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J. J. ROUSSEAU

CITOTEN T>E GENÈVE,

A MR. D'ALEMBERT,

De l'Académie Françoife , de l'Académie Royale des Sciences de Paris, de celle de Prujje, de la Société Royale de Londres, de l'Académie Royale des Bel- les-Lettres de Suéde , £f de l'injlitut de Bologne :

Sur Ton Article GENÈVE

Dans le VII™. Volume de ïENCTCLOPÉDIE,

ET PARTICULIEREMENT, Sur le projet d'établir un

THEATRE DE COMEDIE en cette Fille. Dii mcliora piis, erroremque hoûibus jUum.

A AMSTERDAM, Chez MARC MICHEL R E T,

M. D C C. L V m.

PREFACE.

k&$fyjt 'Ai tort, fi j'ai pris en cette I i> occafion la plume fans né- 3/'«4»è"è'Sc cefïîté. Il ne peut m'être ni avantageux ni agréable de m'atta- quer à M. d'Alembert. Je confidere fa perfonne: j'admire fes talens: j'ai-» me fes ouvrages: je fuis fenfible au bien qu'il a dit <le mon pays : honoré moi-même de fes éloges , un jufle re- tour d'honnêteté m'oblige à toutes fortes d'égards envers lui ; mais les é- gards ne l'emportent fur les devoirs que pour ceux dont toute la morale confifte en apparences. Juitice & vé- rité , voila les premiers devoirs de l'homme. Humanité, patrie, voila fes premières affe&ions. Toutes les fois que des ménagemens particuliers lui font changer cet ordre, il efl coupa-

* z

IV

PREFACE.

ble. Puis-je l'être en faifant ce que j'ai ? Pour me répondre , il faut avoir une patrie à fervir, & plus d'a- mour pour fes devoirs que de crain- te de déplaire aux hommes.

Comme tout le monde n'a pas fous les yeux l'Encyclopédie , je vais tranferire ici de l'article Genève le pafTage qui m'a mis la plume à la main. Il auroit l'en faire tomber, fi j'afpirois à l'honneur de bien écri- re ; mais j'ofe en rechercher un au- tre, dans lequel je ne crains la con- currence de perfonne. En lifant ce pafTage ifolé , plus d'un lefteur fera furpris du zèle qui l'a pu dicter : en le lifant dans fon article, on trouvera que la Comédie qui n'eft pas à Ge- nève & qui pourroit y être , tient la huitième partie de la place qu'oc-

PREFACE. v

cupent les chofes qui y font.

On ne fouffre point de Comédie à Genève : ce n'efl pas qu'on y « défaprouve les fpeclacles en eux- mêmes; mais on craint, dit-on, le goût de parure, de diffipation & de libertinage que les troupes de 5, Comédiens répandent parmi la jeu- ,5 nèfle. Cependant ne feroit-il pas poilible de remédier à cet incon- vénient par des loix féveres & bien exécutées fur la conduite des Co- médiens ? Par ce moyen Genève auroit des fpeétacles & des moeurs > & jouiroit de l'avantage des uns & des autres ; les repréfentations théa- traies formeroient le goût des ci* toyens, & leur donneroient une fi- nèfle de tac!;, une délicatefTe de ,> fentiment qu'il eft très difficile * 3

vi PREFACE.

d'acquérir fans ce fecours ; la litté- rature en profiterait fans que le li- bertinage fit des progrès, & Gene.- ve réuniroit la fageiïe de Lacédé- mone à la politeiTe d'Athènes, Une autre confidération , digne d'u- ne République il fage & fi éclai- rée, devrait peut-être l'engager à permettre les fpeétacles. Le pré- jugé barbare contre la profeiîion 5, de Comédien , l'efpece d'avilifle- ment nous avons mis ces hom- », mes fi nécefîaires au progrès & au foutien des arts , eft certainement 5, une des principales caufes qui con- tribuent au dérèglement que nous leur reprochons; ils cherchent à fe dédommager par les plaifirs , de l'ef- time que leur état ne peut obtenir, Parmi nous, un Comédien qui a

PREFACE, vn

;, des mœurs efl doublemenr refpec- table; mais à peine lui en fait-on 3, gré. Le Traitant qui infulte à Fin- 5> digence publique & qui s'en nour- rit, le Courtifan qui rampe & qui 3, ne paie point fes dettes: voila Fef- 5, pece d'hommes que nous honorons 5, le plus. Si les Comédiens étoient non feulement foufferts à Genève, mais contenus d'abord par des ré- glemens fages, protégés enfuite & même confidérés dès qu'ils en fe~ roient dignes, enfin abfolument pla- », ces fur la même ligne que les au- très citoyens, cette ville auroit bientôt l'avantage de pofTéder ce qu'on croit fi rare & qui ne l'eil que par notre faute : une troupe de Comédiens eftimables. Ajoutons que cette troupe deviendroit bien* *4

vin PREFACE.

tôt la meilleure de l'Europe; plu- fieurs perfonnes , pleines de goût & de difpofitions pour le théâtre, & 5, qui craignent de fe déshonorer par- mi nous en s'y livrant , accour- roient à Genève , pour cultiver non feulement fans honte , mais même avec eilime un talent fi agréable & fi peu commun. Le féjour de cet- te ville, que bien des François re- gardent comme trille par la priva- tion des fpe&acles, deviendroit a- lors le féjour des plaifirs honnêtes, comme il efl celui de la philofo- phie & de la liberté ; & les Etran- gers ne feroient plus furpris de voir M que dans une ville les fpe&aclcs 5, décens & réguliers font défendus, on permette des farces grofTicres w & fans efprit , auiïï contraires au

PREFACE. ix

bon goût qu'aux bonnes moeurs. Ce n'eft pas tout : peu à peu l'e- xemple des Comédiens de Genève, la régularité de leur conduite , & la confidération dont elle les feroit jouir , ferviroient de modèle aux Comédiens des autres nations & de leçon à ceux qui les ont traités jufqu'ici avec tant de rigueur & même d'inconféquence. On ne les verroit pas d'un côté penfionnés par le gouvernement & de l'autre un objet d'anathême; nos Prêtres perdroient l'habitude de les excom- munier & nos bourgeois de les re- garder avec mépris; & une petite République auroit la gloire d'avoir réformé l'Europe fur ce point, 3, plus important, peut-être» qu'on ne penfe".

* S

x PREFACE.

Voila certainement le tableau le plus agréable & le plus féduifant qu'on pût nous offrir; mais voila en même tems le plus dangereux confei! qu'on pût nous donner. Du -moins, tel eft mon fentiment, & mes raifons font dans cet écrit. Avec quelle avi- dité la jeunefTe de Genève, entraînée par une autorité d'un fi grand poids, ne fe livrer a-t-elle point à des idées auxquelles elle n'a déjà que trop de penchant? Combien, depuis la publi- cation de ce volume, de jeunes Ge- nevois, d'ailleurs bons citoyens, n'at- tendent-ils que le moment de favori- fer l'établiiTement d'un théâtre, cro- yant rendre un fervice à la patrie & prefque au genre humain ? Voila le fujet de mes allarmes , voila le mal que je voudrois prévenir. Je rends

PREFACE.

xt

juftice aux intentions de Mr. d' Aient- bert , j'efpere qu'il voudra bien la rendre aux miennes: je n'ai pas plus d'envie de lui déplaire que lui de nous nuire. Mais enfin, quand je me tromperois, ne dois-je pas agir, par- ler, félon ma confcience & mes lu- mières ? Ai-je me taire ? L'ai-je pu , fans trahir mon devoir & ma patrie ?

Pour avoir droit de garder le lî- lence en cette occafion , il faudroit que je n'eufle jamais pris la plume fur des fujets moins nécefïaires. Douce obfcurité qui fis trente ans mon bon- heur, il faudroit avoir toujours fu t'ai- mer ; il faudroit qu'on ignorât que j'ai eu quelques liaifons avec les Edi- teurs de l'Encyclopédie, que j'ai four- ni quelques articles à l'Ouvrage, que

3ox PREFACE.

mon nom fe trouve avec ceux des auteurs ; il faudroit que mon zèle pour mon pays fût moins connu, qu'on fuppofât que l'article Genève m'eût échapé, ou qu'on ne pût infé- rer de mon filence que j'adhère à ce qu'il contient. Rien de tout cela ne pouvant être, il faut donc parler, il faut que je défavoue ce que je n'ap- prouve point, afin qu'on ne m'impute pas d'autres fentimens que les miens. Mes compatriotes n'ont pas befoin de mes confeils , je le fais bien ; mais moi , j'ai befoin de m'honorer , en montrant que je penfe comme eux fur nos maximes.

Je n'ignore pas combien cet écrit, fi loin de ce' qu'il devroit être , eft loin même de ce que j'aurois pu faire en de plus heureux jours. Tant de

PREFACE. xni

chofes ont concouru à le mettre au defïbus du médiocre je pouvois autrefois atteindre, que je m'étonne qu'il ne foit pas pire encore, j'écri- vois pour ma patrie : s'il étoit vrai que le zèle tînt lieu de talent, j'au- rois fait mieux que jamais; mais j'ai vu ce qu'il falloit faire , & n'ai pu l'exécuter. J'ai dit froidement la vé- rité: qui eft-ce qui fe foucie d'elle? trille recommendation pour un livre! Pour être utile il faut être agréable, & ma plume a perdu cet art-là. Tel me difputera malignement cette per- te. Soit : cependant je me fens dé- chu & l'on ne tombe pas au defïbus de rien.

Premièrement, il ne s'agit plus ici d'un vain babil de Philofophie; mais d'une vérité de pratique importante à

xrv PREFACE.

rout un peuple. Il ne s'agit plus de parler au petit nombre, mais au pu- blic ; ni de faire penfer les autres , mais d'expliquer nettement ma penfée. Il a donc fallu changer de flile : pour me faire mieux entendre à tout le monde, j'ai dit moins de chofes en plus de mots ; & voulant être clair & fimple , je me fuis trouvé lâche & diffus»

Je comptois d'abord fur une feuille ou deux d'impreiTion tout au plus; j'ai commencé à la hâte & mon fujet s'étendant fous ma plume, je l'ai laif- fée aller fans contrainte. J'étois mala- de & trille; &, quoique j'euiîe grand befoin de diffraction , je me fentois fi peu en état de penfer & d'écrire que, fi l'idée d'un devoir à remplir ne m'eût foutenu, jaurois jette cent

PREFACE, xv

fois mon papier au feu. J'en fuis devenu moins févere à moi-même. J'ai cherché dans mon travail quelque amufement qui me le fît fupporter. Je me fuis jette dans toutes les di- greffions qui fe font présentées, fans prévoir combien, pour foulager mon ennui, j'en préparois peut-être au le&eur.

Le goût, le choix, la correction ne fauroient fe trouver dans cet ou- vrage. Vivant feul , je n'ai pu le montrer à perfonne. J'avois un Ari- ftarque févere & judicieux, je ne l'ai plus, je n'en veux plus *; mais je le

* Ad amicum ctft produxeris gladium, non defperes ; eft enim regreflus ad amicum. Si aperueris os trifte , non timeas ; eft enim concordatio : excepco convitio , & imprope- rio , & fuperbiâ , & myfterii revelatione , & plagâ dolofâ. In his omnibus effugiet amicus, Ecclefiaftic. XXII. 2(5. 27.

xvr PREFACE.

regreterai fans cefle , & il manque bien plus encore à mon cœur qu'à mes écrits.

La folitude calme l'ame, & appai- fe les pallions que le défordre du monde a fait naître. Loin des vices qui nous irritent , on en parle avec moins d'indignation ; loin des maux qui nous touchent , le cœur en efl moins ému. Depuis que je ne vois plus les hommes , j'ai prefque cefTé de haïr les méchans. D'ailleurs , le mal qu'ils m'ont fait à moi-même m'ôte le droit d'en dire d'eux. Il faut déformais que je leur pardonne pour ne leur pas reflembler. Sans y fon- ger , je fubftituerois l'amour de la vengeance à celui de la jultice ; il vaut mieux tout oublier. J'efpere qu'on ne me trouvera plus cette à-

preté

PREFACE. xvn

prêté qu'on me reprochoit, mais qui me faifoit lire ; je confens d'être moins lu , pourvu que je vive en paix.

A ces raifons il s'en joint une au- tre plus cruelle & que je voudrois en vain diffimuler ; le public ne la fentiroit que trop malgré moi. Si dans les efTais fortis de ma plume ce papier efl encore au-deflbus des au- tres, c'efl moins la faute des circon- ftances que la mienne : c'efl que je fuis au-deflbus de moi-même. Les maux du corps épuifent l'ame : à for- ce de fouffrir, elle perd fon refîbrt. Un infiant de fermentation paiTagere produifit en moi quelque lueur de ta- lent; il s'efl montré tard, il s'eft é- teint de bonne heure. En reprenant mon état naturel, je fuis rentré dans

xvm PREFACE.

le néant. Je n'eus qu'un moment, il eft paffé ; j'ai la honte de me furvi- vre. Lefteur , fi vous recevez ce dernier ouvrage avec indulgence , vous accueillirez mon ombre : car pour moi, je ne fuis plus.

A Montmorenci le 20 Mars 1758.

J. J. RO US-

J. J. ROUSSEAU

CITOTEN DE GENEFE, A Monsieur D'ALEMBERT.

WYP^ LU> Monfieur , avec pîaîfir $• J votre article, GENEVE, dans rf&<&"èfitz le 7me. Volume de l'Encyclopédie. En le relifa'nt avec plus de plaifir encore, il m'a fourni quelques réflexions que j'ai cru pouvoir offrir , fous vos aufpices , au public & à mes Concitoyens. Il y a beaucoup à louer dans ctt article ; mais û les éloges dont vous honorez ma Patrie m'ôtent le droit de vous en rendre, ma fincérké parlera pour moi ; n'être pas de votre avis fur quelques points , c'eft ailes m'expliquer fur les autres.

J e commencerai par celui que j'ai le plus de répugnance à traiter , & dont l'examen me convient fe moins; mais fur lequel, par la raifon que je viens de dire , le filence ne m'eft pas permis. C'eft le jugement que vous portez de la doctrine de nos Miniftres en matière de foi. A Vous

s J. J. ROUSSEAU

Vous avez fait de ce corps refpectable un éloge très beau, très vrai, très propre à eux feuls dans tous les Clergés du monde , & qu'augmente en- core la confidération qu'ils vous ont témoignée, en montrant qu'ils aiment la Philofophie, & ne craignent pas l'œil du Philofophe. Mais, Mon- sieur , quand on veut honorer les gens , il faut que ce foie à leur manière , & non pas à la nô- tre; de peur qu'ils ne s'offenfent avec raifon des louanges nuifibles , qui , pour être données à bonne intention, n'en blefîent pas moins l'état, l'intérêt, les opinions, ou les préjugés de ceux qui en font l'objet. Ignorez-vous que tout nom de Secte eft toujours odieux , & que de pareilles imputations , rarement fans confequence pour des Laïques, ne le font jamais pour des Théo- logiens ?

V o u s me direz qu'il efl: queftion de faits & non de louanges, & que le Philofophe a plus d'égard à la vérité qu'aux hommes : mais cette prétendue vérité n'eft pas fi claire , ni fi indiffé- rente, que vous foyez en droit de l'avancer fans de bonnes autorités , & je ne vois pas l'on en peut prendre pour prouver que les fentimens

qu'un

A Mr. D'A L E M B E R T. 3

qu'un corps profcffe & fur lefquels il fe conduit, ne font pas les Tiens. Vous me direz encore que vous n'attribuez point à tout le corps ecclé- iiaftique les fentimens dont vous parlez; mais vous les attribuez à plufieurs , & plufieurs dans un petit nombre font toujours une û grande par- tie que le tout doit s'en reflèntir.

Plusieurs Payeurs de Genève n'ont, félon vous , qu'un Socinianifme parfait. Voilà ce que vous déclarez hautement, à la face de l'Eu- rope. J'ofe vous demander comment vous l'a- vez appris ? Ce ne peut être que par vos pro- pres conjectures, ou par le témoignage d'au- trui, ou fur l'aveu des Palteurs en queltion.

O R, dans ks matières de pur dogme & qui ne tiennent point â la morale , comment peut-on juger de la foi d'autrui par conjecture? Com- ment peut-on même en juger fur la déclaration d'un tiers , contre celle de la perfonne intéref- fée? Qui fait mieux que moi ce que je crois ou ne crois pas, & à qui doit-on s'en rapporter là- deifus plutôt qu'à moi-même? Qu'après avoir ti- des difeours ou des écrits d'un honnête -hom- me des conféquences fophiftiques & défavouées , A » un

4 J. J. ROUSSEAU

un Prêtre acharné pourfuive l'Auteur fur ces conféquences , le Prêtre fait Ton métier & n'é- tonne perfonne : mais devons-nous honorer les gens de bien comme un fourbe les perfécute ; & le Philofophe imitera-t-il des raifonnemens captieux dont il fut fi feuvent la victime?

I l refteroit donc à penfer , fur ceux de nos Pafteurs que vous prétendez être Sociniens par- faits & rejetter les peines éternelles, qu'ils vous ont confié là-deiTus leurs fentimens particuliers : mais fi c'étoit en effet leur fentiment , & qu'ils vous l'euflent confié, fans doute ils vous Tau-* roient dit en fecret, dans l'honnête & libre é* panchement d'un commerce philofophiquc ; ils l'auroient dit au Philofophe, & non pas à l'Au- teur. Ils n'en ont donc rien fait , & ma preuve efi: fans réplique ; c'eft que vous l'avez publié.

Je ne prétends point pour cela blâmer la doctrine que vous leur imputez; je dis feulement qu'on n'a nul droit de la leur imputer , à moins qu'ils ne la reconnoiffent. Je ne fais ce que c'eft que le Socinianifme, ainfi je n'en puis par- ler ni en bien ni en mal ; mais , en général , je fuis l'ami de toute Religion pailible , l'on ferc

l'Etre

A Mr. D'ALEMBERT. g

l'Etre éternel /èlon h raifon qu'il nous a donnée. Quand un homme ne peut croire ce qu'il trouve abfurde, ce n'eft pas fa faute, c'eft ce]]e de fa raifon (a) ; & comment concevrai-je que Dieu

le

(a) Je crois voir un principe qui , bien démontré comme il pourroit l'être, arracheroit à l'inftant les armes des mains à l'intolérant & au fuperflitieux , & calmeroit cette fureur de faire des profélites qui femble animer les incrédules. C'eft que la raifon humaine n'a pas de mefure commune bien détermi- née, & qu'il eft injufte à tout homme de donner la fîçnne pour règle à celle des autres.

Suppofons de la bonne foi , fans laquelle toute difpute n'eft que du caquet. Jufqu'à certain point il y a des principes communs, une évidence commune, & de plus, chacun a fa propre raifon qui le détermi- ne ;ainfi ce fentiment ne mené point au Scepticifme : mais auffi les bornes générales de la raifon n'étant point fixées, & nul n'ayant infpeétion fur celle d'au* trui , voila tout d'un coup le fier dogmatique arrêté, Si jamais on pouvoit établir la paix régnent l'in- térêt, l'orgueil, & l'opinion, c'eft par qu'on ter- mineroit à la fin les diffentions des Prêtres & des Philofophes. Mais peut-être ne feroit-ce le compte ni des uns ni des autres : il n'y auroit plus ni perfécu- tions ni difputes; les premiers n'auroient perfonne i tourmenter; les féconds, perfonne à convaincre: au- tant vaudroit quitter le métier.

A 3 Si

J. J. ROUSSEAU

tepunifTe de ne s'être pas fait un entendement (J?) contraire à celui qu'il a reçu de lui ? Si un Doc- teur

Si l'on me demandoit là-deflus pourquoi donc je difpute moi même ? Je répondrois que je parle au plus grand nombre , que j'expofe des vérités de pra- tique . que je me fonde fur l'expérience , que je remplis mon devoir, & qu'après avoir dit ce que je penfe, je ne trouve point mauvais qu'on ne foi: pas de mon avis.

(V) Il faut fe reffouvenir que j'ai à répondre à un Auteur qui n'eft pas Proteftant; ec je crois lui répon- dre en effet, t-n montrant que ce qu'il aceufe nos Minifhes de faire dans notre Religion , s'y feroit inutilement, & fe fait néceffairtment dans plufieurs autres , fans qu'on y fonge.

Le monde intellectuel, fans en excepter la Géo- métrie, eft plein de vérités incompréhensibles , & pourtant inconteftables ; parce que la raifon qui les démontre exiftentes , ne peut les toucher, pour ain- fi dire, à travers les bornes qui l'arrêtent, mais feu- lement les appercevoir. Tel eft le dogme de l'cxi- ftence de Dieu ; tels font les mifteres admis dans les Communions Proteftantes. Les mifteres qui heurtent la raifon , pour me fervir des termes de M. d'Alem- bert, font toute autre chofe. Leur contradiction même les fait rentrer dans fes bornes ; elle a toutes les prifes imaginables pour fentir qu'ils n'exiltcnt pas : car bien qu'on ne puiîfe voir une chofe abfurde, rien n'eiî fi clair que l'abfurdité. Voilà ce qui arrive,

lorf-

A Mr. D'ALEMBERT. 7

teur venoit m'ordonner de la parc de Dieu de croire que la partie eft plus grande que le tout, que pourrois-je penfer en moi-même s fi non que cet homme vient m'ordonner d'être fou? Sans- doute l'Orthodoxe, qui ne voit nulle abfùrdité dans les mifteres, eft obligé de les croire: mais ii le Socinien y en trouve, qu'a-t-on à lui dire? Lui prouvera-t-on qu'il n'y en a pas? Il com- mencera, lui, par vous prouver que c'efl une abfùrdité de raifonner fur ce qu'on ne fauroic

en-

lorfqu'on foutient à la fols deux propofitions contra* diftoires. Si vous me dites qu'un efpace d'un pouce eft auflî un efpace d'un pied, vous ne dites point du tout une chofe miftérieufe, obfcure, incompréhenfi- ble; vous dites, au - contraire , une abfùrdité lumi- neufe & palpable, une chofe très clairement faulTe. De quelque genre que foient les démonstrations qui l'établiflent , elles ne fauroient l'emporter fur celle qui la détruit, parce qu'elle eft tirée immédiatement des notions primitives qui fervent de bafe à toute certitude humaine. Autrement la raifon , dépofant contre elle-même, nous forceroit à la reculer; & loin de nous faire croire ceci ou cela, elle nous empê* cheroit de plus rien croire, attendu que tout princi- pe de foi feroit détruit. Tout homme, de quelque Religion qu'il foit, qui dit croire à de pareils mifte- res, en iinpofe donc, ou ne fait ce qu'il dit. A4

8 J. J. ROUSSEAU

entendre. Que faire donc ? Le laifïêr en repos.

J e N e fuis pas plus fcandalifé que ceux qui fervent un Dieu clément , rejettent l'éternité des peines, s'ils la trouvent incompatible avec fa, juftice. Qu'en pareil cas ils interprêtent de leur mieux les paffages contraires à leur opinion , plutôt que de l'abandonner , que peuvent-ils faire autre chofe? Nul n'eft plus pénétré que moi d'amour & de refpccl: pour le plus fublime de tous les Livres ; il me confole & m'inftruit. tous les jours , quand les autres ne m'infpirtnt plus que du dégoût. Mais je foutiens que ft TEcricure elle même nous donnoit de Dieu quel- que idée indigne de lui , il faudrait la rejetter en cela, comme vous rejettez en Géométrie les démonftrations qui mènent à des conclurions ab- furdes : car de quelque autenticité que puille être le texte facré , il eft encore plus croyable que la Bible foit altérée, que Dieu injufte ou maîfaifant .

Voila, Monfieur , les raifons qui m'empê- cheraient de blâmer ces fcntimens dans d'équita- bles & modérés Théologiens , qui de leur pro- pre doctrine apprendraient à ne forcer perfonne

A Mr. D'ALEMBERT. 9

à l'adopter. Je dirai plus; des manières de penfer Ci convenables à une créature raifbnnable & foible , û dignes d'un Créateur jufte & miféri- cordieux, me paroiffent préférables à cet aflen- timent ftupide qui fait de l'homme une bête, & à cette barbare intolérance qui fe plait à tour- menter dès cette vie ceux qu'elle deftine aux tourmens éternels dans l'autre. En ce fens , je vous remercie pour ma Patrie de l'efprit dePhi- lofophie & d'humanité que vous reconnohTez dans fon Clergé , & de la juftice que vous aimez à lui rendre ; je fuis d'accord avec vous fur ce point. Mais pour être humains & Philofophes, il ne s'enfuit pas que fes membres foient héréti- ques. Dans le nom de parti que vous leur don- nez, dans les dogmes que vous dites être les leurs y je ne puis ni vous approuver, ni vous fui- vre. Quoiqu'un tel fyftême n'ait rien , peut- être, que d'honorable à ceux qui l'adoptent , je me garderai de l'attribuer à mes Pafteurs qui ne l'ont pas adopté; de peur que l'éloge que j'en pourrois faire ne fournît à d'autres le fujet d'une accufation très grave , & ne nuisît à ceux que j'aurois prétendu louer. Pourquoi me charge- A 5 rois-

ïo J. J. ROUSSEAU

rois je de la profefîîon de foi d'autrui ? N'ai-je pas trop appris à craindre ces imputations té- méraires? Combien de gens fe font chargés de la mienne en m'accufant de manquer de Reli- gion , qui furement ont fort mal lu dans mon cœur ? Je ne les taxerai point d'en manquer eux-mêmes: car un des devoirs qu'elle m'im- pofe eft de refpeéter les fecrets des confciences. Monfieur, jugeons les actions des hommes, & laiiîôns Dieu juger de leur foi.

En voila trop, peut-être, fur un point dont l'examen ne m'appartient pas, & n'efl pas auiïi le fujet de cette Lettre. Les Miniftres de Genève n'ont pas befoin de la plume d'autrui pour fe defFendre (c) ; ce n'eft pas la mienne

qu'ils

(c) C'eft ce qu'ils viennent de faire , à ce qu'on m'écrit, par une déclaration publique. Elle ne m'eft point parvenue dans ma retraite; mais j'apprends que ie public l'a receue avec applaudiflement. Ainfi, non feulement je jouis du plaifir de leur avoir le pre- mier rendu l'honneur qu'ils méritent, mais de celui d'entendre mon jugement unanimement confirmé. Je fens bien que cette déclaration rend le début de ma Lettre entièrement fuperfiu , & le rendroit peut-être îndiferet dans tout autre cas: mais étant fur le point

de

A M*. D'ALEMBERT. IS

qu'ils choifiroient pour cela , & de pareilles dif- cuilions font trop loin de mon inclination pour que je m'y livre avec plaifir; mais ayant à parler du même article vous leur attribuez des opi- nions que nous ne leur connoiffons point , me tai- re fur cette affertion, c'étoit y paroître adhérer, & c'eft ce que je fuis fort éloigné de faire. Sen- fible au bonheur que nous avons de pofXédc-r un corps de Théologiens Philofophes & pacifiques , ou plutôt un corps d'Officiers de Morale (d) & de Miniftres de la vertu, je ne vois naître qu'a- vec effroi toute occafion pour eux de fe rabaif- fer jufqu'à n'être plus que des Gens d'Eglife. Il

nous

de le fupprimer, j'ai vu que parlant du même article qui y a donné lieu, la même raifon fubfiftoit encore, & qu'on pourroit toujours prendre mon filence pour une efpece de confentement. Je laiffe donc ces ré- flexions d'autant plus volontiers que fi elles viennent hors de propos fur une affaire heureufement termi- née, elles ne contiennent en général rien que d'ho- corable à l'Eglife de Genève , & que d'utile aux hom- mes en tout pays.

(d) C'eft ainfi que l'x\bbé de St. Pierre appelloit toujours les Ecclcfiaftiques ; foit pour dire ce qu'ils font en effet ; foit pour exprimer ce qu'ils devroient être.

12 J. J. ROUSSEAU

nous importe de lès conferver tels qu'ils font. II nous importe qu'ils jouiffent eux-mêmes de la paix qu'ils nous font aimer, & que d'odieufes difputes de Théologie ne troublent plus leur re- pos ni le nôtre. Il nous importe enfin, d'ap- prendre toujours par leurs leçons & par leur exemple, que la douceur & l'humanité font aufli les vertus du Chrétien.

Je me hâte de palTer à une difcuffion moins grave & moins férieufe , mais qui nous intérefTe encore affés pour mériter nos réflexions , & dans laquelle j'entrerai plus volontiers , comme étant un peu plus de ma compétence; c'eft celle du projet d'établir un Théâtre de Comédie à Genè- ve. Je n'expoferai point ici mes conjectures fur les motifs qui vous ont pu porter à nous pro- pofèr un établiflement fi contraire à nos maxi- mes. Quelles que foient vos raifons, il ne s'a- git pour moi que des nôtres, & tout ce que je me permettrai de dire à votre égard , c'efl que vous ferez furement le premier Philofophe (a),

qui

(a) De deux célèbres Hiftoriens , tous deux Phi- îofophes, tous deux chers à M. d'Alembcrt, le mo- derne

A Mr. D'ALEMBERT. iS

qui jamais ait excité un peuple libre, une petite ville , & un Etat pauvre 3 à fe charger d'un fpe£tacle public.

Qjj e de queftions je trouve à difcuter dans celle que vous femblez réfoudre ! Si les Specta- cles font bons ou mauvais en eux-mêmes? S'ils peuvent s'allier avec les mœurs? Si l'auflérité républicaine les peut comporter ? S'il faut les foufFrir dans une petite ville ? Si la profeffion de Comédien peut être honnête? Si les Comé- diennes peuvent être aufli fages que d'autres femmes ? Si de bonnes loix fuffifent pour répri- mer les abus? Si ces loix peuvent être bien ob- fervées? &c. Tout eft problème encore fur les vrais effets du Théâtre , parce que les dis- putes qu'il occafionne ne partageant que les Gens d'Eglife & les Gens du monde, chacun ne l'envifage que par fes préjugés. Voilà, Mon-

fieur,

derne feroit de fon avis, peut-être; mais Tacite qu'il aime, qu'il médite, qu'il daigne traduire, le grave Tacite qu'il cite fi volontiers, & qu'à l'obfcu- rité près il imite fi bien quelquefois, en eut -il été de môme?

i4 J. J. ROUSSEAU

fieur , des recherches qui ne feroient pas indi- gnes de votre plume. Pour moi, fans croire y fuppléer, je me contenterai de chercher dans cet elTai les éclairciflèmens que vous nous avez rendus néceiTaires ; vous priant de confidérer qu'en difant mon avis à votre exemple , je rem- plis un devoir envers ma Patrie, &qu'au-moins, fi je me trompe dans mon fentiment, cette er- reur ne peut nuire à perfonne.

A u premier coup d'œil jette fur ces inftitu- tions, je vois d'abord qu'un Spectacle eft un amufement ; & s'il eft vrai qu'il faille des amu- femens à l'homme , vous conviendrez au-moins qu'ils ne font permis qu'autant qu'ils font nécef- faires, & que tout amufement inutile eft un mal , pour un Etre dont la vie eft Ci courte & le tems fi précieux. L'état d'homme a Ces plai- firs , qui dérivent de fa nature , & naiflènt de fes travaux , de fes rapports , de Ces befoins ; & ces plaifirs, d'autant plus doux que celui qui les goûte a l'ame plus faine , rendent quiconque en fait jouir peu fenfible à tous les autres. Un Père , un Fils , un Mari , un Citoyen ,

ont

A Mr. D'ALEMBERT. ts

ont des devoirs fi chers à remplir, qu'ils ne leur laiflènt rien à dérober à l'ennui. Le bon em- ploi du tems rend le tems plus précieux encore, & mieux on le met à profit, moins on en fait trouver à perdre. Aufli voit-on conftamment que l'habitude du travail rend l'inaction infup- portable, & qu'une bonne confcience éteint le goût des plaifirs frivoles : mais c'eft le mécon- tentement de foi-même , c'eft le poids de l'oifl- veté, c'eft l'oubli des goûts fimples & naturels, qui rendent Ci nécefTaire un amufement étran- ger. Je n'aime point qu'on ait befoin d'attacher inceflamment fon cœur fur la Scène, comme s'il étoit mal à fon aife au -dedans de nous. La nature même a diclé la réponfe de ce Barba- re (b) à qui l'on vantoit les magnificences du Cirque & des Jeux établis à Rome. Les Ro- mains , demanda ce bon-homme , n ont-ils ni femmes, ni enfans? Le Barbare avoit raifun» L'on croit s'alTembler au Spectacle , & c'dl que chacun s'ifole; c'eft qu'on va oublier fes amis , fcs voifins , iis proches , pour s'intéreflèr

à (b) Ciaryfoft. in Matth. Homel. 3*»

76 J. J. ROUSSEAU,

à des fables , pour pleurer les malheurs des morts , ou rire aux dépends des vivans. Mais j'aurois fentir que ce langage n'eft plus de faifon dans notre fiecle. Tâchons d'en prendre un qui foit mieux entendu.

Demander fi les Spectacles font bons ou mauvais en eux-mêmes , c'eft faire une queftion trop vague*, c'eft examiner un rapport avant que d'avoir fixé les termes. Les Spectacles font faits pour le peuple , & ce n'eft que par leurs effets fur lui , qu'on peut déterminer leurs qualités ab- folues. Il peut y avoir des Spectacles d'une infi- nité d'efpeces; il y a de peuple à peuple une pro- digieufe diverfité de mœurs , de tempéramens , de caractères. L'homme eft un , je l'avoue ; mais l'homme modifié par les Religions , par les Gouvernemens , par les loix , par les coutumes , par les préjugés , par les climats , devient H différent de lui-même qu'il ne faut plus cher- cher parmi nous ce qui eft bon aux hommes en général, mais ce qui leur eft bon dans tel tems ou dans tel pays: ainfi les Pièces de Ménandre faites pour le théâtre d'Athènes , étoient déplacées fur celui de Rome : ainfi les combats

des

A Mr. D'ALEMBERt t7

des Gladiateurs, qui, fous la République , ani* moient le courage & la valeur des Romains» n'infpiroient , fous les Empereurs, à la populace de Rome , que l'amour du fang & la cruauté : du même objet offert au même Peuple en différens tems , il apprit d'abord à méprifer fa vie, & enfuite à fe jouer de celle d'autrui.

Quant à l'efpece des Speclacles , c'eft né* ceiîairement le plaifir qu'ils donnent , & non leur utilité, qui la détermine. Si l'utilité peut s'y trouver, à la bonne heure; mais l'objet prin- cipal e(l de plaire, &, pourvu que le Peuple s'àmuie, cet objet eft alTés rempli. Cela feui empêchera toujours qu'on ne puiiTe donner à ces fortes d'établiffcmens tous les avantages dont ils feroient fufceptibles, & c'eft s'abufer beaucoup que de s'en former une idée de per- fection, qu'on ne fauroit mettre en pratique * fans rebuter ceux qu'on croit inftruire» Voite d'où naît la diverfité des Spectacles , félon Id goûts divers des nations. Un Peuple intrépide» grave & cruel , veut des fêtes meurtrières & périlleufes, brillent la valeur & le fens-ffoid. Un Peuple féroce & bouillant veut du fang ,

B des

iS J. J. ROUSSEAU

des combats, des paffions atroces. Un Peuple voluptueux veut de la mufique & des danfes. Un Peuple galant veut de l'amour & de la poli- tefle. Un Peuple badin veut delà plaifanterie & du ridicule. .-Trahit fia quemque voluptas. Il faut , pour leur plaire , des Spectacles qui favo- rifent leurs penchans, au -lieu qu'il en faudroit qui les modérafTent.

La Scène, en général , eft un tableau des paffions humaines , dont l'original eft dans tous les cœurs : mais fi le Peintre n'avok foin de fia- ter ces paffions, les Spectateurs feroient bientôt rebute's, & ne voudraient plus fe voir fous un afpect qui les fît méprifer d'eux-mêmes. Que s'il donne à quelques-unes des couleurs odieufes, c'eft feulement à celles qui ne font point géné- rales, & qu'on hait naturellement. Ainfi l'Au. teur ne fait encore en cela que fuivre le fenti- ment du public ; & alors ces paffions de rebut font toujours employées à en faire valoir d'au- tres , finon plus légitimes , du-moins plus au gré des Spectateurs. Il n'y a que la raifon qui ne foit bonne à rien fur la Scène. Un homme {ans paffions, ou qui les domineroit toujours,

n'y

A MV D'ALEMBERT. 19

n'y fauroit intéreiTer perfonne ; & l'on a déjà remarqué qu'un Stoïcien dans la Tragédie, feroit un perfonnage infupportable : dans, la Comédie , il feroit rire, tout au plus.

Qu'on n'attribue donc pas au Théâtre le pouvoir de changer des fentimens ni des mœurs qu'il ne peut que fuivre & embellir. Un Au- teur quivoudroir heurter le goût général, com- poferoit bientôt pour. lui feul. Quand Molière corrigea ia Scène comique , il attaqua des mo- des , des ridicules ; mais il ne choqua pas pour cela Je goût du public (c), il le fuivit ou le dé- veloppa ,

(c) Pour peu qu'il anticipât, ce Molière lui mê- me avoit peine à fe foutenir; le plus parfait de fcs ouvrages tomba dans fa uailîance, parce qu'il Le don- na trop - tôt , & que le public n'étoit pas mûr encore pour !e Mifantrope.

Tout ceci eft fondé fur une maxime évidente; fa- voir qu'un peuple fuit fouvent des ufages qu'il mépri- fe, ou qu'il eft prêt à .méprifer, fi - tôt: qu'on ofera lui en donner l'exemple. Quand de mon tems on jouoit la fureur des Pantins, on ne faifoit que dire au Théâtre ce que penfoient ceux même qui pafibient leur journée à ce fot amufement : mais les goûts con- fions d'un peuple, fes coutumes, fes vieux préjugés, doivent être rcfpeftés fur la Scène. Jamais Poëte s'eft bien trouvé d'avoir violé cette loi, B 2

20 J. J. ROUSSEAU

veloppa, comme fit aufîi Corneille de Ton côté, Cétoit l'ancien Théâtre qui commencoit à cho- quer ce goût, parce que , dans un fiecle devenu plus poli, le Théâtre gardoit fa première grof- fiereté. Auffi le goût général ayant changé de- puis ces deux Auteurs, û leurs chefs-d œuvres étoient encore à paraître , tomberaient- ils in- failliblement aujourd'hui. Les connoifTeurs ont beau les admirer toujours ; 0 le public les admi- re encore , c'eft plus par honte de s'en dédire que par un vrai fentiment de leurs beautés. On dit que jamais une bonne Pièce ne tombe ; vrai- ment je le crois bien, c'eft que jamais une bon- ne Pièce ne choque les mœurs (d) de Ton tems. Qui eft-ce qui doute que, fur nos Théâtres, la

meiî-

(d) Je dis le goût ou les mœurs indifféremment : car bien que l'une de ces chofes ne foit pas l'autre, elles ont toujours une origine commune, & fouffrent les mômes révolutions. Ce qui ne lignifie pas que le bon goût & les bonnes mœurs régnent toujours eu même tems, propofuion qui demande éclairciffement & difeuilion; mais qu'un certain état du goût ré- pond toujours à un certain état des mœurs , ce qui cil inconteftable.

A Mr. D'ALEMBERT. 2r

meilleure Pièce de Sophocle ne tombât tout- à' plat ? On ne fauroit fe mettre à la place de gens qui ne nous reffemblent point.

Tout Auteur qui veut nous peindre des mœurs étrangères a pourtant grand foin d'ap- proprier fa Pièce aux nôtres. Sans cette pré- caution , Ton ne réuffit jamais , & le fuccès même de ceux qui Font prife a fouvent des cau- ks bien différentes de celles que lui fuppofe un obfervateur fuperficiel. Quand Arlequin Sauva- ge eit fi bien accueilli des Spectateurs , penfe- t-on que ce [foit par le goût qu'ils prennent pour le fens & la (implicite de ce perfonnage , Ck qu'un feul d'entr'eux voulût pour cela lui ref- fembler ? C'eft, tout au -contraire, que cette Pièce favorife leur tour d'efprit , qui efl d'aimer & rechercher les idées neuves & fingulieres. Or il n'y en a point de plus neuves pour eux que celles de la nature. C'eft précifément leur averfion pour les chofes communes , qui les ra- mené quelquefois aux chofes, fimples..

Il s'enfuit de ces premières obfervations, que

l'effet général du Spectacle efl (je renforcer Je

caractère national , d'augmenter les inciina-

B 3 lions

il J. J. ROUSSEAU

lions naturelles , & de donner une nouvelle énergie à toutes les pallions. En ce fens il fembleroit que cet effet , fe bornant à charger & non changer les mœurs établies , la Comédie fe- roit bonne aux bons & mauvaife aux méchans. Encore dans le premier cas refteroit-il toujours à favoir fi les paflions trop irritées ne dégénè- rent point en vices. Je fais que la Poétique du Théâtre prétend faire- tout le contraire , & purger les pallions en les excitant: mais j'ai peine à bien concevoir cette règle. Seroit-ce que pour devenir tempérant & fage , il faut commencer par être furieux & fou?

E h non ! ce n'eft pas cela, difent les par- tiians du Théâtre. La Tragédie prérend bien que toutes les payions dont elle fait des ta- ,, bleaux nous émeuvent, mais elle ne veut pas toujours que notre afre&ion foit la même que ,, celle du perfonnage tourmenté par une pas- fion. Le plus fouvent, au-contraire , fon but eft d'exciter en nous des fentimens oppofes à ceux qu'elle prête à fes perfonnages". Ils difent encore que fi les Auteurs abufent pou- voir d'émouvoir les cœurs , pour mal placer

l'iri-

A Mr. D'ALEMBERT. 23

l'intérêt , cette faute doit être attribuée à l'i- gnorance & à la dépravation des Ar rifles, & non point à l'art. Ils difent enfin que la pein- ture fidelle des parlions & des peines qui les accompagnent , fuffit feule pour nous les faire éviter avec tout le foin dont nous fommes ca- pables.

