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91-1500

AUTHOR: Hébert, Marcel. TiTLE: Tétralogie,

Tristan et Iseult,

ParsifaI PLACE: Paris

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1894

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UIUC Master Négative 91-1500

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HUMANUIES PRESERVATION PROJECT CATALOG RECORD TARGET

Hébert, Marcel, 1851-1916.

Tétralogie, Tristan et Iseult, Parsifai : trois moments de la pensée de Richard Wagner / Marcel Hébert.

Paris : Fischbacher, 1894.

70 p. ; 23 cm. \

Includes bibliographical références.

Wagner, Richard, 1813-1883.

Trois moments de la pensée de Richard Wagner.

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TÉTRALOGIE TRISTAN ET ISEULT PARSIFAL

TROIS MOMENTS DE LA PENSÉE

DE RICHARD WAGNER

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DU MÊME A VTEUa :

L'idée de Dieu dans Voltaire et dans Renan. 1 broch. in-S». '2 fr. Platon et Darnrin. Dialogue philosophique. \ broch. in-8" 1 fr.

MARCEL HÉBERT

TÉTRALOGIE TRISTAN ET ISEULT PARSIFAL

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1018 MOMENTS DE LA PENSEE

DE

RICHARD WAGNER

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PARIS LIBRAIRIE FISGHBAGHER

(SOCIÉTK ANONYME)

33, RUE DE SEINE, 33

1894 Tous droits réservés.

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TÉTRALOGIE - TRISTAN ET ISEULT - PARSIFAL

TROIS MOMENTS DE LA PENSÉE

DE RICHARD WAGNER

CHAPITRE PREMIER

l'œuvre de WAGNER ET SON IDÉE DIRECTRICE

Nous laissons à d'autres plus experts dans les choses de l'art le soin d'apprécier comme il le mérite le génie musical de Richard Wagner, cette faculté qu'il a possédée à un degré rare de saisir et de traduire dans leurs moindres vibrations les mouvements de l'àme, d'incarner les sentiments et les caractères en d'inoubliables thèmes qui se modifient, se dé- veloppent, s'entremêlent, s^organisent, s'adaptent enfin aux diverses circonstances à la façon des êtres vivants. Que Wag- ner soit un créateur, ceux-là seront seuls à le contester qui apportent dans l'examen de son œuvre leurs préjugés ou leurs ignorances. \ Mais une aussi riche nature se présente à nous sous des ^aspects multiples et variés. L'artiste en Wagner est doublé ^ d'un philosophe. Jamais, en effet, Wagner ne cessa de se préoccuper du sens de la vie jgt de chercher une solution à l'universelle énigme. ;* Cette solution qu'il entrevoyait, il crut de son devoir de ii^ la rendre accessible à tous. Il essaya de la dégager des for- ^ mules abstraites et de la traduire en un langage artistique - que chacun pût comprendre.

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Wagner ne se disRimnlait point les difficultés d^une pa- reille tâche, il fut de ceux ([ui ne reculent devant aucune privation, aucune sonlTrance, à la seule pensée qu'ils pour- suivent une lin suj)érieure et (|ue leur vie est une œuvre sainte, un sacrifice douloureux, mais fécond, à l'idéal.

Vd'uvrc cl la itiission de ma rie, tel est le titre, bien si- gnificatif, d'une courte autobiographie qiu; fit publier M'a- gner quatre ans avant sa mort*. En la complétant parla Lettre SU1' la musique -, on possède un résumé fidèle des idées dispersées dans 1(3S dix volumes de ses œuvres choi- sies \

Wagner racontait un jour l'émotion profonde que lui avait causée le souvenir de Luther dès l'àgc de huit ans, lorsqu'il était venu chez son oncle h Eisleben ville natale du grand réformateur. « Mon instinct d'enfant, disait-il, ne m'a- vait point trompé. N'ai-jepas eu à prêcher un nouvel évan- gile artistique? N'ai-je pas subir, pour sa cause, toutes sortes d'insultes et répondre, moi aussi : C'est ma convic- tion, je n'en puis changer. Dieu me soit en aide ! »

Et ce n'était point, ainsi qu'on pourrait le croire, l'ambi- tion ou l'arrogance qui lui inspiraient de telles paroles. Ceux qui connaissent les détails de la vie de Wagner savent avec quelle énergie, quel indomptable courage il lutta pendant de longues années contre la pauvreté, les affronts, les con- tradictions, afin de réaliser ce qui apparaissait comme un devoir sacré à sa conscience d'artiste. *

a Je voyais, disait-il, dans l'opéra une institution dont la destination spéciale est presque exclusivement d'offrir une distraction, un amusement à une population aussi ennuyée qu'avide de plaisir ; je le (l'opéra) voyais, en outre, obligé de viser au résultat pécuniaire pour faire face aux dépenses

1 . Vœuvre et la mission de ma vie, traduction par Edmond Hippeau, imprimerie Schiller, Paris, 1884. Cette autobiographie parut dans la iVbrt A American Review en juillet et août 1879.

2. En tête de Quatre poèmes d'opéras, parus en 18(J0 ; édition, Paris, 1893, Calmann-Lévy.

3. Gesammelte Schriften und Dichtungen von Richard Wagner, 2" édi- tion ; 10 vol. in-12, l.eipzig, 1887-88, E.W. Fritzsch. Nous désignerons ce recueil par les lettres G. S.

que nécessite Tapparci! pompeux qui a tant d'attraits; et je ne pouvais me cacher qu'il y eût une vraie folie à vouloir tourner cette institution vers un but diamétralement opposé, c'est-à-dire l'appliquer à arracher un peuple aux intérêts vulgaires qui l'occupent tout le jour, pour l'élever au culte et à l'intelligence de ce quel'esprit humain peut concevoir de plus grand \j » Il fut un temps « les poëmesles plus pro- fonds, ceux d'un Eschyle ou d'un Sophocle, pouvaient être proposés au peuple et assurés d'être parfaitement enten- dus^ » : à quelles raisons attribuer un si lamentable change- ment? Il y a d'abord les causes sociales : la Rome antique par sa tyrannie, le christianisme par son ascétisme, l'industrie moderne par cette soif du luxe et du gain qui a gagné jus- qu'aux artistes, ont étouffé l'art en détournant l'esprit hu- main de la contemplation et de la jouissance des forces de la nature ^ Puis les causes plus spécialement esthétiques^ et tout d'abord « la séparation, l'isolement des différentes branches de l'art réunies autrefois dans le drame com- plet* ». L" Œuvre d'art de l'avenir^ embrassera de nou- veau dans une merveilleuse synthèse tous les arts particu- liers : la poésie y complétera la musique en formulant les idées avec une précision que les mélodies les plus délicates ne sauraient atteindre ; la musique exprimera les mille et mille nuances de sentiment que la parole et l'action scénique ne pourraient traduire. L'orchestre ne sera plus « une monstrueuse guitare pour accompagner les airs » %mais un véritable personnage présent à toute l'action et la tra- duisant en émotions vives, tour à tour commentant, rappe- lant ou prédisant les événements. La puissance d'expres- sion sera portée ainsi à ses dernières limites. Beethoven l'avait compris : dans sa Neuvième sijmphonie , il fit de la parole « le faîte et le couronnement de son édifice sonore....

1 . Lettre sur la musique, p . XXII .

2. Ibid.

3. Cfr. Art et révolution^ compos. en 1849. G. S. Tome III.

4. Lettre sur la musique, p. XXV.

5. Uœuvre d'art de l'avenir, compos. en 1850. G. S. Tome III.

6. Lettre sur la musique: p. LXXIII.

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Cette symphonie est l'évangile humain de l'art futur ^ . » 11 n'est pas un inspiré qui n'ait eu ses heures de trouble et de tentation. Pendant les années 1839-18Zi2, Wagner sembla hésiter un instant. 11 vivait à Paris avec sa pre- mière femme, la douce et dévouée Minna, dans un com- plet dénùment: ne valait-il pas mieux, comme tant d'autres, sacrifier aux goûts du pubhc, ne s'adresser qu'à l'imagina- tion, aux sens, et acquérir une célébrité facile et fructueuse? Affaibli par les privations, presque à jeun depuis plusieurs jours, il entre au Conservatoire ; on jouait \diNeuvième sijm- phonie. L'idéal un instant obscurci réapparaît dans sa pre- mière splendeur ; son éclat ne devait plus subir la moindre éclipse. Aussi, à quelque temps de là, comme l'éditeur Schlesinger offrait à Wagner de composer une pièce pour un théàtie des boulevards, pièce dont la donnée devait être lé- gère, amusante, « sans rien de sérieux », il eut beau insis- ter et faire valoir toute espèce de considérations ; Wagner rejeta cette offre qui peu auparavant l'eût comblé de joie et répondit fièrement par les paroles de Schiller: L'artiste n'est pas un bambin qui doive recevoir les leçons de ses contem- porains, c'est à lui de les instruire !

Mais quels sujets permettront à Wagner de donirei* à ses auditeurs cet enseignement à la fois profond et populaire, qui doit remplir d'enthousiasme l'ignorant comme le pen- seur? Empruntera-t-il la matière de ses drames à la légen- de, ou à l'histoire? De ces deux thèmes : Frédéric Barbe- rousse ou Siegfried, lequel choisira-t-il ^ ? Pour assurer la vraisemblance de l'action, il faut, quand il s'agit d'un prin- ce, d'un conquérant, tenir compte d'une foule d'éléments particuliers se rattachant à un certain pays, à une certaine époque, lesquels n'ont aucune valeur aux yeux du penseur. trouver « l'élément purement humain » dégagé de toutes conventions et de toutes contingences?

Dans le mythe, ce u poëme primitif et anonyme du peu- ple », que « nous voyons à toutes les époques repris, re-

1. L'œuvre d'art de, lavenir, G. S., t. III, p. 96.

2. Cfr. d%)mmunication à mes amis, G. S., t. IV, p. 311.

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manié sans cesse à nouveau par les grands poètes des pé- riodes cultivées ' ». L'immense avantage du mythe, de la légende, à quelque époque ou nation qu'ils appartiennent, c'est de « comprendre exclusivement ce que cette époque et cette nation ont de purement humain et de le présenter sous une forme originale très saillante, et dèslocs intelligi- ble au premier coup d'œil ». Cette « simplicité de l'action permet de ne pas s'arrêter du tout à l'explication des inci- dents extérieurs, et elle permet d'autre part de consacrer la plus grande partie du poëme à développer les motifs inté- rieurs de l'action '^ ».

Motifs intérieurs de l'action, éléments purement hu- mains..., à ces mots on reconnaît le philosophe ; mais Wa- gner ne s'arrête pas à des spéculations oiseuses, à de stériles contemplations : grâce à ces éléments « purement hu- mains », il espère créer une forme d'art supérieure à celle même des Grecs, la « forme' idéale, purement humaine, affranchie de toute entrave de mœurs nationales, appelée par conséquent à transformer ces mœurs en mœurs pure- ment humaines soumises uniquement aux lois éternelles ^ ».

Telle est l'idée directrice de l'œuvre de Richard Wagner. 0«'il y ait dans ces vues sublimes une part d'exagération, d'illusion, nous le dirons plus loin. On ne saurait, en tous cas, refuser à Wagner l'élévation de la pensée et la noblesse du caractère. Au début de sa carrière, il exprimait sous cette forme humoristique sa foi sainte en l'idéal : « Je crois en Dieu, en Mozart et en Beethoven ; je crois aussi en leurs disciples et en leurs apôtres...; je crois en la sainteté de l'esprit et en la vérité de l'art un et indivisible...; je crois que cet art est de source divine, et qu'il vit dans le cœur de tous les hommes illuminés par la lumière céleste... ; je crois en un jugement dernier, seront condamnés à des peines terribles tous ceux qui, en ce monde, auront osé trafiquer de l'art sublime et chaste, tous ceux qui l'auront souillé et dégradé par la bassesse de leurs sentiments, par leur vile

1. Lettre sur la Musique, p. XXXll.

2. Ibid., p. LVIII etLIX.

3. Ibid., p. XVI.

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convoitise pour les jouissances matérielles. Je crois qu'en revanche, les disciples fidèles du grand art seront glorifiés, et ([n'enveloppés d'un céleste tissu de rayons, de parfums, d'accord mélodieux, ils retourneront se perdre, pour l'é- ternité^ au sein de la divine source de toute harmonie *. »

I. Ein Ende in Paris, G. S. Tome I, p. 135.

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CHAPITRE II

INSPIRATlOiN ET ÏHÉOIUE.

Que Wagner soit un penseur^ personne ne saurait en disconvenir. Seule la théorie du drame musical dont nous avons résumé les points'principaux suffirait à le prouver.

Mais est-ce bien un éloge ? Un artiste doit-il être auti'e chose qu'un artiste ? Le beau n'est-il pas une « fin en soi » ? Est-il permis de le subordonner à un intérêt même supé- rieur, social ou religieux? L'art^ c^est la réalité vivante, la fleur fraîchement épanouie ; la théorie^ c'est l'abstraction sèche et froide, la fleur soigneusement étiquetée, mais jau- nie, de l'herbier.

Nous ne prétendons pas, assurément, que l'idéal artisti- que en Wagner ait été sacrifié aux vues philosophiques. Voyez-le plutôt pétrissant d'une main puissante ces trois élé- ments expressifs : musique, parole, plastique, et façonnant des êtres auxquels il communique une vie si intense ! Telle se manifeste chez lui l'activité spontanée ; la réflexion qui analyse et saisit le procédé ne vient qu'ensuite. « Quand j'ai choisi un sujet, écrit-il à Charles Gaillard, je ne com- mence pas, comme on le fait généralement, par écrire le drame, par faire les vers, pour réfléchir ensuite au moyen de mettre de la bonne musique sur ces vers. Je travaille tout autrement. Aucun sujet ne m'attire s'il ne se présente à moi tout entier ; il doit m'apparaître non seulement dans sa contexture littéraire, mais dans sa contexture. musicale. Avant d'écrire un seul vers, je dois déjà être grisé par le parfum musical de ma création ; j'ai dans la tête tous les tons, tous les motifs caractéristiques, si bien que plus tard, quand les vers sont terminés et les scènes arrangées, je puis

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dire que l'opéra est terminé '. » AVagner raconte lui-même combien il fut étonné d'avoir inconsciemment reproduit le motif qui accompagne l'apparition d'Eisa sur le balcon, quelques pages plus loin, juste au moment Eisa revient et se dirige vers le temple ". Et, parlant de Tristan et Iseult : « On peut, dit-il, apprécier cet ouvrage d'après les lois les plus rigoureuses qui découlent de mes affirmations théori- ques^. Non pas qu'il ait été modelé sur mon système, car j'a- vais alors oublié absolument toute théorie ; je me mouvais avec la plus entière liberté, la plus complète indépendance de toute préoccupation théorique; et pendant la composition, je sentais de combien mon essor dépassait même les limites de mon système. Croyez-moi, il n'y a pas de félicité supé- rieure à cette parfaite spontanéité de l'artiste dans la créa- tion, et je l'ai connue, cette spontanéité, en composant mon. Tristan * . »

Au contraire, Wagner ne parle de son état d'àme pen- dant la période il composa ses écrits théoriques que comme d'un « état anormal, ... violent », qui « infligeait à son cerveau un étrange supplice ». « Dieu me préserve d'y retomber jamais^ ! » ajoute-t-il.

A ceux qui reprochent àWagner d'avoir subordonné l'art à quelque autre fin sociale ou métaphysique, nous répondrons par cette simple observation : un bon nombre des admi- rateurs de Wagner sincères, enthousiastes, mais qui n'ont pas approfondi ses ouvrages, n'ont qu'une idée très vague du noble but auquel il a consacré sa vie. C'est donc que, dans son œuvre, indépendamment du but idéal, la musique a sa pleine valeur comme musique, la poésie comme poé- sie, la plastique comme plastique. Voilà bien l'art pour l'art que l'on réclame. On aurait vraiment mauvaise grâce à se

1. Gfr. Kufforath, La Walkyrie, p. 58.

2. Cfr. Kufferath : Lohengrin, p. 134.

3. M. Chamberlain {Rev. wagn., 3"= année, p. 240) fait observer que le traducteur (Challemel-Lacour) aurait dire : « Il est permis d'exiger de Tristan que cette œuvre soit une expression rigoureuse de tout ce qui découle de mes affirmations théoriques-^).

4. Lettre sur la musique, p. LV.

5. ièjrf., p. XLV.

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plaindre de ce que, par leur réunion même, la puissance expressive de ces trois langages esthétiques se trouve décu- plée et que, parmi ce prestige des formes, une idée vienne à jaillir.

En quoi, d'ailleurs, Tidée pourrait-elle préjudicier à la -, valeur d'une œuvre d'art? L'idée est une abstraction, soit; mais il en est de même de la beauté isolée de l'ensemble ^ elle se manifeste. Le beau n'est, comme le vrai, qu'un as- / pect de la réalité. La réalité, c'est la vie ; cette vie, en ses ( manifestations harmonieuses et intenses, impressionne-t-elle ' la sensibiUté? C'est l'émotion esthétique. Se traduit-elle en j j représentation dans notre intelligence ? C'est l'idée. Or le / 1 propre de la nature humaine, son honneur et sa dignité, c'est que l'émotion la plus agréable, la sensation la plus raffinée ne la peuvent contenter. La satiété, le dégoût suivent de près le plaisir qui n'est que plaisir ; il faut qu'il se complète et s'achève par l'éveil des modes supérieurs de la pen- sée.

Jouissance de choix, jouissance de luxe, se distinguant des autres sensations comme la note de la gamme se distin- gue du bruit discordant, l'esthétique ne serait pas autre chose si, par une synthèse habile, l'artiste, en même temps qu'il charme la sensibilité, n'offrait à la raison et à la cens- - cience leur aUment idéal.

