bibliotheek / -• ' <*&> V\t ■ ' V V * VY> •*' Hi\ : \'v- s - r /• .•/} ' " ' Z-A’lD v» - - - Xi i ( \ * \ VOYAGE AUTOUR DU MONDE I IMPRIMERIE DE N.-J. GREG01R, Rue au Lin , I\° 20. wivai khitl ,r.£tw^nrjicn Enraia xlqh mmnoniï VOYAGE AUTOUR DU MONDE ENTREPRIS PAR ORDRE DD GOUVERNEMENT SUR LA CORVETTE LA COQUILLE; SPÜkÜi [?a Ü3sJ3®SÏ j MEMBRE CORRESPONDANT DE l’iNSTITTIT. BRUXELLES. N.-J. GREGOIR, V. WOUTERS ET Cic, ÉDITEURS, i'OV VOYAGE AUTOUR MONDE. DÉPART. Allons! il faut partir! J’ai soif de voyage : je veux aller d’une terre à l’autre, d’une mer à l’autre , par- tout où mes yeux atteindront. ( WlTSWICKI.) Un voyage autour du monde ! ! ! Ces mots magiques ébranlent toutes mes idées : le vœu le plus ardent de mon cœur est donc accompli ! Ce désir d’excursions lointaines , cet instinct de sensa- tions fortes et nouvelles , qui tourmentait mon existence , va être satisfait. L’ordre ministériel qui m’enlève à mes paisibles habitu- des , au sol natal , aux sollicitudes d’une mère âgée , est pour moi une faveur signalée. C’est en vain qu’une froide raison calcule les chances périlleuses d’une longue navigation , me cite avec complai- sance les résultats funestes si nombreux de ces entreprises , et le martyrologe encore plus long de ceux qui tentèrent de les accom- plir. Ï1 n’existe plus qu’une pensée , qu’une idée fixe; et le mot partir vibre sans cesse à mes oreilles. Que d’illusions , que d’idées fausses puisées dans les livres , vont cependant disparaître , usées par l’expérience des choses ! Ce n’est point toutefois sans quelques émotions que, le 9 mars 1822, il me fallut rompre les liens de i. i 6 VOYAGE l’habitude et ceux plus puissants de l’attachement de famille. La voiture me paraissait trop rapide dans sa course ; les arbres qui ombragèrent mon enfance, l’air que j’avais si longtemps respiré, tout devenait un motif de regrets. En m’élançant hors du foyer paternel , le terme de ce premier pas m’apparaissait dans un loin- tain vague et indécis; et aussi menaçantes que l’épée de Damo- clès , les 25 mille lieues qui me restaient à faire ne s’offraient que dans un avenir sombre, chargé d’orages, et oppressaient parfois ma raison. Paris , où je ne fis qu’un très-court séjour, n’apporta point de diversion à mes pensées. Inconnu, sans patrons dans cette ville où le mérite qui ne mendie pas est trop souvent un mérite sté- rile, j’en partis avec empressement (24 mars 1822), heureux de fuir cette agitation bruyante d’une population entassée, et de me rapprocher des climats où la nature pure et vierge se mon- tre belle de ses propres attraits. Préoccupé , je traversai la France de Rochefort à Toulon , en ne distinguant sur les bords de la route que ce que la portière de la voiture voulait bien me permettre d’entrevoir, à peu près à la manière des touristes anglais , mais bien décidé au moins à ne pas imprimer mes rêveries , pour en faire un livre du boudoir ou un pocket-book sentimental. Deux mois de séjour à Toulon furent employés aux apprêts du voyage. Chacun s’empressait de rendre plus confortable l’étroite enceinte qu’il devait habiter sur le navire; chacun aussi étudiait la physionomie de son compagnon de route; et de ces premières impressions naissait déjà un sentiment de bienveillance ou une antipathie, dont les germes cachés sous les dehors de la sociabilité, devaient éclore et porter leurs fruits sous l’influence des petites rivalités, filles de l’imperfectibilité humaine. On a dit qu’un jeune époux voyait ordinairement tout en rose le premier jour où il allume le flambeau de l’hymen ; on peut certainement en dire autant du voyageur. Tout lui sourit : l’espérance enfle les voiles de son vais- seau vers le pays des chimères ; heureux lorsqu’à la fin de la cam- pagne la fatigue et la satiété n’amènent point un découragement dû lui-même à des sensations exagérées et tout aussi peu fondées. Commerson 4, l’illustre compagnon de Bougainville , a renfermé , i Manuscrits déposés à la bibliothèque du Muséum. AUTOUR DU MONDE. 7 sous des formes triviales , des vérités de grand sens , en disant : « Je suis tenté de comparer un navire h une souricière. Chacun de » ceux qui passent la planche entrevoit sans doute un petit mor- » ceau de lard. Une fois les voiles déployées, c’est la trappe qui » tombe , la souris est prise , il n’y a pas à s’en dédire , et il ne reste » plus que les barreaux à ronger. » Disons cependant que les voyages de mers , toujours pénibles et qui usent si vite la trame de la vie, portent avec eux un charme indéfinissable. Ce mélange de privation et d’abondance , de far nienle et d’activité , de calme et de tempête, cette immensité des mers et ces régions si pom- peuses de la zone torride , ne laissent que de profondes impres- sions; après elles le bonheur domestique est monotone; et c’est ce qui porte tant de voyageurs à manquer à la parole qu’ils ont cent fois donnée de ne plus s'aventurer sur les flots. La corvette la Coquille, que le ministère avait choisie pour l’exé- cution de la campagne, était sur les chantiers. Nous suivions toutes les réparations de ce petit navire avec sollicitude; nous lui prêtions une existence morale, et de tous les vaisseaux que renfermait le magnifique arsenal de Toulon, la Coquille seule recevait chaque jour nos visites empressées. En effet, ce devait être pendant longtemps notre patrie , et c’est à l’ombre de son pavillon que reposaient notre sécurité et l’hospitalité des terres lointaines. Approvisionnée de tout ce qu’exigent les longues navigations , montée par soixante-dix hommes pleins d’ardeur et de résolution , la Coquille n’attendait plus qu’un vent favorable pour sortir de la vaste rade de Toulon. Il souffla le 11 août 1822 , et les côtes nues et pelées de la Provence ne tardèrent point à disparaître à nos regards en se cachant sous l’horizon. 8 VOYAGE CHAPITRE PREMIER. TRAVERSÉE DE FRANCE AC BRÉSIL i- (Dl! II AOUT AD 16 OCTOBRE 1822.) Puis enfin des vapeurs délivrant ses contours. Comme une forteresse au milieu de ses tours , Sortait le pic immense. ( ün Vigny , le trappiste ) Les premiers jours d’une navigation qui doit être longue sont ordinairement consacrés à s'orienter, qu’on me passe cette expres- sion toute nautique. La Coquille était encombrée de mille objets , entassés pêle-mêle dans les entre-ponts ; la mer d’un bleu d’azur était unie comme une glace ; le vent soufflait modérément, le sillage du navire était régulier. Seulement quelques mouvements de tan- gage annonçaient aux nouveaux embarqués qu’ils auraient bientôt à se roidir contre les atteintes cruelles du mal de mer. Mais rien ne ressemble moins sur le mobile élément au jour de la veille que celui du lendemain , et notre passage devant le golfe de Lyon fut accompagné de bourrasques assez fréquentes et assez vives pour faire naître quelques-unes de ces réflexions auxquelles on ne se livre jamais sous un ciel pur. De quelle vérité sont empreintes ces paroles de madame de Staël ^ : « Il en coûte davantage pour quitter sa patrie » quand il faut traverser les mers pour s’en éloigner . Tout est solennel » dans un voyage dont l’Océan marque les premiers pas. Il semble t Les chapitres I à V ont été publiés en 1850, et copiés par plusieurs faiseurs de pittoresques. a Corine ou l’Italie. AtlTOün DU MONDE. y » qu’un abîme s’entr’ouvre derrière vous, et le retour paraît à » jamais devenir impossible. D’ailleurs le spectacle de la mer fait » toujours une impression profonde. Elle est l’image de cet infini qui » attire la pensée et dans lequel sans cesse elle va se perdre. » Le calme se rétablit bientôt sur la mer antique que les Phéniciens sillonnèrent les premiers : des papillons chargés du butin des fleurs des orangers des îles Baléares , gracieux messagers terrestres , venaient voltiger sur notre vaisseau transportés par les vents, et quelques oiseaux d’eau cherchaient un refuge sur les rivages de la Catalogne que dominait le mont Serrât. Des scombres , séparés des grandes bandes de thons qui sont une des richesses des pro- vinces du Midi, s’élançaient hors de l’eau à la poursuite des trigles volants, malheureux poissons assaillis dans leur élément par une foule d’ennemis, et qui trouvent dans l’air, où ils appa- raissent quelques instants, des êtres tout aussi redoutables et tout aussi voraces. Des mouettes criardes se balançaient avec mollesse ou rasaient la surface de la mer, que des myriades de porpites azurées couvraient de leurs essaims vagabonds. Des lueurs phos- phoriques scintillaient pendant la nuit, et nous donnaient un avant-goût de cet embrasement des eaux si brillant , si plein de magiques beautés, dont l’équateur et les régions des tropiques devaient si souvent nous offrir par la suite le merveilleux spec- tacle. Neuf jours s’étaient écoulés depuis notre départ de Toulon , et déjà les terres d’Europe et d’Afrique se rétrécissaient ; le rocher de Gibraltar dominait majestueusement l’entrée du détroit qu’il commande. Là étaient ces fameuses colonnes d’Hercule , que réu- nissait, du temps même de Strabon, un récif nommé le seuil de la Méditerranée, preuve évidente qu’anciennement llbéric était jointe à la Mauritanie par une langue de terre que les vagues ont en- gloutie! Deux frégates portugaises croisaient à l’entrée du détroit afln d’arrêter, dans leurs déprédations , les corsaires algériens ; car cette régence, campée sur les frontières. de l’Europe, semble être une sentinelle avancée de la barbarie, dont le qui vive menace sans cesse la civilisation l. La Coquille en sortant de la Méditerranée n’avait encore parcouru i Ce passage a été écrit en 1825. 10 VOYAGE que trois cents lieues, et l’Océan, qui la recevait, déroulait devant elle ses immenses replis. Mais rien de remarquable ne signala sa courte traversée jusqu’à l’ile de Ténériffe. Une folle gaieté régnait parmi les matelots : les.chants et la danse récréaient leurs moments de loisir. 11 y avait si peu de temps qu’ils avaient quitté le rivage!.. Encore quelques mois , ces voix se tairont, cette danse fera place à de sombres réflexions , et la fatigue unie au souvenir de la patrie absente y fera succéder un silence glacial. Que d’idées fausses on a cependant dans le monde sur cette classe d’hommes dont toute la vie est consacrée au rude métier de mer, de ces vrais marins dont les types deviennent de plus en plus rares, et qui , bercés dès leurs premiers ans par le roulis d’un navire , trouvent souvent dans leurs vieux jours leur sépulture au sein des flots ! Ces hommes dont le caractère est à part , dont la franchise s’unit à la bonhomie , la bonté à la rudesse , dont une écorce grossière enveloppe un cou- rage à toute épreuve , semblent être complètement étrangers à la terre; ils en ignorent les usages, les habitudes, et (le dirai-je?) jusqu’à la langue. Leur vie s’écoule dans le monde rétréci de leur choix. Là ils accumulent leur salaire, pour l’engloutir en quelques heures dans le port où ils se trouvent transportés. Heureux dans leur imprévoyance, ils retournent sur le vaisseau , pour s’y imposer les mêmes privations, jusqu’à ce qu’ils puissent renouveler les mêmes prodigalités. Le tabac et les liqueurs fortes sont les objets de leur ardente convoitise ; ils aiment ou ils haïssent sans chercher à analyser leurs affections. L’habitude d’une vie dure , d’une disci- pline acerbe sur un élément qui n’a pas été destiné pour l’homme , contribue à les rendre froids, insensibles aux passions douces, et le plus souvent étrangers aux liens de famille. Un sommeil toujours obéissant les repose dans leur mobile hamac, où leur goût pour les récits et les contes merveilleux de l’imagination la plus bizarre viennent souvent les délasser des fatigues de la journée, et prêter à leur physionomie morale une empreinte vigoureuse. Le 28 août nous laissâmes tomber l’ancre sur la rade de Sanla- Crux de Ténériffe. Nous avions enfin en vue une de ces îles Cana- ries si célèbres par leurs vins, et plus célèbres encore par les Guanches, leurs primitifs habitants, et par les opinions systéma- tiques qui veulent y voir les îles Fortunées et les restes de cette antique Atlantide disparue de la surface de notre planète. Vingt AUTOUR DU MONDE. 11 et un coups de canon furent le salut que nous adressâmes au pa- villon espagnol ; mais ce bruyant cérémonial ne nous préserva point d une quarantaine de huit jours , que la junte de santé crut devoir imposer à la Coquille, parce qu’elle était sortie d’un port de la Méditerranée. Tel fut notre début. A mesure que nous approchions de Ténériffe, nous nous retra- cions tout ce qu’on avait déjà écrit sur cette île. J’étais pour ma part rassasié de tout ce qu’en disent les voyageurs ; son éternel pic de Teyde et sa Caldiera, ses Guanches, son dragonnier, qui semble dater du déluge, et cette famille Cologant, dont le nom est sté- réotypé dans toutes les relations , me revenaient sans cesse à la mémoire. Je me promettais bien d’en étudier les productions natu- relles, pour ma propre satisfaction seulement, et d’en taire les i ésultats , à moins que quelques faits intéressants de détails ne me parussent utiles à publier. Mais, instabilité du cœur humain! dès que 1 entrée de leneriffe nous fut interdite, l’envie d’en parcourir la surface me prit avec la brusquerie d’un accès de fièvre. Ce que j avais dédaigné me parut digne d’être vu, et cent ibis le jour, retenu sur le pont de la Coquille, dirigeant la longue vue sur la ville et sur ses environs , je maudissais les Espagnols qui tiennent en quarantaine des gens dispos et bien portants. Tout considéré cependant , on nous rendit un grand service. Les affections les plus meurtrières sévissent sur cette population entachée de corruption , et jamais un vaisseau n’y relâche sans y infecter son équipage des infirmités les plus tenaces et les plus dégoûtantes. Semblables à ces fruits flatteurs par leur enveloppe, mais dont les vers rongent l’in- térieur, il y a bien peu de femmes du commun à Ténériffe qui ne soient gangrénées de maladies honteuses ou dévorées par une gale de la plus fâcheuse nature. Nous restâmes trois jours sur la rade de Santa-Crux , dans une inaction forcée. Notre vue errait sur les montagnes nues et brûlées qui enveloppent la ville, sur les demeures tristes des Espagnols, sur les batteries en mauvais état qui défendent l’approche du port. Mais nos souvenirs étaient agréablement alimentés par le fort San- Christoval, près duquel vinrent échouer les tentatives de Nelson, qui y laissa un bras , et dont le feu nourri par une poignée de Fran- çais contribua si efficacement à repousser l’attaque de l’escadre an- glaise. Dans le jour les volets de toutes les maisons, soigneusement 12 VOYAGE fermés , témoignaient assez que les habitants se livraient aux dou- ceurs de la sieste. Seulement quelques femmes de mauvaise vie venaient jusque sur le rivage agacer les matelots, et y exercer leur immoral métier, sans s’inquiéter des témoins nombreux placés de manière à ne rien perdre de leurs ébats , sur les vaisseaux mouillés en rade. Les montagnes de Ténériffe, du côté de Santa-Crux, sont tour- mentées et ravinées par les éruptions volcaniques qui leur donnèrent naissance. Leurs flancs noirs et pelés, déchirés et couverts de scories , n’offrent à la vue que quelques euphorbes et des raquettes charnues et tristes , excepté dans certains endroits où l’humus végé- tal a été retenu par des petits murs , et où sont plantés des oliviers et des vignes. Toutefois l’intérieur de l’ile est très-fertile , et les fruits y acquièrent un excellent goût. Le nom de Ténériffe vient , dit-on , des radicaux tener, neige , et iffe, montagne , usités dans la langue des Guanches ; mais il en est peut-être de cette étymologie comme de tant d’autres , c’est-à-dire qu’elle pourrait bien n’ètre basée que sur un rapprochement forcé et hypothétique. Cette île est célèbre par son pic, qu’Hornius dit être, dans son ouvrage sur Y Origine des Américains, Y Aya-Dirma des Guanches, et qu’il sup- pose être le Dyris des anciens, nom que les Arabes auraient trans- porté au mont Atlas , en le changeant en Daran. Les savants ont volontiers admis l’opinion d’Ideler, relative aux anciennes naviga- tions des Phéniciens vers les Canaries et les îles du Cap-Yert. Il est dit que la vue du pic émerveilla les Tyriens et les Carthaginois, et que les fruits des orangers, sans ressembler en tout à ceux des lotos, gravèrent dans leur mémoire le souvenir d’une exquise saveur. Leurs récits, brodés par le merveilleux, devinrent un thème que les poètes amplifièrent , et bientôt naquirent les fables si gracieuses de l’Élysée , du jardin des Ilespérides , et de ses arbres chargés de pommes d’or. Aujourd’hui que les navigateurs ont sil- lonné toutes les mers , que leur persévérance a visité un à un les petits îlots , Ténériffe n’est plus qu’une auberge nautique d’un assez triste aspect , où s’arrêtent les vaisseaux qui ont besoin de ses vins , ou de remplir quelques tonneaux d’eau. Les Guanches , primitifs habitants des Canaries , ont été massa- crés par leurs conquérants ; il n’en reste plus que quelques métis croisés dont l’origine serait contestable, ou les cadavres embaumés AUTOüll Dü MONDE. 13 que recèlent les grottes où ils furent longtemps cachés. Tout fait présumer , contre l’opinion qui les croit Atlantes , que ces peuples tenaient des Égyptiens leur civilisation , leurs arts et leur véné- ration pour des productions végétales. C’est ainsi qu’ils adoraient ce dragonnier d’Orotava , actuellement mutilé , haut , il y a quel- ques années encore, de 10 pieds, sur une circonférence de 36 pieds au tronc et de 45 ras du sol, et qui offrait à peu près cet immense volume en 1402 , temps de la conquête de l’Archipel par les aven- turiers français du nom de Béthencourt. De la rade de Santa-Crux on ne découvre le sommet du pic que par un temps clair. Mais eette montagne volcanique, devenue célèbre par les récits sans nombre qui la concernent, n’a cependant qu’environ 11,130 pieds d élévation , bien que Borda lui en ait attribué 12,340 et Héber- deen 15,396, mesure anglaise il est vrai. Nous nous approvisionnâmes de vin avant de lever l’ancre. Ce Malvoisie si célèbre , ce Ténériffe mélangé d’alcool , devaient rani- mer notre gaieté dans le cours du voyage; c’était le seul souvenir que nous emportions de notre relâche. L’île peut au plus pro- duire 30,000 pipes de ce vin estimé, et le prix de la qualité ordi- naire, à l’époque de notre passage, s’élevait encore à 1 franc 10 centimes le litre. Le lor septembre nous reprîmes le cours de notre navigation. Le lendemain , au lever du soleil , nous nous trouvions près de File de Gomère, et à une faible distance de File de Fer. Le pic de Téné- riffe nous apparut alors dans toute sa majesté : il semblait s’élever du sein de la mer pour soutenir le ciel. Comment se fait-il que les navigateurs aient perdu l’usage de compter leurs méridiens de File de Fer? Chaque peuple, en prenant pour point de départ le méridien de sa capitale , a restreint l’usage des cartes publiées par d’habiles géographes, et a contribué à rendre souvent peu intelli- gibles les narrations de voyages. En conservant à l’île de Fer son ancienne prérogative, la susceptibilité de chaque nation était menagee, et les cartes conservaient une uniformité bien désirable. Le 5 nous atteignîmes le tropique du Cancer ; trois jours après on reconnut les rivages de Santo- Antonio , la plus occidentale des îles du Cap-Vert. Bien que nous n’en vîmes que quelques mornes abruptes, voilés en partie par des nuages, cet aspect d’un coin de terre nous inspira le plus vif intérêt. Il faut habiter pendant U VOYAGE quelque temps l’étroite enceinte d’un navire , n’avoir pour reposer ses regards que le ciel et l’eau, se trouver toujours au centre d’un cercle qui n’a de bornes que l'horizon , pour sentir réveiller dans son cœur les émotions qui y sommeillaient. Nous franchîmes bientôt l’espace que les anciens navigateurs assignaient à leur Mer Herbée , sans apercevoir le moindre vestige des sargasses , raisins des tropiques, qui donnent à cette partie africaine de l’Océan, en certains temps de l’année , l'aspect d’une prairie flottante , et d’où le Cap-Vert tirait son nom , à ce que l’on croit. Un très-bon vent enflait nos voiles, et nous rappela l’opinion plus qu’hypothétique de l’Anglais Lister , qui attribuait les vents alisés , qui régnent entre les 32 et 18 degrés de latitude boréale , à la respiration journalière et permanente des sargasses ! Le soleil, en se couchant dans la soirée du 10, nous fit assister à un spectacle plein de charmes. Jamais je n’avais vu une réunion si brillante de nuées fantastiques. Le peintre le plus habile eût brisé sa palette , et le ciel de nos climats est terne et sans couleurs près de celui des tropiques. Ici , des masses sombres se prêtaient aux fantaisies de l’imagination; là, des faisceaux de lumière se dégradaient sur des teintes de pourpre, des globes de feu, des arcades d’or, des portiques d’azur; plus loin, aux bornes de l’ho- rizon , des nuages sombres, lugubres , versaient des torrents d’eau, qui cessaient avec la même rapidité qu’ils s’étaient formés ; quel- ques étoiles filantes, des lueurs phosphoriques et un météore enflammé ajoutaient encore à l’effet de ce tableau. La pluie nous assaillit les jours suivants , et ce phénomène n’a rien que de très- ordinaire. La température portait nos matelots à recevoir comme un bain tiède et délectable ces ondées abondantes; mais chacun d’eux me faisait sourire involontairement, en me rappelant cette phrase naïve de l’amiral de Krusen'stern 1 , le premier sujet des tzars qui ait commandé un vaisseau russe exécutant un voyage autour du monde, lorsqu’il dit avec une bonhomie tudesque : « C’était un spectacle assez divertissant de voir une vingtaine » d’hommes autour d’une tente ressemblant à un petit lac , lavant » leur linge et se lavant ensuite l’un et l’autre. » Notre marche, régularisée par des vents favorables, mais faibles, i Voyage autour du monde, traduction française d’Eyriès , tome I , page 87 . AUTOUR BU MONDE. / 15 s exécuta par des Journées d’une rare sérénité. Je les employai à promener un avide regard sur la surface de la mer, où venaient nager les animaux les plus curieux et les plus intéressants pour les naturalistes, qui n’ont que bien rarement l’occasion de les étudier. C’est avec une grande justesse que le célèbre de Humboldt a dit ( Tableaux de la nature, tome II, page 8) : « On ne sait pas encore où la vie est semée avec le plus de pro- digalité : est-ce sur les continents , ou dans les immenses abîmes » de la mer? Dans ceux-ci paraissent des vers gélatineux qui, » vivants ou morts, brillent comme des étoiles, et par leur éclat B phosphorique changent la surface du vaste Océan en une mer de » feu. Ce sera pour moi une impression ineffaçable, que celle des » nuits tranquilles de la zone torride sur le Grand Océan : du bleu » foncé du firmament , la constellation de la croix inclinée à l’ho- “ rizon , et au zénith celle du vaisseau , faisaient jaillir dans l’air » leur lumière douce et planétaire , tandis que les dauphins tra- » çaient des sillons brillants au milieu des vagues écumeuses. » A ce sujet qu’on me permette de crayonner les effets d’un beau jour sous les tropiques : cette esquisse sera encore très-au-dessous de la vérité, et loin de rendre toutes les sensations qui naissent en foule sous sa bénigne influence i. Assis sur la poupe du vaisseau, portant sa vue sur un horizon immense , le voyageur recueille ses pensées , vit de souvenirs , se tourmente en espérances. Son âme s’exalte au milieu de la scène oiuette dans laquelle il est placé, elle s’élance dans l’immensité, franchit les espaces, et rien ne peut la tirer de ses méditations, ni le sifflement monotone du timonier de quart , ni l’apathique indif- férence du matelot. Mais semblable au flot qui fuit sous le sillage du navire , la vie s’écoule , le temps compte nos moments d’exis- tence et semble les rendre plus amers sur la planche suspendue sur 1 abîme qui tient son enveloppe prisonnière. C’est alors qu’il est Permis de saluer sa patrie d’un regret. Adieu, France, terre favo- r‘see du ciel! loin de ton sol sacré, quelques-uns de tes enfants s exilent pour aller porteries germes de la civilisation; n’est-ce pas remplir ta volonté et se rendre digne de ta reconnaissance? Pensc- ]lr' î*l^a’iIardet , dans ses Lettres sur la Louisiane ( la Presse , n» 69 , 7 seplem- h nous a fait l’honneur de copier servilement ce morceau sans citer l'ou- 'rage d’où ü le tiraiL VOYAGE 16 t-on qu’il n’y ait aucun mérite à quitter ses amis , ses foyers , pour aller, sur un frôle navire , lutter contre les tempêtes , dompter les vagues d’une mer déchaînée , braver les rayons du soleil de la zone torride , résister aux froids des latitudes australes , pour conquérir quelques productions de la nature , quelques-unes de ces produc- tions méconnues, foulées aux pieds, par le vulgaire : conquêtes pacifiques que n’empoisonne aucun regret? Gomme les réflexions se pressent lorsqu’un vent favorable enfle les voiles, que le navire sillonne avec légèreté les flots d’azur , et qu’une écume épaisse jaillit sous son étrave! La vue se promène sur la surface de la mer qu’enveloppe un ciel resplendissant et embrasé , d’où se détachent des nues diaprées , présentant à l’œil , avec l’inconstance d’un kaléidoscope, mille images fantastiques! Mais la scène est tout aussi imposante par ces belles nuit des tropi- ques , si pures , si sereines , lorsque la mer est paisible , étincelante, et que dans ses ondes roulent des globes de feu ou jaillissent des faisceaux de lumière. C’est alors que se plaisent à évoluer les dau- phins, dont l’agile souplesse aime à lutter avec les navires les plus fins voiliers. S’élançant par bonds , nageant avec la rapidité d’un trait, ils rappellent sans cesse par leurs jeux l’intelligence que leur prêtaient les fables ingénieuses de la Grèce. Lorsque le soleil reparaît, que sa chaleur est nécessaire pour vivifier les êtres , alors la mer se couvre de ses plus gracieuses pro- ductions. L’astucieuse physale élève sa voile purpurine et laisse traîner ses longs filets d’azur si perfidement empoisonnés; la por- pite se cramponne sur sa proie qu’elle enlace de ses suçoirs ; alors naviguent les essaims de vélelles à crête argentine , les janthines , dont la nacelle violette est suspendue à un parachute aérien ou flottant ; les belles méduses qui semblent être de l’eau condensée , teinte de toutes les nuances du prisme ; le glaucus azuré et galonné d’argent, qui fait mouvoir avec rapidité ses branchies en éventail; et tant d’autres êtres dont la main libérale du Créateur sema les abîmes de l’Océan ! Les plaines éthérées sont l’empire de l’aimable messager du soleil , du gracieux phaéton , ainsi nommé par la riche imagination du grand Linné. Les fous, les sternes ont déclaré une guerre à mort aux bandes nombreuses de poissons volants , qui sont encore la proie facile des avides scombres, des riches dorades, leurs ennemis naturels. C’est en vain que, s’élançant hors de l'eau , AUTODR Dü MONDE. 17 ils cherchent à trouver dans l’air un abri passager; de nouveaux dangers viennent les y poursuivre. Ces poissons, d’une multi- plication étonnante , semblent avoir été créés pour servir de manne aux oiseaux nautonniers , possesseurs exclusifs des solitudes marines. Le 24 , nous coupâmes la ligne équinoxiale , et le commandant fit saluer de onze coups de canon notre entrée dans l’hémisphère méridional. Ce jour fut marqué par la visite du Bonhomme la Ligne, car nos matelots , qui se préparaient depuis longtemps à la céré- monie du baptême , se partageaient avec ardeur les rôles de cette imitation grossière des anciennes saturnales. Tout ce que le goût le plus bizarre peut inventer fut employé dans cette fête maritime , que l’usage , chez tous les peuples , a sanctionnée. Malheur aux novices qui n’ont point encore franchi la limite sidérale ! ils doivent s’attendre aux aspersions les plus abondantes , et , quelle que soit la mauvaise grâce avec laquelle ils se soumettent aux jeux souvent dangereux de leurs compagnons plus expérimentés , rien ne peut les exempter des mystifications réservées aux néophytes; mais, comme le dieu Neptune, ou le Bonhomme la Ligne, à l’exemple de ce qui se pratique ici-bas , sait fermer les yeux à propos , il eu résulte, pour ceux qui ont le bon esprit d’acheter son indulgence, un simulacre de baptême , et quelques gouttes d’eau versées dans la manche de l’habit sont suffisantes pour laver la tache originelle de ceux qui n’ont point encore parcouru la zone torride. Un seul des membres de l’état-major n’obtint pas grâce des matelots. C’était yn jeune Parisien embarqué comme dessinateur ; il fut trempé en entier dans la cuve fatale, et à cette immersion se joignirent des torrents d’eau lancés par la pompe à incendie qui le poursuivirent jusque dans sa cabane. Mais après une journée si bien remplie par lu folie, l’ordre renaît , et la subordination , un instant intervertie , vient le lendemain niveler les volontés sous la verge de fer de la discipline militaire. Les calmes parfaits nous assaillirent les jours suivants. Il n’est Peut-être pas de position plus ennuyeuse que cette immobilité d’un uuvire sur une mer unie, dans une atmosphère où le moindre s°ufile ne se fait pas sentir, où les voiles frappent les mâts, où quelques vagues profondes et sourdes produisent un roulis heurté, '«attendu , fati gant. Combien alors on désire même une tempête! 18 VOYAGE Au moins le vaisseau ferait du chemin , il ne serait point immobile , là où nul effort humain ne saurait le faire avancer. Pour diminuer la monotonie des longues heures qui se traînaient dans les jours de calme , nous nous mîmes à pêcher des vélelles. Ces zoophytes entouraient notre vaisseau, et j’avais lu quelque part que des navi- gateurs en avaient mangé. Nous en fîmes faire un ragoût qu’on servit sur la table de l’état-major : mais la saveur épouvantablement salée de ce mets le fit rejeter comme détestable , bien que je ne partageasse pas tout à fait l’avis de mes compagnons , peut-être , il est vrai , parce que je me regardais in petto comme l’inventeur de cet aliment. Après cet essai assez infructueux d’une tentative culinaire , car si la cuisine joue un aussi grand rôle dans l’histoire de la civilisation , certes , elle a bien plus de charmes à bord d’un vaisseau , où l’on est sevré de tous les plaisirs , un marsouin et un requin de grande taille vinrent fort heureusement mettre l’allégresse parmi l’équipage , et leur chair, bien que médiocre , servit pen- dant plusieurs jours aux joyeux festins des matelots et des officiers. Le 5 octobre, nos marins crurent reconnaître une terre sur l’avant du navire. Les cartes n’en indiquaient aucune sur ce point. Tous les yeux se portaient vivement sur cette image trompeuse et les plus expérimentés furent dupes de l’illusion. Cette terre n’était qu’une réunion de nuages ras l'horizon, très-détachés, que la brise emporta bientôt. Que d’iles anciennement découvertes , et non retrouvées , ont tiré leur origine de l’erreur qui ne nous abusa qu’un instant ! Dans la journée suivante , nous eûmes connaissance des îlots appelés Marlin-Vaz, qui sont au nombre de trois , et près desquels les gaffes morues abondent en certains temps de l’année , au dire d’Hosburgh. Ces rochers s’élèvent au-dessus de la mer comme de vieux bastions dégradés que couronnent des aiguilles basaltiques décharnées : leurs formes âpres et sauvages, leur isolement sur l’Océan Atlantique, leur teinte noire et brûlée, attestent qu’ils doivent leur origine à des éruptions volcaniques. Leurs sommets, où n’apparaissent que quelques herbes à demi rôties, sont l’asile des légions innombrables de sternes , de fous , de manches-de-velours , qui mêlent leurs aigres croassements au bruit des vagues qui se heurtent et qui s’élancent à une centaine de pieds sur la base des Martin-Vaz. De grands cétacés s’ébattaient sur plusieurs points de l’horizon, et l’on sait que la baleine australe a de tout temps été AUTOUR DU MONDE. 19 assez abondante dans les mers des deux Amériques. En nous éloi- gnant de ce groupe de rochers , nous nous approchâmes bientôt de File de la Trinitad, qui est très-probablement la mystérieuse Ascençao, si souvent cherchée, et qui, semblable à l’ancienne Ithaque , s’est toujours dérobée aux regards des navigateurs modernes. La Trinité ne nous apparut que sous les dehors les plus tristes; sa surface est nue, pelée , rocailleuse ; les vagues se brisent avec violence sur ses côtes élevées et rocheuses : un piton qui se Projette à 1,160 pieds anglais en est le point culminant; et cepen- dant, sur cette terre âpre et sauvage, patrie naturelle des bou- quetins , où coulent seulement quelques ruisselets , des hommes établis en colonie réglée demeurèrent un instant : tant les peuples civilisés se tourmentent pour disputer quelques parcelles de cet empire des mers que la fortune a déjà fait trébucher des mains des Espagnols en celles des Portugais, des Hollandais, et dans le moment actuel dans celles des Anglais , qui peut-être devront le céder à leur tour au formidable empire du Nord. C’est le 9 octobre que nous franchîmes les limites du tropique du Capricorne. Nos lignes jetées à la traîne et amorcées avec des flocons de laine amenèrent un coryphène-dorade , poisson orné de ta plus splendide vestiture : car, par l’azur de son dos uni à l’argent des flancs relevé par ses teintes d’or glacé , il mérite bien la des- cription pompeuse qu’en a faite le comte de Lacépède. « La na- ture, » dit ce continuateur de Buffon, « a tout employé pour M composer la magnifique parure des cofyphènes, sur lesquels “ Scmtillent les feux des diamants , de l’or, du rubis et des saphirs. » ^ ces qualités extérieures qui séduisent les yeux s’en joignent de Ptus solides pour le gastronome ; et le spirituel auteur de la Physio- °yie du 9°ût n’eùt pas manqué de disserter avec profondeur sur la saveur délicieuse de ce fastueux habitant de l’Océan. depuis plusieurs jours les oiseaux de mer se multipliaient. Des amiers au plumage mi-partie noir et blanc, des pétrels noirs escortaient notre vaisseau; des frégates et des fous nous annon- îment le voisinage de la terre; la mer elle-même perdait sa teinte a*uiée pour prendre une couleur verte et sale, et la vue des ,1Vages du Brésil vint bientôt nous offrir le terme de cette première traversée. 20 VOYAGE CHAPITRE II. SÉJOÜR A SAINTE-CATHERINE DD BRÉSIL 1. (du 16 AD 30 OCTOBRE 1822.) Surtout le colibri , merveille vaporeuse, Le frêle colibri ; Flamme , souffle divin , ou plutôt âme heureuse , Ame d'une houri. (Énui Salasis.) Le 16 octobre 1822 , nous entrâmes à pleines voiles dans la vaste baie de Sainte-Catherine , en passant entre le rocher d’Arvoredo et la pointe Rapa. Des taches ou coupées très-blanches qui appa- raissent sur les versants brunâtres des côtes forment une bonne reconnaissance pour les navires qui viennent du large pour chercher l’entrée du port , qu’on peut apercevoir par un temps clair de plus de quarante milles. Les îlots de Mandubis , de San-Pedro , Dezerta, de Gai , recouverts d’arbres et de forme arrondie , sont placés à l’entrée de la baie , et sur leurs bords en entier de granité , que les habitants nomment molèques, les vagues brisaient avec violence, tandis qu’au mouillage, sous le canon du fort de Santa-Cruz, la mer était calme et unie. Je conserverai un vif souvenir du jour où je foulai pour la pre- mière fois le sol de l’Amérique, sur ce point de l’empire brésilien. i Cette description de la relâche au Brésil a paru, en 1826, dans les Annales maritimes el coloniales, tom. II, page 487. 21 AÜTOÜXI DU MONDE. La petite ile d’Anato-Mirim, que je visitai d’abord, n’est séparée du continent que par un étroit canal. C’est un pâté de roches gra- nitiques , sur lequel se pressaient mille arbustes vigoureux , des orchidées riches en couleurs, que surmontaient les candélabres épineux des cactes, au milieu des longs chaumes des bambous. On aborde cet îlot par sa partie occidentale, où se trouve une large rampe en pierre qui conduit au fort de Santa-Cruz. On entre dans ce dernier par un pont négligemment jeté sur des os de baleines, et trente-deux pièces de canon, que nous comptâmes au pied des parapets , étaient couchées par terre et privées d'affûts. Au milieu de l’enceinte flotte le pavillon impérial du Brésil , et le mât qui le supporte est généralement indiqué par tous les navigateurs comme le point précis de la latitude de Sainte-Catherine. Quelques soldats déguenillés composaient la garnison de ce bastion , sous les ordres d’un lieutenant colonel. Leur tournure était loin d’être martiale et répondait assez à l’aspect délabré des fortifications qu’ils étaient chargés de défendre. Santa-Cruz, cependant, vu à une certaine distance , et bien qu’il n’ait reçu aucune réparation depuis quatre- vingts ans, époque de sa fondation, a une apparence respectable, et, pendant notre séjour, arriva de Rio-Janéiro une commission d’officiers supérieurs, pour juger des réparations que nécessiterait sa mise en état de défense. Une source très-abondante, enclose soigneusement par des travaux de maçonnerie, fournirait abon- damment à tous les besoins de la garnison du fort , en cas d’at- taque, et lors même que les communications par terre seraient interceptées. Guidé par un habitant qui avait rendu le même office à M. de Chamisso, jemefis débarquer, le jour suivant, dans une petite crique, située vis-à-vis l’îlot d’Anato-Mirim , en me dirigeant au nord sur la terre ferme , en contournant la pointe Malgahaas. Le sentier que Je suivis est d’abord tracé au milieu d’une vallée marécageuse , où vivent de nombreux reptiles, et que coupent çà et là des fondrières assez profondes , de manière qu’il faut sans cesse contourner le P'cd des hautes collines boisées qui en forment les versants sinueux. Ges plus jolis oiseaux animaient la lisière des bois, et les principaux paient surtout ces moucherolles à longs brins , ces tangaras bec (1 argent , au plumage rouge de feu et tricolore. Ce sentier, qui conduit à un armaçâo , où jadis se préparaient de nombreux arme- 1. 3 22 VOYAGE ments pour la pêche de la baleine , s’élève sur une haute montagne, en présentant mille circuits au milieu des forêts. La marche est sans cesse interrompue au travers des plantes qui s’enlacent les unes aux autres. Les belles passiflores bleues et quadrangulaires formaient de longues guirlandes sur les bords de la route. De grands arbres à feuilles très-découpées , à fruits très-divers , sortaient des crevasses des rochers , au milieu de lataniers , de canna , des brillants héliconia , qui indiquaient toujours des lieux frais et humides , et sous les pieds desquels murmuraient des chutes d’eau. Des aracaris criards , et les bizarres toucans volaient sur ma tête , mais moins fréquemment que l’ani des savanes et le benteveo. Dans les broussailles courait avec vélocité le marail , et sur la cime des grands arbres se balançaient parfois des sajous à queue enrou- lante. Plusieurs fois nous rencontrâmes des monceaux de terre remuée , supportant une petite croix en bois : c’était le dernier terme des souffrances d’un pauvre nègre esclave , c’était l’asile où il avait brisé ses fers. Nous nous arrêtâmes après quelques milles de marche, dans une cabane très-misérable , où nous reçûmes l’accueil le plus ami- cal de deux bons époux nègres qui l’occupaient. Ils nous offrirent , pour apaiser notre faim , tout ce qu’ils possédaient , un peu de farine de cassave , de l’eau et du poisson séché au soleil. De nom- breuses claies, destinées à recevoir les résultats de la pêche, entouraient cet ajoupa ; l'intérieur avait pour tout mobilier un vieux morceau de natte pour s’asseoir, une marmite pour cuire les aliments , et, malgré cela, le bonheur et la sérénité régnaient sur les traits de ces Philémon et Baucis africains , exilés sur une terre lointaine. La partie située à l’occident du fort de Santa-Cruz paraît nour- rir une population plus nombreuse que sur le reste du pourtour de la baie. Les demeures des habitants sont divisées à l’intérieur en plusieurs pièces , dont les cloisons s’élèvent à peine à cinq ou six pieds. Leurs murailles en terre glaise, et percées à jour, sont recouvertes par un toit de feuillage que supportent quelques poteaux en bois non dégrossi. Les meubles répondent à ce modeste extérieur; ils ne se composent que de quelques objets usuels gros- siers, et le plus souvent une large spathe de cocotier sert de berceau aux nouveau-nés. L’appartement de la maîtresse du logis, 23 AUTOUR DU MOîiDE. par sa propreté , comme par l’arrangement qui préside aux simples ornements qui le décorent , tels que quelques ustensiles de cuivre , une image enluminée ou une madone , est la piece de réception ; mais les parois nues des autres chambres , leur sol sans plancher et sans carreaux , couvert d’ordures , sont en revanche d une insigne malpropreté. Tout , dans ces ajoupas , annonce le peu de besoins qu’éprouvent les ménages qui les habitent , ou plutôt indique le peu de ressources qu’ont ces habitants pour se procurer quelques- unes de ces petites superfluités que donne l’aisance. Dans mes excursions nombreuses , j’eus occasion de visiter souvent les Brési- liens du littoral de Sainte-Catherine. Je les trouvai presque toujours affables , prévenants , empressés à m’offrir des rafraîchissements , à me faire partager avec désintéressement leurs repas ; et les jeunes fdles, suivant l'usage, couraient chercher quelques fleurs, dont elles composaient des bouquets, qu’elles offraient avec le sourire sur les lèvres et les manières les plus aisées. Sans être jolies , il en est de très-agréables , et d’ailleurs les marins qui arri- vent de la mer n’ont point, il faut l’avouer, le goût fort difficile, et toute femme un peu gracieuse est souvent à leurs yeux une divinité. Cependant celles-ci , avec la coquetterie qui est inherente à leur sexe, savent se mettre, même les plus pauvres, avec une élégance remarquable. Une robe d’indienne enveloppe légèrement leur taille , sans en dérober la souplesse , des fleurs naturelles sont entrelacées dans leur noire chevelure, et à cela se joignent des •égards expressifs, qui légitiment assez l'extraordinaire jalousie des maris et la surveillance active des pères. Leurs précautions ne furent cependant pas toujours couronnées par le succès. Plus d’une fois l’histoire naturelle nous attira dans les buissons , où nous trou- vâmes des personnes de l’équipage occupées à d’autres recherches que celles voulues par notre mission. Tant que dura notre relâche, certains époux défiants retinrent captives leurs moitiés. Cependant fréquemment on parvint à prendre part à leurs jeux et à leurs danses ; et, souvent témoin de l’insinuante adresse de nos Fran- çais, je souriais à l’air contrit et maussade des hommes qui assis- taient , de la plus mauvaise grâce du monde , à des réunions pour iesquelles leurs épouses auront eu, dans l’intimité, a supporter plus d’une fois les résultats de leur bouderie. Nubiles de fort bonne heure , les jeunes filles sont dès l’àge de douze à treize ans engagées VOYAGE 24 dans les liens de l'hymen. Elles témoignent aux étrangers une bienveillance qui se déclare dès la première entrevue. Il est vrai que ceux-ci possèdent de nombreux moyens de séduction , et que les présents dont ils assaisonnent leurs paroles leur donnent une expression à laquelle il est difficile de résister. Si les plus petites choses servent à esquisser la physionomie morale d’un pays ou d’un peuple, c'est souvent à l’aide de ces nuances fugitives qu’un observateur peut porter son jugement sur des mœurs qu’il n’observe qu’en passant. Les femmes de Sainte-Catherine blanchissent le linge à 1 aide d’un savon noir qu’elles fabriquent elles-mêmes avec du suif et une lessive de cendres de fougères. Quelques-unes tis- saient des étoffes de coton; mais en général leur industrie paraît très-bornée , et c’est de Rio-Janéiro qu’elles tirent le petit nombre d’articles qui composent leurs ajustements, et de la Plata le thé du Paraguay ou maté, qu’elle saimcnt avec passion. Leur fécondité est très-remarquable, si l’on en juge par le nombre des enfants que 1 on rencontre dans chaque cabane. Les soins de la maternité se bornent à l’allaitement, et dès que leurs nourrissons peuvent se mouvoir, on les laisse courir à leur gré, se rouler sur le sable, sans aucun vêtement. Parmi les habitants on rencontre de fort beaux hommes; les moustaches que porte une partie d’entre eux annoncent qu’ils appartiennent à la milice des côtes, et qu’au premier signal ils doivent se rendre aux batteries qui défendent le territoire de la province. Ces soldats demi-citoyens cultivent autour de leurs demeures des jardins qui fournissent à la nour- riture de leurs familles , et quelques animaux de basse-cour et de la volaille quils élevent, et qu’ils vendent aux vaisseaux pas- sagers , leur procurent des profits, qui les dédommagent de l’irré- gularité avec laquelle 1 État les solde. Quant aux nègres esclaves, appartenant à des maîtres peu riches , ils sont mal nourris , mal vêtus , et leur extérieur est celui d’une profonde misère et d’un abrutissement complet. La traite, qui est encore active dans tous les ports brésiliens , alimente chaque année leur nombre , et les débarquements ont surtout lieu sur les points isolés, parfaitement connus des marchands de chair humaine. La plupart des habitants de l’ile de Sainte-Catherine, de même que ceux de la Terre-Ferme, s’adonnent à la pêche : la baie est parfois couverte de leurs gros- sières pirogues , que deux hommes manœuvrent. Les poissons°sont. AUTOUR OC MONDE. 25 tellement abondants, et surtout une espèce de persèque qu’ils nomment alvacore, que leurs embarcations en regorgent. Ces pois- sons servent à la nourriture de la population , et même on les des- sèche sur des claies placées à l’entour des cabanes pour les rendre Propres à l’exportation par des bateaux caboteurs. L’intérieur des faisons, sous la toiture, est très-souvent garni de centaines de ces poissons séchés au soleil , et l’odeur qui s’en exhale n’a rien de flatteur pour un Européen, bien que les pêcheurs semblent se complaire dans cette atmosphère corrompue. Pour quelques ving- fains , petite monnaie de cuivre d’une faible valeur , nos tables Paient couvertes de poissons magnifiques, et je remarquai que les habitants d’un même village s’associaient pour partager les résul- tats de la pêche, car, aussitôt leur arrivée de la mer, ils s’en dis- tribuaient les résultats , et les femmes demeuraient exclusivement chargées de l’éviscération et de la dessiccation des poissons. Un autre genre de pêche que je ne puis passer sous silence est celui des gros lézards, nommés teguixin, qu’on prend avec des lignes en AI de laiton, amorcées avec de la graisse de porc. Ce reptile est un mets délicat pour les Brésiliens , qui estiment singulière- ment sa chair musquée. Le village de San-Miguel est situé à l’ouest-sud-ouest du Mouillage, à six milles environ du fort de Santa-Cruz. Il se com- pose d’une suite de maisons distantes les unes des autres , et qui , Par cette disposition , prennent un grand développement. A l’entrée du village est l’aiguade où les navires vont faire leur eau. Celle-ci est fraîche et limpide, et arrive des montagnes voisines, par le Moyen d’un aqueduc en bois qui dirige la colonne d’eau sur les ’Mgets d’une large roue extérieure d’un moulin servant à éplucher f nz- L’eau , dans ce lieu , est très-aisée à faire , puisqu'il ne ‘ a8>t que de la puiser dans le bassin où elle tombe sous la roue, ' d où elle coule à la mer qui n’est qu’à cinquante pas. On peut encore remplir les pièces à eau d’une chaloupe en se servant de Manche. La côte présente un grand nombre de sources qui se jettent a mer, en coulant dans des ruisseaux sablonneux et peu pro- ne pourraient servir d’aiguades , quoique leur position riz 1 proximit^ du mouillage. Non loin du moulin à éplucher le 1 esT^6 Une Pef'te r'v'ère dont les bords sont bas et submergés, faisons qui constituent le village sont plus particulièrement 26 VOYAGE disposées sur deux rangs très-espacés ; mais bientôt le terrain s’élève et s’abaisse alternativement, et les maisons isolées ne dépassent guère une petite chaîne qui s’étend de l’est à l’ouest : dans les val- lons sont établies quelques habitations dont les alentours sont vraiment attrayants. Les montagnes de cette partie sont assez éle- vées; comme partout ailleurs, une verdure non interrompue les revêt. Nous eûmes la permission d’y prendre quelques pièces d’un bois jaune très-beau, pour le service du vaisseau. La portion de la côte de l’ile Sainte-Catherine, entre Punta- Grossa et le village de Santo-Antonio, est bordée de plages sablon- neuses et de montagnes peu élevées , coupées ou interceptées parfois par les ruisseaux qui en descendent , ou par une grande étendue de savanes noyées. Une rivière assez large coule de l'est à l’ouest , à travers les marécages , et s’y ramifie ; à son entrée commence un long banc de sable, à fleur d’eau, qui s’avance à plus d’un mille dans la baie. Le fort San-Jose occupe , sur Punta-Grossa , une position excellente, qu’il faudrait tourner dans une attaque, eu s’engageant dans un chemin étroit, sur le revers opposé de la montagne , à l’extrémité nord de laquelle il est placé ; on a creusé sur ce point un canal qui se dirige dans l’intérieur, sans doute pour offrir un écoulement aux grandes masses d’eaux stagnantes des savanes. Cet endroit est très-insalubre , et plusieurs habitants , que je visitai, m’offrirent une constitution appauvrie par les maladies des lieux marécageux. Le pays de ce côté , en dedans des monta- gnes , est uniformément plat et recouvert d’arbrisseaux peu élevés , tandis que celles-ci sont très-boisées. Les bords de l’ile sont peuplés. Les habitants sont encore plus affables et plus prévenants que ceux de la côte ferme : leurs maisons ont une apparence plus aisée ; il y en a un plus grand nombre de bâties en granité. Je me reposai quelques heures dans la demeure champêtre d’un ancien officier portugais. Nous le trouvâmes, une bêche à la main , cultivant quelques fleurs européennes ; il nous reçut à merveille. Ce philosophe pratique retiré du monde était étranger depuis longtemps aux événements de l’Europe, qui ne pénétraient point dans sa solitude : sa campagne est la plus gracieuse que j’aie encore vue. C’était la plus heureuse alliance dans le site, le choix et la réunion des arbres, des fontaines, et des accidents de terrain qu’on puisse imaginer; la vue en était sublime, on AUTOUR DU MONDE. 27 découvrait un horizon immense qui embrassait la scène mouvante de la baie , couverte d’innombrables pirogues grossièrement creusées dans un tronc d’arbre, et le soleil dorait au loin les cimes des Montagnes qui fuient dans l’intérieur de la contrée. Heureux celui d'n ? après avoir consume une partie de sa vie dans un monde agité , Peut jouir dans sa vieillesse d’un séjour aussi paisible et aussi délicieux au milieu des forêts du Nouveau-Monde! k’ile de Sainte-Catherine a environ dix ou douze lieues de longueur. bes bords sont profondément déchiquetés, et sa surface présente à a, f°iS de hautes collines , des prairies basses , des savanes submer- |fes’ et sa partie centrale une large lagune, qui alimente les rio acorobi et Ivares, ainsi que divers autres ruisseaux. Elle n’est Süpurée de la terre ferme que par un étroit canal qui s’ouvre au nord par la baie de Sainte-Catherine , et au sud par celle de ^ro- catuba. Ce canal, long de douze milles marins, se rétrécit à son mil,eu après un cours tortueux, et c’est en ce lieu qu’est bâtie la Petite ville de ISostra Senora do Desterro, ou autrement Notre-Dame ^ 1 Exil. Plusieuis îlots, entre autres les Ratones et les Guüvazcs , sont semés au milieu de la baie de Sainte-Catherine , et les premiers tirent leur nom de la grande quantité de rats que laissèrent les anciens flibustiers qui allaient y couper du bois pour l’approvision- nement de leurs corsaires. C’est encore à cet usage que servent les arbres de ces ilôts , dont le plus haut , Ratone-Grande , est défendu Par douze pièces de canon. ^ La capitainerie générale d’où dépend Santa-Catherina s’étend de l°-Grande del sud jusqu’au gouvernement de Saint-Paul. On estime P°Pu]ation à 30,000 habitants au plus , dont les esclaves forment ld8^eure partie, et encore l’ile de Sainte-Catherine entre pour ^ 00 âmes dans cette évaluation. les °US arrivârnes au Brésil au moment où se faisaient ressentir ' v,ves commotions politiques qui l’agitaient. Depuis quelques rs seulement cette vaste colonie venait de secouer le joug du c *r ugal> et l’infant dom Pedro, que Juan VI son père avait laissé me vice-roi des possessions américaines de la maison de Bra- ré f ’ venait de prendre le titre d’empereur des dix-huit provinces nati'eS’ qU* const'tuaient le nouvel empire. L’exaltation est assez coule61'6 aUX EsPagnols et aux Portugais, dans les veines desquels Un sang maure; aussi leurs colons poussent, peut-être, plus 28 VOYAGE loin que tout autre peuple ces simulacres bruyants de turbulence , dont plus tard nous devions encore avoir de nombreux exemples au Chili et au Pérou. Les actes du gouvernement, à cette époque, sont trop connus des Européens pour que nous les rappelions ; mais ce qui nous étonna au plus haut degré , ce fut de voir un enthou- siasme extravagant agiter tous les esprits, et donner lieu aux espérances les plus ridicules, et qui ne pouvaient découler que d’une profonde ignorance. Chaque employé du gouvernement por- tait autour du bras un chevron vert , sur lequel étaient brodés , en lettres d’or, ces mots, rendus si affreusement célèbres par les proconsuls de notre patrie : Independencia o muerte, liberté ou la mort. Le pavillon nouvellement adopté devait avoir le champ vert , et dix-huit étoiles au milieu d’un carré jaune. Toutefois, les habi- tants de Sainte-Catherine étaient loin d’avoir au fond du cœur une sécurité en rapport avec leur joie de ne plus relever de la couronne de Portugal. La peur les aveuglait assez pour leur faire craindre de voir arriver à chaque instant dans la baie une escadre européenne destinée à opérer un débarquement. Notre vaisseau parut même à bien des gens un émissaire chargé d’espionner les moyens de défense des côtes, et c’est à cette absurde opinion qu’on doit attribuer la mauvaise grâce avec laquelle la junte administrative de Noslra sefiora do Desterro accueillit les visites de nos officiers , et la demande de quelques pièces de bois pour réparer des avaries. Toute la partie du Brésil qui nous occupe est très-ravinée. Des collines , des montagnes , des prairies et des savanes submergées arrêtent la vue. Une riche verdure produite par d’épaisses fourrées s’étend à l'horizon comme un large tapis , et un navire au milieu de la baie est enfermé par de profondes forêts. Ce luxe inoui de végétation est le résultat d’une vie en excès, qui envahit jusqu’aux rochers , et quoique les collines ne soient recouvertes que d’une faible épaisseur de terre végétale, des arbres de haute taille, des plantes à large feuillage, des herbes à tige flexible, se disputent les moindres parcelles de ce sol neuf, recouvert de sa parure pri- mitive. De hauts palétuviers s’élèvent sur les marécages profonds qui occupent divers points du rivage. Des forêts épaisses, touffues, impénétrables le plus souvent, tapissent les montagnes; des massifs de lantana forment les buissons : les lieux découverts sont revêtus de mélastomes. Une grande variété de plantes affectent l’organisa- AUTOUR DU MONDE. 29 tion des lianes, 6’ attachent aux troncs des arbres, grimpent jus- qu’au faite, retombent, se relèvent, pour former dans les ravins, s«r les fondrières , des arches de fleurs , des berceaux aussi élégants que variés. Les vieux arbres , malgré la vigueur de leur croissance , s°ut peuplés de plantes parasites ; des touffes de broméliées à longues feuilles acérées se placent sur les rameaux , et ressemblent à de gros nids. Le tillandsia barbe-espagnole pend jusqu’à terre, par filaments floconneux, blancs et grêles, qui s’attachent sur les branchages, flottent vaguement, et leur prêtent un aspect sécu- laire. Il n’est pas jusqu’au bois mort que d’éclatants bolets, d’un r°uge de cinabre , ne fassent revivre en s’en appropriant le détritus. Sans chercher à embellir les tableaux imposants que les divers v°yageurs ont faits du Brésil , le naturaliste qui visite ces bords avec des yeux exclusivement habitués à la création des zones tempérées d Europe , ne peut se défendre , à la vue des productions brési- bennes, d’une émotion d’autant plus forte, qu’elle surpasse encore ce que son imagination lui promettait d’après les relations qu’il avait lues. Les premiers jours il peut à peine se familiariser avec cette pompe et cette grandeur que partout la terre étale aux regards. Ce n’est qu’à la longue qu’il s’habitue à ce luxe de végétation et à l’éclatante parure des oiseaux ou des reptiles qui pullulent sur Çe sol fécond. Les roches qui en composent l’ossuaire appartiennent a celles des terrains primitifs : toutes sont formées d’un magnifique granité, parfois recouvert de gros cristaux de quartz. La chaux manque complètement , et les habitants la remplacent , pour bâtir, Par celle qu’ils retirent de l’incinération des coquilles marines. Certes, nous rappellerons avec plaisir la description que le prince faximilien de Wied a donnée d’une forêt du Brésil , tant son exactitude nous a été démontrée par celles des environs de Sainte- atherine, auxquelles cette description convient en tout point. (< La vie , la végétation la plus abondante, sont répandues partout ; ’ 011 n’aperçoit pas le plus petit espace dépourvu de plantes. Le n '0ll8 de tous les troncs d’arbres , on voit fleurir , grimper, s’en- “ tortiller, s’attacher, les grenadiiles, les caladium, les draconium, M es Poivres, les bégonia, les vanilles, diverses fougères, des lichens, » ,es m°usses d’espèces variées. Les palmiers, les mélastomes, cs bignones , les rhexies , les mimeuses , les ingas , les fromagers , 30 VOYAGE » les houx , les lauriers, les myrtes , les eugenia , les jacaranda , les » manihots , les vismia, les quatelés, les figuiers et mille autres » espèces d’arbres, la plupart encore inconnus, composent le massif » de la forêt. La terre est jonchée de leurs corolles , et l’on est » embarrassé de savoir de quel arbre elles sont tombées. Quelques- » unes des tiges gigantesques chargées de fleurs paraissent de loin » blanches , jaune foncé, rouge éclatant, roses, violettes, azu- » rées, etc. Dans les endroits marécageux s’élèvent en groupes » serrés , sur de longs pétioles , les grandes et belles feuilles ellipti- » ques des héliconia , qui ont souvent huit à dix pieds de haut , et » sont ornées de fleurs de forme bizarre , rouge foncé ou couleur » de feu. Sur les bifurcations des rameaux croissent des ananas » énormes, à fleurs en épis ou en panicules, de couleur écarlate » ou de teinte également vive. Il en descend des paquets de racines » qui pendent jusqu’à terre, et imitent des cordes tendues pour » empêcher de cheminer au milieu de leur lacis. Des plantes grim- » pantes , de toutes les formes , enlacent les arbres et couronnent » leurs sommets de fleurs étrangères. Souvent elles retiennent » debout dans leurs entre-croisements les cadavres des arbres dont » s’est emparée la vétusté : partout, enfin, la vie végétale se propage » et multiplie ses germes à profusion. » Qu’on joigne à ce luxe l’essaim des êtres animés qui peuplent et animent ces solitudes, cette variété infinie d’oiseaux-mouches , qui bourdonnent sur les fleurs , et que les Brésiliens nomment chupa-jlores ; ces tangaras à parures si riches et à couleurs si vives ; ces serpents gracieux par leurs couleurs , souvent dangereux par leur affreux venin ; ces buprestes dorés , si brillants, et que leur extrême abondance fait dédaigner des collecteurs européens , et l’on n’aura encore qu’une faible idée de la création propre à cette partie du monde. La colonisation de Sainte-Catherine date de l’année 1712, au dire de Frézier : on y déporta d’abord des vagabonds des provinces centrales du Brésil, et ce n’est guère qu’en 1740 que s’y établirent des planteurs. Leur nombre s’accrut successivement sur le littoral ; mais les habitants n’osèrent jamais s’avancer dans l’intérieur, d'où les repoussèrent constamment les Indiens Carijos , qui sont restés maîtres de leurs forêts. Au moment actuel , il n’y a guère que le pied des collines et le rivage qui soient cultivés sur tout le pour- tour de la baie. Les montagnes qui y sont adossées n’ont guère AUTOUR RU MONDE. 31 que trois cents pieds d’élévation ; quelques vallées qui interrom- pent leurs chaînes sont unies et marécageuses , et de nombreux ravins, dans lesquels coulent des ruisseaux que les pluies les plus légères font gonfler, ont été choisis par les habitants pour placer sur leurs bords leurs cabanes. Ces ajoupas , bâtis en terre , occupent ainsi des situations délicieuses , et la nature leur a prodigué les embellissements les moins communs. Souvent, placé sur les coteaux ai'gileux , j’aimais à contempler sous mes pieds ces toits de chaume autour desquels se pressaient les immenses feuilles de bananiers , des cafeyers aux fleurs suaves et aux cerises écarlates , que défen- daient d’énormes orangers et des citronniers chargés de fleurs et de fruits. Un ruisseau d’eau vive et pure coulait au fond de ces gorges sinueuses et se perdait sur les plages déchirées et sablon- neuses des petites criques qui se dessinent à leur embouchure. Pendant le temps que nous séjournâmes à Sainte-Catherine , nous eûmes fréquemment de la pluie. Le ciel était souvent voilé par des nuages noirs qui se résolvaient en grains violents et subits; les habitants croient même qu’il pleut beaucoup plus sur le village de San-Miguel que sur la partie nord-est de la même côte. D'épais brouillards , condensés sous formes de nuées blanches , paraissaient se fixer vers le milieu des montagnes, et c’est à ces brouillards épais , de même qu’aux pluies fréquentes , que l’on doit attribuer la vigueur non interrompue de la végétation. Si.la baie de Sainte- Catherine est destinée à devenir un jour le port de quelque grande cité, les colons , avertis par l’expérience de plusieurs pays de l’Eu- r°pe, devront conserver, autant que possible , des portions de mas- ses végétales suffisantes pour ne pas faire cesser cet arrosement naturel. C’est ce qui manque d’ailleurs à l’ile de Ténérifl'e, placée dans l’hémisphère nord, par la même latitude que Sainte-Cathe- rine au sud ; et bien que le sol volcanique de la première soit plus 'egétatif que le terrain granitique de la seconde, toujours est-il flue sa surface est depuis longtemps déboisée, et que sa clima- ture est marquée par des sécheresses presque continuelles. Cette humidité, qui se joint toutefois à une grande chaleur pen- dant l’été, contribue à rendre l’air malsain, et à faire éclore les yssenteries et les choléra-morbus , qu’un grand nombre de navi- ^aîeurs ont contractés ; ce qui y contribue encore est l’abondance ' es Ct'uits acidulés dont l’excès , dans les pays chauds, n’est jamais 32 VOYAGE sans danger ; enfin, les effluves qui se dégagent des vastes savanes submergées font naître des fièvres intermittentes , qui se terminent par des engorgements ou des hydropisies. L agriculture coloniale est encore à naître dans la province de Sainte-Catherine; les habitants n’ont point cherché à accroître leurs récoltes, car aucun débouché extérieur ne leur était offert. Ce sont les esclaves nègres qui labourent la terre ou plutôt qui en grattent la superficie. Pour défricher un terrain ils abattent les arbres à hauteur d’homme et y mettent le feu : c’est dans les espaces vides quils sèment ensuite du maïs, plantent du coton ou de la cassave. La farine de ce dernier végétal , connue dans nos colonies sous le nom de manioc, s’obtient par le lavage de sa racine vénéneuse ; c’est l’aliment ordinaire des habitants qui la mangent crue et grossièrement pulvérisée , ou qui la cuisent parfois pour en former un pain de saveur mucilagineuse et gluante. Dans les inter- valles qui séparent chaque plant de manioc, sont semés des hari- cots , ou du mais , et un sac de cette dernière céréale coûte jus- qu’à six pataquès ou douze francs. En somme, les cultures principales du pays sont celles du riz, de la patate douce, du chou caraïbe, des ananas, du poivre, des orangers, des coqueros. Ce dernier végétal est un palmier dont le stipe est renflé au centre. Son enveloppe florale renferme des milliers de petits cocos qu’on introduit en Europe, où ils servent à faire divers objets d’orne- ments que rendent remarquables les gravures qui les recouvrent. L’enveloppe pulpeuse de ces fruits fournit une huile qui sert à plu- sieurs usages , et les feuilles peuvent être employées à recouvrir les cabanes. A ces plantes équatoriales s’associent une foule de végétaux européens : c est ainsi que nos arbres à fruits , surtout les amandiers et les pêchers , la vigne et le figuier , y ont parfaitement réussi , de même que la plupart des légumes de nos potagers. Des corypha, des hibiscus, et des agavés contiennent dans leurs feuilles ou dans leur écorce des filaments tenaces que l’on convertit en cordes excellentes. Le ricin et le tabac, négligemment cultivés, seraient susceptibles de fournir d’utiles récoltes. Les environs de Sainte-Catherine sont très-productifs en bois, que les arts recher- chent pour leur compacité, la beauté de leurs couleurs et le poli qu ils peuvent recevoir ; on m'assura qu’on y rencontrait aussi ie sassafras et le gaiac ; enfin Mawe rapporte qu’on a retiré une très- ATJTOUll ï)ü MONDE. 33 belle teinture purpurine du lichen rouge qui couvre les arbres et les rochers. La seule ville de Santa-Catharina est Nostra-Senora-do-Des- terro , qui en est le chef-lieu , et que nous ferons connaître par la description que nous a communiquée M. Gabert, le commis aux revues de la Coquille. « Eu partant du bord, nous côtoyâmes les 'les Ratones, infestées de serpents, et où l’on fait du bois de chauffage. D’autres îlots sont placés de distance en distance, ainsi que cinq rochers à fleur d’eau, qui sont à peu près au milieu du canal. Les environs de Nostra-Senora, par les arbres fruitiers et les forêts qui les couronnent, annoncent un sol d’une fertilité peu commune. Bien des terrains étaient cultivés ; mais ils étaient clair- semés sur les hauteurs , ou près du rivage où l’on rencontre de loin à loin des cases d’une apparence mesquine, mais embellies par des bosquets d’orangers et de citronniers entremêlés de bananiers cl de coquéros ou de cafiers qui s’élèvent autour d’elles. A quelque distance de la ville on trouve une grande route bordée de bananiers , ù orangers et de rosiers, ornée sur les bords de quelques maisons assez jolies. La ville de Nostra-Senora-do-Desterro est bâtie sur la pointe nord-ouest de Sainte-Catherine , dans la partie la plus étroite du canal qui sépare l’ile du continent , et dans une anse où h n’y a de l’eau que pour les bâtiments du port de cinquante ton- neaux environ. Les maisons ont jusqu’à deux étages; la majeure Partie n’en a qu’un : et il y en a beaucoup qui ne sont que de plain- P'ed. Elles sont construites en pierre, et le granité, qui forme le seuil et le cintre des portes, leur donne un certain éclat ; elles sont cloisonnées, parquetées et plancheyées en bois du pays, leur inté- rieur est simple, propre et élégant, mais sans luxe. Les rues sont généralement droites et sans pavé. Il n’y a qu’une seule place assez grande , dite de Sainte-Catherine. C’est là que se trouvent l’Hôtel- Ville et le Palais-de-Justice, deux établissements qui ne méri- tent aucune attention. C’est là aussi qu’est établi le marché, qui 11 a lieu qu’une fois par semaine, tous les dimanches. Au centre de e°Ue place est une potence en bois, où l’on attache et frappe les noirs Punissables. On compte quatre églises : la cathédrale San-Francisco, 0stra-Sefiora-do-Rosario , et la Caridad. Il y a un hôpital annexé pl^ttc dernière, où l’on reçoit les indigents et les infirmes. Elle est tie sur le penchant du morne qui borne la ville au sud-ouest. Le VOYAGE débarcadère est situé vis-à-vis la place de Sainte-Catherine; il est bien construit et commode; il y a une grue pour la facilité de la translation des marchandises. Nostra-Senora-do-Desterro n’offre aux étrangers ni hôtel, ni restaurant, ni café. Comme dans toutes les colonies portugaises , on y trouve beaucoup de boutiques de revendeurs , espèces de tavernes où l’on donne à boire et à manger, et où la populace et les noirs viennent se régaler avec du poisson sec et de l’arack. Sa population est d’environ six mille âmes. On dis- tingue trois classes d’habitants : les blancs , les mulâtres et les noirs ; la dernière est presque entièrement composée d’esclaves. Le petit nombre de nègres libres ne doit sa liberté qu’à la repentance ou à la superstition ; ce n’est que sur le lit de mort que , bourrelé par la crainte de la justice divine , le blanc religieux est capable d’une action généreuse. Alors seulement il abjure un pouvoir maintenu par la force, consacré par l’usage , et reconnaît pour son prochain un être sorti comme lui des mains du Créateur. La classe moyenne est la plus nombreuse, et, par sa couleur, paraît se confondre avec la première. Le costume européen est celui de toutes les classes en général. Les dames ont adopté les modes françaises, et, sous un habillement simple et élégant, elles appellent les hommages. J’en ai vu de jolies : on m’a dit qu’elles sont assez civilisées pour aimer les intrigues amoureuses; mais il faut des amants hardis , la jalousie des maris veille ; et , dans des circonstances difficiles , elles sont toujours prêtes à sacrifier leurs galants pour sauver leur honneur. » AUTOUR DU MONDE. 35 CHAPITRE III. TRAVERSÉE DU BRÉSIL AUX ILES MALOUINES ( Dt; 50 OCTOBRE AD 18 NOVEMBRE 1822 ) ; \ ET SÉJOUR SUR CES ILES ANTARCTIQUES (du 18 NOVEMBRE AD 18 DÉCEMBRE). Connaissez-vous ces champs qu’un long hiver assiège, Ces rocs couverts de mousse (A. Tastb.) Le 30 octobre nous mîmes à la voile. Un vent propice nous éloi- gna rapidement des côtes si riantes du Brésil; mais les vagues agitées nous firent plus amèrement regretter les douceurs de notre première relâche. Le mal de mer accablait plusieurs de nos jeunes marins , et le roulis que nous éprouvâmes , par sa dureté comme Par la rudesse des chocs, non-seulement fatiguait les hommes, mais tortura un pauvre bœuf vivant que nous avions pris à Sainte- Catherine, et qui, destiné à être dépecé en mer, devait encore éprouver avant de mourir les atteintes d’une douleur pour laquelle il n’était pas né. Certes, si les visages décolorés de nos malades, redétant les cruelles sensations qui anéantissaient leur être, inspi- raient de la pitié , la vue d'un animal puissant par sa force , agité de mouvements convulsifs, prouvait jusqu’où peuvent aller les an- goisses d’une affection qui paraît profondément léser le système oerveux. Jusqu’à ce jour, depuis notre départ de France, nous n avions point encore essuyé de ces coups de vent tels qu’on les dépeint dans les livres. Mais le 3 novembre 1822 , longeant les côtes 30 VOYAGE d’Amérique , et vis-à-vis la vaste embouchure du Rio de la Plata, nous devions faire connaissance avec les pamperos si renommés de ces parages , et payer notre tribut à cette partie épisodique de la navigation, ün ciel assez pur ne nous présageait rien de semblable. Notre sillage rapide nous rapprochait du but que nous nous pro- posions d’atteindre. La plupart des officiers, sur le pont , devisaient joyeusement quelque anecdote de nos cités maritimes un peu cha- touilleuse, la malice du narrateur amenait le gros rire, et bannis- sait pour un temps toute réflexion austère. Chacun n’avait point encore resassé le fond du sac , ni épuisé par conséquent son petit répertoire. Les historiettes étaient dans leur fraîcheur, et c’était à qui produirait plus d’impression sur son auditoire d’ailleurs peu difficile. Quelques nuages arrêtés à l’horizon s'avancèrent avec une rapidité prodigieuse ; en un clin d’œil les voiles dont le navire était chargé furent masquées. Le vent soufflait avec l’impétuosité d’un tourbillon , le navire engagea ; et c’en était fait de la Coquille et de son équipage, qui eussent sombré, car jamais un morceau de bois ne serait venu témoigner de la catastrophe, sans les qualités d’une solidité à toute épreuve que bien souvent depuis ce bâtiment a jus- tifiée, et aussi, il faut l’avouer, sans la prestesse et la vigueur avec lesquelles officiers , médecins ou matelots , se portèrent sur les manœuvres. Une voilure solide, de l’avant, nommée foc, fut à peine tendue, que le vent la déchira, une deuxième eut le même sort. Il nous fallut courir à sec ou sans toiles, et , malgré cela , nous parcourions plus de trois lieues à l’heure, marche que le navire, couvert de voiles , par une belle mer et par un bon vent , ne parvint jamais à exécuter. La surface de l’Océan, bouleversée avec tant de violence , semblait couverte de tourbillons de poussière et formait une épaisse atmosphère autour de nous. Les vagues ne tardèrent point à grossir démesurément, et plusieurs retombaient de tout leur poids sur le navire, ou se brisaient sur ses flancs. Je venais de descendre dans la petite chambre consacrée à mes travaux , par le travers du panneau d’artimon , pour me reposer des fatigues non prévues, auxquelles j’avais naturellement pris part, lorsqu’unf aux mouvement du gouvernail fit déferler sur le pont une vague énorme qui se précipita par ce panneau ouvert, et vint, au mouvement du roulis , s’engouffrer dans ma cabane. Je me crus noyé , et fort heu- reusement que le balancement du navire reporta ce flot d’eau chez AUTOUR DU MONDE. 37 •non voison , au côté opposé, pour me le ramener ensuite; mais chaque fois il perdait de son volume , et bientôt il disparut par les écoutilles en filtrant dans la cale. EnGn, trempé jusqu'aux os, il me fallut courir après mes effets , mes livres et mes papiers qui bottèrent longtemps au hasard. Au plus fort du mauvais temps, Un autre accident non moins grave vint accroître nos frayeurs : le eu » ce terrible auxiliaire de l’eau pour détruire souvent tout espoir (ians le cœur des marins, prit à la cuisine, et heureusement qu’on ® en aperçut assez à temps pour en arrêter les progrès ; mais après a tempête le calme , car tel est l’ordre immuable de la nature , Gui partage également ici-bas et les joies et les tristesses, et, après l’inquiétude , l’oubli de quelques instants de dangers , tant les cçons du passé sont peu appropriées au caractère de l’homme. Avec e beau temps revinrent les illusions du voyage et les joyeux quoli- ets qui aident à consommer les longues heures de bord , et que le pampero avait si brusquement interrompus. Les jours suivants, de nouveaux oiseaux apparurent à nos regards; leur présence nous indiqua clairement que nous nous avancions avec rapidité vers les latitudes australes. C’étaient surtout des alba- tros, que les marins ont nommés moutons du Cap, parce que ces puissants palmipèdes sont abondants dans les mers qui baignent le cap des Tourmentes. Habitants naturels des vastes solitudes océa- niques , on les voit , avec la vigueur de leurs robustes ailes , raser la mer la plus agitée, voler contre le vent le plus impétueux, et n’être Jamais plus calmes, plus satisfaits, que lorsque les vagues s’élèvent Çn montagnes qui s’entre-choquent , car c’est alors que leur proie ( plus abondante , et qu’elle est livrée sans défense à leur vorace cppetit. Des baleinoptères, de celles que les Anglo- Américains nomment finnfish, soulevaient leur lourde masse sur plusieurs points f e 1 horizon ; ainsi que les baleines franches , que poursuivait dans Ces parages un navire des États-Unis, avec lequel nous commu- niquâmes, et qui se nommait le Bon-Retour. La vue, portée sans cesse du ciel sur l’eau , n’y apercevait , le plus souvent , que de3 e,ntes azurées ou plus claires ou plus sombres, mais la côte d’Amé- r«Ue bue nous suivions, sans nous en éloigner de beaucoup, nous ra't à chaque instant quelques êters nouveaux ; c’étaient surtout es bmuiers, plusieurs espèces de fous. Des paquets de larges lami- 11011 es, que les botanistes nomment fucus pyrifères, flottaient en 38 VOYAGE suivant les courants , et entraînaient dans leur émigration errante mille petits animaux qui trouvaient, sur leurs tiges feuillues, nour- riture et protection. Des gorfous appariés, qui semblent être le rebut de la création parmi les oiseaux, s’aventuraient à de grandes distances de toute terre. Leurs ailes, réduites à de simples rames impropres au vol , leur assurent une natation rapide et continue. Leur vie est tout aquatique, leur allure, sur les grèves, est embar- rassée ; aussi ils ne s’y rendent que pour satisfaire au plus impérieux des devoirs, à celui de la reproduction. Ces animaux, si stupides en apparence , si confiants envers l’homme, dont ils n’ont appris que passagèrement à connaître le penchant destructeur, nous donnèrent les témoignages les moins équivoques de l’attachement que les indi- vidus se portent réciproquement. Un mâle et une femelle nageaient de concert, et se trouvèrent près du vaisseau. L’un d’eux fut tué d’un coup de fusil , et resta sans mouvement , flottant comme un corps inerte sur la vague. Son compagnon ne l’abandonna point. Il cherchait à lui redresser la tête, à diriger sa route, il tournait autour du cadavre, le poussait devant lui, s’agitait pour lui voir reprendre les attributs de la vie , en un mot , nous le perdîmes de vue, qu’il n’avait point encore abandonné l’objet d’une tendresse qui se manifestait par les soins d’une exquise sensibilité. Le nombre et la variété des animaux marins se multipliaient à mesure que nous approchions des îles Malouines. Les dauphins crucigères, à large camail noir , réunis par troupes , semblaient des coureurs jaloux de précéder notre vaisseau , dont ils dépassaient en se jouant le sillage. Le chionis, que Forster décrivit le premier, et que les navigateurs prirent pour un pigeon blanc, vint se faire tuer sur notre mâture, et enrichir nos collections d’un animal rare et curieux, tandis que les quebranta-huesos et les labbes formaient notre escorte ordinaire. Le 17 au soir nous reconnûmes l’île de la Soledad , la plus orien- tale des Malouines. Ses rivages chargés de vapeurs s’éclaircirent rapidement , et leur teinte rougeâtre et les ondulations du sol nous apparurent bientôt avec leur aspect nu et stérile. Nous contour- nâmes la pointe Barra, qui fut si fatale à la corvette l’Uranie ; nous avions sous nos yeux la suite de rochers où ce vaisseau , en touchant si malheureusement, devait terminer par un naufrage le cours de sa navigation. Le lendemain nous entrâmes dans la vaste AUTOUR DU MONDE. 39 Haie Française, ainsi nommée par Bougainville, bien que les Espa- gnols l’aient appelée la Solitude. En effet, le calme le plus profond y règne , ou , s’il est interrompu , ce n’est que par les cris sau- Vages de quelque animal de ces bords. L’homme n’a plus d’asile sur cette terre déserte , tristement reléguée dans les hautes latitudes du sud. Le 18 mars nous mouillâmes au milieu de la Baie Française, a une grande distance de la terre, dans une position isolée et comme en quarantaine. Des grains de pluie, de grêle, le vent, s°ufïlant par raflfales avec une effroyable énergie , s’opposaient à ce 9ue nous pussions communiquer avec la terre , et cependant c’était u gui témoignerait le plus d’ardeur pour s’y rendre, et qui pour- rait le premier l’interroger sur ce qu’elle produit. Le 21 on se décida à expédier des chasseurs ; leur retour procura le plus vif Plaisir , car ils ne venaient pas les mains vides , et le grand nombre doies, d’huitriers, de bécassines , qu’ils avaient tués, nous pro- mettaient un confort nullement â dédaigner. Les matelots partis dans l’embarcation qui porta nos pourvoyeurs ne restèrent point oisifs sur la plage. Ils aperçurent quelques jeunes chevaux issus des races qu'y introduisirent les Espagnols. Les poursuivre avec vigueur fut leur première idée, et à la suite, soit de lassitude, soit de manœuvres bien combinées , ils parvinrent à se cramponner à la crinière de l’un d’eux et à lui couper la gorge avec leurs cou- teaux , seules armes dont ils fussent munis. Un marin n’est jamais embarrassé lorsqu’il s’agit de se procurer des vivres; le noble animal fut bientôt dépouillé , tronçonné par quartiers , et sa chair distribuée à l'équipage. Les environs de la Baie Française ne se composent que de plaines rases, légèrement ondulées, couvertes d herbes assez hautes, où apparaissent à peine quelques bruyères; 'a vue cherche en vain à découvrir un seul arbre, un seul arbuste : °n ne voit qu’une prairie herbeuse , marécageuse ou entrecoupée Par de larges flaques d’eaux saumâtres ; eh bien , malgré cela , un dos canotiers s’égara et ne put réjoiudre la Coquille. Nous le Clumes tombé dans quelque fondrière , et le lendemain les hommes expédiés à sa recherche nous le ramenèrent transi de froid et mou- rant de faim. M\T ^ ■*c me Pr^Para‘ a Lùre une exploration en compagnie de Bérard, Lottin, Gabert, et de notre maître canonnier 40 VOYAGE Roland , excellent homme , plein de bravoure , et possédant à un haut degré la gaieté et la vivacité provençales. La Baleinière était à nos ordres , et nous avions le projet de nous enfoncer dans les anfractuosités du port Duperrey, ainsi nommé par M. de Freycinet, et de visiter les débris de l’Uranie, qu’on jeta à la côte au fond de la baie , après qu’elle eut été crevée par une pointe de rocher. Cette promenade rappelait de tristes souvenirs à trois personnes de notre petite caravane , qui avaient partagé les travaux et les fatigues de la précédente campagne , et qui ne sortirent de cette île déserte qu’après un séjour prolongé et de nombreuses priva- tions. En arrivant sur la plage où l’Uranie avait été abandonnée , nous trouvâmes encore la coque de ce navire , des caronades enfon- cées dans le sable, des caisses en fer, des débris de toutes sortes. Les vagues bouleversées par les tempêtes des hivers rigoureux de ces hautes latitudes avaient soulevé , par-dessus une petite chaîne de rochers, sa carcasse froissée. Là se dessinait l’emplacement qu’occupaient les naufragés , là se trouvait le lieu où leurs inquié- tudes, bien souvent, durent rendre amères leurs réflexions; et, reportant mes regards sur la Coquille , qui paraissait au loin dans toute sa grâce nautique, je me disais : A peine venons-nous de quitter la France , notre ardeur est sans bornes comme nos illu- sions! Quel sera l’écueil où viendra se briser cette machine flot- tante? Rcverra-t-elle le port? Une île déserte doit-elle être notre dernière demeure , ou bien l’estomac d’un cannibale sera-t-il notre tombeau? En quittant le vaisseau dès trois heures du matin , nous espé- rions jouir d’un temps passable ; mais bientôt des tourbillons de vent se déclarèrent , une pluie qui tomba par nappes serrées et sans discontinuer nous trempa complètement. En vain cherchâmes-nous un abri, une grotte sur ces longues plages uniformes, bordées de dunes sablonneuses. Rien ne put garantir des averses du ciel, et notre canot était à près de deux lieues du point où nous nous étions rendus pour chasser. Des milliers de canards étaient immobiles sur la grève , mais nos fusils , imbibés d’eau , ne purent jamais faire feu. Ce canard est celui que les Anglais nomment racehorse ou cheval de course, à cause de la grande rapidité avec laquelle il court sur le sable du rivage. Les ailes de cet oiseau sont impropres au vol ; aussi s’éloigne-t-il peu de la mer, qui est son élément naturel. AUTOUR OU MONDE. 41 Nous rétrogradâmes pour trouver un abri contre le déluge qui Rous inondait. J’étais chargé, pour ma part, de divers animaux destinés à nos collections , et d’échantillons de roches dont le poids ne contribuait pas peu à m’accabler. Il me fallut jeter ce résultat de notre pénible course pour alléger ma marche : et qui sait si en Europe quelque savant, assis dans un large fauteuil, la tète enve- loppée de fourrure , les pieds étendus près d’un feu vif et bien n°urri , n’eut pas critiqué le choix , le format et la préparation de ces objets! Enfin nous rejoignîmes notre Baleinière. Les rameurs avaient dressé une tente avec la voile de l’embarcation ; et nous nous empressâmes de gagner ce réduit protecteur. Nous étions aux Malouines , pendant l’été , et cependant un froid piquant se faisait sentir, l’eau avait macéré nos corps , et la faim nous aiguillonnait. Sur le soir la pluie cessa un instant; alors nos marins firent de Srups plus prospères , et lorsque son administration intérieure sera consolidée et à l’abri des secousses qui jusqu a ce jour en ont enrayé 'es rouages. La position des Malouines est surtout heureuse comme centre de pêcheries. C’est à ce titre que les baleiniers les fréquentent pour poursuivre les grands cétacés communs dans les mers qui les baignent. Pendant longtemps aussi elles furent le rendez-vous des chasseurs de phoques, qui eurent bientôt détruit le plus grand nombre de ces amphibies si précieux et si utiles par les ressources que les arts en retirent. La chasse des phoques est à peu près inconnue en France , et les détails que nous allons fournir seront neufs pour le lecteur, bien qu’ils soient vulgaires chez les peuples commerçants par excellence , tels que les Anglais et les Américains, ^es derniers , dont le génie est exclusivement dirigé vers les spécu- lions , ont en grande estime Hennerick , surnommé le Cook de Amérique , pour avoir tracé à ses compatriotes la route qui les a conduits à une nouvelle source de fortune. Ce marin , par une sin- gulière destinée, a succombé aux îles Sandwick : comme le grand “avigateur d’Albion , il fut coupé en deux par le boulet d’un vais- SüUu des États-Unis qui voulait lui rendre hommage en le saluant de son artillerie. habitants naturels des confins du monde, les phoques ne sont ''cdle part plus abondants, nulle part en troupes aussi considéra- es » que sur les côtes sauvages qu’envahissent les glaces du pôle ma.la'' heurs tribus s’y multipliaient en paix depuis des siècles; ls les progrès de la navigation, en faisant éclore les entre- Ises les plus hardies, n’ont pas peu contribué, dans ces trente 52 VOYAGE dernières années , à porter parmi elles une rapide diminution , et les phoques , de plus en plus repoussés des zones tempérées où ils vivaient anciennement, sont forcés aujourd'hui de chercher un refuge sur les îlots les plus âpres du globe. Ce n’est pas que ces animaux soient complètement expulsés des côtes du Chili , du Pérou et de la Californie, qu’on ne les trouve dans la Méditerranée aussi bien que dans l’Océan indien; mais, dans ces mers, ils ne vivent qu’appariés ou par individus solitaires qu’on dédaigne de poursui- vre, car les faibles gains que leur chasse procurerait seraient loin de compenser les frais des armateurs. Les phoques de l’hémisphère du Nord n’ont aucune analogie avec ceux de l’hémisphère du Sud, et c’est bien à tort qu’on a cherché à les comparer, tant il est vrai que les noms de loups, de chats marins, de lions de mer, qu’on à donnés à toutes ces espèces , ont singulièrement contribué à rendre inintelligibles les descriptions des voyageurs. Les îles Malouines, dont les rivages se peuplaient de phoques dans certains temps de l’année , ont été rapidement épuisées , car les amphibies qu’on y rencontre encore sont en petit nombre , et les restes de ceux qui échappèrent à des massacres régularisés par l’homme. Les Anglais et les Américains de l’Union arment chaque année plus de soixante navires pour chasser les phoques. On se dirigea d’abord sur les côtes de Magellanie, des Malouines, de la Nou- velle-Zélande et du sud de l’Australie. Ces contrées ne fournissant plus à des expéditions fructueuses, il fallut s’élancer dans les para- ges les moins fréquentés , et c’est ainsi que les Shetland méridio- nales , dont la découverte est attribuée à Smith, étaient connues depuis plusieurs années par des chasseurs de phoques qui s’y ren- daient en secret, et que Powel et Weddell , tout en dirigeant avec succès leurs entreprises lucratives , ajoutèrent des notions d’un haut intérêt sur ces terres antarctiques qu’ils explorèrent dans un but principalement commercial. Les spéculations , dirigées exclusivement vers la chasse des pho- ques, exigent des vaisseaux solidement construits et du port d’en- viron trois cents tonneaux. Tout y est installé avec la plus grande économie. Par cette raison les fonds du navire sont doublés en bois : l’armement se compose de barriques pour mettre l’huile , de six yoles armées comme pour la pêche de la baleine , et d’un petit bâtiment de quarante tonneaux, mis en botte, à bord, et AUTOUR DU MONDE. 53 monté aux îles destinées à servir de théâtre à la chasse. L’équipage compte au plus vingt-trois hommes , et on estime à 130,000 francs ta mise dehors par campagne ordinaire. Les marins qui se livrent à ces entreprises ont généralement pour habitude d’explorer divers lieux successivement , ou de se fixer sur un point d’une terre , et de faire des battues nombreuses aux environs. Ainsi , il est assez d’usage qu’un bâtiment soit mouillé dans un havre sur, que ses agrès soient débarqués et abrités, et que les fourneaux destinés à ta fonte de la graisse soient placés sur la grève. Tandis que le navire principal est ainsi dégréé , le petit bâtiment très-léger est armé de la moitié environ de l’équipage, pour faire le tour des terres voisines, en expédiant ses embarcations lorsqu’il voit des Phoques sur les rivages , ou laissant çà et là des hommes destinés a épier ceux qui sortent de la mer. Sa cargaison totale se compose d’environ deux cents phoques coupés par gros morceaux, et qui Peuvent fournir quatre-vingts à cent barils d’huile , chaque baril contenant environ cent vingt litres , et valant à peu près 80 francs. Arrivé au port où est mouillé le grand vaisseau , les chairs cou- pées par morceaux sont transportées sur le rivage pour être fondues dans les fourneaux qu’on y a établis. Les fibres musculaires qui restent comme résidu sont employées à alimenter le feu. Les marins ont pour solde une part dans le bénéfice, et chacun d’eux se trouve ainsi intéressé au succès de l’entreprise. La campagne dure quel- quefois trois années, au milieu des dangers de toutes sortes et de Privations inouies. Les capitaines ont pour habitude de jeter quel- ques hommes sur une île , pour qu’ils y séjournent toute une saison, et vont souvent à deux cents lieues plus loin en semer dans le mème but quelques autres. C’est ce qui rend compte de ce nombre assez considérable d’Européens qui ont vécu pendant plusieurs années sur des terres désertes , par suite du naufrage du bâtiment qui devait les reprendre à une époque déterminée , et que d’au- tres retirent de leur cruel abandon en les ramenant dans leur Patrie. Les chasseurs qui fréquentent la mer du Sud reconnaissent trois esPèces, plus particulièrement l’objet de leurs armements. On ne re^re de la première qu’une huile destinée à l’éclairage ou à des Pyaparations grossières, qui s’importe en Europe ; c’est le lion marin ^ us°n , l’éléphant de mer des Anglais, ou le phoque à trompe des 54 VOYAGE naturalistes. La deuxième, recherchée pour sa peau avec laquelle on confectionne d’excellents cuirs, est le phoque à crin, ou l’otarie molosse dont j’ai publié une figure dans la partie zoologique du voyage de la Coquille . La troisième, qui donne ce précieux pelage dont l’éclat, la douceur soyeuse, égalent celui de la loutre, et que les Chinois prisent beaucoup, est le phoque à fourrure, ou l’ours marin de Forster. Cependant, sous ce dernier nom, il paraît que les Anglais et les Américains confondent plusieurs espèces inconnues des naturalistes et bien distinctes. Ainsi, suivant eux, le phoque à fourrure de la Patagonie a une bosse derrière la tète , celui de la Californie a une très-grande taille, le upland seul, ou phoque du haut de la terre, est petit et habite exclusivement les îles Macquarie et Penantipodes, enfin , celui du sud de la Nouvelle-Zélande paraît avoir des caractères distincts. C’est en mai , juin, juillet, et une partie d’août, que les phoques à fourrure fréquentent la terre. Ils y reviennent encore en novembre, décembre et janvier, époque à laquelle les femelles mettent bas. Les petits tettent l’espace de cinq ou six mois. Un fait notoire est l’usage constant qu’ont ces amphi- bies de se lester en quelque sorte avec des cailloux , dont ils se chargent l’estomac pour aller à l’eau, et qu’ils revomissent en reve- nant au rivage. Le climat des îles Malouines est marqué par des changements assez brusques de la température de l’air, et , bien que les froids soient modérés , les vents violents de l’ouest qui y soufflent et des pluies fréquentes, font que les deux seules saisons qui y régnent, l’hiver et l’été, sont peu distinctes. Notre séjour, en décembre, correspond au mois de juin de notre hémisphère, et cependant des froids piquants se faisaient sentir le soir et le matin , et la neige n’était point encore fondue sur les sommets des montagnes de l’in- térieur. Tant que dura notre relâche , nous n’eûmes point un jour complètement serein. Lorsque le soleil brillait avec le plus de splen- deur, des nuages chargés apparaissaient bientôt pour se résoudre en grains qui se partageaient l’horizon. Bien des fois j’ai vu des collines rocailleuses, voisines de la mer, dorées par les rayons du soleil couchant, tandis qu’à quelques pas des nuées noires laissaient précipiter des torrents d’eau, tout en resserrant leurs ondées à un étroit espace. Bougainville se louait beaucoup des Malouines sous le rapport AUTOUR DU MONDE. 55 de la salubrité. Notre séjour a été de trop courte durée pour que nous ayons à infirmer ou à valider cette opinion , car nous en par- tîmes sans avoir de malades parmi les gens de l’équipage. Cepen- dant des bancs épais de limon bourbeux encombrent les approches de plusieurs points de la baie , et surtout les rivages de l’île aux Loups-Marins. Cette vase, à laquelle se joignent des myriades de Mollusques en putréfaction , et les épaisses couches de fucus pyri- fères en décomposition , exhalent une odeur d’une horrible fétidité, et tout autorise à penser que les miasmes qui s’en dégagent auraient tes résultats les plus fâcheux sur des colons qui seraient soumis à tour influence par un séjour constant. Ces changements subits de ta température devraient encore y faire éclore les affections inflam- matoires de la poitrine , et des phlegmasies variées et intenses. Dans les contrées que l’homme n’anime pas de sa présence , le voyageur se trouve réduit à présenter les détails techniques des sciences qu’il appelle à son secours pour peindre le sol où ses pas errèrent à l’aventure. Ses recherches , consacrées aux êtres qui peuplent ces régions dédaignées par le dominateur de la création entière , quoique graves et sèches en apparence , offrent cependant un charme de toutes les circonstances et de tous les temps. L’ossature de la Soledad est formée par un terrain de schiste feuilleté , de la nature de la phyllade , qui supporte un grès blanc , à grains très-fins, constituant sans partage toutes les chaînes mon- tagneuses , et dans ces schistes sont enclavés des débris fossiles de sPirifères. Le sol proprement dit se trouve réduit à une argile *'°uge, ocreuse, feuilletée, supportant deux espèces de tourbes, t^est ce que Bougainville, qui aimait à se faire illusion, nommait S1 improprement terre franche, ou arable. Or, Forster et Cook, en décrivant la nature des roches du Havre de Noël, de la Terre-des- Ltats, nous indiquent la même composition minéralogique, et il °n résulte cette preuve palpable que les Malouines, de même que tous les îlots morcelés à l’extrémité de la Magellanie, ont formé un tout qui a été violemment séparé de l’Amérique par quelque grande catastrophe de la nature. La pierre à chaux ne s’offre que sous tonnes de fragments arrondis, dont l’origine est due à des polypiers <,Ul er‘croùtent les rochers dans plusieurs points des baies. Les deux orles de tourbes qui se partagent toute la surface du sol sont , une terre de bruyère sèche formée par la décomposition des 56 VOYAGE radicules des empetrum et de vaccinium des coteaux , tandis que la seconde, due à la décomposition des mousses, des fougères, est grasse et marécageuse : la vraie terre végétale n’existe nulle part. La végétation des Malouines est on ne peut plus intéressante pour le botaniste, sans doute ; mais les caractères qui la distinguent ont aussi, pour les yeux les plus étrangers aux mystères de Flore, une nouveauté dont on aime à se rendre compte. Sous le ciel de la France, en effet, nos prairies émaillées, nos peupliers reflétant leur mobile feuillage sur des eaux paisibles , des bois de haute futaie dont le chêne ou le hêtre sont les robustes enfants , ont créé un type de l’Europe tempérée auquel nous rapportons toutes nos idées conventionnelles sur les paysages. Au Brésil, cette nature est grandiose. Ce sont de larges masses verdoyantes , entassant plantes sur plantes , fleurs sur fleurs ; c’est , en un mot , un océan de feuillage qui ne se dépouille jamais , tout en prenant des propor- tions viriles et majestueuses , et rarement les formes humbles et humiles des herbes. Aux Malouines la scène est tout autre : d’im- menses prairies semblent avoir été tondues au ciseau, pas un végétal ne s’élève au-dessus de son voisin ; ils se pressent , ils s’enlacent ; mais il faut chercher chacun d’eux, et les fleurs se cachent sous les feuilles , comme si elles avaient appris à redouter l’impétuosité des vents de ces régions , et toutes ces herbes forment un lacis serré et inextricable, à petits rameaux, à feuilles plus petites encore. Le grand gramen , nommé fétuque en éventail , qui couvre l’ilot aux Pingouins , fait seul exception à cette tendance générale vers des formes rabougries, ainsi que quelques petites bruyères et le chiliotrique à feuilles de romarin qui tapissent les coteaux. Cer- taines espèces vulgaires de l’Europe pullulent sur la Soledad, et l’on cherche vainement à s’expliquer comment elles se retrouvent dans les deux hémisphères, séparées de toute la largeur de la zone torride. Cent vingt plantes composent donc à peu près le monde végétal des Malouines. Elles ont été soigneusement décrites dans ces der- nières années , et il serait assez fastidieux pour le lecteur de lui citer des noms qui n’auraient aucune influence sur son souvenir. Seulement je me bornerai à rappeler quelques-unes de celles que des propriétés, vraies ou fausses, recommandent à l’attention générale. On ne saurait trop s’étonner de ce que les Malouines ne AlTOUlt DU MONDE. 57 produisent aucun fruit comestible de quelque grosseur. Le seul qui ait une saveur assez agréable est le lucet que produit un arbou- sier rampant, et que les oiseaux, de même que les cochons sauvages, recherchent avec convoitise. Les vaisseaux, dont les équipages seraient affectés de scorbut, pourraient tirer d’utiles secours de 1 ache sauvage qui végète dans les sables, ou de l’oxalide à fleurs blanches dont l’acidité mitigée remplacerait efficacement celle de l’oseille. Les tiges dépouillées des fétuques , préparées en salade , sont un aliment sucré qui n’est pas sans agrément , et les tiges du baccharis de Magellanie pourraient, par leur légère amarescence, remplacer le buis et le houblon dan£ la confection de la bière. Introduites dans nos parterres , la calcéolaire , la violette jaune et Ie perdicium à fleurs suaves , feraient les délices de nos llorimanes. Hlais, de tous les végétaux des Malouines, le bolax est peut-être le plus singulier : qu’on se figure, en effet, une agglomération de liges serrées, pressées à se toucher, toutes égales, s’élevant sur le sol en demi-sphère régulière , et l’on n’aura encore qu’une image imparfaite du développement uniforme que le végétal acquiert. Pernetty lui donne le nom de gommier, parce qu’il en suinte au temps de la floraison une gomme-résine assez analogue à celle de l’opopanax. Sur ces terres incultes les animaux n’ont d’autres ennemis que ' les navigateurs qui y séjournent passagèrement. Leurs espèces s’y sont accrues en paix pendant des siècles , et plusieurs d’entre elles n ont même point appris à fuir les dangers qui les entourent ; car il n est pas rare de toucher avec la main des volatiles dont la con- fiance, ou ce que certains navigateurs ont nommé stupidité, rap- pelle l’âge d’or de la création. Cette inexpérience des animaux par ■ apport à l’homme n’est peut-être pas la physionomie la moins neuve ■las contrées inhabitées qui nous occupent. Leurs plages schisteu- ses , noirâtres , fourmillent d’oiseaux qui y digèrent paisiblement et dans une immobilité parfaite les poissons qu’ils ont pêchés dans le jour. Des tribus entières de palmipèdes nagent en tout sens sur la surface des baies et des étangs; des huîtriers guettent le moment °u les mollusques entr’ouvrent les valves de leurs coquilles pour y enfoncer leur bec façonné en lame de couteau , en arracher l’animal J^1I)rudent , et paraissent absorbés par le besoin de nourriture qui 5 affame sans cesse. Là , des mouettes simulent dans l’air des 58 VOYAGE nuées mouvantes, tant elles aiment à se réunir pour tourbillonner eu essaims pressés. Plus loin , de vastes surfaces de rochers dispa- raissent sous des couches de fiente que depuis des siècles y déposent sans cesse les oiseaux qui les fréquentent. Tout est animé , plein de vie, lorsqu’on se rend compte des mœurs des animaux qui habi- tent ces terres en apparence désolées, et dont la solitude n’est véritablement sentie que par l’homme habitué à se considérer comme le seul être privilégié par la nature. Les quadrupèdes qu’on trouve aujourd’hui sur les Malouines sont des bœufs , des chevaux, des cochons et des lapins qu’y por- tèrent autrefois les Espagnols. Malgré les chasses actives des balei- niers , leur multiplication n’a point été entravée ; mais les seuls mammifères véritablement indigènes sont les phoques et les dau- phins , et surtout le loup antarctique , carnassier destructeur et misérable , sans cesse à l’affût pour saisir une proie , et obligé le plus souvent de parcourir les rivages pour y découvrir quelques débris rejetés par les Ilots. Si les oiseaux inoffensifs sont nombreux , cela tient sans doute à l’instinct conservateur qui leur fut donné ; car les vautours et les buses se sont multipliés dans des proportions aussi fortes , et témoignent une gloutonnerie et une aveugle con- fiance qui annoncent une audace rare, ou une stupidité peu com- mune. Que de fois ces oiseaux rapaces vinrent à quelque pas de moi braver la mort pour enlever mes collections de la journée ! Les espèces terrestres sont réduites à un très-petit nombre. Parmi elles, la plus remarquable est Y oiseau-rouge que les naturalistes nomment étourneau des terres magellaniques , qu’on rencontre dans les pampas du Paraguay , comme sur la Terre-de-Feu , au Chili , de même qu’au Pérou. Les autres passereaux n’ont que des livrées sombres et sans couleurs. Les sanderlings fréquentent les grèves, et les bécassines ne quittent point les prairies humides. Des bihoreaux solitaires, immobiles sur un rocher, guettant le poisson, se rencon- trent parfois sur les bords des havres. Le joli vanneau à écharpe sc perche volontiers sur les éminences du bolax. Les chionis , les sternes, les nigauds, les labbes, plusieurs espèces de cormorans, de canards, d’oies, s’éloignent peu des rivages, et sur la baie plane le formidable pétrel géant, auquel les Espagnols ont donné l'atfreux nom de quebranla-huesos , ou de briseur d’os. Les longues files de manchots immobiles et droits, le long de la ligne des AUTOUR DU MONDE. 59 eaux de la mer, prêtent un effet bizarre à l’ensemble de ce tableau. Des poissons de grande taille et d’une excellente qualité, ajoutent encore aux agréments d’une relâche aux Malouines. Quant aux insectes , ils se réduisent à plusieurs petites espèces , tandis que les coquillages , tels que moules , patelles , pavois , térebratules , osca- brions , y pullulent et se trouvent confondus avec des ascidies , des méduses , des holothuries vivement colorées , au milieu des couches épaisses des fucus pyrifères , et des lessonies rameuses. Mais jusqu’à ce jour, nulle bête venimeuse, nul reptile , ne se sont offerts aux recherches de l’explorateur. GO VOYAGE CHAPITRE IV. TRAVERSÉE DES MALOU1NES Aü CHILI (no 18 décembre 1822 ab 20 janvier 1825); * ET SÉJOUR A LA CONCEPTION (no 20 janvier aü 15 FÉvniF.n 1825). Quippe el enim ventus, subtile corpore lenuis, Trudit agcns magnam magno molimine naviin : Et raanus una régit quantovis impctc euntera; Atque gubernaculum contorquet quolibet unum (Lucrèce, Nat. ror., lib. iv.j Mais le flot sur le flot en mugissant s’élève. (Db Vigny.) Le 18 décembre 1822 , nous reprîmes la mer, en nous dirigeant au sud , pour franchir l’extrémité méridionale de l’Amérique , et doubler le cap si fameux de Horn. Notre navigation s’exécuta par de gros temps , une mer creuse et profonde , une atmosphère bru- meuse et humide , des vents inconstants et souvent violents. Les premiers huit jours de notre sortie se passèrent à la cape dans le canal de Patagonie , mais le 28 nous nous trouvâmes en vue de la Terre-des-États , par le temps le plus serein qu’il soit possible de rencontrer, et la mer unie et calme , dans ces parages redoutés des anciens navigateurs , contrastait avec les vagues si démesuré- ment grosses qu’on y trouve presque constamment. Ce que nous reconnûmes de la Terre-des-États se réduisit à quelques pitons hachés et aigus que revêtait un tapis de neige, et rien ne nous AUTOUR DU MONDE. 61 rappela les colonnades et les palais que Sarmiento, de mensongère mémoire , prétendait sérieusement y avoir aperçus. C’est le lende- main, par un froid assez vif, que nous nous trouvâmes près du cap de Horn, et que nous le contournâmes définitivement le 1er janvier 1823 , par 59 degrés de latitude sud. Les nuits n’étaient Plus que de quatre heures , car nous étions à l’époque de l’année °u le soleil ne se couche presque point dans l’hémisphère austral ; aussi est-ce généralement l’été que choisissent les navigateurs pour se rendre dans la mer du Sud ; bien que quelques-uns préfèrent , Pour effectuer de rapides traversées , les mois d’hiver féconds en iempêtes , et dont les nuits sont de dix-huit heures. Le procellaire Lesson , décrit par le docteur Garnot , volait conjointement avec le gracieux prion , que Forster a nommé pétrel bleu. Un oiseau, v°isin du quebranla-huesos par la taille, possédait comme lui un bec puissant et crochu , et se distinguait par un plumage couleur de suie de teinte un peu plus foncée en dessus du corps. Des alba- tros tout bruns, des damiers, desbaleinoptères , animaient parfois ces mers bouleversées , où apparaissent souvent les pyramides de glaces miroitantes qui se détachent des côtes des Shetland, de la terre de Sandwich, de la Géorgie, et des Orcades du Sud. A moins de 2 degrés du point que la Coquille venait d’atteindre dans ces hautes latitudes , est placé l’archipel de Shetland , qui n’a point encore vu flotter sur ses austères rivages le pavillon de la France. Ces îles , qui portent le cachet d’une nature expirante , fiue les glaces envahissent, sont la patrie des manchots et des tribus diverses de phocacées. Souvent leurs rochers stériles , alors que leur existence n’était point marquée sur les cartes nautiques, °nt. été les écueils où de nombreux vaisseaux se sont brisés , sans que jamais l’Europe ait appris ce qu’ils étaient devenus. Les débris que les vagues ont poussés sur les côtes de ces terres , attestent Par leur nombre la multiplicité de ces événements désastreux; combien d’infortunés ont expiré de misère sous ce ciel inhospita- ber ! Des hommes jetés sur les Malouines , dont la climature est modérée , peuvent sans doute y trouver des moyens variés d’exi- rience et de protection , et on en a un exemple dans le séjour que y CaPitaine Bernard fit à New-Island, l’espace de deux années après ^colèvernent de son vaisseau , en 1811. Ce nouveau Robinson ne so' it de l’île où il vécut dans l’isolement , qu’en 1816 , où des r. q VOYAGE 02 naufragés anglais vinrent partager sa retraite, et ne tardèrent point à être recueillis par un navire en relâche. Mais aux Shetland tout espoir est refusé ; la mort est la seule perspective que puisse entrevoir le naufragé. Des baleiniers américains, en s’élevant par 61-63 degrés de latitude méridionale, rencontrèrent par hasard , vers 1813, suivant l’opinion commune , des îles stériles , peuplées d’éléphants de mer, dont ils firent mystère, dans le but d’épuiser, sans concurrence , les immenses ressources qu’elles offrirent à leurs cargaisons. Ces terres, ou plutôt ces rochers, surgirent inopinément devant William Smith, en octobre 1819, et comme elles étaient complètement ignorées des géographes, il dut, à juste raison, s’en attribuer la découverte. La dénomination de Shetland méridional fut donnée à l’archipel entier, composé d’environ dix îlots de dimensions fort variables , et qui reçurent des noms particuliers d'Edwards Brans- field, chargé, en 1820, de les explorer avec détails : plus tard, Powel et Weddell ajoutèrent d’importants documents à ceux déjà recueillis par ce capitaine. L’ile de James, la plus occidentale du groupe , est remarquable par son élévation et par la rudesse de ses bords. Le pic, qui en est le point le plus élevé, peut avoir 2,500 pieds anglais au-dessus du niveau de la mer. Ses rivages taillés en murailles verticales sont inaccessibles , et une épaisse écharpe de neige est jetée sur sa superficie ; toutes ces îles nues et rocailleuses sont entièrement dépouillées de verdure ; quelque gramens ché- tifs, végétant misérablement dans des crevasses où se tassèrent quelques parcelles d’humus, et le lichen mélaxanthe implanté sur la roche nue, sont les seuls végétaux qui bravent la stérilité de cet ossuaire décharné. Ces ébauches imparfaites de la vie végétale se développent dans le mois de janvier, époque où l’été est dans toute sa plénitude dans l’hémisphère méridional. L’île de Bridgman a la forme d’un pain de sucre , dont la hau- teur est de 400 pieds anglais. Son origine est toute volcanique ; et d’entre les fissures de sa surface s’échappent des tourbillons de fumée, qui annoncent que ce mont ignivome n’est pas encore refroidi. Les autres îles paraissent différer complètement, par la nature des terrains qui les constituent ; et c’est ainsi qu’on y trouve une roche quartzeuse , dont les veines sont remplies de pyrites fer- rugineuses; des beaux et grands cristaux d’un quartz hyalin, et do AUTOUR DU MONDE. 63 carbonate de cuivre d’un vert pur. Ces îles , placées aux bornes du monde, sont fréquentées par les éléphants de mer; et on pourra se faire une idée de leur nombre , en disant que plus de deux mille individus y furent tués dans un laps de temps très-court, par les équipages commandés par Weddell. Les éléphants de mer, si esti- més par l’huile abondante qui baigne leurs chairs , ne sont pas les seuls amphibies qui fréquentent les Shetland. On y rencontre com- munément aussi les phoques à fourrures , et les léopards marins ; et ces derniers, encore inconnus des naturalistes, sont remarqua- bles par l’agréable bigarrure de leur peau. L’éléphant de mer des îles Shetland, cet animal qu’Anson a si ridiculement représenté , dans son Voyage, avec une queue frangée °u feuilles d’acanthe , comme le chapiteau d’une colonne coryn- thienne , a jusqu’à 24 pieds de longueur , sur 14 de circonférence. Ces femelles ont des proportions moindres d’un tiers à peu près , que les mâles, qui arrivent à terre en août et septembre, et repren- nent la mer en décembre. Pendant leur séjour sur les rivages , ils se livrent à la reproduction , ou demeurent dans une apathique tranquillité, tandis que les jeunes acquièrent la force nécessaire pour suivre leurs père et mère au moment de la migration marine. Weddell estime que 940 tonneaux d’huile furent le résultat des chasses faites à cette espèce de phocacée, dans les années 1821 et 1822. Les phoques à fourrure, si estimés par la beauté de leur pelage, sont encore plus nombreux aux îles Shetland que les éléphants marins. La taille des plus grands individus mâles est de 6 à 7 pieds et demi. C’est par goût, c’est en raison de leurs habitudes instinc- tives, que ces amphibies se réunissent en tribus considérables, qui abandonnent l’Océan en novembre et décembre , pour vaquer aux soins de la reproduction et de la maternité. Les mâles se livrent entre eux de violents combats pour la possession des femelles; et îes vaincus, couverts de blessures, tout mutilés, sont forcés d’en abandonner la possession paisible aux vainqueurs ; et ceux-ci , sul- tans jaloux , commandent avec rudesse dans leurs sérails qu’ont formés la violence et la force. Adultes dès quatre à six ans, la ‘ u,ée de la vie de ces animaux doit être évaluée au plus à trente dD.® ’ et ’ si l’on réfléchit qu’on en a tué plus de trois cent vingt ni1 e dans les années 1821 et 1822, il sera facile de prévoir, 64 VOYAGE malgré leur prodigieuse multiplication , une dépopulation rapide de leurs tribus. Certes, à une époque non reculée, ces îles ne seront plus visitées, de même que les Malouines , que par le petit nombre de ceux qu’auront épargnés les chasses actives des peuples commerçants. Ainsi la corvette la Coquille naviguait par la plus haute latitude qu’il lui était donné d’atteindre (59°). La mer, également libre partout, ne nous offrit point de ces montagnes de glaces flottantes que les vents du pôle poussent quelquefois dans les parages du Cap- Horn. De la pluie, des brouillards épais, des vagues majestueuse- ment élevées, déferlaient à l’entour du vaisseau, on moutonnaient 1 à l’horizon. Rien n’indiquait le voisinage d’une terre, ni le vol pressé de quelque oiseau échassier , ni les brins des fucacées déta- chés des rochers. Toutefois , dans ces mers polaires antarctiques existent plusieurs groupes d’îlots , âprement stériles , découverts à la fin du dix-huitième siècle ou au commencement du dix-neu- vième. Ces archipels sont tout ce que les navigateurs ont rencontré de ce continent austral , que jusqu’en 1770 les cosmographes regar- daient comme indispensable pour pondérer le monde et équilibrer les deux hémisphères. Aujourd’hui la vieille querelle des savants , sur l’existence de ce continent, est éteinte. Elle a fini comme fini- ront toutes les hypothèses des écoles, par s’évanouir devant la science , qui marche au milieu du vague des opinions humaines. Ainsi le cap de la Circoncision , vu en 1738 par Bouvet , vint donner un grand poids à cette hypothèse; ainsi l’île nord de la Nouvelle-Zélande fut regardée comme une pointe avancée de ce continent mystérieux, qu’on dotait à l’envi des productions les plus riches ; et que l’imagination embellissait à loisir, puisqu’il était entièrement de sa création. Les explorations de Cook venaient d’em- braser les nations policées de la plus vive ardeur pour les découvertes géographiques. La France surtout voulut contribuer à lever les doutes sans nombre qui planaient sur le continent austral; et c’est alors que fut expédié, en 1771, le malencontreux de Kerguelen, qui entrevit un petit coin de terre, ravagé par les tempêtes les plus furibondes, souvent enseveli sous la neige, dont il se hâta d’annoncer i Expression nautique par laquelle les marins rendent avec vérité cet aspect floconneux de la laine qu’imitent les vagues, lorsqu’elles se brisent et jaillissent en écume épaisse et blanche sur la nappe d’azur de l’Océan. AUTOUR 1)U MONDE. 65 la découverte. Dans les transports d’une joie éphémère , on crut que la Terre de Kerguelen, que plus tard Cook nomma Ile de la Désolation, était encore un des caps de ce continent que les doctrines avaient établi , et qu’elles exigeaient de la nature. Mais les nombreuses et persévérantes recherches de Cook, expédié en 1772, dans le but presque exclusif d’éclaircir cette question, la décidèrent irrévocable- ment, et firent évanouir pour toujours un vain fantôme. Sillonnant dans tous les sens les mers australes , et s’élevant dans les hautes latitudes, ce grand navigateur ne vit que des espaces libres, où il ne Pouvait exister que des îlots séparés et sans importance. Le temps a justifié cette prévision. Cook, toutefois, reconnut uniquement les îles de la Géorgie, que La Roche et Guyot, tous deux Français, avaient entrevues dès 1675 et 1776, et l’archipel des Sandwich, dont il nomma Thule australe, l’île la plus méridionale; mais il ne retrouva point les îles Aurores, dont l’existence sur les cartes est encore problématique. Plus tard , des marins moins célèbres devaient enrichir nos mappemondes d’îles échappées à la persévé- rance et à la ténacité du navigateur anglais. C’est ainsi que l’Océan Atlantique méridional s’accrut , il y a à peine quelques années , des Orcades et des Shetland, et l’Océan Pacifique austral des îlesBeunty, Antipodes, Aukland, Macquarie, l’Évêque et son Vicaire, etc. Toutes ces terres avancées dans le Sud se ressemblent. La vie répandue en excès, la profusion des êtres si grande sous l’équateur, et même sous les zones tempérées, s’éteint successivement à mesure qu’on avance vers les deux pôles, mais plus vivement encore dans l’hémisphère sud. Sur ces îles antarctiques une végétation spé- ciale dispute aux rochers leurs crevasses , pour y établir de maigres rejets ; un sol humide et tourbeux est envahi dans les vallées par des graminées , qui forment des pelouses sans fraîcheur ; des glaces s’élevant en coupoles resplendissantes en défendent les abords ; d’épaisses couches de neige en voilent la surface pendant de longs et rudes hivers ; des vents impétueux bouleversent les mers qui les lignent ; des brumes et des brouillards d’une densité peu commune affaiblissent les rayons du soleil dans les beaux jours, et des aurores ^traies marquent souvent le cours des nuits de l’été ; nuits qui lï 0nt al°rs que six heures de durée , comme elles en ont dix-huit dans la saison hiémale. Tous les êtres que leur organisation porte 66 VOYAGE à s’établir sur ces terres, ont les mêmes habitudes, les mêmes mœurs, tous sont accommodés pour un genre de vie aquatique. Mammifères et oiseaux se ressemblent sous ce rapport , et cette règle ne souffre point d’exception, car un ou deux passereaux, qu’on trouve sur certains de ces rochers stériles, sont migrateurs, et ne craignent point de s’aventurer au milieu des airs, où un instinct de prévoyance leur a tracé une route toujours assurée. Quel tableau que cette nature qui expire aux bornes du monde, où le silence solennel du pôle n’est interrompu que par le craquement des glaces , le cri rauque des phocacées , des manchots ou des cormo- 1 ans, qui peuplent par essaims les retraites solitaires qui leur furent dévolues ! ! . . . Les voiles enflées par des vents dont la force impulsive et favo- rable ne cessait point de se faire sentir, la Coquille avançait rapi- dement dans la mer du Sud , en longeant les côtes d’Araucanie et du Chili. La journée du 15 janvier fut toutefois marquée par des grains qui se manifestèrent par des rafales violentes accompagnées d’averses pluviales. La mer grossit démesurément, et un roulis h tout disloquer élevait comme un frêle morceau de bois notre vais- seau sur le sommet des vagues , pour le laisser retomber dans le sillon profond qu’elles creusent entre elles, en imitant le jeu d’une escarpolette qui fend l’air et dont rien ne peut ralentir l’oscillation rapide et le puissant balancement. Le 18, une mer unie, un soleil radieux, vinrent épanouir nos âmes comprimées : nous sortions enfin de ces mers antarctiques , où le froid , des vents tempétueux , des brumes épaisses et glaciales, des pluies abondantes, accablent le corps sous leur mélancolique influence. Les jours purs et sereins du Chili nous imprimaient une sensation de bonheur, nos facultés renaissaient avec une nouvelle énergie, nous nous trouvions véritablement dans l'Océan que les Espagnols nommèrent pacifique, et qui mérite si bien ce titre tant qu’on ne quitte point les rivages occidentaux de l’Amérique méri- dionale. Le 19, l’ile de la Motcha et puis le continent nous appa- rurent à moins de trois lieues de distance, et la sonde jetée par cent brasses trouva le fond. La mer était couverte de petits oiseaux échassiers, à plumes grisâtres, de la taille d’une alouette de mer. Ils se reposaient au milieu des fucus où ils cherchaient leur nour- riture. Peut-être est-ce l’espèce singulière que le docteur russe ** AUTOUR 1)U MONDE. 67 Ëschsclioltz a décrite et figurée sous le nom de thinocore mangeur d oseille? De nombreux cachalots entouraient le navire, et, paisi- bles dans leur course, leur lourde masse n’apparaissait sur l’eau qu’en effleurant sa surface. Recherché pour son huile abondante, Pur la matière précieuse qu’il fournit aux arts sous le nom de blanc (le baleine ou de spermaceti, et surtout par l’ambre que renferment ses intestins lorsqu’ils sont travaillés par un état maladif, ce ro- buste cétacé est avec la baleine franche le géant du règne animal : lu nature en le créant a voulu le mettre en rapport avec l’étendue des mers qu’il était destiné 5 animer, et malgré cela sa gigantesque tousse n’apparaît que comme un point imperceptible sur la vaste surface des océans. Ses os, semblables à des poutres, le poids énorme de ses muscles, les torrents de sang qui parcourent ses artères et ses veines , l’enveloppe épaisse qui jette une immense couverture de graisse huileuse sur cet assemblage informe, tout en fait un animal dont la vue devrait glacer le courage de l’homme; et cependant, chassé dans toutes les mers, poursuivi avec con- stance, attaqué avec audace, il expire sous les coups d’un ennemi débile par ses forces physiques , mais puissant , armé qu’il est , par son intelligence. M. Lacépède avait déjà indiqué , d’après le capi- taine Colnett , cette abondance des cachalots à l'entour des îles de la Motcha et de Sainte-Marie. Jamais un espace aussi resserré des mers ne nous en a tant offert par la suite. Lorsque le cachalot à grosse tête est dans un état tranquille , il nage avec lenteur, et ne laisse apparaître au-dessus de l’eau que la large voûte de son dos et 1 éminence charnue qui entoure d’un épais bourrelet l’ouverture extérieure de l’évent. Parfois il demeure paisible l’espace de plu- sieurs secondes , le corps élevé au-dessus de la mer quand elle est ealme, puis il plonge doucement, et sans saccades, pour reparaître quelques instants après. Il n’en est pas de môme lorsque réuni en troupes , que l’amour maintient assemblées , l’ardeur qui l’anime "ent à vouloir se répandre; on le voit soulever à moitié sa lourde tête cubique, battre les flots de ses bras façonnés en nageoires, et Plonger perpendiculairement , de manière à déployer en immense montail les larges lobes de sa queue, et se servir de cette rame Puissante, formée de tendons robustement énergiques , pour frapper . ffeau avec bruit et la faire jaillir au loin en gerbes épaisses : ébats » ossiers dont les joies ébranlent et agitent tout ce qui l’entoure. 68 VOYAGE Deux montagnes placées sur le rivage du continent , que leurs cônes arrondis ont fait nommer les Mamelles du Biobio ( las Tetas del Biobio) et l’île de Quiriquine , nous annonçaient l’entrée de la vaste baie de la Conception. La mer était couverte de débris de toutes sortes, de frai de poissons, de matières huileuses, et peu- plée de phoques, de dauphins, de cachalots et d’oiseaux de mer. Tous ces êtres remplissaient le rôle qui leur fut donné par la nature dans son vaste ensemble de création , ils animaient la scène que nous n’occupions qu’en passagers. Le sillage du vaisseau interrompit à peine le repas que prenaient les phoques au milieu même de l’eau. Les débris du festin épars attiraient des nuées de mouettes qui se jetaient avec avidité sur les bribes de ce banquet , mais avec une telle imprudence ou une telle audace, que nous vîmes un de ces oiseaux devenir la proie d’un animal qui peut au plus sortir sa tête de l’humide élément pour lequel il est façonné. Ce fait m’a prouvé la vérité d’une observation que j’avais crue jusqu’alors mensongère , que les phoques se nourrissaient aussi d’oiseaux qu’ils parviennent à saisir avec beaucoup d’adresse. Que la Providence qui régit ces êtres est merveilleuse : combien est sublime ce verset du psaume de David , qui sert d’épigraphe aux œuvres du grand Linné : O Jehova , quàm arnpla sunt tua opéra, quàm sapienter ea fecisti! Le 20 janvier nous laissâmes tomber l’ancre dans la vaste baie de la Conception , vis-à-vis la bourgade de Talcahuano. Les deux premiers jours furent consacrés sur la rade de la Con- ception à nous identifier avec le nouveau spectacle que notre vue embrassait sur le pourtour de cette baie immense ; elle errait sur la bourgade de Talcahuano 1 qui en occupe le fond, sur le pavillon naguère inconnu qui flottait sur ces bords 2 , car tout attire les regards du voyageur lors de son arrivée et donne matière à ses réflexions; mais il ne tarde pas à se familiariser avec les scènes au milieu desquelles il est placé , et qui finissent par cela môme par perdre souvent leurs charmes. Notre séjour au mouillage de la Conception eut lieu au moment de l’abdication forcée d’O-Higgins, président de la république. Nous assistâmes à l’une des scènes d’un long drame , marqué par toutes 1 On trouve ce nom de langue arauque écrit très-diversement dans les voyages imprimés, c’est ainsi qu’on lit: Talcaguana, Talcahuano, etc. 2 Mi-partie rouge , et puis bleu et blanc, avec une étoile dans l'angle. AUTOUR DU MONDE. 69 les vicissitudes inhérentes aux révolutions , et cependant nous n’aurons que peu de détails à fournir sur les événements qui se sont succédé avec une étonnante rapidité dans ce pays. Notre récit serait trop incomplet pour expliquer cette inconstance des faits politiques qui se pressent dans un court espace de temps; car il faudrait un long séjour, une grande habitude des localités et une connaissance des hommes appelés à la direction des affaires pour dévoiler les ressorts cachés que les passions mettent en jeu , trop rarement dans l’intérêt général. L’Europe possède aujourd’hui de nombreux documents pour asseoir son opinion : les ouvrages et les relations de Hall, de Stevenson , de Miers , etc., sont des sources précieuses, assez connues dans leur ensemble pour qu’il soit inutile de s'appesantir sur des observations d’une époque déjà vieillie , et qui par cela même seraient peu intéressantes pour les lecteurs. Le 26 janvier 1823, la corvette chilienne Y Independencia vint mouiller sur la rade de Talcahuano. Ce navire , démâté par une bourrasque reçue à l’entrée du port , portait trois cent cinquante hommes commandés par Beauchef, ancien sous-adjudant de la garde impériale , et parvenu , à la suite de plusieurs actions d’éclat, au grade de colonel dans l’armée indépendante du Chili. Beauchef appartenait au parti de Freire , sous les ordres duquel il était placé dans son gouvernement de Yaldivia. Décidé à seconder les projets de ce général contre O-Higgins , ce soldat de fortune eut alors par sa défection la plus grande influence dans les destinées du premier mandataire de l’État, dont son audacieuse détermination hâta la chute. Le 12 décembre 1822, le général Freire publia une proclama- tion remplie de griefs contre O-IIiggins , il la data de la Concep- tion des hommes libres, en prenant le titre de général de l’armée du Sud. Relégué dans sa province , ce militaire , bien que l’idole de ses soldats, ne put toutefois agir; car ses troupes les plus aguerries, et sur lesquelles il devait le plus compter, se trouvaient renfermées avec Beauchef dans les murs de Valdivia. Ï1 était à peu près de toute impossibilité d’expédier à ce dernier l’ordre de se rendre par teire> à travers les peuplades puissantes et belliqueuses des Arau- Cans > a'ors en paix , et qui n’auraient point toléré une mesure qui cs eût blessées. Tel était l’état des choses lorsque la corvette de luarante-deux canons Y Independencia vint mouiller sur la rade de 70 VOYAGE Valdivia. L’offlcier anglais qui la commandait , attaché à la fortune d’O-Higgins , n’eut point prêté l’oreille à aucune ouverture de défection sans appareiller aussitôt , en abandonnant Beauchef à son inaction forcée; mais celui-ci, façonné aux ruses de guerre, se conduisit de manière à ne point faire naître de soupçons ; et c’est en s emparant a main armee de la corvette , y embarquant son régiment et mettant à la voile qu’on put apprécier la rapidité de ses déterminations. Telles étaient les circonstances qui venaient d’avoir lieu lorsque ce navire arriva sur rade , où le lendemain quel- ques transports le joignirent avec le reste des soldats. Une goélette, la Marced, construite dans le pays, avait une marche qui nous frappa ; mais notre étonnement ne put que redoubler lorsqu’on nous affirma qu’elle avait eu pour ingénieur un cordonnier , dont le talent pour les constructions prenait naissance dans un génie brut , mais puissant. Ces bâtiments étaient les restes de la flotte chilienne , qui rendit de grands services à la cause de l’indépendance américaine sous les ordres de lord Cochrane. Le régiment du colonel Beauchef avait pour officiers des Fran- çais, des Anglais, des Suédois, et très-peu de Chiliens. Nos com- patriotes vinrent nous visiter avec un extrême empressement; nos entretiens roulèrent sur la patrie absente , cette patrie dont le sou- venir est le plus cruel supplice de l’exilé. Tous se plaignaient des gouvernements éphémères de ces malheureuses contrées , depuis si longtemps en proie aux guerres civiles; tous ne servaient plus qu’avec dégoût des peuples incapables d’apprécier les bienfaits d’une sage liberté. Parmi ces officiers , il en était un qui portait sur son front le sceau réprobateur de la trahison de son père , Drouet , Gis de ce maître de poste qui arrêta l’infortuné Louis XVI ; Drouet , que sa conduite irrégulière et ses habitudes vicieuses faisaient dédaigner de sa nouvelle patrie , et qui n’obtint du service du géné- ral Freire qu’à la suite de démarches pressantes et répétées de Beauchef. Le 26 janvier au matin s’opéra le débarquement des soldats qui arrivaient de Valdivia : ils manœuvrèrent aussitôt qu’ils eurent touché le sol. Leur belle tenue militaire , la justesse de leurs divers mouvements nous surprit. Ce régiment passe pour le plus brave de l’armée chilienne , et son sang-froid au feu et dans les manœuvres les plus dangereuses de la stratégie militaire l’ont rendu justement AUTOUR DU MONDE. 71 célèbre. Freire en faisait le plus grand cas. L’uniforme est calqué sur celui que portaient les grenadiers de l’ancienne garde : le drap bleu est tiré de la seule manufacture que possède le pays et qu’un Suisse y a établie ; mais les souliers y sont inconnus et les soldats vont nu-pieds. La solde mensuelle d’un fantassin est de 8 piastres ( 42 francs environ) , et celle d’un capitaine de 3,000 piastres par an » somme qui n’est , il est vrai , que rarement payée ; car per- sonne, depuis plusieurs années, n’avait touché un sou dans le régiment de Beauchef, et le gouvernement devait plus de 300 piastres à chaque soldat. A la suite des compagnies se trouve une classe de militaires habillés et nourris qui ont le titre de volon- taires , et dont la maraude et le pillage assurent la paye. Une habi- tude que Beauchef n’a pu déraciner , et qu’il n’eût pas sans danger pour lui essayé de faire disparaître, est le vol. Rien n’est sacré pour un soldat chilien. Tout ce qui lui tombe sous la main est de bonne prise ; et , pour donner un exemple encore plus positif de ce vice dégradant , le colonel , pour débarquer ses bagages de la corvette l Independencia , pria le commandant de la Coquille de lui rendre le bon office de les faire enlever par nos embarcations et par nos marins ; car , disait-il , « mes soldats ne respecteraient pas le moins du monde mes propres effets. » A cela près , les Chiliens sont faciles à conduire, très-disciplinables et d’une grande intrépidité. Leur sobriété est extrême; et fort souvent , dans les marches forcées que nécessitaient leurs guerres civiles , chaque homme ne recevait pour deux ou trois jours qu’une faible ration en blé sec , et , malgré cela , on leur faisait traverser des rivières à la nage , franchir tout habillés des gués profonds , même en hiver , et se coucher sur la vive sans murmurer , tant ils sont habitués à une vie dure et active. Les Espagnols nés en Europe et amollis dans ces colonies , décou- ragés d’ailleurs par l’isolement de leur situation au milieu de popu- lations indigènes armées, lâchèrent pied fort souvent, de sorte Tue ies Chiliens professent pour les Européens un profond mépris, et ne regardent comme véritablement braves qu’eux et les Arau- Canos » leurs belliqueux ancêtres. Ces peuples , en recevant la tactique des troupes espagnoles , c°nservent cependant beaucoup de coutumes guerrières des indi- genes. C’est ajnsj qU>avan(; ,je rompre les rangs , ou lorsque le» lciers le>ir adressent la parole, ils sont dans l’usage de battre des 72 VOYAGE mains ; puis , dans une charge à la baïonnette , par exemple , les compagnies entières se débandent et fondent en courant sur l’en- nemi, qu’elles attaquent par individus isolés. Les Chiliens sont principalement d’excellents cavaliers : dès leur enfance ils sont dressés , comme les gaouches des pampas de la Plata , à dompter un cheval , à le saisir à la course à l’aide du laco. De cette habi- tude de leur vie entière résulte une cavalerie redoutable , plus , il est vrai , par l’adresse de chaque homme, que par les évolutions de masses qu’elles ignorent. Semblables aux cosaques irréguliers des armées russes , les Chiliens , de même que les Péons du Para- guay , dispersés sur les ailes d’un corps d’armée, toujours prêts à s’élancer sur les points vulnérables , forment cependant des esca- drons dont plus d’une fois les Anglais ont pu apprécier la dange- reuse tactique sous les murs de Monte-Video. Jetant à plusieurs toises de distance un lacet de cuir terminé par un nœud coulant, ou lançant à plus de quarante pas une corde de cuir tordu que terminent des boules, ils arrêtent un cheval au galop et désarçon- nent un cavalier. Cette manière de combattre est celle des Arau- canos , tribus éminemment guerrières , qui venaient de fournir au gtneial b reire un renfort imposant de cavalerie, et sur lesquelles nour aurons plus tard à fournir de curieux détails. Cette soldatesque féroce n aime point à faire de prisonniers : tout ennemi pris est presque toujours mis à mort , dépouillé , et son cadavre abandonné aux vautours si communs dans le sud de l’Amérique. Le 28 janvier, j’explorai les environs de l’ancienne Conception , aujourd'hui complètement ruinée, bien qu’elle ait été bâtie en 155o' par Valdivïa , le conquérant du Chili , sur l’emplacement d’une bourgade araucanienne nommée Penco. Quelques misérables cabanes sont aujourd’hui tout ce qui reste de cette ville au milieu de laquelle coulait la petite rivière de Penco , qui lui donnait son nom, et dont les eaux fraîches et limpides vont se perdre sur le bord occidental de la grande baie de la Conception, non loin du Rio Andalien. Le terrain qu’occupait Penco, ou l’ancienne Conception , est du côté de la mer, bas et marécageux , et se termine en plages sablon- neuses déclives, sur lesquelles les vagues déferlent avec violence, ce qui force les habitants de recourir à des balsas ou à des radeaux , en place des embarcations qui ne pourraient leur être d’aucun AUTO DR DU MONDE. 73 secours. Au sud, à l’est et au nord, des collines, des coteaux se développent et s’élèvent en gradins , qui donnent naissance à une petite chaîne montagneuse de nature granitique, tandis que les vallons appartiennent à un sol de formation récente, dont la croûte superficielle revêt de puissantes couches d’une houille d’ex- cellente qualité, et qui pourrait devenir l’objet d’une exploitation productive. Les édifices de Penco , dont il ne reste plus que des Pans de murailles ruinés , étaient en granité. Le fort qui comman- dait la cité, et sur lequel se lit la date de 1686, époque de sa fondation , s’est conservé à peu près intact. Il en est de même de l’église, sur la principal porte de laquelle les armes d’Espagne sculptées sur pierre, avec le nom du pape Pie VI qui la consacra, subsistent encore. Dans la nef, une fresque dégradée représente le temple du Soleil , tel qu’il existait à Cusco , si l’on en croit l’opinion de quelques Chiliens plus éclairés que leurs compatriotes. A en juger Par la vaste étendue de terrain qu’occupent ces ruines, Penco devait être bien plus étendu que la ville de la Conception actuelle. C’était alors la capitale du Chili et la demeure des vice-rois espagnols. Un de ces tremblements de terre si fréquents sur la côte d’Amérique la bouleversa de fond en comble en 1751 , et aujourd'hui quelques maisons en briques et une cinquantaine de cabanes en torchis et en branchages apparaissent çà et là , et servent de retraite à des pêcheurs ou à des pâtres, dont les troupeaux de moutons et de chè- vres ou quelques bêtes bovines font toute la richesse. Les ruines de Penco dureront moins que celles de Palmjre, a dit le célèbre et mal- heureux de La Pérouse dans sa relation. Ajoutons qu’elles n’ont r|en qui puisse les rappeler à la mémoire des hommes ; point de faits historiques ne s’attachent à leurs débris sans souvenirs pour 'a pensée ; la durée des siècles ne leur a même pas accordé le pres- tige de l’antiquité : tout se réduit pour elles au calme de la de- struction. Élevées par un soldat farouche et sanguinaire, renversées Par une perturbation de notre monde , elles gisent indestructibles Par leur nature granitique , silencieuses , muettes et sans attrait pour le voyageur. La misère la plus grande couvre de sa livrée les habitants de cette partie de la baie. Sans industrie, sans débouchés pour les produits de leur culture ou de leur pêche, ils se bornent à assurer la vie matérielle de leur nombreuse famille. Les navires en relâche 74 VOYAGE pourraient donc s’y procurer, à très-bas prix , des fruits , des légu- mes, du poisson et du mouton. Les mœurs des habitants de Penco se ressentent de leur isolement. Elles sont empreintes d’une bonhomie et d’une naïveté qu’on ne saurait caractériser. Quant aux femmes , et il en est de fort jolies , leur laissez-allez est extrême ; et cet abandon physique, si voisin d’un instinct purement animal, a quelque chose de si dégradant pour l’espèce humaine , que j’ose à peine généraliser les données que je possède sur ce sujet. Les alentours de Penco sont délicieux : l’œil erre sur des gradins élevés où se dessinent de larges taches d’argile rouge ou des bouquets de bois verdoyants ; des pommiers aux cimes touifues s’élèvent sur le chaume du pâtre; et combien de fois n’ai-je pas rencontré un misé- rable taudis où gisaient pêle-mêle, sur la paille, père et mère et cinq ou six enfants , au milieu d’animaux immondes , tandis que la nature redoublait de soins dans sa parure naturelle, formait d’épaisses pelouses d’amaryllis et de lis des incas à l’entour de ces gîtes agrestes 1 Tout paraissait en combustion à Talcahuano et autour de cette bourgade , dans la journée du 2 février. L’exaltation belliqueuse des soldats , unie au bruit des armes, contrastait avec l’indifférence apathique des habitants, si souvent froissés dans leurs intérêts privés par des commotions politiques aussi dévastatrices que répé- tées. Un courrier arrivant de Sant-Yago , la capitale , annonça que les dispositions insurrectionnelles du général Freire se trouvaient d’avance couronnées de succès , et qu’O-Higgins venait d’être fait prisonnier par un bataillon d’artillerie de sa propre garde. Les notables de Sant-Yago s’étaient empressés de nommer une junte administrative composée de trois membres, et de toutes parts on se préparait à l’élection des députés qui devaient travailler à la rédaction d’un nouveau pacte social; sorte de toile de Pénélope, sans cesse remise sur le métier et sans cesse lacérée. La joie s’em- para alors de tous les esprits; les forts et la corvette l’Indepen- dencia saluèrent cet événement de vingt et un coups de canon ; et la soldatesque ne cessa de crier viva la patria ! phrase banale , sans valeur comme sans idée morale , pour cette classe portée à seconder en aveugle les projets de tout chef qui lui promettait le pillage de cette même patrie. Des ordres pressants et réitérés arri- vèrent de la Conception pour que les vaisseaux mouillés sur rade AÜTOUR DD MONDE. 75 se disposassent à embarquer les troupes et à mettre à la voile pour Valparaiso, port le plus rapproché de la capitale du Chili. Freire, enfin , allait jouir de la réussite de ses plans, et entrer en vainqueur dans la ville de Sant-Yago, où lui-mème devait bientôt résider comme dictateur suprême; on ne doutait pas alors que la con- duite de ce général ne fut dictée par des vues d’intérêt personnel , et que son ambition ne l’eut porté à se mettre à la place d’O-Hig- gins. La sagesse de son gouvernement et l’abandon de son pouvoir ont prouvé par la suite toute la fausseté de ces suppositions. II était fort difficile pour un étranger de se faire , à cette époque , une opinion raisonnable des hommes que les événements mettaient en scène. L’ignorance générale de presque toutes les classes , et la violence des passions qui régnaient entre elles, faisaient employer tous les moyens de nuire , et les calomnies les plus noires parais- saient aux partis des armes légitimes dont ils usaient largement. Chaque province , chaque ville , chaque autorité se querellait pour une élection, un impôt, une préséance, et le commandement militaire pesait de tout le despotisme de son épée sur les citoyens qu’il vexait sans mesure. O-Higgins, déchu du pouvoir, s’empressa de jurer obéissance à la junte temporaire gouvernant au nom du peuple , et cette démarche eut pour but de lui éviter des persécu- tions , car on se borna à le garder à vue dans son palais. Ses par- tisans étaient cependant nombreux, et l’un d’eux était surtout renommé par sa bravoure et son expérience, c’était le colonel français Vieil. Mais leurs efforts réunis ne purent en rien retarder un événement que les gouverneurs des provinces hâtaient de tous leurs efforts. A la date dont nous retraçons quelques faits , la popu- lation de la province de la Conception annonçait une profonde misère , résultat des pillages successifs de ceux qui , vainqueurs et vaincus , avaient fait de son territoire une arène pour leurs débats sanglants ; des irruptions d’Araucanos , sous les ordres de Bena- vidèz, avaient joint leurs atrocités aux horreurs dont chaque maison Portait l’empreinte. Les incendies , les ruines, le meurtre, étaient écrits en caractères ineffaçables au sein des cités ; qu’elle étrange liberté que la liberté concédée par le glaive qui présidait aux des- fioées du pays ! Le pouvoir pliait tout à ses projets , consommait Sans Produire , ruinait les finances, diminuait la population labo- neuse» et dévorait les produits d’une imparfaite agriculture. Le VOYAGE 76 Chili était sans forme stable de gouvernement, sans lois posi- tives , sans industrie , sans aucune garantie enfin pour ces préten- dues libertés sans cesse compromises par des révolutions produites par les ambitions individuelles. Dans la journée du 3 je partis de Talcahuano, avec MM. d’Ur- ville et Lottin, pour me rendre à la Conception. Quelques officiers de la corvette l’avaient déjà visitée en formant une .cavalcade leste et élégante , et en étalant la grâce d’un uniforme français. Nous jugeâmes plus convenable , ces messieurs et moi , de faire notre excursion sous les dehors les plus modestes , afin de pouvoir satis- faire notre curiosité , sans trop attirer celle des habitants. La route qui conduit de Talcahuano à la Conception est longue de neuf milles, et se trouve tracée au milieu de sables mouvants. Ses bords , garnis de clairières ou de bois , offrent çà et là de larges tapis de verdure , dus à des massifs de fraisiers de l’espèce dite du Chili, tandis que des myrtes de haute taille, chargés de fleurs, donnent un ombrage embaumé , et supportent sur leurs rameaux les tiges grimpantes et les corolles rouge de feu de la lapagerie. Un botaniste trouve naturellement dans ce petit voyage l'agrément ie plus vif, et son bonheur serait sans mélange, sans la rencontre qu’on fait parfois , dans les lieux isolés , de quelque Chilien à face sombre, que ne contribuent point à rendre gracieux un long bon- net pointu , et un sale poncho jeté sur les épaules. A trois quarts de mille , avant d’arriver à la Conception , on contourne un vaste étang, parfaitement circulaire sur ses bords, et qui se trouve encaissé au milieu de hautes collines. Une étroite gorge sert d’issue pour atteindre une immense plaine qu’occupe la ville de la Con- ception , au pied d’une chaîne de montagnes granitiques qui l’abri- tent au sud. Cette ville, que les voyageurs nomment très-souvent la Motcha, est située sur la rive droite du Biobio, dans une direction sud-est relativement à Talcahuano. Un chemin en pente douce , percé sur les flancs des montagnes , et conduisant dans l’intérieur du Chili , permet d’atteindre un plateau d où la ville apparaît , avec toute sa régularité, au milieu d’une plaine parfaitement unie , qu’encadre partout un sol en relief : la Conception n’est , à proprement par- ler, qu’une très-grande bourgade qu’aucun édifice ne rend remar- quable. Elle n’a point de barrière , point de portes , point de forti- AUTOUR DU MONDE. 77 flcatlons autres que celles offertes par la nature. 8a population est bien loin d’ètre en rapport avec la vaste surface qu’elle occupe, et la plupart de ses rues , désertes et abandonnées , montrent , par les ruines des maisons à demi brûlées , que des incendies et la guerre civile l’ont ravagée maintes fois. D’un autre côté, les habi- tants neièvent jamais leurs demeures au delà d’un rez-de-chaus- sée , tant ils redoutent les tremblements de terre qui bouleversent fréquemment cette partie de l’Amérique ; ils ont aussi pour habi- tude de les entourer de jardins enveloppés de murs. Cependant toutes les rues, tirées au cordeau et se coupant à angles droits, forment, par leur ensemble, un carré allongé parfaitement régu- lier. Les appartements des Chiliens aisés sont dépourvus d’orne- ments , et même des meubles les plus usuels , et toutes les maisons sont bâties en briques ou en charpente de bois dont les inter- stices sont remplis de terre glaise. Le plus mauvais goût a présidé à la construction de quelques édifices publics : les églises seules ont une certaine apparence ; elles sont nombreuses , et dépendaient, la plupart , de couvents , dont on a chassé les possesseurs pour les transformer en casernes. Au centre de la ville est une vaste place régulière, quadrilatère, bordée de maisons d'égale hauteur et à façades uniformes. L’hôtel du gouvernement en occupe le côté du levant , la cathédrale le couchant , les logements de la garnison le midi , et la halle le septentrion. Le bazar , dont nous parcourûmes 1 intérieur, est tenu avec une insigne malpropreté : chaque mar- chand occupe un comptoir abrité par une toiture en bois, et on y rencontre à la fois de la viande de boucherie, du poisson, du Pmn , de la farine , des légumes , du sel , du fromage , des fruits des bottes de fucus , le tout pêle-mêle , exhalant un mélange ( °deurs le plus nauséabond. ba population actuelle de la Conception est évaluée à dix mille ’abilants; cette ville fut bâtie en 1567 pour servir de siège au gouvernement et remplacer Penco qu’un tremblement de terre avait lcmersé, et qu’un débordement des eaux de la mer avait submergé. t 0us Estâmes en ce jour aux revues et aux manœuvres des que le général Freire devait faire embarquer dans la nuit ne rie^S dlri§er sur Sant-Yago. C’était un brouhaha , un vacarme à Le roule601611*116, La ville semblait être Prise d’assaut et au pillage, cment des tambours , les fanfares des cavaliers , les officiers 78 VOYAGE en poncho, les Araucans armés de longues javelines, formaient un mélange difficile à décrire. Je me crus transporté au milieu de hordes de Xartares ou dans un camp de Cosaques; et la transition était des plus brusques, lorsque les regards, après s’être portés sur les hommes du peuple, à teint livide, vêtus à peine de quelques haillons, se dirigeaient ensuite sur les officiers de l'armée indépen- dante, chamarrés d’or, et à épaulettes des plus massives et des plus volumineuses. A deux heures de l’après-midi ces troupes s’ébran- lèrent et prirent la route de Talcahuano. Le calme alors succéda au bruit, et la Conception devint déserte. Ses rues larges, où l’herbe croît, ne furent plus fréquentées que par quelques individus pau- vres et déguenillés; et la plupart des habitants se livrèrent à la sieste, leur jouissance la plus douce, car l’on peut affirmer que la majeure partie de leur vie s'écoule dans un long sommeil. Depuis longtemps nos recherches inspiraient une vive curiosité aux enfants, puis à quelques hommes delà populace qui nous sui- vaient. Le soin que nous prenions de cueillir les herbes les plus inutiles à leurs yeux , les limaçons que nous serrions soigneusement dans nos poches , notre atlirail , enfin , et surtout le filet à papil- lons de l’un de nous, leur parurent les choses du monde les plus ridicules. Je n’ai jamais vu des gens rire de si bon cœur, mais leur gaieté , féconde en quolibets, se borna à des démonstrations bruyan- tes, et pendant longtemps, sans doute, nous serons pour eux un sujet fécond d’amusements et de sarcasmes : que de fois, au centre de la France, nos grossiers paysans armés de fusils ont inter- rompu d’une manière plus fâcheuse les paisibles herborisations des botanistes ? En visitant minutieusement les alentours de la Conception, je pus me convaincre de la position défavorable de cette ville pour des relations commerciales quelconques ; et bien qu’elle ne soit pas très-éloignée du Biobio qui coule à une faible distance, toujours est-il que les eaux destinées à la boisson des habitants, jaillissant de la chaîne montagneuse qui borde la ville, en filets minces et peu abondants, sont de nature savonneuse, possèdent un mauvais goût , et que leur usage doit avoir de fâcheux effets pour la sauté des habitants. La rivière de Biobio est la limite naturelle des possessions de la république chilienne et du territoire des Araucanos. Elle va se perdre AUTOUR DU MONDE. 79 à la mer à trois milles de la Conception , par une embouchure ré- trécie, que ferme une ligne de rochers. Des bancs nombreux de sables noirâtres rendent sa navigation impraticable et obstruent son cours qui est très-large. On prétend que ses ondes charrient beaucoup d’or et qu’elles se ressentent fréquemment du reflux de la mer en devenant saumâtres. A l’époque où nous parcourions ses bords, l’eau que nous bûmes était parfaitement douce et très-bonne. Un bac sert de moyen de communication entre la Conception et le fort de San-Pedro, sous la protection duquel s’est formé un petit village qui porte le même nom. Plus loin sont bâtis les bastions de Corkusa et du Tucapel , où l’on entretient une bonne garnison ; car ils commandent le défilé du pays des Araucans, peuples remuants et belliqueux que les Espagnols n’ont jamais pu assujettir à leur pouvoir. Après avoir suivi l’espace de trois milles leBiobio, nous revînmes o la Conception, en rentrant dans la ville par son extrémité occi- dentale. Un poteau élevé, couronné par un cerceau de fer renfer- mant une tète humaine, frappa nos regards : nous nous rappelâmes ce mot d'un navigateur qui , au moment de toucher au port Jackson, aperçut une potence sur le rivage, et s’écria : Dieu soit loué! j’ar- rive en pays civilisé!.... Cette tête, dont la face est tournée vers le pays des Araucanos , est celle de Benavidèz , Chilien que la Con- ception a vu naître, et qu’il a couverte de meurtres et d’incendies. Ce monstre a été exécuté à Sant-Yago , et sa sentence portait que, traîné vivant dans une cage d’osier, par une mule indomptée, il serait pendu : que sa tète serait exposée sur le principal théâtre de ses brigandages, à la Conception, et que ses bras seraient cloués sur des poteaux à Santa-Jouana et à Tarpellanca. Benavidèz est un des hommes qui déshonorent le plus l’humanité. Féroce, altéré de Sang> plein de ce courage brutal que nul sentiment généreux oopure, son âme vile semblait créée pour le carnage. Amis et en- oemis, femmes et enfants à la mamelle, rien ne trouvait grâce à Ses Yeux. Un meurtre était pour lui une source de volupté, et le p,us %er prétexte , le motif le plus futile , allumaient un désir de une soif de tigre. Benavidèz, né de parents créoles et misé- ™ Qes’ se fit soldat sous le gouvernement espagnol, et végéta avec eRlPS S°US le mouS(îuet- Son besoin d’agir lui fit embrasser GC ardeur la cause de l’indépendance, lors des premiers troubles, 80 VOYAGE et 6on courage le porta aux grades supérieurs de l’armée , dans un temps où le pouvoir fugitif du moment ne reconnaissait de capacité que celle qui lui était dévouée. L’influence qu’il s’était acquise par sa détermination et son mépris de la vie lui donna de l'impor- tance aux yeux des royalistes. On acheta sa défection par le grade de lieutenant colonel que lui accorda le général Pézuéla au nom de la cour d’Espagne, et par de fortes sommes d’argent; plus tard enfin on lui conféra le grade de colonel , bien qu’on n’ait jamais trouvé dans ses papiers, après sa mort , le brevet qui lui fut expédié par le vice-roi du Pérou. Bcnavidèz , déjà célèbre par ses infamies et tout imbibé du sang qu’il avait versé pour la république , ne crut pas devoir mieux s’en laver que par le sang de ses adhérents. Il proscrivit ses compatriotes , incendia leurs villes , fit égorger les prisonniers et les parlementaires, arma quelques-unes des tribus des Araucans , auxquelles il autorisa tous les genres d’excès , et rendit son nom l'effroi des provinces méridionales du Chili. On ajoute môme que Benavidèz, dinant à bord d’un brik anglais avec un ami d’enfance, lui ordonna froidement, au dessert, de recom- mander son âme à Dieu , et le fit massacrer par ses Araucans avec son épouse et sa jeune famille. Il se peut cependant que l’horreur qu’inspire ce Néron de bas étage ait fait ajouter d’affreux détails à la liste déjà trop longue de ses crimes. La fortune enfin se lassa de protéger ce monstre; les républicains le défirent complètement, et, seul, il put à peine s’échapper, sans vivres et sans secours, dans une frôle embarcation , avec laquelle il espérait gagner Lima. Mais obligé de toucher la terre, le 1er février 1822, à Tarpellanca, il y fut reconnu et arrêté. Son procès fut bientôt instruit , et on le condamna à un supplice digne de sa vie. En revenant à Talcahuano, dans la soirée, nous assistâmes à l’embarquement des troupes d'infanterie que le général Freire dirigeait sur la capitale , tandis que la cavalerie se rendait , par terre, à sa destination. Le lendemain, 4 février, la flottille appa- reilla. Le général Freire vint déjeûner à bord deZo Coquille, elles manières simples et bienveillantes de ce militaire si influent dans les destinées de cette partie de l’Amérique , parurent celles d’un homme franc et loyal , qui ne cache point le vernis brillant d’une éducation factice. L’attachement et l’estime qu’il porte aux Français méritent de notre part une vive reconnaissance. Il accueillit avec la AUTOUR DU MONDE. 81 plus extrême obligeance nos officiers , et lorsqu’on lui présenta , comme témoignage de la pacifique mission que la Coquille devait accomplir, des passe-ports des cours étrangères, il répondit : Messieurs, le nom français est pour moi la plus forte des recomman- dations. Le général Freire a les habitudes modestes et simples, des formes froides et un maintien réservé. Il parle peu , sait ecouter avec patience, et conserve, dans tous les moments une gravité imposante. Au premier abord sa tournure ne prévient point en sa faveur ; il paraît lourd et peu intelligent , mais en étudiant son œil plein de feu sous sa paupière mobile , sa tête qui travaille , on apprécie bien vite ce qu’il y a de génie , de ce génie inculte et brut dans une âme fanatisée par l’amour de la patrie. Le général Freire avait plus particulièrement connu , parmi les généraux de mer qui avaient commandé la station française de l’Océan Pacifique , M. Jurien : sa conversation ne tarissait point au sujet de cet ami- ral , bon militaire, franc et ouvert, joignant aux qualités publiques celles privées , d’un excellent homme. « Je n’ai rien tant à cœur , » me disait le général Freire, que de voir des relations de commerce. » actives s’ouvrir entre la France et le Chili. Je ne puis toutefois » étayer de mon autorité le crédit dont jouissent plusieurs de vos » compatriotes. Le général Brayer a été dégoûté du service par » les intrigues de Saint-Martin ; Beauchef , lui-même , ne se soutient » que par ma ferme résolution de lui conserver les prérogatives de » ses grades ; en un mot les créoles portent la plus vive jalousie aux » étrangers, et ne les voient qu’avec peine remplir les hauts emplois » de leur pays. » Cette phrase m’expliqua ce que j’avais déjà appris du trésorier général de la province , mais d’une manière plus obscure, lorsqu’il me disait : « Le jour n’est pas loin où nous » congédierons tous ces boute-feux (les officiers étrangers) qui 8 servent plus à alimenter la guerre civile qu’à la terminer. » Il faut avouer que la plupart des aventuriers qui ont offert leurs services aux républiques de l’Amérique n’ont point donné une haute idée de leur subordination et de leur probité; et le lecteur Pourra s’en convaincre par l’exemple que je vais citer d’un fait qui s’est passé sous mes yeux. Le commandant anglais de la corvette 1 Independencia avait rang de lieutenant colonel au service du Chili. On l’accusait de tenir au parti d’O-Higgins , et l’on suppo- sait que Freire le démonterait de son commandement en arrivant 82 VOYAGE 5 Talcahuano avec le régiment de Beauchef. Il n’en fut rien; ce marin conserva les bonnes grâces du général. Mais au moment de l’embarquement des troupes pour le départ, le capitaine de port, aussi Anglais , et d’un grade inférieur , avait eu la promesse de commander la corvette. Dans son désappointement , il ne craignit point d’atlaquer son supérieur et de lui fendre la face d’un coup de sabre! Le croirait-on? le général Freire, obligé de conserver des ménagements envers l’un et l’autre de ces officiers , se borna à priver du titre d’aide de camp le brutal capitaine de port, que partout ailleurs on eût fait passer à un conseil de guerre!.. C’est à la date du 29 janvier 1823 que le président Q-Higgins , fils d'un ancien vice-roi du Pérou , rentra dans la vie privée. C’est un homme doux , inappliqué , peu capable d’imprimer aux affaires une marche ferme et assurée. Les républicains lui reprochaient les mesures qu’il a prises contre eux. Les régiments qui lui étaient dévoués étaient les seuls qui fussent soldés. Il flattait scs adhérents, leur concédait de nombreuses faveurs et surveillait sans cesse ceux qui se regardaient comme des patriotes purs. Enfin l'ordre du Mérite Militaire qu’il institua, et dont il calqua les statuts sur ceux de la Légion d’Honneur, acheva d’aliéner les esprits à son égard. On lui a supposé le projet de se maintenir forcément au pouvoir et de se faire couronner. Lorsqu’O-Higgins fut appelé à la présidence de la république, il prit l’engagement de concourir à la rédaction définitive d’une constitution qui serait soumise à l’acceptation du peuple; mais six années s’écoulèrent sans qu’il fût question de ce pacte vivement attendu , demandé avec plus de virulence encore , pacte social qu’O-Iîiggins ne fit promulguer que vaincu par les clameurs, et dont la rédaction, tout en faveur de l’autorité, lui accordait le titre de président à vie de la république. C'est alors que se forma l’orage qui , de toutes parts , vint assaillir son pouvoir , encore mal affermi et plus mal soutenu , et qu’il dut sans retour , abandonner le timon des affaires. Les derniers jours de notre relâche furent employés à diverses excursions dans la contrée : tandis que la corvette s’approvisionnait de vivres de campagne, et que nos officiers donnaient ou recevaient des fêtes , plusieurs de nos matelots, séduits par les offres des embau- cheurs, désertèrent le 9 février, et bien que nous séjournâmes encore sur rade jusqu’au 13, nous ne pûmes en avoir de nouvelles. AUTOUR DU MONDE. 83 J’employai le peu de temps qui me restait à me procurer des ren- seignements sur les Araucanos, dont j’avais vu de nombreux indivi- dus à la Conception, et tels sont les faits les plus positifs qu’il me soit possible d’offrir sur ces tribus valeureuses , célébrées dans le poëme de X Araucaria de dom Alonzo de Ercilla. Les Araucanos ou Araucans habitent cette partie de l’Amérique méridionale qui est placée au sud du vieux Chili , entre les Andes et la mer. Ils ont été de tout temps redoutés des Espagnols, qui n’ont jamais pu dompter leur caractère remuant : aussi doit-on à bien dire regarder'leur voisinage comme une source d'hostilités tan- tôt repoussées, tantôt tolérées par l’impuissance où le gouvernement a toujours été de les soumettre à son pouvoir. La paix entre les Espagnols et les Araucans, n’a donc été que des trêves plus ou moins courtes, des sortes d’en tr’actes pour se reposer quelques instants des fatigues d’une guerre perpétuelle. Les Araucans sont divisés en tribus nomades et en tribus séden- taires. Celles-ci habitent des villages régis par des caciques, et sont réunies entre elles par une sorte de fédération que préside le chef le plus renommé et le plus expérimenté à la guerre. Les tribus les plus voisines de la Conception n’en sont séparées que par le cours du Biobio , et Yaldivia se trouve cernée de tout côté par des posses- sions de ces peuples qui s’étendent jusque sous les murs de la ville. Yaldivia , qui a retenu le nom du conquérant du Chili , a été bâtie en 1551 , sur une éminence , et possède un port d’un ancrage sur. On dit quelle a des mines d’or productives, et que c’est à cause de eet avantage que les Espagnols ont tenu à sa possession, car elle a été plusieurs fois saccagée par les Araucans, et chaque fois rebâtie, bien qu’elle soit aujourd’hui sans importance. Les caractères physiques des peuples qui nous occupent sont loin d’ètre attrayants. Les hommes de cette tribu sont robustes, vigou- reux et remarquables par un système musculaire éminemment déve- loppé. Leur taille médiocre , et mal prise, leur visage cuivré, aplati et large, qu’empreint de férocité un regard sombre et défiant, des lèvres grosses, un menton arrondi et volumineux, une chevelure longue: épaisse et noire, un ventre communément proéminent, des gestes hardis , donnent à leurs traits un caractère de sauvagerie repoussant. Bien que la plupart des auteurs regardent ces peu- plades comme issues d’une source commune avec les Péruviens , 84 VOYAGE les rapprochements qu’ils ont établis ne reposent que sur des sup- positions auxquelles on ne peut s’arrêter un instant lorsqu’on a examiné des individus de ces deux races. Les mœurs des Araucans sont entachées de cruauté, quoiqu’une sorte de civilisation et un gouvernement régulier les aient façonnés depuis longtemps à des idées d’ordre et de propriété. Mais leurs habitudes guerrières, le goût effréné du pillage, s’opposent à ce que les principes de modération qui régissent les peuples policés , puissent filtrer à travers leurs tentes, et s’y naturaliser. La plupart de leurs usages rappellent ceux des Tartares nomades , et à mes yeux l’opinion qui leur donne la Mongolie pour source originelle n’est pas dépourvue de fondement. Comme chez toutes les tribus gouvernées par des traditions orales et de famille , l’égoïsme domine et impose à chacune d’elles pour sa conservation de traiter en ennemi, sans pitié, tout individu qui ne lui appartient point, et dont les intentions sont suspectes : la perfidie qui surprend à l’im- proviste n’est ainsi à leurs yeux que de la prudence. Loin de com- prendre le courage à notre manière, celui qui chez ces peuples massacre le plus d’ennemis en leur tendant des pièges est le plus brave; et n’était-ce pas également l’opinion de l’antiquité, car la fourberie d’Ulysse ne remporte-t-elle pas dans Homère sur le fou- gueux courage d’Ajax? Quelques-uns des détails que je vais rapporter m’ont été commu- niqués par un officier chilien , aide de camp du général Freire , et plusieurs de ces faits m’ont été confirmés par diverses personnes et par le général Freire lui-mème. Cet officier était tombé au pouvoir des Araucans parmi lesquels il séjourna forcément plusieurs années; on l’occupa à garder les troupeaux , jusqu’à ce qu’il eût obtenu sa liberté en payant une rançon. Un Araucan ne se livre jamais à aucun travail manuel , il croirait déroger aux prérogatives de son sexe , et avilir le métier des armes, le seul qu’il regarde comme honorable. Dompter un cheval fou- gueux est sa plus douce occupation. On sait que ce précieux ani- mal , abandonné à lui-mème dans les vastes pampas du sud de l’Amé- rique, s’y est multiplié d’une manière prodigieuse, et que vivant en liberté par troupes considérables , il a conservé cette vigueur native et cette énergie naturelle que n’a point usées la domesticité. Les Araucanos ne se donnent donc pas la peine d’élever des che- 85 A CTO CK DD MONDE. vaux : comme lespéons du Paraguay, ils s’exercent dès l’enfance à jeter, en courant au grand galop , le laco de cuir sur ceux qui leur conviennent , au milieu des prairies, et c’est ainsi qu’ils renouvel- lent leur monture aussi souvent qu’ils le jugent à propos. Peu d’hommes pourraient être cités pour meilleurs cavaliers que les Araucans les plus vulgaires : aussi dans leurs combats ont-ils sou- vent employé un stratagème qui consiste à se placer sur un des flancs du cheval, en se maintenant accrochés par une jambe, tandis qu’ils se redressent avec prestesse en avançant sur un ennemi sur- pris et que la vue d’une troupe de chevaux galopant sans cavaliers n’aura point troublé dans sa fausse sécurité. Leur habitude et leur habileté pour diriger un cheval sont telles, qu’on a souvent vu un Araucan monter ou descendre au galop les pentes roides et escar- pées des hautes collines. Habitués à boire dans leur village une liqueur fermentée, nommée cici, obtenue des fruits-de plusieurs arbrisseaux, et plus particu- lièrement du maqui, ces races ont pris un goût désordonné pour le vin et surtout pour l’eau-de-vie , qu’elles se procurent à la Concep- tion, et qui est trop souvent pour elles une source de rixes ensan- glantées. L’abrutissement que procure l’ivresse est à leurs yeux l’image de la félicité la plus pure dont il soit donné aux hommes de jouir sur la terre. Chez tous les peuples , dans l’enfance de la civilisation , le sort des femmes est un dur esclavage ; mais c’est chez les tribus adonnées à la guerre que leur condition est pénible , et que leur sort dépend entièrement des caprices d’un maître souvent brutal. Les épouses des Araucans ne sont guère aux yeux de leurs maris que des bêtes de somme, chargées de tous les fardeaux du ménage, et n’ayant de la vie que les épines, au lieu d’en savourer les douceurs. Ainsi leur sont dévolus, en outre des soins que nécessite l’intérieur de la cabane, ceux plus pénibles d’en bâtir les murailles, et de labourer les terres qui fournissent le maïs employé à la nourriture de la famille. Les femmes sont encore dans l’obligation de suivre leurs maris dans les expéditions de guerre, de soigner leur cheval, de le seller, de le brider au moment de l’action , et de rester sur les derrières pour rassembler et prendre soin du butin conquispar leurs époux. Les enfants , dès leur bas âge , s’exercent à galoper sur un cheval I. H 8(j VOYAGE fougueux et sauvage , et les petits Jndios, car c’est ainsi que ics créoles chiliens les nomment, deviennent de très-bonne heure d’excellents cavaliers. On en rencontre un assez grand nombre dans la ville de la Conception , que des parents pauvres ont cédés à des habitants qui les emploient comme domestiques. Ces peuples se nourrissent principalement de maïs concassé et rôti ; mais surtout de chairs , et leurs provisions dans les voyages ou dans les campagnes consistent en starké, viande desséchée au soleil et durcie , sous forme de lanières minces et effilées. Le sang coagulé de cette viande séchée à l’air renferme souvent beaucoup d’acide prussique et occasionne des empoisonnements chez les personnes qui en mangent pour la première fois et sans une longue habitude. Mais soit qu’une malpropreté dégoûtante recouvre leur corps , soit l’influence d’une nourriture presque entièrement animale, leur transpiration cutanée en contracte une odeur détestable , connue des gens du pays sous le nom de soreno. Ces peuples , lors des premières conquêtes des Espagnols , ne faisaient point de prisonniers. Tout ennemi était, par habitude religieuse , massacré. Ils ont depuis modifié leurs principes , et leur intérêt met aujourd’hui ceux qui tombent dans leurs mains à l’abri de la mort. Mais ce n’est qu’avec une rançon payée par la famille du prisonnier qu’il peut se libérer , autrement un esclavage dur serait le partage de toute sa vie ; et , quel destin que celui de garder le bétail , ou de travailler aux plus grossiers ouvrages sous des maî- tres cruels et sans pitié 1 La férocité naturelle des Araucans peut s’endormir quelques instants, mais jamais d’une manière complète , et c’est avec ardeur qu’on les voit saisir toutes les occasions de donner cours à leurs habi- tudes pillardes. La Coquille était au Chili en janvier 1824, et quel- ques mois auparavantles tribus maritimes avaient assez bien accueilli quatre navires baleiniers, mouillés sous l’ile de Sainte-Marie, dont les équipages sans défiance négligèrent les précautions les plus salutaires. Cette aveugle sécurité les perdit; attaqués à l’improviste, ils furent massacrés sans qu’il s’en échappât un seul , et les navires furent dépecés pour en retirer le fer. Cet événement, que plusieurs habitants nous racontèrent , a été confirmé aussi par le capitaine Choice, commandant le baleinier anglais, Sarah-Anne, mouillé alors sur la côte du Chili. AUTOUR DU MONDE. 87 Les armes ordinaires pour les combats se réduisent à la lance qu’ils manient avec une dextérité peu commune. Ils n’aiment point les mousquets ni les fusils , qu’ils pourraient se procurer par des échanges avec les créoles chiliens , bien que des mesures sévères les aient prohibés sur la frontière. Les lances que j’ai vues dans leurs mains ont un fer large de quatre pouces , sur deux pieds de lon- gueur, et la tige , en bambou plein et droit , n’a pas moins de dix pieds. Bien que cette arme soit si longuement emmanchée, ils la manient avec la même facilité que le cavalier européen le plus habile dirige son sabre. Tous les officiers étrangers de l’armée du général Freire , nous parlèrent de la manière de combattre des Araucans , dans les termes admiratifs les plus forts , et un officier espagnol , qui s’était mesuré souvent avec eux , m’a dit cent fois , lorsque je le ramenais sur ce sujet, terribile , terribile , senorlü N’est-il pas remarquable de trouver chez les Araucans , qu’on suppose d’origine mongole, quelques-uns des usages , et l’analogie dans la manière de combattre et de s’armer des Tartares! ! ! Et pense-t-on qu’il suffit de l’identité de climat et de sol pour amener de tels résultats ? Il est bien vrai que les peuples nomades des steppes de l’Asie, dans leur vie errante , vivent sous des tentes qu’ils transportent sui- vant les saisons et suivant l’abondance des vivres , et que les Arabes dans le désert, et d’une race bien distincte , sont depuis des siècles dans l’habitude de parcourir les sables stériles où sont répandues leurs tribus éparses ; mais les Araucans du Chili, divisés en hordes ou sédentaires ou nomades , placés sur un sol fertile , ou dans des pampas abondants en gibier , n’ont pu conserver les habitudes de leurs pères , que par suite de traditions religieusement respectées. Quoi qu’il en soit , les Araucans combattent encore avec beaucoup d’avantage avec le laco de cuir, qui dans leurs mains est un redou- table moyen d’agression. L’ajustement d’un homme est le poncho , pièce d’étoffe de laine de Guanaco , de forme quadrilatère , percée au milieu pour y pas- ser la tète et destinée à revêtir le haut du corps , en laissant aux bras leur libre mouvement. Ce poncho, dont toutes les classes de Chiliens ont adopté l’usage , est fabriqué par les femmes , et varie en beauté et en prix , soit par la finesse du tissu , soit par la richesse des dessins. Ceux des caciques sont d’une grande souplesse et très- ornés. 88 VOYAGE Leur goût pour la danse est vif. Les pas en sont d’abord lents et mesurés , puis , s’animant graduellement , ils se composent de mouvements désordonnés, ensuite brusques, qui tiennent du délire : le chant qui sert d’accompagnement est triste , monotone et sur une note basse et gutturale. La danse la plus en vogue est la sapa- tera : comme chez tous les peuples encore près de l’état de nature , elle n’est qu’un épisode dramatique de la vie, c’est-à-dire qu’elle a pour but de reproduire les scènes les plus vives de l’amour. Cette sapatera , dans laquelle un homme et une femme figurent seuls , peint assez fidèlement l’histoire entière de cette etïervescence des désirs , qu’on nomme passion. D’abord les complaisances , les soins , puis l’intelligence qui s’établit , les légères faveurs qui s’accordent , les bouderies qui leur succèdent, les raccommodements qui viennent ranimer le sentiment satisfait , qui produit et la tiédeur et l’indif- férence. Il en résulte que les figures de cette danse , d’abord calmes et cérémonieuses , prennent bientôt les caractères de la licence la plus désordonnée. Au plaisir qui pétille dans les yeux des spectateurs , aux tremblements qui font vibrer les muscles des danseurs, on peut juger de leur transport pour des jeux que les demoiselles du Chili n’ont pas dédaigné d’introduire dans les salons de la Conception , où cette danse l’emporte sur le fandango na- tional. Puisque je viens de parler du penchant des Araucanos pour l’amour, ce qui ne leur est d’ailleurs pas plus particulier qu’à tous les peuples stationnaires dans leur demi-civilisation , je citerai , sans en garantir l’authenticité, une historiette qu’on me raconta fort souvent avec complaisance. On rapporte que le fils d’un cacique , eut occasion , en servant d’otage près le gouverneur de la Concep- tion, de voir fréquemment une demoiselle de cette ville, dont il devint éperdument amoureux et qu’il demanda en mariage. Peu jalouse de régner sur des tribus grossières , où le sort des femmes est un rude esclavage , où la polygamie permet un nombre illimité d’épouses, cette jeune personne rejeta avec dégoût une proposition peu faite pour la séduire. Mais l’Araucan, non familiarisé avec les refus, lui signifia qu’elle eût à se décider promptement en sa faveur, sans quoi il viendrait à la tête de ses guerriers incendier les pro- priétés de ses parents, et les égorger sans pitié. La faiblesse des autorités de la Conception , qui craignaient une nouvelle agression 89 AUTOUR DU MONDE. de ces peuples, intervint dans cette affaire, et porta la famille à acquiescer à cette dure demande. Les détails les plus positifs que l’on ait sur les Araucans , aussi nommés Moluches, ne sont ni nombreux ni très-authentiques. Ils ont été résumés avec beaucoup de sagacité par mon ami Balbi , géo- graphe italien très-connu. Les Araucans parlent plusieurs dialectes, qui sont le chili-duga, le chilien propre et l’araucan. Répartis dans tout le sud de l’Amérique en tribus nombreuses et pour la plupart indépendantes, ils se distinguent eux-mèmes par des noms que Falkner cite. Ce sont ceux de Picunches, ou de gens du nord, appli- qué aux naturels qui habitent les montagnes de Coquimbo, jusqu’au- dessus de Sant-Yago, en s’étendant à l’est jusqu’auprès de Mendoza, dans le Cuyo ou Chili oriental. Les habitants de cette derniere partie sont plus particulièrement connus sous le nom de Puelches, de Huillichcs ou hommes du midi , parfois appelés Pehuenches, qui vivent entre les 35e et 40" degrés de latitude , et enfin i’Auca ou Araucans proprement dits , qui sont les habitants établis entre le cours du Biobio et la ville de Valdivia. Les faits historiques sont enregistrés par les Araucans à l’aide de quipos , et ces peuples ont conservé la tradition d un deluge uni- versel qui noya la race humaine. Leur année est divisée en douze mois d’égale durée , que terminent cinq jours epagomenes , et les jours sont divisés , à la manière japonaise , en six parties de lumière et en six de ténèbres. Leurs connaissances astronomiques sont assez étendues; chaque constellation a reçu un nom propre, et c est ainsi qu’ils appellent rupuepuca la voie lactée. Leur poésie a pour but de transmettre les hauts faits de leurs guerriers les plus célé- brés , et de servir d’annales pour les événements les plus marquants de leur histoire. Ils savent compter, mesurer, et appliquer les formes de la géométrie; leurs amfibes ou médecins , et leurs gutarves ou chirurgiens, connaissent les propriétés d’un certain nombre de Plantes dont ils font usage dans les maladies. Les femmes tissent avec beaucoup d’art les étoffes de laine qui sont employées en vête- ment; les ponchos des chefs sont ornés de dessins exécutés avec 8°ùt, et remarquables par la perfection du travail, et une teinture solide et brillante. Toutefois leur costume est des plus simples; elles vont nu-tête et nu-pieds , et s’enveloppent le corps avec une tunique ample qui ne descend que jusqu’au genou. Leurs demeures, 90 VOYAGE dont les murailles sont en terre, et les toitures en feuillages , sont divisées à l’intérieur en pièces séparées, où chaque femme s’établit avec ses métiers à étoffes. La cuisine occupe une partie isolée de la cabane; et un mari, quelle que soit la quantité de ses épouses, doit recevoir au moins de chacune d’elles un plat préparé pour son repas 1. La province de la Conception étant le boulevart des possessions des Araucanos et des Espagnols , il en est résulté que son territoire a presque toujours servi de théâtre aux hostilités de ces peuplades puissantes , qui n ont jamais été soumises au joug des Européens, et qui, à l’abri des invasions dans leurs llanos , ont plutôt accordé la paix qu’elles ne l’ont demandée. Pour arrêter leurs déprédations, les vice-rois qui se succédèrent au Chili eurent recours à des forts qu ils bâtirent dans les défilés qui commandent les deux pays, et c’est à ce besoin de sécurité que les bourgades de Santa-Juana , Naci- miento et Arauco durent leur naissance. Des villes s’élevèrent aussi au milieu de l’Araucanie; mais leurs dépendances furent tou- jours très-resserrées et leurs communications toutes maritimes. Osorno , la cité la plus sud du Chili , bien que située à vingt-quatre milles de la mer, occupe les rives du Rio-Bueno , et fut ravagée de fond en comble en 1599 , trente-trois ans après avoir été fondée par Murtado de Mendoce , et rebâtie immédiatement par Ambroise O-Higgins. Mais je m’aperçois que les Araucanos ont assez fixé l’attention du lecteur, sans que je puisse toutefois lever ses doutes et dissiper les miens. Je n’ai fait que raconter ce que j’ai appris d’eux, et je 1 eviens maintenant a quelques considérations sur la province de la Conception et sur la vaste contrée dont elle fait partie. Le Chili , que les géographes divisent en vieux et en nouveau Chili, en distinguant sous le nom de Cuyo le territoire qui occupe le revers oriental des Andes, et qui dépend naturellement de la province de la Plata , tire son nom, s’il faut en croire Molina, d une espèce de grive très-abondante , que les indigènes appellent Jili; d’autres font découler ce nom de la rivière de Chile, ce qui est beaucoup plus probable. Bordée par l’Océan Pacifique et les mers ^ i Consultez, pour certains détails intéressants de la vie privée des Araucanos tiézier, Relation d’un voyage de la Mer du Sud, Paris, 1732, page 52, et Ste- vinson, tome premier de la Traduction française, Paris, 1826. AUTOUR X)ü MONDE. 91 australes à l’occident , au nord , par le Pérou ; à l’est , par le Tucu- man , et au sud , par la Magellanie , cette contrée a près de seize cents railles terrestres de longueur, sur deux cent quarante de lar- geur, en y comprenant la chaîne des Andes, qui naît au détroit de Magellan, et suit une direction uniforme jusqu’à l’isthme de Panama. Les provinces et les villes principales de cet État sont : Copiapo, dont Saint-Francis de la Selva est le chef-lieu ; Coquimbo, dont la corrégidorerie est Serana; Cuyo et Mendoza; Guillota et Saint-Martin de la Coucha; Yalparaiso ou le paradis du Chili, célèbre par la beauté de ses femmes ; Aconcagua et San-Felipe-el- Réal; Melipilla et Logrono; Bacangua et Santa-Cruz de Triana; Sant-Yago, capitale de tout le Chili; Colcagua et Fernando; Chillan, Maule, Conception et Yaldivia. A ces provinces on doit adjoindre l’archipel de Chonos, formé d’un très-grand nombre d’îles, et principalement de celles nommées de Chiloë. Ces îles ont été le refuge des royalistes espagnols dans la guerre de l’indépendance. Ils y résistèrent fort longtemps , et auraient pu s’y maintenir si la mère-patrie ne les avait point abandonnés à leurs propres res- sources, et ne les eût pas laissés sans appui et sans secours. San- Carlos de Chacao est un très-beau port dans la plus grande des îles Chiloë, dont la ville se nomme Sant-Yago de Castro. Le nouveau Chili , peuplé d’indiens nomades , est complètement inconnu ; on le dit seulement partagé en forêts profondes, et en llanos sablon- neux et stériles. Une sorte de route, frayée par les mulets, tra- verse la chaîne des Andes, et conduit à la Plata. Ce sentier est tortueux, bordé de précipices et d’un difficile accès. Des tremble- ments de terre fréquents, dus à l’action souterraine des monts ■gnivomesqui hérissent les Cordilières, produisent ces perturbations désastreuses qui se renouvellent souvent. Le tremblement de terre flui fut si funeste à Yalparaiso en 1823, et deux mois seulement yvant l’arrivée de la Coquille sur cette cûte, fut remarquable par 1 Intensité et les désastreux effets de ses oscillations qui durèrent Plusieurs jours, et dont on trouve le récit et les détails dans la r 'dation de madame Maria-Graham. La température du Chili est généralement agréable et douce. Elle a la Plus grande analogie avec celle du midi de la France. Sur vingt-quatre jours que nous passâmes dans la rade de a ConcePtion , nous eûmes généralement un fort beau temps. Le VOYAGE 92 thermomètre à l'ombre n’est jamais descendu au-dessous de 15% et a souvent atteint 19°; au soleil il marquait 33°. L’hygromètre était fréquemment au delà de 100“. Cet état était dû à des brumes épaisses qui , s’élevant avec rapidité , voilaient une partie de l’ho- rizon ou s’étendaient sur les montagnes en longues écharpes qui y épanchent leur humidité bienfaisante. Pendant toute la durée de la relâche de la Coquille, au cœur de l’été de cette climaturc , il est vrai , il n’a plu qu’une seule fois. La chaleur très-forte au milieu du jour quand la brise ne se fait pas sentir , est délectable , bien que les soirées et les matinées soient fraîches et que les nuits soient très-piquantes. L’atmosphère en effet est bientôt refroidie par l’abon- dance de ces vapeurs qui , condensées et suspendues dans le jour, viennent à se précipiter dans la nuit. On m’a dit que les hivers étaient assez intenses ; cependant la neige y est rare; et si j’en juge par les cabanes des gens qui sont en fagots, plaquées en terre d’un seul côté, ils ne doivent pas y être rigoureux. Les vents régnants durent environ six mois de la partie du sud , et six mois de la partie du nord. La brise est habituellement faible le matin , souffle avec force le soir jusqu’à dix heures, où elle cesse entièrement. Les vents du sud régnaient pendant notre relâche , et le mouillage de Talcahuano est complètement garanti de ce côté. Il n’en est pas de même pour les vents du nord dont l’ile de Quiriquine est le seul abri ; ce qui n’empêche pas la mer du large d’entrer par deux passes qui rendent le mouillage moins sûr. La mer, ordinairement paisible lorsque les vents soufflent du côté du midi, permet aux embarcations de toucher sans le moindre inconvénient les grèves caillouteuses qui forment les rivages. Parfois les vents, bien que fixés, d’un même côté de l’horizon , sautent brusquement à l’opposite, et la pluie alors ne manque guère de tomber à foison ; mais cet état de choses dure au plus deux ou trois jours , et le plus souvent des rosées abondantes ou des nuages épais la remplacent. Placé sous l’influence d’une température modérée , le Chili n’est point ravagé par quelques-unes de ces maladies meurtrières qui sévissent par des latitudes plus chaudes. Les affections dont je vis des habitants atteints ne différaient point par leur nature de celles qui éclosent en Europe aux divers changements de saison. L’ancre de la Coquille avait à peine touché le fond que des demandes sans nombre vinrent nous assaillir, et tant que dura notre séjour, elles 93 AUTOUR DU MONDE. ne cessèrent point. C’est avec un vif empressement et le désinté- ressement le plus complet que M. Garnot, docteur en médecine de la faculté de Paris , donna ses soins aux habitants qui les récla- mèrent. Je me refusai constamment à accepter la marque la plus insignifiante de leur reconnaissance; et je dois le dire à la louange de ces bonnes gens, leurs instances répétées à cet égard, et la viva- cité de leur gratitude , contrastaient singulièrement avec le peu de mémoire de bien des malades de nos cités civilisées. Un cultivateur chilien, auquel je prodiguai des soins assidus dans une grave maladie, ne savait comment reconnaître mes bons offices. N’oubliez jamais, lui dis-je , si vous désirez vous acquitter envers moi , de fournir du lait nouvellement trayé au voyageur qui parcourra vos campagnes pour en récolter les productions naturelles. Mais, peu jaloux de remettre à un temps indéfini la preuve de son souvenir, cet homme simple attendit le jour de notre appareillage pour m’envoyer le seul présent qu’il fût en son pouvoir de m’offrir, et la Coquille était déjà sous voile lorsque je reçus un grand nombre de sacs de pommes que je partageai avec mes compagnons de voyage, et cette attention me parut délicieuse tant par la bonhomie que par la délicatesse du dona- teur. Un seul médecin était établi à la Conception à l’époque de notre séjour ; si d’épaisses moustaches, un long sabre, traîné par un corps gigantesque , prouvent de la science , certes cet Esculape en possédait beaucoup. En dernier résultat, les maladies les plus ordinaires à la province de la Conception sont les inflammations de quelque nature quelles soient, et surtout les dyssenteries, les entérites et les hydropisies. La syphilis y commet d’effroyables ravages. Les habitants possèdent presque tous quelques recettes pour la guérison de leurs maux. Us ne pensent point que le remède de la maladie qui les afflige puisse venir de la Cochinchine ou de l’Ara- bie : leur magasin de drogues gît autour de leur demeure; ils y Puisent sans recourir aux formules du Codex , et les préparent sans 'fis secours de la chimie. En meurent-ils plus tôt ? C’est une ques- tion dont la réponse serait pour un médecin tant soit peu entachee d’bérésie. Us combattent les fièvres à accès avec une infusion de fiachalouai , sorte de gentiane très-amère , et qu’il serait intéressant d’importer dans les officines d’Europe. Le coulen leur procure une boisson excitante qui les enivre , et qu’ils emploient pour raviver 12 1. 94 VOYAGE les transpirations supprimées ; avec les jolies fleurs bleues de la sempreviva ou trixis, ils produisent des purgations. Le yanco jouit de la plus grande faveur dans les débilités de l’estomac ; la menthe chasse la mélancolie et excite l’appétit ; le tupa , dont le suc laiteux est un poisson actif, a pour fonctions de détruire la douleur des dents cariées; le parqui sert à traiter la teigne; l’houinam ou schinus est employé à la confection de boissons enivrantes, etc. Les créoles retirent encore des teintures brillantes de plusieurs végétaux. C’est ainsi que la poquilla produit un jaune d’or très-pur ; que le panké donne un noir très-solide avec ses racines , tandis que ses tiges , mangées cuites , ont la saveur des cardons , etc. , etc. La vaste baie de la Conception est donc bordée de coteaux très- boisés ou dénudés, recouverts d’arbres d’un vert sombre ou de plaques argileuses , rouges et nues. Dans sa partie la plus profonde a été bâtie , sur son bord occidental , la bourgade de Talcahuano , qu’abrite au midi une chaîne de hautes collines terminées à la mer par le cap de l’Estero. Cette bourgade peut au plus avoir mille habitants : son extérieur est celui de la misère; car, saccagée plu- sieurs fois dans les réactions diverses qui ont eu lieu, elle ne se relè- vera que difficilement de la profonde dégradation où l’a plongée la dernière défense qu’y firent les Espagnols avant de céder le terrain aux troupes de la république. La nature a cependant tout fait pour rendre facile la défense opiniâtre de ce point, placé au plus étroit d’un isthme, enveloppé par la mer ou par des chaînes capables de le protéger efficacement. Les demeures des autorités sont bâties en brique, celles des gens de la classe commune, en terre plaquée sur des poteaux, en bois non dégrossi. Toutes n’ont qu’un simple rez- de-chaussée. L’église n'a point d’apparence, et un misérable clocher en charpente appelle les fidèles à la prière. Une caserne occupe l'enceinte d’un vaste champ de bataille, favorablement disposé pour les manœuvres. Huit pièces de canon sont les seuls moyens de défense que possède cette bourgade, bien qu’il soit facile de remettre en état l’ancien bastion de Castillo Galvez1, dont la position excel- lente, sur le revers d’une montagne, commande impérieusement le mouillage. Quelques navires caboteurs, sur les chantiers, donnaient <\ Talcahuano la physionomie d’un port de mer, bien qu’isolée et sans i Galvez était ministre chargé des affaires de l’Amérique, en 1778. 05 AUTOUll DU MONDE. débouchés celle place soit aujourd’hui réduite à un trafic de côte insignifiant , tandis que Yalparaiso est le centre actif du commerce général du Chili. On ne prend guère à Talcahuano que du charbon de terre, du sel gemme, du blé ou des vins qu’on transporte aux inlermedios, ou points maritimes de la côte d’Amérique en commu- nication avec les villes de l’intérieur. Les habitants de Talcahuano, de Penco et de la Conception descendent des peuples primitifs qu’y trouvèrent les Espagnols au temps où ils firent la conquête du Chili , ou de creoles dans les veines desquels coule un sang mélangé. Ces métis sont peu nom- breux , parce que les Européens d’origine furent toujours en petite quantité au milieu de la population , et les indigènes s’empressè- rent de les envelopper dans la proscription de leurs anciens maîtres lorsqu’ils les chassèrent du pays. Toutefois , la race nègre n ayant jamais pénétré dans la province de la Conception , on n y voit pas, comme au Pérou , ce mélange hétérogène de métis croises a tous les degrés, issus de blancs, d’indiens et de Nègres, dont les variétés constituent les Zambos , les Quarterons, etc. La génération actuelle est donc entièrement créole ou indigène , et sa haine pour le nom castillan est si prononcée, que ce serait une insulte pour elle si on lui supposait une descendance espagnole. Elle se prétend fille d’A- rauco; elle n’a retenu de la mère-patrie que le fanatisme religieux, les superstitions absurdes ou des habitudes de fainéantise. La guerre avait depuis longtemps moissonné la fleur de la population male. Partout des veuves , des orphelins , ou des demoiselles destinées à l'ester filles , témoignaient par leur nombre la diminution de celui des hommes. Les gens riches de la province' ne se distinguaient point par ces formes polies et ce vernis d’instruction qu’on était en droit d’attendre au moins d’eux. Les jeunes gens avaient pour la plu- part les manières les plus grossières et les habitudes d’une insigne rusticité. Ils croupissent dans l’ignorance la plus crasse , et leurs actions offrent volontiers un mélange d’insolence et de bassesse. Les hommes du peuple, au contraire, ont une grande bonhomie, un fond de bienveillance , ceux du moins que leurs relations fréquentes avec les marins n’ont point entaches de quelques vices ; poui cette classe la paresse est le premier des biens : ce n est qu avec la plus vive répu- gnance qu’elle se livre à quelques travaux pour fournir à son entre- tien. Cependant, là, comme partout ailleurs, on doit établir une 96 VOYAGE grande différence entre les agriculteurs, plus à l’aise, grâce aux produits d’un sol fécond sans grands labeurs , et les pêcheurs, dont l’industrie dangereuse ne répond pas toujours aux fatigues qu’elle nécessite. L’individu qui va à pied est un misérable que personne ne regarde. Un Chilien doit toujours être à cheval , lors même qu’il n’aurait à parcourir que la distance la plus courte. Les harnois d’un cavalier consistent en une selle en bois, grossièrement taillée à la main , en deux énormes étriers sculptés, en un laco de cuir et en deux éperons dont les larges mollettes sont de la grandeur d'une pièce de cinq francs. Le galop est la seule allure que l’usage ait consacrée. Les hommes portent le poncho , sorte de vêtement que sa bizarrerie rend digne d’être décrit , et dont la forme se retrouve dans plusieurs îles de la Mer du Sud ; mais la finesse du tissu et la richesse des dessins établissent des différences énormes entre les individus qui le portent. La fortune peut au Chili , comme par- tout ailleurs, se manifester par l’inconstance des habits; et les modes d’Europe ont assujetti les deux sexes à leur empire. Il n’en est plus de même pour le bas peuple; il a conservé le costume typique de ses pères : un énorme chapeau pointu recouvre sa tête ; un poncho bleu grossier flotte sur ses épaules , des manches de laine bigarrée ou des peaux de moutons écorchées enveloppent ses jam- bes, et complètent son ajustement. Ajoutez à ces caractères acces- soires un teint basané , des cheveux noirs couverts de vermine , un aspect stupide , et on aura une représentation exacte d’un métis de la Conception. Le poncho dont je viens de parler est une pièce d’étoffe formant un carré long , dont le milieu est ouvert pour passer la tête et qui s’arrête sur les épaules, en cachant le corps sous ses plis. Cet ajustement, emprunté aux Araucanos, a été l’objet de perfection- nements nombreux , soit dans la teinture , soit dans l’exécution des dessins , de manière que leur prix varie de douze francs pour les plus communs , jusqu’à soixante-six pour ceux d’une qualité médio- cre, et enfin jusqu’à cent francs et au delà pour les ponchos blancs. Leur étoffe est d’une grande finesse, et en même temps très-serrée, de manière que la pluie ne peut même la pénétrer. Ce tissu est , dit-on, fourni par la laine du guanaco, espèce de lama sauvage des Andes de cette partie de l’Amérique. AUTOUR DU MONDE. 97 Les femmes sont bien supérieures aux hommes, soit par les manières , soit par les grâces naturelles d’une urbanité qui ne se ressent point au premier abord de l’inculture de leur esprit; qu’on ne pense pas que ce jugement ait été influencé par quelque souve- nir. Partout, chez tous les peuples, ce sexe se fait remarquer par une finesse , par un tact , par des qualités bien supérieures à celles des hommes , car ces derniers, se reposant sur leur énergie d’orga- nisation , négligent ces accessoires qui se développent ét grandissent avec les femmes. La ville de la Conception et la bourgade de Talcahuano renfermaient un essaim de jeunes personnes , dont la fraîcheur et l’éclat eussent même été cités chez les Européennes. Les lis et les roses de leur teint trouvaient des auxiliaires pleins d’attraits dans les longs cils de leurs paupières très-fendues , et dans le noir de jais d’une épaisse chevelure , tombant sur les épaules en longues tresses effilées. Leur extérieur modeste et séduisant ne tarde pas à perdre son influence dans les rapports plus intimes. Nulles connaissances , nulle teinture des beaux-arts , ce charme de la causerie demi sérieuse , ne leur prêtent aux yeux la séduction de l'àme. Tout est physique dans leurs attraits, et les passions qu’elles inspirent naissent avec leurs charmes et disparaissent avec eux. Leurs idées inculquées proviennent de leurs relations fréquentes avec les navigateurs de l’ Ancien-Monde , et, semblables à ces médailles dont une circulation active a usé les empreintes, leur conversation , qui a perdu ses caractères natifs , est un abrégé de presque tous les lieux communs des divers peuples d’Europe. Il serait injuste cependant de leur reprocher ce qui est le résultat des institutions vicieuses qui les ont régies jusqu’à ce jour, et de • ignorance dans laquelle le gouvernement espagnol a toujours laissé croupir ses colonies. Au goût extrême des Andalouses pour la galanterie, s’est jointe l'influence du climat et de l’oisiveté, et les révolutions sans nombre qui se sont succédé n’ont fait qu’accroître la démoralisation qui régnait déjà parmi elles. Certes , M. de Chamisso s’est servi d’une périphrase beaucoup trop douce en comparant à l’Italie , sous le rapport des mœurs, les provinces du Chili. Les femmes du peuple de race indigène ont un teint basané ou plutôt cuivreux, les cheveux très-noirs et la face aplatie; l’âge où elles apparaissent avec le plus d’éclat , est vers douze années ; à vingt ans elles sont fanées et réputées vieilles. Elles donnent un libre cours à 98 VOYAGE leurs passions , dont l'effervescence est telle , que des maris m’avouèrent bien souvent qu’à peine pourrait-on, dans toute la province de la Conception , en citer une seule qui aurait été fidèle par vertu au lien conjugal. Il est de fait que l’opinion publique ne trouve point à redire aux unions passagères que beaucoup de jeunes filles contractent avec les navigateurs, qu’un séjour de quelques semaines appelle dans leur pays , et le titre public de marguerite , n’a rien qui offense leur pudeur. Or, le mot maîtresse ne pourrait pas transporter dans notre langue toute la valeur de celui dont elles ne rougissent pas de se parer. Dès les premiers jours de notre arrivée à Talcahuano, nous fûmes reçus dans toutes les maisons avec un empressement qui nous surprit ; à la fin de la soirée nous étions déjà de vieilles con- naissances. Livrées exclusivement à l’empire du plaisir, les Chi- liennes affectent sous la mantille un extérieur austère ; mais cette vertu de parade se trahit dans le tête-à-tète par l’abandon le plus complet; les petits soins, la galanterie européenne, n’ont point de charmes à leurs yeux ; elles ignorent les délicatesses qui ne par- lent point aux sens , et leur coquetterie aime à recevoir les hom- mages d'un grand nombre de cavaliers à la fois. Boire du maté, dormir et faire l’amour sont les seuls plaisirs que savent savourer les jeunes Chiliennes , et c’est bien d’elles qu’on peut dire , avec madame de Staël , que si l’amour est un épisode dans la vie de l’homme , il est l’histoire entière de leur vie. A ce tableau de leurs penchants se joint naturellement ce besoin de toilette , ces chan- gements de parure, qui contribuent à rehausser leurs attraits. Toutes les vieilles femmes que je vis étaient cependant dégoûtantes de malpropreté ; leurs filles, en adoptant les modes françaises , ont appris l’art de faire valoir leurs avantages extérieurs, et presque toutes, en effet, méritent des éloges par les contours de leurs bustes , la finesse de leurs tailles et l’extrême petitesse de leurs pieds. Elles portent aussi des robes très-décolletées , et leur cou est à peine voilé par un léger fichu qui se dérange sans cesse. Leur tête est le plus ordinairement découverte , ou des fleurs naturelles sont enlacées dans leurs cheveux. L’éventail est pour les dames un meuble de première nécessité ; par ses mouvements pressés , il évite parfois l’embarras d’une réponse , ou fait briller la délicatesse d’une main potelée. La chiaya, sorte de jeu qui permet aux demoi- AUTOUR DU MONDE. 99 selles de jeter des fleurs aux cavaliers et d’en recevoir, est une galan- terie singulièrement de leur goût. C’est en effet un moyen d’aga- cerie qui ne peut manquer d’appeler à sa suite de l’intimité, et de faire disparaître le sérieux des premiers moments d’entretien. Mais la danse est ce que les Chiliennes préfèrent avant tout, et c’est avec une espèce de fureur qu’elles se livrent aux réunions de bal , où elles déploient des avantages qui , pour être sans art , n’en sont pas moins attrayants. Quant aux hommes, leur ton se res- sent de l’habitude des tabagies : fumer un cigare , boire du punch , adresser quelques propos lourdement lestes , sont les seuls attraits que leur offrent ces réunions , où le plaisir perd de ses charmes s’il n’est enveloppé d’une gaze de convenance. Aux causes diverses que nous avons énumérées comme une sorte d’excuse de la viva- cité de tempérament qui porte les Chiliennes à méconnaître le plus bel attribut des femmes, la pudeur, se joint naturellement l’exemple que leur donnent leurs époux ou leurs pères, qui tous, et sans distinction aucune , ne rougissent point d’avouer qu’à sa femme légitime il est permis d’ajouter des maîtresses, et j’en ai connu plusieurs intimement qui joignaient l’exemple au précepte. Un bal où j’assistai chez l’alcade, ne me donna point une haute idée de l’opulence des autorités chiliennes. Les fortunes, en effet, ont dû éprouver de fréquentes vicissitudes à la suite de ces révolu- tions partielles sans nombre qui sont venues les compromettre. L'exemple que je cite est un de ceux qui frappent les regards d’un voyageur, et qu’il enregistre avec empressement, bien qu’il soit injuste de tirer des conclusions d’un fait spécial , quelquefois insi- gnifiant en lui-même. Dans cette fête , une ou deux chandelles éclai- raient de leur lumière pâle et décolorée une vaste pièce entourée de murailles nues. Dans un cabinet voisin , quelques vases , dont le nom épouvanterait une Anglaise bien apprise , servaient à calmer des besoins impérieux que la bonne compagnie n’oserait avouer, quoiqu’une sage nature ne l’ait pas dispensée d’y satisfaire. Les rafraîchissements, enfin, consistaient en eau-de-vie du pays, dont •a flamme bleuâtre jaillissait d’un meuble en faïence consacré à la propreté , et que cinq demoiselles nubiles utilisaient. Quoi qu’il en s°it, la danse sert aux Chiliennes à déployer des avantages qui dis- posent en leur faveur les esprits les plus sévères. Peu de navigateurs ont échappé sous ce rapport à ce moyen de séduction , et les matelots VOYAGE 100 ont à ce sujet un proverbe qui dit que Valparaiso est le paradis sur la terre. Les danses du Chili sont toutes caractéristiques, et les plus usitées sont la samba , el quanto , las olelas, el pericon, la sapa- iera et el llanto. Mais je supprime ici une foule de détails qui ne trouveraient pas grâce aux yeux de certains lecteurs , , car trop souvent les voyageurs aiment à raconter les particularités , même les plus insignifiantes, qui fixèrent leur attention dans un pays dont les mœurs et les usages diffèrent complètement de ceux de leur patrie. On leur doit cependant quelque indulgence sous ce rapport, car il est si doux de parler aux autres de ce qu’ils n’ont point eu occasion de juger! Le costume des femmes du peuple est des plus simples : il con- siste en une robe de laine bleue grossière; leur tète est enveloppée d’une mantille noire, et leurs pieds sont nus. Façonnées dès leur enfance à un vain simulacre de religion , elles n’ont pris du chri- stianisme que des idées rétrécies et des superstitions aveugles. C’est ainsi que j’ai vu une jeune femme tourmentée par des douleurs très-vives produites par la carie d’une dent , faire brûler des jours entiers des bougies devant une madone , en se saupoudrant la figure de farine, espérant sans doute que cette blancheur artificielle influerait sur celle de son âme , et lui obtiendrait les intercessions de la Vierge. 11 est encore un préjugé religieux qu’on ne peut passer sous silence, et qui, au premier aspect, froissant nos idées sur la sainteté de la mort , a pris sa source toutefois dans un ordre supé- rieur de considérations, embellies des prestiges de l’espérance céleste : c’est le cérémonial qu’on suit à la mort des enfants. Le clergé du Chili a en effet admis que mourir avant d’avoir accompli sa huitième année, était pour l’enfance une exemption de péché; qu’alors l’âme s’envolait directement dans le royaume des élus ; et de cette pensée il en est résulté, pour chaque famille, que le trépas des nouveau-nés , au lieu d’y porter le deuil , est un sujet de réjouissances et de fêtes. Très-fréquemment il m’arriva d’assister à ces cérémonies de canonisation. Le cadavre revêtu de ses plus beaux habits , les mains croisées sur la poitrine , muni d un chapelet , était exposé sans voile sous un dais, aux coins des rues. Des fleuis jonchaient l’estrade sur laquelle il reposait, et pendant ce temps des femmes pinçant de la guitare et s accompagnant de la voix , jouaient des airs qui permettaient aux passants de danser autour AUTOCR DD MONDR. 101 du nouveau saint ou de la nouvelle sainte, dont les prières devaient un jour faciliter leur entrée dans le ciel. Les maisons des Chiliens sont toutes , sans exception , à un simple rez-de-chaussée. Celles des gens opulents ont des murailles très- épaisses, et sont carrelées en dedans. Des fenêtres étroites et non garnies de verre, laissent à l’air une libre entrée. Des varangues abritées occupent la façade de la plupart. Leurs toitures se com- posent d’une charpente de bambou qui supporte les tuiles. Un appartement commun , vaste, sert ordinairement de lieu de réunion à tous les membres d’une même famille. Des tapis ou des nattes sont jetés sur son pourtour, et c’est sur elles que les femmes ac- croupies reçoivent les visites ou font la sieste , car immédiatement après le dîner, vers deux heures et demie, un sommeil profond répand ses pavots sur toute la population. A en juger par les meu- bles sans valeur que contiennent les appartements des Chiliens, on serait tenté de les considérer plutôt comme des gens campés dans le pays que comme des hommes qui y sont nés et qui doivent y mourir. On m’a dit cependant qu’il n’en était pas ainsi autrefois, mais que les pillages sans nombre dont les habitants de la Concep- tion avaient été les victimes, avaient fait succéder à une sorte d’opulence les dehors de la misère. Il est un meuble dont la mol- lesse ne s’accorderait guère , et les lits des Chiliens, par leur dureté, rappellent les sommiers de planches dont se servaient nos pères. Les appartements n’ont pas de cheminées , et lorsque la tempéra- ture nécessite le secours du feu , on y maintient de vastes brasiers renfermés dans des terrines. La pièce consacrée même à la cuisine n’a point de fourneaux , de sorte que la fumée ne tarde pas à en faire une boucanière intolérable. Le commun des habitants construit ses demeures avec des troncs d’arbres à peine équarris , dont les interstices sont bouchés avec de la terre glaise, et comme' les coquilles sont très-abondantes sur leurs côtes , ils en retirent une chaux d’une bonne qualité , avec laquelle ils leur donnent une couleur blanche. Leurs objets de ménage usuels consistent principalement en sacs de capacités di- verses, faits avec des peaux d’animaux, et en outre destinés à renfermer des liquides , ou qu’ils gonflent d air pour servir de balsas ou de pirogues destinés à la pèche dans les rivières ou les baies. Chaque maison possède une large pierre plate accompagnée d’une 102 VOYAGE molette, qui permet à la ménagère de broyer les grains de froment, et de les convertir en une farine grossière. L’art de faire le pain est complètement inconnu au Chili. La pâte, à peine fermentée, est cuite sous la cendre d’une manière imparfaite, et produit des galettes qui ne sont pas sans analogie avec le pain azyme des Juifs. Les pauvres de la province de la Conception, et c’est la classe la plus nombreuse, se logent dans de véritables huttes, plus gros- sières et plus imparfaites que celles des habitants de la Nouvelle- Hollande. Ces ajoupas misérables sont surtout très-communes sur le pourtour du port Saint-Vincent , et je n’oublierai jamais le sen- timent pénible que j’éprouvai à la vue de quelques fagots à demi desséchés, négligemment jetés sur le sol, supportant, à l’aide de quelques piquets, une toiture de paille, et abritant de nombreuses familles, qu’ils ne défendent en rien des injures de l’air. Là, le père et la mère et plusieurs enfants , protégés du vent régnant par quelques rameaux , n’avaient pour meubles que les débris d’une vieille pirogue, et pour toute ressource alimentaire que des moules pêchées sur le rivage voisin , et dormaient étendus sur quelques brins de paille jetés sur la terre humide. Toutes les femmes qui vivent dans ces taudis me présentèrent des ophthalmies chroniques des plus caractérisées; et une épaisse couche de suie recouvrait leur peau et celle de leurs enfants. L’art, de préparer les mets est dans son enfance. Leur cuisine ne sait guère cuire les viandes qu’à l’aide du feu nu , ou par l’inter- mediaire de 1 eau. Les légumes, les poissons, les coquillages en forment la base, et le vin doucereux du Chili en est un des éléments. Ce vin, dont la force factice procure des ivresses tumultueuses, ne répugne pas même aux demoiselles , qui ne le cèdent point * sous ce rapport , à un grenadier pour vider d’un seul trait une vaste coupe faite avec un tronçon de corne de bœuf : chez les personnes les plus riches , le verre et le cristal ne décorent jamais la table. Il se fait aussi une grande consommation de piment rouge séché et mis en poudre. Les convives prennent leurs repas sans serviette et sans nappe ; et les étrangers sont sans cesse offusqués par l’en- tière liberté avec laquelle les habitants satisfont à un sale usage venu d’Espagne. Les pauvres gens ont principalement recours, pour leur alimentation, à du poisson séché au soleil, et leur plus grand régal consiste en fusée de maïs cuite sous la cendre avant AUTOUR DU MONDE. 103 que les grains aient acquis une certaine consistance. Les habitants les plus paresseux sont réduits à quêter leur existence sur le rivage, où ils trouvent quelques gros crabes rejetés par les flots , des moules de grande taille attachées aux rochers, ou bien enfin des tiges charnues, et qu’ils font ramollir dans l’eau, d’un fucus que les botanistes ont nommé durvillée utile. Les breuvages que l’empire de l’usage a introduits chez la plu- part des peuples civilisés , tels que le thé et le café , sont peu usités , tandis qu’au contraire il s’y fait une consommation énorme de maté, plus particulièrement connu en Europe sous le nom de thé du Paraguay, et que l’on boit très-chaud à l’aide d’un chalumeau. C’est à l’usage de ce liquide que j'attribue volontiers la destruction de l’émail des dents chez toutes les femmes indistinctement ; car il est bien rare d’en rencontrer parmi elles qui aient une bouche saine et fraîche. Chez le peuple, on boit beaucoup d’un vin noir pourpre très-brillant , que l’on retire d’un très-petit fruit appelé maqui; avant la fermentation , ce breuvage est doux et sucré ; plus tard il est capiteux , enivrant , et se détériore avec facilité. Le marché de Talcahuano , lors même que des navires mouillés sur rade donneraient aux habitants l’assurance de placer avanta- , geusement leurs denrées , est très-mal approvisionné : de la viande de mouton et du poisson s’y trouvent toutefois en abondance et pour un prix modique ; il n’en est pas de même des pois , des hari- cots et de tout autre légume que la paresse des créoles fait cultiver avec parcimonie ; les pommes et les poires , n’ayant point été gref- fées , n’ont pu acquérir cette saveur que l’on recherche . Les côtes de la Conception sont très-riches en coquillages : une grande espèce de balane, connue sous le nom de picos, est surtout très-estimée par la délicatesse du mollusque contenu dans son enveloppe testacée. Les oursins , les concholepas , les patelles , les grandes moules et plusieurs autres espèces méritent également d’être mentionnés. La monnaie qui a cours au Chili est celle marquée au coin d Es- pagne. Le gouvernement républicain n’a fait frapper des pesos avec de nouveaux emblèmes qu’en 1822 : sur une face , une colonne supporte un globe surmonté par une etoile , au-dessous de laquelle on lit le mot libertad; un volcan vomissant des flammes occupe le revers, avec les mots de Chïle independiante ; l’exergue est union y 104 VOYAGE fueiza. Les autres divisions monétaires sont le demi-pesos ou demi- piastie , qui équivaut à quatre réaux; le réal vaut douze sous et demi de France. Dans tout le Chili , l’usage des monnaies de cuivre est complètement inconnu , et la plus petite pièce en circulation est un demi-real, qui vaut six sous un liard. La quantité est une manière fictive de compter très-employée dans les transactions des négo- ciants . ainsi, en changeant une pièce d’or pour des piastres, on retient une quantité qui est d’environ quatre sous par piastre. Ils agissent de même pour convertir de l’argent en or , abstraction faite du cours du change de celui-ci. Si un étal de paix intérieure et des institutions consolidées per- mettent au gouvernement du Chili de faire fleurir son agriculture, nul doute que cette contrée, placée dans les circonstances les plus favorables pour fournir une grande variété de produits , ne soit un jour une des républiques les plus commerçantes du Nouveau-Monde ; mais que d’années s’écouleront encore avant que ce sol si varié, et qui ne demande qu’à produire , puisse être fécondé par des bras moins inhabiles et moins amollis? Dans l’état actuel des choses , la province de la Conception alimente un cabotage assez actif avec les autres ports, et les exportations consistent principalement en vin , en (arinc et légumes secs, en bétail, en chanvre, en bois de char- pente et de construction , en huile et en sel gemme. Il s’y fait aussi une grande quantité de charbon de bois , et ce combustible est le seul employé par tous les habitants qui ne se servent pas de che- minée. Quelques navigateurs ont beaucoup vanté la qualité des vins que produit la province de la Conception. M. de Chamisso surtout, dans la relation du voyage de Kotzebue , leur accorde souvent l’épithète de délicieux. Ce vin a une couleur rouge clair et une saveur d abord douce et sucree, a laquelle succède un arrière-goût âcre et piquant. Toutes les fois que nos matelots en burent avec excès, il en résulta des ivresses avec un délire frénétique , que jamais je ne remarquai dans les ingurgitations des vins d’Europe. On m’as- sura que ces vins, très-chargés de matière colorante, et que l’on conserve dans des vases en terre nommés botiches, se frelataient avec une petite quantité de chaux en poudre et une certaine dose de litharge. Les commerçants de la Conception , au milieu de quel- ques affaires considérables, ne dédaignent point les petits détails AUTOl'R DU MONDE. 