Il ne faut , pour fentir la mauvaife foi de toutes ces réponfes que confulter l'état de fon cœur à la fin d'une Tragédie. L'émotion , le trouble , & l'attendriiTemenc qu'on fent en foi- même & qui fe prolonge après la Pièce , an- noncent-ils une diipofition bien prochaine à furmonter & régler nos pallions ? Les impref- fions vives & touchantes dont nous prenons l'habitude & qui reviennent fi fou vent , font- elles bien propres à modérer nos fentimens au befoin ? Pourquoi l'image des peines qui nailTenc des paffions, effacerait - elle celle des tranfports 4e plaifir & de joie qu'on en voit aufli naître, & que les Auteurs ont foin d'embellir encore pour rendre leurs Pièces plus agréables? Ne fait- on pas que toutes les paffions font fœurs, qu'une feule fuffit pour en exciter mille , & que B 4 les

U J- J- ROUSSEAU

les combattre l'une par l'autre n'efl: qu'un, moyen de rendre le cœur plus fenfible à toutes ? Le feul inftrument qui ferve à les purger efl: la raifon , & j'ai déjà dit que la raifon n'avoit nui effet au Théâtre. Nous ne partageons pas les affe&ions de tous les perfonnages , il efl: vrai : car, leurs intérêts étant oppofés, il faut bien que l'Auteur nous en fafte préférer quelqu'un , autrement nous n'en prendrions point du tout; mais loin de choifir pour cela les paffions qu'il veut nous faire aimer, il efl; forcé de choilir celles que nous aimons. Ce que j'ai dit du genre des Speétacjes doit s'entendre encore de l'inté- rêt qu'on y fait régner. A Londres, un Dra- me intérefle en faifant haïr les François; à Tunis, la belle paffion feroit la piraterie; à Mefline , une vengeance bien favoureufe ; k Goa , l'honneur de brûler des Juifs. Qu'un Auteur (a) choque ces maximes , il pourra fai- re

t^a) Qu'on .nette, pour voir, fur la Scène Fran- çoife, un homme droit & vertueux, mais fimple & ^roffier, fans amour, fans galanterie , & qui ne farte "oint de belles phrafes ; qu'on y mette un fage faus

pré-

A |Cl. D'ALEMBERT. 25

te une fort belle Pièce l'on n'ira point,* &, & c'efl: alors qu'il faudra taxer cet Auteur d'i- gnorance, pour avoir manqué à la première loi de fon art , à celle qui fert de bafe à toutes les autres , qui eft de réufïir. Ainf; le Théâtre purge les pallions qu'on n'a pas , & fomente celles qu'on a. Ne voila-t-il pas un remède bien adminiftré ?

Il y a donc un concours de caufes généra- les & particulières, qui doivent empêcher qu'on ne puiiTe donner aux Speftacles la perfection dont on les croit fufceptibles , & qu'ils ne pro- duifent les effets avantageux qu'on femble en attendre. Quand on fuppoferoit même cette perfection aufli grande qu'elle peut être, & le peuple aufli bien difpofé qu'on voudra ; encore ces effets fe réduiroient - ils à rien , faute de moyens pour les rendre fenfibles. Je ne fâche que trois fortes d'inftrumens , à l'aide desquels

on

préjugés , qui , ayant reçu un affront d'un Spadafiin , refufe de s'aller faire égorger par l'offenfeur ,& qu'on épuife tout l'art du Théâtre pour rendre ces perfon- «ages intéreffans comme le Cid au peuple François; j'aurai tort , fi l'on réuflît.

B5

26 J- J- ROUSSEAU

on puiiTe agir fur les mœurs d'un peuple; fà- voir, la force des lois, l'empire de l'opinion , & l'attrait du plaifir. Or les loix n'ont nul ac- cès au Théâtre, dont la moindre contrainte (b) ferok une peine & non pas un amufement. L'opinion n'en dépend point , puis qu'au-lieu de faire la loi au public , le Théâtre la reçoit de lui ; (k quant au plaifir qu'on y peut prendre , tout fon effet efl: de nous y ramener plus fou- vent.

Examinons s'il en peut avoir d'autres. Le Théâtre, me dit -on, dirigé comme il peut & doit l'être, rend la vertu aimable & Je vice odieux. Quoi donc ? avant qu'il y eût des Comédies n'aimoit-on point les gens de bien,

ne

(b) Les loix peuvent déterminer les fujets, la forme des Pièces , la manière de les jouer ; mais elles ne fauroient forcer le public à s'y plaire- L'Em- pereur Néron chantant au Théâtre faifoit égorger ceux qui s'endormoient; encore ne pouvoit-il tenir tout le inonde éveillé , & peu s'en fallut que le plaifir d'un court fommeil ne coûtât la vie à Vefpafien. Nobles Acteurs de l'Opéra de Paris , ah , fi vous eufiiez joui de la puiflance impériale , je ne gémirois pas mainte- nant d'avoir trop vécu!

A Mr. D'A LE MB EUT. 27

ne haïffoit-on point les médians, & ces fen- timens font -ils plus foibks dans les lieux dé- pourvus de Spectacles ? Le Théâtre rend la vertu aimable... Il opère un grand prodige de faire ce que la nature & la raifon font avant lui ! Les médians font haïs fur la Scène ... Sont- ils aimés dans la Société , quand on les y con- noit pour tels ? Eft-il bien fur que cette haine foit plutôt l'ouvrage de l'Auteur, que des for- faits qu'il leur fait commettre ? Efl - il bien fur que le fimple récit de ces forfaits nous en don- neroit moins d'horreur que toutes ks couleurs dont il nous \qs peint ? Si tout fon art confifte à nous montrer des malfaiteurs pour nous les rendre odieux , je ne vois point ce que cet art a de Ci admirable , & l'on ne prend là- deflus que trop d'autres leçons fans celle - . Oferai- je ajouter un foupçon qui me vient ? Je doute que tout homme à qui l'on expofera d'avance les crimes de Phèdre ou de Médée , ne les dé- telle plus encore au commencement qu'à la fin de la Pièce; & fi ce doute eft fondé, que faut- il penfer de cet effet fi vanté du Théâtre? Je voudrais bien qu'on me montrât claire- ment

aS J. J. ROUSSEAU

ment & fans verbiage , par quels moyens i) pourroit produire en nous des fencimens que nous n'aurions pas , & nous faire juger des êtres moraux autrement que nous n'en jugeons en nous-mêmes? Que toutes ces vaines préten- tions approfondies font puériles & dépourvues de fens ! Ah fi la beauté de la vertu étoit l'ou- vrage de l'art , il y a long-tems qu'il l'auroit dé- figurée ! Quant à moi , dût-on me traiter de méchant encore pour ofer foutenir que l'hom- me eft bon , je le penfe & crois l'avoir prou- vé ; la fource de l'intérêt qui nous attache à ce qui eft honnête & nous infpire de l'averfion pour le mal , eft en nous & non dans les Pie- ces. Il n'y a point d'art pour faire naître cet intérêt , mais feulement pour s'en prévaloir. L'amour du beau (c) eft un fentiment auffi na- turel au cœur humain que l'amour de foi-même; il n'y naît point d'un arrangement de fcenes ; fauteur ne l'y porte pas , il l'y trouve ; & de

ce

(c) C'eft du beau moral qu'il eft ici queftion, Quoiqu'en difent les Philofophes, cet ainour eft inné dans l'homme , & lert de principe à la confeience.

A Mr. D'ALEMBERT. 29

ce pur fentiment qu'il flate naifTent les douces larmes qu'il fait couler.

Imaginez la Comédie aufli parfaite qu'il vous plaira. eft celui qui , s'y rendant pour la première fois, n'y va pas déjà convaincu de ce qu'on y prouve , & déjà prévenu pour ceux qu'on y fait aimer ? Mais ce n'eft pas de cela qu'il eft queftion ; c'eft d'agir conféquemment à fes principes & d'imiter les gens qu'on efti- me. Le cœur de l'homme eft toujours droit fur tout ce qui ne fe rapporte pas perfonnelle- ment à lui. Dans les querelles dont nous fom- mes purement Spectateurs, nous prenons à l'in- ftant le parti de la juftice , & il n'y a point d'aéte de méchanceté qui ne nous donne une vive indignation , tant que nous n'en tirons au- cun profit : mais quand notre intérêt s'y mêle, bientôt nos fentimens fe corrompent ; & s'eft alors feulement que nous préférons le mal qui nous eft utile , au bien que nous fait aimer la nature. .N'eft -ce pas un effet néceffaire de la conftitution des chofes , que le méchant tire un double avantage , de fon injuftice , & de h probité d'aucrui ? Quel traité plus avantageux

pour-

So J. J> ROUSSEAU

pourroit-il faire, que d'obliger le monde entier d'être jufte , excepté lui fèul ; en forte que cha- cun lui rendît fidellement ce qui lui eft , & qu'il ne rendît ce qu'il doit à perfonne ? Il aime la vertu , fans doute , mais il l'aime dans les autres , par ce qu'il efpere en profiter ; il n'en veut point pour lui, parce qu'elle iui fe- roit coûteufe. Que va-t-il donc voir au Spec- tacle ? Précifément ce qu'il voudroit trouver par -tout; des leçons de vertu pour le public dont il s'excepte, & des gens immolant tout à leur devoir , tandis qu'on n'exige rien de lui.

J'entens dire que la Tragédie mené à la" pitié par la terreur ; foit , mais quelle eil cette pitié? Une émotion paffagere & vaine, qui ne dure pas plus que l'illufion qui l'a produite ; un relie de fentiment naturel étouffé bientôt par les pallions ; une pitié ftérile qui fe repaît de quelques larmes , & n'a jamais produit le moin- dre aÊte d'humanité. Ainfi plturoit le fangui- naire Sylla au récit des maux qu'il n'avoit pas faits lui-même. Ainfi fe ca choit le tyran de Phere au Spectacle , de peur qu'on ne le vît gémir avec Andromaque & Priam , tandis qu'il

écou-

A Mr. D'ALEMBERT. 3x

ccoutoit fans émotion les cris de tant d'infortu- nés , qu'on egorgeoit tous les jours par fes or- dres.

Si,, félon' la remarque de Diogene-Laërce , îe cœur s'attendrit plus volontiers à des maux feints qu'à des maux véritables ; fi les imita- tions du Théâtre nous arrachent quelquefois plus de pleurs que ne feroit la préfence même des des objets imités; c'eft moins , comme le penfe l'Abbé du Bos, parce que les émotions font plus foibles & ne vont pas jufqu'à la douleur (d), que parce qu'elles font pures & fans mé- lange d'inquiétude pour nous-mêmes. En don- nant des pleurs à ces fictions , nous avons fatis- fait à tous les droits de l'humanité , fans avoir

plus

(d) Il dit que le Poète ne nous afflige qu'autant que nous le voulons ; qu'il ne nous fait aimer fes Hé- ros qu'autant qu'il nous plaît. Cela eft contre toute expérience. Plufieurs s'abftiennent d'aller à la Tragé- die, parce qu'ils en »ront émus au point d'en être in- commodés; d'autres, honteux de pleurer au Specta- cle , y pleurent pourtant malgré eux ; & ces effets ne font pas affés rares pour n'être qu'une exception à la maxime de cet Auteur.

32 J. J. ROUSSEAU

plus rien à mettre du nôtre; au-lieu que les in> fortunés en perfonne exigeroieht de nous des foins, des foulagemens , des confolations, des travaux qui pourroient nous aflbcier à leurs pei- nes, qui coûteroient du-moins à notre indolen- ce , & dont nous fommes bien aifes d'être exemptés. On diroit que nôtre cœur fe reflèr- re , de peur de s'attendrir à nos dépends.

A u fond , quand un homme eft allé admirer de belles actions dans des fables , & pleurer des malheurs imaginaires , qu'a-t-on encore à exi- ger de lui ? N'eft-il pas content de lui-même? Ne s'applaudit- il pas de fa belle ame? Ne s'eft- il pas acquité de tout ce qu'il doit à la vertu par l'hommage qu'il vient de lui rendre? Que voudroit-on qu'il fît de plus? Qu'il la pratiquât lui-même? Il n'a point de rôle à jouer: il n'eft pas Comédien.

Plus j'y réfléchis, & plus je trouve que tout ce qu'on met en répréfentation auThéatre* on ne l'approche pas de nous , on l'en éloigne. Quand je vois le Comte d'Elfex, le règne d'E- lifabeth fe recule à mes yeux de dix liecles , & fi l'on jouoit un événement arrivé hier dans Pa- ris >

A M'r. D'ALEMBERT. 33

fis , on me le feroit fuppofer du tems de Moliè- re. Le Théâtre a fes règles , fes maximes, fa morale à part., ainff que fon langage & Tes vêtemcns. On fe dit bien que rien de tout cela ne nous convient, & l'on fe croirait auffi ridi- cule d'adopter les vertus de fes héros, que de parler en vers , & d'endofler un habit à la Ro- maine. • Voila donc à peu près à quoi fervent tous ces grands fentimens & toutes ces brillan- tes maximes qu'on vante avec tant d'emphafe ; à 'les reléguer à jamais fur la Scène , & à nous montrer la vertu comme un jeu de Théâtre , bon pour amufer le public , mais qu'il y aurait de la folie à vouloir tranfporter férieufement dans la Société. Ainfi la plus avantageufe imprefiion des meilleures Tragédies eft de réduire à quel- ques affections pailàgeres, ilériles & fans ef- fet, tous les devoirs de la vie humaine; a peu près comme ces gens polis qui croient avoir fait un a&e de charité , en difant au pauvre: Dieu vous affilie.

On peut, il eil vrai, donner un appareil

plus fimple à la Scène , & rapprocher dans la

Comédie le ton du Théâtre de celui du monde:

C mais

34 J. J- ROUSSEAU

mais de cette manière on ne corrige pas les mœurs, on les peint, & un laid vifage ne pa- roît point laid à celui qui le porte. Que fi l'on veut les corriger par leur charge, on quite la vraifemblance & la nature , & le tableau ne fait plus d'effet. La charge ne rend pas les objets haïlTaoles , elle ne les rend que ridicules ; & de- là réfulte un très grand inconvénient , c'eft qu'à force de craindre ks ridicules , les vices n'ef- fraient plus, & qu'on ne fauroit guérir les pre- miers fans fomenter les autres. Pourquoi, di- rez-vous , fuppofer cette oppofition nécefTaire? pourquoi , Monfieur ? Parce que les bons ne tournent point les médians en dérifion , mais les écrafent de leur mépris, & que rien n'eft moins plaifant & rifible que l'indignation de la vertu. Le ridicule, au -contraire, eft l'arme favorite du vice. C'eft par elle qu'attaquant dans le fond des cœurs le refpecl qu'on doit à la vertu, il éteint enfin l'amour qu'on lui porte. Ainsi tout nous force d'abandonner cette vaine idée de perfection qu'on nous veut don- ner de la forme des Spectacles, dirigés vers l'u- tilité publique. C'eft une erreur , difoit le gra- ve

A Mr. D'ALEMBERT. 35

ve Murait, d'efpérer qu'on y montre fidelle- ment les véritables rapports des chofes : car, en général , le Poëte ne peut qu'altérer ces rap* ports , pour les accommoder au goût du peu- ple. Dans le comique il les diminue & les met au défions de l'homme ; dans le tragique , il les étend pour les rendre héroïques , & les met au defïus de l'humanité. Ainfi jamais ils ne font à fa mefure, & toujours nous voyons au Théâ- tre d'autres êtres que nos femblables. j'ajou- terai que cette différence eft fi vraie & fi re- connue qu'Ariftote en fait une règle dans fa Poétique. Comœdia enim détériores, Tragœdia mêlions quam mine funt imitari conantur. Ne voila- 1- il pas une imitation bien entendue , qui fe propofe pour objet ce qui n* eft point, & laif- fe, entre le défaut & l'excès, ce qui eft, com- me une chofe inutile ? Mais qu'importe la véri- té de l'imitation , pourvu que l'illulion y foit ? Il ne s'agit que de piquer la curiofité du peuple. Ces productions d'efprit , comme la plupart des autres , n'ont pour but que les applaudiflè- mens. Quand l'Auteur en reçoit ci: que les Ac- teurs les partagent , la Pièce eft parvenue à fon C 2 but

$6 J. J. ROUSSEAU.

but & l'on n'y cherche point d'autre utilité* Or fi le bien eft nul : refte le mal , & comme celui-ci n'eft pas douteux, la queftion me pa- roît décidée ; mais paflbns à quelques exem- ples, qui puifTent en rendre la folution plus fen- fible.

Je crois pouvoir avancer , comme une vérité facile à prouver, en conféquence des précéden- tes, que Je Théâtre François, avec les défauts qui lui reftent , eft cependant à peu près auiïï parfait qu'il peut l'être , foit pour l'agrément, foii pour l'utilité ; & que ces deux avantages y font dans un rapport qu'on ne peut troubler fans oter à l'un plus qu'on ne donneroit à l'au- tre , ce qui rendroit ce même Théâtre moins parfait encore. Ce n'eft pas qu'un homme de génie ne puifle inventer un genre de Pièces préférable à ceux qui font établis : mais ce nou- veau genre, ayant befoin pour fe foutenir des talens de l'Auteur , périra nécessairement avec lui , & fes fucceffeurs , dépourvus des mêmes reflburces , feront toujours forcés de revenir aux moyens communs d'intérefTer & de plaire. Quels font ces moyens parmi nous? Des ac- tions

A Mr. D'ALEMBERT, 37

tions célèbres , de grands noms , de grands cri- mes, & de grandes vertus dans la Tragédie; le comique & le plaifant dans la Comédie; & toujours l'amour dans toutes deux (a). Je de- mande quel profit les mœurs peuvent tirer de tout cela?

On me dira que dans ces Pièces le crime eft toujours puni , & la vertu toujours récom- pei .ce. Je réponds que, quand cela feroit, la plupart des actions tragiques, n'étant que de pures fables , des évenemens qu'on fait être de l'invention du Poè'te, ne font pas une grande impreffion fur les Spectateurs ,• à force de leur montrer qu'on veut les inftruire, on ne ks m- llruit plus. Je réponds encore que ces puni- tions & ces récompenfes s'opèrent toujours par des moyens fi extraordinaires , qu'on n'attend rien de pareil dans le cours naturel des chofes

hu-

(a) Les Grecs n'avoient pas befoin de fonder fur l'amour le principal intérêt de leur Tragédie , & ne l'y fondoient pas , en effet. La nôtre , qui n'a pas la même relfource, ne fauroit fe paffer de cet inté- rêt. On verra dans la fuite la raifon de cette diffé- rence.

c3

33 J- J. ROUSSEAU

humaines. Enfin je réponds en niant le fait. Il n'eft,ni ne peut être généralement vrai: car cet objet, n'étant point celui fur lequel les Auteurs; dirigent leurs Pièces , ils doivent rarement l'at- teindre , & fouvent il feroit un obftacle au fuc- cès. Vice ou vertu, qu'importe, pourvu qu'on en impofe par un air de grandeur ? Aufli la Scène Françuife , fans contredit la plus par- faite , ou di:-moins la plus régulière qui ait en- core exifré, n'cft-elle pas moins le triomphe des grands feélérats que des plus illuitres héros: témoin dtilina, Mahomet, Atrée, & beaucoup d'autres.

J e comprends bien qu'il ne faut pas toujours regarder à la catastrophe pour juger de l'effet moral d'une Tragédie , & qu'à cet égard l'objet eft rempli quand on s'intéreife pour l'infortuné vertueux, plus que pour l'heureux coupable: ce qui n'empêche point qu'alors la prétendue rè- gle ne foit violée. Comme il n'y a perfonne qui n'aimât mieux être Britannicus que Néron, je conviens qu'on doit compter eh ceci pour bonne , la Pièce qui les repréfente , quoique Britannicus y périfle. Mais par le même print

cipe,

A. Mr. D'ALEMBER T. 39

cipe, quel jugement porterons-nous d'une Tra- gédie où , bien que les criminels foient punis , ils nous font préfentés fous un afpecl fi favora- ble que tout l'intérêt eft pour eux? Ca- ton , le plus grand des humains , fait le rôle d'un pédant ? Ciceron , le fauveur de la Ré- publique, Ciceron, de tous ceux qui portèrent le nom de pères de la patrie le premier qui en fut honoré & le feul qui le mérita, nous eft montré comme un vil Rhéteur, un lâche; tandis que l'infâme Catilina , couvert de crimes qu'on n'oferoit nommer , prêt d'égorger tous fes magiftrats , & de réduire fa patrie en cen- dres , fait le rôle d'un grand homme & réu- nit, par fes talens, fa fermeté, fon courage, toute l'eftime des Spectateurs ? Qu'il eut , {[ l'on veut, une ame forte: en étoit il moins un fcélérat déteftable , & faloit-il donner aux for- faits d'un brigand le coloris des exploits d'un héros ? A quoi donc aboutit la morale d'une pareille Pièce , fi ce n'efl à encourager des Ca- tilina, & à donner aux méchans habiles le prix de l'eftime publique due aux gens de bien ? Mais tel eft le goût qu'il faut flater fur la Sce-

C 4 ne;

4o J. J. ROUSSEAU.

ne , telles font les mœars d'un fiecle înftruÏL. Le favoir, l'efprit, le courage ont fculs notre admiration ; ck toi , douce & modefte Vertu , tu relies toujours fans honneurs ! Aveugles que nous fomraes au milieu de tant de lumières!. Viciâmes de nos applaudiflemens infenfes, n'ap» prendrons- nous jamais combien mérite de mé- pris & de haine tout homme qui abufe, pour le malneur du genre humain, du génie & des talens que lui donna la Nature?

Atrée & Mahomet n'ont pas même la foible reiïburce du dénouement. Le rnonftre qui fert de héros à chacune de ces deux Pièces achevé pailîblement fes forfaits, en jouit, & l'un des, deux le dit en propres termes au dernier vers de la Tragédie.

Et je jouis enfin du prix de mes forfaits.

J e veux bien fuppofer que les Spectateurs » renvoyés avec cette belle maxime, n'en con- cluront pas que le crime a donc un prix de plaifir & de jouiilance; mais je demande en* fin de quoi leur aura profité la Pièce cette maxime eft mife en exemple?

Quant

A. Mr. D'ALEMBERT. 4I

Quant à Mahomet, le défaut d'attacher l'admiration publique au coupable, y flroit d'au- tant plus grand que celui-ci a bien un autre co- loris, fi l'Auteur n'avoit eu foin de porter fur un fécond perfonnage un intérêt de refpedl: & de vénération , capable d'effacer ou de balancer au- moins la terreur & l'étonnement que Mahomet infpire. La fcene, fur-tout, qu'ils ont enfem- ble eft conduite avec tant d'art que Mahomet , fans fe démentir, fans rien perdre de la fupé- riorjté qui lui eft propre, eft pourtant eclipfé par le fimple bon fens & l'intrépide vertu de Zopire (b). Il falloit un Auteur qui fentît bien

fa

(b) Je me fouviens d'avoir trouvé dans Omar plus de chaleur & d'élévation vis à-vis de Zopire, que dans Mahomet lui-même ; & je prenois cela pour un défaut. En y penfant mieux , j'ai changé d'opi- nion. Omar emporté par fon fanatisme ne doit par* 1er de fon maître qu'avec cet enthoufiafme de zèle & d'admiration qui l'élevé au deflus de l'humanité. Mais Mahomet n'eft pas fanatique; c'eft un fourbe qui , fâchant bien qu'il n'eft pas queftion de faire Vinfpiré vis-à-vis de Zopire , cherche à le gagner par une confiance affeftée & par des motifs d'ambi. tion. Ce ton de raifon dois le rendre moins briL» huit qu'Omar , par cela même qu'il eft plus grand C 5 *

4* J. J. ROUSSEAU.

force, pour ofèr mettre vis-à-vis l'un de l'autre deux pareils interlocuteurs. Je n'ai jamais oui faire de cette fcene en particulier tout l'éloge dont elle me paroît digne ; mais je n'en con- nois pas une au Théâtre François, la main d'un grand -maître (bit plus fcnfiblement em- preinte , & le facré caractère de la vertu l'emporte plus fenlïblement fur l'élévation du génie.

Une autre confédération qui tend à juftifier cette Pièce, c'ell qu'il n eft pas feulement ques- tion d'étaler des forfaits , mais les forfaits du fanatisme en particulier , pour apprendre au peuple à le connoître & s'en deffendre. Par malheur , de pareils foins font très inutiles , & ne font pas toujours fans danger. Le fanatis- me n'efl pas une erreur, mais une fureur aveu- gle

& qu'il fait mieux difeemer les hommes. Lui-même dit, ou fait entendre tout cela dans la fcene. Ce- toit donc ma faute fi je ne Pavois pas fenti : mais ▼oila ce qui nous arrive à nous autres petits Au- teurs. En voulant cenfurer Its écrit6 de nos maî- tres, notre étourderie nous y fait relever mille fau« tes qui font des beautés pour les hommes de juge, mène

A. Mr. D'ALEMBERT. 43

gle & ftupide que la raifon ne retient jamais. L'unique fecret pour l'empêcher de naître e(t de contenir ceux qui l'excitent. Vous avez beau démontrer à des foux que leurs chefs les trompent , ils n'en font pas moins ardens à les fuivre. Que fi le fanatisme exifte une fois, je ne vois encore qu'un feul moyen d'arrêter fon progrès : c'eft d'employer contre lui i^s pro- pres armes. Il ne s'agit ni de raifonner ni de convaincre ; il faut laiiTer la philofophie, fermer les livres, prendre le glaive & punir les fourbes. De plus , je crains bien , par rapport à Mahomet , qu'aux yeux des Specta- teurs , fa grandeur dame ne diminue beaucoup l'atrocité de fes crimes ; & qu'une pareille Pièce, jouée devant des gens en état de choifir, ne fît plus de Mahomets que de Zopires. Ce qu'il y a , du-moins , de bien fur , c'efl que de pa- reils exemples ne font guère encourageans pour la vertu.

Le noir Atrée n'a aucune de ces excufès , l'horreur qu'il infpire eft à pure perte ', il ne nous apprend rien qu'à frémir de fon crime; & quoiqu'il ne foit grand que par fa fureur, il

ri

44 J. J- ROUSSEA U.

n'y a pas dans toute h Pièce un feul perfnnnage en état par Ton carafrere de partager avec lui Fattention publique: car, quant au doucereux Plifthene , je ne fais comment on l'a pu fup- porter dans une pareille Tragédie. Seneque n'a point mis d'amour dans la fienne , & puis» que l'Auteur moderne a pu (e re foudre à l'imiter . dans, tout le i\fle , il aurpit bien l'imiter encore en cela. AiTurement il faut avoir un cœur bien flexible pour fouf- frir des entretiens galants à cqte des fçenes d'Atrée.

Avant de finir fur cette Pièce, je ne puis m'empêcher d'y remarquer un mérite qui femblera peut-être un défaut à bien des gens. Le rôle de Thyefte eft peut-être de tous ceux qu'on a mis fur notre Théâtre le plus fen- tant le goût antique. Ce n'eft point un hé- ros courageux , ce n'eft point un modèle de vertu , on ne peut pas dire non plus que ce (bit un fcélérat (c) ; c'eft un homme foible

&

(c) La preuve de cela , c'eft qu'il intérefTe. Quant à la faute dont il eft puni, elle cft ancien-

A Mr. D'ALEMBERT. 45

& pourtant mtéreiTant , par cela feul qu'il eft homme & malheureux. Il me femble aulîî que par cela feul , le fentiment qu'il excite efl extrêmement tendre & touchant : car cet homme tient de bien près à chacun de nous, au -lieu que l'héroïsme nous accable encore plus qu'il ne nous touche ; parce qu'aprè* tout, nous n'y avons que faire. Ne feroit-il pas à defirer que nos fublimes Auteurs daig- paiîènt defcendre un peu de leur continuelle élévation Se nous attendrir quelquefois pour la limple humanité fouffrante , de peur que, n'ayant de la pitié que pour des héros mal- heureux, nous n'en ayons jamais pour perfon- ne. Les anciens a voient des héros & met- taient des hommes fur leurs Théâtres,* nous, au-contraire , nous n'y mettons que des hé- ros, & à peine avons-nous des hommes. Les anciens parloient de l'humanité en phrafes moins apprêtées; mais ils favoient mieux l'e- xercer»

ne, elle efl: trop expiée, & puis c'efr. peu de cho- fe pour un méchant de Théâtre qu on ne tiens point pour tel, s'il ne fait frémir d'horreur.

0 l j. ROUSSEAU.

xerceh On pourroit appliquer à eux & à nous un trait rapporté par PJutarque & que je ne puis m'empêcher de tranfcrire. Un Vieillard d'Athènes cherchoit place au Spec- tacle & n'en trouvoit point ; de jeunes - gens , le voyant en peine , lui firent figne de loin ; il vint , mais ils fe ferrèrent & fe moquèrent de lui. Le bon homme fît ainfi le tour du Théâtre, fort embarralfé de fa perfonne & toujours hué de la belle jeuneffe. Les Am° bafladeurs de Sparte s'en apperçurent , & fe levant à l'inftant, placèrent honorablement le Vieillard au milieu d'eux. Cette action fut remarquée de tout le Spectacle & applaudie d'un battement de mains univerfel. Eh, que de maux ! s'écria le bon Vieillard , d'un ton de douleur , les athéniens favent ce qui efl bon* nête , mais les Lacédémoniens le pratiquent. Voila la philofophie moderne, & les mœurs anciennes.

J e reviens à mon fujet. Qu'apprend - on dans Phèdre & dans Oedipe , finon que l'homme n'tft pas libre , & que le Ciel le punit des crimes qu'il lui fait commettre?

Qu'ap-

A. Mr. D'ALEMBERT. 47

CJu'apprend * on dans Médée > fi ce n'efl jus- qu'où la fureur de la jaloufie peut rendre une mère cruelle & dénaturée ? Suivez la plu- part des Pièces -du Théâtre François : vous trouverez prefque dans toutes des monftres abominables & des actions atroces , utiles > fi Ion veut , à donner de l'intérêt aux Pièces & de l'exercice aux vertus , mais dangereufes certainement , en ce qu'elles accoutument les yeux du peuple à dts horreurs qu'il ne de- vroit pas même connoître & à des forfaits qu'il ne devroit pas fuppofer pofîibles. Il n'efl pas même vrai que le meurtre & le par- ricide y foient toujours odieux. A la faveur de je ne fais quelles commodes fuppofitions, ou les rend permis , ou pardonnables. On a pei- ne à ne pas exeufer Phèdre inceftueufe & verfant le fang innocent. Syphax empoifon- nant fa femme, le jeune Horace poignardant fa fœur, Agamemnon immolant fa fille, Ores- te égorgeant fa mère, ne laiflent pas d'être des perfonnages intértfTins. Ajoutez que l'Au* teur , pour faire parler chacun félon fbn ca- raôtere, eft forcé de mettre dans la bouche

des

4S J. J. ROUSSEAU.

des méchans leurs maximes & leurs princi- pes , revêtus de tout l'éclat des beaux vers^ & débités d'un ton impofant & fcntentieux, pour l'inftruftion du Parterre.

Si les Grecs fupportoient de pareils Spec- tacles , c'étoit comme leur repréfentant des antiquités nationales qui couroient de tous tems parmi le peuple , qu'ils avoient leurs raifons pour fe rappclltr fans cefTe, & dont l'odieux même entroit dans leurs vues. Dénuée des mêmes motifs & du même intérêt, comment la même Tragédie peut-elle trouver parmi vous des Spectateurs capables de foutenir les ta* bleaux qu'elle leur préfente , & les perfonnages qu'elle y fait agir ? L'un tue fon père, époufe fa mère, & fe trouve le frère de fts enfons. Un autre force un fils d'égorger fon père. Un troifieme fait boire au père le fang de fon fils. On friffonne à la feule idée des hor- reurs dont on pare la Scène Francoife , pour l'amufement du Peuple le plus doux & le plus humain qui foit fur la terre! Non... je le fou- tiens, & j'en attelle l'effroi des Lecteurs, les maflacres des Gladiateurs n'étoient pas fi bar- bares

A. Mr. D'A LE MB EUT.

49

bares que ces affreux Spectacles. On voyoit couler du fang, ii eft vrai; mais on ne fouil- ioit pas Ton imagination de crimes qui font frémir la Nature.

Heureusement la Tragédie telle qu'el- le exifte eft {] loin de nous, elle nous préfente des êtres fi gigantesques , fi bourfoufflés , (1 chimériques, que l'exemple de leurs vices n'tft gueres plus contagieux que celui de leurs ver- tus n'eft utile, & qu'à proportion qu'elle veut moins nous inftruire, elle nous fait auffi moins de mal» Mais il n'en eft pas ainfi de la Co- médie, dont les mœurs ont avec les nôtres un rapport plus immédiat, & dont les perfonna- ges reifemblent mieux à des hommes. Tout en eft mauvais & pernicieux, tout tire à con- féquence pour les Spectateurs ; & le plaifir même du comique étant fondé fur un vice du cœur humain , c'eft une fuite de ce principe que plus la Comédie eft agréable & parfaite, plus fon effet eft funefte aux mœurs : mais fans répéter ce que j'ai déjà dit de fa nature je me contenterai d'en faire ici l'application, & de jetter un coup d'œil fur votre Théâtre comique. D V R e-

5<j J. J. ROUSSEAU

Prenons-le dans fa perfection , c'eft- â-dire, à fa naifTance. On convient & on le fendra chaque jour davantage , que Moliè- re eft le plus parfait Auteur comique dont les ouvrages nous foient connus ,• mais qui peut disconvenir auflî que le Théâtre de ce même Molière , des talens duquel je fuis plus l'admirateur que perfonne , ne foit une école de vices & de mauvaifes mœurs , plus dangereufe que les livres mêmes l'on fait profeffion de les enfeigner ? Son plus grand foin eft de tourner la bonté & la fimplicité en ridicule, & de mettre la rufe & le men- fonge du parti pour lequel on prend intérêt; fes honnêtes gens ne font que des gens qui parlent , fes vicieux font des gens qui agiffent & que les plus brillans fuccès favoriiTent le plus fouvent; enfin l'honneur des applaudifle- mens, rarement pour le plus eftimable, eft prefque toujours pour le plus adroit.

Examinez le comique de cet Auteur: par-tout vous trouverez que les vices de ca- ractère en font l'inftrument , & les défauts na- turels le fujet ; que la malice de l'un punit la

fi m-

A Mr. D'ALEMBERT. 51

(Implicite de l'autre ; & que les fots font les victimes des méchans : ce qui , pour n'être que trop vrai dans le monde, n'en vaut pas mieux à mettre au Théâtre avec un air d'approba- tion , comme pour exciter les âmes perfides à punir , fous le nom de fotife, la candeur des honnêtes gens.

Dat veniam coroisi vexât cenfura cokimbas.

Voila l'efprit général de Molière & de fes imitateurs. Ce font des gens qui, tout au plus» raillent quelquefois les vices, fans jamais faire aimer la vertu ; de ces gens , difoit un An* cien , qui favent bien moucher la lampe , mais qui n'y mettent jamais d'huile.

Voyez comment, pour multiplier fès plai- fanteries , cet homme trouble tout l'ordre de la Société ; avec quel fcandale il renverfe tous les rapports les plus facrés fur lefquels elle eft fondée ; comment il tourne en dérifion les refpe&ables droits des pères fur leurs enrans, des maris fur leurs femmes , des maîtres fur leurs ferviteurs ! Il fait rire, il eft vrai , & n'en devient que plus coupable , en forçant, D 2 par

52 J. J. ROUSSEAU

par un charme invincible , les Sages mêmes de fe prêter à des railleries qui devroient at- tirer leur indignation. J'entens dire qu'il at- taque les vices ; mais je voudrois bien que l'on comparât ceux qu'il attaque avec ceux qu'il favorife. Quel eft le plus blâmable d'un Bourgeois fans efprit & vain qui fait forte- ment le Gentilhomme , ou du Gentilhomme fripon qui le dupe ? Dans la Pièce dont je parle, ce dernier n'efl-il pas l'honnête - hom- me ? N'a -t- il pas pour lui l'intérêt & le Public n'applaudit -il pas à tous les tours qu'il fait à l'autre ? Quel eft le plus criminel d'un Payfan allés fou pour époufer une De- moiftlle, ou d'une femme qui cherche à dés- honorer fon époux ? Que penfcr d'une Pièce le Parterre applaudit à l'infidélité , au men- fonge, à l'impudence de celle-ci, & rit de la betife du Manan puni ? C'eft un grand vice d'être avare & de prêter à ufure ; mais n'en elt-ce pas un plus grand encore à un fils de voler fon père , de lui manquer de refpect, de lui faire mille infultans reproches, &, quand ce père irrité lui donne fa malédiction ,

de

A Mr. D'ALEMBERT. 53

de répondre d'un air goguenard qu'il n'a que faire de Tes dons? Si la plaifanterie eft excel- lente, en eft-elle moins puniiTable; & la Pie- ce l'on fait aimer le fils infolent qui l'a fai- te, en eft-elle moins une école de mauvaifes mœurs?

Je ne m'arrêterai point à parler des Va- lets. Ils font condamnés par tout le mon- de (d) ; & il feroit d'autant moins julle d'im- puter à Molière les erreurs de fes modèles & de fon fiecle qu'il s'en eft corrigé lui-même. Ne nous prévalons , ni des irrégularités qui peuvent fe trouver dans les ouvrages de fa jeunelTe , ni de ce qu'il y a de moins bien

dans

(d) Je ne décide pas s'il faut en effet les con- damner. Il fe peut que les Valets ne foient plus que les inftrumens des méchancetés des maîtres, de- puis que ceux-ci leur ont ôté l'honneur de l'inven- tion Cependant je douterois qu'en ceci l'image trop naïve de la Société fût bonne au Théâtre. Suppofé qu'il faille quelques fourberies dans les Pie- ces , ]e ne fais s'il ne vaudroit pas mieux que les Valets feuls en fuffent chargés & que les honnêtes gens fuffent aulïï des gens honnêtes : au- moins Jur la Scène.

D <5

54 J. J. ROUSSEAU

dans fes autres Pièces, & paflbns tout d'un coup à celle qu'on reconnoît unanimement pour ion chef-d'œuvre: je veux dire, le Mi- fantrope.

Je trouve que cette Comédie nous décou- vre mieux qu'aucune autre la véritable vue dans laquelle Molière a compofé fon Théâtre; & nous peut mieux faire juger de fes vrais ef- fets. Ayant à plaire au Public, il a confulté le goût le plus général de ceux qui le compo- feut : fur ce goût il s'eft formé un modèle, & fur ce modèle un tableau des défauts con- traires, dans lequel il a pris ks caractères co> miques, & dont il a diflribué les divers traits dans fes Pièces. II n'a donc point prétendu former un honnête - homme , mais un homme du monde ; par conféquent , il n'a point vou- lu corriger les vices, mais les ridicules; &, comme j'ai déjà dit, il a trouvé dans le vice même un inftrument très propre à y reuiîir. Ainfi voulant txpofer à la rifée publique tous les défauts oppofes aux qualités de l'homme aimable , de l'homme de Société , après avoir joué tant d'autres ridicules , il iui reftoit à

jouer

A Mr. D'ALEMfiERT. 55

jouer celui que le monde pardonne le moins, le ridicule de la vertu : c'eft ce qu'il a fait dans le Mifantrope.

Vous ne fauriez me nier deux chofes: l'une, qu'Aîcefte dans cette Pièce eft un homme droit, fincere, eftimable, un véritable homme de bien ; l'autre , que l'Auteur lui donne un perfonnage ridicule. C'en efl afles , ce me femble , pour rendre Molière inexcufa- ble. On pourrait dire qu'il a joué dans Al- cefte , non la vertu , mais un véritable défaut , qui efl la haine des hommes. A cela je ré- ponds qu'il n'efl pas vrai qu'il ait donné cette haine à fon perfonnage : il ne faut pas que ce nom de Mifantrope en impofe, comme fi ce. lui qui le porte étoit ennemi du genre humain. Une pareille haine ne feroit pas un défaut, mais une dépravation de la Nature & le pius grand de tous les vices : puifque , toutes les vertus fociales fe rapportant à la bienfaifance, rien ne leur efl fi directement contraire que l'inhumanité. Le vrai Mifantrope efl un mon- ftre. S'il pouvoit exifler, il ne feroit pas ri- *e; il feroit horreur. Vous pouvez avoir vu D 4 «

56* J. J. ROUSSEAU

â la Comédie Italienne une Pièce intitulée, la vie ejl un fonge. Si vous vous rappeliez le Héros de cette Pièce , voila le vrai Mifan- trope.

Qu'est-ce donc que le Mifantrope de Molière ? Un homme de bien qui dételle les mœurs de fon fiecle & la méchanceté de fes Contemporains ; qui , précifément parce qu'il aime fes femblables , hait en eux les maux qu'ils fe font réciproquement & les vices dont ces maux font l'ouvrage. S'il étoit moins tou- ché des erreurs de l'humanité, moins indigné des iniquités qu'il voit, feroit-il plus humain lui-même? Autant vaudroit foutenir qu'un tendre père aime mieux les enfans d'autrui que les liens , parce qu'il s'irrite des fautes de ceux-ci , & ne dit jamais rien aux autres.

Ces fentimens du Mifantrope font parfai- tement développés dans fon rôle. 11 dit, je l'avoue, qu'il a conçu une haine effroyable contre le genre humain ; mais en quelle occa- fion le dit-il (e)? Quand, outré d'avoir vu

fon

(e) J'avertis qu'étant fans livres , fans roémoi-

A Mr. D'ALEMBERT. 57

fon ami trahir lâchement fon fentiment & tromper l'homme qui le lui demande , il s'en voit encore plaifanter lui-même au plus fort de fa colère. Il efl naturel que cette colère dégénère en emportement & lui falTe dire alors plus qu'il ne penfe de fang-froid. D'ailleurs, la raifon qu'il rend de cette haine univerfelle en juflifïe pleinement la caufe.

les uns , parce qu'ils font mèchans Et les autres , pour être aux mèchans complaifans.

