarder l'univers comme une seule substance. Il a été la dupe de son esprit géométrique. Comment Spinosa, ne pouvant douter que l'intelligence et la matière existent, n'a-t-il pas exa- miné au moins si la Providence n'a pas tout arrangé? comment n'a-t-il pas jeté un coup d'œil sur ces ressorts, sur ces moyens dont chacun a son but, et recherché s'ils prouvent un artisan suprême ? 11 fallait qu'il fût ou un pliysicien bien ignorant, ou un sophiste gonflé d'un orgueil bien stupide, pour ne pas recon- naître une Providence toutes les fois qu'il respirait et qu'il sentait son cœur battre: car cette respiration et ce mouvement du cœur sont des effets d'une machine si industrieusement compliquée, arrangée avec un art si puissant, dépendante de tant de ressorts concourant tous au même but, qu'il est impossible de l'imiter, et impossible à un homme de bon sens de ne la pas admirer.

Les spinosistes modernes répondent : Ne vous effarouchez pas des conséquences que vous nous imputez; nous trouvons - comme vous une suite d'effets admirables dans les corps organisés et dans toute la nature. La cause éternelle est dans l'intelligence éternelle que nous admettons, et qui, avec la matière, constitue l'universalité des choses qui est Dieu. Il n'y a qu'une seule sub- stance qui agit par la même modalité de sa pensée sur sa moda- lité de la matière, et qui constitue ainsi l'univers qui ne fait qu'un tout inséparable.

On réplique à cette réponse : Comment pouvez-vous nous prouver que la pensée qui fait mouvoir les astres, qui anime l'homme, qui fait tout, soit une modalité, et que les déjections d'un crapaud et d'un ver soient une autre modalité de ce même être souverain ? Oseriez-vous dire qu'un si étrange principe vous est démontré ? Ne couvrez-vous pas votre ignorance par des mots que vous n'entendez point ? Bayle a très-bien démêlé les sophismes de votre maître dans les détours et dans les obscurités du style prétendu géométrique, et réellement très-confus, de ce maître. Je vous renvoie à lui; des philosophes ne doivent pas récuser Bayle.

LE PHILOSOPHE IGNORANT. 69

Quoi qu'il en soit, je remarquerai de Spinosa qu'il se trompait do très-bonne foi. Il me seml)le qu'il n'écartait de son système les idées qui pouvaient lui nuire que parce qu'il était trop plein des siennes ; il suivait sa route sans regarder rien de ce qui pou- vait la traverser, et c'est ce qui nous arrive trop souvent. Il y a plus, il renversait tous les principes de la morale, en étant lui- même d'une vertu rigide : sobre jusqu'à ne boire qu'une pinte de vin en un mois; désintéressé jusqu'à remettre aux héritiers de l'infortuné Jean de Witt une pension de deux cents florins que lui faisait ce grand homme; généreux jusqu'à donner son bien; toujours patient dans ses maux et dans sa pauvreté, toujours uni- forme dans sa conduite.

Bayle, qui l'a si maltraité, avait à peu près le même carac- tère. L'un et l'autre ont cherché la vérité toute leur vie par des routes différentes. Spinosa fait un système spécieux en quelques points, et bien erroné dans le fond. Bayle a combattu tous les systèmes : qu'est-il arrivé des écrits de l'un et de l'autre? Ils ont occupé l'oisiveté de quelques lecteurs : c'est à quoi tous les écrits se réduisent; et depuis Thaïes jusqu'aux professeurs de nos uni- versités, et jusqu'aux plus chimériques raisonneurs, et jusqu'à leurs plagiaires, aucun philosophe n'a influé seulement sur les mœurs de la rue il demeurait. Pourquoi? parce que les hommes se conduisent par la coutume et non par la métaphy- sique. Un seul homme éloquent, habile, et accrédité, pourra beaucoup sur les hommes ; cent philosophes n'y pourront rien s'ils ne sont que philosophes,

XXV. Absurdités.

Voilà bien des voyages dans des terres inconnues ; ce n'est rien encore. Je me trouve comme un homme qui, ayant erré sur l'Océan, et apercevant les îles Maldives dont la mer Indienne est semée, veut les visiter toutes. Mon grand voyage ne m'a rien valu ; voyons si je ferai quelque gain dans l'observation de ces petites îles, qui ne semblent servir qu'à embarrasser la route.

Il y a une centaine de cours de philosophie l'on m'expli- que des choses dont personne ne peut avoir la moindre notion. Celui-ci veut me faire comprendre la Trinité par la physique; il me dit qu'elle ressemble aux trois dimensions do la matière. Je le laisse dire, et je passe vite. Celui-hi prétend me faiio toucher au doigt la transsubstantiation, en me montrant, par les lois du mouvement, comme un accident peut exister sans sujet, et

70 LE PHILOSOPHE IGNORANT.

comment un même corps peut être en deux endroits à la fois. Je me bouche les oreilles, et je passe plus vite encore.

Pascal, Biaise Pascal lui-même, VRuieur ûes Lettres provinciales, profère ces paroles * : (( Croyez-vous qu'il soit impossible que Dieu soit infini et sans parties? Je veux donc vous faire voir une chose indivisible et infinie : c'est un point, se mouvant partout d'une vitesse infinie, car il est en tous lieux, tout entier dans chaque endroit. »

Un point mathématique qui se meut! juste ciel! un point qui n'existe que dans la tête du géomètre, qui est partout et en même temps, et qui a une vitesse infinie, comme si la vitesse infinie actuelle pouvait exister! Chaque mot est une folie, et c'est un grand homme qui a dit ces folies!

Votre àme est simple, incorporelle, intangible, me dit cet autre ; et comme aucun corps ne peut la toucher, je vais vous prouver par la physique d'Albert le Grand qu'elle sera brûlée physiquement sivous n'êtes pas de mon avis; et voici comme je vous le prouve a priori, en fortifiant Albert par les syllogismes d'Abelli-. Je lui réponds que je n'entends pas son a priori; que je trouve son compliment très-dur ; que la révélation, dont il ne s'agit pas entre nous, peut seule m'apprendre une chose si in- compréhensible ; que je lui permets de n'être pas de mon avis, sans lui faire aucune menace ; et je m'éloigne de lui, de peur qu'il ne me joue un mauvais tour, car cet homme me paraît bien méchant.

Une foule de sophistes de tout pays et de toutes sectes m'ac- cable d'arguments inintelligibles sur la nature desxhoses, sur la mienne, sur mon état passé, présent, et futur. Si on leur parle de manger et de boire, de vêtements, de logement, des den- rées nécessaires , de l'argent avec lequel on se les procure, tous s'entendent à merveille; s'il y a quelques pistoles à gagner, chacun d'eux s'empresse, personne nese trompe d'un denier ; et quand il s'agit de tout notre être ils n'ont pas une idée nette ; le sens commun les abandonne. De je reviens à ma première conclusion {question iv), que ce qui ne peut être d'un usage uni- versel, ce qui n'est pas à la portée du commun des hommes, ce qui n'est pas entendu par ceux qui ont le plus exercé leur faculté de penser, n'est pas nécessaire au genre humain.

1. Voyez tome XXII, page 00.

2. Théologien français, 1603-1691, auteur de la Moelle théologique.

LE PHILOSOPHE IGNORANT. 71

XXVI. Du meilleur des mondes^

En courant de tous côtés pour m'instruiro, je rencontrai des disciples de Platon, a Venez avec nous, me dit l'un d'eux-; vous êtes dans le meilleur des mondes ; nous avons bien surpassé notre maître. Il n'y avait de son temps que cinq mondes possibles, parce qu'il n'y a que cinq corps réguliers; mais actuollonient qu'il y a une infinité d'univers possibles, Dieu a choisi le meilleur; venez, et vous vous en trouverez bien. » Je lui répondis humble- ment : « Les mondes que Dieu pouvait créer étaient ou meilleurs, ou parfaitement égaux, ou pires : il ne pouvait prendre le pire ; ceux qui étaient égaux, supposé qu'il y en eût, ne valaient pas la préférence : ils étaient entièrement les mêmes; on n'a pu choisir entre eux : prendre l'un c'est prendre l'autre. Il est donc impos- sible qu'il ne prît pas le meilleur. Mais comment les autres étaient- ils possibles, quand il était impossible qu'ils existassent? »

Il me fitde très-belles distinctions, assurant toujours, sans s'en- tendre, que ce monde-ci est le meilleur de tous les mondes réelle- ment impossibles ^ Mais, me sentant alors tourmenté de la pierre, et souffrant des douleurs insupportables, les citoyens du meilleur des mondes me conduisirent à l'hôpital voisin. Chemin faisant, deux de ces bienheureux habitants furent enlevés par des créa- tures, leurs semblables : on les chargea de fers, l'un pour quelques dettes, l'autre sur un simple soupçon. Je ne sais pas si je lus con- duit dans le meilleur des hôpitaux possibles; mais je fus entasse avec deux ou trois mille misérables qui souffraient comme moi. Il y avait plusieurs défenseurs de la patrie qui m'apprirent qu'ils avaient été trépanés et disséqués vivants, quon leur avait coupé des bras, des jambes, et que plusieurs milliers de leurs généreux compatriotes avaient été massacrés dans Tune des trente batailles données dans la dernière guerre, qui est environ la cent millième guerre depuis que nous connaissons des guerres. On voyait aussi, dans cette maison, environ mille personnes des deux sexes, qui ressemblaient à des spectres hideux, et quon frottait d'un certain métal parce qu'ils avaient suivi la loi de la nature, et parce que la nature avait, je ne sais comment, pris la

1. Cette paraphrase avait été mise par Voltaire dans ses Questions sur l'Ency- clopédie, VIII" partie, sous ce titre: Monde, du medleur des mondes possibles. Voyez tome XX, page lOS.

2. Malebranchc. , ,., „„,

3. MM. Desoer et Ilenouard ont mis possibles. Tous les autres éditent o^n laissé impossibles, qu'on lit dans toutes les éditions parues du vivant de 1 auteur. (B.),

72 LE PHILOSOPHE IGNORANT.

précaution d'empoisonner en eux la source de la vie^ Je remer- ciai mes deux conducteurs.

Onand on m'eut plongé un fer Lien tranchant dans la vessie, et qu'on eut tiré quelques pierres de cette carrière ; quand je fus guéri, et qu'il ne me resta plus que quelques incommodités dou- loureuses pour le reste de mes jours, je fis mes représentations à mes guides, je pris la liberté de leur dire qu'il y avait du bon dans ce monde, puisqu'on m'avait tiré quatre cailloux du sein de mes entrailles déchirées ; mais que j'aurais encore mieux aimé que les vessies eussent été des lanternes, que non pas qu'elles fus- sent des carrières. Je leur parlai des calamités et des crimes innombrables qui couvrent cet excellent monde. Le plus intré- pide d'entre eux, qui était un Allemand ^ mon compatriote, m'ap- prif que tout cela n'est qu'une bagatelle.

« Ce fut, dit-il, une grande faveur du ciel envers le genre humain que Tarquin violât Lucrèce, et que Lucrèce se poi- gnardât : parce qu'on chassa les tyrans, et que le viol, le suicide, et la guerre, établirent une république qui fit le bonheur des peuples conquis. » J'eus peine à convenir de ce bonheur. Je ne conçus pas d'abord quelle était la félicité des Gaulois et des Espa- gnols, dont on dit que César fit périr trois millions. Les dévas- tations et les rapines me parurent aussi quelque chose de désa- gréable ; mais le défenseur de l'optimisme n'en démordit point ; il me disait toujours comme le geôlier de don Carlos : Paix, paix, c'est pour votre bien. Enfin, étant poussé à bout, il me dit qu'il ne /allait pas prendre garde à ce globule de la terre, tout va de travers, mais que dans l'étoile de Sirius, dans Orion, dans l'œil du Taureau, et ailleurs, tout est parfait. « Allons-y donc, » lui dis-je.

Un petit théologien me tira alors par le bras ; il me confia que ces gens-là étaient des rêveurs, qu'il n'était point du tout néces- saire qu'il y eût du mal sur la terre, qu'elle avait été formée exprès, pour qu'il n'y eût jamais que du bien. « Et pour vous le prou- ver, sachez, me dit-il, que les choses se passèrent ainsi autrefois pendant dix ou douze jours. Hélas! lui répondis-je, c'est bien dommage, mon révérend père, que cela n'ait pas continué, »

XXV H. Des monades, etc.

même Allemand se ressaisit alors de moi ; il m'endoctrina, m'apprit clairement ce que c'est que mon àme, « Tout est composé

1. Voyez tome XXI, pages 143 et 352.

2. Leibnitz.

LE PHILOSOPHE IGNORANT. 73

de monades dans la nature ; votre âme est une monade ; et comme elle a des rapports avec toutes les autres monades du monde, elle a nécessairement des idées de tout ce qui s'y passe; ces idées sont confuses, ce qui est très-utile ; et votre monade, ainsi que la mienne, est un miroir concentré de cet univers.

« Mais ne croyez pas que vous agissiez en conséquence de vos pensées. Il y a une harmonie préétablie entre la monade de votre âme et toutes les monades de votre corps, de façon que, quand votre âme a une idée, votre corps a une action, sans que l'une soit la suite de l'autre. Ce sont deux pendules qui vont ensemble ; ou, si vous voulez, cela ressemble à un homme qui prêche tandis qu'un autre fait les gestes. Vous concevez aisément qu'il faut que cela soit ainsi dans le meilleur des mondes, Car...^ »•

XXVIII. Des formes plastiques.

Comme je ne comprenais rien du tout à ces admirables idées, un Anglais, nommé Cudworth^ s'aperçut de mon ignorance à mes yeux fixes, à mon embarras, à ma tête baissée. « Ces idées, me dit-il, vous semblent profondes parce qu'elles sont creuses. Je vais vous apprendre nettement comment la nature agit. Première- ment, il y a la nature en général, ensuite il y a des natures plas- tiques qui forment tous les animaux et toutes plantes ; vous entendez bien ? Pas un mot, monsieur. Continuons donc.

(( Une nature plastique n'est pas une faculté du corps, c'est une substance immatérielle qui agit sans savoir ce qu'elle fait, qui est entièrement aveugle, qui ne sent, ni ne raisonne, ni ne végète ; mais la tulipe a sa forme plastique qui la fait végéter ; le chien a sa forme plastique qui le fait aller à la chasse, et l'homme a la sienne qui le fait raisonner. Ces formes sont les agents immédiats de la Divinité; il n'y a point de ministres plus fidèles au monde, car elles donnent tout, et ne retiennent rien pour elles. Vous voyez

1. Ce qu'on appelle le système des monades est, à plusieurs égards, la manière la plus simple de concevoir une grande partie des phénomènes que nous présente l'observation des êtres sensibles et intelligents. En supposant, en effet, à tous les êtres une égale capacité d'avoir des idées, en faisant dépondre toute la différence entre eux de leurs rapports avec les autres 'objets, on conçoit très-bien comment il peut se produire à chaque instant un grand nombre d'êtres nouveaux, ayant la conscience distincte du moi; comment ce sentiment peut cesser d'exister sans que rien soit anéanti, se réveiller après avoir été suspendu pendant des inter- valles plus ou moins longs, etc., etc. (K.)

2. M en 1617, mort en 1G88; auteur du Vrai Système intellectuel île l'univers, et d'un traité sur la nature éternelle et immuable de l'univers.

74 LE PHILOSOPHE IGNORANT.

bien que ce sont les vrais |)nncipes des choses, et que les natures plastiques valent bien riiarmonie préétablie et les monades, qui sont les miroirs concentrés de l'univers. » Je lui avouai que l'un valait bien l'autre.

XXIX. De Locke.

Après tant de courses malheureuses, fatigué, harassé, honteux d'avoir cherché tant de vérités, et d'avoir trouvé tant de chimères, je suis revenu à Locke, comme l'enfant prodigue qui retourne chez son père; je me suis rejeté entre les bras d'un homme modeste, qui ne feint jamais de savoir ce qu'il ne sait pas ; qui, à la vérité, ne possède pas des richesses immenses, mais dont les fonds sont bien assurés, et qui jouit du bien le plus solide sans aucune ostentation. Il me confirme dans l'opinion que j'ai tou- 1, jours eue, que rien n'entre dans notre entendement que par nos \\isens;

Qu'il n'y a point de notions innées;

Que nous ne pouvons avoir l'idée ni d'un espace infini, ni d'un nombre infini;

Que je ne pense pas toujours, et que par conséquent la pensée n'est pas l'essence, mais l'action de mon entendement ^ ;

Que je suis libre quand je peux faire ce que je veux;

Que cette liberté ne peut consister dans ma volonté, puisque, lorsque je demeure volontairement dans ma chambre, dont la porte est fermée, et dont je n'ai pas la clef, je n'ai pas la liberté d'en sortir; puisque je souffre quand je veux ne pas souflrir; puisque très-souvent je ne peux rappeler mes idées quand je veux les rappeler;

Qu'il est donc absurde au fond de dire : la volonté est libre, puisqu'il est absurde de dire :je veux vouloir cette chose; car c'est précisément comme si on disait -.je désire de la désirer, je crains de la craindre; qu'enfin la volonté n'est pas plus libre qu'elle n'est bleue ou carrée (voyez la question xiii);

Que je ne puis vouloir qu'en conséquence des idées reçues dans mon cerveau; que je suis nécessité à me déterminer en

1. Il n'est, pas prouvé que nous ne sentions rien dans le sommeil le plus pro- fond; il est même très-vraisomblable que nous avons alors des sensations, trop faibles, à la vérité, pour exciter l'attention ou rester dans la mémoire, troj) mal ordonnées pour former un système suivi, ou qui puisse se raccorder à celui des idées que nous avons dans l'état de veille. Autrement il faudrait dire que l'at- tention nous fait sentir ou ne pas sentir les impressions que nous recevons des objets, ce qui serait peut-être encore plus difficile à concevoir. (K.)

LE PHILOSOPHE IGNORANT. 73

conséquence de ces idées, piiiscjue, sans cela, je me déterminerais sans raison, et qu'il y aurait un effet sans cause;

Que je ne puis avoir une idée positive de l'infini, puisque je suis très-fini;

Que je ne puis connaître aucune substance, parce que je ne puis avoir d'idées que de leurs qualités, et que mille qualités d'une chose ne peuvent me faire connaître la nature intime de cette chose, qui peut avoir cent mille autres qualités ignorées;

Que je ne suis la même personne qu'autant que j'ai de la mémoire, et le sentiment de ma mémoire : car n'ayant pas la moindre partie du corps qui m'appartenait dans mon enfance, et n'ayant pas le moindre souvenir des idées qui m'ont affecté à cet âge, il est clair que je ne suis pas plus ce même enfant que je ne suis Confucius ou Zoroastre. Je suis réputé la même ])ersonne par ceux qui m'ont vu croître, et qui ont toujours demeuré avec moi; mais je n'ai en aucune façon la même existence; je ne suis plus l'ancien moi-même; je suis une nouvelle identité, et de quelles singulières conséquences !

Qu'enfin, conformément à la profonde ignorance dont je me suis convaincu sur les principes des choses, il est impossible que je puisse connaître quelles sont les substances auxquelles Dieu daigne accorder le don de sentir et de penser. En effet y a-t-il des substances dont l'essence soit de penser, qui pensent toujours, et qui pensent par elles-mêmes? En ce cas ces substances, quelles qu'elles soient, sont des dieux : car elles n'ont nul besoin de l'Être éternel et formateur, puisqu'elles ont leurs essences sans lui, puis- qu'elles pensent sans lui.

Secondement, si l'Être éternel a fait le don de sentir et de penser à des êtres, il leur a donné ce qui ne leur appartenait pas essentiellement; il a donc pu donner cette faculté à tout être, quel qu'il soit.

Troisièmement, nous ne connaissons aucun être à fond: donc il est impossible que nous sachions si un être est incapable ou non de recevoir le sentiment et la pensée. Les mots de maticre et iVesprit ne sont que des mots; nous n'avons nulle notion complète de ces deux choses : donc au fond il y a autant de témérité à dire qu'un corps organisé par Dieu mên;e ne peut recevoir la pensée de Dieu même qu'il serait ridicule de dire que l'esprit ne peut penser.

Quatrièmement, je suppose qu'il y ait des substances purement spirituelles qui n'aient jamais eu l'idée de la matière et du mou- vement; seront-elles bien reçues à nier que la matière et le mouvement puissent exister ?

76 LE PHILOSOPHE IGNORANT.

Je suppose que la savante congrégation qui condamna Galilée * comme impie et comme absurde, pour avoir démontré le mou- vement de la terre autour du soleil, eût eu quoique connais- sance des idées du chancelier Bacon, qui proposait d'examiner si l'attraction est donnée à la matière; je suppose que le rapporteur de ce tribunal eût remontré à ces graves personnages qu'il y avait dos gens assez fous on Angleterre pour soupçonner que Dieu pouvait donner à toute la matière, depuis Saturne jusqu'à notre petit tas de boue, une tendance vers un centre, une attraction, une gravitation, laquelle serait absolument indépendante de toute impulsion, puisque l'impulsion donnée par un fluide en mouve- ment agit en raison des surfaces, et que cette gravitation agit en raison des solides. Ne voyez-vous pas ces juges de la raison huîiiaine, et de Dieu mémo, dicter aussitôt leurs arrêts, anathé- matiser cette gravitation que Newton a démontrée depuis; pronon- cer que cela est impossible à Dieu, et déclarer que la gravitation vers un centre est un blasphème? Je suis coupable, ce me semble, de la même témérité, quand j'ose assurer que Dieu ne peut faire sentir et penser un être organisé quelconque.

Cinquièmement, je ne puis douter que Dieu n'ait accordé des sensations, de la mémoire, et par conséquent des idées, à la matière organisée dans les animaux-. Pourquoi donc nierai-jo qu'il puisse faire le même présenta d'autres animaux? On l'a déjà dit ^, la difficulté consiste moins à savoir si la matière organisée peut penser qu'à savoir comment un être, quel qu'il soit, pense.

La pensée a quelque chose de divin; oui sans doute, et c'est pour cela que je ne saurai jamais ce que c'est que l'être pensant. Le principe du mouvement est divin, et je ne saurai jamais la cause de ce mouvement dont tous mes membres exécutent les lois.

L'enfant d'Aristote, étant en nourrice, attirait dans sa bouche le téton qu'il suçait, en formant précisément avec sa langue, qu'il retirait, une machine pneumatique, en pompant l'air, en formant du vide, tandis que son père ne savait rien de tout cela, et disait au hasard que la nature abhorre le vide.

1. Voyez tome XII, page 249.

2. Les mêmes preuves qui établiraient l'immatérialité de l'âme humaine ser- viraient à prouver avec la même force l'immatérialité de l'âme des animaux. Aussi cette raison ne peut être apportée que contre les philosophes qui croient que l'âme humaine et celle des animaux sont d'une nature essentiellement diffé- rente. Voyez, ci-après, l'ouvrage intitulé II faut prendre un parti, % x. (K.)

3. En 1741, voyez tome XXII, page 422; et, en 1751, voyez tome XVII, page 158.

LE PHILOSOPHE IGNORANT. 77

L'enfant d'Hippocrate, à l'âge de quatre ans, prouvait la cir- culation du sang en passant son doigt sur sa main, et Hippocrate ne savait pas que le sang circulât.

Nous sommes ces enfants, tous tant que nous sommes; nous opérons des choses admirables, et aucun des philosophes ne sait comment elles s'opèrent.

Sixièmement, voilà les raisons, ou plutôt les doutes que me fournit ma faculté intellectuelle sur l'assertion modeste de Locke. Je ne dis point, encore une fois, que c'est la matière qui pense en nous; je dis avec lui qu'il ne nous appartient pas de prononcer qu'il soit impossible à Dieu de faire penser la matière, qu'il est absurde de le prononcer, et que ce n'est pas à des vers de terre à borner la puissance de l'Être suprême.

Septièmement, j'ajoute que cette question est absolument étrangère à la morale, parce que, soit que la matière puisse penser ou non, quiconque pense doit être juste, parce que l'atome à qui Dieu aura donné la pensée peut mériter ou démériter, être puni ou récompensé, et durer éternellement, aussi bien que l'être inconnu appelé autrefois souffle et aujourd'hui esprit, dont nous avons encore moins de notion que d'un atome.

Je sais bien que ceux qui ont cru que l'être nommé souffle pouvait seul être susceptible de sentir et de penser ont persécuté * ceux qui ont pris le parti du sage Locke, et qui n'ont pas osé Ijorner la puissance de Dieu à n'animer que ce souffle. Mais quand l'univers entier croyait que l'âme était un corps léger, un souffle, une substance de feu, aurait-on bien fait de persécuter ceux qui sont venus nous apprendre que l'âme est immatérielle? Tous les Pères de l'Église, qui ont cru l'âme un corps délié, au- raient-ils eu raison de persécuter les autres Pères qui ont apporté aux hommes l'idée de l'immatérialité parfaite? Non sans doute, carie persécuteur est abominable : donc ceux qui admettent l'im- matérialité parfaite sans la comprendre ont tolérer ceux qui la rejetaient parce qu'ils ne la comprenaient pas. Ceux qui ont Tefusé à Dieu le pouvoir d'animer l'être inconnu appelé matière ont tolérer aussi ceux qui n'ont pas osé dépouiller Dieu de ce pouvoir : car il est bien malhonnête de se haïr pour des syllo- gismes.

1. Voltaire avait été, en 1734, persécuté pour ses Lettres philosophiiues, il avait loué Locke (voyez tome XXII, page 123).

78 LE PHILOSOPHE IGNORANT.

XXX. Qu'ai-je appris jusqu'à présent?

J'ai donc compté avec Locke et avec moi-même, et je me suis trouvé possesseur do quatre ou cinq vérités, dégagé d'une cen- taine d'erreurs, et cluirgé d'une immense quantité de doutes. Je me suis dit ensuite à moi-même : Ce peu de vérités que j'ai ac- quises par ma raison sera entre mes mains un bien stérile, si je n'y puis trouver quelque principe de morale. Il est beau à un aussi chétif animal que l'homme de s'être élevé à la connaissance du maître de la nature; mais cela ne me servira pas plus que la science de l'algèbre, si je n'en tire quelque règle pour la conduite de ma vie.

XXXI. Y a-t-il une morale?

Plus j'ai vu des hommes différents par le climat, les mœurs, le langage, les lois, le culte, et par la mesure de leur intelhgence, et plus j'ai remarqué qu'ils ont tous le même fond de morale; ils ont tous une notion grossière du juste et de l'injuste, sans savoir un mot de théologie; ils ont tous acquis cette même notion dans l'âge la raison se déploie, comme ils ont tous acquis naturelle- ment l'art de soulever des fardeaux avec des bâtons, et de passer un ruisseau sur un morceau de bois, sans avoir appris les ma- tliémati(iues.

Il m'a donc paru que cette idée du juste et de l'injuste leur était nécessaire, puisque tous s'accordaient en ce point dès qu'ils pouvaient agir et raisonner. L'intelligence suprême qui nous a formés a donc voulu qu'il y eût de la justice sui; la terre, pour que nous puissions y vivre un certain temps. Il me semble que n'ayant ni instinct pour nous nourrir comme les animaux, ni arnies naturelles comme eux, et végétant plusieurs années dans rimbécillité d'une enfance exposée à tous les dangers, le peu qui serait resté d'hommes échappés aux dents des bêtes féroces, à la faim, à la misère, se seraient occupés à se disputer quelque nour- riture et quelques peaux de bêtes, et qu'ils se seraient bientôt détruits comme les enfants du dragon de Cadmus, sitôt qu'ils auraient pu se servir de quelque arme. Du moins il n'y aurait eu aucune société, si les hommes n'avaient conçu l'idée de quelque justice, qui est le lien de toute société.

Comment l'Égyptien qui élevait des pyramides et des obé- lisques, et le Scythe errant qui ne connaissait pas même les ca- banes, auraient-ils eu les mêmes notions fondamentales du juste

LE PHILOSOPHE IGx\ORANT. 79

et de l'injuste si Dieu n'avait donné de tout temps ^i l'un et à l'autre cette raison qui, en se développant, leur fait apercevoir les mêmes principes nécessaires, ainsi qu'il leur a donné des or- ganes qui, lorsqu'ils ont atteint le degré de leur énergie, per- pétuent nécessairement et de la même façon la race du Scythe et de l'Égyptien? Je vois une horde barbare S ignorante, supersti- tieuse, un peuple sanguinaire et usurier, qui n'avait pas même de terme dans son jargon pour signifier la géométrie et l'astro- nomie : cependant ce peuple a les mêmes lois fondamentales que le sage Chaldéen qui a connu les routes des astres, et que le Phé- nicien plus savant encore, qui s'est servi de la connaissance des astres pour aller fonder des colonies aux bornes de l'hémisphère l'Océan se confond avec la Méditerranée. Tous ces peuples assurent qu'il faut respecter son père et sa mère; que le parjure, la calomnie, l'homicide, sont abominables. Ils tirent donc tous les mêmes conséquences du même principe de leur raison déve- loppée.

XXXII. Utilité réelle. Notion de la justice.

La notion de quelque chose de juste me semble si naturelle, si universellement acquise par tous les hommes, qu'elle est indé- pendante de toute loi, de tout pacte, de toute religion. Que je redemande à un Turc, à un Guèbre, à un Malabare, l'argent que je lui ai prêté pour se nourrir et pour se vêtir, il ne lui tombera jamais dans la tête de me répondre : Attendez que je sache si Mahomet, Zoroastre ou Brama, ordonnent que je vous rende votre argent. Il conviendra qu'il est juste qu'il me paye, et s'il n'en fait rien, c'est que sa pauvreté ou son avarice l'emporteront sur la justice qu'il reconnaît.

Je mets en fait qu'il n'y a aucun peuple chez lequel il soit juste, beau, convenable, honnête, de refuser la nourriture à son père et à sa mère quand on peut leur en donner; que nulle peuplade n'a jamais pu regarder la calomnie comme une bonne action, non pas même une compagnie de bigots fanatiques.

L'idée de justice me paraît tellement une vérité du premier ordre, à laquelle tout l'univers donne son assentiment, que les plus grands crimes qui afHigent la société humaine sont tous commis sous un faux prétexte de justice. Le plus grand des crimes, du moins le plus destructif, et par conséquent le plus

1. Le peuple juif. (U.)

80 LE PHILOSOPHE IGNORANT.

I opposé au Lut de la nature, est la guerre ; mais il n'y a aucun agresseur ([ui ne colore ce forfait du prétexte de la justice.

Les déprédateurs romains faisaient déclarer toutes leurs in- vasions justes par des prêtres nommés Feciaks. Tout brigand qui se trouve à la létc d'une armée commence ses fureurs par un manifeste, et implore le dieu des armées.

Les petits voleurs eux-mêmes, quand ils sont associés, se gardent bien de dire : Allons voler, allons arracher à la veuve et à Torplielin leur nourriture ; ils disent : Soyons justes, allons reprendre notre bien des mains des riches qui s'en sont emparés. Ils ont entre eux un dictionnaire qu'on a même imprimé dès le XVI* siècle; et dans ce vocabulaire, qu'ils appellent «r^o^^ les mots de vol, larcin, rapine, ne se trouvent point ; ils se servent des termes qui répondent à gagner, reprendre.

Le mot d'injustice ne se prononce jamais dans un conseil d'État l'on propose le meurtre le plus injuste; les conspira- teurs, môme les plus sanguinaires, n'ont jamais dit : Commettons un crime. Ils ont tous dit : Vengeons la patrie des crimes du tyran ; punissons ce qui nous paraît une injustice. En un mot, flatteurs lâches, ministres barbares, conspirateurs odieux, voleurs plongés dans l'iniquité, tous rendent hommage, malgré eux, à la vertu même, qu'ils foulent aux pieds.

J'ai toujours été étonné que, chez les Français, qui sont éclai- rés et polis, on ait souffert sur le théâtre ces maximes aussi affreuses que fausses qui se trouvent dans la première scène de Pompée, et qui sont beaucoup plus outrées que -celles de Lucain dont elles sont imitées :

La justice et le droit sont de vaines idées ... Le droit des rois consiste à ne rien épargner.

Et on met ces abominables paroles dans la bouche de Photin, mi- nistre du jeune Ptolémée. iMais c'est précisément parce qu'il est ministre qu'il devait dire tout le contraire ; il devait représenter la mort de Pompée comme un malheur nécessaire et juste.

Je crois donc que les idées du juste et de l'injuste sont aussi claires, aussi universelles, que les idées de santé et de maladie.

1. Le Jargon, ou Langage de l'argot réformé. Paris, veuve Du Carroy, in-12, sans date. La veuve Du Carroy était libraire en 1U17. Graudval a donné un Dic- tionnaire argot- français et un Dictionnaire français-argot, à la suite de son poënie intitulé le Vice puni, ou Cartouche, 17'JG, in-8°.

LE PHILOSOPHE IGNORANT. 81

do vérité et de fausseté, de convenance et de disconvenance. Les limites du juste et de l'injuste sont très-difficiles à poser; comme l'état mitoyen entre la santé et la maladie, entre ce qui est con- venance et la disconvenance des choses, entre le faux et le vrai, est difficile à marquer. Ce sont des nuances qui se mêlent, mais les couleurs tranchantes frappent tous les yeux. Par exemple, tous les hommes avouent qu'on doit rendre ce qu'on nous a prêté : mais si je sais certainement que celui à qui je dois deux millions s'en servira pour asservir ma patrie, dois-je lui rendre cette arme funeste ? Voilà les sentiments se partagent ; mais en général je dois observer mon serment quand il n'en résulte aucun mal : c'est de quoi personne n'a jamais doutée

XXXIII, Consentement universel est-il preuve de vérité?

On peut m'objecter que le consentement des hommes de tous les temps et de tous les pays n'est pas une preuve de la vérité. Tous les peuples ont cru à la magie, aux sortilèges, aux démo- niaques, aux apparitions, aux influences des astres, à cent autres sottises pareilles : ne pourrait-il pas en être ainsi du juste et de l'injuste?

Il me semble que non. Premièrement, il est faux que tous les hommes aient cru à ces chimères. Elles étaient, à la vérité, l'ali- ment de l'imbécillité du vulgaire, et il y a le vulgaire des grands et le vulgaire du peuple ; mais une multitude de sages s'en est toujours moquée : ce grand nombre de sages, au contraire, a toujours admis le juste et l'injuste, tout autant, et même encore plus que le peuple.

La croyance aux sorciers, aux démoniaques, etc., est bien

1. L'idée de la justice, du droit, se forme nécessairement de la même manière dans tous les êtres sensibles, capables des combinaisons nécessaires pour acqué- rir ces idées. Elles seront donc uniformes. Ensuite il peut arriver que certains êtres raisonnent mal d'après ces idées, les altèrent en y mêlant des idées acces- soires, etc., comme ces mômes êtres peuvent se tromper sur d'autres objets ; mais puisque tout être raisonnant juste sera conduit aux mômes idées en morale comme en géométrie, il n'en est pas moins vrai que ces idées ne sont point arbi- traires, mais certaines et invariables. Elles sont en effet la suite nécessaire des propriétés des êtres sensibles et capables de raisonner ; elles dérivent de leur nature, en sorte qu'il suffit de supposer J'existence de ces êtres pour que les pro- positions fondées sur ces notions soient vraies, comme il suffît de supposer l'exis- tence d'un cercle pour établir la vérité des propositions qui en développent les différentes propriétés. Ainsi la réalité des propositions morales, leur vérité, rela- tivement à l'état des êtres réels, des hommes, dépend uniquement de cette vérité de fait : Les hommes sont des êti-es sensibles et intelligents. (K.)

20. Mélanges. V. G

82 LE PHILOSOPHE IGNORANT.

éloignée d'être nécessaire au genre humain ; la croyance à la jus- tice est d'une nécessité absolue : donc elle est un développement de la raison donnée de Dieu, et l'idée des sorciers et des possé- dés, etc., est au contraire un pervertissement de cette même raison,

XXXIV. Contre Locke.

Locke, qui m'instruit et qui m'apprend à me défier de moi- même, ne se trompe-t-il pas quelquefois comme moi-même? 11 veut prouver la fausseté des idées innées ; mais n'ajoute-t-il pas une Lien mauvaise raison à de fort bonnes? Il avoue qu'il n'est pas juste de faire bouillir son prochain dans une chaudière et de le manger. Il dit que cependant il y a eu des nations d'an- thropophages, et que ces êtres pensants n'auraient pas mangé des hommes s'ils avaient eu les idées du juste et de l'injuste, que je suppose nécessaires à l'espèce humaine. (Voyez la question xxxvi.)

Sans entrer ici dans la question s'il y a eu en effet des nations d'anthropophages S sans examiner les relations du voyageur Dam- pier^, qui a parcouru toute l'Amérique et qui n'y en a jamais vu, mais qui au contraire a été reçu chez tous les sauvages avec la plus grande humanité, voici ce que je réponds :

Des vainqueurs ont mangé leurs esclaves pris à la guerre : ils ont cru faire une action très-juste ; ils ont cru avoir sur eux droit de vie et de mort ; et comme ils avaient peu de bons mets pour leur table, ils ont cru qu'il leur était permis de se nourrir du fruit de leur victoire. Ils ont été en cela plus justes que les triomphateurs romains, qui faisaient étrangler sans aucun fruit les princes esclaves qu'ils avaient enchaînés à leur char de triomphe. Les Romains et les sauvages avaient une très-fausse idée de la justice, je l'avoue; mais enfin les uns et les autres croyaient agir juste- ment, et cela est si vrai que les mêmes sauvages, quand ils avaient admis leurs captifs dans leur société, les regardaient comme leurs enfants, et que ces mêmes anciens Romains ont donné mille exemples de justice admirables.

1. Voyez dans VEssai sur les Mœurs et l'Esprit des nations, tome XII, la note 3 de la page 389, et dans le Dictionnaire j)hiloso]Jhiqiie , tome XVII, l'article An- thropophages.

2. Dampier (édition originale), et non Dampien-e, comme l'imprime Beuchot, navigateur anglais qui publia, en 1697, un Voyage autour du monde, et, en 1701, uii Voyagé à la Nouvelle-Hollande.

LE PHILOSOPHE IGNORANT. 83

XXXV. Contre Locke.

Je conviens, avec le sage Locke, qu'il n'y a point de notion innée, point de principe de pratique inné : c'est une vérité si constante qu'il est évident que les enfants auraient tous une notion claire de Dieu s'ils étaient nés avec cette idée, et que tous les hommes s'accorderaient dans cette même notion, accord que l'on n'a jamais vu. Il n'est pas moins évident que nous ne nais- sons point avec des principes développés de morale, puisqu'on ne voit pas comment une nation entière pourrait rejeter un prin- cipe de morale qui serait gravé dans le cœur de chaque individu de cette nation.

Je suppose que nous soyons tous nés avec le principe moral bien développé qu'il ne faut persécuter personne pour sa manière de penser: comment des peuples entiers auraient-ils été persé- cuteurs? Je suppose que chaque homme porte en soi la loi évi- dente qui ordonne qu'on soit fidèle à son serment : comment tous ces hommes réunis en corps auront-ils statué qu'il ne faut pas garder sa parole à des hérétiques? Je répète encore qu'au lieu de ces idées innées chimériques, Dieu nous a donné une raison qui se fortifie avec l'âge, et qui nous apprend à tous, quand nous sommes attentifs, sans passion, sans préjugé, qu'il y a un Dieu, et qu'il faut être juste ; mais je ne puis accorder à Locke les con- séquences qu'il en tire. Il semble trop approcher du système de Hohhes, dont il est pourtant très-éloigné.

Voici ses paroles, au premier livre de VEntendement humain: (( Considérez une ville prise d'assaut , et voyez s'il paraît dans le cœur des soldats, animés au carnage et au butin, quelque égard pour la vertu, quelque principe de morale, quelques remords de toutes les injustices qu'ils commettent. » Non, ils n'ont point de remords; et pourquoi? c'est qu'ils croient agir justement. Aucun d'eux n'a supposé injuste la cause du prince pour lequel il va combattre : ils hasardent leur vie pour cette cause ; ils tiennent le marché qu'ils ont fait; ils pouvaient être tués à l'assaut : donc ils croient être en droit de tuer; ils pouvaient être dépouillés: donc ils pensent qu'ils peuvent dépouiller. Ajoutez qu'ils sont dans l'enivrement de la fureur, qui ne raisonne pas ; et, pour vous prouver qu'ils n'ont point rejeté l'idée du juste et de l'iion- nête, proposez à ces mêmes soldats beaucoup plus d'argent que le pillage de la ville ne peut leur en procurer, de plus belles filles que celles qu'ils ont violées, pourvu seulement qu'au heu d'égor-

8i LE PHILOSOPHE IGNORANT.

ger, dans leur fureur, trois ou quatre mille ennemis qui font encore résistance, et qui peuvent les tuer, ils aillent égorger leur roi, son chancelier, ses secrétaires d'État, et son grand aumônier: vous ne trouverez pas un de ces soldats qui ne rejette vos offres avec horreur. Vous ne leur proposez cependant que six meurtres au lieu de quatre mille, et vous leur présentez une récompense très-forte. Pourquoi vous refusent-ils? c'est qu'ils croient juste de tuer quatre mille ennemis, et que le meurtre de leur souve- rain, auquel ils ont fait serment, leur paraît abominable.

Locke continue, et, pour mieux prouver qu'aucune règle de pratique n'est innée, il parle des Mingréliens, qui se font un jeu, dit-il, d'enterrer leurs enfants tout vifs, et des Caraïbes, qui châtrent les leurs pour les mieux engraisser, afin de les mai>ger.

On a déjà remarqué ailleurs ^ que ce grand homme a été trop crédule en rapportant ces fables ; Lambert -, qui seul impute aux Mingréliens d'enterrer leurs enfants tout vifs pour leur plai- sir, n'est pas un auteur assez accrédité.

Chardin ^ voyageur qui passe pour véridique, et qui a été rançonné en Mingrélie, parlerait de cette horrible coutume si elle existait ; et ce ne serait pas assez qu'il le dit pour qu'on le crût: il faudrait que vingt voyageurs, de nations et de religions différentes, s'accordassent à confirmer un fait si étrange, pour qu'on en eût une certitude historique.

Il en est de même des femmes des îles Antilles, qui châtraient leurs enfants pour les mang.er: cela n'est pas dans- la nature d'une înère.

Le cœur humain n'est point ainsi fait ; châtrer des enfants est une opération très-délicate, très-dangereuse, qui, loin de les en- graisser, les amaigrit au moins une année entière, et qui souvent les tue. Ce raffinement n'a jamais été en usage que chez des grands qui, pervertis par l'excès du luxe et par la jalousie, ont imaginé d'avoir des eunuques pour servir leurs femmes et leurs concubines. Il n'a été adopté en Italie, et à la chapelle du pape, que pour avoir des musiciens dont la voix fût plus^belle que celle des femmes. Mais dans les îles Antilles il n'est guère à présumer que des sauvages aient inventé le raffinement de châtrer les petits

1. Tome XXII, page 420.

2. Jésuite, auteur d'un Recueil d'observations curieuses sur les mœurs, les coutumes, les arts et les sciences des différents peuples de l'Asie, de l'Afrique et de VAmérique, 1749.

3. Sou Voyage en Perse fut publié, mais incomplet, en 108G.

LE PHILOSOPHE IGNORANT. 85

garçons pour en faire un bon plat ; et puis qu'auraient-ils fait de leurs petites filles ?

Locke allègue encore des saints de la religion mahométane, qui s'accouplent dévotement avec leurs ânesses pour n'être point tentés de commettre la moindre fornication avec les femmes du pays. Il faut mettre ces contes avec celui du perroquet qui eut une si belle conversation en langue brasilienne avec le prince Maurice, conversation que Locke a la simplicité de rapporter, sans se douter que l'interprète du prince avait pu se moquer de lui. C'est ainsi que l'auteur de l'Esprit des lois s'amuse à citer de prétendues lois de Tunquin, de Bantam, de Bornéo, de Formose, sur la foi de quelques voyageurs, ou menteurs ou mal instruits. Locke et lui sont deux grands hommes en qui cette simplicité ne me semble pas excusable.

XXXVI. Nature partout la même.

En abandonnant Locke en ce point, je dis avec le grand New- ton : « Natiira est semper sihi consona; la nature est toujours sem- blable à elle-même. » La loi de la gravitation qui agit sur un astre agit sur tous les astres, sur toute la matière : ainsi la loi fonda- mentale de la morale agit également sur toutes les nations bien connues. Il y a mille différences dans les interprétations de cette loi, en mille circonstances ; mais le fond subsiste toujours le même, et ce fond est l'idée du juste et de l'injuste. On commet prodigieusement d'injustices dans les fureurs de ses passions, comme on perd sa raison dans l'ivresse ; mais quand l'ivresse est passée, la raison revient, et c'est, à mon avis, l'unique cause qui fait subsister la société humaine, cause subordonnée au besoin que nous avons les uns des autres.

Comment donc avons-nous acquis l'idée de la justice? comme nous avons acquis celle de la prudence, de la vérité, de la con- venance : par le sentiment et par la raison. Il est impossible que nous ne trouvions pas très-imprudente l'action d'un homme qui se jetterait dans le feu pour se faire admirer, et qui espérerait d'en réchapper. Il est impossible que nous ne trouvions pas très- injuste l'action d'un homme qui en tue un autre dans sa colère. La société n'est fondée que sui* ces notions, qu'on n'arrachera jamais de notre cœur; et c'est pourquoi toute société subsiste, à quelque superstition bizarre et horrible qu'elle se soit asservie.

Quel est Tàge nous connaissons le juste et Tinjuste ? L'âge nous connaissons que deux et deux font quatre.

I

86 LE PHILOSOPHE IGNORANT.

XXXVII. De Hohbcs.

Profond et bizarre philosophe, bon citoyen, esprit hardi, en- nemi (le Descartes, toi qui t'es trompé comme lui, toi dont les erreurs en physique sont grandes, et pardonnables parce que tu étais venu avant Newton, toi qui as dit des vérités qui ne com- pensent pas tes erreurs, toi qui le premier fis voir quelle est la chimère des idées innées, toi qui fus le précurseur de Locke en plusieurs choses, mais qui le fus aussi de Spinosa, c'est en vain que tu étonnes tes lecteurs en réussissant presque à leur prouver qu'il n'y a aucunes lois dans le monde que des lois de convention; qu'il n'y a de juste et d'injuste que ce qu'on est convenu d'appeler tel dans un pays. Si tu t'étais trouvé seul avec Cromwell dans une île déserte, et que Cromwell eût voulu te tuer pour avoir pris le parti de ton roi dans l'île d'Angleterre, cet attentat ne t'aurait-il pas paru aussi injuste dans ta nouvelle île qu'il te l'aurait paru dans ta patrie ?

Tu dis que, dans la loi de nature, « tous ayant droit à tout, chacun a droit sur la vie de son semblable ». Ne confonds-tu pas la puissance avec le droit? Penses-tu qu'en effet le pouvoir donne le droit, et qu'un fils robuste n'ait rien à se reprocher pour avoir assassiné son père languissant et décrépit? Quiconque étudie la morale doit commencer à réfuter ton livre dans son cœur, mais ton propre cœur te réfutait encore davantage : car tu fus vertueux ainsi que Spinosa, et il ne te manqua, comme à lui, que d'ensei- gner les vrais principes de la vertu, que tu pratiquais et que tu recommandais aux autres.

XXXVIII. Morale universelle.

La morale me paraît tellement universelle, tellement calculée par l'Être universel qui nous a formés, tellement destinée à servir de contre-poids à nos passions funestes, et à soulager les peines inévitables de cette courte vie, que, depuis Zoroastre jusqu'au lord Shaftesbury, je vois tous les philosophes enseigner la même mo- rale, quoiqu'ils aient tous des idées différentes sur les principes des choses. Nous avons vu que Hobbes, Spinosa, et Bayle lui-même, qui ont ou nié les premiers principes, ou qui en ont douté, ont cependant recommandé fortement la justice et toutes les vertus.

Chaque nation eut des rites religieux particuliers, et très-sou- vent d'absurdes et de révoltantes opinions en métaphysique, en

LE PHILOSOPHE IGNORANT. 87

théologie ; mais s"agit-il de savoir s'il faut être juste, tout l'univers est d'accord, comme nous l'avons dit à la question xxxvi, et comme on ne peut trop le répéter.

XXXIX. De ZoroastreK

Je n'examine point en quel temps vivait Zoroastre, à qui les Perses donnèrent neuf mille ans d'antiquité, ainsi que Platon aux anciens Athéniens, Je vois seulement que ses préceptes de mo- rale se sont conservés jusqu'à nos jours : ils sont traduits de l'ancienne langue des mages dans la langue vulgaire des Guèbres, et il paraît hien aux allégories puériles, aux observances ridi- cules, aux idées fantastiques dont ce recueil est rempli, que la religion de Zoroastre est de l'antiquité la plus haute. C'est qu'on trouve le nom de jardin pour exprimer la récompense des justes ; on y voit le mauvais principe sous le nom de Satan, que les Juifs adoptèrent aussi. On y trouve le monde formé en six saisons ou en six temps. Il y est ordonné de réciter un Abunavar et un Ashim vuhu pour ceux qui éternuent.

Mais enfin, dans ce recueil de cent portes ou préceptes tirés du livre du Zend, et l'on rapporte même les propres paroles de l'ancien Zoroastre, quels devoirs moraux sont prescrits?

Celui d'aimer, de secourir son père et sa mère, de faire l'au- mône aux pauvres, de ne jamais manquer à sa parole, de s'abs- tenir, quand on est dans le doute si l'action qu'on va faire est juste ou non. {Porte 30.)

Je m'arrête à ce précepte, parce que nul législateur n'a jamais pu aller au delà ; et je me confirme dans l'idée que plus Zoroastre établit de superstitions ridicules en fait de culte, plus la pureté de sa morale fait voir qu'il n'était pas en lui de la cor- rompre; que plus il s'abandonnait à l'erreur dans ses dogmes, plus il lui était impossible d'errer en enseignant la vertu.

XL, Des Brachmanes.

Il est vraisemblable que les brames ou brachmanes existaient longtemps avant que les Chinois eussent leurs cinq kings ; et ce qui fonde cette extrême probabilité, c'est qu'à la Chine les anti- quités les plus recherchées sont indiennes, et que dans l'Inde il n'y a point d'antiquités chinoises.

1. Voyez aussi tome XX, page 61G.

I

88 LE PHILOSOPHE IGNORANT.

Ces anciens brames étaient sans doute d'aussi mauvais méta- physiciens, d'aussi ridicules théologiens que les Chaldéens et les Perses, et toutes les nations qui sont à l'occident de la Chine. Mais quelle sublimité dans la morale! Selon eux la vie n'était qu'une mort de quelques années, après laquelle on vivrait avec la Divinité. Ils ne se bornaient pas à être justes envers les autres, mais ils étaient rigoureux envers eux-mêmes ; le silence, l'absti- nence, la. contemplation, le renoncement à tous les plaisirs, étaient leurs principaux devoirs. Aussi tous les sages des autres nations allaient chez eux apprendre ce qu'on appelait la sagesse.

XLI. De Confucius.

Les Chinois n'eurent aucune superstition, aucun charlata- nisme à se reprocher comme les autres peuples. Le gouverne- ment chinois montrait aux hommes, il y a fort au delà de quatre mille ans, et leur montre encore qu'on peut les régir sans les tromper ; que ce> n'est pas par le mensonge qu'on sert le Dieu de vérité ; que la superstition est non-seulement inutile, mais nui- sible à la religion. Jamais l'adoration de Dieu ne fut si pure et si sainte qu'à la Chine la révélation près). Je ne parle pas des sectes du peuple, je parle de la religion du prince, de celle de tous les tribunaux et de tout ce qui n'est pas populace. Quelle est la religion de tous les honnêtes gens à la Chine, depuis tant de siècles? la voici : Adorez le ciel, et soyez juste. Aucun empereur n'en a eu d'autre.

On place souvent le grand Confutzée, que nous nommons Confucius ^ parmi les anciens législateurs, parmi -les fondateurs de religions : c'est une grande inadvertance. Confutzée est très- moderne ; il ne vivait que six cent cinquante ans avant notre ère. Jamais il n'institua aucun culte, aucun rite; jamais il ne se dit ni inspiré ni prophète ; il ne fit que rassembler en un corps les anciennes lois de la morale.

Il invite les hommes à pardonner les injures et à ne se sou- venir que des bienfaits;

A veiller sans cesse sur soi-même, à corriger aujourd'hui les fautes d'hier;

A réprimer ses passions, et à cultiver l'amitié ; à donner sans faste^ et à ne recevoir que l'extrême nécessaire sans bassesse. ' Il ne dit point qu'il ne faut pas faire à autrui ce que nous ne

1. Voyez tome XI, page 17G ; et XVIII, 150.

LE PHILOSOPHE IGNORANT. 89

voulons pas qu'on fasse à nous-mêmes : ce n'est que défendre le mal ; il fait plus, il recommande le bien : « Traite autrui comme tu veux qu'on te traite. »

Il enseigne non-seulement la modestie, mais encore l'humilité ; il recommande toutes les vertus.

XL II. Des philosophes grecs, et cV abord de Pythagore.

Tous les philosophes grecs ont dit des sottises en physique et en métaphysique. Tous sont excellents dans la morale ; tous éga- lent Zoroastre, Confutzée, et les hrachmanes. Lisez seulement les Vers dorés de Pythagore, c'est le précis de sa doctrine ; il n'im- porte de quelle main ils soient. Dites-moi si une seule vertu y est oubliée.

XL III. De Zaleucus.

Réunissez tous vos lieux communs, prédicateurs grecs, ita- liens, espagnols, allemands, français, etc. ; qu'on distille toutes vos déclamations, en tirera-t-on un extrait qui soit plus pur que l'exorde des lois de Zaleucus?

« Maîtrisez votre âme, puritiez-la, écartez toute pensée crimi-r/ nelle. Croyez que Dieu ne peut être lîien servi par les pervers ; croyez qu'il ne ressemble pas aux faibles mortels, que les louanges et les présents séduisent : la vertu seule peut lui plaire. »

Voilà le précis de toute morale et de toute religion.

XLIV, D'Épicure.

Des pédants de collège, des petits-maîtres de séminaire, ont cru, sur quelques plaisanteries d'Horace et de Pétrone, qu'Épi- cure avait enseigné la volupté par les préceptes et par l'exemple. Épicure fut toute sa vie un philosophe sage, tempérant, et juste. Dès l'âge de douze à treize ans, il fut sage : car lorsque le gram- mairien qui l'instruisait lui récita ce vers d'Hésiode :

Le chaos fut produit le premier de tous les êtres,

<( ! qui le produisit, dit Épicure, puisqu'il était le premier? Je n'en sais rien, dit le grammairien; il n'y a que les philosophes qui le sachent. Je vais donc m'instruire chez eux, » repartit l'en- fant; et depuis ce temps jusqu'à Tàge de soixante et douze ans il cultiva la philosophie. Son testament, que Diogène de Laërce

90 LE PHILOSOPHE IGNORANT.

nous a conservé tout entier, découvre une âme tranquille et juste; il afïrancliit les esclaves qu'il croit avoir mérité cette grùce ; il recommande à ses exécuteurs testamentaires de donner la liberté à ceux qui s'en rendront dignes. Point d'ostentation, point d'in- juste préférence; c'est la dernière volonté d'un homme qui n'en a jamais eu que de raisonnables. Seul de tous les philosophes, il eut pour amis tous ses disciples, et sa secte fut la seule l'on sut aimer, et qui ne se partagea point en plusieurs autres.

Il parait, après avoir examiné sa doctrine et ce qu'on a écrit pour et contre lui, que tout se réduit à la dispute entre Male- branche et Arnauld. Malebranche avouait que le plaisir rend heureux, Arnauld le niait; c'était une dispute de mots, comme tant d'autres disputes la philosophie et la théologie apportent lelir incertitude, chacune de son côté.

XLV. Des stoïciens.

Si les épicuriens rendirent la nature humaine aimable, les stoïciens la rendirent presque divine. Résignation à l'Être des êtres, ou plutôt élévation de l'àme jusqu'à cet Être; mépris du plaisir, mépris même de la douleur, mépris de la vie et de la mort, inflexibilité dans la justice : tel était le caractère des vrais stoïciens, et tout ce qu'on a pu dire contre eux, c'est qu'ils décourageaient le reste des hommes.

Socrate, qui n'était pas de leur secte, fit voir qu'on pouvait pousser la vertu aussi loin qu'eux sans être d'aucun parti; et la mort de ce martyr de la Divinité est l'éternel opprobre d'Athènes, quoiqu'elle s'en soit repentie.

Le stoïcien Caton est, d'un autre côté, l'éternel honneur de Rome. Épictète, dans l'esclavage, est peut-être supérieur à Caton, en ce qu'il est toujours content de sa misère. « Je suis, dit-il, dans la place la Providence a voulu que je fusse : m'en plaindre, c'est l'offenser. »

Dirai-je que l'empereur Antonin est encore au-dessus d'Épic- tète, parce qu'il triompha de plus de séductions, et qu'il était bien plus difficile à un empereur de ne se pas corrompre qu'à un pauvre de ne pas murmurer? Lisez les Pensées de l'un et de l'autre, l'empereur et rcsclavc vous paraîtront également grands.

Oserai-je parler ici de l'empereur Julien i? Il erra sur le

1. Voyez tome XVII, page 31G; tome XIX, page 5il ; et, plus loin, le Paîtrait de l'empereur Julien, en tète du Discours de Vempereur Julien.

LE PHILOSOPHE IGNORANT. 91

dogme, mais certes il n'erra pas sur la morale. En un mot, nul philosophe dans l'antiquité qui n'ait voulu rendre les hommes meilleurs.

Il y a eu des gens parmi nous qui ont dit que toutes les ver- tus de ces grands hommes n'étaient que des péchés illustres^ Puisse la terre être couverte de tels coupables !

XL VI. Philosophie et vertu.

Il y eut des sophistes qui furent aux philosophes ce que les singes sont aux hommes. Lucien se moqua d'eux ; on les méprisa : ils furent à peu près ce qu'ont été les moines mendiants dans les universités. Mais n'oublions jamais que tous les philosophes ont donné de grands exemples de vertu, et que les sophistes, et même les moines, ont tous respecté la vertu dans leurs écrits.

XL VII. D'Ésope.

Je placerai Ésope parmi ces grands hommes, et même à la tête de ces grands hommes, soit qu'il ait été le Pilpai des Indiens, ou l'ancien précurseur de Pilpai, ou le Lokman des Perses, ouïe Hakym des Arabes, ou le Hakam des Phéniciens, il n'importe ; je vois que ses fables ont été en vogue chez toutes les nations orien- tales, et que l'origine s'en perd dans une antiquité dont on ne peut sonder l'abîme. A quoi tendent ces fables aussi profondes qu'in- génues, ces apologues qui semblent visiblement écrits dans un temps l'on ne doutait pas que les bêtes n'eussent un langage? Elles ont enseigné presque tout notre hémisphère. Ce ne sont point des recueils de sentences fastidieuses, qui lassent plus qu'elles n'éclairent; c'est la vérité elle-même avec le charme de la fable. Tout ce qu'on a pu faire, c'est d'y ajouter des embellis- sements dans nos langues modernes. Cette ancienne sagesse est simple et nue dans le premier auteur. Les grâces naïves dont on l'a ornée en France n'en ont point caché le fond respectable. Que nous apprennent toutes ces fables? Qu'il faut être juste.

XLVII I. De la paix née de la philosophie.

Puisque tous les philosophes avaient des dogmes différents, il est clair que le dogme et la vertu sont d'une nature entièrement

1. Percata splemUda, dit saint Augustin; voyez tome XVIII, page 74, et XXV, page 43i.

92 LE PHILOSOPHE IGNORANT.

hétérogène. Qu'ils crussent ou non que Tétliys était la déesse de la mer, qu'ils fussent persuadés ou non de la guerre des géants et de l'âge d'or, de la boîte de Pandore et de la mort du serpent Python, etc., ces doctrines n'avaient rien de commun avec la morale. C'est une chose admirable dans l'antiquité que la théo- gonie n'ait jamais troublé la paix des nations.

XLIX. Autres questions.

Ah ! si nous pouvions imiter l'antiquité ! si nous faisions enfin à l'égard des disputes théologiques ce que nous avons fait au bout de dix-sept siècles dans les belles-lettres !

Nous sommes revenus au goût de la saine antiquité, après avoir été plongés dans la barbarie de nos écoles. Jamais les Romains ne furent assez absurdes pour imaginer qu'on pût per- sécuter un homme parce qu'il croyait le vide ou le plein, parce qu'il prétendait que les accidents ne peuvent pas subsister sans sujet, parce qu'il expliquait en un sens un passage d'un auteur, qu'un autre entendait dans un sens contraire.

Nous avons recours tous les jours à la jurisprudence des Romains; et quand nous manquons de lois (ce qui nous arrive si souvent), nous allons consulter le Code et le Digeste. Pourquoi ne pas imiter nos maîtres dans leur sage tolérance ?

Qu'importe à l'État qu'on soit du sentiment des réaux ou des nominaux ; qu'on tienne pour Scot ou pour Thomas, pour OEco- lampade ou pour Mélanchthon; qu'on soit du parti d'un évoque d'Ypres^ qu'on n'a point lu, ou d'un moine espagnol^ qu'on a moins lu encore ? N'est-il pas clair que tout cela doit être aussi indifférent au véritable intérêt d'une nation que de traduire bien ou mal un passage de Lycophron ou d'Hésiode ?

L. Autres questions.

Je sais que les hommes sont quelqufois malades du cerveau.

Nous avons eu un musicien ^ qui est mort fou parce que sa mu-

, sique n'avait pas paru assez bonne. Des gens ont cru avoir un

nez de verre ; mais s'il y en avait d'assez , attaqués pour penser.

1. J^nsénius.

2. Molina.

3. Jean-Joseph Mouret, surintendant de la musique de la duchesse du Maine, à Avicnon en 1682, mort à Charenton le 22 décembre 1738.

LE PHILOSOPHE IGNORANT. 93

par exemple, qu'ils ont toujours raison, y aurait-il assez d'ellé- bore pour une si étrange maladie?

Et si ces malades, pour soutenir qu'ils ont toujours raison, menaçaient du dernier supplice quiconque pense qu'ils peuvent avoir tort ; s'ils établissaient des espions pour découvrir les réfrac- taires ; s'ils décidaient qu'un père, sur le témoignage de son fils, une mère, sur celui de sa fille, doit périr dans les flammes, etc., ne faudrait-il pas lier ces gens-là, et les traiter comme ceux qui sont attaqués de la rage ?

LI. Ignorance.

Vous me demandez à quoi bon tout ce sermon si lliomme n'est pas libre? D'abord je ne vous ai point dit que l'homme n'est pas libre ; je vous ai dit ^ que sa liberté consiste dans son pouvoir d'agir, et non pas dans le pouvoir chimérique de vouloir vouloir. Ensuite je vous dirai que, tout étant lié dans la nature^ la Pro- vidence éternelle me prédestinait à écrire ces rêveries, et pré- destinait cinq ou six lecteurs à en faire leur profit, et cinq ou six autres à les dédaigner, et à les laisser dans la foule immense des écrits inutiles.

Si vous me dites que je ne vous ai rien appris, souvenez-vous que je me suis annoncé comme un ignorant,

LU. Autres ignorances.

Je suis si ignorant que je ne sais pas même les faits anciens dont on me berce; je crains toujours de me tromper de sept à huit cents années au moins quand je cherche en quel temps ont vécu ces antiques héros qu'on dit avoir exercé les premiers le vol et le brigandage dans une grande étendue de pays ; et ces pre- miers sages qui adorèrent des étoiles, ou des poissons, ou des serpents, ou des morts, ou des êtres fantastiques.

Quel est celui qui le premier imagina les six Gahambars^ et le pont de Tshinavar, et le Dardaroth, et le lac de Karon? En quel temps vivaient le premier Bacchus, le premier Hercule, le pre- mier Orphée?

Toute l'antiquité est si ténébreuse jusqu'à Thucydide et Xéno- phon que je suis réduit à ne savoir presque pas un mot de ce qui s'est passé sur le globe que j'habite, avant le court espace

1. Question xiii, page 5G. '2. Géuics des Parsis.

i

94 LE PHILOSOPHE IGNORANT.

d'environ trente siècles; et dans ces trente siècles, encore, qne d'obscurités, que d'incertitudes, que de fables!

LUI. Plus grande ignorance.

Mon ignorance me pèse bien davantage, quand je vois que ni moi, ni mes compatriotes, nous ne savons absolument rien de notre patrie. Ma mère m'a dit que j'étais sur les bords du Rbin; je le veux croire. J'ai demandé à mon ami, le savant Apédeutôs^, natif de Courlande, s'il avait connaissance des anciens peuples du Nord ses voisins, et de son malbeureux petit pays : il m'a ré- pondu qu'il n'en avait pas plus de notions que les poissons de la mer Baltique. . Pour moi, tout ce que je sais démon pays, c'est que César dit, il y a environ dix-huit cents ans, que nous étions des brigands qui étions dans l'usage de sacrifier des hommes à je ne sais quels dieux pour obtenir d'eux quelque bonne proie, et que nous n'al- lions jamais en course qu'accompagnés de vieilles sorcières qui faisaient ces beaux sacrifices.

Tacite, un siècle après, dit quelques mots de nous, sans nous avoir jamais vus; il nous regarde comme les plus honnêtes gens du monde en comparaison des Romains, car il assure que quand nous n'avions personne k voler, nous passions, les jours et les nuits à nous enivrer de mauvaise bière dans nos cabanes.

Depuis ce temps de notre âge d'or, c'est un vide immense jusqu'à Fhistoire de Charlemagne. Quand je. suis arrivé à ces temps connus, je vois dans Goldast^ une charte de Charlemagne, datée d'Aix-la-Chapelle, dans laquelle ce savant empereur parle ainsi :

« Vous savez que, chassant un jour auprès de cette ville, je trouvai les thermes et le palais que Granus, frère de Néron et d'Agrippa, avait autrefois bâtis. »

Ce Granus et cet Agrippa, frères de Néron, me font voir que Charlemagne était aussi ignorant que moi, et cela soulage.

LIV. Ignorance ridicule.

L'histoire de l'Église démon pays ressemble à celle de Granus, frère de Néron et d'Agrippa, et est bien plus merveilleuse. Ce sont

1. Apédeutès signifie ii-^norant, privé de science.

2. Goldast de Heiminsfeld, en 1576, mort en 1635, a publié entre autres ouvrages une Collection des consliliUions impériales, 4 vol. in-lulio, 1013.

^'1

LE PHILOSOPHE IGNORANT. 93

de petits garçons ressuscites, des dragons pris avec une étole comme des lapins avec un lacet; des hosties qui saignent d'un coup de couteau qu'un juif leur donne; des saints qui courent après leurs têtes quand on les leur a coupées. Une des légendes les plus avérées dans notre histoire ecclésiastique d'Allemagne est celle du bienheureux Pierre de Luxemliourg, qui, dans les deux années 1388 et 89, après sa mort, fit deux mille quatre cents mi- racles, et, les années suivantes, trois mille de compte fait, parmi lesquels on ne nomme pourtant que quarante-deux morts res- suscites.

Je m'informe si les autres États de l'Europe ont des histoires ecclésiastiques aussi merveilleuses et aussi authentiques. Je trouve partout la même sagesse et la même certitude.

LV. Pis qu'ignorance.

J'ai vu ensuite pour quelles sottises inintelligibles les hommes s'étaient chargés les uns les autres d'imprécations, s'étaient dé- testés, persécutés, égorgés, pendus, roués, et brûlés; et j'ai dit: S'il y avait eu un sage dans ces abominables temps, il aurait donc fallu que ce sage vécût et mourût dans les déserts.

LVI. Commencement de la raison.

Je vois qu'aujourd'hui, dans ce siècle qui est l'aurore de la raison, quelques têtes de cette hydre du fanatisme renaissent encore. Il paraît que leur poison est moins mortel, et leurs gueules moins dévorantes. Le sang n'a pas coulé pour la grâce versatile, comme il coula si longtemps pour les indulgences plé- nières qu'on vendait au marché; mais le monstre subsiste encore : quiconque recherchera la vérité risquera d'être persécuté. Faut- il rester oisif dans les ténèbres? ou faut-il allumer un flambeau auquell'envie et la calomnie rallumeront leurs torches? Pour moi, je crois que la vérité ne doit pas plus se cacher devant ces monstres que l'on ne doit s'abstenir de prendre de la nourriture dans la crainte d'être empoisonnée

1. Suivent dans les premières éditions : Petite Digression (ou les Aveugles juges des couleurs), Aventure indienne traduite par l'Ignorant (voyez tome XXI), et le Petit Commentaire de l'Ignorant sur l'Éloge du Dauphin, par M. Thomas, qu'on a vu au tome XXV.

FIN DU PHILOSOPHE IGNORANT.

i

ANDRÉ DESTOUCHES

A SIA3P.

André Destoiiches^ était un musicien très-agréable dans le beau siècle de Louis XIV, avant que la musique eût été perfec- tionnée par Rameau, et gâtée par ceux qui préfèrent la difficulté surmontée au naturel et aux grâces.

Avant d'avoir exercé ses talents il avait été mousquetaire; et avant d'être mousquetaire, il fit, en 1688, le voyage deSiam avec le jésuite Tacliard, qui lui donna beaucoup de marques particu- lières de tendresse pour avoir un amusement sur le vaisseau; et Destouches parla toujours avec admiration du P. Tacliard le reste de sa vie.

Il fit connaissance, à Siam, avec un premier commis du bar- calon ; ce premier commis s'appelait Croutef ^ et il mit par écrit la plupart des questions qu'il avait faites à Croutef, avec les ré- ponses de ce Siamois. Les voici telles qu'on les a trouvées dans ses papiers :

ANDRÉ DESTOUCHES.

Combien avez-vous de soldats ?

CROUTEF.

Quatre-vingt mille, fort médiocrement payés.

ANDRÉ DESTOUCHES.

Et de talapoins ?

CROUTEF.

Cent vingt mille, tous fainéants et très-riches. Il est vrai que, dans la dernière guerre, nous avons été bien battus ; mais, en ré-

1. Ce morceau a été imprimé en 17CG, à la suite du Philosophe ignorant, sous ce litre : Supplément au Philosophe ignorant. Voyez la note, page 47.

2. André Destouches, en 1672, mort en 1749, auteur de l'opéra d'/sse.

3. Barcalon est le titre du premier ministre à Siam. Le nom du premier commis paraît forgé par Voltaire.

2G. Mélanges. V. 7

98 ANDRÉ DESTOUCHES

compense, nos talapoins ont fait très-grande chère, bâti de belles maisons, et entretenu de très-jolies filles,

ANDRÉ DESTOUCHES.

Il n'y a rien de plus sage et de mieux avisé. Et vos finances, en quel état sont-elles ?

CROUTEF.

En fort mauvais état. Nous avons pourtant quatre-vingt-dix mille hommes employés pour les faire fleurir'; et s'ils n'en ont pu venir à bout, ce n'est pas leur faute, car il n'y a aucun d'eux qui ne prenne honnêtement tout ce qu'il peut prendre, et [qui ne dé- pouille les cultivateurs pour le bien de l'État.

ANDRÉ DESTOUCHES.

Bravo ! Et votre jurisprudence, est-elle aussi parfaite que tout le* reste de votre administration?

CROUTEF.

Elle est bien supérieure ; nous n'avons point de lois, mais nous avons cinq ou six mille volumes sur les lois. Nous nous condui- sons d'ordinaire par des coutumes, car on sait qu'une coutume ayant été établie au hasard est toujours ce qu'il y a de plus sage. Et de plus, chaque coutume ayant nécessairement changé dans chaque province, comme les habillements et les coiffures, les juges peuvent choisir à leur gré l'usage qui était en vogue il y a quatre siècles, ou celui qui régnait l'année passée ; c'est une variété de législation que nos voisins ne cessent d'admirer; c'est une fortune assurée pour les praticiens, une ressource pour tous les plaideurs de mauvaise foi, et un agrément infini pour les juges, qui peuvent, en sûreté de conscience, décider les causes sans les entendre. , ,

ANDRÉ DESTOUCHES.

Mais pour le criminel, vous avez du moins des lois con- stantes ?

CROUTEF.

Dieu nous en préserve! nous pouvons condamner au bannis- sement, aux galères, à la potence, ou renvoyer hors de cour, selon que la fantaisie nous en prend. Nous nous plaignons quel- quefois du pouvoir arbitraire de monsieur le barcalon ; mais nous voulons que tous nos jugements soient arbitraires.

ANDRÉ DESTOUCHES.

' Cela est juste. Et de la question, en usez-vous ?

CROUTEF.

C'est notre plus grand plaisir ; nous avons trouvé que c'est un secret infaillible pour sauver un coupable qui a les muscles vigou-

A SIAM. 99

reux, les jarrets forts et souples, les bras nerveux et les reins dou- bles ; et nous rouons gaiement tous les innocents à qui la nature a donné des organes faibles. Voici comme nous nous y prenons avec une sagesse et une prudence merveilleuses. Gomme il y a des demi-preuves, c'est-à-dire des demi-vérités, il est clair qu'il y a des demi-innocents et des demi-coupables. Nous commençons donc par leur donner une demi-mort, après quoi nous allons déjeuner ; ensuite vient la mort tout entière, ce qui donne dans le monde une grande considération, qui est le revenu du prix de nos charges.

ANDRÉ DESTOUCHES.

Rien n'est plus prudent et plus humain, il faut en convenir. Apprenez-moi ce que deviennent les biens des condamnés.

CROUTEF.

Les enfants en sont privés : car vous savez que rien n'est plus équitable que de punir tous les descendants d'une faute de leur père K

ANDRÉ DESTOUCHES.

Oui, il y a longtemps que j'ai entendu parler de cette juris- prudence.

CROUTEF.

Les peuples de Lao, nos voisins, n'admettent ni la question', ni les peines arbitraires, ni les coutumes différentes, ni les horri- bles supplices qui sont parmi nous en usage ; mais aussi nous les regardons comme des barbares qui n'ont aucune idée d'un bon gouvernement. Toute l'Asie convient que nous dansons beaucoup mieux qu'eux, et que par conséquent il est impossible qu'ils approchent de nous en jurisprudence, en commerce, en finances, et surtout dans l'art militaire.

ANDRÉ DESTOUCHES.

Dites-moi, je vous prie, par quels degrés on parvient dans Siam à la magistrature.

CROUTEF.

Par de l'argent comptant. Vous sentez qu'il serait impossible de bien juger si on n'avait pas trente ou quarante mille pièces d'argent toutes prêtes. En vain on saurait par cœur toutes les coutumes, en vain on aurait plaidé cinq cents causes avec succès, en vain on aurait un esprit rempli de justesse et un

1. Sur la confiscation, voyez tome XXV, page 570.

2. Voyez tome XX, pages 313 et 533; tome XXV, page 557; et, plus loin, l'article xxiv du Prix de la justice et de l'humanité.

b

100 ANDRÉ DESTOUCHES

cœur plein de justice; on ne peut parvenir à aucune magistra- ture sans argent. C'est encore ce qui nous distingue de tous les peuples de l'Asie, et surtout de ces barbares de Lao, qui ont la manie de récompenser tous les talents, et de ne vendre aucun emploi.

André Destouches, qui était un peu distrait, comme le sont tous les musiciens, répondit au Siamois que la plupart des airs qu'il venait de chanter lui paraissaient un peu discordants, et vou- lut s'informer à fond de la musique siamoise ; mais Groutef, plein de son sujet, et passionné pour son pays, continua en ces termes :

Il m'importe fort peu que nos voisins qui habitent par delà nos montagnes i aient de meilleure musique que nous, et de meilleurs tableaux, pourvu que nous ayons toujours des lois sages et hu- maines. C'est dans cette partie que nous excellons. Par exemple, il y a mille circonstances où, une fille étant accouchée d'un enfant mort, nous réparons la perte de l'enfant en faisant pendre la mère, moyennant quoi elle est manifestement hors d'état de faire une fausse couche.

Si un homme a volé adroitement trois ou quatre cent mille pièces d'or, nous le respectons et nous allons dîner chez lui ; mais si une pauvre servante s'approprie maladroitement trois ou quatre pièces de cuivre qui étaient dans -la cassette de sa maîtresse, nous ne manquons pas de tuer cette servante en place publique : premièrement, de peur qu'elle ne se corrige ; secondement, afin qu'elle ne puisse donner à l'État des enfants en grand nombre, parmi lesquels il s'en trouverait peut-être un ou xleux qui pour- raient voler trois ou quatre petites pièces de cuivre, ou devenir de grands hommes ; troisièmement, parce qu'il est juste de pro- portionner la peine au crime, et qu'il serait ridicule d'employer dans une maison de force, à des ouvrages utiles, une personne coupable d'un forfait si énorme.

Mais nous sommes encore plus justes, plus cléments, plus raisonnables, dans les châtiments que nous infligeons à ceux qui ont l'audace de se servir de leurs jambes pour aller ils veu- lent. Nous traitons si bien nos guerriers qui nous vendent leur vie, nous leur donnons un si prodigieux salaire, ils ont une part si considérable à nos conquêtes, qu'ils sont sans doute les plus ■criminels de tous les hommes lorsque, s'étant enrôlés dans un

1. Les Italiens.

J

A SIAM. <01

moment d'ivresse,ils veulent s'en retourner chez leurs parents clans un moment de raison*. Nous leur faisons tirer à bout portant douze balles de plomb dans la tête pour les faire rester en place après quoi ils deviennent infiniment utiles à leur patrie.

Je ne vous parle pas de la quantité innombrable d'excellentes institutions qui ne vont pas, à la vérité, jusqu'à verser le sang des hommes, mais qui rendent la vie si douce et si agréable qu'il est impossible que les coupables ne deviennent gens de bien. Un cultivateur n'a-t-il point payé à point nommé une taxe qui excé- dait ses facultés, nous vendons sa marmite et son lit pour le mettre en état de mieux cultiver la terre quand il sera débarrassé de son superflu,

ANDRÉ DESTOUCHES.

Voilà ce qui est tout à fait harmonieux, cela fait un beau concert.

CROUTEF.

Pour faire connaître notre profonde sagesse, sachez que notre base fondamentale consiste à reconnaître pour notre souverain, à plusieurs égards, un étranger tondu qui demeure à neuf cent mille pas de chez nous. Quand nous donnons nos plus belles terres à quelques-uns de nos talapoins, ce qui est très-prudent, il faut que ce talapoin siamois paye la première année de son revenu à ce tondu tartare-, sans quoi il est clair que nous n'au- rions point de récolte.

Mais est le temps, l'heureux temps, ce tondu faisait égor- ger une moitié de la nation par l'autre pour décider si Sammono- cof/om' avait joué au cerf-volant ou au trou-madame; s'il s'était déguisé en éléphant ou en vache; s'il avait dormi trois cent quatre- vingt-dix jours* sur le côté droit ou sur le gauche? Ces grandes questions, qui tiennent si essentiellement à la morale, agitaient alors tous les esprits : elles ébranlaient le monde ; le sang coulait pour elles : on massacrait les femmes sur les corps de leurs maris ; on écrasait leurs petits enfants sur la pierro* avec une dévotion, une onction, une componction angéliques. Malheur à nous, en- fants dégénérés de nos pieux ancêtres, qui ne faisons plus de ces

1. Louis XVI abolit la peine de mort pour désertion; voyez l'article xwiii du Prix de la justice et de l'humanité.

i. Depuis la Révolution, on ne connaît plus en France les annatcs. On appelait annales l'impôt prélevé par le pape, du revenu d'une année, pour les bulles do certains bénéficiers, des évoques, etc. Voyez l'article Annates, t. XVII, paj;e 259.

?,. Voyez ce mot dans le Dictionnaire philosophique, tome XX, page 390.

4. Ézéchiel, iv, 4.

5. Psaume cxxxvr, verset 9.

102 ANDRÉ DESTOUCHES A SIAM.

saints sacrifices! Mais au moins il nous reste, grâces au ciel, quelques bonnes âmes qui les imiteraient si on les laissait faire.

ANDRÉ DESTOUCHES,

Dites-moi, je vous prie, monsieur, si vous divisez à Siam le ton majeur en deux comma et deux semi-comma, et si le progrès du son fondamental se fait par 1, 3, et 9.

CROUTEF.

Par Sammonocodom, vous vous moquez de moi. Vous n'avez point de tenue; vous m'avez interrogé sur la forme de notre gou- vernement, et vous me parlez de musique.

ANDRÉ DESTOUCHES.

La musique tient à tout ; elle était le fondement de toute la politique des Grecs. Mais, pardon ; puisque vous avez l'oreille dure, revenons à notre propos. Vous disiez donc que pour faire un accord parfait....

CROUTEF,

Je vous disais qu'autrefois le Tartare tondu prétendait dispo- ser de tous les royaumes de l'Asie, ce 'qui était fort loin de l'ac- cord parfait ; mais il en résultait un grand bien : on était beaucoup plus dévot à Sammonocodom et à son éléphant que dans nos jours, tout le monde se mêle de prétendre au sens commun avec une indiscrétion qui fait pitié. Cependant tout va ; on se réjouit, on danse, on joue, on dîne, on soupe, on fait l'amour : cela fait frémir tous ceux qui ont de bonnes intentions.

ANDRÉ DESTOUCHES.

Et que voulez-vous de plus? Il ne vous manque qu'une bonne musique. Quand vous l'aurez, vous pourrez hardiment vous dire la plus heureuse nation de la terre.

FIN D ANDRE DESTOUCHES A SIAM.

â

DECLARATION

DE M. DE VOLTAIRE*.

J'ai déjà déclaré- que je ne suis point l'auteur de la Lettre au docteur Pansophe; que je roudrais l'avoir faite , et que si j'en étais l'auteur je l'avouerais hautement. J'ai écrit et j'ai écrire la Lettre à M. Hume. J'ai repousser la calomnie à l'exemple de M. Hume et de M. d'Alembert : car, quoi qu'en dise M. Dorât, l'agresseur seul a tort, et le calomnié doit se défendre quand il s'agit de faits et de procédés. Je me suis défendu gaiement, et, lorsqu'on dit la vérité en riant, on ne fait pas rire de soi.

J'ai lu les notes que l'on a imprimées sur ma lettre à M. Hume. L'auteur des Notes ^ me parait trop sérieux : il peut savoir mieux que moi les dates des lettres de M. du Theil ; mais je sais mieux que lui qu'il ne faut pas s'appesantir sur les torts d'un homme qui s'est à la vérité rendu malheureux par sa faute, mais qui mérite du ménagement par son malheur même.

Voltaire, A Ferney, le 29 décembre 1766.

1. Imprimée daus le Mercure, 1707, janvier, II, 88-89,

2. Dans la déclaration du 1'^'' décembre 1766; voyez page 45.

3. Voyez ci-dessus, page 35.

■IN DE LA DECLARATION.

i

i

LETTRE

D'UN MEMBRE DU CONSEIL DE ZURICH

A M. D***, AVOCAT A BESANÇON i.

(1767)

Nous nous intéressons beaucoup, monsieur, clans notre répu- blique, à la triste aventure du sieur Fantet^, Il était presque le seul dont nous tirassions les livres qui ont illustré votre patrie, et qui forment l'esprit et les mœurs de notre jeunesse. Nous devons à Fantet les œuvres du chancelier d'Aguesseau et du président de Thou, C'est lui seul qui nous a fait connaître les Essais de Morale de Nicole, les Oraisons funèbres de Bossuet, les Sermons de Massillon et ceux de Bourdaloue, ouvrages propres à toutes les religions ; nous lui devons l'Esprit des lois, qui est en- core un de ces livres qui peuvent instruire toutes les nations de l'Europe.

Je sais en mon particulier que le sieur Fantet joint à l'utilité de sa profession une probité qui doit le rendre cher à tous les honnêtes gens, et qu'il a employé au soulagement de ses parents le peu qu'il a pu gagner par une louable industrie.

Je ne suis point surpris qu'une cabale jalouse ait voulu le perdre. Je vois que votre parlement ne connaît que la justice, qu'il n'a acception de personne, et que, dans toute cette affaire, il n'a consulté que la raison et la loi. Il a voulu et il a exami- ner par lui-même si, dans la multitude des livres dont Fantet fait

1. Tel est le titre de cette pièce dans l'édition originale, in-8° de 7 pages, sans date. Les éditeurs de Kehl et leurs successeurs l'ont placée dans la Cor- respondance, au mois de mars 1767. (B.)

2. Fantet, libraire de Besançon, était poursuivi devant le parlement à cause de livres philosophiques saisis chez lui.

106 UN -MEMBRE DU CONSEIL DE ZURICH

commerce, il ne s'en trouverait pas quelques-uns de dangereux, et qu'on ne doit pas mettre entre les mains de la jeunesse ; c'est une affaire de police, une précaution très-sage des magistrats.

Quand on leur a proposé de jeter ce que vous appelez des mo- nitoires, nous voyons qu'ils se sont conduits avec la même équité et la même impartialité, en refusant d'accorder cette procédure extraordinaire. Elle n'est faite que pour les grands crimes ; elle est inconnue chez tous les peuples qui concilient la sévérité des lois avec la liberté du citoyen ; elle ne sert qu'à répandre le trouble dans les consciences et l'alarme dans les familles. C'est une inquisition réelle qui invite tous les citoyens à faire le métier infâme de délateur ; c'est une arme sacrée qu'on met entre les mains de l'envie et de la calomnie pour frapper l'innocent en sûreté de conscience. Elle expose toutes les personnes faibles à se déshonorer, sous prétexte d'un motif de religion ; elle est, en cette occasion, contraire à toutes les lois, puisqu'elle a pour but la réparation d'un délit, et que l'objet de ce monitoire serait d'établir un délit lorsqu'il n'y en a point.

Un monitoire, en ce cas, serait un ordre de chercher, au nom de Dieu, à perdre un citoyen ; ce serait insulter à la fois la loi et la religion, et les rendre toutes deux complices d'un crime infi- niment plus grand que celui qu'on impute au sieur Fantet, Un monitoire, en un mot, est une espèce de proscription. Cette ma- nière de procéder serait ici d'autant plus injuste que, de vos prêtres qui avaient accusé Fantet, les uns ont été confondus à la .confrontation, les autres se sont rétractés. Un monitoire alors n'eût été qu'une permission accordée aux calomniateurs de cher- cher à calomnier encore, et d'employer la confession pour se venger. Voyez quel effet horrible ont produit les monitoires contre les Calas et les Sirven !

Votre parlement, en rejetant une voie si odieuse, et en pro- cédant contre Fantet avec toute la sévérité de la loi, a rempli tous les devoirs de la justice, qui doit rechercher les coupables, et ne pas souhaiter qu'il y ait des coupables. Cette conduite lui attire les bénédictions de toutes les provinces voisines.

J'ai interrompu cette lettre, monsieur, pour lire en public les remontrances que votre parlement fait au roi sur cette affaire. Nous les regardons comme un monument d'équité et de sagesse, digne du corps qui les a rédigées, et du roi à qui elles sont adressées. Il nous semble que votre patrie sera toujours heu- reuse, quand vos souverains continueront de prêter une oreille attentive à ceux qui, en parlant pour le bien public, ne peuvent

A UN AVOCAT DE BESANÇON. 107

avoir d'autre intérêt que ce Lien public même dont ils sont les ministres.

J'ai l'honneur d'être bien respectueusement, monsieur, etc.,

Desn....,

Du conseil des deux-cents.

P. S. Nous avons admiré le factum en faveur de Fantet. Voilà, monsieur, le triomphe des avocats. Faire servir l'éloquence à protéger, sans intérêt, l'innocent; couvrir de honte les délateurs; inspirer une juste horreur de ces cabales pernicieuses qui n'ont de religion que pour haïr et pour nuire, qui font des choses sa- crées l'instrument de leurs passions : c'est sans doute le plus beau des ministères. C'est ainsi que M. de Beaumont défend à Paris l'innocence des Sirven après avoir si glorieusement com- battu pour les Calas. De tels avocats méritent les couronnes qu'on donnait à ceux qui avaient sauvé des citoyens dans les batailles. Mais que méritent ceux qui les oppriment ?

FIN DE LA LETTRE.

ANECDOTE'

SUR BÉLISAIRE

(1767]

u Je vous connais, vous êtes un scélérat. Vous voudriez que tous les hommes aimassent un Dieu, père de tous les hommes. Vous vous êtes imaginé, sur la parole de saint Ambroise, qu'un jeune Valentinien, qui n'avait pas été baptisé, n'en avait pas moins été sauvé. Vous avez eu l'insolence de croire, avec saint Jérôme, que plusieurs païens ont vécu saintement. Il est vrai que, tout damné que vous êtes, vous n'avez pas osé aller si loin que saint Jean Chrysostome, qui, dans une de ses homélies', dit que les pré- ceptes de Jésus-Christ sont si légers que plusieurs ont été au delà par la seule raison : Prœcepta ejus adeo levia sunt ut multi philoso- phica tantum ratione excesscrint.

« Vous avez même attiré à vous saint Augustin, sans songer combien de fois il s'est rétracté. On voit bien que vous êtes de son avis quand il dit * : a Depuis le commencement du genre (( humain, tous ceux qui ont cru en un seul Dieu, et qui ont (( entendu sa voix selon leur pouvoir, qui ont vécu avec piété et « justice selon ses préceptes, en quelque endroit et en quelque « temps qu'ils aient vécu, ils ont été sans doute sauvés par lui. »

« Mais ce qu'il y a de pis, déiste et athée que vous êtes, c'est qu'il semble que vous ayez copié mot pour mot saint Paul dans

1. Tel est le titre de cet opuscule dans les Pièces relatives à BéUsaire (pre- mier cahier). Les éditeurs de Kehl l'avaient intitulé Première Anecdote sur BéU- saire, parce qa'ih l'avaient placé immédiatement avant la Seconde Anecdote, qu'on verra à sa date. L'Anecdote sur BéUsaire est de la fin de mars, puisque d'Alcm- bert en parle dans sa lettre du 0 avril 17G7. (B.)

2. Par M. l'abbé Mauduit, qui prie qu'on ne le nomme jy&s. (y ote de VoUaire.)

3. IIP Homélie sur la première épître de saint Paul aux Corinthiens. {Id.)

4. Dans sa quarante-neuvième épitre : A Dec chatiaf. (M.)

110 ANECDOTE SUR BÉLISAIRE.

sou Épître aux Romains ^ : « Gloire, honneur, et gloire à quiconque (( fait le bien ; premièrement aux Juifs, et puis aux Gentils : car « lorsque les Gentils, qui n'ont point la loi, font naturellement ce « que la loi commande, n'ayant point notre loi, ils sont leur loi u à eux-mêmes. » Et après ces paroles, il reproche aux Juifs de Rome l'usure, l'adultère, et le sacrilège.

« Enfin, détestable enfant de Déliai, vous avez osé prononcer de vous-même ces paroles impies sous le nom de Bélisaire : « Ce (( qui m'attache le plus à ma religion 2, c'est qu'elle me rend « meilleur, et plus humain. S'il fallait qu'elle me rendît farouche, « dur, et impitoyable, je l'abandonnerais, etjediraisà Dieu, dans (( la fatale alternative d'être incrédule ou méchant : Je fais le choix « qui t'offense le moins. » J'ai vu d'indignes femmes de bien, des militaires trop instruits, de vils magistrats qui ne connaissent que l'équité, des gens de lettres malheureusement plus remplis de goût et de sentiment que de théologie, admirer avec atten- drissement tes sottes paroles, et tout ce qui les suit.

« Malheureux ! vous apprendrez ce que c'est que de choquer l'opinion des licenciés de ma licence ; vous, et tous vos damnés de philosophes, vous voudriez bien que Gonfucius et Socrate ne fus- sent pas éternellement en enfer ; vous seriez fâchés que le primat d'Angleterre ne fût pas sauvé aussi bien que le primat des Gaules. Cette impiété mérite une punition exemplaire. Apprenez votre catéchisme. Sachez que nous damnons tout le monde, quand nous sommes sur les bancs ; c'est notre plaisir. Nous comptons * environ six cents millions d'habitants sur la terre. A trois géné- rations par siècle, cela fait environ deux milhards; et en ne comptant seulement que depuis quatre mille années, le calcul

1. Chapitre II, 10-14. {Note de Voltaire.)

2. Celle qui annonce un Dieu propice, bienfaisant, et qui est la vraie reli- gion. Voyez, dans Bélisaire, le fameux chapitre xv, qui n'a pas plus de 15 pages, tandis que la soporifique censure en a plus de, cent quarante. (Ci..)

3. Le compte des damnés est tout différent dans la première édition de VAnec- note; on y lit:

« Nous comptons environ deux milliards d'habitants sur la terre : à trois géné- rations par siècle, cela fait environ six milliards, et en ne comptant seulement que depuis quatre mille années, le calcul nous donne deux cent quarante milliards

■de damnés, sans compter tout ce qui l'a été auparavant et tout ce qui doit l'être après. Il est vrai que sur ces deux cent quarante milliards il faut ôter deux ou trois mille élus qui font le beau petit nombre ; mais c'est une bagatelle, et il est bien doux de pouvoir se dire en sortant de table : « Mes amis, réjouissons-

^( nous, nous avons au moins deux cent quarante milliards de nos frères, etc. » (B.)

Voltaire avait, en 174G, donné un calcul encore différent; voyez, tome VIII,

une des notes du septième chant de la Henriade.

ANECDOTE SUR BÉLISAIRE. III

nous donne quatre-vingts milliards de damnés, sans compter tout ce qui l'a été auparavant, et tout ce qui doit l'être après. Il est vrai que, sur ces quatre-vingts milliards, il faut ôter deux ou trois mille élus, qui font le beau petit nombre ; mais c'est une baga- telle, et il est bien doux de pouvoir se dire en sortant de table : « Mes amis, réjouissons-nous; nous avons au moins quatre-vingts a milliards de nos frères dont les âmes toutes spirituelles sont « pour jamais à la broche, en attendant qu'on retrouve leurs « corps pour les faire rôtir avec elles. »

« Apprenez, monsieur le réprouvé, que votre grand Henri IV, que vous aimez tant, est damné pour avoir fait tout le bien dont il fut capable ; et que Ravaillac, purgé par le sacrement de péni- tence, jouit de la gloire éternelle : voilà la vraie religion. est le temps je vous aurais fait cuire avec Jean Hus, et Jérôme de Prague, avec Arnauld de Bresse, avec le conseiller Dubourg, et avec tous les infâmes qui n'étaient pas de notre avis dans ces siècles du bon sens nous étions les maîtres de l'opinion des hommes, de leur bourse, et quelquefois de leur vie ? »

Oui proférait ces douces paroles ? C'était un moine sortant de sa licence. A qui les adressait-il? C'était à un académicien de la première Académie de France ^ Cette scène se passait chez un magistrat homme de lettres que le licencié ^ était venu solliciter pour un procès, dans lequel il était accusé de simonie. Et dans quel temps se tenait cette conférence à laquelle j'assistai ? C'était après boire, car nous avions dîné avec le magistrat, et le moine avec les valets de chambre; et le moine était fort échauffé.

(( ^lon révérend père, lui dit l'académicien, pardonnez-moi, je suis un homme du monde qui n'ai jamais lu les ouvrages de vos docteurs. J'ai fait parler un vieux soldat romain comme aurait parlé notre du Guesclin, notre chevalier Bavard, ou notre Tu- renne. Vous savez qu'à nous autres gens du siècle il nous échappe bien des sottises ; mais vous les corrigez, et un mot d'un seul de vos ])acheliers répare toutes nos fautes. Mais comme Bélisaire n'a pas dit un seul mot du bénéfice que vous demandez, et qu'il n'a point sollicité contre vous, j'espère que vous vous apaiserez, et que vous voudrez bien pardonner à un pauvre ignorant ({ui a fait le mal sans malice.

A d'autres, dit le moine ; vous êtes une troupe de coquins qui ne cessez de prêcher la bienfaisance, la douceur, l'indulgence, et

1. Marmontel.

2. Coger était licencié en théologie. Voj-ez la note, tome XXI, page 357.

H2 ANECDOTE SUR BÉLISAIRE.

qui poussez la méchanceté jusqu'à vouloir que Dieu soit bon. En vérité, nous ne vous passerons pas vos petites conspirations. Vous avez à faire au révérend P. Hayer, à Tabbé Dinouart^, et à moi, et nous verrons comment vous vous en tirerez. Nous savons bien que dans le siècle la raison, que nous avions partout pro- scrite, commençait à renaître dans nos climats septentrionaux, ce fut Érasme qui renouvela cette erreur dangereuse; Érasme, qui était tenté de dire : Sancte Socrates, ora pro nobis; Érasme, à qui on éleva une statue. Le Vayer, le précepteur de Monsieur, et même de Louis XIV, recueillit tous ces blasphèmes dans son livre de la Vertu des païens. Il eut l'insolence d'imprimer que des marauds tels que Confucius, Socrate, Caton, Épictète, Titus, Trajan, les Antonins, Julien, avaient fait quelques actions ver- tueuses. Nous ne pûmes le brûler, ni lui ni son livre, parce qu'il était conseiller d'État. Mais vous, qui n'êtes qu'académicien, je vous réponds que vous ne serez pas épargné. »

Le magistrat prit alors la parole , et demanda grâce pour le coupable. « Point de grâce, dit le moine ; l'Écriture le défend. <( Orahat scelestùs ille vcniam quam non erat conseciiturvs^; le scélé- u rat demandait un pardon qu'il ne devait pas obtenir. » Oportet aliquem mori pro populo ^ Toute l'Académie pense comme lui ; il faut qu'il soit puni avec l'Académie.

Ah ! frère Triboulet, dit le magistrat (car Triboulet est le nom du docteur), ce que vous avancez est bien chrétien, mais n'est pas tout à fait juste. Voudriez-vous que la Sorbonne entière répon- dît pour vous, comme le P. Bauny* se rendait pleige pour la ' bonne mère, et comme toute la Société de Jésus était pleige pour le P. Bauny ? Il ne faut jamais accuser un corps des erreurs des particuliers. Voudriez-vous abolir aujourd'hui la Sorbonne parce qu'un grand nombre de ses membres adhérèrent au plaidoyer du docteur Jean Petit, cordelier, en faveur de l'assassinat du duc d'Orléans? parce que trente-six docteurs de Sorbonne, avec frère Martin', inquisiteur pour la foi, condamnèrent la Pucelle d'Or- léans à être brûlée vive pour avoir secouru son roi et sa patrie ? parce que soixante et onze docteurs de Sorbonne déclarèrent

1. Rédacteur du Journal chrétien.

2. « Orabat auteni hic scelestùs Dominum a quo non esset miseiicordiam consacuturus. » {Mach., livre II, ix, 13.)

3. « Expedit unum hominem mori pro populo. » ( Jean, xviii, 14.)

■> 4. Ce. n'est point le P. Bauny, mais le P. Barry, dont Voltaire a déjà parlé, tome XV, page 132, qui se rendait pleige pour la sainte Vierge. 5. Voyez tome XXIV, page 499.

ANECDOTE SUR BÉLISAIRE. \\Z

Henri III déclm du trône ? parce que quatre-vingts docteurs excom- munièrent, au l*"" novembre 1592, les bourgeois de Paris qui avaient osé présenter requête pour l'admission de Henri IV dans sa capitale, et qu'ils défendirent qu'on priât Dieu pour ce mau- vais prince? Voudriez-vous, frère Triboulet, être puni aujourd'hui du crime de vos pères? L'àme de quelqu'un de ces sages maîtres a-t-elle passé dans la vôtre per modum traducis? Un peu d'équité, frère. Si vous êtes coupables de simonie, comme votre partie adverse vous en accuse, la cour vous fera mettre au pilori ; mais vous y serez seul, et les moines de votre couvent (puisqu'il y a encore des moines) ne seront pas condamnés avec vous. Chacun répond de ses faits, et, comme l'a dit un certain philosophe S il ne faut pas purger les petits-fils pour la maladie de leur grand- père. Chacun pour soi , et Dieu pour tous. 11 n'y a que le loup qui dise à l'agneau :

Si ce n'est toi, c'est donc ton frère^.

(( Allez, respectez l'Académie, composée des premiers hommes de l'État et de la littérature. Laissez Bélisaire parler en brave soldat et en bon citoyen ; n'insultez point un excellent écrivain ; continuez à faire de mauvais livres, et laissez-nous lire les bons. »

Frère Triboulet sortit, la queue entre les jambes; et son adversaire resta la tête haute.

Quand le magistrat et le philosophe, ou plutôt quand les deux philosophes purent parler en liberté : <( N'admirez -vous pas ce moine? dit le magistrat; il y a quelques jours qu'il était entière- ment de votre avis. Savez-vous pourquoi il a si cruellement changé? c'est qu'il est blessé de votre réputation.

Hélas! dit l'homme de lettres; tout le monde pense comme moi dans le fond de son cœur, et je n'ai fait que développer l'opi- nion générale. Il y a des pays personne n'ose établir publique- ment ce que tout le monde pense en secret. Il y en a d'autres le secret n'est plus gardé. L'auguste impératrice de Russie vient d'établir la tolérance dans deux mille lieues de pays. Elle a écrit de sa propre main : malheur aux persécuteurs » ! Elle a fait grâce à l'évêque de Rostou, condamné par le synode pour avoir soutenu l'opinion des deux puissances, ei pour n'avoir pas su que l'autorité

1. Voltaire lui-même; voyez tome XXV, pages 32 et 2G6.

2. La Fontaine, Fables, 1, x.

3. Voyez, dans la Correspondance, sa lettre du 30 décembre 1766, vieux style, ou 9 janvier 1767.

26. MÉLANGES. V. 8

114 ANECDOTE SUR BÉLISAIRE.

ecclésiastique n'est qu'une autorité de persuasion; que c'est la puissance de la vérité, et non la puissance de la force. Elle per- met qu'on lise les lettres qu'elle a écrites sur ce sujet im- portant.

Comme les choses changent selon le temps! dit le ma- gistrat.

Conformons-nous aux temps S » dit l'homme de lettres.

1. Voyez tome XXV, page 315.

FIN DE L ANECDOTE SUR BELISAIRE.

LES HONNETETES

LITTÉRAIRES^

1767

On a déjà dit - qu'il est ridicule de défendre sa prose et ses vers, quand ce ne sont que des vers et de la prose ; en fait d'ou- vrages de goût, il faut faire, et ensuite se taire.

Térence se plaint, dans ses prologues^, d'un vieux poëte qui suscitait des cabales contre lui, qui tâchait d'empêcher qu'on ne jouât ses pièces, ou de les faire siffler quand on les jouait. Térence avait tort, ou je me trompe. Il devait, comme l'a dit César*, joindre plus de chaleur et plus de comique au naturel charmant

1. Les Honnêtetés littéraires aont du mois d'avril 17G7, car il en est fait men- tion dans la lettre de d'Alembert, du 4 mai.

Les Honnêtetés littéraires sont au nombre de vingt-six, et sont suivies d'une Lettre à V auteur ; le tout est de Voltaire.

Dans les éditions de Kehl et dans toutes les réimpressions faites jusqu'à ce jour, on trouve une vingt-septième honnêteté : ce n'est autre chose que le seizième des Fragments sur VHistoire générale, publiés, en 1773, à la suite de la seconde partie des Fragments sur Vlnde, et que je reporte à sa place.

Agir autrement serait commettre un anachronisme, car le morceau que je transpose est sur les Trois Siècles de Sabatier de Castres, ouvrage qui ne vit le jour qu'en 1772. (B.)

2. Dans le Discours préliminaire, en tête d'Alzire, tome II du Théâtre; et dans \\\ppel au public ; voyez tome XXV, page 585.

3. Andrienne, prolog., G-7.

•1. Tu quoque in summis, o dimidiato Menander,

Poneris, et morito, puri sermonis amator, Lenibus atque utinam scriptis adjuiicta foret vis Coniica, ut œquato virtus polloret honore Cum Grœcis, neque in hac despcctus parte jaceres? Unum hoc maceror et doleo tibi déesse, Teren

Ces vers sont attribués à César, dans une Vie de Térence qu'on attribue à Donat ou à Suétone. (B.)

4/|6 LES HONNÊTETÉS

et à l'élégance de ses ouvrages. C'était la meilleure façon de répondre à son adversaire.

Corneille disait de ses critiques : « S'ils me disent pois, je leur répondrai fcvcs. » En conséquence, il fit contre le modeste Scu- déri^ ce rondeau un peu immodeste :

Qu'il fasse mieux ce jeune jouvencel, A qui le Cid donne tant de martel, Que d'entasser injure sur injure, Rimer de rage une lourde imposture-, Et se cacher ainsi qu'un criminel. Chacun connaît son jaloux naturel, Le montre au doigt comme un fou solennel, El ne croit pas, en sa bonne écriture, Qu'il fasse mieux.

Paris entier ayant vu son cartel,

L'envoie au diable, et sa muse au b

Moi, j'ai pitié des peines qu'il endure; Et comme ami je le prie et conjure, S'il veut ternir un ouvrage immortel, Qu'il fasse mieux.

Il eut ensuite le malheur de répondre à l'abbé d'Aubignac, prédicateur du roi, qui faisait des tragédies comme il prêchait, et qui, pour se consoler des sifflets dont on avait régalé sa Zènobie, se mit à dire des injures à l'auteur de Cinna. Corneille eût mieux fait de s'envelopper dans sa gloire et dans sa modestie que de ' répondre fèves k Fabbé d'Aubignac, qui lui avait dit pois.

Racine, dans quelques-unes de ses préfaces, a- fait sentir l'ai- o-uillon à ses critiques ; mais il était bien pardonnable d'être un peu fâché contre ceux qui envoyaient leurs laquais battre des mains à la Phèdre de Pradon, et qui retenaient les loges à la Phèdre de Racine pour les laisser vides, et pour faire accroire qu'elle était tombée. C'étaient de grands protecteurs des lettres : c'étaient le duc Zoïle, le comte Bavius, et le marquis Mévius.

Molière s'y prit d'une autre façon. Cotin, Ménage, Boursault, l'avaient attaqué ; il mit Boursault, Cotin et Ménage sur le théâtre.

La Fontaine, qui a tant embelli la vérité dans plusieurs de ses fables, fit de très-mauvais vers contre Furetière, qui le lui

1. Ce. n'est pas contre Scudéri , mais contre Mairet qu'est fait le rondeau de

Corneille.

2. UAutheur du vray Cid espagnol à son traducteur françois, que Corneille attribua à Mairet.

LITTÉRAIRES. ^n^

rendit bien. Il en fit de fort médiocres contre Lulli, qui n'avait pas voulu mettre en musique son détestable opéra de Daphné, et qui se moqua de son opéra et de sa satire. (( J'aimerais mieux, dit-il, mettre en musique sa satire que son opéra. »

Rousseau le poète fit quelques bons vers et beaucoup de mau- vais contre tous les poètes de son temps, qui le payèrent en même monnaie.

Pour les auteurs qui, dans les discours préliminaires de leurs tragédies ou comédies tombées dans un éternel oubli, entrent amicalement dans tous les détails de leurs pièces, vous prouvent que l'endroit le plus sifflé est le meilleur ; que le rôle qui a le plus fait bâiller est le plus intéressant ; que leurs vers durs, bérissés de barbarismes et de solécismes, sont des vers dignes de Virgile et de Racine; ces messieurs sont utiles en un point : c'est qu'ils font voir jusqu'où l'amour-propre peut mener les hommes, et cela sert à la morale.

M. de Voltaire écrivit un jour : « La Henriade vous déplaît, ne la lisez pas. Zaïre, Bnitus, Alzire, Mérope, Stmiramis, Mahomet, Tancrede, vous ennuient; n'y allez pas. Le Siècle de Louis XIV vous paraît écrit d'un style ridicule, à la bonne heure ; vous écrivez bien mieux, et j'en suis fort aise. Je vous jure que je ne serai jamais assez sot pour prendre le parti de ma manière d'écrire contre la vôtre.

« Mais si vous accusez de mauvaise foi et de mensonges impri- més un historien impartial, amateur de la vérité et des hommes; si vous imprimez et réimprimez vous-mêmes des mensonges, soit par la noble envie qui ronge votre belle âme, soit pour tirer dix écus d'un libraire, je tiens qu'alors il faut éclaircir les faits. Il est bon que le public soit instruit, il s'agit ici de son intérêt. J'ai fort bien fait de produire le certificat du roi Stanislas S qui atteste la vérité de tous les faits rapportés dans VHistoire de Charles XII. Les aboyeurs folliculaires sont confondus alors, et le public est éclairé.

« Si votre zèle pour la vérité et pour les mœurs va jusqu'à la calomnie la plus atroce, jusqu'à certaines impostures capables de perdre un pauvre auteur auprès du gouvernement et du monar- que, il est clair alors que c'est un procès criminel que vous lui faites, et que le malheureux sifflé, opprimé, que vous voudriez encore faire pendre, doit au moins défendre sa cause avec toute la circonspection possible. »

1. Voyez, tome XVI, page 142, VAvis important sur l'histoire de Charles XII.

4-18 LES HONNÊTETÉS

Je pense entièrement comme M. de Voltaire.

Il me semble d'ailleurs que, dans notre Europe occidentale, tout est procès par écrit. Les puissances ont-elles une querelle à démêler ; elles plaident d'abord par-devant les gazetiers, qui les jugent en premier ressort, et ensuite elles appellent de ce tribu- nal à celui de l'artillerie.

Deux citoyens ont-ils un diflérend sur une clause d'un contrat ou d'un testament ; on imprime des factums, et des dupliques, et des mémoires nouveaux. Nous avons des procès de quelques bourgeois plus volumineux que VHistoire de Tacite et de Suétone. Dans ces énormes factums, et même à l'audience, le demandeur soutient que l'intimé est un homme de mauvaise foi, de mau- vaises mœurs, un chicaneur, un faussaire; l'intimé répond avec la même politesse. Le procès de M""= La Cadière et du R. P. Gi- rard contient sept gros volumes ^ et l'Ënéidc n'en contient qu'un petit.

11 est donc permis à un malheureux auteur de bagatelles de plaider par-devant trois ou quatre douzaines de gens oisifs qui se portent pour juges des bagatelles, et qui forment la bonne com- pagnie, pourvu que ce soit honnêtement, et surtout qu'on ne soit point ennuyeux : car si, dans ces querelles, l'agresseur a tort, l'ennuyeux l'a bien davantage.

J'ai lu autrefois une Épitre sur la Calomnie - : j'en ignore l'au- teur, et je ne sais si son style n'est pas un peu familier ; mais les derniers vers m'ont paru faits pour le sujet que je traite :

Voici îo point sur lequel je me fonde; On entre en guerre en entrant dans le monde. Homme privé, vous avez vos jaloux, Rampant dans l'ombre, inconnus comme vous, Obscurément tourmentant votre vie :

Homme pul)lic, c'est la publique envie ,

Qui contre vous lève son front altier. Le coq jaloux se bat sur son fumier, L'aigle rians l'air, le taureau dans la plaine. Tel est l'état de la nature humaine. La Jalousie, et tous ses noirs enfants Sont au théâtre, au conclave, aux couvents. Montez au ciel : trois déesses rivales

1. Le 'Recueil général des pièces concernant le procès entre la demoiselle Cadière et le P. Girard, La Haye, 1731, a huit volumes in-12.

2. Année 1733; voyez tome X, page 287.

1

LITTÉRAIRES. i19

Y vont porter leur haine et leurs scandales ' , Et le beau ciel de nous autres chrétiens Tout comme l'autre eut aussi ses vauriens. Ne voit-on pas, chez cet atrabilaire Qui d'Olivier fut un temps secrétaire^. Ange contre ange, Uriel et Nisroc, Contre Ariac, Asmodée et Moloc, Couvrant de sang les célestes campagnes. Lançant des rocs, ébranlant des montagnes ; De purs esprits qu'un fendant coupe en deux, Et du canon tiré de près sur eux; Et le Messie allant, dans une armoire. Prendre sa lance, instrument de sa gloire? Vous voyez bien que la guerre est partout. Point de repos, cela me pousse à bout. quoi, toujours alerte, en sentinelle! Que devient donc la paix universelle Qu'un grand ministre en rêvant proposa, Et qu'Irénée^ aux sifflets exposa, Et que Jean-Jacque orna de sa faconde. Quand il faisait la guerre à tout le monde*? ^0 Patouillet! ô Nonotte, et consorts! 0 mes amis, la paix est chez les morts ! Chrétiennement mon cœur vous la souhaite. Chez les vivants trouver sa retraite? fuir? que faire ? à quel saint recourir? Je n'en sais point : il faut savoir souffrir^.

Mais, dit-on, Bernard de Fontenelle, après avoir faitquelques épigrammes assez plates contre Nicolas Boileau et contre^Racine, ne répondit rien au mauvais livre ^ du R, P. Baltlius, de la Société de Jésus, qui l'accusait d'athéisme pour avoir rédigé en

1. Les vingt-quatre vers qui suivent ne sont pas dans VÉpUre à 3/'»« du Châ- telet sur la Calomnie. Voltaire les a ajoutés, après 1760, pour lancer quelques traits à Nonotte, à Patouillet, à Jean-Jacques, et surtout à Milton, qu'il critique à cette heure comme il fait de Shakespeare.

2. Milton, secrétaire d'Olivier Cromwell, et qui justifia le meurtre de Charles I" dans le plus plat libelle qu'on ait jamais écrit. {Note de Voltaii-e.) L'ouvrage de Milton est intitulé Joannis Miltoni Angli pro populo anylicano Defensio contra Claudii anonijmi, alias Salmasii defensionem regiam; Londini, 1652, in-12.

3. Irénée Castel de Saint-Pierre. ( Note de Voltaire.)

4. Jean-Jacques a fait aussi un très-mauvais ouvrage sur ce sujet. (Id. )

5. Ce sont deux ex-jésuites, les plus insolents calomniateurs de leur profes- sion, et il en sera question dans le cours de cet ouvrage. (Id.)

6. Ces deux derniers vers appartiennent à l'épître originale, qu'ils terminent.

7. Réponse à l'Histoire des Oracles de M. de Fo«iefte//e,- Strasbourg, 1707, in-S".

120 LES HONNÊTETÉS

bon français et avec grâce le livre latin ^ très-savant, mais un peu pesant, de Van Dale; c'est que les RR. PP. Lallemant et Dou- cin, de la Société de Jésus, firent dire à M. de Fontenelle, par M, l'abbé de Tilladet, que s'il répondait on le mettrait à la Ras- tille ; c'est que, plus de vingt ans après, le R. P. Le Tellier persé- cuta Fontenelle, qu'il accusa d'avoir engagé Dumarsais à répon- dre-; c'est que Dumarsais était perdu sans le président de Maisons, et Fontenelle sans M. d'Argenson, comme on l'a déjà dit ailleurs ^ et comme Fontenelle le fait entendre lui-même dans le bel éloge de M. d'Argenson le garde des sceaux*.

Mais à présent que le R. P. Le Tellier ne distribue plus de lettres de cachet, je pose qu'il n'est pas absolument défendu à un barbouilleur de papier, soit mauvais poète, soit plat prosateur, du nombre desquels j'ai l'honneur d'être, d'exposer les petites erreurs dans lesquelles des gens de bien sont depuis peu tombés, soit en inventant, soit en rapportant des calomnies absurdes, soit en falsifiant des écrits, soit en contrefaisant le style et jus- qu'au nom de leurs confrères qu'ils ont voulu perdre; soit en les accusant d'hérésie, de déisme, d'athéisme, à propos d'une recherche d'anatomie, ou de quelques vers de cinq pieds, ou de quelque point de géographie, M. Jean-George Lefranc, évêque du Puy, dit, par exemple, dans une pastorale, à la page 6, « qu'on s'est armé contre le christianisme dans la grammaire ». On n'a- vait pas encore entendu dire que le substantif et l'adjectif, quand ils s'accordent en genre, en nombre et en cas, conduisent droit à nier l'existence de Dieu.

Je vais, pour l'édification du public, rassembler, preuves en main, quelques tours de passe-passe dans ce goûl, qui ont illus- tré en dernier lieu la littérature. Ce petit morceau pourra être utile à ceux qui entrent dans la carrière heureuse des lettres. C'est un compendium de traits d'érudition, de droiture, et de cha-

.1. Ant. Van Dale M. D. de Oraculis ethnicorum dissertationes duœ; Amster- dam, 1083, in-12.

2. Voyez la page 101 de l'excellent ouvrage intitulé la Destruction des jésuites, livre écrit du style des Provinciales, mais avec plus d'impartialité. Voici comme l'auteur très -instruit s'exprime: « Dans le même temps que Le Tellier per- sécutait les jansénistes, il déférait Fontenelle à Louis XIV comme un athée, pour avoir fait l'Histoire des Oracles. » (Note de Voltaire.) Ouvrage anonyme de d'Alembert ; le titre est : Sur la Destruction des jésuites en France, par un auteur désintéressé. - 3. Tome XIV, page 74.

4. M. Jean-George Lefranc, évêque du Puy en Velay, a renouvelé cette accu- sation dans une pastorale qui ne vaut pas les pastorales de Fontenelle. {Note de Voltaii'e.) Voyme XXV, page 1.

LITTÉRAIRES. 421

rite, qui me fut envoyé, il y a quelque temps, par un bon ami, sous le titre de Nouvelles Honnêtetés littéraires.

PREMIÈRE HONNÊTETÉ.

Il y a des sottises convenues qu'on réimprime tous les jours sans conséquence, et qui servent môme à l'éducation de la jeu- nesse. La Géographie d'Hubner * est mise entre les mains des en- fants, depuis Moscou jusqu'à Strasbourg. On y trouve, dès la première page, que Jupiter se changea en taureau pour enlever Europe, treize cents ans avant Jésus-Christ, jour pour jour; mais que les habitants de l'Europe sont enfants de Japliet ; qu'ils sont au nombre de trente millions, quoique la seule Allemagne pos- sède environ ce nombre d'habitants. Il affirme ensuite qu'on ne peut trouver en Europe un terrain d'une lieue d'étendue qui ne soit habité, quoiqu'il y ait vingt lieues de pays dans les landes de Bordeaux l'on ne trouve absolument personne ; quoique dans les États du pape, depuis Orviette jusqu'à Terracine, il y ait beau- coup de terrains abandonnés, et quoiqu'il y ait des marécages immenses dans la Pologne, et des déserts dans la Russie, et par tout pays des landes.

Il est dit, dans ce livre, que le roi de France a toujours qua- rante mille Suisses à sa solde, quoiqu'il n'en ait environ que douze mille.

M. Hubner, en parlant de Marseihe, dit que le château de Notre-Dame de la Garde est très-bien fortifié. Si M. Hubner avait ou vu Marseille, ou lu le Voyage de Bachaiimont et de Chapelle, il aurait eu une connaissance plus exacte de JNotre-Dame de la Garde.

Gouvernement commode et beau,

A qui suflit pour toute garde

Un Suisse avec sa hallebarde

Peint sur la porte du cliàteau.

M. Hubner assure qu'à Orange il parut une couronne d'or au ciel en plein midi, lorsque Guillaume, prince d'Orange, depuis roi d'Angleterre, reçut l'hommage des habitants de cette ville, (( et que c'est pourquoi il eut toujours beaucoup de bienveillance pour elle ».

1. Voltaire reparle delà Géographie d'Hubner dans ses Questions sur VEncy- clopédie; voyez tome XIX, page 254 et suivantes.

422 LES HONNÊTETÉS

On cite ici le livre d'Hubner parmi cent autres, parce qu'on a été obligé par hasard d'en lire quelque chose, ainsi que du Spectacle de la nature^, il est dit que Moïse est un grand physi- cien ; que la lumière arrive des étoiles sur la terre en sept minutes, et que le chien de monsieur le chevalier s'appelle Moufflar.

Ces inepties nombreuses ne font nul mal, ne portent préjudice à personne, et sont aisément rectifiées par les instituteurs qui instruisent la jeunesse. Mais qu'un historien anglais, dans les Annales du siècle, assure que le dernier empereur de la maison d'Autriche, Charles VI, a été empoisonné par un de ses pages, lequel page s'est réfugié paisiblement à Milan ; qu'il dise que le roi de France, à la bataille de Fontenoy, ne passa jamais l'Escaut, lorsqu'il est avéré qu'il était au delà du pont de Calonne à la vue des*deux armées; qu'il dise que les Français empoisonnèrent les balles de leurs fusils en les mâchant, et en y mêlant des morceaux de verre 2 ; qu'il dise que le duc de Cumberland envoya au roi de France un coffre rempli de ces balles ; que ces absurdes men- songes soient répétés encore dans d'autres livres : voilà, ce me semble, des honnêtetés qu'il est juste de relever, et que l'auteur du Siècle de Louis XIV n'a pas passées sous silence.

DEUXIÈME HONNÊTETÉ.

Après que l'Espion turc ' eut voyagé en France sous Louis XIV,

Dufresny fit voyager un Siamois*. Quand ce Siamois fut parti, le

-président de Montesquieu donna la place vacante à un Persan,

qui avait beaucoup plus d'esprit que l'on n'en a, à Siam et en

Turquie.

Cet exemple encouragea un nouvel introducteur des ambas- sadeurs, qui, dans la guerre de 1741, fit les honneurs de la France à un Espion turc^, lequel se trouva le plus sot de tous.

Quand la paix fut faite, M. le chevalier Goudard fit les hon-

1 . De l'abbé Pluche.

2. Voyez tome XV, page 247.

. 3. L'Espion du Grand Seigneur', réimprimé sous le titre A^Espion dans les cours des princes c/i/"<?'i«ens. L'auteur principal est J.-P. Marana, nèà Gènes, mort en 1693.

4. Les Amusements sérieux et comiques; l'auteur met ses observations dans la boucbe.d'un Siamois.

5. L'Espion turc à Francfort, pendant la diète et le couronnement de Vempe- reur, en 1741 , a été attribué à M. de Francheville (depuis éditeur du Siècle de Louis XIV), qui l'a désavoué.

1

LITTÉRAIRES. 123

neiirs de presque toute l'Europe à] un Espion chinois qui résidait à Cologne, et qui parut en six petits volumes ^

Il dit, page 17 du premier volume, que le roi de France est le roi des gueux ^ ; que si l'univers était submergé, Paris serait l'arche l'on trouverait en hommes et en femmes toutes sortes de hêtes.

Il assure^ qu'une nation naïve et gaie qui chambre ensemble ne doit pas être de mauvaise humeur contre les femmes, et que les auteurs un peu polis ne les invectivent plus dans leurs ouvrages; cependant sa politesse ne l'empêche pas de les traiter fort mal.

Il dit* que le peuple de Lyon est d'un degré plus stupide que celui de Paris, et de deux degrés moins hon.

Passe encore, dira-t-on, que l'auteur, pour vendre son livre, attaque les rois, les ministres, les généraux, et les gros bénéfi- ciers : ou ils n'en savent rien; ou, s'ils en savent quelque chose, ils s'en moquent. Il est assez doux d'avoir ses courtisans dans son antichambre, tandis que les écrivains frondeurs sont dans la rue. Mais les pauvres gens de lettres qui n'ont point d'anti- chambre sont quelquefois fâchés de se voir calomniés par un lettré de la Chine, qui probablement n'a pas plus d'antichambre qu'eux.

Il y a surtout beaucoup de dames nommées par le lettré chi- nois, lequel proteste toujours de son respect pour le beau sexe. C'est un sûr moyen de vendre son livre. Les dames, à la vérité, ont de quoi se consoler; mais les malheureux auteurs vilipendés n'ont pas les mêmes ressources.

TROISIÈME HONiN'ÈTETÉ.

Le gazetier ecclésiastique ' outrage pendant trente ans, une fois par semaine, les plus savants hommes de l'Europe, des pré- lats, des ministres, quelquefois le roi lui-même ; mais le tout en citant l'Écriture sainte. Il meurt inconnu, ses ouvrages meurent aussi ; et il a un successeur.

QUATRIÈME HONNÊTETÉ.

Un autre gazetier joue dans la littérature le même rôle que l'écrivain des nouvehes ecclésiastiques a joué dans l'Église de

1. La première édition est de 1705. 4. Page 89. {Note de Voltaire.)

2. Page 21. [Note de Voltaire.) 5. Voyez les notes, tome XXI, p. 419,

3. Pages 69 et 70. {Id.) et tome XXIII, page 4G0.

124 LES HONNÊTETÉS

Dieu: c'est l'abbé Desfontaines \ cîiassé pour ses mœurs de cette Société de Jésus,'chassée de France pour ses intrigues. Il met en vers des psaumes, et on ne lit point ses vers; il meurt de faim, et il décliirc pour vivre tous ceux qui se font lire, et il le déclare; il est enfermé à Bicêtre, et il fait des feuilles à Bicêtre ; enfin il a un successeur aussi-. Ce successeur est l'Elisée decetÉlie, chassé comme lui des jésuites, mis à Bicêtre comme lui, passant de Bicêtre au For-1'Évêque et au Cliâtelet, couvert d'opprobres publics et secrets, osant écrire et n'osant se montrer. Le nom de Fréron est devenu une injure ; et cependant il aura aussi un successeur ^ dont les sots liront les feuilles en province pour se former l'esprit et le cœur''.

CINQUIÈME HONNÊTETÉ,

L'abbé de Caveyrac, dans sa belle apologie de la révocation de l'édit de Nantes, et dans celle de la Saint-Bartliélemy, traite comme des coquins environ douze cent mille personnes qui vivent paisiblement en France sous le nom de nouveaux conver- tis. Il tombe ensuite sur les av ocats ; il décbire les gens de lettres; il calomnie le ministère. Il se ferait beaucoup d'amis s'il n'avait pas trop peu de lecteurs.

SIXIÈME HONNÊTETÉ.

Un bomme de province ^ sollicite une place dans un corps respectalile d'une capitale, et l'obtient ; et pour tout remercie- ment, il dit à ses confrères qu'eux et tous ceux qui aspirent à l'être sont des extravagants, des ennemis de l'État et de la reli- gion, et même des gens sans goût, qui ne lisent point ses can- tiques.

Mon correspondant ne me dit point dans quel pays s'est passée cette aventure. Je soupçonne que c'est en Amérique. Il ajoute que ce discours du récipiendaire produisit quelques mauvaises

1. Voyez tome XXH, page 380; XXIH, 25,31, 34.

2. Fréron; voyez tome XXIV, page 181.

3. Voltaire a été prophète; Fréron a eu un successeur dans l'abbé Geoffroy (Julien-Louis), à Rennes en 1743, mort en 1814; à la mort de Fréron, il le remjilaça dans la rédaction de V Année littéraire. De 1800 à 1814, il a donné, dans le Journal des Débats, un grand nombre d'articles il se montra toujours acharné contre V'oltaire. (B.)

4. Voyez la note 1, tome IX, page 138.

5. J.-J. Lefranc de Pompignan ; voyez tome XXIV, page Hl.

I

LITTÉRAIRES. 425

plaisanteries, qu'il faut pardonner aux intéressés. Heureux ceux qui, lorsqu'ils sont outragés, se contentent de rire ! Vous savez, mon cher lecteur, que le public est alerte sur les fautes des gens de lettres comme sur l'orgueil, l'avarice, et les petites paillardises qu'on a quelquefois reprochées aux moines. Plus un état exige de circonspection, plus les faiblesses sont remarquées; et si les moines ont fait vœu de chasteté, d'humilité, et de pauvreté, les gens de lettres semblent avoir fait vœu de raison.

SEPTIÈME HONNÊTETÉ.

Lorsque le R. P. La Valette S alias Duclos, alias Lefèvre, eut fait sa première banqueroute, ad majorem Societatis gloriam ; lors- que des imprimeurs huguenots eurent rafraîchi les premières pages d'une vieille édition du R. P. Rusembaum-, que l'on fit passer pour nouvelle, et qu'ils eurent ainsi jeté, sans le savoir, la première pierre qui a servi à lapider la Société de Jésus ; lors- que ces Pères écrivaient en faveur de leur corps tant de petits livres qu'on ne lit plus ; lorsque quelques prélats, s'imaginant que la Société de Jésus était immortelle et invulnérable, lui firent leur cour très-maladroitement par quelques écrits ; lorsque le bourreau brûla, selon son usage, une belle lettre du révérendis- sime père en Dieu Jean-George Lefranc, évêque du Puy en Velay^ il y eut alors une inondation de brochures, et autant d'injures de part et d'autre qu'il y avait de jésuites en France...

La principale honnêteté fut entre les révérends pères domini- cains et les révérends pères jésuites. Les jésuites, dans un écrit intitulé Lettre d'un homme du monde à un théologien, page k, com- plimentèrent les jacobins sur leur frère Politien de Montepul- ciano *, qui , dit-on , empoisonna avec une hostie le méchant empereur Henri VII; sur le bienheureux Jacques Clément, ainsi nommé par la Ligue ; sur Edmond Bourgoin son prieur ; sur frères Pierre Argier et Ridicouse, roués tous deux à Paris.

Les jacobins répondirent à ce compliment par une longue énumération des martyrs de la Société ; et cette liste ne finissait

1. Voyez tome XVI, page 100.

2. Voyez tome XII, page 559.

3. Lefranc de Pompignan (J.-G.), lors de la destruction des jésuites, fit une Lettre écrite au roi par M. l'évéque D. P. sur l'affaire des jésuites ; lld, in-12 de 43 pages. Il est à croire que c'est cet opuscule dont le faux-titre porte : Lettre d'un évêque au roi, que Voltaire désigne ici. (B.)

4. Voyez tome XI, pages 530-315 et XIII, 387.

126 LES HONNÊTETÉS

point. Les deux partis appelèrent à leur secours saint Thomas d'Aquin. Il s'agissait de le bien entendre, et c'est le grand effort de la théologie. Les uns et les autres convenaient des paroles. Ils avouaient que saint Thomas a dit, liv. II, quest. /i2, art. 2 :

Que ceux qui délivrent la multitude d'un méchant roi sont très-louahles ;

Que le mauvais prince est le seul séditieux ;

Qu'il y a des cas celui qui le tue mérite récompense ;

Que, selon le même saint Thomas d'Aquin, liv. II, quest. 12, un prince qui a apostasie n'a plus de droit sur ses sujets ;

Que, s'il est excommunié, ses sujets sont ipso facto délivrés de leur serment de fidélité, cjus subdlti juramento fulelitatis liber ail siint;

Que comme il est permis de résister aux larrons , il est per- mis de résister aux mauvais princes ; ut slcut licet reslstere latro- nibus, ita licet in tali casii reslstere mails princlinbus. Liv. II, quest. 69.

Tout cela se trouve, avec beaucoup d'autres choses également édifiantes, dans V Appel à la raison imprimé en 1762, sous le titre de Bruxelles ^ .

On prétend que chez les jacobins, quand il meurt un docteur en théologie, on met une bible- de saint Thomas dans sa bière. Des profanes, ayant lu ces grandes questions dans saint Thomas ■d'Aquin, ont prétendu qu'il eût été à désirer, pour la tranquillité publique, que toutes les Sommes de ce bonhomme eussent été enterrées avec tous les jacobins. Mais ce sentiment me paraît un peu trop dur.

Après cette dispute , qui intéressa vivement dix ou douze lec- teurs, il en survint une autre entre les mêmes combattants, au sujet du livre De Matrimonio, du révérend père Sanchez '\ regardé en Espagne et par tous les jésuites du monde comme un Père de l'Église. Cette dispute se trouve à la page 262 du Nouvel Ajjpel à la raison'', et il faut avouer que la raison doit être bien étonnée qu'on soumette un pareil procès à son tribunal.

4. Appel à la raison des écrits et libelles publiés par la passion contre les jésuites de France; Bruxelles, 1762, in-12, daté du 15 avril. Une nouvelle édition de la même année, dont chacune des deux parties a sa pagination, est augmentée. VAppel est attribué au P. Balbani. C'est à Caveyrac que l'on attribue le Nouvel Appel à la raison des écrits et libelles publiés par la passion contre les jésuites de France; 1762, in-12. Le parlement a condamné Caveyrac comme auteur de l'Appel; voyez, tome XXV, la note 1 de la page 6. , 2. To.utes les éditions portent Bible ; mais je pense qu'il faut lire Somme. (B.)

3. Voltaire a déjà parlé de Sanchez, tome XXIV, page 98 ; mais c'est pour un passage autre que celui dont il est question ici.

4. Voyez, ci-dessus, la note 1. ,

1

LITTÉRAIRES. 427

On y discute trois questions tout à fait intéressantes : la pre- mière, quando vas innaturale usurpatur; la seconde, quando semi- natio non est simuUanea; la troisième, quando scminatio est extra vas^. Ma pudeur et mon grand respect pour les dames m'em- pêchent de traduire en français cette dispute théologique. J'ai prétendu me borner à faire Toir combien les théologiens sont quelquefois honnêtes.

HUITIÈME HONNÊTETÉ.

Un homme d'un génie vaste, d'une érudition immense, d'un travail infatigable, et dont le nom perce dans l'Europe du sein de la retraite la plus profonde ^ entreprend le plus grand et le plus difficile ouvrage dont la littérature ait jamais été honorée ; le meilleur géomètre de la France se joint à lui. Ce géomètre ', qui unit à la délicatesse de Fontenelle la force que Fontenelle n'a pas , donne un plan de cette célèbre entreprise , et ce plan vaut lui seul une Encyclopédie. Un homme d'un nom illustre, qui s'est consacré aux lettres toute sa vie, physicien exact , métaphy- sicien profond, très-versé dans l'histoire et dans les autres genres*, fait lui seul près du quart de cet ouvrage utile ; des hommes savants, des hommes de génie, s'y dévouent; d'anciens militaires, d'anciens magistrats, d'habiles médecins, des artistes même, y travaillent avec succès, et tous dans la vue de laisser à l'Europe le dépôt des sciences et des arts, sans aucun intérêt, sans vain amour-propre. Ce n'est que malgré eux que le libraire a publié leurs noms. M. de Voltaire surtout avait prié que son nom ne parût point. Quelle a été la reconnaissance de certains hommes, soi-disant gens de lettres, pour une entreprise si avantageuse à eux-mêmes? Celle de la décrier, de diffamer les auteurs, de les poursuivre, de les accuser d'irréligion et de lèse-majesté ^

NEUVIÈME HONNÊTETÉ.

Maître Abraham^ Chaumeix (je ne sais qui c'est), ayant demandé à travailler à ce grand ouvrage, et ayant été éconduit,

1. Ce que Voltaire donne ici comme troisième question fait partie de la seconde. Mais une troisième question est en effet traitée en même temps par Sanchez ; c'est celle-ci : Quando { scminatio) est extra (vas naturale) ratione impoten. tiœ. (B.)

2. Diderot. 5. Voj^ez tome XXIV, pages 409 et su iv.

3. D'Alembert. G. Voyez tome XVII, page 5; et tome

4. Jaucourt. XX, page 321.

128 LES HONNÊTETÉS

comme de raison, ne manqua pas de dénoncer juridiquement les auteurs. Il soupçonne que celui qui a principalement contri- bué à le faire refuser a composé l'article Ame , et que puisqu'il est son ennemi il est athée; il le dénonce donc juridiquement comme tel. Il se trouve que l'auteur de l'article est un bon doc- teur de Sorbonne très-pieux ^ Il est très-étonné d'apprendre qu'il est accusé de nier l'existence de Dieu et celle de l'âme ; et il con- clut que si Abraham Ghaumeix a une àme, elle est un peu dure et fort ignorante.

Abraham, pour se dépiquer, va se faire maître d'école à IMoscou. Que son âme y repose en paix !

DIXIÈME HONNÊTETÉ.

Un gentilhomme de Bretagne, qui a fait des comédies char- mantes-, nous a donné des anecdotes très-curieuses sur la ville de Paris et sur l'histoire de France, imprimées avec privilège, et surtout avec celui de l'approbation publique ; aussitôt les auteurs de je ne sais quelles feuilles^ (car je ne lis point les feuilles) écrivent dans ces feuilles, dédiées à la cour, à douze sous par mois, que l'auteur est incontestablement déiste ou athée, et qu'il est impossible que cela ne soit pas, puisqu'il a dit que Maugiron, Quélus, et Saint-Mégrin, tués sous le règne de Henri III, furent enterrés dans l'éghse de Saint-Paul, et qu'on n'avait pas voulu inhumer une vieille femme dans la rue de l'Arbre-Sec avant qu'on eût vu son testament.

Le Breton, qui n'entend point raillerie, fait assigner au Châ- telet les auteurs des feuilles, par-devant le lieutenant criminel, en réparation d'honneur et de conscience, au mois de juin 1763. Les folliculaires civilisent l'affaire, et sont forcés de demander pardon de leur incivilité.

ONZIÈME HONNÊTETÉ.

Un auteur \ qui n'aimait pas ceux du grand et utile ouvrage dont on a déjà parlé, les prostitue sur le théâtre, et les introduit

1. L'abbé Yvon, docteur de Sorbonne, chanoine de Coulances, mort vers 1784. 2i Saint-Foix, auteur des Essais sur Paris. Voyez tome XX, page 323.

3. Ce sont les auteurs du Journal chrétien. Or, ce journal n'étant pas bon, ■bn a dit-qu'il était mauvais chrétien. {Xote deVoltaire.)

4. Palissot, auteur de la comédie des Philosophes ; voyez, tome X, une note du Russe à Paris.

LITTÉRAIRES. 429

Tolant dans la poche. Ce n'est pas ainsi que Molière a peint Tris- sotin et Vadius, On me dira que des galériens du temps du roi Charles VII, condamnés pour crime de faux, ayant obtenu leur grâce de leur bon roi, lui volèrent tout son bagage, comme il est rapporté dans l'abbé TrithêmeS page 329-; mais on m'avouera que ceux qui font aujourd'hui honneur à la littérature française ne sont point des coupeurs de bourses, et que d'ailleurs ce trait n'est pas assez plaisant.

DOUZIÈME HO-\NÊTETÉ.

Des folliculaires à la petite semaine ont imprimé que M. d'A- lembert est un Rabzacès, un Philistin, un Amorrhéen, une bête puante : je ne sais pas précisément pourquoi ; mais Rabzacès signifie grand échanson en syriaque. Or .AI. d'Alembert n'est pas un grand échanson, c'est même l'homme du monde qui verse le moins à boire. Il ne peut être à la fois Rabzacès, Syrien, Philis- tin ou Amorrhéen; il n'est ni bête ni puant; je sais seulement qu'il est un des plus grands géomètres, un des plus beaux es- prits et une des plus belles âmes de l'Europe : ce qu'on n'a jamais dit de Rabzacès.

1. Tout est parti. La horde griffonnante Sous le drapeau du gazetier de Nante, D'une main prompte et d'un zèle empressé. Pendant la nuit avait débarrassé

Notre bon roi de son leste équipage. Ils prétendaient que pour de vrais guerriers, Selon Platon, le luxe est peu d'usage. Puis s'esquivant par de petits sentiers. Au cabaret la proie ils partagèrent. par écrit doctement ils couchèrent Un beau traité, bien moral, bien chrétien, Sur le mépris des plaisirs et du bien. On y prouva que les hommes sont frères, Nés tous égaux, devant tous partager Les dons de Dieu, les humaines misères, Vivre en commun pour se mieux soulager. Ce livre saint, mis depuis en lumièje. Fut enrichi d'un pieux commentaire Pour diriger el l'esprit et le cœur. Avec préface et l'avis au lecteur.

(iS'ole de Voltaire.^

2. Cette indication de pa^e est une plaisanterie de Voltaire, qui (dans sa Pucelle, chant XX, vers 30), dit:

Ce n'est pas moi, c'est le sage Trithême, Ce digne abbé, qui vous parie lui-même.

Le passage rapporté par Voltaire lui-môme, dans la note précédente, fait au- jourd'hui partie du dix-huitième chant, vers 272 et suivants. Il n'était pas dans l'édition de 17G2 de la Pucelle: mais il avait été publié, en ITCi, dans le volume intitulé Contes de Guillaume Vadé. (B.)

2G. Mélanges. V. 9

130 LLS HONNÊTETÉS

TREIZIÈME HONNÊTETÉ.

Les folliculaires ont eu d'aussi étranges honnêtetés pour M. de Montesquieu et pour M. de Buffon, On a écrit contre l'un des lettres du Pérou S qui n'ont pas être un Pérou pour l'au- teur. On a prouvé à l'autre qu'il était déiste ou athée, cela est égal, parce qu'il avait loué les stoïciens ; et on l'a prouvé tout comme le révérend père Ilardouin, de la Société de Jésus, avait démontré que Pascal, Nicole, Arnauld, et Malebranche-, n'ont jamais cru en Dieu.

Qui méprise Colin n'estime point son roi 3, Et n'a, selon Colin, ni dieu, ni foi, ni loi.

QUATORZIÈME HONNÊTETÉ.

En voici une d'un goût nouveau : Jean-Jacques Rousseau, qui ne passe ni pour le plus judicieux, ni pour le plus conséquent des hommes, ni pour le plus modeste, ni pour le plus reconnais- sant, est mené en Angleterre par un protecteur* qui épuise son crédit pour lui faire obtenir une pension secrète du roi. Jean- Jacques trouve la pension secrète un affront. Aussitôt il écrit une lettre ^ dans laquelle il sacrifie l'éloquence et le goût à son ressentiment contre son bienfaiteur. Il pousse trois arguments contre ce bienfaiteur, M. Hume, et à chaque argument il finit par ces mots : « Premier soufflet, second soufflet, troisième soufflet sur la joue de mon patron. » Ah ! Jean-Jacques ! trois soufflets pour une pension ! c'est trop !

Tudieu, l'ami, sans nous rien dire, Comme vous baillez des soufflets!

{Amphitryon, acte T, scène ii.)

Un Genevois qui donne trois soufflets à un Écossais ! Gela fait trembler pour les suites. Si le roi d'Angleterre avait donné la pension, Sa Majesté aurait eu le quatrième soufflet. G'est un ter-

\. Voltaire veut sans doute parler des Lettres à un Américain sur Vhistoire naturelle de Buffon (par l'abbé de Lignac), 1751. Ces Lettres sont au nombre de douze ; voyez les Cinq Années lit ter air es, de Clément, à la date du 15 mai 1752. (B.)

2. Voj'ez tome XVII, page 472.

3. Boileau, satire ix, vers 305-6.

4. Hume; voyez, ci-devant, la lettre que Voltaire lui adressa le 24 octobre 1766.

5. La lettre de Rousseau est du 10 juillet 1706.

LITTÉRAIRES. 43j

rible homme que ce Jean-Jacques! il prétend, dans je ne sais quel roman intitulé Héloïseon Aloïsia^, s'être battu contre un seigneur anglais de la chambre haute, dont il reçut ensuite Taumône. Il a lait, on le sait, des miracles à Venise; mais il ne fallait pas ca- lomnier les gens de lettres à Paris. Il y a de ces gens de lettres qui n'attaquent jamais personne, mais qui font une guerre bien vive quand ils sont attaqués, et Dieu est toujours pour la bonne cause. Un des offensés s'amusa à le dessiner par les coups de crayon que voici :

Cet ennemi du genre humain, Singe manqué de l'Arétin, Qui se croit celui de Socrate ; Ce charlatan trompeur et vain, Changeant vingt fois son mithridate; Ce basset hargneux et mulin, Bâtard du chien de Diogène, Mordant également la main Ou qui le fesse, ou qui l'enchaîne, Ou qui lui présente du pain.

Les honnêtetés de Jean-Jacques lui ont attiré, comme on le voit, de très-grandes honnêtetés. Il y a de la justice dans le monde, et, pour peu que vous soyez poli, vous trouvez à coup sûr des gens fort polis qui ne sont pas en reste avec vous. Cela compose une société charmante.

QUINZIÈME HONNÊTETÉ.

Une honnêteté nouvelle, et dont on ne s'était pas encore avisé dans la littérature, c'est d'imprimer des lettres sous le nom d'un auteur connu, ou de falsifier celles qui ont couru dans le monde par la trop grande facilité de quelques amis, et d'insérer dans ces lettres les plus énormes platitudes avec les calomnies les plus insolentes. C'est ainsi qu'en dernier lieu on a imprimé à Amster- dam, sous le titre de Genève, de prétendues Lettres secrètes- de l'auteur de la Henriade ; lesquelles lettres, si elles étaient secrètes, ne devaient pas être publiques. Il y a surtout dans ces Lettres secrl'tes un correspondant nommé \e. comte de Bar-sur-Aube, qui est un homme sûr ; mais, comme il n'y a jamais eu de comte

1 . Voyez tome XXIV, page 165.

2. \'oyez V Appel au public, tome XXV, page 579.

,32 LES HONNÊTETÉS

de Bar-sur-Aube, on ne peut pas avoir grande foi à ces Lettres

secrètes. j i.- -

Ensuite le nommé Schneider, libraire d'Amsterdam, a débite, sous le nom de Genève, les Lettres du même homme à ses amis du Parnasse : c'est le titre. Il se trouve que ces œmÂs du Parnasse sont le roi de Pologne, le roi de Prusse, l'électeur palatin, le duc de Bouillon, etc. Outre la décence de ce titre, on fait dire, dans ces lettres, à Fauteur de la Henriade et du Siècle de Louis XIV, qu'à la cour de France il y a d'agréables commères qui aiment Jean- Jacques Rousseau comme leur toutou. On ajoute à ces gentillesses des notes infâmes contre des personnes respectables; et il y a surtout trois lettres à un chevalier de Bruan qui n'a jamais existé, et qu'on appelle mon cher Philinte. L'éditeur doute si ces trois lettres sont de M. de Montesquieu ou de M. de Voltaire, quoique aucun deleurs laquais n'eût voulu lesavoir écrites i. On a déjà dit ailleurs^ que ces bêtises se vendent à la foire de Leipsick, comme on vend du vin d'Orléans pour du vin de Pontac. Il est bon d'en avertir ceux qui ne sont pas gourmets.

i

SEIZIÈME HONNÊTETÉ.

Il est encore plus utile d'avertir ici que le style simple, sage et noble orné, mais non surchargé de fleurs, qui caractérisait les bons' auteurs du siècle de Louis XIV, paraît aujourd'hui trop froid et trop rampant aux petits auteurs de nos jours; ils croient être éloquents, lorsqu'ils écrivent avec une violence effrénée; ils pensent être des Montesquieu, quand ils ont à tort et à travers insulté quelques cours et quelques ministres du fond de leurs crreniers, et qu'ils ont entassé sans esprit injure sur injure; ils èroient être des Tacite, lorsqu'ils ont lancé quelques solécismes audacieux à des hommes dont les valets de chambre dédaigne- raient de leur parler; ils s'érigent en Gâtons et en Brutus la plume à la main. Les bons écrivains du siècle de Louis XIV ont eu de la force; aujourd'hui, on cherche des contorsions.

1. Voici quelques lignes de la dernière à mon cher Philinte : « 11 est impossible qu'il* y ait un grand homme parmi nos rois, puisqu'ils sont abrutis et avilis dès

le berceau par une foule de scélérats qui les environne, et qui les obsède jusqu'au

tombeau. » . , t, •,,• j t> «*

•C'est ainsi qu'on parle des ducs de Montausier et de Beauvilliers, des Bossuet

et des Fénelon, et de leurs successeurs; cela s'appelle écrire avec noblesse, et

' soutenir les droits de l'humanité. C'est le style ferme de la nouvelle éloquence.

{Note de Voltaire.) Voyez tome XXV, page 583.

2. Voyez tome XXIII, page 513.

LITTÉRAIRES. 433

Qui croirait qu'un gredin ait imprimé en 1752, dans un livre intitulé Mes Pensées^, les mots que voici, et qu'il croyait dans le Trai goût de Montesquieu ?

« Une république qui ne serait formée que de scélérats du premier ordre produirait bientôt un peuple de sages, de con- quérants et de héros. Une république fondée par Cartouche aurait eu de plus sages lois que la république de Solon,

« Ua mort de Charles I" a fait plus de bien à l'Angleterre que n'en aurait fait le règne le plus glorieux de ce prince.

« Les forfaits de Cromwell sont si beaux que l'enfant bien n'entend point prononcer le nom de ce grand homme sans joindre les mains d'admiration. »

Ces pensées ont été pourtant réimprimées, et l'auteur, à la seconde édition, mettait au titre septième édition, pour encourager à lire son livre. Il le dédiait à son frère. Il signait Gonia Palaios. Gonia signifie angle; Palaios, vieux. Son nom en effet est l'Angle- vieux-. Il s'est fait appeler La Beaumelle. C'est lui qui a falsifié les Lettres de madame de Maintenon, et qui a rempli les Mémoires de Maintenon de contes absurdes et des anecdotes les plus fausses.

DIX-SEPTIÈME HO^^^"ÈTETÉ.

On connaît l'histoire du Siècle de Louis XIV. Tout impartial qu'est ce livre, il est consacré à la gloire de la nation française, et à celle des arts, et c'est même parce qu'il est impartial qu'il affermit cette gloire. Il a été bien reçu chez tous les peuples de l'Europe, parce qu'on aime partout la vérité. Louis XV, qui a daigné le lire plus d'une fois, en a marqué publiquement sa satisfaction. Je ne parle pas du style, qui sans doute ne vaut rien; je parle des faits.

Ce même La Beaumelle, dont il a bien fallu déjà faire men- tion, ci-devant précepteur du fils d'un gentilhomme ' qui a vendu Ferney à l'auteur du Siècle de Louis XIV; chassé de la maison de ce gentilhomme, réfugié en Danemark ; chassé du Danemark, réfugié à Berlin ; chassé de Berlin, réfugié à Gotha ; chassé de Gotha, réfugié à Francfort : cet homme, dis-je, s'avise de faire à Francfort l'action du monde la plus honorable à la littérature.

Il vend pour dix-sept louis d'or* au libraire Eslinger une édi-

1. Voyez tome XV, page 100.

2. Angliviel.

3. Budé de Boisy.

4. Voyez tome XV, page 100

134 LES HONNÊTETÉS

tion da Sicclc de Louis XIV, qu'il a soin de falsifier en plusieurs endroits importants, et qu'il enrichit de notes de sa main; dans ces notes, il outrage tous les généraux, tous les ministres, le roi même et la famille royale; mais c'est avec ce ton de supériorité et de fierté qui sied si bien à un homme de son état, consommé dans la connaissance de l'histoire.

Il dit très-savamment que les filles hériteraient aujourd'hui de la partie de la Navarre réunie à la couronne; il assure que le maréchal de Vauban n'était qu'un plagiaire; il décide que la Pologne ne peut produire un grand homme ; il dit que les savants danois sont tous des ignorants, tous les gentilshommes des imbé- ciles, et il fait du brave comte de Plélo un portrait ridicule. Il ajbute qu'il ne se fit tuer à Dantzick que parce qu'il s'ennuyait à périr à Copenhague. Non content de tant d'insolences, qui ne pou- vaient être lues que parce qu'elles étaient des insolences, il attaque la mémoire du maréchal de Villeroi; il rapporte à son sujet des contes de la populace; il s'égaye aux dépens du maréchal de Villars^ Un La Beaumelle donner des ridicules au maréchal de Villars ! Il outrage le marquis de Torcy, le marquis de la Vrillière, deux ministres chers à la nation par leur probité. Il exhorte tous les auteurs à sévir contre M. Chamillart; ce sont ses termes.

Enfin il calomnie Louis XIV au point de dire qu'il empoisonna le marquis de Louvois; et, après cette criminelle démence, qui l'exposait aux châtiments les plus sévères, il vomit les mêmes calomnies contre le frère et le neveu de LouisXIV^

Qu'arrive-t-il d'un tel ouvrage ? De jeunes provinciaux, de jeunes étrangers, cherchent chez des libraires l^Siule de Louis XIV. Le libraire demande si on veut ce livre avec des notes savantes. L'acheteur répond qu'il veut sans doute l'ouvrage complet. On lui vend celui de La Beaumelle.

Les donneurs de conseils vous disent : « Méprisez cette infamie, l'auteur ne vaut pas la peine qu'on "en parle. » Voilà un plaisant avis. C'est-à-dire qu'il faut laisser triompher l'imposture. Non, il faut la faire connaître. On punit très-souvent ce qu'on méprise ; et même, à proprement parler, on ne punit que cela, car tout délit est honteux.

Cependant cet honnête homme ayant osé se montrer à Paris, on s'est contenté de l'enfermer pendant quelque temps à Bicêtrc'';

t. Voyez tome XV, page 120.

2. Voyez tome XIV, page 477; XV, 87,

3. A la Bastille.

125.

Il

LITTERAIRES. i35

après quoi on l'a confiné clans son village, près de Montpellier. Ce La Beaumelle est le même qui a depuis fait imprimer ^ des ie^res falsifiées de M. de Voltaire, à Amsterdam, à Avignon, accom- pagnées de notes infâmes contre les premiers de l'État.

On a toujours du goût pour son premier métier^.

On demande, après de pareils exemples, s'il ne vaut pas mille fois mieux être laquais dans une honnête maison que d'être le bel esprit des laquais ; et on demande si l'auteur d'un petit poëme intitulé le Pauvre Diable n'a pas eu raison de dire*:

J'estime plus ces honnêtes enfants Qui de Savoie arrivent tous les ans, Et dont la main légèrement essuie Ces longs canaux engorgés par la suie; J'estime plus celle qui, dans un coin, Tricote en paix les bas dont j'ai besoin ; Le cordonnier qui vient de ma chaussure Prendre à genoux la forme et la mesure, Que le métier de tes obscurs Frérons ; Maître Abraham et ses vils compagnons * Sont une espèce encor plus odieuse. Quant aux catins, j'en fais assez de cas : Leur art est doux, et leur vie est joyeuse ; Si quelquefois leurs dangereux appas A l'hôpital mènent un pauvre diable, Un grand benêt qui fait l'homme agréable, Je leur pardonne : il l'a bien mérité.

Je cite ces vers pour faire voir combien ce métier de petits barbouilleurs, de petits folliculaires, de petits calomniateurs, de petits falsificateurs du coin de la rue, est abominable : car, pour celui des belles demoiselles qui ruinent un sot, je n'en fais pas tout à fait le même cas que l'auteur du Pauvre Diable ; on doit avoir de l'honnêteté pour elles sans doute, mais avec quelques restric- tions.

DIX-HUITIÈME HONNÊTETÉ.

Le fils d'un laquais de M. de Maucroix, lequel fils fut laquais aussi quelque temps, et qui servit souvent à boire à l'abbé d'OIi-

1. Dans les diverses éditions le volume est intitulé Lettres secrètes de M. de Vol- taire, publiées par M. L. B. Mais il parait certain que l'éditeur fut Robinet, mort en i8i7,et qui peut avoir eu l'intention do faire tomber les soupçons sur La Beaumelle.

2. La Pucelle, chant IX, vers 302.

3. Vers 38(3-402.

436 LES HONNÊTETÉS

vet, s'est élevé par son mérite ; et nous sommes bien loin de lui reprocher son premier emploi dont ce mérite l'a tiré, puisque nous avons approuvé la maxime qu'il vaut mieux être le laquais d'un bel esprit que le bel esprit des laquais. Un jeune homme sans fortune sert fidèlement un bon maître; il s'instruit, il prend un état : il n'y a dans tout cela aucune indignité , rien dont la vertu et l'honneur doivent rougir. Le pape Adrien IV avait été mendiant ; Sixte-Quint avait été gardeur de porcs. Quiconque s'élève a du moins cette espèce de mérite qui contribue à la for- tune ; et pourvu que vous ne soyez ni insolent ni méchant, tout le monde honore en vous cette fortune qui est votre ouvrage.

Cet homme nommé d'Étrée, parce que son père était du village d'Étrée, ayant cultivé les belles-lettres au lieu de cultiver son jar- din, fut d'abord folliculaire, ensuite faiseur d'almanachs, et il mit au jour V Année merveilleuse^ pour laquelle il fut incarcéré ; puis il se fit prêtre, puis il se fit généalogiste ; il travailla chez M. d'Hozier, et en sortit... je neveux pas dire pourquoi ; enfin il obtint un petit prieuré^ dans le fond d'une province. Monsieur le prieur alla se faire reconnaître dans sa seigneurie en 1763; et, comme il est généalogiste, il se fit passer, mais avec circonspec- tion, pour un neveu du cardinal d'Estrées. Il reçut en cette qua- lité une fête assez belle d'une dame qui a une terre dans le voisi- nage, et fut traité en homme qui devait être cardinal un jour.

Comme il n'y a point de maison dans son prieuré, il tenait sa cour dans un cabaret du voisinage. Il écrivit une lettre pleine de dignité et de bonté au seigneur de la paroisse, qui se mêle de prose et de vers tout comme l'abbé d'Étrée. Il avertissait ce voisin qu'un jeune homme de sa maison avait osé chasser sur les terres du prieuré, qui ont, je crois, cent toises d'étendue ; qu'il accor- derait volontiers le droit de chasse à la seule personne du voisin en qualité de littérateur, parce qu'il avait soixante et onze ans, et qu'il était à peu près aveugle ; mais nul autre ne devait effarou- cher le gibier de monsieur le prieur, qui n'a pas plus de gibier que de basse-cour. Le jeune homme qui avait imprudemment tiré à deux ou trois cents pas des terres de l'Église était un gen-

1. On attribue généralement à l'abbé Coyer l'Année merveilleuse, ou les Hommes- femmes, in-12. C'est probablement l'ouvrage imprimé. d'abord sous ce seul titre: V Année merveilleuse (1748), in-4'' de huit pages. M""= du Chàtelet, sans être nommée, y est plaisantée plus d'une fois. Voltaire peut avoir eu ses raisons pour 2!X,tY\bntv' l'Année merveilleuse à l'abbé d'Étrée ou Destrée, ami de Desfontaines, à Reims, mais mort on ne sait quand, ni où. D'après les divers petits écrits qu'elle fit naître, il est démontré que l'Année merveilleuse est d'un abbé. (B.) 2. Le prieuré de Neufville en Champagne.

LITTÉRAIRES. 437

tilhomme qui ne crut point devoir de réparation. Autre lettre de monsieur le prieur au voisin ; pas plus de réponse à cette seconde qu a la première.

Mon homme part en méditant une noble vengeance. Il va en Picardie chez un seigneur à la généalogie duquel il travaillait. Un magistrat considérable du parlement de Paris était dans le voisinage. M. l'abbé d'Étrée accuse auprès de ce magistrat celui qui n'avait pu lui écrire une lettre

D'avoir fait un gros livre,, un livre abominable, Un livre à mériter la dernière rigueur, Dont le fourbe a le front de le faire l'auteur.

(Voyez le Misanthrope, acte V '.)

Voilà monsieur le prieur qui triomphe, et qui écrit à un inten- dant de ses États : « Il est perdu, il ne s'en relèvera pas, son affaire est faite. » Il se trompa ; mais on a lieu d'espérer qu'il réussira mieux une autre fois.

Pauvres gens de lettres, voyez ce que vous vous attirez, soit que vous écriviez, soit que vous n'écriviez pas. Il faut non-seu- lement faire son devoir, taliter qualiter, comme dit Rabelais, et dire toujours du bien de monsieur le prieur; mais il faut encore ré- pondre aux lettres qu'il vous écrit. Cette néghgence a ulcéré quel- quefois plus d'un grand cœur ; et vous voyez avec quelle noblesse un prieur se venge.

DIX-Î\EUV1ÈME HOANÊTETÉ.

L'auteur de l'Histoire de Charles XII l'avait publiée- environ vingt ans' avant que le P. Barre donnât son Histoire d'Allemagne; cependant le P. Barre jugea à propos de fondre dans son ouvrage presque tout Charles XII, batailles, sièges, discours, caractères, bons mots même. Quelques journalistes ayant entendu parler à quelques lecteurs de cette singulière ressemblance, ne songeant

1. Voyez comme du temps de Molière on était aussi méchant que du nôtre. {Note de Voltaire.) Le texte du Misanthrope, acte V, scène i, est :

11 court parmi le monde un livre abominable. Et de qui la lecture est même condamnable. Un livre à mériter la dernière rigueur, Dont le fourbe a le front de me faire l'auteur.

2. Je supprime ici trois mots: il y a, qui existent, il est vrai, dans toutes les éditions, mais qui forment un non-sens. (B.)

3. Voyez l'Avertissement de Beuchot en tête de l'Histoire de Charles XII, tomeXVL

438 LES HONNÊTETÉS

pas à la date des éditions, et n'ayant pas même lu le P. Barre, qu'on ne lit guère, ne doutèrent pas que M. de Voltaire n'eût volé le P. Barre, ou du moins feignirent de n'en pas douter, et appelèrent l'auteur de Charles XII plagiaire ; mais c'est une baga- telle qui ne mérite pas d'être relevée. Ces petits mensonges sont le profit des folliculaires ; il faut que tout le monde vive.

VINGTIÈME HONNÊTETÉ.

C'est encore un secret admirable que celui de déterrer un poëme manuscrit qu'on attribue à un auteur auquel on veut donner des marques de souvenir, et de remplir ce poëme de vers dignes du postillon, du cocher de Vertamon; d'y insérer des tirades contre Cbarlemagne et contre saint Louis ; d'y introduire au XV* siècle Calvin et Luther, qui sont du xvi*; d'y ghsser quelques vers contre des ministres d'État; et enfin de parler d'amour comme on en parle dans un corps de garde. Les édi- teurs espèrent qu'ils vendront avantageusement ces beaux vers et libelles de taverne, et que l'auteur à qui ils les imputent sera infailliblement perdu à la cour.

Les galants y voyaient double profit à faire: Leur bien premièrement, et puis le mal d' autrui*.

Vous vous trompez, messieurs, on a plus de discernement à Versailles et à Paris que vous ne croyez ; et ceux quibus est xquus et pater et res- ne sont pas vos dupes. On n'imputera jamais à l'auteur d'Alzire ces vers :

Chandos, suant et soufflant comme un bœuf, Cherche du doigt si Jeanne est une fille; « Au diable soit, dit-il, la sotte aiguille! » Bientôt le diable emporte l'étui neuf; Il veut encor secouer sa guenille... Chacun avait son trot et son allure, Chacun piquait à l'envi sa monture, etc.