105 mercantiles : ils sont au besoin fripiers , revendeurs , colpor- teurs , etc. , èt d’une grande astuce dans leurs marchés. Les deux ou trois magasins de la ville étaient fournis d’objets d’Europe très- mal assortis; il n’en était pas de même des chapeaux de paille qu’on tisse dans la contrée, et, tout grossiers qu’ils sont, leur bas prix (douze sous et demi) les rend d’un prodigieux débit. Je n’ai rien vu qui ressemblât à une manufacture. Que de reproches l’Espagne mérite pour avoir laissé s’établir pendant des siècles cette croûte d’ignorance que de grands efforts ne pourraient de longtemps enlever ! Quant à l’agriculture, elle est informe, et chez les Chiliens ce n’est point un art, mais une coutume. Avant d'ensemencer un champ , les cultivateurs y mettent le feu pour en brûler les herbes, et s’empressent d’écorcher la surface de cette terre ainsi engraissée pour y jeter des semences qui y croissent avec une rare vigueur. Leur charrue est faite avec un tronc d’arbre supportant à sa base une forte branche, qui est taillée en biseau et qui sert de soc. Le fro- ment , le seigle , l’orge et le maïs y prospèrent au point que les épis y fournissent généralement soixante grains pour un. Les vignes que j’ai vues avaient leurs rameaux maintenus par des piquets. Les voitures agricoles sont de la plus étrange grossièreté : deux montants en bois , recouverts d’une peau de bœuf, reposent sur un essieu dont les roues sont faites avec les rouelles d’un tronc d’ar- bre le plus volumineux et le plus régulièrement arrondi qu’on ait trouvé. Ces voitures, traînées par des bœufs, glissent plutôt qu’elles ne roulent. D’après ce que je viens de rapporter de l’agri- culture , ce premier élément d’aisance chez tous les peuples , il sera facile de concevoir que l’horticulture ne se composera que de quel- ques préceptes vulgaires, et que les plantes potagères devront seu- lement au sol leur bonne qualité. Toutefois, quelques déserteurs anglais et français établis dans le pays cultivent des jardins qui sont remarquables par la variété et la qualité de leurs produits. Les choux, les fèves, les betteraves, les melons et les citrouilles y viennent parfaitement bien; l’ail, les oignons, les piments, le céleri , la laitue , la tomate , les navets ont à peu près le même goût qu’en France. Je n’ai jamais remarqué qu’une variété de pommes de terre de bonne qualité. Son tubercule est petit, oblong et recouvert d’une pellicule rouge. De grands espaces sont ensemen- 106 VOYAGE cés en carthame, des fleurs duquel on retire une belle couleur jaune employée dans la teinture de quelques étoffes. Les vergers du Chili se composent des arbres à fruit d’Europe. Les pêchers , les cerisiers , les poiriers , les pommiers , les coignassiers croissent avec vigueur, sans produire des fruits de bonne qualité. Les oliviers , les figuiers et même les orangers s’accommodent très-bien d’une température qui a beaucoup d’analogie avec celle du Languedoc ; cependant l’huile que les habitants retirent des olives est désagréa- ble au goût , ce qui est dû sans doute au défaut de soin avec lequel ils la préparent. Nos florimanes ont reçu du Chili des plantes qui font leurs délices, tels sont les amaryllis, les fucksias, etc.; mais ces végétaux, si brillants dans nos serres , couvrent les campagnes et les buissons de leurs éclatantes parures , et n’ont rien qui flatte les yeux des habitants. En revanche , les femmes donnent quelques soins aux rosiers , aux œillets et aux basilics , dont elles entrelacent les fleurs dans leur chevelure. Parmi les plantes sauvages , il en est quelques-unes qu’il serait fort utile d’introduire en France ; par exemple , la racine de Yal- stroémère, ou lis des Incas, est d’une grande délicatesse, et le fruit de l’avellane a dè grands rapports avec nos noisettes; de la moelle des feuilles du pitcarnia on retire l’amadou employé dans les ménages , et avec ses tiges dures et spongieuses les pêcheurs font des radeaux ; la poquilla teint en jaune les fichus de laine des femmes du peuple , et on fait des confitures avec la pulpe sucrée qui entoure les graines d’une liane nommée lardi zabale. Dans un pays encore recouvert de vastes forêts , la chasse est abondante et peu difficile ; toutefois , il est bon de se tenir constam- ment en garde , lorsqu’on va dans les bois , contre plusieurs petites espèces de tigres. De grosses colombes, appelées palumbas, ont une chair délicate qui les fait rechercher. Le développement des côtes, que morcellent de nombreuses criques , s’unit à une grande abondance de poissons pour rendre les pêches faciles et fructueuses. Les pêcheurs , pour naviguer sur les baies , ne se servent que de balsas 1 , sortes d’outres de peaux de bœuf ou de phoque gonflées d’air, de radeaux ou de pirogues ) Voyez la noie qui se trouve à la fin de ce volume. AUTOUR DU MONDE. 107 informes creusées négligemment dans un tronc d’arbre , et dont la stabilité n’est pas à citer. Pour manœuvrer ces embarcations , on se sert de lanières de peaux de bœuf, en place de cordes, ou de tiges de la liane du Chili. C’est à dix pieds et plus de profondeur au-dessous de l’eau que les plongeurs vont détacher les moules si communes sur les rochers , ou bien ils emploient de longues perches armées de crochets de fer. Les races d’animaux domestiques, qui peuvent se multiplier avec d’autant plus de facilité qu’une plus grande étendue de terrain est couverte de pâturages abondants , ne méritent point d’être citées ni par leur beauté , ni par des avantages qui leur seraient particu- liers : les chevaux sont pleins de vigueur, mais petits et rabougris : les mulets sont d’un bon service dans les routes étroites et sca- breuses de l’intérieur ; l’âne y est comme ailleurs le commensal du pauvre. Les bœufs sont employés comme bêtes de trait ; le cochon appartient à la variété domestique dont le corps , par son ampleur, semble toucher la terre; les moutons sont petits et ché- tifs; mais les béliers ont presque tous quatre cornes. Quant aux oiseaux de basse-cour, ce sont les mêmes espèces qu’en Europe. A ce tableau rapide de mes observations au Chili, j’aurai à pré- senter quelques généralités sur son ensemble physique, mais le lecteur voudra bien se rappeler que les navigateurs ne peuvent sous ce rapport qu’effleurer la description des pays sur les rivages des- quels ils ne font que de courtes apparitions. La baie de la Conception se dirige du nord au sud dans une étendue de douze milles sur neuf milles de largeur. Son entrée est en partie abritée par l’ïle de Quiriquine , qui la divise en deux passes ; celle placée à l’occident de cette île, étroite et dangereuse, n’est point navigable. La bourgade de Talcahuano se trouve donc placée sur le versant d’une chaîne de collines qui cessent au cap de l’Estero. Un bras de mer, le Rio Andalien, s’avance jusqu’auprès du port Saint-Vincent , de manière que cette partie de la province est une longue presqu’île, rattachée au continent par une base étroite. La surface du pays entre Talcahuano et Penco est plate , marécageuse , et les plantes salines qui y croissent en grand nombre attestent que la mer réunissait le fond de la baie de la Conception au port Saint- Vincent , et qu’elle ne s’est retirée sur ce haut fond qu’il y a peu de temps. La presqu’île de Talcahuano était donc naguère une île, 108 VOYAGE séparée de la grande terre par un bras de mer large de deux milles , et cette surface , aujourd’hui desséchée et transformée en marécages salins , est couverte de salicornes , de ficoïdes et autres plantes d’organisation toute maritime. Les côtes sont élevées et assez accores , et leur surface est très- boisée : les averses pluviales les ont profondément ravinées sur plu- sieurs points , et dans ces ravines , où l’eau coule en abondance , croissent avec vigueur de grands arbres propres aux constructions , et se pressent en buissons serrés des arbrisseaux à fleurs suaves ou brillantes, tels que les myrtes, les fucksias, etc. Le rivage occidental de la baie de la Conception appartient à la formation talqueuse phylladi forme des derniers terrains primor- diaux. Les feuillets des couches les plus inférieures sont épais , ternes, tandis que les supérieurs sont brillants, minces, et renfer- ment une grande quantité de mica : des veines de quartz et du fer à l’état d’oxide ocreux les sillonnent dans le sens vertical : fréquem- ment enfin, un schiste, ayant l’aspect et la texture de l’ardoise tégullaire , effleure la surface au ras le sol , ou bien elle est recou- verte d’une argile d’un rouge vif. Une sorte de formation marine est plaquée sur les rivages de l’île de Quiriquine, et les faits qui lui appartiennent offriront sans aucun doute de l’intérêt pour les géologues. Ainsi , les grèves sur lesquelles les vagues déferlent sont d’un sable noir, pesant, et à grains brillants comme métallisés. Au niveau de la mer apparaît un grès argileux , friable, dont les particules sont unies par un ciment peu adhérent. Quelques écueils, qui ne se découvrent qu’à basse marée, dans la baie , sont de ce même grès, à grains grenus et rou- geâtres. Des écharpes de sables argileux se superposent avec une régularité de couches assez remarquable ; ainsi , sur le grès de la partie la plus inférieure du terrain, apparaît en remontant uue couche de sables argileux , puis de sables agglutinés imitant un grès grossier; puis des sables argileux, rougeâtres, renfermant des galets arrondis du volume d’une orange ; puis des sables argileux et terreux, contenant des lits épais de coquilles , des mêmes espèces que celles qui vivent actuellement sur les rivages , tels que le con- cholepas péruvien, la crépidule, la fissurelle, etc. Enfin les cou- ches les plus superficielles sont au nombre de trois, d’abord une bande assez épaisse de puddings, où des galets de toute taille sont AUTO CR I)U MONDE. 10!) enchâssés confusément dans un sable adhérent; puis une argile jaunâtre et dure, et enfin une argile rouge, qui est la surface meu- ble du sol. Cette disposition caractéristique du terrain de l’ile de Quiriquine se retrouve toutefois sur le rivage de la presqu’île de Talcahuano. Seulement l’élévation de la base schisteuse donne moins d’épaisseur à ce sol récent , témoignages irrécusables ou d’un abaissement du niveau de la mer , ou d’une élévation du terrain , facile à concevoir dans le Nouveau-Monde , où des brisures ont souvent été formées à la suite de tremblements de terre par les mouvements de bascule qui abaissent les points de certaines chaînes montagneuses pour en élever d’autres. Le relief de la province de la Conception , en dehors de la pres- qu’île de Talcahuano, est de nature granitique; mais ce granité, par l’abondance du mica noir qu’il renferme , fait le passage au gness. Dans les environs de Penco , une mine de lignite , simulant de la houille, donne d’abondants produits. La couche en exploitation n’a guère toutefois que trois pieds d’épaisseur , et se trouve recouverte d’un lignite impur et d’argile grise et feuilletée. Tout indique sur ce point l’existence d’un lambeau de sol tertiaire qui s’étend jus- qu’au delà du Pérou , dans la Colombie , et que nous retrouverons très-caractérisé dans les environs de Payta, au nord de Lima. Quant aux métaux précieux, le Chili rivalise avec le Pérou par les min es abondantes qu’il possède. La plupart gisent dans la partie aride des Andes ; Petorca , près Sant-Yago , est renommée par ses mine- rais d’or. Las minas delà Florida n’ont pas moins de réputation, et toutes les rivières roulent dans leurs sables des paillettes aurifères abondantes qu’on en retire par le lavage , bien que les frais que nécessite ce mode peu productif l’aient fait négliger. Les mines d’argent occupent le Serro d’üpsallata. Le cuivre est très-abon- dant en plusieurs provinces, et principalement dans les environs de Coquimbo. Il en est de même de l’étain , du plomb , du soufre, du fer, et surtout du mercure. C’est avec ces minéraux que le commerce d’Europe opère le plus ordinairement ses retours. Une grande étendue de pays est couverte de sel gemme par masses régulièrement stratifiées : le plus estimé se retire d’un endroit qui est à trois jours de marche de la Motcha. Sur la presqu’île de i. ■ u 110 VOYAGE Quiriquine, au village nommé Tumbès, le nilrc naturel se récolte en abondance, et assure, par un excellent salpêtre de houssage, le service des manufactures de poudre à canon. La végétation du Chili a une physionomie européenne. Ses bois touffus, qui ne se dépouillent jamais, ont une grande analogie avec ceux du midi de l’Europe. C'est le même port , c’est le même feuillage , c’est le même vert , noir et lustré. Seulement, de temps à autre , quelques pitcarnia à feuilles d’agavés interrompent cette uniformité, et rappellent aux yeux les formes étrangères du Nou- veau-Monde. Il m’arriva un jour, par un temps superbe, de parcourir les alentours de Talcahuano et les hautes collines qui dominent la baie. Un calme profond régnait sur cette création neuve; un bandeau vaporeux enveloppait dans le lointain les ruines de Penco : le mirage grossissait les hommes et les animaux, dont les formes, démesurément grandies et non arrêtées, glissaient comme des ombres au milieu des vapeurs qui s’élevaient épaisses sur la surface unie de la mer. Assis sous un myrte luma , aussi élevé qu’un orme de France, dont le feuillage aromatique disparaissait sous des masses de fleurs blanches pressées , je me plaisais à promener mes avides regards sur cette nature vierge , belle encore , et que la main des hommes n’avait point flétrie. Les arbres qui m’entouraient sem- blaient , par leur beauté , s’être groupés pour former un tableau fantastique , tel que l’imagination d’un poète aime à rêver ses bos- quets. Depuis j’ai vu tout ce que la nature a pu étaler de pompe dans les forêts vierges des Moluques et de la Papuasie , mais jamais je n’ai éprouvé le même plaisir, la même émotion , au milieu de leur luxe et de leur majesté. Il en est donc des phénomènes de cette terre comme de la beauté d’une femme : souvent un assem- blage de perfections commande notre admiration , tandis que des formes moins régulières, mais plus en rapport avec nos idées, bouleversent l’âme, la ravissent et la dominent par un prestige irrésistible. Pour en revenir à l’aspect de la végétation , je dois dire que rien n’est plus commun , dans le mois de janvier, que de trouver réunies aux diverses espèces de myrtes les tiges souples et volubiles de la lapagerie ; supportant des girandoles d’un ponceau éclatant , tandis que le gui parasite à fleurs orangées et des sarmienta char- nues grimpaient sur les écorces, comme notre lierre. Des bambous AUTOUR DU MONDE. 111 à tiges genouillées , par leur port droit , par leurs feuilles pointues , contrastaient avec les zig-zags des lardizabales , les souples rejets des fucksies , et les corolles noirâtres d’une capucine. Le calme le plus parfait laissait en repos les feuilles même les plus mobiles; le soleil épanchait vivement sa chaleur , et les élégants oiseaux-mou- ches, d’espèces nouvelles, bourdonnaient par leur vol précipité, en pompant les sucs miellés des corolles sur lesquelles ils buti- naient. Parmi les plantes remarquables dignes d’être citées par leur beauté , le tupa , qui croît sur les coteaux , tient le premier rang. Ses fleurs, d’un rouge de feu, jouissent d’un rare éclat; mais cette plante se trouve être éminemment vénéneuse. Les amaryllis , les altroémères , les panké , les tliilcos , et mille autres donnent un caractère remarquable à la végétation de cette contrée, qui n’a point encore été complètement épuisée sous le rapport des décou- vertes à faire dans le règne végétal, malgré les travaux de Ruiz et de Pavon. De nombreux voyageurs explorent en ce moment le Chili ; leurs recherches seront probablement enrayées par les troubles qui agitent ce pays , mais je ne connais point de contrée sur le globe qui pourrait fournir autant de découvertes curieuses dans tous les genres à un naturaliste persévérant et habile. Une relâche de quel- ques jours, bien que nous n’ayons parcouru qu’un très-court rayon du littoral , a offert à notre expédition une série d’animaux et de végétaux entièrement inédits. Les êtres qui peuplent les forêts du Chili , ou ceux qui ont été pliés à la domesticité, sont nombreux, et, pour la plupart, mal décrits dans les ouvrages des naturalistes. Les lamas , et ce cheval à pied fourchu de Molina , encore ignorés ; les chinchillas , plu- sieurs tigres , et surtout le jaguarundi , les coatis , vivent sur les escarpements des Andes ou dans les vastes forêts du territoire des Araucanos, et comprennent des espèces sur lesquelles nos idées sont loin d’être exactes , et qu’il serait intéressant de procurer à nos musées. La race des chiens , que les habitants ont pliés à leur service, a un aspect repoussant , une forte taille, des poils longs et hérissés, des oreilles droites, une physionomie hargneuse. Des phoques que les gens du pays appellent lobos , fréquentent abon- damment les côtes, et surtout celles de l’île Quiriquine. Dans la baie nagent des bandes de petits dauphins, nommés funénas, et 112 VOYAGE souvent s’y présentent en grand nombre les cachalots à grosse tête, le hump-back des baleiniers anglais. De gracieux oiseaux par les couleurs de leur plumage, ou déli- cats par la bonté de leur chair, ou singuliers par quelques particu- larités de leur organisation, peuplent, vivifient, embellissent la province de la Conception. De fétides vautours yotes , sans cesse à l’affût des débris ou de quelque animal nouvellement expiré, por- tent en tout lieu leur vorace gloutonnerie ; des chevêches se creusent des clapiers sous terre. Des passereaux variés quittent peu les bois , entre autres le clignot , singulier moucherolle noir, dont les pau- pières sont bordées d’une large membrane d’un beau jaune. L echopi, en bande, ravage les champs ensemencés , et l’étourneau des terres ruagellaniques se plaît dans les prairies rases. Des oiseaux-mouches de plusieurs sortes, élégants et curieux, émigrent suivant les sai- sons et s’avancent même dans le sud par de hautes latitudes. La perruche-ara de Patagonie, ou le cateita des créoles, habite par essaims nombreux : souvent j’en vis des troupes considérables tra- veiser la vaste baie de la Conception en poussant des cris assour- dissants, aigres et sauvages. Des vanneaux, des huîtriers, des corlieux et des volées d’alouettes de mer ne quittent point les grèves sur lesquelles apparaît de temps à autre la spatule aux ailes de feu. Des mouettes , des sternes à tète noire , des noddis et des becs-en- ciseaux, formaient souvent sur la baie, par leur nombre , des nuées noires composées de milliers d’individus; et je puis affirmer avoir vu une bande épaisse de ces oiseaux obscurcir le ciel depuis Penco jusqu’à l’ile de Quiriquine, en imitant une écharpe étroite, mais longue de douze milles. Un pareil phénomène frappa d’ailleurs les regards de Flinders , lorsque ce navigateur explorait les côtes de la terre de Diémen. Sur la rade nagent ou plongent en une tout aussi grande abondance des manchots, des fous et des cormorans. La grande quantité d’animaux qui pullulent dans ces mers rend leur nourriture facile , et de tous les poissons , le plus commun et le plüs singulier par ses formes se trouve être 1 e pesce-galo , connu des naturalistes sous les nom de chimère antarctique. Quelques lézards agiles, plusieurs couleuvres innocentes, et certains crapauds vivement peints, sont les représentants des reptiles dans le règne animal qui compte surtout une variété infinie d’insectes, de mollusques et de zoophytes. Longtemps les amateurs AUTOUR DU MONDE. 113 européens accordèrent une haute estime au conchoiepas qu’ils croyaient très-rare sur les rivages américains , bien que des tas énormes de ce testacé s’élèvent çà et là sur les bords de la baie de la Conception, où les naturels s’en servent pour faire de la chaux. 114 VOYAGE CHAPITRE Y. TRAVERSÉE jDU CHILI AU PÉROU ()>« 15 FÉVRIER 1823 AU 25 DU MÊME MOIS); ET SÉJOUR A CALLAO ET A LIMA (DU 26 FÉVRIER AU 5 MARS). Heureux qui les premiers marchent dans la carrière! N’y fassent-ils qu’un pas, leurs noms sont publiés : Ceux qui, trop tard venus, la franchissent entière Demeurent oubliés. (Voltaire, Odea,) Le 13 février 1823 nous vit cingler le long des côtes du Pérou, vers Lima , depuis longtemps renommée par ses richesses. Une mer unie comme dans un bassin , un ciel que n’offusquait pas le plus petit nuage , des vents doux et modérés , nous rendirent notre traversée aussi courte qu’agréable. Presque constamment la terre fut en vue. Des bancs de méduses flottaient à l’aventure , et le petit oiseau que j’ai nommé puflinure se reposait dans notre sillage. Le 25, le calme le plus parfait nous retint à une faible distance de 1 île de Pacliacamac , et la sérénité d’une nuit délicieuse n’était troublée que par le sourd bruissement des vagues qui se heurtaient sur les rochers. Un léger souffle nous permit cependant de con- tourner l’île San-Loranzo , dont la surface mamelonnée et rouge n’offre point la plus petite trace de verdure. Du côté de la mer, toutes ces terres sont recouvertes d’une couche abondante de AUTOLR MJ MONDE. 115 ganua , qui imite à s’y méprendre des flocons de neige : ce ganua n’est autre chose que la fiente qu’y ont déposée les oiseaux mari- times depuis des siècles. C’est le 26 au soir que nous laissâmes tomber l’ancre dans la rade de Callao , que couvrait une forêt de mâts , dont les pavillons étrangers témoignaient que ce port de Lima était le principal ren- dez-vous du commerce des deux mondes. Des vaisseaux de guerre français et anglais avaient pour but de protéger les intérêts res- pectifs des nationaux. Deux frégates péruviennes, enlevées aux Espagnols, composaient toute la marine de la république , et sur leur poupe flottait le nouveau pavillon des indépendants, dont le champ rouge était traversé au milieu par une bande blanche , por- tant l’emblème du soleil. L’étendard du président de la république, au contraire, entièrement rouge, avait une figure blanche Je l’astre qu’adoraient les Incas. Nous ne restâmes que six jours sur la rade de Callao ; aussi je n’aurai que fort peu de détails à fournir sur les événements qui se passèrent à cette époque dans le Pérou. Ce mouillage, centre géné- ral d’un commerce lucratif, est parfaitement abrité; de la pointe de Bocanegra, au nord, jusqu’à San-Loranzo , ses contours se déploient en un vaste fer à cheval. Le fond, en vase molle vert olive, fournit aux ancres une bonne tenue; et la mer d’ailleurs y est presque toujours calme et unie. Le port proprement dit de Callao est situé dans un enfoncement que défendent deux môles circulaires enveloppés de fossés et susceptibles de recevoir une nombreuse artillerie, et dont la garnison se composait de 1200 hommes. De la rade , l’aspect du pays est d’une nudité repoussante : une Plaine immense s’étend de la mer jusqu’à une chaîne élevée qui la borde à l’horizon ; sa surface n’est recouverte que d’une verdure rare et monotone , et les clochers , qui s’élèvent au pied des mon- tagnes blanches et nues qui les dominent n’ont un aspect pitto- resque qu’au moment du coucher du soleil , où les rayons de cet astre sont rétlétés à travers d’épais brouillards qui en rendent leclat douteux et vacillant. ( Ea petite ville de Callao est assise sur le bord de la mer ; elle 0 est intéressante que par son voisinage de Lima, dont elle est 1 entrepôt. Un tremblement de terre la submergea de fond en comble 116 VOYAGE en 1747; et, s’il faut en croire Frézier, un seul homme échappa à ce désastre. Toutefois , sur cette côte déclive que recouvre une prodigieuse quantité de galets , un ressac assez violent se fait sentir ; c’est pour rendre faciles les communications avec la terre, qu’on a jeté une digue à une certaine distance au large , de manière qu’elle assure aux embarcations un débarquadère commode. Callao n’a donc rien qui puisse mériter l’attention , et j’avais hâte de me rendre à Lima, et de juger de la réputation dont jouit en Europe cette capitale du Pérou. J’entrai par la porte occidentale , sur laquelle étaient jadis sculptés les insignes donnés en 1637 ( un bou- clier avec trois couronnes ) par Charles-Quint avec les mots plus ulrà. Ces armes ont été mutilées, et il n’en reste plus que d’informes débris. La principale rue par laquelle on arrive au centre de cette grande ville , n’en donne point une haute idée. Bordée de maisons basses , et sans ouverture sur la façade , elle est dans son immense largeur d’une tristesse désespérante. Sous le plus puissant des monarques espagnols , Lima obtint le nom de la cité des rois , la cuidad de los rexjes, que lui imposa son fondateur Pizarre 1 ; mais plus tard elle reçut sans partage la dénomination qu’elle porte aujourd’hui , corrompue à ce que l’on prétend du nom indigène de Uimac 2, petite rivière dont les ondes charrient de l’or, et qui prend sa source dans les Cordilières , en se divisant en ruisseaux dans les gorges des montagnes qui enclosent Lima , et dont les eaux vont se perdre à la mer, après avoir baigné les murs de cette ville , au fond de la baie de Callao. Mon cœur palpitait en approchant de Lima, généralement regardée comme la capitale de l’Amérique du sud , la Tyr du Nou- veau-Monde , la source d’où jaillirent pendant longtemps tout l’or et l’argent du Pérou , le siège enfin d’un gouvernement qui s’établit sur les débris sanglants de l’empire pacifique des Incas. La renommée de cette cité a franchi les mers et retenti en Europe, mais com- bien il faut rabattre de ces grandes réputations qui grossissent dans le lointain , et qui ne peuvent que perdre à être jugées de près! Lors de la relâche de la corvette la Coquille, Lima était, il est 1 Lima a été fondée le 8 janvier 1554, jour de I’épiphanie ou de l’adoration des mages, et Pizarre y a été assassiné le 26 juin 1541. 2 Les Péruviens donnaient à cette petite rivière les noms de Rïmac Malca, qui signifient demeure des sorciers. Ils y exilaient les hommes accusés de magie. AUTOUR DU MONDE. 117 vrai , bouleversée par la guerre civile. Les partis politiques qui s’en disputaient la possession étaient aux prises. Les habitants tra- cassés, molestés, cachaient soigneusement leurs richesses. Les cou- vents, bien que protégés par une croyance religieuse exclusive, se dépouillaient des statues des saints d’or ou d’argent massif qui en décoraient les autels. Cette ville , en un mot, n’était donc plus que l’ombre d’elle-mème, et son ancienne splendeur, sous plusieurs vice-rois castillans , s’était grandement obscurcie. La position qu’occupe Lima n’a rien d’attrayant. Un développe- ment considérable de murailles enceint la ville à l’extrémité de la vaste plaine qu’elle occupe au pied même d’une chaîne montagneuse qui se détache de la Cordilière de la côte, dont les monts San- Cristobal et Arancaes sont les points culminants. Mais les flancs escarpés de ces montagnes repoussent la vue par leur nudité, et la plaine d’alentour, dépouillée d’arbres, n’offre çà et là que des buis- sons et des flaques d'eau entrecoupées de cabanes et de quelques plantations établies au milieu des marécages. Des murs en terre solidement construits, d’après la méthode péruvienne, et nommés lapias, enclosent ces propriétés rurales, et sc dégradent difficilement sous un ciel où il ne pleut presque jamais. Les rues sont alignées et régulièrement coupées à angle droit. Les maisons ont rarement plus d’un étage , et le rez-de-chaussée est construit d’une manière à présenter une longue varague abritée , commode pour prendre le frais. Ces demeures assez élégantes à l’intérieur, n’ont sur la rue qu’une façade nue, sans fenêtres, et à une seule issue. Les murailles en dedans sont communément recouvertes de fresques mal exécu- tées, mais qui forment un très-bon effet à une certaine distance. Les habitations des gens riches sont remarquables par la profusion ùes dorures, et par une disposition régulière de tous les apparte- ments de plain-pied, de sorte que l’œil du passant, dans la rue, Prolonge une longue allée, que termine d’ordinaire un gradin chargé de vases à fleurs, tandis que sur les côtés des portes grillées a jour, des treillages dorés et peints prêtent les plus doux prestiges a ces asiles voluptueux. C’est dans ce lieu que les dames arrivent respirer l’air pur, en se reposant sur des coussins placés sur le sol. Cette suite de péristyles où la vue s’égare, m’a singulièrement P1lC et remplace avec quelque grâce le style plus grandiose des constructions européennes , qui seraient impraticables au Pérou , 118 VOYAGE où (le fréquents tremblements de terre ondulent la surface du sol. La partie solide des maisons est donc élevée avec des briques cuites au soleil ou avec des tiges solides et légères de bambou, qu’un plâtre ductile enveloppe, et dont les surfaces polies peuvent recevoir une couleur agréable et des ornements de fantaisie. Ces demeures ont pour toiture des planches minces ou môme des toiles peintes suffisantes pour garantir l’intérieur de l’influence de l’atmosphère : des reliefs, des dorures multipliées ajoutent à ces constructions souples une riche élégance , tandis que les appartements vastes et aérés, très-simples dans leurs ameublements, n’ont sur leur plancher et au pourtour que des lits de repos, consacrés à l’usage de toute la famille , dont les membres sont plus souvent couchés qu’assis. Les gens du peuple vivent dans des sortes de cabanes bâties en terre glaise. Des magasins très-fournis , des boutiques de toute sorte , des offi- cines, attestent une grande actif ité dans le commerce 1 de la richesse de cette ville, et font diversion à la tristesse silencieuse des rues qu’habite la classe indépendante par sa fortune. La place dite royale, plaza major, est remarquable par son étendue et sa régularité 2. Les façades des maisons qui la bordent sont au même niveau , et leur rez-de-chaussée bâti en galeries, occupé par des magasins de nouveautés et de modes , offre une grande analogie avec le Palais-Royal de Paris , tant par sa construction que par la disposition du bazar permanent qu’elle renferme. Sous ces galeries nommées portales, les désœuvrés se donnent rendez-vous chaque soir, pour agacer et poursuivre les tapadas les plus en vogue, dont l Le commerce de Lima est considérable. Les exportations consistent principa- lement en or, argent, platine, cuivre, mercure, peaux de vicognes, cascarille, quinquina, colon, cacao, huile de palme, fleurs d’azarquero, gingembre, piment, baume de copahu, bczoar occidental, écorces de winter, cire, résine, carana; culen des feuilles de la proralée glanduleuse; coca, ou feuilles de l’erylhrxilon coca (le Pérou en exporte pour plus d’un million de piastres , pour Buénos-Ayres seul ) ; racines de chauiieo ; sang-dragon, gomme copale ; racine tinctoriale de chiri- chin ou chinchango; du coton chambira; du bois chamara; du calaguala ; de l’en- cens turary ; des peaux de chinchilla, de zarilla et de pinchc; du tabac, de la pulpe d’inga, etc. i Cette place est élevée de 480 pieds anglais au-dessus du niveau de la mer. Les rues qui longent la partie occidentale sont arrosées par des ruisseaux d’eau courante. AUTOUR DU MONDE. 119 le costume singulier favorise l’incognito et la conduite irrégulière. L’ancien palais des vice-rois , destiné aujourd’hui au gouvernement républicain , occupe la partie méridionale de cette place. Au côté nord sont situés la cathédrale et l’archevêché. Le milieu est occupé par une fontaine monumentale que couronne une renommée en bronze, et huit lions également en bronze, jettent par la gueule, dans de vastes réservoirs du même métal, un mince filet d’eau fourni par l’Artaxéa. La promenade la plus en vogue est située au nord de la ville , dans un ancien faubourg. C’est un almeyda planté sur les bords du Rimac , dont les eaux en cet endroit coulent avec impétuosité sous un pont en pierres très-solide. De frais ombrages , de gracieux jar- dins d’où s’élèvent les brillants plmniera, rendent cette partie de la ville digne de la prédilection que lui accordent les dames de Lima. Hors des murailles est placé un monument isolé, fastueuse- ment nommé le Panthéon ; c’était la sépulture des anciens vice-rois. La place de l’inquisition est appelée aujourd’hui de la constitu- tion. Elle est de forme triangulaire , et n’a rien de remarquable que l'affreux palais qui lui donnait son nom , et qui reste debout comme le témoignage le moins équivoque d’un fanatisme délirant et féroce. Là tiennent séance les députés des provinces. Le pavé des rues se compose de galets arrondis , rangés avec symétrie, mais fatigants pour les gens qui vont à pied. Rien aujour- d'hui ne rappelle ce temps de flatterie et d’opulence , où des mar- chands se trouvèrent assez riches pour faire daler en argent massif la principale rue par laquelle le vice-roi , duc de la Palata , vint en 1682 prendre possession de son gouvernement. Lne eau fraîche et limpide , sans cesse alimentée par la rivière du Rimac , coule flans les ruisseaux d’une grande partie des rues, et principalement fle celles qui avoisinent les halles , reléguées au milieu d’une petite Place , et abondamment fournies de fruits et de légumes. Les établissements publics sont l’université , principalement con- sacré à la théologie , la salle de spectacle , le cirque pour les com- bats de taureaux, la bibliothèque, où sont entassés sans ordre huit mille volumes au plus; l’hôtel des monnaies; mais rien dans ces édifices n’est digne d’ètre décrit. Quant aux églises et aux cou- vents, leur nombre est considérable : c'est en effet dans cette grande c>té que se sont donné rendez-vous les mille et une congrégations 120 VOYAGE monastiques, avec leurs préjugés, leur fanatisme, leur fainéantise et leurs costumes aussi variés que bizarres. De tous les temples élevés à la gloire de Dieu , dans la ciudad de los reyes, ceux qui méritent le plus les regards du voyageur, sont la cathédrale et l’église de Saint-Dominique. A l’extérieur, ces édi- fices ne s’éloignent point du système de construction adopté dans le pays : leurs murailles sont en briques , revêtues de plâtre et peintes à l’huile : leurs clochers, appuyés sur des bambous, sont mobiles et ne redoutent point les effets des tremblements de terre si fréquents dans cette partie de l’Amérique. Mais en pénétrant dans le sanc- tuaire , l’œil d’un étranger ne peut être qu’ébloui par la profusion des ornements qui surchargent les autels. Ce ne sont que ciselures, que dorures, que pierres précieuses enchâssées sur les colonnades, sur les chapiteaux. Partout l’or et l’argent étincellent, mais le bizarre et l’absurde se sont chargés de répartir ces métaux. Des statues de saints occupent des niches çà et là. Le ciseau grossier qui leur donna le jour, n’a point accordé à ces images le prestige des beaux-arts : ne pouvant les faire belles, on les a faites riches, car la plupart d’entre elles valent des sommes considérables. J’ai vu dans les églises de la Merci , de la Magdelaine et des Augustins, des saints en argent dont les manteaux étaient d’or ; les colonnes soutenant les autels garnies de plaques d’argent, et celui deiVofre- Damc-du-llosaire , ciselé en or et enrichi de pierres précieuses! Les balustrades , les chaires étincellent lorsque les cierges projettent sur elles leur pâle et faible lumière ; c’est un éblouissement que de fixer le ministre qui officie au milieu de cette pompe et de ce luxe! Que de Péruviens ont dû périr dans les profondeurs insalubres des mines, pour arracher à la terre ces richesses si orgueilleusement prodiguées sur les autels d’un Dieu clément , miséricordieux , né dans une étable! Quoique submergée de toute part par un fanatisme qui ne par- donne point, la nouvelle république pressée de besoins, essaya de donner aux apôtres des vêtements plus modestes. Les Espagnols, possesseurs des mines , forcèrent les insurgés, réduits à leur courage et privés du nerf de la guerre , à recourir dans le premier moment de leur indépendance à ces ressources inespérées. On retira en effet plus de trois millions de quelques chapelles ; mais les moines criè- rent si haut et avec tant de puissance , le scandale des fidèles fut si AUTOUR DU MONDE. 121 grand, qu'il fallut bien vite renoncer à ce genre lucratif d’exploi- tation. D’après un adage bien connu, l’Église reçoit volontiers, mais ne rend rien ; aussi un moine qui m’accompagnait dans cette visite, ne tarissait point en malédictions sur ces patriotes infâmes, viola- teurs des saintes images, qu’ils avaient appliquées aux besoins d’une république impie, maudite, me disait-il, de tout ce qui a un cœur d’homme ; et de moine , surtout, ajoutai-je entre les dents. On travaillait à réparer une de ces chapelles transformées en pièces monnayées. Un artiste français, récemment arrivé dans le pays, était chargé de la restauration , et le bon goût et la simplicité de ses ornements contrastaient d’une manière fort remarquable avec la profusion et la bizarrerie de ceux des autels environnants. De petits oiseaux en vie renfermés dans des cages , sont assez com- munément suspendus aux piliers du maître-autel , et les images de la Vierge sont toutes vêtues de robes de soie et d’oripeaux , avec de larges paniers. Enfin , j’en vis une avec une perruque poudrée à blanc, et dont le chignon ample et bien fourni sortait sous un large bonnet de tulle : comment un esprit vraiment religieux pourrait-il s’astreindre à prier une telle patrone , sans s’offenser de la momerie de ceux qui l’affublèrent avec tant d’extravagance!.... Bien que bâtis avec du canasta ou tiges de bambous, les clochers des églises sont élevés et surchargés de cloches. Le plâtre qui forme à leur surface une couche épaisse , gît en abondance dans les vallées des Cordilières : excellent par sa ténacité et le liant de ses molé- cules, il reçoit facilement les moulures et les impressions qu’on lui donne pour simuler les corniches et les ressauts des pierres taillées. En gravissant dans ces clochers, on se sent vaciller sous les pieds. Ce phénomène est bien plus sensible lorsque les cloches sont mises en branle , et l’on conçoit que ce genre de construction , qui leur Permet de suivre les oscillations du sol, est d’un avantage inappré- ciable lors des tremblements de terre , si fréquents au Pérou , et qui tant de fois ravagèrent Lima d’une manière si désastreuse, notamment en 1678 et 1682 L Les mœurs et les usages d’un pays a quatre mille lieues de la Erance, modifiés par l’influence d’un climat brûlant, par l’ignorance i Les plus célèbres tremblements de terre par les ravages qu’ils ont occasionnés , sont ceux de 1586, 1630, 1687, 1746 el 1S06. 122 VOYAGE et le fanatisme, et surtout par l’abondance d’un métal avec lequel on se procure toutes les jouissances de la vie , doivent naturellement être en opposition avec nos idées. Qu’on ajoute à cela les guerres civiles qui ont longtemps ravagé le Pérou , et l’on concevra aisé- ment que le tableau que je trace , loin d’être exagéré , est encore au-dessous de l’exacte vérité. La population est évaluée à 70,000 habitants. Sur ce nombre on compte 8,000 moines répartis en quinze monastères. Les femmes occuppent dix-neuf couvents , et les pauvres huit hôpitaux ; dans toutes les rues , en effet , on ne voit qu’habits monastiques de toutes couleurs ; et ce qui me parut le plus singulier , fut de voir des nègres sous le froc coiffés à la Basile; on les appelle vulgairement dans le pays : las burros, les ûnes. La plus grande liberté règne dans les couvents, où les femmes peuvent aller visiter les moines sans que cela tire à conséquence. Ces asiles de la fainéantise sont vastes, spacieux et ornés de beaux jardins ; la salle de réception est ordi- nairement décorée de peintures , qui ne brillent point par l’exécu- tion , mais dont le sujet, quoique tiré de l’Écriture-Sainte, est souvent revêtu de formes grotesques. Je ne puis résister au plaisir de rappeler une fresque occupant tout un côté de muraille de la salle d’entrée du couvent de la Merci. Le peintre avait représenté un grand arbre , et chaque branche des rameaux était terminée par la tête d’un frère, qui ressemblait à une grosse pomme barbouillée de rouge. L’exécution de cette peinture était si singulière , qu’un peintre payé pour faire la caricature de l’ordre n’aurait pu mieux réussir. La dissolution la plus grande règne dans les mœurs des habitants de Lima; une température chaude , l’oisiveté des grandes villes , une éducation fort négligée, invitent sans doute a satisfaire des penchants que tout le monde partage , et que l’opinion publique , par conséquent, ne redresse pas. Aussi parmi les personnes les plus riches compte-t-on peu de mariages légaux , et encore ceux-ci sont- ils le résultat de l’intérêt ou du calcul qui tend à raccommoder deux familles brouillées ou à réunir leurs fortunes. Les moines ne se donnent pas même la peine de cacher leurs dérèglements; beau- coup ont des enfants naturels qu’ils élèvent dans leurs couvents , sans que personne s’avise d’en gloser. Les visages les plus pudiques chez les femmes ne sont pas le signe le plus infaillible de la sagesse ; AUTOUR DD MONDE. 123 revêtues du saya et de la mantille, et ne laissant entrevoir de leurs visages, que l'angle de l’œil, elles peuvent faire impunément sous ce domino ce qui leur plaît. Les femmes du peuple ne donnent aucun frein à leurs passions ; on les voit se baigner parmi les hommes , les agacer par les gestes les moins équivoques , et prouver par toutes leurs actions que la pudeur est une vertu qui n’a pas doublé le Cap-Horn. Chez elles ce dérèglement n’a rien qui puisse étonner : le sang africain , mélangé au sang américain et au sang européen qui coule dans leurs veines , ne rend que très-naturelles les ardentes passions qui les animent. Les femmes de la classe riche aiment la toilette et le jeu ; on conçoit que les plus grandes fortunes ne peuvent résister à deux adversaires aussi redoutables. Les reunions pour le plaisir de danser ou de se livrer aux charmes de la conversation sont inconnues ; celles de Lima sont entièrement consacrées au jeu, et la première éducation des demoiselles avant leur entrée dans le monde , est la connaissance des cartes et le mécanisme ; elles y sont bientôt habiles , et l’on ne peut , sous ce rapport, que louer leurs heureuses dispositions. J’ai vu des demoi- selles à peine âgées de dix à douze ans jouer sous les yeux de leurs meies a la plus forte carte, et jamais moins de plusieurs onces d or ; aussi , n etait-ce qu avec un grand dédain qu’on voulait bien , en nous honorant d'une partie , couvrir notre enjeu , à nous offi- ciers de la France , n’ayant reçu à notre départ d’Europe que quelques mois d’appointements , et qui osions , plutôt par vanité nationale que par tout autre sentiment , risquer une pièce d’or , dont la perte ne pouvait avoir qu’une influence fâcheuse pour nous, qui étions destinés à ne pas revoir notre patrie de Ions- temps. L’amour au Pérou est enfant de l’aveugle Plutus ; il ne connaît que le langage sterling. Le tarif des tapadas les plus à la mode et qui appartiennent aux meilleures familles est publiquement connu. Mais après avoir ruiné sa bourse , on s’aperçoit encore de la ruine du bien le plus précieux de l’homme, la santé ; car on ne cite pas , dans tout Lima, cent dames qui soient exemptes d’une maladie que la chaleur du climat rend très-bénigne et dont elles s’informent entr’elles sous le nom de fuentes, avec la même sollicitude qu’on demande en France des nouvelles d’un rhume. 124 VOYAGE Les femmes , dans leur intérieur, sont vêtues à l’européenne , avec beaucoup de recherche et môme de goût ; leur sein est géné- ralement découvert; mais les attraits les plus puissants, surtout aux yeux des Espagnols d’origine, sont leurs pieds, qui sont d’une petitesse et d’une délicatesse remarquables. Pour jouir de la pro- menade, elles prennent le vêtement de tapadas, costume inventé probablement par des moines ou par le démon de la tentation pour voiler à tous les yeux les démarches les plus équivoques. Quelques voyageurs ont déjà parlé de ce costume : il consiste en une jupe col- lante nommée saya y mante, faite avec beaucoup d’art et en entier formée de plis serrés qui en pressant le corps en dessinent les formes plus nettement encore que les draperies mouillées des sculpteurs. Ce saya est fabriqué avec un mélange de soie et de laine très-fines de Guanaco; elles sont toutes de couleur noire ou marron et plus rarement de couleur verte. La mantille s’attache au milieu du corps, s’élève sur la tête qu’elle enveloppe , et retombe sur la face qu’elle cache ; les mains croisées sur la poitrine en retiennent les bords et ne laissent passer qu’un faible jour à travers lequel leur long œil noir se dirige à volonté et peut parler sans crainte. Cette mantille est en soie noire, et quelques jeunes femmes moins revêches en apparence la conservent, mais avec le visage découvert. Chaque soir, sur les portales de l’ancienne place royale, les tapadas à la mode vont étaler leurs formes voluptueuses , et presque toutes les dames de Lima, jeunes et jolies, ne sortent jamais sans ce costume si favorable aux amours. La masse de la population du Pérou est noire et les métis de toutes sortes y sont également très-nombreux. Les nègres trans- portés de la côte d’Afrique ou nés dans le pays et successivement libérés, y ont pris rang de citoyen ; ce sont en général les cultiva- teurs des terres ; ils forment la principale force du parti indépendant par la haine qu’ils portent au gouvernement d’Espagne. Cette popu- lation a une grande aversion pour les Anglais, et souvent nous avons été insultés par la populace qui nous prenait pour des officiers de cette nation , vêtus en bourgeois. Un lieutenant de la frégate Y Aurore, commandée par le commodore Prescot, fut grièvement maltraité sur la route de Lima quoiqu’il fût en uniforme. La simi- litude de croyance religieuse les dispose davantage en notre faveur. La coiffure des femmes métises consiste en un chapeau rond AUTOUR DU 5IONDE. 125 pareil à celui des hommes , et le plus ordinairement de feutre blanc , de cuir bouilli ou de paille , dont la taille est démesurément grande, et qui pourrait aisément servir de parasol. Les hommes ont pour culotte le macum, qui est ouvert le long des cuisses et qui ne sert guère à abriter cette partie ; le reste de leur ajustement n’a rien de particulier. Hommes et femmes ont constamment la ciga- rette à la bouche , et les dames de bon ton suivent également cet usage : tous indistinctement portent suspendus au cou des amu- lettes de toutes sortes. Les indigènes ou descendants des Péruviens portent le nom de Scholos; leur face est cuivrée, mais leur race est loin d’être pure. Dans le tombeau des anciens Incas, que l’on rencontre communément aux alentours de Lima , on trouve des poteries eu terre rouge ornées de dessins curieux et bizarres, qui prouvent les progrès que ces peuples avaient faits dans l’art céramique. L'exercice de la médecine est dans un discrédit complet au Pérou. Les médecins qui s’expatrient d’Europe dans le but d’exercer leur art à Lima , ont été obligés de se livrer à diverses occupations étran- gères à leur étude , pour se procurer des moyens d’existence. Des nègres d’une ignorance profonde sont en possession d’appliquer les remèdes empiriques dont le préjugé a armé leurs mains; de stu- pides barbiers dont les enseignes sont couvertes de lancettes et de dents , pratiquent la chirurgie et l’art du dentiste. Quelques phar- macopes boutiquiers , en vendant une drogue , enseignent ses propriétés et la manière de l’administrer. En un mot , l’art le plus dangereux qui existe lorsqu’il n’est pas exercé par des hommes instruits et probes , l’art le plus honorable pour ceux qui s’y con- sacrent par de longues études et par le désintéressement, tombé aux mains d’une tourbe avilie, est, à Lima, regardé comme une profession dégradante , que ne saurait embrasser un homme bien élevé. Quelle ignorance et quels préjugés ! Quoique nous n’ayons séjourné que peu de jours à Lima , il arriva cependant à deux officiers une aventure qui ne fut que plaisante, bien que, dans ses débuts, elle menaça d être fâcheuse. M. dtJr- ville , deuxième capitaine de la Coquille, et passionne pour la bota- nique, sur laquelle il a d’ailleurs publie des travaux bien connus, partit du bord avec M. Bérard , pour visiter les montagnes qui enveloppent Lima. Ces messieurs gravissaient péniblement, vers 126 VOYAGE le milieu du jour, par une chaleur énorme, les flancs rocailleux du mont appelé San-Christobal, et M. d’Urville ramassait des plantes, tandis que M. Bérard tirait sur des oiseaux qu’il destinait à nos collections. Quelques créoles, en les apercevant, et l’esprit sans cesse préoccupé d’Espagnols prêts à fondre sur eux, sonnè- rent 1 alarme , en répandant partout qu’on avait vu deux espions cherchant à fuir à travers les montagnes. D’un poste de 'gardes nationaux , on expédia à leur poursuite un piquet de paysans à cheval , commandé par un lieutenant , qui sans explication voulait taire feu. Ce fut avec bien de la peine que l’officier parvint à calmer le zèle bouillant de la milice , en la tranquillisant sur le peu de résistance que devaient offrir deux hommes. Mais fier de sa cap- ture , et n’écoutant ni explications , et ne voulant pas même voir le sauf-conduit que leur avait délivré l’autorité militaire du fort de Callao , MM. d’Urville et Bérard furent mis en croupe derrière un cavalier, et conduits au grand galop dans la ville de Lima. Ils firent ainsi près d’une lieue dans la position la plus détestable sur de maigres haridelles, pour être jetés tout meurtris dans la prison de la ville. Les cavaliers qui conduisaient ces messieurs cherchaient à s’emparer de leur argent et de leurs montres; et ce ne fut qu’avec d’extrêmes difficultés que l’officier leur fit restituer les objets. Lui- même conservait soigneusement le fusil à deux coups de M. Bérard qu’il espérait sans aucun doute s’approprier par droit de conquête. Relâches quelques heures après par ordre du général commandant la force année de Lima, l’officier expéditionnaire se refusait encore à croire ces messieurs Français, et avec leur liberté s’évanouirent ses châteaux en Espagne , car le pauvre homme , tout fier d’avoir bien mérité de la patrie , avait déjà sollicité une augmentation de grade. Lima est dans la position la plus heureuse pour être le centre du commerce de toute l’Amérique méridionale. A l’aide de Cullao, elle a des débouchés et de faciles communications avec tous les ports de la mer du Sud, depuis le Chili jusqu’à la Californie; et dans l’intérieur, elle alimente le haut Pérou, le Tucumau, la Plata, la Colombie. Les Européens y affluent avec les produits du sol et de l’industrie de l’Ancien-Monde. Mais pendant notre séjour, les négo- ciants éprouvaient les plus grandes difficultés à se procurer des cargaisons de retour, et se trouvaient réduits à exporter les pias- AUTOUR DU MONDE. 127 très qu’ils avaient pu obtenir. D’un autre côté, la pénurie d’argent travaillait les affaires , et le gouvernement s’était vu contraint de mettre en circulation un papier-monnaie frappé de non-valeur dès son apparition par les commerçants étrangers. Une mesure encore plus désastreuse pour la confiance avait été prise , et des pièces de cuivre d’une valeur réelle d’un sol , ayant un cours fixé et légal de 25 sols , n’avaient pas peu contribué à frapper de mort toutes les transactions. Qui aurait supposé que le Pérou d’où sont sortis, pendant tant d’années, de si nombreuses masses de numéraire, se trouverait dans la dure nécessité de mettre pour la première fois en circulation des pièces de cuivre représentant une valeur fictive? Les armateurs de Bordeaux durent à cette époque faire des pertes assez considérables , d’autant plus que les intermedios leur étaient fermés par un blocus sévère : les Espagnols tenaient encore à cette époque Pisco, Aréquipa et Arica. Les premiers billets de la banque de Lima parurent en 1821 , et c’est en 1822 qu’on frappa des pesos, avec les emblèmes de la république. Le Pérou a été la dernière vice-royauté d’où furent chassés les Espagnols L De grandes vicissitudes marquèrent les hostilités des partis royalistes et républicains; et les revers comme les succès pas- sèrent successivement d’un camp dans l’autre : la cause de l’indé- pendance triompha enfin , et la couronne d’Espagne vit s’évanouir, sans espoir, son autorité sur cette riche Amérique qu’elle avait conquise au prix de tant de massacres, et avec un héroïsme terni par le fanatisme le plus cruel. C’est à sa position que l’Espagne a dù l'immense prépondérance dont elle a joui dans le monde , et son influence dans les affaires de l’Europe; mais c’est aussi à ses con- quêtes qu’elle a dû cet or qui a détruit son industrie , amolli son génie , et rivé les chaînes que lui forgea avec art un clergé envahis- seur et ennemi des lumières. Lors de mon passage à Lima , les républicains essayaient de réta- blir l’ordre dans les finances , jusqu’à ce jour gaspillées sans pudeur. La junte administrative composée de trois membres, et les députés des provinces assemblés pour promulguer les lois, se trouvaient accusés de faiblesse , de lâcheté et même de trahison par le peuple , i De Francisco Pizarre, son fondateur, en 1854, jusqu a don José de la Serua, le dernier gouverneur espagnol, chassé en 1821, on compte quarante-trois vice- rois. 128 VOYAGE suite naturelle de la défaite des troupes de la république par les Espagnols, à la bataille de Moquiya. Cusco était encore au pou- voir de l’ancien vice-roi de Lacerda , et Cantasac, général actif, rétablissait par son courage et sa ténacité les affaires des royalistes. La bataille de Moquiya décourageait les indépendants par la perte qu ils avaient faite des plus braves de leurs soldats , qu’on évaluait à 2,500 hommes tués, quantité énorme relativement au nombre des belligérants , et les régiments de Buénos-Ayres , venus à travers les Cordilières au secours des Péruviens , avaient à eux seuls perdu plus de quarante officiers. Comme il est assez ordinaire dans les guerres de partis , les vaincus rejetèrent la faute sur les défections et les trahisons : aussi l’armée républicaine , mécontente de la junte , ne balança pas à méconnaître son existence légale , en faisant demander impérieusement la nomination d’un dictateur qu’elle désignait. Le peuple , rempli d’espérance pour l’avenir, adopta celle ouverture avec ardeur, et l’assemblée des députés se vit forcée d’ac- cueillir la nomination du colonel Riva-Aguero , comme chef de la république. La délibération des mandataires du peuple fut violentée par l’opinion publique , et cependant ceux qui prirent la parole, ter- minèrent dans de longs discours par crier au danger imminent de la patrie, et par voter en faveur du nouvel élu, comme d’un sauveur envoyé par le ciel. Je ne pus m’empèeher de sourire de pitié, lorsque j’entendis le président de la junte dissoute adresser ces mots à la chambre : « On m'eut plutôt arraché sans vie de mon fauteuil que w d’avoir sanctionné de mon vote la nomination du dictateur, si elle » eût été illégale. » Étrange contradiction , car en ce moment ces cris furibonds retentissaient sur la place : A bas la junte! vive Riva- Aguero! et près de moi , un homme du peuple , de la plus mauvaise mine , ébranlait les voûtes de la salle en poussant ce même cri avec une fureur inouie et les gestes les plus menaçants ! Le petit nombre de vrais patriotes n’était point dupe de cette comédie, jouée par un homme obscur, mais riche , sans actions qui pussent le recommander, sans mérite intrinsèque , ambitieux subalterne , qui depuis trois années suivait avec persévérance un plan de cor- ruption , calomniant les actes des députés , semant les promesses et l’argent à propos; en un mot, préparant avec maturité ses pro- jets d’élévation. Telle était l’opinion de quelques personnes sensées et instruites; et l’administration ridicule et absurde de Riva-Aguero AUTOUR DU MONDE. 129 u’a pas tardé à justifier le jugement qu’elles en avaient porté. Je me trouvais à Lima le 1er mars 1823 , lorsque le nouvel élu de l’armée se présenta au peuple , en parcourant la ville , suivi d’un brillant état-major. Peu d'acclamations l’accueillirent à son passage. Deux ou trois soldats sortis de l’hôtel du gouvernement , suivis de quelques négrillons, enfilèrent les principales rues en criant : Vive le dictateur! et en lançant quelques pétards. Ce furent là tous les frais de l'allégresse publique. Le soir, par ordre , les maisons furent illuminées. Pendant plusieurs jours , les feuilles publiques furent remplies de morceaux de prose et de vers à la louange du héros américain, suivant une expression trop répétée dans tous les arti- cles, pour qu’elle n’ait pas été ordonnée, et je lus même un long discours rimé en l’honneur de Riva-Aguero , sorti de la plume d’un prêtre, qui finissait par ces mots fort remarquables, sans doute par leur naïve intolérance : Fleurissent les catholiques et meurent les protestants! ! ! Dès son avènement au pouvoir, Riva-Aguero s’empressa d’en- voyer un émissaire auprès du général Freire , au Chili , réclamer son assistance ; et il dépêcha dans le même but un député à Guaya- quil , près de Bolivar, afin qu’il pût voler rapidement au secours des Péruviens. Bolivar alors n’était point aimé des habitants de Lima : ils lui supposaient des vues intéressées et ambitieuses , et calomniaient ses intentions. Un négociant de Lima proféra même devant moi ces mots remarquables : « Jusqu’à ce jour on a refusé » les secours intéressés de Bolivar, mais nous sommes réduits » aujourd’hui à choisir de deux maux le moindre , et certes notre » allié de Colombie nous dévalisera de meilleure grâce que nos » amis les Espagnols. » Bolivar n’a point justifié ces iniques sup- positions. Cet homme, pour lequel la postérité réserve sans. doute le nom de grand citoyen 1 , ou qu’elle flétrira peut-être du titre de desposte, laissa Lima après l’avoir pacifiée, avec un noble désintéressement. Lord Cochrane , dégoûté de la turbulence de ces ignorants républicains , et de la versatilité de leur gouvernement, avait abandonné tout récemment le service des indépendants et s’était rendu au Brésil , où l’empereur lui avait fait offrir un grade i Ceci est écrit en 182o. La morL de Bolivar lègue à la postérité la gloire saus laelie de ce Washington de l’Amérique du Sud. 130 VOYAGE élevé dans la marine impériale. Les Péruviens , jaloux et envieux par nature , exaspérés d’ailleurs par un état permanent de révolu- tion, l’accusaient de toutes sortes de dilapidations : il leur avait emporté, disaient-ils, trois millions de piastres, avait pillé les villes prises ; en un mot , la vindicte publique semblait le poursui- vre pour outrager ses services. Quelques Anglais à la solde des indépendants partageaient aussi cette manière de voir, car le capi- taine de vaisseau Esmonday, commandant la frégate la Prueba, interpellé par un de nos officiers en présence de notre état-major, sur les motifs présumés du départ de lord Cochrane , d’un pays qui était pour lui une patrie adoptive, répondit gravement en espagnol , que je traduis mot-à-mot : C’est parce que le Brésil est plus métallique! L’ancien directeur Saint-Martin, depuis quelque temps retiré des affaires politiques , vivait complètement ignoré , et cependant tous les journaux des premières époques de la guerre, lui avaient consacré leurs colonnes louangeuses; des cantates d’un patriotisme ardent célébraient les hauts faits de ce général , et des médailles frappées en son honneur, rappelaient que la patrie lui devait son indépendance. L’une des médailles du temps, que je possède , représente le soleil , emblème du Pérou , avec ces mots : Lima libre jure son indépendance, 1821. Et sur le revers couronné de laurier, ceux-ci : Par la protection de l’armée libératrice, com- mandée par Saint-Martin. Que le plus magique des orateurs avait raison de dire que dans les révolutions il n’y a qu’un pas du Capitole à la roche Tarpéienne! ! ! Bien q,ue la population du Pérou soit considérable, le zèle pour la défense commune n’a jamais été assez vif pour recruter une armée en proportion avec le nombre des habitants en âge de porter les armes. Six mille hommes sont au plus tout ce qu’on peut ral- lier sous les drapeaux , et jamais cet État n’eût secoué le joug des Espagnols sans les secours envoyés par la république argentine. Les régiments de Buénos-Ayres , aguerris et disciplinés, comman- dés d’ailleurs par d’habiles officiers, eurent en effet tout le mérite des succès que remporta la cause de l’indépendance , et toutes les bouches ne tarissaient point alors sur les hauts faits d’un colonel de vingt-quatre ans, nommé don Juan Lavale , surnommé l’Anni- bal d’Améfique. La chute de l'empire français, et le licenciement des officiers de cette vieille armée qui traversa tant de fois les AUTOUR DU MONDE. 131 armes à la main l’Europe dans tous les sens , amena l’émigration d un certain nombre de braves , dont l’expérience ne contribua pas peu à faire pencher la fortune du côté des républicains. Dans le nombre de ceux dont les noms se trouvent consignés dans mon journal , je citerai le colonel de Brançay ; les chefs d’escadron Rol- let et Bruix , et M. Bouchard , ancien lieutenant de vaisseau , qui, par une croisière hardie dans les Philippines , fit un tort considé- rable aux vaisseaux espagnols. Au moment où j’allais quitter Lima, la population entière de cette grande cité sortait de son apathie habituelle, tant elle était travaillée par les mesures énergiques que prenait le nouveau dicta- teur : de toute part apparaissaient des soldats en armes, ou des recrues en exercice ou en marche. Les chevaux des particuliers étaient mis en réquisition pour le service de la cavalerie; des dons dits volontaires , mais impérieusement demandés , avaient permis d’habiller la troupe. Des jeunes gens, encore dans l’adolescence, composaient l’infanterie, dont les compagnies n’offraient ni nerfs, ni aplomb militaire, et toute la force résidait dans les noirs, hommes robustes, cruels, mais belliqueux; les officiers étalaient le luxe le plus grand dans leurs uniformes , tandis que l’accoutre- ment des soldats était singulier par quelques détails. C’est ainsi que les bonnets de grenadiers étaient faits avec des peaux de mou- ton , que surmontaient comme panaches, de gros flocons de coton. Les casques étaient en peaux à demi tannées et peintes en noir, avec des crinières de laine rouge. Les fourreaux de sabres de la cavalerie se composaient de lanières de veau dont le poil était en dehors. Sous le rapport topographique, on se rappelle qu’une vaste L'aine , nue , unie , et peu élevée au-dessus du niveau de la mer, s ctend entre Callao et Lima. Le littoral, à une distance assez §I-ande, est formé en entier par des tas de galets considérables, ('Ul ont du y être portés par les submersions fréquentes que produi- SCnt les tremblements de terre , dont les habitants conservent de cruels souvenirs. Ces galets sont parfaitement arrondis et assez communément de nature granitique ou quartzeuse ; ils doivent sans doute leur naissance aux lests des navires mouillés sur la rade , ou Peut-être aux éboulements des petits caps de Callao au sud ou de Bocanégro au nord. VOYAGE 132 De nombreux ruisseaux et des flaques d’eau sillonnent les alen- tours de Callao : une herbe épaisse y forme des tapis verdoyants ; mais toutefois de larges surfaces sont recouvertes d’efflorescences salines, et s’étendent jusqu’à plus d’un mille dans l’intérieur. Les eaux de la mer, en couvrant fréquemment le sol, l’ont imprégné du sel qu’elles contiennent. Quelques parties de cette plaine sont livrées à la culture, et les propriétés sont encloses de murs en terre très-solides, nommés tapias. La nature de cette terre est une marne productive. Les montagnes de Lima sont complètement dénudées, si on en excepte quelques chétives plantes charnues telles qu’un solanum et un cactus, les seules qui subsistassent à l’époque de notre séjour. Leur base est formée par des roches granitiques , leur sommet est schisteux , et le schiste est très-souvent chargé de particules ferrugineuses. Ces montagnes présentent quelques traces d’un sol arénacé , dû entièrement à l’effritement du granité. Au delà de cette petite chaîne qui entoure Lima, commencent les Sierra du Pérou intérieur. L’Ile Saint-Laurent , placée à l’entrée de la baie , et complète- ment nue , est en entier formée par une roche de phtanite gris : son aspect est celui d’un îlot d’un rouge foncé ; chaque fragment de roche à sa surface se sépare par feuillets minces, et souvent, comme les pyrites , ces fragments tombent en déliquescence. Cette île présente à son extrémité méridionale des crevasses, et des aiguilles affectant diverses formes. Les rochers qui s’élèvent au- dessus de la mer sur toutes les côtes sont recouverts d’une couche très-épaisse de matière blanche, nommée huano, due à la fiente des oiseaux maritimes, surtout du huanay ou manchot, qui, depuis des siècles , s’y reproduisent en paix ; c’est un engrais très- usité et qu’on recueille soigneusement. Plus célèbre par ses mines que par ses productions agricultu- rielles, le Pérou est loin de rivaliser sous ce rapport avec le Chili, riche en métaux précieux , mais riche surtout en substances nourricières, bien que son sol soit tres-mal cultive. La majeure partie des approvisionnements de la province de Lima est fournie par les ports de Valparaiso , de Coquimbo et de la Conception ; et la plupart des cargaisons expédiées sur les navires français consis- tent en farines et en vin : tout ce qui est nécessaire à la vie y acquiert par conséquent une valeur hors de toute proportion. AUTOUR DU MONDE. 133 La température de Lima était très-chaude en février et mars , époque de notre relâche. Les vents régnants soufflaient du sud , variaient au sud-sud-est, au sud-est, et ne restaient que peu d’instants au nord. Pendant le jour les calmes étaient fréquents, et ce n’était même que vers onze heures du matin , qu’une légère brise venait agiter l’atmosphère. Une brume constante et épaisse apparaissait vers cinq ou six heures de la matinée , et ne se dissipait que vers neuf ou dix heures. Le soleil alors prenait une grande force. Yers quatre heures du soir, la brume tombait de nouveau sous forme de pluie très-fine , et persistait ainsi jusqu’aux approches de la nuit. Ces brouillards périodiques et diurnes sont nommés garuas: seuls ils entretiennent la vie végétative sous un ciel où il ne pleut jamais. Les nuits sont remarquables par leur douceur et leur sérénité. Dans le jour , vers deux heures , la chaleur était très- forte, et le thermomètre centigrade, au soleil, s’élevait jusqu’à 45 degrés : son maximum d’élévation , à l’ombre , paraissait fixé entre 24 et 25 degrés , et la température de l’eau dans la rade était, terme moyen, de 21 degrés. L’hygromètre indiqua toujours une saturation complète. Les grandes perturbations de la nature qui agitent le Pérou sont les tremblements de terre qui se répètent presque chaque année, et qui souvent renversent de fond en comble des cites entieies, et font franchir a la mer les obstacles qui en resserraient les limites naturelles. Callao, en 1747, fut ainsi abîmé , et depuis cette époque ces phénomènes se sont souvent reproduits. Suivant don Hy poli te Unanue , les volcans qui sont la source de ces commotions souterraines appartiennent au second groupe des monts ignivomes du Pérou , à la chaîne volcanique de hyaynaputina ou quinistaeas, dans la cordilière des Andes propre- ment dite. Les principales productions des environs de Lima sont les patates douces, les papas ou pommes de terre, les pastèques, les melons, Jes arachis , les pepinos. Aux arbres à fruits importés d’Europe sé Joignent ceux des tropiques; et près des pruniers, des jujubiers des pêchers, des figuiers, des pommiers, des oliviers, de la vigne' viennent se placer les orangers, les citrons doux, les goyaves les avocatiers, les passiflores édules, les ananas. Le dattier est natura- lisé à Bella-Vista. Les bananiers, les cannes à sucre, les cocotiers sont plantés en plusieurs endroits. Mais parmi les productions esti- T‘ 17 134 VOYAGE mées dans le pays sont : la pulpe du mimosa inga, nommé pois doux ; la pulpe aigrelette du tamarinier, et le fruit très-gros et d’un rouge vif, nommé tuna, que porte une raquette ou figuier de Barbarie. La coca, qui fournit une substance très-employée comme un masti- catoire agréable, est cultivée soigneusement , ainsi que le maïs, le blé et la salsepareille. L’aspect de la végétation de la côte est triste et ne permet point d’espérer des récoltes intéressantes ; et ce n’est sans doute qu’ après avoir dépassé la ville de Lima , que se montre plus riche ou plus variée la flore péruvienne. Aucun arbre , aucun arbrisseau vigou- reux n’ombrage les alentours de Callao ; et les endroits humides de la plaine , en effet , présentent seulement çà et là des haies for- mées par un petit arbuste de la famille des synanthérées, à feuillage blanchâtre, et qui croît le pied dans l’eau. Les fossés ou les mares sont revêtus de sagittaires , de samoles , de calcéolaires, et notam- ment d’une petite utriculaire à peine haute d’un pouce , et surtout de pistia stratiostes. Les lieux un peu secs nous ont offert plusieurs plantes qui s’y sont probablement naturalisées, telles que la luzerne cultivée, la verveine officinale, datura stramonium. Non loin de Belle-Vue commencent des espèces de petits taillis composés de broussailles : là croissent quelques végétaux plus intéressants , deux espèces de sensitives , des héliotropes , un cestrum , des solanum , et surtout une graminée , nommée carapallos dans le pays , dont les feuilles distiques, âpres et consistantes, sont disposées d’une manière flabelliforme. Les bords de plusieurs champs sont ornés d’ipomées à grandes cloches bleues, de capucines, que les créoles nomment mortues, de ricins palma-christi. Les bords des eaux, frais et her- beux , sont garnis de balisiers , de passiflores à très-petites fleurs vertes de fougères, d’une nicotiane. Le floribundio ou datura à grandes fleurs, et le plumiera à fleurs rouges sont les arbustes d’or- nement que les Péruviens paraissent affectionner le plus. Les côtes méridionales sont garnies de prairies flottantes de macrocystes pyri- fères; celles de Callao ne nous ont présenté que le macrocysle pomifère remarquable par ses frondes entières , non dentées , et par ses formes grêles. Tel est l’aspect d’un pays visité chaque année par un grand nombre d’Européens, et où, malgré un court séjour et des excursions bornées, nous nous sommes cependant procuré plusieurs espèces nouvelles d’oiseaux. AUTOUR DU MONDE. 135 Parmi les rapaces, je mentionnerai en première ligne deux cathartes , que les lois du pays défendent et protègent contre toute agression , et dont les habitudes sont devenues tellement familiè- res, qu’on les voit n’éprouver nulle crainte, et comme des oiseaux de basse-cour, au milieu des rues et sur les toits de chaque maison. Leur utilité est d’autant mieux appréciée sous une température constamment élevée , et sous un ciel où vit la race espagnole , que ces oiseaux semblent seuls chargés de l’exercice de la police rela- tivement aux préceptes de l’hygiène publique , en purgeant les alentours des habitations des charognes et des immondices de toute sorte , que l’incurie des habitants sème au milieu d’eux , avec une indifférence apathique. On m’a dit qu’une amende assez forte était imposée à quiconque tuait un de ces oiseaux , et le public en entier témoigna un assez vif mécontentement une fois que , cherchant à procurer à nos collections un de ces vautours, je tirai sur un groupe de plusieurs individus. L 'aura ou catharte à tête rougeâtre , qui existe en abondance dans toute l’Amérique méridionale , est beaucoup moins commun à Lima que l’urubu ou catharte à tête noire. Cet oiseau laisse exhaler une odeur repoussante et nauséabonde , qui , même à une certaine distance , est encore très-forte , et qui atteste jusqu’à quel point ses goûts sont dépravés. La chevêche grise , qui se creuse des terriers et qui a pour habi- tude de se percher sur les mottes de terre , est très-commune dans les champs. Les passereaux sont assez nombreux en espèces , et la plupart ont une livrée agréablement nuancée. Ainsi, nous observâmes plusieurs moucherolles et gobe-mouches, et entre autres le rubin et le tangara oriflamme ; un chardonneret noir et jaune , très-voisin du fringiïla xanlhorea de M. Charles Bonaparte ; le moineau oliva- fez, un loxie à plumage rouge, un troglodyte, etc. Proche Lima, dans des clairières , vit le petit bouvreuil , que nous avons nommé Masco; et dans les grands arbres du passeo, est assez commun l’ani inédit , que j’ai décrit sous le nom d’ani deLas-Casas. Un fournier hrun, flammé de fauve, habite l’ile dénudée de Saint-Laurent. Mais une des découvertes les plus intéressantes de notre très-court séjour sur la côte de Lima , alors agitée par les discordes civiles , est celle de plusieurs espèces d’oiseaux-mouches ; elle nous fait legretter vivement d’avoir été dans l’impossibilité de consacrer un 136 VOYAGE temps plus long à des recherches toutes pacifiques , et qui auraient indubitablement augmenté le catalogue des êtres connus. Trois espèces d’oiseaux-mouches, proprement dits, voltigeaient alors, pendant les heures les plus chaudes du jour , sur les petits buissons d’arbrisseaux syngénèse; l’espèce la plus rare est celle que j’ai nommée Cora, ce nom qui rappelle à l’esprit une touchante prêtresse du soleil : le corps et la tête sont d’un vert doré brillant ; la gorge a l’éclat de l’acier bruni , avec des teintes de cuivre de rosette , et deux longues rectrices blanches , terminées de noir , dépassent de beaucoup la queue. La deuxième est l’oiseau-mouche amazili, moins orné sans doute, puisque la moitié supérieure du corps est d’un vert doré uniforme, et que la partie inférieure est d’un marron sans éclat métallique. La troisième espèce, très-petite, est d’un grisâtre sale. Deux hirondelles , l’une à tête et à ventre d’un rouge ocracé et à plumage bleu-noir, l’autre à ventre blanc , sont les seuls fissiros- tres que nous ayons vus. Le martin-pêcheur, dont Commerson a laissé un dessin dans ses manuscrits, sous le nom de camaronero, a les mœurs de celui d’Europe , et fréquente les rives du Rimac et les canaux qui y affluent : ses couleurs en dessus sont d’un vert métallique, et le dessous du corps est blanc, le bec et les pieds sont noirs. L’étourneau blanche-raie des terres Magellaniques, que nous avons vu exister aux îles Malouines et au Chili , se retrouve au Pérou : ses couleurs y sont encore beaucoup moins vives que dans les deux localités précédentes. Plusieurs colombes peuplent les environs de Lima. Une, sur- tout , à peine de la taille d’un moineau , à plumage d’un fauve clair, présentant des taches d’un rouge noir et comme sanguino- lentes sur les ailes , aime à courir sur la poussière , dont elle a la couleur et qui la dérobe à la vue ; Commerson l’a dessinée sous le nom de tortolita : c’est la colombi-galline cocotzin. Les échassiers ont quelques espèces analogues à celles d’Europe : telles sont les chevalier, pélidue, et corlieu, etc. Ce dernier a la teinte de son plumage beaucoup moins foncée que le corlieu de France. Les chevaliers sont ceux aux pieds jaunes et aux pieds courts. Mais un oiseau de rivage plus spécialement propre à ces côtes est la maubêche australe. Les palmipèdes, comme on doit le penser, sont les oiseaux qui AUTOUR DU MONDE. 137 s’offrent le plus communément aux regards du navigateur : ce sont ceux au milieu desquels il vit , sans néanmoins pouvoir les étudier à son aise ; car la rapidité de leur vol et leurs habitudes au milieu des mers , leur accordent une protection puissante et efficace. Les côtes de Lima nous ont toutefois donné quelques espèces nou- velles ; et dans une course sur I’ile de Saint-Laurent , nous y avons tué la belle sterne , que nous avons décrite sous le nom de sterne des Incas. L’îlot de San-Laurenzo et ses falaises abruptes et désertes sont le séjour habituel de légions d’oiseaux de mer, parmi lesquels , sans contredit, il nous reste beaucoup d’espèces à connaître. Il me suffira de citer quelques palmipèdes communs , tels que la mouette à tête cendrée , les sternes tschegrava et katelkaka , le fou blanc , le cormoran , le pélican brun , et le manchot à lunettes , qui fré- quente la rade ; et n’est-il pas remarquable de voir ainsi un oiseau des latitudes les plus élevées et les plus froides du sud , s’avancer sous les latitudes les plus chaudes de l’équateur? 138 VOYAGE CHAPITRE VI. fRA VERSÉE DE CALLAQ A PAYTA , (l)ü 4 MARS 1825 Ail 10 DU MÊME mois); ET SÉJOUR A PAYTA , (BC 10 BARS AU 22 DU MÊME MOIS). Rien pour l'observateur n’est muet sur la terre ; L’univers étonné devient son tributaire. S’élancer au hasard, tout voir, ne rien juger, 0 est paicourir le monde et non pas voyager. ( Voit. ) Le 4 mars 1823, la Coquille vit déployer ses voiles que remplis- sait une bnse molle, mais favorable, et son sillage longea les cotes du 1 erou par une mer belle et unie. Rien de remarquable ne signala cette courte traversée, si j’en excepte une particularité d histoire naturelle assez intéressante , bien qu’elle se soit présentée a plusieurs anciens navigateurs. Hans la journée du 8 , vers les quatre heures du soir, de larges espaces de mer d’un rouge de san" s’offrirent à nos regards ; nos marins crurent à l’existence de bancs profonds sur lesquels on jeta une sonde qui, filée jusqu’à cent cinquante brasses, ne donna aucun résultat. Je pris de cette eau dans un vase de cristal sans que sa transparence naturelle fut ternie ; mais, en la filtrant, j’obtins une grande quantité d’animalcules crus- tacés , d’une ténuité extrême, aussi brillants qu’un point de cinabre, qui donnait à l’eau cette apparence rouge très-vive, de même qu’il AUTOUR DU MONDE. i39 sufiit de quelques atomes de carmin pour colorer le liquide d’un vase d’une certaine capacité. Dans la matinée du 9, la Silla de Payta, montagne conique élevée, nous apparut au milieu d’un brouillard épais , et des centaines de pélicans s’ébattaient joyeuse- ment à une faible distance du rivage. La Coquille atteignit bientôt le port, où se trouvait ancré un baleinier anglais, la Duchesse de Portland. Le village de Payta se trouve situé par cinq degrés et quelques minutes de latitude méridionale , au fond d’une baie , ou plutôt d’un petit golfe très-sûr, quoique entièrement ouvert. On se demande qui a pu songer à placer sur un point aussi démuni de ressources un port sans importance , et dont les alentours sont d une effrayante stérilité. Payta , défavorisé par sa position et son sol, n’a été que bien rarement visité par les navigateurs des puissances d’Europe. Cependant lord Anson, expédié par le gou- vernement anglais pour s’emparer des galions, le brûla le 12 no- vembre 1741 , et la vanterie avec laquelle il cite une prouesse qui ne nécessita point une grande intrépidité, a donné lieu à J.-J. Rous- seau de faire assister Saint-Preux, dans son célèbre roman, à l’embrasement de cette misérable bourgade. Toutefois, c’est de ce point de l’Amérique que partirent en 1595, pour leur deuxième voyage de découvertes dans la mer du Sud, les célèbres navigateurs Mendana et Fernand de Quiros; et Dampier, dans son premier voyage, en dit quelques mots. Le golte de la Payta se trouve ouvert depuis le nord-nord-ouest jusqu’au nord-nord-est, et les vents qui régnent le plus habituelle- ment soufflent de la partie du sud. L’ancrage se trouve abrité sur Un fond de vase olive et compacte. La mer y est belle et unie. Les «misons sont construites sur le penchant d’un ravin , et au pied d une plaine uniforme par sa surface, mais élevée en falaise abrupte au-dessus du niveau de la mer. Cette falaise sablonneuse contourne la baie en simulant un parapet, et ne s’affaisse que dans le nord °u terrain devient déclive au village péruvien nommé Colan. L’aspect de cette partie du Nouveau-Monde est d’une nudité ^Poussante ; partout des sables déserts , partout une teinte jaune rulée, un rideau vaporeux sans arbres, une plaine frappée de mort, a peine quelques maigres rejets de mimeuses rabougries 8 e event sans vigueur aux alentours de Colan. Quelques montagnes VOYAGE schisteuses , à ossature décharnée, arrêtent la vue à l’horizon dans la partie méridionale. La route, qui de Payta conduit à la ville de Piuia, les contourne; le désert qui isole ces deux points, distants de plus de quatorze lieues , offre à chaque pas une arène mouvante de nature marine , et remplie de débris d’ossements. Tout porte à croire que Payta n’a même été primitivement établi sur le bord de la mer que pour servir de débouché aux productions agriculturielles de Piura. Mais ce village isolé , de nulle importance , dont les auto- rités sans considération se trouvent éloignées de tout contrôle dans les attributions de leur place, a toujours été un centre connu de contrebande, et l’aisance dont jouissent le commandant et les employés des douanes , leur est procurée par la part active qu’ils prennent aux atteintes portées au fisc, que leur devoir est de protéger. Mais la meilleure idée qu’il soit possible de prendre de l’intérieur du pays, résultera de la narration que M. Gabert, l’agent comptable de la corvette la Coquille, a bien voulu me remettre d'une excur- sion qu’il exécuta avec le gouverneur péruvien de Payta. Je citerai textuellement le narré de mon estimable ami, et je ne doute pas que ses observations vives et animées ne soient agréa- bles à mes lecteurs. « Le 18 mars 1823, je fis une excursion à la Rinconada, pro- priété de don Joaquin ïlelguero y Gomalla , située sur les bords de la rivière Chira , à cinq lieues au nord de Payta. C’est avec le commandant de ce port, M. Otoya, sous sa conduite, que j’entre- pris cette course en compagnie de M. d’Urville. » Nous suivîmes d’abord les anfractuosités de la côte vers le nord, et, après avoir passé la pointe Colavo, nous nous enfon- çâmes dans ces vastes plaines de sable qui environnent Payta. Il m’est impossible de rendre toutes les sensations vives que j’éprouvai à l’aspect du désert immense que ma vue embrassait, et dont je pai cornus en un clin dœil toute l’étendue. Je me crus en un instant lancé sur la pleine mer ; mais des tourbillons de sable, que le vent soulevait en colonne épaisse devant les pas de nos chevaux , me rendirent aussitôt au sentiment de ma véritable position , par la douleur que mes yeux offusqués ressentirent. Alors je portai une attention plus directe à tout ce qui m’entourait. A l’horizon , la Cordillera et les montagnes de Piura apparaissaient dans un’ tel AUTOUR DU MONDE. 141 éloignement , que nous les prîmes longtemps pour des masses de nuages stationnaires ; des monticules de sable disséminés çà et là , balayés par les vents , changeaient à chaque instant de forme et de grandeur, et parfois, frappés par des tourbillons, se mouvaient soudainement d’une place à une autre , ne laissant aucune trace de leur position première. Des débris de coquilles marines se mon- traient par couches à l’état fossile , et ne laissaient aucun doute du séjour des eaux de la mer sur ce terrain stérile. De loin à loin quelques algarobos, des sapotes, d’une constitution chétive et rabougrie, dont les tiges brûlées, les rameaux ébranchés, et le feuillage ârs et décoloré attestaient tout à la fois l'aridité du sol et le passage dévastateur de l’armée indépendante, étaient les seuls végétaux qui servaient de sombre ornement à cet affreux désert; en vain mes yeux fatigués errèrent sur sa surface , je ne pus y dé- couvrir le moindre brin d’herbe, la plus petite source d’eau. Aussi le voyageur qui a le malheur de s’égarer est-il certain de périr, dévoré par la soif, sur ces plaines sablonneuses, constamment brû- lées par un soleil ardent. La nuit ne lui apporte aucun soulage- ment, car elle est sans fraîcheur, l’atmosphère n’est jamais chargée d’humidité , et le ciel est d’une pureté tellement remarquable, que les asti es y brillent du plus vif éclat. Aussi dit-on proverbialement dans le pays : tan claro, tan brillante como la luna de Pag ta ( aussi clair, aussi brillant que la lune de Payta). » M. Otoya nous cita plusieurs exemples de voyageurs égarés sur la plaine de sable qui sépare Payta de Piura, morts victimes de l’imprudence qu’ils avaient eue de se confier à une route aussi mobile que le vent. Les muletiers, habitués à traverser ce désert, retrouvent facilement la trace de leur chemin quand des circonstances imprévues les en écartent. Une poignée de sable est pour eux un moyen de direction aussi infaillible que la boussole l’est en pleine mer pour les navigateurs : car le sable de la route imprégné de la fiente des animaux qui la parcourent constamment, exhale une odeur de fumier qu’elle n’a point hors de cette limite, et qui ne Peut tromper le nez exercé d'un muletier péruvien. D’après M- Otoya, le ciel de cette partie du Pérou se couvre rarement de nuages, et plus rarement encore on y jouit du bienfait de la nluie- des périodes de cinq années se passent d’ordinaire sans qu’il en tombe une goutte; et, lorsqu’il pleut, c’est toujours sous forme de K 18 142 VOYAGE brume ; mais alors la surface de ce vaste désert se revêt d’urie ma- nière presque spontanée d’un léger tapis de verdure qui ne tarde pas à être flétri et dissipé par l’action simultanée et dévorante du soleil et du vent. » Cependant M. Otoya , qui depuis la révolution du Pérou n’avait eu l’occasion de visiter la Rinconada, avait pris une fausse direc- tion, et nous errâmes avec lui quelque temps avant d’atteindre les bords de la rivière la Chira. A l’inspection seule des sommets de la Cordillera , il reconnut qu’il s’égarait , et ce relèvement à vue d’œil lui suffit pour rentrer dans la bonne route. Ce fut ainsi que nous parvînmes dans l’encaissement de la Chira , entièrement formé de sable mouvant. Nous ne trouvâmes point sans peine un sentier qui nous en ouvrit l’accès ; car les bords se présentaient partout en pente rapide , et toute leur surface était crevassée et garnie de coquilles fossiles. De même que nous l’avions remarqué sur la falaise qui borde la plage de Payta , nous rencontrâmes des ostras pennas (pinnes marines), des picos (balanes), des vénéras (pèle- rines). Mais ici les monticules de sable étaient plus nombreux , plus rapprochés, affectant tous une forme constante, arrondis qu’ils étaient du côté qui regarde le sud , et échancrés fortement du côté du nord, de telle manière qu’ils semblaient être formés par les brises du sud , qui soufflent d’ordinaire sur cette côte. Le sable lui-même était plus fin , plus mobile et en couche d’une épaisseur ■beaucoup plus considérable. Les algarobos, les sapotes et autres végétaux se montrèrent en plus grand nombre et plus vigoureux au fur et à mesure que nous nous approchions des rives de la Chira. » Néanmoins , depuis quelque temps l’aiguillon de la soif se faisait sentir , la faible brise qui nous avait accompagnés jusqu’ici ne rafraîchissait plus l’air; le soleil , au milieu de sa course, dar- dait perpendiculairement sur nos têtes brûlantes; nos chevaux n’avançaient que très-lentement , arrêtés à chaque pas par un sable mouvant, dans lequel ils enfonçaient assez profondément pour nous faire craindre d’être obligés de les abandonner ; et parfois des tourbillons de vents subits , faisaient soulever un nuage de sable très-fin qui nous incommodait beaucoup. L’aspect de cette solitude, où le silence de la mort nous entourait, en réveillant dans mon imagination de tristes pensées , me reporta tout à coup à l’époque de la conquête du Pérou par Pizarre ; et , en ressentant les atteintes AÜTOün DU MONDE. 143 de la soif que je ne pouvais apaiser , je conçus combien avait dû être grande l’ardeur de ce conquérant , pour n’avoir pas reculé devant l’horreur de ces solitudes. Et ses compagnons entraînés sur ses pas par l’unique passion des richesses ! qu’il était donc puis- sant ce besoin de l’or qui les tourmentait , pour leur faire fermer les yeux sur la faim et la soif qui , dans ces déserts immenses , devaient se montrer à eux à chaque pas, sous les formes les plus affreuses ! Et pourtant rien ne les a arrêtés , pas même l’horreur d’être obligés de s’abreuver de sang humain. Auri sacra famés! Qu’elle est poignante la pensée que telle fut la devise qui jeta les conquérants espagnols au milieu de ces déserts , d’où ils sortirent charges d’or , mais tout couverts du sang des innocentes victimes qui les peuplaient. Ah ! les guerriers de notre chère France , aux jours de la patrie eu deuil , allèrent aussi affronter les sables des déserts ! mais ils y furent conduits par l’honorable passion de la gloire, et l’Égypte ne les vit qu’escortés par le noble cortège des sciences et de la civilisation. Cette idée , qui traversa comme un éclair mon esprit, me lit rêver aux beaux jours de ma patrie, et j’oubliai ainsi toutes les scènes de désespoir que l’aspect de cette solitude avait réveillé dans ma pensée. » Malgré la chaleur qui nous suffoquait, M. Otoya , couvert d’un long chapeau de paille à bords rabattus , tenait uu cigare >î la bouche, toujours allumé, et ne cessait de nous répéter que le meilleur moyen de n’avoir point soif sur une route pareille était de fumer constamment. A tort ou à raison , nous ne voulûmes point user de son spécifique , que nous présentons à la méditation des Physiologistes. » Enfin, à nos regards s’offrit au loin un petit village indien. Nous nous en approchâmes ; il était composé d’une centaine de cabanes couvertes de chaume et construites avec un peu de terre et des cannes ; nous n’aperçûmes aucun des habitants qui , en ce Moment sans doute , jouissaient du plaisir de la sieste. Nous nous rendîmes de là à l’habitation du curé , qui apparaissait à une grande distance , et où M. Otoya comptait prendre des informations sur la r°ute qu’il avait à tenir pour arriver plus promptement à la propriété de M. Helguero. Le curé était absent, mais un domes- t'quc indien , revêtu d’un pantalon et d’une jaquette de toile bleue , s } trouva heureusement, pour nous donner les indications néces- 144 VOYAGE saires. Alors, certains de la direction que nous avions à suivre, nous donnâmes de l’éperon dans le flanc de nos chevaux; et cou- rant à travers les caroubiers et les monticules de sable, harassés de fatigue et mourant de soif, nous atteignîmes les limites de la Rinconada. Un portail de bois , près duquel on voyait une cabane et une fabrique de tuiles et de moellons , ne nous arrêta que l’in- stant qu’il fallut pour l’ouvrir ; et à nos regards satisfaits s’offrit une allée de superbes algavobos, dont le feuillage épais formait une voûte impénétrable aux rayons du soleil. » U n’appartient pas à notre plume de peindre, mais bien à 1 imagination des lecteurs de concevoir combien agréables et vives furent les émotions que nous éprouvâmes une fois que nous eûmes pénétré dans l’enceinte de la Rinconada, où nous n’avancions que sous des berceaux d’une végétation luxuriante, ranimés par la fraî- cheur de l’ombre , réjouis par l’aspect continu du feuillage épais et verdoyant marié à des milliers de fleurs odorantes, enchantés par le ramage mélodieux d’une multitude d’oiseaux divers qui , volti- geant de branche en branche , charmaient encore notre vue par l’éclat de leur plumage; contraste sublime et bizarre d’une nature puissante ! A deux pas de là le silence du désert et l’épouvantable aspect d’un terrain sablonneux et brûlant ; ici les délices du frais et de l’ombre joints à la douce mélodie des chantres de la nature, et la vue enivrante d’un sol couvert de toutes les richesses de Flore et de Pomone! Sous ces bocages sombres, la cigale mêlait son cri monotone à la voix musicale des oiseaux ; une espèce de quadru- pède à pelage bleuâtre, de la taille et de la forme d’un écureuil, sautillait à travers leurs branchages touffus, et, sur le sein des fleurs, qui les couronnaient, étaient suspendus une foule d’in- sectes , parmi lesquels brillaient de grands et superbes papillons. » M. Helguero nous fit un accueil plein de cordialité; entouré d’une noble famille , il nous apparut comme un patriarche des pre- miers temps du catholicisme. Cousin germain du général La Sema, alors à la tète d’une petite armée royaliste qui marchait contre Lima, il faisait des vœux pour le rétablissement de l’autorité du roi Fernando, et il accueillait chez lui les défenseurs malheureux de cette cause. Le matin même, une famille entière, émigrée de Guayaquil , avait trouvé auprès de lui un refuge. L’isolement de son habitation et l’indifférence des habitants de cette partie du AUTOUR DU MONDE. 145 i'érou pour la cause de l’indépendance , lui permettaient de remplir avec moins de risque les devoirs sacrés de l’hospitalité envers d’in- t'ortunés fugitifs. » La propriété de M. Ifelguero est située, ainsi que je l’ai déjà dit , sur les bords de la rivière la Chira , à quatre lieues de l’em- bouchure. Le corps de logis s’élève à une petite distance de la rive. C’est une grande maison construite en briques et crépie à la chaux, a un seul étage , avec un rez-de-chaussée vaste et commode , et un balcon en bois grossièrement travaillé, sur la façade qui regarde la rivière , et d’où la vue s’étend sur un jardin délicieux. Là se trouvent réunis le bananier, le cocotier, le papayer, l’oranger, le citronnier, le goyavier, le grenadier, le figuier etlessandias (melons d’eau); le terrain paraît être d’un excellent rapport. On y cultive le cotonnier, le maïs, le riz, la canne à sucre, le tabac. Enfin , cette propriété, par sa position et sa fertilité, livrée à des mains plus industrieuses, serait une riche mine pour la fortune du pos- sesseur, qui n’en retire maintenant que ce qui est nécessaire à 1 entretien et à la subsistance de sa famille et de scs gens; on y elève des volailles et des cochons, et le gibier y est abondant. En face du corps-de-logis est une aire au milieu de laquelle est plantée une grande croix de bois élevée sur quelques gradins de briques. Comme dans toutes les habitations des colons espagnols , c’est au pied de cette croix que la nombreuse famille de ces lieux , entourée de tous ses domestiques et de ses paysans, vient, matin et soir, adresser de longues et ferventes prières au Seigneur. » Après le dîner, qui fut plus remarquable par la quantité des plats que par la composition des mets, dont la préparation n’était guère de notre goût, toutes les personnes des deux sexes armèrent olégamment leur bouche d’un cigare , et allèrent sur le bord de leau, dans un endroit consacré au repos, goûter le plaisir de fumer nonchalamment étendues sur des nattes, à l’ombre des mas- sifs de verdure formés par des saules superbes , de gigantesques algarobos , et au doux murmure des eaux fangeuses de la Chira. » D’après M. Otoya, cette rivière prend sa source dans la mon- fugne de Gaunguabanba. Elle est grossie par les eaux du fleuve Maranan, qui, dans la saison des pluies , arrose dans ses déborde- ments les terres adjacentes et forme des torrents qui vont se perdre dans la Chira. Elle a environ quatre cents pieds de largeur à son 146 VOYAGE embouchure ; sa plus grande profondeur est ordinairement de deux brasses à deux brasses et demie. Elle est habitée par des crocodiles qui ont jusqu’à quatre vares de longueur. Ces animaux se trouvent en très-grand nombre à l’embouchure qui est obstruée par des bancs de sable mouvant, lis remontent d’ordinaire la rivière et dévorent les bestiaux qui viennent s’y désaltérer; ils n’épargnent même point les jeunes Indiens qui se laissent quelquefois surpren- dre, lorsqu’ils viennent le soir puiser de l’eau, dont la vente est un petit commerce assez lucratif pour les habitants des villages environnants. Le transport se fait sur des ânes et dans de grandes callebasses. Nous rencontrâmes, sur notre route, plusieurs cara- vanes d’âniers, qui avaient tous l’air bien misérable. Les eaux de la Chira ne nourrissent que quelques espèces de poissons; on ne m’en a cité que deux qui sont recherchés des habitants : le chabot et un autre que les colons désignent sous le nom de bagret. » Pendant que chacun causait et fumait sur les rives de la Chira, nous traversâmes cette rivière dans une pirogue conduite par un seul Indien; et, guidés par M. Otoya, nous fîmes une course jus- qu’au village d’Àmosape. Nous suivîmes environ un quart d’heure un chemin tracé au travers de bois épais. » Amosape se trouve à trois lieues de l’embouchure de la Chira. Il est situé dans l’encaissement de cette rivière au pied d’un morne qui en forme le couronnement , et dont les rochers , découpés et isolés, semblent attester quelque ancien écroulement occasionné soit par le débordement des eaux , soit par des tremblements de terre. Il renferme une population de deux mille âmes , qui est pres- que entièrement composée de familles indiennes. Les maisons ne sont que de véritables cabanes bâties en camitas et en terre , ayant des nattes pour couvertures. Quelques-unes sont crépies à la chaux. Les rues sont droites. Il y a une grande place sur laquelle on voit une église , le seul bâtiment qui attire l’attention dans un endroit aussi misérable. Le peuple , assis sur le seuil des portes , respirait tranquillement la fraîcheur du soir. La bonté et la douceur formaient le caractère dominant de la figure de ces pauvres Indiens. Etrangers à tout esprit de parti , loin des principaux lieux où reten- tissent les fureurs du despotisme et de l'indépendance, ils vivent paisibles, et, dans la simplicité de leurs coutumes, se trouvent satisfaits de leur sort. AUTO DIl DU MONDE. 147 » M. Otoya me cita le nom de plusieurs autres villages pareille- ment bâtis comme celui d’Amosape, dans l’encaissement de la Chira , mais rapprochés des hauteurs sur un terrain sablonneux , où ne croissent que des algarobos. Tels sont : » La Guaja , à cinq lieues de l’embouchure de la Chira , avec une population de deux mille âmes, et une église paroissiale desservie par un curé; » La Chira , à six lieues de l’embouchure de la rivière qui lui donne son nom, avec une population de mille âmes, sans église. Les Indiens dépendent du village précédent pour tout ce qui a rap- port à la religion ; » Punta, à neuf lieues de l’embouchure, renferme environ trois mille cinq cents âmes, et possède une église paroissiale. » Tous les habitants de ces villages, principalement composés d’indiens, sont cultivateurs. Ils font, avec la ville de Piura, un petit commerce qui , sans les enrichir, leur fournit au moins les étoffes consacrées à l’entretien de leurs vêtements et les nécessités communes de la vie. Ils y transportent du coton , du maïs , du riz, des bestiaux, du gibier, des fruits et même de l’eau, dont Piura manque ordinairement durant la saison de l’été; la rivière qui lui en fournit étant à cette époque à sec , et les habitants ne pouvant se procurer qu’une eau désagréable en creusant des puits dans son lit. Ils cultivent aussi la canne à sucre; mais ils n’en tirent pas un grand parti ; car ils sont dépourvus des machines indispensables pour la fabrication du sucre. Ils composent avec le jus de la canne, mêlé à une certaine quantité d’eau et d’ariis, une liqueur qui est estimée et recherchée. J’en ai goûté chez M. Jlelguero ; elle est torte et assez agréable. Ils extraient aussi du maïs une boisson appelée chicha, dont le peuple fait beaucoup de cas. Les Indiens de ces villages sont sobres, ont un tempérament sec, et jouissent on général d’une bonne santé. Comme chez eux personne n’exerce l’art de guérir, ils sont eux-mêmes leur médecin. Ils tirent de la Cordillera , et surtout des montagnes de Piura , une plante appelée dans ce pays chininga, dont la racine est un excellent fébrifuge; eHe est même, à ce qu’on m’a assuré, un remède souverain contre la fièvre jaune. J’ai vu une dame de Piura , qui m’a certifié avoir été elle-même atteinte de cette dernière maladie ; que , privée du secours d’un médecin , elle avait fait usage de la racine de chi- 148 VOYAGE ninga, et qu’elle avait été radicalement guérie en deux fois vingt- quatre heures. Cette racine , fraîchement cueillie, jouit d’une vertu plus spécifique contre les fièvres. On trouve sur les mêmes monta- gnes le chuquirao , qui a les mêmes propriétés que la racine de chi- ninga. On s’en sert en faisant infuser, de même que le thé , les feuilles et les fleurs. » Comme le soleil disparaissait de l’horizon, nous quittâmes le village d’Amosapc, et retournâmes à la Kinconada. Nous y arri- vâmes au moment où la nuit, ayant dissipé les derniers rayons du jour, resplendissait d’étoiles, et pendant que la cloche de l’ha- bitation rappelait aux habitants de la Kinconada que l’heure de la prière était arrivée. M. Helguero , entouré de sa famille et de ses hôtes, debout sur le balcon, promenait sa vue tout autour de la place où s’élevait la croix; et, semblable au berger qui , revenant des pâturages, arrêté sur le seuil de sa cabane, compte les brebis qui rentrent au bercail, dès qu’il fut assuré que personne ne man- quait à l’appel de la cloche, il s’agenouilla et fit signe à son fils aîné de commencer la prière du soir. Le bruit sourd qu’avait pro- duit jusqu alors le caquetage de cette réunion d’hommes et de femmes cessa aussitôt , et fut remplacé par un silence profond qui répandit sur tout le lieu quelque chose de mystérieux et de sacré. Le signe de la croix fut répété un instant après par toutes les bou- ches. Le fils de M. Helguero récita seul , à haute voix , le Credo et le Confileor, chanta , le chapelet a la main , les litanies de la sainte Vierge ; et après en avoir parcouru tous les grains , il dit un acte d’adoration avec l’expression de la plus profonde piété. Sa voix était suivie d’un bruit religieux semblable au vent léger qui mur- mure à travers un épais feuillage , occasionné par la répétition que chaque assistant faisait de ces prières sur un ton très-bas. » Cette scène religieuse, qui se passait à la face du ciel, dans le silence de la nuit, à l’ombre vacillante des riches et superbes végétaux, dont le feuillage était vivement éclairé par les rayons éclatants de la lune, qui roulait suspendue à la voûte céleste comme le flambeau magique du temple de la nature, fit sur mon cœur une impression indéfinissable , dont les âmes pieuses seules pourront se former une idée , et me plongea dans une sorte de rêverie mystique, qui se prolongea bien longtemps après la fin des prières , et dont je ne fus retiré que par les cris de joie que ADTOtIR DD MONDE. 149 poussaient autour de moi les personnes qui , tantôt prosternées au pied de la croix , avaient montré tant de recueillement dans leurs saintes adorations. Je ne fus pas peu surpris de leur gaieté folle et de leur appel répété à des jeux innocents. Les jeunes gens des deux sexes formèrent un cercle joyeux , et le Christ , naguère témoin des chants sacrés de leur piété ardente , le fut aussi de leur joyeuseté et de leurs amusements folâtres. L’air retentit de leurs chansons pro- fanes ; et , dans leurs rondes à gais refrains , foulant la pelouse à pas cadencés, les jeunes filles, vives et légères, entraînées par la pétulance de leurs partners , se trouvaient pressées entre leurs bras et payaient d’un doux baiser leurs piquantes agaceries. Ces gracieuses hostilités n’entraînaient aucune bouderie, et excitaient au contraire des éclats de rire redoublés, expression vraie de l’hu- meur joviale de cette troupe aimable ; aucune pensée criminelle ne se mêlait à leurs jeux , où la gaieté présidait seule dans toute sa pureté; c’était enfin comme aux premiers âges de la nature. Tous ces amusements qui , par le confiant abandon des personnes jeunes qui y figuraient , n’auraient pas eu l’approbation d'un casuiste , ou auraient exercé la médisance des beautés timides , mais éclairées de l’Europe , continuèrent la soirée entière avec toute la simplicité et la naïveté de l’innocence. L’heure du souper , que l’on servit à neuf heures et demie , y mit ün , et aussitôt après chacun se retira dans le lieu où l’on avait établi sa couche. » Fatigué de mes courses de la journée, j’allai me jeter sur un ht de repos que l’on avait dressé dans une chambre qui donnait sur le balcon , et , après avoir contemplé quelque temps l’aspect riant du ciel , dont la pureté égalait le vif éclat des étoiles, je m’en- dormis profondément. Je fus bercé pendant mon sommeil de rêves agréables qui me retracèrent les plaisirs du soir. Le lendemain , debout bien avant l’aurore, j’allai sur les rives delà Chira attendre le réveil du jour ; et , dans une courte promenade , je goûtai toutes les délices que peuvent produire sur un cœur satisfait , étranger aux ennuis et aux voluptés des grandes villes, le silence des bois, la fraîcheur de l’ombre du matin , l’aspect d’une nature riche et riante, le murmure des eaux à courant rapide, la vue majestueuse d un ciel pur sur lequel se projetaient les flots de lumière du soleil levant, la voie mélodieuse des peuplades bocageres qui, saluant le lever de l’astre du jour et secouant leurs ailes, voletaient sans I. 19 150 VOYAGE crainte aucune de ma présence , et répétaient à chaque instant leur chant simple et gracieux, comme le paysage qui m’environnait. » Je quittai ce lieu charmant avec regret, car l’heure était venue de retourner à bord de la Coquille. Nous nous empressâmes de prendre congé de l’obligeant M. Helguero et de sa nombreuse famille ; et , guidés de nouveau par M. Otoya , cette fois , sans nous tromper , nous prîmes la route directe de Payta , où nous arri- vâmes dans l’après-midi du 19. » La population de Payta peut être évaluée à quinze cents habi- tants. Cette bourgade occupe un angle de la baie sur la déclivité du rivage , et se trouve bâtie en amphithéâtre. La plupart des mai- sons sont des cabanes construites avec des cannas bravas, tiges de bambous , de quinze à vingt pieds de longueur, sur un diamètre de cinq pouces , et qui jouissent de la propriété de durer un siècle sans se détériorer. Les interstices de ces roseaux sont remplis de terre glaise ou de sable argileux , assez imparfaitement toutefois , pour faire ressembler leurs parois à un crible. Les toitures en joncs des marécages, apportés de loin, sont supportées par des tiges de bambous aussi solides que gracieuses et légères. L’air pénètre de toute part dans ces simples demeures démunies de meubles , et où sont accrochés quelques ustensiles grossiers de ménage. Les maisons des personnes notables sont édifiées avec des fragments de grès coquillier, que surmonte une varangue formant galerie au premier étage. Sous cet abri , les habitants vont respirer la fraîcheur, et se délasser chaque soir des fatigues du jour. Comme chez le peu- ple , nul meuble confortable destiné aux commodités de la vie, nulle décoration , ne viennent détruire la nudité repoussante de ces asiles qui ressemblent à nos corps-de-garde : quelques nattes , jetées sur un demi-plancher en bois mal dégrossi, et à peine élevé au-dessus du sol , servent de lit pour la nuit , de bergère pour le jour, à tous les membres de la famille. Toutefois le hamac , ce lit mobile et voluptueux, si bien accommodé aux habitudes efféminées des créo- les, est le meuble de première nécessité dans chaque maison. Son tissu est d’une rare finesse , et les ouvriers de Guayaquil sont en réputation pour leur confection. Pour en finir avec le mobilier d’un Péruvien de Payta, je dois dire que l’habitation du gouverneur fut la seule qui ait fait exception à ce que je viens de dire; nous y vîmes en effet quelques bancs placés autour d'une grande salle de AUTOUR DU MONDE. 151 réception , dont une table occupait le milieu , et quelques fauteuils gothiques les angles. Faudrait-il ajouter foi au dire de M. Oloya, capitaine du port , qui assura à chaque officier de l'expédition de la Coquille, que ce dénùment absolu devait être attribué à lord Cochrane, par les ordres duquel des soldats brisèrent tous les meubles des habitants de Pay ta , après la prise de cette ville , dans le but d’assurer le placement des objets domestiques dont se trou- vaient chargés deux navires anglais mouillés sur rade avec son escadre. Cette supposition injurieuse m’a paru gratuite, et je la donne comme je l’ai reçue et pour ce qu’elle vaut. Les gens du peuple sont dans la misère la plus grande. Leur existence est celle d’une abjection profonde , entretenue par une insigne paresseetune dégoûtante malpropreté. Certes, les demeures des insulaires de la mer du Sud l’emportent de beaucoup sur celles de ces hommes dits civilisés. Une chaudière en fer, des vases façonnés avec des coques de calebasses desséchées , un hamac gros- sier en fils tirés de la pitte ou du brou de palmier , composent toute la fortune mobilière d’une famille. Les rues de Payta sont droites , et les cabanes , placées sur deux ou trois rangs , sont rapprochées et interrompues entre elles pour laisser entre certains carrés des passages étroits. Quelques magasins consacrés au service public bordent la mer, et un débarcadère très- commode a été jeté sur la plage : dans la partie méridionale, sont des chantiers pour des petits navires, et deux bâtiments caboteurs étaient, pendant mon séjour, en construction. Pour cette faible population on n’a bâti que deux églises! Bien que couvertes de chaume , ce sont les monuments les plus somptueux de ce misérable endroit, et l’intérieur y brille encore de ce luxe dont les temples catholiques , et surtout ceux d’Espagne , ont la vaine et futile manie de se parer. Des feuilles d’argent battu reluisaient sur le devant du maître-autel ; mais les confessionnaux attirèrent surtout mes regards. Bien différents de ceux exigés en Europe par la bien- séance , et qui isolent les dévotes par une épaisse cloison fermée , ces tribunaux de la pénitence ne se composent , à Payta , que de fauteuils amples et complètement découverts; de sorte que, pressé par celle qui se confesse, le ministre peut en paix agacer ses sens, les enflammer , et celle-ci ne peut jamais dérober ses traits , lors même qu’elle essaierait de le faire, aux regards des moines lubri- 152 VOYAGE ques qui composent la plus grande partie (et, sans le respect humain, je dirais la totalité) du clergé espagnol américain. La l'erveurdes femmes, pour les cérémonies de l’Église, est très-pro- noncée , et l’usage de prier sur des nattes jetées sur la pierre froide du parvis, semble promettre une componction plus profonde, une méditation religieuse plus sentie ; mais , fanatisées dès leur enfance , ces pratiques minutieuses sont devenues, pour les dames, une momerie , un rôle qu’on remplit pendant quelques heures , et qu’on oublie dès qu’on franchit le seuil du tabernacle. L’habitude de placer dans les églises les sépultures des gens qui peuvent payer leurs places dans ces saints lieux , est très-encouragée par le clergé. Les dépouilles dont on ne peut retirer aucun salaire sont enfouies, sans cérémonie, à quelques pas de la bourgade. Payta est le seul endroit où j’entendis avec plaisir le bourdonnement des cloches appelant les fidèles à la prière, bruit partout assourdissant, et qui, à Payta, était remarquable par une cadence régulière et par une harmonie de timbres très-divers , dirigés avec beaucoup d’habitude, et je dirai même de goût. Cinq prêtres et un curé desservent ces deux églises, et ont pour auxiliaires quelques capucins. Le curé était un tout jeune homme, à visage de chérubin , ce qui est rare dans les constitutions espagnoles, et n’ayant d’apparence religieuse exté- rieure que la tonsure. Il avait au reste la réputation d’un galant déterminé. Enfin, les habitudes des naturels, relativement à leurs idées religieuses, et dût la Suinte-Hermandad inscrire mon nom en lettres rouges , ne sont que des formes purement extérieures de culte , qui m’ont paru la plus grave affaire d’un créole espagnol ; mais, en dépit de cette ferveur apparente, malgré cette multiplicité de prières, rien n’y est plus rare que la vraie dévotion. Les églises sont pour ces peuples un théâtre où l’on se rend pour consommer quelques heures , se montrer et se parer d’un masque hypocrite. C’est un passeo, où les filles font des cours réguliers de galanterie; c’est un lieu où régnent, avec despotisme, l’ignorance la plus absolue et le fanatisme le plus égoïste. Payta, ainsi que je l’ai déjà dit, est un endroit très-commode pour l’introduction des objets de contrebande ; elle s’y fait presque ouvertement , et les autorités ne dédaignent même pas d’y prendre part. Les prêtres eux-mêmes l’encouragent, parce qu’ils y trouvent leur compte, et d’ailleurs les commerçants, familiarisés avec les AUTOUR DU MONDE. 153 préjugés des habitants, n’oublient point de les faire tourner à leur avantage. C’est ainsi que pendant mon séjour, un navire américain, dont le chargement consistait en étoffes et en articles de modes calqués sur les produits de France, vint mouiller sur la rade. Il déclara se rendre à Guayaquil , et , par conséquent , ne relâcher à Payta que pour renouveler quelques provisions. Or, par ce moyen, point de déclaration de chargement à faire, point de droits de douanes à payer, point de visites ostensibles ; sa cargaison cepen- dant devait s’écouler par Payta et Piura, dans l’intérieur du Pérou, car telle était sa destination. Le capitaine glissa de l’or dans les mains des autorités militaires et des douanes, puis adressa aux églises, comme un témoignage de remercîment pour la bonne réception qu’on lui a faite , un christ moulé en pâte de carton , peint et verni avec un très-grand soin, et un enfant Jésus, de même composition. Des vêtements ornés de clinquants étaient destinés à renouveler ceux des anciens saints qui étaient ternis dans les niches qu’ils occupaient. La population entière fut émerveillée d'un tel présent, et assista, comme à un jour de fête, au débarquement de ces reliques , que des embarcations pavoisées et remplies de musi- ciens furent chercher : des pétards , des coups de fusil saluèrent leur arrivée sur le rivage, et témoignèrent de l’allégresse générale. Comme on le conçoit facilement , le capitaine fut très-longtemps à renouveler quelques livres de légumes secs dont il avait besoin , et sa cargaison s’écoula tout entière dans le pays, sans que le trésor de la république en retirât un sou. Certes , cette image de carton fut une vraie providence pour le traficant protestant ou luthérien qui basa sur elle le succès lucratif de son expédition lointaine. La population de Payta est presque exclusivement composée de Péruviens issus des anciennes familles indiennes, ou de métis, pro- duits par le croisement des aborigènes avec des nègres transplantés d’Afrique. Les blancs y sont en petit nombre, et y forment une caste privilégiée, qui professe un souverain mépris pour le peuple, qui tient d’elle tous ses vices. L’administration du pays est soumise a un gouverneur qui a sous sa juridiction le capitaine du poi t et les divers emplovés du fisc. Il u’a au reste aucune force armee a sa disposition , bien qu’un arrêté ait prescrit de former une compa- gnie de garde nationale , de tous lés hommes en âge de porter les armes; l’aptitude au service militaire de la population n’était point 154 VOYAGE assez grande pour que cette milice essayât même de se réunir sous les drapeaux. L’emplacement du vieux fort est tout ce qui reste du système de défense établi sous le gouvernement espagnol ; les canons qui couronnaient la hauteur, ont été enlevés par l’escadre de lord Cochrane. Les anciens règlements des vice-rois, dont le but avoué était de ne jamais mettre la population indienne à même de se soulever, exemptaient du service militaire les Péruviens d’origine. Il en est résulté de la part des gens de cette race, une docilité et une soumission telles, que le visage d’un blanc suffit pour inspirer la terreur et les contenir dans les bornes de l’obéissance passive. Cependant, ce n’est pas sans avoir le cœur ulcéré contre leurs dominateurs , qui se réservent l’or et l’oisiveté , en leur léguant le travail et la misère, que ces Indiens supportent le joug sous lequel ils courbent la tête depuis de longues années , et que les républi- cains n’ont point allégé. Aussi ces hommes simples regrettent-ils le gouvernement de la métropole, qui leur offrait des garanties pour la vente de leurs récoltes, en même temps qu’ils trouvaient un repos et une sécurité que l’état permanent de guerre amené par le nouvel ordre de choses , a compromis. Les habitudes à Payta ont une teinte de localité bien plus pro- noncée que partout ailleurs. L’isolement des familles sur un point défavorisé , l’infécondité du sol , le manque d’industrie et de res- sources commerciales , impriment sur le type humain un cachet qui n’a rien de flatteur. Lu seul mot est dans toutes les bouches , la plata; l’argent est le dieu des Européens transplantés dans cette misérable bourgade : toutes les idées sont dirigées vers les moyens de s’en procurer, quels qu’ils soient. La classe riche, ou du moins celle qui passe pour telle , n’a aucune instruction , aucun senti- ment de dignité. Son ignorance des usages et de la simple politesse fait mal ; sa lésinerie est dégoûtante ; sans cesse à mendier des présents , solliciter des invitations à dîner à bord des vaisseaux , à peine accorderait-on à l’étranger qui débarque un verre d’eau pour se rafraîchir. Un besoin de toilette dévore les femmes, et tous leurs sens sont en émoi à la vue des colifichets gracieux préparés en Europe , par les modistes les plus famées. Nos vaudevillistes peignent le cachemire comme le talisman auquel ne savent résister maintes Parisiennes fashionables ; mais à Payta il n’est peut-être pas une seule demoiselle qui ne succombât à l’offre d’une robe de AUTOUR DU MONDE. 155 soie. C’est donc avec un empressement inouï que les dames affec- tionnent les soieries , les crépons , les dentelles et les blondes que les Américains ou les Anglais y débarquent. Leur mise sous ce rapport est riche sans doute , bien que les étoffes qu’elles recher- chent soient plutôt des tissus beaux en apparence , que remarqua- bles par leur valeur intrinsèque. Leur teint basané , l’embonpoint précoce qui surcharge la corpulence des mères, ne concourent point à donner aux dames de Payta ni la grâce ni la fraîcheur qui captivent les yeux. Leurs charmes rapidement amollis par l’influence d’une chaude température , n’ont pas recours au dérangement furtif d’un fichu indiscret , mais au contraire sont étalés au grand jour sans voile et sans embarras. Leur chevelure tressée en lon- gues mèches flottantes sur le dos et arrêtées par des nœuds , n’a pour ornement que quelques fleurs artificielles ou bien les corolles suaves d’un mongorium appelées margaritas reyas, dont la blan- cheur contraste avec le noir de jais qui la teint. C’est par la peti- tesse des pieds et par la couleur et la longueur des cheveux que les créoles brillent ; ce sont leurs charmes les moins contestables , bien qu’elles les gâtent en les frottant avec trop d’abondance de pom- mades parfumées qui les couvrent d’un vernis onctueux. Cette petitesse du pied, si estimée des Espagnols, est l’objet principal de la coquetterie d’une créole. Aussi la chaussure la plus fine , la plus parfaite de formes , est pour chaque femme le résultat de l’étude et de soins , et pour faire des conquêtes , c’est sur la délicatesse de cette partie que toutes fondent leurs prétentions. Aussi n’est-il pas rare de rencontrer des dames dont les extrémités, loin d’avoir été favorisées du ciel , sont lourdes et grossières , et cependant serrées et étranglées dans un soulier que la peau déborde de toutes parts. Celles qui se martyrisent ainsi peuvent à peine Marcher et rappellent les Chinoises , qui poussent les prétentions aux petits pieds jusqu’à plier les doigts sous la plante pour rac- courcir leurs pantoufles d’autant!!! Certes, des coutumes et des usages relatifs à l’art de plaire, on ne saurait disputer; mais ce qui est positif du moins , c’est que chaque peuple, chaque grande famille , s’est fait un type relatif d’agrément extérieur dont il serait bien difficile de le faire départir. Hans les chapitres précédents j’ai déjà parlé de l’extrême désin- voltoure des femmes du Chili et du Pérou. Celles de Payta et de 156 VOYAGE Piura, que nous eûmes occasion de voir dans des réunions de danses, l’emportaient encore de beaucoup par ce je ne sais quoi d’effronté dans la démarche , qui est moins que de la grâce, et plus que de la volupté. Créoles et d’origine espagnole, n’ayant nuis préjugés moraux, de plus, dévotes et sans culture intellectuelle, ces femmes livrées au désœuvrement et à l’influence d’une température qui excite aux plaisirs des sens, ne songent, ne pensent, ne respirent que pour l’amour. Aussi ont-elles adopté les belles manières de Guayaquil , qui consistent à se balancer en valsant de la manière la plus libre. Leur conversation ne souffre pas de gaze, et la timidité décente d’un homme bien élevé, n’y est que niaiserie ridicule. Leurs gestes , leurs propos , sont de lestes agaceries. On conçoit que des habitudes si familières sont du goût des marins que la navigation transporte sur ces rivages, où leur séjour ne doit être que de courte durée; et bien que la beauté y soit rare, la facilité des liaisons, un abandon sans réserve, une conversation ardente ont pour cette classe cosmopolite, un charme que d’autres avantages ne sauraient balancer. Un usage, qu’il esta désirer que nos élégantes Parisiennes n’adop- tent jamais, est universellement suivi par le beau sexe péruvien, du moins dans toute la province de Piura. Qu’on se figure une salle de bal remplie de femmes de tout âge , dans le costume le plus recherché : des fleurs couronnent leur tête ; des vêlements légers voilent à peine leurs corps ; et leur gorge est , ainsi que leurs bras, dans une complète nudité. Mais l’œil cherche en vain à saisir l’en- semble des quadrilles ; toutes les danseuses depuis la Ninna la plus enfantine, jusqu’à la grand’maman , assises comme tapisserie sur le pourtour de l’appartement , exhalent avec délices des colonnes de fumée qui montent lentement vers le ciel. Une atmosphère de tabac , imprégnant de son odeur nauséeuse les tissus , intercepte les rayons visuels , et émousse l’odorat. Chaque bouche est armée d'un cigare , dont le feu , sous les pas de chaque danseuse , res- semble à des bluettes qui jaillissent et se croisent en tous sens. Certes, n’y aurait-il pas de quoi effaroucher mille fois les amours, que de voir des lèvres vermeilles quitter une feuille de tabac roulée pour donner ou recevoir un baiser!.... La vie d’une femme de la classe fortunée s écoulé donc dans la sieste, le caquetage, le hamac ou le repos le plus absolu; et, à part AUTOUR DU MONDE. 157 le sommeil, leur bouche n’abandonne que rarement le cigare; mais si les jeunes demoiselles bien élevées n'en fument que vingt par jour, les femmes ne vont jamais à moins de quarante. Ces cigares, dont le tabac est assez doux, sont de forme semblable à ceux de France. On les porte soigneusement renfermés dans une sorte d’étui très- orné , placé au milieu du sein. Les hommes, en revanche, ne fument guère que la cigarette de papier. Quant aux femmes , elles avaient autrefois une habitude encore plus dégoûtante, bien qu’elle ne soit pas complètement éteinte, car j’ai vu plusieurs dames qui la prati- quaient journellement, et cette habitude n’était rien moins que de mâcher le tabac en carotte , ainsi que le pratiquent les matelots européens, qui appellent cela chiquer. Un sac élégamment orné, suspendu à la ceinture, renfermait cette préparation, si peu appro- priée à la bouche d’une fille. La mode généralement suivie dans l’habillement des femmes, consiste en une robe aussi décolletée que possible , et sans manches , que maintient sur l’épaule une touffe de ruban ; de sorte que le bras est nu jusqu’à l’aisselle : envelopper les formes de la beauté sous un voile officieux , avive l’imagination qui leur prête scs pres- tiges ; mais n’avoir rien à désirer l’éteint complètement. Aussi cette nudité n’a rien de favorable pour le beau sexe , à très-peu d’exceptions près. Les femmes âgées, presque toutes surchargées de graisse , due à leur vie molle et indolente , sous l’influence d’une haute température , sont d’une flaccidité dégoûtante. J’ai dit que le hamac mobile , suspendu dans le milieu de l’appartement , était en permanence. Il sert à faire la sieste, et à abréger, par ses molles ondulations , les heures trop longues de la journée. On y étale ses grâces dans des postures que la décence ne dirige pas tou- jours ; on y cause , étendue près d’un cavalier favorisé , que les plis du hamac pressent fortement contre la fille de la maison , maîtresse de ses actions , car les pères et les mères ne trouvent jamais à redire aux préférences, aux soins, lors même qu’un mariage ne doit pas être le résultat présumé d’une intimité aussi grande. Les hommes sont joueurs et libertins. La demeure du com- mandant du port, où les officiers de la corvette se réunissaient Parfois , était un tripot , où un grand nombre d’habitants , de la plus vilaine mine, jouaient gros jeu , le jour et la nuit , sans désem- parer, et les plus acharnés de la bande me parurent être des i. 20 158 VOYAGE capucins et des douaniers, plus en fonds probablement que leurs coassociés. Les dames riches de Piura viennent chaque année prendre des bains de mer à Payta : on s’y donne des rendez-vous pour satisfaire à ce plaisir, et cette bourgade est alors animée par les visiteurs. Les baigneurs et les baigneuses se mettent dans l’eau vers neuf heures du matin et à quatre heures du soir, mais sans cérémonie et sans grandes précautions. Les bains se prennent sur les grèves sablonneuses, devant tout le monde, hommes et femmes réunis. Les premiers conservent un caleçon , et les dernières s’enveloppent d’une simple jupe de laine. Si les gens de la classe plus relevée ne font pas plus de façons, on conçoit que la populace se gène encore moins ; mais rien ne prévient en faveur de celle-ci : sa physionomie est laide et flétrie par la misère. Le village de Colan , bâti au milieu d’une vaste plaine sablon- neuse, gît au nord de Payta , à une distance d’environ trois lieues. Quelques mimeuses à tiges tortueuses, à feuilles grêles composent toute la verdure que l’œil aperçoit sur la teinte brûlée d’un sol arénacé et mouvant. Les indigènes ont été contraints de transpor- ter leurs cabanes en ce lieu pour éviter les effluves des marécages qui les moissonnaient chaque année, sur les bords d’un ruisseau où le village avait été primitivement établi. Les alentours de cette rivière, couverts de limon, sont très-fertiles, et c’est là que les habitants de Colan ont établi les cultures dont le produit alimente en partie Payta. Toutefois , bien que le séjour de la population soit temporaire en ce lieu , que les cultivateurs ne s’y rendent que pour les semis ou les récoltes des denrées que produisent ces propriétés, on remarque que la plupart des familles offrent un état sanitaire peu satisfaisant, et que les fièvres font parmi elles de grands ravages. Des Péruviens de race pure forment la population de Colan. Le gouvernement espagnol leur permettait de se nommer un cacique, sorte de chef dont la juridiction a la plus grande ana- logie avec les fonctions de maire de nos communes rurales. Ce chef ne peut être toutefois nommé que pour un temps limité, et ne peut être toutefois réélu qu’après être resté sans fonctions. Ces paisibles Américains convertis dès les premiers temps des conquêtes espagnoles dans le Nouveau-Monde, par les missionnaires, isolés sur un point où les communications avec l’intérieur sont rares , et AUTOUR DU MONDE. 159 celles des étrangers presque nulles, sont d’une grande simplicité de mœurs. Deux seules classes existent parmi eux : les pauvres, qui s’adonnent à la pêche, et tirent de la mer leur subsistance, et les cultivateurs , qui possèdent les terres arrosées par le Rio de Chira , ou placées dans les vallées et les gorges des montagnes qui se développent à quelques lieues au nord de Golan. Les Péruviens montagnards presque tous allies a ceux de Colau , ont encore plus rarement que ces derniers, occasion de renouveler leurs idées, sta- tionnaires et paisibles depuis des siècles. C’est de Colan ou de Lambayec que les habitants de Payta retirent, par le moyen des mulets, non-seulement les légumes frais, le lait et les provisions journalières , mais même l’eau qui sert de boisson et que réclame le service usuel des ménages. Deux ou trois familles d’origine euro- péenne et par cela même très-fières de ce titre , habitent Colan , où les naturels les entourent d’un grand respect , bien qu’ils évitent avec grand soin de contracter alliance avec elles. Les Péruviens de ce district forment entre eux une tribu dont le nombre des mem- bres s’accroît sans cesse, parce que les lois les exemptent du service public , et de tout engagement militaire. Je visitai Colan , par une de ces journées brûlantes des tropi- ques ; la chaleur que nul souffle aérien ne tempérait , était réver- bérée avec une puissance extraordinaire sur la surface nue de cette partie de la côte. Le thermomètre marquait quarante-six degrés centigrades , et le sol était assez échauffé pour qu’un chien embarqué en France, et mon fidèle compagnon de route, exprimât par ses plaintes toute l’incommodité qu’il éprouvait à marcher sur ce sable lirûlant. Arrivé à Colan , je me trouvai au milieu d’une population fortement empreinte des caractères typiques de sa race. Les Péru- viens que j’examinais n’étaient point, il est vrai, ceux que Pizarre dominait avec le fer et le feu ; mais bien que des moines fanatiques et ignorants aient dénaturé leur physionomie morale , il y a chez eux cette expression de bonté et de douceur , qui a rendu leurs ancêtres si faciles à égorger. Le cacique Matcharé fut mon guide : ce vieillard à physionomie austère et grave , me reçut dans sa pro- priété avec une bienveillance , avec une joie dont ma reconnaissance ne saurait trop proclamer le souvenir. J’ai séjourné au milieu de sa nombreuse famille avec un plaisir infini; et là, j'ai vraiment eu une idée parfaite du respect dont jouissait le chef d’une famille , 160 VOYAGE dans l’union qui régnait entre parents, chez les anciens patriarches des premiers âges du monde. Le vénérable Matcharé n’avait rien des temps modernes par ses manières graves et prévenantes, par son hospitalité, et même par le ton sentencieux de ses paroles. ïl reçut les visites de tous nos officiers, qui s’empressèrent, d’après ce que j’en avais dit à mon retour, de visiter ce vieillard et sa peu- plade. M. le capitaine Duperrey, désireux que cet homme conservât de notre nation un affectueux souvenir, s’empressa de le recevoir à bord avec distinction , et de lui remettre une des médailles frap- pées en commémoration de notre expédition. L’état-major y joignit des effets , des outils de fer, et divers autres objets dont il pouvait apprécier l’utilité. TVous étions les premiers Français dont le nom retentissait aux oreilles de ces Péruviens. Étrangers aux grands débats de l'Europe , sons grandes communications avec les républi- cains du Pérou, habitant un pays pauvre et très-peu cultivable, leur vie s’écoule dans une sphère étroite, et leur horizon politique se borne aux relations qu’en exigent les autorités des villes envi- ronnantes. Aussi les Indiens de Colan sont doux, timides, inof- fensifs , tandis que ceux de Payta , viciés par les Européens et par le contact des arrivages commerciaux, sont intéressés, résolus et turbulents. Colan est une bourgade plus grande et plus peuplée que Payta : on évalue le nombre de ses habitants à deux mille. Ses rues sont assez droites, ses cases régulièrement alignées, et devant l’église, qui est située au sud, on a laissé vacant un espace qui constitue une place régulière et vaste, au milieu de laquelle s’élève une croix. Des poteaux soutiennent au niveau de la toiture des mai- sons des nattes qui en abritent le pourtour de l’action du soleil. Toutes les cabanes sont en nattes , faites avec des roseaux minces, supportées par un pieu fiché en terre. Les murailles latérales sont maintenues par des roseaux semblables à la canne de Provence ; quelques gros bambous de Guayaquil forment les chevrons, sur lesquels sont jetées des nattes ou plutôt de petites bottes de roseaux ou de joncs , recueillis dans les marais du Rio de Colan. Il est facile de concevoir quel aspect misérable cette agglomération de huttes doit offrir, et quelle teinte sauvage et repoussante leur prêtent les sables mobiles environnants. Une vaste étendue de terrain autour de Colan, est frappée d’une stérilité affreuse, et l’on ne distingue AUTOUR DU MONDE. 1G1 quelques végétaux , qu’à trois lieues au nord , sur le pourtour de la rivière , qui prend en cet endroit , et en se perdant à la mer par de nombreux ruisseaux , le nom de Rio de Colan. Cette petite rivière a sa source dans la chaîne de montagnes de la côte , appelée Guan- guabanba, passe à un village nommé Punta, situé à neuf lieues de la mer, et peuplé de mille habitants, puis à Laguay , arrose Amotape , Chira, où elle change de nom ; et, en se terminant , n’a que cinq ou six pieds de profondeur. Cette rivière fournit l’eau qui sert de boisson aux villages environnants et particulièrement à Payta , où on la porte dans des calebasses à dos d’ànons , et elle y est vendue très-cher et au même prix que le vin en France. Cette eau terreuse et tenant beaucoup de sels en dissolution , est malsaine , d’une ingestion difficile , et occasionne diverses maladies. Les gens un peu aisés , ne la boivent qu’après qu’elle a été filtrée , à travers une pierre d ’alcantaras, sorte de grès argileux, très-per- méable à l’eau , qui s’insinue à travers les porosités de sa surface. On assure que de nombreux caïmans habitent cette rivière , et MM. d’Urville et Gabert , qui passèrent une nuit dans une habi- tation , sur ses bords , croient en avoir entendu. Une végétation active due à l’humidité et à la chaleur, couvre les lieux marécageux qui doivent leur naissance à ses débordements , et contrastent par leur fraîcheur avec le pourtour de la baie qui est desséchée. Colan possède une église assez grande , qu’un tremblement de terre renversa en partie , il y a environ dix ans. La façade à moitié détruite est bâtie en bois , recouverte de platras , sur les- quels on a appliqué des moulures et des peintures grossières ; l’édifice est recouvert d’une toiture de roseaux en plans inclinés. L’intérieur est plus riche que ne le comporte d’ordinaire une église de village, et on y remarque surtout deux petites statues éques- tres ( saint Jacques et saint Philippe J coulées en argent massif , chacune d’elles pesant plus d’une arrobe ou trente livres environ. Ces saints sont conservés avec soin dans la sacristie, et ne figurent que dans les jours de grande solennité. Les Indiens alors sont appelés indistinctement à la décoration de la maison du Seigneur, et travaillent sous la surveillance des anciens : ces habitants con- sacrent au culte toute l’aisance qu’ils peuvent acquérir. Trois prêtres y exercent les fonctions sacerdotales , et n’ont pas peu contribué à maintenir la population dans une superstition et une ferveur peu communes. Hommes et femmes portent au cou des amulettes qui consistent en colliers auxquels sont suspendus des petits sacs de cuir, enjolivés, dans lesquels sont renfermés des billets sacrés sur lesquels sont tracés quelques versets des saintes écritures. On attribue toute sorte de propriétés à ces amulettes , qui guérissent des maladies, préservent des maléfices, etc. Les mœurs des naturels de Colan se ressentent du voisinage de letat de nature, et bien que douces et bienveillantes, présentent assez communément chez les Péruviennes cette facilité et cet aban- don que nos usages et la morale réprouvent. Mais il faut avouer aussi que leur convoitise est fortement alimentée par le désir de posséder des bagatelles insignifiantes en elles-mêmes , mais qui sont pour elles des richesses de grande valeur. Il m’arriva souvent de faire bien des heureux dans une famille, en donnant aux enfants et souvent aux pères et mères, des colliers de verre, des miroirs, des couteaux, des mouchoirs; et plus d’une personne de l’équipage en obtinrent des salaires non avoués. Solliciteurs insatiables, on pour- rait en effet se dépouiller de tous ses effets, sans éteindre l’envie de demander, qui presse ces hommes simples, auxquels tout ce que nous possédons fait envie. Mais , au moins , il est juste de dire que leur reconnaissance paraît vraie, et qu’ils n’insistent pas, lorsqu’on leui fait entrevoir l’impossibilité dans laquelle on est de se démunir des objets qui les flattent, parmi lesquels surtout sont les vêtements de diap et les tissus de toile. Une vertu fortement enracinée dans le cœur des Indiens est le respect filial. J’ai souvent admiré la véné- ration dont le vieux Matcharé était l’objet, au milieu de sa famille, qui le traitait comme un patriarche : « J’ai élevé leur jeunesse] me disait-il, ils doivent, à leur tour, soigner ma vieillesse. » Et, eu effet, tout dans la maison ne se faisait que par scs avis, et lorsqu’on avait préalablement obtenu son assentiment. Son fils aîné Kossé [Joseph), âgé de quarante ans, marié, et père de plusieurs enfants, ne voulut jamais se mettre à table, malgré mes instances, un jour que je dînai avec le père; et il n’y prit place, que lorsque celui-ci lui eut dit : don Thomas (c’est le nom que souvent je prenais dans mes courses) le permet, assieds-toi, mon fils. Les femmes, par exemple, considérées comme des créatures d’un ordre inférieur, n y sont point admises; leurs fonctions se réduisent à préparer les mets et à les servir. Dans un dîner que le capitaine donna au AUTOUR DU MONDE. 163 cacique Matcharé et à ses enfants, je me trouvais avec eu* , et je suivis avec intérêt les mouvements du vieillard, qui imitait, le mieux possible, nos gestes et nos actions, pour boire et pour manger, et qui commandait ensuite à ses enfants d’agir de même. Ce qui l’oc- cupa principalement pendant presque tout le repas fut le portrait de Louis XVIII , belle gravure exécutée par M. Sauvé. « Il me regarde , disait-il , et ses traits respirent la bonté; je ne m’étonne plus qu’il ait des enfants aussi bons; c'est qu’ils ressemblent à leur père 1. » La physionomie générale de chaque Péruvien , semble avoir été jetée dans un seul moule. Les traits de ressemblance entre tous les hommes que j’ai vus, étaient frappants, et l’on serait souvent tenté de rapporter à une même famille les individus qu’on ren- contre isolés çà et là. Leur taille est ordinairement médiocre, et ne dépasse guère cinq pieds et deux ou trois pouces. Leurs mem- bres peu fournis sont généralement grêles et arrondis. Leur coloration est celle du bronze un peu clair ou cuivre rougeâtre. Leur face est ovalaire, le nez légèrement aquilin ou plus rare- ment déprimé ; les narines sont dilatées , les lèvres un peu grosses et la bouche fendue : tous leurs traits sont en masse assez réguliers et décèlent une grande douceur de caractère. Leur chevelure noire et lustrée est longue, tressée à l’espagnole, en nattes qui retom- bent sur le dos. Les femmes, en général, sont moins bien que les hommes : elles ont toutes une petite taille , le visage évasé dans le sens transversal , ce qui donne à leurs traits des formes irrégulières et masculines. J’en vis à peine deux ou trois qui pourraient passer pour jolies , et encore étaient-elles à l’époque de la puberté , au moment de la fleuraison de la vie. Les hommes sont vêtus à l'euro- péenne, et quoique sous l’influence d’une vive chaleur par leur 'oisinage de la ligne, ils sont recouverts de gilets et de pantalons gros drap bleu, qu’ils se procurent à Payta. Pour coiffure, ils Portent un large chapeau de paille, et marchent nu-pieds. L’ajus- tement des femmes est très-simple ; il consiste en une ample sou- tane noire, à larges manches , flottant sur le corps qu’elle ne serre Point , et qu’elle abrite sans le secours du linge ou de toute autre etoffe. Les plus aisées garnissent seulement la collerette avec une 1 t'n homme presque de la naLure n’est pas tenu d’être bon physionomiste; et jo cite cette phrase parce qu’elle peint les idées morales du bon Matcharé. 164 VOYAGE sorte de chemisette brodée avec des fils rouges ou bleus. L’usage de la chaussure est inconnu , et la tète , presque toujours découverte , est parfois enveloppée d’un morceau d’étoffe noire. Le tissu consa- cré à la confection de l’habillement est de coton , et se fabrique dans le pays. Je vis beaucoup de femmes occupées à tisser par des procédés bien simples, mais en même temps très-longs , cette étoffe qu’on teint en noir , avec les gousses d’une légumincusc appelée chiazan 1 , qui croît dans les montagnes ; teinture d’un beau noir et très-solide. Les enfants vont complètement nus, exposés à l’ar- deur du soleil , et j’ai vu des filles de douze ans , époque où elles sont nubiles dans les pays chauds , n’avoir aucun vêtement sur le corps ; et dans l’innocence des mœurs primitives , n’attacher aucune idée d’indécence à ce costume par trop négligé. Tous les Indiens de Golan savent généralement lire et écrire la langue espagnole , et une école élevée par des ecclésiastiques est fréquentée par tous les enfants du village. Les Péruviens de la classe la plus pauvre se consacrent spéciale- ment à la pèche : les plus aisés élèvent leurs troupeaux ou culti- vent leurs propriétés situées dans les montagnes. Là vivent des membres de la famille qui envoient à Golan le bétail et les récol- tes destinées à l’approvisionnement de la bourgade et de Payta. Ils n’ont point d’industrie particulière , autre que celle de filer le coton et d’en tisser leur toile. Leur mobilier est réduit à quelques usten- siles creusés dans des fruits de calebasses. Les enfants en bas âge sont couchés dans des hamacs en fil de pitte , et les parents dor- ment sur des nattes jetées par terre. Leurs repas sont simples , et l’usage du pain leur est inconnu : ils mangent le maïs rôti , broyé grossièrement , et y joignent de la manioque et des patates douces. Ils affectionnent la viande de porc , salée ou séchée au soleil , et c’est pour eux un régal ; mais ils ne connaissent , pour cuire la viande, que l’ébullition dans une marmite en fer. L’eau pure est leur boisson ordinaire ; ils lui adjoignent souvent , et à la fin du repas, de la ckicha, liquide obtenu par la fermentation du maïs, et qui jouit de propriétés très-enivrantes. J’ai goûté de ce breu- vage, dont le goût pâteux se joint à une saveur aigrelette non i Cet arbre est le prosopü Æquaslrum , et ce sont les gousses qui donnent celte teinture noire très-solide. AUTOUR DU MONDE. 165 désagréable, et 5 une consistance qui rappelle celle du café au lait dont il a aussi la couleur. Dans la préparation de la viande, iis ajoutent toujours beaucoup de piment long , et ils mangent crue une espèce très-petite et arrondie de piment âcre et brûlant, à épiderme d’un blanc légèrement rosé. A l’époque de mon séjour, les bananes y étaient abondantes, principalement les figues-bana- nes , et les guinéos; les premières à petits fruits , pleins d’une pulpe douce et fondante, et les secondes nommées plantana à fruits longs et étroits, qui ne sont mangeables que cuits et accommodés avec du sucre. La grève de Colan , jusqu’à l’entrée du Rio , n’est point abor- dable pour des embarcations ordinaires, à cause d’un ressac assez fort , qui règne sur ces grèves planes et déclives ; aussi les embar- cations des navires ne peuvent point y aborder sans courir des risques. Les habitants alors , pour faciliter le commerce par mer, ont adopté l’usage des moyens de navigation simples , mais appro- priés aux localités. Ils ont construit des radeaux , de l’espèce de ceux appelés catimarons dans l’Inde , radeaux formés de madriers joints ensemble et unis aux extrémités par des traverses solidement liées entr’elles; ces madriers forment un premier plan au-dessus de l’eau, et supportent quatre ou cinq autres rangées de madriers disposés comme les premiers, et terminés par une plate-forme sur laquelle reposent les marchandises. Un mât fixé par quelques cor- dages , s’élève au centre , et permet de manœuvrer à la voile celte barque grossière ou plutôt ce radeau, qui redoute peu les échouages. On retireencore de nombreux avantages des bulsias, ou peaux gonflées d’air, réunies par une plate-forme, et que deux hommes manœu- vrent avec facilité. C’est ainsi qu’est transporté le long de la côte le sel gemme , abondant à Sechura, à Cataké, sur la route de Pinra, dont les produits constituent la branche la plus vivante du com 'Berce extérieur de ce point du Pérou. Cependant les pêcheurs nomment aussi balsias de grossiers radeaux avec lesquels ils se risquent assez loin des rivages pour jeter leurs fdets, et ceux-ci "e se composent que de trois ou quatre troncs d’arbres non dégros- sis , solidement joints par des écorces filamenteuses et tenaces de passayas. Des lanières tortillées de peaux de bœufs leur servent de cordes, et quant à leurs filets, ils ne diffèrent point par leur tex- ture et leur forme de ceux des pêcheurs européens. A ce sujet, je I. 21 166 VOTAGB ne puis passer sous silence une remarque qui , bien qu’insignifiante au premier abord , peut cependant , par la réflexion , apporter une preuve morale de plus à nos idées sur l’homme considéré comme être créé. C’est que partout chez les peuplades les plus éloignées et les plus distantes , les races les plus opposées par les habitudes , les plus séparées par la coloration de la peau, chez les hommes civilisés comme chez ceux que nous décorons du nom de sauvages, partout , dis-je , les filets ont les mêmes formes , la même texture , et prouvent, à mon avis, que la première industrie de l’homme, fut de chercher sa subsistance , de la puiser au sein des mers quand il vivait sur les rivages, ou de la conquérir sur le sol par la chasse ou la culture, quand il se trouvait placé dans l’intérieur des terres. Mais revenons à Payta. Les ressources de ce petit port sont donc à peu près nulles pour un navire en relâche. Les baleiniers anglais ou américains ne s’y arrêtent que pour s’y procurer quelques sacs de légumes, dont le prix est moins élevé que dans les ports du Pérou. Ils se trouvent d’ailleurs à une faible distance de Sélango, où ils sont dans l’habitude de se rendre , pour renouveler leur pro- vision d’eau douce. Sélango, placé sous la ligne, est d’ailleurs à proximité des îles Gallapagos , autour desquelles les pêcheurs de cétacés croisent dans certain temps de l’année , alors que les cacha- lots s’y rendent des divers points de l’Océan Pacifique. Le nombre des navires anglais ou anglo-américains qui sillonnent le Grand-Océan est considérable. Ces deux peuples possèdent au plus haut degré le goût des spéculations lointaines , en même temps que leurs marins possèdent la ténacité et l’expérience pour faire réussir des missions en apparence très-hasardeuses. Aussi , que de navires s’expédient des ports d’Angleterre pour se rendre aux îles des Kangourous, y tuer des animaux de ce nom, et y recueillir leurs peaux très-propres à plusieurs applications dans les arts! Parfois ces vaisseaux complètent leurs chargements en remontant le long des côtes de la Nouvelle-Guinée, pour y traiter de la pou- dre d’or, relâchent aux Nouvelles-Hébrides pour s’y procurer quel- ques volailles, passent aux îles des Amis pour y chercher des perles pures et de belle eau , se rendent dans le même but aux îles de la Société et Pomotous, et y reçoivent en outre de la nacre et de l’écaille de tortue , de l’huile et de la fécule d’arroow-root; trouvent de l’ambre ACTOüfi DÜ MONDE. 1Ü7 aux îles Caroltnes, recueillent du bois de santal à Ravavac, aux îles Viti et Marquises , ainsi qu’à Pylstaert ; touchent à Ouai-Toutaté et à Palmerston pour pêcher des holothuries trépangs ; enfin , vont en Cdiine et aux Moluques trafiquer de leur cargaison primitive pour en refaire une seconde destinée à la consommation de l’Europe. Que de gains fournit aux armateurs de ces nations la chasse des phoques et des loutres sur la Terre-des-États , les îles Campbell , Macquarie et Nouvelle-Zélande!!! Mais quelle plus grande source de richesses que celle des cachalots dans la mer du Sud , quand on songe que le capitaine a pour sa part le douzième de la cargaison , le second un vingt-quatrième, le troisième officier un quarante- deuxième ; les patrons un cent dixième , et que les matelots enfin ont jusqu’à cent trente louis de solde par campagne!!! Le tonneau de sperma-ceti se vend en Europe, environ 900 piastres (4,500 fr.) et le tonneau d’huile de phoque 35 piastres!!! Mais à part les gains énormes qu’en retirent les armateurs , quels avantages n’offrent point de longues navigations pour fournir à l’État des marins expé- rimentés et intrépides, de véritables hommes de mer? La corvette la Coquille avait eu pour but en mouillant à Payta, de fournir au capitaine une station pour faire des observations relatives à l’équateur magnétique. Nous espérions aussi y trouver quelques-uns de ces moyens d’approvisionnement si précieux en mer. Il fallut se contenter d’embarquer quelques quintaux de pois et de haricots secs, qu’on nous fit payer 35 francs les cent livres; mais ce n’est qu’avec difficulté et à prix d’argent que nous obtînmes de la viande fraîche de mouton, quelques volailles, que des bar- ques apportaient de petits ports environnants. Quelques caboteurs ont établi des communications avec Guayaquil, et c’est par ce moyen qu’on se procure quelques oranges , des citrons et des cocos. Les cannes à sucre sont cultivées dans les vallées intérieures au delà de Colan. On fabrique un rhum de médiocre qualité : cette partie de la cote , arrosée par des ruisseaux , est naturellement fertile ; aussi Y trouve-t-on des jardins , où sont naturalisés quelques arbres à fruits européens, tels que les vignes, les figuiers, les grenadiers, les orangers : à côté de ces fruits de nos climats , et dans les mêmes '’ergers mûrissent les fondantes bananes , les carasols , les goyaves , les figues-raquettes, les papayes et les ciruclas, sortes de jujubes doucereuses et fades, à épiderme orangé, que je n’ai retrouvés 168 VOYAGE nulle part. Le bord des eaux ressemble donc à un osasis, tandis que le pays est partout de la plus effrayante nudité. Mais sur ces sables sans humus et très-échauffés , végètent avec prédilection les courges et les melons d’eau. Aussi est-ce avec ces fruits qu’on nourrit à Payta le peu de chevaux qu’on y rencontre. Quelques herbes rôties d’ailleurs pendant dix mois de l’année, ne donnent point de fourrages , et l’on remplace ces derniers par de petites bottes de roseaux qu’on va recueillir sur les rives de la Chira et du Rio de Colan. Bien que le pourpier y soit abondant, je ne sache pas qu’on en fasse quelque consommation. C’est cependant un utile moyen de rafraîchissement dans les pays chauds, précieux surtout pour les équipages qui arrivent de la mer. Dans ce misérable pays , il n’y a pas jusqu'au bois pour faire cuire les aliments qu’il faut aller chercher à plus de six lieues de Payta , et la charge d’un ànon se vend cinquante sous , de sorte qu’on se demande qui peut fournir aux besoins de cette population, obligée de payer très-cher les objets les plus indispensables aux besoins de la vie. Les pêcheurs seuls retirent quelque profit des salaisons de poissons qu’ils expédient par les bateaux caboteurs , et les pasteurs des environs de Piura confectionnent aussi pour l’expor- tation un fromage blanc , disposé en plaque arrondie , et qui n’a que de médiocres qualités. Les seuls articles qu’on puisse recher- cher à Payta , sont des chapeaux en paille blanche , fabriqués à Guayaquil avec une grande solidité , et remarquables par leur linesse, mais en même temps très-disgracieux de forme. J’ai déjà dit que les officiers de la corvette la Coquille, lorsqu’ils descendaient à terre pour se délasser des travaux du bord , et du service de l’observatoire , se rendaient chez M. Otoya , capitaine du port, dont la maison était un véritable tripot pour les gens du pays. Ses deux filles Panchila et Jésus, faisaient les honneurs de la maison, et recevaient avec un sang-froid imperturbable les mille et une déclarations qu’Anglais , Anglo- Américains et Français leur débitaient cent fois dans le jour. Leur conversation ôtait au ton du pays, c’est-à-dire aussi libre que possible, mais les soupirs et les hommages ne parvenaient à leur cœur que lorsque des présents en avaient frayé la route. Pour elles le sentiment était pure duperie. Leur cousine, dont le père, ancien officier, avait été tué dans la guerre de la révolution , trafiquait publiquement de ses charmes » AUTOUR DU 1UONDE. 169 et malgré cela restait la meilleure amie de ces deux demoiselles , qui passaient pour fort habiles à pincer de la bigoïla, et à toucher de la campanita dcl bros. Elles chantaient fort souvent les fameuses cantates républicaines du Pérou, de la Colombie et de -Guayaquil. Grâce à leur complaisance pour un de nos officiers , je vais en faire jouir le lecteur. Ire CANTATE PATRIOTIQUE DU PÉROU ADRESSÉE AU GÉNÉRAI. SAINT-MARTIN. Compatriotas, nobles y leaies, Que de zelos teneis galardon, Entonemos ecos de l’alabanzas , Totos juntos con sonora voz. Viva, viva, lapatriay union, Y si libertad gozamos, Todos al autor le damos El laurel y galardon. (Compatriotes nobles et loyaux , qui jouissez, de la récompense du vos efforts, d nnn voix sonotc, entonnez tons et faites résonner les échos de ses louanges. Si nous jouissons de la liberté, nous devons en attribuer la gloire et donner la récompense à l’auteur de ce bienfait.) Viva la tranquilidad Qui nos llena de esplendor. El que de elia privarnos intenta Muera, muera que ya no hay perdon, Perdon , perdon , perdon. (Vivula paix qui nous couvre de gloire I Meure , meure , quiconque voudrait nous vu priver , csi i! n'v «urail plus de panlon , pardon . pardon. ) Del Perd los grandes laureles. Que el tyrano le porporciono Hoy resultan con justos motivos ; Les célébra toda la nacion , Sea eterno el galardon Que supimos conseguir : El Perû por Saint-Martin; Viva la patria y union, Union, union, union. (L’immense gloire qu’un tyran força le Pérou de conquérir, éclate aujourd’hui par la justice do a. cause : t„„|0 ]„ nation la célèbre ; qu’elle soit éternelle la couronne que nous avons su conquérir : io Pérou pour Saint-Martin , vive la patrie et l’union , l’union , l’union.) i Mon ami, M. Gabert, agent comptable de la corvette la Coquille, a bien voulu me remettre une traduction littérale de ces trois cantates. 170 VOYAGE 2e CANTATE PATRIOTIQUE DE GUAYAQUIL. El amor de la patria nos llama, Del America el bien y salud ; Socorrerla es deber y virtud , Que traidor no la quiere auxiliar. Al cobarde le cubre el oprobrio Y la pena, y el terror, y el dcspecho; Mil punales incendien su pecho Y la bala le haga expirar. kefreko : En el combate y la muerte , Como en la guerra y la paz , Siempre sera nucstro norte : Dios, la patria, y libertad. (bis.) (L’amour do la patrie nous appelle ainsi que le bonheur et le salut do l'Auiérique. Voler A son secourt est un devoir, une vertu , carie traître ne prendra point sa défense ; que le lâche soit couvert d’oppro- bres, abreuvé de remords, de terreur et de mépris ; que mille poignard# déchirent son sein, et qu’il expire frappé par le plomb meurtrier.) REFRAIN : (Au milieu des combats, dans les angoisses du trépas, dans la guerre , dans la paix , à toujours notre devise sera : Dieu , patrie et liberté.) Completad, compatriotas , el guslo Que de ser libres con ansia espérais. No es posible que veamos frustrado De la patria el esfuerzo y vigor. Quiticuença con misero susto Del tyrano sufrieron el cefio; Mas las prendas del Guayaquileno Son constancia, grandeza, y valor. En el combate, etc. , etc. (Compatriotes, c’est à vous de consolider les promesses de cette liberté que vous attendes avec tant d’ansiétc. Non, nous ne détruirons pas les espérances et les sacrifices de la patrie ! Quiticuença toléra par d’iudigncs craintes la domination arrogante du tyran, niais la constance , la valeur et l’héroîiina sont les vertus des habitants de Guayaquil.) AUTOUR DU MONDE. 171 3' CANTATE PATRIOTIQUE DE LA COLOMBIE. El imperio del Incas destruido Por la audacia del conquistador, Recobrando su prima origen. Se indepecude del usurpador. REFREiVO : Avanzad, avanzad, Columbianos, i Con las armas al hombro, avanzad ; Acabemos de dar a la patria Dicha, gloria, splendor, libertad. (L’empire de* Incas renversé par un conquérant audacieux, reprend son antique indépendance, et secoue le joug de l’usurpateur.) REFRAIN : (En avant , Colombiens , en avant, le mousquet sur l’cpaulC , en avant; vite rendons à notre patrie paix , gloire, splendeur et liberté.) Que la Espana pretenda aligarnos A su rey , a sa ley sin razon , Es delirio porque somos libres Y formamos una gran naciow. Avanzad , etc. ( Que l’Espagne s’arroge le droit de nousi mposer son roi et se» lois ; c'est une folie , car nous sommes libres, et formons un grand peuple!) ( En avant , eto.) El que quisiese ser libre que aprenda Que en Colombia se dicta la ley : Ahi se malan a todos los godos, Se aborrece el nombre de rey. Avanzad , etc. t Quo tout homme libre apprenne que la Colombie fait ses lois | là meurt la noblesse espagnole , et le nom du roi y est abhorré.) Sous l’influence d’une température constamment élevee, d’une sécheresse continuelle, dans un pays complètement dépourvu de % végétaux, les tempéraments doivent être soumis à une série I 172 VOYAGE d’influences locales qui les modifient, et qu’on ne remarque point sur d’autres points de la côte , ou par les memes parallèles. Les habitants ne sortent des maisons que le moins possible dans le jour : ils demeurent couchés dans des hamacs ou étendus sur des nattes, dans une inaction absolue. Les femmes, par ce moyen, acquièrent fréquemment un état d’obésité remarquable qu’entre- tiennent l’habitude des bains chauds répétés et l’usage du chocolat pour principale nourriture. Elles sont aussi dans l'usage de s’épiler complètement; leur goût pour le tabac, qu’elles fument, détériore leurs dents , que bien peu de demoiselles ont blanches et intactes. Les métisses et les négresses dont l'émail des dents est généralement partout ailleurs si pur, finissent par le voir corroder par l'abus des cigares. La plupart des dames ont des cautères aux: bras, qu’elles appellent fuentes, et cet exutoire est une sorte de moyen prophi- lactique pour braver les affections pulmonaires. Les leucorrhées y sont aussi communes que tenaces de leur nature. La mode qui leur prescrit des robes décolletées, des transpirations abondantes, la coutume de respirer chaque soir le frais jusqu’à minuit , sur le seuil des maisons, ne contribuent pas peu à rendre les affections catar- rhales permanentes. La classe pauvre est dévorée par la vermine , et je n’ai pu familiariser mes yeux à voir des heures entières les femmes chercher dans la chevelure de leurs maris , de leurs amants et de leurs enfants, les poux qui y pullulent, et les tuer avec une grâce et une dextérité qui n’appartiennent qu’aux Espagnoles. Nul médecin n’est établi à Payta, bien que la population y soit fréquemment moissonnée par les maladies. Aussi de nombreuses consultations me furent demandées des habitations voisines et même de Piura. Un capucin exerçait seul dans le pays un grossier empi- risme. Il chercha à me voir pour m’offrir une recette précieuse, que, suivant ses propres paroles, il avait découverte pour le bon- heur de .l’humanité. Ce remède était infaillible pour guérir les douleurs de dents, les cors aux pieds, la dysscnlerie, en un mot, toutes les infirmités humaines. Il avait obtenu d’un capucin du même ordre que l’inventeur, un long article apologétique dans la Gazette de Lima. Cette panacée se donnait pour la modique somme do 20 piastres (100 fr.) le petit pot; mais le bon père qui n’en trouve sans doute pas un grand débit, rabattit ses prétentions jusqu’à 2 piastres, bien que c’eût été payer dix fois plus qu’elle ne AUTOUR DU MONDE. 173 valait une drogue plus dangereuse qu’utile, composée de styrax et d’extrait d’opium. Serior fisico, me disait ce capucin, ma découverte est le fruit d’une inspiration divine et de la pratique. Je ne l’ai point cherchée dans les livres, car je ne lis point, ce dont je m’étais aperçu à son ignorance, et que l’épithète de bruta qu’on ajoutait à son nom , à Payta même , confirmait suffisamment. La petite vérole, la viruela des gens du pays, fait des ravages d’autant plus grands parmi les enfants , que les naturels ont la plus grande répugnance pour la vaccine : ce préservatif n’est employé que dans les grandes villes , et par les descendants des Européens seulement ; mais à Payta , où la vaccine est ignorée , il n’est pas rare de rencontrer des enfants qui ont perdu la vue par suite de la petite vérole , ou d’autres dont les traits sont hideux par les stig- mates que cette affreuse maladie y a laissés. Une fécondité peu commune répare les pertes journalières de la population, et à cet égard on m’a cité plusieurs mères qui ne possédaient pas moins chacune d’une vingtaine d’enfants. Les soins que se donnent les familles pour les élever ne sont ni nombreux ni multipliés. On les laisse courir tout nus, se rouler dans les sables, et à cette insou- ciance générale pour leur bien-être matériel se joint une indifférence complète pour leurs maladies. Leurs jours sont-ils menacés par une affection grave, on les abandonne dans le coin le’plus reculé de la cabane, et le deuil en est terminé bien avant leur mort. Les habitants de Payta suivent l’usage du Chili , de célébrer par des danses et des fêtes, l’exposition du cadavre sur une estrade dans les carrefours. La réverbération du soleil sur les sables produit des inflamma- tions très-vives des yeux , et l’usage des eaux terreuses et salines paraît y être la cause occasionnelle des rétentions d’urine qui sont très-communes dans le pays. La fièvre s’y présente fréquemment, avec les types intermittents qu’elle affecte en Europe , et se combat avec des infusions de chuquirao et de chinininga, plantes amères, estimées à l’égal du quinquina. Il est une autre maladie plus dégoû- tante, plus invétérée, qui règne à Payta avec une prédilection qui porterait à croire que sa malignité tient au voisinage de son berceau. Enfin la dyssenterie vient couronner cet assemblage d’inlirmités , auxquelles la pauvre espèce humaine est en proie, et plus d’une personne de notre équipage vit sa santé compromise par notre court séjour dans ce triste pays. i. 22 174 VOYAGE La température de la baie de Payta , pendant notre séjour, fut constamment chaude. Les vents régnants débutaient dans la mati- née par des calmes, ou quelquefois par de légères brises inégales de la partie du S.-S.-E., ou de l’E.-S.-E. Vers midi, le vent prenait de la consistance, et rafraîchissait alors l’atmosphère embrasée. Pour l’ordinaire, chaque soir, vers six heures, l’air cessait d’être agité , et le calme le plus parfait accompagnait la disparition du soleil. La mer, sur la rade, était unie, à peine la moindre ride en ondulait la surface, et un seul jour elle devint clapoteuse : très- souvent le phénomène qui s’était présenté devant Callao de ses eaux teintes en rouge, s’offrit à notre vue; et pendant la nuit elle scin- tillait par la phosphorescence la plus vive. Le ciel était remarquable par sa sérénité, quoique sa voûte d’azur, émaillée d’étoiles, fût toutes les nuits obscurcie par des nuages gris et détachés, qui s’op- posaient aux observations astronomiques. La pluie tombe rarement sur la côte ; mais lorsqu’il y pleut , ce sont des averses subites et abondantes, qui sillonnent le terrain par de profondes ravines. Les tremblements de terre se reproduisent avec une constance qu’atteste dans tout le Pérou le nombre de crevasses souterraines où leur cause productrice s’agite et fait effort. Nos observations physiques furent assez uniformément fixées à vingt-huit pouces pour le baromètre, de vingt-six à vingt-huit degrés centigrades pour le thermomètre à midi : la chaleur répandue dans l’atmosphère le maintenait encore à vingt-trois et vingt-cinq à minuit ; tandis qu’exposé au soleil , à trois heures du soir, le mercure atteignait quarante-huit degrés centigrades. La température de l’eau de la rade fut assez unifor- mément de vingt à vingt-trois degrés à midi, et de dix-huit à vingt et un degrés à minuit. Tel est l'ensemble de la climature d’un pays, qu’il est intéressant de considérer sous le rapport de l’histoire naturelle. Toute la côte, depuis Payta jusqu’à Colan, ne se compose que d’une falaise abruptement coupée du côté de la mer, et dont le sommet forme un long plateau régulier, élevé de trente-sept à quarante toises à peu près , et qui s’abaisse seulement aux maré- cages dans lesquels se perd le Rio de Colan. Cette falaise littorale est ainsi la bordure naturelle d’une vaste plaine , parfaitement unie, entièrement composée de sables marins stériles, qui s’étendent dans l’intérieur jusqu’à la ville de Piura, distante de quatorze AUTOUR DU MOîiDK. 175 lieues de Payta, et jusqu’à la Silla , petite chaîne de montagues schisteuses , situées à cinq ou six lieues seulement de ce dernier bourg , et dans sa partie méridionale. Cette plaine ne se compose que de sables et de détritus de coquilles : nulles traces de sentiers ne demeurent longtemps sur un sol arénacé que les vents boulever- sent fréquemment; nulles plantes n’y croissent pour le fixer par leurs racines, ou pour en détruire par leur feuillage l’aspect des- séché et triste. Quelques éboulements ou des enfoncements du sol offrent seuls çà et là quelques arbustes brûlés et rachitiques, crois- sant au pied des petites dunes qui les abritent. La base de tout le terrain est de formation primordiale et se compose de roches talqueuses phylladiformes. Ces roches se trouvent former en entier les côtes et les rivages du sud-ouest de Payta , ainsi que les montagnes de la Silla. Mais le plateau, au sud de Payta, sur lequel on avait placé un fort , et qui est élevé d’environ trente- cinq toises au-dessus de l’Océan, et entièrement de cette nature de roches , s’affaisse au nord de ce bourg , car ce terrain de phyl- lade ne se trouve plus dans cette partie qu’au niveau de la mer , et supporte entièrement le vaste lambeau de sol tertiaire dont nous aurons à parler par la suite. Cette roche talqueuse phylladiforme est la réunion de feuillets dirigés de l’est à l’ouest , assez minces , d’un bleu noirâtre, friables à leur surface supérieure, durs et consistants dans leur portion la plus inférieure , et sillonnés dans le sens vertical par des veines inégales de quartz-amorphe. La surface de ce- terrain est extérieurement composée d’un schiste argileux, d’autant plus terreux et plus friable, qu’il est plus supérieur. Entre la formation primordiale et le terrain tertiaire existe une large crevasse ravinée : c’est là qu’est bâtie la bourgade de Payta. Les collines schisteuses sont au sud , le terrain tertiaire commence aussitôt au nord , et repose sur les roches primitives affaissées. C’est ce terrain de récente formation qu il est intéressant de taire connaître, et dont la découverte est aussi curieuse qu importante , ainsi que l’a dit , avec bienveillance , dans son rapport à 1 Institut , le savant professeur Cordier. Mais ce qu’il y a de plus remarquable est l’analogie la plus grande que présentent plusieurs espèces de calcaires grossiers de Payta avec ceux des environs de Paris. Le lambeau de sol tertiaire se compose de couches ou bancs 176 VOYAGE alternatifs , dont voici l’énumération , en commençant par la for- mation de phyllade qui le supporte : 1° Roches lalqueuses phylladiformes , terrain primordial. 2° Argiles plastiques. — Sable argileux, schisteux, traversé par des veines entrecroisées de gypse fibreux. — Grès quartzeux, ferrugineux. — Sable argileux, schisteux ou compacte, avec des rognons, et des pyrites martiales , des géodes quartzeuses. — Argile sablonneuse, grise, feuilletée, ou parfois compacte. 3° Calcaire grossier. — Couche mince de débris de coquilles tassés et réduits en petits fragments , de consistance friable et de couleur très-blanche. — Couche calcaire, mince et sablonneuse, avec coquilles solidi- fiées et de couleur jaune. — Couche épaisse d’environ un pied de carbonate de chaux mêlé de sables , et renfermant encore des coquilles brisées , mais non décomposées. — Calcaire disposé par lits, et renfermant un grand nombre de moules de coquilles , chaque lit étant séparé par des couches très-minces d’un calcaire sablonneux, friable, ou dont les molécules sont unies par un ciment très-peu tenace. De cette énumération pure et simple , on doit tirer celte consé- quence géologique intéressante , que le territoire de Payta n’est sorti des eaux que récemment. Ce sol tertiaire paraît exister par lambeaux sur toutes les côtes du Pérou et du Chili. Les bancs épais de débris fossiles dont il est composé seraient des dépôts successifs précipités par la mer avec calme par lits réguliers et dans un temps assez court. Mais ces débris , presque exclusivement formés de coquilles marines , ne méritent pas le nom de fossiles proprement dits , puisque ce ne sont que des infiltrations calcaires dans des coquilles qui ont servi de moule , et dont les têts décomposés ou altérés ne subsistent plus. Quelques-uns de ces types intérieurs sont toutefois enveloppés d’un réseau calcaire , seule trace qui atteste la désorganisation graduelle de la coquille. Ces moules sont tellement multipliés, qu’ils composent presqu’en entier le calcaire de Payta. Ils se rapportent tous à des coquilles encore vivantes sur les rivages , et qui sont des peignes , des vis , des Vénus ; ce qui AUTOUR DU MONDE. 177 rend remarquables les divers dépôts par assises de ces mollusques , est la régularité avec laquelle chaque espèce semble , dans les cou- ches les plus inférieures , composer uniquement chacune d’elles. Mais à mesure qu’on s’élève , cette disposition uniforme disparaît pour faire place à un tassement irrégulier de plusieurs espèces très-différentes , et c’est dans ces couches superficielles que se mon- trent les corbules , les arches , les huîtres , les murex , et tout à fait à la surface du sol , les balanes et quelques fragments d’ossements triturés. La hauteur moyenne de ces diverses assises, du sol pri- mitif à la surface arénacée , est d’environ cent cinquante pieds. Le calcaire grossier forme une écharpe dont les diverses couches peuvent avoir environ vingt-deux pieds, et sont tout à fait supé- rieures. La mer a naguère recouvert le sol de Payta , et l’époque ne peut en être très-reculée. Bien qu’on ne puisse émettre sur ce sujet que des suppositions , on doit remarquer cependant que par toute la terre le dernier niveau des eaux paraît avoir été fixé à deux cents pieds environ. Les côtes de grès de la Nouvelle-Galles du sud, dans l’Australie , les calcaires madréporiques qui flanquent les terrains primitifs ou volcaniques des îles de l’Océanie et de la Polynésie, les atterrissements de la Méditerranée dans le golfe de Nice , sui- vant M. Risso , les observations de M. Brongriiart dans le nord de l’Europe ; tous ces faits ne semblent-ils pas témoigner qu’à cette élévation fut longtemps maintenu le dernier niveau de l'eau? Que deviendrait alors l’opinion qui admet des cataclismes partiels? Sur des sables que les rayons d’un soleil ardent frappent sans être affaiblis, que les pluies n’humectent presque jamais , il ne doit rien croître. Ces deux principes de la vie végétale, l’eau et la chaleur, ^agissent que simultanément. La chaleur sans eau dessèche les germes, l’eau sans chaleur les énerve et arrête leur développe- ment. Cet état de choses est celui qu’on observe à Payta. Les sables 'lui enveloppent celte bourgade sont brûlants comme ceux du Sahara. Nulle rosée bienfaisante , analogue au garua des côtes de Lima, ne rafraîchit leur surface; et les brumes épaisses qui s’élèvent de la mer, et qui sont vaporisées, passent au-dessus sans s y arrêter, et De sont précipitées en pluie que sur les forêts des Andes. L’atmo- sphère de Payta est trop raréfiée pour permettre à l’humidité, maintenue dans sa couche supérieure, de se faire ressentir aux 178 VOÏAGE couches plus inférieures, et par suite pour aider à la végétation à s’établir et à se propager. On nous a dit toutefois que , pendant l'hivernage de quelques années rares, les nuages bas, chargés d’eau en venant du large, procuraient des pluies abondantes, mais de peu de durée , et que pendant ce court espace de temps la surface du pays se couvrait, comme par enchantement, de graminées et de plantes charnues. Mais à peine ces pluies ont-elles cessé, que les pelouses magiques et nées de la veille disparaissent pour ne plus renaître, ou du moins pour ne plus reparaître que lorsque les mêmes circonstances viennent à se reproduire. Dans nos excursions réitérées nous ne rencontrâmes jamais qu’un petit nombre de plantes , et vingt espèces à peu près semblent for- mer toute la flore de ce point du Pérou. L ’argarobo mimeuse , qui croît dans le sable, atteint au plus trois ou quatre pieds de hauteur. Le chiaran des montagnes donne une belle teinture noire , que les habitants retirent des gousses de son légume. Les femmes affec- tionnent les fleurs suaves de l’acacia de Farnèze, qu’elles nomment aroma de Castille ; preuve assez évidente de l’importation d’Espagne de cet arbre odorant. Le sapota, une salicorne , une linaire et quel- ques herbes, intéressantes seulement pour le botanophile , végètent maigrement sur des sables sans humus. Sans doute que l’alvaco ou basilic à odeur aromatique de nos parterres, que je rencontrai sou- vent auprès des cabanes de Golan , y a été naturalisé. Il en est de même d’un bon nombre de végétaux ou arbres à fruit, que les habitants cultivent dans les environs de ce village , et qui consti- tuent des bosquets d’une épaisse verdure , d’autant plus agréable, qu’elle forme un contraste plus frappant avec l’air nu et triste de tout ce qui les entoure. Par le tableau que je viens d’exquisser de la végétation , il sera facile de concevoir que les animaux , dont les végétaux assurent l'existence , n’y sont pas nombreux. Les oiseaux terrestres en effet, et notamment les granivores , manquent complètement , à l’excep- tion d’un seul, qui est une alouette. Mais en revanche les palmipèdes et les échâssiers trouvent sur les côtes, où pullulent les vers gélati- neux , une abondante pâture ; aussi leurs espèces y sont-elles nom- breuses. Les vautours Aura et Urubu , hideux rapaces qui semblent régner sur toute l’Amérique, ue trouvant point assez d’immondices ni de charognes dans les rues de Payta , se sont abattus sur les AUTOUR DU MONDE. 179 matières que vomissent les flots, sur les grèves sablonneuses, et là, fouillant les tas de fucus détachés des rochers, ils trouvent des aplysies, des poulpes, dont ils font leurs délices. Jouissant, comme à Lima, du privilège de ne jamais être inquiétés, ils se perchent sur les toits des maisons, et se dérangent à peine dans les rues pour laisser passer les habitants. L’urubu surtout, malgré la grossièreté de ses penchants , aime à se réunir aux oiseaux de son espèce. On en voit des troupes familières et confiantes, imitant, par leur enco- lure , leurs couleurs et leur taille , ces troupeaux de dindons que l’on fait cheminer à certaines époques vers nos cités. Une fois, une espèce d’aigle, puissante par son envergure, par son vol énergique, s’élança d’un piton sur lequel elle dominait. Ses cris sauvages , le bruit que ses ailes produisaient en frappant l’air, témoignent et de la force et de la cruauté de ses penchants. Je ne doute point que ce soit la grande harpie d’Amérique de nos livres d’histoire naturelle. La rade est couverte de cormorans entièrement noirs , de la même espèce que ceux du Chili et de Lima , et qu’on retrouve aussi sur toute la côte occidentale d’Amérique. On sait combien est grande leur stupidité ou plutôt leur confiance envers l’homme , au dire de tous les voyageurs; car, dans les expéditions destinées à accroître le domaine de la philosophie , ceux chargés de cette hono- rable mission , sacrifiant aux préjugés de notre ordre social , ont appelé stupidité ce qu’il serait peut-être plus juste de nommer confiance et bon naturel. L’alcataraz ou le pélican , le type de ce phénix merveilleux des anciens, dont l’organisation avait frappé l’imagination des peuples du Nord, qui consacra à son sujet une fable ingénieuse, où nos Peuples septentrionaux ne voient qu’un large sac, destiné à engloutir des poissons , que l’oiseau plus tard fait passer dans son estomac, ce pélican que les matelots nomment tout simplement pand gosier , s’ébat par douzaine d’individus sur les flots paisibles de l’Océan Pacifique , à dix ou vingt lieues des côtes , que chacun regagne le soir. Les fous , les noddis , les sternes , la frégate , à ailes rapides comme la flèche, à œil perçant, à voix rauque, sont la terreur des poissons , et peuplent les rivages qui sans eux seraient in- eeimés. Quelques corlieux , au cri triste et monotone , des œdic- 180 VOYAGE nêmes, et le hideux tantale au bec monstrueux, visitent solitaire- ment les criques et les grèves , d’où le plumage blanc d’une aigrette au long cou se détache parfois. Enfin , dans les petits lacs d’eaux saumâtres qui existent en plusieurs endroits de la côte , scintil- laient les ailes rouges de feu du flamingo des Espagnols , qui n’est pas autre que la belle spatule diaia des naturalistes. La baie de Payta n’est pas très-poissonneuse, et quoique les longues plages déclives qui la bordent soient très-propres pour senner, nous ne réussîmes à prendre qu’une très-petite espèce de poisson, dont on aurait pu charger nos embarcations, mais dont la qualité était plus que médiocre. Les rivages sont jonchés de débris de coquillages que les flots y accumulent; la plupart de ces têts sont identiques avec ceux dont on trouve les débris fossiles aux environs. Les espèces les plus remarquables sont : la belle Vénus, ou coucha Junonis, que les habitants nomment tirana de Golan , et dont ils emploient par superstition les valves pour guérir les inflammations des parotides ; les tonnes, la natice gluque, la colombeïle, les pyrules, les volutes , les huîtres feuilles , les solens , les pholades , les poli- cipes , etc., etc. De nombreux crustacés , tels que hippes , maïa , cancre , squille ; des zoophytes , tels que l’astérie hélianthe ; des holothuries , des actinies de toutes sortes et de toutes couleurs, attestent en ce genre la fécondité de cette partie du Pérou, si voisine de l’équateur, et baignée par l’immense Mer Pacifique. * AUTOUR DU MONDE. 181 CHAPITRE VII. TRAVERSÉE DE PAVTA A O-TAITl (du 22 mars 1825 au 5 mai suivant). ( NAVIGATION DANS L’ARCHIPEL DESPOMOTOUS. ILES DÉCOUVERTES.) Les palmiers en silence Sous leur ciel embrasé penchent leurs longs cheveux. (Dr. Musset, Rolla.) Nous appareillâmes de Payta le 22 mars 1823, pour voguer à travers le Grand-Océan Pacifique vers les îles de la Société, ces îles où régnait l’âge d’or au dire de nos anciens voyageurs. Le 30 , jour de Pâques, nous nous régalâmes de préparations d’Appert, que l’on avait mises à bord pour être jugées par l’expérience d’une longue campagne. Ces viandes , bien que surmontées après leur cuisson Par une odeur 'de recuit , nous parurent excellentes : plus tard nous devions les trouver bien supérieures, et d’ailleurs dans ces longues Journées l’imagination, fatiguée d’une monotonie d’idées stagnantes, n est même pas aiguisée par les plaisirs matériels de la table. Des salaisons âpres, des mets calcinés par le feu et corrosifs par leurs aromates, ajoutent encore leurs causes attristantes à celles de 1 isolement. Qu’on ne s’étonne donc point de ces plaisirs minimes, lui laissent aux voyageurs des souvenirs profonds , qu’on ne s’étonne point si le nom d’Appert doit figurer à l’avenir dans les journaux des marins : c’est un tribut de reconnaissance ; car l’estomac , ce régulateur du moral, a aussi sa mémoire du cœur. i. 23 VOYAGE 182 Notre navigation n’offrit rien de remarquable, la mer, générale- ment calme, méritait bien ce nom de Pacifique, que lui donnèrent les premiers Castillans qui la sillonnèrent ; nos journées s’écoulaient sous un ciel à ton chaud, à voûte d'azur; puis des grains noirs venaient tacher sa robe céleste ; puis des averses pluviales , se pré- cipitant sur quelques points, changeaient l’aspect du tableau. Nous consacrâmes quelques jours à la recherche d’iles placées sur les cartes françaises de 1797 (revues en 1818) par 17° 52' de lat. S. et 99° 36' de long. O., et nommées de la Récréation et le Trépied. Mais vaines recherches ; ces îles mystérieuses , bannies des cartes anglaises , ne paraissent avoir d’existence que sur le papier. Jusqu’à plus de cent lieues au large des côtes d’Amérique, notre compagnon de route se trouvait être cette espèce de frégate à gorge blanche, dont le vol unit la puissance à la grâce. Elle nous quitta vers les 90° de long. O. , pour paraître par les 1 30“ dans le voisinage de l’ile des Chiens. Par les 118° jusqu’aux 135° de long. O., nous vîmes en abondance ces fous manche-de-velours des Portugais, dont le corps , d’une blancheur de neige , est relevé par le noir profond de l’extrémité des ailes. La présence de ces oiseaux nous indiquait très-positivement le voisinage d’une terre ; en suivant des yeux leur direction , au soir nous eussions pu en reconnaître le gisement. Nous rencontrâmes presque constamment volant au-dessus de nos têtes le phaëton aux brins rouges. Ce bel oiseau , de la taille d’une corneille, a le corps couvert de plumes satinées et blanches comme le lait, tandis que leurs tiges sont noires et lustrées; puis des moustaches brunes encadrent son bec de corail, dont les bords sont armés de dentelures profondes, espèces de scies vivantes d’où ne peuvent s’échapper les poissons dont il fait sa pâture ; ses petits pieds blancs sont munis de palmures noires, et de sa queue courte et conique partent deux longs brins grêles et rouges , qui lui firent donner par les marins le nom vulgaire de paille-en-queue; aussi rapporte-t-on qu’un officier provençal , pour qui ce nom avait été pris au sérieux , écrivit sur le journal du bord : « On a tué une paille- en-cul; nota bene que ce n’est pas une paille, mais lien une plume qu'il a dans le cul. » Le phaëton a le cri aigre , le vol paisible , la vue perçante ; bien qu’élevé dans les airs , il distingue à la surface de la mer les poulpes ou les petits poissons volants dont il se nourrit. Il s’abat alors avec AUTOUR DU MONDE. 183 prestesse , puis , se relevant avec grâce , il plane avec majesté dans les latitudes des intertropicales. On lui a donné le dieu du jour pour père , et les plaines de l’Éther pour domaines ; celui à brins blancs est assez rare dans la mer du Sud, et très-commun au contraire dans l’Océan Atlantique. Dans ce grand espace d’eau qui sépare le Pérou des archipels de la Mer Mauvaise , nous n’observâmes qu’un petit nombre d’êtres animés : c’étaient des baleines, dont le dos en voûte venait affleu- rer le niveau de la mer ; des exocets qui par leur nombre et leurs allures imitaient des nuées de sauterelles s’élevant d’un champ nouvellement moissonné ; quelques poissons scombéro'ides qui sui- vaient notre sillage ; diverses bonites qui , servies à la table des offi- ciers, occasionnèrent de légers empoisonnements ; déjàForster avait eu occasion de signaler un pareil fait, dont on trouve quelques exemples dans plusieurs relations. Cet aliment, si savoureux en apparence, amena des défaillances, des vertiges, une vive rougeur sur tout le corps ; mais les accidents cessèrent bientôt , et avec eux les inquiétudes. Le 15 avril nous rencontrâmes le navire baleinier américain le Charles de Nantucket, qui battait la mer depuis dix-huit mois. Il avait formé une cargaison de deux cents tonneaux d’huile , résultat de la pêche de soixante-six baleines , entre les 100° et 130° de longitude O., sous la ligne et dans l’intervalle qui sépare les îles Marquises des îles Gallapagos; ce navire y avait laissé plus de qua- rante bâtiments de sa nation , occupés au même genre d’industrie ; mais, comme son équipage comptait quelques scorbutiques, il se dirigeait vers l’île Pitcairn , où il espérait trouver des légumes , des fruits et de la chair de cabri. Pitcairn n’a pas de port, mais ses rivages accores permettent de rester en panne près de terre. Cette •le sera à jamais célèbre pour avoir servi de refuge aux révoltés de Heunty ; qui ne se rappelle ce Christian donnant l’exemple de la révolte, abandonnant en pleine mer, Blight, son capitaine et son Protecteur, avec quelques marins fidèles , et les lançant à l’aventure dans une chaloupe non pontée et comme à une mort certaine, puis retournant à 0-taït.i avec les conjurés, enlevant les femmes dont ils étaient épris, brisant leur vaisseau sur les écueils de Pitcairn, et cachant leur coupable action sur cette île jetée comme un point Perdu sur la surface du monde? Blight, après des misères inouïes 184 VOYAGE et un trajet de plus de douze cents lieues dans une frêle embarca- tion , aborda l’île de Timor, et put revoir l’Europe. Le gouverne- ment anglais, jaloux de ne point laisser impuni l’acte de rébellion de l’équipage de Beunty, expédia dans la mer du Sud un vaisseau qui devait le poursuivre; mais les recherches les plus persévérantes laissèrent les principaux coupables impunis , et ce n’est que très- longtemps après que le hasard mit sur les traces des révoltés. Ce fut sur l’ile de Pitcairn qu’on trouva les descendants de Christian et Adam , ce patriarche vénérable , faibles restes d’une population que les jalousies et les haines avaient en partie détruite par le meurtre. Dans les journées du 17 au 20 avril nous avions sur les divers points de notre horizon un grand nombre de frégates à gorge nei- geuse, des pétrels à ventre blanc, et des pétrels noirs, que les marins appellent cordonniers , des fous manche-de-velours et des sternes , oiseaux dont la présence était un signe infaillible du voisi- nage des archipels des Pomotous ; le temps nous apporta aussi de la pluie, des vagues grosses, ce qui nous força de naviguer avec beaucoup de prudence. Le 22 nous faisions route par un beau temps, dans un espace de mer complètement libre , lorsqu’à trois heures du matin M. d’Ur- ville crut entendre les mugissements sourds des vagues qui se bri- saient sur les écueils : on mit en panne : au lever du soleil nous nous trouvâmes en vue à moins d’une demi-lieu d’une île basse , à peine élevée au-dessus des flots , dont les côtes déclives se compo- saient de sables blancs réverbérant au loin la lumière , et dont le centre était verdoyant par les massifs de vaquois et de cocotiers qui en couvraient la surface. Les habitants nous manifestèrent leur présence en allumant un grand feu ; mais , comme ils nous virent ne point répondre à ce signal, ils expédièrent bientôt une petite pirogue à balancier, montée par trois hommes , que nous ne pûmes engager à accoster la Coquille, et cependant c’étaient les premiers insulaires qui frappaient nos regards , c’étaient les premiers hommes de cette race des Océaniens dont nous étions si avides de contempler les traits. En vain nous leur prodiguâmes les épithètes de tayo, qui en o-taïtien veut dire ami; en vain nous leur montrâmes des étoffes vivement peintes que nous leur destinions ; leur défiance l’emporta sur la curiosité. Ces naturels étaient complètement nus, à cela AUTOUR DU MONDE. 185 près d’une étroite bandelette d’étoffe qui leur ceignait les reins ; ils étaient frottés d’huile de cocos, et sans armes ni objets d’échange; ils répétaient en riant et en gesticulant le mot d’amitié que nous leur prodiguions, et les deux jeunes gens qui accompagnaient le vieillard possédaient à un haut degré l’insouciance et la gaieté de leur âge ; impatientés de ne pouvoir vaincre leur obstination ou de détruire leur soupçonneuse prudence, les voiles furent mises au vent et nous continuâmes notre exploration. Celte île est celle que le commandant de la Coquille nomma Clermont-Tonnerre, et qui gît sur les cartes par 18° 28' de latitude sud et 138° 46' de longi- tude occidentale. A peine étions-nous à quinze milles de la terre précédente que nous reconnûmes l’île Sarles, découverte en 1797 par Wilson, commandant le Duf; mais nous eûmes bientôt dépassé cet îlot, de même que le précédent, jeté comme une bandelette découpée sur la surface de la mer. Le 23 au soir nous eûmes connaissance d’une terre devant nous, et le lendemain au jour nous reconnûmes trois îles, dont nous devions regarder la découverte comme notre propriété , bien qu’il semble qu’elles aient été entrevues par les capitaines Bœnechet et Clerk. C’étaient les îles Narcisse , Humphry et Good-Eope. Au milieu de cette mer semée d’ilcs basses, à chaque instant nous devions nous attendre à voir surgir, devant nous ou par côté de ces plages déclives, de ces verdures trompeuses couchées ras l’eau, sur lesquelles il est si facile de se jeter au milieu de la nuit ou d’être Porté par les courants ; aussi , après avoir encore relevé l’île que M. Duperrey nomma Lostange et avoir reconnu les îles Mailler de Bellingshausen et la Harpe de Bougainville , nous sortîmes de ce dédale de rochers, de cette mer si bien décorée de l’épithète de Mauvaise , où le navigateur doit être tout yeux, tout oreilles, de ces écueils semés çà et là avec une redoutable prodigalité , et sur lesquels les grains fréquents et brusques des tropiques , les nuits sombres et chargées d’orages , ont terminé plus d’une vie aven- tureuse de marin. foutes les îles que nous longeâmes se ressemblent par leur aspect extérieur ; toutes semblent être le résultat de bandelettes d un calcaire saxigène , reposant sur les contours des sommets de Montagnes sous-marines , et dépassent de quelques toises seule- 186 VOYAGE ment le niveau de la mer. Bordées par des récifs , recouvertes par un petit nombre de végétaux nourriciers, privées d’eau douce 1 , sans cesse menacées d’être englouties par les vagues lors des grandes perturbations de l’atmosphère , ces îles n’offrent à l’espèce humaine qui les habite que des ressources bornées et une existence pré- caire. Leur sol, résultat du détritus des coraux, serait inhabita- ble , si des forêts de cocotiers , dont les noix transportées par les courants y ont pris racine , n’y étaient venues fournir aux hommes, que des naufrages ou un excès de population forcèrent à y émigrer, leur principale ressource pour y maintenir leurs familles; toutes les îles basses de la mer du Sud , en effet , quelle que soit la petitesse de leur circonférence , deviennent habitables , et reçoivent des colons aussitôt que le cocotier peut produire. Dans cette partie du globe l’existence humaine est donc liée au développement de ce magnifique et utile palmier. On conçoit que des besoins entourés d’inquiétude , qu’une industrie constamment dirigée vers les moyens d accroître les ressources alimentaires, peu ou point de commu- nications avec les Européens, qui sillonnent ces mers, ont dû avoir une grande influence sur le caractère moral de ces peupla- des. Aussi remarque-t-on qu’elles sont ombrageuses , défiantes , et qu’elles présentent une grande sauvagerie de mœurs. Ainsi que je viens de le dire, lorsque nous traversâmes l’archi- pel de la Mer Mauvaise, ou mieux des Pomotous 2, ainsi que les habitants le désignent, des naturels vinrent à une certaine distance de la corvette la Coquille sans vouloir en approcher ; ils nous adres- sèrent de longs discours d’une voix forte et aigre , qui nous arri- vaient comme un long roulement de voyelles pressées. Enfin nous leur prodiguâmes les noms de tayo (amis), ou nous leur criâmes e-no-moï (venez ici) ; nous fîmes route sans avoir pu les examiner de près. Les habitants de l’île Narcisse ( île que M. Duperrey avait d’abord nommée île Daugicr), nous parurent nombreux; des groupes d’insulaires s’agitaient sous les massifs de cocotiers, armés de longues javelines reluisantes; bientôt de nombreuses pirogues à simple balancier furent jetées à la mer et s’arrêtèrent 1 L’eau douce s’obtient en creusant les sables, ou des eaux pluviales retenues dans des creux du sol calcaire. 2 Les Océaniens, dans leur langue riche en images , ont appelé ces terres les ilôts de la nuit, po nuit et motous, îles de corail. AUTOUtt Dü MONDE. 187 proche de notre vaisseau, sans qu’aucune osât l’accoster; la taille des hommes était généralement élevée, des colliers de coquilles entouraient leur cou, un morceau d’étoffe blanche, fabriquée sans doute avec le mûrier à papier, ceignait leur tête. Ils se levèrent tous à la fois lorsqu’ils jugèrent leurs pirogues assez approchées de la Coquille , et se tinrent debout en poussant de grands cris et en gesticulant outre mesure. J’en remarquai un entre autres qui se plaça sur l'avant d’une pirogue , sans discontinuer d’agiter ses bras et de les placer sur sa tête d’une certaine manière : était-ce une preuve d’amitié? était-ce un défi? au reste, la grande défiance qu'ils nous témoignèrent doit faire préjuger défavorablement de leur caractère. Nous n’avons donc sur les Pomotous que des notions incom- plètes; mais à O-taïti , où nous rencontrâmes de ces insulaires, je me procurai quelques détails, qui sans être importants ne sont pas dénués d’intérêt. Ces insulaires sont constitués comme les O-taitieris , auxquels ils ressemblent en tout point ; mais, s’ils ont leurs formes corporelles unies à plus de vigueur, ils n’en ont point le caractère bienveillant ni les manières affectueuses. Leur aspect est rude, le jeu de leur physionomie sauvage, l’ensemble de leurs traits est empreint de férocité , et , ce qui ne contribue pas peu à leur prêter des dehors repoussants, est le tatouage, qui couvre non-seulement le corps, mais même la figure; les dessins de ce tatouage consistent en losanges sculptés sur la peau du front et en cercles repliés sur eux-mêmes, et recouvrant les joues; et leur nudité disparait , tant sont épaisses les masses qui incrustent les diverses parties du corps. Sous ce rapport ils ont la plus grande analogie avec les nouveaux Zélandais et les insulaires des Marqui- Ses , tandis que les O-taïtiens , leurs plus proches voisins , avec lesquels d’ailleurs ils ont d’assez fréquentes communications, ne se tatouent que très-légèrement quelques dessins peu compliqués. Les Pomotous habitant des îles pauvres , et menant une vie ché- tive , qu’ils entretiennent surtout à l’aide des ressources puisées dans la pêche , regardent comme ennemi tout étranger qui essaie d aborder parmi eux , et leur premier mouvement est de le repous- ser par la force. Par opposition les O-taïtiens, dont l’existence a toujours été à l’abri des besoins , n’ont jamais été célèbres par leur humeur belliqueuse, tandis que les Pomotous, adonnés à la VOYAGE 188 guerre, sont marins audacieux, et livrés constamment sur les écueils et au milieu des vagues à la conquête de leur subsistance , en conservent des habitudes pleines de résolution , bien éloignées de cette mollesse et de cette indolence qui caractérisent les insu- laires d’O-taïti ; les îles basses qui nous occupent ne paraissent point avoir à part leurs cocotiers d’arbres à pain ni de pommes de Cythère , mais quelque peu de taro ou chou caraïbe , et beaucoup do [ara ou vaquois. Les pirogues de mer des Pomotous sont grandes et solidement construites pour les navigations lointaines , et nous en vîmes plu- sieurs à Papaoa qui arrivaient des îles basses à O-taiti , bien que la distance qui sépare ces terres soit considérable , relativement sur- tout à la construction de ces embarcations. Ces pirogues, de la dimension des chaloupes de pêcheurs d’Europe , sont pointues à leurs extrémités , et fortement liées entre elles , à deux pieds de distance , par des madriers qui supportent une plate-forme solide. Leur coque est pointue , surmontée d’un plat-bord , et les bordages sont solidement fixés avec des chevilles en bois. Sur la pirogue de gauche est établie dans toute sa longueur une banne en branches pliantes , tissées à la manière de nos ouvrages de vannerie , à sur- face convexe en dehors , verticale en dedans , où s’ouvre une issue par laquelle s’introduit l’équipage dont elle est le logement ; on y place aussi les vivres de campagne. Le gouvernail de ces pirogues doubles est remarquable par la simplicité du moyen qui le fixe ; il consiste en un long morceau de bois s’évasant à l’extrémité en queue de poisson et tournoyant sur une cheville. Le màt est fait d’un long bambou maintenu par des cordes d’écorces à’hibiscus. Une grande natte quadrilative sert de voile , et ce qu’il y a de particulier pour un marin , c’est que l’amure ne diffère point de celle de nos canots d’Europe, et l’écoute se fixe sur l’un ou l’autre bord avec une petite cheville de bois. Les Pomotous se servent d’un bois très-dur, rare sur leurs îles , pour façonner des javelines souvent longues de quinze pieds, s’élargissant à leur sommet comme le fer d’une hallebarde, et cou- vertes de sculptures travaillées avec délicatesse ; leurs pagaies sont également ornées de gracieux dessins; il en est de même de leurs haches, dont la partie coupante est en corail , et de quelques au- tres ustensiles ; les femmes portent autour du cou des colliers AUTOUft Dü MONDE. 189 formés d’écailles imbriquées de nacre, dentelées sur les bords , dont la surface polie est des plus brillantes. Le goût de ces naturels pour 1 'ava ava, boisson âcre et piquante qu’ils composent avec une plante propre à toutes les îles de la mer du Sud , est très-prononcé ; aussi recherchent-ils avec empresse- ment nos liqueurs fermentées , différents en cela des O-taïtiens , qui les redoutent pour la plupart. C’est ainsi que dans la visite que nous reçûmes à Q-taïti, des hommes formant les équipages de deux grandes pirogues , nous eûmes à les régaler avec une eau-de-vie brûlante du Chili , qui dissipa l’air sombre de leur visage et y appela une folle gaieté. Ces Pomotous se livrèrent à la danse , et huit d’entre eux , assis sur le pont , frappaient avec l’accord le plus parfait sur les parties charnues des cuisses et des jambes, la main étant disposée en creux, afin d’obtenir un bruit sourd, d’abord lent, puis de mesure pressée; en môme temps tous chantaient des cou- plets sur un air monotone, en modifiant parfois la voix natu- relle , de manière à lui donner une expression rauque et stomacale ; à mesure que le rhythme devenait plus vif, un des huit Pomotous , assis , se levait avec prestesse et dansait seul ; sa pantomime se com- posait de mouvements très-rapides des jambes et des bras; ce pre- mier danseur fatigué , il en parut un second , après celui-ci vint un troisième , et les huit se remplacèrent successivement ; mais alors la danse perdit son premier caractère et devint excessivement indécente ; le plus souvent cependant c’est un mimodrame carac- téristique retraçant les habitudes de ces peuples , soit dans leurs guerres, soit dans leurs usages domestiques. Les Pomotous se livrent avec tant d’ardeur et de plaisir à cet exercice , ils y mettent une telle action , leur âme en est tellement absorbée , qu’on les v°it bientôt haletants , ruisselant de sueur et tombant de lassitude. Gomme chez les Océadcns purs , leur langue , remplie de voyelles , leur permet d’improviser sur tous les sujets qui ébranlent leur ima- gination mobile; leurs vers ont un rhythme; ils sont cadencés et formés d’un nombre uniforme de mètres ; le plus ordinairement ces improvisations ont pour but de solliciter des étrangers quelques Présents, et c’est ainsi que nos Pomotous exprimaient que leur gosier otait sec, et qu’ils s’attendaient que dans la grande pirogue de France on leur donnerait de 1 ’ava ava pour l’humecter. D’autres fois ils se moquaient des O-taïtiens soumis à la domination des I. 24 190 VOYAGE missionnaires anglicans. Ces Pomotous ne sont au reste qu’une jeune colonie des archipels de la Société, et tout en eux rappelle la souche dont ils sont sortis. Le 29 avril le temps devint mauvais , des orages éclataient sur plusieurs points de l’horizon , nous nous hâtâmes de sortir de l’Ar- chipel Dangereux pour reprendre les routes battues par les anciens navigateurs, en nous dirigeant sur O-taïti ; quelques heures de calme nous montrèrent la mer couverte d’un insecte marin nommé relia océanique. Aux pluies et aux vents qui nous assaillirent pen- dant quelques jours succédèrent des calmes avec une chaleur étouf- fante. L’entre-pont ressemblait à une fournaise , et la sueur ruisse- lait du corps de ceux qui y séjournaient quelques instants. Nous profitâmes de ce que le navire se balançait sans faire route pour jeter à la traîne des hameçons amorcés par des flocons de laine, et nous primes des coryphèncs aussi savoureux que brillants , pois- sons chasseurs qui vaguent dans les solitudes des grands océans, qu’ils animent par leurs riches parures scintillantes d’or et d’azur, tandis que leurs sens sont obtus, et leur appétit grossier. Les phaëtons à brins blancs erraient avec ce vol calme et cette sorte d’insouciance qui attestent la régularité du banquet que leur sert la nature. Le 1er de mai, par une de ces journées des tropiques éblouis- santes de lumière, sous l’influence d’une atmosphère brûlant le corps à la manière de la vapeur qui s’échappe de l’eau en ébullition , à l’horizon se montra à nos regards un cône solitaire en partie vêtu d’une riante et fraîche verdure. Notre sillage , en diminuant à chaque instant la distance qui nous séparait de cette îlette océa- nienne, permit à l’œil d’en embrasser les contours et la petite étendue , et de la reconnaître pour cette île d ’Onasbrug, que Wallis découvrit le 17 juin 1767 , et qu’il nomma ainsi en l’honneur d’un prince Frédéric , évêque d’Onasbrug. Que de noms bizarres , ridi- cules et sans avenir ont été prodigués ainsi par les Européens à des terres qui un jour doivent reprendre ceux plus légitimes donnés par la race qui la première les a colonisées ! Bougainville , qui en eut connaissance le 2 avril 1768, dont l’imagination ardente et sensuelle crut signaler aux géographes ce même fragment de notre planète , l’appela le Boudoir, en ajoutant toutefois , ou le Pic de la Boudeuse , pour rappeler le nom de la frégate qu’il montait. Mais 191 AUTOUR DU MONDE. les noms d 'Onasbrug et du Boudoir doivent disparaître des cartes pour conserver la dénomination si douce et si euphonique de Maïtéa, que lui donnent les Océaniens *. Il y a une suavité de charmes dans les plus minces ilôts de l’Océanie , et Maïtéa , ressemblant à une gerbe de verdure sortant des eaux bleues de la mer, reposait notre vue et nous procurait des délices qu’on ne peut apprécier que dans une position semblable à la nôtre; qu’on se figure, en effet, un vaisseau en panne, rou- lant sur les vagues sourdes qui viennent heurter ses flancs , et d où s’élancent des regards plongés sur un seul endroit , placé à dis- tance comme le serait le tableau d’une lanterne magique. On conçoit que tout devient spectacle alors , l’arbre qui élève sa tète au-dessus de son voisin , l’oiseau qui vole et se cache dans les four- rées, les nuages colorés qui viennent se poser sur le sommet du pic, comme un ruban sur la chevelure d’une belle fille. L île de Maïtéa est le cratère éteint d’un ancien volcan, qui a surgi sur les bas-fonds de cette partie de l’Océan Pacifique ; et , sous ce rap- port , toutes les îles vraiment océaniennes partagent sa constitution géologique , car les motous , ou îles basses , sont toutes formées par les madrépores , taudis que les terres hautes , sans exception , sont le résultat d’éruptions volcaniques , et appartiennent par con- séquent à la formation plutonienne. Elle s’élève au-dessus de la mer comme un sein mamelonné , n’ayant au plus que deux milles de circonférence sur deux cents toises d’élévation ; sa base est formée de colonnes prismatiques rangées avec la symétrie ordinaire des coulées de basalte , tandis que quatre à cinq pitons décharnés découpent le sommet et marquent les contours déchiquetés du cratère. La végétation est très-active sur toute la surface de Maitéa, seulement elle ne commence à se développer qu’à une certaine distance du rivage , là où la mer cesse de deferler avec violence. Ce rebord est donc nu, mais les cendres volcaniques et les matières brûlées qui le constituent , tranchent avec le vert du feuillage , par les teintes les plus vivement colorées, depuis le rouge foncé jus- qu’au noir intense. Au niveau de la mer une ceinture de corralli- gènes défend cette île , qu’il est très-difficile d’aborder avec des i L’île de Maïtéa ou MaïUia gît 17» 55' 51" de latitude sud, et par 150» 25' 24" de longitude occidentale. îoa VOYAGB embarcations : des arbres à pain , aux feuilles découpées comme celles du figuier, des bananiers aux larges bannières vertes et sou- vent déchirées par les vents , des cocotiers à tige svelte comme la taille d’une sylphide , balançant leur cime avec la nonchalance prétentieuse d’une coquette , des vaquois phallifères à feuilles en- gainantes en spirale et taillées en lames d’épée s'harmonient gra- cieusement avec la plèbe des végétaux. Wallis , lorsqu’il reconnut cette terre , y trouva des Océaniens avec leurs grandes pirogues ; nous n’y aperçûmes point d’habitants, mais il est à peu près cer- tain qu’elle n’est visitée par les insulaires des archipels circonvoi- sins que d’une manière passagère , et comme un port de ravitail- lement dans leurs navigations lointaines. Les seuls hôtes de ce séjour paisible sont quelques oiseaux de rivage, entre autres une giarole et un fou; ce dernier de couleur marron pourpré sur le corps, d’un blanc de neige sur le ventre, à queue brune , puis frangée de blanc , est très-certainement inconnu aux naturalistes. Dans la journée du 3 nous reçûmes beaucoup de pluie , qu’ap- portaient des grains noirs , souvent renouvelés et chargés d’orage. Mais O-taïti , qui nous apparaissait à l’horizon , à une distance de douze milles , nous promettait une de ces relâches délicieuses que chacun de nous , dans sa vie d’homme de mer, avait rêvée bien des fois. Nous hâtions donc de toute l’anxiété de l’impatience la marche trop lente de notre vaisseau : il arriva enfin à cet endroit tant désiré de notre campagne, et une large tache rouge, dite la pointe de l’arbre , vint nous faire reconnaître les passées et le mouillage de la baie de Matavai, où nous laissâmes tomber l’ancre dans la soirée. AUTOUR DU MONDE. 193 NOTE. SUR LES BALSAS. Nous avons parlé , page 106, des balsas usités par ies Chiliens. En voici la des- cription fort complète qu’en a donnée le capi laine lloll : On donne le nom de balsa à une embarcation dont se servent les Indiens sur les côtes du Chili et du Pérou. Deux corps placés l’un à côté de l’autre, et unis par des liens, composent l’ensemble de ce bateau : chacun de ces corps est forme par un assemblage de peaux de loups marins. La grandeur varie : elle est, selon ta convenance et les lieux, de 12 à 1$ pieds; on prépare ces peaux en les frottant avec des pierres, pendant un temps déterminé; cette opération, qui tient lieu de tannage, enlève toutes les aspérités ; on les enduit ensuite d’une huile composée à cct^effct; lorsqu’elles en sont suffisamment imprégnées, on les réunit par des coutures, en leur donnant la forme nécessaire, puis on leur applique extérieure- ment une espèce de composition faite avec de l’huile et une terre rougeâtre ; cet enduit acquiert de la dureté, et devient comme une écorce qui sert à garantir ces peaux contre le frottement des sables, lorsque le balsa aborde sur la plage. Ces deux outres allongées sont réunies par des morceaux de bois placés transversale- ment et attachés avec de fortes courroies On rapproche les extrémités qui forment le devant de l’embarcation jusqu’à ce qu’elles se touchent, tandis que les deux extrémités opposées sont éloignées l’une de l’autre de trois pieds au moins, ce qui donne de l'aplomb à ce frêle bateau , dont la forme est celle d'un triangle isocèle ayant l’angle aigu peu ouvert ; à quelque distance de la partie inférieure de chacun de ces corps se trouve une ouverture terminée par une espèce de boyau; c’est a l’aide de ce conduit qu’on parvient à introduire dans cette outre l’air qui doit la gonfler : lorsque cette opération est terminée, on dispose sur 1 embarcation des nattes et des joncs marins qui forment un tillac d’environ quatre pieds de large sur huit de long. , , -, , Ce bateau est d’une extrême légèreté : à peine son poids total est-il de 50 ou 40 livres; cependant il peut porter une charge d’un millier, et même d un millier et demi • mais avec un tel fardeau on n’oserait fane un long tia.iet, cai la forte avec laquelle la mer repousse cette embarcation de sa surface et la compression qu’un poids aussi considérable exerce sur toutes les parties du balsa 1 exposeraient à crever, et il s’ensuivrait une submersion immédiate. La personne qui manœuvre le balsa s’assied les jambes croisées , sur l'arriéré , dans la position indiquée par la gravure ci-contre; elle nage avec un aviron qui 194 VOYAGE a la forme d’un balancier, et dont chaque extrémité ressemble à une pagaie : l’embarcation vide, étant alors très-élevée sur la partie de derrière, occupe moins de surface dans l’eau, et un seul homme pourrait pendant quelque temps la faire Hier quatre à cinq milles à l’heure. Les Indiens sc placent habituellement de la manière que je viens de décrire, lorsqu’ils vont à la pêche. Leurs filets occupent le devant du balsa; lorsqu’ils transportent des passagers, ils les font asseoir derrière le rameur qui, dans ce cas, s avance un peu vers le tniliçu. Vide, celle embarcation entre à peine dans lcau, dont elle ne fait pour ainsi dire qu’effleurer la surface; chargée, elle v pénetre au plus de quatre à six pouces. Dans ce dernier état on est oblige de veiller avec soin à ce que l’air contenu dans es outies ne s échappe pas, et à faire de nouvelles insufflations pour remplacer air que la pression tend à chasser par d’imperceptibles ouvertures. 