Ce n'efl donc pas des hommes qu'il efl enne- mi , mais de la méchanceté des uns & du fupport que cette méchanceté trouve dans les autres. S'il n'y avoit ni frippons, ni flatteurs, il aimeroit tout le monde. Il n'y a pas un homme de bien qui ne foit Mifantrope en ce

fens;

re , & n'ayant pour tous matériaux qu'un confus fouvenir des obfervations que j'ai faites autrefois au Speftacle , je puis me tromper dans mes cita- tions & renverfer l'ordre des Pièces. Mais quand mes exemples feroient peu juftes , mes raifons ne le feroient pas moins , attendu qu'elles ne font point tirées de telle ou telle Pièce , mais de l'cf- prit général du Théâtre, que j'ai bien- étudié.

D5

58 J. J. ROUSSEAU

fcns ; ou plutôt , les vrais Mifantropes font ceux qui ne penfent pas ainfi : car au fond , je ne connois point de plus grand ennemi des hommes que l'ami de tout le monde , qui, toujours charmé de tout, encourage inceiTam- ment les médians , & flatte par fa coupable complaifance les vices d'où naiffent tous les defordres de la Société.

Une preuve bien fdre qu'Alcefle n'eft point Mifantrope à la lettre , celt qu'avec fes brufquenes & fes incartades , il ne lailTe pas d'intéréfler & de plaire. Les Spectateurs ne voudroicnt pas, à la vérité, lui reffemblcr : parce que tant de droiture efl; fort incommo- de ; mais aucun d'eux ne feroit fâché d'avoir à faire à quelqu'un qui lui reflèmblàt , ce qui n'arriveroit pas s'il étoit l'ennemi déclaré des hommes. Dans toutes les autres Pièces de Molière , le perfonnage ridicule efl: toujours haïflable ou méprifable ; dans celle-là, quoi- qu'Alcefte ait des défauts réels dont on n'a pas tort de rire, on fent pourtant au fond du cœur un refpeét pour lui dont on ne peut le défendre. En cette occasion , la force de la

vertu

A Mr. D'ALEMBERT, 59

vertu l'emporte fur l'art de l'Auteur & fait Honneur à fon caractère. Quoique Molière fît des Pièces répréhenfibles , il écoit perfonnelle- ment honnête - homme , & jamais le pinceau d'un honnête - homme ne fut couvrir de cou- leurs odieufes les traits de la droiture & de la probité. Il y a plus : Molière a mis dans la bouche d'Alcefte un il grand nombre de fes propres maximes que plufieurs ont cru qu'il s'étoit voulu peindre lui-même. Cela parut dans le dépit qu'eut le Parterre à la pre- mière repréfentation , de n'avoir pas été, fur le Sonnet, de l'avis du Mifantrope: car on vit bien que c'étoit celui de l'Auteur.

Cependant ce caractère fi vertueux eft préfenté comme ridicule ; il J'eft , en ef- fet , à certains égards , & ce qui démontre que l'intention du Poète effc bien de Je rendre tel, c'eft celui de l'ami Philinte qu'il met en oppofition avec le fien. Ce Philinte eft le Sage de la Pièce ; un de ces honnêtes gens du grand monde , dont les maximes reiïem- blent beaucoup à celles des fripons ; de ces gens fi doux, fi modérés, qui trouvent tou- jours

6o J. J. ROUSSEAU.

jours que tout va bien, parce qu'ils ont inté- rêt que rien n'aille mieux ; qui font toujours contens de tout le monde, parce qu'ils ne fe foucient de perfonne; qui, autour d'une bon- ne table, foutienntnt qu'il n'eft pas vrai que le peuple ait faim ; qui , le gouflét bien gar- ni , trouvent fore mauvais qu'on deciame en faveur des pauvres; qui, de leur maifon bien fermée , verroient voler , piller , égorger , maf- facrer tout le genre humain fans fe plaindre: attendu que Dieu les a doués d'une dou- ceur très méritoire à fupporter les malheurs d'autrui.

On voit bien que le phlegme raifonneur de celui-ci eft très propre à redoubler & fai- re fortir d'une manière comique les emporte- rons de l'autre ; & le tort de Molière n'eft pas d'avoir fait du Mifantrope un homme co- lère & bilieux , mais de lui avoir donné des fureurs puériles fur des fujets qui ne dévoient pas l'émouvoir. Le caractère du Mifantrope n'eft pas à la difpofition du Poète; il eft dé- terminé par la nature de (a paffion dominan- te. Cette partion eft une violente haine du

vice?

A Mr. D'A LEMBERT. 61

vice , née d'un amour ardent pour la vertu, & aigrie par le fptclacle continuel de la mé- chanceté des hommes. Il n'y a donc qu'une ame grande & noble qui en foit fufceptible. L'horreur & le mépris qu'y nourrit cette mê- me palfion pour tous les vices qui l'ont irri- tée fert encore à les écarter du cœur qu'elle agite. De plus , cette contemplation conti- nuelle des défordres de la Société, le détache de lui même pour fixer toute fon attention fur le genre humain. Cette habitude élevé, ag- grandit Tes idées , détruit en lui les inclina- tions baffes qui nourriffent & concentrent l'a- mour propre; & de ce concours naît une cer- taine force de courage , une fierté de carac- tère qui ne laiffe prife au fond de fon ame qu'à des fentimens dignes de l'occuper.

Ce n'efl pas que l'homme ne foit toujours homme ; que la paillon ne le rende fouvenc foible , injufte , déraifonnable ; qu'il n'epie peut-être les motifs cachés des actions des au- tres y avec un fecret plaifir d'y voir la cor- ruption de leurs cœurs; qu'un petit mal ne lui donne fouvent une grande colère, & qu'eu

éi J. J. ROUSSEAU

l'irritant à deiTein , un méchant adroit ne pftt parvenir à le faire paflèr pour méchant lui- même ; mais il n'en eft pas moins vrai que tous moyens ne font pas bons à produire ces effets, & qu'ils doivent être affortis à fon ca- ractère pour le mettre en jeu : fans quoi , c'eft fubftituer un autre homme au Mifantrope & nous le peindre avec des traits qui ne font pas les fiens.

Voila donc de quel côté le caractère du Mifantrope doit porter fes défauts, & voila aufli dequoi Molière fait un ufage admirable dans toutes les fcenes d'Alcefte avec fon ami, les froides maximes & les railleries de ce- lui-ci, démontant l'autre à chaque inftant, lui font dire mille impertinences très bien pla- cées; mais ce caractère âpre & dur , qui lui donne tant de fiel & d'aigreur dans l'occa- fion , l'éloigné en même tems de tout chagrin puérile qui n'a nul fondement raifonnable, & de tout intérêt perfonnel trop vif, dont il ne doit nullement être fufceptible. Qu'il s'em- porte fur tous les défordres dont il n'eft que le témoin, ce font toujours de nouveaux traits

au

A Mr. D'ALEMBERT. 6$

au tableau; mais qu'il foit froid fur celui qui s'addrdfe directement à lui. Car ayant décla- ré la guerre aux méchans , il s'attend bien qu'ils la lui feront à leur tour. S'il n'avoic pas prévu le mal que lui fera fa franchife, el- le feroit une étourderie & non pas une ver- tu. Qu'une femme fauffe le trahiiTe , que d'indignes amis le déshonorent, que de foibles amis l'abandonnent: il doit le fouffrir fans eu murmurer. Il connoit les hommes.

Si ces diftin&ions font juftes, Molière a mal faifi le Mifantrope. Penfe-t-on que ce foit par erreur ? Non , fans doute. Mais voila par le defir de faire rire aux dépens du perfonnage , l'a forcé de le dégrader , contre h vérité du caraclere.

Apre's l'avanture du Sonnet, comment Alcefte ne s'attend - il point aux mauvais procédés d'Oronte ? Peut -il en être étonné quand on l'en inftruit , comme fi c'étoit la première fois de fa vie qu'il eût été fincere, ou la première fois que fa fincérité lui eût. fait un ennemi? Ne doit-il pas fe préparer tranquilement à la perte de fon procès ,

loin

H J. J. ROUSSEAU.

loin d'en marquer d'avance un dépit d'en- fant?

Ce font vingt mille francs quil m'en pourra coûter; Mais pour vingt mille francs f aurai droit de pefter.

Un Mifantrope n'a que faire d'acheter fi cher le droit de pefter, il n'a qu'à ouvrir les yeux; & il n'eftime pas ailés l'argent pour croire avoir acquis fur ce point un nouveau droit par la perte d'un procès : mais il falloit faire rire le Parterre.

Dans la feene avec Dubois, plus Alcefte a de fujet de s'impatienter , plus il doit refter flegmatique & froid: parce que l'étourderie du Valet n'efl pas un vice. Le Mifantrope & l'homme emporté font deux caractères très différens : c'étoit l'occafion de les diftin- guer. Molière ne l'ignoroit pas ; mais il fal- loit faire rire le Parterre.

Au rifque de faire rire aufïi le Lecteur a mes dépens, j'ofe acetifer cet Auteur d'avoir manqué de très grandes convenances , une très grande vérité , & peut-être de nouvelles beautés de fituatioiî. C'étoit de faire un tel

chan-

A .Mr. D'ALEMBERT. 6s

changement à fon plan que Philinte entrât comme Acteur néceffaire dans le nœud de fa Pièce , en forte qu'on pût mettre les actions de Philinte & d'Alcefte dans une apparente oppofition avec leurs principes , & dans une conformité parfaite avec leurs caractères. Je veux dire qu'il falloit que le Mifantrope fût toujours furieux contre les vices publics , & toujours tranquille fur les méchancetés perfon- nelles dont il étoit la victime. Au-contraire, le philofophe Philinte devoit voir tous les défordres de la Société avec un flegme Stoï- que , & fe mettre en fureur au moindre mal qui s'addreiToit direélement à lui. En effet, j'obferve que ces gens, fi paifibles fur les in- juftices publiques, font toujours ceux qui font le plus de bruit au moindre tort qu'on leur fait, & qu'ils ne gardent leur philofophie qu'auffi long-tems qu'ils n'en ont pas befoin pour eux-mêmes. Ils reffemblent à cet !r- landois qui ne vouloit pas fortir de fon lit, quoique le feu fût à la maifon. La maifon brûle, lui crioit-on. Que m'importe ? répon- doit- il, je n'en fuis que le locataire. A la fin £ le

€6 J. J. ROUSSEAU

le feu pénétra jufqu'à lui. Aufîï-tôt il s'élan- ce, il court, il crie, il s'agite; il commence à comprendre qu'il faut quelquefois prendre intérêt à la maifon qu'on habite , quoiqu'elle ne nous appartienne pas.

Il me femble qu'en traitant les caractères en queftion fur cette idée , chacun des deux eût été plus vrai, plus théâtral, & que celui d'Alcefle eût fait incomparablement plus d'ef- fet : mais le Parterre alors n'auroit pu rire qu'aux dépens de l'homme du monde , & l'intention de l'Auteur étoit qu'on rît aux dé- pens du Mifantrope (f).

Dans la môme vue, il lui fait tenir quel- quefois des propos d'humeur, d'un goût tout

con-

(f) Je ne doute point que, fur l'idée que je viens de propofer , un homme de génie ne pût fai- re un nouveau Mifantrope, non moins vrai, non moins naturel que l'Athénien , égal en mérite i celui de Molière , & fans comparaison plus in- flruclif. Je ne vois qu'un inconvénient à cette nouvelle Pièce , c'eft qu'il feroit impoflible qu'elle rendit : car, quoiqu'on dife , en chofes qui dés- honorent , nul ne rit de bon cœur à fes dépens. Nous voila rentrés dans mes principe?.

A Mr. D'ALEMBERT. 6?

contraire à celui qu'il lui donne. Telle elt cette pointe de la fcene du Sonnet ;

La pefte de ta chute, empoifonneur au Diable! En cujjes tu fait une à te cajjer le nés.

pointe d'autant plus déplacée dans la bouche du Mifantrope qu'il vient d'en critiquer de plus fupportables dans le Sonnet d'Oronte; & il efl: bien étrange que celui qui la fait pro- pofe un inftant après la chanfon du Roi Hen- ri pour un modèle de goût. Il ne fert de rien de dire que ce mot échappe dans un moment de dépit: car le dépit ne diète rien moins que des pointes , & Alcefte qui pafle fa vie à gronder , doit avoir pris , même en grondant , un ton conforme à fon tour def* prit.

Morbleu ! vil complaifant ! vous louez des fotifes*

Cefl ainfi que doit parler le Mifantrope en colère. Jamais une pointe n'ira bien après cela. Mais il falloit faire rire le Parterre ; & voila comment on avilit la vertu.

Une chofe affés remarquable, dans cette E 2 Co-

68 J. J. ROUSSEAU

Comédie, efl: que les charges étrangères que l'Auteur a données au rôle du Mifantrope, l'ont forcé d'adoucir ce qui étoit efTentiel au caractère. Ainfi, tandis que dans toutes Tes autres Pièces les caractères font chargés pour faire plus d'effet, dans celle-ci feule les traits font émouiTés pour la rendre plus théâtrale. La même fcene dont je viens de parler m'en fournit la preuve. On y voit Alcefte tergi- verfer & ufer de détours, pour dire fon avis à Oronte. Ce n'eft point le Mifantrope : c'eft un honnête homme du monde qui fe fait peine de tromper celui qui le confulte. La force du caractère vouloit qu'il lui dît brus- quement , votre Sonnet ne vaut rien , jettez le au feu ; mais cela aufoit ôté le comique qui naît de l'embarras du Mifantrope & de fes je m dis pas cela répétés , qui pourtant ne font au fond que des menfonges. SiPhilinte, à fon exemple , lui eût dit en cet endroit , & que dis tu donc , traître ? qu'avoit-il à répli- quer ? En vérité , ce n'eft pas la peine de refter Mifantrope pour ne l'être qu'à demi: car, fi l'on ïe permet le premier ménagement

&

A Mr. D'HEMBERT. 6<j

& la prem'ere altération de la vérité, fe- ra la raifon fuffifante pour s'arrêter jusqu'à ce qu'on devienne aulfi faux qu'un homme de Cour?

L'ami d'Alcefre doit le connoître. Com- ment ofe-t-il lui propofer de viGter des Juges, c'efl: à-dire, en termes honnêtes, de chercher à les corrompre? Comment peut -il fuppofer qu'un homme capable de renoncer même aux bienfeances par amour pour la vertu, foit ca- pable de manquer à fes devoirs par intérêt? Solliciter un Juge! Il ne faut pas être Miiàn- trope , il fume d'être honnête -homme pour n'en rien faire. Car enfin , quelque tour qu'on donne à la chofe, ou celui qui follicite un Juge l'exhorte à remplir fon devoir & alors il lui fait une infulte, ou il lui propole une acception de perfonnes & alors il le veut féduire: puifque toute acception de per- fonnes eft un crime dans un Juge qui doic connoître l'affaire & non les parties, & ne voir que l'ordre & la loi. Or je dis qu'enga- ger un Juge à faire une mauvaife ' action , c'efl; la faire foi -même; & qu'il vaut mieux E s per-

?a J. J. ROUSSEAU

perdre une caufe jufte que de faire une mau- vaife aclion. Cela efl: clair , net , il n'y a rien à répondre. La morale du monde a d'autres maximes , je ne l'ignore pas. Il me fuffit de montrer que, dans tout ce qui ren- doit le Mifantrope û ridicule , il ne faifoit que le devoir d'un homme de bien ; & que fon caractère étoit mal rempli d'avance , G fon ami fuppofoit qu'il pût y manquer.

S i quelquefois l'habile Auteur laide agir ce caractère dans toute fa force, c'eft feulement quand cette force rend la fcciie plus théâ- trale, & produit un comique de contrafte ou de fituation plus fënfible. Telle eft , par exemple , l'humeur taciturne & filencieufe d'Alcefte, & enfuite la cenfure intrépide & vivement apoftrophée de la convention chez la Coquette.

Mûtis , firme , pouffez , mes bons amis de Cour,

Ici l'Auteur a marqué fortement la diftin&ion du Médifcnt & du Mifantrope. Celui-ci, dans fon fiel acre & mordant, abhorre la ca- lomnie & dételle la fatyre. Ce font les vices

pu*

A Mr. D'ALEMBERT. 71

publics, ce font les méchans en général qu'il attaque. La baffe & fecrette médifance eft in- digne de lui, il la méprife & la hait dans les autres ; & quand il dit du mal de quelqu'un , il commence par le lui dire en face. Auffi , durant toute la Pièce, ne fait -il nulle part plus d'effet que dans cette fcene: parce qu'il eft ce qu'il doit être & que, s'il fait rire le Parterre, les honnêtes gens ne rougiffent pas d'avoir ri.

Mais, en général, on ne peut nier que, fi le Mifantrope étoit plus Mifantrope , il ne fut beaucoup moins plaifant : parce que fa franchife & fa fermeté , n'admettant jamais de détour, ne le laifferoit jamais dans l'embarras. Ce n'eft donc pas par ménagement pour lui que l'Auteur adoucit quelquefois fon caractè- re: c'eft au-contraire pour le rendre plus ri- dicule. Une autre raifon l'y oblige encore ; c'eft que le Mifantrope de Théâtre, ayant à parler de ce qu'il voit , doit vivre dans le monde, & par conféquent tempérer fa droi- ture & fes manières , par quelques - uns de ces égards de menfonge & de fauffeté qui com- £ 4 po-

72 J. J. ROUSSEAU

pofent la politefTe & que le monde exige de quiconque y veut être fupporté. S'il s'y mon- troit autrement, fes difcours ne feroient plus d'effet. L'intérêt de l'Auteur eft bien de le rendre ridicule , mais non pas fou ; & c'eft ce qu'il paroîtroit aux yeux du Public, s'il étoit tout à fait fage.

On a peine à quitter cette admirable Pie- ce , quand on a commencé de s'en occuper ; &, plus on y fonge, plus on y découvre de nouvelles beautés. Mais enfin , puifqu'elle eft fans contredit , de toutes les Comédies de Molière, celle qui contient la meilleure & la plus faine morale, fur celle-là jugeons des au- tres ; & convenons que , l'intention de l'Auteur étant de plaire à des efprits corrompus, ou fa morale porte au mal, ou le faux bien qu'elle prêche eft plus dangereux que le mal même: en ce qu'il féduit par une apparence de rai- £on: en ce qu'il fait préférer l'ufage & les maximes du monde à l'exacte probité : en ce qu'il fait confifter la fageiTe dans un certain milieu entre le vice & la vertu : en ce qu'au grand foulagement des Spectateurs , il leur

per-

A M'. D'ALEMBERT. 73

perfuade que, pour être honnête- homme, il fuffic de n'être pas un franc fcélérat.

J'aurois trop d'avantage, fi je voulois paffer de l'examen de Molière à celui de fes ilicceiTeurs , qui , n'ayant ni Ton génie , ni la probité , n'en ont que mieux fuivi fes vues ïntéreiTées , en s'attachant à flatter une jeu- neffe débauchée & des femmes fans mœurs. Je ne ferai pas à Dancourt l'honneur de par- ler de lui : fes Pièces n'effarouchent pas par des termes obfcenes , mais il faut n'avoir de chatte que les oreilles , pour les pouvoir ap- porter. Regnard , plus modefte , n'eft pas moins dangereux : lailTant l'autre amufer les femmes perdues , il fe charge , lui , d'encou- rager les filoux. C'eft une chofe incroyable qu'avec l'agrément de la Police, on joue pu- bliquement au milieu de Paris une Comédie, , dans l'appartement d'un oncle qu'on vient de voir expirer , fon neveu , l'honnête- homme de la Pièce, s'occupe avec fon digne cortège , de foins que les loix paient de la corde ; & qu'au lieu des larmes que la feule humanité fait verfer en pareil cas aux indifFé- E 5 rens

74. J. J. ROUSSEAU

rens mêmes, on égaie, à fenvi, de plaifante- ries barbares le trifte appareil de la mort. Les droits les plus facrés , les plus touchans fentimens de la Nature , font joués dans cette odieufe fcene. Les tours les plus puniiTables y font rallemblés comme à plaifir , avec un enjouement qui fait pafler tout cela pour des gentilleffes. Faux -acte, fuppofition , vol, fourberie, menfonge, inhumanité, tout y efl: & tout y eft applaudi. Le mort s'étant avi- de renaître, au grand déplaifir de fon cher neveu , & ne voulant point ratifier ce qui s'eft fait en fon nom , on trouve le moyen d'arracher fon confentemcnt de force, & tout fe termine au gré des Acteurs & des Specta- teurs, qui, s'intéreffant malgré eux à ces mi- férables , fbrtent de la Pièce avec cet édifiant fouvenir , d'avoir été dans le fond de leurs cœurs , complices des crimes qu'ils ont vu commettre.

Osons le dire fans détour. Qui de nous eft aflTés fur de lui pour fupportcr la repré- fentation d'une pareille Comédie , fans être de moitié des tours qui s'y jouent ? Qui ne fe-

roit

A MJ. D'ALEMBERT. 75

roit pas un peu fâc fi le filou venoit à être furpris ou manquer fon coup ? Qui ne de- vient pas un moment filou foi-même en s'in- téreiTant pour lui ? Car s'intéreflèr pour quel- qu'un qu eft-ce autre chofe que fe mettre à la place? Belle inftruétion pour la jeunefle que celle les hommes faits ont bien de la pei- ne à fe garantir de la féduction du vice! Eft- ce-à-dire qu'il ne foit jamais permis d'expo- fer au Théâtre des actions blâmables? Non: mais en vérité, pour favoir mettre un fripon fur la Scène, il faut un Auteur bien honnê- te - homme.

Ces défauts font tellement inhérens à notre Théâtre , qu'en voulant les en ôter , on le défigure. Nos Auteurs modernes, guidés par de meilleures intentions, font des Pièces plus épurées; mais aufïi qu'arrive- 1 -il,? Qu'elles n'ont plus de vrai comique & ne produifem aucun effet. Elles inftruifent beaucoup , ii l'on veut; mais elles ennuient encore davan- tage. Autant vaudroit aller au Sermon.

Dans cette décadence du Théâtre, on fe voit contraint d'y fubftituer aux véritables

beauiés

76 J. J. ROUSSEAU

beautés eclipfées , de petits agrémens capa- bles d'en impofer à la multitude. Ne fâchant plus nourrir la force du Comique & des ca- ractères , on a renforcé l'intérêt de l'amour. On a fait la même chofe dans la Tragédie pour fuppléer aux fituations prifes dans des intérêts d'Etat qu'on ne connoît plus , & aux fentimens naturels & (impies qui ne tou- chent plus perfonne. Les Auteurs concou- rent à l'envi pour l'utilité publique à donner une nouvelle énergie & un nouveau coloris à cette pafïion dangereufe; &, depuis Molière & Corneille, on ne voit plus réuflir au Théâ- tre que des Romans , fous le nom de Pièces dramatiques.

L'Amour eft le règne des femmes. Ce font elles qui néceiTairement y donnent la loi: parce que, félon l'ordre de la Nature, la réfi- ftance leur appartient & que les hommes ne peuvent vaincre cette refiftance qu'aux dé- pens de leur liberté. Un effet naturel de ces fortes de Pièces eft donc d'étendre J'em- pire du Sexe , de rendre des femmes & de

jeunes filles les précepteurs du Public , & de

leur

A Mr. D'ALEMBERT. 7?

leur donner fur les Spectateurs le même pou- voir qu'elles ont fur leurs Amans. Penfez- vous , Monfieur , que cet ordre foit fans in- convénient , & qu'en augmentant avec tant de foin l'afcendant des femmes , les hommes en feront mieux gouvernés?

Il peut y avoir dans le monde quelques femmes dignes d'être écoutées d'un honnête- homme ; mais eft-ce d'elles , en général , qu'il doit prendre confeil , & n'y auroit-il aucun moyen d'honorer leur ftxe , à moins d'avilir le nôtre? Le plus charmant objet de la Natu- re , le plus capable d'émouvoir un cœur fenfî- ble & de le porter au bien , eft, je l'avoue, une femme aimable & vertueufe ; mais cet objet célefte fe cache - 1 - il ? N'efl - il pas bien cruel de le contempler avec tant de plai* fir au Théâtre , pour en trouver de fi diffé- rais dans la Société ? Cependant le tableau fé- du&eur fait fon effet. L'enchantement caufé par ces prodiges de fag^ffe tourne au profit des femmes fans honneur. Qu'un jeune hom- me n'ait vu le monde que fur la Scène , premier moyen qui s'offre à lui pour aller à

la

7$ J. J. ROUSSEAU

la vertu eft de chercher une maîtreffe qui J'y conduife, efpérant bien trouver une Con- fiance ou une Cénie (g) tout -au -moins. Ceft ainfi que , fur la foi d'un modèle imagi- naire , fur un air modefte & touchant , fur une douceur contrefaite , nefcius aura falla- cis, le jeune infenfé court fe perdre, en pen- fant devenir un Sage.

Ceci me fournit l'occafion de propofer une efpece de problême. Les Anciens avoient en général un très grand refpccl pour les femmes (h) ; mais ils marquoient

ce

(g) Ce n'efi: point par étourderie que je cite Cénie en cet endroit , quoique cette charmante Pièce foit l'ouvrage d'une femme: car, cherchant: la vérité de bonne foi , je ne fais point déguifer ce qui fait contre mon fentiment ; 6c ce n'eft pas à une femme, mais aux femmes que je refufe les talens des hommes. J'honore d'autant plus vo- lontiers ceux de l'Auteur de Cénie en particulier, qu'ayant à me plaindre de fes difcours , je lui rends un hommage pur & défintérclTé , comme tous les éloges fortis de ma plume.

(h) Ils leur donnoient plufieurs noms hono- rables que nous n'avons plus , ou qui font bas & furannés parmi nous. On fait quel ufage Virgile

a fuit

A Mr. D'ALEMBERT. 79

ce refpeft en s'abftenant de les expofer au jugement du public, & croyoient honorer leur modeftie , en fe taifant fur leurs autres vertus. Ils avoient pour maxime que le pays , les mœurs étoient les plus pures, étoit ce- lui où l'on parloic le moins des femmes; & que la femme la plus honnête étoit celle dont on parloit le moins. C'efl, fur ce prin- cipe, qu'un Spartiate, entendant un Etranger faire de magnifiques éloges d'une Dame de fa connoilTance , l'interrompit en colère : ne ceiTeras-tu point, lui dit -il, de médire d'une femme de bien ? De -là venok encore que, dans leur Comédie , les rôles d'amoureu fes & de filles à marier ne repréfentoient jamais que des efclaves ou des filles publiques. Us

avoient

a fait de celui de Matres dafis une occafîon les Mères Troyennes n'étoient gueres fages. Nous, n'avons à la place que Je mot de Dames qui ne convient pas à toutes , qui môme vieillit infenfi- blement, & qu'on a tout- à -fait profcrit du ton ;Y la mode. J'obferve que les Anciens tiroient vo- lontiers leurs titres d'honneur des droits de la Na- ture , & que nous ne tirons les nôtres que des droits du rang.

§0 J. J. ROUSSEAU

avoient une telle idée de la modeilie du Sexe, qu'ils auroient cru manquer aux égards qu'ils lui dévoient, de mettre une honnête fille fur la Scène , feulement en repréfenta- tion (i). En un mot l'image du vice à dé- couvert les choquoit moins que celle de la pudeur offenfée.

Che's nous , au - contraire , la femme la plus eftimée eft celle qui fait le plus de bruit ; de qui l'on parle le plus ; qu'on voit le plus dans le monde ; chés qui l'on dîne le plus fouvent ; qui donne le plus impérieu- fement le ton ; qui juge , tranche , décide , prononce, afiigne aux talens, au mérite, aux vertus , leurs degrés & leurs places ; & dont les humbles favans mendient le plus baiTe- ment la faveur. Sur la Scène, c'eil pis en- core. Au fond , dans le monde elles ne fa- vent

(i) S'ils en ufoient autrement dans les Tragé- dies , c'efi: que , fuivant le fiftême politique de leur Théâtre , ils n'étoient pas fâchés qu'on crût que les perfonnes d'un haut rang n'ont pas befoin de pudeur , & font toujours exception aux règles de la morale.

A Mr. D'ALEMBERT. gi

vent rien , quoiqu'elles jugent de tout ; mais au Théâtre, favantes du favoir des hommes, philofophes, grâce aux Auteurs, elles éerafent notre fexe de fes propres talens , & les rm- bécilles Spectateurs vont bonnement appren- dre des femmes ce qu'ils ont pris foin de leur dicter. 1 out cela , dans le vrai , c'eft fe moquer d'elles , c'eft les taxer d'une vani- té puérile ; & je ne doute pas que les plus fages n'en foient indignées. Parcourez la plupart des Pièces modernes : c'eft toujours une femme qui fait tout , qui apprend tout aux hommes ; c'eft toujours la Dame de Cour qui fait dire le Catéchifme au petit Jean de Saintré. Un enfant ne fauroit fe nourrir de fon pain , s'il n'eft coupé par fa Gouvernan- te. Voila l'image de ce qui fe paffe aux nouvelles Pièces. La Bonne eft fur le Théâ- tre, & les enfans font dans le Parterre. En- core une fois , je ne nie pas que cette métho- de n'ait fes avantages , & que de tels pré- cepteurs ne puhTent donner du poids & du prix à leurs leçons ; mais revenons à ma queftion. De l'ufage antique & du nôtre,

F je

$2 j. J. ROUSSEAU

je demande lequel eft le plus honorable aux femmes , & rend le mieux à leur fexe les vrais refpecls qui lui font dus?

La même caufe qui donne, dans nos Pie- ces tragiques & comiques, l'afcendant aux femmes fur les hommes, le donne encore aux jeunes-gens fur les vieillards; & c'eft un au- tre renverfement des rapports naturels , qui n'eft pas moins répréhenfible. Puifque l'in- térêt y eft toujours pour les amans, il s'en- fuit que les perfonnages avancés en âge n'y peuvent jamais faire que des rôles en fous-or- dre. Ou , pour former le nœud de l'intri- gue , ils fervent d'obftacle aux vœux des jeu- nes amans <k alors ils font haïffables ; ou ils font amoureux eux-mêmes & alors ils font ridicules. Turpe fenex miles. On en fait dans les Tragédies des tirans, des ufurpa- teurs; dans les Comédies des jaloux, des ufu- riers ,. des pédans, des pères infupportables que tout le monde confpire à tromper. Voi- la fous quel honorable afpe£l on montre la vieilleffe au Théâtre , voila quel refpecl: on infpire pour elle aux jeunes -gens. Remer- cions

A M'. D'ALEMBERT. g3

cions l'illuftre Auteur de Zaïre & de Nanine d'avoir fouftrait à ce mépris le vénérable Lu- zignan & le bon vieux Philippe Humbert. Il en eft quelques autres encore ; mais cela fuffit-il pour arrêter le torrent du préjugé pu- blic , & pour effacer l'aviluTcment la plupart des Auteurs fe plaifent à montrer lage de 3a fageffe , de l'expérience & de l'autorité? Qui peut douter que l'habitude de voir toujours dans les vieillards des perfon- nages odieux au Théâtre , n'aide à les faire rebuter dans la Société , & qu'en s'accoutu- mant à confondre ceux qu'on voit dans le monde avec les radoteurs & les Gérontes de la Comédie , on ne les méprife tous égale- ment? Obfervez à Paris dans une affemblée, l'air fuffifant & vain , le ton ferme & tran- chant d'une impudente jeunefTe , tandis que les Anciens, craintifs & modeftes, ou n'ofent ouvrir la bouche , ou font à peine écoutés. Voit-on rien de pareil dans les Provinces , & dans les lieux les Spectacles ne font point établis ; & par toute la terre , hors les grandes villes , une tête chenue & des che' F 2 veux

8+ J. J. ROUSSEAU

veux blancs n'impriment - ils pas toujours du refpecl: ? On me dira qu'à Paris les vieillards contribuent à fe rendre méprifables , en re- nonçant au maintien qui leur convient, pour prendre indécemment la parure & les maniè- res de la jeunette, & que faifant les galants à fon exemple , il elt très fimple qu'on la leur préfère dans fon métier ; mais c'eft tout au - contraire pour n'avoir nul aucre moyen de fe faire fupponer, qu'ils font con- traints de recourir à celui-là, & ils aiment encore mieux être foufferts à la faveur de leurs ridicules, que de ne l'être point du tour. Ce n'eft pas affurément qu'en faifarit les agréa- bles ils le deviennent en effet , & qu'un ga- lant fexagenaire foit un perfonnage fort gra- cieux ; mais fon indécence même lui tourne à profit: c'eft un triomphe de plus pour une femme, qui, traînant à fon char un Neftor, croit montrer que les glaces de l'âge ne ga- rantiflènt point des feux qu'elle infpire. Voi- la pourquoi les femmes encouragent de leur mieux ces Doyens de Cithere , & ont la ma- lice de traiter d'hommes charmans , de vieux

foux

y

A Mr. D'A LEMBER T. 85

foux qu'elles trouveroient moins aimables s'ils étoient moins extravagans. Mais reve- nons à mon fujet.

Ces effets ne font pas les fèuls que pro- duit l'intérêt de la Scène uniquement fondé fur l'amour. On lui en attribue beaucoup d'autres plus graves & plus importans , dont je n'examine point ici la réalité , mais qui ont été Couvent & fortement allégués par les Ecrivains eccléfiaftiques. Les dangers que peut produire le tableau d'une paflion conta- gieufe Cont , leur a-t-on répondu , prévenus par la manière de le préfenter ; l'amour qu'on expofe au Théâtre y eft rendu légiti- me , Con but eft honnête , Couvent il eft fa* crifié au devoir & à la vertu , & dès qu'il eft coupable il eft puni. Fort bien : mais n'eft-il pas plaifant qu'on prétende ainfi régler après coup les mouvemens du cœur fur les préceptes de la raifon , & qu'il Caille attendre les évenemens pour Cavoir quelle impreifion l'on doit recevoir des fituations qui les amè- nent ? Le mal qu'on reproche au Théâtre n'eft pas préeiCément d'inCpirer des paffions F 3 eri*

86 J. J. ROUSSEAU

criminelles, mais de difpofer l'ame à des fen- timens trop tendres qu'on fatisfait enfuite aux dépens de la vertu. Les douces émo- tions qu'on y relient n'ont pas par elles-mê- mes un objet déterminé , mais elles en font naître le befoin ; elles ne donnent pas préci- fement de l'amour, mais elles préparent à en fentir ; elles ne choififlênt pas la pcrfonne qu'on doit aimer , mais elles nous forcent à faire ce choix. Ainfi elles ne font innocen- tes ou criminelles que par l'ufage que nous en faifons félon notre caraétere, &. ce carac- tère eft indépendant de l'exemple. Quand il feroit vrai qu'on ne peint au Théâtre que des pallions légitimes, s'enfuit -il delà que les impreiîions en font plus foibles , que les ef- fets en font moins dangereux? Comme fi les vives images d'une tendreiTe innocente étoient moins douces , moins féduifantes , moins ca- pables d'échauffer un cœur fenfible que celles cfun amour criminel, à qui l'horreur du vice fert au-moins de contrepoifon? Mais fi l'idée de l'innocence embellit quelques inflans le tentimeot qu'elle accompagne, bientôt les cir-

con-

A Mr. D'ALEMBERT. g7

confiances s'effacent de la mémoire , tandis que l'impreflion d'une paflion fi douce refte gravée au fond du cœur. Quand le Patri- cien Manilius fut chatte du Sénat de Rome pour avoir donné un baifer à fa femme en préfence de fa fille , à ne conlidérer cette action qu'en elle-même, qu'avoit-elle de ré- préhenfible? Rien fans doute : elle annoncoit même un fentiment louable. Mais les chas- tes feux de la mère en pouvoient infpïrer d'impurs à la fille. C'étoit donc , d'une action fort honnête, faire un exemple de corruption. Voila l'effet des amours permis du Théâtre.

On prétend nous guérir de l'amour par la peinture de fes foibleffes. Je ne fais là-def- fus comment les Auteurs s'y prennent; mais je vois que les Spectateurs font toujours du parti de l'amant foible , & que fouvent ils font fâchés qu'il ne le foit pas davantage. Je demande fi c'efl un grand moyen d'éviter de lui reffembler?

Rappellez-vous, Moniteur, une Pie- ce à laquelle je crois me fouvenir d'avoir af- filié avec vous , il y a quelques années * & F 4 qpi

83 J. J. ROUSSEAU

qui nous fie un plaiGr auquel nous nous at- tendions peu , foit qu'en effet l'Auteur y eût mis plus de beautés théâtrales que nous n'a- vions penfé , foit que l'Actrice prêtât fon charme ordinaire au rôle qu'elle faifoit va- loir, ]e veux parler de la Bérénice de Ra- cine, Dans quelle difpofition d'efprit le Spec- tateur voit - il commencer cette Pièce ? Dans un fentiment de mépris pour la foiblcffe d'un Empereur & d'un Romain, qui balance com- me le dernier des hommes entre fa maîtreife & fon devoir ; qui , flottant inceflamment dans une déshonorante incertitude > avilit par des plaintes efféminées ce caractère prefque divin que lui donne l'hilloire ; qui fait cher- cher dans un vil foupirant de ruelle le bien- faiteur du monde , & les délices du genre humain. Qu'en penfe le même Spectateur après la représentation ? Il finit par plaindre cet homme fenllble qu'il méprifoit , par s'in- téreifer à cette même paflion dont il lui fai- foit un crime , par murmurer en fecret du facrifice qu'il eft forcé d'en faire aux loix de la patrie. Voila ce que chacun de nous

éprou-

A Mr. D'A L E M B E R T. 89

éprouvok à la repréfentation. Le rôle de Titus, très bien rendu , eue fait de l'effet s'il eût été plus digne de lui; mais tous fentirent que l'intérêt principal étoit pour Bérénice, & que c'étoit le fort de Ton amour qui dé- terminoit l'efpece de la cataftrophe. Non que fes plaintes continuelles donnaient une gran- de émotion durant le cours de la Pièce; mais au cinquième Acte où, ceflant de fe plaindre , l'air morne , l'œil fec & la voix éteinte , elle faifoit parler une douleur froide approchante du défefpoir , l'art de l'Actrice ajoutoit au pathétique du rôle, & les Specta- teurs vivement touchés commençoient à pleurer quand Bérénice ne pleuroit plus. Que fignifioit cela , finon qu'on trembloit qu'elle ne fût renvoyée ; qu'on fentoit d'avance la douleur dont fon cœur feroit pénétré; & que chacun auroit voulu que Titus fe laiilât vain- cre , même au rifque de l'en moins eftimer? Ne voila -t- il pas une Tragédie qui a bien rempli fon objet , & qui a bien appris aux Spectateurs à furmonter les foiblefles de l'a- mour?

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M*. D'ALEMERT.

93

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I des leçons très éne Je fè-

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■qui s'ofàt vanter d'cre forti d'une

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■tour moi, je crois entendre cha-

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^rai bien eh forte de la pas tuer.

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à cette Pièce encharereffe & d'y

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pour s'encourager p: l'exemple de

n'imiter pas un icrifice qui lui

mal; mais c'eft parce ne, de toutes

lédies qui font au Thétre , nulle au-

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J l'amour & l'empire d la beauté, &

< apprend encore poi furcroît de i ne pas juger fa flhîtrefîè fur les es. QifOrosmane irmoie Zaïre à e, une femme feniile y voit fans

effroi

po J. J. ROUSSEAU

LVvenement dément ces vœux fe- crets , mais qu'importe ? Le dénouement n'efface point l'effet de la Pièce. La Reine parc fans Je congé du Parterre : l'Empereur la renvoie invitus invitam , on peut ajouter in~ vito J'peclatore. Titus a beau relier Romain, il eft feul de fon parti , tous les Spectateurs ont époufé Bérénice.

Quand même on pourroit me diiputer cet effet ; quand même on foutiendroit que l'exemple de force & de vertu qu'on voit dans Titus, vainqueur de lui-même, fonde l'intérêt de la Pièce , & fait qu'en plaignant Bérénice, on eft bien aife de la plaindre ; on ne feroit que rentrer en cela dans mes prin- cipes : parce que , comme je l'ai déjà dit , les facrifices faits au devoir & à la vertu ont toujours un charme fecret , même pour les cœurs corrompus: & la preuve que ce fenti- ment n'eft point l'ouvrage de la Pièce , c'efl qu'ils l'ont avant qu'elle commence. Mais ce- la n'empêche pas que certaines pallions fatis- faites ne leur femblent préférables à la vertu même, & que, s'ils font contées de voir Ti- tus

A Mr. D'ALEMBERT. 9i

tus vertueux & magnanime, ils ne le fulTent encore plus de le voir heureux & foible, on du-moins qu'ils ne confentiflènt volontiers à l'être à fa place. Pour rendre cette vérité fenfible, imaginons un dénouement tout con- traire à celui de l'Auteur. Qu'après avoir mieux confulté fon cœur , Titus ne voulant ni enfreindre les loix de Rome, ni vendre le bonheur à l'ambition , vienne , avec des maxi- mes oppofées , abdiquer l'Empire aux pieds de Bérénice; que, pénétrée d*un fi grand facrifî» ce , elle fente que fon devoir feroit de refu- fer la main de fon amant , & que pourtant elle l'accepte ; que tous deux enivrés des charmes de l'amour , de la paix , de l'inno- cence , & renonçant aux vaines grandeurs , prennent, avec cette douce joie qu'infpirent les vrais mouvemens de la Nature, le parti d'aller vivre heureux & ignorés dans un coin de la terre ; qu'une fcene fi touchante foie animée des fentimens tendres & pathétiques que le fujet fournit & que Racine eut fi bien fait valoir ; que Titus en quittant les Romains leur addreffe un difeours, tel que la circon-

flan

92 J. J. ROUSSEAU

ftance & le fujet le comportent: n'eft-il pas clair, par exemple, qu'a moins qu'un Auteur ne fuit de la dernière mal-adrelTe , un tel dif- cours doit faire fondre en larmes toute l'af- femblée? La Pièce, fmifTmt ainfi , fera , fi Ton veut, moins bonne, moins inftructive, moins conforme à l'hiftoire , mais en fera-t- elle moins de plaifir , & les Spectateurs en forciront-ils moins fatisfaits ? Les quatre pre- miers Actes fubfifteroicnt à peu près tels qu'ils font , & cependant on en tireroit une leçon directement contraire. Tant il eft vrai que les tableaux de l'amour font toujours plus d'impreffion que les maximes de la fagef- fe, & que l'effet d'une Tragédie eft tout à- fait indépendant de celui du dénouement!