On a pris la peine de faire environ trois cents vers dans ce goût, et de les attribuer à l'auteur de la Henriade : il y a des vers polir la bonne compagnie, il y en a pour la canaille, et cela est absolument égal pour quelques libraires de Hollande et d'Avignon,

1. La Fontaine, livre IX, fable xvir, vers 12-13.

2. Horace, Art poét., 248.

LITTÉRAIRES. 439

Pour mieux connaître de quoi la basse littérature est capable, il faut savoir que les auteurs de ces gentillesses, ayant manqué leur coup, firent à Liège une nouvelle édition du même ouvrage, dans lequel ils insérèrent les injures qu'ils crurent les plus pi- quantes contre M'"* de Pompadour ^ Ils lui en firent tenir un exem- plaire, qu'elle jeta au feu; ils lui écrivirent des lettres anonymes, qu'elle renvoya à l'homme qu'ils voulaient perdre. C'est une grande ressource que celle des lettres anonymes, et fort usitée chez les âmes généreuses qui disent hardiment la vérité : les gueux de la littérature y sont fort sujets, et celui qui écrit ces mémoires in- structifs conserve quatre-vingt-quatorze ^ lettres anonymes qu'il a reçues de ces messieurs.

VINGT-UNIÈME HONNÊTETÉ.

L'ex-révérend père ex-jésuite Nonotte, aussi amateur de la vérité que Varillas, ou Maimbourg, ouCaveyrac, etc., n'étant pas content apparemment de sa portion congrue, mais suffisante, qu'on donne aux ci-devant frères de la Société de Jésus, se mit en tête, il y a quatre ans, de gagner quelque argent en vendant à un libraire d'Avignon, nommé Fez, une critique des Œuvres de Vol- taire, ou attribuées à Voltaire.

Mais Nonotte, aimant mieux encore l'argent que la vérité, fit proposer à M. de Voltaire de lui vendre pour mille écus son édi- tion, ne doutant pas que M. de Voltaire, craignant un aussi grand adversaire que Nonotte, ne se hàtàtde se racheter par cette petite somme, après quoi Nonotte et consorts ne manqueraient pas de faire une nouvelle édition de leur libelle, corrigée et aug- mentée.

J'ai, par malheur pour le petit Nonotte, la lettre de Fez en original. Voici la copie mot pour mot ;

« Monsieur,

« Avant que de mettre en vente un ouvrage qui vous est rela- tif, j'ai cru devoir décemment vous en donner avis. Le titre porte : Erreurs de M. de Voltaire sur les faits historiques, dogmatiques, etc., en deux volumes in-12, par un auteur anonyme. En conséquence,

1. Voyez, tome IX, dans les variantes du cliant second de la l'ucelle, les vers :

Toile plutôt cctto heureuse grisette, etc.

2, Voyez, ci-après, la Lettre de M. de VoUaire (datée du 2i avril 17tî7).

ft

140 LES HONNÊTETÉS

je prends la liberté de vous proposer un parti; le voici. Je vous offre mon édition de quinze cents exemplaires à 2 livres en feuille, montant à 3,000 livres. L'ouvrage est désiré universellement. Je vous l'offre, dis-je, cette édition, de bon cœur, et je ne la ferai paraître que je n'aie auparavant reçu quelque ordre de votre part. c( J'ai l'honneur d'être, avec le respect le plus profond,

« Monsieur,

« Votre très-humble et très-obéissant serviteur.

« Avignon, 30 avril 17G'2. »

« Fez, imprim.-libr., à Avignon K

M. de Voltaire, accoutumé à de telles propositions de la part des polissons de la littérature -, fut trop équitable pour acheter une édition aussi considérable à si vil prix. Il fit au libraire Fez son compte net." Il lui fit voir combien Nonotte et Fez perdraient à ce beau marché. Cette lettre fut imprimée par ceux qui impri- ment tout : on dit qu'elle est plaisante ; je ne me connais pas en raillerie, je ne cherche ici que la simple vérité.

VINGT-DEUXIÈME HONNÊTETÉ,

FORT ORDINAIRE.

Je reviens à toi, mon cher Nonotte, et ex-compagnon de Jésus; il faut montrer à quel point tu es honnête et chariiable, combien tu connais la vérité, combien tu l'aimes, et avec quel noble zèle tu te joins à un tas de gredins qui jettent de loin leurs ordures à ceux qui cultivent les lettres avec succès.

As-tu gagné par tes deux volumes les mille écus que tu vou-

1. Voyez, dans la Correspondance générale, la réponse datée du 17 mai 1702.

2. On trouve dans les Mélanges de littérature de M. de Voltaire une lettre semblable d'un nommé La Jonchère, et on y apprend aussi que les savants auteurs de l'Histoire de la régence, et de la Vie du duc d'Orléans régent, ont pris ce La Joncbère pour le trésorier général des guerres, à peu près comme de prétendus esprits fins prennent encore le jeune débauché obscur auteur du Pétrone pour le consul Pétrone, l'imbécile et dégoûtant vieillard Trimalcion pour le jeune empereur Néron, la sotte et vilaine Fortunata pour la belle Poppea, et Encolpe pour Sénèque. In omnibus rébus qui vult decipi decipiatur.{Note de Voltaire.) Voltaire, "n'ayant pas mis son nom aux Honnêtetés littéraires, et voulant faire croire qu'il n'en était pas l'auteur, pouvait se citer. (B.) La lettre de La Jon- chèi'e est dans le Mémoire sur la Satire; voyez tome XXIII, page 58. On peut voir, sur Pétrone, le chapitre xiv du Pyrrhonism,e de l'histoire.

LITTÉRAIRES. 441

lais escamoter à M. de Voltaire par ton libraire Fez ? Je feu fais mon compliment; Garasse n'en savait pas tant que toi, et le con- trat mohatra ^ n'approche pas du marché que tu avais proposé. Mais, cher Nonotte, ce n'est pas assez de faire de bons marchés; il faut avoir raison quelquefois.

En attaquant un Essai sur les Mœurs et VEsprit des nations, tu ne devais pas commencer par dire que Trajan, si connu par ses vertus, était un barbare et un persécuteur. Et sur quoi le trouves- tu cruel ? Parce qu'il ordonne qu'o/i ne fasse pas de recherches des chrétiens, et qu'il -permet qu'on les dénonce.

Mais il était très-juste de dénoncer ceux qui, emportés par un zélé indiscret comme Polyeucte, auraient brisé les statues des temples, battu les prêtres, et troublé l'ordre public. Ces fanatiques étaient condamnés par les saints conciles. Un roi aussi bon que Trajan pourrait aujourd'hui, sans être cruel, punir légèrement le chrétien Nonotte s'il était dénoncé comme calomniateur, s'il était convaincu d'avoir publié ses erreurs sous le nom des erreurs d'un autre; d'avoir mis le titre d'Amsterdam, au mépris des or- donnances royales; et d'avoir méchamment et proditoirement médit de son prochain.

On t'a déjà dit - que tu manquais de bonne foi quand tu reprochais à l'auteur de VEssai sur les Mœurs, etc., ces paroles que tu cites de lui : « L'ignorance chrétienne se représente d'ordi- naire Dioclétien comme un ennemi armé sans cesse contre les fidèles. » On a averti, et on avertit encore, que ces mots l'igno- rance chrétienne ne sont dans aucune des éditions de cet ouvrage, pas même dans l'édition furtive de Jean Neaulme. Que dirais-tu, si tu trouvais dans un bon livre l' ignorance de Nonotte ? Mettrais-tu à la place Vignorance chrétienne de Nonotte ? Ne t'exposerais-tu pas aux soupçons qu'on aurait que ce Nonotte, ex-jésuite, est un fort mauvais chrétien puisqu'il calomnie ?

Tu réponds que ce sont des chrétiens mal instruits qui ont dit que Dioclétien avait toujours persécuté, et que par conséquent on peut appeler leur erreur une ignorance chrétienne.

Mon ami, voilà de ta part une ignorance un peu jésuitique. Tu fais une plaisante distinction ; tu allègues une direction d'intention fort comique : il fallait ne point corrompre le texte, avouer ton tort, et te taire. /

1. C'est racheter à vil prix d'une personne Tobjet qu'on lui a vendu fort chère- ment. (B.)

2. Tome XXIV, page 484.

142 LES HONNÊTETÉS

3" Tu continues à canoniser l'action du centurion Marcel, qui jeta son ceinturon, son épée, sa baguette, à la tête de sa troupe, et qui déclara devant l'armée qu'il ne fallait pas servir son em- pereur. Mon ami, prends garde, le ministre de la guerre veut que le service se fasse ; ton Marcel est de mauvais exemple. Sois bon chrétien si tu peux ; mais point de sédition, je t'en prie : souviens- toi de frère Guignard \ et sois sage.

Tu loues encore le bon chrétien qui déchire l'édit de l'empe- reur. Nonotte, cela est fort. Prends garde à toi, te dis-je ; le roi n'aime pas qu'on déchire ses édits, il le trouverait mauvais. Sais- tu bien que c'est un crime de lèse-majesté au second chef? Tu apportes pour raison que cetédit était injuste. Était-ce donc à ce chrétien à décider de la légitimité d'un arrêt du conseil ? en serions-nous si chaque jésuite ou chaque janséniste prenait cette liberté ?

h" Petit Nonotte, rabâcheras-tu toujours les contes de la légion thébaine, et du petit Romanus, bègue ^ dont on ne put arrêter le caquet dès qu'on lui eut coupé la langue ? Faut-il encore t'ap- prendre qu'il n'y a jamais eu de légion thébaine, que les empe- reurs romains n'avaient pas plus de légion égyptienne que de légion juive ; que nous avons les noms de toutes les légions dans la notice de l'empire, et qu'il n'y est nullement question de Thé- bains ; mais qu'il y avait d'ordinaire trois légions romaines en Egypte ?

Faut-il te redire que les faits, les dates et les lieux, déposent contre cette histoire digne, de Rabelais? Faut-il-te répéter qu'on ne martyrise point six mille hommes armés dans une gorge de montagnes il n'en peut tenir trois cents ? Croies-moi, Nonotte, marions les six mille soldats thébains aux onze mille vierges, ce sera à peu près deux filles pour chacun ; ils seront bien pourvus. Et à l'égard de la langue du petit Romanus, je te conseille de retenir la tienne, et pour cause.

Sois persuadé comme moi que David laissa en mourant vingt-cinq milliards d'argent comptant dans sa ville d'Hershalaïm, j'y consens; obtiens que ta portion congrue soit assignée sur ce trésor royal ; cours après les trois cents renards que Samson atta- cha par la queue; dîne du poisson qui avala Jonas; sers de mon- ture à Ralaam, et parle, j'y consens encore;. mais, par saint Ignace, ne fais pas le panégyrique d'Aod, qui assassina le roi Égion, et de

1. Poursuivi on 1.j90 pour maximes séditieuses, il fut exécuté.

2. Voyez tome XXIV, pages 486 et 487.

1

LITTÉRAIRES. U3

Samuel qui hacha en morceaux le roi Agag parce qu'il était trop gras: ce n'est pas une raison. Vois-tu? j'aime les rois, je les respecte, je ne veux pas qu'on les mette en hachis, et les parle- ments pensent comme moi ; entends-tu, Nonotte ?

Tu trouves qu'on n'a pas assez tué d'Albigeois et de calvi- nistes ; tu approuves le supplice de Jean Hus et de J*érôme de Prague, et celui d'Urhain Grandier, et tu ne dis rien de la mort édifiante du R. P. Malagrida, du R. P. Guignard, du R. P. Garnet, du R. P. Oldcorn, du R. P. Creton. Hé, mon ami, un peu de justice!

Ne t'enfonce plus dans la discussion de la donation de Pépin ; doute, ami Nonotte, doute ; et, jusqu'à ce qu'on t'ait mon- tré l'original de la cession de Ravenne, doute, dis-je. Sais-tu bien que Ravenne en ce temps-là était une place plus considérable que Rome, un beau port de mer, et qu'on peut céder des domaines utiles en s'en réservant la propriété ? Sais-tu bien qu'Anastase le bibliothécaire est le premier qui ait parlé de cette propriété ? Croira-t-on de bonne foi que Charlemagne eût parlé, dans son testament, de Rome et de Ravenne comme de villes à lui appar- tenantes si le pape en avait été le maître absolu ?

J'avoue que saint Pierre écrivit une belle lettre à Pépin du haut du ciel, et que le saint pape envoya la lettre au bon Pépin, qui en fut fort touché ; j'avoue que le pape Etienne vint en France pour sacrer Pépin, qui ravissait la couronne à son maître, et qui s'était déjà fait sacrer par un autre saint ; j'avoue que le pape Etienne étant tombé malade à Saint-Denis fut guéri par saint Pierre et par saint Paul, qui lui apparurent avec saint Denis, suivi d'un diacre et d'un sous-diacre ; j'avoue même, avec l'abbé de Vertot, que le pape, qui avait enfermé dans un couvent Carlo- man, frère de Pépin, dépouillé par ce bon Pépin, fut soupçonné d'avoir empoisonné ce Carloman pour prévenir toute discussion entre les deux frères.

J'avoue encore qu'un autre pape trouva depuis, sur l'autel de la cathédrale de Ravenne, une lettre de Pépin qui donnait Ra- venne a\] saint-siége ; mais cela n'empêche pas que Charlemagne n'ait gouverné Ravenne et Rome. Les domaines que les archevê- ques ont dans Reims, dans Rouen, dans Lyon, n'empêchent pas que nos rois ne soient les souverains de Reims, de Rouen, et de Lyon.

Apprends que tous les bons publicistes d'Allemagne mettent aujourd'hui la donation de la souvoraineté de l'exarchat par Pépin avec la donation de Constantin. Apprends que la méprise vient

444 LES HONNÊTETÉS

de ce que les premiers écrivains, aussi exacts que toi, ont con- fondu patrimonimn Pétri et Paull avec dominium impériale. Tu dois savoir, ex-jésuite Nonotte, ce que c'est qu'une équivoque.

bien ! parleras-tu encore des bigames et trigames de la première race^? Un jésuite ferme-t-il la bouche à un autre jésuite? Sufûra-t-il de. Daniel pour confondre Nonotte? Lis donc ton Daniel, quoiqu'il soit bien sec. Lis la page 110 du premier volume m-k° ; lis, Nonotte, lis, et tu trouveras que le grand Théo- debert épousa la belle Deuterie, quoique la belle Deuterie eût un mari, et que le grand Théodebert eût une femme, et que cette femme s'appelait Visigarde, et que cette Visigarde était fille d'un roi des Lombards nommé Vacon, fort peu connu dans l'histoire; tu verras que Théodebert imitait en cette bigamerie ou bigamie soji oncle Glotaire ; et voici les propres mots de Daniel :

(c Théodebert ne faisait en cela rien de pis que son oncle Glotaire, qui avait épousé la femme de Clodomir son frère, peu de temps après la mort de ce prince, quoiqu'il eût déjà une autre femme ; et il en eut trois pendant quelque temps, dont deux étaient sœurs. »

Cela n'est pas trop bien écrit, et tu ne pourras approuver ce style, à moins que tu n'aimes ton prochain comme toi-même ; mais, mon ami, si Daniel écrit mal, il dit au moins ici la vérité, et c'est la différence qui est entre vous deux.

Je veux te conter une anecdote au sujet des bigames. Le lord Cowper, grand chancelier d'Angleterre, épousa deux femmes qui vécurent avec lui très-cordialement dans sa maison. Ce fut le meilleur ménage du monde. Ce bigame écrivit un petit livre sur la légitimité de ses deux mariages, et prouva son livre par les faits. iAI. de Voltaire s'était trompé en racontant cette bigamie; il avait pris le lord Cowper pour le lord Trevor ^. La famihe Trevor l'a redressé avec une extrême politesse; ce n'est pas comme toi, Nonotte, qui te trompes très-impoliment.

9" Mais, mon cher Nonotte, quand tu as fait deux volumes de tes erreurs, que tu appelles les erreurs d'un autre, as-tu pensé qu'on perdrait son temps à répondre à toutes tes bévues? Le public s'amuserait-il beaucoup d'un gros livre intitulé les Erreurs de Nonotte? Je ne veux te présenter qu'un petit bouquet, mais j'ai

i. Voyez tome XIX, page 100; et XXIV, 489.

2. L'édition de 1761 de VEssai sur V Histoire générale (devenu VEssai sur "les Mœurs) est la première dans laquelle Voltaire parle du chancelier bigame. Il l'y nommait en effet Trevor; mais il a" corrigé cette faute. Voyez tome Xlly page 298.

LITTÉRAIRES. US

peine à choisir les fleurs. Voici, en passant, quelques fleurs pour Nonotte.

« Il n'y a point, dis-tu, de couvent en France les religieux aient deux cent mille liyres de rente. » Il est vrai, les pauvres moines n'ont rien ; mais les abbés réguliers ou irréguliers de Cîteaux et de Clairvaux les ont, ces deux cent mille livres ; et je te conseille d'être leur fermier, tu y gagneras plus qu'avec le libraire Fez, L'abbé de Cîteaux a commencé un bâtiment ' dont Tarcliitecte m'a montré le devis : il monte à dix-sept cent mille livres. JNonotte! il y a de quoi faire de bons marchés.

10° Sache que c'est M. Damilaville^, connu des principaux gens de lettres de Paris, s'il ne l'est pas de Nonotte, qui, ayant été indigné de l'insolence et de l'absurdité de ton libelle intitulé les Erreurs, a daigné imprimer ce qu'il en pensait; c'est lui surtout qui a montré qu'il n'y a point de contradiction à dire que Cromwell fut quelque temps un fanatique, puis un politique pro- fond, et enfin un grand homme, et qu'on peut dire la même chose de Mahomet. Sache que Cromwell rançonna, pilla, saccagea, pendant la guerre, et qu'il fit observer les lois pendant la paix ; qu'il ne mit point de nouveaux impôts ; « qu'il couvrit par les qualités d'un grand roi les crimes d'un usurpateur ^ ; » qu'il crai- gnait avec très-grande raison d'être assassiné ; et qu'après avoir pris toutes les précautions pour ne le pas être, il n'en mourut pas moins avec une fermeté connue de tout le monde. M. Damilaville a dit qu'il n'y a rien dans tout cela d'incompatible, et que Nonotte n'a pas le sens commun. A-t-il tort?

11° Que tu es ignorant dans les choses les plus connues! Tu trouves mauvais que le véridique auteur de VEssai sur les Mœurs, etc., dise que le célèbre Guillaume de Nassau, fondateur de la république de Hollande S était comte de l'empire au même titre que Philippe II était seigneur d'Anvers. Tu es tout étonné que ce fameux prince d'Orange soit mis en parallèle avec la maesta del re don Phelippo el discreto *. Tu as raison; Philippe II n'était pas com- parable à un héros. Ils étaient tous deux d'une famihe impériale; ces deux maisons étaient également descendues de braves gen-

1. Voyez tome XXIV, page 291 ; et XXV, 275.

2. Voltaire disait que les Éclaircissements historiques, publiés sans nom d'au- teur, étaient de Damilaville, dont ils portent le nom en 1777 j voyez les notes, tome XXIV, pages 483 et 515.

3. Voyez tome XIV, page 165.

4. Voyez tome XII, page 464.

5. M. A.-A. Renouard a remarqué qu'il y a ici erreur typographique. Les mots écrits en italique sont les uns italiens, les autres espagnols.

26. MÉLANGES. V. 10

U6 LES HONNÊTETÉS

tilshommes. Est-ce parce que l'assassin du défenseur de la liberté se confessa et communia avant d'exécuter son crime que tu trouves Guillaume coupable? Est-ce parce que ce héros résista à toute la puissance d'un poltron hypocrite? Est-ce parce qu'il rendit sept provinces libres que le petit Franc-Comtois Nonotte insulte à sa mémoire?

12" Que tu es ignorant! te dis-je. Tu ne sais pas que le bourg de Livron * en Dauphiné était, une ville du temps de la Ligue ; qu'elle fut détruite comme tant d'autres petites villes. Et quand on fa prouvé qu'elle fut assiégée par Henri III en personne, que le maréchal de camp de Bellegarde conduisit le siège avec vingt- deux pièces de canon en 1574, tu réponds, avec une direction d'intention, que «tu voulais parler de l'état ouest Livron aujour- d'hui, et non de l'état elle était alors ». Il s'agit bien de l'état est Livron aujourd'hui ! et tu ajoutes savamment : « J'ai nommé le commandant Montbrun, qui refusa de rendre la place, » Tu excuses ton ignorance par une nouvelle erreur ; ce n'était pas Montbrun qui .commandait dans cette ville : c'était de Koësses, comme le dit de Thou, liv. XLIX. Tu as tort quand tu critiques ; tu as plus de tort quand tu dis des injures dignes de ton édu- cation; et tort encore peut-être quand tu espères qu'on ne te punira pas.

13° Avec quelle audace peux-tu dire que M. de Voltaire n'a jamais lu la taxe* de la chancellerie de Rome? Viens dans sa bibliothèque, mon ami, les laquais te laisseront entrer pour cette fois-là, et même te feront sortir par la porte-. Tu verras deux exemplaires de ce livre, qu'on ne te prêtera point.

Ik" Tu fais le savant, Nonotte^; tu dis, à propjDS de théologie, que l'amiral Drake a découvert la terre d'Yesso. Apprends que Ôrake n'alla jamais au Japon, encore moins à la terre d'Yesso; apprends qu'il mourut en 1596, en allant à Porto-Bello; apprends que ce fut quarante-huit ans après la mort de Drake que les Hol- landais découvrirent les premiers cette terre d'Yesso, en l&kh; apprends jusqu'au nom du capitaine Martin Jéritson, et de son vaisseau qui s'appelait le Castrécom. Crois-tu donner quelque crédit à la théologie en faisant le marin ? Tu te trompes sur terre et sur mer; et tu t'applaudis de ton livre, parce que tes fautes sont en deux volumes !

i. Voyez tome XII, page 528 ; XXIV, 509.

2. Voyez tome XXIV, page 503.

3. Voyez tome XXIV, page 512.

LITTERAIRES. 147

15° Voyons si tu entends la théologie mieux que la marine. L'auteur de V Essai sur les Mœurs, etc., a dit que, selon saint Thomas d'Aquin, il était permis aux séculiers de confesser dans les cas urgents ; que ce n'est pas tout à lait un sacrement, mais que c'est comme sacrement. Il a cité l'édition et la page de la Somme de saint Thomas ; et là-dessus tu viens dire que tous les critiques conviennent que cette partie de la Somme de saint Thomas n'est pas de lui. Et moi, je te dis qu'aucun vrai critique n'a pu te four- nir celte défaite. Je te défie de montrer une seule Somme de Thomas d'Aquin ce monument ne se trouve pas^ La Somme était en telle vénération qu'on n'eût pas osé y coudre l'ouvrage d'un autre. Elle fut un des premiers livres qui sortirent dos presses de Rome, dès l'an 147i ; elle fut imprimée à Venise en l/(84. Ce n'est que dans des éditions de Lyon qu'on commença à douter que la troisième partie de la Somme fût de lui. Mais il est aisé de recon- naître sa méthode et son style, qui sont ahsolument les mêmes.

Au reste, Thomas ne fit que recueillir les opinions de son temps, et nous avons hien d'autres preuves que les laïques avaient le droit de s'entendre en confession les uns les autres, témoin le fameux passage de Joinville, dans lequel il rapporte qu'il confessa le connétable de Chypre. Un jésuite du moins devrait savoir ce que le jésuite Tolet a dit dans son livre de VInstruction sacerdotale, livre I, chap. xvi : Ni femme, ni laïque ne peut absoudre sans privilège; nec femina, nec laicus, absolvere possunt sine prkilegio . Le pape peut donc permettre aux filles de confesser les hommes, cela sera assez plaisant : tu réjouiras fort Besançon en confessant tes fredaines à la vieille fille que tu fréquentes et que tu endoc- trines. Auras-tu l'absolution ?

Je veux t'instruire en t'apprenant que cette ancienne coutume, cette dévotion de se confesser mutuellement, vient de la Syrie. Tu sauras donc, Nonotte, que les bons Juifs se confessaient quel- quefois les uns aux autres. Le confesseur et le confessé, quand ils étaient bien pénitents, s'appliquaient tour à tour trente-neuf coups de lanières sur les épaules. Confesse-toi souvent, Nonotte ; mais si tu t'adresses à un jacobin, ne va pas lui dire que la Somme de saint Thomas n'est pas de lui ; on ne se bornerait pas à trente- neuf coups d'étrivières. Confesse ta fille, confesse-toi à elle, et elle te fessera plus doucement qu'un jacobin, comme Girard fessait La Cadière, et vice versa.

16° Il me prend envie de t'instruire sur VHistoirc de la Pucellc

1. Voyez, tome XXIV, la note 3 de la page 513.

448 LES HONNÊTETÉS

dVrléans, car î'SiïmG cette pucellc, et bien d'autres l'aiment aussi^. Mais je te renvoie à une dissertation imprimée dans un ouvrage très-connue

Apprends, Nonotte, comme il faut étudier l'histoire quand on ose en parler. Ne fais plus de Jeanne d'Arc une inspirée, mais une idiote hardie qui se croyait inspirée; une héroïne de village, à qui on fit jouer un grand rôle; une brave fille, que des inqui- siteurs et des docteurs firent brûler avec la plus lâche cruauté. Corrige tes erreurs, et ne les mets plus sur le compte des autres. Souviens-toi du capucin qui, étant monté en chaire, dit à ses auditeurs : « Mes frères, mon dessein était de vous parler de l'immaculée conception ; mais j'ai vu affiché à la porte de l'église: Réflexions sur les défauts d'aulrui,V3iV le révérend père de Villiers, delà Société de Jésus ^ Hé, mon ami ! fais des réflexions sur les tiens. Je vous parlerai donc de l'humilité. »

Tu crèves de vanité, Nonotte : on t'a fait l'honneur de ré- pondre ; mais, pour t'inspirer un peu de modestie, sache que l'illustre Montesquieu daigna répondre à l'auteur des Nouvelles ecclésiastiques^ à peu près comme le maréchal de La Feuilladc battit une fois un fiacre qui lui barrait le chemin quand il allait en bonne fortune.

17° Oh ! oh ! Nonotte, tu veux brouiller l'auteur du Siècle de Louis XIV avec le clergé de France. Ceci passe la raillerie. « Il n'y a point, dis-tu à la page 22^1, d'hommes aussi méprisables que ceux qui forment ce corps nombreux. » Et, après avoir proféré ces abominables paroles, tu les imputes à l'auteur du Siècle de ' Louis XIV! Sens-tu bien tout ce que tu mérites, calomniateur Nonotte? - 4

1 Dans l'édition ori-inale des Honnêtetés littéraires de 1767, on lisait: « ... l'aiment aussi. Ce petit morceau sera utile au public qui se soucie fort peu de tes bévues et de tes querelles, mais qui aime l'histoire. Je tirerai les faits d^s auteurs contemporains, des actes du procès de Jeanne d'Arc, et de 1 histoire trt.- curieuse de rOrléanais, écrite par M. le marquis de Luchet -qui « ^^^ P^^ "" Nonotte. Paul Jove, etc. » (voyez tome XXIV, pages 497-503). En reproduisant ce morceau, en 1769, dans le tome X de son édition in-4o, Voltaire avait mi «Il convient de mettre le lecteur au fait de la véritable histoire de Jeanne d Aie sur- nommée la Pucelle. Les particularités de son aventure sont tres-peu connues, et pourront faire plaisir au lecteur. Les voici. Paul Jove, etc. » nu.^tinr,.

C'est avec cette dernière version que le morceau faisait partie des Questions s?yr"rFnciyc/oned(e (au mot Arc), en 1770 et 1775. (B.) / 2. I^LsSeurs de Kehl renvoyaient à l'article Ane du Dtctionnaire iMo- sophique, ils avaient placé ce morceau. (B.) , ,. >

3. Depuis abbé de Villiers, assez mauvais poëte. (Note de \oltave.)

4. Voyez le Remerciement sincère, tome XXIII, page 457.

Jl

LITTÉRAIRES. Ug

L'auteur du Siècle de Louis XIV a toujours révéré le clergé en citoyen; il l'a défendu contre les imputations de ceux qui disent au hasard qu'il a le tiers des revenus du royaume; il a prouvé, dans son chapitre xxxv, que toute l'Église gallicane, séculière et réguhère, ne possède pas au delà de quatre-vingt-dix millions de revenus en fonds et en casuel. Il remarque que le clergé a secouru l'État d'environ quatre millions par an l'un dans l'autre. Il n'a perdu aucune occasion de rendre justice à ce corps.

On trouve, au chapitre iv du Traité de la Tolérance, ces paroles : (( Le corps des évêques en France est presque tout composé de gens de qualité, qui pensent et qui agissent avec une noblesse digne de leur naissance. » Est-ce insulter les évêques de France comme tu les outrages ?

Insulte-t-il les évêques quand il parle de l'évêque de Marseille, dans une ode sur le Fanatisme ^ ?

Belsunce, pasteur vénérable, Sauvait son peuple périssant; Langeron, guerrier secourable, Bravait un trépas renaissant; Tandis que vos lâches cabales, Dans la mollesse et les scandales, Occupaient votre oisiveté De la dispute ridicule Et sur Quesnel et sur la bulle, Qu'oubliera la postérité.

0 ex-jésuite ! c'était rendre justice au digne évêque de Mar- seille; il vous l'a rendue à vous, anciens confrères de Nonotte, à vous. Le Tellier, Lallemant, et Doucin ^, qui faisiez attendre des évêques dans la salle basse, avec le frère Vadblé, tandis que vous fabriquiez la bulle qui vous a enfin exterminés.

0 Nonotte! tu oses dire que l'auteur du Sïccle de Louis XIV iVa. jamais cherché qu'à tourner les papes en ridicule et à les rendre odieux.

Mais vois les éloges qu'il donne à la sagesse d'Adrien P'; vois comme il justifie le pape Honorius, tant accusé d'hérésie; vois ce qu'il dit de Léon IV au tome I" de VEssai sur les Mœurs et l'Esprit des nations^.

« Le pape Léon IV, prenant dans ce danger une autorité que

\. \oyn tome VIII, paRo WO.

2. Voyez tome XXV, page 350.

3. Voyez tome XI, page 318.

130 LES HONNÊTETÉS

les généraux de l'empereur Lothaire semblaient abandonner, se montra digne, en défendant Rome, d'y commander en souverain. Il avait employé les richesses de l'Église à réparer les murailles, à élever des tours, à tendre des chaînes sur le Tibre. Il arma les milices à ses dépens, engagea les habitants de Naples et de Gaïète à venir défendre les côtes et le port d'Ostie, sans manquer à la sage précaution de prendre d'eux des otages, sachant bien que ceux qui sont assez puissants pour nous secourir le sont assez pour nous nuire. Il visita lui-même tous les postes, et reçut les Sarrasins à leur descente, non pas en équipage de guerrier, ainsi qu'en avait usé Goslin, évêque de Paris, dans une occasion encore plus pressante, mais comme un pontife qui exhortait un peuple chrétien, et comme un roi qui veillait à la sûreté de ses sujets. Il était Romain. Le courage des premiers âges de la république revivait en lui dans un temps de lâcheté et de cor- ruption, tel qu'un des beaux monuments de l'ancienne Rome, qu'on trouve quelquefois dans les ruines de la nouvelle, »

Il a poussé l'amour de la vérité jusqu'à justifier la mémoire d'un Alexandre VI contre cette foule d'accusateurs qui prétendent que ce pape mourut du poison préparé par lui-même pour faire périr tous les cardinaux ses convives. Il n'a pas craint de heurter l'opinion publique, et de rayer un crime du nombre des crimes dont ce pontife fut convaincu. Il n'a jamais considéré, n'a chéri, n'a dit que le vrai; il l'a cherché cinquante ans, et tu ne l'as pas trouvé.

Tu es fâché que le pape Renoît XIV lui ait écrit des lettres agréables, et lui ait envoyé des médailles d'or et des agnus par douzaines ! Tu es fâché que son successeur^ l'ait' gratifié, par la protection et par les mains d'un grand ministre, de belles reliques pour orner l'église paroissiale qu'il a bâtie ! Console-toi, Nonotte, et viens-y servir la messe d'un de tes confrères qui est l'aumônier du château. Il est vrai que le maître .ne marchera pas à la proces- sion derrière un jeune jésuite^, comme on a fait dans un beau village de Montauban : il n'est pas de ce goût; mais enfin vous serez deux jésuites.

Srppe premente deo fert deus aller opem.

(OviD., Trist., liv.I, el. ii, 1.)

Enfin, Nonotte, tu emploies l'artillerie des Garasse et des 'Hardouin, xdtima ratio jesuitcmi.m, et aliqucmdo jansenistarwn. Tu

i. Clément XIII.

.lement aiji.

'oyez tome XXIV, page 458.

LITTÉRAIRES. 451

traites d'athée l'adorateur le plus résigné de la Divinité; lu intentes cette accusation horrible contre l'auteur de la Henriade, poëme qui est le triomphe de la religion catholique; tu l'intentes contre l'auteur de Zaïre et (\:Alzive, dont cette même religion est la base; contre celui qui, ayant adopté la nièce du grand Corneille, ne la reçut dans une de ses maisons, située sur le territoire de Genève, qu'à condition qu'elle aurait toutes les facilités d'exercer la reli- gion catholique. Tu le sais, puisque tes complices, pour gagner quelque argent, ont fait imprimer la lettre il est dit expressé- ment que cette demoiselle aura sur le territoire des protestants tous les secours nécessaires pour l'exercice de sa religion. Tu ne songeais pas que tu donnais ainsi des armes contre toi et tes con- sorts.

C'est ainsi que les Nonotte, les Patouillet, et autres Welches, ont traité d'athées les principaux magistrats français, et les plus éloquents : les Monclar, les Chauvelin, les La Chalotais, les Duché, les Castillon, et plusieurs autres. Mais aussi il faut consi- dérer que ces messieurs leur ont fait plus de mal que M. de Voltaire.

Après l'exposé des bévues, des insolences, et des injures atroces prodiguées par Nonotte et par ses aides, quelques lecteurs seront bien aises de savoir quels sont les auteurs de ce libelle, et de tant d'autres libelles contre la magistrature de France. Voici la lettre d'un homme en place, écrite de Besançon le 9 janvier 1767 ; elle peut instruire.

« Jacques Nonotte, âgé de cinquante-quatre ans S est né, à Besançon, d'un pauvre homme qui était fendeur de bois et cro- cheteur. Il paraît à son style et à ses injures qu'il n'a pas dégé- néré. Sa mère était blanchisseuse. Le petit Jacques, ayant fait le métier de son père à la porte des jésuites, et ayant montré quel- que disposition pour l'étude, fut recueilli par eux, et fut jésuite à l'âge de vingt ans. Il était placé à Avignon en 1759. Ce fut qu'il commença à compiler, avec quelques-uns de ses confrères, son libelle contre V Essai sur les Mœurs, etc., et contre vous.

« L'imprimeur Fez en tira douze cents exemplaires. Le débit n'ayant pas répondu à leurs espérances. Fez se plaignit amère- ment, et les jésuites furent obligés de prendre l'édition pour leur compte. Vous daignâtes, monsieur, vous abaisser à réponiire à ce mauvais livre : cela le fit connaître, et a enhardi Nonotte et

1. Claude-François (et non Jacques) Nonotte avait cinquante-six ans -^n I7(i7. en 1711, il est mort on 1793. (li.)

152 LES HONNÊTETÉS

ses associés à en faire une seconde édition pleine d'injures les plus méprisables à la fois et les plus punissables. Le parti jésui- tique a fait imprimer cette édition clandestine à Lyon, au mépris des ordonnances.

« Nonotte est actuellement toléré et ignoré dans notre ville. 11 demeure à un troisième étage, et il gouverne despotiquement une vieille fille imbécile qui vous a écrit une lettre anonyme. 11 dit qu'il s'occupe à un Dictionnaire antiphilosophique ^ qui doit paraître cette année. Je crois en effet qu'il en fera un antiraison- nable. Vous voyez que les membres épars de la vipère coupée en morceaux ont encore du venin. Ce misérable est un excrément de collège qu'on ne décrassera jamais, etc. » Nous conservons l'original de cette lettre. *Si Nonotte a ses censeurs, il a aussi des gens de bon goût pour partisans. M. de Voltaire a reçu une lettre datée de Henne- bon en Bretagne, le 18 novembre 1766, signée le chevalier Brûlé. 11 a bien voulu nous la communiquer ; la voici : elle est en beaux vers.

L'orgueil du philosophe avait bercé Voltaire

Dans la flatteuse idée, mais par trop téméraire,

De mériter un nom par-dessus tous les noms.

Le voilà bien déchu de sa présomption;

David avec sa fronde a terrassé Goliath.

Et puis qu'on dise qu'il n'y a plus de Welches en France. Le chevalier de Brûlé est apparemment un disciple, de Nonotte. Les , jésuites n'élevaient-ils pas bien la jeunesse?

PETITE DIGRESSION

Qui contient une réflexion utile sur une partie des vingt-deux honnêtetés précédentes.

Quelle est la source de cette rage de tant de petits auteurs, ou ex-jésuites, ou convulsionnistes, ou précepteurs chassés, ou petits collets sans bénéfices, ou prieurs, ou argumentant en théo- logie, ou travaillant pour la comédie, ou étalant une boutique de feuilles, ou vendant des mandements et des sermons ? D'où vient qu'ils attaquent les premiers hommes de la littérature avec une fureur si folle? Pourquoi appellent-ils toujours les Pascal

1. L'ouvrage de Nonotte, qui ne parut que cinq ans après, est intitulé Diction- naire philosophique de la relirjion: voyez l'Avertissement de Beuchot en tête du Dictionnaire philosophique, tome XVII, page x.

LITTÉRAIRES. 153

porte d'enfer; les Nicole, loup ravissant, et les d'Alembert, béte puante^? Pourquoi, lorsqu'un ouvrage réussit, crient-ils toujours à l'hérctique, au déiste, à l'athée? La prétention au bel esprit est la grande cause de cette maladie épidémique.

Ce n'est certainement pas pour rendre service à la religion catholique, apostolique et romaine, qu'ils crient partout que les premiers mathématiciens du siècle, les premiers philosophes, les plus grands poètes et orateurs, les plus exacts historiens, les ma- gistrats les plus consommés dans les lois, tous les officiers d'ar- mée qui s'instruisent, ne croient pas à la religion catholique, apostolique et romaine, contre laquelle les portes de l'enfer ne prévaudront jamais-. On sent hien que les portes de l'enfer pré- vaudraient s'il était vrai que tout ce qu'il y a de plus éclairé dans l'Europe déteste en secret cette religion. Ces malheureux lui rendent donc un funeste service, en disant qu'elle a des ennemis dans tous ceux qui pensent.

Ils veulent eux-mêmes la décrier en cherchant des noms célè- bres qui la décrient. Il est dit dans les Erreurs de Nonotte, renfor- cées par un autre homme de bien qui l'a aidé, page 118, « qu'à la vérité M. de Voltaire n'attaque point l'autorité des livres divins, qu'il montre môme pour eux du respect ; mais que cela n'em- pêche point qu'il ne s'en moque dans son cœur»; et delà il con- clut que tout le monde en fait autant, et que lui Nonotte pourrait bien s'en moquer aussi avec une direction d'intention.

Ah! impie Nonotte ! blasphémateur Nonotte! Prions Dieu, mes frères, pour sa conversion.

Ce qui damne principalement Nonotte, Patouillet, et consorts, est précisément ce qui a traduit frère Berthier en purgatoire : c'est la rage du bel esprit. Croiriez-vous liien, mes frères, que Nonotte, dans son libelle théologique, trouve mauvais que l'au- teur du Siècle de Louis A7Fait mis Quinault au rang des grands hommes? Nonotte trouve Quinault plat : quoi! tu n'aimes pas l'auteur A'Atys et d'Armide! tant pis, Nonotte; cela prouve que tu as l'âme dure, et point d'oreille, ou trop d'oreille.

Non sa quel clie sia amor, non sa che vaglia La caritade, c quindi avvien che i Preti Sono si ingordi e si ciudel can^glia.

(Arioste, Satire sur le Mariage'.)

1. Voyez la Douzième Honnêteté, page 129.

2. « Et portœ inferi non pracvalebiint advcrsus cam. » (Mattli.. xvr, IS.)

3. Voyez tome XXI, page 477.

154 LES HONNÊTETÉS

Voilà donc l'ex-révérend Nonotte qui, dans un livre dogma- tique, pèse le mérite de Quinault dans sa balance. Monsieur l'évêque du Puy en A^elay^ adresse aux habitants du Puy en Velay une énorme pastorale, dans laquelle il leur parle de belles- lettres : Soyez donc philosophes, mes chers frères, dit-il aux chau- dronniers du Velay, à la page 229. Mais remarquez qu'il ne leur parle ainsi, par l'organe de Cortiat, secrétaire, qu'après leur avoir parlé de Perrault, de Lamotte, de l'abbé Terrasson, de Boindin; après avoir outragé la cendre de Fontenelle ; après avoir cité Bacon, Galilée, Descartes, Malebranche, Leibnitz, Newton, et Locke. La bonne compagnie du Puy en Velay a pris tous ces gens-là pour des Pères de l'Église. Cortiat, secrétaire, examine, page 23, si Boileau n'était qu'un versificateur; et, page 77, si les corps gravitent vers un centre. Dans le mandement, sous le nom de J.-F. -, archevêque d'Auch, on examine si un poète doit se borner à un seul talent, ou en cultiver plusieurs.

Ah ! messieurs, non erat his locus ^ Vos troupeaux d'Auch et du Velay ne semêlent ni de vers ni de philosophie ; ils ne savent pas plus que vous ce que c'est qu'un poète et qu'un orateur. Parlez le langage de vos brebis.

Vous voulez passer pour de beaux esprits , vous cessez d'être pasteurs ; vous avertissez le monde de ne plus respecter votre caractère. On vous juge comme on jugeait Lamotte et Terrasson dans un café. Voulez-vous être évêques , imitez saint Paul : il ne parle ni d'Homère, ni de Lycophron; il ne discute point si Xéno- phon l'emporte sur Thucydide; il parle de la charité. La charité, dit-il, est patiente^ ; êtes-vous patients? e//e est bénigne; ètes-YOUS bénins? elle n'est point ambitieuse; n'avez-vous point eu l'envie de vous élever par votre style? elle n'est point méchante; n'avez-vous mis ou laissé mettre aucune malignité dans vos pastorales?

Beaux pasteurs! paissez vos ouailles en paix; et revenons à nos moutons, à nos honnêtetés littéraires.

1. J.-G. Lefranc de Pompignan; voyez tome XXV, page 1.

2. J.-F. de Montillet ; voyez tome XXV, page 469.

3. Horace, Art. poet., \9.

4. I. aux Corinth., xui, 4-5. *

i

LITTERAIRES. 155

VINGT-TROISIÈME HONNÊTETÉ,

DES PLUS FOUTES.

Un ex-jésuite, nommé Patouillot (déjà célébré dans cette diatribe 1), homme doux et pacifique, décrété de prise de corps à Paris pour un libelle très-profond contre le parlement, se réfugie à Auch, chez l'archevêque, avec un de ses confrères. Tous deux fabriquent une pastorale en 1764, et séduisent l'archevêque jus- qu'à lui faire signer de son nom J,-F. cet écrit apostolique qui attaque tous les parlements du royaume ; et voici surtout comme la pastorale s'explique sur eux, page 48 : « Ces ennemis des deux puissances mille fois abattus par leur concert, toujours relevés par de sourdes intrigues, toujours animés de la rage la plus noire, etc. » Il n'y a presque point de page ces deux jésuites n'exhalent contre les parlements une rage qui parait d'un noir plus foncé. Ce libelle diffamatoire a été condamné, à la vérité, à être brûlé par la main du bourreau - ; on a recherché les auteurs, mais ils ont échappé à la justice humaine.

Il faut savoir que ces deux faiseurs de pastorales s'étaient imaginé qu'un officier de la maison du roi ^ très-vieux et très- malade, retiré depuis treize ans dans ses terres, avait contribué du coin de son feu à la destruction des jésuites. La chose n'était pas fort vraisemblable, mais ils la crurent, et ils ne manquèrent pas de dire dans le mandement, selon l'usage ordinaire, que ce malin vieillard était déiste et athée ; que c'était un vagabond, qui à la vérité ne sortait guère de son lit, mais que dans le fond il aimait à courir; que c'était un vil mercenaire, qui mariait plu- sieurs filles de son bien, mais qui avait gagné depuis douze ans quatre cent mille francs avec les éditeurs auxquels il a donné ses ouvrages, et avec les comédiens de Paris, auxquels il a aban- donné le profit entier mammonx iniquitatis.

Enfin monsieur J.-F. d'Auch traita ce seigneur de plusieurs paroisses, qui sont assez loin de son diocèse, et très-bien gouver- nées, comme le plus vil des hommes, comme s'il était à ses yeux membre d'un parlement. Un parent de l'archevêque, auquel cet officier du roi daignait prêter de l'argent dans ce temps-là môme, écrivit à monsieur d'Auch qu'il s'était laissé surprendre, qu'il se

1. Voyez pages 151 et 153.

2. Voyez tome XXV, page 409.

3. Voltaire lui-même.

456 LES HOxNNÊTETÉS

déshonorait, quil devait faire une réparation authentique ; que lui, son parent, n'oserait plus paraître devant l'offensé : « Je ne suis pas en état, disait-il dans sa lettre, de lui rendre ce qu'il m'a si généreusement prêté. Payez-moi donc ce que vous me devez depuis si longtemps, afm que je sois en état de satisfaire à mon devoir. »

Monsieur d'Aucli fut si honteux de son procédé qu'il se tut. La famille nombreuse de l'offensé répondit à son silence par cette lettre, qui fut envoyée de Paris à monsieur d'Auch i.

Réflexion morale.

C'est une chose digne de l'examen d'un sage que la fureur avec laquelle les jésuites ont combattu les jansénistes, et la même fureur que ces deux partis, ruinés l'un par l'autre, exhalent contre les gens de lettres. Ce sont des soldats réformés qui deviennent voleurs de grand chemin. Le jésuite chassé de son collège, le convulsionnaire échappé de l'hôpital, errants chacun de leur côté, et ne pouvant plus se mordre, se jettent sur les passants.

Cette manie ne leur est pas particulière : c'est une maladie des écoles ; c'est la vérole de la théologie. Les malheureux argu- mentants n'ont point de profession honnête. Un bon menuisier, un sculpteur, un taiheur, un horloger, sont utiles ; ils nourrissent leur famille de leur art. Le père de Nonotte .était un brave et renommé crocheteur de Besançon, Ne vaudrait-il pas mieux pour son lils scier du bois honnêtement que d'aller de libraire en libraire chercher quelque dupe qui imprime ses libelles? On avait besoin de Nonotte père, et point du tout de Nonotte fils. Dès qu'on s'est mêlé de controverse, on n'est plus bon à rien, on est forcé de croupir dans son ordure le reste de sa vie ; et, pour peu qu'on trouve quelque vieille idiote qu'on ait séduite, on se croit un Ghrysostome, un Ambroise, pendant que les petits gar- çons se moquent de vous dans la rue. 0 frère Nonotte! frère Pichon! frère Duplessis! votre temps est passé; vous ressemblez à de vieux acteurs chassés des chœurs de l'Opéra, qui vont fre- donnant de vieux airs sur le Pont-Neuf pour obtenir quelque aurnône. Croyez-moi, pauvre gens, un meilleur moyen pour obtenir du pain serait de ne plus chanter.

1. Ici Voltaire reproduisait la Ldlre pastorale qu'on a vue, tome XXV, page 4C9, et qu'il était inutile de répéter.

LITTÉRAIRES. 457

VINGT-QUATRIÈME HONNÊTETÉ,

DES PLUS MÉDIOCRES.

Un abbé Guyon, qui a écrit une Histoire du Bas-Empire dans un style convenable au titre, dégoûté d'écrire l'histoire, se mit, il y a peu d'années, à faire un romand II alla, dit-il, dans un château qui n'existe point; il y fut très-bien reçu: accueil auquel il n'est pas apparemment accoutumé. Le maître de la maison, qu'il n'a jamais vu, lui confia, immédiatement après le dîner, tous ses secrets. Il lui avoua que M. B. est un hérétique; M. C, un déiste; M. D,, unsocinien; M. F., un athée, et M. G., quelque chose de pis; et que, pour lui, seigneur du château, il avait l'hon- neur d'être l'antechrist, et qu'il lui offrait un drapeau dans ses troupes sous les ordres de MM. Da, De, Di, Do, Du 2, ses capi- taines. Il dit qu'il fit très-bonne chère chez l'antechrist : c'est en effet un des caractères de ce seigneur, que nous attendons, et c'est par en partie qu'il séduira les élus.

L'abbé Guyon parle ensuite de Louis XIV : il dit que ce mo- narque « n'allait à la guerre qu'accompagné de plusieurs cours brillantes; mais que son médaillon a deux faces »; il ajoute que, dans les dernières années de ce prince, il n'y a rien d'intéressant, u sinon les quatre-vingt mille livres de pension qu'obtint M""' de Maintenon à la mort de ce monarque ». Voilà la manière dont ledit Guyon veut qu'on écrive l'histoire. Laissons-le faire la fonc- tion d'aumônier auprès de l'antechrist, et n'en parlons plus.

VINGT-CINQUIÈME HONNÊTETÉ,

FORT MINCE.

Cette vingt-cinquième honnêteté est celle d'un nommé Larnet, prédicant d'un village près de Carcassonne en Languedoc '^. Ce prédicant a fait un libelle de Lettres en deux volumes, contre sept ou huit personnes qu'il ne connaît pas, dédié à un grand seigneur qu'il connaît encore moins. Ces écrivains de lettres ont toujours des correspondants, comme les poètes ont des Phyllis et des Ama-

1. L'Oracle des nouveaux philosophes, pour servir de suite et d'éclaircissement aux OEuvres de M. de Voltaire, 1759, in-12; 1700, in-12; ci Suite de l'Oracle des nouveaux philosophes, 17(50, in-12.

2. Voyez page 3iG de l'édition de 1700 de VOracle, etc.

3. Sous le nom de Larnot, Voltaire désigne Vernct, auteur des Lettres critiques d'un voyageur anglais, voyez tome XXV, pages 402-93.

4o8 LES HONNÊTETÉS

rantes en l'air. Larnet commence par dire, page 50, que c'est le pape qui est l'anteclirist. Oh! accordez-vous donc, messieurs; car l'abbé Guyon assure qu'il a vu l'anteclirist dans son château ^ au- près de Lausanne. Or l'anteclirist ne peut pas siéger à Lausanne et à Rome : il faut opter; il n'appartient pas à Tantechrist d'être en plusieurs lieux à la fois.

Le prédicant appelle à son secours le pauvre Michel Servet, qui assurait que l'anteclirist siège à Rome. Si c'était le sentiment du sage Servet, il ne fallait donc pas que de sages prédicants le fissent brûler; mais,

Ami, Servet est mort, laissons en paix sa cendre '•*. Que m'importe qu'on grille ou Servet ou Larnet?

Tout cela m'est fort égal. Il est un peu ennuyeux, à ce qu'on dit, ce Larnet, prédicant de Carcassonnc en Languedoc. Cepen- dant il a quelques amis. M. Robert Covelle, qui joue, comme on sait, un grand rôle dans la littérature, lui est fort attaché. Dans le dernier voyage que M. Robert fit à Carcassonne, il dédia h son ami Larnet une petite pièce de poésie intitulée Maître Guignanl, ou de rHypocrisie. Cette épîtrc n'est pas limée. M. Covelle est un homme de bonne compagnie, qui hait le travail, et qui peut dire avec Chapelle :

Tout bon fainéant du Marais Fait des vers qui ne coûtent guère : Pour moi c'est ainsi que j'en fais; Et si je les voulais mieux faire, Je les ferais bien plus mauvais'.

VINGT-SIXIÈME HONNÊTETÉ.

« Vous êtes un impudent, un menteur, un faussaire, un traître, qui imputez à des Anglais de mauvais vers que vous dites avoir

1. Voyez la page précédente.

2. Parodie d'un vers à'OEdipe, acte IV, scène ii; voyez tome l" du Théâtre.

3. Après ces vers de Chapelle, dans l'édition originale des Honnêtetés litté- raires on lisait :

« Voici donc le petit morceau de M. Robert Covelle pour égayer un peu cette triste liste des lionnétctés littéraires. Sans enjouement et sans variété vous ne tenez rien. »

Puis" on lisait la satire intitulée Éloge de fllypocrisie (voyez tome X), mais sous le titre de : Maître Guignard, ou de l'Hi/pocrisie, diatribe par M. liobert Covelle, dédiée à M. Isaac Démet, prédicant de Carcassonne en Languedoc. (B.)

LITTÉRAIRES. I59

traduits en français. Vous êtes le soûl auteur de ces vers al)omi- nablos; et, de plus, aous n'avez jamais entendu ni Locke ni Newton: car frère Bertliier a dit que vous cherchiez la trisection de l'angle par la géométrie ordinaire. »

Ce sont à peu près les paroles des Nonotte, Patouillet, Guyon, etc., à ce pauvre vieillard qui est hors d'état de leur répondre. Je prends toujours son parti comme je le dois. La plu- part des gens de lettres ahandonnent leurs amis pillés et vexés; ils ressemblent à ces animaux qu'on dit amis de l'homme, et qui, quand ils voient un de leurs camarades mort de ses bles- sures dans un grand chemin, lèchent son sang, et passent sans se soucier du défunt. Je ne suis pas de ce caractère, je défends mon ami unguibus et rostro.

M. Middleton, à qui nous devons la vie de Cicéron, et des morceaux de littérature très-curieux, voyageant en France dans sa jeunesse, fit des vers charmants sur ce qu'il avait vu dans notre patrie; les voici d'après le recueil ils sont imprimés. Ceux qui entendent l'anglais les liront sans doute avec plaisir.

A nation hère I pity and admire, Whom noblest sentiments of glory fire; Yet tauglit by custom's force, and bigot fear, To serve with pride, and boast the yoke they bear : "Whose nobles born to cringe and to command, In courts a mean, in camps a gen'rous band; From priests and stock -jobbers content reçoive Those laws their dreaded arms to Europe give : Whose people vain in want, in bondage blest; Tho'plunder'd, gay; industrious, tho opprest ; With happy foUies rise above their fate; The jest and envy of a wiser state.

Yet hère the muses deign'd a while to sport In the short sun-shine of a fav'ring court; Hère Boileau, sirong in sensé, and sharp in wit, Who from the ancients, like the ancients writ, Permission gain'd inferior vice to blâme, By lying incense to his master's famé.

With more delight those pleasing shades I view, Where Condé from an envious, court vvithdrew, Where sick of glory, faction, powerand pride, Sure judge how empty ail, who oll had try'd, Benealh his palms, the wary cliicf repos'd, And life's great scène in quiet virtuc clos'd.

160 LES HONNÊTETÉS

Voici comme M. de Voltaire, mon ami, traduit assez fidèle- ment tout cet excellent morceau, autant qu'une traduction en vers peut être fidèle :

Tel est l'esprit français; je l'admire et le plains*.

Dans son abaissement quel excès de courage!

La tête sous le joug, les lauriers dans les mains,

Il chérit à la fois la gloire et resclavage.

Ses exploits et sa honte ont rempli l'univers^.

Vainqueur dans les combats, enchaîné par ses maîtres,

Pillé par des traitants, aveuglé par des prêtres;

Dans la disette il chante^ il danse avec ses fers.

Fier dans la servitude, heureux dans sa folie,

De l'Anglais libre et sage il est cncor l'envie.

Les muses cependant ont habité ces bords, Lorsqu'à leurs favoris prodiguant ses trésors, Louis encourageait l'imitateur d'Horace: Ce Boilcau plein de sel encor plus que de grâce. Courtisan satirique, ayant le double emploi De censeur des Cotin, et de flatteur du roi.

Mais je t'aime encor mieux, ô respectable asile ! Chantilly, des héros séjour noble et tranquille. Lieux l'on vit Condé, fuyant de vains honneurs, Lassé de factions, de gloire, et de grandeurs, Caché sous ses lauriers, dérobant sa vieillesse Aux dangers d'une cour infidèle et traîtresse, Ayant éprouvé tout, dire avec vérité : Rien ne remplit le cœur, et tout est vanité.

J'avoue que ces vers français peuvent n'avoir pas toute l'énergie anglaise. Hélas! c'est le sort des traducteurs entoute langue d'être au-dessous de leurs originaux.

J'avoue encore qu'il y a quelques vers de Middleton injurieux à la nation française. M. de Voltaire a souvent repoussé toutes ces injures modestement, selon sa coutume.

En voilà assez pour ce qui regarde les vers. Quanta la trisec- tion de l'angle, cela pourrait ennuyer les dames, dont il faut tou- jours ménager la délicatesse ^

1. Les douze premiers vers sont déjà tome XXIII, page 528.

2. C'était dans la guerre de 1G89. (Note de Voltaire.)

3. C^est entre cet alinéa et le suivant que les éditeurs de Kehl, copiés par tous leurs successeurs, avaient placé, comme vingt-septième honnêteté, le morceau dont il est parlé dans la note de la page 115.

LITTÉRAIRES. 161

S'il se passe quelques nouvelles honnêtetés dans la turbulente république des lettres, on n'a qu'à nous en avertir: nous en ferons bonne et briève justice.

LETTRE A L'AUTEUR

DES HONNÊTETÉS LinÉR.\IRES, SUR LES MÉMOIRES DE MADAME DE MAINTEXON,

PUBLIÉS PAR LA BEAUMELLE.

On ne peut lire sans quelque indignation les Mémoires pour servira l'Histoire de madame de Maintenon et a celle du siècle passe. Ce sont cinq volumes d'antithèses et de mensonges. Et l'auteur est encore plus coupable que ridicule, puisque, ayant fait imprimer les Lettres de madame de Maintenon, dont il avait escroqué une copie, il ne tenait qu'à lui de faire une histoire vraie, fondée sur ces mômes lettres, et sur les mémoires accrédités que nous avons. Mais la littérature étant devenue le vil objet d'un vil commerce, l'auteur n'a songé qu'à enfler son ouvrage, et à gagner de l'argent aux dépens de la vérité. Il faut regarder son livre comme les Mémoires de Gatien de Courtilz *, et comme tant d'autres libelles qui se sont débités dans leur temps, et qui sont tombés dans le der- nier mépris. L'auteur commence par un portrait de la société de M"* Scarron, comme s'il avait vécu avec elle. Il met de cette société M. de Charleval, qu'il appelle le plus élégant de nos poètes négligés, et dont nous n'avons que trois ou quatre petites pièces qui sont au rang des plus médiocres ; il y associe le comte de Coligny, qu'il dit « avoir été à Paris le prosélyte de Ninon, et à la cour l'émule de Condé». En quoi le comte de Coligny - pouvait-il être l'émule du prince de Condé? quelle rivalité de rang, de gloire et de crédit, pouvait être entre le premier prince du sang, célèbre dans l'Europe par trois victoires, et un gentilhomme qui s'était à peine distingué alors ? Il ajoute à cette prétendue société « le marquis de La Sablière, qui avait, dit-il, dans ses propos toute la légèreté d'une femme ». La Sablière était un citoyen de

\. Voyez tome XIV, page 57.

2. Voyez la note, tome XIV, page 231.

20. MÉLANGES. V. Il

16Î LES HONNÊTETÉS

Paris qui n"a jamais été marquis. Qui a dit à Fauleur que ce La Sablière était si léger dans ses propos ?

Sied-il bien à cet écrivain de dire que « les assemblées qui se tenaient cbez Scarron ne ressemblaient point à ces coteries litté- raires dans qui la marquise de Lambert avait formé le projet de détruire le bon goût » ? Cet bomme a-t-il connu iAI'"" de Lambert, qui était une femme très-respectable? A-t-il jamais approché d'elle? Est-ce à lui déparier de goût?

Pourquoi dit-il que dans la maison de Scarron on cassait sou- vent les arrêts de l'Académie ? Il n'y a pas dans tous les ouvrages de Scarron un seul trait dont l'Académie ait pu se plaindre. Me découvre-t-on pas dans ces réflexions satiriques, si étrangères à son sujet, un jeune étourdi de province qui croit se faire valoir eiT affectant des mépris pour un corps composé des premiers hommes de l'État et des premiers de la littérature ?

Comment a-t-il assez peu de pudeur pour répéter une chanson infâme de Scarron contre sa femme, dans un ouvrage qu'il pré- tend avoir entrepris à la gloire de cette même femme, et pour mériter l'approbation de la maison de Saint-Cyr? Il attribue aussi à M™'' de Maintenon plusieurs vers ^ qu'on sait être de l'abbé Têtu, et d'autres qui sont de M. de Fieubet, On voit à chaque page un homme qui parle au hasard d'un pays qu'il n'a jamais connu, et qui ne songe qu'à faire un roman.

(c M"^ de La Vallière, dans un déshabillé léger, s'était jetée dans un fauteuil ; elle pensait à loisir à son amant ; souvent le jour la retrouvait assisesur une chaise, accoudée sur une table, l'œil fixe dans l'extase de l'amour. » Hé, mon ami! l'as-tu vue dans ce déshabillé léger? L'as-tu vue accoudée- sur cette table? Est-il permis d'écrire ainsi l'histoire?

Ce romancier, sous prétexte d'écrire les Mémoires de madame de Mdinlenon, parle de tous les événements auxquels M'"" de Main- tenon n'a jamais eu la moindre part : il grossit ses prétendus mémoires des aventures de Mademoiselle avec le comte de Lauzun, Pourrait-on croire qu'il a l'audace de citer les Mémoires de Made- moiselle, et de supposer des faits qui ne se trouvent pas dans ces mémoires? Il atteste les propres paroles de Mademoiselle : <( Elle lui déclara sa passion, dit-il, par un billet qu'elle lui remit entre les mains au milieu du Louvre, à la face de ses dieux domestiques, en '1671 ; » il y lut ces mots : « C'est M. le comte de Lauzun que 'j'aime-, et que je veux épouser. » Il cite les J/tmoircs de Montpensicr,

1. Voyez l'article xi des Fragments sur l'histoire.

LITTÉRAIRES. 463

tome VI, page 53. Il n'y a pas un mot de cela dans les Mhmircs de Montpensicr. Mademoiselle écrivit seulement sur un papier : C'est vous, et rien de plus. Il faut en croire cette princesse plut-ôt que La Beaumelle. La présence des dieux domestiques est fort conve- nable et du vrai style de l'histoire.

Ce qui révolte presque à chaque page, ce sont les conversations que l'auteur suppose entre le roi, M""= de Montespan, et la veuve de Scarron, comme s'il y avait été présent. « Louis, dit-il, n'eût point aimé la vérité dans une hoache ridicule en pic-grieche, que M"'" de Maintenon savait envelopper dans des paroles de soie.

« M'"* de Maintenon savait, dit-il, que les amours et les craintes de M'"^ de Montespan avaient sauvé la Hollande. » a-t-il lu que M"-'' de Montespan sauva la Hollande, qui allait être entièrement envahie si les Hollandais n'avaient pas eu le temps de rompre leurs digues et d'inonder le pays?

Gomment ose-t-il dire que lorsque M"'^ de Maintenon mena le duc du Maine àBarèges, elle dit au maréchal d'Albert, en voyant le Château-Trompette : « Voilà j'ai été élevée; mais je connais une plus rude prison, et mon lit n'est pas meilleur que mon ber- ceau » ? Tout le monde sait qu'elle était née à Niort, et non pas à Bordeaux, et qu'elle n'avait jamais été élevée au Château-Trom- pette. Comment peut-on accumuler tant de sottises et de men- songes?

Il fait dire par M""= de Maintenon à M"^" de Montespan : « J'ai rêvé que nous étions l'une et l'autre sur le grand escalier de Versailles ; je montais, vous descendiez ; je m'élevais jusqu'aux nues, et vous allâtes à Fontevrault. » Il est difficile de s'élever jusqu'aux nues par un escalier. Ce conte est imité dune ancienne anecdote du duc d'Épernon, qui, montant ^ l'escaher de Saint- Germain, rencontra le cardinal de Bichelieu, dont le pouvoir commençait à s'affermir. Le cardinal lui demanda s'il ne savait point quelques nouvelles. Oui, lui ûH-i\;vous montez, et je descends. Notre romancier cite les Lettres de madame de Sèvigné; et il n'y a pas un mot, dans ces lettres, de la prétendue réponse de M"" de Maintenon.

11 faut être bien hardi, et croire ses lecteurs bien imbéciles, pour oser dire qu'en 1681 le duc de Lorraine envoya à Made- moiselle un agent secret déguisé en pauvre, qui, en lui deman- dant Taumône dans l'égUse, lui donna une lettre de ce prince

i. Il faudrait descendant ; mais les éditions de 17G7, et toutes celles que J'si vues, portent montant. (B.) ^

164 LES HONNÊTETÉS

par laquelle il la demandait en mariage. On sait assez que ce conte est tiré de VHistoire de Clotilde, histoire presque aussi fausse en tout ({ue les Mémoires de Maintenon. On sait assez que Made- moiselle n'aurait point omis un événement si singulier dans ses mémoires, et qu'elle n'en dit pas un seul mot. On sait que si le duc do Lorraine avait eu de telles propositions à faire, il le pou- vait très-aisément sans le secours d'un homme déguisé en men- diant. Enfin, en 1681, Charles, duc de Lorraine, était marié avec Marie-Éléonore, fille de l'empereur Ferdinand III, veuve de Michel, roi de Pologne. On ne peut guère imprimer des impostures plus sottes et plus grossières.

Il fait dire à M""' d'Aiguillon : « Mes neveux vont de mal en pis : Taîné épouse la veuve d'un homme que personne ne connaît; le second, la fille d'une servante de la reine ; j'espère que le troisième épousera la fille du bourreau. » Est-il possible qu'un homme de la lie du peuple écrive du fond de sa province des choses si extravagantes et si outrageantes contre une maison si respectable, "et cela sans la moindre vraisemblance, et avec une insolence dont aucun libelle n'a encore approché? Cet homme, aussi ignorant que dépourvu de bon sens, dit, pour justifier le goût de Louis XIV pour M"'^ de Maintenon, que « Cléopâtre déjà vieille enchaîna Auguste, et que Henri II brûla pour la maîtresse de son père ». Il n'y a rien de si connu dans l'histoire romaine que la conduite d'Auguste et de Cléopâtre, qu'il voulait mener à Rome en triomphe à la suite de son char. Aucun historien ne le soupçonna d'avoir la moindre faiblesse pour Cléopâtre ; et à l'égard de Henri II, qui brûla pour la du- chesse de Valentinois, aucun historien sérieux' n'assure qu'elle ait été la maîtresse de François I". On soupçonna à la vérité, et Mézerai le dit assez légèrement, que « Saint-Vallier eut sa grâce sur l'échafaud pour la beauté de Diane, sa fille unique » ; mais elle n'avait alors que quatorze ans^ ; et, si elle avait été en efl'et maîtresse du roi, Brantôme n'aurait pas omis cette anecdote.

Ce falsificateur de toute l'histoire cite Gourville, qui reproche au prince d'Orange d'avoir livré la bataille de Saint-Denis ayant la paix dans sa poche; mais il oublie que ce même Gourville dit, page 222 de ses Mémoires, que « le prince d'Orange ne reçut le traité que le lendemain de la bataille ».

Il nous dit hardiment que « les jurisconsultes d'Angleterre avaient proposé cette question du temps de la fuite de Jacques II :

1. Voyez tome XV, page 492.

LITTÉRAIRES. i65

Un peuple a-t-il droit de se révolter contre l'autorité qui veut le forcer à croire? » Jamais on ne proposa cette question ; on ne la trouve nulle part. La question était de savoir si le roi d'Angle- terre avait le droit de dispenser des lois portées contre les non- conformistes. C'est précisément tout le contraire de ce que dit l'auteur.

Il s'avise de rapporter une prétendue lettre de Louis XIV, écrite vers l'an 1698 au prince d'Orange, depuis roi d'Angleterre, conçue en ces termes : (( J'ai reçu la lettre par laquelle vous me demandez mon amitié : je vous l'accorderai quand vous en serez digne ; sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte garde. »

Quel ministre, quel historien, quel homme instruit a jamais rapporté une pareille lettre de Louis XIV ? Est-ce le ton de sa politesse et de sa prudence ? Est-ce ainsi qu'on s'exprime après avoir conclu un traité? Est-ce ainsi qu'on parle à un prince d'une maison impériale qui a gagné des hatailles? Lui parle-t-on de sainte garde? Cette lettre n'est assurément ni dans les archives de la maison d'Orange, ni dans celles de France ; elle n'est que chez l'imposteur.

C'est avec la même audace qu'il prétend que Louis XIV, pen- dant le siège de Lille, dit à M""^ de Maintenon : « Vos prières sont exaucées , madame ; Vendôme tient mes ennemis , vous serez reine de France. » Si un prince du sang avait entendu ces paroles, à peine pourrait-on le croire. Et c'est un polisson nommé La Beaumelle qui les rapporte sans citer le moindre garant ! Le roi pouvait-il supposer que le duc de Vendôme tînt ses ennemis pendant qu'ils étaient victorieux et qu'ils assiégeaient Lille? Quel rapport y avait-il entre la levée du siège de Lille et le couronne- ment de M™'= de ^laintenon déclarée reine?

Qui lui a dit que M""= la duchesse de Bourgogne eut le crédit d'empêcher le roi de déclarer reine M""' de Maintenon ? Dans quelle bibliothèque à papier bleu a-t-il trouvé que les Impériaux et les Anglais jetaient de leur camp des billets dans Lille, et que ces billets portaient : « Rassurez-vous, Français, la Maintenon ne sera pas votre reine ; nous ne lèverons pas le siège »? Comment des assiégeants jettent-ils des billets dans une ville assiégée? Comment ces assiégeants savaient-ils que Louis XIV devait faire M™« de Maintenon reine quand le siège serait levé? Peut-on entasser tant de sottises avec un ton de confiance que l'homme le plus important du royaume n'oserait pas prendre, s'il faisait des mémoires pleins de vérité et de raison?

L'histoire du prétendu mariage de monseigneur le dauphin

166 LES HONNÊTETÉS

avec M"" Cliouin ^ est digne de toutes ces pauvretés, et n'a de fondement que des bruits adoptés par la canaille.

On lève les épaules quand on voit un tel homme prêter con- tinuellement ses idées et ses discours à Louis XIV, à M""= de Maintenon, au roi d'Espagne, à la princesse des Ursins, au duc d'Orléans, etc. M'"*^ de Maintenon assure, selon lui, que le prince de Conti ne commandera jamais les armées, « parce que le roi a toujours été résolu de ne les point confier à un prince du sang ». Et cependant le grand Condé et le duc d'Orléans les ont commandées.

C'est avec le même jugement et la môme vérité que, pendant le siège de Toulon, il fait dire à Charles XII, occupé du soin de poursuivre le czar à cinq cents lieues de : « Si Toulon est pris, je Firai reprendre. »

De tous les princes qu'il attaque avec une étourderie qui serait très-punissable si elle n'était pas méprisée, M. le duc d'Orléans, régent du royaume, est celui qu'il ose calomnier avec la violence la plus cynique et la plus absurde. Il commence par dire qu'en 1713 le duc d'Orléans traversait le mariage du duc de Bourbon et de la princesse de Conti, et que le roi lui dit tête à tête dans son cabinet : a Je suis surpris qu'après vous avoir par- donné une chose il allait de votre vie, vous ayez l'insolence de cabaler chez moi contre moi. » La Beaumelle était sans doute caché dans le cabinet du roi quand il entendit ces paroles. Ce mot iVinsolence est surtout dans les mœurs de Louis XIV, et bien appliqué à l'héritier présomptif du royaume ! Tout ce qu'il dit de ce prince est aussi bien fondé.

Il faut avouer qu'il est très-bien instruit, quand il dit que le duc d'Orléans fut reconnu régent au parlement, « malgré le pré- sident de Lubert, et le président de Maisons, et plusieurs membres de l'assemblée », etc. Le président de Lu])ert- était un président des enquêtes qui ne se mêlait de rien. M. de Maisons^ n'a jamais été premier président ; il était très-attaché au régent, et il allait être garde des sceaux lorsqu'il mourut presque subitement ; et il n'y eut pas un membre du parlement, pas un pair, qui ne donnât sa voix d'un concours unanime. Autant de mots, autant d'erreurs grossières dans ce narré de La Beaumelle, sur lequel il lui était si aisé de s'instruire, pour peu qu'il eût parlé seule-

, 1. Voyez ci-après VExtrait des souvenirs de madame de Caylus.

2. Père de M"'' de Lubert, qu'on appelait Muse et Grâce, et à qui Voltaire avait adressé une épître en 1732. Voyez tome X, page 272.

3. Voyez, ci-après, la Défense de Louis XIV.

LITTÉRAIRES. 167

inenl à un colporteur de ce temps-là, ou au portier d'une maison.

Je ne parlerai point des calomnies odieuses et méprisées que ce La Beaumelic a vomies contre la maison d'Orléans dans plus d'un ouvrage. Il en a été puni, et il ne faut pas renouveler ces horreurs ensevelies dans un ouldi éternel.

Mais comment peut-il être assez ignorant des usages du monde, et en même temps assez téméraire, pour dire que « la duchesse de Berry avoua qu'elle était mariée à M. le comte de Riom, et que sur-le-champ M. de Mouchy demanda la charge de grand maître de la garde-robe de ce gentilhomme »? M. de Riom avoir un grand maître de la garde-rohe ! quelle pitié ! le premier prince du sang n'en a point : cette charge n'est connue que chez le roi. Enfin tout cet ouvrage n'est qu'un tissu d'impostures ridicules, dont aucune n'a la plus légère vraisemblance. C'est un livre d'un petit huguenot élevé pour être prédicant, qui n'a jamais rien vu; qui a parlé comme s'il avait tout vu ; qui a écrit dans un style aussi audacieux qu'impertinent pour avoir du pain ; qui n'en méritait pas, et qui n'aurait été digne que de la corde, s'il ne l'avait pas été des petites-maisons.

Il se peut que quelques provinciaux, qui n'avaient aucune connaissance des afîaires publiques, aient été trompés quelque temps par les faussetés que ce misérable calomniateur débite avec tant d'assurance. Mais son livre a été regardé à Paris avec autant d'horreur que de dédain. Il est au rang de ces productions mercenaires qu'on tâche de rendre satiriques pour les dé])iter, ne pouvant les rendre raisonnables, et qui sont enfin oubliées pour jamais.

FIN DES HONNETETES LITTERAIRES.

SECONDE ANECDOTE

SUR BÉLISAIRE'

Frère Triboiilet, de l'ordre de frère Montepulciano-, de frère Jacques Clément, de frère Ridicous ', etc., etc., et déplus docteur de Sorboiine, chargé de rédiger la censure de la fille aînée du roi, appelée le concile perpétuel des Gaules, contre Bélisaire, s'en retournait à son couvent tout pensif. Il rencontra dans la rue des Maçons la petite Fanchon, dont il est le directeur, fille du cabaretier qui a l'honneur de fournir du vin pour le prima mensis^ de messieurs les maîtres.

Le père de Fanchon est un peu théologien, comme le sont tous les cabaretiers du quartier de la Sorbonne. Fanchon est jolie, et frère Triboulet entra pour... boire un coup.

Quand Triboulet eut bien bu, il se mit à feuilleter les livres d'un habitué de paroisse, frère du cabaretier, homme curieux, qui possède une bibliothèque assez bien fournie.

Il consulta tous les passages par lesquels on prouve évidem- ment que tous ceux qui n'avaient pas demeuré dans le quartier de la Sorbonne, comme, par exemple, les Chinois, les Indiens, les Scythes, les Grecs, les Romains, les Germains, les Africains, les Américains, les blancs, les noirs, les jaunes, les rouges, les têtes à laine, les têtes à cheveux, les mentons barbus, les mentons imber- bes, étaient tous damnés sans miséricorde, comme cela est juste, et qu'il n'y a qu'une âme atroce et abominable qui puisse jamais penser que Dieu ait pu avoir pitié d'un seul de ces bonnes gens.

1. Cette Seconde Anecdote suivit d'assez près la première (qu'on a vue à la page 109); carilenest question dans la lettre de Voltaire à d'Alembert, du 3 mai 1767.

2. Bernard-Politien de Montepulciano, dominicain , est accusé d'avoir empoi- sonné Henri VII avec du vin consacré; voyez tome XI, page 530; et XIII, 387.

3. Consultez les i/emoiVes de L'Estoile, et vous verrez ce qui arriva en place de Grève à ce pauvre frère Ridicous. {IS'ote de Voltaire.)

i. Ce mot composé signifiait une assemblée réunie, le premier de chaque mois, prima mensis die, pour conférer des affaires de la faculté de théologie. Voyez, plus loin, la Prophétie de la Sorbonne. (Cl.)

170 SECONDE ANECDOTE

Il compilait, compilait, compilait', quoique cène soit plus la mode de compiler; et Fanclion lui donnait de temps en temps de petits soufflets sur ses grosses joues ; et frère Triboulet écrivait; et Fanclion chantait, lorsqu'ils entendirent dans la rue la voix du docteur Tamponet^, et de frère Bonhomme, cordclier à la grande manche, et du grand couvent, qui argumentaient vive- ment l'un contre l'autre, et qui ameutaient les passants, Fanchon mit la tête à la fenêtre; elle est fort connue de ces deux docteurs, et ils entrèrent aussi pour... Loire.

« Pourquoi faisiez-vous tant de liruit dans la rue ? dit Fanclion.

C'est ({ue nous ne sommes pas d'accord, dit frère Bonhomme.

Est-ce que vous avez jamais été d"accord en Sorbonne? dit Fanchon. Non, dit Tamponet; mais nous donnons toujours des décrets; et nous fixons à la pluralité dos voix ce que l'univers doit penser. Et si l'univers s'en moque, ou n'en sait rien? dit Fanchon. Tant pis pour l'univers, dit Tamponet. Mais de quoi diable vous mêlez-vous? dit Fanchon. Comment, ma petite! dit frère Triboulet, il s'agit de savoir si le cabaretier qui logeait dans ta maison, il y a deux mille ans, a pu être sauvé ou non. Cela ne me fait rien, dit Fanchon. Ni à moi non plus, dit Tamponet ; mais certainement nous donnerons un décret. »

Frère Triboulet lut alors tous les passages qui appuyaient l'opinion que Dieu n'a jamais pu faire grâce qu'à ceux qui ont pris leurs degrés en Sorbonne, ou à ceux qui pensaient comme s'ils avaient pris leurs degrés; et Fanchon riait, et frère Triboulet la laissait rire. Tamponet était entièrement de l'avis du jacobin; mais le cordelier Bonhomme était un peu plus indulgent. Il pen- sait que Dieu pouvait à toute force faire grâce à un homme de bien qui aurait le malheur d'ignorer notre théologie, soit en lui dé- pêchant un ange, soit en lui envoyant un cordelier pour l'instruire.

<( Cela est impossible, s'écria Triboulet; car tous les grands hommes de l'antiquité étaient des paillards. Dieu aurait pu, je l'avoue, leur envoyer descordeliers; mais certainenaent il ne leur aurait jamais député des anges. Et pour vous prouver, frère Bon- homme, par vos propres docteurs, que tous les héros de l'an- tiquité sont damnés sans exception, lisez ce qu'un de vos plus grands docteurs séraphiques déclare expressément dans un livre que 31"' Fanchon m'a prêté. Voici les paroles de l'auteur :

1. Vers du Pauvre Diable; voyez tome X.

2. C'est le nom d'un docteur qui avait censui'é la thèse de l'abbé de Prades en 1751. Voyez le Tombeau de la Sorbonne, tome XXIV, page 17.

SUR BÉLISAIRE. H*

Le cordelier, plein d'une sainte Iiorreur, Baise à genoux l'ergot de son seigneur ; Puis d'un air morne il jette au loin la vue Sur cette vaste et brûlante étendue, Séjour de feu qu'habitent pour jamais L'affreuse Mort, les Tourments, les Forfaits; Trône éternel sied l'esprit inmionde, Abîme immense s'engloutit le monde ; Sépulcre gît la docte antiquité, Esprit, amour, savoir, grâce, beauté. Et cette foule immortelle, innombrable, D'enfants du ciel créés tous pour le diable. Tu sais, lecteur, qu'en ces feux dévorants Les meilleurs rois sont avec les tyrans. Nous y plaçons Antonin, Marc-Aurèle, Ce bon Trajan, des princes le modèle; Ce doux Titus, l'amour de l'univers; Les deux Catons, ces fléaux des pervers ; Ce Scipion, maître de son courage, Lui qui vainquit et l'amour et Cartilage. Vous y grillez, sage et docte Platon, Divin Homère, éloquent Cicéron ; Et vous, Socrate, enfant de la sagesse, Martyr de Dieu dans la profane Grèce; Juste Aristide, et vertueux Solon : Tous malheureux morts sans confession. »

(Pucclle, chant V, vers 61 et suiv.)

Tamponet écoutait ce pas^ge avec des larmes de joie. « Cher frère Triboulet, dans quel Père de l'Église as-tu trouvé cette bra^e décision? Gela est de l'abbé Trithême, répondit Triboulet; et pour vous le prouver a posteriori, d'une manière invincible, voici la déclaration expresse du modeste traducteur, au chapitre xvide sa Moelle théologique :

Cette prière est de l'abbé Trithême, Non pas de moi : car mon œil effronté Ne peut percer jusqu'à la cour suprême ; Je n'aurais pas tant de témérité'. »

Frère Bonhomme prit le livre pour se convaincre par ses propres yeux, et ayant lu quelque^ pages avec beaucoup d'édifi- cation : « Ah ! ah ! dit-il au jacobin, vous ne vous vantiez pas de tout. C'est un cordelier en enl'cr qui parle; mais vous avez oublié

1. Pucelle, chant XVI, llli.

472 SECONDE ANECDOTE

qu'il y rencontre saint Dominique, et que ce saint est damné pour avoir été persécuteur, ce qui est bien pis que d'avoir été païen, » Frère Triboulet, piqué, lui reprocha beaucoup de bonnes aven- tures de cordeliers. Bonhomme ne demeura pas en reste: il repro- cha aux jacobins de croire à l'immaculation en Sorbonne, et d'avoir obtenu des papes une permission de n'y pas croire dans leur couvent. La querelle s'échaufTa, ils allaient se gourmer, Fan- chon les apaisa en leur donnant à chacun un gros baiser. Tam- ponct leur remontra qu'ils ne devaient dire des injures qu'aux profanes, et leur cita ces deux vers qu'il dit avoir lus autrefois dans les ouvrages d'un licencié nommé Molière :

N'apprêtons point à rire aux hommes En nous disant nos vérités'.

Enfin, ils minutèrent tous trois le décret, qui fut ensuite signé par tous les sages maîtres.

« Nous, assemblés extraordinairement dans la ville des Facé- ties, et dans les mômes écoles nous recommandâmes, au nombre de soixante et onze, à tous les sujets de garder leur ser- ment de fidélité à leur roi Henri III, et, en l'année 1592, recom- mandâmes pareillement de prier Dieu pour Henri IV, etc., etc.

« Animés du même esprit qui nous guide toujours, nous don- nons à tous les diables un nommé Bélisaire, général d'armée, en son vivant, d'un nommé Justinien, lequel Bélisaire, outrepassant ses pouvoirs, aurait méchamment et proditoiremont conseillé audit Justinien d'être bon et indulgent, et aurait insinué avec malice que Dieu était miséricordieux; condamnons cette propo- sition comme blasphématoire, impie, hérétique, -sentant l'hérésie; défendons sous peine de damnation éternelle, selon le droit que nous en avons, de lire ledit livre sentant l'hérésie, et enjoignons à tous les fidèles de nous rapporter les exemplaires dudit livre, lesquels ne valaient précédemment qu'un écu, et que nous reven- drons un louis d'or avec le décret ci-joint. »

A peine ce décret fut-il signé qu'on apprit que tous les jésuites avaient été chassés d'Espagne; et ce fut une si grande joie dans Paris qu'on ne pensa plus à la Sorbonne.

1. Amphitryon, prologue, 14G-47.

FIN DE LA SECONDE ANECDOTE.

LES

QUESTIONS DE ZAPATA*

TRADUITES

P.\R LE SIEUR TAMPONET 2, DOCTEUR DE SORBONNE.

Le licencié Zapata, nommé professeur en théologie dans l'université de Sala- raanque, présenta ces questions à la junta des docteurs en 1629. Elles furent supprimées. L'exemplaire espagnol est dans la bibliothèque de Brunsvick 3.

Sages Maîtres,

Comment dois-je m'y prendre pour prouver que les Juifs, que nous faisons brûler par centaines, furent, pendant quatre mille ans, le peuple chéri de Dieu ?

Pourquoi Dieu, qu'on ne peut sans blasphème regarder comme injuste, a-t-il pu abandonner la terre entière pour la petite horde juive, et ensuite abandonner sa petite horde pour une autre, qui fut pendant deux cents ans beaucoup plus petite et plus méprisée ?

Pourquoi a-t-il fait une foule de miracles incompréhen- sibles, en faveur de cette chétive nation, avant les temps qu'on nomme historiques ? Pourquoi n'en fait-il plus depuis quelques siècles? et pourquoi n'en voyons-nous jamais, nous qui sommes le peuple de Dieu ?

Si Dieu est le Dieu d'Abraham, pourquoi brûlez-vous les enfants d'Abraham ? et si vous les brûlez, pourquoi récitez-vous leurs prières, même en les brûlant ? Comment, vous qui adorez

1. La première édition de ces Questions porte le millésime 1766; cependant je les crois de 1767: il en est question dans les Mémoires secrets, à la date des 30 avril et 16 mai 1767. (B.)

2. Voyez la note 2 de la page 170.

3. Un prince de Brunswick était venu en pèlerinage à Fcrucy.

174 LES QUESTIONS

le livre de leur loi, les faites-vous mourir pour avoir suivi leur loi?

Comment concilierai-je la chronolnf>;ic des Chinois, des Chaldéens, des Phéniciens, des Égyptiens, avec celle des Juifs ? et comment accorderai-je entre elles quarante manières différentes de supputer les temps chez les commentateurs? Je dirai que Dieu dicta ce livre ; et on me répondra que Dieu ne sait donc pas la chronologie.

Par quels arguments prouverai-je que les livres attribués à Moïse furent écrits par lui dans le désert ? A-t-il pu dire qu'il écrivait au delà du Jourdain, quand il n'a jamais passé le Jour- dain ? On me répondra que Dieu ne sait donc pas la géographie.

7^ Le livre intitulé Josuk dit ^ que Josué fit graver le Deutéro- iibme sur des pierres enduites de mortier : ce passage de Josué et ceux des anciens auteurs prouvent évidemment que, du temps de Moïse et de Josué, les peuples orientaux gravaient sur la pierre et sur la hrique leurs lois et leurs observations. Le Pentateuque^ nous dit que le peuple juif manquait, dans le désert, de nourri- ture et de vêtements; il était peu probable qu'on eût des gens assez habiles pour graver un gros livre, lorsqu'on n'avait ni tail- leurs ni cordonniers. Mais comment conserva-t-on ce gros ouvrage gravé sur du mortier ?

Quelle est la meilleure manière de réfuter les objections des savants, qui trouvent dans le Pentateuque des noms de villes qui n'existaient pas alors, des préceptes pour les rois que les Juifs avaient alors en horreur, et qui ne gouvernèrent que sept cents ans après Moïse; enfin, des passages l'auteur, très-pos- térieur cà Moïse, se trahit lui-même en disant: « Le lit d'Og ^ qu'on voit encore aujourd'hui à Ramatha... Le Chananéen* était alors dans le pays.... » etc., etc., etc. ?

Ces savants, fondés sur des difficultés et sur des contradic- tions qu'ils imputent aux chroniques juives, pourraient faire quelque peine à un licencié.

9" Le livre de la Genèse est-il physique ou allégorique ? Dieu ôta-t-il en effet une côte à Adam pour en faire une femme ? et comment est-il dit auparavant qu'il le créa mâle et femelle ? com- ment Dieu créa-t-il la lumière avant le soleil ? comment divisa- t-il la lumière des ténèbres, puisque les ténèbres ne sont autre chose que la privation de la lumière ? comment fit-il le jour avant

1. VIII, 32. 3. Deidéronome, iir, 11.

2. Exode, \vi, 3. 4. Genèse, xii, 0.

DE ZAPATA. ^r6

que le soleil fût fait ? comment le firmament fiit-il formé au mi- lieu des eaux, puisqu'il n'y a point de firmament, et que cette fausse notion d'un firmament n'est qu'une imagination des an- ciens Grecs? Il y a des gens qui conjecturent que la Genèse ne (al écrite que quand les Juifs eurent quelque connaissance de la philosophie erronée des autres peuples, et j'aurai la douleur d'en- tendre dire que Dieu ne sait pas plus la physique que la chrono- logie et la géographie.

10" Que dirai-je du jardin d'Éden, dont il sortait un fleuve qui se divisait en quatre fleuves: le Tigre; TEuphrate; le Phison, qu'on croit le Phase; le Géhon, qui coule dans le pays d'Ethiopie', et qui par conséquent ne peut être que le IXil, et dont la source est distante de mille lieues de la source de l'Euphrate ? On me dira encore - que Dieu est un mauvais géographe,

il" Je voudrais de tout mon cœur manger du fruit qui pen- dait à l'arbre de la science, et il me semble que la défense d'en manger est étrange : car Dieu ayant donné la raison à l'homme, il devait l'encourager à s'instruire. Youlait-il n'être servi que par un sot ? Je voudrais parler aussi au serpent, puisqu'il a tant d'es- prit ; mais je voudrais savoir quelle langue il parlait. L'empereur Julien, ce grand philosophe, le demanda au grand saint Cyrille, qui ne put satisfaire à cette question, mais qui répondit à ce sage empereur : « C'est vous qui êtes le serpent. » Saint Cyrille n'était pas pas poli; mais vous remarquerez qu'il ne répondit cette im- pertinence théologique que quand Julien fut mort,

La Genèse dit que le serpent mange de la terre ; vous savez que la Genèse se trompe, et que la terre seule ne nourrit personne, A l'égard de Dieu, qui venait se promener familièrement tous les jours à midi dans le jardin, et qui s'entretenait avec Adam et Eve et avec le serpent, il serait fort doux d'être en quatrième. Mais comme je vous crois plus faits pour la compagnie que Joseph et Marie avaient dans i'étable de Bethléem, je ne vous proposerai point un voyage au jardin d'Éden, surtout depuis que la porte en est gardée par un chérubin armé jusqu'aux dents. Il est vrai que, selon les rabl)ins, chérubin signifie bœuf. Voilà un étrange portier. De grâce, dites-moi au moins ce que c'est qu'un chérubin.

12° Comment expliquerai-je l'histoire des anges qui devinrent amoureux des filles des hommes, et qui engendrèrent les géants ?

1. Vujcz une des notes sur la Genèse, dans la Bible enfin expliquée. '2. Noyez page 17-4, et le § l'^'" de VInstruction du gardien des capucins.

476 LES QUESTIONS

Ne m'objectera-t-on pas que ce trait est tiré des fables païennes? Mais puisque les Juifs inventèrent tout dans le désert, et qu'ils étaient fort ingénieux, il est clair que toutes les autres nations ont pris d'eux leur science, Homère, Platon, Cicéron, Virgile, n'ont rien su que par les Juifs. Cela n'est-il pas démontré ?

13" Comment me tirerai-je du déluge, des cataractes du ciel, qui n'a point de cataractes, de tous les animaux arrivés du Japon, de l'Afrique, de l'Amérique et des terres australes, enfermés dans un grand coffre avec leurs provisions pour boire et pour manger pendant un an, sans compter le temps la terre, trop humide encore, ne put rien produire pour leur nourriture ? Comment le petit ménage de Noé put-il suffire à donner à tous ces animaux leurs aliments convenables ? Il n'était composé que de huit per- sonnes.

14° Comment rendrai-je l'histoire de la tour de Babel vraisem- blable ? Il faut bien que cette tour fût plus haute que les pyra- mides d'Egypte, puisque Dieu laissa bâtir les pyramides. Allait- elle jusqu'à Vénus, ou du moins jusqu'à la lune?

15° Par quel art justifierai-je les deux mensonges d'Abraham, le père des croyants, qui, à l'âge de cent trente-cinq ans à bien compter, fit passer la belle Sara pour sa sœur en Egypte et à Gé- rare, afin que les rois de ce pays-là en fussent amoureux, et lui fissent des présents ? Fi ! qu'il est vilain de vendre sa femme!

16° Donnez-moi des raisons qui m'expliquent pourquoi Dieu ayant ordonné à Abraham que toute sa postérité fût circoncise, elle ne le fut point sous Moïse.

17° Puis-jepar moi-même savoir si les trois anges à qui Sara servit un veau tout entier à manger avaient un corps, ou s'ils en empruntaient un ? et comment il se peut faire que, Dieu ayant envoyé deux anges à Sodome, les Sodomites voulussent commettre certain péché avec ces anges? Ils devaient être bien jolis. Mais pourquoi Lotli le juste offrit-il ses deux filles à la place des deux anges aux Sodomites? Quelles commères ! elles couchèrent un peu avec leur père. Ah ! sages maîtres, cela n'est pas honnête !

18° Mon auditoire me croira-t-il quand je lui dirai que la femme de Loth fut changée en une statue de sel ? Que répondrai- je à ceux qui me diront que c'est peut-être une imitation gros- sière de l'ancienne fable d'Eurydice, et que la statue de sel ne pouvait pas tenir à la pluie ?

19? Que dirai-je quand il faudra justifier les bénédictions tombées sur Jacob le juste, qui trompa Isaac son père, et qui vola Laban son beau-père? Comment expliquerai-je que Dieu lui

DE ZAPAÏA. 177

apparut au haut d'une échelle ? et comment Jacob se battit-il toute la nuit contre un ange? etc., etc.

20" Comment dois-je traiter le séjour des Juifs en Egypte, et leur évasion ? VExodc dit qu'ils restèrent quatre cents ans * en Egypte ; et en faisant le compte juste, on ne trouve que deux cent cinq ans-. Pourquoi la fdle de Pharaon se baignait-elle dans le Nil, l'on ne se baigne jamais à cause des crocodiles ? etc., etc.

21" Moïse ayant épousé la fille d'un idolâtre, comment Dieu lo prit-il pour son prophète sans lui en faire des reproches ? Com- ment les magiciens de Pharaon ûrent-ils les mêmes miracles que Moïse, excepté ceux de couvrir le pays de poux et de vermine? Comment changèrent-ils en sang toutes les eaux qui étaient déjà changées en sang par Moïse? Gomment Moïse, conduit par Dieu même, et se trouvant à la tête de six cent trente mille combat- tants, s'enfuit-il avec son peuple, au lieu de s'emparer de l'Egypte, dont tous les premiers nés avaient été mis à mort par Dieu même? L'Egypte n'a jamais pu rassembler une armée de cent mille hommes, depuis qu'il est fait mention d'elle dans les temps his- toriques. Comment Moïse, en s'enfuyant avec ces troupes de la terre de Gessen, au lieu d'aller en droite ligne dans le pays de Chanaan, traversa-t-il la moitié de l'Egypte, et remonta-t-il jusque vis-à-vis de Memphis, entre Baal-Séphon et la mer Rouge ? Enfin, comment Pharaon put-il le poursuivre avec toute sa cavalerie, puisque, dans la cinquième plaie de l'Egypte, Dieu venait de faire périr tous les chevaux et toutes les bêtes, et que d'ailleurs l'Egypte, coupée par tant de canaux, eut toujours très-peu de cavalerie ?

22" Comment concilierai-je ce qui est dit dans VExode avec le discours de saint Etienne dans les Actes des apôtres, et avec les passages de Jérémie et d'Amos? VExode^ dit qu'on sacrifia à Jéhova pendant quarante ans dans le désert ; Jérémie*, Amos% et saint Etienne ^ disent qu'on n'offrit ni sacrifice ni hostie pen- dant tout ce temps-là. VExode ^ dit qu'on fit le tabernacle dans lequel était l'arche de l'alliance ; et saint Etienne, dans les Actes^, dit qu'on portait le tabernacle de Moloch et de Remphan.

23* Je ne suis pas assez bon chimiste pour me tirer heureu- sement du veau d'or, que VExode^ dit avoir été formé en un seul

1. VExode, XII, 40, dit quatre cent 5. Amos, v, 25. trente ans. 6. Actes, vu, 42.

2. Voyez tome XXV, page 374. 7. xl, 3.

3. XVI, 35. 8. VII, 43.

4. Jérémie ne dit pas cela. (B.) 9. xxxii, 4-

26. Mklanges. V. 12

178 LES QUESTIONS

jour, et que Moïse réduisit en cendre. Sont-ce deux miracles ? 50iit-ce deux clioses possibles à l'art humain ?

24" Est-ce encore un miracle que le conducteur d'une nation dans un désert ait fait égorger vingt-trois mille hommes de cette nation par une seule des douze tribus, et que vingt-trois mille hommes se soient laissé massacrer sans se défendre ?

25" Dois-je encore regarder comme un miracle, ou comme un acte de justice ordinaire, qu'on fît mourir vingt-quatre mille Hébreux parce qu'un d'entre eux avait couché avec une Madia- nite, tandis que Moïse lui-même avait pris une Madianitc pour femme? et ces Hébreux, qu'on nous peint si féroces, n'étaient-ils pas de bonnes gens de se laisser ainsi égorger pour des filles? Et à propos de fllles, pourrai-je tenir mon sérieux quand je dirai que Moïse trouva trente-deux mille pucelles dans le camp madia- nite, avec soixante et un mille ânes? Ce n'est pas deux ânes par pucellc.

26° Quelle explication donnerai-je à la loi qui défend de manger du lièvre S « parce qu'il rumine et qu'il n'a pas le pied fendu, » tandis que les lièvres ont le pied fendu, et ne ruminent pas? Nous avons déjà vu que ce beau livre a fait de Dieu un mauvais géographe , un mauvais chronologiste, un mauvais phy- sicien; il ne le fait pas meilleur naturaliste. Quelles raisons don- nerai-je de plusieurs autres lois non moins sages, comme celle des eaux de jalousie, et de la punition de mort contre un homme qui a couché avec sa femme dans le temps qu'elle a ses re- files? etc., etc., etc. Pourrai-je justifier ces lois barbares et ridi- cules, qu'on dit émanées de Dieu môme ?

27° Que répondrai-je à ceux qui seront étonnés qu'il ait fallu un miracle pour faire passer le Jourdain, qui, dans sa plus grande largeur, n'a pas plus de quarante-cinq pieds, qu'on pou- vait si aisément franchir avec le moindre radeau, et qui était guéable en tant d'endroits, témoin les quarante-deux mille Éphraïmites égorgés à un gué de ce fleuve par leurs frères ?

28° Que répondrai-je à ceux qui demanderont comment les murs de Jéricho tombèrent au seul son des trompettes, et pour- quoi les autres villes ne tombèrent pas de même?

29° Comment excuserai-jc l'action de la courtisane Rahab, qui trahit Jéricho sa patrie? En quoi cette, trahison était-elle néces- saire, puisqu'il suffisait de sonner de la trompette pour prendre la ville? Et comment sonderai-je la profondeur des décrets divins,

1. Deutéronome, xiv, 7.

â

DE ZAPATA. 179

qui ont voulu que notre divin Sauveur Jésus-Christ naquît de cette courtisane Raliab, aussi bien que de l'inceste que Tiianiar commit avec Juda son beau-père, et de l'adultère de David et de Betliza- bée? Tant les voies de Dieu sont incompréhensibles!

30° Quelle approbation pourrai-je donner à Josué, qui fit pendre trente et un roitelets, dont il usurpa les petits États, c'est-à-dire les villages?

31" Comment parlerai-je de la bataille de Josué contre les Amorrhéens à Béthoron sur le chemin de Gabaon ? Le Seigneur fait pleuvoir du ciel de grosses pierres, depuis Béthoron jusqu'à Azéca ; il y a cinq lieues de Béthoron à Azéca ; ainsi les Amor- rhéens furent exterminés par des rochers qui tombaient du ciel pendant l'espace de cinq lieues. L'Écriture dit qu'il était midi ; pourquoi donc Josué commande-t-il au soleil et à la lune de s'arrêter au milieu du ciel pour donner le temps d'achever la défaite d'une petite troupe qui était déjà exterminée? pourquoi dit-il à la lune de s'arrêter à midi ? comment le soleil et la lune restèrent-ils un jour à la même place? A quel commentateur aurai-je recours pour expliquer cette vérité extraordinaire?

32° Que dirai-je de Jeplité, qui immola sa fille et qui fit égorger quarante-deux mille Juifs de la tribu d'Éphraïm, (jui ne pouvaient pas prononcer shiboleth?

33° Dois-je avouer ou nier que la loi des Juifs n'annonce en aucun endroit des peines ou des récompenses après la mort? Com^ ment se peut-il que ni Moïse ni Josué n'aient parlé de l'immorta- Hté de l'àme, dogme connu des anciens Égyptiens, des Chaldéens, des Persans, et des Grecs ; dogme qui ne fut un peu en vogue chez les Juifs qu'après Alexandre, et que les saducéens réprou- vèrent toujours, parce qu'il n'est pas dans le Pcntateuque?

34" Quelle couleur faudra-t-il que je donne à l'histoire du lévite qui, étant venu sur son âne à Gabaa, ville dos Benja- mites, devint l'objet de la passion sodomitique de tous les Gabao- nites, qui voulurent le violer? 11 leur abandonna sa femme, avec laquelle les Gabaonites couchèrent pendant toute la nuit : elle en mourut le lendemain. Si les Sodomites avaient accepté les deux filles de Loth au lieu des deux anges, en seraient-elles mortes?

35° J'ai besoin de vos enseignements pour entendre ce ver- set 19 du premier chapitre des Juges : « Le Seigneur accompagna Juda, et il se rendit maître des montagnes; mais il ne put défaire les habitants de la vallée, parce qu'ils avaient une grande (pian- tité de chariots armés de faux. » Je ne puis comprendre par mes faibles lumières comment le Dieu du ciel et de la terre, qui avait

180 LES QUESTIONS

changé tant de fois Tordre de la nature, et suspendu les lois éter- nelles en faveur de son peuple juif, ne put venir à bout de vaincre les habitants d'une vallée, parce qu'ils avaient des chariots. Serait-il vrai, comme plusieurs savants le prétendent, que les Juifs regar- dassent alors leur Dieu comme une divinité locale et protectrice, qui tantôt était plus puissante que les dieux ennemis, et tantôt était moins puissante? Et cela n'est- il pas encore prouvé par cette réponse de Jephté * : « Vous possédez de droit ce que votre dieu Chamos vous a donné ; souffrez donc que nous prenions ce que notre dieu Adonaï nous a promis? »

36'' J'ajouterai encore qu'il est difficile de croire qu'il y eût tant de chariots armés de faux dans un pays de montagnes, l'Écriture dit en tant d'endroits que la grande magnificence était d'être monté sur un âne.

* 37° L'histoire d'Aod me fait beaucoup plus de peine. Je vois les Juifs presque toujours asservis, malgré le secours de leur Dieu, qui leur avait promis avec serment de leur donner tout le pays qui est entre le Nil, la mer et l'Euphrate. Il y avait dix-huit ans qu'ils étaient sujets d'un roitelet nommé Églon, lorsque Dieu suscita en leur faveur Aod, fils de Géra, qui se servait delà main gauche comme de la main droite, Aod, fils de Géra, s'étant fait faire un poignard à deux tranchants, le cacha sous son manteau, comme firent depuis Jacques Clément et Ravaillac. Il demande au roitelet une audience secrète ; il dit qu'il a un mystère de la dernière importance à lui communiquer de la part de Dieu. Églon se lève respectueusement, et Aod, de la main gauche, lui enfonce son poignard dans le ventre. Dieu favorisa en- tout cette action, qui, dans la morale de toutes les nations de la terre, paraît un peu dure. Apprenez-moi quel est l'assassinat le plus divin, ou celui de ce saint Aod, ou de ce saint David, qui fit assassiner son cocu (jriah, ou du bienheureux Salomon, qui, ayant sept cents femmes et trois cents concubines ^, assassina son frère Adonias parce qu'il lui en demandait une, etc., etc., etc., etc.

38" Je vous prie de me dire par' quelle adresse Samson prit trois cents renards, les lia les uns aux autres par la queue, et leur attacha des flambeaux allumés au cul pour mettre le feu aux moissons des Philistins. Les renards n'habitent guère que les pays couverts de bois. Il n'y avait point de forêt dans ce canton, et il semble assez difficile de prendre trois cents renards en vie,

t. Juges, XI, 24. 2. III . liois, XI, 3.

DE ZAPATA. 181

et de les attacher par la queue. Il est dit ensuite qu'il tua mille Philistins avec une mûchoire d'âne, et que d'une des dents de cette mâchoire il sortit une fontaine. Quand il s'agit de mâchoires d'âne, vous me devez des éclaircissements.

39° Je vous demande les mêmes instructions sur le bon- homme Tohie, qui dormait les yeux ouverts, et qui fut aveuglé par une chiasse d'hirondelle ; sur l'ange qui descendit exprès de ce qu'on appelle l'empyrée pour aller chercher avec Tohie fils de l'argent que le juif Gahel devait à Tohie père; sur la femme à Tohie fils, qui avait eu sept maris à qui le diable avait tordu le COU; et sur la manière de rendre la vue aux aveugles avec le fiel d'un poisson. Ces histoires sont curieuses, et il n'y a rien de plus digne d'attention, après les romans espagnols : on ne peut leur comparer que les histoires de Judith et d'Esther, Mais pourrai-je bien interpréter le texte sacré, qui dit que la belle Judith' des- cendait de Siméon, fils de Ruben, quoique Siméon soit frère de Ruben, selon le même texte sacré-, qui ne peut mentir?

J'aime fort Estlier, et je trouve le prétendu roi Assuérus fort sensé d'épouser une Juive, et de coucher avec elle six mois sans savoir qui elle est ; et comme tout le reste est de cette force, vous m'aiderez, s'il vous plaît, vous qui êtes mes sages maîtres.

40° J'ai besoin de votre secours dans l'histoire des /Jo/s, autant pour le moins que dans celle des Juges, et de Tohie, et de son chien, et d'Esther, et de Judith, et de Ruth, etc., etc. Lorsque Saûl fut déclaré roi, les Juifs étaient esclaves des Philistins. Leurs vainqueurs ne leur permettaient pas d'avoir des épées ni des lances ; ils étaient même obligés d'aller chez les Philistins pour faire aiguiser le soc de leurs charrues et leurs cognées. Cependant Saûl donne une bataille aux Philistins, et remporte sur eux la victoire; et dans cette bataille il est à la tête de trois cent trente mille soldats, dans un petit pays qui ne peut pas nourrir trente mille âmes : car il n'avait alors que le tiers de la Terre Sainte tout au plus, et ce pays stérile ne nourrit pas aujourd'hui vingt mille habitants. Le surplus était obligé d'aller gagner sa vie à faire le métier de courtier à Balk, à Damas, à Tyr, à Babylone.

/il° Je ne sais comment je justifierai l'action de Samuel, qui trancha en morceaux le roi Agag, que Saiil avait fait prisonnier, et qu'il avait mis à rançon.

Je ne sais si notre roi Philippe, ayant pris un roi maure pri-

1. Judith, VIII, 1.

2. I. Par., il, 1.

182 LES QUESTIONS

sonnicr, et ayant composé avec lui, serait bien reçu à couper en pièces ce roi prisonnier.

[i2° Nous (levons un grand respect à David, qui était un homme selon le cœur de Dieu ; mais je craindrais de manquer de science pour justifier, par les lois ordinaires, la conduite de David, qui s'associe quatre cents hommes de mauvaise vie, et accablés de dettes, comme dit l'Écriture ^ ; qui marche pour aller saccager la maison de Nabal, serviteur du roi, et qui, huit jours après, épouse sa veuve ; qui va offrir ses services à Achis, ennemi de son roi, et qui met à feu et à sang les terres des alliés d'Achis, sans pardonner ni au sexe ni à l'âge ; qui, dès qu'il est sur le trône, prend de nouvelles concubines ; et qui, non content encore de ses concubines, ravit Bethzabée à son mari, et fait tuer celui qu^il déshonore. J'ai quelque peine encore à imaginer que Dieu naisse ensuite en Judée de cette femme adultère et homicide que l'on compte entre les aïeules de l'Être éternel ^ Je vous ai déjà pré- venus sur cet article, qui fait une peine extrême aux âmes dévotes.

ZiS" Les richesses de David et de Salomon, qui se montent à plus de cinq milliards de ducats d'or, paraissent difficiles à con- cilier avec la pauvreté du pays, et avec l'état étaient réduits les Juifs sous Saïil, quand ils n'avaient pas de quoi faire aiguiser leurs socs et leurs cognées. Nos colonels de cavalerie lèveront les épaules, si je leur dis que Salomon avait quatre cent mille che- vaux dans un petit pays l'on n'eut jamais et il n'y a encore que des ânes, comme j'ai déjà eu l'honneur de vous le repré- senter \

kk" S'il me faut parcourir l'histoire des cruautés effroyables de presque tous les rois de Juda et d'Israël, je crains de scanda- liser les faibles plutôt que de les édifier. Tous ces rois-là s'assas- sinent un peu trop souvent les uns les autres. C'est une mauvaise politique, si je ne me trompe.

h5° Je vois ce petit peuple presque toujours esclave sous les Phéniciens, sous les Babyloniens, sous les Perses, sous les Syriens, sous les Romains ; et j'aurai peut-être quelque peine à concilier tant de misères avec les magnifiques promesses de leurs pro- phètes.

/i6° Je sais que toutes les nations orientales ont eu des pro- phètes, mais je ne sais comment interpréter ceux des Juifs. Que

1. I. Mois, XXII, 2.

2. Voyez ci-dessus, n" 29, page 178.

3. Voyez n" 36, page 180.

DE ZAPATA. i83

dois-je entendre par la vision d'Ézéchiel, fils de Buzi, près du fleuve Chobar ; par quatre animaux qui avaient chacun quatre faces et quatre ailes avec des pieds de veau ; par une roue qui avait quatre faces; par un firmament au-dessus delà tête desanimaux? Comment expliquer l'ordre de Dieu donné à Ézécliiel de manger un livre de parchemin, de se faire lier, de demeurer couché sur le côté gauche pendant trois cent quatre-vingt-dix jours, et sur le côté droit pendant quarante jours, et démanger son pain cou- vert de ses excréments ? Je ne peux pénétrer le sens caché de ce que dit Ézéchiel au chapitre xvi: a Lorsque votre gorge s'est for- mée, et que vous avez eu du poil, je me suis étendu sur vous, j'ai couvert votre nudité, je vous ai donné des robes, des chaus- sures, des ceintures, des ornements, des pendants d'oreilles ; mais ensuite vous vous êtes bâti un b , et vous vous êtes prosti- tuée dans les places publiques; » et au chapitre xxiii le prophète dit « qu'Ooliba a désiré avec fureur la couche de ceux qui ont le membre viril comme les ânes, et qui répandent leur semence comme les chevaux ». Sages maîtres, dites-moi si vous êtes dignes des faveurs d'Ooliba.

47° Mon devoir sera d'expliquer la grande prophétie d'Isaïe qui regarde notre Seigneur Jésus-Christ; c'est, comme vous savez, au chapitre vu, Bazin, roi de Syrie, et Phacée, roitelet d'Israël, assiégeaient Jérusalem. Achaz, roitelet de Jérusalem, consulte le prophète Isaïe sur l'événement du siège; Isaïelui répond : « Dieu vous donnera un signe; une fille ou femme concevra et enfantera un fils qui s'appellera Emmanuel. Il mangera du beurre et du miel avant qu'il soit en âge de discerner le mal et le bien. Et avant qu'il soit en état de rejeter le mal et de choisir le bien, le pays sera délivré des deux rois.... et le Seigneur sifflera aux mouches qui sont à l'extrémité des fleuves d'Egypte, et aux abeilles

du pays d'Assur et dans ce jour le Seigneur prendra un rasoir

de louage dans ceux qui sont au delà du fleuve, et rasera la tête et le poil du pénil et toute la barbe du roi d'Assyrie. »

Ensuite, au chapitre viii, le prophète, pour accomplir la pro- phétie, couche avec la prophétesse; elle enfanta un fils, et le Seigneur dit à Isaïe: « Vous appellerez ce fils Maher-Salal-has-bas, hâtez-vous de prendre les dépouilles, courez vite au butin; et a^ant que l'enfant sache nommer son père et sa mère, la puissance de Damas sera renversée. » Je ne puis sans votre secours expliquer nettement cette prophétie.

/(8° Comment dois-je entendre l'histoire de Jonas, envoyé k Ninivepour y prêcher la pénitence? Ninive n'était point Israélite,

I

184 LES QUESTIONS

et il semble que Jonas devait l'instruire de la loi judaïque avant de l'induire à cette pénitence. Le prophète, au lieu d'obéir au Seigneur, s'enfuit à Tharsis ; une tempête s'élève, les matelots jettent Jonas dans la mer pour apaiser l'orage. Dieu envoie un grand poisson qui avale Jonas; il demeure trois jours et trois nuits dans le ventre du poisson. Dieu commande au poisson de rendre Jonas : le poisson obéit; Jonas débarque sur le rivage de Joppé. Dieu lui ordonne d'aller dire à Ninive que dans quarante jours elle sera renversée si elle ne fait pénitence. De Joppé à Ninive il y a plus de quatre cents milles. Toutes ces histoires ne deman- dent-elles pas des connaissances supérieures qui me manquent? Je voudrais bien confondre les savants qui prétendent que cette fable est tirée de la fable de l'ancien Hercule. Cet Hercule fut enfermé trois jours dans le ventre d'une baleine; mais il y fit bonne chère, car il mangea sur le gril le foie de la baleine. Jonas ne fut pas si adroit.

49° Enseignez-moi l'art de faire entendre les premiers versets du prophète Osée. Dieu lui ordonne expressément de prendre

une p , et de lui faire des fils de p K

Le prophète obéit ponctuellement ; il s'adresse à la dona Gomer, fille de don Debelaïm ; il la garde trois ans, et lui fait trois enfants, ce qui est un type. Ensuite Dieu veut un autre type. H lui ordonne de coucher avec une autre cantonera qui soit mariée-, et qui ait déjà planté cornes au front de son mari. Le bonhomme Osée, toujours obéissant, n'a pas de peine à trouver une belle dame de ce caractère, et il ne lui en coûte que quinze ,dragmes et une mesure d'orge. Je vous prie de vouloir bien m'enseigner combien la dragme valait alors chez le peuple juif, et ce que vous donnez aujourd'hui aux filles par ordres du Sei- gneur.

50° J'ai encore plus besoin de vos sages instructions sur le Nouveau Testament; j'ai peur de ne savoir que dire quand il faudra concorder les deux généalogies de Jésus. Car on me dira que Matthieu donne Jacob pour père à Joseph, et que Luc le fait fils d'Héli, et que cela est impossible, à moins qu'on ne change lie enja, et H en cob. On me demandera comment l'un compte cinquante-six générations, et comment l'autre n'en compte que quarante-deux, et pourquoi ces générations sont toutes diffé- rentes, et encore pourquoi, dans les quaraiite-dcux qu'on a pro-

\. Osée, chap. i*'. 2. Ibid., chap. m.

DE ZAPATA.. 183

mises, il ne s'en trouve que quarante et une ; et enfin, pourquoi cet arbre généalogique est celui de Joseph, qui n'était pas le père de Jésus ? J'ai peur de ne répondre que des sottises, comme ont fait tous mes prédécesseurs. J'espère que vous me tirerez de ce labyrinthe. Êtes-vous de Tavis de saint Ambroise, qui dit que l'ange fit à Marie un enfant par l'oreille, Maria per aurem imprœ- gnata est; ou de l'avis du R. P. 8anchez, qui dit que la Vierge répandit de la semence^ dans sa copulation avec le Saint-Esprit? La question est curieuse; le sage Sanchez ne doute pas que le Saint-Esprit et la sainte Vierge n'aient fait tous deux une émission de semence au même moment : car il pense que cette rencontre simultanée des deux semences est nécessaire pour la génération. On voit bien que Sanchez sait plus sa théologie que sa physique, et que le métier de faire des enfants n'est pas celui des jésuites.

51° Si j'annonce, d'après Luc, qu'Auguste avait ordonné un dénombrement de toute la terre quand Marie fut grosse, et que Cyrénius ou Quirinus, gouverneur de Syrie, publia ce dénombre- ment, et que Joseph et Marie allèrent à Bethléem pour s'y faire dénombrer; et si on me rit au nez; si les antiquaires m'apprennent qu'il n'y eut jamais de dénombrement de l'empire romain; que c'était Quintilius Varus, et non pas Cyrénius, qui était alors gou- verneur de la Syrie; que Cyrénius ne gouverna la Syrie que dix ans après la naissance de Jésus; je serai très-embarrassé, et sans doute vous éclaircirez cette petite difficulté. Car, s'il y avait un seul mensonge dans un livre sacré, ce livre serait-il sacré?

52° Quand j'enseignerai que la famille alla en Egypte selon Matthieu, on me répondra que cela n'est pas vrai, et qu'elle resta en Judée selon les autres évangélistes; et si alors j'accorde qu'elle resta en Judée, on me soutiendra qu'elle a été en Egypte. N'est-il pas plus court de dire que l'on peut être en deux endroits à la fois, comme cela est arrivé à saint François Xavier, et à plusieurs autres saints?

53" Les astronomes pourront bien se moquer del'étoile des trois rois qui les conduisit dans une étable. Mais vous êtes de grands astrologues; vous rendrez raison de ce phénomène. Dites-moi surtout combien d'or ces rois offrirent : car vous êtes accoutumés à en tirer beaucoup des rois et des peuples. Et à l'égard du qua- trième roi, qui était Hérode, pourquoi craignait-il que Jésus, dans cette étable, devînt roi des Juifs? Hérode n'était roi que par la grâce des Romains; c'était l'affaire d'Auguste. Le massacre des

^'oyez la note 4, tome XXIV, page 98.

186 LES QUESTIONS

innocents est un peu bizarre. Je suis fàclié qu'aucun historien romain n'ait parlé de ces choses. Un ancien martyrologe très- véridifjuc (comme ils le sont tous) compte quatorze mille enfants martyrisés. Si vous voulez que j'en ajoute encore quelques milliers, vous n'avez qu'à dire.

5^° Vous me direz comment le diable emporta Dieu et le per- cha sur une colline de Galilée, d'où l'on découvrait tous les royaumes de la terre. Le diable qui promet tous ces royaumes à Dieu, pourvu que Dieu adore le diable, pourra scandaliser beau- coup d'honnêtes gens, pour lesquels je vous demande un mot de recommandation.

55° Je vous prie, quand vous irez à la noce, de me dire de quelle manière Dieu, qui allait aussi à la noce, s'y prenait pour changer l'eau en vin en faveur de gens qui étaient déjà ivres.

*56° En mangeant des figues à votre déjeuner à la lin de juillet, je vous supplie de me dire pourquoi Dieu, ayant faim, chercha des figues au commencement du mois de mars, quand ce n'était pas le temps des figues.

57° Après avoir reçu vos instructions sur tous les prodiges de cette espèce, il faudra que je dise que Dieu a été condamné à être pendu pour le péché originel. Mais si on me répond que jamais il ne fut question du péché originel, ni dans l'Ancien Testament, ni dans le Nouveau; qu'il est seulement dit qu'Adam fut condamné à mourir le jour qu'il aurait mangé de l'arbre de la science, mais qu'il n'en mourut pas; et qu'Augustin, évêque d'Hippone, ci- devant manichéen, est le premier qui ait établi le système du péché originel, je vous avoue que, n'ayant pas pour auditeurs des gens d'Hippone, je pourrais me faire moquer de moi en par- lant beaucoup sans rien dire. Car, lorsque certains disputeurs sont venus me remontrer qu'il était impossible que Dieu fût sup- plicié pour une pomme mangée quatre mille ans avant sa mort, impossible qu'en rachetant le genre humain il ne le rachetât pas, et le laissât encore tout entier entre les griffes du diable, à quel- ques élus près; je ne répondais à cela que du verbiage, et j'allais me cacher de honte.

58° Communiquez-moi vos lumières sur la prédiction que fait notre Seigneur dans saint Luc, au chap. xxi^ Jésus y dit expres- sément « qu'il viendra dans les nuées avec une grande puissance et une grande majesté, avant que la génération à laquelle il parle soit passée ». Il n'en a rien fait, il n'est point venu dans les nuées;

1. Verset 27.

DE ZAPATA. 187

s'il est venu dans quelques brouillards, nous n'en savons rien ; dites-moi ce que vous en savez. Paul, ap(Mre, dit aussi à ses dis- ciples tliessaloniciens^ « qu'ils iront dans les nuées avec lui au- devant de Jésus ». Pourquoi n'ont-ils pas fait ce voyage? en coûte- t-il plus d'aller dans les nuées qu'au troisième cieP? Je vous demande pardon, mais j'aime mieux les A'uées^ d'Aristophane que celles de Paul.

59° Dirai-je avec Luc que Jésus est monté au ciel, du petit village de Béthanie? Insinuerai-je, avec Matthieu, que ce fut de la Galilée, les disciples le virent pour la dernière fois ? En croi- rai-je un grave docteur qui dit que Jésus avait un pied en Galilée et l'autre à Béthanie? Cette opinion me paraît la plus probable, mais j'attendrai sur cela votre décision.

60° On me demandera ensuite si Pierre a été à Rome *; je ré- pondrai, sans doute, qu'il y a été pape vingt-cinq ans, et la grande raison que j'en rapporterai, c'est que nous avons une épître de ce bonhomme, qui ne savait ni lire ni écrire, et que cette lettre est datée de Babylone; il n'y a pas de réplique à cela, mais je voudrais quelque chose de plus fort.

61» Instruisez-moi pourquoi le Credo, qu'on appelle le Symbole des apôtres, ne fut fait que du temps de Jérôme et de Rufin, quatre cents ans après les apôtres? Dites-moi pourquoi les pre- miers Pères de l'Église ne citent jamais que les évangiles appelés aujourd'hui apocryphes? N'est-ce pas une preuve <3vidente que les quatre canoniques n'étaient pas encore faits ?

62" N'étes-vous pas fâchés comme moi que les premiers chré- tiens aient forgé tant de mauvais vers, qu'ils attribuèrent aux sibylles ; qu'ils aient forgé des lettres de saint Paul à Sénèque, des lettres de Jésus, des lettres de Marie, des lettres dePilate; et qu'ils aient ainsi établi leur secte par cent crimes de faux qu'on punirait dans tous les tribunaux de la terre? Ces fraudes sont aujourd'hui reconnues de tous les savants. On est réduit à les appeler pieuses. 3Iais n'est-il pas triste que votre vérité ne soit fondée que sur des mensonges ?

63° Dites-moi pourquoi Jésus n'ayant point institué sept sacre- ments, nous avons sept sacrements? Pourquoi Jésus n'ayant ja- mais dit qu'il esttrin, qu'il a deux natures avec deux volontés et

1. I. Thess., IV, 17.

2. II. Cor., XII, 2.

A. Tiirc d'une comédie d'Aristophane. 4. Voyez tome XX, pages 213 et 592.

488 LES QUESTIONS

une personne, nous le faisons trin^ avec une personne et deux natures? Pourquoi avec deux volontés n'a-t-il pas eu celle de nous instruire des dogmes de la religion chrétienne?

Et pourquoi, lorsqu'il a dit que parmi ses disciples il n'y aurait ni premiers ni derniers, monsieur l'archevêque de Tolède a-t-il un million de ducats de rente, tandis que je suis réduit à une portion congrue-?

64" Je sais bien que l'Église est infaillible ; mais est-ce l'Église grecque, ou l'Église latine, ou celle d'Angleterre, ou celle de Danemark et de Suède, ou celle de la superbe ville de Neuf- châtel, ou celle des primitifs appelés quakers, ou celle des ana- baptistes, ou celle des moraves? L'Église turque a aussi du bon, mais on dit que l'Église chinoise est beaucoup plus ancienne.

65° Le pape est-il infaillible quand il couche avec sa maîtresse ou avec sa propre fille, et qu'il apporte à souper une bouteille de vin empoisonnée pour le cardinal Adriano di Corneto^?

Quand deux conciles s'anathématisent l'un l'autre, comme il est arrivé vingt fois, quel est le concile infailHble?

66° Enfin ne' vaudrait-il pas mieux ne point s'enfoncer dans ces labyrinthes, et prêcher simplement la vertu ? Quand Dieu nous jugera, je doute fort qu'il nous demande si la grâce est versatile ou concomitante ; si le mariage est le signe visible d'une chose invisible ; si nous croyons qu'il y ait dix chœurs d'anges ou neuf ; si le pape est au-dessus du concile, ou le concile au- dessus du pape. Sera-ce un crime à ses yeux de lui avoir adressé des prières en espagnol quand on ne sait pas le latin ? Serons- ,nous les objets de son éternelle colère pour avoir mangé pour la valeur de douze maravédis de mauvaise viande un certain jour ? Et serons-nous récompensés à jamais si nous avoîis mangé avec vous, sages maîtres, pour cent piastres de turbots, de soles et d'esturgeons? Vous ne le croyez pas dans le fond de vos cœurs; vous pensez que Dieu nous jugera selon nos œuvres, et non selon les idées de Thomas ou de Bonaventure,

Ne rendrai-je pas service aux hommes en ne leur annonçant que la morale? Cette morale est si pure, si sainte, si universelle, si claire, si ancienne, qu'elle semble venir de Dieu même, comme

1. Du mot latin triniis, triple.

2. .On appelait portion congrue une somme que l'on faisait payer aux curés par les gros décimateurs de leurs paroisses, pour leur donner de quoi vivre. Elle variait de, 200 à 300 livres. (G. A.)

3. L'auteur voulait apparemment parler du pape Alexandre VI. {Note de Vol- taire.) — Voyez tome XII, page 190.

DE ZAPATA. 489

la lumière qui passe parmi nous pour son premier ouvrage. N'a- t-il pas donné aux hommes l'amour-propre, pour veiller à leur conservation ; la bienveillance, la bienfaisance, la vertu, pour veiller sur Tamour-propre ; les besoins mutuels, pour former la société; le plaisir, pour en jouir; la douleur, qui avertit de jouir avec modération ; les passions, qui nous portent aux grandes choses, et la sagesse, qui met un frein à ces passions?

N'est-il pas enfin inspiré à tous les hommes réunis en société d'idée d'un Être suprême, afin que l'adoration qu'on doit à cet Être soit le plus fort lien de la société? Les sauvages qui errent dans les bois n'ont pas besoin de cette connaissance : les devoirs de la société qu'ils ignorent ne les regardent point ; mais sitôt que les hommes sont rassemblés. Dieu se manifeste à leur raison : ils ont besoin de justice, ils adorent en lui le principe de toute justice. Dieu, qui n'a que faire de leurs vaines adorations, les reçoit comme nécessaires pour eux et non pour lui. Et de même qu'il leur donne le génie des arts, sans lesquels toute société périt, il leur donne l'esprit de religion, la première des sciences et la plus naturelle : science divine dont le principe est cer- tain, quoiqu'on en tire tous les jours des conséquences incer- taines. Me permettrez-vous d'annoncer ces vérités aux nobles Espagnols?

67" Si vous voulez que je cache cette vérité ; si vous m'ordonnez absolument d'annoncer les miracles de Saint-Jacques en Galice, et de Notre-Dame d'Atocha S et de Marie d'Agréda qui montrait son cul aux petits garçons dans ses extases, dites-moi comment j'en dois user avec les réfractaires qui oseront douter : faudra-t-il que je leur fasse donner, avec édification, la question ordinaire et extraordinaire? Quand je rencontrerai des filles juives, dois-je coucher avec elles avant de les faire brûler? et lorsqu'on les mettra au feu, n'ai-jepas le droit d'en prendre une cuisse ou une fesse pour mon souper avec des filles catholiques ?

J'attends l'honneur de votre réponse.

DoMiNico Zapata, Y verdadero, y honrado, y caritativo -.

Zapata, n'ayant point eu de réponse, se mit à prêcher Dieu tout simplement. Il annonça aux hommes le père des hommes,

1. Voyez une des notes sur VExtrait d'un journal de la cour de Louis XIV (ou Mémoires de Dangeau).

2. Véridique, plein d'honneur et de charité.

490 LES QUESTIONS DE ZAPATA.

rémunérateur, punisseur, et pardonneur. Il dégagea la vérité des mensonges, et sépara la religion du fanatisme ; il enseigna et il pratiqua la vertu. Il fut doux, bienfaisant, modeste ; et fut rôti à Valladolid, l'an de grâce 1631. Priez Dieu pour l'âme de frère Zapata.

FIN DES QUESTIONS DE ZAPATA.

LETTRE

DE M. DE VOLTAIRE'

Parmi un grand nombre de lettres anonymes, j'en ai reça une de Lyon, datée du 17 avril, commençant par ces mots : J'ose ris- quer une 95^ lettre anomjme ^. Je l'ai envoyée au ministère, qui fait réprimer ces délits, et qui est persuadé que tout écrivain de lettres anonymes est un lâche et un coquin : un lâche, parce qu'il se cache, et un coquin, parce qu'il trouble la société.

Cet homme, entre autres sottises, me reproche d'avoir dit qu'un nommé La Beaumelle est huguenot'^. Je ne me souviens point de l'avoir dit, et je ne sais si on s'est servi de mon nom pour le dire. Il m'importe fort peu que l'on soit huguenot. Il est assez public que je n'ai jamais regardé ce titre comme une injure, et il n'est pas moins public que j'ai rendu des services assez impor- tants à des personnes de cette communion. Mais ceux qui ont dit ou écrit que La Beaumelle était protestant et prédicant ne se sont certainement pas trompés, et l'auteur de la lettre anonyme a menti quand il a écrit le contraire.

On trouve dans les registres de la compagnie des ministres

1. Tel est l'intitulé de cette pièce dans l'édition originale, in-8° de 4 pages. Elle a échappé à tous les éditeurs qui m'ont précédé; cependant elle avait été réim- primée textuellement, et avec commentaire, à la page 98 du Tableau philoso- phique de l'esprit de M. de Voltaire (par Sabatier de Castres), 1771, in-8° et in-12. -Malgré l'intitulé de cette pièce, je n'ai pu me décider à la classer dans la Cor. respondance, ne la regardant pas comme une missive. On trouvera dans ce volume lin autre Mémoire contre La Beaumelle. ( B.)

2. Dans la XX* des Honnêtetés littéraires (voyez page 139), il est question d'une 94*^ lettre anonyme. Les Honnêtetés littéraires ont donc précédé la pièce que je donne aujourd'hui. (B.)

3. Sabatier prétend que le nom d'huguenot a été donné vingt fois par Voltaire à La Beaumelle; et il cite lalettre à Albergati Capacelli. delà n'est point exact. Dans la letli-e à Albergati Capacelli, du 23 décembre 1700, Voltaire a dit calviniste; il n'y a pas employé le mot huguenot.

192 LETTRE

de Genève que Laurent AnglevieuxS dit La Beaumelle, natif du Languedoc, fut reçu proposant en théologie le 12 octobre 17^5, sous le rectorat de M. Ami de La Rive. 11 prêcha à l'hôpital et dans plusieurs églises pendant deux ans. Il fut précepteur du fils de M. Budé de Boissy. 11 alla ensuite solliciter à Copenhague une place de professeur, et fut ensuite chassé de Copenhague.

Si cet homme s'était contenté de faire de mauvais sermons, je me dispenserais de répondre à la lettre anonyme, quoiqu'elle soit la quatre-vingt-quinzième que j'aie reçue ; mais La Beau- melle est le même homme qui, ayant falsifié l'histoire de Louis XIV-, la fit imprimer, avec des notes, à Francfort, chez Eslinger, en 1752. 11 dit dans ces notes, en parlant de Louis XIV et de Louis XV, qu'un roi qui veut le bien est un être de raison. 11 ose soupçonner Louis XIV d'avoir empoisonné le marquis de Lou- VQJs; il insulte la mémoire du maréchal de Villars, et de M. le marquis de La Vrillière, de M. le marquis de Torcy, de M. de Chamillart. Il pousse la démence jusqu'à faire entendre que le duc d'Orléans, régent, empoisonna la famille royale. Son infâme ouvrage, écrit du style d'un laquais insolent, se débita, grâce à l'excès même de cette insolence. C'est le sort passager de tous les libelles écrits contre les gouvernements et contre les citoyens: ils inondent et ils inonderont toujours l'Europe, tant qu'il y aura des fous sans éducation, sans fortune et sans honneur, qui, sa- chant barbouiller quelques phrases, feront, pour avoir du pain, ce métier aussi facile qu'infâme.

Le prédicant La Beaumelle, qui osa retourner en France, ne fut puni que par quelques, mois de Bicêtre^; mais son châtiment étant peu connu, et son crime étant puhlic, mon devoir est de prévenir dans toutes les occasions les suites de^ce crime, et de faire connaître aux Français et aux étrangers quel est l'homme qui a falsifié ainsi l'histoire du siècle de Louis XIV, et qui a tourné en un indigne libelle un monument si justement élevé à l'hon- neur de ma patrie.

Gomme il a fait contre moi plusieurs autres libelles calom- nieux, je dois demander quelle foi on doit ajouter à un homme qui, dans un autre libelle intitulé Mes Pensées, a insulté les plus illustres magistrats du conseil de Berne, en les nommant par leur nom, et monseigneur le duc de Saxe-Gotha, à qui je suis

1. Le nom était Angliviel.

2. Voyez toine XV, pages 87, 100; XXIV, 49; XXV, 589; et, dans le présent ■^ol unie, -page 133.

3. Ce ne fut pas à Bicêtre, mais à la Bastille que La Beaumelle fut enfermé.

DE M. DE VOLTAIRE. I93

très-attaclié depuis longtemps. J'atteste ce prince, et M'"'' la du- chesse de Saxe-Gotha, qu'il s'enfuit de leur ville capitale avec une servante, après un vol fait à la maîtresse de cette servante. Je ne relèverais pas cette turpitude criminelle, si je n'y étais forcé par la lettre insolente qu'on m'écrit. Je déclare publique- ment que je garantis la vérité de tout ce que j'énonce. Voilà ma réponse à tous ces libelles écrits par les plus vils des hommes, méprisés à la fin de la canaille même pour laquelle seule ils ont été faits. Je suis indulgent, je suis tolérant, on le sait, et j"ai fait du bien à des coupables qui se sont repentis ; mais je ne par- donne jamais aux calomniateurs.

Fait au château de Ferney, 24 avril 1767.

Voltaire.

FIN DE LA LETTRE.

-<). Mélanges. V. Ij

EXAMEN

IMPORTANT

DE MILORD BOLINGBROKE

(m;

LE TOMBEAU DU FAr^^ATISiME

ÉCRIT SIR LA FIN DE 1736.

AVIS DES EDITEURS^

Nous donnons une nouvelle édition du livre le plus éloquent, le plus profond, et le plus fort qu'on ait encore écrit contre le

1. Cet Avis existe dans les éditions de 1767, in-8°de 230 pages; de 1771, in-8" de viij et 190 pages; de 1775, in-S" de viij et 148 pages; de 1776, in-S" de viij et 216 pages. La première édition de l'Examen important est l'impression qui fait partie du Recueil nécessaire (vojez les notes, tome XXIV^, page 523, et XXV, page 125). Les Mémoires secrets, à la date du 7 mai 1767, parlent de l'Examen important comme d'une nouveauté. Je crois que sa publication est du mois d'avril.

L'édition de l'Examen qui fait partie du Becueil nécessaire n'a que trente et un chapitres; dans l'édition de 1767 le dernier chapitre est numéroté xxxvii ; il n'y a pourtant que cinq chapitres d'ajoutés (aujourd'hui les iv, v, xxxv, xxxvi, xxxvii). Il n'y a point de chapitre ix, l'imprimeur ayant du viii passé au x. Dans l'édition de 1771, on a conservé cette faute. C'est de cette année qu'est l'addition du chapitre xxxviii. Dans l'édition de 1775, on a du chapitre vu fait les cha- pitres VII et VIII ; du chapitre viii, le ix* : par ce moyen disparaît la faute de 1767 et 1771.

Dans l'édition de 1776, le dernier chapitre porte le chiffre xli ; mais, comme dans l'édition de 1775, ce qui y forme les chapitres vu et viii ne compose que le chapitre vu des autres éditions; par faute d'impression, le chapitre qui vient après le xwiv est numéroté xxxvi (c'est-à-dire qu'il n'y a point de chapitre xxxv). Ce qui forme le chapitre, xxxvi était la reproduction du morceau Des Globes de feu, etc. faisant partie de l'article Apostat dans les Questions sur l'Encyclopédie (voyez tome XVII, pages 319-321); la seule addition faite à cette édition de 1770 consiste

196 AVANT-PROPOS.

fanatisme. Nous nous sommes fait un devoir devant Dieu de mul- tiplier ces secours contre le monstre qui dévore la substance d'une partie du genre humain. Ce précis de la doctrine de milord Bo- lingbroke, recueillie tout entière dans les six volumes de ses OEuvres posthumes, fut adressé par lui, peu d'années avant sa mort, à milord Cornsbury. Cette édition est beaucoup plus ample que la première ^ ; nous l'avons collationnée avec le manuscrit.

Nous supplions les sages, à qui nous faisons parvenir cet ou- vrage si utile, d'avoir autant de discrétion que de sagesse, et de répandre la lumière sans dire de quelle main cette lumière leur est parvenue. Grand Dieu ! protégez les sages ; confondez les déla- teurs et les persécuteurs.

AVANT-PROPOS.

I

L'ambition de dominer sur les esprits est une des plus fortes passions. Un théologien, un missionnaire, un homme de parti veut conquérir comme un prince ; et il y a beaucoup plus de sectes dans le monde qu'il n'y a de souverainetés. A qui soumet- trai-je mon âme ? Serai-je chrétien, parce que je serai de Londres ou de Madrid ? Serai-je musulman, parce que je serai en Tur- quie ? Je ne dois penser que par moi-même et pour moi-même ; le choix d'une religion est mon plus grand intérêt. Tu adores un Dieu par Mahomet; et toi, par le grand lama; et toi, par le pape. ' Eh, malheureux! adore un Dieu par ta propre raison. fl

La stupide indolence dans laquelle la plupart des hommes croupissent sur l'objet le plus important semblerait prouver qu'ils sont de misérables machines animales, dont l'instinct ne s'oc- cupe que du moment présent. Nous traitons notre intelligence

dans le chapitre qui était alors le xii% mais qui n'est que le xi* : Quelle idée il faut se former de Jrsus, etc.

Les notes de VExamen important sont de diverses époques. J'ai mis la date à chaque note. On verra que quelquefois la fin est de beaucoup postérieure au commencement. Lorsque j'ai eu à faire des additions à des notes, j'ai mis ces addi- tions entre deux crochets; ce qui est entre parenthèses est de Voltaire.

Dans beaucoup d'éditions, des OEuvres de Voltaire, à la suite de VExamen important on a placé une Défense de milord Bolingbroke, qui n'y a aucun rapport, qui lui est antérieure de quinze ans, et que j'ai, par cette raison, mise à sa date ' voyez tome XXIII, page 547). (B.)

1. Voyez la note de la page précédente.

AVANT-PROPOS. 497

comme notre corps ; nous les al)andonnons souvent l'un et l'autre pour quelque argent à des charlatans. La populace meurt, en Espagne, entre les mains d'un vil moine et d'un empirique ; et la nôtre, à peu près de même ^ Un vicaire, un dissenter, assiègent leurs derniers moments.

Un très-petit nombre d'hommes examine; mais l'esprit de parti, l'envie de se faire valoir les préoccupe. Un grand homme', parmi nous, n'a été chrétien que parce qu'il était ennemi de Col- lins ; notre Whiston ^ n'était chrétien que parce qu'il était arien, Grotius ne voulait que confondre les gomaristes. Bossuet soutint le papisme contre Claude, qui combattait pour la secte calviniste. Dans les premiers siècles, les ariens combattaient contre les athanasiens. L'empereur Julien et son parti combattaient contre ces deux sectes ; et le reste de la terre contre les chrétiens, qui disputaient avec les juifs. A qui croire? il faut donc examiner: c'est un devoir que personne ne révoque en doute. Un homme qui reçoit sa religion sans examen ne diffère pas d'un bœuf qu'on attelle.

Cette multitude prodigieuse de sectes dans le christianisme forme déjà une grande présomption que toutes sont des systèmes d'erreur. L'homme sage se dit à lui-même : Si Dieu avait voulu me faire connaître son culte, c'est que ce culte serait nécessaire à notre espèce. S'il était nécessaire, il nous l'aurait donné à tous lui-même, comme il a donné à tous deux yeux et une bouche. Il serait partout uniforme, puisque les choses nécessaires à tous les

1. Non ; milord Bolingbroke va trop loin : on vit et on meurt comme on veut chez nous. Il n'y a que les lâches et les superstitieux qui envoient chercher un prêtre. Et ce prêtre se moque d'eux. Il sait bien qu'il n'est pas ambassadeur de Dieu auprès des moribonds.

Mais, dans les pays papistes, il faut qu'au troisième accès de fièvre on vienne vous effrayer en cérémonie, qu'on déploie devant vous tout l'attirail d'une extrême- onction et tous les étendards de la mort. On vous apporte le Dieu des papistes escorté de six flambeaux. Tous les gueux ont le droit d'entrer dans votre chambre; plus on met d'appareil à cette pompe lugubre, plus le bas clergé y gagne. II vous prononce votre sentence, et va boire au cabaret les épices du procès. Les esprits faibles sont si frappés de l'horreur de cette cérémonie que plusieurs en meurent. Je sais que M. Falconct, un dos médecins du roi de France, aj^ant vu une de ses malades tourner à la mort au seul spectacle de son extrême-onction, déclara au roi qu'il ne ferait jamais plus administrer les sacrements à personne. {Note de Voltaire, 1771.)

2. Je crois que Voltaire veut ici parler de Samuel Clarke (né en 167.5, mort en 1729), qui a publié une réfutation de l'ouvrage de CoUins sur la liberté de l'homme. (B.)

3. Guillaume Whiston, en 1007, mort en 17.52. Il vivait encore à la date VExamen important est censé avoir été compose.

198 AVANT-PROPOS.

hommes sont uniformes. Les principes de la raison universelle sont communs à toutes les nations policées, toutes reconnaissent un Dieu : elles peuvent donc se flatter que cette connaissance est 1 une vérité. Mais chacune d'elles a une religion dilTérente ; elles peuvent donc conclure qu'ayant raison d'adorer un Dieu, elles ont tort dans tout ce qu'elles ont imaginé au delà.

Si le principe dans lequel l'univers s'accorde paraît vraisem- blable, les conséquences diamétralement opposées qu'on en tire paraissent bien fausses ; il est naturel de s'en défier. La défiance augmente quand on voit que le but de tous ceux qui sont à la tête des sectes est de dominer et de s'enrichir autant qu'ils le peuvent, et que, depuis les dairis du Japon jusqu'aux évoques de Rome, on ne s'est occupé que d'élever à un pontife un trône fondé sur la misère des peuples, et souvent cimenté de leur sang.

Que les Japonais examinent comment les daïris les ont long- temps subjugués ; que les Tartares se servent de leur raison pour juger si le grand lama est immortel ; que les Turcs jugent leur Alcoran; mais, nous autres chrétiens, examinons notre Évangile. Dès que je veux sincèrement examiner, j'ai droit d'affirmer que je ne tromperai pas : ceux qui n'ont écrit que pour prouver leur sentiment me sont suspects.

Pascal commence par révolter ses lecteurs, dans ses pensées informes qu'on a recueillies : « Que ceux qui combattent la reli- gion chrétienne, dit-il, apprennent à la connaître, etc. ^ » Je vois à ces mots un homme de parti qui veut subjuguer.

On m'apprend qu'un curé, en France, nommé Jean Meslier, mort depuis peu-, a demandé pardon à Dieu, eij mourant, d'a- voir enseigné le christianisme ^ Celte disposition d'un prêtre à l'article de la mort fait sur moi plus d'effet que l'enthousiasme de Pascal. J'ai vu en Dorsetshire, diocèse de Bristol, un curé renoncer à une cure de deux cents livres sterling, et avouer à ses paroissiens que sa conscience ne lui" permettait pas de leur prê- cher les absurdes horreurs de la secte chrétienne. Mais ni le tes- tament de Jean Meslier, ni la déclaration de ce digne curé, ne

1. Pascal a dil : « Que ceux qui combattent la religion apprennent au moins quelle elle est avant de la combattre. » (B.)

2. V Examen impo)-tant est censé écrit en 173G. Meslier était mort en 1733. Voyez, tome XXIV, pag^e 293 et suiv., VExtrait des sentiments de J ean Meslier.

3. Cela est très-vrai ; il était curé d'Étrépigny, près Roeroi, sur les frontières de la Champagne. Plusieurs curieux ont des extraits de son testament. [Note de Voltaire, 1776.)

DES LIVRES DE MOÏSE. 499

sont pour moi des preuves décisives. Le juif Uriel Acosta ^ renonça publiquement à l'Ancien Testament dans Amsterdam; mais je ne croirai pas plus le juif Acosta que le curé Meslier. Je dois lire les pièces du procès avec une attention sévère, ne me laisser séduire par aucun des avocats, peser devant Dieu les raisons des deux partis, et décider suivant ma conscience. C'est à moi de discuter les arguments de Wollaston et de Clarke, mais je ne puis en croire que ma raison.

J'avertis d'abord que je ne veux pas toucher à notre Église anglicane, en tant qu'elle est établie par actes de parlement. Je la regarde d'ailleurs comme la plus savante et la plus régulière de l'Europe. Je ne suis point de l'avis du Whig indépendant, qui semble vouloir abolir tout sacerdoce, et le remettre aux mains des pères de famille, comme du temps des patriarches. Notre société, telle qu'elle est, ne permet pas un pareil changement. Je pense qu'il est nécessaire d'entretenir des prêtres, pour être les maîtres des mœurs et pour offrir à Dieu nos prières. Nous ver- rons s'ils doivent être des joueurs de gobelets, des trompettes de discorde, et des persécuteurs sanguinaires. Commençons d'abord par m'instruira moi-même.

CHAPITRE 1.

DES LIVRES DE MOÏSE.

Le christianisme est fondé sur le judaïsme-: voyons donc si le judaïsme est l'ouvrage de Dieu. On me donne à lire les livres de Moïse, je dois m'informer d'abord si ces livres sont de lui.

1. Voyez son article dans la neuvième des Lettres à S- A. monseigneur le prince de ***.

2. Supposé, par un impossible, qu'une secte aussi absurde et aussi affreuse que le judaïsme fût l'ouvrage de Dieu, il serait démontré en ce cas, et par cette seule supposition, que la secte des galiléens n'est fondée que sur l'imposture. Cela est démontré en rigueur.

Dès qu'on suppose une vérité quelconque, énoncée par Dieu même, constatée par les plus épouvantables prodiges, scellée du sang humain ; dès que Dieu, selon vous, a dit cent fois que cette vérité, cette loi, sera éternelle; dès qu'il a dit dans cette loi qu'il faut tuer sans miséricorde celui qui voudra retrancher de sa loi ou y ajouter; dès qu'il a commandé que tout prophète [Deut., xiii, 1, 5, 6] qui ferait dos miracles pour substituer une nouveauté à cette ancienne loi fût mis à mort par son meilleur ami, par son frère : il est clair comme le jour que le

200 CHAPITRE I.

Est-il vraisemblable que Moïse ait fait graver le Pentateuque, ou du moins les livres de la loi, sur la pierre, et qu'il ait eu des graveurs et des polisseurs de pierre dans un désert affreux, il est dit que son peuple n'avait ni tailleurs, ni faiseurs de san- dales, ni d'étoffes pour se vêtir, ni de pain pour manger, et Dieu fut obligé de faire un miracle continuel pendant quarante années ^ pour conserver les vêtements de ce peuple, et pour le nourrir?

2" Il est dit dans le livre de Josuè - que l'on écrivit le Deutéro- nome sur un autel de pierres brutes enduites de mortier. Com- ment écrivit-on tout un livre sur du mortier? commentées lettres ne furent-elles pas effacées par le sang qui coulait continuelle- ment sur cet autel? et comment cet autel, ce monument du Deu- tèronome, subsista-t-il dans le pays les Juifs furent si long- temps réduits à un esclavage que leurs brigandages avaient tant mérité ?

3" Les fautes innombrables de géographie, de chronologie, et les contradictions qui se trouvent dans le Pentateuque, ont forcé plusieurs Juifs et plusieurs chrétiens à soutenir que le Penta- teuque ne pouvait être de Moïse. Le savant Leclerc, une foule de théologiens, et même notre grand Newton, ont embrassé cette opinion ; elle est donc au moins très-vraisemblable.

k'' Ne suffit-il pas du simple sens commun pour juger qu'un livre qui commence par ces mots : « Voici ^ les paroles que pro- nonça Moïse au delà du Jourdain, » ne peut être que d'un faus- saire maladroit, puisque le même livre assure que Moïse ne passa jamais le Jourdain *? La réponse d'Abbadie, qu'on peut entendre en deçci par au delà, n'est-elle pas ridicule? et doit-on croire à

christianisme, qui abolit, le judaïsme dans tous ses rites, est une religion fausse et directement ennemie de Dieu môme.

On allègue que la secte des chrétiens est fondée sur la secte juive. C'est comme si on disait que le mahométisme est fondé sur la religion antique des Sabéens : il est dans leur pays ; mais, loin d'être du sabisme, il l'a détruit.

Ajoutez à ces raisons un argument beaucoujj plus fort : c'est qu'il n'est pas pos- sible que l'Être immuable, ayant donné une loi à ce prétendu Noé, ignoré de toutes les nations, excepte des Juifs, en ait donné ensuite une autre du temps d'un Pha- raon, et enfin une troisième du temps de Tibère. Cette indigne fable d'un Dieu qui donne trois religions différentes et universelles à un misérable petit peuple ignoré serait ce que l'esprit humain a jamais inventé de plus absurde, si tous les détails suivants ne l'étaient davantage. {Noie de Voltaire, 1771.)

1. Deiitéronome, xxix, 5.

2. viii, 32.

3. Deutéronome, i, 1.

4. Deutéronome, m, 27, et xxxi, 2; Dieu dit à Moïse : « Vous ne passerez pas le Jourdain. » Voyez aussi ibid., xxxiv, 4; et Nombres, xx, 12.

DE LA PERSONNE DE MOÏSE. 201

un prédicant mort fou en Irlande, plutôt qu'à Newton, le plus grand homme qui ait jamais été?

De plus, je demande à tout homme raisonnable s'il y a quel- que vraisemblance que Moïse eût donné dans le désert des pré- ceptes aux rois juifs, qui ne vinrent que tant de siècles après lui, et s'il est possible que, dans ce même désert, il eût assigné ^ qua- rante-huit villes avec leurs faubourgs pour la seule tribu des lévites, indépendamment des décimes que les autres tribus de- vaient leur payer - ? Il est sans doute très-naturel que des prêtres aient tâché d'engloutir tout ; mais il ne Test pas qu'on leur ait donné quarante-huit villes dans un petit canton il y avait à peine alors deux villages : il eût fallu au moins autant de villes pour chacune des autres hordes juives; le total aurait monté à quatre cent quatre-vingts villes avec leurs faubourgs. Les Juifs n'ont pas écrit autrement leur histoire. Chaque trait est une hyperbole ridicule, un mensonge grossier, une fable absurde ^

CHAPITRE II.

DE LA PERSON^E DE MOÏSE*.

Y a-t-il eu un Moïse ? Tout est si prodigieux en lui depuis sa naissance jusqu'à sa mort qu'il paraît un personnage fantastique,

1. Deutéronouie, chap. xiv. {Note de Voltaire.)

2. Nombres, chap. xxxv, verset 7. {Id.)

3. Milord Bolingbroke s'est contenté d'un petit nombre de ces preuves; s'il avait voulu, il en aurait rapporté plus de deux cents. Une des plus fortes, à notre avis, qui font voir que les livres qu'on prétend écrits du temps de Moïse et de Josué sont écrits en effet du temps des rois, c'est que le même livre est cité dans l'his- toire de Josué, et dans celle des rois juifs. Ce livre est celui que nous appelons le Droiturier, et que les papistes appellent l'Histoire des Justes, ou le Livre du Boi.

Quand l'auteur du Josué parle du soleil qui s'arrêta sur Gabaon, et de la lune qui s'arrêta sur Aïalon en plein midi, il cite ce Livre des Justes. (Josué, chap. x, verset 13.)

Quand l'auteur des chroniques ou des Livres des Bois parle du cantique com- posé par David sur la mort de Saûl et de son fils Jonathas, il cite encore ce Livre des Justes. (Bois, livre II, chapitre i, verset 18.)

Or, s'il vous plaît, comment le même livre peut-il avoir été écrit dans le temps qui touchait à Moïse, et dans le temps de David? Cette horrible bévue n'avait point échappé au lord Bolingbroke ; il en parle ailleurs. C'est un plaisir de voir l'embarras de cet innocent de dom Calmet, qui cherche en vain à pallier une telle absurdité. (Note de Voltaire, 1771.) Le mot ailleurs, employé dans l'avant- dernière phrase de cette note, désigne probablement le chapitre xv de Dieu et les Hommes, ouvrage qui est de 17G9, et conséquomment antérieur à cette note. (B.)

4. Voyez tome XX, page 95 ; et les chapitres xxii à xxvii de Dieu et les Hommes.

202 CHAPITRE II.

comme notre eiiclianteur Merlin. S'il avait existé, s'il avait opéré les miracles épouvantables qu'il est supposé avoir faits en Egypte, serait-il possible qu'aucun auteur égyptien n'eût parlé de ces miracles, que les Grecs, ces amateurs du merveilleux, n'en eussent pas dit un seul mot ? Flavius Josèphe, qui, pour faire valoir sa nation méprisée, recherche tous les témoignages des auteurs égyp- tiens qui ont parlé des Juifs, n'a pas le front d'en citer un seul qui fasse mention des prodiges de Moïse. Ce silence universel n'est-il pas une présomption que Moïse est un personnage fabuleux ? Pour peu qu'on ait étudié l'antiquité, on sait que les anciens Arabes furent les inventeurs de plusieurs fables qui, avec le temps, ont eu cours chez les autres peuples. Ils avaient imaginé l'histoire de l'ancien Bacchus, qu'on supposait très-antérieur au temps les Juifs disent que parut leur Moïse. Ce Bacchus ou Back \ dans l'Arabie, avait écrit ses lois sur deux tables de pierre; on l'appela Misem, nom qui ressemble fort à celui de Moïse; il avait été sauvé des eaux dans un coffre, et ce nom signifiait sauvé des eaux ; il avait une baguette avec laquelle il opé- rait des miracles; cette verge se changeait en serpent quand il voulait. Ce même Misem passa la mer Bouge à pied sec, à la tête de son armée ; il divisa les eaux de l'Oronte et de l'Hydaspe, et les suspendit à droite et à gauche; une colonne de feu éclairait son armée pendant la nuit. Les anciens vers orphiques qu'on chantait dans les orgies de Bacchus célébraient une partie de ces extravagances. Cette fable était si ancienne que les Pères de l'Éghse ont cru que ce Misem, ce Bacchus, était leur Noé^.

1. Voyez tome XI, page 79.

2. Il faut observer que Bacchus était connu en Egypte, en Syrie, dans l'Asie Mineure, dans la Grèce, chez les Étrusques, longtemps avant qu'aucune nation eut entendu parler de Moïse, et surtout de Noé et de toute sa généalogie. Tout ce qui ne se trouve que dans les écrits juifs était absolument ignoré des nations orientales et occidentales, depuis le nom d'Adam jusqu'à celui de David.

Le misérable peuple juif avait sa chronologie et ses fables à part, lesquelles ne ressemblaient que de très-loin à celles des autres peuples. Ses écrivains, qui ne travaillèrent que très-tard, pillèrent tout ce qu'ils trouvèrent chez leurs voi- sins, et déguisèrent mal leurs larcins : témoin la fable de Moïse, qu'ils emprun- tèrent de Bacchus; témoin leur ridicule Samson, pris chez Hercule; la fille de Jephté, chez Iphigénie; la femme de Loth, imitée d'Eurydice, etc. {Note de Vol-

. taire, 1771.) Eusèbe nous a conservé de précieux fragments de Sanchoniathon, qui vivait incontestablement avant le temps les Juifs placent leur Moïse. Ce Sancho- niathon ne parle pas de la horde juive. Si elle avait existé, s'il y avait eu quelque chose de vrai dans la GeHèse, certainement il en aurait dit quelques mots. Eusèbe

, n'aurait pas manqué de les faire valoir. Le Phénicien Sanchoniathon n'en a rien dit: donc la horde juive n'existait pas alors en corps de peuple; donc les fables delà Genèse n'avaient encore été inventées par personne. {Id., 1776.)

DE LA PERSONNE DE MOÏSE. 203

^"'est-il pas de la plus grande yraisemblance que les Juifs adoptèrent cette fable, et qu'ensuite ils récrivirent quand ils com- mencèrent à avoir quelque connaissance des lettres sous leurs rois ? Il leur fallait du merveilleux comme aux autres peuples ; mais ils n'étaient pas inventeurs : jamais plus petite nation ne fut plus grossière; tous leurs mensonges étaient des plagiats, comme toutes leurs cérémonies étaient visiblement une imitation des Phéniciens, des Syriens, et des Égyptiens.

Ce qu'ils ont ajouté d'eux-mêmes paraît d'une grossièreté et d'une absurdité si révoltante qu'elle excite l'indignation et la pitié. Dans quel ridicule roman soufTrirait-on un homme qui change toutes les eaux en sang, d'un coup de baguette, au nom d'un dieu inconnu, et des magiciens qui en font autant au nom des dieux du pays. La seule supériorité qu'ait Moïse sur les sorciers du roi, c'est qu'il fit naître des poux, ce que les sorciers ne purent faire : sur quoi un grand prince ^ a dit que les Juifs, en fait de poux, en savaient plus que tous les magiciens du monde.

Comment un ange du Seigneur vient-il tuer tous les animaux d'Egypte ? Et comment, après cela, le roi d'Egypte a-t-il une armée de cavalerie ? Et comment cette cavalerie entre-t-elle dans le fond de la mer Rouge?

Comment le même ange du Seigneur vient-il couper le cou pendant la nuit à tous les aînés des familles égyptiennes ? C'était bien alors que le prétendu Mo'ise devait s'emparer de ce beau pays, au lieu de s'enfuir en lâche et en coquin avec deux ou trois millions d'hommes parmi lesquels il avait, dit-on, six cent trente mille combattants. C'est avec cette prodigieuse multitude qu'il fuit devant les cadets de ceux que l'ange avait tués. Il s'en va errer dans les déserts, l'on ne trouve pas seulement de l'eau à boire, et, pour lui faciliter cette belle expédition, son dieu divise les eaux de la mer, en fait deux montagnes à droite et à gauche, afin que son peuple favori aille mourir de faim et de soif.

Tout le reste de l'histoire de Mo'ise est également absurde et barbare. Ses cailles, sa manne, ses entretiens avec Dieu ; vingt- trois mille hommes de son peuple égorgés à son ordre par des prêtres ; vingt-quatre mille massacrés une autre fois ; six cent trente mille combattants dans un désert il n'y a jamais eu deux

1. Frédéric II,auqiiel Voltaire (voyez tome XXIV, page 437)voulat faire attribuer le Sermon des cinquante, se trouve (voyez tome XXIV, page ii6) ce que Voltaire rapporte ici. Il est possible, au reste, que l'idée soit de Frédéric.

204 CHAPITRE II.

mille hommes : tout cela paraît assurément le comble de l'extra- vagance; et quelqu'un a dit que VOiiando furioso et Don Quichotte sont des livres de géométrie en comparaison des livres hébreux. S'il y avait seulement quelques actions honnêtes et naturelles dans la fable de Moïse, on pourrait croire à toute force que ce personnage a existé.

On a le front de nous dire que la fête de Pâques chez les Juifs est une preuve du passage de la mer Rouge. On remerciait le Dieu des Juifs, à cette fête, de la bonté avec laquelle il avait égorgé tous les premiers nés d'J^gyptc: donc, dit-on, rien n'était plus vrai que cette sainte et divine boucherie.

Conçoit-on bien, dit le déclamateur et le mauvais raisonneur Abbadie, que a Moïse ait pu instituer des mémoriaux sensibles d'un événement reconnu pour faux par plus de six cent mille témoins » ? Pauvre homme ! tu devais dire par plus de deux mil- lions de témoins, car six cent trente mille combattants, fugitifs ou non, supposent assurément plus de deux millions de personnes. Tu dis donc que Moïse lut son Pentateuque à ces deux ou trois millions de Juifs ! Tu crois donc que ces deux ou trois milhons d'hommes auraient écrit contre Moïse, s'ils avaient découvert quelque erreur dans son Pentateuque, et qu'ils eussent fait insérer leurs remarques dans les journaux du pays! Il ne te manque plus que de dire que ces trois millions d'hommes ont signé comme témoins, et que tu as vu leur signature.

Tu crois donc que les temples et les rites institués en l'hon- neur de Bacchus, d'Hercule, et de Persée, prouvent évidemment que Persée, Hercule, et Cacchus, étaient fils de Jupiter, et que, chez les Romains, le temple de Castor et de Pollux était une démonstration que Castor et Pollux avaient combattu pour les Romains! C'est ainsi qu'on suppose toujours ce qui est en ques- tion ; et les trafiquants en controverse débitent sur la cause la plus importante au genre humain des arguments que lady Blac- kacre ^ n'oserait pas hasarder dans la sahe de common plays. C'est ce que des fous ont écrit, ce que des imbéciles commentent, ce que des fripons enseignent, ce qu'on fait apprendre par cœur aux petits enfants ; et on appelle blasphémateur le sage qui s'in- digne et qui s'irrite des plus abominables inepties qui aient jamais déshonoré la nature humaine !

1. Lady Blackacre est un personnage extrêmement plaisant dans la comédie du Plain dealer. {Note de Voltaire, 1767.) Le Plain dealer est une comédie de Wicherley. Voltaire en a tiré le sujet de la Prude; voyez tome III du Théâtre.

DE LA DIVINITÉ ATTRIBUÉE AUX LIVRES JUIFS. 205

CHAPITRE III.

DE LA DIVIMTÉ ATTRIBUÉE AUX LIVRES JUIFS.

Gomment a-t-on osé supposer que Dieu choisit une horde d'Arabes voleurs pour être son peuple chéri, et pour armer cette horde contre toutes les autres nations? Et comment, en combat- tant à sa tête, a-t-il souffert que son peuple fût si souvent vaincu et esclave?