11 est facile de comprendre de quelle utilité est le balsa sur des cèles où les bri- sons de la mer interdisent tout moyen de communication autre que celui que je Viens de décrire. C est sur les balsas que se débarquent les articles de commerce destinés à l’intérieur du Chili et du Pérou; ils servent également à en rapporter les lingots d or et d argent et les piastres que l’on obtient en échange de ces mar- chandises. Le faible tirant d’eau de ces balsas leur permet de traverser avec con- fiance les brisans les plus redoutables, sans même que les objets qu’ils trans- portent soient mouillés, tandis que ie canot le plus solide, cl l’embarcation la plus légère seraient infailliblement engloutis, s’ils tentaient de pareils voyages. Les commerçants qui habitent ces parages sont tellement familiarisés avec ce genre de navigation, que jamais ou ne conçoit la moindre crainte sur leur départ ou leur arrivée. Les ressauts que forme la mer qui rugit avec une horrible fureur sur ces brisans, glacent le voyageur d’un effroi involontaire, et , malgré l'intime conviction de 1 absence de tout péril, l’homme le plus accoutumé à braver les dangers ne petit se défendre d’une émotion de terreur, surtout aux époques de la pleine lune, ou lorsqu’elle doit changer. Dans ces cas, on s’abstient cependant de charger les balsas de marchandises que l’humidité pourrait détériorer : mais comme cet étal dure de quatre à cinq jours, on ne peut communiquer qu’à l’aide du balsa avec le navire qui est sous la voile ou mouillé à quelque distance de la côte. Quand la mer déferle avec d’affreux mugissements, les passagers se placent ordinairement sur un balsa attaché à un autre, sur lequel se trouvent deux rameurs qui nagent devant; par ce moyen, le balsa remorqueur reçoit le premier coup de mer qui élève celle embarcation au sommet de scs vagues, au milieu d’une atmo- sphère humide, tandis que celle qui est derrière reste presque à sec. J’ai plusieurs fois essayé de passer, dans ces circonstances, suit de mon bord à la cote, soit de terre à mon navire, avec une embarcation légère construite à eet effet, et manœuvrée par mes plus habiles marins, mais j’ai dû y renoncer, car malgré de fréquentes tentatives et l’emploi de tous les moyens imaginables, je n ai jamais pu aborder une seule fois sans que mon canot fût rempli par des coups de mer, quand il n’arrivait pas que contre tous nos efforts il fut chaviré ou jeté sur la côte. Sur les balsas, dans les mers les plus déferlantes , je n’éprouvais d'au- tres désagréments que celui d’élre couvert par la rosée des vagues à travers les- quelles ils se dirigeaient. Le balsa est donc véritablement un bateau insubmersible; sa légèreté la iaci- blé avec laquelle on le manœuvre, la charge considérable qu’il peut supporter, rendraient dans les naufrages cette embarcation extrêmement utile sur toutes les 195 AUTOUR DU MONDE. côtes d’Europe ; ne sait-on pas que lorsqu’un navire se perd dans le voisinage de la terre , il arrive presque toujours , quand la mer est houleuse et déferlante, que l’équipage et les passagers périssent, parce que les canots ou les chaloupes dans lesquels ils se jettent sont chavirés ou coulés par les lames? Le balsa offre un moyen de sauvetage infaillible; manœuvré par des hommes habiles et courageux , il aurait une grande supériorité sur toutes les inventions créées pour secourir les naufragés. Sa construction ne présente aucune difficulté, et ne saurait être l’objet d’une forte dépense, tandis que son peu de volume per- mettrait d’en placer aisément plusieurs à bord des navires, et dans les corps-de- garde sur la côte de France. Tant de braves exposent chaque jour leur vie, avec mille chances défavorables, pour arracher aux flots de nouvelles victimes, que ce serait véritablement bien mériter de l’humanité , que de leur fournir un moyen assuré de diminuer le nom- bre des malheureux que chaque année la mer engloutit dans ses abîmes. iuv ni; ratante \ orrait. TABLE DES MATIÈRES CONTENUES DANS CE VOLUME. l'a go a. DÉPART ‘ g Chapitre Ier. Traversée de France au Brésil 8. Chap. II. Séjour à Sainte-Catherine du Brésil 20. Chap. III. Traversée du Brésil aux îles Malouines et séjour sur ces îles antarctiques ’ j;g Chap. IV. Traversée des Malouines au Chili et séjour à la Conception. . . 60. Chap. V. Traversée du Chili au Pérou et séjour à Callao et à Lima. . . 114. Chap. VI. Traversée de Callao à Payta et séjour à Payta 158. Chap. VII. Traversée de Payta à O-taïti (navigation dans l’archipel des Pomotous. Iles découvertes) FIA DE LA TABLE DD TOME PREMIER. VOYAGE AUTOUR DU MONDE. % * * UilltlMEME DE Jl.-J. CREGOIR Rue a !i f,in , !\° 20. ]f tir àe Himabimx . ft! f ?■{#;■’ erf 4 F-ir'-it-- i - ftr\.reU-e.- VOYAGE AUTOUR ESTREl’RIS RAR ORDRE DC COUVERNEREST SUR LA CORVETTE LA COQUILLE; saasosï,, M P. .11 U K CO K n ES P O 3» 4 K T DE l’iXSTITIIT. TOME II. BRUXELLES. N -J. GREGOIR, V. WOUTERS ET C% ÉDITEURS, RtE AU 11S, S» 20, PRÈS DE U PI-ACE S'-CÉRI. 1839. VOYAGE ÀDTOUR DU MONDE. CHAPITRE VIII. SÉJOUR DANS L’iLE ü’O-TAITI (de 3 au 1823 au 22 »u mêmb mois). Homme d’Europe à la peau blanche ! Laisse-moi sous mon toit de branche, Où j’ai mon hamac qui se penche! Et ma compagne au teint si beau, A la ceinture de feuillage , Au frais collier de coquillage, Et sans moi rejoins au rivage Ta case qui marche sur l’eau. ( Anaïs Segalas. ) Pour qui a lu les narrations pleines de charmes de Bougainville et de Cook (et quelle personne tant soit peu instruite en Europe eu ignore les principaux détails?), Taiti, nommé d’abord NouveUe- Cythère par le navigateur français , O-taiti par son nom seul fait Palpiter le cœur et retrace à l’imagination mille scènes volup- tueuses. L’homme est ainsi fait. Il n’a pas retenu les formes gou- vernementales , les idées religieuses des O-taitiens; mais dans sa 6 VOYAGE mémoire sont gravés en traits de feu les peintures libres d’un sensualisme dans toute sa naïveté, des tableaux de l’Albane à coloris remarquable par sa nudité. Pour lui O-taïti est ce paradis de Mahomet , où l’âme n’est pour rien dans les plaisirs des sens qu’il prodigue. O-taïti dans notre tableau ne se présentera pas avec cette phy- sionomie si riante que lui prêtèrent les premiers découvreurs. Ses paysages, il est vrai, n’ont pas changé. C’est toujours la même pompe, la même richesse de végétation l. Ses habitants sont comme ils étaient, doux, hospitaliers, bienveillants; ce sont encore de grands enfants dont la physionomie naïve a été défigurée, il est vrai, par les nouvelles habitudes que leur ont imposées les missionnaires anglicans. Les O-taïtiens ne sont donc plus ceux des temps où Wallis , Bougainville et Cook exploraient leurs rivages ; le cachet qui caractérisait ces peuplades a disparu sous un vernis de dis- simulation que leur a porté la ferveur du rigorisme des prêtres protestants. Si les missionnaires , de quelque couleur qu’ils soient , sont aujourd’hui un vrai non sens parmi les populations civilisées , que pense-t-on que doivent être ces hommes , sans talent , sans élévation dans l’âme, à idées rétrécies et bigotes, agissant comme des énergumènes au milieu des peuplades delà mer du Sud, leur i Nous tracions en 1825 le tableau suivant qui peint parfaitement l’ensemble de la création de cette île célèbre : Au milieu de la vaste mer du Sud s’élève, comme la reine de l’Océan Pacifique, la délicieuse O-taïti ; une verdure toujours fraîche couronne ses pics volcanisés ; ses rivages et ses récifs disparaissent sous les forêts de cocotiers, dont les immenses parasols de verdure sont sans cesse balancés par les molles brises des vents alisés. Là, sous un ciel dont la température est tiède, vivent d’heureux insulaires. Leurs jours se succèdent sans secousses , et leurs occupations du lendemain sont sem- blables à celles des jours écoulés. Quelle émotion doit éprouver l’Européen trans- planté du sol de la France sur une scène neuve et si opposée aux tableaux qui fixèrent ses premiers regards! Aux prairies émaillées de l’Europe classique, au miroir limpide des étangs qu’ombrage le pyramidal peuplier, succèdent des cas- cades dont les ondes mugissent en se précipitant sur des lits de basalte, ou dont les eaux s’engouffrent dans des crevasses profondes, sur lesquelles d’immenses arches de liserons chargés de fleurs se projettent en ponts suspendus, tandis que les larges scolopendres et les bananiers sauvages lèvent sur leurs coros leurs lon- gues feuilles luisantes. Dans des fourrés presque impénétrables, les arecs dres- sent vers le ciel leur cime aiguë, semblable à la flèche d’un paratonnerre, tandis que les vaquois, aux racines serpentiformes, s'unissent aux gardénias suaves ou aux roses de Chine couleur de feu, sous la protection des rameaux aux larges feuilles des arbres à pain. ADTOüll DD MONDE. portant, disent-ils, le pain de l’Évangile, pain lourd et indigeste pour des estomacs qui n’y sont pas préparés : combien je regrette pour ma part la physionomie native des peuplades océaniennes que gâte chaque jour le contact des Européens! Certes cette vie molle et efféminée des O-taïtiens, ce libertinage qu’on leur reproche, étaient encore loin de celui de nos villes et de la corruption de notre civilisation. Chez eux l’habitude convertissait en cérémonial de poli- tesse cette prostitution dont on a exagéré les résultats. Sacrifier à l’amour était une sorte de rite, à laquelle ils n’obéissaient que dans des circonstances particulières. Et puis enfin dans une île fertile où la vie inactive est assurée , dont la température est élevée , où les habitants ne se livrent que rarement à des guerres désastreuses , où l’existence coule heureuse et sans grands besoins , le penchant à l’amour n’est que la conséquence des autres besoins de l’économie humaine satisfaite. J’ai bien réfléchi sur tout ce que l'on a écrit sur les naturels des îles de la Polynésie : et , je dois l’avouer, le plus souvent les écrivains qui ont parlé de ces peuples ne les ont pas compris ou ne les ont vus qu’à travers le prisme de notre civilisation vaniteuse. » Les marins des diverses nations, qui ont été leurs historiens, ne se piquent pas non plus de philosophie , et trop souvent leurs livres ont été dictés sous l’influence des préjugés d’une éducation incom- plète et spéciale. Si jamais les Océaniens écrivent l’histoire des navigateurs qui auront séjourné sur leurs bords, je ne pense pas que nos manières y soient traitées avec faveur. Longtemps on a cru en Europe , et les Anglais surtout étaient intéressés à propager cette erreur, que Wallis était le premief Européen qui ait découvert Taïti, le 18 juin 1767, et, suivant la ridicule coutume d’alors , ce marin en prit possession au nom de son gouvernement , en lui donnant le nom d’ile du roi George III. Mais les Espagnols ont revendiqué , pour leur compatriote Quiros, •honneur d’avoir le premier abordé en 1606 dans cette île, qu’il nomma Sagittaria, d’autres disent de la Belle Nation. Il paraît même que, quelque temps après Quiros, un navire, parti de Lima , y laissa un missionnaire catholique , qui y séjourna une nnnée seulement en y déposant , pour l’usage des habitants , un grand nombre d’animaux domestiques. Neuf mois après l’appari- ü°n de Wallis, Bougainville, parti de France en 1767, sur la VOYAGE frégate l’Étoile, séjourna en avril 1768 sur la partie orientale de l’île, qu’il se crut en droit de nommer la Nouvelle-Cylhère , désirant rappeler par cette désignation la beauté des femmes et les faciles plaisirs que procura cette relâche. Cook , en se rendant à O-taïti pour y observer le passage de Yénus sur le disque du soleil, y demeura trois mois , et , dans les autres voyages , attiré par une prédilection décidée pour les îles de la Société , il y apparut fré- quemment pour y reposer ses équipages. De sorte que Cook et ses compagnons, Banks, Solander, Parkinson, et surtout les deux Fors- ter, dans les journaux imprimés, ont accumulé les détails les plus minutieux sur l’histoire générale et particulière des îles d’O-taïti, de Borabora, de Huaheine, etc. Mais c’est à Forster surtout, natu- raliste aussi habile qu’écrivain élégant , que sont dues les observa- tions les plus sagaces et les plus piquantes sur O-taïti , et , sous ce rapport , son livre a été une mine féconde qu’ont exploitée à l’envi tous les compilateurs. Après Cook , le capitaine Sever, comman- dant le navire Lady-Penrhyn, visita O-taïti en 1788, et le lieute- nant Walts en publia la relation. Bligth y fit deux voyages succes- sifs; il y arriva la première fois le 26 octobre 1788, et la seconde fois le 7 avril 1792. Sa première campagne avait pour but d’enrichir cette île de divers arbres utiles , tels qu’orangers et citronniers , et d’y recueillir des plants d’arbres à pain et de cannes à sucre , pour les transplanter à la Jamaïque J’ai déjà dit quelques mots de la révolte des gens de son équipage et des suites qu’elle eut pour cet officier et quelques-uns des marins qui lui restèrent fidèles. En peu d’années cinglèrent vers O-taïti , en 1792 , le navire du commerce Malilda, capitaine Weatherhead; en 1793 , le Dédalus, capitaine New , et le 27 décembre 1794 , les vaisseaux du célèbre hydrographe Vancouver : puis enfin les pavillons russes et améri- cains s’y montrèrent successivement. Un laps de cinquante-cinq années s’était écoulé sans que la bannière française vînt signaler son existence sur une île , où elle flotta une des premières. La Coquille reprit l’anneau de la chaîne des temps , nouée par V Étoile et la Boudeuse U Les missionnaires anglais , établis dans l’île , ont rédigé , dans la langue taïtienne, des éphémérides incomplètes sans doute, i Vaisseaux que commandait Bougainville. AUTOUH DU MONDE. 9 mais dont on sera aise de posséder le texte original avec sa tra- duction. ÉPOQUES TAITIENNES. 1. Té pahi paniola a Quiro té tipaé raa i Vaiourou paha ( Taiarapou ) fébé. Le vaisseau espagnol de Quiros aborde à Vaipurou , pres- qu’île de Taiarapou, le 11 février 1606 2. To ofaa raa [cap. Wallis ) i Tahiti, iulai. Le vaisseau le Dauphin (ofaa), capitaine Wallis, aborde à O-taïti en juillet 1767 3. To Boukanvile i Ilitia. Bougainville touche à Eitia en 1768 4. To touté. Le capitaine Cook ( touté) y relâche en 1769 , 1773 et . 1774 5. Paniola no Lima té parahi raa i Tautira ( Taiarapou ) é té haêré raa du. Deux navires espagnols de Lima abordent à Tautira , pres- qu’île de Taiarapou, en 1773 6. Té tarapou [le Duff) té tipaé raa, é té maou misionari té parahi raa i Tahiti mari. Arrivée des missionnaires anglais à Taïti sur le navire le Duff, en mars 1797 7 . Té maou misionari té harou raahia i taraé i paré, haéré é adoura té rahi. Guerre à la suite de laquelle les propriétés des missionnaires sont pillées . . . . * 1798 3. Té maou misionari ité royal amiral té tipaé raa, é té parahi raa i Tahiti , iulai. D’autres missionnaires arrivent à O-taïti sur le vaisseau Royal amiral en juillet 1801 0. Té toupou raa i té tamai ta Roua. Guerre désastreuse à Roua en . 1802 10 VOYAGE 10. Té pohé raa o Vairaatoa sépé 3. Mort de Yairaatoa le 3 septembre 11. Té toupou raa i té tamai ia Taatarü. Guerre à Taatarii en ...... 12. Té pohé raa o M. Jefferson 2G sépé. Mort de M. Jefferson le 26 septembre 13. Té tamai rahi i Arahouraia a héé ai té arii ra. Guerre à Arahouraia , à la suite de laquelle le roi a été banni 14. Té pohé raa o M3 Henry, iulai, 28. Mortde madame Henry le 28 juillet 15. To M 3 Davies é M 8 Hayward atoa. Mort de mesdames Davies et Hayward en 16. Té toupou raa o té paraou a té atoua i Tahiti é Papé- toai ( Moorea ). La parole de Dieu est reçue à Taïti et à Papétoai (île Moo- rea ou d’Eyméo ) en 17 . Té papai raa ioa o té feia i maou i té paraou a té atoua i Moorea iulai 26. Les habitants de Moorea (Eyméo) sont enregistrés comme serviteurs de Dieu le 26 juillet 18. Té feia i maou i té té paraou ra té riri raahia i Tahiti, té tiavarou raa, é té tutoui raa i to ratou maou far e. Les chrétiens de Taïti sont persécutés par les idolâtres 19. To pohé raa o M. Scott. Mort de M. Scott en février 20. Té or a raa o té « Duré atoua » i Tahiti , iulai 7, é té tamai rahi murih’o. Les chrétiens se défendent, et après une invocation à Dieu { Buré atoua), la guerre cesse, 7 juillet . . 21. Moorea té maou raa i té paraou a té atoua. L’île Moorea (Eyméo) reçoit la parole de Dieu. 1803 1807 1807 1808 1812 1812 1813 1813 1814 1815 1815 11 AÜTOUB DD MONDE. 22. J\ove 15, é Tahiti o toci té maou rua ité paraou a té atoua murih’o. 15 novembre , bataille dont le résultat est la destruction de toutes les idoles , . , , , 23. Hualiiné , Maiaoiti, Raiatea, Tahaa , é Boralora, té maou raa i té paraou a té atoua. Les îles de Huahène, Maiaoiti, Raiatéa (Uliétéa de Cook) Tahaa et Borabora, adoptent l’Évangilo .... 24. Té taé raa mai o M. Crook i Tahiti. Arrivée de M. Crook à Taïti en 25. Maurua té maou raa i té paraou a té atoua. L’îlc de Maurua reçoit la parole de Dieu 26. Té taé raa mai o M. Ellis é té nénéi raa paraou té faaiia raahia i Moorea. Arrivée de M. Ellis et établissement d’une iroprimerio à Moorea ( Eyméo de Cook ) 27 . Té taé mai o M. Orsmond i Tahiti. Arrivée de M. Orsmond à Taïti 28. Té taé raa mai o té maou misionari MM. Barff, Bourne, Darling, Platt, Thrclkeld é Williams i Tahiti. Arrivée des missionnaires Barff, Bourne, Darling, Platt, Threlkeld et Williams à Taïti le 17 novembre . . . 29. Te to raa o té pahi, taraihia é té maou misionari i Moorea, décé 9. Cn lance à Moorea (Eyméo) le 9 décembre, le navire con- struit par les missionnaires 30. Té Êvanelia a Luka té néné i raa i Moorea. On imprime dans l’île de Moorea l’Évangile de saint Luc O. Té societi Tahiti té faatupu raahia, mé 13. La société de Taïti s’organise le 13 mai ^2. Téhaéré raa o té maou misionari, é haérè ai i té hoépaé i Tahiti, été, tahi, paéi Iluahiné, iuné. Les missionnaires parlent d’O-taïti pour aller s’établir à Huahène en f juin 1815 1816 1810 1817 1817 1817 1817 1817 1818 1818 1818 12 VOYAGE 33. Té societi Huahiné té faatoupou raahia oca. La société de Huahène se constitue en octobre . . . 34. Té pohé raa o M3 Wilson. Mort de madame Wilson en août 35. Té taé raa mai o M. Gxjles, é té taviri raa to té outa raahia mai i Tahiti. Arrivée de M. Gylles , qui fabrique du sucre , à O-taïti en août 36. Té pohé raa o Ms Orsmond. Mort de madame Orsmond le 20 janvier 37. Té tomo raa o té faré rahi ( royale chapelle ) i Papaoa ra, mé 11. Ouverture de la grande chapelle à Papaoa le 2 mai . . 38. Té pohé raa o Papaihia, raoua Horopaé i rii hia, no té orouré haou, oca 25. Exécution de Papaihia et d’Horopaé , tous les deux pendus pour avoir conspiré , le 25 octobre 39. Té societi Raiatéa té faatoupou raahia. Établissement de la société de Raiatéa 40. Té societi Tahaa lé faalia raahia, augu 12. Celle de Tahaa fut créée le 12 août 41 . Té nenei raa o té Êvanélia à Mataio i Tahiti. L’Évangile de saint Mathieu est imprimé à O-taïti en 42. Té pohé raa o M. Tessier, julai 23. Mort de M. Tessier le 23 juin 43. Epiti pahi no rusia, té tipaé raa i Tahiti. Deux navires russes touchent à Taïti en 44. Té pohé raa o M. Bricknell, augu 7. Mort de M. Bricknell le 7 août 45. Té Êvanélia a Joané lénénéi raa i Tahiti. On imprime à Taïti l’Évangile de saint Jean .... 1818 1818 1818 1819 1819 1819 1819 1819 1820 1820 1820 1820 1821 13 AUTOUR DU MONDE. 4 G. Té pohé raa o Poriraoua Mariri, i rii hia, no té méa oua aboua raoua , é taparahi i té arii augu. Execution de Pori et de Mariri, pendus pour avoir tenté d’assassiner le roi en août 47. Té taé raa mai o MM. Tyermann é Bennett na taata i tonohia mai, é te societi i Londona ra, é liio haéré to Tahiti néi haapao raa , sépé. Arrivée à O-taïti de MM. Tyermann et Bennett, envoyés par la société royale des missions de Londres, pour inspecter les travaux évangéliques en septembre 48. Té taé raa mai o M. Jones, i Tahiti. Arrivée de M. Jones à Taïti 49. Té taé raa mai o MM. Blossom, é Armitage é té nino , raa ahou atoa sépé. Arrivée de MM. Blossom et Armitage , et établissement d’un métier de tisserand, septembre 50. Té pohé raa o Pomaré II, decema 7. Mort de Pomaré II le 7 décembre .... 51. lé faa tia raa o Pomaré 111, ei arii ftamaidi iti oia reira, é 19 avaé ) januari. Avènement au trône de Pomaré III (enfant âgé de 19 mois) en janvier 1821 1821 1821 1821 1821 1822 laiti 1 est le nom que les insulaires donnent à leur île, et ce nom est peu connu des Français, qui ont adopté celui d ’ O-taïti, que Popularisa Bougainville. Aux demandes réitérées de ce navigateur, comment se nomme votre île, les naturels répondirent , O-taïti, c’est Taïti, laïti la délicieuse, la terre favorisée du ciel : car chaque Peuple aime par-dessus toute autre contrée celle qui lui donna le jour, celle où se passèrent ses belles années, les heures fugitives ôes illusions , les étreintes du cœur. La terre sur laquelle on vit transplanté peut bien devenir une seconde patrie, procurer les jouissances matérielles de la vie , mais l’âme n’y trouve plus les ^motions qu’inspire le sol natal. Les Anglais traduisirent ce nom « Je me servirai le plus ordinairement du nom d’O-laïti, parce au’il pïI 'ersellemcnt connu des lecteurs français. 14 VOYAGE si euphonique et si doux de Taïti, en O-laheite, que leurs mis- sionnaires écrivent aujourd’hui Tahiti. La pointe Vénus, en dedans de laquelle notre corvette se balançait gracieuse au mouillage enceint de récifs , est célèbre par les obser- vations de Co.ok, expédié d’Europe pour y observer en juin 1769 le passage de la planète Vénus sur le disque du soleil. Là ce célèbre navigateur préluda à son immense réputation nautique. On est effrayé quand on songe qu’un simple caprice de quelque membre obscur du bureau de l’amirauté eût pu faire accorder à un dandy de la marine une mission qu'il eût accomplie en la tronquant, tandis que dans les mains de Cook elle est devenue une immense source de gloire pour sa patrie? La pointe Vénus est donc placée par 17° 29' 21'' de latitude méridionale, et par 151° 54' 59” de longitude occidentale du méridien de Paris. C’est une pointe de terre basse , s’avançant à une médiocre distance en mer, et que bordent des bancs de récifs coralligènes. Couverte de végétaux nourriciers, de cocotiers, de cabanes, parcourue par la rivière de Matavai , elle est devenue le principal établissement de la mission anglaise. Si l’on jette un coup d’œil sur les cartes , on est frappé de la configuration assez régulière dans les deux presqu’îles soudées par la base , qui constituent l’ensemble géologique de Taili. Le profil se découpe légèrement sur les bords , dans un développement de près de quarante lieues. Le relief est en entier formé de hautes monta- gnes volcaniques , éteintes depuis longtemps, et qu’une mince ban- delette de terre cultivée encadre harmonieusement. La jonction des deux presqu’îles consiste en une langue de terre large d’un mille, et nommée Teravao , qui semble être plutôt une soudure artificielle , un seuil exhaussé conduisant d’une île à l’autre. Oporionou, la plus grande , est arrondie , et peut avoir de neuf à dix lieues de diamètre , Taïrapou, ou la presqu’île S.-E., est de forme ovalaire, et peut avoir six lieues de longueur sur quatre de largeur. A quelques lieues d ’O-taïti, dans le N.-E., s’élève l’ile d ’Eyméo de Cook , bien que les naturels ne la connaissent pas sous d’autre nom que celui de Moorea : c’était la terre que Wallis nomma île du duc d’York. Souvent en guerre avec O-taïti, Eyméo, dans ces dernières années, avait subi le joug de sa rivale, et reconnaissait la souveraineté de Pomaré. Mais une haine profonde avait jusqu’à AUTOUR DU MONDE. 15 ce jour divisé les deux populations , tant il est vrai que les voisins les plus proches sont souvent les ennemis les plus déclarés; Eyméo, que rendent remarquable les hauts pitons déchirés qui la héris- sent , n’a reçu toutefois le culte protestant qu’après un baptême de sang et à la suite de guerres opiniâtres : convertie aujourd’hui, sa population nombreuse et guerrière chante les psaumes de la liturgie anglicane ; elle est , au dire des missionnaires qui résident au milieu d’elle, animée d’une rare ferveur de prosélytisme : elle est citée comme une réunion de catéchumènes zélés et conquis à tout jamais aux croyances chrétiennes. Des ravines profondes , d’immenses crevasses sillonnent ces hautes montagnes si boisées, où s’arrêtent les nuages, qui y entretiennent une humidité tellement grande, que le corps semble dans un bain de vapeurs tièdes lorsqu’on s’élève à une certaine hauteur. Les bas- fonds, couverts de végétaux, sont alors arrosés par de nombreux ruisselets, ou par de petites rivières, et les plus remarquables de celles-ci sont le Haaounou,, le Païano , le Pouranou, le Tarou, qui coule dans le district de Papara, et le Haaounou ou rivière de Maternai qui prend sa source sur le revers oriental du mont Oroena, le point culminant de l’ossuaire de Taïti. A trois journées de marche de la pointe Vénus, par des sentiers scabreux, que le pied agile de l’O-taïtien n’a marqué que d’une manière fugitive, se trouve, dans le district d'Uiridi, Papeida, haute montagne volcanique dont le sommet ou le cratère s’est converti en un vaste lac, le Ouiihirea, dont les eaux sont froides, et qui nourrit de gigantesques an- guilles, lac mystérieux entouré de contes populaires, et où les naturels croient voir errer les ombres de leurs pères, et sur les bords duquel se sont accomplies la plupart des croyances de leurs mythes payens. Le 4 mai un empressement des plus vifs nous portait à fouler le sol dont nous n’avions jusqu’alors saisi l'aspect que par d’avides regards. Une cabane jetée toute brute sur la pointe Vénus nous servit de quartier général : elle fut bientôt le rendez-vous des habi- tants, qui venaient nous apporter des vivres en échange de nos instruments de fer, ou des hardes, qu’ils prisaient par-dessus tout. La gaieté des naturels , leur bonhomie franche , la jovialité de notre caractère national eurent bientôt rapproché les distances : nos nouveaux amis avaient peine à se séparer de nous. Les hommes 16 VOYAGE restaient la journée entière accroupis sur leurs talons, suivant de leur prunelle obliquée nos gestes et nos moindres actions , et les tilles se glissaient avec un rare instinct de coquetterie , se décelant sous une modestie feinte et une pudeur d’emprunt , sous la toile qui enclosait notre caravansérail, pour se rapprocher de nous. Il faut le dire, le sentiment de jalousie ne dominait point les hommes, et les femmes âgées, que nulle avance, que nuis présents ne venaient chercher, ne songeaient point à quitter le rôle passif auquel l'in- différence les condamnait : il n’en était pas de môme des jeunes filles, les laides exceptées. C’était à qui leur prodiguerait les ver- roteries, les colliers, les présents de toute sorte, espérant de doux salaires; mais le rigorisme des missionnaires leur imposait des dehors de sagesse, que plus tard cependant elles abandonnèrent afin de ne pas encourir les punitions infligées à celles qui vendent ou donnent leurs faveurs. Les premiers jours , un cruel désappoin- tement assiégea ceux que tourmentaient des images sensuelles. Les récits de Bougainville avaient fait naître tant de douces espérances, qu’il était cruel de les voir se détruire : mais des O-taïtiennes ne pouvaient manquer à leur ancienne réputation , et filles d’Éve d’ailleurs, elles nous montrèrent bientôt que leur sagacité et leur adresse n’avaient point besoin d’une éducation civilisée pour pécher en secret, et qu’elles aussi savaient entourer leurs actions d’un voile épais et mystérieux. Notre observatoire fut placé au même endroit qu’occupait celui de Cook, abrite par de grands hibiscus, non loin du lieu où flottait le pavillon o-taïtien à champ rouge, ayant une étoile blanche à l’angle supérieur du bâton, étendard que les missionnaires ont fait adopter sans que nous puissions en voir la nécessité. Des cocotiers, des arbres à pain , couvrent ce point de f ile , et s’élèvent au-dessus des cabanes qui forment le village de Malavai où résident deux miuistres de l’Évangile , auprès d’un petit temple construit à l’eu- ropéenne. Plusieurs bras du Haaounou sillonnent cette langue de terre , et en couvrent , lors des pluies , quelques points par des débordements fréquents. La Corvette n’était point délaissée toutefois : des centaines de naturels , ayant jeté à la mer leurs sveltes pirogues blanches , couvraient son pont et parlaient tous à la fois. Au silence prescrit par la discipline européenne à bord des vaisseaux de guerre suc- AUTOUR DU MONDE. 17 céda un vacarme que l’éclat du tonnerre n’eût pas dominé. C’étaient des rires fous, des cris d’appel, des conversations animées entre interlocuteurs qui ne comprenaient pas un mot de leur langue : ici les jurements énergiques du Provençal au diapason heurté avec le Celtique ; là la pantomime rusée du Normand aux prises avec la finesse du tact o-taïiim. Avec le sérieux et la gravité de quelques insulaires , la dignité des chefs, se croisaient l’étourderie et la brus- querie des jeunes gens , l’astuce des trafiquants, les gestes lubriques de quelques vauriens, la conduite équivoque des filles. Ajoutez à cela le costume écourté, mesquin, de nos habitudes d’Europe, opposé aux formes de la statuaire , à une nudité robuste drapée de tissus d’écorce, fins et moelleux. Otapouha et Faeta étaient surtout les plus remarquables des O-taïtiens qui se trouvaient à bord : ce der- nier avait une taille bien prise, de cinq pieds huit pouces six lignes, et ses membres, largement musculés, prêtaient encore l’aspect de la force à cette haute stature. La baie de Matavai , occupée par la corvette la Coquille , et qui se trouve placée au nord d'O-taïti , est abritée par la pointe Vénus ou Téhuuroa, auN.-N.-E. et au N. -O. par une ceinture de corail. Au midi elle est garantie par le rideau élevé que lui forment les mornes du centre de l’ile , mais à l’ouest elle est entièrement ouverte, et lorsqu’il vente de cette partie , l’ancrage est peu sûr, tant est forte la houle qui arrive du large et soulève les navires. Les indigènes nous citèrent un navire anglais jeté sur les récifs de la côte par de forts vents du sud ; aussi les marins de cette nation préfèrent-ils mouiller en dedans de la pointe de Taoni , au delà de Pari , dans une rade excellente , entièrement fermée par une sorte de taille-mer vivant dû à des coraux, sur lesquels viennent se briser les vagues, de manière que la mer, dans ce port nommé Toàroa ou longue roche, est calme comme dans un bassin. Pour arriver dans ce petit havre on connaît deux passes : l’une, très-peu sûre, s’ouvre vis-à-vis le village de Papoa, que Cook, dans la relation de son voyage, a appelé O-pare, et a ses bords garnis de roches à fleur d’eau ; l’autre, placée dans leN.-O., est le résultat d’une profonde rupture entre les récifs, et n’a pas moins d’un demi-mille de largeur. La baie de Matavai est donc dangereuse dans les mois de décembre, janvier, février et mars , époque où régnent les vents de l’ouest , mais elle donne un assez bon mouillage pendant les huit autres mois. 18 VOYAGE La crique dePapiti est la meilleure rade de cette partie des côtes o-taïtiennes. Rétrécie à son ouverture, elle s’élargit en entamant circulairement les terres. Au milieu de la passe qui y conduit s’élève un îlot couvert de cocotiers, où le vieux roi Pomaré aimait à venir se reposer. Là peut-être ont été décidés le renversement des idoles païennes, et l’adoption du culte catholique, que ce chef a été le premier à embrasser. Une goélette , appartenant au roi de Raiateïa , commandée par un Anglais, M. Debs, était mouillée dans la crique dePapiti. Elle venait de transporter dans les autres îles de l’Archipel les deux inspecteurs des missions, envoyés de Londres par la société biblique. M. Debs faisait habituellement les voyages de Port-Jackson , pour convertir en étoffes et autres objets usuels de la vie domestique les produits que les missionnaires anglicans prélèvent en nature sur leurs néophytes o-taïtiens. A la pointe de Taoni ttottait encore le pavillon anglais sur le brick V Aclke, commandé par M. Charton. Ce marin était parti d’Angleterre, emmenant avec lui sa jeune femme, que n’avait point épouvantée une longue navigation entre- prise dans le but de se livrer presque exclusivement à la pèche des perles dans les îles basses de la Mer Mauvaise. M. Ellis, second de V Active, fut moins réservé que son capi- taine M. Charton , et nous donna quelques notions générales sur la nature de la spéculation commerciale à laquelle il prenait part. Les îles basses ou le Po-Motous ( les îles Mystérieuses , suivant le dire des O-taïtiens , bien qu’on n’y comprenne point les îles de la Chaîne ou Loou), sont le rendez-vous des navigateurs anglais et des Anglo-Américains pour la pèche des perles. Ils prennent à leur solde un certain nombre d’insulaires, Pomotousou Taïtiens, qu’ils engagent comme plongeurs , et auxquels ils allouent pour salaire des mousquets , de la poudre ou des étoffes , en s’approvisionnant , pour les nourrir, de vivres du pays. La manière la plus usitée con- siste à se munir de trois canots , montés par trente plongeurs dis- séminés sur divers points du lagon. Ce nombre de pécheurs suffit pour fournir par jour environ un tonneau d’huîtres a perles , que l’on va chercher jusqu’à treize brasses de profondeur, bien que leur gisement soit le plus ordinairement par cinq brasses. Chaque plon- geur reste sous l’eau trois ou quatre secondes , et rapporte trois à quatre coquilles. Mais , comme il est difficile d’exercer sur chacun AUTOUR DU MONDE. 19 d’eux une surveillance efficace , il en résulte que beaucoup de perles sont cachées dans leur bouche et volées. On estime que si les huî- tres à perles n’étaient jamais ouvertes qu’en présence des gens du navire, vingt tonneaux d’huîtres donneraient, terme moyen , une livre de perles. Le prix du tonneau d’écailles d'huîtres à perles va jusqu’à treize louis à Londres, bien que la valeur soit toutefois variable suivant le plus ou moins d’abondance sur les marchés de cette nacre. Une livre de perles vaut cent louis, car ces perles sont très-mélangées et de qualités fort différentes. Les perles se tiennent de préférence dans les coquilles âgées , couvertes de corps étrangers et d’arbres coraux. Les habitants des îles basses ne se livraient à la pêche de ces huîtres que pour en manger le mollusque dans les temps de disette , et ils en rejetaient les perles qu’ils prenaient pour de petits cailloux. L’huître à perles , cette coquille bivalve si précieuse par la pureté et la beauté de sa nacre , et par les con- crétions délicates que son extravasation produit , est pour les natu- ralistes l’aronde aux perles, si célèbre par les anciennes pèches de Ceylan , du Cap-Comorin et du Golfe-Persique. M. Charton n’espérait point compléter son chargement avec la nacre ; ses projets de spéculation s’étaient étendus sur l’écaille des tortues , qui pullulent sur ces îles dans les mois de mars et d’avril, car l’écaille blonde qu’on en retire est très-estimée. Puis il avait déjà commencé à se procurer de l’huile de cocos , de la racine d’ava, de la fécule d’arrow-root , du sucre et du coton. Enfin il comptait se livrer à des salaisons de porc , et prendre des denrées qui se conservent pendant huit à dix mois. L’ava est la racine d'un poivrier ( piper methysticum ), que les médecins de Lon- dres ont introduit dans leurs officines, et qu’ils emploient en tein- ture contre les rhumatismes , et la fécule d 'arrow-root, obtenue des pya et des maranta , jouit , comme analeptique , d’une vogue qui n’a fait que s’étendre depuis lors. A ces détails M. Ellis en ajouta d’autres , qui d’abord piquèrent bien vivement notre curio- sité, mais qui bientôt nous parurent chimériques. Ainsi il nous rapporta qu’un baleinier anglais, en traversant le détroit de Tor- rès , avait recueilli , sur une île inconnue, un des hommes échappés au naufrage de l’infortuné La Pérouse. Ce récit, rapproché de la découverte des débris de vaisseaux faite depuis à Vanikoro par le capitaine anglais Dillon , et revue par les capitaines Le Goarant et 20 VOYAGE d’Urville, prouve que dès cette époque de vagues données circulaient parmi les marins qui sillonnent le Grand-Océan. Nous devons aussi mentionner la rencontre que nous fîmes à Matavai de MM. Bennett et Tyermann , inspecteurs des missions protestantes, envoyés dans l’Océanie par la société de Londres. L’un et l’autre nous parurent d’une grande crédulité, et le pre- mier, questionneur infatigable, était en revanche d’un laconisme étonnant quand nous lui adressions la plus simple demande. Son refrain éternel était : Messieurs, ceci devient politique. Les Anglais mettraient-ils de la politique jusque dans la religion ? La conduite étrange des missionnaires d’O-taïti, à une exception près (M. Ellis), et celle de MM. Tyermann et Bennett me porteraient à le penser. Ces deux messieurs vinrent fréquemment à bord, et notre capitaine leur donna môme une copie du rapport qu’il adressait au ministre de la marine, où de grandes louanges étaient prodiguées aux mis- sions anglaises d’O-taïti ; mais ce rapport avait été écrit quelques jours après notre arrivée , et les idées de notre chef ne devaient pas être arrêtées sur ce sujet scabreux. Mon opinion est fort différente de celle émise dans cette lettre au comte de Chabrol , qui paraît avoir été publiée lors du retour de MM. Tyermann et Bennett dans leur patrie L Je ne doute point que dans le voyage imprimé de ces < MM, Tyermann et Bennett ont imprimé, dans les Transactions de la société des missions, en juillet 1S25, cet aperçu biblique de leur voyage : g stipe des palmiers ou des spondias, nous apportaient à profu- S|°n des noix de cocos remplies de leur bienfaisante boisson, si rafraî- chissante et si agréable dans des courses du genre de la nôtre. Certes , je n’ai jamais goûté peut-être de breuvage plus délicieux 38 VOYAGE que cette émulsion limpide , retenant une saveur aigrelette adoucie par le principe sucré, qui tempère la soif, tandis que la faim s’apaise avec ces châtaignes savoureuses de mapé , et que les pommes de vy, parfumées et fondantes, à chair mi-abricot et mi- orange, accompagnent, comme le dessert le plus délicat. Le repos que nous goûtions avait d’autant plus de charmes, qu'il succédait à des fatigues inaccoutumées, et nous en jouissions tous en admirant la prestesse avec laquelle les O-taïtiens atteignent le sommet des palmiers les plus élevés , et dont quelques-uns ont plus de soixante pieds. Sans cordes , sans s’attacher au tronc , à l’aide de leurs mains et de leurs pieds, nous étions étonnés de l’agilité qu’ils déploient pour gravir sans efforts apparents sur ces stipes minces, lisses et élancés. C’est en appliquant les pieds sur la rugosité que laisse la feuille qui se détache , et en embrassant avec les deux mains la tige du palmier, qu’ils parviennent ainsi jusqu’au parasol formé par les feuilles. Là , pour détacher les cocos de leurs stipes , ils en tordent le pédoncule jusqu’à ce qu’ils soient libres , et les jettent sur le sol. C’est avec les dents qu’ils arrachent le brou filamenteux et coriace qui leur sert d’enveloppe , et quand la noix osseuse est débarrassée de ce caire , ils frappent une des extrémités d’un coco avec un second, et brisent d’un seul coup la coque, en pratiquant par ce moyen une ouverture arrondie. Le liquide qui remplit cette noix baigne une chair blanche, peu épaisse, très-molle, que les insulaires regardent comme la plus appétissante des friandises, en la nommant totonadi ou tolomoude, sans doute par corruption de quelque nom étranger : dans les colo- nies françaises cette immaturité du fruit constitue le coco à la cuiller. Nous arrivâmes enfin à la partie déclive de la vallée et sur les bords du Haonou , que nous n’abandonnâmes plus , car, pour éviter les obstablesde ses rives, nous en suivîmes le cours assez rapide, et nous cheminâmes au milieu de son lit, ayant parfois de l’eau jusqu’à la ceinture. Ses ondes sont entravées par de nombreux obstacles , formés principalement par de gros blocs de trachyte , qui imitent çà et là des batardeaux. Il en résulte, comme on peut le penser, des chutes ou sauts assez répétés, et des rapides qui rappellent en miniature ceux des fleuves de l’Amérique du Nord. Le ruisseau de Malavai a donc ses eaux fraîches et limpides toujours AUTOUR DU MONDE. 39 courantes sur des galets ou sur un gros sable noir volcanique , et qui se dirigent en décrivant de nombreuses sinuosités du S.-S.-E. au N.-N.-O. Plus on remonte vers ses sources , plus les chutes rapides, plus les éboulements s’accumulent, et bientôt la vallée se rétrécit au delà de la muraille basaltique, nommée Pya, et s’en- fonce dans une gorge impénétrable , en partie comblée par d’énormes quartiers de rochers. La vallée, jusqu’à ce point, n’a pas plus de cent trente pas de largeur, et semble être le résultat d’un retrait pro- duitdansle basalte, lorsque l’ossuaire de l’île était en incandescence. Mais il serait fort difficile d’atteindre au delà , et nos guides nous dissuadèrent de nous engager dans cette sorte d’antre , que n’éclaire jamais le soleil, et que la superstition leur rend redoutable, car c’était là une des ouvertures de l’enfer o-taïtien. Lorsque nous arrivâmes devant le Pya , qui forme sur la rive gauche une sorte de colonnade de faisceaux prismatiques de basaltes dénudés et rangés avec la plus grande symétrie , nous éprouvâmes , par suite de notre immersion prolongée, un sentiment très-vif de froid, car ce n’est que vers midi que le soleil pénètre un instant dans cette vallée étroite et sinueuse, de sorte que le voyageur qui en occupe la partie déclive semble n’apercevoir le ciel qu’à travers une fissure de l’enveloppe terrestre. Le cours du Haonou est cotoyé par un étroit sentier herbeux , embarrassé d’arbustes , et tellement entrecoupé de rochers ébou- lés, qu’il est préférable de remonter dans le courant de la petite rivière, en grimpant dans les intervalles que laissent les quartiers de trachyte précipités des montagnes. Cette humidité, aidée par la température tiède propre à ces climats, active la végétation à un Point extraordinaire. Des forêts de bananiers presque nains couvrent jusqu’à la roche dénudée, et leurs larges feuilles ondoient sous la brise qui s’engouffre dans ce val profond. De longues flammes de scolopendres s’harmonient avec les poivriers , et les fougères qui se pressent, les élégantes cyathées qui se dressent comme des colonnes que surmonte le feuillage le plus gracieusement découpé ; et la colombe o-taitienne, a plumage vert, a couronne legerement Purpurine, aime à faire résonne» ces solitudes de son roucoulement plaintif. Dans cette vallée d’un difficile accès, et reculee, n habi- tèrent jamais que passagèrement des insulaires, victimes des dis- cordes civiles et de l’introduction du nouveau culte : autrefois ceux 40 VOYAGE que 1 impitoyable Oro appelait à la mort, lorsqu’ils parvenaient à s échapper, y vivaient comme des bêtes fauves, traqués par les préjugés religieux de leurs compatriotes , et lors des guerres san- glantes que l’introduction du christianisme fit éclore dans l’île entre les habitants, plusieurs vécurent longtemps dans ces sauvages retraites, en restant fidèles à la croyance de leurs ancêtres. A l’époque de notre excursion , un naturel , coupable de s’être fait tatouer, vivait misérablement dans ces profondeurs rarement visi- tées. Nous le rencontrâmes comme il arrachait des racines de taro pour sa chétive nourriture, et à notre approche il eut une vive fiayeur, mais nos paroles le rassurèrent, et il nous offrit quelques bananes sauvages qu’il portait dans une sorte de panier fait avec des feuilles de vaquois. Lorsque nos guides se furent éloignés, il nous montra la grotte qui lui servait de retraite. L’eau suintait de toutes parts sur les parois , et se réunissait en épaisses gouttelettes sur les rosettes délicieusement verdoyantes des marchanties, ou sur la pelouse gazonnante en tapis serré d’une mousse drue et éme- raudine. Mais que l’existence de cet homme, sur lequel pesait l’ostracisme des missionnaires, devait lui rendre amère cette vie de réprouve, et quand on songe à l’existence efféminée et molle des O-taïticns , on ne peut que plaindre l’infortuné, qui préférait vivre exilé que de renoncer à la parure dont ses ancêtres étaient si fiers ! Pour en revenir à la coulée ou muraille basaltique qui avait été le but principal de notre excursion, et que les naturels connaissent sous le nom de Pyha, elle occupe le revers oriental du mont Oroena , à six milles à peu près de la pointe Vénus. Elle est for- mée de tronçons ou prismes à cinq faces , rangés les uns à côté des autres avec la plus grande régularité. Son épaisseur doit être consi- dérable , à en juger par le grand nombre des prismes brisés à l’une des extrémités , et qui laissent voir les couches les plus inférieures et les plus profondes. La vue de ces orgues, résultant d’une fusion puissante et dont la matière a été vomie par le vaste cratère de l’Oroena , nous rappela naturellement cette grotte de Fingal et cette chaussée des Géants , si célèbre en Europe , qui ont la même origine et presque le même aspect. Pendant que M. Lejeune prenait une vue du Pyha; que nos guides, fort indifférents à cette scène, s’ébattaient dans l’eau vive comme des poissons de rochers, j’en AUTOUR DU MONDE. 41 étudiais les divers détails. C’est ainsi que la largeur de cette muraille dénudée est, du nord au sud , d'environ deux cents pas, sur une élévation approximative de cent cinquante pieds , en ligne perpen- diculaire. Les colonnes prismatiques sont très-régulièrement symé- triques et dirigées dans le sens vertical. Les cinq faces du prisme ont chacune huit pouces , et comme tous ces corps pentagonaux se soudent par leurs arêtes , il en résulte une sorte de mur taillé à pic, brisé seulement en haut et en bas. Ces ruptures paraissent avoir été produites par des sources abondantes , dont les eaux se réunissent au faite en une large nappe qui se précipite en cascade, en jetant au vent une épaisse bruine retombant en perles diaphanes sur les feuilles glauques et veloutées des arums et des colocases, qui çà et là se sont implantés dans quelques interstices. La por- tion méridionale de cette large coulée s’est déjetée en demi-cercle en se refroidissant , et forme , en venant se perdre dans la rivière , un segment d’arceau gothique doublé du vert le plus suave et le plus frais. La façade formée par cette colonnade est uniformément noire, mais cette page sombre est relevée par les gracieuses mouchetures blanches des rosettes d’un lichen d’aspect lactescent , puis, d’entre les fissures des prismes brisés , s’échappent en légères guirlandes des tiges souples et volubiles , des piper charnus et rampants , des gouets , et les folioles si gracieusement découpées des adianthes et des davallies. Mais rien ne peut rendre la grâce du fronton de cette colonnade naturelle. La eyathée médullaire, élevant son rigide stipe d’entre les pointes aiguës des bambous projetés comme des paratonnerres, que couronnent les vaquois aux crampons radici- formes , qui laissent flotter les longues banderolles vertes de leur feuillage taillé en lames d’épée. Puis le pouaro , disputant le sol au niusa sauvage , tandis que, dans la partie déclive de la ravine , quel- que cocotier égaré élevait gracieusement sa cime ombrellaire et se Plaçait au premier plan du tableau. Enfin nous dûmes nous arracher à cette scène neuve et belle. Nous étions partis de la corvette dès quatre heures du matin ; déjà nous venions d’atteindre la troisième heure du soir, et depuis longtemps le soleil , caché par les bois des sommets des montagnes, n’éclairait plus le Pylia, enveloppé d’une ombre religieuse. Nos guides paraissaient être impressionnés par tous les souvenirs qui il. <> 42 VOYAGE se rattachaient à ce lieu dans leur ancienne croyance ; nous revîn- mes donc sur nos pas , mais, cette fois , à la mode des sauvages. Nous fîmes , M. Lejeune et moi , un paquet de nos vêtements , que nous plaçâmes sur notre tête , et armés d’un bâton nous descendîmes le cours de la rivière. Nous nous occupâmes de notre toilette , la plus indispensable , à l’ouverture de la gorge , où des coups de fusil nous indiquèrent la présence de nos compagnons ; c’étaient en effet M. Bérard qui chassait les gracieuses tourterelles vertes qui se tien- nent dans les spondias , et le maître canonnier Roland , qui tra- vaillait, avec son ardeur ordinaire, à accroître nos collections. Nous nous assîmes dans quelques-unes des cabanes des naturels , éparses sur cette partie de la côte ; partout nous reçûmes le plus aimable accueil ; partout on s’empressait de nous offrir à manger et à nous rafraîchir, et la bienveillance des insulaires, après s’être manifestée par mille petits soins , allait jusqu’à vouloir nous por- ter sur leurs épaules dans les gués du Haonou , afin de nous empê- cher de nous mouiller. Mais ils ignoraient, ces bons naturels, que le sybaritisme n’est pas de saison pour ceux qui entreprennent des campagnes de découvertes , et que nous étions déjà familiarisés aux longues macérations , soit dans l’eau douce , soit dans l’eau salée. Dans la journée du 10 je suivis les gens de l’équipage, qui allaient couper du bois à brûler pour la consommation de la corvette en mer. On s’arrêta dans ce but sur la pointe de Taoni , à peu de distance de Papaoa ; mais les arbrisseaux qui croissent sur les rivages sont, par la mollesse de leur tissu et le peu de densité des fibres , peu propres à un bon usage. Us donnent un bois pliant et tendre, appelé pourao, et que les naturalistes connaissent sous le nom d’hibiscus à feuilles de tilleul ; avec son écorce les O-taitiens confectionnent presque tous les cordages qui servent à leurs pirogues, et lorsque ce bois est sec ils s’en servent pour allumer du feu par un vif frotte- ment. Ces insulaires étaient émerveillés des propriétés de nos bri- quets pneumatiques , ou contenant de l’acide sulfurique , pour obtenir instantanément des parcelles ignées; combien j’étais plus étonné, moi, fils de la vieille France, de leur procédé , aussi simple que débarrassé de toute combinaison savante, pour enflammer les corps combustibles! Un fragment de pourao écorcé est coupé par le milieu : l’autre moitié est rendue pointue à une extrémité : ils ADTOüll DU MONDE. 43 placent l’extrémité aiguë de celle-ci dans la rainure que forme le canal de la moelle , et , en en frottant vivement l’extrémité dans la médule du bois, horizontalement fendu, la pression fait développer la chaleur, et celle-ci ne tarde pas à s’élever jusqu’à l’inflammation de la moelle, qui fait l’office d’amadou. Au reste , cette maniéré de faire jaillir du feu est tellement naturelle à l'homme, resté station- naire dans sa civilisation, que toutes les races de l'Océanie, soit jaunes, soit noires, pratiquent ce procédé traditionnel. Pendant que je sillonnais en divers sens les campagnes d’O-taïti , M. Duperrey avait fait élever une tente, sous laquelle nos officiers placèrent les instruments de physique , et commencèrent dès le 10 une série d’observations, soit astronomiques, soit magnétiques. Le 11 était un jour consacré à la prière : c’était par conséquent un dimanche, que les ministres anglicans fêtent avec toute la rigi- dité d’un puritanisme aussi soucieux de la forme que du fond. Ce dimanche répondait au samedi de notre semaine, car nous étions en retard d’un jour par suite de notre circumnavigation. Nous avions été invités par les missionnaires à assister à un des princi- paux offices du mois, et cette invitation me parut ensuite avoir été motivée par deux considérations puissantes : d’abord les ministres avaient à cœur de ne point appeler les réflexions des naturels sur une différence de rites, et puis leur orgueil d’homme trouvait quelque satisfaction à nous montrer leur influence sur l’esprit d’une popula- tion entière catéchisée. Le commandant de l’expédition enjoignit uux officiers qui devaient l’accompagner au temple de Matavai , de se revêtir de leur habit de grande tenue. Notre cortège trouva au débarcadère une garde o-taïtienne, armée de fusils, qui nous servit d’escorte jusque dans l’enceinte où affluaient les insulaires, au milieu desquels M. Wilson paraphrasait un chapitre du livre des Apôtres, traduit en dialecte taïtien, de la sonore langue océanienne. Notre garde d’honneur laissa ses armes àla porte du temple, et chaque homme, en échange, se munit d’une longue verge flexible, destinée à fixer l’attention des fidèles, par une petite correction qui nous sembla peu orthodoxe. La métamorphose opérée dans le rôle de Ces gardiens d'élite nous parut singulièrement plaisante, et là aussi , cedant arma biblioribus : la réunion des nouveaux chrétiens était complète ; mais les hommes, les femmes et les enfants, suivant 'ours sexes , occupaient des bancs séparés. Le silence observé dans U VOYAGE cette masse de peuple était exemplaire , et leurs regards avides et curieux, qu’attiraient nos uniformes, ne se risquaient à un fugitif examen que par d’éphémères coups d’yeux, car la redoutable verge de la milice du temple tombait assez rudement sur l’épaule de l'in*- discret pris en flagrant délit. J’arrêtai au passage, cependant, plus d’un de ces regards obliques que les femmes savent si bien décocher, et je pus en conclure que dans cet instant elles étaient plus sous l'influence du diable que sous celle de Jésus-Christ.. Quel spectacle bizarre que celui d’un Européen vêtu de noir, prêchant des événe- ments aussi inintelligibles que le sont ceux racontés par la Bible à un auditoire nullement façonné à des croyances dont les termes de comparaison lui manquent ! Mon œil errait sur l’ondulation que' formaient toutes ces tètes disgracieusement tondues. Que les mis- sionnaires aient fait raser la chevelure des hommes à toucher la peau , on pourrait tolérer cet acte de mauvais goût , bien que la chevelure soit le plus bel ornement d’une tête façonnée à l’image de celle de Dieu ; mais qu’ils aient imposé cette brutale fantaisie aux femmes, c’est en quoi ils ont été absurdes. Les O-taïtiennes , avec leurs traits prononcés et évasés dans le sens transversal, pou- vaient paraître belles sous la forêt de cheveux entrelacés de fleurs qui ombrageait leur tête ; mais aujourd’hui leur crâne , tonsuré comme celui d’un moine , leur imprime un cachet de dégradation physique qui les flétrit à leurs propres yeux. Quelques-unes des épouses de hauts personnages étaient coiffées du ridicule bibi, petit chapeau de paille à l’anglaise, écourté et peu fait pour abriter une grosse face bronzée. Que ce chapeau soit délicieux sur la tète d’une miss fraîche et rose, de seize ans, c’est ce que nous reconnaissons, car à cet âge il n’est pas de costume malséant; mais il faut avouer que les missionnaires anglicans sont de bien pauvres législateurs en s’arrêtant à tous les misérables petits détails par lesquels ils ont caricaturé une race remarquable , que son costume national embel- lissait encore. Mais , me dira-t-on , quelle influence ont eue les missionnaires dans l’adoption de modes qui leur sont sans nul doute étrangères? A cela, la phrase citée en note, et tirée de leur rapport annuel imprimé en 1822 U servira d’explication. Un chapitre sera i « Agréât nuraber Were ciolbed in european style, and nul a single feniale was observed without a bonnet sonie few of english manufacture , but lhe AUTOUR DU MONDE. 45 plus exclusivement consacré d’ailleurs aux missions protestantes de la mer du Sud. Cependant rien de ce qui peut intéresser les mœurs ne doit être omis par le voyageur, et l’on ne peut que gémir sur les fausses idées que la doctrine nouvelle leur a inculquées. Les dogmes de la reli- gion chrétienne sont fondés sur la morale la plus pure, et cepen- dant plus d’une insulaire , jalouse d’assister aux cérémonies religieuses, parées des accessoires de la toilette européenne, se prostituent en cachette pour obtenir quelques aunes d’indienne vivement peinte, ou pour des rubans qui sont pour elles un objet de convoitise trop puissant pour qu’elles essaient de lui résister. Quelques pauvres filles, trop laides sans doute pour avoir pu obtenir des navigateurs ces précieux tissus , avaient conservé , tout hon- teuses, le costume taïtien ; et cependant que de grâces leur prêtait la toile de maiore ou d ’aouté, ondoyant en larges plis sur leur corps drapé comme les statues antiques , et s’attachant au milieu du sein qu’elles cachent à demi ! Dans le temple , il leur est défendu , à ces filles de Bélial , de se parer de fleurs, de s’oindre d’huiles odorantes, comme au temps de leur idolâtrie; mais, hors l’enceinte sacrée, elles s’empressent de retourner au culte de leur primitive coquet- terie; elles s’ondoient le corps d'huiles parfumées, et dans les tresses de leur noire chevelure elles aiment à fixer la rose de Chine, si éclatante de pourpre, et la corolle virginale et suave des gar- dénia. La cérémonie religieuse dura deux heures , et les auditeurs se comportèrent avec décence , en écoutant avec assez d’attention les évangiles, traduits en o-taïtien. De temps à autre on chantait en chœur des hymnes, qui formaient des sortes d'intermèdes à des élocutions religieuses. Ces peuples ont adopté avec une vive ardeur *es chants sacrés, qui les ont séduits; car du méthodisme sec et austère iis n’ont reçu , pour remplacer leurs anciennes fêtes , que Cette musique vocale , aujourd’hui leur seul délassement et leur Unique plaisir. Combien les cérémonies catholiques , avec leur •«posante majesté, eussent été plus appropriées à l’imagination «obile et enthousiaste de ces peuplades, que le grave protestau- “ f ei»ter part made by lhemselves oui of lhe bark of lhe Pur au, piatted and sewcd 111 imitation ofenglish straw bonnets. » (Page 11.) Printed al lhe mission press Barder’ s point . ( Atehourou .) 46 VOYAGE tisme , qui parle plus à la raison qu’aux sens. Mais nous revien- drons dans un chapitre spécial sur ce sujet, que nous avons envisagé avec une entière liberté et de bonne foi , quelqu’irritable qu’il soit pour des castes antagonistes et orgueilleuses dans leur feinte humilité. A notre sortie du temple, il nous fallut fendre la foule qui se précipitait pour examiner de plus près nos uniformes, dontles broderies attiraient vivement les regards. Mais nous apprîmes quelques jours après que l’empressement des naturels avait encore été excité par la terminaison d'un sermon prononcé le jeudi qui avait précédé notre apparition au temple en tenue militaire, et par laquelle le prédicateur (M. Orsmond), par un zèle évangélique peut-être forcé, avait peint les Français de la corvette la Coquille, comme appartenant à un peuple pauvre, sans industrie manufactu- rière , habitant un maigre territoire , inférieurs en puissance aux Anglais leurs vainqueurs, courant le monde pour ramasser des herbes et des plantes qu’ils vendaient aux autres Européens, etc. Cela nous expliqua l’étonnement que les habitants manifestèrent si bruyamment, et les mots qui sortaient de toutes les bouches : Préoué, malaie, que ces ratisas ont de beaux habits! Plus d’un naturel intelligent ajouta : ils ne sont pas aussi pauvres qu’on nous l’a dit. Il est vrai que notre tenue habituelle prêtait aux accents du missionnaire un grand fond de vérité , car tous les offi- ciers étaient à peu près vêtus , pour l’ordinaire , d’habillements en fortes toiles de Bretagne , très-propres aux chasses , aux fatigants travaux auxquels chacun de nous se livrait dans les relâches , et sous ce rapport l’état-major se confondait, à la propreté près, avec les matelots. Notre lieutenant , M. d’Urville , aujourd’hui capitaine de vaisseau et très-connu par les deux expéditions qu’il a dirigées , se piquait d’un dédain philosophique de toilette , qui , en maintes circonstances, chez les Anglais surtout, si soigneusement agrafés et rigoristes pour la sévérité du costume d’officier, a produit de sin- guliers quiproquos. Plus d’une fois le second commandant de la Coquille a été pris pour un aide-coq , se dandinant sur le gaillard d’arrière, avec un chapeau de paille informe et troué, acheté au Chili quelques centimes, une veste de coutil qui avait oublié d’être neuve, un pantalon de toile qui aurait pu servir de canevas, tant son tissu avait vu dilater ses mailles; ajoutez à cela, pas de cra- vate , pas de bas, des souliers ferrés, et vous aurez plutôt le portrait AUTOUR DU MONDE. 47 d’un jardinier maraîcher que du futur chef de deux célèbres expé- ditions. Tant d’écrivains ont peint M. d’Urville en tenue de con- vention, que ses compagnons doivent être jaloux de conserver pour la postérité la simplicité de son déshabillé scientifique. Le 12 mai 1823, Pomaré Néhoraii vint nous rendre sa visite et nous présenter Aïmata, sa jeune épouse, fille du feu roi et de Téré- moémoé. Ils accostèrent la corvette la Coquille avec une des plus grandes pirogues doubles que j’aie encore vues ; et que nageaient plus d’une trentaine de vigoureux pagailleurs. Aïmata , en princesse timide, manifesta une grande frayeur lorsqu’elle sut qu’on devait les saluer avec du canon ; aussi son mari nous pria-t-il de ne point accomplir ce cérémonial. Après son départ seulement, et lorsque leur pirogue était déjà loin, on tira cinq coups de canon. Suivant la coutume, Pomaré s’était fait précéder d’un présent ; et en échange LI. Duperrey lui offrit divers objets d’Europe, et entre autres un long sabre, que ce prince accueillit avec une grande satisfaction. Pomaré est, ainsi que je l’ai déjà dit, d’une corpulence peu com- mune; sa tournure n’a rien de martial, et son humeur n’est pas citée pour être belliqueuse, et cependant ce grand enfant ne cessait de se faire ajuster un sabre sur le côté, de serrer son énorme ab- domen par le cuir vraiment trop court d’un ceinturon destiné à une taille plus svelte. Pomaré Néhoraii n’est pas né à O-taïti , mais bien à Taha. Fils d’un guerrier célèbre dans tout l’Archipel, le feu 1-oi fondait sur lui des espérances qu’il est loin de légitimer. Doué d un vaste appétit , sa plus grande habileté se décèle aux heures des repas , où il engloutit d’énormes morceaux de cochon rôti , escortés de bon nombre de racines de taro ou fruits à pain, le tout copieu- sement arrosé de lait de coco. Aimata n’avait que douze ou treize ans quand elle vint visiter n°tre corvette. Ses formes sont grêles et délicates , et sa coloration est un jaune très-clair tirant sur le blanc. Sa physionomie intéres- sante avait une expression fine et spirituelle. Ses manières plurent ® cbacun de nous à bord par ses terreurs gracieuses , ses bouderies butines et tous ses caprices d’enfant gâtée. Vêtue d’une étoffe d’ aoûté très-blanche, sa chevelure nouée sur la tête n’avait pour ornement 'lue des fleurs naturelles de gardénia , fleurs qui étaient aussi pas- Sees dans les trous de ses oreilles. A son départ , Aïmata était cou- Ve|te de colifichets rapportés de France, tels que colliers en verro- VOYAGE 48 terie, pendants d’oreille en or faux, et que chacun s’empressait de lui offrir. Princesse par la naissance, belle entre les jeunes insulaires de son âge, l’influence de ces deux puissants moteurs agissait sur le cœur de chacun, et c’était à qui se piquerait de la plus grande libéralité. Nous eûmes dans le même jour la visite des deux inspecteurs des missions de la mer du Sud, MM. Bennett et le révérend Tyermann; le premier accepta l’invitation qui lui fut faite de s’installer a bord, où il séjourna plusieurs jours. On salua avec du canon les toasts portés à la santé des rois de France et d’Angleterre , coutume qu’il serait bien temps de bannir de nos campagnes, où leur moindre inconvénient est de brûler de la poudre sans but , mais aussi de compromettre souvent la marche des chronomètres. Mardi 13 du mois, suivant notre manière de compter, ou mer- credi 14 , suiv ant le calendrier des missionnaires , eut lieu la fameuse réunion annuelle de tous les ministres répandus dans l’Archipel et de la majeure partie des habitants. Cette convocation célèbre a pour but de percevoir les impôts et de fixer la rédaction du compte rendu de l’année écoulée, qui doit être imprimé et envoyé en Eu- rope : elle s’accompagne de nombreuses cérémonies, et surtout d’offices inaccoutumés qui se pratiquent à la résidence des rois d'O-taïtî , dans la grande chapelle royale de Pari , fondée en 1818. Cette cérémonie du jubilé annuel était trop intéressante pour ne pas stimuler la curiosité d’un observateur ; aussi je m’empressai de me joindre à MM. d’Urville, Jacquinot, Bérard et de Blosseville, afin de ne rien perdre du piquant coup d’œil qu’elle me promettait. M. Duperrey nous avait prescrit d'ètre en uniforme , et MM. Wilson et Bennett vinrent nous demander de les conduire dans notre em- barcation, armée par nos meilleurs matelots. Nous arrivâmes à Pari à 10 heures du matin. La plage était bordée des pirogues des habitants venus des lies voisines et de tous les districts d’O-taïti , et le peuple en flots pressés couvrait la grève et la jetée que Pomaré avait fait établir , et sur laquelle il avait voulu se loger en y faisant bâtir une maison. Une avenue régulière de fort beaux arbres se dirige à la demeure royale occupée par Pomaré-Wahiné : partout la même affluence de naturels , vêtus de leurs plus beaux atours, formait des masses aux abords du temple. J’examinais avec curiosité les impressions diverses qui AUTOUR DU MONDE. 49 venaient éclore sur toutes ces physionomies réfléchies , et dont la mobilité habituelle disparaissait sous la gravité d’un masque d’em- prunt , lorsque la première scène de ce drame vint fixer plus par- ticulièrement mon attention. Plusieurs longues files de filles et de femmes, se tenant silencieuses comme des nonnes, à égale di- stance les unes des autres, formaient une procession régulière, n’avançant qu’à pas lents : à leur tête marchait un ministre pro- testant , et elles entrèrent dans l’enceinte par chacune des portes latérales. Les voilà donc , ces O-taïtiennes si célèbres par leur sen- sualisme , revêtues du cilice et sanctifiées par la religion ! Honneur aux efforts de ceux qui ont amené des résultats aussi grands , s’ils sont sincères , et si la crainte des châtiments corporels n’y entre pour rien ! Lorsque les femmes eurent pris place sur les bancs qui leur sont réservés , les hommes entrèrent alors , mais sans observer aucun ordre. La chapelle est longue de six cent soixante pieds sur cin- quante-quatre de largeur , et n’a pas moins de cent cinquante-trois fenêtres. Trois chaires se partagent son étendue, et les naturels se rangèrent en nombre assez uniforme autour de chacune ; ces chaires me rappelèrent trois paroisses différentes. M. Bennett nous fit placer sur le siège des chefs, en arrière de la première chaire ; mais l’ordre admis ne parut pas convenir à quelques missionnaires, car après divers pourparlers nous remarquâmes qu’on faisait changer de place tantôt certains insulaires , tantôt d’autres : peut-être enfin établis- saient-ils une préséance parmi les nouveaux venus des autres îles. Nous suivîmes ces fluctuations , et ce ne fut qu’après diverses pro- menades de bancs en bancs, que nous restâmes définitivement devant •a troisième chaire , où devait prêcher M. Orsmond , renommé par 'a véhémence et la verve colorique de sa parole. Pomaré Néhoraii , le roi enfant, et les deux reines, étaient placés vis-à-vis la chaire du milieu , et , le silence s’étant établi dans l’enceinte , la cérémonie débuta par des prières et par des hymnes chantées en chœur. Puis vint le tour du prédicateur , qui parla plus d’une heure avec volu- bilité , en commentant en taïtien un passage de l’Évangile de saint Jean. Je ne tardai pas à me convaincre que l’attention des natu- rels ne pouvait guère se soutenir au delà de quelques minutes, car les nouveaux mots qu’il a fallu forger dans leur propre langue, pour leur peindre des mœurs très-éloignées de leurs u. 7 VOYAGE 50 idées , exigent une tension d’esprit dont ils sont incapables. Notre ami Otouri paraissait humblement fier sous l’habit d’oflicier de la marine du Chili qui le revêtait , et je remarquai en outre que des insulaires, remplissant sans aucun doute les fonctions analo- gues à celles de marguilliers de nos paroisses , jouissaient de la prérogative de s’asseoir dans un banc en face de la chaire, et que leur costume répondait à leur saint ministère. Tous portaient une longue robe de soie verte, ayant des fleurs ou des oiseaux brodés en soie rouge , et il ne leur manquait qu un bonnet et un large ruban pour simuler la toilette de chambre d un gentleman de bonne compagnie. Ce mélange bizarre de costumes mi-paitie sauvages et policés, la singularité aussi neuve que piquante d’assister à un sermon méthodiste à O-taïti, nous portaient à redoubler de patience pour attendre la fin de cette longue et interminable séance. Elle eut un terme enfin ; aussi nous empressâmes-nous , au risque de déplaire aux missionnaires, de parcourir les rangées de bancs; mais vain espoir , la Nouvelle-Cythère nous parut transformée en un moutier composé d’assez chétives créatures , et à peine vîmes- nous un certain nombre de visages gracieux. Quelque temps après, je pus me convaincre que l’île renfermait encore quelques filles dignes de l’ancienne réputation de leurs mères. Je décrirai le temple dans le chapitre consacré aux missions pro- prements dites ; comme nous en sortions , M. Bennett nous présenta aux missionnaires qui s’étaient rendus de tous les points de ce vaste Archipel ; car, outre ceux d’O-taïti , il en était venu d’Eyméo , de Huahène, d’Uliétea, de Maurua, de Borabora, etc. Plusieurs de ces ministres étaient accompagnés de leurs dames et de leurs enfants , et M. Crook nous présenta à ses deux gracieuses miss , â°ées de seize et de vingt ans. Dans cette réunion nous fîmes aussi connaissance d’un marin fort expérimenté de ces parages , comman- dant la goélette YEndeavour , appartenant à Tamatoa , roi de Kaïatea , M. Deps, qui donna à M. de Blosseville le gisement de quelques-unes des îles qu’il avait découvertes. La reine nous fit inviter à dîner avec la famille royale, les mis- sionnaires et les officiers européens des bâtiments Y Active et YEn- deavour. Nous saisîmes avec empressement cette occasion d’un gala de cour pour visiter le palais rustique du feu roi , et son tombeau qui y est attenant. Cette demeure, que Pomaré-Wahiné occupait AUÏOUK DU MONDE. 51 lors de notre visite , est située sur la pointe de Papaoa ; elle avait dû primitivement être bâtie sur un massif de coraux jeté sur le côté de la passe , qu’elle eût commandé en quelque sorte en servant de citadelle. Des circonstances particulières en décidèrent autrement. Son enceinte extérieure est formée par une cloison en bois , haute de trois pieds, sans aucune ouverture; cette barrière est franchie à l’aide de deux poteaux, l’un en dehors, l’autre en dedans, et la reine ne fait pas plus de façon que le plus humble de ses sujets pour enjamber la palissade. De chaque côté du carré régulier, ainsi enclos , sont bâties deux vastes cabanes , à parois à jour sur les côtés, construites en piliers supportant une élégante toiture. Lors des grandes pluies, on se sert de nattes épaisses pour clore les parties latérales des appartements , que ne décore point un riche mobilier ; nous y remarquâmes quelques coffres de vaisseaux donnés par les navigateurs anglais, quelques vieux fauteuils, des nattes grossières pour tapis, des nattes fines et tendues pour lits. On conçoit que le déménagement est facile dans des mobiliers aussi simples ; aussi la cour se trouve prête en quelques minutes à vider les lieux et à se rendre aux cabanes du domaine royal , éparses çà et là dans les autres districts. La cabane placée vis-à-vis celle-ci était destinée au logement des personnages de quelque importance, appelés par leurs relations à suivre la famille royale. Sur le rivage baigné par la mer est placé le tombeau dePomaré II, 1 émule de Taméaméa, le Pierre-le-Grand de la mer du Sud. Pomaré, Hadama et Taméaméa , qui ont vécu presqu’à la même époque , se sont rendus célèbres par leur génie civilisateur, et par leur audace a substituer aux croyances religieuses ou politiques de leurs pays celles qu’on leur importa d’Europe. Un quatrième nom devrait être joint à ceux-ci , c’est celui de Shongi , le nouveau Zélandais , que Oous verrons figurer plus tard dans cette relation ; mais n’embras- Sant des idées civilisées que celles qui pouvaient faciliter la destruc- tion des hommes , ce sauvage , belliqueux et brutal , a repoussé obstinément tout ce qui n’avait pas trait à la guerre. La sépulture du roi d’O-taïti occupe une bâtisse crépie à la chaux , 8 *a manière européenne, sur des murs de corail recouverts d’un toit de feuillages. Une porte ouvre dans cet édifice , qu’éclaire une fenêtre, au centre duquel est un mausolée pyramidal en bois, 1 enfermant le cercueil : nulle inscription ne décore cette tombe 52 VOYAGE élevée , sans aucun doute , par les conseils des Anglais établis dans l’ile ; mais si la simplicité de son architecture n’appelle point l’at- tention , il n’en est pas de même de l'admirable site qu’elle occupe. La nature a tout fait pour l’embellir, et, en architecte habile, elle a semé à profusion les riches décorations dont elle est prodigue. Ce tombeau s’avance sur la plage et repose sur un banc de polypiers dépouillés de leurs animalcules , et que recouvre une épaisse couche de terre végétale. A en juger par l’âge des arbres implantés sur ce sol factice , un moraï sépulcral a dû jadis occuper cette position , car de vieux cocotiers inclinent leurs faisceaux de palmes sur l’humble toiture de vaquois , tandis que les magnifiques baringtonia y sèment leurs belles corolles blanches lavées de rose , et que les rameaux grêles et pendants del’aëto ou ato 1 , tombant comme ceux des saules pleureurs, s’y dessinent avec leur port funèbre. Peu d’ar- bres inspirent plus volontiers que facto la mélancolie ou la douleur ; aussi les Taïtiens l’avaient-ils consacré aux sépultures et aux autels mystérieux des moraïs. Les casuarinas de Papaoa étaient les plus grands que j’aie jamais vus de cette espèce de végétal ; et c’est aussi avec toute la vivacité des sensations neuves que j’admirai les magnifiques baringtonia que je voyais pour la première fois , et que j’ai rencontrés si souvent depuis dans d’autres îles de l’Océanie. Couvert d’un feuillage vernissé et luisant, cet arbre, que les Taïtiens appellent houtou, est aussi remarquable par l’épaisseur de sa cime touffue que par ses grandes et belles fleurs, qui tombent après s’ètre ouvertes au jour, et qui ne brillent qu’un instant. Ses fruits verts, très-gros et quadrangulaires, avaient reçu de Bougain- ville le nom de bonnet carré , pour rappeler la coiffure du docteur Commerson. On nous arracha à cette douce étude pour nous prier d’assister aux manœuvres de la garde royale taïtienne. Voir quelques pauvres naturels, façonnés par un sous-officier anglais au maniement du fusil , nous parut un assez insipide passe-temps ; car nous n’étions pas venus, dans la mer du Sud, en effet, pour assister à l’école de peloton , dont nos yeux, depuis nos jeunes ans , avaient été repus à satiété. A O-taïti aussi , une revue armée après une sorte de Te Deum, en vérité les Européens ont bien peu d’esprit d’invention! i Casuarina equisitifolia, ai ton, pcrsoon, 2, 55. AUTOUR DU SIOXDE. 53 Enfin , après ce spectacle prétendu militaire , dont les insulaires qui formaient la galerie parurent enchantés, on annonça le dîner. Cette bonne nouvelle mit la joie au cœur de tout le monde , et à des titres fort divers. La curiosité l’emportait, certes, chez nous sur l’appétit ; toutefois nous avions déjà éprouvé tant de mécomptes en retrouvant souvent le mélange bizarre des idées d’O-taiti et d’Angleterre, que nous pensions avec chagrin ne point assister a un de ces repas , où le génie sauvage apparaît avec ses coutumes traditionnelles, mais bien à quelque ollapodrida, où le cochon rôti dans le four souterrain, à l’aide de pierres chaudes, serait dépecé avec des fourchettes au lieu de l’ètre avec les doigts. Hâtons-nous de dire cependant qu’à peu de nuances près, le repas fut servi suivant les us et coutumes du bon temps du pays. En entrant dans la salle du banquet j’éprouvai quelque con- trariété de voir deux tables formées de planches couvertes de linge et de faïence d'origine anglaise. La table la plus élevée, beaucoup mieux servie qu’une table basse et garnie de deux vieux fauteuils , me parut destinée aux membres de la famille royale; mais il n’en fut rien, car MM. Tyermann et Bennett eurent les honneurs de ce haut bout. A leur côté se placèrent les autres missionnaires , leurs femmes et leurs filles. Un jeune ministre , tout honteux que devant des étrangers assez moqueurs on manquât ainsi aux con- venances, déserta la table privilégiée pour venir s’asseoir à la nôtre. Sa politesse lui coûta quelques friands morceaux préparés à la méthode anglaise par les mistriss de la mission , tandis que nous niions servis purement et simplement à la taïtienne , ce qui au reste nous convenait davantage. Les officiers de la Coquille, MM. Char- ton , Ellis et Deps , se trouvaient placés ainsi côte à côte de Pomaré , de la régente et de la reine-mère , personnages assez négligés dans nette circonstance , et que les ministres traitaient par trop cavaliè- rement , sans contredit , dans l’intérêt même de leur apostolat. Je fis asseoir à ma droite l’un des rois de Borabora , qui clignait l’œil depuis quelques instants sans trop savoir où prendre place. Mai , ce potentat sans diadème enrichi de diamants, avait cependant revètu son riche costume , car il portait une ample redingote rouge tombante, qui le faisait ressembler à un bedeau de paroisse. Quand j ai vu les comptes rendus des missionnaires publiés en Europe , quand j’ai lu toutes les exagérations ridicules , et sans le moindre 51 VOYAGK fondement , qu’impriment nos journaux de toutes couleurs , j’en suis à croire que dans ce monde la vérité ne peut se faire jour. Certes, je conçois la haine dont les peuples, dits sauvages, s’en- flamment inopinément envers les Européens : il est si rare qu’ils aient été traités avec équité et justice, et ils ont tant de griefs accumulés contre eux, que l’on vante la mansuétude des mission- naires, leurs égards envers les chefs de ces peuplades, et les appa- rences d’une vaine considération , dont ils se targuent ; je n’en croirai jamais rien , car maintes fois j’ai vu ces ministres jeter brusquement à la porte des chefs qui venaient sans doute les importuner de leurs demandes ou les fatiguer de leurs obsé- quiosités. Le révérend Davies , homme instruit et supérieur à plusieurs de ses collègues , dit à haute voix la prière , puis le repas commença. En naturel , presque nu , apporta sur notre petite table , à peine élevée au-dessus du sol, un cochon entier rôti dans les fours sou- terrains avec des pierres brûlantes. Je me crus un instant aux fes- tins que décrit Homère, et, certes, les héros grecs et troyens de ces temps nous donnent l’idée la plus complète de la civilisation stationnaire des Océaniens de race jaune. Cet écuyer tranchant plaça sur une large feuille de bananier l’animal liai des juifs , dont les chairs fumantes exhalaient la plus appétissante odeur; en un clin d’œil elles furent dépecées et distribuées par gros quartiers , que se partagèrent les convives. Jamais je n’ai vu manger avec plus de voracité que Pomaré et Mai , mes voisins , qui en engloutissaient des bouchées de quatre à cinq onces; au cochon succédèrent des poules rôties et bouillies , puis de larges feuilles circulèrent rem- plies de fruits à pain ou maïorés , des taros , des ignames et des patates douces , cuits également sous terre. Un de nos officiers prit pour des morceaux de savon le taro que l’on servait en fragments cubiques, à parenchyme blanc, veiné de bleuâtre; la saveur de cette racine est bien moins agréable que celle du fruit à pain , dont le goût est délicieux quand il est cuit à la manière des O-taï- tiens , car jamais nous ne pouvons , dans nos fours européens , lui donner cette perfection : les fruits à pain de l’Ile-de-France n’ont aucune analogie avec ceux que nous mengeâmes en ce jour. Le maiore ressemble donc à nos pommes de terre farineuses; mais il est bien plus sapide et bien plus délicat. Notre breuvage consistait AUTOUR nu MONDE. en limonade émulsionnée de cocos et en rhum , tandis que la sainte table avait quelques bouteilles de vin d’Espagne. Le dessert con- sistait en fruits de mapé, de vy ou bananes, etc. Mais ce que les gourmets prisent par-dessus tout , sont des friandises fabriquées avec toutes les connaissances de la confiserie taïtienne, moins renommée sans doute que celle du Fidèle Berger de la rue des Lombards ; ainsi on nous fit passer de Velu , marmelade de bananes pétries avec de la fécule d’arrow-root ; du popiri en boules , ou chair de cocos broyée avec des fruits à pain , etc. , etc. Les ananas apparurent à la fin de cette séance gastronomique , que M. Nott termina par une prière à l’Éternel. J’avais pris quelqu’intérêt au frère de la reine-mère, chef puis- sant d’une île voisine, qui mangeait avec une voracité de dogue et buvait du rhum à plein verre, comme un individu pressé d’en finir avec un grand chagrin. C’était un fort bel homme , à tournure dégagée et martiale ; sa tristesse ne tint pas contre le correctif qu’il employait pour la chasser, et nous apprîmes par le capitaine Deps que , surpris en flagrant délit avec une des jeunes et jolies suivantes d’Aïmata , il devait comparaître à quelques jours de là devant les missionnaires assemblés pour juger sa condamnable action. La pécheresse qu’on me montra avait un de ces airs lutins et coquets qui nous annonçait qu’elle recommencerait à la première occasion Un péché fort véniel à ses yeux. Les missionnaires rentraient vers deux heures au temple, où ^commencèrent leurs cérémonies; mais M. de Blosseville et moi ue jugeâmes pas prudent de renouveler l’acte de patience que nous avions accompli au matin. Je profitai de quelques moments que le Ministre Crook avait de libres pour l’accompagner dans plusieurs °abanes , où il désirait nous montrer, à M. de Blosseville et à moi , Averses affections pathologiques graves et rares ; car M. Crook , lui réside à Papiti, se rend utile en cherchant à soulager les insu- laires dans leurs maladies. Dans les cabanes où nous fûmes con- duits , nous rencontrâmes des cas nombreux d’éléphantiasis et des tumeurs appelées hydro-sarcocèles, si remarquables par leur énorme volume. Mon compagnon , fatigué de ce hideux spectacle , m'en- traîna bientôt hors de ces asiles d’incurables infirmités ; et comme Crook était appelé au temple, nous consacrâmes le restant de soirée à étudier les mœurs des insulaires , dont nous visitâmes 56 VOYAGE les nombreuses habitations semées sur le rivage , et plus ou moins rapprochées les unes des autres. Tous ces agrestes gîtes sont tenus avec propreté, entourés de plantations bien entretenues, et om- bragés par les cocotiers que balance la brise de mer ; çà et là les magnifiques orangers, que Blight y planta en novembre 1788, étalent leur verdoyante cime , émaillée de fleurs suaves et de fruits à divers degrés de développement. Ce qui frappa nos regards , ce fut de voir échoué et abandonné sur la côte un grand brick de guerre de la marine du Chili, nommé 1 ’Araucano. M. Deps nous raconta, à son sujet, que son équipage, révolté, se livrait à la piraterie et croisait entre les îles Sandwich et l’archipel de la Société , lorsque la goélette de Pomaré II , commandée par MM. Henry fils et Ebrill, qu’il poursuivait depuis longtemps, vint mouiller à Toubouai , où ce brick était en relâche. M. Ebrill , par un coup d’une audace inouïe , prévoyant le sort qui leur était réservé, se décida, à la nuit tombante, à profiter de ce que la majeure partie des pirates était descendue à terre , pour s’emparer de YArauccmo, aidé de quelques insulaires , que sa résolution décida à le seconder; ce coup hardi, d’un courage peu commun, réussit complètement , et le brick chilien fut conduit à O-taïti , deux ans environ avant notre arrivée dans Elle. L’artillerie de ce brick était restée couchée sur le rivage de Papaoa, et nous remarquâmes sur- tout deux obusiers , portant en relief les armes royales d'Espagne. La demeure habituelle de Pomaré Néhoraii est placée vis-à-vis de ce navire , dans l’enfoncement de la baie : elle est bien bâtie et fort proprement tenue. Nous y rencontrâmes Aïmata , que des gardiens vigilants et robustes ne quittent plus depuis qu’un chef d’un parti scissionnaire, opposé aux anglicans, a essayé de la faire enlever, pour utiliser l’influence de sa naissance et la faire coopérer au retour des anciennes coutumes nationales. M. Deps , en homme familiarisé avec le pays dont il parlait assez intelligiblement la langue , nous conduisit dans les cabanes des plus jolies Taïtiennes ; il choisissait surtout celles dont les parents , en néophytes fervents, étaient à la prière; et, nous devons le dire, le pudique de Blosse- ville , à âme candide , eut à rougir plus d’une fois de la naïveté ou du laisser-aller de ces filles de la Nouvelle-Cythère : à leur beauté près , elles nous parurent avoir conservé les traditions qui rendi- rent leurs aïeules si célèbres dans les narrations de Bougainville , AUTOUR DU MONDE. 57 fie Wallis et de Cook. Cependant , pour être juste , nous en ren- contrâmes quelques-unes assez jolies. Nous attendions, de Blosseville et moi, la fin de la cérémonie, où s’étaient rendus MM. d’Urville, Jacquinot, pour gagner notre vaisseau; mais sur ces entrefaites on me pria de visiter deux malades de X Endeavour, auxquels je fis une prescription qui ne me tint que quelques minutes. Ce laps de temps suffit cependant pour l’embarquement de notre premier lieutenant avec MM. Tyermann et Bennett, que l’on reconduisait galamment à Matavai; nous arri- vâmes sur la grève , que le grand canot de la Coquille était à peine à quelques encâblures du rivage; mais M. de Blosseville était un simple aspirant (un aspirant de haute espérance et bien supérieur a plus d’un officier de la marine française, sans doute) et moi un naturaliste ayant le titre de second chirurgien ; devait-on des bien- séances à ces deux parias de la Coquille 1 ? Aussi nous fallut-il songer à regagner pédestrement le havre de Matavai. J’ai rarement vu M. de Blosseville, garçon doué d’un beau et bon caractère, se mettre en fantaisie ; mais dans ce jour l’amertune de ses réflexions débordait en flots pressés , et de cet instant data l’aversion pro- noncée qu’il ne cessa d’avoir pourM. d’Urville, qui, à bord, d’ail- leurs s’est toujours piqué d’une rudesse (pour me servir d’un mot poli ) trop prolongée pour ne pas être inhérente à son organisation. Ce temps , qui jusqu’au soir était resté incertain , se chargea de gros nuages bas qui nous promettaient de la pluie; mais comme la distance qui sépare Papaoa de Matavai n’est que de deux lieues , >ious résolûmes de gagner notre vaisseau , car MM. Deps et Charton , en nous engageant à coucher dans leurs navires, ne nous avaient Pas dissimulé qu’ils pensaient que l’orage serait assez violent pour ûfrcer la Coquille à prendre la mer, tant est peu sûre, dans les tour- mentes, la rade qu’elle occupait à la pointe Vénus. Or, il n’entrait Pas dans les projets de M. de Blosseville ni de moi de courir les chances de rester à O-taïti. D’ailleurs nous n’avions que deux lieues a faire, avec de la pluie il est vrai, mais un tel trajet n’avait rien de tr°P effrayant; à peine avions-nous quitté Papaoa, que la pluie tomba par torrents , et qu’une tourmente se développa avec fureur. 1 Je supprime ici toute la partie du journal écrite sous l’impression de la nlus V|vc contrariété. II. 8 58 VOYAGE Le vent soufflait par violentes raffales, et la pluie imbiba en un clin d’œil nos vêtements ; on se rappelle que nous étions en uni- forme, et que ce costume n’a rien de convenable pour traverser les innombrables ruisseaux qui coupent les sentiers, et qu’on ne peut passer à pied sec, démunis qu’ils sont de ce qui peut ressembler à un pont. Nous suivîmes le sentier, franchissant les gués sans nous dévêtir ; mais le plus épineux de notre voyage s’effectua à la pointe Tara, dont le terrain de glaise, imbibé de pluie, se refusait à la marche, tant le chemin est roide sur le versant de la montagne dite de l’Arbre. Nous fîmes ces deux lieues en une heure et demie , car nous courions dans les espaces qui étaient libres, et nous arrivâmes à la tente occupée par MM. Garnot et Gabert, qui nous fournirent de quoi changer. Un sommeil bienfaisant vint bannir cette tribu- lation bien légère , si nous la comparons à mille autres que trois années de campagne et une position subalterne durent faire naître pour l’achèvement de notre éducation morale. Le 14 nous remarquâmes parmi la population un mouvement extraordinaire ; c étaient des allées et des venues , un air mystérieux et affairé qui nous surprit. On nous informa que les missionnaires avaient convoqué à Papaoa les principaux personnages de l’île, pour présenter à leur sanction une loi qui aurait imposé des tributs à la population. Mais, comme des chefs influents des autres districts s’opposaient vivement à ce nouvel empiétement, les missionnaires se concertèrent entre eux pour ne pas exaspérer les esprits déjà fort échauffés, car une scission était imminente. La prédication se réduisit à un texte vague , dont l’épigraphe résumait le but, car le ministre débuta par cette phrase : Rendez à César ce qui appartient à César. MM. Bennett et Tyermann décidèrent leurs collègues à renoncer pour le moment à un projet qui soulevait contre lui une aussi virulente opposition. Les naturels, partisans de la mesure comme ceux qui la combattaient, s’étaient rendus à la séance, armés de leurs fusils, et nous avions remarqué la veille que les habitants des alentours de notre mouillage avaient fondu des balles, et qu’ils avaient apporté un grand nombre de porcs pour obtenir en échange de la poudre de guerre, seul prix auquel ils voulussent les céder. En se désistant avec souplesse de cette demande , les mission- naires firent preuve de tact, et , lorsque nous interrogeâmes au soir ceux qui revenaient gais et folâtres du temple, où s’était tenue AUTOUR DU MONDE. 59 1 assemblée générale , ils nous dirent que tout s’était bien passé ( mai maitaï ) . Nous avions été étonnés de l’abondance que notre marché avait présentée la veille, car d’ordinaire il était peu fréquenté. Mais la connaissance du fait que je viens de rapporter nous en expliqua les motifs. La dépréciation de nos objets d’échange avait été l’objet d’un sermon fait, dit-on, par M. Orsmond, et qu’un Anglais, établi depuis longtemps à O-taïtï et que nous prîmes comme second chef de timonnerie, le sieur Williams, nous traduisit. Bien que je n’ajoute pas une foi complète au dire de cet homme , dont la con- duite à bord de notre vaisseau a toujours été cependant des plus exemplaires , je ne puis me dissimuler toutefois qu’il doit y avoir quelque chose de vrai au fond , car les O-taïtiens montraient un dédain pour nos armes et nos étoffes les meilleures, qui ne s’alliait pas avec leur avidité pour les produits anglais les plus chétifs. Williams nous raconta, longtemps après notre départ de Borabora, que cette exhortation avait roulé sur notre infériorité dans la fabri- cation de nos armes et de nos produits, généralement de la plus mauvaise qualité, et sur l’intérêt que les naturels avaient, pour ne pas déplaire à Dieu , à n’avoir avec nous que le moins de relations possibles. Que nous étions les protégés du démon , et un peuple méchant qui avait coupé la tète à son roi et massacré ses mission- naires (prêtres); mais que Dieu nous avait punis, et que nous supportions la peine de nos péchés, etc., etc. Et cependant ‘'E Orsmond, dont le caractère est fougueux et emporté, ainsi que quelques faits qui seront relatés à leur place semblent le prouver, tnalgré ce manque de charité chrétienne , sollicita et obtint du commandant de la Coquille d’être conduit à Borabora avec notre )aisseau, espérant peut-être inspirer à ses ouailles une plus grande 'dée de sa puissance en se faisant escorter par un navire de guerre. Grâce à l’échauffourée mentionnée plus haut, et puisa la jovia- 'Oé de notre caractère , qui cadrait singulièrement avec celui des O-taïtiens, les naturels se relâchèrent vers la fin de notre séjour de leur extrême défiance. Avec ce tact profondément instinctif des mtérèts privés, que les hommes proche l’état de nature possèdent a un haut degré, ils comprirent bien vite que nous n’avions ni le sor- dide intérêt des trafiquants ordinaires, et que nos objets d’échange 'emportaient sur ceux qu’ils recevaient d’habitude; aussi les (50 VOYAGE cochons affluaient dans les derniers jours de notre relâche , et notre parc , placé sur le gaillard d’avant , et longtemps vide, s’encombra. Deux brasses de toile peinte ou de mouchoirs de Rouen , des mous- quets etde la poudre, étaient les seuls objets qu’ils préférassent. Cette abondance d’animaux, que nous ne pouvions nourrir en mer, porta le commandant à essayer de faire des salaisons : on abattit un certain nombre de porcs; mais l’opération du salage fut mal faite : il fallut en jeter le produit à la mer. Quant aux cabris et aux poules, leur prix le plus habituel était un couteau de la valeur de trois sous en France. Nos bastingages regorgeaient de giraumons , de courges , de bananes , de cocos , de vy, d’oranges et de citrons , de racines de taro et d’ignames , de tiges de cannes à sucre. Les matelots usaient de ces substances à discrétion , et en abusaient môme : mais je dois dire cependant que leur santé n’en éprouva aucun inconvénient. Les insulaires alimen- taient la table des officiers de poissons , de crustacés et de coquil- lages , et nous leur donnions en échange des hameçons ou d’autres bagatelles. Le capitaine Deps nous reprochait cependant de gâter le métier d’acheteur en payant tout au gré de leur caprice et sans principe Axe. Notre relâche touchait à son terme , aussi quelque officiers et moi nous avions hâte de faire une dernière excursion dans l’île. La journée du 17 promettait être des plus belles, et comme la mer était calme et unie , nous nous décidâmes à aborber Papiti et Papaoa , après avoir côtoyé les bassins de récifs qui se découpent au loin dans la mer sur cette partie du rivage d’O-taïti. Nous fûmes émerveillés du tableau dont nous jouissions , car il est impos- sible de se faire une idée en Europe de la magnificence et de la richesse des parterres sous-marins sur lesquels errait notre vue ; quelqu’imparfaite qu’en soit l’esquisse, je vais essayer de rendre par des mots les magiques effets de cette création neptunienne : notre grand canot, par sa marche lente, que maintenait une lé- gère brise , troublait à peine la limpidité du miroir de cristal que pénétraient en faisceaux les rayons d’un soleil radieux; la mer, à peine ridée sur sa surface, était d’un bleu transparent et limpide, et le regard arrivait jusqu’au fond du bassin , que remplissaient des coraux de toutes sortes, végétant comme des arbustes branchus, ou tapissant des rochers à la manière des mousses. Ce corail, doué AUTOUR 1HJ MONDE. 61 de vie , orné des plus vives couleurs , se découpait en festons mer- veilleux et fantastiques ; c’était une pelouse de vie creée par des myriades d’animalcules. De longues holothuries jaunes s étalaient sur l’azur sablé d’or du manteau des tridacnes , tandis que les ané- mones de mer, rouge de feu ou blanches, contrastaient avec le vert émeraude des corticifères gazonnantes. Dans ces labyrinthes mystérieux et splendides nageaient les scares, les girelles, les la- bres, les chœtodons, poissons peints des plus riches couleurs, à reflets métalliques ; la pourpre et l’azur, l’opale , le rubis et l’éme- raude, l’argent et l’or, chatoyaient, sans hyperbole, sur leurs écailles. Souvent les riches broderies apparaissaient sur une robe de nuance sombre , et il ne faut que jeter un coup d’œil sur les planches de notre atlas zoologique , publié par le gouvernement , pour concevoir la vérité du tableau que nous esquissons à grands traits. De longues murénophis aux replis entortillés, et des ser- pents de mer antielés de nuances diverses, serpentaient dans les crevasses sinueuses de ces parterres féeriques , où de gros crabes et des langoustes aux longues antennes bleues se cachaient au plus léger bruit. Ce spectacle curieux déployait la magie la plus puis- sante sous les mille facettes de la surface de la mer , qui , jouant le rôle de prisme, renvoyait les images multipliées sous divers aspects, ou semblait, en se pénétrant des rayons du soleil, lancer des étincelles qui s’irradiaient de proche en proche , de sorte que la mer semblait recéler des gerbes de feu. Nous nous arrêtâmes à Papaoa pour faire une visite à la famille royale , ou peut-être que quelque joyeux compagnon de notre bande, las de la contrainte imposée par les missionnaires, n’était pas fâché ste peut-être encore. De tels exemples, s’ils sont vrais, ne peu- Venl que protester contre la pureté des dogmes que leur prêchent • Bans la province de Caracas, le vert clair de la canne de Taïli contraste agréa- » Moment avec l’ombre épaisse des cacaotiers. » AUTOUR 1>U RONDE. 67 sur leurs dos à travers les gués. Ce chemin cesse dans le district d’Aroué, et l’on marche sur une grève sablonneuse jusqu’à la mon- tagne de Tara , que l’on gravit par un sentier en zigzag et presque à pic, pour en redescendre de la même manière. Nous étions émerveillés , M. de Blosseville et moi , de 1 éclat et de la fraîcheur de la végétation qui borde cette route; ce n’étaient que festons et girandoles de feuillages semés de grandes fleurs vive- ment colorées. De Matavai à Papaoa , le sol est couvert d’un gazon de basilic, tant cette plante fragrante, qui paraît être d’origine étrangère, y pullule; les bords de cette grande route sont garnis d’épais fourrés qui sont disposés en amphithéâtre sur le pied des montagnes et sur leurs flancs. Les cocotiers occupent la partie déclive, et s’élèvent comme les colonnes des stylites égyptiens, tandis que les amples cimes des arbres à pain, avec leur large feuillage découpé , sont, avec les mapés J, spondias ou pommiers de Cythère , les grands arbres à fruit qui se plaisent dans les ravelins ou sur le bord des eaux : les bancouliers 1 2, chargés de leurs noix huileuses, sont communs dans les futaies nu les broussailles, qui consistent en hibiscus de diverses espèces, et surtout en aouai 3, dont les fleurs sont du plus éclatant ponceau , en noms 4, dont les fruits sont disposés en cône et dont le feuillage est du vert le plus intense, et en gardénia, qui se chargent de fleurs blanches très- odorantes; les cotonniers frutescents, aux feuilles lobées et aux capsules laineuses, croissent pêle-mêle avec les citronniers et les orangers, aussi forts que les plus vieux pommiers delà Neustrie, tandis que les bambous et les cannes à sucre , avec leur port d’herbes Séantes , laissent des places vides au gingembre , au curcuma , au Pya , et à une foule de plantes aussi curieuses que bizarres par leur Port, leurs fleurs, ou qu’utiles par leurs propriétés. Le faîte de toute cette création est couronné par les guirlandes d un liseron , flui jette à de grandes distances ses tiges souples et volubiles, et couvertes de larges feuilles vernissées, découpées en cœur, s’accro- chant aux rameaux les plus éleves, retombant en festons, pendants 1 Inocarpus edulis. a Aleurites trilobata. 3 hibiscus rosa sinensis. À Morinda citrifolia. 68 VOYAGE ou rampants sur les étages inférieurs , pelouse aérienne se garnis- sant çà et là d’élégantes et larges cloches purpurines. Nous n’arrivâmes qu’à quatre heures du soir à Papaoa ; mais le temps, qui avait été fort beau jusqu’à cette heure, se dérangea complètement; car à O-taïti il est rare de voir un jour s'écouler sans pluie , et en quelques secondes les cataractes du ciel semblè- rent ouvertes, tant les nuages s’épanchaient en violentes ondées. Cette averse dura plus d’une heure, et, comme nos compagnons, qui se rendaient à bord dans le grand canot, au lieu de s’engager au milieu des rescifs à fleur d’eau qui longent le district de Pari , avaient pris le large , nous dûmes renoncer à nous rendre coucher à bord. Nous essayâmes d’utiliser notre longue soirée en étudiant les mœurs des naturels dans leur for intérieur, mais nous étions fort incommodés par les myriades de moustiques qui s’attachent à la peau, y enfoncent leur trompe pour en sucer le sang, et causent une démangeaison insupportable; notre épiderme le lendemain n’était qu’ampoulés et bouffissures. Dans notre première visite, nous dirigeâmes nos pas chez le gros Pomaré ; nous le trouvâmes assis sur une escabelle, au milieu.de son palais de chaume, et entouré de clients et de serviteurs; il soupait avec sa mère, a la lueur d’une lampe consistant en une coque de noix de coco remplie d’huile puante de la chair de ce fruit, ayant pour mèche des fila- ments de la spathe du même végétal : les naturels ont appris à obtenir de l’huile des fruits du cocotier, et s’eu servent, les chefs du moins, pour s’éclairer, tandis que le peuple conserve encore l’usage de brûler, en guise de bougie , des noix de bancoule enfilées en grains de chapelet sur de petits bâtonnets; ces noix, dont la coque est très-dure et l’amande très-huileuse, s’enflamment et brûlent avec assez d’éclat pour éclairer parfaitement l’intérieur de leurs chaumières. Pomaré et ses convives ne se dérangèrent point à notre approche , mais ils nous firent signe de partager leur repas. Le menu de ce souper consistait en poisson grillé et en fruits à pain , servis dans des assiettes de noix de cocos coupées par le milieu et reposant sur l’herbe sèche qui jonche le plancher de la salle à manger : après s’ètre repu , Pomaré termina son repas par cette chair tendre et spongieuse , qui garnit de quelques lignes d’épais- seur les cocos non mûrs , dont l’émulsion lui avait servi de boisson ; Alloua DU MONDE. 09 nous avions pour truchement , auprès de ce chef , un Espagnol âgé, fixé à O-taïti depuis près de vingt-cinq années , et qui parlait par- faitement la langue o-taïtienne, et Pomaré, plus causeur ce soir-là qu’à l’ordinaire, nous dit qu’un homme de notre nation avait habité O-taïti pendant un certain temps , et qu’il avait rendu àPomaré II les plus signalés services dans la grande bataille qui extermina les idolâtres en 1814. Ce Français paraît être parvenu a monter sur une pirogue double, une caronnade de fort calibre , laissée par un vaisseau étranger, qu’il a pu faire jouer en la conduisant au tort de la mêlée , où sa décharge produisit un tel effet , que les païens s’enfuirent épouvantés et jonchant le champ de bataille de leurs morts ; cet homme , dont je n’ai pu retenir le nom garbé à la taï- tienne, avait acquis un grand ascendant sur l’esprit de Pomaré; les missionnaires en prirent de l’ombrage, parvinrent à le faire exiler, et il partit sur un navire baleinier pour les îles Sandwich , où il habite maintenant. Pomaré ne tarissait pas sur ce Français , petit de taille, très-adroit et très-entreprenant, d’un caractère exces- sivement jovial , et que les insulaires avaient baptisé d’un nom qui signifie mime. Je ne sais jusqu’à quel point cette histoire mérite quelque confiance, mais peut-être que dans ce vague récit il s’agit du gascon Rives , qui a joué un assez beau rôle aux îles Sandwich , et dont Taméaméa fut le protecteur déclaré. Pomaré nous offrit à coucher dans sa cabane, sans que ses instances aient été assez pressantes pour obtenir notre adhésion ; et d’ailleurs il nous eût fallu reconnaître cette complaisance gênante par des présents en rapport avec la dignité de l’hôte. Un grand nombre de naturels nous offraient avec un empressement des plus vifs un gîte pour la nuit ; mais, ne voulant pas les exposer à quelque Punition en faisant suspecter nos actions , nous donnâmes la pré- férence au chef de la garde royale , qui occupe la cabane située vis-à-vis celle de la régente Pomaré-Wahiné. Ce naturel se rap- pelait avec reconnaissance le verre d’alcool dont je l'avais régalé ; Peut-être d’ailleurs espérait-il encore goûter de cette délicieuse liqueur? La régente couche au milieu des insulaires, hommes et femmes de sa cour, qui causent avec elle jusqu a une heure fort avancée de la nuit ; j’ai remarqué que les O-taïtiens étaient les plus intrépides causeurs qu’ou puisse rencontrer, et quils 1 emportent roême sur les Français, que l’on regarde en Europe comme de chauds 70 VOVAGE partisans de la conversation *. Lorsque cette princesse veut se livrer au sommeil, les voix se taisent, aux ris succède le silence, et une toile qui tombe la sépare des assistants ; le chef des gardes du corps appelle ses soldats par un sifflement aigu , qu’il produit en mettant ses doigts dans sa bouche, et à ce signal des rondes de nuit parcou- rent les alentours pour s’assurer que la reine ne doit craindre aucune embûche , en même temps que des sentinelles sont placées autour du château de feuillage en vigilantes vedettes. Il était près de minuit, et Pomaré-Wahiné causait encore. C’étaient des rires lous, des conversations à ce qu'il parait très-libres, des anecdotes un peu crues, arrivées de tous les points de l’ile, en un mot, c était un commérage dans toute la force du mot , absolument comme dans un salon de Paris , ou , si vous aimez mieux , une petite ville de province. Après avoir pris congé delà régente, nous gagnâmes notre gîte, M. de Blosseville et moi, et nous nous trouvâmes en compagnie d’une trentaiue d’insulaires, parmi lesquels on comptait huit à dix femmes; nous nous jetâmes tout habilles dans le même lit taïtien , qu’on nous offrit , au milieu des habitants de la cabane , et qu’on se figure quatre poteaux élevant à deux pieds du sol une natte fortement attachée à chacun d’eux ; tels sont les lits des chefs,- car les gens du peuple font moins de façon ; ils se couchent sur une natte grossière étendue par terre , et ont pour couverture une seconde natte plus fine , et par consé- quent plus souple, en paille moelleuse tissée avec adresse. C’est en vain que nous eussions espéré sommeiller dans cette demeure, dont les parois , formées par des bâtons fichés dans le sol , et par conséquent à claires voies, nous laissaient soumis à toutes les in- fluences de l’atmosphère; d’ailleurs les naturels, pour nous honorer, avaient allumé de grandes mèches baignées d’huile rance, qui jetaient des tourbillons d’une fumée épaisse et noire , capable de nous aveugler; et puis, curieux comme des enfants, ils s’accrou- i J ai lu dans plusieurs voyages anglais ou allemands celle altenlion, parfois transformée en une sorte de reproche contre notre nation. J’ai écouté plusieurs fois le causeur le plus spirituel de Paris , M. Denon , mais je crois qu’il devait céder lepas à M. de Humboldt, que j'ai entendu pendant des heures entières chez M. Alexandre Brongniart ou chez M. le baron Cuvier, passant en revue les ridi- cules ou les travers des personnages les plus connus de l’époque , sans faiblir une seule minute, dans ces longues causeries de salon, que nous autres gens de pro- vince, nous appelons médisance. AUTOUR DU MONDE. 71 pirent sur leurs talons, formant un cercle à l’entour de notre lit de camp , et leurs yeux , attachés à nos moindres gestes , les suivaient avec une rare ténacité ; à cette incommodité se joignit celle des piqûres d’une tipulc ; aussi hâtions-nous de tous nos vœux le lever du soleil : malgré notre entourage enfin , de temps à autre un bras nous tirait doucement et prononçait le seul mot bien énergi- que de Wahiné; mais , sourds à leurs équivoques propositions , le silence fut notre seule réponse ; eh bien , quelques jours après nous sûmes par notre interprète, qu’un naturel était parti do Papaoa pour nous dénoncer au missionnaire de Matavai , M. Nott. Voici le petit dialogue qui eut lieu à ce sujet, tel que Williams 1 me l'a rendu. Le Taïlien à M. Nott : Deux ratifas (officiers) de la pahie (pirogue, navire) de Frany (France) ont couché cette nuit à Papaoa, ils sont restés tranquilles, mais il est impossible qu’ils y soient venus sans avoir l’intention de séduire quelques femmes ; au reste, ils n’auraient pu se faire entendre, parce qu’ils ne prononcent que peu de mots de notre langue. Trouvez-vous bien cette conduite, M. Nott? — Si le fait est exact, ce n’est pas bien. — Alors , ajouta l’O-taïtien dévot , vous devriez aller à bord leur faire un sermon. — Ce n’est guère possible, dit le mission- naire; et le rapport n’eut pas d'autre suite : je suis en droit d’en conclure que le système que les missionnaires ont fait prévaloir de dénoncer les moindres actions des Européens , les porte en maintes circonstances au mensonge, en leur faisant dénaturer les faits, et Prêter un but deshonnête aux actions les plus innocentes. Tout Papaoa nous avait vus rester paisiblement couchés au milieu des chefs qui composent l’escorte habituelle de la famille royale (et certes beaucoup de naturels avaient fait de pressantes prières pour "e P3® nous voir choisir ce gîte pour la nuit) ; le rapport au mis- S'onnaire était donc d’une évidente et bénévole fausseté. Enfin, au point du jour, après cette nuit que nous passâmes paiement, puisqu’elle enrichissait notre journal de quelques détails, nous quittâmes Papaoa pour rejoindre la corvette la Coquille ; c était l’heure où les 0-taïtienncs font leur toilette , et se livrent fait ^Vil,iams > protestant et Anglais, second d’un navire baleinier, parlait par- jSjo^nieft le taitien, ayant séjourné dans l’tle pendant plusieurs années. M. de l’a S.C. e’ me communiquait toutes ses notes et son journal, entendait n? ais comme sa langue maternelle. 72 VOYAGE publiquement, dans les ondes fraîches des ruisseaux des montagnes, aux ablutions les plus secrètes , sans s’occuper des passants ; nous nous arrêtâmes maintes fois , ne pouvant résister au singulier spec- tacle qui frappait d’étonnement nos regards; mais les Taïtiennes ne se dérangeaient point , et nous pouvons déclarer qu’elles sont de la plus minutieuse et de la plus excessive propreté ; elles aiment, à cette heure du jour, et sans voiles, s’étendre nonchalamment sur le sable de ces ruisseaux , à peine recouverts par l’eau limpide qui les parcourt ; et elles s’occupent avec amour de leur chevelure , qu’elles enduisent d’huile parfumée , ainsi que leurs corps. Nous nous arrêtâmes assez longtemps à Àroué , dans la cabane d’Qtouri , ce zélé catholique dont nous avons parlé, pour y prendre quelques rafraîchissements; il était absent, et nous n’y trouvâmes que sa nièce, la plus jolie Taïtienne que j’aie vue, mariée depuis peu ; cette jeune femme, remarquablement belle par la régularité et la pureté de ses traits, par une taille admirablement dessinée, et qui eût été trouvée telle, même en Europe , ne m’était pas inconnue: je l’avais vue plusieurs fois déjà, étant en herborisation en compagnie de son oncle, et son maintien avait toujours été modeste et empreint d’une excessive réserve ; mais en ce jour son mari et son oncle étaient absents pour longtemps ; elle ne craignait ni les espions ni les soup- çons; aussi fut-elle folâtre jusqu’à l’étourderie, et nous témoigna- t-elle, par sa joie expansive , le souvenir qu’elle conservait des bijoux et des verroteries qu’elle avait reçus, et qu’elle tenait soigneusement cachés. Après que notre fatigue se fut dissipée et qu’elle nous eut offert des cocos pour étancher notre soif, la conversation prit une tournure o-taïtienne , c’est-à-dire qu’elle fut assez familière , lors- qu’un air soucieux parut sur ses traits , son visage , gai et folâtre, passait instantanément de la préoccupation à une coquetterie qui semblait lutter avec la crainte et la défiance ; nous n'étions pas forts dans la langue toute métaphorique d’O-taïti , et son dépit perçait de ne pouvoir faire comprendre ce qu’elle avait tant à cœur de nous exprimer. Certes, en jugeant avec, la fatuité des Européens, son regard semblait dire beaucoup, lorsque la pauvre enfant nous tira dans un des angles de sa cabane, et, défaisant l’étroit maro qui lui enveloppait le corps d’une pagne assez étroite, nous en montra la partie postérieure, moulée par Callipyge elle-même, en attendant patiemment nos éloges : c’était un somptueux tatouage placé sur la AUTOUR DU MONDE. 73 partie profane du corps, et dont les O-taïtiennes sont orgueilleuses, qu’elle voulait nous faire admirer; ce tatouage, défendu par les lois des missionnaires, se composait de cercles et de dessins gravés dans les chairs, et qui ont dû produire de vives souffrances; aussi la nièce d’Olouri cherchait-elle dans nos yeux le signe de notre admiration , lorsque la pauvrette fut toute décontenancée de voir que nous trouvions de fort mauvais goût la noirceur indélébile de surfaces peu faites pour recevoir un niellage aussi complet. Les trois ou quatre derniers jours de notre relâche se passèrent à bord de la corvette, car les pluies ne discontinuaient pas; nos collections de plantes se détérioraient par l’influence d’une grande chaleur, accompagnée d’une humidité profonde ; l’herbier que j’avais formé se pourrissait comme celui de M. d’Urville , malgré l’espace dont cet officier pouvait disposer pour changer les plantes de papiers et les serrer dans des lieux favorables à leur conservation , dans les soutes et ailleurs. La réputation de bonne humeur de nos marins s’était propagée dans les derniers temps; les craintes avaient disparu, et une folle générosité, en clinquants séducteurs, avait banni la défiance et excité la convoitise. Pendant ces dernières nuits , leur sommeil fut agréablement interrompu par de nombreuses pirogues, pagaillées avec une gaucherie et un silence qui nous annonçaient des marins Peu hardis; ces pirogues suspectes étaient en effet ramées par des •emmes qui désertaient leurs cabanes; d'autres venaient à la nage, *den que notre vaisseau se trouvât à plus d’une demi-lieue des habitations ; elles grimpaient comme des chats sur les porte-hau- hans , où bientôt un caban provençal leur offrait un confortable abri, hfne nuit, que je ne pouvais dormir, je montai sur le pont de la Coquille; fi fus étonné d’y trouver une si nombreuse compagnie et y reconnaître surtout maintes femmes de chefs, maintes jeunes hf'es, que leur ferveur religieuse ne m’aurait jamais fait soupçonner (f avoir un goût si vif pour les promenades sur l’eau , au clair de la 1,lne> et au risque d’ètre mangées par les requins. J’aurais pu taire ces détails, je le sais; mais cependant pourquoi Cette pudeur factice et mensongère dont sont empreints trop sou- 'er|t les récits des voyageurs, excellents moralistes, la plume à la niain ? Ces faits sont vrais ; ils peignent des mœurs bien voisines des "utres, et je les raconte, sinon avec goût, du moins avec bonne foi. n. io 74 VOYAGE Le 20 mai 1823 on fit les préparatifs d’appareillage , non sans regrets de quitter cette terre que nous ne devions plus revoir; mais le 21 le manque de brise ne nous permit pas de quitter le mouillage, et nous ne mîmes à la voile que dans la journée du 22. Notre tra- versée devait être bien courte , il est vrai , puisque nous portions M. Orsmond à Borabora, île que ce missionnaire nous avait beaucoup vantée, et dont nous avions vu les deux rois à Taïti. Plusieurs Anglais demandèrent à être embarqués comme matelots jusqu’à notre relâche au port Jackson *. i Les nommés John Morfi, Georges Taylor, John Robert, Henry Ritt, Wil- liams More. AUTOUR DU MONDE. 75 CHAPITRE IX. OBSERVATIONS GÉNÉRALES SUR LES PRODUCTIONS NATURELLES DE TAITI A Ces Lois qui répondaient à ses doux chants d’amour, II croit les voir encore , et son âme attendrie , Du moins pour un instant retrouva sa patrie. (Bblille. ) L’aspect d’O-taïti est enchanteur, ai-je dit : et comment en serait-il autrement? ses pics volcaniques, qui s’élèvent dans les nues , s’abaissent graduellement à leur base pour se perdre à la mer ; des gorges profondes, des vallées sinueuses, à colonnades de basalte, des rivières qui en descendent , coupent en divers sens les chaînes des principales montagnes : les rivages sont formés par un plateau horizontal et bas , constamment frais et humide , et couvert de c°cotiers. Tout le reste de l’île ne forme qu’une masse de verdure, °u les plantes nourricières , mêlées aux arbustes sauvages , entre- lacées par des lianes vivaces, forment un lacis inextricable. La température, pendant notre séjour, n’a jamais dépassé 30° du thermomètre centigrade, à midi et à l’ombre , et n’a pas été au-des- sus de 27° ; son terme moyen était de 29° ; à minuit, le maximum ’mliquait 27°, le minimum 24°. Le baromètre s’est maintenu à ^ pouces. La température des eaux de la mer était généralement de 27° ; la nuit, elle était d’un degré inférieur seulement. L’hygro- mètre a cheveux indiquait toujours une saturation complète. 1 Ce chapitre a été rédigé en 1826. 76 VOYAGE La climature de Taïti est chaude et eu môme temps humide ; l’atmosphère tient sans cesse en suspension une grande quantité d’eau : aussi est-il rare de voir un jour s’écouler sans nuage et sans que des averses se manifestent de temps à autre. Les pitons élevés de YOroena se découvrent rarement dans leur entier, et le plus ordinairement ils sont voilés par d’épaisses écharpes de nuages noirs. Il pleut fréquemment dans les gorges des montagnes, lorsque le plus beau temps règne sur la côte. Pendant notre séjour, la presque totalité des journées fut pluvieuse : aussi l’humidité et la chaleur, ces deux sources de vie , rendent-elles la végétation d’O- taïti extrêmement brillante et active. Souvent, dans les beaux jours, un calme parfait règne dans l’atmosphère; mais, lorsque le vent s’élève , il souffle par grains , auxquels succèdent et du calme et de petites brises. Les vents de la partie de l’est régnent plus or- dinairement dans le mois de mai. L’île d’O-taïti est le résultat d’une agglomération de montagnes volcaniques , dont les cimes sont élevées et les pieds bordés par une lisière de pierres plates , produites par le détritus du sol accumulé dans les parties les plus inférieures. Cette lisière est aussi la partie fertile et productive de l’ile , et celle que les habitants ont choisie pour établir leurs demeures. Les montagnes d’O-taïti semblent ne constituer qu’un seul plateau , dont le mont Oroena 1 est le point culminant. Tous les autres pitons ne sont que des sommets de monts secondaires qui s’irradient vers le pourtour de l’île : ils sont séparés par de profondes crevasses, par des précipices, par des vallées où serpentent de petites rivières. Souvent les flancs, brusquement coupés de ces montagnes, sont colorés en rouge vif par une sorte d’argile; tantôt de hautes murailles basaltiques les terminent brus- quement, et tranchent, par le noir de leurs colonnades, dans les interstices desquelles se cramponnent quelques arbustes, avec la teinte verdoyante et fraîche des masses végétales , qui partout ailleurs en voilent les surfaces. Ainsi cette île, si séduisante par la riche végétation que l’œil suit partout sans interruption , cette île dont le sol de la côte est tellement fertile , que les arbres nourriciers des O-taïtiens viennent sans soin fournir à ces insulaires la base de leur existence; O-taili i Ou lui donne 3,525 moires d’élévation. AUTOUR DU MONDE. 77 n’est que le résultat de déjections volcaniques, et son sol est em- preint partout des traces du feu qui lui donna naissance. Les laves , les ponces, les matières vitrifiées qu’on rencontre communément, réunies aux dolérites et au basalte qui forment son ossature , vien- nent partout affirmer celte origine , et nous savons qu elle est com- mune à toutes les îles hautes de la mer du Sud. O-taiti , Eymeo, Huahène , Taa , Borabora et Maupiti, qui sont les terres les plus considérables de l’archipel de la Société , forment une chaîne d îles volcaniques qui s’avance à l’est vers les Pomotous, et s’arrête à Maïtéa ou pic de la Boudeuse, puis se continue à l’ouest, par divers petits groupes, avec les archipels de Tonga et des Navi- gateurs. Les coteaux élevés qui terminent le rivage, entre le district de Pari et la baie de Matavai , sont en entier d’une belle espèce de dolérite. Les galets que roulent les petites rivières , et qui forment leurs lits, sont des fragments de trachytes ou de laves poreuses, dans les vacuoles desquelles se trouvent encore des fragments de matières vitrifiées ; des portions de laves soumises à l’action de l’air extérieur se délitent et se désagrègent en un sable terreux. Les Taïtiens nomment le basalte oieaie, et toioaié une belle espèce d’obsidienne, avec laquelle ils fabriquent leurs haches et leurs instruments sacrés, et qu’ils vont chercher sur une montagne appelée Papeida, couronnée par un large cratère , aujourd’hui rem- placé par un lac d’eau douce. Le fer à l’état d’oxide est abondam- ment répandu dans cet ancien terrain igné; les missionnaires nous ont même assuré qu’ils avaient découvert, dans la partie sud d’O- taiti, une mine facile à exploiter de cet utile métal. Quant au basalte, il constitue d'épaisses murailles, dont les colonnades sont mises à nu dans quelques gorges profondes de l’intérieur de 1 île, et que nous avons décrites dans le chapitre VIII. Le noyau central de chaque île de la Société est enveloppe de petites îles basses , appelées violons, îlots dont la formation toute spéciale est le résultat du travail des polypiers madréporiques. Lomme l’île de Taïti n’a que fort peu de ces îlots de corail , mais fin elle est au contraire entourée d’une ceinture de récifs a fieur d eau , destinés un jour a former eux-mêmes des motous , nous par- erons plus spécialement de ces créations neuves, lorsque nous aurons !) décrire l’île de Borabora et ses annexes , très-intéressantes sous 78 V0ÏAGJ5 ce rapport , et qui peut servir de type pour expliquer cette sorte de création géologique. Presque partout l'eau des nuages, condensée, s’échappe en gerbes, et jaillit au milieu des masses de plantes les plus touffues. Nulle part, en effet, la végétation n’est plus variée que sur les sommets des montagnes , et c’est même là seulement que le bota- niste peut espérer aujourd’hui trouver des plantes rares et nou- velles. Avant de s’enfoncer dans les sentiers ardus de ces cimes escarpées , il est nécessaire d’avoir un guide , et encore plusieurs des montagnes ne peuvent être visitées. C’est la patrie des gougères, surtout des élégantes cyathées. Cette famille est très-variée à 0- taiti , et nul doute qu’elle ne puisse offrir des découvertes à faire à un explorateur intrépide. C’est là que se trouvent de hautes fou- gères arborescentes, imitant le port des palmiers, des arbres nombreux et variés, tels que des figuiers, un vaquois sans épines, un bananier, et des bambous de formes très-diverses. La partie moyenne des montagnes est couverte de trois espèces de fougères , une, entre autres, appelée crimou, sert aux naturels à imprimer des dessins sur leurs étoffes ; la canne à sucre y croît à l’état sau- vage , et y forme des sortes de champs remarquables par la hauteur de leur chaume , qui atteint plus de six pieds. Un indigotier fru- tescent, et le charmant metrosyderos , à sommités velues et à fleurs d’un rouge ponceau éclatant, nommé pou-a-rata, y sont les arbustes les plus ordinaires. La botanique de Taïti 1 présente un bon nombre de plantes qui se retrouvent sur toutes les îles du Grand-Océan , entre les tropi- ques , et qu’on observe communément dans les Moluques et jus- qu’aux îles de la Sonde. La végétation rivulaire de la rivière de Matavai , et de la vallée étroite qu’elle arrose, est très-active, quoique peu variée. Les bords de cette rivière sont occupés par des prairies, ou plutôt des lisières formées par un gramen appelé matice 2 ; des junyermania 3 couvrent les rochers humides , sur lesquels filtre sans cesse une eau » Paspalum'rdmai ioides, Brong.. .. 2 J. multi/îda, L. 3 M. Guillemin a publié, sous le nom de zephyris laïtensis, une série d’arti- cles sur la llore o-laïlienne, insérée dans les Annales des sciences naturelles ( année 1857). Il y meniionne parfois nos propres recherches. A CTO CR DU MONDE. 79 limpide. Une petite linaire, très-jolie, croît çà et là dans les in- terstices, ainsi qu’un piper rampant et à feuilles charnues. Une fougère très-rameuse 1 ( anouai ) et une large scolopendre crois- sent dans tous les rochers et dans les bouquets de bois qui bordent cette vallée ( metou à boua ) . On y trouve Yerooua [ urlica argentea ) , dont les fibres fournissent les meilleures cordes ; un beau phaseolus , probablement le caracolla, qu’on nomme pubi; et a chaque pas, on est accroché par les fruits d’une cypéracée, nommée piripiri, très-incommode et très-multipliée. Les plantes qui croissent dans les stations inférieures se ressem- blent toutes. On les retrouve également dans les ravins : c’est un scirpe , c’est le pouroumou (malvacée), un physalis, un liseron volubile ; Yhibiscus esculentus, une persicaire 2, une petite cucur- bitacée ( caca ), le menonoii ( verbesine ?), une graminee appelée rnoou ( eleusine indica) , etc. Les grands arbres , tels que les rima , les cocotiers , permettent, sous leur ombrage , à une végétation plus humide de croître dans un sol frais. Aussi le curcuma, appelé créa, y est-il très-commun, de même que le pouai ( convolvulus pes caprœ ), un énorme liseron qui enlace plusieurs arbres à la fois , et les couvre de son vaste feuillage et de ses larges fleurs. C’est aussi dans cette localité que se trouve le tacca pinnatifida ou pya; le tii ou espèce de maranta, qui croît aussi très-bien dans les montagnes. C’est parmi ces plantes que l’on trouve des buissons de nom [ morinda cilrifolia ) , de tirae ( Gardénia taitensis, DG.), A’aoutai [hibiscus rasa sinensis ), Aepiqui- piouio [abrus precatorius), un joli mimosa, Yhibiscus trilobatus, une orchidée, nommée oboï, à fleurs enveloppées dans des écailles pleines de mucilage et colorées en rouge ; le tévé, plante qui servait à la nourriture dans les temps de disette , mais dont nous ne vîmes Point la fleur ni le fruit. De toutes parts des végétaux remarquables forment des gioupes imposants. L’arbre le plus commun de l’île, le pouaro [hibiscus Gliaceus ) et le populneus du même genre , ainsi que le fara [pan- danus), auquel toutes les expositions conviennent, en s unissant aux touffes d’arbres à pain ( ourou ) et de cocotiers [aari], au mapé i Aspidium, exallatum , Swartz. a Polygonum imberbe , Solander. VOYAGE 80 * et au tiairi ( aleurites triloba ), composent des massifs d’une rare beauté. Mais rien n’égale l’agrément des voûtes du baringtonia1 [hou- tou) , opposé au feuillage filamenteux de 1 ’aeto { casuarina equiscti- folia ); aux feuilles argentées du taanou ( Toumefortia argentea ); au vert gai et gracieux du toumanou ( calophyllum inophyUurn ) ; au tainioa 2 qui les enlace ; au ninilé ( papayer ) qui s’élève comme une colonne roide au milieu des larges feuilles déchirées du meia (bana- nier) ou du tianina. Tel est l’aperçu rapide qu’il nous suffît de donner de la botanique taïtiennc pour remplir notre but. Seulement il nous parait plus utile d’offrir quelques renseignements sur les végétaux nourriciers des insulaires. La nature semble avoir tout fait pour l’existence des O-taïtiens : elle leur a prodigué les substances alimentaires sous toutes sortes de formes; elle y a joint un sol fécond et productif, couvert de végétaux usuels, et pour lesquels la culture est peu utile. Sous un ciel tempéré, entourés de fruits savoureux, de racines nutritives, les Taïtiens devaient contracter dans leurs habitudes cette mollesse et cette douceur de moeurs qu’on a reconnu faire le fond de leur caractère indolent et enclin aux plaisirs des sens. Au premier rang des arbres utiles qui croissent sur ce sol pro- ductif, et qui reçoivent une sorte de culture, sont l’arbre à pain, que l’on multiplie par la transplantation de ses racines , et que l’on protège pendant les premières années de sa croissance ; le cocotier, dont on enfonce les noix au moment de leur germination , et dont on garantit les stipes pendant leur jeunesse ; le bananier, qui est aussi soumis à de légers soins, etc. Peut-être lira-t-on avec intérêt quelques détails sur les plantes usuelles de la flore taïtienne. L’arbre à pain est nommé par les naturels ourou , et son fruit maioré; les Sandwichiens l’appellent également ourou, qu’ils pro- noncent oulou : c’est le rima des îles Moluques , et le jaquier à feuilles découpées des auteurs ( artocarpus incisa ). Divers voya- geurs ont dit que l’arbre à pain comptait un grand nombre de variétés : malgré tous nos soins , nous n’en avons rencontré que i Le baringtonia ne croît que sur le bord de la mer, très-souvent le pied baigné par l’eau salée. i Loranthus Forsterianus , Schutl et UC. AUTOUR. DU MONDE. 81 deux , que les naturels distinguent , et auxquelles ils ont consacré les noms de mdioré maoui , pour désigner la variété à folioles moins découpées que celle qu’ils ont appelée mdioré theoa , dont les feuil- les sont déchiquetées presque jusqu’aux nervures. Le port de cet arbre est élégant ; son tronc est droit , sa tête est souvent mutilée ; mais un large feuillage d’un vert sombre , épars sur le sommet des rameaux , forme une sorte de large para- sol ; les feuilles sont alternes. Celles de la première espèce sont très-découpées ; celles de la seconde sont effilées en lanières plus étroites , de sorte que la nervure n’est souvent bordée que d’une aile légère. Le fruit est ovalaire , terminal ou axillaire ; il est gros comme un boulet de trente-six : sa surface extérieure est verte , parsemée d’aréoles. Son parenchyme est blanc. Les graines sont toutes avortées. Il ne se mange que rôti. Avec le tronc de cet arbre on fabrique tous les ouvrages de char- pente qui demandent de la solidité : les pirogues sont construites avec ce bois, dont l’écorce fournit des vêtements. Par tous ces avantages , l’arbre à pain est trop précieux pour qu’on ne cherche point à le renouveler et à le multiplier : aussi les naturels ont-ils le soin , lorsqu’ils ont planté de jeunes rejets , de leur faire un entourage protecteur, et d’arracher les mauvaises herbes qui crois- sent au pied. Le mdioré ne produit point de graines, et l’arbre prend très-difficilement par bouture , de sorte qu’on est réduit à transplanter les rejets radiculaires ; souvent nous avons vu employer ce moyen , qui paraît être le seul usité; et lorsqu’on détruit un v'eil arbre à pain , le sol se couvre bientôt de'jeunes rejetons. Cet arbre précieux est très-long à croître , de sorte que le grand nom- bre de ceux que les missionnaires ont fait abattre pour construire *eurs temples n’est pas encore remplacé, et a de beaucoup diminué 'es ressources des habitants, qui peuvent un jour ressentir de cruelles disettes , résultat de cette mesure imprévoyante. L’arbre à pain ne produit ses fruits que pendant neuf mois ; il se Plaît sur les bords de l’île et dans les lieux frais. Il ne croît que très- rarement à quelques centaines de toises au-dessus du niveau de la ^r, et on en voit bien peu dans les bas ravins des montagnes : les Plus grands produits de la récolte se retirent en mai et juin. Après le jaquier, on ne peut se dispenser de parler du cocotier, S1 cminemment utile , et qui l’emporte peut-être sur celui que nous n. n 82 VOYAGE avons placé avant lui. Ce précieux palmier couvre les îles de la mer du Sud. Son long stipe , couronné par un brillant faisceau de pal- mes , atteint jusqu’à quatre-vingts pieds et plus. Sans cesse il porte des fruits , les uns parvenus à maturité , les autres encore en fleurs et en boutons. Les Taïtiens en ont coupé un grand nombre, dans ees dernières années, pour jeter des ponts sur les ravines, par l’ordre des missionnaires. Ses feuilles servent à faire des paniers ; son fruit présente le mets et le breuvage , sous le nom de toto nadi : il est mangé en bourgeons , sous le nom d eouto. Sa coquo fournit leur vaisselle; sa chair, lorsque la germination s’effectue, est pour les Taïtiens un aliment délicieux. L’enveloppe florale sert de vase à vider l’eau des pirogues ; et , avec la toile qui isole les feuilles à leur base , les habitants de Borabora se fabriquent des vêtements qui ont la forme de nos habits , et qu’on nomme eaa. Les Taïtiens appellent le cocotier aari, le lait émulsif de la noix pape aari ; aux Sandwich , ce palmier est nommé mou. Ce végétal prête un charme particulier aux paysages de l’Océa- nie. Il s’élève généralement sur les bords de la mer, qu’il préfère, et où il atteint ses plus grandes dimensions. Il couvre les îles de corail et les motous de Borabora, de Maurua et de Raïatea. Il se rapetisse dans sa taille à mesure qu’il monte sur les collines , et ceux qu’on y voit sont généralement peu élevés ; car ce palmier s’arrête vers cent cinquante toises au-dessus du niveau de la mer, et encore n’atteint-il cette ligne que sur des montagnes favorisées ; bien rarement il dépasse ce terme. Le plus grand avantage qu’on puisse retirer du cocotier pour le commerce , est l’huile que fournit sa chair, et qu’on appelle dans l’île mon, quand elle est pour brûler, et monoi lorsqu’elle sert aux frictions et à oindre les cheveux. Le procédé que les naturels emploient pour retirer l’huile est simple : c’est principalement à Borabora que nous l’avons vu pratiquer. Il consiste à conserver longtemps en tas les cocos mûrs, et à râcler la chair en fragments minces , qu’on triture avec les mains dans une petite pirogue con- sacrée à cet usage, et qu’on élève au-dessus du sol. On a soin d’abriter la masse de la chair par une petite toiture à faux-frais, et on laisse cette masse soumise à l’action de la chaleur et de la fermentation. Elle prend bientôt une couleur jaune foncée , à mesure que l’huile se dégage. Lorsque l’opération préliminaire est à point , on soumet AUTOUR DU MONDE. 83 à la presse cette chair de cocos broyée et fermentée , et l’huile s’écoule. L’instrument pour presser cette huile est également peu compliqué. Qu’on se figure le tronc très-vieux d’un baringtonia, entaillé assez profondément en carré ; une planche épaisse d’arbre à pain y est engagée, et son extrémité libre est soutenue par des pierres. Sa surface est déclive , et a deux rainures latérales , se réunissant pour former une rigole sur un des côtés. Par-dessus et dans l’entaille on engage un madrier de la même largeur que la planche épaisse du dessous. Son extrémité est longue , pour faire levier, et, par ce moyen, on presse la substance du coco qu’on a renfermé dans une toile naturelle, qui entoure les pétioles des feuilles de ce palmier. Un homme se place au bout du levier, et, par le seul poids du madrier, uni à la force qu’il emploie, il par- vient à exprimer toute l’huile, qui s’écoule dans les rigoles et tombe dans un tube de bambou destiné à la recevoir, et nommé ohé. Ces bambous sont la seule mesure de capacité employée et reconnue dans toutes les îles de la Société; ils sont longs de deux pieds, et coupés entre deux nœuds. Celui du sommet a son diaphragme percé ; l’huile qu’on y met ne peut s’écouler, parce que c’est la seule ouverture, et qu’on la bouche soigneusement; et cette huile est destinée à être échangée ou donnée en tribut , mais elle conserve toujours une odeur de rancidité dégoûtante. On a calculé que vingt cocos donnaient un bambou d’huile , que sept cents bambous formaient un tonneau ; ce qui produit le nombre effrayant de quatorze mille cocos par tonneau d’huile. Le bananier croît abondamment à Taïti; les naturels le nomment weia i 2. Les lieux qu’il préfère sont humides et dans la plaine, quoique ce soit le végétal qui, dans cette île, s’élève à une plus grande hauteur. On trouve en effet sur les montagnes une espèce ûe bananier qui croît spontanément, à plus de six cents mètres û’élévation au-dessus du niveau de la mer. Nous ne savons où on a recueilli les détails qu’on lit dans les ouvrages, de dix-sept espèces ùe bananes existant à Taïti. Dans les districts que nous avons Parcourus , nous n’en avons vu que trois : la banane guineos [°raya ), à fruits jaunes, butireux et sucrés; une deuxième espèce 1. Donne espèce , oraya. 2. Plantain de cheval, paparoa. Fayi, N. 84 VOYAGE ( paparoa ) , à régimes très-fournis de fruits très-gros et très-longs ; une troisième enfin {fayi) , dont la peau était orangée. Il y a des centaines de bananes à chacun des régimes de ces deux dernières espèces , mais leur goût est médiocre , et leur chair peu agréable. Peut-être cela tenait-il aux pluies qui inondèrent celles que l’on apportait à bord? Les naturels font avec ces fruits des conserves agréables. Le taro est la racine qu’on appelle dans nos colonies chou caraïbe, arum esculenlum ( caladium ) : il s’en fait une grande consommation , et on en tire une belle fécule qui sert à gommer les étotfes , ou qu’on utilise comme aliment. On cultive cette plante dans des mares ou sur le bord des eaux , de manière à ce qu’elle ait ses tiges constamment baignées : elle est indigène, car les gorges profondes des vallées en sont remplies. Une autre espèce d’arwm, à très-larges feuilles, nommée apeoa, est également comestible : elle atteint une grande taille , et son tubercule acquiert jusqu’à plus de dix livres de poids. Mais la fécule se trouve mêlée à un principe âcre, qui nécessite de nombreux lavages avant de s’en servir. Les Taïtiens employaient cette fécule comme le vrai pya pour gommer leurs étoffes de papier et les coller. Us nomment yappi une espèce de taro qui croît dans les montagnes , et ils lui reconnaissent plusieurs variétés , entre autres les mapoura et les diwi. Les ignames, nommés eoui, ainsi qu’une sorte de patate douce très-volumineuse, nommée oumara, sont abondants. Une plante rampante, volubile, et qui s’élève dans les buissons, porte à ses articulations des tubercules parfaitement analogues aux pommes de terre, dont ils ont l’apparence et la couleur. Ses feuilles sont en cœur, et son port a quelque analogie avec celui du tamne. Dans les années de disette , on mangeait les racines d’une plante appelée tévé ( tacca phallifera, Rumphius), dont le port est analogue au tacca , mais qui en diffère par ses tiges charnues et hérissées d’é- pines. Le tacca pinnalifida est lui-même très-employé. Son plateau radiculaire fournit un aliment nourrissant , et cette plante croît sauvage dans les prairies et sur les revers des montagnes abritées. Les naturels la nomment pya, et en retirent une abondante fécule à laquelle les Anglais ont donné le nom A' arrow-root. Une plante de la famille des drymyrhizées , appelée tii, qui AUTOUR DU MONDE. 85 végète à l’ombre des bois, a de très-fortes racines blanches, qui fournissent aux habitants du sucre , une sorte de rhum , et aussi de la fécule. Ses feuilles , d’un beau vert , sont oblongues et larges. C’est sans doute un maranta. Autrefois les naturels en tiraient par la fermentation une liqueur qu’ils nommaient ava, aussi bien que celle obtenue du piper methyslicum. Le gingembre couvre les lieux ombragés de l’île; les naturels le récoltent pour vendre à bord des navires , et ses racines y acquièrent toute la chaleur et la vivacité du principe aromatique qu’elles possèdent dans l’ïnde 1. La canne à sucre , nommée toa aux îles de la Société , et toou aux îles Sandwich, est indigène à Ta'iti : c’est le saccharum spontaneum des auteurs. Cette cannamelle est cultivée négligemment proche des cabanes, où elle sert pour les bestiaux; elle croît dans un état sauvage en beaucoup d’endroits. Seulement elle est rare à Bora- bora, où n’existe point l’espèce cultivée. Ses tiges, pleines d’une quantité notable de sève sucrée , atteignent en hauteur plus de huit pieds. Les espaces des entre-nœuds sont grands , et l’épiderme est coloré en rouge. Leur circonférence est variable, mais toujours de forte dimension. Les naturels ne se servent nullement de la canne , et c’est en vain qu’on leur a montré qu’on pouvait en retirer un principe sucré çristallisable. Parmi les fruits que produit Taïti , nous plaçons au premier rang, par son abondance comme par son goût , celui du spondias dulcis de Forster, appelé pomme de la Nouvelle-Cythère par Bougainville , et vy par les Taïtiens. C’est à tort qu’on écrit ce mot dans les ouvrages botaniques evy, et plus mal encore hevy. Ce fruit est de la grosseur d’un citron : sa pellicule est lisse et colorée en vert avant sa maturité, en jaune brillant lorsqu’il atteint sa perfection. Son noyau central est ligneux et fdamenteux. 11 suinte de cet arbre Une gomme transparente nommée tapou, que les Taitiens emploient Pour calfeutrer les joints de leurs pirogues. L’arbre qui produit ce fruit croît abondamment sur les coteaux, dans les ravins des montagnes; il est plante autour des cases. Son tronc acquiert souvent une taille énorme , et il sert alors à faire ks grosses pirogues doubles , dont il fournit la partie flottante. Son i Uehnogi est une fougère- qui croît dans les montagnes, et dont la racine est excellente à manger : pteris esculenla , Forst. 88 VOYAGE bois est blanc, mais dur. Les rameaux sont nombreux et étalés. L ecorce est crevassée. Les feuilles sont composées , alternes , très- longues, à neuf folioles , avec une impaire : les folioles sont ovales, lancéolées, coriaces, et d’un vert lustré. Les fruits sont réunis plusieurs ensemble au sommet des branches, ou isolés; un long pédoncule les supporte. La chair est très-pulpeuse , fondante et sucree. Une résine abondante remplit le réseau vasculaire qui par- court l’épicarpe. Cet arbre donne un nombre prodigieux de fruits , que les natu- rels aiment passionnément. On pourrait utiliser ses feuilles, qui ont l’acidité agréable de l’oseille. Le ohhi, bambou si utile, et le hou loumo, l’arec à chou, crois- sent abondamment dans les montagnes. L ananas est cultive autour des cabanes, et nous avons vu de nombreux carrés couverts de ce fruit délicieux à Papaoa. On le nomme fara, en y ajoutant une épithète qui veut dire étranger ; car le mot fara sert a désigner les vaquois ou pandanus. Le tnapé ( inocarpus edulis ), arbre moyen , à feuilles très-entières et oblongues , produit un fruit appelé manaré ai, dont l’épicarpe est un brou coriace, et l’amande très-grosse et à deux lobes, dont la saveur , lorsqu’elle est grillée , imite parfaitement celle de la châtaigne. Les Taïtiens aiment singulièrement ce fruit, et l’arbre est tiès-multiplié , jusque sur les revers même des montagnes peu élevées : c’est le rataa du capitaine Wilson. , L’oranger 1 et le citronnier ont été apportés par Blight , et plan- tes dans le district de Pari. De la ils se sont propagés dans d’autres lieux , où ils sont abandonnés au milieu des bois et sur le bord de la route. Leur taille prend souvent un grand développement. Les oranges ne sont pas très-douces , parce qu’elles ont un peu dégé- néré par l’inculture : on les nomme parfois anani. Les citrons ont deux variétés bien tranchées. L’une, appelée demenc, est à gros fruits oblongs et pointus, très-rugueux sur leur surface. L’autre espèce est à fruits très-petits , presque ronds , on la nomme taporo. Ce petit citron est délicieux pour la mer , où il se conserve bien , et il est plein de sucs. Les papayers, dont le fruit est nommé ninite, n’offrent rien de i Nommé ourou papaa (fruit à pain étranger); ce sont des shaddoks. AOTOfJR DU MONDE. 87 particulier. On les observe au milieu des massifs d’arbres à fruit plantés dans les bois de Borabora , où il y avait sans doute ancien- nement des cabanes. Il en est de même des pastèques, mérémé ( poa aux Sandwich), qu’on y a introduites , ainsi que les giraumons doué ( paotdni aux Sandwich) , et le maïs ( tourina ). Parmi les plantes utiles sous le point de vue commercial , le tabac croîtrait parfaitement bien , et déjà même il s’est naturalisé au point de couvrir de grands espaces. Les naturels lui ont consacré le nom de varé, et l’on se rappelle que c’est à Cook qu’ils en sont redevables. Les Taïtiens ont cependant eu le bon esprit de ne point s’habituer à cette herbe , dont ils ne recherchent que la fleur; et si quelques-uns en préparent les feuilles , c’est pour les vendre aux Européens sous le nom d’avaava. Les Sandwichiens l’ont désigné par le mot paca. Parmi les végétaux textiles, le coton , appelé vaïva, croît spon- tanément : on en recueille la bourre soyeuse pour payer le tribut exigé par les missionnaires anglais. Le mûrier à papier ( broussone - tia papyrifera, Lli. ) , nommé ouaouké par les Sandwichiens, et aouta par les Taïtiens , est très-rare dans la portion de l’île que nous avons visitée. On n’en voit quelques pieds que près de la cabane d’Opaparu, dans le district de Matavai. On cultive cet arbre pour obtenir de son écorce très-soyeuse les filaments avec lesquels on fait des chapeaux très-jolis à Borabora. Nous avons rencontré ce mûrier, à peine haut de trois pieds, renfermé dans de petits jardins environnés de pierres, derrière la demeure de Maria , fille du roi Mai , et quelques plantations imparfaites près 1 ancien moraï. Le pourao ou hibiscus tiliaceus, si éminemment utile par le grand usage qu’on en fait , croît partout pour former des sortes de bois analogues à ceux de coudrier d’Europe , dont il a Un peu le feuillage et entièrement le port. Les fibres de l’enveloppe c°rticale de ce végétal jouissent d’une très-grande force : aussi est-ce la substance la plus employée pour les cordages des pirogues , 'es lignes pour la pèche , etc. Ee toumanou , calophyllum inophyllum , fournit aussi une matière textile , mais assez rarement usitée. Il produit une gomme assez analogue à celle du tacamaque, avec laquelle les naturels eni- vrent les poissons. La noix sert à parfumer les vêtements des natu- rels. 88 VOYAGE Le fara ou vaquais ( pandanus spiralis, Brown?) est remarqua- ble par son port aloétique, par ses tiges très-rameuses , terminées par des feuilles engainées en spirales , au centre desquelles sont pla- cés des fruits agglomérés, comme ceux d’une pomme de pin quant à la forme superficielle. Ces fruits sont ligneux, et vivement colo- rés en rouge à leur maturité. Le tronc pousse des rejets de toute sa circonférence, qui vont joindre le sol et s’y enraciner. Ce végétal croît partout, sur les rivages de la mer comme au haut des mon- tagnes. Autrefois il était sacré, et ses fruits étaient disposés sur les moraïs funéraires. Ses feuilles sont employées à recouvrir les toitures des cabanes. Une petite cucurbitacée , fort commune, enlace les taillis; la coloquinte qu’elle produit est arrondie, et desséchée elle prend le nom d ’eaca. On s’en sert alors pour y renfermer de l’huile de coco . plus pure que celle ordinaire , destinée à servir de parfum , et que les femmes emploient par coquetterie à se frotter la figure. Parmi les produits végétaux utiles , on pourrait tirer un grand parti du rouge de vermillon que fournit le maki ( ficus tinctoria? Forst. ). Cet arbre latescent est abondant dans les bois des monta- gnes. Ses feuilles sont entières, ovalaires et d’un beau vert. Les figues sont petites et axillaires. Le tiaïri des Ta'itiens est le plane sauvage de Cook. C’est un arbre moyen, ayant le port d’un vieux poirier de France. Son écorce est lisse et textile; son feuillage est blanchâtre; ses feuilles sont à trois lobes. On le trouve solitaire auprès des cases ; ses fleurs sont remarquables en ce qu’elles sont terminales et disposées en un large corymbe blanc, auquel succèdent un ou deux fruits arrondis, à épicarpe ou à brou âpre. La noix intérieure est ligneuse et connue sous le nom de noix de Bancoul, et le tiairi sous celui d ’aleurites tri- lobata. La noix est usitée à Taïti pour faire du noir de fumée propre au tatouage. L’amande agréable qui la remplit donne dans l’Inde une huile qu’on en exprime pour divers usages. Quelques végétaux fourniraient aussi à la médecine des remèdes actifs. Tel serait le ricin, qui croît abondamment et spontanément, surtout à la descente de la montagne de l’Arbre. Il serait facile d’en retirer en quantité une huile qu’on sait être utile dans bien des maladies. Le ricin porte le même nom indigène que l’aleurites : AUTOOR DD MONDE. 80 comme lui on le nomme tiairi. Un liseron , commun sur toutes les prairies ou dans les lieux humides et frais, est le pou-a'i. Ses tiges ne sont point volubiles ; ses feuilles sont ovalaires, très-entières, mucronées, portées sur un long pédoncule. Ses corolles sont purpu- rines et assez grandes ; on en retire une résine par la dessiccation de son suc laiteux , qui a la plus grande analogie avec celle de jalap, comme les rapports botaniques le prouvent, et qui jouit des mêmes propriétés. On se sert des feuilles en place de savon pour nettoyer le linge (convolvulus pes capræ ). La plante la plus active est celle qui fournit Yava. C’est un piper, nommé methysticum par les auteurs ( inebrians , Virey?). Cette espèce de poivre ne grimpe point : ses tiges sont fermes , genouil- lées, et hautes de cinq à huit pieds, et partent de la racine par touffes épaisses. Les feuilles sont très-grandes, en cœur. Les fleurs forment des épis très-courts dans l’aisselle des feuilles. La racine est très-volumineuse, brunâtre à l’extérieur dans l’état frais, se desséchant facilement au soleil, et conservant une couleur parfaite- ment blanche dans l’intérieur. Les racines représentent des souches très-fortes, d’où partent les autres jets radiculaires et ligneux. Cette plante se plaît sur les montagnes, dans les lieux les plus abruptes ou sur les pentes rapides. Les naturels la recueillent soigneusement pour faire quelques tonneaux de ses racines, qu’ils vendent à des navires anglais qui les portent en Europe. Parmi les arbres véritablement remarquables par leur port et par leurs fleurs, on ne peut se dispenser de citer le baringtonia, houtou ou tiraoutou des Taï tiens ; le gardénia florida ou tiraé; l’ hibiscus rose de Chine ou aoutai, qui orne la chevelure des femmes par ses belles fleurs , dont on obtenait encore un remède pour les yeux ; le calo- phillum inophyllum ou toumanou; 1 emetrosyderos spectabilis? Gœrtn., ou pou-a-ra-ta i. Le baringtonia speciosa embellit les rivages de laiti, à Papaoa, et ceux de Borabora. Ce superbe arbre ne se trouve que sur les bords de la mer, où il prend un grand développement en se ramifiant à l’infini. Les feuilles sont grandes, coriaces, d’un vert brillant, 1 Les Taïtiens adoraient un grand nombre de plantes dans leur ancienne reli- gion. La principale était une fougère , qu'ils vénéraient au point de lui donner le nom de leur grand dieu Oro : ils ont aujourd’hui conservé encore quelque estime Pour elle. H. 12 90 VOYAGE ovalaires, éparses, plus nombreuses aux sommités des rameaux. Les fleurs sont grandes , en faisceau terminal ou axillaire. Les étamines sont soudées par la base ; leur tiers supérieur est pur- purin ; les anthères sont jaunes. Un tube inférieur donne passage à un long style persistant. La corolle est grande, composée de quatre pétales blancs. Le calice est persistant, à deux folioles ovalaires. Le fruit est quadrilatère , très-gros, renfermant une grosse amande arrondie. Le gardénia 1 fait les délices de nos florimanes par son parfum délicieux : mais cet arbuste se développe à peine dans nos serres, tandis qu’à Taïti il prend dans les bois la taille de V aubépine, et se couvre de milliers de fleurs suaves, qui embaument l’air et annon- cent de loin le voisinage du tiraé, dont les Taïtiennes se couvrent la chevelure et se garnissent les lobes des oreilles. Il en est de même de Y hibiscus rom sinensis, dont les corolles, d’une brillante nuance ponceau, servent à faire des couronnes 2. Le toumanou est un arbre magnifique par son port et son feuil- lage. Les feuilles sont en effet d’un très-beau vert , très-entières , et composées de nervures serrées et rangées parallèlement les unes près des autres. Des bouquets de fleurs blanches terminent les rameaux. Le metrosyderos est une plantp des lieux élevés , et même des sommets des montagnes. Il forme un arbrisseau très-garni de branches, et à feuilles ovalaires, entières et coriaces. Les fleurs sont terminales, réunies plusieurs ensemble pour former des pom- pons d’un rouge éclatant. Il y en a beaucoup sur la pente déclive de la montagne de l’Arbre , du côté de la mer. Parmi les produits commerciaux et utiles qu’un navire européen trouverait à Taïti et dans les îles environnantes, on doit citer : 1° l’huile de cocos. Cette huile prend une odeur de rancidité insoutenable , due à l’imperfection des moyens qu’on emploie pour 1 C’est le gardénia florida de Fors 1er, n. 122, p. 20. du Florulœ insularum auslralium prodromus. 2 Plantes usuelles inconnues : piripiri, graminée dont la paille sert à faire de jolies pagnes. Oracaoua : c’est un arbre dont l’écorce est textile ; les feuilles sont entières et lancéolées : peut-être Yurtica argentea de Forster? Apeoa, sorte d’arum très-grand, dont on mange les racines. Aoularaa, fruit rouge, d’un bon goût, analogue à la prune , dont les feuilles sont coriaces, ovalaires et entières (Mirobolan?). Moou , graminée dont la paille est très-fine, et sert à faire des chapeaux. Roa : on en fait d’excellentes cordes. AUTOUR DU MONDE. 91 la fabriquer : on pourrait, en la raffinant, atténuer ce principe. 2° Fécule A' arrow-root. Cette fécule est principalement utilisée par les Anglais qui en font une consommation prodigieuse, et qui l’emploient dans toutes les maladies consomptives en place de salep. 3° Racine d’ara. L’usage de cette racine n’est pas encore connu en France; mais on s’en sert beaucoup en Angleterre, comme remède stimulant. 4° La pêche des perles. Objet lucratif, et qui ne nécessiterait que des déboursés bien faibles, puisqu’on paye les plongeurs par échanges, et qu’il s’agit dépasser dans diverses lies , indiquer le jour où l'on doit revenir prendre le fruit des pèches auxquelles les naturels se seront livrés dans l’intervalle. La nacre des huîtres a déjà par elle-même une valeur réelle. 5° L’écaille de tortue. Ce reptile ovipare, nommé elionou, est tellement com- mun dans les îles de la Société , qu’on pourrait tirer un parti avan- tageux de son écaille *. 6° Le porc salé. On pourrait ainsi compléter ses vivres de campagne , en même temps que les barils excédants seraient avantageusement vendus au profit de l’armateur. Il fau- drait apporter le sel d’Europe , et des pièces non destinées pour la campagne , en bottes. 7° On pourrait tirer quelque peu de sucre t et de coton; mais ces deux articles, encore insignifiants, ne doivent pas être mis en ligne de compte. 8° Il est permis de compter l’éco- nomie qui résultera , pendant le séjour, des vivres ou provisions de bord, parfaitement remplacés par les racines et les fruits du pays, et l’avantage qu’on aurait d’obtenir les belles fécules de taro, d’ arrow-root , de pya , etc. Enfin il serait utile de s’occuper d’une neuvième branche, ou de la pèche des trépangs ou holothuries. L’espèce nommée priape marin , et qui est si recherchée en Chine et dans les îles soumises aux habitudes malaises , où on la nomme siala, se trouve en grande abondance sur les récifs de l’île d’O-taïti. La préparation des tré- pangs est peu connue en France , et cependant est peu difficile à Pratiquer, puisqu’il s’agit simplement de faire dégorger les holo- thuries dans de l’alun en poudre ou dans de la chaux, d en enlever 1 épiderme , et de soumettre ce zoophyte ainsi ecorche à une légère ébullition , puis de le dessécher sur des claies à la chaleur solaire. Lorsqu’il est bien sec, on le tasse régulièrement dans des barils. * ^'écaille se vend quinze piastres la livre aux Moluques. 92 VOYAGE Le pikoul de cette substance se vend jusqu'à 45 piastres L L’ile d’O-taiti n’a point de mammifères propres à son sol , autres que quelques animaux qui y ont été importés. Peut-être cependant devons-nous regarder comme y étant indigène un petit rongeur d’un gris roux , à queue presque nue , qui y est fort commun , et que les habitants nomment ioré. Quant aux quadrupèdes que les Européens ont cherché à y naturaliser, nous avons déjà eu occa- sion de les mentionner, et de dire que les chèvres seules, et sur- tout la variété nommée cabri dans les colonies , s’y étaient propa- gées ; que les moutons n’avaient pu s’y acclimater, et que les vaches et les chevaux, importés par les missionnaires, ne l’avaient été qu’en si petit nombre et dans un si mauvais état, qu’aucun de ces animaux n avait survécu. Il n’en est pas de même des oiseaux. Plusieurs espèces fort intéressantes sont propres au groupe des îles de la Société ; et bien que le nombre n’en soit pas considérable , et que la plupart aient été décrites , leur rareté dans les collections, et le peu de renseignements que nous possédons sur leurs habi- tudes , nous permettront d’entrer à leur sujet dans des détails pleins d’intérêt. Les oiseaux qui peuplent les bois sombres et frais d’O-taïti sont distribués dans des stations assez limitées , et c’est ainsi que les espèces répandues dans les terrains plats des bords de l’ile ne se trouvent point sur les montagnes , et que là vivent des oiseaux qui ne descendent jamais dans la plaine. Depuis longtemps, d’ailleurs, les naturels étaient habitues a en chasser quelques-uns , remarqua- bles par les vives couleurs de leur plumage , et c’est ce qui explique la grande diminution de plusieurs espèces autrefois très-communes , et même l’extinction totale de quelques races. Les vieillards nous parlèrent souvent d’un petit oiseau tout rouge , dont les chefs por- taient les plumes arrangées comme en diadème , en petit manteau , ou même en grosses touffes passées dans les trous des oreilles ; et cet oiseau, aujourd’hui complètement éteint, était sans doute Yhéorolaire de la mer du Sud , et qu’on indique aux îles Sandwich. Il en est de même d’une grosse perruche verte , d’une belle colombe i Tous les peuples de race malaise, les Chinois et les habitants du Tonquin, rontun grand usage des analeptiques, et, sous ce rapport, les trépangs, les nids salanganes , produits par diverses espèces d’hirondelles, les agal-agal, jouissent chez ces peuples d’une réputation extraordinaire. AUTOOtt DU MONDE. 93 bleue, mentionnées par les premiers Européens qui se présen- tèrent sur ces bords , et dont aujourd’hui on ne peut découvrir de traces. Plusieurs oiseaux indiqués comme de Taïti, dont ils portent même le nom dans nos species , et tel , par exemple , le cuculus luïtensis de Sparrman , ne se présentèrent à nos recherches que dans l’ile de Borabora , et c’est en parlant de cette île que nous les mentionnerons. Mais nous devons dire cependant que toutes les 'les de la Société, séparées les unes des autres par de courtes distances, habitées par la même famille humaine, soumises aux mêmes influences , ont d’une manière exclusive les mêmes pro- ductions. Ï1 n’est pas inutile de faire remarquer combien les auteurs euro- péens se méprennent lorsqu’ils s’étayent de l’homme dit sauvage pour prouver combien l'absence de toute notion des sciences exactes le laisse plongé dans ce qu’on appelle une grossière barbarie. Nous sommes bien loin de partager cette manière de voir, et il ne nous paraît pas bien prouvé que le mot sauvage puisse être appliqué à aucun peuple de la mer du Sud ; et, pour nous renfermer dans ce qui est relatif seulement à l’histoire naturelle , nous devons dire que chaque insulaire possède , avec une rare sagacité , les noms de toutes les productions au milieu desquelles il est né ; qu’il en connaît les formes et les états divers, les propriétés médicales ou usuelles , ou bien enfin qu’elles deviennent pour lui , par suite d idées transmises , l’objet d’un culte , dont sa raison , encore enve- loppée des langes de l’enfance , ne lui permet pas de se rendre compte. Ainsi les Taitiens, avant l’arrivée des missionnaires, esti- maient singulièrement les phaétons, ou oiseaux des tropiques, qu ils épiaient lorsqu’ils venaient nicher dans leurs montagnes escarpées, et auxquels ils arrachaient les longs brins qui rendent 'eur queue si remarquable; et ces longs brins rouges (le phaeton Vhœnicurus est plus rare dans la mer du Sud que le phaeton leucu- rus), servaient à former les ornements de leur grand dieu Oro, le Jupiter de la mythologie taïtienne; ou bien ils étaient employés tiens de fournir la parure emblématique de leur divinité, on se 04 VOYAGE demande qui a pu les décider à offrir leurs hommages à une espèce de héron blanc, qui était sacré, et qu’on ne pouvait tuer sans encourir la colère d’Oro et celle plus redoutable de ses prêtres. Ce culte des animaux descendrait-il de quelque analogie éloignée, soit de la forme , soit des habitudes riveraines de ce héron , nommé e-houtou, avec celles de l’ibis , également l’objet de la vénération des anciens Égyptiens? Parmi les oiseaux terrestres remarquables par leur plumage comme par leurs formes gracieuses et délicates , la perruche e-vini ( psittacus taitensis, Gm.), tient sans contredit le premier rang. Elle est décrite dans Buffon d’après les notes de l'illustre Commer- son , mais sous une dénomination fautive , résultat d’une erreur typographique; car elle y est appelée arimanon, tandis qu’on devrait lire ari-manou ou manou (oiseau) ari (de cocotier). Cependant les naturels ont oublié cette épithète ; car le nom qu’ils nous donnè- rent est e-vini ou vini tout court , syllabes qui , prononcées vive- ment, rendent assez bien le cri de cette jolie perruche. Elle se tient constamment sur les cocotiers , et ce n’est que bien rarement qu’elle les abandonne pour aller se percher sur quelques arbres voisins; et nous remarquâmes qu’elle a la singulière habitude de se renverser fréquemment la tête en bas. Grosse à peine comme le moineau de France, la perruche d’O- taïti a son plumage bleu d’azur; mais la gorge, les joues, le devant du cou , sont d'un blanc pur chez les individus adultes , tan- dis que ces mêmes parties, chez les jeunes, sont d’un brun-noir foncé. Sur cette teinte bleue lustrée , et assez semblable à celle du Iapis-lazuli que présente le plumage , tranchent les couleurs rouge de corail du bec , et aurore des pieds. La queue courte et conique de cette espèce la fait placer dans le genre psittacule, psittacula de Kuhl. Mais Y e-vini, ainsi que beaucoup d’autres oiseaux de l’Océanie , et presque tous ceux de l’Australie, a la langue modifiée par son genre de vie, et au lieu d’être, comme chez la plupart des espèces de la grande famille des perroquets, recouverte d’un épiderme lisse, elle se termine par une sorte de couronne qui résulte d'une grande quantité de fibres longues, roides, régulièrement disposées les unes à côté des autres, et que M. de Blainville regarde comme les papilles nerveuses de l’extrémité de l’organe lingual et gustateur AUTOUR DU MONDE. 95 énormément développées. L ’e-vini, en effet , ainsi que tous les oiseaux qui se nourrissent d’exsudations miellées, qu’ils puisent au sein des fleurs ou dans les bourgeons de certains arbres, ne recherche que les spathes des cocos au moment où elles s’entr’ouvrent , pour y puiser un liquide sucré , abondant , qui s’en échappe à cette époque de la fleuraison. Cette perruche s’accommode cependant de fruits sucrés, et surtout de bananes, et nous en conservâmes assez long- temps en vie par ce moyen ; mais le refroidissement des régions tempérées suffit pour la faire périr aussitôt qu’elle abandonne les latitudes chaudes de la zone intertropicale. Nous avons vu un dessin de Ve-vini dans les manuscrits de Com- merson, qui la nomme perruche nonnette. Sparrman , dans le Muséum Carlsonianum 1 , en a publié une médiocre figure (PI. xxvi) sous le nom de psitacus cyaneus; et la description qu’il en donne se borne à peu près à ces mots : Corpore toto saturate et splendidè cœ- ruleo, pedibus nigris. Shaw, Mise., t. I, PI. vu, et Levaillant, ont encore donné des portraits de cette perruche gracieuse , que Latham a décrite dans son Synopsis , sous le nom de otaheilan blue parraket. Les naturels nous indiquèrent encore une autre espèce de per- ruche; mais, comme nous ne l’avons pas vue, nous ne recherche- rons pas si déjà elle a été observée par d’autres voyageurs. Il est possible d’ailleurs que ce soit la perruche fringillaire que nous nous procurâmes à Borabora. Nous n’omettrons point une tourterelle que les naturels appel- lent ouba, et qui vint nous offrir encore une nouvelle variété de eette columba kurukuru, qui se trouve dans toutes les îles de la Malaisie et de l’Océanie, depuis les Moluques, les Philippines et les Mariannes, jusqu’aux Sandwich et aux îles de la Société, et qui, en tout lieu , semblable par l’ensemble de ses formes et les masses de couleurs de son plumage, offre partout des nuances variées qui °nt déjà cent fois torturé les naturalistes systématiques , aux défl- ations précises desquels elle semble vouloir échapper. La colombe kurukuru est le type du genre ptilinopus de M. Swain- Son » genre destiné à faire le passage des vraies colombes aux colom- 1 Muséum Carlsonianum , in quo novas et selectas aves exhibet Andréas sparrman. Fasc. in-4°. Holmiæ, 1786-1787, etc. VOYAGE 96 bars. Elle est figurée n° 254 des PI. coloriées de M. Temminck , et PI. xxxiv et xxxv de l’Histoire des pigeons. Le kurukuru d'Otaïti 1 a la taille un peu plus forte que la variété de Timor, dont elle se rapproche le plus. La calotte purpurine qui revêt le sommet de sa tète est d’un rose très-pâle , que circonscrit une raie assez large d’un jaune peu intense. Le cou en entier, jusqu’aux épaules, et tout le dessous du corps, sont d’un gris cendré uniforme , teinté de verdâtre plus foncé sur la poitrine. Le men- ton , la gorge et le devant du cou sont blanchâtres. La région anale et les couvertures inférieures de la queue sont d’un jaune vif. Le manteau , le dos, le croupion et les ailes sont d’un vert doré, avec des teintes rousses. Les rémiges sont brunes en dedans. La queue est régulièrement rectiligne; chaque rectrice est d’un vert métal- lique en dehors du rachis, brune en dedans, et terminée par une large raie blanchâtre bordée- de brunâtre. Le bec est plombé et blanc à l’extrémité. Il est recouvert, dans l’état de vie, par deux petites caroncules orangées qui surmontent les narines. Les tarses, à moitié emplumés , sont de couleur orangée. La colombe kurukuru n’habite que les endroits montueux et les plus sauvages de l’intérieur d’O-taïti : les habitants en recher- chaient les plumes pour s’en parer. Les cocotiers ne sont pas seulement fréquentés par la perruche e-vini; mais une autre espèce d’oiseau s’y tient constamment, et se nourrit de moucherons et des petits insectes que le suc miellé des bourgeons florifères y attire. C’est le martin-pêcheur sacré de Latham , dont nous avons fait le type de notre nouveau genre todi- ramphe [todiramphus , Less.) 2. Ces todiramphes jouaient un grand rôle dans la religion des anciens naturels. Les auteurs ont décrit sous deux noms différents un gobe-mouches, que nous avons appelé muscicapa Pomarea (Atlas, PL xvn) , en l’honneur de Pomaré, chef des îles de la Société , et dont le gou- vernement était empreint d’une sorte d’élévation. Cette espèce de gobe-mouches se trouve décrite , le mâle , sous le nom de muscicapa nigra, figuré PI. xxn, P asc. i, du Muséum Carlsonianum de t Columba kurukuru, var. laïlensis], Less î Mémoires de la société d.' histoire naturelle de Paris, t. 3, p. 419, pl Ll et 12. AUTOUR DU MONDE. 97 Sparrman i, tandis que la femelle est le type du muscicapa lutea de Latham 2. Cet oiseau varie singulièrement dans son plumage, non-seulement suivant les sexes, mais encore suivant les âges. Les haïtiens le nomment o mamao, et il a pour habitude de se tenir dans les buissons de pourao ( hibiscus liliaceus), où il trouve les moucherons qui forment sa nourriture et qu’attirent les larges feuilles de cette malvacée. Une sittèle nouvelle [sitta otatare, N.), que les habitants con- naissent sous le nom d 'otataré, habite avec le gobe-mouches précé- dent; et fréquemment nous tuâmes une petite hirondelle très- voisine de Vhirundo rustica de France, dont elle avait la taille. Son Plumage était d’un brun assez foncé, excepté le ventre qu’un gris brun colorait. Parmi les oiseaux de rivage, nous n’eûmes occasion d’observer qu’un très-petit nombre d’espèces. Entre autres nous citerons deux petits hérons ( ardea ) , sans y comprendre le o-houtou dont nous avons déjà parlé. La première est un petit crâbier de la taille d’un râle, à bec mi-partie de noir et de jaune, ayant le tour des yeux et des pieds de cette dernière couleur. Les plumes du cou et de l’abdomen sont brunes, et marquées au centre d’une flammette jaune ; celles des parties supérieures du corps ont leurs tiges blan- ches , et sont d’un vert lustré sur les barbes ; les couvertures alaires sont brunes et terminées par un triangle blanc. La seconde espèce est un crâbier gris, de la taille de la petite aigrette. Son bec est en partie noir et rougeâtre. La tête , le cou et le dessus du corps sont d’un brun teinté de bleuâtre. Un trait blanc naît de la man- ù'bule inférieure et descend comme deux rubans longs d’un pouce SUr les parties latérales du cou. La région abdominale et les cou- 'ertures inférieures de la queue sont d’un gris enfumé. Ce héron n°us paraît évidemment nouveau , et nous proposons de le nommer ardea jugularis. 1 Muscicapa nigra, Latham; corpore tôle nigro; roslro, capile, inter sca- Pulu) pedibusque atris; habit, in insulis Socielatis Oceani Pacifici. Sparrm , P ■ 25 (figure mauvaise). 2 Muscicnpa lutea , Lath. Cet oiseau a, suivant l'auteur anglais, cinq pouces e demi de longueur totale. La teinte de son plumage est jaune d’ocre, noirâtre *ur les couvertures et les rémiges. Les rectrices sont brunes; le hec et les pieds 0nt Plombés, et les ongles noirs. 11 habite Taiti , et y est nommé, dit Lalham mamao pooa hoa. h. n 98 VOYAGE Le chevalier gris, que les habitants nomment torea, à bec gris et à pieds jaunes, à plumage gris cendré, foncé en dessus, et blanc varié de brun en dessous , est très-commun sur les rivages. Nous n’observâmes qu’une fois une espèce de canard, anas, appelée mora dans l’île , et qui a la taille de notre grosse sarcelle d’Europe. Sa tête est recouverte par une calotte brune. En trait marron passe au-dessus de l’œil, tandis qu’une bandelette noire traverse toute la région oculaire , et qu’au-dessous se dessine un deuxième trait marron. Le plumage du corps est entièrement brun ; mais chaque plume est bordée de rougeâtre ; un miroir vert métallique, encadré de noir, occupe le milieu des ailes. La classe des reptiles se compose d’un très-petit nombre d’es- pèces , et ne présente aucun ophidien, ni aucun batracien. La tortue franche ( testudo mydas) fréquente, en certain temps de l’année, les rivages, elles habitants qui en estiment la chair, l'élèvent dans une sorte de domesticité, en recueillant les jeunes avec précaution, et les renfermant dans des parcs clos par des murailles élevées avec des fragments de coraux , et constamment baignés par la mer : ils lui donnent le nom de e-honou. Les seuls autres reptiles qui s’offrirent à notre recherche sont deux sauriens : l’un, que les habitants nomment emo, est remarquable par sa très-petite taille, l’agilité de ses mouvements , son abondance dans tous les lieux exposés au soleil, et surtout par sa queue, dont la coloration est celle de l’azur le plus pur, et enfin par les cinq raies longitu- dinales dorées qui occupent tout le dessus du corps ; l’autre est une espèce d ejecko , que les habitants confondent avec le scinque, sous le nom commun A’ emo. Cependant ils ont horreur de ce jecko, tandis que ce dernier ne leur inspire aucune aversion. Ce jecko sort principalement le soir et dans la nuit, et se tient dans le jour dans les troncs pourris des cocotiers, ou dans les endroits les plus frais et les plus humides de l’intérieur des cabanes. Il a environ trois pouces de longueur totale , et est nuancé de gris linéolé , n’imitant pas mal les peintes des papillons de nuit. Les côtes de l’île d’O-taïti sont très-poissonneuses , et la plupart des espèces qui y vivent sont ornées des plus brillantes couleurs. Nous ne connaissons pas de plus beau spectacle que celui qui s’offre à la vue d’un naturaliste , lorsque , par une mer calme , il parcourt les récifs alors seulement recouverts d’un pied et demi d'eau. Au AUTOUR DU MONDE. 99 milieu des nuances les plus vives qui décorent les saxigènes et revêtent leur masse pierreuse d’une enveloppe animalisée brillante, les poissons viennent encore embellir cette scène par leur parure éclatante d’or, d’argent , et reflétant l’éclat des pierres les plus pré- cieuses. Notre atlas a prouvé que ce n’est point une hyperbole, et 9ue nos peintures sont restées encore bien au-dessous de la vérité. Nous décrirons ailleurs ce phénomène pompeux , parce que la scène qui fixa notre attention à la Nouvelle-Islande renfermait toutes les circonstances les plus développées d’une magnificence dont il est Irès-difficile qu’un lecteur européen puisse apprécier l’exactitude cl la vérité. Pour en revenir aux poissons d’O-taïti , nous n’en citerons que quelques exemples; ainsi on y trouve des parara ( chœtodon ) nom- breux et variés , des oiri ( batistes ) , des eparai et eoumé ( acan- thures), des girelles, dont les couleurs sont fantastiques et les espèces nombreuses : telles sont Yeapi , le pao, le tabeou, Yétaapé , le pareva, le mato, etc., etc. Des murœnophis variées sillonnent, par leur nager rampant, la surface des rochers, et s’enfoncent dans les trous qu’elles y rencontrent, et ne laissent dépasser que leur tète, afin de guetter plus sûrement les petits poissons et les autres animaux marins dont leur tribu vorace fait sa pâture. Mais des spares, le filou , des syngnathes, des coffres, des lutjans, des serrans , des serpes , viennent encore apporter de la variété dans 1 ichtyologie très-riche de cette île; et ces poissons, dont nous avons déposé de nombreux individus au Muséum, sont d’autant Plus intéressants , que plusieurs d’entre eux ont été primitivement décrits par Commerson et Forster, et qu’ils n’avaient jamais été déposés dans les collections publiques. Pendant notre séjour à O-taïli , nous n’eûmes point occasion d observer un grand nombre d’insectes. Nous ne vîmes que deux espèces de papillons, qui sont, il est vrai , fort communes, et que les habitants nomment pépé, et une grosse zygène , appelée pou- rua. La mouche des chairs , erao , et les moustiques , fourmil- 'ent dans les bois et autour des cabanes, et là, comme partout ailleurs, annoncent leur présence parleur incommodité. Un truxale Vert, evivi, se tient dans les herbes de prairies humides; et Sur les rameaux des arbustes on rencontre fréquemment un grand Phasme, que les Taïtiens appellent evava , et parfois kivi. 100 VOYAGE Lorsque la mer est calme et que sa surface est unie , la baie de Matavai est couverte de vélia. Les naturalistes ont donné à cette espèce le nom A'océanica , parce qu’en effet on la rencontre sur la surface entière du Grand-Océan , aussi bien aux environs des îles Sandwich que de l’île de Pâques, au milieu des archipels de Tonga, comme dans les mers de Carolines. Les îles qui sont entourées de longs récifs , que recouvrent à peine quelques pieds d’eau , nourrissent une grande quantité de crustacés; et le nombre de ceux qu’on observe sur les rivages dO-taiti est très-grand, malgré la consommation qu’en font les habitants, qui les recherchent avec empressement. Au premier rang nous devons citer une espèce de langouste, oui-ou-ra-rou , remar- quable par sa belle couleur marron variée de blanchâtre , par son test hérissé de tubercules et d’épines , par ses pieds bleuâtres garnis de lignes blanches , par ses pinces hérissées de poils roux épais et touffus , par sa queue bordée d’une large ligne de points blancs , etc. En peu de temps nous recueillîmes pour nos collections un scyllare, des palémons, des ranines, des portunes , des plagusies. Les eaux douces et fraîches de la rivière de Matavai nourrissent une chevrette nommée tataraïo, à enveloppe hyaline , à pinces très-longues et marquées de taches d’un pourpre vif. Ses bords sont creusés d’une grande quantité de petits trous où se tient caché un ocypode, toupa, dont le test est d’un brun foncé avec des points verts , et dont la pince droite, beaucoup plus forte que la gauche, est colorée en rouge vermillon. Le pagure moucheté, eoua, figuré dans l’atlas zoologiquc de MM. Quoy et Gaimard, est très-commun sur les grèves sablonneuses , que recouvre constam- ment une certaine épaisseur d’eau salée, où il atteint une grande taille , qui lui fait choisir pour sa demeure les coquilles les plus volumineuses , et principalement les tritons. Le genre cancer, pro- prement dit, compte de nombreuses espèces : le papa est de grande taille et de rouge vineux ; sont test est marqué de onze taches rondes , d’un rouge foncé ; son corps , complètement glabre, est jaune en dessous. Le tili-éréti est rouge de brique et très-velu ; le titi-aoouarou est ocellé de points blancs; le aalea est d’un violet foncé et couvert de tubercules ; enfin un grapse peint très-commun est nommé totoé, etc. , etc. Si déjà dans les animaux que nous venons d’indiquer on en a AUTOUR DU MONDE. 101 reconnu plusieurs qui soient propres aux mers indiennes, on verra Que la plupart des mollusques que nous allons mentionner se trou- vent à peu près vivre indifféremment sous toute la zone équato- riale , et aussi bien dans l’Océan Atlantique que dans le Pacifique. Le toutes les coquilles, la plus commune est sans contredit le P°re'o, ou la porcelaine tigre ( cyprœa ligris). Mais on peut encore s Y procurer un grand nombre d’espèces , qui sont : la porcelaine géographique , le poupou taralara (chicorée rameuse) , le ptérocère scorpion , le pououpouou ( casque ) , le triton trompette , coquille (iui mérite d’autant mieux son nom , qu’elle sert chez tous les insu- laires de la mer du Sud de signal pour courir aux armes ou pour se rendre à quelques cérémonies religieuses; les volutes, les litres, les harpes, le poupou (vis tigre), les rouleaux, les cônes, les rhomdes , nommés poupou ari, les cylindres, les trochus, les tonnes, le cadran, le bronte cuiller, etc., etc. : voilà pour les univalves. Parmi les mollusques testacés bivalves on doit citer en première ligne l’aronde aux perles ( mitylus margariliferus), que les habitants nomment tirana. Cette précieuse coquille n’est point très-commune sur les côtes d’Q-taïti ; mais en revanche elle forme des bancs épais au milieu des îles basses de l’Archipel Dangereux. Les naturels se servaient depuis longtemps des perles comme objet de parure , et étaient , ainsi que les habitants de Ceylan , dans l’habitude de plon- ger pour aller les chercher au fond de l’eau. Des spéculateurs euro- péens ont profité de l’industrie des O-taïtiens pour la faire tourner é l’avantage de leur commerce. La tridacne, nommée paoua, est communément enchâssée dans les récifs de coraux, et, bien que sa chair soit dure et très-coriace, eHe fournit aux naturels un aliment qui leur plaît. -ô- l’indication de ces deux coquilles bivalves nous joindrons seu- lement celle de quelques moules , de la pinne marine, de plusieurs 'enéricardeset corbules. Le toutes les coquilles terrestres , la plus commune est celle que les habitants nomment ooa, que l’on trouve sur le sommet des montagnes et dans les aisselles des feuilles du vaquois. Ce petit hulime , couleur de chair , est le partula otaheitana. L’ehii des haïtiens est la nérite couronne qu’on rencontre dans toutes les Petites rivières de l’île , avec une ancyle. 102 VOYAGE Nous observâmes trois espèces d'astéries : Veouata est Yasterias discoidea des auteurs ; la bamatdi est à cinq rayons très-allongés et étroits. Nous ne trouvâmes qu’une ophiure. Le vétoué est 1 oursin à baguettes, que les naturels mangent; il est très-commun , ainsi que Yechinus atratus. Deux autres espèces plus petites ne sont pas rares sur la côte : la première , ina, a des baguettes rondes, petites, acidulées, blanches au sommet et vio- lettes a la base; tandis que la deuxième est hérissée de baguettes pointues , effilées et entièrement noires. Diverses espèces d’holothuries, de méduses, de béroés et de madrépores, etc., doivent être ajoutées à cette esquisse rapide de la Faune d’O-taïti. AUTOUR DU MONDE. 103 CHAPITRE X. OBSERVATIONS GÉNÉRÂTES SUR LES 0-TA1TIENS *. La philosophie a tort de ne pas descendre plus avant dans l’homme physique, c’est là que l’homme moral est caché. L’homme extérieur n’est que la saillie de l’homme intérieur. ( DtrATT, Letlro 33.) Les naturels de l'ïle d’O-taïti sont devenus célèbres en France Par les récits pleins de charmes et de naïveté que Bougainville a Publiés sur leurs mœurs et sur leurs habitudes, et seront ici l’objet ^ un aperçu sommaire. Notre opinion ne coïncidera pas toujours 1 Cet article, qui a paru en 1828, a été mis fréquemment à contribution, con- curremment avec mes éludes sur les autres peuples de la mer du Sud, dans des °uvrages récents, sans être cité; nous avons conservé sa rédaction première, parce c*le concorde avec un ouvrage estimable publié en 1837, presque exclusivement SUr O-laïti, par M. Mœrenhout. Ce silence gardé sur quelques-uns de mes mémoires par les écrivains qui s’en *®!|t emparés, me force à citer une opinion émise à leur sujet par un géographe ranger, justement célèbre. M. Ralbi a dit (page 1233) dans sa géographie : « Notre ranehise nous impose le devoir de lui signaler surtout deux ouvrages classi- *l"es , que quelques lillcraleurs exploitent depuis quelque temps, en y puisant " ® peu de frais une vaste érudition qui ne leur appartient pas, et auxquels nous nous faisons un devoir et un plaisir d’avouer les nombreux emprunts que nous eur avons faits. Ces ouvrages sont ; The kistory of Indian archipelago, par 11 Crawfurd, et l 'Histoire naturelle de l'homme, par M. Tesson. » de' 1 * * * * 6 Pourrais citer tel autre auteur qui a donné sous son nom des pages entières - moi, sans même changer la ponctuation, de sorte qu’il se peut que je passe ns certains esprits pour plagiaire de mes propres écrits, dispersés çà et là dans es lccueils du temps. 104 VOYAGE avec celle qui est assez généralement répandue ; mais on voudra bien se rappeler que cette notice historique a été tracée sur les lieux , et que , par conséquent , il ne nous est plus permis de rien changer à notre premier sentiment. Les O-taitiens sont le type de notre rameau océanien , bien qu’on ait pensé que le peuple et les chefs n’appartenaient point à la môme race : mais cette distinction des tiaous ou tiracas (les chefs) avec les toutous (bas peuple), ne repose que sur des indications vagues et superficielles; car si la plupart des tiaous diffèrent des autres insulaires par une taille plus avantageuse , par une teinte de peau plus claire , cela tient à ce qu’ils sont mieux nourris et moins exposés à l’influence du soleil : d’ailleurs on observe dans la caste privilégiée quelques hommes contrefaits et très -basanés. Tous les Taiticns , sans presque aucune exception , sont bien faits : leurs membres ont des proportions gracieuses, mais en même temps robustes en apparence; et partout les saillies musculaires sont enveloppées par un tissu cellulaire épais qui arrondit ce que les muscles ont de trop saillant. Nous mesurâmes deux des plus beaux hommes du district de Matavai , nommés Faeta et Upaparu : leur taille était de cinq pieds huit pouces et quelques lignes , et il n’est pas rare de rencontrer des insulaires qui aient cette sta- ture; cependant les dimensions les plus ordinaires du reste des habitants sont, terme moyen, de cinq pieds trois à cinq pouces. La physionomie des O-taïtiens est généralement empreinte d’une grande douceur et d’une apparence de bonhomie. Leur tète serait européenne sans l’épatement des narines et la grosseur trop forte des lèvres. Leurs cheveux sont noirs et rudes. La teinte de la peau est d’un jaune rouge très-peu foncé , ou celle que l’on connaît vul- gairement sous le nom de couleur de cuivre clair. Cette coloration varie toutefois d’intensité, et c’est ainsi que beaucoup de naturels des deux sexes n’ont que ce brun qui distingue les peuples du midi de l’Europe. La surface de la peau est très-lisse et douce au tou- cher ; mais il s’en exhale une odeur très-forte et très-tenace , qui est due en grande partie aux frictions d’huile de coco dont elle est sans cesse lubréfiée , et cette odeur persiste malgré les bains jour- naliers dont ils font usage. Hommes et femmes portent les cheveux coupés assez ras ; ni les uns ni les autres ne s’épilent ; mais les premiers s’arrachent la barbe , et ne laissent croître que les mous- autour du monde. 105 taches , qu ils taillent de manière à former un léger rebord sur la ,evie supérieure. Les membres sont nettement dessinés, et les jambes, d après nos idées sur la beauté, sont remarquables par cuis belles proportions. Tout le système musculaire est largement eveloppe; mais, comme il n’a jamais été façonné pour un exer- cice de force , il en résulte la mollesse et l’inertie qui sont propres dUx laitiens. Leur démarche, en effet, est chancelante et comme ü>al assurée , et , s’ils agissent , c’est d’abord avec vigueur, mais >entôt leurs efforts sont épuisés. Comment en serait-il autrement sür un sol où les produits alimentaires furent jetés en abondance, c °u pour les obtenir, il ne faut employer aucun travail ni aucun «tort ? De cette heureuse position , de cette fécondité de la nature , 1 en est résulté pour les O-taïtiens ces mœurs molles et efféminées ! cette enfance dans les idées qui les distinguent. C’est à cause de e a que les habitants de Borabora, moins favorisés, s’adonnèrent a piraterie , et leur firent souvent la guerre avec succès. C’est Par la même raison qu’ils ont adopté sans obstacle les nouvelles maximes qui leur furent portées par les missionnaires anglais maximes qu’ont repoussées tous les autres peuples de la même race ’ dont 1 âme est plus fortement trempée. On a longuement discuté anciennement sur ce que les Américains de présentèrent point aux premiers observateurs un système pileux -1 f?*is.qu.e ce,ui de beaucoup d’autres peuples : la question est jourd hui bien résolue; mais, pour ne parler que des O-taïtiens, „ te parue accessoire de l’organisme est très-abondamment four- Sr av , ■ à ^ C°UrSe’ CeS naturels sont habitués dès l’enfance à les 7 3 cime,des Plus hauts cocotiers et les arêtes des rochers adre ^ escarpes’ Ils savent lancer les pierres avec la plus grande vetiM ’ Gt *eUr C°UP (l œil eSt S’ JUSte ’ qu ds fraPPent le PJus sou- te e but qu ils se proposent d’atteindre. Dressés dès la plus pl re Jeunesse à la natation , les O-taïtiens , dans l’adolescence , se traa,Sent à évoluer au milieu des récifs; ils exécutent de très-longs VatJets sans «prouver de fatigue. Leurs sens, habitués à des obser- cac!°,ns tout instinctives , leur font avoir la conscience d’un oiseau DrUjle dans le feuillage d’un arbre éloigné, ou d’un petit lézard qui dev1SSe au *7” sous une pierre> lorsqu’un Européen essaie en vain leur°'r °U d entendre ces animaux. Mais cette faculté , du reste , ne Point exclusive ; on sait qu’elle appartient à tous les peuples 14 108 VOYAGE isolés ou disséminés sur la surface de la terre , qui en font un usage journalier. Dès leur bas âge, les petits Taïtiens sont familiarisés avec les intempéries des saisons. Nous en avons vu qui restaient hors des cabanes et dans un état de nudité parfait , bien que la pluie tom- bât par torrents. D’ailleurs , ces enfants de la nature peuvent se développer en paix ; lutter contre les vagues au milieu des brisans , grimper sur les arbres, et parcourir sans cesse les bois , forment leur première éducation , et , d’après cela , il n’est pas étonnant que les membres acquièrent cette aisance dans les mouvements , qui est si opposée à la roideur et à l’immobilité d’un Européen. Les femmes d’O-taïti, ces prêtresses de Yénus , dont les attraits séducteurs sont peints avec tant de charmes dans Bougainville , Wallis et Cook, sont généralement très-laides de figure. Ce n’est pas, nous le savons, l’opinion reçue en Europe; et les tableaux gracieux et fantastiques qu’on a faits de leurs traits se trouvent en quelque sorte présents à la mémoire pour infirmer notre jugement. Mais nous avons vu la plus grande partie du beau sexe taïtien , et nous pouvons affirmer sans crainte que, dans toute l’ile, à peine trou- verait-on une trentaine de figures passables , d’après nos idées sur la beauté , ou en citerait-on une dizaine qui aient une physionomie attrayante, et encore faudrait-il les chercher parmi celles qui sont à l’aurore de la vie ; car la maternité et les travaux du ménage les flétrissent de bonne heure. Toutes les femmes âgées sont dégoûtantes par une flaccidité générale, qui est d’autant plus grande qu’elle suc- cède ordinairement à un embonpoint considérable. Les premiers navigateurs , en abordant dans cette île si belle par la pompe de sa végétation et la douceur de sa température , ont-ils été séduits par les plaisirs sensuels dont ou les enivra après de longues privations, ou bien la beauté du sang s’est-elle altérée à la suite des maladies vénériennes, ainsi que le pensent les missionnaires? Tout porte à croire que la première idée est la plus probable : la vie des gens de mer s’écoule au milieu de rudes vicissitudes, de privations de toutes sortes, et , dans les courts moments où ils peuvent satisfaire leurs goûts, ils s’y livrent avec un entier abandon. On conçoit faci- lement alors comment leur imagination dote de tous les avantages réunis le sol qui leur offre de faciles plaisirs, et l’éducation même ne garantit pas de ces prestiges , puisque nous voyons des hommes AUTOUR 1HJ MONDE. 107 graves partager le même sentiment. Le Camoëns , entre autres , n’a- pas consacré un chant à peindre les voluptés que Gama et ses compagnons goûtèrent dans une île fortunée? Bougainville, Wallis, 1 étendait sa protection puissante sur file entière de Taïti. Cette divinité avait pour frère lia, qui a reçu pour domaine la petite île de Maitea, qu’il protégeait. Tupa était roi des vents; sa puissance, comme celle d’Èole, avait Pour but de calmer ou de bouleverser les flots, suivant ses caprices °u d’après les ordres des dieux supérieurs. D’autres idoles, nommées oro-matouas, ou ealouas, étaient desti- nes à rappeler la mémoire des parents décédés, aux âmes desquels °n adressait des prières pour les bonnes actions , ou pour obtenir guérison des malades. Enfin venaient les idoles de TU ou des méchants génies, plus sou- 'ent invoquées que les eatouas, et toujours inspirant les mauvais ^esseins et les favorisant ; tels étaient les deux ordres de lares ou dieux domestiques. Ee grand-prêtre se servait du tahiri anaounaehaou, ou tahiri sacré, 136 VOYAGE pour chasser les insectes qui vont se reposer sur les chairs offertes dans les sacrifices, et s’en repaître. Le fouet est en fibres végétales très-sèches , et le manche en est très-soigneusement travaillé. Nous en possédons un qui servait également aux usages funèbres des morais. Ces idoles étaient ordinairement faites en bois dur, travaillées avec soin, malgré l’imperfection des instruments que les laitiens avaient alors. Elles étaient enveloppées de cordes, et parfois de morceaux d’étoffes blanches , ornées de plumes de hérons et de longs brins du phaéton. Le goût le plus bizarre présidait à leur confection. Plus elles étaient antiques, plus on leur portait de vénération , et elles occupaient toujours une partie secrète de la cabane. Le sacerdoce était exercé par des hommes influents, qui prenaient le titre de tahouras , et dont les fonctions mystérieuses avaient une puissance extraordinaire sur l’esprit des insulaires. Le roi lui-mèroe était considéré comme le premier pontife , et, après lui, les dignités les plus élevées étaient distribuées aux diverses classes de la société, suivant l’importance des attributions. Les prêtres se divisaient en deux ordres , dont l'un , affecté aux cérémonies des morais et aux grands sacrifices , conférait à ceux qui en faisaient partie le titre de tahouras moraï; et dont l’autre , plus secondaire dans ses attributions , donnait le nom de tahouras eatouas à ceux qui présidaient aux mystères domestiques et aux petits intérêts des membres de la société. Les prêtres jouissaient dans l’opinion des Taïtiens de la science la plus surnaturelle; lire dans l’avenir, annoncer les volontés des dieux, interpréter les songes, guérir les maladies les plus invété- rées demander des offrandes , étaient leurs attributions les plus ordinaires et leurs occupations journalières. Honorés, respectés, leur personne était généralement sacrée dans les combats; car ces Calchas, à l'exemple des anciens prêtres de Mars, unissaient l’en- censoir au glaive; et, après s’ètre battus sur un champ de carnage, ils adressaient aux dieux les prières de la tribu victorieuse. Jongleurs astucieux , ils prêtaient aux dieux des volontés atroces et sanguinaires. Longtemps prosternés sur la pierre funèbre du morài, ils recevaient les offrandes des fidèles, consistant en fruits de la terre , ou bien en poules , en poissons , en chiens , en cochons AUTOUR DU MONDE. 137 même, et les déposaient sur l’autel d’Oro, attendant qu’il voulût bien ou rejeter ces dons ou en accepter les prémices. Mais , dans toutes les circonstances un peu sérieuses , soit qu’il fallût attaquer ou repousser un ennemi , soit qu’il fallût conjurer des maladies , des disettes ou d’autres calamités publiques, alors le tahoura, morne et silencieux, repoussait avec effroi les dons que le roi déposait sur l’autel du dieu de ses pères , et , rompant enfin le silence qu’il observait , il menaçait au nom de la Divinité l’ile entière des désas- tres les plus grands , si on ne faisait pas fumer aussitôt sur le pavé du moraï le sang des victimes humaines. « Dieu est fâché contre Taïti, disait-il au roi et aux chefs; il faut au plus vite détourner sa colère et obtenir son pardon. » Le roi , très-souvent , désignait l’homme qui devait servir de vic- time expiatoire ; mais , lorsqu’il ne voulait participer à la mort de ses sujets que d’une manière indirecte , il envoyait aux ratiras et aux tavanas , chefs des districts , une petite pierre qui indiquait à ceux-ci ce qu’on exigeait d’eux , et qu’ils eussent à fournir pour le sacrifice un homme de leur choix. Dans les grandes cérémonies, le roi manquait rarement d’expédier en divers endroits plusieurs pierres, et le nombre des malheureuses victimes accroissait la solennité de la fête impie qu’on adressait aux dieux. Ces offrandes humaines étaient presque toujours prises dans la classe du peuple ; ce n’était que dans des circonstances rares qu’on sacrifiait des femmes enceintes ; et l’on dit même que les chefs ou le roi avaient le soin de choisir des individus qui , sans amis ou sans Parents , n’excitaient les regrets de personne , et dont la mort ne Pouvait occasionner de troubles. Souvent aussi on réservait cette sorte de vengeance publique pour ceux qui s’étaient fait remarquer Par leur turbulence ou par des actes criminels. C’est au milieu des ombres de la nuit qu’on entourait la maison la victime : on l’appelait, et à peine mettait-elle le pied sur le seuil de la cabane , qu’elle était mise à mort. D’autres fois , des hommes vigoureux s’élançaient sur elle; et alors le patient, résigné à son sort et encore religieux adorateur du dieu qui ordonnait son trépas, faisait ce que les Taïtiens appelaient tipapa, c’est-à-dire fiu’il se couchait et attendait avec calme le coup de casse-tête qui devait lui briser le crâne. Mais les odieuses divinités qui inspirè- rent aux Taïtiens, doux par caractère, des superstitions aussi II. 18 VOYAGE 138 barbares, ne se bornaient point à voir arroser les marches des mordis avec le sang humain; elles leur inspirèrent la pensée, tant leur aveuglement sacrilège les asservissait au culte affreux d’Oro, que le plus pur encens, que les offrandes les plus chères aux dieux , étaient les angoisses de la douleur, les tortures d’un être souffrant, et la longue agonie d’un malheureux se débattant contre les tourments sans cesse renaissants, jusqu’à ce qu’un trépas vivement attendu vînt l’y soustraire. Ainsi les victimes attachées aux arbres des mordis étaient frappées avec des bâtons pointus, couvertes de blessures mortelles , et expiraient dans une lente agonie , en adres- sant aux cieux des cris de douleur et de rage. Les enfants étaient souvent offerts en holocauste, et la barbarie avec laquelle les Taïtiens traitaient ces innocentes créatures ne peut se concevoir. Que le levier de la superstition est puissant pour transformer en choses sacrées des actions que la simple morale * réprouve comme des atrocités!.... Les enfants exposés sur les mordis, étaient écrasés sur la pierre qui en formait les marches. Leurs débris épars étaient supposés servir de nourriture aux âmes renfermées sous ce tombeau. Parfois encore on leur attachait au cou ou aux oreilles une grosse pierre, et on les lançait à la mer, ou même dans les rivières des environs , et les parents se réjouis- saient de leur mort, comme si le bonheur de leurs enfants était a jamais assuré dans une vie future , pour avoir servi d’offrande a la colère d’Oro. Telles étaient les sanglantes cérémonies que les Taï- tiens 1 pratiquaient souvent avec un empressement barbare , et on dit même que chaque mois voyait dresser les préparatifs d'une fête de cette sorte. Les victimes , après les sacrifices , étaient enveloppées de feuilles de cocotier. On les accrochait aux parois des mordis, ou on les suspendait aux branches des arbres d’alentour. Les enfants étaient ornés de colliers et autres objets qu’on regardait ensuite comme sacrés. Les cadavres restaient ainsi en plein air jusqu’à ce que les lambeaux pourris tombassent sur le sol, où ils servaient de nourriture aux animaux immondes que leur odeur attirait; et leur sépulture dernière se trouvait être l’estomac d’un cochon ou d’un chien, ou celui d’un oiseau de rapine. i Un dit qu’il n’y avait que quatre-vingts ans qu’ils avaient reçu celte coutume sanguinaire de l’ile de RaXalea. AUTOUR DU MONDE. 139 Les mordis qu’ont décrits Cook , Wilson et autres , étaient formés de pierres de corail d’un volume parfois énorme , entassées avec régularité en formant des gradins. Ces mordis avaient de grandes proportions et servaient de sépulture aux rois ou aux grands per- sonnages, et étaient consacrés aux divers ordres des dieux. Les faitiens ont prouvé qu’ils sentaient parfaitement toute l’impression que pouvaient faire dans l’âme du vulgaire des endroits ainsi con- sacrés , en les entourant de fables , de spectres qui terrifiaient ceux qui les approchaient ; et même , aujourd’hui , quoiqu’ils soient con- 'ertis , ils redoutent encore le voisinage de ces lieux , qu’ils ne visitent qu'avec crainte , et sur lesquels ils débitent les histoires 'es plus absurdes. C’est du moins ce dont nous avons eu l’expérience eu visitant avec deux guides les ruines d’un grand mordi royal de Pari. Les autels homicides des mordis étaient toujours placés dans des lieux retirés, au milieu des bois, sous des massifs de verdure formés par le gigantesque eylo, l’arbre des regrets et des morts ( casuarina à feuilles de pr.èle), sous le feuillage sombre du tamanou [calo'phyllum) , des haoutou ( baringtonia ) , et des arbres à pain; de larges liserons festonnaient de guirlandes ces temples rustiques , analogues à ceux que nos pères arrosaient de leur sang sous le couteau des druides. Les cérémonies n’avaient jamais lieu que le soir , au moment ou le crépuscule venait apparaître et jeter une clarté vacillante et éteinte sur la scène, qu’un peuple immense entourait, lorsque *a nature de la fête le permettait, mais qui n’était occupée que Par les initiés, lorsqu’on devait y pratiquer des offrandes mysté- r‘ouses. Alors malheur à quiconque y portait par hasard ses pas ! Payait de sa vie la faute qu’il avait commise involontairement. Les grandes cérémonies commençaient par une danse nocturne Nommée pomara. Le son aigu des tritons 1 résonnait au loin dans 'es gorges des vallées et la profondeur des forêts , et servait à indiquer aux insulaires que le grand trahi allait commencer les Mystères. Les roulements rauques d’un long tambour, ou tam-tam , ,le cessaient point de se faire entendre dans l’enceinte. Alors on , 1 Très-grosse coquille qui leur servait de trompette; ils la perçaient d’un trou H sa petite extrémité. 140 VOYAGE déposait sur le morai les plus beaux régimes de bananes , les cocos les plus butireux , enfin des offrandes nombreuses et variées. C’est alors que le pontife dictait ses oracles , annonçait la protection de son dieu ou menaçait de sa colère , exigeait des victimes , ordonnait la guerre , et promettait la victoire , ou enfin décidait de la paix et des traités que les chefs devaient effectuer pour le bien-être de tous. Dans les cérémonies funèbres , tous les habitants non initiés devaient se tenir cachés dans leurs maisons , ou du moins se tenir éloignés du lieu où les prêtres faisaient leurs prières. On sait que le principal personnage du deuil était revêtu du parai, vêtement mortuaire, que Pomaré Nehoraii nous montra à Matavai. A la vue du parait tous les insulaires prenaient la fuite. Ce costume singulier était un mélange d’ornements de nacre , de plumes de phaéton , sur un large croissant en bois, et cachait sous un bonnet de poils la tète de celui qui en était revêtu , comme sous un masque. Les corps étaient exposés sur des plates-formes élevées sur des pieux , et parfois embaumés , comme les momies d’Egypte, avec des résines de vy , et des bandelettes d’étoffes de mûrier ou de jaquier. On les laissait se sécher lentement , au milieu des suaves parfums du gardénia , où sont les corolles éclatantes de l 'hibiscus rose de Chine. Telle était la masse fondamentale des opinions religieuses des insulaires de Taïti , lorsque les missionnaires anglais de l’église réformée vinrent , en mars 1797 , leur inculquer de nouveaux dogmes. Ce ne fut qu’après un intervalle de plus de seize années , à la suite de guerres désastreuses , que la religion chrétienne sapa leurs superstitions traditionnelles, vint régner triomphante sur les idoles renversées, et détruire les divinités mensongères de leur mythologie 1. i Nous croyons devoir citer comme pièce à l’appui une lettre adressée au com- mandant de ia corvette la Coquille par un des missionnaires anglais établis aux lies de la Société, bien qu’elle ne nous paraisse pas devoir mériter une croyance complète en tous scs points. Borabora, 15 mai 1S25. Monsieur, Quoique je vous soiscomplélement étranger, je vous prie de vouloir bien accepter les deux livres renfermés dans ce paquet, comme un témoignage de mon respect- AUTOUR BU MOSDE. 141 Le langage des O-taïtiens est le dialecte le plus pur de la langue océanienne ; il ne s’éloigne pas beaucoup de celui parlé aux Tonga , à la Nouvelle-Zélande, aux Marquises et aux Sandwich. Cette langue océanienne, qui est répandue dans la plus grande partie L’un est les rites des apôtres, l’autre un recueil d’hymnes, dont nous faisons Usage dans nos adorations publiques. Vous ne serez pas blessé que je prenne un peu de votre temps. Quelque déplacée que soit l’idée qu’on vous aura donnée de la déclaration d’in- dépendance de ces peuples, ils ne jouissent cependant par le fait que d’une force nominale, et d’une simple possession des îles. Ce sont les seuls avantages dont ils Puissent se glorifier. Les rois ne sont rois que de nom. Leur pouvoir réside en entier dans les liaaus et les ratiras; les rois sont les premiers par leur rang, les tiaaus marchent ensuite, et les ratiras viennent après. Les liaaus (prononcez liaous ) sont par le fait petits rois de districts. Les désirs du roi ne peuvent être remplis que par la volonté et l’influence des liaaus et des chefs ; ils peuvent détrôner le roi quand il leur plaît. Le monarque n’a jamais eu de revenus; mais il reçoit de temps en temps des liaaus et des chefs les objets et les vivres que les îles produisent. Les liaaus et les chefs forment en effet l’ordre le plus formidable. Les îles sont : Taili, Morca, Maïaoili, Uuahènc, Raïatca, Tliaa, Borabora et Maurua. Les rois de chacune sont : Pomaré III, roi do Taili; Mahiné, de Morea et de Maïaoiti; Mahiné et Hautia, d’tluahène; Tamatoa, de Raialea; Fenuapelio , de Tahaa; Mai et Tefaora, de Borabora (qui a peut-être le plus beau port, et qui, sous lousles rapports, est la plus belle île de tout l’archipel); et Taïro, de Maurua. Le gouvernement de chaque île est exclusif et entièrement indépendant *. Cha- Nous ajouterons à ccs details quelques renseignements historiques sur les rois d’O-laïti. I.c gouver- nement est monarchique et héréditaire dans une famille; la marque distinctive de la royauté est le ,Uuro royal, et le titre erahiràhi ; les distinctions sociales se composent de quatre classes, qui son L celles 'les rat iras ou nobles , des mahaounis ou cultivateurs , des tuuhas ou peuple, dans la rigueur du mot, et des toutous ou serviteurs. Lorsque le commodore Wullis aborda à O-taïti , celte île était gouvernée par la reine Oberea , célèbre l,ar le récit de ce navigateur, et surtout par la narration de Bougainville. Elle était mariée à Oamnw> 1U die força à vivre en simple particulier à Papara , après s’en être séparée. Oberea descendait de Temari dT Une l°nGU0 suite d’aïeux; et cette branche, depuis longtemps en possession du pouvoir, en ful 'possédée par la branche d ,Otou , qui chassa la reine Oberea, seul et dernier rejeton des Temari. ^ Let Olou est le chef de la famille des Pomaré. Il eut pour fils Pomaré 1er, qui prit en naissant le nom , tandis que son père changea de nom , et prit celui d'Otehi. Ce nom d’Otou, par les lois taïticn- j 8 1 Pa**ûït toujours au premier-né , et le père devait ainsi cesser de porter un titre qui appartenait de dlo,Usoa héritier. Otou (Pomaré 1er) vécut longtemps, fit la guerre avec succès, et mourut vers 1798. C’est I " ,U' 9Ue parle si fréquemment Cook et avec éloge ; car il en fut neeueilli avec une grande bienveillance. Cut un fi|s quij prcnant ie nom d’Otou , le força à se faire appeler Teina. Cet autre Otou (Pomaré II ), £V{Ul Un frère nommé Oripia, qui mourut fort jeune , et so maria à deux femmes , Tetoua et JVhyridi. ° te dernière fut épousée vers 1796. Pomaré II avait environ dix-sept ans lorsque le capitaine Wilson, J’uunandant l0 Duff, toucha à O-taïti en 1797. 11 régnait alors ; il accueillit avec empressement les mis- "nuaires; et, adoptant leur religion, il fit briser les idoles. Mais, chassé du gouvernement par son jü Parvint à ressaisir le pouvoir, régna sans obstacle, quoique obligé do calmer des soulèvements. l’éP°que de »a mort, qui arriva en décembre 1821. Son fils Otou (Pomaré III), enfant de Irois ans, „u !,UCCeieu vivant. Je vous demande pardon, Monsieur, de fixer si longtemps votre attention. Je n< puis que vous exprimer mes souhaits pour votre conservation. Je m’intitule votre très-humble et très, etc. Signe : J.-M. Orsmomj. AUTOUR I)U MONDE. 143 été forcés de retourner dans leur patrie , n’ayant pu en saisir la prononciation; et même, parmi ceux qui ont le mieux compris le genie de cette langue , a-t-il fallu près de trois années pour leur en inculquer les principes. Que penser alors de Cook , quand on lit , (lans son deuxième voyage (p. 353) : « Nous dire à plu- “ sieurs que M. de Bougainville était de France, nom qu’ils ne » vinrent jamais à bout de prononcer : ils ne prononçaient guère ” mieux celui de Paris, et il est probable qu’ils auront bientôt oublié l’un et l’autre : au contraire, tous les enfants prononçaient h celui de Pretany ( Grande-Bretagne), et il est presque impossible “ qu’ils l’oublient jamais? » Que de fausseté dans ces lignes! et comment se fait-il qu’un homme de génie soit si petit dans ses Préventions nationales? Ainsi les naturels, privés du son eupho- nique de plusieurs de nos consonnes, traduisaient le nom de Bou- gainville en le rendant par le mot de Poutaveri, comme celui de Cook par Poulé; quant à celui de Paris , c’est entièrement la même prononciation que Pari, district dans lequel est Papàoa, la rési- dence des rois, et que le navigateur anglais écrit Opare; ce mot de Pari leur était donc familier : quant au nom de P’rance , ils le prononçaient sans doute alors comme aujourd'hui , et aussi bien que celui de Grande-Bretagne , l’un par Frany et l’autre par Pre- R, D, E, F, H, 1, M, N, O, P, R, T, U , Y, W. lie' ^ous avons longtemps médité la vie de Cook; nous en connaissons une foule sesT'' l'CU'ar*tés qu’ont répandues ses compagnons et qu’ont passées sous silence c "ographes. Les circonstances que nous rapportons sont assez légères, et nous jons devoir omettre celles qui n’ont point de rapport avec notre sujet. VOYAGE 144 Il lui manque donc dix lettres de notre grammaire, qui sont : C, G, J, K, L, Q, S, X, Y et Z. La privation de ces lettres, que ne peuvent prononcer les Taïtiens , est le seul obstacle qui force ces peuples à travestir nos noms. La prononciation de chacune d’elles peut se rendre par les sons français suivants : A, a; B, bi; D, di; E, e; F, fa; H, esse; I , i; M , rno; N , nou; O, o; P, pi; R, ro; ï, t; U, ou; Y, vi. L’assemblage des syllabes se fait comme pour les nôtres , et nous n’en donnerons qu’un exemple , ba, be, bi , bo , bu, etc. Depuis la fixation de la langue , qui date de l’introduction du christianisme , il n’y a plus que les noms propres qui changent. Les conjugaisons, moins compliquées que les nôtres, ne peuvent être mieux comparées qu’à celles de la langue hébraïque. Ils n’ont point de verbes auxiliaires, comme être, faire; ils ont donné à presque tous les verbes la double acception d’ordre : tel est ce verbe remarquable par le grand nombre de voyelles, faaaa , faire; et, suivant le génie de cette langue , qui est riche en figures belles et nombreuses , on dit faaa tea te aaaoao, qui signifie faire augmenter l’espace entre les côtes, ou, en d’autres termes, ce qui veut dire qu’un homme engraisse beaucoup. Yoici un exemple de ces déclinaisons : SINGULIER. Le navire , le pahü Du navire, o te pahü. Au navire, i te pahü. Le navire , te pahü. 0 navire, e te pahü. Du navire. e le pahü. PLURIEL. Les navires. te mau pahü. Des navires, o te mau pahü. Aux navires, i le mau pahü. Les navires, le mau pahü. 0 navires, e le mau pahü. Des navires. e le mau pahü. DUEL. Les deux navires, te na pahü. Des deux navires, o le napahü. Aux deux navires, i te na pahü. Les deux navires. le na pahü. 0 deux navires, e le na pahü. Des deux navires, e le na pahü. AUTOUR DU MONDE. 145 La négation diffère par des temps distincts , et plusieurs mots servent à l’exprimer. Ainsi aeta (non), ciinea, aina, aipa, aore, expriment le passif; eita, aima, aina, aipa, aore, ehene, ehere, indiquent le futur et le présent. Une autre locution est eioha, qui veut dire que cela ne soit pas. Pour l’affirmative ils ont e, oui, et ouetia , qui veut dire d’ac- cord. Les comparatifs et les superlatifs sont les mêmes que dans le français ; seulement quelques-uns ont des modifications. Ainsi maitai , bon; maitai ae, meilleur; maitai roa , le meilleur que; maitai tei i tenu, ceci est meilleur que cela. Beaucoup de mots expriment souvent une même chose , et une même chose est exprimée par un grand nombre de tournures diffé- rentes. Les plus petits changements dans la prononciation des mots modifient leur valeur. Exemple. Le mot au signifie , pris isolément , fumée , fiel , un , courant, natation, être d’accord, préparer, un pronom, une aiguille, coudre , convenable , un arbre , un oiseau. Le mot oe veut également dire une épée , une cloche , une erreur, un pronom , une famine. On remarquera que, dans aucun cas, deux consonnes ne se suivent. Les missionnaires ont donné le nom de palatiale à cette langue ; et , lorsqu’ils se sont réunis pour se communiquer leurs divers tra- vaux relativement au dictionnaire projeté , ils se sont trouvés d’ac- c°rd pour l’orthographe et les étymologies ; mais ils ont beaucoup différé pour la prononciation , qui , suivant eux , est la principale difficulté ; car le mot que nous avons vu exprimer diverses choses , Se prononce avec autant d’accentuations ou inflexions différentes. Cela n’empêche pas que le vulgaire du peuple la parle avec délica- tesse ; mais les chefs seuls connaissent les tournures expressives , les mots significatifs; ils sentent les fautes les plus légères de la Renonciation , et la basse classe se sert de certains idiotismes qui lu> sont propres , de même qu’on en a introduit un bon nombre sont anglais et défigurés ou travestis. Les noms européens sont Induits pour la plupart, mais d’une manière à ne pas les recon- naître : tels sont par exemple, M. Orsmond, Otamoni; France, Irani; la Coquille, Totire ; gouverneur, tavana; le Dauphin, Ofaa ; Duff, Tarapu, etc. IT. 19 146 VOYAGE EXEMPLES DE PIIRXSES. Te pahi paniola a Quiro le tipae raa i Vaiuru paha, 1606. (Le navire espa- gnol de Quiros aborda sur la côte du district de Vaiourou, 1606.) Le nom de Quiros n’est point écrit suivant l’orthographe des naturels. D. Naüe anei outou la Olamoni parant (Comprenez-vous M. Orsmond parlant?) Naüe anei ( Williams ) le outou parau t ( Le sieur Williams comprend-il votre langue?) IL Enaite, il entend. EXEMPLES Homme, tane. Femme, vaine. Fille, aïne. Fils, meotua. Crayon, peni. Livre, pouta. Couteau, lipi. Fourchette, patimara. Habit, proue. Pagaies, eoe. Javelot, omore. Chasse-mouches, lairi . Mouchoir, taamou. Encre, apou. Souliers, lima. Assez, aïma. Ami, coa. Papier, parao. Bague, tapea . Chemise, tapa. Biscuit, amou. Eau-de-vie, v Vin, ava. Eau, ' Cordage, aourou. Sabre , oe. — Fourreau, vii. Ceinturon, talia . Clef, tariri. Mât d’un navire, étira. Poule, moua. Chapeau , tapou. DE NOMS. Arc, phana. — La corde , roa. — Le carquois, ohe. — La flèche, emoïa. Brisant, vae. Ciseaux, paoti. Cochon, poua. Chien, ouri. Montre, mana . Pagne, aati. Culotte, latoe. Bouteille , moona . Aiguille , nira. Nacre, clou. Fil, laoura. Huile de coco, mori ou monoï. Pendants d’oreil- les, Siffler avec les poe. doigts, ehïo. Tabac , avaava. Vrilles , ekou. Clou, nero. Collier, aï. Ficelle, eaho. Petite hache, toe. Nom (désign.), ioa. Pavillon , ereva. Soleil, mana. Venez ici. arimaï. — promptement, eare. Hameçons, matao, etc., etc. 147 AUTOUR DU MONDE. Ou pourra consulter le Vocabulaire taitien donné par Bougain- ville ; et , quoique quelques mots soient inusités , il rendra encore de grands services. En général, cependant, il faudra supprimer 1 e et l’o qui précèdent le plus grand nombre des mots : ce sont deux articles qui signifient le ou la. Notre manière de mesurer le temps a été introduite par les mis- sionnaires de la manière suivante : 60 amo raa mata i ïa minute (soixante secondes font une minute). 60 minute i ïa hora ( soixante minutes font une heure ). 24 hora i ïa mahana (vingt-quatre heures font un jour). V mahana i ïa hebedoma (sept jours font une semaine). 4 hebedoma i ïa avae (quatre semaines font un mois ). 45 avae 1 mahana 6 hora i ïa matahiti ( treize mois un jour six heures font une année taïtienne ou lunaire). hebedoma i ïa matahiti (cinquante-deux semaines font un an). 605 mahana i ïa matahiti (trois cent soixante-cinq jours font une année). Les noms des jours de la semaine sont traduits ainsi : Sabali, Monedi, Tuesedi, Wenesedi, Turesedi, Feraidi, Saluredi, dimanche. lundi. mardi. mercredi. jeudi. vendredi. samedi. Les mois sont également empruntés des Anglais , et ils n en dif- fèrent pour les noms que par l’arrangement des voyelles qui sépa- rent les consonnes. Les mois taitiens étaient appelés apaapa , firia , le e ri , te lai, ovarehu,faa ahu,pipiri, aununu, paroromua, par or o- m«n, nuiriraha, hiaia et tema. Les douze premiers sont rangés dans l’ordre de notre calendrier, et répondent à nos mois ; mais les insulaires les plaçaient bien différemment : leur année était innaire. L’ancienne manière de compter usitee à Taiti , comme dans les Ües voisines , est celle-ci : 1 , atahi. 2, arna, et le plus souvent apiti. 6, aloru. 4, aeha ou amaha. 148 VOYAGE 5, arimci ou apac. G, afene ou aono. 7 , ahitu, 8, avaru ou avaou. 