ed pi MÉMOIRE SUR LA MONTAGNE DE SEL GEMME DE CARDONNE EN ESPAGNE; Par P. Lours CORDIER. Lu à la Société Philomatique le 2 mars 1810. 4 Lis recherches des géologues ont été principalement dirigées jusqu’à présent vers l'étude des grandes masses qui composent le domaine de la science. On a circonscrit plus exactement les différens terrains, distingué avec plus de soin les roches princi- pales, et constaté d’une manière de plus en plus rigoureuse les | rapports généraux de stratification. Les résultats obtenus com- mencent à être nombreux et satisfaisans; mais si Je ne me L trompe, on doit maintenant desirer que les détails soient étudiés comme les grandes masses, et que surtout les roches qu’on pourroit appeler roches d'exception, à raison de leur rareté, soient bientôt aussi parfaitement connues dans leurs gisemens divers, que les roches les plus abondantes et les plus vulgaires. __ Ge vœu paroîtra facile à justifier, sion veut seulement s'arrêter à considérer l’état des connoissances que nous possédons relati- vement aux couches bitumineuses, sulfureuses, gypseuses el sa- lines, et les opinions généralement admises sur les époques de leurs formations. Ce n’est pas qu’il n’ait été recueilli depuis plu- sieurs années, des observations absolument neuves à l'égard de ces quatre sortes de roches; mais les résultats en sont encore peu répandus, ou bien on en a tenu peu de compte par suite des opinions consacrées. a Aïnsi, par exemple, il est avéré qu'il existe au moins {rOIs formations de houille proprement dite, dont une is/ermédiaire, L CAP SE ESS DO PES TE REC PR Er SES NE PE DE UE A MIN SONT CS PR NE | | (2) quoique la plupart des minéralogistes n’en reconnoissent qu'une seule ou deux tout au plus (r). On n’admet communément qu’une seule formation de soufre, ef cependant il est constant qu'onrencontre des roches sulfureuses, nou-seulement dans les terrains secondaires, mäis éncore dans les terrains tertiaires et daus ceux de transition (2). Les roches gypseuses ne constituent pas seulement deux for- mations distincles dans les terrains de seconde et de troisiéne origine, mais il est constant qu'el'es jouent un rôle remarquable dans le sol intermédiaire comme dans le sol primitif (8). Enfin le sel gemme passe vulgairement pour appartenir exclu- sivement au terrain secondaire, tandis que: plusieurs données très-probables auroient dû faire admeltre depuis long-temps sa présence daus les terrains intermédiaires (4). | ST RS EE EE) (1) On connoîtà ce sujet l’excellentouvrage de M. Voigt sur les combustibles fossiles. La description que j’ai récemment donnée des mines de houille de Saint-Georges (Journal des Mines , n° 519 et 200), confirme son opinion Sur l'existence de la houille intermédiaire. ( (2) On ne peut plus se refuser à regarder comme soufre de transition celui qui accompagne les gypses de la T'arentaise. Suivant Dolomieu, celui de Sicile est se- condaire ; celui des mines de Costa et de Godiaseo près Tortone en Piémont , est de troisième formation , ainsi que je l’ai démontre dans un Mémoire appuyé d'échantillons que j'ai adressés en 1810 à l'Administration des Mines à Paris. Ï1 est accompagné de gypse et de calcaire tout-à-fait modernes , reposant hori- gontalement sur des argiles coquillières et d'immenses dépôts de sables et de cailloux roulés, lesquels renferment des bois fossiles et de nombreux débris d'animaux marins et terrestres (3) Le gypse des terrains tertiaires , tels que ceux de Paris ou d’Aigueperse en Auvergne , et les gypses secondaires, tels que ceux d’Espagne, sont tres= connus. Je discuterai dans le cours de ce Mémoire la réalité des gypses de tran- sition. Quant au gypse primitif, M. d’Aubuisson en a décrit un gisement qui paroît assezsatisfaisant, et.qui est situé pres de Cogne en Piémont; j'ai été assez heureux moi-même pour découvrir en 1809 un nouveau gite primitif de chaux sulfatée , qui est beaucoup mieux avéré q-e-le précédent. Les échantillons avec une description, sont depuis long-tem s à l'Administration des Mines à Paris. Ce gîte est situé au centre des montagnes primordiales de P'Appennin , au fond de la gorge d’Isoverde pres la Bochetta, dans l’État de Gênes. Il est l’objet d’une exploitation, ce qui permet d’observer rigoureusement la disposition des masses ; elles sont en couches presque horizonta es , s’enfonçant au sud-est et ä contre-pente dans la montagne qui les renferme , et immédiatement recouvertes par plusieurs assises parallèles de serpentine porphyroïde , à cristaux de diallage, laquelle est elle-même surmontée par des schistes argileux primitifs luisans et salinés en couches également parallèles , composant un système tres-puissant. (4) Ces données seront rapportées dans le cours de ce Mémoire. (5) Ces assertions fondées sur des faits positifs, mais encore en petit nombre, prendront, J'espère, une plus grande consistance dans Popinion des minéralogistes, du moins en ce qui concerne les roches salines et gypseuses , lorsque j'aurai fait connoître la composition , la structure et le gisement de la montagne de sel gemme de Cardonne, Mais ce n’est pas le seul point de vue général sous lequel on pourra envisager la description que je vais donner. On discute depuis long-temps sur la diminution progressive des hautes mon- tagnes et des autres inégalités superficielles de la terre : les opinions sont très-partagées à ce sujet, ce qui prouve que les observations sur lesquelles on s'appuie de part et d'autre, ne présentent rien de bien précis ou de bien avéré. [l importe done de recueillir de nouveaux #lémens pour résoudre la question, Or la montagne de Cardonne offre un fait unique en son genre dont la considération pourra paroître péremptoire, lorsqu'il aura été décrit avec tout le détail des circonstances locales qui peuvent le caractériser d’une manière authentique. Cette montagne est aussi célèbre sous le point de vue pitto- resque, qu'elle est peu connue sous le rapport scientifique; elle a toujours élé regardée comme une des plus singulières curio- sités de l'Espagne. Son isolement, ses formes particulières, ses couleurs vives et ses exploitations à ciel ouvert, ont contribué sans doute à la rendre remarquable; mais aux yeux du vulgaire c’est l'existence même de la montagne qui paroît un véritable prodige. Comment concevoir en effet qu’une énorme protubé- rance de sel gemme presque pur, offrant une surface de près de deux kilomètres carrés, exposée depuis des siècles et tout à fait à nu aux intempéries de l’atmosphère, ait pu leur résister 5 4 y CENT EEE > jusqu'à présent? Comment conves# qu’elle ne paroisse même pas avoir très-sensiblement diminué de volume depuis les temps historiques ? Il faut convenir qu’il y a là un problème fort au-dessus de la portée de tout homme étranger aux connoissances physiques, et que c’est bien le cas de trouver du merveilleux dans ce qu’on n’expliqueroit pas (1). (1) M. De la Borde a parlé tres-succinctement des mines de sel de Cardonne dans son bel ouvrage de la description pittoresque de l'Espagne. Les inexacti- tudes qui se sont glissées dans les dessins qu’il en donne, me laissent un regret, celui de n’avoir pu lui fournir à temps les renseignemens qu'il m’avoit de- mandés, avant la publication de cette partie de son travail. La carte à vol d'oiseau om cm PS LR (4) La montagne n’a été visitée jusqu'ici que par un petit nombre de minéralogistes ; il n'en a été donné aucune description _dé- taillée. La Notice la plus longue et la moins imparfaite qui en ait été publiée, est encore celle de Bowles qui date de 1779. “ Gette Notice occupe quatre pages dans l'ouvrage de Bowles, intitulé : Tntroduccion a la Historia natural y a la Géograjia fisica de Espanna. Elle est en partie consacrée à des considé- ratious générales sur la salure de la mer et'de certaines rivieres de la péninsule; elle laisse tout à desirer sous le point de vue géologique. | | On sait que la petite ville de Cardonne qui a donné son nom à la montagne de sel, est située dans l’intérieur de la Catalogne, à huit myriamètres (16 lieues) de Barcelone, et à sept myria- mètres (14 lieues) du faîte centralëde la chaîne des Pyrénées. Elle est bâtie sur un plateau qui fait partie des hauteurs dont est bordée la rive droite de Cardonero, petite rivière qui coule vers le midi, D’après les observations barométriques de plusieurs Jours, calculées sur des notations correspondantes prises à Bar- celone, j'ai trouvé que le sol de la ville de Cardonne, au pied des murs du château, étoit élevé de 41r mètres au-dessus de la Méditerranée. J’ai reconnu de plus que le même point s’élevoit de 138 mètres au-dessus des moyeunes eaux de la rivière. L’élévation et la position dominante du château de Cardonne en font une station favorable de reconnoissance. Placé au baut de ses murailles, l'observateur