Wagner l'a compris. C'est à l'homme tout entier, corps et ,,

âme, qu'il s'adresse, comme l'ont fait tous les grands artis-

tes auxquels l'humanité a voué une éternelle et reconnais- sante admiration. « Le théâtre, dit-il très justement, est un abîme de possibilités, depuis les plus ignobles jusqu'aux plus sublimes ; les plus grands poètes ne se sont approchés de cet abîme redoutable qu'en frémissant d'épouvante et d'horreur ; ils ont découvert les lois profondes, les formules <^

sacrées qui permettent au génie de conjurer les démons qui s'y cachent. » Et il cite à ce sujet Eschyle, Calderon, Sha- i

kespeaie, Goethe, Schiller, Mozart et Beethoven. « Mais, ajoute-t-il, dès que les grands et saints magiciens s'éloignent du gouffre, on y voit danser les furies de la trivialité, de la concupiscence la plus abjecte, des passions les plus hideu-

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ses, les gnomes grossiers de la jouissance la plus déshono- rante*. »

De ses vœux ardents pour la réalisation de 1' « art pur », en opposition à l'art diminné, dégradé, de ceux qui, renon- çant à leur noble mission, au lieu de former, d^élever le goût du public, consultent ses appétits ou ses caprices, et, jaloux d'une vaine popularité, obéissent aux grossières exigences de la foule. De enc'brc des sorties excessives parfois con- tre la musique italienne, contre Rossini « qui, laissant com- plètement de côté le but dramatique de l'opéra, mit lau con- traire en relief et développa exclusivement l'élément frivole et purement sensuel inhérent à ce genre ^ », De enfin son admiration pour l'art allemand, tout imprégné d'idéalisme et l'influence du plaisir sensuel est contrebalancée par ce qu^il appelle si bien « l'énergie spirituelle », « la passion profonde de Tâme proprement dite^ ».

On ne saurait réduire l'impression produite par Tœuvre d^art à une <( série de sensations » : sans doute, la sensation est un élément nécessaire, mais elle doit être transformée, transfigurée par l'idéal. Voilà la grande vérité philosophi- que à laquelle AVagner n'a cessé de rendre témoignage ; aussi, lorsque, à la fin de sa carrière, il envoyait à ses amis d'Amérique « l'histoire de son idéal et l'histoire de sa vie '' », aurait-il pu ajouter : Ces deux histoires n'en font qu'une.

1. Cité par Hippeau, p. 81 et iivé Ae Art allemand et politique alle- mande, G. S., tome VIII, p. 60, 61.

2. Wagner, Souvenirs, trad. de Camille Benoit (Charpentier, 1884) : Mes souvenirs sur Spontini, p. 106. Cf. même volume, p. 233, les curieu- ses pages : Un souvenir de Rossini.

3. Ibid., Mes souvenirs sur Schnorr, p. 216, 217.

4. Uœuvre et la mission de ma vie ; fin.

CHAPITRE m

EXAGÉRATIONS ET ILLUSIONS.

Deux années avant la guerre de 1870, Wagner publiait, sous ce titre : Art allemand et politique allemande^ un ouvrage se trouvait développée cette pensée de Constan- tin Frantz*, que la civilisation française est une « civilisa- tion matérialiste », et que, « de tous les pays du continent, l'Allemagne seule possède les dispositions, la vigueur d'es- prit et la force d'âme requises pour faire prévaloir une cul- ture plus élevée, contre laquelle la civilisation française n'aura plus aucun pouvoir ».

Généraliser ainsi à outrance et attribuer à l'esprit fran- çais les défauts qui pouvaient être ceux d'une époque de grande prospérité matérielle^ opposer, sans distinctions, sans nuances, l'art allemand à Part français, c'est une exagération tellement évidente qu'on peut se passer de la combattre.^

On ne manquera pas de rapprocher de ces déclamations le fameux pamphlet: Une capitulation écrit à une de ces heures fatales les esprits surexcités ne songent plus à mesurer leurs paroles^

1 . Auteur des Recherches sur l'équilibre européen ; cité dans VŒuvre et la Mission, etc., p. 69.

2. Une capitulation fut composée dès le commencement du siège, avant le bombardement, avant la famine; et ne parut qu'en 1873. On ne peut dife, parconséquent, que Wagner insulta à nos malheurs. Dans sa lettre à M. Gabriel Monod, Wagner fait observer qu'il récrivit, non dans l'in- tention « d'offenser ou de provoquer les Français », mais « de ridiculiser l'état du théâtre allemand », sur lequel on se bornait à produire des imi- tations serviles et maladroites des pièces françaises, au lieu d'œuvres conformes au génie national. Cfr. Revue wagnérienne, n"' 8 et 9, 1885. La lettre à M. Monod est reproduite dans les Souvenirs, traduct. G. Be- noît (Charpentier), p. 266.

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Wagner, cV ailleurs, a pris soin de se réfuter lui-même. Cette patrie de l'art pur il devait bientôt en faire une pénible expérience n'était « qu'un idéal existant unique- ment dans rimagination et que la réalité était loin d'olTrir * », Il le vit bien au succès douteux qu'obtint le Hollandais volant^., au faible concours que lui prêtèrent ses compa- triotes, lors de l'érection du théâtre de Bayreuth^ En Fran- ce, remarqiie-t-il à ce propos, on n'eût pas suspecté ses intentions, on aurait compris « que l'heureuse réalisation de cette entreprise serait un grand honneur national ». Et quelques semaines après les premières représentations de Bayreuth, en 1876 : « Mes représentations, écrivait-il, ont été mieux jugées et avec plus d'intelligence parles Anglais et les Français que par la plus grande partie de la presse allemande \ » Il avait déjà fait pareil aveu en faveur du goût français à propos de Tannhœuser même" et des Maî- tres-chanteurs'' . Enfin il écrivait quatre ans avant sa mort : (( L'expérience d'une longue vie m'a appris à mes dépens que le plus sérieux soutien d'une cause si purement idéale ne peut pas être attendu du peuple en général tel qu'il existe aujourd'hui dans notre Allemagne unifiée''. »

Mais quittons ce terrain de rivalités mesquines, et avant d'aborder l'œuvre elle-même, faisons justice de certaines illusions de langage dont Wagner fut victime. ^

C'est d'abord cette singulière affirmation que « l'état de rêve porte bientôt (l'esprit) jusqu'à la pleine clairvoyance ; (et que) l'esprit découvre alors un nouvel enchaînement des phénomènes du mondcqueles yeux ne pouvaient apercevoir dans l'état de veille ordinaire: delà lui l'esprit) venait

\. V Œuvre... ch. VII, p. 43.

2. Ibid., p. 45.

3. Ibid., ch. X, p. 77.

4. Souveni7's. p. 273.

5. Ibid., p. 172. On pourrait croire que Wagner avait gardé rancune à la France de l'échec de Tannhaeuser ; or cinq années après cet événe- ment lamentable, Wagner songeait à se fixer en France, peut-être défini- tivement... Cfr. Mélanges sur Richard Wagner, par Albert Soubies et Charles Malherbe, Fischbacher 1892, p. 145.

6. Musiciens, poètes, etc. ; traduct. G. iienolt (Charpentier), p. 292.

7. L'Œuvre, etc., ch. XI, p. 91.

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cette inquiétude qui le portait à demander sans cesse : pour- quoi ? comme pour mettre fin aux terreurs qui l'obsédaient en face de l'incompréhensible mystère de ce monde qui lui est devenu maintenant si intelligible et si clair' ». Or le my- the et la légende ont la propriété de faire entrer facilement l'esprit en cet état de rêve qui s'achève dans l'enchantement de la poésie et de la musique.

Cela est vrai, sans doute ; mais que dire de l'assimilation du rêve à la pleine clairvoyance, et de l'apparition d'un « nouvel enchaînement des phénomènes du monde » ?

Evidemment, il faut prendre ici le mot rêve dans le sens de rêverie, de contemplation esthétique; et nous voilà con- duits à la doctrine de Schopenhauer et à sa définition de l'art : la contemplation des choses indépendamment du principe de raison et en particulier de l'enchaînement causal des phé- nomènes^ Dans cette contemplation, l'esprit s'élève de la connaissance vulgaire à l'intuition pure ; dès lors « tout se passe comme si l'objet (contemplé) existait seul.... Ce qui est connu, ce n'est plus la chose particulière en tant que particulière, c'est l'idée, la forme éternelle ; à ce degré, par suite, celui qui est ravi dans cette contemplation n'est plus un individu (car l'individu s'est anéanti dans cette contem- plation même), c'est le sujet connaissant pur, affranchi du temps, de la volonté, de ladouleur^* ». Schopenhauer cons- truit sur ce fondement toute une esthétique ; mais comment croire à cette intuition des formes éternelles, des arché- types, des idées, et à l'anéantissement de l'individu? Ce sont pures métaphores, que Wagner, hélas ! semble avoir pri- ses à la lettre. A moins qu'il ne faille l'interpréter, lui aussi, et réduire la prétendue clairvoyance à une simple exalta- tion des forces imaginatives. Que la sensibilité avec ses formes indéterminées déborde de toutes parts les catégories

1 . Lettre sur la musique, p . LVIII .

2. Le monde comme volonté et comme représentation {iTtiA. Burdeau, Alcan), 1. III, §36.

3. Ihid. §34. Wagner, avant d'avoir lu Schopenhauer définissait déjà le poëte : « celui qui pénètre l'inconscient » : « Der Dichter ist nun aber der Wissende des Unbewussten, der absichlliche Darsteller des Unwillkûrlichen ». Oper iind Brama (1851) ; G. S. t. IVj p. 128.

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logiques de l'entendement ; qu'on puisse, par suite, sentiï^ plus qu'on ne saurait penser et dire ; que la musique offre, sous ce rapport, des moyens d'expression d'une incompa- rable puissance ; que le tempérament germanique, enfin, soit plus rêveur, plus contemplatif que le tempérament gau- lois, nous n'avons garde d'y contredire ; mais il y a loin de au mystère du monde « devenu si intelligible et si clair » !

Wagner, f^ependant, revient souvent sur cette idée * ; il appelle la musique « le plus surhumain de tous les arts, une seconde manifestation du monde, une révélation par les sons du mystère de l'existence ^ » ; elle ne représente pas les idées contenues dans l'apparence du monde, mais « elle est elle-même une idée du monde et une idée qui le renferme tout entier ^ » .

Nous retrouvons ici la pure doctrine de Schopenhauer*. De tels passages permettent bien, ce semble, de saisir le point précis la pensée de Wagner dévie et tombe dans l'illusion.

Que la musique, avec ses lois propres et ses modes in- définiment variés, soit comme un monde à part, nous ne le nierons point ; mais ici encore, gardons-nous de prendre une métaphore pour une réalité. Composée de sons, la musique est partie intégrante du monde phénoménal. Par les senti- ments qu'elle traduit, elle est sans doute la manifestation d'un ordre de choses différent des phénomènes joAy^zç'?/^^;

1. Glaube mir, des Menschen wahrster Wahn wird ihm im Traume aufgethan :

ail' Dichtkunst und Poeterei

isl nichts als Wahrtraum-Deuterei, répond Hans Sachs à Wallher, au troisième acte des Maîtres-chanteurs. Voir plus loin, dans le chapitre sur la Tétralogie, § % ce qui est dit de Erda et de son « rêve pensant » .

2. Musiciens, etc. p., 68.

3. Beethoven, G. S. Tome IX, p. 105. Et plus loin, p. 108, il appelle la musique « die Offenbarung des innersten Traumbildes vom Wesen der Welt ».

4. « Ce qui distingue la musique des autres arts, c'est qu'elle n'est pas une reproduction du phénomène ; elle exprime ce qu'il y a de mé- taphysique dans le monde physique, la chose en soi de chaque phéno- mène ». Schopenhauer, Le Monde, etc., 1. III, § 52, tome I, p. 274; Cf. aussi p. 273, 269.

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elle sert à l'expression des phénomènes psychologiques^ mais en aucune manière à la révélation de ce que Kant ap- pelle la chose en soi, le nou?nène^ cet x qui est le mystère insoluble de l'univers. Or Wagner a commis cette confu- sion * ; on le voit clairement dans ce passage sur Beetho- ven : « k celui qui alors eut vu Beethoven avec le regard de Tirésias, quel prodige ne se fût-il pas révélé : un monde marchant parmi les humains, Yen soi du monde sous une forme humaine et mouvante!... ^ »

Assurément, l'àme d'un Beethoven est un monde, mais elle n'est point Yen soi de l'univers. Si l'on en excepte l'obs- cure aperception de l'unité synthétique de notre activité, la vie de l'âme se résout en faits de conscience, de connais- sance : phénomènes distincts des phénomènes physiques, mais phénomènes, et en aucune manière Ven soi du monde.

Il faut même avouer que ce ne sont pas toujours les sen- timents les plus intimes et les plus universels, ceux qui per- mettent de hasarder quelque hypothèse sur le fond de l'être, que le musicien, l'artiste, éprouve et cherche à exprimer. Wagner, au contraire, vivant dans une constante préoccu- pation de ces profonds sentiments : idéal, justice, amour, qui sont ici-bas le dernier mot des choses, a pu croire que l'essence du monde s'était, en une certaine mesure, révélée à son esprit. L'illusion est tout à son honneur.

1 . Schopenhauer fait constamment la confusion entre la volonté et la chose en soi ; dans les Suppléments ajoutés à son grand ouvrage, de lon- gues années après la première édition, il a avoué son erreur et reconnu que la volonté n'est que le plus intime phénomène de la chose en soi. Cf. Le Monde, etc., t. III, ch. XVIII, p. 10.

2. Beethoven, G. S. T. IX, p. 92.

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CTIAPITRE IV l'anneau du nibelung ou tétralogie.

§ 1. La thèse révolutionnaire.

"Wagner avait composé dès I8/18 un poëme en trois ac- tes : La Mort de Siegfried qui , développé, complété, de- vint ce magnifique drame : L" Anneau du Nibelung \ dont le texte ^ fut imprimé en 1853 et communiqué à quelques amis seulement ^

Ces dates ont leur importance. C'est, en effet, le 14 juin 18/i8 que Wagner prononça son fameux discours devant les membres de l'Union des Patriotes. Une année plus tard, dans les premiers jours de mai, éclatait l'insurrection de Dresde. Quelle part Wagner y prit au juste, nous laissons à ses biographes le soin de le déterminer '\

1 . h' Anneau du Nibelung est divisé en un prologue et trois parties destinées à être exécutées en quatre jours, de son nom de Tétralo- gie. Nous désignerons les diverses parties par la lettre initiale : R. Rhein- gold (l'Or du Rhin) ; W. Walkùre (la Valkyrie) ; S. Siegfried; G. Gôtterdàmmerung (Crépuscule des dieux) ; nous renvoyons à l'édi- tion Schott, Mayence et Paris, 1876.

2. La musique de l'Or du Rhin fut terminée en 1854 ; celle de la Val- kyrie en 1856 ; celle d<i Siegfried en 1869 ; celle du Crépuscule en 1874.

3. Cfr. Biographie de Wagner par Nohl, eh. IV et les notes chronolo- giques de M. Chamberlain sur V Anneau du Nibelung. Rev. Wagner., année, p. 263.

4. Dans son ouvrage Wagner as I knew him (London-Longmanns, Green and Co. 1892), Ferdinand Praeger cite une lettre du Maître à Edouard Rœckel (frère d'Auguste) dans laquelle on lit ces paroles : « Bien que je n'eusse pas accepté de rôle spécial, cependant j'étais présent par- tout, surveillant activement l'entrée des convois.... Je fus activement engagé dans le mouvement révolutionnaire au moment de la lutte finale et ce fut un hasard si on ne me fit pas prisonnier avec Rœckel et Bakou-

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Ce qui est au-dessus de toute discussion, c'est l'enthou- siasme avec lequel il accueillit le mouvement réformisfef. Toutefois, étant donné le sens habituel du mot, l'épithète de révolutionnaire ne saurait lui être appliquée sans quelques réserves. Pour s'en convaincre, il faut Hre la lettre que Wag- ner adressait à Liittichau, intendant des théâtres royaux de Dresde, trois jours après son discours à l'Union des Pa- triotes *, il reconnaît combien il a eu tort de proposer à un public si prosaïque « la poétique image » de la royauté telle qu'il la rêvait.

Quelle était précisément cette idéale conception du rôle futur de la royauté ? Le roi « le premier, le plus vrai répu- blicain 2 » serait-il un simple président de Répubhque ? Ou bien, au contraire, faut-il se le représenter revêtu comme jadis d'un pouvoir absolu, dégagé des entraves parlementai- res *, mais tout dévoué aux intérêts de son peuple, entre- tenant avec luide constants rapports, de telle sorte qu'il s'é-

nine ». M. Chamberlain a élevé contre l'authenticité de cette lettre et en généra] contre l'exactitude de la plupart des citations de Praeger des ob- jections si fortes (Cfr. Bayreuther Èlaslter, année 1893, p. 201 et suiv.), que nous n'insérons ce passage que sous toutes réserves.

D'autre part, dans sa brochure A l^mdicafion (London, Eegan Trench. 1892) composée, elle aussi, pour réfuter un grand nombre des assertions de Praeger, M. Ashton EUis cite (p. 44) ces lignes tirées de la Vie de R. Wagner (Leipzig, Breitkopf, 1883, P. 162) par Richard Pohl : « R. Wagner ne monta pas sur les barricades ainsi qu'on l'a prétendu, mais il avait accepté la « direction musicale » de la révolution ; c'est lui qui sur- veillait le service des signaux, du tocsin. Il organisa aussi l'arrivée des convois et excitait les combattants par ses discours ».

Wagner ne fut point cependant un des organisateurs de l'émeute. Ba- kounine l'a expressément déclaré au cours de son procès : « Wagner n'a jamais été pour moi qu'un Imaginatif, et bien que j'aie souvent parlé po- litique avec lui, cependant nous ne nous sommes jamais mutuellement entendus pour une action commune ». (Cité par Hugo Dinger, Richard Waguer's geistige Entwickelung, Leipzig, Fritzsch, 1892; t. I, p. 179).

1. Hugo Dinger (ouv. précité, p. 107) reproduit intégralement ce dis- cours qui avait été déjà publié par Tappert dans la Biographie de R. Wa- gner (1883). M. Ashton EUis, dans la brochure précitée, donne une tra- duction anglaise de la lettre si intéressante à Lûttichau.

2. Cf. H. Dinger, p. 124.

3. Ibid., p. 128, 133. Bien remarquer que Wagner distingue avec soin Kœnigthum de Monarchismus la monarchie constitutionnelle dont il voulait l'abolition. Dans la lettre à Lûttichau, Wagner explique que s'il a prononcé son discours, c'est pour réfuter ce préjugé que l'idée même de République entraîne celle d'abolition de la Royauté.

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tablisse entre la nation et le roi une sorte de coopération pour le bonheur commun ?

Du moins est-il certain qu'aux yeux de Wagner l'organi- sation actuelle de la société ast vicieuse, foncièrement mau- vaise et doit être modifiée de fond encomble pour faire place à un nouvel ordre de choses se réaliseront à la fois la ré- forme sociale et la réforme artistique. Wagner ne les a ja- mais séparées.