9, a ïva. ■10, aahuru, prononcez aahourou. il , ahuru matahi ou hoe ahuru rnahoe. 12 , ahuru marua ou hoe ahuru mapili. 15, ahuru matoru ou hoe ahuru matoru. il, ahuru maaehâ ou hoe ahuru mamaha. 15, ahuru marima ou hoe ahuru mapae. iO, ahuru mahüu ou hoe ahuru mahitu. 18, ahuru mavaru ou hoe ahuru maraou. 19, ahuru maïva ou hoe ahuru maïva. 20, erua ahuru; on dit aussi epili ahuru. De 20 à 29, on commence par erua ahuru, auxquels mots on ajoute matahi , marua , etc., comme pour les premières dizaines. 50 , etoru ahuru. 40, châ ahuru. 50, erima ahuru. 60, efene ahuru. 70, ehilu ahuru. 80, evaru ahuru. 90, eiva ahuru. 100, atahi rau. Les signes des neuf premières unités s’ajoutent devant rau , pour exprimer le nombre de centaines. Ainsi : 200 , arua ràu. 500, atoru rau. 400, aeha rau, et ainsi des autres. 1000, se dit atahi mano; 2000, arua mano, comme pour les centaines. Par ce simple aperçu il sera possible de comparer le dialecte o-taïtien avec celui delà Nouvelle-Zélande, ou de plusieurs autres systèmes d’iles océaniennes , et nous le terminerons par un petit vocabulaire de noms donnés aux diverses parties du corps humain. Ces noms doivent être ceux qui subissent le moins de changements, et qui traversent intacts le laps le plus considérable de temps , et parmi lesquels on doit trouver des caractères moins variables pour les analogies. Tête, aai. Cheveux, o-ou-rou. Œil, lone-ma-la. Nez, e-hi-ou. Sourcils , tou-a-mar-la. Bouche, ou- tou. AUTOUR DU MONDE. 149 Joues, papari-a. Le globe de l’œil, opomata. Cils, outi-outi. Narines, popooyou. Dents, tariniou. Menton , loa. Oreille, taria. Darbe, ourounourou. favoris, ounaouna. Poitrine, houma. Mamelles, oh nou. Sein, nanti. Nuque, ereï. Côté du thorax, aoao. Ventre, obou. Nombril, pito. Anus, ououre. Vagin, pipitiloe. Verge, tapa. Fesses, loai. Épaule, tapauno. Aisselle, aï-aï. Bras, rima. Avant-bras, vati-a. Coude, pororima. Main, erima. Paume de la main, tcabourima. Les doigts, rima-rima. Ongles, ma-ï-ou-ou. Cuisse, owaa. Jambe, avaai. Tibia , eoufara. Cheville, momoa. Pied, lapouai. 150 VOYAGE CHAPITRE XI. DÉTAILS SUR LES ANCIENNES COUTUMES DES 0-TA1TIENS ET SUR LES MISSIONS PROTESTANTES DANS LES ILES DE LA SOCIÉTÉ. Toute perfection dans cette vie est toujours unie à quelque imperfection , et toutes nos lumières sont toujours mêlées d’ombres. plion . 6° Une assemblée générale sera tenue chaque année, dans la chapelle du roi, à ; à cette occasion les missionnaires prêcheront à la fin du service. Une réu- n'°n des membres s’assemblera pour traiter les affaires de la Société; après quoi 1 hacun retournera chez lui. Une copie de ces statuts sera imprimée et placée dans les lieux d adoration, pour que chacun puisse être instruit du but de la Société. 1G4 VOYAGE et d’Eyméo que sept mille cinquante-neuf bambous d’huile de coco , cinq cochons , et huit paquets de coton ; mais ces impôts furent croissants jusqu’en 1822, que, suivant Oupaparou, secré- taire de la Société pour O-taïti, les missionnaires reçurent neuf mille deux cent vingt-six bambous d’huile, vint-quatre cochons, deux cent soixante-sept balles de fécule d’arrow-root et cent quatre- vingt-onze paquets de coton. Mais les Taïtiens se lassèrent bientôt de ces tributs imposés à leur zèle plutôt que réclamés à leur cha- rité , et employèrent toutes sortes de subterfuges pour tromper les missionnaires ; c’est ainsi qu’ils diminuèrent la grandeur des bam- bous , la grosseur des paquets de coton , etc. Pendant notre séjour , à la grande assemblée de mai , dont nous avons précédemment parlé , on devait demander un surcroît d’impôt ; mais ce projet , accueilli avec une défaveur marquée , fut prudemment abandonné. Les missionnaires d'O-taïti , pour asseoir plus sûrement leur autorité, après avoir asservi l’esprit de divers chefs, avaient lancé, sous le nom de l’un d’eux , leur fameux code de lois , qu’ils firent adopter par Fomaré. Ce document est inconnu en Europe , car il a été imprimé en o-taïtien , à Huahène , sur une grande feuille in-folio, signé par huit chefs de Raïatéa, cinq de Taha, neuf de Borabora et neuf de Maupiti. Son titre est : Tamatoa, e le arii aloa no Raïatéa , e no Tahaa, e no Borabora, e no Maupiti, etc. '. t En voici la traduction, faite par M. de Blossevillc, sur une version anglaise écrite par le sieur Williams, qui parlait parfaitement la langue o-laïlienne. Je possède l’original de ce document devenu très-rare. Tamatoa, roi, les principaux chefs do Raïatéa, de Tahaa, de Borabora et de Maupiti, ayant , par la grâce de Dieu, trouvé convenable de publier les lois sui- vantes pour être observées dans ces îles, nous souhaitons à vous tous grâce, merci et prospérité au nom de Dieu. Les lois qui suivent ont été écrites, pour le public, par David Oire, à la requête du roi et des chefs des îles de Raïatéa, Tahaa, Borabora et Maupiti, le 11 mai 1820. 1° Vous ne tuerez personne. Il n’y a personne qui puisse tuer aucun de scs enfants mâles ou femelles, sous le prétexte des sacrifices; finalement vous ne commettrez point de meurtres. Tous ceux qui se rendront coupables de ce crime souffriront la mort. 2° Vous ne, etc. Toute personne coupable de blasphème ou d’idolâtrie, de quelque genre que ce soit, dans ses adorations, en retournant en quelques manières à scs coutumes idolâtres et méchantes, en vertu de la loi, souffrira la mort. 3“ Vous ne déroberez point. Toutes les personnes coupables de vol, ou convaincues d’avoir caché des objets 165 AUTOUR DU MONDE. Les missionnaires ne redoutent rien tant que la piésence des navires européens, dont les équipages, peu scrupuleux en tait de conduite, détruisent rapidement ce qu’ils ont conquis à grand peine dans l’esprit de ces insulaires. Dans tous leurs rapports ils se plai- volés, d'aider ou d’assister le voleur, souffriront la peine de la loi, qui consiste dans une restitution quadruple, et un travail pénible, scion que les juges et le jury le jugeront convenable. 4° Vous ne , etc. Toute propriété particulière sera regardée comme sacrée. Personne ne fera toit a la propriété de son voisin, sans encourir la punition de la loi. Tous les codions égarés, qui porteront une marque, appartiendront à leurs propriétaires respec- ts : ceux qui seront sans marque deviendront la propriété des chefs principaux ou de la caisse des missionnaires. Toute personne qui refusera d’obéir ou de con- sentir sera condamnée à l’amende ou à un travail pénible , selon que les juges et le jury le croiront convenable. 8” Vous ne, etc. Toute personne qui sera coupable de sédition, ou de tentative pour troubler la paix des îles, ou de trahison contre le gouvernement, sera punie suivant les lois anglaises, les missionnaires étant consultés, puisqu’ eux seuls peuvent juger con- venablement. 6“ Toute personne mariée n’aura qu’une seule femme mariée, suivant la loi , par les missionnaires principaux ou leurs assistants. Toutes personnes ayant autrefois plus d’une épouse, renverront toutes leurs femmes, excepté une. Tous les anciens contrats sont annulés. 7» Si un homme cherche à forcer, ou consent que sa femme se prostitue, ou le lui conseille par l’appât du gain, par des preuves reconnues à la conférence publi- que, et par le consentement des missionnaires, le contrat du mariage sera annulé; lu transgresseur sera puni par un travail pénible, et, s’il appartient a 1 Eglise, il sera exclus et regardé comme infâme. hQ Vous garderez le sabbat : le sabbat sera conservé sain au Seigneur : on ne Se livrera à aucune espèce de travail. On enjoint à tout le monde d’assister à l ado- ption publique. Tous les parents qui permettront à leurs enfants de se promener e» liberté, seront coupables d’infraction à la loi. Quiconque fera faire quelque üuvrage à ses domestiques le jour du sabbat sera coupable de désobéissance aux '°is de Dieu et du roi , et puni en conséquence. 9" Si quelqu’un est trouvé coupable de s’être querellé ou battu, ou d’avoir lnjurié ses compagnons, vieux ou jeunes, mâles ou femelles, l’agresseur sera puni t)ar le travail pénible, suivant que les juges le trouveront convenable. 10" Vous ne commettrez point d’adullère. - Si, ayant commis un adultère, mâle °u femelle, des preuves de ce crime sont représentées à la conférence publique, les missionnaires déclarent le contrat de mariage rompu. Le mari ou la femme du h ansgresseur sera libre de se remarier, et le transgresseur sera exclus de 1 Eglise cl Puni par la loi civile. Si l'homme a péché avec la femme d’un autre homme, b payera au mari quatre grands cochons, ou d’autres objets, pour le montant 'lesquels les missionnaires devront être consultés. llu Toute personne mâle ou femelle , coupable de fornication, d avoir dunné des c°nseils à d’autres, d’avoir caché ou de n’avoir point informé sur-le-champ les JG(> VOYAGE gnerit des efforts que leur coûtent leurs travaux apostoliques et des fâcheux résultats produits par le séjour trop prolongé des navires de leur propre nation, dont les marins rendent illusoires leurs recom- mandations morales et leur surveillance des mœurs. Ce qui contrarie missionnaires ou les juges à la conférence puhlique ; toute personne trouvée cou- pable sera jugée par les lois civiles et punie par une amende ou par un travail pénible, suivant les circonstances. Si une personne non mariée a des liaisons avec la femme d’un autre homme, le délinquant payera l’amende de quatre cochons, outre les autres peines qu'il encourra. Celle amende appartiendra au mari de la femme adultère. d2° Tout homme qui conseillera ou qui consentira que sa femme se rende à bord d’un navire sans un motif légal, et sans le consentement des missionnaires et des juges, sera puni suivant la loi. foule femme, mariée ou fille, qui se rendra secrètement à bord d’un navire, ou qui sera connue pour avoir une correspondance particulière avec quelque Européen, sera punie par la peine des ceps , ou par un travail pénible, suivant que les juges et le jury le trouveront convenable. Toute personne recélanl de tels coupables souffrira la même punition. 13° Toule personne coupable de diffamer le caractère des missionnaires, sans une cause spéciale, ou d’essayer de prouver qu'il est contre la loi d’aider les mis- i sionnaires, ou de sa personne, ou avec une partie des objets dont on peut être eu possession, sera coupable d'infraction à la loi, et punie comme les juges et le jury le trouveront convenable. Nota benc : la moitié des confiscations et des amendes appartient à la caisse des missionnaires. 14° Toute personne trouvée coupable de soutenir un mensonge, sera punie par un travail pénible. Toutes pratiques frauduleuses et tromperies subiront la peine de l’arnende cl un travail pénible. 15° Toute personne qui entendra injurier le nom ou le caractère des mission- naires, par un naturel ou par un étranger, et qui n’en donnera pas avis à l’as- semblée publique, sera punie par un travail pénible. S’il appartient à l’Église, i! en sera exclu, et enfin déclaré une personne indigne. •16" Si quelqu’un adoptait quelque nouvelle doctrine ou forme de doctrine autre que le vraie religion apostolique enseignée par les missionnaires, il serait déclaré coupable d’hérésie, et puni d’après la décision des missionnaires, personne autre, n’étant juge compétent, et ce cas étant hors des limites des lois civiles. 17° Si quelqu’un prêle attention à quelques écritures ou traductions d’un étranger résident, qui n’appartient point à la Société des missionnaires; qui recè- lera ou fera recéler de pareilles écritures sans les porter aux missionnaires, dès la première connaissance qu’il en aura ; et si ces écritures ne sont pas la parole sacrée de Dieu, elles seront brûlées publiquement, et les coupables punis selon la loi et les décisions des missionnaires. 18° Toute personne allant à bord d’un navire et y recevant quelque présent, doit faire connaître à la conférence publique la quantité et la qualité des présents, la personne de qui elle les a reçus, et ce qu’elle a l’intention de donner en retour, belles qui agiront autrement seront punies par une amende et par la confiscation AUTOUR Dû MONDE. 167 lu plus les idées des O-taïtiens , c’est l’inflexibilité de certains arti- cles de la loi sur la pureté, dont ils ne comprennent nullement flesdits présents. Tous cos présents doivent être considérés comme des instru- ments de corruption , à moins qu’ils ne soient faits aux rois et aux princes. 19° Toute personne qui portera à bord d’un navire quelque marchandise sans en avoir reçu la permission des principaux chefs et des juges, les missionnaires étant aussi consultés, perdra par couliscalion les marchandises ou leur valeur , et payera ,lne amende déterminée par la loi civile. 20° Tout homme qui forcera ou essaiera de forcer une femme, contre son ineli- uation, à avoir avec lui des liaisons charnelles, souffrira la mort pour ce crime, ‘'fois, dans ce cas particulier, comme dans tous les cas sérieux, les missionnaires seront consultés. 21“ Le principal chef et les juges avocats doivent être les principaux chefs; les juges inférieurs et le jury doivent être hommes de bon caractère, et il faut que fous soient baptisés et appartiennent à l’Église. Lorsqu’une cause est jugée par les Juges inférieurs, la personne accusée peut en appeler au juge en chef et aux mis- sionnaires. Mais de leur décision il n’y a point d’appel. 22° On fait aussi connaître qu’aucune personne ne sera jugée digne d’une place île confiance , ou d’occuper un emploi du gouvernement, ou d’avoir un vole, si elle n est souscripteur d’une contribution pour la Société des missionnaires. Mais en cela il n’y a pas de contrainte; chacun agira suivant les conseils de sa conscience. Tout présent, de quelque dénomination qu’il soit, sera accepté avec reconnais- sance , et on en disposera honnêtement à la discrétion des directeurs des mission- naires. Les antiquités sont aussi reçues avec plaisir. Le profit de tous ces objets servira à aider les fidèles missionnaires à répandre les vérités évangéliques chez 'es nations païennes. J oute personne refusant une demande légale de son roi , soil en fait de travail , s°’l en fait de nourriture, et ne voulant pas y consentir, autant que ses moyens le lui permettront, sera regardée comme infâme, et privée de la protection «es lois. 25° Toule personne qui marquera ou fera marquer quelque partie de son corps, sera forcée de faire une étendue de chemin qui n’excédera pas cinquante brasses, °u font autre ouvrage, pour la première offense; pour la seconde, elle fera le °nble, et ainsi en proportion. Toutes chansons, jeux ou divertissements lascifs s°"t strictement défendus. Aucune femme ne paraîtra dans la maison de Dieu ■'î uut la lèlc ornée de fleurs : les coupables seront punies par un travail pénible ; °Us les parents ou chefs de famille , qui négligeront l’adoration particulière le soir ® 1® matin , seront punis par la loi. Toutes personnes qui cacheraient de sembla- es coupables seront soumises à la même punition. ^ Toules personnes qui mettront au jour et feront connaître les pratiques illé- Sales des pêcheurs aux chefs, aux missionnaires, ou à la conférence publique, avec ' es preuves en règle, seront regardées comme éligibles pour obtenir un rang plus ev^S soit dans l’Église, soit dans l’État. ^ous les vagabonds incorrigibles, que ni les travaux ni la peine des ceps ne f^oüt réduire, seront publiquement fouettés, à la discrétion du roi , des juges des principaux hommes de l’île. VOYAGE 168 l’importance ou la nécessité. L’extrême rigueur (les missionnaires 1 a dépassé, le but qu’ils se promettaient , car elle a engendré une haine sourde, profonde, et tôt ou tard ces germes hâteront leur expulsion. On conçoit que , dans cette île , où les navigateurs euro- péens se plongeaient dans les plus sales voluptés , les compatriotes de ces mêmes hommes sont mal venus à prêcher une pureté qui est l’exception, tandis que les hommes de la même race jouissent, à cet égard , d’une liberté qui va jusqu’à la licence la plus effrénée. Un tel ordre de choses n'est pas logique , car les naturels compa- rent et sont plus judicieux qu’on ne pense; ils demandaient au capitaine Charton , commandant un vaisseau anglais mouillé à Taoni : Blais en Angleterre punit-on du fouet les femmes et les filles qui ont des amants? défend-on de danser? On ne doit pas punir le tatouage , car tous vos matelots sont tatoués. Alors pourquoi nous impose-t-on des coutumes qui ne sont pas anglaises? Ce sont celles d’Angleterre que nous voulons adopter. Les missionnaires ont accru le scandale par l’acerbe de leur inflexibilité envers la classe inférieure : toute femme qui a com- merce avec un homme est condamnée, pour la première fois, à fabri- quer une certaine quantité d’aunes d’étoffes d’écorces d’arbres, poui les missionnaires , et son séducteur doit executer de vingt a cin- quante brasses de grand chemin. Après une rechute, la femme elle-même est soumise à cette dernière peine, mais , avant , elle est liée avec des cordes, et doit subir en public une admonition à laquelle souvent vient s’adjoindre une marque au front 2. Flétrie, elle doit à toujours se précipiter dans le désordre, car rien ne la porte plus à pratiquer une vertu qui ne laverait pas ses souillures premières. Mais, ce qui est souverainement injuste, disons-le même, immoral , est que le même châtiment est infligé à ceux ou celles i La peine de mort a été infligée plusieurs fois. Quelques jours avant notre arrivée, un naturel avait été pendu à deux cocotiers très-propres à cet usage, et que nous vîmes à la pointe de Taoni. L’acte de pendre un homme est bien une véritable importation européenne; les O-laïtiens ne se seraient pas avisés d'in- venter un tel moyen de tuer : un coup de casse-tète aurait formé tout l’appareil de supplice. „ a Les missionnaires, qui ont sévèrement défendu le tatouage, font tatouer m certaine marque sur le front des femmes galantes. Il est vrai de dire que cet « punition, que M. Orsmond a fait infliger dans Me de Borabora, a été blâmée P» quelques-uns de ses collègues. AUTO DK DU MONDE. 169 qui se livrent à la danse ou qui se font tatouer. La danse est libi- dineuse, disent les missionnaires, et le tatouage est tellement séducteur , qu’il inspire aux femmes ou aux hommes de frénétiques passions. Qu’en résulte-t-il? que des insulaires préfèrent fuir dans les lieux les plus cachés pour se livrer en paix à leurs jeux , à la danse , au tatouage , ou même pour y jouer de la flûte-à-nez , car ce maigre plaisir leur a été aussi interdit. Pendant notre séjour , les missionnaires se plaignaient de l’esprit des naturels : ils avaient raison , ils ont voulu aller trop vite , ils seront chassés de ces îles tôt au tard , car ils ont fait naître parmi les naturels une profonde dissimulation, et la dissimulation, chez les peuples proche l’état de nature , est le premier degré de la sauvagerie avec toutes ses atrocités. M. Duperrey contribua de tous ses efforts à ne point aggraver la position des missionnaires anglicans qu’il entoura de la plus grande considération. Il retint l’équipage dans une discipline aussi sévère qu’il lui fut possible , afin de ne point donner de prétextes à leurs plaintes. Il assista souvent à leurs assemblées, en compagnie des officiers de la Coquille, bien que de communion différente. En un mot , si je parle avec liberté , c’est par conviction pure et sim- ple, et nullement par aucun motif qui serait dicté par des senti- ments que pourrait désavouer la conscience la plus irrépro- chable. L’emploi des jours , chez les O-taïtiens , s’écoule dans la plus enrayante monotonie. Après la prière de chaque famille , il y a , dès le matin, réunion dans le temple de Matavai, puis la messe, puis des conférences au soir. Le jeudi , il y a grande réunion , parce que les habitants des villages lointains sont tenus d’y venir. Le samedi, chaque naturel va cueillir sur son territoire les fruits à pain et amasser les autres provisions nécessaires pour faire vivre sa famille Pendant la semaine , et opère leur cuisson , car , le dimanche , il ne doit rien faire autre chose que prier. A la réunion du jeudi, chaque habitant, dit publiquement ce qu’il sait de son voisin et vice versâ , et par ce moyen de police, d’une nouvelle espèce, le ministre, de sa chaire, sait tout ce qui se passe dans l’ile. Le temple principal , appelé chapelle royale de Pari , est situé à Lapaoa, résidence de la famille royale, et a pour but de réunir dans sa vaste enceinte les insulaires qui se rendent à la grande II. 22 VOYAGE 170 assemblée annuelle de mai ; il a 660 pieds de longueur sur 54 de largeur, et est enveloppé d’une clôture en bois , haute de trois pieds, encadrant le monument dans une place circulaire. Les parois de la chapelle sont en bois , percées d’un nombre infini de fenêtres et de plusieurs portes ; la toiture est en feuilles de vaquois , assemblées avec beaucoup de soin , et se trouve supportée au milieu par de forts piliers. Des séries régulières de bancs sont rangées devant les trois grandes chaires , qui permettent à trois missionnaires de parler à la fois. Le sol est jonché de feuillage , et la voûte est tapis- sée d’un nombre considérable de nattes , grosses ou fines , appen- dues comme dans une friperie. Tout le bois qui a servi à cette construction gigantesque a été emprunté aux arbres à pain , qu’il a fallu abattre , et certes ce n’est pas une petite perte pour la nour- riture des insulaires que tous ces arbres précieux , si lents à croî- tre , et que la hache a jetés à bas. Ce temple est tellement vaste , qu’il a fallu renfermer dans son enceinte un ruisseau assez large, sur lequel on a jeté un pont : on dit qu’il peut contenir huit mille personnes , mais qu’il n’en reçoit habituellement que trois à quatre mille. Les étrangers qui viennent visiter cette mecque océanienne , se logent dans les cabanes publiques, faites en forme de grands hangars ouverts à tous les vents ; ils jettent une natte sur le sol , et dorment ainsi en attendant le grand jour de la solennité ; c’est à cette réunion que se rédigent les rapports que les missionnaires envoient à Londres. Le temple de Papiti , que dessert M. Crook (le même qui aban- donna les îles Marquises pour échapper aux agaceries de la reine d’une de ces îles , nouveau Joseph l, qui, une nuit, se trouva réveillé par les embrassements d’une Putifar sauvage et puissante); le temple de Papiti est petit , mais il suffit aux besoins de la popula- tion , peu nombreuse , qui est éparse à l’entour. Celui de Matavai est assez vaste , et rappelle nos maisons euro- péennes , parce que les murailles en bois sont closes et blanchies à la chaux de corail ; sa forme est un ovale allongé , percé de vingt-six fenêtres et de deux portes aux extrémités ; il peut contenir quatre cents personnes assises sur des bancs bien alignés , que supporte i Ceci n’est pas une moquerie : M. Crook passe pour un homme d’une réserve extrême, et, dans notre pensée, notre phrase est un éloge. ADTOÜIl DO MONDE. 171 un plancher en bois d’arbres à pain. La chaire occupe la partie moyenne de l’édifice, que desservent MM. Nott et Wilson. Une cabane placée à quelque distance sert d’école pour l’enseignement mutuel. 172 VOYAGE CHAPITRE XII. TRAVERSÉE D’O-TAITI A BORABOUA (du 22 ad 25 jiai 1825); ET SÉJOUR DANS CETTE DERNIÈRE ILE (dü 25 MAI AD 9 JUIN SUIVANT ). « Les îles de la Société ont perdu leurs danses, leurs chœurs , leurs mœurs voluptueuses. Les belles habitantes de la Nouvelle-Cylhère , trop vantées peut-être par Bou- gainville, sont aujourd'hui, sous leurs arbres à pain et leurs élégants palmiers, des puritaines qui vont au prêche , lisent l’écriture avec des missionnaires métho- distes, controversent du matin au soir, et expient dans un grand ennui la trop grande gaieté de leurs mères. » ( Chateaubriand, préface du l^oyaye en Amérique. ) Le 22 mai , nous appareillâmes de la rade de Matavai par une légère brise d’est qui ne nous permit pas de faire un bon sillage , car le lendemain au matin nous nous trouvions à peine par le travers de Huahène, que nous ne pûmes doubler qu’au soir. Taha, réunie à Raïatéa (l’Uliétéa de Cook) par une même ceinture de récifs, est d’origine volcanique, et des montagnes déchirées se projettent sur l’une et l’autre terre à une assez grande élévation. Le 24 , nous aperçûmes dans le lointain l’île de Borabora , dont la forme conique se détachait des nuages obscurs qui voilaient le ciel , lorsque près de nous une trombe vint appeler notre attention pendant plusieurs minutes que durèrent les phénomènes de ce 173 AUTOUR DU MONDE. météore , nommé epouou dans la langue océanienne. Le lendemain , nous reconnûmes Tupai , île plate et couverte de forets de cocotiers, qu’entoure une immense chaîne de récifs , et au centre de laquelle est un vaste lagon et des passes étroites entre les bancs de corail. Les insulaires séjournent temporairement sur cette île pour leur récolte de fruits ou pour pratiquer des pêches abondantes. Au cou- chant apparaissait Maurua (Maupiti des navigateurs européens), formée par une montagne centrale de forme conique , d où s irra- dient les petits mamelons que bordent des terrains bas, ainsi que cela a lieu assez uniformément dans la constitution zoologique de toutes les îles de la Société. M. Orsmond nous dit que Maurua 1 ne comptait que trois cents habitants , que visitaient de temps à autre les missionnaires de Taha ou de Borabora , mais que les ensei- gnements du culte étaient pratiqués par un indigène de la classe des moniteurs. M. de Blosseville , doué d’un esprit aventureux et actif, profita de ce que le brick de M. Deps , l’ Endeavour , se rendait dans cette île, pour la visiter et en dresser une carte qui porte le cachet d’exactitude que ce jeune officier savait donner à tous ses travaux; ce plan porte le n° 7 dans l’atlas hydrographique du voyage de la Coquille. Au moment de donner dans la passe de Borabora , a un tiers de mille de la côte, la brise vint à manquer, et il nous fallut mettre les embarcations à la mer et nous faire remorquer au large , où les courants, d’ailleurs, contribuèrent à nous porter également. Le vent ayant repris à souffler du N.-E. avec assez de force, on en profita pour s’engager dans l’étroit chenal, où nous nous trouvâmes repoussés par la sortie de la mer, que nous ne surmontâmes sous Vergues, que grâce au vent qui nous poussait avec vigueur vers la baie de Bola , où nous laissâmes tomber l’ancre, par dix -neuf brasses, sur un fond blanc et dur de corail, assez semblable, poui la consistance et l’aspect , à du mortier. Nous jetâmes une amarre a un cocotier du rivage, et nous restâmes ainsi presque à toucher ferre , protégés par l’île de Topua ou 2 oubouui au sud-ouest , mais Nullement abrités des vents du sud , qui soufflent avec violence , 1 On trouve communément dans cette île un crustacé nommé cypaie dans 1 Inde, qui est le pagure voleur des naturalistes. Les insulaires disent qu’il se nourrit principalement des cocos tombés sur le Soh et qu’il parvient, à l’aide de leurs trous , à les vider presque complètement. VOYAGE 174 et qui ne sont pas arrêtés ni par la pointe Daïlily, ni par l’îlot de Toubouai-iti. Cette baie, vaste et regardée comme sûre toute- fois, ne communique avec la mer que par une passe fort étroite, côtoyant l’île basse du nord, appelée Motou-ouna, et les courants qui, lorsque les flots entrent ou sortent, deviennent excessivement rapides. Borabora 1 que Cook et d’autres navigateurs ont appelé Bola- bola, offre les mêmes productions qu’O-taïti : elle est aussi habitée par la même race humaine, ayant les mêmes croyances et les mêmes mœurs; aussi réunirons-nous, dans un chapitre consacré à l’histoire naturelle , tout ce qui peut se rapporter aux impressions générales que l’aspect de cette île fait naître , en nous bornant dans celui-ci à signaler les événements qui se succédèrent pendant notre relâche. Quarante lieues à peine séparent Borabora d’O-taïti , et rendent compte suffisamment de cette grande analogie qui existe entre deux îles soumises, avec celles qui les entourent, aux mêmes influences atmosphériques. Disons toutefois, avant d’entrer en matière, que l’île de Borabora, lorsque Cook la visita en 1777, était gouvernée par O-Pouny, chef redouté dans l’Archipel , car c’est à lui que les Taïtiens portèrent l’ancre que Bougainville avait perdue au fond du mouillage que sa frégate occupait ; ancre qui fut donnée à ce roi puissant comme un objet rare et précieux , et comme un tribut , qu’il se borna à recon- naître par un présent. Pouny fut dépossédé de son pouvoir sur la fin de sa carrière, d’ailleurs fort longue, par une révolte des chefs de districts, qui le déposèrent et le chassèrent de Pile, tant son avarice les avait révoltés. Divers chefs se disputèrent l’autorité du monarque banni ; mais le plus puissant d’entre eux fut un guerrier célèbre, nommé Tapao, qui envahit les îles de Raïatéa et de Huahène : aveuglé par la prospérité , il opéra un débarquement sur les côtes d’O-taïti , à Papiti ; mais l’inconstance de la fortune lui fit acheter ses premiers succès par une défaite. Tapao se hâta de faire deman- der du secours à Borabora et dans les îles conquises , et , commc ! L'île de Borabora glt par 134° SI’ 56" 7"' de long. O., et par 16» 30' de lat. S. ( Duperrey, Mém. sur les op. géographiques, etc., p. 36.) On nomme Motou-iti l’îlot bas; Takahiroa, le grand Motou ; Paoua, la pointe ouest; Malira, le récif sud; Taéroa, la baie du sud; Piliou, la pointe est; Tahahi, la pointe nord. AUTOUK DO MONDE. 175 il attendait dans l’inaction les renforts dont il avait un pressant besoin pour se tirer de la position dangereuse qu’il occupait sur le sol ennemi, Pomaré, roi de Taïti (connu à cette époque (1789) sous le nom d’Otou), lui proposa la paix, que la nécessité lui fit accepter. Toutefois Tapao, malade et chagrin, ne devait plus revoir son île de Borabora, car il mourit à O-taïti peu de temps apres la cessation des hostilités entre Pomaré et lui. Ce Tapao, chef belliqueux et remuant , n’avait pas joui de l’autorité suprême sans qu’elle ait été vivement disputée par les autres Tavanas, car, s’étant fait bien venir des chefs de Raïatéa, ses propres sujets craignirent qu’il ne respectât plus leurs lois, et lui firent une guerre acharnée où ils furent défaits. Mai , roi actuel , commandait les révoltés ; mais Tapao, vainqueur, pardonna à son rival d’une illustre naissance et l’associa à son pouvoir ; cette bataille , mémorable chez ces insu- •aires , fut livrée vers 1810 , près du grand moraï des Pouny et des Tapao, sur les bords de la baie de Bola. Les naturels rie montrèrent point un empressement aussi vif que les Taïtiens pour venir à bord, et leur extrême circonspection leur était sans doute inspirée par la verge inflexible sous laquelle ils courbaient la tète. Mai , cependant , ne crut pas devoir déroger à l’hospitalité océanienne ; mais le présent de bien venue , qu’il adressa à M. Duperrey nous parut peu digne d’un chef, car il ne consistait qu’en cocos , en vy et eu racines de taro. Le 26 mai, le capitaine descendit avec l’état-major de la cor- vette faire une visite de corps au missionnaire Orsmond , qui s’était embarqué avec nous à O-taïti , et que nous avions déposé dans son île. Nous ne pûmes qu’être étonnés , en descendant sur le rivage , d’accoster avec notre grand canot à l’extrémité d’une jetée longue de 140 mètres, bâtie en gros blocs de corail , et que M. Orsmond est parvenu, à force de ténacité, à faire exécuter par les naturels, ffans cette masse, portée à mains d’hommes, on a ménagé des Intervalles vides, que les eaux de la mer baignent, et que l’on Emplit de poissons provenant des pêches abondantes ; dans quel- ques-uns de ces carrés on nourrit aussi, afin de les faire grossir, de jeunes tortues marines. A la jetee aboutit une avenue qui con- duit directement à la façade du temple : ce fut la où le mission- naire dirigea nos premiers pas , et , bien que ce lieu de prières n ait rien de remarquable à l’extérieur, nous ne pûmes qu’être étonnés 176 VOYAGE de l’aspect satisfaisant de son intérieur. Ce temple est vaste et divisé en trois parties, ayant chacune leur porte d’entrée et un grillage en bois ; la salle de droite est consacrée aux assemblées des chefs, aux instructions du ministre , et aux dénonciations des habi- tants les uns envers les autres ; elle n’a pour mobilier qu’une vaste table encadrée de bancs. L’enceinte du temple, proprement dit, occupe la partie moyenne de l’édifice : des gradins élevés sont placés sur les côtés et entourent la chaire. Les hommes, les femmes et les enfants se placent dans des bancs distincts et séparés. Le missionnaire éprouvait la plus vive satisfaction à nous montrer une œuvre dont il pouvait à bon droit se glorifier pour la plus forte part , car la coupe et le poli des bois des bancs et de la chaire étaient vraiment dignes de la réputation d’un bon maître charpen- tier anglais ; c’était en effet l’ancienne profession de M. Orsmond , à Londres, et j’avoue que ce travail manuel, enseignant aux insu- laires l’application d’un art utile, est ce qui m’a paru le plus propre à honorer M. Orsmond et le caractère du vrai missionnaire. Tou- tefois, je n’ai pu que gémir en pensant à la masse des arbres à pain qu’il a fallu abattre pour cette profusion de boiseries , et je con- çois que des famines puissent désormais devenir menaçantes. Ce bois , de l’arbre nourricier par excellence , est d’une belle couleur rouge ; il se travaille avec facilité , et sa surface peut acquérir un lustre remarquable ; mais cet arbre précieux , qu’on abat avec tant d’imprévoyance , est cependant d’une croissance désespérante de lenteur. On serait tenté de blâmer l’incurie des missionnaires , qui facilitent l’accroissement de la population , tout en lui enlevant les éléments d’une nourriture assurée. Un faux principe a aussi dirigé M. Orsmond , car il nous disait : « Il n’est pas mal que les naturels soient contraints à la culture , car l’abondance des vivres les main- tient dans leur paresse , et le désœuvrement s’oppose à leur con- version. » A notre sortie du temple, le ministre nous conduisit à sa demeure, où nous trouvâmes mistriss Orsmond, accomplissant un saint ministère, en enseignant à lire à quelques femmes qui l’entouraient; cette pieuse dame portait empreinte sur sa figure une touchante résignation, et c’est de toutes les femmes de mis- sionnaires que j’ai vues, celle qui m’a semblé la plus heureusement organisée pour conquérir des âmes à sa croyance. M. Orsmond , / AUTOÜK DD MONDE. 177 du propriétaire qui a la manie des constructions , et qui aime à parler de ses projets, nous conduisit à la maison neuve qu’il faisait bâtir derrière celle qu’il occupait, et qu’il trouvait trop petite. C’était un vaste local construit en bois et crépi à la chaux, à la manière européenne ; déjà la bibliothèque avait été transportée dans cabinet de travail du ministre, et un meuble curieux y attira mes regards : c'était un fauteuil chinois en bambous , pouvant se prêter à toutes les poses du corps et des membres , fauteuil plus commode pour faire la sieste que pour inspirer une homélie. Der- rière la maison on avait réservé une vaste surface pour le jardin Potager , et une avenue d’orangers était tracée de cette demeure au temple. Un seul arbre m’a frappé par son étrangeté parmi les végétaux océaniens, c’était un beau tamarinier des Indes. A ce confort si estimé des Anglais se joignaient de nombreux domesti- ques des deux sexes. Téfaora et Mai , les deux rois, n’étaient guère que les huissiers du véritable autocrate qui régnait sur l’île; cela m’expliqua en outre combien des hommes qui n’avaient eu , dans leur patrie, qu’une position infime , devaient se trouver heureux du bonheur matériel et de la suprématie dont ils jouissaient dans des îles d’ailleurs fertiles , abondantes , et au milieu d’une race assez facile à conduire. Nous suivîmes notre guide, pontife-législateur artisan , qui sem- blait ignorer que la modestie est une vertu théologale , tant la satis- faction rayonnait sur sa figure vivement colorée ; nous le suivîmes, •fis-je , à travers le village , en cheminant sur la belle route qu’il a (ait construire , sur une étendue de plus d’un mille et demi et sur one largeur de quelques pieds. Des troncs de cocotiers , couchés en l°ng , servent à maintenir les terres de la chaussée , et , jetés sur les Petits ruisseaux qui descendent de la montagne centrale pour se Perdre à la mer , en forment les ponts. Que de cocotiers il a fallu abattre pour tous ces travaux ! encore si on avait été les chercher SUr les îles basses, là ou ils sont multipliés? mais non; on s’est borné à les couper sur le pourtour de la baie, où ils formaient un Magnifique rideau de verdure , et leurs stipes mutilés, restés sur le S°1 qu’ils surmontent de quelques pieds, témoignent d’un véritable vandalisme. Enfin M. Orsmond , après nous avoir fait visiter ce qu’il appelait Ses crêations, dut songer à nous accompagner chez le roi, ou H. 23 178 VOYAGE plutôt chez son premier vicaire, Mai. Le collègue de ce dernier, Téfaora , n’était point encore rendu de l’île d’Ulietéa où il était allé pour débattre quelques intérêts de territoire. Nous trouvâmes sa majesté boraborienne dans une mesquine cabane; mais, comme j’avais eu le plaisir de faire sa connaissance à O-taïti , elle me salua d’un ïourana plus accentué , et tel qu’on en donne à une ancienne connaissance. Mai a une rotondité remarquable, et qui fait dispa- raître ce que pourrait lui prêter de noblesse sa taille de cinq pieds sept pouces, ses traits réguliers, empreints d’une grajide douceur; et cependant Mai a joui de la réputation d’un vaillant guerrier. Absorbé par la dévotion la plus minutieuse, c’est un grand enfant que M. Orsmond domine et dirige comme il le juge convenable ; aussi ce missionnaire nous louait-il Mai , qu’il vantait outre mesure, tandis qu’il nous peignait Téfaora comme un imbécile méchant; mais, plus tard, nous vîmes que ce jugement avait pour mobile la docilité extravagante de Maï, tandis que Téfaora , récalcitrant, ne passait pas pour un chrétien bien zélé , et semblait regretter les anciennes coutumes. On travaillait alors à exécuter un projet de M. Orsmond pour le logement des deux chefs : il consistait à placer deux maisons sur des massifs de coraux établis sur le rivage même et au-dessus des eaux, comme deux guérites de sentinelles; chaque roi se trouvait placé sur son propre domaine , car l’intervalle de leur maison était la ligne de séparation des districts de Ouaitei et de Taamoutou , et les bornes de leur empire. En sortant de chez Mai , et après avoir fait visite à la reine , nous nous rendîmes chez Maria, tille de Mai, et veuve d’un grand chef. La princesse était loin d’être belle , et ce qui nous frappa le plus dans sa demeure, fut la présence d’un bossu jovial et conteur, serviteur du roi , qu’il devait égayer, comme à la cour de nos monar- ques figuraient jadis les Triboulet et les Angely. Il va sans dire que , pendant toute notre promenade , la population entière nous servait d’escorte; mais il était facile devoir que les insulaires avaient moins l’habitude des communications avec les Européens que leurs voisins les O-taïtiens, et les enfants surtout, qui nous suivaient , fuyaient rapidement aussitôt que quelques personnes de notre cortège venaient à tourner la tète. Le 28, nous reçûmes la visite de M. et de madame Orsmond, et les naturels se montrèrent plus empressés qu’à l’ordinaire ; ils nous AUTOUR DU MONDE. 179 apportèrent des fruits en abondance et des paniers remplis de coquillages, qui paraissent être excessivement communs sur les bas-fonds hérissant les rivages de l’île. C’étaient des mitres 1 , des vis tigrés, des porcelaines, des tridacnes 2, des vénus 3, des limes v, deg cérythes blanches : ces insulaires accrurent ainsi nos collections d’une foule de poissons vivement peints , de zoophytes 3 et de polypiers, que je payais largement pour exciter leur zèle; ils témoignaient une préférence décidée pour le papier et les crayons, qu’ils employaient pour écrire des prières sous la dictée des moniteurs; car, jusque-là, ils s’étaient servis de feuilles de bananiers. Ils montrèrent aussi la plus grande convoitise poul- ies étoffes , les outils d’acier , tels que couteaux , ciseaux , les hameçons , le cuivre ouvré , etc. Plusieurs demandaient de l’ar- gent, moni, et préféraient aux piastres les larges pièces de cui- vre portugaises que nos matelots avaient rendues luisantes en les fourbissant. Un insulaire échangea à M. d’Urville , pour deux chemises et des toiles imprimées , une médaille laissée dans ces lies par Cook , et frappée en commémoration de son voyage ; cette médaille était depuis longtemps entre les mains d’un nommé Temena, qui l’avait reçue d’un Européen mort au service de Pomaré. Les missionnaires , qui recherchent avec soin tous les objets d’art qu’il leur est recommandé d’envoyer à Londres , furent très-surpris d’ap- Prendre cette circonstance , et Temena se sera repenti plus d’une fois , sans doute , d’avoir changé sans leur permission un objet de cette valeur historique 6. Cette médaille représentait l’effigie de Georges III, avec cette légende, roi de la Grande-Bretagne, de France et d’Irlande , a y tint sur l’envers deux vaisseaux avec leurs n°ms , la Résolution et V. Aventure , et ces mots : Partis d’Angleterre e>l mars 1772. 1 Poilpou 2 Paoua. 8 Eai. * Touparc. 3 passais des journées entières à dessiner les animaux vivants sur les récifs Wèmes, et je rédige en ce fnoment une histoire générale des zoophytes, qui n’aura Pas moins de “20 volumes in-4". Les 4 premiers volumes sont terminés. Ils com- P'ennent les Bëroïdcs et les Méduses, avec 267 pl. coloriées et peintes sur vélin. 6 Voyez la note que j’ai fait insérer à ce sujet dans le Journal des Voyages, fom. XXVIII, Paa. 249 avec une gravure représentant les deux faces de la mWaiIle. 180 VOYAGE Nous remarquâmes que les insulaires furent religieux observa- teurs des injonctions que leur avait faites M. Orsmond pendant les premiers temps de notre séjour au milieu d’eux , mais qu’ils se relâchèrent ensuite de la sévérité de leur conduite. Ils ne parais- saient pas à bord avant le lever du soleil , et disparaissaient aux approches de la nuit. Les femmes, après leur toilette du matin, se rendaient à l’église et passaient une partie des heures dans des conférences mystiques , puis le soir tous les habitants se réunissaient pour la prière. Vers neuf heures , le son d’une cloche , comme le glas des plaisirs impurs , tintait dans le village et donnait le signal d’une retraite absolue; malheur aux retardataires! car des agents de surveillance rôdaient dans l’obscurité, et notaient, pour les faire punir, ceux qui commettaient la moindre infraction à la sévé- rité de ce réglement, qu’on n’était supposé transgresser que dans des intentions de péché. Le 30 mai , MM. Bérard et Lottin contournèrent l’île pour en faire la géographie , et , chaque jour , depuis notre arrivée , nous remarquâmes cette inconstance du temps , qui nous avait si souvent contrariés à O-taïti , et ce passage brusque d’un soleil radieux à des grains violents et orageux de vents et de pluie. Téfaora arriva en ce jour et vint nous visiter aussitôt ; il me fit présent d’une per- ruche vivante des îles basses , la plus délicieuse perruche 1 que j’aie vue , tant elle a une coloration vive et des formes sveltes et gra- cieuses, un plumage varié de vert glacé, de bleu azur, de rouge ponceau et de jaune paille éclatant , à bec rouge de corail , se nour- rissant de la pulpe fondante des bananes. Le 31 mai fut un jour des plus remarquables pour la corvette la Coquille, et peu s’en fallut qu’elle ne restât à jamais sur les rochers, où elle fut jetée pendant quelques heures. J’avais déjà pris mon parti, je devenais colon de Borabora, et j’aurais aban- donné de grand cœur la vie civilisée pour la vie dite sauvage ; mais j’avoue que cette vie n’eût pu être que gâtée par le sombre et inces- sant fanatisme de l’homme des missions qui gouvernait ces îles par le despotisme religieux, à mon avis la plus intolérable des domi- nations. Cependant, obéissant aux lois de l’humanité que les hommes se doivent entre eux , et tout aussi heureux sans doute de débar- i C’est la psillacule de kuhl des naturalistes. AUTOUR DU MONDE. 181 casser sou île des perturbations qu’un équipage abandonné sur le rivage n’aurait pas manqué d’amener, M. Orsmond en ce jour ren- dit un signalé service à la corvette la Coquille, et nous ne pouvons que lui en témoigner franchement notre sincère gratitude. Voici le fait : la matinée du 31 fut très-orageuse, et des coups de tonnerre, entrecoupés de violentes raffales, ne cessaient que pour faire place à des ondées qui tombaient massives. On se rappelle qu’ancrés à toucher les rochers , nous avions une amarre à terre , fixée à un cocotier du rivage; derrière nous, comme à 1 entour, étaient des récifs de corail s’étendant en bancs nombreux et sinueux, Protégés dans cette baie de tous les vents , moins celui du sud , qui règne dans l’hivernage , et dont nous bravions l'influence après avoir pris la précaution d’affourcher. Vers dix heures, le calme se fit sentir ; mais, vers midi , les raffales reprirent avec une telle force , que bientôt la tempête devint continue. A midi et demi , nous trou- vant réunis dans le carré, une violente secousse nous frappa de stupeur : c’étaient le càble-chaîne qui venait de casser à dix brasses de l’ancre , et la corvette qui , en un clin d’œil , venait à l’appel de son ancre d’affourclie en talonnant sur les rochers du rivage , bien qu’on eût jeté à la mer de nouvelles ancres préparées à être mouillées à la moindre alerte. Le banc sur lequel la Coquille avait été jetée présentait une surface assez accore, dont la base ôtait couverte de sables madréporiques ; elle touchait donc sur ce fit de gravier pulvérisé , tandis que son arrière talonnait lourdement sur le haut du récif; aussi s’empressa-t-on de démonter le gouver- nail. Le péril de la situation donna uue nouvelle énergie à chaque homme : en quelques minutes le cabestan , qui était à terre pour ôtre réparé, fut hissé abord et mis en place; en quelques instants des ancres furent portées au large , afin de touer la corvette , et ce ’ude travail s’effectuait par une mer devenue démesurément grosse dans la baie, par une pluie battante, et luttant contre un vent s°ufflant avec la plus rare violence. Dans l’intervalle , un exprès fut envoyé à M. Orsmond , qui prêchait au temple , car c’était le jour du sabbat pour les insulaires , et ce ministre arriva bientôt escorté des rois Mai et Téfaora , à la tête de la population virile de l’île ; plus de trois cents insulaires montèrent a bord , bien qu on n en uWisa qu’une trentaine, car les autres devenaient embarrassants Pur leur inexpérience. Ils me parurent beaucoup souffrir du froid , 182 VOYAGE occasionné par la pluie qui inondait leur corps , tant le derme est épanoui par une chaleur presque permanente , bien que M. Duper- rey eût fait délivrer des cabans provençaux aux chefs et aux plus laborieux d’entre eux. Cette alerte eut son terme : le temps se calma, et au soir la Coquille flottait au mouillage qu’elle occupait précédemment. On fit plonger pour connaître les avaries qui avaient pu être faîtes, et qui se réduisirent à des feuilles de cuivre empor- tées et la fausse quille broyée. Les insulaires refusèrent l’eau-de-vie qui leur fut offerte , mais acceptèrent avec plaisir le biscuit qu’on leur distribua. M. Orsmond, en effet, était parvenu à leur inter- dire l’usage des liqueurs fortes ; c’est certes un grand pas qu’il leur a fait faire dans la voie de la moralité. Le travail fini , les auxiliaires pleins de zèle, ayant leur roi Téfaora à la tête, se rendirent à terre en se jetant à la mer et nageant avec une rare vigueur; ce ne fut pas pour nous un médiocre étonnement que de les voir, à l’instar de grenouilles qui s’élancent des bords d’un fossé au milieu de l’eau, plonger presque tous à la fois et au signal de l’un d’eux, en s’élançant du pont de la corvette à la mer. Après la tempête le calme : la tempête qui , semblable aux pas- sions , trouble l’harmonie du monde physique , comme ces dernières agitent et bouleversent la vie des êtres animés, la tempête fut suivie d’un ciel pur et serein et d’un calme profond : mais ses ravages existent pour attester son passage, et il en fut de même à bord de la Coquille ; il fallut remettre tout en place , prendre de nouvelles précautions, et l’équipage, en multipliant son travail, se trouva bientôt sur les dents. . Je profitai de la belle journée du 1er juin pour parcourir l’île et visiter les naturels dans leur intérieur; mais tout chez eux annonce la filiation la plus évidente avec leurs voisins les O-taïtiens, dont ils ne diffèrent ni par la race, ni par les usages, ni par les mœurs. Cependant la physionomie des habitants de Borabora a quelque chose de plus dure que celle des Taïtiens : leur peau est plus halée , le regard plus féroce ; nul doute que ces nuances tien- nent à leurs anciennes habitudes de piraterie , et aussi aux longues insolations qu’ils éprouvent en se livrant à la pêche sur les bancs à fleur d’eau. Les chefs sont très-blancs , et quelques jeunes gens ont des formes arrondies et bien modelées ; il n’en est pas de même des femmes, que nous trouvâmes communément laides et flétries. AUTOUR DU MON RR. 183 Leurs mœurs ne diffèrent point par la facilité de celles des O-taï- tiennes; mais comme la population est très-restreinte, il en résulte une surveillance plus active, et, par suite, une grande frayeur des châtiments infligés publiquement, car le sexe redoute surtout le funeste triangle tatoué, que M. Orsmond fait attacher d’une manière indélébile au front des pécheresses. Et cependant, malgré des craintes si justement fondées , que de filles se rendirent à bord Pendant la nuit, ou à l’observatoire établi sur le rivage!.... En débarquant à l’extrémité nord du village , je visitai une sorte de cabane publique, qu’occupait alors un assez grand nombre de femmes faisant de la tapa ou des étoffes d’écorces , s’accompagnant dans ce travail de chants cadencés. J’ai décrit le procédé qu’elles emploient dans un précédent chapitre ; non loin on avait pratiqué un hangar recouvrant des pièces cerclées en fer, et destinées à recevoir les salaisons de porcs et l’huile de coco , que le mission- naire expédie annuellement au Port-Jackson ; je me rappelai que la religion de Jésus-Christ chassait les marchands du temple..... De grands tas de cocos , provenant des récoltes faites sur les motous , et devant servir à l’extraction de l’huile, gisaient çà et là sur plusieurs points du rivage. Tout le long de la mer je rencontrai des enfants s'exerçant à la Pêche, en se servant d’une ligne terminée par un hameçon, à la manière européenne. Dans les cabanes les femmes préparaient de 'a paille pour la confection des chapeaux ; les hommes pétrissaient des fécules ou des fruits, ou arrangeaient les fours pour la cuisson de leurs aliments. Un naturel , que les Anglais ont baptisé du sobri- quet de captain Thomas , et qui se nomme Thamaïti , voulut abso- lument être mon tayo et changer de nom avec moi ; cet usage si touchant du changement de nom commence à s’effacer des mœurs des insulaires et devient chaque jour plus rare. Ce Thamaïti , sorti de la classe du bas peuple , était parvenu au grade de chef de canton Pour avoir dirigé l’attaque de ses compatriotes contre un navire américain qui relâchait à Borabora , et dont ils massacrèrent •équipage. Mais Thamaïti , devenu chrétien zélé et ardent , ne Voulait plus entendre parler de ce fait de sauvagerie féroce , et témoigna le plus vif déplaisir lorsque je le lui rappelai. Entre autres cadeaux , Thamaïti me donna une coloquinte d’eaca, remplie d huile parfumée pour les onctions du corps , et diverses publications VOYAGE 184 faites par les missionnaires en langue o-taï tienne ; c’est de ce chef que je tiens aussi les fameuses lois promulguées sous le nom de Tomatoa, et que nos lecteurs ont pu lire dans le chapitre précé- dent. Thamaïti me conduisit chez son roi Téfaora , superbe homme , à formes athlétiques et bien proportionnées pour sa grande taille, car il a plus de six pieds. La physionomie de ce chef a cet empâte- ment de chairs, si commun chez la race océanienne , et cette finesse du regard qui lui est propre. Il était revêtu d’un véritable poncho chilien fait d’écorce d’eaowa 1, et avait près de lui sa femme, laide de visage , courte de taille et surchargée d’embonpoint , et sa fille Tapéta Farepiti, jeune enfant de huit ans, aux traits fins et gra- cieux. Téfaora fut très-démonstratif dans son amitié pour moi : il pressait mes mains, qu’il conservait dans les siennes, et affectait ce patelinage de caresses qui semblait flairer des présents. Il me pria de lui faire son portrait; mais, chose singulière, il ne voulut jamais me laisser employer ni le crayon noir, ni l’encre de Chine , ni la seppia ; il me fallut , pour le rendre complètement heureux et satisfaire ses désirs , le barbouiller de vermillon le plus cru ; ces peuples n’ont donc aucune idée des formes du dessin ni du coloris. Dans la case de ce chef ; des femmes étaient occupées à pulper avec le penou , sorte de mollette en trachyte , une grosse pomme de terre , qu’on nomme patava : elles paraissaient jouir de la plus grande liberté , car elles riaient et folâtraient sans être jamais réprimandées ni par Téfaora ni par sa femme. Divers naturels me parurent singulièrement vêtus, car ils portaient, sans doute pour remplacer la feuille du figuier , de gros paquets d’herbes formant autour du corps une vaste circonférence; d’autres, au contraire, s’étaient fait une sorte d’habit , appelé ea , d’après la coupe de celui des Européens , avec cette toile grossière qui occupe la base des pétioles des feuilles de cocotier. C’est dans l’île de Borabora que nous rencontrâmes très-communément ces févée ou cas d’éléphan- tiasis qui défigurent , par leur masse informe , les membres des naturels; quelques vieillards , espérant arrêter les progrès de cette disgracieuse et funeste affection , s’étaient fortement ficelé les jam- bes, dans le but de mettre des bornes à la tuméfaction. i Vcaoua est un arbre élevé, ayant le feuillage d’un poirier , dont l’écorce est grise , lisse et très-textile. AUTOUR DU MONDE. 185 Comme je regagnais le navire au soir, je fus attiré par des chants qui partaient d’une papara-oura, ou école de moniteurs : ces moni- teurs sont les néophytes qui ont le plus rapidement répondu aux espérances des missionnaires , et qu’ils ont chargés de l'enseigne- ment secondaire. Des jeunes garçons , des jeunes filles , étudiaient des hymnes o-taïtiens, qu’ils chantaient en chœur; et, comme M. Orsmond se pique de posséder une belle voix , il avait donné un soin particulier à cette partie de l’enseignement, dont il s’enorgueillissait en toute circonstance : je ne pris qu’un médio- cre plaisir à écouter ces chants liturgiques. Non loin de cette papara-oura est une autre école pour les adultes : j’y vis des mères entourées de leurs enfants apprenant l’a, b, c, d, ou épelant des syllabes pendant des heures entiè- res. Quelques femmes écrivaient, tandis que les moniteurs s’exer- çaient à des compositions. Le système d’éducation donné à cette peuplade est résumé par les deux extraits suivants. Pendant que M. Orsmond était à O-taïti , il reçut une lettre écrite au nom des petits garçons et des filles, ou, entre autres passages, on lit celui-ci : « Nous » ne pouvons plus boire parce que les sources sont taries. L’eau » ne coule plus et ne rafraîchit plus nos cœurs ; mais bientôt la » fontaine va se répandre , et l’eau de la parole divine va couler » sur uos lèvres. » L’autre lettre, que ce missionnaire reçut dans le même lieu et de la part des moniteurs, a été traduite par lui-même, et remise à plusieurs personnes de l’expédition ; elle s’exprime ainsi : « Cher ami Monsieur Orsmond, » Salut à vous, dans le vrai Dieu et en Jésus-Christ, le vrai 8 roi , par qui a été détruit le pouvoir de l’enfer : c’est la parole 8 que nous vous adressons; c’est celle de nous tous, frères et 8 sœurs, à raison de notre amour pour vous, qui vous accompa- 8 §ne dans votre voyage sur la mer profonde , et dans votre visite 8 aux missionnaires qui demeurent à ïaiti et à Moorea. Telle est 8 'a prière que nous adressons pour vous cà Dieu du fond de notre 8 cœur. ii. 2* 186 VOYAGE » Depuis que l’on ne nous prêche plus l’Évangile , nous sommes » comme des enfants qui n’ont pas de parents , comme la bonite » qui ne peut jouir du repos. Nous avons l’usage de participer au » sacrement (oms1); il nous serait essentiel d’y participer encore. » Notre corps seul est séparé de vous; notre souvenir et notre » amour pour vous ne sont pas perdus. » Tous les jours en prière pour que nous persistions dans notre » conduite sur cette terre qui est la nôtre , nous nous attachons à » l’Évangile de Jésus , et nous supportons patiemment le mal ; » nous sommes, comme 1 ’otaha, frappés de Yatoa, exerçant notre » patience avec les mauvaises coutumes qui sont sur la terre. » Na Terena , et tous les frères et sœurs , et aussi les amis Tyer- » mann et Bennett , vous faisons salut en Jésus ; nous avons de » l’amour pour vous deux ; votre image n’est pas perdue pour nous ; » elle est en nous , et ne sera jamais perdue jusqu’à ce que notre » corps soit mêlé avec la poussière , jusqu’à ce que nous soyons » réunis dans le ciel. » Borabora. » A. M. Orsjmond, à Taïti. » Les missionnaires sont enchantés de cette tournure métapho- rique exagérée, ils la regardent comme la preuve d’une complète éducation religieuse ; quant à moi , je trouve ce système d’éduca- tion faux de tout point. Au crépuscule , je vis les femmes se rendre dans les nombreux ruisseaux qui coupent le village, pour y faire leurs ablutions et s’y baigner. Dans la matinée du 2 juin , Téfaroa et Mai signèrent un billet que M. Orsmond écrivait à M. Duperrey , pour lui demander de la poudre à canon. Cette poudre fut portée par le sieur Williams qui nous rapporta , qu’en la recevant M. Orsmond avait dit : « C’est de la poudre française; elle na jamais fait grand mal. » l’Europe entière aurait pu répondre au missionnaire , qui, ce jour-là, devait dîner à bord de la corvette la Coquille avec les deux rois de l’île. Il i Mot à mot, manger Voma. AUTOUR DU MONDE. 187 va sans dire qu’on tira du canon et qu’ou rendit des honneurs , ce dont on eût pu grandement se dispenser. Je donnai quelque attention aux ruines du fameux mardi ou moraï 1 2 de Pouny, le plus célébré des temples païens en plein air de Borabora , où s’accomplirent tant de sacrifices humains. Cet homicide autel était formé de blocs très-gros de madrépores compacts , disposés en carré avec des gradins élevés. Ce moraï occupait dans Ja profondeur d’un bois une assez grande surface , et offrait plus d’un point d’analogie, quant au but , avec les pierres druidiques. Il me semblait voir les toas ou images grossières des atouas , ou dieux , couronnant ce monument aux formes rudes et sinistres , et , par la bouche des prêtres , des prophètes ou des in- spirés, prescrire le meurtre ou ordonner des guerres. Les femmes, sous peine de mort , ne pouvaient pénétrer dans ces sanctuaires , ni visiter les fata ou autels qui supportaient les victimes. Là , sur le moraï, le roi recevait, le jour de son installation, le maro de plumes rouges , le maro ouroa qui devait le rendre sacré. Là , le grand-prêtre ( faaoua pouré ) ne paraissait revêtu du vêtement sacerdotal que dans les occasions marquantes, tandis que les arnoi toa, ou gardiens des images, les pouré et les opo-noui, prêtres subalternes, étaient préposés aux détails du culte jour- nalier. Là se présentaient les hommes inspirés par la Divinité, à l’instar des voyants des Hébreux. Là régnait, dans toute sa puis- sance , le redoutable tabou 1 , cette loi que nul Océanien ne pouvait transgresser sans périr. En revenant à bord de la Coquille , de fort bonne heure , je vis des pirogues, montées par des femmes seules, qui pagayaient le '°ng du navire. Les sollicitations pleuvaient vives et pressantes , Pour que ces jeunes filles , qui avaient au milieu d’elles la princesse J laria , voulussent bien monter sur la corvette ; mais , malgré leur extrême désir , elles craignirent le fameux triangle tatoué au front : l;ette Maria est cependant célèbre dans Pile par sa galanterie , car 1 Quelques voyageurs ont adopté de préférence le nom de mardi. 2 Tabou, chose sainte et sacrée. 0n remarque que le mot Arabe habous , qui signifie lien , exprime parfaitement e 'al, ou des Océaniens. Les Arabes qui veulent pieusement consacrer leurs biens, «ans un but d'utilité publique, ou conserver cependant leurs revenus au profil de eurs héritiers, font leurs biens habous. 188 VOYAGE le haut rang brave les foudres de M. Orsmond , et quelques-unes de ses compagnes ne lui cédaient en rien sous ce rapport. Une de ces filles était remarquable par la perfection de ses formes , que recouvrait très-mal une sorte de fichu que le vent dérangeait sou- vent, au grand plaisir de nos matelots, qui les dévoraient du regard , en leur lançant tous les quolibets des répertoires bas-bre- tons ou provençaux ; elles , folles et rieuses , semblaient ne pouvoir s’arracher des côtés de notre corvette , car elles y restèrent plus de deux heures , montrant leurs trésors sous plus d’un aspect. Nous consacrâmes la journée du 7, qui était un dimanche, à draguer sur les parties sablonneuses des rivages de Tubouai et de Motoutapou, afin d’enrichir nos collections d’histoire naturelle. Plusieurs de nos compagnons étaient allés chasser dans le même but, entre autres le maître canonnier Roland; M. Orsmond, qui les rencontra , les força de retourner à bord , en envoyant pour les saisir une troupe de naturels armés, et ces Messieurs, par prudence , ne voulurent pas s’exposer à des voies de fait en repous- sant cette injuste agression. Ce missionnaire nous donna un autre exemple de l’intolérance des bibliques, en faisant saisir, dans ce jour que les protestants ont consacré à un repos absolu , le linge que nos hommes avaient lavé au matin et mis à sécher , et il fallut le faire réclamer. Que serait-il advenu si, moins prudent, M. Du- perrey avait jugé convenable de repousser, comme il le méritait, cet oubli des égards dus au navire de guerre d’une nation puis- sante, parcourant les mers dans l’intérêt seul de la civilisation! La nuit qui précéda notre départ, une vingtaine de naturels restèrent à bord et éludèrent la surveillance des agents du mis- sionnaire ; ils profitèrent de leur liberté pour se livrer aux danses et aux jeux qui les récréaient avant leur conversion au christia- nisme, et le bossu du roi Maï nous divertit beaucoup par son talent prononcé de mime : ce bossu, qui adopta avec esprit le surnom de gibbons, que lui donnaient nos Provençaux, singeait M. Ors- mond, et ne tarissait pas en ne cessant de dire : Mitonary fofo, fi des missionnaires. Ce naturel , de même que quelques insulaires , voulaient absolument nous suivre en France. Le 9 juin , nous appareillâmes vers les onze heures du matin, par une bonne brise, et le roi Téfaora voulut nous accompagner jus- qu’en dehors des récifs ; une cinquantaine de naturels'couvraient le AUTOUR DU MONDE. 189 pont , et, au fur et à mesure que le sillage nous éloignait de la baie de Beula , ils plongeaient successivement et regagnaient le village à la nage. Trois matelots anglais, délaissés sur l’ile de Borabora, avaient été embarqués par le capitaine, c’étaient les nommés Paul- Georges, Smith et John Douglas , que nous laissâmes sur diverses îles, où ils demandèrent à rester; après n’avoir pu gagner le Port-Jackson, comme nous en avions eu le projet. Bientôt des nuages noirs et amoncelés nous voilèrent l’île de Borabora. 190 VOYAGE CHAPITRE XIII. OBSERVATIONS GÉNÉRALES SUR LES PRODUCTIONS NATURELLES DE L’iLE DE BORABORA , ET SUR LES MALADIES QUI RÉGNENT LE PLUS ORDINAIREMENT DANS LES ILES DE LA SOCIÉTÉ. Pourquoi quitter notre Ile? en ton Ile étrangère, Les deux sont-ils plus beaux? ( Victor Hugo , Ballades. ) L’ile de Borabora ressemble complètement à O-taïti. Ce sont les mêmes productions, les mêmes habitants, les mêmes circonstances atmosphériques. Tout le système d’îles , qui constitue ce que l’on nomme archipel de la Société, présente en effet une parfaite iden- tité de création. Les détails que nous avons donnés sur O-taïti sont donc applicables à Borabora ; mais, comme notre séjour dans cette dernière île a enrichi nos collections d’objets qui ne se sont point offerts à nos recherches dans la première , nous en tracerons dans ce paragraphe une esquisse dégagée de tout ce qui a pu être déjà signalé dans le précédent travail. Borabora est , malgré sa petite étendue , extraordinairement pit- toresque. Ses sites, très-accidentés, sont remarquables, sinon par leur variété, au moins par la pompe de la végétation, le luxe et le développement du feuillage , la teinte diversement foncée de la verdure. Elle n’est distante d’O-taïti que d’environ quarante lieues. Un immense récif, qui peut avoir sept lieues de tour, l’enceint d’une barrière de corail , sur laquelle s’élèvent quelques motous verdoyants, AUTOUR DU MONDE. 191 tels que Toubouai , Toubouai-iti, Motouiti et Tcnahiroa. Les rivages en dedans de la chaîne extérieure des bancs de polypiers sont mor- celés par de nombreuses baies , rétrécissant et découpant profon- dément la surface de l’ile , qui ne se compose , à bien dire , que d’une montagne solitaire et conique, dont les flancs se prolongent sur les côtés, et en arêtes déclives et sinueuses. Cette haute mon- tagne est un volcan éteint , dont le cratère est en partie affaisse vers le rivage, et a formé une portion de la baie de Beula, seul lieu où les naturels aient réuni leurs cabanes pour en composer un village. Pendant la durée de notre séjour, les vents soufflèrent de l’est, en variant au nord-est et à l’est-sud-est. Un seul jour nous eûmes Une brise très-violente du sud-ouest. Les vents les plus ordinaires étaient entremêlés de calmes, et venaient du nord-ouest, de l’ouest- uord-ouest , ou sud-ouest , et n’avaient qu’une courte durée. Les brises de l’est-sud-est descendaient fréquemment par raffales des flancs du mont Paya. Le médium du baromètre fut de 28 pouces 1 pouce 6 lignes, et celui du thermomètre de 29 degrés centigrades, à midi, et 28° à minuit. Une seule fois il marqua 24 degrés , et deux fois 25°. La température de l’eau était, à midi , de 27 à 28 degrés, et baissait, dans la nuit, suivant la force de la brise. L’hygromètre à cheveu ne marqua qu’une fois 95 degrés, et indiqua communément 101% et jusqu’à 106 et 110% à deux fois différentes. La baie de Borabora , nommée Beula par les habitants, est vaste et bien abritée de toutes parts, excepté peut-être aux vents du sud, flu' soufflent avec force dans l’hivernage , et qui passent au-dessus Aes pointes de Daily et de la petite île de Toubouai-iti. Une passe droite, bordée de récifs à fleur d’eau, y conduit en venant du large, et est traversée par des courants d’autant plus forts, que son étendue est plus étroite. Le mouillage se trouve être à une demi-encâblure *0 village , sur un fond de corail recouvert de sables madrépo- r'ques ; il est abrité par la montagne centrale , ou Paya , dont les flancs s’élèvent si perpendiculairement, que, vus de cette partie, As semblent être taillés à pic. A ses pieds, et sur le îivage bas et au niveau de la mer du pourtour de la baie, sont de loin a loin établies les cabanes des naturels, séparées chacune par des pian- otions d’arbres à pain , et entourées de bosquets d’autant plus §racieux, que la nature en a fait tous les frais. Ce village peut 192 VOYAGE contenir environ mille cinquante-trois habitants , et son étendue n’a pas moins d’un mille ; il est composé de deux districts nommés Wuatéi et Taamoutou , et gouvernés chacun par un roi : Téfaora possède le premier, et Mai le second. Ainsi Borabora se compose d’une montagne volcanique centrale , d’un terrain plat qui y est adossé, d’iles basses ou motous, et de récifs à peine recouverts par la surface de la mer. Le paysage , vu delà rade , est un des plus gracieux qu’on puisse imaginer; et , pour peu qu’on soit favorisé par un de ces beaux jours des tropiques , son aspect , résultant d’un mélange de pitons volcaniques nus et déchar- nés et de sites verdoyants, est enchanteur. Des forêts de cocotiers , dont les parasols de verdure, balancés par les brises du large, servent de dôme impénétrable au soleil , couvrent les îles basses ou motous ; des bancs de récifs forment sous l’eau des labyrinthes peuplés de madrépores et de zoophytes que teignent les plus riches couleurs. La mer contribue elle-même à l’ornement de ce tableau , lorsque le calme règne sur sa surface légèrement ondulée, ou lors même qu’agitées, ses vagues viennent heurter contre les roches animali- sées et jaillir au loin en gerbes écumeuses. La blancheur du sable qui couvre les grèves, la verdure sombre des baringtonia qui croissent seulement sur les rivages , les feuilles larges et découpées des arbres à pain , achèvent d’embellir cette scène d’une nature vierge et impo- sante. La montagne centrale de Borabora donne naissance à de petites chaînes de collines qui s’irradient sur divers points , et notam- ment la première au nord-nord-est ; la seconde court du sud au sud-ouest , et la troisième se dirige de l’ouest à l’ouest-nord-ouest , en se terminant à la baie de Fanoüi. Son élévation est d’environ six cent dix-sept toises ; ses flancs , très-abruptes , sont composés d’as- sises épaisses , d’une belle dolérite , formant des murailles hautes de près de cinquante pieds, et qui sont cà et là complètement nues, et, le plus souvent, à l’endroit où les assises reposent l’une sur l'autre, recouvertes d’une abondante végétation. Son sommet déchiré est couronné par deux pitons, dont l’un , d’une nudité repoussante , a plus de deux cents pieds d’élévation. La pyramide qu’il forme repose sur une base étroite, et sa surface, noircie et fendillée, présente partout le trachyte à nu. Une excursion que nous eûmes occasion de faire sur le sommet de la montagne Paya , et jusqu’au pied du haut piton dont nous venons de parler, donnera l’idée la plus éten- AUTOUR DU MONDE. 193 due de la végétation et de la nature du sol de Borabora , et pourra faire passer dans l’âme de nos lecteurs quelques-unes des sensations qu’elle nous a fait éprouver. Le 27 mai 1823 , nous partîmes du bord, MM. Bérard, Lottin et moi, par le plus beau temps du monde, dans l’intention de gravir la montagne et d’en escalader les arêtes ; deux insulaires nous servaient de guides. Débarqués sur le rivage , nous prîmes un étroit sentier qui se déroule, en formant des zigzags, sur une petite chaîne de collines se dirigeant au nord-ouest, et qui descend delà portion moyenne de la montagne elle-même. De beaux arbres à pain , des mapé ( inocarpus edulis ) , des nono ( morinda citrifolia ), bordaient ce petit chemin , qu’embarrassaient d’ailleurs les tiges volubiles des liserons grimpant sur les branches et retombant en festons ; nous remarquâmes surtout parmi ces lianes un dolichos , que les natu- rels nomment toutou vifaroa, dont les tiges s’étendent au loin. Bien- tôt on se trouve sur le sommet de cette petite chaîne , formée entiè- rement de dolente , recouverte d’une argile très-rouge , et le sentier alors s’abaisse jusqu’au fond de la baie de Tipoto. Là on commence à s’élever sur le côté nord-ouest de la montagne , qui , en cet endroit , est encore roide et escarpé; çà et là cependant des débris de cabanes temporaires attestent que les insulaires viennent y séjourner passagèrement pour récolter les fruits des nombreux arbres à pain croissant aux alentours. La végétation est très-active ; et aux citronniers à fruits rugueux et aux cralœva religieux se mêlaient des buissons d’hibiscus rosa sinensis, et de gardénia, que ' arôme suave de ses corolles décelait au loin. De grands arbres de vy ( spondias dulcis ) nous fournissaient en abondance leurs pommes gueuses et sucrées; tandis que nos guides, gravissant sans effort ■es longs stipes des cocotiers , allaient en cueillir les noix pleines dune liqueur émulsive toujours fraîche et agréable, mais dont le v°yageur altéré apprécie bien plus le goût savoureux. Nous nous trouvions en ce lieu à cinq heures du matin , au moment où l’abon- dante rosée, qui couvrait les feuilles, se dissipait sous l’influence des rayons naissants du soleil ; un profond silence reposait l’âme qu'une fraîcheur délicieuse disposait à jouir des beautés de sites s* opposés à ceux des zones tempérées. De toutes nos excursions dans l’Océanie , celle-ci est sans contredit la seule qui ait laissé des f faces profondes dans notre imagination. J 94 VOYAGE À mesure que nous nous élevâmes sur le versant de la mon- tagne , par le seul côté qui soit abordable , le chemin devint si abrupt, qu’il fallut bien souvent nous confier à l’expérience et à l’adresse pratique de nos guides. Quelques jeunes branches d’hi- biscus furent écorcées , et les naturels qui nous accompagnaient en firent des cordes qu’ils allaient attacher au tronc des arbres pour nous aider à gravir des quartiers de rochers coupés presque verti- calement , dont la surface était rendue glissante par des couches de bissus humectées sans cesse par des nappes d’eau filtrante. C’est au milieu des bois que nous eûmes occasion de nous apercevoir combien les indigènes , dont l’appareil locomoteur est constamment exercé, l’emportent sur les Européens. Leurs pieds, dont les arti- culations n’ont jamais été gênées par une chaussure en cuir, jouissent de mouvements assez étendus dans les doigts, et le gros orteil surtout , très-écarté des autres , peut saisir avec force le sol sur lequel il appuie , et servir ainsi à soutenir le corps sur une pente humectée et glissante , et seconder les mains dans cette fonc- tion. Les souliers, en nous déformant les pieds, nous ont entiè- rement fait perdre cet avantage. Nous escaladâmes donc ainsi plusieurs fois des murailles de basalte , hautes de douze à quinze pieds. De chaque côté , sont d’épais massifs de végétaux que for- ment des hibiscus, des pandanus, des erooua, ou orties argentées, dont l’écorce textile donne des filaments tenaces et soyeux; les figuiers maki. Nous remarquâmes que quelques cocotiers, maigres et rachitiques , s’étaient élevés sur les collines , jusqu’à environ cent trente-neuf pieds; mais que, passé cette élévation, ce précieux palmier cessait de croître , qu’il ne produisait jamais davantage , et que sa végétation n’était vigoureuse qu’autant qu’il se trouvait au niveau de la mer. Après deux heures de marche, nous parvînmes à l’arête terminale de la montagne : là on trouve un plateau circu- laire assez étendu , et qui supporte un haut piton de forme conique, nommé Otée par les naturels. Ce morne n’a pas moins de deux cents pieds d'élévation , et les quatre faces qui en composent le corps sont complètement nues; tandis que son sommet, où croissent quelques arbustes, paraît beaucoup plus large que la base, puis est terminé par une pyramide aigue. La nature de ces roches vol- caniques appartient à la dolérite ; la face orientale de ce mont ignivome est formée de murailles verticales de cette belle dolérite, AUTOUll DU MONDE. 195 et ressemble , vue du bord de la mer, à une tour gothique immense. Ces murailles toutefois sont formées de strates hautes de quarante à cinquante pieds; et leurs rebords, larges au plus de douze à quinze pieds, sont couverts de grands arbres très-presses, et qui, vus du village , ressemblent à de courts arbustes , formant à la base de chaque strate un étroit liseré Yert. Assis au pied de \Olce, MM. Bérard et Lottin prirent des vues , tandis que, portant au loin nos regards , nous avions en perspective la haute mer et la plu- part des îles de la Société. Un horizon clair nous permit de suivre parfaitement les sinuosités et les accidents du sol de Taha et de Raïatéa au sud, de Tupai au nord-ouest et de Maupiti à 1 ouest. Du pied de la montagne partent trois petites chaînes qui sillonnent l’île au nord , au sud et à l’ouest ; l’une d’elles , dont la direction incline au nord-est, est couverte d’une riche verdure , du milieu de laquelle saille un roc décharné s’élançant d’entre les arbres , et que sa forme nous a fait nommer le marteau. h’Otée, ou ce piton qui termine la montagne de Borabora d’une manière si remarquable , paraît être inaccessible : un de nos guides nous assura cependant que les indigènes le gravissaient parfois pour attraper les phaëtons à brins rouges, qui y nichent en cer- tains temps de l’année. Ce plateau , élevé et solitaire , est l’asile d’une jolie tourterelle qui descend rarement dans la partie inférieure de l’île : depuis plusieurs instants ses roucoulements nous annon- çaient sa présence; mais son plumage vert la faisait échapper à nos regards : nous parvînmes pourtant à en tuer plusieurs. Cette tour- terelle, que les naturels nomment ouha, était nouvelle : au vert brillant des ailes et du dos succèdent un vert jaunâtre pâle sur le eou , un jaune serin sur la gorge , et un jaune vif sur le ventre et sur les couvertures inférieures de la queue. Une calotte , d un violet tendre que borde une auréole jaune , couvre la tète de la manière lu plus gracieuse; les rémiges sont ceillèes de blanc à leui extrémité; le bec est jaunâtre, et les pieds sont orangés. Louba a huit pouces de longueur totale, et appartient à la race des kurukuru. Nous recueillîmes en cet endroit quelques coquilles tcnesties : un petit bulime, couleur de chair, y était entre autres tics-commun. Déjà nous l’avions rencontré à O-taiti; mais, sur le sommet du Paya, °n le trouvait abondamment dans les aisselles des feuilles du vaquois 19G VOYAGE inerme , et sur les frondes des fougères : c’est 1 ’ooa des naturels , et le partula taïtensis de M. de Férussac. Malgré le froid vif que nous ressentions avec d’autant plus de force, qu’une sueur abondante ruisselait du corps, nous restâmes quelques heures pour prendre une vue de l’île et de l’archipel envi- ronnant. Telles sont les réflexions que leur aspect fit naître dans notre esprit. Les îles de la Société reposent toutes sur un plateau peu enfoncé sous la surface de l’Océan , et qui a été tourmenté par des éruptions nombreuses. Chaque île, en effet, se compose d’un noyau volcanique, plus ou moins élevé, dont les flancs pré- sentent çà et là de larges coulées basaltiques , tandis que le sommet est inégalement dessiné et retrace l’aspect d’un ancien cratère, dont les bords sont hérissés de pitons en certains endroits. Or , à ce noyau primitif et central s’adjoint une lisière plus ou moins large , très-plate , peu élevée au-dessus de l’eau , qui repose sur une base de corail. Ce terrain récent, en se moulant ainsi sur les bords du noyau primitif, a reçu, par l’action des pluies et des ravines, la plus grande partie de l’humus que la végétation avait successive- ment créé sur ses pentes. Cette lisière, aujourd’hui couverte de végétaux et de culture , la seule que les Océaniens aiment à habi- ter, est donc la première formation des polypiers, et celle que depuis longtemps les animaux créateurs ont abandonnée pour se reporter plus au large, et former une deuxième ceinture encore en partie cachée sous l’eau , dont les zigzags et les interruptions prou- vent que les zoophytes saxigènes ont besoin, pour les établir, de trouver , au fond de la mer et à une certaine profondeur , des arêtes capables de supporter leur travail. Enfin les îles basses, ou motous, qui paraissent quelquefois à une distance assez notable de l’île principale, ont été élevées indubitablement sur l'irradiation de quelques chaînes du noyau volcanique central. Jamais, en effet, les bancs de coraux ne s’étendent au large , et toujours ils sont la dépendance de l’île qu’ils entourent. On conçoit que , lorsque l’éruption du volcan sous-marin ne lui a pas permis de s’élever au-dessus des vagues , et que son sommet occupe ainsi une certaine profondeur, il en résultera que les polypiers madréporiques se serviront des rebords des cratères pour appuyer la base de leur édifice et de la chaîne des récifs qu’ils formeront au moment d’at- teindre la surface de la mer, et qu’ils présenteront des zigzags AUTOüll DU MONDK. 197 rubanés, ou même les trois quarts d’un cercle indiquant quels ont dû être les contours des cratères : l’intérieur présentera un immense lagon, ainsi qu’on l’observe dans la plupart des îles basses; et il sera d’autant plus profond au centre , que le cratère aura émis des déjections plus considérables, et que l’érosion qui en sera îésultee aura creusé un sillon sur les flancs du mont ignivome, quon observe à l’entrée de ces lagons ; et c’est ce qui explique comment, dans ces passes , le plus souvent très-profondes , des navires euro- péens peuvent y pénétrer et mouiller au centre meme des îles. Vers midi , nous descendîmes le Paya par le côté opposé à celui que nous avions d’abord pris. Le premier chemin occupe le nord-ouest de la montagne , le second se dirige au sud et ne peut servir qu’à descendre , encore est-il hérissé de dangers : les naturels qui nous servaient de guides ne l’avaient jamais pratiqué ; mais, nous voyant décidés à ne pas rétrograder , ils ne balancèrent point à s engager dans les épaisses broussailles qui nous cachaient les précipices , afin de nous diriger sans accident. Nous avons déjà dit que l’élévation per- pendiculaire du Paya, au midi, était à peu près verticale : aussi nous fallut-il, en quittant YOtée, descendre une vingtaine de pieds à l'aide de cordes. Une fois parvenu à ce point , l’arête de la montagne forme une pente d’environ quarante degrés , entièrement recouverte de l’espèce du poivrier qui donne l’ava, dont les tiges genouillees, •nais cassantes, soutiennent le voyageur qui s’y accroche, et dont elles assurent la marche sur une pente éminemment rapide. On contourne ainsi toute la face méridionale des hautes murailles nues de la montagne sur un rebord formé par les assises du trachyte ; et l’immense précipice, qui est au pied, est cache par les tiges nom- breuses et disposées comme en taillis des hibiscus liliaceus , de 1 uleurites, etc., d’un figuier à rejets nombreux, ayant le port du ficus religiosa. Pour atteindre la face orientale , on est forcé de §ravir, pendant un certain temps , au milieu des quartiers de roches foulées sur lesquelles des lianes rampantes forment un lacis pres- se impénétrable , et dans les anfractuosités desquelles poussent hautes fougères dont les tiges fragiles se brisent comme du veire dans les mains de ceux qui s'y accrochent péniblement, et qui déploient tous leurs efforts pour se tirer de ce dedale. Déjà nous avions franchi de longues voûtes de rochers, des pics aigus, les arêtes étroites et la moitié de ces blocs de roches entassées pele- 11)8 VOYAGE môle, lorsque nos guides s’égarèrent. Enfin, après de longs tâton- nements, des inquiétudes fort vives, et des efforts répétés, après avoir mis nos vêtements en pièces, et baignés par la sueur, quoique l’air fût froid sur cette montagne, nous parvînmes au milieu du côté exposé au levant, où nous pûmes descendre avec moins de fatigues et moins de dangers, à l’aide de mamelons en pente très- abrupte , il est vrai , mais qui ne nous offraient plus qu'un sentier seme de roses , au lieu de la dangereuse descente que nous avions jusqu a ce moment suivie. Les tiges du pourao et les racines qui rampent sur le sol humide, que ne sèchent jamais les rayons du soleil, nous furent d'une utilité incontestable , mais n’empêchèrent point cependant que nos chutes fussent fréquentes; et M. Bérard surtout se blessa d’une manière assez grave. Vers deux heures, nous atteignîmes avec une vraie satisfaction la région des cocotiers; c’est alors que nous trouvâmes, dans la boisson fraîche et limpide que ces coques ligneuses protègent, un breuvage délicieux. Le pied du mont Paya est légèrement déclive dans sa partie sud; et comme le terrain, en cet endroit , est nn peu onduleux , et recouvert d’un terreau meuble , il en résulte que les arbres à pain ne sont nulle part ni plus nombreux ni d’une plus belle venue ; il nous fallut prolonger tout le village avant de rejoindre la Coquille. Nos guides paraissaient enorgueillis de pouvoir raconter à leurs compatriotes l’excursion de la journée, et tous exprimaient le plus vif étonnement de ce que des ratiras de la pahi de France s’exposaient à de telles fatigues pour cueillir quelques herbes ou casser quelques fragments de rochers. Un missionnaire anglais, M. Orsmond, profita de cette circonstance pour dire aux naturels, dans un sermon, que nous appartenions à une nation pauvre et misérable , n’ayant que très-peu d’industrie, envoyant ainsi des vaisseaux pour recueillir des objets que son sol ne possède point, afin de les vendre aux autres nations. Nous étions rendus à bord à quatre heures du soir. A une faible distance du rivage existent encore les ruines du tnora'i de Pouny, qui n’est plus aujourd’hui qu’un amas informe de gros blocs d’un madrépore compacte, anciennement dressé en gradins. Des massifs de cocotiers , destinés à assurer l’existence des naturels, couvrent tout le terrain qui s’étend dans sa partie méridionale. Dans les fourrées qui existent sur cette partie de l’île, nous remarquâmes deux espèces de mimosa et l’ahouai [ter- AUTOUR DU MONDE. 199 !/era parviflora ) , à corolles blanches ; les habitants nomment é ha • arbre , et tipao le suc laiteux très-vénéneux qui s’écoule abondam- ment des tiges lorsqu’elles sont incisées ; çà et là y croissent des pieds de piments appelés obero, et que les naturels paraissent cul- tiver avec quelque soin. Ainsi qu’à O-taïti, nous rencontrâmes très-fréquemment, dans les aisselles des feuilles de cocotiers, le martin-pêcheur o-laiaré ( todiramphus divinus N.) et la perruche bleue ou e-vini ( psiltacus taïtensis). C’est en ce lieu que nous nous procurâmes pour la première fois une espèce de coucou , que les insulaires appellent ooea, et que Sparmann a décrite ( Mus. Caris., pl. 32 ) sous le nom de cuculus tdïlensis. Ce coucou est de la gros- seur de celui de France; il est en entier d’un marron brun, avec 'les flammes fauves. Les rémiges et les rectrices sont également striées ; la gorge et le ventre ont des flammes rousses; le bec est légèrement effilé , et les pieds sont jaunes. Dans les anfractuosités 'lu Paxja niche une petite hirondelle de mer, svelte et gracieuse; °n la voit dans le jour, et surtout le matin , voler sans cesse à la poursuite des insectes au-dessus des grands arbres d’inocarpes et de spondias. Sa taille est un peu moindre que celle de la petite hiron- delle de mer d’Europe ; son plumage est en entier du blanc le plus Pur. Seulement les tiges des plumes sont de couleur brune , tandis fiue son bec et ses pieds sont d’un bleu d’azur clair. Les habitants de Borabora nomment cette sterne ùaé ou piraé. Nous pensons que c’est l’espèce figurée par le docteur Sparmann ( pl. 2 du Mus. Caris.) s°us le nom de sterna alba, bien que cet auteur lui donne indiffé- remment pour patrie le Cap-de-Bonne-Espérance et les îles de la 'n<;r du Sud. Sur les grèves où croissent des baringtonia et le too , '"'tre majestueux par son feuillage et ses fleurs de couleur orangée .Umiarda speciosa P ) des crabicrs gris et blancs guettaient de petits Passons; et ces oiseaux, nommés e-hotou, étaient jadis vénérés tlns l’ancienne religion des habitants. On nous donna , à Borabora , Ull(i espèce vivante de perruche très-voisine du phigy de Levaillant ipl. 64 de son histoire des perroquets), peut-être encore plus '°isine de la perruche fringillaire (pl. 71 du même ouvrage), et (*Ue M. Vigors a décrite récemment ( Zool . journ. , n° 3, p. 412) S°us le nom de psüiacula Kuhlii. Cet oiseau a la langue terminée PQl un petit cercle de papilles nerveuses ; ses habitudes sont vives 0 colériques , et son naturel sauvage. VOYAGE 200 Pour donner une idée des récifs dont nous avons déjà fréquem- ment parlé , nous nous bornerons à raconter les observations que nous avons pu recueillir dans une excursion que nous fîmes sur les motous les plus éloignés de Borabora , dans le double but de faire draguer sur les côtes sablonneuses de quelques points de ces îlots et d’en étudier la formation. Nous abattîmes, en traversant la baie, plusieurs frégates qui volaient au-dessus de nos têtes. Cette espèce, que les naturels nomment otaa, est de moitié plus petite que la frégate qu’on trouve dans l’Océan Atlantique. Son plumage est entiè- rement noir, et même le dessous du bec et la gorge sont de cette couleur ; de sorte que nous ne pouvons pas supposer que ce soit le pelecanus minor de Linné, bien qu’elle paraisse former une espèce distincte. Le premier endroit que nous visitâmes fut Motou-Tapou, qui n’est séparé de Toubouai que par un étroit canal parsemé de pâtés de coraux. Molou-Tapou n’est qu’un plateau madréporique récemment sorti du sein des eaux , et que la végétation a déjà en grande partie envahi. On n’y compte toutefois que douze pieds de cocotiers qui , n’étant garantis par rien , sont froissés par les vents violents du large. La flore de ce motou se réduit à cinq ou six plantes, qui sont les lobélia arborea (Forster, Prodr., n° 808), Yhibiscus tiliaceus, le Tournefortia à feuilles soyeuses, le convolvulus pes caprœ ou pouai, et un liseron volubile à fleurs blanches. Ses habitants étaient : un chat, que quelque navire européen y aura laissé, réduit à manger des crustacés, et qui parut se délecter avec de la chair de coco que nous lui donnâmes ; une hirondelle de mer à calotte noire, nommée tera-poupa; des pluviers dorés et des chevaliers aux pieds rouges, que les habitants confondent sous le nom de torea. Nous abandonnâmes Motou-Tapou pour visiter le banc de récifs sur lequel la mer déferle avec violence, et qui forme le côté droit de l’étroit canal dans lequel il faut s’engager pour pénétrer dans la vaste baie de Borabora. Cette masse de corail ne se découvre qu’à basse mer; elle se compose de madrépores informes, unis entre eux comme le calcaire grossier de nos carrières, et dont la croûte la plus supérieure est la seule vivante. C’est à la surface de ces bancs qu’on voit s’élever, sous mille formes variées, des arbres à axes pierreux et à écorces animalisées , ornées des couleurs les plus vives et les plus pures. A ces polypiers rameux en succèdent de flabelliformes ; aux méandrines sont opposées des caryophillies : ADTOÜR DU MONDE. 201 à côté des astrées vivent les disques des fongies. Joignez à cela les teintes blanches, rouges, bleues les plus vives, et vous aurez une faible idée de ces parterres d’amphitrite , d’autant plus variés et fantastiques, que le miroir de l’eau reflète de mille manières les rayons lumineux qui les éclairent. Une espèce de caryophyllie, assez rare, a ses cellules terminales disposées en soucoupes, qu’isolent intérieurement plusieurs cloisons minces occupées par les bras filiformes et courts d’un polype d’un jaune d'or brillant, tandis que la matière calcaire est enveloppée par une écorce d’un rouge de cinabre fort vif; ce sera notre caryophyllia sanguinea. La coquille de la Iridacnc-bénitier est très-commune en ce lieu ; et nous remar- quâmes que constamment ses valves étaient engagées complètement dans la masse des madrépores, et que le mollusque n’avait de place que celle qui lui était impérieusement nécessaire pour les entr’ou- vrir : aussi doit-on supposer qu’il s’est ménagé cet espace étroit en ouvrant chaque jour ses valves, à moins qu’il n’ait, comme les saxicaves ou quelques autres coquilles perforantes, les moyens d’élargir sa demeure à mesure que son test s’accroît. Le manteau de ce mollusque, que les habitants nomment paoua, est de l’azur le plus éclatant que relèvent encore de nombreux points brillants et dorés. Nulle part nous ne trouvâmes en plus grande abondance , dans les crevasses des rochers, l’espèce d’holothurie édule, que les Malais nomment trépang, dont la pèche occupe un grand nombre de navires anglais et américains de l’Union , et leur procure des Profits considérables. Ce trépang ( holothuria edulis, N.), est long de huit pouces environ, de forme cylindrique, et coloré en rouge-brun. ^ surface est recouverte de sables et de graviers qui s’incrustent sur la peau; et, lorsqu’on le presse, il en jaillit un liquide d’un beau r°uge. Plus rarement apparaît sur ces récifs une holothurie cylin- drique, longue de douze à quinze pouces, et remarquable par de n°nibreux tentacules placés sur le rebord de la bouche, et composés chacun d’un plateau pédicellé ; leur couleur est jaunâtre, tandis que CeHe du corps de l’animal est d’un gris clair, sur lequel tranchent des cercles plus foncés, et que hérissent çà et là de nombreuses émi- nences papillaires d’un beau jaune. Sur ces bancs de coraux , que recouvrent ordinairement un pied °u dix-huit pouces d’eau , se trouvent encore de nombreux petits bassins assez profonds , où vivent des poissons remarquables par 2(i 11. VOYAGE 202 leur splendide vestiture. Leur nager rapide, au centre des écueils, les reflets variés de leurs écailles , jettent la vie et le mouvement au milieu des animaux , insensibles en apparence, qui joignent au port des plantes l’éclat des fleurs , et que l’on nomme zoophytes. Tels sont Yemano bleu et argenté , la baliste brune , oïri, le labre , tarao , ponctué de rouge-brun, le momolara, ou coffre à quatre cornes, les aleutères, les chétodons, etc., etc. Parmi les crustacés, nous remarquâmes de nombreux crâbcs vivement peints, la langouste d’O-taiti ( palinurus versicolor?) , et une squille beaucoup plus grande que celle des côtes de France, et dont le corps , agréable- ment coloré en jaune serin , est traversé par douze bandes d’un brun-marron lustré (la squille de Lesson, Guérin). De larges touffes d’une actinie , dont les individus sont groupés et serrés les uns contre les autres , recouvrent , en bien des endroits , les madrépores arrondis en tête : les habitants la nom- ment (iataimomoé, et nous pensons qu’elle constitue une espèce inédite du genre zoanlhe. De petites touffes de fucus turbinés {fucus pixidatus ) et de sargasses, forment une verdure variable au fond de l’eau. Le premier est Yérimou des naturels, et est souvent entremêlé à un polypier mollasse et gélatineux, formé de grains arrondis, de couleur verte transparente, enfilés comme des grains de chapelet, que l’on appelle aussi, dans le pays, erinou, en lui ajoutant l’épithète d ’onini. Les frondes flabelliformes de Yulva pavonia sont mollement balancées à côté des tiges comme noueuses des halimèdes, voisines du tuna de Solander et d’Ellis , et dont les articulations sont d’un vert gai à l’état frais , et blanchissent en desséchant , lorsque leur axe calcaire se trouve privé de l’écorce animalisée et colorée qui le revêtait. L’halimède est Yérimou orou des habitants de Borabora. Des thétis, des ava-ei-malapé ou spa- tangues, à piquants courts et serrés, de couleur marron, des tavouaé ou oursins orbiculaires , à piquants roux à la base et blancs à la pointe , de gros trochus comestibles , des cônes dits piqûres de puce, vinrent accroître le nombre des objets que nous recueillîmes sur ces récifs. La petite île isolée de Toubouai, sur laquelle nous nous diri- geâmes ensuite en quittant les écueils de la passe, diffère des motous en ce qu’elle est de la même constitution géologique q«e Borabora , c'est-à-dire monstrueuse , et , nous pensons , de dolérite ; 203 AUTOUR DU JIOM)E. mais , comme elle est partout très-boisée , nous ne pûmes nous assurer d’une manière positive du fait. Le pois corail [abruspreca- torius) , si commun en Amérique , couvrait la lisière de cet îlot , et ses gousses, alors en maturité, étaient remplies de ses graines rouges et noires si vivement colorées. Les moustiques pullulaient en ce lieu et nous en chassèrent. Sur la grève vivaient les loupa, espèce inédite d’ocypode, l’holothurie eouari et la dolabelle léré- midi, espèce nouvelle et remarquable, dont nous avons communique la figure et l’animal en nature à M. Rang, pour faire partie de sa Monographie des aplysies , et ou on la trouve décrite page 48 , et figurée pl. 3. La baie de Borabora est souvent fréquentée par des essaims de ces énormes raies , que les marins nomment diables de mer, et que les naturels appellent aapiti. Cette espèce vit en troupes , nage avec rapidité , et vient souvent à la surface de la mer , de manière a si- muler le sommet d’une roche à fleur d’eau. Elle a de douze à quinze pieds de largeur , et la queue d’un individu que nous donna un pêcheur avait cinq pieds de longueur. Les habitants des îles de la Société s’en rendent maîtres en leur lançant des harpons, et se servent de leur peau pour faire des râpes avec lesquelles ils polis- sent les ouvrages en bois. Nous terminerons le tableau physique de Borabora par une esquisse historique sur le cocotier 1. Ce palmier, si abondant sur i Cocotier des Indes, cocos nucifcra, L.; cocosinermis , frondibus pinnatis , oliolis rcplicalis, ensiformibus , L., sp. pl.; cocos nucifer, dulci , eduli , Jacquin , /Am., lom. 168; Roxb. Corom. I, p. 62, lom. 73; Labat, Voyage en Amérique, lom. 3, p. 266; Pyrard, Voyage aux Indes-Orienlales , 1679, pag. 22; Flacourt, Hist. de Madagascar, p. 127 ; nux indica, Lobe!, le. 270; palma indica, cocci- fera, angulosa, Bauhin, Pinax. Parmi le grand nombre de noms que le cocotier porte dans les diverses contr es °ù croît ce précieux végétal, nous citerons les suivants : Calappa, Rumphius, Amb., 1, p. 1; Tcngua, Rheède, Malab., I ; fnaya-Guacuiba , Pison,Bras. 130? Roquera, au Brésil, Koster, II.? Roui (le cocotier), curé (le coco ), aux Maldives ; Narquilly, chez les Guzarates; Rarca, dans l’Inde, Taylor, lt-, t. 2, p. 190; Klapa, kalapa, ÏS i or, des Malais; AioM, aux Tonga et aux Pidjis ; Aom, à la Nouvelle-Calédonie; 204 VOYAGE les îles océaniennes , paraît être directement lié à l’existence de l’homme : partout où il croît sur les îles basses, on est assuré que l’espèce humaine s’y est établie, et qu’elle a bâti sa cabane sous la protection de son parasol de verdure. Le cocotier est le végétal océanien par excellence , et bien qu'il semble former une écharpe autour du globe , dont les limites se trouvent être les 25 degrés de latitude , il ne se montre que d’une manière secondaire dans l’an- cien monde et dans le nouveau. Il ne croît jamais que sur le lit- toral des contrées situées entre les tropiques : il a besoin, pour vivre, d’une atmosphère marine et chaude ; partout ailleurs il végète sans vigueur et sans grâce. Mais dans les îles innombrables de la Poly- nésie et de l’Océanie, dans celles surtout qui s’élèvent à peine au-dessus des vagues , il paraît être dans sa patrie de prédilection , et forme des forêts délicieuses que l’œil du navigateur contemple de loin avec satisfaction. Décrit dans presque toutes les relations des voyages nautiques, le cocotier a reçu des marins le titre de roi des végétaux. Son utilité est immense, et tout en lui est formé pour les premiers besoins de l’homme. Ses longs stipes, composés de fibres tenaces, servent , aux Indes , de ponts sur les ravines et sur les petites rivières : ailleurs on en fait quelques meubles domestiques; en Chine , ils constituent la charpente des cabanes des gens pauvres des provinces du sud. Ses immenses feuilles composées sont utili- sées pour faire des toitures, des paniers, des ouvrages variés de vannerie; parfois même elles remplacent le papier, en recevant des Indiens les lettres qu’ils y incrustent avec un poinçon. Ces feuilles, tissées avec art aux Mariannes, sont employées pour faire des corbeilles gracieuses dont se servent les femmes. Les nervures sont réunies en balais ; enfin , tissées , modifiées de mille manières , on les transforme en parasols, en éventails, en voiles de pirogues, etc. Seraïl, à Waigiou, d’Enlrecasleaux, It. Iiasout, à Waigiou; lamalc (le lait), kambi (la chair), ouanalé (la coque ), kanï ( le brou) ; Ari, à O-laïli; Lamass, à la Nouvelle-Irlande; larime (la coque), kaourou ( le lait), lamuss ( la chair ) ; Sera, à la Nouvelle-Guinée, havre de Doré} ; karafia. (la chair), rouria (Ie lait émulsif ) , yefjia ( le brou filamenteux ) , sekeïa ( la coque ligneuse ). AUTOUR DU MONDE. 205 Il est rare qu’on cherche à obtenir du cocotier la sève, qui fournit, dans plusieurs autres espèces de palmiers , le vin dit de palme , ou souva , tari, touba , etc. ; sève que l’on peut concentrer en un sirop , puis en une sorte de sucre noir hydruré, que les Malais appellent jagra, jaggari et goula itan. Avec cette matière sucrée, les habi- tants des Mariannes font des sapa ou sortes de confitures fort agréables ; et, unie à de la chaux et du blanc d’œuf , on s’en sert , à Madras , pour en composer un stuc ou mastic tenace, qui résisté a l’action du soleil et de la pluie , et qui , dit-on , acquiert un beau poli. La toile grossière, disposée en filaments entre-croisés à la base des pétioles, est fréquemment utilisée pour servir de filtre ou de tamis grossier. Les fibres longitudinales des stipes, nommées dock à Java , font des cordages excellents pour la marine. Le bourgeon terminal fournirait un chou d’un excellent goût, si l’on pouvait se décider à détruire, pour un si frêle avantage , les ressources infinies et importantes que le cocotier donne dans le cours de sa vie. Par- fois cependant, dans les colonies , on prépare, par luxe de table, des tiges de jeunes cocotiers encore herbacées, et n’ayant pas dépassé trois ou quatre ans, remplies, dans leur intérieur, d’une moelle saccharine muqueuse , très-agréable au goût. Mais les ressources les plus importantes fournies par ce palmier sont ses noix, qui, suspendues par grappes sous le feuillage, se succèdent pendant longtemps sans interruption , et offrent des fruits naissants à côté de ceux complètement mûrs, et d’autres dans un niât intermédiaire. L’enveloppe filamenteuse, ou le brou qui entoure chaque noix , est connu dans l’Inde sous le nom de caire ou de baslin i, et au Brésil sous celui de caïro. On en retire , dans les Ports de l’Inde , une bourre avantageuse pour calfater les vaisseaux ; Car on dit qu’elle résiste beaucoup plus longtemps que l’étoupe de chanvre à une immersion dans l’eau. Les ctlbles, tous les cordages employés dans les ports de l’Inde et du Brésil sont faits de cette 1 On obtient les filaments du cuire ou kair en les macérant, et en les séparant le battage. Leur adhérence est rompue à coups de maillet, de manière que ^ eau dans laquelle on les immerge a plus d’aclion pour dissoudre les matières fe°nimeuses et solubles qui les invisquent. Ces filaments sont séchés, battus de 11 °U veau , et mis dans le commerce lorsqu’ils sont nets. Quarante cocos donnent ®üviron six livres de ce caire. 206 VOYAGE matière textile; ils n’ont point la force de ceux du chanvre; mais ils l’emportent sur eux par l’avantage de pouvoir surnager, étant très-légers. Quoique leur durée ne soit point inférieure aux cordages d’Europe, ils ont le désavantage d’être hérissés de barbes rudes sur leurs surfaces, qui les rendent peu maniables *. La coque ligneuse, située sous le brou qui enveloppe l’amande, est , par sa dureté et par sa forme, en possession de servir de vases et de vaisselles à tous les insulaires dans l’enfance de la civilisation. Lorsque ces noix n’ont pas encore acquis leur maturité parfaite , elles contiennent un liquide aqueux , d’abord limpide , d'une saveur sucrée, aigrelette, dont les propriétés rafraîchissantes et tempé- rantes ne sont point équivoques. Ce liquide , dont les cocos con- tiennent jusqu’à près d’un litre, est la boisson ordinaire de tous les peuples répandus dans la mer du Sud. Les dames créoles s’en servent aux Antilles pour faire disparaître les taches du visage et dans l’espérance de rendre la peau vermeille et satinée. Nous avons remarqué que l’usage de cette boisson , dans les blen- norrliées , occasionnait une vive cuisson , et que les écoulements en recevaient la propriété de tacher le linge en noir; ce qu’on doit attribuer , sans doute, aux acides carbonique et malique qui y sont contenus , ou au sel à base de chaux et de potasse que M. Tromms- dorff y a trouvé. Par l’analyse chimique, en effet, on reconnaît que le lait émulsif de coco est composé de beaucoup d’eau , de sucre, d’un peu de gomme et de sels végétaux; dans la maturité du fruit, ce liquide acquiert de la densité , ressemble à une crème onctueuse , et finit par se transformer en une substance tenace , d’une saveur douceâtre, dure, d'une blancheur éblouissante, et qu’on nomme chair ou lard de coco 2. Au centre de cette chair séjourne quelque peu de liquide primitif qui n’a point changé de nature, et au milieu duquel se trouve parfois une petite concré- i Trois tourons de neuf fils de carrctse rompent sous un poids de 162,000 lii * * * v- es Celle chair est ainsi composée, d après M. Trommsdorlf ( Journ , t. XXI et Journal de Pharmacie , 1816, t- H, p- 97 ) : 1° D’huile bulireuse , surnageant le suc laiteux qu'on en retire par expression, se figeant aisément, et qu’on pourrait nommer beurre végétal; 2“ De liquide aqueux; 3" D'albumine; 4° De sucre liquide , ou mucoso-sucré , remplaçant la partie caséeuse du fin* des animaux, tandis que le beurre est l’analogue de l’huile grasse. AUTOUR BU MOiNUE. 207 tiou oviforme , d’un blanc de porcelaine, qui parait être déposée par couches dues à la précipitation du carbonate de chaux. Ce corps jouit d’une réputation d’autant plus grande chez les Malais , qu’il ne se trouve que dans des circonstances très-rares et encore inappréciées : ils l’ont doté d’ailleurs des propriétés les plus mira- culeuses, et ce n’est qu’en le payant fort cher qu’il est possible de se le procurer. L’usage de la chair de coco fournit une nourriture agréable , soit qu’on la mange lorsqu’elle n’a encore que la consistance de crème , ou soit qu’étant mûre; elle serve avec beaucoup d’autres sub- stances à composer des mets qui varient suivant le goût des tribus. Sous le rapport commercial , le cocotier peut encore fournir de grands produits : on retire de la chair de coco râpée une huile grasse d’une saveur très-douce lorsqu’elle est épurée , brûlant avec une belle flamme, se figeant aisément et propre à faire un savon amygdalin; trente-deux cocos donnent à peu-près dix-sept livres de pulpe , dont on peut retirer trois livres d’huile. Nous n’étendrons pas plus loin ces recherches , bien qu’il soit possible de les compléter par une foule de détails sur l’utilité dont est ce précieux palmier chez tous les peuples disséminés sur les rivages des régions équatoriales. Nous nous boinerons a dire que la mythologie indienne l’a divinisé en le faisant naître du sang de Ceuœy, immolé dans un accès de jalousie par son père Iocora. Aussi les pauvres Malabares ont l’usage, dans leurs cérémonies nuptiales , Pour mettre le sceau à leur promesse de s’aimer toujours , d’échan- ger une de ces noix avec leurs épouses. Le climat d’O-taïti et de Borabora a été regardé , par quelques v°yageurs , comme très-salubre et exempt de maladies endémiques ou propres au sol. Cet énoncé n’a pu être établi que d’après des observations superficielles et peu rigoureuses; et nous pouvons offiriyer que ces îles, sans être malsaines, n’offriraient point un séjour exempt de dangers pour la santé des Européens qui s’y fixe- raient, de même que les influences du climat ne ménagent point la race qui l’habite. Comment en serait-il autrement, d ailleurs, sous un ciel dont la température est chaude et humide, le sol frais et constamment humecté, dans des maisons sans parois latéiales closes , et dont le sol n’est recouvert que d un peu de paille ? L abon- dance des fruits et des racines alimentaires rend la vie facile et 208 VOYAGE abondante; mais l’ichthyophagie serait-elle sans inconvénients? La première preuve d’ailleurs qu’on puisse citer, comme corro- borant cette opinion, est le petit nombre de vieillards qui atteignent une carrière avancée. En général , les exemples de longévité sont très-rares. Les habitants de ces îles, avant l’arrivée des Européens, con- naissaient une sorte de médecine qu’ils appelaient erapao mai ( qui guérit). Leurs médecins appartenaient à la classe inférieure des prêtres et se nommaient Erao. Souvent aussi c’étaient des guer- riers qui faisaient marcher de front l’art de faire des blessures et l’art de les guérir. Quelques-uns de ces nouveaux machaons jouis- saient d’une grande réputation. Cependant la plupart des chefs de famille exerçaient eux-mêmes ce pieux ministère, et ils connais- saient un grand nombre de plantes qu’ils allaient recueillir dans les montagnes et dont ils exprimaient le suc pour en faire des remèdes. Toutefois leurs connaissances ne furent jamais très-éten- dues ni bien positives , et ils avaient fréquemment recours à des superstitions ou à l’invocation des idoles du Morcii. La chirurgie était simple chez ces insulaires. Us abandonnaient aux seuls soins de la nature les blessures qui résultaient de leurs combats fréquents avec leurs voisins. Rapprocher les bords d’une plaie, la préserver du contact de l’air, étaient toute leur science; et, par ce moyen , sur lequel est fondée aujourd’hui la saine théorie des Européens , ils obtenaient du temps une guérison durable. Nous vîmes quelques naturels , un peu âgés , porteurs de larges cicatrices, résultat des profondes blessures que produisait le choc des jave- lines , des massues ou des haches de pierre. Mais il est probable que le plus grand nombre des blessés périssait , soit par les hémor- ragies subséquentes, soit par la suppuration énorme qui venait à les épuiser. On nous indiqua , dans l’île de Borabora , voisine de Taïti , un naturel qui jouissait d’une grande réputation comme guerrier et comme habile dans l’opération du trépan. Nous eûmes le regret de ne pouvoir converser avec ce naturel qui habitait l’au- tre côté de l’île. Il nous avait promis une collection des instruments qu’il s’était fabriqués lui-même ; mais il ne tint pas parole. Il se vantait d’avoir trépané plus de deux cents hommes dans le cours entier de sa vie. Il paraît qu’il pratiquait cette opération lorsque quelques coups avaient intéressé le crâne ; et , d’après l’ancienne AUTOUR DU MOKDE. 209 manière de se battre des insulaires, c’était la partie la plus ordi- nairementaffectée. Aurait-on pensé trouver, au milieu des peuplades peu civilisées de la mer du Sud , la pratique ( sans doute grossière) d’une opération si souvent infructueuse dans les mains des plus habiles chirurgiens d’Europe ? La race qui habite Taïti et Borabora est composée d hommes bien faits, dont les formes sont dessinées avec régularité; et cepen- dant on trouve parmi eux un grand nombre de bossus. En assis- tant à la grande assemblée qui se tient annuellement à Papaoa , dans le district de Pari, nous y observâmes plusieurs albinos dont la teinte d’un blanc fade, les cheveux blonds-rouges, relevaient mal des traits empreints d’idiotisme. Presque tous les jeunes gens ont la figure et le corps couverts de boutons , signe le moins infaillible de l’effervescence de leur sang. Il en était de même des filles, et les deux sexes présentaient fréquemment des furoncles ou de larges plaques dartreuses sur le corps. Beaucoup d’enfants ont des scrofules, ou les adolescents en portent les stigmates. Parmi les maladies internes , la dyssenterie tient le premier rang ; mais ses symptômes ne revêtent point une forme alarmante. Elle parait due à l’abus des fruits mucilagineux ou acidulés, que ne manquent point de commettre les marins arrivant de la mer. On observe aussi diverses fièvres , quelques vomissements choléri- ques et des obstructions viscérales que présentent surtout les jeunes infants. / La maladie la plus ordinaire et qui mérite le plus de fixer un instant notre attention , est l’éléphantiasis. Il est étonnant que les Premiers navigateurs ne l’aient point mentionnée. Il est peu pro- bable, sans doute, que son développement soit récent ou ait été Précédé de la syphilis, d’après une opinion reçue. Quoi qu’il en soit , un grand nombre d’habitants en sont atteints , et on ne peut Se dispenser de considérer l’origine de cette maladie comme décou- iant de plusieurs sources que nous crojons devoir attiibuer a diverses causes : 1° L’ichthyophagie : cette nourriture porte son action sur la Peau; d’après des faits positifs, on est autorise à regarder la lepre eomme plus fréquente chez les peuples pêcheurs. L élephantiasis u’est qu’une modification de la lèpre, et il n’est pas étonnant 210 VOYAGE d’ailleurs que l’habitude de manger des poissons crus n’ait une action nuisible sur le système cutané. 2° L’habitude de coucher sur des nattes simplement jetées sur le sol, dans des cabanes non garanties des injures du temps par des murailles latérales. On s’accorde, en effet, à regarder l’humi- dité comme suffisante pour procurer aux nouveau-nés un endurcis- sement du tissu cellulaire, appelé plus particulièrement sclérème , et cette affection n’est pas sans analogie avec celle qui nous occupe. Le corps des naturels , par une atmosphère échauffée , est dans un état de moiteur habituelle que refroidit la fraîcheur du sol , pen- dant le sommeil , ou les averses de la saison pluvieuse ; et les chefs , pour s’en garantir, sont les seuls qui possèdent des lits élevés au- dessus du sol. 3° Le genre de nourriture , l’usage ordinaire des fruits farineux, et pour boisson le lait de coco , finissent par débiliter l’estomac. 4° Enfin , l’espèce de connexion qui existe entre cette affection , les scrofules et les maladies vénériennes intenses et invétérées. En effet , que la syphilis ait été importée ou non, anciennement ou à une époque moderne, toujours est-il vrai qu’elle paraît y avoir fait de grands ravages et qu’elle y a laissé des traces profondes. Il n’y aurait rien d’impossible que l’éléphantiasis , encore mal connue , ne dût sa fréquence ou ses progrès à une dégénérescence des indi- vidus issus de parents vénériens. Cependant , il faut avouer que peu de probabilité ne légitime essentiellement cette quatrième assertion. L’éléphantiasis est tantôt générale ou plus communément partielle. Elle atteint également les membres supérieurs ou les inférieurs , un seul ou plusieurs. Aucun âge n’en est exempt ; et , quoique les hommes un peu âgés présentent cet état morbide le plus ordinai- rement , on trouve des enfants en bas âge et des adolescents qui en sont atteints. Des Européens résidant depuis longtemps dans le pays l’ont également contractée ; mais nous ignorons si les femmes échappent à ce genre de maladie; seulement, nous n’en avons rencontré aucun exemple. Le début de l’éléphantiasis n’offre rien de particulier. Le gon- flement du tissu cellulaire est lent dans son accroissement et suc- cessif dans sa marche que rien n’arrête. Il n’y a point de changement dans la couleur de la peau. Les malades ne ressentent point de 211 AUTOUR DU MONDE. douleur, mais seulement delà rigidité dans la partie lésée. Les extrémités inférieures sont plus communément affectées; alors, elles se déforment et finissent par offrir exactement 1 aspect de la jambe grossière de l’éléphant. Le voisinage des articulations éprouve toujours, par la rigidité des tendons et des membranes qui les entourent , une plus grande tension. Aussi le tissu cellulaire supé- rieur, plus lâche , retombe en bourrelets saillants sur ces mêmes articulations qui paraissent alors étranglées. Le pied , par 1 endur- cissement du tissu, qui forme une gaine aux tendons , prend plus de largeur qu'il n’a de longueur, et il semble que les doigts du pied n’existent plus , parce qu’ils sont empâtés dans cette masse déformée. Nous avons rencontré plusieurs Taïtiens ayant un seul bras éléphantiasé. Ils jouissaient des mouvements de préhension avec une liberté aussi grande que celle du membre sain. Un grand nombre en étaient atteints aux deux jambes , ou à une seule. Us marchaient avec aisance et grimpaient à bord aussi bien que les autres naturels. Le plus grand développement du gonflement se trouvait aux pieds et diminuait successivement jusqu’aux genoux , ou un peu au-dessus. De nombreux bourrelets couvraient seule- ment leur surface dans l’état ordinaire, et la circonférence du membre avait de 1S a 20 pouces. La peau, dans les premiers temps , est lisse ou seulement écailleuse ; mais, lorsque l’éléphan- tiasis est parvenue à un état avancé , la surface se couvre de végé- tations charnues plus abondantes vers les orteils, ou ils imitent des paquets de verrues ; souvent de larges ulcérations en couvraient divers points. Nous avons vu , à Borabora , un jeune homme de seize ans , présentant l’élépliantiasis au summum. Il avait les jambes et les cuisses prises, et le gonflement du tissu cellulaire s’étendait jus- qu’à l’abdomen. Les bras, jusqu’aux doigts, étaient également affectés; sa figure était boursouflée, son regard fixe était empreint d’idiotisme ; jouissant et exerçant ses fonctions habituelles , ce sujet avait un grand appétit. Nous avons eu également occasion de voir des enfants à la lamelle atteints d’endurcissement du tissu cellulaiie, analogue à 1 eléphantiasis , dont il est peut-être le premier symptôme. Cet état est généralement mortel , parce qu il se complique d obstruc- tions des viscères. Un , entre autres , dévoré pai le marasme , 212 VOYAGE offrait ces divers états pathologiques parfaitement caractérisés. Peut-être que cette maladie, prise au début, serait susceptible d’être guérie par une médication tonique et ïatraleptique , c’est-à- dire principalement par l’usage des fomentations diverses , aidées en même temps par des bandages roulés , bien faits. Les Taïtiens et les Boraboriens ont une sorte de vénération pour ceux qui sont atteints de cette maladie, qu’ils nomment févée. Ils semblent avoir une pitié raisonnée sur cet état que tous redoutent beaucoup et qu’ils ne cherchent point à combattre. Le seul moyen prophylac- tique que les vieillards emploient consiste à se ficeler la jambe , en l’entourant de cordes, qui prennent aux chevilles et vont jusqu’au genou, en faisant une douzaine de circonvolutions. Ce procédé ne paraît pas devoir être très-efficace; car rien n’empêche que les espaces libres ne puissent s’engorger. Une autre maladie trop commune, relativement à sa gravité et aux infirmités qu’elle amène avec elle, et qui tient de bien près à l’éléphantiasis , dont elle paraît descendre, est l’engorgement squirrheux des testicules, qui prennent un volume énorme et offrent toutes les apparences, sinon la réalité, d’un hydrosarco- cèle démesuré. M. Crook , missionnaire à Taïti , dans le district de Papiti , nous montra un cas de ce genre, très-curieux par l’immense développe- ment que la tumeur avait pris. Depuis , nous en avons vu plusieurs cas , un , entre autres , sur la personne d’un Espagnol , nommé Antonia Pantoya , qui, prisonnier à bord d’un navire anglais, fut laissé dans l’île, il y a une trentaine d’années. Sa maladie avait fait de rapides progrès, et le scrotum touchait presque le sol lorsqu’il marchait, ce qu’il faisait avec assez de facilité. M. Garnot devait donner l’observation relative à cet homme. Celui que nous avons visité présentait un état encore plus pitoyable : il se nommait Ha-u-rao, naturel d’O-taiti , et habitait le voisinage de la pointe de Taoni. Sa maladie datait de quatre années 1,1e scrotum était distendu outre mesure; le pénis était enseveli dans la masse de la tumeur; et l’ouverture sinueuse du canal de l’urètre aboutissait à sa por- tion centrale. Le diamètre transversal , mesuré exactement , donna cinq pieds six pouces dans la circonférence , et la tumeur avait . de sa base au pubis jusqu’au sommet , une longueur de deux pieds AUTOUR DU MONDE. 213 huit pouces six ligues, tandis que sa circonférence, à son pédicule, était de deux pieds et demi. Cette tuméfaction gigantesque était saine dans la plupart de ses points ; seulement des ulcérations couvraient le rebord inférieur; des veines très-grosses sillonnaient la masse qui exhalait une odeur fétide. L’homme atteint de cette maladie était d'une constitution athlétique, et l’appareil gastrique jouissait de la plénitude de ses fonctions ; seulement , de temps à autre, il avait des mouvements fébriles légers, annoncés par des frissons. La maladie , lente dans sa marche , lors de son développe- ment , faisait , depuis , des progrès rapides. Le sujet ne pouvait plus se lever de dessus sa natte, et, pour montrer sa tumeur, il la sou- levait en grand avec ses bras. Du reste, indifférent sur son état, attendant la mort comme le terme de ses souffrances, il plaisantait sur sa triste position. Nous avons dessiné 1 cet état morbide, que les Taitiens nom- ment eoua; mais ces cas remarquables ne sont pas rares dans cette île, et l’oncle du roi, Méoré Fara Pomaré, qui vint nous visiter dans sa pirogue, ne put en sortir, et y était placé par ses servi- teurs, parce qu’il portait une tumeur de ce genre. La petite vérole règne parfois à O-taïti et à Borabora : MM. Wilson et Crook nous demandèrent du vaccin; mais nous eûmes le regret de ne pouvoir leur communiquer ce bienfaisant préservatif. Une remarque que nous avons eu occasion de faire, montre combien le climat de Taïti est peu propre à la guérison des plaies. Un grand nombre de matelots , en marchant sur les coraux les Pieds nus, se firent de légères blessures; d’autres, et surtout des officiers, en allant à la chasse, eurent les parties nues coupées par "ne herbe très-tranchante, analogue à nos carex, appel éepiripiri. foutes ces petites plaies , qui intéressaient à peine le derme , et qui o’étaient que des égratignures, s’enflammèrent et suppurèrent, et n’étaient point encore guéries un mois après notre départ par des ^titudes plus sud. La maladie dont il nous reste à parler est la syphilis, nommée etouna par les Taitiens et les Boraboriens. Ï1 nous sera permis 1 Ce dessin est dans le portefeuille du professeur Broussais, 1 ayant remis, sur demande, au docteur Gaubert, son parent. 214 VOYAGE d’entrer dans quelques détails pour réfuter les assertions hasar- dées, consignées dans les voyageurs anglais, qui souillent trop fré- quemment leurs pages par des calomnies grossières , dont le silence ne doit pas toujours faire justice. Ce terrible fléau , dont on attribue l’importation en Europe, lors de la découverte de l’Amérique , a été l’objet de scandaleux litiges entre les navigateurs anglais et français, qui se reprochèrent, dans les ouvrages écrits, d’en avoir empoisonné les heureux insulaires des îles de la Société. Cook, plein de ces aveugles préventions nationales qui ternissent les plus beaux caractères, n’a pas craint d’attribuer au voyageur Bougainville, et, par suite, à la France, l’introduction à Taïti de la syphilis. Il est fort heureusement loin de nous le temps des ténèbres et de l’ignorance qui firent nommer et consacrer, par des nations rivales et haineuses , le nom de mor- ùus gallicus à une infirmité nouvelle et terrible que l’armée fran- çaise contracta , il est vrai , au siège de Naples , mais lorsque tout le midi en était déjà infecté ! Voici au reste ce qu’on lit dans le Voyage autour du monde du capitaine Wallis (t. II, pag. 162 et suiv., coll. d’IIawkesworth) : « Il est certain qu’aucun de nos gens n’y contracta la maladie » vénérienne ; comme ils eurent commerce avec un grand nombre » de femmes, il est extrêmement probable qu’elle n’était pas » répandue dans File. Cependant le capitaine Cook , dans son voyage » sur YEndeavour, l’y trouva établie. Le Dauphin, Y Étoile et la » Boudeuse, commandés par M. de Bougainville, sont les seuls » vaisseaux qui aient abordé à O-taïti. C’est à M. de Bougainville » ou à moi, à V Angleterre ou à la France, qu’il faut reprocher d’avoir » infecté , de cette peste terrible , une race de peuples heureux. » Mais j’ai la consolation de pouvoir disculper, sur cet article, » d’une manière évidente, et ma patrie et moi 1. » ( Nous sommes assez heureux pour trouver dans le journal manuscrit d« M. Vivès, chirurgien major de la flûte l’Étoile, qui naviguait de conserve avec la Boudeuse , l’une et l’autre sous le commandement de M. de Bougainville, un pas- sage formel sur ce sujet; ainsi s’exprime M. Vivès : « Les délices que nous avons « goûtées dans celle île, la beauté des femmes cl leur facililé, nous portèrent a » lui donner le nom de Nouvelle-Cylhère. Ce nom sérail encore mieux appliilué’ » si les roses n'eussent été entourées d’épines, que nous prétendons mal à propos » devoir à Christophe Colomb. Quant aux prémices de celte maladie, il est cer- » tain qu’ils n’ont pas été portés par les Français dans ce pays , où elle para AUTOUR DU MO J! DE. 215 Voilà une accusation qui est positive, et, pour se défendre, M. Wallis ne craint pas d'étaler toutes les précautions qu’il a prises pour s’enquérir de ceux qui étaient atteints de syphilis. Il affirme que nul vénérien n’existait à bord ; nous voulons bien l’en croire sur parole, mais il nous est permis de douter, connaissant par- faitement combien les marins sont philanthropes dans leurs écrits, mais très-peu dans la pratique. Le certificat que M. Wallis remit si pompeusement à l’amirauté aurait bien pu être dressé au retour du capitaine Cook , qui dit dans son premier voyage , t. II , p. 510 , édit. in-4° : « Il est certain que le Dauphin (capitaine Wallis) et YEndeavour, » et les deux vaisseaux commandés par M. de Bougainville, sont » les seuls bâtiments européens qui avaient abordé à O-taïti , et ce » sont les Anglais ou les Français qui y ont apporté cette maladie. » Le capitaine Wallis s’est justifié sur cet article, dans la relation de » son voyage, et il est sûr que, lorsque nous arrivâmes dans l’île, elle » y avait déjà fait les ravages les plus effrayants. Un de nos gens l’y » contracta cinq jours après notre débarquement, et nos recherches » à cet égard , lorsque nous entendîmes la langue d’O-taïti , nous » firent connaître que les insulaires en étaient redevables aux vais- » seaux qui avaient mouillé sur la côte orientale de l’île, quinze mois » avant notre arrivée. » Plus bas Cook dit : « Nous avons cependant lieu de croire qu’ils » ont trouvé un spécifique contre ce mal ; pendant notre séjour » dans l’île , nous n’avons vu aucun O-taïtien chez qui elle eût fait *> de grands progrès. » D’après cet énoncé, si positif en apparence, ne serait-on pas porté ® croire que les faits avancés par les deux marins anglais sont hors de doute? Cependant sur quoi reposent-ils? 1° Sur ce que Wallis et de Bougainville sont les premiers qui aient abordé à Taïti ? “ régner depuis longtemps. Je ne dis pas avoir ouï dire , mais j’ai vu deux femmes * qui m’en ont donné des preuves. Boutaveri , le sauvage que nous avions à bord, “ nous en offrit qui lui étaient personnelles. Il nous lit entendre que cette mala- " die était commune dans son pays, mais que leurs médecins la guérissaient à 9 l’aide de plantes. Dès les huit premiers jours de notre arrivée , la flûte compta ” une douzaine et la frégate une vingtaine de victimes. Je crois que l’on peut con- * vet>ir avec moi que, dans tous les pays chauds, entre les tropiques, où la poly- 9 garnie est permise, cette maladie s’y contracte facilement. » VOYAGE 216 Ce fait est inexact. Plusieurs marins espagnols, partis de Lima même après Guiros , qui, le premier, découvrit Taïti, relâchèrent dans cette île ; et, quoique l’opinion universelle considère l’Amérique comme le berceau de la syphilis, on doit bien se garder d’en attri- buer l’importation aux navigateurs espagnols. 2° Faudra-t-il croire sur parole le capitaine Wallis, et le récit de M. de Bougainville n’est-il pas aussi digne d’ètre cru lorsqu’il y dit, t. II, p. 16, deuxième édit. : « C’est avec tout aussi peu de fondement qu’ils nous accusent » (les Anglais) d’avoir porté aux malheureux Taïtiens la maladie que » nous pourrions peut-être plus justement soupçonner leur avoir été » communiquée par l’équipage de M. Wallis. » Plus loin, le navigateur français dit, p. 134 : « Dans le même » temps, il se déclara, sur les deux navires, plusieurs maladies véné- » Tiennes prises à Taïti. Elles portaient tous les symptêmes connus » en Europe. Je fis visiter Aotourou, il en était perdu ; mais il paraît » que , dans ce pays , on s’inquiète peu de ce mal. » 3° Depuis la sortie du détroit de Magellan des frégates françaises, en janvier 1768 , jusqu’au 6 avril , qu’elles abordèrent à Taïti , les maladies vénériennes qui auraient existé à bord se seraient guéries d’elles-mêmes, par l’influence seule du temps et de la chaleur, à moins de complications graves , et il n’est pas probable qu’on n’y eut pas remédié immédiatement. Bougainville ne s’est jamais plaint , dans cette traversée , que de quatre scorbutiques qu’il eut en février. 4" L’assertion du capitaine Cook ne tombe-t-elle pas d’elle-même, lorsqu’il dit n’avoir vu aucun Taïtien chez qui elle ait fait de grands progrès, et qu’il pensait qu’ils avaient trouvé un spécifique? Com- ment concilier ce que l’on trouve dans le journal du lieutenant Walts du navire Lady Penrhym, qui avait fait partie de la troisième expédition de Cook, et retourna à Taïti en 1788? Il s’exprime ainsi : « En grand nombre de naturels avaient été emportés par la mala- « die vénérienne, fruit de leur commerce avec les équipages de „ la Résolution et de la Découverte : les femmes, surtout celles de h» » troisième classe, n’étaient pas encore guéries, etc., etc. » 5" Le rapport des naturels qui dirent l’avoir reçue des navires mouillés dans l’est , ne dit point que c’est de telle ou telle nation- Les naturels sont aussi portés à attribuer aux Européens les épi- AUTOUR DU MONDE. 217 démies qui les moissonnent de temps à autre , et M. Wilson nous a plusieurs fois dit qu’ils attribuaient à Vancouver l’importation de la dyssenterie qui y fit de grands ravages quelque temps après le passage de ce navigateur. 6° EnQn , en laissant au lecteur à asseoir son jugement , en ne Mettant sous ses yeux que des faits , nous ne pouvons nous empê- cher de blâmer la légèreté des rapports des voyageurs qui ne devraient pas adopter sans examen ces opinions extrêmes qu’on peut tolérer chez de vulgaires matelots, mais jamais chez des chefs d’expédition. Quelques voyageurs anglais 1 paraissent oublier que le premier devoir de l’historien est l’impartialité et la décence, qu’on doit surtout conserver envers les nations et même envers les hommes. Aux yeux de l’humanité , d'ailleurs, Cook, Wallis et autres se croyaient-ils exempts de tout reproche? Nous reviendrons sur ces allégations d’un patriotisme aveugle , en parlant de la petite vérole , dont l’importation à la Nouvelle- Galles est attribuée à La Pérouse , etc. , etc. On serait tenté de considérer la maladie vénérienne comme indigène chez les Taïtiens , et comme le résultat de l’abus des jouissances chez un peuple sensuel et libidineux ; ce qui semble- rait l’indiquer est le remède qu’ils ont trouvé immédiatement, remède fourni par une espèce de poivrier ; l’on sait que plusieurs plantes de ce genre sont usitées comme sudorifiques en Amé- rique, aux Indes et dans plusieurs autres îles de la Polynésie. Les missionnaires attribuent l’abâtardissement de la race taï- Genne à la syphilis, qu’ils assurent avoir été apportée par des navires européens. Les hommes sont encore cependant remar- quables par la beauté de leurs formes et de leur physionomie. Les femmes seules perdent à avoir été trop flattées dans leur Portrait ; mais l’abus des jouissances , une maternité précoce , Peuvent bien enlaidir leurs traits. Quant à l’éléphantiasis et aux Scrofules , que les premiers voyageurs ne mentionnent point , ces deux inûrmités ne nous paraissent pas dues à la dégénérescence vénérienne , et il est probable qu’on sacrifiait autrefois , sur les autels des Mordis, les hommes qui en étaient atteints. Quoique la syphilis soit aujourd’hui commune à Taiti , per- 1 Barrow, entre autres, le plus acharné ennemi du nom français. II. 28 VOYAGE 218 sonne à bord ne l’y contracta. Nous vîmes seulement quelques naturels qui en étaient atteints , et il est juste de dire que les craintes que leur inspirent les missionnaires ont mis un frein salu- taire à la débauche qui caractérisait ce peuple. Les femmes con- verties au christianisme n’en sont pas plus chastes toutefois , car , malgré une surveillance active des agents des missionnaires, elles se rendaient à bord pendant la nuit , en joignant la ruse et la dis- simulation à leurs intrigues , et faisaient des lieues à la nage pour mieux voiler leurs amoureux projets. Comme on a des preuves assez probantes de l’importation de la syphilis aux îles des Amis, Sandwich, Marquises, à la Nouvelle- Zélande , etc. , etc. , et qu’elle est due aux Européens , on doit être tenté alors de regarder cette maladie comme introduite à Taïti et à Borabora par la même voie. Ce n’est pas d’ailleurs l’unique fléau que ces peuplades , heureuses à leur manière , auront reçu des peuples civilisés. Incapables d’apprécier les bienfaits d’une haute civilisation , elles n’en ont pris jusqu’à ce jour que des vices et des habitudes pernicieuses. Aujourd'hui la syphilis ne fait point de ravages dans les îles de la Société, et notamment à Taïti. Le régime essentiellement doux des habitants, qui ne vivent que de fruits et ne boivent que des émul- sions de coco t; la fréquence des bains ; la température également élevée du climat ; l’indolence qui , chez eux , s’oppose à la fatigue ; ajoutez à cela la possession d’un remède actif , en sont la médica- tion la plus active et la plus efficace. Les Taïtiens et les Boraboriens font en effet facilement dispa- raître les affections vénériennes, en employant une boisson aqueuse de racine d’ava, qui les enivre pendant vingt-quatre heures. A cette ivresse succèdent des sueurs abondantes et continues pendant trois jours. Pendant ce temps , le malade borne ses soins à ne pas sortir de la cabane et à essuyer la transpiration qui ruisselle de son corps ; quelques jours après cette première administration , il renouvelle ce moyen thérapeutique , et il est rare qu’il ne déracine pas le mal- L’ava agit aussi puissamment que le gayac , la squine , la salse- , Nous avons cependant remarqué, depuis, que le lait de coco, dans les gonor- rhées, occasionnait de vives cuissons dans le canal de l’urètre, lorsque l’écoule- mentn’en procurait plus depuis longtemps, et que celui-ci, devenant plusabondant, acquérait la propriété de tacher fortement le linge en noir. AUTOUR DU MONDE. 219 pareille, dans les climats qui les produisent, et qui aident leur effet , tandis que ces substances perdent de leur efficacité dans ceux que nous habitons. L’ava sert encore à purifier les Taitiennes de leurs relations journalières avec les navires qui y relâchent. Par une analogie expérimentale fort remarquable , l’ava se retire , à Taïti , du piper methysticum, et on sait que des boissons usitées daus des cas analogues sont faites avec le siriboa, à Amboine; les piper amalago et inœquale, au Mexique ; le cubèbe , à Java ; le piper nhandi, à Cayenne, etc., etc., etc. Pour obtenir l’ava, on emploie seulement la racine de poivrier. Elle est d’un volume prononcé , ligneuse , grise à l’extérieur et très- blanche intérieurement , où les fibres forment un rayonnement du centre médullaire à la circonférence. Sa saveur est acre, aroma- tique, se dissipant un peu par la vétusté. Les Taïtiens la font infuser dans l’eau , puis subir une légère fermentation avant de l’employer. Les Anglais, qui l’ont introduite dans leurs officines, la recherchent pour en faire des teintures alcooliques qu’ils esti- ment beaucoup pour la guérison des rhumatismes chroniques. La fécule d’arrow-root se retire , à Taïti , du pya ou tacca pinna- tifida. On lui reconnaît la propriété de substanter les organes affaiblis des personnes en convalescence , à la suite de maladies graves. Les Anglais estiment singulièrement la fécule de cette racine tubé- reuse et la préfèrent au salep et au sagou ; aussi les missionnaires ont-ils imposé pour tribut aux naturels une certaine quantité de cette matière, qu’on retire aux Indes et aux Antilles de la racine d’un maranta; tandis qu’à Taïti c’est une plante d’un autre genre , faais commune d’ailleurs dans toutes les îles de la mer du Sud et aux Moluques. La fécule de pya est très-blanche, onctueuse au loucher, et sert à faire des bouillies qu’on employé surtout à la fin des dyssenteries chroniques. Le pouai ou convolvulus pes caprœ donne une résine purgative assez analogue au jalap. Cette plante est tres-commune dans les deux îles, ainsi que le ricin i’ ricîiius pdlirui-christi ) et 1 uleurites toibola , susceptibles d’ètre utilises en medecine. La Coquille quitta O-taïti sans avoir de maladies sérieuses parmi les hommes qui la montaient i. 1 Je serai à l’avenir assez sobre de détails sur la partie médicale du voyage de VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 220 la Coquille, pour laquelle j’ai publié un volume in-8° ( Paris , 1829 , Roret), sous le titre de Voyage médical autour du monde, etc). Croirait-on que le secrétaire perpétuel de l’Académie de médecine, M. Pariset, ait oublié ce livre d’un membre correspondant de l’Académie, en imprimant, dans les instructions de M. Gaitnard , lues en séance publique , cette phrase tex- tuelle : « A ce premier travail doit s’en joindre un autre sur la conduite que doit » tenir un médecin de la marine pour la conservation des équipages, car il a été » rédigé sur les documents et presque sous la dictée d’un homme de génie et de j > cœur, M. Duperrey, qui, en qualité de commandant delà corvette la Coquille, a » fait récemment le tour du monde , et a navigué trois années sans perdre un seul » homme. » Je me suis vu souvent dépouillé de la faible part de mérite à laquelle je pouvais prétendre, sans jamais réclamer, tant je dédaigne ce moyen si souvent pratiqué aujourd’hui à Paris; mais je dois dire, pour rendre hommage à la vérité, que jamais M. Duperrey n’a mis le pied dans l’entre-pont, une seule fois exceptée, pour visiter les malades ; car il a toujours terminé ses lettres au ministre en disant qu’il n’avait jamais eu d’affections morbides (*) graves à bord. Les rapports de service médical ont cependant toujours été faits par écrit, et, quant aux moyens hygiéni- ques à prendre durant notre campagne, je dois dire aussi que M. Duperrey, n’en voyant sans doute pas la nécessité, s’est le plus_ ordinairement opposé à ceux que je proposais, et je ne sache pas qu’il ait pris sur lui d’en prescrire un seul autre que les distributions de café et de punch, dont j’ai parfois blâmé l’inopportunité. M- Duperrey a trop de mérite en géographie, en hydrographie et en physique géné- rale, pour qu’il ait songé à se targuer de connaissances qu’il n’a pu acquérir que depuis son retour et pendant son long séjour à Paris, et pour enlever à son chi- rurgien le mince avantage d’avoir prodigué à l’équipage de la Coquille des soins éclairés. (*) Voyez; aussi la réclamation du docteur Garnot , insérée dans le Journal dos V uyages , t. xxvnr , pag. 130. TABLE DES MATIÈRES CONTENUES DANS CE VOLUME. Pages. Chap. VIII. Séjour dans l’ile d’O-taïti *> Chap. IX. Observations générales sur les productions naturelles de Taïti. . 75 Cuap. X. Observations générales sur les O-laïtiens .105 Chap. XI. Détails sur les anciennes coutumes des O-taïtiens et sur les mis- sions protestantes dans les îles de la Société ISO Chap. XII. Traversée d’O-taïti à Borabora et séjour dans cette dernière île. 172 Chap. XIII. Observations générales sur les productions naturelles de 111e de Borabora et sur les maladies qui régnent le plus ordinaire- ment dans les îles de la Société FIN BR CA TABLE DO 10J1E SECOND. ( f VOYAGE AUTOUR DU MONDE. IMPRIMERIE DE ?(•— 4. GREG01K Huo au Lin , Ti** 20. 4 iUîurd* 1V0 cEutnritmî Mt ].Wt ihv&niuunt . (NOUVBEIE II01L/,NT1K I VOYAGE A CTO CK DU MONDE E Yl'REPRIS PAR OHDRK «Il GOUVERNEMENT SUR LA CORVETTE LA COQUILLE; S>a 2>333©SÏ9 W K a I! R K V. O II R ES I' O X l> A X T U F. L ’ l X S T I T l> f TOME III. BRUXELLES. N-J. GREGOIR, V. WOUTERS ET C'\ ÉDITEURS, Ht F. AC US, R” 20, JUIFS »E I.A PI.ACE S'-BFRI. 1839. VOYAGE AUTOUR DU MONDE. CHAPITRE XIV. traversée de borarora au porx-praslin de la nouvelle- IRLANDE (dd 9 juin 1825 ad 12 aoct suivait). Tentative pour atteindre le Port-Jackson en partant des îles de la Société , des vents contraires s’y opposent; on cherche à relâcher à la baie des îles de la Nouvelle-Zélande, un coup de vent y met obstacle. Tue des îles Sauvages , Eoa et Pylstaert (Archipel de Tonga); des îles de Bougainville et de Bouca (Archipels de Santa-Crdx et des Arsa- cides); etc. SÉJOUR AU PORT-PRASLIN DE LA NOUVELLE IRLANDE (dd 12 aodt 1823 ad 21 dd même mois). Au flanc noir des rochers plus polis que l’airain. Le flot échevelé, comme un coursier sans frein. S’élance et bondit en arrière. Et revient, et toujours bondissant dans son cours, A ces âpres écueils dont il bat les contours. Déchire sa blanche crinière. (Autraw, la Mer.) Le 9 juin , la corvette la Coquille était sous voiles, se dirigeant Sür les côtes de la Nouvelle-Hollande , espérant joindre le Port- Jackson , malgré les vents d’ouest qui régnent avec beaucoup de 'Tolence pendant les mois de mai, juin et juillet, qui constituent in. i VOYAGE l’hiver de celte partie du globe. A cinq heures , nous étions à 9 mil- les de Maurua , île dont les montagnes sont de dolérite , et que couvrent des prairies de musa. Les habitants s’adonnent à la pré- paration des bananes ficelées , et c’est pour eux la principale source d’un commerce d’échange. Le temps devint chargé de nuages les jours suivants , de sorte que nous ne pûmes voir l’ilot de Palmers- ton, que Pomaré II avait choisi pour déporter les Otaitiens dont il voulait purger son île. Le voisinage de cette terre ne nous fut indiqué que par la présence d’une hirondelle de mer et par celle du pliaëton à brins rouges. Le 16, le temps devint assez mauvais pour que le capitaine jugeât convenable de dégréer les mâts de perroquets et de faire changer les voiles déjà fatiguées par un jeu de voilure neuf. Nous naviguions, le 17, par une mer houleuse, lorsqu’au matin nous eûmes connaissance de l’île sauvage de Cook, dont les cotes , partout également élevées , forment un plateau uni- forme qui se dirige de l’est à l’ouest, et dont les bords, taillés en murailles à pic ou déchirées, reçoivent le choc des vagues qui s’élè- vent comme des tourbillons de vapeurs qui se perdent dans les airs. Nul végétal de grande taille , nul cocotier ne venait briser la monotonie de cette surface rase , et sans la fumée qui s’élevait en colonne pour nous annoncer la présence des naturels , nous 1 eus- sions crue inhabitée. Le 19, nous eûmes connaissance de l’ile Eoa , qui appartient a l’archipel de Tonga et que Tasman baptisa du nom de Middelbourg : nous étions par son travers lorsqu’elle nous apparut au milieu des stries de la pluie , et couronnée par de gros nuages noirs sillonnés par les éclairs , tandis que la foudre grondait. Le 20 , nous traver- sâmes le tropique du capricorne pour la troisième fois , et nous n’étions encore qu’au début des zigzags sans fin qui nous res- taient à parcourir. Le 24, de gros paquets de fucus Bottants dans notre sillage , des bancs de coryphènes et des fous , nous annonçaient la terre : c’était en effet Pylstaert , la plus méridionale des îles des Amis, que nous relevions dans le nord-est. Une journée de calme que nous eûmes par la latitude de 22 degrés sud et 79 dcg> L‘ de longitude ouest, nous procura une foule de ces animaux pé'a^ gicns qui joignent à la mollesse de leur tissu gélatineux la v've coloration des fleurs les plus brillantes, et qui voguent à la sut fa'-'0 des flots aussitôt que le calme et la chaleur viennent favoriser leui? AUTOUR DU MONDE. 7 évolutions. C’étaient des vclelles d’un bleu tendre, des galères de la petite espèce, des méduses et surtout la panopyre rose : puis la janthine delà mer du Sud, et les glaucus argentés s’ébattant dans une sorte de mucus poussiéreux ou disposé en globules formant sur l’eau une épaisse couche de graisse, tandis que des baleinoptères jouaient sur les divers points de notre horizon. Dans les premiers jours de juillet, les fous à ailes noires, les damiers, les albatros, on pétrel complètement noir, furent nos compagnons les plus ordi- naires; mais alors la mer était généralement houleuse, les vents brusques et violents, les jours tristes et sombres, et la persistance des vents de l’ouest fut telle que, las de naviguer à la cape, M. Duperrey se décida à relâcher soit à Yavao, soit à Tonga-Tabou ; niais, après avoir fait soixante lieues vent arrière, il eut la mal- heureuse pensée de remettre le cap sur la Nouvelle-Hollande et de recommencer le tissu de Pénélope, qu’il ne devait pas tarder à lacérer de nouveau, car, après avoir songé à relâcher à la Nouvelle- Zélande , il se trouva forcé de céder aux mauvais temps qui con- trariaient ses projets. La journée du 16 fut remarquable par le commencement des tempêtes qui se succédèrent presque sans relâche : vers 10 heures du matin , un rideau noir, comme doit l’ètre l’enfer, s’éleva comme une vaste écharpe cachant tout le nord ; cette teinte répulsive et fatale était éclairée par de longs éclairs qui jaillissaient au choc du tonnerre pétillant en éclats brisés ou se continuant en sourds roulements. Le vent, dans la nuit du 17, souf- rait avec une rare violence ; la mer, qui vient du pôle s’engouffrer entre la Nouvelle -Hollande et la Nouvelle-Zélande, roulait ses 'agues démesurément gonflées , se heurtant sur la Coquille ou mon- tant à bord et déferlant sur le pont qu’elles balayaient; il fallut fuir devant elles, n’ayant pour toute voilure que le petit foc, et bien flue la marche de la corvette fut d’ordinaire médiocre (9 milles à I heure), en ce jour elle se surpassa en filant dix milles. Dans cette tourmente , que le peintre Yernet eût trouvée belle , je ne vis qu’un Petit pétrel gris-cendré, l’un des habitants sans doute de l’île de ^orfolk. Le 18, la mer devint encore plus mauvaise et la tempête était dans toute sa force; notre corvette, solide dans sa membrure, se trouvait dans l’impossibilité de soutenir un instant le travers; on gouvernait à la lame, et chacune d’elles nous apparaissait comme de hautes montagnes, quand nous étions plongés dans leur immense VOYAGE 8 sillon ; un faux coup de gouvernail nous fit embarquer une de ces lames qui renversa le timonnier, l’habitacle et le dôme, et s’engouffra dans le faux pont qui resta longtemps inondé. La Coquille, bien que réparée à neuf, à sa sortie de France, souffrit beaucoup par la violence de cette tempête, et nos plus vieux marins1 déclarèrent n’avoir point encore vu une mer aussi épouvantablement déchaînée. C’est un spectacle qui a aussi son enseignement que de suivre, an milieu de ce choc des éléments luttant entre eux avec une force incommensurable , des hommes à la face grave et sérieuse, trempés de pluie, s’accrochant aux cordages pour ne pas être jetés à la mer par un effroyable roulis, suivant les progrès des vents et mesurant la force expirante de leur furie, heureux de fuir devant la tempête, quand on croit avoir la certitude que nulle côte ne se trouve sur la route forcée que doit suivre le navire , ou profondément anxieux , quand les cartes leur annoncent un voisinage toujours fatal dans de telles occurrences. La détente de cette tourmente se fit par un brouillard tellement épais, que nos matelots ne se voyaient pas sur le pont, à quelques pas les uns des autres ; des masses de grêlons et des torrents de pluie , des coups de tonnerre secs et répétés balayèrent la teinte d’encre des nuages, et il lui succéda une nuance d’un rouge de sang terne et sinistre, qui donna à la scène un aspect infernal ; puis les raffales expirèrent et le calme revint. De longs faisceaux de fucus buccinalis, arrachés des rochers des terres antarc- tiques, flottaient sur les vagues, et témoignaient du bouleversement des eaux qui avaient déchiré leurs longues lanières plus dures que le cuir. Par suite des contrariétés qu’il éprouvait , M. Duperrey se décida à se rendre aux Moluques et à contourner la Nouvelle-Hol- lande par le nord, l’ouest et le sud, pour reparaître sur sa côte, et dans des circonstances plus favorables ; lorsqu’il arrêta sa détermi- nation, trois cents lieues nous séparaient de Sidney-Cove, et pour ancrer dans ce port avec le nouveau projet, plus de trois mille lieues marines se déroulaient devant nous ; mais ajoutons que cette immen- sité de mer nous offrait aussi des relâches intéressantes. i J’ai remarqué que les marins donnent assez constamment h la tempête qu’i,s éprouvent le plus haut degré de violence. La dernière est chez eux constamment la plus forte. Cela se conçoit, car depuis long-temps ils ont oublié le premier ternie de comparaison. AUTOUR DIT MONDE. 9 A partir du 29 , nous gouvernâmes vers les latitudes tropicales sans observer dans notre route le moindre phénomène intéressant, une trombe exceptée , qui s’éleva, le 23, d’une mer tellement clapo- teuse, que nous dûmes la supposer avoir été battue par des vents soufflant de tous les rhumbs ; l’abondance des oiseaux marins et surtout des sternes nous annonçait le voisinage des terres de la Nouvelle-Calédonie que nous longions , et des bandes de poissons- volants, des deux espèces, venaient se jeter dans nos porte-haubans. Des animaux mollusques , des débris de plantes jonchaient notre sillage ; des baleinoptères appelés par les baleiniers poissons noirs, gigantesques requins semblaient se baigner dans une mer de leu, tant la phosphorescence était grande. Le 2 août, nous eûmes connaissance de l’ile de la Recherche, ainsi nommée par d’Entre- casteaux , puis des îles Ëlgombe et Ourry , et nous nous trouvions , a notre insu, en côtoyant l’ile de la Recherche, dans le voisinage de cette Vanikoro sur les récifs de laquelle les vaisseaux de La Pérouse avaient été brisés à la suite d’une tempête du genre de celle que nous venions d’essuyer. Les îles que nous venons de nom- mer et que nous apercevions à une distance de trente milles , sont montagneuses et très-élevées. L’île de la Recherche nous paraît beaucoup trop petite sur le plan de M. Beautemps-Beaupré, qui ne lui donne que trois milles de longueur, bien qu’elle nous ait Paru en avoir dix. Dans le N. -N. -O., nous restait Santa-Crux que Mendàna découvrit le 7 septembre 1795 , et que les relations nous nidiquent comme très-riche en productions diverses, et sur laquelle '■vent des peuplades guerrières. Cette terre est remarquable par ' aplatissement régulier de sa surface , qui s’affaisse graduellement dans l’ouest. De petits dauphins uniformément bruns, à long fuseau blanc à la pointe , nous entourèrent d’un essaim joyeux dans ses ébats, et apportèrent quelques distractions à la contra- cté que nous éprouvions en vue de terres que nous ne pouvions 'îsiter . Dans la journée du 3 , l’île du Volcan nous apparut comme un '°ne solitaire et très-élevé, que couronnaient d’épais nuages : ce mont ignivome, dont les éruptions sont fréquentes, au dire des navigateurs , se reposait lorsque nous l’avions par le travers de la ( Quille, quoique M. Lesage, dans son quart, ait cru voir sortir d" cratère des colonnes de fumée que personne, autre que lui à m. 2 VOYAGE 10 bord, ne remarqua. Dans cette navigation, l’atmosphère humide qui nous entourait fatiguait singulièrement la plupart des hommes de l’équipage : des bourbouiiies , avec leur prurit incessant , occa- sionnaient des démangeaisons intolérables. Les journées étaient belles; plus belles encore étaient les nuits , et lorsque nous longions les îles de Salomon, si célèbres parleurs fabuleuses richesses, des masses d’étoiles filantes illuminaient le ciel de leurs fusées obliques, tandis que la mer semblait rouler du feu dans ses ondes phospho- rescentes au summum. J’ai remarqué que cette disposition de la mer était des plus favorables pour les récoltes d’animaux marins de diverses classes , et c’est ainsi que les méduses 1 , les salpas , les curieux et bizarres phyllosomes , ces crustacés pellucides et nacrés, vinrent enrichir nos collections, et, par suite, mon portefeuille, car j’avais pour habitude de peindre tous ces êtres à leur sortie de l’eau , afin d’en conserver la brillante mais fugace coloration. Dans la matinée du 9, nous nous trouvâmes en vue de la terre des Arsacides , ainsi nommée par le navigateur français de Surville, et qui est le prolongement nord-ouest de l’archipel de Salomon ; l’opinion de Bougainville était que ces terres appartenaient au groupe d’îles qu’il nomma Louisiade. L’île de Bougainville, dont le nom rappelle un navigateur français justement célèbre, nous parut, lorsque nous prolongeâmes la côte N.-E, haute, montueuse, ayant de larges ravines sur ses bords; son extrémité nord s’abaisse insensiblement en une pointe de terre basse et resserrée, qui semble se joindre aux terres de l’île de Bouca , mais qui pourrait bien en être séparée par un étroit canal. Quant à cette dernière île , la totalité de sa surface est uniformément plate , et son aspect est gracieux , car une verdure active et pressée la couvre sur tous les points; il n’y a pas jusqu’aux rochers des bords de la mer qui ne soient revêtus de guirlandes de feuillage. Des arbres d’un port majestueux et une ceinture de beaux cocotiers couronnent le tout- La mer déferlait avec violence sur quelques petites plages de sable , apparaissant au loin comme des taches au pied des murailles tail- i J'ai rédigé le manuscrit d’une histoire générale des méduses, comprcnai'1 70 genres et 255 espèces, formant 5 vol. in-4», enrichis de plus de 200 pl., presQue toutes en couleur. Un 4m” vol. in-4-, avec 70 pl., est consacré aux béroïdes. D’aU' 1res volumes suivront pour les autres zoophylcs, s'il me reste assez d’années p*'ur conduire à terme ce grand travail. AUTOUR DU MONDE. 11 lées à pic; qui supportent le plateau de l’ile. Cette muraille était coupée de manière à nous faire supposer que des prismes de basalte la constituaient sans nul doute. Nous aperçûmes un grand nombre d’habitants attirés sur le bord de la nier par la vue de notre navire; ils étaient complètement nus; quelques individus seulement semblaient avoir les reins entourés d’une étoffe blanche. De toutes les pirogues qui furent lancées à la mer, deux seules parvinrent à aborder notre corvette : elles étaient montées par des hommes d’âges différents , qui ne témoignèrent aucune inquiétude à la vue de l’équipage; ils échangèrent les paquets d’armes qu’ils avaient apportés et toutes étaient travaillées avec le plus grand soin. Ils possédaient des faisceaux de flèches en roseaux , armées de pointes de bois ou de morceaux d’os acérés ; leurs arcs et leurs casse-tête étaient faits d’un bois très-rouge et très-dur, et ornés de sculptures délicates peintes de différentes couleurs. Le fer était pour eux la marchandise la plus précieuse, et, lorsqu’ils recevaient une hache , qu’ils semblèrent nommer niko, ils poussaient de grands cris de joie. Les naturels de l ile de Bouca sont des Papouas 1 de moyenne taille , ayant au plus cinq pieds trois à quatre pouces , et dont les membres sont grêles et peu musclés. La peau est colorée en un brun foncé uni à une teinte jaunâtre; leur chevelure, longue, < Ce nom, dont 51. de Rienzy s’attribue l’application dans son Océanie pittores- que, a toujours été employé, dans le sens que nous lui conservons, par les Hollan- dais, et M. de Blosseville est le premier qui l’ait popularisé en France. Cet article sur Bouca, imprimé dans mon complément de Buffon (t. 111, p. 109 ,'t suiv.), est copié, avec la citation de l’auteur, dans l’Océanie de M. de Rienzy, ouvrage qui semble avoir été fait uniquement avec des ciseaux; mais des pages ontières qui m’appartiennent, ont été prises, sans citer mon nom. J’en donnerai Un seul exemple : dans le tome 3, p. 126, commence une assez longue notice sur ,es phoques, avec ce titre : les phoques, leurs mœurs, leurs habitudes; extrait dictionnaire de Déterville : or, cet article est copié mot pour mot, dans sa plus grande partie, ainsi que celui sur l’éléphant de mer, de mon article phoques, inséré t. XIII du dict. classique , et dans mon complément à Buffori , t. IV, p. 547 428; et 51. de Rienzy cite, sans nom d’auteur, un ouvrage où la description des Phoques est faite par M. Desmarest, et fort differente de mon travail qui a paru Plusieurs années après. M. de Rienzy commence son article, sans changer une yir- Ku,e, parla page 576 du t. IV de mon complément. Je ne reviendrai pas sur un tel Sujel ; il me suffisait, une fois pour toutes, d’en avoir averti le lecteur, et de lui fjlre qu’il ne prenne pas pour plagiat mon propre bien qu’il me faut aujourd’hui 1 ''P'ùer à des maraudeurs littéraires. 12 VOVAGE frisée, était ébouriffée suivant la mode des habitants de Waighiou. Les traits du visage sont empreints d’une certaine douceur, et le nez est assez bien fait. Tous s’étaient serrés le ventre , à la hau- teur du nombril , avec une corde , et à ce mince accessoire se rédui- sait leur habillement : grâce à ce costume négligé , nous pûmes voir qu’ils étaient loiris de s’épiler ni de pratiquer la circoncision, car le système pileux était excessivement abondant et le prépuce fort allongé. Sur l’avant de l’une de ces pirogues était monté un jeune insu- laire barbouillé d’une poussière rouge épaisse , et portant sur le front une large tache blanche arrondie ; ce dandy paraissait singu- lièrement satisfait de sa personne et très-enorgueilli de sa parure que relevaient deux touffes de plumes rouges passées dans les lobes des oreilles, et des fleurs, de cette même nuance, fixées dans les cheveux. Un autre avait la tète entièrement recouverte d’ocre délayée dans de l’huile de poisson. Tous portaient des cicatrices en relief, disposées par rangées symétriques, sur l’épaule, et for- mant des séries d’éminences mamelonnées. Un cercle en écorce d’arbre entourait le poignet gauche en simulant un bracelet. La lèvre inférieure d’un de ces Papouas retenait une valve de coquille assez ample pour recouvrir le menton , ainsi que cela a lieu chez les habitants de la côte nord-ouest d’Amérique. Leurs peignes, qui ne diffèrent point de ceux que portent les naturels de l’ile de Waighiou, étaient enjolivés de morceaux de nacre; enfin tous ces hommes étaient approvisionnés de bétel , dont l’usage leur avait corrodé les dents, et donnait une couleur sanguinolente à toutes les muqueuses de la bouche. Malgré nos invitations pressantes, ces Papouas ne voulurent point monter à bord; ils restèrent dans leurs pirogues, d’où fis poussaient , de temps à autre , et d’une voix gutturale , de grands cris. La construction de leurs embarcations nous parut svelte et gracieuse , les bordages étaient joints avec art et enduits , aux coutures , d’une sorte de résine ; mais elles nous présentèrent la singularité de n’avoir pas de membrure. Leurs extrémités relevées ont l’étrave haute de plus de deux pieds et demi ; le gouvernail est remplacé par une large rame, et des pagaies plus petites, mais a pelle très-effilée, servent à nager d’un ou des deux bords; elles sont faites d’un bois jaune susceptible d’acquérir un beau poli. Ces AUTOUR DU MONDE. pirogues sont tellement légères, qu’elles embarquent beaucoup d’eau que les naturels sont sans cesse occupés à vider à 1 aide d’une spathe de palmier. Au reste , elles ne contenaient aucune espèce de provisions, un seul coco excepté; encore était-il germé. Bientôt ces insulaires, se trouvant assez éloignés de leur île, lâchèrent l’amarre que nous leur avions jetée et regagnèrent leurs rivages , et notre attention fut appelée par la présence de gi ands requins furetant cauteleusement quelque proie, tandis que bon- dissaient bruyamment sur l’eau une troupe de black-fish , ou pois- sons noirs des baleiniers anglais, sans nul doute inconnus des naturalistes, et qui font lacune dans nos ouvrages d’histoire natu- relle. Le 10 au matin , nous reconnûmes les terres de la Nouvelle- Irlande, dont les hauts pitons sont presque constamment voiles par d’épaisses écharpes de vapeurs denses. Dans cette journée, nous essuyâmes un de ces orages qui éclosent avec une grande rapidité dans ces parages, pour disparaître tout aussi vivement ; il est diffi- cile de se faire une idée , en Europe , de ces revirements subits de l’atmosphère et des résultats effrayants dont ils semblent devoir être suivis : ainsi , au matin , les vents étaient de la partie du sud- est , puis ils sautèrent au sud-ouest , puis il y eut calme plat. Dans ce dernier intervalle, le ciel paraissait embrasé ; mais l’horizon, dans 'e S.-E., se chargea d’une teinte sombre , prenant une teinte noire de plus en plus intense et montant sur nos têtes comme un immense rideau de deuil tiré par une main puissante; l’orage alors se déclara avec violence et fut suivi de ces torrents d’eau qu’avaient déjà essuyés de Bougainville et d'Entrecasteaux , et que ces navigateurs comparaient aux scènes du déluge. En revanche, la nuit fut sereine, et des bandes d’une très-petite espèce de marsouin , encore incon- nue, sautant comme des bonites, nous firent admirer la prestesse de leurs évolutions. Le 11, nous eûmes la répétition du même temps , du tonnerre , de la pluie , du calme ; mais , le 12 , a 1 aide de petites brises, nous gagnâmes le Port-Praslin , où nous lais- sâmes tomber l’ancre , par 38 brasses , sur un fond de gros sable et de débris de coquilles. Il était fort tard lorsque notie naviie se trouva solidement fixé, presqu’à toucher la terre, au milieu d’une épaisse verdure; mais jamais ciel ne fut plus étoilé, calme ne fut idus grand, que pendant cette première nuit passée au mouil- 14 VOYAGE Iage : le susure des feuilles , l’arôme balsamique des plantes , le bruit des cigales, le cri de divers êtres sauvages, que nous appor- tait un léger souffle de vent, nous donnaient un avant-goût de l’abondance et de la variété des productions naturelles de cette grande île. Le Port-Praslin est situé à l’extrémité méridionale de la Nou- velle-Irlande, à l’ouest du Cap-Saint-Georges, par 4° 49' 48" de latitude sud, et par 150° 28' 29" de longitude orientale; ce nom lui fut donné par Bougainville , en l’honneur du ministre de la marine , qui ordonna le premier voyage autour du monde qu’aient exécuté les Français. Vers la même époque , Carteret, navigateur anglais, relâcha dans le havre placé plus à l’ouest, et appartenant à la même baie , qu’il nomma Anse-aux- Anglais. Bougainville, en séjournant dans ce port , crut qu’il était situé au fond d’un golfe et qu’il dépendait de la Nouvelle-Bretagne découverte par Bam- pier; Carteret, au contraire, ne craignit pas de s’enfoncer au fond de ce prétendu golfe , qu’il trouva ouvert par un détroit assez long , et qu’il nomma Canal de Saint-Georges , en imposant le nom de Nouvelle-Irlande à la terre où le Port-Praslin offre une rade sûre et abritée. Pour atteindre ce mouillage , deux passes servent aux vaisseaux, qui laissent à droite ou à gauche l’ïle Verte de Bou- gainville, nommée par les naturels Lalao. Il est protégé, au S. -O., par un petit cap appelé Tavuaolai, et la baie qui s’enfonce dans l’est, au milieu des terres, se termine au pied de la montagne de Camhatore , en prenant le nom d’Abataros. Au nord s’avance la pointe d’Embrambia ; de sorte que le Port-Praslin se trouve parfai- tement abrité de toutes parts et protégé par une ceinture de monta- gnes nommées Lanut; il se continue, dans sa portion nord, par uu bras de mer étroit, avec l’Anse-aux-Anglais ou Siourou, car ces deux havres ne formeraient qu’une vaste baie si Vlle-aux-Marleaux ou Lambonne n’était interposée entre eux ; cette dernière île peut avoir environ deux milles de longueur, dans une direction de l’O.-N.-O. au N. -O., en présentant la forme d’un grand fer-à- cheval , dû à ce que sa partie méridionale est découpée par une vaste baie; son extrémité occidentale, nommée Lamassa par les naturels, a dû jadis être couverte de cocotiers , à en juger p»r son nom. Le canal qui sépare le Port-Praslin de Y A nse-Aux-A nglais a six AUTOUR BU MONDE. 15 milles marins de longueur ; cette dernière est abritée par deux montagnes dont l’élévation paraît considérable , et dont les pitons fixent presque sans interruption des nuages noirs et épais, de manière que, quand- il fait un temps superbe au Port-Praslin , la Pluie tombe par torrents sur le pourtour de cette anse. Il est de fait que les arbres qui couvrent ce point de la côte sont môme , par Ies plus beaux jours , entourés d’abondantes et épaisses vapeurs. Les nègres Papouas , qui habitent cette partie du monde , semblent nommer la Nouvelle-Irlande Enlourou 1 ; mais ils appellent certai- nement la Nouvelle-Bretagne Birare. Les populations de ces deux fies sont presque constamment en état d’hostilité. Le lendemain de notre arrivée, je m’empressai de me rendre à terre , afin de prendre connaissance des lieux ; nous étions à peine arrivés, que l’on nous héla de rallier la corvette la Coquille, parce fiue des insulaires venaient de débouquer à l’entrée de la baie , dans une petite pirogue à balancier, montée par sept hommes noirs et nus ; ces nègres nous accostèrent avec lenteur, en parlant avec volubilité et en plaçant leurs mains sur la tète; nous imitâmes ce signe, qui chez eux paraissait exprimer les rapports d’amitié, et aussitôt ils abordèrent notre vaisseau et ne balancèrent point à monter à bord. Tout en eux annonçait qu’ils avaient déjà fréquenté les Européens, car ils connaissaient l’usage des armes à feu 2 et témoignaient une vive frayeur de leur puissance; de plus, ils res- taient en admiration devant le fer dont ils savaient apprécier l’uti- fité , et ce métal était le prix le plus précieux qu’on pût leur •tonner par voie d’échange. Ces nègres , pour témoigner de leurs bonnes intentions, étaient venus sans armes, tout en n’apportant a'ec eux que des articles d’échange de peu de valeur, des racines •Ie chou caraïbe , en petit nombre , et quelques régimes de bananes ; ^ais ils paraissaient enchantés de leur personne et fiers des apprêts (je leur toilette. Si nos visages pâles et décolorés leur semblaient •ranges , il faut avouer que leur peau noire et huileuse, leur che- 'clure ébouriffée et couverte d’une ocre très-rouge dissoute dans de na* jamais entendu prononcer le nom de Tombara, que M. Duperrey a par f " 1616, Schouten .longeant cette lie qu’il découvrit le premier, fut attaqué (164X\ naturels> et obligé de recourir à son artillerie. Après Schouten, Tasman ) et Dampier (1700), eurent connaissance de cette terre. 10 VOYAGE l’huile de poisson , formant un épais mastic sur leur tête , prêtaient à leur complète nudité un bien singulier aspect; ajoutez à cet ensemble un bâtonnet placé eu travers dans la cloison du nez, et des barres blanches sur la face, relevées par une poussière rouge couvrant les pommettes. Les ustensiles en fer et les petits miroirs qu’on leur donna les comblaient de satisfaction, et leur joie se manifestait par un petit claquement de langue , souvent accom- pagné d’un mouvement de fouet dans les doigts. On leur demanda des cocos , mais ils répondirent qu’ils en avaient à leur village seulement : or, durant le reste de notre séjour, nous pûmes nous convaincre que ce fruit était très-rare sur ces terres hau- tes. Un de ces naturels, nommé Vaquine, était couvert de cette lèpre squammease si commune sur la peau des peuplades de race noire, et dont étaient atteints la plupart des Nouveaux- Irlandais que nous vîmes par la suite. Cet homme , d’une humeur fort gaie , nous divertit beaucoup par la frayeur que lui occa- sionnait un vieux bouc, que nous conservions vivant, à bord, et qu’il appelait bourré, mot qui signifie cochon , ne sachant quel autre nom lui donner; il n’approchait de ce bouc qu’en trem- blant, et en marmottant des paroles qui sentaient l’invocation. Le cochon sauvage et le chien sont les seuls grands quadrupè- des qu’ils paraissent posséder. Je laissai les naturels à bord et je m’embarquai dans le petit canot pour prendre connaissance du terrain qui forme la bordure de la baie : les rivages de ce havre sont garnis de nombreux bancs de madrépores , interrompus devant les courants d’eau douce qui descendent du sommet des montagnes en formant des ruisselets; pour qu’une embarcation puisse s’approcher de terre, il faut ia diriger dans ces étroits et sinueux canaux. Cette excursion me donna une haute" idée de l’ensemble des végétaux qui se pressent de toutes parts, et sur la création animée qui en résulte : ainsi le Port-Praslin a ses alentours bordés de corralligènes que la marée laisse presqu’à sec en se retirant, tandis qu’à la haute mer, les eaux s’avancent sur le sable jusqu’au pied des arbres qu’elles bai- gnent; dès qu’on met le pied sur la grève, la végétation apparaît tellement active et vigoureuse, qu’on la voit envahir le littoral , et ne s’arrêter que là où la mer lui dispute la possession du sol ; sur cette bordure indécise sont gisants d’énormes troncs d’arbres ren- AUTOUR DU MONDE. 17 versés et transformés par la vétusté en une sorte de terreau fertile, qui nourrit de nouvelles colonies de plantes grasses qui s’en dispu- tent les moindres parcelles. Cette masse de végétaux ne présente point d’éclaircies, et elle couvre toute cette portion d’une seule et vaste forêt ; les arbres magnifiques qui la composent , les arecs qui les dominent , et une foule d'autres , se pressent et croissent avec vigueur. Des lianes de toutes sortes s’entortillent autour des troncs , grimpent jusqu’aux sommités des branches , et semblent avoir pour but de tendre des filets impénétrables; parmi ces lianes, il en est une dont les fleurs légumineuses, d’un beau jaune, flat- tent la vue , et dont les tiges volubiies se trouvent armées de cro- chets épineux qui déchirent impitoyablement le voyageur qui s’en- gage sans précaution sous leurs lacis. D’éclatanls papillons se croissent en tous sens sous ces dômes de verdure ; des coquilles terrestres variées en habitent le feuillage, et sur les branches se rencontre fréquemment le tupinambis noir ponctué de jaune. Des baringtonia, dont la circonférence est énorme, des hibiscus à feuilles de tilleul , des kénéo ou guettardia spécieux et le scœvole lobélie , croissent le pied dans l’eau salée et paraissent ne pou- voir vivre que sous cette influence toute maritime. On ne trouve aussi que sur les rivages, un grand et beau pancratium, remar- quable par ses corolles blanches à étamines purpurines, que supporte une hampe élevée, naissant d’entre de larges feuilles roides et charnues ; c’est sur ce végétal , dans les aisselles des feuil- les, que vit communément la coquille terrestre, jusqu’à notre voyage, assez rare dans les collections , et nommée, par M. deBlain- ville, le scarabe de Lesson. Une cicindèle bleue, à tête dorée, volait sur les rameaux et annonçait son passage par l’odeur fla- grante d’essence de rose qu’elle laissait derrière elle. Çà et là poin- taient ces tiges de rotangs , si estimées en Europe sous le nom de î°ncs indiens , et sur la plupart des troncs d’arbres s’enlaçaient les jets grimpants de poivre cubèbc. Le faux sagou 1 , par son stype rigide et son port de palmier, laissait alors pendre d’entre ses branches ses gros fruits pomiformes. Les negies de la Nouvelle- Irlande retirent de la moelle lavée de ce végétal , éminemment vénéneux dans l’état frais , une fécule qu’ils transforment en sortes 1 Cycas circinalis, auct. III. 3 18 VOYAGE de galettes analogues à celles obtenues des vrais palmiers sagou- tiers. Ils possèdent en abondance , en outre , dans ces profondes forêts , des végétaux nourriciers que nous avions déjà rencontrés dans les îles océaniennes, tels que le laka ou l’inocarpe édule, le sohest ou le tacca pinnatifère , et le chou caraïbe. Je rencontrai dans cette excursion un grand nombre d’arecs *, que les gens de l’équi- page abattirent plus tard afin d’en obtenir le bourgeon terminal , que les Européens appellent chou , et dont la saveur est des plus agréables. Ces arecs s’élevaient droits , comme des paratonnerres , d’entre les tiges des caryota brûlants et épineux , des lataniers ou des pandamus. Ici je dois placer une observation générale , qui s’ap- plique également à la manière d’être des forêts équatoriales des Moluques, de la Nouvelle-Guinée , comme à celles de la Nouvelle- Irlande , c’est que ces forêts sont formées d’arbres ayant des pro- portions gigantesques , mais qu’on y compte fort peu d’arbustes et encore moins de plantes herbacées. La chaleur solaire pénètre à peine sous l’épaisse et haute verdure qui abrite le sol sans cesse humide , et où règne une fraîcheur qui fait place , aussitôt qu’on arrive sur les sables dénudés , à l’action d’une chaleur insupporta- ble. La vapeur dont est imprégné ce sol , se condense , lorsque le soleil parcourt sa carrière, en nuages qui imitent, à s’y mépren- dre, sur la cime des arbres, la fumée qui s’échappe des villages. La profondeur de ces vastes forêts vierges est jonchée de troncs énormes , déracinés par leur mort naturelle , couchés sur la terre qu’ils pressent , et à laquelle ils rendent , par leur décomposition lente, les principes qu’ils en reçurent avant de se convertir en humus ; sous leurs écorces crevassées se logent de froids reptiles ; mais cependant la nature, qui aime à unir les contrastes de la vie et de la mort , voile encore les traces de destruction en les couvrant de fougères au feuillage découpé et léger, d’épidendres parasites à corolles bizarres et vivement peintes, de lichens et de bolets de formes et de couleurs diverses. Egaré sous ces sombres arceaux , que le pied de l’Européen n’a parcourus qu’à de lointains intervalles et d’une manière furtive , je ne pus qu’admirer l'inocarpe dans la richesse d’une taille inusitée, car c’était de tous les végétaux arborescents, le plus élevé et le plus volumineux; à O-taïti . sa i Âreca oleracea, and. AUTOUR DU MONDE. 19 taille n’avait rien d’extraordinaire, tandis qu’à la INouvelle-Irlande il avait pris des proportions colossales : sa cime ample dominait la forêt , tandis que son tronc évasé , au niveau du sol , en cloisons minces , taillées comme des paravents , se prolongeait en racines , rampant sur le sol. Il résultait de cette disposition des sortes de cabanes naturelles , pouvant loger de sept a huit personnes. Telle est la physionomie de ce genre de site , aux alentours du Port- Praslin : il en résulte pour le voyageur le sentiment d’une nature grandiose qui l’émeut profondément. Le silence de ces lieux pro- fonds et inhabités, où les nègres indigènes ne se présentent qu’ac- cidentellement , n’est interrompu que par le bruissement des jeunes tiges des arbres sous les pas de l’explorateur, par les cris rauques et discordants du lori vert, ou par le bruissement des élytres , des grosses cigales ; tout contribue à élever l’àme du naturaliste , le plus exclusivement dirigé vers les collections, à un sentiment indéfini , à des émotions profondes , à un plaisir mêlé de quelque chose de vague et de triste que rien ne peut rendre et qu’expriment avec force les feuillets de mon journal , écrit sous l’inspiration des sensa- tions du moment. Lorsque je revins à bord de la Coquille , j’y trouvai une nombreuse compagnie : deux nouvelles pirogues étaient arrivées, et l’une d’elles, grande embarcation de guerre , était montée par près de cinquante hommes ; ces pirogues étaient attachées le long de la corvette et paraissaient ne point recéler d’armes , à moins que les naturels ne les eussent cachées avec grand soin. Les objets d’échange qui nous furent offerts consistaient en quelques cocos , en régimes de bananes, en racines d’ignames et de chou caraïbe , ou pass ; de plus , ces Dègres avaient apporté de la volaille , qu’ils nommaient fort distinc- tement coq, et deux petits cochons ou bourré. Ils eurent assez de loyauté dans leur trafic, et nous demandèrent pour prix de leurs denrées des morceaux de fer; des cercles de barriques, coupes en morceaux et aiguisés à une extrémité , furent la monnaie dont nous Payâmes les fruits destinés à l’équipage. Nos nouveaux amis étaient toutefois des voleurs fort habiles , car ils s emparaient avec adresse de tout ce qui s’offrait à leur convenance ; mais il est juste d ajouter qu’ils restituaient, aussitôt qu’on leur en imposait la nécessité, 1 objet qu’ils avaient soustrait , et cette restitution ne leur inspirait nul sentiment de honte. Quelques coups de lusil, tirés par nos 20 VOYAGE chasseurs, parurent les impressionner vivement : et certes ils avaient une idée fort nette de la puissance des armes à feu. Au coucher du soleil , ils nous quittèrent pour se rendre au fond de la baie , où ils campèrent pendant plusieurs jours. Peut-être que ces Papouas s’étaient mis en campagne , dans leur pirogue de guerre , dans l’espé- rance de rencontrer un navire de commerce n’ayant qu’un faible équipage, mais que, trouvant la Coquille armée au delà de leurs prévisions, ils ne manifestèrent que des sentiments pacifiques. Toutefois leur conduite ne justifia nullement nos craintes, et les précautions qui furent prises à bord , où les sentinelles furent dou- blées et les embarcations qui allaient à terre bien armées , car ils restèrent défiants , sans doute , mais doux et inoffensifs. Dans la journée du 14, par un très-beau temps, la corvette fut définitivement affourchée dans le fond de la baie *. Les insu- laires vinrent nous visiter dès le matin, nous apportant quelques racines, mais surtout de jeunes chiens qu’ils nous offraient pour notre table. Ils nous vendirent aussi des phalangers vivants qu'ils avaient soigneusement muselés en liant les mâchoires avec de fortes fibres végétales, et tout en ayant pris la précaution de leur briser les pattes. La chair de ce singulier quadrupède , exhalant une forte odeur de fumet, est réputée comme très-délicate par nos amis les Papouas. Le marché avait été établi dans les porte- haubans, comme sur un terrain neutre, et quelques naturels, nouveaux venus à travers les montagnes , nous donnèrent la pre- mière idée de leur village , en nous échangeant des poules et des cochons dont ils demandaient un prix exorbitant. Ce qui prouve, en passant, que ces animaux doivent être rares chez eux. J’avais hâte de visiter la cascade dont parle Bougainville , et dont les eaux nous servirent d’aiguade , bien que les rivages du Port- ) Relèvement du mouillage : Pointe O. de la baie O. 12» 50 S. Pointe S-E. (île Verte) O. 9» 301 S. Pointe N-O. (île Verte) O. I» N. Pointe S. de l’île aux Marteaux. O. 11° 50' S. Pointe N. de la même île. ... N. 57» 50' O. Pointe S-E. id. ... O. 50» 30' N. OuYerluredel’Anse-aux-Auglais. N. 29» O. Observatoire E. 37° S. AUTOUR DU MONDE. Praslin soient en général parcourus par plusieurs sources qui des- cendent des montagnes qui enclosent le havre qu’elles protègent. Mais la plus abondante comme la plus remarquable de ces sources est celle que le navigateur français a décrite dans sa relation , et que nous avons nommée Cascade de Bougainville . Ce inaiin qui a vit dans la saison de l’hivernage, époque où le volume d’eau qui en descendait était considérable , en parle en ces teimes : « ous » avons tous été voir une cascade merveilleuse dont le ruisseau » fournissait les eaux du navire l’Étoile. L’art s’efforcerait en vain » de produire dans le palais des rois ce que la nature a jeté dans » un coin inhabité. Nous en admirâmes les groupes saillants dont » les gradations presque régulières précipitent et diversifient la » chute des eaux; nous suivions avec surprise tous ces massifs » variés pour la figure , et qui forment cent bassins inégaux , où » sont reçues les nappes de cristal colorées pardes arbres immenses, » dont quelques-uns ont les pieds dans les bassins memes . cette a cascade mériterait le plus grand peintre. » Or, pendant la durée de notre relâche, la source ne fournissait que peu d’eau; car nous étions à la fin de l’été dans cette partie du monde, et au moment où la saison des pluies allait commencer. Les chutes de la cascade de Bougainville sont à peu de distance du rivage , à 1 est du Port-Praslin; elles sont formées par cinq gradins s’élevant rapi- dement les uns au-dessus des autres , dans une élévation d environ trente à quarante pieds. L’eau s’est creuse une issue à la moitié de la montagne , et jaillit en nappes écumantes, limpides et fraîches, dont le murmure se mêle au bruissement des feuilles , a la chute des vieux arbres qui tombent de temps à autre et encombrent sen lit, ou jettent en travers des ponts chancelants. Ces eaux, très-chargées de sels ont comme ciselé la surlace des roches qu’elles baignent, et les strates d’où elles tombent en nappes sont bordées de stalactites calcaires groupées d’une manière gracieuse. Le lit et les strates sont formés de chaux carbonatee , due sans doute à des masses madrèporiques qui ont moule , sur le noyau Primitif, un terrain récent. Les pores de ces coraux , depuis long- temps éteints, sont remplis par des cristaux plus blancs du sel que 'eau tient en suspension , et que plusieurs autres principes salins < Voyage autour du monde, de 1766 à 1769, p. 282, in-**', Palis, 1771 22 VOYAGE rendent purgatif. Comme site romantique , cette cascade mérite de fixei 1 attention , mais nous l’avons trouvée bien inférieure à celle de Kiddi-Kiddi , à la Nouvelle-Zélande, et à la grande cascade de 1 Ile-de-France. Son plus grand charme dépend des masses de végétaux qui se pressent de chaque côté , y forment d’épais fourrés ou se marient les feuillages les plus opposés , les teintes les plus diverses , les formes ligneuses les plus variables ; un dôme de ver- dure, dû à d’immenses figuiers, à de gracieux arecs, enlacés de tiges volubiles, recouvre ces eaux fraîches et limpides peuplées de coquilles lluviatiles 1, de crevettes, embellies par les papillons oi nés qui éclosent sur leurs bords, ou par les riches oiseaux qui viennent s’y désaltérer. De grosses fourmis, dont la morsure est douloureuse, sont très-communes en ce lieu; et le calme de la foret est de temps à autre interrompu par le cri d’un corbeau ana- logue à notre corneille, et qui imite à faire illusion l’aboiement d’un chien. Bougainville avait déjà indiqué cette particularité , en disant dans sa relation : « Nous y remarquâmes une espèce d’oiseau dont le cri ressemble si fort à l’aboiement d’un chien , qu’il n’y a personne qui n’y soit trompé la première fois qu’on l’entend. » Après avoir exploré, dans l’intérêt de mes collections d’histoire naturelle, aux alentours de la cascade de Bougainville, je gravis la montagne sur le versant de laquelle elle est située , et j’en suivis quelque temps les sinuosités : en sortant des bois touffus pour regagner la mer, je rencontrai quelques nègres qui avaient construit une sorte d ajoupa avec des feuilles de palmier ; deux feux flam- baient et servaient à rôtir des fruits de laka a, ayant un peu la forme mais surtout la saveur des châtaignes , et ces fruits , qui jon- chent le sol, sont la ressouice principale des naturels, pendant leurs courses dans les bois. Ils m’offrirent de partager leur frugal repas , et je m’assis au milieu d’eux , croquant à belles dents, au fur et à mesure qu’elles étaient rôties, des châtaignes assez dures, mais que l’appétit rendait délicates. Un ruisseau d’eau douce coulait à nos côtés et servait à nous désaltérer. Après ce repas pastoral , je me livrai à la poursuite des papillons ou à la recherche des coquilles terrestres ; mais ma chasse devint singulièrement fructueuse avec i La nérite et le chiton. a Inocarpus edulU. AUTOUR DU MONDE. 23 l’aide de deux jeunes nègres qui gravissaient dans les arbres comme des singes , et dont la vue perçante découvrait l’insecte le plus petit sur la feuille où il se tenait collé. .ïe profitai de la bienveillance de mes compagnons pour enrichir mes notes d’une foule de noms qu’ils donnent aux diverses productions de la nature qui nous entouraient. Dans la journée du 15 , plusieurs officiers et moi réalisâmes le Projet de contourner l’île aux Marteaux , que les naturels nomment île Lambome, et de la visiter avec détails. La Baleinière fut armée et je m’y embarquai avec MM. D’Urville, Lottinet de Blosseville. L’île Lambonnc, que Bougainville a nommée île aux Marteaux, Parce que les gens de son équipage y trouvèrent un grand nombre de coquilles bivalves de ce nom, alors rares dans les collections, est prodigue de productions naturelles remarquables. Nous y cher- châmes, toutefois infructueusement, les huîtres-Marteaux dont nous ne vîmes aucun débris. Une anse considérable entame la partie boréale de cette île , et se termine sur le rivage par des grèves sablonneuses déclives, et par des bancs de coralligènes. Jamais nous n’avions vu de points aussi riches en zoophytes ; ils pullulaient dans cet espace resserré , abrité des vagues du large qui déchirent et mettent à nu les rochers de la côte méridionale, où s’arrêtent leurs efforts. Ces plateaux de coraux sont au contraire recouverts d’une petite masse d’eau dont la surface est toujours paisible, et réchauffée par l’influence directe du soleil. La lumière, pénétrant avec force sous cette couche , y fait développer un luxe de vie que nous n’avions encore observé nulle part ; aussi nous arriva-t-il fréquemment de passer des heures entières en ces lieux , ayant de l’eau jusqu’à moitié des cuisses pour y dessiner des zoophytes et saisir leur éclat fugace , leur forme , qui , sans cette précaution , enssent échappé à notre étude. Dans la partie zoologiqnc du voyage de la Coquille, nous avons eu occasion de décrire les rares et enrieuses espèces que nous recueillîmes en ce lieu , et il nous suffira de dire ici que nos collections et nos dessins s’accrurent considéra- blement en éponges, en actinies, en zoanthes, en ascidies , etc. Des serpules ou tuyaux de mer, dont les animaux étaient chargés de tentacules d’un azur doré , ou brillaient de teintes vraiment fantastiques , étaient entrelacés au milieu des coraux, et 1 annélide sortait de son tube pour s’épanouir comme une belle fleur, et s’y cachait avec vivacité, au contraire, lorsque l’eau, agitée par quelque 24 VOYAGE mouvement lointain , lui donnait , par ses ondulations même légè- res , la conscience d’un danger quelconque. Des holothuries , des étoiles de mer à six rayons droits et linéaires , Yasterias discoïdea, le fongie avec ses larges polypes en ventouses, une actinie verte à tentacules rouges, une actinie du pourpre le plus vif, des apli - diutn, couvraient cette partie de la baie. Sur le rivage, attachées aux troncs couchés des arbres abattus par vétusté , adhéraient de larges huîtres minces très-délicates. De nombreux fragments de nautiles [nautïlus pompilius) jonchaient les sables des grèves, et attestaient que ce céphalopode doit être très-abondant à certaine profondeur. A ces objets se joignirent des cônes, des porcelaines, des trochus , etc. La végétation de l’île Lambonne s’étend dans la plus grande partie de la côte jusqu’à la mer ; partout elle est d’une rare beauté. Les cycas s'y montraient en plus grande abondance que partout ailleurs. Son pourtour entier était festonné par des guirlandes de lianes suspendues de branche en branche , d’entre lesquelles sor- taient des arbres à pain sauvages. Des frégates noires volaient à de grandes hauteurs, et sur le bord de la mer se présentait fré- quemment un assez gros martin-pêcheur à tête blanche. Sur la côte occidentale, assez élevée , mais coupée par une ravine au fond de laquelle coule une petite rivière d’eau douce , nous trouvâmes des débris des repas que les naturels y avaient faits; et un ajoupa temporaire, consistant en quelques feuilles de cocotiers jetées négligemment sur des branches Gchées dans le sol , avait servi à abriter la cuisine de ces nègres qui visitent, à ce qu’il parait, de temps à autre, leurs districts maritimes, afin d’y recueillir des vivres. Des tas de gros coquillages épais auprès du foyer , nommé jpaidans la langue du pays, témoignaient de leur appétit. Près de là nous remarquâmes un calophyllum inophyüum dont le corps avait pris un développement monstrueux. Cet arbre, en eifet, était couché sur le sol , et donnait naissance , par la partie supérieure du tronc , à une douzaine de branches toutes plus grosses que nos plus forts chênes de France et ayant plusieurs brasses de circonférence! qu’on juge, par suite, des dimensions du tronc principal ! Des orchi- dées magnifiques, de grandes et fraîches fougères, couvraient l’écorce , et se mêlaient au vert gai et lustré qu’on sait être propre à ce beau végétal , et contrastaient avec ses fleurs blanches disp0" AUTOUR DU MONDE. 25 sées en grappes. Les vaquois , les inocarpes, les baringtonia, divers palmiers, étaient d’ailleurs les arbres les plus communs sur ce point de la Nouvelle-Irlande. La partie méridionale do l’ile Lambonne ne ressemble guère à sa partie boréale. Bai- gnée par la haute mer , dont les vagues viennent se briser sur les rochers qui la bordent, cette côte, haute et accore, est déchirée et crevassée. Souvent la mer s’engouffre dans des cavernes qu’elle s’est formées par le choc impétueux de ses bouleversements ; et comme ces crevasses profondes sont parfois ouvertes à leur sommet par des sortes de soupiraux étroits, il en résulte que la vague heurtée par une puissance immense contre la barrière qui reçoit le choc , s’élève en gerbes par l’issue supérieure , et se disperse dans l’air en pluie que les vents emportent. Sur ces rocs , sans cesse minés, apparaissent, pour en voiler les injures, des plantes ram- pantes , des faisceaux de feuillage , et souvent s’en élèvent les branches tombantes et comme filamenteuses du filao ou casuarina indien. Une ceinture de coraux protège toutefois ces rocs, et semble former un ouvrage avancé destiné à protéger le corps de la place. Nulle coupure n’y existe pour donner passage aux embar- cations. Il était fort tard quand nous rejoignîmes la corvette , n’appor- tant que quelques choux palmistes et un appétit dévorant. Nos matelots étaient tous très-fatigués d’avoir presque constam- ment ramé. Je consacrai la journée du lendemain à étudier l’ensemble du Port-Praslin et surtout ses productions; mais, avant d’en parti- culariser les détails, je vais réunir en un seul groupe quelques généralités qui le concernent. L’ancrage du Port-Praslin est sur et commode. La mer, pendant la durée de notre séjour, y a été instamment unie comme une glace, et le vent du large ne s’y faisait jamais sentir. Des grains violents nous amenèrent cepen- dant, une fois, une légère rafale dont les efforts, brisés contre le s°mmet des montagnes, descendaient sans force au fond de la ba'e. Quelle que puisse être d’ailleurs leur intensité, ils ne seraient jamais redoutables, parce que la chaîne, qui protège les rivages, est régulière à son sommet, et n’est point déchirée par les ravins. Les vents régnants pendant notre relâche furent de légères fraîcheurs de l’E. , de l’E.-S.-E. , et du S.-E. ; mais , le plus habi- m. 4 VOYAGE 2tS tuellement, on éprouvait un calme tel, que la feuille la plus légère restait immobile sur sa tige. En général , la brise ne se faisait sentir que dans l’après-midi. La mer, dans ce havre, est partout également profonde, les coraux étant accolés au rivage, et, quoique mouillés très-près de terre , nous n’avions pas moins de 33 brasses sur un fond de gros sables madréporiques mélangés à beaucoup de débris de coquilles. La chaleur n’a pas été aussi forte que nous devions le supposer, d’après notre situation presque immédiate sous l’équateur. Les vastes forêts dont la Nouvelle-Irlande est couverte en totalité, sans cesse arrosées par des pluies abondantes qui permettent une vapo- risation continuelle, résultat d’une chaleur intense, rafraîchissent l’atmosphère. Ces forêts ombreuses , en effet , retiennent dans leur intérieur une humidité protégée des rayons du soleil par d’épaisses voûtes de feuillage. Il en résulte la concentration d’une chaleur humide , dont les effets sont beaucoup moins sensibles sur la peau des Européens , que cette chaleur âcre et sèche des contrées équa- toriales déboisées ou des sables de l’Afrique. Le médium du ther- momètre centigrade, à midi, était 26°, 6', et, dans la nuit, il ne descendit jamais plus bas que 25°, 6'. La température de l’eau, prise au milieu de la baie, ne différait de celle de l’air que d’un degré. L’hygromètre varia de 103 à 108°, et le baromètre se maintint à 28p. Les orages se reproduisent sur cette région avec une fréquence qui étonne. Ils se forment en un clin d’œil , et se dissipent de même. Les nuages inférieurs sont les seuls qui donnent de la pluie sur le Port-Praslin , car les autres sont attirés par les hautes montagnes des rivages ou de l’intérieur de l’île. Pour en revenir à la création de ces rivages, si rarement explorés, il m’aurait fallu des mois pour étudier tout ce qu’ils offrent de curieux et d’intéressant. Lorsque la mer du havre est paisible, elle est peuplée d'une foule d’êtres que le miroir uni de sa surface laisse apparaître sans voiler leurs formes. C’est ainsi que , dans ce jour, je vis , sans pouvoir les décrire , nager de très-petits dau- phins et de grandes tortues. Des méduses rosâtres cheminaient en agitant les rebords de leur ombrelle , et des zoophytes 1 mous , composés d’une foule de pièces articulées et taillées à facettes, t Le genre que j’ai nommé plelhosoma. AUTOlïJt Dü MONDE. 27 comme du cristal , ne présentaient à leur partie moyenne qu’un ruban rose , car l’animal se désarticulait au moindre contact. C’est en vain que j'essayai de saisir des petits corps azurés qui tour- noyaient dans l’eau de mer en jetant des étincelles de fer spécu- laire, tant le point coloré avait d’éclat, je ne pus y réussir et je suppose que ce phénomène était produit par quelque petit crustacé. Un large plateau de récifs borde toute la bande orientale du havre. Ce plateau, que la mer abandonne lorsqu’elle baisse, est pour le naturaliste un endroit de promission, car l’eau, sans cesse échauffée, qui le recouvre pendant une partie du jour, nourrit les races les plus variées et les plus richement peintes qu’on puisse imaginer. Les poissons, surtout les soxatiles, y semblent peints à plaisir, et 1ns chœtodons , les aleutères , les balistes y apparaissent barriolés des plus vives couleurs. C’est là que j’aimais voir s'entr’ouvrir ces actinies si richement peintes , ces zoanthes dont les panaches plu- meux comme les pétales d’un œillet , s’agitent sans cesse pour faire naître de petits tourbillons dans lesquels sont entraînés les débi- les êtres qui leur servent de proie. Çà et là , retirées dans des cre- vasses de la pierre , apparaissaient les nombreuses murénophis à morsure parfois dangereuse, au corps singulièrement barriolé , ou des scorpènes bizarres dont les formes fantastiques en font des poissons surpassant en ‘laideur ce que l’imagination aurait cru enfanter de plus capricieux. Les scorpènes ont des aiguillons bar- belés , dont les blessures , dans ces pays chauds , sont très-dange- •’euses , et des matelots chargés de ramasser des coquilles pour les collections particulières de M. Duperrey, eurent très-longtemps à souffrir par suite d’un accident de ce genre , et l’un d’eux faillit perdre deux doigts L Sur ces rochers, la cicinbone ( astérie ) étalait ges six rayons d’un riche bleu , et les sazanmak, ou les gros casques, Y étaient fort communs. Les sabourkees etmarcnoa, les tridacnes- bénitiers 2, avec leurs manteaux sablés d’or et munis d’yeux comme !es ailes des papillons appelés paons , présentaient leurs valves enchâssées dans la masse même de la pierre de corail ; mais jamais Plus riche parure ne brilla dans ces eaux échauffées. Les lépas , les baliotides et tant d’autres mollusques, qui font les délices des ama- * Les matelots Baussier et Jean de Toulon. * Les deux bénitiers de Saint-Sulpice, donnés h François I" par les Vénitiens, *°nt les deux valves d’une coquille de ce genre. 28 VOYAGE leurs, couvraient ces bancs à fleur d’eau. Les fongies avec leurs animaux à ventouses , interposés entre leurs lamelles , y ressem- blaient a de larges cocardes , tandis que le tubipore-musique dres- sait ses tuyaux pourpres , d’où sortait un polype émeraude. La marée qui montait me chassa, à mon grand regret, de ce parterre marin , et je me vis forcé de rejoindre la grève, ayant mes boîtes de fer-blanc à demi remplies par les riches récoltes que j’y avait faites , et mon portefeuille garni de nombreux croquis colo- riés. En contournant les bords de la baie , je ne quittai point le rivage qu’ombrageait une végétation imposante, où se faisaient remarquer de grands muscadiers sauvages , des tournefortia aux feuilles soyeuses et argentées , des eugenia chargés de leurs fleurs rouges , tandis que des pothos grimpants , et jetant en mille direc- tions leurs rejets serpentins, s’accrochaient à tous les arbres, pendaient à leurs rameaux et étalaient leurs feuilles vernissées. Un erythroxylon , dont les corolles avaient une belle couleur rouge de feu, contrastait, par ses branches nues et comme desséchées , avec le large feuillage digité de quelques ketmies , ou les longues lanières vertes et épineuses d’un pandanus , que relevaient les lames ombrellaires et horriblement spinescentes d’un carysta nain. Le cycas rigide tranchait , par sa ligne droite et immobile, avec la souplesse des lianes flexueuses , le tronc robuste du teck ( tectona grandis ), le vert suave des cimes des orangers et les couronnes de feu des ixora. Deux espèces d’araignées peintes avec le plus grand luxe avaient tendu la trame de leurs toiles entre les branches , et se présentaient a chaque pas. Ces araignées ont leur enveloppe ti es-coriace , garnie d épines aceiees, mais ou l’azur, le pourpre et le blanc d’argent se reflètent avec éclat. Labillardière a parlé de ces deux insectes , qu’il a nommés aranea aculeata et spinosa. Aux grosses branches étaient appendus des nids volumineux , fabriqués avec une matière molle et spongieuse , sans doute par une fourmi blanche ou termite. Dans cette course, je rencontrai épars dans les bois ou sur la côte quelques sauvages qui étaient à la recherche de vivres pour leurs compagnons campés au Port-Praslin. Les provisions qu’ils rappor- tèrent étaient abondantes, car ils avaient ramassé une grande quantité de châtaignes d’inocarpe, et les rochers leur avaient fourni AUTOUR DU MONDE. 2 pendant qu’on virait au cabestan pour lever l’ancre d’afxourche, ils s emparèrent de la barre du gouvernail, des tollets en fer du grand °anot et de divers autres objets qu’ils cachèrent soigneusement. Par ce qui précède, on voit que les alentours du Port-Praslin, li une distance notable , ne sont pas habités d’une manière perma- °ente , car Bougainville , Carteret et d’Entrecasteaux n’eurent point de communications avec les habitants. C’est donc à M. de Blosse- 'dle que seront dus les premiers détails sur le village de Leukiliki , k'en que plusieurs de ces Papouas me nommèrent , comme appar- tenant à la même tribu , et rangés près les uns des autres , les vdlages Mecticmèque , Bembori, Malacoco et Bouctou. 32 VOYAGE CHAPITRE XV. OBSERVATIONS GÉNÉRALES SDR LES HABITANTS DE LA NOUVELLE-IRLANDE *. Les voyages sont une des sources de l'histoire. L’histoire des nations étrangères vient se placer, par la narration des voyageurs, auprès de l’histoire particulière de chaque pays. (Chateaubri.vîO) , préface du l'ot/. en Amérique. î Les Nouveaux-Irlandais ont la peau noire ; mais cette teinte est loin d’être décidée, et , par le mélange de jaune uni au brun, elle affecte la couleur fuligineuse. Leur taille n’a rien de remarquable; elle varie suivant les individus : ses proportions les plus ordinaires sont à peu près de cinq pieds un à deux pouces. Leurs membres , sans avoir cette maigreur ou ces proportions grêles que l’on sait être propres à la race nègre , sont loin toutefois de présenter ces formes régulières et gracieuses qui caractérisent les Océaniens. Une épaisse chevelure laineuse recouvre la tête, et retombe sur les épaules par mèches très-frisées et disposées comme en tire-bou- chons. Les vieillards conservent leur barbe dans toute sa longueur, et paraissent en prendre le plus grand soin ; à ces traits les plu* saillants de leur physionomie extérieure il faut ajouter un front i Complément aux œuvres de Buffon, par R.-P. Lesson, t. III, pag. 68 à 1^0 (1829). AUTOUR DU MONDE. 33 'étréci, un nez écarté, et une large bouche laissant entrevoir deux rangées de dents corrodées par le bétel. Leur angle facial, que nous mesurâmes plusieurs fois avec un instrument confectionné à k°'d du vaisseau, ne nous a jamais paru dépasser le terme de soixante-sept à soixante-dix degrés. Les frictions huileuses contri- buent sans doute à donner à la peau d’un grand nombre de jeunes Sons la douceur et le velouté qui la caractérisent ; mais la majeure partie de la population se trouve affectée de cette lèpre qui ron<*e u« si grand nombre de peuples dans la mer du Sud, et qui fait tomber l’épiderme par écailles furfuracées. Tous les hommes de race noire , dans quelque partie du monde qu’on les observe, semblent méconnaître les lois de la pudeur : une complète nudité est pour eux l’état de nature; ils n’ont jamais cherché à voiler à tous les yeux des organes peu faits pour être niontrés au grand jour. Les Nouveaux-Irlandais ne s’épilent point , et quelques vieillards étaient remarquables par l’épaisse villosité répandue sur leurs membres; iis ignorent le procédé de la circon- cision. La dignité la plus froide respire sur le visage des hommes âgés ; leurs traits calmes et sereins sont empreints d’une impassibilité qui est l’apanage des sens engourdis par les ans , tandis que la jeunesse est chez ces peuples , comme partout ailleurs , caractérisée par une turbulence d’action et par une vive mobilité d’esprit. En étudiant toutefois les physionomies des Nouveaux-Irlandais, on pénètre sèment les passions qui viennent s’y réfléchir ; et à coté de la ■ausseté des regards perfides de quelques-uns contrastaient la dé- lance et le soupçon de certains, la bonhomie et la confiance de quelques autres. Chez ces hommes la gaieté et l’engouement ne Paraissent être le partage que d’un bien petit nombre; leur vie s ccoule à tendre des embûches à leurs ennemis ou à se préserver (e leurs pièges, et un état d’hostilité perpétuelle en marque le cours. Les Nouveaux-Irlandais, soit par mode, soit pour désigner les castes , conservent leurs cheveux et leur barbe , ou se rasent avec es coquilles. Cependant nous remarquâmes que tous les vieillards, oot la barbe onduleuse descendait sur la poitrine, paraissaient |ouir parmi leurs compatriotes de l’influence dévolue au pouvoir. 0US '"distinctement se couvrent la tête d’huile et la saupoudrent 31 VOYAGE avec des poussières de chaux ou d’ocre ; et ce grossier cosmétique n'imite pas mal une peinture rouge dont serait imprégnée chaque mèche de cheveux. Cet ornement malpropre et bizarre contribue à donner à ces nègres un aspect extraordinaire et sauvage, et c’est bien pis encore lorsqu'ils ont consacré quelques instants à leur toilette et couvert leurs visages des fards qui sont pour eux l’idéal de la beauté. A ce sujet , nous entrerons dans quelques détails : car l’homme le moins civilisé est , aussi bien que celui qui prétend exclusivement à ce titre, livré à l’empire des goûts les plus extra- vagants et les plus ridicules ; et pourrions-nous sourire à la vue d’un Nouvel -Irlandais barbouillé d’huile et de poussière rouge, quand on rencontre , au centre de la civilisation et à chaque pas , des chevelures ébouriffées et couvertes de poussière de farine? Ainsi la chevelure des hommes qui nous occupent , tombant en toit sur les épaules, est poudrée avec de la chaux ou de l’ocre. La barbe ne reçoit point cette parure, et seulement on la taille brin par brin, sur les côtés de la figure, avec des valves tranchantes de coquilles, de manière à ne laisser en place qu’une très-grosse touffe sous le menton : mais il paraît que l’opération d’abattre ces poils est longue et douloureuse; car la plupart des naturels qui vinrent visiter notre vaisseau se soumirent sans répugnance à l’épreuve douloureuse que leur firent endurer nos matelots , qui se faisaient un malin plaisir de les raser avec de vieux couteaux. A ces soins généraux ne se borne point la toilette des Nouveaux -Irlandais; il en est encore d’autres qui occupent leurs loisirs et auxquels ils consacrent avec satisfaction de longs moments : au premier rang on doit citer leur coutume de se peindre les joues, le front, le bout du nez, le menton, et même les épaules, la poitrine ou le ventre avec de l’ocre délayée dans de l’huile de coco. Sur ce fard d’un rouge sanguin ils ajoutent , dans certaines circonstances , des raies blanches de chaux de corail. Le tatouage leur est inconnu, ou du moins nous n’en avons vu que des linéaments légers et peu distincts chez quelques individus ; mais ils se percent la cloison et même les ailes du nez , pour y accrocher des ornements singuliers de formes très-variables, qui imprimant à leur physionomie, naturellement repoussante et laide , un caractère hideux et féroce. Un bâtonnet en os ou en bois traverse les parois des narines : celles-ci reçoivent des dents d’animaux ou des touffes de plumes , et jusqu’à des cha- AUTOUR BU MONDE. 35 pelets de dents de phalanger. Ils imaginèrent de loger en cet endroit les aiguilles , les épingles et les hameçons qu’on leur donna à bord de notre corvette; et ces instruments piquants ressemblaient à des chevaux de frise destinés à protéger leur face noire. Les lobes des oreilles sont aussi troués de manière qu’on puisse y passer des rouleaux de cuir; et c'est aussi en ce lieu qu’ils placent , ainsi que le font les Carolins, les couteaux, les ciseaux et les autres instruments de fer qu’ils obtiennent des navigateurs. Uniquement soumis à l’empire des besoins physiques , les Nou- veaux-Irlandais ont reçu , dans la plénitude de leurs fonctions des sens, un perfectionnement d’idées instinctives qu’on retrouve chez tous les hommes dont les besoins sont restreints aux premières nécessités de la vie. Leurs sensations intellectuelles sont chaque jour, à chaque instant, tendues vers les moyens de calmer la faim du moment, de se garantir des atteintes des bêtes féroces, ou de s’abriter des intempéries du climat. De là sont nées les perfections de la vision, de l’odorat, de l’audition; de là découlent cette jus- tesse de coup d’œil pour atteindre avec un harpon le poisson qui nage , cette habitude de découvrir l’oiseau le plus petit caché au milieu d’un épais feuillage , cette prestesse pour gravir un morne escarpé. Sous ce rapport , les nègres du Port-Praslin ne le cèdent à aucune autre peuplade pour construire et manœuvrer une pirogue, lancer une longue sagaie en bois dur, ou jeter des pierres avec des frondes. Parmi les hommes qui vinrent temporairement se fixer sur les rivages du Port-Praslin pendant notre séjour*, nous remarquâmes un grand nombre de vieillards; et tout autorise à penser que la vie, exempte de ces vastes désirs qui en usent la trame, s’écoule- rait sous ce ciel pendant une longue suite d’années, si la guerre et ses ravages ne venaient en troubler de temps à autre la monotonie. L’homme est si naturellement porté à la destruction, et la guerre est si profondément de l’essence de son organisation, qu’on remarque fiue les haines ne sont jamais plus vives, plus acharnées, que lorsqu’elles s’élèvent entre deux tribus d’une même origine. Ainsi les Nouveaux-Irlandais ne diffèrent point des habitants de la Nouvelle-Bretagne, qui sont des tribus issues de la même famille; et cependant la haine qui les divise est telle , que le nom de Birare ( nom indigène de la Nouvelle-Bretagne de Dampier ) , prononcé 36 VOYAGE devant un naturel du Port-Praslin , suffit pour faire naître la colère la plus vive et lui faire vomir dans sa langue des imprécations qui , à en juger par la violence des mouvements qu’elles provoquent, doivent être d’une virulente énergie. Nous serions assez tentés de penser que les Nouveaux-Irlandais sont cannibales : nous n’avons cependant sur cette grave inculpation que des présomptions; mais cet affreux penchant , résultat d’un désir immodéré de vengeance , converti en dogme religieux par les superstitions les plus barbares, est d’ailleurs plus répandu qu’on ne le pense chez plusieurs peuples de l’Océanie ou de la Polynésie. Les armes des naturels du Port- Praslin sont le plus ordinairement ornées d’os humains entiers, et surtout d’humérus. Des trophées si hideux nous donnèrent à penser que ces peuples , trop bruts pour protéger leurs prisonniers, les massacraient, au contraire, et se partageaient leurs débris pour perpétuer après leur mort la vengeance qu’ils en avaient tirée. Nous employâmes les précautions les plus délicates pour lever nos doutes sur cette affligeante circonstance, et plusieurs naturels confirmèrent nos soupçons en nous prouvant par des gestes très- expressifs le plaisir que leur procuraient des muscles palpitants à dévorer, tandis que d’autres , au contraire , inquiets et troublés à cette question , n’y répondirent point , témoignèrent de l’inquié- tude, et se hâtèrent de quitter le vaisseau. Nous ne leur ferons point 1 honneur de supposer que ce soit à des idées de remords qu’ils aient sacrifié en cet instant : ce sentiment leur est parfaite- ment inconnu. Il est plus probable que la frayeur leur fit entrevoir que nos habitudes devaient être analogues aux leurs , que peut-être nous leur préparions par trahison le sort qu’ils font subir à leurs prisonniers , et que nos ouvertures en étaient les prémices. Dans le nombre des naturels que nous visitions fréquemment , et avec lesquels nous vivions en bonne intelligence , nous n’en vîmes point de contrefaits. Leurs formes, sans être arrêtées avec grâce, n’avaient point cette maigreur que présentent plusieurs autres races nègres , et leurs membres étaient agiles et dispos. Un seul , c’était un vieillard , avait eu les jambes brisées par un coup de casse-tête ; mais la soudure des os s’était parfaitement consoli- dée , quoiqu’en les déformant. Nous n’avons point à signaler parmi eux de trace d’éléphantiasis , ni de ces hydrosarcocèles énormes si communs à O-taïti ; mais , en revanche , la lèpre et les cicatrices sur AUTOUR DU MONDE. 37 la peau en détruisent l’uniformité , et ces dernières attestent com- bien sont fréquentes leurs hostilités avec d’autres tribus. Il eût été intéressant d’approfondir leurs idées sur l’art chirurgical ou sur fes pratiques de leur médecine , quelque grossières qu’elles soient ; naais leur intelligence ne s’éleva jamais à vouloir comprendre nos Questions à ce sujet, quelque peine que nous nous soyons donnée Pour leur faire apprécier le sens de nos demandes : ils se bornè- rent à nous nommer les plaies aloz et la lèpre limnimole, sans que nous puissions supposer s’ils cherchent à se garantir de celle-ci Par quelques moyens prophilactiques ou à s’en guérir par des remèdes. La lèpre atteint, à la Nouvelle-Irlande, tous les âges, cause une desquamation dégoûtante de l’épiderme , et occasionne chez ceux qu’elle dévore un prurit qui paraît les tourmenter de *a manière la plus cruelle. Les hommes , quels qu’ils soient , ne peuvent bien être appréciés qoe vus dans leur intérieur. Leurs rapports habituels avec leur famille et l’ensemble de leurs habitudes domestiques les peignent sous leur vrai jour, et permettent de les juger par comparaison. Malheureusement , nous ignorons complètement quels sont les liens de famille qui unissent les Nouveaux-Irlandais à leurs épouses et à leurs enfants ; et ce que nous en savons se réduit à des observa- tions faites par M. de Blosseville dans une course hasardeuse au 'illage de Leukiliki , résidence des habitants , qui , pendant notre &<%jour dans le Port-Praslin , étaient venus camper sur le rivage : tnais , quelque incomplets que soient ces détails , ils ont un intérêt d autant plus piquant , que nul navigateur n’avait même esquissé I histoire de ces tribus. Yoici le résumé du voyage de M. de Blos- Seville dans les mêmes termes qu’il nous l’a communiqué : « Une première tentative m’avait conduit de l’autre côté des ^ontagnes qui entourent le Port-Praslin , en suivant un sentier d un diflicile accès , tracé par les sauvages. J’étais descendu sur une Plage, de laquelle on pouvait reconnaître la position du village, à *a fumée qui s’élevait au-dessus d’un terrain bas et boisé qui sépa- rait deux vastes baies. Un large bras de mer empêchait d’y parvenir sa“s le secours d’une pirogue , et le chemin par terre était impra- ticable. Le 19 , je quittai la corvette , accompagné de M. Williams laylor : la conduite des naturels, lors de leur première visite , régla a nôtre , et nous n’emportâmes aucune arme ; les cadeaux dont 38 VOYAGE nous nous chargeâmes étaient soigneusement cachés. Après avoir rapidement franchi la montagne, nous arrivâmes sur la grève, où la vue de deux pirogues et de quelques naturels me donna l’espoir de réussir. Cependant, lorsque les plus âgés connurent notre projet , ils refusèrent de le seconder : une hache que je leur donnai les fit changer de résolution ; ils délibérèrent entre eux , et nous firent promettre que nous ne voudrions ni voir leurs femmes ni passer la nuit dans le village. Enfin quelques petits présents et l’assurance d’en recevoir de plus grands , lorsqu’ils viendraient à bord, dissipèrent tous les scrupules. Une pirogue fut lancée, et nous partîmes avec quatre sauvages. » La baie que nous traversâmes a quatre milles de large; elle est ouverte à tous les vents de la partie de l’est. L’ile Ciroa et le rocher Lountasse se voient à l’entrée ; mais ils ne peuvent fournir aucun abri. D’étroites plages de sable sont interrompues par des collines escarpées qui tombent perpendiculairement à la mer , et qui interdisent toute communication par terre entre les divers points de la baie, dont le fond est divisé en deux parties par le morne Tacana, à la gauche duquel on voit plusieurs cases habi- tées à certaines époques de l’année. En arrivant près de l’isthme, nous découvrîmes que la plage sablonneuse qui le borde était défendue, dans l’est, par un récif de corail. Ce fut vers cet endroit que la pirogue fut dirigée ; elle se tint au large pendant qu’un naturel, qui s’était jeté à la mer, comme ambassadeur, deman- dait si on voulait nous recevoir. Ce messager revint bientôt ; il fit un signe favorable , et en un instant nous fûmes sur le rivage. La pirogue était à peine échouée, que plusieurs naturels se réunirent autour de nous. Ceux qui ne nous avaient pas encore vus satisfai- saient leur curiosité en examinant nos habits , tandis que nos anciennes connaissances nous donnaient des marques d’amitié- Mon attention était principalement captivée par un grotesque personnage (le danseur ou la danse se nomme louklouk ) qui, au moment de notre arrivée , s’était élancé sur la grève , qu’il parcou- rait en dansant. Son habillement ridicule consistait en une énorme ceinture de feuilles de vacoua 1 de neuf pieds de circonférence , qul i Cet usage est entièrement semblable à celui usité dans le royaume de Wooll1 • « En approchant de Cunda-Barra, nous vîmes accroché à un poteau, hors des » murs de la ville, un vêtement fait dYcorees d’arbres, coupées par filaments AUTOUR DU MONDE. 