plane sans obstacle sur un im- mense continent fermé de montagnes basses, loutes composées de terrain secondaire. Au nord, ce terrain monte insensiblement vers les plus hautes croupes des Pyrénées ; à l’est , il: disparoît au loin sous les plateaux entièrement calcaires de San Miquel del Fay; au midi, il s'étend à plus de5 myriamètres ( 10 lieues) (planche 81) qui a été copiée sur une carte espagnole tres-ancienne , est essen— tiellement fautive, en ce qu’on y a supprimé la masse saline principale qui remplit le fond du cirque, et qu’on n’y voit figurer que les deux appendices où est le siège de l’exploitation. On est évidemment parti de l’erreur de cette carte pour corriger après coup , le dessin n° 2 (même planche 81) et placer la mon- tagne de sel dans un plan beaucoup trop rapproché. Je dois ajouter ici que M. Néergaard , avec qui j’ai parcouru la Catalogne en 1802, possède plusieurs vues trés-exactes et tres-jolies de cette montagne et des environs. Ces vues ont l’avantage d’en représenter tous les accidens géologiques, ayant été faites sous nos ÿeux par un artiste tres-habile , feu Naudet , qui nous accompagnoit, par ro) Fe, (5) pour aller servir de base au singulier système des roches de grès et de pouddingue qui composent l'énorme massif et les mamelons grotesques du Mont-Sérat; enlin à l’ouest il va com- poser une partie du sol élevé de l’Aragon. La montagne de sel paroît comrhe un hors-d'œuvre au milieu de ce vaste continent ; Pobservateur la voit en quelque sorte à ses pieds du côté du sud-ouest; il la reconnoît à «on isolement, à ses formes (ranchantes, aux eflondremens qui entourent une partie de ses bases, et suriout à ses couleurs rouges et blanches, dont la vivacité contraste avec les teintes grises et rembrunies du terrain secondaire. | Ce terrain compose autour de la montagne une enceinte en forme de fer à cheval , qui ‘ouvre à lorient dans la vallée du Cardonero et dont l’axe court à très peu près de l'est à l'ouest. C’est à l'extrémité de la branclie septentrionale de ce fer à cheval que la ville et le château de Cardonne sont placés. L’enceinte- a environ trois kilomètres de longueur sur un kilo- mètre de largeur. Son contour offre presque partout des pentes rapides ou même des escarpemens abruptes; sa bordure présente des inégalités foiblement prononcées, dont l'élévation s'éloigne peu de celle de la ville de Cardonne. : - La montagne de sel occupe environ les deux tiers de l’aire du cirque, à partir du fond; sa hauteur au-dessus du Cardonero surpasse à peine 100 mètres ( ou 300 pieds), de sorte que la masse n’est guère plus haute et plus large que Montmartre près Paris, quoiqu’elle soit d'un tiers au moins plus étendue en longueur. . Sa forme générale est celle d’une masse irrégulière allongée en dos d'âne, et bordée en plusieurs endroits par des escarpemens plus ou moins abruptes. De nombreuses saillies, des pointes afhilées et des crêtes tranchantes, hérissent toute la partie supé- rieure : beaucoup de pentes sont éncombrées çà et là de matieres terreuses, les autres plus dépouillées se montrent couvertes d’as- pérités un peu moins prononcées que celles du sommet. Pour faire comprendre au reste plus facilement l'aspect de cette con- figuration particulière, j’ajouterai qu’elle a beaucoup d’analogie avec celle des plans en relief des hautes montagnes des Alpes. _ Le fond du berceau -circulaire qui isole la montagne d'avec les parois du cirque, offre des inégalités nombreuses, des eflon- dremens plus ou moins étendus; où y voit cà et là des éboulis de roches secondaires, des monceaux d'argile meuble et des vives arêtes en gypse ou en sel gemme. (6) Dans les temps de pluie, la majeure partie des eaux du cirque forment de chaque côté de la montagne deux petits torrens, qui se réunissent en un seul avant de se jeter dans le Cardonero. Le reste des eaux pluviales se perd dans un vaste effondrement situé au nord-ouest dans la partie la plus reculée de l'enceinte. R - L'absence presque totale de végétation sur la montagne facilite l'étude de sa composition et de sa structure; il ne sera pas inutile d'ajouter que j'ai visité les lieux dans la saison la plus favorable à l’observation, c’est-à-dire au commencement de l’hiver. Ces premières données posées, je passe à l'énumération des roches composantes; on peut les ranger en sept sortes princi- pales, savoir : | + 19 Roche de muriate de soude parfaitement pur en masses grenues à très-gros grains, demi-transparentes et, sans couleur. Les grains sont tout-à-fait limpides; il s’en trouve d'assez gros pour qu’on puisse en extraire à l’aide de la division mécanique, des cubes ayant jusqu’à deux décimètres de côté. 2°, Muriäle de soude pur, en masses grenues à petits grains; il est plus ou moins translucide. Ses couleurs principales sont le blanc grisâtre, le gris de perle, le blanc rougeâtre, le rouge de chair, le rouge lie de vin et le rouge brunâtre. 