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ADOLPHE.

ANECDOTE

TROUVÉE DANS LES PAPIERS D'UN INCONNU, PAR BENJAMIN CONSTANT.

NOUVELLE ÉDITION,

SUIVIE DES OUVRAGES DU MÊME ECRIVAIN :

. Iques Réflexions sur le Théâtre Allemand et sur la tragédie de Wallstein ,

Et de l'Esprit de Conquête et de l'Usurpation.

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PARIS.

CHARPENTIER, LIBRAIRE-ÉDITEUR,

6, EUE DES BEAUX-ARTS,

1839.

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V

NOTE.

A la suite d' Adolphe, nous réimprimons deux autres ouvrages de Benjamin Constant, que les meilleurs juges regardent comme deux chefs-d'œuvre L'un est la préface de sa traduction de Wallstein de Schiller; l'autre est la cé- lèbre brochure qu'il publia pendant son exil, en 1813, sur Y Esprit de Conquête et sur V Usurpation,

La réunion de ces trois ouvrages fait de ce volume une édition des OEuvres choisies de Benjamin Constant , que les personnes de goût nous sauront gré d'avoir ajoutée à la collection des meilleurs ouvrages que nous publions dans notre format. Ch,

PREFACE

DE LA TROISIÈME ÉDITION.

Ce n'est pas sans quelque hésitation que j'ai consenti à la réimpression de ce petit ouvrage , publié il y a dix ans. Sans la presque certitude qu'on voulait en faire une contrefaçon en Belgi- que, et que cette contrefaçon, comme la plupart de celles que répandent en Allemagne et qu'in- troduisent en France les contrefacteurs belges , serait grossie d'additions et d'interpolations aux- quelles je n'aurais point eu de part, je ne me se- rais jamais occupé de cette anecdote, écrite dans l 'unique pensée de convaincre deux ou trois amis , réunis à la campagne, de la possibilité de donner une sorte d'intérêt à un roman dont les person- nages se réduiraient à deux , et dont la situation serait toujours la môme.

VIII ADOLPHE.

Une fois occupé de ce travail, j'ai voulu déve- lopper quelques autres idées qui me sont surve- nues et ne m'ont pas semblé sans une certaine utilité. J'ai voulu peindre le mal que font éprou- ver môme aux cœurs arides les souffrances qu'ils causent, et cette illusion qui les porte à se croire plus légers ou plus corrompus qu'ils ne le sont. A distance* l'image de la douleur qu'on impose paraît vague et confuse, telle qu'un nuage facile à traverser ; on est encouragé par l'approbation d'une société toute factice, qui supplée aux prin- cipes par les règles et aux émotions par les con- venances, et qui hait le scandale comme impor- tun , non comme immoral, car elle accueille assez bien le vice quand le scandale ne s'y trouve pas ; on pense que des liens formés sans réflexion se briseront sans peine. Mais quand on voit l'an- goisse qui résulte de ces liens brisés, ce doulou- reux étonnement d'une âme trompée, celte dé- fiance qui succède à une confiance si complète , et qui, forcée de se diriger contre l'être à part

PREFACE. IX

du reste du monde , s'étend à ce monde tout en- tier, cette estime refoulée sur elle-même et qui ne sait plus se replacer ; on sent alors qu'il y a quelque chose de sacré dans le cœur qui souffre parce qu'il aime ; on découvre combien sont pro- fondes les racines de l'affection qu'on croyait in- spirer sans la partager ; et si l'on surmonte ce qu'on appelle faiblesse, c'est en détruisant en soi-même tout ce qu'on a de généreux , en déchirant tout ce qu'on a de fidèle, en sacrifiant tout ce qu'on a de noble et de bon. On se relève de cette victoire , à laquelle les indifférens et les amis applaudissent, ayant frappé de mort une portion de son âme , bravé la sympathie, abusé de la faiblesse, outragé la morale en la prenant pour prétexte de la du- reté ; et l'on survit à sa meilleure nature, hon- teux ou perverti par ce triste succès.

Tel a été le tableau que j'ai voulu tracer dans Adolphe. Je ne sais si j'ai réussi ; ce qui me fe- rait croire au moins à un certain mérite de vé- rité, c'est que presque tous ceux de mes lecteurs

X ÀDOLTHÈ.

que j ai rencontrés m'ont parie d eux-mêmes comme ayant été dans la position de mon héros. Il est vrai qu'à travers les regrets qu'ils mon- traient de toutes les douleurs qu'ils avaient cau- sées , perçait je ne sais quelle satisfaction de fa- tuité ; ils aimaient à se peindre comme ayant, de même qu'Adolphe, été poursuivis parles opiniâ- tres affections qu'ils avaient inspirées, et victi- mes de l'amour immense qu'on avait conçu pour eux. Je crois que pour la plupart ils se calom- niaient , et que si leur vanité les eût laissés tran- quilles, leur conscience eût pu rester en repos. Quoi qu'il en soit, tout ce qui concerne Adol- phe m'est devenu fort indifférent ; je n'attache aucun prix à ce roman, et je répète que ma seule intention , en le laissant reparaître devant un pu- blic qui l'a probablement oublié, si tant est que jamais il l'ait connu, a été de déclarer que toute édition qui contiendrait autre chose que ce qui est renfermé dans celle- ci ne viendrait pas de moi , et que je n'en serais pas responsable.