Tel est le rêve auquel il fait allusion dans les lignes sui- vantes où il explique son attitude en '18/i9 : « La possibilité d'un changement radical dans la constitution de la société sembla se révéler soudain à moi... je me tournai donc vers le nouveau mouvement qui était si plein de promesses pour mon rêve. Mais, après un court examen de ces systèmes, je commençai à être troublé en me demandant si l'élément pu- rement humain qui était le fondement de la révolution n'al- lait pas être perdu de vue au milieu des disputes prédomi- nantes des partis sur la valeur des différentes formes de gouvernement, la différence entre elles étant, après tout, simple question de préférence' ».

On voit à quelle hauteur l'esprit de Wagner planait au- dessus des mesquines questions de partis : « Jamais, écri- vait-il en 1851, jamais (Jusqu'alors 18Zi9) je ne m'étais oc- cupé de politique, à prendre le mot dans son sens strict. Je me souviens que je ne donnai mon attention aux phénomè- nes du monde politique que dans la mesure se manifes- tait en eux l'esprit de la révolution, c'est-à-dire la révolte de lanature humainepure contre le formalisme politico-légal... C'est seulement lorsque je puis abstraire des phénomènes leur élément formel élaboré d'après les traditions des droits légaux et atteindre leur noyau interne d'essence purement humaine qu'ils excitent ma sympathie. Alors, en effet, je trouve pour m'entraîner le même motif qui me pousse, com- me artiste, à rejeter la forme physique défectueuse du pré- sent pour créer une nouvelle forme sensible qui réponde à la véritable essence de l'humanité forme qui ne peut être

1. L'œuvre et la mission de ma vie, fin du ch. VU.

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obtenue que par la destruction de la forme physique du pré- sent, donc par la Révolution * ».

Conclusion que nous appellerions volontiers anarchiste si le nouvel ordre de choses ardemment désiré par Wagner n'était si différent de celui que poursuivent nos anarchistes actuels. On voit en tous cas dans quelle sphère idéale se mouvait sa pensée. Mais l'utopie contenant en germe le pro- grès à venir, les hommes à idées sont toujours suspects à ceux qui représentent l'ordre établi ; comme d'ailleurs par ses rapports avec Rœckel et sa conduite pendant l'émeute Wagner s'était gravement compromis, il fut exilé non seule- ment de Saxe, mais d'Allemagne.

Réfugié à Zurich, il y composa trois de ses œuvres théo- riques les plus importantes : ^r; et révolution^ L'Œuvre d'art de V avenir, Opéra et drame. Ces travaux d'analyse et de critique, s'ils coûtèrent à sa nature, lui permirent du moins de « dégager son esprit de toute incertitude et de toute confusion » ^ et de prendre une pleine conscience du carac- tère particulier de son génie.

Dès lors cesse en lui toute hésitation. Il s'enfonce^ voyageur hardi et infatigable, dans ces vieux mythes aussi mystérieux et touffus que les antiques forêts de Germanie. Il se sent redevenu « l'artiste vrai, sans entraves^ ». La gaieté de Sieg- fried, la joie de vivre et d'agir, remplissent son propre cœur lorsque, après avoir ressoudé les deux tronçons du glaive : la musique et la poésie, il s'élance pour combattre le monstre : l'art faux, corrompu et corrupteur, et conqué- rir la vierge divine toute grâce et toute lumière, harmonie et vérité. Il entend, lui aussi, l'oiseau chanter dans la forêt, l'être aérien, « vivant symbole de Pâme* », qui lui module les grandes pensées sur un rythme mélodieux. Wagner, nous l'avons dit, avait rêvé ce beau rêve de justice et d'a- mour qui hante les esprits élevés et les cœurs généreux,

1. Communication à mes amis, G. S., t. IV, p. 308, 309.

2. Uœuvre, etc., ch. VIII, p. 62. 3.^ Ibidem.

4. Ernst, Richard Wagner et le Drame contemporain, ch. XVI, p. 254.

2/1 -

d'où sont sortis et sortiront pour la pauvre humanité toutes les améliorations et tous les progrès.

Ce rêve, il nous le raconte dans le discours du \f\ juin.

Après avoir réclamé l'abolition des privilèges aristocrati- ques et l'établissement d'une sorte de suffrage universel : « Lorsque seront tombées, ajoute-t-il, les inimitiés, les ja- lousies qui séparent les différentes classes, et que tous ceux qui respirent sur notre chère terre d'Allemagne seront unis en un grand peuple libre, aurons-nous atteint le but ? Nous ne ferons que commencer. C'est alors qu'il faudra examiner hardiment, avec toute notre puissance de raisonnement, les causes de misère de l'état social actuel : le roi de la créa- tion, l'homme, avec ses hautes facultés physiques, morales, esthétiques, peut-il avoir été destiné par Dieu à être l'es- clave d'un produit brut et inerte de la nature, du pâle métal ?

« L'argent' doit-il exercer sur l'homme, image de Dieu, une tyrannie assez dégradante pour asservir la noble et li- bre volonté humaine aux passions de l'usure et de l'avarice ? Tel est le premier combat que doit livrer l'humanité misé- rable et déchue pour reconquérir sa liberté. Cette guerre ne fera couler ni sang ni larmes. La victoire est assurée ; tous désormais seront convaincus de cette vérité : l'humanité at- teindra le suprême bonheur quand tous les hommes actifs auxquels la terre peut donner la nourriture se réuniront mettant en commun leurs facultés si variées pour satisfaire, grâce à l'échange du travail, aux besoins les uns des autres et contribuer au bonheur général. Nous reconnaîtrons aussi que la société humaine est viciée dans son principe quand l'énergie des individus est restreinte et que leurs forces ne peuvent se développer librement, complètement... Nous verrons enfin que la société se maintient par l'activité de ses membres, et non par la prétendue activité de l'argent. Dieu nous aidera à démontrer et à appliquer ces principes. Alors s'évanouira comme un méchant esprit des ténèbres ce préjugé diabolique de l'argent. Avec l'argent disparaîtra

1 . C'est Vargent, non la propriété, que "Wagner attaque dans ce dis- cours, ou il déclare d'ailleurs rejeter l'utopie communiste.

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sa séquelle honteuse des usures publiques et privées, des escroqueries du papier-monnaie et des spéculations frau- duleuses. Ainsi se réalisera Témaneipation de la race hu- maine ; ainsi s'accomplira la pure doctrine du Christ, qu'on cherche à nous cacher sous la magie d'un dogme inventé à seule fin d'en imposer à un monde grossier de barbares simples d'esprit. »

N'est-ce pas l'explication du thème étrange qui court d'un bout à Pautre de la Tétralogie et en fait l'unité : il faut rendre Tor aux filles du Rhin, rejeter le décevant métal au sein de la nature d'où on n'aurait jamais dû. l'arracher ; c'est-à-dire : il faut supprimer la richesse, et du même coup la cupidité, l'ambition et les misères sans nombre qu'elles déchaînent sur le monde ? Le principe de ces calamités, en effet, c'est le dessèchement du cœur, la mort de tout désin- téressement, de tout sentiment généreux, l'égoïsme enfin qu'engendrent fatalement la richesse et le pouvoir. Car, chose digne de remarque, Wagner ne sépare point la cupi- dité et L'ambition ; il ne s'agit pas seulement de l'or, mais d'une bague d'or assurant à qui la possède l'universelle do- mination.

Or à quel prix pourra-t-on la conquérir? En renonçant à l'amour ^ Et l'amour une fois éteint dans le cœur, on ne recule plus devant aucun crime : Fafner tue son frère Fasolt ; Mime, touché d'abord de compassion pour le malheur de l'infortunée Sieglinde, veut empoisonner^ pour s'emparer de l'or fatal, Siegfried, l'enfant même qu'il a adopté et élevé ; Hagen, enfin, assassine lâchement le jeune héros. L'or porte

1. R., p. 16, 18, etc. Il nous est impossible de donner ici une ana- lyse des drames de "Wagner ; nous renvoyons donc le lecteur à Richard Wagner par C. Mendès (in-12. Charpentier), et pour l'analyse psycholo- gique des caractères et Tétude des sources à L'arf de R. Wagner par Ernst (in-12, Pion), aux très intéressantes brochures : Lohengrin^ La Walkyrie, Siegfried, Parsifal de Kufferath (Fischbacher). Un pèlerinage à Rayreuth par E. de S. Auban (in-12, Savine) contient une excellente appréciation Ae Parsifal ei des Maîtres chanteurs ; les Mélanges sur R. Wagner, d'A. Soubies, un intéressant chapitre sur les Fées. Nous ne ci- tons ici que des ouvrages faciles à lire. La bibliographie wagnérienne est des plus considérables ; un catalogue général publié récemment com- prend 9462 numéros.

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malheur à ceux mêmes qui le touchent avec des mains pu- res et dont le cœur, comme celui de Siegfried, ne connaît point les calculs honteux. Combien forte la malédiction d'Albérich ! Combien vraie sa prophétie : Or brillant, pour qui voudra te posséder, plus de joie, plus de bonheur, mais les soucis cuisants et les jalousies terribles, la crainte, la terreur et la mort ! *

Mais rien n'égale, dans leur énergique concision, les der- nières paroles de Briinnhilde ^ qui sont l'exact résumé de tout le poème : « Elle a passé comme un souffle la race des Dieux. . . Le trésor de ma science sacrée, je le livre au monde : le règne est fini des biens, de l'or et des pompes divines. Plus de maisons, de cours, de faste seigneurial ! Ils sont à jamais brisés, les liens trompeurs des sombres traités, la dure loi des mœurs hypocrites. Une seule chose subsiste, qui dans les bons et les mauvais jours nous rend heureux : l'Amour ! »

Telle est bien l'idée de Wagner, du Wagner révolution- naire de 18ii9, l'ami de Rœckel et de Bakounine. Qu'on Use les tirades exaltées qu'il insérait alors dans le journal démo- cratique Volksblœtter de Rœckel, en particulier cet article enthousiaste qui parut un mois à peine avant l'émeute de Dresde, véritable dithyrambe en l'honneur de la Révolution ^

Il la représente portée sur l'aile de la tempête, la tête haute, environnée d'éclairs, tenant d'une main le glaive, de l'autre le flambeau, Pœil sombre, dur et menaçant; et cepen- dant, pour qui ose la regarder en face, quel jailHssement d'amour pur, quel rayonnement de bonheur ! Elle s'adresse à tous les souffrants, à toutes les victimes d'une société égoïste : « Je suis, dit-elle, la vie qui éternellement crée et rajeunit !.. Je viens détruire le pouvoir d'un seul sur tous, des morts sur les vivants, de la matière sur l'esprit ; je veux anéantir la puissance des potentats, de la loi et de la pro- priété. Que l'homme n'obéisse plus qu'à lui-même, que son

1. R., p. 60.

2. G. p. 85 : « Nicht Gut, nicht Gold, noch gœttliche Pracht, etc.. ».

3. Richard Wagner' s geistige Entwickelung, von Hugo Dinger, tome I, p. 233.

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désir soit son unique loi et sa force tout son avoir ; car il n'y a de saint que V homme libre, et il n'y a rien de plus grand que lui !... Désormais, plus de haine, d'envie, de malveil- lance, d'inimitiés ! Vous devez tous vous saluer comme frè- res ; et libres, libres dans votre volonté, libres dans vos ac- tes, libres dans vos plaisirs, vous connaîtrez le prix de la vie ! Je suis le Dieu unique que reconnaissent tous les êtres, le grand Tout qui embrasse la nature entière et lui commu- nique la vie et la joie

C'est la même thèse que soutiennent de nos jours ceux qui prêchent le retour à la nature *. « Les lois disent-ils, ont été nécessaires : au commencement qu'ils étaient bipè- des, nos aïeux en usèrent comme béquilles. Elles les soutin- rent jusqu'au point nous sommes. Rejetons cet appareil désormais superflu et gênant. Les dogmes et les codes nous ont mis dans le sang la pitié et la justice : aujourd'hui que nous nous en sommes assimilés la meilleure part, ils ne font plus que nous embarrasser de leurs formules. C'est la pulpe des aliments assimilés. Expulsons ces détritus... Débarras- sons-nous de cet énorme amas de fictions désormais sans sucs, préjugés dont nous sommes ralentis, qui entravent no- tre vue et déterminent des fautes fictives en même temps qu'ils légalisent de vrais crimes ^ »

On comprend dès lors cette hardiesse si souvent reprochée à Wagner, d'avoir transporté sur la scène les amours illicites d'un frère et d'une sœur, Siegmund et Sieglinde. Sans doute, on pourrait observer que dans les mythes primitifs ces ma- riages entre jumeaux paraissent symboliser l'étroite con- nexion entre phénomènes simultanés ' ; on pourrait ajouter que, d'après la Bible elle-même, l'espèce humaine a son

1. Quel admirable symbole du retour à la nature que ces eaux du Rhin envahissant la scène à la lin du Crépuscule des dieux, faisant dis- paraître à jamais les débris de l'ancien monde, spécialement la Bague et le Tarnhelm images des tyrannies et des hypocrisies de la civilisation actuelle !

2. Maurice Barrés, L Ennemi des lois, p. 278, 280.

3. Dans le cas présent: le Printemps et l'Amour. Se rappeler qu'en allemand amour est du genre féminin. W. p. 21.

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accroissement à des unions de ce genre ; mais ce serait es- quiver la difficulté.

L'intention très nette de Wagner est d'établir un contraste entre l'amour vrai de deux êtres chez qui la communauté du sang n'est qu'un symbole de la parenté des âmes, et l'escla- vage honteux auquel Hunding a soumis Sieglinde et que son égoïsme décore du nom de mariage.

Uniques représentants sur cette terre de la race divine, Sieg- mund et Sieglinde pouvaient seuls se comprendre. La même flamme céleste brillait dans leurs regards *. Leur amour, ce n'est pas le vulgaire couji de foudre^ mutuelle obsession de deux êtres nerveux et débiles, mais bien l'immédiate sympa- thie, le don réciproque, irrévocable, de deux cœurs vivant de la même vie.

Frîcka, la « protectrice du mariage et des serments sa- crés^ », dans une longue discussion avec AVotan, attaque violemment cette union de Siegmund et de Sieglinde. Celui- ci lui répond : « Qu'ont-ils donc fait de mal, ces jumeaux qu'unit l'amoureux printemps? L'amour les a ensorcelés ! » Et comme Fricka, mise hors d'elle par cette absence de sens moral, éclate en reproches : « Tu n'as jamais vu rien de pareil, reprend Wotan avec le plus grand calme, eh bien ! sois-en témoin aujourd'hui ; alors même que cela ne serait jamais arrivé, qu'importe? Sache ce qu'est une union spon- tanée ; souris à cet amour, et bénis le lien de Siegmund et de Sieglinde^. »

On a prétendu que Fricka symbolise la raison, la cons- cience morale*. Nous ne le croyons pas. Le véritable ca- ractère de l'épouse stérile de Wotan se résume en ces mots : « Tu ne peux comprendre que ce qui se passe d'habitude "\ »

1. W. pp. 6; 9; 16; 23.

2. ft Der Ehe Hùterin Uin der Eheheiligen Eid. . . ich klage ». W., p. 28.

3. W., p. 28,31.

4. Dans une leUre à Uhlig (12 nov. 1851) Wagner dit que Fricka re- présente les mœurs (Sitte), ce qui n'est pas la même chose que la morale considérée sous son aspect idéal, absolu.

5. Stets Gewohntes nur magst du versteh'n. W., p. 31. Les Ases dont Odin (= Wotan) était le chef avaient apporté la civilisation en Scan- dinavie et remplacé le règne de la force brutale par celui des traités, des

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La convention, la tradition, envisagée par un esprit borné incapable dladmettre des exceptions et de corriger la lettre de la loi par une interprétation intelligente, la coutume maintenue, protégée, parce qu'elle est la coutume, et non point à cause de l'élément rationnel qu'elle peut renfermer, tel est son domaine. f

Quant au mariage de Wotan et de Fricka, il s'explique ai- sément : le pur instinct (Wotan) serait un torrent dévastateur s'il n'était contenu, dirigé, par l'ensemble des conventions sociales. Mais, pour s'unir à Fricka, Wotan a sacrifier un de ses yeux ' ; c'est-à-dire qu'il ne voit qu'un seul as- pect des choses, l'aspect conventionnel, utilitaire; Vautre, l'aspect vrai de la libre nature, lui échappe à jamais ^

Pourtant Wotan a aimé Erda la Sagesse éternelle ^ ; il a fait effort vers l'intelligence ; aussi conserve-t-il comme un souvenir, une vague intuition d'un ordre de choses supé- rieur * le mariage, par exemple, ne serait plus réglementé par des lois étabUes par les plus forts en vue de leurs commodités et de leurs intérêts : « Sacrilège, s'écrie-t-il, le serment qui unit deux êtres qui ne s'aiment point ! " »> Fricka se voile la face, déclarant qu'envers et contre tous elle dé- fendra les justes noces.

La scène serait comique si le redoutable problème qu'a- gitent les deux époux n'était, au fond, celui de l'amour libre, thèse chère à plus d'un réformateur, dont nous trou- verons, du reste, au cours de ce poème, une réfutation inattendue.

Et non seulement la hiérarchie sociale, les lois, la pro- priété, le mariage seront modifiés, transformés par la Ré- volution ; l'ordre reUgieux lui-même sera renversé et dé- truit. Wagner inscrit en tête de la dernière partie de la

lois. Ils avaient en particulier interdit le mariage entre frère et sœur. On comprend dès lors le cas choisi par Wagner pour symboliser la réaj tion de la nature contre la loi.

1. R., p. 22. G., p. 6 représente, au contraire, le mythe prii^itif.

2. W., p. 40 76, 77 ; S. 49, 81.

3. S., p. 75.

4. W., p. 40.

5. W., p. 28.

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Tétralogie ce titre significatif: Crépuscule desdieuxK Jus- qne-là le Dieu de AVagner, l)icn que conçu de façon un peu vague comme « le Dieu de la joie et du bonheur, le Dieu qui a créé la musique^ », reste néanmoins distinct du monde, conscient, personnel ; mais on reconnaît l'influence de l'école hégélienne et des théories de Feuerbach ^ il ne tarde pas à se confondre avec la force éternellement créa- trice de la nature, qui trouve dans l'homme son expression suprême.