Comment, en donnant des lois à ces brigands, a-t-il oublié de^ contenir ce petit peuple de voleurs par la croyance de l'immor- talité de l'àme et des peines après la mort S tandis que toutes les grandes nations voisines, Chaldéens, Égyptiens, Syriens, Phé- niciens, avaient embrassé depuis si longtemps cette croyance utile?

Est-il possible que Dieu eût pu prescrire aux Juifs la manière d'aller à la selle dans le désert ^ et leur cacher le dogme d'une ^ vie future? Hérodote nous apprend que le fameux temple de Tyr était bâti deux mille trois cents ans, avant lui. On dit que Moïse conduisait sa troupe dans le désert environ seize cents ans avant notre ère. Hérodote écrivait cinq cents ans avant cette ère vul-

1. Voilà le plus fort argument contre la loi juive, et que le grand Bolingbroke n'a pas assez pressé. Quoi ! les législateurs indiens, égyptiens, babyloniens, grecs, romains, enseignèrent tous l'immortalité de l'àme ; on la trouve en vingt endroits dans Homère même; et le prétendu Moïse n'en parle pas ! il n'en est pas dit un seul mot ni dans le Décalogue juif, ni dans tout le Pentateuque ! Il a fallu que des commentateurs ou très-ignorants, ou aussi fripons que sots, aient tordu quelques passages de Job, qui n'est point Juif, pour faire accroire à des hommes plus igno- rants qu'eux-mêmes que Job avait parlé d'une vie à venir, parce qu'il dit [xix, 25, 26] : «Je pourrai me lever de mon fumier dans quelque temps; mon protecteur est vivant; je reprendrai ma première peau, je le verrai dans ma chair; gardez- vous donc de me décrier et de me persécuter. »

Quel rapport, je vous prie, d'un malade qui souffre et qui espère de guérir, avec l'immortalité de Tâme, avec l'enfer et le paradis? Si notre VVarburton s'en était tenu à démontrer que la loi juive n'enseigna jamais une autre vie, il aurait rendu un très-grand service. Mais, par la démence la plus incompréhensible, il a voulu faire accroire que la grossièreté du Pentateuque était une preuve de sa divi- nité; et, par l'excès de son orgueil, il a soutenu cette chimère avec la plus extrême insolence. (iVofe de Voltaire, 1771.)

2. Le doyen Swift disait que, selon le Pentateuque, Dieu avait eu bien plus soin du derrière des Juifs que de leurs âmes. {Id., 1771.) Voyez le Deutéronome, chap. xxui [12, 13J; vous jugerez que le doyen avait bien raison. {Id., 1770.) Dans une note sur le Deutéronome (voyez la Bible enfin expliquée), Voltaire attri- bue i\ CoUins la plaisanterie qu'il rapporte ici comme étant de Swift.

206 CHAPITRE IV.

gaire : donc le temple des Phéniciens subsistait douze cents ans avant Moïse; donc la religion phénicienne était établie depuis plus longtemps encore. Cette religion annonçait l'immortalité de l'âme, ainsi que les Chaldéens et les Égyptiens. La horde juive n'eut jamais ce dogme pour fondement de sa secte. C'était, dit-on, un peuple grossier auquel Dieu se proportionnait. Dieu se pro- portionner! Et à qui ? à des voleurs juifs! Dieu être plus grossier qu'eux ! n'est-ce pas un blasphème ?

CHAPITRE IY\

QUI EST L*AUTEUn DU PENTATEUQUE?

* On me demande qui est l'auteur du Pentatcuque : j'aimerais autant qu'on me demandât qui a écrit les quatre Fils Aymon, Robert le Diable, et l'histoire de l'enchanteur Merlin.

Newton, qui s'est avili jusqu'à examiner sérieusement cette question, prétend que ce fut Samuel qui écrivit ces rêveries, apparemment pour rendre les rois odieux à la horde juive, que ce détestable prêtre voulait gouverner. Pour moi, je pense que les Juifs ne surent lire et écrire que pendant leur captivité chez les Chaldéens, attendu que leurs lettres furent d'abord chaldaïques, et ensuite syriaques; nous n'avons jamais connu d'alphabet pure- ment hébreu.

Je conjecture qu'Esdras forgea tous ces contes du Tonneau- au retour de la captivité. Il les écrivit en lettres chaldéennes, dans le jargon du pays, comme des paysans du nord d'Irlande écri- raient aujourd'hui en caractères anglais.

Les Cuthéens, qui habitaient le pays de Samarie, écrivirent ce même Pentateuque en lettres phéniciennes, qui étaient le carac- tère courant de leur nation, et nous avons encore aujourd'hui ce Pentateuque.

Je crois que Jérémie put contribuer beaucoup à la composi- tion de ce roman. Jérémie était fort attaché, comme on sait, aux rois de Babylone ; il est évident, par ses rapsodies, qu'il était payé par les Babyloniens, et qu'il trahissait son pays ; il veut tou- jours qu'on se rende au roi de Babylone. Les Égyptiens étaient

1. Ce chapitre a été ajouté en 1707; voyez la note de la page 195.

2. Le Conte du Tonneau, ouvrage facétieux de Swift, a été traduit en français par Van Efî'en, 1721, trois volumes in-12.

QUI EST L'AUTEUR DU PENTATEUQUE? 207

alors les ennemis des Babyloniens. C'est pour faire sa cour au grand roi maître d'Herslialaïm Kedusha, nommé par nous Jéru- salem S que Jérémie, et ensuite Esdras, inspirent tant d'horreur aux Juifs pour les Égyptiens. Ils se gardent bien de rien dire contre les peuples de l'Euplirate. Ce sont des esclaves qui mé- nagent leurs maîtres. Ils avouent bien que la horde juive a pres- que toujours été asservie ; mais ils respectent ceux qu'ils servaient alors.

Que d'autres Juifs aient écrit les faits et gestes de leurs roite- lets, c'est ce qui m'importe aussi peu que l'histoire des chevaliers de la Table ronde et des douze pairs de Charlemagne ; et je regarde comme la plus futile de toutes les recherches celle de savoir le nom de Fauteur d'un livre ridicule.

Qui a écrit le premier l'histoire de Jupiter, de Neptune, et de Pluton ? Je n'en sais rien, et je ne me soucie pas de le savoir.

Il y a une très-ancienne Vie de Moïse écrite en hébreu-, mais qui n'a point»été insérée dans le canon judaïque. On en ignore l'auteur, ainsi qu'on ignore les auteurs des autres livres juifs; elle est écrite dans ce style des Mille et une Nuits, qui est celui de toute l'antiquité asiatique. En voici quelques échantillons.

L'an 130 après la transmigration des Juifs en Egypte, soixante ans après la mort de Joseph, le pharaon, pendant son sommeil, vit en songe un vieillard qui tenait en ses mains une balance. Dans l'un des bassins étaient tous les Égyptiens avec leurs en- fants et leurs femmes; dans l'autre, un seul enfant à la mamelle, qui pesait plus que toute l'Egypte entière. Le roi fit aussitôt appe- ler tous ses magiciens, qui furent tous saisis d'étonnement et de crainte. Un des conseillers du roi devina qu'il y aurait un enfant hébreu qui serait la ruine de l'Egypte. Il conseilla au roi de faire tuer tous les petits garçons de la nation juive.

L'aventure de Moïse sauvé des eaux est à peu près la même que dans VExode. On appela d'abord Moïse Schabar, et sa mère Jéchotiel. A l'âge de trois ans. Moïse, jouant avec Pharaon, prit sa couronne et s'en couvrit la tête. Le roi voulut le faire tuer, mais l'ange Gabriel descendit du ciel, et pria le roi de n'en rien

1. Hcrshalaïm était le nom de Jérusalem, et Kedusha était son nom secret. Toutes les villes avaient un nom mystérieux que l'on cachait soigneusement aux ennemis, de peur qu'ils ne mêlassent ce nom dans des enchantements, et par ne se rendissent les maîtres de la ville. A' tout prendre, les Juifs n'étaient peut- être pas plus superstitieux que leurs voisins; ils furent seulement plus cruels, plus usuriers, et plus ignorants. {Note de Voltaire, 1771.)

2. Cette vie de Moïse a été imprimée à Hambourg, en hébreu et (;n latin. (/(/., 17G7.)

208 CHAPITRE V.

faire. « C'est un enfant, lui dit-il, (|ui n'y a pas entendu malice. Pour vous prouver combien il est simple, montrez-lui une escar- boucle et un charbon ardent, vous verrez qu'il choisira le char- bon. » Le roi en fit l'expérience ; le petit Moïse ne manqua pas de choisir l'escarboucle ; mais l'ange Gabriel l'escamota, et mit le charbon ardent à la place ; le petit Moïse se brûla la main jusqu'aux os. Le roi lui pardonna, le croyant un sot. Ainsi Moïse, ayant été sauvé par l'eau, fut encore une fois sauvé par le feu.

Tout le reste de l'histoire est sur le même ton. Il est difficile de décider lequel est le plus admirable de cette fable de Moïse, ou de la fable du Pentateuque. Je laisse cette question à ceux qui ont plus de temps à perdre que moi. Mais j'admire surtout les pédants, comme Grotius, Abbadie, etmême cet abbé Houteville*, longtemps entremetteur d'un fermier général à Paris, ensuite secrétaire de ce fameux cardinal Dubois, à qui j'ai entendu dire qu'il défiait tous les cardinaux d'être plus athées que lui. Tous ces gens-là se distillent le cerveau pour faire accroire (ce qu'ils ne croient point) que le Pentateuque est de Moïse. Eh! mes amis, queprouveriez-vous là? que Moïse était un fou. Il est bien sûr (jue je ferais enfermer àBedlam^ un homme qui écrirait aujourd'hui de pareilles extravagances.

CHAPITRE V^

QUE LES JUIFS ONT TOUT l'RIS DES AUTRES NATIONS.

On l'a déjà dit souvent, c'est le petit peuple asservi qui tâche d'imiter ses maîtres ; c'est la nation faible et grossière qui se con- forme grossièrement aux usages de la grande nation*. C'est Cor- nouailles qui est le singe de Londres, et non pas Londres qui est le singe de Cornouailles. Est-il rien de plus naturel que les Juifs aient pris ce qu'ils ont pu du culte., des lois, des coutumes de leurs voisins ?

Nous sommes déjà certains que leur dieu prononcé par nous Jéhovah, et par eux Jaho, était le nom inefl'able du dieu des Phé- niciens et des Égyptiens ; c'était une chose connue dans l'anti- quité. Clément d'Alexandrie, au premier livre de ses Stromates,

1. Voyez tome XXIII, page 32.

2. Bçdlam, la maison des fous à Londres. (A'ofe de Voltaire, 1767.)

3. Addition de 1767; voyez la note, page 195.

4. Voyez tome XI, page 41 ; XX, 98, à la note.

JUIFS PLAGIAIRES. 209

rapporte que ceux qui entraient dans les temples d'Egypte étaient obligés de porter sur eux une espèce de talisman composé de ce mot Jaho ; et quand on savait prononcer ce mot d'une certaine façon, celui qui l'entendait tombait roide mort, ou du moins évanoui. C'était du moins ce que les charlatans des temples tâchaient de persuader aux superstitieux.

On sait assez que la figure du serpent, les chérubins, la céré- monie de la vache rousse, les ablutions nommées depuis baptême, les robes de lin réservées aux prêtres, les jeûnes, l'abstinence du porc et d'autres viandes, la circoncision, le bouc émissaire, tout enfin fut imité de l'Egypte.

Les Juifs avouent qu'ils n'ont eu un temple que fort tard, et plus de cinq cents ans après leur Moïse, selon leur chronologie toujours erronée. Ils envahirent enfin une petite ville dans la- quelle ils bâtirent un temple à l'imitation des grands peuples. Qu'avaient-ils auparavant ? un coffre. C'était l'usage des nomades et des peuples chananéens de l'intérieur des terres, qui étaient pauvres. Il y avait une ancienne tradition chez la horde juive, que lorsqu'elle fut nomade, c'est-à-dire lorsqu'elle fut errante dans les déserts de l'Arabie Pétrée, elle portait un coffre était le simulacre grossier d'un dieu nommé Remphan, une espèce d'étoile taillée en bois^ Vous verrez des traces de ce culte dans quelques prophètes, et surtout dans les prétendus discours que les Actes des apôtres- mettent dans la bouche d'Etienne.

Selon les Juifs mêmes, les Phéniciens (qu'ils appellent Philis- tins) avaient le temple de Dagon avant que la troupe judaïque eût une maison. Si la chose est ainsi, si tout leur culte dans le désert consista dans un coffre à l'honneur du dieu Remphan, qui n'était qu'une étoile révérée par les Arabes, il est clair que les Juifs n'étaient autre chose, dans leur origine, qu'une bande d'A- rabes vagabonds qui s'établirent par le brigandage dans la Pales- tine, et qui enfin se firent une religion à leur mode, et se com- posèrent une histoire toute pleine de fables. Ils prirent une

1. M'avez-vous offert sacrifice au désert durant quarante ans? Avez-vous porté le tabernacle de Moloch et de votre dieu Remphan? {Actes, vu, 43; Amos, v,26; Jérémie, xx\ii, 35.) Voilà de singulières contradictions. Joignez à cela l'histoire de l'idole de Michas, adorée par toute la tribu de Dan, et desservie par un petit- fils de Moïse même, ainsi que le lecteur peut le vérifier dans le livre des Juges, chap. xvii et xviii. C'est pourtant cet amas d'absurdités contradictoires qui vaut douze mille guinées de rente à milord de Kenterbury, et un royaume à un prùtre qui prétend être successeur de Céphas, et qui s'est mis sans façon dans Rome à la place de l'empereur. {Noie de Voltaire, 1700.)

'2. Chapitre vu.

'26. Mélanges. V. 14

210 CHAPITRE VI.

partie de la fable de l'ancien Back ou Bacchus, dont ils firent leur Moïse. Mais, que ces fables soient révérées par nous ; que nous en ayons fait la base de notre religion, et que ces fables mêmes aient encore un certain crédit dans le siècle de la philosophie, c'est surtout ce qui indigne les sages. L'Église chrétienne chante les prières juives, et fait brûler quiconque judaïse. Quelle pitié! (|uelle contradiction! et quelle horreur!

CHAPITRE VI.

DE LA GENÈSE.

Tous les peuples dont les Juifs étaient entourés avaient une Gmcse, une Théogonie, une Cosmogonie, longtemps avant que ces Juifs existassent. Ne voit-on pas évidemment que la Genèse des Juifs était prise des anciennes fables de leurs voisins ?

Jaho, l'ancien dieu des Phéniciens, débrouilla le chaos, le Khautereb^ ; il. arrangea Muth, la matière ; il forma l'homme de son souffle, Galpi ; il lui fit habiter un jardin, Aden ou Éden ; il le défendit contre le grand serpent Ophionée, comme le dit l'an- cien fragment de Phérécide. Que de conformité avec la Genèse juive ! ]\'est-il pas naturel que le petit peuple grossier ait, dans la suite des temps, emprunté les fables du grand peuple - inven- teur des arts ?

C'était encore une opinion reçue dans l'Asie que Dieu avait formé le monde en six temps, appelés chez Tes Ghaldéens, si antérieurs aux Juifs, les six gahamhârs.

C'était aussi une opinion des anciens Indiens. Les Juifs, qui écrivirent la Genèse, ne sont donc que des imitateurs; ils mêlèrent leurs propres absurdités à ces fables, et il faut avouer qu'on ne peut s'empêcher de rire quand on voit un serpent parlant fami- lièrement à Eve, Dieu parlant au serpent. Dieu se promenant chaque jour à midi dans le jardin d'Éden, Dieu faisant une culotte pour Adam et un pagne à sa femme Eve. Tout le reste paraît aussi insensé ; plusieurs Juifs eux-mêmes en rougirent ; ils traitèrent dans la suite ces imaginations de fables allégori- ques. Comment pourrions-nous prendre au pied de la lettre ce que les Juifs ont regardé comme des contes ?

1. Voyez le S xiii de V introduction à l'Essai sur les Mœurs, tome XI, page 40.

2. Voyez page 208.

DES MŒURS DES JUIFS. 211

Ni l'histoire des Juges, ni celle des Rois, ni aucun prophète, ne cite un seul passage de la Genèse. Nul n'a parlé ni de la côte d'Adam, tirée de sa poitrine pour en pétrir une femme, ni de l'arbre de la science du bien et du mal, ni du serpent qui séduisit Eve, ni du péché originel, ni enfin d'aucune de ces imaginations. Encore une fois, est-ce à nous de les croire ?

Leurs rapsodies démontrent qu'ils ont pillé toutes leurs idées chez les Phéniciens, les Chaldéens, les Égyptiens, comme ils ont pillé leurs biens quand ils l'ont pu. Le nom même d'Israël, ils l'ont pris chez les Chaldéens, comme Philon l'avoue dans la première page du récit de sa députation auprès de Caligula^; et nous serions assez imbéciles dans notre Occident pour penser que tout ce que ces barbares d'Orient avaient volé leur appartenait en propre !

CHAPITRE VII.

DES MŒURS DES JUIFS.

Si nous passons des fables des Juifs aux mœurs de ce peuple, ne sont-ellespas aussi abominables que leurs contes sont absurdes? C'est, de leur aveu, un peuple de brigands qui emportent dans un désert tout ce qu'ils ont volé aux Égyptiens. Leur chef Josué passe le Jourdain par un miracle semblable au miracle de la mer Rouge ; pourquoi ? pour aller mettre à feu et à sang une ville qu'il ne connaissait pas, une ville dont son Dieu fait tomber les murs au son du cornet.

Les fables des Grecs étaient plus humaines. Amphion bâtissait des villes au son de la flûte, Josué les détruit ; il livre au fer et ^ aux flammes vieillards, femmes, enfants et bestiaux : y a-t-il une horreur plus insensée ? Il ne pardonne qu'à une prostituée qui avait trahi sa patrie ; quel besoin avait-il de la perfidie de cette malheureuse, puisque son cornet faisait tomber les murs, comme celui d'Astolphe faisait fuir tout le monde? Et remarquons en passant que cette femme, nommée Rahab la paillarde, est une des aïeules de ce Juif dont nous avons fait depuis un dieu, lequel dieu compte encore parmi celles dont il est l'incestueuse Tha- mar, l'impudente Ruth, et l'adultère Bethsabée.

On nous conte ensuite que ce même Josué ^ fit pendre trente

1. Voici les paroles de Philon : « Les Chaldéens donaent aux justes le nom d'Israël, voyant Dieu. » {Note de Voltaire, 1771.)

2. XII, 2i.

212 CHAPITRE VII.

et un rois du pays, c'est-à-dire trente et un capitaines de village qui avaient combattu pour leurs foyers contre cette troupe d'as- sassins. Si l'auteur de cette histoire avait formé le dessein de rendre les Juifs exécrables aux autres nations, s'y serait-il pris autrement? L'auteur, pour ajouter le blasphème au brigandage et à la barbarie, ose dire que toutes ces abominations se com- mettaient au nom de Dieu, par ordre exprès de Dieu, et étaient autant de sacrifices de sang huiuain offerts à Dieu.

C'est le peuple saint! Certes, les Hurons, les Canadiens, les Iroquois, ont été des philosophes pleins d'humanité, comparés aux enfants d'Israël; et c'est en faveur de ces monstres qu'on fait arrêter le soleil ^ et la lune en plein midi! et pourquoi? pour leur donner le temps de poursuivre et d'égorger de pauvres Amor- rhéeiis déjà écrasés par une pluie de grosses pierres que Dieu avait lancées sur eux du haut des airs pendant cinq grandes lieues de chemin. Est-ce l'histoire de Gargantua? est-ce celle du peuple de Dieu? Et qu'y a-t-il ici de plus insupportable, ou l'excès de l'hor- reur, ou l'excès du ridicule? Ne serait-ce pas même un autre ri- dicule que de s'amuser à combattre ce détestable amas de fables qui outragent également le bon sens, la vertu, la nature, et la Divinité? Si malheureusement une seule des aventures de ce peuple était vraie, toutes les nations se seraient réunies pour l'exterminer; si elles sont fausses, on ne peut mentir plus sot- tement.

Que dirons-nous d'un Jephté qui immole sa propre fille à son Dieu sanguinaire, et de l'ambidextre Aod qui assassine Églon son roi au nom du Seigneur, et de la divine Jahel, qui assassine le général Sizara avec un clou qu'elle lui enfonce dans la tête; et du débauché Samson, que Dieu favorise de tant de miracles, gros- sière imitation de la fable d'Hercule ?

Parlerons-nous d'un lévite qui vient sur son âne avec sa con- cubine, et de la paille et du foin, dans Gabaa, de la tribu de Ben- jamin ? et voilà les Benjamites qui veulent commettre le péché de sodomie avec ce vilain prêtre, comme les Sôdomites avaient voulu le commettre avec des anges ^ Le lévite compose avec eux,

1. Josué, chap. x, versets 11, 12, 13.

2. L'illustre auteur a oublié de parler des anges de Sodome. Cependant cet article en valait bien la peine. Si jamais il y eut des abominations extravagantes dans l'histoire du peuple juif, celle des anges que les magistrats, les portefaix, et jusqu'aux petits garçons d'une ville, veulent absolument violer, est une hor- reur dont aucune fable païenne n'approche, et qui fait dresser les cheveux à la tête. Et on ose commenter ces abominations ! et on les fait respecter à la jeunesse ! et

DES MOEURS DES JUIFS. 213

et leur abandonne sa maîtresse ou sa femme, dont ils jouissent toute la nuit, et qui en meurt le lendemain matin. Le lévite coupe sa concubine en douze morceaux avec son couteau, ce qui n'est pourtant pas une chose si aisée, et de s'ensuit une guerre civile,

i Les onze tribus arment quatre cent mille soldats contre la tribu de Benjamin. Quatre cent mille soldats, grand Dieu ! dans un territoire qui n'était pas alors de quinze lieues de longueur sur cinq ou six de largeur. Le Grand Turc n'a jamais eu la moitié d'une telle armée. Ces Israélites exterminent la tribu de Benjamin, vieillards, jeunes gens, femmes, filles, selon leur louable cou- tume. Il échappe six cents garçons. Il ne faut pas qu'une des tribus périsse: il faut donner six cents filles au moins à ces six cents garçons. Que font les Israélites ? Il y avait dans le voisinage une petite ville nommée Jabès; ils la surprennent, tuent tout, massacrent tout, jusqu'aux animaux, réservent quatre cents filles pour quatre cents Benjamites. Deux cents garçons restent à pour- voir; on convient avec eux qu'ils raviront deux cents filles de Silo, quand elles iront danser aux portes de Silo. Allons, Abbadie, Sherlockh, Houteville et consorts, faites des phrases pour justifier ces fables de cannibales ; prouvez que tout cela est un type, une figure qui nous annonce Jésus-Christ.

CHAPITRE VIII.

DES MŒURS DES JUIFS SOUS LEURS MELCHIM OU ROITELETS, ET SOUS LEURS PONTIFES, jusqu'à LA DESTRUCTION DE JÉRUSALEM PAR LES ROMAINS.

Les Juifs ont un roi malgré le prêtre Samuel, qui fait ce qu'il peut pour conserver son autorité usurpée ^i et il a la hardiesse de dire que c'est renoncer a Dieu que d'avoir un roi. Enfin, un pâtre

on a l'insolence de plaindre les brames de l'Inde et les mages de Perse, à qui Dieu n'avait pas révélé ces choses, et qui n'étaient pas le peuple de Dieu ! et il se trouve encore parmi nous des âmes de boue assez lâches à la fois et assez impu- dentes pour nous dire : Croyez ces infamies, croyez, ou le courroux d'un Dieu ven- geur tombera sur vous ; croyez, ou nous vous persécuterons, soit dans le consis- toire, soit dans le conclave, soit à l'officialité, soit dans le parquet, soit à la buvette. Jusqu'à quand des coquins feront-ils trembler des sages? {Note de Voltaire. 1771.) Quel est l'homme de bien qui ne se sente ému de tant d'horreurs ? et on les soutïre ! quedis-je? on les adore ! Que d'imbéciles, mais que de monstres! (/(/., 1770.)

1. Juges, XX, 2. (Id.)

2. I. Rois, chap. vili. {Id.)

214 CHAPITRE VIII.

qui cliercliait des ânessos est élu roi par le sort. Les Juifs étaient alors sous le joug des Cliananéens; ils n'avaient jamais eu de tem- ple; leur sanctuaire, comme nous l'avons vu S était un cofïre qu'on mettait dans une charrette: les Cliananéens leur avaient pris leur coffre; Dieu, qui en fut très-irrité, l'avait pourtant laissé prendre; mais, pour se venger, il avait donné des hémorroïdes aux vain- queurs et envoyé des rats dans leurs champs. Les vainqueurs l'apaisèrent en lui renvoyant son coffre accompagné de cinq rats d'or et de cinq trous du cul aussi d'or^ Il n'y a point de ven- geance ni d'offrande plus digne du Dieu des Juifs. Il pardonne aux Cliananéens, mais il fait mourir cinquante mille et soixante et dix hommes des siens pour avoir regardé son coffre.

C'est dans ces belles circonstances que Saiil est élu roi des Juifs. Il n'y avait dans leur petit pays ni épée ni lance; les Chana- néenS ou Philistins ne permettaient pas aux Juifs, leurs esclaves, d'aiguiser seulement les socs de leurs charrues et leurs cognées; ils étaient obligés d'aller aux ouvriers philistins pour ces faibles secours : et cependant on nous conte que le roi Saul ' eut d'abord une armée de trois cent mille hommes, avec lesquels il gagna une grande bataille \ Notre Gulliver a de pareilles fables, mais non de telles contradictions.

Ce Saûl, dans une autre bataille, reçoit le prétendu roi Agag à composition. Le prophète Samuel arrive de la part du Seigneur, et lui dit^ : Pourquoi navez-vous pas tout tiiè? Et il prend un saint couperet, et il hache en morceaux le roi Agag. Si une telle action est véritable, quel peuple était le peuple juif, et quels prêtres éj:aient ses prêtres!

Saûl, réprouvé du Seigneur pour n'avoir pas lui-même haché en pièces le roi Agag son prisonnier, va enfin combattre contre les Philistins après la mort du doux prophète Samuel. Il consulte sur le succès de la bataille une femme qui a un esprit de Python : on sait que les femmes qui ont un esprit de Python font appa- raître des ombres, La pythonisse montre à Saûl l'ombre de Samuel, qui sortait de la terre. Mais ceci ne regarde que la belle philosophie du peuple juif : venons à sa morale.

Un joueur de harpe, pour qui l'Éternel avait pris une tendre affection, s'est fait sacrer roi pendant que Samuel vivait encore;

i. Ci-dessus, chap. v, page 209.

2. Bois, liv. P', chap. vi, v. 5. {Note de Voltaire.)

3. I. Hois, chap. xi, v. 8. (/d.)

4. Ibid., chap. xv. ( Id.)

5. Ibid., chap. xv, v. 19. (Id.)

DES MŒURS DES JUIFS. 215

il se révolte contre son souverain ; il ramasse quatre cents malheureux, et, comme dit la sainte Écriture ^ « tous ceux: qui avaient de mauvaises affaires, qui étaient perdus de dettes, et d'un esprit méchant, s'assemblèrent avec lui ».

C'était un homme selon le cœur de Dieu^; aussi la première chose qu'il veut faire est d'assassiner un tenancier nommé Nabal, qui lui refuse des contributions : il épouse sa veuve ; il épouse dix-huit femmes, sans compter les concubines ^ ; il s'enfuit chez le roi Acliis, ennemi de son pays ; il y est bien reçu, et pour récompense il va saccager les villages des alliés d'Achis : il égorge tout, sans épargner les enfants à la mamelle, comme l'ordonne toujours le rite juif, et il fait accroire au roi Achis qu'il a saccagé les villages hébreux. Il faut avouer que nos voleurs de grand chemin ont été moins coupables aux yeux des hommes ; mais les voies du Dieu des Juifs ne sont pas les nôtres.

Le bon roi David ravit le trône à Isboseth, fils de Saûl. Il fait assassiner lAIiphiboseth, flls de son protecteur Jonathas. Il livre aux Gabaonites deux enfants de Saûl et cinq de ses petits-enfants, pour les faire tous pendre. Il assassine Urie pour couvrir son adultère avec Bethsabée ; et c'est encore cette abominable Bethsabée, mère de Salomon, qui est une aïeule de Jésus-Christ.

La suite de VHistoire juive n'est qu'un tissu de forfaits con- sacrés. Salomon commence par égorger son frère Adonias. Si Dieu accorda à ce Salomon le don de la sagesse, il paraît qu'il lui refusa ceux de l'humanité, de la justice, de la continence, et de la foi. Il a sept cents femmes et trois cents concubines. Le can- tique qu'on lui impute est dans le goût de ces livres erotiques qui font rougir la pudeur. Il n'y est parlé que de tétons, de baisers sur la bouche, de ventre qui est semblable à un monceau de froment, d'attitudes voluptueuses, de doigts mis dans l'ouverture, de tressaillement ; et enfin il finit par dire : « Que ferons-nous de notre petite sœur ? Elle n'a point encore de tétons ; si c'est un mur, bâtissons dessus ; si c'est une porte, fermons-la. » Telles sont les mœurs du plus sage des Juifs, ou du moins les mœurs que lui imputent avec respect de misérables rabbins et des théo- logiens chrétiens encore plus absurdes.

Enfin, pour joindre l'excès du ridicule à cet excès d'impureté, la secte des papistes a décidé que le ventre de la Sulamite et son

i. I. Rois. chap. XXII, v. 2. {Note de Voltaire.)

2. Ibid., cliap. XXV. {]d.)

3. Ibid., chap. xxvii. (/d.)

216 CHAPITRE IX.

ouverture, ses tétons et ses baisers sur la bouche, sont l'emblème, le type du mariage de Jésus-Christ avec son Église ^

De tous les rois de Juda et de Samarie, il y en a très-peu qui ne soient assassins ou assassinés, jusqu'à ce qu'enfin ce ramas de brigands qui se massacraient les uns les autres dans les places publiques et dans le temple, pendant que Titus les assiégeait, tombe sous le fer, et dans les chaînes des Romains avec le reste de ce petit peuple de Dieu, dont dix douzièmes avaient été dis- persés depuis si longtemps en Asie, et soit vendu dans les mar- chés des villes romaines, chaque tête juive étant évaluée au prix d'un porc, animal moins impur que cette nation même, si elle fut telle que ses historiens et ses prophètes le racontent.

Personne ne peut nier que les Juifs n'aient écrit ces abomi- nations. Quand on les rassem])le ainsi sous les yeux, le cœur se soulève. Ce sont donc les hérauts de la Providence, les pré- curseurs du règne de Jésus! Toute l'histoire juive, dites-vous, ô Abbadie! est la prédiction de l'Église; tous les prophètes ont prédit Jésus ; examinons donc les prophètes.

CHAPITRE IX.

DES PROPHÈTES.

Prophète, nabi, ro'éh, parlant, voyant, devin, c'est la même chose. Tous les anciens auteurs conviennent que les Égyptiens, les Chal- déens, toutes les nations asiatiques, avaient leurs prophètes, leurs devins. Ces nations étaient bien antérieures au petit peuple juif, qui, lorsqu'il eut composé une horde dans un coin déterre, n'eut d'autre langage que celui de ses voisins, et qui, comme on l'a dit ailleurs ^ emprunta des Phéniciens jusqu'au nom de Dieu Eloha, Jehova, Adonaï,Sadaï ;qui enfin prit tous les rites, tous les usages des peuples dont il était environné, en. déclamant toujours contre ces mêmes peuples.

1. On sait que les théologiens chrétiens font passer ce livre impudique pour une prédiction du mariage de Jésus-Christ avec son Église. Comme si Jésus pre- nait les tétons de son Eglise, et mettait la main à son ouverture; et sur quoi cette belle explication est-elle fondée? sur ce que Christus est masculin, et ecclesia féminin. Mais si, au lieu du féminin ecclesia, on s'était servi du mot masculin cœtus, conventus, que serait-il arrivé ? Quel notaire aurait fait ce contrat de mariage ?,(A'^oie de Voltaire.) Les huit derniers mots de cette note ont paru, pour la première fois, dans les éditions de Kehl. Le reste est de 1771. (B.)

2. Voyez tome XI, page 40; XX, 98; et XXIV, 441.

DES PROPHÈTES. - 217

Quelqu'un a dit^ que le premier devin, le premier prophète fut le premier fripon qui rencontra un imbécile ; ainsi la pro- phétie est de l'antiquité la plus haute. Mais à la fraude ajoutons encore le fanatisme ; ces deux monstres habitent aisément en- semble dans les cervelles humaines. Nous avons vu arriver à Londres par troupes, du fond du Languedoc et du Vivarais, des prophètes, tout semblables à ceux des Juifs, joindre le plus hor- rible enthousiasme aux plus dégoûtants mensonges. Nous avons vu Jurieu prophétiser en Hollande. Il y eut de tout temps de tels imposteurs, et non-seulement des misérables qui faisaient des prédictions, mais d'autres misérables qui supposaient des pro- phéties faites par d'anciens personnages.

Le monde a été plein de sibylles et de Nostradamus. VAlcoran compte deux cent vingt-quatre mille prophètes. L'évêque Épi- phane, dans ses notes sur le canon prétendu des apôtres, compte soixante et treize prophètes juifs et dix prophétesses. Le métier de prophète chez les Juifs n'était ni une dignité, ni un grade, ni une profession dans l'État ; on n'était point reçu prophète comme on est reçu docteur à Oxford ou à Cambridge : prophétisait qui voulait; il suffisait d'avoir, ou de croire avoir, ou de feindre d'avoir la vocation et l'esprit de Dieu. On annonçait l'avenir en dansant et en jouant du psaltérion. Saûl, tout réprouvé qu'il était, s'avisa d'être prophète. Chaque parti dans les guerres civiles avait ses prophètes, comme nous avons nos écrivains de Grub-street ^. Les deux partis se traitaient réciproquement de fous, de vision- naires, de menteurs, de fripons, et en cela seul ils disaient la vérité. Scitote Israël stultum prophetam, insanum viriini spiritualem^ , dit Osée, selon la Vulgate.

Les prophètes de Jérusalem sont des extravagants, des homr)ies sans foi, dit Sophoniah, prophète de Jérusalem *. Ils sont tous comme notre apothicaire Moore, qui met dans nos gazettes : Prenez de mes pilules, gardez-vous des contrefaites.

Le prophète Michée prédisant des malheurs aux rois de Sa- marie et de Juda, le prophète Sédékias lui applique un énorme soufflet, en lui disant : Comment l'esprit de Dieu est-il passé par moi pour aller à toi ^.

1. Voltaire lui-môme ; voyez tome XI, page 88.

2. Grub-slreet est la rue l'on imprime la plupart des mauvais pamphlets qu'on fait journellement à Londres. {IS'ote de Voltaire, 1707.)

3. Osée, chapitre IX, V. 7. (Id.)

4. Sopli., chapitre m, 4. {Id.) o. II. Varalip., xvin, 23. {Id.)

218 CHAPITRE IX.

Jérémio, qui prophétisait en faveur de Nabucliodonosor, tyran des Juifs, s'était mis des cordes au cou^ et un bât ou un joug sur le dos, car c'était un type; et il devait envoyer ce type aux petits roitelets voisins, pour les inviter à se soumettre à Nabuclio- donosor. Le prophète Hananias, qui regardait Jérémie comme un traître, lui arrache ses cordes-, les rompt, et jette son bât à terre .

Ici, c'est Osée à qui Dieu ordonne de prendre une p et

d'avoir des fds de p ^: Vade, sume tibl vxorcm fornicationnm, et

fac tibi fUios fornicationum, dit la Vulgate. Osée obéit ponctuelle- ment; il prend Gomer, fille d'Ébalaïm; il en a trois enfants : ainsi cette prophétie et ce putanisme durèrent au moins trois années. Cela ne suffit pas au Dieu des Juifs; il veut qu'Osée^ couche avec uiie femme qui ait fait déjà son mari cocu. Il n'en coûte au pro- phète que quinze drachmes et un boisseau et demi d'orge : c'est assez bon marché pour un adultère ^ 11 en avait coûté encore moins au patriarche Juda pour son inceste avec sa bru Thamar.

Là, c'est Ézéchiel" qui, après avoir reçu de Dieu l'ordre de dormir trois cent nouante jours sur le côté gauche, et quarante sur le côté droit, d'avaler un livre de parchemin, de manger un sir révérend '' sur son pain, introduit Dieu lui-même, le créateur du monde, parlant ainsi à la jeune Oolla : « Tu es devenue grande, tes tétons ont paru, ton petit poil a commencé à croître; je t'ai couverte, mais tu t'es bâti un mauvais lieu; tu as ouvert

tes cuisses à tous les passants Ta sœur Ooliba s'est prostituée

avec plus d'emportement^; elle a recherché ceux qui ont le mem- bre d'un âne, et qui déchargent comme des chevaux. »

Notre ami le général Withers, à qui on lisait un jour ces

i. Jérémie, xxvii, 2.

2. Ibid., XXVIII, 10.

3. Osée, chapitrer. {Note de Voltaire.) i. Ibid., chapitre îii. ( Id.)

5. Remarquez que le prophète se sert du mot propre fodi eam : je la f.... O abomination ! Et on met ces livres infâmes entre les niains des jeunes garçons et des jeunes filles, et des séducteurs entraînent ces jeunes victimes dans des couvents: (/(/., 1771.)

6. Ézéch., chapitre iv. {Id.)

7. Un sir révérend, en anglais, est un étron. (/(/., 17G7.) Quoi ! Dieu aurait ordonné de sa bouche à un prophète de manger de la merde pendant trois cent quatre-vingt-dix jours, couché sur le côté gauche ! Quel fou de Bedlam, couché dans son ordure, pourrait imaginer ces dégoûtantes horreurs? Et on les débite chez peuple qui a calculé la gravitation et l'aberration de la lumière des étoiles fixes! (/(/., 1776.)

8. Ézéch., chapitre xxiii. (Id.)

DES PROPHÈTES. 219

prophéties, demanda dans quel h on avait fait l'Écriture

sainte ^

On lit rarement les prophéties ; il est difficile de soutenir la lecture de ces longs et énormes galimatias. Les gens du monde, qui ont hi Gulliver et PAtlantis, ne connaissent ni Osée ni Ézéchiel.

Quand on fait voir à des personnes sensées ces passages exé- crables, noyés dans le fatras des prophéties, elles ne reviennent point de leur étonnenient. Elles ne peuvent concevoir qu'un Isaïe- marche tout nu au milieu de Jérusalem, qu'un Ézéchiel'' coupe sa barbe en trois portions, qu'un Jonas* soit trois jours dans le ventre d'une baleine, etc. Si elles lisaient ces extravagances et ces impuretés dans un des livres qu'on appelle profanes, elles jette- raient le livre avec horreur. C'est la Bible : elles demeurent con- fondues ; elles hésitent, elles condamnent ces abominations, et n'osent d'abord condamner le livre qui les contient. Ce n'est qu'avec le temps qu'elles osent faire usage de leur sens commun; elles finissent enfin par détester ce que des fripons et des imbé- ciles leur ont fait adorer.

Quand ces livres sans raison et sans pudeur ont-ils été écrits? Personne n'en sait rien. Uopinion la plus vraisemblable est que la plupart des livres attribués à Salomon, à Daniel, et à d'autres, ont été faits dans Alexandrie; mais qu'importe, encore une fois, le temps et le lieu ? Ne suffit-il pas de voir avec évidence que ce sont des monuments de la folie la plus outrée et de la plus infâme débauche ?

Comment donc les Juifs ont-ils pu les vénérer ? C'est qu'ils étaient des Juifs. Il faut encore considérer que tous ces monu- ments d'extravagance ne se conservaient guère que chez les prêtres et les scribes. On sait combien les livres étaient rares dans tous les pays l'imprimerie, inventée par les Chinois, ne parvint que si tard. Nous serons encore plus étonnés quand nous verrons les Pères de l'Église adopter ces rêveries dégoûtantes, ou les alléguer en preuve de leur secte.

Venons enfin de l'Ancien Testament au Nouveau. Venons à Jésus, et à l'établissement du christianisme ; et, pour y arriver, passons par-dessus les assassinats de tant de rois, et par-dessus les enfants jetés au milieu des flammes dans la vallée de Tophet,

i. ^oyez, dans la Bible enfin expliquée, une des notes sur le second livre des liois.

2. Isaîe, XX, 2.

3. Kzéchiel, v, 2.

4. Jonas, ii, 1.

220 CHAPITRE X.

OU écrasés dans des torrents sous des pierres. Glissons sur cette suite afl'reuse et non interrompue d'horreurs sacrilèges. Misé- rables Juifs ! c'est donc chez vous que naquit un homme de la lie du peuple qui portait le nom très -commun de Jésus ! Voyons quel était ce Jésus,

CHAPITRE X.

DE LA PERSONNE DE JÉSLS.

Jésus naquit dans un temps le fanatisme dominait encore, mais il y avait un peu plus de décence. Le long commerce des Juifs avec les Grecs et les Romains avait donné aux principaux de la nation des mœurs un peu moins déraisonnables et moins gros- sières. Mais la populace, toujours incorrigible, conservait son esprit de démence. Quelques Juifs, opprimés sous les rois de Syrie et sous les Romains, avaient imaginé alors que leur Dieu leur enverrait quelque jour un libérateur, un messie. Cette attente devait naturellement être remplie par Hérode. Il était leur roi, il était l'allié des Romains, il avait rebâti leur temple, dont l'archi- tecture surpassait de beaucoup celle du temple de Salomon, puisqu'il avait comblé un précipice sur lequel cet édifice était établi. Le peuple ne gémissait plus sous une domination étran- gère; il ne payait d'impôts qu'à son monarque; le culte juiffloris- sait, les lois antiques étaient respectées; Jérusalem, il faut l'avouer, était au temps de sa plus grande splendeur.

L'oisiveté et la superstition firent naître plusieurs factions ou sociétés religieuses, saducéens, pharisiens, esséniens, judaïtes, thérapeutes, joannistes ou disciples de Jean; à'peu près comme les papistes ont des molinistes, des jansénistes, des jacobins, et des cordeliers. Mais personne alors ne parlait de l'attente du messie. Ni Flavius Josèphe, ni Pliilon, qui sont entrés dans de si grands détails sur l'histoire juive, ne disent qu'on se flattait alors qu'il viendrait un christ, un oint, un libérateur, un rédemp- teur, dont ils avaient moins besoin que jamais; et s'il y en avait un, c'était Hérode. En effet, il y eut un parti, une secte, qu'on appela les hérodiens, et qui reconnut Hérode pour l'envoyé de Dieui.

I

1. Cette secte des hérodiens ne dura pas longtemps. Le titre d'envoyé de Dieu était ' un nom qu'ils donnaient indifféremment à quiconque leur avait fait du bien, soit à Hérode l'Arabe, soit à Judas Machabée, soit aux rois persans, soit

DE LA PERSONNE DE JÉSUS. 221

De tout temps ce peuple avait donné le nom d'oint, de messie, de christ, à quiconque leur avait fait un peu de bien : tantôt à leurs pontifes, tantôt aux princes étrangers. Le Juif qui compila les rêveries d'Isaïe lui fait dire S par une lâche flatterie bien digne d'un Juif esclave : « Ainsi a dit l'Éternel à Cyrus, son oint, son messie, duquel j'ai pris la main droite, afin que je terrasse les nations devant lui. )> Le quatrième livre des Rois - appelle le scé- lérat Jehu oint, messie. Un prophète annonce à Hazaël ^ roi de Damas, qu'il est messie et oint du Très-Haut. Ézéchiel dit au roi de Tyr * : u Tu es un chérubin, un oint, un messie, le sceau de la ressemblance de Dieu. » Si ce roi de Tyr avait su qu'on lui donnait ces titres en Judée, il ne tenait qu'à lui de se faire une espèce de dieu ; il y avait un droit assez apparent, supposé qu'É- zéchiel eût été inspiré. Les évangélistes n'en ont pas tant dit de Jésus.

Quoi qu'il en soit, il est certain que nul Juif n'espérait, ne désirait, n'annonçait un oint, un messie, du temps d'Hérode le Grand, sous lequel on dit que naquit Jésus, Lorsqu'aprèslamort d'Hérode le Grand la Judée fut gouvernée en province romaine, et qu'un autre Hérode fut établi par les Romains tétrarque du petit canton barbare de Galilée, plusieurs fanatiques s'ingérèrent de prêcher le bas peuple, surtout dans cette Galilée, les Juifs étaient plus grossiers qu'ailleurs. C'est ainsi que Fox ^ un misé- rable paysan, établit de nos jours la secte des quakers parmi les paysans d'une de nos provinces. Le premier qui fonda en France une église calviniste fut un cardeur de laine nommé Jean Leclerc. C'est ainsi que Muncer ^ Jean de Leyde, et d'autres, fondèrent l'anabaptisme dans le bas peuple de quelques cantons d'Alle- magne.

J'ai vu en France les convulsionnaires instituer une petite secte parmi la canaille d'un faubourg de Paris. Tous les sectaires commencent ainsi dans toute la terre. Ce sont pour la plupart des gueux qui crient contre le gouvernement, et qui finissent ou

aux Babyloniens. Les Juifs de Rome célébrèrent la fête d'Hérode jusqu'au temps de l'empereur Néron. Perse le dit expressément (sat. v, v. 180) :

Herodis venere dies, unctaque fenestra Dispositae pinguem nebulam vomuere lucernaj ; Tumet alba fidelia vino.

{Note de Voltaire, 1771.)

1. Isaïc, XLV, t. 4. XXVIII, 12, 14, IG.

2. C'est dans II. Paralip., xxii, 7. 5. Voyez tome XXII, page 88.

3. lY. Rois, VIII, 13. 6. Voyez tome XII, page 299.

222 CHAPITRE X.

par être chefs de parti, ou par être pendus, Jésus fut pendu à Jérusalem sans avoir été oint. Jean le haptiseur y avait déjà été condamné au supplice. Tous deux laissèrent quelques disciples dans la lie du peuple. Ceux de Jean s'établirent vers l'AralDie, ils sont encore ^ Ceux de Jésus furent d'abord très-obscurs ; mais quand ils se furent associés à quelques Grecs, ils commen- cèrent à être connus.

Les Juifs ayant, sous Tibère, poussé plus loin que jamais leurs friponneries ordinaires, ayaiit surtout séduit et volé Fulvia, femme de Saturnin us, furent chassés de Rome, et ils n'y furent rétablis qu'en donnant beaucoup d'argent. On les punit encore sévèrement sous Caligula et sous Claude.

Leurs désastres enhardirent le peu de Galiléens qui compo- saient la secte nouvelle à se séparer de la communion juive. Ils trouvèrent enfin quelques gens un peu lettrés qui se mirent à leur tête, et qui écrivirent en leur faveur contre les Juifs. Ce fut ce qui produisit cette énorme quantité cVÉvcmgiles, mot grec qui signifie bonne nouvelle. Chacun donnait une Vie de Jésus; aucunes n'étaient d'accord, mais toutes se ressemblaient par la quantité de prodiges incroyables qu'ils attribuaient à l'envi à leur fondateur.

La synagogue, de son côté, voyant qu'une secte nouvelle, née dans son sein, débitait une Vie de Jésus très-injurieuse au sanhé- drin et à la nation, rechercha quel était cet homme auquel elle n'avait point fait d'attention jusqu'alors. Il nous reste encore un mauvais ouvrage de ce temps-là, intitulé Sepher Toldos Jeschut"-. Il paraît qu'il est fait plusieurs années après le supplice de Jésus, dans le temps que l'on compilait les Évangiles. Ce petit livre est rempli de prodiges, comme tous les livres juifs et chré- tiens ; mais, tout extravagant qu'il est, on est fo'rcé de convenir qu'il y a des choses beaucoup plus vraisemblables que dans nos Évangiles.

Il est dit, dans le Toldos Jeschut, que Jésus était le fils d'une nommée Mirja, mariée dans Bethléem à un pauvre homme nommé Jocanam, Il y avait dans le voisinage un soldat dont le nom était Joseph Panther, homme d'une riche taille, et d'une assez grande beauté; il devient amoureux de Mirja ou Maria (car les Hébreux, n'exprimant point les voyelles, prenaient souvent un A pour un I).

1. Ces chrétiens de saint Jean sont principalement établis à Mosul, et vers Bassora. {Note de Voltaire, 1771.)

2. Voyez tome XX, pages 71 et suiv.

DE LA PERSONNE DE JÉSUS. 223

Mirja devint grosse de la façon de Panther; Jocanam, confus et désespéré, quitta Bethléem, et alla se cacher dans la Baby- lonie, il y avait encore beaucoup de Juifs. La conduite de Mirja la déshonora ; son iils Jésu ou Jeschut fut déclaré bâtard par les juges de la ville. Quand il fut parvenu à Tàge d'aller à Técole publique, il se plaça parmi les enfants légitimes ; on le fit sortir de ce rang : de son animosité contre les prêtres, qu'il manifesta quand il eut atteint l'âge mûr ; il leur prodigua les in- jures les plus atroces, les appelant races de vipères^ sépulcres blan- chis-. Enfin, ayant pris querelle avec le Juif Judas sur quelque matière d'intérêt, comme sur des points de religion, Judas le dénonça au sanhédrin-' ; il fut arrêté, se mit à pleurer, demanda pardon, mais en vain : on le fouetta, on le lapida, et ensuite on le pendit.

Telle est la substance de cette histoire. On y ajouta depuis des fables insipides, des miracles impertinents, qui firent grand tort au fond ; mais le livre était connu dans le second siècle ; Celse le cita, Origène le réfuta ; il nous est parvenu fort défiguré.

Ce fond que je viens de citer est certainement plus croyable, plus naturel, plus conforme à ce qui se passe tous les jours dans le monde qu'aucun des cinquante Évangiles des christicoles. Il est plus vraisemblable que Joseph Panther avait fait un enfant à Mirja qu'il ne l'est qu'un ange soit venu par les airs faire un compliment de la part de Dieu à la femme d'un charpentier, comme Jupiter envoya Mercure auprès d'Alcmène*.

Tout ce qu'on nous conte de ce Jésus est digne de l'Ancien Testament et de Bedlam. On fait venir je ne sais quel agion pjîeifma, un saint souffle, un Saint-Esprit dont on n'avait jamais entendu parler, et dont on a fait depuis la tierce partie de Dieu, Dieu lui-même. Dieu le créateur du monde ; il engrosse Marie, ce qui a donné lieu au jésuite Sanchez d'examiner, dans sa

1. Matthieu, xii, 3i.

2. Marc, xxiii, 27.

3. Matth., XXIII.

4. On trouve d'autres particularités dans Suidas, au mot Jésus. L'article est curieux, et, de plus, est un exemple singulier de ces fraudes pieuses si multi- pliées dans les siècles d'ignorance. Cela parait avoir été écrit un peu après le règne de Justinien I'"", mort en 5G5, et l'on connaîtrait vers quel temps vivait Suidas s'il était le véritable auteur de cet article; mais on en trouve dans son Lexique beaucoup d'autres qui semblent être de différentes mains, et plusieurs qui ne peuvent y avoir été ajoutés avant la fin du xi" siècle. C'est ce qui a donné lieu aux diverses conjectures des critiques sur cet ouvrage et sur son auteur. {Note de Decroix.)

224 CHAPITRE X.

Somme thèologique, si Dieu eut Lcaucoupde plaisir avec Maria, s'il répandit de la semence, et si Maria répandit aussi de sa semence ^

Jésus devient donc un fils de Dieu et d'une Juive, non encore Dieu lui-même, mais une créature supérieure. Il fait des mira- cles. Le premier qu'il opère, c'est de se faire emporter par le diable- sur le haut d'une montagne de Judée, d'où Ton découvre tous les royaumes de la terre. Ses vêtements paraissent tout blancs ^ quel miracle! il change l'eau en vin* dans un repas tous les convives étaient déjà ivres'. Il fait sécher un figuier*^ qui ne lui a pas donné de figues à son déjeuner à la fin de février; et fauteur de ce conte a l'honnêteté du moins de remarquer que ce n'était pas le temps des figues.

Il va souper chez des filles'', et puis chez les douaniers; et cependant, on prétend, dans son histoire, qu'il regarde ces doua- niers, ces publicains, comme des gens abominables ^ Il entre dans le temple ^ c'est-à-dire dans cette grande enceinte de- meuraient les prêtres, dans cette cour de petits marchands étaient autorisés par la loi à vendre des poules, des pigeons, des agneaux, à ceux qui venaient sacrifier. Il prend un grand fouet, en donne sur les épaules de tous les marchands, les chasse à coups de lanières, eux, leurs poules, leurs pigeons, leurs mou- tons, et leurs bœufs même, jette tout leur argent par terre, et on le laisse faire! Et si Ton en croit le livre attribué à Jean, on se contentedelui demander un miracle^" pour prouver qu'il a droit de faire un pareil tapage dans un lieu si respectable.

1. Voyez tome XXIV, page 99.

2. Matth., IV, 8; Luc, iv, 5. J

3. Matth., XVII, 2; Marc, ix, 2. ^

4. Jean, ii, 9.

5. Il est difficile de dire quel est le plus ridicule de tous ces prétendus pro- diges. Bien des gens tiennent pour le vin de la noce de Cana. Que Dieu dise à sa mère juive [Jean, ii, 4] : Femme, qu'y a-t-il entre toi et moi? c'est déjà une étrange chose ; mais que Dieu boive et mange avec des ivrognes, et qu'il change six cruches d'eau en six cruches de vin pour ces ivrognes, qui n'avaient déjà que trop bu, quel blasphème aussi exécrable qu'impertinent! L'hébreu se sert d'un mot qui répond au mot grisés; la Vulgate, au chapitre 'ii, v. 10, dit inebriati, enivrés.

Saint Chrysostome, bouche d'or, assure que ce fut le meilleur vin qu'on eût jamais bu; et plusieurs Pères de l'Église ont prétendu que ce vin signifiait le sang de Jésus-Christ dans l'Eucharistie. 0 folie delà superstition, dans quel abîme d'extravagances nous avez-vous plongés ! [Note de Voltaire, 1771.)

6. Matth., XI, 19; Marc,, xi, 13.

7. Jean, xii, 2.

8. Matt., xviii, 17.

9. Jean, ii, 15-18.

10. Jean, ii, 19, 20.

DE LA PERSONNE DE JÉSUS. 225

C'était déjà un fort grand miracle que trente ou quarante marchands se laissassent fesser par un seul homme, et perdissent leur argent sans rien dire. Il n'y a rien dans Don Quichotte qui approche de cette extravagance. Mais au lieu de faire le miracle qu'on lui demande, il se contente de dire : Détruisez ce temple , et je le rebâtirai en trois jours. Les Juifs repartent, selon Jean : Ou a mis quarante-six ans à bâtir ce temple, comment en trois jours le rebâ- tiras-tu ?

Il était bien faux qu'Hérode eût employé quarante-six ans à bâtir le temple de Jérusalem. Les Juifs ne pouvaient pas répondre une pareille fausseté. Et, pour le dire en passant, cela fait bien voir que les Évangiles ont été écrits par des gens qui n'étaient au fait de rien.

Tous ces miracles semblent faits par nos charlatans de Smith- fields. Notre Toland et notre Woolston les ont traités comme ils le méritent. Le plus beau de tous, à mon gré, est celui par lequel Jésus envoie le diable dans le corps de deux mille cochons ^ dans un pays il n'y avait point de cochons.

Après cette belle équipée on fait prêcher Jésus dans les villages. Quels discours lui fait-on tenir? Il compare le royaume des cieux à un grain de moutarde, à un morceau de levain mêlé dans trois mesures de farine, à un filet avec lequel on pêche de bon et de mauvais poisson, à un roi qui a tué ses volailles pour les noces de son fils, et qui envoie ses domestiques prier les voisins à la noce. Les voisins tuent les gens qui viennent les prier à dîner ; le roi tue ceux qui ont tué ses gens, et brûle leurs villes ; il envoie prendre les gueux qu'on rencontre sur le grand chemin pour venir dîner avec lui. Il aperçoit un pauvre convive qui n'avait point de robe, et au lieu de lui en donner une, il le fait jeter dans un cachot. Voilà ce que c'est que le royaume des cieux selon Matthieu.

Dans les autres sermons, le royaume des cieux est toujours comparé à un usurier qui veut absolument avoir cent pour cent de bénéfice. On m'avouera que notre archevêque Tillotson - prêche dans un autre goût.

Par finit l'histoire de Jésus? par l'aventure qui est arrivée chez nous et dans le reste du monde à bien des gens qui ont voulu ameuter la populace, sans être assez habiles, ou pour armer cette populace, ou pour se ftiire de puissants protecteurs;

1. Matt., viii; Marc, v; Luc, viii.

2. Voyez tome XXV, pages 510, 534.

20. Mélanges. V. 15

226 CHAPITRE X.

ils finissent la plupart par être pendus. Jésus le fut en effet pour avoir appelé ses supérieurs races de vipères ^ et sépulcres blan- chis-. 11 fut exécuté publiquement, mais il ressuscita en secret. Ensuite il monta au ciel '^ en présence de quatre-vingts de ses disciples ^ sans qu'aucune autre personne de la Judée le vît mon- ter dans les nuées : ce qui était pourtant fort aisé à voir, et qui aurait fait dans le monde une assez grande nouvelle.

Notre symbole, que les papistes appellent le Credo, symbole attrilHié aux apôtres, et évidemment fabriqué plus de quatre cents ans après ces apôtres, nous apprend que Jésus, avant de monter au ciel, était allé faire un tour aux enfers. Vous remarquerez qu'il n'en est pas dit un seul mot dans les Évangiles, et cependant c'est un des principaux articles de la foi des christicoles; on n'est point chrétien si on ne croit pas que Jésus est allé aux enfers.

* Qui donc a imaginé le premier ce voyage? Ce fut Athanase, environ trois cent cinquante ans après; c'est dans son traité contre Apollinaire, sur l'incarnation du Seigneur, qu'il dit que l'àmc de Jésus descendit en enfer, tandis que son corps était dans le sépulcre. Ces paroles sont dignes d'attention, et font voir avec quelle sagacité et quelle sagesse Athanase raisonnait. Voici ses propres paroles :

« Il fallait qu'après sa mort ses parties essentiellement diverses eussent diverses fonctions ; que son corps reposât dans le sépulcre pour détruire la corruption, et que son âme allât aux enfers pour vaincre la mort, »

L'Africain Augustin est du sentiment d'Athanase dans une lettre qu'il écrivit à Évodé : Quis crgo nisl infidélls negaverit fuisse apud inferos Christum? Jérôme, son contemporain, fut à peu près du même avis, et ce fut du temps d'Augustin etrde Jérôme que l'on composa ce symbole, ce Credo, qui passe chez les ignorants pour le symbole des apôtres ^

i. Malt., XII, 34. -

2. Marc, xxiii, 27.

3. Actes, I, 9, 10. ' -19

4. Monter au ciel en ligne perpendiculaire, pourquoi paf5 en ligne lionzontale . Monter est contre les règles de la gravitation. U pouvait raser l'horizon, et aller dans Mercure, ou Vénus, ou Mars, ou Jupiter, ou Saturne, ou quelque étoile, ou la lune, si l'un de ces astres se couchait alors. Quelle sottise que ces mots aller au ciel, descendre du ciel! comme si nous étions le centre de tous les globes, comme si notre terre n'était pas l'une des planètes qui roulent dans l'étendue autour de tant de soleils, et qui entrent dans la composition de cet univers, que

, nous nçtmmons le ciel si mal à propos. {Note de Voltaire, li71.)

5. Vous voyez évidemment, lecteur, qu'on n'osa pas imaginer d'al)ord tant de fictions révoltantes. Quelques adhérents du Juif Jésus se contentent, dans les corn-

QUELLE IDÉE IL FAUT SE FORMER DE JÉSUS. 227

Ainsi s'établissent les opinions, les croyances, les sectes. Mais comment ces détestables fadaises ont-elles pu s'accréditer ? com- ment ont-elles renversé les autres fadaises des Grecs et des Romains, et enfin l'empire même? comment ont-elles causé tant de maux, tant de guerres civiles, allumé tant de bûcbers, et fait couler tant de sang? C'est de quoi nous rendrons un compte exact.

CHAPITRE XI^

qli;lle idée il faut se FonniEiî de jésus et de ses disciple?.

Jésus est évidemment un paysan grossier de la Judée, plus éveillé, sans doute, que la plupart des habitants de son canton. Il voulut, sans savoir, à ce qu'il paraît, ni lire ni écrire, former une petite secte pour l'opposer à celles des récabites, des judaïtes, des thérapeutes, des esséniens, des pharisiens, des saducéens, des hérodiens : car tout était secte chez les malheureux Juifs, depuis leur établissement dans Alexandrie. Je l'ai déjà comparé à notre Fox ^ qui était comme lui un ignorant de la he du peuple, prêchant quelquefois comme lui une' bonne morale, et prêchant surtout l'égalité, qui flatte tant la canaille. Fox étabht comme lui une société qui s'écarta peu de temps après de ses principes, sup- posé qu'il en eût. La même chose était arrivée à la secte de Jésus. Tous deux parlèrent ouvertement contre les prêtres de leur temps; mais les lois étant plus humaines en Angleterre qu'en Judée, tout ce que les prêtres purent obtenir des juges, c'est qu'on mît Fox au pilori; mais les prêtres juifs forcèrent le président Pilate à faire fouetter Jésus, et à le faire pendre à une potence en forme

mencements, de dire que c'était im Iiomme de lîien injustement crucifié, comme depuis nous avons, nous et les autres clirétiens, assassiné tant d'iiommes ver- tueux. Puis on s'enliardit; on ose écrire que Dieu, l'a ressuscité. Bientôt après on fait sa légende. L'un suppose qu'il est allé au ciel et aux enfers ; l'autre dit qu'il viendra juger les vivants et les morts dans la vallée de Josaphat; enfin on en fait un Dieu. On fait trois dieux. On pousse le sophisme jusqu'à dire que ces trois dieux n'en font qu'un. De ces trois dieux on en mange un, et on en hoit un; on le rend en urine et en matière fécale. On persécute, on brûle, on roue ceux qui nient ces horreurs; et tout cela, pour que tel et tel jouissent en Angleterre de dix mille pièces d'or de rente, et qu'ils en aient bien davantage dans d'autres pays. {Note de Voltaire, 1771.)

1. Ce chapitre n'était pas dans les éditions de Kehl. H me fut communiqué eu manuscrit, et je le croyais inédit lorsque je le publiai en 1818. Depuis je l'ai trouvé dans l'édition de 177G, dont j'ai parlé précédemment (page 19.^). (B.^

2. Voyez page 221.

228 CHAPITRE Xil.

de croix, comme un coquin d'esclave. Cela est barbare; chaque nation a ses mœurs. De savoir si on lui cloua les pieds et les mains, c'est ce dont il faut peu s'embarrasser. Il est, ce me semble, assez difficile de trouver sur-le-champ un clou assez long pour percer deux pieds l'un sur l'autre, comme on le pré- tend; mais les Juifs étaient bien capables de cette abominable

atrocité.

Les disciples demeurèrent, aussi attachés à leur patriarche pendu que les quakers l'ont été à leur patriarche pilorié. Les voilà qui s'avisent, au bout de quelque temps, de répandre le bruit que leur maître est ressuscité en secret. Cette imagination fut d'autant mieux reçue chez les confrères que c'était précisément le temps de la grande querelle élevée entre les sectes juives pour savoir si la résurrection était possible ou non. Le platonisme, qui était fort en vogue dans Alexandrie, et que plusieurs Juifs étu- dièrent, secourut bientôt la secte naissante; et de tous les mys- tères, tous les dogmes absurdes dont elle fut farcie. C'est ce que nous allons développer.

CHAPITRE XII.

DE L'ÉTABLISSEMENT DE LA SECTE CHRÉTIENNE, ET PARTICULIÈREMENT

DE PAUL.

Quand les premiers Galiléens se répandirent parmi la popu- lace des Grecs et des Romains, ils trouvèrent cette populace in- fectée de toutes les traditions absurdes qui peuvent entrer dans des cervelles ignorantes qui aiment les fables; des dieux déguisés en,taureaux, en chevaux, en cygnes, en serpents, pour séduire des femmes et des filles. Les magistrats, les principaux citoyens, n'admettaient pas ces extravagances; mais la populace s'en nour- rissait, et c'était la canaille juive qui parlait à la canaille païenne. Il me semble voir chez nous les disciples de Fox disputer contre les disciples de Brown^ Il n'était pas difficile à des énergumènes juifs de faire croire leurs rêveries à des imbéciles qui croyaient des rêveries non moins impertinentes. L'attrait de la nouveauté attirait des esprits faibles, lassés de leurs anciennes sottises, et qui couraient à de nouvelles erreurs, comme la populace de la

1. Évoque de Cork, dont il est parlé tome XVIII, page 19.

DE LA SECTE CHRÉTIENNE, ET DE PAUL. 229

foire de Barthélémy ^ dégoûtée d'une ancienne farce qu'elle an trop souvent entendue, demande une farce nouvelle.

Si l'on en croit les propres livres des cliristicoles, Pierre, fils de Jone, demeurait à Joppé, chez Simon le corroyeur, dans un galetas il ressuscita la couturière Dorcas.

Voyez le chapitre de Lucien, intitulé Philopatris, dans lequel il parle de ce Galilèen- au front chauve et au grand nez, qui fut en- levé au troisième ciel. Voyez comme il traite une assemblée de chré- tiens où il se trouva. Nos presbytériens d'Ecosse, et les gueux de Saint-Médard de Paris, sont précisément la même chose. Des hommes déguenillés, presque nus, au regard farouche, à la dé- marche d'énergumènes, poussant des soupirs, faisant des con- torsions, jurant par le Fils qui est sorti du Père, prédisaient mille malheurs à l'empire, blasphémaient contre l'empereur. Tels étaient ces premiers chrétiens.

Celui qui avait donné le plus de vogue à la secte était ce Paul au grand nez et au front chauve, dont Lucien se moque. Il suffit, ce me semble, des écrits de ce Paul, pour voir combien Lucien avait raison. Quel galimatias quand il écrit à la société des chré- tiens qui se formait à Rome dans la fange juive La circoncision vous est profitable' si vous observez la loi; mais si vous êtes pré- varicateurs de la loi, votre circoncision devient prépuce, etc.. Détruisons-nous donc la loi par la foi*? à Dieu ne plaise! mais nous établissons la foi... Si Abraham'' a été justifié par ses œuvres, il a de quoi se glorifier, mais non devant Dieu. » Ce Paul, en s'exprimant ainsi, parlait évidemment en juif, et non en chrétien; mais il parlait encore plus en énergumène insensé qui ne peut pas mettre deux idées cohérentes à côté l'une de l'autre.

1. Bartholomew-fair, il y a encore des charlatans et des astrologues. {Note de Voltaire, 1707.)

2. Il est fort douteux que Lucien ait vu Paul, et même qu'il soit l'auteur du chapitre intitulé Philopatris. Cependant il se pourrait bien faire que Paul, qui vivait du temps de JN'éron, eût encore vécu jusque sous Trajan, temps auquel Lucien commença, dit-on, à écrire.

On demande comment ce Paul put réussir à former une secte avec son dé- testable galimatias, pour lequel le cardinal Bembo avait un si profond mépris? Nous répondons que sans ce galimatias même il n'aurait jamais réussi auprès des énergumènes qu'il gouvernait. Pense-t-on que notre Fox, qui a fondé chez nous la secte des primitifs appelés quakers, ait eu plus de bon sens que ce Paul? Il y a longtemps qu'on a dit que ce sont les fous qui fondent les sectes, et que les prudents les gouvernent. (Note de Voltaire, 1771.) Sur le Philopatris, voyez la note, tome XIX, page 594.

3. Aux Rom., ii, 25.

4. Ibid., III, 31.

5. Ibid., IV, 2.

230 CHAPITRE XII.

Quel discours aux Corinthiens M Nos percs ont été baptisés en Moïse clans la nuée et dans la mer. Le cardinal Bembo n'avait-il pas raison d'appeler ces épîtrcs cpistolaccie , et de conseiller de ne les point lire?

Que penser d'un homme qui dit aux Tliessaloniciens ^ : Je ne per- mets point aux femmes de parler dans l'église ; et qui dans la même cpître' annonce qu'elles doivent parler et prophétiser avec un voile ?

Sa querelle avec les autres apôtres est-elle d'un homme sage et modéré ? Tout ne décèle-t-il pas en lui un homme de parti ? Il s'est fait chrétien, il enseigne le christianisme, et il va sacrifier sept jours de suite dans le temple de Jérusalem par le conseil de Jacques, afin de ne point passer pour chrétien. Il écrit aux Ga- lates* : « Je vous dis, moi Paul, que si vous vous faites circoncire, Jésus-Christ ne vous servira de rien. » Et ensuite il circoncit son disciple Timothée, que les Juifs prétendent être fils d'un Grec et d'une prostituée. Il est intrus parmi les apôtres, et il se vante aux Corinthiens, 1"= épître, chap. ix% d'être aussi apôtre que les autres : « Ne suis-je pas apôtre? n'ai-je pas vu notre Seigneur Jésus-Christ? n'êtes-vous pas mon ouvrage? Quand je ne serais pas apôtre à l'égard des autres, je le suis au moins à votre égard. N'avons-nous pas le droit d'être nourris à vos dépens ? n'avons- nous pas le pouvoir de mener avec nous une femme qui soit notre sœur (ou si l'on veut, une sœur qui soit notre femme), comme font les autres apôtres et les frères de notre Seigneur ? Qui est-ce qui va jamais à la guerre à ses dépens ? etc. »

Que de choses dans ce passage! le droit de vivre aux dépens de ceux qu'il a subjugués, le droit de leur faire payer les dépenses de sa femme ou de sa sœur, enfin la preuve que- Jésus avait des frères, et la présomption que Marie ou Mirja était accouchée plus d'une fois.

Je voudrais bien savoir de qui il parle encore dans la seconde lettre aux Corinthiens, chap. xi'' : « Ce sont de faux apôtres.... mais ce qu'ils osent'', je l'ose aussi. Sont-ils Hébreux? je le suis aussi. Sont-ils de la race d'Al)raham? j'en suis aussi. Sont-ils ministres de Jésus-Christ? quand ils devraient m'accuser d'impu- dence, je le suis encore plus qu'eux. J'ai plus travaillé qu'eux;

i. I. Cor., X, 2. 4. V, 2.

2. Ce n'est pas dans l'épître aux Thés- b. Versets 1-7. ^saloniciens, mais dans la F^ aux Corin- G. Verset 13. 'thiens, xvi, 34. 7. 21-25.

3. Ibid., XI, 5.

DE LA SECTE CHRÉTIENNE, ET DE PAUL. 231

j'ai été plus repris de justice, plus souvent enfermé dans les ca- chots qu'eux. J'ai reçu trente-neuf coups de fouet cinq fois ; des coups de bâton trois fois ; j'ai été lapidé une fois ; j'ai été un jour et une nuit au fond de la mer. »

Voilà donc ce Paul qui a été vingt-quatre heures au fond de la mer sans être noyé : c'est le tiers de l'aventure de .Jonas. Mais n'est-il pas clair qu'il manifeste ici sahasse jalousie contre Pierre et les autres apôtres, et qu'il veut l'emporter sur eux pour avoir été plus repris de justice et plus fouetté qu'eux ?

La fureur de la domination ne paraît-elle pas dans toute son insolence quand il dit aux mêmes Corinthiens : « Je viens à vous pour la troisième fois; je jugerai tout par deux ou trois témoins; je ne pardonnerai à aucun de ceux qui ont péché, ni aux autres? » (IP épître, chap. xiii ^)

A quels imbéciles et quels cœurs abrutis de la vile populace écrivait-il ainsi en maître tyrannique? à ceux auxquels il osait dire qu'il avait été ravi au troisième ciel. Lâche et impudent im- posteur ! est ce troisième ciel dans lequel tu as voyagé ? est-ce dans Vénus ou dans Mars? Nous rions de Mahomet quand ses commentateurs prétendent qu'il alla visiter sept cieux tout de suite dans une nuit. Mais Mahomet au moins ne parle pas dans son Alcoran d'une telle extravagance qu'on lui impute ; et Paul ose dire qu'il a fait près de la moitié de ce voyage !

Quel était donc ce Paul qui fait encore tant de bruit, et qui est cité tous les jours à tort et à travers ? Il dit qu'il était citoyen romain - ; j'ose affirmer qu'il ment impudemment. Aucun Juif ne fut citoyen romain que sous les Décius et les Philippe. S'il était de Tarsis^ Tarsis ne fut colonie romaine, cité romaine, que plus de cent ans après Paul. S'il était deGiscale, comme le dit Jérôme, ce village était en Galilée; et jamais les Galiléens n'eurent assuré- ment l'honneur d'être citoyens romains.

Il fut élevé aux pieds de Gamaliel\ c'est-à-dire qu'il fut domes- tique de Gamaliel. En effet, on remarque qu'il gardait les man- teaux^ de ceux qui lapidèrent Etienne, ce qui est l'emploi d'un valet, et d'un valet de bourreau. Les Juifs prétendirent qu'il voulait épouser la fille de Gamaliel. On voit quelque trace de cette aventure dans l'ancien livre qui contient l'histoire de Tliècle. Il n'est pas étonnant que la fille de Gamaliel n'ait pas voulu d'un

1- 1-2. 4. Actes, xxii, 3.

2. Actes, XV (, 37. 5. vii, 57.

3. Voyez tome XVII, page 3"28.

232 CHAPITRE XIII.

petit valet chauve, dont les sourcils se joignaient sur un nez dif- forme, et qui avait les jambes crochues : c'est ainsi que les Actes de Thècle le dépeignent. Dédaigné par Gamaliel et par sa fdle, comme il méritait de l'être, il se joignit à la secte naissante de Çéphas, de Jacques, de Matthieu, de Barnabe, pour mettre le trouble chez les Juifs,

Pour peu qu'on ait une étincelle de raison, on jugera que cette cause de l'apostasie de ce malheureux Juif est plus naturelle que celle qu'on lui attribue. Comment se persuadera-t-on qu'une lumière céleste l'ait fait tomber de cheval en plein midi, qu'une voix céleste se soit fait entendre à lui, que Dieu lui ait dit^ : « Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu? » Ne rougit-on pas d'une telle sottise?

Si Dieu avait voulu empêcher que les disciples de Jésus ne fussent persécutés, n'aurait-il point parlé aux princes de la nation plutôt qu'à un valet de Gamaliel ? En ont-ils moins été châtiés depuis que Saul tomba de cheval ? Saul Paul ne fut-il pas châtié lui-même ? à quoi bon ce ridicule miracle ? Je prends le ciel et la terre à témoin ( s'il est permis de se servir de ces mots im- propres, le ciel et la terre) qu'il n'y a jamais eu de légende plus folle, plus fanatique, plus dégoûtante, plus digne d'horreur et de mépris-.

CHAPITRE XIII.

DES ÉVANGILES.

Dès que les sociétés de demi-juifs demi-chrétiens se furent insensiblement établies dans le bas peuple à' Jérusalem, à Antioche, à Éphèse, à Corinthe, dans Alexandrie, quelque temps

1, IX, 4,

2. Ce qu'il faut, ce me semble, remarquer avec soin dans ce Juif Paul, c'est qu'il ne dit jamais que Jésus soit Dieu. Tous les honneurs .possibles, il les lui donne, mais le mot de Dieu n'est jamais pour lui. Il a été prédestiné dans VÉpitre aux Romains, chap. i. Il veut qu'on ait la paix avec Dieu, par Jésus, chap. V. Il compte sur la grâce de Dieu par im seul homme, qui est Jésus. Il appelle ses disciples héritiers de Dieu, et cohéritiers de Jésus, même chapitre- Il n'y a qu'un seul verset dans tous les écrits de Paul le mot de Dieu pourrait tomber sur Jésus : c'est dans cette Épitre aux Romains, chap. ix. Mais Érasme et Grotius ont prouvé que cet endroit est falsifié et mal interprété. En effet, il serait trop étrange que Paul, reconnaissant Jésus pour Dieu, ne lui eût donné ce nom q>u'une seule fois. C'eût été alors un blasphème.

Pour le mot de Trinité, il ne se trouve jamais dans Paul, qui cependant est regardé comme le fondateur du christianisme. {Note de Voltaire, 1771.)

DES ÉVANGILES. 233

après Vespasien, chacun de ces petits troupeaux voulut faire son Évangile. On en compta cinquante-quatre S et il y en eut beau- coup davantage. Tous se contredisent, comme on le sait, et cela ne pouvait être autrement, puisque tous étaient forgés dans des lieux différents. Tous conviennent seulement que leur Jésus était fils de Maria ou Mirja, et qu'il fut pendu : et tous lui attribuent d'ailleurs autant de prodiges qu'il y en a dans les Métamorphoses d'Ovide.

Luc lui dresse une généalogie absolument différente de celle que Matthieu lui forge ; et aucun d'eux ne songe à faire la généa- logie de Marie, de laquelle seule on le fait naître. L'enthousiaste Pascal s'écrie : a Cela ne s'est pas fait de concert. » Non, sans doute, chacun a écrit des extravagances à sa fantaisie pour sa petite société. De vient qu'un évangéliste prétend que le petit Jésus fut élevé en Egypte ; un autre dit qu'il fut toujours élevé à Bethléem ; celui-ci le fait aller une seule fois à Jérusalem, celui-là trois fois. L'un fait arriver trois mages que nous nommons les trois rois, conduits par une étoile nouvelle, et fait égorger tous les petits enfants du pays par le premier Hérode, qui était alors près de sa fin ^ L'autre passe sous silence et l'étoile, et les mages, et le massacre des innocents.

On a été obligé enfin, pour expliquer cette foule de contra- dictions, de faire une concordance; et cette concordance est encore moins concordante que ce qu'on a voulu concorder. Pres- que tous ces Évangiles, que les chrétiens ne communiquaient qu'à leurs petits troupeaux, ont été visiblement forgés après la prise de Jérusalem : on en a une preuve bien sensible dans celui qui est attribué à Matthieu. Ce livre ^ met dans la bouche de Jésus ces paroles aux Juifs : « Vous rendrez compte de tout le sang répandu depuis le juste Abel jusqu'à Zacharie, fils de Barachie, que vous avez tué entre le temple et l'autel, »

Un faussaire se découvre toujours par quelque endroit. Il y

1. Voyez, ci-après, la Collection tfanciens évangiles.

2. Le massacre des innocents est assurément le comble de l'ineptie, aussi bien que le conte des trois mages conduits par une étoile. Comment Hérode, qui se mourait alors, pouvait-il craindre que le fils d'un charpentier, qui venait de naître dans un village, le détrônât? Hérode tenait son royaume des Romains. Il aurait donc fallu que cet enfant eût fait la guerre à l'empire. Une telle crainte peut-elle tomber dans la tète d'un homme qui n'est pas absolument fou? Est-il possible qu'on ait proposé à la crédulité humaine de pareilles bêtises qui sont si au-des- sous de liobert le Diable et de Jean de Paris ? L'homme est donc une espèce bien méprisable, puisqu'elle est ainsi gouvernée. {Note de Voltaire, 1771.)

3. Matthieu, xxiii, 35.

234 CHAPITRE XIII.

eut, pendant le siège de Jérusalem, un Zacliarie, fils d'un Bara- cbie \ assassiné entre le temple et l'autel par la faction des zélés. Par l'imposture est facilement découverte ; mais pour la décou- vrir alors, il eût fallu lire toute la Bible. Les Grecs et les Romains ne la lisaient guère : ces fadaises et les Évangiles leur étaient entièrement inconnus; on pouvait mentir impunément.

Une preuve évidente que VKvangilc attribué à Matthieu n'a été écrit que très-longtemps après lui, par quelque malheureux demi-juif demi-chrétien helléniste, c'est ce passage fameux : « S'il n'écoute pas l'Église -, qu'il soit à vos yeux comme un païen et un publicain. » Il n'y avait point d'Église du temps de Jésus et de Matthieu. Ce mot église est grec. L'assemblée du peuple d'Athènes s'appelait cccksia. Cette expression ne fut adoptée par les chrétiens que dans la suite des temps, quand il y eut quel- que forme de gouvernement. Il est donc clair qu'un faussaire prit le nom de Matthieu pour écrire cet Évangile en très-mauvais grec. J'avoue qu'il serait assez comique que Matthieu, qui avait été publicain, comparât les païens aux publicains. Mais quelque soit l'auteur de cette comparaison ridicule, ce ne peut être qu'un écervelé de la houe du peuple qui regarde un chevalier romain, chargé de recouvrer les impôts établis par le gouvernement, comme un homme abominable. Cette idée seule est destructive de toute administration, et non-seulement indigne d'un homme inspiré de Dieu, mais indigne du laquais d'un honnête citoyen.

11 y a deux Évangiles de V enfance^ : le premier nous raconte qu'un jeune gueux donna une tape sur le derrière au petit Jésus . son camarade, et que le petit Jésus le fit mourir sur-le-champ, xal TcapaypvijAa tcsgcov aTTsôavev. Une autre fois il faisait des petits oiseaux de terre glaise, et ils s'envolaient. La manière dont il ap- prenait son alphabet était encore tout à fait divine. Ces contes ne sont pas plus ridicules que ceux de l'enlèvement de Jésus par le diable, de la transfiguration sur le Thabor, de l'eau changée en vin, des diables envoyés dans un troupeau de cochons. Aussi cet Évangile de l'enfance fut longtemps en vénération.

Le second livre de l'enfance n'est pas moins curieux. Marie, emmenant son fils en Egypte, rencontre des filles désolées de ce que leur frère avait été changé en mulet : Marie et le petit ne inanquèrent pas de rendre à ce mulet sa forme d'homme, et l'on

1. Matthieu, xxiii, 35.

2. Matthieu, xviii, 17.

3. Voyez, ci-après, la Collection d'anciens évangiles.

\

I

/

DES ÉVANGILES. 233

ne sait si ce mallieureiix gagna au marché. Clicmin faisant, la famille errante rencontre deux voleurs, l'un nommé Dumaclius, et l'autre Titus'. Dumachus voulait absolument voler la sainte Vierge, et lui faire pis. Titus prit le parti de Marie, et donna qua- rante drachmes à Dumachus pour l'engager à laisser passer la famille sans lui faire de mal. Jésus déclara à la sainte Vierge que Dumachus serait le mauvais larron, et Titus le bon larron ; qu'ils seraient un jour pendus avec lui, que Titus irait en paradis, et Dumachus à tous les diables.

U Évangile selon saint Jacques, frère aîné de Jésus, ou. selon Pierre Barjone , Évangile reconnu et vanté par Tertullien et par Origène, fut encore en plus grande recommandation. On l'appelait prote- vangelion, premier Évangile. C'est peut-être le premier qui ait parlé de la nouvelle étoile, de l'arrivée des mages, et des petits enfants que le premier Hérode fit égorger.

Il y a encore une espèce A' Évangile, ou &' Actes de Jean, dans lequel on fait danser Jésus avec ses apôtres la veille de sa mort ; et la chose est d'autant plus vraisemblable que les thérapeutes étaient en effet dans l'usage de danser en rond, ce qui doit plaire beaucoup au Père céleste -.

1. Voilà de plaisants noms pour des Kptyptiens. {Note de Voltaire, 1771.)

2. Il n'est point dit dans saint Matthieu que Jésus-Christ dansa avec ses apôtres, mais il est dit dans saint Matthieu, chap. xxvi, v. 30 : « Ils chantèrent un hymne, et allèrent au mont Olivet. »

Il est vrai que dans cet hymne on trouve ce couplet : « Je veux chanter, dansez tous de joie. » Ce qui fait voir qu'en eflet on mêla la danse au chant, comme dans toutes les cérémonies religieuses de ce temps-là. Saint Augustin rapporte cette chanson dans sa Lettre à Cérétius.

Il est fort indiflërent de savoir si en effet cette chanson rapportée par Augustin fut chantée ou non , la voici :

Je veux délier, et je veux être délié.

Je veux sauver, et je veux être sauvé.

Je veux engendrer, et je veux être engendré.

Je veux chanter, dansez tous de joie.

Je veux pleurer, frappez-vous tous de douleur.

Je veux orner, et je veux être orné.

Je suis la lampe pour vous qui me voyez.

Je suis la porto pour vous qui y frappez.

Vous qui voyez ce que je fais, ne dites point ce que je fais.

J'ai joué tout cela dans ce discours, et je n'ai point du tout été joué.

Voilà une étrange chanson ; elle est peu digne de l'Être suprême. Ce petit can- tique n'est autre chose que ce qu'on appelle du persiflage en France, et du »on- sense chez nous. Il n'est point du tout prouvé que Jésus ait chanté après avoir fait la pàque ; mais il est prouvé, par tous les Évangiles, qu'il fit la pàque à la juive, et non pas à la chrétienne. Et nous dirons ici en passant ce que niilord Bolingbroke insinue ailleurs, qu'on ne trouve dans la vie de Jésus-Christ aucune action, aucun dogme, aucun rite, aucun discours qui ait le moindre rapport au

I

236 CHAPITRE XIII.

Pourquoi le chrétien le plus scrupuleux rit-il aujourd'hui sans remords de tous ces Évangiles, de tous ces Actes, qui ne sont plus dans le canon, et n'ose-t-il rire de ceux qui sont adoptés par l'Église ? Ce sont à peu près les mêmes contes ; mais le fanatique adore sous un nom ce qui lui paraît le comhle du ridicule sous un autre.

Enfin on choisit quatre Évangiles; et la grande raison, au rapport de saint Irénée, c'est qu'il n'y a que quatre vents cardi- naux; c'est que Dieu est assis sur les chérubins, et que les ché- rubins ont quatre formes. Saint Jérôme ou Hiéronyme, dans sa préface sur VÉvangile de Marc, ajoute aux quatre vents et aux quatre animaux les quatre anneaux qui servaient aux bâtons sur lesquels on portait le coffre appelé l'arche.

Théophile d'Antioche prouve que le Lazare ayant été mort pendant quatre jours, on ne pouvait conséquemment admettre que quatre Évangiles. Saint Cyprien prouve la même chose par les quatre fleuves qui arrosaient le paradis terrestre. Il faudrait être bien impie pour ne pas se rendre à de telles raisons.

Mais avant qu'on eût donné quelque préférence à ces quatre Évangiles, les Pères des deux premiers siècles ne citaient presque jamais que les Évangiles nommés aujourd'hui apocryphes. C'est une preuve incontestable que nos quatre Évangiles ne sont pas de ceux à qui on les attribue.

Je veux qu'ils en soient; je veux, par exemple, que Luc ait écrit celui qui est sous son nom. Je dirais à Luc : Comment oses-tu avancer que Jésus naquit sous le gouvernement de Cyri- ,nus ou Quirinus, tandis qu'il est avéré que Quirinus ne fut gou- verneur de Syrie que plus de dix ans après? Comment as-tu le front de dire qu'Auguste avait ordonné le dénombrement de toute la terre, et que Marie alla à Bethléem pour se faire dénombrer? Le dénombrement de toute la terre! Quelle expression! Tu as ouï dire qu'Auguste avait un livre de raison qui contenait le détail des forces de l'empire et de ses .finances; mais un dénom- brement de tous les sujets de l'empire! c'est à. quoi il ne pensa jamais; encore moins un dénombrement de la terre entière; aucun écrivain romain, ou grec, ou barbare, n'a jamais dit cette extravagance. Te voilà donc convaincu par toi-même du plus énorme mensonge; et il faudra qu'on adore ton livre!

christianisme d'aujourd'hui, et encore moins au christianisme de Rome qu'à tous les autre^. {Note de Voltaire.) Toute cette note est de 1771, sauf la première phrase du dernier alinéa, qui fut ajoutée en 1775. Voltaire cite encore ailleurs la chanson rapportée par saint Augustin; voyez tome XVII, page 62.

[

CONDUITE DES CHRÉTIENS AVEC LES ROMAINS. 237

Mais qui a fabriqué ces quatre Évangiles? n'est-il pas très-pro- bable que ce sont des chrétiens hellénistes, puisque l'Ancien Tes- tament n'y est presque jamais cité que suivant la version des Septante, version inconnue en Judée? Les apôtres ne savaient pas plus le grec que Jésus ne l'avait su. Gomment auraient-ils cité les Septante? Il n'y a que le miracle de la Pentecôte qui ait pu enseigner le grec à des Juifs ignorants.

Quelle foule de contrariétés et d'impostures est restée dans ces quatre Évangiles! Wj en eût-il qu'une seule, elle suffirait pour démontrer que c'est un ouvrage de ténèbres. N'y eût-il que le conte qu'on trouve dans Luc, que Jésus naquit sous le gouvernement de Cyrinus, lorsque Auguste fit faire le dénombrement de tout l'empire, cette seule fausseté ne suffirait-elle pas pour faire jeter le livre avec mépris? Il n'y eut jamais de tel dénombrement, et aucun auteur n'en parle. Cyrinus ne fut gouverneur de Syrie que dix ans après l'époque de la naissance de ce Jésus. Autant de mots, autant d'erreurs dans les Évangiles. Et c'est ainsi qu'on réussit avec le peuple.

CHAPITRE XIV.

COMMENT LES PREMIERS CHRKTIEAS SE CONDUISIRENT AVEC LES ROMAINS, ET COMMENT ILS FORGÈRENT DES VERS ATTRIBUÉS AUX SIBYLLES, ETC.

Des gens de bon sens demandent comment ce tissu de fables qui outragent si platement la raison, et de blasphèmes qui im- putent tant d'horreurs à la Divinité, put trouver quelque créance. Ils devraient en effet être bien étonnés si les premiers sectaires chrétiens avaient persuadé la cour des empereurs et le sénat de Rome ; mais une canaille abjecte s'adressait à une populace non moins méprisable. Cela est si vrai que l'empereur Julien dit dans son discours aux christicoles ^ : « C'était d'abord assez pour vous de séduire quelques servantes, quelques gueux comme Cor- neille et Serge. Qu'on me regarde comme le plus effronté des imposteurs si, parmi ceux qui embrassèrent votre secte sous Tibère et sous Claude, il y a eu un seul homme de naissance ou de mérite -. »

1. Voyez, plus loin, le Discours de l'empereur Julien.

2. 11 est étrange que l'empereur Julien ait appelé Sergiusun homme de néant, un gueux. Il faut qu'il eût lu avec peu d'attention les Évangiles, ou qu'il man- quât de mémoire dans ce moment, ce qui est assez commun à ceux qui, étant

238 CHAPITRE XIV.

Les premiers raisonneurs chrétiens disaient donc dans les carrefours et dans les auberges, aux païens qui se mêlaient de raisonner : Ne soyez point elTaroucliés de nos mystères ; vous recourez aux expiations pour vous purger de vos crimes : nous avons une expiation bien plus salutaire. Vos oracles ne valent pas les nôtres; et pour vous convaincre que notre secte est la seule bonne, c'est que vos propres oracles ont prédit tout ce que nous vous enseignons, et tout ce qu'a fait notre Seigneur Jésus-Christ. N'avez-vous pas entendu parler des sibylles? Oui, répondent les disputeurs païens aux dispateurs galilécns; toutes les sibylles ont été inspirées par Jupiter même; leurs prédictions sont toutes véritables. Eh bien, repartent les galiléens, nous vous montre- rons des vers de sibylles qui annoncent clairement Jésus-Christ, et alors il faudra bien vous rendre.

'Aussitôt les voilà qui se mettent à forger les plus mauvais vers grecs qu'on ait jamais composés, des vers semblables à ceux de notre Grub-street, de Blackmore, et de Gibson. Ils les attri- buent aux sibylles, et pendant plus de quatre cents ans ils ne

cessent de fonder le christianisme sur cette preuve, qui était éga-

chargés des plus grandes affaires, veulent encore prendre sur eux le fardeau de la controverse. Il se trompe, et les Actes des apôtres, qu'il réfute, se trompent évidemment aussi. Sergius n'était ni un homme de néant, comme le dit Julien, ni proconsul, ni gouverneur de Chypre, comme le disent les Actes [xm, 7J.

Il n'y avait qu'un proconsul en Syrie, dont l'île de Chypre dépendait, et c'était ce proconsul de Syrie qui nommait le propréteur de Chypre. Mais ce propréteur était toujours un homme considérable.

Peut-être l'empereur Julien veut-il parler d'un autre Sergîus, qnelGS Actes des 'apôtres auront maladroitement transformé en proconsul ou en propréteur. Ces Actes sont une rapsodie informe, remplie de contradictions, comme tout ce que les Juifs et les Galiléens ont écrit.

Ils disent que Paul et Barnabe trouvèrent à Paphos un Juif magicien, nommé Bar-Jésu, qui voulait empêcher le propréteur Sergius de se faire chrétien; c'est au chap. xiii. Ensuite ils disent que ce Bar-Jésu s'appelait Élymas, et que Paul et Barnabe le rendirent aveugle pour quelques jours, et que ce miracle détermina le propréteur à se faire chrétien. On sent assez la valeur d'un pareil conte. On n'a qu'à lire le discours que tient Paul à ce Sergius pour voir que Sergius n'au- rait pu y rien comprendre.

Ce chapitre finit par dire que Paul et Barnabe furent chassés de l'île de Chypre. Comment ce Sergius, qui était le maître, les aurait-il laissé chasser s'il avait embrassé leur religion ? Mais comment aussi ce Sergius, ayant la principale dignité dans l'île, et par conséquent n'étant point un imbécile, se serait-il fait chrétien tout d'un coup?

Tous ces contes du Tonneau pe sont-ils pas d'une absurdité palpable?

Fiemarquons surtout que Jésus, dans les Actes des apôtres, et dans tous les discours de Paul, n'est jamais regardé que comme un homme, et qu'il n'y a pas un seul texte authentique il soit question de sa prétendue divinité. {Note de Vol- taire, Mil.) Le Conte du Tonneau est un ouvrage facétieux de Swift ; voyez 'page 20G.

J

I

CONDUITE DES CHRÉTIENS AVEC LES ROMAINS. 239

lement à la portée des trompeurs et des trompés. Ce premier pas étant fait, on vit ces faussaires puérils mettre sur le compte des sibylles jusqu'à des vers acrostiches qui commençaient tous par les lettres qui composent le nom de Jésus-Christ.

Lactance nous a conservé une grande partie de ces rapsodies, comme des pièces authentiques. A ces fables ils ajoutaient des miracles, qu'ils faisaient même quelquefois en public. Il est vrai qu'ils ne ressuscitaient point de morts comme Elisée ; ils n'arrê- taient pas le soleil comme Josué ; ils ne passaient point la mer à pied sec comme Moïse ; ils ne se faisaient pas transporter par le diable comme Jésus sur le haut d'une petite montagne de Galilée, d'où l'on découvrait toute la terre ; mais ils guérissaient la fièvre quand elle était sur son déclin, et même la gale, lors- que le galeux avait été baigné, saigné, purgé, frotté. Ils chas- saient surtout les démons : c'était le principal objet de la mission des apôtres. Il est dit, dans plus d'un Évangile^, que Jésus les en- voya exprès pour les chasser.

C'était une ancienne prérogative du peuple de Dieu. Il y avait, comme on sait, des exorcistes à Jérusalem qui guérissaient les possédés en kur mettant sous le nez un peu de la racine nommée barath, et en marmottant quelques paroles tirées de la Clavicule de Salomon. Jésus lui-même avoue que les Juifs avaient ce pouvoir. Rien n'était plus aisé au diable que d'entrer dans le corps d'un gueux, moyennant un ou deux schellings. Un Juif ou un Galiléen un peu à son aise pouvait chasser dix dialîles par jour pour une guinée. Les diables n'osaient jamais s'emparer d'un gouverneur de province, d'un sénateur, pas même d'un centu- rion : il n'y eut jamais que ceux qui ne possédaient rien du tout qui fussent possédés.

Si le diable dut se saisir de quelqu'un , c'était de Pilate ; cependant il n'osa jamais en approcher. On a longtemps exor- cisé la canaille en Angleterre, et encore plus ailleurs ; mais quoi- que la secte chrétienne soit précisément établie pour cet usage, il est aboli presque partout, excepté dans les États de l'obédience du pape, et dans quelques pays grossiers d'Allemagne, malheu- reusement soumis à des évêques et à des moines.

Ce qu'ont enfin pu faire de mieux tous les gouvernements a été d'abolir tous les premiers usages du christianisme : baptême des filles adultes toutes nues, dans des cuves, par des hommes; baptême abominable des morts; exorcisme, possessions du diable,

1. -Matthieu, x, 1; Marc, m, \b ; Luc, i\, I.

240 CHAPITRE XV.

inspirations; agapes qui produisaient tant d'impuretés: tout cela est détruit, et cependant la secte demeure.

Les chrétiens s'accréditèrent ainsi dans le petit peuple pen- dant tout un siècle. On les laissa faire ; on les regarda comme une secte de Juifs, et les Juifs étaient tolérés. On ne persécutait ni pharisiens, ni saducéens, ni thérapeutes, ni esséniens, ni ju- daïtes; à plus forte raison laissait-on ramper dans l'obscurité ces chrétiens qu'on ignorait. Ils étaient si peu de chose que ni Fla- vius Josèphe, ni Pliilon, ni Plutarque, ne daignent en parler; et si Tacite en veut hien dire un mot, c'est en les confondant avec les Juifs et en leur marquant le plus profond mépris. Ils eurent donc la plus grande facilité d'étendre leur secte. On les rechercha un peu sous Domitien ; quelques-uns furent punis sous Trajan, et ce fut alors qu'ils commencèrent à mêler mille faux actes de martyres à quelques-uns qui n'étaient que trop véritables.

CHAPITRE XV.

COMMENT LES CHRÉTIENS SE CONDUISIRENT AVEC LES JUIFS. LEUR EXPLICATION RIDICULE DES PROPHÈTES.

Les chrétiens ne purent jamais prévaloir auprès des Juifs comme auprès de la populace des Gentils. Tandis qu'ils conti- nuèrent à vivre selon la loi mosaïque, comme avait fait Jésus toute sa vie, à s'abstenir des viandes prétendues impures, et qu'ils ne proscrivirent point la circoncision, ils ne furent regardés que comme une société particulière de Juifs, telle que celle des sadu- céens, des esséniens, des thérapeutes. Ils disaient qu'on avait eu tort de pendre Jésus, que c'était un saint homme envoyé de Dieu, et qu'il était ressuscité.

Ces discours, à la vérité, étaient punis dans Jérusalem : il en coûta même la vie à Etienne, à ce qu'ils disent; mais aiheurs cette scission ne produisit que des altercations entre le.s Juifs rigides et les demi-chrétiens. On disputait; les chrétiens crurent trouver dans les Écritures quelques passages qu'on pouvait tordre en faveur de leur cause. Ils prétendirent que les prophètes juifs avaient prédit Jésus-Christ; ils citaient Isaïe, qui disait au roi Achaz :

« Une flhe, ou une jeune femme (aima) ^ sera grosse, etaccou-

1. Pdr quelle impudente mauvaise foi les christicoles ont-ils soutenu qu'aima signifiait toujours vierge? H y a dans l'Ancien Testament vingt passages aima

CONDUITE DES CHRÉTIENS AVEC LES JUIFS. 244

chera d'un fils qui s'appellera Emmanuel; il mangera du beurre et du miel, afin qu'il sache rejeter le mal et choisir le bien. La terre que TOUS détestez sera délivrée de ses deux rois, et le Seigneur sifflera aux mouches qui sont à l'extrémité des fleuves d'Egypte, et aux abeilles du pays d'Assur. Et il prendra un rasoir de louage, et il rasera la tête, le poil du pénil, et la barbe du roi d'Assuré »

« Et le Seigneur me dit - : Prenez un grand livre, et écrivez en lettres lisibles : Mahcr-salal-has-bas, prenez vite les dépouilles. Et j'allai coucher avec la propliétesse, et elle fut grosse, et elle mit au monde un fils, et le Seigneur me dit : Appelez-le Maher-salal- has-bas, prenez vite les dépouilles. »

Vous voyez bien, disaient les chrétiens, que tout cela signifie évidemment l'avènement de Jésus-Christ. La fille qui fait un enfant, c'est la vierge Marie; Emmanuel et prenez vite les dépouilles, c'est notre Seigneur Jésus. Pour le rasoir de louage avec lequel on rase le poil du pénil du roi d'Assur, c'est une autre afl"aire. Toutes ces explications ressemblent parfaitement à celle de milord Pierre dans le Conte du Tonneau de notre cher doyen Swift ^

Les Juifs répondaient : Nous ne voyons pas si clairement que vous que prenez vite les dépouilles et Emmanuel signifient Jésus, que la jeune femme d'Isaïe soit une vierge, et qu'aima, qui exprime également fdle ou jeune femme, signifie Maria; et ils riaient au nez des chrétiens.

Quand les chrétiens disaient : Jésus est prédit par le patriarche Juda, car le patriarche Juda devait lier * son ânon a la vigne, et laver son manteau dans le sang de la vigne; et Jésus est entré dans Jérusalem sur un âne, donc Juda est la figure de Jésus : alors les Juifs riaient encore plus fort de Jésus et de son âne.

S'ils prétendaient que Jésus était le Silo qui devait venir quand le sceptre ne serait plus dans Juda, les Juifs les confondaient en disant que, depuis la captivité en Babylone, le sceptre ou la verge d'entre les jambes n'avait jamais été dans Juda, et que, du temps même de Saûl, la verge n'était pas dans Juda. Ainsi les chrétiens,

est pris pour femme, et môme pour concubine, comme dans le Cantique des can- ttQues, chap.vi; Joël, chap. i". Jusqu'à l'abbé Trithème, il n'y a eu aucun docteur de l'Église qui ait su l'hébreu, excepté Origène, Jérôme et Éphrem, qui étaient du pays. {Note de Voltaire, 1771.)

1. vu, 14-20. La Vulgate ne dit pas aima, mais virgo.

2. VIII, 1-2.

3. Voyez la note 2 de la page 20G.

4. Genèse, xlix, 11.

20. MÉLANGES. V. 10

242 CHAPITRE XYI.

loin de convertir les Juifs, en furent méprisés, détestés, et le sont encore. Ils furent regardés comme des bâtards qui voulaient dépouiller le fils de la maison, en prétextant de faux titres. Ils renoncèrent donc ù l'espérance d'attirer les Juifs à eux, et s'adres- sèrent uniquement aux Gentils.

CHAPITRE XVI.

DES FAUSSES CITATIONS ET DES FAUSSES PRÉDICTIONS DANS LES ÉVANGILES.

Pour encourager les premiers catéchumènes, il était bon de citer d'anciennes prophéties et d'en faire de nouvelles. On cita donc dans les Évangiles les anciennes prophéties à tort et à travers. Matthieu, ou celui qui prit son nom, dit^ : « Joseph habita dans une ville qui s'appelle Nazareth, pour accomplir ce qui a été prédit par les prophètes : Il s'appellera Nazaréen. » Aucun prophète n'avait dit ces paroles; Matthieu parlait donc au hasard. Luc ose dire, au chapitre xxi -: « Il y aura des signes dans la lune et dans les étoiles ; des bruits de la mer et des flots ; les hommes séchant de crainte attendront ce qui doit arriver à l'univers entier. Les vertus des cieux seront ébranlées, et alors ils verront le Fils de l'homme venant dans une nuée avec grande puissance et grande majesté. En vérité, je vous dis que la génération présente ne passera point que tout cela ne s'accomplisse h »

La génération passa, et si rien de tout cela n'arriva, ce n'est pas ma faute. Paul en dit à peu près autant dans spn épitre à ceux de Thessalonique* : « Nous qui vivons et qui vous parlons, nous serons emportés dans les nuées pour aher au-devant du Seigneur au milieu de l'air. »

Que chacun s'interroge ici; qu'il voie si l'on peut pousser plus loin l'imposture et la bêtise du fanatisme. Quand on vit qu'on avait mis en avant des mensonges si grossiers, les Pères de l'Église ne manquèrent pas de dire que Luc et Paul avaient entendu, par ces prédictions, la ruine de Jérusalem. Mais quel rapport, je vous prie, de la prise de Jérusalem avec Jésus

1. Matth., II, 23. {Note de Voltaire.)

2. 25r32.

3. Voyez le Dîiier du comte de Boulainvilliers (second entretien).

4. IV, 17.

DE LA FIN DU MONDE, ETC. 243

venant dans les nuées avec grande puissance et grande majesté^?

Il y a dans VÉvangile attribué à Jean un passage qui fait bien voir que ce livre ne fut pas composé par un Juif. Jésus dit : (*- Je vous fais un commandement nouveau, c'est que vous vous aimiez mutuellement. » Ce commandement, loin d'être nouveau, se trouve expressément, et d'une manière bien plus forte, dans le Lcvitiqiœ'^ : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. »

Enfin, quiconque se donnera la peine de lire avec attention ne trouvera, dans tous les passages Ton allègue l'Ancien Testa- ment, qu'un manifeste abus de paroles, et le sceau du mensonge presque à chaque page.

CHAPITRE XVII.

DE LA FIN Df MONDE, ET DE LA JÉRUSALEM NOUVELLE.

Non-seulement on a introduit Jésus sur la scène prédisant la fin du monde pour le temps même il vivait ; mais ce fana-, tisme fut celui de tous ceux qu'on nomme apôtres et disciples. Pierre Barjone, dans la première épitre qu'on lui attribue, dit* que « l'Évangile a été prêché aux morts, et que la fin du monde approche ».

Dans la seconde épître^ : « Nous attendons de nouveaux cieux et une nouvelle terre. »

La première épître attribuée à Jean dit formellement^ : « Il y a dès à présent plusieurs antechrists : ce qui nous fait connaître que voici la dernière heure. »

L'épître qu'on met sur le compte de ce Tliadée surnommé Jude annonce la même folie': « Voilà le Seigneur qui va venir avec des millions de saints pour juger les hommes. »

Cette ridicule idée subsista de siècle en siècle. Si le monde ne finit pas sous Constantin, il devait finir sous Théodose; si la fin n'arrivait pas sous Théodose, elle devait arriver sous Attila. Et

1. On fut si longtemps infatué de cette attente de la fin du monde qu'aux m", vu", et VIII*' siècles, beaucoup de Chartres, de donations aux moines, com- mencent ainsi : « Christ régnant, la fin du monde approchant, moi, pour le remède de mon âme, etc. » {Note de Voltaire, 1771.)

2. Jean, XIII, 3i.'(ld.) 5. Chap. m, 13. {Note de Voltaire.)

3. Lévitique, xix, 18. (Id.) G. ii, \S.

■i. Chap. IV, 6. 7. {Id.) 1. Judc, xv, li, 15. (/(/.)

244 CHAPITRE XVIII.

jusqu'au xii'' siècle cette opinion enrichit tous les couvents; car, pour raisonner conséquemment selon les moines, dès qu'il n'y aura plus ni hommes ni terres, il faut bien que toutes les terres appartiennent à ces moines.

Enfin, c'est sur cette démence qu'on fonda cette autre dé- mence d'une nouvelle ville de Jérusalem qui devait descendre du ciel. V Apocalypse^ annonça cette prochaine aventure: tous les christicoles la crurent. On fit de nouveaux vers sibyllins dans lesquels cette Jérusalem était prédite; elle parut même cette ville nouvelle les christicoles devaient loger pendant mille ans après l'embrasement du monde. Elle descendit du ciel pendant quarante nuits consécutives. Tertullien la vit de ses yeux. Un temps viendra tous les honnêtes gens diront : Est-il possible qu'on ait perdu son temps à réfuter ce conte du Tonneau!

Voilà donc pour quelles opinions la moitié de la terre a été ravagée! voilà ce qui a valu des principautés, des royaumes, à des prêtres imposteurs, et ce qui précipite encore tous les jours des imbéciles dans les cachots des cloîtres chez les papistes! C'est avec ces toiles d'araignée qu'on a tissu les liens qui nous serrent; on a trouvé le secret de les changer en chaînes de fer. Grand Dieu ! c'est pour ces sottises que l'Europe a nagé dans le sang, et que notre roi Charles I" est mort sur un échafaud ! 0 destinée ! quand des demi-juifs écrivaient leurs plates impertinences dans leurs greniers, prévoyaient-ils qu'ils préparaient un trône pour l'abominable Alexandre VI, et pour ce brave scélérat de Cromwell ?

CHAPITRE XYIII.

DES ALLÉGORIES.

Ceux qu'on appelle Pères de l'Église s'avisèrent d'un tour assez singulier pour confirmer leurs catéchumènes dans leur nouvelle créance. Il se trouva avec le temps des disciples qui raisonnèrent un peu : on prit le parti de leur dire que tout l'Ancien Testament n'est qu'une figure du Nouveau. Le petit morceau de drap rouge que mettait la paillarde Rahab à sa fenêtre pour avertir les espions de Josué signifie le sang de Jésus répandu pour nos péchés. Sara et sa servante Agar, Lia la chassieuse, et la belle Rachel, sont la synagogue et l'Église. Moïse levant les mains

1. XXI, 2.

DES FALSIFICATIONS, ET DES LIVRES SUPPOSÉS. 245

quand il donne la bataille aux Amalécites, c'est évidemment la croix, car on a la figure d'une croix quand on étend les bras à droite et à gauche. Joseph vendu par ses frères, c'est Jésus-Christ ; la manne, c'est l'eucharistie; les quatre vents sont les quatre Évangiles; les baisers que donne la Sulamite sur la bouche, etc., dans le Cantique des cantiques, sont visiblement le mariage de Jésus-Christ avec son Église. La mariée n'avait pas encore de dot, elle n'était pas encore bien établie.

On ne savait ce qu'on devait croire ; aucun dogme précis n'était encore constaté. Jésus n'avait jamais rien écrit. C'était un étrange législateur qu'un homme de la main duquel on n'avait pas une ligne. Il fallut donc écrire pour lui; on s'abandonna donc à ces bonnes nouvelles, à ces Évangiles, à ces actes dont nous avons déjà parlée et on tourna tout l'Ancien Testament en allé- gories du Nouveau. Il n'est pas étonnant que des catéchumènes fascinés par ceux qui voulaient former un parti se laissassent séduire par ces images qui plaisent toujours au peuple. Cette mé- thode contribua plus que toute autre chose à la propagation du christianisme, qui s'étendait secrètement d'un bout de l'empire à l'autre, sans qu'alors les magistrats daignassent presque y prendre garde.

Plaisante et folle imagination, de faire de toute l'histoire d'une troupe de gueux la figure et la prophétie de tout ce qui devait arriver au monde entier dans la suite des siècles!

CHAPITRE XIX.

DES FALSIFICATIONS, ET DES LIVRES SUPPOSÉS.

Pour mieux séduire les catéchumènes des premiers siècles, on ne manqua point de supposer que la secte avait été respectée par les Romains et par les empereurs eux-mêmes. Ce n'était pas assez de forger mille écrits qu'on attribuait à Jésus, on fit encore écrire Pilate. Justin, Tertullien, citent ces actes; on les inséra dans VÉvangile de Nicodcmc^. Voici quelques passages de la pre- mière lettre de Pilate à Tibère; ils sont curieux.

« Il est arrivé depuis peu, et je l'ai vérifié, que les Juifs par leur envie se sont attiré une cruelle condamnation : leur Dieu

1. Ci-dessus, chap. x, page "222.

2. Voyez ci-après la Collection d'anciens évangiles.

246 CHAPITRE XIX.

leur ayant promis de leur envoyer son saint du haut du ciel, qui serait leur roi à Lien juste titre, et ayant promis qu'il serait fils d'une vierge, le dieu des Hébreux l'a envoyé en effet, moi étant président en Judée. Les principaux des Juifs me l'ont dénoncé comme un magicien; je l'ai cru; je l'ai bien fait fouetter; je le leur ai abandonné : ils l'ont crucifié ; ils ont mis des gardes auprès de sa fosse ; il est ressuscité le troisième jour, »

Cette lettre très-ancienne est fort importante, en ce qu'elle fait voir qu'en ces premiers temps les chrétiens n'osaient encore imaginer que Jésus fût Dieu; ils l'appelaient seulement envoyé de Dieu. S'il avait été Dieu alors, Pilate, qu'ils font parler, n'eût pas manqué de le dire.

Dans la seconde lettre, il dit que, s'il n'avait pas craint une sédition, peut-être ce noble Juif vivrait encore ; fortasse vir illc nobilis vivcret. On forgea encore une relation de Pilate plus cir- constanciée.

Eusèbe de Césarée, au livre VII de son Histoire ecclésiastique, assure que l'hémorroïsse guérie par Jésus-Christ était citoyenne de Césarée : il a vu sa statue aux pieds de celle de Jésus-Christ. Il y a autour de la base des herbes qui guérissent toutes sortes de maladies. On a conservé une requête de cette hémorroïsse, dont le nom était, comme on sait, Véronique; elle y rend compte à Hérode du miracle que Jésus-Christ a opéré sur elle. Elle de- mande à Hérode la permission d'ériger une statue à Jésus; mais ce n'est pas dans Césarée, c'est dans la ville de Paniade, et cela est triste pour Eusèbe.

On fit courir un prétendu édit de Tibère pour mettre Jésus au rang des dieux. On supposa des lettres de Paul à Sénèque, et de Sénèque à Paul. Empereurs, philosophes, apôtres, tout fut mis à contribution; c'est une suite non interrompue de fraudes : les unes sont seulement fanatiques, les autres sont politiques. Un mensonge fanatique, par exemple, est d'avoir écrit, sous le nom de Jean, V Apocalypse, qui n'est qu'absurde; un mensonge politique est le livre des constitutions attribué aux apôtres." On veut, au chapitre xxv du livre U, que les évoques recueillent les décimes et les prémices. On y appelle les évêques rois au chapitre xxvi : Qui episcojms est, hic vester rex et dynastes.

Il faut, chap. xxvm, quand on fait le repas des agapes ', envoyer

1. On accuse plusieurs sociétés chrétiennes d'avoir fait de ces agapes des scènes de la plus infâme dissolution, accompagnées de mystères. Et ce qu'il faut observer, c'est que les chrétiens s'en accusaient les uns les autres. Épiphane est convaincu

PRINCIPALES IMPOSTURES, ETC. 247

les meilleurs plats à l'évêque, s'iln'estpas à table. 11 faut donner double portion au prêtre et au diacre. Les portions des évêques ont bien augmenté, et surtout celle de l'évêque de Rome.

Aucliap. XXXIV, on met les évêques bien au-dessus des empe- reurs et des rois, précepte dont TÉglise s'est écartée le moins qu'elle a pu : Quanto animiis prœstat corpore, tantum sacerdolium regno. C'est l'origine cachée de cette terrible puissance que les évêques de Rome ont usurpée pendant tant de siècles. Tous ces livres supposés, tous ces mensonges qu'on a osé nommer pieux, n'étaient qu'entre les mains dos fidèles. C'était un péché énorme de les communiquer aux Romains, qui n'en eurent presque au- cune connaissance pendant deux cents ans; ainsi le troupeau grossissait tous les jours.

CHAPITRE XX.

DKS PRINCIPALES mPOSTLRES DES PREMIERS CHRÉTIENS.

Une des plus anciennes impostures de ces novateurs énergu- mènes fut le Testament des douze patriarches ^ que nous avons encore tout entier en grec de la traduction de Jean surnommé saint Chrysostome. Cet ancien livre, qui est du premier siècle de notre ère, est visiblement d'un chrétien, puisqu'on y fait dire à Lévi, à l'article 8 de son Testament: « Le troisième aura un nom nou- veau, parce qu'il sera un roi de Juda, et qu'il sera peut-être d'un nouveau sacerdoce pour toutes les nations, etc.; » ce qui désigne leur Jésus-Christ, qui n'a jamais pu être désigné que par de telles

que les gnostique?, qui étaient parmi eux la seule société savante, étaient aussi la plus impudique. Voici ce qu'il dit d'eux au livre l", contre les hérésies :

« Après qu'ils se sont prostitués les uns aux autres, ils montrent au jour ce qui est sorti d'eux. Une femme en met dans ses mains. Un homme remplit aussi sa main de l'cjaculation d'un garçon; et ils disent à Dieu : « Nous te présentons cette « offrande qui est le corps de Christ.» Ensuite hommes et femmes avalent ce sperme, et s'écrient : « C'est la pàque. » Puis on prend du sang d'une femme qui a ses ordinaires, on l'avale, et on dit : « C'est le sang de Christ. »

Si un Père de l'Église a reproché ces horreurs à des chrétiens, nous ne devons pas regarder comme des calomniateurs insensés, des adorateurs de Zcus, de Jupiter, qui leur ont fait les mêmes imputations. Il se peut qu'ils se soient trom- pés. Il se peut aussi que les chrétiens aient été coupables de ces abominations, et qu'ils se soient corrigés dans la suite, comme la cour romaine substitue depuis longtemps la décence aux horribles débauches dont elle fut souillée pendant près de cinq cents ans. {Note de Voltaire, 1771.)

1. Voyez tome XVII, page 302.

248 CHAPITRE XX.

impostures. On fait encore prédire clairement ce Jésus dans tout l'article 18, après avoir fait dire à Lévi, dans l'article 17, que les prêtres des Juifs font le péché de la chair avec des bêtes ^

On supposa le testament de Moïse, d'Enoch, et de Joseph, leur ascension ou assomption dans le ciel, celle de Moïse, d'A- hraham, d'Elda, de Moda, d'Éhe, de Sophonie, de Zacharie, d'Habacuc.

On forgea, dans le môme temps, le fameux livre d'Enoch, qui est le seul fondement de tout le mystère du christianisme, puisque c'est dans ce seul livre qu'on trouve l'histoire des anges ' révoltés qui ont péché en paradis, et qui sont devenus diables en enfer. Il est démontré que les écrits attribués aux apôtres ne furent composés qu'après cette fable d'Enoch, écrite en grec par quelque chrétien d'Alexandrie : Jude, dans son épître, cite cet ÉnOch plus d'une fois ; il rapporte ses propres paroles ; il est assez dépourvu de sens pour assurer ^ qu'Enoch, septûme homme aprh Adam, a ccrit des prophéties.

Voilà donc ici deux impostures grossières avérées : celle du chrétien qui suppose des livres d'Enoch, et celle du chrétien qui suppose l'épître de Jude, dans laquelle les paroles d'Enoch sont rapportées ; il n'y eut jamais un mensonge plus grossier.

Il est très-inutile de rechercher quel fut le principal auteur de ces mensonges accrédités insensiblement; mais il y a quelque apparence que ce fut un nommé Hégésippe, dont les fables eurent beaucoup de cours, et qui est cité par Tertullien, et ensuite copié par Eusèbe. C'est cet Hégésippe qui rapporte que Jude était de la race de David, que ses petits-fils vivaient sous l'empereur Domi- tien. Cet empereur, si on le croit, fut très-effrayé d'apprendre qu'il y avait des descendants de ce grand roi David, lesquels avaient un droit incontestable au trône de Jérusalem, et par con- séquent au trône de l'univers entier. Il fit venir devant lui ces illustres princes ; mais, ayant vu ce qu'ils étaient, des gueux de Postière, il les renvoya sans leur faire de mal.

1 C'est une chose étonnante qu'il soit toujours parlé de la bestialité chez les Juifs. Nous n'avons, dans les auteurs romains, qu'un vers de Virgile {Bue, IH, 8) : Novimus et qui te...

et des passages d'Apulée il soit question de cette infamie. {Note de Voltaire, 1771.)

2. La fable du péché des anges vient des Indes, dont tout nous est venu; elle fut connue des Juifs d'Alexandrie, et des chrétiens, qui l'adoptèrent fort tard. C'est l£li première pierre de l'édifice du christianisme. ( Id.) Le commencement de cette note jusqu'au mot adoptèrent inclusivement est de 1771; le reste, de 1775. (B.)

3. Verset 14.

PRINCIPALES IMPOSTURES, ETC. 249

Pour Jude, leur grand-père, qu'on met au rang des apôtres, on l'appelle tantôt Thadée, et tantôt Lebbée, comme nos coupeurs de bourse, qui ont toujours deux ou trois noms de guerre.

La prétendue lettre de Jésus-Christ à un prétendu roitelet de la ville d'Édesse, qui n'avait point alors de roitelet, le voyage de ce même Tliadée auprès de ce roitelet, furent quatre cents ans en vogue chez les premiers chrétiens.

Quiconque écrivait un Évangile, ou quiconque se mêlait d'en- seigner son petit troupeau naissant imputait à Jésus des discours et des actions dont nos quatre Évangiles ne parlent pas. C'est ainsi que dans les Actes des apôtres, au chapitre xx (verset 35), Paul cite ces paroles de Jésus : « Maxapcov l'crri r^ir^ovai [xà'Xlov r ly-ljMveiv ; il vaut mieux donner que de recevoir. » Ces paroles ne se trouvent ni dans Matthieu, ni dans Marc, ni dans Luc, ni dans Jean.

Les Voyages de Pierre, l'Apocalypse de Pierre, les Actes de Pierre, les Actes de Paul, de Thècle, les Lettres de Paul à Sénèque et de Sénèque à Paul, les Actes de Pilate, les Lettres de Pilate, sont assez connus des savants ; et ce n'est pas la peine de fouiller dans ces archives du mensonge et de l'ineptie.

On a poussé le ridicule jusqu'à écrire l'histoire de Claudia Procula, femme de Pilate,

Un malheureux nommé Abdias, qui passa incontestablement pour avoir vécu avec Jésus-Christ, et pour avoir été un des plus fameux disciples des apôtres, est celui qui nous a fourni l'his- toire du combat de Pierre avec Simon, le prétendu magicien, si célèbre chez les premiers chrétiens. C'est sur cette seule impos- ture que s'est établie la croyance que Pierre est venu à P»ome ; c'est à cette fable que les papes doivent toute leur grandeur, si honteuse pour le genre humain ; et cela seul rendrait cette gran- deur précaire bien ridicule, si une foule de crimes ne l'avait rendue odieuse.

Voici donc ce que raconte cet Abdias, qui se prétend témoin oculaire. Simon Pierre Barjone étant venu à Rome sous Néron, Simon le Magicien y vint aussi. Un jeune homme, proche parent de Néron, mourut; il fallait bien ressusciter un parent de l'em- pereur ; les deux Simons s'offrirent pour cette affaire. Simon le Magicien y mit la condition qu'on ferait mourir celui des deux qui ne pourrait pas réussir. Simon Pierre l'accepta, et l'autre Simon commença ses opérations ; le mort branla la tête : tout le peuple jeta des cris de joie. Simon Pierre demanda qu'on fît silence, et dit : « Messieurs, si le défunt est en vie, quil ait la

250 CHAPITRE XX.

bonté de se lever, de marcher, et de causer avec nous ; » le mort s'en donna bien de garde; alors Pierre lui dit de loin : « Mon fils, levez-vous, notre Seigneur Jésus-Christ vous guérit. » Le jeune homme se leva, parla, et marcha; et Simon Barjone le ren- dit à sa mère. Simon, son adversaire, alla se plaindre à Néron, et lui dit que Pierre n'était qu'un misérable charlatan et un igno- rant. Pierre comparut devant l'empereur, et lui dit à l'oreille : « Croyez-moi, j'en sais plus que lui, et, pour vous le prouver, faites-moi donner secrètement deux pains d'orge; vous verrez que je devinerai ses pensées, et qu'il ne devinera pas les miennes. » On apporte à Pierre ces deux pains, il les cache dans sa manche. Aussitôt Simon fit paraître deux gros chiens, qui étaient ses anges tutélaires : ils voulurent dévorer Pierre, mais le madré leur jeta ses deux pains ; les chiens les mangèrent, et ne firent nul mal à l'apôtre. « Eh bien, dit Pierre, vous voyez que je con- naissais ses pensées, et qu'il ne connaissait pas les miennes. »

Le magicien demanda sa revanche ; il promit qu'il volerait dans les airs comme Dédale; on lui assigna un jour: il vola en effet ; mais saint Pierre pria Dieu avec tant de larmes que Simon tomba et se cassa le cou. Néron, indigné d'avoir perdu un si bon machiniste par les prières de Simon Pierre, ne manqua pas de faire crucifier ce Juif la tête en bas.

Qui croirait que cette histoire est contée non-seulement par Abdias , mais par deux autres chrétiens contemporains, Hégé- sippe, dont nous avons déjà parlés et Marcel? Mais ce Marcel ajoute de belles particularités de sa façon. Il ressemble aux écrivains d'évangile, qui se contredisent les uns les autres. Ce Marcel met Paul de la partie ; il ajoute seulement que Simon le Magicien, pour convaincre l'empereur de son savoir-faire, dit à ce prince : « Faites-moi le plaisir de me couper la tête, je vous promets de ressusciter le troisième jour, » L'empereur essaya la chose ; on coupa la tête au magicien, qui reparut le troisième jour devant Néron avec la plus belle tête du monde sur ses épaules.

Que le lecteur maintenant fasse une réflexion avec moi : je suppose que les trois imbéciles Abdias, Hégésippe, et Marcel, qui racontent ces pauvretés, eussent été moins maladroits, qu'ils eussent inventé des contes plus vraisemblables sur les deux Simons, ne seraient-ils pas regardés aujourd'hui comme des Pères de rÉghse irréfragables? Tous nos docteurs ne les citeraient-

1. Ci-dessus, page 24S.

DE JUSTIN. 231

ils pas tous les jours comme d'irréprochables témoins? Ne prou- verait-on pas à Oxford et enSorbonne la vérité de leurs écrits par leur conformité avec les Actes des apôtres, et la vérité des Actes des apôtres par ces mêmes écrits d'Abdias, d'Hégésippe, et de Marcel? Leurs histoires sont assurément aussi authentiques que les Actes des apôtres et les Évangiles; elles sont parvenues jusqu'à nous de siècle en siècle par la même voie, et il n'y a pas plus de raison de rejeter les unes que les autres.

Je passe sous silence le reste de cette histoire, les beaux faits d'André, de Jacques le Majeur, de Jean, de Jacques le Mineur, de Matthieu, et de Thomas. Lira qui voudra ces inepties. Le même fanatisme, la même imbécillité, les ont toutes dictées; mais un ridicule trop long est trop insipide ^

CHAPITRE XXI.

DES DOGMES ET DE LA MÉTAPHYSIQLE DES CHRÉTIEXS DES PREMIERS SIÈCLES. DE JUSTIN.

Justin, qui vivait sous les Antoninâ, est un des premiers qui aient eu quelque teinture de ce qu'on appelait philosophie : il fut aussi un des premiers qui donnèrent du crédit aux oracles des sibylles, à la Jérusalem nouvelle, et au séjour que Jésus-Christ devait faire sur la terre pendant mille ans. Il prétendit que toute la science des Grecs venait des Juifs. Il certifie, dans sa seconde apologie pour les chrétiens, que lesdieux n'étaient que des diables qui venaient, en forme d'incubes et de succubes, coucher avec

1. Miloi-d Bolingbroke a bien raison. C'est ce mortel ennui qu'on éprouve à la lecture de tous ces livres qui les sauve de Pexanien auquel ils ne pourraient résister. sont les magistrats, les guerriers, les négociants, les cultivateurs, les gens de lettres même, qui aient jamais seulement entendu parler des Gestes du bien- heureux apôtre André, de la Lettre de saint Ignace le martyr à la vierge Marie, et de la Réponse de la Vierge? Connaîtrait-on même un seul des livres des Juifs et des premiers chrétiens, si des hommes gagés pour les faire valoir n'en rebattaient pas continuellement nos oreilles, s'ils ne s'étaient pas fait un patrimoine de notre crédulité? Y a-t-il rien au monde de plus ridicule et de plus grossier que la fable du voyage de Simon Barjone à Home? C'est cependant sur cette impertinence qu'est fondé le trône du pape: c'est ce qui a plongé tous les cvêques de sa com- ^nunion dans sa dépendance ; c'est ce qui fkit qu'ils s'intitulent évéques par la permission du saint-siége, quoiqu'ils soient égaux à lui par les lois de leur Kglise. C'est enfin ce qui a donné aux j)apes les domaines des empereurs en Italie. C'est ce qui a dépouillé trente seigneurs italiens pour enrichir celte idole. (A'oie de Vol- taire, 1771.)

252 CHAPITRE XXI.

les hommes et avec les femmes, et que Socrate ne fut condamné à la ciguë que pour avoir prêché aux Athéniens cette vérité.

On ne voit pas que personne avant lui ait parlé du mystère de la Trinité, comme on en parle aujourd'hui. Si l'on n'a pas fal- sifié son ouvrage, il dit nettement, dans son exposition de la foi, (( qu'au commencement il n'y eut qu'un Dieu en trois personnes, qui sont le Père, le Fils, et le Saint-Esprit ; que le Père n'est pas engendré, et que le Saint-Esprit procède ^ ». Mais, pour exphquer cette Trinité d'une manière différente de Platon, il compare la Trinité à Adam. Adam, dit-il, ne fut point engendré; Adam s'iden- tifie avec ses descendants : ainsi le Père s'identifie avec le Fils et le Saint-Esprit. Ensuite ce Justin écrivit contre Aristote ; et on peut assurer que si Aristote ne s'entendait pas, Justin ne l'en- tendait pas davantage.

* Il assure, dans l'article xliii de ses réponses aux orthodoxes, que les hommes et les femmes ressusciteront avec les parties de la génération, attendu que ces parties les feront continuellement souvenir que sans elles ils n'auraient jamais connu Jésus-Christ, puisqu'ils ne seraient pas nés. Tous les Pères, sans exception, ont raisonné à peu près comme Justin ; et pour mener le vulgaire il ne faut pas de meilleurs raisonnements. Locke et Newton n'au- raient point fait de religion.

Au reste ce Justin, et tous les Pères qui le suivirent, croyaient, comme Platon, à la préexistence des âmes ; et en admettant que l'âme est spirituelle, une espèce de vent, de souffle, d'air invisible, ils la faisaient en effet un composé de matière subtile. « L'âme est manifestement composée, dit Tatien dans son Discours aux Grecs; car comment pourrait-elle se faire connaître sans corps? » Arnobe parle encore bien plus positivement de la corporalité des âmes. (( Qui ne voit, dit-il, que ce qui est immortel et simple ne peut souffrir aucune douleur ? L'âme n'est autre chose que le ferment de la vie, l'électuaire d'une chose dissoluble ; fermentum vitœ, rei dissociabilis glutinum. ))

1. Il est très-vraisemblable que ces j^aroles ont été en effet ajoutées au texte de Justin, car comment se pourrait-il que Justin, qui vivait si longtemps avant Lactance, eût parlé ainsi de la Trinité, et que Lactance n'eût jamais parlé que du Père et du Fils?

Au reste, il est clair que les chrétiens n'ont jamais mis en avant ce dogme de la Trinité qu'à l'aide des platoniciens de leur secte. La Trinité est un dogme de Platon, et n'est certainement pas un dogme de Jésus, qui n'en avait jamais entendu parler dans son village. (Note de Voltaire, 1771.)

DE TERTULLIEN. 253

CHAPITRE XXII.

DE TERTLLLIEN.

L'Africain Tertiillien parut après Justin. Le métaphysicien Malebranclie, homme célèbre dans son pays, lui donne sans détour l'épithète de fou, et les écrits de cet Africain justifient Malebranche. Le seul ouvrage de Tertullien qu'on lise aujour- d'hui est son Apologie pour la religion chrétienne. Abhadie, Houte- ville S la regardent comme un chef-d'œuvre, sans qu'ils en citent aucun passage. Ce chef-d'œuvre consiste à injurier les Romains au lieu de les adoucir; à leur imputer des crimes, et à produire avec pétulance des assertions dont il n'apporte pas la plus légère preuve.

Il reproche aux Romains (chapitre ix) que les peuples de Car- thage immolaient encore quelquefois en secret des enfants à Sa- turne, malgré les défenses expresses des empereurs sous peine de la vie-. C'était une occasion de louer la sagesse romaine, et non pas de l'insulter. Il leur reproche les combats des gladiateurs qu'on faisait combattre contre des animaux farouches, en avouant qu'on Q'exposait ainsi que des criminels condamnés à la mort. C'était un noyen qu'on leur donnait de sauver leur vie par leur courage. Il 'allait encore en louer les Romains : c'était les combats des gla- liateurs volontaires qu'il eût condamner, et c'est de quoi il le parle pas.

Il s'emporte (chapitre xxiii) jusqu'à dire : « Amenez-moi votre derge céleste qui promet dos pluies, et votre Esculape qui con- serve la vie à ceux qui la doivent perdre quelque temps après : .'ils ne confessent pas qu'ils sont des diables ( n'osant mentir

i. Abbadie et Houteville n'étaient -ils pas aussi fous que Tertullien? {Note fe Voltaire, 1776.)

2. Peut-on rien voir de plus ridicule que ce reproche de Tertullien aux Romains, le ce que les Carthaginois ont éludé la sagesse et la bonté de leurs lois en immo- ant des enfants secrètement?

Mais ce qu'il y a de plus horrible, c'est qu'il prétend, dans ce môme cha- itre IX, que plusieurs dames romaines avalaient le sperme de leurs amants. )uel rapport celte étrange impudicité pouvait-elle avoir avec la religion?

Tertullien était réellement fou; son livre du Manteau en est un assez bon émoignage. Il dit qu'il a quitté la robe pour le manteau, parce que les serpents hangent leur peau, et les paons leurs plumes. C'est avec de pareilles raisons u'il prouve son christianisme. Le fanatisme ne veut pas de meilleurs raisonne- lents. {Id., 1771.)

234 CHAPITRE XXII.

devant un chrétien), versez le sang de ce chrétien téméraire; qu'y a-t-il de plus manifeste ? qu'y a-t-il de plus prouvé ? »

A cela tout lecteur sage répond : Qu'y a-t-il de plus extravagant et de plus fanatique que ce discours? Comment des statues auraient-elles avoué au premier chrétien venu qu'elles étaient des diables? En quel temps, en quel lieu, a-t-onvu un pareil prodige? Il fallait que Tertullien fût bien sûr que les Romains ne liraient pas sa ridicule apologie, et qu'on ne lui donnerait pas des sta- tues d'Esculape à exorciser, pour qu'il osât avancer de telles absurdités.

Son chapitre xxxii% qu'on n'a jamais remarqué, est très-remar- quable. «A'oMs prions Dieu, dit-il, pour les empereurs et pour l'em- pire ; mais c'est que nous savons que la dissolution générale qui menace l'univers et la consommation des siècles en sera retardée. »

Misérable! tu n'aurais donc pas prié pour tes maîtres, si tu avais su que le monde dût sul)sister encore.

Que Tertullien veut-il dire dans son latin barbare? Entend-il le règne de mille ans ? entend-il la fin du monde annoncée par Luc et par Paul, et qui n'était point arrivée ? entend-il qu'un chrétien peut, par sa prière, empêcher Dieu démettre fin à l'uni- vers, quand Dieu a résolu de briser son ouvrage ? N'est-ce pas l'idée d'un énergumène, quelque sens qu'on puisse lui donner ?

Une observation beaucoup plus importante, c'est qu'à la fin du second siècle il y avait déjà des chrétiens très-riches. Il n'est pas étonnant qu'en deux cents années leurs missionnaires ardents et infatigables eussent attiré enfin à leur parti des gens d'hon- nêtes familles. Exclus des dignités, parce qu'ils ne voulaient pas assister aux cérémonies instituées pour la prospérité de fempire, ils exerçaient le négoce comme les presbytériens et autres non- conformistes ont fait en France et font chez nous ; ils s'enrichis- saient. Leurs agapes étaient de grands festins; on leur reprochait déjà le luxe et la bonne chère. Tertullien en convient (cha- pitre xxxix) : « Oui, dit-il; mais dans les niystères d'Athènes et d'Egypte, ne fait-on pas bonne chère aussi? Quelque dépense que nous fassions, elle est utile et pieuse, puisque les pauvres en profitent. Quantiscumque sumptibus constet, lucrum est pietatis, siquidem inopes refrigerio isto juvamus. »

Enfin le fougueux Tertullien se plaint de ce qu'on ne persé- cute pas les philosophes, et de ce qu'on réprime les chrétiens (cha- pitre xLvi). «Y a-t-il quelqu'un, dit-il, qui force un philosophe à sacrifier, à jurer par vos dieux? Quis cnim philosophum sacrificare

DE TERTULLIEN. 255

aut dcjerare, etc. » Cette différence prouve évidemment que les pliilosoplies n'étaient pas dangereux, et que les chrétiens l'étaient. Les philosophes se moquaient, avec tous les magistrats, des superstitions populaires ; mais ils ne faisaient pas un parti, une faction dans l'empire, et les chrétiens commençaient à composer une faction si dangereuse qu'à la fin elle contribua à la destruc- tion de Tempire romain. On voit, par ce seul trait, qu'ils auraient été les plus cruels persécuteurs s'ils avaient été les maîtres : leur secte, insociable, intolérante, n'attendait que le moment d'être en pleine liberté pour ravir la liberté au reste du genre humain.

Déjà Rutilius, préfet de Rome S disait de cette faction demi- juive et demi-chrétienne :

Atque utinam nunquam Juclœa subacta fuisset

Pompeii bellis, imperioque Titi! Latius excisœ pestis contagia serpunt;

Yictoresque suos natio victa premit^.

Plût aux dieux que Titus, plût aux dieux que Pompée, N'eussent jamais dompté cette infâme Judée! Ses poisons parmi nous en sont plus répandus : Les vainqueurs opprimés vont céder aux vaincus.

On voit par ces vers que les chrétiens osaient étaler le dogme affreux de l'intolérance : ils criaient partout qu'il fallait détruire l'ancienne religion de l'empire, et on entrevoyait qu'il n'y avait

1. Milord Bolingbroke se trompe ici. Rutilius vivait plus d'un siècle après Justin ; mais cela môme prouve combien tous les honnêtes Romains étaient indi- gnés des progrès de la sui>erstition. Elle fit des progrès prodigieux au iii"= siècle; elle devint un État dans l'État, et ce fut une très-grande politique dans Constance Chlore et dans son fils de se mettre à la tête d'une faction devenue si riche et si puissante. Il n'en était pas de même du temps de TertuUien. Son Apologétique, faite par un homme si obscur, en Afrique, ne fut pas plus connue des empe- reurs que les fatras de nos presbytériens n'ont été connus de la reine Anne. Aucun Romain n'a parlé de ce TertuUien. Tout ce que les chrétiens d'aujour- d'hui débitent avec tant de faste était alors très-ignoré. Cette faction a prévalu : à la bonne heure; il faut bien qu'il y en ait une qui l'emporte sur les autres dans un pays. Mais que du moins elle ne soit point tyrannique; ou, si elle veut tou- jours ravir nos biens et se baigner dans notre sang, qu'on mette un frein à son avarice et à sa cruauté. {Note de Voltaire, 1771.)

2. Ces vers se trouvent dans le premier livre du poëme de Claudius Rutilius Numatianus, intitulé Itinerarium, ou De lîedilu. L'auteur était Gaulois, et floris- sait au commencement du v"' siècle. Il ne reste de son ouvrage que le premier livre et soixante-huit vers du second. J.-J. Lefranc de l'ompignan l'a traduit en français. (B.)

256 CHAPITRE XXIII.

plus de milieu entre la nécessité de les exterminer, ou d'être bientôt exterminé par eux. Cependant telle fut l'indulgence du sénat qu'il y eut très -peu de condamnations à mort, comme l'avoue Origène dans sa réponse à Celse, au livre III.

Nous ne ferons pas ici une analyse des autres écrits de Ter- tullien : nous n'examinerons point son livre qu'il intitule le Scorpion, parce que les gnostiques piquent, à ce qu'il prétend, comme des scorpions ; ni son livre sur les manteaux, dont Male- branche s'est assez moqué. Mais ne passons pas sous silence son ouvrage sur l'àme : non -seulement il cherche à prouver qu'elle est matérielle, comme l'ont pensé tous les Pères des trois premiers siècles ; non-seulement il s'appuie de l'autorité du grand poète Lucrèce,

Tangere enim ac tangi, nisi corpus, nulla potest res;

(Lib. I, V. 305.)

mais il assure que l'àme est figurée et colorée : voilà les cham- pions de l'Église ; voilà ses Pères. Au reste, n'oublions pas qu'il était prêtre et marié : ces deux états n'étaient pas encore des sacrements, et les évêques de Rome ne défendirent le mariage aux prêtres que quand ils furent assez puissants et assez ambi- tieux pour avoir, dans une partie de l'Europe, une milice qui, étant sans famille et sans patrie, fût plus soumise à ses ordres.

CHAPITRE XXIII. ,

DE CLÉMENT d'aLE X A NDR lE.

Clément, prêtre d'Alexandrie, appelle toujours les chrétiens gnostiques. Était-il d'une de ces sectes qui divisèrent les chrétiens et qui les diviseront toujours? ou bien les chrétiens prenaient-ils alors le titre de gnostiques ? Quoi qu'il en soit, la seule chose qui puisse instruire et plaire dans ses ouvrages, c'est cette profusion de vers d'Homère, et même d'Orphée, de Musée, d'Hésiode, de Sophocle, d'Euripide, et de Ménandre, qu'il cite à la vérité mal à propos, mais qu'on relit toujours avec plaisir. C'est le seul des Pères des trois premiers siècles qui ait écrit dans ce goût ; il étale, dans son Exhortation aux nations et dans ses 5^rowîo^es, une grande connaissance des anciens livres grecs, et des rites asiatiques et égyptiens; il ne raisonne guère, et c'est tant mieux pour le lecteur.

DE CLÉMENT D'ALEXANDRIE. 257

Son plus grand défaut ost de prendre toujours des fables in- ventées par des poètes et par des romanciers pour le fond de la religion des Gentils, défaut commun aux autres Pères, et à tous les écrivains polémistes. Plus on impute de sottises à ses adver- saires, plus on croit en être exempt ; ou plutôt on fait compensa- tion de ridicule. On dit : Si vous trouvez mauvais que notre Jésus soit fils de Dieu, vous avez votre Bacclius, votre Hercule, votre Persée, qui sont flls de Dieu ; si notre Jésus a été transporté par le diable sur une montagne, vos géants ont jeté des montagnes à la tète de Jupiter. Si vous ne voulez pas croire que notre Jésus ait changé l'eau en vin dans une noce de village, nous ne croi- rons pas que les filles d'Anius aient changé tout ce qu'elles tou- chaient en blé, en vin, et en huile.

Le parallèle est très-long et très-exact des deux côtés.

Le plus singulier miracle de toute Tantiquité païenne, que rapporte Clément d'Alexandrie dans son Exhortation, c'est celui de Bacchus aux enfers, Bacchus ne savait pas le chemin ; un nommé Prosymnus, que Pausanias et Hygin appellent autrement, s'oflrit à le lui enseigner, à condition qu'à son retour Bacchus (qui était fort joli) le payerait en faveurs, et qu'il souffrirait de lui ce que Jupiter fit à Ganymède, et Apollon à Hyacinthe, Bacchus accepta le marché , il alla aux enfers ; mais à son retour il trouva Prosymnus mort ; il ne voulut pas manquer à sa promesse, et, rencontrant un figuier auprès du tombeau de Prosymnus, il lailla une branche bien proprement en priape, il se l'enfonça, au nom de son bienfaiteur, dans la partie destinée à remplir sa pro- messe, et n'eut rien à se reprocher.

De pareilles extravagances, communes à presque toutes les anciennes religions, prouvent invinciblement que quiconque s'est écarté de la vraie religion, de la vraie philosophie, qui est l'ado- ration d'un Dieu sans aucun mélange ; quiconque, en un mot, s'est pu livrer aux superstitions, n'a pu dire que des choses in- sensées.

Mais, en bonne foi, ces fables milésiennes étaient-elles la reli- gion romaine ? Le sénat a-t-il jamais élevé un temple à Bacchus se sodomisant lui-même ? à Mercure voleur ? Ganymède a-t-il eu des temples? Adrien, à la vérité, fit ériger un temple à son ami Antinous, comme Alexandre à Éphestion ; mais les honorait-on en qualité de gitons ? Y a-t-il une médaille, un monument, dont l'inscription fût à Antinous pédéraste? Les Pères de l'Église s'égayaient aux dépens de ceux qu'ils appelaient Gentils ; mais que les Gentils avaient de représailles à faire! et qu'un prétendu

20. MÉLANGES. V. 17

258 CHAPITRE XXIV.

Josepli mis dans la grande confrérie par un ange ; et qu'un Dieu charpentier dont les aïeules étaient des adultères, des incestueuses, des prostituées ; et qu'un Paul voyageant au troisième ciel ; et qu'un mari* et sa femme frappés de mort pour n'avoir pas donné tout leur bien à Simon Barjone, fournissaient aux Gentils de ter- ribles armes ! Les anges de Sodome ne valent-ils pas bien Bacchus et Prosymnus, ou la fable d'Apollon et d'Hyacinthe?

Le bon sens est le même dans ce Clément que dans tous ses confrères 2. Dieu, selon lui, a fait le monde en six jours, et s'est reposé le septième, parce qu'il y a sept étoiles errantes; parce que la petite ourse est composée de sept étoiles, ainsi que les pléiades; parce qu'il y a sept principaux anges; parce que la lune change de face tous les sept jours; parce que le septième jour est critique dans les maladies. C'est ce qu'ils appellent la vraie philosophie, Th^'àW-lv cpaoGorpiav YvwGTiy.r,v. Voilà, encore une fois, les gens qui se préfèrent à Platon et à Cicéron; et il nous faudra révérer aujourd'hui tous ces obscurs pédants, que l'indulgence des Ro- mains laissait débiter leurs rêveries fanatiques dans Alexandrie, les dogmes du christianisme se formèrent principalement !

CHAPITRE XXIV.

d'irénée,

Irénée, à la vérité, n'a ni science, ni philosophie, ni éloquence : il se borne presque toujours à répéter ce que disaient Justin, Ter- tullien, et les autres ; il croit avec eux que l'âmç est une figure légère et aérienne; il est persuadé du règne de mille ans dans une nouvelle Jérusalem descendue du ciel en terre. On voit dans son cinquième livre, chapitre xxxiii, quelle énorme quantité de farine produira chaque grain de blé, et combien de futailles il faudra pour chaque grappe de raisin dans cette belle ville ^ il attend l'antechrist au bout de ces mille années, et explique mer- veilleusement le chiffre 666, qui est la marque de la bête. Nous avouons qu'en tout cela il ne diffère point des autres Pères de l'Église.

1. Ananias; voyez Actes des apôtres, chap. v.

2. Stromat., VI. {Note de Voltaire, 1707.)

3. Chaque cep produisait dix mille grappes ; cliaque grappe, dix mille raisins : chaque raisin, dix mille amphores. {Id. 1771.)

D'ORIGÈNE, ET DE LA TRINITÉ. 2o9

Mais une chose assez importante, et qu'on n'a peut-être pas assez relevée, c'est qu'il assure que Jésus est mort à cinquante ans passés, et non pas à trente et un, ou à trente-trois, comme on peut Tinférer des Évangiles.

Irénée^ atteste les Évangiles pour garants de cette opinion; il prend à témoin tous les vieillards qui ont vécu avec Jean, et avec les autres apôtres; il déclare positivement qu'il n'y a que ceux qui sont venus trop tard pour connaître les apôtres qui puissent être d'une opinion contraire. Il ajoute même, contre sa coutume, à ces preuves de fait un raisonnement assez concluant.

V Évangile de Jean fait dire à Jésus- : ce Votre père Abraham a

été exalté pour voir mes jours : il les a vus, et il s'en est bien

réjoui;» et les Juifs lui répondirent^ : a Es-tu fou? tu n'as pas

encore cinquante ans, et tu te vantes d'avoir vu notre père

Abraham ? »

Irénée conclut de que Jésus était près de sa cinquantième quand les Juifs lui parlaient ainsi. En effet, si ce Jésus avait été alors âgé de trente années au plus, on ne lui aurait pas parlé de cinquante années. Enfin, puisque Irénée appelle en témoignage tous les Évangiles et tous les vieillards qui avaient ces écrits entre les mains, les Évangiles de ce temps-là n'étaient donc pas ceux que nous avons aujourd'hui. Ils ont été altérés comme tant d'autres livres. Mais, puisqu'on les changea, on devait donc les rendre un peu plus raisonnables.

CHAPITRE XXV.

D'oRIGÈXE, et de la TRINITÉ.

Clément d'Alexandrie avait été le premier savant parmi les chrétiens. Origène fut le premier raisonneur. Mais quelle philo- sophie que celle de son temps ! Il fut au rang des enfants célèbres, et enseigna de très-bonne heure dans cette grande ville d'Alexan- drie, où les chrétiens tenaient une école publique: les chrétiens n'en avaient pointa Rome. Et en effet, parmi ceux qui prenaient le titre d'évêques de Rome, on ne compte pas un seul homme ihustre : ce qui est très-remarquable. Cette Éghse, qui de\int

I. hcnée, liv. II, chap. xxii, édilion de Paris, 1710. [Noie de Voltaire, 1767.) '1. VIII, 5(). 3. VIII, 57.

260 CHAPITRE XXV.

ensuite si puissante et si fière, tint tout des Égyptiens et des Grecs.

Il y avait sans doute une grande dose de folie dans la philo- sophie d'Origène, puisqu'il s'avisa de se couper les testicules. Épiphane a écrit qu'un préfet d'Alexandrie lui avait donné l'alter- native, de servir de Ganymède à un Éthiopien, ou de sacrifier aux dieux, et qu'il avait sacrifié pour n'être point sodomisé par un vilain Éthiopien *.

Si c'est ce qui le détermina à se faire eunuque, ou si ce fut une autre raison, c'est ce que je laisse à examiner aux savants qui entreprendront l'histoire des eunuques; je me horne ici à l'his- toire des sottises de l'esprit humain.

Il fut le premier qui donna de la vogue au nonseme, au gali- matias de la Trinité, qu'on avait ouhlié depuis Justin. On com- merîçait dès lors chez les chrétiens à oser regarder le fils de Marie comme Dieu, comme une émanation du Père, comme le premier Éon, comme identifié en quelque sorte avec le Père; mais on n'avait pas fait encore un Dieu du Saint-Esprit. On ne s'était pas avisé de falsifier je ne sais quelle épitreattrihuée à Jean, dans laquelle on inséra ces paroles ridicules -: « Il y en a trois qui donnent témoignage dans le ciel, le Père, le Verhe, et l'Esprit saint. » Serait-ce ainsi qu'on devrait parler de trois substances ou personnes divines, composant ensemhle le Dieu créateur du monde? dirait-on qu'ils donnent témoignage? D'autres exem- plaires portent ces paroles plus ridicules encore: (( Iljen a trois qui rendent témoignage en terre, l'esprit, l'eau, et le sang, et ces trois ne sont qu'un ^ « On ajouta encore dans d'autres copies : et

1. Kpiphan., Hœres. Gi, chap. ii. {Note de Voltaire, 1707.) ,

2. I"^ épître de saint, Jean, v. 7.

•3. On se tourmente beaucoup pour savoir si ces paroles sont de Jean, ou si elles n'en sont pas. Ceux des christicoles c[ui les rejettent attestent l'ancien manu- scrit du Vatican, elles ne se trouvent point; ceux qui les admettent se préva- lent de manuscrits plus nouveaux. Mais, sans entrer dans cette discussion inutile, ou ces lignes sont de Jean, ou elles n'en sont pa^i. Si elles en sont, il fallait enfer- mer Jean dans le Bedlam de ces temps-là, s'il y en avait .un; s'il n'en est pas l'auteur, elles sont d'un faussaire bien sot et bien impudent.

11 faut avouer que rien n'était plus commun chez les premiers christicoles que ces suppositions hardies. On ne pouvait en découvrir la fausseté, tant ces œuvres de mensonge étaient rares, tant la faction naissante les dérobait avec soin à ceux qui n'étaient pas initiés à leurs mystères !

Nous avons déjà remarqué que le crime le plus horrible aux yeux de cette secte était de montrer aux Gentils ce qu'elle appelait les saints livres. Quelle abomi- nable contradiction chez ces malheureux! Ils disaient: Nous devons prêcher le christianisme dans toute la terre ; et ils ne montraient à personne les écrits dans lesquels ce christianisme est contenu. Que diriez-vous d'une douzaine de gueux

D'ORIGÈNE, ET DE LA TRINITÉ. 261

ces trois sont un en Jésus. Aucun de ces passages, tous différents les uns des autres, ne se trouve dans les anciens manuscrits ; aucun des Pères des trois premiers siècles ne les cite; et d'ailleurs quel fruit en pourraient recueillir ceux qui admettent ces falsifications ? comment pourront-ils entendre que l'esprit, l'eau, et le sang, font la Trinité, et ne sont qu'un? est-ce parce qu'il est dit^ que Jésus sua sang et eau, et qu'il rendit l'esprit? Quel rapport de ces trois choses à un Dieu en trois liypostases ?

La trinité de Platon était d'une autre espèce ; on ne la connaît guère : la voici telle qu'on peut la découvrir dans son Tlmèe. Le Demiourgos éternel est la première cause de tout ce qui existe ; son idée archétype est la seconde; l'âme universelle, qui est son ouvrage, est la troisième. Il y a quelque sens dans cette opinion de Platon. Dieu conçoit l'idée du monde. Dieu le fait. Dieu l'anime; mais jamais Platon n'a été assez fou pour dire que cela compo- sait trois personnes en Dieu. Origène était platonicien ; il prit ce qu'il put de Platon, il fit une trinité à sa mode. Ce système resta si ohscur dans les premiers siècles queLactance, du temps de l'empereur Constantin, parlant au nom de tous les chrétiens, expliquant la créance de l'Église, et s'adressant à l'empereur même, ne dit pas un mot de la Trinité ; au contraire, voici comme il parle, au chapitre xxix du livre IV de ses Institutions : (( Peut- être quelqu'un me demandera comment nous adorons un seul Dieu , quand nous assurons qu'il y en a deux , le Père et le Fils ; mais nous ne les distinguons point parce que le Père ne peut pas être sans son Fils, et le Fils sans son Père. »

Le Saint-Esprit fut entièrement oublié par Lactance, et quelques années après on n'en fit qu'une commémoration fort légère, et par manière d'acquit, au concile de Nicée : car après avoir fait la déclaration aussi solennelle qu'inintelligible de ce dogme son ouvrage, que le Fils est consubstantiel au Père, le concile se con- tente de dire simplement : Nous croyons aussi au Saint-Esprit^.

qui viendraient dans la salie de Westminster réclamer le bien d'un homme mort dans le pays de Galles, et qui ne voudraient pas montrer son testament? (Note de Vultaire, 1771.) C'est ci-dessus, page 2i7, et tome XIX, page 42, que Voltaire avait fait la remarque dont il parle au commencement du dernier alinéa.

1. Luc, XXII, 44.

2. Quelle malheureuse équivoque que ce Saint-Esprit, cet agion pneuma, dont ces christicoles ont fait un troisième Dieu ! ce mot ne signifiait que souffle. Vous trouverez dans VEvanfiile attribué à Jean, chapitre xx, v. 22: « Quand il dit ces choses, il souffla sur eux, et leur dit: Recevez le Saint-Esprit. »

Hemarquez que c'était une ancienne cérémonie des magiciens, de souffler dans la bouche de ceux qu'ils voulaient ensorceler. Voilà donc l'origine du troi-

It

262 CHAPITRE XXV.

On peut dire qu'Origène jeta les premiers fondements de cette métaphysique chimérique qui n'a été qu'une source de discorde, et qui était absolument inutile à la morale. Il est évident qu'on pouvait être aussi honnête homme, aussi sage, aussi modéré, avec une hypostase qu'avec trois, et que ces inventions théolo- giques n'ont rien de commun avec nos devoirs.

Origène attribue un corps délié à Dieu, aussi bien qu'aux anges et à toutes les âmes ; et il dit que Dieu le père et Dieu le fils sont deux substances différentes ; que le Père est plus grand que le Fils, le Fils plus grand que le Saint-Esprit, et le Saint-Esprit plus grand que les anges. Il dit que le Père est bon par lui-même ; mais que le Fils n'est pas bon par lui-même ; que le Fils n'est pas la vérité part rapport à son Père, mais l'image de la vérité par rapporta nous; qu'il no faut pas adorer le Fils, mais le Père; que c'est au Père seul qu'on doit adresser ses prières; que le Fils apporta du ciel la chair dont il se revêtit dans le sein de Marie, et qu'en montant au ciel il laissa son corps dans le soleil.

Il avoue que la vierge Marie, en accouchant du Fils de Dieu, se délivra d'un arrière-faix comme une autre; ce qui l'obligea de se purifier dans le temple juif : car on sait bien que rien n'est si impur qu'un arrière-faix. Le dur et pétulant Jérôme lui a repro- ché aigrement, environ cent cinquante années après sa mort, beaucoup d'opinions semblables qui valent bien les opinions de Jérôme : car dès que les premiers chrétiens se mêlèrent d'avoir des dogmes, ils se dii'ent de grosses injures, et annoncèrent de loin les guerres civiles qui devaient désoler le monde pour des arguments.

N'oublions pas qu'Origène se signala plus que tout autre en tournant tous les faits de l'Écriture en allégories; et il faut avouer que ces allégories sont fort plaisantes. La graisse des sacrifices est l'âme de Jésus-Christ; la queue des animaux sacrifiés est la persévérance dans les bonnes œuvres. S'il est dit dans VExode, chapitre xxxiii, que Dieu met Moïse dans la fente d'un rochei* aflnVpie Moïse voie les fesses de Dieu, mais non pas son visage, cette fente du rocher est Jésus-Christ, au travers duquel on voit Dieu le père par derrière i.

sième dieu de ces énergumènes ; y a-t-il rien au fond de plus blasphématoire et. de plus impie ? et les musulmans n'ont-ils pas raison de les regarder comme d'in- fâmes idolâtres? {Note de Voltaire, Ml \.)

\. C'était une très-ancienne croyance superstitieuse, chez presque tous les p'euples, qu'on ne pouvait voir les dieux tels qu'ils sont, sans mourir. C'est pour- quoi Sémélé fut consumée pour avoir voulu coucher avec Jupiter tel qu'il était.

DES MARTYRS. 263

En voilà, je pense, assez pour faire connaître les Pères, et pour faire voir sur quels fondements on a bftti rédifice le plus mon- strueux qui ait jamais d('slionoré la raison. Cette raison a dit à tous les hommes : La religion doit être claire, simple, universelle, à la portée de tous les esprits, parce qu'elle est faite pour tous les cœurs; sa morale ne doit point être étouffée sous le dogme, rien d'absurde ne doit la défigurer. En vain la raison a tenu ce langage; le fanatisme a crié plus haut qu'elle. Et quels maux n'a pas produits ce fanatisme?

k

CHAPITRE XXVi.

or. s JIARTYns.

Pourquoi les Romains ne persécutèrent-ils jamais pour leur religion aucun de ces malheureux Juifs abhorrés, ne les obli- gèrent-ils jamais de renoncer à leurs superstitions, leur laissèrent- ils leurs rites et leurs lois, et leur permirent-ils des synagogues dans Rome, les comptèrent-ils même parmi les citoyens à qui on faisait des largesses de blé? Et d'où vient que ces mêmes Romains, si indulgents, si liliéraux envers ces malheureux Juifs, furent-ils, vers le m" siècle, plus sévères envers les adorateurs d'un Juif? N'est-ce point parce que les Juifs, occupés de vendre des chiffons et des philtres, n'avaient pas la rage d'exterminer la religion de Tempire, et que les chrétiens intolérants étaient possédés de cette rage ''■ ?

Une des plus fortes contradictions innomljrables dont tous les livres juifs four- millent se trouve dans ce verset de V Exode [xxxiii, 23] : « ïu ne pourras voir que mon derrière. » Le livre des Nombres, chapitre xii [verset 8], dit expressé- ment que Dieu se faisait voir à Moïse comme un ami à un ami; qu'il voyait Dieu face à face, et qu'ils se parlaient bouche à bouche.

]\os pauvres théologiens se tirent d'affaire en disant qu'il faut entendre un pas- sage dans le sens propre, et l'autre dans un sens figuré. JNe faudrait-il pas leur donner des vessies de cochons par le nez, dans le sens figuré et dans le sens propre? {Note de Voltaire, 1771.)

1. Il n'y a rien certainement à répondre à cette assertion de milord Boling- broke. Il est démontré que les anciens Romains ne persécutèrent personne pour ses dogmes. Cette exécrable horreur n'a jamais été commise que parles chrétiens, et surtout par les Romains modernes. Aujourd'hui même encore, il y a dix mille Juifs à Rome qui sont très-protégés, quoi qu'on sache bien qu'ils regardent Jésus comme un imposteur. Mais si un chrétien s'avise de crier dans l'église de Saint- Pierre, ou dans, la place l\avone, que trois font trois, et que le pape n'est pas infaillible, il sera brûlé infailliblement.

Je mets en fait que les chrétiens ne furent jamais persécutés que comme des

264 CHAPITRE XXVI.

On punit en effet au m'' siècle quelques-uns des plus fana- tiques ; mais en si petit nombre qu'aucun historien romain n'a daigné en parler. Les Juifs, révoltés sous Vespasien, sous Trajan, sous Adrien, furent toujours cruellement châtiés comme ils le méritaient : on leur défendit môme d'aller dans leur petite ville de Jérusalem, dont on abolit jusqu'au nom, parce qu'elle avait été toujours le centre de la révolte ; mais il leur fut permis de circoncire leurs enfants sous les murs du Capitole, et dans toutes les provinces de l'empire.

Les prêtres d'Isis furent punis à Rome sous Tibère. Leur temple fut démoli, parce que ce temple était un marché de prostitu- tion, et un repaire de brigands; mais on permit aux prêtres et prêtresses d'Isis d'exercer leur métier partout ailleurs. Leurs troupes allaient impunément en procession de ville en ville ; ils faisaient des miracles, guérissaient les maladies, disaient la bonne aventure, dansaient la danse d'Isis avec des castagnettes. C'est ce qu'on peut voir amplement dans ApuUe. Nous observerons ici que ces mêmes processions se sont perpétuées jusqu'à nos jours. Il y a encore en Italie quelques restes de ces anciens vagabonds, qu'on appelle Zingari, et chez nous Gipsies, qui est l'abrégé d'Égyp- tiens, et qu'on a, je crois, nommés Bohèmes en France. La seule différence entre eux et les Juifs, c'est que les Juifs, ayant toujours exercé le commerce comme les Banians, se sont maintenus ainsi que les Banians, et que les troupes d'Isis, étant en très-petit nombre, sont presque anéanties.