AVIS

DE L'ÉDITEUR.

Je parcourais l'Italie, il y a bien des années. Je fus arrêté dans une auberge de Cerenza , petit village de la Calabre , par un débordement du Neto ; il y avait dans la môme auberge un étran- ger qui se trouvait forcé d'y séjourner pour la même cause. Il était fort silencieux et paraissait triste; il ne témoignait aucune impatience. Je me plaignais quelquefois à lui , comme au seul homme à qui je pusse parler dans ce lieu, du retard que notre marche éprouvait. Il m'est égal, me répondait-il, d'être ici ou ailleurs, Notre hôte , qui avait causé avec un domestique napolitain qui servait cet étranger sans savoir son nom, me dit qu'il ne voyageait point par

XII ADOLPHE.

curiosité , car il ne visitait ni les ruines , ni les sites , ni les monumens, ni les hommes. Il lisait beaucoup , mais jamais d'une manière suivie ; il se promenait le soir, toujours seul , et souvent il passait des journées entières assis , immobile , la tête appuyée sur les deux mains.

Au moment les communications , étant ré- tablies, nous auraient permis de partir, cet étran- ger tomba très-malade. L'humanité me fit un devoir de prolonger mon séjour auprès de lui pour le soigner. Il n'y avait à Cerenza qu'un chirurgien de village ; je voulais envoyer à Co- zenze chercher des secours plus efficaces. Ce n'est pas la peine, me dit l'étranger; l'homme que voilà est précisément ce qu'il me faut. Il avait raison , peut-être plus qu'il ne le pensait , car cet homme le guérit. Je ne vous croyais pas si ha- bile , lui dit-il avec une sorte d'humeur en le con- gédiant ; puis il me remercia de mes soins , et il partit.

Plusieurs mois après , je reçus, à Naples, une

AVIS DE L EDITEUR. XIU

lettre de l'hôte cîeCerenza, avec une cassette trou- vée sur la route qui conduit à Strongoli , route que l'étranger et moi nous avions suivie , mais sépa- rément. L'aubergiste qui me l'envoyait se croyait sûr qu'elle appartenait à l'un de nous deux. Elle renfermait beaucoup de lettres fort anciennes , sans adresses , ou dont les adresses et les signa- tures étaient effacées , un portrait de femme , et un cahier contenant l'anecdote ou l'histoire qu'on va lire. L'étranger, propriétaire de ces effets , ne m'avait laissé, en me quittant, aucun moyen de lui écrire ; je les conservais depuis dix ans , incer- tain de l'usage que je devais en faire , lorsqu'en ayant parlé par hasard à quelques personnes dans une ville d'Allemagne , Tune d'entre elles me demanda avec instance de lui confier le manu- scrit dont j'étais dépositaire. Au bout de huit jours, ce manuscrit me fut renvoyé avec une lettre que j'ai placée à la fin de cette histoire , parce qu'elle serait inintelligible si on la lisait avant de connaître l'histoire elle-même,

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XIV ADOLPHE.

Cette lettre m'a décidé à la publication ac- tuelle, en me donnant la certitude qu'elle no peut offenser ni compromettre personne. Je n'ai pas changé un mot à l'original ; la suppression même des noms propres ne vient pas de moi : ils n'étaient désignés que comme ils sont encore, par des lettres initiales.

ADOLPHE.

CHAPITRE PREMIER.

Je venais de finir à vingt-deux ans mes études a l'université de Gottingue. L'intention de mon père , ministre de l'électeur de *** , était que je parcourusse les pays les plus remarquables de lEurope. Il voulait ensuite m'appeler auprès de lui, me faire entrer dans le département dont la direction lui était confiée , et me préparer à le remplacer un jour. J'avais obtenu, par un tra- vail assez opiniâtre , au milieu d'une vie très- dissipée , des succès qui m'avaient distingué de mes compagnons d'étude, et qui avaient fait con- cevoir à mon père sur moi des espérances proba- blement fort exagérées.

Ces espérances l'avaient rendu très-indulgent pour beaucoup de fautes que j'avais commises. T! ne m'avait jamais laissé souffrir des suites de

J6 ADOLPHE.

ces fautes. Il avait toujours accordé, quelquefois prévenu mes demandes à cet égard.