V g u t - o n favoir s'il eft fur qu'en mon- trant les fuites funefles des partions immodé- rées , la Tragédie apprenne à s'en garantir ? Que l'on confulte l'expérience. Ces fuites funefles font repréfentees très fortement dans Z tire ; il en coûte la vie aux deux Amans , & il en coûte bien plus que la vie à Orof- mane: puifyu'il ne fe donne la more que pour

fe

A Mr. D'ALEMBËRT. ^

délivrer du plus cruel fentiment qui puifTe entrer dans un cœur humain , le remord d'a- voir poignardé fa maîtreiïe. Voila donc, af- furément des leçons très énergiques. Je fè- rois curieux de trouver quelqu'un, homme ou femme , qui s'ofàt vanter d'être forti d'une reprefentation de Zaïre, bien prémuni contre l'amour. Pour moi , je crois entendre cha- que SpeÊtateur dire en Ton cœur à la fin de la Tragédie: ah ! qu'on me donne une Zaï- re , je ferai bien eh forte de ne la pas tuer. Si les femmes n'ont pu fe laffer de courir en foule à cette Pièce enchantereiïè & d'y faire courir les hommes , je ne dirai point que c'eft pour s'encourager par l'exemple de l'héroïne à n'imiter pas un facrifice qui lui réuffit fi mal; mais c'eft parce que, de toutes les Tragédies qui font au Théâtre , nulle au- tre ne montre avec plus de charmes le pou- voir de l'amour & l'empire de la beauté , de qu'on y apprend encore pour furcroît de profit à ne pas juger fa Maîtreiïe fur les apparences. Qu'Orosmane immole Zaïre à fa jaloufie , une femme fcnlible y voit fans

effroi

94 J- J- ROUSSEAU

effroi le transporc de Ja paffion : car c'eft un moindre malheur de périr par la main de fon amant , que d'en être médiocrement ai- mée.

Qu'on nous peigne l'amour comme on voudra ; il féduit , ou ce n'eft pas lui. S'il eft mal peint , la Pièce eft mauvaife ; s'il eft bien peint , il ofFufque tout ce qui l'ac- compagne. Ses combats, fes maux, fes fouf- frances le rendent plus touchant encore que s'il n'avoic nulle réfiftance à vaincre. Loin que Tes trilles effets rebutent, il n'en devient que plus intéreffant par Ces malheurs même. On fe dit, malgré foi, qu'un fentiment fi dé- licieux confole de tout. Une Ci douce image amollit infenliblement le cœur : on prend de la paiTion ce qui mené au plaifir, on en laif- fe ce qui tourmente. Perfonne ne fe croit obligé d'être un héros , & c'eft ainfi qu'ad- mirant l'amour honnête on fe livre à l'a- mour criminel.

Ce qui achevé de rendre fes images dan- gereufes, c'eft précifément ce qu'on fait pour les rendre agréables ; c'eft qu'on ne le voit

jamais

A Mr. D'ALEMBERT. 95

jamais régner fur la Scène qu'entre des âmes honnêtes, c'eft que les deux Amans font tou- jours des modèles de perfection. Et comment ne s'intérefTeroit-on pas pour une pafïion il féduifante, entre deux cœurs dont le caractè- re efl déjà fi intéreflànt par lui-même? Je doute que, dans toutes nos Pièces dramatiques, on en trouve une feule l'amour mutuel n'ait pas la faveur du Spectateur. Si quelque infortuné brûle d'un feu non partagé , on en fait le rebut du Parterre. On croit faire merveilles de rendre un amant eftimabîe ou haïflàble , félon qu'il efl bien ou mal accueilli dans fes amours; de faire toujours approuver au public les fentimens de fa maîtrefle ; & de donner à la tendreflè tout l'intérêt de la vertu. Au -lieu qu'il faudroit apprendre aux jeunes- gens à fe défier des illufions de l'a- mour , à fuir l'erreur d'un penchant aveugle qui croit toujours fe fonder fur l'eflime , & à craindre quelquefois de livrer un cœur ver- tueux à un objet indigne de fes foins. Je ne fâche gueres que le Mifàntrope le hé- ros de la Pièce ait fait un mauvais choix.

Ren-

96 J. J. ROUSSEAU

Rendre le Mifantrope amoureux n'étoit rien , le coup de génie eft de l'avoir fait amoureux d'une coquette. Tout le refte du Théâtre eft un tréfor de femmes parfaites. On diroit qu'elles s'y font toutes réfugiées. Eft -ce l'image fidelle de la Société? Eli: -ce ainfi qu'on nous rend fufpecte une paflion qui perd tant de gens bien nés? Il s'en faut peu qu'on ne nous faffe croire qu'un honnête homme eft obligé d'être amoureux, & qu'une amante aimée ne fauroit n'être pas vertueu- fè. Nous voila fort bien inftruits!

Encore une fois, je n'entreprends point de juger û c'eft bien ou mal fait de fonder fur l'amour le principal intérêt du Théâtre; mais je dis que, fi fes peintures font quelque- fois dangereufes , elles le feront toujours quoiqu'on fiuTe pour les déguifer. Je dis que c'eft en parler de mauvaife foi, ou fins le connoître, de vouloir en rectifier les impref- fions par d'autres impreflions étrangères qui ne les accompagnent point jufqu'au cœur, ou que le cœur en a bientôt féparées ; im- preflions qui même en déguifenc les dangers ,

&

A Mr. D'A L E M B E R T. 97

& donnent à ce fentiment trompeur un nou* vel attrait par lequel il perd ceux qui s'y li- vrent.

Soit qu'on déduife de la nature des Spectacles , en général , tes meilleures formes dont ils font fufceptibles ; foit qu'on examine tout ce que les lumières d'un fiecle &. d'un peuple éclairés ont fait pour la perfection des nôtres ; je crois qu'on peut conclurre de ces confidérations diverfes que l'effet moral du Spectacle & des Théâtres ne fauroit jamais être bon ni falutaire en lui-même : puisqu'à ne compter que leurs avantages , on n'y trouve aucune forte d'utilité réelle, fans inconvéniens qui la furpaffent. Or par une fuite de fon inutilité même, le Théâtre, qui ne peut rien pour corriger les mœurs, peut beaucoup pour les altérer. En favorifant tous nos penchans, il donne un nouvel afeendant à ceux qui nous dominent; les continuelles émotions qu'on y reflent nous énervent, nous affoiblùTent , nous rendent plus incapables de réfifter à nos paf- fions ; & le ftérile intérêt qu'on prend à la vertu ne fert qu'à contenter notre amour pro- G pre,

53 J. J. ROUSSEAU

pre, fans nous contraindre à la pratiquer. Ceux de mes Compatriotes qui ne défapprou- vent pas les Spectacles en eux - mêmes , ont donc tort.

Outre ces effets du Théâtre, relatifs aux chofes repréfentées , il en a d'autres non moins néceffaires , qui fe rapportent directe- ment à la Scène & aux perfonnages repré- fentans , & c'eft à ceux - que les Genevois déjà cités attribuent le goût de luxe , de pa- rure , & de diiïipation dont ils craignent avec raifon l'introduction parmi nous. Ce n'eft pas feulement la fréquentation des Comé- diens, mais celle du Théâtre, qui peut ame- ner ce goût par fon appareil & la parure des Acteurs. N'eut-il d'autre effet que d'in- terrompre à certaines heures le cours des af- faires civiles & domeftiques , & d'offrir une reffource aflîirée à l'oifiveté, il n'eft pas pof- fible que la commodité d'aller tous les jours régulièrement au même lieu s'oublier foi- même & s'occuper d'objets étrangers , ne donne au Citoyen d'autres habitudes & ne lui forme de nouvelles mœurs ; mais ces

chan-

A M'. D'ALEMBERT. 99

changemens feront -ils avantageux ou nui- fibles ? C'eft une queftion qui dépend moins de l'examen du Spectacle que de celui des Spectateurs. Il e(t fur que ces change- mens les amèneront tous à -peu -près au mê- me point ; c'eft donc par l'état chacun étoit d'abord , qu'il faut eftimer les différen- ces.

Quand les amufemens font indifférens par leur nature , (& je veux bien pour un moment confiderer les Spectacles comme tels,) c'eft la nature des occupations qu'ils interrompent qui les fait juger bons ou mau- vais ; fur- tout lorfqu'ils font ailés vifs pour devenir des occupations eux-mêmes, & fub- ftituer leur goût à celui du travail. La rai- fon veut qu'on favorife les amufemens des gens dont les occupations font nuifibies , & qu'on détourne des mêmes amufemens ceux dont les occupations font utiles. Une autre confidération générale eft qu'il n'efl pas bon de laifler à des hommes oififs & corrompus

1

le choix de leurs amufemens , de peur qu'ils

ne les imaginent conformes à leurs inclina-

G 2 tions

ioo J. J. ROUSSEAU

tions vicieufes , & ne deviennent aufli mal- faifans dans leurs plaifirs que dans leurs affai- res. Mais lahTez un peuple fimple & labo- rieux fe délailer de fes travaux, quand & comme il lui plait; jamais il n'eft à craindre qu'il abufe de cette liberté , & l'on ne doit point fe tourmenter à lui chercher des diver- tiflèmens agréables : car, comme il faut peu d'apprêts aux mets que l'abftinence & la faim affaifonnent , il n'en faut pas , non plus , beau- coup aux plaifirs de gens épuifés de fatigue, pour qui le repos feul en eft un très doux. Dans une grande ville, pleine de gens intri- gans , défœuvrés , fans Religion , fins princi- pes , dont l'imagination dépravée par foilive- , la fainéantife , par l'amour du plaifir & par de grands befoins , n'engendre que des monftres & n'infpire que des forfaits ; dans une grande ville les mœurs & l'honneur ne font rien , parce que chacun , dérobant ai- fément fa conduite aux yeux du public , ne fe montre que par fon crédit & n'eft eftimé que par fes richefTes; la Police ne fauroit trop multiplier les plaifirs permis , ni trop s'ap-

Pii-

A M''. D'ALEMBERT. 101

pliquer à les rendre agréables, pour ôter aux particuliers la tentation d'en chercher de plus dangereux. Comme les empêcher de s'occu- per c'en; les empêcher de mal faire , deux heures par jour dérobées à l'activité du vice fauvent la douzième partie des crimes qui fe commettroient ; & tout ce que les Spectacles vus ou à voir caufent d'entretiens dans les Caffés & autres refuges des fainéans & fri- pons du pays , eft encore autant de gagné pour les pères de famille , foit fur l'honneur de leurs filles ou de leurs femmes , foit fur leur bourfe ou fur celle de leurs fils.

Mais dans les petites villes, dans les lieux moins peuplés, les particuliers, tou- jours fous les yeux du public, font cenfeurs nés les uns -des autres, & la Police a fur tous une infpection facile , il faut fuivre des maximes toutes contraires. S'il y a de l'in- duftrie , des arts , des manufactures , on doit fe garder d'offrir des diffractions relâchantes à l'âpre intérêt qui fait fes plaifirs de {es foins , & enrichit le Prince de l'avarice des fujets. Si le pays fans commerce, nourrie G 3 les

102 J. J. ROUSSEAU

les habitans dans l'inaétion , loin de fomenter en eux l'oifiveté à laquelle une vie fimple & facile ne les porte déjà que trop , il faut la leur rendre infupportable en les contraignant, à force d'ennui , d'employer utilement un tems dont ils ne fauroient abufer. Je vois qu'à Paris , l'on juge de tout fur les apparen- ces , parce qu'on n'a le loifir de rien exami- ner, on croit, à l'air de défœuvrement & de langueur dont frappent au premier coup d'œil la plupart des villes de provinces , que les habitans , plongés dans une ftupide inaction n'y font que végéter, ou tracaffer & fe brouiller enfemble. C'eft une erreur dont on reviendrait aifément Ci l'on fongeoit que la plupart des gens de Lettres qui brillent à Paris, la plupart des découvertes utiles & des inventions nouvelles y viennent de ces pro- vinces fi méprifées. Reftez quelque tems dans une petite ville , vous aurez cru d'abord ne trouver que des Automates : non feulement vous y verrez bientôt des gens beaucoup plus fenfés que vos finges des gran- des villes , mais vous manquerez rarement d'y

décou-

A Mr. D'A L E M B E R T. 103

découvrir dans l'obfcurité quelque homme in- génieux qui vous furprendra par Tes talens, par Ces ouvrages, que vous furprendrez enco- re plus en les admirant , & qui , vous mon- trant des prodiges de travail , de patience & d'induflrie, croira ne vous montrer que des chofes communes à Paris. Telle eft la (implicite du vrai génie: il n'eft ni intrigant, ni actif; il ignore le chemin des honneurs & de la fortune , & ne fonge point à le cher- cher ; il ne fe compare à perfonne ; toutes fes reflburces font en lui feul ; infenfible aux outrages , & peu fenfible aux louanges , s'il fe connoit , il ne s'afligne point fa place & jouit de lui-même fans s'apprécier.

Dans une petite ville, on trouve, pro* portion gardée, moins d'activité, fans doute, que dans une capitale : parce que les paffions font moins vives & les befoins moins pref- fans; mais plus d'efprits originaux, plus d'in- duflrie inventive , plus de chofes vraiment neuves : parce qu'on y efl: moins imitateur, qu'ayant peu de modèles, chacun tire plus de lui-même , & met plus du fien dans tout ce G 4 qu'il

10+ J. J. ROUSSEAU

qu'il fait : parce que l'efprit humain , moins étendu , moins noyé parmi les opinions vulgai- res , s'élabore & fermente mieux dans la tranquile folitude: parce qu'en voyant moins, on imagine davantage : enfin , parce que, moins prefTé du tems , on a plus le loiiïr d'étendre & digérer Tes idées.

Je me fouviens d'avoir vu dans ma jeu- neffe aux environs de Neufchâtel un fpe&a- cle aiTés agréable & peut-être unique fur la terre. Une montagne entière couverte d'ha- bitations dont chacune fait le centre des ter- res qui en dépendent ; en forte que ces mai- fons, à diftances aufli égales que les fortunes des propriétaires , offrent à la fois aux nom- breux habitans de cette montagne, le recueil- lement de la retraite & les douceurs de la fociété. Ces heureux payfans , tous à leur aife, francs de tailles, d'impôts, de fubdélé- gués , de corvées , cultivent , avec tout le foin polïible, des biens dont le produit eft pour eux , & emploient le loilîr que cette culture leur laiflè à faire mille ouvrages de leurs mains, & à mettre à profit le génie in- ventif

A Mr. D'ALEMBERT. 105

ventif que leur donna la Nature. L'hiver fur- tout , tems la hauteur des neiges leur ôte une communication facile , chacun renfermé bien chaudement, avec fa nombreufe famille dans fa jolie & propre maifon de bois (k) qu'il a bâtie lui-même, s'occupe de mille tra- vaux amufans , qui chalTent l'ennui de fon azi- ]e , & ajoutent à fon bien-être. Jamais Me- nuifier, Serrurier, Vitrier, Tourneur de pro- feffion n'entra dans le pays ; tous le font pour eux-mêmes, aucun ne l'efl pour autrui ; dans la multitude de meubles commodes & même élégans qui compofent leur ménage & parent leur logement, on n'en voit pas un qui n'ait

été

(k) Je crois entendre un bel-efprit de Paris fe récrier, pourvu qu'il ne life pas lui-même, à cet endroit comme à bien d'autres, & démontrer doc- tement aux Dames, (car c'eft fur -tout aux Dames que ces Meilleurs démontrent) qu'il eft impoffi- ble qu'une maifon de bois foit chaude. Grolîîer mcnfonge ! Erreur de phyfique ! Ah, pauvre Au- teur ! Quant à moi, je crois la déinonftration fans réplique. Tout ce que je fais , c'eft que les Suis- fcs patTent chaudement leur byver au milieu des neiges, dans des maifons de bois.

g 5

iod* J. J. ROUSSEAU

été fait de la main du maître. Il leur refte encore du loifir pour inventer & faire mille inftrumens divers , d'acier , de bois , de car- ton, qu'ils vendent aux étrangers, dont plu- sieurs même parviennent jufqu'à Paris , entre autres ces petites horloges de bois qu'on y voit depuis quelques années. Us en font auffi de fer , ils font même des montres ; &, ce qui paroit incroyable , chacun réunit à lui feul toutes ks profelîions diverfes dans lefquel- les fe fubdivife l'horlogerie , & fait tous fes outils lui-même.

Ce n'eft pas tout : ils ont des livres utiles & font paffablement inftruits ; ils raifonnent fenfément de toutes chofes , & de plufieurs avec efprit (1). Us font des fyphons , des aimans , des lunettes , des pompes , des ba-

rome-

(1) Je puis citer en exemple un homme de mé- rite , bien connu dans Paris , & plus d'une fois honoré des fuffrages de l'Académie des Sciences. Ceft M. Rivaz , célèbre Valeifan. Je fais bien qu'il n'a pas beaucoup d'égaux parmi fes compa- triotes ; mais enfin c'cft en vivant comme eux, qu'il apprit à les furpafler.

A Mr. D'ALEMBERT. 107

rometres , des chambres noires ; leurs taphTe- ries font des multitudes d'inftrumens de toute efpece ; vous prendriez le poêle d'un Payfan pour un attelier de mécanique & pour un ca- binet de phyfique expérimentale. Tous fa- vent un peu deffiner , peindre , chiffrer ; la plupart jouent de la flûte , plufieurs ont un peu de mufique & chantent jufte. Ces arts ne leur font point enfeignés par des maîtres, mais leur paflent, pour ainfî dire, par tradi- tion. De ceux que j'ai vus favoir la mufi- que , l'un me difoit l'avoir apprife de fon pè- re , un autre de fa tante , un autre de fon coufin , quelques - uns croyoient l'avoir tou- jours fue. Un de leurs plus fréquens amufe- mens eft de chanter avec leurs femmes & leurs enfans les pfeaumes à quatre parties; & l'on eft tout étonné d'entendre fortir de ces cabanes champêtres, l'harmonie forte & mâle de Goudimel , depuis fi long-tems oubliée de nos favans Artiftes.

Je ne pouvois non plus me Iaflèr de par- courir ces charmantes demeures , que les ha- bitans de m'y témoigner la plus franche hof-

108 J- J- ROUSSEAU

pitalité. Malheureufement j'étois jeune : ma curiofite' n'étoit que celle d'un enfant, & je fongeois plus à m'amufer qu'à m'inftruire. Depuis trente ans, le peu d'obfervations que je fis fe font effacées de ma mémoire. Je me fouviens feulement que j'admirois fans ceiTe en ces hommes finguliers un mélange étonnant de fineffe & de fimplicité qu'on croiroit prefque incompatibles , & que je n'ai plus obfervé nulle part. Du-refte , je n'ai rien retenu de leurs mœurs, de leur fociété, de leurs caractères. Aujourd'hui que j'y por- terons d'autres yeux, faut-il ne revoir plus cet heureux pays ? Helas ! il eft fur la route du

mien

Apres cette légère idée, fuppofons qu'au fommet de la montagne dont je viens de parler, au centre des habitations, on établif- fe un Spectacle fixe & peu coûteux , fous prétexte , par exemple , d'offrir une honnête récréation à des gens continuellement occu- pés, & en état de fupporter cette petite dé- penfe ; fuppofons encore qu'ils prennent du goût pour ce même Spe&acle; & cherchons

ce

A Mr. D'ALEMBERT. 109

ce qui doit re'fulter de fon établiffement.

Je vois d'abord que, leurs travaux ceiTant d'être leurs amufemens, auffitôt qu'ils en au- ront un autre, celui-ci les dégoûtera des pre- miers ; le zèle ne fournira plus tant de loi- fir , ni les mêmes inventions. D'ailleurs, il y aura chaque jour un tems réel de perdu pour ceux qui affilieront au Spectacle ; & l'on ne fe remet pas à l'ouvrage , l'efprit rem- pli de ce qu'on vient de voir: on en parle, ou l'on y fonge. Par conféquent , relâche- ment de travail: premier préjudice.

Quelque peu qu'on paie à la porte, on paie enfin ; c'eft toujours une dépenfe qu'on ne faifoit pas. Il en coûte pour foi, pour fa femme , pour fes enfans , quand on les y mené , & il les y faut mener quelque- fois. De plus, un Ouvrier ne va point dans une afTemblée fe montrer en habit de travail: il faut prendre plus fouvent fes habits des Dimanches , changer de linge plus fouvent, fe poudrer, fe rafer; tout cela coûte du tems & de l'argent. Augmentation de dépenfe: deuxième préjudice.

Un

iio J. J. ROUSSEAU

Un travail moins affidu & une dépenfe plus forte exigent un dédommagement. On le trouvera fur le prix des ouvrages qu'on fera forcé de renchérir. Plufieurs marchands, re- butés de cette augmentation , quitteront les Montagnons (m) , & fe pourvoiront chés les autres SuiiTes leurs voifins , qui , fans être moins induftrieux , n'auront point de Specta- cles , & n'augmenteront point leurs prix. Diminution de débit: troifieme préjudice.

Dans les mauvais tems , les chemins ne font pas praticables; & comme il faudra tou- jours, dans ces tems -là, que la troupe vive, elle n'interrompra pas fes repréfen tarions. On ne pourra donc éviter de rendre le Spectacle abordable en tout tems. L'hyver , il faudra faire des chemins dans la neige, peut-être les paver ; & Dieu veuille qu'on n'y mette pas des lanternes. Voila des dépenfes publiques; par conféquent des contributions de la part des particuliers. Etabliflèment d'impôts: qua- trième préjudice. Les

(m) C'eft le nom qu'on donne dans le pays aux habitans de cette montagne.

A M*. D'A LE M B E R T. m

Les femmes des Montagnons allant, d'a- bord pour voir , & enfuite pour être vues, voudront être parées ; elles voudront l'être avec diftinélion. La femme de M. le Châ- telain ne voudra pas fe montrer au Spectacle, mife comme celle du maître d'école ; la fem- me du maître d'école s'efforcera de fe mettre comme celle du Châtelain. De-lâ naîtra bien- tôt une émulation de parure qui ruinera les maris, les gagnera peut-être, & qui trouvera fans ceffe mille nouveaux moyens d'éluder les loix fomptuaires. Introduction du luxe : cin- quième préjudice.

Tout le refte eft facile à concevoir. Sans mettre en ligne de compte les autres in- convéniens, dont j'ai parlé, ou dont je parlerai dans la fuite; fans avoir égard à l'efpece du Spectacle & à fes effets moraux ; je m'en tiens uniquement à ce qui regarde Je travail & le gain, & je crois montrer par une con« féquence évidente , comment un peuple aifé, mais qui doit fon bien -être à fon induftrie, changeant la réalité contre l'apparence , le ruine à l'inftant qu'il veut briller.

Au

lia J. J. ROUSSEAU

Au-refte, il ne faut point fe récrier con- tre la chimère de ma fuppofition ; je ne la donne que pour telle, & ne veux que rendre fenfibles du plus au moins fes fuites inévita- bles. Otez quelques circonstances , vous re- trouverez ailleurs d'autres Montagnons, & mu- tais mutandis, l'exemple a fon application.

Ainsi quand il feroit vrai que les Spec- tacles ne font pas mauvais en eux-mêmes, on auroit toujours à chercher s'ils ne le de- viendroient point à l'égard du peuple auquel on les deftine. En certains lieux, ils feront utiles pour attirer les étrangers ; pour augmen- ter la circulation des efpeces ; pour exciter les Artiftes; pour varier les modes; pour oc- cuper les gens trop riches ou afpirant à l'ê- tre ; pour les rendre moins malfaifans ; pour diftraire le peuple de fes miferes ; , pour lui faire oublier fes chefs en voyant ks baladins; pour maintenir & perfectionner le goût quand l'honnêteté efl perdue; pour couvrir d'un ver- nis de procédés la laideur du vice; pour em- pêcher, en un mot, que les mauvaifes mœurs ne dégénèrent en brigandage. En d'autres

lieux ,

A M'. D'ALEMBERT. 113

îieux , ils ne ferviroient qu'à détruire l'amour du travail ; à décourager l'induftrie ; à ruiner Jes particuliers ; à leur infpirer le goût de l'oifiveté ; à leur faire chercher les moyens de fubfifter fans rien faire ; à rendre un peu- ple inactif & lâche ; à l'empêcher de voir les objets publics & particuliers dont il doit s'oc- cuper ; à tourner la fageife en ridicule ; à fubftituer un jargon de Théâtre à la pratique des vertus; à mettre toute la morale en mé- taphyfique; à traveftir les citoyens en beaux efprits , les mères de famille en Petites-Maî- trefles , & les filles en amoureufes de Comé- die. L'effet général fera le même fur tous les hommes ; mais les hommes ainfi changés conviendront plus ou moins à leur pays. En devenant égaux, les mauvais gagneront , les bons perdront encore davantage ; tous con- tracteront un caractère de molefîè , un efpric d'inaction qui ôtera aux uns de grandes ver- tus, & préfervera les autres de méditer de grands crimes.

De ces nouvelles réflexions il réfulte une

conféquence directement contraire à celle que

H je

H4 J. J. ROUSSEAU

je tirois des premières; favoir que, quand le peuple efl corrompu , les Spectacles lui font bons, & mauvais quand il efl bon lui-même. Il fembleroit donc que ces deux effets con- traires devroient s'entredétruire & les Spec- tacles refter indifférens à tous ; mais il y a cette différence que , l'effet qui renforce le bien & le mal, étant tiré de l'efprit des Pie- ces , efl: fujet comme elles à mille modifica- tions qui le réduîfent prefque à rien; au -lieu que celui qui change le bien en mal & le mal en bien , réfultant de l'exiflence même du Spectacle, efl un effet confiant, réel, qui re- vient tous les jours & doit l'emporter à la fin. Il fuit de -là que, pour juger s'il eil à propos ou non d'établir un Théâtre en quel- que Ville , il faut premièrement favoir fi les mœurs y font bonnes ou mauvaifes; queflion fur laquelle il ne m'appartient peut-être pas de prononcer par rapport à nous. Quoiqu'il en foit, tout ce que je puis accorder là-def- fus , c'efl qu'il efl vrai que la Comédie ne nous fera point de mal, fi plus rien ne nous

#n peut faire.

Pour

A Mr. D'ALEMBERT. n5

Pour prévenir les inconvéniens qui peu- vent naître de l'exemple des Comédiens, vous voudriez qu'on les forçât d'être honnêtes gens. Par ce moyen, dites -vous, on auroit a -la -fois des Spectacles & des mœurs, & l'on réuniroit les avantages des uns & des au- tres. Des Spectacles & des mœurs ! Voila qui formerait vraiment un Spectacle à voir, d'autant plus que ce ferait la première fois. Mais quels font les moyens que vous nous indiquez pour contenir les Comédiens ? Des loix féveres & bien exécutées. C'efl au moins avouer qu'ils ont befoin d'être conte- nus , & que les moyens n'en font pas faci- les. Des loix féveres ? La première eft de n'en point fouffrir. Si nous enfreignons cel- le-là, que deviendra la févérité des autres? Des loix bien exécutées ? Il s'agit de favoir fi cela fe peut : car la force des loix a fa mefure , celle des vices qu'elles répriment a aufli la fienne. Ce n'efl qu'après avoir com- paré ces deux quantités & trouvé que la pre- mière furpalTe l'autre , qu'on peut s'afTurer de l'exécution des loix. La connoiffance de ces H 2 rap-

xi6 J. J. ROUSSEAU

rapports fait la véritable fcience du Légifla- teur : car , s'il ne s'agiffoit que de publier édits fur édits, réglemens fur réglemens , pour remédier aux abus, à mefure qu'ils naifTent, on diroît , fans doute , de fort belles chofes ; mais qui, pour la plupart, refteroient fans ef- fet , & ferviroient d'indications de ce qu'il faudroit faire , plutôt que de moyens pour l'exécuter. Dans le fond , l'inftitution des loix n'efl pas une chofe fi merveilleufe, qu'avec du fens & de l'équité , tout homme ne pût très bien trouver de lui-même celles qui, bien obfervées, feroient les plus utiles à la Société. eft le plus petit écolier de droit qui ne dreflera pas un code d'une mora- le auiîi pure que celle des loix de Platon ? Mais ce n'eft pas de cela feul qu'il s'agit. Ceft d'approprier tellement ce code au Peu- ple pour lequel il eft fait , & aux chofes fur lefquelles on y ftatue , que fon exécution s'enfuive du feul concours de ces convenan- ces; c'eft d'impofer au Peuple à l'exemple de Solon, moins les meilleures loix en elles-mê- mes, que les meilleures qu'il puifTe comporter

dans

A Mr. D'ALEMBERT. 117

dans la fituation donnée. Autrement, il vaut encore mieux laiffer fubfifter les défordres, que de les prévenir , ou d'y pourvoir , par des loix qui ne feront point obfervées : car fans remédier au mal , c'eit encore avilir les loix.

Une autre obfervation, non moins impor- tante, eft que les chofes de mœurs & de juf- tice univerfelle ne fe règlent pas , comme celles de juftice particulière & de droit ri- goureux, par des édits & par des loix ; ou û quelquefois les loix influent fur les mœurs, c'eft quand elles en tirent leur force. Alors elles leur rendent cette même force par une forte de réaction bien connue des vrais poli- tiques. La première fonétion des Ephores de Sparte, en entrant en charge, étoit une proclamation publique par laquelle ils enjoi- gnoient aux citoyens , non pas d'obferver les loix, mais de les aimer, afin que l'obfervation ne leur en fût point dure. Cette proclama- tion , qui n'étoit pas un vain formulaire , montre parfaitement l'efprit de l'inftitution de Sparte , par laquelle les lois & les mœurs, H 3 inti-

xiS J. J. ROUSSEAU

intimement unies dans les cœurs des ci- toyens, n'y faifoient , pour ainfi dire , qu'un même corps. Mais ne nous Hâtons pas de voir Sparte renaître au fein du commerce & de l'amour du gain. Si nous avions les mê- mes maximes , on pourroit établir à Genève un Speclacle fans aucun rifque : car jamais citoyen ni bourgeois n'y mettroit le pied.

Par le gouvernement peut -il donc avoir prife fur les mœurs ? Je réponds que c'efl: par l'opinion publique. Si nos habitudes naifTent de nos propres fentimens dans la re- traite, elles naiffent de l'opinion d'autrui dans la Société. Quand on ne vit pas en foi , mais dans les autres , ce font leurs jugemens qui règlent tout ; rien ne paroît bon ni défi- rable aux particuliers que ce que le public a jugé tel , & le feul bonheur que la plupart des hommes connohTent eft d'être eitimés heureux.

Quant au choix des inltrumens propres à diriger l'opinion publique ; c'eft une autre queilion qu'il feroit fuperrlu de réfoudre pour vous , & que ce n'eft pas ici le lieu de ré- foudre

A Mr. D'ALEMBERT< n9

foudre pour la multitude. Je me contenterai de montrer par un exemple fenfible que ces inflrumens ne font ni des loix ni des peines, ni nulle efpece de moyens coaclifs. Cet exemple eft fous vos yeux : je le tire de vo- tre patrie , c'eft celui du tribunal des Ma- réchaux de France, établis juges fuprêmes du point- d'honneur.

De qu o i s'agiflbit-il dans cette inftitution ? De changer l'opinion publique fur les duels, fur la réparation des offenfes , & fur les oc- cafions un brave homme efl; obligé , fous peine d'infamie , de tirer raifbn d'un affront l'épée à la main. Il s'enfuit de là;

Premièrement, que la force n'ayant aucun pouvoir fur les efprits, il falloit écarter avec le plus grand foin tout vellige de vio- lence du Tribunal établi pour opérer ce changement. Ce mot même de Tribunal étoit mal imaginé: j'aimerois mieux celui de Cour- d'honneur. Ses feules armes dévoient être l'honneur & l'infamie : jamais de récompenfe utile, jamais de punition corporelle, point de prifon , point d'arrêts , point de Gardes ar- H 4 mes.

i2o « J. J. ROUSSEAU

mes. Simplement un Appariteur qui auroit fait Tes citations en touchant l'accule d'une baguette blanche , fans qu'il s'enfuivît aucune autre contrainte pour le faire comparoître. Il efl: vrai que ne pas comparoître au terme fixé par devant les Juges de l'honneur, ce- toit- s'en confeiTer dépourvu , c'e'toit fe con- damner foi -même. De-là réfultoit naturelle- ment note d'infamie , dégradation de noblei- fe, incapacité de ièrvir le Roi dans fes tri- bunaux, dans fes armées, & autres punitions de ce genre qui tiennent immédiatement à l'opinion , ou en font un effet nécelîaire.

Il s'enfuit, en fécond lieu, que, pour dé- raciner le préjugé public , il falloit des Juges d'une grande autorité fur la matière en ques- tion; &, quanta ce point, Tinilituteur entra parfaitement dans l'efprit de l'établiiTcment : car, dans une Nation toute guerrière, qui peut mieux juger des juftes occafions de mon- trer fon courage & de celles l'honneur offenfé demande fatisfaclion , que d'anciens militaires chargés de titres d'honneur , qui ont- blanchi fous les lauriers, & prouvé cent

fois

A Mr. D'ALEMBERT. 121

fois au prix de leur fang , qu'ils n'ignorent pas quand le devoir veut qu'on en répande? I l fuit , en troifieme lieu , que , rien n'é- tant plus indépendant du pouvoir fuprême que le jugement du public , le fouverain de- voit fe garder , fur toutes chofes , de mêler fes décidons arbitraires parmi des arrêts , faits pour repréfenter ce jugement , &, qui plus eft, pour le déterminer. Il devoit s'ef- forcer au-contraire de mettre la Cour -d'hon- neur au deflus de lui , comme fournis lui- même à fes décrets refpeclables. Il ne falloit donc pas commencer par condamner à mort tous les duélifles indiftin&ement ; ce qui étoit mettre d'emblée une oppofïtion choquante en- tre l'honneur & la loi : car la loi même ne peut obliger perfonne à fe déshonorer. Si tout le peuple a jugé qu'un homme eft pol- tron , le Roi , malgré toute fa puiiTance , aura beau le déclarer brave , perfonne n'en croira rien ; & cet homme, paffant alors pour un poltron qui veut être honoré par force, n'en fera que plus méprifé. Quant à ce que di- fent les édits , que c'eft ofFenfer Dieu de fe H 5 bat-

m J- J. ROUSSEAU

battre, c'eft un avis fort pieux fans doute; mais h loi civile n'eft point juge des péchés , &, toutes les fois que l'autorité fouveraine voudra s'interpofer dans les conflits de l'hon- neur & de la Religion , elle fera compromi- fe des deux côtés. Les mêmes édits ne rai- fonnent pas mieux, quand ils difent qu'au-lieu de fe battre , il faut s'addrefTer aux Mare- chaux : condamner ainli le combat fans dif- tinclion , fans réferve , c'eft commencer par juger foi -même ce qu'on renvoie à leur ju- gement. On fait bien qu'il ne leur eft pas permis d'accorder le duel , même quand l'honneur outragé n'a plus d'autres reiîburces ; &, félon les préjugés du monde, il y a beau- coup de femblables cas: car, quant aux (atis- factions cérémonieufes , dont on a voulu payer l'offenfé , ce font de véritables jeux d'en fant.

Qu'un homme ait le droit d'accepter une réparation pour lui-même & de pardonner à fon ennemi , en ménageant cette maxime avec art , on la peut fubftituer infenfiblement au féroce préjugé qu'elle attaque ; mais il n'en

eft

A Mr. D'ALEMBERT. 123

eft pas de même , quand l'honneur de gens auxquels le nôtre eft lié fe trouve attaqué; Dès-lors il n'y a plus d'accommodement pof- fible. Si mon père a reçu un foufflet , fi ma fœur , ma femme , ou ma maîtreflè eft in- fultée, conferverai-je mon honneur en faifant bon marché du leur ? Il n'y a ni Maréchaux , ni làtisfa&ion qui fuffifent , il faut que je les venge ou que je me déshonore; les édits ne me laiffent que le choix du fupplice ou de l'infamie. Pour citer un exemple qui fe rapporte à mon fujet, n'eft-ce pas un concert bien entendu entre l'efprit de la Scène & ce- lui des loix , qu'on aille applaudir au Théâtre ce même Cid qu'on iroit voir pendre à la Grève?

Ainsi l'on a beau faire ; ni la raifon , ni la vertu , ni les loix ne vaincront l'opinion publique , tant qu'on ne trouvera pas l'art de la changer. Encore une fois , cet art ne tient point à la violence. Les moyens éta- blis ne ferviroient , s'ils étoient pratiqués 9 qu'à punir ks braves gens & fauver les lâ- ches ; mais heureufement ils font trop abfur-

des

124 J- J. ROUSSEAU

des pour pouvoir être employés, & n'ont fervi qu'à faire changer de nom aux duels. Comment falloit-il donc s'y prendre? Il fal- loit, ce me femble, foumettre abfolumenc les combats particuliers à la juridiction des Ma- réchaux , foit pour les juger , foit pour les prévenir , foit même pour les permettre. Non feulement il falloit leur laiffer le droit d'accorder le champ quand ils le jugeroient à propos ; mais il étoit important qu'ils ufaf- fent quelquefois de ce droit , ne fut - ce que pour ôter au public une idée alfés difficile à détruire & qui feule annulle toute leur autori- té, favoir que , dans les affaires qui palTent par devant eux , ils jugent moins fur leur propre fentiment que fur la volonté du Prin- ce. Alors il n'y avoit point de honte à leur demander le combat dans une occafion nécef- faire; il n'y en avoit pas même à s'en abfte- nir , quand les raifons de l'accorder n'étoient pas jugées fuffifantes ,* mais il y en aura tou- jours à leur dire : je fuis offenfé , faites en forte que je fois difpenfé de me battre. Par ce moyen , tous les appels fecrets

fe«

A Mr. D'ALEMBERT. 125

fèroient infailliblement tombés dans le décri, quand , l'honneur offenfé pouvant fe deffendre & le courage fe montrer au champ d'hon* neur, on eut très juftement fufpeélé ceux qui fe fèroient cachés pour fe battre , & quand ceux que la Cour -d'honneur eut jugé s'être mal (n) battus, fèroient, en qualité de vils aflàffins, reftés fournis aux tribunaux cri- minels. Je conviens que plufleurs duels n'é- tant jugés qu'après coup , & d'autres même étant folemnellement autorifés , il en auroic d'abord coûté la vie à quelques braves gens; mais c'eut été pour la fauver dans la fuite à des infinités d'autres, au-lieu que, du fang qui fe verfe malgré les édits , naît une raifon d'en verfer davantage.

Que feroit-il arrivé dans la fuite? A me- fure que la Cour -d'honneur auroit acquis de l'autorité fur l'opinion du peuple, par la fa-

gefTe

(n) Mal, c'eft - à - dire , non feulement en lâche & avec fraude , mais injuftement & fans raifon fuf- fïfante ; ce qui fe fut naturellement préfumé de toute affaire non portée au tribunal.

126 J. J. ROUSSEAU

gefle & Je poids de tes décidons , elle ferou devenue peu - à - peu plus févere , jufqu'à ce que les occasions légitimes fe réduifant tout à fait à rien , le point d'honneur eut changé de principes, & que les duels fuflènt entièrement abolis. On n'a pas eu tous ces embarras à la vérité , mais aufîî l'on a fait un établiffement inutile. Si les duels aujourd'hui font plus rares, ce n'eft pas qu'ils foient méprifés ni punis ; c'eft parce que les mœurs ont chan- gé (o): & la preuve que ce changement vient de caufes toutes différentes auxquelles le gouvernement n'a point de part, la preuve

que

(o) Autrefois les hommes prenoient querelle au cabaret; on les a dégoûtés de ce plaifir groflier en leur faifant bon marché des autres. Autrefois i!s s'égorgeoient pour une maîtrefle; en vivant plus familièrement avec les femmes, ils ont trouvé que ce n'étoit pas la peine de fe battre pour elles. L'ivreffe & l'amour ôtés , il refte peu d'importans fujets de difpute. Dans le monde on ne fe bat plus que pour le jeu. Les Militaires ne fe bat- Sent plus que pour des paflfe- droits, ou pour n'ê- tre pas forcés de quitter le fervice. Dans ce fiecle éclairé chacun fait calculer , à un écu près , ce que valent fon honneur & fa vie.

A Mr. D'ALEMBERT. 127

que l'opinion publique n'a nullement changé fur ce point, c'eft qu'après tant de foins mal entendus, tout Gentilhomme qui ne tire pas raifon d'un affront , l'épée à la main, n'eft pas moins déshonoré qu'auparavanr.

Une quatrième conféquence de l'objet du même établiflèment, eft que, nul homme ne pouvant vivre civilement fans honneur, tous les états l'on porte une épée, depuis le Prince jufqu'au Soldat , & tous les états même l'on n'en porte point, doivent reflbrtir à cette Cour - d'honneur ; les uns , pour rendre compte de leur conduite & de leurs actions ; les autres, de leurs difcours & de leurs maxi- mes : tous également fujets à être honorés ou flétris félon la conformité ou l'oppofition de leur vie ou de leurs fentimens aux principes de l'honneur établis dans la Nation & , réfor- més infenfiblement par le Tribunal, fur ceux de la juftice & de la raifon. Borner cette compétence aux nobles & aux militaires, c'eft couper les rejetions & laiffer la racine: car fi le point d'honneur fait agir la No- bleffe, il fait parler le peuple j les uns ne fe

battent

128 J. J. ROUSSEAU

battent que par ce que les autres les jugent, & pour changer les actions dont l'eftime pu- blique eft l'objet , il faut auparavant changer les jugemens qu'on en porte. Je fuis con- vaincu qu'on ne viendra jamais à bout d'opé- rer ces changemens fans y faire intervenir les femmes mêmes, de qui dépend en grande partie la manière de penfer des hommes.