39 prenait à la poitrine et tombait au milieu des cuisses ; par dessus s’élevait une pyramide quadrangulaire ; par derrière elle était cou- verte de feuilles, et par devant elle était fermée par un réseau noir orné de figures blanches. La tête du sauvage était cachée sous cet affublement; un de ses bras sortait du milieu des feuilles, et était armé d’une sagaie. Un second danseur se joignit au pre- mier; ils s’approchèrent de moi, et je pus les examiner et les dessiner à loisir. * Cependant on ne nous permettait pas encore d’avancer, et ce ne fut qu’après dix minutes d’attente, que nous ne rencontrâmes Plus d’opposition; mais on nous fit encore arrêter à quelque dis- tance , dans un lieu dégarni d’arbres , qui avait l’air d’une place ; on remarquait un hangar de pêche, une petite plantation de taro, lj*en entretenue et entouréed’une haie, enfin plusieurshabillements Pareils à ceux de nos danseurs, placés sur des piquets. Une tren- htine de naturels réunis en cet endroit nous firent asseoir auprès d’eux. On nous apporta des racines de taro et de l’eau dans un l’ambou : cette eau, que j’avais demandée, était légèrement sau- mâtre; je cherchai inutilement à savoir si on pouvait en avoir de meilleure. Deux hommes d’un âge mûr ne tardèrent pas à nous join- dre : à l’autorité dont ils jouissaient, à la protection qu’ils parurent Nous accorder en se tenant toujours près de nous , je jugeai qu’ils Paient chefs du village ; mais rien , d’ailleurs , ne servait à les faire distinguer, et je ne pus pas savoir quel titre ils portaient. Williams aïant réussi à faire comprendre que j’étais officier, ils témoignèrent Urm grande joie, et tous les sauvages firent des cris d’acclamation. J^u bout d'un quart d’heure , il nous fut encore permis d’avancer ; n°Us arrivâmes par un chemin détourné sur une plage de sable , qui aPpartenait à une vaste baie. De là nous aperçûmes le village de f-eukililii , s’élevant sur une colline qui forme le côté oriental de lf| rade ; les habitations étaient à moitié cachées par les arbres qui 'es entouraient. » Les chefs nous conduisirent d’abord à la maison des idoles, ^tie à environ cent pieds au-dessus de la mer; c’est un bâtiment de trente-six pieds de longueur, de dix-huit de hauteur, et de onze arrangées de manière à couvrir un homme, espece de loup-garou appelé numbo- “ fonibo. » ( Journal des Voyages, cah. 82, p. 216.; Analyse du voyage dans Afrique occidentale, du major Gray et du médecin Dochard, 1825, 1 vol. in-8”. ) 40 VOYAGE de largeur. Cette espèce de pagode , ouverte à une de ses extré- mités , est divisée en deux parties par un plancher établi à l’endroit où la couverture vient aboutir à une muraille de trois pieds de haut, construite avec des planches peintes qui ferment le bas de l’édifice. Sur ce plancher sont posées les idoles : la principale , placée à l'entrée , est une statue d’homme , de trois pieds de hau- teur, grossièrement sculptée, peinte en blanc, en noir et en rouge, et ayant un phallus énorme ; à sa droite on voit un grand poisson , et à sa gauche une figure informe qu’on peut prendre pour celle d’un chien. De chaque côté sont placés cinq autres dieux qui représentent des têtes humaines d’un pied de hauteur, dont on a peine à distinguer les traits. Au fond on voit une quatorzième figure d’une plus grande dimension; elle est peinte en rouge; ses yeux sont formés par des morceaux de nacre; à côté est attaché un ornement en bois artistement découpé ; les naturels le nom- ment prapraghan, et lui témoignent beaucoup de respect. Ce n’est cependant qu’une décoration qu’ils placent sur l’avant de leurs pirogues; cette pièce précieuse est voilée. On descend dans la partie inférieure par deux grandes ouvertures ; j’y suivis un des chefs , mais rien de remarquable ne s’offrit à ma vue ; deux tam-tam sont suspendus dans l’intérieur de la maison ainsi que quelques fruits. Ces dieux de bois reçoivent des offrandes , et un couteau me fut demandé au nom de la grande idole. Je n’avais garde de refuser, et j’ajoutai à mon présent une médaille que je fis attacher au cou du grand dieu. J espère qu’ainsi consacrée, on pourra l’y voir dans beaucoup d’années. Ce fut en vain que je cherchai à obtenir des renseignements sur la religion de ces insulaires ; il reste à savoir quel est leur degré de superstition , et s’ils font des sacrifices humains. Je ne vis aucun os qui pût le faire présumer; toutes les idoles portent indistinctement le nom de bakoni. » Entourés d’hommes et d’enfants qui fuyaient à notre approche, nous n’avions pas encore vu de femmes, pas même de petites filles. Je commençai à deviner pourquoi on nous avait fait attendre, lorsque nous débarquâmes sur l’isthme, et, pour m’en assurer, je me diri" geai vers les cases ; on ne nous arrêta pas, les chefs nous suivirent partout; mais inutilement essayâmes -nous de regarder à travers les planches qui servent de portes ; elles étaient trop bien jointes, et pas le moindre jour ne pénétrait dans l’intérieur. Il ne me fut AUTOUR DU MONDE. 41 permis d’entrer que dans une seule maison ; je n’y vis qu’un feu allumé, et des planches larges et épaisses qui servaient de lit. Notre visite avait valu aux femmes une réclusion momentanée; j’ose dire que la jalousie des hommes leur paraissait bien cruelle, et que leur curiosité surpassait de beaucoup la nôtre. Les vieillards étaient peut- ^tre chargés de réprimer cette curiosité, car nous n’en vîmes qu’une seule dans la foule. Les précautions soupçonneuses des habitants de la Nouvelle-Irlande, dont nous nous gardâmes prudemment de heurter les préjugés, paraîtront moins ridicules et seront plus natu- rellement expliquées si on les attribue plutôt à des préceptes de religion qu’à des principes de morale et de jalousie. Parmi les jeunes femmes , je ne serais pas étonné que quelques-unes eussent de jolis traits ; car j’ai vu beaucoup de jeunes enfants qui avaient des figures vraiment européennes, et dont la peau avait une teinte assez claire. » Le village étant bâti sur une colline, partout où on a voulu construire une case, on a élevé le terrain pour qu’il formât une plate-forme unie qu’on a soutenue par un mur de pierre : c’est ainsi que chaque habitation est placée sur un plateau isolé, entouré d’arbres et de plantes utiles par leurs fruits, ou agréables par leurs fleurs brillantes. La propreté remarquable qui règne à l’extérieur ferait honte aux O-taïtiens, si négligents sur cet article. Le toit, de feuilles de vaquois, arrondi aux extrémités et tombant jusqu’à h-Ue, compose la hutte entière, qui a ordinairement vingt-trois Pieds de longueur, onze de hauteur, et neuf de largeur. Louver- nie, qui sert de porte, a trois pieds de haut; elle est pratiquée ? un des bouts ou à l’extrémité d’un des longs côtés. Les hangars u Pirogues ne diffèrent des maisons qu’en ce qu’ils sont ouverts jUx deux bouts, ayant une portion de toit avancée. Le village de eukiüki se compose d’environ vingt-cinq huttes : si le nombre des l0rnmes n est Pas inférieur à celui des femmes, la population doit re de deux cents âmes, et, dans cette estimation, le nombre des er'fants doit entrer pour moitié. Cette petite peuplade se nourrit Principalement de poissons et de racines de taro. Je n’ai vu auprès Cs habitations que peu de bananiers, et encore moins de cocotiers- D’Pendant on nous apporta plusieurs noix fraîches pour nous désal- er. La baie, dans laquelle se trouve le village , offre un excellent ri pour les bâtiments; étant près de la côte, on est environné de 42 VOYAGE terre de toutes parts ; la pointe la plus nord et celle du village sont nord-ouest et sud-ouest. La partie ouest est bornée par des terres basses et boisées , et je suis porté à croire qu’elles sont séparées des hautes montagnes de l’intérieur par un lac ou par des marais. Au-dessus de la partie nord j’ai vu s’élever de la fumée : les naturels m’ont fait entendre qu’il s’y trouvait un village, et ils prononçaient en même temps le mot fane. Cette relâche est privée d’un grand avantage, si elle ne fournit pas de bonne eau ; mais on s’y procure facilement des rafraîchissements. » Nous nous étions engagés à partir lorsque le soleil commen- cerait à baisser; fidèles à notre parole, nous suivîmes les chefs qui nous entraînaient insensiblement hors du village , et nous allâmes nous embarquer dans la même pirogue qui nous avait conduits. Les danseurs ne manquèrent pas , à notre départ , de remplir leur ridicule office, et les naturels se retirèrent pour délivrer leurs femmes, tandis qu’un des chefs nous accompagnait dans l’espé- rance de recevoir le prix de son bienveillant accueil. Nous gra- vîmes la montagne avec les naturels qui nous avaient suivis; mais, au moment d’arriver, ils nous quittèrent, et retournèrent chez eux avec une troupe de leurs compagnons qui avaient passé la journée au Port-Praslin. Nous avions employé six heures dans cette excur- sion, quoique nous n’en eussions pu passer qu’une au milieu des habitations des Nouveaux-Irlandais. La manière généreuse dont nous ont traités ces naturels , lorsque, abandonnés à leur merci , ils pouvaient impunément nous dépouiller, leur manière de vivre, leur propreté recherchée dans leurs demeures , serviront à prouver, je l’espère , que ces insulaires sont beaucoup moins éloignés des premiers degrés de la civilisation qu’on ne l’avait cru jusqu’à pré- sent; mais, ce qui retardera leurs progrès, c’est qu’ils fuiront toujours toute société intime avec les Européens. » Ce récit est tout ce que nous savons des coutumes fondamentales des Nouveaux-Irlandais : le lecteur suppléera aux conjectures que nous pourrions en tirer par les siennes ; car notre rôle doit se bor- ner à la simple mention des faits et à leur citation , en historiens jaloux de ne point les grossir par des commentaires. Seulement nous joindrons à ce tableau un aperçu des habitudes domestiques que le séjour de ces Papouas sur les rivages du Port-Praslin nous a permis de recueillir dans nos relations habituelles au milieu d’eux. AÜTOUK DD MONDE. 43 Le premier art que l’on doive examiner chez tous les peuples, quelle que soit leur civilisation , est celui de la cuisine. Manger gloutonnement est sans doute le premier besoin de la vie; mais soumettre ses aliments à des préparations diverses annonce un 'affinement qui ne peut naître que sous l'influence de l’aisance et d une position au milieu d’un sol productif : sous ce rapport les Nouveaux-Irlandais nous parurent n’avoir pas fait de grands pro- cès , et le feu est chez eux l’agent universel dont ils réclament le secours , soit pour torréfier sur des charbons leurs aliments , soit Pour réchauffer les sables des rivages sur lesquels ils dorment pen- dant la nuit , ou enfin pour chasser les insectes et se garantir de leurs morsures. Ils se servent, pour allumer leurs brasiers, de deux morceaux de bois qu'ils frottent vivement , et dont il s'échappe des étincelles qu’ils recueillent sur de la paille desséchée. Par ce piocédé simple ils peuvent, quelque part qu’ils se trouvent, pré- parer leurs repas , allumer instantanément ces grands feux qui sèchent leurs membres des averses pluviales auxquelles ils sont exposes. Ces naturels redoutent la profonde humidité qui règne dans les forêts ; et , lorsqu’ils viennent camper sur un point quel- conque du rivage, ils en choisissent constamment la partie nue et sablonneuse , se placent en rond , de manière à entourer le feu qu’ils ont soigneusement entretenu au milieu du cercle , et font en sorte de placer à côté de chaque individu des masses de charbons ardents destinées à les réchauffer pendant le sommeil et à les protéger 'entre la fraîcheur des nuits. Ces nègres, ainsi couchés pêle-mêle 1,1 le sable échauffé, paraissaient éprouver la plus vive jouissance '* Seffindre dans tous les sens, pour ne rien perdre de la chaleur 4"e leur envoient les divers foyers qu’ils ont préparés. Il nous arriva 'cquernment de les visiter au milieu de la nuit, sans que jamais "nus ayons surpris la tribu entière plongée dans le sommeil. Il !J,1|aît que, pour éviter les surprises, ils ont la précaution de pla- C(-1 autour de leurs campements des vedettes qui , à la moindre l'PParence de danger , donnent l’alarme , et qui ont aussi pour fonc- ’°n d’entretenir les feux allumés. Les Nouveaux-Irlandais mangent à chaque instant du jour; et (lu'd que soit l’animal qui leur tombe sous la main , il est aussitôt e ’ SUr des charbons ardents , rôti et dévoré ; jamais ils ne se don- let‘t la peine de dépouiller un quadrupède ou de plumer un oiseau , 44 VOYAGE et ils en savourent jusqu'aux intestins. Les insectes les plus dégoû- tants et les reptiles les plus hideux ne leur causent aucun dégoût, et nous les avons vus souvent manger de gros lézards qui étaient à peine grillés. Lorsque les habitants quittent leurs villages, ils n’emportent point de provisions avec eux; ils se reposent, pour trouver des vivres dans leurs voyages, sur les récifs qui se décou- vrent à marée basse. Là, en effet, ils pèchent aisément tout le poisson qu’ils peuvent désirer, et à cette ressource principale s’adjoignent une infinité de gros coquillages, surtout des poulpes et des bénitiers, enfin des tortues marines, des crabes nommés koukiavass, et de très-grosses langoustes. Mais pendant que des naturels explorent ainsi les vastes bancs de récifs qui bordent toutes ces côtes , quelques autres s’avancent dans l’intérieur des forêts , et y recueillent les productions végétales nombreuses qu’une nature riche et libérale y jeta à profusion. Au premier rang des fruits que leur maturité faisait rechercher à l’époque de notre séjour, nous mentionnerons la châtaigne d’inocarpe, dont le goût et la saveur ont la plus grande analogie avec les marrons d’Europe; ce fruit, nommé laka, est tellement abondant, qu’il jonche parfois le sol; les Papouas le mangent rôti ainsi que la pomme du faux palmier nommé cxjcas. L’abondance des vivres et la quantité que ces insulaires en consomment nous ont souvent étonnés. Nous n’avons jamais , en effet , assisté à un de leurs repas sans que nous n’ayons vu disparaître des masses énormes de viande , de mollusques , ou de poissons ; leur grand régal est de manger ces derniers crus. Parfois, pour cuire leurs aliments, ils creusent un trou très-profond dans le sable ; ils le tapissent avec des feuilles fraîchement cueillies , et y déposent les chairs au milieu de pierres échauffées. Les animaux dont ils se régalent ne sont pas nombreux; ils n’élèvent que très-peu de cochons, et, parmi les quadrupèdes sauvages , les couscous sont les seuls qui nous paru- rent servir à leurs festins. La cuisson ne dépouille point ces der- niers d’une odeur flagrante et expansible qui, pendant leur vie, donne la conscience de leur voisinage bien longtemps avant qu’on puisse les entrevoir : cette chair est cependant bien capable d’ex- citer la convoitise par sa blancheur et par ses qualités apparentes ; mais c’est en vain que nous essayâmes, à différentes fois, d’en goûter : l’odeur qu’elle ne perd jamais soulève l’estomac le p'11* AUTOUR DU MONDE. 45 •obuste et le plus affamé. Quelques naturels nous firent entendre fin ils ne dédaignaient point de manger les chiens; ce goût n’a rien û extraordinaire chez ces peuples , car il est assez universellement répandu sur toutes les terres de l’Océanie. Le chou caraïbe , plante la famille des aroïdes, si précieuse par ses qualités nutri- tives, croît dans tous les marécages, et est vivement apprécié dans la Nouvelle-Irlande, aussi bien que dans les îles de la Société. Mais , ce qui nous frappa sur cette grande île , située à une faible distance de l’équateur, est la rareté des cocotiers qui crois- ant sur les rivages; au petit nombre de noix de cocos que ces tribus nous apportèrent comme objets d’échange , et à la valeur fin elles en exigeaient en retour , nous dûmes penser que cet excel- lent fruit était restreint dans son usage, et qu’il était considéré comme une substance nutritive d’autant plus précieuse qu’elle était 'noins abondante. Pas un seul cocotier n’existe aux alentours du Port-Praslin, et toutes les noix que les habitants nous apportè- •ent étaient seches : ils nomment le coco , pris en entier, laniass , la coque ligneuse larime, et le lait émulsif kaourou. Mais si les cocos sont rares, ils possèdent en retour des ounes (bananes), des nios (ignames), des tos (cannes à sucre) et des béréos ou fruits à pain sauvages : l’eau pure semble être leur unique boisson. Le repos , c’est-à-dire ce far niente qui consiste à reposer sur le S°1 ses membres engourdis, paraît être pour les Nouveaux-Irlandais *a réalité du bonheur. Nous les visitâmes à toutes les heures du Jour et de la nuit , nous passâmes des journées couchés au milieu ^ eux , dans le but d’étudier leurs habitudes les plus apparentes, et Presque toujours nous les vîmes savourer avec une sorte de volupté re îepos si voisin de celui d’une brute. Cent fois nous trouvâmes es vieillards nonchalamment étendus près d’un foyer à demi éteint , restant des heures entières les jambes l’une sur l’autre et les mains eroisées sur la poitrine , dans l’immobilité la plus parfaite , mais sui- 'ant de la prunelle avec une vive curiosité tous nos mouvements et toutes nos actions. Pes peuples aiment passionnément le bétel : ce sialogue éner- 8'que noircit profondément l’émail des dents qu’il corrode, et donne j^e couleur rouge sanguinolente aux membranes qui tapissent l’in- erieur de la bouche. Cet usage , complètement inconnu à tous les autres Océaniens , n’a pu leur être transmis que par les Malais , à 46 VOYAGE l’époque où leur navigation s’étendait dans toutes les mers qui baignent cette partie des îles polynésiennes et océaniennes. Les raisons données par Pérou sur l’utilité de cette drogue sont bien loin d’être exactes , et nul doute qu’il ne faille simplement attribuer l’introduction de son usage parmi tant de peuples à la fantaisie et à la mode. Les Nouveaux-Irlandais d’un certain âge sont les seuls qui mâchent le bétel ; car les jeunes gens nous parurent ne pas jouir de la prérogative d’en user, puisque aucun n’en avait encore mis dans sa bouche. Sous le nom de bétel on désigne un mélange de substances d’une grande âcreté dont les principes se corrigent pour donner naissance à un produit mixte d’une saveur légèrement enivrante, que nous avouerons avoir trouvée fort agréable. La base de ces matières est la chaux appelée emban, obtenue par la calci- nation des madrépores, et que les naturels renferment dans un fruit à épiderme rouge nommé kamban , dont la surface est souvent enjolivée par de nombreux dessins. Ce fruit , de la grosseur d’une coloquinte, est produit par une plante grimpante nommée melo- dinus scandens par M. de la Billardière. Dans un autre petit vase , ils conservent des fruits d’arec et des feuilles de poivrier , qu’ils saupoudrent de chaux avant de s’en servir. La noix d’arec est ce qu’ils nomment boual, et le fruit vert ou la feuille du poivrier est ce qu’ils connaissent sous le nom de poque. L'industrie des tribus qui nous occupent ri’est point variée. Des hommes qui vont nus , et qui paraissent ne pas sentir la nécessité du moindre voile pour se vêtir, n’ont pas dû s’occuper des moyens de tisser des étoffes , et tous leurs besoins étant de pure animalité, il en est aussi résulté cette absence d’arts consacrés aux commodités de la vie et aux jouissances intellectuelles : car, sous ce rapport, toutes les races nègres se trouvent être plus ou moins en arrière du reste de l’espèce humaine. Mais, en revanche, leur instinct les a portés à se créer de nombreux moyens d’attaque et de défense . et leur goût s’est dirigé vers les colifichets les plus bizarres , pour se rendre plus redoutables un jour de combat ou pour s’embellir. Dans nos relations journalières avec les Nouveaux-Irlandais, ils sollici- tèrent quelques étoffes vivement colorées, des verroteries : ce n’était jamais pour s’en servir à l’ordinaire , mais probalement dans le but d’en orner leurs idoles. Les seuls tissus qu’ils savent fabri- quer consistent en feuilles de pandanus , cousues de manière a foi AUTOUR DU MONDE. 47 mer des sortes de capuchons destinés à protéger la tête et le dos (,!es grandes averses. Ces moyens protecteurs sont la première ébauché des mômes étoffes que nous retrouvons chez les habitants de la Nouvelle-Guinée. Les seuls perfectionnements dignes d’être ^és, comme produits par une imagination créatrice, se trouvent les idoles grossièrement sculptées déposées dans leurs temples, les ornements divers faits, pour la plus grande partie, avec des plumes de couleurs vives , et destinés à parer leur chevelure ou leur ceinture un jour de combat. Leurs embarcations, quoique bien inférieures à celles des Mongols-Pélagiens , annoncent toutefois des idées assez avancées sur l’architecture nautique, bien qu’ils Paraissent complètement ignorer l’art de les manœuvrer avec des 'oiles. Pendant notre séjour dans la belle baie nommée Port-Praslin , ?ous vjmes jusqu’à cinquante guerriers à la fois, paraissant obéir j1 des vieillards , portant, comme marque distinctive, leurs cheveux °ngs, ainsi que la barbe. Us nous cachèrent soigneusement leurs femmes , ce qui semble attester qu’à leurs idées païennes se mêlent quelques traditions musulmanes qu’ils auront puisées dans leurs relations avec les Malais. Us nous firent entendre d’ailleurs qu’ils jouissaient de la prérogative d’avoir plusieurs épouses; mais leur conversation nous prouva aussi qu’ils poussaient aussi loin que pos- S|ble les inquiétudes d’une humeur jalouse. I La 8uerre, ou plutôt cet instinct vague de destruction, apanage de a barbarie profonde comme de la civilisation rafinée , semble être !' !‘/l les Nouveaux-Irlandais un état habituel entre eux et les insu- na‘res v°isins. Aussi, à en juger par la nature de leurs armes et le >!ï'tee qu ils en possèdent, il est facile de se convaincre qu’ils don- a‘Cnt tous leurs soins à les rendre dangereuses et multipliées. Mais ' Ux armes offensives et défensives ils joignent des plaques de nacre estmées à signaler la valeur des guerriers, des colliers, des Puuies, etc., signes évidents d’une sorte de chevalerie : tant les k ^cues, quels qu’ils soient, ont de tendance à s’enorgueillir des Satelles qui flattent leur vanité ! Au premier rang nous signale- rÇns avec quelques détails leurs instruments de destruction. Le lo^s meurtrier d’entre eux est le casse-tête ou silla : c’est une Sa 8ue massue en bois très-dur, rouge, ornée de dents enfilées à Poignée, et précieusement ciselée à son extrémité vulnérante. VOYAGE 48 Après cet assommoir vient la sagaie , sorte de longue pique effilée et pointue , également faite avec un bois rouge très-dur, que les naturels lancent avec une grande vigueur, après l'avoir brandie l’espace de quelques secondes. Pour paraître plus formidables en jetant cette javeline , ils se mettent dans la bouche des touffes de fibres entortillées qui imitent grossièrement des moustaches épaisses et volumineuses. Ils paraissent ignorer l’usage de l’arc et des flèches , car jamais nous n’en vîmes dans leurs mains. Il n’en est pas de môme des frondes en fibres de palmier, avec lesquelles ils lancent les pierres dont leurs embarcations sont toujours munies , et qui semblent être un de leurs puissants moyens d’agression. Comme arme défensive, ils emploient le bouclier, auquel ils donnent une forme oblongue, convexe , rétrécie au centre, et dont la sur- face est enjolivée de coquillages enchâssés dans le bois. Les ornements en usage chez les nègres du Port-Praslin sont nombreux et variés, bien qu’ils ne s’en décorent qu’en certaines circonstances. Ainsi , des panaches de toutes couleurs , des aigrettes de soies de sanglier, des plaques de nacre, des hausse-col, des colliers de dents, des chapelets de coquilles, sont leurs bijoux les plus ordinaires. Souvent ils enfoncent dans les ailes du nez , percées à cet effet , jusqu’à des pinces de langouste. Ils passent autour du bras des bracelets en paille tressée et de couleur ou en matière calcaire d’une extrême blancheur. On sait qu’ils forment ces der- niers ornements avec la base des grosses coquilles du genre cône, et qu’ils les travaillent en les usant par le frottement avec le plu* grand soin. Ils se percent aussi les lobes des oreilles pour y passer des morceaux de bois , des écailles de tortue roulées ou des dents de poisson. Le chant est sans contredit le premier son que vibra le gosier d’un être animé , et même de l’homme , avant qu’il eût pu l’accen- tuer de manière à en créer la voix parlée. Or, de la musique vocale à la musique instrumentale il n’y a qu’un pas : aussi voyons-nous toutes les races nègres, adonnées avec passion à la danse et a la musique, être on ne peut plus sensibles, lorsqu’elles sont dans l’esclavage , aux airs qui leur rappellent leur patrie. Les peuples civilisés , séquestrés dans les contrées montagneuses , conservent intact ce goût pour les traditions de leurs pères et pour les chants qui, dès l’enfance, en résonnant à leurs oreilles, se sont à jamais AUTOUR I)U MONDE. 40 identifiés avec toutes les lois de leur organisation de position. Les i’apouas du Port-Praslin sont beaucoup plus avancés, sous ce rapport , que les peuples mongols-pélagiens et océaniens. Au pre- mier rang des instruments nous citerons le tam-tam , qu’ils placent Jans leurs temples dans le but sans doute de réunir par ses sons bruyants les tribus aux cérémonies de leur fétichisme grossier, üu bien de leur servir d’appel lors des alertes brusques dans les- quelles leur vie agitée s’écoule. Ces tam-tam ont deux pieds environ de longueur totale , ils se composent d’un tube creux étranglé au milieu, disposé de manière à simuler deux cônes réunis par leurs sommets. Ce cylindre perforé est tiré d’un morceau de bois léger, Peint en noir lustré , et garni de divers ornements en écaille incrus- {és dans son épaisseur. Une seule extrémité est recouverte par une Peau de lézard solidement tendue et fixée sur le pourtour. Mais une des particularités les plus intéressantes peut-être est d’avoir trouvé chez les naturels l’usage de la syrinx ou flûte de Pan : cet instiument ne diffère absolument du nôtre qu’en ce qu’il présente parlois six ou huit tuyaux au lieu de sept; il est fabriqué avec des morceaux de roseau soigneusement accolés et passés au feu sur les bords. M. le baron Feisthamel a bien voulu nous donner une note sur la portée de celte flûte de Pan que nous lui avions remise K 1 Les anciens avaient deux sortes de flûtes : ® cause de la lutte de ce dieu avec Marsyas; iis furent ensuite portés au P “s haut degré de faveur. Leur étude entrait dans l’éducation des hommes illus- la n * U !emPs' bridés St venir de Thèbes le célèbre Antégénides pour enseigner *ûle à son neveu Alcibiade. ^ Les Thébains surpassèrent sur cet instrument les autres peuples de la Grèce. sJ0n Chrysostôme dit avoir vu une slatue de Mercure sur la vieille place de Thèbes ’ Ur laquelle on lisait cette inscription : La Grèce a déclaré que Thèbes a remporté Prix sur la flûte. p ',lninc tout concourt à prouver que les instruments accompagnaient les voix à et que conséquemment l 'harmonie proprement dite n’était point connue {. s les cordes des lyres et des harpes étaient tendues de manière à pro- re autant de sons différents qu’il en entrait dans leur système de chant; et con - ^quemment, les flûtes n’avaient également qu’une étendue de sons très-bornée, acc Ur Ct * mesure Tue ïe système des sons s’étendit, les instruments suivirent cet r tassement; et la flûte, qui n’avait d’abord que quatre ou cinq notes en eut m. \ VOYAGE 50 Enfin il n’y a pas jusqu’à la guimbarde que nous observâmes parmi les naturels de ces contrées; elle est faite avec un morceau de bambou , terminé en trois pointes effilées et fendues de manière à n’ètre séparées que par un léger intervalle placé dans la bouche, comme notre guimbarde; la lame du milieu vibre sous le doigt qui la presse. Si des ressources industrieuses pour consoler des peines de cette vie, et roidir les organes contre les sensations tristes qui, à chaque instant , viennent l’assiéger dans quelque position sociale où l’homme puisse se trouver, nous passons à l’industrie de pourvoir à la subsistance du jour, nous verrons que le Nouvel-Irlandais, à part l’abondance des productions qui couvrent le sol de sa patrie , a reçu en partage un merveilleux talent pour la pêche. Nulle race ne possède avec plus de perfection le sens de la vue, que les Papouas, et ceux du Port-Praslin nous étonnèrent souvent par l’adresse inouïe avec laquelle ils lancent sur le poisson qui nage à une certaine profondeur de la mer un harpon en roseau grêle , mais ferme, que terminent cinq ou six pointes acérées en bois dur , et qui , décrivant une ligne parabolique , retombe , frappe la proie , qui essaie en vain de se débattre sous la tige qui la maintient sur l’eau. A ce moyen, qui demande une vive prestesse et une justesse de coup d’œil que tous les naturels ne possèdent pas également, bientôt jusqu’à seize. Mais il est à remarquer que l’assemblage des notes, ainsi que le mode de musique, étaient toujours mineurs , et tous les auteurs anciens sont d’accord sur ce point. Il est même bien curieux d’observer qu’aujourd'hui encore pas un seul des cris des différents marchands qui parcourent les rues de la capitale ou d’autres villes, n’est un mode majeur, mais bien un mineur. La raison qu’on peut en donner, c’est que l’homme naturel éprouve beaucoup plus de faci- lité à attaquer la tierce mineure que celle majeure. La sv ri n x de la Nouvelle-Irlande présente un assemblage de notes ayant ce caractère mineur; le voici : On voit aisément qu’ayant les notes de l'accord parfait en sol, on pourrait, a * rigueur, exécuter des airs en mode majeur, ayant surtout la tonique pour notre basse; mais jamais je n’ai ouï dire que ce mode leur fût connu ; ce qui prouve ffu 1 tientàune nature perfectionnée. On peut donc conclure que cet instrument, com- posé de huit notes, dont cinq appartiennent à la gamme et trois sont répétées 1 l’octave en dessous, est des temps les plus reculés. AUTOUR DU MONDE. 51 ils ajoutent diverses sortes de filets faits avec des écorces d’arbre cordonnées. La construction des pirogues est très-soignée chez ces hommes, et la régularité et la netteté qui ont présidé à la coupe du bois por- tent à penser que , depuis longtemps , ils ont tiré un grand parti des instruments de fer qu’ils se sont procurés par le passage de quel- ques navires ou par des communications avec les Malais. Il est de fait que ce métal était ce qu’ils préféraient à toute autre matière dans leurs échanges. Les petites pirogues se ressemblent par leurs formes et par leurs dimensions : elle sont étroites , mais sveltes et légères , et peuvent recevoir de sept à huit hommes ; elles ne sont point creusées dans un seul tronc d’arbre , mais leurs bordages sont ajus- tés et calfatés à la manière des canots dits à clains , suivant la méthode européenne , et les coutures ou joints sont très-soigneu- sement remplis par un mastic retiré d’une gomme résine qui fait l’office de brai ; elles sont aussi constamment redressées sur l’avant et sur l’arrière , de manière que ces parties , peintes avec de la chaux et de l’ocre, et sculptées à leur sommet en forme de crête de coq , peuvent avoir deux pieds et demi de hauteur. Le balancier est fixé sur le flanc de l’embarcation par sept ou huit traverses. Nous ne leur vîmes ni mâture ni gréement. Une grande pirogue , contenant environ quarante combattants, vint un jour dans le havre où nous étions mouillés. Tout nous autorise à penser que cette vaste embarcation ne sert chez eux que pour la navigation lointaine et la guerre, et appartient à la tribu entière. Elle n’avait Point de balancier, et ses dimensions n’étaient pas moindres de lrente-cinq pieds en longueur sur quatre pieds dans sa plus grande logeur. Ses bordages étaient juxta-posés avec une grande régula- rité ; et la partie relevée de l’arrière, au lieu d’ètre taillée en crête (le coq , simulait une large girouette sculptée à jour, et dont on retrouva une copie dans le temple des idoles. Est-ce un emblème Protecteur ? Cette grande pirogue était nagée par vingt hommes, tandis que vingt autres se tenaient fort à l’aise sur les bancs. Elle "avait point de mât , point de voiles, et la pagaie était l’unique force "actrice qui la faisait glisser sur le sein de la mer. La forme de ces rames est celle d’un fer de lance, et sur le plat nous remarquâmes Parfois des esquisses de requins ou autres animaux, sculptées avec assez de soin. Cette disposition des pagaies n’est point propre à 52 VOVAGE opérer une grande pression sur la colonne d'eau et imprimer par conséquent un vif mouvement à la marche de l’embarcation , mais, en revanche, elle sert aux nageurs d’arme offensive ; et, dans un cas de surprise ou d’attaque corps à corps de deux pirogues ennemies, la pagaie, par son extrémité acérée et vulnérante, est un instru- ment dangereux. Les relations que nous avons eues avec les Nouveaux-Irlandais duPort-Praslin, pendant notre court séjour dans cette partie del’île, ont toujours été franchement amicales. Cependant il nous a fallu endurer de nombreux larcins; car ces nègres, bien qu’ils ne pra- tiquent pas le vol à force ouverte , ne négligent aucun moyen de s’approprier ce qui tombe sous leur main agile. Il était aisé de voir que nos armes à feu leur imposaient une circonspection qui ne leur était pas habituelle; car ils redoutaient singulièrement la puissance d’armes dont ils n’entendaient jamais l’explosion , même au milieu des bois, sans tressaillir. C’était avec une vive reconnaissance qu’ils recevaient les outils de fer, les morceaux de cercle de barrique, avec lesquels ils fabriquaient des ciseaux. Ce métal était plus précieux à leurs yeux que l’or, sous quelque forme qu’il fût : car ce der- nier ne doit parmi nous sa haute valeur que comme étant le signe représentatif des échanges ; et le fer, ce levier de la civilisation des nations européennes, le deviendra aussi de celle des peuples encore plongés dans la barbarie des coutumes primitives. Toutefois il est juste de dire que nous n’eûmes jamais le moindre sujet de regretter notre confiance envers les Nouveaux -Irlandais. Ils se conduisirent avec bonhomie dans les forêts, où bien des fois nous nous confiâmes sans armes cà leur merci, lorsque, servant de guides dans nos courses d’histoire naturelle, ils pouvaient si aisément nous dépouiller. Nous participions sans cérémonie à leurs foyers. Souvent nous choisissions des fruits de mapé ou des mollusques pour calmer notre faim , sans qu’ils en témoignassent le plus léger déplaisir : peut-être le soin que nous avions de les récompenser scrupuleusement nous servit-il de recommandation puissante en cette circonstance. Cependant nous n’en inférerons pas qu’il soit prudent de s’abandonner sans réserve à leur bonne foi ; car, dans plus d’une occasion, nous crûmes nous apercevoir que la force d’un navire de guerre était ce qui leur impO' sait davantage, et le moyen le plus puissant pour réduire au silence la violence de leurs passions. AUTOUR RU MONDE. 53 La langue des naturels de la Nouvelle-Irlande est sonore, quoique bien différente de celle des îles de la Société , dont les mots ne sont composés que de voyelles, tandis qu’elle renferme beaucoup de con- sonnes, et surtout de lettres dures, telles que le k, qui se reproduit très -souvent. Dans le vocabulaire que nous avons recueilli, on trouvera un assez grand nombre de mots suffisants pour en donner une idée, écrits d’après la prononciation française. On remarquera lue la lettre e, ou même 1 ’i, sont, dans bien des cas, de simples pronoms , tels que le, la, et une sorte de rapport ou de corrélation rie mots dans ceux qui servent à désigner des parties du corps dont d autres sont dépendantes : tels , par exemple , limane pour bras, tiselimane pour avant-bras, balanimane pour la main, oulimane pour les doigts , pitralimane pour les ongles, etc. Le système de numération q’est pas étendu , et ne dépasse point le nombre 10. Ils recommencent à la seconde dizaine en employant un mot qui change la valeur des noms désignant les unités. Ces naturels comptent habituellement sur leurs doigts ; leurs noms de nombre sont évidemment d’origine malaise, et se prononcent ainsi qu’il suit : 1, Ti, ou quelquefois tiema. 2, Irou. 3, Toul. 4, At. 5, Lime. 6, Ouone. 7, H iss. 8, Oualle. 9, Siou. 10, Saouli. 11, Tic saouli. 12, Irou saouli, etc. Les mots que nous avons recueillis dans nos relations avec les aPouas du Port-Praslin sont les suivants : ^rec (noix d’), boual. ^ouPa ,pal. ‘ vant-bras, siselimane. sterie pentagone, cicin Asseyez-vous, Hess. ,ü,r (ne pas), belma. «abste, monbo. “facelet, lucarne . anane, oune. arbe> ipiorounc. *ras , limane. "eaucoup, pial. Botte à bétel, kan-ban. Bonnet carré ( baringtonia ), arbre, inn male. Bouche, bloch. Barbe, cocoroulé. Coco, lamass. — la noix ou la coque , larme. — le lait, kaourou. Coco, la chair, lamass. Canne à sucre , lo. Cochon, bouré. Corbeau, coco. 54 VOYAGE Cheveux, iuune. Cou , kabourane. Cuisse, boulanatikènc. Cheville du pied, tabala. Corail (madrépore), épate. Crabe, kouki-a-vass. Collier en dents de poissons, koulkoul. Chien, poull. Casque, (coquille), zasanmak. Collier en fragments de coquilles, sara. Chaux (pour le bétel et les cheveux), emban. Cône (coquille), pelombouré. Chapeau en feuilles de vaquois, kandi. Coït, fouine. Casse-tête, silla. Coucou, koudouma. Dents, niseck. Doigts de la main , oulirnane. Doigts du pied, oukikunne. Dos, taroune. Dartre lépreuse qui recouvre le corps, limnimole. Dormir, bourbourou. Drongo (oiseau), silo. Épaules, tableman. Éponge digitée, balbalboune. Eternument, mapsuai. Eau, maloume. Fer, cinerr. Fruit à pain, bérco. Fruit du sagoutier (cycas circinalis ), pacao. Fesse, kabeline. Fronde, loo. Fongie (madrépore), kanbatinga. Feuilles du vaquois, hum. Filet de pêche, embüou. Fruit de l’inocarpus ( mapé des Taitiens) , laka. Fleur, kérim. Feuilles, auguili. Feu , épia. Flûte de Pan, kakourou. Guettarda speciosa (tao des Taïliens), keneo. Harpon pour la pêche , cousoui. Havre aux Anglais, siourou. Hibiscus à cordes (h. tiliaceus), mangass. Hélix terrestre , iaïe. Hache en fer, iramm. Igname, nio. Ile aux Marteaux, Lambonne. Ile-Verte, Lalao. Jambe, sisikenne. Joues, kabourounc. Lune, kalan. Lèvres, bouline. Lézard vert, douarrha. Lance ou sagaie, fai. Miroir, noukima. Manger, metané. Menton , kabissène. Mamelle , oroïne. Main, balanimane. Mort, maté. Mouchoir, ou toute autre étoffe, cahène. Marsouin, koriap. Montagne vis à vis le mouillage, lanus. Montagne au fond de la baie, cambalore. Mors qu’ils se mettent dans la bouche , sillic. Mulet (poisson), koroass. Méduse (zoophyte), piscinéboquai. Mouche (insecte), alan. Manger, blondi. Marcher, datiname. Martin-pêcheur, kioukiou. Non, bile. Nez , kaboussaine. Nouvelle-Bretagne, Birare. Nouvelle-Irlande, Enlouruu. Nombril, boutou. Navire, prao. Oui , io. Ornement en écailles , ndip. — du nez, pouné. — du front, kapoul. — de la tête, kalan. Oreilles, paralienne. Ongles de la main, pitralimane. Oiseau, mani. Oursin à baguettes, labrao. Orphie (poisson), sagounc. OEuf de Léda ( ovule , coquille ) , P°n gole. OEil, alimata. Pagaie , marimé ou nosse. AUTOUK I>U MONDE. 05 Poule, coq. Pirogue (grande), mont. Poivre cubèbe qui sert de bétel , poque. Pluie , bâté. Pigeon de Nicomhar, manico. Pigeon à caroncule rouge, balousse. Punaise des bois, go. Paupières, amalane. Poitrine, palenoumé. Poil du pénis, kabesalane. Pénis, ousinn. Poisson, siss. Poisson rouge (pagre), kourourou. Plume, courcour. Pbalanger (didelphis orienlalis), ka- poune. Plaie, alot. Papillon, embêmc. Palmier ( guebé), guébé. Pbasme ( insecte ) , kaa. Panier en feuilles vertes, kalourou. Pendants d’oreilles, peralicnc. Pancratium (plante), ilé. Partir, orébaissai. Porcelaine (coquille), bilan. Plie, pial. Pied, balantikène. Pointe sud de la baie Praslin, Ta- vouaolai. Pointe nord de la baie Praslin, Em- brambia. Pointe ouest de l’ile aux Marteaux, Lamassa. Reins, kabrisane. Requin à ailerons noirs, bakoué. Raie jaune, tachée de bleu de ciel, pharr. Soleil, kamiss. Sourcils, poulimala. Sables du rivage , meakass. Scœvola lobelia ( arbuste ), sanrinn. Spare vert (poisson ), teno. Sucrier ( oiseau ), sicsic. Scarabe (coquille terrestre), coul. Tortue, poule. Taro (arum csculcntum), pass. Tonnerre, laboume. Tête (partie du corps), pcsolorou. Talon , hanourikène. Tridacne (bénitier, coquille), sabour- kess. Tridacne (le mollusque), marenoa. Taccapinnatifida (racine ), sokcsl. Tige (végétal ), sisim. Ver luisant ( lampyris ), kaltole. Ventre, balane. Vagin, piale. Volute (coquille), arbi. Il nous reste à jeter un coup d’œil sur les animaux que produit •a Nouvelle-Irlande. Une île aussi vaste doit nourrir sans doute Plusieurs espèces de grands quadrupèdes et quelques-uns de ceux qu’on trouve dans les Moluques et à la Nouvelle-Guinée; mais les courtes relâches des voyages sur mer ne permettent guère que d effleurer quelques points du littoral , et, par suite, les lieux tou- jours plus pauvres en créatures animées. Nous n’y vîmes point le babi-russa , bien que nous ne puissions mettre en doute son exi- stence , car les naturels nous 1 affirmèrent , et , ce qui est plus posi- tif, us nous en apportèrent les dents canines si reconnaissables Par leur forme caractéristique. Les cochons que les Nouveaux- Irlandais élèvent en une sorte de domesticité , sous le nom de bourre, appartiennent à la race de Siam , et ils paraissent être rares dans le pays, car nous n’en vîmes jamais plus de cinq à six individus. 50 VOYAGE Les chiens, appelés poutt, sont de petite taille. Leur museau est pointu et leurs oreilles sont droites. Ils nous parurent en tout point semblables à la race de la Nouvelle-Hollande. Courageux et très- carnassiers, ces chiens vivent de tout ce qu’ils rencontrent, et notamment de poissons et de crabes qu’ils vont pêcher sur les récifs à marée basse. Les nègres sont friands de leur chair , qu’ils trou- vent très-délicate. Nous vîmes aussi quelques vespertilions , mais aucune roussette, bien que la Nouvelle-Irlande, comme toutes les terres voisines , doive nourrir quelque variété de ces chauves-souris grandes comme des poules, pour me servir de l’expression de Man- delslo (Yoy. aux Indes , t. II, p. 147). Le phalanger blanc ou kapoune 1 paraît être très-commun aux alentours du Port-Praslin ; il vit sur les arbres , et , malgré le soin avec lequel il s’y cache , une odeur fétide , flagrante et très-expan- sible, le décèle au loin. Dès 1751, le voyageur Barchewitz avait eu connaissance de cet animal qu’il rencontra dans l’île de Léthy. De la taille d’un chat, le kapoune a son pelage blanc avec une raie fauve sur l’échine. Ses grands yeux atones, son museau fin et brun , sa queue enroulée et dénudée à l'extrémité , ses pouces , opposables comme ceux de la main de l’homme , en font un qua- drupède curieux que revêt une bourre laineuse rude et très-abon- dante. Souvent, en parcourant les forêts séculaires de la Nouvelle- Irlande, mon odorat était vivement affecté par ce phalanger, qui s’accroche aux rameaux des arbres par sa queue prenante , à la manière de certains singes d’Amérique. Les Papouas du Port-Praslin nomment les oiseaux mani, nom qui doit dériver de celui de manou, usité dans les îles peuplées par la race océanienne. Les espèces se ressentent du voisinage de l’équateur , et l’on remarque en effet une grande analogie de créa- tion pour les oiseaux , entre la Nouvelle-Irlande , les terres de la Papouasie proprement dite , et les Moluques. La poule domestique, commensale de l’homme , ne diffère point de la race de nos basses- cours ; mais , par une singularité qui serait fort remarquable , si l’on ne devait penser que le nom de cet utile oiseau tire son origine d’un son euphonique dans la plupart des langues , les nègres du Port-Praslin l’appellent coq, mot qu’ils articulent avec netteté. i Cuscus alhus, Less.; phalangisla cavifrons, Temminck. AUTOUR »U MONDE. 57 ^ un autre côté , l’auraient-ils reçu des vaisseaux de Bougainville? Les loris , ces perroquets à vestiture écarlate ; les grands loris papous , à voix rauque ; le perroquet vert à plumes lustrées , dit (es Moluques; la belle perruche de Latham, étaient tués dans n°s chasses journalières. Les colombes y comptaient de brillantes espèces , entre autres le lugeon de Nicobar , à longues plumes effilées sur le cou ; la pinon , a plumage vert doré , à ventre rouge et dont le bec est surmonté I* une caroncule rouge comme une cerise , dont elle a la forme. Lest là que nous tuâmes la colombe demoiselle, qui reproduit toutes es nuances de la colombe magnifique de la Nouvelle-Galles du Sud , jnais avec des formes grêles et sveltes. Un corbeau à duvet blanc, a Plumage complètement noir, le coco des naturels, répète ses Jappements qui imitent, à s’y méprendre, ceux des chiens. Sur les images se tient de préférence le grand aigle océanique. Dans les )(Jis sont très-communs des coucals, des drongos, des hirondelles, 1 es gobes-mouches , et des échenilleurs nouveaux pour la plupart. , A cette tribu riche et variée viennent se joindre les martins- pêcheurs, des souï-mangas, et le stourne à plumage bronzé, qui vit en troupes , comme nos étourneaux , et dont les yeux ont l’éclat du rubis. Les reptiles répondent à la variété de cette création, car ils jouvent au Port-Praslin les circonstances les plus favorables pour ,'Ur multiplication : chaleur et humidité sont les premières 'andes conditions de leur existence; aussi les reptiles sont-ils 0 ?ndants sur 1» Nouvelle-Irlande. Les crocodiles bicarénés y le ï i- , ,rencontrés Par divers navigateurs , de grands monitors , grp° ' •„ ard de padanS ou 8ecko à bandes, des serpents, des car l°Ul 6S ' ^or^ues marines , soit la tortue franche , soit le dp G ^ Pullulent. Ces dernières, connues des naturels par le nom -c ^°ule> leur fournissent leur chair pour la nourriture et leurs a*lles pour faire des hameçons. p]^ ce sont les poissons qui semblent constituer les tribus les Col^ 'ariées et ,es Plus riches en espèces bizarres ou vivement sonT eS” LeS balistes’ les scorpènes , les raies, les murénophis n’y rnuitjI)as,rares sans contredit ; mais l’espèce la plus abondamment

l’articulation des syllabes plus intense. Ces nègres criaient tous à la fois et avec grand bruit quand leurs pirogues s’abordaient; mais , à cela près , ils avaient les mêmes habitudes et portaient les mêmes ornements , c’est-à-dire un bâtonnet très-blanc et en os à travers la cloison du nez , et des fards rouges sur la face. De nombreuses cicatrices, un air farouche, une hardiesse pronon- cée dans l’ensemble de leur démarche , prêtaient à leur physiono- mie un caractère plus guerrier et plus redoutable que celui que nous avions vu chez les naturels du Port-Praslin. Leurs pirogues, à simple balancier, sont très-étroites et calfatées avec soin sur les coutures , elles se relèvent en pointe recourbée à leurs extrémités» et les pagayes se terminent en un fer de lance très-acéré. Le 23 , nous eûmes connaissance de l’ile Sandwich ; le 25 , nous fêtâmes la Saint-Louis avec des conserves d’ Appert, et nos mate- lots, stimulés par une double ration et par du punch, dansèrent sur le pont une partie de la nuit. La mer était très-belle et b temps très-maniable, car de forts grains nous auraient fort embar- ACTOUU DU MONDE. 63 rassés avec un équipage sorti des bornes de la tempérance ; au milieu de cette folle joie , la Coquille fendait une mer couverte de gros troncs d’arbres, refuge d’une foule d’animaux pélagiens, et jonchée de fruits sauvages qui trompaient le vorace appétit des •ous et des innombrables sternes accumulés sur cette partie de ' Océan semée d’îles et d’écueils. Le 26 , au matin , d’épais nuages voilaient la cime de l’île du Volcan , s’abaissant de chaque côté en murailles presque verticales ; puis notre route longeait le groupe des îles de Schoutcn : ces îles, découvertes, en 1616, par le navi- gateur dont elles portent le nom , sont au nombre de dix à douze; 'eur forme est conique ou affaissée en pâté ; les plus grandes sont des volcans éteints recouverts par la plus brillante végétation. Acco- lées sur la côte de la Nouvelle-Guinée, la plus grande de ces dettes est celle de Vulcain , que bordent quelques rochers appe- lés Aris ; puis l'île Lesson, laquelle est morcelée sur ses contours et formée par un haut piton conique , dont la base a six milles de circuit , et qui précède les îles Blosseville , Jacquinot, à’Urville, etc. Derrière ces rochers avancés nous apparaissaient dans le lointain les hautes montagnes de la Nouvelle-Guinée , confondues avec la teinte bleuâtre du ciel. Le 28 , après les longues heures de pluie des jours précédents , le ciel étant redevenu serein et la mer unie , la corvette se trouva traverser un large lit de courants qui sembla nous indiquer l’em- Irouchure d’une grande rivière de la Nouvelle-Guinée. On ne peut se figurer tout l’intérêt que doivent inspirer à un naturaliste ces radeaux flottants de gros troncs d’arbres entiers , déracinés par les 0uragans et voguant emportés par les ondes qui les charrient, habités qu’ils sont par des émigrations d’animaux arrachés à leur Patrie: des oiseaux de rivages, nautonniers inhabiles, errent ainsi a l’aventure sur ces arbres qui abritent des nuées de petits poissons richement peints, tels que des balistes, et surtout les lophies hrachions , si bizarrement construites. Sur les écorces apparaissent quelques reptiles qui doivent bien- lôt périr, et les arbres ensevelis dans l'eau avec leurs feuilles entraînent aussi des tapis de fucus , des noix de diverses sortes , et au milieu de ces débris les grosses tortues, les chiens de mer, des crustacés de toutes les formes s’y trouvent protégés. C’est dans un espace de mer libre que je vis évoluer avec son animal un beau Gi VOYAGE nautile flambé, que j’aurais voulu pouvoir atteindre à tout prix; mais la brise qui nous poussait était fraîche et nous l’eûmes perdu de vue en un clin d’œil. Le 31 , la surface de la mer était tout aussi jonchée que les jours précédents des mêmes productions ; on découvrit dans le lointain une embarcation qui paraissait montée par quelques hommes en détresse , on s’empressa d’expédier notre baleinière; mais lorsque nos marins arrivèrent sur ce qui attirait leurs regards , le mirage cessa ses merveilleux effets et ils trouvè- rent un simple tronc d’arbre déraciné sur lequel étaient paisible- ment perchés un grand nombre d’oiseaux de mer appelés fous ; cette visite leur fut fatale , car M. Bérard en tua quelques-uns pour nos collections. C’est sous ces îles flottantes que je pris ces cœsiomorcs , ces caranx , ces balistes si riches en coloration , ces leptocéphales encore plus singuliers, qui ont la fragilité et la déli- catesse d’une bandelette de tœnia , ces cestes ceintures de Yénus nageant sur la mer comme un large ruban de satin liseré de pon- ceau; là, les spirules flottaient privées de leur poulpe; là les hydrophies ou serpents de mer si venimeux, comptaient de nom- breuses espèces ; de petits dauphins butinaient au milieu de ces êtres égarés; des béroés macrostomes faisaient jaillir des étin- celles dans les veines épaisses d’un mucus poisseux que notre quille divisait. Les premiers jours de septembre furent marqués par de vio- lents orages : des éclairs, du tonnerre, du vent et de la pluie, régnaient dans une atmosphère étouffante qui nous rendait pénible la navigation sous l’équateur et en vue des côtes de la grande terre de Papouasie que nous côtoyâmes jusqu’au Cap-de-Bonne-Espé- rance : là nous aperçûmes un navire qui cherchait à nous parler et qui arbora les couleurs anglaises; à la vue de notre pavillon, il vira de bord et disparut dans la nuit en nous laissant fort étonnés de sa manœuvre suspecte. Peut-être était-ce un de ces bâtiments négriers qui vont faire la traite sur les rivages de la Nouvelle- Guinée, ainsi que, plus tard, on nous assura que cela avait lieu- Le 5 , nous eûmes connaissance de Waigiou et de trois des îles Aiou, dont la plus grande, fort élevée, a reçu le nom Aïou-Baba. Au milieu du jour , nous restâmes en calme devant Manouaran et Rawach, îles séparées de Waigiou par d’étroits bras de mer; trois pirogues, montées par sept à huit hommes de race mélangée, AUTOUR DU MONDE. 65 ■nalaise et papoue , partirent de cette dernière île, où M. de Frey- cinet avait naguère relâché avec la corvette l’Uranie, et accostèrent *a co*'vette : celui qui paraissait être le chef était coiffé d’une étoffe blanche, roulée en turban autour de la tête, et vêtu d’un large Pantalon et d’une casaque ample , de forme malaise , bariolée de 'nés couleurs. Les autres naturels avaient le corps nu, un étroit langouti excepté, qui voilait les parties naturelles. Ils nous offrirent diverses productions du pays : des nattes en feuilles de vaquois 'ivement colorées, des armes, telles que flèches et arcs, des coquillages, des volailles, pour lesquelles ils nous demandaient des toiles peintes et des instruments en fer. Le mot malais ban- 9ousse, qui signifie bon, était sans cesse à leur bouche ainsi que 'eux de pisso-bessar : or, par pisso-bessar (grand couteau), ces papouas entendaient ces lames solides , taillées en sortes de longues hachettes , que les Hollandais leur fabriquent et qu’ils préfèrent à tout autre sorte d’instrument coupant. Je descendis dans une piro- gue qui arriva la dernière et que je trouvai munie d’une foule d’ob- jets que nous n’avions pas encore vus. C’étaient de larges bracelets en ivoire ou en cerceaux de tests soigneusement polis, des fruits louges qu’ils nomment malia et qui semblent être produits par un Palmier, de grosses oranges pampelmousses, des poissons boucanés 0 la fumée dans des feuilles , et surtout de nombreuses galettes faites a'ec la fecule du palmier sagouier et qu'ils appelaient avec orgueil Sa9°u papou. Des lances armées de pointes en fer ; des boucliers enjolivés d’ornements en nacre ou en coquilles; des boîtes en pailles lissées avec beaucoup d’adresse ; des nautiles papyracées et pompi- lus trouvèrent de nombreux acheteurs. Le calme se refusant à *°us porter à Ravvach, le capitaine se décida , aussitôt que la brise s°uffla , a laisser arriver sur Offach, havre situé sous le vent du Rouillage de Rawach, et dont l’étroite entrée se reconnaît au piton ' ®yé appelé la Corne de Buffle, qui doit rester N. et S. , avec la pointe °!'entale dessinée en cône aigu. Ce canal d’Offach, quoique redou- ble en apparence par son étroitesse , paraît être sain , puisqu’on î trouve communément trente brasses d’eau, sur un fond de vase blonneuse. A la partie moyenne de son entrée apparaissent deux §ros Pâtés de rochers circulaires que bordent des récifs à fleur d’eau et qui sont recouverts d’une verdure tellement fraîche et pressée I’'üs ressemblent à deux élégantes corbeilles. En franchissant ce VOYAGE 06 chenal , nous nous dirigeâmes dans une petite crique qui nous res- tait au N.-E., et nous nous amarrâmes , presqu’à toucher la terre , au tronc des arbres, après avoir laissé tomber une ancre, par 23 brasses, sur un fond de gros sable *. Dans la journée du 7, chacun , en se livrant à ses travaux de prédilection , se hâta de prendre connaissance du pays : MM. Deblois et Lottin , Bérard et de Blosseville se consacrèrent aux travaux géographiques, et un observatoire fut établi à terre pour que M. Du- perrey pût suivre les variations de l’aiguille aimantée. Nous vîmes dans la matinée deux pirogues qui cheminaient au fond de la baie avec des précautions qui témoignaient de la crainte des Papouas qui les montaient ; un morceau de toile blanche flottait sur l’avant de l’une de ces embarcations , et toutes deux s’éloignèrent le plus qu’il leur fut possible de notre vaisseau ; mais elles furent bientôt ren- contrées dans la passe par notre baleinière , occupée à faire des sondes, et les cadeaux que donnèrent à ces insulaires MM. Bérard et de Blosseville appelèrent la confiance et cimentèrent une amitié qui ne s’est pas démentie pendant la durée de notre séjour. Ces deux officiers , en continuant leurs relèvements sur la côte orientale de la baie, prirent terre devant une cabane abandonnée par ses propriétaires et qu’entourait un bosquet de cocotiers; ils firent cueillir, par les marins de leur embarcation , une vingtaine de ces noix fraîches dont nous étions privés depuis longtemps , et eurent le soin de laisser en payement des couteaux et autres outils qu’ils déposèrent sur le plancher de la cabane. Tout porte à croire que les propriétaires étaient cachés dans les bois des alentours et avaient fui leur demeure à l’approche de notre canot; mais les présents durent leur prouver les bonnes intentions de nos gens. On ne sau- rait croire combien l’omission du soin qu’eurent nos compagnons de laisser une rémunération pour les fruits qu’ils avaient cueillis i Relèvement du mouillage : La pointe est de l'anse du mouillage. . . E. 19" 50' S. La pointe ouest du même lieu S. 58» 20' E. Le Piton, point de départ des azimuths. E. 39" » S. La Corne de Buffle S. 18" 50' E. Le Bonnet phrygien S. 14" » O. La Tache rouge O. 18" » S. AUTOUR BU MORDE. 07 a occasionné d’aventures tragiques; la plupart des Européens mas- sacrés sur les rivages des îles de la mer du Sud , l’ont été par cet °ubli de la première des règles de l’équité. 11 n’y a pas un arbre, dans les contrées habitées par les populations dites sauvages, qui n ait son propriétaire, et lorsque les navigateurs descendent à terre, d leur est assez habituel de faire main basse sur tout ce qui peut être mangé; chez des races belliqueuses, colériques, portées à traiter en ennemis les nouveaux venus , de tels actes sont des hos- tilités souvent suivies d’affreux massacres, car ces hommes passion- nés enveloppent dans leurs embûches les innocents et les coupables, et obéissent en aveugles à leur instinct brutal de fureur et de vio- •ence. Mais, en Europe, il serait curieux de voir abordersur les côtes de la Provence ou d’Albion , par exemple , une grande pirogue de Lapouas descendant cueillir les raisins ou les fruits des vergers, pour être témoin de la réception que leur préparerait notre civili- sation si avancée! Mes premiers pas sur cette terre furent dirigés dans l’anse Sahouarou , petite crique nord-est au sein de laquelle flottait pai- sible, abritée de tous les vents, notre corvette : la grève en est sablonneuse, couverte de coquilles broyées et fortement déclive; un ruisseau, prenant sa source dans une profonde ravine, mêle bientôt ses eaux à la mer, en coulant à travers des mimeuses char- gées de fleurs blanches , des spondias à fruits rouges , des joncs , des vaquois, des baringtonia et des lataniers , de hautes fougères et des cycas. La végétation est partout active et luxuriante , embar- rassée des rejets grimpants de sortes de liannes ; mais peu d’arbres étaient en fleurs pendant notre séjour. Le 8 , je m’embarquai dans le grand canot préparé pour M. d’Ur- vi|le , qui projetait une excursion au fond du port d’Offach , dont grand bras s’avance, dans la direction du midi, jusqu’à près de six 'Ailles dans les terres qu’il entame, et n’est séparé de la grande ^a'e Chabrol que par une mince arête montagneuse. C’est le port Fofaag qui est sinueux sur ses bords déchiquetés et morcelés en Une infinité de criques , encadré par deux chaînes de montagnes dont il occupe le point déclive et dont les abords sont défendus par d immenses terrains d’alluvion couverts de mangliers. Les lianes ’t cher. Les oiseaux de paradis, préparés à leur manière, nous furent offerts en grand nombre ; j’en obtins pour ma part plus de qua' rante peaux que je donnai en France avec la même insouciance que je les avais eues , et qui me valurent de ces souvenirs parisiens dont la durée m’étonne encore, car ils persistèrent quelques ADTOÜH DD MONDE. 81 l| semaines. Nos matelots, bien que ramasseurs infatigables de coquilles , soit pour leur compte , soit pour celui de quelques offi- ciers, n’attachaient toutefois à l’histoire naturelle qu’un médiocre prix ; leur robuste appétit voulait quelque chose de plus substantiel, et c’est avec joie qu’ils virent la cambuse s’enrichir de trois porcs ou babi de la race de Siam , regrettant beaucoup de ne pas en voir arriver un plus grand nombre. Ils se régalaient des poules sauvages que l’on nous donnait pour des couteaux de pacotille , et qui sont petites et maigres, à la chair dure et coriace ; mais le mets le plus exquis , sur lequel tous les goûts furent unanimes , est celui fourni par la chair du goura ou pigeon couronné des Moluques : cet oiseau, nommé ici mambrouk, est admirable de coloris, car son plumage azuré est relevé par la huppe haute et arrondie qui sur- monte son crâne comme un élégant cimier. Sa taille est celle d’un petit dindon; mais sa délicatesse répond, contre la loi commune , à la richesse de sa parure : cette chair blanche et tendre possède un fumet onctueux dont la saveur procure une douce béatitude ; ce serait pour nos basses-cours un présent aussi précieux que celui que leur firent les jésuites. Quelques Papouas me vendirent des défenses de babi-russa; ce cerf-cochon si curieux par ses formes sveltes , ses dents canines recourbées en cor de chasse et sa peau nue et pelée ; tout autorise donc à penser qu’il se trouve aussi à Waigiou. Dans l’intérêt des voyageurs qui auront à visiter ce point du monde, je vais dresser une sorte d’inventaire des objets de vic- tuaille ou de curiosité que notre marché temporaire vit apparaître comme en un jour de foire : les cocos , les bananes , les giraumons , le taro, les ananas, des tiges de canne à sucre, les oranges pam- pelmousses, les fruits de mombin ou spondias, les bourgeons ou turions de latanier, des bambous creux remplis de farine de sagou et des gâteaux de cette même fécule, de gros fruits rouges et Plongés , appelés en papou malia , et qui me sont inconnus , de l’ail , des citrons , quelque peu de poissons , des crabes , des tor- tues marines, étaient les principaux articles de consommation; Puis, nous supposant caniphages, ils nous apportaient, en les vantant comme un manger de gourmand , des chiens de la même espèce que ceux de la Nouvelle-Irlande, et aussi des phalangers, notamment le couscous tacheté, dont le pelage laineux, épais in. 11 VOVAGE 82 et blanc , est maculé par de grandes plaques brunes. De gros monitors à fond brun piqueté de jaune figuraient aussi pour notre table ; mais , d’un commun accord , ils me furent laissés pour être immergés dans l’alcool et ne reparaître que sur les tablettes du Musée. Les beaux loris papous , à plumage rouge brun , les loris tricolores, bleu, ponceau et jaune, à mouvements si vifs et si alertes , les capricieux cacatoès blancs à huppe couleur de souffre , la grande et la petite espèce , nous étaient apportés vivants. Chacun s’embarrassa de deux ou trois bêtes destinées inpetto à des personnes chères à divers titres ; mais , après beaucoup de mois d’ennui pour les conserver, à peine deux ou trois purent-elles arriver en France. Les Papouas et les Malais eurent bien vite connu notre faible; nos largesses ne se portaient guère que sur ce qu’ils pouvaient appeler des futilités ; ils profitèrent de l’engouement et vendirent chèrement leurs coquilles. C’étaient des nautiles flambés, des harpes , des olives , des couronnes d’Ethiopie , de grandes hélices citrines d’une rare beauté; jamais navire n’a peut-être apporté en France une plus grande masse de tests que notre vaisseau; mais, dès Marseille , elles filtrèrent je ne sais où , et des quantités innom- brables que je donnai au Muséum , dans dix grandes caisses , à peine ai-je pu depuis, dans les galeries, en rencontrer çà et là quelques-unes tout honteuses de l’absence de leurs sœurs. L’habileté mercantile de nos hôtes passe toute croyance : les Malais sondent dans les yeux de l’acheteur le prix qu’il veut don- ner d’un objet et se dirigent en conséquence; lenteur désespérante à conclure , tergiversations sans fin , bonhomie apprêtée , demandes exorbitantes, consultations simulées entre eux, tout est mis en usage pour avoir le plus possible de ce qui a séduit l’acheteur dont le regard a témoigné son envie. Enfin, de guerre lasse, quand ils voient qu’on renonce à une acquisition portée à un prix trop élevé, d’un seul bond ils vous remettent l’article en prenant l’objet offert et s’en vont laissant errer un imperceptible sourire de satisfaction. Leur joie expansive est pour le for intérieur, et là , la gaucherie de l’Européen procure de joyeux quolibets. Toutefois, hâtons-nous de dire que souvent leur astuce fut elle-même dupée , en accep- tant un bracelet de fer blanc luisant pour un bracelet d’argent , etc. Nous donnâmes avec la plus grande indifférence un haut prix AUTOUR DU MONDE. 83 pour les moindres objets qu’ils nous apportaient , et certes nous aurons rendu un assez mauvais service à ceux qui viendront après nous y chercher une relâche de ravitaillement. Pour le moindre insecte on leur offrait des couteaux , des miroirs qu’ils prisaient avec un désir de femme , et pour certains articles plus relevés des toiles peintes et des rouenneries, mais surtout des étoffes ayant les teintes les plus crues et les plus vives. Les tissus de coton à car- reaux rouges firent merveille et obtinrent une vogue réelle. Dans la matinée du 9 , le radjah du village situé sur les rives de la baie Chabrol vint à bord; mais il n’y voulut paraître qu’in- cognito , car on nous désigna sous ce titre un naturel chargé de remplir ce rôle vis à vis de nous : nul doute que le vrai radjah ne craignit qu'une fois sur la corvette il ne fût retenu captif, puis rançonné , et qu’il ordonna à l’un de ses subordonnés de prendre son titre. Les deux hommes de race malaise pure en possédaient toute la duplicité unie à cette astuce et à cette finesse que les communications avec les Chinois entretiennent. Le faux radjah , en montant à bord , demanda à parler au capitaine : en lui décli- nant ses titres, il lui remit, comme présent de bien venue, deux beaux oiseaux de paradis; cet insulaire avait navigué sur les pros malais et sur un navire anglais , de sorte qu’il avait retenu quelques mots de la langue. Il reçut, pour les cadeaux qu’il avait offerts à M. Duperrey, deux médailles en bronze de l’expédition et divers articles qu’il emporta avec empressement, promettant de revenir avec beaucoup d’oiseaux de paradis ; toutefois , deux jours après , ce fut le véritable radjah qui revint sous son vrai titre, et le faux radjah redevint Gros-Jean comme devant. Ce radjah ou chef de la baie Chabrol est un Malais de petite taille, ayant le teint fortement cuivré, portant les cheveux courts et une barbe pointue sous le menton , absolument à la manière des Jeune-France; une sorte de redingote d’indienne, ample et taillée à la chinoise , le recouvrait ; une calotte , tissée a jour avec des joncs d’un noir luisant , lui servait de coiffure ; sur la poitrine s’étendait un morceau d’étoffe à grandes fleurs bariolées, et, pour compléter son ajustement, il portait une culotte étroite ayant de larges bandes bleues. Les naturels qui l’accom- pagnaient étaient habillés à la malaise , les uns avec des pantalons , seulement, d’autres avec des tissus roulés sur la tète en turban. 84 VOYAGE Parmi eux je remarquai un enfant de race chinoise , ayant le teint jaune et les yeux obliques. Les Malais de Waigiou avaient la bouche remplie de bétel , quelques-uns exceptés , qui fumaient un tabac très-doux dans de petites cigarettes faites avec la feuille roulée du vaquois. Établis par droit de conquête, sans nul doute, sur ces rivages équatoriaux , ces Malais sont sans exception petits et grêles , rusés , défiants , profondément dissimulés , d’un calme imperturbable, d’une sagacité d’observation qui étonne ; ils sont tout l’opposé des Papouas métis qu’ils dominent , car ceux-ci sont craintifs, obligeants, poltrons et irrésolus dans leurs allures, et ont religieusement conservé leur longue chevelure et les usages nationaux. La langue de ces naturels est un mélange d’endamêne (langue des vrais Papouas), de malais, très-diversement accen- tués, et de mots empruntés à la langue chinoise et aux idiomes des îles de Tidor et de Gilolo , etc. Je n’ai pu obtenir pour mon vocabulaire que très-peu de mots ; encore souvent les naturels me donnaient-ils de grandes variantes , soit dans le nom en lui-même , soit dans la désinence. Je me suis borné à conserver ceux de quelques productions du sol , qu’on trouvera à la fin du chapitre suivant. Le radjah nous donna des échantillons de son habileté dans le négoce : il avait apporté dans sa pirogue une grande quantité d’écailles de tortues et des oiseaux de paradis, qu’il fit vendre par les naturels de sa suite comme des articles qui ne lui apparte- naient pas; par son rang il avait craint d'être obligé de livrer ces objets à un prix peu convenable , et il voulait s’assurer les béné- fices de la concurrence. Jamais un insulaire ne livrait sa marchan- dise sans avoir jeté un coup d’œil au radjah , qui, très-indifférem- ment en apparence, le saisissait au passage, et par un seul mouvement des doigts lui transmettait son vouloir. Le plus habile crieur de nos ventes publiques ou le juif le mieux pétri du meilleur levain d’Israël seraient des écoliers auprès de ces Malais. Les offi- ciers de la corvette purent donc se procurer en assez grande quantité les peaux d’oiseaux de paradis émeraudes , que les Papouas nomment siague , et les Malais hybrides mambéfore. Ces admirables oiseaux que les habitants de Ternate appellent burong-papua (oiseau papou ) , ceux de Tidor so/fou, sont de passage dans i’üe de Waigiou ; car , au dire des naturels , ils n’y séjournent que pen- AUTOUR I)U MONDE. 85 dant quatre mois de l’année , pendant la mousson d’est ; on les chasse à la glu , au lacet , ou on les tue avec des flèches faites avec *es rachis des feuilles de latanier, qui sont très-dures. Cette der- rière manière de les prendre nécessite quelques précautions préli- minaires : des enfants ayant remarqué les arbres où les oiseaux de Paradis mâles se rendent pour dormir , grimpent silencieusement jusque sur les plus hautes branches et s'y tiennent tapis sous les feuilles; lorsque ces mâles à parure somptueuse (car les femelles «ont dédaignées, n’ayant pas un brillant plumage), viennent percher, 'es petits Papouas armés d’un arc court, mais robuste, lancent avec vigueur les flèches de latanier très-acérées à leur sommet, et font en sorte de traverser le corps de l’oiseau d’un seul coup, car 'es paradisiers doivent tomber roides morts pour ne pas être gâtés. Souvent enfin , les plus adroits de ces enfants se tiennent collés sur 'es branches , de manière à les prendre pendant qu’ils dorment, à ' aide d’un lac porté au bout d’un bâton et vivement serré pour les étrangler. Je me procurai dans cette relâche les espèces les plus rares et les plus précieuses pour les collections ; ainsi j’achetai non-seulement les grand et petit émeraudes qui étaient fort communs, surtout le dernier, mais encore le paradis rouge, superbe, magnifique, sifflet, manucodc, chalybé, le grand promerops et le séricule orangé. Plus fard, nous donnerons sur ces volatiles, si beaux et si rares, de nou- 'eaux détails, lorsque nous serons parvenus à la Nouvelle-Guinée, 'eur résidence habituelle. Le 10, pendant qu’on faisait de l’eau à la cascade de l’est, j’allai gravir la montagne abrupte d'où les sources s’élancent sur des roches Noyées et dénudées qu’elles sillonnent , sans doute avec violence '°rs de la saison des pluies, tandis que, pendant notre séjour, elles s écoulaient en nappes peu fournies sur les quatre à cinq gradins flui échelonnent leur cours. Cette eau fraîche et limpide était épandue sous d’épaisses voûtes de verdure dues à des arbres très- é'evés , se touchant par le faîte , au milieu desquels se mariaient des casuarinas ; c’est sur la roche humide, au milieu de ce cristal jaillissant , que je rencontrai ce curieux nepenthes dont les longues feuilles se terminent par un godet, muni de son couvercle, fermant u'ec assez d’exactitude pour retenir l’eau dont il se remplit. Les amis des causes finales n’ont pas manqué de bénir la prévoyance du 86 VOYAGE Créateur, offrant au voyageur altéré une eau douce et limpide con- servée par la prudence d’une plante ; mais le miracle m’a paru avoir moins de merveilleux, depuis que j’ai toujours rencontré le népentbes dans des lieux immergés. Cette portion de la baie est profondément ravinée , plantée d’arbres propres au charpentage, arrosée par une foule de ruisseaux et garnie de grosses roches éboulées, où les scor- pions sont en grand nombre. Dans un pays presque inhabité, couvert de profondes forêts, on ne peut se dissimuler que les descriptions ne soient entachées de monotonie, et cependant on ne saurait trop s’appesantir sur les détails qui ont pour but de le bien faire connaître; c’est ainsi que je crois devoir jeter un coup d’œil sur l’ensemble des terres qui enclosent la baie. Les montagnes de sa bande orientale sont arron- dies ; mais il n’en est pas de même de celles du côté occidental > qui, à partir de la Corne de Buffle, s’élèvent comme des cônes terminés en pointes. Du milieu de la baie, l’œil erre sur un vaste rideau de feuillage , et , quand on songe que ce tapis verdoyant est formé par la cime d'arbres vieillis et détaillé démesurée, on éprouve un mouvement d’admiration instinctive. Quelques plaques argi- leuses tranchent par leur teinte rouge avec le ton généralement foncé du vert des feuilles. Dans le sud-est, un vert gai et tendre semblait appartenir à des prairies dont l’herbe devait être très- courte, à en juger par le creux qui en résultait par rapport aux autres végétaux ; je voulus m’assurer du fait, et, lorsque je les attei- gnis après des fatigues assez grandes , je me trouvai perdu dans des fougères serrées et touffues, hautes de six à sept pieds et presque impénétrables. Quelques jolies coquilles terrestres me dédomma- gèrent de la fatigue de cette excursion. Il resuite de cette création grandiose , mais assez uniforme dans l’ensemble , un effet monotone qui devient fastidieux à la longue ; cette enveloppe verte, jetée sur tous les points de la scène, en impose par sa vigueur et sa fécondité , mais n’a rien qui émeut ; elle attriste par l’idée de sa puissance , car elle ne sourit pas à l’àme ; et cepen- dant un naturaliste y trouve à foison les êtres dont il poursuit la recherche ef qui lui font toujours quitter à regret cette terre où . à chaque pas , il peut faire des découvertes. La mer, dans la baie , était assez uniformément calme ; à peine quelques vagues rares et légères venaient passagèrement en rider AUTOUR DU MONDE. 87 la surface ; cela tient à ce qu’elle est abritée de toutes parts et soi- gneusement enclose par une ceinture de terrains élevés. Le matin et le soir une brise légère caresse délicatement l’organisme , tandis qu’un calme fatigant , laissant au soleil toute sa puissance , y règne dans le milieu du jour ; mais ces brises , si désirées par l’homme Pour tempérer la chaleur équatoriale, soufflent du N. -N. -O., de l’O.-N.-O., et, le plus souvent, duS.-O.Le nombre des rivières qui y jettent leurs eaux est considérable , et il en est une qui , toute- fois, mérite une mention spéciale. Au fond du port Carénai , où s’élèvent des pâtés de coraux , nommés par M. Duperrey îles Delphine et Eugénie, dans la partie orientale de la baie , où une vaste surface de terres fangeuses cou- vertes de palétuviers, qu’arrosent de nombreux ruisseaux, des villages sont épars dans cette étendue de marécages, à en juger par des bouquets de cocotiers qui marient leur élégante cime avec le ciel ; deux petites rivières plus larges que les autres y décrivent leur cours sinueux. Sur l’une d’elles, nous visitâmes une cabane solitaire, bâtie sur des troncs enfoncés dans le lit même des eaux et ne dif- férant en rien d’essentiel des cabanes des Papouas , car on y par- vient à l’aide d’un bambou entaillé sur les bords pour recevoir le Pied ; c était le temple des dieux que ces païens invoquent dans leurs adorations ou qu’ils espèrent fléchir par des offrandes. Sur une sorte d’autel étaient rangées, avec des gradins et symétrique- ment , onze effigies en bois , peintes , grossièrement sculptées et recouvertes de sales guenilles de diverses couleurs; quelques-unes de ces statuettes représentaient des hommes , d’autres des animaux, et, parmi ces dernières, des figures de crocodiles étaient parfaitement reconnaissables. Des assiettes en porcelaine du Japon renfermaient encore des aliments placés sans doute pour la nourriture de ces Prétendus dieux , car ils leur supposent les mêmes besoins qu aux hommes. Toutes ces divinités sauvages et grotesques ont un nom ; le principale, occupant le milieu et une place plus élevee, avait l®s mains étendues sur les cinq idoles subalternes qui sont placées h droite et à gauche ; enfin les parois de cette pagode étaient tapis- ses avec les nattes si vivement peintes que ces noirs fabriquent en abondance. Le fétichisme est donc la religion des Papouas de W aigiou , et nul doute que l’islamisme des Malais ne soit aussi venu modifier 88 VOYAGE en quelques points le culte barbare de cette grossière idolâtrie. Les Papouas nous regardèrent sans nul doute comme des core- ligionnaires, car je fus tout étonné de voir leurs pirogues s’arrêter souvent devant le petit génie en bois peint placé sur l’avant de la corvette la Coquille, et les naturels se livrer religieusement à une sorte d’invocation silencieuse. Si la pudeur n’était pas un sentiment dont la délicatesse est toute de civilisation et se trouve être assez étrangère à la vie de barbarie proprement dite, que mènent les Papouas métis de Waigiou, leurs yeux auront dû bien souvent être scandalisés par les tableaux que la poulaine, cette sentine des matelots, aura offerts à leur extase mystique. Les croyances de ces peuples sont toutefois assez vivaces , pour que chaque naturel ait son fétiche protecteur, soit à la cabane où résident les dieux lares, soit sur lui , car tous portent sur la nuque et attachés à un collier un ou plusieurs de ces dieux , sculptés ou taillés dans une bûchette, nus ou enveloppés de guenilles ; quelquefois enfin ces simulacres de divinités sont travaillés avec une exquise délicatesse, et M. Lottin se procura une de ces statuettes en os , faite avec un fini que nous admirâmes tous. Je consacrai la journée du 12 à la pèche, qui fut des plus abon- dantes ; parmi les poissons d’espèces variées que nous prîmes , deux sortes de chiens de mer remplissaient presque constamment nos filets : c’étaient le rochier à barbillons et le requin aux ailerons noirs. Le 14, les pirogues des insulaires cessèrent leurs rapports; dans un moment d’impatience et par mégarde, le capitaine fi1 renvoyer les Papouas qui couvraient le pont , et parmi lesquels se trouvait un radjah, qui fut gravement offensé. A partir de ce joui' jusqu’au 16, on se prépara à l’appareillage et à quitter cette baie: un incident nous donna quelque inquiétude : un matelot , parti du bord le 14, n’y revint que le 16 au matin , après avoir été obligé de coucher dans les bois; cet homme, descendu à terre pour cueillir des joncs , s’enfonça de plus en plus dans les forêts au fieU de rejoindre la corvette , et , accablé de fatigue et de faim , il rejoi- gnit, appelé par les coups de fusil du maître canonnier Rolland, qu’on avait expédié sur le point où nos matelots avaient jeté la senne. Ces accidents sont fréquents dans les campagnes de la nature de la nôtre , et moi-même je m’égarai une fois assez longtemps AUTOUR DU MONDE. 89 Pour en concevoir de vives inquiétudes , ayant oublié la boussole de poche, qui devient la première nécessité lorsqu’on veut cheminer dans ces forêts sans fin où le soleil lui-même ne pénètre pas. Le 16, au matin, nous sortîmes du havre d’Offach, à pleines voiles , par une belle journée , et coupant le sillage de plusieurs serpents de mer fort gros. iu. 12 90 VOYAGE CHAPITRE XVII. ■OBSERVATIONS GÉNÉRALES SUR LES PRODUCTIONS NATURELLES ET SUR TES HABITANTS DE U’iLE DE WAIGIOU. Non vide il monde, si leggiadri rami. No mosse ’l venlo si verdi frondi. (, PÉTRARQUE.) L’homme est constamment influencé par le sol qui l’a vu naître, et se trouve modifié dans ses habitudes par les soins qu’il y éprouve ou par les ressources qu’il s’y procure ; mais aucune race humaine ne présente d’une manière plus frappante peut-être que la race nègre ces modifications profondes dues à l’action prolongée du climat et des besoins physiques. Les peuples à peau noire , qui ont été répandus sur la plupart des îles de la Polynésie , et qui vivent encore sur un très-grand nombre d’entre elles , sont , on peut le dire , presque inconnus. Les notions publiées sur leur conforma- tion , sur leurs habitudes , se réduisent à quelques renseignements tronqués , presque toujours incomplets , vagues ou remplis d’er- reurs. Nous entrerons donc à l’égard de ceux qui appartiennent a la race des Pâpouas et qui vivent sur les plages de Tile de Waigiou, dans quelques détails précédés de généralités sur les productions naturelles du sol qui les a vus naître. L’île de Waigiou, placée au nord de la Nouvelle-Guinée, fail; partie de l’ensemble des îles connues sous le nom de Terre-des- Papouas. Ses habitants sont un mélange de Malais purs et de métis provenant du croisement des Malais et des Alfourous. Les vrais AUTOUR DD MONDE. 91 indigènes sont , dit-on , relégués dans les montagnes , où ils vivent isolés et sans communication avec les riverains qui les nomment Alfourous. Le nom de Waigiou a été orthographie de bien des manières, et presque toujours on n’a tenu aucun compte de la prononciation des naturels : ce nom , d’ailleurs , n’est jamais donné à l’ile entière , mais seulement à sa partie boréale ; car la portion méridionale est appelée Ouarido, et, pour rendre en français le son que les indigènes articulent, il faudrait écrire Ouarighio. Cette île avait déjà été visitée par plusieurs navigateurs européens. Forrest s’y présenta le premier en 1775 : plus tard elle reçut les navires envoyés à la recherche de l’infortuné La Pérouse , sous le commandement du général d’Entrecasteaux ; enfin la corvette l'Uranie, montée parM. de Freycinet, et la Coquille. La latitude de la baie d'Offach , presque directement placée sous l’équateur, se trouve être par une minute 46 secondes S., et pap 128 degrés 22 minutes 39 secondes de longitude orientale. Montueuse au centre, couverte de vastes marécages sur ses bords, Fîle de Wai- giou, placée directement sous l’équateur, éprouve des chaleurs énormes , qui ne sont tempérées dans leurs effets que par des pluies abondantes condensées par les sommets des montagnes , sans cesse enveloppés de nuages. Ces averses se renouvellent plusieurs fois dans le jour avec une force dont il est difficile de se former une idée dans les régions tempérées , et cessent avec la même rapidité qu’elles sont venues. Il paraît que la plus grande partie de la popu- iation réside non loin de l’île Rawack : mais à peine existe-t-il trois ou quatre cabanes sur les bords de la baie d’Offach , baie qui se divise en plusieurs bras de mer considérables, présentant eux- mêmes un grand nombre de petits havres. Les vents qui régnent Pendant le mois de septembre souillent le plus ordinairement de i ouest et plus spécialement du S.-O. , du S. -S. -O. , et de l’O.-S.-O. Le milieu de la journée est ordinairement marqué par des calmes Parfaits : une seule fois nous ressentîmes une forte brise du nord , fini ne dura que quelques instants ; la surface de la baie fut tou- jours unie. Le baromètre se maintint ordinairement à 28 pouces 0,4, et monta une seule fols à 28 -jî le thermomètre centigrade donna Pour maximum 31 degrés , et ne descendit jamais plus bas que 27, à midi et à l’ombre. La température de l’eau ne variait dans la nuit de celle du jour, à midi , que d’un degré en moins, et était VOYAGE 92 de 29 à 28 degrés ; l’hygromètre à cheveux varia de 104 à 106 , et ne donna 96 qu’une fois. Nous n’eumes que quelques jours exempts de pluie : le plus ordinairement, les grains, en passant sur diverses parties de l’île , tombaient avec violence l’espace de deux ou trois heures ; puis le ciel paraissait de l’azur le plus pur. Toutefois , le sommet de la montagne nommée la Corne de Buffle était presque toujours enveloppé de masses épaisses de nuages, et les vapeurs qui s’élevaient des gorges de ce mont tourbillonnaient au-dessus des arbres comme de la fumée. Les rivages du port d’Offach reçoivent un grand nombre de petites rivières qui sont alimentées par d’abondantes sources : quelques-unes de celles-ci descendent de la cime des montagnes ou des ravines en formant quelques cascades très-élevées. La mer remonte assez loin dans quelques-unes de ces rivières, dont les bords sont très-limoneux. Les Papouas bâtissent leurs cabanes sur leur cours, sans redouter les crocodiles qui les habitent; ils se ser- vent de leurs embranchements pour communiquer entre eux à l’aide de leurs pirogues. Tout le littoral de Waigiou, malgré l’épaisse végétation qui le recouvre , n’est qu’un marécage fangeux , où croissent de hauts palétuviers : la profonde humidité et les miasmes délétères , qui régnent dans ces lieux , y font éclore de nombreuses maladies qui ne manquent point de sévir contre les Européens , et qui portent aussi leurs ravages sur les naturels. La formation rocheuse de l’île de Waigiou est remarquable; elle s’éloigne tout à fait du caractère de celle de la Nouvelle-Irlande, au moins sur ces rivages , car le terrain flanqué sur le pourtour du Port-Praslin est d'un calcaire madréporique dur, avec des coquilles et parfois des grains spatliiques , tandis qu’on n’en observe aucune trace à Waigiou, ou du moins sur la côte nord , et dans la baie d'Offach. Cette île, par sa position comme par les bouleversements nombreux dont elle offre des traces à chaque pas, a dû appartenir aux grandes masses de terres situées sous l’équateur , et qui com- posaient avec les Moluques et la Nouvelle-Guinée un tout continu jusqu’à la Nouvelle-Hollande. Cette idée, du reste, n’est qu’une supposition : mais les faits les plus positifs prouvent que la surface entière de Waigiou a été torturée par des éruptions volcanique9 dont les débris , bien que voilés aujourd’hui par une végétation pompeuse, se montrent en abondance. D’ailleurs, on ne saurait 93 AUTOUR DU MONDE. méconnaître cette formation en observant les aiguilles basaltiques du Poulo-Een et des nombreux îlots qui saillent çà et là du sein de la mer comme des colonnes prismatiques, et sur le sommet desquels croissent en abondance des bouquets verdoyants et touffus. Les roches à nu ne se montrent parfaitement bien que dans la passe haute et étroite qui sert d’entrée au port d’Offach. Là , ces roches , déchiquetées par le temps , affectent des couleurs noirâtres mélangées de veines rouges; mais elles sont surtout a decouveit dans une petite île placée au milieu de la baie , et que nous nom- mâmes Vile aux Tombeaux. Partout la nature de ces roches est identique, et contient une grande quantité de serpentine. Sur ces rivages battus par les vagues on trouva des amas de puddings for- més par l’émiettement et la brisure de ces roches, et réunis par un ciment calcaire assez tenace : ces puddings n’ont guère qu une trentaine de pieds d’élévation au-dessus du niveau de la mer. Sur les grèves, enfin, on ramassa en abondance les ponces que les flots y ont déposées. Le sol, sous les vastes forêts défilé (car la végétation sur toutes ces terres ne cesse point d’envahir même les rochers les moins convenables pour qu’elle puisse s’y développer), le sol est le plus ordinairement compose d’une argile tres-rouge. Les pitons des montagnes présentent parfois des emplacements décharnés que leur couleur noire porterait à penser de nature basaltique. La Corne de Buffle est la montagne la plus remarquable à Waigiou; elle tient à une chaîne qui se dirige de l’E.-S.-E. à l’O.-S.-O., et sa hauteur serait de 485 toises d’après les calculs des officiers de 1 expédition de la Coquille. Vue de la haute mer, Waigiou ne parait être qu un pâté de verdure; et cependant on remarque peu de variété dans ces arbies 8'gantesques qui se pressent et s’élèvent les uns sur les autres. Leui masse de feuillage interceptant le passage de l’air et des rayons •umineux , la surface de la terre ne présente point de ces herbes humiles si nombreuses dans les zones tempérées ou dans les forêts d« certaines contrées du Brésil. La riche tribu des palmiers se com- pose d'un grand nombre d’espèces : parmi les plus communes se font remarquer les lataniers, que leurs feuilles flabelliformes dessinent S| bizarrement dans les paysages torridiens; les figuiers, les poi- vriers, les filaos indiens, les calopliyllum, les mimeuses, lesvaquois, •es cerbera, les scœvola, les ignames, les ananas, les arum, lesbana- VOYAGE niers, les cucurbitacées, les cycas, les mangliers, les sagoutiers, etc. Les menues herbes consistaient en liserons pied-de-chèvre, en grami- nées ou cypéracees , en acanthes à feuilles de houx , en amaranthes , en casses à corymbes , en nepenthes, en amomum , en épidendrum recouvrant les troncs mousseux des gros arbres, et singuliers par la variété infinie de leurs formes et de leurs fleurs. En général, la botanique de Waigiou diffère peu de celle de la Nouvelle-Irlande, et a un giand nombre de traits de ressemblance avec celles d’O-taïti et de Borabora. Parmi les végétaux usuels et alimentaires, le pal- mier sagou tient le premier rang. La moelle interne, répandue dans le stipe , fournit ces grains féculants avec lesquels les naturels composent des galettes plates et quadrilatères qui leur servent de pain , et qu ils cuisent dans des sortes de petits fours en briques, divisés en compartiments. Les noix des muscadiers sauvages seraient peut-être susceptibles de prendre par la culture quelque dévelop- pement, et pourraient sans doute s’améliorer; les arts trouveraient aussi dans cette île des bois propres à l’ébénisterie, et le teck ( tectona grandis) fournirait d’immenses ressources aux construc- tions navales. Pout obtenir des habitants les productions du pays, il suffirait d’y porter des toiles peintes, des étoffes à fleurs ou colorées en rouge : on en îecevrait en échangé des peaux d’oiseaux de paradis, de la nacre, des perles, de l’ecaille de tortue, des trépangs, de la muscade et de la résine. Cette dernière matière sert aux Papouas à façonner des torches avec lesquelles ils vont à la pêche pendant la nuit, et s obtient du dammara resinifera de Lambert, ou d’un canarium, suivant Lamarck. Le règne animal de Waigiou doit être riche en espèces : mal- heureusement, nos courtes relâches et notre connaissance impar- faite des localités ne nous permettent d’en juger que par analogie. Parmi les mammifères nous croyons qu’on doit citer le babi-russa : toutefois ce n’est encore qu’un doute assez fondé que les voyageurs futurs éclairciront. Nous ne rencontrâmes qu’une fois , en nous rendant vers l’isthme étroit qui sépare le havre d’Offach de la baie Crousol , un petit quadrupède à pelage gris , nommé kalubou par les Papouas, que la mère venait d’égarer sans aucun doute, à en juger par son jeune âge; à la taille d’un rat il joignait le mu- seau pointu et la poche marsupiale des sarigues. Ce kalubou était AÜTODR Dü MONDE. 95 une espèce de péramèlc qui devra être nommée perameles kalubu. Les phalangers à queue prenante , ou couscous , ne sont pas rares dans les bois. Déjà nos collègues, dans la précédente expédition, s’en étaient procuré quelques individus, et les naturels nous apportèrent Plusieurs fois à bord le couscous tacheté , qu’ils nomment scham- scham. L’ornithologie est une des branches de l’histoire naturelle qu'une longue relâche dans l’île de Waigiou enrichirait le plus : elle se compose de ces espèces rares et précieuses communes sur le sys- tème des terres des Papouas, telles que les oiseaux de paradis, qui ne s’y présentent d’ailleurs que dans certaines saisons. Le paradisœa apoda ou l’émeraude, le manucode, le magnifique, le Paradisier rouge , y sont les plus communs. Nous tuâmes la femelle de cette dernière espèce , qui était inconnue naguère. La famille des perroquets nous offrit les loris papous, vert, tri- colore , ou à tête noire; la perruche d’Amboine ou à face bleue, le microglosse goliath , le grand cacatoès à huppe jaune , et une espèce de lori noir inédit que nous avons nommé lori de Stavorinus ( psit - tacus Stavorini ) , parce que ce navigateur nous paraît l’avoir men- tionné dans la relation de son voyage aux Indes orientales 1. Le lori de Stavorinus est de la taille du tricolore , auquel il ressemble aussi par les formes corporelles. Son plumage est en entier d’un uoir lustré uniforme , excepté sur l’abdomen , où règne un rouge vif qui s’étend jusqu’à la poitrine. Le seul individu que nous ache- tâmes à un Papoua a été perdu dans le naufrage de M. Garnot au Gap. Parmi les pigeons , nous citerons les belles colombes musca- divores , dont plusieurs étaient privées de la caroncule noire et arrondie que présentait le plus grand nombre des espèces. Cet °rgane entièrement graisseux ne doit s’élever sur la base de la man- dibule supérieure qu’à l’époque des amours , et peut-être chez les femelles seulement ; et la peau , qui se distend pour recevoir ce fluide, résultat d'une vie en excès, doit, après la fécondation, se dissiper , se raccornir , et ne plus paraître au-dessus des narines fine comme une légère fronçure cutanée. A Waigiou nous rencon- trâmes aussi des individus de la columba puella de la Nouvelle- viande, le ptilinopus kurukuru, et le goura ou pigeon couronné ’ Forr<’sl indique aussi un lori noir dans son voyage à la Nouvelle-Guinée. 96 VOYAGE des Moluques, oiseau stupide, mais dont la chair est exquise. Lemégapode Freycinet est singulièrement multiplié à Waigiou. Les Papouas nous en apportaient journellement à bord, qu’ils échangeaient pour des bagatelles ; mais leur chair est loin d’être délicate , car elle est sèche et coriace. Les accipitres ne nous don- nèrent qu’une espèce, le matapour ( falco ponticerranus) , à tète blanche , à corps et ailes d’un marron foncé , les échâssiers, l’édic- nème à gros bec [œdicnemus magniroslris) , qui se trouve sur les rivages des Moluques et des îles de la Sonde : dans les palmipèdes une seule sterne , nommée sapenne. Les passereaux nous présen- tèrent le phylédon corbi-calao , une corneille dont le cri ne ressem- ble point à l’aboiement d’un chien , comme celui de l’oiseau de la Nouvelle-Irlande, mais imite au contraire un ricanement moqueur ; le guêpier à gorge jaune, le calao à casque sillonné, plusieurs gobe- mouches et souï-mangas et le beau martin-chasseur gaudichaud. Les reptiles les plus communs sont les tortues franche et caret. La chair de la première est recherchée des naturels, qui préparent de longs saucissons desséchés avec ses œufs , et les conservent pour les échanger; ils font des hameçons avec les écailles de la seconde. Un tupinambis , de la grosseur de l’iguane d’Amérique, noir ponctué de jaune, est tellement multiplié dans les bois, qu’on le rencontre presque à chaque pas sur les branches, où il attrape les petits oiseaux : il vit encore de poissons , qu’il guette sous les racines de mangliers , sur le bord de la mer, ou dans les lieux fangeux. On y trouve aussi le scinque à queue bleue, qui paraît répandu dans toute l’Océanie. Un de nos matelots nous assura avoir vu des serpents dont nous ne rencontrâmes aucun individu. Nous ne vîmes parmi les batraciens qu’une grande espèce de raine. L’ichthyologie de la grande et vaste baie d’Offach doit être riche, à en juger par les espèces que nos filets, jetés an hasard, nous rapportaient chaque jour. Trois squales régnaient en nombreuses tribus dans ces mers. L’un, le squale aux aile- rons noirs , avait été confondu avec le requin ordinaire par l’il- lustre Commerson , dont il diffère cependant par une taille plu9 petite (les plus grands que nous ayons vus n’avaient pas trois pieds) par la couleur du corps qui est d’un gris légèrement rougeâtre , et par le noir intense qui marque l’extrémité des AUTOUR DU MONDE. 97 nageoires. Les femelles nous présentèrent constamment deux fœtus dans chaque côté de la matrice ; et ces jeunes squales , tirés du sein de leurs mères, s’agitaient avec tant de vigueur, qu’ils forçaient l’ouverture ombilicale , placée sous forme de trou arrondi entre les deux pectorales et en dessous du corps, à s’ouvrir, et le sang qui s’en écoulait ne tardait point à les faire périr. Un rochier et un troisième chien de mer à barbillons se Prenaient fréquemment dans nos filets. Les poissons les plus vul- gaires , et qu’il nous suffira de citer pour le moment , se trouvaient donc être la pastenague blonde à points d’azur, la baliste bouri- gnon , qui est identique avec la baliste praslin de Commerson ; la baudroie géographique , le nason licornet, décrit primitivement par Forrest; le dône ou ptéro'is à antennes, un trigle volant, le kalolo ou blennie sauteur, l’échénéis à raies blanches, un pimélode, des chœtodons, des labres, des serrans, des aiguilles, etc. , etc. Les coquilles marines sont assez généralement des nautiles [nautilus pompiiius) , des spirules ( nautilus spirula) , des volutes couronnes d’Ethiopie ( cymbium œthiopicum, Mont.), dont les habitants se servent en guise d’escope pour vider l’eau qui s’intro- duit dans l’intérieur des pirogues ; les bénitiers , qui atteignent une taille bien plus considérable que l’individu qui sert de bénitier à Saint-Sulpice , et que Forrest a décrit sous le nom de kima; l’huître selle polonaise, l’huître marteau, l’huître des man- gliers , l’éperon molette , l’hypocrêne , la coronule , des tortues , des policipes , des nérites , des patelles , des strombes , des gri- maces, etc. Les coquilles terrestres nous présentèrent une grande et belle variété de l’hélice citrine , plusieurs autres petites espèces , et le Carabe auricule. Parmi les coquilles fluviatiles on doit citer les nêritines, qui y sont tellement communes , que les Papouas nous en aPPortaient des tubes de bambou remplis , la mélanie à soies ou spirella spinosa d’Humphrey, indiquée aussi aux îles de l’Ami- rauté. La langouste ornée , quelques portunes , le crabe honteux , sont l°us les crustacés des environs d’Offach. Les échinodermes étaient composés du cydarite à baguettes, de plusieurs spatangues, de divers scutèles ; et parmi les êtres du dernier embranchement du regne animal nous mentionnerons plusieurs belles espèces d’holo- 111. 13 98 VOYAGE thuries remarquables par la singularité de leurs formes. Des méduses nouvelles enrichirent également notre portefeuille. Les habitants recherchent avec un extrême empressement les holothuries : ils les préparent à la manière des Malais , pour les donner en échange des toiles que leur apportent quelques jonques chinoises , ou ils s’en nourrissent. Dans toutes les cabanes nous rencontrâmes une quantité de cette substance desséchée , coriace , très-peu agréable au goût , et que ces peuples n’estiment que parce qu’ils la regardent comme la matière la plus convenable pour soutenir leurs forces épuisées et faire renaître chez eux les désirs éteints par le renou- vellement abusif des plaisirs des sens. Deux variétés de l’espèce humaine habitent évidemment l’île de Waigiou : la première, malaise, s’est établie sur la côte par droit de couquête; l’autre , aborigène, conserve la plupart des traits du rameau dont elle est descendue , celui des Alfourous. De ce mélange sont nés des Papouas hybrides, sans vigueur, sans énergie morale, et docilement soumis à l’autorité des radjahs malais qui les gou- vernent, et le plus souvent réduits en esclavage par les insulaires des terres voisines , entre autres par les Guébéens , dont la pira- terie est la première branche d’industrie. Sur le pourtour de la baie d’Offach nous né vîmes que quelques familles de véritables Papouas ou Négro-Malais hybrides , ainsi que nous les avons décrits dans un travail général sur les races humaines, tandis que les Malais sont particulièrement réunis dans de petits villages épars sur plusieurs points de Waigiou, et surtout aux environs de Ilawack, de Boni , et dans la partie méridionale de l’île. Les Papouas d’Offach , au contraire , timides et craintifs , cachent leurs retraites dans les endroits les plus isolés des forêts , bâtissent leurs cabanes sur des rivières , afin de fuir avec plus de facilité à la moindre alerte; et, comme la pêche est leur principale ressource, ils se transportent sur les récifs ou sur les îlots isolés , afin d’y prendre du poisson et des tortues , et n’en partent que lorsque les vivres sont épuisés. Les Malais des villages de Boni et d’Emberbakène nous parurent généralement d’une taille médiocre , dépassant très-rarement cinq pieds deux pouces ; leur peau est d’un olivâtre foncé , et leurs membres, généralement bien proportionnés, sont quelquefois grêles et peu musclés. Ils portent leurs cheveux courts et recouverts d’un AUTOUR DU MONDE. 99 Morceau de toile en forme de turban. Leur regard est mobile et perçant , ce qui tient à des yeux noirs pleins de feu ; la bouche est Médiocre , mais le grand usage qu’ils font du bétel corrode les gen- cives et les dents, et teint les lèvres en rouge noir. La physionomie de quelques jeunes gens était douce et agréable ; celle du plus grand nombre des hommes du peuple est stupide , ou plutôt est empreinte d’une certaine sauvagerie. Tous portent une petite touffe de barbe sous le menton et deux courtes moustaches sur le rebord de la lèvre supérieure ; leur caractère est flegmatique , taciturne , et cache sous une apparente froideur une violence de caractère qui fait explosion lorsque les circonstances leur paraissent favorables. Le radjah qui les gouverne vint nous faire visite ; il était le seul de sa nation qui fût complètement vêtu ; sur la tête il portait une calotte à jour tissée avec des fibres d’un beau noir, et qu’il remplaça un jour par un bonnet à la chinoise , formé de plusieurs cartels d’étoffes de la même couleur ; un large sarong d’indienne verte à fleurs rouges enveloppait négligemment le corps sans le serrer ; un demi-pan- talon d’étoffe rayée complétait cet ajustement, car ce chef avait la poitrine et les jambes nues. Une étroite bandelette d’étoffe, nommée maré, était le seul voile jeté négligemment par les autres habitants sur les organes sexuels. Nous remarquâmes que quelques jeunes gens , par des idées de coquetterie assez mal entendues , s’étaient fait limer les dents de manière à former sur l’arcade dentaire une gouttière profonde en avant. Le tatouage leur est inconnu ; seule- Ment ils ont adopté des peuples nègres l’usage de se faire élever des tubercules dans la peau , sur la poitrine et sur le deltoïde, au nombre de douze. La plupart de ces Malais, aussi bien que les f'apouas , avaient le corps rongé par la lèpre squammeuse qui a indifféremment étendu ses ravages sur les nègres polynésiens nomme sur les Mongols pélagiens et les Océaniens. Leurs objets d’ornements consistent principalement en bracelets 1 Mis et blancs , dont l’usage leur est venu des Papouas. Ces objets , fln’ils nomment sanfar, sont travaillés avec le plus grand soin , et •°rmés d’une seule pièce enlevée à la base des grands cônes , de ^ i Ces bracelets sont en tous points semblables aux armilla des Égyptiens et des Caulois. Ils prouvent, avec les oreillers en bois, les idoles et diverses coutumes 'raditionnolles, des communications avec ce que les anciens appelaient Arabie, c esl-à-dirc les terres océane et indienne jusqu’aux archipels de l’est. 100 VOYAGE manière à offrir le diamètre du bras. Ils portent aussi quelques- uns de ces anneaux plus petits aux doigts ; et , lorsque la matière calcaire leur manque , ils la remplacent par des morceaux d’écaille de tortue, appelée ouahomisse , ou par des kaprais, sorte de cordon- nets tissés en jonc peint de diverses couleurs. Plusieurs des habitants de Boni portaient au bras des bracelets d’étain , de cuivre et même d’argent , qu’ils fabriquent eux-mêmes ou qu’ils reçoivent des Chinois. Par une bizarrerie de goût, assez ordinaire aux hommes, ces bracelets sont Axés à demeure autour du membre qu’ils com- priment ; car ils ont le soin de les passer sur le bras dans le jeune âge, de sorte que les muscles, en se développant, se trouvent étranglés à la place que cet ornement doit conserver pendant la vie entière de celui qui le porte. Quelques autres objets de parure , d’un goût moins universel , consistent en colliers dont les grains sont faits avec des pailles vive- ment colorées, ou en idoles sculptées que l’on porte suspendues sur la nuque. Les Papouas attribuent de grands pouvoirs à ces amulettes, qui sont leurs divinités protectrices. Souvent elles ne se composent que d’un morceau de bois entouré de quelques sales guenilles ; quelquefois ce sont des figures ingénieusement travaillées avec des morceaux d’os et d’ivoire. Tels nous parurent les habitants, d'ailleurs très-mélangés, de Pile de Waigiou ; mais les Papouas des environs de la baie d’Qffach , véritables métis des Alfourous et des Malais , ont retenu des traits assez nombreux de la physionomie desPapouas, et méritent d’autant plus d’attention , qu’ils ont été jusqu’à ce jour pris comme le vrai type papou , ainsi qu’il est facile de s’en assurer en consultant les figures données dans un grand nombre de voyages. Les Papouas métis d’Offach sont tous de petite taille, et, sur plus de vingt individus que nous mesurâmes à bord, la hauteur des deux plus grands allait à peine à cinq pieds deux pouces, et chez le plus grand nombre des autres elle n’était que de quatre pieds six à sept pouces. A cette petite taille il faut ajouter des membres décharnés et peu développés , un ventre très-gros , la face aplatie , dont les yeux sont noirs et la bouche très-fendue , et qui disparaît sous la vaste chevelure ébouriffée qui donne à la tète, vue de loin , des proportions énormes et disparates avec le reste du corps. Leur physionomie est empreinte de cette douceur dans les 101 AÜTOüft Dü MONDE. traits , qui ressemble à de l’irrésolution , à de la crainte , ou peut- être à des souffrances physiques. La teinte de leur peau est d un olivâtre basané assez ciair , et leur chevelure est d’un noir foncé. Ces hommes paraissent indolents ; leurs mouvements sont d une lenteur qui étonne, et la frayeur seule a le pouvoir de les faire se hâter. Leur corps , assez habituellement recouvert de lepre , est nu, car on ne peut guère donner le nom de vêtement à 1 étroite bandelette d’étoffe qui ceint les reins. Tous les Papouas portent au milieu de leur chevelure un très-long peigne en bambou, dont le haut est allongé et habituellement garni d’ornements de nacre ou de pendeloques de toutes sortes. Ces Papouas métis ont commu- niqué aux Malais qui vivent parmi eux beaucoup de leurs cou- tumes, et, en échange, ils en ont adopté quelques-unes des leurs. C’est ainsi qu’ils portent quelquefois des moustaches et un bouquet de barbe sous le menton , et qu’ils ne mettent jamais sur leurs cheveux ces poussières d’ocre ou de craie dont sont prodigues les Papouas de la Nouvelle-Irlande , de la Louisiade , etc. Nous n abor- dâmes jamais ces hommes sans que la frayeur la plus vive se mani- festât sur leur visage , et ce ne fut qu’à la longue que nos bons procédés détruisirent les impressions pénibles qui les tourmentaient. Une fois rassurés , ils nous parurent gais et pleins de bonté ; car il leur arriva fréquemment de nous offrir , sans en exiger de récom- pense , des cocos et des racines nutritives. Les vieillards sont graves et sérieux , ils semblent impassibles à l»ut ce qui les environne ; tous porteut de nombreuses amulettes autour du cou , et ne sortent point sans être armes de la machette, sorte de gros couteau qu’ils obtiennent des trafiquants malais pour de l’écaille de tortue. Les demeures des habitants de l’ile de Waigiou sont constam- ment établies au milieu des marais ou à l’embouchure des petites rivières ; et bien qu’elles soient élevées sur des pieux , elles sont ^posées aux influences des miasmes les plus délétères qui s’exha- lent des eaux croupies et du limon. Les fièvres de mauvais caiac- tère doivent donc régner en ce lieu. Tous les vieillards qui s offrirent à notre vue étaient frêles et débiles, et parmi les autres naturels plusieurs portaient d’énormes cicatrices de brûlures ; quelques-uns offraient des traces de petite verole, tandis que dauties étaient oppressés par des catarrhes, etc. Leur habitude de coucher sur le Ly}£ VOYAGE sable des grèves , entourés de grands feux et pendant des nuits où il pleut souvent a veise, ne doit pas peu contribuer à rendre dan- gereuse cette dernière affection. L’industrie de ces Papouas se décèle par le travail ingénieux qui préside à tous leurs ouvrages en paille, et on ne saurait trop admirer la vivacité des couleurs avec lesquelles ils peignent les feuilles de pandanus qu’ils mettent en œuvie’ ^eurs grandes nattes , surtout, sont remarquables par leur solidité et leur durée, aussi bien que par les dessins qui fréquem- ment les décorent. L’oreiller en bois , sur lequel ils appuient la tête pour dormir, est sculpté et poli avec une habileté d’exécution qu’on ne serait pas tenté de leur supposer; et l’on sait que ce meuble n’est point chez eux le résultat du hasard, puisqu’on le trouve fréquemment, dans les tombeaux égyptiens, placé sous la tête des momies. Ils ne savent point tisser d’étoffes, et celles dont ils s habillent , lorsqu’elles ne sont pas de fabrique indienne ou chi- noise , se bornent à des toiles de palmiers ou à des écorces à peine dégrossies. Les armes dont ils se servent sont l’arc et la flèche , et leur adresse à frapper le but ne mérite pas d’être citée. Le radjah et quelques autres chefs possèdent des fusils et de la poudre, qu’ils ont obtenus des Européens en échange d’oiseaux de paradis. Tous les naturels que nous visitâmes , soit dans leurs cabanes , soit dans leurs pirogues, possédaient d’énormes paquets de flèches qu’ils échangeaient volontiers. Ces llèche3 sont en roseau et armées à une extrémité d’une pointe en bois très-dur, unie ou barbelée, et sou- vent d un os aiguisé ou d’une épine de pastenague. L’arc est le plus ordinairement en bambou, et parfois en bois rouge solide et pliant; d est tendu par une corde de rotang. Par leurs communications fréquentes avec les commerçants des Moluques , ils se procurent le lei dont ils aiment leurs lances de combat et leurs harpons pour la pêche. La plupart de nos cadeaux furent reçus avec la plus parfaite indifférence : un seul combla tous leurs désirs ; et, faut-il l’avouer? ce ne furent ni des haches , ni des instruments utiles , mais des objets d’un usage frivole, en un mot, de ces petits miroirs envelop' pes de papier dore! Un Papoua obtenait-il ce meuble précieux , on le voyait rester en extase devant sa physionomie, se complaire à en admirer tous les traits, pousser des cris d’étonnement, et rien n’était plus plaisant sans doute comme de suivre les brusques chan- AUTOUR DU MONDE. 103 gements survenus sur ces figures, quelques minutes auparavant ’uipassibles. Ainsi donc la beauté la plus séduisante , qui se repaît dans un miroir de la blancheur de son teint, de l’incarnat qui la c°lore , n’est pas la seule sur la terre qui goûte le délicieux plaisir d admirer son image : elle est , sous ce rapport , en rivalité avec le n°*r et sale Papoua. Les habitants de Waigiou, bien qu’adonnés presque exclusive- ment à la pèche, sont cependant d’une grande adresse pour prendre 'e gibier. Ils chassent les oiseaux de paradis avec de petites flèches formées du rachis des filioles de latanier, ou prennent en vie, pour les élever en domesticité, des loris papous, des loris tricolores, des c quelques paniers destinés à recevoir les trépangs desséchés dont il se fait une grande consommation. La langue de ces Papouas est un mélange de malais et d’alfou- r°us, ainsi qu’il sera facile de s’en convaincre par la petite série do mots que nous citons ; cependant les noms des parties du corps sont presque entièrement alfourous. J^nt, kaprani. '■'cilles, kalonlousé. ^neveux, pia. sauné. lèvres, ganganini. III. Dents , vuetéainé. Menton , ganpapé. Barbe, gangabouriné. Cou , kakorJ. Poitrine, liemanpené. U VOYAGE 106 Mamelon, sou. Ventre , iaéné. Nombril, assevené. Pénis, sine. Épaules , paponé. Reins, mahalé. Fesses, saine. Anus, talané. Bras, papéané. Avant-bras , kapéané. Main, lsalconiané. Doigts, kakoulilé. Ongles, kabcai. Cuisse, kokoloné. Genoux , kabukapouki. Jambes , katonainé. Pied , kaloupapé. Doigt de pied, katoutüi. Noms divers d'animaux et de plantes : Arec ( noix d’), pinane. — (poivre cubèbe), siri (bétel). — Chaux , kapou. Ananas, nanassi (nom d’origine portu- gaise ). Banane, imbie/fé (nom alfourous). Goura ou pigeon couronné, mambrouke. Muscadier, nancosse. Perles, moustika. Sagou, sagou papou. Oiseau , mani. Acanthure rayé , bariène. — licornet, inecare. Acanthus ilicifolius , kolouine. Blennie sauteur, kalolo. Corbeau, arake. Chien , aéé. Coco, kasout. — L’émulsion, lamaté. — La chair, kambi. — La coque, ouanalè. — Le brou, kani. Cancre ( crustacé ), balaie. Cacatoès à huppe jaune, voifaque et manou-aea. Couronne d’Éthiopie , kapubé. OEdicnème à gros bec, manéricrine. Aigle pêcheur, malapour. Guêpier, aouerre. Giraumon (fruit), kabouress. Hirondelle de mer, sapcnnc. Hélice cilrine, kolambé. Monitor (lézard), kalabech. Lori papou rouge , holome. — tricolore, mantsi. Martin-pêcheur, salaba et aloque. Méduse ( zoophyte), semai. Nautile pompilius, knkorbé. Oiseau de paradis, siagueetmambéfore ■ Poule domestique, manesaké. Papillon , kababat. Phalanger, schamscham. Perruche omnicolore, saélique. Poisson, ika. Résine de dammara, ki. Scorpion lambis , kakavaille. Péramèle, kaloubou. Sauterelle, assekai. Oursin à baguettes , napololo. Oreille de mer, saraou. Tortue franche, fine. Ecaille de tortue, eaoumissc. Triton, kébour. Trigle volant, énop. AUTOUR DU MONDE. 107 CHAPITRE XVIII. T«A VERSÉE^ DE LA HAIE d’OFFACII ( ILE DE WA1GIOU ) A BOUROU (DU 10 SEPTEMBRE 1823 AU 23 DU MÊME MOIS); SÉJOUR A CA1ÉL1 OU CAJÉLl [ ILE DE BOUROU) L’UNE DES MOLUQUES (DU 25 SEPTEMBRE AU 1" OCTOBRE SUIVANT ). Vues des îles Manouarati, Ruib, Pulo-Een, Siang, Yang, Guébé, Geby, Gagy, Bolabolach, Pulo-Pissang, Loo, Lawn, Kelech, Kelca,Gasse, Céraiu, Obi, Manipa, Quélan et Bonoa ( Papouasie et Moluqucs). Elles rayons du jour dévoilant leur trésor, Lançaient jusqu’à la nier des jets d’opale et d’or. La vague était paisible, et molle et cadencée, En berceau de cristal mollement balancée, Les vents, sans résistance, étaient silencieux. (De Vieil.) Partis le 16 septembre 1823 de la baie d’Offach , nous laissâ- mes bientôt derrière nous les îles de Manouaran et de Rawach, en Privant dans ce labyrinthe d’ilôts et de rochers épars sur la mer dans une étroite surface , et dont Ruib et Pulo-Een sont , par leur Rendue , les plus remarquables. Les officiers de l’Uranie avaient nommé Baie des Clochers cette singulière rade bordée de toutes Parts de pitons à fleurs d’eau, dominant les vagues comme des fléches d’église gothique , et ressemblant à des ruines par leurs 108 VOYAGE pans basaltiques et lézardés , dans les interstices desquels végètent des palmiers sagouiers ou des arbrisseaux en buissons. La mer était partaitement calme , et le soleil , directement sur nos têtes , dardait à plomb ses rayons surchargés de calorique , de sorte que la Coquille, poussée par une faible brise, navigua au milieu de ces débris de quelques grandes révolutions volcaniques , s’élevant comme des murs sombres et nus , ou bien comme des colonnettes légères , ou enfin en aiguilles minces et décharnées ; le coup d’œil de plusieurs de ces îlots épars était magique : comment en eut-il été autrement? Sur des basaltes diversement groupés, bizarrement déchirés, dont la noire surface se détachait de l’azur de la mer, la verdure la plus active avait envahi leur sommet , et de sa cheve- lure d émeraude simulait des gerbes de feuillages frais renfermés dans une jardinière de bronze. Un gros roc , entr’autres , placé à toucher Ruib , avait sa base usée par le lèchcment de l’onde , et ces bords s’évasant, simulaient un vase étrusque, garni de plan- tes, car son sommet était couvert d’arbustes presque tous d’égale hauteur et très-serrés. Nous passâmes à trois milles de l’île d’Yang , qui est de médiocre hauteur, couverte de bois comme toutes les îles malaises de l’équa- teur, mais présentant sur ses rivages, défendus par des îlettes, des rochers escarpés ou des plages sablonneuses mordant par leur échancrure dorée la nape verdoyante de l’ile. Siang est basse, assez uniformément aplatie, et doit sa forme sans nul doute à quelque bas-fond de corail exhaussé ; verdure et sables blancs de madrépores , sans nid trace de cabanes , voilà tout ce qu’on peut en dire. Plus loin, Guébé, si célèbre par la piraterie de sa popu- lation de forbans malais , nous apparaissait , et dans le bleu du ciel se dessinaient les pitons de Gilolo, et, à une plus faible dis- tance , Geby et Gagy. C’est dans ces îles que Sonnerai s’arrêta dans la campagne dont il a donné la relation sous le titre impropre de Yoyage à la Nou- velle Guinée. L’orage chassa le beau temps des jours précédents, et une pluie tiède, mais abondante, succédant à une gigantesque trombe, vint nous assaillir. C’était le 18, que nous naviguions en nous rapprochant des îles de Guébé , llouib , Siang , Yang et de Bolabolach, et, par une nuit vraiment céleste , nous passâmes entre Guébé et Gagy, ou mieux Guaguy, suivant la prononciation réelle 109 AUTOUR DU MONDE. de ce nom. La lune , dans son plein , renvoyait une clarté nette et argentine, lorsqu’au milieu de la nuit la masse des exhalaisons °u des vapeurs forma autour de cet astre une immense auréole épaisse, et jamais depuis je n’ai revu se reproduire ce phénomène. Le 19, par une journée tiède et balsamique, en traversant le canal qui sépare Pulo-Pinang de Loo , nous devisions joyeux sur le pont, lorsque la vigie jeta l’alarme en annonçant quelle voyait le fond devant la corvette ; on vira de bord avec une prestesse que la cir- constance exigeait d’ailleurs , et, en terminant notre évolution, chacun de nous put mesurer de l’œil les pâtés de corail qui formaient des buissons annualisés sous le navire; là le fond, sous le plomb de sonde, donna huit brasses, quelques instants après trente brasses et puis plus ; mais on ne s’assura point , par l’envoi d’une embar- cation , si ce haut-fond , nommé Banc du Duc , était partout couvert d’eau pour un grand navire ou si nous n’en étions qu’à la partie déclive, à moins que les géographes hollandais n’aient donné des renseignements précis à ce sujet, ce que j’ignore. L’ile de Pissang ou des bananiers, paraît formée par deux montagnes accolées par la base et assez élevées, grandement virescentes, mais dont 1 ap- proche est défendue par une chaîne de rocs ; elle n’est visitée que temporairement par les maraudeurs guébéens. L’île de Loo , au contraire, est assez basse , bien que plus élevée au nord qu’au sud. Les îles Gasse , Keka et Lawn , moyennes et très-boisées , que nous doublâmes le 20, n’ont rien qui mérite l’attention. Obi, Manipa et Céram nous apparurent bientôt. Céram, cette grande terre montagneuse, peuplée par une race farouche et guerrière que les hollandais n’ont jamais pu subjuguer, est une des terres qui! serait important de visiter pour faire des découvertes en histoire naturelle. Prise de calme par le travers du détroit de Bourou , er*tre les îles Bonoa, Kilang et Manipa, en vue de Céram, la Coquille se balançait sans avancer, par une chaleur étouttante. ÎNos égards dévoraient ces îles Moluques si célèbres en Europe et si Peu connues pour la plupart; quelques baleines apparaissaient à î horizon ; mais le spectacle le plus anime nous fut donne par une troupe de marsouins chassant avec leur impétueuse ardeur un essaim de bonites ou scombres pélamides. Ces bonites sautaient en 'ain hors de la mer à plusieurs toises , tant leurs mouvements sont agiles et robustes ; en replongeant elles trouvaient le marsouin, 110 VOYAGE qui , en bondissant , les saisissait au passage pour les dévorer. Des requins cauteleux se mêlaient à ce festin , afin d’en recueillir les miettes , et une nuée de daurades corypliènes vint donner tête baissée dans cette bagarre qui devait lui être fatale. Ainsi , dans le plan du Créateur, la matière doit subir, avec tous les hasards de la vie , ceux plus nombreux encore qu’amènent les besoins de l’orga- nisation chez des êtres différents. Une chaîne assimilatrice semble lier tous les animaux les uns avec les autres par une dépendance presque exclusivement digestive. Le 23 , nous contournâmes les récifs qui s’avancent au delà de la pointe Rouba , et nous laissâmes tomber l’ancre au fond de la vaste baie de Caïéli, à un tiers de mille d’un fort sur lequel flottait le pavillon néerlandais. Caïéli est le port de l’île de Bourou où les Hollandais entretiennent un résident et quelques troupes , pour maintenir leur domination. La corvette était à peine au mouillage qu’on expédia M. de Blos- seville à terre pour porter au résident hollandais les lettres patentes de son souverain , faisant injonction aux divers chefs des colonies dépendantes de la couronne hollandaise de nous accueillir favora- blement , car l’accès de Bourou est interdit aux divers pavillons d’Europe. Notre embarcation n’était pas rendue à terre , qu’une pirogue accosta la corvette et qu’un sergent remit à M. Duperrey une copie des ordres donnés au résident par le gouvernement de la mère-patrie , ordres qui nous prescrivaient deireprendre le large aussitôt, et le sergent se retira après avoir laissé son message, dont personne à bord ne put déchiffrer le contenu , car il était, à part ses caractères illisibles , écrit en néerlandais. Les seuls ports , aux Moluques , que les navigateurs peuvent fréquenter, après l’ac- complissement toutefois de certaines formalités , sont ceux d’Am- boine, de Ternate, de Menado et de Xema. M. Duperrey et quelques officiers , revêtus des insignes de leur grade , se rendirent auprès du résident , et n’obtinrent qu’avec les plus grandes diffi- cultés l’autorisation de séjourner temporairement à Bourou; Ie résident , malgré les ordres de son souverain , ne cessa d’opposer des difficultés , et il ne se rendit qu’après avoir reçu du comman- dant de la Coquille une pièce écrite qui constatait les impérieux besoins de notre vaisseau. Ce résident , nommé Cheller, son secré- taire, le sergent et le ministre presbytérien , étaient les seuls Euro- AUTOUR DU MONDE. 111 péens qui résidassent dans l’île. Le sergent avait sous ses ordres un caporal et vingt-sept soldats javanais ou amboinais. M, Cheller ne savait que quelques mots de notre langue, et, lors- qu’on lui rappela la réception amicale dont se louent de Bougain- ville et d’Entrecasteaux dans leurs relations , il se borna à répondre Par une phrase plus philosophique que correcte : Oh ! c’est de la blague que ces fadaises; peut-être avait-il raison. On ne quitte pas l’Europe pour s'expatrier au fond de l’Asie , dans le simple but de Ranger d’air ou de ramasser quelques coquilles pour les cabinets ; °n doit se hâter d’accumuler des piastres pour venir en jouir dans sa patrie. Par la même raison le bon M. Cheller, lorsqu’on lui parla de saluer le pavillon hollandais de vingt et un coups de canon , que le fort aurait eus à rendre, répondit fort sensément qu’il Préférait garder sa poudre que de la brûler en pure perte. Posses- seur d’un grand nombre de bœufs de race croisée avec des buffles, de beaux troupeaux de moutons, de cabris et d’oies domestiques, ce résident , par les mains duquel tout objet de consommation ou de commerce extérieur passe , était déjà fort riche ; car il prit plai- sir à conduire M. Gabert dans une pièce ou gisaient des barils pleins de roupies et de dollars. Noûs fûmes donc approvisionnés en abondance de vivres de toute nature que nous payâmes par des mousquets, des étoffes, des outils tels que scies, haches, etc., qu’il devait revendre avec de grands bénéfices 4. Ce monopole exclusif des résidents leur permet de faire en peu de temps de grandes fortunes , car leur autorité sans borne sur les populations soumises au joug hollandais échappe assez facilement au contrôle des autorités supérieures. Le résident de Bourou relève directement du gouvernement d’Àmboine. Les chefs malais, placés sous l’autorité d’un radjah, soumis lui- mème au résident, portent le nom d ’orangs-cayas 2 (nobles hommes ) , et reçoivent comme marque distinctive de leur pouvoir * Pendant notre séjour à Amboine, l’autorité apprit nos relations avec ce rési- tient, et, à Java, on nous dit que quelques paroles imprudentes, parties de la cor- vée la Coquille, avaient été cause de sa destitution. M. Cheller a rendu à notre guipage de véritables services en lui procurant en abondance des vivres frais, et ^ est bien à regretter, quelque prix qu’il en ait exigé, que ces minces détails aient été cause de sa destitution. 2 Celle désignation répond à celle de ricos-hombres , des Espagnols. 112 VOYAGE la canne à pomme d’or ou à pomme d’argent, suivant les nuances établies parmi eux. Ces chefs n’ont qu’une autorité très-restreinte sur leurs compatriotes ; ils ne peuvent trafiquer avec les Euro- péens ni recevoir d’armes ou autres objets que sur le bon vouloir du résident. Les Hollandais ont du chercher à établir un agent à Bourou, pour faciliter les approvisionnements de leurs garnisons diverses , car cette île passe pour très-fertile. Quelques Européens me dirent, à Amboine , que le principal but était de maintenir l’ar- rachement des arbres à épices ; d’autres, que Bourou au contraire avait dans l’intérieur de ces contrées de vastes plantations dont les récoltes étaient annuellement emmagasinées à Amboine , puis expé- diées en Hollande; de ces deux rapports contradictoires je ne sais lequel adopter, bien que je penche davantage vers le premier. Un oiseau célèbre dans ces contrées , le pigeon semeur de muscades , a cependant rendu illusoire la persévérance apportée par la com- pagnie des Indes pour maintenir dans quelques îles seulement, dont l’approche est facilement interdite, ces arbres gardés avec un soin jaloux , et c’est ainsi que ce contrebandier ailé , avide des noix des muscadiers, en digère le brou et les sème abondamment sur tous ces îlots des Moluques et jusque sur les terres de la Papouasie. Plusieurs navigateurs français ont visité l’île de Bourou ou de Boero, ainsi que l’écrivent les Hollandais , qui en ont dépossédé le sultan de Ternate. Cette île très -fertile ne nous est connue que très-imparfaitement ; longue de dix-huit lieues de l’est à l’ouest , sur une largeur du nord au sud de treize lieues, nous n’avons sur ses productions que d’incomplètes données. Les Malais l’ont nommée , en raison des volatiles à riche plumage et d’espèces variées qui la peuplent , Bourou ou l’île aux oiseaux. La plupart des êtres inscrits dans nos ouvrages d’histoire naturelle sous le nom d’Amboine, proviennent en effet de Bourou et de Céram, les terres les plus riches de toutes les Moluques , placées sous l’équa- teur et couvertes de profondes forêts. Les Hollandais , en prenant possession d’un seul point de l’île de Bourou , ont borné leur influence à un cercle assez restreint , en interceptant les communications du dehors avec les habitants de l’intérieur, nommés Alfourous; car les aborigènes sont réduits à trafiquer par voie d’échange avec les Malais et les Chinois établis sur la côte. La baie de Caïéli , qui l’entame dans sa partie septen- AOTODIl DD MONDE. 113 ti'ionale, est vaste , profonde, sûre et très-large à son embouchure, où se dessinent les pointes Lissotletli au nord et Rouba à l’est. A plus d’un mille de celle-ci s’étend un banc de corail dont le sommet se découvre à mer basse, et dont le gisement forme un dangereux haut-fond dans cette partie. Le délicieux village de Caïéli se trouve être assis sur le bord déclive de la mer, au fond de la baie, dans le sud-ouest. Yu de la rade , le panorama du paysage qui se déroule aux yeux du voyageur est empreint d’un charme indéfinissable ; l’œil se repose avec plaisir sur la riche verdure qui en tapisse les bords. Dans les éclaircies que laissent les arbres entre eux apparaissent les sommets pointus des mosquées, et à travers les découpures infinies du feuillage, entre les colonnes droites des papayers ou les longues banderoles flottantes des bananiers, se décèlent les cabanes en bambous des habitants. La per- spective de ce premier plan fuit sur les hautes montagnes boisées qui se perdent avec le ciel dans le lointain. Puis , sur le côté oriental de la baie , des coteaux élevés affectent une verdure triste et glauque , et laissent exhaler au loin les odeurs flagrantes et vives des mela- leuques qui y sont plantés, et qu’on y cultive pour en retirer l’es- sence si estimée des Malais et connue sous le nom d’huile de Caïjou- Vouti. Toute la partie nord-ouest , au contraire , est basse et à peine au niveau de la mer , et ne présente sur toute cette surface que de vastes marécages , en partie noyés , où vivent les crocodiles. Rien ne flatte plus la vue peut-être que ce mélange heureux de sites opposés et réunissant à un haut degré les beautés des pay- sages de la zone torride : ici le cocotier élève dans l’air ses parasols de verdure, là le sagoutier, à moelle nutritive, couronne son tronc rugueux de palmes rigides ; le bananier herbacé , entouré de ses nombreux rejetons, croît au pied du robuste canari dont les amandes ont une saveur exquise. A ces végétaux utiles de la zone équatoriale s’en joignent une foule d’autres , dont les rameaux tou- jours verts , chargés à la fois de fleurs et de fruits , sont animés par •es bruyants loris , perroquets à plumage cramoisi , et par cent autres dont les noms ne formeraient qu’une stérile nomenclature. La mer , dans la baie , est rarement agitée ; elle est presque tou- jours paisible, et de légères pirogues malaises, à voiles en feuilles de vaquois , en sillonnent la surface. Pendant notre séjour , le ciel était ordinairement pur et serein; et cependant il arrivait, à chaque m. 15 114 VOYAGE journée , que d’épais nuages condensés sur les hautes montagnes de la partie orientale amenaient des orages de courte durée , qui se résolvaient en pluies abondantes pendant deux ou trois heures, et puis le ciel reprenait sa sérénité première. Le village de Caïéli n’a rien de particulièrement remarquable ; et cependant sa physionomie étrangère a pour le navigateur l’attrait puissant de la nouveauté. C’est un mélange pittoresque de cabanes artistement construites et semées au milieu de massifs d’arbres à fruit , avec des allées régulières qu’on ne peut appeler rues ; de nombreuses mosquées, un sol accidenté et agreste, et la race à teinte orangée , qui y vit ; tout en elle rappelle ces sites de l’Orient dont les descriptions ont fait le charme de nos jeunes années. Il n’y a point de débarcadère sur la baie, et, comme la plage sablonneuse est très-unie , il en résulte que les embarcations ne peuvent accoster la terre ferme, de sorte qu’à chaque descente il faut marcher ayant de l’eau jusqu’au delà des genoux; d’ail- leurs les marais submergés, les petites rivières qui coupent le pays , nous avaient habitués à ne pas réclamer le secours de nos matelots pour nous porter à dos d’homme. Le résident faisait plus de façon pour s’embarquer, car, un jour qu’il vint à bord, il se fit suivre d’une grande quantité d’esclaves malais qui le por- tèrent mollement en palanquin ; mais notre procédé, moins sain peut-être, était, en revanche, plus expéditif. L’allée qui traverse Caïéli dans toute sa longueur a près d'un mille et demi ; elle est emmuraillée de chaque côté de cloisons en bambous supportant une toiture de feuilles d’ananas , et plantée avec régularité de beaux arbres qui procurent , dans le milieu du jour , un délicieux ombrage. Les demeures des habitants sont dis- posées par carrés de chaque côté de cette rue, et chacune d’elles, tenue avec propreté, se compose de plusieurs appartements n’ayant qu’un petit nombre de meubles. Le fort hollandais coupe le village en deux parties et occupe sa portion méridionale dont il est séparé par une rivière ; il a été bâti en pierres de taille et à effleurer le sol , dans l’année 1 783 ; huit pièces de canon forment son armement et vingt-sept hommes sa garnison. A peu de distance du fort est la résidence, réunion de vastes appartements construits de manière à laisser circuler l’air dans leur intérieur, et dont les fenêtres sont tenues fermées par AUTOCR DD MONDE. 115 des canevas; des virandas, commodes pour respirer à l’ombre ou se promener lorsqu’il pleul , entourent cette maison de l’autorité hollandaise, à laquelle on arrive, en laissant le rivage, par une avenue de beaux arbres. De nombreux ruisseaux serpentent à travers Caïéli , et les habi- tants, pour les communications journalières , les traversent sur un tronc d’arbre négligemment jeté en travers. Chaque cabane est enveloppée par les plantations tropicales qui la dérobent aux yeux : ce sont des kalapas ou cocotiers, des pinang ou aréquiers, des saguerus , des sagoutiers , des bananiers , des jaquiers , des rima , des pampelmousses , des canaris , des inogorium , etc. , entassés les uns sur les autres et qui fournissent des fruits en abondance. La singularité de ces demeures élyséennes s'accroît encore du grand nombre des mosquées qui s’élèvent au milieu d'elles et que les habitants nomment masegui; j’en comptai huit servant au culte et deux en construction. Leur forme est chinoise , car régulièrement quadrilatères à leur base, et recouvertes d’une toiture oblique en feuillage sec , elles sont étranglées par un tam- bour carré, sculpté à jour, que surmonte un pignon à quatre pans ayant une toiture oblique, le tout terminé par une boule suppor- tant une flèche acérée. Les premières fois que les officiers de la corvette descendirent à terre , ils furent entourés par une population curieuse d’enfants et d’hommes , car , pour les femmes , elles se dérobaient aux regards. Les habitants qui nous rencontraient proche leurs demeures , criaient avec force pour faire fuir ce sexe timide sans doute, mais cependant partout assez aguerri pour recevoir volontiers les hom- mages de l’homme; les femmes malaises ne tardèrent pas à se familiariser assez, malgré la rigidité des croyances musulmanes, pour ne plus craindre de longues causeries. Peut-être que la bonne conduite des gens de l’équipage donna une sécurité suffisante pour 'es Malais, si chatouilleux pendant les premiers temps de notre relàche , et qui , vers la fin , ne paraissaient pas mécontents de «os visites. La femme , chez les Malais , n’est qu’un être d’un ordre inférieur, qu’un époux achète et traite avec un dédain complet ; die n’est pour lui que la domestique livrée aux travaux du ménage oo à la culture des champs; il en a des enfants quelle doit élever, et sa jalousie n’est pas ce sentiment délicat qui naît de l’amour, llü VOYAGE mais cette jalousie de possession qui résulte des relations du maître avec son esclave , et qui s’étend jusque sur le bétail. Toutes les femmes que j’eus occasion de voir à Caïéli avaient une physiono- mie sérieuse et triste. Le sourire est un fruit étranger qu’on ne voit point éclore sur leurs lèvres , et , lorsqu’elles sortent de leurs demeures , on les rencontre les yeux baissés et s’arrêtant pour céder le pas aux hommes. Étrange contraste entre nos anciennes croyances françaises , si remplies d’attentions pour ce que les poètes appellent la plus belle moitié de l’espèce humaine, je dis ancien- nes , car aujourd’hui il leur a succédé une sorte de rusticité de mauvais goût, qui semble prouver que notre nation ne peut qu’os- ciller entre des hommages pleins d’afféterie et de fadeur et un manque d’égards indélicat dont le bon goût fera tôt ou tard justice. La population de Caïéli peut être évaluée à dix-huit cents habi- tants ; les Malais établis dans ce village ou sur les bords de la mer sont au nombre de trois mille, suivant le dire du résident qui porte la totalité de la population de l’ile à trente mille individus. La fixation de ce chiffre est fort problématique, car on ignore presque complètement ce qui concerne les Alfourous , retirés dans les vallons et sur les montagnes de l’intérieur, peu communicatifs, et dont les mœurs sont profondément empreintes de sauvagerie. Les Malais nomment ces aborigènes, de même que ceux de Céram et des grandes Moluques, Papouas; ils redoutent singulièrement les irruptions de ces derniers, et les habitations éloignées, que ne peut défendre le fort hollandais, sont protégées par un vaste système de pièges. Ces Papouas du dehors, surtout ceux d’Embarbakène , les plus hardis et les plus entreprenants des nègres de la Nouvelle- Guinée, choisissent ordinairement la nuit pour opérer leurs descentes que l’obscurité doit favoriser, et dans lesquelles ils enlèvent les femmes et les hommes pour les réduire à un dur esclavage. Pour se défendre de ces visites hostiles, toutes les plages, que les pirogues peuvent aborder facilement , sont couvertes d’une lisière de grami- nées, atteignant un pied et plus, cultivées avec le plus grand soin, et, sous cette bande verdoyante, sont creusés de grands trous cou- verts de feuilles de palmiers supportant une mince couche de sables et d’herbes. Ces trous sont , dans leur fond , hérissés de bambous durcis au feu, et taillés en lames acérées ; de plus, chaque souche de gramen enveloppe par sa touffe des pointes parfaitement aiguisées- 117 AUTOUR DU MONDE. On conçoit que le corps entièrement nu des Papouas , débarquant avec le plus profond mystère , mais obligés de traverser ces lignes de circonvallation, doit trouver un obstacle des plus grands dans cet ingénieux moyen de défense : ou ils se percent les pieds en les posant sur l’herbe, ou ils s’enfoncent dans les trous où ils sont déchirés. Dans une excursion pour l’histoire naturelle, au moment où j allais fran- chir la limite de ces pièges, plusieurs naturels qui , fort heureuse- ment m’accompagnaient , se jetèrent sur moi et m entraînèrent , et je n’appris ainsi le secret qu’ils gardent sur ce moyen de delense qu’à cause du danger que j’avais couru. Les Malais de Caïéli sont de petite taille, mais bien faits dans leurs proportions; les plus élégants portent un ample sarong de toile Peinte très-lustrée , et leur tète est entourée d’un turban. Les gens du peuple auraient le corps nu , sans une sorte de culotte serrée qui en recouvre la partie moyenne; quant aux Orangs-Cayas, ils portent, comme leur radjah, une large tunique de toile peinte à larges (leurs, qui descend jusqu’à la cheville, et des sandales aux pieds ; des moustaches taillées avec soin surmontent, la levre supé- rieure, et un bouquet de barbe descend en pointe du menton ; nos Jeune-France seraient complètement à la mode à Caïéli. Tous indis- tinctement, hommes et femmes, ont dans la bouche la chique de bétel , qui leur colore en rouge de sang la salive et les muqueuses, et qui corrode les dents de maniéré a leur donner 1 aspect de chicots, mais, chez ces peuples, les dents d’un email si pur et si brillant, que nous aimons tant en Europe, ces dents blanches, que nos poètes comparent aux perles, seraient dégoûtantes par leur ressemblance avec celles des chiens, et ils les regardent comme indignes d’orner la bouche d’une Malaise qui vise à la beaute. Les femmes, remai - quables par leur petite taille , ont , vers douze à quinze ans , des formes assez gracieuses, des mouvements souples ; mais bientôt flé- tries par les travaux auxquels elles sont exposées, leur physionomie s’enlaidit rapidement, et, passé vingt ans, elles sont réputées vieilles ; leur démarche a quelque chose de licencieux, tout en conservant une certaine gravité, car leurs traits morues, bien flu’empreints d’une grande expression de douceur, sont sillonnés Par une sorte d’abattement profond. Leur attrait le plus grand est leur chevelure d’un noir de corbeau admirable, qu elles portent nouée sur la tête et souvent entrelacee de guirlandes de fleurs. 118 VOYAGE Leur parure consiste assez généralement en un sarong de toile peinte , flottant sur le corps et recouvert d’une camisole noire. Je restai plusieurs heures au milieu de toutes les femmes et les tilles de Caïéli, dans la journée du 25, fort étonné de les voir, sans distinction aucune, occupées à ramasser au loin un sable fin et sec dont elles remplissaient des paniers d’osier qu’elles portaient sur le dos , et se rendre au village se débarrasser de leur charge pour recommencer de nouveau avec une vive ardeur. Cette tâche, quelles accomplissaient avec une joie et un plaisir manifestes, leur était prescrite par l'esprit de religion , car ce sable devait joncher le sol des mosquées pour la grande fête mahométane qui devait avoir lieu à quelques jours de là. Dans quelques cabanes, où je me suis présenté en ce jour, un accueil plein de bonté est venu faire l’éloge des habitudes hospitalières de cette population ; je regagnai la corvette la Coquille enchanté de ce premier aperçu. Comme je rejoi- gnais notre vaisseau, le résident hollandais s’y rendait faire sa visite dans un oranbaye que nageaient de nombreux esclaves ; M. Cheller, accompagné deM. Janssen,le secrétaire du comptoir, et du ministre protestant , se prélassait sous une tente occupant tout l’arrière de l’embarcation ; des musiciens, placés sur l’avant, battaient, à la mode malaise , du sourd tifja ou tambour et du gomgond ou tymbales d’ai- rain. Lorsque ces messieurs quittèrent la corvette, on les salua de cinq coups de canon, et, pour reconnaître cette politesse, M. Cheller excita les rameurs de son oranbaye, qui fit le tour de la corvette, en battant du gomgond à étourdir des sourds. Lorsque le résident arriva à terre, la plage fut subitement éclairée par des masses de feu lancées par des torches de résine de canari , et le roi de Bourou débarqua dans un palanquin qui le transporta à sa résidence. Certes, de toutes les positions qu’un homme de tête ou de cœur peut occu- per, au service de nos vieux États décrépits d’Europe, la seule que j’aie souvent enviée est une place analogue à celle de M. Cheller, non saus doute pour y ramasser des roupies, mais pour y étudier, avec toutes les facilités d’une aussi admirable position, les produc- tions de ces splendides contrées, à peu près encore ignorées; vains souhaits à une époque de grossier matérialisme, où la science, loin d’être cultivée pour elle , n’est qu’un moyen de lucre et de corruption. La nuit était si sereine et si pure dans la baie , que je restai sur AUTOUR BU MONDE. 119 le pont de la corvette, pour analyser dans le recueillement ces Pensées intimes qu’il est si naturel d’entasser dans ces longues campagnes où l’isolement fatigue le moral; mais toute cette nuit le tiffa et le gomgond résonnèrent sur le rivage, et cet aigre bruit , vibrant dans l’air paisible, assombrissait mon imagination Par ses notes barbares. Quelle vie végétative ont ces pauvres Malais, qui dorment le jour ou s’abandonnent à une inerte noncha- lance , pour eux le premier des biens , et qui , la nuit , a 1 aide ^instruments diaboliques, se livrent aux jeux et à la danse! Pen- dant toute notre relâche, en effet, nous entend imcs cette musique chaque nuit; elle était le signal des plaisirs, et des torches sus- pendues au front des cabanes, jetant dans la sombre verdure leur vive lumière , éclairaient cette scène qui , vue d’abord et dans sa nouveauté , n’était pas sans charmes. Dans une conversation que j’eus avec M. Wakanno , ministre Presbytérien, Polonais élevé à Mittau lors de l’exil de Louis XVIII , sur lequel il me raconta quelques anecdotes , M. Wakanno m’avoua que ses tentatives avaient jusqu’à ce jour été à peu près infruc- tueuses pour convertir les musulmans à la foi chrétienne. Les Malais tiennent sans contredit singulièrement à leur culte , et leur ferveur est des plus exemplaires; nous assistâmes aux cérémonies de leurs masegui ou mosquées , et les détails que je vais offrir au lecteur présenteront un singulier mélange de prétentions au luxe °u à la pompe orientale , avec le peu de richesses réelles de cette Population, qui ne pratique que des rites corrompus de l’islamisme, le radjah et quelques Orangs-Cayas sont les seuls qui soient en Mesure de lire le texte arabe du Coran. C'est le 27 qu’eut lieu la grande cérémonie religieuse qui attira outre attention'. Dès le matin , une fpule empressée décorait les Mosquées où des festons de palmes , des banderoles d’étoffes , des gerbes de fleurs et de verdure avaient été accumulés. Une longue échelle occupait la surface extérieure de chacune d’elles , et un Pavillon blanc flottait sur l’axe de l’édifice dont la toiture avait été enlevée. Le jour fut consacre a des chants et a des prieies, et la nuit aux réjouissances ; la lumière du soleil , en se perdant sous ''horizon, fut remplacée, à Caïêli, par une illumination générale, et devant chaque masegui un espace, préparé à cet effet, servait à 'a danse, que dirigeait un orchestre placé dans l’intérieur même 120 VOYAGE de la mosquée. C’est avec une vive curiosité que je suivis les rites divers d’un^cérémonial tout emblématique , aussi piquant par son étrangeté que difficile à saisir par la filiation des phases auxquelles ces populations attachent un sens profondément mystique. Cinq jeunes filles , bizarrement parées de vêtements d’apparence riche , entrèrent dans l’enceinte de la salle de danse , conduites par leurs mères ; cinq jeunes Malais , vêtus de longues tuniques , s’y présen- tèrent immédiatement et se placèrent devant elles, et la danse commença , si l’on peut appeler de ce nom les mouvements d'une lenteur extrême que les figurants exécutèrent : c’était plutôt une sorte de pantomime où l’homme et la femme, pirouettant légère- ment sur les extrémités, se bornaient à de légers déplacements, à des génuflexions courtes , à des inflexions des bras et à des claque- ments des articulations des mains et des doigts. Les jeunes filles portaient sur le front , les joues et le menton des mouches de la largeur d’une pièce d’un franc, d’un rouge très-vif; mais leur air triste ou profondément sérieux , leurs paupières presque fermées ou les yeux cachés par un éventail de bois doré , témoignaient de leur extrême désir de conserver les dehors d’une grande modestie. De cinq minutes en cinq minutes d’autres danseuses venaient rem- placer les premières en scène , et celles-ci répétaient les mouve- ments monotones et fastidieux des premières , sans se permettre la plus légère variante. Toutes ces femmes avaient à peu près un costume identique : c’était la tête nue , et leurs cheveux , qu’ellns ont très-beaux et surtout d’un noir profond , débordaient 1ns tempes en deux grosses touffes couvertes de fleurs de plumier » ( pl . obtusa ), la fleur du deuil et de la mélancolie chez les Ma' lais; un large peigne d’écaille retenait dans ses dents les ondes noires de cette chevelure que fixait une longue épingle d’or à la romaine; un sarong blanc, drapant le corps en tunique, P01" tait à son bord de larges galons d’argent , et sur les épaules une ample chasuble , car c’est le seul nom qui puisse convenir par sa forme au vêtement en question , flottait avec son clinquant, et ajou- tait encore à la roideur et à la pesanteur de son tissu vivement bariolé de couleurs crues; les jambes nues se terminaient par de gracieuses sandales indiennes, et si la main droite était consacrée exclusivement à l’éventail, la gauche retenait, flottant, un lu1 mouchoir brodé supportant au bout un cœur en argent , un cure- AUTOUR DU MONDE. 121 oreilles et divers petits ustensiles de toilette du même métal. Ues habitants de Caïêli réservent tout leur luxe pour mettre leurs femmes à môme de paraître dignement à ces fêtes, et le clinquant que recherchent ces pauvres gens les entraîne souvent à de fortes dépenses, relativement à leurs moyens. Il est aisé de reconnaître, dans ce cérémonial bizarre , un mélange hétérogène de croyances hindoues unies au luxe des habitudes mongoles et aux rites de l’is- lamisme. Un vieil Orang-Caya, près de qui j’étais placé et dont la complai- sance était sans bornes, m’expliqua assez longuement le but reli- gieux du cérémonial dont mon attention cherchait en vain à pénétrer le sens. Nous célébrons, me dit-il, la mort et la résurrection du prophète , et ces femmes , dont l’aspect est empreint d’une si grande tristesse , sont ses veuves ; leur joie éclatera lorsque le divin Maho- met renaîtra à la vie immortelle ; mais l’heure n’est pas encore venue : venez, me dit-il; et le vieil Orang-Caya me conduisit à la porte de la mosquée. Je vis sur une estrade couverte d’étoffes , et simulant un lit mortuaire, un prêtre couché remplissant le rôle de Mahomet , fermant les yeux aux hymnes de deuil entonnés tout autour de lui. Il était huit heures du soir, et ce n’était qu’à trois heures du matin que Youyoume, nom de celui qui remplit le rôle de l’imposteur, devait donner signe de vie , ressusciter enfin en s’éle- vant avec des cordes jusqu’au sommet de la mosquée, et là y appa- raître radieux, et descendre sur la terre, ne pouvant prendre son vol vers le ciel , par l’échelle si précautionneusement mise en dehors •fêla mosquée i. Après de ferventes prières, l’allégresse générale renaît , et l’ouyoume, rompant le jeune, se rend chez un des Orangs- Cayas désignés , où les fidèles se livrent à la bonne chère. Tous les jeunes gens et les hommes faits doivent prendre part à la sorte de danse dont je viens de parler, et qui s’exécute au son des deux plus bruyants instruments qu’il y ait au monde ; le gom- gond et le U fia ; mais les vieillards , dont les jambes se refusent à la fôte, en dépit du Coran, y figurent assis en cercle sur des sièges élevés, et, pour ne pas perdre de temps, ils mâchent du bétel et fument de 1 opium dans de grands narguilles. loutelois, parmi les * Allusion à l'ange Gabriel , transportant au ciel Mahomet, îessuscilé trois jours aPrès sa mort. 111. 16 122 VOYAGE décorations de la salle , les lustres méritent une mention particu- lière : c’étaient des croix de bois portant à l’extrémité de chaque tige une ou deux valves d 'arche remplies de mini ou huile de coco. La nuit était si sereine et le spectacle que nous avions sous les yeux si monotone , que MM. de Blosseville , Gabert et moi sui- vîmes notre ami l’Orang-Caya au lieu du festin disposé à l’autre extrémité de Caïéli. La rue principale, garnie de festons de palmes, avait aussi été balisée de tiges de bananiers coupées et plantées à égales distances , et dont le sommet avait été évidé pour recevoir une grande quantité de résine de canari ou de dammar, qui brûle en jetant une éclatante lumière. Comme les nuits des tropiques sont généralement très-sombres , cette masse de feux , bordant la route et garnissant le devant de chaque cabane, avait quelque chose de féerique , bien que se rapprochant des lampions officiels de la bonne ville de Paris ; mais , au lieu de la fumée âcre d’un suif puant , qui brûle en infectant l’air, le dammar exhalait une suave odeur d’ambre qui se mêlait aux senteurs de la végétation des tropiques 1. Notre Orang-Caya , riche et puissant , nous fit les hon- neurs de sa demeure avec un empressement qui nous parut cordial ; des sièges en rotangs nous reçurent sous une grande varangue ouverte, et au lieu du café, cette politesse des Orientaux, des esclaves nous servirent du bétel et la pipe à opium ; inhabitué à cette dernière drogue, dont l’action est si funeste sur la santé et qui procure des ivresses furieuses chez les Thériakis, je choisis le bétel 2» désireux d’apprécier l’action de ce masticatoire qui flatte si délica- tement le goût des Malais , et je mâchai pendant plusieurs heures le mélange des ingrédients qui le constituent , tels que la noix de pinang (arec) associé à la chaux vive et au siri [piper siriboa). Ce i I.a résine de canari ou dammar est produite par le canarium commune , suivant Lamarck, par le dammara allia, suivant Lambert et Rumpliius. Elle est blanche, transparente , à cassure vitreuse, plus ou moins pure. Rumphius regor- dait la belle sorte comme exsudant du dammara nigra légitima. Wildenovv a décrit sous le nom de pinus dammara, un arbre qui fournit une espèce dédain- mar, et Buchanan a nommé chloroxylon dupada une autre espèce d’arbre gnent le corps d’huile de coco aromatisée par des senteurs. Je •^marquai chez les hommes une coutume générale de propreté assez singulière , c’est que tous, sans exception , vont faire leurs ordures Sllr le bord de la mer, en avançant à quelques pas de la grève dans 1 eau. Les mœurs se peignent dans les futilités aussi bien que dans les choses d’un ordre moral plus relevé, et certes on peut presque deviner le génie national de tel ou tel peuple , en n’entrant que Jans les lieux d’aisance : cet endroit réservé, chez les Anglais, est un élégant boudoir, orné de glaces , peint, frotté, ciré , lavé ; chez les Français , c'est généralement un sale cloaque ; chez les 132 VOYAGE Espagnols, c’est pis encore ; car il n’y a pas même de clotûre, etc J’ai vu peu d’artisans à Bourou : quelques charpentiers sont assez habiles pour façonner ces oranbayes qui naviguent dans les Moluques , ou pour faire la charpente de leurs mosquées ; des cor- diers tissent des cordages avec des écorces du pays , ou font des nattes avec une paille fine adaptée aux besoins domestiques; enfin je vis quelques- hommes occupés à tisser des feuilles d’ananas pour en faire de larges chapeaux chinois; mais à ces diverses industries se bornent les arts pratiqués dans cette île , où je ne vis point d’ar- muriers, de forgerons, etc. Je fus parfaitement accueilli par le radjah de Caïéli. C’était un homme de petite taille, âgé de trente ans à peine, maigre, de mine chétive , n’ayant pour toute marque distinctive que la canne à pomme d’or, car sa mise était fort négligée. Les Malais le mépri- saient au fond de l’âme pour son obséquieux dévouement à l’agent hollandais et pour son avidité pour tout ce qui peut lui rapporter quelques revenus. Ses principales ressources lui viennent du com- merce de l’huile de caïou-pouti dont il partage le monopole avec M. Cheller. Ce produit, par la haute réputation dont il jouit dans toutes les îles de l’est et jusqu’en Chine , est pour eux une source abondante de revenus , car l’huile que fournit Bourou passe pour la meilleure de toutes celles distillées dans les Moluques, à Amboine ou à Timor, et son exportation est considérable. J’en achetai quel- ques bouteilles, au prix de deux piastres fortes , chez un Chinois qui vend cette drogue pour le compte du radjah. Ce Chinois, ainsi que tous ceux de sa race , était le plus rusé marchand qu’il fût possible de rencontrer, et lui et ses pareils ont réhabilité dans mon esprit la race judaïque, qu’on peut taxer d’une probité excessive, comparée à celle des enfants de l'Empire du milieu. Ce Chinois à tête rasée, excepté sur le sinciput où s’attache une longue mèche de cheveux tressés qui tombe par delà les reins , après m’avoir vanté avec une emphase comique les propriétés universelles et merveilleuses du caïou-pouti , me demanda en clignant de l’œil six piastres pour une bouteille, et puis rabattit graduellement à mesure qu’il lisait sur ma figure mon projet bien arrêté de ne pas lui donner les prix demandés. Le lendemain, plusieurs de nos officiers furent chasser les cerfs , et M. Deblois, qui s’était dirigé sur les rives de VAbbo, se trouva 133 AUTOUR DU MONDE. engagé dans de vastes marécages au milieu desquels coule la rivière que je viens de nommer. Le lit de l’Abbo , médiocrement laige, est en revanche assez profond, puisque M. Deblois y trouva cinq brasses d’eau, et les jonques chinoises remontent son embouchure jusqu’à plus d’une lieue pour y charger du bois d’ébène. Ses ondes descendent avec rapidité a la mer, et quelques Malais sont établis, sur ses bords, dans de misérables cabanes. M. Deblois fit plus de quatre milles sans voir la fin de ces marais , unis ça et la , couverts de hautes herbes, et remplis de profondes flaques d’eau où se retirent un grand nombre de crocodiles à deux arêtes, que les Malais nomment oubaya et qui leur inspirent la plus vive terreur. M. De- blois venait de tirer des poules sultanes , très-communes en ce lieu, et s’occupait de me faire ramasser quelques-uns de ces crabes volumineux , à chair fort délicate , qui pullulent dans les eaux échauffées des marais , avec des remisses , sorte dé mactre curieuse , lorsqu’un jeune crocodile, long de plus de trois pieds, sortit brusque- ment des joncs, presque sous le pas de cet officier, qui se rua sur lui en le frappant à coups de sabre et qui parvint à le tuer. Ce crocodile orne aujourd’hui les galeries du Muséum. Le 30, on fit les préparatifs d’appareillage et on embarqua deux jeunes taureaux que vendit M. Gheller. Je consacrai cette journée à explorer les bords de la baie et les rives de la Soëlle, qui arrose le midi de Caïéli , et je fus dédommagé de mes fatigues par le grand nombre de coquilles intéressantes que je trouvai en ces lieux. Cette petite rivière peu profonde et obstruée par des amas de sables à son embouchure, coule en décrivant de nombreuses sinuosités à travers des bois épais de palétuviers et de porllandia. Un oran- baye en construction et couvert de sculptures de crocodiles , me servit de tente , et là , pendant plusieurs heures , livré au repos , je suivais de l’œil les mœurs d’une foule de petits animaux de ces bords. Sur les sables dorés de la grève, des trous arrondis qui en perforaient la surface si unie, de petits ocypodes pourprés chassaient aux insectes et se repaissaient des mouches ou des tipules qui se laissaient approcher. Le blennie sauteur courait sui terie, et ce poisson s’ébattait sous les festons pendants d’une casse à grandes fleurs jaunes. La coupung , ou coupure des Malais , giimpuit sur les rejets des pandanus , à travers les tongcicetan ou maranta à fleurs blanches, tandis que des laplaplat ou papillons variés se 134 VOYAGE posaient sur les fleurs. Un grand serpent , long de plus de trois pieds, mais très-grêle, me tira de mes réflexions ; mais je ne pus l’at- teindre , et , à la trayeur des Malais pour ces reptiles , on doit sup- poser que Bourou possède des espèces très-venimeuses. Les collines qui encadrent cette partie de l’île sont formées par un schiste ieuillelé que coupent verticalement de puissantes veines de quartz. Leui suiface est revêtue d’une mince couche de terre argileuse rougeâtre, sur laquelle croît une pelouse sèche et courte de gra- minées. Sur ce sol végètent les melaleuques , et l’œil , au delà des premières collines , découvre les sépultures des Malais recouvertes de murs funéraires en schiste. Chaque tombeau consiste en une pierre de quartz recouvrant le corps et en deux colonnes qui s’élèvent aux extrémités. Pendant la durée de notre séjour le temps a singulièrement varié : une ou deux journées, en grande partie sereines, furent suivies de longues heures de pluie ou de brouillards épais qui allaient se résol- ver en grains orageux sur les points les plus éloignés de la baie. Le calme régnait assez habituellement vers le milieu du jour; mais, le soir et le matin, les vents soufflaient du S.-S.-E., du S.-E. ou de l’E.-S.-E. Le baromètre s’est maintenu à 28° 5, et le thermomètre varia entre 26 à 30 degrés centigrades. L’hygromètre à saturation complète annonçait une profonde humidité. Les principales productions de Bourou sont, après le sagou et le caiou-pouti, les perles, les bois d’ébène et les bois durs, richement veinés, très-estimés pour l’ébénisterie. Mais le sagou, le saguère et le caïou-pouti méritent que nous fournissions, à leur sujet, des détails plus étendus ; car leur histoire est encore fort obscure. Le sagou tiei ( sagus Ixumphü, W.) * croît dans les marécages, où on en a établi des plantations nombreuses, et d’autant plus impor- tantes, que ce végétal remplace aux Moluques, comme dans la plupart des îles a lest de la Nouvelle-Guinée, le riz de l’Inde et les céréales d’Europe. Son stype est gros, rugueux , recouvert de cicatrices dues à la chute des anciennes feuilles; avec l’âge il prend un grand accroissement. Ses palmes sont dressées, et, dans les pre- mières années , elles ont leur rachis hérissé de rangées de fortes i Donne le sagou gris, de M. rianclic { mcm. de VAc. de méd., tom. VI, p. 615) » en grains arrondis, de couleur fauve pâle tirant sur le gris, pesant 072. AUTOUR DU MONDE. 135 cpiues, qui disparaissent à l’époque où le végétal est parvenu au point de renfermer une grande quantité de farine ; c’est alors qu’on l’abat et qu’on dépèce l’enveloppe , et que la moelle fibreuse qui remplit l’intérieur laisse échapper, parle lavage, les grains de fécule abondamment contenus dans ses interstices. Cette farine est d’un blanc jaunâtre et grumeleuse, et se conserve dans des bam- bous. Les Papouas la retirent plus généralement d’un cycas, et en fabriquent des galettes aplaties, assez analogues par la forme aux biscuits de mer. À Bourou , on délaie cette farine avec de l’eau, et on la mange avec les doigts, ou bien on la place dans des sortes de mets très-épicés. Cette fécule a une saveur fade et douceâtre. Quelques autres palmiers en fournissent, tels qu’un dat- fier, un arenga, etc. Le sagoutier forme des massifs très-épais derrière le village de Ca'iéli, ainsi que dans les ravines qui sont à l’extrémité sud. Les habitants font avec ses fibres intérieures et sèches des planches très-légères, et c’est principalement à Amboine qu’on fait les boîtes qui servent à contenir des coquillages, que les Malais se plaisent à y ranger avec une symétrie parfaite, et dont les gravures de Séba peuvent donner une idée. Le saguérus de Bumphius ( arenga saccharifera , Labil. ) est peu connu; il fournit le saguéro, ou vin de saguère, très-usité dans •es Moluques, et plus particulièrement à Bourou et à Amboine. végétal, de même que le sagoutier, a un diamètre bien plus développé que les cocotiers ou les aréquiers. Son stype est droit, haut de vingt-cinq à trente pieds, marqué de sillons circulaires, fiai ont persisté après la chute des feuilles. Sa couleur est noirâtre. Ses palmes se composent de folioles plissées , larges et serrées , qui Se redressent un peu. Il est monoïque. Un large panicule de fleurs rnâles sort d’une spathe inférieure. Les fruits sont ordinairement Supérieurs et placés sur des pédoncules, sinuolés en très-grande fiuantité. Ce palmier était en fleur à l’époque de notre passage , et ■* Porte des milliers de fruits qui ne sont d’aucun usage. La base 0U la naissance de toutes les feuilles est enveloppée par une bourre ^Paisse, ou sorte de bastin, d’une ressemblance très-grande avec le crin par son aspect noir, ses fibres ténues , flexueuses et entor- fillées par gros flocons. Les habitants en font des cordes d’embar- cations , qui sont estimées pour leur ténacité ; et , à Amboine , on en 136 VOYAGE confectionne des câbles assez gros pour le service des navires du gouvernement. Ce crin végétal se file aisément , et souvent nous avons vu les habitants occupés à cette préparation , en se servant d’une roue , à la manière de nos cordiers. Le vin de saguère n’est autre chose que la sève de ce palmier , qu’on retire par le moyen d’une coupure qu’on pratique au rameau floral. Les habitants le recueillent tous les soirs, en plaçant au- dessous de la plaie un vase fait avec une écorce solide et flexible, capable de contenir le liquide à mesure que l’ascension vitale le fait monter. Ils enveloppent avec soin l’ouverture du vase , pour que les rayons du soleil n’y pénètrent point, car ce suc, de doux et sucré qu’il est à sa sortie , ne tarde pas à passer à la fermentation alcoolique. L’usage de cette sorte de vin est très-répandu parmi les habitants des Moluques ; mais , quoique délicieux au goût des natu- rels , on a besoin d’éducation pour ne pas être repoussé par son amertume et sa saveur répugnante pour un Européen. Le vin de saguère est assez analogue au tari, qu’on retire du cocotier dans l’Inde ; mais il s’altère avec une telle rapidité , qu’il a été néces- saire de lui faire subir une fermentation spiritueuse propre à assu- rer sa conservation. On y est parvenu en plaçant dans ce suc blanchâtre, un peu épais, très-écumeux , un morceau de bois excessivement amer, qui ne tarde pas, en quelques minutes, à communiquer sa saveur au liquide. L’amertume, de supportable qu’elle est d’abord, finit par être tellement concentrée, qu’elle devient repoussante. Le bois qui fournit cette racine , douée d’une amertume si prononcée , nous paraît appartenir au calac ( carissa xylopicron, Aub.) , auquel il ressemble par sa compacité, sa cou- leur orangée et son amarescence si diffusible. Le vin de saguère, ainsi préparé , peut aisément se conserver dans des vases. Il est alors très-fort et susceptible de procurer des ivresses tumultueuses- Les habitants en font une grande consommation. Souvent lorsque » fatigués dans nos courses , nous cherchions un refuge dans quelque» cabanes , on s’empressait de nous en offrir. Une des productions les plus estimées de l’île de Bourou est l’huile de caïou-pouli, ou, comme nous l’écrivons, cajéput. Cette huile jouit chez tous les Malais des propriétés les plus miracu- leuses , propriétés que les Européens établis aux Moluques ont par suite adoptées aveuglément. On l’emploie comme un remède excel- AUTOUR DU MONDE. 137 lent contre les douleurs rhumatismales et les paralysies , en l’ap- pliquant en frictions. Pour les maladies internes , on en exprime quelques gouttes jetées dans de l’eau , et ce mélange fait naître les plus grandes espérances dans l’âme du moribond , et console sa famille. Cette panacée n’est pas sans posséder une action énergique assez analogue , par la diffusibilité de ses principes , à la manière d’agir de l’éther ; mais elle n’a toutefois rien de supérieur à l’es- sence de térébenthine , dont elle se rapproche singulièrement par ses qualités physiques et chimiques. Cette huile essentielle a été vantée en Europe par le docteur Thumberg , pour ses avantages , comme moyen conservateur des collections d’insectes, sans que l’expérience soit venue justifier ces nouvelles propriétés. Cependant la célébrité dont jouit cette substance exige que nous entrions à son égard dans les détails que les Malais mettent en usage pour la préparer. L’huile de cajéput ne s’obtient que dans les Moluques , et dans deux ou trois îles au plus. Sa fabrication n’est dans les mains que d’un petit nombre d’individus ; et, à Bourou , elle appar- tient au résident hollandais et au radjah malais. Les deux alam- bics dont on se sert pour l’obtenir sont grossièrement montés; ils consistent en une chaudière de cuivre , surmontée d’un chapiteau en boule. L’huile essentielle , se dégageant de l’eau dans laquelle trempent les feuilles de mélaleuque, au fond de l’appareil, s’élève dans le chapiteau , passe dans un tube en bambou , qui la conduit dans une petite barrique qui sert de réfrigérant , et coule dans des vases destinés à la recueillir. Le caïou-pouti liquide apparaît sous forme d’un fluide léger, qui est coloré en un vert-pré très-agréa- •de, dû à la chlorophile. Son odeur est vive, flagrante, très-expan- sé , et assez analogue à celle de l’essence de térébenthine , bien Selle en diffère par le camphre qu’elle contient. En la rectifiant far plusieurs distillations , cette huile perd sa couleur verte. Le melaleuca leucodendron i, qui produit le caïou-pouti (ce mot s'gnifiant en malais bois blanc), est cultivé en grand sur les collines de la partie orientale de Caïéli. C’est un arbre d’assez grande tai*le , semblable par le port aux vieux oliviers de la France méri- dionale , et se couronnant de fleurs blanches , disposées par petits bouquets. On en distingue deux variétés, remarquables, l’une par 1 Maton donne le nom do melaleuca cajnpUi à l’arbre qui fournit celte huile. 111. 18 VOYAGE 138 des feuilles étroites, et l’autre par ses feuilles beaucoup plus larges. Cette dernière espèce se trouve particulièrement à Amboine, tandis que la première croît presque exclusivement à Bourou. Le tronc des mélaleuques est revêtu d’une écorce épaisse , composée d’une masse de feuillets minces, soyeux, et imitant des lanières de satin. A quelque distance, ces arbres semblent argentins. Les rameaux sont souvent brisés par le peu de soin que les enfants chargés d’en cueillir les feuilles apportent à cette opération. Le feuillage , glauque et triste , a besoin de la vive chaleur du soleil des Moluques pour acquérir l’arome fragrant qui le caractérise; et les soins de culture qu’on accorde à l’arbre se bornent à brûler les broussailles et les grandes herbes qui croissent au pied. Avant de terminer ce chapitre, je crois utile de caractériser très-sommairement les productions naturelles de cette île , telles qu’elles se sont offertes à mes regards. La végétation de l’île Bourou est vigoureuse et imposante ; elle se compose surtout de grands arbres encore très-peu connus des botanistes , et parmi lesquels il doit y en avoir beaucoup d'inédits. Nous y avons retrouvé toutefois la plupart des plantes que nous avions déjà vues dans les îles de la mer du Sud , dans l’archipel de la Société , à la Nouvelle-Irlande, à Waigiou , telles que le convol- vulus pes caprœ , des dolichos , des vaquois , des filaos , Y hibiscus tiliaceus , le spondias dulcis , etc. A ces végétaux si communs sur toutes les îles océaniennes se joignent ceux qui sont propres au sol des Moluques et des îles de la Sonde. Ainsi apparaissent en plus ou moins grande abondance Yœschinomcne grandiflora , remarquable par ses larges corolles blanches papilionacées ; le guilandina mo~ ringa , dont les semences pierreuses servent de jouets aux enfants; l’ipomée à fleurs écarlates , plante volubile , chérie des Malaises , pour qui elle est l’emblème de l’amour ; des orchidées fantastiques , dont les tiges charnues échappent à tous les moyens de conser- vation; des fougères, des lycopodes, etc., etc. Parmi les animaux , le babi-russa ou cochon-cerf 1 est l’animal le plus précieux qu’on y puisse citer. Par le grand nombre de têtes osseuses que possèdent les naturels , il est aisé de juger qu’il n y est point rare ; et cependant , par des causes qu’il est inutile d’énu- i Shaw., Gen. Xonl , t. Il, pl. CCXXIV, p. 407. 139 AUTOUK Dü MONDE. mérer, nous ne pûmes nous le procurer. La grande chauve-souris frugivore , nommée roussette édule ( pteropus edulis ), ou le melanou- bourou (oiseau poilu), fournit aux habitants une chair parfumée qu’ils estiment. Pendant notre relâche , on donna comme viande fraîche aux gens de notre équipage de la chair de cerf : 1 espèce nous en paraît nouvelle pour les zoologistes; mais, comme cet animal était dépecé à terre , nous n’avons sur lui aucun détail piécis à fournir. Ce cerf, nommé rusa, nous paraît bien voisin du cerms mariunnus, trouvé aux îles Mariannes par MM. Quoy et Gaimard , et décrit par M. G. Cuvier dans le tome IY , page 45 , de son ouvrage sur les ossements fossiles. A ces grands mammifères il faut ajouter quelques petites espèces que les habitants nous firent connaître , telles que le tikus lanah , qui paraît être le rat ; le chin- chorot, qui est la musaraigne musquée , et le tikus padi, la souiis. D’après l’étymologie du nom de l'île , on doit penser que 1 orni- thologie de Bourou est riche et variée. Les oiseaux des Moluqucs y sont nombreux , tant par les individus que par les espèces. Cer- taines familles y comptent surtout de riches et brillantes tribus, et au premier rang on doit citer les perroquets. On sait que ceux à plumage rouge vivent exclusivement dans les îles des Indes orien- tales, même les plus reculées, et que de leur nom malais non, et peut-être par une prononciation vicieuse louri, nous avons fait le nom générique lori, pour désigner tous les perroquets asiatiques et indiens à livrée écarlate. Les Malais appellent kekek les espèces dont le plumage a du vert , et kakatua celles qui sont blanches. Nous citerons principalement la perruche dite d Am- boine 1 ( psittacus ornatus ), le perroquet Geoffroy 2 ( psittacus 1 Cette espèce ne vit point, à Amboine, à l’état sauvage : cllevient des îles Molu- ques, de Bourou, de Céram etdeTidor. Elle est abondante sur la terre des 1 apouas, où les naturels la nomment maninihesse, et à Bony manigaine; el e es igur e par Levaillant, pl. LU. _ . Elle diffère de la perruche de la Nouvelle-Hollande (ps. hæmaloaus. Gin.), nommée blue-mountain parrol par les colons de la Nouvelle-Galles, parce que les plumes de la poitrine sont rouges et jaunes, sans être bordées de noir; celles du ventre sont bleues, tandis qu’à la perruche d’Amboine les plumes pectorales sont rouges, lisérées de noir; celles de l’abdomen vertes et lisérées de jaune : tout le reste se ressemble. 2 Ce petit perroquet est extrêmement abondant dans toutes les Moluques et a la Nouvelle-Guinée, où les Papouas le nomment manangore; il n’est pas moins commun à la Nouvelle-Hollande, où les colons le nomment Bathurst' s parrot. 140 VOYAGE personatus, Shaw ) ; le petit cacatoès blanc à huppe jaune 1 , etc. Dans les passereaux, nous nous procurâmes une pie-grièche; le langrayen à ventre blanc; le philédon moine; le gros bec domino ( loxia molucca, Gm.) ; une espèce nouvelle de souï-manga ; le dicée à poitrine rouge; le martin-chasseur à tête verte; une variété légère du martin-pêcheur commun, et un engoulevent noir à mous- taches blanches. L’autour de Pondichéry et une grosse buse sont les seuls accipitres que nous ayons vus : le premier se trouve répandu sur tous les rivages des îles de l’est et même du continent indien. L'émeu , ou casoar à casque , vit dans les forêts profondes , et se plie parfois à la domesticité. La belle colombe phasianelle s’offrit plusieurs fois à nos recherches. Deux sternes, celle à sourcils blancs et celle de Panay , peuplent les rivages ; et, dans les marais, nous nous procurâmes une jolie espece de canard, que nous avons nommé anas radjah. Nous ignorons le nombre des genres de reptiles et des espèces qui habitent Bourou ; mais , en mentionnant quelques-uns de ces animaux qui vinrent s’offrir sous nos pas, au premier rang nous citerons le crocodile bicaréné des Moluques , et le saurien que les habitants de Ca/éli nous nommèrent biawah, espèce de tupinambis, et anjingeyer, ou lézard d’eau, une espèce qui nous est inconnue. La tortue franche ou pinyu fréquente les rivages et les baies : dans les broussailles rampaient deux ou trois sortes de serpents que nous n’avons fait qu’entrevoir ; et le scinque à raies dorées sur le dos, et l’agame vert, étaient remarquables, l’un au milieu des sentiers , l’autre sur les feuilles. Nos récoltes d’insectes furent augmentées de quelques coléop- tères rares, de plusieurs magnifiques papillons. Il en fut de même pour les crustacés. Les marais de la rivière d ’Abbo nous fournirent un énorme cancer, que les habitants vont pêcher pour leur nourri- ture; et dans la baie n étaient point rares la langouste ornée, les portunes, et le grapse peint sur les rochers. Les mollusques dont les Malais recueillent les tests , sous le nom de bya, pour les vendre i Ce cacatoès ne vit que sur les terres des Moluques ou de la Nouvelle-Guinée • on le retrouve aux l'hilippincs. Il est beaucoup moins robuste et moins intelligent que le grand, et apprend difficilement à parler. Son cri articule nettement les syllabes ca-ca-lou-ais, et c’est ainsi que ce nom vulgaire de cacatoès chez le* Malais est resté aux espèces du genre. AUTOUR DU MONDE. 141 aux Européens , ne sont nulle part en plus grande abondance. On T trouve surtout les djalu ( cône ) , les kakoussan ( trochus veuve et Peau de serpent), les oury (porcelaines géographiques), les tymba (harpes) , les bibidoury [murex, peigne de Yénus) , et surtout la volute couronne d’Éthiopie , les nautiles , les olives , les ovules , le ®urex triton, le bronte, la grimace, etc., parmi les univalves. Une belle cyrène , nommée ranisse ; la Yénus dédorée , appelée renesse; l’arche ( anadara ); l’huître vitre chinoise [kompéran) ; la Placune selle polonaise ; la lime, des solens, sont, parmi les coquilles bivalves , les espèces les plus vulgaires. Les habitants recherchent c°tnme un aliment très-délicat un mollusque dont les deux coquilles s°nt d’une extrême fragilité , et se trouvent soutenues par un long tendon , qui s’implante sur les troncs des arbres enfoncés dans l’eau, a la manière des anatifs : c’est la patella unyuis de Linné , qui n’en Possédait qu’une seule valve , et la lingule dfes mers des Indes ( lin- 9ula anatina ) des naturalistes modernes. Nous n’observâmes qu’une ou deux espèces d’hélices, quelques 2oophytes des genres astérie , actinie , et une seule méduse. 142 VOYAGE CHAPITRE XIX. TRAVERSÉE DE CAIÉLI A AMBOINE (du 1" OCTOBRE 1823 AD 4 DU MÊME MOIS); ET SÉJOUR DANS CETTE DERNIÈRE ILE (DE 4 OCTOBRE AB 28 DE MÊME MOIS). Audax omnia pcrpeli, Gens humana mit per vetilum ne fus. ( Horace , Ode III. ) A la vie aventureuse Que cherche le marinier, Je compare l’ombre heureuse Et la paix de son foyer. ^UsBLOS9Ar. , Révaries du soir. ) Dans la soirée du 1er octobre nous étions sous voiles , ctaem1' nant par une chaleur des plus fatigantes, à peine rendue supp°r. table par une faible brise de mer , dans les canaux étroits dul séparent les unes des autres les îles Kelang , Amblaw , CéraH1 » Manipa et puis Amboine , terme de cette bien courte navigat'0^' Nous louvoyâmes entre les pointes d’Alang et de Noessaniva , tirant du canon pour appeler un pilote ; mais , personne ne répo” , dant à cet appel , il nous fallut reprendre le large pendant la n^’ et le lendemain nous eûmes la conscience de l’inutilité de no ^ signal de la veille , car la baie d’ Amboine a plus de trois |ieue*v0- profondeur, et le bruit de notre artillerie expirait avant d’y Par ^ AUTOUR DU MONDE. 143 nir. Enfin le capitaine de port vint prendre nos papiers en nous laissant un nègre pratique , qui pilota la Coquille au mouillage devant le fort hollandais , qu’elle salua de vingt et un coups de canon. De la rade, Amboine , cette capitale célèbre des Moluques , nous apparaissait sous ce ciel à ton chaud , couverte alors de la plus riante verdure. Les montagnes étaient revêtues de pelouses d’un vert tendre ; ses ravines , sombres et boisées , tranchaient par leurs ombres avec le clair-obscur des escarpements , et les bocages de Palmiers se découpaient au premier plan. Nous ne vîmes point dans la baie de navires européens. Les Hollandais n’admettent qu’avec une extrême réserve les étrangers dans leurs possessions reculées de l’est , et se bornent à ravitailler ceux qui viennent en relâche forcée , en ne leur permettant pas de trafiquer , à moins qu’ils n’aient pris à Batavia une licence à cet effet , en y acquit- tant les droits pour leurs cargaisons. Le 5 , dans la matinée , l’état-major , conduit par M. Duperrey , se rendit faire visite au gouverneur des Moluques. Ce poste alors était occupé par un homme encore jeune , d’une grande capa- cité , et dont le bienveillant accueil mérita toute notre reconnais- sance. M. Merkus nous reçut dans la salle dite de réception , dans le fort de Victoria, car sa résidence habituelle est hors la ville. Nous avions été conduits à cette audience par un officier belge , qui était venu nous offrir ses services dès la rade, et dont 1 empressement amical nous traita en compatriotes. M. Monnoie , qui avait servi dans les armées de la France, se conduisit avec chacun de nous comme un excellent camarade. M. Merkus , qui parle le français comme sa langue maternelle , nous dit qu’il ne dépendrait pas de lui de nous rendre le séjour d’ Amboine agréable ; il a tenu parole et ne s’est jamais démenti. Après avoir pris congé du gouverneur, on nous conduisit chez M. Moorrees, la seconde personne de la colonie, par le pouvoir, et qui unit a son titre de premier admi- nistrateur ceux de premier caissier , de conservateur du timbre , de maître de l’Église et des épiceries. M. Moorrees était un gros Hollandais fort riche , cachant sous une ecorce rude et agi este des capacités peu communes. Condamné a mort sous le gouverneur Janssens , lors de l’administration française, pour avoir coopéré de tout son pouvoir aux projets des Anglais qu il contribua a mettre en possession des Moluques , il se retira a Amboine , dont il a été 144 VOYAGE plusieurs fois le gouverneur par intérim. De chez M. Moorreos, qui ne parle pas le français, nous allâmes chez le major Stijman , commandant les forces militaires, successeur du colonel Jauffret, Français qui avait adopté la Hollande pour patrie. M. Stijman était peu considéré des Européens d’origine par le misérable préjugé de la naissance, car il était de sang mêlé, c’est-à-dire métis Malais. Le chef de bataillon Narings dirigeait le matériel de l’artillerie ; franc militaire , élevé à l’école de Metz et sorti des rangs de l’ar- mée française , nous trouvâmes en lui une bonhomie et un dévoue- ment qui nous furent bien précieux. Nous visitâmes aussi diverses autres personnes notables de la colonie , telles que le fiscal , le capitaine de port, et enfin nous terminâmes cette fatigante et cérémonieuse journée par l’inspecteur, M. Wenzel , dont la char- mante habitation porte le nom de paradis. L’accueil que l’expédi- tion reçut à Amboine ne s’effacera jamais de mon souvenir. La langue française généralement usitée nous transportait dans notre patrie , et aux étreintes de nos familles et de nos amis près , nous trouvions dans la généreuse hospitalité qu’on nous prodiguait une bienveillance que nous ne devions pas espérer dans nos propres colonies et même en France. J’accompagnai notre agent comptable , Gabert , chez le capitaine des Chinois , pour traiter avec ce négociant des fournitures de vivres frais à faire à notre équipage pendant le séjour de la corvette à Amboine; mais l’élévation de ses prix était tellement exorbitante, que nous préférâmes faire marché avec un ancien créole de Saint- Domingue, fixé dans le pays et décoré d’un nom pompeux, mon- sieur La Crète des Sources. Le poste de capitaine de la nation chi- noise était occupé par JThe-Sing-Suij , homme opulent , qui avait acheté son titre , bien qu il soit aujourd’hui plus honorifique qne lucratif. Mais comme il établit une prééminence sur les Chinois résidant à Amboine , et qu’en définitive c’est l’autorité médiatrice des différends de ses coreligionnaires dans leur intérieur et pour leur culte, et qu’il est 1 intermédiaire officiel de leurs griefs vis-à- vis les autorités hollandaises , ce titre , à la nomination du gouver- neur, est fort envié. Un lieutenant supplée en cas d’absence ou de maladie au capitaine, et Tjoo Seotje, frère de The-Sing-Suij , occu- pait titulairement cet office lors de notre passage. Lamp-Lot, Ie plus riche des Chinois, avait longtemps eu les fonctions de capitaine AtlTOUQ DU MONDE. 145 dont il avait été dépossédé assez récemment. Sa demeure somptueuse et ses nombreux esclaves, ses millions de roupies , n’empêchaient pas la continuation de son trafic dans une boutique obscure et mal- propre , située à l’extrémité du campong chinois. The-Sing-Suij nous reçut avec urbanité dans une salle ornée de peintures chi- noises et surchargée d’inscriptions. Cette demeure, composée de pièces fort diversement entretenues, renferme aussi de vastes maga- sins dans lesquels on avait entassé les objets les plus disparates : les tissus les plus riches avec de la vieille féraille, les pierres pré- cieuses de même que de la chaux, des monceaux de thé et des pois secs. The-Sing-Suij était de taille moyenne, mais très-chargée d’embonpoint; sa face est plus haute en couleur que celle des hommes de race jaune, et des moustaches noires débordaient la lèvre supérieure. Il mâchait constamment du bétel dont un esclave portait une provision renfermée dans une boîte d écaille richement ornée. Sa tête était rasée, suivant l’usage chinois, hormis sur le sinciput d’où s’échappait une longue mèche tressée. Un bonnet carré noir, en étoffe de soie, lui couvrait la tête, et son vêtement noir ( car le noir est aussi la couleur de prédilection des Malais) se composait d’une ample redingote , sans collet, d’un drap fin , ornée de boutons d’or, recouvrant un large pantalon de même étoffe. Des bas de soie noirs et des sandales guillochées de dorures com- plétaient son ajustement. Le costume des jours de gala est d’un luxe inouï : il se compose de tissus de soies brochés de fleurs vive- ment peintes et couverts de broderies où l’argent et l’or se marient. C’est avec quelque orgueil que ce Chinois déroula devant nous les Pièces variées de sa garderobe ; mais mon attention se porta sur des parures bien autrement belles que le hasard me fit apparaître Presque inopinément dans une cage placée proche le vestiaire , et °u étaient renfermés trois oiseaux de paradis vivants. The-Sing- Suij me dit qu’il nourrissait depuis plus de six mois ces trois admi- rables volatiles avec du riz , des fruits de papayer et surtout avec des blattes ou kakerlacs , dont ils sont avides , et que deux appar- tenaient au gouverneur général de Batavia , qui les avait payés cent Piastres chacun. Ces paradisiers étaient robustes et brusques dans leurs mouvements empreints de vivacité. Leur cri est rauque et désagréable , assez analogue au coassement du corbeau , et les bril- lants panaches de leurs flancs étaient usés par le frottement des ni. 19 VOYAGE 146 barreaux de leur prison. J’offris en vain soixante piastres du troi- sième individu , je ne pus l’obtenir ; c’était alors tout ce qui me restait en argent, par suite des dépenses énormes que je faisais pour mes collections l, et il me fallut renoncer, à mon grand regret, à essayer d’apporter en France un aussi bel oiseau, qui eût si vivement piqué la curiosité publique. Que cette brusque transi- tion d’un Chinois à un oiseau de paradis n’étonne pas le lecteur ; pour le philosophe un homme n’est qu’un bipède, fût-il Yhomo sapiens du grand Linné, et le voyageur, sacrifiant aux habitudes, doit naturellement préférer la bète rare et lointaine a la bête com- mune et qu’on rencontre partout , avec plus ou moins de fer ou de bile dans le sang , avec un profil plus ou moins Japhétique. La demeure du capitaine Monnoie , qui nous servait de lieu de rendez-vous , était , comme toutes les maisons des Européens à Amboine , délicieusement accommodée à la climature brûlante des Moluques. Des varangues ouvertes à la brise de mer maintenaient une moite fraîcheur que des massifs de plantes odorantes embau- maient. J’admirais la variété de ces riches parterres où les ananas , avec leurs fruits suaves , s’unissaient à la belle amaryllis d’Amboine, aux poinciades si coquettes, aux bizarres euphorbes aphylles et laiteuses et aux azedaracs à longues grappes. Un gros bouquet de pissang ( bananier ) attira mes regards , et mon atten- tion fut bien autrement captivée lorsque j’appris que leurs racines puisaient leur nourriture dans le cercueil de Rumphius , et que leur dôme de verdure abritait la sépulture de l’homme célèbre qui a rendu d’immenses services aux sciences naturelles en faisant con- naître, le premier, par de précieux travaux , les productions de ces climats. A quelques pas de là gisaient deux seuls débris du tom- beau : c’étaient des socles sur lesquels avaient reposé autrefois les colonnes qui supportaient le cénotaphe élevé à cet ancien intendant d’Amboine dans sa propre maison. Mais, environ vingt ans avant notre passage, le nouveau possesseur du terrain fit démolir 1° monument et en vendit à un haut prix les matériaux; car le mar- , Je n’avais que les appointements d’un officier de santé de 2° classe, et les dépen- sés que j’ai faites ont été très-fortes; je n’ai jamais demandé à ce que le mimsler de la marine me tienne compte de mes déboursés. Dans toutes les autres expéd lions, on a accordé une somme éventuelle et des objets d’échange pour les trava scientifiques. Dans la campagne de la Coquille , rien ! AUTOUR nu MONDE. 147 bre et le calcaire à grains fins viennent d’Europe et sont fort recherchés à Amboine. Je parlai de cet acte singulier de vanda- lisme à M. Merkus , qui s’en émut , et qui prit l’engagement de faire restaurer, aux frais de l’État, cette sépulture violée. L’expédi- tion de M. d’Urville , qui visita Amboine après nous , trouva cette promesse dignement accomplie. Rumphius, ou plutôt Georges, Ëverard , Rumph, né en Hanau, en 1G87, mourut à Amboine en 1706 : les ouvrages qu’il a laissés sont appréciés de tous les savants. Nous devions une visite au chef de la marine , et nous le trou- vâmes dans son logement établi sur les bords d’une petite rivière qui traverse la ville d’ Amboine , en séparant la ville blanche du campong malais. Les magasins de l’État sont à sa proximité. Cet officier partageait le goût de la plupart des Européens établis aux Indes , et nourrissait des animaux rares , car je vis dans ses jardins des singes bonnets chinois, des emious ou casoars à casque, des gouras ou pigeons couronnés , animaux de Batavia et de la Papoua- sie , décrits à tort dans nos livres d’histoire naturelle comme pro- pres aux Moluques , où ils ne se rencontrent qu’en captivité. Le 5 , nous ressentîmes un tremblement de terre , et quelques instants auparavant des ceintures d'épaisses vapeurs avaient enve- loppé de leur réseau les pitons des montagnes. Cette journée fut toutefois remarquable par sa sérénité. Le major Stijman, comman- dant des forces, et escorté d’un état-major assez nombreux, vint visiter la corvette et fut salué de neuf coups de canon , et le gou- verneur, à quelques jours de là , reçut les honneurs dus à son titre par une salve de treize coups. La partie scientifique n’est pas la seule qu’on doive sans doute exclusivement mentionner dans la relation des voyages d’explora- fions; si les dîners sont le pivot principal, le grand rouage de la machine gouvernementale de certains États de 1 Europe, il en est souvont de même dans les colonies étrangères , et c’est ce qui fait que tant de chefs d’expéditions , séduits par messire gaster , ont consacré des feuillets saupoudrés d’une louange si épaisse dans leurs livres de lock. M. Merkus , qui n’avait pas besoin de cette petite coquetterie pour laudauiser la plume des voyageurs , crut toutefois devoir obéir aux lois de l’hospitalité, en invitant les officiers de la Coquille à une grande fête à sa résidence de Batou-Gadja. Batou- 148 VOYAGE Gadja signifle en malais pierre de Véléphant, par suite d’une cer- taine similitude de forme que les naturels ont cru observer entre le groupement des rochers d’où jaillissent les sources de la petite rivière du môme nom et le plus intelligent des quadrupèdes. Cette résidence du gouverneur desMoluques occupe le site le plus pittoresque d’Amboine et est bâtie au pied de la chaîne qui enve- loppe la cité comme un amphithéâtre , dans la gorge même du ravin. Trois routes plantées d’arbres et bien percées y aboutissent, et on ne compte pas vingt minutes de chemin pour s’y rendre. L’édifice n’a rien de remarquable en lui-même , malgré sa longue façade , à un simple rez-de-chaussée, qu’entourent deux longues virandas, ou galeries couvertes , pour servir aux promenades , à l’abri des rayons brûlants du soleil ; car, sous ce ciel de feu , la fraîcheur est le plus grand des biens. Un vaste parc, planté de casuarinas et d’une foule d’arbres au feuillage bizarre et toujours vert, est entrecoupé par un bras de la Batou-Gadja qui y serpente ; ses bords sont ani- més par des cerfs , des casoars , des gouras et des pigeons muscadi- vores qui y vivent en une sorte de domesticité. M. Merkus se mon- tra empressé auprès de ses convives , et poussa l’attention jusqu’à porter un toast au succès du voyage de la Coquille et à son heu- reux retour dans sa patrie. Au reste , il serait oiseux de décrire un dîner du gouverneur des Moluques ; il nous suffira de dire que c’est la recherche d’Europe greffée sur le luxe d’Asie. Je remarquai seu- lement que la coutume anglaise de servir tout à la fois les mets, moins le dessert , était en vigueur, et que les bouteilles avaient toutes pour enveloppe une épaisse chemise blanche. Cette méthode est favorable aux buveurs timorés et de bas grade , qui peuvent faire renouveler sans cesse cette liqueur, sans que les voisins vien- nent calculer la mesure du liquide absorbé. La doctrine de Brous- sais à concouru à faire disparaître de la classe aisée en France ce plaisir équivoque que les habitudes du Nord ont religieusement conservé , même sous le dévorant soleil de l’équateur. Les vins les plus usités sont ceux de Porto et de Bordeaux; mais ce dernier, appelé darel de Hollande, a été mélangé , à un bon tiers , d’eau-de- vie , ce qui le rend détestable pour des palais français. Sur les bords de cette petite rivière s’étendent des marécages dont le fond est une argile bleuâtre très-ductile , qu’on exploite pour alimenter les ateliers qui fournissent les briques nécessaires AUTOUlt DU MONDE. 149 Pour les constructions , car Amboine ne possède point de pierres à bâtir. Je consacrai la journée du 9 à visiter Tiga-Rumah ou la bande orientale de la presqu’île à’ Itou, et je débarquai sur la pointe de Ralou-Néra en compagnie du maître canonnier Roland. Des coco- tiers couvrent les rivages , et les noix de cocos , bien qu’abon- dantes , s’y vendent fort cher , parce que les habitants les réservent pour en fabriquer de l’huile. Les cabanes semées de distance en distance sont habitées par des Malais pauvres, mais hospitaliers, et ces demeures privées de meubles , nues dans l’intérieur , n’ont Pour murailles que des bambous espacés recouverts de feuilles de Palmiers jetées sur le faite. Sur ce point ont été relégués , comme dans une léproserie, les individus que la syphilis a mutilés d’une manière horrible , et qui sont bannis de la ville. Là on rencontre à Profusion des physionomies dévorées par de sales ulcères , des bou- ches sans lèvres , des yeux sans voiles , des faces sans nez ; jamais je n'avais vu une aussi grande réunion d'infirmités , dont la hideur dépassait ce que j’avais lu des anciennes maladreries. Nous nous hâtâmes de fuir cette localité , et nous nous arrêtâmes dans une cabane pour y prendre des rafraîchissements ; une jeune Malaise quitta ses élégants paniers de feuilles de lataniers qu’elle venait de remplir d’eau , ainsi que le représente l’atlas de Péron dans le Portrait de Canda , pour nous offrir des œufs et du vin de saguère, extrait du gomoutou, il y avait quelques instants à peine, et encore contenu dans un vase d’écorce ; sa saveur alors est celle du vin doux qu’il ne tarde pas à perdre par la fermentation. Notre repas , pris Sur la pelouse , sous un sagoutier , et ombragé par des massifs de cocotiers, d’aren ou sagurus, de saguérus, fut fréquemment ■uterrompu pour poursuivre des copocopo, papillons de toutes bailles et de toutes couleurs , qui pullulent à Amboine. Deux Malaises très-jeunes et richement mises passèrent près de nous ; au nombreux cortège d’esclaves qui les suivaient et aux larges Parasols déployés sur leurs têtes, il était aisé de juger qu’elles appartenaient à l’Orang-Caya de cette portion de la baie. Des ruis- Seaux frais et limpides coulaient à travers les massifs que sillon- nent de simples sentiers;, des touffes de roses du Bengale mariées aux cafiers , aux arecs, aux boliongadi, aux sulumouli ( guettarda - ypeciosa ) , entouraient chaque maisonnette, et des tapis de lyco- 150 VOYAGE podes fraîches jalonnaient les bords des ruisseaux , où des bambous géants et rameux s’unissaient à de vieux muscadiers ( pala ), cou- verts de leurs noix parfumées , et à des girofliers aromatisant l’air de leur odeur vive et flagrante. Là, un vitcx à larges fleurs, là, des pandanus et des légumineuses élégantes couvraient le sol , et leurs rameaux étaient peuplés de dragons volants, singuliers lézards qui, munis de parachutes au lieu d’ailes, s’ébattent avec la grâce de leurs formes semi-aériennes , et confondent leurs cou- leurs changeantes avec la teinte verte des arbres , bien qu’ils parais- sent parfois irisés ou marbrés. Le major Narings nous donna une fête dans la journée du 10, accompagnée de courses à cheval et en voitures, à la suite des- quelles nous visitâmes le Jardin des cocotiers , rendez-vous habituel de la population d’Amboine, vaste plantation de palmiers, placée à l’extrémité S. -O. de 1? ville, sur le bord de la mer, appartenant au gouvernement. Parmi les nombreux cocotiers on nous montra avec empressement le royal, petit palmier rachitique, n’ayant rien de royal dans la majesté écourtée de son port , ni dans la saveur de ses fruits , bien que cette variété passe dans la colonie pour produire des noix plus onctueuses , plus douces , en un mot bien supérieures à celles des cocotiers ordinaires. Au milieu des mille et un renseignements que nous obtînmes et dans le cliquetis cent fois heurté d’une conversation brisée et reprise, peu de choses sans doute sont dignes d’être conservées; toutefois , parmi les braves militaires qui nous entouraient , parmi les gens instruits de la colonie régnaient des opinions d’une telle crédulité sur l’ensemble des productions naturelles , que je ne puis me refU' ser à en rappeler quelques exemples , qui témoignent que le peuple seul n’est pas adonné aux croyances bizarres et superstitieuses, et qui prouveront en passant combien la vérité simple et sans met' veilleux a de peine à se faire jour, lors même qu’il s’agit des objets de l’évidence la plus palpable. Les faits cités ne sont pas admis seulement par quelques personnes, mais, au contraire, ils sont con- sacrés assez universellement par toute la haute classe des fonc' tionnaires hollandais. Le premier de ces faits est qu’une espèce de perle assez rare , qui ne se trouve que sur les côtes des Célèbes , d ’Haroho, de Bantam, etc., a des individus mâles et femelles , et qu’accouplés , ces individus donnent naissance à d’autres perles , AUTOUR DU MONDE. 151 fini grossissent lorsqu'on les nourrit avec du riz. Ce conte à dormir debout fut certifié avec énergie par le capitaine Winstard, l’in- specteur Wenzel et vingt autres. Les Malaises, très-superstitieuses, comme on sait, passent leur temps à élever de ces perles , rarement de belle eau , mais , malgré cela , fort chères par le prix que leur désœuvrement y attache. On me montra plusieurs variétés de ces Perles , et je fus assez heureux pour en obtenir trois ; un mâle et deux femelles : les premiers sont des perles petites , brunes et parfaitement rondes et lisses; les femelles, au contraire, sont rabo- teuses, mal faites, et d’un volume toujours plus grand que les précédentes. Or, je fus tout étonné de voir mes trois perles , ren- fermées dans une boîte close hermétiquement , multipliées au bout de quelques jours en huit. Mais le fait, sans être merveilleux, est assez curieux en lui-même pour être cité : des perles d’un petit 'olume , baignées au sein du mollusque par l’émission de nouvelle eacre qui les entoure, se détachent et forment une grosse perle de 1 agglomération de plusieurs petites ; par la sécheresse cette enve- loppe pellucide nacrée se déchire et les petites perles mises en liberté se détachent. Quant à leur grossissement , il est impossi- ble ; car les perles , résultat d’une sécrétion morbide , sont des produits inorganiques, de nature purement minérale. Une croyance assez universellement répandue est celle qui admet fiue certain corail rouge des côtes d’Amboine indique , en pâlis- sant , le trépas prochain des personnes chères au possesseur de ce singulier talisman. La mantefeuille , enfin, cet insecte si connu des entomologistes européens , passe à Amboine, sa patrie , où elle ,îst nommée la feuille ambulante , pour une vraie feuille d’une plante fini s’organise, se détache du rameau et vole sous la forme d’in- secle qu’elle a prise , tout en conservant les éléments de la matière 'egétale qui l’a formée!.... Faut-il s’étonner si les récits des vieux v°yageurs fourmillent de sornettes , puisqu’au XIXe siècle de telles ■dées régnent encore dans des colonies florissantes. Le 11, j’allai avec le docteur Merklein, médecin bavarois au service de la Hollande, visiter l’hôpital militaire bâti par les Anglais Sur un vaste emplacement hors la ville d’Amboinc et sur les bords d une petite rivière. Cet édifice, isolé de toutes parts, est bâti en P'erres jusqu’à près de six pieds du sol , et en briques jusqu’au faîte, qu’une simple toiture de feuilles de palmiers abrite. Une large 152 VOYAGE viranda permet aux malades de se promener, à l'abri de la pluie dans l’hivernage , et des rayons du soleil pendant les jours chauds. Les salles, tenues avec la plus minutieuse propreté, peuvent rece- voir quatre cents malades , et une vaste cour se trouve bordée des diverses servitudes nécessaires à l’établissement et au logement des employés. Le premier, je donnai du sulfate de quinine à M. Len- gacker (J.-P. ), chirurgien-major de la colonie d’Amboine, ancien chirurgien de la marine française, embarqué à Flessingue sur l’escadre de l’Escaut. Ce médecin ne connaissait encore ce précieux médicament que par le récit des journaux. Je suis redevable à M. Lengacker des détails que j’ai imprimés dans mon Voyage médical sur les ravages du choléra-morbus à Macassar, dans l'île de Célèbes, et il enrichit ma collection de très-beaux échantillons des mines de cuivre, d’argent et d’étain de Menado, de serpents des Célèbes et de fossiles de la province de Tcliéribon, dans l’île de Java- Parmi les reptiles se trouvait le serpent d’arbre, fameux chez les Malais par le pouvoir de fascination qu’on lui attribue par suite d’une croyance enracinée. A sa vue, un indigène ne manque jamais) pour détruire son pouvoir, de couper avec son kris la colonne d’air qui le sépare du reptile ; c’est dans un arbre nommé watchan qu’il se plaît , et ses écailles vert d’émeraude , le rendent fort remar- quable. C’est un dryinius pour les naturalistes. L’île de Célèbes approvisionne Amboine d’esclaves et de riz; les Boudgis qui l'habitent sont industrieux et fabriquent les sarongs de toile peinte assez universellement portés par les Malais et même par les Européens dans leur intérieur. Le sommet de la montagne de Tondano , creusé par un cratère depuis longtemps éteint , supporte aujourd’hui un vaste lac dont les eaux s’écoulent par trois endroits, en se précipitant sur les flancs en cataractes d’une merveilleuse hauteur, dont les ondes retombent dans d’immenses gouffres. A ces détails M. Langacker ajouta quelques faits sur le® coutumes funèbres des Alfourous du district de Menado , qui ont des mœurs hospitalières et généreuses , car ils se font un plais*1 d’offrir à leurs hôtes ce qui paraît les tenter, et qui sont aussi actifs que laborieux. Les pauvres, après leur mort, sont mis en terre 5 assis sur une sorte de siège, avec une hache et un bouclier dans une main, du pinang et du siri (arec et bétel) dans l’autre. chaise , le bouclier et le manche de la hache doivent être faits avec AUTOUR DU MONDE. 153 le bois sacré de gabagaba. Quant aux riches, on prend la peine de les tasser ou de les piler dans un grand vase de faïence fabriqué exprès et hermétiquement clos, puis ce vase et son contenu sont enfouis avec des cérémonies en rapport avec la fortune du défunt et la considération que lui portaient ses compatriotes. Au pied de la chaîne qui enveloppe Amboinc est placé, à l’en- trée d’une gorge étroite, le cimetière des Européens. La position qu’il occupe, loin de toute habitation, porte au recueillement, et les arbres verdoyants qui le recouvrent cachent ce qu’ont de triste les terres remuées par la bêche du fossoyeur. Les arbres de ce séjour de deuil ne sont pas pris au hasard. Les idées populaires des Malais ont fait préférer des végétaux consacrés par elles aux sépultures, et c’est ainsi qu’un jatropha et une anonacée, à feuillage triste, sont les arbres funéraires par excellence et sont plantés en bosquets touffus. Des tombes en briques et en plâtre, sans inscrip- tions , sont des monuments fragiles qui subsistent encore plus longtemps que le souvenir de ceux qu’ils recouvrent. On me montra la sépulture de plusieurs gouverneurs des Moluques, dont le nom effacé sur la pierre comme dans le cœur de leurs administrés fit dire à mon compagnon : On meurt tout entier à Amboinc. Cela se conçoit , ajouta-t-il : sous le ciel dévorant des Moluques, ceux qui viennent y chercher la fortune n’ont pas le temps de s’occuper des absents. Quelques années sont un siècle, et la vie y est si courte qu’on n’a de loisir que pour soi. La journée du 12 , bien que brûlante , me permit de m’aventurer à travers la petite chaîne des montagnes qui s’élèvent graduellement au-dessus d’Amboine en fuyant dans l’intérieur. Je traversai le quar- tier malais à l’heure où la population s’occupe de ses affaires, car bientôt la chaleur la fait rentrer dans un repos absolu. Je suivis un sentier tracé dans un calcaire de madrépores et de fragments ngglutinés, recouverts par une argile d’un rouge vif, se déroulant à travers une pelouse serrée de graminées , d’où s’élevaient des buissons d’une sorte de mélastome. Des bécassines, assez semblables ù celles d’Europe, se tenaient cachées dans les herbes et prenaient leur vol sou mes pas. A une faible distance, sur des collines incultes, je me trouvai dans le cimetière des Malais; leurs tombeaux, car chaque race se décèle par des particularités constitutives, leurs tombeaux, dis-je, consistent en murailles hautes de deux à trois m. 20 154 VOYAGE pieds , bâties sur un plan quadrilatère , avec des interstices entre elles, de manière à enclore les divers membres d’une môme famille. Nulles inscriptions, nuis reliefs ne décorent ces mausolées, et deux poteaux , enfoncés dans le sol , marquent seuls le lieu précis de la sépulture. La côte, dans cette partie de l’ile, m’a paru entièrement compo- sée d’un calcaire madréporique , formant une couche haute de plus de trois cents pieds, collée sur le noyau de la roche primordiale. Vers le sommet, ce calcaire ressemble à une brèche, tant sont nombreux les fragments broyés et agglutinés qui la forment. Cette nature du terrain , crevassé par la mer ou par des soulèvements, se découpe en arceaux, en ponts naturels, d’un aspect gothique, au milieu de festons d’une riche verdure. Ce sont surtout les alentours de la négrerie de Soyadibava qui présentent ces curieux accidents du sol. A partir de Soyadibava jusqu’au grand village de Batou- Mera , on trouve à chaque pas des habitations délicieuses au milieu des cultures, et la population semble être accumulée sur cette portion de l’ile. Les plages déclives et dorées du bord de la mer sont garnies de cocotiers qui longent les sinuosités des golfes et les morcellements de la côte, jusqu’à l’isthme étroit qui unit les deux presqu’îles d’Amboine. Cet isthme est formé par une langue de terre basse qu’on appelle 1 epas, et les habitants sont dans l’usage, en atteignant par mer ce point , de faire franchir à bras d’hommes cette mince bandelette de terre à leurs embarcations , pour conti- nuer leur route vers les îles d’Haroko et de Saparoa. Ce trajet peut s’exécuter, par un beau temps, en deux heures. Dans la profonde baie que le pas interrompt avait été bâti un bastion quadrilatère , au temps de la puissance des Portugais, les premiers maîtres de l’île ; mais on n’en voit aujourd’hui que les ruines. La grande baie d’Amboine se dirige donc du S. -O. au N.-E.; mais, vis-à-vis Batou-Mera , elle se dirige dans l’E.-S.-E. et puis à l’E. , où le ter- rain est bas, tandis que dans le N.-N.-E. il s’élève en gradins montagneux. Ses bords sont embellis dans le fond par les champê- tres séjours des employés européens mis en retraite. On ne voit de toutes parts que chaumières entretenues avec cette propreté méti- culeuse des Hollandais : que vergers d’arbres équatoriaux : que ravines fraîches et ombreuses : que ruisseaux 1 qui serpentent sous ) Dans cette baie, à une heure et demie du chemin d'Amboine, va sc perdre AUTOUR DU MONDE. 155 les dômes de vieux arbres, avant de se perdre à la mer. De ces hauts coteaux la vue se perd sur la voûte verte des montagnes centrales , se découpant sur le bleu cru et lumineux du ciel , ou erre sur les immenses baies qui déchiquètent ce morceau de terre, baies paisibles que sillonnent sans cesse des pirogues occupées à la pêche , et cette scène mouvante est pleine de charmes pour celui qui , débutant dans le pays, n’a pas encore été amolli et rendu inerte par sa cli- mature torridienne. Les bâtiments en relâche font de l’eau à l’aiguade nommée Gougourou; en puisant cette eau on la trouve douce, fraîche et limpide ; mais après avoir été renfermée quelques jours dans les pièces, lors même qu’elles sont en fer, elle se corrompt et devient répugnante à boire. Le 13, lacorvettehollandaise la Komeet (la Comète), commandée par M. Pieterzen , et Y Anna Pauwlona , ayant pour capitaine M. Momma, vinrent mouiller sur la rade; ces deux navires, de l’escadre coloniale , sous les ordres de l’amiral Mellevill , revenaient de l’expédition dirigée contre Céram. Les troupes javanaises , sous les ordres du commandant Yan Ganzen , effectuèrent leur débar- quement à Savaï, dans la baie d’Atiling , à l’effet, soi-disant , de purger ce point de la côte de Céram des pirates malais qui s’y étaient établis. Les forces hollandaises furent très-maltraitées à leur première descente , parce que les soldats ayant de l’eau jus- qu’aux épaules ne purent, pour la plupart, garantir leurs muni- tions. Mais le lendemain elles réussirent à débusquer les Malais , pendant que la corvette mitraillait leur camp retranché. Toutefois, chassés de la côte et obligés de fuir dans les montagnes de l’inté- rieur, ils ne quittèrent Savaï qu’après avoir emporté leurs blessés et leurs morts, suivant l’usage; et bien que certains de leur avoir tué beaucoup de monde , les Hollandais n’avaient cependant rien de précis à cet égard. La guerre avec les pirates malais , très- habiles à profiter des accidents des côtes et de leurs connaissances Pratiques du pays , n’est guère qu’une suite d’escarmouches et de surprises, où il faut faire assaut de ruses. La bravoure de ces une rivière assez large, mais peu profonde, dont 1 embouchure comblée de subies, est traversée n’ayant de l’eau que jusqu aux genoux. Elle coule dans un ravin profond en descendant des montagnes; dans la saison des pluies , ses eaux doivent gonfler. VOYAGE 156 peuples n’est pas de s’exposer en face au feu de l’ennemi , mais bien de le faire tomber dans des pièges , de le guetter à travers les buis- sons, de ramper sur le sol, comme un serpent, pour ajuster à loisir ; chaque rocher , chaque arbre sont dangereux , car ils cachent un Malais qui fait feu et qui se dérobe par une agilité prodigieuse aux coups de son adversaire. Toutefois , la leçon donnée à ces écumeurs de mer, si redoutables pour la navigation d’île à île , avait été sé- rieuse. Surpris à Timproviste par des forces imposantes, ils avaient perdu trois pièces de canon en bronze , d’une livre de balle chacune , et plus de deux cents pirogues qu’on leur brûla. Parmi ces dernières furent anéanties leurs corocores de guerre. Les Àlfoures de Céram prêtèrent une assistance cordiale aux Hollandais, pour débarrasser d’un voisinage dangereux leur côte infestée de brigandages. Telle est la narration que nous firent de cette courte campagne les officiers de la Comète. Mais j’appris de quelques personnes que ces prétendus pirates étaient commandés par un frère du sultan de Tidor, que les Hollandais retenaient prisonnier, et que ce prince, ennemi juré des possesseurs des Moluques , avait pris les armes pour faire une guerre d’extermination à eux et aux populations soumises à leur pouvoir, dans le but de faire relâcher son frère. Ces peuples sont approvisionnés d’armes et de munitions de toutes sortes par les navigateurs anglais qui reçoivent en échange des vivres frais, des perles, des bois précieux et d’autres articles. Les trois canons de bronze portaient , à ce que nous dit M. Momma , le nom d’une fonderie anglaise. La perte de l’expédition fut de sept hommes tués, dont un Européen, et de vingt-trois blessés, parmi lesquels on ne comptait que sept ou huit Européens. La corvette eut aussi quelques boulets dans sa flottaison. Un des blessés mourut du tétanos quelques heures après avoir été porté à l’hôpital d’Ain- boine où je le vis. Après ce succès , on bâtit un fortin bien armé où demeurèrent vingt-cinq hommes commandés par un lieutenant; leur position fort dangereuse nécessita de prompts secours, et, comme nous quittions Amboine , l’Anna Pauwlona était expédiée avec des renforts et des munitions. L'île de Céram est si peu connue , que je crois pouvoir appelé'' l’attention sur quelques détails que je me suis procurés sur cette île vaste et fertile et qu’il serait intéressant d’explorer. Les Hol- landais n’ont jamais pu s’y établir d’une manière permanente , car, AliTOUU Blî MONDE. 