Malheureusement sa conduite était plutôt no- ble et généreuse que tendre. J'étais pénétré de tous ses droits à ma reconnaissance et à mon res- pect; mais aucune confiance n'avait existé jamais entre nous. Il avait dans l'esprit je ne sais quoi d'ironique qui convenait mal à mon caractère. Je ne demandais alors qu'à me livrer à ces impressions primitives et fougueuses qui jettent l'âme hors de la sphère commune, et lui inspirent le dédain de tous les objets qui l'environnent. Je trouvais dans mon père, non pas un censeur, mais un ob- servateur froid et caustique, qui souriait d'abord de pitié , et qui finissait bientôt la conversation avec impatience. Je ne me souviens pas, pendant mes dix-huit premières années , d'avoir eu ja- mais un entretien d'une heure avec lui. Ses let- tres étaient affectueuses, pleines de conseils rai- sonnables et sensibles ; mais à peine étions-nous en présence l'un de l'autre , qu'il y avait en lui quelque chose de contraint que je ne pouvais m'expliquer, et qui réagissait sur moi d'une ma- nière pénible. Je ne savais pas alors ce que c'é- tait que la timidité , cette souffrance intérieure qui nous poursuit jusque dans l'âge le plus avancé, qui refoule sur notre cœur les impressions les plus profondes, qui glace nos paroles, qui dé- nature dans notre bouche tout ce que nous es-

ADOLPHE. 17

sayons de dire , el ne nous permet de nous ex- primer que par des mots vagues ou une ironie plus ou moins amère , comme si nous voulions nous venger sur nos sentimens mêmes de la dou- leur que nous éprouvons à ne pouvoir les faire connaître. Je ne savais pas que, même avec son fils , mon père était timide, et que souvent, après avoir longtemps attendu de moi quelques témoi- gnages d'affection que sa froideur apparente sem- blait m'interdire, il me quittait les yeux mouillés de larmes, et se plaignait à d'autres de ce que je ne l'aimais pas.

Ma contrainte avec lui eut une grande influence sur mon caractère. Aussi timide que lui, mais plus agité, parce que j'étais plus jeune, je m'ac- coutumai à renfermer en moi-même tout ce que j'éprouvais, à ne former que des plans solitaires, à ne compter que sur moi pour leur exécution, à considérer les avis, l'intérêt, l'assistance et jus- qu'à la seule présence des autres comme une gêne et comme un obstacle. Je contractai l'habitude de ne jamais parler de ce qui m'occupait, de ne me soumettre à la conversation que comme à une nécessité importune, et de l'animer alors par une plaisanterie perpétuelle qui me la rendait moins fatigante, et qui m'aidait à cacher mes véritables pensées. De une certaine absence d'abandon qu'aujourd'hui encore mes amis me reprochent. et une difficulté de causer sérieusement que j'ai

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18 ADOLPHE.

toujours peine à surmonter. Il en résulta en même temps un désir ardent d'indépendance , une grande impatience des liens dont j'étais en- vironné , une terreur invincible d'en former de nouveaux. Je ne me trouvais à mon aise que tout seul, et tel est même à présent l'effet de cette disposition d'âme, que, dans les circonstances les moins importantes , quand je dois choisir entre deux partis, la figure humaine me trouble, et mon mouvement naturel est de la fuir pour dé- libérer en paix. Je n'avais point cependant la pro- fondeur d'égoïsme qu'un tel caractère paraît an- noncer : tout en ne inintéressant qu'à moi , je m'intéressais faiblement à moi-même. Je portais au fond de mon cœur un besoin de sensibilité dont je ne m'apercevais pas, mais qui, ne trou- vant point à se satisfaire, me détachait successi- vement de tous les objets qui tour à tour atti- raient ma curiosité. Cette indifférence sur tout s'était encore fortifiée par l'idée de la mort, idée qui m'avait frappé très-jeune, et sur laquelle je n'ai jamais conçu que les hommes s'étourdissent si facilement. J'avais, à l'âge de dix-sept ans, vu mourir une femme âgée, dont l'esprit, d'une tournure remarquable et bizarre, avait commencé à développer le mien. Cette femme, comme tant d'autres, s'était, à l'entrée de sa carrière, lancée vers le monde, qu'elle ne connaissait pas, avec le intiment dîme grande forée d'âme et de fa-

ADOLPHE. li>

cultes vraiment puissantes. Comme tant d'autres aussi, faute de s'être pliée à des convenances factices , mais nécessaires, elle avait vu ses espé- rances trompées, sa jeunesse passer sans plaisir : et la vieillesse enfin l'avait atteinte sans la sou- mettre. Elle vivait dans un château voisin d'une de nos terres, mécontente et retirée, n'ayant que son esprit pour ressource, et analysant tout avec son esprit. Pendant près d'un an, dans nos con- versations inépuisables, nous avions envisagé la vie sous toutes ses faces , et la mort toujours pour terme de tout ; et après avoir tant causé de la mort avec elle, j'avais vu la mort la frapper à mes yeux.