Wotan, le maître des dieux, disparaîtra, et avec lui toute la cour céleste : à Thommc désormais appartiendra la do- mination du monde, à « l'homme libre, fort et noble, tel que la nature l'a fait * ». Siegfried, resplendissant de jeu- nesse et de force, symbolise l'humanité nouvelle. Wotan a pressenti son avènement et l'a prédit à Fricka: « Tu ne comprends que ce qui se passe à l'ordinaire, mais ma pen- sée se porte sur ce qui ne s'est jamais vu. Écoute : ce que les dieux ne peuvent faire, ce qui m'est impossible à moi- même, il Paccomplira, le héros dégagé de toute protection divine, affranchi de la dépendance des dieux M » A sa fille Brunnhilde il tient le même langage, et salue d'avance le héros absolument libre qui ne s'est jamais incliné devant la puissance divine, agit avec une pleine spontanéité et « se crée lui-même ^. » i

Voyez Siegfried s'élancer dans la forêt, brandissant le glaive qu'il a forgé de ses propres mains : « Rien ne me re- tient, s'écrie-t-il, rien ne me He.... Je n'ai ni patrie, ni maison, ni biens ; je n'ai reçu que mon corps, et je l'use à la peine ! Je n'ai qu'une épée et c'est moi qui l'ai faite'' ! »

1. L'expression est empruntée à YEdda. Mais dans VEdda, le crépus- cule est suivi de la renaissance de certains dieux ; pour Wagner, 17m- manité doit remplacer toute divinité.

2. Ein glûcklicher Abend, G. S. ï. I, p. 149.

3. Cfr. l'ouvrage précité d'Hugo Dinger, T. I, chap.V, § 2. Comparer, par exemple, le style du discours à l'Union des patriotes (1848) avec ce- lui de l'article sur la Révolution (1849) la nature et l'homme ont rem- placé Dieu.

4. UŒuvre, etc. ch. VII, p. 48, 49 ; chap. VIII, p. 55, 50.

5. W. p. 31.

6. W. p. 39. 40, 41, 83. S. p. 47, 77.

7. S. p. 18, 80. G. p. 21.

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31

Un jour il rencontre Wotan. Le dieu essaye de lui bar- rer la route avec la lance sur laquelle sont gravées les Ru- nes * symboles des traditions religieuses et sociales de la vieille humanité : « Arrière, s'écrie Siegfried, aurai-je tou- jours un vieux sur mon chemin ? » Et d'un coup de son épée, il fait voler en éclats la lance de Wotan... « Va donc, reprend le dieu, je ne puis plus te retenir ^ ! »

Et « l'homme libre » poursuit sa marche triomphante.

Mais quelle est donc cette « œuvre » dont parle si sou- vent Wotan % et que seul l'homme libre pourra réaliser ?

Nous touchons ici au cœur même de la philosophie de Wagner, à sa conception métaphysique du monde. Dans la Tétralogie, la thèse métaphysique et la thèse révolution- naire sont étroitement mêlées, comme les fils d'or que tres- sent les Nornes.

§ 2. La thèse métaphysique.

Est-ce atavisme, curiosité naturelle, dégoût de nos philo- sophies ? Toujours est-il que nous aimons à nous reposer de nos analyses subtiles et de nos raisonnements compU- qués dans les images naïves et si voisines de la nature se reflètent les croyances antiques. Ainsi nous plait-il de voir le soleil parcourant l'azur céleste représenté par le Voya- geur au manteau bleu, à l'œil unique \ le tonnerre, par le

1. « Heil'ger Vertrsege Treue-Runen Schnitt in den Schaft er ein, » S. p. 24. Gfr. p. 25 et G. p. 6, 7 ; R. p. 27. Les Runes désignent non seule- ment les caractères runiques, mais une collection de sentences pratiques et de règles morales concernant la vie simple des vieux Germains. Il est probable que dans le cas présent il s'agit aussi de formules magiques (cfr. Runenzauber, R. p. 33) assurant à Wotan la domination sur les dieux, les géants et les nains. On trouve dans VEdda (Chant de Sigur- drifa) d'intéressants exemples de ces deux sortes de Runes que Sigurdrila (Briinnhilde) enseigne à Sigurd (Siegfried.)

2. S. p. 81,84.

3. W. p. 31, 40; S. p. 78.

4. Wotan (Odin, Wodan, racme Wehen, Fâïjp, aijfxt) était originai- rement le dieu de la tempête ; il finit par être considéré comme le dieu suprême ; il reçut alors les attributs du ciel : le manteau bleu avec des étoiles d'or représentant l'azur ; le chapeau qui voile son front, le nuage qui cache le soleil ; l'œil unique, le soleil (Cf. Veeil du soleil R. 73, S. 70 ; G. 63, etc.).

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lourd marteau de Donner, l'arc-en-ciel devenu le pont splen- dide jeté entre la terre et le Walhall ^

En maint endroit le dieu n'est pas encore complètement dégagé du phénomène dont il est la personnification : l'ar- rivée de Wotan ne fait qu'un avec celle du vent, de la tem- pête, et dans le nuage éclairé par la foudre paraît la Yalky- rie.

Toutefois, quand on aborde l'étude d'une mythologie aussi antique que celle des Germains et des Scandinaves, il faut bien se garder d'y vouloir retrouver nos conceptions modernes. Nous ne pouvons prononcer le mot dieu sans qu'immédiatement resplendisse aux yeux de l'esprit cet idéal de perfection morale qu'avaient entrevu les Sages de la Grèce et que l'Évangile a rendu populaire.

Nos ancêtres barbares ne s'élevaient point si haut. Quel- ques-uns, sans doute, subissaient dans leur raison et leur conscience cette influence supérieure qui leur faisait soup- çonner par delà leurs dieux un Destin, une Justice, une Loi ; la foule se contentait de personnifier les forces tour à tour bienfaisantes et hostiles de la nature et d'entretenir avec elles des rapports intéressés. Notre langage religieux fourmille de métaphores qui furent prises à la lettre par nos pères. N'est-ce point par atavisme, qu'au lieu de nous recueillir et de rentrer en nous-mêmes, instinctivement, quand nous parlons de Dieu, nous levons les yeux vers le ciel :

Aspice hoc sublime candens quem invocant omnes Jovem ^.

Ces vieux mythes, en traversant la conscience et l'imagi- nation de Wagner, ont subi de profondes transformations. Pour lui, Wotan n'est plus seulement le ciel, la lumière ou le soleil, mais bien la force productrice de la nature, la vo- lonté créatrice ^ infatigable, inépuisable, déterminant dans le monde le mouvement incessant du tourbillon vital.

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1. R. p. 72.

2. Ce vers d'Ennius est bien commenté par Cicéron De natura Deo- rum,l. II, §XXV.

3. Evidemment il ne s'agit pas ici {le création ex nihilo. Pour Wo- tan, renoncer à créer, c'est renoncer à sa puissance, à son être ; quand

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Mais c'est une volonté purement instinctive, dont le but unique est de se conserver, de se développer, de se défen- dre contre les forces adverses. Cette volonté se traduit chez Wotan par un insatiable désir de domination, qui le pousse à faire construire par les géants le Walhall, à la fois palais luxueux et forteresse redoutable *.

L'orgueil égoïste de Wotan, c'est la faute originelle ^ d'où découlent tous les malheurs du monde. Bien avant qu'Al- berich ait arraché l'or aux filles du Rhin et forgé l'anneau fatal, Wotan a conclu avec les géants un traité sacrilège : en échange du burg qui lui assurera toute sécurité, il leur a promis Freïa, la gracieuse déesse ; à l'amour il a préféré le pouvoir.

Dès lors la volonté créatrice est viciée dans son fond : l'ins- tinct naturel a fait place à la convention intéressée. Il faut s'attendre à toutes les catastrophes. Voici, en effet, que Wo- tan dérobe lâchement l'or au Nibelung ; pour conserver l'anneau, gagedelasouveraine puissance, il abandonne Freïa. Sa soif de domination est à ce point ardente^ inextinguible, que pour s'assurer appuis et défenseurs il s'épuise en créa- tions nouvelles. Mais ces nouveaux êtres, ce ne sont que les reflets de lui-même, c'est toujours luisons d'autres formes, ce sont les mêmes aspirations inassouvies, les mêmes an- goisses, les mêmes désirs torturants : « Détresse ! détresse s'écrie Siegmund, fils de Wotan. Et Fricka jette à la face de son époux ce cruel reproche : « Cette détresse, c'est ton œuvre ! ^ »

Depuis que la volonté créatrice a fléchi et abandonné la di- rection que lui traçait sa nature, depuis qu'elle a substitué à l'impulsion naturelle, à l'amour, les conventions artificielles,

il est décidé à cette abdication, il s'écrie : Zu schauen kam ich, nicht zu schafTen ! S. p. 44.

1. R., tout le commencement de la scène, et p. 73.

2. « An allem was war, istund wird, frevelst, Ewiger, du ! » R., p. 59. Ces paroles sont adressées à Wotan par Alberich à l'occasion du rapt de la bague, mais ce vol se lie d'une manière indissoluble à l'épisode de Freïa p. 20, 36. . . Cf. du reste l'apostrophe de Brûnnhilde aux dieux : «« Erschaut eure ewige Schuld ! >) G. p. 83.

3. W. p. 25; 32.

3

sa- les « traités » factices, les lois qui protègent ses jouissances égoïstes, le mal et la douleur sont au cœur des choses. Désor- mais, l'être qui obéira à sa nature viendra se heurter à la loi et en deviendra la victime. Wotan en a fait de bonne heure la douloureuse expérience : il a tressailli de joie en voyant Sieglindect Siegmund s'aimer de l'amour vrai qu'inspire la nature ; de la libre et joyeuse union de ces deux forces issues directement de lui-même, il espérait voir jaillir une force, une vie plus intense ; mais l'impassible BYicka lui rappelle les exigences de l'ordre établi : et voilà Wotan réduit à l'af- freuse nécessité d'ordonner la mort de Siegmund !

Comme il comprend alors sa faute ! Comme il regrette amè- rement d'avoir abdiqué sa liberté ! Comme il voit clairement que l'organisation actuelle des choses est mauvaise dans son principe, qu'il faut changer l'orientation du monde : éclairer l^instinct par l'intelUgence et, de l'égoïsme qui ne sait que piller ou tuer, revenir à l'amour qui donne et vivifie ! Lui qui tremblait jadis à la seule pensée que sa domination pût cou- rir quelques risques, abdique aujourd'hui, de plein gré, ce pouvoir égoïste et criminel. Non seulement il se résigne à sa déchéance, mais il la désire, il l'appelle de tous ses vœux : «Disparais donc, splendeur divine, éclat trompeur ! Ecroule- toi, palais que j'ai bâti ! Mon ouvrage, je l'abandonne ! Je ne réclame plus qu'une seule chose : la fin ! la fin ! *. »

Ainsi, Wagner affirmait à bon droit que la Tétralogie était « l'expression la plus complète de ses vues sur le monde " ». Il y a là, en effet, toute une philosophie qu'on a pu croire inspirée de Schopenhauer. Il faut remarquer cependant que le texte de la Tétralogie parut en 1853 ; or ce n'est qu'en 1854^ que Wagner commença la lecture des ouvrages du philosophe de Francfort. Use prit d'enthousiasme pour des idées qui présentaient avec les siennes de grandes analo- gies et envoya de suite à Schopenhauer un exemplaire de

1. W. p. 41. -

2. Lettre à Uhlig, du 31 mai 1852.

3. Gfr. Wagner und Schopenhauer, par Hausseger (Leipzig, Reinboth), p. 4.

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V Anneau du Nibelung en témoignage « de remerciment et de vénération ».

De profondes différences séparent toutefois la conception philosophique de Wagner des théories de Schopenhauer.

L'auteur du Monde comme représentation et comme volonté suppose à l'origine des choses une « volonté de vi- vre » (un effort, une souffrance par conséquent * et un mal par essence) qui se réalise, s'objective à différents degrés dans les êtres divers dont se compose le monde. Une telle volonté pourvoit les créatures de mille moyens de conser- vation et de défense : l'intelligence, par exemple, est un auxiliaire puissant pour la conservation de l'individu et la propagation de l'espèce. Mais Thomme possède un sur- plus, un excédent d'intelligence qui n'est pas utilisé au service de la volonté. Il s'en servira pour se rendre compte de son état misérable et secouer le joug de cette volonté tyrannique. La contemplation esthétique commencera la délivrance qui s'achèvera par la pratique de la morale et de l'ascétisme, par l'entière négation de la volonté de vivre.

On croit assez généralement que cette négation se traduit par un néant absolu. Il semble bien, en effet, que logique- ment il en devrait être ainsi ; mais à maintes reprises ^ Scho- penhauer affirme qu'il s'agit seulement d'un néant relatif, d'une négation de l'état actuel qui est lui-même, avec tou- tes ses misères et ses souffrances, une véritable négation. Si l'on voulait à tout prix, ajoute Schopenhauer, se faire de cet état une idée positive, « il n'y aurait point d'autre moyen que de se reportera ce qu'éprouvent ceux qui sont parvenus à une négation complète de la volonté, à ce que l'on appelle extase, ravissement, illumination, union avec Dieu, etc. ; mais (cet état) n'appartient qu'à l'expérience

1. est le sophisme de Schopenhauer. Tout effort n'est pas une souf- france, un mal. L'effort n'est une souffrance que quand il y a dispropor- tion entre Taclivité dépensée et l'activité disponible.

2. Le monrfe, etc., t. I, § 68, p. 415 ; § 71; t. III, ch. XVIII, p. 10 ; eh. XL VIII, p. 420, 424; ch. L, p. 452, 455.

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personnelle ; il est impossible d'en communiquer extérieu- rement ridée à autrui *. »

L'analogie entre Wotan et la « volonté de vivre » est évidente ; de part et d'autre, c'est la même force suprême, « volonté », « désir 2 » toujours en mouvement, attestant par des créations sans nombre son inépuisable fécondité. Mais Wagner ne l'envisage pas comme mauvaise dans son es- sence ; s'il qualifie parfois Wotan ' de « sauvage )>, de <( furieux », il insiste non moins sur son désir ardent d'une meilleure organisation du monde, sur ses aspirations vers l'intelligence* et l'amour".

L'intelligence véritable, la raison, est personnifiée non dans Fricka, mais dans Erda, celle « qui sait tout*, » dont le rêve « plein de pensées' » symbolise si bien la vérité cachée dans le sein de la nature et que seul l'effort la volonté de Wotan peut évoquer et amener à la pleine conscience. C'est Erda qui prédit à Wotan la fin de son rè- gne : et pourtant elle demeure soumise à Wotan; celui-ci, à son gré, l'appelle ou la fait disparaître, et il lui déclare

1. Le monde, etc., 1. 1, §71.

2. R. p. 19, 28, etc..

3. R. p. m. S. p. 77. - G. p. 36, etc..

4. S., p. 74. Voir surtout W., p. 37:Zu wissen begehrtesden Gott, etc.

5. W., p. 37 : « In der Macht gehrt'ich nach Minne », p. 43 : « Du liebst Siegmund... », p. 76, 77: « So thatest du was so gern zu thun ich begehrt » . Ce sont les Nains qui personnifient dans la Tétralogie la haine, la jalousie, les passions basses. C'est le nain Alberich qui renonce à l'amour, R., p. 18, mais non aux jouissances sensuelles, R., p. 17 ; à prix d'or, il séduit une femme ; il a d'elle un fils, Hagen, le meurtrier de Siegfried : « Des Hasses Frucht, dit Wotan, hegt eine Frau ; des Nei- des Kraft kreiss't ihr im Schosse : das Wunder gelang dem Liebelosen », W., p. 42. On sent dans ces paroles l'opposition de caractère entre Wo- tan et Alberich ; Wagner l'a nettement exprimée par les mots : Schwarz- alben, Schwarz -Alberich contrastant avec Lichtalben , Licht-Alberich (Wotan) S., p. 22, 23. Quant à l'opposition entre Hagen et Siegfried, Cfr. G., p. 38: « Hasse ich die Frohen, freue mich nie ! » s'écrie Hagen. « Hagen, mein Sohn, hasse die Frohen ! » répond Alberich en vrai pessimiste.

6. « Die ailes weiss » W., p. 37. « Allivissende ! Ui'weltweise ! » S., p. 73, 74, 76.

7. « Sinnendem Schlafe wissendem Schlaf », S., p. 73. « Mein Schlaf ist Traùmen, mein Traiimen Sinnen, mein Sinnen Walten des Wissens » S., p. 74. On retrouve ici la théorie de la clairvoyance du rêve.

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nettement qu'elle doit être anéantie avec lui*. Il serait facile \ de traduire la scène entière avec les formules de Schopen- , hauer : l'intelligence fait comprendre à la volonté qu'elle doit se nier elle-même, et la volonté, s'anéan tissant par le renoncement, anéantit en même temps l'intelligence. '

Toutefois, malgré ces ressemblances, il existe entre les deux théories une différence capitale.

Pour Wagner, la nature est bonne dans son fond. Ce n'est pas l'être en tant qu'être, le désir en tant que désir ^ qu'il réprouve, mais le désir transformé en ambition, en avarice, en égoïsme, se défendant par la force brutale, entravant par des conventions la libre nature. Qu'elle redevienne li- bre, cette nature, et la délivrance est opérée. Siegfried ne représente point une puissance opposée à Wotan ; il des- cend de Wotan ^ ; il est, lui aussi, sa volonté, mais sa vo- lonté affranchie, indépendante *. Surtout Siegfried n'a rien d'un ascète : il ne s'abîme pas dans la contemplation, il agit et ne pense qu'à une chose : courir à de nouveaux exploits ^ ; il n'a point renoncé aux plaisirs du monde, il est la personnification de la joie de vivre, de la gaieté débor- dante ; il n'a pas maudit l'amour, comme le Nibelung ou comme Schopenhauer c'est l'amour qui l'instruit, le transforme et en fait le véritable représentant de l'huma- nité nouvelle.

Jusqu'au moment il réveille Briinnhilde, Siegfried ne possède, en effet, que la force physique, dont la brutalité, il faut l'avouer, est à peine voilée par les charmes de sa jeunesse. Le sens moral paraît lui faire complètement dé- faut. Mais Briinnhilde, fille de Wotan et de Erda, a hérité de sa mère la divine sagesse ; bien plus, le jour elle n'a

1. « Urmûtter-Weisheit gehl zu Ende : dein Wissen verweht vor mei- nemWillen», S., p. 77,

2. De même, ce n'est pas l'intelligence en tant qu'intelligence, mais l'intelligence froide, isolée de l'amour, représentée par Erda couverte de givre, que Wagner appelle la source de tous nos soucis : « Urmûtter- Furcht ! Ur-Sorge / » S. p. 78.