39, Muriate de soude impur, en masses grenues qui rentreroïient dans la sorte précédente, si elles n’étoient souillées par un mé- lange plus ou moins abondant soit d'argile grise ou bleuâtre, soit de très-petits cristaux de gypse ordinaire blancs ou rougeâtres. Ce dernier mélange donne aux masses une contexture porphyroïde, 4°. Muriate de soude pur, concrétionné sous forme de masses tuberculeuses à cassure grenue , foiblement translucides, d’un blanc jaunâtre ou plus communément d’un blanc de neige éclatant. be. Arpgile grise ou bleuâtre; elle est tantôt pure et Iégérement schisteuse , tantôt porphyroïde par le mélange d'une grande quan- tité de petits cristaux de gypse ordinaire, tantôt gris et opaques, tantôt incolores et transparens, : LR. 60. Gypse ordinaire en masses grenues à petits grains; il est opaque; sa couleur blanche tire souvent au gris ou jaunâtre; il s'y rencontre parfois de l'argile disséminée en petite quantité. On y trouve aussi de petits grains rares de chaux carbonatée grise laminaire,. | (7) mo, Gypse ordinaire mêlé de gypse anhydre; il est en masses grenues passant au compacte , lesquelles sont du reste semblables à la sorte précédente. | Ces différens matériaux se présentent dans des proportions très-inégales. On peut estimer que la soude muriatée pure à petits grains (sorte n° 2) forme à elle seule les sept dixièmes de la montagne. La soude muriatée impure et l'argile y entrent chacune pour environ deux dixièmes. Les gypses et le sel gemme parfaitement pur (sorte n° 1) figurent à peine pour un dixième; les coucrétions sont accidentelles. | Ce mode de composition est sans doute digne d’aftention, mais Je dois insister pour faire remarquer que l'ordonnance de la stratification l’est encore bien davantage. C’est ici le point le plus important de mes observations; en eflet tous les matériaux de la montagne, les concrétions exceptées, sont disposés en couches verticales et parallèles, courant de l’est-nord-est à l’ouest-sud- ouest, c'esl-à-dire dans le sens suivant lequel la croupe s’allonge au milieu du cirque. ; La puissance moyenne de chacune de ces couches ainsi posées sur la tranche, peut varier de un à six décimétres , on en trouve aussi qui n’ont pas un centimèlre, tandis que d’autres atteignent une épaisseur de sept à huit mèéêtres. Souvent plusieurs bacs salins de la même sorte se trouvent juxtaposés sans inlermé- diaires étrangers ; alors on ne les distingue que par la différence de leur grain et le contraste de leur couleur. fs Ces conditions de la stratification sont modifiées de plusieurs manières ; tantôt la puissance d’une couche varie fortement dans _les diflérentes parties de son étendue, ce qui dérange Pexacti- tude du parallélisme; tantôt les plans sont gauchis dans des sens opposés, ce qui produit des inflexions variées dans laspect des lignes de direction et d’inclinaison. Ces irrégularités n’alièrent point au reste l’ordonnance générale. On n’observe aucun ordre dans l’intercalation des couches de différente sorte. Elles paroissent alteruer indifféremment. Tout ce qu'on peut dire, c’est que largile domine du côté du versant septentrional, et que le versant opposé ne renferme presque que du muriate de soude. Les bancs de gypse ne se mêlent point avec le sel gemme; on les trouve interposés aux dernières couches d'argile du côté du nord. : | Quelques-unes des pentes les plus escarpées de la montagne (8) sont coupées par des fissures assez larges pour qu’on puisse y pénétrer à quelques mètres de profondeur. C’est dans ces anfrac- tuosités qu'on trouve les concrétions salines : elles y produisent un bel effet par l’opposition de leur couleur blanche éclatante avec celle des fonds colorés sur lesquels elles sont disséminées. Les couches de sel gemme parfaitement pur et transparent sont presque toutes réunies au pied de la montagne du côté de l’est-sud-est; elles y constituent deux