Cet événement m'avait rempli d'un sentiment d'incertitude sur la destinée , et d'une rêverie vague qui ne m'abandonnait pas. Je lisais de pré- férence dans les poètes ce qui rappelait la brièveté de la vie humaine. Je trouvais qu'aucun but ne valait la peine d'aucun effort. Il est assez singulier que cette impression se soit affaiblie précisément à mesure que les années se sont accumulées sur moi. Serait-ce parce qu'il y a dans l'espérance quelque chose de douteux, et que, lorsqu'elle se retire de la carrière de l'homme , cette car- rière prend un caractère plus sévère , mais plus positif? Serait-ce que la vie semble d'autant plu> réelle, que toutes les illusions disparaissent, omme 1h cime des rochers se dessine mieux

20 ADOLPHE.

dans l'horizon lorsque les nuages se dissipent? Je me rendis, en quittant Gottingue , dans la petite ville de D**\ Cette ville était la résidence d'un prince qui , comme la plupart de ceux de l'Allemagne, gouvernait avec douceur un pays de peu d'étendue , protégeait les hommes éclai- rés qui venaient s'y fixer, laissait à toutes les opi- nions une liberté parfaite, mais qui, borné par l'ancien usage à la société de ses courtisans , ne rassemblait par-là même autour de lui que des hommes en grande partie insignifians ou mé- diocres. Je fus accueilli dans cette cour avec la curiosité qu'inspire naturellement tout étranger qui vient rompre le cercle de la monotonie et de l'étiquette. Pendant quelques mois , je ne reniai = quai rien qui pût captiver mon attention. J'étais reconnaissant de l'obligeance qu'on me témoi- gnait; mais tantôt ma timidité m'empêchait d'en profiter, tantôt la fatigue d'une agitation sans but me faisait préférer la solitude aux plaisirs in- sipides que l'on m'invitait à partager. Je n'avais de haine contre personne, mais peu de gens m'inspiraient de l'intérêt ; or, les hommes se blessent de l'indifférence; ils l'attribuent à la malveillance ou à l'affectation; ils ne veulent pas croire qu'on s'ennuie avec eux naturellement, Quelquefois je cherchais à contraindre mon en- nui ; je me réfugiais dans une taciturnité pro- fonde ; on prenait cette taciturnité pour du dé-

ADOLPHE. ^l

dain. D'autres ibis, lassé moi-même de mon silence , je me laissais aller à quelques plaisan- teries , et mon esprit , mis en mouvement , m'en- traînait au-delà de toute mesure. Je révélais en un jour tous les ridicules que j'avais observés durant un mois. Les confidens de mes épanche- mens subits et involontaires ne m'en savaient aucun gré , et avaient raison; car c'était le be- soin de parler qui me saisissait, et non la con- fiance. J'avais contracté dans mes conversations avec la femme qui , la première , avait déve- loppé mes idées, une insurmontable aversion pour toutes les maximes communes et pour toutes les formules dogmatiques. Lors donc que j'en- tendais la médiocrité disserter avec complai- sance sur des principes bien établis , bien incon- testables en fait de morale , de convenance ou de religion, choses qu'elle met assez volontiers sur la même ligne, je me sentais poussé à la contre- dire , non que j'eusse adopté des opinions op- posées, mais parce que j'étais impatienté d'une conviction si ferme et si lourde. Je ne sais quel instinct m'avertissait d'ailleurs de me défier de ces axiomes généraux si exempts de toute res- triction, si purs de toute nuance. Les sots font de leur morale une masse compacte et indivi- sible, pour qu'elle se mêle le moins possible avec leurs actions, et les laisse libres dans tous les détails.

22 ADOLPHE.

Je me donnai bientôt, par cette conduite, une grande réputation de légèreté, de persifflage, de méchanceté. Mes paroles amères furent consi- dérées comme des preuves d'une âme haineuse , mes plaisanteries comme des attentats contre tout ce qu'il y avait de plus respectable. Ceux dont j'avais eu le tort de me moquer trouvaient commode de faire cause commune avec les prin- cipes qu'ils m'accusaient de révoquer en doute ; parce que , sans le vouloir, je les avais fait rire aux dépens les uns des autres, tousse réunirent contre moi. On eût dit qu'en faisant remarquer leurs ridicules, je trahissais une confidence qu'ils m'avaient faite ; on eût dit qu'en se montrant à mes yeux tels qu'ils étaient , ils avaient obtenu de ma part la promesse du silence : je n'avais point la conscience d'avoir accepté ce traité trop onéreux. Ils avaient trouvé du plaisir à se don- ner ample carrière , j'en trouvais à les observer et à les décrire ; et ce qu'ils appelaient une per- fidie me paraissait un dédommagement tout in- nocent et très-légitime.