3. S. p. 82 : « Kilhner Spross... liebt ich von je deine lichte Art ».

4. Ce qui n'a pas lieu pour Siegmuud, comme Fricka le fait observer à Wotan W. p. 32.

5. G. p. 10 ; « Zu neuen Thaten.. »

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pas craint de résister aux ordres de Wotan , elle a main- tenu contre lui Vautre aspect des choses *, le point de vue de la vérité et de la sincérité, et condamné les tergiversa- tions, les lâchetés d'un esprit esclave des conventions inté- ressées, ce jour-là son intelligence s'est révélée comme conscience morale affirmant l'obligation supérieure de la justice et de la bonté. Yoilà la science suprême que Briinn- hilde cherchera à communiquer à Siegfried ^ ; chez lui, dès lors, la conscience s'alhera à la force physique ; l'amour réalisera ainsi dans le jeune héros la parfaite harmonie de Inintelligence et de la volonté.

Mais tout cela se passe ici-bas, en cette vie. Evidem- ment, une telle foi à la nature, à l'amour, à l'humanité, n'a rien de commun avec le cauchemar pessimiste.

Absorbé dans ses déductions abstraites, Schopenhauer a perdu de vue la réalité ^ S'il avait tiré ses conclusions d'une manière rigoureuse, c'est l'absolu néant qu'il aurait proposer comme l'unique rédemption possible. Par une heureuse inconséquence *, il attribue à la négation de la « volonté de vivre » le caractère d'un néant relatifs avouant par même que cette farouche « volonté de vi- vre » n'est pas l'essence même de l'être, mais une forme accidentelle, transitoire, impliquant une exagération, une déviation, une déchéance à laquelle des tendances contrai- res : désintéressement, justice et pitié, peuvent et doivent remédier.

Wagner, par ses propres réflexions, était arrivé à de semblables conclusions. Tout aussi profonde que celle de Schopenhauer, sa théorie est bien plus logique et à la fois plus proche de la réalité. Son âme d'artiste lui donnait de la nature, de sa beauté et de sa bonté, un sentiment trop vif pour qu'il ne découvrît point, sous ses défaillances, ses

1. W. p. 76, 77.

2. G. p. 10 : « Was Gœtter, etc. .. » Gfr. note i, p. 31.

3. Cf. Hausseger, op. cit., p. 40.

4. Tout s'expliqua lorsque Schopenhauer reconnut dans ses Supplé- ments que la volonté n'est que le phénomène le plus intime de la chose en soi, non la chose en soi elle-même. Cf. Monde, etc. T. III, çh, XVIII, p. 10.

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merveilleuses ressources de transformation et de perfec- tionnement indéfini.

D'instinct, il a senti ce que nous affirmons, nous, après de pénibles recherches, à savoir que la question sociale ne trouvera jamais de solution si on l'isole de la question mo- rale.

La métaphysique de Wagner n'est donc pas le résultat d'une spéculation vide, elle s'appuie sur la constatation d'un conflit réel entre l'égoïsme et l'amour. Ses conclusions sont d^ordre essentiellement pratique : l'amour seul peut racheter, sauver l'humanité, réaliser ce « grand œuvre d'u- niverselle délivrance » après lequel soupirait Wotan *.

Par amour, entendez ici non l'amour physique, instinctif, intéressé, mais l'amour dans son sens le plus élevé, amour dévoué, prêt à la souffrance et au sacrifice, de l'homme pour sa compagne, qui ensuite déborde et se répand sur ses en- fants, ses amis, enveloppe la patrie, l'humanité tout entière ^

Nulle part ailleurs on ne trouvera de réfutation plus frap- pante de ce qu'on nomme l'amour fibre et qui n'est, en somme, que la liberté de la jouissance égoïste ^ Certes, s'il fut jamais^ un amour spontané, jailUssant directement du sein de la nature, c'est celui de Siegfried pour Briinnhilde, passion âpre et saine, mais hélas ! de courte durée, fleur sauvage, aux couleurs vives mais éphémères. A peine, en efffet, le jeune héros a-t-il adressé à Brunnhilde les adieux les plus tendres * qu'il est séduit, fasciné par les charmes de Gutrune. Il y a même une sorte de contradiction entre le rôle idéal que doit remplir Siegfried et sa conduite effec- tive. Pour y échapper, Wagner a eu recours à l'artifice du philtre versé par Hagen, L'idée morale est ici évidente :

1. Erlœsende Weltenthat. S. p. 78.

2. Voir en particulier, le passage d'Art et climat (1850) G. S. p. 218, qui commence par 'ces mots : « Die Mittlerin zwischen Kraft und Frei- heit, die Erlœserin ohne welche die Kraft Rohheit, dieFreiheit aber Will- kûr bleibt, ist somit die Liebe,.. > Impossible de ne pas appliquer ces mots : Mittlerin, Erlœserin, à Brunnhilde.

3. Lust und Laune, dit très bien Fricka W. p. 29 ; elle se trompe seu- lement dans l'application qu'elle fait de ces paroles à Siegmuud et Sie- glinde.

4. G. p. 10... ^ J

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l'amour de pure sensibilité, si passionné qu'on le suppose, reste une émotion vive, qu'une autre émotion vive détruit en un instant. A la passion doit se joindre un élément supé- rieur qui en fait la noblesse et en assure la durée. On cher- cherait vainement cette élévation, cette constance en Sieg- fried, nature fruste, la liberté est encore asservie par l'instinct. C'est dans la conscience plus délicate de Briinn- hilde que ces vertus vont se manifester. Hélas ! elle a connu, elle aussi, l'heure mauvaise l'amour instinctif, égoïste, apparaît sous la forme sauvage de la jalousie et de la ven- geance. Avec Ilagen et Gunther, l'amante, folle de douleur, a comploté la mort du héros*. Mais Brùnnhilde est avant tout la personnification des aspirations nobles et généreuses de Wotan ^ Aussi impénétrable, aussi froid que la cuirasse d'ar- gent qui le protège, son cœur n'avait jamais tressailli qu'au bruit de la bataille. La cruelle détresse de Siegmund et de Sieghnde chassés, poursuivis, maudits des dieux et des hommes, et leur amour plus immense encore que leur mi- sère, et cette fidélité que rien ne peut ébranler, y ont fait jaillir un sentiment nouveau, la pitié : « Je vois quelle dé- tresse navre ton cœur ; ta sainte angoisse, Je la sens ! ^ »

La vierge sublime n'hésite plus. Tout entière elle se con- sacre à la défense, au salut de Siegmund et de Sieglinde,

4. G.; p. 60, 61, 62 : Racheschwur.

2. Elle est sa volonté, W. p. 30, 36, 43, 71, 72, la moitié de son âme, W. p. 79 ; l'expression de sa pensée la plus intime, W. p. 71 ; S. p. 90; mais cette pensée n'est pas chez elle, comme chez Erda, séparée de Va- mour ; c'est par l'amour qu'elle arrive à la pleine conscience S. p. 89, 90 ; c'est en face du bûcher qu'elle s'écrie : < Maintenant, je sais tout ! » G. p. 83.

3. W. 52. Chose étrange ! c'est aussi dans le cœur d'une déesse que le vieux Mage de Chaldée, l'auteur du poème de Gilgamès, fait naître ce sentiment sacré de la pitié : « Dans ces âmes antiques partagées entre l'a- mour et l'amitié, déjà se fait jour la pitié, sentiment mystérieux, né, s'il faut en croire ce sage de Chaldée, au cœur d'une femme, mais épelé d'une façon intelligible par une voix d'homme. A sa femme, visiblement émue de la souffrance de Gilgamès, Samas-napistim adresse cette parole su- blime dans sa simplicité : « Tu souffres, je le vois bien, de la souffrance de l'humanité. » Une épopée babylonienne par J. Sauveplane, Revue des Religions, mai 1893, p. 251. La copie du poème de Gilgamès date du Vil* siècle avant notre ère.'

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et sacrifie sans hésiter ses privilèges divins. Plus tard, en face du bûcher de Siegfried, elle immole joyeusement sa vie même. Dès lors tout égoïsme a disparu. Ce n'est plus l'amante qui parle en Briinnhilde, c'est la prophétesse ins- pirée \ Elle chante l'hymne delà délivrance universelle. L'œuvre rédemptrice est accomplie ; non pas seulement l'œuvre négative : la disparition de l'antique ordre de choses dont Siegfried a donné le signal en brisant Tépieu de Wo- tan, mais bien l'œuvre positive : l'avènement d'un monde nouveau qui ne connaîtra point les anciennes misères. L'é- goisme est vaincu, puisqu'enfin un cœur a vraiment et plei- nement aimé !

Siegfried, l'Homme fort et libre, Brunnhilde, la Femme aimante et dévouée, symbolisent ainsi les deux aspects de la Nature humaine idéale : liberté et amour, force et bonté.

1. G. p. 85.

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CHAPITRE V Tristan et Iseult

Le sombre pessimisme de Schopenhauer * est en si com- plet désaccord avec ce que nous savons par ailleurs du courage, de l'énergie de Wagner, de sa gaieté, de son en- train, de son peu de goût pour l'ascétisme, que nous avons d'abord quelque peine, en dépit des analogies de doctrine que nous venons de signaler, à concevoir l'admiration en- thousiaste qu'il manifesta quand Herwegh lui fit connaî- tre les théories du philosophe de Francfort ^

Chassé d'Allemagne, désabusé de son beau rêve d'abso- lue liberté et de fraternité universelle, Wagner traversa, il ne faut pas l'oublier, une crise de découragement, de dé- sespoir, dont sa correspondance a gardé des traces irrécu- sables : « Je suis retombé dans mon ancien mal, écrit-il à Uhlig le 12 janvier 1852, et le diable m'a repris ! Aucun re- mède ne me guériradel'horreur desimpressions extérieures... Cruellement et clairement je vois, je sens que rien ne pourra me satisfaire, que je n'aboutirai à rien. . . Tout projet m'appa- raît de suite dans le vide de sa réalisation impossible... 0 Dieu ! combien dur, ennuyeux, stupide me semble ce monde, dont je me détache de plus en plus ! Il ne me reste que le repentir de m'être mis en rapport avec lui ! Et comme ce re- pentir est cruel ! Je me ronge et me rongerai jusqu'à ce que, pour apaiser ma faim, je ne laisse plus rien de moi- même. A vrai dire, il y a longtemps que je me ronge ainsi ! Quand je fais un retour sur ma vie, je dois reconnaître

1. Nous parlons de son pessimisme absolu, non du pessimisme relatif de sa seconde manière. Tous ceux qui admettent l'existence du mal ici- bas peuvent être appelés pessimistes dans ce second sens, mais l'expres- sion a le tort de prêter à l'équivoque.

2. En 1852. Cfr. Hausseger, p. 4.

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qu'il m'est venu du dehors peu d'aliments capables de nourrir une âme aussi affamée que la mienne ! Jamais, même un seul moment, je n'ai eu la sensation complète de la douceur du bien-être. Rien que des angles auxquels je me suis heurté, rien que des pointes j'ai posé le pied !...

Comment s'étonner, après cela, que Wagner applaudît aux anathèraes de Schopenhauer contre le désir d'être, la volonté de vivre, et accueillît avec enthousiasme une doc- trine qui lui foui'nissait une explication métaphysique et comme la justification théorique de son état d'âme?

Aussi, dans une lettre à Liszt, parle-t-il de Schopenhauer sur le ton du panégyrique : « Ma musique avance lente- ment ; à côté de cela, je me suis exclusivement occupé d'un homme qui, par ses seuls ouvrages, m'est apparu comme un présent du ciel dans mon isolement : c'est Arthur Scho- penhauer, le plus grand philosophe depuis Kant, dont il a, comme il le dit lui-même, développé à fond les pensées. Les professeurs allemands l'ont ignoré volontairement pen- dant quarante ans ; à la honte de l'Allemagne^ c'est un cri- tique anglais qui l'a récemment découvert. Comparés à lui, Hegel et consorts ne sont que des charlatans ! Son idée fondamentale, la négation finale de la volonté pour la vie, est d'un sérieux terrible, mais seule elle peut nous délivrer. Elle n'était pas nouvelle pour moi, et personne ne peut la bien concevoir qui n'a pas vécu d'elle ; mais il n'y a que ce philosophe qui me l'ait rendue si claire. Quand je me rap- pelle les tempêtes de mon cœur, son effort terrible par le- j quel, contre ma volonté, il se rattacha à l'espoir de vivre, / oui, quand souvent encore recommence l'ouragan, du \ moins maintenant ai-je trouvé ce qui peut l'apaiser, ce qui ! me rend le sommeil dans les nuits d'insomnie : c'est le dé- j sir intime, profond, de la mort ; pleine inconscience, anéan- j tissoment complet, disparition de tous les rêves... seule dé- ^ livrance définitive !

1. R. W. Briefe an Uhlig, Fischer, Heine, p. 144. Consulter aussi le chap. XI du second volume de R. Wagner d'après lui-même, par G, Noufflard (Fischbacher, 1893) : L'évolution pessimistç.

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» J'ai souvent reconnu tes idées ; tu les exprimes autre- ment parce que tu es croyant, mais je sais que tu penses tout à fait la même chose... Quand je lisais Schopenhauer, j'étais presque toujours avec toi; mais tu ne t'en es pas aperçu. Ainsi, je mûris toujours : ce n'est que comme pas- se-temps que je joue encore avec l'art.

» Par amour pour mes plus beaux rêves de vie, pour le jeune Siegfried, je dois bientôt encore achever les Nibelun- gen... Mais, comme dans mon existence je n'ai jamais goûté le parfait amour, je veux à ce plus beau de tous les rêves élever un monument (composer un drame) dans lequel, du commencement à la fin, cet amour puisse une fois se pleine- . ment rassasier: j'ai dans la tête un Tristan et Iseult^ la conception musicale la plus simple et la plus opulente ; avec le « drapeau noir » qui flotte à la fin, je veux me couvrir pour mourir*. «

Wagner nous suggère ici lui-même la véritable explica- tion de son Tristan. Ce serait mal comprendre, en effet, une telle œuvre, de n'envisager en elle que l'intérêt drama- tique ou l'émouvante peinture d'une passion qui, ardente dès l'origine, va toujours croissant jusqu'à l'extase finale et le dernier soupir d'Iseult.

La faculté de compréhension en Wagner était trop vaste pour qu'il pût renfermer sa pensée dans les limites d'un fait divers. Il ne lui suffisait même point de donner à ses créations une portée générale, en nous montrant, par exem- ple, dans l'âme de Tristan et d'Iseult les sentiments humains portés à leur plus haut degré d'exaltation. Le tragique, en effet, pour lui, n'était point dans certains événements excep- tionnels, dans certaines situations anormales de l'existence

\. Briefwechsel zwischen Wagner und Liszt, B. p. 45. Quelques semaines auparavant il lui écrivait : « Le monde est mauvais, mauvais, foncièrement mauvais. N'ayons pour lui aucune considération, ni pour l'honneur, la gloire et autres bagatelles... Tel est mon état d'esprit. Et ce n'est pas un mouvement irréfléchi, il est ferme et solide comme le dia- mant. Seul il me donne la force de traîner le fardeau de la vie ! Je hais d'une haine mortelle toute apparence : je ne veux plus espérer, c'est se tromper soi-même ! » iôid., p. 43.

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humaine, mais bien dans la vie elle-même, qui est effort, lutte et souffrance.

Le drame psychologique se compliquera donc d'un drame métaphysique ', sans que pour cela Tristan et Iseult soient moins frémissants de passion. Loin de se contrarier et de se nuire, les deux drames se pénétreront mutuellement dans Tœuvre d'art comme dans la réalité et porteront ainsi à son comble l'intérêt pour toute âme qui saisit le symbo- lisme des événements et des êtres.

A la rigueur, on pourrait sans doute ne voir dans les pre- mières paroles du grand duo du second acte ^ que l'expres- sion d'une passion ardente et absolue. De même, on pour- rait comprendre en dehors de tout système métaphysique les reproches adressés au temps et à l'espace : « 0 ennemie de ceux qui aiment, distance maudite ! ô mortelle lenteur du temps paresseux ^ ! »

Mais lorsque éclatent les anathèmes au jour, à la lumière, l'interprétation psychologique se trouve prise à court et apparaît tout à fait insuffisante. La torche qu'Iseult foule aux pieds sera, si l'on veut, un symbole de la lumière de la conscience morale éteinte dans son âme, mais une telle explication ne pourrait suffire aux passages suivants :

Tristan : « C'est le/ewr, c'est le jour qui, t'enveloppant de ses rayons, me dérobait Iseult et la portait, afin qu'elle res- semblât au soleil, dans la splendeur et la lumière des hon- neurs souverains. .. . L'astre dont les reflets éblouissants illu- minaient mes tempes de leur éclat, le brillant soleil des honneurs mondains me pénétra le front, insinuant jusqu'au sanctuaire le plus reculé de mon cœur les vaines délices de ses rayons. ... Oh ! alors nous étions déjà voués à la nuit :

1. Ce double point de vue est bien résumé par Wagner lui-même dans cette phrase écrite à propos de Tristan : « Je me plongeai ici avec une entière confiance dans les profondeurs de l'àme, de ses mystères; et de ce centre intime du monde, je vis s'épanouir sa forme extérieure ». [Lettre sur la musique, p. LXI).

2. Nous nous servirons pour les citations de la traduction de Tristan éditée par Wagner lui-même dans Quatre poèmes d'opéras. Le duo au- quel nous faisons allusion se trouve p. 179.

3. Ibid, p. 180.

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le jour sournois et prompt à la haine pouvait nous séparer par ses artifices, mais non plus nous tromper par son men- songe. De son vain éclat, de sa lueur hautaine se rient les regards que la nuit a consacrés ; sa vacillante lumière n'a- veugle plus nos yeux de ses lueurs passagères. Pour qui a retrouvé avec amour la 7iuit de la mort, pour qui son profond mystère est devenu familier, les mensonges àxxjour, gloire et honneur, puissance et richesse, malgré leur éclat imposant, sont déjà dissipés comme une subtile poussière de soleil... Au milieu des vaines erreurs du jour un seul dé- sir lui reste, une ardente aspiration vers cette nuit sainte, l'éternelle, l'unique vérité, la volupté d'aimer lui sou- rit * ! »

Et voici que tout à coup, au milieu d'une analyse pres- que réaliste de la passion ^ surgit, dégagée de tout symbole, l'idée métaphysique : « Le monde et ses fascinations pàUs- sent, s'écrie Tristan ; et cest moi-m^m!è qui suis le mon- de ^ »

On reconnaît ici la théorie individualiste de Schopen- hauer: « Le monde est ma représentation'' », une cons- truction de ma sensibilité, de ma pensée consciente ; que ma conscience s'évanouisse, et le monde disparaît.