appendices peu élèvés, qui ne sont remarquables d’ailleurs que parce qu’ils forment ce qu'on appelle proprement les rênes de sel de Curdonne, et qu'ils sont le siége des exploitations pratiquées au compte du Gouver- nement espagnol. _—. | 2 Ces exploitations sont d'autant plus importantes qu’elles exigent peu de frais. Je vais en donner une idée en peu de-mots. L'extraction s’y fait à ciel ouvert et par tailles horizontales pratiquées en ‘gradins. Chaque gradin a un mètre de bauteur avec une largeur égale. Leur longueur est assez grande pour qu'on puisse y placer dix à douze mineurs de front. On mène ordinairement huit tailles de cette sorte les unes au-dessus des autres. l’abattage de la roche de sel se commence à coups de poudre, on l’achève avec le pic. Du reste on n’enlève que les quartiers un peu gros, et on les porte sous des meules dans un petit atelier voisin. Le sel après avoir été égrugé, est, sans | autre préparation, expédié à dos de mulets pour les magasins du Gouvernement. On assure qu'il s’en vend annuellement pour environ un million de francs (r). | A Sans m'arrêter au reste à plus de détails sur le parti qu’on tire de l'exploitation du sel gemme, je reprends la description de la montagne. Jusqu’ici je l'ai considérée isolément, je vais la considérer dans ses rapports avec les roches secondaires envi- ronnantes. de | Ë (1) Les ouvriers des mines font un petit débit de différens objets fabriqués en sel gemme parfaitement limpide et cristallisé, tels que des croix et des cha- pelets ; ils vendent aussi des tablettes faites du plus beau sel rouge. Les gens du peuple regardent ces tablettes comme un préservatif assuré contre certaines maladies; elles ont environ deux décimètres carrés sur deux centimètres d’é- paisseur. On les place dans des sachets sur les reins ou sur le ventre, après les avoir fait fortement chauffer ; c’est principalement contre la colique et lesrhus Malismes qu’on leur attribue de l'efficacité. (9) La stratification de ces roches n’est pas moins facile à ob- server, moins évidente, et par opposition moins remarquable que celle de la montagne de sel. En eflet de toutes parts les bancs secondaires se relèvent en appui vers le centre de l'enceinte, savoir, ceux du nord sous un angle de près de 5o degrés, et ceux de l’est et du sud sous des angles de 20 à 30 degrés; de sorte qu’en les supposant prolongés, ils viendroient recouvrir les tranches verticales des couches salines et gypseuses. I1 faut longer le pied des escarpemens du cirque pour observer la superposition immédiate. On voit en une infinité d’endroits les bases de la montagne de sel plonger et disparoître sous les assises de seconde formäation ; ailleurs les débris entassés de ces mêmes assises indiquent assez qu'elles ont fléchi et croulé par Ja destruction successive de leurs points d'appui originaires. La superposition est d'autant moins équivoque, que partout où on peut la vérifier, les deux terrains montrent constamment des plans qui tendent à se couper sous des incidences plus ou moins voisines de l’angle droit. | | La composition du terrain secondaire présente des élémens de contraste également frappans. En effet on y distingue les sortes de roches suivantes, savoir : 1° Grès micacés , de couleur grise, composés en grande partie de gros fragmens de quartz et de roches granitiques feuilletées; ils sont très-durs et parfaitement cimentés. 20. Grès rouges micacés, à grains fins, ayant un tissu trés- dense. 30. Schistes argileux rouges, verts ou gris, communément par- semés de petites écailles de mica grises ou blanches et posées dans le sens des feuillets. | | 4°. Argiles schisteuses endurcies , ou quelquefois tout-à-fait tendres; elles sont d’un blanc grisâtre ou verdâtre, ou bien d’un Brun rougeâtre. a bo. Pierre calcaire dense à cassure écailleuse et d’un gris foncé, quelquefois un peu verdâtre; elle est souvent mêlée de parties de schiste vert et tout-à-la-fois de quelques particules de mica. Elle ne donne point d’odeur bitumineuse; je mai pu y découvrir aucun vestige de corps marin, non-seulement aux en- virons de Cardonne, mais encore dans les autres endroits de Îa Catalogne où je l'ai observée. Il est probable cependant qu’elle en content, mais qu’ils y sont très-rares. | À (10) 6. Pierre calcaire argileuse, de couleur grise où verdâtre, abondant souvent en parcelles de mica , sans odeur bitumineuse, sans coquilles, offrant