Je ne veux point ici me justifier : j'ai renoncé depuis longtemps à cet usage frivole et facile d'un esprit sans expérience; je veux simplement dire, et cela pour d'autres que pour moi, qui suis maintenant à l'abri du monde, qu'il faut du temps pour s'accoutumer à l'espèce humaine , telle que l'intérêt, l'affectation, la vanité, la

ADOLPHE. 26

peur, nous l'ont faite. L'étonnement de la pre- mière jeunesse , à l'aspect d'une société si factice et si travaillée, annonce plutôt un cœur naturel qu'un esprit méchant. Cette société d'ailleurs n'a rien à en craindre : elle pèse tellement sur nous, son influence sourde est tellement puissante , qu'elle ne tarde pas à nous façonner d'après le moule universel. Nous ne sommes plus surpris alors que de notre ancienne surprise , et nous nous trouvons bien sous notre nouvelle forme , comme l'on finit par respirer librement dans un spectacle encombré par la foule , tandis qu'en entrant, on n'y respirait qu'avec effort.

Si quelques-uns échappent à cette destinée générale , ils renferment en eux-mêmes leur dis- sentiment secret; ils aperçoivent dans la plupart des ridicules le germe des vices : ils n'en plai- santent plus, parce que le mépris remplace la moquerie , et que le mépris est silencieux.

Il s'établit donc , dans le petit public qui m'en- vironnait, une inquiétude vague sur mon ca- ractère. On ne pouvait citer aucune action con- damnable ; on ne pouvait même m'en contester quelques-unes qui semblaient annoncer de la générosité ou du dévouement; mais on disait que j'étais un homme immoral, un homme peu sûr : deux épithètes heureusement inventées pour insinuer les faits qu'on ignore , et laisser deviner ce qu'on ne sait pas.

24 ADOLPHE.

CHAPITRE IL

Distrait, inattentif, ennuyé, je ne m'aperce= vais point de l'impression que je produisais , et je partageais mon temps entre des études que j'interrompais souvent, des projets que je n'exé- cutais pas, des plaisirs qui ne m'intéressaient guère , lorsqu'une circonstance , très-frivole en apparence, produisit dans ma disposition une ré- volution importante.

Un jeune homme avec lequel j'étais assez lié cherchait depuis quelques mois à plaire à l'une des femmes les moins insipides de la société dans laquelle nous vivions : j'étais le confident très- désintéressé de son entreprise. Après de longs efforts , il parvint à se faire aimer ; et comme il ne m'avait point caché ses revers et ses peines , il se crut obligé de me communiquer ses succès : rien n'égalait ses transports et l'excès de sa joie. Le spectacle dun tel bonheur me fit regretter de n'en avoir pas essayé encore ; je n'avais point eu jusqu'alors de liaison de femme qui pût flatter

ADOLPHE. 2o

mon amour-propre ; un nouvel avenir parut se dévoiler à mes yeux ; un nouveau besoin se fit sentir au fond de mon cœur. Il y avait dans ce besoin beaucoup de vanité , sans doute ; mais il n'y avait pas uniquement de la vanité ; il y en avait peut-être moins que je ne le croyais moi- même. Les sentimens de l'homme sont confus et mélangés ; ils se composent d'une multitude d'im- pressions variées qui échappent à l'observation ; et la parole, toujours trop grossière et trop gé- nérale , peut bien servir à les désigner, mais ne sert jamais à les définir.

J'avais, dans la maison de mon père, adopté sur les femmes un système assez immoral. Mon père , bien qu'il observât strictement les conve- nances extérieures, se permettait assez fréquem- ment des propos légers sur les liaisons d'amour : il les regardait comme des amusemens, sinon permis, du moins excusables, et considérait le mariage seul sous un rapport sérieux. Il avait pour principe , qu'un jeune homme doit éviter avec soin de faire ce qu'on nomme une folie, c'est-à-dire de contracter un engagement dura- ble avec une personne qui ne fût pas parfaite- ment son égale pour la fortune, la naissance et les avantages extérieurs ; mais du reste, toutes les femmes, aussi longtemps qu'il ne s'agissait pas de les épouser, lui paraissaient pouvoir, sans in- convénient, être prises, puis être quittées; et je

2G ADOLPHE.

l'avais vu sourire avec une sorte d'approbation à cette parodie d'un mot connu : Cela leur fait si peu de mal, et à nous tant de plaisir!

L'on ne sait pas assez combien , dans la pre- mière jeunesse , les mots de cette espèce font une impression profonde, et combien à un âge toutes les opinions sont encore douteuses et va- cillantes , les enfants s'étonnent de voir contre- dire, par des plaisanteries que tout le monde applaudit, les règles directes qu'on leur a don- nées. Ces règles ne sont plus à leurs yeux que des formules banales que leurs parents sont con- venus de leur répéter pour l'acquit de leur con- science , et les plaisanteries leur semblent ren- fermer le véritable secret de la vie.