Dès lors nous saisissons la signification exacte des sym- boles du jour et de la nuit : la conscience psychologique, la pensée avec ses formes représentatives, voilà le jour et ses illusions ; la nuit^ au contraire, c'est la suppression de la conscience et, par suite, des apparences sensibles et de la personnaUté. L'oubli des choses extérieures et de l'indivi- dualité propre, l'amour le procure, mais c'est un oubU mo- mentané ; à la mort disparaissent définitivement ces illu- sions : représentations sensibles, divisions du temps et de l'espace, séparation des personnalités ; seule subsiste l'ex- tase d'amour, sans limites et sans fin.

1. Lire intégralement p. 180 à 184.

2. P. 184: « Descends sur nous, nuit de l'amour, etc. ».

3. P. 184.

4. Le monde comme volonté et représentation, premières paroles du livre I, § 1.

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De là, au milieu des épanchements les plus tendres, cet ergotage métaphysique sur la valeur d'une particule :

« Iseult : Notre amour ne s'appelle-t-il pas Tristan et Iseult ? Cette syllabe charmante, cet et, ce Uen d'amour ne serait-il pas, si Tristan mourait, anéanti par la mort?

« Tristan : Qu'est-ce qui succomberait à la mort, sinon ce qui nous sépare, ce qui empêche Tristan d'aimer Iseult toujours, de vivre pour elle seule éternellement?

<( Iseult : Et si cette syllabe et était anéantie, la mort de Tristan ne serait-elle pas la mort même d'iseult ?

« Tristan : Alors nous serions inséparés, unis à jamais, sans fin, sans réveil, sans crainte, sans nom dans le sein de

l'amour, ne vivant plus que pour l'amour Je ne suis

plus Tristan et tu n'es plus Iseult. Plus de noms qui sépa- rent : une connaissance nouvelle, une flamme nouvelle qui s'allume ; une seule âme et une seule pensée [einbewusst) pour l'éternité *, »

II faut rapprocher cette expression : unité de co?iscience (einbewusst) de cette autre : inconscience (unbewusst) ^ ; Wagner les emploie évidemment comme synonymes. Elles se complètent mutuellement. L'état futur n'est donc l'in- conscience que par rapport aux formes actuelles de la conscience humaine, et nullement en tant que destruction de toute conscience. Cest une forme nouvelle mystérieuse, ne subsiste plus la séparation des personnalités (em-be- wusst)..

Sans être infidèle à la pensée de Schopenhauer, Wag- ner, on le voit, affirme, précise, désignant l'amour comme essence de cette nouvelle manière d'être dont Schopenhauer s'était refusé à donner une idée positive ^

Toutefois et voilà la grande différence entre la doc- trine de Wagner au moment il composa Tristan, et son ancienne thèse de la Tétralogie ce n'est plus en cette vie, sur cette terre, que l'amour accomplit son œuvre ré- demptrice. Ici-bas, l'amour, par suite de la séparation des

1. p. 486 à 188. Texte allemand G. S. Tome VII, p. 51.

2. P. 210. G. S. Tome VII, p. 81.

3. Le Monde, etc. T. I, §71.

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personnalités, est fatalement uni au désir ; or le désir, c'est la souffrance, c'est la plaie qui arrache à Tristan des gémis- sements désespérés et le fait courir au devant de la mort. La mort seule peut délivrer l'amour de ses entraves maté- rielles, seule elle peut lui donner toute sa pureté et sa pleine efficacité.

Que nous sommes loin du temps où, sous l'influence de l'école hégélienne, Wagner exaltait cet amour conjugal qui se développe, s'épanouit en amour pur de l'humanité ! Désor- mais il n'est plus question d'enfants, d'amis, de patrie, d'hu- manité... Tristan ne voit en ce monde qu'Iseult, et Iseult Tristan. Sans s'inquiéter du sort de l'humanité, sans même savoir s'il existe une humanité, par le seul fait de leur amour réciproque consacré par la mort, ils parviennent au salut, au bonheur infmi.

Dans la première rédaction de son poème (1855), Wagner avait opposé (* à Tristan le héros de la passion, Parsifal le héros du renoncement. Au troisième acte, au moment Tristan est étendu aux pieds d'Iseult aspirant à la mort et ne pouvant mourir, Parsifal apparaissait en pèlerin et cher- chait à consoler les amants perdus dans leurs extases déso- lées*. »

Au printemps de 1856, Wagner esquissait un drame bouddhique : Les Vainqueurs % « le Parsifal du renon- cement reparaissait sous le nom d'Ananda, Ananda le héros du renoncement à l'amour, l'ascète de l'Orient, le pur absolu ».

Le renoncement, l'ascétisme hantaient, en effet, l'esprit de Wagner, à cette époque il subissait à la fois l'influence de la doctrine du Bouddha et des théories de Schopenhauer. Dix années plus tard\ il reprendra ce thème du renonce- ment de Parsifal, mais un nouveau changement se sera opéré dans sa pensée.

1. Parsifal par Kufferath, p. 161. Pour les dates Cf. Notes sur Par- sifal de M. Chamberlain, Revue wagnérienne, 2e année, p. 220.

2. Ibid., p. 163. Cf. R. W. Entwurfe, Gedanken, p. 97.

3. C'est en 1864 que fut rédigé le projet définitif de Parsifal ; il ne fut achevé qu'en 1877 ; la musique, en 1882.

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Au premier abord, il est vrai, ParsifaI ressemble singu- lièrement à Ananda, mais quand on prend la peine de pé- nétrer jusqu'à l'âme, d'étudier les motifs intimes, quelle différence entre l'ascète bouddhiste et l'ascète chrétien ! ParsifaI ne s'oublie lui-même que pour penser aux autres, pour travailler sans trêve, sans relâche, au salut de ses semblables ; la contemplation, l'extase, sont comme un bain il retrempe ses forces, mais c'est à l'action, à l'action incessante* qu'il consacre toute son énergie; enfin, s'il re- nonce aux douceurs de l'amour, c'est qu'il entrevoit un amour plus noble la jouissance intense fait place aux joies austères du dévouement.

Plus complète encore est l'opposition entre ParsifaI et Tristan : Wagner, dans son dernier drame, a restitué à la vie un but» une valeur dès ici-bas ; il a proclamé de nou- veau et incarné dans ParsifaI le devoir qui s'impose à tout homme de s'occuper des autres et même de s'oubUer, de se dévouer pour les autres.

Comment expliquer ce revirement d'idées ? Est-ce seule- ment son instinct d'artiste, son goût inné pour la vie et l'action qui ont soutenu et sauvé Wagner dans ce péril- leux voyage à travers les doctrines pessimistes de l'Orient et de l'Occident ? Faut-il évoquer le souvenir des événe- ments heureux ^ qui mirent fin à tant d'agitations et d'é- preuves et firent resplendir dans son âme cette lumière du bonheur qui transfigure toutes choses?

L'explication serait suffisante si Wagner n'avait fait que revenir sur ses pas et nous avait donné en ParsifaI un se- cond Siegfried. Or il n'en est rien. L'évolution de la pensée de Wagner comme toute évolution vraie pourrait être symbolisée non par une circonférence la ligne retourne au même point dans un plan toujours le même, mais bien par une spirale : la ligne revient à un point semblable à une hauteur toujours plus grande.

1 . Voir dans ParsifaI le cantique des Chevaliers à la fin du premier acte.

2. Son amnistie et sa rentrée en Allemagne ; l'amitié du roi de Baviè- re ; le mariage avec Madame de Biilow.

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Il ne faut donc point s'arrêter aux différences dans le dé- cor extérieur, par exemple au contraste si facile à établir entre l'or du Rhin et le Graal * , entre le palais de Wotan et le temple de Monsalvat ; l'opposition est plus profonde ; elle réside dans l'idée fondamentale des deux ouvrages : d'une part, indépendance absolue de Siegfried par rapport à la di- vinité, condition indispensable de sqn œuvre rédemptrice ^ ; de l'autre, au contraire, dépendance de Parsifal par rapport à Dieu qui le choisit ^ l'envoie, le soutient et transforme toute sa vie en un vrai miracle de la grâce divine.

L'idée religieuse a fait sa réapparition dans Tesprit de Wagner, communiquant à l'œuvre suprême du poëte-mu- sicien sa propre subhmité. Parsifal, la fleur du génie de Wagner, est comme. une rétractation du Crépuscule des dieux écrite à un âge l'expérience plus complète des choses et des hommes décourage des paradoxes tranchants et des négations absolues, l'âme, moins absorbée par l'exubérance de sa propre vie, moins distraite surtout par la séduction des réalités matérielles^ découvre au fond d'elle- même une foi qui s'ignorait et contre laquelle elle a dou- loureusement et trop longtemps lutté.

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1. Cf. Ernst, p. 891. Wagner a indiqué lui-même et expliqué ce symbolisme dans les Wibelungen, G. S. Tome II, p. 150.

2. Voir ci-dessus Tétralogie, fin du § 1.

3. « Den ich erkor. » Parsifal, paroles de la prophétie.

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CHAPITRE VI

PARSIFAL*.

On s'est demandé souvent si l'auteur de Parsifal n'avait pas puisé son inspiration aux sources les plus pures de la piété chrétienne, si son âme n'était point remplie d'un en- thousiasme ardent, d'une foi vive envers la divine merveille mystique : l'Eucharistie.

Seules, en effet, les cérémonies les plus touchantes ou les plus imposantes du culte chrétien : une première com- munion, une ordination, peuvent procurer des émotions pareilles à celles qu'éprouvent les auditeurs de ce drame incomparable.

Volontiers, il est vrai, nous dirions, avec M. Ernst% qu'il est une chose plus belle encore que Parsifal, « c'est n'im- porte quelle messe basse dans n'importe quelle église » ; mais le culte « en esprit et vérité » ne convient pas au théâtre, l'artiste ne peut traduire les croyances intimes que par des effets scéniques.

Wagner aurait-il donc, dans cette œuvre sublime, fait un acte de foi à la doctrine catholique ou luthérienne rela- tive à l'Eucharistie ? Nous ne le pensons point et souscri- vons au jugement de M. Chamberlain : a Pam/a/ n'est pas la glorification d'un dogme reUgieux^ ». Mais nous ne sau- rions admettre les paroles qui suivent : « II n'y a pas plus

1. Pour l'analyse de Parsifal, outre les ouvrages précédemment cités de Mendès, Ernst, Kufferath, Saint-Auban, nous renvoyons à Tintéres- sant chapitre de M. Schuré dans le Drame musical (2 vol. Perrin) tome II, p. 291. Une bonne traduction littérale de Parsifal, par Judith Gautier, vient de paraître chex Armand Colin.

2. JR. Wagner et le drame contempomin, lin du ch. VI.

3. Revue Wagnérienne, année, p. 225.

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de christianisme dans Parsifal qu'il n'y a de paganisme dans le Ring^ et dans Tristan ». Pour défendre cette étrange affirmation, l'auteur s'appuie principalement sur un argu- ment historique : « Ces trois œuvres, ajoute-t-il, sont con- temporaines ; Wagner y travaillait simultanément ; elles sont reliées entre elles par de nombreux liens de conception et forment pour nous, comme elles formèrent dans la pen- sée du Maître, un tout. »

Wagner, en effet, avait tracé en 1855 une esquisse du texte de Tristan qu'il compléta deux ans plus tard, au mo- ment où il composait la musique de la Walkyrie et de Sieg- fried. Parsifal le préoccupait dès la même époque (1855), et en 186/i, sur le désir du roi Louis II, il établissait le projet définitif de ce drame, qu'il paracheva en 1877.

Mais il ne faut pas que ces dates considérées à part, abs- traction faite du travail qui s'opérait dans l'esprit de Wag- ner, nous fassent illusion. Deux années seulement, par exemple, s'écoulèrent entre l'achèvement de la Tétralogie et la première ébauche de Tristan^ et pourtant il y a une différence aussi tranchée entre le joyeux Siegfried^ et le morose Tristan qu'entre le jour et la nuit: c'est que, pen- dant ces deux années, Wagner, comme nous l'avons ex- pliqué, était devenu disciple de Schopenhauer.

Et de même qu'il y eut, pour ainsi dire, deux Schopen- hauer, celui du Monde comme volonté et représentation la rédemption par Tart et la morale n'apparaît que com- me une heureuse inconséquence, et celui des Suppléments les exagérations sont corrigées, et l'on peut désor- mais fonder une doctrine positive, pratique, de même il y eut aussi pour Wagner deux manières de concevoir le sys- tème du philosophe. Son attention se porta successive- ment sur la partie négative, puis sur la ^m'ÛQ: positive de la théorie ; de ce que M. (Chamberlain appelle lui-même

1. L'anneau du Nibelung ou Tétralogie.

2. Comment donc expliquer que Wagner ait écrit la musique de Sieg- fried en pleine phase pessimiste ? La lettre à Liszt citée p. 43-44 fournit la réponse. Étonnante complexité de cette riche nature ! C'est au moment Vhomme était en proie au plus profond découragement que l'artiste composait cette partition si pleine de gaieté et de vie.

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« les deux conceptions du Pàrsifal renonciateur et du Par- sifal compatissant * » .

Cela suffit amplement à justifier l'expression dont nous nous sommes servi, en admettant trois moments dans la pensée philosophique de Wagner. Car il ne s'agit pas de trois pensées différentes, juxtaposées, mais de trois phases d'une même évolution intellectuelle.

Il nous semble, en effet, qu'on peut distinguer dans les manifestations si variées de la vie psychologique de Wagner un élément fixe qui permet d'établir entre les œuvres les plus diverses de ce génie puissant une réelle unité : à sa- voir, la croyance à la valeur absolue de l'amour. Cette foi subsiste en lui, même aux heures sombres il écrivait Tris- tan'^ mais la manière d'interpréter l'amour, le genre de va- leur qui lui est accordé, voilà ce qui varie et s'opère l'évolution ^

C'est qu'il y avait en Wagner, outre une extrême sensibi- lité, une insatiable curiosité intellectuelle. Fidèle au génie de sa race, perpétuellement il songeait, s'efforçant de péné- trer toujours plus intimement le sens des choses ^ Chez lui,

1. Rev. wag, 1" année, p. 223. Dans le chapitre intitulé « La ge- nèse » de son bel ouvrage sur Pàrsifal, M. Kufferalh explique comment l'œuvre suprême de Wagner est la synthèse de deux drames restés à l'é- tat d'ébauche : Jésus de Nazareth (1848) et Les Vainqueurs. "Wagner eut la délicatesse de ne point mettre sur la scène le Christ lui-même, comme il en avait eu tout d'abord l'intention. Cette modification est significative. Les Vainqueurs (1856) étaient un poème purement bouddhiste. C'est aussi la doctrine négative de Schopenhauer qu'exprimait Wagner dans les pa- roles qui terminaient Pàrsifal dans la première rédaction :

« Grande est la force du désir, Plus grande la force du renoncement. »

2. Nous pourrions formuler autrement notre pensée: Chez Wagner, ce ne sont pas les croyances fondamentales de l'artiste qui ont varié, mais les théories de Yhomtne. Le feu sacré est demeuré le même ; Yhornme y a jeté des aliments de valeur très inégale.

3. Aussi Vidée corapense-t-elle et corrige-t-elle dans les drames de Wagner l'élément sensualiste qu'implique nécessairement toute peinture vive des passions humaines. N'envisager en Kundry, en Siegmund ou en Tristan, que l'intensité de la passion sans penser en même temps aux idées qu'ils symbolisent, c'est mutiler l'œuvre du maître. Sans se faire illu- sion sur la portée moralisatrice des pièces de théâtre, il semble que l'élé- ment idéaliste si abondamment répandu dans les drames de Wagner dé-

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le sentiment excitait la pensée, la pensée illuminait le senti- ment; et à mesure que l'idée se faisait plus claire, plus éle- vée, l'émotion devenait, elle aussi, plus délicate, plus idéale. C'est ainsi que, sous l'influence des théories humanitaires, l'amour qui provoque dans le Vaisseati fantôme et le Tann- hœuser de beaux exemples de dévoùment individuel, abou- tit dans la Tétralogie à la proclamation de l'amour univer- sel, et que, sous l'influence de l'idée chrétienne, le cœur humain rompt les liens de la passion individualiste, égoïste d'un Tristan et d'une Iscult pour atteindre sa noblesse su- prême dans l'active, infatigable compassion d'un Parsifal.

D'ailleurs M. Chamberlain admet lui-même « qu'on pour- rait fort correctement nommer Parsifal'. X Anneau du Nibe- lung idéalisé ». Mais V idéalisation n'est-ce pas précisé- ment ce que nous appelons V évolution ?

Sans doute, répondra-t-on ; mais cette évolution ne porte nullement sur les sentiments religieux. « Wagner a tou- jours reconnu, affirme M. Chamberlain, les liens qui unis- sent l'art à la religion ; il n'a jamais outrepassé les limites qui les séparent ».

Il nous semble que les divergences d'opinion à ce sujet viennent d'une confusion entre la religion et la dogmatique, entre la croyance et la formule. Que Wagner n'ait donné son adhésion à aucun symbole catholique ou protestant, nous en sommes convaincu ; qu'il soit arrivé à mieux com- prendre, à mieux apprécier Vesprit de l'Evangile, que les sentiments chrétiens se soient peu à peu réveillés dans son àme à certains moments, avec une grande intensité nous ne craignons pas de l'affirmer.

Nous citerions volontiers comme argument cette réponse ou plutôt ce cri sorti des plus intimes profondeurs de sa personnalité, un jour que YilHers de l'Isle-Adam lui deman- dait s'il n'employait point simplement l'idée religieuse com- me une source de puissants effets scéniques : « Je me souviendrai toujours, dit Yilliers de l'Isle-Âdam, du regard

tourne l'esprit des émotions d'ordre inférieur et lui permette de goûter un plaisir esthétique très élevé et très pur.

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que, du profond de ses extraordinaires yeux bleus, Wagner fixa sur moi ».