Les magistrats romains, qui donnaient tant de liberté aux Isiaques et aux Juifs, en usaient de même avec toutes les autres sectes du monde. Chaque dieu était bienvenu à Rome :

Dignus Roma locus, quo deus omnis eat.

(Ovide, l'ast., lib. IV, v. •2-;0.)

Tous les dieux de la terre étaient devenus citoyens de Rome. Aucune secte n'était assez folle pour vouloir subjuguer les autres ; ainsi toutes vivaient en paix.

La secte chrétienne fut la seule qui, sur la fin du second siècle de notre ère, osât dire qu'elle voulait donner l'exclusion à tous les rites de l'empire, et qu'elle devait non-seulement dominer, mais écraser toutes les religions ; les christicoles ne cessaient de

factieux destructeurs des lois de l'empire; et ce qui démontre qu'ils voulaient commettre ce crime, c'est qu'ils l'ont commis. {Note de Voltaire, 1771.)

DES MARTYRS. 265

dire que leur Dieu était un Dieu jaloux : belle définition de l'Être des êtres, que de lui imputer le plus lâche des vices!

Les enthousiastes, qui prêchaient dans leurs assemblées, for- maient un peuple de fanatiques. Il était impossible que parmi tant de têtes échauffées il ne se trouvât des insensés qui insul- tassent les prêtres des dieux, qui troublassent l'ordre public, qui commissent des indécences punissables. C'est ce que nous avons vu arriver chez tous les sectaires de l'Europe, qui tous, comme nous le prouverons, ont eu infiniment plus de martyrs égorgés par nos mains que les chrétiens n'en ont jamais eu sous les empereurs.

Les magistrats romains, excités par les plaintes du peuple, purent s'emporter quelquefois à des cruautés indignes ; ils pu- rent envoyer des femmes à la mort, quoique assurément cette barbarie ne soit point prouvée. Mais qui osera reprendre les Romains d'avoir été trop sévères, quand on voit le chrétien Marcel, centurion i, jeter sa ceinture militaire et son bâton de commandant au milieu des aigles romaines, en criant d'un voix séditieuse : « Je ne veux servir que Jésus-Christ, le roi éternel ; je renonce aux empereurs »? Dans quelle armée aurait-on laissé impunie une insolence si pernicieuse? Je ne l'aurais pas soufferte assurément dans le temps que j'étais secrétaire d'État de la guerre, et le duc de Marlborough ne l'eût pas soufferte plus que moi.

S'il est vrai que Polveucte en Arménie, le jour l'on rendait grâces aux dieux dans le temple pour une victoire signalée, ait choisi ce moment pour renverser les statues, pour jeter l'encens par terre, n'est-ce pas en tout pays le crime d'un insensé?

Quand le diacre Laurent refuse au préfet de Rome de contri- buer aux charges publiques ; quand, ayant promis de donner quelque argent du trésor des chrétiens, qui était considérable, il n'amène que des gueux au lieu d'argent, n'est-ce pas visiblement insulter l'empereur, n'est-ce pas être criminel de lèse-majesté? Il est fort douteux qu'on ait fait faire un gril de six pieds pour cuire Laurent, mais il est certain qu'il méritait punition.

L'ampoulé Grégoire de Nysse fait l'éloge de saint Théodore, qui s'avisa de brûler dans Amazée le temple de Cybèle, comme on dit qu'Érostrate avait brûlé le temple de Diane. On a osé faire un saint de cet incendiaire, qui certainement méritait le plus grand supplice. On nous fait adorer ce que nous punissons par le dernier supplice.

1. Voyez tome XVIII, page 3S0; et XXIV, 485.

"266 CHAPITRE XXYI.

Tous les martyres d'ailleurs, que tant d'écrivains ont copiés de siècle en siècle, ressemLlent tellement à la Légende dorée qu'en vérité il n'y a pas un seul de ces contes qui ne fasse pitié. Un de ces premiers contes est celui de Perpétue et de Félicité. Perpétue vit une échelle d'or qui allait jusqu'au ciel. (Jacob n'en avait vu qu'une de bois : cela marque la supériorité de la loi nouvelle.) Perpétue monte à l'échelle : elle voit dans un jardin un grand berger blanc qui trayait ses brebis, et qui lui donne une cuillerée de lait caillé. Après trois ou quatre visions pareilles, on expose Perpétue et Félicité à un ours et à une vache.

Un bénédictin français, nommé Ruinart*, croyant répondre à notre savant compatriote Dodwell, a recueilli de prétendus actes de martyrs, qu'il appelle les Actes sinccres. Piuinart commence par le martyre de Jacques, frère aîné de Jésus, rapporté dans VHis- toire ecclésiastique d'Eusè])e, trois cent trente années après l'événe- ment.

Ne cessons jamais d'observer que Dieu avait des frères hommes. Ce frère aîné, dit-on, était un Juif très-dévot; il ne cessait de prier ni de sacrifier dans le temple juif, môme après la descente du Saint-Esprit; il n'était donc pas chrétien. Les Juifs l'appe- laient Oblia le juste; on le prie de monter sur la plate-forme du temple pour déclarer que Jésus était un imposteur : ces Juifs étaient donc Ijien sots de s'adresser au frère de Jésus. Il ne man- qua pas de déclarer sur la plate-forme que son cadet était le sau- veur du monde, et il fut lapidé.

Que dirons-nous de la conversation d'Ignace avec l'empereur Trajan, qui lui dit : Qui és-lu, esprit impur? et de la bienheureuse Symphorose, qui fut dénoncée à l'empereur Adrien par ses dieux lares? et de Polycarpe, à qui les llammcs d'un bûcher n'osèrent toucher, mais qui ne put résister au tranchant du glaive? et du soulier de la martyre sainte Épipode, qui guérit un gentilhomme de la fièvre?

Et de saint Cassien, maître d'école, qui fut fessé par ses éco- liers? et de sainte Potamienne, qui, n'ayant .pas voulu coucher avec le gouverneur d'Alexandrie, fut plongée trois heures entières dans la poix-résine bouillante, et en sortit avec la peau la plus blanche et la plus fine?

Et de Pionius, qui resta sain et sauf au milieu des llammes, et qui en mourut je ne sais comment ?

Et du comédien Genest, qui devint chrétien en jouant une

1. Voyez tome XIV, page 125.

DES MARTYRS. 267

farce * devant l'empereur Dioclétien, et qui fut condamné par cet empereur dans le temps qu'il favorisait le plus les chrétiens ? Et d'une légion tlié])aine, laquelle fut envoyée d'Orient en Occident pour aller réprimer la sédition des Bagaudes, qui était déjà ré- primée, et qui fut martyrisée tout entière dans un temps l'on ne martyrisait personne, et dans un lieu il n'est pas possible de mettre quatre cents hommes en hataiJle; et qui enfin fut trans- mise au puhlic par écrit, deux cents ans après cette belle aventure?

Ce serait un ennui insupportable de rapporter tous ces pré- tendus martyres. Cependant je ne peux m'empêcher de jeter encore un coup d'œil sur quelques martyrs des plus célèbres.

Nilus, témoin oculaire à la vérité, mais qui est inconnu (et c'est grand dommage), assure que son ami saint Théodote, caba- retier de son métier, faisait tous les miracles qu'il voulait. C'était à lui de changer l'eau en vin ; mais il aimait mieux guérir les malades en les touchant du bout du doigt. Le cabaretier Théo- dote 2 rencontra un curé de la ville d'Ancyre dans un pré ; ils trouvèrent ce pré tout à fait propre à y bâtir une chapelle dans un temps de persécution : « Je le veux bien, dit le prêtre, mais il me faut des reliques. Qu'à cela ne tienne, dit le saint, vous en aurez bientôt ; et voilà ma bagué que je vous donne en gage. » Il était bien sûr de son fait, comme vous l'allez voir.

On condamna bientôt sept vierges chrétiennes d'Ancyre, de soixante et dix ans chacune, à être livrées aux brutales liassions des jeunes gens de la ville. La Légende ne manque pas de remarquer que ces demoiselles étaient très-ridées ; et ce qui est fort étonnant, c'est que ces jeunes gens ne leur firent pas la moindre avance, à l'exception d'un seul qui, ayant en sa personne de quoi négliger ce point-U(, voulut tenter l'aventure, et s'en dégoûta bientôt. Le gouverneur, extrêmement irrité que ces sept vieilles n'eussent pas subi le supplice qu'il leur destinait, les fit prêtresses de Diane : ce que ces vierges chrétiennes acceptèrent sans difficulté. Elles furent nommées pour aller laver la statue de Diane dans le lac voisin ; elles étaient toutes nues, car c'était sans doute l'usage que la chaste Diane ne fût jamais servie que par des ailles nues, quoiqu'on n'approchât jamais d'elle qu'avec un grand voile. Deux

1. Il contrefaisait le malade, disent les Actes sincères. « Je suis bien lourd, disait Genest. Veux-tu qu'on te fasse raboter? Non, je veux qu'on me donne l'ex- trôme-onction des chrétiens. » Aussitôt deux acteurs l'oignirent, et il fut converti sur-le-champ. Vous remarquerez que, du temps de Dioclétien, l'extréme-onction était absolument inconnue dans TÉglise latine. {Note de VuUaire, 1771.)

2. Voyez tome XX, page 42.

268 CHAPITRE XXVI.

chœurs de ménades et de bacchantes, armées de thyrses, précé- daient le char, selon la remarque judicieuse de l'auteur, qui prend ici Diane pour Bacchus ; mais, comme il a été témoin oculaire, il n'y a rien k lui dire.

Saint Théodote tremblait que ces sept vierges ne succombas- sent à quelques tentations : il était en prières, lorsque sa femme vint lui apprendre qu'on venait de jeter les sept vieilles dans le lac; il remercia Dieu d'avoir ainsi sauvé leur pudicité. Le gou- verneur fit faire une garde exacte autour du lac, pour empêcher les chrétiens, qui avaient coutume de marcher sur les eaux, de venir enlever leurs corps. Le saint cabarctier était au déses- poir : il allait d'église en église, car tout était plein de belles églises pendant ces affreuses persécutions; mais les païens, rusés, avaient bouché toutes les portes. Le cabaretier prit alors le parti de dormir : l'une des vieilles lui apparut dans son premier som- meil ; c'était, ne vous déplaise, sainte ïhécuse, qui lui dit en propres mots : « Mon cher Théodote, souffrirez-vous que nos corps soient mangés par des poissons ? »

Théodote s'éveille, il résolut de repêcher les saintes du fond du lac au péril de sa vie. Il fait tant qu'au bout de trois jours, ayant donné aux poissons le temps de les manger, il court au lac par une nuit noire avec deux ])raves chrétiens.

Un cavalier céleste se met à leur tête, portant un grand flam- beau devant eux pour empêcher les gardes de les découvrir : le cavalier prend sa lance, fond sur les gardes, les met en fuite ; c'était, comme chacun sait, saint Soziandre, ancien ami de Théo- dote, lequel avait été martyrisé depuis peu. Ce n'est pas tout; un orage violent mêlé de foudres et d'éclairs et accompagné d'une pluie prodigieuse, avait mis le lac à sec. Les sept vieilles sont repêchées et proprement enterrées.

Vous croyez bien que l'attentat de Théodote fut bientôt décou- vert; le cavalier céleste ne put l'empêcher d'être fouetté et appli- qué à la question. Quand Théodote eut été bien étrillé, il cria aux chrétiens et aux idolâtres : « Voyez, mQs amis, de quelles grâces notre Seigneur Jésus comble ses serviteurs ! il les fait fouetter jusqu'à ce qu'ils n'aient plus de peau, et leur donne la force de supporter tout cela ; » enfin il fut pendu.

Son ami Fronton le curé fit bien voir alors que le saint était cabaretier : car en ayant reçu précédemment quelques bouteilles d'excellent vin, il enivra les gardes, et emporta le pendu, lequel iui dit-: « Monsieur le curé, je vous avais promis des reliques, je vous ai tenu parole. »

DES MARTYRS. 269

Cette histoire admirable est une des plus avérées. Qui pour- rait en douter après le témoignage du jésuite Bollandus et du bénédictin Rninart?

Ces contes de vieilles me dégoûtent; je n'en parlerai pas da- vantage. J'avoue qu'il y eut en effet quelques chrétiens suppliciés en divers temps, comme des séditieux qui avaient l'insolence d'être intolérants et d'insulter le gouvernement. Ils eurent la cou- ronne du martyre, et la méritaient bien. Ce que je plains, c'est de pauvres femmes imbéciles, séduites par ces non-conformistes. Ils étaient bien coupables d'abuser de la facilité de ces faibles créatures, et d'en faire des énergumènes ; mais les juges qui en firent mourir quelques-unes étaient des barbares.

Dieu merci, il y eut peu de ces exécutions. Les païens furent bien loin d'exercer sur ces énergumènes les cruautés que nous avons depuis si longtemps déployées les uns contre les autres. Il semble que surtout les papistes aient forgé tant de martyres ima- ginaires dans les premiers siècles pour justifier les massacres dont leur Église s'est souillée.

Une preuve bien forte qu'il n'y eut jamais de grandes persé- cutions contre les premiers chrétiens, c'est qu'Alexandrie, qui était le centre, le chef-lieu de la secte, eut toujours publiquement une école du christianisme ouverte, comme le Lycée, le Portique, et l'Académie d'Athènes. Il y eut une suite de professeurs chré- tiens. Pantène succéda publiquement à un Marc, qu'on a pris mal à propos pour Marc Tapôtre. Après Pantène vient Clément d'Alexandrie, dont la chaire fut ensuite occupée par Origène, qui laissa une foule de disciples. Tant qu'ils se bornèrent à ergoter, ils furent paisibles; mais lorsqu'ils s'élevèrent contre les lois et la police publique, ils furent punis. On les réprima surtout sous l'empire de Décius; Origène môme fut mis en prison. Cyprien, évoque de Carthage, ne dissimule pas que les chrétiens s'étaient attiré cette persécution. « Chacun d'eux, dit-il dans son livre Des Tombés, court après les biens et les honneurs avec une fureur insatiable. Les évêques sont sans religion, les femmes sans pu- deur; la friponnerie règne; on jure, on se parjure; les animosi- tés divisent les chrétiens ; les évoques abandonnent les chaires pour courir aux foires, et pour s'enrichir par le négoce ; enfin nous nous plaisons à nous seuls, et nous déplaisons à tout le monde. »

Il n'est pas étonnant que ces chrétiens eussent de violentes querelles avec les partisans de la religion de l'empire, que l'inté- rêt entrât dans ces querelles, qu'elles causassent souvent des

270 CHAPITRE XXVIl.

troubles violents, et qu'enfin ils s'attirassent une persécution. Le fameux jurisconsulte Ulpien avait regardé la secte comme une faction très-dangereuse, et qui pouvait un jour servir à la ruine de l'État ; en quoi il ne se trompa point.

CHAPITRE XXVII.

DES MIRACLES.

Après les merveilles orientales de l'Ancien Testament ; après que, dans le Nouveau, Dieu, emporté sur une montagne par le diable S en est descendu pour changer des cruches d'eau en cruches de vin-; qu'il a séché un figuier ^ parce que ce figuier n'cfvait pas de figues sur la fin de l'hiver ; qu'il a envoyé des diables'' dans le corps de deux mille cochons; après, dis-je, qu'on a vu toutes ces belles choses, il n'est pas étonnant qu'elles aient été imitées.

Pierre Simon Barjone a très-bien fait de ressusciter la coutu- rière Dorcas : c'est bien le moins qu'on puisse faire pour une fille qui raccommodait gratis les tuniques des fidèles. Mais je ne passe point à Simon Pierre Barjone d'avoir fait mourir de mort subite Ananie et sa femme Sapliire% deux bonnes créatures, qu'on suppose avoir été assez sottes pour donner tous leurs biens aux apôtres. Leur crime était d'avoir retenu de quoi subvenir à leurs besoins pressants.

0 Pierre ! ô apôtres désintéressés ! ({uoi ! déjà vous persuadez à vos dirigés de vous donner leur bien ! De quel droit ravissez- vous ainsi toute la fortune d'une famille? Voilà donc le premier exemple de la rapine de votre secte, et de la rapine la plus punis- sab)le? Venez à Londres faire le même manège, et vous verrez si les héritiers de Saphire et d'Ananie ne vous feront pas rendre gorge, et si le grand juré vous laissera impunis. Mais ils oiit donné leur argent de bon gré ! Mais vous les avez séduits pour les dépouiller de leur bon gré.— Ils ont retenu quelque chose pour eux ! Lâches ravisseurs, vous osez leur faire un crime d'avoir gardé de quoi ne pas mourir de faim ! Ils ont menti, dites-vous.

1. MaUhieu, iv, 8; Luc, iv, 9.

2. Jean, ii, 9.

3. MaUhieu, xxi, 19; Marc, xi, 13.

" 4. Matthieu, viu, 32; Marc, v, 13; Jean, ii, 9. 5. Actes, chap. v.

DES MIRACLES. 271

Étaient-ils obligés de vous dire leur secret ? Si un escroc vient me dire : Avez-vous de l'argent? je forai très-bien de lui répondre : Je n"en ai point. Voilà, en un mot, le plus abominable miracle qu'on puisse trouver dans la légende des miracles. Aucun de tous ceux qu'on a faits depuis n'en approche; et si la chose était vraie, ce serait la plus exécrable des choses vraies.

Il est doux d'avoir le don des langues ; il serait plus doux d'avoir le sens commun. Les Pères de l'Église eurent du moins le don de la langue, car ils parlèrent beaucoup ; mais il n'y eut parmi eux qu'Origène et Jérôme qui sussent l'hébreu. Augustin, Ambroise, Jean Chrysostome, n'en savaient pas un mot.

A'ous avons déjà vu les beaux miracles des martyrs, qui se laissaient toujours couper la tête pour dernier prodige. Origène à la vérité, dans son premier livre contre Celse, dit que les chré- tiens ont des visions, mais il n'ose prétendre qu'ils ressuscitent des morts.

Le christianisme opéra toujours de grandes choses dans les premiers siècles. Saint Jean, par exemple, enterré dans Éphèse, remuait continuellement dans sa fosse; ce miracle utile dura jus- qu'au temps de l'évêque d'Hippone Augustin ^ Les prédictions, les exorcismes, ne manquaient jamais: Lucien même en rend témoignage. Voici comme il rend gloire à la vérité dans le cha- pitre de la mort du chrétien Peregrinus, qui eut la vanité de se brûler : « Dès qu'un joueur de gobelets habile se fait chrétien, il est sûr de faire fortune aux dépens des sots fanatiques auxquels il a à faire. »

Les chrétiens faisaient tous les jours des miracles, dont au- cun Romain n'entendit jamais parler. Ceux de Grégoire le thau- maturge, ou le merveilleux, sont en effet dignes de ce surnom. Premièrement, un beau vieillard descend du ciel pour lui dicter le catéchisme qu'il doit enseigner. Chemin faisant il écrit une lettre au diable ; la lettre parvient à son adresse, et le diable ne manque pas de faire ce que Grégoire lui ordonne.

Deux frères se disputent un étang ; Grégoire sèche l'étang, et le fait disparaître pour apaiser la noise. Il rencontre un cliar- bonnier^, et le fait évêque. C'est apparemment depuis ce temps-là que la foi du charbonnier est passée en proverbe. Mais ce miracle n'est pas grand; j'ai vu quelques évêques^ dans mes voyages qui

1. Augustin, tome III, page 189. {Noie de Voltaire.)

2. Alexandre, évoque de Coniane.

3. Voltaire désigne ici Biord, petit-fils d'un maçon et évèque d'Annecy, mais qui n'avait pas le mortier liant, dit Voltaire dans sa lettre à d'Alembert, du

272 CHAPITRE XXVIII.

n'en savaient pas plus que le cliarLonnier de Grégoire. Un mi- racle plus rare, c'est qu'un jour les païens couraient après Gré- goire et son diacre pour leur faire un mauvais parti ; les voilà qui se changent tous les deux en arbres. Ce thaumaturge était un vrai Protée. Mais quel nom donnera-t-on à ceux qui ont écrit ces inepties? et comment se peut-il que Fleury les ait copiées dans son Histoire ecclésiastique? Est-il possible qu'un homme qui avait quelque sens, et qui raisonnait tolérablement sur d'autres sujets, ait rapporté sérieusement que Dieu rendit folle une vieille pour empêcher qu'on ne découvrît saint Félix de Noie pendant la persécution * ?

On me répondra que Fleury s'est borné à transcrire, et moij e répondrai qu'il ne fallait pas transcrire des bêtises injurieuses à la Divinité ; qu'il a été coupable s'il les a copiées sans les croire, et qu'il a été un imbécile s'il les a crues.

GH/VPITRE XXVIII.

DES CHRÉTIENS DEPUIS DIOCI.ÉTIEN JUSQU'a CONSTANTIN.

Les chrétiens furent bien plus souvent tolérés et même pro- tégés qu'ils n'essuyèrent de persécutions. Le règne de Dioclétien fut, pendant dix-huit années entières, un règne de paix et de faveurs signalées pour eux. Les deux principaux officiers du palais, Gorgonius et Dorothée, étaient chrétiens. On n'exigeait ,plus qu'ils sacrifiassent aux dieux de l'empire pour entrer dans les emplois publics. Enfin Prisca, femme de Dioclétien, était chrétienne; aussi jouissaient-ils des plus grands avantages. Ils bâtissaient des temples superbes, après avoir tous dit, dans les premiers siècles, qu'il ne fallait ni temples ni autels à Dieu ; et,

24 mai 17G'.). (B.) Voyez aussi tome XIX, 82 ; XX, 105, 313; et, ci-après, la Lettre à l'évêque d'Annecy,

1. Voyez, sur tous ces miracles, les sixième et septième livres de Fleury. Voyez plutôt le Recueil des miracles opérés à Saint-Médard, à Paris, présenté au roi de France Louis XV, par un nommé Carré de Montgeron, conseiller au parle- ment de Paris. Les convulsionnaires avaient fait ou vu plus de mille miracles; Fatio et Daudé ne prétendirent-ils pas ressusciter un mort chez nous en 1707? La cour de Rome ne canonise-t-elle pas encore tous les jours, pour de l'argent, des saints qui ont fait des miracles dont elle se moque? Et combien de miracles faisaient nos moines avant que, sous un Henri VIII, on eût étalé dans la place publique tous les instruments de leurs abominables impostures? (Note de Vol- taire.) — La première phrase de cette note est de 1707; tout le reste, de 1771.

DES CHRÉTIENS, DE DIOGLÉTIEN A CONSTANTIN. 273

passant de la simplicité d'une église pauvre et cachée à la magni- ficence d'une église opulente et pleine d'ostentation, ils étalaient des vases d'or et des ornements éblouissants ; quelques-uns de leurs temples s'élevaient sur les ruines d'anciens périptères païens abandonnés. Leur temple, à Nicomédie, dominait sur le palais impérial ; et, comme le remarque Eusèbe, tant de prospérité avait produit l'insolence, l'usure, la mollesse, et la dépravation des mœurs. On ne voyait, dit Eusèbe, qu'envie, médisance, discorde, et sédition.

Ce fut cet esprit de sédition qui lassa la patience du césar Galère-Maximien. Les chrétiens l'irritèrent précisément dans le temps que Dioclétien venait de publier des édits fulminants contre les manichéens. Un des édits de cet empereur commence ainsi : <c Nous avons appris depuis peu que des manichéens, sortis de la Perse, notre ancienne ennemie, inondent notre monde. »

Ces manichéens n'avaient encore causé aucun trouble : ils étaient nombreux dans Alexandrie et dans l'Afrique ; mais ils ne disputaient que contre les chrétiens, et il n'y a jamais eu le moindre monument d'une querelle entre la religion des anciens Romains et la secte de Manès. Les différentes sectes des chrétiens, au contraire, gnostiques, marcionites, valentiniens, ébionites, gali- léens, opposées les unes aux autres, et toutes ennemies de la religion dominante, répandaient la confusion dans l'empire.

N'est-il pas bien vraisemblable que les chrétiens eurent assez de crédit au palais pour obtenir un édit de l'empereur contre le manichéisme? Cette secte, qui était un mélange de l'ancienne religion des mages et du christianisme, était très-dangereuse, surtout en Orient, pour l'Église naissante. L'idée de réunir ce que l'Orient avait de plus sacré avec la secte des chrétiens faisait déjà beaucoup d'impression.

La théologie obscure et sublime des mages, mêlée avec la théologie non moins obscure des chrétiens platoniciens, était bien propre à séduire des esprits romanesques qui se payaient de paroles. Enfin, puisqu'au bout d'un siècle le fameux pasteur d'Hippone, Augustin, fut manichéen, il est bien sûr que cette secte avait des charmes pour les imaginations allumées. Manès avait été crucifié en Perse, si l'on en croit Chondemir; et les chrétiens, amoureux de leur crucifié, n'en voulaient pas un second.

Je sais que nous n'avons aucune preuve que Jes chrétiens obtinrent l'édit contre le manichéisme ; mais enfin il y en eut un sanglant ; et il n'y en avait point contre les chrétiens. Quelle fut

20.— MÉLANGES, v. 18

274 CHAPITRE XXYIII.

donc ensuite la cause de Ja disgrâce des chrétiens, les deux der- nières années du règne d'un empereur assez philosophe pour abdiquer l'empire, pour vivre en solitaire, et pour ne s'en repentir jamais?

Les chrétiens étaient attachés à Constance le Pâle, père du célèbre Constantin, qu'il eut d'une servante de sa maison nommée Hélène ^

Constance les protégea toujours ouvertement. On ne sait si le césar Galérius fut jaloux de la préférence que les chrétiens don- naient sur lui à Constance le Pâle, ou s'il eut quelque autre sujet de se plaindre d'eux ; mais il trouva fort mauvais qu'ils bâtissent une église qui offusquait son palais. 11 sollicita longtemps Dio- clétien de faire abattre cette église et de prohiber l'exercice de la religion chrétienne. Dioclétien résista; il assembla enfin un conseil composé des principaux officiers de l'empire. Je me souviens d'avoir lu dans VEistoire ecclésiastique de Fleury que « cet empe- reur avait la malice de ne point consulter quand il voulait faire du bien, et de consulter quand il s'agissait de faire du mal ». Ce que Fleury appelle malice, je l'avoue, me paraît le plus grand éloge d'un souverain. Y a-t-il rien de plus beau que de faire le bien par soi-même? Un grand cœur alors ne consulte personne; mais dans les actions de rigueur, un homme juste et sage ne fait rien sans conseil.

L'église de Nicomédie fut enfin démolie en 303; mais Dioclétien se contenta de décerner que les chrétiens ne seraient plus élevés aux dignités de l'empire : c'était retirer ses grâces, mais ce n'était point persécuter. Il arriva qu'un chrétien eut l'insolence d'arracher publiquement i'édit de l'empereur, de le déchirer, et de le fouler aux pieds. Ce crime fut puni, comme il méritait de l'être, par la mort du coupable. Alors Prisca, femme de l'empereur, n'osa plus protéger des séditieux; elle quitta même la religion chrétienne, quand elle vit qu'elle ne conduisait qu'au fanatisme et à la révolte. Galérius fut alors en pleine liberté d'exercer sa ven- geance.

Il y avait en ce temps beaucoup de chrétiens dans l'Arménie et dans la Syrie : il s'y fit des soulèvements ; les chrétiens même furent accusés d'avoir mis le feu au palais de Galérius. Il était

1. Cette Hélène, dont on a fait une sainte, était stàbularia, préposée à l'écurie chez Constance-Chlore, comme l'avouent Eusèbe, Ambroisc, INicéphore, Jérôme- La Chronique d'Alexandrie appelle Constantin bâtard; Zosime le certifie; et cer- tainement on n'aurait point fait cet affront à la famille d'un empereur si puissant s'il y avait eu le moindre doute sur sa naissance. {Noie de Voltaire, 1707.)

DES CHRÉTIENS, DE DIOCLÉTIEN A CONSTANTIN. 27o

bien naturel de croire que des gens qui avaient déchiré publique- ment les édits, et qui avaient brûlé des temples comme ils l'avaient fait souvent, avaient aussi brûlé le palais; cependant il est très- faux qu'il y eût une persécution générale contre eux. Il faut bien qu'on n'eût sévi que légalement contre les réfractaires, puisque Dioclétien ordonna qu'on enterrât les suppliciés, ce qu'il n'aurait point fait si on avait persécuté sans forme de procès. On ne trouve aucun édit qui condamne à la mort uniquement pour faire profession du christianisme. Cela eût été aussi insensé et aussi horrible que la Saint-Barthélémy, que les massacres d'Ir- lande, et que la croisade contre les Albigeois : car alors un cin- quième ou un sixième de l'empire était chrétien. Une telle persé- cution eût forcé cette sixième partie de l'empire de courir aux armes, et le désespoir qui l'eût armée l'aurait rendue terrible.

Des déclamateurs, comme Eusèbe de Césarée et ceux qui l'ont suivi, disent en général qu'il y eut une quantité incroyable de chrétiens immolés. Mais d'où vient que l'historien Zosime n'en dit pas un seul mot ? Pourquoi Zonare, chrétien, ne nomme-t-il aucun de ces fameux martyrs? D'où vient que l'exgération ecclé- siastique ne nous a pas conservé les noms de cinquante chrétiens livrés à la mort ?

Si on examinait avec des yeux critiques ces prétendus massa- cres que la Légende impute vaguement à Dioclétien, il y aurait prodigieusement à rabattre, ou plutôt on aurait le plus profond mépris pour ces impostures, et on cesserait de regarder Dioclé- tien comme un persécuteur.

C'est en effet sous ce prince qu'on place la ridicule aventure du cabaretier Théodote, la prétendue légion thébaine immolée, le petit Romain bègue, qui parle avec une volubilité incroyable sitôt que le médecin de l'empereur, devenu bourreau, lui a coupé la langue; et vingt autres aventures pareilles que les vieilles rado- teuses de Cornouailles auraient honte aujourd'hui de débiter à leurs petits enfants K

1. Si, dans le iv" siècle de notre ridicule computation, il y eut quelques chré- tiens punis pour les crimes et pour les abominations qu'on leur imputait, faut-il s'en étonner? N'avons-nous pas vu que des évèques leur reprochaient les choses les plus monstrueuses? [Voyez page 2iG.] Le savant Hume nous a fait remarquer la plus horrible abomination, que milord Bolingbroke avait oubliée, et qui est rapportée par saint Épiphane. Vous la/trouverez dans l'édition de Paris, 1564, page 185. Il y est question d'une société de chrétiens qui immolent un enfant païen à l'enfant Jésus, en le faisant périr à coups d'aiguilles. J'avouo que je ne suis point étonné de ce raffinement d'horreur, après les incroyables excès se por- tèrent les papistes contre les protestants dans les massacres d'Irlande. La super- stition est capable de tout. {Note de Decroix.)

276 CHAPITRE XXIX.

CHAPITRE XXIX.

DE CONSTANTIN.

Quel est l'homme qui, ayant reçu une éducation tolérabie, puisse ignorer ce que c'était que Constantin ? Il se fait reconnaître empereur au fond de l'Angleterre par une petite armée d'étran- gers : avait-il plus de droit à l'empire que Maxence, élu par le sénat ou par les armées romaines?

Quelque temps après, il vient en Gaule et ramasse des soldats chrétiens attachés à son père ; il passe les Alpes, grossissant touj ours son a^rmée; il attaque son rival, qui tombe dans le Tibre au milieu de la bataille. On ne manque pas de dire qu'il y a eu du miracle dans sa victoire, et qu'on a vu dans les nuées un étendard et une croix céleste chacun pouvait lire en lettres grecques : Tu vain- cras par ce signe. Car les Gaulois, les Bretons, les AUobroges, les Insubriens, qu'il traînait à sa suite, entendaient tous le grec par- faitement, et Dieu aimait mieux leur parler grec que latin.

Cependant, malgré ce beau miracle qu'il fit lui-même divul- guer, il ne se fit point encore chrétien ; il se contenta, en bon politique, de donner liberté de conscience à tout le monde, et il fit une profession si ouverte du paganisme qu'il prit le titre de grand pontife: ainsi il est démontré qu'il ménageait les deux rehgions; en quoi il se conduisait très-prudemment dans les pre- mières années de sa tyrannie. Je me sers ici du mot de tyrannie sans aucun scrupule, car je ne me suis pas acoutumé à recon- naître pour souverain un homme qui n'a d'autres droits que la force ; et je me sens trop humain pour ne pas appeler tyran un barbare qui a fait assassiner son beau-père Maximien-Hercule à Marseille, sous le prétexte le moins spécieux, et l'empereur. Licinius, son beau-frère, à Thessalonique, par la plus lâche per- fidie.

J'appelle tyran sans doute celui qui fait égorger son fils Cris- pus, étouffer sa femme Fausta, et qui, souillé de meurtres et de parricides, étalant le faste le plus révoltant, se livrait à tous les plaisirs dans la plus infâme mollesse.

Que de lâches flatteurs ecclésiastiques lui prodiguent des éloges, même en avouant ses crimes; qu'ils voient, s'ils veulent, en lui un grand homme, un saint, parce qu'il s'est fait plonger rois fois dans une cuve d'eau : un homme de ma nation et de

DES QUERELLES CHRÉTIENNES. 277

mon caractère, et qui a servi une souveraine vertueuse, ne s'avilira jamais jusqu'à prononcer le nom de Constantin sans horreur,

Zosime rapporte, et cela est bien vraisemblable, que Con- stantin, aussi faible que cruel, mêlant la superstition aux crimes, comme tant d'autres princes, crut trouver dans le christianisme l'expiation de ses forfaits. A la bonne heure que les évêques inté- ressés lui aient fait croire que le Dieu des chrétiens lui pardon- nait tout, et lui saurait un gré infini de leur avoir donné de l'argent et des honneurs; pour moi, je n'aurais point trouvé de Dieu qui eût reçu en grâce un cœur si fourbe et si inhumain ; il n'appartient qu'à des prêtres de canoniser l'assassin d'Urie chez les Juifs, et le meurtrier de sa femme et de son fils chez les chrétiens.

Le caractère de Constantin, son faste et ses cruautés, sont assez bien exprimés dans ces deux vers, qu'un de ses malheureux courtisans, nommé Ablavius, afficha à la porte du palais :

Saturni aurea secla quis requirat? Sunt hœc gemmea, sed Nevoniana*.

Qui peut regretter le siècle d'or de Saturne? Celui-ci est de pierreries, mais il est de Néron.

Mais qu'aurait dire cet Ablavius du zèle charitable des chrétiens, qui, dès qu'ils furent mis par Constantin en pleine liberté, assassinèrent Candidien, fils de l'empereur Galérius, un fils de l'empereur Maximien, âgé de huit ans, sa fille, âgée de sept, et noyèrent leur mère dans l'Oronte? Ils poursuivirent longtemps la vieille impératrice Valérie, veuve de Galérius, qui fuyait leur vengeance. Ils l'atteignirent à Thessalonique, la mas- sacrèrent, et jetèrent son corps dans la mer. C'est ainsi qu'ils i signalèrent leur douceur évangélique ; et ils se plaignent d'avoir eu des martyrs !

CHAPITRE XXX.

DES QUERELLES CHRÉTIENNES AVANT CONSTANTIN ET SOUS SON RÈGNE.

Avant, pendant, et après Constantin, la secte chrétienne fut toujours divisée en plusieurs sectes, en plusieurs factions, et en

1. Ces deux vers, qui ont été conservés par Sidoine Apollinaire (livre V, épître vni), sont tout ce qui existe d'Ablavius.

278 CHAPITRE XXX.

plusieurs schismes. Il était impossible que des gens qui n'avaient aucun système suivi, qui n'avaient pas même ce petit Credo^ si faussement imputé depuis aux apôtres, différant entre eux de nation, de langage, et de mœurs, fussent réunis dans la même créance.

Saturnin, Basilide, Carpocrate, Euphrate, Valentin, Cerdon, Marcion, Hermogène, Hermas, Justin, Tertullien, Origène, eurent tous des opinions contraires ; et tandis que les magistrats romains tâchaient quelquefois de réprimer les chrétiens, on les voyait tous, acharnés les uns contre les autres, s'excommunier, s'ana- thématiser réciproquement, et se combattre du fond de leurs cachots : c'était bien le plus sensible et le plus déplorable effet du fanatisme.

La fureur de dominer ouvrit une autre source de discorde : on sejlisputa ce qu'on appelait une dignité d'évêque, avec le môme emportement et les mêmes fraudes qui signalèrent depuis les schismes de quarante antipapes. On était aussi jaloux de commander à une petite populace obscure que les Urbain, les Jean, l'ont été de donner des ordres à des rois.

Novat disputa première place chrétienne dans Carthage à Cyprien, qui fut élu. Novatien disputa l'évêché de Rome à Cor- neille ; chacun d'eux reçut l'imposition des mains par les évêques de son parti. Ils osaient déjà troubler Rome, et les compilateurs théologiques osent s'étonner aujourd'hui que Décius ait fait punir quelques-uns de ces perturbateurs ! Cependant Décius, sous lequel Cyprien fut supplicié, ne punit ni Novatien ni Corneille; on laissa ces rivaux obscurs se déclarer la guerre, comme on laisse des chiens se battre dans une basse-cour, pouvu qu'ils ne mordent pas leurs maîtres.

Du temps de Constantin il y eut un pareil schisme à Carthage; deux antipapes africains, ou antiévêques, Cécilien et Majorin, se disputèrent la chaire, qui commençait à devenir un objet d'am- bition. Il y avait des femmes dans chaque parti. Donat succéda

1. Ce Credo, ce symbole appelé le Symbole des apôtres, n'est pas plus des apôtres que de l'évêque de Londres. Il fut composé au siècle par le prêtre Rufin. Toute la religion chrétienne a été faite de pièces et de morceaux: c'est qu'il est dit que Jésus, après sa mort, descendit aux enfers. Nous eûmes une grande dispute, du temps d'Edouard VI, pour savoir s'il y était descendu en corps et en âme ; nous décidâmes que l'âme seule de Jésus avait été prêcher en enfer, tandis que son corps était dans son sépulcre : comme si en efl'et on avait mis dans un sépulcre le corps d'un supplicié, comme si l'usage n'avait pas été de jeter ..ces corps à la voirie. Je voudrais bien savoir ce que son âme serait allée faire en enfer. Nous étions bien sots du temps d'Edouard VI. (Notede Voltaire, 1771.)

ARFANISME ET ATHANASIANISME. 279

à Majorin, et forma le premier des schismes sanglants qui devaient souiller le christianisme. Eusèhe rapporte qu'on se hattait avec des massues, parce que Jésus, dit-on, avait ordonné à Pierre de remettre son épée^ dans le fourreau. Dans la suite on fut moins scrupuleux ; les donatistes et les cyprianistes se battirent avec le fer. Il s'ouvrait dans le môme temps une scène de trois cents ans de carnage pour la querelle d'Alexandre et d'Arius, d'Athanase et d'Eusèbe, pour savoir si Jésus était précisément de la même sub- stance que Dieu, ou d'une substance semblable à Dieu.

CHAPITRE XXXI.

ARIANISMR ET ATHANASIANISME.

Qu'un Juif nommé Jésus ait été semblable à Dieu, ou con- substantiel à Dieu, cela est également absurde et impie.

Qu'il y ait trois personnes dans une substance, cela est égale- ment absurde.

Qu'il y ait trois dieux dans un dieu, cela est également absurde.

Rien de tout cela n'était un système chrétien, puisque rien de toute cette doctrine ne se trouve dans aucun Évangile, seul fon- dement reconnu du christianisme. Ce ne fut que quand on voulut platoniser qu'on se perdit dans ces idées chimériques. Plus le christianisme s'étendit, plus ses docteurs se fatiguèrent à le rend-re incompréhensible. Les subtilités sauvèrent ce que le fond avait de bas et de grossier.

Mais à quoi servent toutes ces imaginations métaphysiques? Qu'importe à la société humaine, aux mœurs, aux devoirs, qu'il y ait en Dieu une personne ou trois ou quatre mille? En sera-t-on plus homme de bien pour prononcer des mots qu'on n'entend pas? La religion, qui est la soumission à la Providence, et l'amour de la vertu, a-t-elle donc besoin de devenir ridicule pour être embrassée ?

Il y avait déjà longtemps qu'on disputait sur la nature du Logos, du verbe inconnu, quand Alexandre, pape d'Alexandrie, souleva contre lui l'esprit de plusieurs papes, en prêchant que la Trinité était une monade. Au reste, ce nom de pape était donné indistinctement alors aux évêques et aux prêtres. Alexandre était évêque ; le prêtre Arius se mit à la tête des mécontents : il se

1. Joan, wiii, H.

280 CHAPITRE XXXI.

forma deux partis violents ; et la question ayant bientôt changé d'objet, comme il arrive souvent, Arius soutint que Jésus avait été créé, et Alexandre qu'il avait été engendré.

Cette dispute creuse ressemblait assez à celle qui a divisé depuis Constantinople, pour savoir si la lumière que les moines voyaient à leur nombril était celle du Thabor, et si la lumière du Thabor et de leur nombril était créée ou éternelle.

Il ne fut plus question de trois hypostases entre les disputants. Le Père et le Fils occupèrent les esprits, et le Saint-Esprit fut négligé.

Alexandre fit excommunier Arius par son parti. Eusèbe, évêque de Nicomédie, protecteur d'Arius, assembla un petit concile l'on déclara erronée la doctrine qui est aujourd'hui l'orthodoxe; la querelle devint violente ; l'évoque Alexandre, et le diacre Atha- nase, qui se signalait déjà par son inflexibilité et par ses intrigues, remuèrent toute l'Egypte. L'empereur Constantin était despotique et dur; mais il avait du bon sens : il sentit tout le ridicule de la dispute.

On connaît assez cette fameuse lettre qu'il fit porter par Osius aux chefs des deux factions. « Ces questions, dit-il , ne viennent que de votre oisiveté curieuse ; vous êtes divisés pour un sujet bien mince. Cette conduite est basse et puérile, indigne d'hommes sensés. » La lettre les exhortait à la paix ; mais il ne connaissait pas encore les théologiens.

Le vieil Osius conseilla à l'empereur d'assembler un concile nombreux. Constantin , qui aimait l'éclat et le faste , convoqua l'assemblée à Nicée. Il y parut comme en triomphe avec la robe impériale, la couronne en tête, et couvert de pierreries. Osius y présida comme le plus ancien des évoques. Les écrivains de la secte papiste ont prétendu depuis que cet Osius n'avait présidé qu'au nom du pape de Rome Silvestre. Cet insigne mensonge, qui doit être placé à côté de la donation de Constantin, est assez confondu par les noms des députés de Silvestre, Titus et Vin- cent, chargés de sa procuration. Les papes romains -étaient à la vérité regardés comme les évêques de la ville impériale, et comme les métropolitains des villes suburbicaires dans la province de Rome ; mais ils étaient bien loin d'avoir aucune autorité sur les évêques de l'Orient et de l'Afrique.

Le concile, à la plus grande plurahté des voix, dressa un formulaire dans lequel le nom de Trinité n'est pas seulement pro- noncé. « -Nous croyons en un seul Dieu et en un seul Seigneur Jésus-Christ, fils unique de Dieu, engendré du Père, et non fait

ARIANIS3IE ET ATHANASIANISME. 281

consubstantiel au Père. » Après ces mots inexplicables, on met, par surérogation : « Nous croyons aussi au Saint-Esprit, » sans dire ce que c'est que ce Saint-Esprit, s'il est engendré, s'il est fait, s'il est créé, s'il procède, s'il est consubstantiel. Ensuite on ajoute : « Anathème à ceux qui disent qu'il y a eu un temps le Fils n'était pas, »

Mais ce qu'il y eut de plus plaisant au concile de Nicée, ce fut la décision sur quelques livres canoniques. Les Pères étaient fort embarrassés sur le choix des Évangiles et des autres écrits. On prit le parti de les entasser tous sur un autel, et de prier le Saint-Esprit de jeter à terre tous ceux qui n'étaient pas légitimes. Le Saint-Esprit ne manqua pas d'exaucer sur-le-champ la requête de Pères ^ Une centaine de volumes tombèrent d'eux-mêmes sous l'autel ; c'est un moyen infaillible de connaître la vérité, et c'est ce qui est rapporté dans VAppendix des actes de ce concile : c'est un des faits de l'histoire ecclésiastique les mieux avérés.

Notre savant et sage Middleton a découvert une chronique d'Alexandrie, écrite par deux patriarches d'Egypte, dans laquelle il est dit que non-seulement dix-sept évêques , mais encore deux mille prêtres, protestèrent contre la décision du concile.

Les évêques vainqueurs obtinrent de Constantin qu'il exilât Arius et trois ou quatre évêques vaincus ; mais ensuite Athanase ayant été élu évêque d'Alexandrie, et ayant trop abusé du crédit de sa place, les évêques et Arius exilés furent rappelés, et Atha- nase exilé à son tour. De deux choses l'une, ou les deux partis avaient également tort, ou Constantin était très-injuste. Le fait est que les disputeurs de ce temps-là étaient des cabaleurs comme ceux de ce temps-ci, et que les princes du iv' siècle ressemblaient à ceux du nôtre , qui n'entendent rien à la matière , ni eux , ni leurs ministres, et qui exilent à tort et à travers. Heureusement nous avons ôté à nos rois le pouvoir d'exiler ; et si nous n'avons pu guérir dans nos prêtres la rage de cabaler, nous avons rendu cette rage inutile.

Il y eut un concile à Tyr, Arius fut réhabilité, et Athanase condamné. Eusèbe de Nicomédie allait faire entrer pompeuse- ment son ami Arius dans l'église de Constantinople; mais un saint catholique, nommé Macaire, pria Dieu avec tant de ferveur et de larmes de faire mourir Arius d'apoplexie que Dieu, qui est bon, l'exauça. Ils disent que tous les boyaux d'Arius lui sortirent

1. Cela est rapporté dans VAppendix des actes du concile, pièce qui a toujours été réputée authentique. {Note de Voltaire, 1771.)

282 CHAPITRE XXXII.

par le fondement ; cela est difficile : ces gens-là n'étaient pas ana- tomistes. Mais saint Macaire ayant oublié de demander la paix de l'Église chrétienne, Dieu ne la donna jamais. Constantin, quelque temps après , mourut entre les Lras d'un prêtre arien ; apparemment que saint Macaire avait encore oublié de prier Dieu pour le salut de Constantin.

CHAPITRE XXXII.

DES ENFANTS DE CONSTANTIN, ET DE JULIEN LE PHILOSOPHE, SURNOMMÉ l'apostat PAR LES CHRÉTIENS'.

Les enfants de Constantin furent aussi chrétiens, aussi ambi- tieux, et aussi cruels que leur père ; ils étaient trois qui parta- gèrent l'empire, Constantin II, Constantius, et Constant. L'empe- reur Constantin F'" avait laissé un frère, nommé Jule, et deux neveux, auxquels il avait donné quelques terres. On commença par égorger le père, pour arrondir la part des nouveaux empe- reurs. Ils furent d'abord unis par le crime, et bientôt désunis. Constant fit assassiner Constantin, son frère aîné, et il fut ensuite tué lui-même.

Constantius, demeuré seul maître de l'empire, avait exterminé presque tout le reste de la famille impériale. Ce Jule, qu'il avait fait mourir, laissait deux enfants, f un nommé Gallus, et Fautre le célèbre Julien. On tua Gallus, et on épargna Julien, parce qu'ayant du goût pour la retraite et pour l'étude on jugea qu'il ne serait jamais dangereux.

S'il est quelque chose de vrai dans rhistoire,'il est vrai que ces deux premiers empereurs chrétiens, Constantin, et Constan- tius son fils, furent des monstres de despotisme et de cruauté. Il se peut, comme nous l'avons déjà insinué, que, dans le fond de leur cœur, ils ne crussent aucun Dieu ; et que, se moquant éga- lement des superstitions païennes et du fanatisme chrétien, ils se persuadassent malheureusement que la Divinité n'existe pas, parce que ni Jupiter le Cretois, ni Hercule le Thébain, ni Jésus le Juif, ne sont des dieux.

Il est possible aussi que des tyrans, qui joignent presque tou-

, 1. Voyez tome XVII, page 316; XIX, 541; voyez le Portrait de Julien, à la tête du Discours de l'empereur Julien ; et les chapitres xx et xxi de V Histoire de l'établissement du christianisme.

DES ENFANTS DE CONSTANTIN, ETC. 283

jours la lâcheté à la barbarie, aient été séduits et encouragés au crime par la croyance étaient alors tous les chrétiens sans exception que trois immersions clans une cuve d'eau avant la mort effaçaient tous les forfaits, et tenaient lieu de toutes les vertus. Cette malheureuse croyance a été plus funeste au genre humain que les passions les plus noires.

Quoi qu'il en soit, Constantius se déclara orthodoxe, c'est-à- dire arien, car l'arianisme prévalait alors dans tout l'Orient contre la secte d'Athanase ; et les ariens, auparavant persécutés, étaient dans ce temps-là persécuteurs.

Athanase fut condamné dans un concile de Sardique, dans un autre tenu dans la ville d'Arles, dans un troisième tenu à Milan : il parcourait tout l'empire romain, tantôt suivi de ses par- tisans, tantôt exilé, tantôt rappelé. Le trouble était dans toutes les villes pour ce seul mot consubstantiel. C'était un fléau que jamais on n'avait connu jusque-là dans l'histoire du monde. L'ancienne religion de l'empire, qui subsistait encore avec quel- que splendeur, tirait de toutes ces divisions un grand avantage contre le christianisme.

Cependant Julien, dont Constantius avait assassiné le frère et toute la famille, fut obligé d'embrasser à l'extérieur le christia- nisme, comme notre reine Elisabeth fut quelque temps forcée de dissimuler sa religion sous le règne tyrannique de notre infâme Marie, et comme, en France, Charles IX força le grand Henri IV d'aller à la messe après la Saint-Barthélémy. Julien était stoïcien, de cette secte ensemble philosophique et religieuse qui produisit tant de grands hommes, et qui n'en eut jamais un méchant, secte plus divine qu'humaine, dans laquelle on voit la sévérité des brachmanes et de quelques moines, sans qu'elle en eût la superstition : la secte eniin des Caton, des Marc-Aurèle, et des Épictète.

Ce fut une chose honteuse et déplorable que ce grand homme se vît réduit à cacher tous ses talents sous Constantius, comme le premier des Brutus sous Tarquin. Il feignit d'être chrétien et presque imbécile pour sauver sa vie. Il fut même forcé d'embras- ser quelque temps la vie monastique. Enfin Constantius, qui n'avait point d'enfants, déclara Julien césar; mais il l'envoya dans les Gaules comme dans une espèce d'exil ; il y était presque sans troupes et sans argent, environné de surveillants, et presque sans autorité.

Différents peuples de la Germanie passaient souvent le Rhin et venaient ravager les Gaules, comme ils avaient fait avant

28Zi CHAPITRE XXXII.

César, et comme ils firent souvent depuis, jusqu'à ce qu'enfin ils les envahirent, et que la seule petite nation des Francs subjugua sans peine toutes ces provinces.

Julien forma des troupes, les disciplina, s'en fit aimer; il les conduisit jusqu'à Strasl30urg,passa le Rhin sur un pont de bateaux, et, à la tête d'une armée très-faible en nombre, mais animée de son courage, il défit une multitude prodigieuse de barbares, prit leur chef prisonnier, les poui-suivit jusqu'à la forêt Hercynienne, se fit rendre tous les captifs romains et gaulois, toutes les dépouilles qu'avaient prises les barbares, et leur imposa des tril3uts.

A cette conduite de César il joignit les vertus de Titus et de Trajan, faisant venir de tous côtés du blé pour nourrir des peu- ples dans des campagnes dévastées, faisant défricher ces cam- pagnes, rebâtissant les villes, encourageant la population, les arts et les talents par des privilèges, s'oubliant lui-même, et tra- vaillant jour et nuit au bonheur des hommesi

Constantius, pour récompense, voulut lui ôter les Gaules, il était trop aimé ; il lui demanda d'abord deux légions que lui- même avait formées. L'armée, indignée, s'y opposa : elle proclama Julien empereur malgré lui. La terre fut alors délivrée de Con- stantius, lorsqu'il allait marcher contre les Perses.

Julien le stoïcien, si sottement nommé l'Apostat par des prê- tres, fut reconnu unanimement empereur par tous les peuples de rOrient et de l'Occident.

La force de la vérité est telle que les historiens chrétiens sont obhgés d'avouer qu'il vécut sur le trône comme il avait fait dans les Gaules. Jamais sa philosophie ne se démentit. Il com- mença par réformer dans le palais de Constantinople le luxe de Constantin et de Constantius. Les empereurs, à leur couronnement, recevaient de pesantes couronnes d'or de toutes les villes ; il réduisit presque à rien ces présents onéreux. La frugale simpli- cité du philosophe n'ôta rien à la majesté et à la j.ustice du sou- verain. Tous les abus et tous les brigandages de. la cour furent réformés; mais il n'y eut que deux concussionnaires publics d'exécutés à mort.

Il renonça, il est vrai, à son baptême; mais il ne renonça ja- mais à la vertu. On lui reproche de la superstition : donc au moins, par ce reproche, on avoue qu'il avait de la religion. Pour- quoi n'aurait-il pas choisi celle de l'empire romain? pourquoi aurait-il été coupable de se conformer à celle des Scipion et des César plutôt qu'à celle des Grégoire de Nazianze et des Théo-

DES ENFANTS DE CONSTANTIN, ETC. 285

dorct? Le paganisme et le christianisme partageaient l'empire. Il donna la préférence à la secte de ses pères, et il avait grande rai- son en politique, puisque, sous l'ancienne religion, Rome avait triomphé de la moitié de la terre, et que, sous la nouvelle, tout tombait en décadence.

Loin de persécuter les chrétiens, il voulut apaiser leurs in- dignes querelles. Je ne veux pour preuve que sa cinquante- deuxième lettre. « Sous mon prédécesseur plusieurs chrétiens ont été chassés, emprisonnés, persécutés; on a égorgé une grande multitude de ceux qu'on nomme hérétiques, à Samosate, en Pa- phlagonie, enBithynie, en Galatie, en plusieurs autres provinces; on a pillé, on a ruiné des villes. Sous mon règne, au contraire, les bannis ont été rappelés, les biens confisqués ont été rendus. Cependant ils sont venus à ce point de fureur qu'ils se plaignent de ce qu'il ne leur est plus permis d'être cruels, et de se tyranniser les uns les autres. »

Cette seule lettre ne suffirait-elle pas pour confondre les ca- lomnies dont les prêtres chrétiens l'accablèrent?

Il y avait dans Alexandrie un évêque nommé George, le plus séditieux et le plus emporté des chrétiens; il se faisait suivre par des satellites; il battait les païens de5esmains;il démolissait leurs temples. Le peuple d'Alexandrie le tua. Voici comment Julien parle aux Alexandrins dans son épître dixième :

« Quoi ! au lieu de me réserver la connaissance de vos outrages, vous vous êtes laissé emporter à la colère ! vous vous êtes livrés aux mêmes excès que vous reprochez à vos ennemis ! George mé- ritait d'être traité ainsi, mais ce n'était pas à vous d'être ses exé- cuteurs. Vous avez des lois, il fallait demander justice, etc. »

Je ne prétends point répéter ici et réfuter tout ce qui est écrit dans l'Histoire ecclésiastique, que l'esprit de parti et de faction a toujours dictée. Je passe à la mort de Julien, qui vécut trop peu pour la gloire et pour le bonheur de l'empire. Il fut tué au milieu de ses victoires contre les Perses, après avoir passé le Tigre et l'Euphrate, à l'âge de trente et un ans, et mourut comme il avait vécu, avec la résignation d'un stoïcien, remerciant l'Être des êtres, qui allait rejoindre son àme à l'àme universelle et divine.

On est saisi d'indignation quand on lit dans Grégoire de Na- zianze et dans Théodoret que Julien jeta tout son sang vers le ciel en disant : Galilèen, tu as vaincu. Quelle misère! quelle absur- dité! Julien combattait-il contre Jésus? et Jésus était-il le Dieu des Perses?

On ne peut lire sans horreur les discours que le fougueux

286 CHAPITRE XXXIII.

Grégoire de Nazianze prononça contre lui après sa mort. Il est vrai que, si Julien avait vécu, le christianisme courait risque d'être aboli. Certainement Julien était un plus grand homme que Mahomet, qui a détruit la secte chrétienne dans toute l'Asie et dans toute l'Afrique ; mais tout cède à la destinée, et un Arabe sans lettres a écrasé la secte d'un Juif sans lettres, ce qu'un grand empereur et un philosophe n'a pu faire. Mais c'est que Mahomet vécut assez, et Julien trop peu.

Les christicoles ont osé dire que Julien n'avait vécu que trente et un ans, en punition de son impiété; et ils ne songent pas que leur prétendu Dieu n'a pas vécu davantage ^

CHAPITRE XXXIII.

CONSIDÉRATIONS SLR JULIEN.

Julien, stoïcien de pratique, et d'une vertu supérieure à celle de sa secte même, était platonicien de théorie : son esprit sublime avait embrassé la sublime idée de Platon, prise des anciens Chal- déens, que Dieu existant de toute éternité avait créé des êtres de toute éternité. Ce Dieu immuable, pur, immortel, ne put former que des êtres semblables ci lui, des images de sa splendeur, aux- quels il ordonna de créer les substances mortelles : ainsi Dieu fit les dieux, et les dieux firent les hommes.

Ce magnifique système n'était pas prouvé; mais une telle ima- gination vaut sans doute mieux qu'un jardin dans lequel on a établi les sources du Nil et de l'Euphrate, qui sont à huit cents grandes lieues l'une de l'autre; un arbre qui donne la connais- sance du bien et du mal; une femme tirée de la côte d'un homme; un serpent qui parle, un chérubin qui garde la porte; et toutes les dégoûtantes rêveries dont la grossièreté juive a farci cette fable, empruntée des Phéniciens. Aussi faut-il, voir, dans Cyrille, avec quelle éloquence Julien confondit ces absurdités. Cyrille eut assez d'orgueil pour rapporter les raisons de Julien, et pour croire lui répondre.

Julien daigne faire voir combien il répugne à la nature de Dieu d'avoir mis dans le jardin d'Éden des fruits qui donnaient la connaissance du bien et du mal, et d'avoir défendu d'en man- ger. Il fallait, au contraire, comme nous l'avons déjà remar-

« 1. Voyez page 250.

CONSIDÉRATIONS SUR JULIEN. 287

que \ recommander à l'homme de se nourrir de ce fruit nécessaire. La distinction du bien et du mal, du juste et de l'injuste, était le lait dont Dieu devait nourrir des créatures sorties de ses mains. Il aurait mieux valu leur crever les deux yeux que leur Loucher l'entendement.

Si le rédacteur de ce roman asiatique de la Genèse avait eu la moindre étincelle d'esprit, il aurait supposé deux arbres dans le paradis : les fruits de l'un nourrissaient l'àme, et faisaient con- naître et aimer la justice; les fruits de l'autre enflammaient le cœur de passions funestes. L'homme négligea l'arbre de la science, et s'attacha à celui de la cupidité.

Voilà du moins une allégorie juste, une image sensible du fréquent abus que les hommes font de leur raison. Je m'étonne que Julien ne l'ait pas proposée ; mais il dédaignait trop ce livre pour descendre à le corriger.

C'est avec très-grande raison que Julien méprise ce fameux Décalogue que les Juifs regardaient comme un code divin : c'était, en effet, une plaisante législation, en comparaison des lois ro- maines, de défendre le vol, l'adultère et l'homicide. Chez quel peuple barbare la nature n'a-t-ellc pas dicté ces lois avec beau- coup plus d'étendue? Quelle pitié de faire descendre Dieu au milieu des éclairs et des tonnerres, sur une petite montagne pelée, pour enseigner qu'il ne faut pas être voleur! encore peut-on dire que ce n'était pas à ce Dieu qui avait ordonné aux Juifs de voler les Égyptiens, et qui leur proposait l'usure avec les étrangers comme leur plus digne récompense, et qui avait récompensé le voleur Jacob; que ce n'était pas, dis-je, à ce Dieu, de défendre le larcin.

C'est avec beaucoup de sagacité que ce digne empereur détruit les prétendues prophéties juives, sur lesquelles les christicoles appuyaient leurs rêveries, et la verge de Juda qui ne manquerait point entre les jambes, et la fille ou la femme qui fera un enfant, et surtout ces paroles attribuées à Moïse-, lesquehes regardent Josué, et qu'on applique si mal à propos à Jésus : « Dieu vous suscitera un prophète semblable à moi. » Certainement un pro- phète semblable à Moïse ne veut pas dire Dieu et fils de Dieu. Rien n'est si palpable, rien n'est si fort à la portée des esprits les plus grossiers.

1. Tome XI, page 29, à la note; tome XXV, page 13i; et, dans le présent volume, page 175.

2. Deutéronome, xviu, 18.

288 CHAPITRE XXXIV.

Mais Julien croyait, ou feignait de croire, par politique, aux divinations, aux augures, à l'efficacité des sacrifices : car enfin les peuples n'étaient pas philosophes ; il fallait opter entre la démence des christicoles et celle des païens.

Je pense que si ce grand homme eût vécu, il eût, avec le temps, dégagé la religion des superstitions les plus grossières, et qu'il eût accoutumé les Romains à reconnaître un Dieu for- mateur des dieux et des hommes, et à lui adresser tous les hom- mages.

Mais Cyrille et Grégoire, et les autres prêtres chrétiens, pro- fitèrent de la nécessité il semblait être de professer publiquement la rehgion païenne, pour le décrier chez les fanatiques. Les ariens et les athanasiens se réunirent contre lui, et le plus grand homme qui peut-être ait jamais été devint inutile au monde.

CHAPITRE XXXIV^

DES CHRÉTIENS JUSQU'a THÉODOSE.

Après la mort de Julien, les ariens et les athanasiens, dont il avait réprimé la fureur, recommencèrent à troubler tout l'empire. Les évoques des deux partis ne furent plus que des chefs de séditieux. Des moines fanatiques sortirent des déserts de la Thé- baïde pour souffler le feu de la discorde, ne parlant que de mi- racles extravagants, tels qu'on les trouve dans l'histoire des papas Au. désert; insultant les empereurs, et montrant de loin ce que devaient être un jour des moines.

Il y eut un empereur sage qui, pour éteindre, 's'il se pouvait, toutes ces querelles, donna une liberté entière de conscience, et la prit pour lui-même : ce fut Valentinien P^ De son temps, toutes les sectes vécurent au moins quelques années dans une paix extérieure, se bornant à s'anathématiser sans s'égorger; païens, juifs, athanasiens, ariens, macédoniens, donatistes,cyprianistes manichéens, apollinaristes, tous furent étonnés de leur tran-

1. Entre ce chapitre et celui qui précède, l'édition de 1776, dont j'ai parlé précédemment (page 195), en contient un intitulé Du prétendu miracle arrivé sous Julien dans les fondements du temple de Jérusalem. Mais ce n'est que la re- production du morceau ayant pour titre : Des Globes de feu, etc., que l'auteur avait donné en 1770, dans ses Questions sur l'Encyclopédie (voyez tome XVII, pa- ges 319-321). Toutefois le dernier alinéa de 1770 ne faisait pas partie de la réim- pression de 1770, qui se terminait par les mots hauteur révoltante. (B.)

DES CHRÉTIENS JUSQU'A THÉODOSE. 289

quillité. Valentinien apprit à tous ceux qui sont nés pour gou- verner que si deux sectes déchirent un État, trente sectes tolérées laissent l'État en repos.

Tliéodose ne pensa pas ainsi, et fut sur le point de tout perdre : il fut le premier qui prit parti pour les atlianasiens, et il fit renaître la discorde par son intolérance. Il persécuta les païens et les aliéna. Il se crut alors obligé de donner lâchement des pro- vinces entières aux Goths, sur la rive droite du Danube; et par cette malheureuse précaution, prise contre ses peuples, il prépara la chute de l'empire romain.

Les évêques, à l'imitation de l'empereur, s'abandonnèrent à la fureur de la persécution. Il y avait un tyran qui, ayant détrôné et assassiné un collègue de Théodose, nommé Gratien, s'était rendu maître de l'Angleterre, des Gaules et de l'Espagne. Je ne sais quel Priscillien en Espagne, ayant dogmatisé comme tant d'autres, et ayant dit que les âmes étaient des émanations de Dieu, quelques évêques espagnols, qui ne savaient pas plus que Pris- cillien d'où venaient les âmes, le déférèrent, lui et ses principaux sectateurs, au tyran Maxime. Ce monstre, pour faire sa cour aux évêques, dont il avait besoin pour se maintenir dans son usur- pation, fit condamner à mort Priscillien et sept de ses partisans. Un évêque, nommé Itace ^ fut assez barbare pour leur faire donner la question en sa présence. Le peuple, toujours sot et toujours cruel quand on lâche la bride à sa superstition, assomma, dans Bordeaux, à coups de pierres, une femme de qualité qu'on disait être priscillianiste.

Ce jugement de Priscilhen est plus avéré que celui de tous les martyrs, dont les chrétiens avaient fait tant de bruit sous les premiers empereurs. Les malheureux croyaient plaire à Dieu en se souillant des crimes dont ils s'étaient plaints. Les chrétiens, depuis ce temps, furent comme des chiens qu'on avait mis en curée : ils furent avides de carnage, non pas en défendant l'em- pire, qu'ils laissèrent envahir par vingt nations barbares, mais en persécutant tantôt les sectateurs de l'antique religion romaine, et tantôt leurs frères qui ne pensaient pas comme eux,

Y a-t-il rien de plus horrible et de plus lâche que l'action des prêtres de l'évêque Cyrille, que les chrétiens appellent saint Cy- rille? Il y avait dans Alexandrie une fille célèbre par sa beauté et par son esprit ; son nom était Hypatie -. Élevée par le philo-

i. Voyez tome XV, page 497; XXV, 542. 2. Voyez tome XIX, page 393.

26. MÉLANGES. V. 19

290 CHAPITRE XXXV.

sophe Théon, son père, elle occupait, en /jl5, la chaire qu'il avait eue, et fut applaudie pour sa science autant qu'honorée pour ses mœurs ; mais elle était païenne. Les dogues tonsurés de Cyrille, suivis d'une troupe de fanatiques, l'assaillirent dans la rue lorsqu'elle revenait de dicter ses leçons, la traînèrent par les cheveux, la lapidèrent et la hrûlèrent, sans que Cyrille le saint leur fît la plus légère réprimande, et sans que Théodose le jeune et la dévote Pulchérie, sa sœur, qui le gouvernait et par- tageait l'empire avec lui, condamnassent cet excès d'inhumanité. Un tel mépris des lois en cette circonstance eût paru moins éton- nant sous le règne de leur aïeul Théodose I", qui s'était souillé si lâchement du sang des peuples de Thessalonique^

CHAPITRE XXXVk

DES SECTES ET DES MALHEURS DES CHRÉTIENS JUSOC'A L'ÉTABLISSEMENT DU MAHOMÉTISME.

Les disputes, les anathèmes, les persécutions, ne cessèrent d'inonder l'Église chrétienne. Ce n'était pas assez d'avoir uni dans Jésus la nature divine avec la nature humaine : on s'avisa d'agiter la question si Marie était mère de Dieu. Ce titre de mère de Dieu parut un hlasphème à Nestorius, évoque de Constanti- nople. Son sentiment était le plus probahle ; mais, comme il avait été persécuteur, il trouva des évoques qui le persécutèrent. On le chassa de son siège au concile d'Éphèse ; mais aussi trente évê-

1. Rien ne caractérise mieux les prêtres du christianisme que les louanges prodiguées par eux si longtemps à Théodose et à Constantin. Il est certain que ce Théodose, surnommé le Grand et quelquefois le Saint, était un des plus méchants hommes qui eussent gouverné l'empire romain, puisque, après avoir promis une amnistie entière pendant six mois aux citoyens de Thessalonique, ce Cantabre, aussi perfide que cruel, invita, en 390, ces citoyeps à des jeux publics dans les- quels il fit égorger hommes, femmes, enfants, sans qu'il en réchappât un seul. Peut-on n'être pas saisi de la plus violente indignation contre les panégyristes de ce barbare, qui s'extasient sur sa pénitence? Il fut vraiment, disent-ils, plusieurs mois sans entendre la messe. N'est-ce pas insulter à l'humanité entière que d'oser parler d'une telle satisfaction? Si les auteurs des massacres d'Irlande avaient passé six mois sans entendre la messe, auraient-ils bien expié leurs crimes? En est-on quitte pour ne point assister à une cérémonie aussi idolâtre que ridicule, lorsqu'on est souillé du sang de sa patrie?

Quant à Constantin, je suis de l'avis du consul Ablavius, qui déclara que Cons- tantin était un Néron. (Note de Voltaire, 1771.) Voyez page 277.

2. Chapitre ajouté en 1767; voyez la note de la page 195.

SECTES ET MALHEURS DES CHRÉTIENS. 291

ques de ce même concile déposèrent ce saint Cyrille, l'ennemi mortel de Nestorius ; et tout l'Orient fut partage.

Ce n'était pas assez ; il fallut savoir précisément si ce Jésus avait eu deux natures, deux personnes, deux âmes, deux volon- tés ; si, quand il faisait les fonctions animales de l'homme, la partie divine s'en mêlait ou ne s'en mêlait pas. Toutes ces ques- tions ne méritaient d'être traitées que par Rabelais, ou par notre cher doyen Swift, ou par Punchs Cela ût trois partis dans l'em- pire par le fanatisme d'un Eutychès, misérable moine ennemi de Nestorius, et combattu par d'autres moines. On voyait, dans toutes ces disputes, monastères opposés à monastères, dévotes à dévotes, eunuques à eunuques, conciles à conciles, et souvent empereurs à empereurs.

Pendant que les descendants des Camille, des Brutus, des Scipion, des Caton, mêlés aux Grecs et aux barbares, barbotaient ainsi dans la fange de la théologie, et que l'esprit de vertige était répandu sur la face de l'empire romain, des brigands du Nord, qui ne savaient que combattre, vinrent démembrer ce grand colosse devenu faible et ridicule,

Quand ils eurent vaincu, il fallut gouverner des peuples fana- tiques ; il fallut prendre leur religion, et mener ces bêtes de somme par les licous qu'elles s'étaient faits elles-mêmes.

Les évêques de chaque secte tâchèrent de séduire leurs vain- queurs ; ainsi les princes ostrogoths, visigoths et bourguignons, se firent ariens ; les princes francs furent athanasiens ^

L'empire romain d'Occident détruit fut partagé en provinces ruisselantes de sang, qui continuèrent à s'anathématiseravec une sainteté réciproque. Il y eut autant de confusion et une abjection aussi misérable dans la religion que dans l'empire.

Les méprisables empereurs de Constantinople affectèrent de prétendre toujours sur l'Italie, et sur les autres provinces qu'ils

1. Appelons les choses par leur nom. On a poussé le blasphème jusqu'à faire un article de foi que Dieu est venu chier et pisser sur la terre; que nous le mangeons après qu'il a été pendu; que nous le chions et que nous le pissons. Et on dispute gravement si c'était la nature divine ou la nature humaine qui chiait et qui pissait! grand Dieu! {Note de Voltaire.) Cette note est de 177G, sauf les deux derniers mots, qui ont été ajoutés dans les éditions de Kehl. (B.)

2. Quel athanasien, quel bon catholique que ce Clovis, qui fit massacrer trois rois, ses voisins, pour voler leur argent comptant! Quels bons catholiques que ses fils, qui égorgèrent de leurs proprés mains leurs neveux au berceau ! liy Godl En lisant l'histoire dos premiers rois chrétiens, on croit lire l'histoire des rois de Juda et d'Israël, ou celle des voleurs de grands chemins. {Note de Voltaire.) Ce qui forme cette note fut ajouté en 1776, mais faisait alors partie du texte. (B.)

292 CHAPITRE XXXYI.

n'avaient plus, les droits qu'ils croyaient avoir. Mais au vu* siècle il s'éleva une religion nouvelle qui ruina bientôt les sectes chré- tiennes dans l'Asie, dans l'Afrique, et dans une grande partie de l'Europe.

Le mahométisme était sans doute plus sensé que le christia- nisme. On n'y adorait point un Juif en abhorrant les Juifs; on n'y appelait point une Juive mère de Dieu ; on n'y tombait point dans le blasphème extravagant de dire que trois dieux font un dieu; enfin on n'y mangeait pas ce diea qu'on adorait, et on n'al- lait pas rendre à la selle son créateur. Croire un seul Dieu tout- puissant était le seul dogme, et si on n'y avait pas ajouté que Mahomet est son prophète, c'eût été une religion aussi pure, aussi belle que celle des lettrés chinois. C'était le simple théisme, la religion naturelle, et par conséquent la seule véritable. Mais on peut dire que les musulmans étaient en quelque sorte excu- sables d'appeler Mahomet Torgane de Dieu, puisque en efïet il avait enseigné aux Arabes qu'il n'y a qu'un Dieu.

Les musulmans, par les armes et par la parole, firent taire le christianisme jusqu'aux portes de Constantinople; et les chrétiens, resserrés dans quelques provinces d'Occident, continuèrent à disputer et à se déchirer.

CHAPITRE XXXVr.

DISCOURS SOMMAIRE DES L■SURPAT^O^S PAPALES^.

' Ce fut un état bien déplorable que celui l'inondation des barjjares réduisit l'Europe. 11 n'y eut que le temps de Théodoric et de Charlemagne qui fut signalé par quelques bonnes lois; encore Charlemagne, moitié Franc, moitié Germain, exerça des l)arbaries dont aucun souverain n'oserait se souiller aujourd'hui. Il n'y a que de lâches écrivains de la secte romaine qui puissent louer ce prince d'avoir égorgé la moitié des Saxons pour conver- tir l'autre.

Les évêques de Rome, dans la décadence de la famille de Charlemagne, commencèrent à tenter de s'attribuer un pouvoir

1. Addition de 1767; voyez la note de la page d95.

'i. Milord ne parle pas assez de la tj^annie des papes. Grégoire surtout, sur- nommé le Grand, brûla tous les auteurs latins qu'il put trouver. Il y a encore de lui une lettro à un évêque de Cagliari, dans laquelle il lui dit : « Je veux qu'on force tous les païens de la Sardaigne à se convertir. » {ISote de Voltaire, 1771.)

DE L'EXCÈS DES PERSÉCUTIONS CHRÉTIENNES. 293

souverain, et de ressembler aux califes, qui réunissaient les droits du trône et de l'autel. Les divisions des princes et l'ignorance des peuples favorisèrent bientôt leur entreprise. L'évêque de Rome Grégoire YII fut celui qui étala ces desseins audacieux avec le plus d'insolence. Heureusement pour nous, Guillaume de Normandie, qui avait usurpé notre trône, ne distinguant plus la gloire de notre nation de la sienne propre, réprima l'insolence de Grégoire VII, et empêcha quelque temps que nous ne payas- sions le denier de saint Pierre, que nous avions donné d'abord comme une aumône, et que les évêques de Rome exigeaient comme un tribut.

Tous nos rois n'eurent pas la même fermeté, et lorsque les papes, si peu puissants par leur petit territoire, devinrent les maîtres de l'Europe par les croisades et par les moines ; lorsqu'ils eurent déposé tant d'empereurs et de rois, et qu'ils eurent fait de la religion une arme terrible qui perçait tous les souverains, notre île vit le misérable roi Jean sans Terre se déclarera genoux vassal du pape, faire serment de fidélité aux pieds du légat Pan- dolfe, s'obliger, lui et ses successeurs, à payer aux évêques de Rome un tribut annuel de mille marcs ^ : ce qui faisait presque le revenu de la couronne. Comme un de mes ancêtres eut le malheur de signer ce traité-, le plus infâme des traités, je dois en parler avec plus d'horreur qu'un autre : c'est une amende honorable que je dois à la dignité de la nature humaine avilie.

CHAPITRE XXXVIP.

DE l'excès ÉPOLVANTADLE DES PERSÉCUTIONS CHRÉTIENNES.

Il ne faut pas douter que les nouveaux dogmes inventés chaque jour ne contribuassent beaucoup à fortifier les usurpa- tions des papes. Le hocus pocus^, ou la transsubstantiation, dont

1. Le légat foula à ses pieds l'argent avant de l'emporter. Notre île était alors un pays d'obédience. Nous étions réellement serfs du pape. Quel infâme escla- yage! grand Dieu! Nous ne sommes pas assez vengés. Nous avons envoyé des vaisseaux de guerre à Gibraltar, et nous n'en avons pas envoyé au Tibre! {Xote de Voltaire.) La première phrase de cette note est de 1771 ; le reste, de 177G.

2. Cette phrase est peut-être une plaisanterie de Voltaire: je n'ai trouvé ce traité dans aucune des trois éditions du recueil de Rymer, intitulé Fœdera, Con- ventiones, etc. (B.)

3. Addition de 17G7; voyez la note de la page 195.

4. Nous appelons Iwcus pocus un tour de gobelets, un tour de gibecière, un

294 CHAPITRE XXXVII.

le nom seul est ridicule, s'établit peu à peu, après avoir été in- connu aux premiers siècles du christianisme. On peut se figurer quelle vénération s'attirait un prêtre, un moine, qui faisait un dieu avec quatre paroles, et non-seulement un dieu, mais autant de dieux qu'il voulait : avec quel respect voisin de l'adoration ne devait-on pas regarder celui qui s'était rendu le maître absolu de tous ces faiseurs de dieux ? Il était le souverain des prêtres, il l'était des rois; il était dieu lui-même, et à Rome encore, quand le pape officie, on dit : Le vénérable porte le vénérable.

Cependant, au milieu de cette fange dans laquelle l'espèce humaine était plongée en Europe, il s'éleva toujours des hommes qui protestèrent contre ces nouveautés : ils savaient que, dans les premiers siècles de l'Église, on n'avait jamais prétendu chan- ger du pain en dieu dans le souper du Seigneur; que la cène faite par Jésus avait été un agneau cuit avec des laitues, que cela ne ressemblait nullement à la communion de la messe ; que les premiers chrétiens avaient eu les images en horreur ; que même encore sous Charlemagne, le fameux concile de Francfort les avait proscrites.

Plusieurs autres articles les révoltaient; ils osaient même douter quelquefois que le pape, tout dieu qu'il était, pût de droit divin déposer un roi pour avoir épousé sa commère ou sa pa- rente au septième degré. Ils rejetaient donc secrètement quelques points de la créance chrétienne, et ils en admettaient d'autres non moins absurdes : semblables aux animaux, qu'on prétendit autrefois être formés du limon du Nil, et qui avaient la vie dans Une partie de leur corps, tandis que l'autre n'était encore que de la boue.

Mais quand ils voulurent parler, comment furent-ils traités ? On avait, dans l'Orient, employé dix siècles de persécutions à exterminer les manicliéens, et sous la régence d'une impératrice Théodora, dévote et barbares on en avait fait périr plus de cent

escamotage de charlatan. Ce sont deux mots latins abrégés, ou plutôt estropiés, d'après ces paroles de la messe latine : hoc est corjius meum. {Note de Vol- taire, 1771.)

1. Est-il possible que cette horrible proscription, cette Saint-lîarthélcmy anti- cipée soit si peu connue! Elle s'est perdue dans la foule. Cependant Fleury n'omet pas cette horreur dans son livre quarante-huitième, sous l'année SàO; il en parle comme d'un événement très-ordinaire. Baylc, à l'article PAUi.iciiiNS, aurait bien en faire quelque mention; d'autant plus que les pauliciens échappés à ce mas- sacre se joignirent aux musulmans, et les aidèrent à détruire ce détestable empire d'Orient, qui savait proscrire et qui ne savait pas combattre. Mais ce qui met le comble à l'atrocité chrétienne, c'est que cette furie de Théodora fut déclarée sainte, et qu'on a longtemps célébré sa fête dans l'Église grecque. (Note de Voltaire, 1 771.)

DE L'EXCÈS DES PERSÉCUTIONS CHRÉTIENNES. 293

mille dans les supplices. Les Occidentaux, entendant confusément parler de ces boucheries, s'accoutumèrent à nommer manichéens tous ceux qui combattaient quelques dogmes de TÉglise papiste, et à les poursuivre avec la même barbarie. C'est ainsi qu'un Robert de France ût brûler à ses yeux le confesseur de sa femme et plusieurs prêtres.

Quand les Vaudois et les Albigeois parurent, on les appela manichéens, pour les rendre plus odieux.

Qui ne connaît les cruautés horribles exercées dans les pro- vinces méridionales de France, contre ces malheureux dont le crime était de nier quon pût faire Dieu avec des paroles ?

Lorsque ensuite les disciples de notre Wiclef, de Jean Hus, et enfin ceux de Luther et de Zuingle, voulurent secouer le joug papal, on sait que l'Europe presque entière fut bientôt partagée en deux espèces, l'une de bourreaux, et l'autre de suppliciés. Les réformés firent ensuite ce qu'avaient fait les chrétiens des w et siècles : après avoir été persécutés, ils devinrent persécuteurs à leur tour. Si on voulait compter les guerres civiles que les dis- putes sur le christianisme ont excitées, on verrait qu'il y en a plus de cent. Notre Grande-Bretagne a été saccagée : les massacres d'Irlande sont comparables à ceux de la Saint-Barthélenîy, et je ne sais s'il y eut plus d'abominations commises, plus de sang ré- pandu en France qu'en Irlande. La femme de Sir Henri Spots- woodS sœur de ma bisaïeule, fut égorgée avec deux de ses filles. Ainsi, dans cet examen, j'ai toujours à venger le genre humain et moi-même.

1. Milord Bolingbroke a bien raii?on de comparer les massacres d'Irlande à ceux de la Saint-Barthélémy en France; je crois même que le nombre des assas- sinats irlandais surpassa celui des assassinats français.

Il fut prouvé juridiquement par Henri Shampart, James Shaw, et autres, que les confesseurs des catholiques leur avaient dénoncé l'excommunication et la damnation éternelle s'ils ne tuaient pas tous les protestants, avec les femmes et les enfants qu'ils pourraient mettre à mort; et que les mêmes confesseurs leur enjoignirent de ne pas épargner le bétail appartenant aux Anglais, afin de mieux ressembler au saint peuple juif, quand Dieu lui livra Jéricho.

On trouva dans la poche du lord Macguire, lorsqu'il fut pris, une bulle du pape Urbain VIII, du 25 mai 1643, laquelle promettait aux Irlandais la rémis- sion de tous les crimes, et les relevait de tous leurs vœux, excepté de celui de chasteté.

Le chevalier Clarendon et le chevalier Temple disent que, depuis l'automne de 10 il jusqu'à l'été de 1043, il y eut cent cinquante mille protestants d'assas- sinés, et qu'on n'épargna ni les enfants ni les femmes. Un Irlandais nommé Brooke, zélé pour son pays, prétend qu'on n'en égorgea que quarante mille. Pre- nons un terme moyen, nous aurons quatre-vingt-quinze mille victimes en vingt et un mois. (Note de Voltaire, 1771.)

296 CHAPITRE XXXVIII.

Que dirai-je du tribunal de l'Inquisition, qui subsiste encore ? Les sacrifices de sang humain qu'on reproche aux anciennes nations ont été plus rares que ceux dont les Espagnols et les Portugais se sont souillés dans leurs actes de foi.

Est-il quelqu'un maintenant qui veuille comparer ce long amas de destruction et de carnage au martyre de sainte Potamienne, de sainte Barbe, de saint Pionius, et de saint Eustache? Nous avons nagé dans le sang comme des tigres acharnés pendant des siècles, et nous osons flétrir les Trajan et lesAntoninsdunom de persécuteurs !

Il m'est arrivé quelquefois de représenter à des prêtres l'énor- mité de toutes ces désolations dont nos aïeux ont été les victimes : ils me répondaient froidement que c'était un bon arbre qui avait produit de mauvais fruits ; je leur disais que c'était un blas- phème de prétendre qu'un arbre qui avait porté tant et de si horribles poisons a été planté des mains de Dieu même. En vérité, il n'y a point de prêtre qui ne doive baisser les yeux et rougir devant un honnête homme.

CHAPITRE XXXVIir.

EXCÈS DE l'Église romaine.

Ce n'est que dans l'Église romaine incorporée avec la férocité des descendants des Huns, des Goths, et des Vandales, qu'on voit cette série continue de scandales et de barbaries inconnues chez tous les prêtres des autres religions du monde.

Les prêtres ont partout abusé, parce qu'ils sont hommes. Il fut même, et il est encore chez les brames des fripons et des scélérats, quoique cette ancienne secte soit sans contredit la plus honnête de toutes. L'Église romaine l'a emporté en crimes sur toutes les sectes du monde, parce qu'elle a eu des richesses et du pouvoir.

Elle l'a emporté en débauches obscènes, parce que, pour mieux gouverner les hommes, elle s'est interdit le mariage, qui est le plus grand frein à l'impiidicité iw^-^iro^ife et à la pédérastie.

Je m'en tiens à ce que j'ai vu de mes yeux, et à ce qui s'est passé peu d'années avant ma naissance. Y eut-il jamais un bri- gand qui respectât moins la foi publique, le sang des hommes,

1. Chapitre ajouté en 1771; voyez la note de la page 195.

EXCÈS DE L'ÉGLISE ROMAINE. ^ 297

et l'honneur des femmes, que ce Bernard Van Galen, évêaue de Munster, qui se faisait soudoyer tantôt par les Hollandais contre ses voisins, tantôt par Louis XIV contre les Hollandais? Il s'enivra de vin et de sang toute sa vie. Il passait du lit de ses concubines aux champs du meurtre, comme une bête en rut et carnassière Le sot peuple cependant se mettait à genoux devant lui, et rece- vait humblement sa bénédiction.

J'ai vu un de ses bâtards, qui, malgré sa naissance, trouva le moyen d être chanoine d'une collégiale ; il était plus méchant que son père, et beaucoup plus dissolu : je sais qu'il assassina une de ses maîtresses.

Je demande s'il n'est pas probable que l'évêque, marié à une Allemande lemme de bien, et son fils, en légitime mariage et bien eleve auraient mené l'un et l'autre une vie moins abomi- nable. Je demande s'il y a quelque chose au monde plus capable de modérer nos fureurs que les regards d'une épouse et d'une mère respectée, si les devoirs d'un père de famille n'ont pas étouffe mille crimes dans leur germe.

Combien d'assassinats commis par des prêtres n'ai-je pas vus en Italie, il n'y a pas quarante ans? Je n'exagère point; il y avait peu de jours un prêtre corse n'allât, après avoir dit la messe arquebuser son ennemi ou son rival derrière un buisson ; et quand 1 assassiné respirait encore, le prêtre lui offrait de le confesser et de lui donner l'absolution. C'est ainsi que ceux que le pape Alexandre VI faisait égorger pour s'emparer de leur bien lui aemandaient imam indulgentiam in articulo mortis.

Je lisais hier ce qui est rapporté dans nos histoires d'un eveque de Liège, du temps de notre Henri V. Cet évêque n'est appelé que Jean sans pitié. U avait un prêtre qui lui servait de bourreau ; et après l'avoir employé à pendre, à rouer, à éventrer plus de deux mille personnes, il le fit pendre lui-même.

Que dirai-je de l'archevêque d'Upsal, nommé Troll, qui de concert avec le roi de Danemark, Christian II, fit massacrer devant ui quatre-vingt-quatorze sénateurs, et livra la ville de btockholm au pillage, une bulle du pape à la main?

Il n'y a point d'État chrétien les prêtres n'aient étalé des scènes à peu près semblables.

On me dira que je ne parle que des crimes ecclésiastiques et que je passe sous silence ceux des séculiers. C'est que les abomi- nations des prêtres, et surtout des prêtres papistes, font un plus grand contraste avec ce qu'ils enseignent au peuple; c'est qu'ils joignent à la foule de leurs forfaits un crime non moins afi-reux,

298 CONCLUSION.

s'il est possible, celui de l'hypocrisie ; c'est que plus leurs mœurs doivent être pures, plus ils sont coupables. Ils insultent au genre humain ; ils persuadent à des imbéciles de s'enterrer vivants dans un monastère. Ils prêchent une vêture, ils administrent leurs huiles, et au sortir de là. ils vont se plonger dans la volupté ou dans le carnage : c'est ainsi que l'Église fut gouvernée depuis les fureurs d'Athanase et d'Arius jusqu'à nos jours.

Qu'on me parle avec la même, bonne foi que je m'explique; pense-t-on qu'il y ait eu un seul de ces monstres qui ait cru les dogmes impertinents qu'ils ont prêches? Y a-t-il eu un seul pape qui, pour peu qu'il ait eu de sens commun, ait cru l'incarnation de Dieu, la mort de Dieu, la résurrection de Dieu, la Trinité de Dieu, la transsubstantiation de la farine en Dieu, et toutes ces odieuses chimères qui ont mis les chrétiens au-dessous des brutes? Certes ils n'en ont rien cru, et parce qu'ils ont senti l'horrible absurdité du christianisme ils se sont imaginé qu'il n'y a point de Dieu. C'est l'origine de toutes les horreurs dont ils se sont souillés ; prenons-y garde, c'est l'absurdité des dogmes chrétiens qui fait les athées.

CONCLUSION.

Je conclus que tout homme sensé, tout homme de bien, doit avoir la secte chrétienne en horreur. Le grandnom de théiste, qu'on ne révère pas assez ^, est le seul nom qu'on doive .prendre. Le seul Évangile qu'on doive lire, c'est le grand livre de la nature, écrit de la main de Dieu, et scellé de son cachet, La seule religion qu'on doive professer est celle d'adorer Dieu et d'être honnête homme. 11 est aussi impossible que cette religion pure et éternelle produise du mal qu'il était impossible que le fanatisme chrétien n'en fit pas.

On ne pourra jamais faire dire à la religion naturelle : Je suis venue apporter-, non pas la paix, mais le glaive. Au lie'uque c'est la première confession de foi qu'on met dans la bouche du Juif qu'on a nommé le Christ.

Les hommes sont bien aveugles et bien malheureux de pré- férer une secte absurde, sanguinaire, soutenue par des bourreaux,

, 1. A^.^. Ces paroles sont prises des Caractéristiques de lord Shaflesbury. {Note de Voltaire, 1707.) 2. Matthieu, xv, 34.

CONCLUSION. 299

et entourée de bûchers ; une secte qui ne peut être approuvée que par ceux à qui elle donne du pouvoir et des richesses ; une secte particulière qui n'est reçue que dans une petite partie du monde ; à une religion simple et universelle qui, de l'aveu même des christicoles, était la religion du genre humain du temps de Seth, d'Enoch, de Noé. Si la religion de leurs premiers patriarches est vraie, certes la secte de Jésus est fausse. Les souverains se sont soumis à cette secte, croyant qu'ils en seraient plus chers à leurs peuples, en se chargeant eux-mêmes du joug que leurs peuples portaient. Ils n'ont pas vu qu'ils se faisaient les premiers esclaves des prêtres, et ils n'ont pu encore parvenir dans la moitié de l'Europe à se rendre indépendants.

Et quel roi, je vous prie, quel magistrat, quel père de famille, n'aimera pas mieux être le maître chez lui que d'être l'esclave d'un prêtre?

Quoi ! le nombre innombrable des citoyens molestés, excom- muniés, réduits à la mendicité, égorgés, jetés à la voirie, le nombre des princes détrônés et assassinés, n'a pas encore ouvert les yeux des hommes ! Et si on les entr'ouvre, on n'a pas encore renversé cette idole funeste !

Que mettrons-nous à la place? dites-vous. Quoi! un animal féroce a sucé le sang de mes proches : je vous dis de vous défaire de cette bête, et vous me demandez ce qu'on mettra à sa place ! Vous me le demandez ! vous, cent fois plus odieux que les pon- tifes païens, qui se contentaient tranquillement de leurs céré- monies et de leurs sacrifices, qui ne prétendaient point enchaîner les esprits par des dogmes, qui ne disputèrent jamais aux magis- trats leur puissance, qui n'introduisirent point la discorde chez les hommes. Vous avez le front de demander ce qu'il faut mettre à la place de vos fables! Je vous réponds : Dieu, la vérité, la vertu, des lois, des peines, et des récompenses. Prêchez la probité, et non le dogme. Soyez les prêtres de Dieu, et non d'un homme.

Après avoir pesé devant Dieu le christianisme dans les balances de la vérité, il faut le peser dans celles de la politique. Telle est la misérable condition humaine que le vrai n'est pas toujours avantageux. Il y aurait du danger et peu de raison à vouloir faire tout d'un coup du christianisme ce qu'on a fait du papisme. Je tiens que, dans notre île, on doit laisser subsister la hiérarchie étajîlie par un acte de parlement, en la soumettant toujours à la législation civile, et en l'empêchant de nuire. Il serait sans doute à désirer que l'idole fût renversée, et qu'on offrît à Dieu des hom- mages plus purs ; mais le peuple n'en est pas encore digne. 11

300 CONCLUSION.

suffit, pour le présent, que notre Église soit contenue dans ses bornes. Plus les laïques seront éclairés, moins les prêtres pourront faire de mal. Tâchons de les éclairer eux-mêmes, de les faire rougir de leurs erreurs, et de les amener peu à peu jusqu'à être citoyens 1.

1. Il n'est pas possible à l'esprit humain, quelque dépravé qu'il puisse être, de répondre un mot raisonnable à tout ce qu'a dit milord Bolingbroke. Moi-même, avec un des plus grands mathématiciens de notre île, j'ai essayé d'imaginer ce que les christicoles pourraient alléguer de plausible, et je ne l'ai pu trouver. Ce livre est un foudre qui écrase la superstition. Tout ce que nos divines {divine, en anglais, signifie théologien) ont à faire, c'est de ne prêcher jamais que la morale, et de l'endre à jamais le papisme exécrable à toutes les nations. Par là, ils seront chers à la nôtre. Qu'ils fassent adorer un Dieu, et qu'ils fassent détester une secte abominable fondée sur l'imposture, la persécution, la rapine, et le car- nage; une secte l'ennemie des rois et des peuples, et surtout l'ennemie de notre constitution, de cette constitution la plus heureuse de l'univers. Il a été donné à milord Bolingbroke de détruire des démences théologiques, comme il a été donné àr Newton d'anéantir les erreurs physiques. Puisse bientôt l'Europe entière s'éclai- rer à cette lumière! Amen. A Londres, le 18 mars 1767. Mallet. {Note de Vol- taire. 1771.) Mallet était mort en 17G5.

TRADUCTION

D'UNE LETTRE DE MILORD BOLINGBROKE

A MILORD CORNSBURYi.

Ne sojez point étonne, milord, que Grotius et Pascal aient eu les travers que nous leur reprochons. La vanité, la passion de se distinguer, et surtout celle de dominer sur l'espri des autres ont corrompu bien des génies et obscurci bien des lumières ''

les causesTp?.>In'''' "^^l^'^'^^^^i^'^ts conseillers de loi soutenir es causes les plus mauvaises. Notre Whiston, bon géomètre et U-es-sayant homme, s'est rendu très-ridicule par ses sys mes Descartes était certainement un excellent géomètre pour son temps; cependant quelles sottises énormes n'a-t-il pas dites en physique et en métaphysique? A-t-on jamais vu un roman plus extravagant que celui de son Monde ?

très^nrnfnn?' ^^"'^1 ^''''''' ^'"j"^''' 1^^"^^ "" métaphysicien irr r ; '""'r ''^' "'^^^l^ê^he pas que la partie de son livre qui regarde la religion ne soit sifilée de tous les penseurs l'A \ 'i^^ quelques mois, le manuscrit du Commentaire de l Apocalypse de Newton, que m'a prêté son neveu Conduit. Je vous aioue que sur ce hvre je le ferais mettre à Bedlam , si je ne savais d'ailleurs qu'il est, dans les choses de sa compétence, le plus grand homme qu on ait jamais eu. J'en dirais bien autant d'Augustin éveque d Hippone, c'est-à-dire que je le jugerais digne de Bedlam sur quelques-unes de ses contradictions et de ses allégories mais homme'''*^"'^' ^^' '^''^ "^""^ ^"^ ^^ regarderais comme un grand On est tout étonné de hre dans son sermon sur le septième

frZnr ^'"'' "^T^"' '■ " '^ ''' ^^^^'' ^^^ ^' "«"^J^^-e de quatre a lappoit au corps humain, à cause des quatre éléments, des

son! danlliln'v'^' "^[^'rt^'^'^obroke, et celle de nnlord Cornsbunj qui la suit. ^ sont dans les éditions de 17(37 de VExamen important.

302 TRADUCTION D UNE LETTRE

quatre qualités dont il est composé, le froid, le chaud, le sec, et l'humide. Le nombre de quatre a rapport au vieil homme et au Vieux Testament, et celui de trois a rapport au nouvel homme et au Nouveau Testament. Tout se fait donc par quatre et par trois qui font sept, et quand le nombre de septjours sera passé, le hui- tième sera le jour du jugement. »

Les raisons que donne Augustin pourquoi Dieu dit à l'homme, aux poissons, et aux oiseaux : Croissez et multipliez, et ne le dit point aux autres animaux, sont encore excellentes. Gela se trouve à la fin des Confessions d'Augustin , et je vous exhorte à les lire. Pascal était assez éloquent, et était surtout un bon plaisant. Il est à croire qu'il serait devenu même un profond géomètre : ce qui ne s'accorde guère avec la raillerie et le comique qui régnent dans ses Lettres provinciales; mais sa mauvaise santé le rendit bien- tôt* incapable de faire des études suivies. Il était extrêmement ignorant sur l'histoire des premiers siècles de l'Église, ainsi que sur presque toute autre histoire. Quelques jansénistes môme m'avouèrent, lorsque j'étais à Paris, qu'il n'avait jamais lu l'An- cien Testament- tout entier; et je crois qu'en effet peu d'hommes ont fait cette lecture, excepté ceux qui ont eu la manie de le commenter.

Pascal n'avait lu aucun des livres des jésuites dont il se moque dans ses lettres. C'étaient des manœuvres littéraires de Port-Royal qui lui fournissaient les passages qu'il tournait si bien en ridi- cule.

Ses Pensées' sont d'un enthousiaste, et non d'un philosophe. Si le livre qu'il méditait eût été composé avec de pareils maté- riaux, il n'eût été qu'un édifice monstrueux bâti sur du sable mouvant. Mais il était lui-môme incapable d'élever ce bâtiment, non-seulement à cause de son peu de science, mais parce que son cerveau se dérangea sur les dernières années de sa vie, qui fut courte. C'est une chose bien singulière que Pascal et Abbadie, les deux défenseur» de la religion chrétienne, que l'on cite le plus, soient tous deux morts fous.' Pascal, comnje vous savez, croyait toujours voir un précipice à côté de sa chaise ; et Abbadie courait les rues de Dublin avec tous les petits gueux de son quar- tier. C'est une des raisons qui ont engagé notre pauvre doyen Swift à faire une fondation pour les fous.

A l'égard de Grotius, il s'en faut beaucoup qu'il eût le génie de Pascal, mais il était savant ; j'entends savant de cette pédan-

1. Voyez tome XXII, page 27.

DE MILORD BOLINGBROKE. 303

terie qui entasse beaucoup de faits, et qui possède quelques langues étrangères. Son Traité de la Vérité de la religion chrétienne est superficiel, sec, aride, et aussi pauvre en raisonnement qu'en éloquence, supposant toujours ce qui est en question, et ne le prouvant jamais. Il pousse même quelquefois la faiblesse du rai- sonnement jusqu'au plus grand ridicule.

Connaissez-vous, milord, rien de plus impertinent que les preuves qu'il donne du jugement dernier au chapitre xxii de son premier livre? Il prétend que l'embrasement de l'univers est annoncé dans Hystaspe et dans les sibylles. Il fortifie ce beau témoignage des noms de deux grands philosophes, Ovide et Lucain. Enfin il pousse l'extravagance jusqu'à citer des astro- nomes, qu'il appelle astrologues, lesquels, dit-il, ont remarqué que le soleil s'approche insensiblement de la terre, ce qui est un acheminement à la destruction universelle i. Certainement ces astrologues avaient très-mal remarqué ; et Grotius les citait bien mal à propos.

Il s'avise de dire, au chapitre xiv du premier livre, qu'une des grandes preuves de la vérité et de l'antiquité de la religion des Juifs était la circoncision. C'est une opération, dit-il, si dou- loureuse, et qui les rendait si ridicules aux yeux des étrangers, qu'ils n'en auraient pas fait le symbole de leur religion s'ils n'a- vaient pas su que Dieu l'avait expressément ordonnée.

Il est pourtant vrai que les Ismaélites et les autres Arabes, les Égyptiens, les Éthiopiens, avaient pratiqué la circoncision long- temps avant les Juifs, et qu'ils ne pouvaient se moquer d'une cou- tume que ces Juifs avaient prise d'eux.

Il s'imagine démontrer la vérité de la secte juive en faisant une longue énumération des peuples qui croyaient l'existence des âmes et leur immortalité. Il ne voit pas que c'est cela même qui démontre invinciblement la grossièreté stupide des Juifs, puisque, dans leur Pentateuque, non-seulement l'immortalité de l'âme est inconnue, mais le mot hébreu qui peut répondre au mot âme ne signifie jamais que la vie animale.

C'est avec le même discernement que Grotius, au chapitre xvi, livre I", pour rendre l'histoire de Jonas vraisemblable, cite un mauvais poète grec, Lycophron, selon lequel Hercule demeura trois

•1. Il n'est pas impossible qu'en vertu des perturbations que les planètes causent dans l'orbite de la terre, elle ne se rapproche continuellement du soleil, qu'il neviste pour la terre une équation séculaire. Cette qjnestion ne peut être encore decidt.- et il s'en fallait beaucoup qu'on pût en savoir quelque chose du temps de Grotius. (k.)

304 LETTRE DE MILORD BOLINGBROKE.

jours dans le yentre d'une baleine. Mais Hercule fut bien plus habile que Jonas , car il trouva le secret de griller le foie du poisson, et de faire bonne chère dans sa prison. On ne nous dit pas il trouva un gril et des charbons ; mais c'est en cela que consiste le prodige, et il faut avouer que rien n'est plus divin que ces deux aventures du. prophète Jonas et du prophète Hercule.

Je m'étonne que ce savant Batave ne se soit pas servi de l'exemple de ce même Hercule, qui passa le détroit de Calpé et d'Abila dans sa tasse, pour nous i)rouver le passage de la mer Rouge à pied sec : car assurément il est aussi beau de naviguer dans un gobelet ^ que de passer la mer sans vaisseau.

En un mot, je ne connais guère de livre plus méprisable que ce Traité de la religion chrétienne de Grotius. 11 me paraît de la force de ses harangues au roi Louis XIII et à la reine Anne sa femme. Il dit à cette reine, lorsqu'elle fut grosse, qu'elle ressem- blait à la Juive Anne, qui eut des enfants dans sa vieillesse; que les dauphins, en faisant des gambades sur l'eau, annonçaient la fin des tempêtes; et que le petit dauphin dont elle était grosse, en remuant dans son ventre, annonçait la fin des troubles du royaume.

A la naissance du dauphin, il dit à Louis XIII: « La constel- lation du dauphin est du présage le plus heureux chez les astro- logues. Il a autour de lui l'Aigle, Pégase, la Flèche, le Verseur d'eau, et le Cygne. L'Aigle désigne clairement que le dauphin sera un aigle en affaires; Pégase montre qu'il aura une belle cava- lerie; la Flèche signifie son infanterie ; on voit par le Cygne qu'il - sera célébré par les poètes, les historiens, et les orateurs ; et les neuf étoiles qui composent le signe du dauphin marquent évi- demment les neuf Muses qu'il cultivera. »

. Ce Grotius fit une tragédie de Joseph, qui est tout entière dans ce grand goût, et une autre tragédie de Sophompanée, dont le style est digne du sujet. Voilà quel était cet apôtre de la religion chrétienne ; voilà les hommes qu'on njous donne pour des oracles. Je crois d'ailleurs l'auteur aussi mauvais politique que mauvais raisonneur. Vous savez qu'il avait la chimère de vouloir réunir toutes les sectes des chrétiens. Il m'importe fort peu que dans le fond il ait été socinien, comme tant de gens le lui ont reproché; je ne me soucie point de savoir s'il a cru Jésus éternellement en- gendré, ou éternellement fait, ou fait dans le temps, ou engendré dans le temps, ou consubstantiel ou non consubstantiel : ce soni

1. Voyez la note, tome XXI, page 530.

LETTRE MILORD CORNSBURY,

30Î

des choses qu'il faut renvoyer avec mi lord Pierre à l'auteur du Conte du Tonneau, et qu'un esprit de votre trempe n'examinera jamais sérieusement. Vous êtes né, milord, pour des choses plus utiles, pour servir votre patrie, et pour mépriser ces rêveries sco- lastiques, etc.

LETTRE DE MILORD CORNSBURY

A MILORD BOLIAGBROKE.

Personne n'a jamais mieux développé que vous, milord, l'éta- blissement et les progrès de la secte chrétienne. Elle ressemble dans son origine à nos quakers. Le platonisme vint bientôt après mêler sa métaphysique chimérique et imposante au fanatisme des galiléens. Enfin le pontife de Rome imita le despotisme des califes. Je crois que, depuis notre révolution, l'Angleterre est le pays le christianisme fait le moins de mal, La raison en est que ce torrent est divisé chez nous en dix ou douze ruisseaux, soit presbytériens, soit autres dissenters, sans quoi il nous aurait peut-être submergés.

C'est un mal que nos évêques siègent en parlement comme barons; ce n'était pas leur place. Rien n'est plus directement contraire à l'institut primitif. Mais quand je vois des évêques et des moines souverains en Allemagne, et un vieux godenot à Rome sur le trône des Trajan et des Antonins, je pardonne à nos sau- vages ancêtres qui laissèrent nos évêques usurper des baronnies. Il est certain que notre Église anglicane est moins supersti- tieuse et moins absurde que la romaine. J'entends que nos char- latans ne nous empoisonnent qu'avec cinq ou six drogues, au lieu que les montebanks ^ papistes empoisonnent avec une vingtaine. Ce fut un grand trait de sagesse dans le feu czar Pierre I-* d'abolir dans ses vastes États la dignité de patriarche. Mais il était le maitie; les princes catholiques ne le sont pas de détruire 1 Idole du pape. L'empereur ne pourrait s'emparer de Rome et reprendre son patrimoine sans exciter contre lui tous les souve- rams de 1 Europe méridionale. Ces messieurs sont, comme le Dieu des chrétiens, fort jaloux.

La secte subsistera donc, et la mahométane aussi, pour faire contre-poids. Les dogmes de celle-ci sont bien moins extravagants L incarnation et la trinité sont d'une absurdité qui fait frémir

•1. Mot anglais qui si-nifie saltimbanques. 20. Mélanges. V.

20

306 LETTRE DE MILORD CORNSBURY.

De tous les rites de la communion papistique, la confession des filles à des hommes est d'une indécence et d'un danger qui ne nous frappe pas assez dans des climats nous laissons tant de liberté au sexe. Cela serait abominable dans tout l'Orient. Comment oserait-on mettre une jeune fille tête à tête aux genoux d'un homme, dans des pays elles sont gardées avec un soin si scrupuleux?

Vous savez quels désordres souvent funestes cette infâme cou- tume produit tous les jours en Italie et en Espagne. La France n'en est pas exempte. L'aventure du curé de Versailles^ est encore toute fraîche. Ce drôle volait ses pénitents dans la poche, et débauchait ses pénitentes : on s'est contenté de le chasser, et le duc d'(3rléans lui fit une pension. Il méritait la corde.

X'est une plaisante chose que les sacrements de l'Eglise romaine. On en rit à Paris comme à Londres; mais, tout en riant, on s'y soumet. Les Égyptiens riaient sans doute de voir des singes et des chats sur l'autel; mais ils se prosternaient. Les hommes en général ne méritent pas d'être autrement gouvernés. Cicéron écrivit contre les augures, et les augures subsistèrent; ils burent le meilleur vin du temps d'Horace :

Pontificutn poliore cœnis.

iLib. Il, od. XIV.)

Ils le boiront toujours. Ils seront dans le fond du cœur de votre avis- mais ils soutiendront une religion qui leur procure tant d'honneurs et d'argent en public, et tant de plaisirs en secret. Vous éclairerez le petit nombre, mais le grand nombre sera^pour eux II en est aujourd'hui dans Rome, dans Londres, dans Pans, dans toutes les grandes villes, en fait de religion, comme dans Alexandrie du temps de l'empereur Adrien. Vous connaissez sa lettre'^ à 8ervianus, écrite d'Alexandrie :

« Tous n'ont qu'un Dieu. Chrétiens, juifs, et tous les aufies, l'adorent avec la même ardeur: c'est i'argent. »

Voilà le dieu du pape et de l'archevêque deKcuterburj.

î. Fantin; voye., tome IX, pa.o ^03 u.. n^c du chant XVllI de la Pucelle; t. XVIII, page 378; XIX, 39: XXm, ^^^'^ ^^^^^ .., 2. Voyez le texte de cette lettre, tome XMI, page 114.

IIN DE l'examen important.

LETTRE

SUR LES PANÉGYRIQUES

PAR IRÉNÉE ALETHÈS,

PROFESSEUR EN DROIT DANS LE CANTON d'uRT

(4767-)

Vous avez raison, monsieur, de vous défier des panégyri- ques : ils sont presque tous composés par des sujets qui flattent un maître, ou, ce qui est pis encore, par des petits qui présentent à un grand un encens prodigué avec bassesse et reçu avec dédain.

Je suis toujours étonné que le consul Pline, digne ami de Tra- jan, ait eu la patience de le louer pendant trois heures, et Trajan celle de l'entendre. On dit, pour excuser l'un et l'autre, que Pline supprima, pour la commodité des auditeurs, une grande partie de son énorme discours; mais s'il en épargna la moitié à l'au- dience, il était encore trop long d'un quart.

Une seule chose me réconcilie avec ce panégyrique, c'est qu'étant prononcé devant le sénat et devant les principaux che- valiers romains, en l'honneur d'un prince qui regardait leurs sufl'rages comme sa plus noble récompense, ce discours était devenu une espèce de traité entre la république et l'empereur. Pline, en louant Trajan d'avoir été laborieux, équitable, humain, bienfaisant, l'engageait à l'être toujours, et Trajan justifia Pline le reste de sa vie.

1. Cette pièce est d'avril ou mai 17(57. M"'« du Deffant en parle dans sa lettre à H. VValpole, du 23 mai. Le même jour, d'Alembert en accusait réception à Voltaire. Catherine II en remercia l'auteur dans sa lettre du 18-29 mai. (B.)

308 LETTRE

Eusèbe de Césarée voulut, deux siècles après, faire dans une église, en faveur de Constantin, ce que Pline avait fait en faveur de Trajan dans le Capitolc, Je ne sais si le héros d'Eusèbe est comparable en rien à celui de Pline; mais je sais que l'éloquence de l'évêque est un peu différente de celle du consul :

« Dieu, dit-il, a donné des qualités à la matière ; d'abord il l'a embellie par le nombre de deux, ensuite il l'a perfectionnée par le nombre de trois, en lui donnant la longueur, la largeur et la profondeur; puis, ayant doublé le nombre de deux, il s'en est formé les quatre éléments. Ce nombre de quatre a produit celui de dix; trois fois dix ont fait un mois, etc.; la lune, ainsi parée de trois fois dix unités, qui font trente, reparaît toujours avec un éclat nouveau : il est donc évident que notre grand em- pereur Constantin est le digne favori de Dieu, puisqu'il a régné trente années. »

C'est ainsi que raisonne l'évêque, auteur de la Préparation èvangèlique, dans un discours pour le moins aussi long que celui de Pbne le Jeune.

En général, nous ne louons aujourd'huiles grands en face que très-rarement, et encore ce n'est que dans des épîtres dédica- toires qui ne sont lues de personne, pas même de ceux à qui elles sont adressées.

La méthode des oraisons funèbres eut un grand cours dans le beau siècle de Louis XIV. Il s'éleva un homme éloquent ^ pour ce genre d'écrire, qui fit non-seulement supporter ses dé- clamations, mais qui les fit admirer. Il avait l'art de peindre avec la parole. Il savait tirer de grandes beautés d'un sujet aride. Il imitait ce Simonide qui célébrait les dieux quand il avait à louer des personnages médiocres.

Il est vrai qu'on voit trop souvent un étrange contraste entre les couleurs vraies de l'histoire et le vernis brillant des oraisons funèbres. Lisez l'éloge de Michel LeTellier, chanceherde France, dans Bossuet : c'est un sage, c'est un juste; voyez ses actions dans les Lettres de madame de Sévignè : c'est un courtisan -intrigant et dur, qui trahit la cour dans le temps de la Fronde, et ensuite ses amis pour la cour; qui traita Fouquet, dans sa prison, avec la cruauté d'un geôlier, qui le jugea avec barbarie, et qui men- dia des voix pour le condamner à la mort. Il n'ouvrait jamais dans le conseil que des avis tyranniques. Le comte de Gram- mont, en le voyant sortir du cabinet du roi, le comparait à une

l. Bossuet.

SUR LES PANÉGYRIQUES. 309

fouine qui sort d'une basse-cour en se léchant le museau teint du sang des animaux qu'elle a égorgés.

Ce contraste a d'abord jeté quelque ridicule sur les oraisons funèbres; ensuite la multiplicité de ces déclamations a fait naître le dégoût. On les a regardées comme de vaines cérémonies, comme la partie la plus ennuyeuse d'une pompe funéraire, comme un fatigant hommage qu'on rend à la place, et non au mérite.

Qui n"a rien fait doit être oublié. L'épouse de Louis XIV n'était que la fille d'un roi puissant et la femme d'un grand homme. Son oraison funèbre est l'une des plus médiocres que Bossuet ait composées. Celles de Condé^ et de Turenne^ ont im- mortalisé leurs auteurs. Mais qu'avait fait Anne de Gonzague, comtesse palatine du Rhin, que Bossuet voulut aussi rendre im- mortelle ^ Retirée dans Paris, elle eut des amants et des amis. Femme d'esprit, elle étala des sentiments hardis tant qu'elle jouit de la santé et de la beauté; vieille et infirme, elle fut dévote. Il importe peut-être assez peu aux nations qu'Anne de Gonzague se soit convertie pour avoir vu un aveugle, une poule et un chien, en songe*, et qu'elle soit morte entre les mains d'un directeur,

Louis XIV, longtemps vainqueur et pacificateur, plus grand dans les revers que modeste dans la prospérité, protecteur des rois malheureux, bienfaiteur des arts, législateur, méritait sans doute, malgré ses grandes fautes, que sa mémoire fût consacrée; mais il ne fut pas si heureusement loué après sa mort que de son Tivant, soit que les malheurs de la fin de son règne eussent glacé

1. Par Bossuet.

2. Par Fléchier.

3. Voyez tome XVII, page 335.

4. iY. B. « Ce fut par cette vision qu'elle comprit, dit Bossuet, qu'il manque un sens aux incrédules. Trois mois entiers furent employés à repasser avec larmes ses ans écoulés dans les illusions, et à préparer sa confession. Dans l'approche du jour désiré elle espérait de la faire, elle tomba dans une syncope qui ne lui laissait ni couleur, ni pouls, ni respiration. Revenue d'une si étrange défaillance, elle se vit replongée dans un plus grand mal; et, après les approches de la mort, elle ressentit toutes les horreurs de l'enfer. Digne effet des sacrements de l'Église! etc. » (Kdit. de 1749, p. 315 et 316.)

« Elle vit aussi une poule qui arrachait un de ses poussins de la gueule d'un chien, et elle entendit cette poule qui disait : Non, je ne le rendrai jamais. » (Voyez page 319 de la même édition.)

C'est donc ce que rapporte cet illustre Bossuet, qui s'élevait, dans le même temps, avec un acharnement si impitoyable contre les visions de l'élégant et sen- sible archevêque de Cambrai. 0 Démosthéne et Sophocle ! ô Cicéron et Virgile ! qu'eussiez-vous dit si, dans votre temps, des hommes, d'ailleurs éloquents, avaient débité sérieusement de pareiUes pauvretés? (Note de Voltaire.)

310 LETTRE

les orateurs et indisposé le public, soit que son Panégyrique, pro- noncé en 1671 publiquement par Pellisson à TAcadémie, fût en effet plus éloquent que toutes les oraisons composées après sa mort; soit plutôt que les beaux jours de son règne, l'éclat de sa gloire, se répandît sur l'ouvrage de Pellisson même. Mais ce qui fut honorable Louis XIV, c'est que, de son vivant, on prononça douze éloges de ce monarque dans douze villes d'Italie i. Ils lui furent envoyés par le marquis Zampieri, dans une reliure d'or. Cet hommage singulier et unanime rendu par des étrangers, sans crainte et sans espérance, était le prix de l'encouragement que Louis XIV avait donné dans l'Europe aux beaux-arts, dont il était alors l'unique protecteur.

Un académicien français ^ fit, en 17/i8, la panégyrique de Louis XV. Cette pièce a cela de singulier que l'on n'y voit aucune adulation, pas une seule phrase qui sente le déclamateur ou le faiseur de dédicace. L'auteur ne loue que par les faits. Le roi de France venait de finir une guerre dans laquelle il avait gagné deux batailles en personne, et de conclure une paix dans laquelle il ne voulut jamais stipuler pour lui le moindre avantage. Cette conduite, supérieure à la politique ordinaire, n'eût pas été célé- brée par Machiavel; mais elle le fut par un citoyen philosophe. Ce citoyen étant sujet du monarque auquel il rendait justice, craignit que sa qualité de sujet ne le fît passer pour flatteur; il ne se nomma pas : l'ouvrage fut traduit en latin, en espagnol, en italien, en anglaise On ignora longtemps en quelle langue il avait d'abord été écrit ; l'auteur fut inconnu, et probablement ^le prince ignore encore quel fut l'homme obscur qui fit cet éloge désintéressé.

Vous voulez, monsieur, prononcer dans votre Académie le panégyrique de l'impératrice de Russie ; vous le pouvez avec d'autant plus de bienséance et de dignité que, n'étant point son sujet, vous lui rendrez librement les mêmes honneurs que le marquis Zampieri rendit à Louis XIV.

Elle se signale précisément comme ce monarque, par la pro- tection qu'elle donne aux arts, par les bienfaits qu'elle a répandus hors de son empire, et surtout par les nobles secours dont elle a honoré l'innocence des Calas et des Sirven, dans des pays qui n'étaient pas connus de ses anciens prédécesseurs.

t. Voyez tome XIV, page 4i4.

2. Voltaire lui-même; voyez tome XXIII, page 263.

3. Voyez la note, tome XXIII, page 204.

SUR LES PANÉGYRIQUES. 3H

Je remplis mon devoir, monsieur, en vous fournissant quel- ques couleurs que vos pinceaux mettront en œuvre ; et si c'est une indiscrétion, je commets une faute dont l'impératrice seule pourra me savoir mauvais gré, et dont l'Europe m'applaudira. Vous verrez que si Pierre le Grand fut le vrai fondateur de son empire, s'il fit des soldats et des matelots, si l'on peut dire qu'il créa des hommes, on pourra dire que Catherine II a formé leurs âmes.

Elle a introduit dans sa cour les beaux-arts et le goût, ces marques certaines de la splendeur d'un empire ; elle en assure la durée sur le fondement des lois. Elle est la seule de tous les monarques du monde qui ait rassemblé des députés de toutes les villes d'Europe et d'Asie pour former avec elle un corps de juris- prudence universelle et uniforme. Justinien ne confia qu'à quel- ques jurisconsultes le soin de rédiger un code; elle confie ce grand intérêt de la nation à la nation même, jugeant avec autant d'équité que de grandeur qu'on ne doit donner aux hommes que les lois qu'ils approuvent, et prévoyant qu'ils chériront à jamais un établissement qui sera leur ouvrage.

C'est dans ce code qu'elle rappelle les hommes à la compas- sion, à l'humanité que la nature inspire et que la tyrannie étouffe; c'est qu'elle abolit ces supplices si cruels, si recherchés, si disproportionnés aux délits ; c'est qu'elle rend les peines des coupables utiles à la société ; c'est qu'elle interdit l'affreux usage de la question, invention odieuse à toutes les âmes hon- nêtes, contraire à la raison humaine et à la miséricorde recom- mandée par Dieu même ; barbarie inconnue aux Grecs, exercée par les Romains contre les seuls esclaves, en horreur aux braves Anglais, proscrite dans d'autres États, mitigée enfin quelquefois chez ces nations qui sont esclaves de leurs anciens préjugés, et qui reviennent toujours les dernières à la nature et à la vérité en tout genre.

Souveraine absolue, elle gémit sur l'esclavage, et elle l'abhorre. Ses lumières lui font aisément discerner combien ces lois de ser- vitude, apportées autrefois du Nord dans une si grande partie de la terre, avilissent la nature humaine ; dans quelle misère une nation croupit quand l'agriculture n'est que le partage des esclaves ; à quel point les hommes ont été barbares, quand le gouvernement des Huns, des Goths, des Vandales, des Francs, des Bourguignons, a dégradé le genre humain.

Elle a senti que le grand nombre, qui ne travaille jamais pour lui-même, et qui se croit pour servir le plus petit nombre.

312 LETTRE

ne peut se tirer de cet abîme si on ne lui tend une main favo- rable. Mille talents périssent étouffés, nul art ne peut être exercé; une immense multitude est inutile à elle-même et à ses maîtres. Les premiers de l'État, mal servis par des esclaves ineptes, sont eux-mêmes les esclaves de l'ignorance commune. Ils ne jouissent d'aucune consolation de la vie ; ils sont sans secours au milieu de l'opulence. Tels étaient autrefois les rois francs et tous ces vassaux grossiers de leur couronne, lorsqu'ils étaient obligés de faire venir un médecin, un astronome arabe, un musicien d'Italie, une horloge de Perse, et que les courtiers juifs fournissaient la grossière magnificence de leurs cours plénières,

L'àme de Catherine a conçu le dessein d'être la libératrice du genre humain dans l'espace de plus de onze cent mille de nos grandes lieues carrées. Elle n'entreprend point tout ce grand ouvrage par la force, mais par la seule raison ; elle invite les grands seigneurs de son empire à devenir plus grands en com- mandant à des hommes hbres; elle en donne l'exemple, elle affranchit des serfs de ses domaines ; elle arrache plus de cinq cent mille esclaves à l'Église sans la faire murmurer et en la dé- dommageant ; elle la rend respectable en la sauvant du reproche que la terre entière lui faisait d'asservir les hommes qu'elle devait instruire et soulager.

« Les sujets de l'Église, dit-elle dans une de ses lettres S souf- frant des vexations souvent tyranniques auxquelles les fréquents changements des maîtres contribuaient beaucoup, se révoltèrent vers la fin du règne de rimpératrice Elisabeth, et ils étaient à mon avènement plus de cent mille en armes. C'est ce qui fit qli'en 1762 j'exécutai le projet de changer entièrement l'admini- stration des biens du clergé, et de fixer ses revenus. Arsène, évêque de Rostou, s'y opposa, poussé par quelques-uns de ses confrères, qui ne trouvèrent pas à propos de se nommer. Il en- voya deux mémoires il voulait établir le principe absurde des deux puissances. Il avait déjà fait cette tentative du temps de l'impératrice Elisabeth : on s'était contenté de lui imposer silence ; mais son insolence et sa folie redoublant, il fut jugé par le mé- tropolitain de Novogorod et par le synode entier, condamné comme fanatique, coupable d'une entreprise contraire à la foi orthodoxe autant qu'au pouvoir souverain, déchu de sa dignité

1. Du 11-22 auguste 1705. Voltaire reproduisit presque toute la fin de cette- pièce dans ses Questions sur VEncyclopédie. au mot Puissance ; voyez tome XX;, page 302.

SUR LES PANÉGYRIQUES. 313

et de la prêtrise, et livré au bras séculier. Je lui fis grâce, et je me contentai de le réduire à la condition de moine. »

Telles sont, monsieur, ses propres paroles. Il en résulte qu'elle sait soutenir l'Église et la contenir ; qu'elle respecte l'humanité autant que la religion ; qu'elle protège le laboureur autant que le prêtre; que tous les ordres de l'État doivent la bénir.

J'aurai encore l'indiscrétion de transcrire ici un passage d'une de ses lettres ^

« La tolérance est établie chez nous ; elle fait loi de l'État, et il est défendu de persécuter. Nous avons, il est vrai, des fana- tiques qui, faute de persécution, se brûlent eux-mêmes; mais, si ceux des autres pays en faisaient autant, il n'y aurait pas grand mal : le monde n'en serait que plus tranquille, et Calas n'aurait pas été roué. »

Ne croyez pas qu'elle écrive ainsi par un enthousiasme pas- sager et vain qu'on désavoue ensuite dans la pratique, ni même par le désir louable d'obtenir dans l'Europe les suffrages des hommes qui pensent et qui enseignent à penser. Elle pose ces principes pour base de son gouvernement. Elle a écrit de sa main, dans le conseil de législation, ces paroles, qu'il faut graver aux portes de toutes les villes :

« 2 Dans un grand empire, qui étend sa domination sur autant de peuples divers qu'il y a de différentes croyances parmi les hommes, la faute la plus nuisible serait l'intolérance. » Remar- quez qu'elle n'hésite pas de mettre l'intolérance au rang des fautes, j'ai presque dit des délits. Ainsi une impératrice despo- tique détruit dans le fond du Nord la persécution et l'esclavage, tandis que dans le Midi...

Jugez après cela, monsieur, s'il se trouvera un honnête homme dans l'Europe qui ne sera pas prêt à signer le panégyrique que vous méditez. Non-seulement cette princesse est tolérante, mais elle veut que ses voisins le soient \ Voilà la première fois qu'on a déployé le pouvoir suprême pour étabhr la liberté de conscience. C'est la plus grande époque que je connaisse dans l'histoire mo- derne.

C'est à peu près ainsi que les Syracusains défendirent aux Carthaginois d'immoler des hommes.

Plût à Dieu qu'au lieu des barbares qui fondirent autrefois

1. Du 28 novembre 1765.

2. Lettre du 9 juillet 17G6.

3. Voyez, plus loin, l'Essai sur les dissensions des églises de Pologne.

I

314 LETTRE SUR LES PANÉGYRIQUES.

des plaines de la Scytliie et des montagnes de l'Immaûs et du Caucase vers les Alpes et les Pyrénées pour tout ravager, on vît descendre aujourd'hui des armées pour renverser le tribunal de l'Inquisition, tribunal plus horrible que les sacrifices de sang humain tant reprochés à nos pères !

Enfin ce génie supérieur veut faire entendre à ses voisins ce que l'on commence à comprendre en Europe, que des opinions métaphysiques inintelligibles, qui sont les filles de l'absurdité, sont les mères de la discorde ; et que l'Église, au lieu de dire : « Je viens apporter le glaive et non la paix doit dire hautement: '( J'apporte la paix et non le glaive. » Aussi l'impératrice ne veut- elle tirer l'épée que contre ceux qui veulent opprimer les dis- sidents.

J'ignore quelles suites aura la querelle qui divise la Pologne; mais je n'ignore pas que tous les esprits doivent être un jour unis dans l'amour de cette liberté précieuse qui enseigne aux hommes à regarder Dieu comme leur père commun, et à le servir en paix, sans inquiéter, sans avilir, sans haïr ceux qui l'adorent avec des cérémonies différentes des nôtres.

Je sais encore que le roi de Pologne- est un prince philosophe digne d'être l'ami de l'impératrice de Russie ; un prince fait pour rendre les Polonais heureux, si jamais ils consentent à l'être. Je ne me mêle point de politique; ma seule étude est celle du bon- heur du genre humain, etc., etc.

1. Matthieu, x, 34.

2. Voyez la note 5, tome XXI, page 405.

FIN DE LA KETTnE.

HOMÉLIES

PRONONCÉES A LONDRES EN 1765

DANS LNE ASSEMBLÉE P AP.TICULIÈnE '.

PREMIERE HOMELIE.

SUR LATHEISME.

Mes Frères,

Puissent mes paroles passer de mon cœur dans le vôtre ! Puissé-je écarter les vaines déclamations, et n'être point un co- médien en chaire qui cherche à faire applaudir sa voix, ses gestes et sa fausse éloquence ! Je n'ai pas l'insolence de vous instruire ; j'examine avec vous la vérité. Ce n'est ni l'espérance des richesses et des honneurs, ni l'attrait de la considération, ni la passion effrénée de dominer sur les esprits qui anime ma faihle voix. Choisi par vous pour m'éclairer avec vous, et non pour parler en maître, voyons ensemhle, dans la sincérité de nos cœurs, ce que la raison, de concert avec l'intérêt du genre humain, nous ordonne de croire et de pratiquer. Nous devons commencer par l'existence d'un Dieu. Ce sujet a été traité chez toutes les nations; il est épuisé: c'est par cette raison-là même que je vous en parle, car vous préviendrez tout ce que je vous dirai ; nous nous aifer- mirons ensemble dans la connaissance de notre premier devoir ; nous sommes ici des enfants assemblés pour nous entretenir de notre père.

i. Ces quatre homélies, qu'on donne comme prononcées en 1705, ne parurent que deux ans après. Les Mémoires secrets en parlent comme d'une nouveauté, sous la date du 10 mai 1707. L'édition originale, petit ln-8° de 78 pages, porte le mil- lésime MDCG LXVn. Une cinquième homélie fut publiée en i7t)9, «t se trouvera i\ cette date.

316 HOMÉLIE

C'est une belle démarche de l'esprit humain, un élancement divin de notre raison, si j'ose ainsi parler, que cet ancien argu- ment : J'existe, donc quelque chose existe de toute éternité. C'est em- brasser tous les temps du premier pas et du premier coup d'œil. Rien n'est plus grand; mais rien n'est plus simple. Cette vérité est aussi démontrée que les propositions les plus claires de l'arith- métique et de la géométrie : elle peut étonner un moment un esprit inattentif; mais elle le subjugue invinciblement le moment d'après. Enfin, elle n'a été niée par personne, car, à l'instantqu'on réfléchit, on voit évidemment que si rien n'existait de toute éter- nité, tout serait produit par le néant : notre existence n'aurait nulle cause , ce qui est une contradiction absurde.

Nous sommes intelligents : donc il y a une intelligence éter- nelle. L'univers ne nous atteste-t-il pas qu'il est l'ouvrage de cette intelligence? Si une simple maison bâtie sur la terre, ou un vais- seau qui fait sur les mers le tour de notre petit globe, prouve invinciblement l'existence d'un ouvrier, le cours des astres et toute la nature démontrent l'existence de leur auteur.

Non, me répond un partisan deStraton ou de Zenon, le mou- vement est essentiel à la matière; toutes les combinaisons sont possibles avec le mouvement: donc, dans un mouvement éternel, il fallait absolument que la combinaison de l'univers actuel eût sa place. Jetez mille dés pendant l'éternité, il faudra que la chance de mille surfaces semblables arrive, et on assigne même ce qu'on doit parier pour et contre.

Ce sophisme a souvent étonné des esprits sages, et confondu les superficiels; mais voyons s'il n'est pas une illusion trompeuse.

Premièrement, il n'y a nulle preuve que le mouvement soit essentiel à la matière ; au contraire, tous les sages conviennent qu'elle est indifférente au mouvement et au repos, et un seul atome ne remuant pas de sa place détruit l'opinion de ce mouve- ment essentiel.

Secondement, quand même il serait nécessaire que la matière fût en motion, comme il est nécessaire qu'elle soit figurée, cela ne prouverait rien contre l'intelligence qui dirige son mouvement,, et qui modèle ses diverses figures.

Troisièmement, l'exemple de mille dés qui amènent une chance est bien plus étranger à la question qu'on ne croit. Il ne s'agit pas de savoir si le mouvement rangera différemment des cubes; il est sans doute très-possible que mille dés amènent mille six ou mille a», quoique cela soit très-difficile. Ce n'est qu'un arrangement de matière sans aucun dessein, sans organisation, sans utilité ;

SUR L'ATHÉISME. 317

mais que le mouyement seul produise des êtres pourvus d'organes, dont le jeu est incompréhensible-, que ces organes soient toujours proportionnés les uns aux autres; que des efforts innombrables produisent des effets innombrables dans une régularité qui ne se dément jamais; que tous le^jti;es^vivants_produisent^ bjables; que le sentiment de la vue, qui, au fond, n'a rien de commun avec les yeux, s'exerce toujours quand les yeux reçoivent les rayons qui partent des objets; que le sentiment de l'ouïe, qui est totalement étranger à l'oreille, nous fasse à tous entendre les mômes sons quand Foreille est frappée des vibrations de l'air: c'est le véritable nœud de la question; c'est ce que nulle combinaison ne peut opérer sans un artisan. Il n'y a nul rapport des mouvements de la matière au sentiment, encore moins à la pensée. Unë'ëternïté de tous les mouvements possibles ne donnera jamais ni une sensation, ni une idée; et, qu'on me le pardonne, il faut avoir perdu le sens ou la bonne foi pour dire que le seul mouvement de la matière fait des êtres sentants et pensants.

Aussi Spinosa, qui raisonnait méthodiquement, avouait-il qu'il y a dans le monde une intelligence universelle.

Cette intelligence, dit-il avec plusieurs philosophes, existe né- cessairement avec la matière: elle en est l'àme ; l'une ne peut être sans l'autre. L'intelligence universelle brille dans les astres, nage dans les éléments, pense dans les hommes, végète dans les plantes.

Mens agitât molem, et magno se corpore miscet.

(ViRG., /En., VI, 727.)

Ils sont donc forcés de reconnaître une intelligence suprême; mais ils la font aveugle et purement mécanique : ils ne la recon- naissent point comme un principe libre, indépendant et puissant.

Il n'y a selon eux qu'une seule substance, et une substance n'en peut produire une autre. Cette substance est l'universalité des choses, qui est à la fois pensante, sentante, étendue, figurée.

Mais raisonnons de bonne foi : n'apercevons-nous pas un choix dans tout ce qui existe? Pourquoi y a-t-il un certain nombre d'espèces? x\e pourrait-il pas évidemment en exister moins? Ne pourrait-il pas en exister davantage? Pourquoi, dit le judicieux Clarke, les planètes tournent-elles en un sens plutôt qu'en un autre? J'avoue que, parmi d'autres arguments plus forts, celui-ci me frappe vivement ; il y a un choix : donc il y a un maître qui agit par sa volonté.

Cet argument est encore combattu par nos adversaires; vous les entendez dire tous les jours : Ce que vous voyez est nécessaire.

318 HOMÉLIE

puisqu'il existe. Ehbien, leur répondrai-je, tout ce qu'on pourra déduire de votre supposition, c'est que, pour former le monde, il était nécessaire que Tintelligence suprême fît un choix : ce choix est fait; nous sentons, nous pensons en vertu des rapports que Dieu a mis entre nos perceptions et nos organes. Examinez, d'un côté, des nerfs et des fibres; de l'autre, des pensées sublimes, et avouez qu'un Être suprême peut seul allier des choses si dissem- blables.

Quel est cet Être? Existc-t-il dans l'immensité? L'espace est-il un de ses attributs? Est-il dans un lieu, ou en tous lieux, ou hors d'un lieu ? Puisse-t-il me préserver à jamais d'entrer dans ces sub- tilités métaphysiques! J'abuserais trop de ma faible raison, si je cherchais à comprendre pleinement l'Être qui, par sa nature et par la mienne, doit m'être incompréhensible. Je ressemblerais à un insensé qui, sachant qu'une maison a été bâtie par un ar- chitecte, croirait que cette seule notion suffit pour connaître à fond sa personne.

Bornons donc notre insatiable et inutile curiosité; attachons- nous à notre véritable intérêt. L'artisan suprême qui a fait le monde et nous est-il notre maître ? Est-il bienfaisant ? Lui devons- nous de la reconnaissance ?

Il est notre maître sans doute : nous sentons à tous moments un pouvoir aussi invisijjle qu'irrésistible. Il est notre bienfaiteur, puisque nous vivons. Notre vie est un bienfait, puisque nous aimons tous la vie, quelque miséral)le qu'elle puisse devenir. Le soutien de cette vie nous a été donné par cet Être suprême et incompréhensible, puisque nul de nous ne peut former la moindre 'des plantes, dont nous tirons la nourriture qu'il nous donne, et puisque même nul de nous ne sait comment ces végétaux se forment.

L'ingrat peut dire qu'il fallait absolument que Dieu nous four- nît des aliments, s'il voulait que nous existassions un certain temps. Il dira : Nous sommes des machines qui se succèdent les: unes aux autres, et dont la plupart tombent brisées et fracassées dès les premiers pas de leur carrière. Tous les éléments con- spirent à nous détruire, et nous allons par les souffrances à la mort. Tout cela n'est que trop vrai; mais aussi il faut convenir que s'il n'y avait qu'un seul homme qui eût reçu de la nature uji corps sain et robuste, un sens droit, un cœur honnête, cet homme aurait de grandes grâces à rendre à son auteur. Or, certainement, il y a beaucoup d'hommes à qui la nature a fait ces dons : ceux- du moins doivent regarder Dieu comme bienfaisant.

SUR L'ATHÉISME. 319

A l'égard de ceux que le concours des lois éternelles, établies par l'Être des êtres, a rendus misérables, que pouvons-nous faire, sinon les secourir? Que pouvons-nous dire, sinon que nous ne savons pas pourquoi ils sont misérables ?

Le mal inonde la terre. Qu'en inférerons-nous par nos faibles raisonnements ? Qu'il n'y a point de Dieu ? Mais il nous a été démontré qu'il existe. Dirons-nous que ce Dieu est méchant ? Mais cette idée est absurde, horrible, contradictoire. Soupçonnerons- nous que Dieu est impuissant, et que celui qui a si bien organisé tous les astres n'a pu bien organiser tous les hommes ? Cette suppo- sition n'est pas moins intolérable. Dirons-nous qu'il y a un mauvais principe qui altère les ouvrages d'un principe bienfaisant, ou qui en produit d'exécrables ? Mais pourquoi ce mauvais principe ne dérange-t-il pas le cours du reste de la nature? Pourquoi s'acharnerait-il à tourmenter quelques faibles animaux sur un globe si cliétif, pendant qu'il respecterait les autres ouvrages de son ennemi ? Comment n'attaquerait-il pas Dieu dans ces millions de mondes qui roulent régulièrement dans l'espace ? Comment deux dieux ennemis l'un de l'autre seraient-ils chacun également l'Être nécessaire ? Comment subsisteraient-ils ensemble ?

Prendrons-nous le parti de l'optimisme ? Ce n'est au fond que celui d'une fatalité désespérante. Le lord Shaftesbury, l'un des plus hardis philosophes d'Angleterre, accrédita le premier ce triste système. « Les lois, dit-il, du pouvoir central et de la végé- tation ne seront point changées pour l'amour d'un chétif et faible animal qui, tout protégé qu'il est par ces mêmes lois, sera bien- tôt réduit par elles en poussière. »

L'illustre lord Bolingbroke est allé beaucoup plus loin; et le célèbre Pope a osé redire que le bien général est composé de tous les maux particuliers ^

Le seul exposé de ce paradoxe en démontre la fausseté. Il serait aussi raisonnable de dire que la vie est le résultat d'un nombre infini de morts, que le plaisir est formé de toutes les dou- leurs, et que la vertu est la somme de tous les crimes.

Le mal physique et le mal moral sont l'effet de la constitution de ce monde, sans doute; et cela ne peut être autrement. Quand on dit que tout est bien, cela ne veut dire autre chose sinon que tout est arrangé suivant des lois physiques; mais assurément tout n'est pas bien pour la foule innombrable des êtres qui souffrent, et de ceux qui font souffrir les autres. Tous les moralistes l'avouent

1. Voyez, tome IX, la préface du Poëme sur le Désastre de Lisbonne.

320 HOMÉLIE

dans leurs discours; tous les hommes le crient dans les maux dont ils sont les victimes.

Quel exécrable soulagement prétendez-vous donner à des malheureux persécutés et calomniés, expirant dans les tour- ments, en leur disant: Tout est bien; vous lï'avez rien à espérer de mieux ? Ce serait un discours à tenir à ces êtres qu'on suppose éternellement coupables, et qu'on dit nécessairement condamnés avant le temps à des supplices éternels.

Le stoïcien^ qu'on prétend avoir dit dans un violent accès de goutte : Non, la goutte n^est point un mal, avait un orgueil moins absurde que ces prétendus philosophes, qui, dans la pauvreté, dans la persécution, dans le mépris, dans toutes les horreurs de la vie la plus misérable, ont encore la vanité de crier: Tout est bien. Qu'ils aient de la résignation, à la bonne heure, puisqu'ils feignent de ne vouloir pas de compassion ; mais qu'en souffrant, et en voyant presque toute la terre souffrir, ils disent : Tout est bien, sans aucune espérance de mieux, c'est un délire déplorable.

Supposerons-nous enfin qu'un Être suprême nécessairement bon abandonne. la terre à quelque être subalterne qui la ravage, à un geôlier qui nous met à la torture ? Mais c'est faire de Dieu un tyran lâche, qui, n'osant commettre le mal par lui-même, le fait continuehement commettre par ses esclaves.

Quel parti nous reste-t-il donc à prendre ? N'est-ce pas celui que tous les sages de l'antiquité embrassèrent dans les Indes, dans la Chaldée, dans l'Egypte, dans la Grèce, dans Rome ? Celui de croire que Dieu nous fera passer de cette malheureuse vie à une meilleure, qui sera le développement de notre nature ? Car enfin il est clair que nous avons éprouvé déjà différentes sortes d'existences. Nous étions avant qu'un nouvel assemblage d'or- ganes nous contint dans la matrice; notre être pendant neuf mois fut très-différent de ce qu'il était auparavant; l'enfance ne ressem- bla point à l'embryon; l'âge mûr n'eut rien de l'enfance ; la mort peut nous donner une manière différente d'exister.

Ce n'est qu'une espérance, me' crient des infortunés qui sentent et qui raisonnent ; vous nous renvoyez la boite de Pan- dore ; le mal est réel, et l'espérance peut n'être qu'une illusion : le malheur et le crime assiègent la vie que nous avons, et vous nous parlez d'une vie que nous n'avons pas, que nous n'aurons peut-être pas, et dont nous n'avons aucune idée. Il n'est aucun

' l. Poi5idonius, le même qui est, avec Lucrèce, interlocuteur des Dialogues, tome XXIV, pages 57-70.

SUR L'ATHÉISME. 321

rapport de ce que nous sommes aujourd'hui avec ce que nous étions dans le sein de nos mères ; quel rapport pourrions-nous avoir dans le sépulcre avec notre existence présente ?

Les Juifs, que vous dites avoir été conduits par Dieu même, ne connurent jamais cette autre vie. Vous dites que Dieu leur donna des lois, et dans ces lois il ne se trouve pas un seul mot qui annonce les peines et les récompenses après la mort. Cessez donc de présenter une consolation chimérique à des calamités trop véritahles.

Mes frères, ne répondons point encore en chrétiens à ces objections douloureuses; il n'est pas encore temps. Commençons à les réfuter avec les sages, avant de les confondre par le secours de ceux qui sont au-dessus des sages mêmes.

Nous ignorons ce qui pense en nous, et par conséquent nous ne pouvons savoir si cet être inconnu ne survivra pas à notre corps. Il se peut physiquement qu'il y ait en nous une monade indestructible, une flamme cachée, une particule du feu divin, qui subsiste éternellement sous des apparences diverses. Je ne dirai pas que cela soit démontré ; mais, sans vouloir tromper les hommes, on peut dire que nous avons autant de raison de croire que de nier l'immortalité de l'être qui pense. Si les Juifs ne l'ont point connue autrefois, ils l'admettent aujourd'hui. Toutes les nations policées sont d'accord sur ce point. Cette opinion si ancienne et si générale est la seule peut-être qui puisse justifier la Providence. Il faut reconnaître un Dieu rémunérateur et ven- geur, ou n'en point reconnaître du tout. Il ne paraît pas qu'il y ait de milieu : ou il n'y a point de Dieu, ou Dieu est juste. Nous avons une idée de la justice, nous, dont l'intelligence est si bor- née; comment cette justice ne serait-elle pas dans l'intelligence suprême? Nous sentons combien il serait absurde de dire que Dieu est ignorant, qu'il est faible, qu'il est menteur : oserons- nous dire qu'il est cruel? Il vaudrait mieux s'en tenir à la nécessité fatale des choses, il vaudrait mieux n'admettre qu'un destin invincible que d'admettre un Dieu qui aurait fait une seule créature pour la rendre malheureuse.

On me dit que la justice de Dieu n'est pas la nôtre. J'aimerais autant qu'on me dît que l'égalité de deux fois deux et quatre n'est pas la même pour Dieu et pour moi. Ce qui est vrai l'est à mes yeux comme aux siens. Toutes les propositions mathé- matiques sont démontrées pour l'être flni comme pour l'être infini. Il n'y a pas en cela deux différentes sortes de vrai. La seule dif- férence est probablement que l'intelligence suprême comprend

26. Mélanges. V. 21

322 HOMÉLIE

toutes les vérités à la fois, et que nous nous traînons à pas lents vers quelques-unes. S'il n'y a pas deux sortes de vérité dans la même proposition, pourquoi y aurait-il deux sortes de justice dans la môme action? Nous ne pouvons comprendre la justice de Dieu que par l'idée que nous avons de la justice. C'est en qualité d'êtres pensants que nous connaissons le juste et l'injuste. Dieu infiniment pensant doit être infiniment juste.

Voyons du moins, mes frères, combien cette croyance est utile, combien nous sommes intéressés à la graver dans tous les cœurs.

Nulle société ne peut subsister sans récompense et sans châ- timent. Cette vérité est si sensible et si reconnue que les anciens Juifs admettaient au moins des peines temporelles. « Si vous prévariquez, dit leur loi ^ le Seigneur vous enverra la faim et la pauvreté, de la poussière au lieu de pluie des déman- geaisons incurables au fondement des ulcères malins dans

les genoux et dans les jambes..... Vous épouserez une

femme afin qu'un autre couche avec elle, etc. »

Ces malédictions pouvaient contenir un peuple grossier dans le devoir; mais il pouvait arriver aussi qu'un homme coupable des plus grands crimes n'eût point d'ulcères dans les jambes, et ne languît point dans la pauvreté et dans la famine. Salomon devint idolâtre, et il n'est point dit qu'il fat puni par aucun de ces fléaux. On sait assez que la terre est couverte de scélérats heureux et d'innocents opprimés. 11 fallut donc nécessairement recourir à la théologie des nations plus nombreuses et plus policées, qui longtemps auparavant avaient posé pour fondement de leur religion des peines et des récompenses, dans le dévelop- pement de la nature humaine, qui est probablement une vie nouvelle.

Il semble que cette doctrine soit un cri de la nature, que tous les anciens peuples avaient écouté, et qui ne fut étouffé qu'un temps chez les Juifs, pour retentir ensuite dans toute sa force.

Il y a, chez tous les peuples qui font usage de leur raison, des opinions universelles qui paraissent empreintes par le maître de nos cœurs. Telle est la persuation de l'existence d'un Dieu et de sa justice miséricordieuse ; tels sont les premiers principes de morale, communs aux Chinois, aux Indiens, et aux Romains, et qui n'ont jamais varié, tandis que notre globe a été bouleversé mille fois.

1. Deutéronome, xxvui, 20-30.

SUR L'ATHÉISME. 393

Ces principes sont nécessaires à la conservation de l'espèce humaine. Otez aux hommes l'opinion d'un Dieu vengeur et rému- nérateur, Sylla et Marins se baignent alors avec délices dans le sang de leurs concitoyens; Auguste, Antoine et Lépide, surpassent les fureurs de Sylla ; Néron ordonne de sang-froid le meurtre de sa mère. Il est certain que la doctrine d'un Dieu vengeur était éteinte alors chez les Romains; l'athéisme dominait, et il ne serait pas difficile de prouver par l'histoire que l'athéisme peut causer quelquefois autant de mal que les superstitions les plus barbares.

Pensez-vous en efi'et qu'Alexandre VI reconnût un Dieu, quand, pour agrandir le fils de son inceste, il employait tour à tour trahison, la force ouverte, le stylet, la corde, le poison ; et qu'in- sultant encore à la superstitieuse faiblesse de ceux qu'il assassi- nait, il leur donnait une absolution et des indulgences au miheu des convulsions de la mort? Certes, il insultait la Divinité, dont il se moquait, en même temps qu'il exerçait sur les hommes ces épouvantables barbaries. Avouons tous, quand nous lisons l'his- toire de ce monstre et de son abominable fils, que nous souhai- tons qu'ils soient châtiés. L'idée d'un Dieu vengeur est donc nécessaire.

Il se peut, et il arrive trop souvent que la persuasion de la justice divine n'est pas un frein à l'emportement d'une passion. On est alors dans l'ivresse ; les remords ne viennent que quand la raison a repris ses droits ; mais enfin ils tourmentent le coupable. L'athée peut sentir, au lieu de remords, cette horreur secrète et sombre qui accompagne les grands crimes. La situation de son âme est importune et cruelle ; un homme souillé de sang n'est plus sensible aux douceurs de la société ; son âme, devenue alroce, est incapable de toutes les consolations de la vie ; il rugit en furieux, mais il ne se repent pas. Il ne craint point qu'on lui demande compte des proies qu'il a déchirées ; il sera toujours méchant, il s'endurcira dans ses férocités. L'homme, au contraire, qui croit en Dieu rentrera en lui-même. Le premier est uiî monstre pour toute sa vie, le second n'aura été barbare qu'un moment. Pourquoi? C'est que l'un a un frein, l'autre n'a rien qui l'arrête.

Nous ne lisons point que l'archevêque Troll, qui fit égorger sous ses yeuxi tous les magistrats de Stockholm, ait jamais daigné seulement feindre d'expier son crime par la moindre pé-

1. Voyez tome XII, page 228.

324 HOMÉLIE

nitence. L'athée fourbe, ingrat, calomniateur, brigand, sangui- naire, raisonne et agit conséquemment, s'il est sûr de l'impunité de la part des hommes. Car, s'il n'y a point de Dieu, ce monstre est son Dieu à lui-même; il s'immole tout ce qu'il désire, ou tout ce qui lui fait obstacle. Les prières les plus tendres, les meilleurs raisonnements, ne peuvent pas plus sur lui que sur un loup aflfamé de carnage.

Lorsque le pape Sixte IV faisait assassiner les deux Médicis dans l'église de la Reparade S au moment l'on élevait aux yeux du peuple le Dieu que ce peuple adorait. Sixte IV, tranquille dans son palais, n'avait rien à craindre, soit que la conjuration réussît, soit qu'elle échouât ; il était sûr que les Florentins n'oseraient se venger, qu'il les excommunierait en pleine liberté, et qu'ils lui demanderaient pardon à genoux d'avoir osé se plaindre.

n est très-vraisemblable que l'athéisme a été la philosophie de tous les hommes puissants qui ont passé leur vie dans ce cercle de crimes que les imbéciles appellent politique, coup d'État, art de gouverner.

On ne me persuadera jamais qu'un cardinal 2, ministre célè- bre, crût agir en la présence de Dieu lorsqu'il faisait condamner à mort un des grands de l'État par douze meurtriers en robe, esclaves à ses gages, dans sa propre maison de campagne, et pen- dant qu'il se plongeait dans la dissolution avec ses courtisanes, à côté de l'appartement ses valets, décorés du nom de juges, menaçaient de la torture un maréchal de France dont il savourait

déjà la mort.

Quelques-uns de vous, mes frères, m'ont demandé si un prince juif =* avait une véritable notion de la Divinité quand, à l'article de la mort, au heu de demander pardon à Dieu de ses adultères, de ses homicides, de ses cruautés sans nombre, il persiste d'ans la soif du sang, et dans la fureur atroce des ven- o-eances; quand, d'une bouche prête à se fermer pour jamais, il recommande à son successeur de faire assassiner le vieillard Sémeï son ministre\ et son général Joab?

J'avoue avec vous que cette action, dont saint Ambroise voulut en vain faire l'apologie, est la plus horrible peut-être qu'on puisse lire dans les annales des nations. Le moment de la mort

1 Voyez tome XII, page 16.8.

2. Richelieu; voyez, tome XIII, pages li et suiv., l'histoire du procès du maré- 'Chal de JVlarillac.

3. David.

4. m. Rois, II, 5, 8.

SUR L'ATHÉISME. 335

est pour tous les hommes le moment du repentir et de la clé- mence : vouloir se venger en mourant, et ne l'oser ; charger un autre par ses dernières paroles d'être un infâme meurtrier, c'est le comble de la lâcheté et de la fureur réunies.

Je n'examinerai point ici si cette histoire révoltante est vraie, ni en quel temps elle fut écrite. Je ne discuterai point avec vous s'il faut regarder les chroniques des Juifs du même œil dont on lit les commandements de leur loi ; si on a eu tort, dans des temps d'ignorance et de superstition, de confondre ce qui était sacré chez les Juifs avec leurs livres profanes. Les lois de Niima furent sacrées chez les Romains, et leurs historiens ne le furent pas. Mais si un Juif a été barbare jusqu'à son dernier moment, que nous importe? Sommes-nous Juifs? Quel rapport les absurdités et les horreurs de ce petit peuple ont-elles avec nous? On a con- sacré des crimes chez presque tous les peuples du monde : que devons-nous faire? Les détester, et adorer le Dieu qui les condamne. Il est reconnu que les Juifs crurent Dieu corporel. Est-ce une raison pour que nous ayons cette idée de l'Être suprême?

S'il est avéré qu'ils crurent Dieu corporel, il n'est pas moins clair qu'ils reconnaissaient un Dieu formateur de l'univers.

Longtemps avant qu'ils vinssent dans la Palestine, les Phéni- ciens avaient leur Dieu unique Jaho, nom qui fut sacré chez eux, et qui le fut ensuite chez les Égyptiens et chez les Hébreux. Ils donnaient à l'Être suprême un nom plus commun, EL Ce nom était originairement chaldéen. C'est de que la ville appe- lée par nous Babylone fut nommée Babel, la porte de Dieu. C'est de que le peuple hébreu, quand il vint, dans la suite des temps, s'établir en Palestine, prit le surnom d'Israël, qui signifie voyant Dieu, comme nous l'apprend Philon, dans son Traité des récom- penses et des peines, et comme nous le dit l'historien Josèphe dans sa réponse à Appien.

Les Égyptiens reconnurent un Dieu suprême malgré toutes leurs superstitions; ils le nommaient Knef, et ils le représentaient sous la forme d'un globe.

L'ancien Zerdust, que nous nommons Zoroastre, n'enseignait qu'un seul Dieu, auquel le mauvais principe était subordonné. Les Indiens, qui se vantent d'être la plus antique société de l'uni- vers, ont encore leurs anciens livres, qu'ils prétendent avoir été écrits il y a quatre mille huit cent soixante et six ans. L'ange Brama ou Hahrama, disent-ils, l'envoyé de Dieu, le ministre de rttre suprême, dicta ce livre dans la langue du Hanscrit. Ce livre saint se nomme Shastabad, et il est beaucoup plus ancien que le

326 HOMÉLIE

Veîdam même, qui est depuis si longtemps le livre sacré sur les

bords du Gange. , ^ ,

Ces deux volumes, qui sont la loi de toutes les sectes des brames, VÈzour-Vcidam, qui est le commencement du Veidom, ne parlent jamais que d'un Dieu unique.

Le ciel a voulu qu'un de nos compatriotes, qui a réside trente années à Bengale, et qui sait parfaitement la langue des anciens brames, nous ait donné un extrait de ce Shastabad, écrit mille années 'avant le Veidam. Il est divisé en cinq cbapitres. Le pre- mier traite de Dieu et de ses attributs, et il commence ainsi : « Dieu est un; il a formé tout ce qui est; il est semblable à une sphère parfaite sans fin ni commencement. Il gouverne tout par une sagesse générale. Tu ne chercheras point son essence et sa nature, cette entreprise serait vaine et criminelle. Qu'il te sufhse d'admirer jour et nuit ses ouvrages, sa sagesse, sa puissance, sa bonté. Sois heureux en l'adorant, n

Le second chapitre traite de la création des intelligences

célestes *

Le troisième, de la chute de ces dieux secondaires; Le quatrième, de leur punition; Le cinquième, de la clémence de Dieu. Les Chinois dont les histoires et les rites attestent une antiquité si reculée, mais moins ancienne que celle des Indiens, ont tou- jours adoré le Tien, le Chang-ti, la Vertu céleste. Tous leurs livres de morale, tous les édits des empereurs, recommandent de se rendre agréable au Tien, au Chang-ti. et de mériter ses bienfaits. Confucius n'a point établi de religion chez les Chinois, comme les ignorants le prétendent. Longtemps avant lui les empereurs allaient au temple quatre fois par année présenter au Chang-ti les fruits de la terre.

Ainsi vous voyez que tous les peuples policés, Indiens, Chi- nois É-vptiens, Persans, Chaldéons, Phéniciens, reconnurent un Dieu siilirême. Je ne nierai pas que, .chez ces nations si antiques, il n'v ait eu des athées; je sais qu'il y en a beaucoup a la Chine; nous en voyons en Turquie, il y en a dans notre patrie et chez toutes les nations de l'Europe. Mais pourquoi leur erreur ebran- lerait-elle notre croyance? Les sentiments erronés de tous les phi- losophes sur la lumière nous empêcheront-ils de croire fermeinent aux découvertes de Newton sur cet élément incompréhensible/ La mauvaise physique des Grecs et leurs ridicules sophismes ' détruîront-ils dans nous la science intuitive que nous donne la physique expérimentale?

SUR L'ATHÉISME. 327

Il y a eu des athées chez tous les peuples connus; mais je doute beaucoup que cet athéisme ait été une persuasion pleine, une conviction lumineuse, dans laquelle l'esprit se repose sans aucun doute, comme dans une démonstration géométrique. N'était-ce pas plutôt une demi-persuasion fortifiée par la rage d'une passion violente, et par l'orgueil, qui tiennent lieu d'une conviction entière ? Les Phalaris, les Busiris (et il y en a dans toutes les conditions), se moquaient avec raison des fables de Cerbère et des Euménides : ils voyaient bien qu'il était ridicule d'imaginer que Thésée fût éternellement assis sur une escabelle, et qu'un vautour déchirât toujours le foie renaissant de Promé- thée. Ces extravagances, qui déshonoraient la Divinité, l'anéan- tissaient à leurs yeux. Ils disaient confusément dans leur cœur : On ne nous a jamais dit que des inepties sur la Divinité; cette Divinité n'est donc qu'une chimère. Ils foulaient aux pieds une vérité consolante et terrible, parce qu'elle était entourée de men- songes.

0 malheureux théologiens de l'école, que cet exemple vous apprenne à ne pas annoncer Dieu ridiculement! C'est vous qui, par vos platitudes, répandez l'athéisme que vous combattez; c'est vous qui faites les athées de cour, auxquels il suffit d'un argu- ment spécieux pour justifier toutes leurs horreurs. lAIais si le tor- rent des affaires et celui de leurs passions funestes leur avaient laissé le temps de rentrer en eux-mêmes, ils auraient dit : Les mensonges des prêtres d'Isis et des prêtres de Cybèle ne doivent m'irriter que contre eux, et non pas contre la Divinité, qu'ils outragent. Si le Phlégéton et le Cocyte n'existent point, cela n'em- pêche pas que Dieu existe. Je veux mépriser les fables, et adorer la vérité. Si on m'a peint Dieu comme un tyran ridicule, je ne le croirai pas moins sage et moins juste. Je ne dirai pas avec Orphée que les ombres des hommes vertueux se promènent dans les champs Élysées; je n'admettrai point la métempsycose des pha- risiens, encore moins l'anéantissement de l'àme avec les sadu- céens. Je reconnaîtrai une providence éternelle, sans oser deviner quels seront les moyens et les effets de sa miséricorde et de sa jus- tice. Je n'abuserai point de la raison que Dieu m'a donnée ; je croirai qu'il y a du vice et de la vertu , comme il y a de la santé et de la maladie; et enfin, puisqu'un pouvoir invisible, dont je sens continuellement l'influence, m'a fait un être pensant et agis- sant, je conclurai que mes pensées et mes actions doivent être dignes de ce pouvoir qui m'a fait naître.

Ne nous dissimulons point ici qu'il y a eu des athées vertueux.

328 HOMÉLIE SUR L'ATHÉISME.

La secte d'Épicure a produit de très-honnêtes gens : Épicure était lui-même un homme de hien, je l'avoue. L'instinct de la vertu, qui consiste dans un tempérament doux et éloigné de toute vio- lence, peut très-bien subsister avec une philosophie erronée. Les épicuriens et les plus fameux athées de nos jours, occupés des agréments de la société, de l'étude et du soin de posséder leur âme en paix, ont fortifié cet instinct qui les porte à ne jamais nuire, en renonçant au tumulte des affaires qui bouleversent l'âme, et à l'ambition qui la pervertit. Il y a des lois dans la société qui sont plus rigoureusement observées que celles de l'État et de la religion. Quiconque a payé les services de ses amis par une noire ingratitude, quiconque a calomnié un lionnête homme, quiconque aura mis dans sa conduite une indécence révoltante, ou qui sera connu par une avarice sordide et impitoyable, ne sera point puni par les lois, mais il le sera par la société des honnêtes gens, qui porteront contre lui un arrêt irrévocable de bannissement; il ne sera jamais reçu parmi eux. Ainsi donc un athée de mœurs douces et agréables, retenu d'ailleurs par le frein que la société des hommes impose, peut très-bien mener une vie innocente, heureuse, honorée. On en a vu des exemples de siècle en siècle, depuis le célèbre Atticus, également âmi de César et de Cicéron, jusqu'au fameux magistrat Des Barreaux*, qui, ayant fait attendre trop longtemps un plaideur dont il rapportait le procès, lui paya de son argent la somme dont il s'agissait.