Tourmenté d'une émotion vague, je veux être aimé , me disais-je , et je regardais autour de moi ; je ne voyais personne qui m'inspirât de l'amour, personne qui me parût susceptible d'en prendre; j'interrogeais mon cœur et mes goûts : je ne me sentais aucun mouvement de préfé- rence. Je m'agitais ainsi intérieurement, lorsque je fis connaissance avec le comte de P***, homme de quarante ans, dont la famille était alliée à la mienne. Il me proposa de venir le voir. Malheu- reuse visite ! Il avait chez lui sa maîtresse , une Polonaise , célèbre par sa beauté , quoiqu'elle ne fût plus de la première jeunesse. Cette femme, malgré sa situation désavantageuse, avait montré,

ADOLPHE. 2/

dans plusieurs occasions, un caractère distingué. Sa famille , assez illustre en Pologne , avait été ruinée dans les troubles de cette contrée. Son père avait été proscrit; sa mère était allée cher- cher un asile en France , et y avait mené sa fille, qu'elle avait laissée, à sa mort, dans un isole- ment complet. Le comte de P*** en était devenu amoureux. J'ai toujours ignoré comment s'était formée une liaison qui, lorsque j'ai vu pour la première fois Ellénore, était, dès longtemps, établie et pour ainsi dire consacrée. La fatalité de sa situation ou l'inexpérience de son âge l'a- vait-elle jetée dans une carrière qui répugnait également à son éducation, à ses habitudes et à la fierté qui faisait une partie très-remarquable de son caractère? Ce que je sais, ce que tout le monde a su, c'est que la fortune du comte de P*** ayant été presque entièrement détruite et sa liberté menacée, Ellénore lui avait donné de telles preuves de dévouement, avait rejeté avec un tel mépris les offres les plus brillantes, avait partagé ses périls et sa pauvreté avec tant de zèle et môme de joie, que la sévérité la plus scrupu- leuse ne pouvait s'empêcher de rendre justice à la pureté de ses motifs et au désintéressement de sa conduite. C'était à son activité, à son courage, à sa raison , aux sacrifices de tout genre qu'elle avait supportés sans se plaindre, que son amant devait d'avoir recouvré une partie de ses biens.

28 ADOLPHE.

Ils étaient venus s'établir à D*** pour y suivre un procès qui pouvait rendre entièrement au comte de P*** son ancienne opulence , et comptaient y rester environ deux ans.

Ellénore n'avait qu'un esprit ordinaire; mais ses idées étaient justes, et ses expressions, tou- jours simples, étaient quelquefois frappantes par la noblesse et l'élévation de ses sentimens. Elle avait beaucoup de préjugés ; mais tous ses pré- jugés étaient en sens inverse de son intérêt. Elie attachait le plus grand prix à la régularité de la conduite, précisément parce que la sienne n'était pas régulière suivant les notions reçues. Elle était très-religieuse, parce que la religion condamnait rigoureusement son genre de vie. Elle repoussait sévèrement dans la conversation tout ce qui n'au- rait paru à d'autres femmes que des plaisanteries innocentes, parce qu'elle craignait toujours qu'on ne se crût autorisé par son état à lui en adresser de déplacées. Elle aurait désiré ne recevoir chez elle que des hommes du rang le plus élevé et de mœurs irréprochables , parce que les femmes à qui elle frémissait d'être comparée se forment d'ordinaire une société mélangée, et, se rési- gnant à la perte de la considération, ne cherchent dans leurs relations que l'amusement. Ellénore, en un mot, était en lutte constante avec sa des- tinée. Elle protestait, pour ainsi dire , par cha- cune de ses actions et de ses paroles, contre la

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classe dans laquelle elle se trouvait rangée ; et comme elle sentait que la réalité était plus forte qu'elle, et que ses efforts ne changeaient rien à sa situation, elle était fort malheureuse. Elle élevait deux enfans qu'elle avait eus du comte de P***, avec une austérité excessive. On eût dit quelquefois qu'une révolte secrète se mêlait à l'attachement plutôt passionné que tendre qu'elle leur montrait , et les lui rendait en quelque sorte importuns. Lorsqu'on lui faisait à bonne inten- tion quelque remarque sur ce que ses enfans grandissaient, sur les talens qu'ils promettaient d'avoir, sur la carrière qu'ils auraient à suivre . on la voyait pâlir de l'idée qu'il faudrait qu'un jour elle leur avouât leur naissance, Mais le moindre danger, une heure d'absence , la rame- nait à eux avec une anxiété l'on démêlait une espèce de remords, et le désir de leur donner par ses caresses le bonheur qu'elle n'y trouvait pas elle-même. Cette opposition entre ses senti- mens et la place qu'elle occupait dans le monde avait rendu son humeur fort inégale. Souvent elle était rêveuse et taciturne ; quelquefois elle parlait avec impétuosité. Comme elle était tour- mentée d'une idée particulière , au milieu de la conversation la plus générale , elle ne restait ja- mais parfaitement calme. Mais, par cela même, il y avait dans sa manière quelque chose de fou- gueux et d'inattendu qui la rendait plus piquante

50 ADOLPHE.

quelle n'aurait l'être naturellement. La bi- zarrerie de sa position suppléait en elle à la nou- veauté des idées. On l'examinait avec intérêt et curiosité comme un bel orage.