« Celui qui, en vue de tels bas intérêts de succès ou » d'argent, essaie de grimacer, en un prétendu ouvrage d'art, » une foi fictive, se trahit lui-même et ne produit qu'une » œuvre morte. .. 11 faut à l'artiste véritable, à celui qui crée, » unit et transfigure, ces deux indissolubles dons : la Science » et la Foi. Pour moi, puisque vous m'interrogez, sachez » qu'avant tout Je suis chrétien, et que tous les accents » qui vous impressionnent en mon œuvre ne sont inspirés » et créés, en principe, que de cela seul. ' H Tel fut le sens exact de la réponse que me fit, ce soir là, Richard Wagner*. »

Mais on peut toujours conserver quelque doute sur l'au- thenticité absolue de pareilles anecdotes ; le mieux est de recourir à ce que l'auteur a édité, commenté lui-même. Or nous avons, sur le problème religieux, un très inté- ressant opuscule : Religion et Art^^ écv'ii au moment même ou Wagner venait de terminer le texte et composait la mu- sique de Parsifal. La pensée de Wagner s'y développe en pleine liberté, avec ce qu'elle a de pénétrant, de profond, souvent aussi de fantaisiste et de superficiel.

La religion, d'après lui, renferme un élément divin, d'une vérité absolue : la croyance à la misère, à la caducité du monde et à la possibilité d'une rédemption. Le brahma- nisme fit reposer cette foi sur des con^dérations métaphy- siques que seuls pouvaient comprendre les « riches d'es- prit » ; le bouddhisme finit aussi par s'appuyer sur des spéculations philosophiques. Il en fut autrement de la reli- gion chrétienne. « Son fondateur n'était pas sage, mais divin ^ » Rien de plus simple que son enseignement ; les allégories, les paraboles qu'emploie Jésus s^adressent à Tima- gination et au sentiment des « pauvres d'esprit * y>, qu'elles

1. Revuewagn., 3* année, juin 1887. La conversation date de l'automne 1868.

2. Religion und Kunst (1880) G. S. Tome X.

3. Ibid. p. 213.

4. Saisissons l'occasion de signaler ce contre-sens que l'on commet habi- tuellement en traduisant ainsi « pauperes spiritu » par : les gens dénués

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consolent et fortifient. Mais les « riches d'esprit » ne surent pas se contenter de cette doctrine toute pratique. De les argumentations subtiles, la transformation des allégories en mythes et finalement, comme résultat des disputes entre les sectes, les dogmes.

Mais au fond de ces mythes et de ces dogmes n'en sub- siste pas moins l'élément divin primitif. Par exemple : la croyance au miracle se trouve expliquée et justifiée par ce fait que le plus grand miracle on pourrait dire le sur- naturel en soi c'est précisément la conversion de l'homme naturel parvenu à ne regarder le monde que comme une apparence et à nier la « volonté de vivre ». Par conséquent, quoi qu'il en soit des spéculations humaines et des formules auxquelles elles donnèrent naissance, l'élément surnaturel, divin, se manifeste dans le changement moral survenu chez les premiers fidèles, et par-dessus tout, d'une manière uni- que, il se manifeste en Jésus, puisque la conversion de la volonté s'est pleinement réalisée en sa personne.

Le Divin s'exprimera donc en Jésus d'une manière anthro- pomorphique : l'exemple de la pitié parfaite, l'irrésistible modèle de la patience et du désintéressement, n'est-ce pas son corps étendu sur la croix, en proie à d'atroces tortures? Malheureusement on voulut identifier le Divin qui se mani- festait daris le sacrifice du tout-aimant Sauveur avec le Jé- hovahjuif, le Dieu colère et punisseur ; de là, décadence du christianisme et, finalement, athéisme moderne.

Le rôle de l'art est de « sauver » l'élément idéal de la religion, en dégageant du sens littéral des dogmes leur vraie signification et en la traduisant par des images concrè- tes de plus en plus expressives. C'est ce qu'ont fait les divins artistes Raphaël et Michel- Ange. La poésie, esclave de la parole, n'a pu que renchérir, chez Dante par exemple, sur l'exagération des formules dogmatiques. Il était réservé à la musique, indépendante à la fois de la parole et des ima-

d'esprit, sans intelligence. Il s'agit, dans le texte de S. Matthieu, des pau- vres humbles et pieusement résignés. Cf. Renan, Hist. d'Israël, t. III, ch.lW: Les Anavim»

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ges sensibles, de traduire de la manière la plus exacte « l'es- sence même » de la religion.

Dans toute cette interprétation mythique de la religion chrétienne, dans la réprobation de Jéhovah et du judaïsme, dans la prédominance, enfin, donnée à la musique sur les autres arts, nous reconnaissons sans peine l'influence de Schopenhauer\ Elle n'est pas moins sensible dans les deux dernières parties de Religion et Art^ qui renferment, elles aussi, des vues du plus haut intérêt.

Wagner fait observer que, consciente de sa déchéance et désespérant d'atteindre le bien, la volonté humaine se tou^'na vers le beau. Mais qu'était-ce que la jouissance esthétique isolée de la sorte « sinon une bouffonnerie sans cœur » ne remédiant à rien et laissant l'humanité, chez les Grecs aussi bien que chez les plus grossiers Barbares, abandonnée au règne brutal de la force. « De temps en temps, entre les accès de cette rage de sang, il s'est élevé des sages (Py- thagore, par exemple, le maître de la doctrine végéta- rienne) qui ont constaté que le monde souffrait d'une maladie qui le maintenait dans un état de décadence croissante. » Enfin, « parmi les plus pauvres et les plus méprisés du monde, apparut le Sauveur, qui enseigna le chemin du sa- lut, non plus par des doctrines, mais par des exemples. Il donna son propre sang et sa propre chair comme dernier et suprême sacrifice de purification pour tout le sang répandu,

1. On s'en convaincra immédiatement en lisant, dans Le Monde elc... le paragraphe 70, et dans les Suppléments les chapitres XLVIII, XLIX. Voici un passage caractéristique, tiré du ch. XLYIII : « 11 ne faut pas seulement regarder les hommes dans le temps comme des êtres indépendants les uns des autres, il faut concevoir l'idée platonicienne de l'homme qui se rap- porte à la suite des hommes de même que l'éternité en soi à l'éternité délayée dans le temps. Si Ton ne perd pas de vue l'idée de l'homme, on s'aperçoit que la chute d'Adam représente la nature bornée, animale, pécheresse de l'homme, celle qui fait de lui un être fini, voué au péché, à la douleur et à la mort. Au contraire, la vie, les enseignements et la mort de Jésus-Christ sontl'image du côté éternel, surnaturel, de la liberté et de l'affranchissement de l'homme. Tout homme est donc, à ce titre et en puissance, aussi bien Adam que Jésus, selon la manière dont il se con- çoit lui-même et dont ensuite sa volonté le détermine ; de résulte pour lui ou la mort inévitable, ou le salut et la conquête de la vie éternelle ». p. 437. Cfr. p. 424 du § 70.

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pour toute la chair déchirée dans le péché, et désigna à ses disciples le pain et le vin comme repas quotidien : « Pre- nez cela dorénavant en souvenir de moi ! » Tel est le seul office salutaire de la foi chrétienne : en l'exerçant, on pratique toute la doctrine du Rédempteur *. »

Cette interprétation de l'Eucharistie comme repas végé- tarien est tellement fantaisiste que nous n'essaierons point de la réfuter, nous contentant de lui opposer l'admirable fin du deuxième acte de Parsifal^où les chants qui accom- pagnent la cène eucharistique expriment la plus pure doc- trine de PEvangile.

Elle est aussi bien forcée, la manière dont Wagner expli- que comment la religion chrétienne dégénéra vite en église chrétienne : la cause principale du mal fut, qu'obligée de soumettre par la peur des races inférieures, l'Eglise recou- rut aux formules juives pour la confection de son dogme...; en somme, « c'est la loi de Mahomet qui est devenue la loi fondamentale de toutes nos civilisations : « Assurément ce n'est pas Jésus-Christ, le Rédempteur, qui a ordonné à un maître de faire prêcher des aumôniers devant les régiments rangés en bataille ; mais, en prononçant son nom, ceux-ci pensent certainement à laveh ou à Elohim^ qui haïssait tous les autres dieux et voulait les savoir soumis par son peuple fidèle ^ »

Comment donc expliquer la décadence universelle de l'hu- manité ? Une violente révolution géologique qui aurait obligé l'humanité à abandonner le régime végétarien et à se nour- rir de chair et de sang semble à Wagner l'hypothèse la plus plausible. Il résume ensuite les tentatives faites à diverses époques pour remédier au mal et guérir l'humanité : efforts des végétariens, par exemple, société protectrice des ani- maux, associations de tempérance, associations ouvrières. De la médiocrité des résultats faut-il conclure à l'impossibi- lité d'une délivrance ? Nullement, ce serait tomber dans un pessimisme absolu. Ceux qui acceptent cette théorie ne font entrer en ligne de compte que les souffrances qui désolent

1. Religion und Kunst G. S. T. X, p. 230.

2. Jbid., p. 233,

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l'humanité, sans penser que le rôle de l'homme est précisé- ment de « réparer avec conscience le mal qui résulte de l'a- veugle volonté qui forme le monde * » .

Mais, qu'on ne l'oublie pas, « toute incitation et toute force rendant possible la réalisation de la grande régénéra- tion ne peut croître que sur le fond d'une véritable reli- gion S . Ce que Wagner entend par « une véritable religion », il l'explique dans les dernières pages. C'est « l'âme de la religion » dégagée de toute allégorie et de tout appareil théàtraP; et cette âme, c'est le divin sentiment de la pitié, de la charité.

Il ne s'agit plus, on le voit, de la moralité indépendante^ purement humaine, de la Tétralogie ; la pitié est vraiment un sentiment religieux^ dont la pratique n'est plus isolée de l'imitation du divin modèle. « Reconnaissons, conclutWag- ner, ayant dans notre cœur la pensée du Rédempteur, que ce n'est point par leurs actions, mais par leurs souffrances, que les hommes du passé nous tiennent de près et sont di- gnes d'occuper notre pensée, que notre intérêt doit se por- ter sur le héros vaincu, non sur le vainqueur. Si la condi- tion résultant d'une régénération de l'espèce humaine peut encore se former par la force d'une conscience tranquillisée, toujours dans la nature qui nous entoure, dans la puissance des éléments, dans les manifestations de la volonté qui ap- paraissent au-dessous et à côté de nous, dans la mer et dans les déserts, dans l'insecte même, dans le ver que nous écra- sons sans le voir, toujours nous aurons le sentiment du tra- gique de cette vie du monde, et toujours nous lèverons les yeux vers le Rédempteur cloué sur la croix comme vers notre suprême et plus noble refuge *. »

1. Ibid. p. 846 Nous expliquerions ainsi dans Parsifal le symbolisme de la lance qui blesse ou qui guérit : c'est la même volonté qui nous tor- ture par le désir et qui nous délivre en se niant elle-même.

2. Ibid. p. 242.

3. Distinguons, ne séparons pas ! serait l'utopie. Si 1' « appareil théâtral » n'était pas nécessaire à l'humanité, pourquoi Wagner aurait-il réincarné 1' « âme du christianisme » dans Parsifal ?

4. Ibid. p. 247. C'est à Enge, près de Zurich, raconte M. Kufferath [Parsifal, p. 168), le Vendredi-Saint 1857, que Wagner, comme il le dit

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Est-il besoin d'ajouter, après de telles paroles, qu'à cette époque Wagner ne considérait plus la religion comme un obstacle au libre développement de l'humanité % mais ad- mettait un seul et même idéal comme étant 1 ame de l'art vrai et de la religion véritable ^ ?

Nous croyons donc à la sincérité des sentiments de Wag- ner exprimés dans le programme qu'il composa en 1880 lors de l'exécution de l'Ouverture de Parsifai devant le roi Louis II, et il donne lui-même l'explication de ce ma- gnifique morceau :

Amour Foi Espérance.

Premier thème : Amour.

« Prenez mon corps, prenez mon sang au nom de notre amour ! » (Répété en diminuant par des voix d'anges).

« Prenez mon sang, prenez mon corps en souvenir de moi ! » (De nouveau répété en diminuant).

Second thème : Foi.

Promesse de la rédemption par la foi. Ferme, pleine de vie, se manifeste la foi, fortifiée, voulante, même dans la souf- france.

A la promesse renouvelée, la foi répond des célestes hau- teurs ; comme portée sur les ailes de la blanche colombe, descendant, s'emparant du cœur des hommes toujours plus

lui-même plus tard, « entendit ce soupir de la plus profonde pitié qui jadis retentit de la croix sur le Golgotha et qui, cette fois, s'échappa de sa propre poitrine. » En quelques Jieures, il écrivit les vers si tendrement émus qu'il mit plus tard dans la bouche de Gurnemanz et qui expliquent le charme du Vendredi-Saint, ce jour de l'universel repentir et de l'uni- versel pardon, la nature paraît plus belle, l'herbe et la fleur arro- sées par les larmes du pêcheur, sainte rosée, relèvent la tête, toute créature aspire au Rédempteur et tressaille de joie devant l'homme puri- fié. Dès ce moment Parsifal était conçu.

1. C'était sa thèse dans Die Kunst und die Révolution (1849) G. S. T. IIL p. 25.

2. «^u qu'il m'est devenu possible d'arriver à cette conviction que l'art véritable ne peut réussir que sur la base d'une moralité véritable, je devais reconnaître à l'art une vocation d'autant plus élevée que je le trou- vais pleinement identique à la véritable religion ». (Appendice à Religion und Kunst, p. 251. Wagner répond à la question : Voulez-vous donc fon- der une religion ? et explique pourquoi la chose n'est pas possible).

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largement et pleinement, remplissant le monde, la nature en- tière : et alors regardant le ciel, doucement apaisée.

Encore une fois, dans la solitude, s'élève la plainte de l'ai- mante compassion :. l'angoisse, la sueur sacrée du mont des Oli- viers, la divine souffrance du Golgotha ; le corps pâlit, le sang coule et brille dans la coupe avec une lueur de bénédic- tion, répandant sur tout ce qui vit et souffre la joie de la ré- demption par l'amour. . . A voir Amfortas, le gardien souillé du sanctuaire, nous sommes préparés : à la cruelle souffrance de son âme y aura-t-il une rédemption ? Une fois encore nous en- tendons la promesse et nous espérons I *

Parsifal est donc une œuvre profondément, essentielle- ment religieuse, sans qu'elle implique d'ailleurs l'adhésion de Wagner à quelque symbole théologique officiel.

Mais l'homme intelligent, qui éprouve le besoin de se rendre compte de ses sentiments, de sa croyance, ne sau- rait échapper à la nécessité de formuler ses pensées. S'il ne souscrit point au Credo ^ de telle ou telle Eglise, force lui est de le remplacer par un Credo qu'il invente lui-même ou emprunte à quelque puissant esprit. Ce sont les formu- les de Schopenhauer qu'adoptait Wagner au moment il composa Parsifal. Dans un appendice à Religion et Art, il reconnaît que la charité exige de la part de l'homme na- turel un effort presque excessif. Aussi notre civilisation, va-

1. R. Wagner, Entwûrfe, Gedanken, etc, p. 106.

2. Lorsque l'Eglise formule un dogme, elle emprunte ses expressions à la science ou à la philosophie prédominante de l'époque. Par exemple, la doctrine de l'Eucharistie a été formulée par le Concile de Trente en termes empruntés aux théories scolastiques. De dans les dogmes un élé- ment évidemment humain et d'une valeur relative, transitoire. L'immense majorité ne s'en rend même pas compte. Ceux qui sont capables de dis- tinguer entre l'élément divin et l'élément humain dans les définitions dogmatiques ce dont l'Eglise ne les empêche point s'imaginent souvent n'avoir pas la foi parce qu'ils se croient obligés de donner une adhésion absolue à des opinions dont ils connaissent l'inexactitude. L'E- glise, forcée d'avoir un langage officiel, ne peut cependant changer sans cesse ses formules, ce dont elle aurait, d'ailleurs, le droit. Comme disait l'Apôtre, elle se doit « aux Barbares aussi bien qu'aux Grecs, aux igno- rants comme aux savants ». Et les plus cultivés se sentent trop de la foule par leurs misères physiques et morales pour ne pas avoir la charité de laisser l'Eglise se proportionner au niveau intellectuel moyen de l'hu- manité.

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t-elle à sa ruine par suite du manque de charité. Mais com- ment faire aimer un monde à l'égard duquel on doit entretenir sans cesse des sentiments de méfiance ? Comment aimer le prochain, alors que le prochain est ce qu'il y a pour nous de plus incompréhensible ? Qui nous fournira cette compréhen- sion, cette connaissance? La philosophie de Schopenhauer' . Et Wagner ajoute : « Il n'y a que la charité qui a germé dans la compassion et qui se manifeste dans la compassion jusqu'à l'entière destruction de la volonté propre, qui soit la charité cljrétienne libératrice dans laquelle la foi et l'es- pérance sont contenues nécessairement : la foi comme con- naissance infaillible et sûre de la signification morale du monde, l'espérance comme conviction consolante de l'im- possibilité d'être déçu par cette connaissance ^ »

Curieux mélange de christianisme et de schopenhauéris- me ! Wagner n'a fait que remplacer une dogmatique par une autre, tant il est vrai que l'homme vraiment intelli- gent ne saurait s'en passer !

En tous cas, la croyance de Wagner n'est pas moins sin- cère, pas moins intense, qu'elle ait pour objet la manifes- tation pratique de la divine charité en Jésus-Christ ou la justification théorique de cette vertu dans le système du phi- losophe. C'est que le Divin, Tldéal, lui apparaissait sous cet aspect : l'amour.

Et cela même explique une exagération souvent reprochée à Wagner : avoir fait de Parsifal un <.<. fou S) , et en certaines

1. Was nûtzt dièse Erkenntniss ? G. S. T. X, p. 260. Cfr. p. 256 . « Il était réservé à un seul grand esprit et combien tard seulement de porter la lumière dans la confusion plus que dix fois séculaire la con- ception juive de Dieu avait enveloppé le monde chrétien tout entier Si le penseur déçu put enfin se tenir de pied ferme sur le sol d'une morale véritable, nous le devons au continuateur de Kant, Arthur Schopenhauer, le philosophe au grand cœur. » Et plus loin il affirme que la philosophie de Schopenhauer doit devenir ce le fondement de toute culture ultérieu- re, intellectuelle et morale ».