On me citera encore, si l'on veut, le sophiste géométrique -Spinosa, dont la modération, le désintéressement et la générosité, ont été dignes d'Épictète. On me dira que le célèbre athée La Métrie était un homme doux et aimable dans la société, honoré, pendant sa vie et après sa mort, des bontés d'un grand roi^ qui, sans faire attention à ses sentiments philosophiques, a récom- pensé en lui les vertus. Mais mettez ces doux et tranquilles athées dans de grandes places; jetez-les dans les factions; qu'ils aient à com])attre un César Borgia, ou un Cromwell, pu même un car- dinal de Betz ; pensez-vous qu'alors ils ne deviendront pas aussi méchants que leurs adversaires? Voyez dans quelle alternative vous les jetez ; ils seront des imbéciles s'ils ne sont pas des per- vers. Leurs ennemis les attaquent par des crimes ; il faut bien

1. Voyez tome XIV, page G3; et, ci-après, la VIP des Lettres à S. A. monsei- gneur le.prince de ***.

2, Frédéric II, roi de Prusse; on a de ce monarque un Éloge du sieur La Mé- trie, dans les Éloges de trois philosophes, 1753, in-S».

HOMÉLIE SUR LA SUPERSTITION. 329

qu'ils se défendent avec les mêmes armes, ou qu'ils périssent. Certainement leurs principes ne s'opposeront point aux assassi- nats, aux empoisonnements, qui leur paraîtront nécessaires.

Il est donc démontré que l'athéisme peut tout au plus laisser subsister les vertus sociales dans la tranquille apathie de la vie privée ; mais qu'il doit porter à tous les crimes dans les orages de la vie publique.

Une société particulière d'athées, qui ne se disputent rien, et qui perdent doucement leurs jours dans les amusements de la volupté, peut durer quelque temps sans trouble; mais, si le monde était gouverné par des athées, il vaudrait autant être sous l'em- pire immédiat de ces êtres infernaux qu'on nous peint acharnés contre leurs victimes. En un mot, des athées qui ont en main le pouvoir seraient aussi funestes au genre humain que des super- stitieux. Entre ces deux monstres la raison nous tend les bras : et ce sera l'objet de mon second discours.

DEUXIEME HOMÉLIE.

Sun LA SUPERSTITION.

Mes Frères,

Vous savez assez que toutes les nations bien connues ont éta- bli un culte public. Si les hommes s'assemblèrent de tout temps pour traiter de leurs intérêts, pour se communiquer leurs besoins, il était bien naturel qu'ils commençassent ces assemblées par les témoignages de respect et d'amour qu'ils doivent à l'auteur de la vie. On a comparé ces hommages à ceux que des enfants présen- tent à un père, et des sujets à un souverain. Ce sont des images trop faibles du culte de Dieu : les relations d'homme à homme n'ont aucune proportion avec la relation de la créature à l'Être suprême ; l'infini les sépare. Ce serait même un blasphème que de rendre hommage à Dieu sous l'image d'un monarque. Un sou- verain de la terre entière, s'il en pouvait exister un, si tous les hommes étaient assez malheureux pour être subjugués par un homme, ne serait au fond qu'un ver de terre commandant à d'autres vers de terre, et serait encore infiniment moins devant la Divinité. Et puis, dans les républiques, qui sont incontestable- ment antérieures à toute monarchie, comment aurait-on pu con- cevoir Dieu sous l'image d'un roi? S'il fallait se faire de Dieu une

330 HOMÉLIE

image sensible, celle d'un pèrfi, toute défectueuse qu'elle est, paraîtrait peut-être la plus convenable à notre faiblesse.

Mais les emblèmes de la Divinité furent une des premières sources de la superstition. Dès que nous eûmes fait Dieu à notre image, le culte divin fut perverti. Ayant osé représenter Dieu sous la figure d'un homme, notre misérable imagination, qui ne s'arrête jamais, lui attribua tous les vices des hommes. Nous ne le regardâmes que comme un maître puissant, et nous le char- geâmes de tous les abus de la puissance; nous le célébrâmes comme fier, jaloux, colère, vindicatif, bienfaiteur, capricieux, destructeur impitoyable, dépouillant les uns pour enrichir les autres, sans autre raison que sa volonté. Nous n'avons d'idée que de proche en proche; nous ne concevons presque rien que par similitude : ainsi, quand la terre fut couverte de tyrans, on fit Dieu le premier des tyrans. Ce fut bien pis quand la Divinité fut annoncée par des emblèmes tirés des animaux et. des plantes. Dieu devint bœuf, serpent, crocodile, singe, chat, et agneau, broutant, sifflant, bêlant, dévorant, et dévoré.

La superstition a été si horrible chez presque toutes les na- tions que s'il n'en existait pas encore des monuments, il ne serait pas possible de croire ce qu'on nous en raconte. L'histoire du monde est celle du fanatisme.

Mais parmi les superstitions monstrueuses qui ont couvert la terre, y en a-t-il eu d'innocentes? Ne pourrons-nous point distin- guer entre des poisons dont on a su faire des remèdes, et des poisons qui ont conservé leur nature meurtrière? Cet examen inérite, si je ne me trompe, toute l'attention des esprits raison- nables.

Un homme fait du bien aux hommes ses frères, celui-là dé- truit des animaux carnassiers, celui-ci invente des arts par la force de son génie. On les voit par conséquent plus favorisés de Dieu que le vulgaire ; on imagine qu'ils sont enfants de Dieu, on on fait des demi-dieux après leur mort, des dieux secondaires. On les propose non-seulement pour modèle au reste dçs hommes, mais pour objet de leur culte. Celui qui adore Hercule et Persée s'excite à les imiter. Des autels deviennent le prix du génie et du courage. Je ne vois qu'une erreur dont il résulte du bien. Les hommes ne sont trompés alors que pour leur avantage. Si les anciens Romains n'avaient mis au rang des dieux secondaires que des Scipion, des Titus, des Trajan, des Marc-Aurèle, qu'au- rions-nous à leur reprocher ?

Il y a l'infini entre Dieu et un homme : d'accord; mais si, dans

SUR LA SUPERSTITION. 331

le système des anciens on a regardé l'âme humaine comme une portion finie de l'intelligence infinie, qui se replonge dans le grand tout sans l'augmenter; si on suppose que Dieu habita dans l'âme de Marc-Aurèle, si cette âme fut supérieure aux autres par la vertu pendant sa vie, pourquoi ne pas supposer qu'elle est en- core supérieure quand elle est dégagée de son corps mortel ?

Nos frères les catholiques romains ( car tous les hommes sont nos frères) ont peuplé le ciel de demi-dieux qu'ils appellent saints. S'ils avaient toujours fait d'heureux choix, avouons sans détour que leur erreur eût été un service rendu à la nature humaine. Nous leur prodiguons les injures et le mépris quand ils fêtent un Ignace, chevalier de la Vierge ; un Dominique, per- sécuteur ; un François, fanatique en démence, qui marche tout nu, qui parle aux hêtes, qui catéchise un loup, qui se fait une femme de neige. Nous ne pardonnons pas à Jérôme, traducteur, savant, mais fautif, de livres juifs, d'avoir, dans son Histoire des Pères du désert, exigé nos respects pour un saint Pacôme qui allait faire ses visites monté sur un crocodile. Nous sommes surtout saisis d'indignation en voyant qu'à Rome on a canonisé Gré- goire VII, l'incendiaire de l'Europe.

Mais il n'en est pas ainsi du culte qu'on rend, en France, au roi Louis IX, qui fut juste et courageux. Et si c'est trop que de l'invoquer, ce n'est pas trop de le révérer; c'est seulement dire aux autres princes : Imitez ses vertus.

Je vais plus loin : je suppose qu'on ait placé dans une basi- lique la statue du roi Henri IV, qui conquit son royaume avec la valeur d'Alexandre et la cléftience de Titus, qui fut bon et com- patissant, qui sut choisir les meilleurs ministres, et fut son pre- mier ministre lui-même ; je suppose que, malgré ses faiblesses, on lui paye des hommages au-dessus des respects qu'on rend à la mémoire des grands hommes, quel mal pourra-t-il en résulter? Il vaudrait certainement mieux fléchir le genou devant lui que devant cette multitude de saints inconnus, dont les noms même sont devenus un sujet d'opprobre et de ridicule. Ce serait une superstition, j'en conviens, mais une superstition qui ne pourrait nuire, un enthousiasme patriotique, et non un fanatisme perni- cieux. Si l'homme est pour l'erreur, souhaitons-lui des erreurs vertueuses.

La superstition qu'il faut bannir de la terre est celle qui, fai- sant de Dieu un tyran, invite les hommes à être tyrans. Celui qui dit le premier qu'on doit avoir les réprouvés en horreur mit le poignard à la main de tous ceux qui osèrent se croire fidèles ;

332 ^ HOMÉLIE

celui qui le premier défendit toute communication avec ceux qui n'étaient pas de son avis sonna le tocsin des guerres civiles dans toute la terre.

Je crois ce qui paraît impossible à ma raison, c'est-à-dire je crois ce que je ne crois pas : donc je dois haïr ceux qui se van- tent de croire une absurdité contraire à la mienne. Telle est la logique des superstitieux, ou plutôt telle est leur exécrable dé- mence. Adorer l'Être suprême, l'aimer, le servir, être utile aux hommes, ce n'est rien : c'est même, selon quelques-uns, une fausse vertu qu'ils appellent un péché splendide^. Ainsi, depuis qu'on se fit un devoir sacré de disputer sur ce qu'on ne peut entendre ; depuis qu'on plaça la vertu dans la prononciation de quelques paroles inexplicables que chacun voulut expliquer, les pays chrétiens furent un théâtre de discorde et de carnage.

Vous me direz qu'on doit imputer cette peste universelle à la rage de l'ambition plutôt qu'à celle du fanatisme. Je vous répon- drai qu'on en est redevable à l'une et à l'autre. La soif de la do- mination s'est abreuvée du sang des imbéciles. Je n'aspire point à guérir les hommes puissants de cette passion furieuse d'asservir les esprits : c'est une maladie incurable. Tout homme voudrait que les autres s'empressassent à le servir, et, pour être servi mieux, il leur fera croire, s'il peut, que leur devoir et leur bonheur con- sistent à être ses esclaves. Allez trouver un homme qui jouit de quinze à seize millions de revenu, et qui a dans l'Europe quatre ou cinq cent mille sujets dispersés, lesquels ne lui coûtent rien, sans compter ses gardes et sa milice ; remontrez-lui que le Christ, dont il se dit le vicaire et l'imitateur, a vécu dans la pauvreté et dans l'humilité : il vous répond que les temps sont changés ; et, pour vous le prouver, il vous condamne à périr dans les flammes. Vous n'avez corrigé ni cet homme, ni un cardinal de Lorraine, possesseur de sept évêchés à la fois. Que fait-on alors ? On s'adresse aux peuples, on leur parle, et, tout abrutis qu'ils sont, ils écou- tent, ils ouvrent à demi les yeux; ils secouent une partie du joug le plus avilissant qu'on ait jamais porté ; ils se défont de quelques erreurs, ils reprennent un peu de leur liberté, cet apa- nage ou plutôt cette essence de l'homme, dont on les avait dé- pouillés. Si on ne peut guérir les puissants de l'ambition, on peut donc guérir les peuples de la superstition ; on peut donc, en parlant, en écrivant, rendre les hommes plus éclairés et meilleurs.

"1. Cette" expression est de saint Augustin; voyez tome XVIII, page 74; XXV, 434 ; et page 91 du présent volume.

SUR LA SUPERSTITION. 333

Il est bien aisé de leur faire voir ce qu'ils ont souffert pendant quinze cents années. Peu de personnes lisent ; mais toutes peu- vent entendre. Écoutez donc, mes cliers frères, et voyez les cala- mités qui accablèrent les générations passées.

A peine les chrétiens, respirant en liberté sous Constantin, avaient trempé leurs mains dans le sang de la vertueuse Valérie, fille, femme, et mère de césars, et dans le sang du jeune Candi- dien son fils, l'espérance de l'empire; à peine avaient-ils ^égorgé le fils de l'empereur Maximin, âgé de huit ans, et sa fille, âgée de sept ; à peine ces hommes qu'on nous peint si patients pendant deux siècles avaient ainsi signalé leurs fureurs au commen- cement du quatrième, que la controverse fit naître des discordes civiles qui, se succédant les unes aux autres sans aucun moment de relâche, agitent encore l'Europe. Quels sont les sujets de ces querelles sanguinaires? Des subtilités, mes frères, dont on ne trouve pas le moindre mot dans l'Évangile. On veut savoir si le Fils est engendré, ou fait; s'il est engendré dans le temps, ou avant le temps ; s'il est consubstantiel ou semblable au Père ; si la monade de Dieu, comme dit Athanase, est trine - en trois hypo- stases ; si le Saint-Esprit est engendré, ou procédant, ou s'il pro- cède du Père seul, ou du Père et daFils; si Jésus eut deux volontés ou une, une ou deux natures, une ou deux personnes.

Enfin, depuis la consubstantialité jusqu'à la transsubstantiation, termes aussi difficiles à prononcer qu'à comprendre, tout a été sujet de dispute, et toute dispute a fait couler des torrents de sang.

Vous savez combien en fit verser notre superstitieuse Marie, fille du tyran Henri VIII, et digne épouse du tyran espagnol Philippe II. Le trône de Charles I" fut changé en échafaud, et ce roi périt par le dernier supplice, après que plus de deux cent mille hommes eurent été égorgés pour une liturgie.

Vous connaissez les guerres civiles de France. Une troupe de théologiens fanatiques, appelée la Sorbonne, déclare le roi Henri III déchu du trône, et soudain un apprenti théologien l'assassine ^ Elle déclare le grand Henri IV, notre allié, incapable de régner, et vingt meurtriers se succèdent les uns aux autres, jusqu'à ce qu'enfin, sur la seule nouvelle que ce héros va protéger ses anciens alliés contre les adhérents du pape, un moine feuillant*,

1. En 313 {Note de Voltaire.)

2. Du mot latio trinus, triple.

3. Jacques Clément} voyez tome Mil, l'Essai sur les Guerres civiles de France.

4. Ravaillac; voyez ibid.

334 HOMELIE

un maître d'école, plonge le couteau clans le cœur du plus vaillant des rois et du meilleur des hommes, au milieu de sa capitale, aux yeux de son peuple, et dans les bras de ses amis ; et, par une contradiction inconcevable, sa mémoire est à jamais adorée, et la troupe de Sorbonne, qui le proscrivit, qui l'excommunia, qui excommunia ses sujets fidèles, et qui n'a droit d'excommunier personne, subsiste encore à la honte de la France.

Ce ne sont pas les peuples, mes frères, ce ne sont pas les cul- tivateurs, les artisans ignorants et paisibles, qui ont élevé ces querelles ridicules et funestes, sources de tant d'horreurs et de tant de parricides. II n'en est malheureusement aucune dont les théologiens n'aient été les auteurs. Des hommes nourris de vos travaux, dans une heureuse oisiveté, enrichis de vos sueurs et de votre misère, combattirent à qui aurait le plus de partisans et le pluâ d'esclaves ; ils vous inspirèrent un fanatisme destructeur, pour être vos maîtres; ils vous rendirent superstitieux, non pas pour que vous craignissiez Dieu davantage, mais afin que vous les craignissiez.

L'Évangile n'a- pas dit à Jacques et Pierre, à Barthélémy: Nagez dans l'opulence; pavanez-vous dans les honneurs; marchez entourés de gardes. Il ne leur a pas dit non plus : Troublez le monde par vos questions incompréhensibles. Jésus, mes frères, n'agita aucune de ces questions. Voudrions-nous être plus théo- logiens que celui que vous reconnaissez pour votre unique maître? Quoi! il vous a dit : Tout consiste à aimer Dieu et son prochain ; et vous rechercheriez autre chose ?

Y a-t-il quelqu'un parmi vous? que dis-je ! y à-t-il quelqu'un sur la terre qui puisse penser que Dieu le jugera sur des points de théologie, et non pas sur ses actions ?

Qu'est-ce qu'une opinion théologique? C'est une idée qui peut être vraie ou fausse, sans que la morale y soit intéressée. Il est bien évident que vous, devez être vertueux, soit que le Saint-Esprit procède du Père par spiration, ou qu'il procède du Père et du Fils. Il n'est pas moins évident que vous ne comprendrez jamais aucune proposition de cette espèce. Vous n'aurez jamais la plus légère notion comment Jésus avait deux natures et deux volontés dans une personne. S'il avait voulu que vous en fussiez informés, il vous l'aurait dit. Je choisis ces exemples entre cent autres, et je passe sous silence d'autres disputes, pour ne pas réveiller des plaies qui saignent encore.

' Dieu vous a donné l'entendement; il ne peut vouloir que vous le pervertissiez. Comment une proposition dont vous ne pouvez

SUR LA SUPERSTITION. 33o

jamais avoir d'idée pourrait-elle tous être nécessaire? Que Dieu, qui donne tout, ait donné à un homme plus de lumières, plus de talents qu'à un autre, cela se Yoit tous les jours. Qu'il ait choisi un homme pour s'unir de plus près à lui qu'aux autres hommes ; qu'il en ait fait le modèle de la raison et de la vertu, cela ne révolte point notre bon sens. Personne ne doit nier qu'il soit possible à Dieu de verser ses plus beaux dons sur un de ses ouvrages. On peut donc croire en Jésus, qui a enseigné la vertu et qui l'a pratiquée ; mais craignons qu'en voulant aller trop au delà nous ne renversions tout l'édifice.

Le superstitieux verse du poison sur les aliments les plus salutaires ; il est son propre ennemi et celui des hommes. Il se croira Tobjet des vengeances éternelles s'il a mangé de la viande un certain jour; il pense qu'une longue robe grise, avec un capuce pointu et une grande barbe, est beaucoup plus agréable à Dieu qu'un visage rasé et une tête qui porte ses cheveux; il s'imagine que son salut est attaché à des formules latines qu'il n'entend point. Il a élevé sa fille dans ces principes : elle s'enterre dans un cachot dès qu'elle est nubile; elle trahit la postérité pour plaire à Dieu, plus coupable envers le genre humain que l'Indienne qui se précipite dans le bûcher de son mari après lui avoir donné des enfants.

Anachorètes des parties méridionales de l'Europe, condamnés par vous-mêmes à une vie aussi abjecte qu'affreuse, ne vous comparez pas aux pénitents des bords du Gange : vos austérités n'approchent pas de leurs supplices volontaires ; mais ne pensez pas que Dieu approuve dans vous ce que vous avouez qu'il con- damne dans eux.

Le superstitieux est son propre bourreau : il est encore celui de quiconque ne pense pas comme lui. La délation la plus in- fâme, il l'appelle correction fraternelle; il accuse la naïve inno- cence qui n'est pas sur ses gardes, et qui, dans la simplicité de son cœur, n'a pas mis le sceau sur ses lèvres. Il la dénonce à ces tyrans des âmes, qui rient en même temps de l'accusé et de l'ac- cusateur.

Enfin le superstitieux devient fanatique, et c'est alors que son zèle est capable de tous les crimes au nom du Seigneur.

Nous ne sommes plus, il est vrai, dans ces temps abominables les parents et les amis s'égorgeaient, cent batailles rangées couvraient la terre de cadavres pour quelques arguments de l'école ; mais dès cendres de ce vaste incendie il renaît tous les jours quelques étincelles : les princes ne marchent plus aux com-

336 HOMÉLIE

bats à la voix d'un prêtre ou d'un moine ; mais les citoyens se persécutent encore dans le sein des villes, et la vie privée est sou- vent empoisonnée de la peste de la superstition. Que diriez-vous d'une famille qui serait toujours prête à se battre pour deviner de quelle manière il faut saluer son père ? Eh, mes enfants, il s'agit de Faimer : vous le saluerez comme vous pourrez, N'êtes- vous frères que pour être divisés, et faudra-t-il que ce qui doit vous unir soit toujours ce qui vous sépare ?

Je ne connais pas une seule guerre civile entre les Turcs pour la religion. Que dis-je ! une guerre civile ? L'histoire n'a remarqué aucune sédition, aucun trouble parmi eux, excité par la contro- verse. Est-ce parce qu'ayant moins de dogmes, ils ont moins de prétextes de disputes ? Est-ce parce qu'ils sont nés moins inquiets et plus sages que nous? Ils ne s'informent pas de quelle secte vous êtes, pourvu que vous payiez exactement un tribut léger. Chrétiens latins, chrétiens grecs, jacobites, monothélites, cophtes, protestants, réformés, tout est bien venu chez eux, tandis qu'il n'y a pas trois nations chez les chrétiens qui exercent cette hu- manité.

Enfin, mes frères, Jésus ne fut point superstitieux; il ne fut point intolérant ; il communiquait avec les Samaritains ; il n'a pas proféré une seule parole contre le culte des Romains, dont sa patrie était environnée. Imitons son indulgence, et méritons qu'on en ait pour nous.

Ne nous effrayons pas de cet argument barbare si souvent répété. Le voici, je crois, dans toute sa force.

(( Vous croyez qu'un homme de bien peut trouver grâce devant 'l'Être des êtres, devant le Dieu de justice et de miséricorde, dans quelque temps, dans quelque lieu, dans quelque rehgion qu'il ait consumé sa courte vie ; et nous, au contraire, nous affirmons qu'on ne peut plaire à Dieu qu'en étant parmi nous, ou ayant été enseigné par nous : il nous est démontré que nous sommes les seuls dans le monde qui ayons raison. Nous savons que Dieu étant venu sur la terre, et étant mort du dernier supphce pour tous les hommes, il ne veut pourtant avoir pitié que de notre petite assemblée, et que même, dans cette assemblée, il n'y a que fort peu de personnes qui pourront échapper à des peines éternelles. Prenez donc le parti le plus sûr ; entrez dans notre petite assemblée, et tachez d'être élu chez nous, »

Remercions nos frères qui nous tiennent ce langage; félici- tons-les d'être certains que tout l'univers est damné, hors un petit nombre d'entre eux, et croyons que notre secte vaut mieux

SUR LA SUPERSTITION. 337

que la leur, par cela seul qu'elle est plus raisonnable et plus com- patissante. Quiconque me dit : Pe72se comme moi, ou Dieu te dam- nera, me dira bientôt : Pense comme moi, ou je t'assassinerai. Prions Dieu qu'il adoucisse ces cœurs atroces, et qu'il inspire à tous ses enfants des sentiments de frères. Nous voilà dans notre île la secte épiscopale domine depuis Douvres jusqu'à la petite rivière de Tweed. De jusqu'à la dernière des Orcades le presbytéria- nisme est en crédit, et, sous ces deux religions régnantes, il y en a dix ou douze autres particulières. Allez en Italie, vous trou- verez le despotisme papiste sur le trône. Ce n'est plus la même chose en France ; elle est traitée à Rome de demi-hérétique. Passez en Suisse, en Allemagne, vous couchez aujourd'hui dans une ville calviniste, demain dans une papiste, après-demain dans une luthérienne. Allez jusqu'en Paissie, vous ne voyez plus rien de tout cela. C'est une secte tout différente. La cour y est éclairée, à la vérité, par une impératrice philosophe. L'auguste Catherine a mis la raison sur le trône, comme eheya placé la magnificence et la générosité ; mais le peuple de ses provinces déteste encore également et luthériens, et calvinistes, et papistes. 11 ne voudrait ni manger avec aucun d'eux, ni boire dans le même verre. Or, je vous demande, mes frères, ce qui arriverait si, dans une as- semblée de tous ces sectaires, chacun se croyait autorisé par l'esprit divin à faire triompher son opinion ? Ne voyez-vous pas les épées tirées, les potences dressées, les bûchers allumés d'un bout de l'Europe à l'autre ? Quel est donc celui qui a raison dans ce chaos de disputes ? Le tolérant, le bienfaisant. Ne dites pas qu'en prêchant la tolérance nous prêchons l'indifférence. Non, mes frères ; celui qui adore Dieu et qui fait du bien aux hommes n'est point indifférent. Ce nom convient bien davantage au supersti- tieux, qui pense que Dieu lui saura gré d'avoir proféré des for- mules inintelligibles tandis qu'il est en effet très-indiflférent sur le sort de son frère, qu'il laisse périr sans secours, ou qu'il aban- donne dans la disgrâce, ou qu'il flatte dans la prospérité, ou qu'il persécute s'il est d'une autre secte, s'il est sans appui et sans pro- tection. Plus le superstitieux se concentre dans des pratiques et dans des croyances absurdes, plus il a d'indifférence pour les vrais devoirs de l'humanité. Souvenons-nous à jamais d'un de nos charitables compatriotes. Il fondait un hôpital pour les vieil- lards, dans sa province; on lui demandait si c'était pour des papistes, des luthériens, des presbytériens, des quakers, des soci- niens, des anabaptistes, des méthodistes, des mennonites. Il répondit ; « Pour des hommes. »

2G. Mélanges. V. 22

338 HOMÉLIE SUR L'INTERPRÉTATION

0 mon Dieu! écarte de nous Terreur de l'athéisme, qui nie ton existence; et délivre-nous de la superstition, qui outrage ton existence et qui rend la nôtre affreuse.

TROISIÈME HOMELIE.

SUR l'interprétation de l'ancien testament.

Mes Frères,

Les livres gouvernent le monde, ou du moins toutes les na- tions qui ont l'usage de l'écriture; les autres ne méritent pas qu'on les compte. Le Zend-Avcsta, attribué au premier Zoroastre, fut la loi des Persans. Le Veidam et le Shastahad sont encore celle des brames. Les Égyptiens furent régis par les livres de Thaut, qu'on appela le Premier Mercure. VAlcoran ou le Koran gouverne au- jourd'hui l'Afrique, l'Egypte, l'Arabie, les Indes, une partie de la Tartarie, la Perse entière, la Scythie dans la Chersonèse, l'Asie Mineure, la Syrie, la Thrace, la Thessalie, et toute la Grèce jus- qu'au détroit qui sépare Naples de l'Épire, Le Pentateuque gouverne les Juifs, et, par une singulière providence, il est aujourd'hui notre règle. Notre devoir est délire ensemble cet ouvrage divin, qui est le fondement de notre foi.

« Au commencement Dieu créa les cieux et la terre. Et la terre était sans forme et vide; les ténèbres étaient sur la face de l'abîme, et l'esprit de Dieu se mouvait sur le dessus des eaux. Et ' Dieu dit : Que la lumière soit; et la lumière fut. Et Dieu vit que la lumière était bonne, et Dieu sépara la lumière d'avec les té- nèbres. Et Dieu nomma la lumière jour, et les ténèbres nuit. Ainsi fut le soir, ainsi fut le matin : ce fut le premier jour. Puis Dieu dit : Qu'il y ait une étendue entre les eaux, et qu'elle sépare les eaux d'avec les eaux. Dieu donc fit l'étendue, et sépara les eaux qui sont au-dessous de l'étendue, d'avec celles qui sont au- dessus de l'étendue; et il fut ainsi. Et Dieu nomma l'étendue cieux. Ainsi fut le soir, ainsi fut le matin : ce fut le second jour. Puis Dieu dit : Que les eaux qui sont au-dessous des cieux soient rassemblées en un lieu, et que le sec paraisse; et il fut ainsi, etc. »

Nous savons, mes frères, que Dieu, en parlant ainsi aux Juifs, daigna se proportionner à leur intelligence encore grossière. ^PersonJle n'ignore que notre terre n'est qu'un point en compa- raison de l'espace que nous nommons improprement le ciel, dans

DE L'ANCIEN TESTAMENT. 339

lequel brille cette prodigieuse quantité de soleils, autour desquels roulent des planètes très-supérieures à la nôtre. On sait que la lumière n'a pas été faite avant le jour, et que notre lumière vient du soleil. On sait que l'étendue solide entre les eaux supérieures et les inférieures, étendue qui, à la lettre, signifie firmament, est une erreur de l'ancienne physique adoptée par les Grecs. Mais, puisque Dieu parlait aux Juifs, il daignait s'abaisser à parler leur langage. Personne ne l'aurait certainement entendu dans le désert d'Horeb, s'il avait dit : (( J'ai mis le soleil au centre de votre monde; le petit globe de la terre roule avec les autres planètes autour de ce grand astre, par qui toutes les planètes sont illu- minées; et la lune tourne en un mois autour de la terre. Ces autres astres que vous voyez sont autant de soleils qui président à d'autres mondes, etc. »

Si l'éternel géomètre s'était exprimé ainsi, il aurait parlé digne- ment, il est vrai, en maître qui connaît son ouvrage; mais nul Juif n'aurait compris un mot à ces sublimes vérités. Ce peuple était d'un col roide, et dur d'entendement. Il fallut donner des aliments grossiers à un peuple grossier, qui ne pouvait être nourri que par de tels aliments. Il semble que ce premier chapitre de la Gemse fut une allégorie proposée par l'Esprit saint pour être expliquée un jour par ceux que Dieu daignerait remplir de ses lumières. C'est du moins l'idée qu'en eurent les principaux Juifs, puisqu'il fut défendu de lire ce livre avant vingt-cinq ans, afin que l'esprit des jeunes gens, disposé par les maîtres, pût lire l'ouvrage avec plus d'intelligence et de respect.

Les docteurs prétendaient donc qu'à la lettre le Nil, l'Euphrate, le Tigre, et l'Araxe, n'avaient pas en effet leurs sources dans le paradis terrestre; mais que ces quatre fleuves qui l'arrosaient signifiaient évidemment quatre vertus nécessaires à l'homme. Il était visible, selon eux, que la femme formée de la côte de l'homme était l'allégorie la plus frappante de la concorde inalté- rable qui doit régner dans le mariage; et que les âmes des époux doivent être unies comme leurs corps. C'est le symbole de la paix et delà fidélité qui doivent régner dans leur société.

Le serpent qui séduisit Eve, et qui était le plus rusé^ de tous les animaux de la terre, est, si nous en croyons Philon lui-môme et plusieurs Pères, une expression figurée qui peint sensiblement nos désirs corrompus. L'usage de la parole, que l'Écriture lui prête, est la voix de nos passions qui parle à nos cœurs. Dieu

i. Genèse, m, i.

340 HOMÉLIE SUR L'INTERPRÉTATION

emploie l'allégorie du serpent, qui était très-commune dans tout l'Orient. Il passait pour subtil, parce qu'il se dérobe avec vitesse à ceux qui le poursuivent, et qu'il s'élance avec adresse sur ceux qui l'attaquent. Son changement de peau était le symbole de l'immortalité. Les Égyptiens portaient un serpent d'argent dans leurs processions. Les Phéniciens, voisins des déserts des Hébreux, avaient depuis longtemps la fable allégorique d'un serpent qui avait l'ait la guerre à l'homme et à Dieu. Enfin, le serpent qui tenta Eve a été reconnu pour le diable, qui veut toujours nous tenter et nous perdre.

Il est vrai que la doctrine du diable tombé du ciel, et devenu l'ennemi du genre humain, ne fut connue des Juifs que dans la suite des siècles; mais le divin auteur, qui savait bien que cette doctrine serait un jour répandue, daignait en jeter la se- mence dans les premiers chapitres de la Genèse.

Nous ne connaissons, à la vérité, l'histoire de la chute des mauvais anges que par ce peu de mots de VÉpUre de saint Jude ^ : (( Des étoiles errantes, à qui l'obscurité des ténèbres est réseiTée éternellement, desquelles Enoch, septième homme après Adam, a prophétisé. » O^n a cru que ces étoiles errantes étaient les anges transformés en démons malfaisants, et on supplée aux prophé- ties d'Enoch, septième homme après Adam, lesquelles nous n'avons plus. Mais dans quelque labyrinthe que se perdent les savants pour expliquer ces choses incompréhensibles, il en résulte toujours que nous devons entendre dans un sens édifiant tout ce qui peut être entendu à la lettre.

- Les anciens brachmanes avaient, comme nous l'avons dit ^ -cette théologie plusieurs siècles avant que la nation j uive existât. Les anciens Persans avaient donné des noms au diable longtemps avant les Juifs. Et vous savez que, dans le Pentateugue, on ne trouve le nom d'aucun bon ou mauvais ange. On ne connut ni Gabriel, ni Raphaël, ni Satan, ni Asmodée, dans les livres juifs, que très- longtemps après, et lorsque ce petit peuple eut appris ces noms dans son esclavage à Babylone. Tout.cela prouve au moins que la doctrine des êtres célestes et des êtres infernaux a été commune à de grandes nations. Vous la retrouverez dans le livre de Job, précieux monument de l'antiquité. Job est un personage arabe ;

1. Verset 14.

2. Cet alinéa et le suivant ne sont pas dans la première édition. Ils ont été ajoutés dans l'impression qui fait partie du tome VI des Nouveaux Mélanges, n08, in-S».

3. Examen Important, chap. vi, ci-dessus, page 210.

DE L'ANCIEN TESTA3IENT. 341

C'est en arabe que cette allégorie fut écrite. Il reste encore dans la traduction hébraïque des phrases entières arabes. Voilà donc les Indiens, les Persans, les Arabes et les Juifs, qui, les uns après les autres, admettent à peu près la même théologie. Elle est donc digne d'une grande attention.

Mais ce qui en est bien plus digne, c'est la morale qui doit résulter de toute cette théologie antique. Les hommes, qui ne sont point nés pour être meurtriers, puisque Dieu ne les a point armés comme les lions et les tigres; qui ne sont point nés pour l'imposture, puisqu'ils aiment tous nécessairement la vérité ; qui ne sont point nés pour être des brigands ravisseurs, puisque Dieu leur a donné également à tous les fruits de la terre et les toisons des brebis, mais qui cependant sont devenus ravisseurs, parjures, et homicides, sont réellement les anges transformés en démons.'

Cherchons toujours, mes frères, dans la sainte Écriture, ce qui nous enseigne la morale et non la physique.

Que l'ingénieux Calmet emploie sa profonde sagacité et sa pénétrante dialectique à trouver la place du paradis terrestre ; contentons-nous de mériter, si nous pouvons, le paradis céleste,' par la justice, par la tolérance, par la bienfaisance.

« Et quant à l'arbre de la science du bien et du mal, tu n'en mangeras point: car le jour que tu en mangeras tu mourras de moFt^ »

Les interprètes avouent qu'on n'a jamais connu aucun arbre qui donnât de la science. Adam ne mourut point de mort le jour qu'il en mangea; il vécut encore neuf cent trente années, dit la sainte Écriture. Hélas! que sont neuf siècles entre deux éternités! ce n'est pas même une minute dans le temps, et nos jours passent comme l'ombre. Mais cette allégorie ne nous dit-elle pas claire- ment que la science mal entendue est capable de nous perdre ? L'arbre de la science porte sans doute des fruits bien amers, puisque tant de savants théologiens ont été persécuteurs ou per- sécutés, et que plusieurs sont morts d'une mort épouvantable. Ah ! mes frères, l'Esprit saint a voulu nous faire voir combien une fausse science est dangereuse, combien elle enfle le cœur, et à quel point un docteur est souvent absurde.

C'est de ce passage que saint Augustin conclut l'imputation faite à tous les hommes de la désobéissance du premier. C'est lui qui développa la doctrine du péché originel, soit que la souillure de ce péché ait corrompu nos corps, soit que les âmes qui entrent

1. Genèse, ii, 17. {Note de Voltaire.)

342 HOMÉLIE SUR L'INTERPRÉTATION

dans nos corps en soient abreuvées, mystère en tout point incom- préhensible, mais qui nous avertit du moins de ne point vivre dans le crime, si nous sommes nés dans le crime.

(( Et l'Éternel mit une marque sur Gain, afin que quiconque le trouverait ne le tuât point». » C'est ici surtout, mes frères, que les Pères sont opposés les uns aux autres. La famille d'Adam n'était pas encore nombreuse ; l'Écriture ne lui donne d'autres enfants qu'Abel.et Gain, dans le temps que ce premier fut assas- siné par son frère. Gomment Dieu est-il obligé de donner une sauvegarde à Gain contre tous ceux qui pourront le punir? Remarquons seulement que Dieu pardonne à Gain un fratricide, après lui avoir donné sans doute des remords. Profitons de cette leçon; ne condamnons pas nos frères aux plus épouvantables sup- plices pour des causes légères. Quand Dieu daigne avoir de l'in- dulgence pour un meurtre abominable, fmitons le Dieu de miséricorde. On nous ol)jecle que Dieu, en pardonnant à un cruel meurtrier, damne à jamais tous les hommes pour la transgres- sion d'Adam, qui n'était coupable que d'avoir mangé d'un fruit défendu. Il semble à notre fail)le raison que Dieu soit injuste en flétrissant éternellement tous les enfants de ce coupable, non pas pour expier un fratricide, mais pour une désobéissance qui semble excusable. G'est, dit-on, une contradiction intolérable qu'on ne peut admettre dans l'Être infiniment bon ; mais cette contradiction n'est qu'apparente. Dieu, en nous livrant, nous, nos pères, et nos enfants, aux flammes pour la désobéissance d'Adam, nous envoie, quatre mille ans après, J-ésus-Ghrist pour nous délivrer, et il conserve la vie à Gain pour peupler la terre; ainsi il est partout le Dieu de justice et de miséricorde. Saint Augustin appelle la faute d'Adam une faute heureuse ; mais celle de Gain fut plus heureuse encore, puisque Dieu prit soin de lui mettre lui-même un signe qui était une marque de sa protec- tion.

Tu feras le comble de l'arche d'ime'coucUe de hauteur, etc.- Nous voici parvenus au plus grand des miracles, devant lequel il faut que la raison s'humilie et que le cœur se brise. Nous savons assez avec quelle audace dédaigneuse les incrédules s'élèvent contre le prodige d'un déluge universel.

G'est en vain qu'ils objectent que, dans les années les plus pluvieuses, il ne tombe pas trente pouces d'eau sur la terre pen-

1. Genèse, iv, 15. (Note de Voltaire.

2. Genèse, vi, 10, etc. {Id.)

DE L'ANCIEN TESTAMENT. 343

dant une année; que même, pendant cette année, il y a autant de terrains qui n'ont point reçu la pluie qu'il y en a d'inondés; que la loi de la gravitation empêche l'Océan de franchir ses bornes ; que s'il couvrait la terre il laisserait son lit à sec ; qu'en couvrant la terre il ne pourrait surpasser le sommet des mon- tagnes de quinze coudées ; que les animaux qui entraient dans l'arche ne pouvaient venir d'Amérique ni des terres australes; que sept paires d'animaux purs, et deux paires d'animaux im- purs pour chaque espèce, n'auraient pu être contenues seule- ment dans vingt arches; que ces vingt arches n'auraient pu con- tenir tout le fourrage qu'il leur fallait, non-seulement pendant dix mois, mais pendant l'année suivante, année pendant laquelle la terre, trop abreuvée, ne pouvait rien produire; que les animaux voraces qui se nourrissent de chair seraient péris faute de nour- riture; que huit personnes qui étaient dans l'arche n'auraient pu suffire à distribuer aux animaux leur pâture journalière. Enfin ils ne tarissent point sur les difficultés ; mais on lève toutes ces difficultés en leur faisant voir que ce grand événement est un miracle : et dès lors toute dispute est finie.

« Or çà, bâtissons une ville et une tour de laquelle le sommet soit jusqu'aux cieux, et acquérons-nous de la réputation, do peur que nous ne soyons dispersés par toute la terrée »

Les incrédules prétendent qu'on peut avoir de la réputation et être dispersé. Ils demandent si les hommes ont pu jamais être assez insensés pour vouloir bâtir une tour qui s'élevât jusqu'au ciel. Ils disent que cette tour ne s'élève que dans l'air, et que si par l'air on entend le ciel, elle sera nécessairement dans le ciel, ne fût-elle haute que de vingt pieds ; que si tous les hommes alors parlaient la même langue, ce qu'ils pouvaient faire de plus sage était de se réunir dans la même ville, et de prévenir la cor- ruption de leur langage. Ils étaient apparemment tous dans leur patrie, puisqu'ils étaient tous d'accord pour y bâtir. Les chasser de leur patrie est tyrannique; leur faire parler de nouvelles lan- gues tout d'un coup est absurde. Par conséquent, disent-ils, on ne peut regarder l'histoire de la tour de Babel que comme un conte oriental.

Je réponds à ce blasphème que ce miracle, étant écrit par un auteur qui a rapporté tant d'autres miracles, doit être cru comme les autres. Les œuvres de Dieu ne doivent ressembler en rien aux œuvres des hommes. Les siècles des patriarches et des prophètes

1. Genèse, xi, 4. {JS'ote de Voltaire.)

344 HOxMÉLIE SUR L'INTERPRÉTATION

ne doivent tenir en rien des siècles des hommes ordinaires. Dieu, qui ne descend plus sur la terre, y descendait alors souvent pour voir lui-même ses ouvrages. C'est la tradition de toutes les grandes nations anciennes. Les Grecs, qui n'eurent aucune con- naissance des livres juifs que longtemps après la traduction faite dans Alexandrie par les Juifs hellénistes; les Grecs avaient cru, avant Homère et Hésiode, que le grand Zeus et tous les autres dieux descendaient de l'air pour visiter la terre. Quel fruit pou- vons-nous tirer de cette idée généralement établie? que nous sommes toujours en présence de Dieu, et que nous ne devons nous livrer à aucune action, à aucune pensée, qui ne soit con- forme à sa justice. En un mot, la tour de Babel n'est pas plus extraordinaire que tout le reste. Le livre est également authen- tique dans toutes ses parties : on ne peut nier un fait sans nier tous* les autres ; il faut soumettre sa raison orgueilleuse, soit qu'on lise cette histoire comme véridique, soit qu'on la regarde comme un emblème.

« Et en ce jour le Seigneur traita alliance avec Abraham, en disant : J'ai donné à ta postérité ce pays, depuis le fleuve d'Egypte jusqu'à l'Euphrate^ »

Les incrédules triomphent de voir que les Juifs n'ont jamais possédé qu'une partie de ce que Dieu leur a promis, Hs trouvent même injuste que le Seigneur leur ait donné cette portion. Hs disent que les Juifs n'y avaient pas le moindre droit; qu'un voyage fait autrefois par un Ghaldéen, dans un pays barbare, ne pouvait être un prétexte légitime d'envahir ce petit pays ; qu'un homme qui se dirait aujourd'hui descendant de saint Patrick serait mal reçu à venir saccager l'Irlande, en disant qu'il en a reçu l'ordre de Dieu. Mais considérons toujours combien les temps sont chan- gés ; respectons les livres juifs, en nous gardant d'imiter jamais ce peuple. Dieu ne commande plus ce qu'il commandait au- trefois.

On demande quel est cet Abraham, et pourquoi on fait remon- ter le peuple juif à un Ghaldéen fils d'un potier idolâtre, qui n'avait aucun rapport avec les gens du pays de Ghanaan, et qui ne pouvait entendre leur idiome? Ge Ghaldéen va jusqu'à Mem- phis avec sa femme, courbée sous le poids des ans et cependant belle encore. Pourquoi de Memphis ce couple se transporte-t-il dans le désert de Gérare? Gomment y a-t-il un roi dans cet horrible désert? Gomment le roi d'Egypte et le roi de Gérare

1. Genèse, xv, 18. {Note de Voltaire.)

DE L'ANCIEN TESTAMENT. 345

sont-ils tous deux amoureux de la vieille épouse d'Abraham ? Ce ne sont que des difficultés historiques : l'essentiel est d'obéir à Dieu, La sainte Écriture nous représente toujours Abraham comme soumis sans réserve aux volontés du Très-Haut; songeons à l'imi- ter plutôt qu'à disputer.

Or sur le soir deux anges vinrent à Sodome, etc.^. C'est ici une pierre de scandale pour les examinateurs qui n'écoutent que leur raison. Deux anges, c'est-à-dire deux créatures spirituelles, deux ministres célestes de Dieu, qui ont un corps terrestre, qui inspi- rent des désirs infâmes à toute une ville, et même aux vieillards; un père de famille qui veut prostituer ses deux filles pour sauver l'honneur de ces deux anges ; une ville changée en un lac par le feu ; une femme métamorphosée en une statue de sel ; deux filles qui trompent et qui enivrent leur père pour commettre un inceste avec lui, de peur, disent-elles, que sa race ne périsse, tandis qu'elles ont tous les habitants de la ville de Tlisoar parmi lesquels elles peuvent choisir ! Tous ces événements rassemblés forment une image révoltante ; mais si nous sommes raison- nables, nous conviendrons avec saint Clément d'Alexandrie, et avec tous les Pères qui l'ont suivi, que tout est ici allégorique.

Souvenons-nous que c'était la manière d'écrire de tout l'Orient. Les paraboles furent si longtemps en usage que l'auteur de toute vérité, quand il vint sur la terre, ne parla aux Juifs qu'en paraboles.

Les paraboles composent toute la théologie profane de l'anti- quité. Saturne, qui dévore ses enfants, est visiblement le temps, qui détruit ses propres ouvrages. 3Iinerve est la sagesse ; elle est formée dans la tête du maître des dieux. Les flèches de l'enfant Cupidon et son bandeau ne sont que des figures trop sensibles. La chute de Phaéton est un emblème admirable des ambitieux. Tout n'est pas allégorie dans la théologie païenne, tout ne l'est pas non plus dans l'histoire sacrée du peuple juif. Les Pères distin- guent tout ce qui est purement historique, ou purement parabole, et ce qui est mêlé de l'un et de l'autre. Il est difficile, j'en con- viens, de marcher dans ces chemins escarpés ; mais pourvu que nous apprenions à nous conduire dans le chemin de la vertu, qu'importe celui de la science?

Le crime que Dieu punit ici est horrible ; que cela nous suf- fise. La femme de Loth est changée en statue de sel pour avoir regardé derrière elle. Modérons les emportements de notre

1. Genèse, xix tout entier. (Note de Voltaire.)

346 HOMÉLIE SUR L'INTERPRÉTATION

curiosité : en un mot, que toutes les histoires de l'Écriture ser- vent à nous rendre meilleurs, si elles ne nous rendent pas plus éclairés.

Il y a, ce me semble, mes frères, deux manières d'interpréter figurément et dans un sens mystique les saintes Écritures. La première, qui est incontestablement la meilleure, est celle de tirer de tous les faits des instructions pour la conduite de la vie. Si Jacob fait une cruelle injustice à son frère Ésaû, s'il trompe sou beau-père Laban, conservons la paix dans nos familles, et agis- sons avec justice envers nos parents. 8i le patriarche Ruben déshonore le lit de son père Jacob, ayons cet inceste en horreur. Si le patriarche Juda commet un inceste encore plus odieux avec Thamar sa belle-fdle, n'en ayons que plus daversion pour ces iniquités. Quand David ravit la femme d'Uriah et qu'il assassine son *mari ; quand Salomon assassine son frère ; quand presque tous les petits rois juifs sont des meurtriers barbares, adoucis- sons nos mœurs en lisant cette suite affreuse de crimes. Lisons enfin toute la Bible dans cet esprit : elle inquiète celui qui veut être savant,- elle console celui qui ne veut être qu'homme de bien.

L'autre manière de développer le sens caché des Écritures est celle de regarder chaque événement comme un emblème histo- rique et physique. C'est la méthode qu'ont employée saint Clé- ment, le grand Origène, le respectable saint Augustin, et tant d'autres Pères. Selon eux, le morceau de drap rouge que la pro- stituée Rahab pend à sa fenêtre est le sang de Jésus-Christ. Moïse ^Hendant les bras annonce le signe de la croix. Juda liant son ânon à la vigne figure l'entrée de Jésus-Christ dans Jérusalem. Saint Augustin compare l'arche de Noé à Jésus. Saint Ambroise, dans son livre septième de Arca, dit que la petite porte de déga- gement, pratiquée dans l'arche, signifie l'ouverture par laquelle l'homme jette la partie grossière des aliments. Quand même toutes ces explications seraient vraies, quel fruit en pourrions- nous retirer? Les hommes en seront-ils plus justes, quand ils sau- ront ce que signifie la petite porte de l'arche? Cette méthode d'expliquer l'Écriture sainte n'est qu'une subtilité de l'esprit, et elle peut nuire à la simplicité du cœur.

Écartons tous les sujets de dispute qui divisent les nations, et pénétrons-nous des sentiments qui les réunissent. La soumission à Dieu, la résignation, la justice, la bonté, la compassion, la tolé- rance. Voilà les grands principes. Puissent tous les théologiens de la terre vivre ensemble comme les commerçants, qui, sans

DE L'ANCIEN TESTAMENT. 347

examiner dans quel pays ils sont nés, dans quelles pratiques ils ont été nourris, suivent entre eux les règles inviolables de l'équité, de la fidélité, de la confiance réciproque ! Ils sont par ces prin- cipes les liens de toutes les nations ; mais ceux qui ne connais- sent que leurs opinions, et qui condamnent toutes les autres; ceux qui croient que la lumière ne luit que pour eux, et que les autres hommes marchent dans les ténèbres ; ceux qui se feraient un scrupule de communiquer avec les religions étrangères, ceux-là ne méritent-ils pas le titre d'ennemis du genre humain i?

Je ne dissimulerai point que les plus savants hommes assu- rent que le Pentateuque n'est point de Moïse. Newton, le grand Newton, qui seul a découvert le premier principe de la nature, qui seul a connu la lumière, cet étonnant génie qui avait tant approfondi l'Histoire ancienne % attribue le Pcn^oiewr/we à Samuel. D'autres savants respectables croient qu'il fut fait du temps d'O- sias par le scribe Saplian ; d'autres enfin prétendent qu'Esdras en fut l'auteur, au retour de la captivité. Tous s'accordent avec quelques Juifs modernes à ne point croire que cet ouvrage soit de Moïse. Cette grande objection n'est pas si terrible qu'elle le paraît. Nous révérons certainement le Décalogue, par quelque main qu'il ait été écrit. Nous sommes en dispute sur la date de plusieurs lois que les uns attribuent à Edouard III, les autres à Edouard II ; mais nous n'en adoptons pas moins ces lois, parce que nous les trouvons justes et utiles. Si même, dans le préam- bule, il y a des faits qu'on révoque en doute ; si nos compa- triotes rejettent ces faits, ils ne rejettent point la loi qui sub- siste.

Distinguons toujours l'histoire du dogme, et le dogme de la morale, de cette morale éternelle que tous les législateurs ont enseignée, et que tous les peuples ont reçue.

0 morale sainte! ù mon Dieu qui en êtes le créateur! je ne vous enfermerai point dans les limites d'une province ; vous régnez sur tous les êtres pensants et sensibles. Vous êtes le Dieu de Jacob ; mais vous êtes le Dieu de l'univers.

Je ne puis finir ce discours, mes chers frères, sans vous parler des prophètes. C'est un des grands objets sur lesquels nos enne-

1. Dans l'édition originale on lisait ces mots qui terminaient cette homélie: « Je finirai tous mes discours par vous' faire souvenir que tous les hommes sont frères. »

Le texte actuel est de 1768; voyez la note 2 de la page 340.

2. La Chronologie des anciens royaumes, etc., par jNewion, a clé traduite en français par Granet, 172S, in-4".

348 HOiMÉLIE SUR L'INTERPRÉTATION

mis pensent nous accabler : ils disent que, dans l'antiquité, tout peuple avait ses prophètes, ses devins, ses voyants ; mais si les Égyptiens, par exemple, avaient anciennement de faux prophètes, s'ensuit-il que les Juifs ne pussent en avoir de véritables? On prétend qu'ils n'avaient aucune mission, aucun grade, aucune autorisation légale : cela est vrai ; mais ne pouvaient-ils^ pas être autorisés par Dieu même? Ils s'anathématisaient les uns les au- tres ; ils se traitaient réciproquement de fourbes et d'insensés, et le prophète Sédékia- ose même donner un soufflet au prophète Miellée en présence du roi Josaphat : nous n'en disconvenons pas. Les Paralipomènes rapportent ce fait ; mais un ministère est-il moins saint quand les ministres le déshonorent? Et nos prêtres n'ont-ils pas fait cent fois pis que de donner des soufflets?

Dieu ordonne à Ézéchiel-' de manger un livre de parchemin; de mettre des excréments humains sur son pain ; de partager ensuite ses cheveux en trois parties, et d'en jeter une dans le feu ; de se faire lier ; de coucher trois cent quatre-vingt-dix jours sur le côté gauche, et quarante sur le côté droit. Dieu commande expressément au prophète Osée* de prendre une fille de fornica- tion, et d'en avoir des enfants de fornication. Dieu veut ensuite qu'Osée couche avec une femme adultère, pour quinze drachmes et un boisseau et demi d'orge. Tous ces commandements de Dieu scandalisent les esprits qui se disent sages ; mais ne seront-ils pas plus sages s'ils voient que ce sont des allégories, des types, des paraboles, conformes aux mœurs des Israélites ; qu'il ne faut ni demander compte à un peuple de ses usages, ni demander compte à Dieu des ordres qu'il a donnés en conséquence de ces usages reçus?

Dieu n'a pu ordonner sans doute à un prophète'd'être débau- ché et adultère ; mais il a voulu faire connaître qu'il réprouvait les crimes et les adultères de son peuple chéri. Si nous ne lisions pas la Bible dans cet esprit, hélas! nous serions révoltés et indi- gnés à chaque page.

Édifions-nous de ce qui fait le scandale des autres;- tirons une nourriture salutaire de ce qui leur sert de poison. Quand le sens propre et littéral d'un passage paraît conforme à notre raison, tenons-nous-en à ce sens naturel. Quand il paraît contraire à la vérité, aux bonnes mœurs, cherchons un sens caché dans lequel

1. L'édition de 17G8 porte : pourraient. % III. Rois, XXII, 24.

3. Chap. iii-vi.

4. Chap. I et m.

DU NOUVEAU TESTAMENT. 349

la vérité et les bonnes mœurs se concilient avec la sainte Écri- ture. C'est ainsi qu'en ont usé tous les Pères de l'Église ; c'est ainsi que nous agissons tous les jours dans le commerce de la vie : nous interprétons toujours favorablement les discours de nos amis et de nos partisans ; traiterons-nous avec plus de dureté les saints livres des Juifs, qui sont l'objet de notre foi? Enfin, lisons lesbvres juifs pour être chrétiens; et s'ils ne nous rendent pas plus savants, qu'ils servent au moins à nous rendre meilleurs.

QUATRIÈME HOMÉLIE.

SUR l'interprétation du nouveau testament. Mes Frères,

Il est dans le Nouveau Testament, comme dans l'Ancien, des profondeurs qu'on ne peut sonder, et des sublimités la faible raison ne peut atteindre. Je ne prétends ici ni concilier les Évangiles qui semblent quelquefois se contredire, ni expliquer des mys- tères qui, de cela même qu'ils sont mystères, doivent être inex- plicables. Que des hommes plus savants que moi examinent si la sainte Famille se transporta en Egypte après le massacre des en- fants de Bethléem, selon saint Matthieu; ou si elle resta en Judée, selon saint Luc; qu'ils recherchent si le père de Joseph s'appelait Jacob, son grand-père Mathan, son bisaïeul Éléazar ; ou bien si son bisaïeul était Lévi, son grand-père Mathat, et son père Héli; qu'ils disposent, selon leurs lumières, de cet arbre généalo- gique : c'est une étude que je respecte. J'ignore si elle éclairera mon esprit, mais je sais bien qu'elle ne peut parler à mon cœur. La science n'est pas la vertu. Paul, apôtre, dit lui-même, dans sa première Épitre a Timothée\ qu'il ne faut pas s'occuper des généalogies. Nous n'en serons pas plus gens de bien quand nous saurons précisément quels étaient les aïeux de Joseph, dans quelle année Jésus vint au monde, et si Jacques était son frère ou son cousin germain. Que nous servira d'avoir consulté tout ce qui nous reste des annales romaines, pour voir si en effet Auguste ordonna qu'on fit un dénombrement des peuples de toute la terre quand Marie était enceinte de Jésus, quand Quirinus était gouverneur de la Syrie, et qu'Hérode régnait encore en

I. Verset 4.

I

350 HOMÉLIE SUR L'INTERPRÉTATION

Judée? Quirinus, que saint Luc appelle Gyrynus (disent les sa- vants), ne fut gouverneur de Syrie que dix ans après : ce n'était pas du temps d'Hérode, c'était du temps d'Arcliélaûs, et jamais Auguste n'ordonna un dénombrement de l'empire romain.

On nous crie que VÉpître aux Hébreux, attribuée à Paul, n'est point de Paul ; que ni V Apocalypse ni VÉvangile de Jean ne sont de Jean ; que le premier chapitre de cet Évangile est évidemment d'un Grec platonicien ; qu'il est impossible que ce livre soit d'un Juif; que jamais un Juif n'aurait fait prononcer ces paroles à Jésus ^ : « Je vous fais un commandement nouveau;- c'est que vous vous aimiez les uns les autres. » Certes, disent-ils, ce com- mandement n'était point nouveau. Il est énoncé expressément et en termes plus énergiques dans les lois du Lèvitique- : a Tu ai- meras ton Dieu plus que toute autre chose, et ton prochain comme toi-même. » Un homme tel que Jésus-Christ, un homme savant dans les Écritures, et qui confondait les docteurs à l'âge de douze ans^; un homme qui parle toujours de la loi, ne pouvait ignorer la loi ; et son disciple bien-aimé ne peut lui avoir imputé une erreur si palpable.

Mes frères, ne nous troublons point, songeons que Jésus par- lait un idiome peu intelligible aux Grecs, composé du syriaque et du phénicien ; que nous n'avons VÉvangile de saint Jean qu'en grec ; que cet évangile fut écrit plus de cinquante ans après la mort de Jésus, que les copistes peuvent aisément avoir altéré le texte; qu'il est plus probable que le texte portait : « Je vous fais un commandement qui n'est pas nouveau » qu'il n'est probable qu'il portât en effet ces mots : « Je vous fais un- commandement nouveau. » Enfin revenons à notre grand principe : le précepte est bon ; c'est à nous à le suivre si nous pouvons, soit que Zoroastre l'ait annoncé le premier, soit que Moïse l'ait écrit, soit que Jésus l'ait renouvelé.

Irons-nous pénétrer dans les plus épaisses ténèbres de l'anti- quité pour voir si les ténèbres qui couvrirent toute la terre à la mort de Jésus furent une éclipse de soleil dans la pleine lune; si un astronome nommé Phlégon, que nous n'avons plus, a parlé de ce phénomène, ou si quelque autre a jamais observé l'étoile des trois mages? Ces difficultés peuvent occuper un antiquaire; mais en consumant un temps précieux à débrouiller ce chaos, il ne

1. Jean, xiii, 34.

2. XIX, 18, 3i.

3. Luc, II, 42, 40.

DU NOUVEAU TESTAMENT. 351

l'aura pas employé en bonnes œuvres; il aura plus de doutes que de piété. Mes frères, celui qui partage son pain avec le pauvre vaut mieux que celui qui a comparé le texte hébreu avec le grec, et l'un et l'autre avec le samaritain.

Ce qui ne regarde que l'histoire fait naître mille disputes ; ce qui concerne nos devoirs n'en souffre aucune. Vous ne com- prendrez jamais comment le diable emporta Dieu dans le désert; comment il le tenta pendant quarante jours; comment il le trans- porta au haut d'une colline d'où l'on découvrait tous les royaumes de la terre. Le diable qui offre à Dieu tous ces royaumes, pourvu que Dieu Tadore, pourra révolter votre esprit; vous chercherez quel mystère est caché sous ces paroles et sous tant d'autres; votre entendement se fatiguera en vain : chaque parole vous plongera dans l'Incertitude et dans les angoisses d'une curiosité inquiète, qui ne peut se satisfaire. Mais si vous vous bornez à la morale, cet orage se dissipe, vous reposez dans le sein de la vertu.

J'ose me flatter, mes frères, que si les plus grands ennemis de la religion chrétienne nous entendaient dans ce temple écarté l'amour de la vertu nous rassemble; si les lords Herbert, Shaftesbury, Bolingbroke; si les Tindal, les Toland, les Collins, les Whiston, les Trenchard, les Gordon, les Swift, étaient témoins de notre douce et innocente simplicité, ils auraient pour nous moins de mépris et d'horreur. Ils ne cessent de nous reprocher un fanatisme absurde. Nous ne sommes point fanatiques en étant de la religion de Jésus; il adorait un Dieu, et nous l'adorons; il méprisait de vaines cérémonies, et nous les méprisons. Aucun Évangile n'a dit que sa mère fût mère de Dieu ; aucun n'a dit qu'il fût consubstantiel à Dieu, ni qu'il eût deux natures et deux volontés dans une même personne, ni que le Saint-Esprit procé- dât du Père et du Fils. Vous ne trouverez dans aucun Évangile que les disciples de Jésus doivent s'arroger le titre de saint Père, de milord, de monseigneur; que douze mille pièces d'or doivent être le revenu d'un prêtre qui demeure à Lambeth, tandis que tant de cultivateurs utiles ont à peine de quoi ensemencer les trois ou quatre acres de terre qu'ils labourent, et qu'ils arrosent de pleurs. L'Évangile n'a point dit aux évêques de Rome : Forgez une dona- tion de Constantin pour vous emparer de la ville des Scipions et des Césars, pour oser être suzerains du royaume de Naples; évêques allemands, profitez d'un temps d'anarchie pour envahir la moitié de l'Allemagne. Jésus fut un pauvre qui prêcha des pauvres. Que dirions-nous des disciples de Penn et de Fox, enne- mis du faste, ennemis des honneurs, amoureux de la paix, s'ils

I

352 HOMÉLIE SUR L'INTERPRÉTATION

marchaient une mitre d'or en tête, entourés de soldats; s'ils ravis- saient la substance des peuples; s'ils voulaient commander aux rois; si leurs satellites, suivis de bourreaux, criaient à haute voix : Nations imbéciles, croyez à Fox et à Penn, ou vous allez expirer dans les supplices?

Vous savez mieux que moi quel funeste contraste tous les siècles ont vu entre l'humilité de Jésus et l'orgueil de ceux qui se sont parés de son nom; entre leur avarice et sa pauvreté; entre leurs débauches et sa chasteté;. entre sa soumission et leur san- guinaire tyrannie.

De toutes ses paroles, mes frères, j'avoue que rien ne m'a plus fait d'impression que ce qu'il répondit à ceux qui eurent la brutalité de le frapper avant qu'on le conduisît au supplice: « Si j'ai mal dit^, rendez témoignage du mal; et si j'ai bien dit, pour- quoi me frappez-vous? » Voilà ce qu'on a dire à tous les per- sécuteurs. Si j'ai une opinion différente de la vôtre sur des choses qu'il est impossible d'entendre; si je vois la miséricorde de Dieu vous ne voulez voir que sa puissance; si j'ai dit que tous les disciples de Jésus étaient égaux, quand vous avez cru les devoir fouler à vos pieds; si je n'ai adoré que Dieu seul, quand vous lui avez donné des associés; enfin, si j'ai mal dit en n'étant pas de votre avis, rendez témoignage du mal; et si j'ai bien dit, pour- quoi m'accablez-vous d'injures et d'opprobres ? pourquoi me pour- suivez-vous, me jetez-vous dans les fers, me livrez-vous aux tor- tures, aux flammes, m'insultez-vous encore après ma mort? Hélas ! si j'avais mal dit, vous ne deviez que me plaindre et m'instruire. Vous êtes sûrs que vous êtes infaillibles; que votre opinion est 'divine; que les portes de l'enfer- ne pourront jamais prévaloir contre elle; que toute la terre embrassera un jour votre opinion; que le monde vous sera soumis; que vous régnerez du mont Atlas aux îles du Japon : en quoi mon opinion peut-elle donc vous nuire? Vous ne me craignez pas, et vous me persécutez! vous me méprisez, et vous me faites périr!

Que répondre, mes frères, à ces modestes et puissants repro- ches ? ce que répond le loup à l'agneau ^ : « Tu as troublé l'eau que je bois. » C'est ainsi que les hommes se sont traités les uns les autres, l'Évangile et le fer à la main ; prêchant le désintéres- sement, et accumulant des trésors ; annonçant l'humilité, et mar-

1. Jean, xviii, 23.

2. Matthieu, xvi, 18.

3. Voyez La Fontaine, livre I, fable x.

DU NOUVEAU TESTAMENT. 333

cliant sur les têtes des princes prosternés; recommandant la miséricorde, et faisant couler le sang humain.

Si ces barbares trouvent dans l'Évangile quelque parabole dont le sens puisse être détourné en leur faveur par quelque in- terprétation frauduleuse, ils s'en saisissent comme d'une enclume sur laquelle ils forgent leurs armes meurtrières.

Est-il parlé de deux glaives suspendus à un plafond, ils s'ar- ment de cent glaives pour frapper. S'il est dit qu'un roi a tué ses bêtes engraissées!; a forcé des aveugles, des estropiés, de venir à son festin \ et a jeté celui qui n'avait pas sa robe nuptiale dans les ténèbres extérieures ^ est-ce une raison, mes frères, qui les mette en droit de vous enfermer dans des cachots comme ce convive, de vous disloquer les membres dans les tortures, de vous arracher les yeux pour vous rendre aveugles comme ceux qui ont été traînés à ce festin ; de vous tuer, comme ce roi a tué ses bêtes engraissées ? C'est pourtant sur de telles équivoques que l'on s'est fondé si souvent pour désoler une grande partie de la terre.

Ces terribles paroles * : (( Je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive, » ont fait périr plus de chrétiens que la seule am- bition n'en a jamais immolé.

Les Juifs dispersés et malheureux se consolent de leur abjec- tion quand ils nous voient toujours opposés les uns aux autres depuis les premiers jours du christianisme, toujours en guerre ou publique ou secrète, persécutés et persécuteurs, oppresseurs et opprimés ; ils sont unis entre eux, et ils rient de nos querelles éternelles. Il semble que nous n'ayons été occupés que du soin de les venger.

Misérables que nous sommes ! nous insultons aux païens, et ils n'ont jamais connu nos querelles théologiques ; ils n'ont jamais versé une goutte de sang pour expliquer un dogme ; et nous en avons inondé la terre. Je vous dirai surtout, dans l'amertume de mon cœur : Jésus a été persécuté ; quiconque pensera comme lui sera persécuté comme lui. Car enfin, qu'était Jésus aux yeux des hommes, qui ne pouvaient certainement soupçonner sa divi- nité ? C'était un homme de bien qui, dans la pauvreté, parlait aux pauvres contre la superstition des riches pharisiens et des prêtres insolents; c'était le Socrate de la Galilée. Vous savez qu'il

1. Matthieu, xxii, 4.

2. Luc, XIV, 23.

3. Matthieu, xxii, 13.

4. Matthieu, x, 3i.

26. Mélanges. V. 23

354 HOMÉLIE SUR LE NOUVEAU TESTAMENT.

dit à ces pliarisions * : « Malheur à vous, guides aveugles, qui coulez le moucheron et qui avalez le chameau! Malheur à vous, parce que vous nettoyez les dehors de la coupe et du plat, et que vous êtes au dedans pleins de rapines et d'impuretés^! »

Il les appelle souvent ^ sépulcres blanchis, races de vipères. Ils étaient pourtant des hommes constitués en dignité. Ils se vengè- rent par le dernier supplice. Arnaud de Brescia, Jean Hus, Jérôme de Prague, en dirent beaucoup moins des pontifes de leurs jours, et ils furent suppliciés de même. Ne choquez jamais la superstition dominante, si vous n'êtes assez puissants pour lui résister, ou assez habiles pour échapper à sa poursuite. La fable de Notre-Dame de Lorette est plus extravagante que toutes les métamorphoses d'Ovide, il est vrai ; le miracle de San-Genaro à Naples * est plus ridicule que celui d'Egnatia dont parle Horace, j'en conviens; ma"is dites hautement à Naples, à Lorette, ce que vous pensez de ces absurdités, il vous en coûtera la vie. Il n'en est pas ainsi chez quelques nations plus éclairées : le peuple y a ses erreurs, mais moins grossières ; et le peuple le moins superstitieux est toujours le plus tolérant;

Rejetons donc toute superstition afm de devenir plus humains ; mais en parlant contre le fanatisme, n'irritons point les fanati- ques : ce sont des malades en délire qui veulent battre leurs médecins. Adoucissons leurs maux, ne les aigrissons jamais, et faisons couler goutte à goutte dans leur âme ce baume divin de la tolérance, qu'ils rejetteraient avec horreur si on le leur présen- tait cà pleine coupe.

1. Matth., XXIII, 24, 25.

2. Matth., xxni. (iVofe de Voltaire.)

3. Matth., xxiii, 27, 33.

4. Voyez tome XIII, pages 90-97.

FIN DES HOMELIES.

MÉMOIRE

POLR ÊTRE MIS A LA TÈTE DE LA NOUVELLE ÉDITION QU'ON PRÉPARE

DU SIÈCLE DE LOUIS XIV ^

ET POUR ETRE DISTRIBUÉ A CEUX QUI ONT LES ANCIENNES.

L'auteur du Siècle de Louis XIV satisfit à son devoir en com- mençant cet ouvrage dès qu'il fut nommé historiographe de France ^ Il l'entreprit avec d'autant plus de zèle que la gloire de ce beau siècle dans les arts, commençant à peu près à l'éta- blissement de l'Académie française, ne s'est pas démentie de nos jours, et qae l'administration politique s'est perfectionnée. Ainsi, en étendant son histoire jusqu'à notre temps, il essayait d'élever un monument à l'honneur du siècle passé et du nôtre.

La multiplicité des grands objets l'obligea de les séparer, de traiter à part les événements de la guerre et ceux de la cour, l'administration intérieure, les affaires de l'Église, les progrès de

1. L'édition du Siècle de Louis XIV, à la tète de laquelle ce Mémoire devait être mis, est celle de 1708 (voyez l'Avertissement deBeuchot en tête du tome XIV); mais elle ne le contient pas. Ce Mémoire fut imprimé séparément ; le pays de Foix et tout le Languedoc en furent inondés, à ce que dit Sabatier de Castres, dans son Tableau philosophique de l'esprit de M. de Voltaire, page 114. Beuchot avait reproduit ce Mémoire tel qu'il Pavait trouvé dans le Journal encyclopédique des l*^"' et ib août 1767, avec des points à la fin de plusieurs alinéas : ce qui sem- blait indiquer, et indiquait réellement des lacunes. Plus tard, ayant eu de M. An- gliviel, bibliothécaire du dépôt de la Marine à Paris, et neveu de La Beaumelle, communication d'un exemplaire de l'édition originale du Mémoire, il en rectifia et compléta le texte dans la Préface de la Table analytique. Nous donnons ce texte rectifié et complété, en indiquant quelques dilférences qu'offrait celui du Journal encyclopédique.

C'est sans doute de ce Mémoire que Voltaire parle dans une lettre au lieute- nant de police, du 8 juillet 1707, que nous donnerons dans la Correspondance. La Beaumelle s'en plaignit au même magistrat, par une lettre du 13 juillet.

2. Voltaire ne fut nommé historiographe de France qu'en 1745; et, longtemps avant, il s'était occupé de l'histoire de Louis XIV; voyez l'Avertissement de Beu- chot en tête du toine XIV ; tome XV, page 107 ; et la lettre à Dubos, du 30 octobre 1738.

3oG MÉMOIRE.

l'esprit humain, et de finir par un catalogue raisonné de ceux qui se sont signalés dans les lettres.

C'est un édifice dont la vérité dut préparer tous les matériaux; l'infidélité des histoires de Louis XIV écrites dans les pays étrangers, composées sur des journaux et des gazettes, ou plutôt sur des rumeurs odieuses, exigeait qu'un citoyen à portée d'être instruit se chargeât de ce travail. L'auteur s'y était préparé depuis longtemps. 11 avait consulté tous les mémoires manuscrits, et surtout ceux de M. le maréchal de Villars, dont le premier tome a été imprimé depuis ^

Il ne tira pas moins de lumières de plusieurs anciens cour- tisans de Louis XIV. Il mettait par écrit tout ce qu'il leur entendait dire, et confrontait leurs récits.

Éclairé par tant de secours, il osa le premier démentir tous les historiens du temps, et même tous les manifestes publiés en Europe, concernant l'origine de la grande révolution qui a mis la maison de France sur les trônes d'Espagne et des Deux-Siciles. Toutes les cours restaient encore persuadées que Louis XIV avait dicté dans Versailles le testament que Charles II, roi d'Espagne, signa dans Madrid.

L'auteur du Siècle n'avait alors pour garant du contraire que quelques mots de la main de M. le marquis de Torcy, qu'il con- serve encore : La cour de Versailles n'y a eu aucune part. Ces mots sont en marge avec d'autres réponses à plusieurs questions. Ce peu de paroles d'un ministre véridique et vertueux, combinées avec toutes les découvertes que l'auteur fit d'ailleurs, l'enhardirent à contredire l'Europe. On vit avec étonnement qu'en effet le der- nier descendant de Charles-Quint avait légué, par sa seule volonté, tous ses États au petit-fils de son ennemi. Les critiqjies s'élevèrent de toutes parts; mais lorsque enfin les Mémoires du marquis de Torcy furent publiés*, les critiques se turent.

Il en fut de même sur l'Homme au masque de fer^ Ce fait si peu vraisemblable et si vrai, ce fait unique fut révoqué en doute; tous les ambassadeurs s'en informèrent à une fille de M. de Torcy, qui leur confirma la vérité. Il n'y a aujourd'hui qu'un seul homme qui sache quel était cet infortuné dont l'aventure nous épouvante encore; et cet homme auguste est trop au-dessus des autres pour être cité\

1. Voyez tome XIV, page \i2.

2. Voyez tome XIV, page 55.

3. Voyez tome XIV, page 427.

4. Louis XV.

MÉMOIRE. 357

11 n'est aucun événement singulier sur lequel l'auteur ne prît scrupuleusement les informations les plus amples, il lut les ouvrages des écrivains dont il fait le catalogue; il vit les chefs- d'œuvre des peintres, des sculpteurs dont il parle; et surtout il les vit encore par les yeux des meilleurs connaisseurs, craignant d'en croire trop sa propre opinion.

Enfin tous les soins qu'on peut prendre pour rendre justice à son siècle, il les a épuisés; et s'il est encore quelques méprises dans cet ouvrage, qui, bien que court, est d'un détail immense, elles seront corrigées dans la nouvelle édition qu'on prépare.

Il est d'une nécessité absolue de réitérer ici les plaintes qu'on a déjcà portées au tribunal du public K Un de ces mauvais Fran- çais qui croient faire quelque fortune dans les pays étrangers en décriant leur patrie s'avisa de falsifier cet ouvrage en 1752, et de le charger de notes infâmes contre la mémoire de Louis XIV, contre Sa Majesté aujourd'hui régnante, contre monseigneur le duc d'Orléans, les maréchaux de Villars et de Villeroi, tous les ministres et tous ceux qui ont servi la patrie.

Figurez-vous un gueux échappé des petites-maisons, qui cou- vrirait de son ordure les statues de Louis XIV et de Louis XV : tel était ce misérable. Il se nomme L'Anglevieu, dit La Beaumelle, natif de Castres, huguenot, élevé dans cette religion à Genève; mais bien éloigné de ressembler aux sages protestants qui, res- pectant les puissances et les lois, sont toujours attachés à leur patrie. Il avait été inscrit à Genève parmi les protestants qui étu- dient en théologie, le 12 octobre 1745, sous le rectorat de M. Ami de La Rive, et s'était essayé à prêcher à l'hôpital pendant une année.

Ce fut lui qui, pour un peu d'argent, iit imprimer à Francfort ce tissu d'infamies, qui l'emporte sur tous les libelles que les presses de Hollande ont mis au jour contre nos rois et leurs ministres. C'est dans ce livre qu'il dit qu'un roi qui veut le bien est un être de raison, et. que Louis XIV ne réalisa jamais cette chimère; que les libéralités de Louis XIV sont tout ce qu'il y a de beau dans sa vie; que la politesse de la cour de Louis XIV est un être de raison; que Louis XIV avait peu de religion; que le roi n'employait le maréchal de Villars que par faiblesse; qu'il faut que les écrivains sévissent contre Chamillard et les autres ministres; que le comte de Plelo n'avait rien de mieux à faire que de mourir, parce qu'il avait un million de dettes.

1. Voyez tome XV, pages 87, !)!); XXIV, 49; XXV, 58i; et clans le présent vo- lume, page 133.

358 MÉMOIRE.

Il n'ose répéter ici ce qu'il dit contre la famille royale et contre le duc d'Orléans, pages 3^7 et 3/j8. Ce sont des calomnies si atroces et si absurdes qu'on souillerait le papier en les copiant. On croira sans peine qu'un homme assez dépourvu de sens, assez dépouillé de pudeur pour vomir tant de calomnies, n'a pas assez de science pour ne pas tomber à chaque page dans les erreurs les plus grossières; mais c'est une chose curieuse que le ton de maître dont il les débite.

Il ne s'en est pas tenu : il a répété les mômes critiques et les mêmes absurdités dans les prétendus Mémoires qu'il a donnés de madame de Maintenon.

Ce sont surtout les mêmes outrages à Louis XIV, à tous les princes, à toutes les dames de sa cour, et surtout à M"'" la du- chesse de Richelieu.

(( Qui a loué Louis XIV? dit-il; les sages, les politiques, les bons chrétiens, les bons Français ? Non ; un tas de moines sans esprit et sans âme, des évêques, des ministres qui ne connais- saient en France d'autre loi que le bon plaisir du maître. »

Il feint d'avoir écrit ces Mémoires pour honorer M""^ de Main- tenon, et ce n'est qu'un libelle contre elle et contre la maison de Noailles; il ramasse tous les vers infâmes qu'on a faits sur elle, et surtout ceux-ci :

Je naquis demoiselle et je devins servante, J'écumai la marmite et pansai les chevaux.

Il imprime de vieux noëls remplis des plus grossières ordures contre le roi, la dauphine, et toutes les princesses.

Il attribue à M'"« de Maintenon une parodie impie du dècalogue, dans laquelle on trouve ces vers :

Ton mari cocu tu feras, Et ton bon ami mêmement; A table en soudart tu boiras De tout vin généralement.

On n'imputerait pas de pareils vers à la veuve du cocher de Vertamon, et c'est ce qu'un petit écervelé audacieux ose mettre sur le compte de la femme la plus polie et la plus décente, à la vertu de laquelle il dit qu'il faut rendre justice.

Se ti'omper en citant de mémoire est une fragilité pardonnable ; mais citer le tome, la page de l'histoire écrite par Mademoiselle,

II

MÉMOIRE. 3o9

et lui faire dire le contraire de ce qu'elle dit, c'est une étrange hardiesse, c'est sa méthode; en voici un exemple.

Il suppose que la princesse de Savoie, promise à Louis XIV, parla en ces termes à .Mademoiselle : « Mon mari me déferait de tout ce qui aurait le malheur de me déplaire: on ne m'aimerait pas en Aain; on ne me déplairait pas impunément. Eh! mon Dieu, répondit Mademoiselle épouvantée, que direz-vous, que ferez- vous donc quand vous régnerez? » Il cite le tome IV, page U5; mais voici les propres paroles qu'on y trouve.

(( La princesse Marguerite se récria : « Ce que je comprends « le moins du monde est comment on peut être malheureuse « comme l'est ma sœur quand on a un mari qui vous aime bien. c( Pour moi, si j'étais à sa place, je voudrais que mon mari me « défît de tous les gens qui causeraient mon malheur, et je me « ferais valoir d'une manière que ma sœur ne fait pas. » Tout d'un coup elle se récria : (( Que je suis sotte de dire cela! vous c( avez tous deux ma vie entre vos mains. » Je lui répondis : n Pour « moi, je n'ai rien ouï. » Le maréchal dit : (( Pour moi, j'ai tout « entendu; cela ne fera aucun effet que de me faire connaître <( que vous avez bien de l'esprit et du mérite, et avoir dans mon « cœur beaucoup d'estime pour Aous et ne jamais dire pourquoi.»

Il est donc bien avéré que Mademoiselle ne dit rien de ce que cet homme lui fait dire. Il fait toujours parler le roi et les prin- cesses, et il les fait parler dans son style. Il prétend que M"*" Man- cini, nièce du cardinal Mazarin, dit au roi Quoil vous obéissez à un prêtre ! Je vous aime comme mes yeux; en Italie, au moins, je ne verrais pas mon amant gouverné en tout. »

On ne relève ces petitesses, assez indifférentes, que pour faire voir avec quelle fidélité ce La Beaumelle écrit l'histoire.

Ses héros et ses héroïnes agissent comme ils parlent.

On ne prétend point du tout ici s'abaisser à faire la critique d'un pareil livre; mais on doit faire connaître le personnage afin que les ministres et le public, sachant qui est cet homme auteur de tant de libelles, sachent aussi que ces libelles ne peuvent nuire.

On passe sous silence tous les contes ridicules et faits pour des femmes de chambre, dont ces rapsodies sont pleines. A la bonne heure qu'un homme sans éducation écrive des sottises; mais de quel front ose-t-il prétendre que le roi écrivit à M. d'Avaux, au sujet del'évasion des protestants : J/oi! royaume se purge; et que M. d'Avaux lui répondit: Il deviendra étique, etc.? Nous avons les lettres de M. d'Avaux au roi, et ses réponses: il n'y a certainement pas un mot de ce que ce menteur avance.

360 MÉMOIRE.

Comment peut-il être assez ignorant de tous les usages et de toutes les choses dont il parle pour dire qu'au temps de la révo- cation de redit de Nantes, « le roi étant à la promenade, en car- rosse, avec M™" de Maintenon, M"*^ d'Armagnac, et M. Fagon, son premier médecin, la conversation tomba sur les vexations faites aux huguenots, etc. » ? Assurément ni Louis XIV, ni Louis XV, n'ont été en carrosse à la promenade ni avec leur médecin, ni avec leur apothicaire. Fagon ne fut d'ailleurs premier médecin du roi qu'en 1693. A l'égard de la princesse d'Armagnac, dont il parle, elle était née en 1678, et, n'ayant alors que sept ans, elle ne pouvait aller familièrement en carrosse à une promenade avec le roi et Fagon en 1685.

C'est avec la môme érudition de cour qu'il dit que le « P. Ferrier se fit donner la feuille des bénéfices, qu'avait auparavant le pre- mier valet de chambre » ; que l'archevêque de Paris dressa l'acte de célébration du mariage du roi avec M'"* de Maintenon, et qu'à sa mort on trouva sous la (( clef quantité de vieilles culottes, dans l'une desquelles était cet acte ».

Il connaît l'histoire antique comme la moderne; pour justifier le mariage du roi avec M'"^ de Maintenon, il dit que Gléopâtre, déjà vieille, enchaîna Auguste.

Chaque page est une absurdité ou une imposture. Il réclame le témoignage de Burnet, évêquede Salisbury, et lui fait dire joli- ment que Guillaume III, roi d'Angleterre, n'aimait que les portes de derrière. Jamais Burnet n'a dit cette infamie; il n'y a pas un seul mot dans aucun de ses ouvrages qui puisse y avoir le moindre rapport.

S'il se bornait à dire au hasard des absurdités sur des choses indifférentes, on aurait pu l'abandonner au mépris dont les au- teurs dépareilles indignités sont couverts; mais qu'il ose dire que monseigneur le duc de Bourgogne, père du roi, trahit le royaume, dont il était héritier, et qu'il .empêcha que Lille ne fût secourue lorsque cette place était assiégée par le prince Eugène, c'est un. crime que les bons Français doivent au moins réprimer, et une calomnie ridicule qu'un historiographe de France serait coupable de ne pas réfuter.

Et sur quoi fonde-t-il cette noire imposture? Voici ses paroles : « Le roi entra chez M'»^ de Maintenon, et, dans le premier mou- vement de sa joie, lui dit : «Vos prières sont exaucées, madame; « Vendôme tient mes ennemis, Lille sera délivrée, et vous serez « reine deFrance. » Ces paroles furent entendues et répétées ; Monseigneur les sut : il trembla pour la gloire de la famille

MÉMOIRE. 361

royale, et, pour parer le coup qui la menaçait, il écrivit à monsei- gneur le duc de Bourgogne, qui aimait son père autant qu'il craignait son aïeul, qu'à son retour il trouverait deux maîtres; M""" la duchesse de Bourgogne conjura son époux de ne pas contribuer à lui donner pour souveraine une femme née tout au plus pour la servir. Le prince, ébranlé par ces instances, empêcha que Lille ne fût secourue. »

On demande ce calomniateur du père du roi a trouvé ces paroles de Louis XIV : Vous serez reine de France^ Était-il dans la chambre ? Quelqu'un les a-t-il jamais rapportées? Ce mensonge n'est-il pas aussi méprisable que celui qu'il ajoute ensuite : « De ces billets que les ennemis jetaient parmi nous : « Bassurez- « vous. Français, elle ne sera pas votre reine, nous ne lèverons « pas le siège ? »

Comment une armée jette-t-elle des billets dans une ville as- siégée ? Peut-on joindre plus de sottises à plus d'horreurs ?

Après avoir tenté de jeter cet opprobre sur le père du roi, il vient à son grand-père ; il veut lui donner des ridicules ; il lui fait épouser M"'' Cliouin ; il lui donne un fils de la Baizin, au heu d'une fille, et, aussi instruit des affaires des citoyens que de celles de la famille royale, il avance que ce fils serait mort dans la misère si le trésorier de l'extraordinaire des guerres, La Jon- chère, ne lui avait pas donné sa sœur en mariage. Enfin, pour couronner cette impertinence, il confond ce trésorier avec un autre La JonchèreS sans emploi, sans talents, et sans fortune, qui a donné, comme tant d'autres, un projet ridicule de finances en quatre petits volumes.

Il fallait bien qu'ayant ainsi calomnié tous les princes, il portât (M. L.) sa fureur sur Louis XIV. Bien n'égale l'atrocité avec laquelle il parle de la mort du marquis de Louvois ; il ose dire que ce ministre craignait que le roi ne l'empoisonnât. En- suite voici comme il s'exprime : « Au sortir du conseil il rentre dans son appartement, et boit un verre d'eau avec précipitation; le chagrin l'avait déjà consumé; il se jette dans un fauteuil, dit quelques mots mal articulés, et expire. Le roi s'en réjouit, et dit que cette année l'avait délivré de trois hommes qu'il ne pouvait plus souffrir : Seignelai, La Feuillade, et Louvois. »

Il est inutile de remarquer que MM. de Seignelai et de Louvois ne moururent point la même année. Une telle remarque serait convenable s'il s'agissait d'une ignorance; mais il est question

1. Voyez tome XXIII, page j8; et dans le présent volume, page 1 iO.

362 MÉMOIRE.

du plus grand des crimes dont il ose soupçonner un roi honnête homme ; et ce n'est pas la seule fois qu'il a osé parler de poison dans ses abominables libelles. Il dit dans un endroit que le grand-père de l'impératrice reine avait des empoisonneurs à gages; et, dans un autre endroit, il s'exprime, sur l'oncle de son propre roi, d'une façon si criminelle, et en même temps si folle, que l'excès de sa démence prévalant sur celui de son crime, il n'en a été puni que par six mois de cachot ^

Mais, à peine sorti de prison, comment répare-t-il des crimes qui, sous un ministère moins indulgent, l'auraient conduit au dernier supplice ? Il fait publier un libelle intitulé Lettre de M. L. B., à Londres, chez Jean Nourse, 1763. C'est surtout qu'il aggrave ses calomnies contre le prédécesseur de son roi.

Ce n'est pas assez pour ce monstre^ de soupçonner Louis XIV d'avoir empoisonné son ministre. L'auteur du Sihcle de Louis XIV avait dit, dans un écrit à part : u Je défie qu'on me montre une monarchie dans laquelle les lois, la justice distributive, les droits de l'humanité, aient été moins foulés aux pieds, et l'on ait fait de plus grandes choses pour le bien public que pendant les cinquante-cinq années que Louis XIV régna par lui-même. »

Cette assertion était vraie, elle était d'un citoyen et non d'un flatteur, L. B., l'ennemi de l'auteur du Siècle de Louis XIV, qui n'a jamais eu que de tels ennemis, L, B., dis-je, dans sa 13^ lettre, page 88, dit': « Je ne puis lire ce passage sans indignation, quand je me rappelle toutes les injustices générales et particu- lières que commit le feu roi. Quoi ! Louis XIV était juste quand il oubliait (et il oubliait sans cesse) que l'autorité n'était confiée a un seul ({ue pour la félicité de tous ? » Et après ces mots, c'est un détail affreux.

* Ainsi donc Louis XIV oubliait sans cesse le bien public, lorsque en prenant les rênes de l'État il commença par remettre au peuple trois millions d'impôts, quand il établit le grand hô- pital et ceux de tant d'autres villes. Il oubliait le bien public en réparant tous les grands chemins, en contenant dans le de- voir ses nombreuses troupes, auparavant aussi' redoutables aux

1. Voyez lomc XV, page 87.

2. Dans le Journal encyclopédique il y a : » Ce n'est pas assez pour lui de .soupçonner... »

3. Lettres de M. de La Beaumelle à M. de Voltaire, 1763, in-12; voyez ce que Beuchot en dit, tome XV, page 88.

4. Ce paragraphe et les trois qui suivent ne se trouvent que dans le Journal encyclopédique.

MÉMOIRE. 363

citoyens qu'aux ennemis ; en ouvrant au commerce cent routes nouvelles; en formant la. compagnie des Indes, à laquelle il fournit de l'argent du trésor royal ; en défendant toutes les côtes par une marine formidable qui alla venger en Afrique les insultes faites à nos négociants ! Il oublia sans cesse le bien public, lors- qu'il réforma toute la jurisprudence autant qu'il le put, et qu'il étendit ses soins jusque sur cette partie du genre humain qu'on achète chez les derniers Africains pour servir dans un nouveau monde ? Oublia-t-il sans cesse le bien public, en fondant dix-neuf chaires au Collège royal, cinq Académies; en logeant dans son palais du Louvre tant d'artistes distingués; en répandant des bienfaits sur les gens de lettres jusqu'aux extrémités de l'Europe, et en donnant plus lui seul aux savants que tous les rois de l'Europe ensemble, comme le dit l'illustre auteur de VAbrègé chro- nologique ^ ?

Enfin, était-ce oublier le bien public que d'ériger l'Hôtel des Invalides pour plus de quatre mille guerriers, et Saint-Cyr pour l'éducation de trois cents filles nobles ? Il vaudrait autant dire que Louis XV a négligé le bien public en fondant TÉcole royale militaire, et en mettant aujourd'hui dans toutes ses troupes, par le génie actif d'un seul homme, cet ordre admirable que les peuples bénissent, que les officiers embrassent à présent avec ardeur, et que les étrangers viennent admirer.

Il y a toujours des esprits mal faits et des cœurs pervers, que toute espèce de gloire irrite, dont toute lumière blesse les yeux, et qui, par un orgueil secret, proportionné à leurs travers, haïssent la nature ; mais qu'il se soit trouvé un homme assez aveuglé par ce misérable orgueil, assez lâche, assez bas, assez intéressé pour calomnier, à prix d'argent, tous les noms les plus sacrés et toutes les actions les plus nobles, qu'il aurait louées pour un écu de plus : c'est ce qu'on n'avait point vu encore.

L'intérêt de la société demande qu'on effraye ces criminels insensés : car il peut s'en trouver quelqu'un parmi eux qui joigne un peu d'esprit à ses fureurs. Ses écrits peuvent durer. Bayle lui- même, dans son Dictionnaire , a fait revivre cent libelles de cette espèce. Les rois, les princes, les ministres, pourraient dire alors : « A quoi nous servira de faire du bien, si le prix on est la calomnie? »

-Il pousse la démence jusqu'àreprésenter par bravade ses con-

1. Le président Hénault.

2. Dans le Journal encyclopédique : « L. B. pousse sou atroce démence... »

364 MÉMOIRE.

frères les protestants de France (qui le désavouent) comme une multitude redoutable au trône. « Il s'est formé, dit-il, un sémi- naire de prédicants, sous le nom de ministres du désert, qui ont leurs consistoires, leurs synodes, leur juridiction ecclésiastique. Il y a cinquante mille baptêmes et autant de mariages bénis illi- citement en Guienne, des assemblées de vingt mille âmes en Poitou, autant en Dauphiné, en Vivarais, en Béarn, soixante temples en Saintonge, un synode national tenu à Nîmes, composé des députés de toutes les provinces. »

Ainsi, par ces exagérations extravagantes, il se rend le déla- teur de ses anciens confrères, et en écrivant contre le trône il les exposerait à passer pour les ennemis du trône ; il ferait regarder la France, parmi les étrangers, comme nourrissant dans son sein les semences d'une guerre civile prochaine, si on ne savait que toutes ces accusations contre les protestants sont d'un fou égale- ment en horreur aux protestants et aux catholiques.

Acharné contre tous les princes de la maison de France, et contre le gouvernement, il prétend que monseigneur le Duc, père de monseigneur le prince de Condé, fit assassiner M. Vergier, commissaire des guerres, en 1720, et que sa mort a été récom- pensée de la croix de Saint-Louis, L'auteur du Siècle de Louis XIV avait démontré la fausseté de ce contée Tout le monde sait aujourd'hui que Vergier avait été assassiné par la troupe de Cartouche ; les assassins l'avouèrent dans leur interrogatoire ; le fait est pubhc : n'importe ; il faut que L. B. calomnie la maison de Condé, comme il a fait la maison d'Orléans et la famille royale.

De pareilles horreurs semblent incroyables. Personne n'avait joint encore tant de ridicule à tant d'exécrables atrocités. Il paraît même que l'on s'avilit à relever ce ramas d'inconcevables turpi- tudes; mais on supplie les ministres de Sa Majesté, qui ignorent ces excès, de considérer que ce même L, B., retiré à présent à Mazères en Guienne, outrage continuellement des particuliers qui ne peuvent se défendre.

Non content d'avoir imprimé et falsifié le Siècle de Louis XIV, et de l'avoir chargé de calomnies, il a écrit depuis dix ans à l'auteur, ou fait écrire quatre-vingt-quatorze lettres anonymes. Cela est rare et digne de toute sa conduite. On a envoyé la der- nière au ministère ; elle commence par ces mots : (c J'ose risquer une 95'= lettre anonyme, etc. »

1. Voyez tome XIV, page ii2; et XV, 126.

MÉMOIRE. 365

On sait Lien que les écrivains de lettres anonymes prennent assez de précautions pour n'être pas découverts : on méprise ces délits; mais les autres sont plus sérieux. Les impostures de ce ridicule Se... sont constatées ici par des citations fidèles. 11 con- tinue à faire imprimer des libelles affreux, sous le nom même de l'auteur du Siècle de Louis XIV. Il était absolument indispen- sable de mettre un frein à ces horreurs.

On a vu des exemples si frappants d'un emportement à peu près semblable de cette canaille qui ose prétendre à la littéra- ture, qu'on ne peut trop mettre sous les yeux du ministère, des magistrats et du public, cette licence criminelle.

FIN DES FRAGMENTS DU MEMOIRE.

LA DÉFENSE

DE MON ONCLE

(1767)

AVERTISSEMENT

DE DECROIX, l'un des éditeurs de l'édition de kehl.

La Philosophie de l'Histoire, qui sert d'introduction à \ Essai sur les Mœurs et l'Esprit des nations depuis Charlemagne, avait d'abord été imprimée sous le nom de l'abbé Bazin. Il parut une critique de cet ouvrage, ayant pour titre Supplément à la Philosophie de VlIistoireK On suppose que c'est ici le neveu de Tabbé Bazin qui répond à cette critique, et venge la mémoire de feu son oncle.

AVERTISSEMENT

ESSENTIEL OU INUTILE 2.

Lorsque je mis la plume à la main^ pour défendre iinguibus et rostro la mémoire de mon cher oncle contre un libelle inconnu,

1. A ce que j'ai dit de la Défense de mon oncle (voyez tome XI, page ix), j'ajou- terai qu'elle parut en juin ou juillet 1767. Lorsque, en 1769, Larcher publia sa Réponse à la Défense de mon oncle, un anonyme fît imprimer une Lettre à Vauteur d'iine brochure intitulée Réponse à ta Défense de mon oncle, in-8° de 16 pages.

J'ai rétabli, dans la table de la Défense de mon oncle, l'intitule ou sommaire des chapitres tel qu'il était dans les éditions données par Voltaire. Les derniers mots de V Avertissement (ci-après, page 369) en faisaient une obligation. (B.)

2. Cet Avertissement, de l'auteur, est de 1767.

3. Voyez ci-après, page 371.

368 AVERTISSEMENT.

intitulé Supplément a la Philosophie de l'Histoire'^, je crus d'abord n'avoir àfaire qu'à un jeuno abbé dissolu, qui, pour s'égayer, avait parlé dans sa diatribe des filles de joie de Babylone, de l'usage des garçons, de l'inceste, et de la bestialité. Mais, lorsque je travaillais en digne neveu, j'ai appris que le libelle anonyme est du sieur Larcber, ancien répétiteur de belles-lettres au collège Mazarin. Je lui demande très-humblement pardon de l'avoir pris pour un jeune homme, et j'espère qu'il me pardonnera d'avoir rempli mon devoir en écoutant le cri du sang qui parlait à mon cœur, et la voix de la vérité, qui m'a ordonné de mettre la plume a la main.

Il est question ici de grands objets : il ne s'agit pas moins que des mœurs et des lois depuis Pékin jusqu'à Rome, et môme des aventures de l'Océan et des montagnes. On trouvera aussi dans ce petit ouvrage une furieuse sortie contre l'évêque Warburton ; mais je lecteur judicieux pardonnera à la chaleur de mon zèle, quand il saura que cet évêque est un hérétique.

J'aurais pu relever toutes les fautes de M. Larcber, mais il aurait fallu faire un livre aussi gros que le sien. Je n'insisterai que sur son impiété. Il est bien douloureux pour des yeux chré- tiens de lire dans son ouvrage, page 298, que les écrivains sacrés ont pu se tromper comme les autres. Il est vrai qu'il ajoute, pour dégui- ser le poison, dans ce qui n'est pas du dogme.

Mais, notre ami, il n'y a presque point de dogme dans les livres hébreux; tout y est histoire, ou ordonnance légale, ou can- tique, ou prophétie, ou morale, ho. Genèse, V Exode, io?,\\.é, les Juges ^ les Rois, Esdras, les Machabées, sont historiques ; le Lévitique et le Deutéronome sont des lois. Les Psaumes sont des cantiques; les livres d'Isaïe, Jérémie, etc., sont prophétiques; la Sagesse, les Proverbes, VEcclésiaste,VEcclésiastique,son\. de la morale. Nul dogme dans tout cela. On ne peut même appeler (%?7?f les dix comman- dements : ce sont des lois. Dogme est une proposition qu'il faut croire. Jésus-Christ est consui)stantiel à Dieu, Marie est mère de Dieu, le Christ a deux natures et deux volontés dans une per- sonne, l'eucharistie est le corps et le saug de Jésus-Christ sous les apparences d'un pain qui n'existe plus : voilà des dogmes. Le Credo, qui fut fait du temps de Jérôme et d'Augustin, est une pro- fession de dogmes. A peine y a-t-il trois de ces dogmes dans le Nouveau Testament. Dieu a voulu qu'ils fussent tirés par notre sainte Église du germe qui les contenait.

1, Voyez la. Philosophie de rHistoire, à la tête de VEssai sur les Mœurs et l'Esprit des nations. {Note de Voltaire.)

EXORDE. 369

Vois donc quel est ton blasphème! Tu oses dire que les au- teurs des livres sacrés ont pu se tromper dans tout ce qui n'est pas dogme.

Tu prétends donc que le Saint-Esprit, qui a dicté ces livres, a pu se tromper depuis le premier verset de la Genèse jusqu'au dernier des Actes des apôtres; et, après une telle impiété, tu as l'insolence d'accuser d'impiété des citoyens dont tu n'as jamais approché, chez qui tu ne peux être reçu, et qui ignoreraient ton existence si tu ne les avais pas outragés.

Que les gens de bien se réunissent pour imposer silence à ces malheureux qui, dès qu'il paraît un bon livre, crient à l'impie, comme les fous des petites-maisons, du fond de leurs loges, se plaisent à jeter leur ordure au nez des hommes les plus parés, par ce secret instinct de jalousie qui subsiste encore dans leur démence.

Et vous, pusille grex^, qui lirez la Défense de mon Oncle, daignez commencer par jeter des yeux attentifs sur la table des chapitres et choisissez, pour vous amuser, le sujet qui sera le plus de votre goût-.

EXORDE.

Un des premiers devoirs est d'aider son père, et le second est d'aider son oncle. Je suis neveu de feu M. l'abbé Bazing, à qui un éditeur ignorant a ôté impitoyablement un g, qui le distin- guait des Bazin de Thuringe, à qui Ghildéric enleva la reine Bazine ^ Mon oncle était un profond théologien qui fut aumônier de l'ambassade que l'empereur Charles VI envoya à Constanti- nople après la paix de Belgrade. Mon oncle savait parfaitement le grec, l'arabe, et le cophte. Il voyagea en Egypte, et dans tout l'Orient, et enfin s'établit à Pétersbourg en qualité d'interprète chinois. Mon grand amour pour la vérité ne me permet pas de dissimuler que, malgré sa piété, il était quelquefois un peu rail- leur. Quand M. de Guignes fit descendre les Chinois des Égyp-

\. Luc, xii, 32.

2. Voyez cette table à la fin du volume. {Xote de Voltaire.) Voyez la fin de la note 1, page 367.

3. Vous sentez bien, mon cher lecteur, que Bazin est un nom celtique, et que la femme de Bazin ne pouvait s'appeler que Bazine; c'est ainsi qu'on a écrit l'histoire. (Note de Voltaire.)

26. MÉLANGES. V. 2i

370 CHAPITRE L

tiens; quand il prétendit que l'empereur de la Chine Yu était visiblement le roi d'Egypte Mènes, en changeant n'es en u, et me en y (quoique Mènes ne soit pas un nom égyptien, mais grec), mon oncle alors se permit une petite raillerie innocente ^ laquelle d'ailleurs ne devait point affaiblir l'esprit de charité entre deux interprètes chinois. Car, au fond, mon oncle estimait fort M. de Guignes.

L'abbé Bazin aimait passionnément la vérité et son prochain. 11 avait écrit la Philosophie de VHistoirc dans un de ses voyages en Orient; son grand but était de juger par le sens commun de toutes les fables de l'antiquité, fables pour la plupart contradic- toires. Tout ce qui n'est pas dans la nature lui paraissait ab- surde, excepté ce qui concerne la foi. U respectait saint Matthieu autant qu'il se moquait de Ctésias, et quelquefois d'Hérodote ; de plus, très-respectueux pour les dames, ami de la bienséance, et zélé pour les lois. Tel était M. l'abbé Ambroise Bazing, nommé, par l'erreur des typographes, Bazin.

CHAPITRE I.

DE LA PROVIDENCE.

Un cruel vient de troubler sa cendre par un prétendu ^/^^i^/é- ment a la Philosophie de VHistoire. Il a intitulé ainsi sa scandaleuse 'satire, croyant que ce titre seul de Supplément aux Idées de mon Oncle lui attirerait des lecteurs. Mais, dès la page, 33 de sa pré- face, on découvre ses intentions perverses. Il accuse le pieux abbé Bazin d'avoir dit que la Providence envoie la famine et la peste sur la terre -. Quoi ! mécréant, tu oses le nier ! Et de qui donc viennent les fléaux qui nous éprouvent, et les. châtiments qui nous punissent? Dis-moi qui est le maître de la vie et de la mort? dis-moi donc qui donna le choix à David ■' de la peste, de la guerre, ou de la famine? Dieu ne fit-il pas périr soixante et dix mille Juifs en un quart d'heure, et ne mit-il pas ce frein à la fausse politique du fils de Jessé, qui prétendait connaître à fond

1. Dans sa Préface historique et critique de l'Histoire de Russie (voyez t. XVI, pages 381-82 ).

2. Voyez, tome XIX, la note 1 de la page 318.

3. III. Rois, XXXIV, 13, 15.

APOLOGIE DES DAxMES DE BABVLONE. 371

la population de son pays ? Ne punit-il pas d'une mort subite cin- quante mille soixante et dix JBethsamites ^ qui avaient osé regarder l'arche? La révolte de Coré, Datlian et Abiron, ne coûta-t-elie pas la vie à quatorze mille sept cents Israélites % sans compter deux cent cinquante engloutis dans la terre avec leurs chefs ? L'ange exterminateur ne descendit-il pas à la voix de l'Éternel, armé du glaive de la mort, tantôt pour frapper les premiers-nés de toute l'Egypte, tantôt pour exterminer l'armée de Sennachérib ?

Que dis-je? il ne tombe pas un cheveu de nos têtes sans l'ordre du maître des choses et des temps. La Providence fait tout : Pro- vidence tantôt terrible et tantôt favorable, devant laquelle il faut également se prosterner dans la gloire ou dans l'opprobre, dans la jouissance délicieuse de la vie, et sur le bord du tombeau. Ainsi pensait mon oncle, ainsi pensent tous les sages. Malheur au mécréant qui contredit ces grandes vérités dans sa fatale préface !

CHAPITRE IL

l'apologie des dames de babylone.

L'ennemi de mon oncle commence son étrange livre par dire : « Voilà les raisons qui m'ont fait mettre la plume à la main •'. »

Mettre la plume à la main ! mon ami, quelle expression ! Mon oncle, qui avait presque oublié sa langue dans ses longs voyages, parlait mieux français que toi.

Je te laisse déraisonner et dire des injures à propos de Kha- mos, et de Ninive, et d'Assur. Trompe-toi tant que tu voudras sur la distance de Ninive à Babylone : cela ne fait rien aux dames, pour qui mon oncle avait un si profond respect, et que tu outrages si barbarement.

Tu veux absolument que, du temps d'Hérodote, toutes les dames de la ville immense de Babylone vinssent religieusement se prostituer dans le temple au premier venu, et même pour de l'argent. Et tu le crois, parce qu'Hérodote Ta dit !

Oh ! que mon oncle était éloigné d'imputer aux dames une

1 . I. Bois, VI, 19. /

2. Nombres, xvi, i9.

3. La première oïlilion du Supp/emeni à la Philosophie, de l'Histoire commence ainsi : «J'ai exposé, dans ma Préface, les raisons qui m'ont fait mettre la plume à la main. » Larcher changea ce début dans sa seconde édition.

372 CHAPITRE II.

telle infamie ! Vraiment il ferait beau voir nos princesses, nos duchesses, madame la chancelière, madame la première prési- dente, et toutes les dames de Paris, donner dans l'église Notre- Dame leurs faveurs pour un écu au premier batelier, au pre- mier fiacre qui se sentirait du goût pour cette auguste cérémonie !

Je sais que les mœurs asiatiques diffèrent des nôtres, et je le sais mieux que toi, puisque j'ai accompagné mon oncle en Asie ; mais la différence en ce point est que les Orientaux ont toujours été plus sévères que nous. Les femmes, en Orient, ont toujours été renfermées, ou du moins elles ne sont jamais sorties de la maison qu'avec un voile. Plus les passions sont vives dans ces climats, plus on a gêné les femmes. C'est pour les garder qu'on a imaginé les eunuques. La jalousie inventa l'art de mutiler les hommes pour s'assurer de la fidélité des femmes et de l'inno- cence des filles. Les eunuques étaient déjà très-communs dans le temps les Juifs étaient en république. On voit que Samuel \ voulant conserver son autorité et détourner les Juifs de prendre un roi, leur dit que ce roi aura des eunuques à son service.

Peut-on croire que dans Babylone, dans la ville la mieux policée de l'Orient, des hommes si jaloux de leurs femmes les aient envoyées toutes se prostituer - dans un temple aux plus vils étrangers ? Que tous les époux et tous les pères aient étouffé ainsi l'honneur et la jalousie? Que toutes les femmes et toutes les filles aient foulé aux pieds la pudeur si naturelle à leur sexe? Le faiseur de contes Hérodote a pu amuser les Grecs de cette extravagance; mais nul homme sensé n'a le croire.

Le détracteur de mon oncle et du beau sexe veut que la chose soit vraie, et sa grande raison, c'est que quelquefois les Gaulois ou Welches ont immolé des hommes (et probablement des cap- tifs) à leur vilain dieu Tentâtes. Mais de ce que des barbares ont fait des sacrifices de sang humain; de ce que les Juifs immolèrent au Seigneur trente-deux pucelles^ des trente-deux mille pucelles trouvées dans le camp des Madianites avec soixante et un mille ânes; et de ce qu'enfin, dans nos derniers temps, nous avons immolé tant de Juifs dans nos auto-da-fé, ou' plutôt dans nos autos-de-fé, à Lisbonne, à Goa, à Madrid; s'ensuit-il que toutes les belles Babyloniennes couchassent avec des palefreniers étrangers dans la cathédrale de Babylone? La rehgion de Zoroastre

1. Rois, VIII, 15.

2. Yoyfez tome XVII, page 512.

3. Nombres, xxi, 40.

APOLOGIE DES DAMES DE BABVLONE. 373

ne permettait pas aux femmes de manger avec des étrangers; leur aurait-elle permis de coucher avec eux?

L'ennemi de mon oncle, qui me paraît avoir ses raisons pour que cette belle coutume s'établisse dans les grandes villes, appelle le prophète Baruch au secours d'Hérodote, et il cite le sixième chapitre de la prophétie de ce sublime Baruch ; mais il ne sait peut-être pas que ce sixième chapitre est précisément celui de tout le livre qui est le plus évidemment supposé. C'est une lettre prétendue de Jérémie aux pauvres Juifs qu'on menait enchaînés à Babylone; saint Jérôme en parle avec le dernier mépris. Pour moi, je ne méprise rien de ce qui est inséré dans les livres juifs. Je sais tout le respect qu'on doit à cet admirable peuple, qui se convertira un jour, et qui sera le maître de toute la terre.

Voici ce qui est dit dans cette lettre supposée : « On voit dans Babylone des femmes qui ont des ceintures de cordelettes (ou de rubans) assises dans les rues, et brûlant des noyaux d'olives. Les passants les choisissent, et celle qui a eu la préférence se moque de sa compagne qui a été négligée, et dont on n'a pas délié la ceinture. »

Je veux bien avouer qu'une mode à peu près semblable s'est établie à Madrid et dans le quartier du Palais-Royal à Paris. Elle est fort en vogue dans les rues de Londres; et les musicos d'Ams- terdam ont eu une grande réputation.

L'histoire générale des b peut être fort curieuse. Les savants

n'ont encore traité ce grand sujet que par parties détachées. Les

b de Venise et de Rome commencent un peu à dégénérer, parce

que tous les beaux-arts tombent en décadence. C'était sans doute la plus belle institution de l'esprit humain avant le voyage de Christophoro Colombo aux îles Antilles. La vérole^ que la Provi- dence avait reléguée dans ces îles, a inondé depuis toute la chré- tienté; et ces beaux b consacrés à la déesse Astarté, ou Der-

céto, ou Milita, ou Aphrodise, ou Vénus, ont perdu aujourd'hui toute leur splendeur. Je crois bien que l'ennemi de mon oncle les fréquente encore comme des restes des mœurs antiques; mais enfin ce n'est pas une raison pour qu'il affirme que la superbe

Babylone n'était qu'un vaste b , et que la loi du pays ordonnait

aux femmes et aux filles des satrapes, voire même aux filles du roi, d'attendre les passants dans les rues. C'est bien pis que si on disait que les femmes et les filles des bourgmestres d'Amsterdam sont obligées, par la religion calviniste, de se donner, dans les musicos, aux matelots hollandais qui reviennent des Grandes- Indes.

374 CHAPITRE II.

Voilà comme les voyageurs prennent probablement tous les jours un abus de la loi pour la loi môme, une grossière coutume du bas peuple pour un usage de la cour. J'ai entendu souvent mon oncle parler sur ce grand sujet avec une extrême édification. Il disait que, sur mille quintaux pesant de relations et d'anciennes histoires, on ne trierait pas dix onces de vérités.

Remarquez, s'il vous plaît, mon cher lecteur, la malice du paillard qui outrage si clandestinement la mémoire de mon oncle; il ajoute au texte sacré de Barucli;il le falsifie pour établir

son b dans la cathédrale de Babylone même. Le texte sacré

de l'apocryphe Baruch^ porte, dans la Yulgate : Mulieres autem cir- cumdalx funibiis in viis sérient. Notre ennemi sacrilège traduit : (( Des femmes environnées de cordes sont assises dans les allées du temple, » Le mot temple n'est nulle part dans le texte.

Peut-on pousser la débauche au point de vouloir qu'on pail- larde ainsi dans les églises? Il faut que l'ennemi de mon oncle soit un Inen vilain homme.

S'il avait voulu justifier la paillardise par de grands exemples, il aurait pu choisir ce fameux droit de prélibation, de marquette, de jambage, de cuissage, que quelques seigneurs de châteaux s'étaient arrogé dans la chrétienté, dans le commencement du beau gouvernement féodal. Des barons, des évêques, des abbés, devinrent législateurs, et ordonnèrent que, dans tous les mariages autour de leurs châteaux, la première nuit des noces serait pour eux. Il est bien difficile de savoir jusqu'où ils poussaient leur législation ; s'ils se contentaient de mettre une cuisse dans le lit de la mariée, comme quand on épousait une princesse par pro- cureur, ou s'ils y mettaient les deux cuisses. Mais, ce qui est avéré, c'est que ce droit de cuissage, qui était d'abord un droit de guerre, a été vendu enfin aux vassaux par les seigneurs, soit séculiers, soit réguliers, qui ont sagement compris qu'ils pour- raient, avec l'argent de ce rachat, avoir des filles plus jolies.

Mais surtout remarquez, mon cher lecteur, que ces coutumes bizarres, établies sur une frontière par quelques brigands, n'ont rien de commun avec les lois des grandes nations ; que jamais le droit de cuissage n'a été approuvé par nos tribunaux ; et jamais les ennemis de mon oncle, tout acharnés qu'ils sont, ne trouve- ront une loi babylonienne qui ait ordonné à toutes les dames de la cour de coucher avec les passants.

' 1. VI, 42.

i

DE L'ALCORAN. 375

CHAPITRE III.

DE l'ALCORAN.

Notre infâme débauché cliorche un subterfuge chez les Turcs pour justifier les clames de Babylone, Il prend la comédie d'Arle- quin rilci^ pour une loi des Turcs. « Dans l'Orient, dit-il, si un mari répudie sa femme, il ne peut la reprendre que lorsqu'elle a épousé un autre homme qui passe la nuit avec elle, etc. - )) Mon paillard ne sait pas plus son Alcoran que son Bm^ch. Qu'il lise le chapitre ii du grand livre arabe donné par l'ange Gabriel, et le quarante-cinquième paragraphe de la Sonna : c'est dans ce cha- pitre II, intitulé la Vache, que le prophète, qui a toujours grand soin des dames, donne des lois sur leur mariage et sur leur douaire : « Ce ne sera pas un crime, dit-il, de faire divorce avec vos femmes, pourvu que vous ne les ayez pas encore touchées, et que vous n'ayez pas assigné leur douaire ; ... et si vous vous séparez d'elles avant de les avoir touchées, et après avoir établi leur douaire, vous serez obligé de leur payer la moitié de leur douaire, etc., à moins que le nouveau mari ne veuille pas le recevoir. »

KISRON HECBALAT DGR-QMFET ERNAM RABOLA ISROX TAMON ERG BEMIN ÛULDEG EBORI CARAMOUFEX, etc.'.

Il n'y a peut-être point de loi plus sage : on en abuse quel- quefois chez les Turcs, comme on abuse de tout. Mais, en géné-

1. L'Arlequin Ulla. opéra-comique de Le Saae et d'Orneval, fut joué, pour la première fois, en 171G. La comédie de Dominique et Romagnési, qui porte le même litre, est de 1728.

2. En supposant que la loi existe, elle prescrit seulement qu'un homme ne peut reprendre une femme avec laquelle il a fait divorce que lorsqu'elle est veuve d'un autre homme, ou qu'elle a été été répudiée par lui. Cette loi aurait pour but d'empêcher les époux de se séparer pour des causes très-légères. Un homme riche a pu quelquefois, pour éluder la loi, faire jouer cette comédie.

C'est ainsi qu'en Angleterre un homme qui veut se séparer de sa femme avec son consentement se fait surprendre avec une fille. Dirait-on que, par la loi d'An- gleterre, un homme ne peut se séparer de sa femme qu'après avoir couché avec une autre devant témoins? Ce serait imiter M. Larcher, et prendre l'abus ridicule d'une mauvaise loi pour la loi même. Mais cette loi, quoique mauvaise, ne pres- crit, ni dans l'Orient, ni dans l'Angleterre, une action contraire aux mœurs. (K.)

3. Les passages du Coran, cités par Voltaire, sont la traduction fidèle de la partie des versets 237 et 238 du chapitre second intitulé la Vache. Mais il plai-

376 CHAPITRE III.

rai, on peut dire que les lois des Arabes, adoptées par les Turcs, leurs vainqueurs, sont bien aussi sensées pour le moins que les coutumes de nos provinces, qui sont toujours en opposition les unes avec les autres.

Mon oncle faisait grand cas de la jurisprudence turque. Je m'aperçus bien, dans mon voyage à Constantinople, que nous connaissons très-peu ce peuple, dont nous sommes si voisins. Nos moines ignorants n'ont cessé de le calomnier. Ils appellent toujours sa religion sensuelle; il n'y en a point qui mortifie plus les sens. Une religion qui ordonne cinq prières par jour, l'absti- nence du vin, le jeûne le plus rigoureux ; qui défend tous les jeux de hasard ; qui ordonne, sous peine de damnation, de donner deux et demi pour cent de son revenu aux pauvres, n'est certai- nement pas une religion voluptueuse, et ne flatte pas, comme on l'a tant dit, la cupidité et la mollesse*. On s'imagine, chez nous, que chaque bâcha a un sérail de sept cents femmes, de trois cents concubines, d'une centaine de jolis pages, et d'autant d'eu- nuques noirs. Ce sont des fables dignes de nous. Il faut jeter au feu tout ce qu'on a dit jusqu'ici sur les musulmans. Nous préten- dons qu'ils sont autant de Sardanapales, parce qu'ils ne croient qu'un seul dieu. Un savant Turc de mes amis, nommé- Notmig, travaille à présent à l'histoire de son pays ; on la traduit à me- sure : le public sera bientôt détrompé de toutes les erreurs débi- tées jusqu'à présent sur les fidèles croyants.

santé quand il donne, comme représentant le texte, des mots qui n'ont aucun rapport avec le passage dont il s'agit. On en jugera par la citation suivante, l'on a figuré, autant que possible, la prononciation arabe :

Verset 237. « La Djunahé aleï Koum in tallaktoumoun cnnicaè : nialam temes- souhounnè av tcfridou lehounnè... »

Verset 238. « Oua in tallaktoumouhounnè min cabli an temessouhounné oua cad faradtoum lehounnè, feridatan sènisfu ma laradtoum. »

Traduction latine de Marraci : « Non erit piaculum super vos si repudietis uxores quandiù non tetigeristis eas per conjugium... Quod si repudietis eas antequam tangatis cas : et jam sanxeritis eis sanctionem, etc. » ^

Tous les éléments de cette note m'ont été Ibornis par M. Blanchi, interprète du roi pour les langues orientales. (B.) '

1. Voyez tome XI, page 210; XX, 20.

2. M. l'abbé Mignot, conseiller au grand conseil, neveu de M. de Voltaire (K.) L'Histoire de l'empire ottoman, par l'abbé Mignot, a paru en 1771, quatre volumes in-r2; 1788, quatre volumes in-S".

DE LA SODOMIE. 377

CHAPITRE lY.

DES ROMAINS.

Que M. l'abbé Bazin était chaste! qu'il avait la pudeur en re- commandation ! Il dit, dans un endroit de son savant livre, page 54 ( vol. XV ) : « J'aimerais autant croire Dion Cassius, qui assure que les graves sénateurs de Rome proposèrent un décret par lequel César, âgé de cinquante-sept ans, aurait le droit de jouir de toutes les femmes qu'il voudrait, »

« Qu'y a-t-il donc de si extraordinaire dans un tel décret? » s'écrie notre effronté censeur : il trouve cela tout simple ; il pré- sentera bientôt une pareille requête au parlement : je voudrais bien savoir quel âge il a. Tudieu ! quel homme ! Ce Salomon, possesseur de sept cents femmes et trois cents concubines, n'ap- prochait pas de lui.

CHAPITRE V.

DE LA SODOMIE.

Mon oncle, toujours discret, toujours sage, toujours persuadé que jamais les lois n'ont pu violer les mœurs, s'exprime ainsi dans la Philosophie de l'Histoire, page 55 (vol. XV): a Je ne croirai pas davantage Sextus Empiricus, qui prétend que, chez les Perses, la pédérastie était ordonnée. Quelle pitié! Comment imaginer que les hommes eussent fait une loi qui, si elle avait été exécutée, aurait détruit la race des hommes ? La pédérastie, au contraire, était expressément défendue dans le livre du Zend ; et c'est ce qu'on voit dans l'abrégé du Zend, le Sadder, il est dit (porte 9) qu'il n'y a point de plus grand péché. »

Qui croirait, mon cher lecteur, que l'ennemi de ma famille ne se contente pas de vouloir que toutes les femmes couchent avec le premier venu, mais qu'il veuille encore insinuer adroite- ment l'amour des garçons ? « Les jésuites, dit-il, n'ont rien à dé- mêler ici. » Hé! mon cher enfant, mon oncle n'a point parlé des jésuites. Je sais bien qu'il était à Paris lorsque le R. P. Marsy^ et

1 . Voyee tome XIX, page 500.

378 CHAPITRE V.

le R. P. Fréroii furent chassés du collège de Louis le Grand pour leurs fredaines ; mais cela n'a rien de commun avec Sextus Empi- ricus : cet écrivain doutait de tout ; mais personne ne doute de l'aventure de ces deux révérends pères.

« Pourquoi troubler mal à propos leurs mânes ? » dis-tu dans l'apologie que tu fais du péché de Sodome. Il est vrai que frère Marsy est mort, mais frère Fréron vit encore. Il n'y a que ses ouvrages qui soient morts; et quand on a dit de lui qu'il est ivre-mort presque tous les jours,, c'est par catachrèse, ou, si l'on veut, par une espèce de métonymie.

Tu te complais à citer la dissertation de feu M. Jean-Matthieu Gessner, qui a pour titre : Sacrâtes sanctus pxderasta, Socrate le

saintb ^. En vérité, cela est intolérable; il pourrabien t'arriver

pareille aventure qu'à feu M. Deschaufour ; l'abbé Desfontaines l'esquiva.

C'est une chose bien remarquable dans l'histoire de l'esprit humain que tant d'écrivains folliculaires soient sujets à caution. J'en ai cherché souvent la raison : il m'a paru que les follicu- laires sont pour la plupart des crasseux chassés des collèges, qui n'ont jamais pu parvenir à être reçus dans la compagnie des dames ; ces pauvres gens, pressés de leurs vilains besoins, se satisfont avec les petits garçons qui leur apportent de l'impri- merie la feuille à corriger, ou avec les petits décrotteurs du quar- tier; c'est ce qui était arrivé à l'ex-jésuite Desfontaines, prédéces- seur del'ex-jésuite Fréron-.

N'es-tu pas honteux, notre ami, de rappeler toutes ces ordures dans un Supplément à la Philosophie de r Histoire f -Quoi l tu veux faire l'histoire de la sodomie ? « Il aura, dit-il, occasion encore d'en parler dans un autre ouvrage. » Il va chercher jusqu'à un Sy- rien, nommé Bardezane, qui a dit que chez les Welches tous les petits garçons faisaient cette infamie : Para de Gallois ci neoi ga- mountai ; -Ka^cc 8}] roUloiç. véoi yapLOuvTai. Fi, vilain! oses-tu

-1.. Qui le croii-ait, mon cher lecteur ? cela est imprimé à la pag£ 209 du livre de M. Toxotès, intitulé Supplément à la Philosophie de l'Histoire. {Note de Vol- taire.) — Voltaire, dans une note du chapitre xvi, ci-après, page 400, donne l'ex- plication du mot Toxotès.

'2. Un ramoneur à face basanée,

Le fer en main, les yeux ceints d'un bandeau, , S'allait glissant dans une cheminée, Quand de Sodome un antique bedeau- Vint endosser sa figure inclinée, etc.

{Note de Voltaire.)

Voyez, tome X, dans les Poésies mêlées, la suite de ces vers.

DE L'INCESTE. 379

bien mêler ces turpitudes à la sage bienséance dont mon oncle s'est tant piqué ? Oses-tu outrager ainsi les dames, et manquer de res- pect à ce point à l'auguste impératrice de Russie, à qui j'ai dédié le livre instructif et sage de feu M. l'abbé Bazin ?

CHAPITRE YI.

DE l'inceste.

Il ne suffit pas au cruel ennemi de mon oncle d'avoir nié la Providence, d'avoir pris le parti des ridicules fables d'Hérodote contre la droite raison, d'avoir falsifié Baruch et VAlcoran, d'avoir fait l'apologie des b et de la sodomie; il veut encore cano- niser l'inceste. M. l'abbé Bazin a toujours été convaincu que l'in- ceste au premier degré, c'est-à-dire entre le père et la fille, entre la mère et le fils, n'a jamais été permis chez les nations policées. L'autorité paternelle, le respect filial, en souffriraient trop. La nature, fortifiée par une éducation honnête, se révolterait avec horreur.

On pouvait épouser sa sœur chez les Juifs, j'en conviens. Lors- que Ammon, fils de David, viola sa sœur Thamar, fille de David, Thamar lui dit^ en propres mots : « Ne me faites pas de sottises, car je ne pourrais supporter cet opprobre, et vous passerez pour un fou; mais demandez-moi au roi mon père en mariage, et il ne vous refusera pas. »

Cette coutume est un peu contradictoire avec le Lèvitique ; mais les contradictoires se concilient souvent. Les Athéniens épousaient leurs sœurs de père; les Lacédémoniens, leurs sœurs utérines ; les Égyptiens , leurs sœurs de père et de mère. Cela n'était pas permis aux Romains: ils ne pouvaient même se marier avec leurs nièces. L'empereur Claude fut le seul qui obtint cette grâce du sénat. Chez nous autres remués de barbares, on peut épouser sa nièce avec la permission du pape, moyennant la taxe ordinaire, qui va, je crois, à quarante mille petits écus, en comp- tant les menus frais. J'ai toujours entendu dire qu'il n'en avait coûté que quatre-vingt mille francs à M. de Montmartel. J'en connais qui ont couché avec leurs nièces à bien meilleur marché 2.

1. H. Rois, XIII, M, 13.

2. On a fait l'application de cette phrase à Voltaire et à M'"* Denis; je ne sais sur quel motif. (B.)

380 CHAPITRE VI.

Enfin, il est incontestable que le pape a, de droit divin, la puis- sance de dispenser de toutes les lois. Mon oncle croyait même que, dans un cas pressant, Sa Sainteté pouvait permettre à un frère d'épouser sa sœur, surtout s'il s'agissait évidemment de l'avantage de l'Église : car mon oncle était très-grand serviteur du pape.

A l'égard de la dispense pour épouser son père ou sa mère, il croyait le cas très-embarrassant : et il doutait, si j'ose le dire, que le droit divin du saint père pût s'étendre jusque-là. Nous n'en avons, ce me semble, aucun exemple dans l'histoire moderne.

Ovide, à la vérité, dit dans ses belles Métamorphoses, lib. X, 331 :

Gentes tamen esse feruntur

In quibus et nato genitrix et nata parenti Jungitur; et pietas geminato crescit amore.

Ovide avait sans doute en vue les Persans babyloniens, que les Romains, leurs ennemis, accusaient de cette infamie.

Le partisan des péchés de la chair, qui a écrit contre mon oncle, le défie de trouver un autre passage que celui de Catulle. bien ! qu'en résulterait-il ? qu'on n'aurait trouvé qu'un accu- sateur contre les Perses, et que par conséquent on ne doit point les juger coupables. Mais c'est assez qu'un auteur ait donné crédit à une fausse rumeur, pour que vingt auteurs en soient les échos. Les Hongrois aujourd'hui font aux Turcs mille reproches qui ne sont pas mieux fondés.

Grotius lui-même, dans son assez mauvais livre sur la religion chrétienne ^ va jusqu'à citer la fable du pigeon de Mahomet. On tâche toujours de rendre ses ennemis odieux et ridicules.

Notre ennemi n'a pas lu sans doute un extrait du Zend-Avesta, de Zoroastre, communiqué dans Surate à Lordius, par un de ces mages qui subsistent encore. Les ignicoles ont toujours eu la permission d'avoir cinq femmes ; mais il est dit expressément qu'il leur a toujours été défendu d'épouser "leurs cousines. Voilà qui est positif. ïavernier, dans son livre IV, avoue que cette vérité lui a été confirmée par un autre mage.

Pourquoi donc notre incestueux adversaire trouve-t-il mauvais que M. l'abbé Bazin ait défendu les anciens Perses? Pourquoi dit-il qu'il était d'usage de coucher avec sa mère ? Que gagne-t-il

\. Il existe cinq traductions françaises du Traité de la Vérité de la religion chrétienne., par H. Grotius.

DE LA BESTIALITÉ, ET DU BOUC DU SABBAT. 381

à cela? Veut-il introduire cet usage dans nos familles ? Ali! qu'il se contente des bonnes fortunes de Babylone.

CHAPITRE VII.

DE LA BESTIALITÉ, ET DU BOLC DU SABBAT.

Il ne manquait plus au barbare ennemi de mon oncle que le péché de bestialité; il en est enfin convaincu. M. l'abbé Bazin avait étudié à fond l'histoire de la sorcellerie depuis Jannès et Mambrès, conseillers du roi, sorciers, à la cour de Pharaon, jus- qu'au R, P. Girard, accusé juridiquement d'avoir endiablé la demoiselle Cadière en soufflant sur elle. Il savait parfaitement tous les différents degrés par lesquels le sabbat et l'adoration du bouc avaient passé. C'est bien dommage que ses manuscrits soient perdus. Il dit un mot de ses grands secrets dans sa Philo- sophie de l'Histoire. « Le bouc avec lequel les sorcières étaient sup- posées s'accoupler vient de cet ancien commerce que les Juifs eurent avec les boucs dans le désert : ce qui leur est reproché dSiTisle Lévitique. »

Remarquez, s'il vous plaît, la discrétion et la pudeur de mon oncle. Il ne dit pas que les sorcières s'accouplent avec un bouc; il dit qu'elles sont supposées s'accoupler.

Et là-dessus voilà mon homme qui s'échauffe comme un Cala- brois pour sa chèvre, et qui vous parle à tort et à travers de for- nication avec des animaux, et qui vous cite Pindare et Plutarque pour vous prouver que les dames de la dynastie de Mendès^ cou- chaient publiquement avec des boucs. Voyez comme il veut jus- tifier les Juifs par les Mendésiennes. Jusqu'à quand outragera-t-il les dames? Ce n'est pas assez qu'il prostitue les princesses de Ba- bylone aux muletiers, il donne des boucs pour amants aux prin- cesses de Mendès. Je l'attends aux Parisiennes.

Il est très-vrai, et je l'avoue en soupirant, que le Lévitique fait ce reproche aux dames juives qui erraient dans le désert. Je dirai, pour leur justification, qu'elles ne pouvaient se laver dans un pays qui manque d'eau absolument, et l'on est encore obligé d'en faire venir à dos de chameau. Elles ne pouvaient changer d'habits, ni de souliers, puisqu'elles conservèrent qua- rante ans leurs mêmes habits par un miracle spécial. Elles

1. Voyez tome XXI, page 495.

382 CHAPITRE Vil.

n'avaient point de cliemise. Les boucs du pays purent très-bien les prendre pour des chèvres à leur odeur. Cette conformité put établir quelque galanterie entre les deux espèces : mon oncle prétendait que ce cas avait été très-rare dans le désert, comme il avait vérifié qu'il est assez rare en Calabre, malgré tout ce qu'on en dit. Mais enfin il lui paraissait évident que quelques dames juives étaient tombées dans ce péché. Ce que dit le Lévitique ne permet guère d'en douter. On ne leur aurait pas reproché des intrigues amoureuses dont elles n'auraient pas été coupables.

« Et qu'ils n'offrent plus aux velus avec lesquels ils ont for- niqué. » {Lévitique, chapitre xvii.)

(( Les femmes ne forniqueront point avec les bêtes. » (Cha- pitre XIX.)

« La femme qui aura servi de succube à une bêle sera punie avec Ja bête, et leur sang retombera sur eux. » (Chapitre xx.)

Cette expression remarquable : leur sang retombera sur eux, prouve évidemment que les bêtes passaient alors pour avoir de l'intelligence. Non-seulement le serpent et l'ânesse avaient parlé, mais Dieu, après le déluge, avait fait un pacte, une alliance avec les bêtes. C'est pourquoi de très-illustres commentateurs trouvent la punition des bêtes qui avaient subjugué des femmes très-ana- logue à tout ce qui est dit des bêtes dans la sainte Écriture. Elles étaient capables de bien et de mal. Quant aux velus, on croit dans tout rOrient que ce sont des singes. Mais il est sûr que les Orien- taux se sont trompés en cela, car il n'y a point de singes dans l'Arabie Déserte. Ils sont trop avisés pour venir dans un pays aride il faut faire venir de loin .le manger et le boire; Par les velus, il faut absolument entendre les boucs.

Il est constant que la cohabitation des sorcières avec un bouc, . la coutume de le baiser au derrière, qui est passée en proverbe, la danse ronde qu'on exécute autour de lui, les petits coups de verveine dont on le frappe, et toutes les cérémonies de cette orgie,, viennent des Juifs, qui les tenaient des Égyptiens : car les Juifs n'ont jamais rien inventé.

Je possède un manuscrit juif qui a, je crois, plus de deux mille ans d'antiquité; il me paraît que l'original doit être du temps du premier ou du second Ptolémée : c'est un détail de toutes les cérémonies de l'adoration du bouc, et c'est probablement sur un exemplaire de cet ouvrage que ceux qui se sont adonnés à la magie ont composé ce qu'on appelle le Grimoire. Un grand d'Es- pagne m'en a offert cent louis d'or; je ne l'aurais pas donné pour deux cents. Jamais le bouc n'est appelé que le velu dans cet ou-

D'ABRAHAM, ET DE NINON L'ENCLOS. 383

vrage. Il confondrait bien toutes les mauvaises critiques de l'en- nemi de feu mon oncle.

Au reste, je suis bien aise d'apprendre à la dernière postérité qu'un savant d'une grande sagacité, ayant vu dans ce chapitre que 31.*** est convaincu de bestialité, a mis en marge: Lisez bêtise^.

CHAPITRE VIII.

d'acraham, et di; m.non l'knclos.

M. l'abbé Bazin était persuadé avec Onkelos, et avec tous les Juifs orientaux, qu'Abraham était âgé d'environ cent trente-cinq ans quand il quitta la Chaldée. Il importe fort peu de savoir pré- cisément quel âge avait le père des croyants. Quand Dieu nous jugera tous dans la vallée de Josaphat, il est probable qu'il ne nous punira pas d'avoir été de mauvais chronologistes comme le détracteur de mon oncle. Il sera puni pour avoir été vain, inso- lent, grossier et calomniateur, et non pour avoir manqué d'esprit et avoir ennuyé les dames.

Il est bien vrai qu'il est dit dans la Genèse- qu'Abraham sortit d'Aran, en Mésopotamie, âgé de soixante et quinze ans, après la mort de son père Tharé, le potier ; mais il est dit aussi dans la Genèse'^ que Tharé son père, l'ayant engendré à soixante et dix ans, vécut jusqu'à deux cent cinq. Il faut donc absolument ex- pliquer l'un des deux passages par l'autre. Si Abraham sortit de la Chaldée après la mort de Tharé, âgé de deux cent cinq ans, et si Tharé l'avait eu à l'âge de soixante et dix, il est clair qu'Abra- ham avait juste cent trente-cinq ans lorsqu'il se mit à voyager. Notre lourd adversaire propose un autre système pour esquiver la difficulté; il appelle Philon le Juif à son secours, et il croit donner le change à mon cher lecteur en disant que la ville d'Aran est la même que Carrés. Je suis bien sûr du contraire, et je l'ai vérilié sur les lieux. Mais quel rapport, je vous prie, la ville de Carrés a-t-elle avec l'âge d'Abraham et de Sara ?

On demandait encore à mon oncle comment Abraham, venu de Mésopotamie, pouvait se faire entendre à Memphis? Mon oncle répondait qu'il n'en savait rien, qu'il ne s'en embarrassait guère;

1. Voyez tome XX, page 325.

2. XII, 4.

3. XI, 20, 32.

384 CHAPITRE VIII.

qu'il croyait tout ce qui se trouve dans la sainte Écriture, sans vouloir l'expliquer, et que c'était l'affaire de messieurs de Sor- bonne, qui ne se sont jamais trompés.

Ce qui est bien plus important, c'est l'impiété avec laquelle notre mortel ennemi compara Sara, la femme du père des croyants, avec la fameuse Ninon L'Enclos. Il se demande comment il se peut faire que Sara, âgée de soixante et quinze ans, allant de Sicliem à Memphis sur son âne pour chercher du blé, enchantât le cœur du roi de la superbe Egypte, et fît ensuite le même effet sur le petit roi de Gérare, dans l'Arabie Déserte. Il répond à cette diffi- culté par l'exemple de Ninon, (c On sait, dit-il, qu'à l'âge de qua- tre-vingts ans Ninon sut inspirer à l'abbé Gédoin des sentiments qui ne sont faits que pour la jeunesse ou l'âge viril. » Avouez, mon cher lecteur, que voilà une plaisante manière d'expliquer l'Écri- ture sainte ; il veut s'égayer, il croit que c'est le bon ton. Il veut imiter mon oncle; mais quand certain animal aux longues oreilles veut donner la patte comme le petit chien S vous savez comme on le renvoie.

Il se trompe sur l'histoire moderne comme sur l'ancienne. Personne n'est plus en état que moi de rendre compte des der- nières années de M"* de L'Enclos 2, qui ne ressemblait en rien à Sara. Je suis son légataire : je l'ai vue les dernières années de sa vie ; elle était sèche comme une momie. Il est vrai qu'on lui présenta l'abbé Gédoin, qui sortait alors des jésuites, mais non pas pour les mêmes raisons que les Desfontaines et les Fréron en sont sortis. J'allais quelquefois chez elle avec cet abbé, qui n'avait d'autre maison que la nôtre. Il était fort éloigné de sentir des -désirs pour une décrépite ridée qui n'avait sur les os qu'une peau jaune tirant sur le noir.

Ce n'était point l'abbé Gédoin à qui on imputait cette folie : c'était à l'abbé de Châteauneuf, frère de celui qui avait été am- bassadeur à Constantinople. Châteauneuf avait eu en effet la fan- taisie de coucher avec elle vingt ans auparavant. Elle était encore assez belle à l'âge de près de soixante- années. Elle lui donna, en riant, un rendez-vous pour un certain jour du mois, « Et pour- quoi ce jour-là plutôt qu'un autre? lui dit l'abbé de Châteauneuf. C'est que j'aurai alors soixante ans juste, » lui dit-elle. Voilà la vérité de cette historiette, qui a tant couru, et que l'abbé de Châ- teauneuf, mon bon parrain, à qui je dois mon baptême, m'a

1. La Fontaine, livre IV, fable v.

2. Voyez tome XVIII, page 35 i; et XXIII, 507.

DE THÈBES, DE BOSSUET, ET DE ROLLIN. 385

racontée souvent dans mon enfance, pour me former ï esprit et le cœiir^; mais M"'= L'Enclos ne s'attendait pas d'être un jour com- parée à Sara dans un libelle fait contre mon oncle.

Quoique Abraham ne m'ait point mis sur son testament, et que Ninon L'Enclos m'ait mis sur le sien, cependant je la quitte ici pour le père des croyants. Je suis obligé d'apprendre à l'abbé Fou....^, détracteur de mon oncle, ce que pensent d'iUîraliam tous les Guèbres que j'ai vus dans mes voyages. Ils l'appellent Ébrahim, et lui donnent le surnom de Zer-ateukt; c'est notre Zoroastre. Il est constant que ces Guèbres dispersés, et qui n'ont jamais été mêlés avec les autres nations, dominaient dans l'Asie avant l'établissement de la horde juive, et qu'Abraham était de Chaldée, puisque le Pentateuque le dit. M. l'abbé Bazin avait approfondi cette matière ; il me disait souvent : u Mon neveu, on ne connaît pas assez les Guèbres, on ne connaît pas assez Ébrahim; croyez-moi, lisez avec attention le Zend-Avesta et le Veidam. »

CHAPITRE IX.

DE THÈBES, DE BOSSLET., ET DE ROLLIN.

Mon oncle, comme je l'ai déjà dit ^ aimait le merveilleux, la fiction en poésie ; mais il les détestait dans l'histoire. Il ne pou- vait souffrir qu'on mît des conteurs de fables à côté des Tacite, ni des Grégoire de Tours auprès des Rapin-Thoiras. Il fut séduit dans sa jeunesse par le style brillant du discours de Bossuet sur VHistoire universelle. Mais, quand il eut un peu étudié l'histoire et les hommes, il vit que la plupart des auteurs n'avaient voulu écrire que des mensonges agréables, et étonner leurs lecteurs par d'incroyables aventures. Tout fut écrit comme les Amadis. Mon oncle riait quand il voyait Rollin copier Bossuet mot à mot, et Bossuet copier les anciens, qui ont dit que dix mille combattants sortaient par chacune des cent portes de Thèbes, et encore deux cents chariots armés en guerre par chaque porte : cela ferait un million de soldats dans une seule ville, sans compter les cochers

i. Voyez la note, tome XXI, page 69.

2. Il s'agit ici de l'abbé Foucher, de l'Académie des belles-lettres, précepteur du duc de La Trimouille. Cet abbé était janséniste : il crut que sa conscience l'obli- geait à écrire contre. M. de Voltaire; mais la grâce lui manqua. (K.) Voyez tome XVII, page 52; et, plus loin, les Lettres à Foucher.

3. Voyez tome XIX, page 302.

20. Mélanges V. 25

386 CHAPITRE IX.

et les guerriers qui étaient sur les chariots, ce qui ferait encore quarante mille hommes déplus, à deux personnes seulement par

chariot,

.Mon oncle remarquait très-justement^ qu'il eût fallu au moins cinq ou six millions d'hahitants dans cette ville de Tlièbes pour fournir ce nombre de guerriers. Il savait qu'il n'y a pas aujour- d'hui plus de trois millions de têtes en Egypte ; il savait que Dio- dore de Sicile n'en admettait pas davantage de son temps : ainsi il rabattait beaucoup de toutes les exagérations de l'antiquité.

Il doutait qu'il y eût eu un Sésostris qui partit d'Égji)te pour aller conquérir le monde entier avec six cent mille hommes et vingt-sept mille chars de guerre. Cela lui paraissait digne de Picrochole dans Rabelais. La manière dont cette conquête du monde entier fut préparée lui paraissait encore plus ridicule. Le pèr^ de Sésostris avait destiné son fils à cette belle expédition sur la foi d'un songe, car les songes alors étaient des avis cer- tains envoyés par le ciel, et le fondement de toutes les entre- prises. Le bonhomme, dont on ne dit pas même le nom, s'avisa de destiner tous.les enfants qui étaient nés le même jour que son fils à l'aider dans la conquête de la terre; et, pour en faire autant de héros, il ne leur donnait à déjeuner qu'après les avoir fait courir cent quatre-vingts stades tout d'une haleine : c'est bien courir dans un pays fangeux, l'on enfonce jusqu'à mi-jambe, et presque tousles messages se font par bateau sur les canaux.

Que fait l'impitoyable censeur de mon oncle? Au lieu de sen- tir tout le ridicule de cette histoire, il s'avise d'évaluer le grand et le petit stade; et il croit prouver que les petits enfants destinés ' à vaincre toute la terre ne couraient que trois de nos grandes lieues et demie pour avoir à déjeuner.

Il s'agit ])ien vraiment de savoir au juste si Sésostris comptait par grand ou petit stade, lui qui n'avait jamais entendu par- i 1er de stade, qui est une mesure grecque. Voilà le ridicule de presque tous les commentateurs et des scoliastes : ils s'attachent à l'explication arbitraire d'un mot inutile, et négligent le fond des choses. 11 est question ici de détromper les hommes sur les fables dont on les a bercés depuis tant de siècles. Mon oncle pèse les probabilités dans la balance de la raison; il rappelle les lec- teurs au bon sens, et on vient nous parler de grands et de petits stades !

J'avouerai encore que mon oncle levait les épaules quand d

i. Tome XI page GO.

il

DES PRÊTRES D'EGYPTE. 387

lisait dans Rollin que Xerxès avait fait donner trois cents coups de fouet à la mer; qu'il avait fait jeter dans l'Hellespont une paire de menottes pour l'enchaîner; qu'il avait écrit une lettre mena- çante au mont Atlios, et qu'enfin, lorsqu'il arriva au pas des Thermopyles, deux hommes de front ne peuvent passer, il était suivi de cinq millions deux cent quatre-vingt-trois mille deux cent vingt personnes, comme le dit le véridique et exact Hérodote.

Mon oncle disait toujours : « Serrez, serrez, » en lisant ces contes de ma mère l'oie. Il disait : « Hérodote a bien fait d'amu- ser et de flatter des Grecs par ces romans, et Piollin a mal fait de ne les pas réduire à leur juste valeur, en écrivant pour des Fran- çais du xviii^ siècle. »

CHAPITRE X.

DES PRÊTRES, OU PROPHÈTES, OU SCHOEN d'ÉGYPTE.

Oui, barbare, les prêtres d'Ég\pte s'appelaient schoen, et la Genl'se ne leur donne pas d'autre nom; la Vulgate même rend ce nom par sacerdos. Mais qu'importe les noms ? Si tu avais su pro- fiter de la Philosophie de mon oncle, tu aurais recherché quelles étaient les fonctions de ces schoen, leurs sciences, leurs impos- tures; tu aurais tâché d'apprendre si un schoen était toujours, en Égj'pte, un homme constitué en dignité, comme parmi nous un évêque, et même un archidiacre; ou si quelquefois on s'arrogeait le titre de schoen comme on s'appelle parmi nous monsieur l'abbé, sans avoir d'abbaye; si un schoen, pour avoir été précepteur d'un grand seigneur ^ et pour être nourri dans la maison, avait le droit d'attaquer impunément les vivants et les morts, et d'écrire sans esprit contre des Égyptiens qui passaient pour en avoir.

J-e ne doute pas qu'il n'y ait eu des schoen fort savants, par exemple ceux qui firent assaut de prodiges avec Moïse, qui chan- gèrent toutes les eaux de l'Egypte en sang, qui couvrirent tout le pays de grenouilles, qui firent naître jusqu'à des poux, mais qui ne purent les chasser, car il y a dans le texte hébreu : « Ils firent ainsi; mais pour chasser les poux, ils ne le purent. » La Vulgate^

1. Il s'agit encore ici de l'abbé Foucher, dont il a déjà été question page 385.

2. Exode, vm, 18: mais, dans la Vuhjate, les animaux formant la troisième plaie do l'Egypte sont appelés sciniphes, moucherons.

388 CHAPITRE XI.

les traite plus durement : elle dit qu'ils ne purent même produire des poux.

Je ne sais si tu es schoen, et si tu fais ces beaux prodiges, car on dit que tu es fort initié dans les mystères des schoen de Saint- Médard; mais je préférerai toujours un schoen doux, modeste, honnête, à un schoen qui dit des injures à son prochain; à un schoen qui cite souvent à faux, et qui raisonne comme il cite ; à un schoen qui pousse l'horreur jusqu'à dire que 1\I. l'abbé Bazin entendait mal le grec, parce que son typographe a oublié un sigma, et a mis un oi pour un ei^

Ah! mon fils, quand on a calomnié ainsi les morts il faut faire pénitence le reste de sa vie.

CHAPITRE XI.

DU TEMPLE DE TYR.

Je passe sousi silence une infinité de menues méprises du schoen enragé contre mon oncle; mais je vous demande, mon cher lecteur, la permission de vous faire remarquer comme il est malin. M. l'abbé Bazin avait dit que le temple d'Hercule, à Tyr, n'était pas des plus anciens. Les jeunes dames qui sortent de l'opéra-comique pour aller chanter à table les jolies chansons de M. Collé; les jeunes officiers, les conseillers même de grand'- chambre, messieurs les fermiers généraux, enfin tout ce qu'on appelle à Paris la bonne compagnie, se soucieront peut-être fort peu de savoir en quelle année le temple d'Hercule fut bâti. Mon oncle le savait. Son implacable persécuteur se contente de dire vague- ment qu'il était aussi ancien que la ville : ce n'est pas répondre ; il faut dire en quel temps la ville fut bâtie. C'est un point trop intéressant dans la situation présente de l'Europe. Voici les propres paroles de l'abbé Bazin (vol. XV, page 151) :

« Il est dit, dans les Annales de Chine, que les premiers empereurs sacrifiaient dans un temple. Celui d'Hercule, à Tyr, ne parait pas être des plus anciens. Hercule ne fut jamais, chez aucun peuple, qu'une divinité secondaire ; cependant le temple de Tyr est très-antérieur à celui de Judée. Hiram en avait un magnifique, lorsque Salornon, aidé par Hiram, bâtit le sien. Héro- dote, qui voyagea chez les Tyriens, dit que, de son temps, les

'1. Voyez la note 1, tome XXV, page 232.

DES CHINOIS. 389

archives de Tyr ne donnaient à ce temple que deux mille trois cents ans d'antiquité. »

Il est clair par que le temple de Tyr n'était antérieur à celui de Salomon que d'environ douze cents années. Ce n'est pas une antiquité bien reculée, comme tous les sages en conviendront. Hélas ! presque toutes nos antiquités ne sont que d'hier; il n'y a que quatre mille six cents ans qu'on éleva un temple dans Tyr. Vous sentez, ami lecteur, combien quatre mille six cents ans sont peu de chose dans l'étendue des siècles, combien nous sommes peu de chose, et surtout combien un pédant orgueilleux est peu de chose.

Quant au divin Hercule, dieu de Tyr, qui dépucela cinquante demoiselles en une nuit, mon oncle ne l'appelle que dieu secon- daire. Ce n'est pas qu'il eût trouvé quelque autre dieu des Gentils qui en eût fait davantage ; mais il avait de très-bonnes raisons pour croire que tous les dieux de l'antiquité, ceux mêmes majo- rum gentium, n'étaient que des dieux du second ordre, auxquels présidait le Dieu formateur, le maître de l'univers, le Deus opti- mus des Romains, le Knef des Égyptiens, Vlaho des Phéniciens, le Mithra des Babyloniens, le Zeus des Grecs, maître des dieux et des hommes, VIesad des anciens Persans. Mon oncle, adorateur de la Divinité, se complaisait à voir l'univers entier adorer un dieu unique, malgré les superstitions abominables dans lesquelles toutes les nations anciennes, excepté les lettrés chinois, se sont plongées.

CHAPITRE XII.

DES CHINOIS.

Quel est donc cet acharnement de notre adversaire contre les Chinois, et contre tous les gens sensés de l'Europe qui rendent justice aux Chinois? Le barbare n'hésite point à dire que « les petits philosophes ne donnent une si haute antiquité à la Chine que pour décréditer l'Écriture ».

Quoi ! c'est pour décréditer l'Écriture sainte que l'archevêque Navarnte, Gonzaîcs de Mcndoza, Henningius, Louis de Gusman, Sern- medo, et tous les missionnaires, sans en excepter un seul, s'ac- cordent à faire voir que les Chinois doivent être rassemblés en corps de peuple depuis plus de cinq mille années ? Quoi ! c'est pour insulter à la religion chrétienne qu'en dernier lieu le P. Parennin a réfuté avec tant d'évidence la chimère d'une pré-

390 CHAPITRE XII.

tendue colonie envoyée d'Egypte à la Chine? Ne se lassera-t-on jamais, au hout de nos terres occidentales, de contester aux peu pies derOrient leurs titres, leurs arts et leurs usages? Mon oncle était fort irrité contre cette témérité absurde. Mais comment accorderons-nous le texte hé}3reu avec le samaritain ? (( Hé, mor- bleu, comme vous pourrez, disait mon oncle ; mais ne' vous faites pas moquer des Chinois : laissez-les en paix comme ils vous y laissent. »

Écoute, cruel ennemi de feu mon cher oncle; tâche de répondre à l'argument qu'il poussa vigoureusement dans sa bro- chure en quatre volumes de VEssai sur les Mœurs et l'Esprit des nattons. Mon oncle était aussi savant que toi, mais il était mieux savant, comme dit Montaigne ^ ; ou, si tu veux, il était aussi igno- rant que toi (car en vérité que savons-nous?); mais il raisonnait, il ne compilait pas. Or voici comme il raisonne puissamment dans le premier volume de cet Essai sur les Mœurs, etc. (vol. XV, page 260 ), il se moque de l>eaucoiip d'histoires :

« Qu'importe, après tout, que ces livres renferment ou non une chronologie toujours sûre ? Je veux que nous ne sachions pas en quel temps précisément vécut Charlemagne : dès qu'il est certain qu'il a fait de vastes conquêtes avec de grandes armées, il est clair qu'il est chez une nation nombreuse, formée en corps de peuple par une longue suite de siècles. Puis donc que l'empereur Hiao, qui vivait incontestablement plus de deux mille quatre cents ans avant notre ère, conquit tout le pavs de la Corée Il est indubitable que son peuple était de l'antiquité la plus reculée! De plus, les Chinois inventèrent un cycle, un comput, qui com- mence deux mille six cent deux ans avant le nôtre. Est-ce à nous à leur contester une chronologie unanimement reçue chez eux; à nous, qui avons soixante systèmes diiïérents pour compter les temps anciens, et qui ainsi n'en avons pas un?

« Les hommes ne multiplient pas aussi aisément qu'on le pense le tiers des enfants est mort au bout de dix ans. Les calculateurs de la propagation de l'espèce humaine ont remarqué qu'il faut des cir- constances favorables et rares pour qu'une nation s'accroisse d'un vingtième au bout de cent années, et très-souvent il arrive que la peuplade diminue au lieu d'augmenter. De savants chronolo- gistes ont supputé qu'une seule famille, après le déluge, toujours occupée à peupler, et ses enfants s'étant occupés de môme, il se

I. Montaigne, dans ses Essais, livre I", chap. xxiv, dit: « 11 falloit s'enquérir qui est mieulx sravant, non qui est plus sçavant.

DE L'INDE, ET DU VEIDAM. 391

trouva en deux cent cinquante ans beaucoup plus d'habitants que n'en contient aujourd'hui l'univers. Il s'en faut beaucoup que le Talmud et les Mille et une Nuits contiennent rien de plus absurde. On ne fait point ainsi des enfants à coups de plume. Voyez nos colonies; voyez ces archipels immenses de l'Asie, dont il ne sort personne. Les Maldives, les Philippines, les Moluques, n'ont pas le nombre d'habitants nécessaires. Tout cela est encore une nouvelle preuve de la prodigieuse antiquité de la population de la Chine. »

Il n'v arien à répondre, mon ami.

Voici encore comme mon oncle raisonnait. Abraham s'en va chercher du blé avec sa femme en Egypte, l'année qu'on dit être la 1917^ avant notre ère, il y a tout juste trois mille six cent quatre-vingt-quatre ans : c'était quatre cent vingt-huit ans après le déluge universel. Il va trouver le pharaon, le roi d'Egypte; il trouve des rois partout, à Sodome, à Gomorrhe, à Gérare, à Salem : déjà même on avait bâti la tour de Babel environ trois cent quatorze ans avant le voyage d'Abraham en Egypte. Or, pour qu'il y ait tant de rois et qu'on bâtisse de si belles tours, il est clair qu'il faut bien des siècles. L'abbé Bazin s'en tenait là; il laissait le lecteur tirer ses conclusions.

0 l'homme discret que feu M. l'abbé Bazin! Aussi avait-il vécu familièrement avec Jérôme Carrés Guillaume Vadé-, feu M. Ralph, auteur de Candide', et plusieurs autres grands person- nages du siècle. Dis-moi qui tu hantes, et je te dirai qui tu es.

CHAPITRE XIII.

DE l'iNDE, et du VEIDAM.

L'abbé Bazin, avant de mourir, envoya à la Bibliothèque du roi le plus précieux manuscrit qui soit dans tout l'Orient. C'est un ancien commentaire d'un brame nommé Shumontou \ sur le Veidam , qui est le livre sacré des anciens brachmanes. Ce manu-

1. Voltaire a publié, sous le nom de Jérôme Carré, V Ecossaise, voyez tome IV du Tliéùtre: et un morceau Du Tliéàtre amjlais, voyez tome XXIV, page 19"2.

2. Sous ce nom, Voltaire publia, en 1760, le Pauvre Diable, voyez tome X; et en 1704, un. volume intitulé Contes de G. Vadé.

3. Voyez tome XXI, page 137.

4. Nommé Chumontou, tome XI, page 19'2.

392 CHAPITRE XIII.

scrit^ est incontestablement du temps l'ancienne religion des gymnosophistes commençait à se corrompre; c'est, après nos livres sacrés, le monument le plus respectable de la croyance de l'unité de Dieu. Il est intitulé Èzour-Yeidam"-, comme qui dirait: le vrai Veidam, le Veklam expliqué, le pvr Veidam. On ne peut pas douter qu'il n'ait été écrit avant l'expédition d'Alexandre dans les Indes, puisque, longtemps avant Alexandre, l'ancienne religion bramine ou abramine, l'ancien culte enseigné par Brama, avait été corrompu par des superstitions et par des fables. Ces super- stitions même avaient pénétré jusqu'à la Chine du temps de Con- futzée, qui vivait environ trois cents ans avant Alexandre. L'auteur de VÉzoïir-Veidam combat toutes ces superstitions, qui commen- çaient à naître de son temps. Or, pour qu'elles aient pu pénétrer de l'Inde à la Chine, il faut un assez grand nombre d'années : ainsi,^ quand nous supposerons que ce rare manuscrit a été écrit environ quatre cents ans avant la conquête d'une partie de l'Inde par Alexandre, nous ne nous éloignerons pas beaucoup de la vérité. Shumontou combat toutes les espèces d'idolâtrie dont les Indiens commençaient alors à être infectés, et, ce qui est extrê- mement important, c'est qu'il rapporte les propres paroles du Veidam, dont aucun homme en Europe, jusqu'à présent, n'avait

1. Le manuscrit dont parle Voltaire, et deux copies de la traduction française, se trouvent encore au cabinet des manuscrits orientaux de la Bibliothèque du roi. La traduction française fut publiée l'année même de la mort de Voltaire, par le baron de Sainte-Croix, sous le titre de : L'Ézour-Vedam ou Ancien commentaire du Vedam, contenant l'exposition des opinions religieuses et philosophiques des Indiens, traduit du samscretan par un brame, revu et publié ave-c des observations préliminaires , des notes, et des éclaircissements; Yverdon, 1778, deux volumes in-12. Mais Voltaire et Sainte-Croix ont été dupes d'une imposture littéraire et religieuse. Le Veidam, ou plutôt les Veidams, car ils sont au noml^re de quatre, à savoir: Rig-Veda, Yadjour-Veda, Sama-Veda, Atharvana-Veda, sont rédigés dans un ancien idiome sanscrit qui n'est plus entendu que d'un très-petit nombre de savants. Or le manuscrit dont parle Voltaire est écrit dans un dialecte vulgaire. D'ailleurs, bien loin de renfermer la véritable doctrine des anciens brames, ce manuscrit tend à saper cette doctrine pour la remplacer ])ar celle du christianisme. Tout porte à croire que ce prétendu Veda ou commentaire du Veda a été fabriqué par quelque missionnaire catholique, dans le but d'attirer [Jus facilement les Indous au christianisme. Il existe des exemples de supercheries semblables; on a même retrouvé dans la bibliothèque des missionnaires de Pondichéry les autres parties du Veda travesties de la même manière. Voyez, à ce sujet, le Mémoire que M. Francis Ellis a inséré dans le volume XIV des Asiatick liesearches ou Mémoires de la société de Calcutta; Calcutta, 1822, 'm-i°. (ISote communiquée par M. Reinaud, de la Bibliothèque du roi.) (B.)

2. Voltaire avait déjà parlé de VÊzoïir-Veidam, tome XI, pages 52 et 192. Il en reparla, en 1709, dans le Pm(s du Siècle de Louis XV (voyez tome XV, page 326); et^en 1771, dans ses Questions sur l'Encyclopédie (voyez tome XIX, page 58).

DE L'INDE, ET DU VEIDAM. 393

connu un seul passage. Voici donc ces propres paroles du Veidam attribué à Brama, citées dans VÉzoïir-Veidam :

« C'est l'Être suprême * qui a tout créé, le sensible et l'insen- sible; il y a eu quatre Ages différents-, tout périt à la fm de chaque âge, tout est submergé, et le déluge est un passage d'un âge à l'autre, etc.

<( Lorsque Dieu existait seul, et que nul autre être n'existait avec lui, il forma le dessein de créer le monde. Il créa d'abord le temps, ensuite l'eau et la terre; et du mélange des cinq éléments, à savoir, la terre, l'eau, le feu, l'air, et la lumière, il en forma les différents corps, et leur donna la terre pour leur base. Il fit ce globe, que nous habitons, en forme ovale comme un œuf. Au milieu de la terre est la plus haute de toutes les montagnes, nom- mée Mérou (c'est l'Immaûs). Adimo (c'est le nom du premier homme) sortit des mains de Dieu. Procriti est le nom de son épouse. D'Adimo- naquit Brama, qui fut le législateur des nations et le père des brames. »

Une preuve non moins forte que ce livre fut écrit longtemps avant Alexandre, c'est que les noms des fleuves et des montagnes de l'Inde sont les mêmes que dans le Hanscrit, qui est la langue sacrée des brachmanes. On ne trouve pas dans VÉzoïir-Veidam un seul des noms que les Grecs donnèrent aux pays qu'ils subju- guèrent. L'Inde s'appelle Zomboudipo; le Gange, Zanoubi; le mont Immails, Mèrou, etc.

Notre ennemi, jaloux des services que l'abbé Bazin a rendus aux lettres, à la religion et à la patrie, se ligue avec le plus im- placable ennemi de notre chère patrie, de nos lettres et de notre religion, le docteur Warburton, devenu, je ne sais comment, évoque de Glocester ^, commentateur de Shakespeare et auteur d'un fatras contre l'immortalité de l'âme, sous le nom de la Divine Légation de Moïse : il rapporte une objection de ce brave prêtre hérétique contre l'opinion de l'abbé Bazin, bon catholique, et contre l'évidence que VÉzour-Veidam a été écrit avant Alexandre. Voici l'objection de l'évêque :

« Cela est aussi judicieux qu'il le serait d'observer que les annales des Sarrasins et des Turcs ont été écrites avant les con- quêtes d'Alexandre, parce que nous n'y remajx[uons point les noms que les Grecs imposèrent aux rivières, aux villes, et aux

i. Voyez tome XI, page 192.