De ce principe il fuit encore que le tribu- nal doit être plus ou moins redouté dans les diverfes conditions , à proportion qu'elles ont plus ou moins d'honneur à perdre, félon les idées vulgaires qu'il faut toujours prendre ici pour règles. Si l'établiiTement eft bien fait, les Grands & les Princes doivent trembler au feul nom de la Cour- d'honneur. Il auroic fallu qu'en l'inftituant on y eût porté tous les démêlés perfonnels , exiflans alors entre les pre- miers du Royaume ; que le Tribunal les eût jugés définitivement autant qu'ils pouvoient l'être par les feules loix de l'honneur ; que ces jugemens eulTent été féveres ; qu'il y eût eu des ceflions de pas & de rang , perfon- nelles & indépendantes du droit des places,

des

A M'. D'ALEMBERT. 129

des interdictions du port des armes ou de paroître devant la face du Prince , ou d'au- tres punitions femblables, nulles par elles-mê- mes, grieves par l'opinion, jufqu'à l'infamie inclufivement qu'on auroit pu regarder com- me la peine capitale décernée par la Cour- d'honneur ; que toutes ces peines euflênt eii par le concours de l'autorité fuprême les mê- mes effets qu'a naturellement le jugement pu- blic quand la force n'annulle point fes déci- fions; que le tribunal n'eut point ftatué fur des bagatelles , mais qu'il n'eut jamais rien fait à demi ,• que le Roi même y eut été cité, quand il jetta fa canne par la fenêtre, de peur , dit-il , de frapper un Gentilhom me (p); qu'il eut comparu en aceufé avec fi partie; qu'il eut été jugé folemnellement, condamné à faire réparation au Gentilhomme, pour l'affront indirect qu'il lui avoit fait; (!-■: que le Tribunal lui eut en même tems décer- né un prix d'honneur, pour la modération du

Mo-

(p) M. de Lauzun. Voila, félon moi, cks coups de canne bien noblement appliqués. I

130 J. J. ROUSSEA U

Monarque dans la colère. Ce prix, qui de- voit être un ligne très fimple, mais vifible, porté par le Roi durant toute fa vie, lui eut été, ce me femble, un ornement plus hono- rable que ceux de la royauté , & je ne doute pas qu'il ne fut devenu le fujet des chants de , plus d'un Poé'te. Il eft certain que, quant à l'honneur , les Rois eux mêmes font fournis plus que perlbnne au jugement du public, & peuvent , par conféquent , fans s'abbaifTer, comparoître au tribunal qui le repréfcnte. Louis XIV étoit digne de faire de ces cho- fes - , & je crois qu'il les eût faites , fi quel- qu'un les lui eut fuggérées.

Avec toutes ces précautions & d'autres femblables, il eft fort douteux qu'on eût réuf- fi: parce qu'une pareille inftitution eft entiè- rement contraire à l'efprit de la Monarchie; mais il eft très fur que pour les avoir négli- gées, pour avoir voulu mêler la force & les loix dans des matières de préjugés & chan- ger le point- d'honneur par la violence, on a compromis l'autorité royale & rendu mé- prifables des loix qui paflbient leur pouvoir.

Ce-

A M'. D'ALEMBERT. 131

Cependant en quoi confiftoit ce pré- jugé qu'il s'agiffoit de détruire ? Dans l'opi- nion la plus extravagante & la plus barbare qui jamais entra dans l'efprit humain, favoir, que tous les devoirs de la Société font fup- pléés par la bravoure ; qu'un homme n'eft plus fourbe , fripon , calomniateur , qu'il eft civil, humain, poli, quand il fait fe battre; que le menfonge fe change en vérité, que le vol devient légitime, la perfidie honnête, l'in- fidélité louable, fi-tôt qu'on foutient tout cela le fer à la main ; qu'un affront eft toujours bien réparé par un coup d'épée ; & qu'on n'a jamais tort avec un homme, pourvu qu'on le tue. Il y a , je l'avoue , une autre forte d'affaire la gentillette fe mêle à la cruauté, & l'on ne tue les gens que par hazard; c'eft celle l'on fe bat au premier fang. Au premier fang ! Grand Dieu ! Et qu'en veux- tu faire de ce fang , Bête féroce! Le veux-tu boire ? Le moyen de fonger à ces horreurs fins émotion ? Tels font les préju- gés que les Rois de France, armés de toute la force publique, ont vainement attaqués. I 2 L'o-

i32 J. J. ROUSSEAU

L'opinion, reine du monde, n'eft point fou- mife au pouvoir des Rois; ils font eux-mê- mes fes premiers efclaves.

Je finis cette longue digrefiïon, qui mal- heureufement ne fera pas la dernière; & de cet exemple, trop brillant peut-être, fi parva Jicet componert magnis , je reviens à des ap- plications plus fimples. Un des infaillibles effets d'un Théâtre établi dans une aufïï pe- tite ville que la nôtre, fera de changer nos maximes , ou fi l'on veut , nos préjugés & nos opinions publiques ; ce qui changera né- celfairement nos moeurs contre d'autres, meil- leures ou pires , je n'en dis rien encore, mais furement moins convenables à notre con- ftitution. Je demande , Monfieur , par quel- les loix efficaces vous remédierez à cela? Si !e gouvernement peut beaucoup fur les mœurs, c'eft feulement par fon inftitution primitive: quand une fois il les a déterminées, non feu- lement il n'a plus le pouvoir de les changer , à moins qu'il ne change, il a même bien de la peine à les maintenir contre les accidens inévitables qui les attaquent , & contre la

pente

A Mr. D'ALEMBERT. 133

pente naturelle qui Jes altère. Les opinions publiques , quoique û difficiles à gouverner, font pourtant par elles-mêmes très mobiles & changeantes. Le hazard, mille caufes fortui- tes, mille circonftances imprévues font ce que la force & la raifon ne fauroient faire 5 ou plutôt, c'eft précifément parce que le hazard les dirige , que la force n'y peut rien : com- me les dés qui partent de la main, quelque impulfion qu'on leur donne, n'en amènent pas plus aifément le point qu'on defire.

Tout ce que la fageflè humaine peut fai- re, eft de prévenir les changemens, d'arrê- ter de loin tout ce qui les amené; mais fi -tôt qu'on les fouffre & qu'on les autorife, on efl rarement maître de leurs effets , & l'on ne peut jamais fe répondre de l'être. Comment donc préviendrons - nous ceux dont nous au- rons volontairement introduit la caufe ? A l'i- mitation de l'établifTement dont je viens de parler, nous propoferez - vous d'inftituer des Cenfeurs? Nous en avons déjà (q); & fi

toute

(q) Le Confiftoire, & la chambre de la R^ forme. I 3

i34 J. J. ROUSSEAU

toute la force de ce tribunal fuffit à peine pour nous maintenir tels que nous fommes; quand nous aurons ajouté une nouvelle incli- naifcn à la pente des mœurs, que fera- 1 -il pour arrêter ce progrès? Il eft clair qu'il n'y pourra plus fuffire. La première marque de fon impuifTance à prévenir les abus de la Comédie , fera de la laifler établir. Car il eft aifé de prévoir que ces deux établiflèmens ne fauroient fubfifter long-tems enfemble , & que la Comédie tournera les Cenfeurs en ri- dicule, ou que les Cenfeurs feront chaffer les Comédiens.

Mais il ne s'agit pas feulement ici de l'in- fuflifance des loix pour réprimer de mauvai- fes mœurs , en Iaiflânt fubfi fier leur caufe. On trouvera , je le prévois , que , l'efprit rem- pli des abus qu'engendre néceffaircment le Théâtre , & de l'impoflibilité générale de prévenir ces abus , je ne réponds pas affés précifément à l'expédient propofé , qui eft d'avoir des Comédiens honnêtes-gens, c'eft-à- dire, de les rendre tels. Au fond cette dis- cuhion particulière n'eft plus fort néceilaire:

tout

A Mr. D'ALEMBERT. 135

tout ce que j'ai dit jufqu'ici des effets de la Comédie , étant indépendant des mœurs des Comédiens, n'en auroit pas moins lieu, quand ils auroient bien profité des leçons que vous nous exhortez à leur donner , & qu'ils de- viendraient par nos foins autant de modèles de vertu. Cependant par égard au fentiment de ceux de mes compatriotes qui ne voient d'autre danger dans la Comédie que le mau- vais exemple des Comédiens, je veux bien rechercher encore , fi , même dans leur fup- pofition , cet expédient eft praticable avec quelque efpoir de fuccès , & s'il doit fuffire pour les tranquillifer.

En commençant par obferver les faits avant de raifonner fur les caufes , je vois en général que l'état de Comédien eft un état de licence & de mauvaifes mœurs ; que les hom- mes y font livrés au défordre; que les fem- mes y mènent une vie fcandaleufe; que les uns & les autres, avares & prodigues tout à la fois , toujours accablés de dettes & tou- jours verfant l'argent à pleines mains, font aufïl peu retenus fur leurs dilîipations, que I 4 peu

136 J. J. ROUSSEAU

peu fcrupuleux fur les moyens d'y pourvoir. Je vois encore que, par tout pays, leur pro- feiïîon eft déshonorante, que ceux qui l'exer- cent , excommuniés ou non, font par-touc raéprifés (r), & qu'à Paris même, ils ont plus de confidération & une meilleure conduite que par- tout ailleurs, un Bourgeois craindroit de fréquenter ces mêmes Comédiens qu'on voit tous les jours à la table des Grands. Une troifieme obfervation, non moins impor- tante, efl que ce dédain eft plus fort par-touc les mœurs font plus pures , & qu'il y a des pays d'innocence & de fi mplicité le métier de Comédien eft prefque en horreur. Voila des faits incontcdables. Vous me direz qu'il n'en réfulte que des préjugés. J'en con- viens: mais ces préjugés étant univerfels, il

faut (r) Si les Anglais ont inhumé la célèbre Old- field à côté de leurs Rois, ce n'étoit pas fon mé- tier , mais fon talent qu'ils vouloient honorer. Chés eux les grands talens annobliflent dans les moindres états; les petits aviliiTent dans les plus illuftres. Et quant à la profeffion des Comédiens, les mauvais & les médiocres font méprifés à Lon- dres, autant ou plus que par -tout ailleurs.

A Mr. D'ALEMBERT. I37

faut leur chercher une caufe nniverfelle , & je ne vois pas qu'on la puifle trouver ail- leurs que dans la profeflion même à laquelle ils fe rapportent. A cela vous répondez que les Comédiens ne fe rendent méprifables que parce qu'on les méprife; mais pourquoi les eut -on méprifés s'ils n'euffent été méprifa- bles? Pourquoi penferoit-on plus mal de leur état que des autres, s'il n'a voit rien qui l'en diftingât? Voila ce qu'il faudroit examiner, peut -être, avant de les juftifier aux dépens du public.

Je pourrois imputer ces préjugés aux dé- clamations des Prêtres , fi je ne les trouvois établis chez les Romains avant la naiffance du Chriftianifme , & , non feulement courans vaguement dans l'efprit du peuple , mais au- torifés par des loix expreifes qui déclaroient les A6leurs infâmes , leur ôtoient le titre <Sc les droits de Citoyens Romains, & mettaient les Actrices au rang des proftituées. Ici tou- te autre raifon manque, hors celle qui fe ti- re de la nature de la chofe. Les Prêtres payens & Iqs dévots , plus favorables que I 5 con-

138 J. J. ROUSSEAU

contraires à des Spe&acles qui faifoient partie des jeux confacrés à la Religion ( s ) , n'a- voient aucun intérêt à les décrier , & ne les décrioient pas en effet. Cependant, on pou- voit dès-lors fe récrier, comme vous faites, fur l'inconféquence de déshonorer des gens qu'on protège , qu'on paie , qu'on penlionne ; ce qui , à vrai dire , ne me paroît pas fi étrange qu'à vous: car il eft à propos quel- quefois que l'Etat encourage & protège des profefîions déshonorantes, mais utiles, fans que ceux qui les exercent en doivent être plus confidérés pour cela.

J'ai lu quelque part que ces flétrifTures ctoient moins impofées à de vrais Comédiens qu'à des Hiftrions & Farceurs qui fouilloienc leurs jeux d'indécence & d'obfcénités ; mais cette diftin&ion eft infoutenable: car les mots de Comédien & d'Hiftrion étoient parfaite- ment

(s) Tite Iive dit que les jeux fcéniques furent introduits à Rome l'an 390. à l'occafion d'une pelle qu'il s.'agilïbit d'y faire ceffer. Aujourd'hui l'on fermeroit les Théâtres pour le même fujet & Mûrement cela feroit plus raifonniible.

A Mr. D'A L E M B E R T. 139

ment fynonimes , & n'avoient d'autre diffé- rence , finon que l'un étoit Grec & l'autre Etrufque. Ciceron, dans le livre de l'Orateur, appelle Hiftrions les deux plus grands Acteurs qu'ait jamais eu Rome , Efope & Rofcius ; dans fon plaidoyé pour ce dernier , il plaint un fi honnête - homme d'exercer un métier fi peu honnête. Loin de diftinguer entre les Co- médiens , Hiflrions & Farceurs , ni entre les A6teurs des Tragédies & ceux des Comé- dies , la loi couvre indiflinclement du même opprobre tous ceux qui montent fur le Théâ- tre. Onifquis in Scenam prodiefit, ait Prœtor, infamis efi. Il efl vrai , feulement , que cet opprobre tomboit moins fur la repréfentation même , que fur l'état l'on en faifoit mé- tier : puifque la Jeuneflè de Rome repréfen- toit publiquement, à la fin des grandes Pie- ces , les Attellanes ou Exodes, fans déshon- neur. A cela près , on voit dans mille en- droits que tous les Comédiens indifféremment étoient efclaves, & traités comme tels, quand le public n'étoit pas content d'eux.

Je ne fâche qu'un fcul Peuple qui n'ait

pas

HO J. J. ROUSSEAU

pas eu là-deflus les maximes de tous les au- tres, ce font les Grecs. Il efl certain que, chés eux, la profeffion du Théâtre étoit ii peu déshonnête que la Grèce fournit des exemples d'Acteurs chargés de certaines fonc- tions publiques , foit dans l'Etat , foit en Am- baffades. Mais on pourroit trouver aifément les raifons de cette exception. i°. La Tra- gédie ayant été inventée chés les Grecs, aufîi bien que la Comédie , ils ne pouvoient jetter d'avance une impreiîion de mépris fur un état dont on ne connoiiToit pas encore les effets; &, quand on commença de les connoître, l'opinion publique avoit déjà pris fbn pli. 2°. Comme la Tragédie avoit quel- que chofe de facré dans fon origine, d'abord lès Acteurs furent plutôt regardés comme des Prêtres que comme des Baladins. 30. Tous les fujets des Pièces n'étant tirés que des an- tiquités nationales dont les Grecs étoient idolâtres , ils voy oient dans ces mêmes Ac- teurs , moins des gens qui jouoient des fa- bles , que des Citoyens inftruits qui repré-

fentoient aux. yeux de leurs compatriotes l'hif-

toire

A Mr. D'ALEMBERT. 141

toire de leur pays. 40. Ce Peuple , enthou- fiafte de fa liberté jufqu'à croire que les Grecs e'toient les feuls hommes libres par na- ture , fe rappelloit avec un vif fentiment de plaifir fes anciens malheurs & les crimes de fes Maîtres. Ces grands tableaux l'inftrui- foient fans cefîè, & il ne pouvoit fe défen- dre d'un peu de refpect pour les organes de cette inftruction. 50. La Tragédie n'étant d'abord jouée que par des hommes , on ne voyoit point, fur leur Théâtre, ce mélange fcandaleux d'hommes & de femmes qui fait des nôtres autant d'écoles de mauvaifes mœurs. (5°. Enfin leurs Spectacles n'avoient rien de la mefquinerie de ceux d'aujourd'hui. Leurs Théâtres n'étoient point élevés par l'intérêt & par l'avarice ; ils n'étoient point renfermés dans d'obfcures prifons ; leurs Ac- teurs n'avoient pas befoin de mettre à con- tribution les Spectateurs , ni de compter du coin de l'œil les gens qu'ils voyoient paffer la porte, pour être fûrs de leur fouper.

Ces grands & fuperbes Spectacles donnés fous le Ciel , à la face de toute une nation ,

n'of-

142 J. J. ROUSSEAU

n'offroient de toutes parts que des combats, des victoires , des prix , des objets capables d'infpirer aux Grecs une ardente émulation , & d'échauffer leurs cœurs de fentimens d'honneur & de gloire. C'efl au milieu de cet impofant appareil , û propre à élever & remuer l'ame , que les Acteurs , animés du même zèle, partageoient , félon leurs talens, les honneurs rendus aux vainqueurs des jeux, fouvent aux premiers hommes de la nation. Je ne fuis pas furpris que , loin de les avilir , jeur métier , exercé de cette manière , leur donnât cette fierté de courage & ce noble défintéreffement qui fembloit quelquefois éle- ver l'Acteur à fon perfonnage. Avec tout cela, jamais la Grèce, excepté Sparte, ne fut citée en exemple de bonnes mœurs ; & Spar- te , qui ne fouffroit point de Théâtre , n'a- voit garde d'honorer ceux qui s'y mon- trent.

Revenons aux Romains qui, loin de fuivre à cet égard l'exemple des Grecs , en donnèrent un tout contraire. Quand leurs loix déclaroient les Comédiens infâmes, étoit-

co

A Mr. D'ALEMBERT. 143

ce dans le deffein d'en déshonorer la profef- fion? Quelle eut été l'utilité d'une difpofition fi cruelle? Elles ne la déshonoroient point, elles rendoient feulement authentique le dés- honneur qui en eft inféparable: car jamais les bonnes loix ne changent la nature des cho- fes, elles ne font que la fuivre, & celles-là feules font obfervées. Il ne s'agit donc pas de crier d'abord contre les préjugés ; mais de favoir premièrement fi ce ne font que des préjugés; fi la profeffion de Comédien n'eft point, en effet, déshonorante en elle-même: car , fi par malheur elle l'eft , nous aurons beau ftatuer qu'elle ne l'eft pas , au - lieu de la réhabiliter , nous ne ferons que nous avilir nous - mêmes.

Qu'e s t - c e que le talent du Comédien ? L'art de fe contrefaire , de revêtir un autre caractère que le fien, de paroître différent de ce qu'on eft, de fe pafîionner de fang-froid, de dire autre chofe que ce qu'on penfe aufïi naturellement que fi l'on le penfoit réelle- ment, & d'oublier enfin fa propre place à force de prendre celle d'autrui. Qu'eft-ce

que

144 J- J ROUSSEAU

que. la profeflion du Comédien ? Un métier par lequel il fe donne en repréfentation pour de l'argent, fe foumet à l'ignominie & aux affronts qu'on achette le droit de lui faire, & met publiquement fa perfonne en vente. J'adjure tout homme fincere de dire s'il ne fent pas au fond de fon arae qu'il y a dans ce trafic de foi -même quelque chofe de fer<- vile & de bas. Vous autres philofophes , qui vous prétendez fi fort au defTus des préju- gés , ne mourriez- vous pas tous de honte fi, lâchement traveftis en Rois, il vous falloit aller faire aux yeux du public un rôle diffé- rent du vôtre , & expofer vos Maj elles aux huées de la populace ? Quel eft donc , au fond , l'efprit que le Comédien reçoit de fon état ? Un mélange de baffciTe , de fauffeté , de ridicule orgueil, & d'indigne avililTement, qui le rend propre à toutes fortes de perfon- nages , hors le plus noble de tous , celui d'homme qu'il abandonne.

Je fais que le jeu du Comédien n'eft pas celui d'un fourbe qui veut en impofer , qu'il ne précend pas qu'on le prenne en effet

pour

A Mr. D'ALEMBERT. j4S

pour la perfonne qu'il repréfente , ni qu'on le croie affecté des paffions qu'il imite , & qu'en donnant cette imitation pour ce qu'elle effc , il la rend tout à fait innocente. Aufïî ne l'accufé-je pas d'être précifément un trom- peur , mais de cultiver pour tout métier le talent de tromper Jes hommes , & de s'exer- cer à des habitudes qui , ne pouvant être in- nocentes qu'au Théâtre, ne fervent par -tout ailleurs qu'à mal faire. Ces hommes fi bien parés , fi bien exercés au ton de la galante- rie & aux accens de la paflion , n'abuferont- ils jamais de cet art pour féduire de jeunes perfonnes ? Ces valets filous, fi fubtils de la langue & de la main fur la Scène , dans les befoins d'un métier plus dilpendieux que lu- cratif, n'auront -ils jamais de diffractions utiles ? Ne prendront -ils jamais la bourfè d'un fils prodigue ou d'un père avare pour celle de Léandre ou d'Argan ? Par - tout la tentation de mal faire augmente avec la faci- lité; & il faut que les Comédiens foient plus vertueux que les autres hommes, s'ils ne font pas plus corrompus.

K L'O-

145 J. J. ROUSSEAU

L'Orateur, le Prédicateur, pourra-t-on me dire encore , paient de leur perfonne ainfi que le Comédien. La différence eft très grande. Quand l'Orateur fe montre, c'eft pour parler & non pour fe donner en fpectacle : il ne repréfente que lui - même , il ne fait que fon propre rôle, ne parle qu'en fon propre nom, ne dit ou ne doit dire que ce qu'il penfe; l'homme & le perfonnage étant le même être , il eft à fa place; il eft dans le cas de tout autre Citoyen qui rem- plit les fonctions de fon état. Mais un Co- médien fur la Scène , étalant d'autres fenti- mens que les liens , ne difant que ce qu'on lui fait dire, repréfentant fouvent un être chi- mérique , s'anéantit , pour ainfi dire , s'annule avec fon héros ; & dans cet oubli de l'hom- me , s'il en refte quelque chofe , c'eft pour être le jouet des Speclatenrs. Que dirai -je de ceux qui femblent avoir peur de valoir trop par eux-mêmes, & fe dégradent jufqu'â repréfenter des perfbnnages auxquels ils fe- roient bien fâchés de refTembler ? C'eft un grand mal, fans doute, de voir tant de fcé-

lérats

A Mr. D'ALEMBERT. i47

lérats dans le monde faire des rôles d'honnê- tes-gens; mais y a-t-il rien de plus odieux > de plus choquant, de plus lâche , qu'un hon- nête homme à la Comédie faifant le rôle d'un fcélérat , & déployant tout fon talenï pour faire valoir de criminelles maximes, dont lui - même eft pénétré d'horreur ?

Si l'on ne voit en tout ceci qu'une profef- fion peu honnête , on doit voir encore une fource de mauvaifes mœurs dans le défordre des Aclrices , qui force & entraîne celui des A&eurs. Mais pourquoi ce défordre eft -il inévitable ? Ah , pourquoi ! Dans tout autre tems on n'auroit pas befoin de le demander; mais dans ce fiecle régnent fi fièrement les préjugés & l'erreur fous le nom de phi- lofophie , les hommes, abrutis par leur vain favoir , ont fermé leur efprit à la voix de la raifbn, & leur cœur à celle de la nature.

Dans tout état , dans tout pays , dans toute condition, les deux fexes ont entr'eux une liaifon fi forte & fi naturelle que les mœurs de l'un décident toujours de celles de l'autre. Non que ces mœurs foient toujours

K 2 les

148 J. J- ROUSSEAU

les mêmes , mais elles ont toujours le même degré de bonté, modifié dans chaque fexe par les penchans qui lui font propres. Les An- gloifes font douces & timides. Les Anglois font durs & féroces. D'où vient cette appa- rente oppofition ? De ce que le caractère de chaque fexe eft ainfi renforcé , & que c'eft aufli le caractère nationnal de porter tout à l'extrême. A cela près , tout eft femblable. Les deux fexes aiment à vivre à part ; tous deux font cas des plaifirs de la table ; tous deux fe raflèmblent pour boire après le repas, les hommes du vin, les femmes du thé; tous deux fe livrent au jeu fans fureur & s'en font un métier plutôt qu'une paillon; tous deux ont un grand refpect pour les cho- fes honnêtes ; tous deux aiment la patrie & les loix ; tous deux honorent la foi conjuga. le, &, s'ils la violent, ils ne fe font point un honneur de la violer ; la paix domeftique plait à tous deux; tous deux font filencieux & ta- citurnes; tous deux difficiles à émouvoir; tous deux emportés dans leurs pallions; pour tous deux l'amour eft terrible & tragique, il déci- de

A Mr. D'ALEMBERT. 149

de du fort de leurs jours , il ne s'agit pas de moins , dit Murait , que d'y laifTer la raifon ou la vie ; enfin tous deux fe plaifent à la campagne , & les Dames Angloifes errent auffi volontiers, dans leurs parcs folitaires, qu'elles vont fe montrer à Vauxhall. De ce goût commun pour la folitude , naît auffi ce- lui des lectures contemplatives & des Romans dont l'Angleterre effc inondée (t). Ainfî tous deux, plus recueillis avec eux-mêmes, fe livrent moins à des imitations frivoles, pren- nent mieux le goût des vrais plaifirs de la vie , & fongent moins à paraître heureux qu'à l'être.

J'ai cité ks Anglois par préférence, par- ce qu'ils font, de toutes les nations du mon- de, celle les mœurs des deux fexes paroif- fent d'abord le plus contraires. De leur rap- port dans ce pays -là nous pouvons conclurre pour ks autres. Toute la différence confjfte

en

(t) Ils y font, comme les hommes , fublimes ou déteftables. On n'a jamais fait encore en quel- que langue que ce foit, de Roman égal à ClariJJ'ci ni même approchant.

K ?

i5o J. J. ROUSSEAU

en ce que la vie des femmes eft un dévelop- pement continuel de leurs mœurs , au - lieu que celle des hommes s'effacant davantage dans l'uniformité des affaires, il faut attendre pour en juger , de les voir dans les plailirs. Voulez- vous donc connoître les hommes? Etudiez les femmes. Cette maxime eft géné- rale , & jufques-là tout le monde fera d'ac- cord avec moi. Mais fi j'ajoute qu'il n'y a point de bonnes mœurs pour les femmes hors d'une vie retirée & domeftique; fi je dis que les paifibles foins de la famille & du ménage font leur partage , que la dignité de leur fe- xe efl; dans fa modeftie , que la honte & la, pudeur font en elles inféparables de l'honnê- teté, que rechercher les regards des hommes e'eft déjà s'en lauTer corrompre, & que toute femme qui fe montre fe déshonore : à fin- fiant va s'élever contre moi cette philofophie çl'un jour qui naît & meurt dans le coin d'u- ne grande ville , & veut étouffer de le cri de la Nature & la voix unanime du gen- re humain. Préjugés populaires! me crie- 1- on. Petites

erreurs

A Mr. D'ALEMBERT. 151

erreurs de l'enfance ! Tromperie des loix & de leducation ! La pudeur n'eft rien. Elle n'eft qu'une invention des loix fociales pour mettre à couvert les droits des pères & des époux, & maintenir quelque ordre dans les familles. Pourquoi rougirions-nous des befoins que nous donna la Nature"? Pourquoi trouverions -nous un motif de honte dans un acte auffi indiffé- rent en foi, & auffi utile dans fes effets que celui qui concourt à perpétuer l'efpece ? Pour- quoi, les defirs étant égaux des deux parts, les démonflrations en feraient elles différen- tes ? Pourquoi l'un des fexes fe refuferoit - il plus que l'autre aux penchans qui leur font communs? Pourquoi l'homme auroit-il fur ce point d'autres loix que les animaux?

Ces pourquoi, dit le Dieu, 11c finiraient jamais.

Mais ce n'eft pas à l'homme , c'eft a fort Auteur qu'il les faut addreffer. N'eft -il pas plaifant qu'il faille dire pourquoi j'ai honte d'un fentiment naturel , fi cette honte ne m'eft pas moins naturelle que ce fentiment même? Autanc vaudrait me demander auffi K 4 pour-

i5s J. J. ROUSSEAU

pourquoi j'ai ce fentiment. Eft-ce à moi de rendre compte de ce qu'a fait la Nature? Par cette manière de raifonner , ceux qui ne voient pas pourquoi l'homme eft exiftant, devraient nier qu'il exifte.

J'ai peur que ces grands fcrutateurs des confeils de Dieu n'aient un peu légèrement pefé Tes raifons. Moi qui ne me pique pas de les -connoître, j'en crois voir qui leur ont échappé. Quoiqu'ils en difent , ia honte qui voile aux yeux d'autrui les plaifirs de l'amour % elt quelque chofe. Elle eft la fauvegarde commune que la Nature a donnée aux deux fexes , dans un état de fbiblefTe & d'oubli d'eux-mêmes qui les livre à la merci du pre- mier venu ; c'eft ainfi qu'elle couvre leur fom- meil des ombres de la nuit , afin que durant ce tems de ténèbres ils foient moins cxpofés aux attaques les uns des autres ; c'eft ainli qu'elle fait chercher à tout animal fouffrant la retraite & les lieux déferts , afin qu'il fouffre & meure en paix, hors des atteintes qu'il ne peut plus repoufkr.

A l'égard de la pudeur du fexe en parti-

eu-

A Mr. D'ALEMBERT. 153

ailier, quelle arme plus douce eut pu donner cette même Nature à celui qu'elle deftinoit à fe défendre ? Les ddïrs font égaux ! Qu'eft- ce à dire? Y a-t-il de part & d'autre mêmes facultés de les fatisfaire ? Que deviendrait l'efpece humaine, fi l'ordre de l'attaque & de la défenfe étoit changé ? L'aflaillant choifl- roit au hazard des tems la victoire feroit impoflîble; l'afTailli feroit laifTé en paix, quand il auroit befoin de fe rendre , & pourfuivi fans relâche , quand il feroit trop foible pour fuccomber ; enfin le pouvoir & la volonté toujours en difcorde ne lahTant jamais parta- ger les defirs , l'amour ne feroit plus le fou- tien de la Nature , il en feroit le deilructeur & le fléau.

Si les deux fexes avoient également fait & reçu les avances , la vaine importunité n'eut point été fauvée ; des feux toujours languis- fans dans une ennuyeufe liberté ne fe fuiTent jamais irrités, le plus doux de tous les fenti- mens eut à peine effleuré le cœur humain , & fon objet eut été mal rempli. L'obftacle ap- parent qui femble éloigner cet objet , eft. au K 5 fond

154 J- J. ROUSSEAU

fond ce qui le rapproche. Les defirs voilés par la honte n'en deviennent que plus fédui- fans; en les gênant la pudeur les enflamme: fes craintes, fes détours , fes réferves, fes ti- mides aveux , fa tendre & naïve fineffe , di- fênt mieux ce qu'elle croit taire que la pas- fion ne l'eût dit fans elle : c'efl: elle qui don- ne du prix aux faveurs & de la douceur aux refus. Le véritable amour poflede en effet ce que la feule pudeur lui difpute ; ce mélange de foiblefîe & de modeftie le rend plus tou- chant & plus tendre ; moins il obtient , plus la valeur de ce qu'il obtient en augmente, & c'eft ainfl qu'il jouit à la fois de fes priva* tions & de fes plailirs.

Pourquoi, difent-ils , ce qui n'eft pas honteux à l'homme, le feroit-il à la femme? Pourquoi l'un des fexes fe feroit-il un crime de ce que l'autre fe croit permis? Comme fi les conféquences étoient les mêmes des deux côtés ! Comme fi tous les aufteres devoirs de la femme ne dérivoient pas de cela feul qu'un enfant doit avoir un père. Quand ces importantes confidérations nous manqueraient,

nous

A Mr. D'ALEMBERT. 155

nous aurions toujours la même réponfe à fai- re , & toujours elle feroit fans réplique. Ain- fi Ta voulu la Nature , c'eft un crime d'étouf- fer fa voix. L'homme peut être audacieux, telle eft fa deftination (v) : il faut bien que

quel-

(v) Diftingons cette audace de l'infolcnce & de la brutalité ; car rien ne part de fentimens plus oppofés , & n'a d'effets plus contraires. Je fuppofe l'amour innocent & libre, ne recevant de loix que de lui - même ; c'eft à lui feul qu'il ap- partient de préfider à fes mifteres , & de former l'union des perfonnes , ainfi que celle des cœurs. Qu'un homme infulte à la pudeur du fexe, & at- tente avec violence aux charmes d'un jeune objet qui ne fent rien pour lui ; fa grofîîereté n'eft point paffionnée, elle eft outrageante; elle annonce une ame fans mœurs, fans délicateffe, incapable à la fois d'amour & d'honnêteté. Le plus grand prix des plaifirs eft dans le cœur qui les donne : un véritable amant ne trouverait que douleur, ra- ge , & défefpoir dans la poffeffion même de ce qu'il aime, s'il croyoit n'en point être aimé.

Vouloir contenter infolemment fes defirs fans l'aveu de celle qui les fait naître , eft l'audace d'un Satire ; celle d'un homme eft de favoir les témoigner fans déplaire, de les rendre intéreffans, de faire en forte qu'on les partage , d'aifervir les fentimens avant d'attaquer la perfonne. Ce n'eft

pas

i56 J. J. ROUSSEAU

quelqu'un fe déclare. Mais toute femme fans pudeur effc coupable , & dépravée ; parce qu'elle foule aux pieds un fentiment naturel à fon fexe.

Comment peut -on difputer la vérité de ce fentiment? Toute la terre n'en rendît -elle pas l'éclatant témoignage , la feule comparai- fon des fexes fuffiroic pour la conftater. N'eft-ce pas la Nature qui pare les jeunes perfonnes de ces traits fi doux qu'un peu de honte rend plus touchans encore? N'eft-ce pas elle qui met dans leurs yeux ce regard

timi-

pas encore aflës d'être aimé , les defirs partagés ne donnent pas feuls le droit de les fatisfaire ; il faut de plus le confentement de la volonté. Le cœur accorde en vain ce que la volonté refufe. L'honnête homme & l'amant s'en abflient , même quand il pourroit l'obtenir. Arracher ce confen- tement tacite, c'efl: ufer de toute la violence per- mife en amour. Le lire dans les yeux , le voir dans les manières malgré le refus de la bouche, c'efl: l'art de celui qui fait aimer ; s'il achevé alors d'être heureux, il n'efl: point brutal , il efl: honnête; il n'outrage point la pudeur , il la ref- pefte, il la fert; il lui laiiTe l'honneur de défen- dre encore ce qu'elle eut peut-être abandonné.

A M'. D'A L E M B E R T. 157

timide & tendre auquel on réfifte avec tant de peine ? N'eft-ce pas elle qui donne à leur teint plus d'éclat , & à leur peau plus de fi- neffe , afin qu'une modefte rougeur s'y lailTe mieux appercevoir? N'eft-ce pas elle qui les rend craintives afin qu'elles fuient , & foibles afin qu'elles cèdent? A quoi bon leur donner un cœur plus fenfible à la pitié , moins de vitefle à la courfe 9 un corps moins robufte, une ftature moins haute, des mufcles plus dé- licats , fi elle ne les eût deflinées à fe laiffer vaincre ? AiTujéties aux incommodités de la groffeiTe , & aux douleurs de l'enfantement , ce furcroît de travail exigeoit-il une diminu- tion de forces ? Mais pour les réduire à cet état pénible, il les falloit affés fortes pour ne fuccomber qu'à leur volonté , & ailes foibles pour avoir toujours un prétexte de fe rendre. Voila précifément le point les a placé h Nature.

Passons du raifonnement à l'expérience. Si la pudeur étoit un préjugé de la Société & de l'éducation , ce fentiment devroit aug- menter dans les lieux l'éducation eil plus

foi-

i3S j. J. ROUSSEAU

foignée > & l'on rafine incefTamment fur les loix fociales ; il devroit être plus foible par -tout l'on efl relié plus près de l'état primitif. C'eft tout le contraire (x). Dans nos montagnes les femmes font timides & modefles, un mot les fait rougir, elles n'ofent lever les yeux fur les hommes, & gardent le filence devant eux. Dans les grandes Villes la pudeur efl; ignoble & baffe ; c'efl la feule chofe dont une femme bien élevée auroit hon- te ; & l'honneur d'avoir fait rougir un hon- nête-homme n'appartient qu'aux femmes du meilleur air.

L'a rgument tiré de l'exemple des bêtes ne conclud point, & n'efl pas vrai. L'hom- me n'eft point un chien ni un loup. Il ne faut qu'établir dans fon efpece les premiers rapports de la Société pour donner à fes fen- timens une moralité toujours inconnue aux

bêtes.

(x) Je m'attends à l'obje&ion. Les femmes fauvages n'ont point de pudeur : car elles vont nues ? Je répons que les nôtres en ont encore moins: car elles s'habillent. Voyez la fin de cet eflai, au fujet des filles de Lacédémone.

A Mr. D'ALEMRERT. 153

bêtes. Les animaux ont un cœur & des pat fions ; mais la fainte image de l'honnête & du beau n'entra jamais que dans le cœur de l'homme.

Malgré* cela, a-t-on pris que l'inf- tin£t ne produit jamais dans les animaux des effets femblables à ceux que la honte produit parmi les hommes ? Je vois tous les jours des preuves du contraire. J'en vois fe ca- cher dans certains befoins , pour dérober aux fens un objet de dégoût; je les vois enfuite, au lieu de fuir, s'empreffer d'en couvrir les vertiges. Que manque- 1- il à ces foins pour avoir un air de décence & d'honnêteté , fi non d'être pris par des hommes? Dans leurs amours , je vois des caprices , des choix , des refus concertés, qui tiennent de bien près à la maxime d'irriter la paffion par des obfta- cles. A l'inftant même j'écris ceci , j'ai fous les yeux un exemple qui le confirme. Deux jeunes pigeons, dans l'heureux tems de leurs premières amours , m'offrent un tableau bien différent de la fote brutalité que leur prêtent nos prétendus fages. La blanche co- lombe

!<fo J J. ROUSSEAU

lombe va fuivant pas à pas fon bien -aimé, & prend chalTe elle même aulii-tôt qu'il fe retourne. Refte-t-il dans finaétion? De lé- gers coups de bec le réveillent; s'il fe retire, on le pourfuit ; s'il fe défend , un petit vol de fix pas l'attire encore ; l'innocence de la Nature ménage les agaceries & la molle réfi- flance, avec un art qu'auroit à peine la plus habile coquete. Non , la folâtre Galatée ne faifoit pas mieux , & Virgile eut pu tirer d'un colombier l'une de fes plus charmantes images.

Q_uand on pourroit nier qu'un fentiment particulier de pudeur fût naturel aux femmes, en feroit-il moins vrai que, dans la Société , leur partage doit être une vie domeftique & retirée , & qu'on doit les élever dans des principes qui s'y rapportent? Si la timidité, la pudeur , la modeftie qui leur font propres font des inventions fociales , il importe à la Société que les femmes acquièrent ces quali- tés ; il importe de les cultiver en elles , & toute femme qui les dédaigne orTenfe les bon- nes mœurs. Y a-t-il au monde un fpeclacle

aufîi

A M'. D'ALEMBERT. i<5i

auffi touchant, auflî relpeélable que celui d'u- ne mère de famille entourée de Tes enfans, réglant Jes travaux de Tes domefliques , pro- curant à fon mari une vie heureufe, & gou- vernant fàgement la maifon ? C'eft qu'elle fe montre dans toute la dignité d'une honnê- te femme ; c'eft qu'elle impofe vraiment du refpect , & que la beauté partage avec honneur les hommages rendus à la vertu. Une maifon dont la maîtrefTe efl: abfente efl un corps fans ame qui bientôt tombe en cor- ruption ; une femme hors de fa maifon perd fon plus grand luftre , & dépouillée de fes vrais ornemens, elle fe montre avec indécen- ce. Si elle a un mari , que cherche - 1 - elle parmi les hommes? Si elle n'en a pas, com- ment s'expofe-t-elle à rebuter, par un maintien peu modefte, celui qui feroit tenté de le de- venir? Quoiqu'elle puiflè faire, on fent qu'el- le n'eft pas à fa place en public , & fa beau- té même , qui plaît fans intéreiler , n'eft qu'un tort de plus que le cœur lui reproche. Que cette imprelîion nous vienne de la nature ou de l'éducation , elle eft commune à tous Jes L peu-

1(52 J. J. ROUSSEAU

peuples du monde; par -tout on confidere les femmes à proportion de leur modeftie; par- tout on efl convaincu qu'en négligeant les manières de leur fexe , elles en négligent les devoirs ; par - tout on voit qu'alors tournant en effronterie la mâle & ferme aflîirance de l'homme , elles s'aviliflent par cette odieufe imitation , & déshonorent à la fois leur fexe & le nôtre.

Je fais qu'il règne en quelques pays des coutumes contraires ; mais voyez auffi quelles mœurs elles ont fait naître ! Je ne voudrois pas d'autre exemple pour confirmer mes ma- ximes. Appliquons aux mœurs des femmes ce que j'ai dit ci -devant de l'honneur qu'on leur porte. Chés tous les anciens peuples policés elles vivoient très renfermées ; elles fe montroient rarement en public ; jamais avec des hommes , elles ne fe promenoient point avec eux ; elles n'avoient point la meilleure place au Spectacle, elles ne s'y met- toient point en montre ( y ) ; il ne leur étoit

pas

( y ) Au Théâtre d'Athènes ; le» femmes occu-

poient

A Mr. D'ALEMBERT. 163

pas même permis d'affilier à tous , & l'on fait qu'il y avoit peine de mort contre celles qui s'oferoient montrer aux Jeux Olympiques. Dans la maifon, elles avoient un apparte- ment particulier les hommes n'entroient point. Quand leurs maris donnoient à man- ger , elles fe préfentoient rarement à table; les honnêtes femmes en fortoient avant la fin du repas, & ks autres n'y paroùToient point au commencement. Il n'y avoit aucune afc femblée commune pour les deux kxes-, ils ne paflbient point la journée enfemble. Ce foin de ne pas fe raiîàfier les uns des autres fai- foit qu'on s'en revoyoit avec plus de plaifir- il eft fur qu'en général la paix domeftique etoit mieux affermie, & qu'il régnoit plus d'union entre les époux (z) qu'il n'en règne aujourd'hui.

Tels

poient une Galerie haute appellée Cercis, peu com- mode pour voir & pour être vues ; mais il paroit par l'avanture de Valérie & de Sylla , qu'au Cir- que de Rome , elles étoient mêlées avec les hom- mes.