Offerte à mes regards dans un moment mon cœur avait besoin d'amour, ma vanité, de succès, Ellénore me parut une conquête digne de moi. Elle-même trouva du plaisir dans la société d'un homme différent de ceux qu'elle avait vus jus- qu'alors. Son cercle s'était composé de quelques amis ou parensde son amant et de leurs femmes, que l'ascendant du comte de P*** avait forcés à recevoir sa maîtresse. Les maris étaient dépour- vus de sentimens aussi bien que d'idées ; les fem- mes ne différaient de leurs maris que par une médiocrité plus inquiète et plus agitée, parce qu'elles n'avaient pas, comme eux, cette tran- quillité d'esprit qui résulte de l'occupation et de la régularité des affaires. Une plaisanterie plus légère, une conversation plus variée, un mélange particulier de mélancolie et de gaieté, de décou- ragement et d'intérêt, d'enthousiasme et d'iro- nie , étonnèrent et attachèrent Ellénore. Elle parlait plusieurs langues, imparfaitement à la vé- rité, mais toujours avec vivacité, quelquefois avec grâce. Ses idées semblaient se faire jour à tra- vers les obstacles, et sortir de cette lutte plus agréables, plus naïves et plus neuves ; car les idiomes étrangers rajeunissent les pensées, et le?

ADOLPHE. 31

débarrassent de ces tournures qui les font pa- raître tour à tour communes et affectées. ÎNous lisions ensemble des poètes anglais; nous nous promenions ensemble. J'allais souvent la voir le matin ; j'y retournais le soir : je causais avec elle sur mille sujets.

Je pensais faire, en observateur froid et impar- tial, le tour de son caractère et de son esprit: mais chaque mot qu'elle disait me semblait re- vêtu d'une grâce inexplicable. Le dessein de lui plaire, mettant dans ma vie un nouvel intérêt, animait mon existence d'une manière inusitée. J'attribuais à son charme cet effet presque magi- que : j'en aurais joui plus complètement encore sans l'engagement que j'avais pris envers mon amour-propre. Cet amour-propre était en tiers entre Ellénore et moi. Je me croyais comme obligé de marcher au plus vite vers le but que je m'étais proposé : je ne me livrais donc pas sans réserve à mes impressions. Il me tardait d'avoir parlé, car il me semblait que je n'avais qu'à par- ler pour réussir. Je ne croyais point aimer Ellé- nore; mais déjà je n'aurais pu me résigner à pas lui plaire. Elle m'occupait sans cesse : je for- mais mille projets ; j'inventais mille moyens de conquête, avec cette fatuité sans expérience qui se croit sûre du succès parce quelle n'a rien es- snyé.

Cependant une invincible timidité m'arrêtait :

OS ADOLPHE.

tous mes discours expiraient sur mes lèvres, ou se terminaient tout autrement que je ne l'avais projeté. Je me débattais intérieurement : j'étais indigné contre moi-même.

Je cherchai enfin un raisonnement qui put me tirer de cette lutte avec honneur à mes propres yeux. Je me dis qu'il ne fallait rien précipiter, qu'Elîénore était trop peu préparée à l'aveu que je méditais, et qu'il valait mieux attendre en- core. Presque toujours , pour vivre en repos avec nous-mêmes, nous travestissons en calculs et en systèmes nos impuissances ou nos faiblesses : cela satisfait cette portion de nous qui est, pour ainsi dire, spectatrice de l'autre.

Cette situation se prolongea. Chaque jour, je fixais le lendemain comme l'époque invariable d'une déclaration positive, et chaque lendemain s'écoulait comme la veille. Ma timidité me quit- tait dès que je m'éloignais d'Eliénore ; je repre- nais alors mes plans habiles et mes profondes combinaisons : mais à peine me retrouvais-je auprès d'elle , que je me sentais de nouveau tremblant et troublé. Quiconque aurait lu dans mon cœur, en son absence, m'aurait pris pour un séducteur froid et peu sensible ; quiconque m'eût aperçu à ses côtés eût cru reconnaître en moi un amant novice, interdit et passionné. L'on se serait également trompé dans ces deux jugemens : iln'y a point d'unité complète dans l'homme, et pies-

ADOLPHE. ÔO

que jamais personne n'est tout-à-fait sincère ni tout-à-fait de mauvaise foi.

Convaincu par ces expériences réitérées que je n'aurais jamais le courage de parler à Ellénore, je me déterminai à lui écrire. Le comte de P***était absent. Les combats que j'avais livrés longtemps à mon propre caractère, l'impatience que j'éprou- vais de n'avoir pu le surmonter, mon incertitude sur le succès de ma tentative > jetèrent dans ma lettre une agitation qui ressemblait fort à l'a- mour. Échauffé d'ailleurs que j'étais par mon propre style, je ressentais, en finissant d'écrire, un peu de la passion que j'avais cherché à expri- mer avec toute la force possible.