157 après y avoir construit une redoute, ils l’abandonnèrent et ne parurent sur le rivage que temporairement , bien que leur domina- tion soit généralement reconnue par les habitants de la côte nord , qui leur paraissent dévoués. Les habitants de cette région de 1 de se rendent à Amboine vendre leurs récoltes et en emportent en échange les étoffes et les objets qui sont à leur convenance. Les insulaires de la partie sud se montrent intraitables , et n’ont jamais voulu avoir de communications avec les Européens. Quant aux habitants des montagnes de l’intérieur, leurs mœurs féroces et leurs coutumes sanguinaires les maintiennent dans une indépen- dance absolue. On les appelle Alfourous , comme tous les nègres primordiaux des îles de la Malaisie , car la race malaise , essen- tiellement adonnée à la navigation, n’a jamais conquis que les rivages , et ces Alfourous sont divisés en tribus qui se font une guerre acharnée et continuelle. La coutume , profondément enra- cinée chez les jeunes gens , d’aller à la chasse des hommes pour Couper des tètes , afin d’acquérir de la gloire dans sa tribu ou d’avoir le droit de se marier, est générale , et l’on conçoit quelles sources de haine découlent de ce barbare usage. Chaque village possède une cabane des trophées : c’est un monument où sont déposées, rangées symétriquement, les têtes conquises par les guerriers. Là , les crânes des hommes des tribus voisines , blanchis par le temps , forment des décorations glorieuses où les vieillards voient conserver leurs titres à l’estime des jeunes gens , et où ces derniers viennent puiser des motifs d’émulation et tremper leur courage. De ces hostilités perpétuelles naît , au sein de ces Populations, la sauvagerie la plus brutale; chaque homme, armé jusqu’aux dents , ne s’aventure hors de chez lui qu’avec les plus 'Minutieuses précautions, car il doit se garder le plus possible des embûches qu’on lui dresse et qu’il a tendues aux autres. Leui Patience dure des années pour surprendre un ennemi dont ils ont résolu la perte : dormir dans les arbres , ramper dans les herbes , nager entre deux eaux , ne sont que les moyens journaliers de leur r«se sans cesse aux aguets pour profiter de la moindre circonstance. C’est la vendetta corse dans toute sa perfection. Les coutumes des 1 Ifoures de Céram ne diffèrent point de celles des Idaans de Boi neo. L’ile de Céram est une des Moluques les plus riches en produc- tions inconnues ; sa vaste surface et les natures les plus diverses 158 VOYAGE de terraiu font qu’elle possède des productions très-variées. Le règne animal répond au luxe des végétaux , et ne diffère guère de celui de la Papouasie. Le capitaine des pionniers, Michiels, m’a dit avoir fait un long trajet dans la partie boréale , et n’avoir trouvé daus les forêts , sans route tracée , qu’une bienveillante hospitalité de la part des naturels de cette portion de l’île , qui s’offrirent à faciliter son passage à travers les rivières ou les torrents. Il est vrai que les tribus musulmanes qui vivent au nord , sont depuis longtemps habituées à trafiquer avec Amboine , et leur commerce se fait par voie d’échange, à l’aide de grands bateaux connus sous le nom de sampannes. Ces embarcations, très-relevées à leurs extré- mités surchargées de sculpture , sont matées en goélette et arment, sur les côtés, de neuf à dix paires de larges pagaies. Le milieu s’élève en une haute banne en jonc , comme le roufle de certaines galiotes hollandaises , et entre cette chambre et les rameurs sont des bancs où ces derniers dorment ou nagent. Je visitai dans les plus minutieux détails une de ces sampannes , qui appartenait à un radjah de Céram , allié des Hollandais , et que montaient plus de soixante hommes. La chambre occupée par le radjah et sa femme. Malaise par parenthèse, vieille et fort laide, était garnie de ten- tures brodées en or et ornée de peintures chinoises. Sur la poupe flottait la marque distinctive des chefs indigènes alliés , l’étendard tricolore de Hollande. Pendant notre séjour à Amboine , je vis arriver huit de ces sam- pannes , d’un fort tonnage , et leur entrée dans la baie eut lieu avec un certain cérémonial. Leurs rameurs pagayent en observant stric- tement la cadence et en s’accompagnant de chants qu’il est for1 difficile de saisir à travers le bruit antiharmonieux que produisent plusieurs instruments de bronze très-sonores. Leur musique compose du lcromo, réunion de dix cloches sur lesquelles on' frappe en mesure; du gong-gong, formé de deux timbales suspendues à une poutre transversale et que l’on fait résonner bruyamment, etc- Instruments auxquels s’ajoutent le kindang , large tambour java' nais. Ces sampannes , car les navires de guerre portent le nom de corocores , étaient chargées de cocos secs pour faire de l’huile» de poisson fumé , de chair de tortue sèche , d’animaux domcstiqueS’ de patates douces , de racines ou de légumes , de perroquets en vie ( entre autres des loris, des cacatoès blanc et à huppe rouge) » AUTOUR DU MONDE. 159 d’oiseaux de paradis vivants ou en peaux desséchées ( parmi les- quels je vis plus communément l’émeraude , le sitilet , le grand promerops à parements frisés) , appelés bourou-mati à Amboine, du prix ordinaire de deux piastres. Mais le fond des cargaisons se compose de bois précieux pour l’ébénisterie, que les Hollandais ont en grande estime , et dont le prix est élevé. Les trois espèces les plus remarquables sont le kajan linga, le bois de racine et les lois d’ébène noirs, panachés ou blancs. Le kajan a le grain fin et com- pacte et prend un beau poli. Il est recherché par l’ampleur de ses rouelles avec lesquelles on fait des tables d’un seul morceau ; et , à Amboine , c’est un meuble indispensable pour un homme riche de •a colonie qu’une table de linga; j’en ai vu chez quelques autorités ayant onze pieds de diamètre. MM. Duperrey et d'ürville reçurent en présent de ces bois, qu’ils ont apportés en France et qui devien- draient curieux par le poli qu’ils pourraient recevoir de la main de nos habiles ébénistes. Le prix du kajan linga se multiplie par le carré de la surface qu’il mesure, et une table, de cinq couverts, brute, ne coûte pas moins de douze piastres. Ce linga ou lingoa est , à ce que l’on suppose , un pterocarpus dont le tronc acquiert ainsi des dimensions prodigieuses. Le bois de racine pourrait être le galip des Javanais ou l’inocarpe à fruits édules ; son nom est erroné, car le bois n’est pas tiré des racines, mais bien des exos- toses volumineuses du tronc, parsemées de nœuds noirs sur un fond jaune doré. M. Merkus avait des tables à jeu faites de ce bois, relevé de bordures d’ébène , qui étaient d’une rare beauté. La planche ne c°ûte pas moins de huit à dix piastres. L’Anna Pauwlona , qui allait partir pour Savaï , était un navire consacré à la station d’Amboine. Ses officiers appartenaient à la marine dite coloniale, bien distincte par ses prérogatives de la marine royale , et les appointements des divers grades témoignaient de la vive sollicitude du gouvernement et nous faisaient rougir nous , Français qui servons pour la gloire , ainsi qu’on le dit dans les vaudevilles , de la lésinerie de notre solde. Le commerce des chan- delles ou l’agio donnent ces fortunes colossales que chaque employé peut voir aujourd’hui autour de lui , lorsque la misère , 'oubli et le dédain l’attendent sur ses vieux jours II! Le traitement de table d’un simple lieutenant s’élève à cent roupies par mois , 0,1 deux cent cinquante francs ; celui d’un officier de même grade 1G0 VOYAGE en France est de soixante francs !.. Les précautions que les Hollan- dais prennent pour la conservation des équipages de leurs vaisseaux devraient bien aussi être imitées par notre marine. Les navires employés aux stations des Indes orientales partent d’Europe avec, un très-faible personnel : à leur arrivée dans les colonies , leurs rôles sont de suite mis au grand complet par une adjonction de matelots javanais ou indiens. A ces derniers sont dévolues les corvées pour nager les embarcations, aller à terre, s’exposer au soleil ; aux hommes d'Europe l'expérience des manœuvres et l’ac- tive surveillance. Des embarcations fournies par les ports sont en outre destinées aux renouvellements des provisions d’eau , de vivres , de bois , etc. Par ces précautions bien entendues et d’une sage prévoyance , les Hollandais conservent leurs meilleurs marins qui, sans elles, seraient dévorés par le climat, et s'évitent ainsi de grands frais, car les services d’un matelot expérimenté sont bien autres que ceux d’un novice ; mais , en France , où les géné- rations sont établies en coupes réglées, qu’importent des hommes de plus ou de moins!.. Les équipages hollandais, que j’ai eu occasion de voir aux Indes, comptaient beaucoup de Français parmi eux et surtout des marins de Dunkerque. Le IG , en parcourant minutieusement Amboine, je m’arrêtai devant un épais massif de murs , dont la vaste enceinte renfermait des plantations dans l’intérieur. C’était la prison de l’ancien posses- seur de Java, du sultan puissant deDjocjo-Carta, autrement Youclgti' Kerla, rejeton des sultans Amangkou-Bouana 1 , dépossédé de Ja'va puis du territoire de Solo par les Anglais , et retenu sous une active surveillance aux Moluques. Le sultan , qui jouissait du titre de Sousounan, atteignait alors une verte vieillesse et pouvait avoii' soixante-dix ans. La surveillance dont il était l’objet n’était cepen- dant pas tellement sévère , qu’il ne pût se promener , pendant quel- ques heures chaque jour , en compagnie de sa famille. Au luxe asia- tique et aux revenus de ses riches provinces avaient succédé une sorte de misère, car il ne touchait que les mille roupies que la Hollande lui accorde par mois, somme très-forte sans doute* mais insuffisante pour un prince habitué au faste d’une couronne- i En 1/55, Mangkou-Bouni prit le litre de Sultan Amangkou-Bouana , d mourut en 1792. Son fils, Amangkou-Bouana lî, fut dépossédé en 1812, sous le gouvernement des Anglais, et remplacé par son fils, qui mourut en 1815. AUTOUR DU MONDE. 101 Les hommages respectueux , dont l’entouraient le gouverneur et les hauts employés de la colonie , n’étaient à ses yeux qu’une amère ironie. Le respect envers un roi captif est une dérision ; aussi l’âme du sultan nourrissait-elle une haine profonde envers ceux qu’il appelait ses oppresseurs. Je parvins à voir ce chef, qui me reçut , ainsi que deux autres officiers de la corvette , avec le calme impas- sible des mœurs orientales. Sont front respirait la majesté déchue, et sur sa physionomie étaient imprimées les habitudes du commande- ment, cachet indélébile chez les races jaunes, moins abâtardies, sous ce rapport, que les races blanches. Une longue robe flottante lui enveloppait le corps sans le serrer ; il nous dit quelques paroles qu’un noble personnage nous paraphrasa longuement, mais paroles per- dues: c’était un Javanais de cour, et les personnes qui m’accompa- gnaient , de même que moi , ne comprenions même pas un mot du javan vulgaire. Il nous fallut remercier par de grandes salutations, moyen silencieux de reconnaître la faveur qu’il nous faisait en nous accueillant avec une bienveillance visible. Si notre langue resta muette , nos yeux erraient avec une sorte d’indiscrétion sur la sul- tane favorite , grande et belle Javanaise , âgée d’environ trente ans, surchargée d’embonpoint, qu’il paraît affectionner beaucoup , et qui dans ses promenades occupe la même voiture que lui , tandis que les petits princes vont derrière dans une voiture consacrée à leur usage. Le sultan a en outre quatre autres femmes , de celles que nous appelons concubines , moins richement vêtues que l’épouse en litre. Elles étaient jeunes, sans être belles (une exceptée) , car la Plus vieille n’avait pas vingt ans. Ces femmes, de même que la favorite, mâchaient sans discontinuer le bétel, et ces houris per- daient singulièrement du prestige des contes orientaux dans cette trituration rien moins que gracieuse. Certes, leur taille élancée de Palmier, leurs yeux de gazelle , le clinquant de leurs parures , bavaient rien d’assez séduisant pour faire oublier leur teint jaune- Lrun et leurs dents noires. Nous sortîmes du palais-geole du Sou- Sounan déchu en traversant une antichambre occupée par les agents dont la mission est de ne pas perdre de vue le prisonnier. Le sul- tan s’était beaucoup enquis à son ministre à quel peuple de l’Eu- r°pe nous appartenions. A quelques jours de là , M. Merkus , dans hn bal qu’il donna aux dames amboinaises, ne manqua pas d’invi- ter la famille du sultan , qui s’y rendit , et M. Merkus ouvrit le bal III. 21 162 VOYAGE avec la sultane favorite. En vain ce gouverneur s’efforce de cacher les fers sous des fleurs, des chaînes sont toujours lourdes, et le Sousounan depuis longtemps en connaît le poids. Les Hollandais d'Amboine reprochent vaguement , pour colorer cette déchéance , les tentatives d’indépendance et les révoltes de ce prince javanais , possesseur des provinces intérieures de cette île immense. Mais il est juste de dire que peu des personnes parmi lesquelles nous vivions presque familièrement , ne voulaient répondre à nos ques- tions ; toutes celles que nous faisions embarrassaient visiblement ceux auxquels elles s’adressaient , et las de fatiguer par nos indis- crétions , nous dûmes nous abstenir d’interrogations qui restaient sans réponse. A la même époque d’ailleurs , le gouvernement hol- landais retenait en captivité, dans l’île de Ternate, le radjad de Palembang , de l’ile de Sumatra. A Java , on m’assura que le plus grand plaisir du sultan de Djocjo-Karta , au temps de sa puissance, était de faire combattre contre des tigres noirs ou rimaous des esclaves criminels nus , n’ayant pour arme qu un poignard ou kri* à lame de plomb. La fête du ranvpok des Javanais ma ete raconter par un témoin oculaire , longtemps accrédité auprès du sultan de Soulou , qui aimait ce plaisir à la fureur. Un tigre royal , renferme dans une grande cage , est apporté sur le lieu du rampok ; une dou- ble haie de Javanais armés de piques enserre dans une assez vaste enceinte l’animal captif. Deux ou trois hommes se détachent alors, se rendent vers la cage dont ils ont mission d ouvrir la porte , en sautant en cadence et en faisant mille contorsions ; arrivés à tou- cher les barreaux , ils frappent trois coups et ouvrent la porte de la cage. Il arrive rarement que le tigre veuille sortir aussitôt que l’issue lui est offerte, et sa précautionneuse ruse a souvent besoin d’être stimulée ; on va parfois jusqu’à brûler de la paille autour de la cage , pour le contraindre à déguerpir. Les deux ou trois Java' nais retournent alors parmi les assistants , mais sans tourner le dos au tigre, et en gesticulant comme la première fois; s’ils se met- taient à courir, ils seraient perdus , car le tigre d’un seul bond 1^ terrasserait. Souvent irrésolu, au centre de l’arène, le puissan carnassier a besoin d’être stimulé , et des indigènes recouverts de cages très-fortes , armés de longues lances acérées , en bambous , s’acquittent de cette fonction. Le tigre alors prend son parti e s’élance au plus épais des rangs où il trouve la mort, non sau- AUTOUll DU MONDE. 163 laisser de hideux stigmates aux hommes du premier rang , qui ont reçu le choc de ses robustes ongles et les morsures de ses redouta- bles canines. Le choléra qui sévissait à Amboine semblait nous épargner dans l’isolement au milieu duquel nous nous trouvions en rade , et nos marins ne présentèrent que quelques cas de cholérine. Ce fléau , à sa période décroissante toutefois , faisait encore de nombreuses victimes , et , le 22 , il enleva brusquement The-Sing-Suij, le capi- taine chinois avec lequel j’avais passé la soirée la veille et que je n’avais quitté que fort tard. Trois heures suffirent pour le mettre au cercueil. Mais la coutume traditionnelle de conserver le cadavre dans les maisons pendant un mois , ne me permit point d’assister à toutes les cérémonies des funérailles. On devait les faire avec un luxe inouï et ruineux , puisque les frais de ces funérailles , pour ceux qui ont acquis de grandes fortunes, suffisent à les absorber, en ne laissant aux enfants que l’exemple de leur père à suivre et son habileté dans le commerce à imiter. Toutefois , je portai un vif intérêt aux préliminaires du long cérémonial , où j’assistai en curieux empressé et que je puis décrire de visu. Dès le moment où The-Sing-Suij eut fermé les yeux , un essaim de pleureurs à gages vint occuper la porte de son logis, et, comme ces braves gens voulaient gagner leur argent en conscience , il s’ensuivit un vacarme et des pleurs qui appelaient tout le campong. Aussitôt le corps fut lavé , parfumé et vêtu de ses riches habits , et placé sur un lit de parade , autour duquel vinrent se ranger tous les membres de la famille en larmes. La face du défunt , de jaune qu’elle avait ôté, présentait une teinte du violet bleu le plus foncé. Cette expo- sition dura vïng-quatre heures , et se termina par un grand repas Public auquel prirent part les parents et les amis du défunt, tous ceux qui entraient dans la salle mortuaire étaient invites a boire du thé , présenté dans une petite soucoupe , et , en accomplissant ce cérémonial , j’ai dû , comme les autres , me tourner vers le corps et le saluer, avant de porter à ma bouchela tasse d eau chaude. Il sei ait de la plus grande inconvenance de refuser ce breuvage , dut-il vous echauder la bouche. C’est pourtant ce qui manqua de in activer, dans mon empressement d’avaler la tasse de the qui m était oderte, à l’intention de ce bon The-Sing-Suij, qui m’avait donné des oiseaux de paradis (que j’avais décemment payés il est vrai). Un cochon 164 VOYAGE et une brebis, l’un et l’autre pendus à la porte, étaient consacrés au pauvre et le conviaient à venir prélever sa part du banquet , puisque chaque côtelette doit être , en ce jour, religieusement avalée en souvenir du défunt. La salle d’apparat , veuve de ses dorures, privée de l’autel domestique, tendue d’étoffes noires, ne recevait point de jour du dehors, mais était éclairée par des lampes. Cette partie de la cérémonie chinoise se rapproche singulièrement des chapelles ardentes des puissants de la terre , en Europe , et cette analogie était encore plus grande par la présence du cadavre au milieu de cet appareil sépulcral. Ces vingt-quatre heures écoulées, The-Sing-Suij , qui se décomposait activement dans cette atmo- sphère tropicale , au milieu des feux qui viciaient la pièce où tant de gens se trouvaient réunis , dut être placé dans une bière. Les cercueils sont les meubles qui demandent le plus d’habileté de la part des ouvriers chinois, car, faits en bois de teck incorruptible, ils sont en outre surchargés d’ornements et polis avec un soin minutieux; formés de deux demi-boîtes, le couvercle du cerceuil doit s’ajuster hermétiquement sur la portion inférieure, et le cada- vre, avant d’y être placé, est couché sur une nappe de bois de sandal grossièrement pulvérisé et mélangé à poids égal de thé noir et de benjoin. On remplit tous les vides de la caisse avec le même mélange fortement tassé. Les deux portions du cercueil sont maintenues avec des crampons, de manière à ne pas se disjoindre et à ne pas donner issue même aux gaz. Le cadavre reste ainsi un mois, et quelquefois plus, avant d'être descendu dans le tombeau qu’on lui a bâti à grands frais, car les Chinois sont dans l’usage de faire faire, pendant leur vie , le mausolée qui doit les conserver après leur mort. Cette précaution est fort sage, puisqu’ils sont certains d’être enterrés suivant leurs désirs ; chez eux , comme chez nous peut-être , leurs successeurs pourraient fort bien ne pas tenir à accomplir leurs der- nières volontés. The-Sing-Suij n’était point encore inhumé lorsque la Coquille quitta les côtes d’Amboine. Nous ressentîmes plusieurs secousses de tremblements de terre dans la matinée du 19. On m’assura que toutes les îles Moluques étaient soumises fréquemment à ces perturbations de la croûte de notre planète , et que , depuis le commencement de l’année , a Amboine seulement, on en avait compté treize. On ne peut mécon- naître dans les nombreux îlots volcaniques , épars entre Céram et AUTOUR DU MOKDE. 1G5 Amboine , les loyers où s’élaborent les produits souterrains que le feu met en action, soit par des dilatations gazeuses d’une haute puissance, soit par des déjections de laves et autres matières incan- descentes ou en fusion. Les principaux volcans semés autour de la capitale des Moluques sont ceux de Sombava ou mont Tom- boro, qui s’est rendu redoutable par des ravages portés au loin; Gounong-Âpi ou la montagne de feu, située dans le S.-E., entre Banda et Banda-Nera ou la petite Banda. On pense généralement que les exhalaisons sulfureuses de ce volcan , sans cesse en activité , contribuent à rendre Banda inhabitable , car on sait que cette île dévore annuellement la majeure partie de la population temporaire qu’elle reçoit. Plusieurs autres volcans sont éteints ou du moins dorment à l’époque actuelle, et ne se manifestent plus que par des sources thermales. Les plus remarquables de ces eaux échauffées se trouvent sourdre par deux larges ouvertures sur le flanc d’un cra- tère, dans l’ile d’Haroeko, placée au nord et à toucher Amboine, et d’autres sources existent à Saparoea, autre îlot auN.-E. d’Haroeko. Nissa-Laut, qui signifie noyau dans la mer, est aussi un volcan éteint recouvert d'un terreau fertile. Dans ce même jour il plut beaucoup, et la rade changea d’aspect par la masse des scombres-bonites que cette pluie y faisait appa- raître. Ces poissons s’ébattaient bruyamment en s’élançant par bonds, certainement à plus de dix pieds au-dessus de l’eau. Plusieurs fois j’ai joui de ce spectacle dans la baie d’ Amboine, et toujours par des temps de pluie. Je n’aurais cru à une telle puissance musculaire, ni à une telle vigueur des nageoires chez les bonites, si je n’avais été témoin de leurs jeux et de leurs sauts. Je consacrai la journée du 20 à une exploration de la montagne de Soya, que je gravis, à partir des collines qui surmontent le parc de Batou-Gadja. L’ossuaire du sol est d’abord ce calcaire dont j’ai Parlé, revêtu d’une mince couche d’argile ferrugineuse, très- rouge ; mais il change bientôt de nature, et la chaîne présente un grauite primitif, supportant en maints endroits un schiste tendre et friable. Dans cette partie, à l’est de la ville , s’élève un fort dont *es approches sont inexpugnables et qui foudroierait l’ennemi qui serait parvenu à se rendre maître du fort Victoria qui défend la baie. La vue de ce point est sublime : au bas des coteaux se creu- sent des ravines profondes. La Batou-Gadja, sinueuse et dormante , 1()0 VOÏAGE circule dans leur partie déclive, conjointement avec un torrent desséché dans la mousson d’été, mais mugissant lors des pluies. Sur le versant sont épars les tombeaux chinois dont l’architecture bizarre prête un cachet particulier à cette vallée heureuse. Elle est cultivée sur quelques points, hérissée de forêts de bambous sur d’autres , semée d’arbres dont j’ignore l’espèce , et qui joignent à leur port remarquable un feuillage mi-partie vert lustré et blanc d’argent. Au loin ces végétaux semblent couverts de larges tulipes blanches qui chatoient sous le soleil. Cette vallée, solitaire et agreste, réunit plusieurs sortes de beautés, car les flèches des bambous encadrent des pelouses gaies et drues, des bosquets touffus d’arbres , des lits de cailloux roulés par les eaux gonflées des torrents , ou des murailles de roches nues et noires d’un aspect sévère. Ce charme d’une nature si bien faite pour s’harmonier avec les passions tristes , n’a point échappé aux Chinois , le peuple qui connaît le mieux les convenances morales des tombeaux et qui sait vouer aux morts la forme extérieure du culte du souvenir. Ils ont choisi ce lieu pour y placer leurs sépultures , semées sans ordre à travers les fantaisies du terrain que nulle clôture n’enserre. Là, une tombe repose à la face du ciel et domine Amboine et la mer au loin , et le génie de la mort plane sous ces arbres funéraires qui croissent avec vigueur sans affecter la régularité monotone des ifs de nos cimetières. Les tombeaux chinois occupent plus de trente pieds carrés de terrain. Ils sont bâtis à peu d’élévation du sol > toujours en pente déclive , formés de deux ailes demi-circulaires » ayant extérieurement un large tertre aplati et tassé , et en dedans un tapis gazonnant artificiel coupé court et entretenu avec soin- Un autre ceintre , en briques crépies , plus étroit et moins haut que le premier, complète le grand ovale en le fermant. Au milieu * sous un tertre, est un caveau où repose le cénotaphe, et dont l’entrée est fermée par une porte en bois de fer, couverte de carac- tères chinois et enrichie de peintures et de sortes d’arabesques d’or- Un espace est ménagé autour du tertre , qui forme un dôme , pour qu’on puisse venir jeter des fleurs et prier sur la tombe, et deux bancs de pierre placés de chaque côté de la porte du sépulcre sont destinés à recevoir les méditations ou les pleurs de la douleur fami- liale. Les Chinois de bas étage ont l’idée populaire que l’esprit malin en se reposant sur ces bancs, quand il va faire visite »u AUTOUR DU MONDE. 167 défunt, donne le temps à celui-ci de réfléchir aux demandes insi- dieuses qu’il va lui adresser , et qu’il parvient ainsi à tromper ses méchants projets. Enfin , deux marches et une enceinte en gazon , haute de dix-huit pouces , complètent la devanture du monument. Les tombeaux que je visitai en ce lieu , et ils sont en grand nombre, se ressemblaient. Ils étaient épars sur une vaste surface du sol. La deuxième ravine , à l’entrée de laquelle est bâtie la résidence du gouverneur des Moluques, se rétrécit à mesure qu’on avance dans l’intérieur de l’ile. Elle est encaissée par les murailles perpen- diculaires des montagnes dont elle occupe la déchirure. Les ondes fraîches et murmurantes delà Batou-Gadja y circulent , après avoir pris naissance dans la montagne de Soya , où elles forment plu- sieurs chutes. Celles-ci s’engouffrent dans de profondes crevasses pour reparaître sur des lits de galets , qui se découpent en bande- lettes brillantes , sur le fond noir du ravin bordé de casuarinas et de sagoutiers. Après un court trajet , cette petite rivière va se perdre au fond de la baie d'Amboine en traversant le campong chinois. Sur l’arête étroite de ces coteaux , mes sens étaient mis en émoi par les plantes les plus curieuses et par des animaux intéres- sants : le nepenthes phyllamphore , ce végétal dont les feuilles se terminent par une aiguière que ferme un élégant couvercle, appelle l’admiration. Des plantations assez nombreuses de mélaleuques à grandes feuilles servent à la fabrication de l’huile de caïou-pouti d’Amboine , moins estimée que celle de Bourou. Le sentier qui conduit à la Soya serpente en s’élevant sur les arêtes des mon- tagnes ; plus on avance , plus la végétation devient active , et dans les buissons étaient en fleurs des bégonias, des squines , des orchi- dées , des heliconia, des cicindèles voletant sur les sables, tandis flue des cegx azurés me décélaient des sources , et que j’entendais, non loin de moi , le chant de funeste augure d’un coucou au plu- mage cannelle , articulant les mêmes syllabes que l'oiseau néfaste d’Europe. En descendant de l’autre côté de la Soya , par des sen- tiers roides , j’arrivai à de vastes marécages où je trouvai l’hospi- talité dans les cabanes misérables de quelques pâtres , cabanes cachées par des massifs de palmiers et de bananiers. Les habitants de ces chétives demeures me reçurent avec un vif empressement , malgré leur excessive misère. Ils étaient couverts de cette lèpre 168 VOYAGE squammeuse si commune dans les îles du Grand-Océan , ce qui ne me permit pas de manger sans dégoût les fruits que ces bonnes gens s’étaient empressées d’aller cueillir. Malgré une chaleur dévo- rante, rendue plus âpre par la moiteur qui suinte des nuages sur ces hauts plateaux , je gravis la Soya par son côté le plus escarpé , et je m'arrêtai sur le point culminant même de la montagne , à la négrerie de Soya , car c’est ainsi que les Hollandais appellent les villages habités par les indigènes. Cette négrerie n’est guère di- stante de la ville d’Àmboine que d’une lieue ; elle compte cinq cents habitants qui professent la religion musulmane. Heureux et pai- sibles , ces montagnards , rarement visités , sont soumis à l’autorité d’un sergent-major européen ; ils cultivent des légumes qu’ils por- tent vendre à la ville pour se procurer, en échange, des vêtements. Une autre négrerie est établie à une lieue plus loin que celle de Soya. De ce point je voyais la mer qui enveloppe Amboinc au côté opposé à celui par où j’étais venu, et je dominais l’étroite pres- qu’île de Noussa-Niva. Je revins à bord assez mécontent de cette course sous le rapport de la chasse , car je n’avais pu me procurer dans cette journée, et en fouillant chaque buisson, qu’une tortue à boîte d’Amboine , espèce curieuse mais bien connue, et quatre à cinq sortes d’oiseaux , entre autres un petit épervier à tête blanche, un petit perroquet fort laid à tête gris-rougeâtre et une bergeron- nette qui ne diffère presque point de celle de France, et que les habitants nomment vuenata. Le 24, M. Merkus adressa à l’état-major de la Coquille, avec cette courtoisie qui le caractérise , douze billets de spectacle. C’était un jour remarquable pour la colonie que celui de l’inauguration d’un théâtre élevé par souscription, et dont la salle nous parut déco- rée avec goût. M. Paape, secrétaire du gouvernement, artiste exercé , s’était chargé de peindre les décors , et M. Coldenhoff , chi- rurgien-aide-major à l’hôpital militaire, s’était improvisé directeur de la troupe comique et tragique. Pour couvrir les menus frais de service , chaque billet , pris au bureau , se payait trois roupies. Les pièces que l’on joua , écrites en hollandais , ne nous intéressèrent que par la pantomime de quelques amateurs, qui nous parurent sûrs de leur mémoire et jouer avec aplomb. L’inauguration eut lieu par un éloge pompeux du gouverneur Merkus, prononcé par le docteur Col- denhoff , et aux trépignements frénétiques qui partirent de tous les AUTOUR DU MONDE. 109 points delà salle ces louanges eurent de l’écho. Toutefois, la présence du gouverneur, sous le nez duquel brûlait crûment la cassolette à l’encens, dut mettre sa modestie dans un singulier embarras, car M. Merkus est homme de mérite. Doué d’une instruction étendue, ce gouverneur occupait une place importante sous le roi Louis ; il s’est donné tout entier aux améliorations à faire aux Moluques dans l’intérêt des hommes et des choses ; et, malgré ces haines vivaces si communes dans les colonies , si M. Merkus comme homme public comptait des détracteurs, il n’y avait qu’une voix sur sa probité et sur ses qualités personnelles. Horriblement fatigué de voir gesti- culer sur les planches une intrigue dont toutes les phrases m’échap- paient sous le tudesque d’une langue dont je ne comprenais pas un mot, mes yeux errèrent à loisir sur les loges garnies d’essaims de femmes de nuances et de races diverses. La réunion était nombreuse, et je dois dire remarquable par la singularité des manières et des parures. Près de la Néerlandaise au teint blanc lavé de rose, aux chairs fleuries, aux appas dénudés, à la toilette prétentieuse, con- trastaient la riche Malaie, à peau jaune orangée, à chevelure très- noire , enduite d’essences et couverte de guirlandes de malaly et de tchampaca 1, et la Chinoise au teint de sandal, empaquetée dans de grandes robes à fleurs. Tous les célibataires dévoraient des yeux la domine, ainsi nomme-t-on l’épouse du principal ministre luthérien, dont la charmante figure était rehaussée par des traits d’une pureté raphaélienne , et madame Dibbets, jeune veuve, qui venait de Perdre son époux, capitaine d’infanterie. Le deuil agaçant et coquet de cette dernière , relevant par ses sombres couleurs l’admirable lim- pidité de ses épaules grasséiantes, témoignait assez que, le temps légal révolu , le flambeau de l’hymen se rallumerait pour elle, et qu’elle n’aurait que l’embarras du choix. Les Hollandais en effet ne Paraissent pas pousser la prévoyance aussi loin que les Anglais. Ceux-ci , afin de retenir à leur service dans leurs possessions de l’indus les officiers supérieurs ou autres, favorisent l’expédition en pacotille de ces gracieuses miss , fraîches comme des Hébés , riches de talents d’agréments et de jeunesse, mais moins bien favo- risées en livres sterlings; et ces délicieuses cargaisons, lors même que leur fragilité en a dans ces voyages de long cours avarié quel- 1 Michelin suavcolens des botanistes. 111. 22 VOYAGE 170 ques parcelles, trouvent un avantageux débouché parmi les petits nababs de l’armée que l’Inde a enrichis. Les hommes eux-mêmes prêtaient à la magie du coup d’œil, car à côté de l’uniforme européen fort varié , suivant la nature des armes , se posaient le Chinois et le Malais , les radjahs et les Orangs- Cayas , avec une diversité infinie dans la couleur de leurs habits et dans leur richesse. C’est là, pour la première fois, que je vis les médecins et les chirurgiens porter l’épaulette du grade auquel ils étaient assimilés , et M. Lengackcr revêtu des insignes d’un officier supérieur. Le lendemain , M. Merkus donna un grand dîner suivi d’un bal où toute la colonie se pressait, et accompagna les billets d’invitation d’un cadeau de douze oiseaux de paradis , que le chef de l’expédition se réserva , ainsi que d’autres adressés par le major Narings. C’était à qui nous témoignerait, par ses prévenances, un affectueux souvenir, et lorsque la Coquille mit à la voile, le 27 , j’éprouvai de vrais regrets à quitter les amis improvisés que je comp- tais sur ces rives lointaines. Maintenant je crois convenable de résumer quelques observations générales sur Amboine; tout incomplètes qu elles sont, elles ne seront pas dénuées d’intérêt : Amboine d’ailleurs est peu connue de la France. La ville d’Amboine occupe la rive gauche de la baie de même nom par 3U 4L 41" de latitude sud et 125° 45' 58" de longitude orientale 1 , et s’étend sur une plaine marécageuse longue de près de trois milles sur un tiers de mille de largeur, qu’envelop- pent les montagnes dont j’ai parlé. Son aspect est celui d’une vaste bourgade, ce qui tient à ce que chaque maison est entourée d° cultures et de jardins. Elle ne possède en outre aucun monument remarquable. Les maisons sont assez uniformes dans leur con- struction et n’ont qu’un rez-de-chaussée, disposition que leS tremblements de terre fréquents rendent indispensable. Les rues sont tirées au cordeau et se coupent à angles droits. Trois quar- tiers ou campongs se partagentla population, et, pour chacun d’eux, elle est spéciale et bien distincte par les mœurs et par la relig>°n‘ Celui du levant est peuplé par les Chinois; celui du centre est la i Détermination du fort Victoria. La variation de l’aiguille aimantée est de 0°2S 3" N.-E. AUTOUR RU MONDE. 171 cité européenne, et celui du nord le campong malais. La mer baigne une longue grève déclive sur laquelle est bâti un pont débarcadère qui débouche devant le fort Yictoria qu'il faut traver- ser pour entrer en ville. Ce fort, bâti par les Portugais, premiers possesseurs de l’île , a été conquis par les Hollandais, en 1775, qui l’appelèrent New Victoria. Son développement , sur la rade qu’il foudroie, est vaste , et de larges fossés lui servent de ceinture. Sa description se trouve dans la narration de Stavorinus. Au milieu du fort sont l’hôtel du gouvernement , les chambres des officiers (devant lesquelles j’ai vu des tapis de vétivert croissant en épais gazon), les magasins et les casernes. Une belle place d’armes, plantée de muscadiers et régulièrement quadrilatère , occupe l’in- tervalle qui sépare le fort de la ville ; son pourtour est bordé par les maisons qu’occupent les principaux personnages de la colonie. Plusieurs petites rivières , envoyant des canaux en tous sens avant de se perdre dans la mer, ont nécessité des ponts dans les rues. Les demeures des Européens, bâties en briques et couvertes en tuiles , sont meublées avec élégance et tenues avec la plus grande propreté. Deux galeries abritées , soutenues par des colonnes de bois , occupent les façades , celle de la rue et celle opposée , et des nattes , roulées au soir et tombantes pendant le jour, sont desti- nées à s’opposer à l’introduction d’un air trop échauffe. Des dor- meuses occupent ces galeries , destinées à la sieste ou à savourer ies vapeurs de la nicotiane ; c’est là que, jusqu’à dix heures du soir, on respire l’air frais dont on a été privé dans le jour. La galerie placée sur le derrière de la maison est dévolue aux domestiques et aux esclaves. Les diverses pièces d’un appartement se composent d'une salle de réception , très-ornée , à fenêtres munies de nattes en rotangs. Les cuisines n’ont pas de cheminées et la fumée s’échappe par une large coupure. Les Malais n’apportent aucun soin à bâtir leurs demeures ; ce sont des gîtes en torchis et en bambous. Les Européens , transplantés des marais de la Hollande sous le soleil ardent des Moluques , n’ont pas songé à changer leur manière de vivre ; ils ont conservé le régime incendiaire du Nord , l’usage excessif du vin et des liqueurs fortes, et cet oubli d’une hygiène bien entendue amène parmi la population blanche cette mortalité qui la décime , et qui exige de la mère-patrie un renouvellement VOYAGE 172 fréquent du personnel colonial. Ces colons accueillent les étrangers par des manières franches et ouvertes, et à peine franchit-on le seuil de leur demeure , que les esclaves empressés arrivent avec des rafraîchissements et le tabac , car la pipe est une des nécessités de la vie, et j’ai connu des personnes, à Amboine, qui n’abandon- naient ce passe-temps qu’avec un extrême regret et pour manger et pour dormir. Le riz remplace le pain dans les repas ; pendant notre séjour on poussa la galanterie , dans certaines maisons , jus- qu’à faire faire pour notre usage du pain , composé de moitié farine de froment et moitié farine de riz , sorte de pâtisserie indigeste dont les habitants consomment très-peu. Le luxe de la table est général , bien qu’ Amboine soit mal approvisionnée d’une foule d’objets qu’on tire de Batavia par des communications annuelles dans la mousson d’ouest : il en résulte souvent de la pénurie. Les Européens ont été obligés d’adopter pour l’ordinaire la cuisine des Malais et des Chi- nois, et sur leurs tables figurent en première ligne le cari comme con- diment et le sambal comme partie fondamentale du repas. Ce sam- bal est une véritable olla podrida des Espagnols , car il y entre de la viande, du poisson, des œufs et toutes sortes d’herbes disparates. Le claret artificiel est le seul vin recherché ; le gin ou esprit de genièvre , l’alcool de grains , étendus d’eau , forment la boisson usuelle, avec le thé, que l’on avale froid. Les employés delà colo- nie ont tous dans leur particulier un grand nombre de domestiques esclaves, ou des déportés de Menado , de Java et de Céram, que le gouvernement leur accorde. Aussi l’influence du climat et ce sybaritisme d’intérieur ne tardent pas à transformer de braves militaires en Smindridcs que les plis d’une feuille de rose incom- moderaient. Le service pour tous les petits détails roule sur les sous-officiers , et l’engourdissement général est tel , que bien peu d’Européens fréquentent les alentours de la ville. On m’assura que pas un agent , le gouverneur même compris , n’avait visité les négreries de l’intérieur, ni même celle de la Soxja. Personne ne quitte sa demeure de dix heures du matin jusqu’à quatre heures du soir, heures les plus chaudes du jour. Les offi- ciers de service font leurs rondes accompagnés d’esclaves qui le? abritent, à la manière malaise, sous un vaste parasol chinois- Dans le for intérieur, l’Européen a adopté le costume asiatique, un ample sarong de toile, un turban sur la tète, des sandales aux ACTOÜH »ü MONDE. 173 pieds , le divan , qu’on ne quitte pas plus que la longue pipe aro- matisée , la sieste ou la position couchée. Les esclaves sont dressés à obéir au moindre geste ou aux mots sacramentels cassi angor, cassi bir [ beer), cassi api, de l’eau, de la bierre ou du feu. Cette vie molle , entremêlée de ces rivalités passionnées qui ont tant d’é- nergie dans un cercle restreint et loin delà mère-patrie, et qui sont assaisonnées des commérages inévitables dans les lieux où un petit nombre d’individus sont rassemblés , aide à tirer l’esprit de la torpeur habituelle; et cependant ces militaires si douillets paient bravement de leur personne quand l’occasion l’exige : aussi le gou- vernement a-t-il à cœur , dans tous ses actes , de favoriser leur bien-être, certain d'en être loyalement servi au besoin. Les travaux publics sont exécutés parles Bandelings, sortesde for- çats ou de condamnés à la déportation par l’autorité judiciaire. Les naturels de Java, dcTidor,etc., sont exportés à Amboine,ceux d’Am- boinc à Java , et , par cet échange , les hommes dépaysés ne peuvent ni s’échapper ni trouver de protecteurs dans une population étran- gère. Généralement condamnés pourvoi, ils sont malgré cela d’excel- lents domestiques et susceptibles de s’attacher aux maîtres qui ont pour eux de bons procédés. Un de ces condamnés, que je vis chez un officier, jouissait dans la maison d’une grande influence, et je tiens de celte personne une anecdote que nos vaudevillistes pour- raient mettre en scène. Esclave d’un résident des Célèbes, quune condamnation , à la suite d'un procès de plusieurs années, dépouilla de sa fortune , ce Malais désolé de l’état de misère dans lequel se trouvait son patron retenu en prison , se mit à voler pour lui faire parvenir des secours. N’ayant pas pu lui transmettre le fruit de son vol , il médita un plan d’évasion auquel il travailla avec ardeur , et allait parvenir à ses fins, lorsqu’il fut arrêté et condamné à la déportation à Amboine. Son nouveau maître se louait de sa fidélité et de son dévouement. La portion méridionale de la ville d Amboine , appelée campong chinois , est le centre d’un négoce et d’un agiotage actifs. Les Chinois, qui l’habitent presqu’a l’exclusion de toute autre îace, °nt conservé leurs mœurs, leurs usages et leur religion. Dans leurs rnains roule presque tout le commerce de la colonie, car les hommes de cette race naissent, sans presque aucune exception , négociants; aussi les rues du campong ne présentent-elles que magasins ou bou- 174 VOYAGE tiques, avec des enseignes bizarres, des transparents, des chiffres et des peintures à foison pour allécher l’acheteur! Là, sont entassés les articles les plus disparates en meubles ou en bijouteries : les ouvrages en or et en fer ; les soieries de Chine; les riches crépons, les souliers dorés; les éventails en pâte de riz et en bois de sandal guillochés à jour; des coquillages; des oiseaux de paradis; de l’écaille de tortue ; des bois précieux et mille autres objets de ces régions reculées de l’Asie. Un proverbe européen d’Amboine dit qu’un marchand chinois vaut cinq juifs, tant il y a d’astuce et de fourberie dans l’art de vendre à une valeur beaucoup plus élevée que ne le comporte l’objet, et on ne peut que reconnaître la justesse de cet adage populaire. Jaloux d’apporter en France quelques-unes de ces futilités que les caprices de notre civilisation blasée font priser dans nos salons, j’achetai divers articles, entre autres des recueils de peinture d’histoire naturelle exécutées en Chine. Mais je fus émer- veillé de l’habileté des divers marchands auxquels je m’adressai ; ils ne craignaient pas de surfaire en demandant cinquante piastres d’un objet qu’ils donnaient pour deux! On conçoit que de subtilités il faut dépenser pour arriver à cette énorme différence de prix , que de paroles, que de mouvements d’yeux sont nécessaires avant de con- clure. En touchant un objet, il est indispensable de concentrer pro- fondément l’envie qu’on en a , car l’œil de lynx du Chinois, qui s’e» aperçoit, fait payer cette envie au centuple. Les Chinois, administrés par leur capitaine, se marient entre eux; leurs femmes et leurs fdles, assez blanches et assez bien faites, vivent très-retirées dans l’intérieur de leurs maisons. Leurs enfans se rendent dans des écoles où ils apprennent à lire et à écrire- J’assistai à quelques-unes des leçons qu’on leur donne , et je les vis écrire, avec des pinceaux trempés dans de l’encre de Chine, sur du papier de gloumo [Broussonelia papijrifera). L’enfant qui débute, calque, à l’aide d’un papier transparent , la lettre dont “il suit les contours; plus tard, le maître dessine les modèles de lettres au haut de la page , ainsi que cela se pratique en Europe , et l’élève doit les copier servilement. Ce n’est pas une petite affaire que de bien copiel les caractères, singulièrement nombreux et embrouillés, qu’em- ploie la tachygraphie chinoise! Les Chinois ont d’habiles orfèvres et des bijoutiers adroits (iin‘" tateurs serviles, il est vrai) mais qui travaillent parfaitement leS 175 AUTOUR DU MONDE. matières d’or et d’argent. Les femmes savent broder en soie , avec un goût incorrect , mais de la fantaisie la plus riche dans ses formes bizarres. Avec des modèles d’Europe leurs travaux sont irrépro- chables. Au milieu du campong est le grand bazar ou le marché général pour les provisions alimentaires. Les boutiques recouvertes de toitures , occupées par des Malais , ont leurs allées constamment sillonnées par une foule empressée. Le coup d’œil, au soir, a quelque chose de magnifique , lorsque cette immense salle est éclairée par des milliers de torches de résine flambantes. La surveillance est confiée à des agents du fiscal , officier chargé de la police , de la col- lecte des revenus et des douanes. Les marchands accusés de fraude , pris en flagrant délit , sont conduits à son tribunal et condamnés sans appel. Ces agents ont un costume pittoresque. On les recon- naît de loin à leur turban rouge , véritable épouvantail de ceux qui troublent l’ordre. La grève du bazar est garnie de grandes barges chargées des productions des divers districts de l’île. Chaque nature de produit occupe des places qui lui sont réservées : là sont des sacs de farine de riz; plus loin les légumes frais ou secs; ici des tas de bétel, des étoffes communes , des aiguilles à coudre. A un des angles est la poissonnerie, divisée en deux portions, 1 une pour le poisson frais dont elle regorge , et l’autre pour le poisson fumé ou desséché au soleil. La baie d’Amboine est tellement poissonneuse , qu’elle fournit abondammentàla nourriture de la pqpulationmalaise, qui en vit presqu’exclusivement. Les scombres-bonites y sont mul- tipliés outre mesure. Les vendeurs de fruits, de jouets d’enfants et de bonbons occupent les bancs du centre. Nul peuple peut-être sur la terre ne fait une plus grande consommation de friandises que les Malais ; aussi les confiseurs et les pâtissiers sont-ils à Amboine à profusion. Certaines de leurs pâtes et de leurs marme- lades seraient prisées , môme en Europe , et leur débit prouve le nombre des amateurs. Des femmes tiennent des petites échoppes où les passants trouvent du thé et divers autres breuvages du pays. Avec le riz on fait des vermicelles aromatisés de bien des manières et qui plaisent au goût malgré les epices dont ils sont surchargés. Non loin du bazar est le temple du culte luthérien; c’est un vaste édifice , élevé en 1780 par le gouverneur Van Pleuren , et qui n’a rien qu’on puisse citer ; une petite chapelle , servant de suc- 176 VOYAGE cursale , est placée dans un autre point de la ville. De catholique qu’était la population européenne, sous la domination portugaise, elle est devenue protestante en passant sous le joug de la Hollande. Toutefois les chrétiens sont en petit nombre, car les Malais sont restés fidèles au mahométisme et les Chinois à leur panthéisme; mais il est juste d’avouer que les Hollandais laissent à chaque culte la plus grande liberté , et qu’une tolérance générale règne entre les diverses religions , sous l’autocratie toutefois du pouvoir européen. Le quartier Malais forme l’aile septentrionale de la ville d’Am- boine. Vaste et très-peuplé, ce quartier renferme une population misérable, presque exclusivement adonnée aux travaux manuels et surtout à la pèche. L’intérieur des maisons est démeublé, et l’extérieur les fait ressembler à de chétives cabanes. Des Javanais , des Budjis , des Célèbes et des naturels de Ternate et de quelques autres Moluqucs, se sont établis avec les Malais dont ils ont les costumes et les mœurs ; mais, bien que se ressemblant, ces hommes portent avec eux le cachet de leur patrie , car on les reconnaît dès la première vue. Les Amboinais sont, dit-on , orgueilleux et paresseux. La parure et la mollesse sont le but de toutes leurs actions, et en cela seulement gît pour eux le bonheur. Leur aversion pour le service militaire est des plus fortes ; dans les troupes auxiliaires des Hollandais ils passent pour être d’une insigne lâcheté. Leurs femmes sont de petite taille et généralement laides ; celles qui sont libres portent le sarong de couleur ou une sorte de tunique noire , tandis que les esclaves sont vêtues du sarong surmonté d’une sorte de gilet de toile blanche. Cette couleur est chez elles la marque de l’esclavage. Le luxe des Malaises riches consiste en un nombreux cortège de filles esclaves qui les accompagnent dans toutes leurs sorties ; elles affectionnent les tissus noirs , par suite du goût de leur race pour cette couleur consacrée au deuil. La mode ne leur a point appris à porter des souliers. Les Malaises qui ont épousé des Européens ou qui vivent avec eux , se sont dévouées à porter une chaussure ; mais toutes , libres ou esclaves , relèvent leur chevelure sur le sommet de la tête, avec un large peigne d’écaille travaillé à jour. J’ai déjà dit que leurs cheveux sont oints d’essences et d’huiles odorantes avec un soin minutieux , et que le bétel 1 quitte peu leurs lèvres. ^ Le Camoëns, dans la Lusiade, dit (chant VII) : « que Vasco de Gama en AUTOUH DD MONDE. 177 Les Oraogs-Cayas ont conservé , dans les jours de gala , le vieil habit européen du siècle passé; je n’ai pu que sourire en les voyant se présenter chez le gouverneur avec un habit à la hollandaise, des culottes courtes de satin , des bas de soie noirs et des souliers à boucles d’or ! Chacun d’eux , fort embarrassé dans ce costume gênant, était suivi d’un nombreux personnel d’esclaves, bien qu’un seul ait pour unique fonction de porter la canne distinctive du rang du maître , canne à pomme d’argent ou à pomme d’or, suivant l’importance des fonctions de l'Orang-Caya , décoré de cette preuve de confiance de la part du gouvernement. Les docteurs Harloff et Merklein me peignirent les mœurs des indigènes comme entachées de la plus affreuse dissolution. Les femmes malaises ne connaissent de l’amour que ses déréglements, et les raffinements de leur lubricité surpassent ceux de Caprée. C’est , au plus tard, vers huit ou neuf ans que les jeunes filles effeuil- lent leur couronne virginale, et encore bien souvent n’attendent- elles pas cette époque. On dit cependant qu’elles ne font le plus ordinairement ce sacrifice qu’en faveur de l’objet de leur prédilec- tion, et un employé de la colonie me citait ce trait d’une jeune esclave pressée par le maître qui l’avait achetée , lui répondant : « Vous êtes possesseur de ma liberté , mais vous ne le serez jamais de ma personne , car celle-ci s’est donnée à un autre. » La principale branche d’industrie des Malais pauvres est la pêche, qui fournit grandement aux besoins de leur famille. Ces besoins ne sont pas nombreux , car un peu de riz , du poisson , de l’eau , quel- ques bottes d’herbes sur quatre piquets , fournissent aux besoins matériels de la vie. Les quantités de poissons qui pullulent dans la haie d’Amboine passent toute idée; et, malgré la prodigieuse con- sommation qui s’en fait chaque jour, ces masses ne paraissent pas éprouver de diminution. En arrivant à Amboine, par mer, on croit arriver dans une grande pêcherie , car les contours de la baie ne Présentent que labyrinthes de filets faits en bambous et en treillis do rotangs, ou des sennes mises à sécher, ou des Malais lançant * recevant audience du calicut de Samoriu, vit près du monarque un vénérable “ vieillard qui lui donnait de temps en temps des feuilles de bétel, herbe aro- ” malique que les Orientaux sucent continuellement ». (Traduction de Castera.) le Camoëns prend ici l'enveloppe pour le contenu. Le bétel étant un mélange 'le poivre-bétel (fruit) d’arec ou cachou et decbaux. III. 23 VOYAGE 178 lepervier, ou des pêcheurs tendant des lignes armées d’ameçons fabriqués dans le pays. Le milieu de la baie est sillonné par des pirogues légères ramées avec agilité , et que les bonites et les thons suivent. Un homme placé à l’arrière , avec un sac , jette un appât, d’autres laissent traîner de longues lignes , et les bonites voraces se laissent prendre avec une facilité qui étonne. Les scombres sont très-estimés, et il se fait de grandes salaisons de chair ferme et compacte qui s’exportent pour les autres îles. Les Hollandais ont mis en circulation , pour remplacer les mon- naies d’or et d’argent , des billets de différentes valeurs ; mais les plus communs sont d’une roupie. Le billon est remplacé par des morceaux de cuivre appelés copangs, sur lesquels sont frappées les lettres de la fonderie , et qui valent un ou deux sous de Hollande , c’est-à-dire six liards à trois sous de notre monnaie. Batavia est la seule ville où il soit frappé des florins à l’effigie du roi de la Néer- lande. Jusqu’en 1795, la compagnie d’Amsterdam avait seule le privilège de gérer les possessions des Indes orientales; dans les dernières années, cette compagnie , par suite de pertes énormes, éprouvait de grands déficits, et l’occupation française ne fit que précipiter sa ruine. L’État se chargea dès lors de l’administration de ces riches et importantes colonies. A la paix de 1814, la Hollande rentra en possession de Java et des Moluques, dont les Anglais s’étaient emparés , et réorganisa un personnel bien autrement fastueux que celui qu’employait autrefois la compagnie. Le gouvernement forma des régiments de Javanais et de Malais , en ayant soin de faire les cadres avec des soldats européens de confiance et des officiers éprou- vés , et les envoya dans des îles éloignées de leur sol natal. La gar- nison d’Amboine se trouve composée de quatre compagnies de flan- queurs , ayant cent vingt hommes chaque , et de détachements de pionniers et d’artilleurs. Ces soldats , vêtus de coton blanc , sont bien tenus et soumis à une discipline sévère ; ils manœuvrent avec ensemble et précision, et prennent un soin minutieux de leurs armes. Au moment du passage de la Coquille, on m’assura que les dépenses de la colonie étaient de beaucoup supérieures à ses revenus, et que tôt ou tard il faudrait porter la hache dans le luxe des employés qui en dévoraient la substance. Comme ce cas est aussi celui de la France , je me suis procuré AlITODR Dü MONDE. 179 quelques renseignements qui peuvent avoir leur utilité. Le gouver- neur a 3000 roupies par mois , et reçoit les ordres du gouverneur général des Indes , qui réside à Batavia. M. Merkus, le gouverneur actuel, est arrivé à Amboine, le 28 octobre 1822, avec le titre de fiscal , mais il avait rempli auparavant les fonctions de secrétaire- général à Java. Parmi ses devoirs , on range en première ligne des tournées régulières qu’il doit faire , chaque année , dans les comp- toirs soumis à son autorité, pour véritierla gestion des résidents. Il préside le grand conseil , et les sentences portant peine de mort ne sont exécutées qu’après sa sanction. Il a pour sa correspon- dance et ses travaux un secrétaire du gouvernement et douze commis ayant divers titres. La colonie a , en outre , trois magis- trats , seize administrateurs , divers agents , un notaire , un directeur de la poste , un comité de vaccine et deux ministres protestants. L’état-major est composé d’un colonel commandant les troupes ; d’un lieutenant-colonel ; d’un capitaine et d’un lieutenant du génie ; plus un directeur du matériel d’artillerie , avec un capitaine et un lieutenant de son arme; un inspecteur et un adjoint;. un chirur- gien-major et six officiers de santé de 2e classe. Un bataillon du 26e régiment d’infanterie de ligne, formé d’Européens , renforçait la garnison ; il comptait sept officiers d’état-major , six capitaines , six lieutenants , douze sous-lieute- nants. Les pionniers avaient un capitaine et un lieutenant; les ortilleurs, un capitaine, un lieutenant et deux sous-lieutenants. M. Moorices recevait 1000 roupies par mois , M. Stijman , 700 , et les autres grades en proportion. Aussi quelques années de séjour dans les îles de l’est , avec de l’ordre et de l’économie , permettraient de retourner en Europe avec des ressources honnêtes. Les comptoirs qui dépendent d’ Amboine 1 sont : Ilila , Ceram , * Les Hollandais possèdent, en outre, dans l’Archipel indien, des comptoirs à Bornéo et a Sumatra; cette dernière île, la plus occidentale des îles de la Sonde, hl.OoOmilies de longueur sur 163 de largeur et une population évaluée à 5,000,000 d’ âmes. Le tort Marlborough ou Bancoulen , sur la cûlc.S.-O., est le chef-lieu de la compagnie anglaise , et Padang, à 500 milles au N.-O., est dévolu aux Hollandais. Java, exclusivement aux Hollandais, a 600 railles de longueur et 95 de largeur; en ISIS on évaluait sa population à 4,596,611 habitants , parmi lesquels on comp- tait 81,518 Chinois; la capitale, ou Batavia, renfermait 352,015 habitants dans celle même année, en y comprenant 81,518 Chiuois. Samarang est un port de la 180 VOYAGE Manipa, Saparoea, Bourou, Nussalaut, Haroeko, Banda, Ter- nate et Menado ( Célèbes ) l. Le climat d’ Amboine n’est pas aussi malsain que celui de la plu- part des îles environnantes ; toutefois , à la suite des variations qu’apportent les changements de mousson éclosent des maladies graves et qui font de nombreuses victimes. J’ai publié dans mon Voyage médical les faits qui étaient parvenus à ma connaissance sur les affections morbides propres à Amboine et sur l’épidémie de choléra qui a ravagé cette île en 1823 ; je n’y reviendrai pas. côte N.-E., et Sourabaya est à l’est de Samarang. Les Célèbes ont 500 milles de longueur sur 150 milles de largeur, Menado en est le chef-lieu; enfin Amboine, longue de 52 milles sur 10 de largeur, avait, en 1796, 45,252 habitants, la plupart mahométans. l Hila a trois officiers et un chirurgien de 3° classe; Céram , un lieutenant et un sous-lieutenant; Manvpa, un sous-lieutenant; Saparoea, un capitaine deux lieutenants et un chirurgien de 5' classe ; Boreo ou Bourou, un sergent; ]\ussa- laut, un lieutenant en second; Haroeko, un capitaine, trois secondslieutenants; Banda, un lieutenant-colonel, un second lieutenant, major de place, un inspec- teur de 2e classe , un chirurgien aide-major, un sous-aide, et un pharmacien de 5' classe ; la garnison est formée par un bataillon du 24° régiment de ligne ayant quatorze officiers, plus un capitaine de pionniers et un capitaine d’artillerie; l'cr- nate, un major commandant, un inspecteur administrateur, un hôpital militaire avec trois officiers de santé, un bataillon d’infanterie ayant neuf officiers, une com- pagnie d’artillerie ayant deux lieutenants ; Menado, un lieutenant et un chi- rurgien aide-major. Chacune de ces îles a de plus pour principale autorité un résident. AUTOUR DU MONDE. 181 CHAPITRE XX. TRAVERSÉE d’AMBOINE AU PORT-JACKSON, PAR L’OUEST ET LE SUD DE LA NOUVELLE-HOLLANDE (du 28 octobre 1823 ac 17 janvier 1821); SÉJOUR AU PORT-JACKSON DE LA NOUVELLE-GALLES DU SUD (DD 17 JANVIER 1824 AD 20 MARS SUIVANT). Cette Botany-Bay, seuline d’Albion, Où le vol, la rapine et la sédition, En foule sont venus, et, purgeant l’Angleterre, Dans leur exil lointain vont féconder la terre. ^Delille. ) La matinée du 28 octobre nous vit livrer à une brise légère du S.-E. les voiles de la Coquille, et en quittant Amboine nous saluâmes la ville de onze coups de canon , que nous rendit la corvette la Comète. Nous étions en vue des îles d’Amblaw et de Bourou le 31 , et le 4 novembre nous restâmes par le travers de File brûlante ou du Volcan , îlot conique couronné par un cratère bien dessiné , dont la surface est couverte de scories , et qui ne parait pas avoir de végétaux. Le 11 nous apparurent les îles de Wéther , des Chiens, Babi et Gambing. Cette dernière, haute et ravinée, est très-boi- see ; des cabanes , bâties au milieu des bosquets , s devaient sui les coteaux disposés en gradins. Le 12 , nous naviguâmes dans le canal qui sépare Ombay de Timor , et en vue de ces deux îles. Au soir , un de ces orages violents des Moluques se développa avec cette / 182 VOYAGE soudaineté qui étonne profondément, car le ciel se voila de noir et les longs roulements du tonnerre , entremêlés de grains de vents ou de pluie, résonnaient au loin sur la mer. Le fluide électrique sillonna plusieurs fois de suite les nues, et frappa plusieurs points de la côte orientale sous laquelle nous étions sousventés. De la corvette, le spectacle avait quelque chose de terrible , de voir des quartiers de rochers volants en éclats sur les falaises ou des arbres brisés par la foudre. Ces orages se forment avec rapidité et passent vite ; mais ils se renouvelèrent chaque soir , tant que dura notre navigation dans les mers de Timor. Le 14, il nous fallut louvoyer entre 'Pantar , Ombay , Timor et Lamblin. Nous espérions relâcher à Dilly, chef-lieu de l’établissement des Portugais, sur la pointe N.-E. de Timor , afin d’y prendre des rafraîchissements ; mais nous eûmes le chagrin d entendre donner l’ordre de continuer de faire route sans nous arrêter à ce port , et comme on nous y avait for- mellement fait espérer une relâche , nous avions remis à y faire l’approvisionnement des vivres frais pour la table de l’état-major , qui acquit ainsi la triste conviction qu’il nous faudrait faire trois mois de traversée, par les rudes mers du Sud de la Nouvelle-Hol- lande , dans le denûmcnt le plus absolu. Chacun de nous se sentait , sous ce rapport, plus malheureux que les matelots, car nous n’avions plus, pour toute nourriture, que des restes de vieux lard salé, à demi corrompu , du biscuit vermoulu rempli de vers , et pour bois- son une eau ferrugineuse formant, avec un tafia de riz , un fort mau- vais grog; ajoutez à cela des brouillards épais, une mer déchaînée et toujours creuse, un roulis et un tahgage continuels, le passage brusque de l équateur aux régions australes , et Ton concevra de quelle somme de misère cette traversée nous fit payer notre impré- voyance. Quelques sacs de riz , pris à Amboine , auraient été notre providence , s’ils n’avaient pas été infestés par les crottes de souris et par les cancrelas ( blattes ) ; ces derniers insectes dégoûtants s’étaient si prodigieusement multipliés h bord , qu’ils transformaient nos étroites cabines en lieux de supplice. Répandus par myriades, ils souillaient les aliments , corrompaient l’eau et troublaient notre sommeil. Leur voracité s’attaquait à tout, même à l’encre, qu’ils vidaient sans en laisser une goutte , et le cuir disparaissait sous leur insatiable appétit. Je n’aurais jamais cru à toutes les misères que cet insecte peut apporter avec lui , si je ne les avais pas éprouvées ; AUTOUR DU MONDE. 183 chacun de nous , dans la campagne de la Coquille , peut dire que ces blattes s’adressaient surtout, pendant la nuit, au rebord des ongles des orteils des personnes endormies, qu’elles déchiraient. Pour en finir avec cette véritable harpie , ce fut notre fléau durant tout le l'este de la campagne. Mais après avoir longtemps été la pâture d’une grosse espèce , nous changeâmes pour une autre , petite de taille , mais encore plus vorace que la précédente , et l’emportant sur elle par une multiplication vraiment effrayante. Nous renon- çâmes, M. d’Urville et moi, à nos cabines; et pendant plus de dix mois , tant que dura notre navigation entre les tropiques , notre lit se trouva être une natte de sauvage jetée sur le pont, et que les averses pluviales ne nous faisaient même pas quitter. Malgré ces alternatives de temps à grains, d’orages, de ciel sombre faisant place à des heures sereines , à une atmosphère embrasée , la mer de ces parages torridiens recélait une variété prodigieuse d’êtres de toutes sortes , et , le 16 , non loin des îles Savù , je vis passer le long du bord une belle carinaire vitrée , nageant avec son animal, puis un nautile pompilius avec son poulpe; mais une brise fraîche nous faisait faire bonne route , et mes yeux perdirent bientôt de vue ces animaux précieux et inconnus , en ne me laissant que des regrets. Des fous de diverses espèces et surtout les fous de Savù, décrits par Pérou l, entouraient le navire. Ils nous annoncèrent le voisinage de la grande Savù, que nous côtoyâmes au nord, à quatre milles au plus. Cette île, de médiocre hauteur, est peu boisée ; d’entre quelques palmiers se dessinaient les cabanes, près desquelles des troupeaux paissaient en liberté. Un résident hollandais y séjourne pour faire expédier aux Moluques de la viande de boucherie. Après Savù, nous vîmes Benjear, dont la surface est nue et rougeâtre ; cette îlette , placée à peu de distance de la précédente, est plus petite; ses côtes, déchirées et couronnées par quelques maigres cocotiers , ne sont point éloignées du nouveau Savù, autre île qui est aplatie ou peu élevée au des- sus de la surface de la mer, et que rend remarquable un haut rocher creusé de manière à ressembler , de quelques milles , à un navire à •a voile. Le 26, la mer était rouge de sang par larges places, et cette coloration était due à des crustacés d’une grande ténuité 2. » Sula sabuensis, Pérou. 2 Ce phénomène a été mentionné par d’anciens navigateurs. Desbrosses ( voyez 184 VOYAGE Le 1" décembre, par 13° de latitude S. et 110“ de longitude occi- dentale , nous communiquâmes avec le navire baleinier The Melam- tho, parti de Londres le 17 juillet 1822, et qui nous apprit l’entrée des Français en Espagne. Ces nouvelles nous émurent vivement , et le capitaine Folger nous donna tous les détails qu’il possédait à ce sujet. Le Melantho , fin navire de trois cent soixante-dix ton- neaux , n’avait encore capturé que quatre baleines ; mais on espé- rait mieux de sa croisière, projetée en mars, sur les côtes du Japon. M. Folger ne croyait pas à l’existence des îles Trials sur le gisement desquelles il avait passé sans avoir connaissance d’aucune terre. Le 11 , le commandant de la Coquille se trouva sur la position que les cartes françaises donnent à ces îles , sans être plus heureux ; car il fit jeter un plomb de sonde , filé à deux cents brasses , sans obte- nir d’indice de fond. A partir du 15 décembre jusqu’au 20, et dans la zone du tropique du Capricorne , nous eûmes fréquemment des calmes et de beaux jours. Les animaux pélagieus pullulaient dans ces eaux échauffées ; aussi étais-je absorbé par les soins qu’ils demandaient pour être peints , décrits , et pour leur préparation. Des milliers de janthines violettes , de tailles variables , mais munies pour la plupart de leurs grappes vésiculeuses , voguaient de compagnie et scintillaient de lueurs phosphoriques. Des hyales, des cléodores, des rhizophyses et des salpa, comptaient dans ces parterres marins de curieux indi- vidus. Mais , à partir du 22 , à mesure que nous nous élevions dans les latitudes méridionales , les vents prenaient de la violence , la mer se creusait , les nuages voilaient le ciel. Dès le 29 , notre vue n’errait plus que sur des vagues profondes , dans une atmosphère d’épais brouillards. Les nuits étaient froides et humides , et la mer mugissante sur laquelle roulait la Coquille , cinglant à pleines voiles, n’avait pour nous récréer que des albatros , que des pétrels géants, le pétrel cendré ou de Lesson , et le prion de Forster. Le 1er janvier 1824 fut fêté par les officiers avec un enthou- siasme des plus vifs; nous nous trouvions alors par le travers de 1» côte méridionale de la terre de Diémen ou Tasmanie. Depuis long' t. I, p. 552) dit : « Vers 35° 50', la mer était toute rouge par des insectes ma11' tionnés par Sebald de Vert : ce sont des poux cornus, blancs comme du cristal) marqués sur la tête d’une tache couleur de feu. » ( Voyage de Jacques Lemaire cl Schoulcn.) AUTOUR DU MONDE. 185 temps notre table ne réunissait plus que des visages moroses et affa- més , et M. de Blosseville venait , en retrouvant dans sa cabine les deux dernières boîtes des préparations d’Appertdont il s’était muni à Paris , de rencontrer l’unique moyeu de les dérider. Une poularde et des haricots tendres , datant de trois années , nous furent servis en ce jour et occasionnèrent la plus agréable des surprises. Gloire, vaine chimère des voyageurs , que tu étais pâle en face de ces appé- tits savourant jusqu’aux os de cette fastueuse volaille ! le manger le plus délicat que jamais j’aie connu , car, au Port-Jackson , nos palais se blasèrent vite et oncques depuis ne revint, comme dirait Montaigne , cette ferveur des dents. Le 7 , un de nos matelots les plus adroits, le nommé Jude, harponna un delphinaptère de Pérou; cétacé long de cinq pieds huit pouces , pesant cent vingt livres , et portant un riche camail noir sur le satin du reste du corps. Des yeux verts, un long museau effilé et point de nageoire dorsale, font de ce dauphin une espèce fort remarquable. La jolie physale mégaliste fut l’heureuse messagère qui nous annonça les approches de la Nou- velle-Galles du sud, et le 17, au matin , nous vit entrer dans le Port-Jackson , ce chef-lieu des établissements de la Grande-Bretagne, dans l’Australie. En France on ne connaît généralement que Botany- Bay. Seul , ce nom s’identifie avec l’idée des établissements de con- 'icts, ou déportés exilés par la mère-patrie à la Nouvelle-Hollande. Mais Botany-Bay, abandonné pour le Port-Jackson , la plus vaste |-ade du monde, ne doit plus figurer que pour mémoire dans les récits des modernes voyageurs. C’est donc le 17 janvier 1824 que l’ancre de la Coquille tomba sur la rade de Sydney , à l’extrémité la plus avancée du Port-Jackson , -vu milieu d’une forêt de mâts 1 , et non loin de la corvette de guerre The Tees. Nous saluâmes le pavillon anglais de vingt et un coups de canon que nous rendit la batterie de Davvn. MM. Pipers et Nicholson , officiers de port , vinrent s’enquérir des motifs de notre relâche, et M. Powel, capitaine du Ramhleur, célèbre par ses découvertes dans l’Archipel de Shetland, s’empressa de nous offrir ses services. Nous ne tardâmes pas à recevoir aussi la visite de M. Deps, capitaine de l'Endeavour, dont nous avions fait la con- naissance à 0-ta'iti. Il nous avoua qu’il nous croyait naufragés, ’ En 1S25 seulement, plus de 90 grands navires fréquentèrent ce port. lll. n VOYAGE 186 tant lai paraissait inexplicable le retard que nous avions mis à nous rendre à la Nouvelle-Galles du sud. 11 ajouta qu'il avait manqué de se perdre sur une île inconnue des géographes et que les naturels nomment Tongatara 1 , île peuplée par des hommes doux , hospi- taliers et de môme race que les O-taïtiens. Le 19 , M. Duperrey , accompagné de MM. d’Urville , Gabert et de Blosseville , partit pour Paramatta présenter ses lettres de recom- mandation au gouverneur général , sir Thomas Brisbane ; ce gou- verneur, astronome fort connu, membre correspondant de l’Institut de France , se montra constamment , pour notre expédition , d’une extrême bienveillance. Nous trouvâmes en lui un digne ami des sciences, et ses manières courtoises et généreuses nous comman- dèrent une sincère et vive gratitude. Tout ce qui frappa nos regards dans les établissements de la Nouvelle-Galles du sud nous donna une haute idée du génie des Anglais pour les colonisations; l’ordre et l’entente de celte nation dans les moindres détails des rouages nécessaires pour faire fonc- tionner une civilisation implantée sur des bords naguère livrés à des peuplades misérables , méritent de sincères éloges. Aussi , pendant les deux mois que je séjournai sur cette terre fécondée par des bannis, je redoublai d’efforts pour me procurer des documents susceptibles de mieux faire connaître cette colonisation agricole à ma patrie 2. Depuis longtemps les côtes méridionale, boréale et occidentale 1 M. de Blosseville a publié en France, et sous le nom de M. Deps, les détails relatifs à la découverte de plusieurs Iles, faite par ce navigateur. M. Deps m’avait remis un double des notes qu’il avait communiquées à M. de Blosseville; mais je crois inutile de les reproduire. 2 J’ai recueilli, sur la Nouvelle-Galles du sud, deux volumes in-8” de notes manuscrites , et j’ai réuni la plupart des écrits publiés sur cette partie du monde Je me bornerai donc, dans la relation que je donne en ce moment, à rapporter de simples faits de détails, ayant l’intention d’imprimer un ouvrage spécial sur la Nouvelle-Hollande. Ce vaste continent, en effet, envisagé sous les rapports histo- riques, géographiques, hydrographiques, naturels et anthropologiques, doit fournir les éléments d’un livre d’un haut intérêt. Les principales sources pour un travail de ce genre sont : Cook, La Pérouse, White, Phillipp, Lewin, Des- brosses, d’Entrecasteaux, Flindcrs, Oxley, Péron,de Freycinet, Iting, Uniacke* Wentworth , Atkinson, Turnbull, Field, Collins, Cuningham, Curr, Dawsoii, Evans , Gilbert, Hunthcr, Maquarie, Reid, Widowson, Ernest de Blosseville» Hume et lloweil, etc., etc., etc., et mes propres observations. AUTOUR DU MONDE. 187 du continent austral avaient été découvertes par les navigateurs hollandais , que l’on ignorait encore quelles pouvaient être ses limites à l’est. Sans la famine qui régnait à bord des vaisseaux de Bougainvile , à ce navigateur aurait été réservé l’honneur de mettre un terme à l’incertitude des géographes à cet égard ; mais, repoussé par le manque de vivres , Cook , qui vint après lui , ajouta ce nou- veau fleuron à ses nombreuses découvertes. Ce grand navigateur eut connaissance de la terre le 19 avril , et mouilla, le 28 avril 1770, dans un havre qui fut nommé Botany-Baij , parce que les natura- listes qui l’accompagnaient furent ravis de la beauté des plantes nouvelles et inconnues dont le sol enrichissait leurs collections. Toute l’étendue de la côte reçut dès lors le nom de Nouvelle-Galles du sud. De retour en Europe , Cook et Banks , son compagnon non moins célèbre, firent entrevoir à leur gouvernement les avan- tages que l’Angleterre devait un jour retirer de la possession de cette région lointaine. L’émancipation de l’Amérique étant un fait accompli, il devenait nécessaire, d’ailleurs, de créer un lieu de déportation pour les condamnés , en jetant les fondements d’une colonie dont l’existence pouvait un jour la dédommager de la perte de l’Amérique du Nord. Aussi Arthur Phillipp, gouverneur de l’établissement projeté, abordait la Nouvelle-Galles du sud le 18 jan- vier 1788 , et y débarqua les convicts des deux sexes 1 qui de- vaient en devenir les premiers colons. Phillipp, déconcerté de ue trouver à Botany-Bay que des sables de bruyère ( où végétaient de magnifiques plantes sans doute) , et inquiet de ne pas voir de terre franche, fit explorer les alentours et 2 eut le bonheur de rencontrer ce sol arable sur les bords du Port-Jackson , dont il prit Possession en négligeant le territoire de Botany-Bay, placé dans des circonstances tout à fait défavorables. Le Port-Jackson , d’ailleurs , Par ses baies multipliées et la sûreté de son ancrage , offrait 1 Consultez la relation imprimée de cette première ère de la colonie , sous ce htre : Voyage du gouverneur Phillipp à Botany-Bay, avec une description de l’éta- blissement de Port-Jackson et de l’île Norfolk, suivi des journaux des lieutenants Sbortland, Watts, Bail , et du capitaine Marshall, avec un récitdeleurs nouvelles découvertes. 1 vol! in-4», Londres, 1789. Il y a une traduction française en 1 vol. in-8". Paris, 1791. 2 « Thaï Bolany Bay should hâve appearedlo captain Cook in a more adventageous hgt than to governor Phillipp , is not by any means extraordinary. Their objects tvere very different. » 188 VOYAGE d’immenses avantages à la navigation, et le capitaine Hunter en releva soigneusement tous les points. Les premières cabanes qui s’élevèrent furent bâties sur la crique de Sydney , et ce nom resta à la ville qui surgit bientôt sur ces âpres bords. Le territoire, à partir de Botany-Bay jusqu’à Broken-Bay , reçut le nom de Comté de Cumberland, et les districts qu’on y enclava plus tard et successivement furent ceux de Sydney; de Bullanaming ; Petersham; Concord ; Liberty-Plains ; Botany-Bay ; Banks's-town; Paramatta; Prospect-hiU ; Toongabbee ; Field of Mars; Hunter s-hill; Broken-Bay ; Oxley ; Castle-h.ill ; Upper-Nelson ; Cast- lereagh; Cabramatla ; Minto; Upper-Minto; Airds; Appin; Hols- worthy; Cooke; Bringelly ; Evans; Richmond; Grcen-hill; Balhurst et Melville. Le nouveau comté de Northumberland , placé au nord du précédent , ne comprend que les districts de Phillipp, de Meehan et de Iiurryjunh, sur les rives de la Grose et du Hawkesburry. Le Port-Jackson , soit par son étendue , soit par la sûreté de son ancrage, est une des plus belles rades qu’il soit possible de désirer pour la prospérité d’un établissement. Il se trouve naturellement divisé en criques ou petites baies susceptibles elles-mêmes de loger de nombreux vaisseaux marchands. Son entrée est rétrécie par deux pointes avancées; mais sa longueur est de sept à neuf milles, et un seul îlot s’élève à la partie moyenne. C’était sur cette falaise isolée que l’on envoyait autrefois, en une sorte d’exil disciplinaire, les convicts incorrigibles ou coupables de désobéissance. L’emplacement occupé par la ville de Sydney se découpe en une presqu’île assez considérable , que les édifices ont peu à peu envahie, car la ville primitive, accumulée dans un étroit quartier appelé les rocs, sur le bord de la même crique, n'a pas cessé depuis lors de s’agrandir d’une manière presque fabuleuse. Sydney aujour- d'hui (1824 ) a plus d’un mille et demi de longueur, bien qu’on ne lui donne que 10,000 habitants. Il est facile de se rendre compte de ce fait , lorsqu’on songe que chaque maison, bâtie à un simple rez-de- chaussée, est entourée d’un parterre sur la rue et d’un jardin en arrière. C’est le vrai cottage que les Anglais aiment par dessus tout, en meublant l’intérieur avec le comfort qui rend la vie intime, douce et agréable : leur Sweet home enfin. Les rues, tirées au cor- deau, se coupent à angles droits et occupent tout l’espace qu‘ sépare Sydney-Corc de Lane-Cove , ou Cocklc-Bay , et l’intervalle qi*1 189 AUTOUR DU MONDE. isole la batterie de Daw» de Brickfield; de sorte que la maison, iong temps décorée du nom d'ullima, parce quelle était isolée et loin de la ville, se trouve enclavée actuellement dans son enceinte, en dedans de la barrière. Les métamorphoses que Sydney subit chaque année , renouvellent sa face de manière à la rendre méconnaissable , et cette ville , de l’enfance est presque sautée à la virilité sans pas- sages que l’on puisse signaler. Il semble qu’une fée ait touché de sa baguette magique les rocs qui hérissaient cette portion de la côte pour les transformer en édifices. Elle doit beaucoup au gou- verneur Maquarie , qui avait le goût le plus vif pour le mortier et les maçons, et qui, pendant tout le temps qu’a duré son gouver- nement , a donné de l’occupation a la truelle. Mais peut-êtie aime- rait-on mieux voir gravé dans le cœur de chaque habitant le nom de celui qui a doté Sydney d’une foule de monuments utiles , que de lire sans cesse ce nom gravé, imprimé ou peint sur leurs façades , avec ces mots : « érigé par le gouverneur Maquarie. » Le nom je l’ai lu vingt fois dans une seule rue’. — Mais il est juste davouei que l’essor donné à la prospérité de Sydney par cet administra- teur, a été des plus grands, et c’est même cette prospérité trop rapide, m’assura-t-on, qui fut cause de son rappel. Vue d’une hauteur qui la domine , cette ville présente à l’œil un admirable panorama ; la masse de ses maisons, entre lesquelles se font remarquer quelques édifices publics , est surmontée pai les nombreuses flèches des mâts agglomérés daus son havre. V is à vis, Ridepark, résidence du gouverneur, jette par ses délicieuses plan- tations un immense rideau de verdure. Partout est la vie, le mou- vement. L’activité du commerce et le besoin de luxe se font jour a travers les rues populeuses. Les magasins de 1 État et les ateliers de l’arsenal occupent les rives de Sydney-Cove. Au-dessus des rocs , Surry-Lane , proche le fort Phillipp , est l’hôpital militaire ; Plus loin s’élève, sur un haut coteau, le grand hôpital, bâti en 1814, composé de trois corps de logis, ayant leur premier étage entouré d’une large galerie couverte , destinee à être poui les malades un Heu de promenade accommodé à 1 influence de la tempeiatuie. Parmi les autres établissements que l’on puisse citer, j’indiquerai la halle couverte, non encore terminée (1824); 1 église Saint- lames; le palais de justice; divers refuges pour les convicts; un hospice pour les vieillards condamnes et infiimos ; les banacks ou 190 VOYAGE les casernes pour la garnison , ayant un vaste champ de manœu- vres, et qui forme une longue construction sur le coteau qui domine Cockle-Bay. Dans les rues, le promeneur rencontre de jolies maisons, bâties en un grès friable ou en briques cuites, couvertes en lattes de bois peintes en bleu , plus rarement en tuiles , n’ayant qu un étage pour braver la violence des vents qui soufflent d’une manière desordonnée pendant l’hiver. L’hôtel du gouvernement occupe le versant oriental de Sydney , dans une position choisie avec bonheur; de construction mesquine, rien ne recommanderait cet édifice que ses écuries bâties en style moyen-âge écrasent. Son parc, où les chênes croissent avec vigueur, où les mimosas et les encalyptus s’unissent pour contraster, par leur étrangeté , avec les arbres de nos climats, où les kanguroos s’ébattent, où des cygnes noirs jouent; son parc, émaillé de fraîches pelouses, est un lieu de promenade vraiment plein de charmes. Au milieu de Hidepark a été dressée une colonne sur laquelle sont gravés les milles qui séparent les divers points colonisés de la métropole. Puis les écuries que je viens d’indiquer, bâties non loin du rivage du port Lachlan , ressemblent à un vieux château du temps des croisades, avec huit tours, des créneaux, des ogives, avec roses et lancettes. Cet édifice , qui a coûté des sommes considérables , m’a paru de bien mauvais goût : il en est de même de la porte de Sydney, exécutée d'une manière assez médiocre , en forme de para- clet ou d’autel gothique. M. Maquarie était encore dans toute la ferveur de sa verve architecturale lorsqu’il jeta les fondements dune église catholique, dans le S. -O. de la ville, à l’angle d’un vaste champ de bataille; mais 1 arrivée du commissaire Bidgge, envoyé par la chambre des communes 1 pour s’enquérir de l’état de la Nouvelle-Galles du sud, vint faire suspendre ces travaux dont il défendit la continuation. Le rappel de M. Maquarie, qui ne se fit pas attendre, vint faire délaisser toutes ces entreprises, oné- reuses pour la mère-patrie , mais d’un haut intérêt pour la colonie qui était appelée à en profiter. Lors de notre passage à Sydney, l’effet produit par le rapport du commissaire Bidgge était loin d’ètre dissipé ; quelques personnes ) Report ofthe commissioner of inquiry inlothe state oflhecolouy ofnew soutli wales ; ordered by the bouse of couinions, lo be printed. 177 in-folio (19 juin 1822), signed John Thomas Bidgge, lo Bail Balhurst. AUTOUR DU MONDE. 191 accusaient ce long mémoire d’ètre plein (le petites choses ou, en d’autres termes, d’être l’écho de mille commérages, et de traiter avec une sévérité injuste les bonnes intentions de M. Maquarie. Mais ce gouverneur eut autrement à souffrir d’un pamphlet 1 dans lequel on l’accusa d’ètre négligent, dissipateur, arbitraire, igno- rant, clairement inhabile à remplir la tâche que lui avait confiée le ministère, et ce libelle était terminé par cette phrase cruelle : « qu’il fallait être fou pour faire élever des pilastres et des colonnes, lorsque des colons manquaient de toit pour sabiiter. » J ignore ce que de telles rumeurs peuvent avoir de fondé. L’erreur de l’ad- ministration de M. Maquarie a pu être de chercher à donner un vaste essor à la colonie quil dirigeait, mais cette eneui est celle d’une âme généreuse, et son souvenir doit rester dans le cœur des colons reconnaissants. Sydney 2 est la capitale de la Nouvelle-Galles du sud. Elle possède deux écoles pour l'éducation des enfants; un etablissement, fondé en 1800 par le gouverneur King, pour les filles orphelines; une banque, établie en 1817, avec un capital de 20,000 livres sterlings; une société auxiliaire de la Bible, et une institution, fondée en 1 81 / , sous le nom de the new suulh rodes sunday school. Elle publiait, en 1823, une feuille hebdomadaire intitulée Sydney-gazette, que ne remplissaient guère que les actes administratifs relatifs à la colonie ou des extraits des journaux d’Europe. Cette ville est la résidence des grands commerçants , fixés , pour la plupart , dans les rues Pitt et Georges. Les objets d’Europe affluent dans les boutiques, mais leur prix est élevé : la main-d’œuvre y est aussi fort chère. Les alentours approvisionnent le marché, qui se tient *e jeudi. La campagne, au nord de Sydney, est généralement nue, rocail- leuse et garnie d’arbres chétifs. Au sud, sur la route de Botany-Bay, elle est recouverte d’une belle végétation, propre à la nature maigre i Letter to Earl Bathurst, Bythe honourable h. Grey Bennet (the Edimburg •ewiew fév. 16“25, n° 75) , . , , ^ Celte ville gît par 55" SI’, 44" de lat. sud, et 148» 54 00" de long .or, en talc (le fort Maquarie). La tour de Maquarie, élevée de 76 pieds a partir du sol, et cvm . , a • offre, en mer, une élévation de 555 pieds. Ue fort Maquarie). La tour de Maquarie, u* - * ™ à 277 pieds au-dessus du niveau de la mer, offre, en mer, une élévation de 353 p.eds. M. Oxlcy porte la variation de l’aiguille aimantée a 9 degrés. Cette tour est dis- '-'AlCj pui le Id Vdl ldliuu uv » tante de Sydney de trois milles. 192 VOYAGE du sol, qui est pierreux ou arénacé. L’eau douce manque à la ville pendant les fortes chaleurs, qui durent à peu près trois mois. Dans cet intervalle de temps, on va puiser l’eau d'une crique , placée au nord , où elle stagne dans des trous qui la retiennent ; elle se vend dans les rues à un prix relativement élevé ; c’est au point que quel- ques habitants utilisent pour leurs ménages l’eau qui provient d’une machine à vapeur. Il n’y a pas jusqu’au bois à brûler qu’il faut payer fort cher et tirer de loin. Paramatta , la seconde cité de la Nouvelle-Galles du sud , bâtie dans une vaste plaine unie, ressemble à un grand village, tant sont espacées et basses les maisons des habitants, presque tous artisans ou laboureurs. Les seuls monuments qui appellent l’attention sont l’église et la demeure de l’évêque protestant, M. Marsden, chape- lain principal de la colonie ; Rose-hill ou la maison de campagne des gouverneurs; l’hôtel de Paramatta, etc, Cette ville, distante de quinze milles de Sydney, possède quelques institutions littéraires et une société d’agriculture. Les terres qui l’environnent sont fertiles et de rapport; la rivière, qui donne son nom, part d’un embranchement supérieur du Port-Jackson et est navigable pour de petits bateaux. Windsor, à 35 milles de Sydney, dans le N. -O., occupe le som- met de la colline anciennement nommée Green-hill , au confluent de Creek-Sud et du Hawkesbumj ; c’est un grand hameau, sans édifices remarquables, entouré de nombreuses fermes placées an milieu de terres productives. Comme Windsor, des villages ten- dent à prendre la physionomie de villes : tels sont Richmond , Pitts-Town , etc. Le Hawkesburry, navigable pour des bâtiments de cent ton- neaux, cesse de l’être à quatre milles de Windsor. Cette rivière, qui se perd à la mer, à Broken-Bay, occasionne fréquemment des débordements sur le territoire de cette ville, grossie qu’elle est par les eaux de la Nepean, de la Weragambia , et de la Grose, et p°r les torrents qui descendent des montagnes. Ses crues subites ont entraîné des fermes et ravagé de vastes espaces de terres ensemen- cées ou couvertes de récoltes. Liverpool, élevée récemment à vingt milles de Sydney, dans le S-.O. , tend sans cesse à s’agrandir; elle a été fondée par le g°u' verneur Maquarie, en 1816, sur les bords de la rivière Georges. AUTOUR DU MONDE. 193 qui va se perdre dans la baie botanique , et qui est navigable pour des barques d’une vingtaine de tonneaux. Cette petite rivière est soumise , comme le Hawkesburry, à des débordements qui ne sont ni aussi violents ni aussi désastreux. Liverpool tend à s’accroître par le nombre des colons qu’y attire la fertilité de son sol , et sur- tout par la proximité des districts gras et plantureux des cinq îles et de Cahramatta ; mais sa vraie richesse est son voisinage des excel- lentes terres qu’arrose la Nepean , et qui forment de vastes plaines au sud, terres dites Cow posture, en commençant à trente milles de Sydney pour s’étendre jusqu’aux montagnes Bleues qui les enclosent à l’ouest. Le canton des cinq îles ou d ’lllawara est lit- toral, à partir de la pointe Bass jusqu’au havre shoal haven; sa fertilité est des plus remarquables , sans contredit ; mais ce qui le rend plus précieux est la masse de coquilles qui servent à fabri- quer de la chaux et qui s’y trouvent en bancs épais. Les amas de ces tests ont occupé les Anglais colonistes, et ils supposent, au dire de Wentworth , qu’ils sont dus aux naturels assemblés sur ce rivage pour la célébration de leurs fêtes ou Coroboris; quelques autres veulent que ces amas d’huîtres soient dus au changement de lit de la rivière dont les eaux saumâtres les auront charriés sur ce point. C’est là que croisent avec vigueur les beaux cèdres australiens ( cedrela toona ) \escedar Irees des colonistes, qui fournissent un bois compacte et estimé pour les constructions. Par ce résumé on peut juger de l’importance des établissements qui se forment comme par enchantement sur ce continent naguère inconnu; le sol se couvre de fermes isolées, de villages épars, tels que Castlereagh, Prospect-hill, Regent’s-vüle , Wil-berforce , Enne- Plains, etc., etc. Les défrichements marchent avec vigueur, jusque sur les flancs mêmes des montagnes Bleues , et les vallées d’O-Con- nell, de Sydmouth, de Maquarie, à l’ouest des monts, nourrissent déjà dans leurs grasses prairies de nombreux troupeaux de moutons ou de tètes bovines. Bathurst, à cent trente-six milles de Sydney, que je visitai dans une excursion à travers la chaîne des montagnes Bleues , se peuple chaque jour de nouveaux colons. Il n’est pas jusqu’à Wellington s Valley, à deux cent dix milles dans l’intérieur, qui ne voie des fermes partielles s’agglomérer auprès de la grande ferme du gou- vernement. En remontant la côte , dans le nord , on trouve , à cin- i VOÏAGE 194 quante-deux milles du Port-Jackson , l’établissement de New-Caslle (par 32° 58' de latitude sud), sur la rive sud du Port-Ilunter. Lieu de répression pour les convicts incorrigibles, New-Castle a une population de condamnés forcés d’exploiter les mines de houille de Coal-river ou rivière au charbon ; et , lorsqu’ils essaient de fuir dans les bois, les naturels , dressés comme des limiers pour leur donner la chasse , se mettent à leur poursuite , et les ramènent à l’établissement non sans les avoir maltraités et souvent blessés grièvement à coups de sagaies, au dire de M. Bidgge. Les indi- gènes reçoivent pour prix de leur capture des vêlements de draps ou une couverture de laine dont ils se font un manteau. Leur vue perçante, leur agilité extraordinaire ne permettent point à aucun convict de leur échapper. Cette petite ville avait , en 1823 , 900 habitants et 200 familles de colons libres. Le Port-Hunter est à peu de distance du Port-Slephens , dont le séparent des marais pro- fonds, et il reçoit les rivières Hunter, Williams et Paterson. Le régime de New-Castle était redouté des convicts qu’il avait pour but de corriger par des privations essentielles; ainsi, bien plus mal nourris que ceux des fermes royales, leur pain recevait un mélange de farine , de maïs et d’avoine , et leur ration de viande se compo- sait de lard salé de Taïti , qui est peu prisé dans la colonie , tant son altération est rapide. Un autre lieu d’exil pour les condamnés récalcitrants est le ■port Maquarie i, dont les abords sont l’objetde gigantesques défri- chements. Les terres de cette partie , arrosées par la rivière Has- linqs, sont très-fertiles, et on avait le projet d’y introduire les cultures coloniales telles que le café, le sucre et le coton. Pendant notre séjour, le gouverneur sir Thomas Brisbane atten- dait le mois de mars pour visiter la baie Moreton et la grande rivière Brisbane nouvellement découverte. Il avait le projet, si ses espérances se légitimaient, de faire immédiatement commencer les travaux de défrichements , et comme la baie Moreton est par 27 degrés de latitude, que son sol était gras et fertile, et que les muscadiers sauvages y croissent spontanément , on voulait y cul- tiver les arbres à épices, le giroflier, le cannellier et le muscadier, concurremment avec quelques autres denrées des tropiques, h'1 i Ce porl gît par 51° 25' de lat. sud; var. 10" 5' est. AUTOUR DU MONDE. 195 proximité (le la belle rivière Brisbane, navigable assez loin de son embouchure, promettait une immense source de découvertes par l’intérieur si peu connu de la Nouvelle-Hollande, et faisait naître pour l’avenir de cette colonisation les plus grandes espérances. Depuis, les voyages de M. Oxley, ceux de MM. Stirling ctüniacke *, la tentative de MM. Hume et Howell 2, en 1824, celle de Sturt , en 1829 3, ont ouvert un vaste champ aux spéculations agricoles ( Le journal de M. Uniacke, traduil par MM. Bérard et de Blosseville, a été publié par moi dans le tome xxvn du Journal des voyages (Paris, 1825). 2 M. Howell, que. j’ai connu au Port-Jackson, a publié son voyage sous ce litre : Journey from Sydney lo Weslern-port , Sydney, 1825. 3 La découverte de M. Sturt, sur la cûte sud-est de la Nouvelle-Hollande, a été aunoncée par les journaux en ces termes : a On avait ignoré jusqu’aujourd’hui vers quel point se rendaient les grandes rivières de la partie sud-est de la Nou- velle-Hollande. Ce problème est enfin résolu. On doit sa solution au courageux capitaine Slurl, qui, vers la fin de l’année 1829, se mit en route pour explorer la grande rivière appelée Murrumbidji , laquelle a sa source dans les montagnes méridionales au delà d’Argyle, et coule, à l’ouest, vers l’intérieur du pays et dans la même direction que le Lachlan. » M. Slurl s’embarqua au commencement du mois de janvier sur le Murruin- bidji, et suivit son cours jusqu’au 14 du meme mois, et jusqu’à l’endroit où cette rivière se jette dans une autre beaucoup plus considérable. Le voyageur, en suivant cette dernière, passa, 'le 25, devant l’embouchure d’une rivière venant de l’est, et qu’il supposa être la Darling, découverte dans son expédition précédente. 11 donna à ces rivières réunies le nom de Murray : la Murray a environ 190 mètres de largeur cl 10 à 11 de profondeur. Les bords sont couverts de verdure et de très-beaux arbres. Le 2 février, on passa devant des rochers d’origine volcanique, et on entra, immédiatement après, dans un pays de calcaire de la plus singulière formation. Le 5 février, l’expédition se trouva à un endroit où la rivière était large de 505 mètres et profonde de 6 mètres. Le 6, les rochers disparurent peu à peu, et le 7, l’expédition se trouvait dans un pays de montagnes peu élevées et à douce pente, qui offraient des sites pittoresques, et dont la base s’étendait sur un sol d’alluvion plat et très-fertile. Dans la matinée du 8, des roseaux d’une hauteur considérable cachaient la vue des bords de la rivière, et on n’apercevait que les collines qui la bordent à gauche. » En montant sur une hauteur, le capitaine Sturt découvrit qu’il était sur le point d’entrer dans un lac considérable qui s’étendait vers le sud- ouest. Dans cette direction, ses eaux n’étaient limitées que par l’horizon. Ce lac ou bras de mer a, comme on l’a découvert plus tard, 60 milles anglais de longueur sur 50 à 40 de lar- , geur. M. Sturt le passa dans la chaloupe qu’il avait fait préparer à Sydney, et portée avec lui en n orceaux, pour la remonter en cas de besoin. Le 9 février, le progrès ultérieur de la chaloupe fut arrêté par des bas-fonds; on débarqua donc, cl on s'avança le long du bord du bras de mer, vers le sud et vers l’est , jusqu’à ce qu’on fût arrivé à son embouchure dans la mer, qui se trouve dans la baie de la Ilencon- ssez uniformément égale , elle lui a valu le nom de Languedoc du sud. Toutefois les deux climatures ne se ressemblent que par quel- ques résultats généraux ; celle de la Nouvelle-Galles est douce et salubre , bien que des anomalies assez brusques se manifestent à ’Uesure que l’on avance dans l’intérieur, après avoir franchi le bou- levart des montagnes Bleues. Là, comme en Europe , les froids sont Plus sensibles dans les terres que sur la côte , et les hivers y sont Plus rigoureux. Les phénomènes de la température ont été soigneu- sement observés par les Anglais depuis leur établissement 1 , car de leur connaissance découlent toutes les applications de l’agri- culture. L’année s’y montre divisée en quatre saisons , dont les ' On peut puiser d’utiles détails dans un petit livre publié à Sydney, intitulé : Ausiralasiam pokel almanach for lheycari 824 : upper lhe sanction and palro- nafle <>[ Ms Exc. Sir Thomas Bnisjusr. (New-SoutMWaUs , in-12, de 164 pages). 198 VOYAGE phases s’effectuent d’une manière assez permanente. Le printemps commence en septembre et finit en novembre ; l’été a lieu en décembre , janvier et février ; l’automne en mars, avril et mai , et l’hiver en juin, juillet et août. Des brouillards épais, des nuits froides alternant avec des jours tempérés , marquent le plus habi- tuellement le printemps. L’été offre des chaleurs excessives dans le milieu du jour , des matinées et des soirées délicieuses , des calmes ou de fortes brises rafaleuses qui persistent pendant deux ou trois jours. L automne est caractérisé par l’inconstance du temps et par des pluies abondantes. Quant à l’hiver, il a des nuits très-froides, des gelées blanches, et , sur les côtes , de redoutables tempêtes qui arrêtent la navigation. Le général Brisbane , astronome distingué, a fait rédiger avec soin des tableaux de température dans les divers districts , qu il a adresses aux sociétés académiques d’Europe. Les médecins du pays regardent le climat de Sydney comme très-avan- tageux à la santé de ceux qui l’habitent et surtout à l'accroisse- ment de la population. Les affections meurtrières qui sévissent endémiquement dans d’autres pays y sont rares. Comme j'ai publié dans mon Voyage médical (p. 110 à 114) ce qui se rat- tache aux maladies, je n’insisterai pas sur ce point. L’agriculture est la base sur laquelle repose la prospérité de la Nouvelle-Galles du sud ; c’est la source du bien-être ou de la richesse du colon. L’essor qu’elle a pris est prodigieux , et la quan- tité de terres que sillonne le soc de la charrue s’accroît chaque année. Faut-il s’en étonner quand on songe à l’aisance qui va de proche en proche atteindre les émancipés et au labeur de cette foule d emigiants industrieux qui affluent sans cesse sur ce sol vierge? Tout colon, qui vient planter sa tente dans les forêts de casuarinas et d’eucalyptus que la coignée ou le feu vont bientôt abattre, doit solliciter une concession de terre; en remplissant cette formalite, il dépose à la banque une somme quelconque, quinze cents pounds par exemple, et reçoit une cession de quinze cents acres de terres cultivables (l’acre est composé de 160 perches, et chaque perche de seize pieds et demi d’Angleterre ) , et en pur don un bœuf par cent acres , plus un convict prêté pour la même quan- tité de terre et que le colon est tenu de nourrir. Au bout de six mois , le colon peut retirer les fonds de son cautionnement déposés à la banque; mais il est alors tenu de payer au gouvernement dix AUTOUR DU MONDE. 199 Pounds par convict qu’il garde à son service, et de délivrera celui-ci un boisseau de blé par mois , plus les aliments accessoires. Quelle que soit la fortune de celui qui vient s’établir à la Nouvelle- Hollande, il ne lui est jamais accordé plus de 2000 acres de terre, cette quantité étant le maximum des concessions, ün colon n’est Pas libre non plus de vendre son terrain avant qu’il ne l’ait défriché eu majeure partie , et , dans ce dernier cas , il en devient légalement Propriétaire et libre de s’en défaire ou de le garder. Les premiers employés du gouvernement, ayant acquis leurs propriétés aux alentours des grandes villes et dans les positions les plus heu- reuses, se trouvent possesseurs aujourd’hui de domaines d’un ■mmense rapport. Toutes les terres sont loin de produire également; il en est de substantielles , de franches , de riches en humus , de très-végétales , mais qui demandent telle ou telle culture. Ailleurs , des glaises , sèches et maigres, sont difficiles à ouvrir et plus difficiles à ense- mencer. Plus loin sont des plaines sablonneuses où le grès perce de toutes parts , où ne peuvent croître que des végétaux sauvages. Les alentours de Sydney reposent en général sur un sol sec, brûlant et par suite très-pauvre. Paramatta l’emporte sous ce rapport sur le Port-Jackson ; mais les meilleurs champs se trouvent être ceux que fertilisent les inondations de la Nepean et du Hawkesburry. La üeauce de la Nouvelle-Galles se trouve être dans les districts de Windsor et dans la plaine des Emious , où le fond est profond et “che de dépôts d’alluvion. Cow-Pasturc, Bathurst, et les vallées 'oisines ont des terres de bonne qualité, mais surtout de fertiles Prairies. Les principales fermes que le gouvernement anglais fait exploiter pour son compte , en les confiant à des gérants qui por- feiU le titre de superintendant, sont Rooty-Holl , Bathurst, Grose- l'arm (280 acres) : Longbottom , à 10 milles de Sydney, et Ernu- Plains, qui a 700 acres d’un sol excellent. Le défrichement d’un terrain quelconque est rendu fort difficile par la ténacité du bois des arbres, qu’il faut abattre, et par le déve- loppement qu’acquièrent leurs racines. On a plus volontiers recours •m feu pÜUr je nettoyer des broussailles et des arbrisseaux ; ensuite °n abat les arbres en les sciant à quelques pieds du sol ; mais l’ar- ‘achement de leurs racines et de ce qui reste du tronc demande un travail tel , que l’on préféré les abandonner cà la nature qui les fait 200 VOYAGE pourrir, lentement il est vrai, en se servant d’abord du terrain éclairci comme pacage. Beaucoup de propriétés , aux environs de Paramatta , sont encore couvertes de ces poteaux espacés et char' bonnes, dans l’interstice desquels on sème du blé. Quelques proprié- taires emploient , pour débarrasser leur champ , la méthode écos- saise, qui consiste à creuser sous les racines centrales de l’arbre abattu un four échauffé et recouvert de terre, de sorte qu’une com- bustion lente calcine le pivot de l’arbre , et les cendres qui en pro- viennent servent d’engrais ou d’amendements. Les colons préfèrent surtout les prairies et les pâturages , où il* peuvent élever le bétail qui est pour eux d’un grand rapport 1 1 i Le docteur Lang a donné dans le Monllyreview un article intéressant que nous reproduisons avec plaisir : « Le climat de la Nouvelle-Galles est particulièrement favorable à l’accroissement des bestiaux. Us augmentent dans une proportion véri- tablement étonnante, de sorte que, si on place six cent soixante-dix brebis dans une ferme, que l’année suivante i'on y ajoute dix-huit béliers, la seconde année, douze; la troisième, dix-huit; la quatrième, dix; la cinquième, douze, à la fin de celle dernière année le troupeau présentera un chiffre de cinq mille quatre cent soixante-quatre têtes. La mise de fonds pour l’achat du troupeau et des parcs est de . . . 18,750 fr. Dépense de la 2e année. Id. de la 5e année. 5,025 6,000 Id. de la 4” année. 8,252 Id. de la 5e année. 8, SCO Total. 44,527 La valeur total du troupeau, à la fin sera de Le revenu des cinq années , de Dépenses pendant les cinq années, Revenu annuel du trou- peau, déduction faite des mises dehors : lrc année 5,523 fr. 2' année 2,950 5” année 5,720 4* année 8,575 5” année 14,750 Total. 55,120 fr. de la cinquième année, 98,125 fr. 35,120 Total . . . 135,245 44,527 Bénéfices réels 88,718 fr. « Si une famille anglaise, dont le revenu s’élèverait à une somme de quatre huit cents livres, ce qui représente un capital de quatre-vingt-seize mille *ran s’établissait à la Nouvelle-Galles, elle pourrait faire l’acquisition de terres, bâtiments d’exploitation et de bestiaux, à une distance moyenne de Sydney > ^ consacrant quarante-huit mille francs à cet usage, elle en retirerait un intére AUTOUR DU MONDE. 201 leurs troupeaux paisseut en liberté dans de vastes pièces fermées par des clôtures en bois. Le colon, en arrivant sur le terrain qui lui est concédé , se bâtit d'abord une barraque en écorces d’arbres ; il ne songe à se construire une maison qu’au moment où ses terres dix pour ccnt. Ainsi la moitié de son capital lui donnerait dans la colonie le même revenu qu’elle avait en Angleterre; mais si ces fonds étaient judicieusement employés, l’intérêt s’élèverait à vingt ou trente pour cent. Avec un revenu de cinq mille francs, il est facile de se procurer toutes les jouissances de la vie, et de tenir le premier rang dans la Nouvelle-Galles. Les émigrants n’ont besoin d’appor- tefavec eux ni meubles, niinstrumenls d’agriculture; toutes ces choses, mêmeles vêtements, peuvent être achetés h un prix modéré à Sydney; mais ils doivent avoir quelques notions de 1 art du charpentier et de celui du menuisier pour diriger les travaux de leurs ouvriers. » Une des causes de démoralisation pour le peuple est la longueur du voyage, I habitude de paresse qu’il y contracte, et, plus que cela peut-être, l’usage des liqueurs fortes. Pour y porter remède, le secrétaire d’Etat des colonies vient de publier que les fonds accordés pour l’encouragement des migrations vers les colo- nies de l’Australie, pendant l’année 1831, seraient répartis parmi la classe des agriculteurs, tels que fermiers, jardiniers et bergers. La somme de six cents francs est allouée par le gouvernement pour les frais de traversée de chaque membre de cette classe. Ces familles voyageront sous la surintendance d’un ministre de l’église presbytérienne, et, à leur arrivée, elles pourront s’établir dans les terres d'Illa- wara cl de Balhurst, qui leur seront cédées à bas prix, et dont elles ne rembour- seront le montant que par fractions, à des échéances éloignées. Ces familles devront être mariées ; elles se feront accompagner de jeunes filles que le gouverneur de la Nouvelle-Galles se chargera d’établir. » Le manque de tenanciers fidèles et laborieux se fait journellement sentir dans toute la colonie, et nuit à l’amélioration de la contrée. Lorsqu’un condamné éman- cipé prend à bail quelques terres, on peut être presque sûr qu’à l’expiration de l’année, il s’enfuira sans payer le propriétaire, ou, s’il renouvelle le bail, il est probable que ce ne sera que pour devenir le recéleur de tous les objets voles dans les environs, cl qu’il ne cherchera pas à dompter celte paresse, source probable de ses premiers crimes; s’il cultive les terres qui lui sont affermées, et qu’elles lui procurent d’abondantes récoltes, l’on doit redouter qu’à une des saturnales qui se renouvellent fréquemment dans la contrée, il ne dépense tous ses deniers et ne se plonge, lui et sa famille, dans la misère. » Les nombreux exemples de ce genre, qui se sont succédé dans la colonie, ont déterminé les propriétaires à ne plus confier la gestion de leurs fermes à des tenan- ciers émancipés. Ainsi, obligés de veiller constamment à la culture d’une grande étendue de terrain , ils ne peuvent que difficilement reporter leurs soins sur leurs troupeaux. D’un autre côté, le défaut de bras laisse incultes des terrains fertiles d’une grande étendue. Si des agriculteurs industrieux s’établissaient dans les dis- tricts de la rivière de Hunier, de Balhurst et d’tllawara, les propriétaires trou- veraient avantageux et commode de se reposer sur eux de tout le soin du labou- rage, et pourraient se livrer à la propagation de leurs troupeaux, source d’immenses bénéfices s’ils pouvaient s’en occuper exclusivement. » III. 20 VOYAGE 202 sont en plein rapport. Il laboure, a la manière anglaise, avec des charrues tirées par des bœufs ou par des chevaux. Les céréales qu il cultive en grande quantité sont le froment et le mais. Le froment a le grain gros, bien nourri, donnant une farine d’une grande blan- cheur, et cependant, à qualités égales, le pain est plus noir que celui fait avec du blé d’Europe. Quant au maïs, ce sol est sa terre promise , il croît avec un luxe d’épis qui l'ont rendu précieux pour la colonisation ; on le donne aux chevaux de préférence à l’avoine, qui est trop échauffante pour eux et qu’on néglige à cause de cela. L’orge est médiocrement cultivé , et encore pour la fabrication de la bière; bien que presque toute celle qu’on boiveàSidney soit faite avec le gingembre. En 1823 , on avait introduit d’Angleterre des plants de houblon. Le tabac prospère, et j’en ai vu de vastes cul- tures à Emu-Plains ; il est distribué aux condamnés, et nul doute qu’un jour ce ne soit un article important d’exportation. Le jardinage , ou , comme disent les Anglais , l’horticulture , a prospéré à la Nouvelle-Galles ; les légumes d’Europe sont abondants et de bonne qualité. Les jardins , qui entourent la ville , entretenus avec entente, m’ont plusieurs fois présenté des avenues de cet admi- rable pin de Norfolk1, dont le tronc, droit et élancé, se garnit de rameaux verticillés, se dessinant en pyramides à la manière des ifs , et les parterres sont encadrés par des haies de géranium. Les légumes usuels sont les pommes de terres ( patatoes ), les choux ( cabbages ), les carottes, les panais ( parnips ), les navets ( turnips ), les choux-fleurs , les asperges , l’ail et les oignons , les pois , les fèves, les haricots, les concombres, les radis, les laitues, le pour- pier et les épinards, etc. Les pommes et les poires sont médiocres, le raisin y est sapide, mais les pèches détestables ; et cependant le pécher croît à la Nouvelle-Galles partout et spontanément, tant le sol lui convient. On a d’assez bonnes oranges et divers autres fruits, tels que figues, fraises et groseilles. M. Brisbane envoya au commandant des ananas parfaitement mûrs et aussi délicats que ceux d’O-taïti. Un jardin de botanique, destiné à la conservation des plantes rares , soit de la Nouvelle-Hollande, soit des îles de la mer du Sud, i Araucaria excclsa ou Colombia auslralis des botanistes. Le Cowriepine de la Nouvelle-Zélande parait être un Dammara. AUTOUR DU MONDE. 203 a été établi , vers 1820 , dans un vaste terrain, à l’orient de la ville. Dirigé par M. Fraser, botaniste colonial, des bontés duquel je ne saurais trop me louer, ce jardin , déjà riche , est appelé à rendre à la culture de grands services. Les bananiers y viennent en pleine terre ainsi que les ricins, et j’ai vu une allée de ces arbres, donnant en abondance les graines dont les Anglais retirent leur huile de castor, que nous appelons huile de palma-christi. D’autres végétaux pré- cieux, ceux de la Nouvelle-Zélande surtout, piquèrent vivement ma curiosité. Il me faudrait de beaucoup outre-passer les bornes d'un article ordinaire, si je voulais donner une nomenclature des produits de ce sol favorisé ; je me bornerai à emprunter à M. Oxley, pour une époque déjà ancienne , il est vrai , deux tableaux qui prouveront mieux que des paroles la prospérité croissante de la colonisation des terres australes. VOYAGE 204 Extrait du tableau de la population générale de la Nouvelle-Galles, sans y comprendre \an-D\èmen , pour les années 1815, 16, 17, 24 et 36. 205 AUTOUR DU MONDE. Le commerce de la Nouvelle-Galles du sud se trouve encore réduit (1824) à la consommation intérieure 1 ; mais chaque joui il acquiert de l’importance, et ce rameau en prenant de la force ne tardera pas à se lier au tronc industriel si robuste de la Grande- i M. Grand, dans l’arlicle déjà cité, a consacré quelques détails qui se rappor- tent au sujet que nous traitons, sur des documents plus anciens, et que celte no e rectifie : « La ville de Sydney, capitale de la Nouvelle-Galles méridionale et du comté de Cumberland, est située dans la position la plus avantageuse pour le commerce, tant intérieur qu’elronger; les rues larges s entrecoupent a angles droits • elles sont parfaitement alignées, et, comme dans la plus grande partie des possessions anglaises , de vastes trottoirs facilitent la circulation des piétons. Jus- qu’à présent il y avait eu peu d’édifices publics qui méritassent de fixer atten- tion • mais des constructions récentes, dirigées dans le style le plus pur de 1 archi lecture antique, viennent d’enrichir les temples, les hôpitaux, les écoles de chanté et le palais de justice. Les sculptures qui les décorent feraient honneur au ciseau de nos meilleurs artistes. La ville emploie un grand nombre d’ouvriers dans diver- ses branches de manufacture, telles que le charronnage, le raffinage u sucre, brasserie, la cordonnerie, la sellerie, l’ébénisterie, la construction des vaisseaux et de tout ce qui est nécessaire à leur équipement. « A l’extrémité méridionale de la ville, un vaste enclos est destiné à la vente du fourrage et des bestiaux : le marché général est situé près du port, et les bati- ments maintenant en construction, qui doivent recevoir les marchandises, seront non-seulement un ornement pour la ville, mais encore lui procureront un revenu considérable par le droit de péage qu’elle y exercera. Tous les jeudis, ce bazar abonde en grains, en légumes et fruits de toutes les contrées connues. De jolies laitières, portant sur leur tète de gracieux gamers de jonc, viennent y offrir des oenfs, du lait, du beurre et des fromages. Les côtes de Botany-Bay lui envoient le poisson le plus exquis, cl les districts de Bathurst et d 'Illawara du gibier et des volailles : le tarif suivant donnera une juste idée de la modicité du prix des den- ses de première nécessité : Une paire de bœufs. Une vache. . . • Un veau Un mouton. . . . Un cochon. . . • Un cochon de lait. . Une des hanches les plus importantes de commerce de la Nouvelle-Galles est la Pêche de la baleine; on y emploie annuellement 40 ou 50 va.sseaux de différents tonnages. Ces bâtiments sont frétés avec les produits delà colonie; à leur retour, si la pêche a été heureuse, le gouverneur distribue une forte gratification aux officiers et aux matelots, et cet argent est toujours dépensé a Sydney ; mais le com- merce le plus important pour la mère-patrie est la fine laine dont 1 Australie est véritablement l’entrepôt. Cette laine subit le procédé ordinaire en Europe : elle est layée sur l’animal dans une source d’eau courante, puis elle est séchée, cou- 80 fr. o s. Un pain de 2 livres. » fr. 2 50 J» Jambon, la livre. . # 8 7 4 Lard, id. . . D 8 7 » Riz, id. . . » 5 8 8 Sel, id, • • » 5 5 12 Savon , id. , • 9 4 206 VOYAGE Bretagne. De graves entraves s’opposaient à son développement : en premier lieu , la valeur de l’argent et la rareté du numéraire , qu’il fallut dénaturer pour lui ôter son cours partout ailleurs que dans la colonie. Mais la création d’une banque a été la première mesure favorable à son essor. Le Port-Jackson est destiné à devenir l’en- trepôt des îles de la mer du Sud; déjà il reçoit les produits des îles de la Société , qui lui envoient leurs cochons , leur coton , leur fécule et surtout leur huile de coco; et la Nouvelle-Zélande lui donne ses bois de construction et son phormium-tenax ou lin. De belles routes établissent entre les villes un échange rapide de leurs récoltes ; des ports nombreux et surs permettent un cabotage des plus actifs , et celui entre Sydney et la terre de Diémen est déjà considérable. Une association formée pour l’exploitation de tels avantages a pris le nom de Compagnie d’Australasie et venait d’ex- pédier deux de ses navires , le Tritan et le Greenock. Le commerce d’exportation voyait donc s’ouvrir pour lui une ère nouvelle. Un vaisseau de Maurice , ayant une cargaison de produits français , avait fait de mauvaises affaires. Les bâtiments frétés pour con- duire les convicts retournaient habituellement au lest ou se ren- daient charger dans l’Inde ou en Chine; maintenant il en est qui chargent directement à la Nouvelle-Galles et qui exportent les blés ou les bois de cèdre et de sapin qui sont d’une bonne défaite. M. Brisbane envoya à M. Düperrey une collection d’échantillons de bois polis de la Nouvelle-Galles , qui prouvent que cette contrée renferme, sous ce rapport, les bois à grains fins et délicieusement nuancés, susceptibles d’ouvrir à l’ébénisterie une nouvelle voie. Des manufactures s’élèvent; on tisse des étoffes de laine, on fabri- que des chapeaux, etc. Une société vient de monter une distil- lerie sous la surveillance d’un agent du gouvernement, et fonde ses opérations sur la conversion en alcools du sucre et du froment. Des négociants de Sydney arment des navires pour la chasse des phoques , sur les îles de Campbell et Maquarie , et pour la pèche de la baleine. La population de la Nouvelle-Galles est actuellement un composé pée, taillée et mise en ballots, que l’on transporte sur des haquets, traînés par des bœufs, jusqu’à Sydney, d’où elle est expédiée pour Londres. La quantité exportée en 1852 se montait à 1,515,156 livres, ce qui , au taux de 22 sous et dein> la livre, formait une somme d’un million, 515,725 francs 15 sous. » AUTOUR nu MONDE. 207 (le fonctionnaires libres émigrés, de convicts émancipés, d’enfants nés dans le pays, soit d’émancipés, soit de personnes libres, soit de condamnés, enfin des convicts à temps ou à vie. On conçoit quel mélange hétérogène doit présenter une telle société , et avec quel soin un Anglais, qui vise au comme il faut, doit se trier dans ce pêle-mêle. C’est aussi ce qui a lieu et ce qui établit une série d’entraves telles, qu’il y a fort peu de liaisons entre les habitants que mille démarcations parquent dans une sphère isolée. Les Anglais, dont la morgue sociale est aussi vive qu’au temps de la féodalité , s’enquièrent avec minutie de tout ce qui pourrait tacher la vie de celui avec lequel ils ont des relations; ces taches morales, comme celle de l’huile, au lieu de s’effacer, prennent en vieillissantplus d’in- tensité. Le fils d’un convict hérite du nom fatal que lui a transmis son père; il doit vivre retiré dans son intérieur, sans liaisons amicales, excfepté parmi ses pareils , car il ne rencontrerait partout ailleurs que froideur et dédain. De là l’orgueil étalé à Sydney par ceux qui peuvent ajouter à leur nom les titres d 'esquive ou de gentlemen. De là le mépris profond de tout Européen pur pour les émancipés ou convicts ayant accompli leurs peines , et possesseurs de grandes fortunes, ou revenus à une moralité éprouvée, pour leurs enfants et même pour les enfants de leurs enfants. La première cause d’éloignement se conçoit jusqu’à un certain point; mais les autres sont injustes et peu en rapport avec la haute civilisation de la Vieille Albion. Cette mise au ban de l’honneur de la race des con- tacts est la source d’une haine profonde qui germe dans les cœurs qn’elle envenime , et dont le résultat sera un jour l’expulsion des Européens et la formation d’un État libre. Riche et prospère , la Nouvelle-Galles ne peut manquer dans l’avenir d’échapper à l’An- gleterre. Tout tend à ce but; mais sa richesse seule n’est pas par- Venue au point nécessaire pour cela : c’est un fruit qui mûrit len- tement avant de se détacher de la branche-mère. Le nom de convict et le bannissement dont il est l’expression devraient cependant recevoir dans l’opinion publique une foule de Modifications , de nuances. La loi punit le faussaire , le voleur, les opinions politiques et religieuses , le suborneur et l’homme qui tue son adversaire en duel ; mais la société devrait redresser ce que la '0> a de trop arbitraire, car il y a de ces crimes qui résultent de ?0îs morales puissantes. Le duel , par exemple , ne sera jamais une VOYAGE 208 cause infamante parmi les hommes , tant que régneront avec un empire irrésistible les préjugés qui lui ont donné naissance. Tou- tefois , ce nom de convict , que nous pouvons traduire par celui de forçat, son équivalent dans notre langue, comporte avec lui une telle réprobation , que le malheureux rejeton d’un père flétri par cette appellation , quels que soient ses talents , son mérite , ses vertus, ne sera reçu dans aucune maison respectable, et sera abreuvé d’humiliations. Le gouverneur Maquarie , homme à vues élevées et hardies , voulut lutter de front avec l’opinion de ses ad- ministrés; mais on peut voir par le rapport de M. Bidgge qu’il ne l'a pas tenté impunément, et quels ont été les virulents reproches que cette conduite lui a attirés. Il est vrai qu’en admettant dans son intimité et à sa table M. Hedfern, M. Maquarie y admettait un convict sous le coup de la loi qui l’avait frappé , et qu’on pou- vait lui reprocher, avec une apparence de raison, de violer la loi qui l’avait banni dans un autre hémisphère pour purger ses délits , et non pour y jouir des agréments d’un sort prospère et y étaler une insultante impunité. Il y aurait beaucoup à dire sur cette matière qui intéresse la morale publique d’un grand peuple ; mais cela m’entraînerait trop loin : je me bornerai à signaler les immenses avantages que l’Angle- terre, rongée par le paupérisme, trouve à expulser de son sein et à reléguer aux antipodes sa population avilie et criminelle. L’impu- deur du vice ne fait pas contraste avec la pauvreté laborieuse de l'artisan dans les arsenaux de l’État; ce dernier n’a pas sous les yeux des exemples pernicieux et corrupteurs. Les bras des convicts , sou* un ciel lointain , fécondent une surface immense d’un sol qi,e l’Angleterre s’est approprié à la face de la niaise Europe , sans que celle-ci ait compris un seul instant la valeur du pays immense qu’on s’adjugeait sans bruit. Là , lançant un acte de prise de pos- session de tout le continent austral et des îles de la Mer Pacifique , jusque proche les côtes d’Amérique, le gouvernement anglais n» pas accompli une vaine formalité; il se peut qu’un jour il fasse valoir cet acte latent, que l’Europe semble ignorer ou qui es passé inaperçu ; mais il est juste de dire qu’à cette époque l'indé- pendance de l’Australie sera sans nul doute arrivée. Commen se fait-il que la France , riche par son sol et ses lumières , n&f d’une population qui s’accroît avec une rapidité inquiétante , n ai AUTOUR DU MONDE. 209 jamais songé à donner issue au ruisseau infect qui stagne dans la boue des bagnes, et qui rentre annuellement dans son sein en pro- pageant l’infection! Les forçats, ce blasphème journalier contre les progrès de notre civilisation , les forçats , qui entrent au bagne cri- minels timorés, pour en sortir scélérats émérites, reviennent dans nos cités , gangrenés de crimes , et dans nos arsenaux se montrent incorrigibles , vils et bas. La philantropie a imprimé sur les bagnes les plus fades niaiseries , et tels ne sont à mes yeux que des char- latans de moralité. J’ai pu de près étudier à loisir les forçats , et ce pendant trente ans de ma vie , et je ne conçois pour eux que le régime de la prison cellulaire , ou mieux , une colonie de déporta- tion , avec les plus grands obstacles pour le retour en Europe. Le traitement que les convicts ont à supporter dans leur exil à la Nouvelle-Galles du sud peut être résumé par l’extrait de l’en- quête faite , en conformité de l’ordre de la chambre des communes , par le commissaire Bidgge. Ce long rapport, divisé en huit chapi- tres , est terminé par un appendice renfermant les pièces officielles. M. Bidgge s’occupe d’abord du transfert à bord des navires des convicts expédiés d’Europe ; les premiers envois étaient remarqua- bles par la mortalité qui enlevait un grand nombre de ces malheu- reux , soumis en outre à des privations diverses. En 1814 , des médecins de la marine furent chargés , sous le titre de superinten- dants , de diriger dans leur voyage ces exportations de condamnés; Par leurs instructions, on leur accordait un plein pouvoir pour assurer le bien-être des prisonniers confiés à leur garde , et le capi- taine ne pouvait se refuser à exécuter leurs injonctions qu’autant que la sûreté de son navire pouvait être compromise. Les expédi- tions de femmes sont celles qui ont donné lieu aux plaintes les plus graves , car il est fréquemment arrivé de les trouver enceintes à leur débarquement à Sydney; souvent, enfin, elles avaient occa- sionné des révoltes parmi les équipages avec lesquels elles contrac- taient des liens passagers. Les convicts mâles, suivant la longueur de leur peine, sont envoyés par l’autorité dans tel ou tel établissement ou prêté à des colons ; les femmes sont renfermées dans une maison , à Paramatta , et occupées à fabriquer des étoffes; beaucoup sont placées comme domestiques chez les employés du gouvernement, etc. M. Bidgge •''joute qu’il a vu assez fréquemment les jeunes et jolies filles placées m. 27 VOYAGE 210 à la tète de la maison des superintendants et des officiers com- mandants, célibataires. La Nouvelle-Galles a reçu, dans l’espace de six années, du 1er janvier 1814 au 21 décembre 1820, 11,767 condamnés. En 1819, lesconvicts artisans, laboureurs et overseers, employés dans les divers établissements , les femmes retenues à la manufacture de Paramatta ,' formèrent un total de 2,613 personnes ; déjà, en 1820, ce chiffre s’élevait à 3,275. En 1823, quatorze grands navires arrivèrent à Port-Jackson avec des convicts. Il fallut songer , en 1814, à leur construire des sortes de casernes ; leurs logements primitifs, placés sur le bord des routes, ne consistaient qu’en cabanes faites avec des écorces d’eucalyptus. Les convicts sont employés dans les industries qu’ils pratiquaient en Angleterre; ceux qui n’ont pas d’états particuliers sont destinés au labourage , aux mines et à l’entretien des routes. Les charrons, les forgerons, sont dispersés dans les villages ou dans les grandes fermes. Il en est de placés dans des cases , sur les routes , pour parer aux accidents qui peuvent arri- ver dans les moyens de transport. Un convict qui refuse de travailler ou qui se rend coupable de désobéissance, est immédiatement conduit devant un magistrat de district, qui lui fait infliger une punition corporelle. S’il est pris en récidive , il est condamné au bannissement dans un des lieux destinés à cet effet ; s’il en déserte, il n’a pour ressource que de vivre dans les bois , traqué par les chiens et par les nègres austraux , et quand il est repris il est pendu. Ceux qui se conduisent bien reçoivent , à titre de récompense , des abréviations de temps pour la purge légale de leur peine. On leur permet en outre d’exercer pour leur propre compte leur pro- fession , d’habiter les villes , de s’y marier. Toutefois , l’œil de la police ne les quitte pas , et celle-ci est d’autant plus active et plus étendue qu’elle est exercée par d’anciens convicts libérés, fort experts pour dépister les machinations que leurs anciens compa- gnons pourraient tenter. La plus forte dépense des convicts , pour le trésor public , se trouve être produite par les vêtements et la nourriture. Leurs vêtements sont faits en Angleterre, plus rarement à la manufac- ture de Paramatta ; leur durée est fixée par un règlement , et leur trousseau, à leur débarquement, consiste en une veste de laine grossière , un gilet à manches de gros drap jaune ou gris , des culottes de toile , une paire de bas de laine , une paire de souliers , 211 AUTOUR DU MONDE. deux chemises de toile ou de coton bleu , une cravate , un chapeau et un bonnet de laine. Ces vêtements sont tous indistinctement marqués d’un cachet approprié aux convicts, une main de justice, ou trois doigts ouverts imprimés en couleur ou gravés , suivant la nature de l’objet. La ration varie suivant les beux et suivant le degré de culpabilité ; mais son taux réglementaire est de sept livres de bœuf salé ou de mouton par semaine, ou quatre livres de porc salé , plus , sept livres de farine , une livre de sucre et un quarteron de thé ; aux sept livres de farine de froment on mêle parfois trois livres et demie de farine de mais. J’ai souvent regretté que le rapport de M. Bidgge n’ait pas été traduit en français ; on y verrait à chaque page le peu d’amé- üoration qu’aurait acquis le moral des convicts, car ce membre de la chambre des communes affirme que , sur cent convicts , il en est à peine huit ou neuf qui sont revenus à des mœurs respecta- bles , et encore , ajoute-t-il , l'évidence n’en est pas clairement démon- trée. En effet , quel que soit l’espoir dont les amis du système de colonisation aimeraient à se bercer , quelque vive que soit leur croyance sur le retour aux habitudes honnêtes de ces convicts endurcis dans le vice, les vols multipliés qui se commettent chaque jour à Sydney et les escroqueries qui y sont traitées de gentillesses , les désabuseraient bientôt. Des employés nous prévinrent qu’on ne pouvait recevoir avec sécurité du papier que des gens venus d’Europe et bien famés, tant les convicts inondaient la place de billets faux. Ces deux vers de Boileau seront-ils donc la formule d’une cruelle mais implacable vérité : L’honneur est comme une Sic escarpée el sans bords, On n’y peut plus rentrer dès qu’on en est dehors. La justice se rendait encore , en 1824 , par cinq juridictions ; le nouveau juge-avocat apportait, disait-on, de nouvelles modifica- tions à cet ordre de choses. Les cinq cours étaient : celle de la vice- amirauté, chargée de connaître des bris et sauvetages , la coui de justice criminelle, composée du juge-avocat et de six officiers de S. M., statuant sur les crimes, trahisons, etc.; la cour du gouvei- 212 VOYAGE neur, décidant les affaires civiles au-dessous de 50 livres sterlings; la haute cour, composée d’un juge et de deux magistrats nommés par le gouverneur ; elle prend connaissance des affaires civiles qui dépassent 50 livres sterlings, ses arrêts peuvent être cassés par la cour d’appel ; cette dernière est présidée par le gouverneur assisté du juge-avocat ou chef de la justice à la Nouvelle-Galles ; ses déci- sions sont sans appel lorsque la valeur en litige ne dépasse pas 3,000 pounds ; mais , au delà , il y a appel au conseil du roi. Le chef de l’administration de la Nouvelle-Galles du sud et de ses dépendances prend les litres de capitaine-général , gouverneur et commandant en chef, vice-amiral et commandant des forces; il a pour adjoints un lieutenant-gouverneur et un secrétaire-général de la colonie. Depuis la fondation de la colonie jusqu’en 1824, on ne compte que six gouverneurs : le premier, sir Arthur Phillipp, jeta les fondements de Sydney en janvier 1786, et retourna en Angleterre le 11 décembre 1792; il fut remplacé par intérim par le lieutenant-gouverneur Grose et le capitaine Williams Pater- son. Le second, John Hunter, prit la direction de la colonie le 7 août 1795 , et ne la quitta que le 28 septembre 1800. Le troisième, Phillipp Gidley-King, succéda immédiatement à M. Hunter et resta en place jusqu’au 13 août 1806; il avait débuté par le comman- dement de la petite île de Norfolk, et sous son administration éclata une insurrection. C’est lui qui fit bâtir, au centre de la ville , dans le quartier des rocs, le fort Phillip destiné à contenir les habitants; son fils est le célèbre Parker-King , géographe et navigateur , auquel sont dus de grands travaux d'hydrographie. Le quatrième gouverneur est Williams Bligh , qui succéda à Ring , le 13 août 1806 ; homme dur, d’une sévérité excessive et bien connu par la révolte de son équipage sur le Beunly qu’il commandait, lïligh fut , par suite de la révolte du régiment de la Nouvelle- Galles , comme déposé le 26 janvier 1808 et remplacé par les mutins qui nommèrent successivement le colonel Georges John- stone, le lieutenant-colonel Foveaux et le colonel Williams Pater- son. Le cinquième gouverneur a été Lachlan Maquarie, qui entra en fonctions le 1er janvier 1810, et qui ne fut remplacé que le 1er décembre 1821. Peu de gouverneurs ont fait davantage pool' la prospérité d’une colonie : des découvertes successives dans l’in- térieur du pays, l’érection de forteresses et d’établissements nou- AUTOOR 1>U MONDE. 213 veaux, des édifices nombreux, de gigantesques défrichements, ont signalé sa longue administration. Pendant notre séjour, enfin, sir Thomas Brisbane tenait les rênes de la colonie depuis le 1"r décem- bre 1821 ; homme de science , général estimé , sir Brisbane com- bla notre expédition de marques de bienveillance et favorisa de tout son pouvoir notre mission ; pour ma part , j ai reçu de ce gouverneur les preuves les plus directes de son amour pour les travaux d’histoire naturelle, et j’ai remis à M. Cuvier, comme il m’en avait charge , des ormthorhinques et des echidnés conserves dans de l'esprit de vin ; objets vivement désirés par les savants du Muséum, mais qui paraissent être restés enfouis, car il n’en a plus été question depuis mon retour en France. La garnison de la Nouvelle-Galles se compose de deux régiments d’infanterie de ligne. Le 48° régiment fut embarqué pour les Indes orientales pendant notre séjour , et le 3fi , ou Buffs , et le 40e y demeurèrent; ces troupes sont éparpillées par détachements, sui- vant les besoins , dans les villes ou dans les fermes royales éloi- gnées; elles fournissent également leur contingent aux forts. Ceux-ci sont au nombre de trois ; le vieux fort ou fort Phillip , place au milieu de la ville, ne sert guère qu’à la répétition des signaux : les deux autres sont assez mal construits et peu formidables , entre autres celui de la pointe de Bennilong, qui porte le nom du gou- verneur Maquarie ; c’est une petite tour, de construction gothique, ayant un bastion circulaire susceptible de recevoir huit pièces de canon ; il est placé sur une pointe avancée afin de fermer l’issue du port par son feu, car, le 12 janvier 1816, des convicts parvinrent à s’emparer d’un brick et à prendre le large , sans qu’on ait pu s y opposer. La batterie de Dawn a sa plate-forme creusée dans le roc et possède dix-huit pièces en batterie; derrière elle seleve un corps de garde , bâti avec le goût bizarre de M. Maquarie ; son feu dominant les alentours, placée qu’elle est sur le sommet de la Presqu’île de Sydney , foudroie les approches de Sydney-Cove et de Lane-Cove. La marine coloniale ne consiste qu’en deux bricks et quatre cutters; ces derniers doivent assurer les communi- cations entre le Port-Jackson, New-Castle , Port-Maquarie , la Nouvelle-Zélande. Des vaisseaux de guerre y apparaissent à divers intervalles , mais n’y font jamais que des séjours de peu de durée. 214 VOYAGE En résumé , je pense que la colonisation de la Nouvelle-Galles du sud , fondée au prix de grands sacrifices, est organisée de manière à échapper à l’Angleterre aussitôt qu’elle atteindra les limites de la richesse et de la prospérité : ce temps est éloigné sans doute; mais l’aversion décidée qui sépare les gens nés dans le pays des Européens , la haine que portent les convicts émancipés et leurs enfants à la mère-patrie, hâteront cette époque. Un jour, l’Australie dictera ses lois à l’Océanie et rivalisera de puissance avec la Grande- Bretagne et les États-Unis , qui lui auront ouvert la voie de l’indé- pendance. Mais revenons à quelques-unes de mes observations journa- lières ; elles serviront à donner une idée plus intime de la nature du pays. Je débutai par une excursion à Botany-Bay et dans les environs ; nous sortîmes de Sydney , MM. d’Urville , Bérard , de Blosseville et moi , de fort bonne heure , par la barrière de Brickfield , en prenant la route de Paramatta dans laquelle s’ouvre, à peu de distance de la ville , celle de la baie botanique. La chaussée macadamisée avec de la brique broyée , jusqu’à la distance de trois milles , se perd ensuite à travers des sables mouvants qui rendent la marche fort difficile. Cette première partie de la route est une des mille entre- prises utiles dont la colonie est redevable au gouverneur Maquarie; mais elle fut arrêtée au moulin de Waterloo, dans la plaine du même nom 1 , par le rappel en Europe de ce magistrat. L’œil se portait de chaque côté sur des fermes encloses de palissades , au milieu des défrichements n’ayant conservé debout que de vieux troncs d’eucalyptus noircis par le feu et couverts d’une résine rubis. La botanique est tellement riche et variée, que je conçois tout i Le nom de Waterloo a été prodigué parles Anglais avec une telle profusion qu’il deviendra synonyme de fausse gloire. Comment une nation aussi civilisé que l’est le peuple anglais peut-elle défigurer ses trophées (si trophées il y a, ca> lllücher a bien d’autres droits à les revendiquer ) par le clinquant et les oripeau* qui dénotent la disette et le mauvais goût! Une foule d’endroits dans la Nouvelle' Galles du sud portent ce nom et celui de Wellington. Le jour où les Russes atta queront l’Inde et prendront en Europe une prépondérance incontestée, les Angla'J^ chassés de leurs vastes possessions, apprécieront ce que leur a valu la bataille ^ Waterloo dont ils ont été étourdis à en perdre la tête, bien que déjà la partie sai>lC delà nation puisse juger scs résultats avec maturité! AUTOUR DU MONDE. 215 l’émerveillement qu’éprouvèrent Banks et Solandei à son aspect. Le terrain , légèrement ondulé , est couvert de bois ou formé de marais desséchés ; des bancs de grès marin ferrugineux forment le pourtour de la baie botanique , et leur surface est presque dénu- dée ; la terre est de nature argileuse , tenace , très-chargée de fer en certains endroits , tourbeuse dans les marais et convertie en ter- reau de bruyère arénacé dans les bois. Sur le bord des routes, c’est un sable très-fin, très-blanc et mobile. On conçoit à peine comment, à l’inspection de ce sol , Banks et Cook ont été assez hardis pour proposer l’établissement d’une colonisation dans un lieu si peu propre à la croissance des céréales. Le succès s oppose a ce qu on puisse taxer cette entreprise de témérité ; mais, cependant, si le com- modore Phillipp n’avait point rencontré ailleurs le terrain conve- nable à l’agriculture , certes il n’y aurait eu qu’une voix pour blâ- mer l’imprévoyance des promoteurs de cet etablissement. Mais cette terre impropre à la culture du blé , est en revanche ornée de plan- tes qui aujourd’hui font le charme de nos orangeries : les metrosy- deros , les melaleuques , les platylobes , les banksies, les prolées, les persoonies et mille autres végétaux , forment de riches parterres. La belle blandfordie noble croît au milieu des singuliers xantliorea rési- neux et des zamia australes ; mais tous ces végétaux ont un feuillage rigidule, sec, flagrant, qui leur donne un aspect caractéristique. Ar- rivés de fort bonne heure à l’embouchure de la rivière de Cook, qui se perd dans le fond de la baie botanique, nous trouvâmes des masses de ce grès rougi par du fer hœmatite et les grèves jonchées de téles- copes boues , coquilles longtemps rares dans les collections. Nous déjeunâmes chez un convict émancipé qui a établi en ce lieu une filature de laine , et sur l’étang voisin s'abattaient des cygnes noirs parfaitement privés. La petite rivière de Georges se perd aussi dans cette baie , dont la navigation demande quelques précautions, à cause des bancs nombreux qui l’encombrent. Comme Français , comme voyageurs , nous désirions payer notre tribut de regret en visitant le point où le célèbre et malheureux La Pérouse écrivit les dernières dépêches qui soient parvenues en Europe , dans le cam- pement qu’il établit à la pointe nord de Botany-Bay. C’est la qu’il avait établi un jardin où il sema des plantes rafraîchissantes pour son équipage affaibli par les maladies. Les Anglais ont îespecté ce coin de terre, qui porte parmi eux le nom de Jardin français, et 210 VOYAGE ce jardin, aujourd'hui en partie en friche, formé de sables de bruyère, donne quelques légumes aux soldats qui résident dans une petite tour bâtie à peu de distance , sur une des pointes de la baie. Les arbres fruitiers y sont morts et ne peuvent y prendre racine , battus qu’ils sont par les vents de mer. Des éphémères se sont emparés de la majeure partie de sa surface , comme un emblème du vain travail des hommes. Une mauvaise haie de bois enclôt ce terrain que le gouverneur Maquarie avait le projet de faire enceindre de murailles. Un soldat, depuis fort longtemps relégué en ce lieu , nous conduisit , sur notre demande , à l’endroit où la tradition place la sépulture du père Le Receveur, mort des suites des blessures qu’il reçut aux côtés de De Langle et de Lamanon , frappés à mort par les naturels des îles des Navigateurs. Il nous montra un tertre sous lequel est inhumé ce compagnon de La Pérouse , et qui porta long- temps cette épitaphe gravée sur cuivre par ordre du gouverneur Phillipp , et attachée à un arbre que nous retrouvâmes encore : Hic jacet Le Receveur E. F. F. minimis Galliœ sacerdos, Physicus in circumnavigatione mundi duce de La Pérouse ob. 17 feb. 1788. Nous passâmes plusieurs heures à graver sur l’écorce môme du témoin de cette scène douloureuse une nouvelle épitaphe ; c’est en entamant profondément le liber, que nous laissâmes ce témoignage de notre passage et 1 offrande du cœur envers notre infortuné com- patriote. Un jour, un monument plus durable sera élevé à ce grand naufrage d’une expédition consacrée aux découvertes utiles et aux progrès de la civilisation l. Sur la pointe méridionale de Botany-Bay, la société philoso - i M. de Bougainville Dis, commandant la Thctis , a retrouvé cette inscription qu’il a fait remplacer par un monument digne de son objet. AUTOUR 1)U MONDE. 217 phique (T Australasie a fait placer une table de cuivre avec cette inscription : A. D. MDCCLXX l Jnder the auspices of british science Thèse shores were discovered By James Cook and Joseph Banks, The Columbus and Mecænas of their lime. Thise spot once saw thein ardent. In the pursuil of knowledjc now To their memory , this tablet is inscribed in their first year The philosophical society of Auslraliasia , sir Thomas Brisbane Corresp. of french institut e, président. A. D. MDCCCXXII. Le 29 janvier, le général Brisbane mit à la disposition de M. d’Urville et à la mienne un chariot, des chevaux et deux con- 'icts , pour que nous pussions mettre à exécution notre projet de voyager à travers les montagnes Bleues et de visiter l’établissement de Bathurst. M. d’Urville, doué par la nature d’une robuste consti- tution , ne négligeait aucune occasion d’explorer les pays où relâcha la corvette la Coquille, et, sous ce rapport, ce devait être pour les futurs naturalistes un chef susceptible de favoriser de tout son Pouvoir leurs efforts. M. d’Urville avait le bon esprit de savoir (iu’en définitive les travaux de chaque membre d’une expédition forment un faisceau dont le chef est à la fois Y alpha et Y oméga, et qu’à lui principalement revient la gloire qu’ils peuvent faire rejaillir sur les campagnes de découvertes. Cette idée simple et 'ogique a manqué à tant de navigateurs, que je ne puis la passer s°us silence. Dans ce voyage, qui dura quinze jours, nos stations furent Paramatta , Emu-Plains , Spring-Vood, Suamp , Jamison’s- Yal>ey, Black-Heath , Cox’s-Biver, York’s-Bridge, Fish-River, Sydrnouth's-Vallev etBathurst. Cellesdu retour furent, entreautres, la fe™e de Rainville, Mont-York, le val de Clwyde, Prospect- m. 24 218 VOYAGE hill et quelques-unes de celles précédemment nommées. J’ai publié une longue notice sur ce voyage intéressant et je crois inutile de la reproduire l. \ Le 28, le Caslle-F orbes, commandé par le capitaine Ord, appa- reilla pour prendre la mer et opérer son retour en Europe. Ce vaisseau emportait vers la patrie mon confrère le docteur Garnot, depuis longtemps frappé par une dyssenterie cruelle qui avait mis ses jours en danger et dont il n’était pas complètement guéri. Ln de nos officiers , M. Lesage , avait profité aussi de ce navire pour abandonner l’expédition, et, plus tard, atteint d alienation mentale, il succomba à Rochefort. Quant a M. Garnot, parvenu a 1 il*- Maurice, il passa du Castle-Forbes sur le Georges IV, qui fit nau- frage aux attérages du Cap-de-Bonne-Espéranee ; et peu s’en fallut qu’il ne trouvât là le terme de sa destinée. Le 1er mars, j’assistai à une grande partie de boxe qui avait mis en émoi tout le public de Sydney; ce pugilat avait pour acteurs un Anglais d’origine et un amende. Par ce dernier nom , devenu terme de mépris , on désigne un enfant de la Nouvelle-Galles du sud, et, comme les Anglais appellent currencie une monnaie de bas aloi , on conçoit de quelle haine le bas peuple se sent trans- porté en recevant cette épithète insultante. Suivant l’usage, des paris de plusieurs pounds étaient ouverts et remplis pour l’un et l’autre champion. Le currencie l’emporta sur l’Européen , à b> grande joie de ses compatriotes ; pendant cette lutte , les filous , qui pullulent dans les rues, exploitaient les poches des curieux, et le lendemain parut un avis de la police qui annonçait qu’un négo- ciant avait été dévalisé d’une valeur en billets assez considérable- Le 3 , j’accompagnai le général Brisbane dans une excursion des plus pittoresque , en remontant la rivière la Nepean et la Wera- Gambia qui y mêle ses eaux. Une svelte embarcation avait été trans- portée sur une charrette à Emu-Plains , par ordre du gouverneur , et mise à flot sur la Nepean par les convicts marins qui devaient 'il manœuvrer. Nous partîmes de Paramatta pour la ferme des Emioos dans la voiture de son excellence. Dans ce trajet , sir Brisbane me i La narration de celte excursion dans les montagnes Rleues a été publiée, en novembre 1 825, dans les Annales des sciences naturelles; on la trouvera aussi dan- la partie zoologiquc du voyage de la Coquille, publié aux frais du gouverneme» • Ionie I", partie II page 385 à 404. (Paris, 1828, in-4«.) AUTOUR DU MONDE. 2 19 lit part de ses projets d’amélioration pour la colonie. Il voulait favoriser le plus possible l’agriculture , tout en rendant moins lourdes les dépenses à la charge de l’État ; il me cita comme preuve à l’appui qu’en 1821 la mère-patrie avait eu à payer 240,000 livres sterlings, et qu’en 1822 cette somme avait encore été dépassée, tandis qu’en 1823 il était parvenu à la réduire à 80,000 livres sterlings, avec la certitude d’opérer de nouvelles réductions. Nous arrivâmes lestement à la ferme d’Emu-Plains, où M. Murdoch nous attendait. Le gouverneur visita en détail l’exploitation de ce domaine de l’État , tout en chassant aux cailles qui sont singulière- ment multipliées dans ces belles prairies, et dont la chair grasse est des plus savoureuses. Le gouverneur porte un attachement tout spécial à la ferme d’Emu-Plains ; il la regarde comme une école- modèle pour l’agriculture coloniale. Établie en 1819, c’est là que sont tentés en grand tous les essais de naturalisation ou les nou- veaux procédés agricoles. Le 4 , de grand matin , sir Brisbane , MM. Murdoch, Stirling et moi fûmes joindre le canot; nous remontâmes la Nepean l’espace d’un mille , avant de nous engager dans la coupure des montagnes Bleues , qui donne issue aux ondes paisibles de cette belle rivière se déployant au milieu d’une fertile plaine. Son lit est de grès , et sa profondeur sur les rives varie de 4 à 6 brasses d’eau. A deux lieues de là , le'fond est réduit suc- cessivement , sans qu’on puisse indiquer de diminution dans sa largeur. Les eaux coulent du sud au nord, encaissées dans de hautes coupées gréseuses ; des troupes d’une jolie sarcelle nageaient sur le miroir paisible de la Nepean ou se posaient sur les branches des arbres , et sir Brisbane m’assura que cette espèce , de même que les autres canards et les cailles de ce continent austral , faisaient deux poptes par an. Plus on avance en remontant la Nepean , plus la scène devient imposante et sévère. Cette rivière et la Wera- Gambia se trouvent couler dans la crevasse profonde de hauts Pitons du premier plan de la chaîne des montagnes Bleues ; les bri- sures de ces montagnes s’élèvent , sur leurs bords , en murailles ver- ticales. Les rochers nues et éboulées n’ont reçu qu’une végétation spéciale ; mais ces rochers de grès séparés en fragments gigantes- ques , placés en assises avec régularité , sembleraient avoir été posés Par la main des hommes , si leur masse ne prouvait l’habileté d'un ouvrier bien autrement puissant. Un silence de stupeur règne sur 220 VOYAGE cette création sauvage , qu’interrompt parfois l’aigre cri tlu caca- toès noir. De maigres casuarinas, quelques eucalyptus rabougris se cramponnent sur le grès, et les murailles , d’abord hautes de 300 pieds , s’élèvent bientôt perpendiculairement à 600. Non loin coule la petite rivière Johnston , sortant d’un ravin déchiré profondément d’où jaillissent des torrents d’eau dans la saison des pluies. En remontant toujours , on rencontre bientôt VEuroka , torrent ainsi nommé par les aborigènes. Les eaux de la Nepean se dirigent alors dans le S. -O., et les roches se dénudent de plus en plus. Je vis plu- sieurs kanguroos-rats sautant sur les rochers, dans ces solitudes, où ils vivent sans crainte, et de grands cacatoès blancs nichant dans les trous des arbres. A sept milles d’Emu-Plains, le lit de la Nepean se rétrécit dans l’endroit où elle reçoit l’Erskine. Cette rivière, ou plutôt ce torrent, développe ses ondes dans une coupée abrupte, et, lors des averses pluviales, l’eau roule à pleins bords sur des blocs énormes de rochers, jaillit en nappe écumante.et reçoit des chutes qui se précipitent des ravines en bruyantes cascades. Un vio- lent orage avait marqué son passage peu de jours avant notre arri- vée, et les fragments de rochers broyés, les arbres déchirés en éclats, attestaient sa violence. Les eaux de la Nepean étaient , lors de notre passage, aussi basses que possible, et le niveau des hautes eaux était partout profondément empreint sur les roches latérales, et les arbres étaient tous penchés du même côté. C’est alors que cette masse d’eau, refluant dans le Hawkesburry, occasionne ces débordements désas- treux pour l’agriculture, et l’on cite que leurs eaux s’élevèrent une fois à quatre-vingt-treize pieds anglais. Une anse de sable et de galets nous permit de stationner. La Nepean devient étroite, et à peine notre canot pouvait-il franchir les encombrements de rochers; nous donnâmes cependant, mais avec peine , dans la Wera-Gambia. Celle-ci , dont le lit étroit est formé de galets de granit , se dirige à l’E.-S.-E. Son cours est plus encaissé , ses ondes plus embarrassées d’éboulements, ses rives plus abruptes cl plus désolées; partout l’image de la désolation, partout l'aspect de révolutions violentes dans le sol. A six milles, il fallut nous arrêter; car la Wera-Gambia ne pouvait plus porter notre embarcation, dont la quille creusait le fond , et nous rétrogradâmes jusqu’au bassin de la Nepean , où nous campâmes quelques heures. I es bords de ce bassin nous offrirent leur pelouse de violettes bleues AUTOUR DU JîOîiniî. 221 et blanches, l’ombrage de grands arbres, des ondes tombant des diverses crevasses des montagnes Bleues, et des poissons délicats. Là, nous entendîmes le cri du singulier psophode, qui imite, à faire illusion, le claquement du fouet d’un postillon; on assure que, maintes fois, à ce cri , les chevaux partirent au galop en se mépre- nant sur son origine. Là , nous trouvâmes ces somptueuses plumes de la lyre, qui nous attestaient l’existence en ces lieux de ces admirables oiseaux ; là , les salin-hirds volaient sans bruit avec leur plumage soyeux et mollet. Je n’oublierai jamais le spectacle extraor- dinaire et complètement en dehors des sites que j’ai vus sous tant de climats, spectacle qui frappa mon imagination dans cette course que le gouverneur, sir Thomas Brisbane , me mit si gracieusement en mesure d’accomplir. Il est une foule d’observations que je ne puis extraire de mon journal , tenu minutieusement jour par jour, tant j’ai hâte de résu- mer sur la population noire qui est propre à la Nouvelle-Hollande les détails généraux qui peuvent intéresser le lecteur. La race nègre1, répandue sur le continent austral, s’est constamment mon- trée enveloppée d’une écorce de sauvagerie assez résistante pour que la civilisation n’ait jamais pu l’entamer; défavorisée par la pauvreté du sol sur lequel elle vit, toutes ses facultés instinctives et animales ont été développées à leur summum; mais, par contre, ses facultés morales sont restées à l’état embryonaire, et la culture ne peut rien là où les organes manquent par un long enchaî- nement d’avortements successifs. Cependant il y a parmi les innom- brables tribus avec lesquelles les Européens ont pu communiquer des nuances assez tranchées pour qu’on puisse établir des distinc- tions parmi elles. La filiation de cette race noire découle en appa- rence des peuplades primitives qui se sont répandues à la fois sur la Nouvelle-Irlande, la Nouvelle-Bretagne, les Nouvelles-Hébrides 2, la Nouvelle-Calédonie, etc. Leur origine est ainsi fort obscure, bien 1 Je me servirai souvent du mot noir ou nègre pour désigner ies naturels de l'Australie; mais je dois dire que. dans mon opinion, il n 5 a aucune analogie a taire entre un nègre africain et un noir australien , si ce n est une teinte noiratie, couleur de suie,* que présentent ces derniers. Ce nom est donc pour éviter des périphrases. 2 Consultez mon travail sur les races océaniennes, pubiiédansla partie zooiogique du voyage de la Coquille, tonie I, pages 1 à 116, in4°. Paris, 1826. 222 VOYAGE qu’on puisse la dire sœur des Alfourous et des Endamènes des hautes terres de la Malaisie , et voire même de quelques-unes des souches des plus anciennes de Madagascar. Les naturels de la Nou- velle-Galles retiennent les principaux traits du type nègre, c’est-à- dire un nez épaté, la chevelure plus ou moins frisée en mèches , les extrémités inférieures minces et grêles. Quelques crânes , extraits de tombeaux de ces naturels , m’ont présenté la singulière anomalie d’avoir trente-quatre dents belles et bien rangées. Exami- nées au point de vue de notre civilisation , on ne peut qu’accorder à ces peuplades un profond abrutissement moral. Lorsque les Européens abordèrent à Botany-Bay, les naturels manifestèrent une sorte de bienveillance négative et méfiante qui fit place bientôt à une aversion déclarée. Il ne pouvait guère en être autrement , lorsqu’ils virent l’envahissement de leurs pêcheries et de leur territoire. Les sévices de quelques convicts produisirent des querelles, et les hostilités ne tardèrent pas à s’ensuivre; il fal- lut donc recourir à des mesures acerbes; puis les troupes chassè- rent ces nègres comme des bêtes fauves , et les historiens anglais ajoutent même , à l’aide de robustes chiens qui les dépistaient dans les buissons. Cette guerre journalière , la petite vérole , l’usage des boissons alcooliques , et enfin les affections syphilitiques les plus intenses, produisirent bientôt une dépopulation générale sur la côte. Les autorités anglaises actuelles ( il est juste de le dire) trai- tent les restes misérables des tribus naguère plus nombreuses avec uue grande douceur, et s’opposent autant qu'elles le peuvent au jeu cruel que se font les navigateurs de les renvoyer de leurs navires , où ils vont mendier, ivres-morts d’alcool. La peuplade qui habite les rocailles stériles de la région boréale de Sydney-Cove est soumise à l’autorité de Bongarri. Les chétives créatures qui la composent sont dans un état de dégradation morale qui les rapproche des animaux les plus immondes ; en vain quelques gouverneurs ont essayé d’adoucir leur sort en leur assurant une pitance régulière, leur donnant des gites permanents, en jetant des voiles sur leur nudité, leurs efforts ont échoué devant leur obstination à repousser toute tentative d’amélioration. 11 semble que ces êtres ne peuvent être heureux sans la sauvage liberté du désert , et que leur caractère doit repousser tout ce qui peut tendre à fixer quelques instants leur humeur erratique. Les maisons qu’on AUTODU DO MONDE. 223 leur avait bâties , enl es tirant dans des sortes de villages , ils les ont désertées; ils ne respirent à l’aise que sous la voûte du ciel, éta- blis en plein air ou dans un bois , protégés par quelques bosquets de branchages jetés du côté du vent. Là ils préfèrent à la ration qu'on leur distribua longtemps, comme une sorte de solde du terrain qu’on leur avait ravi , le poisson à demi cuit , la chair,à peine grillée que leur procure leur adresse à la pêche ou à la chasse. Les tribus réduites aujourd’hui à des débris qui sont disséminés autour du Port-Jackson , sur le sol où vécurent leurs aïeux , et que, sous ce rapport, elles ne veulent pas quitter, se trouvent être : la tribu de Bongarri ou de Sydney-Cove , dont je viens de parler ; celle de Paramatta , sous les lois de Hari; celle de Cowe- Pasture, dont le chef se nommait Cogué, et celle de Kissing-Point , commandée par Bidgi-Bidgi. Les chefs de chaque communauté ont reçu de l’administration anglaise de larges plaques de cuivre qu’ils portent suspendues au cou, et sur lesquelles sont gravés leurs noms et celui de leur territoire. Eux et leurs épouses sont assez volon- tiers à demi vêtus à l’européenne , et ressemblent , sous les vieil- leries dont ils sont affublés , à de grands singes noirs se livrant à des contorsions ridicules. Le reste des insulaires va dans la plus complète nudité , à moins que quelques individus n’aient obtenu une veste de convict ou un vieux chapeau, et ne s’en soit couvert. Le spectale qui m’a paru le plus étrange est sans contredit la ren- contre que j’ai fréquemment faite, dans les rues de Sydney, de ces nègres austraux dans le déshabillé le plus absolu , badaudant au milieu de la foule, et coudoyant parfois les miss fraîches et pudi- bondes que l’aile de leur mère ne pouvait protéger contre l’étran- geté , au grand soleil, de ce costume intime. Certes, l’opiniâtreté de cette race à rejeter même l’étroit maro que recommanderait la plus mince des pudeurs , est d’une grossière animalité qui a de quoi étonner profondément le moraliste. L’apathique indifférence, dans les lieux publics , de ces hommes , qui voient sans cesse pratiquer autour d’eux des coutumes qui devraient donner l’éveil à leurs pro- pres idées, glisse sans laisser la moindre trace de son passage; et ce qui est pis , c’est qu’il est de ces Australiens qui ont navigué sur des bâtiments anglais, employés sur la cote, et qui retournent a leurs rochers et à leurs bois , rejetant bien vite 1 étoffé dont on les avait vêtus. Ils ont surtout horreur des vêtements inférieurs , car 224 YOYAGti ils l'ont moins do façon pour ceux qui recouvrent l’échine ou le crâne. La corvette la Coquille était à peine affourchée dans Sydney-Cove, que Bongarri et sa bande, composée d’une douzaine d’individus au plus , vinrent prélever un tribut sur notre curiosité. Bongarri parle un peu la langue anglaise, car il a voyagé avec le capitaine King dans les explorations successives que cet officier a faites sur les eûtes de la Nouvelle-Hollande pour compléter les beaux travaux de Baudin et de Flinders. Ce chef a eu la réputation d’un grand guerrier; aussi est-il estimé des tribus voisines, et d'honorables cicatrices prouvent que les coups de sagaies et de casse -tète ne l’ont pas fait reculer ; mais nous avons peine à retrouver le héros dans l'ivrogne fieffé et le mendiant tenace qui vint , chaque jour de notre relâche, nous harceler pour avoir de l’eau-de-vie ou du tabac. Mime, dressé à des courbettes et à des grimaces, sa toilette gro- tesque contribuait encore à le rendre plus ridicule, car un vieux casque de dragon lui couvrait le crâne, et sur son torse flottait une houppelande à brandebourgs, que lui avait laissée la dernière ex- pédition russe. Bongarri était escorté de ses deux femmes, les plus puantes, les plus laides, les plus dégoûtantes créatures que j’aie jamais vues. Ces dames, enveloppées d’une sale couverture de laine en guise de peignoir de batiste , avaient leurs cheveux couverts de lentes , et celles-ci peuplées des poux dont elles sont le berceau ; le tout assaisonné d’une senteur capable d’asphyxier le nez le plus oblitéré de la création ; et cependant une de ces femmes était mère d’une petite créature blanche qui attestait qu’un Européen n’avait pas craint l’odeur de fiente humaine qui suintait de chaque ride de sa peau crasseuse. Bongarri , vrai philosophe pratique , répondait aux moqueries de ceux qui l’interrogeaient sur l’étrangeté d’un tel phénomène : Ma femme est gourmande de pain blanc et en a beaucoup mangé; il n’est donc pas étonnant que son enfant soit blanc L Tous les hommes de cette tribu, aujourd’hui gangrenés de vices, sont petits et n’ont guère plus de 5 pieds 1 ou 2 pouces; leur membrure est grêle; leurs formes sont fluettes et peu nourries; leur cheve- lure est très-noire , excessivement flexueuse, et retombe autour de \ M Cunningham a rapporté aussi cette ingénieuse réponse. Je la fis à Bon- garri par l’intermédiaire du major irlandais Marlav, du régiment des nuits, 'I1!‘ me la rapporta comme je la cite. AUTOUR DD MONDE. 225 la tête en mèches très-frisées. La face est déprimée et le nez fort écrasé; leurs lèvres sont grosses, mais la bouche est meublée de dents très-belles et très-blanches. La barbe, rarement taillée, est rude et très-fournie. Une des coutumes fondamentales de ce peuple consiste à s’arra- cher une dent lors de quelque événement extraordinaire; mais ces événements doivent être peu nombreux, car leur râtelier serait bientôt démuni. Aux filles on coupe une phalange des doigts. Pour parure , ils se pratiquent des incisions sur les épaules et sur les bras, et on obtient des cicatrices en relief ou en bourrelets. Mais leur grande toilette, le nec plus ullrà de leur dandysme, qui fait tourner la tête à leurs ladies et en fait des lions 1 pour leurs forêts de casuarinas et d’eucalyptus , ce sont leurs peintures qu’ils soi- gnent con amore. Plusieurs fois Bongarri et ses sujets vinrent nous faire visite dans leur habit de grande cérémonie ; et dans ces jours leur corps dédaigne l’artifice de tout vêtement étranger à leur mode nationale. Le corps est donc nu ; mais hâtons-nous de dire que le corps et surtout la poitrine sont couverts d’une poussière rouge d’ocre ; qu’un masque du même rouge vermillonne le nez et les joues, et qu’une sorte d’argile, d’un blanc pur, s’étend en larges raies sur le milieu du front. Des bandelettes d’écorces emprison- nent leurs cheveux. Plusieurs des figures de l’atlas de Péron sont d’une grande exactitude; et le lecteur , à leur aspect , comprendra mieux cette rapide description. Les femmes affectionnent le même genre de barriolage; mais je dois dire qu’à bord elles ne quittèrent point leur couverture de laine. Eve , après le péché , conserva la feuille de figuier. J’assistai, le 28 février, à une des grandes fêtes ou corobori des nègres australiens; fête nocturne, à laquelle Bongarri et ses gens se préparaient plusieurs jours à l’avance; fête qui devint l’unique objet de leurs pensées et pour laquelle ils se livrèrent à une foule de cérémonies préparatoires. C’était pour les tribus du Port-Jackson une grande affaire, un tournoi où les nationalités de districts allaient paraître. C’était une vieille gloire à soutenir ; gloire, fumée éphémère que chaque peuple encense à sa manière , que le nègre ' A Londres (les Anglais sont le peuple le plus grave de la terre, à ce qu’ils disent), on appelle lion le héros de la fashion pendant une saison de mode quel- conque. III. 29 VOYAGE 226 brutal et nu (les rocailles de la Nouvelle-Hollande conçoit bien autrement, sans doute, que l’Européen, bien qu’ils se méprisent l'un l’autre de toute la distance de leur orgueil, placés à des degrés si différents dans l’échelle de l’égoïsme humain ! Tel est le récit que je trouve consigné dans mon journal, écrit sous l’inspiration du moment. Préoccupé et soucieux, Bongarri , ce chef renommé des tribus australiennes , venait d’avaler d’un trait le verre de rhum dont je ne manquais jamais de régaler sa noire majesté quand elle visitait la corvette ; Bongarri s’élança dans sa pirogue d’écorces, remplie de javelines et de casse-tète. Le redou- table boumarang reposait près du tison fi demi consumé que , sem- blable au feu de Yesta, ces nègres ne laissent jamais éteindre; les mots : Corobori , corobori , sortaient avec effort de sa bouche con- tractée'? et , en parlant , Bongarri ne put que du geste m’engager à me rendre au lieu du rendez-vous , à l’orient de la baie. Quel pou- vait être le but de cette cérémonie? que d’intérêt n’offrait-elle pas à un fils de la vieille Europe , jeté passagèrement sur une terre lointaine, où vit une race jalouse de conserver intactes la barbarie et la misère de ses coutumes natives!.... La nuit était obscure, la croix du sud reflétait à peine sa lumière planétaire; du reste, pas le moindre souffle n’agitait le feuillage triste des grands eucalyptus; et de grands jackass, croassant dans lescasuarinas, troublaient seuls un silence qu’interrompait à peine le bruissement sourd des vagues qui venaient heurter les rochers du rivage. Notre embarcation , montée par de bons matelots , eut bientôt franchi les deux lieues qui nous séparaient du théâtre de la fête ; en quelques instants nous nous trouvâmes dans l’enceinte du corobori. De grands feux et le pétillement du bois vert, que le flamme enlaçait, nous guidèrent au milieu des roches éboulées et crevassées, à travers des taillis embarrassés et des buissons épais- Le plus grand calme existait alors parmi les tribus sauvages qu> s’étaient rendues à ce tournoi de tous les points de la côte orien- tale. Chacune d’elles occupait un emplacement , désigné à l’avance par le maître des cérémonies, sur le pourtour d’une arène aplanie avec soin. Le jeu de ces hideuses physionomies, éclairées en sil- houette par la flamme du foyer entretenue par chaque groupe , abritées dans la direction du vent par des tas d’écorces ou des mor- ceaux de fascines, avait quelque chose de satanique. Quelques-uns AUTO CK DU MONDE. 227 se régalaient de coquillages et de poissons à demi grillés , que leurs femmes préparaient et que les hommes mangeaient sans leur en offrir. Bientôt les femmes, les enfants et les guerriers, accroupis sur leurs talons , se livrèrent gravement aux soins d’une toilette obligée par le cérémonial du corobori. Le corps décharné de ces chétifs et misérables mortels, dépouillé de tout voile, reçut les peintures héraldiques; sur la peau noire et frottée d’huile de poisson pourri du chef de la famille l’épouse traçait les bandelettes blan- ches ou rouges qui sont leurs ordres de chevalerie. Au silence suc- céda un vacarme épouvantable : c’étaient des cris , des hurlements à ébranler la voûte du ciel. La fête débuta par des danses martiales où les hommes seuls figurèrent, puis les femmes s’emparèrent de la scène ; mais ces Taglioni de nos antipodes n’ont rien trouvé de mieux que d’imiter dans leur chorégraphie les animaux de leurs climats, et la danse du kangourou est surtout celle qui leur plaît le plus. Le kangourou aux longues jambes fait des sauts énor- mes, des bonds que ses robustes pieds lui permettent de grande- ment espacer ; aussi leur danse consiste à imiter l’allure de ce singulier quadrupède. Ce n’est pas un tableau sans bizarrerie que celui de ces chœurs de femmes, à chevelure en désordre, n’ayant pour voile de leur pudeur qu’un chapelet de coquilles noué dans les cheveux , sautant comme des bêtes de bois et se livrant aux écarts les plus grotesques et les plus ridicules. L’ardeur du plaisir pétillait sur toutes ces faces, et ce plaisir qui s’accroît fait que les vieilles femmes elle-mêmes quittèrent bientôt leurs vêtements, et, comme des bacchantes échevelées, se ruèrent dans l’arène et se livrèrent aux écarts les plus désordonnés. Mon regard stupéfait errait de cette pantomine immodeste aux visages féroces et hideux de leur s époux , rugissant d’une joie diabolique , poussant de souids mugis- sements de satisfaction. Ces bras armés de sagaies meurtrières, ce délire brutal et sauvage d’hommes farouches, les cris des enfants, les foyers surmontés de torrents de fumee, le lieu de la sccnc dans la profondeur des bois , au milieu d’un amphithéâtre de rochers , tout rappelait vivement à l’imagination frappée les scènes infer- nales de Callot. Le 29 février , une grande reunion des tribus eut lieu dans un champ , entre la route de Botany-Bay et Brich-Field , pour juger, en cour martiale , les délits dont nous ne parvînmes que tres-difli- 228 VOYAGE cilement à connaître la nature. En vain diverses personnes du bord essayèrent , à l’aide de la langue anglaise , parlée par certains chefs, à obtenir des détails satisfaisants; l’inattention de ces hommes ou leur silence calculé les portaient à briser dix fois la conversation, en laissant sans réponse les questions qui leur étaient posées. A force d’interprétations et de persévérance on a pu en conclure l’explication qui suit, mais dont je ne garantis pas cependant la complète exactitude. Arrivés au champ clos, notre examen porta sur les peuplades qui s’y étaient assemblées , et nous dûmes avouer que les tribus de l’intérieur étaient moins difformes que celle de Bongarri. Les hommes de Cow-Pasture , bien que de petite taille (4 pieds 7 à 8 pouces au plus), étaient fortement musclés, et quelques-uns, contre l'opinion reçue , bien loin d’avoir les jambes maigres et grê- les, avaient de solides mollets. Cette tribu se composait de 19 guerriers , porteurs de visages féroces , et dont les habitudes sau- vages contrastaient avec celles déjà familiarisées avec les Européens des gens de Bongarri. En général , les bandes erratiques deFish- Biver, des montagnes Bleues et de Bathurst sont plongées dans la plus conplète barbarie , et M. Mac-Arthur les regarde même comme positivement anthropophages , car il certifie être tombé au milieu de ces nègres lorsqu’ils dévoraient un bras d’homme. Ce fait mérite toutefois une nouvelle étude et d’autres preuves, car tous les écrivains anglais se taisent , à ma connaissance , sur cette accusation. La tribu de Bongarri s’agitait, allait et venait sur les bords de la baie, et avait pris position sur le terrain dès le malin. Nous l’avions vue traverser la rade , les hommes nus , armés de javelines, le bouclier au bras; tandis que les femmes, chargées de leurs enfants sur le dos, portaient leurs provisions dans le lilet dont elles sont habituées à se servir. Bongarri, que nous avions interrogé alors , s’était débarrassé de nos questions par un men- songe , car il s’était borné à nous dire : « Un chef a tué sa femme et doit être tué; mais je suis chef, moi aussi , et je veux m’op- poser à sa mort. » Cette historiette, prise pour réelle, avait rédoublé notre curiosité; mais quelques officiers anglais, mieux instruits , nous assurèrent que Bongarri nous avait débité une hâblerie. A un signal , les tribus se rangèrent en cercle sur le pourtour du 229 AUTOUR DU MONDE. lieu de combat, et une vingtaine de naturels se mirent en présence à ces deux extrémités , séparés par un intervalle d’environ qua- rante pas. Les uns et les autres étaient nus, peints de leur barrio- lage de cérémonie , et armés d’une longue javeline en bois dur ; le bras gauche était recouvert d’un bouclier assez épais , de forme allongée. Nous remarquâmes avec étonnement que tous les javelots étaient dirigés sur un seul homme; car ceux de son parti , placés à quelque distance , ne renvoyaient les javelots qu avec mollesse et comme par simple forme , et leur apathique indifférence contra- stait avec la prestesse et l’ardeur qui animaient le parti antagoniste. Plus de quarante sagaies sifflèrent successivement dans l’air, et leurs coups vinrent s’amortir sur le bouclier qui les paraît avec une adresse étonnante. Ï1 était aisé de juger que l’individu mis pour principal point de mire était sous le poids d’une accusation grave, dont il se justifiait par le jugement de Dieu, comme l’aurait pu faire, au moyen âge, un chevalier combattant en champ clos pour son honneur ; enfin, soit lassitude, soit résignation, sa pré- voyance fut mise en défaut, et une javeline le frappa dans le liane en lui faisant une blessure profonde ; il tomba , mais ii se releva bientôt avec une feinte insensibilité , et un de ses amis suça la plaie, puis l’entraîna hors de l’arène. A sa chute , les hordes spec- tatrices poussèrent un grand cri , et d’ordinaire c est le signal d une mêlée générale ; mais en cette occasion il en advint autrement , car la punition infligée paraissait être concertée entre toutes les tribus, qui avaient désigné de vrais juges de camp charges de donner le signal pour commencer ou cesser l’emploi des armes. Ces hérauts présidèrent avec un sang-froid imperturbable a ce que tout se passât dans les règles du cérémonial , et c’est ainsi que les assaillants ne lancèrent que les uns après les autres leurs javelots et dans un ordre prévu d’avance. La roideur avec laquelle Bon- garri décocha sa lance, qui s’enfonça profondément dans le bou- clier du patient, fut pour nous un sujet de vif étonnement. Tout ce qu’il nous fut possible de savoir des causes qui avaient motivé cet appel de Dieu, après lequel les diverses tribus renouve- lèrent leur pacte d’amitié et de paix , est que le sauvage blessé était accusé par Hati, chef de la peuplade de Paramatta , d’ètre la cause de la mort de ses deux neveux , enfants admis a l école des natifs. U nia sa culpabilité, et il est évident que les deux enfants mouru- 230 VOYAGE rent d’une maladie grave qui règne parfois dans le pays parmi les indigènes; mais chez les nègres australiens les soupçons ont une évidence contre laquelle les dénégations sont sans force, et sa justifi- cation avait été soumise au duel judiciaire , singulière analogie avec ce que pratiquaient nos pères. Dans ce même jour fut infligée une autre correction; celle-ci , cruelle et barbare, s’adressa à une pauvre femme que l’on frappa sur la tète à coups de casse-tête; elle fut bientôt emportée dans le buisson , couverte de sang et ci demi morte. C’était une sorcière ! et les sorciers, chez les nègres australiens, passent pour jouir d’un pouvoir extraordinaire. Vous qui souriez sur cette croyance erro- née , songez encore aux gens de vos campagnes et à Urbain Gran- dier, brûlé par ordre de Richelieu pour fait de sorcellerie! On reprochait donc a cette femme d’avoir fait noyer par ses maléfices le plus habile pêcheur de la peuplade; on l’accusait encore d’un second crime : un chef, grimpé dans un arbre, se laissa choir et fut grièvement blessé dans sa chute ; dans la nuit il eut un songe ( et les songes chez les nègres australiens sont les révélations d’une vérité absolue), qui lui représenta cette malheureuse femme comme ayant employé son pouvoir pour le faire tomber. De cette gratuite supposition à une accusation formelle il n’y a pas d’intervalle, et elle subissait la punition infligée à ces criminelles actions suppo- sées. Ce qui m’étonna , outre la férocité de ses barbares oppres- seurs , fut de voir cette victime d’une sauvagerie hideuse , debout , attendant, calme et résignée, les coups de massue qui devaient lui être assenés. Je fus témoin encore d’un véritable duel entre deux individus qui s’étaient provoqués par des défis insultants. Les hommes s’amassèrent en cercle, et les deux champions marchèrent l'un sur l’autre , armés chacun d’un casse-tête. L’offensé porta les premiers coups, et abattit avec vigueur sa massue de bois dur sur le crâne de son antagoniste : celui-ci trébucha; mais, se relevant avec énergie, il eut sa revanche, et son casse-tête tournoya avec la rapidité de l'éclair sur son ennemi immobile. Quel est donc la solidité du crâne de cette race, pour supporter, sans que mort s’ensuive, des coups qui briseraient par leur choc, comme un fragile verre , la tète d’un Européen ? Il me semblait voir deux raffinés armant leurs pistolets et se renvoyant la politesse de tirer le premier; chez les Australiens, AUTOUR I)U XlOiNDK. 231 chacun son tour, et le vrai courage est de pouvoir résister au coup qui enfoncerait le crâne d’un bœuf. L’arme universellement usitée chez les naturels de la Nouvelle- Galles du sud est la sagaie, qu’ils lancent à la main ou à l’aide d’un instrument appelé méara; ces sagaies, longues et bien effi- lées , sont faites d’un bois très-dur, ou parfois empruntées à la tige florale des xanthorœa. On se sert aussi du sabre de bois tatanu- tnang ou sabre à ricochets ; ce dernier est encore une arme de parade et de carrousel , car, dans les coroboris , les Australiens aiment à montrer leur adresse en la jetant à une grande hauteur, lui faisant décrire des cercles infinis , et lui imprimant un mouvement tel , qu’elle vient tomber au pied de celui qui la manie avec habileté. Parfois ce sabre à ricochets, ainsi qu’on doit le nommer, est lancé à une cinquantaine de pas, et l’adresse consiste à frapper le but, tout en le faisant pirouetter dans le trajet qu’il parcourt. L’humeur querelleuse et sanguinaire de ces peuplades rend remarquable le petit nombre des instruments de destruction en leur pouvoir. L’arc et les flèches leur sont inconnus, et leur intel- ligence ne les a point devinés. Seulement ils emploient le woodah et le koumerang, sortes de haches de pierres que l’on trouve répan- dues sur divers points de la Nouvelle-Hollande. Le capitaine King, qui a exploré une vaste étendue des côtes du continent austral , ajoute même que la sagaie n’est pas usitée partout avec des formes identiques, mais que le méara, qui sert à la lancer, bien que décoré de noms divers, est en tout lieu établi sur les mêmes prin- cipes et dans le même but, excepté à la Tasmanie, où il est inconnu. M. Uniake m’a assuré cependant que les naturels de la civière des Pierres-Ponces ( punice-stones river ) montrèrent une insigne maladresse lorsqu'ils voulurent imiter quelques nègres du Port-Jackson qui l’accompagnaient dans son voyage. Ces derniers sont fort adroits pour décocher leurs javelines à l’aide du méara, simple bâton aplati , recourbé au sommet , où il porte une cheville qui dirige la tête de la javeline lorsqu’on lui imprime un mouve- ment énergique. L’intensité de la froidure des hivers de la Nouvelle-Galles a fait sentir aux Australiens le besoin de vêtements ; aussi le plus beau présent qu’il soit possible de leur faire est celui d une blanket ou couverture de lit en laine, et des vestes de gros drap. Mais ils vont VOYAGE 232 nus une partie (le l’année , et les jeunes gens presqu’en tout temps. Les jeunes filles portent sur les épaules un petit manteau fait de plusieurs peaux de phalangers , cousues ensemble ; elles placent le poil en dehors quand il fait chaud , et à toucher la peau quand il pleut ou qu’il fait froid. Le capitaine King rapporte que ceux des régions interlropicales sont complètement nus , mais que ceux du Port du roi Georges se préparent des fourrures avec le produit de leur chasse. Malgré l'endurcissement des nègres du Port-Jackson , j’ai pu m’assurer qu’ils étaient très-impressionnables à la moindre variation de température , et qu’ils redoutaient surtout la pluie et le grand vent. Les seuls ornements que j’aie remarqués consistaient en un bandeau en filet retenant les cheveux sur le pourtour de la tète pour les hommes, et en colliers de chaume de graminées cou- pées par rouelles pour les femmes. Il y a loin certes de ces colliers informes à ceux si riches et si élégants que portent à leur cou les Diéménoises, et qui sont faits de ces jolies coquilles à nacre , bril- lamment irisées , nommées canlharidis iris. J’ai déjà mentionné leurs peintures , et ajoutons qu’elles aiment se frotter la peau du corps d’huile en se saupoudrant de poussière rouge. Ils ne con- naissent point le tatouage , mais ils se font naître de gros cônes de chair sur les épaules pour se distinguer. Les nègres du territoire de Sydney se servent peu de leurs ancien- nes pirogues faites d’écorces roulées et nouées aux deux extrémités » car ils se sont procuré des embarcations européennes ; cependant j’en ai vu encore quelques-unes naviguant dans les baies , et que l’atlas de Péron représente avec beaucoup d’exactitude. Le capi- taine King a résumé, sur l’emploi des moyens de navigation connus des habitants de la Nouvelle-Hollande, quelques idées fort curieuses- Les pirogues des diverses peuplades, dit-il, diffèrent par la forme et par les matériaux. Dans certaines provinces, notamment vers Ie Port-Jackson , elles sont faites d’un morceau d’écorce , attaché aux extrémités; plus au nord, entre les tropiques, elles sont creusées dans un tronc d’arbre crythrina indica , et sont tellement étroites . qu’il leur faut un balancier; sur la côte boréale, leurs embarcations ont la forme des calimarons de la terre de Van-Diémen , c’est-a- dire , que ce sont des écorces d’arbres proprement et solidement jointes ensemble , avec des tiges volubiles et souples de flagellant indica ; plus à l’ouest, à la baie d’Hanovre, les naturels traversent AUTOUR DU MONDE. 233 l’eau sur un petit radeau fait avec des troncs de mangliers morts , dont le bois est alors très-léger. Dans l’archipel de Dampier, au lieu de canots les Australiens se servent de mangliers tombés de vétusté; mais leur pirogue est le tronc de l’arbre sur lequel ils se pla- cent en le faisant avancer à l’aide de leurs mains et tenant leurs pieds sur l’extrémité, peut-être pour servir de gouvernail. Telles sont, ajoute King, les différences tranchées que présentent, pour leur architecture navale , les diverses tribus ; elles prouvent que l’homme est un animal essentiellement navigateur, et que la bûche flottante est le premier pas qu’il ait fait pour se soutenir sur les flots sans avoir recours à la natation. La nourriture des tribus maritimes consiste principalement en poissons. Les Australiens sont d’habiles pêcheurs , et je les ai vus fréquemment jeter leurs lignes dans les criques du Port-Jackson et se régaler, car ils ont du feu constamment allumé sur une grande pierre, au centre même de leur pirogue, et le poisson passe tout en vie de l’eau sur les charbons ardents. Ils ont adopté avec empres- sement les hameçons européens , car les leurs , faits avec des os , diminuaient singulièrement, par leur forme grossière, leurs chances de succès. La base de leur subsistance est la racine d’une fougère nommée dingoua, qu’ils broient et pétrissent. Enfin, avec le harpon, ils chassent aux bêtes fauves ou ils pêchent de gros poissons. Les femmes , chargées de tous les travaux du ménage , ont de plus la fonction d’aller arracher sur les rochers les coquillages dont leurs époux sont friands. A des besoins si grossiers le luxe d’un mobilier est peu utile; aussi la famille australienne se borne à avoir pour ustensiles une poche en filet, pour porter les provisions, que la ménagère ne quitte pas , lors même qu’elle marche avec sa famille sur son dos ou à cheval sur son cou. Le caractère de ces hommes est taciturne , froid , d’une insensibilité complète en apparence, passant dans les rues de Sydney sans que rien puisse fixer leurs regards, avec une indifférence apathique, ne montrant d’ardeur que pour des besoins animaux ; quêtant du tabac , du pain ou de l’eau-de-vie. Les autorités anglaises ont en vain essayé de mettre un frein à leur humeur vagabonde, en leur faisant construire des maisonnettes qu’ils désertaient aussitôt, tant leurs poumons ont besoin de l’air libre , et leur préfèrent ces informes pyramides d’écorces dont ils se protègent à peine la moitié du corps. Mais leur ni. 30 234 VOYAGE impassibilité habituelle cesse sous la moindre influence qui met en jeu leurs passions ; la colère, la joie, les transportent alors, et j’en ai vu dont les yeux, au seul mot de corrobori, jetaient des étincelles, eux dont le regard est habituellement atone. Les femmes, là comme par- tout ailleurs , sont essentiellement femmes, c’est-à-dire mobiles, impressionnables, loquaces; elles sont de feu pour leurs fêtes sauva- ges ; leur amour pour la danse est effréné. Leurs cris perçants pour exciter leurs époux ou leurs frères au combat , leur férocité pour déchirer un ennemi vaincu, en font d’atroces créatures quand leurs passions sont exaltées. Eh bien! je les ai trouvées encore moins hideuses que les vieilles femmes de la place Maubert, ivres et dégue- nillées, se déchirant en vomissant des torrents d’ordures; les unes sont nées sous la voûte du ciel , dans les solitudes' australes , et les autres vivent au sein de la moderne Athènes! L’éloignement pour les blancs des femmes des tribus de l’intérieur est général , plus par crainte de leurs maris , sans doute , que par aversion réelle : il n’en est pas de même de celles des peuplades du Port-Jackson : elles les recherchent, les agacent, et se prostituent aux convicts pour un verre d’eau-de-vie. Les naturels célèbrent leurs mariages d’une singulière façon. Rarement ils achètent leurs épouses, en payant au père une certaine valeur; ils préfèrent avoir recours à l’enlèvement. Un naturel guette le moment où une fille nubile d’une tribu voisine est écartée des siens, pour fondre sur elle, la traîner, après l’avoir étourdie à coups de casse-tête , jusqu’à son campement; là il en triomphe plus brutalement encore, et la fille, devenue sa propriété par un rapt sauvage, devient épouse fidèle et soumise. L’adultère est puni par des coups, et la pré- rogative des chefs consiste à pouvoir posséder plusieurs femmes, et à vivre, sans rien faire, des produits de la communauté. Je n’ai pas vu les sujets entourer ces noires majestés d’aucune marque particulière de respect. Ces naturels sont exposés à un grand nombre de maladies chro- niques, que leur endurcissement leur fait supporter bien plus aisément que ne pourrait le faire le plus robuste Européen : la plu- part ont des catarrhes anciens ; quelques femmes sont phthisiques ; d’autres sont rongées par de larges ulcères gangreneux et syphili- tiques , des dartres , etc., etc. On trouve cependant parmi eux bon nombre de vieillards qui tous portent plus ou moins de cicatrices , AUTOUR DU MONDE. 235 résultat des combats de toute leur vie. Bongarri , par exemple , le misérable chef de la tribu de Sydney-Cove, me montra son crâne tout fêlé par les nombreux coups de casse-tête qui auraient assommé un fort animal. Un de ses bras avait aussi été brisé par un coup de la même arme; et les deux extrémités de l’humérus fracturé, frottant sans cessel’une contre l’autre, ne se soudèrent point, mais donnèrent lieu à une fausse articulation. Malgré cela , Bongarri se servait de son bras avec adresse , soit pour ramer dans un canot , soit pour manier ses armes. Que de fois j’ai vu , dans les rues de Sydney , ces malheureux sauvages, ivres , se disputant au milieu de cercles qui les excitaient à se battre , en leur promettant du gin, et s’ap- pliquant des coups de casse-tête jusqu’à ce qu’un des champions demandât grâce ou tombât, auquel cas il était regardé comme vaincu ! Les meilleurs guides que l’on puisse prendre pour la chasse sont ces nègres, dont la vue est perçante , qui s’enfoncent dans leshal- liers aussi bien que le meilleur chien , et qui grimpent sur les arbres avec la perfection des ehats. On ignore au juste les idées qu’ils se font de la divinité; jamais ils ne pratiquent ostensiblement de simulacres religieux : on sait seulement qu’ils croient en première ligne à l’existence d’un mau- vais esprit qu’il faut intercéder pour qu’il ne puisse leur envoyer du mal ou s’opposer à leurs projets de rapt , de chasse , de pêche ou de voyage. Cependant les tombeaux qu’ils honorent , les sépul- tures auxquelles ils consacrent des cérémonies mystérieuses , les morts auxquels ils supposent le pouvoir de revenir sous forme d’ombres , semblent prouver qu’ils ont l’idée d’une autre vie et d un être spirituel dont le pouvoir règle la marche des éléments. Les funérailles qu’ils pratiquent au décès de leurs proches ou de leurs amis , font mieux préjuger de leur croyance , sur laquelle ils se taisent avec obstination ; ils brûlent les cadavres et en placent les cendres sous un tertre , après les avoir enveloppées de feuillages ; ils gravent des épitaphes hiéroglyphiques sur les écorces des arbres des alentours; en un mot , ils rendent aux morts le culte religieux du souvenir et des regrets. Quelques tombeaux ont des sillons creusés, au nombre de trois, et places en demi-cercles. Les Au- straliens brutaux ont donc aussi un vague instinct des beaux-arts, puisqu’ils savent , par des signes , représenter les titres d’un des 236 VOYAGE leurs à l’estime des générations à venir ; et puis , d’ailleurs , dans leurs loisirs , ils aiment graver des figures d’animaux et d’hommes sur les rochers , et M. Cunningham 1 m’a dit avoir rencontré une caverne remplie, littéralement, de ces dessins. i M. Cunningham, que j’ai connu à Sydney, est mort malheureusement, dans ces derniers temps, victime de son ardeur pour les découvertes. A ce sujet, voici une note relative aux naturalistes qui ont succombé dans les entreprises destinées à honorer leur patrie . Ceux qui survivent passent souvent le reste de leur existence dans les souffrances provenant de leurs fatigues et dans l’oubli de leurs conci- toyens. L’histoire naturelle est peut-être l’étude qui s’empare des facultés des jeunes gens avec l’empire le plus tyrannique , et qui fait naître les passions les plus durables et les plus fortes. It se joint aux charmes des recherches qu’elle néces- site la passion non moins puissante des voyages : mais cette science, qui a entraîné tant d’esprits enthousiastes dans les dangers sans nombre des pérégrina- tions lointaines, et qui ne donne, en échange de leurs fatigues, que quelques feuilles de laurier souvent rongées par les vers, a aussi son martyrologe, et ce sont quelques-uns de ces trépas que cette note doit enregistrer. Grangcr, botaniste français, visite l’Égypte et l’Arabie pour enrichir sa patrie de végétaux nouveaux, et, victime de son zèle, il y périt. Lippi et Commerson sont aussi morts misérablement dans le cours de leurs voyages. Ilavct et Godefroy sont massacrés à Manille; Péron meurt au retour de son voyage aux terres au- strales; Chapelier succombe à Madagascar; Riche laisse sa dépouille à Timor; Le Receveur est massacré par les naturels de Moona ; Lamanon partage le sort de La Pérouse, etc., etc. Mais, sans avoir recours aux voyageurs anciens, citons seulement ceux qui sont morts depuis 1850! Beyrieh, après un fructueux voyage au Brésil, est mort en explorant l’Amérique septentrionale. Franck, botaniste qui a étudié avec soin la flore de l’Ohio, a succombé à ses fatigues. Schiede, qui a si bien fait connaître la flore mexicaine, n’a pu résister à une fièvre typhoïde qui l’a frappé à Mexico. Le climat de la Havane a coupé court aux travaux de Brummond. Zippelius et Van Raallen ont fini leurs jours aux Moluques. Broce/ticslresléàtoujours àDongola, danslaNubie, et Raddi a expiré aux pieds des pyramides d’Egypte. La peste du Caire a moissonné Wiert, et les fièvres malignes ont emporté les Bavarois Michahcllcs et Berger en Grèce, Decker à Païenne. Jacquemont , ce spirituel causeur, ce Parisien moqueur, qui a voyagé plusieurs années sur le haut plateau de l’Indoustan, est mort, à Madras, d’une maladie analogue à celle qui a emporté üuvaucelle, ce beau-fils de l’illustre Cuvier. Macklot, Boïë, périssent à la Nouvelle-Guinée. Rengger, cc Prussien qui avait accompli un voyage autour du monde par ordre de son gouver- nement, a expiré en touchant le sol de l’Europe. Eschschollz, médecin à Dorpat, compagnon de Kotsebue dans le voyage de Ituriek, n’a que peu survécu à sa campagne pénible. Il en est de même de Mertens , ce zoologiste si bon observa- teur. Montbret a succombé après son voyage en Orient; voilà pour les morts naturelles. Ceux qui ont été les victimes d’accidents ne sont ni moins nombreux ni moins AUTOUR DU MONDE. 237 Il est impossible de se figurer combien sont superstitieux les Australiens ; en voici un exemple : un naturel se plaçant à 1 abri sous un rocher, pour éviter un orage subit, en fut écrasé, et, comme il sifflait dans ce moment , afin de conjurer le mauvais temps , ses compagnons attribuèrent sa mort à ce sifflement intempesti , e depuis lors la tribu n’a jamais sifflé quand elle s’est abntee sous les rochers. Quelle est l’origine de cette race noire? grave question que cer- taines analogies de coutumes et de mœurs permettront à peine d’effleurer Les indigènes de la Nouvelle-Galles du sud proviennent- ils d’une souche nègre répandue à la fois entre les tropiques de l’Afrique et de l’Asie , occupant ainsi la zone équatoriale et se répandant , de proche en proche, sur le continent , par des migra- tions se chassant successivement du terrain d’abord occupe par chacune d’elles? La mousson d’ouest les a-t-elle portés sur les côtes des terres de Witt et d’Endracht, dans le golfe de Carpentarie , à travers le détroit de Torrès , d’où ils ont filtré dans la Louis.ade , dans les Nouvelle-Irlande et Bretagne, aux îles de Salomon, aux Hébrides , aux Vitis, à la Nouvelle-Calédonie?.... etc., etc. Tous ces nègres, en effet, ne diffèrent que par des nuances. Au Port-Jackson , comme dans la plupart de ces îles, ils vont nus, célèbres. Lellow, Prussien, sc noie dans le fi*0'®0ce> ' au "^^^zéléTsi recueilli d’abondantes moissons. Bertcro, ce collecteur Plémonta s s ““ el * instruit, connu de toute l’Europe, nouveau Robinson , se fixe £ de Juan-Eernandez, dont il compose la flore; pms .1 s’embarque dans un brick de pêcheurs de perles pour sc rendre à l’Archipel de la Société; jamais on n a 1 ç de ses nouvelles, et sa frêle barque a sombré indubitablement ous’est perdue sur les écueils de la Mer Mauvaise. Douglas , cet Anglais qui a exploré la Cal.forn e et une partie du Missouri , en enrichissant l’Angleterre de la plantes qui font le bonheur des fleurimanes, a été écrasé aux ^ ensc précipitant dans une fosse où u“ P'é^ étalt “ ““ sawnt si intéressant pureau qui y dans les forêts de Java. EnfiSeSrtnme-1 TLm cet élève de Brown , qui passa quinze années de sa vie a Enfin, Cunnuigham, ce Cl ^ Nouvelle_Zélande, vient d’être massacre explorer la Nouvel e Compa„non du major Mitchell, dans une exploration par les negres australien . . ' ® u s'égara en poursuivant ses recherches, de 1 intérieur de la fatigues et de besoins dans ces et ne put rejoindre ses co p l orsqu’il rencontra une horde de sauvages forêts inhospitalières, il était oxpiran H . ir r(,Iir;s qui l’accueillit d’abord en l’entraînant dans ses chasses, il voulut fuir, mais, repris q accueillit d al o . , Ainsi finit misérablement un savant qui par eux aussitôt, ils le massacicrcnt. a promettait à l’Angleterre un botaniste du premier oi ic. 238 VOYAGE sans maro, portant la barbe longue et les cheveux flottants. La couleur fuligneuse ou brun-chocolat de leur peau est un caractère typique qui appartient à toutes les peuplades noires océaniennes ; il en est de meme de quelques usages, entre autres, de se couvrir de fard rouge ou blanc et de se saupoudrer les cheveux d’ocre. Toutes ignorent 1 emploi de lare et des flèches, se passent des bâtons d os dans la cloison du nez , se servent du casse-tête et des sagaies, elc., etc. Seulement, quelques-unes de ces tribus, plus rap- prochées de l’équateur, telles que celles de la Nouvelle-Bretagne, de la Nouvelle-Irlande , de Waigiou , ont reçu des Malais quelques idees mahometanes et des Papouas l’art de construire des pirogues a double-balancier. L’idiome des Australiens de la Nouvelle-Galles du sud, fort dif- ficile a saisir par les sons gutturaux dont il abonde , varie suivant les tribus. Il n’y a pas la moindre analogie entre les langues par- lées sur les côtes boréale , méridionale et occidentale de la Nou- velle-Hollande. ün seul nom sur quarante conserve quelque analogie de racine, c’est le mot œil. Ainsi j’ai choisi un certain nombre de ces noms désignant les parties du corps, les moins variables sans contredit des appellations, car elles appartiennent aux termes primitifs , pour les comparer avec des mots empruntés a la langue des naturels du Lachlan , visités par M. Oxley , afin que le lecteur puisse prendre une idée de cette singulière langue, encore presque inconnue dans nos lexiques des peuples sauvages. FRANÇAIS. Tète. L’œil. Nez. Sourcils. Front. Cheveux. Oreilles. Nez. Bouche. Joues. Lèvre supérieure. Lèvre intérieure. NATURELS nu i, nodveile-gali.es. t goht— jagksos. ) Ti-a-lcas. Gnusbri. Nuu-gou-ro. Mèdèré. Mou-a-ra. Guc-dun. Dona-baie. Nougouro. » Oualou. l)ale-oui-line . Hi ss. NATURELS DE LA RIVIÈRE LACHLAN ET DF, LEWIS 'S-CREEK. t *1. OXtET. ) Ulan-gar ou naltang. Mill-a. Mor-ro. N h- air. » Ilulla-yega. Whada. Morro. Chu an g. AUTOUR DU MONDE. 239 NATURELS NATURELS FRANÇAIS. SE LA DF. LA RIVIÈRE LACULAX ET N OU YF.LLE-G4LLES. DE LEWIS S-CREF.K. ( VORT— JACK9DN. ) ( M. OXLF.T. ) Dents. Nandara . Er-ra. Gencives. Beguéré. » Langue. Dalan. » Menton. Qualou. » Barbe. la-ra-me. Ana-ny. Cou (le devant du). Ca-le-a ■ Oro. Nuque. Ouro • Epaules. Me-li-an. » Bras. Dalan. Bargar. Poignet. Malmal. » Avant-bras. Ma-la-ra. » Main. lamerai. Ongles. Tei-lé. » ' entre. Duneboule. Bur-bing. Poitrine. Ber en. Ben-ing. Mamelon. Aban. » Aisselles. Ké-li-an. » Dos. Karé-ba. Dhua. Nombril. Ouillai-ouillai. » Pénis. Godon-godon. » Poils du pénis. Vagin. Cuisse. Dadaé. Kala. Darra. » » Üha-na. Jambe. Ko-lomb. Mollet. Don-dai. De-na-ban. V Dhec~nany. Genoux. » Wolm-ga. Talon. Mo-non. Doigts de pieds. Les reins. Tanga-ne-bcnc. S S M'ille-aar. Homme indigène. Mem-àa. » Femme. Os qu’ils portent dans la cloi- son du nez. Peau avec laquelle ils se cou- vrent. Cicatrices faitespour ornement sur le corps. Ceintures qui entourent le corps. La nuit. Nids de frelons rois, qu’ils mangent. Le feu. Le bois, les arbres. Chardon dont ils mangent les racines. La lune. Sommeil. Haches de pierre. Gowe. Mor-raya. Mada. Wamb-aur. Gum-iil. Vn-clenar. Wam-aà. Warenur. Cwrr-eli. Galu-nur. Gulura. Yandu. • Gakn-gar. Ori-al- lavoï-ulh. 240 VOYAGE II me reste pour terminer ce chapitre , sans doute beaucoup trop succinct , mais que je ne puis étendre davantage dans cette rela- tion , à présenter quelques idées générales sur les productions natu- relles de la Nouvelle-Galles du sud. Ce sera une simple généralisation de quelques aperçus , car la matière est si vaste et si curieuse , le sol est si riche en matériaux de haute valeur , que je ne puis songer à jeter que de simples traits sur le papier. Le rivage est assez uni- formément de grès ferrugineux 1 ( sand-stone ) jusqu’au premier plan des montagnes Bleues, qui appartient à la même formation. Cependant on remarque une haute colline , à cinq milles de Para- matta , entièrement formée de dolérite , et qui annonce que le grès doit reposer sur cette roche ou sur le granité; celui-ci, mis à nu, apparaît au Mont-York, et toute la seconde chaîne des montagnes Bleues est entièrement granitique et syénitique. Le grès des côtes est donc de nature marine , lié par un ciment peu adhérent et formé de grains de quartz à divers degrés de ténuité. Disposé par strates , ce grès est coloré par de l’oxide de fer. Le granité du terrain pri- mitif est à gros grains de felspath rose , de quartz grisâtre et de mica en paillettes. Le Yal-de-Clwyde a dû être la limite des deux sortes de terrains, du grès et du granité. Le Mont-York, ancien vol- can rivulaire , présente dans ses environs des laves et des scories ; le granité , à nu sur un des flancs déchirés , présente sur le point culminant une mince couche gréseuse ; et à mille pieds dans la vallée, à sa base, est un riche gisement de bois carbonisé bitumi- neux, à cassure conchoïde noir-mat , et qui brûle avec vivacité. On m’a dit qu’il existait des veines de serpentine à la base de ce mont , ce que je n’ai pu vériûer. Sur un de ces versants sont des argiles ocreuses, conservant des impressions fossilisées de feuilles d’euca- lyptus et de fougères ; j’en ai remis des échantillons au Muséum , avec quelques autres provenant de la terre de Diémen. Dans l’inté- rieur , on a rencontré des masses de trachytes et de basaltes. Le granité, à un ou deux milles de Coxe’s-Biver, est revêtu d’une couche de grès rouge ( pegmatite ) à molécules très-fines; parfois de larges veines de quartz en sillonnent l’épaisseur. La pierre à chaux (lime- stone ) n’a été observée qu’à l’état de stalactites d’un blanc jaunâtre, < Grès ferrugineux, accompagné de fer hydraté colorant et de fer oligisle en écailles brillantes disséminées. ACTOUlt DC MONDE. 241 gisant dans les cavernes et résultant d’infiltrations continues et anciennes. On m’a assuré qu’à Melolong-Plains , à soixante milles deBathurst, on avait trouvé une mine de cuivre. J’ai remis à Paris un fragment fort beau provenant de cet endroit , ainsi que des échantillons de quartz rêsinite , de faux diamants ou mina nova avec lesquels, à Sydney, on fait des bijoux. Les coquilles fossiles ont été rencontrées en divers lieux et surtout sur les côtes de la Tasmanie. Les mines de charbon de terre de New-Castle sont exploitées, ainsi que les carrières d’un grès très-dur des environs de Paramatta, nommé freestone, avec lequel on fait des meules, des auges , etc. La botanique de la Nouvelle-Hollande , aussi curieuse que riche et variée , a inspiré de savants ouvrages. Bancks souleva une partie du voile mystérieux dont elle se couvrait ; puis vint Labillardière i, compagnon de d’Entrecasteaux , qui ajouta aux faits connus ses propres découvertes; enfin le célèbre Bobert Bronw 2 déposa dans un livre profondément savant le résultat de plusieurs voyages ; et Cunningham devait compléter cette série de nombreuses décou- vertes ; mais son trépas malheureux est venu annuler les résultats de longues et minutieuses explorations. La flore de 1 Australie se compose d’environ 4,200 espèces réparties dans 120 familles , et parmi celles qui dominent sont les myrtacées, les protéacées, les épacridées, les restiacées. Les genres eucalyptus, et acacia comp- tent des centaines d’espèces. Les melaleuques et les metiosyderos renferment des végétaux remarquables. Dans le nord, cette flore présente les sagoutiers, l’arec à chou, le muscadier sauvage, qui ont franchi le détroit de Torrès et qui représentent la végétation des Moluques et de la Nouvelle-Guinée. Dans les zones tempérées croissent des plantes analogues à celles d’Europe : la samole , la salicaire , des graminées , etc. ; et dans le sud , des végétaux identi- ques avec ceux du Chili , tels que des araucarias , des protéacees , des ficoides , etc. Toutefois les forêts de la Nouvelle-Galles du sud . Novæ-Hollandiæ plan tara rn spécimen, 2 vol. m-K Par.sns, ‘804 et 1806. * Prodromus floræ Novæ-Hollandiæ et insulæ Van-D.emen, volumen pnmum, in-8“. Londres, 1810. (J’ai vu le tome II, manuscrit, entre les ma, ns de M. Cun- ningham, élève de Brown. ) .. , , General remarks géograpliical and systemat.cal, on lhe botany of terra Au- stralis, i rase, in-4°, 10 tableaux in-f”. London, 1814. III. 31 242 VOYAGE ont un aspect brumeux , triste; le feuillage est sec, hispide , coriace. Les vraies feuilles manquent souvent et sont remplacées par des pétioles élargis, rigidules, obliquement dirigés vers le ciel. Nuis fruits édules ou savoureux ne mûrissent dans la Nouvelle-Galles du sud, excepté la baie aigrelette du leptoméria , et les arbres, sous ce rapport , ne sont d’aucun secours à l’homme. Mais si les plantes donnent à la Nouvelle-Hollande une physio- nomie caractéristique, le règne animal 1 lui imprime un cachet plus étrange et plus singulier peut-être Tous les animaux du globe ne sont sans doute pas façonnés sur un même type ; mais ceux de la Nouvelle-Hollande , qu’ils soient carnassiers, rongeurs, dissemblables par une foule de points et affectant les anomalies les plus curieuses, se ressemblent en ce qu’ils sont soumis à une fonction commune , celle d’avoir une double poche où s’exécute la marsupialité , nutrition double, d’utérine devenant marsupiale, c’est-à-dire se parachevant dans l’intérieur de la poche. On ne con- naît que trois animaux qui échappent à cette loi : le chien , une roussette et des phoques 2. Je ne dresserai pas un long catalogue descriptif des animaux de ces contrées, mais cependant je ne puis les passer tous sous silence , et je dois fournir quelques détails sur quelques-uns d’eux. Les vastes mers tempétueuses qui baignent les côtes renferment de nombreux cétacés, tels que les baleines australes et des dau- phins de plusieurs sortes. Sur les rivages ont presque été détruites les nombreuses bandes de phoques qui s’y étaient multipliés en paix depuis des siècles. Le phoque à fourrure disparaît peu à peu ; mais le phoque à crins , moins estimé, est par cela même chassé avec moins d’ardeur ; quant a Y éléphant de mer on phoque à trompe, il devient chaque jour plus rare. Les marsupiaux ou animaux à bourse comptent donc des genres nombreux et de plus nombreuses espèces, car on ne connaît de cette famille , hors de l'Australie , que les coucous de la Papouasie et les sarigues de l’Amérique. Les kangourous , très-inégaux de 1 J’ai publié dans la Géographie de Balbi plusieurs résumés de zoologie géographique, cl cet article diffère peu de celui inséré pour l’Australie, à la page 1205, et qui m’appartient. (Paris, 1855.) 2 Georges Sbaw, zoology of New-Holland, Lond.,1794, lasc. in-8”, ouvrage non terminé. 243 AUTOUK DU MONDli. taille, comprennent les plus grands mammifères terrestres que l’on y connaisse. Leurs longues jambes de derrière, contrastant avec l’exiguité de leurs mains et la robuste puissance de leur queue, eu font des êtres bizarres , dont la marche saccadée fait place à des sauts énergiques. J’en ai vu qui étaient privés et qui jouaient avec intelligence, et un, entre autres, avait appris à boxer. Les dasyures, entre autres le white et le tapoa-tafa, remplacent nos martes dont ils ont la voracité. Ce dernier, nommé aussi dasyures viverrin, à pelade noir moucheté de blanc , est assez commun aux alentours du Port-Jackson , où il vit d’insectes, de cadavres, d’œufs; et il s’in- troduit dans les basses-cours , qu’il ravage. Le thylacine de Harris, à croupe zébrée, vit dans la Tasmanie, ainsi que les phascogales. Dans ces climats sont nombreux ces phalangers gracieux , surtout le phalanger de Cook, dont la queue est enroulante; ces piramèles au nez pointu et aux pattes antérieures brèves , ces pétaurisles à peau des flancs étendue comme un parachute ; ces potourous à queue à demi nue , comme celle des rats ; ce Itaola à corps ti apu , à pelage cendré, qui se tient dans les arbres ou se retiie dans des terriers ; ce wombat , de Péron , dont la chair savoureuse et succu- lente a presque amené la dépopulation , et qu’il serait si intéres- sant de naturaliser dans nos basses-cours. C’est à la Nouvelle- Galles qu’ont été rencontrés ces êtres singuliers et fantastiques que les naturalistes n’ont su où placer : ces ornithorhynques ou para- doxaux, à bec de canard, qui vivent dans l’eau des rivières, et qui pondent des œufs , créatures jetées à travers les méthodes de la science pour en montrer le néant ; et ces échidnés ( liedge-hoy ) , couverts de piquants, tirant une longue langue gluante pour saisir les fourmis dont ils se nourrissent. Il est peu de contrée au monde plus riche en oiseaux que la Nouvelle-Galles du sud *; aussi n’indiquerai-je que les principales espèces. Presque toutes sont remarquables par la beauté de leur parure, la singularité de leurs formes, ou par des particularités insolites. Dans les plaines de Bathurst j’ai rencontré divers accipi- tres, et surtout un aigle de grande taille , et ce faucon de White à plumage blanc pur; puis j'ai vu vivants des mushowl ou lubous , i The birds uf New-south-Vales, by John Williams Lewiu, in 4”, avec 26 plan- ches. Australasian birds, by vigors and horsfield , trans. h>nn. soc. XX , 17Ü 244 VOYAGE qui provenaient de New-Castle , et qui me semblèrent nouveaux. Les passereaux , ne pouvant trouver dans les fruits , dont les forêts sont privées , une subsistance assurée , sont réduits à sucer les sucs des nectaires , et leur langue se termine , à cet effet , en un pin- ceau de fibres. Les insectivores, au contraire, se rapprochent des oiseaux de nos climats. Les cassicans, criards et bruyants , sont de diverses sortes ; le séricule prince-régent est un somptueux oiseau , mi-partie d’or et de velours noir. Les philédons fourmillent ; mais le volatile le plus riche , le plus luxueux , est ce mœnure , surnommé la lyre, car sa queue est l’image, dans les solitudes australes, de cette fille harmonieuse de la Grèce ; les colons l’appellent, à Sydney, faisan des bois, parce qu’il vit retiré dans les forêts épaisses et dans les lieux les plus déserts. Des moineaux webbungs, des traquets superbes, le fouet de postillon ou moucherolle crépitant, des manorhines, des alcyons, des hirondelles, des engoulevents, des alouettes, animent les pelouses ou les fourrés. Mais rien ne surpasse le luxe du ptiloris , cette sorte d’épimaque à vestiture de velours et d’or, et ces oiseaux-salin ( ptylorhynques ) , à livrée douce et soyeuse, si splendides! Des cacatoès blancs, d’autres noirs, et des perro- quets ornés des plus riches couleurs, des colombes nombreuses, belles et variées , des cailles , le casoar ému ou sans casque , des vanneaux, descrabiers, des canards, des cygnes noirs, et mille autres espèces qu’il me faudrait citer, témoignent de la variété et de la beauté des oiseaux australiens. De dangereux reptiles pullulent aussi dans ces climats, au milieu de ceux qui sont inoifensifs pour l’homme, car il en est qui sont armés d’un venin subtil qui donne la mort en quelques minu- tes; mais ces espèces sont différentes, suivant les zones que l’on parcourt. La portion intertropicale partage naturellement les pro- ductions de la terre des Papouas, car on y trouve le crocodile bicaréné des Moluques. Des lézards , des scinques , des agames foi- sonnent à la Nouvelle-Galles du sud , et le gigantesque scinque noir et jaune vit dans les montagnes Bleues. Les phyllures sont des geekos singuliers dont la queue s’élargit en feuille. Quant aux ser- pents, ils sont multipliés et varient en proportion, depuis les pythons de grande taille , les couleuvres, jusqu'au serpent fd à peine long de huit ou dix pouces , qui occasionne par ses blessures la mort en moins de quelques minutes. Mais le reptile le plus redoutable , 245 AUTOUll DU MONDE. sans contredit , et le plus commun , est le serpent noir ( black-snakc ) des colonistes , que son terrible venin m’a fait appeler acantophis bourreau. Une tortue d’eau douce, Yémyde au long cou, vit dans les rivières du comté de Cumberland. Les tortues franches, volu- mineuses , se rendent chaque année pondre dans les sables des îlots de toute la région boréale , et le caret, dont l’écaille a de la valeur, est commun dans ces memes parages. Les côtes de la Nouvelle-Galles du sud , ses baies spacieuses et les rivières qui s'y perdent , sont très-poissonneuses. Les espèces de la partie nord sont celles des mers chaudes, et celles de la partie méridionale sont pour la plupart les grands poissons voyageurs qui tournent autour du globe dans l’hémisphère sud , et qu’on rencontre indifféremment à l’extrémité des trois grands caps. La Nouvelle- Hollande , toutefois , possède quelques espèces qui lui sont propies , et le squale de Phillipp et le cheval marin à banderolles sont au rang des plus remarquables. Les eaux douces et les rivières nour- rissent des gryptes qui atteignent une grande taille, et cest de la pèche que les naturels tirent leur principale ressource. Les coquillages varient sur chaque côte , suivant le degré de cha- leur des eaux et leurs profondeurs : ceux du nord n’ont rien de remarquable, tels que les huîtres, petites , mais parfaites en goût, qui tapissent les rochers du Port-Jackson; les pirazes-Baudin , les haliotides australes , les parmaphores du sud , etc. Dans le détroit de Bass naviguent ces beaux nautiles a grains de riz , et les enfon- cements de la côte méridionale sont jonchés des espèces les plus estimées dans les collections et les plus rares, telles que les tri- gonies , les phasianelles , les janthines, etc. Ce sont les coquilles qui fournissent aux architectes la chaux dont ils ont besoin pour leurs constructions civiles. Les insectes sont nombreux et curieux. Les papillons sont peu variés ; mais il n’en est pas de même des coléoptères. La cétoine orphée\ si brillante et si belle , vit sur les jeunes eucalyptus le plus ordinairement par millions d’individus. Des charançons de toutes couleurs, les beaux lampryma, de longs phasmes, et des cigales très-grosses, sont les espèces qui frappent le plus ordinairement les regards. On ne doit pas oublier que nulle contrée de la terre De renferme un plus grand nombre d espèces de fourmis et des Plus grosses ; l’étude de leurs caractères distinctifs et de leurs habi- 240 VOYAGE AUTOUR DU MONDE. tudes occuperait la vie entière d’un naturaliste. J’ai fréquemment rencontré dans les eaux de la Maquarie une espèce de sangsue qu’on pourrait utiliser en médecine. Dans la classe des zoophytes , on doit mentionner les holothuries ou trépangs , qu’on rencontre sur tous les récifs qui se découvrent à mer basse sur la côte boréale. Nommées priapes marins, ces holo- thuries sont un objet de commerce d’un haut intérêt avec les îles malaisiennes et la Chine , le Camboge et la Cochiuchine. Des cen- taines de jonques se rendent sur les bas-fonds pour se livrer chaque année à la pêche de cet animal gluant qu’on sait être d’un grand prix pour les Asiatiques , car le pécoul vaut quarante-cinq dollars environ , et cette matière entre dans tous les ragoûts des gens riches comme un stimulant aphrodisiaque des plus estimés. Les Anglais appellent sea-slugs ces zoophytes que les Malais font dégorger à l’aide de chaux de corail, puis on les dessèche au soleil avant de les emballer dans des paniers en roseaux. C’est au milieu des écueils qui hérissent la mer entre la Nou- velle-Guinée et la Nouvelle-Hollande , que Péron a rencontré ces pros malais évoluant en escadrilles pacifiques , occupés à ce genre de pêche lucrative. Dans ces mêmes canaux étroits et échauffés foisonnent les sertulaires aux rameaux grêles, à port d’arbuste délicat et fragile, les méandrines, les caryophyllies aux polypes en ventouses , les alcyons si richement peints , les éponges si diversi- formes, s’élevant du sein des eaux, tantôt en soucoupes sveltes, tantôt en tubes raineux, bizarres , mais toujours gracieux. La mer qui baigne les côtes recèle des physophores, des mis , des méduses très-variées et la jolie physale mégaliste qui vogue en tlottileS pavoisées. m DU TROISIÈME VOLUME. TABLE DES MATIÈRES CONTENUES DANS CE VOLUME. Page». Chat. XIV. Traversée de Borabora au Port-Praslin de la Nouvelle-Irlande et séjour au Port-Praslin de la Nouvelle-Irlande S Chap. XV. Observations générales sur les habitants de la Nouvelle-Irlande. 