(z) On en pourroit attribuer la caufe à la fa- L 2 ci-

i64 J. J. ROUSSEAU

Tels étoîent les ufages des Perfes , des Grecs , des Romains , & même des Egyp- tiens, malgré les mauvaifes plaifanteries d'Hé- rodote qui fe réfutent d'elles-mêmes. Si quelquefois les femmes fortoient des bornes de cette modeftie, le cri public montroit que cétoit une exception. Que n'a- 1- on pas die de la liberté du Sexe à Sparte ? On peut comprendre aufli par la Lifijlrata d'Arifto- phane, combien l'impudence des Athéniennes étoit choquante aux yeux des Grecs ; & dans Rome déjà corrompue, avec quel fcandale ne vit -on point encore les Dames Romaines fe préfenter au Tribunal des Triumvirs?

Tout efl changé. Depuis que des fou- les de barbares, traînant avec eux leurs fem- mes dans leurs armées , eurent inondé l'Eu- rope; la licence des camps , jointe à la froi- deur naturelle des climats feptentrionaux , qui rend la réferve moins néceiTaire , introduifit

une

cilité du divorce ; mais les Grecs en faifoient peu d'ufage, & Rome fubfifta cinq cens ans avant que perfonne s'y prévalût de la loi qui le permettoit.

A Mr. D'A LE MB ER T. i$$

une autre manière de vivre que favoriferent les livres de chevalerie, les belles Dames pafToient leur vie à fe faire enlever par des hommes , en tout bien & en tout honneur. Comme ces livres étoient les écoles de galan- terie du tems , les idées de liberté qu'ils in- lpirent s'introduifirent , fur - tout dans les Cours & les grandes villes , l'on fe pique davantage de politefTe ; par le progrès même de cette politefTe, elle dut enfin dégénérer en groffiereté. C'eft ainfi que la modeftie natu- relle au fexe eft peu -peu difparue, & que les mœurs des vivandières fe font traafmifes aux femmes de qualité.

Mais voulez- vous lavoir combien ces ufa- ges , contraires aux idées naturelles , font choquans pour qui n'en a pas l'habitude? Ju- gez en par la furprife & l'embarras des Etran- gers & Provinciaux à l'afpecT; de ces maniè- res fi nouvelles pour eux. Cet embarras fait l'éloge des femmes de leurs pays, & il eft à croire que celles qui le caufent en feroient moins fieres , fi la fource leur en étoit mieux connue. Ce n'eft point qu'elles en impofent, L 3 c'efl

i66 J. J. ROUSSEAU

c'eft plutôt qu'elles font rougir , & que la pudeur chaflee par la femme de fes difcours & de fon maintien, fe réfugie dans le cœur de l'homme.

Revenant maintenant à nos Comédien- nes , je demande comment un état dont l'u- nique objet eft de fe montrer au public , & qui pis eft, de fe montrer pour de l'argent, conviendrait à d'honnêtes femmes, & pour- roit compatir en elles avec la modeftie & les bonnes mœurs ? A-t-on befoin même de dis- puter fur les différences morales des fexes, pour fentir combien il eft difficile que cel- le qui fe met à prix en représentation ne s'y mette bientôt en perfonne , & ne fe laif- fe jamais tenter de fatisfaire des defirs qu'elle prend tant de foin d'exciter ? Quoi ! malgré mille timides précautions , une fem- me honnête & fage , expofée au moindre dan- ger, a bien de la peine encore à fe confer- ver un cœur à l'épreuve ; & ces jeunes per- fonnes audacieufes , fans autre éducation qu'un fiftême de coquetterie & des rôles

amoureux , dans une parure très peu modef-

tc

A Mr. D'ALEMBERT. 167

te (a), fans cefTe entourées d'une jeunefie ardente & téméraire , au milieu des douces voix de l'amour & du plaifir , réfifteront , à leur âge, à leur cœur, aux objets qui les en- vironnent, aux difcours qu'on leur tient , aux occafions toujours renaifïàntes , & à l'or au- quel elles font d'avance à demi vendues ! Il faudrait nous croire une (implicite d'enfant pour vouloir nous en impofer à ce point. Le vice a beau fe cacher dans l'obfcurité, fon empreinte eft fur les fronts coupables : l'audace d'une femme efl le figne afTuré de fa honte; c'efl pour avoir trop à rougir qu'el- le ne rougit plus; & fi quelquefois la pudeur furvit à la chafteté, que doit-on penfer de la chafteté, quand la pudeur même eft éteinte?

Supposons, fi l'on veut, qu'il y ait eu quelques exceptions; fuppofons

Qu'il enfoit jufqità trois que Von pourvoit nommer.

Je veux bien croire là-defTus ce que je n'ai

jamais

(a) Que fera -ce en leur fuppofant la beauté qu'on a raifon d'exiger d'elles ? Voyez les Entre- tiens fur le fis naturel, p. 183.

M

i68 J- J- ROUSSEAU

jamais ni vu ni oui dire. Appellerons -nous un métier honnête celui qui fait d'une honnê- te femme un prodige , & qui nous porte à méprifer celles qui l'exercent , à moins de compter fur un miracle continuel ? L'immo- deftie tient fi bien à leur état , & elles le Tentent fi bien elles-mêmes, qu'il n'y en a pas une qui ne fe crût ridicule de feindre au moins de prendre pour elle les difcours de fa- geiTe & d'honneur qu'elle débite au public. De peur que ces maximes féveres ne fifTenf un progrès nuifible à fon intérêt , l'Actrice efl toujours la première à parodier fon rôle & à détruire fon propre ouvrage. Elle quit- te , en atteignant la couliffe , la morale du Théâtre aulîî bien que fa dignité, & fi l'on prend des leçons de vertu fur la Scène , on les va bien vite oublier dans les foyers.

Apre's ce que j'ai dit ci -devant, je n'ai pas befoin, je crois, d'expliquer encore com- ment le défordre des Actrices entraîne celui des A&eurs; fur -tout dans un métier qui les force à vivre entr'eux dans la plus grande familiarité. Je n'ai pas befoin de montrer

coin-

A Mr. D'A L E M B E R T. 10*9

comment d'un état déshonorant naifTent des fentimens déshonnêtes, ni comment les vices divifent ceux que l'intérêt commun devroit réunir. Je ne m'étendrai pas fur mille fujets de difcorde & de querelles, que la diftribu- tion des rôles , le partage de la recette, le choix des Pièces, la jaloufie des applaudiflè- mens doivent exciter fans ceflè , principale- ment entre ks Actrices , fans parler des in- trigues de galanterie. Il ell plus inutile en- core que j'expofe les effets que l'aflociation du luxe & de la mifere, inévitable entre ces gens-là, doit naturellement produire. J'en ai déjà trop dit pour vous & pour les hommes raifonnables ; je n'en dirois jamais ailes pour les gens prévenus qui ne veulent pas voir ce que la raifun leur montre, mais feulement ce qui convient à leurs parlions ou à leurs pré- juges.

Si tout cela tient à la profefïion du Co- médien , que ferons - nous , Monfieur , pour prévenir des effets inévitables ? Pour moi , je ne vois qu'un feul moyen ; c'efl d'ôter la cau- fe. Quand les maux de l'homme lui viennent L 5 de

i7o J. J. ROUSSEAU

de fa nature ou d'une manière de vivre qu'il ne peut changer , les Médecins les prévien- nent-ils? Défendre au Comédien d'être vi- cieux , c'eft défendre à l'homme d'être ma- lade.

S'ensuit -il delà qu'il faille méprifer tous les Comédiens ? Il s'enfuit , au contrai- re , qu'un Comédien qui a de la modeftie, des mœurs, de l'honnêteté effc , comme vous l'avez très bien dit, doublement eftimable: puifqu'il montre par que l'amour de la vertu l'emporte en lui fur les paffions de •l'homme , & fur l'afcendant de fa profeffion. Le feul tort qu'on lui peut imputer eft de l'a- voir embraffée ; mais trop fouvent un écart de jeuneiïè décide du fort de la vie , & quand on fe fent un vrai talent, qui peut ré- lifter à fbn attrait ? Les grand Acteurs por- tent avec eux leur excufe ; ce font les mau- vais qu'il faut méprifer.

Si j'ai refté Ci long-tems dans les termes de la proportion générale , ce n'eft pas que je n'euflè eu plus d'avantage encore à l'appli- quer précifémsnt à la Ville de Genève;

mais

A M»". D'ALEMBERT. 171

mais la répugnance de mettre mes Conci- toyens fur la Scène m'a fait différer autant que je l'ai pu de parler de nous. Il y faut pourtant venir à la fin , & je n'aurois rempli qu'imparfaitement ma tâche , fi je ne cherchois, fur nôtre fituation particulière, ce qui réfultera de l'établiffement d'un Théâtre dans nôtre ville , au cas que votre avis & vos raifons déterminent le gouvernement à l'y fouffrir. Je me bornerai à des effets fi fenli- bles qu'ils ne puiffent être conteftés de per- fonne qui connoilTe un peu notre conftitu- tion.

Genève eft riche, il eft vrai; mais, quoiqu'on n'y voie point ces énormes dispro- portions de fortune qui appauvrilTent tout un pays pour enrichir quelques habitans & fè- ment la mifere autour de l'opulence , il eft certain que, Il quelques Genevois polTedent d'affés grands biens , plufieurs vivent dans une difette afles dure , & que l'aiiance du plus grand nombre vient d'un travail affidu , d'é- conomie & de modération , plutôt que d'une richeile pofitive. Il y a bien des villes plus

pau-

*7s J- J- ROUSSEAU

pauvres que la nôtre le bourgeois peut donner beaucoup plus à fes plaifirs , parce que le territoire qui le nourrit ne s'épuife pas , & que fon tems n'étant d'aucun prix, il peut le perdre fans préjudice. Il n'en va pas ainfi parmi nous , qui , fans terres pour fubfifter , n'avons tous que notre induftric. Le peuple Genevois ne fe foutient qu'à force de tra- vail , & n'a le nécefTaire qu'autant qu'il fe refufe tout fuperfîu : c'eft une des raifons de nos loix fomptuaires. Il me femble que ce qui doit d'abord frapper tout Etranger en- trant dans Genève, c'eft l'air de vie & d'ac- tivité qu'il y voit régner. Tout s'occupe, tout eft en mouvement, tout s'empreffe à fon travail & à (es affaires. Je ne crois pas que nulle autre auffi petite ville au monde offre un pareil fpe&acle. Vifitez le faux- bourg St. Gervais: toute l'horlogerie de l'Europe y paroit raffemblée. Parcourez le Molard & les rues baffes , un appareil de commerce en grand , des monceaux de ballots , de ton- neaux confufément jettes , une odeur d'Inde & de droguerie vous font imaginer un port de

nier.

A M'. D'ALEMBERT. 173

mer. Aux Pâquis , aux Eaux-vives, le bruit & l'afpecl: des fabriques d'indienne & de toi- Je peinte femblent vous tranfporter à Zurich. La ville fe multiplie en quelque forte par les travaux qui s'y font , & j'ai vu des gens, fur ce premier coup d'œil , en eftimer le peuple à cent mille âmes. Les bras , l'em- ploi du tems , la vigilance , l'auftere parci- monie ; voila les tréfors du Genevois , voi- la avec quoi nous attendons un amufement de gens oififs , qui , nous ôtant à la fois le tems & l'argent , doublera réellement notre perte.

Genève ne contient pas vingt -quatre mille âmes , vous en convenez. Je vois que Lyon bien plus riche à proportion , & du moins cinq ou fix fois plus peuplé entretient exactement un Théâtre , & que , quand ce Théâtre eil un Opéra , la ville n'y fau- roit fuffire. Je vois que Paris, la Capitale de la France & le gouffre des richelTes de ce grand Royaume , en entretient trois alTés médiocrement , & un quatrième en cer- tains tems de l'année. Suppofons ce quatriè- me

174 J. J. ROUSSEAU

me (b) permanent. Je vois que, dans plus de fix cens mille habitans, ce rendez-vous de l'opulence & de foifiveté fournit à peine journellement au Speclacle mille ou douze cens Spectateurs , tout compenfé. Dans le refte du Royaume, je vois Bordeaux, Rouen, grands ports de mer ; je vois l'Ille, Stras- bourg, grandes villes de guerre , pleines d'Of- ficiers oififs qui paffent leur vie à attendre qu'il foit midi & huit heures , avoir un Théâ- tre de Comédie: encore faut -il des taxes in- volontaires pour le foutenir. Mais combien d'autres villes incomparablement plus grandes que la nôtre, combien de fiéges de Parlemens & de Cours fouveraines ne peuvent entrete- nir une Comédie à demeure?

Pour (b) Si je ne compte point le Concert Spiri- tuel , c'eft qu'au lieu d'être un Spe&acle ajouté aux autres , il n'en eft que le fupplément. Je ne compte pas, non plus, les petits Speftacles de la Foire; mais auflî je la compte toute l'année , au lieu qu'elle ne dure pas fix mois. En recher- chant , par comparaifon , s'il eft poflible qu'une troupe fubfifte à Genève, je fuppofe par - tout des rapports plus favorables à l'affirmative 3 que ne le donnent les faits connus.

A Mr. D'ALEMBERT. 175

Pour juger fi nous fommes en état de mieux faire, prenons un terme de cornparai- fon bien connu , tel , par exemple , que la ville de Paris. Je dis donc que, fi plus de fix cent mille habitans ne fourniflènt journel- lement & l'un dans l'autre aux Théâtres de Paris que douze cens Spectateurs, moins de vingt quatre mille habitans n'en fourniront certainement pas plus de quarante huit à Ge- nève. Encore faut-il déduire les gratis de ce nombre , & fuppofer qu'il n'y a pas propor- tionnellement moins de défœuvrés à Genève qu'à Paris; fuppofition qui me paroît infoute- nable.

Or fi les Comédiens François , penfionnés du Roi , & propriétaires de leur Théâtre, ont bien de la peine à fe fou tenir à Paris avec une afTemblée de trois cens Spectateurs par repréfentation (c) , je demande comment

les

( c ) Ceux qui ne vont aux Speftacles que les beaux jours Paflemblée eft nombreufe, trouve- ront cette eftimation trop foible ; mais ceux qui pendant dix; ans les auront fui vis , comme moi,

bons

i76 J. J. ROUSSEAU

les Comédiens de Genève fe foutiendront avec une aiTemblée de quarante huit Specta- teurs pour toute relTource ? Vous me direz qu'on vit à meilleur compte à Genève qu'à Paris. Oui , mais les billets d'entrée coûte- ront auffi moins à proportion ; & puis , la dépenfe de la table n'eft rien pour des Comé- diens. Ce font les habits, c'eft la parure qui leur coûte ; il faudra faire venir tout cela de Paris , ou drefler des Ouvriers mal adroits. C'eft dans les lieux toutes ces chofes font communes qu'on les fait à meilleur marché. Vous direz encore qu'on les aflujétira à nos loix fomptuaires. Mais c'eft en vain qu'on voudroit porter la réforme fur le Théâtre; jamais Cléopatre & Xercès ne goûteront no- tre fimplicité. L'état des Comédiens étant de paroître, c'eft leur ôter le goût de leur mé- tier de les en empêcher, & je doute que ja- mais bon Atteur confente à fe faire Qiiakre. Enfin , l'on peut m'objecler que la Troupe

de

bons & mauvais jours , la trouveront furcment trop forte.

A Mr. D'ALEMBERT. 177

de Genève , étant bien moins nombreufe que celle de Paris , pourra fubfifter à bien moin- dres fraix. D'accord : mais cette différence fera- 1 -elle en raifon de celle de 48 à 300? Ajoutez qu'une Troupe plus nombreufe a aufiï l'avantage de pouvoir jouer plus fouvent, au- lieu que dans une petite Troupe les dou- bles manquent , tous ne fauroient jouer tous les jours; la maladie, l'abfence d'un feul Co- médien fait manquer une repréfentation , & c'eft autant de perdu pour la recette.

Le Genevois aime exceflivement la cam- pagne : on en peut juger par la quantité de maifons répandues autour de la ville. L'at- trait de la chaflè & la beauté des environs entretiennent ce goût falutaire. Les portes, fermées avant la nuit , ôtant la liberté de la promenade au dehors & les maifons de cam- pagne étant fi près , fort peu de gens aifes couchent en ville durant l'été. Chacun ayant palTé la journée à (es affaires, part le foir à portes fermantes , & va dans fa petite retrai- te refpirer l'air le plus pur , & jouir du plus charmant payfage qui foit fous le Ciel. Il y

M a

178 J- J. ROUSSEAU

a même beaucoup de Citoyens & Bourgeois qui y réfident toute l'année , & n'ont point d'habitation dans Genève. Tout cela eft au- tant de perdu pour la Comédie , & pendant toute la belle faifon il ne reftera prefque pour l'entretenir , que des gens qui n'y vont ja- mais. A Paris , c'eft toute autre chofe : on allie fort bien la Comédie avec la campagne; ôc tout l'été l'on ne voit à l'heure finiflènt les Spectacles, que carroffes ibrtir des portes. Quant aux gens qui couchent en ville , la li- berté d'en fortir à toute heure les tente moins que les incommodités qui l'accompagnent ne les rebutent. On s'ennuie fi-tôt des pro- menades publiques , il faut aller chercher fi loin la campagne , l'air en eft fi empefté d'immondices & la vue fi peu attrayante, qu'on aime mieux aller s'enfermer au Specta- cle. Voila donc encore une différence au désavantage de nos Comédiens & une moitié de l'année perdue pour eux. Penfez-vous, Monfieur , qu'ils trouveront aifément fur le relie à remplir un fi grand vuide? Pour moi je ne vois aucun autre remède à cela que de

chan-

A Mr. D'ALEMBERT. 179

changer l'heure l'on ferme les portes, d'immoler notre fureté à nos plaifirs , & de laiïTer une Place -Forte ouverte pendant la nuit ( d ) , au milieu de trois PuilTances dont la plus éloignée n'a pas demi -lieue à faire pour arriver à nos glacis.

Ce n'eft pas tout : il eiï impoflible qu'un établiiTement fi contraire à nos anciennes ma- ximes foit généralement applaudi. Combien de généreux Citoyens verront avec indigna- tion ce monument du luxe & de la moleff-' s'élever fur les ruines de notre antique {im- plicite , & menacer de loin la liberté publi- que ? Penfez - vous qu'ils iront autorifer cette

inno-

(d) Je fais que toutes nos grandes fortifications font la chofe du monde la plus inutile , & que, quand nous aurions aiTés de troupes pour les dé- fendre , cela feroit fort inutile encore : car fure- ment on ne viendra pas nous alUéger. Mais pour n'avoir point de fiége à craindre , nous n'en de- vons pas moins veiller à nous garantir de toute furprife : rien n'eft fi facile que d'alTembler des gens de guerre à notre voifinage. Nous avons trop appris l'ufage qu'on en peut faire, & nous devons fonger que les plus mauvais droits hors d'une pla- ce, fe trouvent excellens quand on eft dedans.

M 2

iSo J. J. ROUSSEAU

innovation de leur préfence , après l'avoir hautement improuvée? Soyez fur que plufieurs vont fans fcrupule au Spectacle à Paris , qui n'y mettront jamais les pieds à Genève: par- ce que le bien de la patrie leur eft plus cher que leur amufement. fera l'imprudente mère qui ofera mener fa fille à cette dange- reufe école, & combien de femmes refpecta- bles croiroient fe déshonorer en y allant elles- mêmes? Si quelques perfonnes s'abflienncnt à Paris d'aller au Spectacle , c'eft uniquement par un principe de Religion qui furement ne fera pas moins fort parmi nous, & nous au- rons de plus les motifs de mœurs, de vertu, de patriotifme qui retiendront encore ceux que la Religion ne retiendroit pas (e).

J'ai

(e) Je n'entens point par qu'on puiffe être vertueux fans Religion ; j'eus long-teras cette opi- nion trompeufe, dont je fuis trop défabufé. Mais j'entens qu'un Croyant peut s'abftenir quelquefois, par des motifs de vertus purement faciales , de certaines actions indifférentes par elles-mêmes & qui n' i n re fient point immédiatement la confidence, comme eft celle d'aller aux Spectacles , dans ua lieu il n'eft pas bon qu'on les foufFre.

A M'. D'ALEMBERT. m

J'ai fait voir qu'il eft abfolument impofîi- ble qu'un Théâtre de Comédie fe foutienne à Genève par le feul concours des Spectateurs. Il faudrait donc de deux chofes l'une ; ou que les riches fe cotifent pour le foutenir , charge onéreufe qu'afTurément ils ne feront pas d'humeur à fupporter long-tems; ou que l'Etat s'en mêle & le foutienne à Ces propres fraix. Mais comment le foutiendra-t-il ? Se- ra-ce en retranchant , fur les dépenfes néces- faires auxquelles fuffit à peine fon modique revenu, de quoi pourvoir à celle-là? Ou bien deftinera - 1 - il à cet ufage important les fom mes que l'économie &. l'intégrité de l'admini- ftration permet quelquefois de mettre en ré- ferve pour les plus preiTans befoins? Faudra- t - il réformer notre petite garnifon & garder nous-mêmes nos portes? Faudra-t-il réduire les foibles honoraires de nos Magillrats , ou nous ôterons-nous pour cela toute refTource au moindre accident imprévu ? Au défaut de ces expédiens , je n'en vois plus qu'un qui foit praticable , c'efl la voie des taxes & jmpofitions, c'efl d'aflembler nos Citoyens & M 3 Bour-

18a J. J ROUSSEAU

Bourgeois en confeil général dans le tem- ple de St Pierre , & de leur propofer gravement d'accorder un impôt pour l'éta- bliilement de la Comédie. A Dieu ne plaife que je croie nos fages & dignes Magiftrats capables de faire jamais une propofition fem- blable ; & fur votre propre Article , on peut juger affés comment elle feroit reçue.

Si nous avions le malheur de trouver quel- que expédient propre à lever ces difficultés, ce feroit tant pis pour nous : car cela ne pourroit fe faire qu'à la faveur de quelque vice fecret qui, nous affoiblifTant encore dans notre petiteffe , nous perdroit enfin tôt ou tard. Suppofons pourtant , qu'un beau zèle du Théâtre nous fît faire un pareil miracle; fuppofons les Comédiens bien établis dans Genève , bien contenus par nos loix , la Co- médie florhTante & fréquentée; fuppofons en- fin notre ville dans l'état vous dites qu'ayant des mœurs & des Spectacles , elle réuniroit les avantages des uns & des autres: avantages au - relie qui me femblent peu compatibles , car celui des Spectacles n'étant

que

A Mr. D'ALEMBERT. 183

que de fuppléer aux mœurs efl nul par -tout ks mœurs exiftent.

Le premier effet fenfible de cet établiflè- ment fera, comme je l'ai déjà dit, une révo- lution dans nos ufages , qui en produira né- ceffairemenr une dans nos mœurs. Cette ré- volution fera-t-elle bonne ou mauvaife ? C'efl ce qu'il efl tems d'examiner.

Il n'y a point d'Etat bien conftitué l'on ne trouve des ufages qui tiennent à la forme du gouvernement & fervent à la main- tenir. Tel étoit , par exemple , autrefois à Londres celui des coteries , fi mal à propos tournées en dérifion par les Auteurs du Spec- tateur ; à ces coteries , ainfi devenues ridi- cules , ont fuccédé les caffés & les mauvais lieux. Je doute que le Peuple Anglois ait beaucoup gagné au change. Des coteries femblables font maintenant établies à Genève fous le nom de cercles , & j'ai lieu , Mon- fjeur, de juger par votre Article que vous n'avez point obfervé fans eflime le ton de fens & de raifon qu'elles y font régner. Cet ufage efl ancien parmi nous , quoique ion. M 4 nom

184 J- J- ROUSSEAU

nom ne le foit pas. Les coteries exiftoient dans mon enfance fous le nom de fociétés; mais la forme en étoit moins bonne & moins régulière. L'exercice des armes qui nous raiïemble tous les printems , les divers prix qu'on tire une partie de l'année , les fêtes mi- litaires que ces prix occafionnent , le goût de la chafTe commun à tous les Genevois, réu- nifiant fréquemment les hommes , leur don- noient occafion de former entr'eux des fo- ciétés de table, des parties de campagne, & enfin des liaifons d'amitié; mais ces affem- blées n'ayant pour objet que le plaifir & la joie ne fe formoient gueres qu'au cabaret. Nos difeordes civiles, la néceffité des af- faires obligeoit de s'aiTembler plus fou vent & de délibérer de fang-froid, firent changer ces fociétés tumultueufes en des rendez -vous plus honnêtes. Ces rendez-vous prirent le nom de cercles , & d'une fort tnfte caufe font fortis de très bons effets (f).

Ces cercles font des fociétés de douze ou

quinze

(f) Je parlerai ci-après des inconvéniens.

A Mr. D'ALEMBERT. 185

quinze perfonnes qui louent un appartement commode qu'on pourvoit à fraix communs de meubles & de pro vidons nécefTaires. C'efl: dans cet appartement que fe rendent tous les après-midi ceux des afïbciés que leurs affai- res ou leurs plaifirs ne retiennent point ail- leurs. On s'y raiTemble, & là, chacun fe li- vrant fans gêne aux amufemens de fon goût, on joue , on caufe , on lit , on boit , on fu- me. Quelquefois on y foupe , mais rarement : parce que le Genevois efl; rangé & fe plaît à vivre avec fa famille. Souvent aufîî l'on va fe promener enfemble , & les amufemens qu'on fe donne font des exercices propres à rendre & maintenir le corps robufte. Les femmes & les filles , de leur côté , fe raffem- blent par fociétés , tantôt chez l'une , tantôt chez l'autre. L'objet de cette réunion efl un petit jeu de commerce, un goûter, &, com- me on peut bien croire , un intariffable babil. Les hommes , fans être fort féverement ex- clus de ces fociétés , s'y mêlent alfés rare- ment ; & je penferois plus mal encore de ceux qu'on y voit toujours que de ceux qu'on n'y voit jamais M 5 Tels

186 J. J. ROUSSEAU

Tels font les amufemens journaliers de la bourgeoifie de Genève. Sans être dépourvus de plaifir & de gaieté , ces amufemens ont quelque chofe de fimple & d'innocent qui convient à des mœurs républicaines; mais, dès l'inftant qu'il y aura Comédie , adieu les cercles , adieu les fociétés ! Voila la révolu- tion que j'ai prédite , tout cela tombe néces- fairement; & fi vous m'objectez l'exemple de Londres cité par moi-même, les Specta- cles établis n'empêchoient point les coteries, je répondrai qu'il y a, par rapport à nous, une différence extrême: c'eft qu'un Théâtre, qui n'eft qu'un point dans cette ville immen- fe, fera dans la nôtre un grand objet qui ab- forbera tout.

Si vous me demandez enfuite efl le

mal que les cercles foient abolis Non ,

Monfieur, cette queftion ne viendra pas d'un Philofophe. C'eft un difcours de femmes ou de jeune -homme qui traitera nos cercles de corps-de-garde, & croira fentir l'odeur du ta- bac. Il faut pourtant répondre : car pour cette fois , quoique je m'addrefle à vous , j'é- cris

A Mr, D'ALEMBERT. ib'7

cris pour le peuple & fans doute il y pa- roît; mais vous m'y avez forcé.

J e dis premièrement que , fi c'eû une mauvaife chofe que l'odeur du tabac, c'en eft une fort bonne de refier maître de fon bien , & d'être fur de coucher chez foi. Mais j'oublie déjà que je n'écris pas pour des d'A- lembert. Il faut m'expliquer d'une autre ma- nière.

Suivons les indications de la Nature, confultons le bien de la Société ; nous trou- verons que les deux fexes doivent fe raflem- bler quelquefois, & vivre ordinairement fépa- rés. Je l'ai dit tantôt par rapport aux fem- mes , je le dis maintenant par rapport aux hommes. Ils fe fentent autant & plus qu'el- les de leur trop intime commerce ; elles n'y perdent que leurs mœurs, & nous y perdons à la fois nos mœurs & notre conftitution : car ce fexe plus foible , hors d'état de pren- dre notre manière de vivre trop pénible pour lui , nous force de prendre la fi en ne trop molle pour nous , & ne voulant plus fouffrir de féparation , faute de pouvoir fe rendre

hom-

i88 J. J. ROUSSEAU

hommes, Jes femmes nous rendent femmes.

Cet inconvénient qui dégrade l'homme, eft très grand par- tout ; mais c'eft fur -tout dans les Etats comme le nôtre qu'il importe de le prévenir. Qu'un Monarque gouverne des hommes ou des femmes , cela lui doit être affés indifférent pourvu qu'il foie obéi; mais dans une République, il faut des hom- mes (g).

Les Anciens paflbient prefque leur vie en plein air , ou vacquant à leurs affaires , ou réglant celles de l'Etat fur la place publique, ou fe promenant à la campagne , dans des jardins, au bord de la mer, à la pluie, au

foleil,

(g) On me dira qu'il en faut aux Rois pour la guerre. Point du tout. Au -lieu de trente mil- le hommes, ils n'ont, par exemple, qu'à lever cent mille femmes. Les femmes ne manquent pas de courage: elles préfèrent l'honneur à la vie; quand elles fe battent, elles fe battent bien. L'incon- vénient de leur fexe eft de ne pouvoir fupporter les fatigues de la guerre & l'intempérie des faî- fons. Le fecret eft donc d'en avoir toujours le triple de ce qu'il en faut pour fe battre, afin de facrifier les deux autres tiers aux maladies & à la mortalité.

A Mr. D'ALEMBERT. 189

foleil , & prefque toujours tête nue ( h ). A tout cela, point de femmes ; mais on favoit bien les trouver au befoin , & nous ne voyons point par leurs écrits & par les échantillons de leurs converfations qui nous reftent , que l'efprit , ni le goût , ni l'amour même, perdiflènt rien à cette réferve. Pour nous , nous avons pris des manières toutes contraires : lâchement dévoués aux volontés du fexe que nous devrions protéger & non fervir , nous avons appris à le méprifer en lui obéifTant , à l'outrager par nos foins rail- leurs ; & chaque femme de Paris raiïèmble dans fon appartement un ferrail d'hommes plus femmes qu'elle , qui favent rendre à la beauté toutes fortes d'hommages , hors celui du cœur dont elle eft digne. Mais voyez

ces

(h) Après la bataille gagnée par Cambife fur Pfammctique , on diftinguoit parmi les morts les Egyptiens qui avoient toujours la tâte nue, à l'ex- trême dureté de leurs crânes: ru -lieu que les Per- les , toujours coëffés de leurs grolTes thiares, avoient les crines fi tendres qu'on les brifoit fan» effort. Hérodote lui-même fut , long-tems après* c::moin de cette différence.

jpo J. J. ROUSSEAU

ces mêmes hommes toujours contraints dans ces priions volontaires, fe lever, fe raileoir, aller & venir fans cefTe à la cheminée , à la fenêtre, prendre & pofer cent fois un écran, feuilleter des livres , parcourir des tableaux , tourner , pirouetter par la chambre , tandis que l'idole étendue fans mouvement dans fa chaife longue , n'a d'aclif que la langue & les yeux. D'où vient cette différence, fi ce n'efl que la Nature qui impofe aux femmes cette vie fédentaire & cafaniere, en prefcrit aux hommes une toute oppofée, & que cette inquiétude indique en eux un vrai befoin? Si les Orientaux que la chaleur du climat fait allés tranfpirer, font peu d'exercice & ne fe promènent point , au - moins ils vont s'affeoir en plein air & refpirer à leur aife ; au - lieu qu'ici les femmes ont grand foin d'étouffer leurs amis dans de bonnes chambres bien fer- mées.

Si l'on compare la force des hommes an- ciens à celle des hommes d'aujourd'hui , on n'y trouve aucune efpece degulité. Nos exercices de l'Académie font des jeux d'en fans

auprès

A Mr. D'ALEMBERT. 191

auprès de ceux de l'ancienne Gymnaftique: on a quitté la paume, comme trop fatigante; on ne peut plus voyager à cheval. Je ne dis rien de nos troupes. On ne conçoit plus les marches des Armées Grecques & Romaines ; le chemin , le travail, le fardeau du Soldat Romain fatigue feulement à le lire, & acca- ble l'imagination. Le cheval n'étoit pas per- mis aux Officiers d'infanterie. Souvent les Généraux faifoient à pied les mêmes journées que leurs Troupes. Jamais les deux Catons n'ont autrement voyagé , ni feuls , ni avec leurs armées. Othon lui-même , l'efféminé Othon , marchoit armé de fer à la tête de la fienne, allant au devant de Vitellius. Qu'on trouve à préfent un fèul homme de guerre capable d'en faire autant. Nous fommes dé- chus en tout. Nos Peintres & nos Sculpteurs fe plaignent de ne plus trouver de modèles comparables à ceux de l'antique. Pourquoi cela? L'homme a-t-il dégénéré? L'efpece a-t- elle une décrépitude phyfique , ainfi que l'in- dividu ? Au - contraire : les Barbares du nord qui ont , pour ainli dire , peuplé l'Europe

d'une

192 J. J. ROUSSEAU

d'une nouvelle race, étoient plus grands 6e plus forts que les Romains qu'ils ont vaincus & fubjugués. Nous devrions donc être plus forts nous-mêmes qui, pour la plupart, def- cendons de ces nouveaux venus ; mais les premiers Romains vivoient en hommes (i), & trouvoient dans leurs continuels exercices la vigueur que la Nature leur avoit refufée, au -lieu que nous perdons la nôtre dans la vie indolente & lâche nous réduit la dépen- dance du Sexe. Si les Barbares dont je viens de parler vivoient avec les femmes , ils ne vivoient pas pour cela comme elles; c'étoient elles qui avoient le courage de vivre comme eux , ainfi que faifoient auffi celles de Sparte. La femme fe rendoit robufte , & l'homme ne

s'énervoit pas.

Si

(i) Les Romains étoient les hommes les plus petits & les plus foibles de tous les peuples de l'Italie; & cette différence étoit fi grande, dit Ti- te Live , qu'elle s'appercevoit au premier coup d'oeil dans les troupes des uns & des autres. Ce- pendant l'exercice & la difcipline prévalurent telle- ment fur la Nature, que les foibles firent ce que ne pouvoicnc faire les forts, & les vainquirent.

A Mr. D'ALEMBERT. 193

S 1 ce foin de contrarier la Nature eft nui- fibîe au corps , il l'eft encore plus à l'efprk. Imaginez quelle peut être la trempe de l'ame d'un homme uniquement occupé de l'impor- tante affaire d'amufer les femmes, & qui paf- fe fa vie entière à faire pour elles, ce qu'el- les devroient faire pour nous , quand épuifes de travaux dont elles font incapables , nos efprits ont befoin de délaifement. Livrés à ces puériles habitudes à quoi pourrions -nous jamais nous élever de grand ? Nos talens, nos écrits fe fentent de nos frivoles occupa- tions (k): agréables, Ci l'on veut, mais pe^

tits

( k ) Les femmes , en généra! , n'aiment aucun art , ne fe connoiffent à aucun , & n'ont aucun génie. Elles peuvent réufïïr aux petits ouvrages qui ne demandent que de la légèreté d'efprit, du goût, de la grâce, quelquefois môme de la philo- fophie & du raifonnement. Elles peuvent acqué- rir de la feience , de l'érudition , des talens , & tout ce qui s'acquiert à force de travail. M-As ce feu ce le lie qui échauffe & embrafe l'ame , ce génie qui confume & dévore , cette brûlante élo- quence , ces tranfports fublimes qui portent leurs raviffemens jufqu'au fond des cœurs , manqueront toujours aux écrits des femmes : ils font tous N froids

194 J- J- ROUSSEAU

tits & froids comme nos fentimens , ils ont pour tout mérite ce tour facile qu'on n'a pas grand' peine à donner à des riens. Ces fou- les d'ouvrages éphémères qui naifTent journel- lement n'étant faits que pour amufer des femmes , & n'ayant ni force ni profondeur, volent tous de la toilette au comptoir. C'efl: le moyen de récrire inceflàmment les mêmes, & de les rendre toujours nouveaux. On m'en citera deux ou trois qui ferviront d'ex- ceptions; mais moi j'en citerai cent mille qui confirmeront la règle. C'eft pour cela que la plupart des productions de notre âge pafleront avec lui, & la poftérité croira qu'on fit bien peu de livres , dans ce même fiecle l'on

en fait tant.

Il

froids & jolis comme elles ; ils auront tant d'ef- prit que vous voudrez , jamais d'ame ; ils feroient cent fois plutôt fenfés que pafîlonnés. Elles ne favent ni décrire ni fentir l'amour même. La feu- le Sapho, que je fâche, & une autre, méritèrent d'être exceptées. Je parierois tout au monde que les Lettres Portugaifes ont été écrites par un hom- me. Or par tout dominent les femmes , leur goût doit aufli dominer: & voila ce qui détermi- ne celui de notre fiecle.

A Mr. D'ALEMBERT. 195

Il ne feroit pas difficile de montrer qu'au lieu de gagner à ces ufages , les femmes y perdent. On les flatte fans les aimer; on les fert fans les honorer; elles font entourées d'a- gréables, mais elles n'ont plus d'amans; & le pis eft que les premiers , fans avoir les fen- timens des autres , n'en ufurpent pas moins tous les droits. La fociété des deux {qxqs, devenue trop commune & trop facile, a pro- duit ces deux effets; & c'eft ainfi que l'efprk général de la galanterie étouffe à la fois le génie & l'amour.

Pour moi , j'ai peine à concevoir com- ment on rend affés peu d'honneur aux fem- mes , pour leur ofer adreffer fans ceffe ces fades propos galants , ces complimens inful- tans & moqueurs, auxquels on ne daigne pas même donner un air de bonne foi ; les ou- trager par ces évidens menfonges , n'eft - ce pas leur déclarer affés nettement qu'on ne trouve aucune vérité obligeante à leur dire? Que l'amour fe faffe illuGon fur les qualités de ce qu'on aime, cela n'arrive que trop fou- vent ; mais eft -il queftion d'amour dans tout N 2 ce

ï96 J. J. ROUSSEAU

ce mauffade jargon ? Ceux -mêmes qui s'en fervent , ne s'en fervent -ils pas également pour toutes les femmes, & ne feroient-ils pas au défefpoir qu'on les crût férieufement amoureux d'une feule ? Qu'ils ne s'en inquiet- tent pas. Il faudroit avoir d'étranges idées de l'amour pour les en croire capables, & rien n'eft plus éloigné de fon ton que celui de la galanterie. De la manière que je con- çois cette paflion terrible , fon trouble , fes égaremens , fes palpitations , fes tranfports , fes brûlantes exprefïions , fon filence plus énergique , (es inexprimables regards que leur timidité rend téméraires & qui montrent les defirs par la crainte , il me femble qu'après un langage aulîi véhément, û l'amant venoit à dire une feule fois , je vous aime, l'amante indignée lui diroit, vous ne in aimez plus, & ne le reverroit de fa vie.

Nos cercles confervent encore parmi nous quelque image des mœurs antiques. Les hom- mes entr'eux , difpenfés de rabaiffer leurs idées à la portée des femmes & d'habiller ga- lamment la raifon , peuvent fe livrer à des

dif-

A Mr. D'ALEMBERT. 197

difcours graves & férieux fans crainte du ridi- cule. On ofe parler de patrie & de vertu fans palier pour rabâcheur , on ofe être foi- même fans s'affervir aux maximes d'une cail- lete. Si le tour de la converfation devient moins poli , les raifons prennent plus de poids ; on ne fe paie point de plaifanterie , ni de gentilleffe. On ne fe tire point d'affai- re par de bons mots. On ne fe ménage point dans la difpute: chacun , fe fentant at- taqué de toutes les forces de fon adverfaire, eft obligé d'employer toutes les Hennés pour fe défendre ; c'eft ainfi que l'eiprit acquiert de la jufteffe & de la vigueur. S'il fe mêle à tout cela quelque propos licencieux , il ne faut point trop s'en effaroucher : les moins groffiers ne font pas toujours les plus honnê- tes , & ce langage un peu ruftaut eft préfé- rable encore à ce ftile plus recherché dans lequel les deux fexes fe féduifent mutuelie- ment & fe familiarifènt décemment avec Je vice. La manière de vivre , plus conforme aux inclinations de l'homme , eft aufli mieux aflortie à fon tempéra m ment. On ne refte N 3 point

193 J- J- ROUSSEAU

point toute la journée établi fur une chaife. On fe livre à des jeux d'exercice , on va , on vient , plufîeurs cercles fe tiennent à la campagne , d'autres s'y rendent. On a des jardins pour la promenade, des cours ipatieu- fes pour s'exercer _, un grand lac pour nager, tout le pays ouvert pour la chaffe; & il ne faut pas croire que cette chaffe fe fafTe auffi commodément qu'aux environs de Paris l'on trouve le gibier fous {es pieds & l'on tire à cheval. Enfin ces honnêtes & in- nocentes inftitutions raffemblent tout ce qui peut contribuer à former dans les mêmes hommes des amis, des citoyens, des foldats, & par conféquent tout ce qui convient le mieux à un peuple libre.

On accufe d'un défaut les fociétés des femmes, c'eft de les rendre médifantes & fa- tyriqucs ; & l'on peut bien comprendre , en effet , que les anecdotes d'une petite ville n'échappent pas à ces comités féminins ; on penfe bien auffi que les maris abfens y font peu ménagés , & que toute femme jolie & fêtée n'a pas beau jeu dans le cercle de fa

voifi-

A Mr. D'ALEMBERT. 199

voifine. Mais peut-être y a-t-il dans cet in- convénient plus de bien que de mal , & tou- jours eft-il incontestablement moindre que ceux dont il tient la place : car lequel vaut le mieux qu'une femme dife avec fes amies du mal de Ton mari , ou que , tête-â-tête avec un homme , elle lui en fafle , qu'elle criti- que le défordre de fa voifine , ou qu'elle l'i- mite? Quoique les Genevoifes difent afles li- brement ce qu'elles favent & quelquefois ce qu'elles conjecturent , elles ont une véritable horreur de la calomnie & Ton ne leur en- tendra jamais intenter contre autrui des accu- fations qu'elles croient fauffes ; tandis qu'en d'autres pays les femmes , également coupables par leur filence & par leurs difcours, ca- chent de peur de repréfailles le mal qu'elles favent & publient par vengeance celui qu'el- les ont inventé.