rarement de irès-petits débris de végétaux charbonnés. Se Ces roches diverses alternent indifféremment entre elles, de manière cependant à ce que ce sont les grès qui dominent dans la partie inférieure du système et la pierre calcaire dans la partie supérieure. ; - Aïnsi que je lai dit, ces roches ne constituent pas seulement les environs de Cardonne, mais encore une grande parlie du sel de la Catalogne. Elles s’y reproduisent partout avec les mêmes , traits, affectent d’ailleurs des inclinaisons variables et des di- rections contrariées ; Ces inclinaisons passent rarement 30 à 40 degrés, les plus fortes que j'ai observées se voient à Suria, vil- lage situé sur la rive gauche du Cardonero à deux myriamètres au-dessous de Cardonne ; les bancs calcaires s’y montrent re- levés de 70 degrés vers le nord-nord-est : ils réunissent à cette parücularité, celle de renfermer une couche de houille maigre, d’un. mètre d’épaisseur, qui leur est parallèle, L'accord des différens caracteres que Je viens de rapporter, ne me paroît laisser aucun doute sur le rang qu’il faut assigner aux roches qui constituent les environs de Cardonne, je crois qu'aucun minéralogiste ne seroit embarrassé de les classer ; elles appartiennent sans contredit à la plus ancienne formation des terrains secondaires, Si, comme Je le pense, cette conclusion est évidente, elle suffiroit pour reculer de beaucoup lPépoque qu'il faut assigner à la formation du terrain gypseux et salin de Cardonne, dans la supposition où les couches de ce terrain seroient parallèles à celles du sol secondaire superposé. Mais ce parallélisme n'existe pas ; ensorte que d'après la règle fondamentale de la Géologie, le terrain salin et gypseux doit être incontestablement rapporté à une époque non-seulement antérieure, mais encore tout à-fait distincte de celle qui a produit les terrains secondaires en gé- néral; c'est à-dire, en d’autres termes, que dans l’état de nos connoissances , 1l ne peut appartenir qu’au sol intermédiaire. Cette conséquence importante acquerra une grande consis- tance, si on veut- faire attention à la nature des couches gyp- seuses qui accompagnent celles de sel gemme. En effet la présence du gypse anhydre paroît fournir ici un trait de lumière tout-à-fait ( 11 ) précieux. Je vais entrer dans quelques détails à ce sujet, ef poser les bases d’un rapprochement qui, combiné avec les autres circonstances locales, pourra paroître concluant. Il existe dans les terrains intermédiaires de la Tarentaise, aux. environs de Moutiers et dans ceux du Mont-Cenis du côté du Piémont, des roches de gypse, soit ordinaire, soit anhydre, soit épigène. Saussure influencé par l'opinion dominante de son temps, nattachant probablement pas une trés-grande importance à l'étude de ces roches d'exception, et séduit par les apparences qui accompagnent leurs affleuremens dans les montagnes où elles sont situées, Saussure, dis-je, les avoit regardées comme des amas accidentels et de remplissage; parcourant moi-même la T'arentaise en 1804, je me suis occupé à déterminer plus exace : tement le gisement de ces roches dans les environs de Moutiers, j'ai reconnu que les effondremens et le désordre des affleuremens Inasquoient de véritables couches, ordinanrement très-puissantes , parfaitement suivies et constamment parallèles aux assises des roches accompagnantes. Me trouvant en opposition avec la puis- sante autorité de Saussure, et l’opinion commune des minéra- logistes (1), je me suis contenté dans le temps d'annoncer mes résultats dans un cours de minéralogie fait à l’Ecole des Mines de Moutiers, et je les ai communiqués verbalement à plusieurs amis de la science, notamment à mon collègue Brochant, dont il me suffit d’invoquer ici le témoignage. Mais en 1809, Pou- verture de la nouvelle route du Mont-Cenis m'a permis de vérifier ces résultats dans une localité analogue, mise à découvert sur une grande étendue, et présentant des coupes transversales toutes fraîches, circonstances que j'ai annoncées dans le Journal des Mines en 1809 (2). Ces observations sur la straufication du eypse dans les Hautes-Alpes, n'ayant été contredites par aucun des minéralogistes habiles qui ont visité les lieux dans ces der- nières années, il m'est permis de les regarder comme constantes, et de les rappeler ici avec confiance : je les fortiherai par les deux considérations suivantes, La première, qu'il n’est