2. Ibid., pages 17 et 102.

3. Voyez, plus loin, l'opuscule intitulé A Warbia'ton.

394 CHAPITRE XIV.

contrées qu'ils conquirent dans l'Asie Mineure, et qu'on n'y lit que les noms anciens qu'elles avaient depuis les premiers temps. Il n'est jamais entré dans la tête de ce poëte que les Indiens et les Arabes pouvaient exactement avoir la môme envie de rendre les noms primitifs aux lieux d'où les Grecs avaient été chassés. »

Warburton ne connaît pas plus les vraisemblances que les bienséances. Les Turcs et les Grecs modernes ignorent aujour- d'hui les anciens noms du pays que les uns habitent en vainqueurs et les autres en esclaves. Si nous déterrions un ancien manuscrit grec, dans lequel Stamboul fût appelé Constantinople; l'Vtméi- dam. Hippodrome; Scutari, le faubourg de Clialcédoine ; le cap Janissari, promontoire de Sigée; Gara Denguis, le Pont-Euxin, etc. ; nous conclurions que ce manuscrit est d'un temps qui a précédé Mahomet II, et nous jugerions ce manuscrit très-ancien s'il ne contenait que les dogmes de la primitive Église.

Il est donc très-vraisemblable que le brachmane qui écrivait dans le Zomboudipo, c'est-à-dire dans l'Inde, écrivait avant Alexandre, qui donna un autre nom au Zomboudipo ; et cette probabilité devient une certitude lorsque ce brachmane écrit dans les premiers temps de la corruption de sa religion, époque évidemment antérieure à l'expédition d'Alexandre.

Warburton, de qui l'abbé Bazin avait relevé quelques fautes avec sa circonspection ordinaire \ s'en est vengé avec toute l'à- creté du pédantisme. Il s'est imaginé, selon l'ancien usage, que des injures étaient des raisons, et il a poursuivi l'abbé Bazin avec toute la fureur que l'Angleterre entière lui reproche. On n'a qu'à ,s'informer dans Paris à un ancien membre du parlement de Londres qui vient d'y fixer son séjour, du caractère de cet évêque Warburton, commentateur de Shakespeare et calomniateur de Moïse : on saura ce qu'on doit penser de cet homme, et l'on ap- prendra comment les savants d'Angleterre, et surtout le célèbre évêque Lowth, ont réprimé son orgueil et confondu ses erreurs.

CHAPITRE XIV.

nCE LES JLIFS HAÏSSAIENT TOUTES LES NATIONS.

L'auteur du Supplément à la Philosophie de l'Histoire croit acca- bler l'abbé Bazin en répétant les injures atroces que lui ditWar-

1. Voyez tome XI, pages 39 et 108.

LES JUIFS haïssaient TOUTES LES NATIONS. 393

biirton au sujet des Juifs. Mon oncle était lié avec les plus savants Juifs de l'Asie. Ils lui avouèrent qu'il avait été ordonné à leurs ancêtres d'avoir toutes les nations en horreur; et, en effet, parmi tous les historiens qui ont parlé d'eux, il n'en est aucun qui ne soit convenu de cette vérité; et même, pour peu qu'on ouvre les livres de leurs lois, vous trouverez au chapitre iv (37-38) du Deu- téronome : « Il vous a conduits avec sa grande puissance pour exterminer à votre entrée de très-grandes nations. »

Au chapitre vii: « Il consumera peu à peu les nations devant vous par parties ; vous ne pourrez les exterminer toutes en- semble, de peur que les hêtes de la terre ne se multiplient trop (V. 22)...

« Il vous livrera leurs rois entre vos mains. Vous détruirez jusqu'à leur nom : rien ne pourra vous résister (v. 24). »

On trouverait plus de cent passages qui indiquent cette hor- reur pour tous les peuples qu'ils connaissaient. Il ne leur était pas permis de manger avec des Égyptiens ; de même qu'il était défendu aux Égyptiens de manger avec eux. Un Juif était souillé, et le serait encore aujourd'hui, s'il avait tàté d'un mouton tué par un étranger, s'il s'était servi d'une marmite étrangère. Il est donc constant que leur loi les rendait nécessairement les enne- mis du genre humain. LRGencse,il est vrai, fait descendre toutes les nations du même père. Les Persans, les Phéniciens, les Babyloniens, les Égyptiens, les Indiens, venaient de Noé, comme les Juifs : qu'est-ce que cela prouve, sinon que les Juifs haïssaient leurs frères? Les Anglais sont aussi les frères des Français. Cette consanguinité empôche-t-elle que Warburton ne nous haïsse? Il hait jusqu'à ses compatriotes, qui le lui rendent bien.

11 a beau dire que les Juifs ne haïssaient que l'idolâtrie des autres nations, il ne sait pas absolument ce qu'il dit. Les Persans n'étaient point idolâtres, et ils étaient l'objet de la haine juive. Les Persans adoraient un seul Dieu, et n'avaient point alors de simulacres. Les Juifs adoraient un seul Dieu, et avaient des simu- lacres, douze bœufs dans le temple, deux chérubins dans le saint des saints. Ils devaient regarder tous leurs voisins comme leurs ennemis, puisqu'on leur avait promis qu'ils domineraient d'une mer à l'autre, et depuis les bords du Nil jusqu'à ceux de TEu- phrate. Cette étendue de terrain leur aurait composé un empire immense. Leur loi, qui leur promettait cet empire, les rendait donc nécessairement ennemis de tous les peuples qui habitaient depuis l'Euphrate jusqu'à la Méditerranée. Leur extrême igno- rance ne leur permettait pas de connaître d'autres nations, et,

396 CHAPITRE XV.

en détestant tout ce qu'ils connaissaient, ils croyaient détester toute la terre.

Voilà l'exacte vérité. Warburton prétend que l'abbé Bazin ne s'est exprimé ainsi que parce qu'un Juif, qu'il appelle grand babillard, avait fait autrefois une banqueroute audit abbé Bazin. Il est vrai que le juif Médina fit une banqueroute considérable à mon oncle; mais cela empêche-t-il que Josué n'ait fait pendre trente et un rois, selon les saintes Écritures? Je demande à Warburton si l'on aime les gens que l'on fait pendre. Hang him^^-

CHAPITRE XV.

DE AVARBIRTON.

Contredites un homme qui se donne pour savant, et soyez sûr alors de vous attirer des volumes d'injures. Quand mon oncle apprit que Warburton, après avoir commenté Shakespeare, com- mentait Moïse, et qu'il avait déjà fait deux gros volumes pour démontrer que les Juifs, instruits par Dieu même, n'avaient aucune idée ni de l'immortalité de l'âme, ni d'un jugement après la mort, cette entreprise lui parut monstrueuse, ainsi qu'à toutes les consciences timorées de l'Angleterre. Il en écrivit son senti- ment à M, S.... 2 avec sa modération ordinaire. Voici ce que M. S.... lui répondit :

« Monsieur,

« C'est une entreprise merveilleusement scandaleuse dans un prêtre, fis an undertaJdng wonderfully scandalous m a priest, de s'attacher à détruire l'opinion la plus ancienne et la plus utile aux hommes. Il vaudrait bien mieux que ce Warburton com- mentât l'opéra des gueux, The beggar's opera^, après avoir très-mal commenté Shakespeare, que d'entasser une érudition si mal digérée et si erronée pour détruire la religion: car. enfin notre sainte religion est fondée sur la juive. Si Dieu a laissé le peuple de l'Ancien Testament dans l'ignorance de l'immortalité de l'âme, et des peines et des récompenses après la mort, il a

1. Pendez-le.

2. Cette initiale désigne M. Silhouette, ministre d'État sous Louis XV, à qui l'on doit les Dissertations sur l'union de la religion, de la morale, et de la poli- tique, tirées d''un ouvrage de M. Warburton; 1742, '2 vol. in-12. (B.)

3. L'Opéra des gueux, par John Gay, avait été traduit par Paiu : Choix de petites pièces du Théâtre anglais, 1756.

DE WARBURTON. 397

trompé son peuple chéri; la religion juive est donc fausse; la chrétienne, fondée sur la juive, ne s'appuie donc que sur un tronc pourri. Quel est le but de cet homme audacieux? Je n'en sais encore rien. Il flatte le gouvernement : s'il obtient un évêché, il sera chrétien; s'il n'en obtient point, j'ignore ce qu'il sera. Il a déjà fait deux gros volumes sur la légation de .Moïse, dans lesquels il ne dit pas un seul mot de son sujet. Cela ressemble au cha- pitre des coches, Montaigne parle de tout, excepté de coches ; c'est un chaos de citations dont on ne peut tirer aucune lumière. Il a senti le danger de son audace, et il a voulu l'envelopper dans les obscurités de son style. Il se montre enfin plus à découvert dans son troisième volume. C'est qu'il entasse tous les passages favorables à son impiété, et qu'il écarte tous ceux qui appuient l'opinion commune. Il va chercher dans Job, qui n'était pas Hébreu, ce passage équivoque ^ : « Comme le nuage qui se dis- (( sipe et s'évanouit, ainsi est au tombeau l'homme, qui ne revien- « dra plus. »

(c Et ce vain discours d'une pauvre femme à David -: <( Nous (( devons mourir; nous sommes comme l'eau répandue sur la (1 terre, qu'on ne peut plus ramasser. »

« Et ces versets du psaume lxxxviii ' : « Les morts ne peuvent <( se souvenir de toi. Qui pourra te rendre des actions de grâces « dans la tombe ? que me reviendra-t-il de mon sang quand je a descendrai dans la fosse ? La poussière t'adressera-t-elle des (c vœux ? déclarera-t-elle la vérité ?

« Montreras-tu tes merveilles aux morts ? Les morts se lève- <( ront-ils ? Auras-tu d'eux des prières ? »

« Le livre de VEcclésiaste, dit-il (page 170), est encore plus positif. (( Les vivants savent qu'ils mourront ^ mais les morts (( ne savent rien; point de récompense pour eux, leur mémoire <c périt à jamais. »

(( Il met ainsi à contribution Ézéchiel, Jérémie, et tout ce qu'il peut trouver de favorable à son système.

« Cet acharnement à répandre le dogme funeste de la morta- lité de l'âme a soulevé contre lui tout le clergé. Il a tremblé que

1. Job, MI, 9.

2. II. Rois, XIV, 14.

3. Je ne les ai pas trouvé^^ dans le psaume lxxxviii. Je n'ai même pu trouver les deux premières phrases de la citation dans aucun psaume. Les deux qui les suivent sont dans le psaume xxix, verset 11: Quœ iifilitas in sanQi'i'ie meo, etc. La fin est en partie dans le psaume lxxxvii, verset 11 et suiv. (B.)

4. Ecclésiaste, ix, 5.

398 CHAPITRE XV.

son patron, qui pense comme lui, ne fût pas assez puissant pour lui faire avoir un évêclié. Quel parti a-t-il pris alors ? celui de dire des injures à tous les philosophes:

Unis tulerit Gracchos de seditioiie querentes?

(JuvEN , sat. II, V. 24.)

« Il a élevé Tétendard du fanatisme d'une main, tandis que de l'autre il déployait celui de l'irréligion. Par il a ébloui la cour, et en enseignant réellement la mortalité de l'àme, et fei- gnant ensuite de l'admettre, il aura probablement l'évêché qu'il désire. Chez vous, tout chemin mène à Rome ; et chez nous, tout chemin mène à l'évêché. »

Voilà ce que M. S.... écrivait en 1757; et tout ce qu'il a prédit est aÎTivé. Warburton jouit d'un bon évêclié ; il insulte les philo- sophes. En vain l'évêque Lowth a pulvérisé son livre, il n'en est que plus audacieux, il cherche même à persécuter ; et, s'il pou- vait, il ressemblerait au Peachum in the beggar's opéra, qui se donne le plaisir de faire- pendre ses complices. La plupart des hypo- crites ont le regard doux du chat, et cachent leurs griffes ; celui- ci découvre les siennes en levant une tête hardie. Il a été ouver- tement délateur, et il voudrait être persécuteur.

Les philosophes d'Angleterre lui reprochent l'excès de la mau- vaise foi et celui de l'orgueil. L'Église anglicane le regarde comme un homme dangereux ; les gens de lettres, comme un écrivain sans goût et sans méthode, qui ne sait qu'entasser citations sur citations; les politiques, conmie un brouillon qui ferait revivre, ^'il pouvait, la chambre étoilée ; mais il se moque de tout cela.

Warburton me répondra peut-être qu'il n'a fait'que suivre le sentiment de mou oncle, et de plusieurs autres savants qui ont tous avoué qu'il n'est pas parlé expressément de l'immortalité de l'âme dans la loi judaïque. Cela est vrai ; il n'y a que des igno- rants qui en doutent, et des gens de mauvaise foi qui affectent d'en douter; mais le pieux Bazin disait que cette doctrine, sans laquelle il n'est point de religion, n'étant pas expliquée dans l'Ancien Testament, y doit être sous-entendue ; qu'elle y est vir- tuellement ; que si on ne l'y trouve pas lolidem verbis, elle y est totidem litteris, et qu'enfin, si elle n'y est point du tout, ce n'est pas à un évêque à le dire. .

Mais mon oncle a toujours soutenu que Dieu est bon ; qu'il a donné l'intelligence à ceux qu'il a favorisés; qu'il a suppléé à notre ignorance. Mon oncle n'a point dit d'injures aux savants;

CONCLUSION DES CHAPITRES PRÉCÉDENTS. 399

il n'a jamais cherché à persécuter personne : au contraire, il a écrit contre l'intolérance le livre le plus honnête ^ le plus circon- spect, le plus chrétien, le plus rempli de piété, qu'on ait fait depuis Thomas Akempis. Mon oncle, quoique un peu enclin à la raillerie, était pétri de douceur et d'indulgence. Il fit plusieurs pièces de théâtre dans sa jeunesse, tandis que l'évêqueWarhurton ne pouvait que commenter des comédies. Mon oncle, quand on sifflait ses pièces, sifflait comme les autres. Si Warhurton a fait imprimer Guillaume Shakespeare avec des notes, l'abhé Bazin a fait imprimer Pierre Corneille aussi avec des notes-. Si War- hurton gouverne une église, l'abhé Bazin en a fait bâtir une qui n'approche pas à la vérité de la magnificence de M. Lefranc de Pompignan^ mais enfin qui est assez propre. En un mot, je prendrai toujours le parti de mon oncle.

CHAPITRE XYI.

CONCLUSION DES CHAPITHES PRÉCÉDENTS.

Tout le monde connaît cette réponse prudente d'un cocher à un batelier : « Si tu me dis que mon carrosse est un bélître, je te dirai que ton bateau est un maraud. » Le batelier qui a écrit contre mon oncle a trouvé en moi un cocher qui le mène grand train. Ce sont de ces Honnêtetés littéraires^ dont on ne saurait fournir trop d'exemples pour former les jeunes gens à la poli- tesse et au beau ton. Mais je préfère encore au beau discours de ce cocher l'apophthegme de Montaigne : « Ne regarde pas qui est le plus savant, mais qui est le mieux savante » La science ne consiste pas à répéter au hasard ce que les autres ont dit ; à coudre à un passage hébreu qu'on n'entend point un passage grec qu'on entend mal; à mettre dans un nouvel in-12 ce qu'on a trouvé dans un vieil in-folio ; à crier :

Nous rédiiceons au long, de point en point, Ce qu'on pensa; mais nous ne pensons point".

1. Traité sur la Tolérance: voyez tome XXV, page 13.

2. Le Tliéatre de V. Corneille avec des commentaires, 17C4, douze volume? in-8'\

3. Voyez la Lettre de M. de L'Ecluse, tome XXIV, page 457.

4. Voyez page .110.

5. Voyez ci-dessus, page 390.

fe.Ces vers sont de Voltaire} Noyez, tome Mil, le Temple du Goût.

400 CHAPITRE XVI.

Le vrai savant est celui qui n'a nourri son esprit que de bons livres, et qui a su mépriser les mauvais ; qui sait distinguer la vérité du mensonge, et le vraisemblable du chimérique ; qui juge d'une nation par ses mœurs plus que par ses lois, parce que les lois peuvent être bonnes, et les mœurs mauvaises. Il n'appuie point un fait incroyable de l'autorité d'un ancien auteur. Il peut, s'il veut, faire voir le peu de foi qu'on doit à cet auteur, par l'in- térêt que cet écrivain a eu de mentir, et par le goût de son pays pour les fables ; il peut montrer que l'auteur même est supposé. Mais, ce qui le détermine le plus, c'est quand le livre est plein d'extravagances; il les réprouve, il les regarde avec dédain, en quelque temps et par quelques mains qu'elles aient été écrites.

S'il voit dans Tite-Live qu'un augure a coupé un caillou avec un rasoir, aux yeux d'un étranger nommé Lucumon, devenu roi de Rome, il dit : Ou Tite-Live a écrit une sottise, ou Lucumon Tarquin et l'augure étaient deux fripons qui trompaient le peuple, pour le mieux gouverner. En un mot, le sot copie, le pédant cite, et le savant juge.

M. Toxotès, qui copie et qui cite, et qui est incapable de juger, qui ne sait que dire des injures de batelier à un homme qu'il n'a jamais vu, a donc eu affaire à un cocher qui lui donne les coups de fouet qu'il méritait ; et le bout de son fouet a cinglé Warburton.

Tout mon chagrin, dans cette affaire, est que personne n'ayant lu la diatribe de M. Toxotès ^ très-peu de gens liront la réponse du neveu de l'abbé Bazin ; cependant le sujet est intéressant : il ne s'agit pas moins que des dames et des petits garçons de Baby- lône, des boucs de Mendès, de Warburton, et de l'immortalité de l'âme. Mais tous ces objets sont épuisés. Nous avons tant de livres •que la mode de lire est passée. Je compte qu'il s'imprime vingt mille feuilles au moins par mois en Europe. Moi, qui suis grand lecteur, je n'en lis pas la quarantième partie ; que fera donc le reste du genre humain ? Je voudrais, dans le fond de mon cœur, que le collège des cardinaux me remerciât d'avoir anathématisé un évêque anglican ; que l'impératrice de Bussie, le roi de Pologne, le roi de Prusse, le hospodar de Valachie, et le grand vizir, me fissent des compliments sur ma pieuse tendresse pour l'abbé Bazin mon oncle, qui a été fort connu d'eux. Mais ils ne m'en diront pas un mot, ils ne sauront rien de ma querelle. J'ai beau protester, à la face de l'univers, que M. Toxotès ne sait ce qu'il

1. Toxotès est un mot grec qui signifie Larcher : To^otri^ {Note de Voltaire.

SUR LA 3I0DEST1E DE WARBURTON. 401

dit, on me demande qui est i\I. Toxotès, et on ne m'écoute pas. Je remarque, dans l'amertume de mon cœur, que toutes les dis- putes littéraires ont une pareille destinée. Le monde est devenu l)ien tiède: une sottise ne peut plus être célèbre; elle est étouffée le lendemain par cent sottises qui cèdent la place à d'autres. Les jésuites sont heureux : on parlera d'eux longtemps, depuis La Ro- chelle jusqu'à Macao. Vanitas vanitatumK

CHAPITRE XVII.

SLR LA MODESTIE DE WARBURTON, ET SUR SON SYSTÈME ANTIMOS OLE.

La nature de l'homme est si faible, et on a tant d'affaires dans cette vie, que j'ai oublié, en parlant de ce cher Warburton, de remarquer combien cet évoque serait pernicieux à la religion chrétienne, et à toute religion, si mon oncle ne s'était pas opposé vigoureusement à sa hardiesse.

« Les anciens sages, dit Warburton ^ crurent légitime et utile au public de dire le contraire de ce qu'ils pensaient. »

(( ^ L'utilité, et non la vérité, était le but de la religion. »

Il emploie un chapitre entier à fortifier ce système par tous les exemples qu'il peut accumuler.

Remarquez que, pour prouver que les Juifs étaient une nation instruite par Dieu même, il dit que la doctrine de l'immortalité de l'âme et d'un jugement après la mort est d'une nécessité ab- solue, et que les Juifs ne la connaissaient pas. « Tout le monde, dit-il {ail mankind), et spécialement les nations les plus savantes et les plus sages de l'antiquité, sont convenues de ce principe \ »

Voyez, mon cher lecteur, quelle horreur et quelle erreur dans ce peu de paroles qui font le sujet de son livre. Si tout l'univers, et particulièrement les nations les plus sages et les plus savantes, croyaient l'immortalité de l'âme, les Juifs, qui ne la croyaient pas, n'étaient donc qu'un peuple de brutes et d'insensés que Dieu ne conduisait pas. Voilà l'horreur dans un prêtre qui insulte les pauvres laïques. Hélas ! que n'eût-il point dit contre un laïque qui eût avancé les mêmes propositions ! Voici maintenant l'erreur.

C'est que, du temps que les Juifs étaient une petite horde de

1. Ecclésiaste, i, 2.

2. Tome II, page 89. {Note de Voltaire.

3. Tome II, page 91. (Id.)

4. Tome I, page 87. {Id.)

26. MÉLANGES. V. 26

402 CHAPITRE XVIII.

Bédouins, errante dans les déserts de l'Arabie Pétrée, on ne peut prouver que toutes les nations du monde crussent l'àme immor- telle. L'abbé Bazin était persuadé, à la vérité, que cette opinion était reçue chez les Ghaldéens, chez les Persans, chez les Égyp- tiens, c'est-à-dire chez les philosophes de ces nations ; mais il est certain que les Chinois n'en avaient aucune connaissance, et qu'il n'en est point parlé dans les Cinq Rings, qui sont antérieurs de plusieurs siècles au temps de l'habitation des Juifs dans les dé- serts d'Oreb et de Cadès-Barné.

Comment donc ce Warburton, en avançant des choses si dan- gereuses, et en se trompant si grossièrement, a-t-il pu attaquer les philosophes, et particulièrement l'abbé Bazin, dont il aurait rechercher le suffrage?

N'attribuez cette inconséquence, mes frères, qu'à la vanité. C'est elle qui nous fait agir contre nos intérêts. La raison dit : Nous hasardons une entreprise difficile, ayons des partisans. L'amour-propre crie : Écrasons tout pour régner. On croit l'amour- propre ; alors on finit par être écrasé soi-même.

J'ajouterai encore à ce petit appendix que l'abbé Bazin est le premier qui ait prouvé que les Égyptiens sont un peuple très- nouveau S quoiqu'ils soient beaucoup plus anciens que les Juifs. Nul savant n'a contredit la raison qu'il en apporte ; c'est qu'un pays inondé quatre mois de l'année depuis qu'il est coupé par des canaux devait être inondé au moins huit mois de l'année avant que ces canaux eussent été faits. Or un pays toujours inondé était inhabitable. Il a fallu des travaux immenses, et par conséquent une multitude de siècles pour former l'Egypte. '

Par conséquent les Syriens, les Babyloniens, les Persans, les Indiens, les Chinois, les Japonais, etc., durent être formés en corps de peuples très-loifgtemps avant gue l'Egypte pût devenir une habitation tolérable. On tirera de cette vérité les conclusions qu'on voudra, cela ne me regarde pas. Mais y a-t-il bien des gens qui se soucient de l'antiquité égyptienne ? .

CHAPITRE XVIII.

DES HOMMES DE DIFFÉRENTES COULEURS.

Mon devoir m'oblige de dire que l'abbé Bazin admirait la sa- gesse éternelle dans cette profusion de variétés dont elle a cou-

1. Voyez tome XI, page 31.

DES H03IMES DE DIFFÉRENTES COULEURS. 403

vert notre petit globe. Il ne pensait pas que les huîtres d'Angle- terre fussent engendrées des crocodiles du Nil, ni que les girofliers des îles Moluques tirassent leur origine des sapins des Pyrénées. Il respectait également les barbes des Orientaux, et les mentons dépourvus à jamais de poil follet, que Dieu a donnés aux Amé- ricains, Les yeux de perdrix des albinos ; leurs cheveux, qui sont de la plus belle soie et du plus beau blond ; la blancheur écla- tante de leur peau, leurs longues oreilles, leur petite taille d'en- viron trois pieds et demi, le ravissaient en extase quand il les comparait aux nègres leurs voisins, qui ont de la laine sur la tête, et de la barbe au menton, que Dieu a refusée aux albinos. Il avait vu des hommes rouges, il en avait vu de couleur de cuivre, il avait manié le tablier qui pend aux Hottentots et aux Hottentotes, depuis le nombril jusqu'à la moitié des cuisses. 0 profusion de richesses ! s'écriait-il. 0 que la nature est féconde ! Je suis bien aise de révéler ici aux cinq ou six lecteurs qui voudront s'instruire dans cette diatribe que Tabbé Bazin a été violemment attaqué dans un journal nommé Économique, que j'ai acheté jusqu'à présent, et que je n'achèterai plus. J'ai été sensi- blement affligé que cet économe, après m'avoir donné une recette infaillible contre les punaises et contre la rage, et après m'avoir appris le secret d'éteindre en un moment le feu d'une che- minée, s'exprime sur l'abbé Bazin avec une cruauté que vous allez voir :

(c 1 L'opinion de M. l'abbé Bazin-, qui croit ou fait semblant de croire qu'il y a plusieurs espèces d'hommes, est aussi absurde que celle de quelques philosophes païens, qui ont imaginé des atomes blancs et des atomes noirs, dont la réunion fortuite a pro- duit divers hommes et divers animaux. »

M. l'abbé Bazin avait vu dans ses voyages une partie du reti- culum mucosiim d'un nègre, lequel était entièrement noir; c'est un fait connu de tous les anatomistes de l'Europe. Quiconque voudra faire disséquer un nègre (j'entends après sa mort) trouvera cette membrane muqueuse noire comme de l'encre de la tête aux pieds. Or si ce réseau est noir chez les nègres, et blanc chez nous, c'est donc une différence spécifique. Or une différence spécilique

1. Page 309. Recueil de 1765. {Note de Voltaire.)

2. Dans le Journa économique de juillet 1705, page 309, on lit : « L'opinion de M. de Voltaire, qui croit, etc.» Le Journal économique a commencé en 175L Chacune des années 1751, 52, 53, a six volumes in-12. Les années 1754 à 1757 ont chacune quatre volumes in-12. Les années 1758 à 1777 inclus forment chacune un volume grand in-8°. (B.)

404 CHAPITRE XVIIl.

entre deux races forme assurément deux races différentes. Cela n'a nul rai)port aux atomes blancs et rouges d'Anaxagore, qui vivait environ deux mille trois cents ans avant mon oncle.

Il vit non-seulement des nègres et des albinos, qu'il examina très-soigneusement, mais il vit aussi quatre rouges qui vinrent en France en 1725. Le même économe lui a nié ces rouges. Il prétend que les habitants des îles Caraïbes ne sont rouges que lorsqu'ils sont peints. On voit bien que cet homme-là n'a pas voyagé en Amérique. Je ne dirai pas que mon oncle y ait été, car je suis vrai; mais voici une lettre que je viens de recevoir d'un homme qui a résidé longtemps à la Guadeloupe, en quahté d'ofîicier du roi :

(( Il y a réellement à la Guadeloupe, dans un quartier de la grande terre nommée le Pistolet, dépendant de la paroisse de l'anse Bertrand, cinq ou six familles de Caraïbes dont la peau est de la couleur de notre cuivre rouge; ils sont bien faits, et ont de longs cheveux. Je les ai vus deux fois. Ils se gouvernent par leurs propres lois, et ne sont point chrétiens. Tous les Caraïbes sont rougeâtres, etc. Signé : Rieu, 20 mai 1767. »

Le jésuite Lafitau, qui avait vécu aussi chez les Caraïbes, convient que ces peuples sont rouges i; mais il attribue, en homme judicieux, cette couleur à la passion qu'ont eue leurs mères de se peindre en rouge, comme il attribue la couleur des nègres au goût que les dames de Congo et d'Angola ont eu de se peindre en noir. Voici les paroles remarquables du jésuite :

« Ce goût général dans toute la nation, et la vue continuelle de semblables objets, ont faire impression sûr les femmes ^enceintes, comme les baguettes de diverses couleurs sur les bre- bis de Jacob- : et c'est ce qui doit avoir contribué en premier lieu à rendre les uns noirs par nature, et les autres rougeâtres, tels qu'ils le sont aujourd'hui. »

Ajoutez à cette belle raison que le jésuite Lafitau prétend que les Caraïbes descendent en droite hgne des peuples de Carie : vous m'avouerez que c'est puissamment raisonner, comme dit l'abbé Grizel '\

1. Mœurs des sauvages, page G8, tome I. {Note de Voltaire.)

2. Genèse, xxx, 39.

3. Voyez tome XXIV, page 243.

DES MONTAGNES ET DES COQUILLES. 405

CHAPITRE XIX.

DES MONTAGNES ET DES COQUILLES.

J'avouerai ingénument que mon oncle avait le malheur d'être d'un sentiment opposé à celui d'un grand naturaliste* qui pré- tendait que c'est la mer qui a fait les montagnes; qu'après les avoir formées par son flux et son reflux, elle les a couvertes de ses flots, et qu'elle les a laissées toutes semées de ses poissons pétrifiés.

« Voici, mon cher neveu, me disait-il, quelles sont mes raisons :

« Si la mer, par son flux, avait d'abord fait un petit mon- ticule de quelques pieds de sable, depuis l'endroit est aujour- d'hui le cap de Bonne-Espérance jusqu'aux dernières branches du mont Immaiis ou Mèrou, j'ai grand'peur que le reflux n'eût détruit ce qne le flux aurait formé.

« Le flux de l'Océan a certainement amoncelé dans une longue suite de siècles les sables qui forment les dunes de Dun- kerque et de l'Angleterre, mais elle n'a pu en faire des rochers ; et ces dunes sont fort peu élevées.

« Si, en six mille ans, elle a formé des monticules de sable hauts de quarante pieds, il lui aura fallu juste trente millions d'années pour former la plus haute montagne des Alpes, qui a vingt mille pieds de hauteur ; supposé 'encore qu'il ne se soit point trouvé d'obstacle à cet arrangement, et qu'il y ait toujours eu du sable à point nommé;

« Comment le flux de la mer, qui s'élève tout au plus à huit pieds de haut sur nos côtes, aura-t-il formé des montagnes hautes de vingt mille pieds? Et comment les aura-t-il couvertes pour laisser des poissons sur les cimes?

(( Comment les marées et les courants auront-ils formé des enceintes presque circulaires de montagnes, telles que celles qui entourent le royaume de Cachemire, le grand-duché de Toscane, la Savoie, et le pays de Vaud ?

« Si la mer avait été pendant tant de siècles au-dessus des montagnes, il aurait donc fallu que tout le reste du globe eût été couvert d'un autre océan égal en hauteur, sans quoi les eaux seraient retombées par leur propre poids. Or un océan qui pcn-

1. Buffon; voyez ci-après, page 409.

406 CHAPITRE XIX.

dant tant de siècles aurait couvert les montagnes des quatre parties du monde aurait été égal à plus de quarante de nos océans d'aujourd'hui. Ainsi il faudrait nécessairement qu'il y eût trente-neuf océans au moins d'évanouis, depuis le temps ces messieurs prétendent qu'il y a des poissons de mer pétrifiés sur le sommet des Alpes et du mont Ararat.

« 7" Considérez, mon cher neveu, que, dans cette supposition des montagnes formées et couvertes par la mer, notre glohe n'aurait été liahité que par des poissons. C'est, je crois, l'opinion de Telliamed ^ Il est difficile de comprendre que des marsouins aient produit des hommes,

« Il est évident que si, par impossible, la mer eût si long- temps couvert les Pyrénées, les Alpes, le Caucase, il n'y aurait pas eu d'eau douce pour les bipèdes et les quadrupèdes. Le Rhin, le RÎiône, la Saône, le Danube, le Pô^, l'Euphrate, le Tigre, dont j'ai vu les sources, ne doivent leurs eaux qu'aux neiges et aux pluies qui tombent sur les cimes de ces rochers. Ainsi vous voyez que la nature entière réclame contre cette opinion.

« Ne perdez point de vue cette grande vérité ^ que la na- ture ne se dément jamais. Toutes les espèces restent toujours les mêmes. Animaux, végétaux, minéraux, métaux, tout est inva- riable dans cette prodigieuse variété. Tout conserve son essence. L'essence de la terre est d'avoir des montagnes, sans quoi elle serait sans rivières : donc il est impossible que les montagnes ne soient pas aussi anciennes que la terre. Autant vaudrait-il dire que nos corps ont été longtemps sans têtes. Je sais qu'on parle beau- coup de coquilles*. J'en ai vu tout comme un autre. Les bords escarpés de plusieurs fleuves et de quelques lacs en sont tapissés; mais je n'y ai jamais remarqué qu'elles fussent les'dépouillesdes monstres marins : elles ressemblent plutôt aux habits déchirés des moules et d'autres petits crustacés de lacs et de rivières. Il y en a qui ne sont visiblement que du talc qui a pris des formes différentes dans la terre. Enfin nous, avons mille productions terrestres qu'on prend pour des productions marines;

1. C'est par plaisanterie que Voltaire suppose cette opinion à de Maillet, qui dit au contraire (tome I, page 76 de l'édition de 1755 du Telliamed) : « A quelque élévation que ces eaux do la mer aient été portées au-dessus de nos terrains, elles ne renfermaient point alors de poissons, ni de coquillages; il est constant du moins qu'il ne s'y en trouvait que peu. »

2. Je ne sais si Voltaire a vu les sources du Pô; mais il n'a certainement vu ni celles de l'Euphrate, ni celles du Tigre. (B.)

3. De Newton ; voyez tome XXI, page 579.

4. Voyez les chapitres xn et suivania dQÏou\ra.ge Des Singularités de la nature.

DES MONTAGNES ET DES COQUILLES. 407

« Je ne nie pas que la mer ne se soit avancée trente et qua- rante lieues dans le continent, et que des atterrissements ne l'aient contrainte de reculer. Je sais qu'elle baignait autrefois Ravenne, Fréjus, Aigues-Mortes ^ Alexandrie, Rosette, et qu'elle en est à présent fort éloignée. Mais de ce qu'elle a inondé et quitté tour à tour quelques lieues de terre, il ne faut pas en con- clure qu'elle ait été partout. Ces pétrifications dont on parle tant, ces prétendues médailles de son long règne, me sont fort sus- pectes. J'ai vu plus de mille cornes d'Ammon dans les champs, vers les Alpes. Je n'ai jamais pu concevoir qu'elles aient renfermé autrefois un poisson indien nommé nantilus , qui, par paren- thèse, n'existe pas. Elles m'ont paru de simples fossiles tournés en volutes, et je n'ai pas été plus tenté de croire qu'elles avaient été le logement d'un poisson des mers de Surate que je n'ai pris les couchas Veneris pour des chapelles de Vénus et les pierres étoi- lées pour des étoiles. J'ai pensé avec plusieurs hons observateurs que la nature, inépuisable dans ses ouvrages, a pu très-bien for- mer une grande quantité de fossiles, que nous prenons mal à propos pour des productions marines. Si la mer avait, dans la succession des siècles, formé des montagnes de couches de sable et de coquilles, on en trouverait des lits d'un bout de la terre à l'autre, et c'est assurément ce qui n'est pas vrai ; la chaîne des hautes montagnes de l'Amérique en est absolument dépourvue. Savez-vous ce qu'on répond à cette objection terrible ? (/u'on en trouvera un jour. Attendons donc au moins qu'on en trouve.

« Je suis même tenté de croire que ce fameux falun de Tou- raine ^ n'est autre chose qu'une espèce de minière : car si c'était un amas de vraies dépouilles de poissons que la mer etit dépo- sées par couches successivement et doucement dans ce canton, pendant quarante ou cinquante mille siècles, pourquoi n'en aurait-elle pas laissé autant en Bretagne et en Normandie ? Cer- tainement si elle a submergé la Touraine si longtemps, elle a couvert à plus forte raison les pays qui sont au] delà. Pourquoi donc ces prétendues coquilles dans un seul canton d'une seule province? Qu'on réponde à cette difficulté.

« J'ai trouvé des pétrifications en cent endroits; j'ai vu quel- ques écailles d'huîtres pétrifiées à cent lieues de la mer. Mais j'ai vu aussi sous vingt pieds de terre des monnaies romaines, des anneaux de chevaliers, à plus de neuf cent milles de Rome,

1. Voyez, tome XI, la note 1 do la paj^e i.

2. Voyez le chapitre xvi de l'ouvrage Des Singularités de la nature.

408 CHAPITRE XIX.

et je n'ai point dit : Ces anneaux, ces espèces d'or et d'argent, ont été fabriqués ici. Je n'ai point dit non plus : Ces huîtres sont nées ici. J'ai dit : Des voyageurs ont apporté ici des anneaux, de l'argent, et des huîtres.

« Quand je lus, il y a quarante ans, qu'on avait trouvé dans les Alpes des coquilles de Syrie, je dis, je l'avoue, d'un ton un peu goguenard, que ces coquilles avaient été apparemment ap- portées par des pèlerins ^ qui revenaient de Jérusalem. M. de Bufîon m'en reprit très-vertement dans sa Théorie de la Terre, page 281. Je n'ai pas voulu me brouiller avec lui pour des co- quilles; mais je suis demeuré dans mon opinion, parce que l'im- possibilité que la mer ait formé les montagnes m'est démontrée. On a beau me dire que le porphyre est fait de pointes d'oursin, je le croirai quand je verrai que le marbre blanc est fait de plumçs d'autruche.

« Il y a plusieurs années qu'un Irlandais, jésuite secret, nommé Needham^, qui disait avoir d'excellents microscopes, crut s'aper- cevoir qu'il avait fait naître des anguilles avec de l'infusion de blé ergoté dans des bouteilles. Aussitôt voilà des philosophes qui se persuadent que si un jésuite a fait des anguilles sans germe, on pourra faire de même des hommes. On n'a plus besoin de la main du grand Demiourgos ; le maître de la nature n'est plus bon à rien. De la farine grossière produit des anguilles ; une fa- rine plus pure produira des singes, des hommes et des ânes. Les germes sont inutiles : tout naîtra de soi-même. On bâtit sur cette expérience prétendue un nouvel univers, comme nous ' faisions un monde, il y a cent ans, avec Ja matière subtile, -la globuleuse et' la cannelée. Un mauvais plaisant, mais qui raisonnait bien, dit qu'il y avait anguille sous roche, et que la, fausseté se découvrirait bientôt. En effet, il fut constaté que les anguilles n'étaient autre chose que des parties de la farine corrompue qui fermentait, et le nouvel univers disparut.

« II en avait été de même autrefois. Les vers se formaient par corruption dans la viande exposée à l'air. Les philosophes ne soupçonnaient pas que ces vers pouvaient venir des mouches qui déposaient leurs œufs sur cette viande, et que ces œufs deviennent

1. Voyez tome XXIII, page 222; mais il n'y a que vingt et un (et non qua- rante) ans d'intervalle entre la Dissertation sur les changements arrivés dans notre globle, et la Défense de mon oncle.

2. Voyez tome XVIII , page 372; et l'ouvrage l'es Singularités de la nature, chap. XX.

3. Descartes.

DES MONTAGNES ET DES COQUILLES. 409

des vers avant d'avoir des ailes. Les cuisiniers enfermèrent leurs viandes dans des treillis de toiles : alors plus de vers, plus de gé- nération par corruption.

(( J"ai combattu quelquefois de pareilles chimères, et surtout celle du jésuite Needliam ^ Un des grands agréments de ce monde est que chacun puisse avoir son sentiment sans altérer l'union fraternelle. Je puis estimer la vaste érudition de M. de Guignes, sans lui sacrifier les Chinois, que je croirai toujours la première nation de la terre qui ait été civilisée après les Indiens. Je sais rendre justice aux vastes connaissances et au génie de M. de Buf- fon, en étant fortement persuadé que les montagnes sont de la date de notre globe, et de toutes les choses, et même en ne croyant point aux molécules organiques. Je puis avouer que le jésuite Needham, déguisé heureusement en laïque, a eu des microscopes; mais je n'ai point prétendu le blesser en doutant qu'il eût créé des anguilles avec de la farine.

(( Je conserve l'esprit de charité avec tous les doctes, jusqu'à ce qu'ils me disent des injures, ou qu'ils me jouent quelque mau- vais tour : car l'homme est fait de façon qu'il n'aime point du tout à être vilipendé et vexé. Si j'ai été un peu goguenard, et si j'ai par déplu autrefois à un philosophe lapon -, qui voulait qu'on perçât un trou jusqu'au centre de la terre, qu'on disséquât des cervelles de géants pour connaître l'essence de la pensée, qu'on exaltât son âme pour prédire l'avenir, et qu'on enduisit tous les malades de poix-résine, c'est que ce Lapon m'avait horri- blement molesté; et cependant j'ai bien demandé pardon à Dieu de l'avoir tourné en ridicule, car il ne faut pas affliger son pro- chain: c'est manquer à la raison universelle.

« Au reste j'ai toujours pris le parti des pauvres gens de lettres, quand ils ont été injustement persécutés : quand, par exemple, on a juridiquement accusé les auteurs d'un dictionnaire en vingt volumes in-folio' d'avoir composé ce dictionnaire pour faire en- chérir le pain, j'ai beaucoup crié à l'injustice, »

Ce discours de mon bon oncle me fit verser des larmes de tendresse.

•1. Voyez tome XXV, pages 38G-389, 393 et suiv.

'2. Maupertuis ; voyez tome XXIII, pages aW, 569, 373.

3. U Encyclopédie a 28 volumes in-folio (non compris le supplément); mais il n'en avait paru que vingt et un au moment Voltaire écrivait, savoir: les dix-sept volumes de texte, et les quatre premiers des planches.

I

440 CHAPITRE XX.

CHAPITRE XX.

DES TRIBLLATIONS DE CES PAUVRES CENS DE LETTRES.

Quand mon oncle m'eut ainsi attendri, je pris la liberté de lui dire : « Vous avez couru une carrière bien épineuse; je sens qu'il vaut mieux être receveur des finances, ou fermier général, ou évêque, qu'homme de lettres : car enfin, quand vous eûtes appris le premier ^ aux Français que les Anglais et les Turcs don- naient la petite vérole à leurs enfants pour les en préserver, vous savez que tout le monde se moqua de vous. Les uns vous prirent pour un hérétique, les autres pour un musulman. Ce fut bien pis ^lorsque vous vous mêlâtes d'expliquer les découvertes de Newton-, dont les écoles welches n'avaient pas encore entendu parler : on vous fit passer pour un ennemi de la France. Vous hasardâtes de faire quelques tragédies. Zcdre, Orcste, Sémiramis, Mahomet, tombèrent à la première représentation. Vous souvenez- vous, mon cher Oncle, comme votre Adélaïde du Guesclin fut sifflée d'un bout à l'autre? Quel plaisir c'était! Je me trouvai à la chute de Tancrcde ; on disait, en pleurant et en sanglotant : « Ce pauvre « homme n'a jamais rien fait de si mauvais. »

(( Vous fûtes assailli en divers temps d'environ sept cent cin- quante brochures, dans lesquelles les uns disaient, pour prouver que Mèrope etAhiî^e sont des tragédies détestables, que monsieur votre père, qui fut mon grand-père, était un paysan^; et d'autres, qu'il était revêtu de la dignité de guichetier porte-clefs du par- lement de Paris, charge importante dans l'État, mais de laquelle je n'ai jamais entendu parler, et qui n'aurait d'ailleurs que peu de rapport avec Alzire et Mèrope, ni avec le reste de l'univers, que . tout faiseur de brochure doit, comme vous l'avez dit*, avoir tou- jours devant les yeux.

« On vous attribuait l'excellent livr^ intitulé les Hommes^ (je ne sais ce que c'est que ce livre, ni vous non plus), et plusieurs poëmes immortels comme la Chandelle d'Arras^, et la Poule à ma

1. Voyez tome XXII, page 111.

2. Voyez tome XXII, pages 127, 132, 140, 393 et suiv.

3. Voyez tome XXIII, pages 34 et 01. A. Voyez tome XXIV, page 231.

5. Les Hommes (par l'abbé de Varenne); la quatrième édition est de 1737 deux volufnes in-12.

0. Poëme en dix-huit chants (par l'abbé du Laurens), 1705, in-S".

DES TRIBULATIONS DES GENS DE LETTRES. 411

Tante^, et le second tome de Candide -, et le Compère Matthieu '^. Com- bien de lettres anonymes avez-vous reçues? Combien de fois vous a-t-on écrit : « Donnez-moi de l'argent, ou je ferai contre vous « une brochure » ? Ceux mêmes à qui vous avez fait l'aumône n'ont-ils pas quelquefois témoigné leur reconnaissance par quelque satire bien mordante?

« Ayant passé ainsi par toutes les épreuves, dites-moi, je vous prie, mon cher oncle, quels sont les ennemis les plus impla- cables, les plus bas, les plus lâches dans la littérature, et les plus capables de nuire. »

Le bon abbé Bazin me répondit en soupirant : <( Mon neveu, après les théologiens, les chiens les plus acharnés à suivre leur proie sont les folliculaires ; et, après les folliculaires, marchent les faiseurs de cabales au théâtre. Les critiques en histoire et en physique ne font pas grand bruit. Gardez-vous surtout, mon neveu, du métier de Sophocle et d'Euripide ; à moins que vous ne fassiez vos tragédies en latin, comme Grotius, qui nous a laissé ces belles pièces entièrement ignorées d'Adam chassé, de Jésus patient, et de Joseph, sous le nom de Sofonfoné, qu'il croit un mot égyptien.

Hé! pourquoi, mon oncle, ne voulez-vous pas que je fasse des tragédies si j'en ai le talent? Tout homme peut apprendre le latin et le grec, ou la géométrie, oul'anatomie; tout homme peut écrire l'histoire ; mais il est très-rare, comme vous savez, de trouver un bon poète. Ne serait-ce pas un vrai plaisir de faire de grands vers boursouflés, dans lesquels ào.^ héros déplorables rime- raient avec des exemples mémorables, et les forfaits et les crimes avec les cœurs magnanimes, et les justes dieux avec les exploits glo- rieux? Une fière actrice ferait ronfler ce galimatias, elle serait applaudie par cent jeunes courtauds de boutique, et elle me dirait après la pièce : (( Sans moi vous auriez été sifflé ; vous me devez « votre gloire. » J'avoue qu'un pareil succès tourne la tête quand on a une noble ambition.

0 mon neveu! me réphqua l'abbé Bazin, je conviens que rien n'est plus beau; mais souvenez-vous comment l'auteur de Cinna, qui avait appris à la nation à penser et à s'exprimer, fut traité par Claveret, par Chapelain, par Scudéri, gouverneur de Notre- Dame de la Garde, et par l'abbé d'Aubignac, prédicateur du roi.

1. Caquet-hon-hec, la Poule à ma tante (par de Junquièrcs), 1763, in-1'2.

2. Voyez l'Avertissement de Beuchot en tète du tome XXI, page xii.

3. Par l'abbé du Laurens; 176G, trois volumes in-8".

412 CHAPITRE XXI.

(( Songez que le prédicateur auteur de la plus mauvaise tra- gédie de cetempsi, et, qui pis est, d'une tragédie en prose, appelle Corneille MascarUle; il n'est fait, selon le prédicateur, que pour vivre avec les portiers de comédie : « Corneille piaille toujours, « ricane toujours, et ne dit jamais rien qui vaille. »

« Ce sont les honneurs qu'on rendait à celui qui avait tiré la France de la barbarie ; il était réduit pour vivre à recevoir une pension du cardinal de Richelieu, qu'il nomme son maigre. Il était forcé de rechercher la protection de Montauron, de lui dédier Cinna, de comparer dans son épître dédicatoire Montauron à Auguste ; et Montauron avait la préférence.

« Jean Racine, égal à Virgile pour l'harmonie et la beauté du langage, supérieur à Euripide et à Sophocle; Racine, lepoëte du cœur, et d'autant plus sublime qu'il ne l'est que quand il faut l'être ; Racine, le seul poëte tragique de son temps dont le génie ait été conduit par le goût; Racine, le premier homme du siècle de Louis XIV dans les beaux-arts, et la gloire éternelle de la France, a-t-il essuyé moins de dégoût et d'opprobre ? Tous ses chefs- d'œuvre ne furent-ils pas parodiés à la farce dite italienne?

« Visé, l'auteur du Mercure galant, ne se déchaîna-t-il pas tou- jours contre lui? Subligny ne prétendit-il pas le tourner en ridi- cule ? Vingt cabales ne s'élevèrent-elles pas contre tous ses ouvrages? N'eut-il pas toujours des ennemis, jusqu'à ce qu'enfin le jésuite La Chaise le rendit suspect de jansénisme auprès du roi, et le fit mourir de chagrin! Mon neveu, la mode n'est plus d'accuser de jansénisme ; mais si vous avez le malheur de travailler pour le théâtre, et de réussir, on vous accusera d'être athée. »

Ces paroles de mon bon oncle se gravèrent dans mon cœur. J'avais déjà commencé une tragédie; je l'ai jetée 'au feu, et je conseille à tous ceux qui ont la manie de travailler en ce genre d'en faire autant.

CHAPITRE XXI.

DES SENTIMENTS THÉOLOGIQtES DE FEU l'aEBÉ BAZIN. DE LA JUSTICE QU'iL RENDAIT A L'aNTIQUITÉJ ET DES QUATRE DIATRIBES COMPOSÉES PAR LUI A CET EFFET.

Pour mieux faire connaître la piété et l'équité de l'abbé Bazin, je suis bien aise de publier ici quatre diatribes de sa façon, com-

1. Zenobie: voyez a note, tome XVIII, page 289.

DIATRIBES DE L'ABBÉ BAZIN. 443

posées seulement pour sa satisfaction particulière. La première est sur la cause et les effets. La seconde traite de Sanclioniathon, l'un des plus anciens écrivains qui aient mis la plume à la main^ pour écrire gravement des sottises. La troisième est sur l'Egypte, dont il faisait assez peu de cas (ce n'est pas de sa diatribe dont il faisait peu de cas, c'est de l'Egypte). Dans la quatrième, il s'agit d'un ancien peuple à qui on coupa le nez, et qu'on envoya dans le désert. Cette dernière élucubration est très-curieuse et très-instructive,

PREMIÈRE DIATRIBE DE L'ABBÉ BAZIN.

SUR LA CAUSE PREMIÈRE.

Un jour le jeune Madétès se promenait vers le port de Pirée ; il rencontra Platon, qu'il n'avait point encore vu. Platon, lui trou- vant une physionomie heureuse, lia conversation avec lui ; il découvrit en lui un sens assez droit. Madétès avait été instruit dans les belles-lettres ; mais il ne savait rien, ni en physique, ni en géométrie, ni en astronomie. Cependant il avoua à Platon qu'il était épicurien.

« Mon fils, lui dit Platon, Épicure était un fort honnête homme; il vécut et il mourut en sage. Sa volupté, dont on a parlé si diver- sement, consistait à éviter les excès. Il recommanda l'amitié à ses disciples, et jamais précepte n'a été mieux observé. Je voudrais faire autant de cas de sa philosophie que de ses mœurs. Con- naissez-vous bien à fond la doctrine d'Épicure? »

Madétès lui répondit ingénument qu'il ne l'avait point étudiée. « Je sais seulement, dit-il, que les dieux ne se sont jamais mêlés de rien, et que le principe de toute chose est dans les atomes, qui se sont arrangés d'eux-mêmes, de façon qu'ils ont produit ce monde tel qu'il est.

PLATON.,

Ainsi donc, mon fils, vous ne croyez pas que ce soit une intel- ligence qui ait présidé à cet univers dans lequel il y a tant d'êtres intelligents? Voudriez-vous bien me dire quelle est votre raison d'adopter cette philosophie.

MADÉTÈS.

Ma raison est que je l'ai toujours entendu dire à mes amis et à leurs maîtresses, avec qui je soupe ; je m'accommode fort de

1. Voyez ci-dessus, page 371.

444 CHAPITRE XXI.

leurs atomes. Je vous avoue que je n'y entends rien; mais cette doctrine m'a paru aussi bonne qu'une autre; il faut bien avoir une opinion quand on commence à fréquenter la bonne com- pagnie. J'ai beaucoup d'envie de m'instruire; mais il m'a paru jusqu'ici plus commode de penser sans rien savoir. »

Platon lui dit : « Si vous avez quelque désir de vous éclairer, je suis magicien, et je vous ferai voir des choses fort extraordi- naires : ayez seulement la bonté de m'accompagner à ma maison de campagne, qui est à cinq cents pas d'ici, et peut-être ne vous repentirez-vous pas de votre complaisance. » Madétôs le suivit avec transport. Dès qu'ils furent arrivés, Platon lui montra un squelette; le jeune homme recula d'horreur à ce spectacle nouveau pour lui. Platon lui parla en ces termes :

(c Considérez bien cette forme hideuse qui semble être le rebut de kl nature; et jugez de mon art par tout ce que je vais opérer avec cet assemblage informe, qui vous a paru si abominable.

(( Premièrement, vous voyez cette espèce de boule qui semble couronner tout ce vilain assemblage. Je vais faire passer par la parole, dans le creux de cette boule, une substance moelleuse et douce, partagée en mille petites ramifications, que je ferai des- cendre imperceptiblement par cette espèce de long bâton à plu- sieurs nœuds que vous voyez attaché à cette boule, et qui se ter- mine en pointe dans un creux. J'adapterai au haut de ce bâton un tuyau par lequel je ferai entrer l'air, au moyen d'une soupape qui pourra jouer sans cesse; et bientôt après vous verrez cette fabrique se remuer d'elle-même.

« A l'égard de tous ces autres morceaux informes qui vous paraissent comme des restes d'un bois pourri, et qui semblent être sans utilité comme sans force et sans grâce, je n'aurai qu'à parler, et ils seront mis en mouvement par des espèces de cordes d'une structure inconcevable. Je placerai au milieu de ces cordes une infinité de canaux remphs d'une hqucur qui, en passant par des tamis, se changera en plusieurs liqueurs difierentes, et cou- lera dans toute la machine vingt fois par heure. Le tout sera recouvert d'une étoffe blanche, moelleuse et fine. Chaque partie de cette machine aura un mouvement particulier qui ne se démentira point. Je placerai entre ces demi-cerceaux, qui ne semblent bons à rien, un gros réservoir fait à peu près comme une pomme de pin : ce réservoir se contractera et se dilatera à chaque moment avec une force étonnante. Il changera la couleur de la liqueur qui passera dans toute la machine. Je placerai non loin de lui un sac percé en deux endroits, qui ressemblera au tonneau des

DIATRIBES DE L'ABBE BAZIN. 413

Danaïdes : il se remplira et se videra sans cesse; mais il ne se remplira que de ce qui est nécessaire, et ne se videra que du superflu. Cette machine sera un si étonnant laboratoire de chimie, un si profond ouvrage de mécanique et d'hydraulique, que ceux qui l'auront étudié ne pourront jamais le comprendre. De petits mouvements y produiront une force prodigieuse : il sera impos- sible à l'art humain d'imiter l'artifice qui dirigera cet automate. Mais, ce qui vous surprendra davantage, c'est que cet automate s'étant approché d'une figure à peu près semblable, il s'en for- mera une troisième figure. Ces machines auront des idées; elles raisonneront, elles parleront comme vous; elles pourront mesurer le ciel et la terre. Mais je ne vous ferai point voir cette rareté si vous ne me promettez que, quand vous l'aurez vue, vous avouerez que j'ai beaucoup d'esprit et de puissance.

MADÉTÈS.

Si la chose est ainsi, j'avouerai que vous en savez plus qu'Épi- cure, et que tous les philosophes de la Grèce.

PLATON.

bien! tout ce que je vous ai promis est fait. Vous êtes cette machine, c'est ainsi que vous êtes formé, et je ne vous ai pas montré la millième partie des- ressorts qui composent votre existence; tous ces ressorts sont exactement proportionnés les uns aux autres; tous s'aident réciproquement : les uns conservent la vie, les autres la donnent, et l'espèce se perpétue de siècle en siècle par un artifice qu'il n'est pas possible de découvrir. Les plus vils animaux sont formés avec un appareil non moins admirable, et les sphères célestes se meuvent dans l'espace avec une méca- nique encore plus sublime : jugez après cela si un être intelligent n'a pas formé le monde, si vos atomes n'ont pas eu besoin de cette cause intelligente. )>

Madétès, étonné, demanda au magicien qui il était. Platon lui dit son nom : le jeune homme tomba à genoux, adora Dieu, et aima Platon toute sa vie.

Ce qu'il y a de très-remarquable pour nous, c'est qu'il vécut avec les épicuriens comme auparavant. Ils ne furent point scan- dalisés qu'il eût changé d'avis. Il les aima, il en fut toujours aimé. Les gens de sectes différentes soupaient ensemble gaiement chez les Grecs et chez les Romains. C'était le bon temps.

446 CHAPITRE XXI.

SECO^DE DIATRIBE DE L'ABBÉ BAZIN.

DE SANCIIONl ATHON.

Sanclioniathon ne peut être un auteur supposé. On ne sup- pose un ancien livre que dans le même esprit qu'on forge d'an- ciens titres pour fonder quelque prétention disputée. On employa autrefois des fraudes pieuses pour appuyer des vérités qui n'avaient pas besoin de ce malheureux secours. De zélés indiscrets forgèrent de très-mauvais vers grecs attribués aux sibylles ^ des lettres de Pilate, et l'histoire du magicien Simon, qui tomba du haut des airs aux yeux de Néron. C'est dans le môme esprit qu'on imagina la donation de Constantin et les fausses décrétales. Mais ceux dont nous tenons les fragments de Sanchoniathon ne pouvaient avoir aucun intérêt à faire cette lourde friponnerie. Que pouvait gagner Philon de Byblos, qui traduisit en grec Sanchoniathon, à mettre cette histoire et cette cosmogonie sous le nom de ce Phénicien ! C'est à peu près comme si on disait qu'Hésiode est un auteur supposé. .

Eusèbe de Césarée, qui rapporte plusieurs fragments de cette traduction faite par Philon de Byblos, ne s'avisa jamais de soup- çonner que Sanchoniathon fût un auteur apocryphe. Il n'y a donc nulle raison de douter que sa Cosmogonie ne lui appar- tienne.

Ce Sanchoniathon vivait à peu près dans le temps nous plaçons les dernières années de Moïse. Il n'avait probablement aucune connaissance de Moïse, puisqu'il n'en parle pas, quoiqu'il 'fût dans son voisinage. S'il en avait parlé, Eusèbe n'eût pas man- qué de le citer comme un témoignage authentique des prodiges opérés par Moïse. Eusèbe aurait insisté d'autant plus sur ce témoi- gnage que ni Manéthon, ni Cheremon, auteurs égyptiens, ni Ératosthène, ni Hérodote, ni Diodore de Sicile, qui ont tant écrit sur l'Egypte, trop occupés d'autres objets, n'ont jamais dit un seul mot de ces fameux et terribles miracles qui durent laisser d'eux une mémoire durable, et eflVayer les hommes de siècle en siècle. Ce silence de Sanchoniathon a même fait soupçonner très-juste- ment à plusieurs docteurs qu'il vivait avant Moïse.

Ceux qui le font contemporain de Gédéon n'appuient leur sentiment que sur un abu5 des paroles de Sanchoniathon même. Il avoue qu'il a consulté le grand prêtre Jérombal. Or ce Jérom-

1. Voyez tome XI, page 91.

DIATRIBES DE L'ABBÉ BAZIN. 417

l)al, disent nos critiques, est vraisemblablement Gédéon. Mais pourquoi, s'il vous plaît,. ce Jérombal était-il Gédéon? Il n'est point dit que Gédéon fût prêtre. Si le Phénicien avait consulté le Juif, il aurait parlé de Moïse, et des conquêtes de Josué. Il n'au- rait pas admis une cosmogonie absolument contraire à la Genèse : il aurait parlé d'Adam ; il n'aurait pas imaginé des générations entièrement diiîérentes de celles que la Genèse a consacrées.

Cet ancien auteur phénicien avoue en propres mots qu'il a tiré une partie de son histoire des écrits de Thaut, qui florissait huit cents ans avant lui. Cet aveu, auquel on ne fait pas assez d'atten- tion, est un des plus curieux témoignages que l'antiquité nous ait transmis. Il prouve qu'il y avait donc déjà huit cents ans qu'on avait des livres écrits avec le secours de l'alphabet ; que les nations cultivées pouvaient par ce secours s'entendre les unes les autres, et traduire réciproquement leurs ouvrages. Sanchoniathon entendait les livres de Thaut, écrits en langue égyptienne. Le pre- mier Zoroastre était beaucoup plus ancien, et ses livres étaient la catéchèse des Persans. Les Chaldéens, les Syriens, les Persans, les Phéniciens, les Égyptiens, les Indiens, devaient nécessaire- ment avoir commerce ensemble ; et l'écriture alphabétique devait faciliter ce commerce. Je ne parle pas des Chinois, qui étaient depuis longtemps un grand peuple, et composaient un monde séparé.

Chacun de ces peuples avait déjà son histoire. Lorsque les Jnifs entrèrent dans le pays voisin de la Phénicie, ils pénétrèrent jus- qu'à la Aille de Dabir, qui s'appelait autrefois la ville des lettres. « Alors Caleb dit : Je donnerai ma fdle Axa pour femme à celui qui prendra Eta et qui ruinera la ville des lettres. Et Othoniel, fds de Cenès, frère puîné de Calel), l'ayant prise, il lui donna pour femme sa fille Axa. »

Il paraît par ce passage que Caleb n'aimait pas les gens de lettres; mais, si on cultivait les sciences anciennement dans cette petite ville de Dabir, combien devaient-elles être en honneur dans la Phénicie, dans Sidon et dans Tyr, qui étaient appelés le pays des livres, le pays des archives, et qui enseignèrent leur alphabet aux Grecs !

Ce qui est fort étrange, c'est que Sanchoniathon, qui com- mence son histoire au même temps commence la Genèse, et qui compte le même nombre de générations, ne fait pas cepen- dant plus de mention du déluge que les Chinois. Comment la Phénicie, ce pays si renommé par ses expéditions maritimes, ignorait-elle ce grand événement ?

20. Mélanges. V. 27

418 CHAPITRE XXI.

Cependant l'antiquité le croyait, et la magnifique description qu'en fait Ovide est une preuve que cette idée était bien générale : car de tous les récits qu'on trouve dans les Métamorphoses d'Ovide, il' n'en est aucun qui soit de son invention. On prétend même que les Indiens avaient déjà parlé d'un déluge universel avant celui de Deucalion. Plusieurs braclimancs croyaient, dit-on, que la terre avait essuyé trois déluges.

Il n'en est rien dit dans VÉzour-Veidam, ni dans le Cormo- Veidam, que j'ai lus avec une grande attention ; mais plusieurs missionnaires, envoyés dans l'Inde, s'accordent à croire que les brames reconnaissent plusieurs déluges. Il est vrai que, chez les Grecs, on ne connaissait ([ue les deux déluges particuliers d'Ogy- gès et de Deucalion. Le seul auteur grec connu qui ait parlé d'un déluge universel est Apollodore, qui n'est antérieur à notre ère que d'environ cent quarante ans. m Homère, ni Hésiode, ni Hé- rodote, n'ont fait mention du déluge de Noé; et le nom de Noé ne se trouve chez aucun ancien auteur profane.

La mention de ce déluge universel, faite en détail et avec toutes ses circonstances, n'est que dans nos livres sacrés. Quoique Vossius et plusieurs autres savants aient prétendu que cette inon- dation n'a pu être universelle, il ne nous est pas permis d'en douter. Je ne rapporte la Cosmogonie de Sanchoniathon que comme un ouvrage profane. L'auteur de la Geiièse était inspiré, et Sancho- niathon ne l'était pas. L'ouvrage de ce Phénicien n'est qu'un monument précieux des anciennes erreurs des hommes.

C'est lui qui nous apprend qu'un des premiers cultes établis sur la terre fut celui des productions de la 'terre même ; et qu'ainsi les oignons étaient consacrés en Egypte bien longtemps avant les siècles auxquels nous rapportons l'établissement de cette coutume. Voici les paroles de Sanchoniathon : a Ces anciens hommes consacrèrent des plantes que la terre avait produites ; ils les crurent divines : eux et leur postérité, et leurs ancêtres, révérèrent les choses qui les faisaient vivre ; ils leur offrirent leur boire et leur manger. Ces inventions et ce culte étaient con- formes à leur faiblesse et à la pusillanimité de leur esprit. »

Ce passage si curieux prouve invinciblement que les Égyptiens adoraient leurs ognons longtemps avant Moïse; et il est étonnant qu'aucun livre hébraïque ne reproche ce culte aux Égyptiens. Mais voici ce qu'il faut considérer. Sanchoniathon ne parle point expressément d'un Dieu dans sa Cosmogonie : tout, chez lui, semble avoir son origine dans le chaos : et ce chaos est débrouillé par l'esprit vivifiant qui se mêle avec les principes de la nature. Il

DIATRIBES DE L'ABBÉ BAZIN. 4i9

pousse la hardiesse de son système jusqu'à dire que « des ani- maux qui n'avaient point de sens engendrèrent des animaux intelligents ».

Il n'est pas étonnant, après cela, qu'il reproche aux Égyptiens d'avoir consacré des plantes. Pour moi, je crois que ce culte des plantes utiles à l'homme n'était pas d'abord si ridicule que San- choniathon, se l'imagine. Thaut, qui gouvernait une partie de l'Egypte, et qui avait établi la théocratie huit cents ans avant l'écrivain phénicien, était à la fois prêtre et roi. Il était impossible qu'il adorât un ognon comme le maître du monde, et il était impossible qu'il présentât des offrandes d'ognons à un ognon: cela eût été trop absurde, trop contradictoire ; mais il est très- naturel qu'on remerciât les dieux du soin qu'ils prenaient de sustenter notre vie, qu'on leur consacrât longtemps les plantes les plus délicieuses de l'Egypte, et qu'on révérât dans ces plantes les bienfaits des dieux. C'est ce qu'on pratiquait de temps immé- morial dans la Chine et dans les Indes.

J'ai déjà dit ailleurs ^ qu'il y a une grande différence entre un ognon consacré et un ognon dieu. Les Égyptiens, après ïhaut, consacrèrent des animaux ; mais certainement ils ne croyaient pas que ces animaux eussent formé le ciel et la terre. Le serpent d'airain élevé par Moïse était consacré ; mais on ne le regardait pas comme une divinité. Le térébinthe d'Abraham, le chêne de Mambrès, étaient consacrés, et on fit des sacrifices dans la place même avaient été ces arbres jusqu'au temps de Constantin ; mais ils n'étaient point des dieux. Lès chérubins de l'arche étaient sacrés, et n'étaient pas adorés.

Les prêtres égyptiens, au milieu de toutes leurs superstitions, reconnurent un maître souverain de la nature : ils l'appelaient Knefon Knufi; ils le représentaient par un globe. Les Grecs tra- duisirent le mot Knef par celui de Demiourgos, artisan suprême, faiseur du monde.

Ce que je crois très-vraisemblable et très-vrai, c'est que les premiers législateurs étaient des hommes d'un grand sens. Il faut deux choses pour instituer un gouvernement : un courage et un bon sens supérieurs à ceux des autres hommes. Ils imaginent rarement des choses absurdes et ridicules, qui les exposeraient au mépris et à l'insulte. Mais qu'est-il arrivé chez presque toutes les nations de la terre, et surtout chez les Égyptiens ? Le sage commence par. consacrer à Dieu le bœuf qui laboure la terre ;

■1. Voyez tome XI, page 67.

420 CHAPITRE XXI.

le sot peuple adore à la fin le bœuf, et les fruits mêmes que la nature a produits. Quand cette superstition est enracinée dans l'esprit du vulgaire, il est bien difficilt} au sage de l'extirper.

Je ne doute pas même que quelque sclioen d'Egypte n'ait per- suadé aux femmes et aux filles des bateliers du Nil que les chats et les ognons étaient de vrais dieux. Quelques philosophes en auront douté, et sûrement ces philosophes auront été traités de petits esprits insolents, et de blasphémateurs :ils auront été ana- thématisés et persécutés. Le peuple égyptien regarda comme un athée le Persan Cambyse, adorateur d'un seul dieu, lorsqu'il fit mettre le bœuf Apis à la broche. Quand Mahomet s'éleva, dans la Mecque, contre le culte des étoiles, quand il dit qujil ne fallait adorer qu'un Dieu unique dont les étoiles étaient l'ouvrage, il fut chassé comme un athée, et sa tête fut mise à prix. Il avait tort avec nous, mais il avait raison avec les Mecquois.

Que conclurons-nous de cette petite excursion sur Sanchonia- thon ? Qu'il y a longtemps qu'on se moque de nous ; mais qu'en fouillant dans les débris de l'antiquité, on peut encore trouver sous ces ruines quelques monuments précieux, utiles à qui veut s'instruire des sottises de l'esprit humain.

TROISIÈME DIATRIBE DE L'ABBÉ BAZIN. SUR l'Egypte.

J'ai VU les pyramides, et je n'en ai point été émerveillé. J'aime mieux les fours à poulets, dont l'invention est, dit-on, aussi ancienne que les pyramides. Une petite chose utile me plaît; une monstruosité qui n'est qu'étonnante n'a nul mérite à mes yeux. Je regarde ces monuments comme des jeux de grands enfants qui ont voulu faire quelque chose d'extraordinaire, sans imaginer d'en tirer le moindre avantage. Les établissements des Invalides, de Saint-Cyr, de l'École militaire, sont des monuments d'hommes.

Quand on m'a voulu faire admirer les restes de ce lameux laby- rinthe, de ces palais, de ces temples, dont on parle avec tant d'em- phase, j'ai levé les épaules de pitié; je n'ai vu que des piliers sans proportions, qui soutenaient de grandes pierres plates ; nul goût d'architecture, nulle beauté; du vaste, il est vrai, mais du gros- sier. Et j'ai remarqué (je l'ai dit ailleurs *) que les Égyptiens n'ont jamais eu rien de beau que de la main des Grecs. Alexan-

1. Voyez tome XI, page 73.

DIATRIBES DE L'ABBÉ BAZIN. 421

drie seule, bâtie par les Grecs, a fait la gloire véritable de l'E- gypte.

A l'égard de leurs sciences, si, dans leur vaste bibliothèque, ils avaient eu quelques bons livres d'érudition, les Grecs et les Romains les auraient traduits. Non -seulement nous n'avons aucune traduction, aucun extrait de leurs livres de philosophie, de morale, de belles-lettres, mais rien ne nous apprend qu'on ait jamais daigné en faire.

Quelle idée peut-on se former de la science et de la sagacité d'un peuple qui ne connaissait pas môme la source de son fleuve nourricier? Les Éthiopiens, qui subjuguèrent deux fois ce peuple mou, lâche et superstitieux, auraient bien lui apprendre au moins que les sources du Nil étaient en Ethiopie. Il est plaisant que ce soit un jésuite portugais^ qui ait découvert ces sources.

Ce qu'on a vanté du gouvernement égyptien me paraît absurde et abominable. Les terres, dit-on, étaient divisées en trois por- tions. La première appartenait aux prêtres, la seconde aux rois, et la troisième aux soldats. Si cela est, il est clair que le gouver- nement avait été d'abord, et très-longtemps, théocratique, puisque les prêtres avaient pris pour eux la meilleure part. Mais comment les rois souffraient-ils cette distribution ? Apparemment ils res- semblaient aux rois fainéants ; et comment les soldats ne détrui- sirent-ils pas cette administration ridicule ? Je me flatte que les Persans, et après eux les Ptolémées, y mirent bon ordre ; et je suis bien aise qu'après les Ptolémées les Romains, qui réduisirent l'Egypte en province de l'empire, aient rogné la portion sacer- dotale.

Tout le reste de cette petite nation, qui n'a jamais monté à plus de trois ou quatre millions d'hommes, n'était donc qu'une foule de sots esclaves. On loue beaucoup la loi par laquelle cha- cun était obligé d'exercer la profession de son père. C'était le vrai secret d'anéantir tous les talents. Il fallait que celui qui au- rait été un bon médecin ou un sculpteur habile restât berger ou vigneron ; que le poltron, le faible restât soldat ; et qu'un sacris- tain, qui serait devenu un bon général d'armée, passât sa vie à balayer un temple.

La superstition de ce peuple est, sans contredit, ce qu'il y a jamais eu de plus méprisable. Je ne soupçonne point ses rois et ses prêtres d'avoir été assez imbéciles pour adorer sérieusement des crocodiles, des boucs, des singes, et des chats ; mais ils lais-

1. Le p. Paez.

I

422 CHAPITRE XXI.

sèrent le peuple s'abrutir dans un culte qui le mettait fort au- dessous des animaux qu'il adorait. Les Ptolémées ne purent déraciner cette superstition al)ominal)le, ou ne s'en soucièrent pas. Les grands abandonnent le peuple à sa sottise, pourvu qu'il obéisse. Cléopûtre ne s'inquiétait pas plus des superstitions de l'Egypte qu'Hérode de celles de la Judée.

Diodore rapporte que, du temps de Ptolémée Aulètes, il vit le peuple massacrer un Romain qui avait tué un chat par mégarde. La mort de ce Romain fut bien vengée quand les Romains domi- nèrent. Il ne reste. Dieu merci, de ces malheureux prêtres d'Egypte qu'une mémoire qui doit être à jamais odieuse. Appre- nons à ne pas prodiguer notre estime.

QUATRIÈME DIATRIBE DE L'ABBÉ BAZIN.

SLR L\ PEUPLE A Qll ON A COUPÉ LE NEZ ET LAISSÉ LES OREILLES.

Il y a bien des sortes de fables ; quelques-unes ne sont que l'histoire défigurée, comme tous les anciens récits de batailles, et les faits gigantesques dont il a plu à presque tous les historiens d'embellir leurs chroniques. D'autres fables sont des allégories ingénieuses. Ainsi Janus a un double visage qui représente l'année passée et l'année commençante, Saturne, qui dévore ses enfants, est le temps qui détruit tout ce qu'il a fait naître. Les muses, filles de la Mémoire, vous enseignent que sans mémoire on n'a point d'esprit, et que, pour combiner des idées, il faut commencer par retenir des idées. Minerve, fornîée dans le cer- veau du maître des dieux, n'a pas besoin d'explication, Vénus, la déesse de la beauté, accompagnée des Grâces-, et mère de l'Amour, la ceinture de la mère, les flèches et le bandeau du fils, tout cela parle assez de soi-même.

Des fables qui ne disent rien du tout, comme Bm^be bleue et les contes d'Hérodote, sont le fruit d'une imagination grossière et déréglée qui veut amuser des enfants, et même malheureuse- ment des hommes : VHistoire des deux voleurs qui venaient toutes les nuits prendre l'argent du roi Rampsinitus, et de la fille du roi, qui épousa un des deux voleurs ; V Anneau de Gygès, et cent autres facéties, sont indignes d'une attention sérieuse.

Mais il faut avouer qu'on trouve dans l'ancienne histoire des traits assez vraisemblables qui ont été négligés dans la foule, et dont on pourrait tirer quelques lumières. Diodore de Sicile, qui avait consulté les anciens historiens d'Egypte, nous rapporte que

DIATRIBES DE L'ABBÉ BAZIN. 423

ce pays fut conquis par des Éthiopiens : je n'ai pas do peine à le croire, car j'ai déjà remarqué^ que quiconque s'est présenté pour conquérir l'Egypte en est venu à bout en une campagne ; excepté nos extravagants croisés, qui y furent tous tués ou réduits en captivité, parce qu'ils avaient à faire, non aux Égyptiens, qui n'ont jamais su se battre, mais aux mameluks, vainqueurs de l'Egypte, et meilleurs soldats que les croisés. Je n'ai donc nulle répugnance à croire qu'un roi d'Egypte, nommé par les Grecs Amasis, cruel et efféminé, fût vaincu, lui et ses ridicules prêtres, par un chef éthiopien nommé Actisan, qui avait apparemment de l'esprit et du courage.

Les Égyptiens étaient de grands voleurs ; tout le monde en convient. Il est fort naturel que le nombre des voleurs ait aug- menté dans le temps de la guerre d'Actisan et d'Amasis. Diodore rapporte, d'après les historiens du pays, que le vainqueur voulut purger l'Egypte de ces brigands, et qu'il les envoya vers les dé- serts de Sinaï et d'Oreb, après leur avoir préalablement fait couper le bout du nez afin qu'on les reconnût aisément s'ils s'avisaient de venir encore voler en Egypte. Tout cela est très- probable.

Diodore remarque avec raison. que le pays on les envoya ne fournit aucune des commodités de la vie, et qu'il est très-dif- ficile d'y trouver de l'eau et de la nourriture. Telle est en effet cette malheureuse contrée depuis le désert de Pharam jusqu'au- près d'Éber.

Les nez coupés purent se procurer, à force de soins, quelques eaux de citerne, ou se servir de quelques puits qui fournissaient de l'eau saumàtre et malsaine, laquelle donne communément une espèce de scorbut et de lèpre. Ils purent encore, ainsi que le dit Diodore, se faire des filets avec lesquels ils prirent des cailles. On remarque, en effet, que tous les ans des troupes innombra- bles de cailles passent au-dessus de la mer Rouge, et viennent dans ce désert. Jusque-là cette histoire n'a rien qui révolte l'es- |)rit, rien qui ne soit vraisemblable.

Mais, si on veut en inférer que ces nez coupés sont les pères des Juifs, et que leurs enfants, accoutumés au brigandage, s'a- vancèrent peu à peu dans la Palestine et en conquirent une par- tie, c'est ce qui n'est pas permis à des chrétiens. Je sais que c'est le sentiment du consul Maillet^ du savant Fréret, de Boulanger, des Herbert, des Bolingbroke, des Toland. Mais quoique leur

1. Tome XVII, pago 280; XXV, 51.

424 CHAPITRE XXI.

conjecture soit dans l'ordre commun des choses de ce monde, nos livres sacrés donnent une tout autre origine aux Juifs, et les font descendre des Chaldéens par Abraham, Tharé, Nachor, Sarug, Rehu, et Phaleg.

Il est bien vrai que VExode nous apprend que les Israélites, avant d'avoir habité ce désert, avaient emporté les robes et les ustensiles des Égyptiens, et qu'ils se nourrirent de cailles dans le désert; mais cette légère ressemblance avec le rapport de Dio- dore de Sicile, tiré des livres d'Egypte, ne nous mettra jamais en droit d'assurer que les Juifs descendent d'une horde de voleurs à qui on avait coupé le nez. Plusieurs auteurs ont en vain tâché d'appuyer cette profane conjecture sur le psaume lxxx, il est dit que « la fête des trompettes a été instituée pour faire souvenir le peuple saint du temps où|il sortit de l'Egypte, et il entendit alors parler une langue qui lui était inconnue ».

Ces Juifs, dit-on, étaient donc des Égyptiens qui furent éton- nés d'entendre parler au delà de la mer Rouge un langage qui n'était pas celui d'Egypte; et de on conclut qu'il n'est pas hors de vraisemblance que les Juifs soient les descendants de ces bri- gands que le roi Actisan avait chassés.

Un tel soupçon n'est pas admissible. Premièrement, parce que, s'il est dit dans VExode^ que les Juifs enlevèrent les ustensiles des Égyptiens avant d'aller dans le désert, il n'est point dit qu'ils y aient été relégués pour avoir volé. Secondement, soit qu'ils fus- sent des voleurs ou non, soit qu'ils fussent Égyptiens ou Juifs, ils ne pouvaient guère entendre la langue des petites hordes d'Arabes bédouins qui erraient dans l'Arabie Déserte au nord de la mer Rouge ; et on ne peut tirer aucune induction du psaume lxxx, ni en faveur des Juifs, ni contre eux. Toutes les conjectures d'Hérodote, de Diodore de Sicile, de Manéthon, d'Ératosthène, sur les Juifs, doivent céder sans contredit aux vérités qui sont consacrées dans les livres saints. Si ces vérités, qui sont d'un ordre supérieur, ont de grandes difficultés, si elles atterrent nos esprits, c'est précisément parce qu'elles sont d'un ordre supérieur. Moins nous pouvons y atteindre, plus nous de- vons les respecter.

Quelques écrivains ont soupçonné que ces voleurs chassés sont les mêmes que les Juifs qui errèrent dans le désert, parce que le lieu ils restèrent quelque temps s'appela depuis Rhino- colure, nez coupé, et gu'il n'est pas fort éloigné du mont Carmel,

1. xir, 3o, 36.

DIATRIBES DE L'ABBÉ BAZIN. 423

des déserts de Sur, d'Étlian, de Sin, d'Oreb, et de Cadès-Barné.

On croit encore que les Juifs étaient ces mêmes brigands, parce qu'ils n'avaient pas de religion fixe : ce qui convient très- bien; dit-on, à des voleurs ; et on croit prouver qu'ils n'avaient pas de religion fixe, par plusieurs passages de l'Écriture même.

L'abbé de Tilladet, dans sa dissertation sur les Juifs, prétend que la religion juive ne fut établie que très-longtemps après. Exa- minons ses raisons.

Selon VExode\ Moïse épousa la fille d'un prêtre de Madian, nommé Jétliro ; et il n'est point dit que les Madianites reconnus- sent le même dieu qui apparut ensuite à Moïse dans un buisson vers le mont Oreb.

Josué, qui fut le chef des fugitifs d'Egypte après Moïse, et sous lequel ils mirent à feu et à sang une partie du petit pays qui est entre le Jourdain et la mer, leur dit, chapitre xxiv-: « Otez du milieu de vous les dieux que vos pères ont adorés dans la Mésopotamie et dans l'Egypte, et servez Adonaï.... Choisissez ce qu'il vous plaira d'adorer, ou les dieux qu'ont servis vos pères dans la Mésopotamie, ou les dieux des Amorrhéens, dans la terre desquels vous habitez. »

Une autre preuve, ajoute-t-on, que leur religion n'était pas encore fixée, c'est qu'il est dit au livre des Juges, chapitre i""^ : « Adonaï (le Seigneur) conduisit Juda, et se rendit maître des montagnes ; mais il ne put se rendre maître des vallées. »

L'abbé de Tilladet et Boulanger infèrent de que ces bri- gands, dont les repaires étaient dans les creux des rochers dont la Palestine est pleine, reconnaissaient un dieu des rochers et un des vallées.

Ils ajoutent à ces prétendues preuves ce que Jephté dit aux chefs des Ammonites, chapitre xi, v. 24: « Ce que Chamos votre dieu possède ne vous est-il pas de droit? De même ce que notre dieu vainqueur a obtenu doit être en notre pos- session. »

M. Fréret infère de ces paroles que les Juifs reconnaissaient Chamos pour dieu aussi bien qu'Adonaï, et qu'ils pensaient que chaque nation avait sa divinité locale.

On fortifie encore cette opinion dangereuse par ce dis- cours de Jérémie, au commencement du chapitre xlix : « Pour-

L II, 21.

2. 14, 15.

3. 19.

I

426 CHAPITRE XXI.

quoi ]e dieu Melchom s'est-il emparé du pays de Gad?» Et on en conclut que les Juifs avouaient la divinité du dieu Melchom.

Le même Jérémie dit au chapitre vu S en faisant parler Dieu aux Juifs: « Je n'ai point ordonné à vos pères, au jour que je les tirai d'Egypte, de m'offrir des holocaustes et des victimes. »

6" Isaïe se plaint, au chapitre lvii ^ que les Juifs adoraient plusieurs dieux, (( Vous cherchez votre consolation dans vos dieux au milieu des hocages; vous leur sacrifiez de petits enfants dans des torrents, sous de grandes pierres.» Il n'est pas vraisem- blable, dit-on, que les Juifs eussent immolé leurs enfants à des dieux dans des torrents sous de grandes pierres, s'ils avaient eu alors leur loi, qui leur défend de sacrifier aux dieux.

On cite encore en preuve le prophète Amos, qui assure, au chapitre v-\ que jamais les Juifs n'ont sacrifié au Seigneur pen- dant* quarante ans dans le désert; « au contraire, dit Amos, vous y avez porté le tabernacle de votre dieu Moloch, les images de vos idoles, et l'étoile de votre dieu (Remphan) ».

C'était, dit-on, une opinion si constante que saint Etienne, le premier martyr, dit au chapitre vu des Actes des apôtres^ que les Juifs, dans le désert, adoraient la milice du ciel, c'est-à-dire les étoiles, et qu'ils portèrent le tabernacle de Moloch et l'astre du dieu Remphan pour les adorer.

Des savants, tels que MM. Maillet et Dumarsais, ont conclu des recherches de l'abbé de Tilladet que les Juifs ne commen- cèrent à former leur religion, telle qu'ils l'ont encore aujourd'hui, qu'au retour de la captivité de Rabylone. Ils s'obstinent dans l'idée que ces Juifs, si longtemps esclaves et si longtemps privés d'une religion bien nettement reconnue, ne pouvaient être que les descendants d'une troupe de voleurs sans mœursr et sans lois. Cette opinion paraît d'autant plus vraisemblable que le temps auquel le roi d'Ethiopie et d'Egypte Actisan bannit dans le désert une troupe de brigands, qu'il avait fait mutiler, se rapporte au temps auquel on place la fuite des Israélites conduits par Moïse: ' car Flavien Josèphe dit que Moïse fit la guerre aux Éthiopiens, et ce que Josèphe appelle guerre pouvait très-bien être réputé bri- gandage par les historiens d'Egypte.

Ce qui achève d'éblouir ces savants, c'est la conformité qu'ils trouvent entre les mœurs des Israélites et celles d'un peuple de voleurs, ne se souvenant pas assez que Dieu lui-même dirigeait

1. 22. ' 3. 25, 2G.

2. 5. 4. Versets 42, 43.

DIATRIBES DE L'ABBE BAZIN. 427

ces Israélites, et qu'il punit par leurs mains les peuples de Clia- naan. Il paraît à ces critiques que les Hébreux n'avaient aucun, droit sur ce pays de Chanaan, et que, s'ils en avaient, ils n'auraient pas mettre à feu et à sang un pays qu'ils auraient cru leur héritage.

Ces audacieux critiques supposent donc que les Hébreux firent toujours leur premier métier de brigands. Ils pensent trou- ver des témoignages de l'origine de ce peuple dans sa haine constante pour TÉgypte, l'on avait coupé le nez de ses pères, et dans la conformité de plusieurs pratiques égyptiennes qu'il retint, comme le sacrifice de la vache rousse, le bouc émissaire, les ablutions, les habillements des prêtres, la circoncision, l'ab- stinence du porc, les viandes pures et impures. Il n'est pas rare, disent-ils, qu'une nation haïsse un peuple voisin dont elle a imité les coutumes et les lois. La populace d'Angleterre et de France en est un exemple frappant.

Enfin ces doctes, trop confiants en leurs propres lumières, dont il faut toujours se défier, ont prétendu que l'origine qu'ils attribuent aux Hébreux est plus vraisemblable que celle dont les Hébreux se glorifient,

« Vous convenez avec nous, leui* dit M. Toland, que vous avez volé les Égyptiens en vous enfuyant de l'Egypte, que vous leur avez pris des vases d'or et d'argent, et des habits. Toute la diffé- rence entre votre aveu et notre opinion, c'est que vous prétendez n'avoir commis ce larcin que par ordre de Dieu, Mais, à ne juger que par la raison, il n'y a point de voleur qui n'en puisse dire autant. Est-il bien ordinaire que Dieu fasse tant de miracles en faveur d'une troupe de fuyards qui avoue qu'elle a volé ses maîtres? Dans quel pays de la terre laisserait-on une telle rapine impunie? Supposons que les Grecs de Constantinople prennent toutes les gardes-robes des Turcs et toute leur vaisselle pour aller dire la messe dans un désert : en bonne foi, croirez-vous que Dieu noiera tous les Turcs dans la Propontide pour favoriser ce vol, quoiqu'il soit fait à bonne intention?»

Ces détracteurs ne se contentent pas de ces assertions, aux- quelles il est si aisé de répondre ; ils vont jusqu'à dire que \ePen- lateuquc n'a pu être écrit que dans le temps les Juifs commen- cèrent à fixer leur culte, qui avait été jusque-là fort incertain. Ce fut, disent-ils, au temps d'Esdras et de Néliémie, Ils apportent pour preuve le quatrième livre d'Esdras, longtemps reçu pour canonique; mais ils oublient que ce livre a été rejeté par le con- cile de Trente, Ils s'appuient du sentiment d'Aben-Esra, et d"unc

428 CHAPITRE XXI.

foule de théologiens tous hérétiques; ils s'appuient enfin de la décision de Newton lui-môme. Mais que peuvent tous ces cris de l'hérésie et de l'infidélité contre un concile œcuménique?

De plus, ils se trompent en croyant que Newton attribue le Pentateuqiie k Esdras : Newton croit que Samuel en fut l'auteur, ou plutôt le rédacteur.

C'est encore un grand blasphème de dire avec quelques savants que Moïse, tel qu'on nous le dépeint, n'a jamais existé; que toute sa vie est fabuleuse depuis son berceau jusqu'à sa mort; que ce n'est qu'une imitation de l'ancienne fable arabe de Bacchus, transmise aux Grecs et ensuite adoptée par les Hébreux. Bac- chus, disent-ils, avait été sauvé des eaux; Bacchus avait passé la mer Bougea pied sec; une colonne de feu conduisait son armée; il écrivit ses lois sur deux tables de pierre; des rayons sortaient de sU tête. Ces conformités leur font soupçonner que les Juifs attribuèrent cette ancienne tradition de Bacchus à leur Moïse. Les écrits des Grecs étaient connus dans toute l'Asie, et les écrits des Juifs étaient soigneusement cachés aux autres nations. Il est vraisemblable, selon ces téméraires, que la métamorphose d'Edith, femme de Loth, en statue de sel, est prise de la fable d'Eurydice; que Samson est la copie d'Hercule, et le sacrifice de la fille de Jephté imité de celui d'Iphigénie. Ils prétendent que le peuple grossier qui n'a jamais inventé aucun art doit avoir tout puisé chez les peuples inventeurs.

Il est aisé de ruiner tous ces systèmes en montrant seulement que les auteurs grecs, excepté Homère, sont postérieurs à Esdras, qui rassembla et restaura les livres canoniques.

Dès que ces livres sont restaurés du temps de Cyrus et d'Ar- taxcrce, ils ont précédé Hérodote, le premier historien des Grecs. Non-seulement ils sont antérieurs à Hérodote, mais le Pentateuque est beaucoup plus ancien qu'Homère,

Si on demande pourquoi ces livres si anciens et si divins ont été inconnus aux nations jusqu'au temps les premiers chré- tiens répandirent la traduction faite en grec sous. Ptolémée Phila- delphe, je réi)ondrai qu'il ne nous appartient pas d'interroger la Providence. Elle a voulu que ces anciens monuments, reconnus pour authentiques, annonçassent des merveilles, et que ces mer- veilles fussent ignorées de tous les peuples jusqu'au temps une nouvelle lumière vînt se manifester. Le christianisme a rendu témoignage à la loi mosaïque, au-dessus de laquelle il s'est élevé et par laquelle il fut prédit. Soumettons-nous, prions, ado- rons, et ne disputons pas.

DÉFENSE D'UN GÉNÉRAL D'ARMÉE. 429

ÉPILOGUE.

Ce sont les dernières lignes qu'écrivit mon oncle ; il mourut avec cette résignation à l'Être suprême, persuadé que tous les savants peuvent se tromper, et reconnaissant que l'Église romaine est seule infaillible. L'Église grecque lui en sut très-mauvais gré, et lui en fit de vifs reproches à ses derniers moments. Mon oncle en fut affligé, et, pour mourir en paix, il dit à l'archevêque d'Astracan : (c Allez, ne vous attristez pas. Ne voyez-vous pas que je vous crois infailhble aussi? » C'est du moins ce qui m'a été raconté dans mon dernier voyage à Moscou ; mais je doute toujours de ces anecdotes qu'on débite sur les vivants et sur les mourants.

GHx\PITRE XXII.

DÉFENSE D'L'\ GÉNÉP.AL D'arMÉE ATTAQl'É PAR DES CUISTRES '.

Après avoir vengé la mémoire d'un honnête prêtre, je cède au noble désir de venger celle de Bélisaire. Ce n'est pas que je croie Bélisaire exempt des faiblesses humaines. J'ai avoué avec candeur que l'abbé Bazin avait été trop goguenard-, et j'ai quel- que pente à croire que Bélisaire fut très-ambitieux, grand pil- lard, et quelquefois cruel, courtisan tantôt adroit et tantôt mala- droit, ce qui n'est point du tout rare.

Je ne veux rien dissimuler à mon cher lecteur. Il sait que l'évêque de Rome Silverius, fils de l'évêque de Rome Hormisdas, avait acheté sa papauté du roi des Goths Théodat, 11 sait que Bélisaire, se croyant trahi par ce pape, le dépouilla de sa simarre épiscopale, le fit revêtir d'un habit de palefrenier, et l'envoya en prison à Patare en Lycie. Il sait que ce même Bélisaire vendit la papauté à un sous-diacre nommé Vigile pour quatre cents marcs d'or de douze onces à la livre, et qu'à la fin le sage Justinien fit mourir le bon pape Silvère dans l'île Palmeria. Ce ne sont que de petites tracasseries de cour dont les panégyristes ne tiennent point de compte.

Justinien et Bélisaire avaient pour femmes les deux plus ini-

i. Voyez ci-dessus, page 109, ['Anecdote sur Bélisaire; et page 109, la Seconde Anecdote sur Bélisaire.

2, Voyez ci-dessus, pages 369, 408, 409.

430 CHAPITRE XXII.

pudentes carognes qui fussent dans tout l'empire, La plus grande faute de Bélisaire, à mon sens, fut de ne savoir pas être cocu. Jus- tinien son maître était Lien plus habile que lui en cette partie. Il avait épousé une baladine des rues, une gueuse qui s'était prostituée en plein théâtre, et cela ne me donne pas grande opi- nion de la sagesse de cet empereur, malgré les lois qu'il fit com- piler, ou plutôt abréger par son fripon Trébonien. Il était d'ail- leurs poltron et vain, avare et prodigue, défiant et sanguinaire; mais il sut fermer les yeux sur la lubricité énorme de ïhéodora, et Bélisaire voulut faire assassiner l'arnantd'Antonine. On accuse aussi Bélisaire de beaucoup de rapines.

Quoi qu'il en soit, il est certain que le vieux Bélisaire, qui n'était pas si aveugle que le vieux Justinien, lui donna, sur la fin de sa vie, de très-bons conseils dont l'empereur ne profita guèi*e. Un Grec très-ingénieux, et qui avait conservé le véritable goût de l'éloquence dans la décadence de la littérature, nous a transmis ces conversations de Bélisaire avec Justinien. Dès qu'elles parurent, tout Constantinole en fat charmé. La quinzième con- versation ^ surtout enchanta tous les esprits raisonnables.

Pour avoir une parfaite connaissance de cette anecdote, il faut savoir que Justinien était un vieux fou qui se mêlait de théo- logie. Il s'avisa de déclarer, par un édit, en 564, que le corps de Jésus-Christ avait été impassible et incorruptible, et qu'il n'a- vait jamais eu besoin de manger ni pendant sa vie, ni après sa résurrection.

Plusieurs évêques trouvèrent son édit fort scandaleux. Il leur annonça qu'ils seraient clamnés dans l'autre monde, et persé- cutés dans celui-ci ; et, pour le prouver par les faits, il exila le patriarche de Constantinople, et plusieurs autres prélats, comme il avait exilé le pape Silvère.

C'est à ce sujet que Bélisaire fait à l'empereur de très-sages remontrances. Il lui dit qu'il ne faut pas damner si légèrement son prochain, encore moins le persécuter ; que Dieu est le père des hommes ; que ceux qui sont en quelque façon ses images sur la terre (si on ose le dire) doivent imiter sa clémence, et qu'il ne fallait pas faire mourir de faim le patriarche de Constan- tinople sous prétexte que Jésus-Christ n'avait pas eu besoin de manger. Bien n'est plus tolérant, plus humain, plus divin peut- être, que cet admirable discours de Bélisaire: je l'aime beaucoup

1. Le quinzième chapitre du iîeiisaiVe de Marmontel fut principalement l'objet du courroux des théologiens.

DÉFENSE D'UN GÉNÉRAL D'ARMÉE. 431

mieux que sa dernière campagne en Italie, dans laquelle on lui reprocha de n'avoir fait que des sottises.

Les savants, il est vrai, pensent que ce discours n'est pas de lui, qu'il ne parlait pas si Lien, et qu'un homme qui avait mis le pape Silvère dans un cul de hasse-fosse, et vendu sa place quatre cents marcs d'or de douze onces à la livre, n'était pas homme à parler de clémence et de tolérance : ils soupçonnent que tout ce discours est de l'éloquent grec Marmontelos, qui le publia. Cela peut être ; mais considérez, mon cher lecteur, que Bélisaire était vieux et malheureux : alors on change d'avis ; on devient compa- tissant.

Il y avait alors quelques petits Grecs envieux, pédants, igno- rants, et qui faisaient des brochures pour gagner du pain. Un de ces animaux, nommé Gogéos \ eut l'impudence d'écrire contre Bélisaire parce qu'il croyait que ce vieux général était mal en cour.

Bélisaire, depuis sa disgrâce, était devenu dévot : c'est souvent la ressource des vieux courtisans disgraciés, et même encore aujourd'hui les grands vizirs prennent le parti de la dévotion quand, au lieu de les étrangler avec un cordon de soie, on les relègue dans l'île de Mitylène. Les belles dames aussi se font dévotes, comme on sait, vers les. cinquante ans, surtout si elles sont bien enlaidies; et plus elles sont laides, plus elles sont fer- ventes. La dévotion de Bélisaire était très-humaine; il croyait que Jésus-Glirist était mort pour tous, et non pas pour plusieurs. Il disait à Justinien que Dieu voulait le bonheur de tous les hommes, et cela même tenait encore un peu du courtisan, car Justinien avait bien des péchés à se reprocher; et Bélisaire, dans la conversation, lui fit une peinture si touchante de la miséricorde divine que la conscience du malin vieillard couronné en devait être rassurée.

Les ennemis secrets de Justinien et de Bélisaire suscitèrent donc quelques pédants qui écrivirent violemment contre la bonté de Dieu. Le folliculaire Gogéos, entre autres, s'écria dans sa bro- chure, page 63 : Il n'y aura donc plus de réprouvés ! « Si fait, lui répondit-on, tu seras très-réprouvé: console-toi, l'ami; sois réprouvé, toi et tes semblables, et sois sûr que tout Gonstan- tinople en rira. » Ah ! cuistres de collège, que vous êtes loin de soupçonner ce qui se passe dans la bonne compagnie de Constan- tinople !

1. Coger (voyez la note, tome XXI, page 357), que Voltaire appelle aussi Cogé, et Coge pecus.

432 CHAPITRE XXII.

P0Sr-SCBIPTU3I.

DÉFENSE d'un JARDINIER.

Le même Cogéos attaqua non moins cruellement un pauvre jardinier d'une province de Cappadoce, et l'accusa, page 54, d'avoir écrit ces propres mots : « Notre religion, avec toute sa révélation, n'est et ne peut être que la religion naturelle perfec- tionnée. ')

Voyez, mon cher lecteur, la malignité et la calomnie! Ce bon jardinier était un des meilleurs chrétiens du canton, qui nour- rissait les pauvres des légumes qu'il avait semés, et qui pendant l'hiver s'amusait à écrire pour édifier son prochain, qu'il aimait. Il n'avait jamais écrit ces paroles ridicules et presque impies : avec toute sa révélation (une telle expression est toujours méprisante); cet homme, avec tout son latin; ce critique, avec tout son fatras. Il n'y a pas un seul mot dans ce passage du jardinier qui ait le moindre rapport à cette imputation. Ses œuvres ont été recueillies, et dans la dernière édition de 1764, page 252, ainsi que dans toutes les autres éditions, on trouve le passage que Cogéos ou Cogé a si lâchement falsifié. Le voici en français, tel qu'il a été fidèlement traduit du grec^

« Celui qui pense que Dieu a daigné mettre un rapport entre lui et les hommes, qu'il les a faits libres, capables du bien et du mal, et qu'il leur a donné à tous ce bon sens qui est l'instinct de l'homme, et sur lequel est fondée la loi naturelle, celui-là sans doute a une religion, et une religion beaucoup meilleure que toutes les sectes qui sont hors de notre Église: car toutes ces sectes sont fausses, et la loi naturelle est vraie. Notre religion révélée n'est môme et ne pouvait être que cette loi naturelle perfec- tionnée. Ainsi le théisme est le bon sens qui n'est pas encore instruit de la révélation, et les autres religions sont le bon sens perverti par la superstition. »

Ce morceau avait été honoré de l'approbation du patriarche de Constantinople et de plusieurs évêques : il n'y a rien de plus chrétien, de plus catholique, de plus sage.

Comment donc ce Cogé osa-t-il mêler son venin aux eaux pures de ce jardinier? Pourquoi voulut-il perdre ce bonhomme, et faire condamner Bélisaire? N'est-ce pas assez d'être dans la

1. Tome XX, page 506.

DERNIER AVIS AU LECTEUR. /,33

dernière classe des derniers écrivains? Faut-il encore être faus- saire? Ne savais-tu pas, ô Cogé ! quels châtiments étaient ordon- nés pour les crimes de faux? Tes pareils sont d'ordinaire aussi mal instruits des lois que des principes de l'honneur. Que ne lisais-tu les Institutes de Justinien, au titre De publias Judiciis, et la loi Cornelia?

Ami Cogé, la falsification est comme la polygamie : c'est un cas, un cas pendable *.

Écoute, misérable, vois combien je suis bon : je te pardonne.

DERNIER AVIS AU LECTEUR.

Ami lecteur, je vous ai entretenu des plus grands objets qui puissent intéresser les doctes, de la formation du monde selon les Phéniciens, du déluge, des dames de Babylone, de l'Egypte, des Juifs, des montagnes, et de Ninon. Vous aimez mieux une bonne comédie, un bon opéra-comique ; et moi aussi. Réjouissez- vous, et laissez ergoter les pédants. La vie est courte. II n'y a rien de bon, dit Salomon -, que de vivre avec son amie, et de se réjouir dans ses œuvres.

1. Molière, Monsieur de Pourceaugnac, acte II, scène xiii.

2. Ecclésiaste, m, 12.

FIN DE LA DEFENSE DE MON ONCLE.

26. MÉLANGES. V. 28

A WARBURTON

Tu exerces ton insolence et tes fureurs sur les étrangers comme sur tes compatriotes. Tu voulais que ton nom fût partout en horreur, tu as réussi : après avoir commenté Shakespeare, tu as commenté Moïse; tu as écrit une rapsodie en quatre gros vo- lumes- pour montrer que Dieu n'a jamais enseigné l'immorta- lité de l'àme pendant près de quatre mille ans, et tandis qu'Ho- mère l'annonce, tu veux qu'elle soit ignorée dans l'Écriture sainte. Ce dogme est celui de toutes les nations policées, et tu prétends que les Juifs ne le connaissaient pas.

Ayant mis ainsi le vrai Dieu au-dessous des faux dieux, tu feins de soutenir une religion que tu as violemment combattue; tu crois expier ton scandale en attaquant les sages; tu penses te laver en les couvrant de ton ordure; tu crois écraser d'une main la religion chrétienne, et tous les littérateurs de l'autre: tel est ton caractère. Ce mélange d'orgueil, d'envie, et de témérité, n'est pas ordinaire. Il t'a effrayé toi-même; tu t'es enveloppé dans les nuages de l'antiquité, et dans l'ohscurité de ton style; tu as cou- vert d'un masque ton affreux visage. Voyons si l'on peut faire tomber d'un seul coup ce masque ridicule.

Tous les sages s'accordent à penser que la législation des Juifs les rendait nécessairement les ennemis des nations.

Tu contredis cette opinion si générale, et si vraie, dans ton style de billingsgate^. Voici tes paroles : (( Je ne crois pas qu'il

1. D'Alembert, dans sa lettre du 4 auguste 1767, à Voltaire, lui dit que cette réponse à Warburton était trop amère, encore bien que le patriarche ne fit qu'user de représailles conti'e le pédant évèque de Glocester; et Grimm, tout en avouant, dans sa Correspondance, que cette lettre n'est pas tendre, ajoute que Warburton pouvait passer, en Angleterre, pour le La Beaumelle de Voltaire : ce qui s'accorde avec ce qu'en dit ce dernier dans les chapitres xiii, xiv et xv de la Défense de mon oncle. Nous pensons, au surplus, que cette soi-disant facétie fut composée vers le mois de juillet 1767. (Cl.) Voyez aussi, ci-dessus, le chap. xv de la Défense de mon oncle.

2. Divine Légation of Moses: 1760, cinq volumes in-8°.

3. Style de BillinQsgate signifie langage des halles.

436 A WARBURTON.

soit aisé d'entasser, môme dans le plus sale égoutde l'irréligion, tant de faussetés, d'absurdités, et de malice... Comment peut-il soutenir à visage découvert, et à la face du soleil, que la loi mo- saïque ordonnait aux Juifs d'entreprendre de vastes conquêtes, ou qu'elle les y encourageait, puisqu'elle leur assignait un district très-borné? »

Je passe sous silence les injures aussi grossières que lâches, dignes des portefaix de Londres et de toi, et je viens à ce que tu oses appeler des raisons : elles sont moins fortes que tes injures.

Voyons d'abord s'il est vrai qu'on ait promis aux Juifs un si petit district.

« En ce jour 1, le Seigneur fit un pacte avec Abraham, et lui dit : Je donnerai à ta semence la terre depuis le fleuve d'Egypte jusqu'au grand fleuve d'Euplirate. »

C'était promettre aux Juifs, par serment, l'isthme de Suez, une partie de l'Egypte, l'Arabie entière, tout ce qui fut depuis le royaume des Séleucides. Si c'est un petit pays, il faut que les Juifs fussent difficiles : il est vrai qu'ils ne l'ont pas possédé, mais il ne leur a pas été moins promis.

Les Juifs renfermés dans le Chanaan vécurent des siècles sans connaître ces vastes contrées, et ils n'eurent guère de notions de l'Euphrate et du Tigre que pour y être traînés en esclavage. Mais voici bien d'autres promesses; voyez Isaïe au chapitre xlix-.

« Le Seigneur a dit : J'étendrai mes mains sur toutes les na- tions; j'élèverai mon signe sur les peuples: ils vous apporteront leurs fils dans leurs bras , et leurs filles sur leurs épaules ; les rois seront vos nourriciers, et leurs filles vos nourrices; ils vous .adoreront, le visage en terre, et ils lécheront la poudre de vos pieds. »

N'est-ce pas leur promettre évidemment qu'ils seront les maîtres du monde, et que tous les rois seront leurs esclaves ? Eh bien! Warburton, que dis-tu de ce petit district?

Tu sais sur combien de passages les Juifs fondaient leur orgueil et leurs vaines espérances; mais ceux-ci suffisent pour démontrer que tu n'as pas même entendu les livres saints, contre lesquels tu as écrit. Vois si le sale égout de l'irréhgion n'est pas celui dans lequel tu barbotes.

Venons maintenant ^ à la haine invétérée que les Israélites

4. Genèse, xv, 18.

2. Verset 22.

3. Voyez tome XI, page 122.

A WARBURTON. 437

avaient conçue contre toutes les nations. Dis-moi si on égorge les pères et les mères, les fils et les filles, les enfants à la mamelle, et les animaux même sans haïr? Tu hais, tu calomnies; on te déteste clans ton pays, et tu détestes; mais si tu avais trempé dans le sang tes mains qui dégouttent de fiel et d'encre, oserais-tu dire que tu aurais assassiné sans colère et sans haine ? Relis tous les passages il est ordonné aux Juifs de ne pas laisser une âme en vie, et dis, si tu en as le front, qu'il ne leur était pas permis de haïr. Est-il possible qu'un cœur tel que le tien se trompe si grossièrement sur la haine? C'est un usurier qui ne sait pas compter.

Quoi ! ordonner qu'on ne mange pas dans le plat dont un étranger s'est servi, de ne pas toucher ses habits, ce n'est pas ordonner l'aversion pour les étrangers?

On me dira qu'il y a beaucoup d'honnêtes gens qui, sans te montrer de colère, ne veulent pas dîner avec toi, par la seule raison que ton pédantisme les ennuie, et que ton insolence les révolte; mais sois sûr qu'ils te haïssent, toi et tous les pédants barbares qui te ressemblent.

Les Juifs, dis-tu, ne haïssent que l'idolâtrie, et non les ido- lâtres : plaisante distinction !

Un jour, un tigre rassasié de carnage rencontra des brebis qui prirent la fuite; il courut après elles, et leur dit : « Mes enfants, vous vous imaginez que je ne vous aime point, vous avez tort : c'est votre bêlement que je hais; mais j'ai du goût pour vos per- sonnes, et je vous chéris au point que je ne veux faire qu'une chair avec vous: je m'unis à vous par la chair et le sang; je bois l'un, je mange l'autre pour vous incorporer à moi. Jugez si l'on peut aimer plus intimement. »

Bonsoir, Warburton.

F IX.

FRAGMENT DES INSTRUCTIONS

POUR

LE PRINCE ROYAL DE*

1752 1

I.

Vous devez d'abord, mon cher cousin, vous affermir dans la persuasion qu'il existe un Dieu tout-puissant qui punit le crime, et qui récompense la vertu. Vous savez assez de physique pour voir que ces anciennes erreurs, qu'il faut le grain pourrisse ^ et meure en terre pour germer, etc., détruiraient plutôt l'idée d'un Dieu formateur du monde qu'elles ne l'établiraient. Vous avez appris assez d'astronomie pour être sûr qu'il n'y a ni premier ni troisième ciel, ni région de feu auprès de la lune, ni firmament auquel les étoiles soient attachées, etc., mais un nombre innom- brable de globes disposés dans l'espace par la main de l'éternel géomètre. On vous a montré assez d'anatomie pour que vous ayez admiré par quels incompréhensibles ressorts vous vivez. Vous n'êtes point ébranlé par les objections de quelques athées ; vous

t. Cette date a été mise pai- Voltaire; mais elle est supposée. Le Fragment des instructions, etc., fut publié, pour la première fois, à la fin de juillet 17G7. Dans l'édition originale, à la suite du Fragment, on avait placé plusieurs mor- ceaux : Du Divorce (c'est le Mémoire d'un magistrat, qui est au tome XVII, pages 08-70); 1" De la Liberté de conscience, article qui fait aussi partie du Dic- tionnaire philosophique (voyez tome XVIII, page 238); 3" la première Anecdote sur Bélisaire (voyez ci-dessus, page 109), avec la date du 20 mars 1767. Une autre édition encadrée, sous le millésime 1768, contient de plus la Seconde Anec- dote sur Bélisaire (voyez ci-desus, page 1G9), et la. Lettre de V archevêque de Can- torbéry à l'archevêque de Paiis. (B.) .

Un prince, dans ce morceau, conseille un autre prince. Cet autre prince ne serait-il pas ' Frédéric-Guillaume, prince royal de Prusse, alors âgé de vingt- trois ans? (G. A.)

2. I. Cor., XV, 36.

UUO FRAGMENT DES INSTRUCTIONS

pensez que Dieu a fait l'univers, comme vous croyez, si j'ose me servir de cette faihle comparaison, qucle palais que vous habitez a été élevé par le roi votre grand-père. Vous laissez les taupes enterrées sous vos gazons nier, si elles l'osent, l'existence du soleil.

Toute la nature vous a démontré l'existence du Dieu suprême: c'est à votre cœur à sentir l'existence du Dieu juste. Comment pourriez-vous être juste, si Dieu ne l'était pas ? Et comment pour- rait-il l'être, s'il ne savait ni punir ni récompenser ?

Je ne vous dirai pas quel sera le prix et quelle sera la peine. Je ne vous répéterai point : <( Il y aura des pleurs^ et des grin- cements de dents, » parce qu'il ne m'est pas démontré qu'après la mort nous ayons des yeux et des dents. Les Grecs et les Ro- mains riaient de leurs furies, les chrétiens se moquent ouverte- ment de leurs diables, et Belzébuth n'a pas plus de crédit que Tisiphone. C'est une très- grande sottise de joindre à la religion des chimères qui la rendent ridicule. On risque d'anéantir toute religion, dans les esprits faibles et pervers, quand on déshonore celle qu'on leur annonce par des absurdités. Il y a une ineptie cent fois plus horrible, c'est d'attribuer à l'Être suprême des injus- tices, des cruautés, que nous punirions du dernier supplice dans les hommes.

Servez Dieu par vous-même, et non sur la foi des autres. Ne le blasphémez jamais ni en libertin ni en fanatique. Adorez l'Être suprême en prince, et non en moine. Soyez résigné comme Épic- tète, et bienfaisant comme Marc-Aurèle.

II.

' Parmi la multitude des sectes qui partagent aujourd'hui le monde, il en est une qui domine dans cinq ou six.provinces de l'Europe, et qui ose se dire universelle 2, parce qu'elle a envoyé des missionnaires en Amérique et en Asie. C'est comme si le roi de Danemark s'intitulait seigneur du monde entier, parce qu'il pos- sède un établissement sur la côte de Coromandel et deux petites îles dans l'Amérique.

Si cette Église s'en tenait à cette vanité de s^'appeler univer- selle dans le coin du monde qu'elle occupe, ce ne serait qu'un ridicule ; mais elle pousse la témérité, disons mieux, l'insolence, jusqu'à dévouer aux flammes éternelles quiconque n'est pas dans son sein.

1. Matth., VIII, 12.

2. Voyez., dans le présont volume, l'Avis à tous les Orientaux.

POUR LE PRINCE ROVAL DE***. Ml

Elle ne prie pour aucun des princes de la terre qui sont d'une secte différente. C'est elle qui, en forçant ces autres sociétés à l'imiter, a rompu tous les liens qui doivent unir les hommes.

Elle ose se dire chrétienne, catholique, et elle n'est assurément ni l'une ni l'autre. Qu'y a-t-il en effet de moins chrétien que d'être en tout opposé au Christ ? Le Christ et ses disciples ont été pau- vres ; ils ont fui les honneurs ; ils ont chéri rabaissement et les souffrances. Reconnaît-on à ces traits des moines, des évêques, qui regorgent de trésors, qui ont usurpé dans plusieurs pays les droits régaliens ; un pontife qui règne dans la ville des Scipions et des Césars, et qui ne daigne jamais parler à un prince si ce prince n'a pas auparavant baisé ses pieds ? Ce contraste extrava- gant ne révolte pas assez les hommes.

On le souffre en riant dans la communion romaine, parce qu'il est établi dès longtemps ; s'il était nouveau, il exciterait l'in- dignation et l'horreur. Les hommes, tout éclairés qu'ils sont au- jourd'hui, sont les esclaves de seize siècles d'ignorance qui les ont précédés.

Conçoit-on rien de plus avilissant pour les souverains de la communion soi-disant catholique que de reconnaître un maître étranger ? Car quoiqu'ils déguisent ce joug, ils le portent. L'au- teur du Siècle de Louis XIV, que vous lisez avec fruit, a beau dire ' que le pape est une idole dont on baise les pieds et dont on lie les mains, ces souverains envoient à cette pagode une ambassade d'obédience ; ils ont à Rome un cardinal protecteur de leur cou- ronne ; ils lui payent des tributs en annates, en premiers fruits. Mihe causes ecclésiastiques dans leurs États sont jugées par des commissaires que ce prêtre étranger délègue.

Enfin plus d'un roi souffre chez lui l'infâme tribunal de l'Ln- quisition, érigé par des papes et rempli par des moines : il est mitigé ; mais il subsiste, à la honte du trône et de la nature hu- maine.

Vous ne pouvez, sans un rire de pitié, entendre parler de ces troupeaux de fainéants tondus, blancs, gris, noirs, chaussés, déchaux, en culottes ou sans culottes, pétris de crasse et d'argu- ments, dirigeant des dévotes imbéciles, mettant à contribution la populace, disant des messes pour faire retrouver les choses perdues, et faisant Dieu tous les matins pour quelques sous, tous étrangers, tous à charge à leur patrie, et tous sujets de Rome.

1. Voyez tome XIV, page iG5.

442 FRAGMENT DES INSTRUCTIONS

Il y a tel royaume qui nourrit cent mille de ces animaux paresseux et voraces, dont on aurait fait de Jjons matelots et de braves soldats.

Grâces au ciel et à la raison, les États sur lesquels vous devez régner un jour sont préservés de ces fléaux et de cet opprobre. Remarquez qu'ils n'ont fleuri que depuis que vos étables d'Augias ont été nettoyées de ces immondices.

Voyez surtout l'Angleterre, avilie autrefois jusqu'à être une province de Rome, province dépeuplée, pauvre, ignorante et turbulente; maintenant elle partage l'Amérique avec l'Espagne ^ et elle en possède la partie réellement la meilleure: car si l'Es- pagne a les métaux, l'Angleterre a les moissons que ces métaux achètent. Elle a dans ce continent les seules terres qui produisent les hommes robustes et courageux ; et, tandis que de misérables théologiens de la communion romaine disputent pour savoir si les Américains sont enfants de leur Adam, les Anglais s'occupent à fertiliser, à peupler et enrichir deux mille lieues de terrain, et à y faire un commerce de trente millions d'écus par année. Ils régnent sur la côte de Coromandel au bout de l'Asie ; leurs flottes dominent sur les mers, et ne craindraient pas les flottes de l'Eu- rope entière réunies.

Vous voyez clairement que, toutes choses d'ailleurs égales, un royaume protestant doit l'emporter sur un royaume catholique, puisqu'il possède en matelots, en soldats, en cultivateurs, en manufactures, ce que l'autre possède en prêtres, en moines et en reliques; il doit avoir plus d'argent comptant, puisque son argent n'est point enterré dans des trésors de Notre-Dame de Lorette, et qu'il sert au commerce, au lieu de couvrir des os de morts qu'on appelle des corys saints; il doit avoir de plus riehes moissons, puisqu'il a moins de jours d'oisiveté consacrés à de vaines céré- monies, au cabaret et à la débauche. Enfin les soldats des pays protestants doivent être les meilleurs, car le Nord est plus fécond en hommes vigoureux, capables des longues fatigues, et patients dans les travaux, que les peuples du Midi, occupés de proces- sions, énervés par le luxe, et affaiblis par un mal honteux qui a fait dégénérer l'espèce si sensiblement que, dans mes voyages, j'ai vu deux cours Ijrillantes il n'y avait pas dix hommes ca-

1. L'Angleterre et PEspagne ne possèdent plus que quelques lies en Amérique. Les colonies anglaises du nord de l'Amérique sont devenues les États-Unis. Le Mexi- que et les autres colonies espagnoles du continent ont successivement, depuis le commencement de ce siècle, secoué le joug de la métropole. Le Brésil, qui était une colonie portugaise, est un État indépendant; voyez tome XII, page 40ô.

POUR LE PRINCE ROYAL DE***. 443

pables de supporter les travaux militaires. Aussi a-t-on tu un seul prince du ^'ord \ dont les États n'étaient pas comptés pour une puissance dans le siècle passé, résister à tous les efforts des maisons d'Autriche et de France.

III.

^'e persécutez jamais personne pour ses sentiments sur la religion : cela est horrible devant Dieu et devant les hommes. Jésus-Christ, loin d'être oppresseur, a été opprimé. S'il y avait dans l'univers un être puissant et méchant, ennemi de Dieu, comme l'ont prétendu les manichéens, son partage serait de per- sécuter les hommes. Il y a trois religions établies de droit hu- main dans l'empire : je voudrais qu'il y en eût cinquante dans vos États, ils en seraient plus riches, et vous en seriez plus puis- sant. Rendez toute superstition ridicule et odieuse, vous n'aurez jamais rien à craindre de la religion. Elle n'a été terrible et san- guinaire, elle n'a renversé des trônes, que lorsque les fables ont été accréditées et les erreurs réputées saintes. C'est l'insolente absurdité des deux glaives; c'est la prétendue donation de Con- stantin; c'est la ridicule opinion qu'un paysan juif de Galilée - avait joui vingt-cinq ans à Rome des honneurs du souverain pon- tificat; c'est la compilation des prétendues décrétales faite par un faussaire ; c'est une suite non interrompue, pendant plusieurs siècles, de légendes mensongères, de miracles impertinents, de livres apocryphes, de prophéties attribuées à des sibylles; c'est enfin ce ramas odieux d'impostures qui rendit les peuples fu- rieux, et qui fit trembler les rois. Voilà les armes dont on se servit pour déposer le grand empereur Henri IV, pour le faire prosterner aux pieds de Grégoire VII, pour le faire mourir dans la pauvreté, et pour le priver de la sépulture; c'est de cette source que sortirent toutes les infortunes des deux Frédéric^; c'est ce qui a fait nager l'Europe dans le sang pendant des siècles. Quelle religion que celle qui ne s'est jamais soutenue, depuis Constan- tin, que par des troubles civils ou par des bourreaux! Ces temps ne sont plus ; mais gardons qu'ils ne reviennent. Cet arbre de i^ mort,, tant élagué dans ses branches, n'est point encore coupé dans sa racine, et tant que la secte romaine aura des fortunes à distribuer, des mitres, des principautés, des tiares à donner, tout

1. Frédéric II, roi de Prusse.

2. Saint Pierre.

3. Frédéric I^jdit Barberousse, et Frédéric II; voyez Ig^ Aïoiales de l'Empire, tome XIII.

ààli FRAGMENT DES INSTRUCTIONS

est à craindre pour la liberté et pour le repos du genre humain. La politique a établi une balance entre les puissances de l'Eu- rope; il n'est pas moins nécessaire qu'elle en forme une entre les erreurs, afin que, balancées l'une par l'autre, elles laissent le monde en paix.

On a dit souvent que la morale, qui vient de Dieu, réunit tous les esprits S et que le dogme, qui vient des hommes, les divise. Ces dogmes insensés, ces monstres, enfants de l'école, se com- battent tous dans l'école ; mais ils doivent être également mépri- sés des hommes d'État; ils doivent tous être rendus impuissants par la sagesse de l'administration. Ce sont des poisons dont l'unie sert de remède à l'autre, et l'antidote universel contre ces poisons de l'àme, c'est le mépris.

IV.

Soutenez la justice, sans laquelle tout est anarchie et brigan- dage. Soumettez-vous-y le premier vous-même ; mais que les juges ne soient que juges, et non maîtres; qu'ils soient les pre- miers esclaves de la loi, et non les arbitres. Ne souffrez jamais qu'on exécute à mort un citoyen, fût-il le dernier mendiant de vos États, sans qu'on vous ait envoyé son procès, que vous ferez examiner par votre conseil. Ce misérable est un homme, et vous devez compte de son sang.

Que les lois chez vous soient simples, uniformes, aisées à entendre de tout le monde. Que ce qui est vrai et juste dans une de vos villes ne soit pas faux et injuste dans une autre ^r cette contradiction anarchique est intolérable.

Si jamais vous avez besoin d'argent, par le malheur des temps, vendez vos bois, votre vaisselle d'argent, vos diamants, mais ja- mais des offices de judicature. Acheter le droit de décider de la vie et de la fortune des hommes, c'est le plus scandaleux marché qu'on ait jamais fait. On parle de simonie : y a-t-il une plus . lâche simonie que de vendre la magistrature? car y a-t-il rien de plus saint que les lois ? "

Que vos lois ne soient ni trop relâchées, ni trop sévères. Point de confiscation de biens à votre profit : c'est une tentation trop dangereuse. Ces confiscations ne sont, après tout, qu'un vol fait aux enfants d'un coupable. Si vous n'arrachez pas la vie à ces enfants innocents, pourquoi leur arrachez-vous leur patrimoine?

1. Voyez tome XX, paj^e 506.

2. ^■oyez tome XXIII, page 49i.

POUR LE PRINCE ROYAL DE***. Z,45

N'êtes-vous pas assez riche sans vous engraisser du sang de vos sujets? Les bons empereurs, dont nous tenons notre législation, n'ont jamais admis ces lois barbares.

Les supplices sont malheureusement nécessaires : il faut effrayer le crime-, mais rendez les supplices utiles; que ceux qui ont fait tort aux hommes servent les hommes. Deux souveraines ^ du plus vaste empire du monde ont donné successivement ce grand exemple. Des pays affreux, défrichés par des mains crimi- nelles, n'en ont pas moins été fertiles. Les grands chemins réparés par leurs travaux toujours renaissants ont fait la sûreté et l'em- bellissement de l'empire.

Que l'usage affreux de la question ne revienne jamais dans vos provinces, excepté le cas il s'agirait évidemment du salut de l'État.

La question, la torture ^ fut d'abord une invention des bri- gands qui, venant piller des maisons, faisaient souffrir des tour- ments aux maîtres et aux domestiques jusqu'à ce qu'ils eussent découvert leur argent caché ; ensuite les Romains adoptèrent cet horrible usage contre les esclaves, qu'ils ne regardaient pas comme des hommes; mais jamais les citoyens romains n'y furent exposés.

Vous savez d'ailleurs que, dans les pays cette coutume horrible est abolie, on ne voit pas plus de crimes que dans les autres. On a tant dit que la question est un secret presque sûr pour sauver un coupable robuste, et pour condamner un innocent d'une constitution faible, que ce raisonnement a enfin persuadé des nations entières.

V.

Les finances sont chez vous administrées avec une économie qui ne doit se déranger jamais. Conservez précieusement cette sage administration. La recette est aussi simple qu'elle puisse l'être. Les soldats, qui ne servent à rien en temps de paix, sont distribués aux portes des villes : ils prêteraient un prompt secours au receveur des tributs, qui est d'ordinaire un homme d'âge, seul, et désarmé. Vous n'êtes point obligé d'entretenir une armée de commis contre vos sujets. L'argent de l'État ne passe point par trente mains différentes, qui toutes en retiennent une partie. On ne voit point de fortunes immenses élevées par la rapine, à

1. Elisabeth et Catherine II; voyez tome XX, page 535.

2. Voyez tome XX, pages 313, 533: XXV, 557.

446 FRAGMENT DES INSTRUCTIONS

VOS dépens, et aux dépens de la noblesse et du peuple. Chaque receveur porte tous les mois l'argent de sa recette à la chambre de vos finances. Le peuple n'est point foulé, et le prince n'est point volé. Vous n'avez point chez vous cette multitude de petites dignités bourgeoises, et d'emi)lois subalternes sans fonction, qu'on voit sortir de sous terre dans certains États ils sont mis en vente par une administration obérée. Tous ces petits titres sont achetés chèrement par la vanité ; ils produisent aux ache- teurs des rentes perpétuelles, et l'allaiblissement perpétuel de l'État.

On ne voit point chez vous cette foule de bourgeois inutiles, intitulés conseillers du prince, qui vivent dans l'oisiveté, et qui n'ont autre chose à faire qu'à dépenser à leurs plaisirs les revenus de ces charges frivoles que leurs pères ont acquises.

Chaque citoyen vit chez vous ou du revenu de sa terre, ou du fruit de son industrie, ou des appointements qu'il reçoit du prince. Le gouvernement n'est point endetté. Je n'ai jamais en- tendu crier ici dans les rues, comme dans un pays ^ j'ai voyagé dans ma jeunesse : « Nouvel édit d'une constitution de rentes ; nouvel emprunt ; charges de conseiller du roi mouleur de bois, mesureur de charbon -. » Vous ne tomberez point dans cet avi- lissement, aussi ruineux que ridicule. On interdirait un comte de l'empire qui se conduirait ainsi dans sa terre ; on lui ôterait jus- tement l'administration de son bien. Si les États dont je parle sont destinés un jour à être nos ennemis, puissent-ils se conduire selon des maximes si extravagantes !

VL

Faites travailler vos soldats à la perfection des- chemins par lesquels ils doivent marcher, à l'aplanissement des montagnes qu'ils doivent gravir, aux ports ils doivent s'embarquer, aux fortifications des villes qu'ils doivent défendre. Ces travaux utiles les occuperont pendant la paix, rendront leurs corps plus ro- bustes et plus capables de soutenir les fatigues de la guerre. Une légère augmentation de paye suffira pour qu'ils courent au travail avec gaieté. Telle était la méthode des Romains; les légions firent elles-mêmes ces chemins qu'ils traversèrent pour aller conquérir l'Asie Mineure et la Syrie. Le soldat se courbe en remuant la terre, mais il se redresse en marchant à fennemi. Un mois

1. La France.

2. Voyez tome XIV, page 527 ; et XX, 2G0.

POUR LE PRINCE ROYAL DE***. Zji?

d'exercice rétablit ce petit avantage ext-érieur, que six mois de travail ont pu défigurer. La force, l'adresse, et le courage, valent Lien la grâce sous les armes. Les Anglais et les Russes sont moins parfaits à la parade que les Prussiens, et les égalent au jour de bataille.

On demande s'il est convenable que les soldats soient mariés ? Je pense qu'il est bon qu'ils le soient : la désertion diminue, la population augmente. Je sais qu'un soldat marié sert moins vo- lontiers loin des frontières, mais il en vaut mieux quand il combat dans le sein de la patrie. Vous ne prétendez pas porter la guerre loin de votre État, votre situation ne vous le permet pas ; votre intérêt est que vos soldats peuplent vos provinces, au lieu d'aller ruiner celles des autres.

Que le militaire, après avoir longtemps servi, ait cbez lui des secours assurés ; qu'il y jouisse au moins de sa demi-paye, comme en Angleterre. Un Hôtel des invalides, tel que Louis XIV en donna l'exemple dans sa capitale, pouvait convenir à un riche et vaste royaume. Je crois plus avantageux pour vos États que chaque soldat, à l'âge de cinquante ans au plus tard, rentre dans le sein de sa famille. Il peut encore labourer ou travailler d'un métier utile ; il peut donner des enfants à la patrie. Un homme robuste peut, à l'âge de cinquante ans, être encore utile vingt années ; sa demi-paye est un argent qui, bien que modique, rentre dans la circulation au profit de la culture. Pour peu que ce soldat ré- formé défriche un quart d'arpent, il est plus utile à l'État qu'il ne l'a été à la parade,

VIL

Ne souffrez pas chez vous la mendicité. C'est une infamie qu'on n'a pu encore détruire en Angleterre, en France, et dans une partie de l'Allemagne, Je crois qu'il y a en Europe plus de quatre cent mille malheureux, indignes du nom d'hommes, qui font un métier de l'oisiveté et de la gueuserie. Quand une fois ils ont embrassé cet abominable genre de vie, ils ne sont plus bons à rien ; ils ne méritent pas même la terre ils devraient être ensevelis. Je n'ai point vu cet oppro])re de la nature humaine toléré en Hollande, en Suède, en Danemark; il ne l'est pas même en Pologne. La Russie n'a point de troupes de gueux étabhs sur les grands chemins pour rançonner les passants. Il faut punir sans pitié les mendiants qui osent se faire craindre, et secourir les pauvres avec la plus scrupuleuse attention. Les hôpitaux de Lyon et d'Amsterdam sont des modèles; ceux de Paris sont

448 FRAGMENT DES INSTRUCTIONS, ETC.

indignement administrés. Le gouvernement municipal de chaque ville doit seul avoir le soin de ses pauvres et de ses malades. C'est ainsi qu'on en use dans Lyon et dans Amsterdam. Tous ceux que la nature afflige y sont secourus ; tous ceux à qui elle laisse la liberté des membres y sont forcés à un travail utile. Il faut surtout commencer à Lyon par l'administration de l'hôpital pour arriver aux honneurs municipaux de l'Hôtel de Ville : c'est le grand secret. L'Hôtel de Ville de Paris n'a pas des institutions si sages, il s'en faut beaucoup; le corps de ville y est ruiné, il est sans pouvoir et sans crédit.

Les hôpitaux de Rome sont riches, mais ils ne semblent des- tinés que pour recevoir des pèlerins étrangers. C'est un charlata- nisme qui attire des gueux d'Espagne, de Bavière, d'Autriche, et qui ne sert qu'à encourager le nombre prodigieux des mendiants d'It*ahe, Tout respire à Rome l'ostentation et la pauvreté, la super- stition et l'arlequinade

N. B. Le reste manque.

FIN DU FRAGMENT DES INSTRUCTIONS.

LETTRE

DE GEROFLE A COGÉ

(17671)

Moi, Gérofle, je déclare que mon maître étant trop vieux et trop malade pour répondre à la lettre de maître Gogé, professeur au collège Mazarin, je mets laplume à la main ^ pour mon maître ; étant persuadé qu'un bon domestique doit prendre la défense de son maître, comme le neveu de l'abbé Bazing a soutenu la cause de son oncle. J'entre en matière, car le patron n'aime pas le ver- biage.

Si une noble émulation soutenue par le génie produit les bons livres, l'orgueil et l'envie produisent les critiques, on le sait assez. Mais de quel droit maître Gogé serait-il envieux et orgueil- leux?

Quand Timmortel Fénelon donna son roman moral du Tèlè- maque, Faydit et Gueudeville firent des brochures contre lui, et eurent même l'insolence de faire entrer la religion dans leurs rapsodies, dernière ressource des lâches et des imposteurs.

Quand un digne académicien a donné le roman moral de Bèlisaire, traduit dans presque toutes les langues de l'Europe, il a trouvé son Faydit et son Gueudeville dans le régent de collège Gogé et dans Riballier,

Gogé et Riballier ont été les serpents qui, non-seulement ont v^ cru ronger la lime, mais qui ont essayé de mordre l'auteur. Ils se sont imaginé que la nation est au xiv« siècle, parce qu'ils y sont. Ils ont cabale dans la sacrée faculté de théologie de Paris pour engager icelle à écrire en latin contre un roman écrit en

_ 1. Cette pièce fait partie du recueil intitulé les Choses utiles et agréables, 17G9-1770, trois volu-pies in-8". C'est par plaisanterie que Voltaire nomme Corjé le personnage dont le véritable nom est Coçjer: voyez tome X\I, page 357. '2. Expression de Larcher; voyez la note 3 de la page 371. 2G. Mélanges. V. 29

4o0 LETTRE DE GÉROFLE A COGÉ.

français. Mais la sacrée faculté ayant eu la modestie de soupçon- ner que son latin n'est pas celui de Cicéron, et que son français n'est pas relui de Vaugelas, il a semblé bon à ladite faculté de ne se hasarder dans aucune de ces deux langues. On lui a proposé de donner son thème en grec, attendu que Bélisaire parlait grec; mais elle a répondu que tout cela était du grec pour elle, Qu'est-il arrivé de tout ce fracas ?

La Sorbonne en travail enfante une soiiiis'.

C'est ainsi que le vinaigrier Abraham Chaumeix, brave con- vulsionnaire, entreprit d'aigrir les esprits de tous les parlements du royaume contre V Encyclopédie. Abraham avait été éconduit par les illustres et savants hommes qui dirigeaient ce célèbre recueil des connaissances humaines. Il imagina, pour avoir du pain, d'accuser les auteurs d'athéisme; et voici comme il s'y prit juridiquement. Les semences de l'athéisme sont jetées, dit-il, au premier volume dans les articles Beurre, Brouette, Chapeau; elles se développeront dans toute leur horreur aux articles Falbala, Jésuite, et Culotte.

Cet ouvrage, en vingt volumes in-folio, devait immanquable- ment exciter une sédition dans les halles et au port Landry. L'ouvrage a paru: tout a été tranquille; Abraham Chaumeix, honteux d'avoir été faux prophète à Paris, est allé prophétiser à Moscou, et l'impératrice a daigné mander à mon maître qu'elle avait mis Al^raham à la raison.

Si votre ami Cogé est prophète aussi, il est assurément pro- phète de Baal, L'esprit mensonger est au bout de sa plume. Il fait un libelle infâme contre Bélisaire; et dans ce libelle, non content de médire, comme un vilain, d'un vieux capitaine qui ne donne que de bons conseils à son empereur, il médit aussi de mon maître, qui ne donne des conseils à personne.

C'est une étrange chose que la cuistrerie. Dès que ces drôles- combattent un académicien sur un point d'histoire et de gram- maire, ils mêlent au plus vite Dieu et le roi dans leurs que- relles. Ils s'imaginent, dans leur galetas, que Dieu et le roi s'armeront en leur faveur de tonnerres et de lettres de cachet. Eh ! maroufles, ne prenez jamais le nom de Dieu et du roi en vain.

1, Boileau, Art poét., III, 274.

FIN DE LA LETTRE DE GÉROFLE.

ESSAI

HISTORIQUE ET CRITIQUE

SUR LES DISSENSIONS

DES EGLISES DE POLOGNE^

PAR JOSEPH BOURBILLON

PROFESSEUR EN DROIT PUBLIC.

Avant de donner au public une idée juste des différends qui divisent aujourd'hui la Pologne; avant de déférer au tribunal du genre humain la cause des dissidents grecs, romains, et protes- tants, il est nécessaire de faire voir premièrement ce que c'est que rÉglise grecque.

Il faut avouer d'abord que les Églises grecque et syriaque furent instituées les premières, et que l'Orient enseigna l'Occi- dent. Nous n'avons aucune preuve que Pierre ait été à Rome, et nous sommes sûrs qu'il resta longtemps en Syrie, et qu'il alla jusqu'à Babylone. Paul était de Tarse en Cilicie. Ses ouvrages sont écrits en grec. Nous n'avons aucun Évangile qui ne soit grec. Tous les Pères des quatre premiers siècles jusqu'à Jérôme ont été Grecs, Syriens ou Africains. Presque tous les rites de la commu- nion romaine attestent encore par leurs noms mêmes leur ori-

1. L'édition originale de cet Essai a 54 pages in-8", sous le millésime 1767. Les Mémoires secrets le citent a la date du 18 octobre. Voltaire lui-même en parle dans sa lettre a Damilaville, du 4 décembre de la même année. C'est par erreur sans doute que. jusquâ ce jour, on a imprimé, avec la date du 4 janvier 1767. une lettre à d'Argental il en est question; cette lettre doit être du 4 janvier 1768.

Senebier. dans son Histoire littéraire de Genève, tome III, page 56, attribue à Jacob Bourdillon l'Essai sur les dissensions de Pologne, que Voltaire avait donné, comme on voit, sous le nom de Joseph Bourdillon. Je ne pouvais passer sous silence une telle faute. J'ai aussi donner la variante de la fin de cet écrit. (B.)

452 ESSAI SUR LES DISSENSIONS

gine grecque: église, baptême, paraclet, liturgie, litanie, symbole, eucharistie, agape, épiplianie, évêque, prêtre, diacre, pape même, tout annonce que l'Église d'occident est la fille de l'Église d'orient, fille qui, dans sa puissance, a méconnu sa mère.

Aucun évêque de Home ne fut compté ni parmi les Pères, ni même parmi les auteurs api)rouvés, pendant plus de six siècles entiers. Tandis qu'Athénagore, Éplirem, Justin, Tertullien, Clé- ment d'Alexandrie, Origène, Cyprien, Irénée, Atiianase, Eusèbe, Jérôme, Augustin, remplissaient le monde de leurs écrits, les évêques de Rome, en silence, se bornaient au soin d'établir leur troupeau, qui croissait de jour en jour,

Nous n'avons sous le nom d'un évêque de Rome que les Ricog- nitions de Clément. Il est prouvé qu'elles ne sont pas de lui, et, si elles en étaient, elles ne feraient p:is honneur h sa mémoire. Ce Sont des conférences de Clément avec Pierre, Zachée, Bar- nabe et Simon le Magicien. Ils rencontrent vers Tripoli un vieillard, et Pierre devine que ce vieillard est de la race de César; qu'il épousa Matiiilde, dont il eut trois enfants ; que Clément est le cadet de ces enfants '. ainsi Clément est reconnu pour être de la maison impériale. C'est apparemment cette connaissance qui a donné le titre au livre ; encore cette rapsodie est-elle écrite en grec.

Mais aucun prêtre chrétien, soit grec, soit syriaque, ou afri- cain, ou italien, n'eut certainement d'autre puissance que celle de parler toutes les langues du monde, de faire des miracles, de chasser les diables : puissance admirable que nous sommes bien loin de leur contester.

Qu'il nous soit permis de le dire, sans oiîenscr personne : Si l'ambition pouvait s'en tenir aux paroles expresses de l'Évangile, elle verrait évidemment que les apôtres n'ont reçu aucune domi- nation temporelle de Jésus-Christ, qui lui-même n'en avait pas. Elle verrait que ses disciples étaient tous égaux, et que Jésus- Christ même a menacé de châtiment ceux qui voudraient s'élever au-dessas des autres ^

Pour peu qu'on soit instruit, on sait que, dans le V" siècle, il n'y eut aucun siège épiscopal particulier. Les apôtres et leurs successeurs se cachaient tantôt dans un lieu, tantôt dans un autre; et certainement lorsqu'ils prêchaient de vihageen village, de cave en cave, de galetas en galetas, ils n'avaient ni trône épiscopal, ni juridiction, ni gardes; et quatre principaux barons

t. Matthieu, xx, 20, 27; Luc, xxii, 26.

DES ÉGLISES DE POLOGNE. 453

ne portaient point à leur entrée les cordons d'un dais superhe, sous lequel on eût vu André et Luc portés pompeusement comme des souverains.

Dès le II" siècle la place d'évêque fut lucrative par les aumônes des chrétiens, et conséqucmment les évoques des grandes villes furent plus riches que les autres; étant plus riches, ils eurent plus de crédit et de pouvoir.

Si quelque évêque avait pu prétendre à la supériorité, c'eût été assurément l'évêque de Jérusalem, non pas comme le plus riche, mais comme celui qui, selon l'opinion vulgaire, avait suc- cédé à saint Jacques, le propre frère de Jésus-Christ. Jérusalem était le berceau de la religion chrétienne. Son fondateur y était mort par un supplice cruel; il était reçu que Jacques son frère y avait été lapidé. Marie, mère de Dieu, y était morte. Joseph, son mari, était enterré dans le pays. Tous les mystères du chris- tianisme s'y étaient opérés. Jérusalem était la ville sainte qui devait reparaître dans toute sa gloire pendant mille années. Que de titres pour assurer à l'évêque de Jérusalem une prééminence incontestable !

Mais lorsque le concile de Nicée régla la hiérarchie, qui avait eu tant de peine à s'établir, le gouvernement ecclésiastique se modela sur la politique. Les évoques appelèrent leurs districts spirituels du nom temporel de diocèse. Les évêques des grandes vihes prirent le titre de métropolitains. Le nom de patriarche s\Hr- blit peu à peu : on donna ce titre aux évêques de Gonstantinople et de Rome, qui étaient deux villes impériales ; à ceux d'Alexandrie et d'Antioche, qui étaient encore deux considérables métropoles; et enfin à celui de Jérusalem, qu'on n'osa pas dépouiller de cette dignité, quoique cette ville, nommée alors Élia, fût presque dépeu- plée et située dans un terrain ingrat, dans lequel elle ne pouvait s'affranchir de la pauvreté, n'ayant jamais fleuri que par le grand concours des Juifs qui venaient autrefois y célébrer leurs grandes fêtes; mais, ne tirant alors quelque argent que des pèlerinages peu fréquents des chrétiens, le district de ce patriarche fut très- peu de chose. Les quatre autres, au contraire, furent très-étendus.

11 ne tomba dans la tête ni d'aucun évêque, ni d'aucun patriarche, de s'arroger une juridiction temporelle. On n'en trouve aucun exemple que dans la subversion de l'empire romain en occident.

Tout y changea lorsque Pépin d'Austrasie, premier domes- tique d'un prince franc nommé Childeric, se lia avec le pape Zacharie, et ensuite avec le pape Etienne II, pour rendre son

454 ESSAI SUR LES DISSENSIONS

usurpation respectable aux peuples. Il se fit sacrer à Saint-Denis en France par ce même pape Etienne ; en récompense, cet usur- pateur lui donna dans la Romagnc quelques domaines aux dépens des usurpateurs lombards.

Voilà le premier évêque devenu prince. On conviendra sans peine que cette grandeur n'est pas des temps apostoliques. Aussi fut-elle signalée par le meurtre et par le carnage, peu de temps après, sous le pape Etienne III. Le clergé romain, partagé en deux partis, inonda de sang la chaire de bois dans laquelle on prétend que saint Pierre avait prêché au peuple romain. Il est vrai qu'il n'est pas plus vraisemblable que, du temps de l'empereur Tibère, un Galiléen ait prêché en chaire dans le foi'um romanum qu'il n'est vraisemblable qu'un Grec vînt prêcher aujourd'hui dans le grand bazar de Stamboul. Mais enfin il y avail à Rome, du temps d'Etienne ÏII, une chaire de bois, et elle fut entourée de cadavres sanglants.

Lorsque Charlemagne partit de la Germanie pour usurper la Lombardie; lorsqu'il eut privé ses neveux de l'héritage de leur père Pépin; lorsqu'il eut enfermé en prison ses enfants innocents, dont on n'entendit plus parler depuis; lorsque ses succès eurent couronné ce crime; lorsqu'il se fut fait reconnaître empereur dans Eome, il donna encore de nouvelles seigneuries au pape Léon III, qui lui mit dans l'église de Saint-Pierre une couronne d'or sur la tête, et un manteau de pourpre sur les épaules.

Cependant remarquons que ce pape Léon III, encore sujet des empereurs résidants à Constantinople, n'osa pas sacrer un Alle- mand, tant ce vieux .respect pour l'empire romain prévalait en- core. Ce n'était qu'une cérémonie de plus; mais elle était réputée sainte, et on n'osait la faire. La faiblesse se joignait à l'audace de l'esprit, qui souvent n'ose franchir la seconde barrière après avoir abattu la première.

Charlemagne fut toujours le maître dans Rome; mais, dans la décadence de sa maison, le peuple romain reprit un peu sa liberté, et la disputa toujours contre l'évêque, contre la maison de Toscanelle, contre les Gui de Spolette, contre les Eéranger, et d'autres tyrans, jusqu'à ce qu'enfin l'imprudent Octavien Sporco, qui le premier changea son nom à son avènement au pontificat, appela Othon de Saxe en Italie. Ce Sporco est connu sous le nom de Jean XII. Il était fils de cette fameuse Marozie qui avait fait pape son bâtard Jean XI, de son inceste avec le pape Ser- gius III.

Jean XII était patrice de Rome, ainsi qu'Albéric son père, der-

DES ÉGLISES DE POLOGNE. 455

nier mari de Marozie. Ils tenaient cette dignité de l'empereur Constantin Porpliyrogénète,^preuve évidente que les Romains, au milieu de leur anarchie, reconnaissaient toujours les empereurs grecs pour les vrais successeurs des césars ; mais, dans leurs troubles, ils avaient recours tantôt aux Allemands, tantôt aux Hongrois, et se donnaient tour à tour plusieurs maîtres pour n'en avoir aucun.

On sait comment le roi d'Allemagne Othon, appelé à Rome par ce Jean XII, et ensuite trahi par lui, le fit déposer pour ses crimes. Le procès-verbal existe; il fait frémir.

Tous les papes ses successeurs eurent à combattre les préten- tions des empereurs allemands sur Rome, les anciens droits des empereurs grecs, et jusqu'aux Sarrasins mêmes. Ils ne furent puissants que par l'intrigue et par l'opinion du vulgaire, opinion qu'ils surent établir, et dont ils surent toujours profiter.

Grégoire VII, qui, à la faveur de cette opinion, et surtout des Fausses Décrétaks, marcha sur les têtes des empereurs et des rois, ne put jamais être le maître dans Rome. Les papes ne purent enfin avoir la souveraineté de cette ville que lorsqu'ils se furent emparés du môle d'Adrien, appelé depuis Saint-Ange, qui avait toujours appartenu au peuple ou à ceux qui le représentaient.

La vraie puissance des papes et celle des évêques d'occident ne s'établit en Allemagne que dans l'interrègne et l'anarchie, vers le temps de l'élection de Rodolphe de Habsbourg à l'empire : ce fut alors que les évêques allemands furent véritablement souve- rains.

Jamais rien de semblable ne s'est vu dans l'Église grecque. Elle fut toujours soumise aux empereurs jusqu'au dernier Con- stantin; et, dans le vaste empire de Russie, elle est entièrement dépendante du pouvoir suprême. On n'y connaît pas plus qu'en Angleterre la distinction des deux puissances^; l'autel est subor- donné au trône, et ces mots mêmes les deux puissances y sont un crime de lèse-majesté. Cette heureuse subordination est la seule digue qu'on ait pu opposer aux querelles théologiques, et aux torrents de sang que ces querelles ont fait répandre dans les Églises d'occident, depuis l'assassinat de Priscillien jusqu'à nos jours.

Personne n'ignore comme, au xvr siècle, la moitié de l'Europe, lassée des crimes d'Alexandre \;I, de l'ambition de Jules II, des extorsions de Léon X, de la vente des indulgences, de la taxe des

1. Voyez tome XX page 300.

456 ESSAI SUR LES DISSENSIONS

péchés, des superstitions et des friponneries de tant de moines, secoua enfin le joug appesanti depuis longtemps. Les Grecs avaient enseigné l'Église d'occident, les protestants la réformèrent.

Je ne prétends point parler ici des dogmes qui divisent les Grecs, les Romains, les évangéliques, les réformés, et d'autres communions. Je laisse ce soin à ceux qui sont éclairés d'une lu- mière divine. Il faut l'être sans doute pour bien savoir si le Saint- Esprit procède par spiration du Père et du Fils, ou du Fils seule- ment, lequel Fils étant engendré et n'étant point fait, ne peut pourtant engendrer. Il n'y a qu'une révélation qui puisse ap- prendre clairement aux saints comment on mange le Fils en corps et en àme dans un pain qui est anéanti, sans manger ni le Père ni le Saint-Esprit; ou comment le corps et l'âme de Jésus sont incorporés au pain, ou comment on mange Jésus par la foi. Ces ijuestions sont si divines qu'elles ne devraient point mettre la discorde entre ceux qui ne sont qu'hommes, et qui doivent se borner à vivre en frères et à cultiver la raison et la justice, sans se persécuter pour des mystères qu'ils ne peuvent entendre.

Tout ce que j'oserais dire en respectant les évêques de toutes les communions, c'est que ceux qui iraient à pied, de leur mai- son à l'église, prêcher la charité et la concorde, ressembleraient peut-être plus aux apôtres, au moins à l'extérieur, que ceux qui diraient quelques mots dans une messe en musique en quatre parties, entourés de hallebardiers et de mousquetaires, et qui ne sortiraient de l'église qu'au son des tambours et des trompettes.

Je me garderai bien d'examiner si celui qui naquit dans une étable entre un bœuf et un âne, qui vécut et qui mourut dans l'indigence, se plaît plus à la pompe et aux richesses de ses mi- nistres qu'à leur pauvreté et à leur simplicité. Nous ne sommes plus au temps des apôtres, mais nous sommes toujours au temps des citoyens : il s'agit de leurs droits, de la liberté naturelle, de l'exécution des lois solennelles, de la foi des serments, de l'intérêt du genre humain. Tout cela existait avant qu'il y eût des pré- lats, et existera encore si jamais (ce qu'à Dieu ne plaise) on a le malheur de se passer de prélatures. Les dignités peuvent s'abolir, les sectes peuvent s'éteindre; le droit des gens est éternel.

FAIT.

La religion chrétienne ne pénétra que très-tard chez les Sar- mates. La nation était guerrière et pauvre; le zèle des mission- naires la respecta. La Pologne, proprement dite, ne fut chrétienne

DES ÉGLISES DE POLOGNE. 457

qu'à la fin du x^ siècle. Boleslas, en l'an 1001 de notre ère vulgaire, fut le premier roi chrétien, et il signala son christianisme en faisant crever les yeux au roi de Bohême.

Le grand-duché de Lithuanie, vaste pays qui fait presque la moitié de la Pologne entière, ne fut chrétien que dans le xv^ siècle, après que Jagellon, grand-duc de Lithuanie, eut épousé la prin- cesse Edvigc au xiv% en 1387, à condition qu'il serait de la re- ligion de la princesse, et que la Lithuanie serait jointe à la Pologne.

On demandera de quelle religion étaient tous ces peuples avant qu'ils fussent chrétiens. Ils adoraient Dieu sous d'autres noms, d'autres emblèmes, dautres rites; on les appelait ^jate^s. La grâce de Jésus-Christ, qui est venu pour tout le monde, leur avait été refusée, ainsi qu'à plus des trois quarts de la terre. Leur temps n'était pas venu; toutes leurs générations étaient livrées aux flammes éternelles; du moins c'est ainsi qu'on pense à Rome, ou ce qu'on feint d'y penser. Cette idée est grande : Tu seras puni à jamais si tu ne penses pas sur le bord du Volga ou du Gange comme je pense sur le bord de l'Anio. On ne peut porter ses vues plus haut et plus loin.

Il arriva un grand malheur à ces nouveaux chrétiens au xvr siècle. L'hérésie pénétra chez eux, et comme l'hérésie damne les hommes encore plus que le paganisme, le salut des Polonais était en grand danger. Ces hérétiques se disaient enfants de la primitive église, et on les appelait novateurs; ainsi on ne pouvait convenir des qualités.

Outre ces réformés d'occident, il y avait beaucoup de Grecs d'Orient. Ces Grecs étaient répandus dans cinq provinces de la Lithuanie, converties autrefois à la foi grecque et ajmexées depuis à la Pologne. Ils n'étaient pas, à la vérité, aussi damnés que les évangéliques et les réformés; mais enfin ils l'étaient, puisqu'ils ne reconnaissaient pas l'évèque de Rome comme le maître du monde entier.

Il est à remarquer que ces provinces grecques, et la Pologne proprement dite, et la Lithuanie, et la Russie sa voisine, avaient été converties par des dames, ainsi que la Hongrie et l'Angleterre, Cette origine devait faire espérer de la tolérance, de l'indulgence, de la bonté, des mœurs douces et faciles. Il en arriva tout autre- ment.

Les évêques de Pologne sont puissants; ils n'aimaient pas à voir leur troupeau diminuer. Outre ces évêques, il y avait tou- jours à Varsovie un nonce du pape. Ce nonce tenait lieu de grand

458 ESSAI SUR LES DISSENSIONS

inquisiteur, et son tribunal était très-redoutable. Les Grecs, les évangéliques, les réformés, et les unitaires, qui survinrent, tout fut persécuté. Contrains-les d'entrer ^ fut employé clans toute sa rigueur. C'est une cliose admirable que ce contrains-les d'entrer, qui n'est dans l'Évangile qu'une invitation pressante à souper, ait toujours servi de prétexte à l'Église romaine pour faire mou- rir les gens de faim.

Les évêques ne manquaient pas d'excommunier tout gentil- homme du rite grec ou de la communion protestante; et, par un abus étrange mais ancien, cette excommunication les privait, dans les "diètes, de voix active et passive. L'excommunication peut bien priver un homme delà dignité de marguillier, et même du paradis; mais elle ne doit pas s'étendre sur les effets civils. Un prince de l'empire, un électeur, qu'un évéque ou un chapitre excommunierait, n'en serait pas moins prince de l'empire. On peut juger, par cette seule oppression, combien les dissidents étaient vexés par les tribunaux ecclésiastiques ; il suffit de dire qu'ils étaient jugés par leurs ennemis.

Sigismond-Auguste, le dernier des Jagellons, fit cesser ce dévot scandale. Sa probité lui persuada qu'il ne faut persécuter personne pour la religion. Il se souvint que Jésus-Christ avait enseigné et non opprimé. Il comprit que l'oppression ne pouvait faire naître que des guerres civiles entre les gentilshommes égaux; il fit plus, dans la diète solennelle de Vilna, le 16 juin 1563, « il anéantit toute différence qui pourrait jamais naître entre les citoyens pour cause de religion ». Voici les paroles essentielles de cette loi devenue fondamentale :

(i A compter depuis ce jour, non -seulement les nobles et sei- gneurs avec leurs descendants qui appartiennent à la commu- nion romaine, et dont les ancêtres ont oljtcnu aussi des lettres de noblesse dans le royaume de Pologne, mais encore en général tous ceux qui sont de l'ordre équestre et des nobles, soit lithua- niens, soit russes d'origine, pourvu quHls fassent profession du chris- tianisme, quand même leurs ancêtres n'auraient pas acquis les droits de noblesse dans le royaume de Pologne, doivent jouir, dans toute l'étendue du royaume, de tous les privilèges, libertés, et droits de noblesse, à eux accordés, et en jouir à perpétuité en commun.

« On admettra aux dignités du sénat et de la couronne, à toutes les charges nobles, non-seulement ceux qui appartiennent

1. Luc, XIV, 23.

DES ÉGLISES DE POLOGNE. 439

à l'Église romaine, mais aussi tous ceux qui sont de l'ordre

équestre, pourvu qu'ils soient chrétiens nul ne sera exclu,

pourvu qu'il soit chrétien. »

La diète de Grodno, en 1568, confirma solennellement ces statuts; elle ajouta, pour rendre la loi, s'il était possible, encore plus claire, ces mots essentiels : c/e quelque communion ou confession que l'on soit.

Enfin, dans la diète d'union, encore plus célèbre, tenue à Lublin en 1569, diète qui acheva d'incorporer pour jamais le grand-duché de Lithuanie à la couronne, on renouvela, on con- firma de nouveau cette loi humaine qui regardait tous les chré- tiens comme des frères, et qui devait servir d'exemple aux autres nations.

Après la mort de Sigismond-Auguste, ce héros de la tolé- rance, la république entière, confédérée, en 1573, pour l'élection d'un nouveau roi, jura de ne reconnaître que celui qui ferait serment de maintenir cette paix des chrétiens. Henri de Valois, trop accusé d'avoir eu part aux massacres de la Saint-Barthé- lémy, ne balança pas à jurer « devant le Dieu tout-puissant de maintenir les droits des dissidents »; et ce serment de Henri de Valois servit de modèle à ses successeurs. Etienne ne lui succéda qu'à cette condition. Ce fut une loi fondamentale et sacrée. Tous les nobles furent égaux par la religion comme par la nature.

C'est ainsi qu'après l'union de l'Angleterre et de l'Ecosse, les pairs d'Ecosse presbytériens ont eu séance au parlement de Lon- dres avec les pairs de la communion anglicane. Ainsi l'évêché d'Osnabruck en Allemagne appartient tantôt à un évangélique, tantôt à un catholique romain. Ainsi, dans plusieurs bourgs d'Allemagne, les évangéliques viennent chanter leurs psaumes dès que le curé catholique a dit sa messe; ainsi les chambres de Vetzlar et devienne ont des assesseurs luthériens; ainsi les réfor- més de France étaient ducs et pairs, et généraux des armées sous le grand Henri IV, et l'on peut croire que le Dieu de miséricorde et de paix n'écoutait pas avec colère les différents concerts que ses enfants lui adressaient d'un même cœur.

Tout change avec le temps. Un roi de Pologne, nommé aussi Sigismond, de la race de Gustave A asa, voulut enfin détruire ce que le grand Sigismond, le dernier des Jagcllons, avait établi. H était à la fois roi de Pologne et de Suède; mais il fut déposé en Suède par les états assemblés en 1592, et malheureusement la religion catholique romaine lui attira cette disgrâce. Les états du royaume élurent son frère Charles, qui avait pour lui le cœur

460 ESSAI SUR LES DISSENSIONS

des soldats et la confession d'Augsbourg. Sigismond se vengea en Pologne du catholicisme, qui lui avait ôté la couronne de Suède.

Les jésuites qui le gouvernèrent, lui ayant fait perdre un royaume, le firent haïr dans l'autre. Il ne put, à la vérité, révo- quer une loi devenue fondamentale, confirmée par tant de rois et de diètes; mais il l'éluda, il la rendit inutile. Plus de charges, plus de dignités données à ceux qui n'étaient pas de la commu- nion de Rome. On ne leur ravit pas leurs hiens, parce qu'on ne le pouvait pas ; on les vexa par une persécution sourde et lente, et, si on les tolérait, on leur lit sentir bientôt qu'on ne les tolére- rait plus dès qu'on pourrait les opprimer impunément.

Cependant la loi fut toujours plus forte que la haine. Tous les rois, à leur couronnement, firent le môme serment que leurs prédécesseurs, Ladislas VI, fils de Sigismond le Suédois, n'osa s'en dispenser. Son frère Jean-Casimir, quoiqu'il eût d'abord été jésuite, et ensuite cardinal, fut obligé de s'y soumettre : tant le respect extérieur pour les lois reçues a de force sur les hommes.

Michel Viesnovieski, l'illustre Jean Sobieski, vainqueur des Turcs, n'imaginèrent pas d'éluder cette loi à leur couronnement. L'électeur de Saxe Auguste, ayant renoncé à la religion évan- gélique de ses pères pour acquérir le royaume de Pologne, jura avec plaisir cette grande loi de la tolérance, .dont un roi qui abandonne sa religion pour un sceptre semble avoir toujours besoin, et qui assurait la liberté et les droits de ses anciens frères.

L'Europe sait combien son règne fut malheureux ; il fut dé- trôné par les armes d'un roi luthérien ^ et rétabli par les vic- toires d'un czar de la communion grecque -.

Les prêtres catholiques romains et leurs adhérents crurent se venger du roi de Suède Charles XII en persécutant les Polonais évangéliques, dont il avait été le protecteur : ils en trouvèrent l'occasion l'année 1717, dans une diète toute composée dénonces de leur parti. Ils eurent le crédit, non pas d'abolir la loi, elle était trop sacrée, mais de la limiter. On ne permit aux non- conformistes le libre exercice de leur religion que dans leurs églises précédemment bâties, et on alla môme jusqu'à prononcer des peines pécuniaires, la prison, le bannissement, contre ceux qui prieraient Dieu ailleurs. Cette clause d'oppression ne passa

1. Charles XII; voyez tome XVI, pages 210 et 485.

2. Pierre le Grand voyez tome XVI, pages 264 et 509.

DES ÉGLISES DE POLOGNE. 461

qu'avec une extrême difficulté. Plusieurs évoques même, plus patriotes que prêtres, et plus touchés des droits de l'humanité que des avantages de leur parti, eurent la gloire de s'y opposer quelque temps.