32 Ciiap. XVI. Traversée de la Nouvelle-Irlande à l’île de Waigiou par le canal de Saint-Georges; vues de la Nouvelle-Bretagne, de Plie d’Amakata ou d'York; communication avec les naturels de cette dernière île ; vues des îles Sandwich , de Schouten et des côtes de la Nouvelle-Guinée , et séjour à la baie d’Offach de l’ile de Waigiou 60 Ghap XVII. Observations générales sur les productions naturelles et sur les habitants de Plie de Waigiou 90 Chap. XVIII. Traversée de la baie d’Offach (île de Waigiou) à Bourou et séjour à Caïeli ou Cajéli (île de Bourou), Pune des Moluques. 107 Ciiap. XIX. Traversée de Caïeli à Amboine et séjour dans cette dernière île. 142 Chap. XX. Traversée d’Amboine au Port-Jackson par l’ouest et le sud de la Nouvelle-Hollande, et séjour au Port-Jackson de la Nou- velle-Galles du sud 161 FIN DE LA TABLF, »U TIIOISIÈME VOLUME. ■ ' , I VOYAGE ÀUTOUft DU MONDE. I IMPRIMERIE DE CRECOin Rue au l.in , 20- VOYAGE AUTOUR DU MONDE ENTREPRIS PAR ORDRE DU GOUVERNEMENT SUR LA CORVETTE LA COQUILLE; VEHBRR CORRESPONDANT DK l’iNSTlTUT. TOME IV. BRUXELLES. N-É GREGOIR, V. WOUTERS ET C“, ÉDITEURS, RTIÎ Ail UN, N° 20, PRÈS 1>B LA PLACE S*-GF.Rr, 1839. * \ ÿ VOYAGE ÀUTOUJi DU MONDE. CHAPITRE XXI. TRAVERSÉE DU PORT-JACKSON A EA NOUVELLE-ZÉLANDE ( BU 20 MARS 1824 AT] 5 AVRIL SUIVANT) ; ET SÉJOUR A LA BAIE-DES-1LES (DU 5 AVRIL AU 17 DU MÊME MOIS). Suave , mari magno lurbanlibus œquora vends E terra, magnum allerius speclare laborem. ( Lucrèce , de rcr. nat ., lib, II. ) Le 20 mars 1824 , par un beau jour, nous perdîmes de vue les côtes de la Nouvelle-Galles du sud , et notre corvette cingla vers la Nouvelle-Zélande. De la pluie, de grands vents et ces longues hou- les du pôle austral, nous rendirent fatigante cette courte traversée. Le 30, nous éprouvâmes un fort coup de vent de lest, qui nous mit à la cape pendant trois jours, et M. Clerk et sa femme, que nous avions pris à Port-Jackson avec deux Nouveaux-Zélandais pour les conduire à la Baie-des-Iles , en furent très-incommodés. M. Clerk, îv. 1 6 VOYAGE missionnaire méthodiste , possédait un fort beau chien qu’il appe- lait Tipo, par mépris de ce beau nom de Tipo-Sa'éb qu’un belli- queux Indien porta avec honneur, et dont l’inimitié déclarée contre les Anglais menaça leur pouvoir. Les deux Zélandais étaient de fort mauvaise humeur chaque fois qu’il arriva à M. Clerk d’appe- ler Tipo . Ils finirent par lui avouer que s’il ne le changeait pas de nom , il s’en trouverait mal à la Nouvelle-Zélande ; car le grand guerrier Tipo prendrait pour une injure personnelle de voir son nom prostitué à un animal. Force fut donc au missionnaire de changer le nom de son lévrier pour ne pas blesser l’homonyme zélandais. Le lEr avril , un phaëton égaré ou chassé par quelque tourmente nous apparut, non pluscomme un messager des tropiques qu’il avait franchis , mais bien comme un être étranger, au milieu d’une foule de petits pétrels qui piétinaient sur les eaux de notre sillage. Le 2 , les terres de la Nouvelle-Zélande s’offrirent à nos regards , et les pitons de la haie Lauriston de Surville nous saluaient de leur morne immobilité. Nous longeâmes la côte l’espace d'une dizaine de lieues, et, dans la matinée du 3, nous nous trouvâmes à l’entrée de la Baie-Marion ou Baie-des-Iles , à peu de distance de la pointe Pocock et à deux milles de la Sentinelle, grosse roche conique qui s'élève au-dessus de la mer comme un vieux bastion. Le temps était sombre , le ciel voilé par d’épais nuages noirs , la mer clapoteuse , les montagnes déchirées et peu boisées ; tout concourait à donner à cette immense baie une teinte mélancolique et sauvage. Les vents de S. -O. nous forcèrent à louvoyer pour atteindre le mouillage; nous doublâmes Motou-Arohia, en laissant tomber l’ancre derrière Motou-Roouo. Taifanga, un des Zélandais passagers que nous avions pris à Sydney, n’ayant jamais vu de navires mouiller en ce lieu , ne cessait de crier : Plus de navire ! navire brisé! et il fut stupéfait de nous voir paisiblement rester par dix brasses sur un fond de vase sablonneuse. Les voiles n’étaient pas serrées , que des flots d’insulaires envahirent le pont; en vain essaya-t-on de poser des sentinelles , la digue fut franchie sans qu’on pût ralentir le zèle des nouveaux arrivants. La figure féroce de nos nouvelles connais- sances, leur tatouage complet , ne nous inspirèrent pas une vive bienveillance en leur faveur, et nous gardâmes à leur égard une prudente réserve. Bientôt un naturel vêtu d’habits européens AUTOUR 1)U MOADE. 7 accosta la corvette. Il parlait anglais , ayant séjourné en Angleterre où le porta, avec le chef Terri, le brick le Kangourou, et il nous déclina son nom. Joui, frère du fameux KoroJcoro, auquel il avait succédé, chef de 1 ’i-pah1 de Kaouéra, était porteur de nombreux certificats anglais et américains qui attestaient ses bons offices envers divers navigateurs, et, de cet instant, il fut choyé de cha- cun de nous. Toui nous dit qu’il avait contribué, à Londres, à don- ner sur la langue zélandaise une partie des renseignements conte- nus dans la grammaire zélandaise rédigée par M. Kendall, mais mise en ordre et revue par le professeur Lee. Il nous engagea aussi à changer d’ancrage et à nous rapprocher de son village for- tifié ou i-pah. M. Bérard fut chargé de sonder le canal devant la pointe avancée d ’Orokaoua, et la corvette la Coquille fut touée devant Kaouéra 2 , par huit brasses d’eau, sur un fond de sable fin. vïès le premier jour de notre arrivée , la corvette fut encombrée de naturels : le commerce le plus actif s’établit à bord ; mais, il faut 1 avouer, la rougeur sur le front, ce ne sont pas les vivres ou les curiosités qui animèrent le marché. Les Nouveaux-Zélandais pro- cédèrent a un négoce plus lucratif pour eux, puisque, sans mise dehors , ils en retirèrent , je ne dirai pas d’honnêtes bénéfices , mais au moins des avantages lucratifs. Des pirogues chargées de femmes ( et ce mot n’est pas trop fort ) , des pirogues couvrirent notre pont d essaims de jeunes filles, et pour soixante-dix hommes d’équipage plus de cent cinquante échantillons de cette singulière marchan- dise vinrent, comme un troupeau de brebis, chercher des acqué- Ieuis- commandant essaya en vain de faire expulser ce bétail lascif; mais, pour dix femelles qui sortaient d’un côté, vingt autres &1 dupaient par 1 autre : il fallut bien renoncer à une mesure que tant de gens étaient intéressés à enfreindre. Les poètes nous repré- sentent la divine Cythérée sur un char taillé dans une conque Marine; notre Coquille, pendant toute la durée de son séjour dans la Baie-des-Iles , devint son temple, et le faux-pont vit dresser ses f'utels. Les hommes, tout naturellement et sans pudeur, tendaient ,;1 rnain pour recevoir le salaire, et dépouillaient les jeunes filles t ' les navigateurs écrivent fort diversement ce nom. Les Anglais ont adopté ,lP\>a, et quelques Français pd. Je préféré i-pah, c’est-à-dire le pah, comme plus 1 1)11 forme au génie de notre langue. 2 Ce nom, dans la langue des naturels, signifie vêlement dans le feu. 8 VOYAGE de tout ce que leurs amants leur avaient donné. Bientôt nous acquîmes la preuve que les filles, si brutalement prostituées, étaient des esclaves prises à la suite du sac de leur village et dans les guerres acharnées que se font les diverses peuplades entre elles. Aux approches de la nuit, il ne resta guère qu’une cinquantaine de femelles, devenues partie intégrante de l’équipage. Elles voulu- rent bien achever de payer leur bienvenue par des jeux et des danses. Ces filles se rassemblèrent sur le gaillard d’arrière jusqu aux passe- avant , et là , rangées sur deux lignes , elles se livrèrent a toute la fougue de leur mimique, en s’accompagnant de chants et de gestes, dont la signification était des plus claires. C’était une fetc de Lamp- saque dans toute sa nudité. Eh! cependant, les parents de ces mal- heureuses avaient été massacrés et même mangés par leurs barbares possesseurs. Victimes de leur avidité, elles étaient jetées dans les bras des matelots pour en obtenir les moindres bagatelles. A peine âgées de quinze à vingt ans pour la plupart , il y en avait qui ne comp- taient pas neuf à dix étés ; mais presque toutes étaient laides de figure , malpropres , et exhalant une odeur de poisson pourri et d’immondices qui révoltait les sens, et cependant je pus me convaincre que les matelots seuls n’étaient pas rebutés par cette odeur de marsouin putréfié qu’exhalait leur ceinture, et que ces pagnes poissonneuses donnèrent à plus dun de nos matins des insectes dégoûtants, et pis encore. Parmi ces Zélandaises, on en comptait à peine une ou deux ayant des traits agréables ; mais si elles étaient peu jolies, en revanche elles avaient la peau lisse et assez claire, la plus belle gorge qu’on puisse rencontrer. Là,, nul corset pour déformer celte partie , nul lien pour en retenir les sphères; et cependant cet attrait ne se flétrit que tard. Des unions passagères furent contractées, et ces misérables filles s’y montrèrent fidèles. D’autres suivirent les goûts érotiques de leurs premiers possesseurs. Nous devions craindre des disputes à bord, au milieu de ce dévergondage général; il n’en fut rien, Dieu merci, et, en cela, notre expédition ne renouvela pas le scandale des officiers de Cook, qui se battirent en duel maintes fois pour leurs sauvages Itélèues. Pour en finir avec cette fête cloacine, nos matelots régalaient à leur gamelle ces beautés des antipodes; mais je sens encore mon estomac se soulever en me rappelant avec quelle vora- cité elles ramassaient les parcelles d’aliments épanchés sur le pon » AUTOUR DU MONDE. 9 qu’elles léchaient et qu’elles disputaient aux porcs que nous avions à bord. Une fois, une gamelle de riz fut renversée sur le tillac, et sept ou huit filles se jetèrent à plat-ventre , et n’en laissèrent pas un grain sur le plancher. Leur langue fit l’office de faubert , et le bois, sous ses frottements répétés, reprit un luisant qui lui était inconnu. Les voyageurs qui ont écrit que les Nouveaux-Zélandais prostituaient leurs femmes ont été dans l’erreur. La fidélité conju- gale est , sinon religieusement observée , au moins enfreinte avec de grands dangers et un profond mystère. Les Zélandaises qui vinrent nous visiter avec leurs époux , répondaient aux sollicita- tions qui leur furent faites par un signe de dégoût, accompagné du mot tabou, par lequel elles exprimaient que leur personne était sacrée , et qu’ elles étaient tenues de garder leur foi , car la mort suivrait immédiatement toute atteinte portée à la fidélité conjugale. Le sort des jeunes esclaves, chez leurs féroces maîtres, n’est jamais assuré. Leur impassibilité et leur insouciance ne sont que la dégradation morale que produit l’abaissement où elles sont tombées. Les guerriers hideux et couverts du sang de leurs pères et de leurs parents, les gardent pour trafiquer de leur jeunesse; mais souvent aussi ils les battent au moindre caprice , et les tuent même quel- quefois. La femme de Toui s’était fait accompagner par une jeune fille, admirablement bien faite, qu’elle destinait à quelque officier, et, désolée de la voir revenir sur le pont sans avoir fait de conquête, elle la battit avec acharnement. Toui, lui-même, n’a pas profilé de son séjour en Europe , car, exposé au mépris que méritent les Mercures de galanterie , ce Toui n’avait rapporté, de son long séjour au Port-Jackson et de sa visite à Londres, qu’une certaine fatuité, et il racontait, à qui voulait l’écouter, les preuves de bonté qu’il avait reçues de la fille d’un missionnaire célèbre dans l’Australie. Le chef que je viens de nommer s’était installé à bord, et M. d’Ur- ville espérait , par son entremise et à l’aide de la langue anglaise, en tirer de précieux renseignements. On connaît des lettres publiées sous son nom dans le Missionary register, par M. Marsden , et Toui nous avoua que. ne sachant ni lire ni écrire, il était complètement étranger à tout ce qu’il avait plu aux missionnaires de faire passer sous son nom. C’était un homme de moyenne taille, âgé d’en- IV. 2 10 VOYAGE viron trente ans, et portant sur la figure un tatouage élégant : ses manières étaient communes et fort empesées sous le vêtement européen qu’il conservait parmi nous. C’est le seul insulaire qui ait appris assez de phrases de la langue anglaise pour pouvoir con- verser sur les choses les plus ordinaires de la vie. Au reste, avec une réputation de médiocre guerrier, dans une contrée qu’habite la race la plus belliqueuse de la terre , Toui ne jouissait pas d’une grande estime dans le i-pah étranger. Korokoro vivait lorsque Toui , son frère, et Teiterrei, encore fort jeunes , s’embarquèrent pour l’Europe. Ils ne se plièrent que légèrement aux habitudes de la vie civilisée, et dès leur arrivée, en 1822, ils rejetèrent bien loin des traditions qui avaient à peine effleuré l’épiderme. Troisième frère de Korokoro, Toui, à son retour, succéda au pouvoir de ce chef renommé par sa bravoure comme l’égal et l’émule de Shongi, car son second frère avait été tué, pendant son absence, dans une guerre où la tribu de Varia fut victorieuse. La veuve de Korokoro vivait encore à l’époque de notre passage, et je la vis souvent le corps et le visage déchirés par des dents de requin, sui- vant la mode des veuves inconsolables , quoique la mort de Koro- koro datât de neuf mois. Toui avait un quatrième frère , person- nage assez insignifiant , mais que l’on respectait à cause de sa race; car ses aïeux étaient arikis ou grands-prêtres. Ce chef, que l’on avait salué assez insolitement , à son arrivée à bord de la Coquille, de cinq coups de canon , ne quittait pas le navire où il surveillait son commerce de chair vivante , qui lui rapportait de la poudre et des haches , espérant obtenir des mousquets , seuls objets dont ces peuples soient avides. Il ne quittait le vaisseau que pour quelques heures , qu’il se rendait à Kaouéra , cet i-pah fortifié , établi sur une haute colline de la branche orientale de Shoal-Bay. Ce n’est guère que le 4 que des pirogues arrivèrent à bord avec des vivres. Une de ces embarcations était montée par un person- nage de haute considération : c’était le grand-prêtre ou Variki de la tribu de Toui. Malgré ses fonctions sacerdotales, malgré sa démarche imposante et ses traits hautains, drapé à l’antique avec de fines nattes de phormium , le grand-prêtre perdit son prestige quand il nous présenta quatre cochons à vendre. Nous passâmes de la considération au dédain , suivant l’habitude de l’Europe. Nous demandâmes à Toui si ce Calchas sauvage, si estimé du peuple. AUTOUR DU MONDE. 11 et si influent dans les destinées de sa tribu , donnait des arrêts infaillibles. C’est un grand ignorant, répondit Toui; mais son père était un habile homme : véritable réponse de civilisation , où l’on exalte ceux qui sont morts et déprécie ceux qui vivent, le tout par esprit d’équité! Les arikis, à la Nouvelle-Zélande, ont toutefois une haute mission : ce sont eux qui décident des batailles , en pro- mettant le succès ou le revers; ce sont eux qui égorgent les pri- sonniers , en s’en réservant, il est vrai , les meilleurs morceaux; ce sont les médecins du corps , enfin , tout en l’étant aussi de l’âme. Nous donnâmes à cet ariki le sobriquet de marchand de cochons, parce qu’il s’en retourna dix fois sans marchandise à terre, avant de se décider à s'en défaire , et qu’en définitive il ne nous livra que deux bêtes pour six livres de poudre de guerre. De la civilisation et des arts qu’elle a enfantés, les Nouveaux-Zélandais n’admirent que l’invention des armes à feu : c’est pour eux le chef-d’œuvre de l’esprit humain ; toute leur ambition est dirigée vers les moyens de s’en procurer, et l’on conçoit que la tribu qui possède le plus de fusils a sur les autres une prépondérance décidée. Le chef d’un district éloigné nous proposa quarante cochons pour un fusil à deux coups; mais il n’en conduisit à bord que vingt, et on le ren- voya sans vouloir conclure. Certes , nous eussions encore gagné à l’échange, car ce fusil, délivré pour les collections d’histoire naturelle, était fort mauvais. Les femmes, pour des colliers en grains de verre bleu , qu’elles prisaient beaucoup , nous apportaient des paquets de ce magnifique lin de la Nouvelle-Zélande, prêt à être nhs en œuvre , et , pour de la poudre , des nattes qu’elles avaient fabriquées avec des fils soyeux et forts comme ceux de ïa soie. Il y a plusieurs sortes de ces nattes , ouvrées avec le plus grand art , et flui sont remarquables par les dessins dont on les embellit , nattes Vestimentales , d’épaisseur variable , suivant qu’elles doivent servir de manteau ou de jupon. Les vêtements d’Europe étaient peu prisés Par ces insulaires , qui leur préféraient une couverture de laine , dans laquelle ils se drapaient ; mais notre patience fut encore mise a l’épreuve dans la conclusion des marchés , tant chaque vendeur °fait lent à se décider et prompt à saisir toutes les circonstances qui Pouvaient tourner à son avantage. Moqueurs, quand ils croyaient avoir trompé l’acheteur, ils se saluaient d’un kapa'i accentué, mot flui veut dire simplement c’est bon , mais avec une expression de 12 VOYAGE finesse qu’il est impossible de rendre. Les objets d’Europe qu’ils prisaient , étaient , après les fusils et la poudre , des haches , des tissus en laine et en drap , non ouvrés , des gros grains de verre bleu, les forts hameçons, des pierres à fusil; mais ils ne faisaient aucun cas des couteaux ou de tout autre instrument de fer. Cette relâche est favorable pour fournir aux navires qui viennent de battre la mer des rafraîchissements. Le poisson y est si abon- dant et les pêches si heureuses , que pour des bagatelles les natu- rels en donnent des quantités énormes. Nos marins en mangeaient à discrétion et purent en faire des salaisons pour la mer. Ajoutez à cela des légumes d’excellente qualité , qui viennent facilement dans le terreau qui fait le fond des vallées , tels que choux , navets tendres et fort gros , raiforts, patates douces, petites, mais très- sucrées , céleri à discrétion sur tout le rivage , on se fera une idée des avantages qu’un tel séjour peut offrir aux navigateurs pour refaire leurs équipages. Cela explique le grand nombre de navires baleiniers anglais ou américains qui sortent ou qui entrent chaque jour dans la vaste Baie-des-Iles dont ils ont fait leur port de ravi- taillement. Le 5 , deux pirogues étrangères , longues de plus de 40 pieds , bien que creusées dans une seule pièce de bois, vinrent nous visiter. Elles étaient montées par un grand nombre d’insulaires accompa- gnés de leurs femmes et de leurs filles. Ces dernières ne montèrent point sur la corvette et attendirent leurs époux et leurs pères dans les embarcations. Ces insulaires , bien qu’en paix avec les gens de la tribu de Kaouera , étaient armés de fusils et de patous-patous. Je leur achetai quelques-uns de ces fétiches de jade et de ces dents de requin qu’ils portent suspendus au cou , et dont ils ne se défont que dans des cas rares et quand l’objet ramassé sur le champ de bataille n’est pas le représentant pour eux d’une victoire , l’image de leur propre divinité ou un bijou de famille. Je me procurai aussi une toki ou hache de jade , aussi remarquable par le poli et la beauté du minéral que par les sculptures dont le manche était embelli. Un homme fort connu à Paris m’emprunta cette rare et curieuse pièce que je n’ai jamais pu revoir depuis. J’avais eu le soin d’acheter de la poudre de guerre lissée à Toulon , de sorte que je me trouvais en mesure de compléter mes collections pour le Muséum en objets de haute valeur, d’autant plus que l’essai de AUTOUR DU MONDE. 13 cette poudre, renfermée dans des boîtes de fer blanc, avait donné aux naturels une haute idée de sa force. C’est ainsi que j’obtins en ce jour trois têtes de Zélandais 1 conservées par le procédé admi- rable de ces peuples , bien supérieur à tout ce que les Européens ont tenté en momification. L’une de ces tètes était cachée sous la pagne d’une jeune fille, et celle-ci tenait avec une complète indifférence ce hideux joujou. Elle la prit par les cheveux pour m’en montrer l’intégrité , et la tourna en tous sens pour me faire admirer la régularité de son riche tatouage. Cette tète décollée semblait être celle d’un homme dans le sommeil , car ses paupières abaissées et cousues fermaient les yeux; sa bouche, entr’ouverte et desséchée sur de belles dents , semblait encore empreinte du rire sardonique du guerrier qui brave ses ennemis et la mort qui lui est donnée. En ce jour, nous eûmes la visite du fameux Shongi , dont la répu- tation d’intrépidité et de courage régnait sans partage sur le pour- tour de la vaste Baie-des-Iles. Shongi commande aux districts du nord et de l’ouest de cette baie; mais l’i-pah principal où il fait sa résidence occupe le bord de la rivière de Kiddi-Kiddi , non loin de la haute cascade qui lui donne son nom. C’est en ce lieu et sous la protection de ce formidable guerrier que les missionnaires pro- testants ont établi le siège de leur mission. Les Zélandais qui com- posaient l’escorte de Shongi étaient des hommes d’unehaute stature, à formes herculéennes et dans la vigueur de l’àge. Parmi eux se trouvait Pomaré , célèbre par le nombre d’ennemis qu’il avait tués de sa main et auquel Toui avait donné le surnom de liaki Panapati , Pour témoigner sa haute estime 2. Shongi permit à ses compagnons de nous régaler du spectacle d’une danse martiale, et jamais expression plus féroce et plus bar- bare ne put être donnée , même sur le champ de bataille , à cette Pythique dont tous les mouvements s’exécutèrent avec une précision étonnante. Il fallait voir ces farouches insulaires roulant en cadence leurs yeux étincelants, dont le globe tournoyant dans son orbite ne 1 J’en donnai une au Muséum, la deuxième au cabinet d’anatomie de Roche- fart, et la troisième dans une riche collection particulière. 2 Toui, en se rendant en Angleterre , avait relâché à Sainte-Hélène , et le nom du plus grand homme des temps modernes lui fut ainsi révélé par ses ennemis ■nêmes. 1-1 VOYAGE laissait apparaître que le blanc de la sclérotique, tandis que leur voix étouffée vibrait sanglotante ou rugissait comme celle du tigre. Les passions les plus sanguinaires , la force brutale , les râlements du vaincu , son agonie , sa mort , ses chairs grillées et dévorées , formaient un tableau d’une effroyable vérité. Shongi souriait dou- cement à l’ouie de cet hymne de triomphe dont il avait maintes fois entendu les accents s’unir aux cris de ses ennemis massacrés par ses ordres et rôtis par les gens de sa tribu. Shongi , par une douceur feinte et par une complaisance étudiée envers M. Marsden et les premiers missionnaires auxquels il offrit un refuge à Kiddi-Kiddi , capta entièrement leurs suffrages, et bientôt leurs rapports furent remplis de ses louanges. Dans le Missionary register, ils le peignirent comme un homme simple et bon , doué d’un caractère supérieur, heureux d’accueillir les missionnaires dans son district, et qu’un voyage à Londres civiliserait infaillible- ment. Cette idée germa dans l’esprit des directeurs des missions, et on fit à Shongi la proposition de le conduire en Europe. C’était prendre Shongi par son sensible , car il nourrissait ce projet depuis longtemps; le but secret de ce voyage avait inspiré sa conduite adroitement politique. Yoici , en effet , ce qui portait ce chef à entreprendre une longue navigation pour visiter un pays inconnu. Ni l’idée de civilisation , ni la curiosité, n’entrèrent pour rien dans ce désir ; il était sous l’empire d'une toute autre préoccupation. Shongi , belliqueux et féroce , avait soif d’étendre sa domination , et se livrait avec l’énergie de ses passions sauvages à l’instinct de cette guerre perpétuelle que se font les diverses tribus entre elles. Shongi avait donc porté la guerre sur les côtes occidentales de la Nouvelle-Zélande, dans le district de Kiperro, où commandait le grand Moudi-Panga , le héros de ces terres antarctiques. Shongi fut battu , complètement mis en déroute , et eut un grand nombre d’hommes tués , et parmi ces derniers deux de ses frères qui furent mangés par le vainqueur, suivant leur coutume. Cet événement se passait vers 1819. Shongi but sa honte, et pendant quelque temps réduit à l’impuissance , tout en nourrissant l’amère douleur de sa défaite et le désir de la vengeance, s’étant procuré, par l’échange tle vivres frais avec les baleiniers en relâche dans la baie , de la poudreet desmousquets, et ayant obtenu de faire marcher ses alliés, il crut le moment propice et fondit de nouveau sur le territoire de 15 AUTOUR nu MONDE. Moudi-Panga. Les armes à feu le rendirent victorieux dans une pre- mière affaire et enflèrent ses espérances : Moudi-Panga avait perdu son prestige de gloire , et le grand chef avait été vaincu à son tour. Toutefois l'habile Moudi-Panga, dérouté dans sa tactique par l’usage des armes à feu , inconnu à sa tribu , avait remarqué qu’après avoir •ancé leur projectile, il fallait un certain temps pour les mettre en état de faire feu , et d'ailleurs les gens de Shongi n’étaient pas encore très-habiles à s’en servir; il tira parti de cette observation en ordonnant à ses guerriers de se jeter brusquement à plat ventre Par terre quand ils verraient leurs adversaires les coucher en joue, Puis, une fois la décharge faite, de se lever avec rapidité et de s’élancer comme des lions sur l’ennemi en l’attaquant corps à corps. Tout arriva comme Moudi-Panga l’avait prévu : les troupes de Shongi firent feu et les guerriers de Kiperro se ruèrent sur elles et en firent un affreux massacre. Shongi et les autres chefs perdirent dans cette mêlée leurs plus braves rangatiras, et Shongi ne quitta le champ de bataille que grièvement blessé de la main même de Moudi-Panga. Shongi, réduit à l’impuissance et fort heureux de l’éloignement de son rival, qui ne pouvait songer à attaquer ses i-pahs fortifiés, se décida alors à changer de plan et à porter les missionnaires qu’il méprisait à lui faciliter un voyage en Angleterre. Dans ce pays, dont tout lui donnait une haute idée, il espérait se procurer assez d’armes à feu pour armer sa population mâle. Shongi et ^hykati s’embarquèrent donc , et leur arrivée à Londres fit sensa- ll°n , d’après les journaux du temps ; car ils furent présentés au roi et accablés de présents. La tournure martiale de Shongi , sa face Profondément tatouée, inspirèrent une curiosité générale; mais Cet insulaire , impropre à recevoir les moindres semences de civili- Sation , resta indifférent aux merveilles de cette capitale. Loin de Se montrer reconnaissant de tout ce que la société des missions Taisait de dépenses en sa faveur, il nourrit dès lors des sentiments do rancune ; car son orgueil fut profondément blessé du refus que la société lui fit de l’approvisionner de poudre et de mousquets. Il rosta en extase dans l’arsenal de Wolwich, qu’il visita, et ce fut le Seu' monument public qui ait pu lui arracher des signes d’admira- tiom Pour lui l’invention des fusils était la découverte la plus mer- 'oilleuse; il ne vit rien ou delà. Il fallut retourner dans sa patrie 10 VOYAGE sans avoir rempli son but, mais accompagné cependant de présents de valeur, et, le 11 juin 1820, il entrait au Port-Jackson où il devait attendre l’occasion de retourner à la Baie-des-Iles. A Sydney, il eut le bonheur de rencontrer un négociant qui troqua tous les cadeaux qu’il apportait d’Angleterre pour des munitions de guerre et pour des fusils, et il ne balança pas à changer aussi une armure complète de chevalier qu’il avait reçue du roi d’Angleterre. Cette armure l’avait tenté , comme susceptible de protéger de la mort le guerrier enveloppé de son acier poli ; mais sa pesanteur l’en avait dégoûté. Arrivé à la Nouvelle-Zélande , au comble de ses désirs , Shongi débuta par appeler aux armes ses guerriers et ses alliés. Il jeta le masque béat dont il s’était affublé , et porta le carnage chez ses voisins. Sa réputation grandit de la défaite de Moudi-Panga , assez heureux pour échapper à la mort qui lui était réservée. Les mis- sionnaires de Kiddi-Kiddi furent fréquemment insultés alors par ses hordes dans l’ivresse de la victoire , et leur vie courut de grands dangers. Les guerriers imbibés de carnage venaient manger les cadavres de leurs ennemis tués sous les fenêtres de la maison palissadée des missionnaires, et, sans quelques chefs qui veillèrent à leur sûreté , et sans doute aussi par crainte de la vengeance des navires de guerre anglais , ils eussent alors été massacrés avec leurs familles. C’est vers ce temps que plusieurs ministres partirent pour la Nouvelle-Galles du sud , et que les chefs de la mission mirent en délibération s’ils ne retourneraient pas en Europe. Enfin , les fumées du triomphe dissipées , les Zélandais revinrent à des habi- tudes moins féroces, et les missionnaires furent moins tourmentés. Shongi, à son retour d’Europe, aimait raconter à ses officiers que les missionnaires étaient dans leur patrie de pauvres diables obscurs et sans considération ; mais il ne tarissait pas sur le nombre des soldats , des fusils et des canons que possédait le roi d’Angleterre ; des pompes et du luxe de Windsor, des monuments publics et des théâtres , rien ne l’avait assez enivré pour qu’il en restât préoccupé- En fixant dans son district les missionnaires , Shongi a espéré faü’e affluer les navigateurs et s’enrichir par leur moyen ; mais il ne leu1 porte aucune considération , et sa protection ne les protège PaS toujours des mauvais procédés de ses officiers. Lorsqu’il apprit , * Kiddi-Kiddi , l’arrivée de M. Clerk , passager à bord de notre coi- AUTOUR DU MONDE. 17 vette , il dit avec amertume : « Je n’ai que faire de missionnaires, et il peut s’en retourner s’il veut me faire plaisir; c’est un armu- rier dont j’ai besoin pour l’entretien de mes armes et que j’attends encore, bien que la société me l’ait promis. » Depuis son retour à la Baie-des-Iles , ce chef a frappé de contributions une foule de produits, et pour légitimer cet acte il ajoutait : « A Londres, on me faisait payer la moindre chose , et il est tout naturel que j’use de représailles dans le pays qui m’obéit. » Mais il aurait dû tenir compte des sommes que la société des missions tenait à sa dispo- sition pour le défrayer de ses dépenses. Voilà le fruit que Shongi a retiré de ses voyages. Il n’a jamais pu apprendre à parler anglais et n’en a pas retenu même le fameux goddam, le premier mot de la langue, suivant Beaumarchais. Seulement , il affectionne la cuisine européenne, et s’invite fréquemment et sans façon à dîner chez les missionnaires , qui le traitent avec une profonde déférence. Il parait avoir oublié une peccadille de jeunesse , celle d’avoir fait massacrer des marins d’un navire naufragé , se sauvant à terre dans un canot ; car lui et ses principaux rangatiras mangèrent sept hommes. Sanguinaire et cannibale , comme tous les Zélandais , il lui arriva , dans un combat qu’il gagna sur les rives de la Shouki-anga , de tuer le chef ennemi , et de lui arracher l’œil gauche, qu’il avala par esprit de vengeance et dans l’idée d’accroître sa gloire. Les Zélandais admettent en effet que l’œil gauche d’un chef se transforme après sa mort en étoile qui brille au firmament , et que , plus un chef possède de ces astres attachés à la voûte céleste , plus il doit jouir d’une gloire surnaturelle. Shongi , de race peu noble, doit sa grande réputa- tion à sa féroce valeur; mais son orgueil, se montant au dia- pason de sa fortune , l'a aveuglé au point de lui faire croire qu’il est d’origine divine. Ses compagnons le regardent comme un dieu , et le saluent de la formule sacramentelle. : hairemi, hairemi atua, salut à toi, dieu. M. Marsden rapporte même qu’un soir, se trou- vant sur les bords de la rivière Gambier , un insulaire lui montra les rayons du soleil traversant des nuages pour dorer le sommet d’une montagne, en ajoutant : c est Whydoua , c est 1 esprit pere de Shongi. En vérité , cette folie est celle des Tibère et des Caligula. La mission ne pourra fleurir, si elle doit prospérer, ce qui est douteux, qu’après la mort du chef dont je retrace l’histoire, et iv. 3 18 VOYAGE cependant les missionnaires redoutent eux-mêmes ce trépas qui les livrera , sans défense , aux passions vindicatives des chefs subal- ternes. Shongi est né à l’époque où le capitaine Marion et les Français de son équipage furent massacrés dans cette même Baie- des-Ilcs dont nous foulions le sol; fatal événement, qui arriva en 1772 , et que les insulaires de la baie d’Ipiripi rejettent sur les peu- plades féroces de Wangaroa. Redouté de tous ses voisins de l’extrémité boréale de l’île d’Ika- Na-Mauwi, chef suprême sur le pourtour de la vaste baie d’Ipiripi, Shongi s’est associé Toui et Pomaré, qu’il tient en vasselage, et tous trois se livrent à des expéditions fréquentes contre les peu- plades répandues dans les criques de la rivière Tamise , sur la côte orientale de l’île , peuplades qui sont devenues les troupeaux où ils renouvellent leurs esclaves et où ils trouvent à discrétion leur provision de chair humaine. A ce sujet, on me cita un des faits les plus remarquables d’une expédition toute récente, lors de notre arrivée , et dont Toui racontait les détails avec complaisance. Les guerriers de Shongi , espérant surprendre un des i-pahs les plus fortifiés de la Tamise , débarquèrent la nuit avec leurs pirogues au pied même de la forteresse ; mais les naturels de l’i-pah se tenaient sur la défensive, et, avertis par un de leurs partisans de l’attaque projetée, ils avaient bordé l’entrée de la baie de pieux solidement enfoncés à fleur d’eau. Les pirogues furent arrêtées par cet obsta- cle , et, pendant deux jours, elles furent accablées de pierres lancées des plates-formes de l'i-pali, tandis que Toui et Pomaré s’avançaient par terre avec leur contingent armé. Il est bon de dire que les habitants de la rivière Tamise ne possèdent point d’armes à feu, tandis que les tribus du nord en sont abondamment fournies. Shongi , rugissant , fut d’abord contraint de battre en retraite ; puis, revenant à la charge, pendant que ses alliés tiraient sur les défenseurs de l’i-pah , il arracha les palissades , non sans perdre beaucoup d’hommes. Ce premier exploit accompli, il fallait escalader les flancs de la montagne escarpée quel’i-pah couronnait, et dans cet assaut les tribus perdirent beaucoup de monde; mais enfin elles parvinrent au sommet. Là , elles trouvèrent les assiégés pro- tégés par une épaisse muraille de terre, et leurs balles se perdaient dans ce parapet improvisé. Shongi et les siens songèrent alors à élever avec des troncs d’arbres une plate-forme qui dominait la AUTOUR DU MONDE. 19 place , et les plus habiles tireurs y furent placés. Chaque coup de fusil tuait à son poste un des défenseurs de l’entrée : ils furent tous fusillés, et rien ne s’opposant plus au triomphe des guerriers du nord , l’i-pah fut envahi : femmes , enfants , vieillards , furent massacrés, et trois matelots européens, retirés avec cette peuplade, eurent le môme sort. Les guerriers blessés furent achevés, et de ce monceau de cadavres, car la tribu de la Tamise y perdit trois cents hommes , Shongi tira les meilleurs morceaux pour les envoyer en présent aux familles des Zélandais faisant partie de l’expédition , et ceux-ci restèrent sur le champ de carnage , se gorgeant de la chair de leurs ennemis, et ne quittant les lieux que chassés par la putréfaction des cadavres : festin atroce, mais habituel à ce peuple affreux de cannibales. Certes, par humanité, il serait nécessaire de fournir des armes à feu aux peuplades du sud , afin de rendre plus circonspectes les tribus du nord , et d’égaliser les chances de manière à mettre un terme à ces exterminations générales de la population des villages non protégés par ce moyen de défense. C’étaient les filles et les femmes des tribus de la Tamise que Toui et les siens nous envoyèrent à bord de la corvette se prostituer : malheureuses victimes de la férocité d’un sauvage vainqueur, qui lui-même devait faire assumer sur la tête des siens des vengeances implacables, et, en vérité, bien méritées. Shongi coucha sur notre vaisseau, et, pendant son court séjour, il ne cessa de demander de la poudre, offrant en échange des nattes fines et des patates douces, dont il avait rempli une pirogue. Salué de cinq coups de canon , il répondit à cette politesse, en quit- tant le navire pour se rendre à Kiddi-Kiddi, par la décharge de son fusil à deux coups. Rien dans son costume ne distinguait Shongi du reste de ses sujets , si ce n’est la perfection de son tatouage hiéroglyphique. Seulement je remarquai sur sa poitrine un plus grand nombre de morceaux d’ivoire dont on se sert pour tuer les poux , et beaucoup de petits instruments en jade , formant déco- ration. Dans la matinée du 6 , nous descendîmes à terre , M. de Blos- seville et moi , dans l’intention de parcourir les alentours du mouil- lage : nous visitâmes d’abord l’i-pah d 'Orokaoua, perché sur l'arête d’une presqu’île étroite , à cent vingt pieds au-dessus du niveau de la mer, et protégé par le talus accore des flancs du coteau. La 20 VOYAGE montée était des plus scabreuses , et l’accès de ce village fort dif- ficile ; mais les naturels savent encore protéger leurs abords par de profondes coupées ou par des pieux dont ils bordent le rivage. En cas de guerre d’invasion , ils se retirent dans le grand i-pah de 'foui. Toutefois , les naturels, habitués à marcher nu-pieds, gravis- sent avec bien plus d’aisance que nous ces escarpements; leurs orteils se cramponnent dans le sol , tandis que la chaussure a obli- téré les nôtres et les a rendus inertes. Nos officiers placèrent l'ob- servatoire sur la grève même de cette presqu’île , non loin de quel- ques misérables ajoupas. Les habitants nous entourèrent en nous demandant des hameçons , et tous exhalaient une odeur de poisson pourri ; car ils étaient occupés à l’éviscération des produits de leur pêche, qu ils font sécher sur les branches des arbres. Orokaoua est une grande pêcherie où se préparent les provisions hyémales , poissons séchés et fumés, et comme les hivers sont très-tem- pêtueux , les naturels sont réduits à l’inaction une grande partie de l’année. Les hommes , nous dit-on , étaient partis pour une expédition, et Toui , jaloux de nous exagérer le nombre de scs sujets , nous dit qu'il commandait à deux cents guerriers. C’était une vanterie, un conte, sans nul doute, car à peine ai-je compté une trentaine de huttes bâties ras le sol , et d’où sortaient , en se traînant sur les genoux , des femmes et des enfants ; je crois qu’en donnant trois individus par cabane , on approcherait de la popu- lation réelle de ce point. En parcourant l’i-pah, nous assistâmes au repas de quelques familles qui se régalaient de poissons , de coquil- lages, de patates douces et de tortillons de racines de fougères broyées. Des carrés en culture, placés sur ces hauteurs, étaient plantes en choux et navets , et aussi en lin ou phormium , bien que cette plante préfère les lieux frais et humides. Dans un marais qui occupe l’extrémité sablonneuse de l’anse, nous en remarquâmes des pieds de la plus grande beauté, portant des feuilles larges de quatre pouces sur sept pieds de longueur. Je recueillis une certaine quantité de graines de cette utile plante, afin de les semer en France pour la plier plus facilement au cercle de nos saisons L A i Le phormium lenax de Forster, ou la plante à lin de Cook , est le lin de la Nouvelle-Zélande de Banks : sa première mention date de 1770, et son introduc- tion en Angleterre eut lieu en 1788. Labillardière , Péron, Ayton , Grimwood, de Freycinet, Bosc, Ce!?, Dumont de Courset, Faujas et Thoin, ont publié de nom- AUTOUR DU MONDE. 21 quelques pas de l’i-pah nous rencontrâmes un coffre sculpté , peint en rouge, supporté à quatre pieds du sol par quatre piquets : comme il était vide, nous demandâmes son usage à un naturel, qui chercha à nous en éloigner en nous faisant signe qu’il recou- vrait une sépulture. Depuis , d’autres mausolées de ce genre s’of- frirent à nos regards, toujours dans des lieux solitaires; mais ils ne sont pas nombreux , et il est si rare en effet que les Nouveaux- Zélandais meurent de vieillesse au milieu de leur famille, avec leurs habitudes guerroyantes et leur cannibalisme! L’estomac com- patriote est leur sépulture la plus habituelle, et leurs os servent à façonner des flûtes ou à faire des hameçons pour la pêche. En suivant un étroit sentier, se déroulant coquettement vers les montagnes placées à l’orient de notre mouillage , nous redescen- dîmes pour atteindre une grève sablonneuse sur laquelle s’élevaient quelques cabanes rangées en demi-cercle sur le rebord d’une cri- que , mais qui nous parurent abandonnées depuis longtemps. Toute la côte de cette partie se compose de presqu’îles déchiquetées, mais hautes, festonnant de dentelles la baie émaillée d’ilots. Les rochers de ce point affectaient les formes les plus bizarres, se pro- jetaient en pyramides , s'ouvraient en portiques , en arcs de triom- phe, ou simulaient des ruines dégradées. D’une montagne assez élevée que nous atteignîmes, nous eûmes le panorama de la vaste baie d’Ipiripi, et M. de Blosseville releva avec un sextant une foule de points qui se dessinaient avec netteté. Jamais coup d’œil Plus imposant s’offrit à des voyageurs. La pointe Pocock et la Senti- nelle, jusqu’au cap Brett à l’est, servaient de point d’arrêt à notre horizon, et successivement nous dominions les îles Otleou, Molou r°ou ou Marion, Tekera-Kera, Arohea, etc. ; la plage où tomba * infortuné Marion sous les coups de méré ( casse-tête de jade) d’un Naturel , se déroulait à nos pieds et nous rappelait cet épisode san- ')rcux détails sur ce végétal textile. La force de la soie étant 34, celle des fihrcs 1 y a souvent bien des années, par un navire d’un tout autre peuple. La Pérouse , dans sa fameuse sortie contre les sauvages et contre •es philosophes qui les vantent , a commis la plus grossière erreur appréciation. Ulcéré par la perle de ses malheureux compagnons, si indignement massacrés , on conçoit sa douleur profonde et on doit la respecter. Mais La Pérouse avait oublié que l’homme est Partout un être méchant et vicieux , qui masque par la civilisation *a nature haineuse , tandis que la vie sauvage exalte et honore le sentiment vindicatif qui porte une race à ne jamais oublier une offense. Il a payé lui , chef d’une expédition d’humanité , pour les méfaits de quelques écumeurs de mer qui font honte à notre civili- sation par la scélératesse de leurs actions, presque toujours ignorées et impunies. Il ne faut citer pour exemple que l’Ile-de-Pâques , Peuplée d’une race hospitalière que les baleiniers ont trompée en entraînant des hommes par force , en empoisonnant l’ile de syphilis , et mitraillant la population par partie de plaisir! Et l’on veut actuellement qu’un navire européen puisse y recevoir un bon accueil ! •out capitaine prudent ne peut aujourd’hui communiquer avec les •nsulaires, de quelque île que ce soit, qu’en prenant les plus mi- nutieuses précautions dans l’intérêt de son équipage , sans en oublier aucune; la sécurité des siens est à ce prix. De l’élévation que nous occupions , M. de Blosscville et moi , la “aie-des-Iles se déroulait à nos regards et se dessinait avec ses bras de mer nombreux qui découpent le terrain en le mordant profon- dément. Ses bords ont un aspect tourmenté, raviné, et s’élèvent §l'aduellement pour se continuer avec les coteaux et les chaînes de • intérieur. Les rochers de schiste noir grossier, qui servent de digues aux vagues, ou s’élèvent en murailles, ou se creusent en cavernes Profondes , se lézardent , se fendillent , ou se perforent en trous “uiombrablcs qui les font ressembler à une écumoire. Une couche e schiste argileux les revêt parfois et les festonne d’un liséré VOYAGE 24 d’un rouge vif. Ouverte au nord, cette vaste baie est large d’envi- ron neuf ou dix milles , sur une profondeur d a peu près autant , â partir de la rivière de Wytangi. Mais il y a des bras qui donnent plus de quinze à vingt milles de navigation. La roche solitaire appelée la Sentinelle est nommée par les habitants Wivia : sur la branche N.-O. est bâti le village de Pokoura; dans celle du S.-O. se perd la rivière de Itiddi-Kiddi ; et dans le bras de mer du sud et de l’est on trouve aussi des habitations. MM. Bérard et de Blois , habiles officiers , furent occupés à faire la géographie de cette partie de la baie , et M. de Blosseville compléta leur travail par les relèvements de diverses criques faits avec la conscience qui carac- térisait tous ses travaux. La végétation du pourtour de la baie me parut peu variée. Je me trouvais dans l’automne de ces contrées , à une époque où la floraison était en partie passée; mon herbier ne s’enrichit que de cinq ou six plantes avec leurs fleurs. Les arbres ne paraissent guère que dans les ravins; mais , comme le sol y est forme d une profonde couche d’humus , ils y acquièrent les proportions les plus majes- tueuses. Le sommet des montagnes est sans arbrisseau, et, de loin, on le croirait couvert d’une pelouse d’un vert gai, tant se presse une fougère haute de 2 ou 3 pieds. A mesure que 1 on s’éloigne de la mer, la végétation devient plus active, les buissons se multiplient , les arbres à bois rouge et noir, très-durs , s’élèvent sur les pentes , et l’humidité du sol est maintenue par des tapis de la jolie trichomane réniforme. La terre est si fertile que partout naissaient et végétaient avec vigueur des choux, des navets, des radis , des laitues même , dont les graines avaient été semées par Marion et par ses compagnons. Nos marins allaient tous les matins faire leurs provisions au premier endroit venu , et cette abondance est surtout avantageuse pour les hommes fatigués par la nourri- ture salée de bord. Quelques-uns de ces ravins ont des ruisselcts d’eau douce, et nous puisâmes notre provision d’eau à l’aiguade qui se jette à l’extrémité de la branche orientale d’ipiripi. Satisfaits de notre excursion, M. de Blosseville et moi, nous nous rapprochâmes de la corvette en longeant les grèves. Dei^ Zélandais , occupés à la pêche , me donnèrent quelques poissons curieux, entre autres un gracieux hippocampe ou cheval-man» nouveau. Une grande pirogue d’insulaires d'un village peu éloig«L AUTOUR DU MONDE. 25 vint chercher un refuge sur la plage, et les habitants d’Orakaoua, à leur approche , s’élancèrent sur leurs armes et se dirigèrent sur eux en gambadant, chantant et faisant mille contorsions; les nou- veaux venus répondirent à ce cérémonial par des hurlements et en brandissant leurs armes; puis tout ce tapage abouttit à une reconnaissance amicale et à l’accomplissement des lois de l’hospi- talité. Dans le premier moment , nous ne savions trop que penser de cette fougueuse alerte. En payant leur complaisance , les insu- laires s’empressèrent d’armer une grande pirogue pour nous conduire à bord de la Coquille , et , pour nous faire honneur, ils nagèrent en cadence, aux modulations d’un chant guerrier. Le 6, il plut beaucoup. Je ne quittai pas le navire , car j’avais à préparer pour mes collections une grande quantité d’oiseaux que MM. Deblois et Bérard avaient tués et qu’ils m’avaient généreuse- ment donnés. Ma principale ressource pour la chasse , quand je ne pouvais y aller moi-mème, était notre maître canonnier Rolland, d’une complaisance et d’un zèle que je ne saurais trop reconnaître. J’avais façonné pour me seconder l’inürmier du bord, le nommé Grimard, de Rochefort, et mon compatriote, qui avait appris à bien dépouiller les oiseaux, et qui m’était fort utile sous ce rap- port. Ce matelot était le plus singulier original qu’il soit possible de rencontrer. Il tenait un journal de notre navigation fort curieux par le grotesque des expressions et par les mensonges dont il assaisonnait chaque ligne. J’en ai lu quelques feuillets où le vis comica , allié à la farce , faisait naître un rire bruyant. Le 8, le commandant mit le grand canot aux ordres de M. Gabert, l’agent comptable de la corvette, pour qu’il se rendît à Kiddi- Kiddi acheter quelques porcs pour les provisions de l’équipage. M. de Blosseville et maître Rolland s’y embarquèrent , et les marins qui le montaient furent bien armés. Les objets d’échange emportés consistaient en mousquets, poudre de guerre et drap rouge en Pièce. Leur expédition dura trois jours, et, à son retour, M. Gabert «l’en communiqua le résultat à peu près en ces termes : En quit- tant le navire , l’embarcation se dirigea dans la baie de Korroradika, où est fixé le missionnaire Williams. Pendant que M. Gabert s’oc- cupait de l’objet de sa mission , maître Rolland chercha à s’enfoncer dans les bois avec l’intention de me rapporter quelques oiseaux curieux. Des naturels, dont le nombre s’accroissait sans cesse, le IV. 4 VOYAGE 2(j suivirent, et M. Williams s’en aperçut assez à temps pour prier M. Gabert de le faire revenir sur ses pas , en l’avertissant qu’il serait complètement dépouillé , tant les Zélandais de cette partie de la baie sont voleurs et sans considération pour les Européens. De ce havre, le canot cingla vers Ranghidou, puis vers Kiddi-Kiddi , dont le nom vient des chutes ou cascades qui alimentent les eaux de la rivière. Là , nos marins reçurent un bon accueil des mission- naires qu’ils trouvèrent palissadés dans leurs maisons comme dans une forteresse ; mais , par contre , les gens de Shongi se montrè- rent d’une turbulence et d’une audace qui leur donnèrent à réflé- chir. Ils fouillèrent brutalement les poches de MM. Gabert, de Blosseville et Rolland ; et quand ils surent que le canot renfermait de la poudre, ils tinrent conseil pour savoir comment ils feraient pour l’enlever. Ils ne se portèrent toutefois à aucune voie de fait, par crainte sans nul doute de l’artillerie de la corvette, qui leur aurait fait payer cher leur vol en brûlant leur i-pah. Ces messieurs couchèrent dans la maison de la mission , où l’on ne parvient , comme dans les couvents du Sinaï , qu’après qu’un frère à inspecté les visiteurs à travers un guichet oblique , et la porte du dehors conduit , à travers un labyrinthe de fortes palissades , à la maison elle-même solidement close. Shongi honora de sa présence un thé dont mistress Clerk fit les honneurs, et le mari de cette dame annonça sa venue en ces termes : His gentlemen is master Shongi! Je tenais beaucoup à visiter en détail la métropole de la puis- sance de Toui , son célèbre i-pah de Kaouéra , et j’y consacrai la journée du 10. La nature a tout fait pour rendre presqu’inexpu- gnable ce village, le mieux protégé de tous ceux de la Nouvelle- Zélande. Une poignée d’Européens, avec des vivres, y tiendraient une armée en échec ; mais 1 i-pah , privé d’eau douce , ne pourrait soutenir un blocus. Il est vrai que les guerriers de ce pays ne sont pas dans l’habitude de séjourner devant le lieu qu’ils veulent pren- dre : ils l’attaquent, s’en emparent, ou vident le terrain après avoir été repoussés. Placé en amphithéâtre sur le flanc d’un morne isolé , s’avançant en mer en presqu’île nommée Paroa , cet i-pah a ses flancs coupés en murailles à pic, baignés par les flots. Les pirogues sont halées sur la grève , et un chemin étroit et rubané en zigzags serpente sur la face déclive de ce monticule escarpé. Les naturels, avec une 27 AUTOUR 1)U MONDE. habitude de tous les jours et des mouvements agiles et dispos, ne gravissent pas sans efforts cet abrupt sentier ou nous taisions triste mine en suant et soufflant pour nous maintenir sur les quatre extrémités , car il avait plu et nous reculions au lieu de monter. Certes , je n’ai point été émerveillé de l’art que les Zôlandais appor- tent dans leurs moyens de communications, plus faits pour des bouquetins que pour des bipèdes. Toutefois , une route plus abor- dable s’ouvre par l'est sur les arêtes des ravelins; aussi les moyens de défense sont-ils multipliés de ce côté , et c’est ce sentier que je m’avisai de prendre en désespoir de cause, et regrettant sincère- ment de ne l’avoir pas fait plus tôt. J’atteignis enfin le sommet du morne, non sans être baigné de sueur. A la porte d’entrée, soli- dement palissadée et dont les abords étaient protégés par de vastes coupées , je trouvai Toui et l’ariki en costume zélandais , qui m’at- tendaient pour m’introduire avec les honneurs militaires, car les guerriers exécutèrent leur danse de combat en poussant de grands cris : cette cérémonie achevée , il me fut loisible de franchir les palissades en me traînant à quatre pattes sous une petite porte plus faite pour livrer passage à des chiens qu’à des hommes. Toui, glorieux de faire admirer ses moyens de défense, me montrait avec satisfaction les fossés profonds qu’il a fait creuser et dans lesquels la garnison , couverte et protégée par les profondeurs , peut mitrailler les assaillants : divers rangs de pieux massifs, nom- més kaeo lahepa, sont plantés à se toucher, et les guerriers qui se placent sous leur protection se servent de trous pour en faire saillir des javelines pointues et longues de plus de vingt pieds , avec les- quelles ils percent ceux qui cherchent à grimper sur les flancs de la montagne. Certes, on ne peut qu’être étonné de l’instinct des- tructeur qui porte cette race à ne s’occuper que des moyens d at- taque et de défense pour des guerres qui sont les seuls plaisirs de leur vie entière. L’intérieur de l’i-pah attestait une profonde misère, et Toui cherchait à atténuer la fâcheuse impression que faisaient naitieles misérables huttes couchées ras le sol , en vantant , avec sa jactance ordinaire, les cinq cents guerriers qui reconnaissent son autoiite. Je ne vis que très-peu d’hommes; mais foui ajouta que ses gens ôtaient partis pour Koradika, afin de joindre Tomaré qui allait porter la guerre chez Iapou, à Ox’s-Bay , et qu’il allait lui-même, 28 VOYAGE aussitôt notre départ, rallier ses troupes et son allié. Toui me ren- dit complètement heureux en m’annonçant qu’il était obligé de me quitter. J’errai à ma fantaisie dans son village , suivi par les enfants et par quelques jeunes esclaves. Aux portes des cabanes , des fem- mes étaient occupées à battre les filaments du phormium pour en tisser ces belles nattes fines qui ont tant de souplesse et de force. Les cabanes ressemblent à des demeures de Lilliputiens , tant elles sont basses ; hautes à peine de trois à quatre pieds au plus , sur des dimensions égales en largeur, elles sont longues de six à sept pieds environ ; leur forme est celle d’un carré long, ayant les parois laté- rales soutenues par des branches écorcées et souples et leur toiture formée d’une couche de joncs pressés. L’avant présente une sorte de niche où 1 on vient humer l’air quand il pleut. La cloison qui sépare cette pièce de la seconde , où deux personnes dorment sur la paille qui sert de litière , est formée par une cloison qu’on ne peut franchir qu’en rampant, et qui se ferme avec une petite porte. Dans ces sortes de terriers , la chaleur se concentre aisément , et les rigueurs de l’hi- ver ne se font pas sentir. Sans doute que les naturels , ayant l’habi- tudede percher leurs demeures, comme des aires, sur les points culmi- nants des collines, ont été conduits à leur donner ce peu de dimension , pour réserver l’espace, d’u ne part, et braver les ouragans terribles qui soufflent fréquemment par ces latitudes. Quelques naturels dor- maient enveloppés de leurs nattes, la tète renfermée entre les bras , et les jambes ployées sur le ventre ; ce n’est qu’avec cette manière bizarre de se coucher que les cabanes peuvent recevoir trois individus. J’admirai la propreté de trois de ces demeures, car toutes les autres étaient fort puantes. Les servitudes sont à quelque distance de la cabane de chaque famille : une toiture de paille, soute- nue par quatre perches , protège de la pluie les fours ouverts proche les cuisines ou haouta; ces fours sont des trous larges et évasés , que l’on garnit de pierres que l’on échauffe à la méthode océanienne. J’ai mangé des patates douces , cuites ainsi , qui me parurent délicieuses. Les esclaves, mâles et femelles, dorment en plein air ou s’abritent parfois sous ces hangars. J’en vis occupés à piler dans un mortier la racine de fougère dont on pétrit une sorte de pain , et dont il se fait de grandes provisions pour les temps de disette ; car des bottes de ce végétal étaient amoncelées çà et là. Des jeunes filles bat- taient avec un maillet des feuilles du phormium pour en retirer les 29 AUTOUR DU MONDE. fibres : des séchoirs étaient couverts de poissons éviscérés séchant au soleil. La provision d’eau était renfermée dans de grandes cale- basses qui ne croissent que dans le nord de l’île, et cette eau , il faut l’aller chercher assez loin de l’i-pah , à la source du vallon. Je remarquai que dans chaque réservoir trempait un morceau d une plante aromatique qui lui communique sa saveur et qui s’oppose à sa putréfaction. En passant devant le palais de Toui , que rien ne distinguait des autres habitations , je vis ce chef occupé à laver le peu de linge qu’il possédé et qu il avait sali dans les visites qu il nous avait faites. Je conçois qu’ülysse ait trouvé Nausica charmante dans l’accomplissement de ce devoir des filles de l’ancienne Grèce; mais Toui ne me parut rien moins qu’un héros , bien qu’il lavât son linge sale en famille. Toui, aussi mal loge que le plus mince de ses subordonnés , me montra toutefois un yack anglais qu il déployait parfois sur son i-pah, et qui lui avait été donné dans ce but. Dans ce pavillon il enveloppait soigneusement une tète bien tatouée qui avait appartenu à un chef qu’il avait tué, et dont son chien avait dévoré la moitié de la figure ; je lui offris de 1 acheter , mais il s’y refusa en m’assurant qu’il ne pouvait s’en défaire , devant bientôt faire la paix avec la tribu que commandait le défunt, et que le premier gage de bonne amitié qui serait réclame serait cette tète , destinée à être remise au fils même de la victime. Le fils de Koro-Koro fut moins difficile : il me présenta une four- chette façonnée avec le radius d’un chef que son père avait mange. Ce singulier et atroce meuble était fait avec 1 os , taille en pointes acérées à l’extrémité cubitale , tandis que l’extrémité carpienne se trouvait enjolivée d’yeux de nacres et de sculptures : mon cœur se soulevait au milieu de ces cannibales qui devaient eux-mêmes un jour servir à satisfaire la faim de leurs dégoûtants voisins 1. Je redescendis le sentier de la colline, et je me fis mettre à bord avec une pirogue. Dans la journée du 11 , un coup de vent, qui dura quatre jours , se déclara avec une violence dont il est difficile de se faire une idée. Les rafales, dans leurs intermittences, s’accompagnaient de torrents de pluie. Il nous fut impossible de quitter le naviie un i Après la mort de Toui , arrivée en 1826, les rangatiras de Shongi portèrent ce chef à brûler l’i-pah de Kaouéra, que je viens de décrire, et à disséminer sa population sur plusieurs territoires. 30 VOYAGE instant, et les Zélandats se tenaient soigneusement blottis dans leurs huttes. C’est alors que leurs provisions de réserve leur sont nécessaires; et comme ces bourrasques se renouvellent fréquem- ment , surtout dans l’hiver , il leur faut profiter hâtivement des beaux temps pour se précautionner en vivres et pour tenter leurs expéditions lointaines. Dans cette tourmente , la pirogue d’une vieille femme , qui seule était restée attachée le long de la cor- vette, cassa son amarre, et la mer qui était un peu grosse l’em- portait rapidement en dérive. Aux pleurs et aux gémissements de cette femme, quelques-unes des malheureuses jeunes filles esclaves, qui vivaient à bord , se jetèrent à l’eau par un froid glacial et avec leurs nattes à l’entour du corps, et ramenèrent la malencontreuse pirogue. Une d’elles, entre autres, que les matelots appelaient Nanette , folle rieuse , et dont l’imperturbable gaieté mettait la joie dans les hamacs, se jeta à la mer la première avec une rare intré- pidité. Cette circonstance nous donna une opinion favorable du bon naturel de ces pauvres filles , dont les mœurs corrompues nous faisaient rougir , en dépit de l’habitude que nous avions de les voir prodiguer leurs faveurs à tout venant. Sur leurs bras et sur leur gorge étaient tatoués , à la manière des matelots , le nom de leurs amants , celui du navire et la date de son passage à la Baie-des-Iles. A l’inspection de leur corps , on pouvait tracer l’itinéraire des navires en relâche , dont , médailles vivantes , elles conservaient un souvenir aussi durable que leur vie. Le 16 , on chassa du bord cet essaim de filles, qui partirent sans regret, emportant le prix de leur complaisance , et se consolant de notre départ dans l’espoir de la prochaine arrivée de quelque autre navire. J’ai fait distribuer, pendant notre relâche à la Baic-des-Ues , aux marins de quart, mouillés par la pluie, du vin de Séguin comme moyen prophylactique contre la fièvre et afin de stimuler légè- rement le système digestif, tandis que la peau était refroidie par la température humide de l’atmosphère. Je n’ai eu qu’à me louer de cette précaution. Les missionnaires, dont j’ai parlé en maintes occasions, ont donc choisi la Nouvelle-Zélande comme une contrée qu’il serait utile de ranger à la croyance chrétienne; et j’avoue, pour ma part, que la religion qui viendrait éclairer ces peuples serait regardée par moi comme le plus grand bienfait que leur race atroce put recevoir. AUTOUR DU MONDE. 31 Mais par cela même que les Zélandais, belliqueux, sont endurcis dans leur croyance et rebelles à toute importation de civilisation, l’œuvre des missions a avorté complètement, et, au lieu de com- mander en maîtres absolus, comme chez les doux et inoffensifs Taïtiens, les missionnaires courbent la tête et sont humbles et soumis devant ces farouches païens. Serait-ce un nouvel exemple de ce cruel axiome , que dans cette vie il n’y a qu’à choisir entre les rôles de loup ou de mouton, autrement , de victime ou d’op- presseur ? Cook, après avoir visité les ports de la Nouvelle-Zélande, conçut de quel avantage serait l’occupation des îles qui la composent, et tout porte à croirè que c’est là qu’il avait projeté de jeter les fon- dements de la colonie de convicts , lorsque la Nouvelle-Galles du sud fut définitivement choisie, par ce navigateur et par Banks, pour cet établissement. La nouvelle-Zelande fut regardee comme une annexe indispensable, placée à la bienséance de la nouvelle coloni- sation. On ignorait alors toute l'indocilité des habitants et tout ce que leurs habitudes sanguinaires opposeraient à une paisible occu- pation. De bonne heure , les fondateurs de Sydney s’aperçurent qu’on ne pouvait rien obtenir à main armée des tribus zélandaises; et M. Marsden, évêque de la Nouvelle-Galles du sud, s’occupa dès lors sans relâche d’y introduire l’omnipotence de l’empire bri- tannique avec le culte protestant. Des chefs, amenés a Poit-Jackson, furent comblés de présents , conduits en Angleterre , afin de leur inculquer une haute idée de la puissance de ce royaume; de nom- breux catéchumènes furent instruits a Paramatta , dans la propre maison de M. Marsden , et ce ministre, bien qu’âgé, fit lui-même plusieurs voyages successifs à la Nouvelle-Zélande. Petit à petit, les missionnaires filtrèrent à laBaie-des-Des, et s établiient, au grand contentement des naturels, qui comptèrent attirer, parleur moyen, un plus grand nombre de vaisseaux européens dans ce havre; et, comme tout s’enchaîne , ils espererent , avec juste raison , obtenir des navigateurs des fusils et des munitions en abondance en échange de vivres. Grâce à ce calcul qui s’est réalisé, les populations du nord ont pu exterminer celles des autres parties de l’ile. Changer les sauvages habitudes de ces peuplades farouches, détruire l’horrible coutume de l’anthropophagie , faire triompher les doctrines du Christ, étaient pour le protestantisme une gloire à laquelle 1 Europe 32 VOYAGE aurait vivement applaudi. Mais, il faut bien l’avouer, soit le fait des ouvriers évangéliques, soit l’endurcissement du sol où la parole de Dieu devait germer, nulles semences ne sont sorties de ces mis- sions , si ce n’est un insuccès complet. Les Nouveaux-Zélandais , immuables dans leurs penchants et dans leurs croyances, rou- giraient de s’occuper de culture ou de l’éducation des animaux. Leurs traditions pillardes et anti-sociales s’opposent à toute voie d’amélioration. Pour les changer, il faudrait s’emparer de leur territoire, y bâtir des forteresses, et leur imposer de force un code d’humanité. Les missionnaires de la Nouvelle-Zélande ont recruté parmi eux une foule d’artisans, et M. Clerk, que nous avons eu à bord, était ouvrier serrurier avant d’embrasser la carrière de l’apostolat. J’ai remarqué que ces nouveaux ministres sont ceux qui ont le plus de morgue et d’esprit de domination. Leur ton est acerbe et tranchant, leurs manières sont empreintes de la rudesse qui accompagne le manque d’éducation première. Leur superbe, si hautaine chez les Q-Taïtiens, trouve des maîtres à la Nouvelle-Zélande, et s’humilie sous la volonté de fer des maîtres du sol. Là , ils ne s’occupent donc que d’agriculture, dont ils vendent les produits aux navires en relâche, de faire des élèves avec leur bétail ou de trafiquer avec les bois de construction , les denrées , etc. On ajoute même que c’est par leur entremise qu’arrivent en contrebande à Sydney toutes les tètes tatouées qui s’y vendent d’ailleurs fort cher, puisqu’elles sont payées de 15 à 20 dollars. Lorsque M. Clerk mit le pied sur le sol , en quittant notre vaisseau , il nous dit d’un ton mystique et d’un air bénin : « Puissiez-vous revenir dans dix années , et vous trou- verez , je l’espère , par la grâce de Dieu , de bien grands change- ments. » Certes, ces changements sont faciles à prédire : M. Clerk aura pu ramasser quelques piastres ou il aura été mangé par les catéchumènes; voilà peut-être quels seront les changements ap- portés. De tous les missionnaires de la Baie-des-Iles , M. Kendall , l’auteur de la grammaire zélandaise , doit être distingué par son instruction. Il vivait fort mal avec ses confrères , lors de notre passage, et s'était même retiré sur le territoire de Pomaré. M. Kendall était revêtu des pouvoirs du gouvernement de la Nouvelle- Galles du sud. Le document que je possède est daté du 9 novembre 1814, et a été publié dans la Gazette de Sydney • AUTOUR DU MONDE. 33 En voici un court extrait : « Le gouverneur, informé que les capi- » taines et les marins des navires qui relâchent ou font le com- » merce avec les îles de la Nouvelle-Zélande , et plus particulière- » ment avec la Baie-des-Iles, sont dans l’habitude de commettre » de graves insultes ou méfaits envers les naturels, en s’emparant » par violence de leurs personnes et les emmenant à leurs bords; » le gouverneur, jaloux de protéger les indigènes et de maintenir » leurs droits et privilèges , ainsi qu’à tous ceux qui vivent sur les » terres dépendantes cle la Nouvelle-Galles du sud, ordonne ce qui » suit : Nul capitaine ou marin n’embarquera à son bord de natu- » rels sans la permission du chef ou des chefs de son district , » permission qui sera certifiée par une pièce écrite, émanée de » M. Thomas Kendall, magistrat résident à la Baie-des-Iles. Il est » également défendu de débarquer des Européens sur aucun point » des ports, havres, etc., sans l’agrément des chefs et l’attestation » du même magistrat résident. Toute désobéissance au présent » ordre sera punie conformément aux lois , etc. Signé : John- » Thomas Campbell. » J’ai cru remarquer que les missions des Anglais et des Anglo-Américains ( A merican boord of missions ) por- taient une sorte de vernis politique , et qu’elles n’avaient cherché à convertir que les insulaires des grandes îles placées sur la route de leurs vaisseaux : la Nouvelle-Zélande pour le voisinage du Port- Jackson , l’archipel de la Société et celui des Sandwich , comme relâches sûres pour les longues traversées; mais, comme but de civilisation, il eût été bien autrement important de tenter de ren- dre sociables les habitants des Fidjis, des Hébrides , de Santa-Cruz, des Navigateurs, de la Nouvelle-Guinée, etc. Le principal siège des missions à la Nouvelle-Zélande porte le nom de Glouccster. Il a été établi , en 1819 , sur les rives de la Kiddi-Kiddi, non loin de l’i-pah de Shongi. Trois ministres avec leurs femmes et leurs enfants y résident , ainsi que des charpen- tiers occupés à l’abattage des bois de construction que la mission exporte. Propriétaires par cession d’un terrain assez vaste, ces Européens cultivent le blé dont ils se nourrissent et dont ils ven- dent le surplus ; et de leur bétail ils retirent du beurre et du fro- mage qui rendent leur vie materielle douce. La société de Londres , outre une solde fixe, ajoute un supplément pour leurs femmes et pour chaque enfant. Un deuxième établissement, fondé en 1815, iv. > 8 34 VOYAGE est celui de Ranghidou , sur la pointe boréale de la même baie ; les missionnaires étaient MM. Hall et King. Dans le sud de la baie, à Paiea, réside M. Williams ; enfin, M. Kendall, dont j’ai parlé tout à l’heure , par suite de brouilles avec ses collègues , s’est séparé d’eux et s’est retiré à Malouhi, dans le havre de Pomaré , excellent mouil- lage très-fréquenté. Les missionnaires l’ont accusé de fournir des armes à feu aux naturels et de nourrir ainsi leur penchant au meurtre, et, de plus, de vivre en concubinage avec des filles du pays, après s’ètre séparé de sa femme légitime. Ils prêtent aussi à M. Ken- dall une justification qui n’est pas sans une certaine apparence de vérité, et ils lui font dire : Se mélanger avec un peuple est le moyen le plus certain et le plus rapide pour le civiliser... M. Kendall a de l’érudition et un vrai mérite littéraire, et c’est par lui que l’Europe pourra un jour avoir des idées claires et précises sur les traditions des Nouveaux-Zélandais. Il ne faut pas croire qu’à cet appareil biblique se soit borné l’en- vahissement de la Nouvelle-Zélande. Une société de Londres , qui se distingue de la Church missionary society par le titre de Wesley ou Wesleyans, a aussi tenté la propagande en établissant, en 1821, une mission à Wangaroa , au nord des îles Cavalles, non loin de la Baie-des-lles. Enfin, le 2 mars 1822, se forma à Sydney, sous le patronage de sir Thomas Brisbane , un comité qui se proposait de donner une meilleure direction à ces diverses entreprises religieuses. M. Marsden, après trois voyages successifs pour inspecter les tra- vaux évangéliques , dont les résultats sont consignés dans le Missio- nary register de 1822 , termina tous ses rapports , non pas , comme Caton , delenda Carthago , mais par cette phrase : « Les Nouveaux- » Zélandais sont de bonnes gens qui cherchent à s’éclairer, et qui » demandent la protection de l’Angleterre » . Puis il termina par cette péroraison que j’écris textuellement : « Nulle mission permanente » n’aurait été établie à la Nouvelle-Zélande , ni dans aucune autre » île de la mer du Sud (les Espagnols avaient pris les devants, il y » a bien des années ) , si la divine Providence , qui dispose de tout , » n’avait porté la nation anglaise à fonder une colonie à la Nou- » velle-Galles du sud. C’est par le moyen de la nation britannique » qu’elle a porté maintenant l’Évangile jusqu’aux confins de la » terre , et que la trompette du Jubilé a sonné d’un pôle à l’autre. » A peine comptait-on , en août 1824 , une dizaine de convertis au AUTOUR DU MONDE. 35 protestantisme 1 , et encore leur ferveur se ressentait-elle des anciennes idées. Je me bornerai à citer un fait : un chrétien renommé par sa ferveur, se trouvant à l’article de la mort , inter- rompait à chaque parole un ministre qui lui parlait de Dieu , pour le prier de lui procurer un peu de chair humaine , car il sentait un tel besoin de cette nourriture, que, grâce à elle, il espérait se rétablir. Il me reste à donner une idée sommaire de la constitution phy- sique des productions naturelles de la Nouvelle-Zélande , et je serai bref; j’ai publié des détails techniques beaucoup plus circonstanciés dans un autre ouvrage 2, détails qui deviendraient fastidieux dans cette relation. La Nouvelle-Zélande est formée par deux grandes îles séparées par un bras de mer nommé le Canal de Cook; de nombreux îlots sont épars dans leurs havres et sur leurs côtes , découvertes par Abel Tasman , en 1642 , qui mouilla dans le havre qu’il appela Baie des Assassins. Ces deux îles ont été successivement explorées par Marion, Cook, Surville, Vancouver, et, depuis, par une foule de navigateurs anglais expédiés de la Nouvelle-Galles du sud. Cook, sur les renseignements que lui donnèrent les Nouveaux-Zelandais , adopta , tout en le tronquant , pour l’île boréale le nom d ’Eaheino- mauwc, et pour l’île méridionale celui de Tawaï-poënammou. Le premier nom doit être écrit E-ika-na-mauwi et signifie le poisson de mauwi, car les naturels comparent la forme de l’île à celle d’une baleine qui repose sur la surface de la mer; mauwi est le premier homme créé; par suite tawdi-pouna-mou signifie la baleine ( tawaï ) qui produit le jade vert. C’est en effet sur l’i le méridionale que se trouvent des gisements du magnifique jade axinien , d’un vert suave, avec lequel ils façonnent des haches précieuses, les idoles qu’ils portent au cou et diverses amulettes. Depuis la lréquenta- tion des Européens , les Nouveaux-Zelandais ont adopte le mot Niou-tiréni, qui est la traduction de l’anglais New-Zéaland. i On lit dans les journaux du temps : Les missionnaires de la Nouvelle-Zélande prospèrenl. Partout ils ont la sage précaution de gagner les cœurs des sauvages en leur procurant les moyens d’une existence plus heureuse cl mieux réglée. Ils trouvent ensuite peu de difficulté à leur persuader d’abolir leurs anciennes super- stitions et de se faire chrétiens. (Ann. marit. 1818 , l. II , p. 928. ) î Voy. autour du monde, publié parle gouvernement , 1. 1, 2- partie , p. 404 à 423, in-4\ Paris, 1828. 36 VOYAGE Peu d’îles offrent une surface aussi morcelée , aussi déchirée que celles-ci. Leurs bords ne sont qu’une suite de lanières étroites, coupées par des baies profondes ou par d’innombrables îlots , par des rivières qui se divisent à l’infini dans l’intérieur des terres, se joignent ou se perdent les unes dans les autres , et pourraient servir à établir des communications sur tous les points. Des montagnes élevées , mais ne tenant à aucune chaîne , saillent çà et là et parais- sent d’origine ignée, et sont formées de basaltes et de laves. La partie nord de l'ile boréale est beaucoup mieux connue que le reste des deux îles, et c’est principalement des productions qu’on y remarque qu’il s’agira dans cette esquisse. Les roches du pourtour de la baie Marion (baie Ipiripi) sont noires, brûlées et d’un aspect sombre, fendillées dans tous les sens; elles appartiennent au basalte écailleux passant a la phonolite. Quelques roches des côtes sont rongées et poreuses comme des éponges ; les galets , rejetés par les vagues, se sont agglutinés en puddings sur quelques points. La couche de terre qui revêt les roches est argileuse , jaunâtre ou rougeâtre; de larges veines de tuf rouge ( péperile ) la traversent en maints endroits. Une deuxième couche de terre franche revêt la première, et a pour épiderme une nappe de terreau noir, meuble, très-végétatif. Quelques volcans à peine éteints sont indi- qués dans l’intérieur; aussi les ponces et les obsidiennes ( mata des naturels) sont communes, et avec ces dernières sont faites les haches les plus communes. Le lac Roto-doua et ses sources d’eau chaude sont évidemment un cratère éteint. Les alentours de Kiddi- Kiddi offrent des coulées basaltiques d’où s’échappent , à plus de quatre-vingts pieds, des cascades qui alimentent la rivière du même nom. Le beau jade vert axinien, qui sert à fabriquer des patous-patous, ne se trouve, à ce qu’il paraît, que dans un seul endroit de l’ile méridionale , près du détroit de Cook. Les habitants façonnent des fétiches et des armes qu’ils vendent ou qu’on leur enlève , et ces objets sont transportés dans toutes les autres parties de l'ile septentrionale. J’ai vu les femmes se faire des mouches sur la figure avec une poussière bleu de ciel d’un minéral nommé para- éka-ouai-aoua. L’époque de notre passage n’était pas favorable pour les herbori- sations. La floraison était passée, et la végétation, bien qu’active, AUTOUR DU MONDE. 37 n’était verdoyante que dans les ravins et dans les lieux humides ; sur les lianes des montagnes elle paraissait rougeâtre par la masse serrée de Yacrostichum furcation, fougère dont les racines sont comestibles. Les formes végétales sont peu riches et peu variées ; elles s’éloignent de la pompe et du luxe des plantes intertropicales; elles n’ont aucun rapport par l’uniformité et la tristesse avec celles de la Nouvelle-Galles du sud, et se rapprochent davantage des végé- taux du Chili. Quelques coteaux sont couverts d’arbres médiocres, à feuillage grisâtre et triste comme celui de l’olivier. Sur des baies sablonneuses croissent de grands arbres et des arbustes et des poi- vriers. Je ne rencontrai aucun fruit comestible, hormis une sorte de petite prune bleuâtre que les grosses colombes avalent tout entières. Dans les lieux humides végètent le korarou, le phormium , tandis qu’un oxalide et une petite pâquerette étaient les seules plantes alors en fleur sur les pelouses. L’intérieur de la Nouvelle-Zélande renferme des bois très-propres aux constructions maritimes par leur dureté et leur grande taille , et cet article , ainsi que le lin ( phormium ) sont les principaux objets que le commerce puisse envier. Les animaux indigènes ou naturalisés sont peu nombreux. Le cochon , qui semble y avoir été porté récemment , s’est considéra- blement multiplié; le chien et le rat y sont vraiment indigènes : le rat est beaucoup plus' petit que le nôtre, et les insulaires se régalent de sa chair ainsi que de celle des chiens. Ce dernier animal est de grande taille , ayant de la physionomie du chien-loup , et communément noir et blanc ; ses oreilles sont courtes et droites , et il n’aboie pas : compagnon fidèle des indigènes, il leur fournit aussi sa peau pour faire des manteaux. Les missionnaires ont intro- duit des bœufs, des vaches, des chevaux et des moutons. Les phoques, très-communs sur les côtes sud, ont donné lieu a des pêches lucra- tives de la part des armateurs du Port-Jackson. Les espèces d’oiseaux sont nombreuses et fort curieuses ; il y aura pour longtemps à faire des découvertes parmi elles ; mais le Plus remarquable, sans contredit, est l 'aptéryx nommé kikikivi, oiseau bizarre, qui lient du manchot et des émious, ayant un long bec , des ailes rudimentaires et des plumes poilues sur le corps. Les naturels le chassent avec des chiens, et se font des manteaux en cousant plusieurs peaux ensemble. L’oiseau poe, de Cook, est ce 38 VOYAGE joli merle à cravate frisée, nommé toui par les insulaires, qui aiment le conserver en cage, où ils lui apprennent des rondeaux entiers, tels que celui-ci : ko tu koë; ko rongo ko'ê; ko te manou widi, etc. Les colombes ont des variétés curieuses ; mais la colombe spadicée, à chair délicate, est surtout remarquable par son riche manteau vert doré , à reflets métalliques. Les jolies perruches australes, grêles de formes, riches de couleurs vives, y sont variées; et un des plus curieux perroquets est sans contredit le kaka ou psittacus nestor des naturalistes, oiseau sauteur et familier, docile et très-éducable. J’en ai possédé un individu qui avait retenu un certain nombre de vers de l’ode Pyhe. Parmi les moucherolles, les moineaux, les alouettes, les martins-pêcheurs et une foule de petits passereaux qui diffèrent des espèces connues ailleurs, méritent d’être cités. Le troupiale à barbillons, le sannio et le singulier traquet à queue gazée, sont de charmantes espèces. Les tribus des oiseaux riverains ou de mer doivent naturellement être multipliées sur les rivages découpés qui doivent leur offrir des baies paisibles ou des abris ; et les albatros, les fous, les mouettes, les cormorans, les crabiers, etc., y multiplient à foison; une caille particulière, fort voisine de celle du Port-Jackson , donne un gibier délicat. Les reptiles se réduisent à quelques petites espèces de lézards; mais les poissons appartiennent à la création des hautes latitudes méridionales; les crustacés et les zoophytes n’y sont pas très- variés , et je ne vis point d’insectes. En revanche , les havres et les criques sont extraordinairement riches en belles et rares coquilles : nous en rencontrâmes une foule qui étaient inédites, et les voya- geurs futurs y feront d’amples découvertes. C’est par milliers d’in- dividus que nous avions le troque-empereur, l’haliotide australe, des patelles , des calyptrées , etc. ; des coquilles terrestres , tout aussi remarquables, vivent dans les bois, entré autres le rare bulime , nommé par Chemnitz hélice oreille de Midcis des terres australes. Pendant la durée de notre relâche à la Baie-des-Iles , le temps a été alternativement serein ou très-couvert et pluvieux ; la température agréable , mais froide lors du grand vent et de la pluie. AUTOUR DU MONDE. 39 CHAPITRE XXII. V RÉFI.EX10N9 GÉNÉRALES SUR LES HABITANTS DE LA NOUVELLE- ZÉLANDE 1. Dans l’Iliade et l’Odyssée les mœurs héroïques sont présentées dans toute leur violence, et, on peut le dire, dans toulc leur brutalité. Les héros sont sans pitié pour leurs ennemis vaincus; ils les foulent aux pieds, encore palpitants, et les insul- tent après les avoir percés; ils les raillent en les égorgeant. Achille traîne le cadavre d’Hector autour de Troie, etc. (J. -J. Ahi'Krk , do la Chevalerie. ", II n’est guère de peuples plus curieux à étudier que les Nou- veaux-Zélandais : leur âme fortement trempée; le mélange de douceur et de cruauté de leurs mœurs guerrières , leur donnent une Physionomie à part. Les Nouveaux-Zélandais, en effet, ne semblent a'oir aucune des coutumes hospitalières qui caractérisent quelques tribus de la même race établies sur les îles de la mer du Sud. Leur caractère est sombre et féroce ; on dirait que la haine et la ven- geance sont les seules passions qui les animent : tout étranger qui aborde leur rivage est pour eux un ennemi. Leur physionomie * Ce chapitre, dont je conserve scrupuleusement la rédaction, a vu le jour en *828 dans mon Complément aux œuvres de Buffon, tome II , pages 283 à 332 , et ® v°V âge pittoresque qui porte le nom de M. d’Urville n’a paru qu’en 1833: article de M. de Rienzi n’a été publié qu’en 1857. Enfin la relation ofilcielie de ■Astrolabe porte la date de 1850 (t. II ) et 1851 (t. III ). VOYAGE 40 morale attriste donc l’observateur lorsqu’il pénètre la barbarie de leurs coutumes , leur anthropophagie , leur instinct destructeur , l’aveuglement de leurs superstitions , et leur mépris pour les choses utiles à l’agrément de la vie; et cependant, au milieu d’habitudes si éloignées d’une civilisation même naissante , on retrouve quel- ques-unes de ces vertus développées avec cette vigueur et cette sau- vage grandeur qui en imposent. Chaque Zélandais porte le plus grand attachement aux divers membres de sa famille et à tous ceux de sa tribu : au dedans, il concentre son affection , au dehors , il ne voit que des ennemis et rarement des alliés , et si les tribus voi- sines se réunissent entre elles, cette union n’est jamais cimentée que par l’intérêt du moment, et le désaccord ne tarde pas à les désunir. Nous retrouvons donc dans les Nouveaux-Zélandais la même physionomie, les habitudes, les idées religieuses, la langue des habitants de Taïti , des Marquises et des Sandwich ; mais, jetés sur une terre plus défavorisée sous le rapport des ressources, ils ont conservé beaucoup plus intactes les traditions de leurs ancêtres. Les Nouveaux-Zélandais sont généralement plus grands et plus robustes que les O-taïtiens. L’habitude de la guerre et les marches à travers les montagnes endurcissent leurs membres, dont les formes sont athlétiques ; leur taille est communément de cinq pieds sept à huit pouces , et rarement elle est au-dessous ; la couleur de la peau ne diffère point de celle des hommes du midi de l’Europe. Leur physionomie est remarquable par son expression ; elle est rarement franche et ouverte, mais d’ordinaire les traits respirent une farouche indépendance. Ce qui la distingue chez ces peuple? est un visage ovalaire, un front rétréci; un œil gros, noir et plein de feu ; un nez parfois aquilin et plus souvent épaté , et une bouche grande dont les lèvres sont grosses. Les dents sont du plus bel émail, petites et rangées avec beaucoup de régularité. Les Zélan- dais portent leur chevelure longue et par mèches éparses retom- bant sur la figure, et les chefs seuls ont le soin de la relever sur la tête en une seule touffe. La nature de leurs cheveux est d’être rudes; leur couleur est noire, parfois rougeâtre, et cette dernière doit être attribuée sans doute à l’usage que pratiquent certains indi- vidus de se saupoudrer la tète avec de la poussière d’ocre. Toui> chef de l’i-pah de Kaouéra , qui nous rendait de fréquentes visites , AUTOUR DU MONDE. •41 avait ses cheveux flottants par longues mèches, qu’il arrangeait de manière, dans les expéditions militaires, à ce qu'elles imprimassent à sa physionomie un air plus redoutable. L’usage qu’ont un grand nombre de naturels de conserver la barbe longue et flottante sur la poitrine rappelle quelques-unes de ces têtes antiques repro- duites par le pinceau des grands peintres. Les jeunes gens sont longtemps imberbes : tous leurs mouvements sont agiles et dispos, et bien que les jambes soient parfaitement faites, l’usage qu’ont ces peuples de s’accroupir sur les talons fait naître de bonne heure des engorgements aux jarrets. Toutes les femmes mariées, qui vinrent à bord de la corvette la Coquille, avaient les formes bien plus développées que les filles esclaves qui vivaient dans le navire, et que leurs maîtres y en- voyaient dans l’intention d’en obtenir des objets d’Europe en échange de leurs faveurs. La taille de ces femmes était robuste et forte , et rarement au-dessous de cinq pieds deux à trois pouces ; celle des esclaves, au contraire, était, terme moyen, de quatre pieds trois à six pouces. Une telle disproportion est sans doute due à la prostitution à laquelle ces infortunées sont condamnées dès qu’elles sont nubiles. L’ensemble des traits qui, chez la plupart des peuples, distinguent les femmes par leur délicatesse, est, à la Nouvelle- Zélande , diamétralement opposé aux idées que nous nous sommes formées sur la beauté. Les filles , dans leur premier printemps, ont un large visage, des traits masculins, de grosses lèvres souvent teintes en noir par le tatouage , une grande bouche, un nez épaté, une chevelure mal peignée et flottant en désordre, une malpro- preté générale , et enfin le corps imprégné d’une odeur de poisson ou de phoque qui soulève le cœur. Mais ce tableau si repoussant est en partie détruit par quelques précieux avantages dont la nature les a dotées , et en effet des dents d’une blancheur éblouissante et des yeux noirs pleins de feu et d’expression sont des charmes tout puissants, quelque part qu’on les trouve. D’ailleurs, leur effet s’ac- croît encore d’un avantage qu’il est si difficile de rencontrer chez les femmes civilisées. Les jeunes Zélandaises , dont l’heureuse ignorance ne connaît point l’usage des corsets , ont les orbes de la poitrine qui le disputent au marbre par la dureté, et qui, malgré leur volume , conservent longtemps et leur élasticité et leur recti- tude. Ces organes n’ont aucune influence sur les sens des hommes : IV. 6 42 VOYAGE ils ne sont à leurs yeux que les réservoirs où leurs enfants puisent la vie. Les travaux de ménage , la mauvaise nourriture, les enfan- tements , les jouissances nombreuses et précoces , font bientôt dis- paraître l’embonpoint et la fraîcheur des jeunes années , et toutes les femmes âgées que nous avons eu occasion de voir étaient dégoûtantes par la flaccidité générale des chairs. Les femmes et les hommes n’ont point l’habitude de s’épiler, et ces derniers sont loin de pratiquer la circoncision. Les vieillards ne sont pas nombreux. Les habitudes guerrières de ces tribus et les combats fréquents qu'elles se livrent sont des ob- stacles, en effet, pour que les individus puissent atteindre le terme de leur carrière. La froidure du climat ne permet point aux Nouveaux-Zélandais de faire usage des bains : aussi sont-ils dégoûtants de malpropreté. Les femmes , et surtout les filles esclaves, chargées de l’éviscération des poissons pour les faire sécher , ont le corps recouvert d’une épaisse crasse qui exhale au loin une odeur d’autant plus repous- sante que souvent s’y môle celle de l’huile de phoque ou de mar- souin , dont elles s’oignent le corps , et qu’elles recouvrent de poussière d’ocre : ce dernier usage est remarquable en cela qu'on ne le trouve employé que chez les peuples de race nègre. La plu- part des Zélandais, d’ailleurs, dédaignent de se couvrir la cheve- lure de poussière rouge , et tous ceux qui nous présentèrent cet embellissement appartenaient à des villages éloignés de la baie Marion et venaient de l’intérieur de l’ile. Cette habitude de malpropreté est d’autant plus enracinée chez ces peuples , qu’avec très-peu de soin ils pourraient se débarrasser de la vermine qui les dévore et de la crasse qui les recouvre. Hommes et femmes sont d’excellents nageurs : mais ce n’est que par nécessité et rarement par plaisir qu’ils se jettent à l’eau , et ces dernières conservent les pagnes de 'phormium, qui leur ceignent les reins, jusqu’à ce qu’elles soient usées; elles ne les quittent point pour le sommeil, ni même lorsqu’elles sont accroupies au fond des pirogues, dans l’eau, au milieu des têtes et des intestins des pois- sons. Le costume des Zélandais varie très-peu dans les deux sexes. Mais comme ces îles n’offrent point les arbres précieux à écorces textiles dont se servent les O-taïtiens pour confectionner leur Al'TOUll DU MONDE» 43 papier vestimental , gracieux et léger , ces peuples ont eu recours à d’autres matières , et les nattes qu’ils ont su tisser avec des fibres du phormium tenax sont d’une rare beauté et par la substance dont elles sont composées et par le travail. Une de ces nattes flotte négligemment sur les épaules et sur le corps ; on la nomme tatata : une deuxième est roulée autour du tronc et descend jusqu’aux genoux. Dans les hivers , dont la rigueur est extrême sur ces îles antarctiques, ils ajoutent sur la natte supérieure un tissu grossier et pesant, formé de masses nombreuses de filaments d’une sorte de jonc, qui imitent les flocons de laine réunis sur les colliers des che- vaux des voituriers d’Europe. Ce vêtement est nommé loi ; il est remplacé , chez les chefs , par un manteau de peaux de chiens cousues ensemble, et c’est le kahou ouairo. Le tissu des nattes varie par le travail ; et c’est ainsi que , souvent lisse et sans dessin , il est parfois remarquable par la délicatesse des ornements qui le composent. Des brins de phormium, non battus et très-longs, sont implantés dans les pagnes des jeunes filles esclaves plus particulièrement , et ne contribuent pas peu à donner à cette partie du corps une ampleur démesurée. Le rang et la valeur des guerriers zélandais sont indiqués par un grand nombre de petits fragments polis et travailles d os ou de jade, attachés sur la poitrine, au bord de la natte, et dont le véritable et primitif usage était de servir à gratter dans la cheve- lure et à détruire les insectes qui y vivent. Du reste ils ont, comme les autres peuples , le goût de la parure , et celle qu’ils préfèrent consiste à se placer des plumes dans les cheveux, et surtout une touffe de plumes blanches et soyeuses dans le trou des oreilles, qu’ils remplacent le plus souvent par des morceaux de toile. La tête n’est jamais recouverte par aucune espèce de coiffure, et les cheveux flottent en désordre sans que l’art vienne leur prêter son secours : cependant quelques jeunes filles, plus coquettes sans doute que leurs compagnes, vinrent nous visiter ayant la tète cou- ronnée d’une guirlande de mousse tres-verte et trcs-gracieuse. Les objets de parure pour les femmes consistent en colliers de coquillages nommés piré, auxquels sont parfois suspendus de petits hippocampes desséchés. Leur goût pour les grains de verre bleu , de fabrique européenne, est très-prononcé; aussi les recherchent-elles avec empressement. Mais le bijou leplus précieux, que portent seule- 44 voyage ment les hommes , et à la possession duquel sont attachées les idées religieuses, est le fétiche dejade vert représentant une figure hideuse, qui pend sur la poitrine suspendue à quelque portion d’os humains. C’est encore par esprit de superstition qu'ils attachent à une de leurs oreilles une dent acérée du goulu de mer ou squale , qui sert aux femmes à se déchirer la figure et la poitrine pour témoigner leur vive douleur à la perte des chefs ou de leurs parents. Les insulaires attachent le plus grand prix à la conservation de ces objets, lorsque, transmis par leurs ancêtres, ils sont devenus taboués ou sacrés. Ils pensent qu’à leur possession est lié le bonheur de leur vie, et ils les échangent, au contraire , avec indifférence et pour des bagatelles lorsqu’ils proviennent de leurs ennemis , et qu’ils les en ont dépouillés en les massacrant. Nous avons déjà eu occasion d’indiquer que les Nouveaux- Zélandais de quelques endroits de l’intérieur se recouvraient la figure et les yeux de fard grossier composé de poussière d’ocre , mélangée à de l’huile de cétacés; cependant cet usage est peu général : mais il n’en est pas de même de celui de se placer de larges mouches noires sur le nez, le menton et sur les joues, ainsi que le font les jeunes garçons, et de larges mouches d’un bleu d’azur, ainsi que le pratiquent les jeunes filles ; ce dernier embel- lissement se nomme para-ekaouaiaoua. Qu’on veuille bien ne pas croire que ces détails soient futiles : ceux-ci , ajoutés à d’autres faits, sont quelquefois très-nécessaires pour caractériser les habi- tudes des peuples; et d’ailleurs aurions-nous bonne grâce de critiquer, au milieu des tribus restées stationnaires dans leur civi- lisation , ce que le caprice des modes rend bien plus ridicule chez les nations européennes. Ce besoin qu’ont tous les hommes de modifier les avantages qu’ils ont reçus de la nature se fait aussi vivement sentir chez les Nouveaux-Zélandais. Le tatouage ou rnoko les occupe pendant toute leur vie, et, chaque année, ils se soumettent à l’opération doulou- reuse qu’il nécessite. Ce tatouage est d’autant plus remarquable qu’il couvre ordinairement la figure ; et , comme il est renouvelé très-fréquemment , il en résulte de profonds sillons disposés par cercles réguliers , qui donnent à la physionomie l’expression la plus étrange. Les habitants des îles Marquises et les Nouveaux-Zélan- dais sont donc les seuls peuples qui se tatouent profondément le AUTOUR OU MONDE. 45 visage , tandis que les O-taïtiens en ont perdu la coutume , et prodiguent , au contraire , cet ornement sur le corps , et que les Nouveaux-Zélandais ne le placent que sur les fesses en le disposant en cercles enroulés les uns dans les autres. Les femmes se font couvrir les reins de losanges formant une large bande ; mais elles ajoutent encore à leurs traits durs et repoussants des dessins qui ne contribuent point à les embellir, et c’est aidsi qu’elles ont les lèvres sillonnées de raies d’un noir profond , et des sortes de fers de lance profondément imprimés aux angles de la bouche et au milieu du menton. Il n’y a que les esclaves pris jeunes ou les hommes de la dernière classe qui ne soient point tatoués : tous les autres naturels ne sauraient se soustraire à cette coutume sans honte; et plus un guerrier est fameux, plus il a subi le renouvel- lement de cette opération , et plus il est fier d’un blason qu’il n’ob- tient jamais sans de vives douleurs. L’architecture domestique , et par ce nom nous désignons l’art de bâtir les cabanes , a été assez ingénieusement appliquée par les Zélandais au climat qu’ils habitent et aux habitudes belliqueuses qui les animent. Leurs demeures , au lieu d’être vastes et aérées , forme qui serait désavantageuse dans un pays que battent les tempêtes de l’hémisphère austral , sont petites et basses , et leurs villages ou hippahs ne sont d’ailleurs jamais placés en plaine , parce qu’ils pourraient être saccagés par surprise; mais, au contraire, ils couronnent toujours des collines abruptes, des lieux escarpés et d’un difficile accès. Ces cabanes sont des gîtes où l’on ne peut pénétrer qu’en se traînant sur les genoux et sur les mains , et les familles qu’elles abritent dorment pêle-mêle sur de la paille et dans un espace très-resserré , où la respiration de plusieurs individus entretient aisément la chaleur nécessaire pour que le froid du dehors ne puisse y pénétrer. Leur intérieur ne présente aucun meuble , si l’on en excepte quelques coffrets élégamment sculptés , quelques vases en bois rouge, chargés de dessins tels qu’on peut s’en faire une idée par les figures qu’en a données Cook dans sa relation. L’industrie la plus perfectionnée et la plus remarquable du Peuple qui nous occupe est celle de la fabrication des étoffes. On retrouve , dans les variétés de ces ressources chez les divers Océa- niens , la sage prévoyance de la nature , puisque sur les îles inter- 46 VOYAGE tropicales , dont la température est constamment chaude , elle a fourni les écorces textiles , susceptibles de se métamorphoser en étolfes légères et moelleuses , comme à O-taïti , aux Tonga , aux Marquises , aux Sandwich , et qu’à la Nouvelle-Zélande , où les froids des hivers sont intenses, elle a produit le phormium; car c’est avec les fibres de ce dernier végétal , bien supérieur à notre plus beau lin , que les femmes, et surtout les jeunes filles enlevées à leurs familles par suite des malheurs de la guerre, tissent soi- gneusement leurs mali ou nattes élégantes , nommées kahou lors- qu’elles servent de vêtements, et appelées koura, kupenga, etc., sui- vant les parties du corps qu’elles doivent recouvrir. Ces nattes , par l'aspect satiné des fibres du phormium, soigneusement débarrassées de la matière gommeuse qui les invisque, sont ornées de dessins et forment, en se drapant, un habillement qui n’est point sans analogie avec l’ancien costume civil des Romains. Parmi les objets d’utilité qu’ils fabriquent pour leurs besoins journaliers , on doit mentionner les paillassons grossiers dont ils se couvrent les épaules dans les temps de pluie et les sacs en joncs dans lesquels sont renfermées leurs provisions diverses. La manière dont sont préparées les fibres du phormium est aussi fort remarquable par sa simplicité, tandis que, dans les essais tentés par des savants dans le but louable d’utiliser une plante aussi pré- cieuse en Europe, on n’est point parvenu à obtenir ces mêmes fibres avec toutes les qualités qui distinguent celles qui résultent du procédé des Nouveaux-Zélandais. Ces derniers, après avoir coupé les longues feuilles de la plante à lin (c’est ainsi que Cook nomme le phormium , dans la relation de ses voyages ) , les mettent macérer quelques jours dans l’eau , et les retirent pour les briser avec un maillet de bois très-dur sur un billot ovalaire du même bois. Cette opération préliminaire est leur haronga, et par son moyen la chlorophile ou matière verte , résineuse , est enlevée de dessus les fibres, incomplètement il est vrai; mais le soin qu’on a ensuite de les racler avec force à l’aide d'une valve de coquille , rendue coupante sur son bord, achève de les débarrasser des par- celles de cette matière qui s’opposent à leur souplesse. Ainsi nettoyées de l’enduit qui les enveloppait , les fibres du phormium ont la couleur dorée du plus beau lin , unie au moelleux et presque à la force de la soie. AUTOUR DU MONDE. 47 Les deux îles habitées par les Nouveaux-Zélandais , sans être placées sous de hautes latitudes , subissent cependant l’influence d une température rigoureuse par les vents furieux qui soufflent une grande partie de l’année et par les neiges qui recouvrent les lieux élevés. Les naturels qui les habitent ont senti de bonne heure le besoin de se former des provisions d’hiver ; et , comme dans les beaux jours ils prennent une grande quantité de poissons dans les baies qui morcellent le rivage , ils en sèchent et en fument la majeure partie pour se nourrir lorsqu’il est impossible de mettre des pirogues en mer , et pour se préserver de la famine lorsque leurs i-pahs sont assiégés par des tribus ennemies. Le sol ne fournit plus spontanément , comme dans les îles équa- toriales, une grande variété de substances alimentaires, et la base de l’existence des Zélandais se trouve être la racine ligneuse d’une fougère qui couvre toutes les plaines, et qui ressemble parfaite- ment à notre pteris. Plusieurs plantes potagères que leur ont communiquées les Européens sont aujourd’hui utiles aux naturels , et croissent presque sans soin , tant le sol meuble leur est conve- nable ; tels sont les patates douces , les pommes de terre et les radis. Les mets accessoires dans leurs repas consistent en coquillages , en langoustes , parfois en cochons, et le plus souvent en chiens. Les chairs de leurs ennemis, tués sur un champ de bataille, qu’ils dévorent avec tant de plaisir , ne sont point considérées comme objet de nourriture , mais bien comme devant servir à des actes mystérieux de religion. Leur cuisine est simple comme la nature de leurs aliments. Elle "e diffère point de celle des autres Océaniens, et consiste à faire torréfier les substances sur des charbons ou bien dans des oumous °u fours creusés sous terre, à l’aide de pierres échauffées. Ils nom- Uient taro l’espèce de pain qu’ils font avec la racine de la fougère er°i , qui est 1 ’acrostichum furcatum de Forster. Ces racines sont recucillies par des esclaves qui les font sécher au soleil en les expo- Sant sur des claies , pour être converties en pain ; elles sont con- fessées dans un mortier en bois, et triturées de manière à ce quelles r'e forment plus qu’une pâte brune jaunâtre, visqueuse comme de 1,1 glu , et remplie de parcelles ligneuses ou d’écorces. Cette pâte est malaxée en cylindres analogues aux bâtons d’extrait de réglisse et ne contient que très-peu de principe nutritif : sous ce rapport VOYAGE h S elle doit ressembler au pain que les Islandais font avec l’écorce des sapins. Nous avons vu les Nouveaux-Zélandais manger avec sen- sualité des poissons demi-pourris , exhalant une odeur infecte ; mais ce qui est plus remarquable est l’habitude qu’ils ont de presser , de ficeler dans des feuilles une grande quantité de petits poissons, de la même manière que les O-taïtiens préparent leurs confitures de bananes. L’eau pure est l’unique boisson de ces peuples; ils haïssent les liqueurs fortes, et si quelques-uns d’entre eux, ou même des jeu- nes filles , boivent de l’eau-de-vie , cette pernicieuse habitude leur est venue pendant leur séjour à bord des navires européens. Ils font communément trois repas , et nomment kainga dwa le dîner, et kai ahi-ahi le souper; leurs aliments sont placés par terre , et chacun les dépèce avec les doigts. Parfois les guerriers se servent d’instru- ments faits avec des os humains , provenant d’un ennemi tué sur le champ de bataille ; et c’est ainsi que nous achetâmes à l’un d’eux une fourchette à quatre dents, faite avec l’os radius d’un bras droit , sculptée avec soin et ornée de divers reliefs en nacre. Les filets dont se servent ces peuples sont absolument analogues aux nôtres , et sont de trois sortes : leurs sennes, faites de feuilles de phormium , ont une immense étendue , et demeurent le plus sou- vent la propriété de tous les habitants d’un village ; leurs hame- çons , composés d’une tige en bois dur, et armés d’os pointus et bar- belés, se trouvent être parfois façonnés avec des morceaux de nacre. Les lignes qui les supportent sont très-bien cordées et d’une force considérable. Leurs pirogues ou waka sont remarquables par les sculptures qui les décorent. Les habitants du nord, qui dans leurs communica- tions fréquentes avec les Européens ont reçu un grand nombre d’instruments de fer, négligent aujourd’hui leur construction. La plupart de ces légères embarcations sont creusées dans un seul tronc d’arbre, et ont communément jusqu’à quarante pieds de longueur. Nous en mesurâmes une près Kaouéra , qui , formée d’un seul mor- ceau , avait soixante pieds de longueur et trois de profondeur sur quatre de large. Elles sont peintes en rouge et ornées de plumes d’oiseaux , disposées sur le bord en festons ; l’arrière s’élève jusqu’à près de quatre pieds , et se compose de sculptures allégoriques qu* surmontent la représentation d’un homme tenant de la main droite AUTOUR RU MONDE. 49 le lingam ; l’avant est occupé par une tète hideuse à yeux de nacre, et dont la langue sort démesurément de la bouche , ce qui signifie chez ces peuples le courage provocateur à la guerre et le mépris des ennemis. Ces pirogues peuvent contenir par leur longueur quarante guerriers; elles sont presque toujours simples ou non accouplées, et les rames dont on se sert pour les faire marcher sur l’eau , ou les oé, sont terminées en pointe très-acérée, de manière à ce que l’équipage , pris à l’improviste , puisse s’en servir comme d’une arme avantageuse pour se défendre des attaques. Leur marche est rapide lorsqu’elles sont poussées par les vents ou par les coups pressés des rames. Les voiles dont se servent les Nouveaux-Zélan- dais ne consistent qu'en nattes de jonc grossièrement tissées et de forme triangulaire , qu’on nomme oé-hia ou pagaies du vent , et qui ue peuvent point servir pour voguer au plus près. Bien que les Nouveaux-Zélandais soient éminemment portés à la guerre , que ce soit pour eux l’occupation de toute la vie , on ne retrouve point chez eux une grande variété de moyens de destruc- tion. Leur bravoure consiste à attaquer un ennemi corps à corps, à triompher par la puissance de la force , et ils ont dédaigné ces armes légères, ces flèches à pointe barbelée, qui se lançent derrière les buissons , et qui décèlent toujours la perfidie unie à la faiblesse. Avec leurs patous-patous , faits en jade vert, ils scalpellent ou brisent le crâne d’un ennemi, ou le percent de leurs longues jave- lines. Ce patou-patou , fixé au poignet par une lanière de peau , est l’arme par excellence du guerrier zélandais. Les arikis, ou prêtres, ont pour marque de leurs fonctions sacerdotales un grand assom- moir en os de baleine, couvert de reliefs. Leurs tokis sont des haches, aussi de jade, dont les manches sont travaillés avec le plus grand soin et ornés de touffes de poils de chien d’un blanc pur. Un grand nombre de leurs casse-tête sont en bois rouge , poli et très-dur , et quelques chefs les remplacent par des massues travail- lées de la même manière. Les naturels chargés de la défense des '-palis palissadés( et l’on sait que ces villages sont toujours placés sur la crête abrupte et roide de quelque endroit escarpé) font Pleuvoir sur les assaillants une grêle de grosses pierres; mais ils repoussent surtout leurs efforts à l’aide de très-longues javelines acérées, qui ont communément de quinze à vingt pieds et quelque- fois plus. IV. 7 VOYAGE 50 La Baie-des-IIes , placée dans la portion nord de la Nouvelle- Zélande, est une relâche avantageuse pour les navires qui sillon- nent le Grand-Océan ; aussi est-elle très-fréquentée par les balei- niers anglais ou américains. Les nombreuses tribus, qui vivent sur ses bords, et qui sont unies par des liens de famille, ont senti l’immense avantage qu’elles auraient de posséder de la poudre et des fusils ; c’est là le prix qu’elles ont mis aux vivres frais qu’elles fournissent aux vaisseaux européens qui les visitent , et le nombre de mousquets qu’elles se sont déjà procures leur a permis de faire la guerre avec succès aux tribus voisines et de saccager les {-palis environnants jusqu’à une assez grande distance. De toutes les in- ventions européennes celle des armes à feu leur a paru la concep- tion la plus sublime et la plus merveilleuse ; c’est la seule qui ait mérité leur approbation. Nous n’avons jamais compris le mot sauvage, tel qu il est usile en Europe , pour désigner des peuples stationnaires dans leur civi- lisation. Tous ces sauvages ont un culte, quelque grossier qu il soit, reconnaissent des autorités supérieures , ont des idées sociales depuis longtemps arrêtées, cultivent les beaux-arts, nomment toutes les productions de leur sol et en savent les propriétés. Or , comparons ces prétendus sauvages avec les gens de nos campagnes! Les N ouveaux-Zélandai s ont donc aussi leurs beaux-arts , non ceux qui consistent à élever des pyramides , bâtir des palais et faire revivre sur la toile les plus beaux traits de 1 histoire , mais ceux qu’il leur est possible de cultiver par tradition au milieu du petit nombre de ressources qu’ils possèdent. Ces fruits des loisirs, cette culture de l’esprit , ce perfectionnement moral de la civili- sation, sembleraient ne pas être compatibles avec les mœurs guerrières et l’instinct destructeur de ces peuples; et cependant ils sont plus avancés dans le chant, la sculpture, la poésie, que dans les arts les plus immédiatement utiles aux premiers be- soins de la vie. Le chant des Zélandais est grave , monotone , et se compose de notes gutturales lentes et entrecoupées ; il est toujours accompagné de mouvements d'yeux et de gestes mesurés très-significatifs. Mais, si leur chant n’eut point l’avantage de nous plaire , le nôtre n’obtint point leurs suffrages. C’est par la plus froide indifférence qu’ils accueillirent nos romances les plus en vogue , et les fibres épaisses AUTOU& I>ü MONDE. 51 de leurs âines ne furent point ébranlées par quelques-uns de nos airs martiaux qui enlèvent et électrisent un Européen ; cependant , si devant ces hommes si impassibles leur chant de guerre eût été entonné , la rage et la frénésie se fussent emparées d’eux , tant il est vrai que dans l’effet produit par la musique se mêlent des sou- venirs et des idées locales. La plupart de leurs chants roulent sur des sujets très-licencieux , et , soit dit en passant, ce goût qui est très-prononcé chez tous les hommes n’a été masqué par les peuples civilisés que par le fard des allusions et des équivoques. Les Zélan- dais, comme les autres Océaniens, n’attachent aucune idée de malhonnêteté à nommer les choses par leur nom , et jamais elles ne font naître, comme chez nous, ces mouvements tumultueux et désordonnés que le frein de la bienséance comprime , sans pour cela les détruire. Leur danse ou héiva est une pantomime dans laquelle les acteurs changent rarement de place , et qui se compose de gestes ou de mouvements de membres, exécutés avec la plus grande précision. Plus ordinairement , en effet , les jeunes guerriers se rangent les uns à coté des autres; l’un d’eux chante des paroles auxquelles l'ensemble des danseurs répond par des cris diversement accen- tués ; tous exécutent des mouvements rapides de la tète , des yeux, des bras, des jambes, et particulièrement des doigts, que la cadence dirige avec une grande justesse et que la mesure fait varier. Chaque danse a un sens allégorique et ne s’emploie que dans les circon- stances qui lui conviennent , pour une déclaration de guerre , un sacrifice humain, des funérailles, etc. Les femmes, appelées par la nature de leur sexe à des habitudes plus douces , ont transporté dans leurs jeux les fonctions qu’elles sont destinées à remplir dans ce monde. Leur danse consiste donc en mouvements desordonnes qu’on ne peut décrire, et nous nous bornerons à en signaler une consacrée à Ouré ou Phallus . Le seul instrument de musique que nous ayons vu entre les mains des Zélandais est une flûte , ordinairement en bois et tra- vaillée avec goût : parfois on emploie à sa confection des portions d’os de la cuisse , en commémoration de quelque victoire rempor- tée sur les hommes d’une tribu étrangère. Enfin , nous observâmes que les enfants jouaient avec des toupies analogues aux nôtres, en se servant d’un fouet pour les faire tourner, et sans doute que cette 52 VOYAGE légère remarque , unie à une plus grande masse de faits , ne sera pas un jour sans utilité. La langue douce et sonore des Océaniens , très-musicale , a subi quelques altérations à la Nouvelle-Zélande. Les sons, remplis de mollesse à O-taïti , ont acquis ici une prononciation plus dure, ce qui est dû à l’introduction de consonnes et surtout des lettres k, h, n, g et w. Les habitants se sont transmis par la tradition orale un grand nombre de poésies d’une haute antiquité , dont ils igno- rent l’origine et même le sens allégorique. La plus célèbre d’entre elles est la fameuse ode funèbre ou pihé qui commence par ce vers : Papa ra te ouati licli, etc. Comme les Taïtiens, ils peuvent improviser sur toutes sortes de sujets ; et leurs annales sont des chants dans lesquels ils conservent le souvenir des événements remarquables , les apparitions des navigateurs sur leurs bords , et les circonstances diverses de leur histoire, ou les faits de leurs guerriers. Les femmes, naturellement portées à l’enjouement, critiquent avec ironie dans leurs couplets la prononciation peu correcte ou ridicule des étrangers, et transforment en épigrammes les habitudes qui heurtent leurs préjugés. C’est ainsi que les jeunes filles qui vivaient avec les matelots de la corvette la Coquille, et qui ne retiraient pour salaire de leur complaisance qu’une portion des vivres de leurs amants , les accablaient de leurs sarcasmes en leur chantant des couplets commençant par ces mots : Tayo di taro , etc. Nous croyons utile , pour donner une idée de la tournure d’es- prit de ces peuples , de rapporter une petite pièce de vers qui a été traduite en anglais par M. Kendall , missionnaire , qui a long- temps résidé à la Nouvelle-Zélande , et plus capable qu’aucun de ses collègues de nous fournir , sur la croyance des naturels , des détails positifs et intéressants. YVAI ATA ( Rattachement ), CHANSON. E takac e aou ki te trou maraugai, X ouioua mai ai c komga don anga, Tai raoua nei ki te puke ki ere atou. E tata te oniunga te kai ki a Taoua Ki akoe, E -Taoua, ka ouioua ki te tonga Naou i o mai e kakou e turiki E taliooué eo mo tokou nei rangi Ka lai ki reira a kou rangi auraki. AUTOUR DU MONDE. 53 TRADUCTION : « J’ai gravi les sommets escarpés des montagnes pour être témoin de ton départ, ô Taoua! elles vents impétueux qui soufflent du septentrion, fécond en tempêtes, firent une impression profonde sur mon âme inquiète de ton sort. La vague mugis- sante se déroule chaque jour sur le rivage, et semble venir du pays éloigné de Stivers, tandis que tu vogues au gré des vents, et qu’exilé de ta patrie lu cours vers les régions où le soleil se lève. Sur mes épaules flotte, comme un doux sou- venir, le vêlement que tu portais, et que lu me laissas comme le gage de tou amour. Quel que soit le lieu où tu diriges tes pas, mon attachement t’y suivra à jamais. » La sculpture semble être le premier pas vers la civilisation lors- qu’elle n’en est pas le résultat , et , comme elle est la représentation matérielle des êtres, on la retrouve plus ou moins informe chez tous les peuples rapprochés de la condition humaine primitive. Cet art chez les Zélandais annonce du goût et des principes fixes ; car ils produisent fréquemment les mêmes dessins, les mêmes formes , dans les mêmes proportions. Combien de temps devaient exiger les ornements sculptés de leurs pirogues ! Les procédés par lesquels ils sont parvenus à polir un jade très-dur et le transformer en idole, hideuse il est vrai, dénotent d’ailleurs une grande habileté, et nous sont inconnus, bien qu’on ne puisse pas douter qu’ils soient le fruit de la patience et du temps. La croyance que les Zélandais professent sur la divinité ne nous est point complètement dévoilée : autant qu’il est possible d’en juger, cependant, par la variété de leurs dogmes, on doit supposer que leur religion est très-ancienne et se compose d’une nombreuse suite d’idées très-perfectionnées , et qui ne se sont corrompues que par l’isolement, depuis leur séparation de la race dont ils descendent. Les Zélandais ont une vieille tradition par laquelle ils ont appris que leurs pères partirent d’une très-grande île pour venir habiter la Nouvelle-Zélande; mais le voile qui couvre d’une profonde obscurité leur origine et celle des habitudes quils professent, ne pourrait être déchiré que par les recherches ardues d’un homme instruit , établi dans ces îles ; et peut-être que le missionnaire Ken- dall aurait pu rendre de grands services sous ce rapport, s’il n’avait pas été absorbé par une pensee dominante, et s il ne rapportait pas exclusivement la croyance des Nouveaux-Zélandais au système trini- taire de Pythagore, en les regardant comme une colonie d’Ègyptiens. Nous avons déjà, dans nos généralités sur la race océanienne, 5i VOYAGE émis l’opinion que les divers rameaux qui lui appartiennent sont nés sur les rivages de l’Inde , daus les premiers temps de leur civi- lisation ; ce qui corrobore notre manière de voir est la figure de jade qu'ils portent suspendue au cou ; les cercles conservés dans leurs sculptures et qui rappellent le serpent Calingam; le lingam, qui parait jouer un grand rôle dans leur mythologie ; enfin , une grande partie de leurs idées appartiennent au sabéisme, et décou- lent des anciennes traditions mystiques des Brachmanes. Les dieux principaux de la Nouvelle-Zélande sont : dieu le père, dieu le fils, et dieu l’oiseau ou l’esprit. Dieu le père est le plus puissant et se nomme nui atua, le maître du monde. Tous les autres lui sont subordonnés ; mais chaque naturel a son atua, espèce de divinité secondaire qui répond assez exactement à l’ange gardien des croyances chrétiennes. Les prêtres se nomment arikis, et par- fois on les désigne par les noms de tané tohonga, ou hommes savants ; et leurs femmes , qui remplissent les fonctions de prê- tresses, sont les wahine ariki ou wahine tohonga, ou savantes femmes. Chaque i-pah possède une cabane plus grande que celles des habi- tants, qui se nomme waré atua, ou maison de dieu, destinée à recevoir la nourriture sacrée, a o kai tou, et dans laquelle on fait des prières , karakia. Les cérémonies religieuses sont ordinairement accomplies par les arikis, dont la voix implore hautement et en public la protection d 'atua. Ils ont la plus ferme croyance aux songes, qu’ils pensent leur être envoyés par la divinité, et toutes les affaires se décident par les prêtres, seuls chargés d’interprêter les volontés célestes. Les diverses tribus , dans leurs guerres continuelles , n’en viennent jamais à des hostilités sans avoir interrogé oui-doua, ou l’esprit saint, par une solennité nommée karakia tanga. Ils semblent consacrer par des cérémonies religieuses les époques les plus marquantes de la vie; c’est ainsi qu’à la naissance des enfants les parents se réunissent pour faire de cette circonstance une fête de famille dans laquelle ils prononcent des sentences et tâchent de pronostiquer un heureux horoscope. M. Kendall croit trouver daus cette céré- monie, nommé toinga, le baptême des chrétiens, et il va même jusqu’à dire qu’on asperge les enfants avec une eau sacrée , oua< tapu, ou oudi toi, ou eau baptismale. Leur mariage reçoit aussi une sorte de sanction religieuse, et leur mort est entourée de prières AUTOUR RU MONDE. 55 funèbres. Il n'y a pas jusqu’aux festins sacrés de chair humaine que M. Kendall ne pense être l’imitation bien corrompue, il est vrai , de la communion sous les deux espèces. Mais nous bornerons là nos citations , de peur de nous égarer dans l’indication de faits qui nous sont trop imparfaitement connus. Les Zélandais ont les plus grands traits de ressemblance avec les Spartiates ; ils sont indifférents pour la vie et bravent la mort avec courage et avec grandeur. Toutes leurs pensées sont tournées vers les combats; c’est le plaisir de toute leur vie : aussi, dès le jeune âge, ne manque-t-on point d'enflammer l'imagination des enfants par le récit des exploits de leurs parents ou de leurs amis, et de faire naître dans leurs cœurs cette soif inextinguible des hasards et des périls. De bonne heure , un petit garçon sait apprécier sa propre dignité; il sait qu’aucune femme n’a le droit de porter la main sur lui ; qu’il peut frapper sa mère sans que celle-ci ose s’en plaindre; qu’il peut préluder, en maltraitant ses esclaves, à l’épou- vante qu’il doit porter, au jour du combat, au milieu des tribus voisines. Une chose bizarre, cependant, c’est qu’un enfant est d’autant plus illustre que le rang de sa mère est plus élevé; car c’est d’elle qu’il tire toute sa noblesse. Ce sont toujours des vieil- lards estimés par leur savoir, ou des arikis , ou des prêtres, qui président à l’éducation des fils des chefs ; ce sont eux qui les initient dans les secrets de leur théologie. Semblables aux anciens scaldes du Nord , leurs leçons , renfermées dans des sortes de stances caden- cées, roulent sur les exploits des guerriers, sur le nombre de leurs victimes , sur le bonheur dont ils jouissent dans 1 ’ ata -mira ou Paradis céleste. Vers douze ans , ces jeunes adeptes assistent aux assemblées des chefs et écoutent leurs délibérations; leur caractère prend les habitudes méditatives et réfléchies ; ils sont avides de s'illustrer par quelques exploits. Nous avons été fort souvent ^tonnés de voir de jeunes garçons monter à bord, parcourir le navire en tous sens, au milieu des matelots, sans montrer ni timidité ni surprise ; leur démarche avait déjà de l’assurance. A l’âge de dix- huit ou vingt ans , ils font partie de la tribu des guerriers ; ils bâtissent alors une cabane à cote de celle de leur père; ils se Varient, et l’autorité paternelle cesse. Les mariages se font par achat ; le futur doit faire des présents à la famille de la fiancée. La plupart des naturels , surtout ceux du 56 VOYAGE commun , n’ont qu’une femme ; mais il paraît que la polygamie est permise aux rangaliras, car le fameux Shongi a plusieurs épouses. Toui, chef de l’i-pah près duquel la corvette la Coquille était mouillée, avait acheté la sienne, quoiqu’elle appartînt à une famille distinguée, deux mousquets et un esclave mâle ; en retour on lui donna son épouse et un certain nombre de nattes faites en lin de la Nouvelle-Zélande, et aussi trois esclaves femelles, desti- nées , d’après le haut rang de la femme , à la servir dans tous ses besoins. Les habitants de la classe commune font des présents de moindre valeur; aussi n’ont-ils communément qu’une épouse. L’adultère est sévèrement puni lorsqu’il n’est point le résultat du consentement du mari ; il est vrai qu’on peut acheter celui-ci par des présents. Quant aux filles , elles sont maîtresses de leur per- sonne et libres de faire autant d'heureux qu’il leur plaît. Les jeunes Glles esclaves , au contraire , sont vouées par leurs propriétaires h la prostitution; et les chefs eux-mêmes ne dédaignent point de les envoyer à bord des navires européens , à pleines pirogues, et de tendre la main pour réclamer un salaire d’un genre de commerce que nos habitudes sont loin de nous faire trouver honorable. L’arifo consacre les mariages par une sorte de cérémonie religieuse. Les missionnaires protestants qui sont à la Nouvelle-Zélande nous dirent même qu’au moment de la naissance d’un enfant on pra- tique une sorte de baptême. Quoique la femme ne soit aux yeux de ces belliqueux insulaires qu’une créature d’un ordre secondaire et destinée à la conservation de l’espèce , ils la consultent cependant dans toutes les circonstances graves; et l’épouse d’un arilci, sem- blable à une druidesse de l’ancien temps , partage le pouvoir sacer- dotal de son époux. Nous ne parlerons point de la légèreté avec laquelle ces peuples traitent ce que nous nommons pudeur ; cette vertu est seulement le résultat de la civilisation , et le tableau que nous pourrions trace1 des mœurs encore brutes de l’homme dans sa primitive nature serait souvent fort plaisant , sans doute , mais il effaroucherait aussi b* esprits les moins difficiles. Les Zélandais et tous les insulaires de la mer du Sud , ainsi que les documents historiques des peuple* anciens et modernes, nous ont confirmé dans cette pensée, filU l’homme , animal par son organisation , est soumis à l’empire de* besoins physiques que l’intelligence ne peut pas toujours réglei 111 AUTOUR DU MONDE. 57 modérer. Sous ce rapport, les Zélandais sont d’une salacité qui étonne. L’amitié que se portent les naturels d’une même tribu entre eux est très-vive, et nous fûmes souvent spectateurs de la manière dont ils se la témoignent. C’est ainsi, par exemple, que lorsque l’un d’eux venait à bord et qu’il y rencontrait un ami qu’il n’avait pas vu depuis quelque temps, il s’approchait de lui dans un morne silence, appliquait le bout de son nez sur le sien, et restait ainsi pendant une demi-heure en marmottant d’un ton lugubre entre ses dents des paroles confuses; ils se séparaient ensuite, et agissaient, le reste du temps , comme deux hommes complètement étrangers l’un à l’autre. Les femmes observaient le même cérémonial entre elles , et l’on avouera que cette salutation nasale , qui se nomme ongi, est une singulière politesse ; mais ce qui nous étonnait encore plus , c’est l’indifférence que les naturels témoignent pour ceux qui, au milieu d’eux , se donnent ainsi des marques d’amitié. Il est assez remarquable de voir les peuples asiatiques conserver dans toutes les circonstances de leur vie et porter jusqu’au sein de leurs plaisirs cet air calme et solennel qui convient si bien à la dignité de l’homme. Si les Zélandais montrent par leurs émotions qu’ils sont sensi- bles aux passions douces , l’histoire de leur vie entière prouve, d’un autre côté , que nul peuple ne conserve et ne nourrit plus long- temps le désir de punir une insulte. Un Zélandais semble avoir pour seule maxime que le temps ne peut effacer aucune offense , mais bien la vengeance seule. De ce principe vicieux , dont chaque naturel est imbu , et qui fait la règle de conduite politique des familles , résultent ces haines éternelles et les guerres perpétuelles qui désolent ces îles. La perte des parents ou des chefs distingués est vivement sentie par toute une tribu : les habitants en deuil se livrent à une cérémonie lugubre qui dure plusieurs jours; et, lors- que le rang du défunt est élevé, on sacrifie toujours des captifs destinés à le servir dans l’autre monde. Les femmes , les filles et les esclaves femelles se déchirent le sein, les bras et la figure, en se sillonnant la peau avec une dent tranchante de chien de mer, et celle-ci est toujours sacrée et pendue à l’oreille ; plus le sang ruis- selle de leur corps, plus celte offrande doit être agréable au défunt • de temps à autre et à époque fixe, elles renouvellent ces marques iv. 8 58 VOYAGE de douleur. Lorsque nous demandions l’explication de cet usage aux jeunes filles, elles se bornaient à répondre : « Atoua veut que nous pleurions. » Ces peuples professent pour les morts le respect le plus religieux ; ils les embaument avec un art qui n’est imité nulle part , et qui est bien supérieur à celui qu’on employait pour conserver les momies. Ils les enterrent d’ordinaire dans les tom- beaux que chaque famille se réserve , ou quelquefois , pour les gens du commun , ils font ce qui s’appelle tutere- et waha alu, et placent le cadavre dans une pirogue qu’ils lancent en pleine mer. Chaque tribu de Zélandais forme une sorte de république, et chaque individu est indépendant de tout autre homme. Les dis- tricts sont régis par un chef direct , dont le titre n’est reconnu qu’à la guerre. Dans son village, il n’a aucun pouvoir particulier, ni aucun ordre à donner à l’insulaire le plus vulgaire ; seulement il ne fait rien , et il a le droit de recevoir en nature une dîme sur les provisions des autres familles ; mais il n’a , du reste , que les escla- ves qu’il fait lui-méme à la guerre , et n’a d’autre prérogative que le tatouage qui dénote son rang et que personne ne peut porter. On ne lui témoigne aucun égard , aucune marque particulière de respect lorsqu’il arrive au milieu des guerriers. Les enfants d’un chef ne lui succèdent pas à sa mort ; ce sont ses frères, dans l’ordre de leur naissance. Ordinairement on nomme chef celui qui possède la réputation la plus étendue de bravoure , d’intrépidité et de pru- dence. A l’armée, ses avis prévalent sur la manière d’attaquer. Il n’a , pour faire la guerre et pour assembler ses guerriers , d’autre moyen que la honte qui s’attache à ceux qui refusent de le suivre au combat ; rarement , lorsqu’il projette une invasion , arrive-t-il que l’avis qu’il donne de son expédition et des motifs qui l’y déter- minent ne soit pas suffisant pour réunir les combattants. Lorsque atoua (dieu) demande la guerre , il n’y a jamais do partage dans les opinions. Les chefs de chaque tribu forment un conseil auquel sont admis les prêtres, et même les simples combattants qui jouis- sent d’une réputation acquise dans les combats. Ce sont les corps des chefs tués, dont on conserve la tète comme un étendard, qui servent d'holocauste dans les sacrifices. Leurs femmes sont remises à l’ennemi pour subir le même sort , ou se dévouent elles-mêmes. A leur mort naturelle , on égorge sur leurs tombeaux des victimes humaines. AUT0U11 DU MONDE. 59 La coutume la plus atroce que nous ayons à signaler est l’an- thropophagie , que nul peuple n’exerce si ouvertement ni d’une manière si révoltante que les Nouveaux-Zélandais. Avides de ven- geance et de carnage, ces hommes féroces savourent avec une vive satisfaction la chair palpitante des ennemis tombés sous leurs coups... Par suite de ces abominables coutumes , ils ont pris goût à la chair humaine, et ils regardent comme des jours heureux et des fêtes solennelles les circonstances dans lesquelles ils peuvent s’en rassasier. Un chef de l’i-pah de Kaouri , sur l'île Ou-Motou- Arohia, nous exprimait même toute la satisfaction qu’il éprouvait à manger un cadavre; il nous indiquait le cerveau comme le mor- ceau le plus délicat , et la fesse comme le plus substantiel ; mais , nous voyant faire des signes d’horreur , il se reprit pour affirmer que jamais ils ne mangeaient des Européens ( Pateka ), mais bien les méchants hommes de la rivière Tamise et de la baie Mercure. Il nous disait d'un air^presque caressant que les Européens étaient leurs pères , puisqu’ils leur fournissaient de la poudre pour tuer leurs ennemis. Les cadavres des naturels morts sur le champ de bataille sont toujours dévorés ; mais on n’est pas certain s’ils ne mangent pas la chair des esclaves qu’ils sacrifient en diverses cir- constances. Il semble que ces habitudes d’une férocité sans exemple régnent de toute aucienneté parmi ces peuples qui ne respirent que la guerre , et qu’elles forment une sorte de code qu’on ne peut trans- gresser sans violer les lois de l’honneur. La guerre occupe presque tous les instants de leur vie : le plus léger prétexte suffit pour la faire déclarer; mais le plus léger revers ou une simple satisfaction peut engager les ennemis à se retirer. Les querelles durent pendant une longue suite d’années , et la génération présente fait Souvent une invasion pour venger la défaite de ses pères. On les a vus se battre, dans quelques districts, pour des affaires qui s’étaient passées depuis plus de soixante ans. Leur rancune est concentrée ; chaque jour , loin de leur inspirer l’oubli de l’injure , ne fait que nourrir la soif de la vengeance, qui ne peut être satisfaite que par le sang de l’agresseur. Leurs guerres sont le résultat de l’animosité, et ont pour but le pillage et le désir de se procurer une nourriture dont leur estomac est avide. Ils tondent alors sur les ennemis en plus grand 60 VOYAGE nombre possible, et tâchent de les surprendre et de les tailler en pièces. Parfois ils s’envoient un défi qui doit se vider dans un lieu spécifié. Le combat n’est jamais entamé avant que les arikis aient fait des prières et des offrandes à leurs dieux, et aient obtenu leur approbation. Pour les rendre favorables , ils sacrifient alors quel- ques esclaves. Lorsque ces formalités sont remplies, les combat- tants entonnent le chant de guerre, tirent la langue en signe de défi et de mépris , poussent de grands cris et se chargent avec fureur. Il est rare que la mélée soit longue , et à la première fusil- lade, lorsqu’un bon nombre d’hommes sont tués, les vaincus se retirent , ou si le combat se pousse avec plus de vigueur et d'achar- nement , les combattants s’attaquent corps à corps , et le nombre des tués est plus considérable. Le parti victorieux chante son triomphe sur le champ de bataille , et l’on prépare alors les sacrifices épouvantables que l’on doit offrir à de dégoûtantes divinités. Les corps des chefs sont pré- parés , et lorsque les arikis et les dieux ont pris leur part , la tète reste au vainqueur qui la conserve comme un trophée de sa vic- toire. Les chairs sont mangées et les os distribués pour en faire des instruments. Si les ennemis ont tellement disputé le terrain qu’ils aient pu enlever les cadavres de leurs morts en se retirant et celui de leur chef, ils sont tenus de les restituer, ou ils sont attaqués immédiatement. Si leur défaite les a intimidés, elle les porte à les rendre, ainsi que la femme et les enfants du chef; la première est tuée et mangée, et les enfants massacrés ou réduits en esclavage. Presque toutes les femmes des chefs , lorsque leurs époux ont succombé, croient devoir h leur mânes le sacrifice de leur vie , et se rendent elles-mêmes aux ennemis, sûres de n’avoir aucune grâce : exemple de fanatisme qui se rapproche des cou- tumes indiennes. Pendant ce temps , les guerriers vulgaires gisant sur le sol sont scalpelés avec le patou-patou , coupés en morceaux, rôtis et dévorés. Leurs tètes , lorsqu’ils ont quelque réputation , sont pré- parées et vendues aux européens pour de la poudre L Les tribus i Chez les anciens Celtes, un sort épouvantable attendait le vaincu. Il était crucifié, lacéré, percé de traits, ou le plus souvent brûlé vif dans les sacrifices. La tète coupée et placée au bout d'une pique, ou clouée à la porte du vainqueur, demeurait là comme un monument de sa bravoure. Le crâne lui servait parfois 61 ATÎTOÜU du monde. séjournent sur le champ de carnage tant qu’elles ont de la chair humaine. Cette nourriture, que les naturels regardent comme propre à leur transmettre le courage de celui qui a été tué, répare physiquement leurs forces épuisées par la fatigue et les privations. Tant que durent ces horribles festins, les guerriers se livrent à la joie la plus épouvantable, et, pour n’ètre pas seuls a se réjouir de la victoire , ils envoient à leurs familles des pièces du banquet; mais, lorsque l’éloignement ne permet pas qu’elles par- viennent sans être corrompues, ils les touchent avec un bâton sacré qu’ils envoient à leurs amis pour qu’ils touchent aussi avec ce bâton des racines ou du poisson; ils pensent , pai ce moyen, leur transmettre la propriété et la saveur de la chair humaine. Parfois ces peuples font des prisonniers qu’ils conservent pour les réduire à la plus dure servitude. Ce sont eux qui vont à la pêche, cultivent les patates, arrachent les racines de fougère. Leur vie n’est jamais assurée; ils sont massacrés à la première volonté de leurs maîtres, et ils servent le plus ordinairement de victimes lorsque leurs possesseurs viennent à mourir. Trois furent tués a la mort de Korokoro , et sept le seront à celle de Shongi. La fille de ce dernier chef, dont le mari fut tué dans une affaire , s’en vengea en s’aidant de son frère pour massacrer vingt-trois prisonniers pendant leur sommeil. Lors de notre séjour, un guerrier sangui- naire nous montrait plusieurs prisonniers qu’il avait faits de sa propre main, et nous engageait avec force à accepter un jeune homme fort et robuste pour lequel il ne demandait quun mous- quet. Les navires anglais qui ont besoin de matelots obtiennent souvent un certain nombre d’esclaves pour de la poudre et des fusils. ... La tête d’un chef sert en quelque sorte d’étendard a sa tribu. Autant le parti vainqueur s’enorgueillit de la posséder, autant les vaincus et surtout sa famille, s’en attristent. Elle est préparée, puis conservée avec soin; et lorsque la tribu victorieuse désire la paix elle envoie la tête du chef devant la tribu à laquelle il com- mandait. Si à sa vue celle-ci pousse de grands cris , elle témoigne par là qu’elle désire entrer en accommodement et accepter les con- dc coupc. Les têtes des chefs les plus fameux étaient embaumées, e conservées précieusement pour que leur vue entretînt dans le coeur des jeunes Gaulois une noble et belliqueuse émulation. (Poncelet, Histoire du gouvernement français.) 02 VOYAGE ditions ; si, au contraire, elle la regarde d’un œil morne et dans un profond silence, c’est qu’elle cherche à venger sa mort , que tout accommodement lui déplaît , qu’elle veut enfin continuer les hosti- lités : alors le combat recommence. C’est toutefois une grande con- solation pour les vaincus de savoir que les vainqueurs conservent la tète des guerriers tués ; ils espèrent les posséder un jour. Lors- qu elles leur sont rendues , ils les conservent religieusement et les vénèrent; mais depuis qu’elles sont d’un bon débit pour les Euro- péens , il en est peu qui ne soient pas vendues. loui nous montrait la tète d’un chef de la rivière Tamise, qu’il conservait afin de la remettre à son fils. Ces peuples professent la plus profonde indifférence pour la mort ; ils la bravent avec un sang-froid étonnant, et jamais aucun d’eux n a peut-etre réfléchi qu un jour on le traiterait comme il traite son semblable : une fois échauffés par les idées de carnage , ils sont plus féroces que les tigres des déserts de l’Afrique; ils n’ont qu’un but, qu’une pensée, celle de punir leur ennemi, et leur unique regret est de ne pouvoir le dévorer en jouissant de ses tourments et de ses cris. La coutume de conserver les tètes n’est pas uniquement propre aux Zelandais ; on la retrouve a Céram et à Bornéo : seulement ils emploient un moyen de conservation dont les procédés extrêmement simples ne paraissent être exécutés nulle part ailleurs. Ils nomment moko-mokai cet embaumement, et donnent môme divers noms à la lumee qui sort par les narines , les yeux et les oreilles, dans la pré- paration. Pour conserver une tête, ils la coupent à la partie supé- licuie du cou , ils basent alors la partie occipitale correspondante en formant un large cercle. Ils enlèvent également les portions osseuses internes, telles que celles qui composent la voûte or bi- taiie , les v ouïes nasales et palatiale ; enfin ils ne conservent des os que les parties exteiieures qui doivent soutenir les téguments de la face; ils arrachent toutes les chairs et les membranes intérieures, surtout le cerveau et ses annexes. Lorsque l’intérieur est parfaite- ment nettoye , ils cousent les paupières ou les ferment avec une espece de gomme ; ils placent du chanvre dans les narines , et entouient 1 ouvcrtuie inférieure d’un rebord en étoffe ou en bois. Ils soumettent alors cette tête, dans un endroit bien abrité, à l’aC" lion constante de la lumee et d’une chaleur lente qui en dessèchent AUT0D1Î DU MONDE. 63 successivement et peu à peu les téguments. Lorsqu'elle est parve- nue au point de dessiccation voulu, ils l’oignent d’huile, et la ser- rent dans les lieux les plus sûrs de leur cabane , en ayant soin de l’exposer de temps à autre , de peur qu’elle ne contracte de l’hu- midité. Les tètes ainsi préparées sont d’autant plus recherchées que leurs chevelures sont plus longues , le tatouage plus perfectionné , et qu’elles appartiennent à des guerriers de la plus grande réputa- tion. Ils les conservent avec moins de religion depuis que les Euro- péens les achètent ; et il arrive souvent que les esclaves sont sacri- fiés dans l’intention de vendre leurs tètes. La pitié, comme le dit judicieusement un auteur français, semble être un sentiment qui n’a jamais d’accès dans le cœur des Zélandais : tout étranger que la tempête jette sur leurs côtes, ou que la curiosité y attire , est dévoué à une mort cruelle. Ceux de la partie nord sont les seuls qui souffrent volontiers parmi eux le séjour des Européens , dont ils ont besoin ; mais les habitants de la partie sud se sont montrés intraitables. Tous les voyageurs qui naviguèrent sur ces côtes furent l’objet des dispositions hostiles de ces sauvages insulaires, traîtres, perfides, qui semblent n’avoir pour droit que la force et la violence. Tasman , en 1642 , perdit quatre hommes, et nomma Baie des Assassins l’endroit où il mouilla. Surville , en 1769 , fut attaqué et obligé de recourir à la supériorité de ses moyens de défense. Le capitaine Furneaux, avec l'Aventure, perdit neuf hommes dans le détroit de Cook. Cook lui-mème fut constamment en butte aux insultes et aux menaces d’extermination que lui firent les naturels, et, par une modération opposée à la violence de son caractère, il se borna à leur faire sentir la supériorité de scs forces, et ne fit l'oint couper les oreilles des prisonniers, comme il le fit pour les naturels des îles de la Société. Cook visita ces îles en 1769 et 1770. capitaine Marion séjourna à la Baie-des-Iles, que les Français appellent Baie-Marion, vers 1772; on sait qu’il y fut égorgé avec 'ingt-neuf hommes de son équipage. Depuis cette epoque, un grand nombre de navires baleiniers furent enlevés et leuis équipages Massacrés; la liste des Européens dévorés par ces cannibales for- cerait un long martyrologe. Parmi les événements les plus remar- quables de ce genre nous ne mentionnerons que 1 enlèvement, en 1816, du Boyd, commandé par le capitaine Tompson, et celui VOYAGE 64 des bâtiments du capitaine Howel , que nous vîmes à Port-Jackson, et qui nous en rapporta lui-même les détails. Ce marin, qui com- mandait le brick le Trial et la goélette la Félicité, mouilla , le 30 novembre 1815, dans la rivière Tamise ; les naturels profitèrent de quelque négligence des matelots chargés de surveiller leurs mouvements ; ils firent main basse sur les hommes qui étaient sur le pont , coupèrent les câbles , et jetèrent les navires à la côte ; mais ce qui sauva l’équipage retiré dans le faux-pont, ce fut la précau- tion qu’on avait eue de placer les fusils dans cette partie du navire. Par les panneaux, les matelots pouvaient ajuster paisiblement tous les naturels qui s’y présentaient , et les fusillaient sans crainte de manquer leur coup; ils balayèrent ainsi les gaillards du brick, et repoussèrent les naturels sur l’avant , où un feu bien nourri força ceux qui échappèrent à cette décharge de se précipiter à la mer. Des philanthropes plus ou moins éclairés ont longuement disserté sur les moyens de détruire l’anthropophagie; la plupart ont nié cette abominable coutume , et , regardant cette aberration comme une fiction inventée par les voyageurs , ont cru qu’on avait calomnié l’espèce humaine; nous ne chercherons pas à réfuter ces idées spé- culatives, résultat des rêves d’hommes paisibles et heureux au sein de leurs foyers qu’ils n’ont jamais perdus de vue. On rapporte qu’un gentilhomme écossais , que le désir de civiliser les Nouveaux- Zélandais enflammait , s’embarqua , en 1782 , avec soixante paysans et tous les objets indispensables pour cultiver la terre ; son projet était de s’établir sur les bords de la rivière Tamise , ou dans la baie Mercure , et d’y apprendre aux naturels à défricher leur sol ; mais on n’en a jamais eu de nouvelles depuis. Les idées que les Nouveaux-Zélandais professent, relativement à la médecine, ne nous ont pas paru étendues; cependant leurs habi- tudes belligérantes auraient dû leur faire sentir la nécessité d’ap- pliquer des remèdes aux larges blessures qui résultent des coups de leurs patous-patous. Sans doute qu’il faut attribuer à leur coutume1 d’achever les blessés et de manger les vaincus le peu de cicatrices que présentent les guerriers. Dans les maladies internes , qui leS assaillent dans leurs i-pahs, ils ont recours à une diète sévère, et boivent des sucs de plantes qu’ils appellent rongoa ou confortantes ; dans les cas désespérés, ils placent leur unique espoir dans les prières des arikis, quoiqu’ils aient quelques-uns de leurs conipa- AUTOUR DU MONDE. G5 triotcs chargés de préparer des remèdes, et qu’ils décorent du nom de Tangata-rongoa. Leurs maladies , ou mate , les plus ordinaires sont l’éléphantiasis , la phthisie pulmonaire, et les catarrhes sous toutes les formes. Lorsque les membres sont fracturés, ils en maintiennent les extrémités en rapport par le moyen d’attelles faites d’écorces d’arbres, et deux fois par jour ils font parvenir sur le membre des vapeurs aqueuses chargées de principes herbacés, en jetant sur des charbons allumés des feuilles imbibées d’eau. Les enfants présentent souvent des hernies de l’ombilic , et les vieillards sont fréquemment atteints d’ophthalmie , de crampes ou kéké, et de la gravelle ou kiddi-kiddi. Les plaies se nomment openga rara; la grossesse apou, tandis que la santé, ou cet heureux état du juste équilibre de toutes les fonctions de la vie , est ce qu’ils appellent ora. Le tatouage occasionne à ceux qui se font piquer dans la peau les larges dessins dont ils sont si jaloux , des accès de fièvre qui durent plusieurs jours , et auxquels succède une abondante sup- puration et des croûtes épaisses et longues à se détacher. Ce n’est jamais sans danger et sans des douleurs atroces que le tatouage sillonne les parties nerveuses et délicates, telles que l’angle de l’œil, les paupières, les tissus subjacents aux glandes paiotides. Ce nest donc que par parties et plusieurs fois dans 1 annee que les guer- riers zélandais supportent l’opération du tatouage ; aussi la regar- dent-ils comme une preuve de courage et de fermeté , tandis qu’ils méprisent comme des efféminés ceux qui n osent s y sou- mettre. Pendant la relâche de la corvette la Coquille à la Baie-des-Iles , il se présenta un cas analogue h celui que la plupart des ouvrages de médecine rapportent , relatif à une fille qu’un grand nombre d’étudiants ne purent déflorer. Une jeune Zélandaise soutint à bord pendant trois jours les efforts successifs de tous les gens de l’équipage sans qu’aucun d’eux pût enlever le trésor que tous se piquaient de conquérir. Une épaisse membrane, de nature cartila- gineuse, percée d’un trou presque imperceptible, fermait solide- ment le canal intérovaginal. Une maladie dont les ravages n’ont point encore trouvé de digue est la syphilis, que Cook y introduisit en 1769 et en 1770. Les naturels, pour se garantir de ses atteintes , s’opposent énergique- ment à ce que leurs femmes aient des communications trop faciles 9 66 VOYAGE avec les navires européens , tandis qu’ils forcent les filles enlevées aux tribus voisines par les malheurs de la guerre à se prostituer , sans s’inquiéter des souvenirs cuisants que leur obéissance fait naître. Par principes religieux comme par fierté , ils ne cohabitent jamais avec ces esclaves. Cette maladie est sans cesse renouvelée maintenant par les communications avec le Port-Jackson d’où elle est importée en droite ligne. Il ne nous reste plus qu’à présenter le tableau du langage zélan- dais, qu’on sait être un des quatre dialectes principaux de la lan- gue océanienne. A ce sujet, nous croyons devoir offrir un sommaire de la grammaire zélandaise 1, écrite en partie sur les lieux par M. Kendall , et mise en ordre et rédigée , à Londres, par le profes- seur Lee de Cambridge. Cette grammaire, que nous avons soigneu- sement étudiée pendant notre séjour à la Nouvelle-Zélande , est d’ailleurs très-rare et peu connue en France. ALPHABET ET PRONONCIATION DES LETTRES EN FRANÇAIS. A, a; B, p; D, d; E, é; F, f; G, che; H, h; I, i; J, j; K, k; L, l; M, m; N, n; O, o; P, pi; R, r; S, s; T, ti; U, ou; V. vé; W, iou; X, a; Y, Z, et NG. DI! L’MvriCLE. E manou, un oiseau. Te manou, l’oiseau. Emula, un visage. Te mata, le visage. Exception. — L’article e se place également devant un nom de nombre singulier et devant un nom de nombre pluriel. E pungd réou, les cendres. E manà, plusieurs en nombre. . A Grammnr and Vocabulary ofthe langage of Ncw-Zcaland , publühod b,j ,h, Ch„rch mi..iona,T Society : 1 vol. in-12, 230 pages, 1820, Londres, Sceley . AUTOUR DU MONDE. 67 DD NOM SUBSTAKTIF. Les substantifs ont deux nombres , le singulier et le pluriel. Le pluriel est formé en ajoutant nga au singulier. EXEMPLES : Ika, un poisson. In ou, huile. Wuarè, une maison. Nga Iha, Nga Inou, Nga Wuarè, les poissons, les huiles, les maisons. DU CAS. Les cas des noms substantifs sont distingués de cette manière : Singulier. Nom. Te ranga tira, Gén. No te ranga tira ou Na te, Dat. Ki te ranga lira, Acc Te ranga lira, Voc. Emara(i), Abl. J te ranga tira, le monsieur. du monsieur ou appartenant au mon- sieur. au monsieur, lo monsieur. 6 monsieur! par le monsieur. Pluriel. Nom. Nga ranga tira, Gén. No ou Nga ranga tira, Dat. Ki nga ranga tira, Acc. Nga ranga tira, Voc. E mara ma, Abl. / nga ranga lira, les messieurs, des messieurs, aux messieurs, les messieurs. 6 messieurs ! par les messieurs. AUTRE FORME DE PLURIEL. Nom. Te angà ranga tira, Gén. No te angà ranga lira, Dat. Ki te angà ranga lira, Acc. Te angà ranga tira , Voc. E mara ma ranga tira, Abl. Jte angà ranga tira, les messieurs, des messieurs, aux messieurs, les messieurs, ô messieurs ! par les messieurs. (0 E mara e»t très-usité pour interpeller quelqu'un : on y substitue souvent lo mot o Aura , qui est plus familier. VOYAGE 68 Tara, nom propre. Nom. Taka, Taka. Gén. No Taka, To Taka, Na Taka, ta, de Taka ou appartenant à Taka. Dat. Ei a Taka , à Taka. Ace. Taka , Taka. Voc. e Taka, 6 Taka ! Abl. J a Taka, par Taka. DE GENRE. Pour distinguer le genre, on emploie généralement un mot qui signifie mâle ou femelle. Les mots qui servent dans ce but sont : Tané, Le sexe masculin, dans l’homme marié. Wahiné, Le sexe féminin, dans la femme mariée. Tourawhi, Tout mâle. Vit: ha, Toute femelle. EXEMPLE : E tané tohunga, un prêtre. E wahiné tohunga. une prêtresse. E tané ika. un poisson mâle. E wahiné ika. un poisson femelle. E tané manou. un oiseau mâle. E wahiné manou, un oiseau femelle. aussi : E malua tané. un père. E malua wahiné. une mère. E lupuna tané, un grand-père. E tupuna icahiné, une grand’mère. E pononga tané, un esclave mâle. E pononga wahiné, une esclave femelle. E kara reé tourawhi, un animal mâle. E kara ée uwha , un animal femelle. AUTODU DI! MONDE. 69 DE L’ADJECTIF. La particule ka est généralement placée devant l’adjectif lorsqu il est placé seul. EXEMPLES I Ka roa. long. Kapoto, court. Ka nui , large. Kaiti, petite. Ka ma. blanc. Kamangon, noir. Ka ora, bien. Ka maté , méchant. Ka mana, léger. Ka tamaka, pesant. Kapai, bon. Ka kino , mauvais. Les adjectifs sont placés immédiatement après le substantif; le ka placé avant est alors supprimé. E rakaou roa, E ngadou nui , E matua pai, E popoto, un grand arbre, uno grosse vague un bon parent, une courte nuit. Observation. — Devant un nombre pluriel les adjectifs sont sujets aux mêmes règles que les substantifs. Les degrés comparatifs et superlatifs sont généralement formés de particules et autres mots placés avant ou après ; mais le super- latif est quelquefois formé par une répétition du même adjectif. EXEMPLES : E waka nui, une grande pirogue. E waka nui atu, une plus grande pirogue. E waka waka éra éra , une très-grande pirogue. DES PRONOMS. DES PIlOnOiHS PERSONNELS. Singulier. 1" pers. Aha-ou , je ou moi. 2' — Koe, tu, toi. 38 — Ja, il, elle, il. Pluriel. \rt pers. Talu, nous tous. 2e — Koutu, vous tous. 5e — - Ratu, eux tous. Duel. Ta-rn-à , nous deux. Kodua, vous deux. Baua, eux deux. Second duel. Mauà , nous deux. Second pluriel. Ma lu , lorsqu’on représente ou qu’on parle de. 70 VOYAGE DES PRONOMS POSSESSIFS. La première personne des pronoms possessifs est distinguée au nombre singulier par ku, la seconde par u, et la troisième par na. Dans le duel , taua, kodua, raua et maua distinguent les diffé- rentes personnes. Dans le pluriel ce sont les mots tatu, koutu, ratu et matu. PRONOMS POSSESSIFS AVEC LEURS COMBINAISONS. I. Avec égard à une personne , à une place , à une chose. Singulier. Duel. 1. Tahu , T oku, 2. Tau-tou, 5. Tana-tona, mon, ma. ton, ta. son, sa. 1. Ta taua, to taua , 2. Ta kodua, lo ko- dua, 3. Ta raua, to raua , nos deux. vos deux, leurs deux Second duel. Ta maua, to maua , nos deux (que je présente). Pluriel. Second pluriel. 1. Ta tatu, to tatu, nos. 2. Ta koutu , lo koulou , vos. 3. Ta ratu, lo ratu, leurs lre pers. Ta matu, to matu, nos (lorsque je représente). II. Avec égard aux personnes, aux lieux, aux choses, Singulier. Duel. 1 . Âku oku , 2. Au-ou, 3. Anaona, mes. tes. ses, etc. 1. A taua, o taua, 2. A kodua, o kodua , 5. A raua, o raua, nos deux, vos deux, leurs deux. Second duel. l'e pers. A maua, o maua, nos deux ( lorsque je représente ). AUTOUR DU MONDE. 71 Pluriel. t. A tatu, o tatu, nos | 2. A houtu, o koutu, vos. | 3. a valu, o ratu, leurs Second pluriel. lre pers. A matu, o malu, nos (dont je parle). exemple : Matou , un hameçon. Singulier. 1. Taku matau, 2. Tau matau, 3. Taua matau, mon hameçon ton hameçon, son hameçon. Duel. 4. Ta taua matau, 2. Ta kodua matau, 3. Taraua matau. l’hameçon de nous deux, l'hameçon de vous deux, l’hameçon d’eux deux. Second duel. Ta maua matau, l’hameçon des deux dont je parle. Pluriel. 1. Te tatu matau, l’hameçon de nous tous. 2. Ta koutu matau , l’hameçon de vous tous. 3. Ta ratu matau , l’hameçon d’eux tous. Second pluriel. pers. Te malu matau, l’hameçon de nous tous, dont je parle. Secondement, par rapport aux choses, comme des hameçons, nga matau. Singulier. 1. Aku matau, 2. A’u matau, 3. Ana matau. mes hameçons, tes hameçons, ses hameçons. 72 VOYAGE < Duel. 1. A taua malau, 2. A kodua malau, 5. A raua matau. les hameçons de nous deux. — de vous deux. — d’eux deux. Second duel. 1" pers. A maua malau , les hameçons de nous deux en les présentant. Pluriel. 1. A tatu matau, 2. A koulu malau, 3. A ratu matau. les hameçons de nous (tous), les hameçons de vous ( tous ). les hameçons d’eux ( tous). Second pluriel. pers. A malu malau, les hameçons de nous ( tous ). PRONOMS DÉMONSTRATIFS. Singulier. 1. Tenet, ce, cette (proche). 2. Tenu, celui, celle (en vue). 3. Tera, ce, celui, celle (à distance). ces, ceux, celles (très-près), ces, ceux-là, celles-là (en vue). — idem— (à distance). cet homme (ci), ces hommes (ici). ( en vue ou qu’on montre )• (à distance). Pluriel. 1. Enci, 2. Ena, 3. Era, Tenei tangata ou Te langata nci, Enei tangata, Ténea méa, cette chose Ena méa, ces choses Tera wahiné, cette femme I?» vf irnhinp.. AUTOUR DU MONDE. 73 PRONOMS RELATIFS. Ils paraissent ne pas exister dans le langage des Zélandais. EXEMPLES : Ko le iwi koa madu i (i) au, a tribu vaincue par moi. PRONOMS INTERROGATIFS. Wai , K'wai ( de ko wai), Eaha, Aha, qui, lequel, qui, lequel, quoi. lequel, laquelle (usité après le substantif). exemples : K'wai ra le alua nui ? Eaha te alua ? E widua, Tangala àha? qui est le Dieu grand? qu’est-ce que Dieu? un esprit, lequel homme? i Dans quelques questions, comme le nom d'une personne, le mot k’wai est usité et non eaha. exemples : JCwai tou ingoà? quel est ton nom? K’wai terà tangala? quel est cet homme? DES VERBES. Les verbes sont actifs, neutres et causatifs. Ils ont deux voies , l’actif et le passif; trois modes, l’indicatif, l’impératif et le sub- jonctif, et trois temps, le présent, le passé et le futur. VERBE ACTIF . Ka kai. Manger. ( i) Abréviation de abnu, je ou moi. Dans les exemples de pronoms possessifs , démonstratifs et relal ifs , les particules te , ta et to , sont évidemment dans le nombre singulier seulement , et e , a et o , dans le pluriel. IV. 10 74 VOYAGE INDICATIF PRÉSENT 1 . E kai ana ra oki aou, 2. koe, 3. ta. 1. E kai aDa ra oki taoua, 2. kodua, 5. raua, Singulier. je mange, tu manges, il ou elle mange. Duel. nous mangeons (toi et moi ). vous mangez ( deux), ils mangent (deux). Second duel. 1 . E kai ana ra oki maua, nous mangeons ( deux , moi parlant de). Pluriel. 1. E liai ana ra oki lalu, 2. koutu, 3. katu. 1. E kai ana ra oki malu. nous (tous) mangeons, vous (tous) mangez, ils (tous) mangent. Second pluriel. nous (tous ceux dont je parle) mangeons. Parfois les mots ra oki sont omis par ellipse. •1. Koa kai ke ra oki au, 2. koe, 3. ta, TEMPS PASSÉ. Singulier. je mangeai, tu mangeas, il mangea. Duel. 1. Koa. kai ke ra oki taua, 2 kodua, 5. ram, nous mangeâmes, vous mangeâtes, ils mangèrent. Second duel. 1. Koa kai ke ra oki maua. AUTOUR DU MONDE. 75 Pluriel comme précédemment. FUTUR. ( apopo ). 1. Ra oki au e liai aï, (demain) je mangerai. 2. koe 3. ia 1. taua 2. kodua 5. raua 1 ■ Maua. Pluriel. 1 . Ra oki tatou e kai aï, etc., etc. Ana désigne le temps présent ; ke, le temps passé ; ai, le futur. IMPÉRATIF. Singulier. 2. E kai rak oe , 3. Kakairaia, mange, qu’il mange. Duel. 1 . Ka kai ra taua, 2. E kai ra kodua, 5. Ka kai ra raua, mangeons (deux ). mangez (deux), qu’ils mangent ( deux). Pluriel. 1. Ka kai talu, mangeons (tous). 2. E kai ra koutu, mangez (tous). 5. Kakairaratu, qu’ils mangent (tous). SUBJONCTIF. Singulier. 2. 3. E kai ana pe oki au , que je mange. koe, que tu manges. ia, qu’il mange, etc., etc, 76 VOYAGE 1. Koa kai ke opei au, 2. koe, 5. ia, PASSÉ. Singulier. j’aurais ou j’eusse mangé, tu aurais , etc. il aurait , etc., etc. l'IiTUIl. Singulier. 1. ( a mudi) pe oki au e kai aï, ia (désormais) que je mangerai, que tu mangeras, qu’il mangera, etc., etc. VERBE NEUTRE. INDICATIF PRÉSENT. Singulier. 1. E aire mai ana ra oki au, koe, ia, je suis venant, tu es venant, il est venant. PASSÉ. Singulier. i. (no nanahi ra oki au i aire mahi, • koe taua — • — (hier) je suis arrivé, etc., etc. etc., etc. etc,, etc Autre manière d’exprimer le temps passé du verbe tai mai, arriver. EXEMPLE I Koa lai ke mai ra oki au, koe, ia. j arrivai, tu arrivas, il arriva, etc., etc. FETim. Singulier. t. (a mudi) ra oki au e aire mai aï, koe (désormais) j’arriverai. ta — etc., etc. AUTOUR DU MONDE. 77 IMPÉRATIF. Singulier. 2. Aire mai ra oki koe, arrive. 3. ia , qu’il arrive. Duel. 1. Aire mai ra oki taua, arrivons (deux), etc., etc. SUBJONCTIF PRÉSENT. Singulier. i. E aire mai ana pe oki au, koe, que j’arrive, que tu arrives, qu’il arrive. PASSÉ. Singulier. \ . Koa tai ke mai pe oki au , koe. je fusse arrivé, etc. etc. , etc. FUTUR. Singulier. 1. ( apopo ) Pe oki au e aire mai aï, ( demain) peut-être j’arriverai. koe id. ia etc., etc. VERBE PASSIF. Pau, être consumé. INDICATIF PRÉSENT. Singulier. 1. Ka paou ra oki au, je suis consumé. koe, ia, 78 VOYAGE PASSÉ. Singulier. 1. Ka pau kera oki au, j’ai été consumé. Icnc, Singulier. 1. Ka pau ra oki au (apopo), je serai consumé (demain). koe, — ia. IMPÉRATIF. Singulier. 2. Ki a pu ra koe, sois consumé. ia. ADVERBES. Ahca, quand. Ahinei, en ce jour. Inanalii, hier. Apopo , demain. Ale tahira. après-demain. I te ao, par jour. 1 le po, par nuit. II. ADVERBES Ke ihéa. où, en quel lieu. Nohéa, d’où. Konei, ici. No konei, de cet endroit. Konei mai, ce chemin. Koi i natou , quel chemin. Xata, près. Iroto , en dedans. Waho , en dehors. DE TEMPS. ina mate, anciennement. Wawe , soudainement. A mudi, désormais. Imua, autrefois. A le ai ai. au soir. A te ata, au matin. DES LIEUX. Tcnei laha , cet endroit. Ter a laha, quel lieu. Dunga, en haut. Mua, avant. Mudi , derrière. Taiviti, loin. Tawili-tawili , bien loin. R aro. là-bas. AUTOUR DU MONDE. 79 IH. ADVERBES DE QUANTITÉ. Nui. beaucoup. Puupou, eu quantité. Iti, petit. Ma le todu, épais. Rahi, large. Ma ro ili, très-petit. Nohi-nohi, peu. Malia, abondant. Rai-rai, mince. Todu-todu, peu. Tini-lini, un très - grand Kali, assez. nombre. IV. ADVERBES DE QUAMTÊ. P ai. bien. Kim, mauvais. Tika, juste. Pakekc, difficilement. Papa, plié. Nga wadii, tendrement. V. ADVERBES EXPRIMANT LES RAPPORTS. Pend, tel que celui-ci (très-près). Fera, tel que (à distance). Pena, tel que (se dirigeant à). Meahe, de cette manière, comme. VI. ADVERBES DE NOMBRE. P lahi anga, jadis. Emano e okinga mai, un millier d’années. E maka e okinga mai , beaucoup de temps. VII. ADVERBES DE NÉGATION. Kaurc, non. Elcka, d’aucune manière. Kaorc koia pca , non à tout. Kaua, aua, point, pas. VIU. ADVERBES D’AFFIRMATION. Araou ai, oui. | Araoki, oui. | Koia ra vraiment. IX. ADVERBES DE DOUTE. Pea, peut-être. | Pca oki , peut-être si. | Koia pea , probablement. X. ADVERBES INTERROGATION. Aeah? quand? | Eiaha? pourquoi? | E hia? combien? 80 VOYAGE Ces divers adverbes deviennent quelquefois dans l’usage ou sub- stantifs ou adjectifs. PRÉPOSITIONS. I, par. Waho , sans. No, de. Mo, pour. Ki, à. Ke, chez, à. üunga, au-dessus de. Caro eo, sous, dessous. Dunga aki, sur, dessus. Coto, entre. EXEMPLE : Ka diro I le tangata, pris par l’homme. CONJONCTIONS. Ma et me sont usités comme conjonctions copulatives : ma dans l’assemblage des mots de même nature et de même qualité , et me dans la réunion des mots de qualités différentes , etc. EXEMPLES. Ko T alla, ko Tarn a, TakaetTuma. E dua te kau ma dima, vingt et cinq. Na wai olti te ra, me te marama,me nga wétu ? qui a fait le soleil, la lune et les étoiles? Quelques conjonctions sont formées par les pronoms per- sonnels. EXEMPLES : Ko maua ko Taka; Ko koe, ko dua, ko Taka; Ko Taka, ko raua, ko Tuma; Ko Taka, ko ratu, ko Tuma ma; Ki a Taka, ki a raua, ki a Tuma; moi et Taka . toi et Taka. Taka et Tuma. Taka, Tuma et autres, à Taka et à Tuma. INTERJECTIONS. lla-lta, Au-é, surprise, hélas ! E tai, Aliali, ah! en dégoût. AUTOUR DU MONDE. 81 STNTAXE. Au cas nominatif avec le verbe. Le cas nominatif s’unit et suit le verbe , comme dans E loene ra oki le ara, le soleil s’avance. E rere ana le manu, les oiseaux volent. E aroha ana nga malua, les parents aiment. Ra oki est omis dans les deux dernières phrases par ellipse. DD SUBSTANTIF ET DE l’aDJECTIF. L’adjectif suit le substantif, comme E tangala pai, un bon homme. E nga kau kino, un mauvais cœur. Les adjectifs précèdent quelquefois le substantif, comme Karoa{ ra oki )te po, longue est la nuit. E nui te pai atenei mea, très-bonne est cette affaire. Quelquefois l’adjectif, dénotant des propriétés particulières du substantif, est exprimé seul, le substantif auquel il se rapporte étant sous-entendu, comme E kuere, E lohunqa, Etoa, E hoha, un ignorant (le mot tangata étant sous-entendu), une personne habile, comme un prêtre, etc. un homme courageux, une personne généreuse. DD SUBSTANTIF AVEC 1E PRONOM POSSESSIF. Le pronom possessif est quelquefois placé avant ou après le substantif, comme Takou tamaïli, ou E tamaïli nakou, Toku matua, ou E matua noku , mon enfant, l’enfant à moi. mon père, le père à moi. IV. 11 82 VOYAGE Datif signifiant acquisition. comme : Afofcu te tahi tolcu, à moi une hache, ou donnez-moi une hache. Le cas accusatif avec les verbes. exemples : Earaha ana au ki a koe, je l’aime. Waka e oki mai tou pononga ki au, renvoie-moi ton esclave. DE LA NUMÉRATION. NOMBRES CARDINAUX. 1. Ko tahi. un. 6. Ka ono, six. 2. Ka dua , deux. 7. Ka witu, sept. 3. Ko todu. trois. 8. Ka icadou, huit. 4. Ka wa. quatre. 9. Kaiwa, neuf. 5. Ka dima, cinq. 10. Ka nga udu, dix. Katekau, Kolaki, nombres désignant 11 ou 10. 1. Ma tahi, et un. 3. Ma dua, et deux. 3. Ma todu, et trois. 4. Ma wa, et quatre. 5. Ma dima, et cinq. 6. Ma ono. et six. 7. Ma witu, et sept. 8. Ma icadu, et huit. 9. Ma iwa, et neuf. 10. Ma nga udu, et dix. Katekau, kadoua, nombres qui servent à compter 2 fois ou 20. La manière de compter suit le même mécanisme jusqu’à cent , qui prend le nom de de ka ram; puis on continue jusqu’à mille. 10. Ka tald te kau. 20. Ka dua te kau. 50. Ka todou te kau. 40. Ka wa te kau. 50. Ka dima te kau. 60. Kaonolekau. 70. Ka witu te kau. 80. Ka wadu te kau. Uni, 90. Ka iwa te kau. 100. Karau. 200. Kaduarau. 500. Katodurau. 400. Ka wa rau. 900. Ka iwa rau. 1000. Ka mano. 2000. Ka dua mano. un nombre infini. AUTOUR DU MONDE. 83 NOMBRES ORDINAUX. Cette manière de compter diffère de la précédente en ce qu’on ajoute les mots ko te devant le nombre cardinal. Ko te tahi, le premier. Ko le dm, le second. Kotetodu, le troisième. Ko te tcitu, le septième. Ko le rau, le centième. Le mot ko, dans ces cas , prend la place du substantif; mais il est omis quand le substantif est exprimé. exemples: Maronna, te ono , la sixième lune. lialcau le ono , le sixième arbre. on bien : Ko te po tvilu, septième nuit. Ko te ra witw, le septième soleil ou jour. Observations. La numération donnée par M. Kendall est donc décimale, ainsi qu’on vient d’en prendre une idée dans les exemples que nous avons cités. Cependant nous ne pensons pas qu’il en soit ainsi : nous ne formons pas le moindre doute, que, par une excep- tion fort remarquable, la manière de compter des Zélandais ne soit ondécimale * , et que onze ne soit leur dizaine ; que onze onzaines ne fassent leur centaine et onze centaines leur mille. Tous les naturels qui habitent' les villages où résident les missionnaires, ont perdu aujourd’hui l’habitude de compter d’après leur ancienne manière, parce qu’il leur a fallu se plier, pour être compris, à l’ordre numérique des Anglais et des Ameiicains qui fréquentent i m. d’Urville, après avoir partagé cette manière de voir, l’abandonne dans son essai fort remarquable sur les Nouveaux-Zélandais , et dit que la numération de ce Peuple est décimale. Notre article ayant paru en 1828, nouscn conservons la rédac- tion intacte par respect pour le public. 84 VOYAGE les baies de la partie nord de ces îles. Mais, au contraire, tous les insulaires des districts de l’intérieur ont conservé intact ce mode rare et singulier, et nous en donnèrent des preuves fréquentes et positives. Nous avions remarqué qu’en comptant à la manière de la grammaire de M. Kendall, nous obtenions à onze le nom de nombre katekau, dont la valeur n’est point spécifiée, et qui semble être dans l’ouvrage un hors-d’œuvre ou un nom arbitraire. Pour lever nos doutes , nous répétâmes nombre de fois une expérience bien simple, qui nous donna toujours les mêmes résultats, quels que fussent les naturels auxquels nous faisions répéter la numération. Cette expérience consiste à réunir un grand nombre de petites pierres ou de pièces de monnaie , et à les compter successivement en leur imposant le nom de nombre qu’elles représentaient. En arrivant à la dixième pièce, les insulaires s’accordaient tous à dire ka nga udu, et à onze katekau. En enlevant la onzième pièce, et n’en laissant que dix, nous répétâmes mille fois katekau pour tâcher de savoir si ce mot était vraiment le synonyme et la traduction de dix; les naturels alors, en remuant la tête de côté en signe négatif prononcé , répétaient ka nga udu. Une série de recherches nous amena à ce résultat intéressant, que la numération zélandaise est ondécimale ; et, quoique nous ne trouvions nulle part une manière de compter aussi désavantageuse, nous acquîmes la preuve que 11 était leur dizaine, 121 leur centaine, et 1331 leur mille. Ce fait est un des plus remarquables qui puissent intéresser les philologues : aussi l’illustre baron Guillaume de Humbold, qui s’oc- cupe avec tant de profondeur et de persévérance de l’étude des lan- gues, a-t-il désiré s’entretenir avec nous sur ce sujet, et rectifier les idées qu’il avait puisées dans le travail de M. Kendall. On peut donc admettre la numération des Zélandais ainsi qu’il suit : 10. Ka nga udu. 11. Katekau kotahi, une onzaine. 12. Katekau matahi. 13. Katekau ma dua. 21. Katekau ma nga udu. 22. Kadoua katekau, deux onzaines. 23. Kadoua matahi. AUTOUR DU MONDE. 85 24. Kadoua madoua. 25. Kadoua matondou. 26. Kadoua maoua. 27. Kadoua madima. 28. Kadoua ma ono. 29. Kadoua ma ouilou. 30. Kadoua ma ouadou. 31. Kadoua ma ioua. 32. Kadoua ma nga du. 33. Katodou hatekau, trois onzaines. 44. Kaoua hatekau, quatre onzaines. 55. Kadima hatekau, cinq onzaines. 66. Kaono hatekau, six onzaines. 77. Koouilou hatekau, sept onzaines. 88. Kaouadou hatekau, huit onzaines. 99. Kaioua hatekau, neuf onzaines. 110. Ka nga udu hatekau, dix onzaines. 121 . Ka raou, centaine ou onze onzaines. 1331. Ka mano, mille, et ainsi de suite. Nous avons pensé qu’il serait utile de réunir les mots les plus usuels de la langue des Nouveaux-Zélandais, pour servir de terme de comparaison avec ceux de la même langue employés dans les archipels des Amis et de la Société. La plupart ont été pris dans la grammaire publiée par la société des Missions , et les autres ont été recueillis par nous dans nos communications journalières avec les indigènes. VOCABULAIRE I. UNIVERS, PHÉNOMÈNES GÉNÉRAUX. Firmament, Uorizon , Soleil, hayons du soleil, Marche du soleil , Jour, Lever du soleil , Lune, Mois , malaranghi. ralia. Clarté de la lune, ata raou. Figure dans la lune, rona. ra. hihi. Etoile , witu. rere ahiahi. rangi. hapoua. ko hou. anoua noua, aurahi. Étoile du soir, ao. ata- loene tanga- Cieux, Nuage, marama. Brouillard, Arc-en-ciel , Rosée, 86 VOYAGE Pluie , ou a. Très-belle nuit, po nui. Eau, hani et wai. Feu, ahi. Vent, aou. Flamme, ka. Vent très-fort, aou par 6. Cendres, punga rehou. Glace , aou papa et aou La mer, moana tai. e unga. La terre ou le Vents de sud-est, aou aoudou ma globe. ono onc. tanga. Courant dans la Vents de sud, aou aoudou. mer, pouro rohou. Ouest, caro. Lumière, wita. Est, longa. Etincelles, korakora. Eté, ramuati. Tonnerre, uiali tidi. Hiver, autoke. Basse-mer, tai riki riki. Neige, longa diro. Froid, maka ridi. Midi , parawea. Chaleur, mahana. Nuit, po. II. DE LA. TERRE ET DK QUELQUES PARTIES DU SOL. La terre , wenoua. Route, ara. Ile, molou. Ravine , wai puke. ltivière, awa. Chute d’eau, wai rere. 1 Ruisseau , wai kidi.. Eau douce. ngongi. Pluie du printemps, onou. Cascade, kinga, kidi. Remous, aou komingo. Rivière desséchée, opou a. Courant, ia. Rivage, oula. Aspect d'une côte. mata noukou. Côte abrupte, padi. Pointe de terre, rahe. Sables, one pu. Vallée, awa awa. Sables rouges, one wero. Embouchure, ivahapu. Sables de la mef, taï doua. Baie privée de ri- Côtes de sables, one roa. vières. lakiwa. Bancs de sables. tauna. Lieu de débarque- Ecumes de la mer, tmka. ment. lauranga. Marais, repo. Entrée, tore. Rocher, loka. Montagne , pouké. Pierre, kamaka. Cime des montagnes, nga lit. Pierre-ponce, punga cwalo. Roule sur la pente Sel, lai lai. d’une montagne, kaoueka. Ocre rouge , koko ai. Eau, wai. ni. de l’uommr. Homme, tangala. Femelle, indistinc- Femme, tement , ouwha. Homme (époux). tane. Père , mère , matua. Femme (épouse), wahiné. Monsieur, ! rangatira. Mâle , indistincte- Madame, ment, tourawi. Un étranger, tangala ke. AUTOUR DU MONDE 87 Esclave, tao relia reka. Prêtre, mécanicien, tohunga. Prêtre , ariln. Domestique, ponunga. Vieille femme, nogoï ou dou- doui. Femme criarde, ine or o. Femme amoureuse, li a hi. Tribu (famille), iwi. Fille nubile, kotiro. Garçon (petit). tamaiti. Fille (petite). tamaine. Petits enfants , lamaniki. Indigène, maodi. Homme blanc, pakeka. Homme âgé , langala ina. Vieillard, koro eke. IV. PARTIES Tête, nganga. Tête humaine, oupoko. Sommet de la tête, tumu aki. Cheveux, ourouourou. Cerveau, roro. Crâne, loumou aki. Sourcils, louke mala. OEil, kanohi. Nez, ehiou. Narines , epoula. Dents, eniko. Bouche, ouahi ou man- gai. Lèvres , ngoulou. Lèvre supérieure, egnoulourouma. Lèvre inférieure, e ouraro. Menton , kaou ouai. Langue, arcro. Paupières , oudououdou kai kamo. Oreille , laringa. Lobe de l’oreille, pea. Trou auditif, epouta. Cou, cita kii. Nuque, mouriko kai. Clavicule, palouai. Poitrine, ouma. Cûte, rara. Fœtus, lama. Une très - petite fille, lama me. Beau-frère, (• taa ltele. Belle-sœur, Femme stérile , pakolio. Orphelin , pani. Cadavre, lu papaltou Grand-père, toupouna. Ancêtres, toupunga. Neveu, | iramoulou. Nièce, Ami, oa. Beau-fils, belle-fille i, una oungo. Beau-père, belle- mère, una wai. CORPS HCMAIX. Tronc, linana. Luette, loke. Estomac, lami tamipuku. Chassie , renga. Testicules, raeo. Urine, mimi. Face, mata. Anus, koumou. Veines, ouwa orna. Os, iwi. Extrémités des os, keka. Peau, kidi ou ikeko. Muscles, pourcica. Chair humaine. wanga ou ldko. Fiel, paoua. Salive, ou cre. Moelle, moumou. Mucus nasal , ltioupé. Sang, tolo. Gaz , touhingo ou cto- liou. Épaule, poka nui. Côté, kaokao. Ventre, eopé. Nombril, cpilo. Mamelon , cou. Dos, tou ara. Coude, toukeloulce. Fesse, papatohou. 88 VOYAGE Cuisse , Genou, Pied, Cheville, Orteil (gros). Les trois orteils du milieu , Petit orteil, Ongles , Génération, Placenta, Pénis, Vagin, Poils du pénis , ou a. louri. rapa rapa. poukou. koromatua. noua nui. koro iti. mae koukou. ahinga. wenoua. ouré ouré. etéké. ourououroouré. Vessie , Jambe, Mollet, Bras, Poignet, Main , Pouce , Trois doigts du milieu. Le petit doigt, Parties internes, Transpiration, tonga mimi. talachiao. ko pou no te ta - tachiao. riga riga. paaro. liga liga. koromaloua liga liga. ouana nui liga liga. koroïli liga liga. diou. kakaoua. V. MAISON, VÊTEMENTS , INSTRUMENTS. Maison, waré. Ornement de la Ouvrage, anga. poitrine, hei tiki. Sépulcre, oudupa. Cercles de fer , paraha raha. Charpente d’une Boite, pou aka. maison , heke. Flûte , rehou. Petite maison , kolare lare . Hache , toki. Vêtements , kakahou. Petite hache , patili. Natte, (divers noms). Instrument de Sac en jonc tressé , ponté. guerre , patou patou . Clou, wao. Mousquet, pou. Hameçon , mataou. Balle de fusil , mata. Tombeau, waraou. Couteau , maripi. Sépulture, nga dua. Ceinture , wiliki. Embaumement ou Instrument pour préparation d’un scalpeler , meré. mort, toupoua. Instrument pour Peigne pour les tatouer. karapi et ta. cheveux , hedou. Flûte portée sur la Grand peigne fait poitrine, hei pou. avec l’os d’un Flûte faite avec la poisson , komb. peau du nombril, pito rehou. Résidence , kainga. VI. CUISINE, NOURRITURE. Pain, taro. maodi. Poisson, ika. kai. Oiseau, manou. Patate douce , ka nohi paoua • ( aooue. ouwhi kaheo. Racines de fougere , ( arai. kapana. AUTOUR DU MONDE 89 Cabane renfermant Viande, matou. les vivres, doua kai. Chair humaine. là ko. Fruit en général, keraka. Manger , kai. Noyaux de fruits, kakano. Liqueur forte , kaoua. Graine , kakarapa. Huile, inou. Chou, pouka. Giraumon, oue. Navet , keliaoutungourou. VII. MESURE BU TEMPS. Mois, marama. Hier, i nanahi. Jour, ao. La nuit passée. ina po. Nuit, po. Midi approchant, a le watea. Le soir. ahi ahi. Après-demain , a te lahi ra. Le malin , ata. Le quatrième jour, a wake. Demain, apopo. VIII. RELIGION. Dieu, utoua. Tronc d’arbre con- Esprit saint, widoua. sacré , kaïa. Prière , kar alita a pur a. Nourriture sacrée , kai atoua. Prêtre, ariki tohunga. Jour où Dieu mange, ao kai tou. Un dieu nommé, wiro. Dimanche ou jour Prière des arikis , toi ariki. du repos, ra tapou. Paradis, ata mira. Sacré, inviolable, lapon. IX. SENSATIONS, MOUVEMENTS DE I.’aME. Vie , to. Jalousie, toupolo. Joie, adi. Désir, inc ngaro. Bonheur, adi adi. Amour, aro ha. Danse de guerre , aka. Générosité, oha. Lamentation , tangi. Gloire , oudou. Lamentation en s’é- Voluptueux, ti a hi. corchant la li- Gémissement, wango. gure, tangi kura. Lascif, pouremou. Courage.* toa ou manawa. Satisfaction , wakara. S. EMBARCATIONS, NAVIGATIONS. Navire, Pirogue, Pirogue pour pê- cher, Sorte de pirogue , Voyage , pahi. vodka. waka ika. knpapa ou rapa. teretere. Chambre d’un na- vire , parcmata. Carène d’un navire, takere. Plat-bord, ni mu. Voile, komadou. Sorte de eanot, pilao. IV 12 90 VOYAGE XI. MALADIES. Grossesse , apou. Crampe , kcke. Plaie , ope nga rara. Aveugle, malapo Cicatrice , malanawe. Borgne , lanii. Gravclle , kidi liïdi. Maladie, male. Putréfaction du Mort , mate moe. corps. male. Santé , o ra. Dartre circulaire de la peau , mouna. XII. PRODUCTIONS NATURELLES. Oiseau, manou. Souris, rat , ki ore. Poisson , ika. Manchot , korara. Reptiles , nga rara . Pou, koula. Végétation, loupou. Écorce d’arbre, ilieko. Fibres végétales , kaka. Gomme, kapia. Coquilles, oudou roa. Arbre qui sert à Plume , ou. faire le feu, pale. Plumes en général, olaola. Albatros, loroa. Phormium lenax, koradi. Anguille, louna. Tcle d’un animal , kadou. Papillon, pepe. Moustaches d’un Coq d’Inde, pipipi. chat , hihi kadou. Poule, kakalou. Queue d'un poisson, ilcou. Porc, porka. Semence des arbres , kakano. Chien, pero. Chèvre , pourokou. Jeune chien , lwudi. Tronc d’arbre, poutaki. Pigeon , koukoupa. Araignée , pou werewere. Mule (poisson), kanae. Arbre en général, rakaou. Bétons d’un bois Branches d’un arbre, raou. propre à allumer Herbes, tadou lad.ou. du feu par la Gouffre , wana riki. percussion , kaou o tiré. Insecte , koutou koulou. Vol des oiseaux, rcrcnga. Mouette blanche , aki ald. Racine des arbres, pain afa Queue d’un animal, hi cwero. XIII. COULEURS. Couleur, ma. Bleu, kanapa. Bouge, ouairo . Vert, karerarera. Blanc , marna . Jaune, parou ko lorc. Noir , mangou. AUTOUR DU MONDE. 91 XIV. SUBSTANTIFS. Tatouage, moko. Commandement, tononga. Tête décapitée. moko mohai. Bataille dans un Tête d’un ennemi, mokai kai. i-pah , toupa. Ouvrage , mahi. Campement ou sta- Jeu, takaro. tion de guerre, perekoura. Tête coupée. a oula kidi. Fumée qui s’évapore Présent de poissons J des têtes conser- et de patates , akadii. vées pendant l’o- Piège pour prendre pération, poa. les oiseaux, rele. Conservation, ki. Armée, taoua. Route, ara ou warahi. Tatouage des tem- Chemin, ara icala. pes, tiwana. Conseil de guerre, mere. Tatouage du nez, ngu. Salut du nez , ongi. Querelle, wawahi tanga. Leçon , wakako. Tatouage de la figure Bâillement , amana. pour les femmes , pitaou. Etcrnument, he ouha. Salut , momi momi ou Revue militaire, narahou. ongi. Ombrage , ata rangi. Collier, pire. Petitesse , itinga. Querelleur, ono. Marché , okonga. Prix, outou. Jonction, ononga. Préparation du phor- Oreiller, oudunga. mium , haronga. Promenades, airenga. Paix durable , aurake. Conclusion , ou. Mille (tiers delieuc), oliouro. Erreur, hé» Chute, in ga. Surprise, ! Odeur suave. kakara. Montée, kakenga. Senne (liietpourpê- Joyeux, kata. cher ), kupenga . Bataille , taoua. Adieu, iko nara. Vérité, pono. Repos, oki oki. Coalition , anga anga. Succession de temps , oudi. Songe, mai ata. Prix, outou. Importun, piki piki. Suie, aoue. Adhésion, pikinga. Glorieux, hana hana. Épousailles par ser- Offense, ke ara. ment, adou kanga. Blasphémateurs, kanga. Omission , apanga. XV. ADJECTIFS. Joyeux, angareka. Bon, ka pai. Laborieux , inonoti. Mauvais , kakino. Port, forte, kaha. Eaux , teka. 92 Nu, timor o. Coriace , pingore. Serein , madic. Aride, marotte. Tranquille , paki. Petit, iti. Profond , ohonou. Cru, crue, ota. VOYAGE Meillleur, ka oua. Cuit, maoua. Long, coa. Brisé , wati. Court , poto. Calme, madino. Délicieux, momona . Fétide , piro . XVi. VERBES. Faire agir, ana. Guider, aralii. Monter, Italie. Scier, kane. Pendre, joi. Nourrir, iki. Être, étant, ano. Commercer, oko. Planter, kako. Être lascif, Concasser des écor- jai. ces. ike. Mendier, hinoï. Aller (s’en). aire alou. Dormir, moe. Revenir, kaoukémai. Manger, kaikai. Courir, oholio. Retourner, oki. Étendre, Déployer, j orangia. Solliciter, ont. Cueillir, Souhaiter le bon- aouchakc. jour. le rana ko koc Faire l’amour, adouadou. Etre joyeux. angareka. Adhérer, pikinga. S’asseoir, kanoliraro. Se lever, tikatiroka. Donner, 0. Faire la paix, oho. Marcher, okaki. Ajuster, ono. Voler, rere. Laver, oroi. Aiguiser, ororo. Se promener, aire. Danser, adinga. Suivre, Solliciter des fa- adou. veurs , adouadunga. AUTOUR DU MONDE. 93 CHAPITRE XXIII. traversée de la baie des îles (nouvelle-zélande) a l’ile DE ROTOÜMA (du 17 avril 1824 au \ " mai suivant); OBSERVATIONS RECUEILLIES SUR ROTOUMA ET SUR SES HABITANTS. Déjà vers l’horizon le vieil astre des jours De son orbe sanglant dessine les contours. Il rougit une mer ardente. ( Joseph Autran ; la Mer.) Le 17 avril 1824, une brise de S.-O. et un temps superbe nous firent, cingler au nord , en traversant le canal Marion pour sortir de la Baie-des-Iles. Nous faillîmes être jetés à la côte en appareillant , car , étant à très-long pic , on borda les huniers , qui nous firent culer sur les rochers de la pointe orientale. Mais l’ancre lestement levée et nos voiles éventées réparèrent le faux mouvement de cette manœuvre. Le reste du mois d’avril se passa en beaux jours , en belle mer, avec un rapide sillage. Nous quittions les parages tempétueux de la No uvelle-Ze lande pour ces meis des Tropiques, a grains épars et variables, a calmes fréquents. Nous n’eûmes connaissance d aucunes terres et nullement des îles Fidjis ou Yitis. Des phaëtons, des poissons volants , des requins apparaissaient fréquemment. Des lits de courants, des touffes û’herbes se dirigeaient au couchant. C’est une bonne fortune pour Un naturaliste que ces prairies flottantes , où se logent des animaux VOYAGE 94 marins à formes nouvelles ; aussi pendant ces journées de calme prîmes-nous un bon nombre de zoophytes curieux, des méduses, des physales , et un singulier béroïde rubané , long de 18 pouces , aminci, jaune à ses extrémités, blanc pur à son milieu et comme formé d’anneaux articulés et irisés sur leurs bords. Le 29, un plu- vier vint paisiblement se poser sur la corvette, confiance qui lui devint fatale , et des troncs d’arbres , des fruits encombraient notre sillage ; tout nous annonçait une terre voisine , et cependant les cartes n’en indiquaient aucune aux environs. Nous étions par 15" 9' 7" de lat. S. et par 174° 12' 29" de long, orientale. La succession brusque des jours froids et pluvieux de la Nou- velle-Zélande à la chaleur moite des Tropiques se fit sentir sur la santé des hommes de la corvette. Divers affections inflammatoires vinrent sévir sur eux ; mais toutes cédèrent à la simple médication débilitante. Le 30 , au milieu de grains nombreux qui tachaient le ciel par les flocons noirs qu’ils formaient à une certaine hauteur, nous aperçûmes, dans un lointain d’environ dix lieues, l’île de Rotouma. Nous passâmes la nuit à louvoyer, car les vents étaient variables, le temps fort incertain. Cependant, le lendemain Lr mai, nous gouvernâmes sur la pointe S. -O. de cette île , et un calme plat qui survint nous retint devant elle. M. de Blosseville sollicita, ainsi que moi, mais en vain, l’autorisation de visiter cette terre dont quelques navigateurs ont fait une peinture engageante. Et cepen- dant Rotouma nous promettait un chapitre piquant dans la relation du voyage : peuplée par une race d’hommes dont les mœurs avaient conservé leur pureté native , sa bonté et son ingénuité touchantes , sa simplicité entière non ternie par le contact prolongé des décou- vreurs, tout devait nous porter à donner, ne fussent-ce que quel- ques heures , à cette intéressante famille. Il nous faut donc sup- pléer à nos observations personnelles par les détails que nous avons puisés dans nos communications avec ces bons insulaires. Toute la journée du lor mai , les Rotoumaiens restèrent avec nous à bord de la Coquille, et ce n’est que le soir que leurs nom- breuses pirogues regagnèrent le rivage. L’île de Rotouma 1 , ainsi appelée par ses habitants , et mal » i Ce chapitre a été inséré dans le numéro de juillet 1825, des Nouvelles Annale- des voyages, et dans le lorac 29, page 159 , du Journal des voyages. AUTOUR DU MONDE. 95 propos nommée Rotoumahou sur quelques cartes , peut avoir de quatre à cinq milles de longueur ; elle s’étend du nord au sud ; le milieu de Pile gît par 12° 31' 0" de latitude sud et 174° 55' 0" de longitude est ; sa position solitaire au milieu d’un espace de mer libre, à une distance notable des archipels des Amis et des Fidjis , d’une part, des Nouvelles- Hébrides et des terres de Salo- mon , de l’autre part , semble constituer, quoiqu’elle soit mon- tueuse, le chaînon qui rattache l’archipel des Carolines par ceux des Mulgraves , de Marshall et de Gilbert, par San-Augustino et le Grand-Cocal , aux autres archipels de l’Océan Pacifique. Son peu de communications avec les autres îles , le petit nombre des navires européens qui l’ont fréquentée, lui ont laissé sa phy- sionomie originelle. La race qui l’habite est douce, bienveillante, et dans cet état de simplicité primitive que présentèrent les Taï- tiens aux premiers navigateurs. Mais ce peuple de même race que les O-taïticns , favorisé comme ceux-ci par un sol fertile et pro- ductif, n’a point ostensiblement de rits sanguinaires et inhumains. Il a accueilli avec un empressement extraordinaire les Européens qui se sont fixés dans file. Toutefois, les bonnes qualités des Uotoumaïcns sont gâtées par le vol, qui n’est chez eux qu’une véri- table gentillesse. Quiros est le premier navigateur qui ait eu connaissance de Rotouma. Il y mouilla, en i601, avec sa petite flotte. Il se loue de l’accueil amical qu’il reçut des insulaires , qui lui fournirent en abondance des rafraîchissements. Il est pénible de dire qu’on paya d’ingratitude ce service, et que Quiros enleva plusieurs naturels, et congédia les autres à coups de fusil l. Un long espace de temps s’écoula sans qu’aucun Européen eût de relations avec ce peuple. En août 1791 , la Pandore communiqua avec Rotouma , et le capi- taine Edwards la nomma île Grenville , et s’en attribua la decouverte. Wilson , commandant le Duff, qui venait de porter des missionnaires à Taïti et aux Marquises , en eut connaissance le 3 septembre 1797. Deux ou trois pirogues seulement accostèrent le navire; elles n’avaient avec elles que peu de provisions. Depuis cette époque , l Ua description que Quiros fait de son île semble laisser des doutes sur son ’dcnliié avec Rotouma. Cependant on n en connaît point dans le voisinage aux- quclles on pût appliquer mieux ce qu’il dit. VOYAGE 96 quelques baleiniers américains ou anglais y prennent dans leur route des rafraîchissements; et, deux mois avant notre passage, huit hommes du navire le Rochester 1 y désertèrent, et s’y trouvaient encore au moment de notre passage. Deux convicts libérés , que nous avions pris au Port-Jackson, demandèrent avec instance qu’on voulût bien les laisser sur cette île , et des naturels s’offrirent à l’envi pour les recevoir dans leurs familles , et les conduisirent à terre comme en triomphe. Les habitants ne portaient qu’à dix le nombre des navires qu’ils ont vus dans un long espace de temps. 4 Ce navire vinldans le Grand-Océan par le Cap-IIorn, longea la cûle du Chili et du Pérou , mouilla à Truxillo , passa aux Marquises , communiqua avec les naturels de l'Ile Sauvage , et vint mouiller à Tonga-Tabou : il se rendit ensuite sur les côtes de la Nouvelle-Zélande ; et, avant de les quitter, il mouilla à Parao , dans la Iîaie-des-lles. L’équipage avait depuis longtemps de justes motifs de se plaindre du capitaine , qui avait déjà tué un homme sur la côte du Pérou, et qui renouvela ce meurtre à la Baie-des-Iles. Un conseil s’assembla à bord ; il était composé de cinq ou six capitaines baleiniers, présidé parM. Williams, mission- naire. Chaque matelot prêta serment sur la Bible, et le proces-verbal fut envoyé en Angleterre. Le Rochesler quitta ensuite la Nouvelle-Zélande ; il se dirigea sur les îles Fidjis, vit Mowala et les îles de l’Ouest, communiqua avec les naturels, et garda des chefs à bord, pendant des jours entiers, sans avoir la moindre alterca- tion avec les insulaires. En arrivant près de Rotouma, il y rencontra une grande quantité do baleines, et y fit une croisière de quinze jours. Il envoya des canots a terre ; ils furent bien reçus, et on s’avança jusqu’au village, sans recevoir la moin- dre insulte. Plusieurs matelots désertèrent; mais le capitaine fit mettre aux fers cinq des chefs de l’ilè, cl on lui livra les déserteurs. Cependant sa conduite avait été tellement barbare, et il avait poussé la démence jusqu’à menacer de faire sauter son navire, que, le jour de son départ, à dix heures du soir, hui1 hommes, parmi lesquels se trouvaient les troisième et quatrième officiers, ame- nèrent un canot baleinier, s’y embarquèrent avec quelques effets , des livres et des instruments , et nagèrent au vent pendant toute la uuit. Au jour, ils étaient hors de vue du navire, et ils firent voile vers Pile. Dès qu’ils arrivèrent, ils fureid entourés, et leurs instruments brisés, leur linge fut déchiré , et en un instant leurs vêtements, mis en pièces, décorèrent les têtes des insulaires. On lem apporta des nattes pour se vêtir, et les chefs s’empressèrent de les emmener dam leurs maisons. Us n’eurent qu'à se louer de plus en plus de la bonté de leu'' hôtes; mais on ne voulut leur donner de femmes que lorsqu’ils auraient eu h temps de voir si le séjour de l’Ile leur plaisaiL. Deux fois ils se rendirent chez 1® roi pour lui faire leur demande. Il assembla son conseil; et', pour qu’il prissen patience, il leur fit donner des femmes publiques. Enfin , au bout d’un mois, °n rassembla toutes les jeunes filles nubiles dans les cantons qu’ils habitaient, l- celles qui furent choisies s’enorgueillirent de la préférence. On doit attribuer cf désir de posséder des Européens à un sentiment d’infériorité et de curiosité; les naturels de Rotouma avouent qu’ils sont bien ignorants. ( Renseignement obtenus cl communiqués par M. Poret-de-Blosseville. AUTOUR nu MONDE. 97 L’îlc de Rotouma est élevée surtout vers son extrémité nord , qui semble être détachée et former un îlot. Une montagne de cette partie est brusquement coupée du côté de l’île. En dedans , on découvre une plage qui s’enfonce un peu dans les terres, et semble former une petite baie. L'extrémité sud se termine en pointe basse, au bout de laquelle s’élevait un morne conique qui nous parut former un îlot séparé ; mais la vigie nous dit qu’il n’y avait point d’interruption , et qu’une terre très-basse en faisait la jonction. Deux Ilots , l’un très-plat , sont à deux ou trois milles de l’extrémité nord. L’île est enveloppée d’une ceinture de terres basses sur les- quelles sont les habitations, et d’où s’élevaient des colonnes. Les pointes avancées sur la mer sont couvertes de cocotiers. L’île, en général, paraît singulièrement riche dans sa végétation. On nous dit que partout elle était cultivée avec le plus grand soin , et que son sol était excessivement fertile. L’aspect de Rotouma est , comme celui de la plupart des îles du Grand-Océan équatorial, très-pittoresque. Ses montagnes sont sans doute d’origine volcanique , car leurs flancs sont assez brus- quement coupés , bien que leur cime ne soit pas décharnée , mais , au contraire , doucement arrondie. La ceinture qui enveloppe l’île est formée de murailles de coraux dont les abords offrent une grande profondeur. Vers dix heures du matin, nous aperçûmes, à une grande dis- tance, cinq à six pirogues qui nageaient vers nous. A mesure qu’elles approchaient , d’autres paraissaient , et leur nombre ne fit que s’accroître. Bientôt elles nous accostèrent. Les naturels mon- tèrent à bord sans hésitation et sans montrer de crainte. Quelques- uns seulement, demandant si le navire était tabou, attendaient qu’on le leur permît. Le pont fut bientôt couvert de naturels, dont le nombre s’élevait à plus de cent cinquante , et près d’une quarantaine de pirogues pagayaient le long de la corvette. Ces hommes étaient comme de véritables enfants , parlant et gesticulant à la fois. Tout leur faisait envie ; chacun d’eux étalait sa marchandise, et ils donnèrent pour des bagatelles des cocos, des bananes , quelques volailles , des casse-tête , et surtout des uattes très-fines fabriquées avec beaucoup d’adresse. Ces insulaires, si gais et d’une humeur si joviale, nous donnèrent cependant de jus- tes sujets de plainte ; ils sont enclins au vol, comme le sont presque IV. 13 l VOYAGE 98 tous les peuples proche l’état de nature. Après avoir passé la plus grande partie du jour à bord, les Rotoumaïens gagnèrent leur île, au coucher du soleil, non sans nous presser vivement de les suivre à terre , où ils nous promettaient , par les gestes les moins équi- voques , des femmes et des vivres en abondance. Un chef , dont j’avais gagné l’amitié, voulut m’emmener à toute force, et, pen- sant me séduire plus aisément sans doute, il m’envoya un régime de bananes et me barbouilla de poudre rouge et jaune , en me ser- rant tendrement dans ses bras. Ennuyé de l’obstination de mes refus , il jeta les yeux sur un Anglais, ancien convict, occupé à la manœuvre , et fut assez heureux pour le décider. Sa joie parais- sait inexprimable. On peut concevoir l’étonnement que nous dûmes éprouver, lors- que , dans les pirogues qui nous accostèrent, on nous parla une langue européenne. Quatre des matelots anglais, déserteurs du Rochester, vinrent à bord et nous donnèrent le détail de leurs aventures. Us étaient habillés de la même manière que les sauva- ges, c’est-à-dire n’avaient, comme eux, qu’une natte qui leur enveloppait le milieu du corps. Depuis qu’ils étaient dans l’île , on les avait tatoués à la mode des indigènes, et ces dessins, agréa- bles et légers, ressortaient parfaitement sur leur peau blanche, quoique leurs épouses les eussent barbouillés de poussière jaune de curcuma pour les embellir et faire leur toilette , suivant les coutumes du pays. Un de ces hommes , rassasié des plaisirs de l’amour, fatigué de la vie paisible qu’il menait, regrettant sa famille et sa patrie , demanda et obtint aisément de s’embarquer a bord1. Les autres nous dirent qu’ils finiraient leurs jours sur cette terre , et que la vie molle et paresseuse de ces insulaires avait pour eux les plus grands charmes. Il est plus probable qu’ils profiteront du premier navire de leur nation qui passera dans ces parages. Ce tableau de félicité séduisit deux des matelots que nous avions pris à Sydney ; et , réfléchissant à la misère qui les attendait inévitable- ment dans leur patrie , ils préférèrent s’y soustraire en se livrant à 1 11 sc nommait Williams John, de Northumberland : cet homme, tonnelier de son état, était d’un caractère doux et honnête, d’un bon jugement, ayan quelque instruction. Il donna des renseignements assez intéressants sur les roœurS des insulaires, parmi lesquels il a vécu quelque temps. M. de Blosseville les • rédigés et me les a communiqués. AUTOUR 1)U MONDE. 99 une existence douce et abondante, obtenue sans fatigue et sans tra- vail , entourée de jouissances sensuelles , autant que les forces physiques peuvent le permettre. Toutefois , il est fâcheux de dire que le voisinage du Port-Jackson empoisonne maintenant de con- victs les îles de la mer du Sud , et le premier usage que ces déser- teurs font de leur liberté est d’indisposer les naturels contre les Européens , qui les ont repoussés de leur sein et flétris. A Rotouma, les habitants s’empressent d’accueillir ces nouveaux venus, de leur fournir des logements, des épouses, des vivres, et de les élever en dignité. Avant l’arrivée des marins du Rochester , ils avaient porté au rang de shaou ou roi un nègre convict échappé de la Nouvelle- Galles sur le brick Maquarie , destiné à la pèche des phoques , et qui y mourut. Singulière destinée que celle de ce nègre acheté sur la côte d’Afrique , conduit en Europe, puis condamné à l’exil dans la Nouvelle-Hollande , et qui termine ses jours en régnant sur une île charmante, au milieu de la mer du Sud ! Les insulaires qui vivent à Rotouma appartiennent à la race océanienne pure. Les hommes que nous vîmes ressemblaient parfai- tement aux O-taïtiens; mais, en général , leur taille était mieux prise, plus développée; la rondeur des contours mieux dessinée. Leur moral , d’après ce que nous avons pu juger nous-mêmes et d’après ce qu’on nous dit, répond avantageusement à leur phy- sique. Les habitants de Rotouma sont grands et bien faits ; un très-petit nombre nous parut au-dessous de cinq pieds; d’autres avaient de trois à cinq pouces au-dessus, et quelques-uns avaient même davan- tage. Leur physionomie est douce, prévenante, pleine d’enjoue- ment et de gaîté ; leurs traits sont réguliers , et les jeunes gens , à la teinte près, offraient des visages très-agréables. Ils portent la chevelure longue , relevée sur le derrière de la tète en grosse touffe. En montant à bord , ils dénouèrent leurs cheveux , qui sont longs et noirs, et les laissèrent épars sur leurs épaules, comme marque de respect et de déférence. C’est l’hommage qu’ils rendent à leurs chefs. Quelques hommes avaient des cheveux disposés en mèches frisées dont le bout était rouge , ce qui peut tenir de leur habitude de les couvrir de chaux dans certaines circonstances ; leurs yeux sont noirs , grands et pleins de feu ; leur nez est un peu épaté ; leur bouche est grande , meublée de deux rangées de dents très- 100 VOYAGE blanches. Ils ne portent point la barbe longue , et ils la coupent avec des coquilles ; seulement ils conservent sur la lèvre supérieure la moustache , qu’ils maintiennent courte. Les lobes des oreilles sont percés , et ils y placent, comme à Taïti , des herbes odorantes, des fleurs suaves de gardénia ou des corolles de rose de Chine (hibiscus). Leurs membres sont bien proportionnés, leur jambe est bien faite , et plus d’un des jeunes gens qui étaient à bord aurait pu servir de modèle à un statuaire. Le corps a un embonpoint raisonnable; leur peau est douce, lisse, de couleur de cuivre clair, plus foncée chez quelques-uns. L’habitude qu’ils ont d’être fréquem- ment dans l’eau les rend très-propres , et ils sont aussi soigneux de leur chevelure. Ces insulaires vont presque nus , ou du moins ils n'ont qu’un étroit maro 1 qui couvre les parties naturelles , et sur lequel ils ajoutent une natte qui ceint le corps et tombe jusqu’aux genoux; ils ont la tète nue , ou la recouvrent parfois d’un morceau de filet de pêche, qui enveloppe les cheveux dans son réseau, ou bien encore ils fabriquent , avec une feuille de cocotier tressée , une visière qu’ils nomment ischao, et qui, par sa forme, est absolument sem- blable à celle dont les Taitiens font usage. Toutes les étoffes que nous leur donnâmes étaient aussitôt placées sur leur tête. Les che- mises servaient à leur faire des sortes de turbans. Ce qu’ils aimaient étaient les culottes d’étoffe de couleur , dont ils faisaient des coif- fures , bien que ce vêtement fût peu convenable pour envelopper le visage ; ils étaient contents de voir pendre sur la poitrine les deux jambes du pantalon. Leur corps est enduit avec une poussière rouge, orangee et jaune, mêlée a de l’huile de coco; ils retirent ce fard de la racine du curcuma , diversement préparée , et qu’ils conser- vent sous forme de cônes. Tantôt le corps est recouvert d’une pein- ture uniformément répandue, ou parfois de larges bandes isolées. Ce vernis , peu tenace sur la peau , rend leur voisinage intime très- incommode. Nous ne vîmes point leurs femmes, que les matelots anglais nous dépeignirent comme très-jolies et supérieurement faites. Une seule, laide et vieille , était dans une des pirogues. Ce n’est cependant pas i Cest le languuti des nègres malgaches, et ce tenue est connu dans les colonies africaines, à Maurice et à Bourbon. ADTOUH DU MONDE. 101 la faute des naturels si nous n’avons pas été à même de Juger de près des agréments de leurs épouses , car ils nous firent demander plusieurs fois de les laisser venir coucher à bord , en nous disant de les renvoyer à terre le lendemain. Us pressaient chacun de nous en particulier, en nous offrant leurs cabanes pour dormir à Rotouma lili, à Rotouma la bonne, comme ces insulaires appellent leur île, en prononçant lentement ces deux mots d’une voix douce et même toute féminine. Certains époux de Sparte n’eussent pas poussé plus loin la complaisance. Les propositions de ces bons insulaires étaient faites avec une naïveté étrange , et le visage le plus sévère n’aurait pu se dispenser de sourire aux explications mimiques que ces hom- mes ingénus nous donnaient. Ils n’ont appris qu’un seul mot de la langue anglaise ; mais il n’est pas de ceux qu’on puisse traduire. J’observai quelques hommes entièrement épilés. Tous montraient le plus grand dégoût à la vue des poitrines velues de nos marins. Ils pratiquent la circoncision , à ce que je crois ; deux m’offrirent cette opération de propreté. La parure principale des hommes qui vinrent nous voir, et paraissaient jouir d’un certain rang , consiste en une large valve d’huître perlière qu’ils portent sur la poitrine et qu’ils nomment tifa. Il paraîtrait que l’huître à perles ne se trouve point sur leurs côtes , puisqu’ils recherchaient celles que quelques personnes leur offraient , et donnaient une natte de paille très-fine pour cinq ou six valves de ce testacé. Quelques-uns portaient des porcelaines ovules qu'ils nomment pouré 1 ; d’autres avaient sur la poitrine une natte blanche qu’ils nomment (oui; quelqiies-uns se passent autour du corps de longs chapelets de morceaux de coquilles enfilées, mais, de toutes ces chétives décorations , aucune ne paraît être exclusive pour désigner le rang ou marquer l’autorité. Je remarquai au cou de plusieurs jeunes gens des boules en ivoire disposées en collier. Cet ornement, plus particulièrement propre aux femmes, est telle- ment prisé par ces insulaires , qu’ils recherchent avec une avidité sans exemple les dents de cachalot 2, dont les baleiniers font un excellent article d’échange; ils les préfèrent aux étoffes et même i Les porcelaines sont nommées pourao par les Tafliens. a Ils les nomment louboua, et les habitants des Fidgis, lamboua Les habitants des Marqucsas estiment tant ces dents, qu’une d’elles est regardée comme la plus 102 VOYAGE aux haches de fer, quoiqu’ils n’en fassent autre chose qu’un objet de parure auquel ils attachent peut-être des idées superstitieuses. Je montai sur le pont avec une dent très-grosse de cachalot, la seule que je possédasse ; en un clin-d’œil, je fus environné d’un nombre prodigieux d’insulaires qui poussaient des cris d’étonnement et d’ad- miration ; ils m offraient tous à l’envi ce qu’ils avaient dans les mains ; et , lorsque je la donnai à l’un d’eux pour deux nattes très-fines, ils montrèrent une vive satisfaction, et allèrent aussitôt confier un si précieux trésor à un vieillard qui était dans une pirogue le long du navire. Ils donnent aux baleiniers une grande quantité de bananes, de taro et de cocos pour chaque dent : cela tient aux opi- nions qu ils professent; car ils regardent (suivant ce qui a été dit à M. de Blosseville) la baleine comme la reine de la mer, et ils croient que tous les navires sont armés pour en prendre les dents et en reti- rer l'huile pour servir à oindre les hommes : ils furent très-étonnés d’apprendre qu’elle ne servait qu’à éclairer. Leur vêtement habituel se compose de nattes très-belles et très- fines ; parfois ils s’enveloppent la ceinture avec des feuilles de curcuma, et ce haut-de-chausses , assez peu modeste, laissait faci- lement entrevoir ce qu’il devait cacher. Les nattes avec lesquelles ils se drapent sont d’une grande beauté et bien supérieures à celles que fabriquent les Taïtiens; elles sont tissées avec des bandelettes tres-etroites d’une paille dorée qu’ils retirent du chaume d’un gramen. Le travail en est long, car la trame est serrée et la tresse faite avec soin ; elles sont festonnées sur leurs bords, parfois teintes en jaune, ou bigarrées avec d’autres couleurs; elles servent probable- ment à d’autres usages que celui de l’habillement, car il y en a de très-grandes. Ces objets se donnaient pour quelques étoffes d’Europe ou pour des instruments en fer, surtout pour des haches. Les Rotoumaïens fabriquent aussi avec des écorces d’arbres des étoffes analogues à celles des îles Sandwich et de la Société ; ils les teignent en rouge-marron très-solide , probablement par le même procédé de teinture. Nul doute que la matière n’en soit également fournie par les écorces d’arbres à pain ou de mûriers. Cependant ils n’avaient avec eux que fort peu de cette sorte de grande ferlune qu’on puisse avoir : thaï a good onc is comidered equal to (lie grealcsl properly, dil Shillibor, Brüon’s, Xayage, 1815. AUTOUR I)U MONDE. 103 papier vestimental. Les pagnes des femmes sont d’un tissu blanc, épais , recouvert de filaments ; ils nous en vendirent une cou- ple de cette sorte. Le kaire, ou brou filamenteux du coco, sert à faire des tresses cordonnées, qu’on teint en noir solide, et que les hommes emploient pour se serrer le ventre comme avec une ceinture. Je remarquai que quelques jeunes enfants avaient les cheveux coupés ras, hormis sur le sommet, où ils étaient conservés intacts, tressés en longues mèches , comme l’est une queue à la chinoise. L’un d’eux était d’une grande blancheur. Ce fait est remarquable , en ce qu’il pourrait porter à croire à l’égarement, dans les mers du sud-est, de quelques navigateurs d’Asie. Le fer non travaillé n’a aucun prix aux yeux de ces insulaires : les outils, quoiqu'estimés, leur faisaient moins de plaisir, vers la fin de nos relations commerciales , que les grosses verroteries bleues. Ils prisaient assez les mouchoirs rouges de Rouen , les couteaux et les hameçons, surtout les gros. C’est avec quelques petits hameçons qu’on obtenait des cocos, des bananes, du taro, des ignames, des cannes à sucre et du fruit à pain. Ils n’apportèrent qu’une dou- zaine de poules, ce qui nous fit présumer que la volaille y est peu multipliée , quoiqu’on nous ait assuré le contraire ; nous ne vîmes point de cochons ; à peine l’ile entière en contient-elle en tout une douzaine. On nous dit pour raison qu’une grande sécheresse ayant fait périr tous les arbres à fruit , les naturels, privés de leur sub- sistance habituelle , furent réduits à tuer la plus grande partie de leurs cochons, ce qui n’empêcha pas que la famine qui s’ensuivit ne fît mourir de faim une centaine d’habitants. Depuis ce temps, l’espèce n’a point prospéré. Les vieillards citent encore un ouragan violent qui ravagea cette île , il y a environ quarante ans : la mer couvrit le rivage , détruisit les habitations , et beaucoup de naturels furent noyés. L’île est, dit-on, très-fertile; elle abonde en vivres de toute espèce et de même nature que ceux des îles de la Société , des Amis , et autres groupes épars dans le vaste Océan Pacifique. Cette profusion de fruits et de racines contribue à l’abondance de la vie de ces heureux insulaires, et donne à leur existence cette mollesse et cette indolence qui la caractérisent. Ainsi , le sol produit abon- damment, outre les fruits déjà mentionnés, des vy ou pommes de 104 VOYAGE Cythère, qu’ils appellent aussi evy; le mapé ( inocarpus edulis), qu’ils nomment if, etc. Ce n’est que dans des cas bien rares, et lors des grandes perturbations de l’atmosphère, que leur existence, sur cette île peu étendue , peut être compromise. Quelques naturels ne nous donnèrent point une haute opinion de leur chant ; ils prennent le ton psalmodique des autres insu- laires, en se servant parfois d’une mesure plus vive; quelques-uns dansèrent en s’accompagnant de la voix. Cet exercice n’est qu’une pantomime à mouvements irréguliers , bizarres , bien éloignés de la précision qu’y apportent les Nouveaux-Zélandais. On dit que la danse des femmes est gracieuse et sans indécence. Voici une de leurs chansons, que M. de Blosseville obtint, mais sans pouvoir en pénétrer le sens : Chi a leva, chi a leva, Olé tou lala , Olélé onachedi Onancliea papaopiti Chi a leva, chi a leva, Ché é chita , ché é chita. La seule arme que nous ayons eu occasion de voir dans les mains des habitants de Rotouma est le casse-tête; ils ne firent aucune difficulté d’échanger tous ceux qu’ils avaient apportés. Cette arme, travaillée avec assez de soin, est un bâton long de trois à quatre pieds , de bois rouge très-dur , aplati et tranchant sur les côtés de son extrémité vulnérante, qui est ciselée. Deux jeunes hommes nous montrèrent comment ils s’en servaient : ils cherchè- rent à prendre un air guerrier en dressant leur chevelure, roulant les yeux , et donnant mille contorsions aux traits de leur visage. Le casse-tête , en leurs mains , semble être dirigé par un bâtoniste européen , tant il tournoie en tous sens et dans toutes les direc- tions. Nous pûmes nous convaincre , par cet exemple, que ce peu- ple , isolé au sein des mers , n’avait que peu d’occasions d’en faire usage, et que les guerres venaient rarement troubler la profonde tranquillité dont il jouit. Nous apprîmes toutefois qu’il y a quelques années , ces insulaires eurent à repousser une attaque et vider des différends entre eux en employant le sort des armes. L’ornement le plus remarquable et le plus caractéristique de ce AUTOUR Dü MONDE. 