2. Ibid., p. 260.

3. « Der reine Thor ». Evidemment il ne s'agit pas ici de la folie pro- prement dite. Est-ce seulement du manque d'habileté mondaine, d'as- tuce? Nous croyons cette interprétation insuffisante. La véritable expli- cation, à notre avis, c'est que, pour Wagner, les plus nobles actions comme les plus sublimes idées doivent jaillir de V inconscient. Voilà

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circonstances ce qui est plus grave un naïf. De la sorte, pensait-il, la charité manifesterait avec plus d'éclat son efficacité, puisqu'elle suppléerait à l'absence de l'intelli- gence ' et suffirait à elle seule pour faire de Parsifal un héros.

Isoler ainsi la charité de l'intelligence ^ c'est réaliser une abstraction, c'est surtout émettre un paradoxe. Pris à la lettre, ce paradoxe conduirait à des conséquences déplora- bles. Dès lors, en effet, Nietzscheaurait le droit d'affirmer que la morale et la religion sont la négation de la vie, un symp- tôme d'appauvrissement, de dégénérescence de la race hu- maine ; il aurait raison de reprocher au christianisme de tendre à transformer le monde en un vaste hôpital des malades seraient perpétuellement occupés à soigner des malades. Dès lors aussi deviendrait insoluble l'antinomie si souvent établie entre la charité et la grande loi de la lutte pour la vie. Au contraire, si le progrès intellectuel se réalise parallèlement au progrès moral, comme les malentendus, les rivaUtés, les haines viennent habituellement de la vanité, de la susceptibiUté, c^est-à-dire de l'inintelligence et de la sottise, plus encore que de l'égoïsme, ces causes suppri- mées, on verrait peut-être s'établir ici-bas l'entente, l'union pour l'existence.

Si donc Socrate et Platon ont eu tort de n'envisager qu'un seul côté de la question morale, en affirmant que l'homme

pourquoi Wagner nous présente Siegfried (héroïsme physique) et Par- sifal (héroïsme moral) comme « ne sachant rien ». (Cfr. Parsifal G. S., p. 335, 336. Siegfried, Edit. Schott. p. 81 : « Nichts du weisst » et r « Unbewusst » de W., p. 40.)

1. < Durch Mitleid wissend, der reine Thor ».

2. On pourrait rapprocher de celte charité aveugle la foi aveugle que Lohengrin, par exemple, exige de Eisa. C'est la même exagération, venant, croyons-nous, de ce que Wagner admettait, relativement à la volonté hu- maine, le déterminisme de Luther, de Hégel et de Schopenhauer. Etre libre, pour lui, c'est ne pas subir de contrainte extérieure et obéir à la « nécessité intérieure » de sa nature (Cfr. lettre à Uhlig du 19 janvier 4849, citée par C Benoît dans Musiciens, etc. . p. 17). De le caractère presque impulsif de plusieurs de ses personnages. La doctrine catholique, au contraire, n'a jamais anéanti le libre arbitre devant la grâce, l'intelli- gence devant la foi, pas plus qu'elle n'a absorbé le monde en Dieu, l'in- dividu dans le Tout, comme cela a lieu dans la plupart des systèmes phi- losophiques.

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est méchant parce qu'il est ignorant, il ne faut pas tomber dans l'excès opposé et s'imaginer qu'on guérira la méchan- ceté sans remédier à l'ignorance. Wagner a eu tort d'incar- ner ce dernier paradoxe en Parsifal. Quelle différence avec le Christ de l'Évangile ! Jésus est « plein de miséricorde », il est aussi « plein de vérité »; il est « l'Agneau de Dieu », mais aussi « la lumière du monde ». Le « fou pur », c'est l'ascète de l'Orient, perdu dans ses rêveries stériles et ne songeant même pas à construire un hospice ou une école. L'homme vraiment charitable, c'est Vincent de Paul joignant à une compassion inépuisable le don d'initiative, la pru- dence, le sens pratique et tous les talents d'un organisateur et d'un administrateur habile.

Notre profonde admiration pour Parsifal ne nous empê- che donc point de regretter, par exemple, que dans la scène des Filles-fleurs, Parsifal fasse preuve d'une véritable niai- . série.

Nous n'en dirions pas autant de l'épisode de sa tentation par Kundry, et ne saurions approuver ici les critiques de M. Schuré, qui s'étonne de ce <( qu'un niais pénètre d'un seul coup toutes les profondeurs de la religion et de la phi- losophie parce qu'une femme a posé ses lèvres sur les sien- nes* ». Cette appréciation nous étonne d'autant plus que M. Schuré a parfaitement analysé ce qui se passe dans l'âme de Parsifal au moment il reçoit les caresses de Kundrv. « Les flèches du désir, dit-il très bien, lui révèlent instan- tanément la profondeur du mal dont souffre le roi déchu du GraaP. La volupté mère des douleurs lui révèle toute douleur humaine. Tous ces êtres qui croient jouir, comme ils souffrent, comme ils crient après la rédemption ^ ! » Mais si le trouble du désir paraît évoquer subitement le souvenir des tortures d'Amfortas, l'instantanéité n'est qu'apparente .

1. Le Drame musical, t. II, p. 309,

2. Parsifal explique de la manière la plus claire Tassociation de ces sentiments : « La blessure !... s'écrie-t-il non ce n'est pas la blessure, mais le désir ardent, l'ardent et effréné désir. Oh ! tourment de l'a- mour!... » Gfr. G. S. T. X, p. 358. Traduct. de J. Gautier, p. 56.

3. Schux'é, Le drame musical, t. II, p. 303.

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Parsifal a déjà fait l'apprentissage de la compassion : il en a ressenti les premières émotions quand Gurnemanz lui a mis sous les yeux le cygne mort ; il a souffert, souffert cruellement, en entendant gémir Amfortas. Depuis cette heure, il a conservé dans son âme la blessure de la sym- pathie ; elle s'est rouverte sous le baiser tentateur.

Dans quel état d'âme, avec quelles intentions Wagner composa Parsifal^ il l'a d'ailleurs clairement révélé en ra- contant cette légende gracieuse et touchante : « Dans la Suède nouvellement convertie, les enfants d'un pasteur en- tendirent une Nixe chanter au bord d'un fleuve, en s'ac- compagnant sur la harpe. <( Chante, chante, lui crièrent- » ils, tu n'obtiendras jamais ton salut. » La Nixe laissa tristement tomber sa harpe. Les enfants l'entendirent pleu- rer et allèrent raconter la chose à leur père. Celui-ci les gronda et les renvoya porter à la Nixe un message conso- lant. « Nixe, ne sois plus triste, lui crièrent-ils de nouveau ; » notre père te fait dire que tu peux encore arriver au salut ! » Alors, pendant toute la nuit, ils entendirent résonner sur le fleuve des accords et des chants si doux qu'on n'avait ja- mais rien entendu déplus délicieux. Maintenant le Rédemp- teur lui-même nous invite à chanter nos désirs, notre foi et nos espérances. L'Eglise chrétienne nous a laissé son plus noble héritage: l'âme du christianisme, qui sait tout plaindre, tout dire et tout chanter. La sainte musique, en- volée du temple, pourrait pénétrer et animer la nature, enseignant à l'humanité, qui a besoin de salut, une nouvelle langue pour rendre l'infini. * »

C'est dans cette langue divine que Parsifal s'adresse à la pauvre âme humaine toujours inquiète et découragée. Voilà pourquoi cette œuvre restera éternellement belle, éternel- lement consolatrice, comme l'Evangile dont elle est un écho fidèle et harmonieux.

1. Religion und Kunst, G. S. T. X. p. 249.

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CnAPITRE VU

CONCLUSION,

Wagner fut, avant tout, un dramaturge et un musicien de génie. Que ses œuvres contiennent en outre une philosophie, ou, pour parler sans équivoque % des théories philosophi- ques, nous l'avons, ce semble, surabondamment prouvé.

Doit-on pour cela voir en Wagner un chef d'école, le fon- dateur de la métaphysique de l'avenir ? En aucune maniè- re. Nous maintenons, au contraire, qu'il n'a point formulé sur le monde et la vie de système original et n'a été, en ces matières, qu'un disciple de Feuerbach ou de Schopen- hauer.

Une âme d'artiste est comme ces instruments d'une mer- veilleuse délicatesse se traduisent immédiatement les moindres variations du milieu environnant. Wagner a donc subi tour à tour l'influence des grands penseurs ses con- temporains, mais est précisément l'intérêt : voir les idées d'une époque réfléchies, concentrées par le miroir puissant d'une aussi vaste intelligence.

D'autant que Wagner était, dans toute la force du terme, « un miroir vivant », selon l'heureuse expression de Leib- nitz^ ; il ne reflétait rien d'une manière passive ; il transfor- mait toute image.

Si, par exemple, Wagner prêche, avec l'école hégélienne,

1. Dans son excellent ouvrage sur VArt de R. Wagner (note p. 295) M. Ernst soutient pourtant, comme M. Chamberlain, que si les œuvres du Maître contiennent une philosophie de la vie (en donnant au mot philo- sophie son sens large), elles ne renferment point de système philosophi- que. Tout en reconnaissant que l'artiste en Wagner est supérieur au phi- losophe, nous ne croyons pas pouvoir lui refuser ce double titre.

2. Monadologie, § 56.

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Tamour-sauveur, il cherche la cause des douleurs, des maux, des crimes qui désolent la terre dans la déviation ori- ginelle des tendances premières de la Nature symbolisées par Wotan.

Plus tard, il s'enthousiasme pour les théories de Schopen- hauor, mais vite il se détache des thèses négatives de cette philosophie et consacre le dernier de ses drames à en déve- lopper la partie positive et pratique : nécessité, possibilité d'une conversion, d'une régénération. Un souffle chrétien anime cette œuvre suprême. Faut-il s'en étonner? Si le be- soin de commisération, de sympathie, développé en Wag- ner par de cruelles souffrances ', le prédisposait à ac- cepter une philosophie morale qui se résume presque entière en la pitié, il ne lui était pas besoin de longues réflexions pour se convaincre que la pitié vraie, pleine, efficace, c'est la charité chrétienne. D'autre part, fatigué des contradic- tions intimes, des luttes auxquelles le condamnait sa nature si complexe, Wagner n'avait jamais cessé de soupirer après une rédemption. Le mot revient fréquemment sous sa plu- me. Si vague soit-il demeuré dans sa conscience, ce désir du salut devait lui faire tourner définitivement les yeux vers la Croix et l'Évangile.

On peut donc résumer ainsi les trois moments de la pen- sée de Wagner :

Naturalisme [Tétralogie),

Pessimisme {Tristan et Iseult),

Foi religieuse [Parsifal) ^

Or ne sont-ce point les diverses étapes que tous, plus

1. Voir, par exemple, la lettre à Uhlig citée par Kufferath {La Walky- rie, p. 54) : « La seule chose qui pourrait me rendre quelque espoir me manque, c'est-à-dire la sympathie, la véritable sympathie, etc. »

2. Toute classification de ce genre est essentiellement artificielle, sur- tout lorsqu'il s'agit d'un esprit aussi impressionnable que celui de Wa- gner. Nous cherchons seulement à caractériser chaque période par l'état d'âme prédominant. Nous aurions pu indiquer les Maîtres Chanteurs (composé de 1861 à 1867) comme marquant la fin de la phase pessimiste et annonçant le retour à des idées plus saines. Les œuvres qui ont pré- cédé la Tétralogie peuvent être considérées comme appartenant à une période préparatoire le génie de Wagner n'avait pas encore une pleine conscience de lui-même.

68 i

ou moins, nous parcourons dans ce long et pénible voyage à la recherche de la vérité ?

Revenir à la nature, cela paraît si simple, si légitime * ! Mais que faut-il entendre au juste par ? Serait-ce un re- tour à l'instinct animal? Or il en est de l'instinct comme de toutes les forces aveugles de la nature : livrées à elles- mêmes, sans contrôle, elles deviennent bien vite de redou- tables fléaux. S'agit-il, au contraire, de l'instinct pénétré de raison, comme se le représentaient les Stoïciens ? Mais nos lois, nos institutions sont déjà un essai de conciliation entre les exigences de l'instinct et les directions rationnelles. Y fera-t-on la part plus large à l'instinct ou à la raison? Tout est là, La véritable opposition, en effet, n'est pas, comme on le dit souvent ^ entre le paganisme et le christianisme

1. c Le naturalisme antique, dit très bien J. Lemaître, était une dé- licieuse chose, parce qu'il n'était pas une négation. Il est doux de le pra- tiquer sans y songer. Mais on n'y revient pas, tout simplement parce que, quand on veut y revenir, c'est donc qu'on l'a dépassé, et, si on l'a dé- passé, c'est donc qu'on ne pouvait pas s'y tenir. . . » {Impressions de théâ- tre, 5« série, p, 24). Personne- n'a fait à ce sujet d'aveu plus net que M. Taine, qui, après avoir exalté le paganisme, a été conduit par l'étude des faits àreconnaître dans le christianisme « l'organe spirituel, la grande paire d'ailes indispensables pour soulever l'homme au-dessus de lui-même, au-dessus de sa vie rampante et de ses horizons bornés, pour le conduire à travers la patience, la résignation et l'espérance jusqu'à la sérénité, pour l'emporter par delà la tempérance, la pureté et la bonté, jusqu'au dévoue- ment et au sacrifice. . . Il n'y a que lui pour nous retenir sur notre pente natale, pour enrayer le glissement insensible par lequel incessamment et de tout son poids originel notre race rétrograde vers ses bas-fonds... ». {La reconstruction de la France en 1800. Rev. des DeuX'Mondes, l" juin 1891, p. 493).

2. C'était jadis la thèse des Saint-Simoniens ; de nos jours, celle d'Ib- sen, fiar exemple. La question est traitée déjà dans Tannhœuser ; c'est la réconciliation de la nature et de la foi que veut prédire Wagner quand il fond dans une seule harmonie le chant de l'amour profane et l'hymne inspiré des pèlerins. Pourtant, la mort d'Elisabeth et de Tannhaeuser tendrait plutôt à faire croire que cette réconciliation n'aura pas lieu en ce monde. Quoi qu'il en soit, nous remarquerons qu'elle ne sera jamais complète, définitive ; elle suivra le progrès des sciences d'une part, d'une intelligence plus exacte de l'Evangile, de l'autre. Il nous est impossible de ne pas faire observer aussi que si l'Elisabeth de Wagner est une fic- tion ravissante, bien plus ravissante encore fut cette créature toute de pureté, de tendresse et de dévouement, la véritable sainte Elisabeth. Tant il est vrai que le christianisme n'est opposé qu'aux tendances exa- gérées, malsaines de la nature !

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pris comme synonymes de jouisscince absolue et de renonce- ment absolu. Le paganisme n'était nullement le règne exclu- sif de la passion brutale : qu'on se rappelle Pythagore, So- crate, Epictète, Marc-Aurèle. D'autre part, le christianisme n'est en aucune manière cet ascétisme bouddhiste ennemi de tout désir, de toute joie, auquel on prétend le réduire afin de le réfuter plus facilement. Le paganisme était déjà un effort de la raison et de la conscience humaine vers l'Idéal, effort médiocre, insuffisant, nous l'avouons, que les passions eurent bien vite arrêté, neutralisé, mais effort réel. L'aspi- ration vers le vrai et le bien atteignit toute son intensité en Celurqui est venu, dit-il lui-même, « non pas détruire, mais perfectionner* », et donner son plein développement à ce qui n'était encore qu'en germe dans la conscience humaine. La véritable opposition est donc bien entre la nature pure- ment animale, et restant animale sans évolution, sans pro- grès, et la nature humaine, c'est-à-dire la nature animale dirigée, corrigée, transformée, grâce à l'effort et au sacri- fice, par la raison et la conscience.

Quant aux formules plus récentes : foi à l'humanité, au travail, au progrès, il est facile de se rendre compte qu'on ne peut croire à Thumanité, au travail, considérés comme faits. Un fait se constate^ et ne peut déterminer la foi que si on Tobserve à travers un idéal qui le transfigure. S'agit- il de l'humanité conçue non comme elle est^ mais comme elle devrait être, du travail envisagé comme moyen d'un progrès ^mdoit être réaUsé : c^est alors l'idéal qui est objet de croyance.

En dehors de toute foi en l'idéal, l'esprit se heurte aux misères de la réalité et passe vite de l'enthousiasme au dé- couragement.

Le penseur ne peut échapper à un tel pessimisme qu'à la condition de changer de critérium. Qu'il ne s'obstine point à apprécier la vie au point de vue étroit de la jouissance sensible et du plaisir individuel. Loin de n'envisager les êtres que sous leur aspect phénoménal et contingent, qu'il

\. Matth. V, 17.

* ,j.-?r*y V-

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projette sur eux cette lumière divine que tout homme de bonne volonté découvre au fond de sa conscience. Il lui sera possible alors de croire à l'humanité, de croire au travail, au progrès. Ces expressions prendront leur véritable sens ; elles apparaîtront comme des formules déguisées, amoin- dries, de la foi religieuse.

Tel nous paraît être le chemin que Wagner a parcouru de la Tétralogie à Parsifal. Il aurait pu, à meilleur droit que beaucoup d'autres, ne rien chercher au-delà de la splendeur artistique de son œuvre, créant le beau sans s'inquiéter du vrai. Loin de là, il a poursuivi le vrai avec une ardeur et une loyauté dont témoigne précisément l'intéressante évo- lution mentale que nous nous sommes efforcé de résumer.

Il est permis, par conséquent, sans faire de Wagner un prophète ou un messie, de constater, qu'après bien des hé- sitations et des luttes, sa pensée a enfin trouvé le repos dans ces croyances supérieures qu'ont partagées les plus nobles intelligences. Il ne faut point en être surpris : l'âme du grand artiste était orientée vers l'éternelle vérité par ce sentiment qui fait, nous l'avons vu, l'unité de son œuvre, qui déjà se manifeste dans les Fées^ le Vaisseau-fantôme et Tannhœuser, inspire la conclusion de la Tétralogie, Y^m- ^WiiQVii Parsifal \ la pitié, le dévoûment, l'amour désin- téressé et pour employer le mot de l'Evangile : la Charité.

TABLE DES MATIÈRES

Pages Chapitre premier. L'œuvre de Wagner et son idée direc- trice 5

Chapitre ii. Inspiration et théorie 11

Chapitre m. Exagérations et illusions 13

Chapitre iv. L'Anneau duNibelung ou Tétralogie .... 20

% i. La thèse révolutionnaire ^. . 20

§2. La thèse métaphysique 31

Chapitre v. Tristan et Iseult 42

Chapitre vi. Parsifal 51

Chapitre VII. Conclusions 66

Imp. G. Saint-Aubin et Thevenot, Saint-Dizier (Hte-Marne), iJO, Passage Verdeau, Paris.

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END

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