Cette diète de 1717 ne songeait pas qu'en se vengeant du lu- thérien Charles XII son ennemi, elle insultait le grec Pierre le Grand son protecteur. Enfin la loi passa en partie; mais le roi Auguste la détruisit en la signant. Il donna un diplôme, le 3 fé- vrier 1717, dans lequel il s'exprime ainsi :

« Quant à la religion des dissidents, afin qu'ils ne pensent point que la communion de la no])lesse, leur égalité, et leur paix, aient été lésées par les articles insérés dans le nouveau traité, nous déclarons que ces articles insérés dans le traité ne doivent déroger en aucune manière aux confédérations des années 1573, 1632, 1648, 1669, 1674, 1697, et à nos pacta convoita, en tant qu'elles sont utiles aux dissidents dans la religion. iNous conser- vons lesdits dissidents en fait de religion dans leurs libertés énoncées dans toutes ces confédérations, selon leur teneur (la- quelle doit être tenue pour insérée et imprimée ici), et nous voulons qu'ils soient conservés par tous les états, officiers, et tri- bunaux. En foi de quoi nous avons ordonné de munir ces pré- sentes signées de notre main, et scellées du sceau du royaume. Donné à Varsovie le 3 février 1717, et le 20 de notre règne. »

Après cette contradiction formelle d'une loi décernée et abolie en même temps, contradiction trop ordinaire aux hommes, le parti le plus fort l'emporta sur le plus faible; la violence se donna carrière. Il est vrai qu'on ne ralluma pas les bûchers qui mirent autrefois en cendres toute une province du temps des Albigeois; on ne détruisit point vingt-quatre villages inondés du sang de leurs habitants, comme à Mérindol et à Cabrières. Les roues et les gibets ne furent point d'abord dressés dans les places publiques contre les grecs et les protestants, comme ils le furent en France sous Henri II. On n'a point encore parlé en Pologne d'imiter les massacres de la Saint-Barthélémy, ni ceux d'Irlande, ni ceux des vallées du Piémont. Les torrents de sang n'ont point encore coulé d'un bout du royaume à l'autre pour la cause d'un Dieu de paix. Mais enfin on a commencé à ravir à des innocents la liberté et la vie. Quand les premiers coups sont une fois portés, on ne sait plus l'on s'arrêtera. Les exemples des anciennes horreurs que le fanatisme a produites sont perdus pour la postérité; les esprits de sang-froid les détestent, et les esprits échauffés les renou- vellent.

462 ESSAI SUR LES DISSENSIONS

Bientôt on démolit des églises, des écoles, des hôpitaux de dissidents. On leur fit payer une taxe arbitraire pour leurs bap- têmes et pour leurs communions, tandis que deux cent cinquante synagogues juives chantaient leurs psaumes hébraïques sans bourse délier.

Dès l'année 1718 un nonce, du nom de Pietroski,fut chassé de la chambre uniquement parce qu'il était dissident. Le capitaine Keler, accusé par l'avocat Vindeleuski d'avoir soutenu contre lui la religion protestante, eut la tête tranchée à Petekou comme blasphémateur. Le bourgeois Hébers fut condamné à la corde sur la même accusation. Le gentilhomme Rosbiki fut obligé de sortir des terres de la république. Le gentilhomme Unrug avait écrit quelques remarques et quelques extraits d'auteurs évangéliques contre la religion romaine; on lui vola son portefeuille, et sur cet effet volé, sur des écrits qui n'étaient pas publics, sur l'énoncé de ses opinions permises par les lois, sur le secret de la con- science tracé de sa main, il fut condamné à perdre la tête. Il fallut qu'il dépensât tout son bien pour faire casser cette exécrable sentence.

Enfin, en 112k, l'exécution sanglante de Thorn ^ renouvela les anciennes calamités qui avaient souillé le christianisme dans tant d'autres États. Quelques malheureux écoliers des jésuites et quelques bourgeois protestants ayant pris querelle, le peuple s'attroupa, on força le collège des jésuites, mais sans effusion de sang; on emporta quelques images de leurs saints, et malheu- reusement une image de la Vierge, qui fut jetée dans la boue.

Il est certain que les écoliers des jésuites, ayant été les agresseurs, étaient les plus coupables. C'était une grande faute d'avoir pris les images des jésuites, et surtout celle de la sainte Vierge. Les protestants devaient être condamnés à la rendre ou à en fournir une autre, à demander pardon, à réparer le dommage à leurs frais, et aux peines modérées qu'un gouvernement équitable peut infliger. L'image delà vierge Marie est très-respectable; mais le sang des hommes l'est aussi. La profanation d'un portrait de la Vierge dans un catholique est une très- grande faute; elle est moindre dans un protestant, qui n'admet point le culte des Images.

Les jésuites demandèrent vengeance au nom de Dieu et de sa mère; ils l'obtinrent malgré l'intervention de toutes les puis- sances voisines. La cour assessoriale, à laquelle le chancelier

1. Voyez tome XX, page 158.

DES ÉGLISES DE POLOGNE. 463

préside, jugea cette cause. Un jésuite y plaida contre la ville de Thorn; l'arrêt fut porté toi que les jésuites le désiraient. Le pré- sident Rosner, accusé de ne s'être pas assez opposé au tumulte, fut décapité malgré les privilèges de sa charge. Quelques assesseurs, et d'autres principaux bourgeois, périrent par le même supplice. Deux artisans furent brûlés, d'autres furent pendus. On n'aurait pas traité autrement des assassins. Les hommes n'ont pas encore appris à proportionner les peines aux fautes. Cette science cependant n'est pas moins nécessaire que celle de Copernic, qui découvrit dans Thorn le vrai système de l'univers, et qui prouva que notre terre, souvent si mal gouvernée et assiégée de tant de malheurs, roule autour du soleil dans son orbite immense.

La Pologne semblait donc destinée à subir le sort de tant d'autres États que les querelles de religion ont dévastés.

Un ministre évangélique, nommé Mokzulki, fut tué impuné- ment en 1753, dans un grand chemin, par le curé de Birze : voilà déjà une hostilité de l'Église militante. Un dominicain de Popiel, en 1762, assomma à coups de bâton le prédicant Jaugel, à la porte d'un malade qu'il allait consoler.

Le curé de la paroisse de Cône, rencontrant un mort luthé- rien qu'on portait au cimetière; battit le ministre, renversa le cercueil, et fit jeter le corps à la voirie.

En 1765, plusieurs jésuites, avec d'autres moines, voulurent changer les grecs en romains à Msczislau en Lithuanie. Ils for- çaient à coups de bâton les pères et les mères de mener les en- fants dans les églises. Soixante et dix gentilshommes s'y opposè- rent ; les missionnaires se battirent contre eux. Les gentilshommes furent traités comme des sacrilèges : ils furent condamnés à la mort, et ne sauvèrent leur vie qu'en allant à l'église des jésuites.

On priva alors en Lithuanie du droit de bourgeoisie, on raya du corps des métiers les bourgeois et les artisans qui n'allaient pas à la messe latine. Enfin on a exclu des diétines tous les gen- tilshommes dissidents, que les droits de la naissance et les lois du royaume y appellent.

Tant de rigueur, tant de persécutions, tant d'infractions des lois, ont enfin réveillé des gentilshommes que leurs ennemis croyaient avoir abattus. Ils s'assemblèrent, ils invoquèrent les lois de leur patrie, et les puissances garantes de ces lois.

Il faut savoir que leurs droits avaient été solennellement con- firmés par la Suède, l'empire d'Allemagne, la Pologne entière, et particulièrement par l'électeur de Brandebourg dans le traité

464 ESSAI SUR LES DISSENSIONS

d'Oliva, en 1660. Us Tavaient été plus expressément encore par la Russie en 1686, quand la Pologne céda l'ancienne Kiovie, la capitale de l'Ukraine, à Tempire russe. La religion grecque est nommée la religion orthodoxe dans les instruments signés par le grand Sobieski.

Ces nobles ont donc eu recours à ce qu'il y a de plus sacré sur la terre, les serments de leurs pères, ceux des princes garants, les lois de leur patrie, et les lois de toutes les nations.

Us s'adressèrent à la fois à l'impératrice de Russie Catherine II, à la Suède, au Danemark, à la Prusse. Us implorèrent leur inter- cession. C'était un bel exemple dans des gentilshommes accou- tumés autrefois à traiter dans leurs diètes des affaires de l'État le sabre à la main, d'implorer le droit public contre la persécution. Cette démarche même irritait leurs ennemis.

L^e roi Stanislas Poniatowski, fils de ce célèbre comte Ponia- towski si connu dans les guerres de Suède, élu du consente- ment unanime de ses compatriotes, ne démentit pas dans cette affaire délicate l'idée que l'Europe avait de sa prudence. Ennemi du trouble, zélé pour le bonheur et la gloire de son pays, tolé- rant par humanité et par principe, religieux sans superstition, citoyen sur le trône, homme éclairé et homme d'esprit, il proposa des tempéraments qui pouvaient mettre en sûreté tous les droits de la religion catholique romaine, et ceux des autres com- munions. La plupart des évêques et de leurs partisans opposèrent le zèle de la maison de Dieu au zèle patrioUque du monarque, qui attendit que le temps pût concilier ces deux zèles.

Cependant les gentilshommes dissidents se confédérèrent en plusieurs endroits du royaume. On vit, le 20 mars 1767, près de quatre cents gentilshommes demander justice par un mémoire signé d'eux, dans cette même ville de Thorn qui fumait encore du sang que les jésuites avaient fait répandre. D'autres confédé- rations se formaient déjà en plus grand nombre, et surtout dans la Lithuanie, il se fit vingt-quatre confédérations. Toutes en- semble formèrent un corps respectable. La substance de leurs manifestes contenait « qu'ils étaient hommes, citoyens, nobles, membres de la législation, et persécutés; que la religion n'a rien de commun avec l'État; qu'elle est de Dieu à l'homme, et non pas du citoyen au citoyen ; que la funeste coutume de mêler Dieu aux affaires purement humaines a ensanglanté l'Europe depuis Constantin ; qu'il doit en être dans les diètes et dans le sénat comme dans les batailles, l'on ne demande point à un capitaine qui marche aux ennemis de quelle religion il est ; qu'il

DES ÉGLISES DE POLOGNE. 465

suffit que le noLle soit brave au combat, et juste au conseil; qu'ils sont tous nés libres, et que la liberté de conscience est la première des libertés, sans laquelle celui qu'on appelle Ubî^e serait esclave ; qu'on doit juger d'un homme non par ses dogmes, mais par sa conduite ; non par ce qu'il pense, mais par ce qu'il fait ; et qu'enfin l'Évangile, qui ordonne d'obéir aux puissances païennes, n'ordonne certainement pas de dépouiller les législateurs chrétiens de leurs droits, sous prétexte qu'ils sont autrement chrétiens qu'on ne l'est à Rome. » Ils fortifiaient toutes ces raisons par la sanction des lois, et par les garanties protectrices de ces lois sacrées.

On ne leur opposa qu'une seule raison, c'est qu'ils réclamaient l'égalité, et que bientôt ils affecteraient la supériorité ; qu'ils étaient mécontents, et qu'ils troubleraient une république déjà trop ora- geuse. Ils répondaient : « Nous ne l'avons pas troublée pendant cent années : mécontents, nous sommes vos ennemis ; contents, nous sommes vos défenseurs. »

Les puissances garantes de la paix d'Oliva prenaient haute- ment leur parti, et écrivaient des lettres pressantes en leur faveur. Le roi de Prusse se déclarait pour eux. Sa recommandation était puissante, et devait avoir plus d'effet que celle de la Suède sur les esprits, puisqu'il donnait dans ses États des exemples de tolé- rance que la Suède ne donnait pas encore ^ Il faisait bâtir une église aux catholiques romains de Berlin sans les craindre, sa- chant bien qu'un prince victorieux, philosophe, et armé, n'a rien à redouter d'aucune religion. Le jeune roi de Danemark, bienfaisant, et son sage ministère, parlaient hautement.

Mais de tous les potentats nul ne se signala avec autant de grandeur et d'efficace que l'impératrice de Russie. Elle prévit une guerre civile en Pologne, et elle envoya la paix avec une armée. Cette armée n'a paru que pour protéger les dissidents en cas qu'on voulût les accabler par la force. On fut étonné de voir une armée russe vivre au milieu de la Pologne avec beau- coup plus de discipline que n'en eurent jamais les troupes polo- naises. Il n'y a pas eu le plus léger désordre. Elle enrichissait le pays au lieu de le dévaster ; elle n'était que pour protéger la tolérance : il fallait que ces troupes étrangères donnassent l'exemple de la sagesse , et elles le donnèrent. On eût pris cette armée pour une diète assemblée en faveur de la liberté.

Les pohtiques ordinaires s'imaginèrent que l'impératrice ne voulait que profiter des troubles de la Pologne pour s'agrandir.

1. Elle les a donnés depuis. (K.)" 26. Mélanges. V. 30

466 ESSAI SUR LES DISSENSIONS

On ne considérait pas que le vaste empire de Russie, qui contient onze cent cinquante mille lieues carrées, et qui est plus grand que ne fut jamais l'empire romain, n'a pas besoin de terrains nouveaux, mais d'hommes, de lois, d'arts, et d'industrie.

Catherine II lui donnait déjà des hommes en établissant chez elle trente mille familles qui venaient cultiver les arts nécessaires. Elle lui donnait des lois en formant un code universel pour ses "provinces qui touchent à la Suède et à la Chine. La première de ces lois était la tolérance ^

On voyait avec admiration cet empire immense se peupler, s'enrichir, en ouvrant son sein à des citoyens nouveaux, tandis que de petits États se privaient de leurs sujets par l'aveuglement d'un faux zèle ; tandis que, sans citer d'autres provinces, les seuls émigrants de Saltzhourg avaient laissé leur patrie déserte.

Le système de la tolérance a fait des progrès rapides dans le Nord, depuis le Rhin jusqu'à la mer Glaciale, parce que la raison y a été écoutée, parce qu'il est permis de penser et de lire. On a connu dans cette vaste partie du monde que toutes les manières de servir Dieu peuvent s'accorder avec le service de l'État. C'était la maxime de l'empire romain dès le temps des Scipions jusqu'à celui des Trajan. Aucun potentat n'a plus suivi cette maxime que Catjierine II. Non-seulement elle établit la tolérance chez elle, mais elle a recherché la gloire de la faire renaître chez ses voi- sins. Cette gloire est unique. Les fastes du monde entier n'ont point d'exemple d'une armée envoyée chez des peuples considé- rables pour leur dire : Vivez justes et paisibles.

Si l'impératrice avait voulu fortifier son empire des dépouilles de la Pologne, il ne tenait qu'à elle. Il suffisait de fomenter des troubles au lieu de les apaiser. Elle n'avait qu'à laisser opprimer les Grecs, les évangéliques et les réformés : ils seraient venus en foule dans ses États. C'est tout ce que la Pologne avait à craindre. Le climat ne diffère pas beaucoup, et les beaux-arts, l'esprit, les plaisirs, les spectacles, les fêtes, qui rendaient la cour de Cathe- rine II la plus brillante de l'Europe, invitaient tous les étrangers. Elle formait un empire et un siècle nouveau, et l'on eût été chez elle de plus loin pour l'admirer.

2 Tandis que l'impératrice de Russie faisait naître chez elle

1. Voyez, dans la Correspondance, la lettre de Catherine, du 28 juin 9 juil- let 1766.

2. Dans la première édition de V Essai, au lieu des quatre alinéas qui le termi- nent aujourd'hui on lisait les quatre que voici :

« Tandis qu'elle parcourait les frontières de ses États, et qu'elle passait d'Eu-

DES ÉGLISES DE POLOGNE. 467

les Jois et les plaisirs, la discorde, sous le masque de la religion, bouleversa la Pologne ; les plus ardents catholiques, ayant le nonce du pape à leur tête, implorèrent l'Église des Turcs contre la grecque et la protestante. L'Église turque marcha sur la fron- tière avec l'étendard de Mahomet ; mais Mahomet fut hattu pen- dant quatre années de suite par saint Nicolas, patron des Russes, sur terre et sur mer. L'Europe vit avec étonnement des flottes pénétrer du fond de la mer Baltique auprès des Dardanelles, et brûler les flottes turques vers Smyrne. Il y eut sans doute plus de héros russes dans cette guerre qu'on n'en supposa dans celle de Troie. L'histoire l'emporta sur la fable. Ce fut un beau spec- tacle que ce peuple naissant, qui seul écrasait partout la gran-

rope en Asie pour voir, par ses yeux, les besoins et les ressources de ses peuples, son armée, au milieu de la Pologne, fit naître longtemps des soupçons, des craintes, des animosités. Mais enfin, quand on fut bien convaincu que ces soldats n'étaient que des ministres de paix, ce prodige inouï ouvrit les yeux à plusieurs prélats. Ils rougirent de n'être pas plus pacifiques que des troupes russes.

« L'évèque de Cracovie et le nouveau primat, tous deux génies supérieurs, entrèrent par cela même dans des vues si salutaires. Ils sentirent qu'ils étaient Polonais avant d'être romains; qu'ils étaient sénateurs, princes, patriotes, autant qu'évèques. Mais il ne fallait pas moins qu'un roi philosophe, un primat, des évo- ques sages, une impératrice qui se déclarait l'apôtre de la tolérance, pour détour- ner les malheurs qui menaçaient la Pologne. La philosophie a jusqu'ici prévenu dans le Aord le carnage dont le fanatisme a souillé longtemps tant d'autres climats.

« Dans ces querelles de religion, dans cette grande dispute sur la liberté naturelle des hommes, quelques intérêts particuliers se sont jetés à la traverse, comme il arrive en tout pays, et surtout chez une nation libre; mais ils sont per- dus dans l'objet principal, et comme ils n'ont pas retai'dé d'un seul moment la marche uniforme dirigée vers la tolérance, nous n'avons pas fatigué le lecteur de ces petits mouvements qui disparaissent dans le mouvement généi'al.

« Il semble, par la disposition des esprits, que les trois communions plaignantes rentreront dans tous leurs droits sans que la communion romaine perde les siens. Elle aura tout, hors le droit d'opprimer, dont elle ne doit doit pas être jalouse. Et si une grande partie du Nord a son christianisme à des femmes, c'est à une femme supérieure qu'on devra le véritable esprit du christianisme, qui con- siste dans la tolérance et dans la paix. »

Il paraît, par la lettre de Voltaire à Catherine, du 29 janvier 17G8, que l'impé- ratrice ne fut pas contente des éloges donnés ici à l'évèque de Cracovie, qui y est appelé génie supérieur, expression qui est au-dessus de celle que Voltaire avait employée pour la czarine {femme supérieure). Cependant le texte de 1767 fut conservé, en 1768, dans le tome VII des Nouveaux Mélanges; en 1769, dans le tome I\' de VÉvangile du jour (voyez, ci-après, la note au bas de la. Lettre d'un avocat de Besançon); en 1771, dans le tome XV de l'édition in-4« des OEuvres de Vol- taire. Le texte actuel est de 1775: il parut, pour la première fois, dans l'édition encadrée.

La variante que je donne était importante, non-seulement pour donner l'expli- cation de la lettre du 29 janvier 1768, mais encore pour expliquer l'anachronisme apparent d'un écrit que je classe en 1767, et dans lequel on parle d'un événement arrivé en 1771. (B.)

468 ESSAI SUR LES DISSENSIONS, ETC.

deur ottomane, si longtemps victorieuse de l'Europe réunie, et qui faisait revivre les vertus des Miltiade lorsque tant d'autres nations dégénéraient,

La faction polonaise opposée à son roi n'eut d'autre ressource que l'intrigue ; et, comme la religion était mêlée dans ces trou- bles, on eut bientôt recours aux assassinats.

A quelques lieues de Varsovie est une Notre-Dame aussi en vogue dans le Nord que celle de Lorette en Italie. Ce fut dans la chapelle de cette statue que les conjurés s'engagèrent par serment de prendre le roi, mort ou vif, au nom de Jésus et de sa mère. Après ce serment, ils allèrent se cacher dans Varsovie chez des moines, et n'en sortirent que pour accomplir leur promesse à la Vierge. Le carrosse du roi fut entouré S plusieurs domestiques tués aux portières, le roi blessé de coups de sabre, et effleuré de coups de fusil. Il ne dut la vie qu'aux remords d'un des as- sassins. Ce crime, qu'on avait voulu rendre sacré, ne fut que lâche et inutile.

La suite de tant d'horreurs fut le démembrement de la Pologne, que Stanislas Leczinski avait prédit. L'impératrice-reine de Hon- grie Marie-Thérèse, l'impératrice Catherine II, Frédéric le Grand, roi de Prusse, firent valoir les droits qu'ils réclamaient sur trois provinces polonaises. Ils s'en emparèrent; on n'osa s'y opposer. Tel fut le débrouillement du chaos polonais.

1. 3 novembre 1771.

FIN DE l'essai SUR LES DISSENSIONS, ETC.

LETTRES

A S. A. ]\r LE PRINCE DE****

SUR RABELAIS

ET SUR d'autres AUTEURS ACCUSÉS d'aVOIR MAL PARLÉ DE LA RELIGION CHRÉTIENNE.

(-17671)

LETTRE PREMIERE.

SUR FRANÇOIS RABELAIS.

Monseigneur,

Puisque Votre Altesse veut connaître à fond Rabelais, je com- mence par vous dire que sa vie, imprimée au devant de Gar- gantua, est aussi fausse et aussi absurde que VHistoire de Gargantua même. On y trouve que le cardinal de Bellay l'ayant mené à Rome, et ce cardinal ayant baisé le pied droit du pape, et ensuite la bouche, Rabelais dit qu'il lui voulait baiser le derrière, et qu'il fallait que le saint père commençât parle laver. Il y a des choses que le respect du lieu, de la bienséance, et de la personne, rend impossibles. Cette historiette ne peut avoir été imaginée que par des gens de la lie du peuple, dans un cabaret.

Sa prétendue requête au pape est du même genre : on suppose qu'il pria le pape de l'excommunier, afin qu'il ne fût pas brûlé;

\. Ces Lettres ont paraître en novembre 1767. Les Mémoires secrets en par lent au 19 ce mois. Le prince à qui elles sont adressées est Charles-Guillaume- Ferdinand de Brunswick-Lunebourg, le 9 octobre 1735, cité avec éloge dans le Précis du Siècle de Louis XV (voyez tome XV, page 353), commandant l'armée prussienne contre la France en 1792, mort à Altena le 10 novembre 1806, des suites d'une blessure qu'il avait reçue le 14 octobre précédent. (B.)

I

ù/O LETTRE

parce que, clisait-il, son hôtesse ayant voulu faire brûler un fagot, et n'en pouvant venir à bout, avait dit que ce fagot était excom- munié de la gueule du pape.

L'aventure qu'on lui suppose, à Lyon, est aussi fausse et aussi peu vraisemblable : on prétend que, n'ayant ni de quoi payer son auberge, ni de quoi faire le voyage de Paris, il fit écrire par le fils de l'hôtesse ces étiquettes sur des petits sachets : « Poison pour faire mourir le roi, poison pour faire mourir la reine, etc. » Jl usa, dit-on, de ce stratagème pour être conduit et nourri jus- qu'à Paris, sans qu'il lui en coûtât rien, et pour faire rire le roi. On ajoute que c'était en- 1536, dans le temps même que le roi et toute la France pleuraient le dauphin François, qu'on avait cru empoisonné, et lorsqu'on venait d'écarteler Montecuculli, soup- çonné de cet empoisonnement. Les auteurs de cette plate histo- riette n'ont pas fait réflexion que, sur un indice aussi terrible, on aurait jeté Rabelais dans un cachot, qu'il aurait été chargé de fers, qu'il aurait subi probablement la question ordinaire et ex- traordinaire, et que, dans des circonstances aussi funestes, et dans une accusation aussi grave, une mauvaise plaisanterie n'au- rait pas servi à sa justification. Presque toutes les Vies des hommes célèbres ont été défigurées par des contes qui ne méritent pas plus de croyance.

Son livre, à la vérité, est un ramas des plus impertinentes et des pi us grossières ordures ^ qu'un moine ivre puisse vomir; mais aussi il faut avouer que c'est une satire sanglante du pape, de l'Église, et de tous les événements de son temps. Il voulut se mettre à couvert sous le masque de la folie; il le fait assez entendre lui-même dans son prologue : a Posé le cas, dit-il, qu'au sens literal vous trouvez matières assez joyeuses, et bien correspondantes au nom; toutesfoys pas demourer ne fault, comme au chant des syrènes : ains à plus hault sens interpréter ce que par adventure Guidiez dit en guayeté de cueur... Veistes-vous oncques chien ren- contrant quelque os médullaire? C'est, comme dict Platon, /i^. II, de Rep., la beste du monde plus philosophe. Si veu l'avez, vous avez peu noter de quelle dévotion il le guette, de quel soing il le garde, de quelle ferveur il le tient, de quelle prudence il l'en- tamme, de quelle alïection il le brise, et de quelle diligence il le sugce. Qui l'induict à ce faire? quel est l'espoir de son estude? quel bien prétend-il? rien plus qu'ung peu de moûelle. »

Mais qu'arriva-t-il? ïrès-peu de lecteurs ressemblèrent au

i. Voirez la note, tome XX!I, page 174.

SUR FRANÇOIS RABELAIS. 47<

chien qui suce la moelle. On ne s'attacha qu'aux os, c'est-à-dire aux bouffonneries absurdes, aux obscénités affreuses, dont le livre est plein. Si malheureusement pour Rabelais on avait trop pénétré le sens du livre, si on l'avait jugé sérieusement, il est à croire qu'il lui en aurait coûté la vie, comme à tous ceux qui, dans ce temps-là, écrivaient contre l'Église romaine.

Il est clair que Gargantua est François P'", Louis XII estGrand- Gousier, quoiqu'il ne fût pas le père de François, et Henri II est Pantagruel. L'éducation de Gargantua et le chapitre des torche- culs sont une satire de l'éducation qu'on donnait alors aux princes : les couleurs blanc et bleu désignent évidemment la li- vrée des rois de France.

La guerre pour une charrette de fouaces est la guerre entre Charles-Quint et François I", qui commença pour une querelle très-légère entre la maison de Bouillon la Marck et celle de Chi- mai ; et cela est si vrai que Rabelais appelle Marckuet le conduc- teur des fouaces par qui commença la noise.

Les moines de ce temps-là sont peints très-naïvement sous le nom de frère Jean des Entomeures. Il n'est pas possible de mé- connaître Charles-Quint dans le portrait de Picrochole.

A l'égard de l'Église, il ne l'épargne pas. Dès le premier livre, au chap. xxxix, voici comme il s'exprime: « Que Dieu est bon qui nous donne ce bon piot ! j'advoue Dieu, si j'eusse esté au temps de Jésus-Christ, j'eusse bien engardé que les Juifs ne l'eussent prins au jardi^i d'Olivet. Ensemble le diable me faille, si j'eusse failly de coupper les jarrets à messieurs les apostres, qui fuirent tant laschement après qu'ils eurent bien souppé, et laissarent leur bon maistre au besoing. Je hay plus que poison ung homme qui fuit quand il fault jouer des cousteaulx. Hon, que je ne suis roy de France pour quatre-vingts ou cent ans! par Dieu, je vous mettroys en chien courtault les fuyards de Pavie. »

On ne peut se méprendre à la généalogie de Gargantua * : c'est une parodie très-scandaleuse de la généalogie la plus res- pectable. « De ceulx-là, dit-il, sont venus les géants, et par eulx Pantagruel, et le premier feut Chalbroth, qui engendra Sarabroth,

(( Qui engendra Faribroth,

« Qui engendra Ilurtaly, qui feut beau mangeur de souppe. et régna au temps du déluge ;

1. Dans le chapitre i" de Gargantua, Rabelais i-emct à la chronique panta- gruéline pour la généalogie de Gargantua; et dans le chapitre i"""" de Pantagruel il donne cette généalogie depuis Chalbroth jusqu'à Pantagruel, fils de Gargantua.

472 LETTRE

(( Qui engendra Happe-Mousche, qui premier inventa de fumer les langues de bœuf;

(( Qui engendra Fout asnon,

'( Qui engendra Vit-de-Grain,

« Qui engendra Grand-Gousier,

« Qui engendra Gargantua,

(( Qui engendra le noble Pantagruel mon maistre. »

On ne s'est jamais tant moqué de tous nos livres de théologie que dans le catalogue des livres que trouva Pantagruel dans la biblio- thèque de Saint-Victor 1; c'est a Bigua (biga) salutis, Bragueta juris, Pantofla decretorum » ; la Couille-barrine des preux, le Décret de l'Université de Paris sur la gorge des fdles, l'Apparition de Ger- trude à une nonnain en mal d'enfant, le Moutardier de pénitence : Tartaretusde modo cacandi ; l'Invention Sainte-Croix par les clercs de finesse, le Couillage des promoteurs, la Cornemuse des pré- lats, la Profiterolle des indulgences : « Utrum chimœra in vacuo bombinans possit comedere secundas intentiones : quœstio de- batuta per decem hebdomadas in concilio Constantiensi » ; les Brimborions des célestins, la Ratouere des théologiens ; chault- couillonis de magistro, les Aises de vie monacale, la Patenostre du singe, les Grézillons de dévotion, le Vietdazouer des abbés, etc.

Lorsque Panurge demande conseil à frère Jean des Ento- meures pour savoir s'il se mariera et s'il sera cocu, frère Jean récite ses litanies-. Ce ne sont pas les litanies de la Vierge; ce sont les litanies du c. mignon, c. moignon, c. patte, c. laite, etc. Cette plate profanation n'eût pas été pardonnable à un laïque ; mais dans un prêtre !

Après cela, Panurge va consulter le théologal Hippothadée, qui lui dit qu'il sera cocu, s'il plaît à Dieu. Pantagruel va dans l'île des Lanternois ; ces Lanternois sont les ergoteurs théologiques qui commencèrent, sous le règne de Henri II, ces horribles dis- putes dont naquirent tant de guerres civiles.

L'île de Tohu et Bohu, c'est-à-dire de la confusion, est l'An- gleterre, qui changea quatre fois de religion depuis Henri VIII.

On voit assez que l'île de Papefiguière désigne les hérétiques. On connaît les papimanes ; ils donnent le nom de Dieu au pape. On demande à Panurge s'il est assez heureux pour avoir vu le saint père ; Panurge répond qu'il en a vu trois, et qu'il n'y a guère profité. La loi de Moïse est comparée à cehe de Cybèle, de Diane,

1. Pantarjruel, livre II, chap. vu.

2. Pantarjruel^ livre III, chap. xxvi.

SUR FRANÇOIS RABELAIS. 473

de Numa ; les décrétales sont appelées décrotoires. Panurge assure que, s'étant torché le cul avec un feuillet des décrétales appelées clémentines, il en eut des hémorroïdes longues d'un demi-pied.

On se moque des hasses messes qu'on appelle messes sèches, et Panurge dit qu'il en voudrait une mouillée, pourvu que ce fût de bon vin. La confession y est tournée en ridicule. Pantagruel va consulter l'oracle de la Dive Bouteille pour savoir s'il faut communier sous les deux espèces, et hoire de bon vin après avoir mangé le pain sacré. Épistémon s'écrie en chemin : Vivat, fifat, pipat, bibat; ô secret apocalyptique! Frère Jean des Entomeures demande une charretée de filles pour se réconforter en cas qu'on lui refuse la communion sous les deux espèces. On rencontre des gastrolacs S c'est-à-dire des possédés. Gaster invente le moyen de n'être pas blessé par le canon : c'est une raillerie contre tous les miracles.

Avant de trouver l'île est l'oracle de la Dive Bouteille, ils abordent à l'île Sonnante, sont cagots, clergaux, monagaux, prestregaux, abbegaux, évesgaux, cardingaux, et enfin le pape- gaut, qui est unique dans son espèce. Les cagots avaient concilié toute l'île Sonnante. Les capucin gaux étaient les animaux les plus puants et les plus maniaques de toute l'île.

La fable de l'Ane et du Cheval, la défense faite aux ânes de baudouiner dans l'écurie, et la liberté que se donnent les ânes de baudouiner pendant le temps de la foire, sont des emblèmes assez intelligibles du célibat des prêtres, et des débauches qu'on leur imputait alors.

Les voyageurs sont admis devant le papegaut. Panurge veut jeter une pierre a un evesgaut qui ronflait à la grand'messe; maître Éditue, c'est-à-dire maître sacristain, l'en empêche en lui disant: « Homme de bien, frappe, féris, tue et meurtris touts roys, princes du monde en trahison, par venin ou aultrement, quand tu voul- dras; déniche des cieulx les anges: de tout auras pardon du papegaut; à ces sacrés oiseaux ne touche. »

De l'île Sonnante on va au royaume de Quintessence ou Enté- léchie; or Entéléchie c'est l'âme. Ce personnage inconnu, et dont on parle depuis qu'il y a des hommes, n'y est pas moins tourné en ridicule que le pape; mais les doutes sur l'existence de l'âme sont beaucoup plus enveloppés que les railleries sur la cour de Rome.

1, Rabelais, livre IV, chap. lviii, dit: Gastrolâtres (adorateurs du ventre). Gastrolacs est un mot défiiruré et qui ne signifie pas possédés. Rabelais applique aux moines le nom de Gastrolâtres. (B.)

474 LETTHE

Les ordres mendiants habitent l'île des frères Fredons. Ils paraissent d'ahord en procession. L'un d'eux ne répond qu'en monosyllabes à toutes les questions que Panurge fait sur leurs

g « Combien sont-elles? viny/i. Combien en voud riez-vous ?

cent.

(( Le remuement des fesses, quel est-il? dru.

(( Que disent-elles en culetant? mot.

« Vos instruments, quels sont-ils?.... grands.

« Quantes fois par jour? six. Et de nuit? dix. »

Enfin l'on arrive à l'oracle de la Dive Bouteille. La coutume alors, dans l'Église, était de présenter de l'eau aux communiants laïques pour faire passer l'hostie; et c'est encore l'usage en Alle- magne. Les réformateurs voulaient absolument du vin pour figu- rer le sang de Jésus-Christ. L'Église romaine soutenait que le sang était dans le pain aussi bien que les os et la chair. Cepen- dant les prêtres catholiques buvaient du vin, et ne voulaient pas que les séculiers en bussent. Il y avait dans l'île de l'oracle de la Dive Bouteille une belle fontaine d'eau claire. Le grand pontife * Bacbuc en donna à boire aux pèlerins en leur disant ces mots : (c Jadis ung capitaine juif, docte et chevaleureux, conduisant son peuple par les déserts en extresme famine, impétra des cieulx la manne, laquelle leur estoit de goust tel par imagination que parravant réalement leur estoient les viandes. Ici de mesme, beu- vant de ceste liqueur mirificque, sentirez goust de tel vin comme l'aurez imaginé. Or imaginez et heuvez : ce que nous feymes; puis s'escria Panurge, disant : Par-Dieu, c'est ici vin de Beaulne, meil- leur que oncqucs jamais je beu, ou je me donne à nouante et seize diables. »

Le fameux doyen d'Irlande Swift a copié ce trait dans son Conte du Tonneau-, ainsi que plusieurs autres. Milord Pierre donne à Blartin et à Jean, ses frères, un morceau de pain sec pour leur dîner, et veut leur faire accroire que ce pain contient de bon bœuf, des perdrix, des chapons, avec d'excellent vin de- Bourgogne.

Vous remarquerez que Rabelais dédia la partie de son livre qui contient cette sanglante satire de l'Église romaine au cardinal Odet de Chàtillon ^ qui n'avait pas encore levé le masque, et ne s'était pas déclaré pour la religion protestante. Son livre fut im-

1. C'est la grande-pontife.

2. Voyez ci-dessus, page 206.

3. Voyez tome XII, page 506; et XV, 518.

SUR FRANÇOIS RABELAIS. 475

primé avec privilège, et le privilège pour cette satire de la reli- gion catholique fut accordé en faveur des ordures dont on faisait en ce temps-là beaucoup plus de cas que des papegaux et des cardingaux. Jamais ce livre n'a été défendu en France, parce que tout y est entassé sous un tas d'extravagances qui n'ont jamais laissé le loisir de démêler le véritable but de l'auteur.

On a peine à croire que le boufifon qui riait si hautement de l'Ancien et du Nouveau Testament était curé. Comment mourut-il? en disant : Je vais chercher un grand peut-être?

L'illustre M, Le Duchat a chargé de notes pédantesques cet étrange ouvrage, dont il s'est fait quarante éditions. Observez que Rabelais vécut et mourut chéri, fêté, honoré, et qu'on fit mourir dans les plus affreux supplices ceux qui prêchaient la morale la plus pure.

LETTRE II.

SUR LES PRÉDÉCESSEURS DE RABELAIS

EN ALLEMAGNE ET EN ITALTE, ET d'ADORD DU LIVRE INTITILÉ EPISTOL.E OBSCURORVM VinORCV.

Monseigneur,

Votre Altesse me demande si, avant Rabelais, on avait écrit avec autant de licence. Nous répondons que probablement son modèle a été le Recueil des Lettres des gens obscurs S qui panit en .\llemagne au commencement du xvi'= siècle. Ce Recueil est en latin ; mais il est écrit avec autant de naïveté et de hardiesse que Rabelais. Voici une ancienne traduction d'un passage de la vingt- huitième lettre :

« Il y a concordance entre les sacrés cahiers et les fables poé- tiques, comme le pourrez noter du serpent Pitlion, occis par Apollon, comme le dit le Psalmiste- : Ce dragon qu'avez formé pour vous en gausser. Saturne, vieux père des dieux, qui mange ses enfants, est en Ézéchiel, lequel dit ' : Vos pères mangeront leurs

1. Les Epistolœ obscurorum virorum, dont la première édition est de 1510, m-4'', sont de Ulric de Hiitten, en 4488, mort en 1523. 11 paraît que c'est à tort qu'on a cru que Reuchliu y avait coopéré. C'est cependant ce que dit Voltaire dans son article sur Tristram Shandy, le premier des Articles extraits du Jour- nal de politique et de littérature. (B.j

2. 103, 26.

3. V, 10.

476 LETTRE

enfants. Diane se poiirmenant avec force vierges est la bienheu- reuse vierge Marie, selon le Psalmiste, lequel dit* : Vierges viendront oprhcUe. Calisto, déflorée par Jupiter et retournant au ciel, est en Matthieu, chap.xii- : Je reviendrai dans la maison dont je suis sortie. Aglaure transmuée en pierre se trouve en Job, chap. xlii-^ : Son cœur s'endurcira comme pierre. Europe engrossée par Jupiter est en Salomon ^ : Écoute, fille; vois, et incline ton oreille, car le roi t'a concupiscée. Ézéchiel a prophétisé d'Actéon qui vit la nudité de Diane ^ : Tu étais nue; j'ai passé par et je t'ai vue. Les poètes ont écrit que Bacchus est deux fois, ce qui signifie le Christ, avant les siècles et dans le siccle^. Sémélé, qui nourrit Bacchus, est le prototype de la bienheureuse Vierge, car il est dit en Exode '' : Prends cet enfant, nourris-le-moi, et tu auras salaire. »

Ces impiétés sont encore moins voilées que celles de Babe- lai».

C'est beaucoup que dans ce temps-là on commençât en Alle- magne à se moquer de la magie. On trouve dans la lettre de maître Achatius Lampirius une raillerie assez forte sur la conju- ration qu'on employait pour se faire aimer des filles. Le secret consistait à prendre un cheveu de la fille ; on le plaçait d'abord dans son haut-de-chausse ; on faisait une confession générale, et l'on faisait dire trois messes pendant lesquelles on mettait le cheveu autour de son cou ; on allumait un cierge bénit au der- nier Évangile, et on prononçait cette formule : « 0 cierge! je te conjure par la vertu du Dieu tout-puissant, par les neuf chœurs des anges, par la vertu gosdrienne, amène-moi icelle fille en chair et en os, afin que je la saboule à mon plaisir, etc. »

Le latin macaronique dans lequel ces lettres sont écrites porte avec lui un ridicule qu'il est impossible de rendre en français; il y a surtout une lettre de Pierre de La Charité, messager de gram- maire à Ortuin, dont on ne peut traduire en français les équivo- ques latines : il s'agit de savoir si le pape peut rendre physique- ment légitime un enfant bâtard. Il y en a une autre de Jean de Schwinfordt, maître es arts, l'on soutient que Jésus-Christ a été moine, saint Pierre prieur du couvent, Judas Iscariote maître d'hôtel, et l'apôtre Philippe portier,

Jean Schluntzig raconte, dans la lettre qui est sous son nom, qu'il avait trouvé à Florence Jacques de Hochstraten (Grande

1. XLiv, 14. 5. XVI, 7, 8.

2. Verset 44. 6. Ecclésiastique, xxiv, 14.

3. Verset 15. 7. iit, 9.

4. xLiv, 10.

SUR FRANÇOIS RABELAIS. 477

rue), ci-devant inquisiteur. Je lui fis la révérence, dit-il, en lui ùtant mon chapeau, et je lui dis : « Père, êtes-vous révérend ou n'êtes-vous pas révérend ? » Il me répondit : Je suis celui qui suis. Je lui dis alors : « Vous êtes maître Jacques Grande rue ; sacré char d'Élie, dis-je, comment diable êtes-vous à pied ? C'est un scandale : ce qui est ne doit pas se promener avec ses pieds en fange et en merde. » Il me répondit : Ils sont venus en chariots et sur chevaux, mais nous venons au nom du Seigneur. Je lui dis : (c Par le Seigneur il est grande pluie et grand froid. » Il leva les mains au ciel en disant : Rosée du ciel, tombez d'en haut, et c^ue les nuées du ciel pleurent le juste.

Il faut avouer que voilà précisément le style de Rabelais, et je ne doute pas qu'il n'ait eu sous les yeux ces Lettres des gens OBSCURS, lorsqu'il écrivit son Gargantua et son Pantagruel.

Le conte de la femme qui, ayant ouï dire que tous les bâtards étaient de grands hommes, alla vite sonner à la porte des corde- liers pour se faire faire un bâtard, est absolument dans le goût de notre maître François.

Les mêmes obscénités et les mêmes scandales fourmillent dans ces deux singuliers livres,

DES ANCIENNES FACÉTIES ITALIENNES QUI PRÉCÉDÈRENT RABELAIS.

L'Italie, dès le xiv" siècle, avait produit plus d'un exemple de cette licence. Voyez seulement dans Boccace^ la confession de Ser Ciappelletto à l'article delà mort. Son confesseur l'interroge ; il lui demande s'il n'est jamais tombé dans le péché d'orgueil. « Ah ! mon père, dit le coquin, j'ai bien peur de m être damné par un petit mouvement de complaisance en moi-même, en réfléchis- sant que j'ai gardé ma virginité toute ma vie. Avez-vous été gourmand ? Hélas ! oui, mon père; car outre les autres jours de jeûne ordonnés, j'ai toujours jeûné au pain et à l'eau trois fois par semaine ; mais j'ai mangé mon pain quelquefois avec tant d'appétit et de délice que ma gourmandise a sans doute déplu à Dieu. Et l'avarice, mon fils? Hélas! mon père, je suis coupable du péché d'avarice pour avoir fait quelquefois le com- merce, afin de donner tout mon gain aux pauvres. Vous êtes- vous mis quelquefois en colère ? Oh, tant! quand je voyais le service divin si négligé, et les pécheurs ne pas observer les com- mandements de Dieu, comme je me mettais en colère ! »

1. Première nouvelle de la première journée.

478 LETTRE

Ensuite Ser Ciappelletto s'accuse d'avoir fait balayer sa chambre un jour de dimanche : le confesseur le rassure, et lui dit que Dieu lui pardonnera ; le pénitent fond en larmes, et lui dit que Dieu ne lui pardonnera jamais ; qu'il se souvient qu'à l'âge de deux ans il s'était dépité contre sa mère, que c'était un crime irrémissible; « ma pauvre mère, dit-il, qui m'a porté neuf mois dans son ventre le jour et la nuit, et qui me portait dans ses bras quand j'étais petit. Non, Dieu ne me pardonnera jamais d'avoir été un si méchant enfant ».

Enfin, cette confession étant devenue publique, on fait un saint de Ciappelletto, qui avait été le plus grand fripon de son temps.

Le chanoine Luigi Pulci ^ est beaucoup plus licencieux dans son poème du Morgante. Il commence ce poème par oser toui'ner eu ridicule les premiers versets de VÉvangile de saint Jean.

In principio era il Verbo appresso a Dio, Ed era Iddio il Verbo, e'I Verbo lui; Questo era nel principio, al parer mio, etc.

J'ignore, après tout, si c'est par naïveté ou par impiété que le Pulci, ayant mis l'Évangile à la tête de son poème, le finit par le Salve, Regina; mais soit puérilité, soit audace, cette liberté ne serait pas soufferte aujourd'hui. On condamnerait plus encore la réponse de Morgante à Margutte ; ce Margutte demande à Mor- gante s'il est chrétien ou musulman.

E s'egli crede in Cristo o in Maometto. Rispose aller Margutte: Per dirtertosto, lo non credo più al nero che all'azzuro; Ma nel cappone, o lesso o voglia arrosto.

Ma sopra tutto nel biion vino ho fede.

Or queste son' Ire virlù cardinali : La oola, il dado, e'I culo, come io t'ho dette.

Une chose bien étrange, c'est que presque tous les écrivains italiens des xiv% x\\ et xvr siècles, ont très-peu respecté cette même religion dont leur patrie était le centre; plus ils voyaient

1. Voyez aussi ce qui est dit de Pulci, tome IX, dans la Préface de dom Apu- leius Risorius, en tète de la Pucelle.

SUR FRANÇOIS RABELAIS. 479

de près les augustes cérémonies de ce culte, et les premiers pon- tifes, plus ils s'abandonnaient à une licence que la cour de Rome semblait alors autoriser par son exemple. On pouvait leur ap- pliquer ces vers du Pastor fido :

Il lungo conversai" gênera noia, E la noia disprezzo, e odio al fine.

Les libertés qu'ont prises Machiavel, l'Arioste, l'Arétin, l'arche- vêque de Bénévent la Casa, le cardinal Bembo, Pomponace, Cardan, et tant d'autres savants, sont assez connues. Les papes n'y faisaient nulle attention, et pourvu qu'on achetât des indul- gences et qu'on ne se mêlât point du gouvernement, il était permis de tout dire. Les Italiens alors ressemblaient aux anciens Romains, qui se moquaient impunément de leurs dieux, mais qui ne troublèrent jamais le culte reçu ^ Il n'y eut que Giordano Bruno qui, ayant bravé l'inquisiteur à Venise, et s'étant fait un ennemi irréconciliable d'un homme si puissant et si dangereux, fut recherché pour son livre délia Bestia trionfante : on le fit périr par le supplice du feu, supplice inventé parmi les chrétiens contre les hérétiques. Ce livre très-rare est pis qu'hérétique ; l'auteur n'admet que la loi des patriarches, la loi naturelle; il fut composé et imprimé à Londres chez le lord Philippe Sidney, l'un des plus grands hommes d'Angleterre, favori de la reine Elisabeth.

Parmi les incrédules on range communément tous les princes etlespolitiquesd'Itahedesxiv^xv", et xvr siècles. On prétend que si le pape Sixte IV avait eu de la religion, il n'aurait pas trempé dans la conjuration des Pazzi, pour laquelle on pendit l'arche- vêque de Florence en habits pontificaux aux fenêtres de fliôtel de ville. Les assassins des Médicis, qui exécutèrent leur parri- cide dans la cathédrale au moment que le prêtre montrait l'eu- charistie au peuple, ne pouvaient, dit-on, croire à l'eucharistie. Il paraît impossible qu'il y eût le moindre instinct de religion dans le cœur d'un Alexandre VI, qui faisait périr par le stylet, par la corde, ou par le poison, tous les petits princes dont il ravissait les États, et qui leur accordait des indulgences in articulo mortis, dans le temps qu'ils rendaient les derniers soupirs.

On ne tarit point sur ces affreux exemples. Hélas! mon-

1. Nous citons louis ces scandales en les détestant, et nous espérons faire pas- ser dans l'espi'it du lecteur judicieux les sentiments qui nous animent {Note de Voltaire.)

480 LETTRE

seigneur, que prouvent-ils? Que le frein d'une religion pure, dégagée de toutes les superstitions qui la déshonorent, et qui peuvent la rendre incroyable, était absolument nécessaire à ces grands criminels. Si la religion avait été épurée, il y aurait eu moins d'incrédulité et moins de forfaits. Quiconque croit ferme- ment un Dieu rémunérateur de la vertu, et vengeur du crime, tremblera sur le point d'assassiner un homme innocent, et le poignard lui tombera des mains ; mais les Italiens alors, ne con- naissant le christianisme que par des légendes ridicules, par les sottises et les fourberies des moines, s'imaginaient qu'il n'est aucune religion parce que leur religion ainsi déshonorée leur paraissait absurde. De ce que Savonarole avait été un faux pro- phète, ils concluaient qu'il n'y a point de Dieu: ce qui est un fort mauvais argument. L'abominable politique de ces temps affreux leur, fit commettre mille crimes; leur philosophie, non moins affreuse, étouffa leurs remords ; ils voulurent anéantir le Dieu qui pouvait les punir.

LETTRE III.

SDR VANINI.

Monseigneur,

Vous me demandez des Mémoires sur Vanini ; je ne puis mieux faire ^ que de vous renvoyer à la section troisième de l'ar- ticle Athéisme du Dictionnaire philosophique : j'ajouterai aux sages réflexions que vous y trouverez qu'on imprima une Vie de Vanini à Londres, en 1717 ^ Elle est dédiée à milord North and Grey. C'est un Français réfugié, son chapelain, qui en est l'auteur. C'est assez de dire, pour faire connaître le personnage, qu'il s'appuie dans son histoire sur le témoignage du jésuite Garasse, le plus

1. Dans la première édition on lisait : « Je ne puis mieux faire que de trans- crire ici ce qui est rapporté dans la sixième édition d'un petit ouvrage composé par une société de gens de lettres, attribué très-mal à propos à un homme célèbre. »

Et l'on reproduisait en efl'et ce que Voltaire avait dit de Vanini dans l'article Athée, Athéisme du Dictionnaire pliilosophiqne. Voyez, dans le Dictionnaire phi- losophique, la section m du mot Athéisme, etc. Le morceau commence par ces mots : « Franchissons tout Fespace, etc., «jusqu'à ceux-ci : « Presque personne ne lit ces apologies. » Après quoi l'auteur reprenait : « J'ajouterai à ces sages réflexions qu'on imprima une Vie de Vanini, etc. » ( B.)

2. David Durand a composé, à Londres, la Vie et les Sentiments de Lucilio Vanini, ouvrage qui a été imprimé à Rotterdam, 1717, in-12.

SUR VANINI. 481

absurde et le plus iusolent calomniateur, et en môme temps le plus ridicule écrivain qui ait jamais été chez les jésuites. Voici' les paroles de Garasse, citées par le chapelain, et qui se trouvent en effet dans la Doctrine curieuse de ce jésuite, page 14/t :

« Pour Lucile Vanin, il était iNapolitain, homme de néant, qui avait rôdé toute l'Italie en chercheur de repues franches, et une bonne partie de la France en qualité de pédant. Ce méchant bélître, étant venu en Gascogne en 1617, faisait état d'y semer avantageusement son ivraie, et faire riche moisson d'impiétés, cuidant avoir trouvé des esprits susceptibles de ses propositions. Il se glissait dans les noblesses effrontément pour y piquer l'es- cabelle aussi franchement que s'il eût été domestique, et appri- voisé de tout temps à l'humeur du pays; mais il rencontra des esprits plus forts et résolus à la défense de la vérité qu'il ne s'était imaginé. »

Que pouvez-vous penser, monseigneur, d'une Vie écrite sur de pareils mémoires ? Ce qui vous surprendra davantage, c'est que lorsque ce malheureux Vanini fut condamné, on ne lui re- présenta aucun de ses livres, dans lesquels on a imaginé qu'était contenu le prétendu athéisme pour lequel il fut condamné. Tous les livres de ce pauvre Napolitain étaient des livres de théologie et de philosophie, imprimés avec privilège, et approuvés par des docteurs de la faculté de Paris. Ses Dialogues même, qu'on lui reproche aujourd'hui et qu'on ne peut guère condamner que comme un ouvrage très -ennuyeux, furent honorés des plus grands éloges en français, en latin, et même en grec. On voit surtout, parmi ces éloges, ces vers d'un fameux docteur de Paris ' :

Vaninus, vir mente potens, sophiaeque magister Maximus, Italioe decus, et nova gloria gentis.

Ces deux vers furent imités depuis en français :

Honneur de l'Italie, émule de la Grèce, Vanini fait connaître et chérir la sagesse.

Mais tous ces éloges ont été oubliés, et on se souvient seule- ment qu'il a été brûlé vif. Il faut avouer qu'on brûle quelquefois les gens un peu légèrement, témoin Jean Hus, Jérôme de Prague,

1. Gr. Certain, docteur-médecin de la faculté de Paris. Ces vers font partie d'une assez longue pièce de vers qui se lit en tête de l'édition des Dialogues de Vanini.

'2G. MÉLANGES. V. 31

482 LETTRE

le conseiller Anne Dubourg, Servet, Antoine, Urbain Grandier, la maréchale d'Ancre, Morin, et Jean Calas; témoin enfin cette foule innombrable d'infortunés que presque toutes les sectes chré- tiennes ont fait périr tour à tour dans les flammes : horreur in- connue aux Persans, aux Turcs, aux Tartares, aux Indiens, aux Chinois, à la république romaine, et à tous les peuples de l'anti- quité; horreur à peine abolie parmi nous, et qui fera rougir nos enfants d'être sortis d'aïeux si abominables.

LETTRE IV.

SUR LES AUTEURS ANGLAIS.

Monseigneur,

Votre Mtesse demande qui sont ceux qui ont eu l'audace de s'élever, non -seulement contre l'Église romaine, mais contre l'Église chrétienne; le nombre en est prodigieux, surtout en An- gleterre. Un des premiers est le lord Herbert de Cherbury, mort en 1648, connu par ses Traités de la religion des laïques, et de celle des Gentils.

Hobbes ne reconnut d'autre religion que celle à qui le gou- vernement donnait sa sanction. Il ne voulait point deux maîtres : le vrai pontife est le magistrat. Cette doctrine souleva tout le clergé. On cria au scandale, à la nouveauté. Pour du scandale, c'est-à-dire de ce qui fait tomber, il y en avait; mais de la nou- veauté, non, car, en Angleterre, le roi était dès longtemps le chef de l'Église. L'impératrice de Russie en est le chef dans un pays plus vaste que l'empire romain. Le sénat, dans la république, était le chef de la religion, et tout empereur romain était souve- rain pontife.

Le lord Shaftesbury surpassa de bien loin Herbert et Hobbes pour l'audace et pour le stylet Son mépris pour la religion chré- tienne éclate trop ouvertement.

La Religion naturelle- de Wollaston est écrite avec plus de mé- nagement; mais n'ayant pas les agréments de milord Shaftesbury, ce livre n'a été guère lu que des philosophes.

\. Voyez, dans Diderot, la traduction de VEssai sur le Mérite et la Vertu.

2. L'ouvrage a paru en 1(372, et est intitulé Religion of nature delineated. La traduction française, par Garrigue, a pour titre : Ebauche de la religion naturelle, traduite de Vanglais, avec un supplément et autres additions considérables, 1750, deux volumes in-12.

SUR LES AUTEURS ANGLAIS. 483

DE TOLAND,

Toland a porté des coups plus violents. C'était une âme flère et indépendante ; dans la pauvreté, il pouvait s'élever à la fortune s'il avait été plus modéré. La persécution l'irrita ; il écrivit contre la religion chrétienne par haine et par vengeance.

Dans son premier livre, intitulé la Religion chrétienne sans mystères, il avait écrit lui-même un peu mystérieusement, et sa hardiesse était couverte d'un voile. On le condamna ; on le pour- suivit en Irlande : le voile fut bientôt déchiré. Ses Origines judaï- ques, son Nazaréen, son Pantheisticon, furent autant de combats qu'il livra ouvertement au christianisme. Ce qui est étrange, c'est qu'ayant été opprimé en Irlande pour le plus circonspect de ses ouvrages, il ne fut jamais troublé en Angleterre pour les livres les plus audacieux.

On l'accusa d'avoir fini son Pantheisticon par cette prière blas- phématoire, qui se trouve en effet dans quelques éditions: « Om- nipotens et sempiterne Bacche, qui hominum corda donis tuis recréas, concède propitius ut qui hesternis poculis segroti facti sunt, hodiernis curentur, per pocula poculorum. Amen! »

Mais comme cette profanation était une parodie d'une prière de l'Église romaine, les Anglais n'en furent point choqués. Au reste, il est démontré que cette prière profane n'est point de To- land ; elle avait été faite deux cents ans auparavant en France par une société de buveurs : on la trouve dans le Carême allégo- risé, imprimé en 1563. Ce fou de jésuite Garasse en parle dans sa Doctrine curieuse, livre II, page 201.

Toland mourut avec un grand courage en 1121K Ses dernières paroles furent : Je vais dormir. Il y a encore quelques pièces de vers en l'honneur de sa mémoire ; ils ne sont pas faits par des prêtres de l'Église anghcane.

DE LOCKE.

C'est à tort qu'on a compté le grand philosophe Locke parmi les ennemis de la rehgion chrétienne. Il est vrai que son livre du Christianisme raisonnable^ s'écarte assez de la foi ordinaire; mais

1. le 30 novembre 1670, Toland est mort le il mai 1722.

2. La traduction française par P. Coste est intitulée Que la religion chrétienne est très-raisonnable telle qu'elle nous est représentée dans l'Écriture sainte: 1G9G, et 1703, deux volumes in-8°. 11 y a des réimpressions sous le titre de Christia- nisme raisonnable.

484 LETTRE

la religion des primitifs appelés trembleurs, qui fait une si grande figure en Pensylvanie, est encore plus éloignée du christianisme ordinaire ; et cependant ils sont réputés chrétiens.

On lui a imputé de ne point croire l'immortalité de l'âme, parce qu'il était persuadé que Dieu, le maître absolu de tout, pouvait donner (s'il voulait) le sentiment et la pensée à la matière. M. de Voltaire l'a bien vengé de ce reproche^ Il a prouvé que Dieu peut conserver éternellement l'atome, la monade, qu'il aura daigné favoriser du don de la pensée. C'était le sentiment du célèbre et saint prêtre Gassendi, pieux défenseur de ce que la doc- trine d'Épicure peut avoir de bon. Voyez sa fameuse lettre à Descartes.

(( D'où vous vient cette notion ? Si elle procède du corps, il faut que vous ne soyez pas sans extension. Apprenez -nous comment il sapeut faire que l'espèce ou l'idée du corps, qui est étendu, puisse être reçue dans vous, c'est-à-dire dans une substance non étendue... Il est vrai que vous connaissez que vous pensez, mais vous ignorez quelle espèce de substance vous êtes, vous qui pensez, quoique l'opération de la pensée vous soit connue. Le principal de votre essence vous est caché, et vous ne savez point quelle est la nature de cette substance, dont l'une des opérations est de penser, etc. »

Locke mourut en paix, disant à M'"'= Masham et à ses amis qui l'entouraient : La vie est une pure vanité.

DE L'ÉVÉQI'E TAYLOR, ET DE TINDAL.

On a mis peut-être avec autant d'injustice Taylor, évêque de Connor, parmi les mécréants, à cause de son livre du Guide des douteurs.

Mais pour le docteur Tindal, auteur du Christianisme aussi an- cien que le monde, il a été constamment le plus intrépide soutien de la religion naturelle, ainsi que de la maison royale de Ha- novre. C'était un des plus savants hommes d'Angleterre dans l'histoire. Il fut honoré jusqu'à sa mort d'une pension de deux cents livres sterling. Comme il ne goûtait pas les livres de Pope ; qu'il le trouvait absolument sans génie et sans imagination, et ne lui accordait que le talent de versifier et de mettre en œuvre l'esprit des autres. Pope fut son implacable ennemi. Tindal de plus était un whig ardent, et Pope un jacobite. Il n'est pas éton-

1. Voyez tome XXII, page 121 et suiv.

SUR LES AUTEURS ANGLAIS. 485

nant que Pope l'ait déchiré dans sa Dunciade, ouvrage imité de Dryden, et trop rempli de bassesses et d'images dégoûtantes.

DE COLLINS.

Un des plus terribles ennemis de la religion chrétienne a été Antoine Collins, grand trésorier de la comté d'Essex, bon méta- physicien, et d'une grande érudition. Il est triste qu'il n'ait fait usage de sa profonde dialectique que contre le christianisme. Le docteur Clarke, célèbre socinien, auteur d'un très-bon livre il démontre l'existence de Dieu, n'a jamais pu répondre aux livres de Collins d'une manière satisfaisante, et a été réduit aux injures.

Ses Recherches philosophiques sur la liberté de l'homme, sur les fondements de la religion chrétienne, sur les prophéties littérales, sur la liberté de penser, sont malheureusement demeurées des ouvrages victorieux,

DE WOOLSTO^.

Le trop fameux Thomas Woolston, maître es arts de Cam- bridge, se distingua, vers l'an 1726, par ses discours contre les miracles de Jésus-Christ, et leva l'étendard si hautement qu'il faisait vendre à Londres son ouvrage dans sa propre maison. On en fit trois éditions coup sur coup, de dix mille exemplaires cha- cune.

Personne n'avait encore porté si loin la témérité et le scandale. Il traite de contes puérils et extravagants les miracles et la résur- rection de notre Sauveur. Il dit que quand Jésus-Christ changea l'eau en vin pour des convives qui étaient déjà ivres, c'est qu'appa- remment il fit du punch. Dieu emporté par le diable sur le pinacle du temple, et sur une montagne dont on voyait tous les royaumes de la terre, lui paraît un blasphème monstrueux. Le diable envoyé dans un troupeau de deux mille cochons, le figuier séché pour n'avoir pas porté de figues quand ce n'était pas le temps des figues, la transfiguration de Jésus, ses habits devenus tout blancs, sa conversation avec Moïse et Élie, enfin toute son histoire sacrée est travestie en roman ridicule. Woolston n'épargne pas les termes les plus injurieux et les plus méprisants. Il appelle souvent notre Seigneur Jésus-Christ : the felloio, ce compagnon, ce garnement; a wanderer, un vagabond; amendicant friar, un frère coupe-chou mendiant,

11 se sauve pourtant à la faveur du sens mystique, en disant

486 LETTRE

que ces miracles sont de pieuses allégories. Tous les bons chré- tiens n'en ont pas moins eu son livre en horreur.

Il y eut un jour une dévote qui, en le voyant passer dans la rue, lui cracha au visage. Il s'essuya tranquillement, et lui dit : C'est ainsi que les Juifs ont traité votre Dieu. Il mourut en paix en disant : 'Tis a pass every man must corne to ; c'est un terme tout homme doit arriver. Vous trouverez dans le Dictionnaire portatif de l'abbé Ladvocat, et dans un Nouveau Dictionnaire portatif \ les mêmes erreurs sont copiées, que Woolston est mort en prison, en 1733, Rien n'est plus faux; plusieurs de mes amis l'ont vu dans sa maison: il est mort libre chez lui.

DE W A R B L: R T 0 N .

On a regardé Warburton, évêque de (ilocester, comme un des plus hardis infidèles qui aient jamais écrit, parce qu'après avoir commenté Shakespeare, dont les comédies, et même quelquefois les tragédies, fourmillent de quolibets licencieux, il a soutenu, dans sa Légation de Moïse, que Dieu n'a point enseigné à son peuple chéri rimmortalité de l'âme. Il se peut qu'on ait jugé cet évêque trop durement, et que l'orgueil et l'esprit satirique qu'on lui reprocha aient soulevé toute la nation. On a beaucoup écrit contre lui. Les deux premiers volumes de son ouvrage n'ont paru qu'un vain fatras d'érudition erronée, dans lesquels il ne traite pas même son sujet, et qui de plus sont contraires à son sujet, puisqu'ils ne tendent qu'à prouver que tous les législateurs ont établi pour principe de leurs religions l'immortalité de l'âme ; en quoi même Warburton se trompe, car ni Sanchoniathon le Phénicien, ni le livre des Cinq Kings chinois, ni Confucius, n'ad- mettent ce principe.

Mais jamais Warburton dans tous ses faux-fuyants n'a pu répondre aux grands arguments personnels dont on l'a accablé. Vous prétendez que tous les sages ont posé pour fondement de la religion l'immortalité de l'âme, les peines et les récompenses après la mort; or. Moïse n'en parle ni dans son Décalogue, ni dans aucune de ses lois: donc Moïse, de votre aveu, n'était pas un sage.

* Ou il était instruit de ce grand dogme, ou il l'ignorait : s'il en était instruit, il est coupable de ne l'avoir pas enseigné ; s'il l'ignorait, il était indigne d'être législateur.

1. Celui de Chaudon ; voyczla note, tome XIV, page 24.

2. Voyez la note, tome XVII, pages 144-145.

SUR LES AUTEURS ANGLAIS. 487

Ou Dieu inspirait Moïse, ou ce n'était qu'un charlatan : si Dieu inspirait Moïse, il ne pouvait lui cacher l'immortalité de l'àme, et s'il ne lui a pas appris ce que tous les Égyptiens savaient. Dieu l'a trompé et a trompé tout son peuple ; si Moïse n'était qu'un charlatan, vous détruisez toute la loi mosaïque, et par consé- quent vous sapez par le fondement la religion chrétienne, bâtie sur la mosaïque. Enfin, si Dieu a trompé Moïse, vous faites de l'Être infiniment parfait un séducteur et un fripon. De quelque côté que vous vous tourniez, vous blasphémez.

Vous croyez vous tirer d'affaire en disant que Dieu payait son peuple comptant, en le punissant temporairement de ses trans- gressions, et en le récompensant par les biens de la terre quand il était fidèle. Cette évasion est pitoyable, car combien de trans- gresseurs ont passé leurs jours dans les délices! témoin Salo- mon. Ne faut-il pas avoir perdu le bon sens ou la pudeur pour dire que chez les Juifs aucun scélérat n'échappait à la punition temporelle? N'est-il pas parlé cent fois du bonheur des méchants dans l'Écriture?

Nous savions avant vous que ni le Décalogue ni le Lévitique ne font mention de l'immortalité de l'âme, ni de sa spiritualité, ni des peines et des récompenses dans une autre vie; mais ce n'é- tait pas à vous à le dire. Ce qui est pardonnable à un laïque ne l'est pas à un prêtre; et surtout vous ne devez pas le dire dans quatre volumes ennuyeux ^

Voilà ce que l'on objecte à Warburton. Il a répondu par des injures atroces, et il a cru enfin qu'il avait raison parce que son évêché lui vaut deux mille cinq cents guinées de rentes. Toute l'Angleterre s'est déclarée contre lui malgré ses guinées. Il s'est rendu odieux par la virulence de son insolent caractère beau- coup plus que par l'absurdité de son système.

DE BOLIXGBUOKE.

Milord Bolingbroke a été plus audacieux que Warburton, et de meilleure foi. Il ne cesse de dire, dans ses Œuvres philoso- phiques, que les athées sont beaucoup moins dangereux que les théologiens. Il raisonnait en ministre d'État qui savait combien de sang les querelles théologiques ont coûté à l'Angleterre ; mais 11 devait s'en tenir à proscrire la théologie, et non la religion

1. Le traité de la Divine Lègalion de }foise {Divine Légation ofMoses: 1700), par Warburton, a cinq volumes in-8°.

488 LETTRE

clirétienne dont tout homme d'État peut tirer de très-grands avan- tages pour le genre humain, en la resserrant dans ses bornes, si elle les a franchies. On a publié après la mort du lord Boling- broke quelques-uns de ses ouvrages ^ plus violents encore que son Recueil philosophique ; il y déploie une éloquence funeste. Per- sonne n'a jamais écrit rien de plus fort : on voit qu'il avait la religion chrétienne en horreur. Il est triste qu'un si sublime génie ait voulu couper parla racine un arbre qu'il pouvait rendre très-utile en élaguant les branches, et en nettoyant sa mousse.

On peut épurer la religion -. On commença ce grand ouvrage il y a près de deux cent cinquante années; mais les hommes ne s'éclairent que par degrés. Qui aurait prévu alors qu'on analyse- rait les rayons du soleil, qu'on électriserait avec le tonnerre, et qu'on découvrirait la loi de gravitation universelle, loi qui pré- side à l'univers? 11 est temps, selon Bolingbroke, qu'on bannisse la théologie, comme on a banni l'astrologie judiciaire, la sor- ceherie, la possession du diable, la baguette divinatoire, la pana- cée universelle, et les jésuites. La théologie n'a jamais servi qu'à renverser les lois et qu'à corrompre les cœurs : elle seule fait les athées, car le grand nombre des théologiens qui est assez sensé pour voir le ridicule de cette science chimérique n'en sait pas assez pour lui substituer une saine philosophie. La théologie, disent-ils, est, selon la signification du mot, la science de Dieu. Or les polissons qui ont profané cette science ont donné de Dieu des idées absurdes, et de ils concluent que la Divinité est une chimère, parce que la théologie est chimérique. C'est précisé- ment dire qu'il ne faut ni prendre du quinquina pour la fièvre, ni faire diète dans la pléthore, ni être saigné dans l'apoplexie, parce qu'il y a eu de mauvais médecins ; c'est nier la connais- sance du cours des astres, parce qu'il y a eu des astrologues ; c'est nier les effets évidents de la chimie, parce que des chi- mistes charlatans ont prétendu faire de l'or. Les gens du monde, encore plus ignorants que ces petits théologiens, disent : Voilà des bacheliers et des licenciés qui ne croient pas en Dieu; pour- quoi y croirions-nous? Voilà quelle est la suite funeste de l'esprit théologique. Une fausse science fait les athées; une vraie science prosterne l'homme devant la Divinité : elle rend juste et sage celui que l'abus de la théologie a rendu inique et insensé.

1. Voltaire veut parler de V Examen important, qu'il donna sous le nom de Bolingbroke, et qui fait partie du présent volume; voyez pages 195 et suiv.

2. Cet alinéa a été reproduit par Voltaire dans le 24*^ Dialogue de son A. B. G.

SUR SWIFT. 489

DE. THOMAS CHUBT. •.

Thomas Chubb est un philosophe formé par la nature. La sub- tihté de son génie, dont il abusa, lui fit embrasser non-seulement le parti des sociniens, qui ne regardent Jésus-Christ que comme un homme, mais enfin celui des théistes rigides, qui reconnaissent un Dieu et n'admettent aucun mystère. Ses égarements sont méthodiques : il voudrait réunir tous les hommes dans une reli- gion qu'il croit épurée parce qu'elle est simple. Le mot de chris- tianisme est à chaque page dans ses divers ouvrages, mais la chose ne s'y trouve pas. 11 ose penser que Jésus-Christ a été de la religion de Thomas Chubb; mais il n'est pas de la religion de Jésus-Christ. Un abus perpétuel des mots est le fondement de sa persuasion. Jésus-Christ a dit : Aimez Dieu et votre prochain, voilà toute la loi, voilà tout l'homme. Chubb s'en tient à ces paroles; il écarte tout le reste. Notre Sauveur lui paraît un phi- losophe comme Socrate, qui fut mis à mort comme lui pour avoir combattu les superstitions et les prêtres de son pays. D'ailleurs il a écrit avec retenue, il s'est toujours couvert d'un voile. Les obscurités dans lesquelles il s'enveloppe lui ont donné plus de réputation que de lecteurs.

LETTRE y.

SLR SWIFT 2.

Il est vrai, monseigneur, que je ne vous ai point parlé de Swift ; il mérite un article à part : c'est le seul écrivain anglais de ce genre qui ait été plaisant. C'est une chose bien étrange que les deux hommes à qui on doit le plus reprocher d'avoir osé tourner la religion chrétienne en ridicule aient été deux prêtres ayant charge d'àmes, Rabelais fut curé de Meudon, et Swift fut doyen de la cathédrale de Dublin : tous deux lancèrent plus de sarcasmes contre le christianisme que Molière n'en a prodigué contre la médecine, et tous deux vécurent et moururent paisibles, tandis

1. en 1679,. mort en 17i7.

'1. Voltaire avait déjà parlé de Swift (voyez tome XXII, page 175), à qui il avait adressé quelques lettres en 1727 et 17'?8.

490 LETTRE

que d'autres hommes ont été persécutés, poursuivis, mis à mort, pour quelques paroles équivoques.

Quelquefois l'un se brise oii l'autre s'est sauvé, Et par l'un périt un autre est conservé.

{Cinna, acte II, scène i.)

Le Conte du Tonneau ^ du doyen Swift est une imitation des Trois Anneaux. La fable de ces trois anneaux est fort ancienne - : elle est du temps des croisades. C'est un vieillard qui laissa, en mourant, une bague à chacun de ses trois enfants: ils se battirent à qui aurait la plus belle; on reconnut enfin, après de longs débats, que les trois bagues étaient parfaitement semblables. Le bon vieillard est le théisme, les trois enfants sont la religion juive, la chrétienne, et la musulmane.

L'auteur oublia les religions des mages et des brachmanes, et beaucoup d'autres; mais c'était un Arabe qui ne connaissait que ces trois sectes. Cette fable conduit à cette indifférence qu'on reprocha tant à l'empereur Frédéric II, et à son chancelier De Vineis, qu'on accuse d'avoir composé le livre De tribus Impostoribus, qui, comme vous savez, n'a jamais existé ^

Le conte des Trois Anneaux se trouve dans quelques anciens recueils : le docteur Swift lui a substitué trois justaucorps. L'in- troduction à cette raillerie impie est digne de l'ouvrage ; c'est une estampe sont représentées trois manières de parler en public : la première est le thécâtre d'Arlequin et de Gilles ; la seconde est un prédicateur dont la chaire est la moitié d'une futaille ; la troisième est l'échelle du haut de laquelle un homme qu'on va pendre harangue le peuple.

Un prédicateur entre Gilles et un pendu ne fait pas une belle figure. Le corps du livre est une histoire allégorique des trois principales sectes qui divisent l'Europe méridionale, la romaine, la luthérienne, et la calviniste : car il ne parle pas de l'Église grecque, qui possède six fois plus de terrain qu'aucune des trois autres, et il laisse le mahométisme, bien plus étendu que l'Église grecque.

Les trois frères à qui leur vieux bonhomme de père a légué trois justaucorps tout unis, et de la même couleur, sont Pierre,

1. Voyez la note 2 de la page 206.

2. Boccace en a fait le sujet de sa troisième nouvelle de la première journée du Décaméron.

3. Voyez, tome X, une note sur VÉpitre à l'auteur du livre Des trois Impos- teurs.

SUR LES ALLEMANDS. 491

Martin et Jean, c'est-à-dire le pape, Luther et Calvin, L'auteur fait faire plus d'extravagances à ses trois héros que Cervantes n'en attribue à son don Quichotte, etl'Arioste à son Roland ; mais milord Pierre est le plus maltraité des trois frères. Le livre est très-mal traduit en français ; il n'était pas possible de rendre le comique dont il est assaisonné. Ce comique tombe souvent sur des querelles entre l'Église anglicane et la presbytérienne, sur des usages, sur des aventures que l'on ignore en France, et sur des jeux de mots particuliers à la langue anglaise. Par exemple, le mot qui signifie une bulle du pape en français, signifie aussi en anglais un bœuf {hull). C'est une source d'équivoques et de plai- santeries entièrement perdues pour un lecteur français.

Swift était bien moins savant que Rabelais ; mais son esprit est plus fin et plus délié : c'est le Rabelais de la bonne compagnie ^ Les lords Oxford et Bolingbroke firent donner le meilleur béné- fice d'Irlande, après Farchevêché de Dublin, à celui qui avait couvert la religion chrétienne de ridicule, et Abbadie, qui avait écrit en faveur de cette religion un livre auquel on prodiguait les éloges, n'eut qu'un malheureux petit bénéfice de village; mais il est à remarquer que tous deux sont morts fous.

LETTRE VI.

SUR LES ALLEMANDS.

Monseigneur,

Votre Allemagne a eu aussi beaucoup de grands seigneurs et de philosophes accusés d'irréligion. Votre célèbre Corneille Agrippa, au xvi^ siècle, fut regardé, non-seulement comme un sorcier, mais comme un incrédule. Cela est contradictoire : car un sorcier croit en Dieu, puisqu'il ose mêler le nom de Dieu dans toutes ses conjurations; un sorcier croit au diable, puisqu'il se donne au diable. Chargé de ces deux calomnies comme Apulée, Agrippa fut bien heureux de n'être qu'en prison, et de ne mourir qu'à l'hôpital. Ce fut lui qui, le premier, débita que le fruit défendu dont avaient mangé Adam et Eve était la jouissance de l'amour, à laquelle ils s'étaient abandonnés avant d'avoir reçu de Dieu la bénédiction nuptiale. Ce fut encore lui qui, après avoir

\. Voyez tome XIV, page 560; XXII, 174.

492 LETTRE

cultivé les sciences, écrivit le premier contre elles. Il décria le lait dont il avait été nourri, parce qu'il l'avait très-mal digéré. Il mourut dans l'hôpital de Grenoble en 1535.

Je ne connais votre fameux docteur Faustus que par la co- médie dont il est le héros, et qu'on joue dans toutes vos provinces de l'empire. Votre docteur Faustus y est dans un commerce suivi avec le diable. Il lui écrit des lettres qui cheminent par l'air au moyen d'une ficelle : il en reçoit des réponses. On voit des mi- racles à chaque acte, et le diable emporte Faustus à la fin de la pièce. On dit qu'il était en Souabe, et qu'il vivait sous Maxi- milien I". Je ne crois pas qu'il ait fait plus de fortune auprès de Maximilien qu'auprès du diable son autre maître.

Le célèbre Érasme' fut également soupçonné d'irréligion parles catholiques et parles protestants, parce qu'il se moquait des excès les uns et les autres tombèrent. Quand deux partis ont tort, celui qui se tient neutre, et qui par conséquent a raison, est vexé par l'un et par l'autre. La statue qu'on lui a dressée dans la place de Rotterdam, sa patrie, l'a vengé de Luther et de l'Inquisition.

Mèlanchthon\ terre noire, fut à peu près dans le cas d'Érasme. On prétend qu'il changea quatorze fois de sentiment sur le péché originel et sur la prédestination. On l'appelait, dit-on, le Protée d'Allemagne. Il aurait voulu en être le Neptune qui retient la fougue des vents.

Jam cœliim terramqiie meo sine numine, venti, Miscere, et tantas audetis toUeie moles!

(ViRG. .€ii., I, 137.)

Il était modéré et tolérant. Il passe pour indifférent. Étant devenu protestant, il conseilla à sa mère de rester catholique. De on jugea qu'il n'était ni l'un ni l'autre.

J'omettrai, si vous le permettez, la foule des sectaires à qui l'on a reproché d'embrasser des factions plutôt que d'adhérer à des opinions, et de croire à l'ambition ou à la cupidité bien plutôt qu'à Luther et au pape. Je ne parlerai pas des philosophes, ac- cusés de n'avoir eu d'autre évangile que la nature.

Je viens à votre illustre Leibnitz. Fontenelle, en faisant son éloge à Paris en pleine Académie, s'exprime sur sa religion en ces termes : « On l'accuse de n'avoir été qu'un grand et rigide observateur du droit naturel : ses pasteurs lui en ont fait des réprimandes publiques et inutiles. »

1. Mélanchthon signifie, en grec, terre noire.

SUR LES ALLEMANDS. 493

Vous verrez bientôt, monseigneur, que Fontenelle, qui parlait ainsi, avait essuyé des imputations non moins graves.

Wolff 1, le disciple de Leibnitz, a été exposé à un plus grand danger : il enseignait les mathématiques dans l'Université de Hall avec un succès prodigieux. Le professeur théologien Lange, qui gelait de froid dans la solitude de son école, tandis que Wolff avait cinq cents auditeurs, s'en vengea en dénonçant Wolff comme un athée. Le feu roi de Prusse Frédéric-Guillaume, qui s'entendait mieux à exercer ses troupes qu'aux disputes des savants, crut Lange trop aisément : il donna le choix à Wolff de sortir de ses États dans vingt-quatre heures, ou d'être pendu. Le philosophe résolut sur-le-champ le problème en se retirant à Marbourg, ses écoliers le suivirent, et sa gloire et sa fortune augmentèrent. La ville de Hall perdit alors plus de quatre cent mille florins par an, que Wolff lui valait par Taffluence de ses disciples: le revenu du roi en souffrit, et l'injustice faite au philosophe ne retomba que sur le monarque. Vous savez, monseigneur, avec quelle équité et quelle grandeur dame le successeur de ce prince- ré- para l'erreur dans laquelle on avait entraîné son père.

n est dit à l'article Wolff, dans un dictionnaire, que Charles- Frédéric, philosophe couronné, ami de Wolff, l'élevaà la dignité de vice-chancelier de l'Université de l'électeur de Bavière, et de baron de l'empire ^ Le roi dont il est parlé dans cet article est en effet un philosophe, un savant, un très-grand génie, ainsi qu'un très-grand capitaine sur le trône ; mais il ne s'appelle point Charles : il n'y a point dans ses États d'université appartenante à l'électeur de Bavière ; l'empereur seul fait des barons de l'em- pire. Ces petites fautes, qui sont trop fréquentes dans tous les dictionnaires, peuvent être aisément corrigées.

Depuis ce temps, la liberté de penser a fait des progrès éton- nants dans tout le nord de l'Allemagne. Cette liberté même a été portée à un tel excès qu'on a imprimé, en 1766, un Abrégé de l'histoire ecclésiastique de Fleury avec une Préface d'un style élo- quent, qui commence par ces paroles :

« L'établissement de la religion chrétienne a eu, comme tous les empires, de faibles commencements. Un Juif de la lie du peuple, dont la naissance est douteuse, qui mêle aux absurdités

1. Voltaire a déjà parlé longuement de Wolff et de Lange dans son Dictionnaire philosophique; voyez tome XVIII, page loG.

2. Frédéric le Grand.

3. Cela se trouve à la page 770 du tome IV du Dictionnaire historique (de Bar- rai et Guibaud), dont il est parlé tome XVIil, page 351.

494 LETTRE

des anciennes prophéties des préceptes de morale, auquel on attribue des miracles, est le héros de cette secte : douze fanatiques se répandent d'Orient en Italie, etc. »

Il est triste que l'auteur de ce morceau, d'ailleurs profond et sublime, se soit laissé emporter à une hardiesse si fatale à notre sainte religion. Rien n'est plus pernicieux. Cependant cette licence prodigieuse n'a presque point excité de rumeurs. Il est bien à souhaiter que ce livre soit peu répandu. On n'en a tiré, à ce que je présume, qu'un petit nombre d'exemplaires.

Le discours de l'empereur Julien contre le christianisme, tra- duit à Berlin par le marquis d'Argens, chambellan du roi de Prusse, et dédié au prince Ferdinand de Brunsvick, serait un coup non moins funeste porté à notre religion si l'auteur n'avait pas eu le soin de rassurer par des remarques savantes les esprits effa- roucjiés. L'ouvrage est précédé d'une Préface sage et instructive, dans laquelle il rend justice (il est vrai) aux grandes qualités et aux vertus de Julien, mais dans laquelle aussi il avoue les erreurs funestes de cet empereur. Je pense, monseigneur, que ce livre ne vous est pas inconnu, et que votre christianisme n'en a pas été ébranlé.

LETTRE VIT.

SUR LES FRANÇAIS.

Vous avez, je crois, très-bien deviné, monseigneur, qu'en France il y a plus d'hommes accusés d'impiété que de véritables impies; de même qu'on y a vu beaucoup plus de soupçons d'em- poisonnements que d'empoisonneurs.

1 L'inquiétude, la vivacité, la loquacité, la pétulance française supposa toujours plus de crimes qu'elle n'en commit. C'est pour- quoi il meurt rarement un prince chez Mézerai sans qu'on lui ait donné le boucon. Le jésuite Garasse et le jésuite Hardouin trouvent partout des athées. Force moines, ou gens pires que moines, craignant la diminution de leur crédit, ont été des sen- tinelles criant toujours : Qui vive? l'ennemi est aux portes. Grâces soient rendues à Dieu de ce que nous avons bien moins de gens niant Dieu qu'on ne l'a dit.

1. A l'exception des articles Bayle, Mademoiselle Huber, Montesquieu, La Métrie, Meslier, Voltaire avait, en 1770, fait de la fin de cette lettre la quatrième section de l'article Athéisme dans les Questions sur l'Encyclopédie: voyez la note 2, tome XVII, page 468.

SUR LES FRANÇAIS. 495

DE "BONAVENTLRE DESPERIERS.

Un des premiers exemples en France de la persécution fondée sur des terreurs paniques fut le vacarme étrange qui dura si longtemps au sujet du Cymbalum mundi^, petit livret d'une cin- quantaine de pages tout au plus. L'auteur, Bonaventure Despe- riers, vivait au commencement du xvi« siècle. CeDesperiers était domestique de Marguerite de Valois, sœur de François P"^. Les lettres commençaient alors à renaître. Desperiers voulut faire en latin quelques dialogues dans le goût de Lucien : il composa quatre dialogues très-insipides sur les prédictions, sur la pierre pliilosopliale, sur un cheval qui parle, sur les chiens d'Actéon. Il n'y a pas assurément, dans tout ce fatras de plat écolier, un seul mot qui ait le moindre et le plus éloigné rapport aux choses que nous devons révérer.

On persuada à quelques docteurs qu'ils étaient désignés par les chiens et par les chevaux. Pour les chevaux, ils n'étaient pas accoutumés à cet honneur. Les docteurs aboyèrent; aussitôt l'ou- vrage fut recherché, traduit en langue vulgaire, et imprimé; et chaque fainéant d'y trouver des allusions; et les docteurs de crier à l'hérétique, à l'impie, à l'athée. Le livret fut déféré aux magis- trats, le libraire Morin mis en prison, et lauteur en de grandes angoisses.

L'injustice de la persécution frappa si fortement le cerveau de Bonaventure qu'il se tua de son épée dans le palais de Marguerite -. Toutes les langues des prédicateurs, toutes les plumes des théolo- giens, s'exercèrent sur cette mort funeste. Il s'est défait lui-même: donc il était coupable; donc il ne croyait point en Dieu; donc son petit livre, que personne n'avait pourtant la patience délire, était le catéchisme des athées. Chacun le dit, chacun le crut : Credidi ■propter qiiod locutus sum'^ ; « j'ai cru parce que j'ai parlé, » est la devise des hommes. On répète une sottise, et à force de la re- dire on en est persuadé.

Le livre devint d'une rareté extrême : nouvelle raison pour le croire infernal. Tous les auteurs d'anecdotes littéraires et de dic- tionnaires n'ont pas manqué d'affirmer que le Cymbalum miaidi est le précurseur de Spinosa.

Nous avons encore un ouvrage d'un conseiller de Bourges,

1. Voyez la note 2, tome XYIIF, pa^e 253.

2. Selon Henri Estienne. Le fait est contesté.

3. Psalm. cxv, 1.

496 LETTRE

nommé Catherinot, très-digne des armes de Bourges ^ Ce grand juge dit : « Nous avons deux livres impies que je n'ai jamais vus : l'un, De tribus Impostoribus ; Tautre, leCymbalwnmundi.n Eh! mon ami, si tu ne les as pas vus pourquoi en parles-tu?

Le minime Mersenne, ce facteur de Descartes, le même qui donne douze apôtres à Vanini, dit de Bonaventure Desperiers : « C'est un monstre et un fripon, d'une impiété achevée. » Vous remarquerez qu'il n'avait pas lu son livre. Il n'en restait plus que deux exemplaires dans l'Europe quand Prosper Marchand le réimprima à Amsterdam, en IVfP. Alors le voile fut tiré : on ne cria plus à l'impiété, à l'athéisme; on cria à l'ennui, et on n'en parla plus,

DE THÉOPHILE.

Il en a été de même de Théophile, très-célèbre dans son temps : c'était un jeune homme de bonne compagnie, faisant très- facilement des vers médiocres, mais qui eurent de la réputation; très-instruit dans les belles-lettres, écrivant purement en latin ; homme de table autant que de cabinet, bienvenu chez les jeunes seigneurs qui se piquaient d'esprit, et surtout chez cet illustre et malheureux duc de Montmorency, qui, après avoir gagné des batailles, mourut sur un échafaud.

S'étant trouvé un jour avec deux jésuites, et la conversation étant tombée sur quelques points de la malheureuse philosophie de son temps, la dispute s'aigrit. Les jésuites substituèrent les injures aux raisons. Théophile était poëte et Gascon, genus irrita- bile vatum^ et Vasconum. Il fit une petite pièce de vers où. les jé- suites n'étaient pas trop bien traités; en voici trois qui coururent toute la France :

Cette grande et noire machine, Dont le souple et le vaste corps Étend ses bras jusqu'à la (^liine.

Théophile même les rappelle dans une épître en vers écrite de sa prison au roi Louis XIII. Tous les jésuites se déchaînèrent contre lui. Les deux plus furieux, Garasse et Guérin, déshono- rèrent la chaire et violèrent les lois en le nommant dans leurs

i. Les armes de Bourges sont : un âne assis dans un fauteuil.

2. Voyez la note 2, tome XVIII, page 253.

3. Horace, II, épître ii, 102.

SUR LES FRANÇAIS. 497

sermons, en le traitant d'athée et d'homme ahominahle, en ex- citant contre hii toutes leurs dévotes.

Un jésuite plus dangereux, nommé Voisin, qui n'écrivait ni ne prêchait, mais qui avait un grand crédit auprès du cardinal de La Rochefoucauld, intenta un procès criminel à Théophile, et suborna contre lui un jeune débauché nommé Sajeot, qui avait été son écolier, et qui passait pour avoir servi à ses plaisirs in- fâmes, ce que l'accusé lui reprocha à la confrontation. Enfin le jésuite Voisin obtint, parla faveur du jésuite Caussin, confesseur du roi, un décret de prise de corps contre Théophile sur l'accu- sation d'impiété et d'athéisme. Le malheureux prit la fuite, on lui fit son procès par contumace, il fut brûlé en effigie en 1621. Qui croirait que la rage des jésuites n'était pas encore assouvie? Voisin paya un lieutenant de la connétal)lie, nommé Le Blanc, pour l'arrêter dans le lieu de sa retraite en Picardie. On l'enferma chargé de fers dans un cachot, aux acclamations de la populace à qui Le Blanc criait : « C'est un athée que nous allons brûler. » De on le mena à Paris, à la Conciergerie, il fut mis dans le cachot de Ravaillac. Il y resta une année entière, pendant laquelle jes jésuites prolongèrent son procès pour chercher contre lui des preuves.

Pendant qu'il était dans les fers, Garasse publiait sa Doctrine curieuse, dans laquelle il dit que Pasquier, le cardinal Wolsey, Scaliger, Luther, Calvin, Bèze, le roi d'Angleterre, le landgrave de Hesse, et Théophile, sont des bélîtres d'athéistes et de carpo- cratiens. Ce Garasse écrivait dans son temps comme le misérable ex-jésuite Nonotte a écrit dans le sien : la différence est que l'in- solence de Garasse était fondée sur le crédit qu'avaient alors les jésuites, et que la fureur de l'absurde Nonotte e^t le fruit de l'horreur et du mépris les jésuites sont tombés dans l'Europe; c'est le serpent qui veut mordre encore quand il a été coupé en tronçons. Théophile fut surtout interrogé sur le Parnasse sati- rique, recueil d'impudicités dans le goût de Pétrone, de Martial, de Catulle, d'Ausone. de l'archevêque de Bénévent La Casa, de l'évêque d'Angoulême Octavien de Saint-Gelais, et de Melin de Saint-Gelais son fils, de l'Arétin, de Chorier, de Marot, de Verville, des épigrammes de Rousseau, et de cent autres sottises licen- cieuses. Cet ouvrage n'était pas de Théophile. Le libraire avait ras- semblé tout ce qu'il avait pu de Maynard, de Colletet, deFrénicle, magistrat, et depuis de l'Académie des sciences, et de quelques seigneurs de la cour. Il fut avéré que Théophile n'avait point de part à cette édition, contre laquelle lui-même avait présenté

2G. Mélanges. V. 32

498 LETTRE

requête. Enfin les jésuites, quelque puissants qu'ils fussent alors, ne purent avoir la consolation de le faire brûler, et ils eurent même beaucoup de peine à obtenir qu'il fût banni de Paris. Il y revint malgré eux, protégé par le duc de Montmorency, qui le ogea dans son hôtel, il mourut, en 1626, du chagrin auquel une si cruelle persécution le fit enfin succomber.

DE DES BAUnEAUX ^.

Le conseiller au parlement Des Barreaux, qui dans sa jeu- nesse avait été ami de Théophile et qui ne l'avait pas abandonné dans sa disgrâce, passa constamment pour un athée. Et sur quoi? Sur un conte qu'on fait de lui, sur l'aventure de Vomektte au lard. Un jeune homme à saillies libertines peut très-bien dans un ca- baret manger gras un samedi, et pendant un orage mêlé de tonnerre jeter le plat par la fenêtre en disant: Voilà bien du bruit pour une omelette au lard, sans pour cela mériter l'afîreuse accu- sation d'athéisme. C'est sans doute une très-grande irrévérence : c'est insulter l'Église dans laquelle il était né: c'est se moquer de l'institution des jours maigres; mais ce n'est pas nier l'existence de Dieu,

Ce qui lui donna cette réputation, ce fut principalement Fin- discrète témérité de Boileau, qui, dans sa Satire des femmes -, la- quelle n'est pas sa meilleure, dit qu'il a vu plus d'un Capanée,

Du tonnerre dans l'air bravant les vains carreaux, Et nous parlant de Dieu du ton de Des Barreaux.

Jamais ce magistrat n'écrivit rien contre la Divinité. Il n'est pas permis de flétrir du nom d'athée un homme de mérite contre lequel on n'a aucune preuve : cela est indigne. On a imputé à Des Barreaux le fameux sonnet qui finit ainsi :

Tonne, frappe, il est temps; rends-moi guerre pour guerre. J'adore en périssant la raison qui t'aigrit; Mais dessus quel endroit tombera ton tonnerre, Qui ne soit tout couvert du sang de Jésus-Christ?

Ce sonnet ne vaut rien du tout, Jésus-Christ en vers n'est pas tolérable; rends-moi guerre n'est pas français; guerre pour guerre

i. Voyez aussi son article, dans le Siècle de Louis XIV, tome XIV, page 63, 2. Vers 659-60.

SUR LES FRANÇAIS. 499

est très-plat, et dessus quel endroit est détestable. Ces vers sont de l'abbé de Lavau, et Des Barreaux fut toujours très-fâché qu'on les lui attribuât. C'est ce même abbé de Lavau qui fit cette abomi- nable épigramme sur le mausolée élevé dans Sainl-Eustacbe en l'honneur de Lulli :

Laissez tomber, sans plus attendre, Sur ce buste honteux votre fatal rideau ;

Et ne montrez (|ue le flambeau Qui devrait avoir mis l'original en cendre.

DE LA ArOTHE LE VAYER

Le sage La Mothe Le Vayer, conseiller d'État, précepteur de Monsieur frère de Louis XIV, et qui le fut même de Louis XIV près d'une année, n'essuya pas moins de soupçons que le volup- tueux Des Barreaux. Il y avait encore peu de philosophie en France. Le Traité de la vertu des païens et les Dialogues d'Orasius Tubero lui firent des ennemis. Les jansénistes surtout, qui ne re- gardaient, après saint Augustin, les vertus des grands hommes de l'antiquité que comme des pèches splendides '\ se déchaînèrent contre lui. Le comble de l'insolence fanatique est de dire: « Nul n'aura de vertu que nous et nos amis ; Socrate, Confucius, iMarc- Aurèle, Épictète, ont été des scélérats, puisqu'ils n'étaient pas de notre communion. » On est revenu aujourd'hui de cette extra- vagance, mais alors elle dominait. On a rapporté dans un ouvrage curieux qu'un jour un de ces énergumènes, voyant passer La Mothe Le Vayer dans la galerie du Louvre, dit tout haut: ((Voilà un homme sans religion. » Le Vayer, au lieu de le faire punir, se retourna vers cet homme, et lui dit : « iMon ami, j'ai tant de re- ligion que je ne suis pas de ta religion. »

DE SAINT-EVREMOND.

On a donné quelques ouvrages contre le christianisme sous le nom de Saint-Évremond, mais aucun n'est de lui. On crut après sa mort faire passer ces dangereux livres à l'abri de sa ré- putation, parce qu'en effet on trouve dans ses véritables ouvrages plusieurs traits qui annoncent un esprit dégagé des préjugés de

I. Voyez aussi son article, tome XIV, pa?e 80.

'2. Saint Augustin; voyez la note, tome XVIJI, page 7î.

oOO LETTRE

l'enfance. D'ailleurs, sa vie épicurienne et sa mort toute philo- sophique servirent de prétexte à tous ceux qui voulaient accré- diter de son nom leurs sentiments particuliers.

Nous avons surtout une Analyse de la religion chrétienne ^ qui lui est attribuée. C'est un ouvrage qui tend à renverser toute la chronologie et presque tous les faits de la sainte Écriture, Nul n'a plus approfondi que l'auteur l'opinion sont quelques théo- logiens que l'astronome Phlégon avait parlé des ténèbres qui couvrirent toute la terre à la mort de notre Seigneur Jésus- Christ. J'avoue que l'auteur a pleinement raison contre ceux qui ont voulu s'appuyer du témoignage de cet astronome ; mais il a grand tort de vouloir combattre tout le système chrétien, sous prétexte qu'il a été mal défendu.

Au reste, Saint-Évremond était incapable de ces recherches savantes. C'était un esprit agréable et assez juste; mais il avait peu de science, nul génie, et son goût était peu sûr : ses Discours sur les Romains lui firent une réputation dont il abusa pour faire les plus plates comédies et les plus mauvais vers dont on ait jamais fatigué les lecteurs, qui n'en sont plus fatigués aujour- d'hui puisqu'ils ne les lisent plus. On peut le mettre au rang des hommes aimables et pleins d'esprit qui ont fleuri dans le temps brillant de Louis XIV, mais non pas au rang des hommes supé- rieurs. Au reste, ceux qui l'ont appelé alhèiste sont d'infâmes ca- lomniateurs,

DE FONTEKELLE.

Bernard de Fontenelle, depuis secrétaire de l'Académie des sciences, eut une secousse plus vive à soutenir. Il fit insérer, en 1686, dans la République des lettres de Bayle, une Relation de file de Bornéo- fort ingénieuse : c'était une allégorie sur Rome et Genève ; elles étaient désignées sous le nom de deux sœurs, Mero et Enègue, Mero était une magicienne tyrannique ; elle exigeait que ses sujets vinssent lui déclarer leurs plus secrètes pensées,' et qu'ensuite ils lui apportassent tout leur argent. Il fallait, avant de venir baiser ses pieds, adorer des os de morts ; et souvent, quand on voulait déjeuner, elle faisait disparaître le pain. Enfin ses sortilèges et ses fureurs soulevèrent un grand parti contre elle, et sa sœur Enègue lui enleva la moitié de son royaume.

Bayle n'entendit pas d'abord la plaisanterie ; mais l'abbé Ter-

1. Voyez la note 2, tome XVIII, page 201,

2. Voyez la note 2, tome XXI, page 175.

SUR LES KRAxNÇAlS. 501

rasson l'ayant commentée, elle fit beaucoup de bruit. C'était dans le temps de la révocation de l'édit de Nantes, Fontenelle courait risque d'être enfermé à la Bastille. Il eut la bassesse de faire d'assez mauvais vers à l'iionneur de cette révocation, et à celui des jésuites : on les inséra dans un mauvais recueil intitulé le Triomphe de la religion sous Louis le Grand, imprimé à Paris chez Langlois, en 1687.

Mais, ayant depuis rédigé en français, avec un grand succès, la savante Histoire des oracles de Van Dale, les jésuites le persécu- tèrent. Le Tellier, confesseur de Louis XIV, rappelant l'allégorie de Mero et d'Enègue, aurait voulu le traiter comme le jésuite Voisin avait traité Théophile. Il sollicita une lettre de cachet contre lui. Le célèbre garde des sceaux d'Argenson, alors lieu- tenant de police, sauva Fontenelle de la fureur de Le Tellier. S'il avait fallu choisir un athéiste entre Fontenelle et Le Tellier, c'était sur le calomniateur Le Tellier que devait tomber le soupçon.

Cette anecdote est plus importante que toutes les bagatelles littéraires dont l'abbé Trublet a fait un gros volume concernant Fontenelle', Elle apprend combien la philosophie est dangereuse quand un fanatique, ou un fripon, ou un moine qui est l'un et l'autre, a malheureusement l'oreille du prince. C'est un danger, monseigneur, auquel on ne sera jamais exposé auprès de vous.

DE l'abbé de saint-pierre.

VAllégorie du mahométisme, par l'abbé de Saint-Pierre, fut beaucoup plus frappante que celle de Mero. Tous les ouvrages de cet abbé, dont plusieurs passent pour des rêveries, sont d'un homme de bien et d'un citoyen zélé ; mais tout s'y ressent d'un pur théisme. Cependant il ne fut point persécuté : c'est qu'il écri- vait d'une manière à ne rendre personne jaloux : son style n'a aucun agrément ; il était peu lu. Il ne prétendait à rien ; ceux qui le lisaient se moquaient de lui, et le traitaient de bonhomme. S'il eût écrit comme Fontenelle, il était perdu, surtout quand les jésuites régnaient encore.

1. Mémoires pour servir à l'histoire de la vie et des ouvrages de M. de Fon- tenelle, 1759 et 1761, in-12.

302 LETTRE

DE DAVLE 1.

Cependant s'élevait alors, et depuis plusieurs années, l'ini- mortel Bayle, le premier des dialecticiens et des philosophes sceptiques. Il avait déjà donné ses Pensées sur la comète, ses Réponses aux questions d'un provincial, et enfin son Dictionnaire de raison- nement. Ses plus grands ennemis sont forcés d'avouer qu'il n'y a pas une seule ligne dans ses ouvrages qui soit un blasphème évident contre la religion chrétienne ; mais ses plus grands défen- seurs avouent que, dans les articles de controverse, il n'y a pas une seule page qui ne conduise le lecteur au doute, et souvent à l'incréduhté. On ne pouvait le convaincre d'être impie ; mais il faisait des impies, en mettant les objections contre nos dogmes dans un jour si lumineux qu'il n'était pas possible à une foi médiocre de n'être pas ébranlée ; et malheureusement la plus grande partie des lecteurs n'a qu'une foi très-médiocre.

Il est rapporté dans un de ces dictionnaires historiques^, la vérité est si souvent mêlée avec le mensonge, que le cardinal de Polignac, en passant par Rotterdam, demanda à Bayle s'il était anglican, ou luthérien, ou calviniste, et qu'il répondit : « Je suis protestant, car je proteste contre toutes les religions. »

En premier lieu, le cardinal de Polignac ne passa jamais par Rotterdam, que lorsqu'il alla conclure la paix d'Utrecht en 1713, après la mort de Bayle.

Secondement, ce savant prélat n'ignorait pas que Rayle, calviniste au pays de Foix, et n'ayant jamais été en Angleterre ni en Allemagne, n'était ni anglican ni luthérien.

Troisièmement, il était trop poli pour aller demander à un homme de quelle religion il était. Il est vrai que Bayle avait dit quelquefois ce qu'on lui fait dire : il ajoutait qu'il était comme Jupiter assemble-nuages d'Homère. C'était d'ailleurs un homme de mœurs réglées et simples, un vrai philosophe dans toute l'étendue de ce mot. Il mourut subitement après avoir écrit ces mots : Voilà ce que c'est que la vérité.

Il l'avait cherchée toute sa vie, et n'avait trouvé partout que des erreurs.

Après lui, on a été beaucoup plus loin. Les Maillet, les Bou-

1. Voyez d'autres articles sur Bayle, tome XIV, page 37; et XVII, 553.

2. Ce Dictionnaire historique est celui de Chaudon, imprimé, pour la première fois, en 1706. Chaudon a depuis cité l'Eloge du cardinal par de Boze, comme source il avait pris ce fait.

SUR LES FRANÇxViS. 303

lainvilliers, les Boulanger, les Meslier, le savant Fréret, le dialec- ticien Dumarsais, l'intempérant La Métrie, et bien d'autres, ont attaqué la religion chrétienne avec autant d'acharnement que les Porphyre, les Celse, et les Julien.

J'ai souvent recherché ce qui pouvait déterminer tant d'écri- vains modernes à déployer cette haine contre le christianisme. Quelques-uns m'ont répondu que les écrits des nouveaux apolo- gistes de notre religion les avaient indignés ; que si ces apolo- gistes avaient écrit avec la modération que leur cause devait leur inspirer, on n'aurait pas pensé à s'élever contre eux ; mais que leur bile donnait de la bile ; que leur colère faisait naître la colère ; que le mépris qu'ils alï'cctaient pour les philosophes excitait le mépris ; de sorte qu'enfin il est arrivé entre les défenseurs et les ennemis du christianisme ce qu'on avait vu entre toutes les com- munions : on a écrit de part et dautre avec emportement ; on a mêlé les outrages aux arguments.

DE MADEMOISELLE HLBER.

M""^ Huber était une femme de beaucoup d'esprit, et sœur de l'abbé Huber, très-connu de monseigneur votre père. Elle s'asso- cia avec un grand métaphysicien pour écrire, vers l'an 1740, le livre intitulé la Religion essentielle à l'homme^. Il faut convenir que malheureusement cette religion essentielle est le pur théisme, tel que les noachides le pratiquèrent avant que Dieu eût daigné se faire un peuple chéri dans les déserts de Sinaï et d'Horeb, et lui donner des lois particulières. Selon M"*^ Huber et son ami, la religion essentielle à l'homme doit être de tous les temps, de tous les lieux et de tous les esprits. Tout ce qui est mystère est au-des- sus de l'homme, et n'est pas fait pour lui ; la pratique des vertus ne peut avoir aucun rapport avec le dogme. La religion essen- tielle à l'homme est dans ce qu'on doit faire, et non dans ce qu'on ne peut comprendre. L'intolérance est à la religion essen- tielle ce que la barbarie est à l'humanité, la cruauté à la douceur. Voilà le précis de tout le livre. L'auteur est très-abstrait : c'est une suite de lemmes et de théorèmes qui répandent quelquefois plus d'obscurité que de lumières. On a peine à suivre cette marche. n est étonnant qu'une femme ait écrit en géomètre sur une ma-

1. Lettres sur la religion essentielle à l'homme, distinguée de ce qui n'en est que Vaccessoire, 1738, deux parties in-8". Barbier, dans son Dictionnaire des anonymes, ne nomme pas le métaphysicien que Voltaire donne pour collaborateur à M"'-' Huber.

504 LETTRE

tière si intéressante : peut-être a-t-elle voulu rebuter des lecteurs qui l'auraient persécutée, s'ils l'avaient entendue et s'ils avaient eu du plaisir en la lisant. Comme elle était protestante, elle n'a guère été lue que par des protestants. Un prédicant, nommé Desroclios, l'a réfutée, et môme assez poliment pour un prédi- cant. Les ministres protestants, monseigneur, devraient, ce me semble, être plus modérés avec les théistes que les évêques catho- liques et les cardinaux : car supposé un moment, ce qu'à Dieu ne plaise, que le théisme prévalût, qu'il n'y eût qu'un culte simple sous l'autorité des lois et des magistrats, que tout fût ré- duit à l'adoration de l'Être suprême rémunérateur et vengeur, les pasteurs protestants n'y perdront rien ; ils resteront chargés de présider aux prières publiques faites à l'Être suprême, et seront toujours des maîtres de morale : on leur conservera leurs pensions, ou, s'ils les perdent, cette perte sera bien modique. Leurs antagonistes, au contraire, ont de riches prélatures; ils sont comtes, ducs, princes; ils ont des souverainetés; et quoique tant de grandeurs et de richesses conviennent mal peut-être aux successeurs des apôtres, ils ne souffriront jamais qu'on les en dépouille : les droits temporels même qu'ils ont acquis sont tellement liés aujourd'hui à la constitution des États cathohques qu'on ne peut les en priver que par des secousses violentes.

Or le théisme est une religion sans enthousiasme, qui par elle-même ne causera jamais de révolution. Elle est erronée, mais elle est paisible. Tout ce qui est à craindre, c'est que le théisme, si universellement répandu, ne dispose insensiblement tous les esprits à mépriser le joug des pontifes, et qu'à la première occa- sion la magistrature ne les réduise à la fonction de prier Dieu pour le peuple ; mais tant qu'ils seront modérés, ils seront res- pectés : il n'y a jamais que l'abus du pouvoir qui puisse énerver le pouvoir. Remarquons en effet, monseigneur, que deux ou trois cents volumes de théisme n'ont jamais diminué d'un écu le revenu des pontifes catholiques romains, et que deux ou trois écrits de Luther et de Calvin leur ont enlevé environ cinquante millions de rente. Une querelle de théologie pouvait, il y a deux cents ans, bouleverser l'Europe; le théisme n'attroupa jamais quatre personnes. On peut même dire que cette religion, en trompant les esprits, les adoucit, et qu'elle apaise les querelles que la vérité mal entendue a fait naître. Quoi qu'il en soit, je me borne à rendre à Votre Altesse un compte fidèle. C'est à vous qu'il appartient de juger.

SUR LES FRANÇAIS. 505

DE BARBE YKAC.

Barbeyrac est le seul commentateur dont on fasse plus de cas que de son auteur. Il traduisit et commenta le fatras de Pufïen- dorf\ mais il l'enrichit d'une préface qui fit seule débiter le livre. Il remonte, dans cette préface, aux sources de la morale ; et il a la candeur hardie de faire voir que les Pères de l'Église n'ont pas toujours connu cette morale pure, qu'ils l'ont défigurée par d'étranges allégories : comme lorsqu'ils disent que le lambeau de drap rouge exposé à la fenêtre par la cabaretière Rahab est visiblement le sang de Jésus-Christ; que Moïse étendant les bras pendant la bataille contre les Amalécites est la croix sur laquelle Jésus expire; que les baisers de la Sunamite sont le mariage de Jésus-Christ avec son Église ; que la grande porte de l'arche de Noé désigne le corps humain, la petite porte désigne l'anus, etc., etc.

Barbeyrac ne peut souffrir, en fait de morale, qu'Augustin devienne persécuteur après avoir prêché la tolérance. 11 con- damne hautement les injures grossières que Jérôme vomit contre ses adversaires, et surtout contre Rufin et contre Vigilantius. Il relève les contradictions qu'il remarque dans la morale des Pères; il s'indigne qu'ils aient quelquefois inspiré la haine de la patrie, comme Tertullien, qui défend positivement aux chrétiens de porter les armes pour le salut de l'empire.

Barbeyrac eut de violents adversaires qui l'accusèrent de vouloir détruire la religion chrétienne en rendant ridicules ceux qui l'avaient soutenue par des travaux infatigables. Il se défendit ; mais il laisse paraître dans sa défense un si profond mépris pour les Pères de l'Église ; il témoigne tant de dédain pour leur fausse éloquence et pour leur dialectique ; il leur préfère si hautement Confucius, Socrate, Zaleucus, Cicéron, l'empereur Antonin, Épictète, qu'on voit bien que Barbeyrac est plutôt le zélé partisan de la justice éternelle et delà loi naturelle donnée de Dieu aux hommes que l'adorateur des saints mystères du christianisme. S'il s'est trompé en pensant que Dieu est le père de tous les hommes, s'il a eu le malheur de ne pas voir que Dieu ne peut aimer que les chrétiens soumis de cœur et d'esprit, son erreur est du moins d'une belle âme; et puisqu'il aimait les hommes, ce n'est pas aux hommes à l'insulter : c'est à Dieu de

1. Barbeyrac a traduit, le traité du Droit de la nature et des gens, et celui des Devoirs des hommes et des citoyens.

506 LETTRE

le juger. Certainement il ne doit pas être mis au nombre des atliéistes.

DE FRÉRETI.

Llllustre et ])rofond Fréret était secrétaire perpétuel de l'Acadé- mie des belles-lettres de Paris. Il avait fait dans les langues orien- tales, et dans les ténèbres de l'antiquité, autant de progrès qu'on en peut faire. En rendant justice à son immense érudition et a sa probité, je ne prétends point excuser son hétérodoxie. Non-seulement il était persuadé avec saint Irénée que Jésus était âgé de plus de cinquante ans quand il soulfrit le dernier sup- plice, mais il croyait avec le Targum que Jésus n'était point du temps d'Hérode, et qu'il faut rapporter sa naissance au temps du petit roi Jannée, fils d'Hircan. Les Juifs sont les seuls qui aient eu cette opinion singulière; M. Fréret tâchait de l'appuyer, en prétendant que nos Évangiles n'ont été écrits que plus de qua- rante ans après l'année nous plaçons la mort de Jésus ; qu'ils n'ont été faits qu'en des langues étrangères, et dans des villes très- éloignées de Jérusalem, comme Alexandrie, Corinthe, Éphèse, Antioche, Ancyre, Thessalonique : toutes villes d'un grand com- merce, remplies de thérapeutes, de disciples de Jean, de judaïques, de gahléens divisés en plusieurs sectes. De vient, dit-il, qu'il y eut un très-grand nombre d'Évangiles tout différents les uns des autres, chaque société particulière et cachée voulant avoir le sien. Fréret prétend que les quatre qui sont restés canoniques ont été écrits les derniers. Il croit en rapporter des preuves incontestables : c'est que les premiers Pères de l'Église citent très-souvent des paroles qui ne se trouvent que dans l'Évangile des Égyptiens, ou dans celui des Nazaréens, ou dans celui de saint Jacques, et que Justin est le premier qui cite expressément les Évangiles reçus.

Si ce dangereux système était accrédité, il s'ensuivrait évi- demment que les livres intitulés de Matthieu, de Jean, de Marc, et de Luc, n'ont été écrits que vers le temps de l'enfance de Justin; environ cent ans après notre ère vulgaire. Cela seul renverserait de fond en comble notre religion. Les mahométans qui virent

1. On avait imprimé, sous le nom de Fréret, V Examen critique des apologistes de la religion chrétienne, 1766, in-S". Voltaire parle de ce livre dans ses lettres à Damilaville et à d'Alembert, du 13 juin 1766; à d'Argental, du 22 juin 1766, et dans quelques autres. Dans celle à d'Alembert, du 31 décembre 1768, il dit: « Je sais très-bien quel est l'auteur du livre attribué à Fréret, et e lui garde une fidélité inviolable. » Barbier attribue l'ouvrage à Lévesque de Burigny, l'un des> correspondants de Voltaire. (B.)

SUR LES FRANÇAIS. 507

leur faux prophète débiter les feuilles de son Koran, et qui les virent après sa mort rédigées solennellement par le calife Abu- beker, triompheraient de nous ; ils nous diraient : « Nous n'avons qu'un Alcoran, et vous avez eu cinquante Évangiles ; nous avons précieusement conservé l'original, et vous avez choisi au bout de quelques siècles quatre Évangiles dont vous n'avez jamais connu les dates. Vous avez fait votre religion pièce à pièce; la nôtre a ét(> faite d'un seul trait, comme la création. Vous avez cent fois varié, et nous n'avons changé jamais. »

Grâces au ciel nous ne sommes pas réduits à ces termes fu- nestes. Où en serions-nous, si ce que Fréret avance était vrai ? Nous avons assez de preuves de l'antiquité des quatre Évangiles : saint Irénée dit expressément qu'il n'en faut que quatre.

J'avoue que Fréret réduit en poudre les pitoyables raisonne- ments d'Abbadie. Cet Abbadie prétend que les premiers chrétiens mouraient pour les Évangiles, et qu'on ne meurt que pour la vérité. Mais cet Abbadie reconnaît que les premiers chrétiens avaient fabriqué de faux Évangiles : donc, selon Abbadie même, les premiers chrétiens mouraient pour le mensonge. Abbadie devait considérer deux choses essentielles : premièrement, qu'il n'est écrit nulle part que les premiers martyrs aient été interrogés par les magistrats sur les Évangiles ; secondement, qu'il y a des mar- tyrs dans toutes les communions. Mais si Fréret terrasse Abbadie, il est renversé lui-même par les miracles que nos quatre saints Évangiles véritables ont opérés. Il nie les miracles, mais on lui oppose une nuée de témoins; il nie les témoins, et alors il ne faut que le plaindre.

Je conviens avec lui qu'on s'est servi souvent de fraudes pieuses ; je conviens qu'il est dit, dans VAppendix du premier con- cile de Nicée, que, pour distinguer tous les livres canoniques des faux, on les mit pêle-mêle sur une grande table, qu'on pria le. Saint-Esprit de faire tomber à bas tous les apocryphes ; aussitôt ils toml)èrent, et il ne resta que les véritables. J'avoue enfin que l'Éghse a été inondée de fausses légendes. Mais, de ce qu'il y a eu des mensonges et de la mauvaise foi, s'ensuit-il qu'il n'y ait eu ni vérité ni candeur? Certainement Fréret va trop loin: il ren- verse tout l'édifice, au lieu de le réparer ; il conduit, comme tant d'autres, le lecteur à l'adoration d'un seul Dieu sans la médiation du Christ. Mais, du moins, son livre respire une modération qui lui ferait presque pardonner ses erreurs; il ne prêche que l'in- dulgence et la tolérance; il ne dit point d'injures cruelles aux chrétiens comme milord Bolingbrokc ; il ne se moque point d'eux

508 LETTRE

comme le curé Rabelais et le curé Swift. C'est un philosophe d'autant plus dangereux qu'il est très-instruit, très-conséquent, et très-modeste. Il faut espérer qu'il se trouvera des savants qui le réfuteront mieux qu'on n'a fait jusqu'à présent.

Son plus terrible argument est que si Dieu avait daigné se faire homme et Juif, et mourir en Palestine par un supplice in- fâme pour expier les crimes du genre humain et pour bannir le péché de la terre, il ne devait plus y avoir ni péché ni crime : cependant, dit-il, les chrétiens ont été des monstres cent fois plus abominables que tous les sectateurs des autres religions ensemble. Il en apporte pour preuve évidente les massacres, les roues, les gibets, et les bûchers des Cévennes, et près de cent mille hommes égorgés dans cette province sous nos yeux ; les massacres des vallées de Piémont; les massacres de la Valteline du temps de Charles Borromée ; les massacres des anabaptistes massacreurs et massacrés en Allemagne ; les massacres des luthériens et des pa- pistes depuis le Rhin jusqu'au fond du Nord ; les massacres d'Ir- lande, d\\ngleterre, et d'Ecosse, du temps de Charles I", mas- sacré lui-même; les massacres ordonnés par Marie et par Henri VIII son père ; les massacres de la Saint-Carthélemy, en France, et quarante ans d'autres massacres depuis François II jusqu'à l'en- trée de Henri IV dans Paris; les massacres de l'Inquisition, peut- être plus abominables encore, parce qu'ils se font juridiquement; enfin les massacres de douze millions d'habitants du nouveau monde, exécutés le crucifix à la main, sans compter tous les massacres faits précédemment au nom de Jésus-Christ depuis Constantin, et sans compter encore plus de vingt schismes et de vingt guerres de papes contre papes, et d'évêques contre évoques, les empoisonnements, les assassinats, les rapines des papes Jean XI, Jean XIÏ, des Jean XVIII, des Grégoire VII, des Boni- face VIII, des Alexandre VI, et de quelques autres papes qui pas- sèrent de si loin en scélératesse les Néron et les Caligula. Enfin il remarque que cette épouvantable chaîne, presque perpétuelle, de guerres de religion pendant quatorze cents années n'a jamais subsisté que chez les chrétiens ; et qu'aucun peuple, hors eux, n'a fait couler une goutte de sang pour des arguments de théologie.

On est forcé d'accorder à M. Fréret que tout cela est vrai. Mais en faisant le dénombrement des crimes qui ont éclaté, il oublie les vertus qui se sont cachées ; il oublie surtout que les horreurs infernales dont il fait un si prodigieux étalage sont l'abus de la religion chrétienne, et n'en sont pas l'esprit. Si Jésus- Christ n'a pas détruit le péché sur la terre, qu'est-ce que cela

SUR LES FRANÇAIS. 309

prouve ? On en pourrait inférer tout au plus, avec les jansénistes, que Jésus-Christ n'est pas venu pour tous, mais pour plusieurs : pro vobis etpro multis. Mais, sans comprendre les hauts mystèi'es, contentons-nous de les adorer, et surtout n'accusons pas cet homme illustre d'avoir été athéiste.

DE BOL LANGER.

Nous aurions plus de peine à justifier le sieur Boulanger, directeur des ponts et chaussées i. Son Christianisme dévoilé n'est pas écrit avec la uîéthode et la profondeur d'érudition et de critique qui caractérisent le savant Fréret. Boulanger est un phi- losophe audacieux, qui remonte aux sources sans daigner sonder les ruisseaux. Ce philosophe est aussi chagrin qu'intrépide. Les horreurs dont tant d'Églises chrétiennes se sont souillées depuis leur naissance ; les lâches barbaries des magistrats qui ont im- molé tant d'honnêtes citoyens aux prêtres ; les princes qui, pour leur plaire, ont été d'infAmes persécuteurs ; tant de folies dans les querelles ecclésiastiques, tant d'abominations dans ces querelles ; les peuples égorgés ou ruinés; les trônes de tant de prêtres com- posés des dépouilles et cimentés du.sang des hommes ; ces guerres affreuses de religion dont le christianisme seul a inondé la terre; ce chaos énorme d'absurdités et de crimes remue l'imagination du sieur Boulanger avec une telle puissance qu'il va, dans quel- ques endroits de son livre, jusqu'à douter de la Providence divine. Fatale erreur, que les bûchers de l'Inquisition et nos guerres religieuses excuseraient peut-être, si elle pouvait être excusable; mais nul prétexte ne peut justifier l'athéisme. Quand tous les chrétiens se seraient égorgés les uns les autres; quand ils au- raient dévoré les entrailles de leurs frères assassinés pour des ar- guments ; quand il ne resterait qu'un seul chrétien sur la terre, il faudrait qu'en regardant le soleil il reconnût et adorât l'Être éternel. Il pourrait diye dans sa douleur : Mes pères et mes frères ont été des monstres ; mais Dieu est Dieu.

DE MONTESQUIEU.

Le plus modéré et le plus fin des philosophes a été le prési- dent de Montesquieu. Il ne fut que plaisant dans ses Lettres per-

1. Boulanger était ingénieur; mais il n'a jamais été directeur des ponts et chaussées. (B.)

510 LETTRE

sanes; il fut délié et profond dans son Esprit des lolsK Cet ou- vrage, rempli d'ailleurs de choses excellentes et de fautes, semble fondé sur la loi naturelle et sur TindilTérence des religions : c'est surtout ce qui lui fit tant de partisans et tant d'ennemis; mais les ennemis, cette fois, furent vaincus par les philosophes. Un cri longtemps retenu s'éleva de tous côtés. On vit enfin à décou- vert les progrès du théisme qui jetait depuis longtemps de pro- fondes racines, La Sorbonne voulut censurer l'Esprit des lois; mais elle sentit qu'elle serait censurée par le public ; elle garda le silence. Il n'y eut que quelques misérables écrivains obscurs, comme un abbé Guyon - et un jésuite, qui dirent des injures au président de Montesquieu ; et ils en devinrent plus obscurs en- core, malgré la célébrité de l'homme qu'ils attaquaient. Ils au- raient rendu plus de service à notre religion s'ils avaient com- battu avec des raisons; mais ils ont été de mauvais avocats d'une bonne cause,

DE LA M É TRIE.

Depuis ce temps, ce fut un déluge d'écrits contre le christia- nisme. Le médecin La Métrie, le meilleur commentateur de Boerhaave, abandonna la médecine du corps pour se donner, disait-il, à la médecine de l'âme; mais son Homme machine fit voir aux théologiens qu'il ne donnait que du poison. Il était lecteur du roi de Prusse, et membre de son Académie de Berlin. Le monarque, content de ses mœurs et de ses services, ne dai- gna pas songer si La Métrie avait eu des opinions erronées en théologie : il ne pensa qu'au physicien, à l'académicien, et, en cette qualité, La Métrie eut l'honneur que ce héros philosophe daignât faire son éloge funéraire ^ Cet éloge fut lu à l'Académie par un secrétaire de ses commandements. Un roi gouverné par un jésuite eût pu proscrire La Métrie et sa mémoire; un roi qui n'était gouverné que par la raison sépara le philosophe de l'impie, et, laissant à Dieu le soin de punir l'impiété, protégea et loua le mérite,

DU CIRÉ MESLIER.

Le curé Mcslier est le plus singulier phénomène qu'on ait vu parmi tous ces météores funestes à la religion chrétienne. Il était

1. Voltaire a souvent critiqué l'Esprit des lois; \oyez la note 4, tome XVIII, page 604. Mais il a pris aussi sa défense; voyez tome XXIII, page 457.

2. Celui dont il est question tome XXV, page 585, et page 157 du présent vo'unic.

3. Voyez, ci-des>us, la note 2 de la page 328.

SUR LES FRANÇAIS. 311

curé du village d'Étrepigny en Champagne, près de Rocroi, et desservait aussi une petite paroisse annexe nommée But. Son père était un ouvrier en serge, du village de Mazerny, dépendant du duché de Rethel-AIazarin. Cet homme, de mœurs irrépro- chables, et assidu à tous ses devoirs, donnait tous les ans aux pauvres de ses paroisses ce qui lui restait de son revenu. 11 mou- rut en 1733, âgé de cinquante-cinq ans. On fut bien surpris de trouver chez lui trois gros manuscrits de trois cent soixante et six feuillets chacun, tous trois de sa main et signés de lui, inti- tulés Mon Testament^. Il avait écrit sur un papier gris qui enve- loppait un des trois exemplaires adressés à ses paroissiens ces paroles remarquables :

« J"ai vu et reconnu les erreurs, les abus, les vanités, les fohes, les méchancetés des hommes. Je les hais et déteste : je n'ai osé le dire pendant ma vie; mais je le dirai au moins en mou- rant, et c'est afin qu'on le sache que j'écris ce présent mémoire, afin qu'il puisse servir de témoignage à la vérité à tous ceux qui le verront, et qui le liront si bon leur semble. »

Le corps de l'ouvrage est une réfutation naïve et grossière de tous nos dogmes sans en excepter un seul. Le style est très-robu- tant, tel qu'on devait l'attendre d'un curé de village. Il n'avait eu d'autre secours pour composer cet étrange écrit contre la Bible et contre l'Église que la Bible elle-même, et quelques Pères. Des trois exemplaires il y en eut un que le grand vicaire de Reims retint, un autre fut envoyé à M. le garde des sceaux Chauvelin, le troisième resta au greffe de la justice du lieu. Le comte de Caylus eut quelque temps entre les mains une de ces trois copies ; et bientôt après il y en eut plus de cent dans Paris, que l'on vendait dix louis la pièce. Plusieurs curieux conservent encore ce triste et dangereux monument. Un prêtre qui s'ac- cuse, en mourant, d'avoir professé et enseigné la religion chré- tienne fit une impression plus forte sur les esprits que les Pensées de Pascal.

On devait plutôt, ce me semble, réfléchir sur le travers d'es- prit de ce mélancolique prêtre, qui voulait délivrer ses parois- siens du joug d'une religion prôchée vingt ans par lui-même. Pourquoi adresser ce testament à des hommes agrestes qui ne savaient pas lire? Et, s'ils avaient pu lire, pourquoi leur ôter un joug salutaire, une crainte nécessaire qui seule peut prévenir les crimes secrets ? La croyance des peines et des récompenses après

1. Voyez, tome XXIV, page 293, VExtrait des sentiments de Jean Meslier.

512 LETTRE

la mort est un Ireiii dont le peuple a besoin, La religion bien épurée serait le- premier lien de la société.

Ce curé voulait anéantir toute religion, et même la naturelle. Si son livre avait été bien fait, le caractère dont l'auteur était revêtu en aurait trop imposé aux lecteurs. On en a fait plusieurs petits abrégés, dont quelques-uns ont été imprimés : ils sont heu- reusement purgés du poison de l'athéisme.

Ce qui est encore plus surprenant, c'est que, dans le même temps, il y eut un curé de Bonne-Nouvelle, auprès de Paris S qui osa, de son vivant, écrire contre la religion qu'il était chargé d'enseigner : il fut exilé sans bruit par le gouvernement. Son ma- nuscrit est d'une rareté extrême.

Longtemps avant ce temps-là, l'évéque du Mans, Lavardin, avait donné en mourant un exemple non moins singulier : il ne laissa pas, à la vérité, de testament contrôla rcHgion qui lui avait procuré un évêché; mais il déclara qu'il la détestait; il refusa les sacrements de l'Église, et jura qu'il n'avait jamais consacré le pain et le vin en disant la messe, ni eu aucune intention de baptiser les enfants et de donner les ordres, quand il avait baptisé des chrétiens et ordonné des diacres et des prêtres. Cet évêque se faisait un plaisir malin d'embarrasser tous ceux qui auraient reçu de lui les sacrements de l'Église : il riait en mourant des sci'upules qu'ils auraient, et il jouissait de leurs inquiétudes. On décida qu'on ne rebaptiserait, et qu'on ne réordonnerait personne; mais quelques prêtres scrupuleux se firent ordonner une seconde fois. Du moins l'évéque Lavardin ne laissa point après lui de monuments contre la religion chrétienne : c'était un voluptueux qui riait de tout ; au lieu que le curé Meslier était un homme sombre et enthousiaste, d'une vertu rigide il est vrai, mais plus dangereux par cette vertu même.

LETTRE Mil.

sur. L'ENCYCLOPÉDIE 2.

Monseigneur,

Votre Altesse demande quelques détails sur VEncyclopkdic ; j'obéis à vos ordres. Cet immense projet fut conçu par MM. Dide-

1. Voyez tome XX, page 90.

2. Voyez tome XXIV, page 407; et plus loin, l'opuscule intitulé De l'EncijcîoîJédie.

SUR L'ENCYCLOPÉDIE. 313

rot et d'Alembert, deux philosophes qui font honneur à la France : l'un a été distingué par les générosités de l'impératrice de Russie; et l'autre par le refus d'une fortune éclatante offerte par cette im- pératrice, mais que sa philosophie même ne lui a pas permis d'ac- cepter. M. le chevalier de Jaucourt, d'une ancienne maison qu'il illustre par ses vastes connaissances comme par ses vertus, se joignit à ces deux savants, et se signala par un travail infati- gable.

Ils furent aidés par M. le comte d'Hérouville, lieutenant géné- ral des armées du roi, profondément instruit dans tous les arts qui peuvent tenir à votre grand art de la guerre ; par M. le comte de Tressan, aussi lieutenant général, dont les différents mérites sont universellement reconnus; par M. de Saint-Lambert, ancien officier, qui, en faisant des vers mieux que Chapelle, n'en a pas moins approfondi ce qui regarde les armes. Plusieurs autres offi- ciers généraux ont donné d'excellents Mémoires de tactique.

D'habiles ingénieurs ont enrichi ce Dictionnaire de tout ce qui concerne l'attaque et la défense des places. Des présidents et des conseillers des parlements ont fourni plusieurs articles sur la jurisprudence. Enfin il n'y a point de science, d'art, de pro- fession, dont les plus grands maîtres n'aient à l'envi enrichi ce Dictionnaire. C'est le premier exemple et le dernier peut-être sur la terre qu'une foule d'hommes supérieurs se soient empressés sans aucun intérêt, sans aucune vue particulière, sans même celle de la gloire (puisque quelques-uns se sont cachés), à former ce dépôt immortel des connaissances de l'esprit humain.

Cet ouvrage fut entrepris sous les auspices et sous les yeux du comte d'Argenson, ministre d'État, capable de l'entendre et digne de le protéger. Le vestibule de ce prodigieux édifice est un dis- cours préliminaire composé par M, d'Alembert. J'ose dire hardi- ment que ce discours, applaudi de toute l'Europe, parut supérieur à la méthode de Descartes, et égal à tout ce que l'ibustre chance- lier Bacon avait écrit de mieux. S'il y a dans le cours de l'ou- vrage des articles frivoles, et d'autres qui sentent plutôt le décla- mateur que le philosophe, ce défaut est bien réparé par la quantité prodigieuse d'articles profonds et utiles. Les éditeurs ne purent refuser quelques jeunes gens^ qui voulurent, dans cette collection, mettre leurs essais à côté des chefs-d'œuvre des maî-

1. Voltaire, dans sa lettre à Damilavill'e, du 8 octobre 1764, dit : « J'aurais bien voulu que des Cahusac, des Desmahis n'eussent pas travaillé à l'Encyclopédie. qu'on se fût associé de vrais savants, et non pas de petits freluquets. » Cahusac, vers 1710, est mort en 1759; Desmahis, en 1722, est mort en 1761.

20. MÉLANGES. V. 33

014 LETTRE

très. On laissa gâter ce grand ouvrage par politesse; c'est le salon d'Apollon des peintres médiocres ont quelquefois mêlé leurs tal)leaux à ceux des Vanloo et des Lemoine. Mais Votre Altesse a bien s'apercevoir en parcourant l'Encyclopédie que cet ouvrage est précisément le contraire des autres collections, c'est-à-dire que le bon l'emporte de beaucoup sur le mauvais.

Vous sentez bien que, dans une ville telle que Paris, plus rem- plie de gens de lettres que ne le furent jamais Athènes et Rome, ceux qui ne furent pas admis à cette entreprise importante s'éle- vèrent contre elle. Les jésuites commencèrent; ils avaient voulu travailler aux articles de théologie, et ils avaient été refusés. Il n'en fallait pas plus pour accuser les encyclopédistes d'irréligion: c'est la marche ordinaire. Les jansénistes, voyant que leurs rivaux sonnaient l'alarme, ne restèrent pas tranquilles. Il fallait bien montrer plus de zèle que ceux auxquels ils avaient tant reproché une morale commode.

Si les jésuites crièrent à l'impiété, les jansénistes hurlèrent. Il se trouva un convulsionnaire ou convulsionniste, nommé Abra- ham Chaumeix, qui présenta à des magistrats une accusation en forme, intitulée Préjugés légitimes contre V Encyclopédie, dont le premier tome paraissait à peine : c'était un étrange assemblage que ces mots de préjugé qui signifie proprement illusion, et légi- time qui ne convient qu'à ce qui est raisonnable. Il poussa ses préjugés très-illégitimes jusqu'à dire que si le venin ne paraissait pas dans le premier volume, on l'apercevrait sans doute dans les suivants. Il rendait les encyclopédistes coupables, non pas de ce qu'ils avaient dit, mais de ce qu'ils diraient.

Gomme il faut des témoins dans un procès criminel, il pro- duisait saint Augustin et Cicéron; et ces témoins étaient d'autant plus irréprochables qu'on ne pouvait convaincre Abraham Chau- meix d'avoir eu avec eux le moindre commerce. Les cris de quelques énergumènes, joints à ceux de cet insensé, excitèrent une assez longue persécution; mais qu'est-il arrivé? la même- chose qu'à la saine philosophie, à l'émétique, à la circulation du sang, à rinoculation : tout cela fut proscrit pendant quel(|ue temps, et a triom,phé enfin de l'ignorance, de la bêtise, et de l'en- vie; le Dictionnaire encyclopédique, malgré ses défauts, a subsisté; et Al)raham Chaumeix est allé cacher sa honte à Moscou ^ On dit que l'impératrice l'a forcé à être sage : c'est un des prodiges de son règne.

1. Voyez tome XVII, page 5.

SUR LES JUIFS. 51»

LETTRE IX.

SUR LES JUIFS.

De tous ceux qui ont attaqué la religion chrétienne dans leurs écrits, les Juifs seraient peut-être les plus à craindre ; et si on ne leur opposait pas les miracles de notre Seigneur Jésus-Christ, il serait fort difiicile à un savant médiocre de leur tenir tête. Ils se regardent comme les fils aînés de la maison, qui, en perdant leur héritage, ont conservé leurs titres. Ils ont employé une saga- cité profonde à expliquer toutes les prophéties à leur avantage. Ils prétendent que la loi de Moïse leur a été donnée pour être éternelle; quil est impossible que Dieu ait changé, et qu'il se soit parjuré; que notre Sauveur lui-même en est convenu, lis nous objectent que, selon Jésus-Christ, aucun point, aucun iota de la loi ne doit être transgressé^; que Jésus était venu pour accomplir la loi, et non pour l'abolir "^ qu'il en a observé tous les comman- dements; qu'il a été circoncis; qu'il a gardé le sabbat, solennisé toutes les fêtes; qu'il est Juif, qu'il a vécu Juif, qu'il est mort Juif; qu'il n'a jamais institué une religion nouvelle; que nous n'avons pas une seule ligne de lui: que c'est nous, et non pas lui, qui avons fait la religion chrétienne.

Il ne faut pas qu'un chrétien hasarde de disputer contre un Juif, à moins qu'il ne sache la langue hébraïque comme sa langue maternelle: ce qui seul peut le mettre en état d'entendre les pro- phéties, et de répondre aux rabbins. Voici comme s'exprime Joseph Scaliger dans ses Excerpta: « Les Juifs sont subtils; que Justin a écrit misérablement contre Tryphon! et Tertullien plus mal encore! Qui veut réfuter les Juifs doit connaître à fond le judaïsme. Quelle honte! Les chrétiens écrivent contre les chré- tiens, et n'osent écrire contre les Juifs M »

Le Toldos Jeschut est le plus ancien écrit juif qui nous ait été transmis contre notre religion. C'est une Vie de Jésus-Christ toute contraire à nos saints Évangiles; elle paraît être du i" siècle, et même écrite avant les Évangiles, car l'auteur ne parle pas d'eux, et probablement il aurait tâché de les réfuter s'il les avait connus.

1. Matth., V, 18.

2. MaUh., V, 17.

3. Ce qu'on vient de lire est la traduction d'un passage du Scaligerana (secunda), qui commence ainsi : « iudsii hodie cura disputant suut subtiles, etc. »

516 LETTRE

Il fait Jésus fils adultérin de Miriah ou Mariah, et d'uu soldat nommé Joseph Pantlier; il raconte que lui et Judas voulurent cha- cun se faire chef de secte; que tous deux semhlaient opérer des prodiges, par la vertu du nom de Jéhova, qu'ils avaient appris à prononcer comme il le faut pour faire les conjurations. C'est un ramas ds rêveries rabbiniques fort au-dessous des Mille et une Nuits. Origène le réfuta, et c'était le seul qui le pouvait faire, car il fut presque le seul Père grec savant dans la langue hébraïque.

Les Juifs théologiens n'écrivirent guère plus raisonnablement jusqu'au xr siècle; alors, éclairés par les Arabes devenus la seule nation savante, ils mirent plus de jugement dans leurs ouvrages ; ceux du rabbin Aben Hezra furent très-estimés : il fut chez les Juifs le fondateur de la raison, autant qu'on la peut admettre dans les disputes de ce genre. Spinosa s'est beaucoup servi de ses ouvrages.

Longtemps après Aben Hezra vint Maïmonides au xiii* siècle : il eut encore plus de réputation. Depuis ce temps-là jusqu'au xvi% les Juifs eurent des livres intelligibles, et par conséquent dange- reux : ils en imprimèrent quelques-uns dès la fin du siècle xv*. Le nombre de leurs manuscrits était considérable. Les théologiens chrétiens craignirent la séduction: ils firent brûler les livres juifs sur lesquels ils purent mettre la main ; mais ils ne purent ni trouver tous les livres, ni convertir jamais un seul homme de cette reli- gion. On a vu, il est vrai, quelques Juifs feindre d'abjurer, tantôt par avarice, tantôt par terreur; mais aucun n'a jamais embrassé le christianisme de bonne foi : un Carthaginois aurait plutôt pris le parti de Rome qu'un Juif ne se serait fait chrétien. Orobio ^ parle de quelques rabbins espagnols et arabes qui abjurèrent, et devinrent évoques en Espagne; mais il se garde bien de dire qu'ils eussent renoncé de bonne foi à leur religion.

Les Juifs n'ont point écrit contre le mahométisme; ils ne l'ont pas à beaucoup près dans la même horreur que notre doctrine ; la raison en est évidente : les musulmans ne font point un Dieu de Jésus-Christ,

Par une fatalité qu'on ne peut assez déplorer, plusieurs savants chrétiens ont quitté leur religion pour le judaïsme. Pdttangel, professeur des langues orientales à Konigsberg dans le xvir siècle, embrassa la loi mosaïque. Antoine-, ministre Genève, fut brûlé pour avoir abjuré le christianisme en faveur du judaïsme,

1 . Voyez ci-après, page 510.

2. Voyez tome XX, page 91 ; et XXV, 550.

SUR LES JUIFS. ;i17

en 1632. Les Juifs le comptent parmi les martyrs qui leur font le plus d'honneur. Il fallait que sa malheureuse persuasion fût bien forte, puisqu'il aima mieux souffrir le plus affreux supplice que se rétracter.

On lit dans le Nizzachon Vêtus, c'est-à-dire le Livre de l'ancienne victoire, un trait concernant la supériorité de la loi mosaïque sur la chrétienne et sur la persane, qui est bien dans le goût oriental. Un roi ordonne à un juif, à un galiléen et à un maho- métan, de quitter chacun sa rehgion, et leur laisse la liberté de choisir une des deux autres; mais, s'ils ne changent pas, le bour- reau est qui va leur trancher la tête. Le chrétien dit : « Puis- qu'il faut mourir ou changer, j'aime mieux être de la religion de Moïse que de celle de Mahomet, car les chrétiens sont plus anciens que les musulmans, et les juifs plus anciens que Jésus: je me fais donc juif, » Le mahométan dit : « Je ne puis me faire chien de chrétien, j'aime encore mieux me faire chien de juif, puisque ces juifs ont le droit de primauté. Sire, dit le juif. Votre Majesté voit bien que je ne puis embrasser ni la loi du chrétien ni celle du mahométan, puisque tous deux ont donné la préférence à la mienne. » Le roi fut touché de cette raison, renvoya son bourreau, et se fit juif. Tout ce qu'on peut inférer de cette historiette, c'est que les princes ne doivent pas avoir des bourreaux pour apôtres.

Cependant les Juifs ont eu des docteurs rigides et scrupuleux, qui ont craint que leurs compatriotes ne se laissassent subjuguer par les chrétiens. Il y a eu entre autres un rabbin nommé Beccai, dont voici les paroles : « Les sages défendent de prêter de l'argent à un chrétien, de peur que le créancier ne soit corrompu par le débiteur; mais un juifpeut emprunter d'un chrétien, sans crainte d'être séduit par lui, car le débiteur évite toujours son créan- cier. »

Malgré ce beau conseil, les Juifs ont toujours prêté à une grosse usure aux chrétiens, et n'en ont pas été plus convertis.

Après le fameux Nizzachon Vêtus, nous avons la relation de la dispute du rabbin Zéchiel et du dominicain frère Paul, dit Cy- riaque. C'est une conférence tenue entre ces deux savants hommes, en 1263, en présence de don Jacques, roi d'Aragon, et de la reine sa femme. Cette conférence est très-mémorable. Les deux athlètes étaient savants dans l'hébreu et dans l'antiquité. Le Talmud, le Targum, les archives du sanhédrin, étaient sur la table. On expli- quait en espagnol les endroits contestés. Zéchiel soutenait que Jésus avait été condamné sous le roi Alexandre Jannée, et non

518 LETTRE

SOUS Hérodc le tétrarque, conformément à ce qui est rapporté dans le Toldos Jeschut et dans le Talmucl. Vos Évangiles, disait-il, n'ont été écrits que vers le commencement de votre second siècle, et ne sont point authentiques comme notre Talmucl. Nous n'avons pu crucifier celui dont vous nous parlez du temps d'Hérode le tétrarque, puisque nous n'avions pas alors le droit du glaive; nous ne pouvons l'avoir crucifié, puisque ce supplice n'était point en usage parmi nous. Notre Talmud porte que celui qui périt du temps de Jannée fut condamné à être lapidé. Nous ne pouvons pas plus croire vos Évangiles que les Lettres prétendues de Pilate que vous avez supposées. Il était aisé de renverser cette vaine érudition rabbinique. La reine finit la dispute en demandant aux Juifs pourquoi ils puaient.

Ce même Zéchiel eut encore plusieurs autres conférences dont un de ses disciples nous rend compte. Chaque parti s'attri- bua la victoire, quoiqu'elle ne pût être que du côté de la vérité.

Le Rempart de la foi, écrit par un Juif nommé Isaac, trouvé en Afrique, est bien supérieur à la relation de Zéchiel, qui est très- confuse, et remplie de puérilités. Isaac est méthodique et très- bon dialecticien : 'jamais l'erreur n'eut peut-être un plus grand appui. Il a rassemblé sous cent propositions toutes les difficultés que les incrédules ont prodiguées depuis.

C'est qu'on voit les objections contre les deux généalogies de Jésus-Christ, qui sont différentes l'une de l'autre ;

Contre les citations des passages des prophètes qui ne se trouvent point dans les livres juifs ;

Contre la divinité de Jésus-Christ, qui n'est pas expressément annoncée dans les Évangiles, mais qui n'en est pas moins prouvée par les saints conciles;

Contre l'opinion que Jésus n'avait point de frères ni de sœurs ;

Contre les difl'érentes relations des évangélistes, que l'on a ce- pendant conciliées;

Contre l'histoire du Lazare;

Contre les prétendues falsifications des anciens livres cano- niques.

Enfin les incrédules les plus déterminés n'ont presque rien allégué qui ne soit dans ce Rempart de la foi du rabbin Isaac. On ne peut faire un crime aux Juifs d'avoir essayé de soutenir leur antique religion aux dépens de la nôtre : on ne peut que les plaindre; mais quels reproches ne doit-on pas faire à ceux qui ont profité des disputes des chrétiens et des juifs pour combattre

SUR LES JUIFS. 519

l'une et l'autre religion! Plaignons ceux qui, effrayés de dix-sept siècles de contradictions, et lassés de tant de disputes, se sont -jetés dans le théisme, et n'ont voulu admettre qu'un Dieu avec une morale pure. S'ils ont conservé la charité, ils ont ahandonné la foi; ils ont cru être hommes au lieu d'être chrétiens. Ils de- vaient être soumis, et ils n'ont aspiré qu'à être sages! Mais com- bien la folie de la croix est-elle supérieure à cette sagesse ! comme dit l'apôtre Paul^

d'orocio.

Orobio était un rabbin si savant qu'il n'avait donné dans aucune des rêveries qu'on reproche à tant d'autres rabbins; pro- fond sans être obscur, possédant les belles-lettres, homme d'un esprit agréable et d'une extrême politesse. Philippe Limborch, théologien du parti des arminiens dans Amsterdam, fit connais- sance avec lui vers l'an 1685 : ils disputèrent longtemps ensemble, mais sans aucune aigreur, et comme deux amis qui veulent s'é- clairer. Les conversations éclaircissent bien rarement les sujets qu'on traite; il est difficile de suivre toujours le même objet, et de ne pas s'égarer; une question en amène une autre. On est tout étonné, au bout d'un quart -d'heure, de se trouver hors de sa route. Ils prirent le parti de mettre par écrit les objections et les réponses, qu'ils firent ensuite imprimer tous deux en 1687. C'est peut-être la première dispute entre deux théologiens dans laquelle on ne se soit pas dit des injures; au contraire, les deux adversaires se traitent l'un et l'autre avec respect.

Limborch réfute les sentiments du très-savant et très-illustre juif, qui réfute avec les mêmes formules les opinions du très- savant et très-illustre chrétien. Orobio même ne parle jamais de Jésus-Christ qu'avec la plus grande circonspection. Voici le précis de la dispute :

Orobio soutient d'abord que jamais il n'a été ordonné aux Juifs par leur loi de croire à un Messie;

Qu'il n'y a aucun passage dans l'Ancien Testament qui fasse dépendre le salut d'Israël de la foi au Messie ;

Qu'on ne trouve nulle part qu'Israël ait été menacé de n'être plus le peuple choisi, s'il ne croyait pas au futur Messie ;

Que dans aucun endroit il n'est dit que la loi judaïque soit l'ombre et la figure d'une autre loi ; qu'au contraire il est dit partout que la loi de Moïse doit être éternelle ;

1. I. Cor., I, i8.

520 LETTRE

Que tout prophète ^ même qui ferait des miracles pour chan- ger quelque chose à la loi mosaïque devait être puni de mort;

Qu'à la vérité quelques prophètes ont prédit aux Juifs, dans leurs calamités, qu'ils auraient un jour un libérateur; mais que ce libérateur serait le soutien de la loi mosaïque, au lieu d'en être le destructeur;

Que les Juifs attendent toujours un Messie, lequel sera un roi puissant et juste;

Qu'une preuve de l'immutabilité éternelle de la religion mo- saïque est que les Juifs, dispersés sur toute la terre, n'ont jamais cependant changé une seule virgule à leur loi; et que les Israé- lites de Rome, d'Angleterre, de Hollande, d'Allemagne, de Pologne, de Turquie, de Perse, ont constamment tenu la même doctrine depuis la prise de Jérusalem par Titus, sans que jamais il se soit élevé parmi eux la plus petite secte, qui se soit écartée d'une seule observance et d'une seule opinion de la nation Israélite;

Qu'au contraire les chrétiens ont été divisés entre eux dès la naissance de leur religion;

Qu'ils sont encore partagés en beaucoup plus de sectes qu'ils n'ont d'États, et qu'ils se sont poursuivis à feu et à sang les uns les autres pendant plus de douze siècles entiers. Que si l'apôtre PauP trouva bon que les juifs continuassent à observer tous les préceptes de leur loi, les chrétiens d'aujourd'hui ne devaient pas leur reprocher de faire ce que l'apôtre Paul leur a permis;

Que ce n'est point par haine et par malice qu'Israël n'a point reconnu Jésus; que ce n'est point par des vues basses et charnelles que les Juifs sont attachés à leur loi ancienne; qu'au contraire ce n'est que dans l'espoir des biens célestes qu'ils lui sont fidèles, malgré les persécutions des Babyloniens, des Syriens, des Ro- mains; malgré leur dispersion et leur opprobre; malgré la haine de tant de nations; et que l'on ne doit point appeler charnel un peuple entier qui est le martyr de Dieu depuis près de quarante siècles;

Que ce sont les chrétiens qui ont attendu des biens charnels, témoin presque tous les premiers Pères de l'Église, qui ont espéré de vivre mille ans dans une nouvelle Jérusalem, au milieu de l'abondance et de toutes les délices du corps;

Qu'il est impossible que les Juifs aient crucifié le vrai Messie, attendu que les prophètes disent expressément que le Messie

i. Deutéronome , xiii, 5.

2. ÈpUre aux liomains, chap. ii.

SUR LES JUIFS. 521

viendra purger Israël de tout péché, qu'il ne laissera pas une seule souillure en Israël;. que ce serait le plus horrible péché et la plus abominable souillure, ainsi que la contradiction la plus palpable, que Dieu envoyât son Messie pour être crucifié;

Que les préceptes du Décalogue étant parfaits, toute nouvelle mission était entièrement inutile;

Que la loi mosaïque n'a jamais eu aucun sens mystique;

Que ce serait tromper les hommes de leur dire des choses que l'on devrait entendre dans un sens différent de celui dans lequel elles ont été dites;

Que les apôtres chrétiens n'ont jamais égalé les miracles de Moïse;

Que les évangélistes et les apôtres n'étaient point des hommes simples, puisque Luc était médecin, que Paul avait étudié sous Gamahel, dont les Juifs ont conservé les écrits;

Qu'il n'y avait point du tout de simplicité et d'idiotisme à se faire apporter tout l'argent de leurs néophytes; que Paul, loin d'être un homme simple, usa du plus grand artifice en venant sacrifier dans le temple, et jurant devant Festus Agrippa^ qu'il n'avait rien fait contre la circoncision et contre la loi du ju- daïsme ;

Qu'enfin les contradictions qui se trouvent dans les Évangiles prouvent que ces livres n'ont pu être inspirés de Dieu.

Limborch répond à toutes ces assertions par les arguments les plus forts que l'on puisse employer. Il eut tant de confiance dans la bonté de sa cause qu'il ne balança pas à faire imprimer cette célèbre dispute; mais, comme il était du parti des arminiens, celui des gomaristes le persécuta : on lui reprocha d'avoir exposé les vérités de la religion chrétienne à un combat dont ses en- nemis pourraient triompher. Orobio ne fut point persécuté dans la synagogue.

d'lriel acosta.

Il arriva à Uriel Acosta, dans Amsterdam, à peu près la même chose qu'à Spinosa : il quitta dans Amsterdam le judaïsme pour la philosophie. Un Espagnol et un Anglais s'étant adressés à lui pour se faire juifs, il les détourna de ce dessein, et leur parla contre la religion des Hébreux : il fut condamné à recevoir trente- neuf coups de fouet à la colonne, et à se prosterner ensuite sur le seuil de la porte; tous les assistants passèrent sur son corps.

1. Actes, XXV, 8.

522 LETTRE

Il fit imprimer cette aventure clans un petit livre que nous avons encore, et c'est qu'il professe n'être ni juif, ni chrétien, ni maliométan, mais adorateur d'un Dieu. Son petit livre est in- titulé Exemplaire de la vie humaine. Le même Limborcli réfuta Uriel Acosta, comme il avait réfuté Orobio, et le magistrat d'Ams- terdam ne se mêla en aucune manière de ces querelles.

LETTRE X.

SUR SPIXOSA.

Monseigneur,

11 me semble qu'on a souvent aussi mal jugé la personne de Spinosa que ses ouvrages. Voici ce qu'on dit de lui dans deux Dictionnaires historiques * :

« Spinosa avait un tel désir de s'immortaliser qu'il eût sa- crifié volontiers à cette gloire la vie présente, eût-il fallu être mis en pièces par un peuple mutiné... Les absurdités du spinosisme ont été parfaitement réfutées... par Jean Bredembourg, bourgeois de Rotterdam. »

Autant de mots, autant de faussetés. Spinosa était précisément le contraire du portrait qu'on trace de lui. On doit détester son athéisme, mais on ne doit pas mentir sur sa personne. Jamais homme ne fut plus éloigné en tout sens de la vaine gloire, il le faut avouer; ne le calomnions pas en le condamnant. Le ministre Colerus, qui habita longtemps la propre chambre- Spinosa mourut, avoue, avec tous ses contemporains, que Spinosa vécut toujours dans une profonde retraite, cherchant à se dérober au monde, ennemi de toute superfliiité, modeste dans la conversa- tion, négligé dans ses habillements, travaillant de ses mains, ne mettant jamais son nom à aucun de ses ouvrages : ce n'est pas le caractère d'un ambitieux de gloire.

A l'égard de Bredembourg, loin de le réfuter parfaitement bien, j'ose croire qu'il le réfuta parfaitement mal : j'ai lu cet ou- vrage, et j'en laisse le jugement à quiconque comme moi aura la patience de le lire, Bredembourg fut si loin de confondre net-

1. Dans le Dictionnaire de Ladvocat on trouve textuellemont le passage cité par Voltaire. Dans celui de Barrai (voyez la note 3, tome XVHI, page 351) on lit : « Cet impie avait un désir extrême d'immortaliser son nom par son athéisme, et il eût sacrifié volontiers la vie présente à cette vanité dangereuse. »

SUR SPINOSA. 52.3

tement Spinosa que lui-même, effrayé de la faiblesse de ses ré- ponses, devint malgré lui le disciple de celui qu'il avait attaqué : grand exemple de la misère et de l'inconstance de l'esprit hu- main.

La vie de Spinosa est écrite assez en détail et assez connue pour que je n'en rapporte rien ici. Que Votre Altesse me per- mette seulement de faire avec elle une réflexion sur la manière dont ce juif, jeune encore, fut traité par la synagogue. Accusé par deux jeunes gens de son âge de ne pas croire à Moïse, on commença, pour le remettre dans le bon chemin, par l'assassiner d'un coup de couteau au sortir de la comédie; quelques-uns disent au sortir de la synagogue, ce qui est plus vraisemblable.

Après avoir manqué son corps, on ne voulut pas manquer son âme; il fut procédé à l'excommunication majeure, au grand anathème, au chammata. Spinosa prétendit que les juifs n'étaient pas en droit d'exercer cette espèce de juridiction dans Amster- dam. Le conseil de ville renvoya la décision de cette affaire au con- sistoire des pasteurs ; ceux-ci conclurent que si la synagogue avait ce droit, le consistoire en jouirait à plus forte raison : le con- sistoire donna gain de cause à la synagogue.

Spinosa fut donc proscrit par les juifs avec la grande céré- monie; le chantre juif entonna les paroles d'exécration-, on sonna du cor, on renversa goutte à goutte des bougies noires dans une cuve pleine de sang; on dévoua Benoît ' Spinosa à Belzébuth, à Satan, et à Astaroth, et toute la synagogue cria : Amen!

Il est étrange qu'on ait permis un tel acte de juridiction, qui ressemble plutôt à un sabbat de sorciers qu'à un jugement intègre. On peut croire que, sans le coup de couteau et sans les bougies noires éteintes dans le sang, Spinosa n'eût jamais écrit contre Moïse et contre Dieu. La persécution irrite; elle enhardit quiconque se sent du génie; elle rend irréconciliable celui que l'indulgence aurait retenu.

Spinosa renonça au judaïsme, mais sans se faire jamais chré- tien. Il ne publia son Traité des cérémonies superstitieuses, autrement Tractatus thcologicopoUticus, qu'en 1670, environ huit ans après son excommunication. On a prétendu trouver dans ce livre les semences de son athéisme, par la même raison qu'on trouve toujours la physionomie mauvaise à un homme qui a fait une méchante action. Ce livre est si loin de l'athéisme qu'il y est souvent parlé de Jésus-Christ comme de l'envoyé de Dieu, Cet

1. Ou plutôt Baruch; voyez la note de Voltaire, tome XVIII, page 98.

524 LETTRE

ouvrage est très-profond, et le meilleur qu'il ait fait; j'en con- damne sans doute les sentiments, mais je ne puis m'empêcher d'en estimer l'érudition. C'est lui, ce me semble, qui a remarqué le premier que le mot hébreu ruhag, que nous traduisons par âme, signifiait chez les Juifs le vent, le souffle, dans son sens naturel ; que tout ce qui est grand portait le non de divin : les cèdres de Dieu, les vents de Dieu, la mélancohe de Saûl mauvais esprit de Dieu, les hommes vertueux enfants de Dieu.

C'est lui qui le premier a développé le dangereux système d'Aben Hezra, que le Pentateuque n'a point été écrit par Moïse, ni le livre de Josué par Josué; ce n'est que d'après lui que Leclerc, plusieurs théologiens de Hollande, et le célèbre Newton, ont embrassé ce sentiment.

Newton diffère de lui seulement en ce qu'il attribue à Samuel les livres de Moïse, au lieu que Spinosa en fait Esdras auteur. On peut voir toutes les raisons que Spinosa donne de son sys- tème dans son viii^, ix' et x" chapitre: on y trouve beaucoup d'exactitude dans la chronologie ; une grande science de l'histoire, du langage, et des mœurs de son ancienne patrie ; plus de mé- thode et de raisonnement que dans tous les rabbins ensemble. Il me semble que peu d'écrivains avant lui avaient prouvé nette- ment que les Juifs reconnaissaient des prophètes chez les Gentils : en un mot, il a fait un usage coupable de ses lumières ; mais il en avait de très-grandes.

Il faut chercher l'athéisme dans les anciens philosophes : on ne le trouve à découvert que dans les Œuvres posthumes de Spinosa. Son Traité de l'athéisme n'étant point sous ce titre, et étant écrit dans un latin obscur et d'un style très-sec, M. le comte de Bou- lainvilliers l'a réduit en français sous le titre de Réfutation de Spinosa^; nous n'avons que le poison, Boulainvilliers n'eut pas le temps apparemment de donner l'antidote.

Peu de gens ont remarqué que Spinosa, dans son funeste livre, parle toujours d'un Être infini et suprême : il annonce Dieu en voulant le détruire. Les arguments dont Bayle l'accable me paraîtraient sans réplique si en effet Spinosa admettait un Dieu : car ce Dieu n'étant que l'immensité des choses, ce Dieu étant à la fois la matière et la pensée, il est absurde, comme Bayle l'a très-bien prouvé, de supposer que Dieu soit à la fois agent et patient, cause et sujet, faisant le mal et le souffrant; s'aimant, et se haïssant lui-même ; se tuant, se mangeant. Un bon esprit,

l. Voyez la note 3, tome XVIII, page

305.

SUR SPLXOSA. 523

ajoute Bayle, aimerait mieux cultiver la terre avec les dents et les ongles que de cultiver une hypothèse aussi choquante et aussi absurde : car, selon Spinosa, ceux qui disent : Les Allemands ont tué dix mille Turcs, parlent mal et faussement ; ils doivent dire : Dieu, modifié en dix mille Allemands, a tué Dieu, modifié en dix mille Turcs.

Bayle a très-grande raison, si Spinosa reconnaît un Dieu ; mais le fait est qu'il n'en reconnaît point du tout, et qu'il ne s'est servi de ce mot sacré que pour ne pas trop effaroucher les hommes.

Entêté de Descartes, il abuse de ce mot également célèbre et insensé de Descartes : Donnez-moi du mouvement et de la matière, et je vais former un monde.

Entêté encore de l'idée incompréhensible et antiphysique que tout est plein, il s'est imaginé qu'il ne peut exister qu'une seule substance, un seul pouvoir qui raisonne dans les hommes, sent et se souvient dans les animaux, étincelle dans le feu, coule dans les eaux, roule dans les vents, gronde dans le tonnerre, végète sur la terre, est étendu dans tout l'espace.

Selon lui, tout est nécessaire, tout est éternel ; la création est impossible ; point de dessein dans la structure de l'univers, dans la permanence des espèces, et dans la succession des individus. Les oreilles ne sont plus faites pour entendre, les yeux pour voir, le cœur pour recevoir et chasser le sang, l'estomac pour digérer. la cervelle pour penser, les organes de la génération pour donner la vie ; et des desseins divins ne sont que les effets d'une nécessité aveugle.

Voilà au juste le système de Spinosa. Voilà, je crois, les côtés par lesquels il faut attaquer sa citadelle : citadelle bâtie, si je ne me trompe, sur l'ignorance de la physique et sur l'abus le plus monstrueux de la métaphysique.

Il semble, et on doit s'en flatter, qu'il y ait aujourd'hui peu d'athées. L'auteur de la Henriade a dit^ : « Un catéchiste annonce Dieu aux enfants, et Newton le démontre aux sages. » Plus on connaît la nature, plus on adore son auteur.