Combien de fcandales publics ne retient pas la crainte de ces féveres obfervatrices ? Elles font prefque dans notre ville la fonc- tion de Cenfeurs. C'eft ainfl que dans les beaux tems de Rome , les Citoyens , furveil- N 4 lans

ac-o J. J. ROUSSEAU

îans les uns des autres , s'accufoient publi- quement par zèle pour la juftice; mais quand Rome fut corrompue & qu'il ne refta-plus rien à faire pour les bonnes mœurs que de cacher les mauvaifes , la haine des vices qui les démafque en devint un. Aux ci* toyens zélés fuccéderent des délateurs infâ- mes , & au - lieu qu'autrefois les bons accu- foient les méchans , ils en furent accufés à leur tour. Grâce au Ciel, nous fonames loin d'un terme fi funefle. Nous ne iommes point réduits à nous cacher à nos propres, yeux , de peur de nous faire horreur. Pour moi , je n'en aurai pas meilleure opinion des femmes, quaud elles feront plus circonfpecles: on fe ménagera davantage , quand on aura, plus de raifons de fe ménager , & quand cha- cune aura befoin pour elle-même de la dif- crétion dont elle donnera l'exemple aux au- tres.

Qu'on ne s'allarme donc point tant du caquet des fociétés de femmes. Qu'elles mé- difent tant qu'elles voudront , pourvu qu'elles médifent entr'elles. Des femmes véritable- ment

A Mr. D'ALEMBERT. 201

ment corrompues ne fauroient fupporter long- teras cette manière de vivre, & quelque chè- re que leur pût être la médifance, elles vou- droient médire avec des hommes. Quoiqu'on m'ait pu dire à cet égard , je n'ai jamais vu aucune de ces fociétés , fans un fecret mou- vement d'eftime & de reipe6l pour celles qui la compofoient. Telle eft , me difois-je, la dellination de la Nature , qui donne différens goûts aux deux fexes, afin qu'ils vivent répa- rés & chacun à fa manière (1). Ces aima- bles perfonnes paffent ainfi leurs jours, livrées aux occupations qui leur conviennent , ou à des amufemens innocens & fimples, très pro- pres à toucher un cœur honnête & à don- ner bonne opinion d'elles. Je ne fais ce qu'elles ont dit , mais elles ont vécu enfem- ble ; elles ont pu parler des hommes , mais

el-

(1) Ce principe, auquel tiennent toutes bonnes mœurs , eft développé d'une manière plus claire & plus étendue dans un manuferit dont je fuis dépo* fitaire & que je propofe de publier, s'il me refte affés de tems pour cela , quoique cette an- nonce ne foit gueres propre à lia concilier d'a- vance la faveur des Daines.

N5

202 J. J. ROUSSEAU

elles fe font pafTées d'eux ; & tandis qu'el- les critiquoient fi féverement la conduite des autres , au - moins la leur étoit irréprocha- ble.

Les cercles d'hommes ont aufîi leurs in- convéniens , fans doute ; quoi d'humain n'a pas les fiens ? On joue , on boit , on s'eny- vre , on pafTe les nuits ; tout cela peut être vrai, tout cela peut être exagéré. Il y a par- tout mélange de bien & de mal , mais à di- verfes mefures. On abufe de tout : axiome trivial , fur lequel on ne doit ni tout rejetter ni tout admettre. La règle pour choifir eft fîmple. Quand le bien furpaffe le mal , la chofe doit être admife malgré fes inconvé- niens ; quand le mal furpaffe le bien , il la faut rejetter même avec fes avantages. Quand la chofe eft bonne en elle-même & n'eft mauvaife que dans fes abus , quand les abus peuvent être prévenus fans beaucoup de peine , ou tolérés fans grand préjudice , ils peuvent fervir de prétexte & non de raifon pour abolir un ufage utile ; mais ce qui eft mauvais en foi fera toujours mau- vais

A Mr. D'ALEMBERT. 203

vais ( m ) , quoiqu'on fafle pour en tirer un bon ufage. Telle eft la différence efïèntielle des cercles aux fpe6tacles.

Les citoyens d'un même Etat , les habi- tans d'une même ville ne font point des Anachorètes, ils ne fauroient vivre toujours feuls & féparés ; quand ils le pourroient , il ne faudroit pas les y contraindre. Il n'y a que le plus farouche defpotifme qui s'allarme à la vue de fept ou huit hommes aflèmblés, craignant toujours que leurs entretiens ne rou- lent fur leurs miferes.

Or de toutes les fortes de Jiaifons qui peu- vent raffembler les particuliers dans une ville comme la nôtre , les cercles forment , fans contredit, la plus raifonnable, la plus honnê- te, & la moins dangereufe: parce qu'elle ne veut ni ne peut fe cacher , qu'elle eft publi- que , permife , & que l'ordre & la règle y régnent. Il eft même facile à démontrer que

les

(m) Je parle dans l'ordre moral: car dans l'or- dre phyfique il n'y a rien d'abfolument mauvais. Le tout eft bien.

2u4 J- J- ROUSSEAU

les abus qui peuvent en réfulter naîtraient également de toutes les autres, ou qu'elles en produiraient de plus grands encore. Avant de fonger à détruire un ufage établi , on doit avoir bien pefé ceux qui s'introduiront à fa place. Quiconque en pourra propofer un qui foit praticable & duquel ne réfulte aucun abus , qu'il le propofe , & qu'enfuite les cer- cles foient abolis: à la bonne heure. En at- tendant, biffons, s'il le faut, paiTer la nuit à boire à ceux qui , fans cela , la paflèroient peut-être à faire pis.

Toute intempérance eft vicieufe, & fur- tout celle qui nous ôte la plus noble de nos facultés. L'excès du vin dégrade l'homme, aliène au -moins fa raifon pour un tems & l'abrutit à la longue. Mais enfin , le goût du vin n'efr. pas un crime, il en fait rare- ment commettre, il rend l'homme flupide & non pas méchant (n). Pour une querelle

paiTa-

(n) Ne calomnions point le vice -même, n'a- t-il pas afles de fa Faicffittf ? Le vin ne donne pas t\c. h méchanceté , il la décelé. Celui qui tua

Clitus

A Mr. D'ALEMBERT. 205

paflagere qu'il caufe , il forme cent attache- mens durables. Généralement parlant, les buveurs ont de la cordialité, de la franchife; ils font prefque tous bons , droits , jufles, fi- dèles , braves & honnêtes gens , à leur dé- faut près. En ofera-t-on dire autant des vi- ces qu'on fubftitue à celui - , ou bien pré- tend-on faire de toute une ville un peuple d'hommes fans défauts & retenus en toute chofe? Combien de vertus apparentes cachent fouvent des vices réels ! Le fage eft fobre par tempérance, le fourbe l'efl: par fauffeté. Dans les pays de mauvaifes mœurs , d'intri- gues , de trahifons , d'adultères, on redoute uif état d'indifcrétion le cœur fe montre fans qu'on y fonge. Par -tout les gens qui

ab-

Clitus dans l'ivrefie , fit mourir Philotas de fang- froid. Si l'ivrefle a fes fureurs , quelle paflîon n'a pas les fiennes ? La différence eft que les au- tres reftent au fond de l'ame & que celle-là s'allume & s'éteint à l'inftant. A cet emporte- ment près , qui paiTe & qu'on évite aitement, foyons fûrs que quiconque fait dans le vin de méchantes actions, couve à jeun de méchans des- feins.

zoo J. J. ROUSSEAU

abhorrent le plus l'ivrellè font ceux qui ont le plus d'intérêt à s'en garantir. En SuifTe elle eft prefque en eftime , à Naples elle eft en horreur ; mais au fond laquelle eft le plus à craindre , de l'intempérance du SuifTe ou de la réferve de l'Italien.

Je le répète, il vaudroit mieux être fobre & vrai, non feulement pour foi, même pour la Société : car tout ce qui eft mal en mo- rale eft mal encore en politique. Mais le prédicateur s'arrête au mal perfonnel , le ma- giftrat ne voit que les conféquences publiques ; l'un n'a pour objet que la perfection de l'homme l'homme n'atteint point , l'autre que le bien de l'Etat autant qu'il y peut 'at- teindre ; ainfi tout ce qu'on a raifon de blâ- mer en chaire ne doit pas être puni par les loix. Jamais peuple n'a péri par l'excès du vin , tous périffent par le défordre des fem- mes. La raifon de cette -différence eft clai- re : le premier de ces deux vices détourne des autres , le fécond les engendre tous. La diverfité des âges y fait encore. Le vin ten- te moins la jeuneffe & l'abat moins aifément -,

un

A M'. D'ALEMBERT. 207

un fang ardent lui donne d'autres defirs; dans l'âge des paffions toutes s'enflamment au feu d'une feule , la raifon s'altère en nailTant , & l'homme encore indompté devient indifcipli- nable avant que d'avoir porté le joug des loix. Mais qu'un fang à demi -glacé cherche un fecours qui le ranime, qu'une liqueur bien- faifante fupplée aux efprits qu'il n'a plus (o); quand un vieillard abufe de ce doux remè- de, il a déjà rempli fes devoirs envers fa pa- trie , il ne la prive que du rebut de fes ans. Il a tort, fans doute : il celle avant la mort d'être citoyen. Mais l'autre ne commence pas même à l'être: il fe rend plutôt l'ennemi pu- blic , par la fédu&ion de fes complices , par l'exemple & l'effet de fes mœurs corrompues, fur -tout par la morale pernicieufe qu'il ne manque pas de répandre pour les autorifer. Il vaudrait mieux qu'il n'eût point exifté.

De la paflion du jeu naît un plus dange- reux

(o) Platon dans fa République permet aux feuls vieillards l'ufage du vin , & même il leur en permet quelquesfois l'excès.

îoS J. J. ROUSSEAU

reux abus , mais qu'on prévient ou réprime salement. C'eft une affaire de police , dont rinfpe&ion devient plus facile & mieux féan- te dans les cercles que duns les maifons par- ticulières. L'opinion peut beaucoup encore en ce point ; & fi - tôt qu'on voudra mettre en honneur les jeux d'exercice & d'adrelTe, les cartes , les dés , les jeux de hazard tom- beront infailliblement. Je ne crois pas même , quoiqu'on en dife , que ces moyens oififs & trompeurs de remplir fa bourfe , prennent jamais grand crédit chez un peuple raifonneur & laborieux , qui connoît trop le prix du tems & de l'argent pour aimer à les perdre enfemble.

Conservons donc les cercles, même avec leurs défauts : car ces défauts ne font pas dans les cercles , mais dans les hommes qui les compofent ; & il n'y a point dans la vie fociale de forme imaginable fous laquelle ces mêmes défauts ne produifent de plus nui- fibles effets. Encore un coup, ne cherchons point la chimère de la perfection ; mais le mieux poflible félon la nature de l'homme &

la

A M=\ D'ALEMBE II T. 209

k conftitution de la Société. Il y a tel Peu- ple à qui je dirois : détruifez cercles & co« teries, ôtez toute barrière de bienféance entre les texes , remontez , s'il eft pofîible , jufqu'à n'être que corrompus; mais vous, Genevois, évitez de le devenir , s'il eft teins encore. Craignez le premier pas qu'on ne fait jamais feul , & fongez qu'il eft plus aifé de garder de bonnes mœurs que de mettre un terme aux mauvaifes. .

Deux ans feulement de Comédie & tout eft bouleverfé. JL'on ne fauroit fe partager entre tant d'amufemens : l'heure des Spec- tacles étant celle àes cercles , les fera dif- foudre ; il s en détachera trop de membres ; ceux qui relteront feront trop peu aflidus pour être d'une grande reffource les uns aux autres & laiffer fubGfter long-tems les aflocia- tions. Les deux fexes réunis journellement dans un même lieu ; les parties qui fe Jieront pour s'y rendre ; les manières de vivre qu'on y verra dépeintes & qu'on s'empreflèra d'imi- ter ; Pexpofitiori q?s Dunes & Demoifëiles parées tout de leur mieux & miles en étala*

O ge

2io J. J. ROUSSEAU

ge dans des loges comme fur le devant d'u- ne boutique, en attendant les acheteurs ; l'af- fluence de la belle jeunefle qui viendra de fon côté s'offrir en montre, & trouvera bien plus beau de faire des entrechats au Théâtre que l'exercice à Plain - Palais ; les petits fou- pers de femmes qui s'arrangeront en fortant, ne fut-ce qu'avec les Actrices ; enfin le mé- pris des anciens ufages qui réfultera de l'a- doption des nouveaux ; tout cela fubftituera bientôt l'agréable vie de Paris & les bons airs de France à notre ancienne fimplicité, & je doute un peu que des Parifiens à Genève y confervent long-tems le goût de notre gou- vernement.

Il ne faut point le diffimuler, les inten- tions font droites encore; mais les mœurs in- clinent déjà vifiblement vers la décadence, & nous fuivons de loin les traces des mêmes peuples dont nous ne laiffons pas de crain- dre le fort. Par exemple , on m' allure que l'éducation de la jeunette eft généralement beaucoup meilleure qu'elle n'étoit autrefois; ce qui pourtant ne peut gueres fe prouver

qu'en

A Mr. D'ALEMBERT. 211

'qu'en montrant qu'elle fait de meilleurs ci- toyens. Il eft certain que les enfans font mieux la révérence; qu'ils favent plus galam- ment donner la main aux Dames, & leur di- re une infinité de gentillefîes pour lefquelles je leur ferois , moi , donner le fouet ; qu'ils favent décider , trancher, interroger, couper la parole aux hommes , importuner tout le monde fans modeftie & fans diferétion. On me dit que cela les forme ; je conviens que cela les forme à être impertinens & c'efl, de toutes les chofes qu'ils apprennent par cette méthode, la feule qu'ils n'oublient point. Ce n'eft pas tout. Pour les retenir auprès des femmes qu'ils font deftinés à défennuyer , 011 a foin de les élever précifément comme el- les : on les garantit du foleil , du vent , de la pluie , de la pouffiere , afin qu'ils ne puif- fent jamais rien fupporter de tout cela. Ne pouvant les préferver entièrement du contact de l'air, on fait du-moins qu'il ne leur arrive qu'après avoir perdu la moitié de fon ref- fort. On les prive de tour exercice, on leur ôte toutes leurs facultés , on les rend ineptes O 2 à

212 J. J. ROUSSEAU

à tout autre ufage qu'aux foins auxquels iïs font deftinés; & la feule chofe que les fem- mes n'exigent pas de ces vils efclaves efh de fe confacrer à leur fervice à la façon des Orientaux. A cela près, tout ce qui les dif- ftingue d'elles , c'eft que la Nature leur en ayant refufé les grâces , ils y fubftituent des ridicules. A mon dernier voyage à Genève, j'ai déjà vu plufieurs de ces jeunes Demoi- felles en jufte-au-corps, les dents blanches, la main potelée, la voix flûtée, un joli parafol verd à la main, contrefaire ailés mal-adroite- ment les hommes.

On étoit plus grofTier de mon tems. Les enfans ruftiquement élevés n'avoient point de teint à conferver , & ne craignoient point les injures de l'air auxquelles ils s'étoient aguer- ris de bonne heure. Les pères les me. noient avec eux à la chaffe , en campagne, à tous leurs exercices , dans toutes les focié- tés. Timides & modefles devant les gens âgés, ils étoient hardis, fiers, querelleurs en- tr'eux ; ils n'avoient point de frifure à con- ferver j ils fe défioient à la lutte, à la cour-

fe,

A Mr. D'ALEMBERT. 213

fe, aux coups; ils fe battoient à bon efcient, fe bleflbient quelquefois , & puis s'embraf- foient en pleurant. Ils revenoient au logis fuans , eiToufflés , déchirés , c'étaient de vrais policons; mais ces policons ont fait des hom- mes qui ont dans le cœur du zèle pour fer- vir la patrie & du fang à verfer pour elle. Plaife à Dieu qu'on en puifTe dire autant un jour de nos beaux petits Meilleurs requinqués , & que ces hommes de quinze ans ne fojenç pas des enfans à trente!

Heureusement ils ne font point tous ainil. Le plus grand nombre encore a gardé cette antique rudefTe , confervatrice de la bon- ne conftitution ainfi que des bonnes mœurs. Ceux même qu'une éducation trop délicate amollit pour un tems, feront contraints étant grands de fe plier aux habitudes de leurs compatriotes. Les uns perdront leur âpreté dans le commerce du monde ; les autres ga- gneront des forces en les exerçant; tous de- viendront , je l'efpere , ce que furent leurs ancêtres ou du - moins ce que leurs pères font aujourd'hui. Mais ne nous flatons pas de O 3 çon,-

2i4 J. J. ROUSSEAU

conferver notre liberté en renonçant aux mœurs qui nous l'ont acquife.

Je reviens à nos Comédiens & toujours en leur fuppofant un fuccès qui me parole ïmpoiïlble ; je trouve que ce fuccès attaquera notre conftitution , non feulement d'une ma- nière indirecte en attaquant nos mœurs, mais immédiatement , en rompant l'équilibre qui doit régner entre les diverfes parties de l'E- tat , pour conferver le corps entier dans fon aiîiete.

Parmi plufieurs raifons que j'en pourrois donner , je me contenterai d'en choifir une qui convient mieux au plus grand nombre: parce qu'elle fe borne à des confidérations d'intérêt & d'argent , toujours plus fenfibles au vulgaire que des effets moraux dont il n'eft pas en état de voir les liaifons avec leurs caufes , ni l'influence fur le deftin de l'Etat.

On peut confidérer les Spectacles , quand ils réuiTiflènt , comme une efpece de taxe qui, bien que volontaire, n'en eft pas moins onéreufe au peuple : en ce qu'elle lui fournit

une

A Mr. D'ALEMBERT. 215.

une continuelle occafion de dépenfe à laquel- le il ne réfifte pas. Cette taxe eft mauvaife: non feulement parce qu'il n'en revient rien au fouverain; mais fur-tout parce que la réparti- tion , loin d'être proportionnelle , charge le pauvre au delà de fes forces & foulage le riche en fuppléant aux amufemens plus coû- teux qu'il fe donneroit au défaut de celui-là. Il fuffit, pour en convenir > de faire attention que la différence du prix des places n'eft, ni ne peut être en proportion de celle des fortunes des gens qui les rempliiïtnt. A la Comédie Francoife, les premières loges & le théâtre font à quatre francs pour l'ordinaire & à fix quand on tierce ; le parterre eft à vingt fols , on a même tenté plufieurs fois de l'augmenter. Or on ne dira pas que le bien des plus riches qui vont au théâtre n'eft que le quadruple du bien des plus pauvres qui vont au parterre. Généralement parlant, les premiers font d'une opulence exceiîive , & la plupart des autres n'ont rien (p). îl en eft

de

(P) Quand on augmenteroit la différence du O 4 pris

%i6 J. J. ROUSSEAU

de ceci comme des impôts fur le bled, dr le vin , fur le fel , fur toute chofè néceflàire à la vie , qui ont un air de juftice au premier coup d'œil, & font au fond très iniques: car le pauvre qui' ne peut dépenfer que pour fon néceflàire elt forcé de jetter les trois quarts de ce qu'il dépenfe en impôts , tandis que ce même néceflàire n'étant que la moin- dre partie de la dépenfe du riche l'impôt lui eft prefque infenfible (q). De cette ma- nière,

prix des places en proportion de celle des fortu- nes, on ne rétablirait point pour cela l'équilibre. Ces places inférieures , miles à trop bas prix, feroient abandonnées à la populace , & chacun , pour en occuper de plus honorables , dépenferoit toujours au delà de fes moyens. Ceft une obser- vation qu'on peut faire aux Speftacles .de la Foi- re. La raifon de ce défordre eft que les premiers rangs font alors un terme fixe dont les autres rapprochent toujours, fans qu'on le puille éloigner. Le pauvre tend fans ce (Te à s'élever au deiïus de fes vingt fols ; mais le riche , pour le fuir , n'a plus d'afile au delà de fes quatre francs; il faut, malgré lui /qu'il fe Iaifie accûfte'r 6c, fi fon or- gueil en fouffre , fa bourfe en profite.

(q) Voila pourquoi les ïmpoftcurs de Bodin & autres fripons publics établifient toujours leurs

ino-

A Mr. D'ALEMBERT. 217

niére, celui qui a peu paie beaucoup & ce- lui qui a beaucoup paie peu ; je ne vois pas quelle grande juftice on trouve à cela.

On me demandera qui force le pauvre d'aller aux Spectacles ? Je répondrai , premiè- rement ceux qui les établiflènt & lui en donnent la tentation ; en fécond lieu , fa pauvreté même qui , le condamnant à des tra- vaux continuels, fans efpoir de les voir finir, Jui rend quelque délaifement plus néceflàire pour les fupporter. 11 ne fe tient point mal- heureux de travailler fans relâche, quand tout le monde en fait de même; mais n'eft-il pas cruel à celui qui travaille de fe priver des récréations des gens oififs ? Il les partage donc; & ce même amufement, qui fournit un moyen d'économie au riche , affoiblit dou- blement le pauvre , foit par un flircroît réel

de

monopoles fur les chofes néceffaires à la vie, afin d'affamer doucement le peuple, fans que le riche en murmure. Si le moindre objet de luxe ou de f'afte étoit attaqué, tout feroit perdu,- mais, pour- vu que les grands foient contens , qu'importe que le peuple vive?

05

si8 J. J. ROUSSEAU

de dépenfes, foit par moins de zèle au tra- vail, comme je l'ai ci -devant expliqué.

D e ces nouvelles réflexions , il fuit évidem- ment , ce me femble , que les Spectacles mo- dernes, l'on n'affifte qu'à prix d'argent, tendent par-tout à favorifer & augmenter l'i- négalité des fortunes , moins fenfiblement , il eft vrai , dans les capitales que dans une petite ville comme la nôtre. Si j'accorde que cette inégalité , portée jufqu'à certain point , peut avoir fes avantages , certainement vous m'accorderez auffi qu'elle doit avoir des bornes, fur- tout dans un petit Etat, & fur- tout dans une République. Dans une Mo- narchie où tous les ordres font intermédiaires entre le prince & le peuple , il peut être af- fés indifférent que certains hommes pafTent de l'un à l'autre : car , comme d'autres les rem- placent, ce changement n'interrompt point la progreflion. Mais dans une Démocratie les fujets & le fouverain ne font que les mêmes hommes confidérés fous différens rapports, II- tôt que le plus petit nombre l'emporte en ri- cheflès fur le plus grand, il faut que l'Etat

pcrifîè

A Mr. D'ALEMBERT. 219

périffe ou change de forme. Soit que le ri- che devienne plus riche ou le pauvre plus indigent, la différence des fortunes n'en aug- mente pas- moins d'une manière que de l'au- tre; & cette différence, portée au delà de fa mefure , eft ce qui détruit l'équilibre dont j'ai parlé.

Jamais dans une Monarchie l'opulence d'un particulier ne peut le mettre au-defïus du Prince ; mais dans une République elle peut aifément le mettre au-defTus des .loix. Alors le gouvernement n'a plus de force, & le riche eft toujours le vrai fouverain. Sur ces maximes inconteftables , il relie à confi- dérer fi l'inégalité n'a pas atteint parmi nous le dernier terme elle peut parvenir fans ébranler la République. Je m'en rapporte îà-deflus à ceux qui connoiffent mieux que moi notre conftitution & la répartition de nos richeffes. Ce que je fais : c'efr, que , le tems feul donnant à l'ordre des chofes une pente naturelle vers cette inégalité & un pro- grès fucceffif jufqu'à fon dernier terme , c'efl une grande imprudence de l'accélérer encore

par

220 J. J. ROUSSEAU

par des établiffemens qui la favorifent. Le grand Sulli qui nous aimoit , nous l'eût bien fu dire : Spectacles & Comédies dans toute petite République & fur - tout dans Genève, affoiblifTement d'Etat.

Si le feul établilTement du Théâtre nous eft fi nuifible, quel fruit tirerons-nous des Pie- ces qu'on y repréfente ? Les avantages mê- me quelles peuvent procurer aux peuples pour lefquels elles ont été compofées nous tourneront à préjudice, en nous donnant pour inftruclion ce qu'on leur a donné pour cenfu- re , ou du - moins en dirigeant nos goûts & nos inclinations fur les chofes du monde qui nous conviennent le moins. La Tragédie nous repréfentera des tyrans & des héros. Qu'en avons-nous à faire ? Sommes- nous faits pour en avoir ou le devenir? Elle nous don- nera une vaine admiration de la puiflance & de la grandeur. Dequoi nous fervira - 1 - elle l Serons-nous plus grands ou plus puiffans pour cela ? Que nous importe d'aller étudier fur la Scène les devoirs des rois , en négligeant de remplir les nôtres ? La. ltôrile admiration dçs

vertus

A Mr. D'ALËMBERT. 221

vertus de Théâtre nous dédommagera-t-elle des vertus fimples & modeftes qui font le bon citoyen? Au -lieu de nous guérir de nos ridi- cules , la Comédie nous portera ceux d'autrui : elle nous perfuadera que nous avons tort de méprifer des vices qu'on eftime fi fort ail- leurs. Quelque extravagant que foit un marquis c'eft un marquis enfin. Concevez combien ce titre fonne dans un pays afTés heureux pour n'en point avoir ; & qui fait combien de courtauts croiront fe mettre à la mode , en imitant les marquis du fiecle dernier ? Je ne répéterai point ce que j'ai déjà dit de la bon- ne foi toujours raillée , du vice adroit tou- jours triomphant , & de l'exemple continuel des forfaits mis en plaifanterie. Quelles le- çons pour un Peuple dont tous les fentimens ont encore leur droiture naturelle , qui croit qu'un lcélerat effc toujours méprifable & qu'un homme de bien ne peut être ridicule ! Quoi ! Platon banniflbit Homère de fa République & nous fouffrirons Molière dans la nôtre! Que pourrait -il nous arriver de pis que de reflembler aux gens c;u'il nous peint , mê- me

522 J, J ROUSSEAU

me à ceux qu'il nous fait aimer?

J'en ai dit ailés , je crois , fur leur cha* pitre & je ne penfe guères mieux des hé- ros de Racine , de ces héros fi parés , fi doucereux , fi tendres , qui , fous un air de courage & de vertu , ne nous montrent que les modèles des jeunes -gens dont j'ai parlé, livrés à la galanterie , à la moleffe , à l'a- mour , à tout ce qui peut efféminer l'homme & l'attiédir fur le goût de {es véritables de- voirs. Tout le Théâtre François ne refpire que la tendreffe : c'eft la grande vertu à la- quelle on y facrifie toutes les autres, ou du- moins qu'on y rend la plus chère aux Spec- tateurs. Je ne dis pas qu'on ait tort en ce- la , quant à l'objet du Poëte : je fais que l'homme fans parlions eft une chimère ; que l'intérêt du Théâtre n'en: fondé que fur les parlions ; que le cœur ne s'intéreflè point à celles qui lui font étrangères , ni à celles qu'on n'aime pas à voir en autrui , quoiqu'on y foit fujet foi-même. L'amour de l'humani- té , celui de la patrie , font les fentimens donc les peintures touchent le plus ceux qui

en

A Mr. D'ALEMBERT. 223

en font pénétrés ; mais , quand ces deux paffions font éteintes, il ne refte que l'amour proprement dit , pour leur fuppléer : parce que fon charme eft plus naturel & s'efface plus difficilement du cœur que celui de toutes les autres. Cependant il n'eft pas également convenable à tous les hommes : c'eft plutôt comme fupplément des bons fentimens que comme bon fentiment lui-même qu'on peut l'admettre ; non qu'il ne foit louable en foi, comme toute paffion bien réglée, mais parce que les excès en font dangereux & inévita- bles.

Le plus méchant des hommes eft celui qui s'ifole le plus, qui concentre le plus fon cœur en lui - même ; le meilleur eft celui qui partage également , fes affections à tous fes femblables. Il vaut beaucoup mieux aimer une maîtreffe que de s'aimer feul au monde. Mais quiconque aime tendrement Ces parens, fes amis, fa patrie, & le genre humain, fe dégrade par un attachement défordonné qui nuit bientôt à tous les autres & leur eft in- failliblement préféré. Sur ce principe, je dis

qu'il

224 J. J- ROUSSEAU

qu'il y a des pays les mœurs font Ci mau- vaifes qu'on feroit trop heureux d'y pouvoir remonter à l'amour ; d'autres elles font ailés bonnes pour qu'il foit fâcheux d'y def- cendre, & j'ofe croire le mien dans ce der- nier cas. J'ajouterai que les objets trop paf- fionnés font plus dangereux à nous montrer qu'à perfonne: parce que nous n'avons natu- rellement que trop de penchant à les aimer. Sous un air flegmatique & froid , le Genevois cache une ame ardente & fenfible, plus faci- le à émouvoir qu'à retenir. Dans ce fejour de la raifon, la beauté n'eft pas étrangère, ni fans empire ; le levain de la mélancolie y fait fouvent fermenter l'amour; les hommes n'y font que trop capables de fentir des paf- fions violentes , les femmes , de les infpirer ; & les trilles effets qu'elles y ont quelquefois produits ne montrent que trop le danger de les exciter par des fpectacles touchans & ten- dres. Si les héros de quelques Pièces fou- mettent l'amour au devoir, en admirant leur force , le cœur fe prête à leur foiblefTe ; on apprend moins à fe donner leur courage

qu'à

A M'. D'ALEMBERT. 225

qu'à fe mettre dans le cas d'en avoir befoin. C'eft plus d'exercice pour la vertu; mais qui lofe expofer à ces combats, mérite d'y fuc- comber. L'amour, l'amour même prend fon mafque pour la furprendre; il fe pare de fon enthoufiafme ; il ufurpe fa force ; il affecte fon langage , & quand on s'appercoit de l'er- reur , qu'il eft tard pour en revenir ! Que d'hommes bien nés , féduits par ces apparen- ces , d'amans tendres & généreux qu'ils é- toient d'abord , font devenus par degrés de vils corrupteurs , fans mœurs , fans refpecl: pour la foi conjugale , fans égards pour les droits de la confiance & de l'amitié ! Heu- reux qui fait fe reconnoître au bord du pré- cipice & s'empêcher d'y tomber ! Eft - ce au milieu d'une courfe rapide qu'on doit efpérer de s'arrêter? Eft-ce en s'attendriffant tous ks jours qu'on apprend à furmonter la tendreflè? On triomphe aifément d'un foible penchant; mais celui qui connut le véritable amour & l'a fu vaincre, ah! pardonnons à ce mortel, s'il exifte, d'ofer prétendre à la vertu! AinQ de quelque manière qu'on envifage P les

226 J. J. ROUSSEAU

les chofes , la même vérité nous frappe tou- jours. Tout ce que les Pièces de Théâtre peuvent avoir d'utile à ceux pour qui elles ont été faites , nous deviendra préjudiciable, jufqu'au goût que nous croirons avoir acquis par elles , & qui ne fera qu'un faux goût , fans tact , fans délie ateffe , fubftitué mal -à- propos parmi nous à la folidité de la raifon. Le goût tient à plufieurs chofes: les recher- ches d'imitation qu'on voit au Théâtre , les comparaifons qu'on a lieu d'y faire, les ré- flexions fur l'art de plaire aux fpe&ateurs , peuvent le faire germer, mais non fuffire à fon développement. Il faut de grandes villes, il faut des beaux-arts & du luxe, il faut un commerce intime entre les citoyens , il faut une étroite dépendance les uns des autres, il faut de la galanterie & même de la débau- che , il faut des vices qu'on foit forcé d'em- bellir, pour faire chercher à tout des formes agréables, & réuffir à les trouver. Une par- tie de ces chofes nous manquera toujours, & nous devons trembler d'acquérir l'autre. Nous aurons des Comédiens, mais quels?

Une

A Mr. D'ALEMBERT. 227

Une bonne Troupe viendra-t-elle de but-en- blanc s'établir dans une ville de vingt- quatre mille âmes? Nous en aurons donc d'abord de mauvais & nous ferons d'abord de mauvais juges. Les formerons-nous, ou s'ils nous for- meront? Nous aurons de bonnes Pièces; mais, les recevant pour telles fur la parole d'autrui, nous ferons difpenfés de les examiner, & ne gagnerons pas plus à les voir jouer qu'à les lire. Nous n'en ferons pas moins les con- noifleurs, les arbitres du Théâtre; nous n'en voudrons pas moins décider pour notre ar- gent, & n'en ferons que plus ridicules. On ne l'eft point pour manquer de goût, quand on le méprife; mais c'efl l'être que de s'en piquer & n'en avoir qu'un mauvais. Et qu'eft- ce au fond que ce goût fi vanté? L'art de fe connoître en petites chofes. En vérité, quand on en a une auffi grande à conferver que la liberté, tout le relie eft bien puérile.

Je ne vois qu'un remède à tant d'incon-

véniens : c'efl que , pour nous approprier les

Drames de notre Théâtre, nous les compo-

fions nous-mêmes , & que nous ayons des

P 2 Au-

225 J. J.- ROUSSEAU

Auteurs avant des Comédiens. Car il n'eft pas bon qu'on nous montre toutes fortes d'i- mitations , mais feulement celles des chofes honnêtes , & qui conviennent à des hommes libres (r). Il eft fur que des Pièces tirées comme celles des Grecs des malheurs paffés de la patrie, ou des défauts préfens du peu- ple , pourroient offrir aux fpe&ateurs des le- çons utiles. Alors quels feront les héros de nos Tragédies. Des Berthelier ? des Lévrery ? Ah, dignes citoyens! Vous fûtes des héros, fans -doute; mais votre obfcurité vous avilit,

vos

(r) Si quis ergo in noftram urbem venerit, qui animi fapientiâ in omnes pofïïc fefe vertere formas, & omnia imitari, volueritque poemata fua oftentare , venerabimur quidem ipfum, ut facrum, admirabilem , & jucundum: dicemus autem non ef. fe ejufmodi hominem in republicâ noftrâ , ncque fas efle ut infit, mittemufque in aliam urbem, un- guento caput ejus perungcntes, Ianâque coronantes. Nos autem aufteriori minufque jucundo utemur Poetâ , fabularumque fïftore , utilitatis gratiâ , qui decori nobis rationem exprimat , & qua; dici de- bent dicat in his formulis quas à principio pro Ie- gibus tulimus, quando cives erudire aggreffi fumus. Plat, de Rcp. LU. III.

A M"". D'ALEMBERT. 229

vos noms communs déshonorent vos grandes âmes (s) , & nous ne fommes plus ailes grands nous-mêmes pour vous favoir admirer. Quels feront nos tyrans? Des Gentils-hommes de la cuillier (t), des Eveques de Geneye,

des

(s) Philibert Berthelier fut le Caton de notre patrie, avec cette différence que la liberté publi- que finit par l'un & commença par l'autre. Il tenoit une belette privée quand il fut arrêté ; il rendit fon épée avec cette fierté qui fied 11 bien à la vertu malbeureufe ,• puis il continua de jouer avec fa belette , fans daigner répondre aux outra- ges de fes gardes. Il mourut comme doit mourir un martyr de la liberté.

Jean Lévrery fut le Favonius de Berthelier ; non pas en imitant puérilement fes difcours & fes manières, mais en mourant volontairement comme lui: fâchant bien que l'exemple de fa mort feroit plus utile à fon pays que fa vie. Avant d'aller à l'échaffaut, il écrivit fur le mur de fa prifon cet- te épitaphe qu'on avoit faite à fon prédéceffeur.

Qidd mihi mors nocuit? Virtus pofî fata virefcit: Nec crues , nec feevi gladio périt Ma Tyranni.

(t) C'étoit une confrairie de Gentils-hommes Sa- voyards qui avoient fait vœu de brigandage con- tre la ville de Genève , & qui , pour marque de P 3 Icuï

230 J. J. ROUSSEAU

des Comtes de Savoie , des ancêtres d'une maifon avec laquelle nous venons de traiter, & à qui nous devons du refpecl:? Cinquante ans plutôt, je ne répondrois pas que le Dia- ble (v) & l'Antechrift n'y eufTent auffi fait leur rôle. Chés les Grecs, peuple d'ailleurs

afles

leur affociation , portaient une cuiller pendue au cou.

(v) J'ai lu dans ma jeunefle une Tragédie de l'efcalade, le Diable étoit en effet un des Ac- teurs. On' me difoit que cette pièce ayant une fois été repréfentée , ce perfonnage en entrant fur la Scène fe trouva double, comme fi l'original eût été jaloux qu'on eût l'audace de le contrefaire, & qu'à l'inftant ïefïroi fit fuir tout le monde, & finir la repréfentation. Ce conte eft burlefque , & le paroîtra bien plus à Paris qu'à Genève : cepen- dant , qu'on fe prête aux fuppofitions , on trouvera dans cette double apparition un effet théâtral & vraiment effrayant. Je n'imagine qu'un Spectacle plus fimple & plus terrible encore ; c'efl celui de la main fortant du mur & traçant des mots incon- nus au feftin de Balthazar. Cette feule idée fait friffonner. Il me femble que nos Poètes Lyriques font loin de ces inventions fublimes ; ils font, pour épouvanter, un fracas de décorations fans ef- fet. Sur la Scène même il ne faut pas tout dire à la vue; mais ébranler l'imagination.

A Mr. D'ALEMBERT. 231

afTés badin, tout étoit grave & férieux, fi-tôt qu'il s'agiflbit de la patrie ; mais dans ce fie- cle plaifant rien n'échappe au ridicule , hor- mis la puiffance , on n'ofe parler d'héroïTme que dans les grands Etats , quoiqu'on n'en trouve que dans les petits.

Quant à la Comédie, il n'y faut pas fonger. Elle cauferoit chés nous les plus af- freux défordres ; elle ferviroit d'infiniment aux factions, aux partis, aux vengeances par- ticulières. Notre ville eft fi petite que les peintures de mœurs les plus générales y dé- généreroient bientôt en fatyres & perfonali- tés. L'exemple de l'ancienne Athènes , ville incomparablement plus peuplée que Genève, nous offre une leçon frapame : c'eft au Théâ- tre qu'on y prépara l'éxil de plufieurs grands hommes & la mort de Soerate; c'eft par la fureur du Théâtre qu'Athènes périt & {es défaftres ne juftifierent que trop le chagrin qu'avoit témoigné Solon , aux premières re- préfentations de Thefpis. Ce qu'il y a de bien fur pour nous, c'eft qu'il faudra mal au- gurer de la République, quand on verra les P 4 Ci-

232 J. J. ROUSSEAU

citoyens traveftis en beaux - efprits , s'occuper à faire des vers François & des Pièces de Théâtre, talens qui ne font point les nôtres & que nous ne poiféderons jamais. Mais que Mr. de Voltaire daigne nous compofer des Tragédies fur le modèle de la mort de Cé- far, du premier acle de Brutus, &, s'il nous faut abfolument un Théâtre, qu'il s'engage à le remplir toujours de fon génie , & à vivre autant que {es Pièces.

Je ferois d'avis qu'on pefàt mûrement tou- tes ces réflexions, avant de mettre en ligne de compte ie godt de parure & de diffipation que doit produire parmi notre jeuneiTe l'e- xemple des Comédiens ; mais enfin cet exem- ple aura fon effet encore, & û généralement par -tout ks loix font infuffifantes pour ré- primer des vices qui naiflènt de la nature des choies , comme je crois l'avoir montré , combien plus le feront -elles parmi nous le premier figne de leur foiblefle fera l'éta- bliffement des Comédiens? Car ce ne feront point eux proprement qui auront introduit ce goût de diiîipation: au -contraire, ce même

goût

A Mr. D'ALEMBERT. 233

goût les aura prévenus , les aura introduits eux-mêmes, & ils ne feront que fortifier un penchant déjà tout formé , qui , les ayant fait admettre, à plus forte raifon les fera mainte- nir avec leurs défauts.

Je m'appuie toujours fur la fuppofition qu'ils fubfifteront commodément dans une auffi petite ville , & je dis que fi nous les hono- rons , comme vous le prétendez , dans un pays tous font à peu près égaux, ils fe- ront les égaux de tout le monde , & auront de plus la faveur publique qui leur efl na- turellement acquife. Ils ne feront point, comme ailleurs , tenus en refpecl par les grands dont ils recherchent la bienveillan- ce & dont ils craignent la disgrâce. Les Magiftrats leur en impoferont : foit. Mais ces Magistrats auront été particuliers ; ils au- ront pu être familiers avec eux ; ils auront des enfans qui le feront encore, des femmes qui aimeront le plaifir. Toutes ces liaifons feront des moyens d'indulgence & de protec- tion , auxquels il fera impoffible de réfifler toujours. Bientôt les Comédiens, fûrs de l'im- P 5 punité.

234 J. J- ROUSSEAU

punité , la procureront encore à leurs imita- teurs; c'eft par eux qu'aura commencé le déf- ordre , mais on ne voit plus il pourra s'arrêter. Les femmes , la jeunefTe , les ri- ches , les gens oififs , tout fera pour eux 9 tout éludera des loix qui les gênent , tout fa- vorifera leur licence: chacun, cherchant à les fatisfaire, croira travailler pour fes plaifirs. Quel homme ofera s'oppofer à ce torrent , fi ce n'eft peut-être quelque ancien Pafteur rigi- de qu'on n'écoutera point, & dont le fens & la gravité paf Feront pour pédanterie chés une jeunelTe inconfidérée ? Enfin pour peu qu'ils joignent d'art & de manège à leurs fuccès, je ne leur donne pas trente ans pour être les arbitres de l'Etat (x). On verra les afpi- rans aux charges briguer leur faveur pour ob- tenir les fuffrages ; les élections fe feront

dans

(x) On doit toujours fe fouvenir que, pour ^ue Àa Comédie fe fouticnne à Genève, il faut que ce goût y devienne une fureur; s'il n'eft que modé- ré, il faudra qu'elle tombe. La raifon veut donc qu'en examinant les effets du Théâtre , on les inc- lure fur une caufe capable de le foutenir.