pas avéré que les gites de gypse an- hydre reconnus ailleurs que dans la Tarentaise et le Piémont, appartiennent exclusivement aux anciens terrains secondaires. EEE SE (1) Notamment celle de mon collègue Brochant. Foyez son excellent Mémoire sur les roches de la T'arentaise , Journal des Mines, vol. XXII, pag. 339. (2) Journal des Mines, volume XXVI, pag. 250. (12) La seconde, que la chaux sulfatée peut , aussi bienque la chaux carbonatée greuue, alterner brusquement avec les schistes mi- cacés intermédiaires ; l’intercalation de l'une n’a rien de plus. étonnant que celle de l’autre. | = Maintenant si on compare les roches gypseuses de Cardonne avec celles des Hautes-Alpes, on y trouve une analogie de com- position, de tissu, de couleur et des autres caractères si exacts, que je crois pouvoir me dispenser d'en donner le tableau. Si on considère les matières accompagnantes, on trouve que Fanalogie se soutient d’une manière moins parfaite, mais qui ne laisse pas que d'être satisfaisante. En eflet, non-seulement plusieurs sources salées coulent ‘au pied des couches gypseuses des environs de Moutiers, mais encore une de ces couches ren- ferme de petits rognons de sel gemme en nature. L’argile y joue d’ailleurs un rôle presqu’aussi important qu’à Cardonne. Ainsi tout concourt à faire présumer que l’âge des couches salines et gypseuses de Cardonne se rapproche beaucoup de l’âge: des couches gypseuses pures ou salifères des Hautes-Alpes; le etit nombre de caractères qui sont particuliers à celles-ci, com- plètent en quelque sorte ceux qui manquent aux premières; d’où. il suit en dernière analyse, qu’il n’est pas permis de concevoir que le système de Cardonne puisse appartenir à aucun autre. terrain que le terrain intermédiaire. | | Je récapitulerai tout à l'heure les principaux résultats auxquels: je Suis arrivé Jusqu'ici, mais auparavant je m'arréterai à déve opper quelques considérations sur la diminution progressive de: la montagne de Cardonne. | | J'ai dit précédemment que cette montagne ne paroïssoit pas avoir sensiblement diminué depuis les temps historiques ; en.cela je me suis conformé à l'opinion répandue dans le pays; mais on peut bien croire que je suis loin de partager cette opinion. Malgré mes recherches je n’ai pu découvrir dans aucun'auteur espagnol, quel étoit l’état de la masse saline à une époque un peu ancienne. La tradition vulgaire regarde la montagne comme indestruetible; elle assure en revanche que le terrain sur lequel la ville est bâtie, se déplace continuellement et avance vers la montagne. \ Cette assertion mérite de paroître absurde : cependant elle est dans le cas de beaucoup de préjugés populaires auxquels on re- connoît un certain fonds de vérité, lorsqu'on veut les examiner et les traduire. | (15) . En effet, si le volume de la masse de sel diminue sans cesse ; sa forme ne change guère et ne peut guère changer. Il n’en. est pas de même des escarpemens et des pentes rapides dont elle est environnée. Les porte à-faux et les éboulemens causent de fréquentes altérations à toute la bordure de l'enceinte. Chaque Jour le terrain qui sépare la ville du vallon perd de son étendue: La ville n’avance pas vers le vallon, inais le cirque avance vers les murailles de la ville; mais pendant que cet effet se produit, la position de Cardonne tend à devenir de plus en plus domi- nante, soit parce que la masse de sel s’abaisse insensiblement, soit parce que la profondeur du vallon diminue en apparence, ä mesure que le cirque s'ouvre et s’évase davantage. Ainsi tout concourt à produire Pespèce d'illusion consacrée par la tradition populaire. | À en croire les habitans, la salure des eaux de pluie qui forment le torrent de Cardonne, seroit extrêmement foible ; ils prétendent qu’en toute saisou on pêche les mêmes poissons dans le Cardonero, au-dessuset au-dessous de l’embouchure du torrent. J’aurois bien desiré , lorsque j'étois sur les lieux, pouvoir cons- tater la graduation des eaux qui descendent de la masse saline pendant une averse; mais J'ai constamment Joui d’un très-beau temps. | | Manquant de bases directes, et ne connoissant pas d’ailleurs _ la quantité de pluie qui tombe annuellement dans la contrée, je me bornerai à présenter les conditions d’une hypothèse qui satisfasse approximativeinent au phénomène, c’est-à-dire la très- lente diminution de la montagne. | J'ai préliminairement fait l’expérience