105 peuple est. le tatouage, qu’ils nomment chacke. Le corps, depuis le bas de la poitrine jusqu’au-dessous du genou , est complètement recouvert d’un tatouage très-régulier, qui n’imite pas mal les cuis- sards des anciens preux. Lne large raie, derrière la cuisse, empêche aux bandes tatouées de faire le tour de la circonférence du membre. Le ventre et les reins sont recouverts de lignes courbes festonnées, dont le noir tranche agréablement sur les parties de la peau qui sont intactes. La poitrine et les bras reçoivent un autre genre de dessin ; autant le premier est remarquable par la masse noire qu’il forme sur la peau , autant celui-ci se distingue par la légèreté des dessins, qui se composent de linéaments ténus, imitant des poissons volants, des fleurs et autres objets délicats. Quelques naturels ont sur les jambes des rangées de points noirs; et deux ou trois nous offrirent, sur les épaules, des cicatrices en relief, genre d’orne- ment qui semble propre à la race nègre africaine comme à ses rameaux épars dans le Grand-Océan. Le tatouage semble tellement naturel à l’homme dans l’enfance de la civilisation, que sa nudité en est comme voilée, et qu’il lui prête un costume indélébile rempli d’agrément et de grâce. Le climat de Rotouma , quoique salubre au dire des Anglais qui l’habitaient, paraît influer sur la santé des naturels, car je vis plusieurs phthisiques. Je remarquai deux ou trois hommes qui por- taient aux jambes de larges cicatrices ou même des ulcères ron- geants dont la surface était à nu. Ils paraissaient ne point s’occuper de ces larges plaies avec perte de substance , et dansaient sur le pont comme si leurs jambes eussent été saines. Je vis un borgne et un boiteux ; mais je n’aperçus aucune trace d’éléphantiasis ni de lèpre. Leur peau était en général lisse , sans vergetures ni cica- trices autres que les coupures des coraux ; quelques jeunes hommes avaient les pomettes écorchées, comme si on y eût appliqué un vésicatoire. Nous crûmes comprendre, par leurs signes, que c’étaient les traces de brûlures faites avec une sorte de moxa , qu’ils se prati- quent dans quelques circonstances et dans les cérémonies religieu- ses. Les Anglais nous assurèrent que la syphilis était inconnue dans cette île heureuse. Puisse le ciel la préserver de ce fléau, qu’elle ne peut tarder de recevoir de ses communications avec les Euro- péens ! Williams John nous donna sur leur médecine les observations u IV. VOYAGE 106 suivantes : les maladies sont , en général , aussi simples que leurs remèdes, quoiqu’ils connaissent les vieux ulcères, les maladies de poitrine et une autre qui finit par leur ronger les jambes. Les mé- decins ne paraissent pas former une classe très-distincte; cepen- dant un chef était lui-même médecin du roi. John fut témoin de la manière dont il fut traité dans une maladie d’entrailles. Le médecin appelé se rendit chez le malade, qui fut transporté d’un apparte- ment voisin , et placé sur plusieurs nattes , étendu sur le dos , nu jusqu’à la ceinture. On commença alors à le frotter très-rudement sur tout le corps avec de l’huile ; on passa ensuite à la tète , et , en frottant les tempes , on paraissait vouloir en exprimer quelque chose. Le malade fut alors tourné sur le ventre; au bout de quel- ques jours il était rétabli. Pour les plaies et les blessures , ils font une espèce de cataplasme avec l’écorce d’un arbre et diverses plantes, et ils l’attachent avec des feuilles : son effet est salutaire , et John eut à s’en louer. Ces insulaires doivent être pêcheurs habiles, car ils font de très- grands filets , ayant plus de quarante pieds de longueur. Un seul nous apporta à bord deux poissons volants de grande taille. La population de Vile ne pourrait être évaluée que très-arbitrai- rement. Le capitaine Wilson la porte à six ou sept mille âmes; elle ne peut être guère que de trois à quatre mille , à mon avis. John , dans les renseignements qu’il a donnés à M. de Blosseville , en a dressé une évaluation qui doit être de beaucoup trop forte, mais qui prouve au moins que l’île est très-peuplée. D’après ce marin , le district du roi ou épigigi aurait quinze cents âmes, sept autres districts mille âmes chacun ; seize , six cents , ce qui donnerait une population totale de dix-huit mille âmes. Je le répète, ce chiffre semble être beaucoup trop forcé. Les femmes sont en nombre égal à celui des hommes. Les Rotoumaïens obéissent à un chef suprême qu’ils nomment chaou, et qu’ils renouvellent fréquemment, car leur gouvernement parait être un mélange de lois électives et féodales. Nous reçûmes la visite du roi dépossédé : c’était un homme de bonne mine, nommé Tamanaoua, ayant une figure prévenante et des manières distinguées : le chaou en fonction vint également au soir ; il se nomme liihamkao , et il n’était en place que depuis très- peu de temps. C’était le plus bel homme de tous les insulaires qui 107 AUTOÜB DU MONDE. étaient à bord , et sa manière d’ètre n’était pas sans dignité. Quel- ques chefs de districts l’accompagnaient; entre autres un chef nommé Takapoura, dont le caractère était tellement timide, que le moindre mouvement à bord l’effrayait ; à chaque minute il deman- dait si on ne lui ferait aucun mal, et cela avec une voix de petite fille qui le rendait bien ridicule ; il était un de ceux que le capitaine du Rochester mit aux fers à son bord pour se faire restituer les déserteurs qui s’étaient caches dans 1 île. Ces insulaires paraissent avoir des idées religieuses peu éten- dues , manifestées par quelques rites très-imparfaits. Leur plus grande croyance est celle des esprits. Entre eux ils se saluent avec le nez , mais sans y mettre le triste cérémonial des Nouveaux- Zélandais, qui pratiquent la même coutume. Quand ils traitent d’affaires, ou quand on veut agir avec politesse , il faut s asseoit , car la civilité qui , en Europe , nous porte à nous tenir debout, est chez eux , comme chez beaucoup d’autres peuples , l’acte le plus impoli dont on puisse s’aviser. Leur caractère , tel qu’il se développa au milieu de nous , est d’une douceur singulière : le sourire est toujours sur leurs lèvres ; la bonté est peinte sur leur physionomie enjouée ; ils sont bruyants comme les enfants que la singularité d’un spectacle peu ordinaire émeut et frappe d’étonnement; ils montraient une grande surprise à la vue des cacatoès et des chats ; mais rien n attira plus leui attention qu’un kangourou de la Nouvelle-Hollande et que les canards : ces derniers leur parurent être de très-singuliers oiseaux. La mobilité de leur esprit est telle , qu’il est fort difficile de les fixer quelques instants , et ce n’est pas sans peine que nous avons pu réunir quelques mots de leur langage. Nous cherchâmes a obtenii les noms des parties du corps ; ils crurent que nous mangions de Sa chair humaine , et , en faisant un signe de dégoût , ils dirent ta km nou-Zeland ( les Zélandais mangent les hommes). Ils ont appris cette particularité des Anglais qui résident parmi eux , et qui ri ont jamais été témoins du plus petit acte de méchanceté dans le caractère de ces insulaires ; ils sont , dans leurs relations habituelles , bons, ser. viables, mais seulement curieux et importuns. Le défaut capital des indigènes de Retourna est le vol, et il faut avouer qu’ils nous montrèrent une grande passion pour ce vice qui répugne tant à nos principes. Tout ce qui leur tombait sous la main était de bonne 108 VOYAGE prise , et le voleur, pris sur le fait , riait en restituant son larcin. Il fallut en venir à des moyens de rigueur et punir les coupables. On plaça sur le pont des hommes chargés de surveiller les objets sus- ceptibles d’être enlevés. Aussitôt qu’un voleur était pris en flagrant délit , ils le chassaient du bord à coups de corde, en lui faisant res- tituer l’objet volé. Quoique les naturels sentissent bien que ce qu’ils commettaient était une infraction condamnable, ils ne montraient aucune espèce de honte, et la punition infligée ne leur inspirait nul désir de vengeance. Les camarades même qui entouraient le cou- pable et qui recélaient ses vols , ne faisaient nulle attention à sa mésaventure, ou riaient de sa maladresse, et volaient eux-mêmes aussitôt que l’occasion devenait propice. Malgré l’attention qu’on y portait , on ne put activement surveiller ce grand nombre de sau- vages qui couvraient le navire ; on parvint bien à arrêter quelques paquets-mitraille ; mais, en définitive, il en manqua six, et douze ou quinze cabillots en fer ou en cuivre. Le désir effréné qui pousse ces hommes-enfants à s’approprier tout ce qui frappe leur imagination mobile , était si grand , que nous en observâmes plusieurs cherchant à délier la brague d’une caronade et à la soulever. Pendant qu’un insulaire enlevait quelque objet, d’autres s’occupaient à attirer notre attention , et leur adresse pour visiter nos poches n’eût pas été plus subtile , quand même ils eussent fait un cours de filou- terie à Paris ou à Londres. Les pirogues ( vaka ) de ces insulaires sont à balancier, grossiè- rement travaillées : l’avant et l’arrière sont fermés et pointus; elles sont conduites avec des pagaies ovales et fabriquées sans goût. Nous ne vîmes qu’une petite pirogue double ( aoé ) qui vint au soir. Le mât était entaillé et se fixait sur un morceau de bois qui liait les deux pirogues ; il supportait une voile en natte très-grossière. Le dessus de ces pirogues était recouvert d’une plate-forme qui s’opposait à ce que la mer pût s’introduire dans leur coque , et sur laquelle était une banne en branches flexibles 1 , destinée à servir de logement. A tout prendre , cette pirogue était mal disposée, et il est probable qu’ils en ont de plus grandes pour leurs navigations lointaines. La langue que parlent les Rotoumaïens ne diffère de la langue iCcs tiges sont fournies par l'hibiscus liliaccus. AUTOUR DU MONDE. 109 océanienne générale que par des différences légères et même moins sensibles que les dialectes de France pris dans des provinces tant soit peu distantes. Le peu de mots que nous avons obtenus ont la plus grande analogie avec ceux des îles des Amis, des îles l idjis, de Taïti , de Sandwich et de la Nouvelle-Zélande, et feront plus particulièrement sentir cette indication. Cette langue n est pas en elle-même sonore ni très-douce ; mais la prononciation longue et syllabique des naturels, leur voix faible ut flûtée, lui donnent ces deux qualités. Pendant le séjour à bord de Williams John , M. de Blosseville obtint divers renseignements sur les usages de ces naturels , qui montrent quelque analogie avec les coutumes suivies dans d’autres îles de la mer du Sud. L’intelligence de ce marin semble promettre de l’exactitude dans son récit. Voici les faits qu’il rapporte : L’ile de Rotouma est divisée en vingt-quatre districts gouvernés par autant de chefs qui portent le titre de hinhangatcha. Chacun d’eux , par rang d’âge , parvient à l’autorité suprême , et l’exerce pendant vingt lunes , sous le nom de chaou. Chaque matin , il tient conseil avec une douzaine de chefs, et règle les affaires. La céré- monie du changement de chaou n’est pas accompagnée de grandes formalités : tous les chefs s’assemblent , et le plus ancien remet une branche de feuillage au nouveau chaou. Le pouvoir des chefs est très-grand ; iis possèdent toutes les terres, forcent les habitants a travailler, et disposent à leur gré du mariage des jeunes filles; ils sont à la tète de leur tribu dans une bataille, remplissent les fonctions sacerdotales dans les baptêmes, les mariages et les enter- rements , et administrent la justice. Au reste, chez un peuple dont les mœurs sont si douces , l’autorité d’un chef est celle d un père ; elle n’est ni oppressive ni cruelle. Partout où un chef passe , on se dérange pour lui, et, devant le roi , on est oblige de s asseoir en détachant sa chevelure (ces diverses ceremonies fuient également observées à bord , ou elles eurent lieu j ; ce qui est le salut oïdi- naire. Les honneurs quôn rend aux chefs, le lespect poui les vieillards , la soumission du peuple , 1 obéissance ues enfants, annon- cent un grand système d’ordre , et les usages des Rotoumaïens font 1’ 'éloge de leur morale. La guerre les trouble quelquefois ; mais leur caractère les en éloigne. Il y a cinq ans environ que la jalousie et des limites mal fixées allumèrent la guerre civile entre deux 110 VOYAGE districts et le reste de l’ile. On en vint à un engagement, et une centaine de naturels furent tués de part et d’autre. La paix fut offerte et acceptée , et toute haine disparut aussitôt. Quelque temps avant cette guerre , Rotouma fut attaquée par les naturels anthro- pophages d’une île nommée Noué, qui se trouve à trois ou quatre journées de navigation. Les agresseurs furent vaincus , et se reti- rèrent en laissant quelques-uns des leurs qui sont encore dans 1 esclavage. Lorsque les chefs vont au combat, ils portent quatre petites nattes de grandeur différente, et leur tète est ornée de quatre coquilles de nacre, attachées comme un bandeau : ils com- mencent le combat en attaquant les chefs ennemis, et l’action devient aussitôt générale. Les seules armes qu’ils emploient sont la lance, qui a de douze à quinze pieds de long, le casse-tôte, et des pierres du poids de deux livres qu’iis lancent avec la main. Après l’affaire, les morts sont enterrés sur le champ de bataille, et des pierres marquent leurs tombeaux. Leur vie civile offre des détails plus attrayants; ils vivent réunis dans les villages , chaque famille ayant sa maison. Les villages sont bâtis sur le bord de la mer, et disposés en rond autour du cimetière , le thamoura, du district. La cabane du chef est la plus près du rivage et la plus grande , ayant ordinairement 40 pieds de longueur et 25 de hauteur. Celles des autres insulaires n’ont qu une quinzaine de pieds, et sont plus ou moins grandes , suivant le nombre d’enfants; elles sont à 60 pieds les unes des autres, foimées, comme celles de Taiti, par des poteaux plantés en terre qui supportent un toit aigu recouvert de feuilles de cocotier : le bas est entouie par des nattes. Les seuls objets d’ameublement sont des nattes, des oieillers en bois et des tables pour manger : la plus grande propreté les distingue. Les naturels font trois repas : leur nourriture consiste en poissons, fruits à pain, taro ignames , pouddings d’ignames. Les tables sur lesquelles ils mangent sont tres-basses , longues et étroites ; une feuille de bananier sert de nappe, et ils ne touchent leurs aliments qu’avec un morceau de feuille place entre les doigts. Les cochons ne sont mangés ordinai- rement que par les chefs ou aux festins de noces. Quant à la cui- i Taro est le nom tallien de la racine nutritive de l 'arum csculcnlwn , ou chou caraïbe. AUTOUR BU MONDE. 111 sine, elle est la même que chez les autres peuples polynésiens; ils cuisent leurs vivres dans des fours , à l’aide de pierres échauffées , et ne mangent jamais de poisson cru , comme font les insulaires des Amis. Les chefs ont un lieutenant ou substitut qui les remplace dans l’occasion ; ils ne travaillent jamais , et sont servis par les habi- tants du district par tour; ils en ont aussi d’autres sur leurs fermes pour les soigner. Ces fermes et celles des autres insulaires se trouvent dans l’intérieur, et forment une ligne continue de plan- tations. Les usages relatifs au mariage , à la naissance et cà la mort , sont fort remarquables. Les chefs marient les jeunes filles à qui il leur plaît , et celles-ci ne sont pas libres de refuser celui qu’on leur offre ; souvent elles ne l’ont jamais vu. Lorsque les Anglais s’éta- blirent dans l’ile , les chefs de leur district firent rassembler toutes les jeunes filles et leur laissèrent le choix. Quant aux filles des chefs, l’aînée doit épouser un chef; les autres l’homme que leur père désigne, sans égard au rang. Le choix ainsi fait, les deux futurs époux doivent , pendant une ou deux nuits, coucher sur la même natte ; mais les chefs veillent à ce que le mariage ne se con- somme pas. Le jour où il doit être accompli se passe en danses, en festins; et , vers le soir, les amants , conduits au bord de la mer, entrent dans l'eau. La fille se couche sur le dos, et l’homme lui lave le corps ; ensuite celui-ci se couche dans le sens opposé , et la femme alors pratique le même cérémonial. Ceci se passe devant un grand nombre de témoins des deux sexes , qui ont apporté des nattes en présent et qui chantent pendant qu’ils sont dans l’eau. Au bout de cinq minutes, ils sortent de la mer, et sont ainsi liés l’un k l’autre pour la vie : on les conduit à la maison, où, en présence des spectateurs et à l’aide des instructions d’une femme âgée, la Virginité est détruite. Si , par l’inspection des nattes , l'existence de ce trésor était problématique, la femme doit être renvoyée, et le jeune homme est libre d’en choisir une autre : celle-ci est alors réduite à vivre en libertinage public. Les femmes, d’ailleurs, ne sont point esclaves, mais elles sont, au contraire, aimees et respectées; ainsi liés, si la femme commet quelque infidélité, la mort que le chef lui donne d’un coup de casse-tête venge l’hon- neur du mari , et l’homme avec lequel elle s’est rendue coupable 112 VOYAGE est lancé en pleine mer, attaché sur une frêle pirogue. Quant aux chefs, l’infidélité leur est permise. Hors l’état de mariage, toute fille est maîtresse d’accorder ses foveurs à qui bon lui semble ; mais la virginité leur est précieuse , car, sans elle , elles ne pourraient se marier; et, lorsqu’elles se vantent de l’avoir, elles se poudrent le dessus de la tête avec de la chaux de corail . se peignent les côtés jusqu’au bas de la figure en rouge, et le derrière, jusqu’au milieu du dos, en noir. Une fois mariées, elles abandonnent cette sin- gulière parure. Leurs cheveux, plus courts que ceux des hommes, sont presque ras autour de la tète ; un simple pagne forme tout leur costume : leurs seins sont découverts. Lorsqu’un enfant naît, le chef se rend dans la maison de l’ac- couchée et s’assied au milieu. Une femme mariée apporte l’enfant devant lui , et mêle, dans le fond d’une de ses mains, de l’huile de coco et de l’eau salée, et en frotte la figure de l’enfant, et ensuite ses gencives et ses lèvres. Ceci terminé, il demande aux parents quel nom ils donnent à l’enfant , le publie à haute voix , et les assistants le répètent. Cette cérémonie , qui dure environ une demi-heure , se renouvelle pendant six jours. Pour l’enfant d’un chef, on reste assemblé pendant trois ou quatre heures, mangeant, chantant, et buvant le kava. Lorsqu’une personne meurt, elle est exposée dans sa case sur une natte , un oreiller en bois sous sa tête , la partie inférieure du corps couverte d’une natte et l’autre peinte en rouge. Lorsque le cadavre est resté en cet état un jour et une nuit, on l’enveloppe dans six nattes des plus fines, et on le porte au thamourn sur une planche tenue par quatre naturels, au milieu des pleurs et des gémissements. La tombe est creusée dans la terre, à cinq pieds de profondeur, et le cereueil est remplacé par des pierres plates qui forment une espèce d’auge dans laquelle le corps est placé. Les interstices des pierres sont soigneusement bouchés avec la résine d'un certain arbre. Pendant la cérémonie, le chef se tient assis à une extrémité de la tombe, et chante seul un hymne funèbre. Lorsqu'on a jeté la terre sur le tombeau et placé une grosse pierre funéraire , on se réunit à la maison du défunt, où un grand repas a été préparé par ordre du chef. Pour marquer sa douleur, une femme qui perd son mari coupe sa chevelure, et, avec un bâton rougi au feu, couvre toute sa AD TOUR DU MONDE. 113 poitrine de points brûlés ; le veuf, au contraire, se taillade le front et les épaules avec une pierre aiguë. A la mort d’un chef , ses sœurs portent le même deuil que la veuve. Mais c’est ici qu’on découvre avec peine le seul trait sanguinaire qui déshonore , à Rotouma, l’espèce humaine. Aux funérailles d’un chef, toutes les familles se rassemblent dans le thamoura, et là deux garçons, de dix à douze ans, que la voie du sort appelle à cet honneur, sont tués par le successeur du décédé ; d’un coup de casse-tête ils sont abattus, et on les enterre dans des fosses particulières, de chaque côté du per- sonnage. Un pareil honneur est rendu à l’épouse d’un chef, et deux jeunes filles sont les victimes qu’on lui sacrifie. Outre le thamoura de chaque village , il y a un lieu de sépulture sur la plus haute montagne de l’île, où sont placés les rois qui meu- rent dans l’exercice de leurs fonctions. Ce lieu , qui contient à présent une vingtaine de tombes, est entretenu avec le plus grand soin et entouré des beaux arbres de l’île qu’on y a plantés avec soin. A la tête de la tombe s’élève une pierre de huit pieds de haut ; une , qui n’en a que quatre, indique les pieds, et deux autres, d’une forme longue, sont placées sur les côtés. Leurs idées de religion sont, à ce qu’il paraît, très-superficielles ; ils croient seulement à un être ou génie suprême qui leur donne la Mort en les étouffant; aussi appellent-ils la mort atoua. Ils croient fiu’après la mort tout est dissous. On essaya de leur faire entendre >es dogmes de la religion chrétienne , la punition des mauvais , la récompense des bons ; tout ce qu’ils en purent comprendre les etonna beaucoup. Leur douceur et leur humanité s’étendent jusqu’aux bêtes , et ils ne souffrent pas qu’on tue une mouche , un rat , un serpent 1 ; les Moustiques seuls ne trouvent pas grâce devant eux. Ils vénèrent surtout les serpents : il en existe dans l’île une très-belle espèce, très- 8rande; le dos est d’un brun foncé, les côtés dorés et le ventre jaune; eHe ne passe point pour venimeuse. Dans une famille , les maris ou les hommes faits mangent au Même instant, mais sur des tables ou des feuilles séparées. Lorsque 1 H est fort remarquable que Rotouma recèle une espèce de serpent. Ces animaux ^°nt inconnus dans les archipels de la Société, des Sandwich, des Amis etc. file espèce-ci parait être une longue couleuvre d’un naturel très-doux et' fru- givore. IV. 18 114 VOYAGE le repas est fini, les femmes et les enfants commencent le leur. Dans les grands repas, on suit le même usage ; autant de convives, autant de tables. Ils s’éclairent avec des branches de cocotier bien sèches, avec lesquelles ils forment des torches qui brûlent , pendant dix minutes environ , en jetant une vive clarté. Avant le lever du soleil, les naturels sont réveillés; ils se lèvent et s’assemblent sur le devant de leur maison pour jouir de la fraîcheur du matin. A huit heures, ils déjeûnent avec des noix, qu’ils appellent ifi (mapé, inocarpus edulis, Forst.) et avec lapomme evy (spondias Cylherea,Commers.); ils vont ensuite soigner leurs cultures, planter le taro (arum), défricher leurs propriétés, et le seul instrument qu’ils aient pour cela est une espèce de bêche en bois ; d’autres travaillent aux pirogues ou vont à la pêche. Vers onze heures, ils rentrent et mangent des cocos ; ensuite ils préparent leur nourriture dans une petite cabane , à trois cents pas de leur maison. Le repas principal, qu’on prend à une heure, se compose d’un assez grand nombre de plats, tels que poisson, iü, taro, ignames, et en fruits à pain qu’ils préparent d’une manière particulière; ils le fendent d’abord en huit parties, enlèvent l’intérieur, le remplissent de quatre espèces différentes de lait de cocos de plusieurs âges; unis- sent les morceaux , et font cuire le tout dans une feuille de banane. Après-diner , on fait la sieste et on se baigne dans la mer. O» continue ensuite les travaux du matin , et , à la chute du jour, on fait le troisième repas, qui se compose de poissons et de papouta, c’est-à-dire de la feuille de taro , qui , renfermée dans une feuille de bananier, avec du lait de coco , est cuite au moyen de pierres chaudes. On se réunit ensuite dans le thamoura , et on exécute des danses variées jusqu’à dix heures ; à onze heures , chacun est retiré chez soi. 11 paraît que ces insulaires ne se servent pour boisson que du lait de coco; car ils ne possèdent que très-pe*1 d’eau douce dans leur île, qui n’a aucun ruisseau permanent- Lors des pluies, l’eau est conservée dans des mares ou dans des ravines. Les habitants de Rotouma connaissent des îles dans leur vois!' nage, et ils ont quelques communications rares avec les îles Fidj1 et Tonga. Ils ne purent donner que fort peu de renseignements su* une île nommée Noué, pour laquelle ils montraient l’est-nord-est , et qui se trouve à trois ou quatre jours de voiles ou deux cents mil' AUTOUR DU MONDE. 115 les de Rotouma ; elle est aussi grande et aussi haute , séparée d’une seconde île par un canal étroit. Les habitants sont anthropophages, bien que de même race et d’une couleur un peu plus foncée. VOCABULAIRE. Nous n’avons eu , M. de Blosseville et moi, que fort peu de temps pour réunir quelques mots les plus usuels : ils serviront toutefois de terme de comparaison avec les autres listes de mots que nous pos- sédons. Nous noterons parfois à quel groupe d’îles ces insulaires ont emprunté telle ou telle expression , et par là on pourra observer la corruption qui s’est glissée dans celles qui leur sont propres. Il est bon d’observer que Ve, placé devant un mot, est presque toujours l’artice le, la; ma et outou paraissent être des particules ou des pronoms. Le mot outou, devant un nom, paraît signifier c’est. La numération n’a pu être obtenue que jusqu’à dix : les noms de cent et de mille sont douteux. EXEMPLE : 1. — Tala. 2. — Rom, oua (Tonga). 5. — Tolo. 4. — Ake ou hâte. ■ 5. — Lima. Ce nom est presque le même dans toutes les numérations des peuples les plus opposés entre eux. 6. — Bono. 7. — Ito ou itou. 8. — Volia ou v aalou. 9. — Chiva ou chivou. 10. — Chanfour ou shangaoula. 100. — 2 'haro. 1000. — E/a. Cette numération a une telle analogie avec celle qui est usitée à Madagascar, que certains noms paraissent identiquement les mêmes ou découler de la même source, quoique ces peuples soient s> éloignés d’ailleurs et si distincts. 116 VOYAGE 1. — Roo. Nulle analogie. 2. — Roui ou roué. 5. — Telou. 4. — E/fache. 5. — Dimi. 6. — Enine. Après-dîner (sieste). Aveugle , Avant-bras, Bon, — très-bon , Banane, Bout du nez , Bouche, Bras , Comment se nomme cela? Couteau, Cérémonie de baptême. Chef, Combat, Cimetière, Coco, Canne à sucre, Casse-tête , Coquille d’huître perlière poitrine , Cheveux , Coït, Cuisses, Dormir, D’où venez-vous? Détestable , EXEMM.F. : 7. — Fi (ou. 8. — Valou. 9. — Sévi. Nulle analogie. 10. — Foulou. 100. — Zanou. Nulle analogie 1000. — Arivou. Idem. A Tak. Mosche. Hoou. B Lé lé ou lile. — Lilè (Tonga). Lélépo. Piré. Etnoutche. Adonou [outou à Taïti). Oloou. c Se tou, asse. Siéré. E eirao. Hinhangatcha. (Nouv'u-Zélande.) Ariki ■ Epitiou. E tamoura. Niou (Fidji , Sandwich). Taou (Sandwich). Hoye. portée sur la l'ifa. Liava. Labessana. Schang. D Mosse. Alimeti. Raksa. AUTOUR DU MONDE. 117 Dents de cachalot , Dents , Doigts, Enfant, Enfant à la mamelle , Evy ( spondias dulcis , Étoffe, Femme, Filet, Fils, Feuilles de bananier, Fruit à pain. Feuilles de taro, Fesses, Grand, Hameçon, Hache , Ignorant , Je ne sais pas , Jambes , Lune, Lèvre, Langue, Tonboua (Fidji). Alaïs, ail. Ou doukaguai. E Ililarari. Léé. Forst.), Evy ou vy (Talti). Ahou. F Aîné, fafanié (lies des Amis). Evaa ou vao. Péké. Ropcre. Ou la (oulou, Talti). Papoula. Olopotoï. G Enini. H Faou. Toki (Nouv.-Zél., Fidji). I Wacoue. J Iniéra. Outoulala. I Oulé. Papenoulche. Aièlc. 118 VOYAGE Manger, Mauvais, Mouchoir de poche , Mariage , Mort , Maison, Mapé ( inocarpus edulis ) , Menton ou barbe , Mamelons, Main , Non , Nattes , Natice blanche pour ornement, Nez, Nombril , Où allez-vous ? Oui, Ouvrier , Ovule , œuf de Léda , OEil, Oreilles , Ongles , Petit , Pirogue double , Pirogue simple , Poule ( douteux ) , Poisson , Pigeon , Pagaie , Pagne des femmes, Poitrine , Pouce , Petit doigt, Pénis , Pieds , Plaies ( vieux ulcères), M Hati. Malché. Pouraho ( îles des Amis ). Enolche. Marron. Ri. Ifi. Koume koumc. Sousse (Polynésie). Kaguai. N Inkê. Api, niaou, hahmcah, chala, sala Toui. Enoutche ( d’ehiou , Taïti). Pouasse. O Tavalili. Kaa. Emalchao. Pouré ( Taïti ). Mala (malais). Pala ou Talion. Menou ou Melaonou. P Ecmêa. Haoê. Vaka ( Nouvelle-Zélande ). Tetapoua. Ié ( d'iéa, à Taïti , ica , Tonga ). Hipa. Oessa ( d'éoé , à Taïti ). Àramea. Falfat. Kaguai masou. Kaguai soutchc. Ouioukali. Laha. Failln. AUTOUR DU MONDE. 119 R Roi, Chauu. S Soleil, Sourcils , Assa. Locmafle. T Taro ( arum esculentwn ), Tatouage , Hôhoui ( oufii , Tonga ). Chachc. V "Vent, Visières en feuilles de cocotier, Ventre, Vagin, Ahihé. Ischao (niao, aux îles de la Société). Assche. Oulou hala. 120 VOYAGE CHAPITRE XXI Y. TRAVERSÉE DE L’UE DE ROTOUMA A L’U E OUAEAN (du i" mai 1824 ad S join suivant); Communiqué avec les Carolins des Attolons de Gilbert, de Sydenham, Henderville et Woodle, et vu les îles Grand-Cocal, Saint-Augustin, Drummond, Blanay, Dundas, Bonham, Mulgraves, etc. Et ces canaux sur qui les pirogues légères Glissent dans le lointain , au gré des flots mouvants. ( Êiiir.E Saladir.) Après être restés en calme toute la journée du 1” mai devant Rotouma , un orage éclata à la nuit , et nous força de nous éloigner à tire d’ailes de cette île gracieuse , sentinelle avancée de la race océanienne. Du 1er au 6, les nuits furent sombres , les grains fré- quents , la pluie battante. Le 4 , MM. Duperrey et d’Urville firent distribuer du punch aux gens de l’équipage , afin de leur faire célé- brer l’anniversaire de l’entrée de Louis XVIII en France. Le 8, par sept degrés de latitude , des brises de vents alisés nous firent faire bonne route. Le ciel s’éclaircit, et les poissons volants s’élevaient de la surface de l’eau comme des nuées de sauterelles. Nous prîmes une grande quantité de noddis de la petite espèce , et nous les mettions en liberté , après leur avoir attaché à la patte une mince plaque de fer-blanc , sur laquelle était gravé le nom de notre corvette, indices fugitifs de notre passage dans les archipels semés d’écueils des Caro- AUTOUR DU MONDE. 121 Unes. Ces oiseaux , en cas de naufrage , eussent pu devenir les mes- sagers de nos dernières nouvelles, et morts, nous eussions sans doute subi la loi commune en devenant des voyageurs intéressants! Le 9 , nous reconnûmes une terre dans le lointain, et notre sil- lage nous en rapprocha bientôt, et File qui se dessinait devant nous, découverte par le navigateur Maurelle , qui la nomma le Grand- Cocal, n’est distante que de douze milles d’une autre île , entrevue par le môme navigateur, et qu’il nomma Saint-Augustin. Nous res- tâmes en panne pendant la nuit, pour reconnaître cette dernière qui nous parut formée de deux pâtés uniformes de corail recouverts d’arbrisseaux et de cocotiers, bordés d’un liseré de sables jaunes, et ceux-ci protégés par une écharpe de récifs sur lesquels la mer se déferle avec violence. Un village se dessinait à la pointe sud, et quelques naturels, fuyant des bords du lagon central, essayèrent en vain de lancer une pirogue pour nous joindre; mais, comme notre corvette fendait Fonde avec rapidité , ils perdirent l’espoir de nous atteindre et rentrèrent bientôt. Le plan de cette île , dressé par moi à vue d’œil , donnera une idée exacte de la singulière formation de ces îlots étroits et rubanés sur la surface de la mer, et munis à leur centre par des lagons paisibles où des poissons abondent comme dans un réservoir que la nature a placé au milieu d’eux pour assu- rer leur subsistance. Nous voilà donc entrés dans ce parterre d’îles semées au nord de l’équateur et qu’habite une race particulière que nous avons nom- mée les Mongoles-Pélagiens , et qui peuple exclusivement les îles Carolines. Une longue suite d’archipels distincts s’étend depuis le 132° de longitude jusqu’au 173° dans l’hémisphère nord. Les Carolines, ainsi nommées en l’honneur de Charles II, roi d’Es- pagne, ont été, jusqu’à ces dernières années, l’objet des spéculations les plus hasardées de la part des géographes, et , si elles sont beau- coup mieux connues , on le doit aux travaux de MM. Freycinet, Duperrey, Kotsebue, Lûskc et quelques autres. On les trouve mentionnées, pour la première fois, d’une manière un peu étendue , dans les Lettres édifiantes des missionnaires, et le nom du père Cantova se rattache surtout aux travaux qui les ont fait mieux con- naître. C’est à Cantova qu’on doit une carte de ces îles, qui a fort occupé les géographes , car , faite sur le dire des insulaires , le gisement de chaque île n’a pu être fixé que d’une manière très- IV. 16 VOYAGE 122 arbitraire, et les commentaires n’avaient pas peu contribué à embrouiller la matière , de sorte que l’opinion de la non-existence de toutes ces îles a fini par prévaloir. Aujourd’hui on parle autre- ment , car les indications de Cantova se vérifient chaque jour. On suppose que ce fut Eap que le pilote don Francisco Lascano dé- couvrit en 168G , après que les Espagnols eurent pris possession des îles Mariannes. Les Européens s’occupèrent beaucoup de ces îles dans l’intervalle de 1696 à 1772. C’est même en 1696 que don Juan Rodriguez en aperçut un des grands groupes et qu’échoua son vaisseau sur le banc de Santa-Rosa , à environ 45 lieues de Guam. En 1770, quelques colons furent expédiés sur la petite île Saint- André pour la- coloniser, et y furent tous égorgés. Mais, pour tracer l’histoire de ce groupe, il nous faudrait entrer dans de trop nombreux détails , et le lecteur peut consulter les documents publiés sur ce sujet L Ainsi donc les cartes du père Cantova et de don Luis de Torrès ont donné aux îles de cet archipel des rapports qui i Les principaux écrits sur les Carolines sont : Lettre du P. Paul Clain, Lettre édif., I, 112; Relation en forme de journal , ibid. VI, 75; Lettre du P. Casier, ibid. XVI; Lettre duP. Cantova, ibid. XVIII, 188; Journal de Wilson et nau- frage aux îles Pelcw, par Keate, trad. franç., 2 vol. in-8“ ; Chamisso, Voyage autour du monde du Capitaine Kotzebue, t. III de l’éd. anglaise \ Mes- teus, etc., etc.; Histoire des îles Mariannes, par Charles Le Gobien , Paris, in-12, 1701. * Les insulaires des îles Carolines nomment l’île de Guam Waglial , et la regardent comme un grand pays , où il y a en abondance des bœufs , du fer et d’autres richesses. Leurs plantes alimentaires sont les cocos , etc. Ceux de ces peuples qui visitent les îles Mariannes appartiennent principalement aux îles Ulèa Lamoursec et Sataoëlle. Leur rendez-vous est fixé à Lamoursec , d’où les flottilles appareillent en avril. Leur première halto a lieu à Fayo, îlot inhabité , à deux jours de navigation du point, do départ ; leur reLour est fixé en mai, et, au plus tard , en juin , avant l’établissement de la mousson d’ouest , qu'ils redoutent singulièrement. En 1814 , la flottille qui visita Guam se composait de 18 pros, chargés de curiosités et plus spécialement de coquillages. Ils reçoivent en échange du fer , des colliers do verre et des étoffes. Don Luis de Torrès indiqua une haute terre fort grande que le brick San-Antonia de Mar- seille vit le 10 décembre 1814 , et qui a été découverte par le capitaine Doublon. C’est évidemment , dit M. de Chamisso , Quiruso ou Hogoleu . Suivant M. de Chamisso , Ulea de Kadu se prononce Ola a Radack. Cantova écrit Uleo; Torrès prononce Guliai. Ce sont les treize îles vues , cri 1797, par Wilson. Lamurrec de Kadu et Lamurrec de Cantova , ,a Mugnak de Torrès , Lamoursec de Krusenstem , Lamourca, Lamouirec ou Falou du P. Lcgobien. Wilson la nomma île de Swcede. Setoan de Kadu est Scteoel de Cantova , Satahoual do Torrès , l’île do Tucker de Wilson. Bigelfe de Kadu est Piguelao de Torrès. C’est une île inhabitée , que les Carolins visitent pour y faire la pêche , et qui n’a pour eau douce que celle qui tombe du ciel et qui est contenue dans des trous. Logolett Cantova est appelée Lougouluus ou l’îlo du Prince par les Carolins. Eap de Kadu, et i ap &e Cantova , Yapa de Torrès , et Ala~Cap de la relation des îles Pelcw. La flotte de Nassau la mentionne en 1625 , et l’Exeler en 1793. Strong’s Island , et l’île 7 'egoa d’ArrowsmiLh , l’île Hope de 1807 , l’île do Saint-Barthelcmy do Loyo * de 1526 (, l’île Oualan , de la Coquille ). AUTOUR DU MONDE. 123 ne sont pas exacts sans doute , puisqu’ils ont isolé , et placé à de grandes distances les unes des autres , des îles qui forment des sys- tèmes d’iles portés sur un même plateau, et que les Anglais ont appelées Iles-Groupes, et pour lesquelles j’ai proposé le nom de Polynèse. L’immense archipel des Carolines se trouve ainsi former u-ne bandelette étroite , entre les 6 à 10 degrés de latitude nord , et cet archipel est lui-mème le résultat d’une aggrégation de certains groupes, formés chacun de 15 à 30 îlots, et au milieu desquels sont semées quelques terres isolées , des îles hautes et un plus grand nombre d’îles plates , toutes reposant sur des ressauts sous-marins. Les îles Pelew sont le premier anneau de cette longue chaîne à l’ouest , tandis que les groupes de Radich et de Radack semblent en être la terminaison à l’est. Les groupes bas et morcelés des Mul- graves, Gilbert et Marshall , en sont un rameau dévié sous l’équa- teur et dont la position lie les Carolines au reste des îles de l’Océanie. La race des Mongoles-Pélagiens se trouve en effet ne pas dépasser l’île Saint-Augustin de Maurelle. Semés pour la plupart sur des îles basses à peine élevées au- dessus des vagues , peuplant indifféremment quelques terres mon- tueuses et volcaniques , les Carolins n ont rien , ni dans les habitudes, ni dans leurs moeurs , qui puisse les rapprocher des vrais Océa- niens. Habiles navigateurs, ils possèdent une connaissance étendue du cours des astres. Ils construisent leurs pirogues avec un talent d’exécution ignoré de tous les autres insulaires de la mer du Sud.. Ces peuplades, encore si nulles , encore si mal connues , ont besoin d’être étudiées de nouveau. Elles ont dû émigrer des rivages de l’Asie , et leurs essaims ont fondé , de proche en proche, des colonies nouvelles, au fur et à mesure que les îles sortaient du sein des eaux. Les Carolins , familiarisés avec les longs voyages , sont générale- ment d'habiles marins , et l’emportent , sous ce rapport , sur tous les autres peuples du Grand-Océan ; avec leurs escadrilles, on les voit, profitant des moussons , entreprendre de longs voyages , en se gui- dant sur les astres, à l’aide des vents régnants. Mais revenons au cours journalier de notre paisible navigation. Chaque jour , à mesure que nous avancions dans ces parages si émaillés de terres , des êtres nouveaux venaient appeler notre at- tention. C’étaient d’élégantes sternes aux formes gracieuses , de 12-4 VOYAGE gros requins à extrémités des nageoires blanches , voraces , tyrans de cette mer échauffée , car l’un de ceux que nous prîmes avait l’estomac entièrement rempli de poissons et de poulpes encore à demi entiers , des marsouins gris et de petite taille. Le 15 mai, nous nous trouvions naviguer très-près des îles basses de Drummond et de Sydenham , les King’s mill des cartes d’Ar- rowsmith, découvertes en juin 1788 par les capitaines Gilbert et Marshall. Ces îles , placées par 1 degré 20' de latitude sud et 72° 40' de longitude orientale , s’étendent jusqu’au 10° degré de lati- tude nord , et dessinent sur la surface de la mer un long et étroit ruban de terre bordé de récifs et couvert de cocotiers. Une seule pirogue, montée par trois hommes, osa s'aventurer le long de la corvette , et ce n’est qu’après bien des irrésolutions que ceux-ci se hasardèrent à monter sur le navire. Les naturels n’apportèrent avec eux aucun objet d’échange; ils n’avaient dans le fond de leur pirogue que des mollusques du béni- tier tridacne, qu’ils venaient de prendre sur les récifs , et qui sont sans aucun doute une des principales ressources de leur vie. Nous leur donnâmes des couteaux, qu’ils parurent nommer tibi, et des hameçons qu’ils appelèrent matao. On voyait qu’ils savaient apprécier le fer ; mais leur langage , inintelligible pour nous , n’avait aucune analogie avec les autres dialectes parlés dans l’Océanie. La teinte de leur peau était assez foncée , et leurs membres étaient grêles et maigres , deux circonstances qu’il faut sans doute attribuer à leur habitation sur des récifs découverts et peu pro- ductifs. Leurs traits sont élargis et grossiers , et leur teinte est un bronze cuivré foncé en noirâtre; leur intelligence parut bornée , et leur extérieur peignait la misère et le peu de ressources du sol qu’ils habitaient. Le plus jeune des trois individus était recouvert d’une lèpre fur- furacée, qui est si commune chez tous les nègres océaniens , et qui paraît être propre à tous les peuples riverains qui se nourrissent presque exclusivement de poissons. Ces trois hommes avaient le ventre serré par des tours d’une corde faite avec le brou de coco ; ils ne s’épilent point , ni ne pratiquent la circoncision. Aucun voile ne couvre les organes générateurs. Ces insulaires portent les che- veux coupés court, et n’ont point de barbe ni de moustaches qu’ils taillent avec des coquilles. AUTOUR DU MONDE. 125 Nous ne leur vîmes dans les mains aucune espèce d’armes. Leur coiffure consistait en un petit bonnet rond, tissé avec des folioles sèches de cocotier, et pour tout vêtement ils portaient une natte très-grossièrement faite et percée au milieu, comme le poncho des Araucanos , avec laquelle ils se garantissent les épaules et la poi- trine. Ils sont familiarisés avec la navigation et s’avancent assez loin de leurs îles en emportant une provision d’eau douce dans des noix de coco. Leurs pirogues n’offrent plus rien de semblable avec celles des Océaniens , et , bien que construites sans grandes précautions , elles retracent la forme des pros si élégants des Carolins occiden- taux ; on doit penser que la disette du bois et le peu de facilité qu’ils ont de trouver des matériaux convenables sont les seuls cau- ses de la négligence qui paraît avoir présidé à leur construction. Mais ces embarcations s’évoluent de la même maniéré , en chan- geant seulement la voile, pour que l’avant devienne l’arrière, et vice versâ. Ces pros sont simples et longs d’environ vingt pieds sur deux de largeur. Un madrier, servant de balancier, est tenu fortement, à une certaine distance du bord , par plusieurs perches , et supporte une sorte de plate-forme. Le corps de la pirogue est formé de bor- dages minces , concentriques , très-solidement cousus ensemble , et soutenus par des membrures gracieuses ; ses deux extrémités se ter- minent en pointe. De petits bancs servent de siège aux pagayeurs. Le mât est penché sur l’avant et implanté sur le côté droit ; des haubans le soutiennent, ainsi qu’une perche recourbée qui appuie sur la plate-forme du balancier. La voile a la coupe d’un deltoïde dont la partie la plus large est la plus supérieure; elle est formée de laisses de nattes très-grossières et réunies entre elles. Une lon- gue pagaie sert de gouvernail i * * 4. Par ces données on reconnaît déjà un peuple éminemment navi- gateur, ayant des idées très-avancées pour la construction des embarcations avec lesquelles il va d’île en île et sur les récifs pêcher sa subsistance ; car les cocos de ces terres noyées ne sont point suf- fisants pour alimenter la population entière , et les végétaux nour- i Le manque d’arbres est tellement la cause unique de la négligence apparente avec laquelle les pirogues des îles basses sont construites, que leurs mâts, leurs balanciers, étaient faits de plusieurs pièces tortueuses d’un mauvais bois, tel que l'hibiscus tiliaceus, et malgré cela ajustées avec beaucoup de soin. 126 VOYAGE nciers des Océaniens, tels que les arbres à pain, les ignames, manquent le plus ordinairement sur ces îlots. Mais plus nous avan- cerons vers l’Ouest, plus nous verrons ces pros, conservant toute- fois leurs mômes formes, nous offrir le beau idéal d’une pirogue par leurs ornements et le fini de leur architecture, par leur mar- che supeneure, et la précision et l’art avec lesquels ils sont évo- Le 16, dans la nuit, nous aperçûmes un feu dans le nord-est. On vira de bord pour courir sur la terre au jour, et , par une belle matinée, nous longeâmes une terre que nous reconnûmes être l’ile 1 enh™ ’ pnmitivement découverte par le capitaine Bishop, et vue en 1809, par le brick Y Élisabeth, dont le commandant la nomma üe Blaney. Cette île gît par 0» 32' 0" latitude sud et 172“ 14' lon- gitude est ; elle est basse, et sa forme est celle d’un grand arc un peu îrreguher, et n’ayant que vingt milles de longueur. Sa surface, peu élevée au-dessus du niveau de la mer, est très- boisee, surtout dans la partie méridionale, où l’on remarquait un grand nombre de cabanes entourées de bosquets. Lorsque les habi- tants aperçurent la corvette la Coquille côtoyant leur rivage, ils s élanceront dans leurs pirogues , et en un clin-d’œil nous en vîmes une vingtaine manœuvrant par escadrilles pour nous joindre ; mais une seule y parvint : elle était montée par dix naturels grands, forts e nerveux. La couleur de leur peau tirait sur le noir fuligineux intense ; leurs cheveux , très-noirs, étaient courts, et la barbe peu ourme. L un d’eux s’était fait un bonnet avec la peau d’un gros odon, et était revêtu d’une casaque grossièrement fabriquée avec des fibres de cocotiers; les autres naturels étaient complètement nus, et tous avaient les cuisses tatouées par lignes peu foncées et circulaires. Leur cou était entouré de colliers formés avec les valves rouges d’un peigne , et leur ventre était serré par plusieurs brasses d un cordonnet très-fin et teint en noir, ou avec des cordes enfi- lées par une innombrable quantité de petites rouelles d’un bois très- dur et noir. Leurs haches sont faites avec des fragments de la coquille tri- dacnc, dont le bord est aiguisé, et que supporte un manche en bois. Leurs nattes sont lissées avec des lanières étroites de pandanus; 18 Cn Rangèrent quelques-unes, ainsi que trois cocos frais, les seuls qu’ils eussent dans leurs pirogues , pour des clous , des lutine- AUTOUR DU MONDE. 127 çons et des couteaux qu’ils nommaient tibi; les miroirs leur cau- sèrent la plus grande surprise. Ces insulaires étaient de mauvaise foi dans leurs échanges; rarement ils donnaient l’objet dont ils avaient reçu la valeur. La construction de leurs pirogues était parfaitement semblable à celle des habitants de l’île Drummont. La physionomie de ces dix hommes était peu prévenante : de larges cicatrices annonçaient qu’ils font fréquemment la guerre; ce qui, joint à leur peu de ressources dans leur île, doit leur donner des mœurs inhospi- talières. Ils parlaient avec volubilité : c’est avec bien de la peine que nous pûmes obtenir le nom dont ils se servent pour désigner leur île, qui est Motou ia pour la partie sud, et Motou lera pour la partie nord. Les seuls mots que nous puissions joindre à ces deux-ci sont : cari, sourcils; tepahi, nez; et taniga , oreille. Le 17 mai 1824, nous eûmes connaissance des îles Hender- ville et Woodle 1 , séparées l’une de l’autre par un canal qui a cinq milles de largeur. Par leur disposition elles ont la forme d’un fer à cheval , et sont bordées par une épaisse ceinture de récifs dont le centre est occupé par un vaste lagon. Çà et là paraissaient quelques cabanes, ou plutôt des huttes grossières, dont les toits descendaient jusqu’à terre. Un grand nombre de naturels , parcourant la grève, se détachaient vivement sur la blancheur éblouissante des sables de coraux : tous formaient une scène animée et mouvante. Les femmes et les enfants , attachés au rivage par la curiosité , restaient spectateurs , tandis que les hommes , portant des pirogues et les jetant à la mer, s’efforçaient d’atteindre la corvette. Ces naturels ressemblaient aux précédents; ils étaient entière- ment nus ; mais nous remarquâmes qu’ils s’épilaient soigneusement. L’un d’eux avait sur la tète un bonnet pointu fait avec une feuille de bananier roulée ; leur coloration , ainsi qu’on doit le penser pour des hommes immédiatement placés sous la ligne , était très-foncée. Un naturel âgé , qui paraissait jouir d’une certaine autorité , se tint longtemps debout au milieu d’une pirogue, en parlant avec feu : sans doute qu’il nous adressait quelque discours dont les mots frap- pèrent vainement nos oreilles. Il était distingué par deux ovules {œufs de Léda ), suspendues au cou, et par des bracelets très-blancs formés de coquillages enfilés. i Elles gisent par 0" 10' de latitude N. et 171» 2S' long. E. 128 VOYAGE Yers midi , nous gouvernâmes sur l’extrémité méridionale de l’île Woodle , qui n’est distante de l’île Dundas que de 6 à 7 milles. Cette île , découverte en 1809 par le navire l 'Élisabeth , nous pré- senta une nombreuse population : nous comptâmes plus de trois cents naturels courant sur le rivage ; quelques-uns étaient armés de longues lances ; les femmes avaient le corps entouré d'un pagne, tandis que les hommes étaient complètement nus. A leurs gestes, à leurs cris , il était facile de juger qu’ils avaient rarement occa- sion de voir dans leurs parages des navires européens. Un grand nombre de pirogues se dirigèrent aussitôt vers la Coquille, et, comme une brise favorable nous poussait , deux d’entre elles , plus persévérantes , parvinrent à nous joindre , lorsque nous étions à trois lieues de terre : les naturels qui les montaient n’avaient aucun objet d’échange; mais ils témoignèrent vivement leur estime pour les couteaux, les clous , les hameçons et le fer, sous quelque forme qu’il fût : ils avaient pour ornement des ceintures en coquilles taillées en rouelles , placées autour du corps , du cou , des poignets et des jambes. Ces deux pirogues étaient plus petites que les pré- cédentes, mais construites, d’ailleurs, comme elles, en bordages cousus et avec des balanciers ; leur équipage ne se composait que de quatre hommes , n’ayant pas même une feuille de figuier poul- ies vêtir, et complètement épilés, à l’exception d’un seul. Leur peau, fortement bronzée , était cependant déjà plus claire que celle des premiers Carolins que nous avions vus , et tous portaient trois cicatrices d’entailles profondes sur les téguments de l’épaule droite. L’ensemble de leurs traits était assez régulier, quoique l’aspect en fût farouche et sauvage ; leur taille était médiocre. L’un d’eux, qui paraissait jouir de quelque autorité sur ses compagnons, était tatoué sur les cuisses et sur le dos par lignes légères , disposées avec délicatesse autour de ces parties. Au reste , ils montèrent à bord sans hésitation et sans témoi- gner de crainte; ils n’avaient point d’armes, et mirent dans leurs échanges la plus grande bonne foi. Comme à leurs voisins, leurs ornements consistaient en ovules. Leur habitude d’observation est tellement perfectionnée, qu’ils s’aperçurent bientôt que des nuages, s’amoncelant à l’horizon , annonçaient du mauvais temps; aussi se hâtèrent-ils de gagner leur île , et à peine en touchèrent-ils les bords, que des grains subits et violents se firent sentir. AUTOUR Dü MONDE. 129 Les jours suivants, nous longeâmes les îles Hall, Gilbert, Knoy, Charlotte, Mathews, ainsi que l’archipel de Marshall, et les îles Mulgrave et Bonham. Elles nous présentèrent dans leurs v formes , comme dans la race humaine qui les habite , des particu- larités identiques avec celles que nous venons de rapporter. Toutes ces îles sont donc entièrement basses, formées par des bancs massifs de coraux qui sont eux-mèmes le résultat d’un tra- vail lent et successif d’animaux presque imperceptibles. Ces polypes mous et gélatineux peuvent donc décomposer les eaux de la mer , en retirer le carbonate de chaux, pour élever, jusqu’au niveau des vagues , des plateaux qui finissent par recevoir d’abord des colonies végétales , puis des animaux , et ensuite des migrations d’hommes. Mais ces saxigènes placent-ils indifféremment leurs murailles dans les abîmes de la mer , ou seulement à des profondeurs déterminées? Des expériences positives prouvent aujourd’hui que ce n’est jamais que sur les sommets des hauts-fonds ou chaînes sous-marines , sillonnant et formant des bassins au fond des océans, qu’ils asseyent la base de leurs édifices : aussi remarque-t-on que les rochers de corail affectent les formes les plus bizarres dans leurs dispositions sur la surface de la mer ; qu’ainsi on les voit former des remparts autour des hauts pitons volcanisés des grands archipels; qu’ailleurs, là où le volcan sous-marin n’élève point son cône au- dessus de la surface des vagues , sont des plateaux bas qui se décou- pent souvent sur le pourtour du cratère , de manière que l’intérieur reste vide , à cause d’une grande épaisseur de la masse des eaux ; et c’est ainsi l’origine des îles à lagons intérieurs. Et ne voyons-nous pas , au milieu des Carolines , des îles volcaniques élevées , telles que Oualan et Hogolous, avoir des barrières de polypiers sur leurs pourtours , d’où s’élèvent des motous ou îlots couverts de végétaux, tandis que l’intérieur ne présente qu’un ou plusieurs des pitons du mont ignivome, complètement isolés? Le 30 , nous communiquâmes avec un navire occupé à la pêche de la baleine : c’était le Boston de Nantuchet, qui se rendait sur les côtes du Japon pour continuer sa pêche. Il avait pris dix cétacés dans l’intervalle qui sépare les îles Mulgravcs des îles Carolines. Le 1er juin , nous nous trouvâmes au milieu d’une foule d’êtres qui s’ébattaient dans l’air ou dans la mer, et des noddis , des frégates , IV. 17 130 VOYAGE des fous , des phaëtons , se croisaient dans leur vol , tandis que des bandes de thons, des nuées de poissons volants, sautaient ou volaient au-dessus des légères vagues qui sillonnaient la surface de l’océan. Le 3 juin , nous eûmes connaissance d’une terre haute que nous côtoyâmes , afin de trouver un mouillage. M. Bérard, expédié avec un canot, revint après avoir découvert un havre sûr et peu spacieux, et ce ne fut que le 5, que l’on se décida à y entrer. Cette terre haute est l’île de Oualan. AUTOUR BU MONDE. 131 CHAPITRE XXV. OBSERVATIONS GÉNÉRALES SUR L’iLE DE OUALAN 1 2 (sOL, PRODUCTIONS, ÜABITANTS, MOEURS, LANGUE, ETC.) (du 5 juhi 1824 au 15 du même mois). Des voyages lointains tel est sur nous l’empire ; C’est l’air du monde entier que par eux on respire. (Dkmlt.b, Poésies fugitives .q L’ile de Oualan a, ainsi nommée par les naturels qui l’habitent, paraît avoir été découverte en 1804 par le capitaine américain Crozier, qui lui donna le nom d’île Strong, en l’honneur d’un gou- verneur de la province de JPassuchusset . Il ne parait pas avoit eu de communications avec les insulaires; et cette découverte , mise dans les feuilles quotidiennes du temps, ne parut point authentique, puisqu’elle n’est pas portée sur les cartes anglaises les plus récentes ( 1822 ) , tandis qu’on y trouve placées les îles de Tcxjoa et Pope , qui sont évidemment Oualan , comme nous nous en sommes assu- rés pour une, tandis que Pope, prétendue decouverte en 1807, n’est admise que sur des erreurs de longitude. Enfin M. de Chamisso 1 Ce chapitre a été publié dans le Journal des voyages, année 1825 (tome XXVI , pa„es jap e(, 275) J’ai dû conserver sa rédaction, qui se ressent de la fatigue de là campagne car elle fut mise au jour aussitôt après mon arrivée en France, parce qu’elle a été citée par le voyageur russe Lülke qui en a commenté divers passages. 2 M d’Urville , prenant le contrepied de ses compagnons, a affecté d’écrire Ualan; or, je lui délie de citer un peuple de l’Océanie et do la Polynésie où Yu ne se prononce comme en Europe (la France exceptée) par OU. 132 VOYAGE pense môme que c’est aussi l’île désignée sous le nom de San- Barthelemeo-de-Loyola , vue en 1520. .La détermination de 1 de Strong, par le capitaine Crozier, ne diffère que de peu de celle trouvée par les officiers de la corvette la Coquille. Cette île gît par 5° 21' 32" de lat. N. et 100° 48' 22" de longitude orientale. La variation est de 8° 50' N.-E. L ile de Oualan se trouve isolee, à une égale distance à peu près, du groupe des Carolines et des archipels Mulgrave et Gilbert. Elle fait une exception remarquable, au milieu des îles basses de corail dont cette mer est parsemée , par son élévation montagneuse. Elle court du N.-E. au S.-O. , n’ayant que vingt-quatre milles de cir- conférence (huit milles de longueur et neuf de largeur ) ; mais une ceinture épaisse de coraux l’entoure entièrement. Sa partie sud offre quelques motous ou îlots de madrépores, boisés; les monta- gnes sont ravinées et déchirées , quelques-unes sont terminées par des pics aigus. La végétation la plus active revêt l’îlc entière , tan- dis que des forêts de mangliers s’étendent sur le littoral, au milieu des vases fétides que le mélange des eaux douces avec celles de la mer y accumule. - Les récifs forment autour de l’île un cordon parfois épais d’un mille, qui est interrompu, sur quelques points, pour former cinq havres , dans lesquels on peut trouver un bon mouillage 1 ; deux d’entre eux, surtout, sont propres à recevoir de forts navires. Le port de Lélé, ou baie de Pané des naturels , est le plus spacieux ; il est abrité de toutes parts, excepté à l’est, où la barrière des récifs s’ouvre pour donner naissance à une passe étroite. Mais ce mouil- lage , qui serait très-commode, par rapport au voisinage du vil- lage de Lélé , où résident les chefs et la majeure partie de la popu- lation, est directement sous le vent régnant (E.-S.-E. ) ; de sorte que, s’il est facile d’y entrer, il n’en est pas de même pour sortir : on a aussi le désavantage de ne pouvoir se touer dans la passe , car on cesse de trouver fond, non loin des coraux, où le ressac est des plus violents. Le havre d cia Coquille, où nous mouillâmes, reçut son nom de la corvette ; il est placé sur la côte occidentale de l’île , et a des 1 Deux havres plus petits reçurent les noms de deux de nos officiers • nuits Bémrd et Lollin. AUTOUH DU MONDE. 133 «limensions assez étendues, quoique des bancs encombrent son inté- rieur. Le mouillage est aisé à prendre. Toutefois, on laisse tomber une ancre à jet dans la passe, et on entre, en se louant, dans l’intérieur du havre, en contournant divers petits bancs de coraux à fleur d’eau. La mer y est calme et tranquille comme dans un étang, et est à peine ridée par le vent régnant. L’ancrage est très- bon et très-tcnace, par un fond de vase noire unie à un mortier de corail pulvérisé, dans le voisinage principalement des deux petits îlots, situés au fond du havre , et dont l’un fut choisi pour établir ■ l’observatoire. Pendant les dix jours que nous passâmes au havre de lu Coquille, les vents souillèrent presque constamment duN.-E., N.-N.-E., E.-N.-E. , mais très -légèrement ; et souvent nous eûmes des moments de calme parfait : alors la chaleur était très- intense. Le temps était superbe lorsque nous attérîmes, et il continua ainsi pendant les trois premiers jours de notre relâche. Ensuite nous essuyâmes quelques grains de vent et de pluie, qui durèrent l’espace de quatre jours , et soufflèrent avec assez de force ; mais ils ter- minèrent par des rafïales expirantes et des pluies subites et peu durables. La plus grande partie des grains , attirés par les sommets des montagnes , tombaient dans les vallées inférieures. La prodi- gieuse ou luxuriante végétation de Oualan, l abondance des sources et des ruisseaux, l’humidité permanente du sol, annoncent que les pluies, dans l’hivernage, doivent y être fréquentes. Le baromètre, à midi, se maintint à 28p.; le 6 seulement, il descendit à 27 p. 11 1.8. Le thermomètre, à midi et à l’ombre, monta à 31“ 4 centig., pour maximum, et descendit, au plus, à 27“ 8. La température de l’air, au milieu de la nuit, se maintint assez régulièrement à 28“ 2 . Celle de l’eau ne différait que d’un degré de celle de l’air, même à minuit. Les journées étaient excessivement chaudes : la chaleur était mordicantc et fort incommode. Les nuits étaient pures et sereines, ■ dans les beaux jours; mais, vers quatre heures du matin, l'humidité et la fraîcheur devenaient tres-sensibles. Les montagnes, qui forment l’îlc de Oualan, sont élevées et déchi- rées. Leur origine volcanique se décèle de prime-abord, et l’examen des rochers vient ensuite confirmer cette opinion. La montagne la plus élevée ( G78 mètres ) se termine par un piton aigu, solitaire, tandis que deux pitons accolés couronnent la montagne la plus 134 VOYAGE voisine. Les autres montagnes n’ont point de formes distinctes, autres que des déchirements assez ordinaires aux terrains d’origine ignée. Une profonde vallée semble isoler l’île en deux portions, qui seraient unies par une colline peu élevée, et c’est ce qui concourt à donner à l’île la forme d’un trèfle , qu’elle affecte. La montagne de la partie du nord a 106 mètres d’élévation : sa cime est tronquée et présenté un plateau sur lequel se reposent le plus fréquemment les nuages. La principale chaîne , qui lie cette division de croupes montagneuses, se dirige du N.-E. au S. -O., déclinant insen- siblement vers le sud-ouest. Des vallées et des gorges isolent ces divers chaînons , et la vallée centrale paraît être le rebord d’un cratere depuis longtemps éteint. Celle-ci est bien arrosée, très- feitile et large. Les insulaires y ont établi des cultures et des cabanes. Des aretes , le plus souvent abruptes et roides , bordent généralement les ravins , et la plupart des pitons sont tellement escarpés, et les fourrés de végétaux si épais, qu’ils paraissent être inaccessibles. La chaleur du jour vaporise sans cesse une grande masse d'eau que les montagnes attirent, et dont la végétation absorbe une partie. Il en résulte ce nombre très-grand de ruisseaux , qui coulent de toutes parts, sur le flanc des montagnes, se creusent des lits étroits, ombragés de beaux arbres, ou, rencontrant des obstacles, tombent, en formant de petites cascades, sur des lits de galets. Ces ruisseaux sillonnent les vallées , se réunissent ou se divisent. Leurs eaux fraîches et murmurantes forment, en serpentant, de petites rivières qui vont se perdre à la mer, en s’ouvrant un pas- sage à travers les mangliers et la couche épaisse de limon qui bordent la côte. A l’embouchure de ces ruisseaux , il n’y a guère que trois pieds d’eau , et un pied ou deux, au plus, dans la partie déclive de leur cours. De cette abondance d’eau, unie à la chaleur, résultent une grande fécondité et une fertilité qui ne demande- raient qu’à être utilisées ou dirigées. L’eau que les navires, qui y relâcheront, auront à remplacer, n’est pas toutefois aisée à faire, parce que les récifs s’opposent à ce que les canots puissent franchir la barre et remonter dans les rivières. Il faut alors rouler par mer les pièces , et remonter assez loin la rivière pour puiser de l’eau douce. Sans cette précaution , il arrive souvent qu’on ne prend que de l’eau saumâtre , comme cela nous advint. Les matelots, chargés AUTOUR DU MONDE. 135 de cette opération, roulent les pièces, étant dans l'eau jusqu'à la ceinture. D’ailleurs, il n’est pas possible de débarquer sur le rivage du pourtour du havre de la Coquille sans se mettre dans 1 eau , sur les récifs, en suivant le cours des rivières pour remonter dans l’intérieur, car on ne pourrait que difficilement franchir l’espace qui forme un littoral d’un limon à demi liquide, dans lequel on enfonce sans pouvoir s’en retirer, au milieu du lacis inextricable des innom- brables racines de mangliers; au contraire, les portions sud et nord de Oualan sont bordées de plages uniformes de sables, que retien- nent des vaquois ou d’autres grands arbres ; sur ces plages les natu- rels ont établi de petits villages , et des touffes , peu fournies de cocotiers , les environnent. La roche qui semble composer en général les montagnes, nom- mées Holl dans la langue des naturels, est un trachytc poreux. Il y existe aussi du balsate, car j’en vis de gros blocs pentagonaux dans les murailles deLélé, et une large rouelle à cinq faces, servant chez un habitant à broyer le kava. J’eus également occasion de voir quelques haches en basalte dans des cabanes, de même que des morceaux d’obsidienne ou verre volcanique. Tous les fragments que roulent les ravines sont aussi de trachyte ; mais je ne connais qu’un seul endroit d’une montagne, qui en présente à nu un prisme conique. Partout ailleurs , le sol est recouvert d’un lacis de lianes grimpantes, dans les fourrés d’arbres divers. Sur la côte, on ren- contre des fragments de madrépores spathisés ; les naturels les emploient pour faire les haches dont ils se servent. La ceinture des récifs , qui constitue le pourtour de File , est formée de polypiers madréporiques . que la mer a roulés et déta- chés parfois par blocs énormes , découvrant considérablement à marée basse. Les vagues déferlent avec violence sur les blocs déra- cinés qui forment la portion avancée du récif. L’espace jusqu’à terre est un plateau de sable On madréporique , que quelques pouces d’eau recouvrent en certains endroits , tandis qu’il y a des crevasses plus profondes. Chaque jour, des arbres appropriés à ce genre de colonisation, s’avancent, et augmentent ainsi l’étendue de l’ile. Sur ces plateaux se trouvent en abondance des polypiers opuntia, un petit fucus, une zostère, ainsi qu’une espèce d’éponge flexueuse , composée de tubes perforés au sommet, une autre espèce à tube vertical unique. J’y remarquai beaucoup de murénophis , ! I 136 VOYAGE de cônes, des poissons très-petits, ornés des plus riches couleurs, l’astérie à cinq rayons bleus, des ophiures noirs , guettant leur proie sous les roches, divers oursins, surtout la cydarite. Le véri- table trépang couvre ces va,stes bancs. Cette holothurie y est telle- ment abondante , que je n’ai jamais rien vu de pareil dans les îles et dans les mers réputées les plus fécondes par les pêcheurs européens, qui la vendent aux Chinois. Quant à quelques obser- vations sur la formation des coraux , elles trouveront place ail- leurs. Les productions végétales spontanées de 111e de Oualan ont des formes imposantes ; quoique les espèces soient peu multipliées ou peu variées , elles n’ont pas laissé le plus petit espace de sol vide. Partout, une terre glaise, mélangée avec une grande propor- tion d’humus , ou terreau noir et meuble , leur fournit une alimen- tation riche et abondante. Les mêmes plantes qui croissent dans les vallées viennent aussi sur les montagnes , et je ne serais pas éloigné de la vérité , en ne portant qu’à cent le nombre total des espèces. Pendant notre séjour (en juin 1824), à peine aurait-on pu rencontrer vingt plantes en fleurs. La botanique oualanienne ne diffère point de celle des îles de la mer du Sud. Seulement elle présente des plantes des Moluques et des terres plus à l’est. On y rencontre non-seulement des végétaux de la Nouvelle-Irlande, mois aussi des productions animales, et surtout des poissons; mais la faible distance de 200 lieues environ, qui les sépare, rend ce fait peu remarquable. Ces deux terres sont également par le cin- quième parallèle; seulement la Nouvelle-Irlande est au sud de l’équateur et Oualan au nord. Les marchanties , les jungermannies et les fougères couvrent généralement le tronc des arbres , les pierres nues et le sol humide. Les fougères, surtout, comptent plusieurs espèces, entre autres celle dont le stype élancé et droit se couronne d’un faisceau de feuilles, en revêtant l’aspect d’un palmier. Les graminées et, en général , les herbes menues manquent , et ne peuvent vivre sous les arbres qui les étouffent. Dans les gorges ou dans les vallées on remarque seulement quelques joncs , ou une graminée coupante, très-abondante dans les îles de la mer du Sud. Partout le chou caraïbe et la canne à sucre croissent à l’état sauvage. Le bananier textile et l’arbre à pain à châtaignes s’élèvent parmi les brous- AUTOUR DU MONDE. 137 sailles jusqu’aux crêtes les plus élevées des montagnes, en s’unis- sant à une sorte d’arec élégant et de fougère arborescente. L’hibiscus hliaceus , si utile aux naturels , forme les plus épais fourrés. L’ortie textile ( urtica tenacissima ), une malvacée jaune , un ixora à corym- bes de couleur de feu, sont épars dans les bois, au milieu des baringlonia, du loume ou arbre à racines plates, de l 'inocarpus edulis , du morvnda citri folia. Le beau liseron ( convolvulus peltalus ) les enlace et les cache parfois sous ses larges feuilles cordiformes. La végétation de la plaine se compose d’un basilic très-odorant , d’une synanthérée à fleurs jaunes très-commune, d’un cucurbitacé, d’un pancralium, du poivre metysticum , des arum esculentum et macrorrhizon , de plusieurs espèces d’orchidées, et de maranta et dracœna, etc. Elle est d’ailleurs uniforme et peu variée. Les bords de la mer, dans les endroits où il y a des grèves sablonneuses , offrent deux espèces de pandamus , de scœvolia lobelia , du vilex tri- foliatus, etc. Les plages vaseuses sont recouvertes de mangliers , dont le tronc s’élève à plus de 60 à 70 pied^, et je remarquai dans un seul endroit un palmier nain couvert de fruits ; mais je ne sais à quel genre il peut appartenir. Les arbres des montagnes ont une taille de quinze pieds au moins , et se composent généralement d’arbres à pain sauvages. Les plantes alimentaires indigènes ont été répandues sur cette petite île avec une profusion étonnante. Aussi les peuplades qui l’habitent sont-elles restées dans une molle indolence et dans une grande stagnation d’idées. Elles ne connaissent que le régime ‘ frugivore, et on pourrait peut-être en tirer la conclusion que leur vie douce et paisible est exempte de ces actes de cruauté qui dégra- dent d’autres peuples. Les naturels ont établi partout des cultures. Le cocotier, ce palmier si utile, est placé près des cabanes; la canne à sucre est plantée par carrés réguliers , généralement sur les coteaux ; le sol est soigneusement débarrassé des mauvaises herbes, et chaque touffe de cannes est soutenue en faisceau, par un long piquet. Il n’y a pas jusqu’à l’arum, qui fournit le tant, qu’ils ne plantent avec soin le long des rivières. Mais cette plante est plus commune , croissant çà et là , que fixée dans un sol préparé pour elle. Les jardinets qui enveloppent les cabanes des naturels sont remarquables , non par le soin qu’on y porte , mais par la réunion des végétaux qui s’y pressent. Ils sont enclos avec le dra- IV. 18 138 VOYAGE cœna termimlis , dont les larges feuilles nerveuses se couronnent de fleurs blanches ou roses , et que des baguettes légères maintien- nent en treillage. Il paraît que cette plante leur fournit encore un principe sucré qu’ils recherchent. L’arbre qui fournit la base principale de l’existence de ces insu- laires est l’arbre à pain. Les fruits de ce végétal jonchent le sol , tant ils sont communs. L’espèce qui sert d’aliment se nomme mosse, tandis qu’ils appel- lent mosse soucossa la variété sauvage du même fruit, qui, au lieu d’être, comme celui de la précédente, arrondi, est oblong , et a les aréoles de l’épiderme plus saillantes , en même temps que le centre du parenchyme est rempli de semences analogues à des châtaignes, inusitées à Oualan, mais estimées des Carolins. La cannamelle , qu’ils nomment ta, est évidemment spontanée ( saccharutn spontaneum ) , et appartient à l’espèce à tiges rouges et grosses, dite de Taiti. Partout croît, comme un gramen élevé, une espèce nouvelle de canne à sucre sauvage. Les bananiers vivent sur tous les points : il y en a plusieurs variétés ; mais la qualité de leurs fruits est généralement médiocre. La meilleure espèce se nomme oune, et les naturels ne voulaient pas nous en donner. Elle est longue , recourbée , d’un jaune clair à sa maturité. L’espèce la plus commune est une grosse banane, arrondie , d’un jaune vif ou même orangé , dont la pulpe est âpre , et teint instantanément les urines de ceux qui en mangent en jaune safranè très-vif. Les fruits de cette variété fort remarquable, qui donne des régimes très-gros , ne sont mangeables que cuits , quoique les naturels, qui les nomment oune kalasse , paraissent également s’en délecter. L’ arum, chou caraïbe [arum esculentum) paraît être un aliment réservé pour l’époque où les autres substances viennent à manquer : ils le nomment taka , et le cultivent dans des lieux humides. La grande espèce de gouet [a-macrorrhizon) , qu’ils désignent par le nom de monaca, et qui est remarquable par l’ampleur démesurée de ses feuilles , contient , dans ses tiges arborescentes , une abon- dante fécule , renfermée dans un parenchyme que baigne une sève âcre et éminemment corrosive. On envoya du bord un certain nombre d’hommes chercher pour l’équipage des racines de tarot ils rapportèrent les tiges du gouet frutescent , et tous ceux qui eu AUTOUR DU MONDE- 13!) mangèrent eurent des inflammations de la gorge , qui ne se dissi- pèrent qu’au bout d’une heure , quoiqu’une longue ébullition eût été pratiquée sur le parenchyme de ces racines. Les habitants en retirent, par le lavage , une fécule analogue à celle de la manioque, et en portent les fleurs dans le lobe de l'oreille. Au moment où la fécondation des germes doit s’opérer, la chaleur de ce spadice, nommé oune ketaque, s’accroît considérablement et persiste un demi-jour; il s’en exhale alors une douce odeur d’iris de Florence. Le cocotier est très-peu répandu dans l’île de Oualan. Ce pré- cieux végétal, nommé nou, ne se fait remarquer que par petits bouquets, près des cabanes de quelques chefs. Les naturels tien- nent beaucoup à ses noix , qu’ils regardent comme un met déli- cieux , et , lorsqu’ils nous visitaient , ils n’en avaient qu’un petit nombre avec eux , qu’ils prisaient au point de n’en donner qu’une pour un clou, tandis que, pour ce prix, on obtenait une grande quantité de fruits à pain cuits, de cannes à sucre ou de bananes. L’espèce qui croît dans l’île a sa noix beaucoup plus petite que celles des cocotiers des îles de la Société. Nous remarquâmes des carrés en bois , fixés au sommet de ces palmiers , et nous ne pûmes en apprendre l’usage. Les indigènes possèdent une adresse singulière pour enlever, avec les dents , le brou coriace qui recouvre la coque ligneuse , qu’ils nomment foi, tandis qu’ils appellent la chair quano, le lait émulsif sano, et le brou filamenteux kaki. Le fruit de Yinocarpus edulis, que les naturels nomment ht, est fort commun. Ce grand arbre qui le produit croît partout dans les bois, où ses châtaignes tombent sur le sol, sans que j’aie vu si les naturels les recherchaient. Il en est de même des fruits du morinda citrifolia et d’une sorte de pomme de terre tuberculeuse , produite par les entre-nœuds d’une plante grimpante, qui enlace le tronc des arbres. Les citroniers et les orangers me parurent être indigènes. Ces beaux arbres atteignent une grande taille , et végètent indifférem- ment auprès de quelques cabanes , comme dans les lieux les plus isolés des bois. Leurs fruits, nommés meozassc, n’ayant point reçu les bienfaits de la greffe , sont très-amers, et ne peuvent être employés. Une plante fort estimée et qui fournit une boisson , avec laquelle ces insulaires se délectent, nommée séka ou schiaka, est une espèce grimpante de poivrier, voisin du piper siriboa. Ils tirent 140 VOYAGE aussi un grand secours de quelques végétaux, qu’ils emploient dans leurs besoins journaliers , tels sont : Yhibiscus tiliaceus, nommé lo, dont le bois blanc, léger, sert à allumer le feu, et fournit les matériaux de la charpente des cabanes ; le vaquois ou pandanus odorantissimus , dont les feuilles servent à faire des toitures; deux inalvacées et une ortie ( urlica lenacissima ? ) employées à faire d’ex- cellentes cordes au moyen de leurs fibres corticales; le morinda, usité en teinture, etc. Les Oualanais aiment beaucoup les fleurs odorantes ou brillan- tes; et les femmes se passent dans les lobes des oreilles, percés à eetefl'et, de gros paquets de fleurs de liho ( pancratium amboinense ). Ils cultivent généralement, près de leurs habitations, un arbrisseau commun dans les bois , et qui se couvre de corymbes d’un rouge vif : c’est un ixora , qu’ils nomment kalcé. Ils n'estiment pas moins un basilic frutescent, nommé haren, qui laisse exhaler une douce odeur (comme l’indique haren qui, dans la langue du pays, signifie par- fum), ainsi que le dracœna, nommé ine-ka. Les productions animales destinées à la nourriture leur parais- sent être inconnues. Leur vie semble être toute frugale. Les poules qu’ils possèdent sont peu multipliées et vivent dans les bois comme à l’état sauvage : elles y pondent et y couvent, sans que les naturels se donnent la peine de les soigner. Ils les nomment mone, et ce mot, qui signifie également oiseau, semble désigner la poule comme l’oiseau par excellence. Peut-être les chefs en mangent-ils dans quelques circonstances rares ; c’est ce que nous n’avons pu ap- prendre. Ce qui m’étonna singulièrement fut de n’y trouver, ni le chien , ce compagnon de l’homme dans tous les climats , ni le cochon , répandu aujourd’hui dans presque toutes les îles de la mer du Sud. Ils manifestèrent même un grand étonnement à la vue de ce dernier animal , qui leur inspirait une grande frayeur. Nous pensâmes qu’il serait très-important, pour les navigateurs futurs qui viendront toucher à cette île, placée sur la route delà Chine et du Japon, d’y trouver ce précieux quadrupède; et quoi- que nos provisions fraîches en fussent très-diminuées, puisqu’il ne nous restait plus que trois cochons eu vie , nous ne balançâmes pas à y laisser une truie sur le point de mettre bas. Nous la confiâ- mes à un naturel , après l’avoir instruit de l’utilité infinie de cet animal dans l’île , et il saisit si bien cette idée, qu’il lui fit un Al'fUDK 1)U MOMIE. 141 vaste parc , et que, pendant tout notre séjour, il lui prodigua les soins les plus attentifs. Le mot cochon , que les habitants pronon- çaient très-distinctement , ainsi que les noms français de plusieurs choses utiles , resteront probablement dans leur langue. Le capi- taine fit également présent d’une truie à un Penncmé du voisinage. Le rat et le vampire sont les seuls animaux quadrumanes que j’observai à Oualan, et l’un et l’autre s’y sont multipliés outre mesure. Le rat ( kousigue ) se tient dans les murailles qui entourent le village de Léle', comme dans les arbres où il grimpe pour se nourrir de fruits. La roussette, nommée quoy par les naturels, affectionne les arbres morts, aux branches desquels on en voit, dans le jour , des vingtaines d’individus accrochés. L’ornithologie est peu riche, ou, autrement, peu variée, et je n’ai pu m’y procurer que onze espèces, parmi lesquelles, il est vrai , trois ou quatre appartiennent en propre à cette île , ou ne se sont présentées dans aucun des autres lieux que nous avons fré- quentés. Des essaims de noddis, paie des naturels , volent au-dessus des mangliers ou ils se tiennent conjointement avec une jolie petite hirondelle de mer blanche. On y remarque parfois des phaëtons , qui vont nicher dans les montagnes. Sur les récifs sont communs le pluvier doré et deux sortes de chevaliers , ainsi que les hérons blancs et gris, nommés lougoulajp : on entrevit fine fois un grand oiseau semblable à la grue. Une colombe, très-répandue dans l’ile, se nomme mouleux, et un merle, à plumage d’un brun uniforme, y est appelé ououaizai. Les bois sont embellis par un petit grimpereau rouge , nommé cisse , dont la livrée, d’un rouge uniforme, brille par sa vivacité au milieu de la verdure du feuillage. Une petite hirondelle, voisine de la salangane, et un figuier de la taille du roitelet, enrichirent aussi nos collections. Dans les quadrupèdes ovipares , je n’ai eu occasion de voir que deux espèces de lézards et un petit gecko gris. Le premier a les dimensions du lézard vert de France , et lui ressemble beaucoup ; mais il jouit de la faculté de passer de la teinte verte la plus nette jusqu’à celle de l’acier bruni terne. La deuxième espèce de scinques est celle qui est répandue dans la mer du Sud , à raies dorées sur le dos et à queue azurée. On m’a dit avoir vu un gros serpent grim- pant dans un arbre. La tortue franche fréquente les rivages. 142 VOYAGE Les poissons sont nombreux et variés. Ils appartiennent presque tous à ces familles qui vivent dans les récifs de coraux , et sont ornés des couleurs les plus vives. J’ai eu occasion de retrouver un grand nombre de ceux que j’ai vus ou dessinés aux îles de la Société, à la Nouvelle-Irlande , à Waigbiou, ou dans les mers des Molu- ques. Les balistes , les acanlliures y comptent un bon nombre d’es- pèces. J y ai trouvé le coffre jaune doré, nommé liedoukotsé, et le nason licornet, appelé mossa, qui sont très-communs dans les mers delà Nouvelle-Guinée. Un acanthure noir, à queue blanche, est nommé, par une singularité fort remarquable, ali-ala. Le blennie sauteur, désigné ici par le nom de mova, abonde dans les rivières, a quelque distance de leur embouchure. Une grosse anguille, d’une forte taille, habite les eaux vives et fraîches, conjointement avec de petits poissons dont je n’ai pu me procurer des individus. Une murénophis tigrée ou linéolée peuple de ses essaims les récifs ; sa morsure , sans être venimeuse , est suivie d’incisions profondes ; les naturels la nomment shémisse , et sa chair est très-indigeste et i emplie d arêtes aiguës et déliées. Parfois nous vîmes nager dans le havre la large raie-diable de mer (rata aquila ). Les naturels ne nous apportèrent que peu de poissons : ils les nomment ik, déno- mination voisine du mot ikan, qui est malais. Nous n’eûmes point de succès à la pêche; seulement on avait à profusion la murénophis dont j ai parlé, et qu’on tuait à coups de bâton. Les coquillages ne sont pas aussi abondants que l’étendue des récits , qui se découvrent à basse mer , devrait le faire supposer. Je n y trouvai que deux espèces de cônes , le vis tigre , la mitre épisco- pale, des huîtres, des tridacnes, des ovules œufs de Léda, des porcelaines tigres, etc. ; et encore ces coquilles sont peu commu- nes. Un petit bulime, un hélice, une néritine, sont les seuls tes- lacés terrestres ou fluviatiles que j’aie rencontrés. Les crustacés se composaient de langoustes , d’un gros crabe , du cancre honteux, de crevettes diverses et d’une écrevisse, qui se tient dans les eaux douces, sur le versant des montagnes. Nous ne vîmes que trois papillons déjà observés aux îles de la Société, et deux cigales très-petites et très-agiles. Les polypiers et les coralligènes y comptent plusieurs espèces, ainsi que les oursins , qui m’offrirent la cydarite, l’oursin à piquants noirs et aciculaires, des spatangues et des scutellcs. AUTOUR DU MONDE. 1 i J Les ressources que l’île de Oualan peut fournir aux navigateurs sont peu nombreuses. On ne peut , en effet , s’y procurer que des fruits à pain , qui ne se conservent point au delà de quatre à cinq jours , des tiges de cannes à sucre et des bananes à profusion. Un navire qui irait y renouveler son eau , ou qui aurait des malades , surtout des scorbutiques, serait toujours certain d’y trouver cette ressource , et ces objets seraient fournis en quantité pour des baga- telles , surtout pour des clous. Cette île serait très-favorable pour la pêche des holothuries ; un bâtiment pourrait en peu de temps effectuer sa cargaison de cette denrée si estimée des Orientaux. Cette espèce est le vrai trépang des Malais (. holothuria priapus), dont la valeur, comme objet de commerce, est élevée, et qui occupe annuellement un certain nom- bre de navires anglais et américains, livrés à cette branche de com- merce» L’abondance de la canne à sucre serait pour l’île de Oualan une ressource , si jamais les naturels apprenaient à fabriquer le sucre. Cette graminée pourrait au besoin couvrir la surface de l’île entière, tant le sol lui est favorable. Au reste, toutes les cultures intertro- picales lui conviennent; mais sa petite étendue et son isolement s’opposeront à ce qu’on puisse avoir l’idée d’y établir une colonie européenne. La constitution géologique de l’île , et les circonstances atmosphé- riques auxquelles elle est soumise , doivent indubitablement rendre son climat malsain. Une île qu’on ne peut aborder sans être dans Peau, ou à travers les boues du littoral, ne peut pas être sans dan- ger pour la santé. Les naturels eux-mêmes ne vont pas d’un lieu dans un autre sans suivre de préférence les rivières, qui leur offrent un sentier battu et déblayé ; mais ces longues macérations donnent naissance , chez l’Européen comme chez l’indigène , a des tumé- factions douloureuses des jambes , et surtout à des ulcefes atom- es nommés rofou par les insulaires, dont un bon nombre étaient atteints I ors de la saison des pluies, la dyssenterie devrait régner communément parmi les Européens qui y séjourneraient, et qui se trouveraient au milieu d’une atmosphère embrasée par le soleil , alors au zénith, baignés par des masses de vapeurs qui se dégagent d’un sol très-boisé. Dans une course d’histoire naturelle , je vis dans une cabane un naturel en proie à un marasme tellement prononcé, 141 VOYAGE qu’il ressemblait complètement à un squelette. La majeure partie de la population est couverte de la lèpre furfuracée , nommée oua- ranite dans 1 de : il est a remarquer qu elle donne à ceux qui en sont atteints une blancheur qui, à quelque distance, les fait res- sembler à des Européens ; cette maladie porte avec elle un prurit incommode. Quelques habitants me présentèrent de larges cica- trices de brûlures ; un d’eux avait un doigt fracturé, qui était par- faitement guéri. Ce cas est nommé ponac. Plusieurs vieillards étaient oppressés par de vieux catarrhes , etc. Les insulaires qui habitent l’île de Oualan diffèrent sensible- ment a nos yeux du rameau océanien qui peuple la plus nombreuse portion des îles de la Mer Pacifique. Ces naturels nie paraissent descendre de quelque peuple avancé dans une haute civilisation , à en juger d’après les vestiges de coutumes qu’ils ont conservés par la tradition, tels que l’autorité des chefs, les classes de la société et même les restes des arts qu’ils pratiquent encore. Aussi , après avoir pesé mûrement une série de données assez probantes, est-on porté à conclure que la hiérarchie et la prééminence des castes , nettement établies; l’autorité toute puissante des chefs; les hom- mages presque religieux , dont on les entoure ; la conformation physique surtout; quelques mots très-usités, tels que celui de lapan pour désigner l’o et souvent le no ; la langue sans aucune analogie avec la langue océanienne, doivent indubitablement porter l’examinateur impartial à dire que les habitants de Oualan, de même que les Carolms, et peut-être une partie des Chamoriens , des Mariannes , et des lagals des Philippines , sont orginaires de quelques-unes des provinces de l’empire Japonais L Ce dernier peuple est navigateur, et, dernièrement encore, on a rencontré une jonque, depuis longtemps éloignée des mers du Japon, errant à l’aventure sur les côtes de la Californie. On sait aussi que les Mongols «rit longtemps fréquenté ces archipels , en se rendant sur 1 M. Mertens, dans son Mémoire fort curieux sur l’archipel des Carolincs, etsur les ilcs basses principalement, a mis cette note : « 11 est inconcevable que M. Lesson « ait pu donner une origine japonaise à la physionomie de ces insulaires, qui ne » diffère pas moins que la nôtre de celle des habitants du Japon. » Je ne connais les Japonais que par des portraits publics; mais j'ai bien examiné le type chinois, et pour moi les Carolins diffèrent autant des vrais Océaniens que des Malais et des Indiens. Quelle est donc leur souche? Indubitablement une des provinces du nord de l’Asie. AUTOUR DU MONDE. 145 les côtes de la Nouvelle-Guinée et des Moluques , pour y com- mercer. D’ailleurs , à la vue des habitants de Oualan , on ne peut se refuser à leur donner cette filiation, qui paraît très-probable; au reste , débrouiller le chaos des races aujourd’hui croisées des peuples, n’est pas une chose aisée ; et l’on ne peut guère dire com- ment ces branches se trouvent occuper des points épars et isolés, au milieu du vaste Océan-Pacifique, sans tomber dans des conjec- tures plus ou moins hypothétiques. Ces peuplades, dans nos communications, et pendant tout le temps de notre relâche, nous ont paru simples, bonnes, ayant des mœurs douces et hospitalières; ne pratiquant point le vol ou du moins l’exerçant dans des cas rares, ignorant la guerre et ses désastres, vivant en paix des productions purement végétales de leur île , offrant , en un mot , ces apparences de nature primitive dont le tableau séduit et enchante, lorsqu’une plume exercée lui prête sa magie. Les Oualaniens ne nous ont présenté nuis vestiges de coutumes barbares , et rien dans leurs instruments ne nous annonça qu’ils aient songé à s’en faire des armes. Placés dans une position isolée, sur une île haute, qui suffit grandement à leurs besoins , ignorant quels sont leurs plus proches voisins, ils coulent leur vie dans l’indolence, sans avoir l'idée d’une condition plus heureuse ni d’un sort plus doux. A l’étonnement extraordinaire que notre vue et nos moindres gestes inspirèrent aux naturels , lorsque nous les visitâmes, il paraît évident qu’ils n’avaient jamais vu d’Européens dans leur île ; et il est à peu près certain que les Français sont les premiers qu’ils aient reçus parmi eux ; ils devraient conserver de leurs premiers visiteurs le souvenir des présents et des bons traitements qu’ils en ont reçus, si la reconnaissance n’était pas une vertu qui pèse au cœur de l’homme. L’étonnement que la vue delà corvette produisit sur eux, lors- qu’ils s’en approchèrent, la stupéfaction que nos vêtements, nos manières, notre couleur blanche, portaient dans leur âme, nuisirent beaucoup à nos recherches , et j’ai eu le regret de n'avoir pu péné- trer quelques-unes des coutumes fondamentales ou certaines de leurs habitudes sociales. Le peu que j’en sais est très-digne d’in- térêt , et mérite que , tôt ou tard, on cherche, par un séjour pro- longé , à les pénétrer et à les approfondir. Avant d’entrer dans les détails généraux, relatifs aux insulaires de 19 IV. 146 VOYAGE l'ilede Oualan, je relaterai la manière dont nous fûmes accueillis, M. de Blosseville et moi , lorsque nous voulûmes connaître quel était le degré de moralité des habitants , en nous rendant au grand village de Lélé. Le 6 juin 1824, à peine la Coquille était-elle mouillée dans le havre qui porte son nom que nous nous fîmes débarquer, M. de Blosseville et moi , et , comme personne n’avait encore mis pied à terre , nous résolûmes de connaître enfin si ces naturels , qui cou- vraient le rivage , étaient doués de mœurs bienveillantes et hospi- talières : nous désirions , d’ailleurs , nous rendre au grand village , situé sur la partie orientale de l’île , et que nous avions vu du bord , en longeant le rivage. Nous étions encore assez loin de la côte, lorsque notre petit canot, nagé par un de nos domestiques , ne put avancer plus loin. Nous nous jetâmes aussitôt à l’eau , et nous atterrîmes devant une grande cabane, où plus de cent naturels étaient accroupis et prenaient leur repas. A notre vue , ils poussèrent tous un bou-ai-ai prolongé , dont le bruit nous assourdit, et dont nous ne savions trop la signification ; nous ne tardâmes pas à voir que c’est ainsi qu’ils expriment leur étonnement. Les naturels nous pressèrent de nous asseoir au milieu d’eux; là, chacun d’eux vint satisfaire sa curiosité. L’un cherchait à voir si la couleur blanche de notre peau n’était pas l’effet d’une peinture; mais tous manifestèrent l’étonnement le plus prolongé lorsqu’ils nous virent enlever notre chapeau et nos souliers, ou ôter notre veste; ces bonnes gens pensaient sans doute que ces objets faisaient partie de notre organisme. Comme cette circon- stance se reproduisit dans toutes les cabanes où nous allâmes, et de la part de tous les naturels que nous rencontrâmes, il nous suf- fira de dire , une fois pour toutes , que le bou-ai-ai éternel , accom- pagné de mille contorsions et de mille grimaces plus singulières les unes que les autres, suivit nos moindres gestes pendant tout le jour. L’un des indigènes s’empressa de nous apporter des cocos et des fruits à pain, ainsi qu’une coque pleine de schiaka, dont je goûtai seulement. Nous récompensâmes leurs soins par quelques bagatelles qui les rendirent heureux, et nous leur demandâmes alors des guides , pour nous accompagner au grand village , en tra- versant l’ile. Ils comprirent parfaitement nos signes; trois d’entre eux se détachèrent et marchèrent en avant. L’un s’empara de ma 147 AUTOUR DU MONDE. boîte à herborisation et la porta soigneusement, jusqu au village, et me parlait avec volubilité , quoique je n’entendisse pas un mot des jolies choses qu’il me débitait sans doute. Le chemin que nous prîmes se dirige d’abord à travers des fondrières marécageuses , couvertes de mangliers , puis sur une colline médiocre , en lon- geant à l’est. Le sol devenait très-fertile , couvert de cabanes et de plantations de cannes à sucre ou de bananiers bien entretenues. De beaux arbres, unis aux citronniers, aux arbres à pain, for- maient des massifs délicieux sur les tombeaux des habitants, que recouvrent des cabanes legeres. Nous jouissions en silence de la scène neuve qui s’offrait à nos regards , en suivant nos guides , dont l’empressement à nous être agréables nous charmait. Nous par- courions la riante vallée du centre de l’ile , ayant à notre droite le pic le plus élevé et la montagne aux deux pitons. Dans toutes les cabanes nous recevions l’hospitalité la plus empressee , les pro- venances les plus simples. Notre vue, en produisant la surprise , portait aussi la frayeur dans l’âme des femmes ou des jeunes filles ; mais bientôt nos guides et nos procédés les rassuraient, et la confiance s’établissait d’une manière solide. Dans une cabane, une jeune femme dérangea mon gilet, et entrevit ma poitrine qu’il recouvrait ; elle parut si frappee de cette vue , qu elle voulait abso- lument me dépouiller de tout vêtement, pour mieux juger, sans doute, si nous appartenions à une race d’hommes formés sur un type différent du leur. Je ne crus pas devoir pousser la complai- sance jusqu’à ce point. Ces jeunes femmes avaient les plus beaux yeux du monde, une bouche magnifiquement meublée, des traits assez singuliers; mais, du reste, elles étaient mal faites. Une étroite bande d’étoffe était le seul voile placé sur leurs charmes. Elles ne tarissaient point en paroles, et, quoique nous ne pussions nous exprimer autrement que par des gestes, et, souvent, sans nous comprendre, elles ne cessèrent point de parler, et nous prouvè- rent que partout, civilisé ou sauvage, le sexe féminin aime à babiller. Près d’elles étaient leurs jolis métiers, pour fabriquer leurs toiles employées en maro. Après nous être reposés quelques instants, nous continuâmes notre route. Nous suivîmes d autres guides, les premiers ne voulant pas allei plus loin , car ils nous dissuadaient , depuis quelque temps , d’avancer vers l’intérieur. Nous suivîmes le lit d’une rivière, dont l’eau fraîche , sous les som- 148 VOYAGE bres voûtes d’arbres séculaires , m’occasionnèrent un rhumatisme fibreux 1 , qui me mit presque dans l’impossibilité de me rendre à bord. Cette eau coule sur un lit de graviers , forme de petites cas- cades en descendant une haute colline , et se rend au rivage , après un mille de cours; là, elle coule au milieu des mangliers, et ses rives sont formées d’un épais limon. Nous y trouvâmes une grande pirogue, que les naturels mirent à flot, et sur laquelle nous nous plaçâmes. Bientôt nous naviguâmes dans la baie de Lané, à la partie orientale de l’île , ayant devant nous la petite île de Lélé, sur laquelle résident le roi de Oualan et la majeure partie de la popula- tion. Cette petite île tient à la grande terre par un plateau de récifs , sur lequel on peut marcher, n’ayant de l’eau que jusqu’à la ceinture. On nous débarqua sur la grève comme en triomphe ; nos guides paraissaient enorgueillis de conduire devant leur chef des objets aussi curieux que nous paraissions l’être à leurs yeux. Nous traversâmes un grand nombre de rues tortueuses, bordées de larges murs en grosses pierres de corail, et pleines d’eau. Nous obser- vâmes avec étonnement une muraille , composée de blocs , de forme vraiment cyclopéenne, et nous cherchâmes à concevoir comment et dans quel but on avait élevé ces masses à quinze pieds de hau- teur. Les cabanes élégantes de ces insulaires bordent les rues sur des tertres élevés , car toute la partie déclive de Lélé paraît être recouverte par les eaux de la mer, et c’est pour cela, sans doute, qu’elle est enveloppée entièrement d’une ceinture de murailles. De toutes parts une population empressée sortait de ses demeures , et hommes , femmes , enfants se précipitaient sur nos pas , avec le même empressement que se forment ces attroupements dans les rues de Paris. Toutes les fois que nous nous arrêtions, nos guides paraissaient s’impatienter; sans doute que nous manquions à l’étiquette , car ils nous défendaient même de parler à ceux qui nous formaient une suite aussi nombreuse. C’est avec ce cortège que nous arrivâmes i Ce rhumatisme, qui a persisté dix ans et qui a menacé mes jours, est la cause du persiflage de M. d’Urvillc à mon égard, dans son Voyage pittoresque autour du monde. Si j'avais le caractère de M. d’Urvillc, je pourrais prendre de cruelles revanches; mais je dédaigne de tels moyens, et je laisse à M. d’Urville , contre un compagnon alors gravement malade, tout ce que son ironie avait de froidement cruel. AUTOUR DU MONDE. 149 à une grande maison commune, autour de laquelle la population entière- était assise en rond et par terre. Lorsque nous traversâmes l’assemblée pour nous rendre devant les chefs, nous fûmes salués d’un bou-ai-ai général; l’ébahissement le plus complet était peint sur toutes les physionomies. Un chef vint nous prendre pour nous introduire ; nos guides alors parurent rentrer dans le néant, en se traînant sur les genoux et sur les mains, au milieu de plus de 300 hommes ; les femmes étaient à part , au nombre d’environ 200, sans y comprendre les enfants. Sous la grande cabane publique, sans murailles, étaient assis sur des nattes séparées et distantes cinq chefs âgés, n’ayant aucune marque distinctive, et nus comme les autres insulaires, ou, comme eux, n’ayant qu’un étroit maro autour des reins. Les scènes, très-réjouis- santes de leur surprise, se renouvelèrent, et les présents que nous leur fîmes achevèrent de nous mériter des applaudissements uni- versels. Plus de mille yeux suivaient nos moindres mouvements ; et notre position sur des nattes, au milieu de cette neuve population, près des chefs âgés et vénérables, dans des cabanes gracieusement construites , ressemblait assez à quelques-uns de ces tableaux des Mille et une Nuits. La circonstance dans laquelle nous nous trou- vions était si nouvelle, qu on peut la sentir, mais difficilement la peindre. Enfin , un chef vint nous preudr® par la main , et nous conduisit dans une cabane attenante , ayant une varangue de joncs ; c'était la demeure du roi de Hic, ou , comme ils l’appellent , de VUrosse iône. Nous le trouvâmes couché sur une natte, et il se couvrit la tète à notre approche. Nous lui fîmes des présents qui le rassurèrent, car on n'aborde point ces monarques sauvages sans avoir les mains pleines. Nous remarquâmes que tous les dons que nous avions déjà faits aux chefs lui avaient été remis, et que ma boîte de fer-blanc, pleine de plantes et autres objets d histoiie naturelle, qu’un indigène portait avec tant de complaisance, avait déjà été offerte au roi. C’est en vain que je la réclamai ; il paraît que ce qui entre a la cour n en sort plus. J en fis le saciifice , et je regrettai seulement ce quelle contenait. Cet Ijiosse était un vieillard sur le bord de la tombe, accablé par le poids des ans, dont l’œil mourant semblait nous dire, avant de se fermer : quelle singu- lière et bizarre espece d hommes 1 car la couleui de notre peau et nos vêtements opposés à leur manière d’être doivent sans doute 150 VOYAGE leur paraître bien étranges. Pendant que nous nous reposions, les chefs seuls vinrent s asseoir près de nous, et le peuple ne quitta point sa place. Les femmes paraissaient jouir d’une liberté plus etendue, car elles formèrent un cercle à une faible distance de nous, sans qu’on les en fît retirer. Le deuxième Urosse était un vieil- lard plein de vigueur, très-jovial , dont les traits sereins et calmes respiraient une douce autorité. Sa chevelure et sa longue barbe blanche, ondoyant sur sa poitrine, lui donnaient une physionomie vénérable. Le respect que leur portent les habitants est tellement servile , que , mieux que tous les raisonnements , il dénote une ori- gine asiatique. Le soleil précipitait sa course , et nous hâtâmes la nôtre. Nous préférâmes nous rendre à bord, par un autre sentier, et ne pas nous ecai ter des grèves , en contournant la côte. La longueur du premier chemin que nous avions pris n’est, d’après la carte, que de cinq milles marins, mais il est fort mauvais; celle du second se trouva être de huit milles. Nous suivîmes les récifs , rencontrant çà et là des cabanes, des bouquets de cocotiers, et suivis d’un grand nombre de naturels. Nous n’arrivâmes que fort tard à bord , et jamais je n’éprouvai autant de fatigue, dans des courses autrement longues. Le récit que nous fîmes à nos collègues les engagea, dès le lendemain, à se rendre à Lélé, où déjà les naturels, revenus de leur première émotion, parurent moins curieux, et, à quel- ques visites qui suivirent, leur étonnement était complètement éteint. N’en est-il pas de même chez l’homme civilisé, et le pro- verbe qui dit : tout nouveau est beau, n’est-il pas un aphorisme des plus vrais? Les habitants de Oualan diffèrent entre eux par la taille, comme parla bonne mine. Ils semblent former deux classes bien distinctes : celle de la noblesse ou urosse, remarquable par sa beauté, et celle du peuple, qui paraît être moins favorisée de la nature. Ces naturels sont en général de petite taille , un grand nombre ont à peine cinq pieds ; quelques-uns ri’avaient pas plus de quatre pieds et six à huit pouces. Les plus avantagés en stature ne dépassaient guère cinq pieds deux ou trois pouces. Les femmes sont généralement petites, mais très-grasses et très-formées. Le type delà physio- nomie chez les hommes est d’avoir le front découvert et étroit , les sourcils épais, les yeux petits et obliques, le nez épaté , la bouche AUTOUR DU MONDE. 151 grande, les dents très-blanches et bien conservées, les gencives très- vermeilles. Us portent la chevelure nouée sur l’occiput; la barbe et les cheveux sont très-noirs, longs et droits. La barbe est très- rude chez quelques-uns, et tombe sur la poitrine ; ce n’est pas par superstition qu’ils la conservent, car plusieurs se firent raser à bord. Le plus grand nombre n’a qu’une barbe grêle, peu fournie, formant une petite mèche mince sous le menton, caractère propre à la race mongole. Us ne s’épilent point et ne pratiquent point la circoncision ; leurs membres sont arrondis et bien faits, surtout la jambe; leur peau est très-douce, et la plante des pieds, par leur habitude de marcher sur le corail , prend l’épaisseur et la dureté d’une forte semelle de soulier. La teinte de leur peau est d’un jaune orangé peu foncé. Us ne mâchent aucune substance du genre du bctel et autres sialogues orientaux. Ces hommes, nullement habitués au travail, sont mous et efféminés; la fatigue les atteint de suite, et sans doute est pour eux le souverain mal. Les femmes et les jeunes filles ont une physionomie agréable ; elles possèdent deux grands attraits : des yeux noirs pleins de feu et une bouche meublée de dents superbes, rangées avec beaucoup de régularité ; mais elles sont moins favorisées que les Zélandaises ; leurs mamelles sont grosses, flasques et couronnées par deux mame- lons noirs très-allongés ; les jeunes filles font même peu d’exception à cette règle. La couleur de leur peau , moins soumise à l’action du soleil , est aussi beaucoup plus blanche que celle des hommes; nous en vîmes quelques-unes très-jolies : elles étaient à l’aurore de la vie. En général, leur démarche est gênée, leurs hanches sont trop grosses, et elles ont les bras toujours rejetés en avant. Ces femmes montraient une vive curiosité à notre vue, et paraissaient très-en- jouées et très-folâtres, quoique retenues et modestes; lorsqu’elles s’animaient , le visage austère de leurs époux les forçait à prendre aussitôt des manières plus réservées. Les femmes , de même que les hommes , n’ont qu’un simple morceau d’étoffe sur le corps. Les deux sexes se font de larges trous dans l’oreille droite seulement, dans lesquels ils passaient tout ce qu’on leur donnait , et souvent ils y engageaient de singu- lières choses , telles que des bouteilles , des clous , etc. Ordinaire- ment, les femmes y placent des paquets de fleurs de pancratium, quelles affectionnent ; peut-être est-ce une fleur chère aux amours? 152 VOYAGE Souvent, avec cet air de coquetterie, que la femme civilisée, ou dans l’enfance de cette même civilisation, possède si éminemment, des jeunes fdles détachaient de leurs oreilles ces fleurs odoriférantes, et cherchaient à nous les placer dans les nôtres , en accompagnant ce présent d’un sourire gracieux. Les hommes ornent également leur tête avec les fleurs rutilantes du kalcé ou les spadices de V arum. Aucun vêtement n’est employé pour garantir le corps des averses de la saison pluvieuse. Quelques vieillards se garantissent des rayons d’un soleil incommode par de larges feuilles d’arum, qu’ils placent sur leurs épaules; les chefs paraissent tenir, par vanité, à ne point s’exposer, autant que les gens du peuple, aux influences de la chaleur; ils sont un peu plus blancs que les autres, mieux faits et plus beaux hommes, et ne paraissent avoir aucune marque distinctive , autre que le tatouage. Cependant je remarquai que , fréquemment, ils se plaçaient des plumes dans le nœud de leur chevelure , et, lorsqu’ils obtenaient des clous , c’était toujours dans cet endroit qu’ils les arrangeaient en les disposant en une sorte de diadème. Les femmes comme les hommes vont toujours tête nue , les che- veux des premières sont épars, ceux des seconds sont attachés. Les femmes s’entourent le cou avec un très-grand nombre de fils cor- donnés, qui forment par leur ensemble une grosse cravate. Leur maro , simple bande d'étoffe de trois pieds de long sur huit pouces de large, est seulement déplié sur le milieu du corps, tandis que les hommes le plient en quatre et le roulent de manière à en faire un voile plus immodeste qu'utile. Le maro des femmes est si mal assujetti , qu’on les voit sans cesse occupées à le retenir avec les mains, et remplit assez mal l’office auquel il est destiné. Les filles paraissent être mariées de bonne heure , car je vis des mères très-jeunes prenant le plus grand soin de leurs enfants, qu’elles portent sur le dos. Leurs travaux paraissent sc borner au détail intérieur de la cabane; car jamais je n’en rencontrai d’oc- cupées en dehors ou à préparer des aliments. Seulement , lors de l’arrivée de la Coquille, les récifs de la passe étaient couverts de peuple, et nous remarquâmes des femmes qui portaient des filets, et qui venaient probablement de la pêche avec leurs époux. J’ignore si ces insulaires sont monogames; mais je crois avoir saisi d’un AUTOUR DU MONDE. 153 naturel intelligent , que les hommes des classes supérieures pou- vaient avoir plusieurs femmes; en effet , je remarquai dans leurs cabanes plusieurs épouses jeunes allaitant leurs enfants, et, à côté de celles-ci , d’autres plus âgées. Les femmes semblent être considérées comme des créatures d’un ordre inférieur; on les traitait cependant, devant nous , avec bonté et des égards remarquables. Elles sont très-chastes, et je me plais à croire que cette vertu est enracinée dans le cœur , et ne prend pas sa source dans l’excessive jalousie des hommes , qui se montrè- rent singulièrement éloignés de permettre le moindre commerce entre leurs femmes et les gens de notre équipage. Dès les premiers instants de notre séjour au milieu d’eux , les naturels parurent en effet très-bien saisir le sens de quelques demandes que leur adres- sèrent des matelots : ils en riaient beaucoup et les répétaient par des gestes expressifs; mais, dès cet instant, tous ceux qui habitaient les côtes occidentales de l’ile, vis-à-vis notre mouillage, liient conduire leurs femmes dans l’intérieur, et, malgré les bons traite- ments qu’on eut pour eux , les présents dont quelques personnes les accablèrent , le soin qu’on prit de ne pas donner ombrage à leur humeur jalouse, tout en se disant nos amis, et en fréquentant chaque jour le bord, ils ne rappelèrent leurs familles qu’après notre départ. Elles étaient cachées dans de petites huttes, sur une montagne où le hasard, dans une excursion d’histoire naturelle, conduisit , un jour , mes pas. Ce n’est que dans les cabanes des environs, et surtout dans le village de Lélé, que nous eûmes le loisir d’examiner l’intérieur des habitations et les occupations du sexe féminin; mais il fallait même ne pas trop arrêter notre attention sur ce dernier , autrement un coup d’œil du chef de la hutte le tai- sait disparaître. Souvent il arriva que , parmi les naturels qui nous suivaient dans nos promenades , quelques-uns couraient en avant faire renfermer les femmes, lorsque nous manifestions le désir de nous arrêter sous quelques-uns des toits de chaume qui s’offraient à nos regards. Cette habitude de soustraire la vue de leurs femmes aux étran- gers , ou la crainte de les voir profaner pai des inconnus , est d au- tant plus remarquable, quelle est tout a fait opposée aux moeurs générales des insulaires de la mer du Sud , qui , sur cet ai ticle, témoi- gnent une grande indifférence. Ce n est pas , cependant , que les 20 iv. 15-4 VOYAGE naturels des Sandwich, des îles de la Société , des Marquises et de la Nouvelle-Zélande, prodiguent leurs épouses; on sait qu’ils n’of- l'rent communément que les fdles esclaves, ou de la classe inférieure, dont ils emploient les charmes pour trafiquer ; mais les habitants de Oualan paraissent être délicats sur l’article de la chasteté con- jugale et ne point avoir de concubines avouées dans leur île, tandis que, dans les lieux que j’ai cités plus haut, il n’en est pas ainsi. Cependant, je suis autorisé à penser que les chefs, dont l’au- torité est sans autres bornes que leur volonté , peuvent donner à qui leur plaît les femmes de la classe inférieure, et c’est ainsi que j’ai dû interpréter l’offre d’un Urosse, qui , dans le ravissement que notre vue lui inspirait , lorsque nous nous trouvions à Lélé, M. de Blosseville et moi , nous pressait d’y coucher, en nous promettant à chacun une cabane, une épouse et des aliments à discrétion. Nous ne connaissons absolument rien des rites religieux des insu- laires : nous ne vîmes point de cabanes , en apparence destinées à un culte quelconque, et rien n’annonce qu’ils aient quelques no- tions de mahométisme. La population de Oualan est, comme je l’ai déjà dit, douce, timide et craintive ; les chefs seuls ont l’arrogance, que leur donne l’habitude du pouvoir ; habitués dès leur enfance à une soumission servile, les gens du peuple respectent chaque classe supérieure et la vénèrent. Ils ne possèdent rien en propre; tout appartient, eux, leurs familles et les objets de leur industrie, à Y Urosse dans le district duquel ils sont nés. Les classes moyennes sont les seules qui jouissent d’un peu plus de liberté. On conçoit que des lois , ou des coutumes si féodales , tendent à éteindre toute énergie de carac- tère. Serviles par habitude , sans besoins nombreux , sans relations extérieures , ils vivent en remplissant quelques devoirs , qui ne sont ni pénibles ni rigoureux , dans un pays où les chefs n’habitent que sous les mêmes cabanes , ne se nourrissent que des mêmes substances, et, comme eux, n’ont ni vêtements ni ornements qui puissent exiger du travail. De ce concours de circonstances il résulte que ce peuple a des mœurs douces et paisibles , et qu’il fau- drait de bien graves motifs pour qu’il cherchât jamais à attaquer ou même à se venger des Européens qui visiteraient cette île et y commettraient quelques offenses. Dailleurs ces hommes n’ont pour arme que des bâtons, et , ce qui est bien rare sur le globe , ils pa- AUTOOR DU MONDE. 155 laissent ignorer la guerre et ses désastres : ainsi , il ne doit point y avoir de dissensions dans l’île ; elle est en état de fournir ample- ment aux besoins des naturels , lors même que la population vien- drait à s’accroître. L’île de Oualan est régie par un chef suprême , qui porte le titre d ’Urosse toll ou tônc. Un grand nombre de chefs portent aussi, mais simplement, le nom d’Urosses. Ils commandent les divers districts de l'île, ou entourent le roi dans Lélé, la capitale. Nous remarquâmes que le plus grand nombre des chefs étaient très-âgés, et à peine en vîmes-nous quatre ou cinq, pleins de vigueur, et encore dans la jeunesse. UUrossc tône gémissait sous le poids des années , et le respect dont on entoure ce monarque sauvage est prodigieux. On ne prononce son nom, qui paraît être presque divin , qu’avec vénération et humilité. Il m’est arrivé , étant accom- pagné de plusieurs naturels, de les voir tous se mettre à genoux, ramper sur leurs mains dans cette position , la face tournée vers un Urosse qui s’avançait vers moi. En leur parlant, ils conservent la même posture , et vont ensuite s’asseoir à vingt pas de là , et ne se lèvent que lorsqu’il est déjà éloigné. Comme ils nous voyaient heurter ce cérémonial , et traiter leurs Urosses au moins d’égal à égal , ils prirent pour nous une portion de ce respect , et plusieurs fois j’eus l’honneur des courbettes : ils se ravisèrent bientôt, et, vers la fin , ils passaient près de nous sans se déranger. Tant de bassesse dénote bien une origine mongole ! L’Inde, cet antique berceau de la civilisation, depuis long- temps étouffée sous l’empire presqu’indestructible des opinions superstitieuses, est, depuis des siècles, divisée en castes qui se haïssent mutuellement, ou qui réciproquement se déversent le mépris. La caste de Brama se croirait flétrie par l’attouchement d’un membre de la vile caste des Parias!.... Eh bien! à Oualan, on retrouve les principaux traits de cet ordre social , si peu en har- monie avec la raison. Là aussi , une faible population est divisée en plusieurs castes , et la dernière , ou celle des singué , n’est faite que pour la servitude. D’après les indices que nos observations trop restreintes , et dès-lors incomplètes , nous ont permis de recueillir , il paraît que les chefs ont un droit absolu sur les propriétés des hommes d’une origine commune, qui naissent dans leurs districts respectifs. Nous vîmes des naturels qui venaient de recevoir de 156 VOYAGE nous, en échange d’objets qui leur appartenaient, des haches ou des clous , que des chefs leur enlevaient aussitôt. Ils se tournaient de notre côté en nous montrant cette action , et n’en paraissaient point affectés, tant elle leur semblait naturelle. Mais cette obéis- sance passive est également imposée aux chefs à l’égard du roi , et nous avons vu que tous les présents qu’ils recevaient lui étaient aussitôt remis. Les Urosscs diffèrent en général du peuple , d’une manière évi- dente , par leur taille mieux dessinée , par un air plus imposant , plus grave et meme dédaigneux. Leur tatouage est plus perfec- tionné. Leur chevelure est arrangée avec propreté , frottée d'huile de coco , et nouée sur l’occiput. Il est probable que le soin qu’ils apportent à ne prendre que des femmes de leur caste est la cause des différences que nous observâmes parmi ce peuple, différences si marquées , qu’on eût pu croire à l’existence de plusieurs races dans Tile. Les renseignements que nous avons obtenus des naturels , relati- vement aux dénominations des castes , se réduisent à ceux-ci : 1° Urosse paraît signifier roi et noblesse. Ce nom est donné aux chefs de district ; et devant ce titre seul le peuple s’humilie. Le mot Urne , pris isolément , paraît être un terme générique pour exprimer haut, puissant, premier et même chef de famille. Aussi le titre de roi est-il Urosse tône, quoique les naturels le désignent le plus souvent par le premier nom seul. J’estime à cent le nombre total des Lrosses de Oualan, et ils doivent former au moins un douzième de la population entière. 2° Pennemé, c’est la deuxième classe, qui correspondrait, si on pouvait établir quelque comparaison , aux professions libérales ou des beaux-arts dans notre vieille Europe. Nos amis du village de Tahignié appartenaient à cette caste. Ils étaient constructeurs de pirogues , et nul doute que cet art , le premier chez eux , ne soit distingué comme exigeant du savoir et de l’habileté. D’autres vieil- lards appartenaient aussi à cette classe et s’en enorgueillissaient. L’un d’eux me donna la preuve que l’esprit de corps ou de corpo- ration a autant d’empire parmi eux que chez les peuples civilisés , et que les hommes étrangers aux raffinements de la civilisation en sont tout aussi susceptibles. Je dis à un vieillard jovial , qui venait d’arriver, que j’étais un pennemé de la grande pirogue (notre cor- AUTOUR DU MONDE. 157 vette). A peine eut-il compris ce que je lui exprimais, qu’il me sauta au cou , et m’appliqua son nez sur la poitrine en la flairant, ce qui semblerait être une politesse, car je l’ai vu répéter plusieurs fois ensuite. J’eus quelque peine à me débarrasser des bras lépreux de mon pennemé; mais aussi , il courut chercher des fruits à pain et des cocos dans sa pirogue, et m’en fit présent , tandis qu’il res- tait indifférent pour ceux de mes collègues qui prenaient le titre d’ Urosse. 3“ La troisième classe, ou celle des Lisigné, paraît correspondre à notre bourgeoisie. Cette caste est encore estimée , et se compose, à ce que je crois , des propriétaires des terres. 4° Le bas peuple, enfin , se nomme sitié ou singué. 11 est occupé aux travaux les plus fatigants , et fournit les domestiques et les travailleurs. Cette classe est répartie chez les chefs, prépare les aliments , va récolter les fruits , nage les pirogues , cultive la teire, coupe les bois destinés à la construction des cabanes, en un mot, vaque aux plus bas emplois. 5° Trois divisions paraissent encore exister : celle des Lias ou Néas, celle des Metkao, et celle des Memata; mais ces deux der- nières me paraissent douteuses, et je serais tente de cioiie que ce sont des noms de profession ou d origine : ils sont , au reste , peu usités. On voit par là que ces distinctions de rang et ces degrés de con- sidération , qui sont héréditaires dans chaque caste , doivent des- cendre d’une filiation d’idées , transmises et altérées par une tradi- tion orale provenant d’un peuple civilisé et soumis à un régime de lois despotiques , tel que le sont les Orientaux. Il est probable aussi que les Carolins qui peuplent les îles basses , de même que ceux des Pelliou et de Yap, reconnaissent la même origine. Plus tard, nous développerons amplement ce sujet , dans une esquisse des peuples de la mer du Sud , à laquelle nous ne cessons de travailler. Un fait très-singulier est la différence d’instruction qui caracté- rise les castes , et même la diversité du langage qu’elles parlent. On conçoit que, dans la formation d’un vocabulaire , ce n’est pas une petite difficulté que de prendre des mots des premiers venus. Sou- vent un pennemé nous désignait par un nom l’objet qu’il avait sous les yeux , tandis que le siné voisin nous donnait une autre dénomi- nation, le plus souvent entièrement opposée. En général, les Urosses 158 VOYAGE ont le plus d’instruction. Leur intelligence saisissait aisément ce qu’on leur exprimait, y répondait de môme, et, pour qu’il n’y eut pas d’erreur, ils exprimaient par des gestes très-exacts les idées qu’ils voulaient rendre. Leur prononciation est nette , leurs mots sont clairs et distincts, tandis que le peuple a une articulation vicieuse , qui varie dans la bouche de chaque individu. Nous eûmes occasion déjuger des connaissances d’un pennemé, en lui traçant sur le papier le cours du soleil. Il sut fort bien nous donner l’idée qu’ils ont de sa marche , en nous indiquant que cet astre tournait autour de la terre, et que le matin, huât atake, le soleil se levait; qu’à midi, étant sur leur tète, houne in-lène , il avait parcouru le quart de sa course diurne; quau soir, il se cachait dans la mer, foune cofo , et qu il éclairait alors une nouvelle terre. Le jour se nomme léncliquv , et la nuit fongahonou. Il paraît qu’ils nomment leurs mois une lune, alouaite ; et il nous dépeignit aussi comment il pensait que ce dernier astre tournait autour de la terre en sens contraire du soleil. On ne put obtenir aucun résultat satisfaisant des questions qu’on lui adressa pour savoir s’ils ont quelques îles dans leur voisinage. Il sembla désigner deux îles sous les noms de Haât et ISécat , et surtout une dans l’O. - O. de Oualan, qu’il appelait Nun-Monsol l. L’île de Oualan est, en général, peu peuplée , et je n’ai pu décou- vrir quelles sont les causes qui tiennent la population dans ces bornes étroites, si ce sont quelques institutions vicieuses, qui ordonnent des sacrifices d enfants à la mort des chefs , ou si, enfin, cela est dû à 1 insalubrité du pays. Cette dernière supposition est la moins probable, puisqu’on rencontre un grand nombre de vieil- lards de l’un et de l’autre sexe. Le grand village de Lélé, le point le plus peuplé de toute l’île , peut avoir cinq à six cents âmes. Le reste de l’île ne renferme plus que des réunions de trois ou quatre cabanes , ou meme des habitations solitaires , éparses sur le bord des grèves sablonneuses et dans les vallées intérieures; de sorte qu’on ne peut être loin de la vérité en estimant à 1200 personnes, au plus, la totalité de la population. Les districts dans lesquels elle est répartie se nomment : 1° ceux de la partie orientale, i C’est très-probablement un mot qui signifie autre chose que le nom d’une île, «ar dans leur langue monsol, ou plutôt molsoul, signifie la mer, prise dans son étendue. AUTOUR RU MONDE. 159 Lélé, capitale, Siolé, Oura, Hala, Lassi, Oukahe , Melo, Oulaïl; 2° ceux de la partie occidentale, Peter, Piésike , Siala, Ouyac et Mehvale ; 3° ceux dn nord , Limole , Moto , Leap , Liulep , Issa , Nes- sali , Selmoa, Tatoua et Outi; 4° ceux du sud , Petok , Toiat, Saven- tiac , etc. On se demande quelle puissance maintient l’ordre établi parmi ce petit peuple isolé? quels peuvent être les châtiments infligés à ceux qui manquent à cette obéissance aveugle qu’exigent les chefs? comment il se fait que des hommes , toujours portés à franchir les bornes de leurs devoirs , soient si soumis devant quelques hommes qui se transmettent leur pouvoir? Les idées religieuses y ont-elles quelque part , et les chefs sont-ils en même temps les ministres du culte? Cette dernière opinion serait très-fondée, car les Urosses, même après leur mort, paraissent être l’objet d’une vénération profonde et d’un culte tacite ; c’est du moins ainsi que j ai du inter- préter les soins que les naturels apportent a leur elever des mau- solées, et la répugnance qu’ils témoignaient à nous en laisser approcher, et le respect avec lequel ils en parlent. Le village de Lélé, bâti sur un îlot dont la mer doit parfois recouvrir toute la partie déclive , est dans une position défavorable , au milieu d’un limon infect que recouvrent des mangliers, et d’eaux croupies et fétides qui stagnent entre les cabanes élevées sur des tertres. La résidence des chefs et du roi est assise au pied d'une haute colline. La forme de ces cabanes est très-gracieuse, et leur construction est délicatement exécutée. Toutes celles qui ne concourent point à former Lélé sont répandues sur le pourtour de la baie, ou au milieu des arbres, le long du rivage. Leur position au milieu de végétaux imposants, les larges parasols des cocotieis qui les abritent , leur donnent un caractère neuf , qui n’avait point encore frappé mes regards. Les maisons de Oualan sont tres-vastes , et ont jusqu à quai ante pieds d’élévation sur une longueur proportionnée ; ce qui prouve que l’île n’est jamais la proie des ouragans, ce sont les toitures démesurément grandes qui les recouvrent. Composées de pièces légères et de feuilles de vaquois , elles se relèvent à leurs extrémi- tés, de manière à former un arc ouvert vers le ciel , et retombent sur' les parois latérales de la cabane jusqu’à trois pieds du sol seu- lement. Le faîtage n’est uni que pai une simple juxta-position. 100 VOYAGE Les parois latérales de la cabane sont composées de lattes d’un bois blanc et léger d’hibiscus, fixées sur des montants en claires-voies, à un demi-pouce les unes des autres. Les portes sont pratiquées sur les côtés, et ces lattes sont peintes avec soin et travaillées avec propreté. Le devant et le derrière delà maison ont cela de remar- quable, que le haut de la façade rentre beaucoup sous la toiture et forme un abat-jour en treillis, peint de diverses couleurs, de sorte que l’air peut circuler librement dans la partie supérieure de la maison par ce treillage élégant. La portion inférieure de la façade a une petite toiture avancée , se terminant à trois pieds de terre, au-dessus de la porte. Le sol de la maison est recouvert de minces bambous d’égale grosseur, dont les tiges, coupées de même longueur, sont liées les unes près des autres pour former un plancher d’une grande propieté et très-frais. Les insulaires portent les plus grands soins à la confection de ces cabanes, et celles des chefs, quoique faites sur le même modèle, sont plus spacieuses, mieux travaillées, et ne présentent pas un morceau de bois qui ne soit peint en rouge, en noir, en jaune ou en blanc. Les maisons ordinaires sont beau- coup plus petites, et divisées en compartiments dans lesquels habite la famille. Le lit des naturels ne se compose que d’une natte étendue par terre. Les portes sont si basses , qu’il faut entrer le corps en double dans les cabanes du commun des habitants ; mais dans celles des chefs, il y a de grandes portes fermées pour l’ordinaire, qui paraissent ne s’ouvrir que dans les cérémonies. C’est par celles-ci que nous sortîmes de la maison du roi. Il y a peu de différence sen- sible dans les soins apportés aux constructions des maisons ; seule- ment il y en a de communales ou du domaine public, et d’autres pour l’usage des particuliers. Les travaux des naturels, qui méritent notre attention, sont des murailles épaisses, qu’ils appellent pot, qu’ils ont dû avoir beaucoup de peine à élever, à en juger par la grosseur des pierres qui y sont entrées et par l’imperfection de leurs moyens. C’est ainsi que le village de Lélé se trouve partagé en rues et en quartiers, en même temps que le pourtour de l’ÎIe du même nom est enveloppé d’une ceinture de ces murailles, composées de fragments de corail très- gros, et placés les uns sur les autres. L’énormité des blocs de pierre que nous y vîmes , nous étonna par leurs proportions démesu- rées. Ils formaient des murailles hautes de plus de quinze ou vingt AUTOUR DU MONDE. ICI pieds, qui ceignent une colline rasée au niveau des murs, et forment un emplacement quadrilatère, sur lequel s'élèvent des touffes de bananiers ou des bouquets de cocotiers. Nous apprîmes que cet endroit servait à la sépulture des Urosses, et, quoique les naturels manifestassent la plus grande répugnance à nous le laisser exami- ner, nous parvînmes à en voir la surface , que recouvrait seulement un épais gazon. Approfondir les idées morales de ce peuple , con- naître ses idées sur la religion et sur une existence future, seraient d’un grand intérêt , surtout si on pouvait assister à quel- ques-unes de leurs grandes cérémonies, telles que les funérailles d’un Urosse, etc. On trouve , sur divers points de l’île , d’autres petits îlots qui sont également enclos de murailles quadrilatères, peut-être pour retenir le poisson. Pour en revenir aux habitudes journalières des habitants , ils s’assemblent dans une espèce de maison publique où ils préparent leurs aliments en commun. Ils la nomment Lommc Ounou, et quelquefois Paé : elle est beaucoup moins propre , mais plus vaste que celles dans lesquelles on habite la nuit. Il n’y a pas de réunion de trois ou quatre cabanes qui n’ait une de ces grandes maisons : on y dépose les haches de pierre pour le travail , les longues lances pointues pour la pêche ; les régimes de bananes qui servent aux consommations journalières sont suspendus à la toiture. Hans celle-ci, comme dans les autres, il n'y a que peu d’usten- siles de ménage. Ceux-ci consistent en auges de bois dans les- quelles on précipite la fécule de la tige vénéneuse de Y arum macrorrhizon ; en noix de coco pour servir de vaisselle; en une molette pour broyer le fruit à pain ou le poivre du Kava; en quelques nattes grossières; en un métier pour fabriquer les maros ; en quelques filets de pèche, etc. Comme on le voit, le mobilier des naturels de Oualan est peu embarrassant. La grande maison communale des chefs, à Lélé, ressemble en tout à celles qui sont éparses dans les divers districts. Ces cabanes ont un grand espace quadrilatère , vacant au milieu, et n’ont un plan- cher en bambous que sur le pourtour. Cet espace, qui présente le sol à nu, sert de foyer pour la cuisine : un trou, peu profond, qu’on remplit de pierres chaudes ( galets arrondis de trachy te ) est le four dans lequel on cuit les fruits à pain , ainsi que cela se pra- tique dans presque toutes les îles de la mer du Sud. Pendant que 21 IV. 102 VOYAGE les domestiques de la classe des singué préparent les aliments, les vieillards, ainsi que les hommes, chefs de la famille, sont assis sur leurs nattes, et reçoivent les aliments à mesure qu’ils sont préparés. J’ai eu occasion de me trouver plusieurs fois au milieu des naturels, lorsqu’ils prenaient leurs repas, et de le partager, et j’ai toujours vu un grand nombre d'hommes mangeant en commun , servis par des jeunes gens qui faisaient ensuite leur repas des débris laissés par les premiers. Voici l’ordre que j’observai un jour que j’étais à la chasse , et que je me trouvais être leur convive. Les naturels étaient assis sur leurs nattes autour de la cabane; j’étais placé près d’un vieillard qui paraissait jouir de quelque autorité. Des singué allaient et venaient , et activaient le foyer. Aussitôt que le fruit à pain était cuit a point, on le distribuait à chaque personne, en apportant à cote d’elle un faisceau de cannes a sucre nettoyées et pelées , et quelques bananes. C’est là la base essentielle et la plus solide du repas. Pendant qu’on apaisait la grosse faim, quel- ques poissons étaient grillés légèrement , quoiqu’en général les petites espèces soient mangées crues; puis les domestiques appor- tèrent une bouillie, nommée ouaoua , faite avec de la fécule d’arum et du fruit à pain broyé, arrosée de lait de coco et de jus de canne à sucre , et renfermée dans un morceau de feuille de bananier. Le vieillard auprès duquel j’étais assis en mangea un peu en y portant les doigts , puis me passa très-obligeamment ce mets, que son action me rendait aussi dégoûtant que sa prépara- tion m’avait paru malpropre , et sur lequel mon estomac se soule- vait, quoiqu’il n’eût rien d’essentiellement désagréable. Pendant ce temps , d’autres domestiques étaient occupés à broyer des tiges fraîches de poivre sur des pierres de basalte enfoncées dans le sol , et destinées à cette préparation. Ces tiges, pour donner tout leur suc , sont arrosées d’eau , et broyées avec une molette nommée lo. Le liquide verdâtre qui en provient se nomme schiaka : il est reçu dans des vases de coco , filtré à travers un morceau de toile végé- tale , et offert à chaque convive qui avale ce breuvage avec l’air de la satisfaction la plus complète. Je ne lui trouvai qu’un goût d’abord douceâtre , puis aromatique et stimulant : c’est 1 ’ava de toutes les îles Océaniennes des tropiques. La boisson ordinaire des Ouala- niens est l’eau pure. Ce liquide est renfermé dans des vases fabri- qués instantanément avec des feuilles de bananier. Ce végétal est AUTOUR 1>U MONDE. 163 grandement en possession de leur fournir leur vaisselle et leur linge de table. Le petit nombre de cocos que les naturels possè- dent les a portés à les conserver pour l’époque ou le fruit à pain vient à manquer , ou peut-être à les réserver pour les chefs. Ils en sont avares , et y tiennent beaucoup. Je ne leur vis point manger de taro; mais, en revanche, ils consomment une grande quantité de fruits à pain sauvages, dont ils font légèrement torréfier la pulpe douceâtre qui entoure les châtaignes ou semences qu’ils rejettent , tandis que les Caroline les préfèrent. Ils mangent sans les griller lés petits poissons et les aptysies , qui , dans cet état , ont plus de saveur pour leur palais. Je ne sais à quelle heure de la matinée ils prennent leur premier repas. Ils dînent vers onze heures et demie. Ils mangent, le soir, au coucher du soleil. Après le dîner, les naturels se renversent sur leur petite natte, et dorment. Chacun a sa place réservée. Il parait que les femmes et les enfants mangent a part et ensemble ; du moins elles paraissent toujours réunies entre elles pour le travail, de même que leurs époux , ce qui , pour le dire en passant, prouve que l'homme est naturellement un animal sociable. J’ai remarqué que les femmes pouvaient manger devant les hommes, prérogative que les Océaniens interdisent aux leurs. Les occupations du sexe féminin se bornent aux soins de la maternité , à la fabrication d’étoffes pour les maros. Les hommes se livrent à la bâtisse des maisons , à la culture des fruits , à la construction des pirogues , à la pêche. Les vieillards ne font rien que boire , manger et dor- mir, ou donner des conseils. L’hospitalité est un caractère distinctif des habitants de Oualan. Dans quelque cabane que vous alliez , on s empresse de vous faire asseoir et d’aller quérir des fruits. Il est probable qu ils ont pour leurs égaux , ou pour les classes supérieures, les soins qu ils nous rendaient avec tant d’empressement. Ils ne sont point exigeants; ils ne demandaient rien en échange de leurs denrées , et les pré- sents les plus insignifiants paraissaient les combler de joie. Des dispositions aussi bienveillantes et aussi aimables ne se trouvaient point chez les Urosses ; soit par mélange d’orgueil , de vanité ou d’avarice, soit qu’ils pensassent que nos présents leur étaient dus, ils se montraient avides, insatiables, et sans noblesse ni geueiosite dans le caractère. Nous les forçâmes à rabattre de leurs préten- 164 VOYAGE lions , en nous bornant à payer par des échanges les objets dont ils étaient possesseurs , et ne leur donnant que strictement le prit convenu, tandis qu’on agissait d’une manière différente avec leurs vassaux. Le vol est presque inconnu à Oualan, et jamais le peuple ne nous donna le moindre sujet de plainte à cet égard. Les seuls voleurs furent des Urosses , qui, près du bord même, montrèrent une insigne mauvaise foi. L’un d’eux poussa l’insolence jusqu’à faire enlever sous nos yeux le gouvernail du petit canot, qu’il cacha au fond de sa pirogue : on le lui fit restituer sans lui infliger une correction qu’il méritait certainement. C’est encore cet Urosse qui ordonna à scs gens de dépouiller M. de Blosseville , lorsque cet officier retourna seul , une deuxième fois , au village de Lélé. Mais comme ces hommes sont pusillanimes et mous , le moindre geste suffit pour les intimider. Je crois cependant que quelques altercations auraient fini par s’élever entre nous et les chefs, en continuant d’aller isolément au milieu d’eux , dans le lieu où ils étaient en force. Quant au peuple, sa bonté et sa soumission respectueuse ne se sont jamais démenties. Toujours prévenants et complaisants, dans quelque cabane que je sois entré seul, étant à la chasse, les naturels ont toujours devancé mes désirs, n’ont jamais cherché à me soustraire le moindre objet, m’ont fourni des guides, lorsque j’en manifestais le désir, et cela tout naturel- lement. L’industrie des Oualanims se montre dans l'élégante construc- tion de leurs pirogues et dans la fabrication des bandes étroites d’étoffes qui leur servent de maros, le climat ne leur ayant pas fait sentir la nécessité d’autres voiles. On ne peut trop être étonné de la vivacité des couleurs qui teignent les fils du tissu ; il est exé- cuté comme en Europe, et orné de dessins , de losanges, de bor- dures , qui ne se rencontrent dans le travail d’aucune autre île. Ils ne se servent point d’écorces d’arbres pour en former des toiles, comme aux îles de la Société et aux Sandwich, et ils ignorent quelles ressources ils pourraient retirer, à cet égard, du liber du jaquier, arbre à pain. Pour donner une idée de leur fabrique, je décrirai ce que j’ai appris d’un naturel. Les fils dont ils se servent sont tirés des fibres d’un bananier sauvage , analogue à Yabaca des Philippines , le musa 1G5 AUTOUR 1)U MON UK. textilis de M. Leschenault ; on les débarrasse par le rouissage de la gomme qui les invisque , puis ou les place par paquets sur des claies exposées au soleil, pour en faire sécher la teinture. 11 est étonnant qu’ils n’aient jamais essayé d’utiliser Yhibiscus tiliaceus et l’ortie argentée , qui viennent si abondamment dans leur île , et qui fournissent ailleurs des ressources infinies. Leur principale couleur de teinture , comme de peinture , est un rouge foncé qu’ils retirent d’une grosse racine ligneuse, nommée mahori, qu’ils font infuser dans l’eau, à l’action du soleil. Ils placent, pendant plusieurs jours, les filets qu’ils veulent teindre dans ce bain , que n’avive aucun mordant que je sache. Ils ne possèdent point ou ils ignorent sans doute l’usage du figuier, qui donne aux Océaniens une si belle couleur écarlate. Les autres principes colo- rants qu’ils possèdent , sont : un noir très-brillant , dont j’ignore la source , un jaune doré très-vif, fourni par l’écorce du monnda cilrifolia , précieux bois de teinture qui croît en abondance dans toutes les îles que j’ai visitées dans la mer du Sud. Les Carolins des lies basses se servent du curcuma, qui a un éclat vif, mais fugace, qu’ils n’ont pu fixer solidement. Ce sont les femmes qui confectionnent les maros en se servant d’un petit métier sur lequel elles font les dessins, tandis que, pour tisser le corps de la toile , elles n’ont besoin que de deux montants carrés ; la trame est disposée par un procédé analogue à celui de nos tisserands; on emploie quatre fuseaux recouverts de fils, une navette, nommée Map, et un couteau de bois, appelé epope : le métier est désigné sous le nom de péousse. Les maros, nommés toll à Oualan, ont huit pouces de laigeui, sur plus de cinq pieds de longueur. Ceux des femmes sont plus lai ges de trois à quatre pouces, et les hommes du peuple n’en por- tent que d’un tissu plus lâche et plus grossier. Le corps des maros est ordinairement uni et noir. Ceux de quelques chefs sont blancs, ou rouges et noirs. L’extrémité, qui s’attache par devant, fait le cinquième de toute la longueur, et présente des dessins losangés des quatre couleurs dont se compose leur peinture. Des raies, des dentelures ou même des franges, ornent encore ce tissu , qu’il est i 1 e mot marc est o-laUien ; nous en faisons un terme générique pour désigner la bande d'étoffe qui est le seul vêlement de la plupart des peuples dans l’état de nature. IGG VOYAGE très-remarquable de voir exécuté par un petit peuple inconnu et isolé au sein du Grand-Océan. Les pirogues sont travaillées avec des haches en pierre ou en coquilles : et , maigre 1 imperfection des moyens qui sont à leur disposition , ces insulaires s’en servent avec tant d’adresse , quelle i epai e le delaut de leurs instruments. Leurs pirogues ont une forme caractéristique , que nous n’avons rencontrée nulle part. Les extré- mités en sont élevées, et forment presqu’un angle droit avec la quille , ou ce qui en tait l’otïîce. La carène est d’un seul tronc d’ar- bie, pariois ties-gros, dont on élève le plat-bord en y adaptant de larges fargues cousues , pour ainsi dire, avec des cordes. Les trous doivent être la partie la plus difficile de l’ouvrage, car ils ne peu- vent les percer qu’avec des coquilles. Aussi faut-il une patience de sauvage pour exécuter un pareil travail ; et c’est pour cela qu’ils montraient un aussi grand désir de se procurer des clous longs et effilés. Les trous et les jointures des fargues sont fermés avec un mastic blanc, nommé pouasse, que je crois être fourni par le suc laiteux de 1 arbre à pain , uni à la pulpe de son fruit encore vert. Le tronc d’un artocarpus donne une pirogue moyenne; les plus gran- des sont parfois composées de plusieurs arbres assemblés. Ces embarcations, quoique grandes , sont sveltes et très-légères : elles paraissent très-étroites , par la perpendicularité de leurs flancs. Le bois en est tellement poli avec des pierres ponces et des râpes de peau de raie-diable de mer, que la peinture rouge qui les recouvre semble vernissée. Un menuisier d’Europe ne donnerait pas un fini plus soigné avec la varlope; aussi les naturels ont-ils un soin extrême de ces embarcations , qu’ils conservent dans de grandes cabanes , où ils les pendent au toit. Les besoins journaliers sont remplis avec de petites pirogues d’un travail plus commun. Nous remarquâmes comme une grande singularité que jamais les habitans de Oualan ne se servaient de voiles et de mâts. Nous n’en vîmes pas le plus petit vestige. Us ne vont qu’à la pagaie : celle-ci est longuement emmanchée , très-étroite et terminée par une pointe acérée, qui pourrait, au besoin, servir d’arme défensive, et qui est peu propre à la natation. L’adresse des naturels pour manœuvrer leurs pirogues n’est point à citer , et , comme ce peuple n est point pêcheur, dans toute la signification de ce mot, et qu’il ri a jamais senti la nécessité de conquérir sa subsistance sur la AUTOUR DU MONDE. 1G7 mer , il a perdu la pratique d’un art dans lequel les Carolins excel- lent. Les pirogues sont nommées voualce : celles des chefs ont pour marque distinctive des sortes de chapeaux chinois entièrement faits de coquilles brunes et blanches , alternativement enfilées sui- des baguettes , et qu’ils placent sur le balancier , en les nommant palpa. Les instruments des arts dont ce peuple fait usage sont peu nombreux. La hache, tala, tient le premier rang par son utilité, comme par la manière ingénieuse dont elle est confectionnée. Toutes sont identiques pour la forme , et ne varient que par la grandeur. Il y en a de très-grosses, comme de très-petites, destinées poul- ies moindres ouvrages, et faites avec un vis tigre ou une mitre épis- copale , usés à leur grosse extrémité pour former un bord coupant. Les habitants emploient encore pour le même objet des valves de bénitier; mais , en place de ces coquillages , ils ont recours le plus souvent a une sorte de madrépore spathise, dun giain très-fin , imitant l’ivoire , d’une grande dureté , et qu’ils façonnent par le frottement avec la poussière de basalte. Ce qui me porte à croire ces dernières fabriquées avec un corail très-dur , ce sont les lignes convergentes que présente l’intérieur, ainsi que quelques pores que l’on y distingue clairement. Leur surface est comme celle de l’ivoire ou de quelques marbres saccharins. Le biseau de cet instru- ment, ou le coupant, ne peut mieux être comparé qu’à la disposi- tion d'une dent incisive ; car il est solidement fixé sur un corps adapté au manche , de manière que le tranchant puisse tour à tour lui être parallèle ou transversal , et remplir ainsi l’oflîce de hache ou d’hermiuète. Le manche en bois léger d’hibiscus décrit une légère courbure. Il est peint avec une couleur rouge , et le corps est en noir. On se sert des plus grosses pour creuser les pirogues , en frappant à grands coups et en décrivant un grand cercle au bout du levier qui les meut en cadence. Leur poids est de plusieurs livres, et ils y sont tellement habitués , que les haches en fer que nous leur donnions leur plaisaient moins, par l’ignorance dans laquelle ils étaient de la manière de s’en servir avec succès. Avec leurs haches ils abattent les arbres , construisent les pirogues, façonnent la charpente des maisons et creusent les auges en bois qui conser- vent l’eau ou servent a d autres besoins. Nous eûmes occasion de voir dans leurs cabanes de longues jave- 168 VOYAGE Unes effilées, soigneusement travaillées, que nous prîmes pour des armes, ainsi qu’un bâton pointu par un bout, entaillé par l’autre , et qui étaient peints en rouge très-proprement. La javeline se nomme ouessa et le bâton sague : mais, par la suite , nous vîmes les habitants s’en servir à la pèche. Ce n’est pas qu’ils y soient fort habiles; mais la manière dont ils disposent leurs pêcheries sur les bords des récifs où la mer vient se briser , leur est particulière. Ils choisissent des espaces quadrilatères , qu’ils enveloppent de murs hauts de trois pieds, et dont les pierres de corail sont assez bien adaptées pour qu’il n’y ait pas d’interstices. Ils font en sorte que leur solidité soit suffisante pour résister à ia force de la mer qui les recouvre à la marée montante. Un seul trou est pratiqué pour que les eaux puissent s écouler jusqu’à un certain niveau , lorsque la mer baisse. Le poisson qui a été apporté dans ce vivier, y de- meure, et les naturels s’y rendent, lorsque la marée a abandonné les récifs. Us ferment le trou du réservoir , et, comme il reste peu d’eau, ils frappent et percent le poisson avec leur longue javeline. Us placent dans le voisinage des abris temporaires pour le mauvais temps. Ces pêcheries ne sont ni nombreuses ni bien entretenues. Us emploient encore des hameçons de nacre, mais très-rarement, et plusieurs Urosses en portaient quelques-uns suspendus au cou , auxquels ils tenaient beaucoup , et que rien ne put les engager à céder. Us ne faisaient aucun cas de nos hameçons en métal ; s’ils les acceptaient, c’était pour les placer dans leurs oreilles. Us emploient aussi quelques filets mal faits , disposés sur une branche flexible et souple , pliee en ovale. Le Blet fait la poche , et les fils sont en brou ou caire de coco. Pour saisir le poisson avec cet instrument, les insulaires se réunissent au nombre d’une douzaine, forment un grand cercle; en se rapprochant toujours, et chassant le poisson devant eux, ils finissent par se toucher, et rapprocher les filets que chacun tient à la main. Le sague ne paraît point destiné à autre chose qu’à assommer les poissons ou à saisir avec sa fourche les grosses murénophis, si communes sur les récifs. Ces peuples emploient seulement le caire du coco à la confection des cordes qui servent d'amarres à leurs pirogues : elles sont bien cordonnées et solides. Les insulaires de Oualan possèdent peu d’objets de décoration . et ils ne se servent pas de cosmétiques. Les chefs seuls s’oignent AUTOUR DU MONDE. 169 les cheveux avec de l’huile de coco. Leurs ornements ordinaires sont des fleurs, parfois des colliers de graines enfilées , qu’ils nom- ment houlé, ou des colliers de grains taillés, et alternativement noirs et blancs. Le plus grand nombre ont sur la nuque un mor- ceau d’écaille de tortue, suspendu à un cordonnet. Ils attachent sans doute quelque idée superstitieuse à cet ornement, car ils ne voulurent point nous les céder pour des objets qui devaient être d’une grande valeur à leurs yeux. Deux ou trois les offrirent pour rien , et très-probablement que cette écaille ne leur rappelait au- cune circonstance qui pût les intéresser; ils furent les seuls qui agirent ainsi. Quelques naturels portaient une coquille sur la lèvre inférieure, de même que le pratiquent les naturels de Radick et Radack , et même ceux de la côte nord-ouest , à Noutka. Le tatouage paraît , à Oualan , désigner les castes , et on nomme cette opération sise ou schisché. Les hommes en portent deux longues bandes en dedans et en dehors des membres inférieurs. Ces deux bandes ont huit lignes de largeur ; elles sont noires et pleines dans les classes supérieures , seulemént losangées dans les classes infé- rieures. Les Urosses et les pennemé ont , en outre , des lignes légères sur d’autres parties du corps. Les bras sont chargés de petits des- sins; mais, ce qui est caractéristique pour ce peuple, est un large chevron noir , qui couvre le pli du bras chez les deux sexes. Les hommes n’en portent point ailleurs que sur les membres, tandis que les femmes ont les reins couverts de tatouage , qui se termine au rebord même de leur pagne. Le chant des habitants n’a rien d’agréable. Ce sont des sortes de phrases sans rhythme, prononcées sur un ton lent et monotone, destinées le plus souvent à servir d’accompagnement à la danse , et il faut avouer que celle-ci décèle un caractère bien sérieux et bien phlegmatique. Les Oualaniens sont en effet généralement cal- mes, peu gais; les Urosses, surtout, sont d’une gravité à laquelle ils dérogent rarement. Un couple de naturels furent les seuls dont l’heureux caractère donnait un libre cours à une humeur joviale. Quoi qu’il en soit, un jeune pennemé voulut bien exécuter plu- sieurs fois de suite devant nous la danse usitée dans le pays , et plusieurs autres insulaires l’imitèrent. Cette danse ne se compose que de mouvements lents et cadencés des membres et du corps , et d’attitudes imitant parfois les poses d’un maître d’escrime. La 22 IV. t70 VOYAGE voix ou le tamtani servent d’accompagnement, et les demi-tours et les attitudes du danseur sont marqués par un bâton qu'il tient dans les mains. Dans certaines cérémonies, ils forment de longues files de danseurs , et le grand mérite consiste alors à ce que tous les mouvements se fassent ensemble avec une telle précision , qu’ils paraissent être animés du môme principe moteur. La plupart des naturels ne savent point exécuter cette danse ; mais tous ceux qui étaient à bord paraissaient ravis de la manière dont l’exécutaient trois ou quatre jeunes hommes , et leur donnaient de vifs applau- dissements : notre admiration ne put aller jusque-là. Indubitablement, ces insulaires professent le dogme d’une autre vie; les soins qu’ils apportent à leurs sépultures prouvent qu’ils ont cette pensée consolatrice. Les Urosses , ces demi-dieux de Oualan, sont enterrés dans un lieu consacré, où l’on voit que les insulaires ont mis toute la puissance de leur savoir-faire, par l’élé- vation des murailles qui les enclosent. Celles du peuple , moins recherchées, ont quelque chose de bien touchant dans leur sauvage simplicité. C’est ordinairement au milieu des cannes à sucre que se trouve l’asile des morts ; et , comme les plantations existent dans la plaine comme sur le revers des mon- tagnes, il en résulte un effet qui annonce de la part des naturels un sentiment réfléchi sur l’influence morale des tombeaux. Lorsque nous longions les côtes de l’île avec la Corvette, nos regards s’arrê- tèrent fréquemment sur des toits de chaume, dont nous ignorions l’usage , et qui s’élèvent du sein d’une fraîche verdure , non loin de la cime des montagnes; le plus souvent, en effet, la sépulture d’un pauvre sauvage se trouve abritée par l’arbre à pain qui l’a nourri, au milieu des tiges de la canne à sucre, près d’un ruisseau dont les ondes fugitives coulent du sommet de la montagne en traver- sant des bosquets touffus d’orangers , d’ixora , où le liseron flexible étale ses larges corolles purpurines!.... Chaque tombeau est pro- prement recouvert d’une petite cabane dont les parois latérales sont à jour. Très-souvent on rencontre de petits villages aujour- d’hui habités par des morts , car les naturels d’un même endroit se plaisent à réunir leurs proches dans le même espace de terre. Des treillis recouvrent le sol de la cabane, quelques nattes y sont jetées, sans doute pour que le fils puisse venir y consulter les cendres de ses pères ; et on retrouve encore , sous quelques-uns de AUTOUR DU MONDE. 171 ces toits simples, mais élevés avec soin, les instruments dont se servait probablement le défunt sur la terre : une hache pour l’homme , et le métier à étoffes pour la mère de famille. Chez les sauvages les plus bruts , ceux de la Nouvelle-Hollande par exemple, j’ai vu les tombeaux respectés; il n’y a que l’homme civilisé qui les ait violés. 11 nous reste à dire un mot sur la langue des habitants de Oua- lan. Elle nous paraît évidemment composée de plusieurs dialectes, parlés chacun par les diverses castes. Elle diffère de toutes celles que nous avions entendues jusqu’alors , et surtout de l’océanien que parlent les insulaires de Tàiti, des Marquises, des Tonga, de la Nouvelle-Zélande et des Sandwich... Cette langue nous parut très- difficile à saisir ; la grande difficulté consistait à rendre, par nos signes alphabétiques, les sons qui parvenaient à nos oreilles. Une autre cause qui contrariait notre travail était l’espèce de soin que portaient les naturels à ne jamais contrarier. Si , par inattention on prononce un nom qu’on croit avoir entendu , tous les naturels per- sistent à répéter ce nom , n’eùt-il pas le plus petit rapport avec l’ob- jet qu’on leur demande. Celte excessive complaisance est plus nui- sible qu’utile. Ces insulaires sont d’ailleurs si occupés de ce qui se passe autour d’eux, qu’il est difficile de fixer leur attention sur lin même sujet pendant quelques secondes. La plus grande difficulté pour former des vocabulaires n’est point d’obtenir les noms des choses matérielles qu’on a sous les yeux. En recueillant ceux-ci , on est à peu près sur de leur exactitude; mais rien n’est difficile comme de faire comprendre aux naturels des idées métaphysiques, ou d’en obtenir les noms, tels que, hier, demain , père , frère, etc., et une foule d’autres mots qui tiennent ainsi à des idées plus complexes. La prononciation de ces insu- laires est souvent gutturale , terminée par des cousonnances nasales et palatales difficiles à saisir rigoureusement , et qui inlluent beau- coup sur la valeur des mots , car il en est qui , par le changement de son seulement, sont insaisissables pour nos oreilles, expriment un grand nombre de choses. Les seuls mots dont les analogues existent dans quelques autres langues de la mer du Sud ne sont ni nombreux , ni importants. On trouverait peut-être plus d’analogie avec des idiomes dérivés du mongol. Ainsi le mot ik, poisson, usité à Oualan , est voisin 1TA VOYAGE d'ikan, malais, <1 ’ika , Nouvelle-Zélande, tandis qu’eïa, usité à Taïti , et ié à Rotouma, sont corrompus : wouake, pirogue, employé à Oualan, est analogue à waka , Nouvelle-Zélande, à walca , Rotouma, à vaa , Taïti : nou, cocotier, se nomme niou aux îles Sandwich et à Rotouma, et pourrait dériver du malais nior , moins usité que kalapa : pagaie, oa à Oualan, est nommée éoé à Taïti. Banane , oune , porte absolument le même nom de oune chez les nègres qui habitent le port Praslin à la Nouvelle-Irlande. Canne à sucre se dit ta à Oualan, to à la Nouvelle-Irlande, toa à Taïti, toou aux Sandwich et à Rotouma ; enfin mata , œil , se dit de même en malais , etc. La numération est basée sur des principes réguliers , et diffère , par les dénominations des noms de nombre, de toutes celles que j’ai vu employer dans les îles malaises , polynésiennes et océaniennes. La numération suivante m’a été fournie par un grand nombre de naturels intelligents, et j’ai apporté le plus grand soin à ce qu’elle soit correcte. EXEMPLE : 1. — Sclia • 2. — Lo. 5. — Toll. 4. — Eaa. 21. — Logoule scha. 22. — Logoule lo. 50. — Toll goule. 90. — Héo goule. 100. — Sihiogo. 200. — Sclia sihiogo. 900. — Héo sihiogo. 1000. — Scha sihia. 2000. — Lo sihia. 0000. — Iléo sihia. o. — Lommc. 6. — Holl. 7. — Hut. 8. — Ouall. 9. — Héo. 10. — Singoule. 11. — Singoule scha. 12. — Singoule lo, etc. 19. — Singoule héo. 20. — Logoule. 10000. — Sihié. 11000. — Scha sihic. 20000. — Louho. EXEMPLE d’ex NOMBRE. 1828. — Sihia, ouall sihiogo logoule lomme. D’après Keale, qui nous a donné une description générale des iles Pelew où naufragea et séjourna le capitaine Wilson, on peut juger que la plus grande analogie existe entre les insulaires des AUTOUR BU SlOJiDE. 173 Palaos ou Pelew et les naturels de Oualan. Les différences de langue et de noms paraissent effectivement sensibles; mais elles ne tiennent qu’aux altérations de localités, qui sont survenues dans des idiomes peu formés ; peut-être même existe-t-il plus d’analogies que je ne prétends en signaler , car la manière de rendre des sons par des signes diffère quelquefois tellement entre deux écrivains d’un même pays , qu’à plus forte raison , il devient plus difficile de s’accorder avec un écrivain étranger. Après avoir tracé le chapitre sur Oualan, j’ai été surpris en lisant, depuis, la relation de Wilson , de la similitude qui existe entre ces îles séparées par un espace de près de six cents lieues en longitude, mais placées par la même latitude , et formant avec les Carolines cette longue bande de terres , tantôt montagneuses , tantôt à fleur d’eau sur des récifs interrompus , que peuple la même race d’hommes , et qui présente , par ce qu’on en connaît , l’ensemble des mêmes mœurs et des mêmes coutumes. Les îles Pelew, primitivement vues par les Espagnols, qui les nommèrent îles de Palaos, sont. formées de montagnes très-boi- sées , bordées de terrains plats et enveloppés de récifs de coraux qui s'avancent dans la mer. Elles sont gouvernées par un roi ou chef suprême, aidé par des chefs du second ordre, nommés Rupacks, qui forment la noblesse, et correspondent aux Urosses. Les affaires se traitent en conseil et assis , tel que cela se pratique à Oualan, lorsque les chefs reçoivent en assemblée publique. Le peuple n’aborde les Rupacks qu’avec le plus grand respect, mettant la main devant leur figure lorsqu’ils parlent au roi , et se proster- nant devant lui jusqu’à terre. Les Rupacks sont décorés de l’ordre de l’os , dit Wilson ; je n’ai rien vu d’analogue chez les Urosses. L’identité la plus grande règne dans les productions des îles de Palaos et de file de Oualan. Dans les unes comme dans l’autre , la terre est cultivée avec soin. L’arbre à pain sauvage, les ignames [ar. esculentum ) et les cocos sont les principales productions végé- tales , auxquelles s’adjoignent les bananes , les oranges , les limons , les bambous, les cannes à sucre et le turmerie ou curcuma. La flore usuelle est sans exception la même. Le poivre siriboa est employé à Oualan pour fabriquer de la schiaka, boisson douce, puis excitante , que les naturels estiment beaucoup. Les habi- tants des îles de Palaos se servent du poivre, en bétel, usage 174 VOYAGE qu ils auront reçu des Malais que des naufrages fréquents ont dû y pousser. Les quadrupèdes des deux îles sont le rat et la roussette. Les l elew avaient des chats provenus sans doute de communications antérieures ; mais on n y trouva point les chiens et les cochons. Les coqs et les poules , d’après Wilson , ne servaient point à la nour- riture, et j ai pu faire les mêmes observations à Oualan. Les pigeons sont communs dans les deux îles. Parmi les poissons , les Anglais mentionnent , aux Pcleie, l’unicorne , les langoustes et le kima ( tri— dacne) , et ces animaux sont très-abondants à Oualan. « La perspective des îles Pelew vues en mer , dit le rédacteur du naufrage de Wilson , présente une terre haute et raboteuse , très- couverte de bois. L’intérieur était montagneux en plusieurs endroits; mais les vallées , belles et étendues, offraient à l’œil des aspects déli- cieux. Le sol , en général , était riche, et l’herbe y croissait en quan- tité. » Cette description , à cela près des différences d'étendue, serait applicable à Oualan, qui est d’ailleurs plus favorisée par les rivières et les sources. La manière de vivre chez les deux peuples est la même : fabrica- tion de diverses bouillies avec la chair de coco, le suc de canne , les bananes, etc.; consommation de poisson cuit ou cru; boisson ordi- naire d’eau ou de lait de coco, et mêmes repas, trois fois dans le jour. Aux Pelew comme à Oualan, les maisons ont un plancher en bam- bous avec un espace quadrilatère au centre pour le foyer ; des portes basses fermées en bambous ; des toits très-élevés , couverts de feuilles de palmier (yaquois) par lits tres-epais; et il y a des maisons pu- bliques , consacrées aux fêtes et aux assemblées , plus grandes que celles destinées au logement ordinaire. Les deux peuples ont les mêmes procédés pour préparer leurs ali- ments, à cela près de l’ébullition, inconnue à Oualan. Les habi- tants des Palaos ont aussi un plus grand nombre d’armes , dont l’état d hostilité dans lequel ils vivent entre eux leur a fait sentir le besoin- Leurs haches sont aussi en coquilles de kima, et leurs pirogues, d’une forme élégante , sont également peintes en une couleur rouge très-solide. Les étoffes diffèrent peu dans les deux pays; on y observe la même habitude de porter des Heurs dans les trous des oreilles, de nouer les cheveux sur le sommet de la tête et de se tatouer; AUTOUR DU MONDE. 175 mais l’usage de noircir l'émail des dents , par exemple , n’existe pas à Oualan. Les chefs des Pelew ont plusieurs épouses , et j’ai la conviction que les Urosscs en ont également un certain nombre. Les deux peu- ples manifestèrent absolument le môme étonnement lorsqu’ils virent de près Wilson et ses compagnons , et lorsqu’ils nous virent à Oualan. Seulement, dans le roi et les Urosses, nous ne trouvâmes point un abba-thiille et un raa-kouk. Ceux de Oualan nous parurent envieux, jaloux de leurs prérogatives, et sans la moindre noblesse dans le caractère. En donnant le vocabulaire de l’ile de Oualan qui suit , on remar- quera que des lettres de notre alphabet manquent évidemment dans la langue de ces insulaires , et , en revanche , qu’ils ont beaucoup de sons qu’on ne peut rendre que par les ch , sh, w, ts, dont la nôtre est privée. Us ne peuvent prononcer de certains mots ; ainsi , ils disaient toujours Térance pour France; mais ils articulaient assez bien Paris , lune , soleil , cacatois. Les lettres qu’ils ne peuvent prononcer , sont : B, D, F, J, Q, V, X, Y. Le B est rempli par un son intermédiaire entre nos B et P. Le D est remplacé par le T. Le P se prononcer pei. Les autres lettres ont la même valeur que dans notre alphabet. A Arc-en-ciel , Melakcp. Amomura (bol.), Ine-lia. Acanlbure noir (icthyol.). Ali-ala. Arbre à racines plates , Loumc. Admiration ou étonnement, Soîiai. Atherôme (chirurg.), niré. Arbre à fleurs rouges ( ixora ) , Kalcé. B Haie ou havre de la Coquille, Lailesse. Haie de Lélé, Pané. Bâiller, Meula. Battre, Mchouhoc. Basilic ( bot.). HarCnc. Baringtonia speciosa (bot.), Kaénal. Boulons furonculeux (cliir.), Solol. Bouche, Massoc ou massasse. 176 VOYAGE Bon, Emé. Blennie sauteur (icthy.) , Mooa. Boire, Nemeneme. Bouteille (nom qu’ils donnèrent), Pelosoulte. Barbe, HaUèque ou alalc. Banane , Oune. Banane jaune, Oune kalasse. Balancier de pirogue, Eme. Bras, Poitou. Bois à travailler ou à brûler, Siake. Bouillie de coco râpé, Kapiel. Bouillie de fruit à pain, Ouaoua. Bois de teinture rouge. Mahori. Brou ou caire de coco, Kaki. Blanc, (tuasse. Bleu, Molute. Chef, roi, noblesse. c Urosse. Chef de farailie, Tône. Ceci, cela, Eïa, ini. Cheville (artic. tib. tars.), Alroniake. Canne à sucre , Ta. Chemin , route, Neka. Cheveux, Schiaffe. Chair de coco. Guano. Cils (anat.), Ouakoulop. Chanter, Il oie. Chevalier gris (ornith.), Krulcé. Collier, Eha. Côtés de pirogue , Nounou. Coït, Foëne. Côtes (anat.), Sihioque. Cou, Tahoque....kahou. Cuisse, Niake ou nias. Coffre, ostracion (icthy.), Hedouliotsé. Coco, Nou. Coque ou noix de coco , Foi. Couteau de bois, Epope. Cicatrices d’une plaie, Roukanka. Ciel, Kassa. Chapeau en coquilles, ornement des pirogues des chefs, Palpa. Corde, Foi. Collier des femmes, Masse. Collier avec une ovule, Houle. Coquille qu'ils placent sur la lèvre inférieure, comme à Radack, Panac. AUTOUR DU MONDE. 177 Corail (madrép.), Crabe honteux. ( crust.) , Courir, Coucher du soleil, Danser, Dos (anat.), Défécation, Dernier quartier de la lune, Dents, Doigts ( anat. ), Doigt fracturé (chirur.), Eoka. Tanôme. Eassas. Foune kofo. D Salsa. Ouène toukou. Pac. Meza-ouall. Muessosse ou maussik. Oune pohou. Ponac. E Escope pour vider l’eau des pirogues , Anomc. Extrémités d’une pirogue, Malané. Épaules, Oucpesike. Éternuer, Siné. Étoile (aslron.), ué- Eau douce, Ko' , Enfant , ^ f ' . Étoile de mer (zooph.), Simkiaou. Est, orient, Ouakala. Éponge (zool.), Sinckosso. F Feuilles (botaniq. ), Filet ovalaire pour la pêche , Fumée , Fesse , Fer, Fruit à pain, Fruit à pain à noyaux, Femme, Fil pour fabriquer les maros, Fille , Feu , Fleurs d’arum, Feuilles d’arum, Fleurs en général , 1 Feuilles du bananier, Fougère arborescente (bot.) Fucus (bot.), IV. Scha. Ilcke , Kalasse. Siakique. iïlossa. Mosse. , MOSSC-SOUCOSSdé lUatacn. /fois. Talé. Pala héhé. Oune ketaque Skakala. Mêla. Salies I. Po. Kape. 23 178 VOYAGE G Gencives, Nasosse. Genou , Nenètike. Gland ( anat, ), Ine-kanac. H Hibiscus tiliaceus. Homme, Hache en pierre , Hétéroaire (ornith.). Hirondelle noire très-petite. Héron, var. blanche et grise, Il n’y en a plus, Jaune (couleur). Jambe, Jour, Jarret, Kava, boisson faite de poivre, Lèpre (médec.). Lézard (hist. nat.). Lâcher un vent, Lèvres, Lever (se). Lune, Lance effilée pour la pêche, Langue (anat.), Lait émulsif de coco. Lever du soleil. Marron de l’inocarpus edulis, L’arbre de l’inocarpus, Lo. Mokoul. Tala. Cisse. (Soui-manga rouge.) Kalka. Longoulap. I et J Paena. Kan. Pogoune-niake, Lène, lénéliqm. Oualalouk. K Schiaka. L Ouaranile. Keneux. Sine. Ouassok. Toua. Alouaite. Ouessa. La ou lalo. Sano. LCouat-atake. M Bi. Kraka. AUTOUR Ut MONDK. 179 Mamelle, sein, mamelon, Molette pour broyer le fruit à pain, Mauvais, Menton , Montrez, Montagne , Montagne du nord de l'ile , Mer, Manger, Marcher, Mastic blanc pour calfater, Midi , Maison, Maison communale, Muraille, Muge (icthyol.) , Main , Maro en étoffe , Merle ( ornith.), Métier à étoffe , Murénophis des récifs, Murène des rivières (anguille), Moucher (se), Mordre , Montants du métier à étoffas , Minuit, Téhili. To. Kousouke. Kaboulénèqus. Mea. Boll. Anelélé. Molsoul. Mongno. Kalso. Pouasse. Moule inelène . Lomme. P aé- Pot. Hais. Kounepohou. 'Poil. Ououaizai. Péousse. Schemiss. T One. Eonepou. Lalisse. Zake. Ine-caffc. jN Nuages (météor.), Natte pour dormir, Ne pas vouloir, Nez(anat.), Narines , Nombril, Nuages noirs ou grains, Nouvelle lune. Non, Néritine fluviatile (conchy.) , Nid d’oiseau, Noddi ( ornith.), Nâson licornct (icthy.) , Noblesse, chefs , Noir ( couleur ) , Nuit, Nord, Kassa. Saké. Ouna, tak. Kouahê , foi , poua. Incfoi, igai. Poutek, pouiè. Imai. Maspan. Ouenne. Kéïmo. Alhero. Palé. Mossa. ürosse. Schalschal ou louho, Fonga onou. Malenlé. 1 180 VOYAGE Odeur agréable , Œuf d’oiseau. Oranger, Orange, Oursin à baguette ( zool.), O homme ( terme d’appel ), Oiseau, Oreilles, Idem , conduit auditif, OEil, Ongles des doigts , Ongles des orteils. Ouest, occident, nord-ouest. Orteils, O Kahcn. Téramo. Menezioko. Meozasse. Incscha. Esse. Mône. Schache. Ine-schache. Mata. Togoune pohou. Togoune niake. Jap an. Koune niake. P Plaque d’écaille de tortue , portée au cou, Tône. Poivrier pour faire Pava , Seha, schika. Pierre pour broyer ce poivre , Tapène sieka. Poule , Mône. Peau ou épiderme de la banane , Kolot. Pluie , Heao. Papillon, Schascha. Pluvier doré (ornith.). Koulu. Plume d’oiseau, Nonemône. Porcelaine tigrée, Foule. Poisson , Ik. Pierre , Holl. Pancratium (bot.), Tiho. Pleurer, Tan. Porter, Outok. Premier quartier de la lune, Masalan. Polypier sertulaire ( zool.) , tourne. Polypier dichotôme, Sakène . Pirogue , Ouake. Pagaie, Oa. Plante du pied, Saisis. Par ici, Tena. Par là , Païnè. Pénis , Kanac. Prépuce , Kounu kanac. Pigeon, Mouleux ou moulouessc. Poitrine, Inehuoque. AUTOUR DU MONDE. Pied, Poils du pénis, Paupières, Plus, davantage, Porte-fil (navette), Paraître ou se lever, Pleine lune , Polypier opuntia , Pasaniake. Koumouk ou koume-koume. Kounemetas. Muni. Ealap. Alak. Mezazone. Mouai-el. Q Qu’est-ce que cela, ou comment nom- mez-vous cela? Mea inguc / R Racines du taro (arum), Taka. Racine de l’arum maerorrhizon , Monaka. Rat, Kousique. Récifs , Kihicla. Rouge (couleur), Lape. Rire, Hizé. Ronfler, Malala. Rôt, Kra. S Sourcils , Soleil , Soupirer, Sauter, Siffler, Souffler,) Sud, midi , S’asseoir, Se coucher, Sentir bon, Sentir mauvais , Sang, Miesse. Tloual. Ma. 5o. Hosse. Boulte. Leap- Mala. Ouana. Kahcne. Pousos. Schascha. T Tatouage , Tronc d’arbre , Tisser une étoffe , Tous, ensemble , Schischë, sissé, chcche. Ta. Tohéni. Toll. 182 VOYAGE Tousser, k0. Traverse du balancier de la pirogue, Kouillas. Trachyte (minér.), Eotsé. Tonnerre, paiat_ Testicule , Afero. U Ulcérations, JRofou. V Vase pour boire , Fuoque. Vampire (Vespertillio) (zool. ), Quoy. Village du havre de la Coquille , Tahignié. Ventre , Sihioque. Vent (météor.), Shapat. Vagin , Ouané ou kéné. Vase fait avec une feuille, Chaouena. Vase de bois fait en auge , Tapé. AUTOUR DU MONDE. 183 CHAPITRE XXVI. TRAVERSÉE DE l’iLE OÜALAN A LA NOUVELLE-GUINÉE (du 1S juin 1824 au 25 juillet suivant). Communiqué avec les insulaires des îles Pénélope, Aouerra, Lougoulous ou Doublon, Tamatam, Fanadik , Poulap, Piguelao et Sataoëlle {archi- pel des Carolines). Sic te diva potens Cypri, Sic fralres Helenæ , lucida sidéra , Ventorumque regat pater Obstrictis aliis, præter Iapyga Navis ( Horace , Ode IIT.) Le 15, nous appareillâmes dans la matinée pour continuer notre voyage , et bientôt les côtes de Oualan disparurent à l’horizon. Le 17 , nous reconnûmes les îles Pelelap , Tougoulou et T akai , que le capitaine Mac-Askill découvrit en 1809. Ce sont de petites îles basses reposant sur le môme plateau de récifs qui gisent par 6° 30 de latitude nord et 158° 27' longitude est. De nombreux végé- taux les recouvrent , et çà et là , dans les éclaircies des bois , parais- sent les cabanes dont la forme est analogue à celles de Oualan; toutefois leur construction nous parut beaucoup plus négligée. Les naturels se hâtèrent de jeter leurs pirogues à la mer, et comme nous avions mis en panne, en un clin-d’œil ils nous atteignirent. La plupart des embarcations étaient manœuvrées par sept ou huit indigènes : ils montèrent à bord sans témoigner ni hésitation , 184 VOYAGE ni crainte ; et , par une exception d’autant plus digne d’être citée qu’elle est plus rare , ils nous offrirent avec un désintéressement qui nous charma toutes les provisions dont ils s’étaient munis , et qui consistaient en cocos secs et germés, en fruits à pain sauvages, et en gros tronçons de taro ( arum macrorrhizon ). C’était la première fois que nous recevions des peuples de la mer du Sud un présent de haute importance , pour des hommes dont les îles sont peu pro- ductives, sans qu’ils nous témoignassent le moindre désir d’en obtenir une récompense. Leur action ne fit point d’ingrats. Les cocos , qu’ils nomment cagué, ne sont , à ce qu’il paraît , mangés que dans l’état sec, et lorsque l’amande a acquis son entier déve- loppement. Ce fruit , sur les îles basses, est sans doute trop précieux à une population nombreuse pour être cueilli lorsque la noix est remplie de lait émulsif , et propre à désaltérer seulement : la pré- voyance leur a donc fait une loi de ne point gaspiller leurs vivres , ou, comme on le dit, de manger leur bien en herbe. Les objets qui leur firent le plus de plaisir furent des clous et des haches ; et le fer d’ailleurs, qu’ils nomment loulou, est recherché par eux sous quelque forme qu’il soit. Parmi les fruits qu’ils nous offrirent étaient quelques régimes d’une espèce de banane sucrée et fondante, que nous n’avions point encore rencontrée, et dont la saveur était délicieuse. Nous y remarquâmes aussi quelques cônes d epandanus, que les naturels sucent avec plaisir , quoique les semences en soient ligneuses et coriaces ; cependant une matière sucrée assez abon- dante est répandue à l’endroit où ces fruits s’insèrent sur le pédoncule. Ces insulaires avaient la plus grande analogie , et dans les carac- tères physiques et dans les arts industriels, avec les habitants de l’ÎIe de Oualan. C’est en vain toutefois que nous essayâmes de nous faire entendre d’eux en nous servant des mots oualanais que nous avions recueillis, et qu'ils parurent ne pas comprendre; après quelque persévérance, nous obtînmes de plusieurs les noms qu’ils donnent aux unités ; et, comme il sera facile de s’en convaincre , ces mots ne présentent que des différences bien légères avec ceux employés à Oualan. 1, sa. 2, lo. 5, toll. 4, hea 5, lime. 6, huone. 7, hut. 8, houal. 9, hco. La taille des habitants des îles Mac-Âskill est moyenne et bien AUTOUR DU MONDE. 185 prise; la plupart d’entre eux avaient un embonpoint raisonnable, tandis que nous en remarquâmes quelques-uns ensevelis sous d’épaisses couches de graisse , dont tous les mouvements étaient gênés par cet état d’obésité. La teinte de la peau est d’un olivâtre peu foncé, et l’ensemble de leur physionomie agréable est empreinte d’une grande douceur. Un seul petit maro de toile, placé en plu- sieurs doubles , est leur unique vêtement ; et lorsque , cédant aux demandes des amateurs, ils changeaient ce morceau d’étoffe contre du fer, ils manifestaient la plus grande pudeur pour qu’on n’en- trevît point ce que le maro officieux cachait d’ailleurs assez mal. Leurs longs cheveux noirs et un peu frisés sont retenus sur le sommet de la tête par un nœud : ils ne se rasent jamais la barbe ni les moustaches ; mais cet accessoire n’acquiert son complet déve- loppement que chez quelques vieillards, car le plus grand nombre des indigènes ne nous présenta qu’une touffe peu épaisse d’une barbe rare et grêle, formant une pointe sous le menton, comme celle que portait Charles IX. Leurs dents sont éblouissantes de blan- cheur ; et leurs yeux , naturellement obliques , lorsqu’on y joint l’étroitesse du front, l’étranglement des branches du maxillaire inférieur, rappellent évidemment le type coréen ou japonais. Ces insulaires ont un goût décidé pour les fleurs. Des jeunes gens s’étaient orné la tète de couronnes d ’ixora, dont les corolles sont d’un rouge ponceau très-vif ; quelques-uns passent dans les trous des lobes des oreilles des feuilles florales , qui nous sont incon- nues , et qui exhalent une odeur suave de violette ou d’iris de Flo- rence; d’autres, enfin, avaient leur chevelure entremêlée de fleurs blanches , et ces parures si simples prêtaient à leurs physionomies un charme qu’il est plus facile de sentir que de peindre. Sans cesse en mouvement, et se livrant aux éclats les plus bruyants d’une gaieté folle, le caractère de ces hommes ne se montra que sous des dehors favorables dans notre courte entrevue. Us nous parurent moins posés et moins mélancoliques que les habitants de Oualan. Ainsi que nous avons déjà eu occasion de l’indiquer, dans le groupe des îles les plus orientales ils se ceignent les reins de cha- pelets faits avec des rouelles noires et bLaches : leurs maros sont d’une étoffe beaucoup plus épaisse que ceux usités à Oualan ; mais l’art de les tisser, la variété des dessins , la vive coloration des fils , ne leur sont point inférieurs. Leur tatouage est plus élégant et plus 180 VOYAGE perfectionné que chez aucun autre peuple; les dessins qui recou- vrent le corps sont disposés par larges masses qui lui donnent un aspect bleuâtre; mais dans ces masses sont répétées symétrique- ment des raies, des cercles, incrustés dans la peau avec goût. Les jeunes gens seuls ne présentaient point ce genre de décoration. Quelques vieillards étaient entièrement chauves. Les instruments que nous vîmes dans leurs mains consistaient en haches fabriquées, comme celles de Oualan, avec des fragments de corail ou avec des coquilles , telles que la tridacne , la vis et la mitre épiscopale. Ils les appellent talé, et ce nom a , comme on voit, la plus grande analogie avec le mot tala, usité à Oualan, et qui signifie la môme chose. Leurs cordes, faites avec le caire du coco, étaient solides et bien tissées. Leurs pirogues diffèrent beaucoup de celles de Oualan; leur construction se ressent naturellement de ce que les îles basses ne possèdent point de grands arbres ni de bois dont les fibres soient denses et compactes. Cependant la forme de leurs pirogues rappelle celle des pros élégants dont nous aurons bientôt occasion de parler. Aucune de celles qui vinrent le long du bord n’avait de mâts ni de voiles; on les manœuvrait simple- ment à l'aide de pagaies pointues. Le 18, nous découvrîmes trois îles inconnues aux géographes, formant un trépied sur un plateau de récifs; les naturels qui vin- rent à bord nous les nommèrent Hougai, Ouerra et Mongoule. Ces îles, auxquelles le commandant de la corvette la Coquille crut devoir donner son nom, gisent par 6° 39' de latitude nord et 157° 29 de longitude est. Le premier pros qui nous accosta était monté par dix hommes ; l’un d’eux nous montra une herminette en fer, faite avec un morceau de cercle de barrique, ce qui prouve qu’ils ont dû communiquer avec des Européens , ou recevoir ce métal dans quelque île voisine et par voie d’échange. Comme tous les Carolins, ils appellent le fer loulou, leurs chefs tamols, et connaissent exactement la position des îles qui les environnent. Les insulaires qui communiquèrent avec nous sont de très-beaux hommes; ils joignent à une taille avantageuse et bien prise des membres fortement dessinés. Leur peau , souple et lisse , n’est point foncée en couleur; leurs traits, bien que larges et épatés, ont un jeu de physionomie ouvert et bienveillant; leurs cheveux noirs , un peu frisés , flottent librement sur leurs épaules et ne AUTOUR DU MONDE. 187 reçoivent aucun objet de parure. La gaieté qui les anime , et le sourire qui règne sur leurs lèvres , laissent entrevoir des dents du plus bel émail. La barbe contourne la lèvre supérieure , taillée en un léger rebord , tandis qu’elle forme une touffe mince et pointue sous le menton. Comme les autres Carolins, ils n’ont pour tout costume qu’un étroit maro dont l’étoffe est colorée en jaune orangé fort vif. Un tatouage très-compliqué recouvre toute la surface du corps ; mais cet ornement , chez la plupart des naturels qui nous visitèrent, disparaissait sous les zones nombreuses de la lèpre océanienne 1 qui les dévorait. Nous remarquâmes que ces insu- laires sont plus navigateurs que ceux que nous avions jusqu’à ce jour visités; toutefois ils sont encore assez longs à évoluer leurs pirogues , surtout dans le mouvement d’orienter la voile et de changer d’extrémités : ils sont d’une grande maladresse pour accoster un vaisseau , et la marche de leurs pros n’est point à citer. Ces embarcations , quoique construites sur le type adopté par les Carolins, sont grossières et sans ornements; mais le balancier, l’inclinaison du mât , la forme de la natte qui sert de voile , les deux vergues qui la soutiennent, sont comme dans les autres pi os. Le 24 , dès le matin , nous eûmes connaissance d’un groupe de terres , alternativement hautes et basses , qui sont les îles Hogoleu ou mieux Hogolous des anciens navigateurs espagnols , et que le capitaine Doublon revit en 1814. Elles ont trente-sept lieues de tour , et forment un archipel composé de plusieurs îles hautes vol- caniques, et d’un grand nombre de motous verdoyants qu’entoure un immense développement de récifs à l’extérieur , tandis que des lagons profonds occupent l’intérieur. Pendant quatre jours, nous contournâmes ce système de terres , dont les habitants vinrent fré- quemment nous visiter. Aux morceaux de fer travaillés qu ils avaient dans les mains et qui provenaient sans doute des îles Mariannes , à l’assurance avec laquelle ils montaient à bord , on doit juger qu’ils connaissaient les Européens. Leurs traits ressem- blent parfaitement à ceux des autres Carolins ; cependant nous remarquâmes chez eux quelques usages que nous n’avions point encore observés : le premier est de se servir d’un chapeau chinois i La plupart des insulaires de la mer du Sud , quelle que soit la race humaine à laquelle ils appartiennent, sont rongés par cette lèpre, due sans aucun doute à t'ichlhyophagie. 1 °° VOYAGE très-bien fait avec des feuilles de pendanus , et le second de porter un véritable poncho en toile noire, tombant jusqu’aux reins. Or, comme nous l’avons déjà dit , le poncho est une pièce de toile percée au centre , et dont l’usage n’est propre qu’aux Araucanos du Chili et aux Carolins; car, bien que ce vêtement soit usité aux lies de la Société, il diffère beaucoup, par son ampleur et par le peu d usage qu’on en fait , du poncho des habitants d ’Hogolous. Nous n eûmes point à nous louer de la bonne foi de ces naturels; ils s'appropriaient sans scrupule ce qui tentait leur convoitise. Très- peu d entre eux étaient tatoués; et cette opération, qu’ils nom- ment make , ne se compose chez eux que de quelques lignes verti- cales placées sur la poitrine et sur les jambes. Les lobes des oredles étaient fendus et tiraillés outre mesure par l’habitude d’v placer des cylindres en bois léger d'hibiscus, d’un grand diamètre, et peints en rouge orangé, ainsi que le capitaine Kotzebue l’a observé à Radack. Nous ne pûmes saisir aucun mot de la langue de ces hommes; quelques-uns cependant nous parurent d’origine malaise. La pêche est une de leurs grandes ressources , et ils y sont très- habiles. Nous remarquions que chaque jour leurs pirogues étaient remplies de plusieurs espèces de poissons , de mollusques , de gros bénitiers, et d’étoiles de mer, qu’ils paraissaient également ne pas dédaigner. Leurs pirogues sont fort remarquables tant par leur légèreté que pai les soins qu on a apportés à les décorer ou à les peindre. Leur maiche, par une brise modérée, est d’environ six nœuds, et ce nombre est bien loin d’égaler celui qu’Anson leur accordait. Nous observâmes que , dans plusieurs de ces embarcations fines et légè- res, ils avaient des frondes fabriquées avec du brou de coco, des- tinées à lancer des pierres et des javelines longues et effilées. Le groupe d ’Hogolous gît par 7° 25' 00” de latitude nord , par 149° 35 00 de longitude orientale. Il se compose de terres hautes, montagneuses , entourées d’îles plates et basses , ou séparées par de simples motous. Un immense développement de récifs lie ces diverses dettes les unes aux autres, et des coupées à travers les polypiers peuvent donner passage aux navires et leur faire trouver un ancrage sûr dans les baies intérieures. Les motous, comme les pitons , sont très-verdoyants , et une population nombreuse les a envahis. L ’hirosse ou roi paraît résider dans la plus grande des îles, V AUTOUR DU MONDE. 189 dans le nord-est, qui, à cause de cette particularité, a reçu le nom d 'Hirosse. L’île la plus voisine de celle-ci se nomme Koudot, la troi- sième Paata, la quatrième, la plus occidentale, Toll; le grand motou aplati , le plus au nord , Pisse , le voisin à l’est , Pisse-Ena , le petit motou , le plus occidental , Pisse-Silmé l, etc. N’ayant point relâché dans ces îles, qu’il eût été si intéressant d’explorer, je me borne à ce simple résultat de mes observations personnelles. Mais j’ai trouvé , depuis , dans la Westminster remet», le récit d’une excursion faite en 1827 dans ce même groupe d o- golous, qui m’a paru des plus intéressants et que je copie en note, sans toutefois garantir la véracité des faits singuliers qui y sont rapportés 2. Le 30 juin 1824, nous eûmes connaissance de trois petites îles basses nommées Tamatam , Falalike et Pollap, decouvertes en 1801 par don Juan lbargoitia. Une trentaine de pirogues partirent immé- diatement pour nous joindre : mais, comme la corvette était favo- risée dans sa marche par une brise assez fraîche, toutes ces embarca- tions arrivèrent à la fois tumultueusement , de sorte que plusieurs des vros furent brisés le long du bord, et leurs débris rompirent les balanciers de plusieurs autres qui chavirèrent a leur tour ; et , comme les naturels parlaient et gesticulaient tous à la fois , se cul- butaient et se jetaient à l’eau, nous eûmes le spectacle en petit d’une flotte naufragée. Le mot loulou était dans toutes les bouches, car le fer est pour ces peuples la matière la plus précieuse ; les haches, les couteaux, nommés sar , les clous, les gros hameçons, sont pour eux des objets d’une grande valeur : en échange ils don- nent des cocos qu’ils appellent nou, des mailles 3 ou fruits a pain sauvages, et des coquilles qu’ils pêchent sur le rivage, telles que les casques ( méale ) elles belles porcelaines aurores. Les habitants de Tamatam ne diffèrent point de ceux d’Hogolous. Leurs maros el leurs ponchos sont de même étoffe; leurs chapeaux, faits a la chi- noise, sont identiques par la forme , et leurs oreilles sont traversées . , „nm, donnés par les insulaires concordaient avec ceux du père Canfova.,Cr£ sur ma liste ceux de Frogolcu, Fevellc, Tola, Aki, Ho W, Ilot, etc. 2 Voyez l’appendice. 3 Ri’amall aux îles Pelew , suivant Wilson. 190 VOYAGE par de gros rouleaux en bois peint ; cependant le maro , que certains Carolins n’abandonnent point sans montrer quelque pudeur , n’a pas toujours pour but ici de voiler les parties génitales , mais souvent il est placé sur le ventre comme une ceinture. Au reste, le tatouage, les colliers en grains noirs et blancs, leurs tissus, nous rappelèrent les mêmes objets vus à Hogolous. Quelques hommes étaient armés de bâtons blancs, longs de cinq pieds , très-polis et renflés aux extrémités ; les naturels s’en servent comme de balanciers lorsqu’ils dansent. Bien que de bonne foi dans les marchés, ils cherchent cependant le plus possible à s’emparer de ce qui leur plaît , et souvent les objets les plus futiles sont ceux qui captivent le plus leur attention. Les noms de nombre que j’ai pu obtenir sont les suivants : 1. — Vote. 20. — Toué. 2. — Roukc. 50. — Héhélic. S. — Héole. 40. — Fate. A. — Fane. 50. — Limé. S. — Lime. 60. — Huoné. 6. — Ouone. 70. — Fiké. 7. — Fusse. 80. — Houalliké. 8. — lloualle. 90. — Tikoué. 9. — Tihe. 100. — Yoteapoutoukc. 10. — Seke. 200. — Toukapoutoukc. 11. — Seke yole. 300. — Héhapoutouke. 12. — Seke rouke. 400. — Falapoulouke. 13. — Seke héole. 500. — Limapoulouke. 14'. — Seke fane. 600. — Ouonapoutouke. 15. — Seke lime. 700. — Fikapoutouke. 16. — Seke ouone. 800. — Houalapoutoukc. 17. — Seke fusse. 900. — Tikapoutouhe. 18. — Seke houalle. 1000. — Sangarasse. 19. — Seke tike. 10000. — Seke angarasse. Le 1er juillet, nous cherchâmes l’île de Lannunck dans la position donnée par Malespina; mais nous n’eûmes connaissance d’aucune terre. Le 3 , par de la pluie et des grains violents, qui annonçaient l’hivernage de cette portion de l’Océan-Pacifique, nous eûmes con- naissance , dans la soirée , d’un large récif s’élevant à fleur d’eau , recouvert de quelques arbustes. C’est Piguelao de don Luis de 191 ACTQü® du monde. Torrès, le BigdU du Carolin Kadou, gisant par 8“ 12' 30" de lat. N., et 145° 29' 3" de long. E. Le 5 juillet, la corvette la Coquille était en vue de 1 lie Satahoual , que le capitaine Wilson appela Tucker, du nom d’un matelot suédois qu’il y laissa. Cette île, la dernière du groupe des îles Ca- rolines, avec laquelle nous communiquâmes, est située par 7° 21' N., et 144° 46' de longitude E. Satahoual, que les indigènes pronon- cent Satoën et quelquefois Salaoëlle, n’a guère quun mille de diamètre ; ses habitants sont d’excellents marins , et font des voyages fréquents à Guam pour s’y procurer des instruments de fer. En vain leur parlâmes-nous de Tucker , ils parurent n’en avoir pas conservé le moindre souvenir. Au reste, ils témoignèrent le plus grand désir d’obtenir du fer, qu’ils nomment loulou; et , en échange, ils nous offrirent quelques cocos secs , des poissons , des étoffes, des coquil- lages des cordes tissées avec le brou de coco , des colliers faits avec leurs cheveux, et quelques javelines en bois rouge très-dur. La plu- part de ces naturels étaient complètement nus , et trois ou quatre d’entre eux, seulement, étaient coiffés d’un chapeau chinois. Ils ne diffèrent en rien des autres Carolins , ni parle tatouage, ni par les formes corporelles. La fabrication de leurs étoffes, de leurs filets, la construction de leurs pros, et l’art de les évoluer, sont identiques. Quelques jeunes gens avaient la chevelure couverte de fleurs d 'xxora ; les tempes de quelques autres étaient entourées d’un bandeau tire d’une écorce blanchâtre. La lèpre, enfin, avait étendu ses ravages sur leur population. A partir du 6 juin, nous eûmes des grains fréquents, des nuits obscures et de la grosse mer ; mais rien de remarquable ne vint signaler notre navigation hors de l’archipel des Carolines. Le 17, la mer. belle et unie, se couvrit d’animaux de diverses espèces et. sur- tout de serpents de mer , à la poursuite desquels je m attachai , et je pus en saisir plusieurs. Bientôt des troncs d’arbres, des touffes de fucus des fruits, des poissons et des crustacés de rochers, nous indiquèrent les approches d’un fleuve charroyant au loin par son courant les productions de son embouchure. Le 22 , nous ne remar- quâmes plus aucuns débris de végétation. La chaleur du soleil deve- nait incommode. Nos filets, réunis à la traîne, regorgeaient de phyllosomes , de pyrosomes et de zoophytes. Le 24, les hautes mon- tagnes de la Nouvelle-Guinée nous apparurent dans le lointain , et, 192 VOYAGE le 26 au matin , nous étions ancrés au fond du havre de Doréy , à l’extrémité nord de la Papouasie 4. Ce havre, dont l’ancrage est sûr et commode , git par 0° 51' 4.9” de latitude S. et 130° 44' 59" de longitude orientale, sur la côte E. de la grande terre des Papouas, et au nord du golfe Geel-Wing, qui, par sa profondeur, concourt avec une baie opposée à transformer la Nouvelle-Guinée en deux presqu’îles que réunit un isthme étroit. Après avoir séjourné, du 26 juillet au 9 août, à la Nouvelle-Guinée ou Papouasie , et mis à la voile pour arriver à Sourabaya le 28 août, nous quittâmes cette île le 11 septembre, et dirigeâmes notre na- vigation vers l’île Maurice , que nous atteignîmes le 2 octobre pour y rester peu de jours ; enfin nous mîmes à la voile pour être bien- tôt en vue de l’île Sainte-IIélène. Lorsque nous visitâmes la maison , ennoblie par la grande infor- tune, un ignoble désordre, pire que l’abandon, l’avait transformée en un blutoir où se vannait le grain pour l’usage des employés de la colonie , confinés dans cette partie de l’île. Une crèche occupait la place du lit de Napoléon, et sa chambre à coucher était devenue une écurie ! ! ! Plus de tapisseries , plus de boiseries : rien dans cette demeure n’attestait qu’elle eût servi de refuge à un Empereur mis au ban des rois! Seulement , les barrières qui gênaient jusqu’à sa promenade étaient restées debout à l’entour , et leur labyrinthe embarrassait encore les pas des visiteurs. Non loin se trouvait placée une maison plus convenable , que le gouvernement anglais fit bâtir pour son prisonnier , et qui n’élait point encore terminée lorsque Napoléon mourut. Cet édifice , com- mode comme logement , construit avec élégance , entouré de ga- leries couvertes, de jardins tracés avec goût, meublé avec recherche, bien qu’avec simplicité , nous fut montré avec ostentation par nos guides. Mais, dans ces pièces froides et vides, qui pouvait nous intéresser? Cette bibliothèque, cette salle de billard, ces bains, ne reçurent jamais celui que sir Hudson-Lowe avait pour but de i Relèvement du mouillage : Aiguade O. 14* S. Pointe droite (havre intérieur) ... S. 5“ 30' E. Id. gauche (idem) S. 51i 30 E. Pointe droite de Plie Masnapy ... S. 20° E. AIJTOÜR DD MONDE. 193 faire mourir d’un suicide moral. Quelques fleurs venues du Cap avaient captivé l’Empereur : elles ouvraient alors leurs corolles embaumées, elles nous prodiguaient leurs charmes. Aussi mîmes- nous le plus vif empressement à les cueillir , à les dessécher comme de précieuses reliques , et comme l’émanation des pensées journa- lières du grand homme. Nous quittâmes Long-Wood avec tristesse. Que de réflexions cruelles , que d’amères angoisses la grande âme de l’exilé dut dé- vorer sur ce petit carré de terre!.... Et peut-être le regret le plus poignant pour son coeur dut-il souvent empoisonner ses réflexions , en songeant que de victoires il lui avait fallu remporter pour nous remettre sous le joug qui , sans lui , n’eût jamais courbé nos têtes ! Nous prîmes congé de ces lieux sans oser détourner nos regards. Nos réflexions étaient tristes et austères : elles n’avaient changé de nature qu’en visitant l’asile d'une amitié honorable, d’un dévoue- ment sans bornes ; car la fidélité au malheur est une vertu dont la pensée rafraîchit et tempère, comme la fraîcheur du soir par un beau jour d’été. Nous suivîmes lentement les chemins étroits et entortillés des Tahvèges, pour gagner la vallée de Sinn. Des roches calcinées, des ravines noircies , l’enfer du Dante , quant a 1 aspect des lieux , nie de Camoëns , par quelques ravines fraîches et émaillées , se succédaient à nos yeux. Bientôt, enfin , il nous fallut mettre pied à terre; nous allions entrer dans la vallée où gisait, sous quelques pierres , la grande ombre de Napoléon. Cette vallée semble revêtir les formes les plus fantastiques ; si des éboulements et des roches brisées par la nature nous donnent l’image du chaos, de fraîches pelouses, des ondes murmurantes qui fuient a li avers des herbes d’un vert gai , nous rappellent les charmes d un paysage plus riant. Des pins aux noirs rameaux, au sombre feuillage, attirèrent nos regards; ils occupent la portion resserrée du val de Sinn, puis ils cessent bientôt et sont remplacés par des massifs de géraniums aux corolles de feu. Là s’élèvent des châtaigniers de la vieille Europe, des pommiers de la Normandie. Sous d’énormes touffes de fou- gères jaillit, des flancs du ravin , une source qui se perd en humec- tant le gazon. Tout est riant dans cette partie de la vallée, tandis que, quelques pas plus en avant, ses bords sont nus, tachés de rouge et de noir, traversés par des zônes bigarrées d’ocres calcinées, et iv. 194 VOYAGE des crevasses découpent de leurs festons zigzagués les parois de ce bassin où des pans de rochers menacent ruine. Ici, la dévastation et la mort ; là , la fraîcheur , le calme et la vie. La vie .... . Votre permis, Gentlemen , nous cria un soldat qui portait sur la plaque de son schako : Waterloo! soldat vêtu de rouge, a accent breton à parole brève et impérative comme une consigne; soldat dont la présence détruisit nos réflexions pensives, rejeta loin de nous des temps qui absorbaient nos facultés , et qui, en nous reportant du monde historique , nous ramena brusquement a exi- stence d’un fait matériel accompli. Ce soldat, sa guérite, quelques saules pleureurs élevés , une pierre plate , jetée toute blanche encore au milieu d’herbes vertes , un tombeau au milieu des fleurs et des ruines de la nature , des barreaux de fer rangés autour d’une plate- forme quadrilatère , mélange hétérogène , s’il en fut jamais, d’un hommage touchant, d’une barbarie rafinée, d’un grand homme d’un cadavre rongé de vers, voilà ce qui frappait nos yeux. C était le tombeau de Napoléon Bonaparte! ( Il me fallut quelques instants avant de pouvoir me réconcilier avec la présence d’un soldat anglais dans ce lieu de grands souvenirs La complaisance de ce geôlier de mort , qui psalmodia pour la millième fois les quelques détails vulgaires, finit, sinon par faire oubliei sa présence , du moins par nous la faire tolérer. Cette eau limpi e e murmurante, qui baigne le fond delà vallée, étaitcelle dont Napoléon aimait à se rafraîchir! Cette pelouse gaie et molle était celle ou il se reposait volontiers à la suite de ses promenades à cheval , qui devinrent si rares pendant les derniers temps de son séjour à Sainte- Hélène ' Plus d’une fois il y chercha le calme et vint y goûter un repos de quelques instants. Maintenant ces grands saules abritent son tombeau. Son tombeau, que recouvrent quelques larges dalles de pierres, sans inscription , sans ornements , sans un seyl mot qui témoigne leur destination , et cependant que ne dit pas cet humble mausolée! L’Europe entière en est émue! Nous arrachâmes quelques branches des saules que nous devions conserver religieusement. Plus d’une larme humecta nos paupières . L’île de Sainte-Hélène, située dans l’hémisphère austral , gît par 15. 55' 00” de lat. sud et T 59' 08” de longit. occidentale , à 1200 milles à peu près des côtes d’Afrique, à 900 milles de l’Amenque méridionale , à 000 milles de l’île de l’Ascension , et a environ 1-00 AUT0U1S DU MONDE. 195 railles de Tristan d’Acutma. Sa plus grande longueur du nord-est au sud-ouest n’est que de trois lieues , sa largeur de deux , et sa cir- conférence d’un peu plus de huit. Sa surface comprend 30,390 acres. La position de cette île, les avantages inappréciables qu’elle pré- sente pour établir des croisières, les ressources qu’elle fournit à la nation qui s’y est établie, pour détruire le commerce des autres peuples maritimes , lui ont valu de la part des Anglais le nom de Gibraltar des mers de l’Inde. Nous en sortîmes pour arriver le 18 janvier à l’Ascension , que nous quittâmes dix jours après pour saluer notre belle patrie. Jusqu’à notre arrivée sous l’équateur, nous eûmes du beau temps ; mais nous éprouvâmes, par deux degrés de latitude nord, des calmes , des grains très-violents et de la pluie par averses. La brise variait sans cesse et semblait se complaire à souffler de tous les points du compas. Pendant quelques heures de calme , la mer se couvrit de glaucus, le plus gracieux des mollusques pélagiens, et de larges vélelles et des janthines sveltes flottaient le long du bord. A l’hori- zon , nous vîmes un navire dont la blanche voilure s’effaça dans l’in- décise limite des nuages. Il faut être confiné des mois entiers dans sa prison flottante, pour sentir ce qu’a d’aiguillon pour les sensa- tions ce blanc mat d’une voilure qui glisse sur le fond bleuissant du ciel , comme les longues ailes d’une mouette. Bonheur rapide comme la pensée , et , comme elle , tout aussi fugitif. Le 2 février, nous coupâmes la ligne équatoriale pour la cin- quième fois. Nous eûmes du mauvais temps jusque par les cinq degrés de latitude N. Les vents sautaient d’un rumb à l’autre , le ciel était noir, et le tonnerre faisait entendre ses sourds roulements. Nous ne tardâmes pas à sortir du tropique du Cancer, poussés par- un vent frais , et naviguant avec une grosse mer. Nous étions par le travers des îles du Cap-Vert , lorsque nos voiles se couvrirent d’une poussière rouge. Les vents soufflaient alors du côté de la terre , et nous apportèrent en poudre fine et ténue les scories vol- caniques de ces îles. A partir du 24 février, nous continuâmes à avoir, jusque par delà les 30 degrés de latitude nord , une tempé- rature rafraîchie, un soleil radieux, des vents d’E. de N.-N.-E. ou de S.-E. , et la petite galère que nous avons appelée Physale des Açores, rouvrait de ses essaims cette portion de l’Océan-Atlan- tique. Elles nous rappelèrent ces galères douées de vie , ces flottes 196 VOYAGE couvertes de banderolles qui escortaient Cléopâtre sur les ondes du Cygnus. , Le 22 mars, dans la nuit, on eut connaissance du Cap-Cicier et des côtes de Toulon. Mais nous louvoyâmes en vain tout le jour, une brise fraîche et directement contraire irritait la juste impa- tience qui nous animait, et nous tenait sur le rivage de la France absente depuis longtemps. Jusqu’au 24, nos efforts furent vains : l’entrée de la grande rade de Toulon semblait vouloir nous repous- ser : elle nous faisait pressentir tous les mécomptes qui devaient bientôt nous enlever nos dernières illusions. M. Duperrey se décida alors à laisser arriver, et bientôt nous entrâmes dans le port de Marseille, d’où, quelques jours après, nous remîmes à la voile pour aller désarmer la corvette la Coquille dans le même arsenal d’où elle était partie le 11 août 1822. Ainsi 872 jours se sont écoulés sur les points du globe les plus divers , les climats les plus opposés et les plus insalubres du monde, les influences atmosphériques les plus opposées, sans que nous ayons eu à regretter la perte d’un seul de nos compagnons. Dans ce laps de temps , la Coquille resta 521 jours sous voiles , et a par- couru 25000 lieues marines!.... AUTOUR DU MOîiDE. 1(J7 NOTE. « Df, tous les archipels que j’ai visités dans la nier du Sud, nul ne me parut aussi curieux et aussi intéressant pour le voyageur que le groupe d’IIogoleu. Une ceinture d’environ quarante petites lies en environne plusieurs autres plus grandes , dont quatre peuvent avoir environ trente milles de circonférence. Les lies de l’intérieur sont seules habitées, et contiennent une population d’environ trente-cinq mille âmes, divisées en deux races distinctes. Les deux principales lies de l’ouest, avec quelques-unes des petites, sont peuplées par la race indienne de couleur cuivrée, tandis que les deux lies orientales, avec leurs dépendances, con- tiennent une race bien plus voisine de celles des nègres. Ces peuplades se font fréquemment la guerre, ainsi que je l’appris des deux parties, quoiqu’elles fussent alors en paix. Les noirs sont au nombre de vingt mille environ, tandis que la popu- lation des Indiens n’excède pas quinze mille. » Les hommes de la race noire ont environ cinq pieds dix pouces de hauteur; ils sont bien proportionnés, musculeux et actifs; leur poitrine est large cl sail- lante; leurs membres bien tournés; leurs mains et leurs pieds petits; leurs che- veux sont bien frisés, sans ressembler pourtant à ceux des Africains. Us ont le front haut et droit, les pommettes saillantes, le nez bien dessiné et les lèvres' minces. Leurs dents sont belles et blanches, les épaules larges, et les oreilles petites et un peu plus ouvertes que les nôtres. Leurs yeux sont noirs, vifs, bril- lants et perçants, avec des cils longs et relevés. L’expression habituelle de leur maintien annonce un caractère lier et entreprenant. » A la ceinture et sur les reins, ils portent une natte faite d écorce d arbre, élégamment tissue, et embellie avec goût d’une quantité de figures de couleurs diverses. Us portent aussi sur la tête des parures du môme tissu , rehaussées avec des plumes d’oiseaux rares ; vous diriez d’un turban surmonté d une frange riche et pompeuse. Les chefs ont le lobe inférieur des oreilles fendu, et ils introduisent dans cette ouverture des morceaux d’un bois léger, souvent aussi gros que le poi- gnet. Cet ornement est en général enrichi d'une variété de belles plumes, de dents de poissons, de fragments d’écaille de tortue. Ils portent aussi au cou des colliers en nacre de perle, el des touifes de plumages. Leur corps est tatoué de dessins bizarres; ils se teignent la figure en jaune et blanc, et en rouge, quand ils vont à la guerre , pour se donner un air belliqueux et féroce. * Les femmes sont petites , douées de jolis traits ; leurs yeux noirs, étincelants , respirent la tendresse et la volupté; elles ont la gorge arrondie, la taille élancée, de petites mains cl de petits pieds, les jambes droites et la cheville du pied peu 198 VOYAGE saillante; en un mot, elles sont remarquables par leur beauté. Néanmoins, elle» ne négligent point l’aide de la toilette, car elles se parent de plumes et de coquille» les plus riches qu’elles puissent se procurer par leurs parents ou leurs frères, pat- leurs amants ou leurs maris. Elles portent autour de la tête ou du cou diverses sortes d’ornements faits avec des dépouilles d’oiseaux et de poissons; leurs bras et leurs jambes sont parés de la même manière , tandis que leur gorge est tatouée légèrement, mais avec goût. Elles portent également un petit tablier de huit pouces de large et de douze pouces de longueur, orné sur les bords d’une manière très-ingénieuse , et enrichi au milieu des plus jolies coquilles. Par dessus tout cela, elles se revêtent d’un manteau, ou plutôt d’une espèce de tunique, fabri- quée avec une belle herbe soyeuse, tissue avec beaucoup de goût et d’habileté, et quelquefois bordée d’une frange élégante ; cet habillement a huit pieds environ de longueur sur six de large , avec un trou dans le milieu, tout juste assez grand pour laisser passer la tête ; il ressemble beaucoup au poncho que portent les Amé- ricains du sud. Les femmes fabriquent les étoffes , les lignes et les filets de pcche, et ont soin des enfants; elles sont douces et tendres pour leurs maris, qui les traitent avec beaucoup d’égards. » Les deux îles de l’ouest sont peuplées par environ quinze mille Indiens du couleur cuivrée, un peu inférieurs pour la taille à la tribu des noirs que nous venons de décrire ; mais ils sont plus forts , plus vigoureux, plus athlétiques, et mieux constitués pour la guerre et pour les fatigues que la peuplade de couleur plus foncée; ils sont très-actifs et d’une force remarquable. Parmi eux , j’en ai vu plusieurs qui ne pesaient pas plus de cent cinquante livres chacun , et qui soule- vaient notre petite ancre de boissièrc, pesant plus de six cents livres, avec la plus grande facilité. Ces hommes vivent pourtant de fruits et de poissons, sans exci- tants d’aucune espèce; ils ont le corps droit et arrondi, la poitrine saillante, les membres nerveux, les mains et les pieds bien conformés. » Leur teint est d’une couleur de cuivre très-pâle ; leurs cheveux, longs et noirs, sont en général proprement réunis au sommet de la tête. Ils ont le front élevé et proéminent, indice ordinaire des facultés intellectuelles ; au bas de cette partie, spécialement chez les femmes, règne une couple de longs cils soyeux et noirs comme le jais, et fortement arqués. Leur visage est arrondi, plein et potelé, et les pommelles sont moins saillantes que parmi les nations sauvages. Ils ont un beau nez, modérément relevé, une bouche bien proportionnée et une double ran- gée de dents aussi blanches que le plus pur ivoire. Les joues à fossettes et les doubles mentons sont communs dans les jeunes gens des deux sexes. » Les hommes ont généralement le devant du cou couvert d’une longue barbe noire, qu’ils laissent croître seulement à partir du menton ; cependant quelques chefs portent de très-grandes moustaches. Ils ont de très-grandes oreilles, et leur partie inférieure est percée d’une ouverture assez grande pour recevoir un orne- ment de la grosseur d’un œuf d’oie. Cet ornement est souvent décoré avec des dents de diverses sortes de poissons, des coquilles, des becs et des plumes d’oi- seaux, et des fleurs des vallées ; ils portent aussi des colliers de la même nature. Us ne sont guère tatoués que depuis le bas du cou jusqu’au creux de l’estomac; souvent, sur la poitrine des chefs, c'est un tatouage non interrompu, représentant une foule de ligures fantastiques, exécutées avec assez de goût. L’habillement des deux sexes est semblable à celui de leurs voisins de l’est. Us portent des bracelets en écaille de tortue aux bras, et en nacre de perle aux jambes et à la cheville du pied. Pour la propreté personnelle, ces insulaires pourraient délier tout autre AUTOUR DU MONDE. 199 peuple de la terre. Ils sont naturellement gais, affectueux, joyeux, vifs et actifs, extraordinairement doux et affectionnés envers leurs femmes et leurs enfants, et pleins de déférence et de respccL pour la vieillesse. ». En général, leurs femmes sont à peu près de la meme taille que les nôtres; leurs formes sont délicates, leur taille svelte et leur buste admirablement moulé. Leurs pieds cL leurs mains ne sont pas plus grands que dans nos enfants de l’âge de douze ans, et la taille est extrêmement line et jolie. Elles sont nubiles a 1 âge de cent cinquante lunes, près de douze ans. Elles ont la tête petite le front élevé, les veux grands et noirs, les joues pleines et potelées, le nez bien fait la bouche petite et ce qui ne manque jamais dans cette partie du moude, des dents superbes, ce qui n’ajoute pas peu d’attraits à chacun de leurs sourires. Leurs oreilles sont petites, et leur cou très-délicatement formé; par derrière Bottent leurs lon-'s cheveux noirs quand ils ne sont pas réunis sur la tête. Elles sont extrê- mement modestes, et il n’est pas rare de voir la rougeur percer sur leur visage, malgré leur teint foncé; leurs mouvements sont élastiques et gracieux, et la joie et la vivacité se font remarquer dans leur maintien. Les liens conjugaux sont rare- ment malheureux dans ces contrées, car la chasteté eL la lidélilé paraissent etre des sentiments innés chez ces peuples. Vous verrez rarement un homme parler avec dureté à une femme; et frapper un individu de ce sexe, si grande que soit sa faute est regardé comme un acte inhumain et barbare. Les affections sociales exercent beaucoup de puissance chez ces peuples, ainsi que les relationsde parenté. Ouant à l’industrie, l’activité, la persévérance, on ne saurait établir aucune com- paraison entre ces insulaires et ceux de la plupart des îles de l’Océan-Pacihque : hommes, femmes, enfants, toussent occupés, depuis le lever du soleil, a la fabri- cation des armes, des filets, des pirogues ; et, bien qu ,1s n aient a leur dispos, lion que des instruments en coquilles, en pierres , en dents de poisson, tout ce qu ,1s font est exécuté avec infiniment de goût et d’adresse. D A l’égard des idées religieuses de ces insulaires, le peu de renseignements qu’il m’a été possible d’obtenir peut être exposé en quelques mots. Us pensent que tout a été créé par un être puissant qui dirige et gouverne tout, et dont la résidence est au-dessus des étoiles; qu’il veille sur tous ses enfants et sur toutes choses avec un soin et une affection paternelle; qu’il pourvoit à la subsistance des hommes, des oiseaux, des poissons et des insectes, le plus petit animal étant destiné à’ servir de pâture au plus grand, et tous devant servir au soutien du genre humain; que le Créateur arrose ces îles de sa propre main, eu laissant tomber d’en haut les pluies quand il est nécessaire ; qu’il a planté le cocotier arbre a pain et tous les autres arbres, ainsi que les buissons, les plantes et les touffes d’herbes ; que les bonnes actions lui sont agréables, mais que les mauvaises 1 of- fensent- qu’ils seront heureux ou misérables dans la suite, selon leur conduite en cette vie • que les bons vivront alors sur un groupe d’îles délicieuses , encore plus belles et plus agréables que les leurs , tandis que les méchants seront séparés des bons et transportés dans quelque île rocailleuse et désolée, où il n’y aura n, coco- tiers ni arbres à pain, ni eau fraîche, ni poissons, n, aucune trace de végétation. Us n’ont ni temples, ni églises, ni formes extérieures de culte ; mais ils disent qu'ils aiment l’Être suprême, à cause de sa bonté envers eux. . » Us regardent le mariage comme une obligation sacrée; il doit etre célébré en présence du roi ou de l’un des principaux officiers de sa majesté, dûment autorisé. Avant qu’un contrat semblable soit formé, aucune restriction n’est imposée aux deux sexes, et les femmes non mariées peuvent accorder leurs faveurs a qu, que 200 VOYAGE ce soit, sans encourir aucun reproche et sans éprouver aucune espèce de remords; mais , une fois mariées , une faute deviendrait une infamie. Une femme enceinte , qu’elle soit mariée ou non , est considérée avec honneur et respect; elle-même', justement hère de sa fécondité, est bien éloignée depreudre des précautions pour cacher son état, et elle est recherchée en mariage. » Les cérémonies funéraires de ces peuples ont quelque chose de singulier. A la mort d un proche parent, on s abstient de toute espèce de nourriture durant quarante-huit heures , et pendant un mois on ne mange que des fruits, en se privant entièrement de poisson, qui est une friandise du pays. Pour la perte d*un pere ou d un époux, on se retire en outre dans la solitude sur les montagnes, 1 espace de trois mois. Mais je suis forcé d’ajouter une autre circonstance que, pour 1 honneur de la nature humaine, je voudrais pouvoir passer sous silence : la mort du roi ou d’un chef puissant est toujours célébrée par des sacrifices humains !. .. Plusieurs hommes , des femmes, des enfants, sont condamnés à l’es- corter dans le monde des esprits. Telle est la superstition de ces peuples, qu’on voit des individus demander à faire partie de celle escorte, afin d'avoir l'honneur d’être enterrés dans la même tombe que le roi. Dans les deux mois qui suivent les funérailles d’un chef, toutes les barques demeurent amarrées au rivage, car il n’est permis à personne d’aller à la pêche. » La race indienne qui habite les îles de l’ouest et la race cuivrée de l'est sont souvent en guerre; voici quelle est la marche ordinaire de leurs opérations. Les insulaires, qui croient avoirreçu quelque offense de leurs voisins, avertissent ceux-ci que tel jour et a telle heure un certain nombre de pirogues armées en —uerre débarqueront chez eux, et que les négociations seront entamées relativement aux réparations qu’ils sont en droit d'exiger. Le débarquement, la conférence et la négociation, tout a lieu le jour indiqué; et si les explications sont jugées suffi- santes, l’affaire se termine par un grand festin. Mais si on ne peut pas s’accorder, un nombre égal de guerriers se mesure avec les plaignants, et le combat commencé avec fureur; il dure environ une heure, et puis ils se séparent d’un commun accord et se reposent pendant quelques heures. En attendant, les deux partis ne s’écartent pas du champ de bataille, s’occupent à enterrer les morts et à donner des soins aux blessés. » Le jour suivant, quand les deux troupes ont déclaré qu’elles sont prêtes le combat recommence avec une nouvelle ardeur, et dure deux fois plus Ion-temps que la veille, à moins que l’une d'elles ne quitte la partie et ne cède la victoire à l’autre. Dans le cas contraire, au bout d’une heure d’un combat terrible, ils se séparent de nouveau, meitenl de côté leurs armes et s’assistent mutuellement à enterrer leurs morts et à panser les blessés, de la manière la plus amicale Le troisième jour, le sort de la camgagne est décidé : ils commencent le combat le matin, et le continuent jusqu à ce que 1 un des partis succombe. Si ce sont les assaillants, ils abandonnent leurs pirogues et leurs armes aux vainqueurs, qui sont obligés de donner un festin aux vaincus et de les ramener en sûreté chez eux, où un traité de paix est ratifié par un nouveau festin , qui dure deux jours Les deux peuples sont ensuite en deuil pendant quinze jours en l’honneur de leurs amis tués dans le combat. Après cela, les relations d’amitié sont renouvelées et les insulaires des deux tribus vont et viennent, comme de coutume, les uns chez les autres. » D’aulre l,3rt> si ,es assaillants sont victorieux, les autres acquiescent à leurs demandes, et lont le traité le plus favorable que les circonstances puissent leur AUTOUR DU MONDE. 201 permettre , toujours ratifié par un festin. Les prisonniers faits dans l’action appar- tiennent aux individus qui les prennent, si leur parti remporte la victoire ; autre- ment, ils sont rendus aux vainqueurs; mais les hommes du parti qui cède ne sont jamais considérés ni traités comme prisonniers, mais ils sont traités honorable- ment et reconduits chez eux. > Les habitations de ces insulaires sont bien imaginées et ingénieusement exé- cutées. Pour la grandeur, elles varient de vingt à soixante pieds de longueur, et de dix à trente pieds de largeur; elles n’ont que le rez-de-chaussée avec des toits angulaires, proprement recouverts de feuilles de cocotier et de palmier, qui les rendent complètement impénétrables à l’eau. Leurs lits sont faits de nattes très- simples et très-molles; des corbeilles et des berceaux en osier reçoivent les petits enfants. Des nattes très-bien travaillées servent pour les repas. Enfin, sous le rapport de la propreté, ces insulaires l’emportent sur tous les peuples que j’ai visités dans mes voyages. Une cour spacieuse plantée d’arbres est attenante h chaque maison et est entourée d’une palissade de bambous, et au centre du village est la maison du chef, à qui sont confiées toutes les affaires du pays. IIS DD QUATRIÈME ET DEUMIER VOLUME. IV. 2« no? •'* m-î- Ki\ ' ■ f * • ‘ » ■ ' TABLE DES MATIERES CONTENUES DANS CE VOLUME. Chai>. XXI. Traversée du Port-Jackson à la Nouvelle-Zélande, et séjour à la Baie-des-IIes • • Chm>. XXII. Réflexions générales sur les habitants de la Nouvelle-Zélande. Chap. XXIII. Traversée de la Baie-des-Iles (Nouvelle-Zélande) à lîie de Rotouma, et observations recueillies surRotouma et sur ses habitants. . . • Chap. XXIV. Traversée de Pile de Rotouma à l’île Oualan Ciiap. XXV. Observations générales sur l’ile de Oualan, sol, productions, habitants, mœurs, langue, etc Chap. XXVI. Traversée de l’ile deOualanàla Nouvelle-Guinée, àSourabaya, Plie Saint-Maurice , Pile Sainte-Hélène , et arrivée en France Pages. s 50 95 120 151 185 FIA DF, LA TABLE DU QUATRIÈME ET DERNIER VOLUME. ' ■- - .lü/ a:> ; -A'ï » * ’ » . , . :i . ' v 1 . #1 - ' . *