A Mr. D'ALEMBERT. 235

dans les loges des Actrices, & les chefs d'un Peuple libre feront les créatures d'une bande d'Hiftrions. La plume tombe des mains à cette idée. Qu'on l'écarté tant qu'on vou- dra , qu'on m'accufe d'outrer la prévoyance; je n'ai plus qu'un mot à dire. Quoiqu'il ar- rive, il faudra que ces gens-là réforment leurs mœurs parmi nous , ou qu'ils corrompent les nôtres. Quand cette alternative aura cefTé de nous effrayer, les Comédiens pourront ve- nir; ils n'auront plus de mal à nous faire.

Voila, Monfieur, les confidérations que j'avois à propofer au public & à vous fur la queliion qu'il vous a plu d'agiter dans un article elle étoit, à mon avis, tout -à- fait étrangère. Quand mes raifons , moins fortes qu'elles ne me paroiflènt, n'auroient pas un poids fuffifant pour contrebalancer les vôtres, vous conviendrez au-moins que, dans un aufli petit Etat que la République de Genève, tou- tes innovations font dangereufes, & qu'il n'en faut jamais faire fans des motifs urgens & graves. Qu'on nous montre donc la prefTan- te néceffité de celle-ci. font les défor-

dres

236 J. J. ROUSSEAU

dres qui nous forcent de recourir à un expé- dient fi fufpe£t? Tout eft-il perdu fans cela? Notre ville efl>elle fi grande , le vice & l'oi- fiveté y ont-ils déjà fait un tel progrès quel- le ne puiiTe plus déformais fubfifter fans Spec- tacles? Vous nous dites qu'elle en fouffre de plus mauvais qui choquent également le goût & les mœurs ; mais il y a bien de la différen- ce entre montrer de mauvaifes mœurs & at- taquer les bonnes : car ce dernier effet dé- pend moins des qualités du Spectacle que de l'impreffion qu'il caufe. En ce fens , quel rapport entre quelques farces paffageres & une Comédie à demeure , entre les poliçon- neries d'un Charlatan & les repréfentations régulières des Ouvrages Dramatiques, entre des tréteaux de Foire élevés pour réjouir la populace & un Théâtre eftimé les hon- nêtes gens penferont s'inftruire? L'un de ces amufemens eft fans conféquence & relie ou- blié dès le lendemain ; mais l'autre eft une affaire importante qui mérite toute l'atten- tion du gouvernement. Par tout pays il eft permis d'amufer les enfans, & peut être en- fans

A Mr. D'ALEMBEJRT. 237

fant qui veut fans beaucoup d'inconvéniens. Si ces fades Spectacles manquent de goût , tant mieux : on s'en rebutera plus vite ; s'ils font grofliers, ils feront moins féduifans. Le vice ne s'infmue guère en choquant l'honnê- teté, mais en prenant fon image; & les mots fales font plus contraires à la politeflè qu'aux bonnes mœurs. Voila pourquoi les expref- fions font toujours plus recherchées & les oreilles plus fcrupuleufes dans les pays plus corrompus. S'apperçoit - on que les entretiens de la halle échauffent beaucoup la jeunefîe qui les écoute ? Si font bien les difcrets pro- pos du Théâtre, & il vaudroit mieux qu'une jeune fille vît cent parades qu'une feule repré- fentation de l'Oracle.

Au-refte, j'avoue que j'aimerois mieux, quant à moi , que nous puffions nous palier entièrement de tous ces tréteaux, & que pe- tits & grands nous fuffions tirer nos plaifirs <& nos devoirs de notre état & de nous- mêmes; mais de ce qu'on devroit peut-être chaiTer les Bateleurs, il ne s'enfuit pas qu'il faille appeller les Comédiens. Vous avez vu

dans

238 J. J. ROUSSEAU

dans votre propre pays, la ville de Marfeilie fe défendre long-tems d'une pareille innova» tion , réfifter même aux ordres réitérés du Miniftre , & garder encore , dans ce mépris d'un amufement frivole, une image honorable de fon ancienne liberté. Quel exemple pour une ville qui n'a point encore perdu la fienne !

Qu'on ne penfe pas, fur -tout, faire un pareil établilTement par manière d'efTai, fauf à l'abolir quand on en fentira les inconvé- niens: car ces inconvéniens ne fe détruifènt pas avec le Théâtre qui les produit, ils refient quand leur caufe eft ôtée , & , dès qu'on com- mence à les fentir , ils font irrémédiables. Nos mœurs altérées , nos goûts changés ne fe rétabliront pas comme ils fe feront corrom- pus; nos plaifirs mêmes, nos innocens plaifirs auront perdu leurs charmes; le Spectacle nous en aura dégoûtés pour toujours. L'oifiveté devenue néceffaire, les vuides du tems que nous ne faurons plus remplir nous rendront à charge à nous - mêmes ; les Comédiens en partant nous laifleront l'ennui pour arrhes de

leur

A Mr. D'ALEMBERT. 239

leur retour; il nous forcera bientôt à les rap- peller ou à faire pis. Nous aurons mal fait d'établir la Comédie, nous ferons mal de la lahTer fubfifter, nous ferons mal de la détrui- re: après la première faute, nous n'aurons plus que le choix de nos maux.

Quoi! ne faut -il donc aucun Spectacle dans une République? Au - contraire , il en faut beaucoup. C'efl dans les Républiques qu'ils font nés, c'efl: dans leur fein qu'on les voit briller avec un véritable air de fête. A quels peuples convient -il mieux de s'aflèm- bler fouvent & de former entr'eux les doux liens du plaifir & de la joie , qu'à ceux qui ont tant de raifons de s'aimer & de relier à jamais unis ? Nous avons déjà plufieurs de ces fêtes publiques; ayons en davantage en- core, je n'en ferai que plus charmé. Mais n'adoptons point ces Spectacles exclusifs qui renferment trillement un petit nombre de gens dans un antre obfcur; qui les tiennent craintifs & immobiles dans le lilence & l'in- action ; qui n'offrent aux yeux que cloifons, que pointes de fer, que foldats, qu'affligean- tes

s4o Js J. ROUSSEAU

tes images de la fervitude & de l'inégalité» Non , Peuples heureux , ce ne font pas vos fêtes! C'eft en plein air , c'eft fous le ciel qu'il faut vous rafTembler & vous livrer au doux fentiment de votre bonheur. Que vos plaifirs ne foient efféminés ni mercenai- res, que rien de ce qui fent la contrainte & l'intérêt ne les empoifonne , qu'ils foient li- bres & généreux comme vous , que le foleil éclaire vos innocens Spectacles; vous en for- merez un vous - mêmes , le plus digne qu'il puiffe éclairer.

Mais quels feront enfin ks objets de ces Spectacles? Qu'y montrera- 1- on? Rien, fi l'on veut. Avec Ja liberté , partout règne l'affluence , le bien - être y règne auffi. Plantez au milieu d'une place un pi- quet couronné de fleurs, raflemblez-y le peuple , & vous aurez une fête. Faites mieux encore : donnez les fpectateurs en fpectacle ; rendez les acteurs eux-mêmes; faites que chacun fe voie & s'aime dans les autres, afin que tous en foient mieux unis. Je n'ai pas befoin de renvoyer aux jeux des

an-

A Mr. D'ALEMBERT. 241

anciens Grecs : il en eft de plus modernes , il en eft d'exiftens encore, & je les trouve précifément parmi nous. Nous avons tous les ans des revues ; des prix publics ; des Rois de l'arquebufe , du canon , de la naviga- tion. On ne peut trop multiplier des établif- femens fi utiles (y) & 0 agréables; on ne

peut

(y) Il ne fuffit pas que le peuple ait du pain & vive dans fa condition. Il faut qu'il y vive agréablement : afin qu'il en rempliffe mieux les de- voirs , qu'il fe tourmente moins pour en fortir , & que l'ordre public foit mieux établi. Les bonnes mœurs tiennent plus qu'on ne penfe à ce que cha- cun fe plaife dans fon état. Le manège & l'ef- prit d'intrigue viennent d'inquiétude & de mécon- tentement : tout va mal quand l'un afpire à l'em- ploi d'un autre. Il faut aimer fon métier pour le bien faire. L'affîete de l'Etat n'eft bonne & folide que quand, tous fe fentant à leur place , les for- ces particulières fe réunifient & concourent au bien public ,• au - lieu de s'ufer l'une contre l'autre , comme elles font dans tout Etat mal conftitué. Cela pofé , que doit-on penfer de ceux qui vou- droient ôter au peuple les fêtes , les plaifirs & toute efpece d'amufement , comme autant de dis- trayions qui le détournent de fon travail ? Cette maxime eft barbare & faufle. Tant pis j fi le peu-

242 J. J. ROUSSEAU

peut trop avoir de femblables Rois. Pour- quoi ne ferions-nous pas, pour nous rendre difpos & robuftes, ce que nous faifons pour nous exercer aux armes? La République a-t- elle moins befoin d'ouvriers que de foldats? Pourquoi , fur le modèle des prix militaires , ne fonderions -nous pas d'autres prix de Gym- naftique, pour la lutte, pour la courfe, pour le difque , pour divers exercices du corps? Pourquoi n'animerions - nous pas nos Bateliers par des joutes fur le Lac ? Y auroit - il au

monde

pîe n'a de tems que pour gagner fon pain , il lui en faut encore pour le manger avec joie : autre- ment il ne le gagnera pas long-tems. Ce Dieu jufte & bienfaifant, qui veut qu'il s'occupe, veut aufii qu'il fe délaffe : la nature lui impofe égale- ment l'exercice & le repos , le plaifir & la peine. Le dégoût du travail accable plus les malheu- reux que le travail môme. Voulez - vous donc ren- dre un peuple aftif & laborieux? Donnez -lui des fêtes, offrez-lui des amufemens qui lui faffent ai- mer fon état «Se l'empêchent d'en envier un plus doux. Des jours ainfi perdus feront mieux valoir tous les autres. Préfidoz à fes plaifirs pour les rendre honnêtes ; c'eft le vrai moyen d'animer fes travaux.

A Mr. D'ALEMBERT. 243

monde un plus brillant fpectacle que de voir , fur ce vafte & fuperbe baflin , des centaines de bateaux , élégamment équippés , partir à la fois au fignal donné , pour aller enlever un drapeau arboré au but , puis fervir de cortè- ge au vainqueur revenant en triomphe rece- voir le prix mérité. Toutes ces fortes de fêtes ne font difpendieufes qu'autant qu'on le veut bien , & le feul concours les rend afiës magnifiques. Cependant il faut y avoir af- filié chez le Genevois , pour comprendre a- vec quelle ardeur il s'y livre. On ne le re- connoîc plus: ce n'eft plus ce peuple fi rangé qui ne fe départ point de fes règles écono- miques ; ce n'efl plus ce long raifonneur qui pefe tout jufqu'à la plaifanterie à la balance du jugement. Il efl vif, gai , carrefiànt; fon cœur efl alors dans fes yeux , comme il efl toujours fur fes lèvres; il cherche à com- muniquer fa joie & fes plaifirs ; il invite , il prelîè , il force , il fe 'difpute les furvenans. Toutes les fociétés n'en font qu'une , tout devient commun à tous. Il efl prefque indif- férent à quelle table on fe mette : ce feroit

q. 2 n-

244 J- J- ROUSSEAU

l'image de celles de Lacédémone , s'il n'y ré- gnoit un peu plus de profufion ; mais cette profufion même eft alors bien placée , & l'af- pecl: de l'abondance rend plus touchant celui de la liberté qui la produit.

L'hiver , tems confacré au commerce privé des amis, convient moins aux fêtes pu- bliques. 11 en eft pourtant une efpece dont je voudrois bien qu'on fe fît moins de fcru- pule , favoir les bals entre de jeunes perfon- nes à marier. Je n'ai jamais bien conçu pourquoi l'on s'effarouche fi fort de la danfe & des affemblées qu'elle occafionne : comme s'il y avoit plus de mal à danfer qu'à chan- ter ; que l'un & l'autre de ces amufemens ne fût pas également une infpiration de la Natu- re ; & que ce fût un crime à ceux qui font deftinés à s'unir de s'égayer en commun par une honnête récréation. L'homme & la femme ont été formés l'un pour l'autre. Dieu •veut qu'ils fuivent leur deftination, & certai- nement le premier & le plus faint de tous les liens de la Société eft le mariage. Tou- tes les fauffes Religions combattent la Nature ;

lt

A Mr. D'A LE MB ER T. 245

la nôtre feule, qui la fuit & la règle, an- nonce une inftitution divine & convenable à l'homme. Elle ne doit point ajouter .fur le mariage, aux embarras de Tordre civil , des difficultés que l'Evangile ne prefcrit pas & que tout bon Gouvernement condamne; mais qu'on me dife de jeunes perfonnes à ma- rier auront occafion de prendre du goût l'une pour l'autre, & de fe voir avec plus de dé- cence & de circonfpection que dans une af- femblée les yeux du public incenamment ouverts fur elles les forcent à la réferve, à la modeftie, à s'obferver avec le plus grand foin? En quoi Dieu eft-il offenfé par un exercice agréable, falutaire , propre à la viva- cité des jeunes - gens , qui confifle à fe pré- fenter l'un à l'autre avec grâce & bienféance, & auquel le fpectateur impofe une gravité dont on n'oferoit fortir un inftant? Peut -on imaginer un moyen plus honnête de ne point tromper autrui, du -moins quant à la figure, & de fe montrer avec les agrémens & les défauts qu'on peut avoir , aux gens qui ont intérêt de nous bien connoître avant de Q. 3 s'o-

*4<5 J. J. ROUSSEAU

s'obliger à nous aimer? Le devoir de fe ché- rir réciproquement n'emporte-t-il pas celui de fe plaire , & n'ed - ce pas un foin digne de deux perfonnes vertueufes & chrétiennes qui cherchent à s'unir , de préparer ainfi leurs cœurs à l'amour mutuel que Dieu leur im- pofe?

Qu'arrive -t-il dans ces lieux rè- gne une contrainte éternelle , l'on punit comme un crime la plus innocente gaieté , les jeunes -gens des deux fexes n'ofent jamais s'affembler en public, & l'indifcrette févé- rite d'un Fafleur ne fait prêcher au nom de Dieu qu'une gène fervile , & la tnfteiTe , & l'ennui ? On élude une tyrannie infupporta- Iple que la Nature & la Raifon défavouent* Aux plaifirs permis dont on prive une jeu- neiîe enjouée & folâtre, elle en fubflitue de plus dangereux. Les tête-à-tête adroitement concertés prennent la place des affemblées publiques. A force de fe cacher comme fi l'on étoit coupable, on efl: tenté de le deve- nir. L'innocente joie aime à s'évaporer au grand jour ; mais le vice eft ami des ténè- bres,

A M1". D'ALEMBERT. 247

bres, & jamais l'innocence & le miitcre n'ha- bitèrent long-tems enfemble.

Pour moi , loin de blâmer de fi fimples amufemens, je voudrois au -contraire qu'ils fuirent publiquement autorifés , & qu'on y prévînt tout défordre particulier en les con- vertiilànt en bals folemnels & périodiques, ouverts indiftin&ement à toute la jeuneffe à marier. Je voudrois qu'un Magiftrat (z), nommé par le Confeil, ne dédaignât pas de préfider à ces bals. Je voudrois que les pè- res & mères y afliltaiTent , pour veiller fur leurs enfans, pour être témoins de leur grâce

(z) A chaque corps de métier, à chacune des fociétés publiques dont eft compofé notre Etat, pré fide un de ces Magiftrats , fous le nom de Seig' neur -Commis. Ils afliftent à toutes les aiîemblées & môme aux feftins. Leur préfence n'empêche point une honnête familiarité entre les membres de l'aflbciation ; mais elle maintient tout le monde dans le refpeft qu'on doit porter aux loîx , aux mœurs , à la décence , même au fein de la joie & du plaifir. Cette infritution eft très belle , & forme un des grands liens qui unifient le peuple à les ch^fs.

Ci4

24S J. J. ROUSSEAU

& de leur adrelTe , des applaudiflèmens qu'ils auraient mérités , & jouir ainfi du plus doux ipeclacle qui puiffe toucher un cœur paternel. Je voudrois qu'en général toute perfonne ma- riée y fût admife au nombre des fpeclateurs & des juges , fans qu'il fût permis à aucune de profaner la dignité conjugale en danfant elle-même: car à quelle fin honnête pourroit- elle fe donner ainfi en montre au public ? Je voudrois qu'on formât dans la falle une en- ceinte commode & honorable , deftinée aux gens âgés de l'un & de l'autre fexe , qui ayant déjà donné des citoyens à la patrie , verroient encore leurs petits enfans fe prépa- rer à le devenir. Je voudrois que nul n'en- trât ni ne fortît fans faluer ce parquet , & que tous les couples de jeunes - gens vinffent , avant de commencer leur danfe <k après l'a- voir finie , y faire une profonde révérence , pour s'accoutumer de bonne heure à refpec- ter la vieilleïïè. Je ne doute pas que cette agréable réunion des deux termes de la vie humaine ne donnât à cette aiTemblée un certain coup d'œil attendriflant , & qu'on ne

vit

A Mr. D'ALEMBERT. 249

vit quelquefois couler dans le parquet des lar- mes de joie & de fouvenir , capables , peut- être , d'en arracher à un fpectateur fenfible. Je voudrois que tous les ans , au dernier bal , Ja jeune perfonne qui, durant les précédens, fe feroit comportée le plus honnêtement , le plus modeftement, & auroit plû davantage à tout le monde au jugement du Parquet , fût honnorée d'une couronne par la main du Sei- gneur-Commis (a), & du titre de Reine du bal qu'elle porterait toute l'année. Je vou- drois qu'à la clôture de la même aflèmblée on la reconduisît en cortège, que le père & la mère fullent félicités & remerciés d'avoir une fille fi bien née & de l'élever fi bien. Enfin je voudrois que, fi elle venoit à fe marier dans le cours de l'an , la Seigneurie lui fît un préfent ,; ou lui accordât quelque dis- tinction publique , afin que cet honneur fût une chofe allés férieufe pour ne pouvoir ja- mais devenir un fujet de plaifanterie.

Il

(a) Voyez la note précédente.

25o J. J. ROUSSEAU

Il eft vrai qu'on auroit fouvent à craindre un peu de partialité , fi l'âge des Juges ne laiilbit toute la préférence au mérite ; & quand la beauté modefte feroit quelquefois fa- vorifée , quel en feroic le grand inconvé- nient ? Ayant plus d'aflàuts à foutenir, n'a-t- elle pas befoin d'être plus encouragée? N'eil- élle pas un don de la Nature , ainfi que les talens ? eft le mal qu' elle obtienne quel- ques honneurs qui l'excitent à s'en rendre di- gne & puhTent contenter l'amour -propre, fans oifenfer la vertu?

En perfectionnant ce projet dans le3 mê- mes vues , fous un air de galanterie & d'a- mufement, on donneroit à ces fêtes plufieurs ftns utiles qui en feroient un objet impor- tant de police & de bonnes mœurs. La jeu- nefle , ayant des rendez -vous fiïrs & honnê- tes, feroit moins tentée d'en chercher de plus dangereux. Chaque fexe fe livreroit plus pa- tiemment, dans les intervalles, aux occupa- tions & aux plaifirs qui lui font propres , & s'en confoleroit plus aifément d'être privé du commerce continuel de l'autre. Les particu- liers

A Mr. D'ALEMBERï, 251

îiers de tout état auroient la reflburce d'un ipeclacle agréable , fur- tout aux pères & mè- res. Les foins pour la parure de leurs filles feroient pour les femmes un objet d'amufe- ment qui feroit diverflon à beaucoup d'autres; & cette parure , ayant un objet innocent & louable , feroit tout-à fait à fa place. Ces occalions de s'affembler pour s'unir , & d'ar- ranger des établiffemens , feroient des moyens fréquens de rapprocher des familles divifées & d'affermir la paix , 11 néceflàire dans notre Etat. Sans altérer l'autorité des pères , les inclinations des enfans feroient un peu plus en liberté ; le premier choix dépendrait un peu plus de leur cœur ; les convenances d'â- ge, d'humeur, de goût, de cara6tere feroient un peu plus confultées ; on donneroit moins à celles d'état & de biens qui font des nœuds mal aflbrtis , quand on les fuit aux dé- pens des autres. Les liaifons devenant plus faciles , les mariages feroient plus fréquens y ces mariages , moins circonfcrits par ks mê- mes conditions , préviendroient les partis, tempéreraient l'excefïive inégalité, maintien- draient

252 J. J. ROUSSEAU

droient mieux le corps du peuple dans l'ef- prit de fa conftitution ; ces bals ainfi diri- gés reffembleroient moins à un fpe&acle pu- blic qu'à raflemblée d'une grande famille, & du fein de la joie & des plailirs naî- troient la confervation , la concorde , & la profpérité de la République (b).

Sur

(b) Il me parott plaifant d'imaginer quelque- fois les jugemens que plufieurs porteront de mes goûts fur mes écrits. Sur celui-ci l'on ne man- quera pas de dire: cet homme eft fou de la dan- fe, je m'ennuie a voir danfer : il ne peut fouffrir la Comédie, j'aime la Comédie à la paillon : il a de I'averfion pour les femmes , je ne ferai que trop bien juftiné là-deffus : il eft mécontent des Comédiens , j'ai tout fujet de m'en louer & l'a- mitié du feul d'entr'eux que j'ai connu particu- lièrement ne peut qu'honorer un honnête -hom- me. Marne jugement fur les Poètes dont je fuis forcé de cenfurer les Pièces : ceux qui font morts ne feront pas de mon goàt , & je ferai piqué contre les vivans. La vérité eft que Racine me charme & que je n'ai jamais manqué volontaire- ment une repréfentation de Molière . Si j'ai moins parlé de Corneille , c'eft qu'ayant peu fréquenté fes Pièces & manquant de livres , il ne m'eft pas affés refté dans la mémoire pour le citer. Quant

A Mr. D'ALEMBERT. £53

Sur ces idées , il feroit aifé d'établir à peu de frais & fans danger , plus de fpec-

tacles

à l'Auteur d'Atrée & de Catilina , je ne l'ai ja- mais vu qu'une fois & ce fut pour en recevoir un fervice. J'eftime fon génie & refpette fa vieil- leffe ; mais , quelque honneur que je porte à fa per- fonne , je ne dois que juftice à fes Pièces , & je ne fais point acquiter mes dettes aux dépens du bien public & de la vérité. Si mes écrits m'in- fpirent quelque fierté , c'eft par la pureté d'inten- tion qui les dicte , c'eft par un défintereffement dont peu d'auteurs m'ont donné l'exemple, & que fort peu voudront imiter. Jamais vue particulière ne fouilla le defir d'être utile aux autres qui m'a mis la plume à la main , & j'ai prefque toujours écrit contre mon propre intérêt. Vitam impende- re vero: voila la devife que j'ai choifie & dont je me fens digne. Lecteurs, je puis me tromper moi-même, mais non pas vous tromper volontai- rement ; craignez mes erreurs & non ma mauvaife foi. L'amour du bien public eft la feule paffiora qui me fait parler au public ; je fais alors m'ou- blier moi-même, &, û quelqu'un m'offenfe, je me tais fur fon compte de peur que la colère ne me rende injufte. Cette maxime eft bonne à mes en- nemis, en ce qu'ils me nuifent à leur aife & fans crainte de repréfailles , aux Lecteurs qui ne crai- gnent pas que ma haine leur en ïmpofe, & fur- tout à moi qui , reftant en paix tandis qu'on

m'ou-

254 J- J- ROUSSEAU

tacles qu'il n'en faudroit pour rendre le féjour de notre ville agréable & riant , même aux étrangers qui , ne trouvant rien de pareil ailleurs, y viendroient au -moins pour voir une choie unique. Quoiqu'à dire le vrai, fur beaucoup de fortes raifons , je regarde ce concours comme un inconvénient bien plus que comme un avantage ; & je fuis perfua- , quant à moi , que jamais étranger n'en- tra dans Genève , qu'il n'y ait fait plus de mal que de bien.

Mais favez-vous, Monfieur , qui l'on de- vroit s'efforcer d'attirer & de retenir dans nos murs ? Les Genevois mêmes qui , avec un fmeere amour pour leur pays, ont tous une (i grande inclination pour les voyages qu'il n'y

a

m'outrage , n'ai du - moins que le mal qu'on me fait & non celui que j'éprouverois encore à le rendre. Sainte & pure vérité à qui j'ai confacré ma vie, non jamais mes paillons ne fouilleront le ilncere amour que j'ai pour toi ; l'intérêt ni la crainte ne fauroient altérer l'hommage que j'aime à t'ofFrir , & ma plume ne te refufera jamais rien que ce qu'elle craint d'accorder à la vengeance '

A Mr. D'ALEMBERT. 2$5

a point de contrée l'on n'en trouve de ré- pandus. La moitié de nos Citoyens épars dans le refte de l'Europe & du Monde , vi- vent & meurent loin de la Patrie; & je me citerois moi-même avec plus de douleur, fi j'y étois moins inutile. Je fais que nous fom- mes forcés d'aller chercher au-loin les reffour- ces que notre terrain nous refufe , & que nous pourrions difficilement fubfifler , 11 nous nous y tenions renfermés; mais au -moins que ce banniffement ne foit pas éternel pour tous. Que ceux dont le Ciel a béni les tra- vaux viennent , comme l'abeille , en rappor- ter le fruit dans la ruche ; réjouir leurs con- citoyens du fpe&acle de leur fortune ; ani- mer l'émulation des jeunes-gens; enrichir leur pays de leur richefle ; & jouir modeftement chés eux des biens honnêtement acquis chés les autres. Sera-ce avec des Théâtres, tou- jours moins parfaits chés nous qu'ailleurs , qu'on les y fera revenir? Quitteront-ils la Co- médie de Paris ou de Londres pour aller re- voir celle de Genève ? Non , non , Mon- fieur, ce n'eft pas ainfi qu'on les peut rame- ner.

25<5 J- J> ROUSSEAU

ner. Il faut que chacun fente qu'il ne fâu- roit trouver ailleurs ce qu'il a laiiTé dans fon pays; il faut qu'un charme invincible le rap- pelle au féjour qu'il n'auroit point quitter ; il faut que le fouvenir de leurs premiers exer- cices, de leurs premiers fpe&acles, de leurs premiers plaifirs , refte profondément gravé dans leurs cœurs ; il faut que les douces im- preflions faites durant la jeunefTe demeurent & fe renforcent dans un âge avancé, tandis que mille autres s'effacent; il faut qu'au mi- lieu de la pompe des grands Etats & de leur trille magnificence , une voix fecrette leur crie inceflàmment au fond de l'ame : ah ! font les jeux & les fêtes de ma jeunette? eft la concorde des citoyens ? eft la fraternité publique? eft la pure joie & la véritable allegrefle ? font la paix , la li- berté , l'équité , l'innocence ? Allons recher- cher tout cela. Mon Dieu ! avec le cœur du Genevois , avec une ville aufli riante, un pays aufli charmant , un gouvernement aufli jufte , des plaifirs fi vrais & fi purs , & tout ce qu'il faut pour favoir les goûter,

A Mr. D'ALE.MBERT. 257

à quoi tient -il que nous n'adorions tous la patrie?

Ainsi rappelloit fes citoyens , par des fêtes modefles & des jeux fans éclat, cette Sparte que je n'aurai jamais allés citée pour l'exemple que nous devrions en tirer j ainfî dans Athènes parmi les beaux-arts, ainfi dans Sufe au fein du luxe & de la moleflè , le Spartiate ennuyé foupiroit après fes greffiers feftins & fes fatigans exercices. C'eft à Spar- te que, dans une laborieufe oifiveté, tout étoit plaifir & fpectacle ; c'eft que les plus ru- des travaux paiToient pour des récréations , & que les moindres délafTemens formoient une inftruclion publique ; c'eft que les citoyens , continuellement affemblés, confacroient la vie entière à des amufemens qui faifoient la gran- de affaire de l'Etat, & à des jeux dont on ne fe délaifoit qu'à la guerre.

J'entends déjà les plaifans me deman- der fi, parmi tant de merveilleufes inftruclions, je ne veux point aufli, dans nos Fêtes Géne- voifes, introduire les danfes de* jeunes Lacé- démoniennes ? Je réponds que je voudrais

R bien

258 J. J. ROUSSEAU

bien nous croire les yeux & les coeurs afles chaftes pour fupporter un tel fpe&acle , & que de jeunes perfonnes dans cet état fulTent à Genève comme à Sparte couvertes de l'honnêteté publique ; mais , quelque eftime que je faffe de mes compatriotes , je fais trop combien il y a loin d'eux aux Lacédémo- niens , & je ne leur propofe des institutions de ceux-ci que celles dont ils ne font pas encore incapables. Si le fage Plutarque s'efl chargé de juftifier l'ufage en queflion , pour- quoi faut-il que je m'en charge après lui? Tout efl dit , en avouant que cet ufage ne convenoit qu'aux élevés de Lycurgue ; que leur vie frugale & laborieufe , leurs mœurs pures & feveres, la force d'ame qui leur é- toit propre, pou voient feules rendre innocent fous leurs yeux , un fpectacle Ci choquant pour tout peuple qui n'efl qu'honnête.

Mais penfe-t-on qu'au fond l'adroite pa- rure de nos femmes ait moins fon danger qu'une nudité abfolue, dont l'habitude tourne- roit bientôt les premiers effets en indifféren- ce & peut - être en dégoût ? Ne fait - on pas

que

A Mr. D'ALEMBERT. 25e)

que les flatues & les tableaux n'offenfent les yeux que quand un mélange de vêtemens tend les nudités obfcenes ? Le pouvoir immé- diat des fens eft foible & borné : c'eft par l'entremifè de l'imagination qu'ils font leurs plus grands ravages; c'eil elle qui prend foin d'irrirer ks defirs , en prêtant à leurs objets encore plus d'attraits que ne leur en donna la Nature ; c'eft elle qui découvre à l'œil a- vec fcandale ce qu'il ne voit pas feulement comme nud , mais comme devant être habil- lé. Il n'y a point de vêtement fi modefte au travers duquel un regard enflammé par l'imagination n'aille porter les defirs. Une jeune Chinoife , avançant un bout de pied couvert & chauffé, fera plus de ravage à Pé- kin que n'eut fait la plus belle fille du mon- de danfànt toute nue au bas du Taygete. Mais quand on s'habille avec autant d'art & fi peu d'exaclitude que les femmes font au- jourd'hui , quand on ne montre moins que pour faire defirer davantage, quand l'obftacle qu'on oppofe aux yeux ne fert qu'à mieux irriter l'imagination, quand on ne cache une R 2 partie

2<5o J. J. ROUSSEAU

partie de l'objet que pour parer celle qu'on expofe,

Heu ! maie tum mites défendit pampinus uvas.

Terminons ces nombreufes digreflions. Grâce au Ciel voici la dernière: je fuis à la fin de cet écrit. Je donnois les fêtes de La- cédémone pour modèle de celles que je vou- drais voir parmi nous. Ce n'eft pas feule- ment par leur objet, mais auffi par leur (Im- plicite que je les trouve recommandables : fans pompe, fans luxe, fans appareil, tout y refpiroit , avec un charme fecret de patriotif- me qui les rendoit intéreflantes , un certain efprit martial convenable à des hommes li- bres ( c ) ; fans affaires & fans plaifirs , au

moins

(c) Je me fouviens d'avoir été frappé dans mon enfance d'un fpettacle ailés fimple , & dont pourtant l'impreflion m'eft toujours reftée , malgré le tems & la diverfité des objets. Le Régiment de St. Gervais avoit fait l'exercice , &, félon la coutume , on avoit foupé par compagnies ; la plupart de ceux qui les compofoient fc rafïemble- rent après le foupé dans la place de St. Gervais, & Ce mirent à danfer tous enfemble , officiers &

fol-

A Mr. D'ALEMBERT. 261

nioins de ce qui porte ces noms parmi nous , ils paflbient, dans cette douce uniformité, la

jour-

foldats, autour de la fontaine, fur le bafïîn de la- quelle étoient montés les Tambours , les Fifres , & ceux qui portoient les flambeaux. Une danfe de gens égayés par un long repas fenibleroit n'offrir rien de fort intéreffant à voir ; cepen- dant , l'accord de cinq ou fîx cens hommes en uniforme, fe tenant tous par la main, & formant «ne longue bande qui ferpentoit en cadence Se fans confufion , avec mille tours & retours , mille efpeces d'évolutions figurées, le choix des airs qui les animoient, le bruit des tambours , l'éclat des flambeaux, un certain appareil militaire au fein du plaifir, tout cela formoit une fenfation très vive qu'on ne pouvoit fupporter de fang- froid. Il étoit tard, les femmes étoient couchées, toutes fe relevèrent. Bientôt les fenêtres furent pleines de fpeftatrices qui donnoient un nouveau zèle aux afteurs ; elles ne purent tenir long-tems à leurs fenêtres, elles defeendirent; les maîtreffes venoient voir leurs maris, les fervantes apportoient du vin, les enfans même éveillés par le bruit accoururent demi-vêtus entre les pères & les mères. La dan« fe fut fufpendue ; ce ne furent qu'embraffemens, ris, fantés , carrefles. Il réfulta de tout cela un attendriffement général que je ne faurois peindre, mais que, dans l'allegreiTe univerfelle, on éprouve afles naturellement au milieu de tout ce qui nous

R 3 cft

2fo J. J. ROUSSEAU

journée, fans la trouver trop longue , & la vie, fans la trouver trop courte. Ils s'en re- tournoient chaque foir, gais & difpos, pren- dre

eft cher. Mon père , en m'embraflant , fut faifï d'un treflaillement que je crois fentir & partager encore. Jean-Jaques , rne difoit-il , aime ton pays. Vois-tu ces bons Genevois; ils font tous amis, ils font tous frères ; la joie & la concorde règne au milieu d'eux. Tu es Genevois : tu verras un jour d'autres peuples ; mais, quand tu voyagerois autant que ton père , tu ne trouveras jamais leur pareil. Gn voulut recommencer la danfe , il n'y eut plus moyen : on ne favoit plus ce qu'on faifoit, toutes les têtes étoient tournées d'une ivreflë plus douce que celle du vin. Après avoir refté quel- que tems encore à rire & à caufer fur la place, il fallut fe féparer , chacun fe retira paifîblement avec fa famille ; & voila comment ces aimables & prudentes femmes ramenèrent leurs maris, non pas en troublant leurs plaifirs , mais en allant les par- tager. Je fens bien que ce fpettacle dont je fus fi touché , feroit fans attrait pour mille autres : il faut des yeux faits pour le voir , & un cœur fait pour le fentir. Non , il n'y a de pure joie que la joie publique, & les vrais fentimens de la Nature ne régnent que fur le peuple. Ah ! Digni- té, fille de l'orgueil & mère de l'ennui , jamais tes trilles efclaves eurent - ils un pareil moment ea leur Vie?

A W. D'ALEMBERT. 26*3

dre leur frugal repas, contens de leur patrie, de leurs concitoyens, & d'eux-mêmes. Si l'on demande quelque exemple de ces diver- tiiTemens publics , en voici un rapporté par Plutarque. Il y avoit , dit - il , toujours trois danfes en autant de bandes , fclon la diffé- rence des âges; & ces danfes fe faifoient au chant de chaque bande. Celle des vieillards commençoit la première, en chantant le cou- plet fuivant.

Nous avons été jadis, Jeunes, vaillans, £f hardis.

Suivoit celle des hommes qui chantoient à leur tour, en frappant de leurs armes en ca- dence.

Nous le fommes maintenant, A l'épreuve à tout venant.

Enfuite venoient les enfans qui leur répon- doient, en chantant de toute leur force.

Et nous bientôt le ferons , Qui tous vous furpajjerons.

Voila, Monfieur, les fpeclacles qu'il K 4 faut

26*4 J- J- ROUSSEAU

faut à des Républiques. Quant à celui dont votre article Genève m'a forcé de traiter dans cet eflâi , fi jamais l'intérêt particulier vient à bout de l'établir dans nos murs, j'en prévois les trilles effets; j'en ai montré quel- ques-uns, j'en pourrois montrer davantage; mais c'efl trop craindre un malheur imaginai- re que la vigilance de nos magiflrats faura prévenir. Je ne prétends point inflruire des hommes plus fages que moi. Il me fuffit d'en avoir dit affés pour confoler la jeunelTe de mon pays d'être privée d'un amufement qui coûteroit fi cher à la patrie. J'exhorte cette heureufe jeuneflè à profiter de l'avis qui termine votre article. PuiiTe - 1 - elle connoître & mériter fon fort ! Puiffe-t-elle fentir tou- jours combien le iblide bonheur efl préféra- ble aux vains plaifirs qui le détruifent! Puiffe- t-elle transmettre à fes defcendans les vertus, la liberté , la paix qu'elle tient de fes pères ! C'efl le dernier voeu par lequel je finis mes écrits, c'efl celui par lequel finira ma vie.

F I N.

AVIS

JtVIS DE L'IMPRIMEUR.

Mr. Rouffeau m'ayant adreffé les correc- tions & les additions fuivantes pour être pla- cées en leur lieu , je n'ai pu les y faire entrer, ces feuilles étant déjà toutes imprimées. Je crois faire plaifir au public & remplir les vues de l'Auteur en les ajoutant à la fin de fon ouvrage. A Amfterdamle 15. Juillet 1758.

Pag. 4. Ligne 18. Je ne prétends point pour cela ajoutez juger ni blâmer &c.

Ibid. 4. Ligne 21. à moins qu'ils ne la re- connoilTent ajoutez & j'ajoute qu'elle ne ref- femble en rien à celle dont ils nous inftruifent. Je ne fajs &c

Ibid. 4. Ligne 23. Ainfî je n'en puis parler ni en bien ni en mal ajoutez & même fur quel- ques notions confufes de cette fecte & de fon fondateur , je me fens plus d'éloignement que de goût pour elle: mais en général &c

Pag. 7. Ligne 5, 6. de la note une abfurdité palpable , une chofe très clairement fauffe. lifez une abfurdité palpable , une chofe évidemment fauffe.

Pag. 9. Ligne 13. Mais pour être philofo- phes & tolérans , ajoutez une étoile après ce mot tolérans * , & la note fuivante au bas de la page

* Sur la Tolérance Chrétienne , on peut conful- ter le chapitre qui porte ce titre , dans l'onzième li- vre de la Doftrine Chrétienne de M. le Profeffeur Vernet. On y verra par quelles raifons l'Eglife doit apporter encore plus de ménagement & de circon- R 5 fpec-

fpe&ion dans la cenfure des erreurs fur la foi, que dans celle des fautes contre les mœurs, & comment s'allient dans les règles de cette cenfure la douceur du Chrétien, la raifon du Sage, & le zèle du Pas* teur.

Pag. 16. Ligne 13. des Spe&acles d'une in- finité d'efpeces ; ajoutez une étoile après ce mot efpeces * , & la note fuhante au bas de la page.

* Il peut y avoir des fpe&acles blâmables en eux-mêmes, comme ceux qui font inhumains, ou, indécens & licentieux : tels étoient quelques-uns des fpe&acles parmi les Payens. Mais il en eft auflî d'indifférens en eux-mêmes qui ne devien- nent mauvais que par l'abus qu'on en fait. Par exemple , les Fieces de Théâtre n'ont rien de mauvais entant qu'on y trouve une peinture des çarafteres & des actions des hommes , 011 l'on pourroit même donner des leçons agréables & uti- les pour toutes les conditions ; mais fi l'on y dé* bite une morale relâchée , fi les perfonnes qui exercent cette profelîîon mènent une vie licentieu- fe & fervent à corrompre les autres , fi de tels fpe&aclcs entretiennent la vanité, la fainéantife, le luxe , l'impudicité , il eft vifible alors que la chofe tourne en abus , & qu'à moins qu'on ne trouve le moyen de corriger ces abus ou de s'en garantir, il vaut mieux renoncer à cette forte d'a- s, mufement". Inftruftion Chrét. T. III. L. III. Cb. 16*. (qu'on trouve chez Rey à Amfteriani)

Voila l'état de la queftion bien pofé. Il s'agit de favoir fi la morale du Théâtre eft nécefTairement re- lâchée , fi les abus font inévitables , fi les inconvé- nient

niens dérivent de la nature de la chofe , ou s'ils Viennent de caufes qu'on en puifTe écarter.

Pag. 28. Ligne 15 faire naître lifez produire.

Pag, 2 8- à la fin de la note , ajoutez ce qui fuit.

* Je puïs citer en exemple de cela la petite Pièce de Nanine qui a fait murmurer l'aiTemblée & ne s'eft foutenue que par la grande réputation de l'Au- teur , & cela parce que l'honneur , la vertu , les purs fentimeas de la Nature y font préférés à l'imper- tinent préjugé des conditions.

Pag. 33. Ligne 17. & fuiwntes: paflàgeres, ftériles & fans effet tous les devoirs de Ta vie humaine , à peu près comme ces honnêtes-gens qui penfent avoir fait un acte de charité en di- fant au pauvre : Dieu vous affifte. Mettez paf- fageres, ftériles & fans effet tous les devoirs de l'homme, à nous faire applaudir de notre cou- rage en louant celui des autres, de notre hu- manité en, plaignant les maux que nous aurions pu guérir , de notre charité en difant au pau- vre: Dieu vous affilie.

Pag. 37. Ligne 17. extraordinaires Hfez peu communs

Pag. 176. à la note ajoutez ce qui fuit.

S'il faut donc diminuer le nombre journalier de 300 Speftateurs à Paris , il faut diminuer propor- tionnellement celui de 48 à Genève,- ce qui renforce mes objections.

Pag. 207. à la note. Platon dans fa Répu- blique, Ufez dans fes loix.

ERRATA

ERRATA.

Pag. Ligne

42. 6. grand - maître, lifez grand maître. 150* celle, lifez celles 151. 7. Ces pourquoi , lifez Tes pourquoi. 16 j. à la fin de la note, fis, lifez fils 170. 18. grand, lifez grands. 172. 18. fauxbourg, lifez quartier 175. 8. vingt quatre, lifez vingt - quatre 181. 4. faudroit, lifez faudra 186. 20. femmes, lifez femme «130. 7. cuiller, /i/èz cuilliére 240. 21. rendez les, lifez rendez -les

AVIS pour le RELIEUR.

Les trois Cartons pages 113, 114. 155, 156*. 243, 244. doivent être placés proprement.

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