L'athéisme ne peut faire aucun bien à la morale, et peut lui faire beaucoup de mal. Il est presque aussi dangereux que le fanatisme. Vous êtes, monseigneur, également éloigné de l'un et de l'autre, et c'est ce qui autorise la liberté que j'ai prise de mettre la vérité sous vos yeux sans aucun déguisement. J'ai

4. Voyez tome XVIf, page 476; XX, 50G; X\I, 553.

526 LETTRE SUR SPINOSA.

répondu à toutes vos questions, depuis ce bouffon savant de Rabelais jusqu'au téméraire métaphysicien Spinosa.

J'aurais pu joindre à cette liste une foule de petits livres qui ne sont guère connus que des bibliothécaires ; mais j'ai craint qu'en multipliant le nombre des coupables, je ne parusse dimi- nuer l'iniquité. J'espère que le peu que j'ai dit affermira Votre Altesse dans ses sentiments pour nos dogmes et pour nos Écri- tures, quand elle verra qu'elles n'ont été combattues que par des stoïciens entêtés, par des savants enflés de leur science, par des gens du monde qui ne connaissent que leur vaine raison, par des plaisants qui prennent des bons mots pour des ai-guments, par des théologiens enfin qui, au lieu de marcher dans les voies de Dieu, se sont égarés dans leurs propres voies.

Encore une fois, ce qui doit consoler une âme aussi noble^ que ♦la vôtre, c'est que le théisme, qui perd aujourd'hui tant d'àmes, ne peut jamais nuire ni à la paix des États, ni à la dou- ceur de la société, La controverse a fait couler partout le sang, et le théisme l'a étanché. C'est un mauvais remède, je l'avoue; mais il a guéri les plus cruelles blessures. Il est excellent pour cette vie, s'il est détestable pour l'autre. Il damne sûrement son homme, mais il le rend paisible.

Votre pays a été autrefois en feu pour des arguments, le théisme y a porté la concorde. Il est clair que si Poltrot, Jacques Clément, Jaurigny, Balthazar Gérard, Jean Chastel, Damiens, le' jésuite Malagrida, etc, etc., etc., avaient été des théistes, il y aurait eu moins de princes assassinés,

A Dieu ne plaise que je veuille préférer le théisme à la sainte religion des Ravaillac, des Damiens, des Malagrida, qu'ils ont méconnue et outragée ! Je dis seulement qu'il est plus agréable de vivre avec des théistes qu'avec des Ravaillac et des Brinvilliers qui vont à confesse; et si Votre Altesse n'est pas de mon avis, j'ai tort.

FIN DES LETTRES A S, A. LE PRINCE DE

LA PROPHÉTIE

DE LA SORBONNE'

DE l'an 1530,

TIRÉE DES MANUSCRITS DE M. BALLZE, TOME PREMIER, PAGE 117.

(1767^)

An prima mensis^ tu boiras D'assez mauvais vin largement. En mauvais latin parleras Et en français pareillement. Pour et contre clabauderas Sur l'un et l'autre Testament. Vingt fois de parti changeras Pour quelques écus seulement \ Henri Quatre tu maudiras Quatre fois solennellement ^

i. Cette Prophétie a beau être rimée, je n'ai pu me décider à la mettre dans les Poésies, j'ai cependant placé plusieurs pièces triviales contre Pompi- gnan. (B.)

2. Quoique la censure contre Bélisaire eût été décidée suivant la conclusion thcologique du 26 juin 1767, la Sorbonne, fort embarrassée de la rédaction de cette censure, ne la publia réellement que dans les premiers jours de décembre suivant, après l'avoir réduite à environ 140 pages. Cette facétie rimée fut com- posée quelques jours après le prima mensis de ce mois de décembre. (Cl.)

3. Sur ce mot, voyez la note 4 de la page 169.

4. On a encore, à Londres, les quittances des docteurs de Sorbonne, consultés le 2 juillet en 1530, sur le divorce de Henri VIII, par Thomas Krouk, agent de ce tyran, qui délivra l'argent aux docteurs. {Note de Voltaire.)

5. Il y eut quatre principaux libelles de la Sorbonne, appelés décrets, qui méri- taient le dernier supplice. Le plus violent est du 7 mai 1590. On y déclare excom- munié et damné le grand Henri IV, ainsi que tous ses sujets fidèles. {Id.)

528 LA PROPHÉTIE DE LA SORBONNE.

La mémoire tu béniras Du bienheureux Jacques Clément \ La bulle humblement recevras, L'ayant rejetée hautement-. Les décrets que griffonneras Seront siffles publiquement ^ Les jésuites remplaceras Et les passeras mêmement. A la fin comme eux tu seras Chassé très-vraisemblablement *,

1. Le moine Jacques Clément, étudiant en Sorbonne, ne voulut entreprendre son saint parricide que lorsque soixante et onze docteurs eurent déclaré unani- mement le trône vacant, et les sujets déliés du serment de fidélité, le 7 jan- vier 1589. {Note de Voltaire.)

2.*0n sait que la Sorbonne appela de la bulle Unigenitus au futur concile en 1718, et la reçut ensuite comme règle de foi. (/d.)

3. C'est ce qui vient d'arriver à 1^ censure de Bélisaire, et ce qui désormais arrivera toujours. (Id.)

4. Amen! (Id.)

FIX DE LA PROPHETIE DE LA SORBOÎNNE.

LA DÉFENSE

DE MON aiAITRE

(15 DÉCEMBRE 1767)

Mon maître, outre plusieurs lettres anonymes, a reçu deux lettres outrageantes et calomnieuses, signées Cogé, licencié en théo- logie, et professeur de rhétorique au collège Mazarin. Mon maître, âgé de soixante et quatorze ans, et achevant ses jours dans la plus profonde retraite, ne savait pas, il y a quelques mois, s'ily avait un tel homme au monde. Il peut être licencié; et ses procédés son assurément d'une grande licence. Il écrit des injures à mon maître; il dit que mon maître est l'auteur d'une Honnêteté théolo- gique-. Mon maître sait quelles malhonnêtetés théologiques on a faites à M, Marmontel, qui est son ami depuis vingt ans^; mais il n'a jamais fait ^'Honnêteté théologique. Il ne conçoit pas même comment ces deux mots peuvent se trouver ensemble. Quiconque dit que mon maître a fait une pareille honnêteté est un malhon- nête homme et en a menti. On est accoutumé à de pareilles impos- tures. Mon maître n'a pas même lu cet ouvrage, et n'en a jamais entendu parler. Il a lu Bélisaire, et il Ta admiré avec toute l'Europe. Il a lu les plats libelles du sieur Cogé contre Bélisaire, et, ne

1. Cet écrit, recueilli par Grinun dans sa Correspondance, en janvier 17G8 est probablement la réponse dont Voltaire parle dans sa lettre à Damilaville du 14 décembre 1707, C'est M. Clogenson qui, en 1823, l'a le premier admis dans les OEuvres de Voltaire, Grimm l'a imprimé sous ce titre : la Défense de mon maître: Clogenson et Beuchot sous celui de : Réponse catégorique au sieur Cogé.

2. L'abbé Morellet croyait que l'Honnêteté théologique était de Voltaii-e. Mais Grimm {Correspondance, décembre 1708) dit que Damilaville, qui en est l'auteur l'attribua à Voltaire, qui paraît l'avoir rebouisée. (B.)

3. C'est à la fin de 1743 que Voltaire avait personnellement connu Marmontel, qui, depuis 1743, était en correspondance avec lui; mais le billet le plus ancien de Voltaire qui soit conservé est de novembre ou décembre 1745,

20. Mélanges. V. 34

530 LA DÉFENSE DE MON MAITRE.

sachant pas de qui ils étaient, il a écrit à M, Marmontel qu'ils ne pouvaient être que d'un maraud K

Si l'on a imprimé à Paris la lettre de mon maître, si l'on y a mis le nom de Cogé, on a eu tort ; mais le sieur Cogé a eu cent fois plus de tort d'oser insulter M. Marmontel, dont il n'est pas digne de lire les ouvrages. Un régent de collège qui fait des libelles mérite d'être renfermé dans une maison qui ne s'appelle pas un collège.

2 Un régent de collège qui, dans ce libelle, compromet M. le président Hénault et M, Capperonnier, qui reçoit un démenti public de ces deux messieurs, qui ose profaner le nom du roi et le faire parler, qui pousse ainsi l'impudence et l'imposture à son comble, mérite d'être mené, non pas dans une maison pu- blique, mais dans la place publique.

*G'est à ces indignes excès que l'esprit de parti, le pédantisme et la jalousie, conduisent. Si tous ces faiseurs de libelles savaient combien ils sont méprisables et méprisés, ils se garderaient bien d'exercer un métier aussi infâme.

Voilà tout ce que mon maître m'ordonne de répondre.

Signé * Valentin.

1. Voyez la lettre du 7 auguste 1767, de Voltaire à Marmontel.

2. Les trois paragraphes qui suivent ont été publiés pour la première fois dan- l'édition de la Correspondance de Grimm publiée, chez Garnier frères, par M. Maurice ïourneux, tome VIII, page 29.

FIN DE LA DÉFENSE DE MON MAÎTRE,

LE DINER

DU COMTE

DE BOULAINVILLIERS'

PREMIER ENTRETIEN,

A \ A N T DINER.

l'abbé couet^. Quoi ! monsieur le comte, vous croyez la philosophie aussi utile au genre humain que la religion apostolique, catholique et romaine?

1. Cet ouvrage est de décembre 1767; les 3fé)noires secrets en parlent dès le 10 janvier 1768 ; la première édition, in-S" de 60 pages, était sans frontispice et sans nom d'auteur. xMais on eut bientôt reconnu Voltaire, et plus que jamais on se déchaîna contre son impiété. Voltaire, effrayé, non-seulement désavoua le Dîner mais il écrivait, le 22 janvier 1768, à Marmontel, que « tous les gens un peu au fait savent l'écrit être de Saint-Hyacinthe, qui le fit imprimer en Hollande en 1728 ». Le lendemain il écrivait à d'Argental que le nom de Saint-Hyacinthe était sur le livre, preuve évidente, selon lui, que Voltaire n'en était pas l'auteur. Et pour prouver ce qu'il disait de Tédition de 1728, Voltaire fit faire une édition intitulée Dîner du comte de Boulainv illier s par M. Saint-Hiacinle, 1728.' in-8» de 60 pages. Mais cette édition de 1728 est imprimée avec les mêmes caractères que la Profession des théistes, VÉpître aux Romains, etc., sortis, en 1768, des presses de Cramer, à Genève. Des libraires de Hollande donnèrent aussi alors une édition sous la date de 1728, in-8°; elle est en caractères plus gros que celle des Cramer En composant son Dîner, en 1767, Voltaire ne pensa pas que.le comte de Boulain- villiers était mort en 1722, et commit quelques anachronisiiies (vovez na^es Ul et 560.) f o- ^*'

Le R. P. Virct, cordelier, qui avait déjà écrit contre la Philosophie de t'His-

2. Couet (Bernard), grand vicaire du cardinal de Noailles, chanoine de Notre- Dame, confesseur du chancelier d'Aguesseau, fut assassiné le 30 avril 1736. Vol- taire lui avait adres-^é. eu 1725, un quatrain piquant: voyez tome X, page i86.

532 LE DINER DU COMTE

LE COMTE DE BOU LAIN VILLIERS.

La philosopliie étend son empire sur tout l'univers, et votre Église ne domine que sur une partie de l'Europe; encore y a-t-elle bien des ennemis. Mais vous devez m'avouer que la philosophie est plus salutaire mille fois que votre religion, telle qu'elle est pratiquée depuis longtemps.

l'abbé.

Vous m'étonnez. Qu'entendez-vous donc par philosophie?

LE COMTE.

J'entends l'amour éclairé de la sagesse, soutenu par l'amour de l'Être éternel, rémunérateur de la vertu et vengeur du crime.

l'abbé.

Eh bien ! n'est-ce pas ce que notre rehgion annonce? le comte.

Si c'est ce que vous annoncez, nous sommes d'accord : je suis bon catholique, et vous êtes bon philosophe; n'allons donc pas plus loin ni l'un ni l'autre. Ne déshonorons notre philosophie rehgieuse et sainte, ni par des sophismes et des absurdités qui outragent la raison, ni par la cupidité effrénée des honneurs et des richesses, qui corrompent toutes les vertus. N'écoutons que les vérités et la modération de la philosophie; alors cette philo- sophie adoptera la religion pour sa fille.

l'abbé.

Avec votre permission, ce discours sent un peu le fagot.

LE COMTE.

Tant que vous ne cesserez de nous conter des fagots, et de vous servir de fagots allumés au lieu de raisons, vous n'aurez pour partisans que des hypocrites et des imbéciles. L'opinion d'un seul sage l'emporte sans doute sur les prestiges des fripons, et sur l'asservissement de mille idiots. Vous m'avez demandé ce que j'entends par philosophie; je vous demande à mon tour ce que vous entendez par religion.

toire (voyez, tome XI, page ix), publia le Mauvais Dîner, ou Lettres sur le Dîner du comte de Boulamvilliers, 1770, in-S" de viij et 282 pages.

La Bibliotheca scriptorum Societatis Jesu {supplementum I, 132, Rome, 1814, in^") attribue à l'abbé Fellet une Lettre sur le Dîner du compte (sic) de Bou- lainvUliers, que je n'ai jamais vue. Mais le P. Cabellero ne peut faire autorité pour ce qui regarde la bibliographie des auteurs français, et je crois qu'il a voulu parler de l'ouvrage du P. Viret.

M. Peignot, dans son Dictionnaire... des principaux livres condamnés au feu, tome II, page 189, mentionne le Dîner du comte de Boulainvilliers, sans donner la date de sa condamnation. (B.)

DE BOULAINVILLTERS. 533

l'abbé. Il me faudrait bien du temps pour yous expliquer tous nos dogmes.

LE COMTE.

C'est déjà une grande présomption contre vous. Il vous faut de gros livres; et à moi, il ne faut que quatre mots : Sers Dieu, sois juste.

l'abbé.

Jamais notre religion n'a dit le contraire.

LE COMTE.

Je voudrais ne point trouver dans vos livres des idées con- traires. Ces paroles cruelles: « Contrains-les d'entrer ^)) dont on abuse avec tant de barbarie; et celles-ci : « Je suis venu apporter le glaive et non la paix^ ; » et celles-là encore : « Que celui qui n'écoute pas l'Église soit regardé comme un païen, ou comme un receveur des deniers publics ^ ; » et cent maximes pareilles, effrayent le sens commun et Ihumanité.

Y a-t-il rien de plus dur et de plus odieux que cet autre dis- cours* : « Je leur parle en paraboles, afin qu'en voyant ils ne voient point, et qu'en écoutant ils n'entendent point » ? Est-ce ainsi que s'expliquent la sagesse et .la bonté éternelle?

Le Dieu de tout l'univers, qui se fait homme pour éclairer et pour favoriser tous les hommes, a-t-il pu dire^ : « Je n'ai été en- voyé qu'au troupeau d'Israël, » c'est-à-dire à un petit pays de trente lieues tout au plus?

Est-il possible que ce Dieu, à qui l'on fait payer la capitation, ait dit que ses disciples ne devaient rien payer; que les rois" « ne reçoivent des impôts que des étrangers, et que les enfants en sont exempts »?

l'abbé.

Ces discours, qui scandalisent, sont expliqués par des passages tout différents.

LE COMTE.,

Juste ciel ? qu'est-ce qu'un Dieu qui a besoin de commentaire, et à qui l'on fait dire perpétuellement le pour et le contre? Qu'est- ce qu'un législateur qui n'a rien écrit? Qu'est-ce que quatre livres

i. Luc, chap. XIV, v. 23. {Note de Voltaire.)

2. Matthieu, chap. x, v. 34. (/d.) /

3. Ibid., chap. xviir, v. 17. {Id.)

4. Ibid., chap. xtn, v. 13. (Id.)

5. Ibid., chap. xv, v. 24. (Id.)

0. Ibid., chap. xvii, v. 2i, 25, 26. {Id.)

S34 LE DINER DU COMTE

divins dont la date est inconnue, et dont les auteurs, si peu avérés, se contredisent à chaque page?

l'abbé. Tout cela se concilie, vous dis-je. Mais vous m'avouerez du moins que vous êtes très-content du discours sur la montagne.

LE COMTE.

Oui ; on prétend que Jésus a dit qu'on brûlera ceux qui appellent leur frère Raca S comme vos théologiens font tous les jours. Il dit qu'il est venu pour accomplir la loi de Moïse, que vous avez en horreur^ Il demande avec quoi on salera si le sel s'évanouit^ Il dit que bienheureux sont les pauvres d'esprit parce que le royaume des cieux est à eux*. Je sais encore qu'on lui fait dire qu'il faut que le blé"* pourrisse et meure en terre pour germer; que le royaume des cieux est un grain de moutarde®: que c'est de l'argent mis à usure''; qu'il ne faut pas donner à dîner à ses parents quand ils sont richcs^ Peut-être ces expressions avaient-elles un sens respectable dans la langue l'on dit qu'elles furent prononcées : j'adopte tout ce qui peut inspirer la vertu; mais ayez la bonté de me dire ce que vous pensez d'un autre pas- sage que voici ^ :

« C'est Dieu qui m'a formé; Dieu est partout et dans moi : oserai-je le souiller par des actions criminelles et basses, par des paroles impures, par d'infâmes désirs ?

(( Puissé-je, à mes derniers moments, dire à Dieu : 0 mon maître ! ô mon père ! tu as voulu que je souffrisse, j'ai souffert avec rési- gnation ; tu as voulu que je fusse pauvre, j'ai embrassé la pauvreté; tu m'as mis dans la bassesse, et je n'ai point voulu la grandeur; tu veux que je meure, je t'adore en mourant. Je sors de ce magni- fique spectacle en te rendant grâce de m'y avoir admis pour me faire contempler l'ordre admirable avec lequel tu régis l'univers, »

l'abbé.

Cela est admirable ; dans quel Père de l'Église avez-vous trouvé ce morceau divin ? Est-ce dans saint Gyprien, dans saint Grégoire de Nazianze, ou dans saint Cyrille?

t. Matthieu, chap v, v. 22. {Note de Voltaire.)

2. Ibid., V. 17. (hl.)

3. Ibid., V. 13. (/d.) i. Ibid., V. 3. (/(/.)

5. P'' Épître de Paul aux Coiinlli., cliap. xv, v. 36. (Id.) G. Luc, chap. xiii, v. 19, (/d.)

7. Matthieu, chap, xxv, v, 27, (/d.)

8. Luc, chap, xiv, v. 12, {ïd.)

9. Voj'cz tome XXV, page 4(58.

DE BOULAINVILLIERS. 035

LE COMTE.

Non : ce sont les paroles d'un esclave païen, nommé Épictète^, et l'empereur Marc-Aurèle n'a jamais pensé autrement que cet esclave.

l'abbé.

Je me souviens en effet d'avoir lu, dans ma jeunesse, des pré- ceptes de morale dans des auteurs païens, qui me firent une grande impression : je vous avouerai même que les lois deZaleu- cus, de Cliarondas, les conseils de Confucius, les commande- ments moraux de Zoroastre, les maximes de Pythagore, me paru- rent dictés par la sagesse pour le bonheur du genre humain : il me semblait que Dieu avait daigné honorer ces grands hommes d'une lumière plus pure que celle des hommes ordinaires, comme il donna plus d'harmonie à Virgile, plus d'éloquence à Cicéron, et plus de sagacité à Archimède, qu'à leurs contemporains. J'étais frappé de ces grandes leçons de vertu que l'antiquité nous a lais- sées. Mais enfin tous ces gens-là ne connaissaientpas la théologie; ils ne savaient pas quelle est la différence entre un chérubin et un séraphin, entre la grâce efficace, à laquelle on ne peut résister, et la grâce suffisante, qui ne suffit pas ; ils ignoraient que Dieu était mort, et qu'ayant été crucifié. pour tous il n'avait pourtant été crucifié que pour quelques-uns. Ah ! monsieur le comte, si les Scipion, les Cicéron, les Caton, les Épictète, les Antonins, avaient su que « le Père a engendré le Fils, et qu'il ne l'a pas fait; que l'Esprit n'a été ni engendré ni fait, mais qu'il procède par spiration tantôt du Père et tantôt du Fils ; que le Fils a tout ce qui appartient au Père, mais qu'il n'a pas la paternité » ; si, dis-je, les anciens, nos maîtres en tout, avaient pu connaître cent vérités de cette clarté et de cette force; enfin, s'ils avaient été théolo- giens, quels avantages n'auraient-ils pas procurés aux hommes ! La consubstantialité surtout, monsieur le comte, la transsubstan- tiation, sont de si belles choses ! Plût au ciel que Scipion, Cicé- ron et Marc-Aurèle, eussent approfondi ces vérités! ils auraient pu être grands vicaires de monseigneur l'archevêque, ou syndics de la Sorbonne.

LE COMTE.

Çà, dites-moi en conscience, entre nous et devant Dieu, si vous pensez que les âmes de ces grands hommes soient à la broche, éternellement rôties par les diables, en attendant qu'elles aient trouvé leur corps, qui sera éternellement rôti avec elles et cela pour n'avoir pu être syndics de Sorbonne et grands vicaires de monseigneur l'archevêque ?

536 LE DINER DU COMTE

l'abbé. Vous m'embarrassez beaucoup, car « hors de l'Église point de salut »,

Nul ne doit plaire au ciel que nous et nos amis*.

« Quiconque n'écoute pas l'Église, qu'il soit comme un païen ou comme un fermier général-. » Scipion et Marc-Aurèle n'ont point écouté l'Église ; ils n'ont point reçu le concile de Trente ; leurs âmes spirituelles seront rôties à jamais; et quand leurs corps, dispersés dans les quatre éléments, seront retrouvés, ils seront rôtis à jamais aussi avec leurs âmes. Rien n'est plus clair, comme rien n'est plus juste : cela est positiL

D'un autre côté, il est bien dur de brûler éternellement Socrate, Aristide, Pythagore, Épictète, les Antonins, tous ceux dont la vie a été pure et exemplaire, et d'accorder la béatitude éternelle à l'âme et au corps de François Ravaillac, qui mourut en bon chrétien, bien confessé, et muni d'une grâce efficace ou suffisante. Je suis un peu embarrassé dans cette affaire: car enfin je suis juge de tous les hommes ; leur bonheur ou leur malheur éternel dépend de moi, et j'aurais quelque répugnance à sauver Ravaillac et à damner Scipion.

Il y a une chose qui me console, c'est que nous autres théo- logiens nous pouvons tirer des enfers qui nous voulons ; nous lisons dans les Actes de sainte Th'ecle, grande théologienne, disciple de saint Paul, laquelle se déguisa en homme pour le suivre, qu'elle délivra de l'enfer son amie Faconille, qui avait eu le mal- heur de mourir païenne ^

Le grand saint Jean Damascène rapporte que le grand saint Macaire, le même qui obtint de Dieu la mort d'Arius par ses ardentes prières, interrogea un jour dans un cimetière le crâne d'un païen sur son salut : le crâne lui répondit que les prières des théologiens soulageaient infiniment les damnés*.

Enfin nous savons de science certaine que le grand saint Grégoire, pape, tira de l'enfer l'âme de l'empereur Trajan'^ : ce sont de beaux exemples de la miséricorde de Dieu.

1. Parodie du vers de Molière {Femmes savantes, III, ii.)

Nul n'aura do l'esprit hors nous et nos amis.

2. Matthieu, chap. xvin, v. 17. {Noie de Voltaire.)

3. Voyez Damascène, Orat. de us qui in face dormierunt, page 585. ( Id.) i. Apud Grab. Spicileg., tome I. {Id.)

5. Eucologe, c. 96, et aliilib. grœc, Damascène, page 588. {Id.)

DE BOULAINVILLIERS. 537

LE COMTE,

Vous êtes un goguenard ; tirez donc de l'enfer, par vos saintes prières, Henri IV, qui mourut sans sacrement comme un païen, et mettez-le dans le ciel avec Ravaillac le bien confessé ; mais mon embarras est de savoir comment ils vivront ensemble, et quelle mine ils se feront.

LA COMTESSE DE BOULAINVILLIERS.

Le dîner se refroidit; voilà M. Fréret^ qui arrive, mettons- nous à table, vous tirerez après de l'enfer qui vous voudrez.

DEUXIEME ENTRETIEN.

PENDANT LE DÎNER.

l'abbé. Ah! madame, vous mangez gras un vendredi sans avoir la permission expresse de monseigneur l'archevêque ou la mienne ! Ne savez-vous pas que c'est pécher contre l'Église ? Il n'était pas permis chez les Juifs de manger du lièvre, parce qu'alors il ruminait, et qu'il n'avait pas le pied fendu- ; c'était un crime horrible de manger de l'ixion et du griffon ^

LA COMTESSE.

Vous plaisantez toujours, monsieur l'abbé ; dites-moi de grâce ce que c'est qu'un ixion.

l'abbé.

Je n'en sais rien, madame ; mais je sais que quiconque mange le vendredi une aile de poulet sans la permission de son évoque, au lieu de se gorger de saumon et d'esturgeon, pèche mortelle- ment ; que son âme sera brûlée en attendant son corps, et que, quand son corps la viendra retrouver, il seront tous deux brûlés éternellement, sans pouvoir être]consumés, comme je disais tout à l'heure.

LA COMTESSE.

Piien n'est assurément plus judicieux ni plus équitable; il y a plaisir à vivre dans une religion si sage. Voudriez-vous une aile de ce perdreau ?

LE COMTE.

Prenez, croyez-moi ; Jésus-Çhrist a dit : Mangez ce qu'on

1. Voyez ci-dcsèus, page 500.

2. Deutéronome, chap. xiv, v. 7. {Note de Voltaire.)

3. Ibid., V. 12 et 13. (/rf.)

538 LE DINER DU COMTE

VOUS présenterai Mangez, mangez; que la honte ne vous fasse dommage.

l'abbé. Ah! devant vos domestiques, un vendredi, qui est le lende- main du jeudi ! Ils Tiraient dire par toute la ville.

LE COMTE,

Ainsi vous avez plus de respect pour mes laquais que pour Jésus-Christ.

l'abbé.

11 est bien vrai que notre Sauveur n'a jamais connu les dis- tinctions des jours gras et des jours maigres ; mais nous avons changé toute sa doctrine pour le mieux ; il nous a donné tout pouvoir sur la terre et dans le ciel. Savez-vous bien que, dans plus d'une province, il n'y a pas un siècle que l'on condamnait les gens qui mangeaient gras en carême à être pendus ? et je vous en citerai des exemples.

LA COMTESSE.

Mon Dieu ! que cela est édifiant, et qu'on voit bien que votre religion est divine !

l'abbé.

Si divine que, dans le pays même Ton faisait pendre ceux qui avaient mangé d'une omelette au lard, on faisait brûler ceux qui avaient ôté le lard d'un poulet piqué, et que l'Église en use encore ainsi quelquefois : tant elle sait se proportionner aux dif- férentes faiblesses des hommes ! A boire...

le COMTE.

A propos, monsieur le grand vicaire, votre Église permet-elle qu'on épouse les deux sœurs?

l'abbé.

Toutes deux à la fois, non ; mais l'une après l'autre, selon le besoin, les circonstances, l'argent donné en cour de Rome, et la protection : remarquez bien que tout change toujours, et que. tout dépend de notre sainte Église. La sainte Église juive, notre mère, que nous détestons, et que nous citons toujours, trouve très-bon que le patriarche Jacob épouse les deux sœurs à la fois : elle défend dans le Léoitique de se marier à la veuve de son frère -; elle l'ordonne expressément dans le Deutéronome^; et la coutume de Jérusalem permettait qu'on épousât sa propre sœur, car vous

1. Luc, chap. X, V. 8. [Xote de VuUaire.)

2. Lévitique, chap. xviir, v. 16. {Id.)

3. Deutéronome, chap. xxv, v. 5. {Jd.)

DE BOULAINVILLIERS. o39

savez que quand Amnon, fils du chaste roi David, viola sa sœur Thamar, cette sœur pudique et avisée lui dit ces paroles : (c Mou frère, ne me faites pas de sottises ; mais demandez-moi en ma- riage à notre père, et il ne vous refusera pas^ »

Mais, pour revenir à notre divine loi sur l'agrément d'épouser les deux sœurs ou la femme de son frère, la chose varie selon les temps, comme je vous lai dit. Notre pape Clément VII n'osa pas déclarer invalide le mariage du roi d'Angleterre Henri VIII avec la femme du prince Arthur son frère, de peur que Charles- Quint ne le fit mettre en prison une seconde fois, et ne le fit déclarer bâtard, comme il l'était ; mais tenez pour certain qu'en fait de mariage, comme dans tout le reste, le pape et monseigneur l'archevêque sont les maîtres de tout quand ils sont les plus forts. A Loire...

LA COMTESSE.

Eh bien, monsieur Fréret, vous ne répondez rien à ces beaux discours; vous ne dites rien I

M. FRÉRET.

Je me tais, madame, parce que j'aurais trop à dire.

l'abbé.

Et que pourriez-vous dire, monsieur, qui pût ébranler l'au- torité, obscurcir la splendeur, infirmer la vérité de notre mère sainte Église catholique, apostolique, et romaine? A boire...

M. FRÉRET.

Parbleu ! je dirais que vous êtes des juifs et des idolâtres, qui vous moquez de nous, et qui emboursez notre argent.

l'abbé. Des juifs et des idolâtres ! comme vous y allez !

M. FRÉRET.

Oui, des juifs et des idolâtres, puisque vous m'y forcez. Votre Dieu n'est-il pas Juif? n'a-t-il pas été circoncis comme Juif- ? n'a-t-il pas accompli toutes les cérémonies juives ? ne lui faites- vous pas dire plusieurs fois qu'il faut obéir à la loi de Moïse'? n'a-t-il pas sacrifié dans le temple ? votre baptême n'était-il pas une coutume juive prise chez les Orientaux? n'appelez-vous pas encore du mot juif pâques la principale de vos fêtes ? ne chantez- vous pas depuis plus de dix-sept cents ans, dans une musique diabolique, des chansons juives que vous attribuez à un roitelet

1. II. Bois, cliap. xiii, v. 12 et 13. {Note de VoUaire.

2. Luc, chap. ii, v. 22 et 39. (Id.)

3. Matthieu, chap. v, v. 17 et 18. {hl.)

§40 LE DINER DU COMTE

juif \ brigand, adultère, et homicide, homme selon le cœur de Dieu ? Ne prêtez-vous pas sur gages à Rome dans vos juiveries, que vous appelez monts de pictè? et ne vendez-vous pas impi- toyablement les gages des pauvres quand ils n'ont pas payé au terme ?

LE COMTE.

Il a raison ; il n'y a qu'une seule chose qui vous manque de la loi juive, c'est un bon jubilé, un vrai jubilé, par lequel les seigneurs rentreraient dans les terres qu'ils vous ont données comme des sots, dans le temps que vous leur persuadiez qu'Élie et l'antechrist allaient venir, que le monde allait finir, et qu'il fallait donner tout son bien à l'Église « pour le remède de son âme, et pour n'être point rangé parmi les boucs ». Ce jubilé vau- drait mieux que celui auquel vous ne nous donnez que des indul- gences plénières; j'y gagnerais, pour ma part, plus de cent mille livres de rentes.

l'abbé.

Je le veux bien, pourvu que sur ces cent mille livres vous me fassiez une grosse pension. Mais pourquoi M. Fréret nous appelle-t-il idolâtres ?

M. FRÉRET.

Pourquoi, monsieur ? demandez-le à saint Christophe, qui est la première chose que vous rencontrez dans votre cathédrale 2, et qui est en même temps le plus vilain monument de barbarie que vous ayez ; demandez-le à sainte Claire, qu'onin voque pour le mal des yeux, et à qui vous avez bâti des temples ; à saint Genou, qui guérit de la goutte ; à saint Janvier ^ dont le sang se liquéfie si solennellement à Naples quand on l'approche de sa tête ; à saint Antoine, qui asperge d'eau bénite les chevaux dans Rome*.

Oseriez-vous nier votre idolâtrie, vous qui adorez du culte de dulie dans mihe églises le lait de la Vierge, le prépuce et le nom- bril de son fils, les épines dont vous dites qu'on lui fit une cou- ronne, le bois pourri sur lequel vous prétendez que l'Être éternel est mort ? vous enfin qui adorez d'un culte de latrie un morceau de pâte que vous enfermez dans une boite, de peur des souris ?

i. David ; voyez II, Rois, chap. xi et xii.

2. Il y avait à Paris, dans l'église cathédrale, une énorme statue qu'on disait être celle de saint Christophe.

3. Voyez tome XIII, pages 96-97.

4. Voyage de Misson, tome II, page 294; c'est un fait public. {Note de Vol- taire.)

DE BOULAINVILLIERS. 544

Vos catholiques romains ont poussé leur catholique extravagance jusqu'à dire qu'ils changent ce morceau de pâte en Dieu par la vertu de quelques mots latins, et que toutes les miettes de cette pâte deviennent autant de dieux créateurs de l'univers. Un gueux qu'on aura fait prêtre, un moine sortant des hras d'une prostituée, vient pour douze sous, revêtu d'un habit de comédien, me mar- motter en une langue étrangère ce que vous appelez une messe, fendre l'air en quatre avec trois doigts, se courber, se redresser, tourner à droite et à gauche, par devant et par derrière, et faire autant de dieux qu'il lui plaît, les boire et les manger, et les rendre ensuite à son pot de chambre ! et vous n'avouerez pas que c'est la plus monstrueuse et la plus ridicule idolâtrie qui ait jamais déshonoré la nature humaine ? Ne faut-il pas être changé en bête pour imaginer qu'on change du pain blanc et du vin rouge en Dieu ? Idolâtres nouveaux, ne vous comparez pas aux anciens qui adoraient le Zeus, le Démiourgos, le maître des dieux et des hommes, et qui rendaient hommage à des dieux secon- daires ; sachez que Cérès, Pomone et Flore, valent mieux que votre Ursule et ses onze mille vierges ; et que ce n'est pas aux prêtres de Marie-Magdeleine à se moquer des prêtres de Minerve.

LA COMTESSE.

Monsieur l'abbé, vous avez dans M. Fréret un rude adversaire. Pourquoi avez-vous voulu qu'il parlât? c'est votre faute.

l'abbé.

Oh! madame, je suis aguerri ; je ne m'effraye pas pour si peu de chose ; il y a longtemps que j'ai entendu faire tous ces rai- sonnements contre notre mère sainte Église,

LA COMTESSE.

Par ma foi, vous ressemblez à certaine duchesse qu'un mé- content appelait catin; elle lui répondit: « Il y a trente ans qu'on me le dit, et je voudrais qu'on me le dît trente ans encore. »

l'abbé.

Madame, madame, un bon mot ne prouve rien.

LE COMTE.

Cela est vrai ; mais un bon mot n'empêche pas qu'on ne puisse avoir raison.

l'abbé. Et quelle raison pourrait-on opposer à l'authenticité des pro- phéties, aux miracles de Moïse, aux miracles de Jésus, aux martyrs?

le comte. Ah! je ne vous conseille pas de parler de prophéties, depuis

542 LE DINER DU C03ITE

que les petits garçons et les petites filles savent ce que mangea le prophète Ézéchiel à son déjeuners et qu'il ne serait pas honnête de nommer à dîner ; depuis qu'ils savent les aventures d'Oolla et d'Ooliba-, dont il est difficile de parler devant les dames; depuis qu'ils savent que le Dieu des Juifs ordonna au prophète Osée de prendre une catin^ et de faire des fils de catin. Hélas! trouverez- vous autre chose dans ces misérables que du galimatias et des obscénités?

Que vos pauvres théologiens . cessent désormais de disputer contre les Juifs sur le sens des passages de leurs prophètes, sur quelques lignes hébraïques d'un Amos, d'un Joël, d'un Habacuc, d'un Jérémiah ; sur quelques mots concernant Éliah, transporté aux régions célestes orientales dans un chariot de feu, lequel Éliah, par parenthèse, n'a jamais existé.

Qiu'ils rougissent surtout des prophéties insérées dans leurs Évangiles. Est-il possible qu'il y ait encore des hommes assez im- béciles et assez lâches pour n'être pas saisis d'indignation quand Jésus prédit dans Luc* : « H y aura des signes dans la lune et dans les étoiles^; des bruits de la mer et des flots; des hommes séchant de crainte attendront ce qui doit arriver à l'univers entier. Les vertus des cieux seront ébranlées, et alors ils verront le fils de l'homme venant dans une nuée avec grande puissance et grande majesté. En vérité je vous dis que la génération présente ne passera point que tout cela ne s'accomplisse. »

Il est impossible assurément de voir une prédiction plus mar- quée, plus circonstanciée et plus fausse. Il faudrait être fou pour oser dire qu'elle fut accomplie, et que le fils de l'homme vint dans une nuée avec une grande puissance et une grande majesté. D'où vient que Paul, dans son Épitre aux Thessaloniciens (r% ch. iv, v. 16), confirme cette prédiction ridicule par une autre encore plus impertinente? « Nous qui vivons et qui vous parlons, nous serons emportés dans les nuées pour aller au-devant du Seigneur au milieu de l'air, etc. »

Pour peu qu'on soit instruit, on sait que le dogme de la fin du monde et de l'établissement d'un monde nouveau était une chimère reçue alors chez presque tous les peuples. Vous trouvez cette opinion dans Lucrèce, au hvre IV. Vous la trouverez dans le pre-

1. Ézéchiel, chap. iv, v. 12. (A'o/e de Voltai?-e.)

2. Ibid., chap, xxiii, v. 4. (/(/.)

3. Osée, chap, i, v, 2; et chap, iit, v. 1 cl 2. {Id.)

4. Chap. XXI, V. 23, 20, 27, 32. {Id.)

5. Voyez ci-dessus, page 242,

DE BOULAINYILLIERS. 543

mier livre des Métamorphoses d'Ovide. Heraclite, longtemps aupa- ravant, avait dit que ce monde-ci serait consumé par le feu. Les stoïciens avaient adopté cette rêverie. Les demi-juifs demi-cliré- tiens, qui fabriquèrent les Am/ig-iVes, ne manquèrent pas d'adopter un dogme si reçu, et de s'en prévaloir. Mais, comme le monde subsista encore longtemps, et que Jésus ne vint point dans les nuées avec une grande puissance et une grande majesté au 1" siècle de l'Église, ils dirent que ce serait pour le 11'' siècle ; ils le promirent ensuite pour le m*' ; et de siècle en siècle cette extra- vagance s'est renouvelée. Les théologiens ont fait comme un charlatan que j'ai vu au bout du Pont-Neuf sur le quai de l'École: il montrait au peuple, vers le soir, un coq et quelques bouteilles de baume : « Messieurs, disait-il, je vais couper la tête à mon coq, et je le ressusciterai le moment d'après en votre présence ; mais il faut auparavant que vous achetiez mes bouteilles. » Il se trouvait toujours des gens assez, simples pour en acheter. « Je vais donc couper la tête à mon coq, continuait le charlatan ; mais comme il est tard, et que cette opération est digne du grand jour, ce sera pour demain. »

Deux membres de l'Académie des sciences eurent la curiosité et la constance de revenir pour voir comment le charlatan se tirerait d'affaire; la farce dura huit jours de suite ; mais la farce de l'attente de la fin du monde, dans le christianisme, a duré huit siècles entiers. Après cela, monsieur, citez-nous les prophé- ties juives ou chrétiennes.

M. FRÉRET.

Je ne vous conseille pas de parler des miracles de Moïse devant des gens qui ont de la barbe au menton. Si tous ces prodiges inconcevables avaient 'été opérés, les Égyptiens en auraient parlé dans leurs histoires, La mémoire de tant de faits prodigieux qui étonnent la nature se serait conservée chez toutes les nations. Les Grecs, qui ont été instruits de toutes les fables de l'Egypte et de la Syrie, auraient fait retentir le bruit de ces actions surnatu- relles aux deux bouts du monde. Mais aucun historien, ni grec, ni syrien, ni égyptien, n'en dit un seul mot. Flavius Josèphe, si bon patriote, si entêté de son judaïsme, ce Josèphe qui a recueilli tant de témoignages en faveur de l'antiquité de sa nation, n'en a pu trouver aucun qui attestât les dix plaies d'Egypte, et le passage à pied sec au milieu de la mer, etc.

Vous savez ([uc l'auteur du Pentatcuque est encoi'e incertain : quel homme sensé pourra jamais croire, sur la foi de je ne sais quel Juif, soit Esdras, soit un autre, de si épouvantables mer-

§44 LE DINER DU COMTE

veilles inconnues à tout le reste de la terre ? Quand même tous vos prophètes juifs auraient cité mille fois ces événements étranges, il serait impossible de les croire ; mais il n'y a pas un seul de ces prophètes qui cite les paroles du Pentateuque sur cet amas de miracles, pas un seul qui entre dans le moindre détail de ces aventures : expliquez ce silence comme vous pourrez.

Songez qu'il faut des motifs bien graves pour opérer ainsi le renversement de la nature. Quel motif, quelle raison aurait pu avoir le Dieu des Juifs? Était-ce. de favoriser son petit peuple? de lui donner une terre fertile? Que ne lui donnait-il l'Egypte au lieu de faire des miracles, dont la plupart, dites-vous, furent égalés par les sorciers de Pharaon? Pourquoi faire égorger par l'ange exter- minateur tous les aînés d'Egypte, et faire mourir tous les ani- maux, afin que les Israélites, au nombre de six cent trente mille combattants, s'enfuissent comme de lâches voleurs? Pourquoi leur ouvrir le sein de la mer Rouge, afin qu'ils allassent mourir de faim dans un désert? Vous sentez l'énormité de ces absurdes bêtises; vous avez trop de sens pour les admettre, et pour croire sérieusement à la religion chrétienne fondée sur l'impos- ture juive. Vous sentez le ridicule de la réponse triviale qu'il ne faut pas interroger Dieu, qu'il ne faut pas sonder l'abîme de la Providence. Non, il ne faut pas demander à Dieu pourquoi il a créé des poux et des araignées, parce qu'étant sûrs que les poux et les araignées existent, nous ne pouvons savoir pourquoi ils existent; mais nous ne sommes pas si sûrs que Moïse ait changé sa verge en serpent et ait couvert l'Egypte de poux, quoique les poux fussent familiers à son peuple : nous n'interrogeons point Dieu; nous interrogeons des fous qui osent faire parler Dieu, et lui prêter l'excès de leurs extravagances.

LA COMTESSE.

Ma foi, mon cher abbé, je ne vous conseille pas non plus de parler des miracles de Jésus. Le créateur de l'univers se serait- il fait Juif pour changer l'eau en vin^ à des noces tout le monde était déjà ivre? aurait-il été emporté par le diable"^ sur une montagne d'où l'on voit tous les royaumes de la terre? aurait- il envoyé le diable^ dans le corps de deux mille cochons, dans un pays il n'y avait point de cochons? aurait-il séché un figuier* pour n'avoir pas porté des figues, a quand ce n'était pas le temps

1. Jean, chap. ii, v. 9. {Note de Voltaire.)

2. Matthieu, chap. iv, v. 8. (Id.)

3. Ibid., chap. viii, v. 32. (/c/.)

4. Marc, chap. xi, v. 13. (/'i.)

DE BOULAINVILLIERS. 545

des figues »? Croyez-moi, ces miracles sont tout aussi ridicules que ceux de Moïse. Convenez hautement de ce que vous pensez au fond du cœur.

l'abbé. Madame, un peu de condescendance pour ma robe, s'il vous plaît; laissez-moi faire mon métier : je suis un peu battu peut- être sur les prophéties et sur les miracles ; mais pour les martyrs il est certain qu'il y en a eu ; et Pascal, le patriarche de Port- Royal des Champs, a dit : a Je crois volontiers les histoires dont les témoins se font égorger i. »

M. FRÉRET.

Ah! monsieur, que de mauvaise foi et d'ignorance dans Pascal ! On croirait, à l'entendre, qu'il a vu les interrogatoires des apôtres, et qu'il a été témoin de leur supplice. Mais a-t-il vu qu'ils aient été suppliciés? Qui lui a dit que Simon Barjone, sur- nommé Pierre, a été crucifié à Rome, la tête en bas? Qui lui a dit que ce Barjone, un misérable pêcheur de Galilée, ait jamais été à Rome, et y ait parlé latin? Hélas! s'il eût été condamné à Rome, si les chrétiens l'avaient su, la première église qu'ils auraient bâtie depuis à l'honneur des saints aurait été Saint-Pierre de Rome, et non pas Saint-Jean de Latran;les papes n'y eussent pas manqué ; leur ambition y eût trouvé un beau prétexte. A quoi est-on réduit quand, pour prouver que ce Pierre Barjone a demeuré à Rome, on est obligé de dire qu'une lettre qu'on lui attribue, datée de Babylone^, était en effet écrite de Rome même? Sur quoi un auteur célèbre a très-bien dit que, moyennant une telle explication, une lettre datée de Pétersbourg devait avoir été écrite à Constantinople.

Vous n'ignorez pas quels sont les imposteurs qui ont parlé de ce voyage de Pierre. C'est un Abdias, qui le premier écrivit que Pierre était venu du lac de Génézareth droit à Rome chez l'empereur, pour faire assaut de miracles contre Simon le Magi- cien ; c'est lui qui fait le conte d'un parent de l'empereur, ressus- cité à moitié par Simon, et entièrement par l'autre Simon Bar- jone ; c'est lui qui met aux prises les deux Simon, dont l'un vole dans les airs et se casse les deux jambes par les prières de l'autre ; c'est lui qui fait l'histoire fameuse des deux dogues envoyés par Simon pour manger Pierre. Tout cela est répété par un Marcel »,

1 . Voyez tome XXII, page 46.

2. P" de saint Pierre, chap. v, v. 13. {Note de Voltaire.)

3. Voyez ci-après la Relation de Marcel, dans la Collection d'anciens évangiles. 26. MÉLANGES, v. 35

54G LE DINER DU COMTE

par un Hégésippe. Voilà les fondements de la religion chrétienne. Vous n'y voyez qu'un tissu des plus plates impostures faites par la plus vile canaille, laquelle seule embrassa le christianisme pendant cent années.

C'est une suite non interrompue de faussaires. Ils forgent des lettres de Jésus-Christ, ils forgent des lettres de Pilate^ des lettres de Sénèque, des constitutions apostoliques, des vers des sibylles en acrostiches, des évangiles au nombre de plus de qua- rante, des actes de Barnabe, des liturgies de Pierre, de Jacques, de Matthieu, et de Marc, etc., etc. Vous le savez, monsieur, vous les avez lues, sans doute, ces archives infâmes du mensonge, que vous appelez fraudes pieuses ; et vous n'aurez pas l'honnêteté de convenir, au moins devant vos amis, que le trône du pape n'a été établi que sur d'abominables chimères, pour le malheur du^genre humain ?

l'abbé.

Mais comment la religion chrétienne aurait-elle pu s'élever si haut, si elle n'avait eu pour base que le fanatisme et le men- songe?

LE COMTE.

Et comment le mahométisme s'est-il élevé encore plus haut? Du moins ses mensonges ont été plus nobles, et son fanatisme plus généreux. Du moins Mahomet a écrit et combattu ^ ; et Jésus n'a su ni écrire ni se défendre. Mahomet avait le courage d'Alexandre avec l'esprit de Numa ; et votre Jésus a sué sang et eau^ dès qu'il a été condamné par ses juges. Le mahométisme n'a jamais changé, et vous autres vous avez changé vingt fois toute votre religion. Il y a plus de différence entre ce qu'elle est aujourd'hui et ce qu'elle était dans vos premiers temps, qu'entre vos usages et ceux du roi Dagobert, Misérables chrétiens ; non, vous n'adorez pas votre Jésus, vous lui insultez en substituant vos nouvelles lois aux siennes. Vous vous moquez plus de lui avec vos mystères, vos agnus, vos reliques, vos indulgences, vos béné- fices simples, et votre papauté, que vous ne vous en moquez tous les ans, le 5 janvier, par vos noëls dissolus, dans lesquels vous couvrez de ridicule la vierge Marie, l'ange qui la salue, le pigeon qui l'engrosse, le charpentier qui en est jaloux, et le poupon que

1. Voyez ces lettres aussi dans la Collection d'anciens évangiles.

2. Le comte de Boulainvilliers, dans sa Vie de Mahomet, avait montré beau- coup de prédilection pour ce prophète guerrier et politique. (Cl.)

3. Luc, XXII, 44.

DE BOULAINVILLIERS. -547

les trois rois viennent complimenter entre un bœuf et un àne, digne compagnie d'une telle famille.

l'abbé. C'est pourtant ce ridicule que saint Augustin a trouvé divin ; il disait : « Je le crois, parce que cela est absurde ; je le crois, parce que cela est impossible. »

M. FRÉRET.

Eh ! que nous importent les rêveries d'un Africain, tantôt ma- nichéen, tantôt chrétien, tantôt débauché, tantôt dévot, tantôt tolérant, tantôt persécuteur? Que nous fait son galimatias théo- logique? Voudriez-vous que je respectasse cet insensé rhéteur, quand il dit, dans son sermon xxii, que l'ange fit un enfant à -Alarie par l'oreille, imprxgnavit per aurem?

LA COMTESSE.

En effet je vois l'absurde; mais je ne vois pas le divin. Je trouve très-simple que le christianisme se soit formé dans la po- pulace, comme les sectes des anabaptistes et des quakers se sont établies, comme les prophètes du Vivaraisetdes Cévennes se sont formés, comme la faction des convulsionnaires prend déjà des forces*. L'enthousiasme commence, la fourberie achève. Il en est de la religion comme du jeu : .

On commence par être dupe, On finit par être fripon-.

M. FRÉRET.

Il n'est que trop vrai, madame. Ce qui résulte déplus probable du chaos des histoires de Jésus, écrites contre lui par les juifs et en sa faveur par les chrétiens, c'est qu'il était un juif de bonne foi, qui voulait se faire valoir auprès du peuple, comme les fon- dateurs des récabites, des esséniens, des saducéens, des phari- siens, des judaïtes, deshérodiens, des joanistes, des thérapeutes, et de tant d'autres petites factions élevées dans la Syrie, qui était la patrie du fanatisme. Il est probable qu'il mit quelques femmes dans son parti, ainsi que tous ceux qui voulurent être chefs de secte ; qu'il lui échappa plusieurs discours indiscrets contre les magistrats, et qu'il fut puni cruellement du dernier supplice. Mais qu'il ait été condamné, ou sous le règne d'Hérode le Grand,

1. Les convulsions n'ayant eu lieu qu'après la mort du diacre Paris, arrivée en 1727 (voyez tome XVHl, page 268), c'est un anachronisme d'en faire parler devant le comte de Boulainvilliers, mort cinq ans auparavant, comme on l'a dit dans la note, page 529.

2. Réflexions diverses, dans le tome V des OEuvres de madame Deshoulières.

548 LE DINER DU COMTE

comme le prétendent les talmudistes, ou sous Hérode le tétrarque, comme le disent quelques Évangiles, cela est fort indifférent. Il est avéré que ses disciples furent très-obscurs jusqu'à ce qu'ils eussent rencontré quelques platoniciens, dans Alexandrie, qui étayèrent les rêveries des galiléens par les rêveries de Platon. Les peuples d'alors étaient infatués de démons, de mauvais génies, d'obsessions, de possessions, de magie, comme le sont aujourd'hui les sau- vages. Presque toutes les maladies étaient des possessions d'esprits malins. Les Juifs, de temps immémorial, s'étaient vantés de chasser les diables avec la racine barath^ mise sous le nez des malades, et quelques paroles attribuées à Salomon, Le jeune Tobie chassait le diable avec la fumée d'un poisson sur le gril-. Voilà l'origine des miracles dont les Galiléens se vantèrent.

Les Gentils étaient assez fanatiques pour convenir que les Galiléens pouvaient faire ces beaux prodiges : car les Gentils croyaient en faire eux-mêmes. Ils croyaient à la magie comme les disciples de Jésus. Si quelques malades guérissaient par les forces de la nature, ils ne manquaient pas d'assurer qu'ils avaient été délivrés d'un mal de tête par la force des enchantements. Ils disaient aux chrétiens : Vous avez de beaux secrets, et nous aussi; vous guérissez avec des paroles, et nous aussi ; vous n'avez sur nous aucun avantage.

Mais quand les Galiléens, ayant gagné une nombreuse popu- lace, commencèrent à prêcher contre la religion de l'État ; quand, après avoir demandé la tolérance, ils osèrent être intolérants ; quand ils voulurent élever leur nouveau fanatisme sur les ruines du fanatisme ancien, alors les prêtres et les magistrats romains les eurent en horreur; alors on réprima leur audace. Que firent- ils ? ils supposèrent, comme nous l'avons vu, mille ouvrages en leur faveur ; de dupes ils devinrent fripons, ils devinrent faus- saires ; ils se défendirent par les plus indignes fraudes, ne pou- vant employer d'autres armes, jusqu'au temps Constantin, devenu empereur avec leur argent, mit leur religion sur le trône; Alors les fripons furent sanguinaires. J'ose vous assurer que de- puis le concile de Nicée jusqu'à la sédition des Cévennes, il ne s'est pas écoulé une seule année le christianisme n'ait versé le sang.

l'abbé.

Ah ! monsieur, c'est beaucoup dire.

1. Voyez tome XI, page 137; et XVIII, 337.

2. Tobie, vi, 8.

DE BOULAINVILLIERS. 349

M. FRERE T.

Non ; ce n'est pas assez dire. Relisez seulement VHistoire ecclé- siastique ; voyez les donatistes et leurs adversaires s'assommant à coups de bâton ; les atlianasiens et les ariens remplissant l'empire romain de carnage pour une diplitliongue. Voyez ces barbares chrétiens se plaindre amèrement que le sage empereur Julien les empêche de s'égorger et de se détruire. Regardez cette suite épouvantable de massacres ; tant de citoyens mourant dans les supplices, tant de princes assassinés, les bûchers allumés dans vos conciles, douze millions d'innocents, habitants d'un nouvel hémisphère, tués comme des ])ètes fauves dans un parc, sous prétexte qu'ils ne voulaient pas être chrétiens; et, dans notre ancien hémisphère, les chrétiens immolés sans cesse les uns par les autres, vieillards, enfants, mères, femmes, filles, expirant en foule dans les croisades des Albigeois, dans les guerres des hussites, dans celles des luthériens, des calvinistes, des anabaptistes, à la Saint-Barthélémy, aux massacres d'Irlande, à ceux du Piémont, à ceux des Cévennes ; tandis, qu'un évêque de Rome, mollement couché sur un lit de repos, se fait baiser les pieds, et que cinquante châtrés lui font entendre leurs fredons pour le désennuyer. Dieu m'est témoin que ce portrait est fidèle, et vous n'oseriez me contredire.

l'abbé.

J'avoue qu'il y a quelque chose de vrai ; mais, comme disait l'évêque de NoyonS ce ne sont pas des matières de table; ce sont des tables des matières. Les dîners seraient trop tristes si la conversation roulait longtemps sur les horreurs du genre humain. L'histoire de l'Église trouble la digestion.

LE COMTE.

Les faits l'ont troublée davantage.

l'abbé. Ce n'est pas la faute de la religion chrétienne, c'est celle des abus.

LE COMTE.

Cela serait bon s'il n'y avait eu que peu d'abus. Mais si les prêtres ont voulu vivre à nos dépens depuis que Paul, ou celui qui a pris son nom, a écrit : « \e suis-je pas en - droit de me faire nourrir et vêtir par vous, moi, ma femme, ou ma sœur? »

1. François de Clermont-Tonnerre, en 10-29, mort le !5 février 1701, membre de l'Académie française, et dont le malin d'Alembert a fait l'Apologie. (B.)

2. !■■« aux Corinthiens, chap. ix, v. 4 et 5. [Xote de VoUaire.^

530 LE DINER DU COMTE

Si l'Église a voulu toujours euvaliir, si elle a employé toujours toutes les armes possibles pour uous ôter nos biens et nos vies, depuis la prétendue aventure d'Ananie et de Saphire, qui avaient, dit-on, apporté aux pieds de Simon Barjone le prix de leurs liéritages, et qui avaient gardé quelques dragmes pour leur subsistance^; s'il est évident que l'histoire de l'Église est une suite continuelle de querelles, d'impostures, de vexations, de four- beries, de rapines et de meurtres; alors il est démontré que l'abus est dans la chose même, comrhe il est démontré qu'un loup a toujours été carnassier, et que ce n'est point par quelques abus passagers qu'il a sucé le sang de nos moutons,

l'abbé. Vous en pourriez dire autant de toutes les religions,

LE COMTE,

î*oint du tout; je vous défie de me montrer une seule guerre excitée pour le dogme dans une seule secte de l'antiquité. Je vous défie de me montrer chez les Romains un seul homme persécuté pour ses opinions, depuis Romulus jusqu'au temps les chré- tiens vinrent tout bouleverser. Cette absurde barbarie n'était ré- servée qu'à nous. Vous sentez, en rougissant, la vérité qui vous presse, et vous n'avez rien à répondre,

l'abbé.

Aussi je ne réponds rien. Je conviens que les disputes théolo- giques sont absurdes et funestes.

M. FRÉRET.

Convenez donc aussi qu'il faut couper par la racine un arbre qui a toujours porté des poisons.

l'abbé.

C'est ce que je ne vous accorderai point, car cet arbre a aussi quelquefois porté de bons fruits. Si une république a toujours été dans les dissensions, je ne veux pas pour cela qu'on détruise la république. On peut réformer ses lois.

LE COMTE.

Il n'en est pas d'un État comme d'une religion. Venise a ré- formé ses lois, et a été florissante; mais quand on a voulu réfor- mer le catholicisme, l'Europe a nagé dans le sang; et en dernier lieu, quand le célèbre Locke, voulant ménager à la fois les im- postures de cette religion et les droits de l'humanité, a écrit son livre du Christianisme raisonnable^-, il n'a pas eu quatre disciples :

t. Actes des apôtres, chap. v. (Note de Voltaire.) 2. Voyez, ci-dessus, la note 2 de la page 483.

DE BOULAINVILLIERS. 531

preuve assez forte que le christianisme et la raison ne peuvent subsister ensemble. Il ne reste qu'un seul remède dans l'état sont les choses, encore n'est-il qu'un palliatif : c'est de rendre la religion absolument dépendante du souverain et des magistrats.

M. FRÉRET.

Oui, pourvu que le souverain et les magistrats soient éclairés, pourvu qu'ils sachent tolérer également toute religion, regarder tous les hommes comme leurs frères, n'avoir aucun égard à ce qu'ils pensent, et en avoir beaucoup à ce qu'ils font; les laisser libres dans leur commerce avec Dieu, et ne les enchaîner qu'aux lois dans tout ce qu'ils doivent aux hommes. Car il faudrait traiter comme des bêtes féroces des magistrats qui soutiendraient leur religion par des bourreaux.

l'abbé.

Et si toutes les religions étant autorisées, elles se battent toutes les unes contre les autres? Si le catholique, le protestant, le grec, le turc, le juif, se prennent parles oreilles en sortant de la messe, du prêche, de la mosquée, et de la synagogue?

M. FRÉRET.

Alors il faut qu'un régiment de dragons les dissipe.

LE COMTE.

J'aimerais mieux encore leur donner des leçons de modéra- tion que de leur envoyer des régiments; je voudrais commencer par instruire les hommes avant de les punir.

l'abbé.

Instruire les hommes! que dites-vous, monsieur le comte? Les en croyez-vous dignes?

le comte.

J'entends; vous pensez toujours qu'il ne faut que les tromper : vous n'êtes qu'à moitié guéri : votre ancien mal vous reprend toujours.

LA COMTESSE.

A propos, j'ai oublié de vous demander votre avis sur une chose que je lus hier dans l'histoire de ces bons mahométans, qui m'a beaucoup frappée. Assan, fils d'Ali, étant au bain, un de ses esclaves lui jeta par mégarde une chaudière d'eau bouillante sur le corps. Les domestiques d'Assan voulurent empaler le cou- pable. Assan, au lieu de le faire empaler, lui fit donner vingt pièces d'or. « Il y a, dit-il, un degré de gloire dans le paradis pour ceux qui payent les services, un plus grand pour ceux qui pardonnent le mal, et un plus grand encore pour ceux qui récompensent le mal involontaire. » Comment trouvez-vous cette action et ce discours?

558 LE DINER DU COMTE

LE COMTE.

Je reconnais mes bons musulmans du premier siècle.

l'abbé. Et moi, mes bons chrétiens.

M, FP.ÉRET,

Et moi, je suis fâché qu'Assan Téchaudé, fils d'Ali, ait donné vingt pièces d'or pour avoir de la gloire en paradis. Je n'aime point les belles actions intéressées. J'aurais voulu qu'Assan eût été assez vertueux et assez humain pour consoler le désespoir de l'esclave, sans songer à être placé dans le paradis au troisième degré.

LA COMTESSE.

Allons prendre du café. J'imagine que, si à tous les dîners de Paris, de Vienne, de Madrid, de Lisbonne, de Rome, et de Moscou, on avait des conversations aussi instructives, le monde n'en irait que mieux.

TROISIÈME ENTRETIEN.

APRÈS DÎNER.

l'abbé. Voilà d'excellent café, madame; c'est du moka tout pur.

LA COMTESSE.

Oui, il vient du pays des musulmans; n'est-ce pas grand dom- mage ?

l'abbé. Raillerie à part, madame, il faut une religion aux hommes.

LE COMTE.

Oui, sans doute; et Dieu leur en a donné une divine, éter- nelle, gravée dans tous les cœurs: c'est celle que, selon vous, pra- tiquaient Enoch, les noachides et Abraham; c'est elle que les. lettrés chinois ont conservée depuis plus de quatre mille ans, l'adoration d'un Dieu, l'amour de la justice, et l'horreur du crime.

LA COMTESSE.

Est-il possible qu'on ait abandonné une religion si pure et si sainte pour les sectes abominables qui ont inondé la terre?

M. FP.ÉRET.

En fait de religion, madame, on a eu une conduite directe- ment contraire à celle qu'on a eue en fait de vêtement, de loge- gemeut, et de nourriture. Nous avons commencé par des cavernes,

DE BOULAINVILLIERS. 553

des huttes, des habits de peaux de bêtes, et du gland ; nous avons eu ensuite du pain, des mets salutaires, des habits de laine et de soie filées, des maisons propres et commodes ; mais, dans ce qui concerne la religion, nous sommes revenus au gland, aux peaux de bêtes, et aux cavernes,

l'abbé. Il serait bien difflcile de vous en tirer. Vous voyez que la re- ligion chrétienne, par exemple, est partout incorporée à l'État, et que, depuis le pape jusqu'au dernier capucin, chacun fonde son trône ou sa cuisine sur elle. Je vous ai déjà dit que les hommes ne sont pas assez raisonnables pour se contenter d'une religion pure et digne de Dieu.

LA COMTESSE.

Vous n'y pensez pas; vous avouez vous-même qu'ils s'en sont tenus à cette religion du temps de votre Enoch, de votre Noé, et de votre Abraham, Pourquoi ne serait-on pas aussi raisonnable aujourd'hui qu'on l'était alors?

l'abbé.

Il faut bien que je le dise : c'est qu'alors il n'y avait ni cha- noine à grosse prébende, ni abbé de Corbie avec un million, ni pape avec seize ou dix-huit millions. Il faudrait peut-être, pour rendre à la société humaine tous ces biens, des guerres aussi sanglantes qu'il en a fallu pour les lui arracher,

LE COMTE.

Quoique j'aie été militaire, je ne veux point faire la guerre aux prêtres et aux moines; je ne veux point étabhr la vérité par le meurtre, comme ils ont établi l'erreur; mais je voudrais au moins que cette vérité éclairât un peu les hommes, qu'ils fussent plus doux et plus heureux, que les peuples cessassent d'être su- perstitieux, et que les chefs de l'Église tremblassent d'être persé- cuteurs.

l'abbé.

Il est bien malaisé (puisqu'il faut enfin m'expliquer) d'ôter à des insensés des chaînes qu'ils révèrent. Vous vous feriez peut- être lapider par le peuple de Paris, si, dans un temps de pluie, vous empêchiez qu'on ne promenât la prétendue carcasse de sainte Geneviève par les rues pour avoir du beau temps,

M, FRÉRET.

Je ne crois point ce que vous dites; la raison a déjà fait tant de progrès que depuis plus de dix ans on n'a fait promener cette prétendue carcasse et celle de Marcel dans Paris. Je pense qu'il est très-aisé de déraciner par degrés toutes les superstitions

554 LE DINER DU COMTE

qui nous ont abrutis. On ne croit plus aux sorciers, on n'exorcise plus les diables; et quoiqu'il soit dit que votre Jésus ait envoyé ses apôtres précisément pour chasser les diables S aucun prêtre parmi nous n'est ni assez fou ni assez sot pour se vanter de les chasser; les reliques de saint François sont devenues ridicules, et celles de saint Ignace, peut-être, seront un jour traînées dans la boue avec les jésuites eux-mêmes. On laisse, à la vérité, au pape le duché de Ferrare, qu'il a usurpé; les domaines que César Borgia ravit par le fer et par le poison, et qui sont retournés à l'Église de Rome, pour laquelle il ne travaillait pas ; on laisse Rome même aux papes, parce qu'on ne veut pas que l'empereur s'en empare; on lui veut bien payer encore des annales, quoique ce soit un ridicule honteux et une simonie évidente; on ne veut pas faire d'éclat pour un subside si modique. Les hommes, sub- jugués par la coutume, ne rompent pas tout d'un coup un mauvais marché fait depuis près de trois siècles. Mais que les papes aient l'insolence d'envoyer comme autrefois des légats a latere "^ pour imposer des décimes sur les peuples, pour excom- munier les rois, pour mettre leurs États en interdit, pour donner leurs couronnes à d'autres, vous verrez comme on recevra un légat a latere, : je ne désespérerais pas que le parlement d'Aix ou de Paris ne le fît pendre.

LE COMTE.

Vous voyez combien de préjugés honteux nous avons secoués. Jetez les yeux à présent sur la partie la plus opulente de la Suisse, sur les sept Provinces-Unies, aussi puissantes que l'Espagne, sur la Grande-Bretagne, dont les forces maritimes tiendraient seules, avec avantage, contre les forces réunies de toutes les autres na- tions ; regardez tout le nord de l'Allemagne, et la Scandinavie, ces pépinières intarissables de guerriers, tous ces peuples nous ont passés de bien loin dans les progrès de la raison. Le sang de chaque tête de l'hydre qu'ils ont abattue a fertilisé leurs campa- gnes ; l'abolition des moines a peuplé et enrichi leurs États ; on peut certainement faire en France ce qu'on a fait ailleurs; la France en sera plus opulente et plus peuplée.

l'abbé.

Eh bien! quand vous auriez secoué en France la vermine des moines, quand on ne verrait plus de ridicules reliques, quand

1. Matthieu, chap. x, v. 1 ; Marc, chap. m, v. 13 j Luc, chap. ix, v. 1. {Kote de Voltaire.)

2, Sur ce mot, voyez la note, tome XI, page 362.

DE BOULAINVILLIERS. 555

nous ne payerions plus à l'évêque de Rome un tribut honteux; quand même on mépriserait assez la consubstantialité et la pro- cession du Saint-Esprit par le Père et le Fils, et la transsubstan- tiation, pour n'en plus parler; quand ces mystères resteraient ensevelis dans la Somme de saint Thomas, et quand les con- temptibles théologiens seraient réduits à se taire, vous resteriez encore chrétiens; vous voudriez en vain aller plus loin : c'est ce que vous n'obtiendrez jamais. Une religion de philosophes n'est pas faite pour les hommes,

M. FRÉRET,

Est quodam prodire tenus, si non datur ultra.

(Li-v. I, ép. I, vers 32.)

Je vous dirai avec Horace : Votre médecin ne vous donnera jamais la vue du lynx, mais souffrez qu'il vous ôte une taie de vos yeux. Nous gémissons sous le poids de cent livres déchaînes, permettez qu'on nous délivre des trois quarts. Le mot de chrétien a prévalu, il restera; mais peu à peu on adorera Dieu sans mé- lange, sans lui donner ni une mère, ni un lils; ni un père pu- tatif, sans lui dire qu'il est mort par un supplice infâme, sans croire qu'on fasse des dieux avec de la farine, enfin sans cet amas de superstitions qui mettent des peuples policés si au-des- sous des sauvages. L'adoration pure de l'Être suprême commence à être aujourd'hui la religion de tous les honnêtes gens, et bien- tôt elle descendra dans une partie saine du peuple même.

l'abbê.

Ne craignez-vous point que l'incrédulité (dont je vois les im- menses progrès) ne soit funeste au peuple en descendant jusqu'à lui, et ne le conduise au crime? Les hommes sont assujettis à de cruelles passions et à d'horribles malheurs; il leur faut un frein qui les retienne, et une erreur qui les console.

M. FRÉRET.

Le culte raisonnable d'un Dieu juste, qui punit et qui récom- pense, ferait sans doute le bonheur de la société; mais, quand cette connaissance salutaire d'un Dieu juste est défigurée par des mensonges absurdes et par des superstitions dangereuses, alors le remède se tourne en poison, et ce qui devrait effrayer le crime l'encourage. Un méchant qui ne raisonne qu'à demi (et il y en a beaucoup de cette espèce) ose nier souvent le Dieu dont on lui a fait une peinture révoltante.

Un autre méchant, qui a de grandes passions dans une âme faible, est souvent invité à l'iniquité par la sûreté du pardon que

5oG LE DINER DU COMTE

les prêtres lui offrent. (( De quelque multitude énorme de crimes que vous soyez souillé, confessez-vous à moi, et tout vous sera pardonné par les mérites d'un homme qui fut pendu en Judée il y a plusieurs siècles. Plongez-vous, après cela, dans de nouveaux crimes sept fois soixante et sept fois/, et tout vous sera pardonné encore. )> N'est-ce pas véritablement induire en tentation ? n'est-ce pas aplanir toutes les voies de l'iniquité? La Brinvilliers ne se confessait-elle pas à chaque empoisonnement qu'elle com- mettait? Louis XI autrefois n'en usait-il pas de même?

Les anciens avaient, comme nous, leur confession et leurs expiations; mais on n'était pas expié pour un second crime. On ne pardonnait point deux parricides. Nous avons tout pris des Grecs et des lîomains, et nous avons tout gâté.

Leur enfer était impertinent, je l'avoue; mais nos diables sont plus* sots que leurs furies. Ces furies n'étaient pas elles-mêmes damnées; on les regardait comme les exécutrices, et non comme les victimes des vengeances divines. Être à la fois bourreaux et patients, brûlants et brûlés, comme le sont nos diables, c'est une contradiction absurde, digne de nous, et d'autant plus absurde que la chute des anges, ce fondement du christianisme, ne se trouve ni dans la Gencse, ni dans VÉvcuigile. C'est une ancienne fable des brachmanes.

Enfin, monsieur, tout le monde rit aujourd'hui de votre enfer, parce qu'il est ridicule; mais personne ne rirait d'un Dieu rému- nérateur et vengeur, dont on espérerait le prix de la vertu, dont on craindrait le châtiment du crime, en ignorant l'espèce des châtiments et des récompenses, mais en étant persuadé qu'il y en aura, parce que Dieu est juste.

LE COMTE.

Il me semble que M. Fréret a fait assez entendre comment la religion peut être un frein salutaire. Je veux essayer de vous prouver qu'une religion pure est infiniment plus consolante que la vôtre.

Il y a des douceurs, dites-vous, dans les illusions des âmes dévotes, je le crois; il y en a aussi aux petites-maisons. Mais quels tourments quand ces âmes viennent à s'éclairer! dans quel doute et dans quel désespoir certaines religieuses passent leurs tristes jours! vous en avez été témoin, vous me l'avez dit vous-même : les cloîtres sont le séjour du repentir; mais, chez les hommes

1. Allusion au verset 2i, chap. iv de la Genèse : on lit dans le texte grec septante fois sept.

DE BOULAINVILLIERS. 557

surtout, un cloître est le repaire de la discorde et de l'envie. Les moines sont des forçats volontaires qui se battent en ramant en- semble; j'en excepte un très-petit nombre qui sont ou véritable- ment pénitents ou utiles; mais, en vérité, Dieu a-t-il mis l'homme et la femme sur la terre pour qu'ils traînassent leur vie dans des cachots, séparés les uns des autres à jamais? Est-ce le but de la'nature? Tout le monde crie contre les moines; et moi, je les plains. La plupart, au sortir de l'enfance, ont fait pour jamais le sacrifice de leur liberté; et sur cent il y en a quatre-vingts au moins qui sèchent dans l'amertume. sont donc ces grandes consolations que votre religion donne aux hommes? Un riche bé- néficier est consolé, sans doute; mais c'est par son argent, et non par sa foi. S'il jouit de quelque bonheur, il ne le goûte qu'en vio- lant les règles de son état. Il n'est heureux que comme homme du monde, et non pas comme homme d'église. Un père de famille, sage, résigné à Dieu, attaché à sa patrie, environné d'enfants et d'amis, reçoit de Dieu des bénédictions mille fois plus sensibles.

De plus, tout ce que vous pourriez dire en faveur des mérites de vos moines, je le dirais à bien plus forte raison des derviches, des marabouts, des fakirs, des bonzes. Ils font des pénitences cent fois plus rigoureuses : ils se sont voués à des austérités plus effrayantes; et ces chaînes de fer sous lesquelles ils sont courbés, ces bras toujours étendus dans la même situation, ces macéra- tions épouvantables, ne sont rien encore en comparaison des jeunes femmes de l'Inde qui se brûlent sur le bûcher de leurs maris, dans le fol espoir de renaître ensemble.

Ne vantez donc plus ni les peines ni les consolations que la religion chrétienne fait éprouver. Convenez hautement qu'elle n'approche en rien du culte raisonnable qu'une famille honnête rend à l'Être suprême sans superstition. Laissez les cachots des couvents ; laissez vos mystères contradictoires et inutiles, l'objet de la risée universelle ; prêchez Dieu et la morale, et je vous réponds qu'il y aura plus de vertu et plus de félicité sur la terre.

LA COMTESSE.

Je suis fort de cette opinion,

M. FRÉRET.

Et moi aussi, sans doute.

l'abbé. Eh bien, puisqu'il faut vous dire mon secret, j'en suis aussi.

Alors le président de Maisons, l'abbé de Saint-Pierre, M. Dufay, M. Dumarsais, arrivèrent; et M. l'abbé de Saint-Pierre lut, selon

I

558 LE DINER DU COMTE

sa coutume, ses Pensées du matm, sur chacune desquelles on pourrait faire un bon ouvrage.

PENSÉES DÉTACHÉES DE M. L'ABBÉ DE SAINT-PIERRE.

La plupart des princes, des ministres, des hommes constitués en dignité, n'ont pas le temps de lire ; ils méprisent les livres, et ils sont gouvernés par un gros livre qui est le tombeau du sens commun.

S'ils avaient su lire, ils auraient épargné au monde tous les maux que la superstition et l'ignorance ont causés. Si Louis XIV avait su lire, il n'aurait pas révoqué l'édit de Nantes.

Les papes et leurs suppôts ont tellement cru que leur pouvoir n'est fondé que sur l'ignorance, qu'ils ont toujours défendu la lecture du seul livre qui annonce leur religion ; ils ont dit : Voilà votre loi, et nous vous défendons de la lire ; vous n'en saurez que ce que nous daignerons vous apprendre. Cette extravagante tyrannie n'est pas compréhensible ; elle existe pourtant, et toute Bible en langue qu'on parle est défendue à Rome ; elle n'est per- mise que dans une langue qu'on ne parle plus.

Toutes les usurpations papales ont pour prétexte un misérable jeu de mots, une équivoque des rues, une pointe qu'on fait dire à Dieu, et pour laquelle on donnerait le fouet à un écolier : « Tu es Pierre, et sur cette pierre je fonderai mon assemblée ^ »

Si on savait lire, on verrait en évidence que la religion n'a fait que du mal au gouvernement ; elle en a fait encore beaucoup en France, par les persécutions contre les protestants ; par les divisions sur je ne sais quelle bulle-, plus méprisable qu'une chanson du Pont-Neuf ; par le célibat ridicule des prêtres ; par la fainéantise des moines ; par les mauvais marchés faits avec l'évêque de Rome, etc.

L'Espagne et le Portugal, beaucoup plus abrutis que la France, éprouvent presque tous ces maux, et ont l'Inquisition par-dessus, laquelle, supposé un enfer, serait ce que l'enfer aurait produit de plus exécrable.

En Allemagne, il y a des querelles interminables entre les trois sectes admises par le traité de Westphalie : les habitants des pays immédiatement soumis aux prêtres allemands sont des brutes qui ont à peine à manger.

i. Matthieu, chap. xvi, v. 18.

2. La bulle Unigenitus; voyez tome XV, page 55; XVI, 67; XVIII, 47.

DE BOULAINVILLIERS. 659

En Italie, cette religion qui a détruit l'empire romain n'a laissé que de la misère et de la musique, des eunuques, des arle- quins et des prêtres. On accable de trésors une petite statue noire appelée la Madone de Lorette; et les terres ne sont pas cultivées.

La théologie est dans la religion ce que les poisons sont parmi les aliments.

Ayez des temples Dieu soit adoré, ses bienfaits chantés, sa justice annoncée, la vertu recommandée : tout le reste n'est qu'esprit de parti, faction, imposture, orgueil, avarice, et doit être proscrit à jamais.

Rien n'est plus utile au public qu'un curé qui tient registre des naissances ^ qui procure des assistances aux pauvres, console les malades, ensevelit les morts, met la paix dans les familles, et qui n'est qu'un maître de morale. Pour le mettre en état d'être utile, il faut qu'il soit au-dessus du besoin, et qu'il ne lui soit pas possible de déshonorer son ministère en plaidant contre son seigneur et contre ses paroissiens, comme font tant de curés de campagne ; qu'ils soient gagés par la province, selon l'étendue de leur paroisse, et qu'ils n'aient d'autres soins que celui de rem- plir leurs devoirs.

Rien n'est plus inutile qu'un cardinal. Qu'est-ce qu'une dignité étrangère conférée par un prêtre étranger, dignité sans fonction, et qui presque toujours vaut cent mille écus de rente, tandis qu'un curé de campagne n'a ni de quoi assister les pauvres, ni de quoi se secourir lui-même ?

Le meilleur gouvernement est, sans contredit, celui qui n'admet que le nombre de prêtres nécessaire : car le superflu n'est qu'un fardeau dangereux. Le meilleur gouvernement est celui les prêtres sont mariés : car ils en sont meilleurs citoyens ; ils donnent des enfants à l'État, et les élèvent avec honnêteté ; c'est celui les prêtres n'osent prêcher que la mo- rale, car s'ils prêchent la controverse, c'est sonner le tocsin de la discorde.

Les honnêtes gens lisent l'histoire des guerres de religion avec horreur; ils rient des disputes théologiques comme la farce ita- lienne. Ayons donc une religion qui ne fasse ni frémir ni rire.

Y a-t-il eu des théologiens de bonne foi? Oui, comme il y a eu des gens qui se sont crus sorciers.

M. Deslandes, de l'Académie .des sciences de Berlin, qui vient

1. Voltaire, trop réservé ici, a été plus hardi un an après; voj'ez, plus loin, une des notes sur A. B. C. (10" entretien).

I

560 LE DINER DU COMTE DE BOULAINVILLIERS.

de nous donner VHistoire de la philosophie^, dit, au tome III, page 299 : « La faculté de théologie me paraît le corps le plus méprisable du royaume ; » il deviendrait un des plus respectables s'il se bornait à enseigner Dieu et la morale. Ce serait le seul moyen d'expier ses décisions criminelles contre Henri III et le grand Henri IV.

Les miracles que les gueux font au faubourg Saint-Médard peuvent aller loin si M. le cardinal de Fleury n'y met ordre. Il faut exhorter à la paix, et défendre sévèrement les miracles,

La bulle monstrueuse Unigenitus peut encore troubler le royaume. Toute bulle est un attentat à la dignité de la couronne et à la liberté de la nation.

La canaille créa la superstition ; les honnêtes gens la détruisent.

On cherche à perfectionner les lois et les arts ; peut-on oublier la r-eligion?

Qui commencera à l'épurer ? Ce sont les hommes qui pensent. Les autres suivront.

N'est-il pas honteux que les fanatiques aient du zèle, et que les sages n'en aient pas? Il faut être prudent, mais non pas timide.

1. L'Histoire critique de la philoso'phie parut, pour la première fois, en 1737, sans nom d'auteur, 3 vol. in-12. L'édition de 1756, 4 vol. in-12, porte le nom de Deslandes.

FIN DU DINER DU COMTE DE BOULAINVILLIERS.

AVIS

A TOUS LES ORIENTAUX

Toutes les nations de l'Asie et de l'Afrique doivent être averties du danger qui les menace depuis longtemps. Il y a dans le fond de l'Europe, et surtout dans la ville de Rome, une secte qui se nomme les chrétiens catholiques : cette secte envoie des espions dans tout l'univers, tantôt sur des vaisseaux marchands, tantôt sur des vaisseaux armés en guerre. Elle a subjugué une partie du vaste continent de l'Amérique, qui est la quatrième partie du monde. Elle-même avoue qu'elle y massacra dix fois douze cent mille habitants pour prévenir les révoltes contre son pouvoir despotique et contre sa religion. Il s'est écoulé environ cent trente révolutions du soleil depuis que cette secte, soi-disant catholique chrétienne, ayant trouvé le moyen de s'établir dans le Japon, autrement JXipon, elle voulut exterminer toutes les autres sectes, et causa une des plus furieuses guerres civiles qui aient jamais désolé un royaume. Le Japon nagea dans le sang, et, depuis cette affreuse époque, les habitants ont été obligés de fermer leur pays à tous les étrangers, de peur qu'il n'entre chez eux des chrétiens.

Les espions appelés Jésuiïes, que le prêtre prince de Rome avait envoyés à la Chine, commençaient déjà à causer du trouble dans ce vaste empire, lorsque l'empereur Yong-tching, d'heureuse mémoire, renvoya tous ces dangereux hôtes à iMacào, et main- tint, par leur bannissement, la paix dans son empire-.

1. Cette espèce de manifeste n'a jamais été imprimé; il s'est trouvé dans les papiers de Pauteur, et l'on ignore s'il en avait fait quelque usage. (K.) Cette pièce a été, en 1825, mise par M. Clogenson dans le Dictionnaire philosophique, au mot ChrétieiNS catholiques, ainsi que je l'ai déjà dit (tome XVIII, page 159). C'était parmi les Facéties que les éditeurs de Kehl l'avaient classée. Je place cet opus- cule en 1767 ou 1768, parce que, dans ces années, Voltaire en publia beaucoup dans le même esprit. Mais, dans ses lettres à DamilaviUe, des i et 8 février 1762, Voltaire parie de l'Oriental, qnï pourrait bien être l'Avis à tous les Orientaux. [B.)

2. Voyez tome XllI, page 168; XV, 81-83.

26. MÉLANGES. V. 36

562 AVIS A TOUS LES ORIENTAUX.

Ces mêmes jésuites se sont soumis, en Amérique, un pays de quatre cent soixante milles de circonférence ; on dit qu'ils ont civilisé les habitants : ces peuples, en effet, sont civils au point d'être esclaves des bonzes et fakirs catholiques connus sous le nom de jésuites.

Ces mêmes catholiques ont fait plus d'une tentative pour sub- juguer le royaume d'Abyssinie.

Le nom de catholique signifie universel ; ce nom leur suffit pour persuader aux idiots qu'on doit dans tout l'univers croire à leurs dogmes, et se soumettre à lear pouvoir; ces dogmes sont le comble de la démence, et ils disent que c'est précisément ce qui convient au genre humain. Non-seulement ils annoncent trois dieux qui n'en font qu'un, mais ils disent qu'un de ces trois dieux a été pendu. Ils prétendent le ressusciter tous les jours avec des paroles; ils le mettent dans un morceau de pain; ils le mangent, et le rendent avec les autres excréments. C'est à cette doctrine qu'ils veulent que tous les hommes se soumettent; et quand ils sont les plus forts, ils font mourir dans les tourments tous ceux qui osent opposer leur raison à cet excès de folie.

Ces tyrans extravagants se vantent d'être descendus d'un ancien peuple qu'on appelle hébreu, juif, ou Israélite. Ils persé- cutent avec férocité ces Juifs dont ils se disent les enfants : ils en font des sacrifices à leurs trois dieux, et surtout à celui qu'ils changent en un morceau de pain ; et pendant ces sacrifices de chair humaine, ils chantent les hymnes composés autrefois par ces mêmes Juifs qu'ils immolent. S'ils ont traité avec tant de barbarie toutes les nations étrangères, ils ont exercé mutuellement les mêmes fureurs contre toutes les petites sectes dans lesquelles leur rehgion est divisée. Il n'y a point de province en Europe que la religion chrétienne n'ait remplie de carnage. Cette barbare égorge chez elle ses propres enfants de la même main qui a porté la désolation aux extrémités du monde.

Il est donc nécessaire qu'on fasse passer ces excès dans toutes les langues, et qu'on les dénonce à toutes les nations.

FIN DE l'avis a TOUS LES ORIENTAUX.

FEMMES,

SOYEZ SOUMISES A VOS MARIS*.

L'abbé de Châteauneuf me contait un jour que M"'* la maré- chale de Grancey était fort impérieuse ; elle avait d'ailleurs de très-grandes qualités. Sa plus grande fierté consistait à se respec- ter soi-même, à ne rien faire dont elle pût rougir en secret; elle ne s'abaissa jamais à dire un mensonge : elle aimait mieux avouer une vérité dangereuse que d'user d'une dissimulation utile ; elle disait que la dissimulation marque toujours de la timidité. Mille actions généreuses signalèrent sa vie; mais quand on l'en louait , elle se croyait méprisée ; elle disait : « Vous pensez donc que ces actions m'ont coûté des eflbrts? » Ses amants l'adoraient, ses amis la chérissaient, et son mari la res- pectait.

Elle passa quarante années dans cette dissipation, et dans ce cercle d'amusements qui occupent sérieusement les femmes; n'ayant jamais rien lu que les lettres qu'on lui écrivait, n'ayant jamais mis dans sa tête que les nouvelles du jour, les ridicules de son prochain, et les intérêts de son cœur. Enfin, quand elle se vit à cet âge l'on dit que les belles femmes qui ont de l'esprit passent d'un trône à l'autre, elle voulut lire. Elle commença par les tragédies de Racine, et fut étonnée de sentir en les lisant encore plus de plaisir qu'elle n'en avait éprouvé à la représenta- tion : le bon goût qui se déployait en elle lui faisait discerner que cet homme ne disait jamais que des choses vraies et intéres- santes, qu'elles étaient toutes à leur place ; qu'il était simple et noble, sans déclamation, sans rien de forcé, sans courir après

1. Quoique cette espèce de dialogue soit supposé entre l'abbé de Châteauneuf, mort en 1709, et la femme du premier maréchal de Grancey, morte dès 1G94, il n'en contient pas moins une évidente allusion à la manière dont, selon Voltaire, Catherine II gouvernait la Russie; et c'est cette allusion, qu'on ne peut contester, qui donne à cet opuscule une date très-i'approchée do 1708. (Cl.)

564 FEMMES, SOYEZ SOUMISES

l'esprit; que ses intrigues, ainsi que ses pensées, étaient toutes fondées sur la nature : elle retrouvait dans cette lecture l'histoire de SCS sentiments, et le tableau de sa vie.

On lui fit lire Montaigne : elle fut charmée d'un homme qui faisait conversation avec elle, et qui doutait de tout. On lui donna ensuite les grands hommes de Plutarque : elle demanda pourquoi il n'avait pas écrit l'histoire des grandes femmes.

L'abbé de Ghâteauneuf la rencontra un jour toute rouge de colère. « Qu'avez-vous donc, madame? lui dit-il.

J'ai ouvert par hasard, répondit-elle, un livre qui traînait dans mon cabinet; c'est, je crois, quelque recueil de lettres; j'y ai vu ces paroles* : Femmes, soyez soumises à vos maris; j'ai jeté le livre.

Comment, madame ! savez-vous bien que ce sont les Épîtres de saint Paul?

Il ne m'importe de qui elles sont ; l'auteur est très-impoli. Jamais monsieur le maréchal ne m'a écrit dans ce style; je suis persuadée que votre saint Paul était un homme très-difficile à vivre. Était-il marié?

Oui, madame.

Il fallait que sa femme fût une bien bonne créature : si j'avais été la femme d'un pareil homme, je lui aurais fait voir du pays. Soyez soumises à vos maris! Encore s'il s'était contenté de dire : Soyez douces, complaisantes, attentives, économes, je dirais : Voilà un homme qui sait vivre ; et pourquoi soumises, s'il vous plaît? Quand j'épousai M. deGrancey, nous nous promîmes d'être fidèles : je n'ai pas trop gardé ma parole, ni lui la sienne ; mais ni lui ni moi ne promîmes d'obéir. Sommes-nous donc des esclaves ? N'est-ce pas assez qu'un homme, après m'avoir épousée, ait le droit de me donner une maladie de neuf mois, qui quel- quefois est mortelle ? N'est-ce pas assez que je mette au jour avec de très-grandes douleurs un enfant qui pourra me plaider quand il sera majeur ? Ne suffit-il pas que je sois sujette tous les mois à des incommodités très-désagréables pour une femme de qualité, et que, pour comble, la suppression d'une de ces douze maladies par an soit capable de me donner la mort, sans qu'on vienne me dire encore : Obéissez ?

« Certainement la n;ilure ne l'a pas dit; elle nous a fait des organes différents de ceux des hommes ; mais en nous rendant nécessaires les uns aux autres, elle n'a pas prétendu que l'union

1. Aux Éphés, V, 22; aux Colossiens, lu, 18.

A VOS MARIS. 565

formât un esclavage. Je me souviens bien que Molière a dit ^ :

Du côté de la barbe est la toute-puissance.

Mais voilà une plaisante raison pour que j'aie un maître ! Quoi ! parce qu'un homme a le menton couvert d'un vilain poil rude, qu'il est obligé de tondre de fort près, et que mon menton est rasé, il faudra que je lui obéisse très-humblement ? Je sais bien qu'en général les hommes ont les muscles plus forts que les nô- tres, et qu'ils peuvent donner un coup de poing mieux appli- qué : j'ai bien peur que ce ne soit l'origine de leur supériorité,

« Ils prétendent avoir aussi la tête mieux organisée, et, en conséquence, ils se vantent d'être plus capables de gouverner; mais je leur montrerai des reines qui valent bien des rois. On me parlait ces jours passés d'une princesse allemande ^ qui se lève à cinq heures du matin pour travailler à rendre ses sujets heu- reux, qui dirige toutes les aflaires, répond à toutes les lettres, encourage tous les arts, et qui répand autant de bienfaits qu'elle a de lumières. Son courage égale ses connaissances; aussi n'a-t-elle pas été élevée dans un couvent par des imbéciles qui nous apprennent ce qu'il faut ignorer, et qui nous laissent ignorer ce qu'il faut apprendre. Pour moi, si j'avais un État à gouverner, je me sens capable d'oser suivre ce modèle. »

L'abbé de Châteauneuf, qui était fort poli, n'eut garde de con- tredire madame la maréchale.

« A propos, dit-elle, est-il vrai que Mahomet avait pour nous tant de mépris qu'il prétendait que nous n'étions pas dignes d'entrer en paradis, et que nous ne serions admises qu'à l'entrée ?

En ce cas, dit l'abbé, les hommes se tiendront toujours à la porte; mais consolez-vous, il n'y a pas un mot de vrai dans tout ce qu'on dit ici de la religion mahométane. Nos moines igno- rants et méchants nous ont bien trompés, comme le dit mon frère ^ qui a été douze ans ambassadeur à la Porte.

Quoi ! il n'est pas vrai, monsieur, que Mahomet ait inventé la pluralité des femmes pour mieux s'attacher les hommes? Il n'est pas vrai que nous soyons esclaves en Turquie, et qu'il nous soit défendu de prier Dieu dans une mosquée?

1. École des femmes, acte III, scène ii.

2. Catherine II, née à Stettin le 2 mai 1729; voyez la Lettre sur les Panégy- riques, ci-dessus, paiie 311.

3. Le marquis de Châteauneuf, auprès duquel Voltaire fut envoyé en Hollande, en 1713 et 1714.

566 FEMMES, SOYEZ SOUMISES A VOS MARIS.

Pas un mot de tout cela, madame ; Mahomet, loin d'avoir imaginé la polygamie, l'a réprimée et restreinte. Le sage Salomon possédait sept cents épouses. Mahomet a réduit ce nombre à quatre seulement. Mesdames iront en paradis tout comme mes- sieurs, et sans doute on y fera l'amour, mais d'une autre manière qu'on ne le fait ici: car vous sentez hien que nous ne connaissons l'amour dans ce monde que très-imparfaitement,

Hélas! vous avez raison, dit la maréchale : l'homme est hien peu de chose. Mais, dites-moi; votre Mahomet a-t-il ordonné que les femmes fussent soumises à leurs maris?

Non, madame, cela ne se trouve point dans VAlcoran.

Pourquoi donc sont-elles esclaves en Turquie?

Elles ne sont point esclaves, elles ont leurs biens, elles peu- vent tester, elles peuvent demander un divorce dans l'occa- sion ; elles vont à la mosquée à leurs heures, et à leurs ren- dez-vous à d'autres heures : on les voit dans les rues avec leurs voiles sur le nez, comme vous aviez votre masque il y a quelques années. Il est vrai qu'elles ne paraissent ni à l'Opéra ni à la comédie ; mais c'est parce qu'il n'y en a point. Doutez-vous que si jamais dans Constantinople, qui est la patrie d'Orphée, il y avait un Opéra, les dames turques ne remplissent les premières loges?

Femmes, soijez soumises à vos maris! disait toujours la ma- réchale entre ses dents. Ce Paul était bien brutal.

Il était un peu dur, repartit l'abbé, et il aimait fort à être le maître : il traita du haut en bas saint Pierre, qui était un assez bonhomme ^ D'ailleurs, il ne faut pas prendre au pied de la lettre tout ce qu'il dit. On lui reproche d'avoir eu beaucoup de penchant pour le jansénisme.

Je me doutais bien que c'était un hérétique, dit la maré- chale; » et elle se remit à sa toilette.

1. Pas si bonhomme, s'il est vrai qu'il ait composé sa première épître en 44, quinze ou seize ans avant que saint Paul écrivît aux Épliésiens et aux Colossiens: car alors ce serait saint Pierre qui, le premier, aurait dit, dans le chapitre m, verset i, de l'épître précitée : Que les femmes soient soumises à leurs maris: mulieres subditse sint viris suis. (Cl.)

FIN DE : FEMMES, ETC.

PRÉFACE

DE M. ABAUZIT'

Un jeune homme plein de mérite et distingué par de très- beaux ouvrages est l'auteur de la pièce suivante. C'est une ré- ponse à une de ces épîtres qu'on nomme Héroïdes. Un auteur s'était diverti à écrire une lettre en vers au nom de l'abbé de Rancé, fondateur de la Trappe, homme autrefois voluptueux, mais alors se dévouant, lui et ses moines, à une horrible péni- tence. Un moine devenu sage répond ici à l'abbé de Rancé.

Si jamais on a mis dans tout son jour le fanatisme orgueil- leux des fondateurs d'ordre, et la malheureuse démence de ceux qui se sont faits leurs victimes, c'est assurément dans cette pièce- L'auteur nous a paru aussi religieux qu'ennemi de la supersti- tion. Il fait voir que, pour servir Dieu, il ne faut pas s'ensevelir dans un cloître pour y être inutile à Dieu et aux hommes. Il écrit en adorateur de la Divinité et en zélateur de la patrie. En effet, tant d'hommes, tant de filles que l'État perd tous les ans, sans que la religion y gagne, doivent révolter un esprit droit et faire gémir un cœur sensible.

Cette épître se borne à déplorer le malheur de ces insensés que la séduction enterre dans ces prisons réputées saintes, dans ces tombeaux de vivants la folie du moment auquel on a prononcé

1. Barthe (N.-T.), à Marseille en 1734, mort en 1785, avait publié, en 1766 une Lettre de l'abbé de Rancé à un ami. La Harpe (J.-F.), mort en 1803, fit paraître une Réponse d'un solitaire de la Trappe à la lettre de l'abbé de Rancé. ^'oltaire parle de cette dernière pièce dans sa lettre au roi de Prusse, du 5 avril 1767. Ce fut la même année que Voltaire composa cette Préface, sans doute pour une édition qu'il fit faire de la Réponse par La Harpe. Je n'ai pas vu cette édition de 1767, et je n'ose affirmer qu'elle existe ; mais Voltaire fit réimprimei" la Réponse avec sa Préface, en 1769, dans le tome II des Clioses utiles et agréables, page 161. C'est que j'en ai pris le texte et l'intitulé. Ce n'était pas la première fois que Voltaire prenait le nom de Firmin Abauzit, à Uzès en 1079, mort le 20 mars 1767. Il l'avait fait auteur de l'article Apocalypse du Dictionnaire pldlosophique ; voyez la lettre de Voltaire à Damilaville, du 12 octobre 176i. (B.)

568 PRÉFACE DE M. ABAUZIT.

ses vœux? est punie par des regrets qui empoisonnent la vie entière- Que n'aurait pas dit l'auteur, s'il avait voulu joindre à la description des maux que se font ces énergumènes le tableau des maux qu'ils ont causés au monde? On prendrait, j'ose le dire, plusieurs d'entre eux pour des damnés qui se vengent sur le genre humain dos tourments secrets qu'ils éprouvent. Il n'est presque aucune province de la chrétienté dans laquelle les moines n'aient contribué aux guerres civiles, ou ne les aient excitées ; il n'est point d'États l'on n'ait vu couler le sang des magistrats ou des rois, tantôt par les mains mêmes de ces misé- rables, tantôt par celles qu'ils ont armées au nom de Dieu, On s'est vu plus d'une fois obligé de chasser quelques-unes de ces hordes qui osent se dire sacrées. Trois royaumes ^ qui viennent de vomir les jésuites de leur sein donnent un grand exemple au reste du monde; mais ces royaumes eux-mêmes ont bien peu profité de l'exemple qu'ils donnent. Ils chassent les jésuites, qui au moins enseignaient gratis la jeunesse tant bien que mal, et ils conservent un ramas d'hommes oisifs dont plusieurs sont connus par leur ignorance et leurs débauches, objets de l'indi- gnation et du mépris, et qui, s'ils ne sont pas convaincus de toutes les infamies qu'on leur attribue, sont assez coupables envers le genre humain puisqu'ils lui sont inutiles.

La moitié de l'Europe- s'est délivrée de toute cette vermine, l'autre moitié s'en plaint et n'ose la secouer encore. On allègue pour justifier cette négligence qu'il y a des fakirs dans les Indes. C'est pour cela même que nous ne devrions point en avoir, puisque nous sommes plus éclairés aujourd'hui et mieux policés que les Indiens. Quoi! nous faudra-t-il consacrer des oignons et des chats, et adorer ce que nous mangeons, parce que des Égyp- tiens ont été assez maniaques pour en user ainsi ?

Quoi qu'il en soit, nous invitons le très-petit nombre d'hon- nêtes gens qui ont du goût à lire la réponse du moine à l'abbé, de Rancé. Puissent de pareils écrits nous consoler quelquefois des vers insipides et barbares dont on farcit des journaux de toute espèce, et puisse le vulgaire même sentir le mérite et l'uti- lité de l'ouvrage que nous lui présentons !

1. Le Portugal, en septembre IToQ; la France, en 17G4 (voyez tome XVI, page 100); l'Espagne, le 2 avril 1707. Les jésuites ne furent chassés de Naples qu'en novembre 1768. (B.)

2. Les pays protestants.

FIN DE LA PRÉFACE.

LETTRE

D'UN AVOCAT DE BESANÇON

AU NOMMÉ NONOTTE, EX-JÉSL'ITE.

(4768*)

Il est vrai, pauvre ex-jésuite Nonotte, que j'ai eu l'honneur d'in- struire M. de Voltaire de ton extraction, aussi connue dans notre ville que ton érudition et ta modestie. Comment peux-tu te plaindre que j'aie révélé que ton cher père était crocheteur, quand ton style prouve si évidemment la profession de ton cher père ? Loquela tua manifestum te fcicit-. Je n'ai point voulu t'outra- ger en disant que toute ma famille a vu ton père scier du hois à la porte des jésuites : c'est un métier très-honnête, et plus utile au public que le tien, surtout en hiver, il faut se chauffer. Tu me diras peut-être que l'on se chauffe aussi avec tes ouvrages ;

1. Xonotte, blessé au vif de ce que, dans ses Honnêtetés littéraires (voyez ci-dessus, page 151), Voltaire rapportait de lui, sur le témoignage vrai ou sup- posé d'un homme en place, publia une Lettre d'un ami à un ami sur les Honnê- tetés littéraires, ou Supplément aux Erreurs de Voltaire, Avignon (Lyon), 1767, in-8".Nonotte, qui reproche l'orgueil à son adversaire, étale longuement ses propres titres à la célébrité, dit que son « Discours préliminaire des Erreurs de Voltaire est l'un des plus excellents morceaux en genre de préface». Il parle du succès de ses sermons et des armoiries de sa famille. Chaudon, dans une note manuscrite que j'ai sous les yeux, ajoute que Nonotte «avait l'air un peu suffisant; il était très-prévenu en faveur de son mérite; c'était Feller cadet ». D'après cette même note de Chaudon, la Lettre d'un avocat de Besançon (qui est une réplique à la Lettre d'un ami), aurait été imprimée dés 1767, in-8". Comme je n'ai pas vu cette édition de 1767 de la Lettre d'un avocat, je lui conserve la date de 1708 qu'elle a dans les éditions de Kehl et leurs réimpressions. Il est probable qu'elle avait été imprimée séparément. 11 est certain qu'elle a été réimprimée, en 1769, dans le tome IV de ÏÊvangile du jour, collection en dix-huit volumes publiés de 1769 à 1778, composée presque uniquement d'écrits de Voltaire, et à laquelle il est impossible qu'il ait été étranger. (B.)

2. Malth., XXVI, 73.

l

570 LETTRE

mais il y a Lien de la différence : deux ou trois bonnes bûches font un meilleur feu que tous tes écrits.

Tu nous étales quelques quartiers de terre que tes parents ont possédés auprès de Besançon. Ah ! mon cher ami, est l'humilité chrétienne ? L'humilité, cette vertu si nécessaire aux douceurs de la société ? l'humilité, que Platon et Épictète appel- lent tapeinè, et qu'ils recommandent si souvent aux sages ? Tu tiens toujours aux grandeurs du monde, en qualité de jésuite; mais en cela tu n'es pas chrétien! Songe que saint Pierre (qui, par parenthèse, n'alla jamais à Piome, le roi d'Espagne envoie aujourd'hui les jésuites) était un pêcheur de Galilée, ce qui n'est pas une dignité fort au-dessus de celle dont tu rougis. Saint Matthieu fut commis aux portes, emploi maudit par Dieu même^ Les autres apôtres n'étaient guère plus illustres ; ils ne se vantaient pas d'avoir des armoiries, comme s'en vante Nonotte. Tu apprends à l'univers que tu loges au second étage, dans une belle maison nouvellement bâtie. Quel excès d'orgueil ! souviens-toi que les apôtres logeaient dans des galetas.

« Il y a trois sortes d'orgueil, messieurs, disait le docteur Swift dans un de ses sermons : l'orgueil de la naissance, celui des richesses, celui de l'esprit ; je ne vous parlerai pas du der- nier : il n'y a personne, parmi vous, qui ait à se reprocher un vice si condamnable. »

Je ne te le reprocherai pas non plus, mon pauvre Nonotte ; mais je prierai Dieu qu'il te rende plus savant, plus honnête, et plus humble. Je suis fâché de te voir si ignorant et si impudent. Tu viens de faire imprimer, sous le nom d'Avignon, un nouveau libelle de ta façon, intitulé Lettre d'un ami à un ami. Quel titre romanesque ! Nonotte avoir un ami ! Peut-on écrire de pareilles chimères ! c'est bien un mensonge imprimé.

Dans ce libelle tu glisses sur toutes les bévues, les sottises, les impostures atroces dont tu as été convaincu : tu cours sur ces endroits comme les filles qui passent par les verges, et qui vont le plus vite qu'elles peuvent pour être moins fessées.

Mais je A^ois avec douleur que tu es incorrigible dans tes fautes : que veux-tu que je réponde quand on t'a fait voir com- bien de rois de France de la première dynastie ont eu plusieurs femmes à la fois? quand ton jésuite Daniel lui-même l'avoue; quand, l'ayant nié en ignorant, tu le nies encore en petit opi- niâtre ?

1. Matth., XVIII, 17.

D'UN AVOCAT DE BESANÇON. 571

Comment puis-je te défendre quand tu t'obstines à justifier l'insolente indiscrétion du centurion Marcel, qui commença par jeter son bâton de commandant et sa ceinture, en disant qu'il ne voulait pas servir l'empereur? Ne sens-tu pas, pauvre fou, que, dans une ville comme la nôtre, il y a toujours une grosse garnison, tu prêches la révolte, et que monsieur le commandant peut te faire passer par les baguettes?

Puis-je honnêtement prendre ton parti, quand tu reviens tou- jours à ta prétendue légion thébaine, martyrisée à Saint-Maurice? Ne suis-je pas forcé d'avouer que l'original de cette fable se trouve dans un livre faussement attribué à Euclier, évêque de Lyon, mort en 454 : fable dans laquelle il est parlé de Sigismond de Bourgogne, mort en 523 ? Ce misérable conte, aussi bafoué aujourd'hui que tant d'autres contes, est toujours renouvelé par toi, afin que tu ne puisses pas te reprocher d'avoir dit un seul mot de vérité.

Par quel excès d'impertinence reviens-tu trois fois, incorri- gible Nonotte, à la ville de Livron, que tu traitais de village ? On avait daigné t'apprendre ^ que cette ville, autrefois fortifiée, avait été assiégée par le marquis de Bellegarde, et défendue par Roes. Rien n'est plus vrai ; et tu défends ta sotte critique en avouant que Roes fut tué à ce siège : vois quel est ton sens commun. Que t'importe, misérable écrivain, que Livron soit une ville ou un village ?

Considère un peu, Nonotte, quelle est l'infamie de tes procé- dés : tu fais d'abord un gros libelle anonyme contre M. de Vol- taire, que tu ne connais pas, qui ne t'a jamais offensé ; tu le fais imprimer à Avignon clandestinement, chez le libraire Fez, contre les lois du royaume ; tu offres ensuite de le vendre à xM. de Voltaire lui-même pour mille écus -, et quand ta lâche turpitude est décou- verte, tu oses dire, dans un autre libelle, que le libraire Fez est un coquin !

Que diras-tu si on te fait un procès criminel ? Quel sera alors le coquin, du libraire Fez ou de toi ? Ignores-tu que les libelles diffamatoires sont quelquefois punis parles galères? Il t'appartient bien, à toi ex-jésuite, de calomnier un officier de la chambre du roi, qui a la bonté de garder dans son château un jésuite ^ depuis que le bras de la justice s'est appesanti sur eux ! Il te sied bien

1. Voyez tome X\IV, page 509.

2. Voyez page 139.

3. Le P. Adam.

572 LETTRE D'UN AVOCAT DE BESANÇON.

de prononcer le nom du libraire Jore, à qui M. de Voltaire daigne faire une pension !

Si tu avais été repentant et sage, peut-être aurais-tu pu obtenir aussi une pension de lui ; mais ce n'est pas ce que tu mérites.

FIN DE LA LETTRE d'uN AVOCAT,

EPITRE

ÉCRITE DE CONSTANTINOPLE AUX FRÈRES^

Nos frères, qui êtes répandus sur la terre, et non dispersés, qui habitez les îles de Niplion et celles des Cassitérides-, quiètes unis dans les mêmes sentiments sans vous les être communiqués, adorateurs d'un seul Dieu, pieux sans superstition, religieux sans cérémonies, zélés sans enthousiasme, recevez ce témoignage de notre union et de notre amitié; nous aimons tous les hommes; mais nous vous chérissons par-dessus les autres, et nous ofïrons avec vous nos purs hommages au Dieu de tous les globes, de tous les temps et de tous les êtres.

Nos cruels ennemis, les brames, les fakirs, les bonzes, les tala- poins, les derviches, les marabous, ne cessent d'élever contre nous leurs voix discordantes ; divisés entre eux dans leurs fables, ils semblent réunis contre notre vérité simple et auguste. Ces aveu- gles, qui se battent à tâtons, sont tous armés contre nous, qui marchons paisiblement à la lumière.

Ils ne savent pas quelles sont nos forces. Nous remplissons toute la terre ; les temples ne pourraient nous contenir, et notre temple est l'univers. Nous étions avant qu'aucune de ces sectes eût pris naissance. Nous sommes encore tels que furent nos pre- miers pères sortis des mains de l'Éternel ; nous lui offrons comme eux des vœux simples dans l'innocence et dans la paix. Notre religion réelle a vu naître et mourir mille cultes fantastiques, ceux de Zoroastre, d'Osiris, de Zamolxis, d'Orphée, de Numa, d'Odin, et de tant d'autres. Nous subsistons toujours les mêmes au milieu

1. Cet opuscule, sans date dans l'édition de Kehl comme dans les douze édi- tions que l'on publie depuis dix ans, doit être postérieur, mais de très-peu de temps, à l'époque la fureur théologique se déchaîna contre la tolérance du vieux Bélisaire. C'est vers 1768 que Grimm qualifiait Voltaire du titre de Patriarche in petto de Constantinople. (Cl.)

'2. Le Japon et l'Angleterre. (K.)

574 ÉPITRE AUX FRÈRES.

des sectaires de Fo, de Brama, de Xaca, de Vistnou, de Mahomet. Ils nous appellent wîpf es, et nous leur répondons en adorant Dieu avec piété.

Nous gémissons de voir que ceux qui croient que Mahomet a mis la moitié de la lune dans sa manche soient toujours secrè- tement disposés à empaler ceux qui pensent que Mahomet n'y en mit que le quart.

Nous n'envions point les richesses des mosquées, que les mianstremhlent toujours de perdre ; au contraire, nous souhaitons qu'ils jouissent tous d'une vie douce et commode, qui leur inspire des mœurs faciles et indulgentes.

Le muphti n'a que huit mille sequins de revenu ; nous vou- drions qu'il en eût davantage pour soutenir sa dignité, pourvu qu'il n'en abuse pas.

Supposé que les États du grand lama soient bien gouvernés, que les arts et le commerce y fleurissent, que la tolérance y soit établie, nous pardonnons aux peuples du Thibet de croire que le grand lama a toujours raison, quand il dit que deux et deux font cinq^ Nous leur pardonnons de le croire immortel, quand lis le voient enterrer ; mais s'il était encore sur la terre un peuple ^ ennemi de tous les peuples, qui pensât que Dieu, le père commun de tous les hommes, le tira par bonté du fertile pays de l'Inde pour le conduire dans les sables de Rohoba, et pour lui ordonner d'exterminer tous les habitants du pays voisin, nous déclarons cette nation de voleurs la nation la plus abominable du globe, et nous détestons ses superstitions sacrilèges autant que nous plai- gnons les ignicoles chassés injustement de leur pays par Omar.

S'il était encore un petit peuple ^^ qui s'imaginât que Dieu n'a fait le soleil, la lune et les étoiles que pour lui ; que les habitants des autres globes n'ont été occupés qu'à lui fournir de la lumière, du pain, du vin, et de la rosée, et qu'il a été créé pour mettre de l'argent à usure, nous pourrions permettre à cette troupe de fana- tiques imbéciles de nous vendre quelquefois des cafetans et des' dolimans ; mais nous aurions pour lui le mépris qu'il mérite.

S'il était quelque autre peuple* à qui on eût fait accroire que ce qui a été vrai est devenu faux ; s'il pense que l'eau du Gange est absolument nécessaire pour être réuni à l'Être des êtres ; s'il se prosterne devant des ossements de morts et devant quelques

4. Et quand d'autres disent que trois ne font qu'un. (B.)

2. Les Juifs.

3. Encore le peuple juif.

4. Les catholiques. (B.)

ÉPITRE AUX FRÈRES. 575

haillons; si ses fakirs ont établi un tribunal ^ qui condamne à expirer dans les flammes ceux qui ont douté un moment de quel- ques opinions des fakirs ; si un tel peuple existe, nous verserons sur lui des larmes. Nous apprenons avec consolation que déjà plu- sieurs nations ont adopté un culte plus raisonnable, quelles adressent leurs hommages au Dieu suprême, sans adorer la jument Borak qui porta Mahomet au troisième ciel ; que ces peuples mangent hardiment du cochon et des anguilles, sans croire offenser le Créateur. Nous les exhortons à perfectionner de plus en plus la pureté de leur culte.

Nous savons que nos ennemis crient, depuis des siècles, qu'il faut tromper le peuple; mais nous croyons que le plus bas peuple est capable de connaître la vérité. Pourquoi les mêmes hommes à qui on ne peut faire accroire qu'un sequin en vaut deux croi- raient-ils que le dieu Sammonocodom a coupé toute une forêt en jouant au cerf-volant ?

Serait-il si difficile d'accoutumer les bâchas et les charbon- niers, les sultans et les fendeurs de bois, qui sont tous également hommes, à se contenter de croire un Dieu infini, éternel, juste, miséricordieux, récompensant au delà du mérite, et punissant sévèrement le vice sans colère et sans tyrannie ?

Quel est riiomme dont la raison puisse se soulever, quand on lui recommande l'adoration de l'Être suprême, l'amour du pro- chain et de la justice?

Quel encouragement aura-t-on de plus à la vertu, quand on s'égorgera pour savoir si la mère du dieu Fo accoucha par l'oreille ou par le nez 2? En sera-t-on meilleur père, meilleur fils, meilleur citoyen ?

On distribue au peuple du Thibet les reliques de la chaise percée du dalaï-lama; on les enchâsse dans de l'ivoire; les saintes femmes les portent à leur cou : ne pourrait -on pas, à toute force, se rendre agréable à Dieu par une vie pure, sans être paré de ces beaux ornements, qui après tout sont étrangers à la morale ?

Nous ne prétendons point offenser les lamas, les bonzes, les talapoins, les derviches, à Dieu ne plaise; mais nous pensons que si l'on en faisait des chaudronniers, des cardeurs de laine, des maçons, des charpentiers, ils seraient bien plus utiles au genre

/

1. Celui de l'Inquisition.

2. C'est au sujet de cette question qu'un bénédictin do la congrégation de Sainl-Maur dit, dans l'index rerum d'une édition de .saint Augustin : Virgini utero nihil incoinquinatius. (Cl.)

576

ÉPITRE AUX FRÈRES.

humain : car enfin nous avons un besoin continuel de bons ouvriers, et nous n'avons pas un besoin si marqué d'une multi- tude innombrable de lamas et de fakirs.

Priez Dieu pour eux et pour nous.

Donné à Constantinople, le 10*= de la lune de sheval, l'an de l'hégire 1215 K

1. Sheval est le nom du dixième mois de l'année mahométane. L'an 1215 de l'hégire a commencé le 25 mai 1800. Voltaire n'ignorait pas la concordance des deux calendriers, puisqu'il la donne dans son Histoire de Charles XII: voyez tome XVI, page 286.

FIN DE l'ÉPITRE ÉCRITE DE CONSTANTINOPLE.

LETTRE

DE L'ARCHEVEQUE DE GANTORBÉRY A 31. L'ARCHEVÊQUE DE PARIS i.

J'ai reçu, milord, votre mandement contre le grand Bélisaire, général d'armée de Justinien, et contre M. Marmontel, de l'Aca- démie française, avec vos armoiries placées en deux endroits, surmontées d'un grand chapeau, et accompagnées de deux pen- dants de quinze houppes chacun, le tout signé : Christophe; par monseigneur, La Touche, avec paraphe.

Nous ne donnons, nous autres, de mandements que sur nos fermiers; et je vous avoue, milord, que j'aurais désiré un peu plus d'humilité chrétienne dans votre affaire. Je ne vois pas d'ail- leurs pourquoi vous affectez d'annoncer, dans votre titre, que vous condamnez 31. Marmontel, de l'Académie française.

Si ceux qui ont rédigé votre mandement ont trouvé qu'un général d'armée de Justinien ne s'expliquait pas en théologien congru de votre communion, il me semble qu'il fallait vous con- tenter de le dire sans compromettre un corps respectable, com- posé de princes du sang, de cardinaux, de prélats comme vous, de ducs et pairs, de maréchaux de France, de magistrats, et des gens de lettres les plus illustres. Je pense que l'Académie française n'a rien à démêler avec vos disputes théologiques.

Permettez-moi encore de vous dire que, si nous donnions des mandements dans de pareilles occasions, nous les ferions nous- mêmes.

J'ai été fâché que votre mandataire ait condamné cette pro-

1. Christophe de Beaumont, voulant surpasser en intolérance la censui-e du cha- pitre XV de Bélisaire, publia, le 31 janvier 1708, un Mandement qui reçut pour réponse la petite lettre anglicane que voici, et qui ne se fit pas attendre longtemps de Ferney, car Voltaire la cite dans sa lettre du l*^"" mars 1708, à M. Le Riche. (Cl.)

20. MÉLANGES. V. 37

578 LETTRE DE L'ARCHEVÊQUE

position de ce grand capitaine Bélisaire ^ : « Dieu est terriJole aux méchants, je le crois, mais je suis bon. »

Je vous assure, milord, que si notre roi, qui est le chef de notre Église, disait : Je suis bon, nous ne ferions point de man- dements contre lui. Je suis bon veut dire, ce semble, par tout pays : j'ai le cœur bon, j'aime le bien, j'aime la justice, je veux que mes sujets soient heureux. Je ne vois point du tout qu'on doive être damné pour avoir le cœur bon. Le roi de France ce que j'en- tends dire à tout le monde) est très-bon, et si bon qu'il vous a pardonné des désobéissances réitérées^ qui ont troublé la France, et que toute l'Europe n'a pas regardées comme une marque d'un esprit bien fait. Vous êtes, sans doute, assez bon pour vous en repentir.

Nous ne voyons pas que Bélisaire soit digne de l'enfer pour avoir dit qu'il était un bon homme. Vous prétendez que cette bonté est une hérésie, parce que saint Pierre, dans sa première Épître, chapitre v, vers. 5, a dit que Dieu résiste aux superbes. Mais celui qui a fait votre mandement n'a guère pensé à ce qu'il écrivait. Dieu résiste, je le veux : la résistance sied bien à Dieu; mais à qui rcsiste-t-il selon Pierre? Lisez de grâce ce qui précède, et vous verrez qu'il résiste aux prêtres qui paissent mal leur troupeau, et surtout aux jeunes qui ne sont pas soumis aux vieillards. « In- spirez-vous, dit-il, l'humilité les uns aux autres, car Dieu résiste aux superbes. »

Or, je vous demande quel rapport il y a entre cette résistance de Dieu et la bonté de Bélisaire? Il est utile de recommander l'humilité, mais il faut aussi recommander le sens commun.

On est bien étonné que votre mandataire ait critiqué cette ex- pression humaine et naïve de Bélisaire ^ : a Est-il besoin cju'il y ait tant de réprouvés? » Non-seulement vous ne voulez pas que Bélisaire soit bon, mais vous voulez aussi que le Dieu de miséri- corde ne soit pas bon. Quel plaisir aurez-vous, s'il vous plaît, quand tout le monde sera damné? Nous ne sommes point si im- pitoyables dans notre île. Notre prédécesseur, le grand TillotsonS reconnu pour le prédicateur de l'Europe le plus sensé et le moins déclamateur, a parlé comme Bélisaire dans presque tous ses sermons. Vous me permettrez ici de prendre son parti. Soyez

4. Chap. XV.

2. Voyez tome XVI, page 77 et siiiv.; et aussi la note, tome XXI, page H. o. Chap. XV.

4. Souvent loué par Voltaire; voyez notamment, tome V, page 405, et XXV, pages 510 et 53i.

DE CANTORBÉRY. 579

damné si TOUS le voulez, milord, tous et votre mandataire, j'y consens de tout mon cœur; mais je vous avertis que je ne veux point l'être, et que je souhaiterais aussi que mes amis ne le fussent point : il faut avoir un peu de cliarité.

J'aurais Lien d'autres choses à dire à votre mandataire, je lui recommanderais surtout d'être moins ennuyeux. L'ennui est toujours mortel pour les mandements; c'est un point essentiel auquel on ne prend pas assez garde dans votre pays.

Sur ce, mon cher confrère, je vous recommande à la bonté divine, quoique le mot de bon vous fasse tant de peine.

Votre bon confrère.

L'archevêque de Can'torbérv.

POST-SCRIPTUM.

Quand vous écrirez à l'évêque de Rome, faites-lui, je vous prie, mes compliments; j'ai toujours beaucoup de considération pour lui, en qualité de frère. On me mande qu'il a essuyé depuis peu quelques petits désagréments^ qu'un cheval de iXaples a donné un terrible coup de pied à sa mule; qu'une barque de Venise a serré de près la barque de saint Pierre, et qu'un fromage du Parmesan lui a donné une indigestion violente^ : j'en suis fâché. On dit que c'est un bon homme, pardonnez-moi ce mot. J'ai fort connu son père dans mon voyage d'Italie : c'était un bon banquier; mais il paraît que le fils n'entend pas son compte.

1. Quoique Clément XIII fût Vénitien, le grand conseil de la république dimi- nuait, à cette époque, l'influence et le nombre des milices papales. Voyez, dans le chapitre xxxix du Précis du Siècle de Louis AV, comment, pour venger l'insulte faite à Ferdinand, duc de Parme, le roi de France venait de s'emparer d'Avignon, et comment Ferdinand IV, roi de iNapIes, en avait fait autant de Bénévent et de Ponte-Corvo. (Cl.)

FIN DE LA LETTRE.

SERMON

PRÊCHÉ A BALE, LE PREMIER JOUR DE l'aN 1768,

PAR JOSIAS ROSSETTE ^

Commençons l'année, messieurs, par rendre grâce à Dieu du plus grand événement qui ait signalé le siècle nous vivons-, ce n'est pas une bataille gagnée par les meurtriers aux gages d'un roi qui demeure vers la Sprée, contre les meurtriers aux gages des souverains qui habitent les bords du Danube, ou contre ceux qui sortent des bords de la Garonne, de la Loire, et du Rhône, pour aller en grand nombre porter la dévastation en Germanie, et pour revenir en très-petit nombre dans leurs foyers.

Je n'ai point à vous entretenir de ces fureurs qui ont usurpé le nom de gloire, et qui sont plus détestées par les sages qu'elles ne sont vantées par les insensés. S'il est une conquête dans l'au- guste entreprise que nous célébrons, c'est une conquête sur le fanatisme; c'est la victoire de l'esprit pacificateur sur l'esprit de persécution; c'est le genre humain rétabli dans ses droits, des bords de la Vistule aux rivages de la mer Glaciale, et aux mon- tagnes du Caucase, dans une étendue de terre deux fois plus grande que le reste de l'Europe.

Deux têtes couronnées- se sont unies pourr endre aux hommes ce bien précieux que la nature leur a donné, la liberté de con- science. Il semble que, dans ce siècle, Dieu ait voulu qu'on

1. Ce Sermon est du commencement de Tannée 1708. Il en est mention dans les Mémoires secrets du 28 février, et dans la Gazette d'Vtrecht, du 18 mars 1708. Il fut composé à l'occasion des troubles de Genève, et au moment les Busses venaient d'entrer en Pologne pour y faire régner, disaient-ils, la tolérance. Voltaire, qui fut alors la dupe de Catherine II, présente aux Suisses désunis cette impé- ratrice comme la sainte des philosophes. Voyez la Correspondance de Grimm, tome VIII, page 35.

2. Catherine II et Stanislas; voyez, tome XXVII, le Discours aux confédérés.

582 SERMON

expiât le crime de quatorze cents ans de persécutions chrétiennes, exercées presque sans interruption pour noyer dans le sang hu- main la liberté naturelle. L'impératrice de Russie non-seulement établit la tolérance universelle dans ses vastes États, mais elle envoie une armée en Pologne, la première de cette espèce depuis que la terre existe, une armée de paix, qui ne sert qu'à protéger les droits des citoyens, et à faire trembler les persécuteurs. 0 roi sage et juste, qui avez présidé à cette conciliation fortunée! ô pri- mat éclairés prince sans orgueil, et prêtre sans superstition, soyez bénis et imités dans tous les siècles!

C'était beaucoup, mes frères, pour la consolation du genre humain, que lesjésuites, ces grands j)rédlcateurs de l'intolérance, eussent été chassés de la Chine et des Indes, du Portugal et de l'Espagne, de Naples et du Mexique, et surtout de la France, qu'ils avaient si longtemps troublée; mais enfin ce ne sont que des vic- times sacrifiées à la haine publique. Elles ne l'ont point été à la raison universelle. Tant de princes chrétiens n'ont point dit : Chassons les jésuites, afin que nos peuples soient délivrés du jong monacal, afin qu'on rende à l'État des biens immenses en- gloutis dans tant de monastères, et à la société tant d'esclaves inutiles ou dangereux. Les jésuites sont exterminés, mais leurs rivaux- subsistent. Il semble même que ce soit à leurs rivaux qu'on les immole. Les disciples de l'insensé Ignace, de ce che- valier errant de la Vierge, eux-mêmes chevaliers errants de l'évoque de Rome, disparaissent sur la terre; mais les disciples^ d'un fou l)eaucoup plus dangereux, d'un François d'Assise, couvrent une partie de l'Europe; les enfants du persécuteur Domi- nique* triomphent. On n'a dit encore ni en France, ni en Es- pagne, ni en Portugal, ni à Naples : Citoyens qui ne reconnaissez pas l'évêque de Rome pour le maître du monde, sujets qui n'êtes soumis qu'à votre roi, chrétiens qui ne croyez qu'à l'Évangile, vivez en paix; que vos mariages, confirmés par les lois, repeuplent nos provinces dévastées par tant de malheureuses guerres, occupez dans nos villes les charges municipales; hommes, jouissez des droits des hommes. On a fait le premier pas dans quelques royaumes, et on tremble au second; la raison est plus timide que la vengeance.

C'était autrefois, mes frères, une opinion établie chez les Grecs que la sagesse viendrait d'Orient, tandis que, sur les bords

1. Voyez pages 451 et 467

2. Les autres moines.

3. Les franciscains; voyez tome Xll pages 292 et 338.

4. Les dominicains; voyez tome XII, pages 292 et 339.

DE JOSIAS ROSSETTE. g{^3

de l'Euplirate et de Tlndiis, on disait qu'elle viendrait d'Occident. On l'a toujours attendue. Enfin, elle arrive du Nord; elle vient nous éclairer; elle tient le fanatisme enchaîné; elle s'appuie sur la tolérance, qui marche toujours auprès d'elle, suivie de la paix, consolatrice du genre humain.

Il faut que vous sachiez que l'impératrice du Nord a rassemblé dans la grande salle du Kremlin, à Moscou, six cent quarante députés de ses vastes États d'Europe et d'Asie, pour établir une nouvelle législation qui soit également avantageuse à toutes ses provinces. C'est que le musulman opine à côté du grec, le païen auprès du papiste, et que l'anabaptiste confère avec l'évangélique et le réformé, tous en paix, tous unis par l'humanité, quoique la religion les sépare.

Enfin donc, grâces au ciel, il s'est trouvé un génie supérieur qui, au bout de près de dix-huit siècles, s'est souvenu que tous les hommes sont frères. Déjà un Anglais en France, un Berwick, évêque de Boissons, avait osé dire, dans son célèbre mandement de 1757, que les Turcs sont nos frères S ce que ni Bossuet ni Massillon n'avaient jamais eu le courage de dire. Déjà cent mille voix s'élevaient de tous côtés dans l'Europe en faveur de la tolé- rance universelle; mais aucun souverain ne s'était encore déclaré si ouvertement; aucun n'avait posé cette loi bienfaisante pour la base des lois de l'État; aucun n'avait dit à la tolérance, en pré- sence des nations : Asseyez-vous sur mon trône.

Élevons nos voix pour célébrer ce grand exemple; mais élevons nos cœurs pour en profiter. Vous tous qui m'écoutez, souvenez-vous que vous êtes hommes avant d'être citoyens d'une certaine ville, membres d'une certaine société, professant une certaine religion. Le temps est venu d'agrandir la sphère de nos idées, et d'être citoyens du monde. Que de petites nations ap- prennent donc leur devoir des grandes.

Nous sommes tous de la môme religion sans le savoir. Tous les peuples adorent un Dieu, des extrémités du Japon aux ro- chers du mont Atlas : ce sont des enfants qui crient à leur père en différents langages. Cela est si vrai et si avéré que les Chi- nois, en signant la paix avec les Russes, le 8 septembre 1689, la signèrent au nom du même Dieu-. Le marbre qui sert de bornes aux deux empires montre encore aux voyageurs ces paroles gra- vées dans les deux langues : « Nous prions le Dieu seigneur de

■1. Voyez tome XX, page 524, et XXIV, 280. 2. Voyez tome XVI, page 4-49.

584 SliRMON

toutes choses, qui connaît les cœurs, de punir les traîtres qui rompraient cette paix sacrée. »

Malheur à un hahitant de Lucerne ou de Frihourg qui dirait à un réformé de Berne ou de Genève : Je ne vous connais pas ; j'invoque des saints, et vous n'invoquez que Dieu ; je crois au concile de Trente, et vous à VÈvangile : aucune correspondance ne peut subsister entre nous ; votre fils ne peut épouser ma fille; vous ne pouvez posséder une maison dans notre cité : « Vous n'avez point écouté mon assemblée, vous êtes pour moi comme un païen et comme un receveur des deniers de l'ÉtatM »

Voilà pourtant les termes dans lesquels nous sommes, nous qui accusons sans cesse d'intolérance des nations plus hospita- lières. Nous sommes treize républiques confédérées 2, et nous ne sommes pas compatriotes. La liberté nous a unis, et la religion nous* divise. Qu'aurait-on dit dans l'antiquité, si un Grec de Thèbes ou de Corinthe avait été banni de la communion d'Athènes et de Sparte? En quelque endroit de la Grèce qu'ils allassent, ils se trouvaient chez eux ; celui dont la cité était sous la protection d'Hercule allait sacrifier dans Athènes à Minerve: on les voyait associés aux mêmes mystères comme aux mêmes jeux. Le droit le plus sacré, le plus beau lien qui ait jamais joint les hommes, l'hospitalité, rendait, au moins pour quelque temps, le Scythe concitoyen de l'Athénien. Jamais il n'y eut entre ces peuples aucune querelle de religion. La république romaine ne connut jamais cette fureur absurde. On ne vit pas, depuis Romulus, un seul citoyen romain inquiété pour sa manière de penser ; et tous les jours le stoïcien, l'académicien, le platonicien, l'épicurien, l'éclectique, goûtaient ensemble les douceurs de la société : leurs disputes n'étaient qu'instructives. Ils pensaient, ils parlaient, ils écrivaient dans une sécurité parfaite.

On l'a dit cent fois à notre confusion: nous n'avons qu'à rou- gir, nous qui, étant frères par nos traités, sommes encore si étrangers les uns aux autres par nos dogmes ; nous qui, après avoir eu la gloire de chasser nos tyrans, avons eu l'horreur et la honte de nous déchirer par des guerres civiles, pour des chi- mères scolastiques.

Je sais bien que nous ne voyons plus renaître ces jours dé- plorables où cinq cantons', enivrés du fanatisme qui empoison-

1. Matthieu, xviii, 17.

■■2. La Suisse était alors divisée en treize cantons.

3. Ceux de Lucerne, Zug, Schwitz, Uri, et Underwald; voyez t. XII, p. 294.

DE JOSIAS ROSSETTE. 583

liait alors l'Europe entière, s'armèrent contre le canton de Zurich, parce qu'ils étaient de la religion romaine, et Zurich de la reli- gion réformée. S'ils versèrent le sang de leurs compatriotes après avoir récité cinq Pater et cinq Ave Maria dans un latin qu'ils n'en- tendaient pas ; s'ils firent, après la bataille de Cappel, écarteler par le bourreau de Lucerne le corps mort du célèbre pasteur Zuingle; s'ils firent, en priant Dieu, jeter ses membres dans les flammes, ces abominations ne se renouvellent plus. Mais il reste toujours entre le romain et le protestant un levain de haine que la raison et l'humanité n'ont pu encore détruire.

Nous n'imitons pas, il est vrai, les persécutions excitées en Hongrie, à Saltzbourg, en France; mais nous avons vu depuis peu, dans une ville étroitement unie à la Suisse, un pasteur doux et charitable^ forcé de renoncer à sa patrie pour avoir soutenu que l'Être créateur est bon, et qu'il est le Dieu de miséricorde encore plus que le Dieu des vengeances. Qu'un homme savant et modéré avance parmi nous que Jésus-Christ n'a jamais pris le nom de Dieu, qu'il n'a jamais dit qu'il eût deux natures et deux volontés, que ces dogmes n'ont été connus que longtemps après lui : n'entendez-vous pas aussitôt cent ignorants crier au blas- phème, et demander son châtiment? Nous voulons passer pour tolérants ; que nous sommes encore loin, mes chers frères, de mériter ce beau titre !

A notre honte, ce sont les anabaptistes qui sont aujourd'hui les vrais tolérants, après avoir été au xvi'^ siècle aussi barbares que les autres chrétiens. Ce sont ces primitifs appelés qua- kers qui sont tolérants, eux qui, au nombre de plus de quatre- vingt mille dans la Pensylvanie, admettent parmi eux toutes les religions du monde; eux qui, seuls de tous les peuples transplan- tés en Amérique, n'ont jamais ni trompé ni égorgé les naturels du pays, si indignement appelés sauvages. C'était le grand philo- sophe Locke qui était tolérant, lui qui, dans le code des lois qu'il donna à la Caroline, posa pour fondement de la législation que sept pères de famille, fussent-ils Turcs ou Juifs, suffiraient pour établir une religion dont tous les adhérents pourraient parvenir aux charges de l'État.

Que dis-je? l'esprit de tolérance commence enfin à s'intro- duire chez les Français, qui ont passé longtemps pour aussi vo- lages que cruels. Ils ont leur Saint-Barthélémy en horreur; ils rougissent de l'outrage fait au grand Henri IV par la révocation

1. Petit-Pierre, pasteur à NeufcluUel; voyez tome XVIII. page 540 ; et XXV, 4'22.

586 SERMON

de l'édit de Nantes; on venge la cendre de Calas; on adoucit l'af- freuse destinée de la famille Sirven. On ne l'eût pas fait sous le ministère du cardinal de Fleury. On chasse les jésuites, les plus intolérants des hommes; on réprime doucement la brutale ani- mosité des jansénistes. On impose silence à la Sorbonne sur l'ar- ticle de la tolérance, lorsqu'en osant censurer les maximes hu- maines de Bèlisaire, elle a le malheur de s'attirer l'indignation de toutes les nations de l'Europe. Enfin, la haute prudence de Louis XV a plongé dans un oubli général cette scandaleuse bulle Unigenitus, et ces billets de confession plus scandaleux encore. Le gouvernement, devenu plus éclairé, apaise avec le temps toutes les querelles dangereuses qui étaient le fruit de cet exécrable in- tolérantisme.

Quand serons-nous donc véritablement tolérants à notre tour» nous qui demandons, qui crions sans cesse qu'on le soit ailleurs pour les protestants nos frères !

Disons aux nations, mais disons surtout à nous-mêmes : Jésus- Christ a daigné converser également avec la courtisane de Jéru- salem ^ et avec la courtisane de Samarie ^ ; il s'est fait parfumer les pieds par l'une, parce qu'elle l'avait beaucoup aimé ; il s'est arrêté longtemps avec l'autre sur le bord d'un puits.

S'il a dit anathème aux receveurs des deniers publics ^, il a soupe chez eux*, et il a appelé l'un deux à l'apostolat. S'il a séché un figuier pour n'avoir pas porté de fruit quand ce n'était pas le temps des figues ^ il a changé l'eau en vin "^ à des noces les convives, déjà trop échauffés, semblaient le mettre en droit de ne pas exercer cette condescendance. S'il rebute d'abord sa mère avec des paroles dures'', il fait incontinent le miracle qu'elle demande. S'il fait jeter en prison* le serviteur qui n'a pas fait profiter l'argent de son maître à cent pour cent chez les chan- geurs, il fait payer l'ouvrier de la vigne venu à la dernière heure ^, comme ceux qui ont travaillé dès la première. S'il dit en un en- droit qu'il est venu apporter le glaive^oet la dissension dans les familles, il dit dans un autre, avec tous les anciens législateurs, qu'il faut aimer son prochain ^K Ainsi, tempérant toujours la sévé- rité par l'indulgence, il nous apprend à tout supporter. Si toutes

1. Luc, VII, 47. 0. Jean, ii, 0 et 10.

2. Jean, iv, 7. 7. Ibkl, 4.

3. Matth., xviii, 17. <S. Matth., xxv, 30. i. Ibid-i IX, 10; Marc, ii, 15; Luc, 9. Ibkl., xx, 14.

V, 29. 10. Ibid., X, 34.

5. Matth., XXI, 19; Marc, xi, 13. 11. Ibid., v, 43; xxii, 39; Marc, xii, 31.

DE JOSIAS ROSSETTE. 387

les nations ont péché en Adam, ô mystère incompréhensible! Jésus, quatre mille ans après, a subi le dernier snp[)Jice en Palestine pour racheter toutes les nations, ô mystère plus incom- préhensible encore! S'il a dit en un endroit qu'il n'était venu que pour les Juifs, pour les enfants de la maison, il dit ailleurs qu'il était venu pour les étrangers. Il appelle à lui toutes les nations ', quoique l'Europe seule semble être aujourd'hui son partage. 11 n'y a donc point d'étranger pour un véritable disciple de Jésus- Christ ; il doit être concitoyen de tous les hommes.

Pourquoi nous resserrer dans le cercle étroit d'une petite société isolée, quand notre société doit être celle de l'univers ? Quoi! le citoyen de Berne ne pourra être le citoyen de Lucerne! Quoi! un Français, parce qu'il est de la communion romaine, et qu'il ne communie qu'avec du pain azyme, ne pourra acheter chez nous un domaine, tandis que tout Suisse, de quelque secte qu'il puisse être, peut acheter en France la terre la plus seigneuriale !

Avouons que, malgré la révocation de l'édit de Nantes, malgré le funeste édit de 1726, que la haine languedocienne arracha au cardinal de Fleury contre les pasteurs évangéliques, c'est pour- tant en France, c'est dans la société française, dans les mœurs françaises, dans la politesse française, qu'est la vraie liberté de la vie sociale ; nous n'en avons que l'ombre.

Mes frères, il faut le dire, vous êtes chrétiens, et vous aimez votre intérêt; mais entendez-vous votre intérêt et le christianisme? Ce christianisme vous ordonne l'hospitalité, et rien n'est moins hospitalier que vous.

Votre intérêt est que l'étranger s'établisse dans votre patrie : car assurément il n'y viendra pas chercher les honneurs et la fortune, comme vous les allez chercher ailleurs ; un étranger ne pourrait acheter dans votre territoire un domaine que pour par- tager avec vous ses revenus. Le bonheur inestimable de vivre sans maître, de ne jamais dépendre du caprice d'un seul homme, de n'être soumis qu'aux lois, attirerait dans vos cantons, comme en Hollande, cent riches étrangers dégoûtés des dangers des cours, plus funestes encore à l'innocence qu'à la fortune. Mais vous écartez ceux à qui vous devez tendre les bras ; vous les re- butez par des usages que l'inimitié et la crainte établirent autre- fois, et qui ne doivent plus subsister aujourd'hui. Ce qui n'a été inventé que dans des temps de trouble et de terreur doit être aboli dans ks jours de paix et de sécurité.

1. Matth., xxviir, 10.

3S8 SERMON

Le protestant a craint autrefois que le catholique n'apportât la transsubstantiation, les reliques, les taxes romaines, et l'escla- vage dans sa ville. Le catholique a craint que le protestant ne vînt attrister la sienne par sa manière d'expliquer l'Évangile, et par le pédantisme reproché aux consistoires. Pour avoir la paix, il fallut renoncer à l'humanité. Mais les temps sont changés ; la controverse, les disputes de l'école, qui ont si longtemps allumé partout la discorde, sont aujourd'hui l'objet du mépris do tous les honnêtes gens de l'Europe.

S'il est encore des fanatiques, il n'est point de bourgeois, de cultivateur, d'artisan, qui les écoute. La lumière se répand de proche en proche, et la religion ne fait presque plus de mal.

Qui est celui d'entre vous qui n'affermera pas son champ et sa vigjie à un anabaptiste, à un quaker, à un socinien, à un men- nonite, à un piétiste, à un morave, à un papiste, s'il est sûr qu'il fera un meilleur marché avec cet étranger qu'avec un homme de votre ville, fermement attaché au système de Zuingle ? Les terres de Genève ne sont cultivées que par des papistes savoyards; ce sont des papistes lombards qui labourent les champs des cantons que nous possédons dans le Milanais; et plus d'un protestant fabrique des toiles dont la vente enfle le trésor de l'abbé de Saint- Gall.

Or, si la malheureuse division que les différentes sectes du christianisme ont mise entre les hommes n'empêche pas qu'ils ne travaillent les uns pour les autres dans le seul but de gagner quelque argent, pourquoi empêchera-t-elle qu'ils ne fraternisent ensemble pour jouir des charmes de la vie civile? N'est-il pas absurde que vous puissiez avoir un fermier catholique, et que vous ne puissiez pas avoir un concitoyen catholique ?

Je ne vous propose pas de recevoir parmi vous des prêtres romains, des moines romains : ils se sont fait un devoir cruel d'être nos ennemis; ils ne vivent que de la guerre spirituelle qu'ils nous font, et ils nous en feraient bientôt une réelle; ce sont les janissaires du sultan de Rome.

Je vous propose d'augmenter vos richesses et votre liberté, en admettant parmi vous tout séculier à son aise, que l'amour de cette liberté appellerait dans vos contrées. J'ose assurer qu'il y a même en Italie plus d'un père de famille qui aimerait mieux vivre avec vous dans l'égalité, à l'ombre de vos lois, que d'être l'esclave d'un prêtre souverain. Non, il n'y a pas un seul séculier italien, il n'y a pas dans Rome un seul Romain (j'excepte toujours la populace) qui ne frémisse dans le fond de son cœur de ne

DE JOSIAS ROSSETTE. 389

pouvoir lire l'Évangile dans sa langue maternelle ; de ne pouvoir acheter un seul livre sans la permission d'un jacobin ; de se voir à la fois compatriote des Scipions, et esclave d'un successeur de Simon Pierre. Soyez sûrs que ce contraste bizarre et odieux d'un filet de pêcheur et d'une triple couronne révolte tous les esprits. Soyez certains qu'il n'y a pas un seul seigneur romain qui, en voyant Jésus monté sur un àne, et le pape porté sur les épaules des hommes; en voyant d'un côté Jésus, qui n'a pas seulement de quoi payer une demi-dragme pour le korban qu'il devait au temple / des Juifs, et de l'autre la chambre de la daterie *, occupée sans cesse à compter l'argent des nations, ne conçoive une indignation d'autant plus forte qu'il en faut dissimuler toutes les apparences. Il la cache à ses maîtres ; il la manifeste dans le secret de ramitié._j

Je vais plus loin, mes frères ; je soutiens que, dans toute la chrétienté, il n'y a pas aujourd'hui un seul homme un peu in- struit qui soit véritablement papiste : non, le pape ne l'est pas lui-même ; non, il n'est pas possible qu'un faible mortel se croie infaillible, et revêtu d'un pouvoir divin.

Je n'entre point ici dans l'examen des dogmes qui séparent la communion romaine et la nôtre : je prêche la charité, et non la controverse ; j'annonce l'amour du genre humain, et non la haine; je parle de ce qui réunit tous les hommes, et non de ce qui les rend ennemis.

Aujourd'hui, malgré les cris de l'Église romaine, aucune puis- sance n'attente à la liberté de conscience établie chez ses voisins. Vous avez vu, dans la dernière guerre *, six cent mille hommes en armes sans qu'un seul soldat ait été envoyé pour faire changer un seul homme de croyance. L'Espagne même, l'Espagne appelle dans ses provinces une foule d'artisans protestants pour ranimer sa vie, que la barbarie insensée de l'Inquisition faisait languir dans la misère; un sage ministre^ brave le monstre de l'Inquisi- tion pour l'intérêt de la patrie.

Ne craignez donc point que le joug papiste, imposé dans des temps d'ignorance, puisse jamais s'appesantir sur vous. Ne crai- gnez point qu'on vous remette au gland lorsque vous avez connu l'agriculture. La tyrannie peut bien empêcher la raison pendant quelques siècles de pénétrer chez les hommes ; mais quand elle y est parvenue, nul pouvoir ne peut l'en bannir.

1. Voyez la note 3, tome XVII, page 353.

2. Celle de 1757 à 1763, connue sous le nom de guerre de Sept ans.

3. Aranda; voyez tome XVII, page 344; et XIX, 488.

:m SERMON DE JOSIAS ROSSETTE.

Êtres pensants, ne redoutez plus rien de la superstition. Vous voyez tous les jours les conseils éclairés des princes catholiques mutiler eux-mêmes petit à petit ce colosse autrefois adoré. On le réduira enfin à la taille ordinaire. Tous les gouvernements sen- tiront que l'Église est dans l'État, et non l'État dans l'Église. Le sacerdoce, à la longue, mis à sa véritable place, fera gloire enfin, comme nous, d'obéir à la magistrature. En attendant, conservons les deux biens qui appartiennent essentiellement à l'homme, la lil)erté et l'humanité. Que les cantons catholiques s'éclairent, et ([uc les cantons protestants ne résistent point, par préjugé, à leur raison éclairée ; vivons en frères avec quiconque voudra être notre frère. Cultivons également notre esprit et nos campagnes. Souvenons-nous toujours que nous sommes une république, non pas en vertu de quelques arguments de théologie, non pas comme zuingllens ou comme œcolampadiens, mais en qualité d'hommes. Si la religion n"a servi qu'à nous diviser, que la nature humaine nous réunisse. C'est aux cantons protestants à donner l'exemple, ])uisqu'ils sont plus florissants que les autres, plus peuplés, plus instruits dans les arts et dans les sciences. N'emploierons-nous nos talents que pour les concentrer dans notre petite sphère? L'homme isolé est un sauvage, un être informe, qui n'a pas en- core reçu la perfection de sa nature. Une cité isolée, inhospita- lière, est parmi les sociétés ce que le sauvage est à l'égard des autres hommes. Enfin, en adorant le Dieu qui a créé tous les mortels, qu'aucun mortel ne soit étranger parmi nous.

FIN DU SER.M0-\ DE JOSIAS ROSSETTE.

TABLE

DES MATIÈRES CONTENUES DANS LE CINQUIÈME VOLUME

DES MÉLANGES.

Pages. DES CONSPIRATIONS CONTRli LES PEUPLES, ou Des Pros- criptions. (170G.)

Conspirations ou proscriptions juives 1

Celle de Mithridate 2

Celles de Sylla, de Marias, et des triumvirs 3

Celle des Juifs, sous Trajan 3

Celle de Théodose 4

Celle de l'impératrice Théodora 4

Celle des croisés contre les Juifs. . . - 5

Celle des croisades contre les Albigeois 5

Les vêpres siciliennes G

Les Templiers 6

Massacres dans le nouveau monde 7

Conspiration contre Mérindol 8

Conspiration de la Saint-Barthélémy . 10

Conspiration d'Irlande II

Conspiration dans les vallées du Piémont 11

LETTRE DE M. DE VOLTAIRE AU DOCTECR JEAN-JACQCES

PANSOPHE. (17G6.) Avertissement pour la présente édition. 17 Lettre al docteur Pansophe 19

LETTRE DE M. DE VOLTAIRE A M. IlLME 29

NOTES sur la Lettre de M. de Voltaire a M. Hume, par M. L ....

(1766.) Avertissement de Beuchot 35

LE PHILOSOPHE IGNORANT. (176G.) I'^ quesliou, 47. II. No- tre faiblesse, 48. III. Comment puis -je penser? 49. IV. M'est-il nécessaire de savoir? ibid. V. Aristote, Descartes et Gassendi, 50.

VI. Les bêtes, 51. VII. L'expérience, ibid. VIII. Substance, 52.

IX. Bornes étroites, ibid. X. Découvertes impossibles, 53. XI. Dé- sespoir fondé, ibid. XII. Faiblesse des hommes, 55. XIII. Suis-je libre? ibid. \l\. Tout est-il éternel ? 58. XV. Intelligence, 59. XVI. Éternité, ibid. Wll. Incompréhensibilité, GO.— XVIII. Infini, ibid.—\lX. Ma dépendance, Gl.— XX. Éternité encore, 6'2. XXI. Ma dépendance encore, 63 .—XXII. Nouvelle question, (6ù/.— XXIII. Un seul

I

392 TABLE DES MATIÈRES.

Pages, artisan suprême, 64. XXIV. Spinosa, 65. XXV. Absurdités, 69. XXVI. Du meilleur des mondes, 71. XXVII. Des monades, etc., 72.

XXVIII. Des formes plastiques, 73. XXIX. De Locke, 74. XXX. Qu'ai-je appris jusqu'à présent? 78. XXXI. Y a-t-il une morale? 78. XXXII. Utilité réelle. X'otion de la justice, 79.

XXXIII. Consentement universel est-il preuve de vérité? 81.

XXXIV. Contre Locke, 82. XXXV. Contre Locke, 83. XXXVI. Nature partout la même, 85. XXXVII. De Hobbes, 86. XXXVIII. Morale universelle, ibid. XXXIX. De Zoroastre, 87. XL. Des brach- manes, ibkl. XLI. De Confucius, 88. XLII. Des philosophes grecs, et d'abord de Pythagore,89. XLIII.DeZaleucus,i6(d. XLIV.D'Épi- cure, ibid. XLV.Des stoïciens, 90. XLVI. Philosophie et vertu, 91.

XLVII. D'Ésope, i6ïd. XLVIII.De la paix née de la philosophie, iôid.

XLIX. Autres questions, 92. L. Autres questions, ibid. LI. Igno- rance, 93. LU. Autres ignorances, ibid. LUI. Plus grande igno- rance, 94. LIV. Ignorance ridicule, ibid. LV. Pis qu'icno- rance, 95. LVI. Commencement de la raison 95

ANDRÉ DESTOUCHES A SIAM. (1766.) 97

DÉCLARATION de M. DE Voltaire. (1766.) 103

LETTRE d'un membre du conseil de Zurich a M. D***, avocat a

Besançon. (1767.) 105

ANECDOTE- SUR BÉLISAIRE. (1767.) 109

LES HONNÊTETÉS LITTÉRAIRES. (1767.) 115

honnêteté, 121. 2" honnêteté, 122.-3'= honnêteté, 123. 4" hon- nêteté, ibid. 5*= honnêteté, 124. 6'' honnêteté, ibid. 7* honnê- teté, 125. honnêteté, 127. honnêteté, ibid. 10" honnê- teté, 128. 11'= honnêteté, ibid. 12« honnêteté, 129. 13'= hon- nêteté, 130. 14" honnêteté, ibid. 15" honnêteté, 131. 16* hon- nêteté, 132. 17" honnêteté, 133. 18" honnêteté, 135. 19" hon- nêteté, 137. 20" honnêteté, 138. —21" honnêteté, 139, 22" hon- nête, fort ordinaire, 140. Petite digression qui contient une réflexion utile sur une partie des vingt-deux honnêtetés précédentes, 152. 23*= honnêteté, des plus fortes, 155. 24" honnêteté, des plus mé- diocres, 157. 25" honnêteté, fort mince, ibf'fZ. 26" honnêteté . . 158

Lettre à l'auteur des Honnêtetés littéraires, sur les Mémoires de Madame de Maintenon, publiés par La Beaumelle 161

SECONDE ANECDOTE SUR BÉLISAIRE. (1767.) 169

LES QUESTIONS DE ZAPATA, traduites par le sieur Tamponet, doc- teur de Sorbonnc 173

LETTRE de M. DE Voltaire. (1767.) 191

EXAMEN IMPORTANT DE xMILORD BOLINGBROKE, ou le Tom- beau DU Fanatisme, écrit sur la fin de 1736. (1767.). Avis des

Éditeurs 195

Avant-propos 196

Chap. I. Des livres de Moïse 199

II. De la personne de Moïse 201

III. De la divinité attribuée aux livres juifs 205

TABLE DES MATIÈRES. 593

Chap.IV. Qui est V&viteur du Pentateuque? ^^Ioq

V. Que les Juifs ont tout pris des autres nations. . '. [ 208

VI. De la Genèse ' gii)

VII. Des mœurs des Juifs * '>I1

VIII. Des mœurs des Juifs sous leurs melchim ou roitelets, et

sous leurs pontifes, jusqu'à la destruction de Jéru- salem par les Romains 2J3

IX. Des prophètes. . Ôir

X. De la personne de Jésus 99a

XI. Quelle idée il faut se former de Jésus et de ses disciples. 227

XII. De l'établissement de la secte chrétienne. 22<S

XIII. Des évangiles 909

XIV. Comment les premiers chrétiens se conduisirent avec les

Romains, et comment ils forgèrent des vers attri- bués aux sibylles, etc 937

XV. Comment les chrétiens se conduisirent avec les Juifs.

Leur explication ridicule des prophètes 2iO

XVI. Des fausses citations et des fausses prédictions dans les

évangiles 2i2

XVII. De la fin du monde, et de la Jérusalem nouvelle. . . 243

XVIII. Des allégories 2ii

XIX. Des falsifications, et des livres supposés 245

XX. Des principales impostures des premiers chrétiens . . 247

XXI. Des dogmes et de la métaphysique des chrétiens des

premiers siècles. De Justin 251

XXII. De TertuUien . . . ' ..253

XXIII. De Clément d'Alexandrie 256

XXIV. D'Ii'énée 258

XXV. D'Origèue et de la Trinité 259

XXVI. Des martyrs 263

XXVII. Des miracles 270

XXVIII. Des chrétiens, depuis Dioclétien jusqu'à Constantin. . 272

XXIX. De Constantin 276

XXX. Des querelles chrétiennes avant Constantin et sous son

règne 277

XXXI. Arianisme et athanasianisme 279

XXXII. Des enfants de Constantin, et de Julien le Philosophe,

surnommé l'Apostat par les chrétiens 282

XXXIII. Considérations sur Julien 286

XXXIV. Des chrétiens jusqu'à Théodose 288

XXXV. Des sectes et des malheurs des chrétiens jusqu'à l'éta-

blissement du mahométisme 290

XXXVI. Discours sommaire des usurpations papales 292

XXXVII. De l'excès épouvantable des persécutions chrétiennes. 293

XXXVIII. Excès de l'Église romaine 296

Conclusion 298

Traduction d'une lettre de milord Bolingbroke àmilord Cornsbury. . 301

Lettre de milordCornsbury à milord Bolingbroke 303

LETTRE SUR LES PANÉGYRIQUES, par Irénéo Alethès, professeur

en droit dans le canton d'Uri. (1767.) 307

26. Mélanges. V. 38

594 TABLE DES MATIÈRES.

Pages. HOMÉLIES prononcées à Londres en 1765, dans une assemblée particu- lière. (1707.)

Premièrb homélie. Sur l'athéisme 315

Deuxième homélie. Sur la superstition 329

Troisième homélie. Sur l'interprétation de l'Ancien Testament. . . 338

Quatrième homélie. Sur l'interprétation du Nouveau Testament . . 349

MÉMOIRE présenté au ministère de France, et qui doit être mis à la tête

de la nouvelle édition qu'on prépare du Siècle de Louis XIV. (1767.) 355

LA DÉFENSE DE MON ONCLE. (1767.) Avertissement de

Décrois, l'un des éditeurs de l'édition de Kehl 307

Avertissement essentiel ou inutile 367

ExoRDE, dans lequel on trouve que feu M. l'abbé Bazin était un peu railleur, et qu'il croyait que les Chinois ne descendaient pas plus des Égyptiens que des Bas-Bretons 369

Chap. I. De la Providence, l'on relève une inadvertance assez

impie d'un ennemi de mon oncle 370

II. L'apologie des dames contre le sieur Larcher, du collège

Mazarin, ennemi juré du beau sexe 371

III. l'on montre que M. Larcher ne sait point VAlcoran . 375

IV. Des Romains et d'un décret ridicule 377

V. De la sodomie, l'on prouve contre M. Larcher que ce

crime n'a jamais été autorisé 377

VI. De l'inceste, l'on prouve que l'inceste n'était point per-

mis par la loi chez les Persans 379

VIL De la bestialité, l'on prouve que ce crime infâme n'a

jamais été d'un usage public en Egypte, comme le pi'é- tend M. Larcher 381

VIII. D'Abraham et de M"<= Ninon L'Enclos, l'on relance ver-

tement le téméraire Larcher qui a comparé Sara à Ninon, page 145 de son Supplément à la Philosophie de VHis- toire, et l'on justifie Ninon contre une imputation impertinente 383

IX. De Thèbes d'Egypte, contre plusieurs grands savants et

grands exagérateurs, dans lequel on insinue qu'il faut réduire les choses à leur juste mesure 385

X. Des schoen d'Egypte, l'on montre qu'un schoen doit

être honnête 387

XI. Du temple de Tyr et de son antiquité 388

XII. Des Chinois, et de la nécessité que plusieurs siècles se

soient écoulés avant la fondation d'un grand empire. . 389

XIII. De l'Inde, du Veidam, et surtout de VÉzour-Veidam, livre

indien très-curieux, envoyé par feu l'abbé Bazin à la Bibhothèque du roi. Ce chapitre contient une terrible réponse à la témérité de l'hérétique Warburton. . . 391

XIY. Savoir si les Juifs haïssaient les autres nations, et si on

hait Warburton 394

XV. Représailles contre Warburton 396

XVI. Conclusion qui fait voir le néant de tout ce que dessus. . 399

I

TABLE DES MATIÈRES. 593

Chap. XVII. il est amplement traité du système antiraosaique de

Warburton, ce qui n'est pas chose de néant 401

XVIII. Des hommes de différentes couleurs 402

XIX. Des montagnes et des coquilles, l'on soutient l'opinion

de l'abbé Bazin contre M. de Buffon, avec la circonspec- tion requise 405

XX. Des tribulations de ces pauvres gens de lettres 410

XXI. Des sentiments théologiques de feu l'abbé Bazin, de la jus-

tice qu'il rendait à l'antiquité, et de quatre diatribes

composées par lui à cet effet 412

Première Diatribe de l'abbé Bazin, sur la cause première. 413 Deuxième Diatribe, sur Sanchoniathon, l'un des plus

anciens auteurs que nous ayons, ou que nous n'avons

plus 41G

Troisième Diatribe, sur l'Egypte 420

Quatrième Diatribe, sur un peuple à qui on a coupé le

nez et laissé les oreilles 422

Épilogue, contenant la mort et les dernières paroles de

l'abbé Bazin 499

XXII. Défense d'un général d'armée attaqué par des cuistres. . 429

Post-Scriptum. Défense d'un jardinier.. .... 432

Dernier Avis au lecteur 433

A WARBURTON. (1767.) 435

FRAGMENT DES INSTRUCTIONS POUR LE PRINCE ROYAL

DE***. (1767.) .' 439

LETTRE DE GÉROFLE A COGÉ. (1767.) 449

ESSAI HISTORIQUE ET CRITIQUE sur les Dissensions des Églises de Pologne, par Joseph Bourdillon, professeur en droit public. (1767.) 451

LETTRES A S. A. MONSEIGNEUR LE PRINCE DE*****, sur Ra- belais, et sur d'autres auteurs qui ont mal parlé de la religion chré- tienne. (1767.)

Lettre première. Sur François Rabelais 469

Lettre II. Sur les prédécesseurs de Rabelais en Allemagne et en Italie,

et d'abord du livre intitulé Epistolœ obscurorum virorum. . . . 475 Des anciennes facéties italiennes qui précédèrent Rabelais. . . . 477

Lettre III. Sur Vanini 480

Lettre IV. Sur les auteurs anglais 482

De Toland, 483. De Locke, ibid. De l'évèque Taylor et de Tin- dal, 484. De Collins, 485. De Woolston, ibid. De Warbur- ton, 486. —De Bolingbroke, 487. De Thomas Chubb 489

Lettre V.— De Swift 489

Lettre VI. Sur les Allemands 491

Lettre VII. Sur les Français 494

De Bonaventure Desperiers, 495. De Théophile, 496. De Des Barreaux, 498. De La Mothe Le Vayer, 499. De Saint-Évre- mond, ibid. —De FontencUe, 500. De l'abbé de Saint-Pierre, 501.

596 TABLE DES MATIÈRES.

Pages

Do Bayle, 502. De M"« Huber, 503. De Barbcyrac, 505.

De Fréret, 500. De Boulanger, 509. De Montesquieu, ibid.

De La Métrie, 510. Du curé Meslier 510

Lettre VIIL Sur V Encyclopédie 512

Lettre IX. Sur les Juifs 515

D'Orobio, 519. D'Uriel Acosta 521

Lettre X. Sur Spinosa 522

LA PROPHÉTIE DE LA SORBON NE, de l'an 1530, tirée des manus- crits de M. Baluze. (1767.) 527

LA DÉFENSE DE MON MAITRE 529

LE DINER DU COMTE DE BOUL AINVILLIERS.

Premier entretien. Avant dinor 531

Deuxième entretien. Pendant le dîner 537

Troisif;me entretien. Après dîner 552

Pensées détachées de M. l'abbé de Saint-Pierre 558

AVIS A TOUS LES ORIENTAUX. ( 17G7.) 5G1

FEMMES, SOYEZ SOUMISES A VOS MARIS. (1767.) 503

PRÉFACE M. ABAUZIT. (1767.) 567

LETTRE d'un avocat de Besançon au nommé Nonotte, ex-jésuite.

(1768.) 569

É PITRE écrite de Constantinoplc aux frères 573

LETTRE DE l'archevêque de Cantorbéry à l'archevêque de Paris. 577

SERMON prêché à Bàle, le premier jour de l'an 1768, par Josias Rossctte. 581

FIN DE LA TABLE DU TOME XXVI.

PARIS. Impr. J. CL.VYE. A. QUASTIS et 0*, rue Saiiu-Benoît.

0

i

I

0

I

I

PLEASE DO NOT REMOVE CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET

UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY

Voltaire, François Marie Arouet de

Oeuvres complètes V.26

C^.