suivante : j'ai pris une plaque de sel gemme d'environ deux décimètres de longueur. A l’aide de mastic, J'ai pratiqué à la surfacé une rigole de deux centimètres de largeur; après avoir disposé la plaque sous ‘une inclinaison d'environ 80 degrés, j'ai fait tomber goutte à soutte un petit filet d’eau dans la rigole. La saumure éprouvée à l’aréomètre, a marqué un peu plus de 6 degrés. On voit par lä que, malgré sa contexture massive, le sel gemme ne laisse pas que d’être très-facilement soluble ; mais dans les lavages qu'éprouve la montagne, Les choses ne se passent pas précisément comme dans l'expérience précédente; les. sommets et les aspérités qui hérissent ia croupe de-la masse saline, offrent des inclinaisons rapides, et les pluies n’ont pas le temps d'enlever # (14) une quantité de matière qui puisse leur donner une salure de 6 degrés. De plus, il est constant que dans le cours d’une année, la majeure partie des eaux de pluie tombent par averses et s'écoulent par conséquent avec rapidité; d'où 1l est à présumer que la salure moyenne des eaux pluviales qui tendent à altérer les sommets, est loin d'atteindre à 6 degrés. : En conséquence j'ai cru pouvoir supposer que la salure de ces eaux s’arrêtoil, terme moyen, à 4 degrés, et dans cette sup- position j'ai cherché quelle seroit la marche de la diminution de la montagne. | Cette recherche ne pouvant se faire sans connoître la pesanteur spécifique du sel gemme, et cette pesanteur n'ayant été donnée par aucun auteur , non plus que celle du sel marin, du moins à ma connoissance, Je l’ai déterminée directement. Je me suis servi de l'huile essentielle de térébenthine comme liquide de comparaison, J’ai ensuite rapporté le résultat à l’eau distillée, et J'ai trouvé que le rapport des densités étoit : : 10 : 22,1967. Maintenant si on suppose qu’il tombe annuellement à Car- donne huit décimétres d’eau, ce qui seroit environ un tiers de plus qu’à Paris; et si on admet que chaque décimètre prend une salure de 4 degrés, on trouve, à l’aide d’un calcul fort simple (1), que les huit décimètres doivent enlever aux parties supérieures de la masse saline, une couche annuelle de 15 mil- limètres 26 centièmes de sel gemme. — | D'où il suit en dernière analyse, que l'élévation de la montagne ne diminueroit en un siècle, que de 152 centimètres 6 dixièmes, ou, en d’autres termes, de 4 pieds 8 pouces 6 lignes. Quoi qu'il en soit de cette hypothèse, je ne la présente que comme une donnée plausible, à l’aide de laquelle on pourra facilement concevoir comment il se fait que la diminution pro- gressive de la montagne de Gardonne ait toujours paru insensible, 4 Le fait au reste est avéré, et il s’agissoit bien moins d’en donner une explication que d’en constater toutes les circons- tances accessoires et de les signaler à l'attention des physiciens, Je passerai maintenant aux conclusions purement géologiques (1) Voici ce calcul. 1 décimetre cube à 4 degrés, enlève okl,04935 de sel gemme. Les 8 enlèvent 0**,3388; mais le décimètre cube de sel pèse 2K!,2107, Donc la quantité précédente répondroit à une lame de sel gemme ayant 15 millimètres 26 centièmes , sur 1 décimètre de surface. (25) | résultantes des observations contenues dans ce Mémoire, et Je terminerai en rappelant, ro Que le système des roches salines et gypseuses de Cardonne est disposé eu couches verticales et posées sur la tranche; 20 Que ce système est recouvert par des couches secondaires de la plus ancienne formation et que la superposition est /rans- gressive ; 30 Que d’après les conditions de cette superposition, les couches gypseuses et salines sont sans contredit d’une époque, non-seulement antérieure, mais encore tout.à-fait distincte ; 4° Qu'il existe dans les Hautes-Alpes des gypses purs et parfois salifères, qui font incontestablement partie des terrains inter- médiaires ; | | bo Que ces roches gypseuses saliféres ont des analogies avec celles du système de Cardonne ; | 6° Enfin, que d’après toutes ces probabilités, ce système doit être placé lui-même dans les terrains intermédiaires. Il est aisé de juger que ces résultats tendent à modifier les idées reçues à l'égard des roches subordonnées aux terrains in- termédiaires en général, et que s'ils méritent d'être pris en con- sidéralion par les minéralogistes , il faudra dorénavant compter une formation de plus pour les roches gypseuses comme pour les roches de sel gemme.