Ellénore vit dans ma lettre ce qu'il était natu- rel d'y voir , le transport passager d'un homme qui avait dix ans de moins qu'elle, dont le cœur s'ouvrait à des sentimens qui lui étaient encore inconnus, et qui méritait plus de pitié que de colère. Elle me répondit avec bonté, me donna des conseils affectueux, m'offrit une amitié sin- cère, mais me déclara que, jusqu'au retour du comte de P**\ elle ne pourrait me recevoir.

Cette réponse me bouleversa. Mon imagina- tion, s'irritant de l'obstacle, s'empara de toute mon existence. L'amour, qu'une heure aupara- vant je m'applaudissais de feindre, je crus tout à coup l'éprouver avec fureur. Je courus chez Ellénore; on me dit qu'elle était sortie. Je lui

5i ADOLPHE.

écrivis ; je la suppliai de m'accorder une dernière entrevue ; je lui peignis en termes déchirans mon désespoir, les projets funestes que m'inspirait sa cruelle détermination. Pendant une grande par- tie du jour, j'attendis vainement une réponse. Je ne calmai mon inexprimable souffrance qu'en me répétant que le lendemain je braverais toutes les difficultés pour pénétrer jusqu'à Ellénore et pour lui parler. On m'apporta le soir quelques mots d'elle : ils étaient doux. Je crus y remarquer une impression de regret et de tristesse; mais elle persistait dans sa résolution, qu'elle m'annonçait comme inébranlable. Je me présentai de nouveau chez elle le lendemain. Elle était partie pour une campagne dont ses gens ignoraient le nom. Ils n'avaient même aucun moyen de lui faire parve- nir des lettres.

Je restai longtemps immobile à sa porte, n'i- maginant plus aucune chance de la retrouver. J'étais étonné moi-même de ce que je souffrais. Ma mémoire me retraçait les instans je m'é- tais dit que je n'aspirais qu'à un succès ; que ce n'était qu'une tentative à laquelle je renoncerais sans peine. Je ne concevais rien à la douleur vio- lente, indomptable, qui déchirait mon cœur. Plusieurs jours se passèrent de la sorte. J'étais également incapable de distraction et d'étude. J'errais sans cesse devant la porte d'Ellénore. Je me promenais dans la ville, comme si, au détour

ADOLPHE, ÔO

de chaque rue , j'avais pu espérer de la rencon- trer. Un matin, dans une de ces courses sans but, qui servaient à remplacer mon agitation par de la fatigue, j'aperçus la voiture du comte de P*** , qui revenait de son voyage. Il me reconnut et mit pied à terre. Après quelques phrases banales, je lui parlai, en déguisant mon trouble , du dé- part subit d'Ellénore. Oui, me dit-il, une de ses amies, à quelques lieues d'ici , a éprouvé je ne sais quel événement fâcheux qui a fait croire à Ellénore que ses consolations lui seraient utiles. Elle est partie sans me consulter. C'est une per- sonne que tous ses sentimens dominent, et dont l'âme, toujours active, trouve presque du repos dans le dévouement. Mais sa présence ici m'est trop nécessaire; je vais lui écrire : elle reviendra sûrement dans quelques jours.

Cette assurance me calma ; je sentis ma dou- leur s'apaiser. Pour la première fois depuis le dé- part d'Ellénore, je pus respirer sans peine. Son retour fut moins prompt que ne l'espérait le comte de P**\ Mais j'avais repris ma vie habi- tuelle, et l'angoisse que j'avais éprouvée com- mençait à se dissiper, lorsqu'au bout d'un mois M. de P*** me fit avertir qu'Ellénore devait arri- ver le soir. Comme il mettait un grand prix à lui maintenir dans la société la place que son carac- tère méritait, et dont sa situation semblait l'ex- clure, il avait invité à souper plusieurs femmes

5b ADOLPHE.

de ses parentes et de ses amies qui avaient coiv senti à voir Ellénore.

Mes souvenirs reparurent , d'abord confus , bientôt plus vifs. Mon amour-propre s'y mêlait, J'étais embarrassé, humilié, de rencontrer une femme qui m'avait traité comme un enfant. Il me semblait la voir, souriant à mon approche de ce qu'une courte absence avait calmé l'effer- vescence d'une jeune tête ; et je démêlais dans ce sourire une sorte de mépris pour moi. Par degrés mes sentimens se réveillèrent. Je m'étais levé, ce jour-là même, ne songeant plus à Ellé- nore ; une heure après avoir reçu la nouvelle de son arrivée, son image errait devant mes yeux, régnait sur mon cœur, et j'avais la fièvre de la crainte de ne pas la voir.

Je restai chez moi toute la journée ; je m'y tins , pour ainsi dire, caché : je tremblais que le moindre mouvement ne prévînt notre rencontre. Rien pourtant n'était plus simple, plus certain ; mais je la désirais avec tant d'ardeur, qu'elle me paraissait impossible. L'impatience me dévorait : à tous les instans je consultais ma montre. J'étais obligé d'ouvrir la fenêtre pour respirer; mon sang me brûlait en circulant dans mes veines.

Enfin j'entendis sonner l'heure à laquelle je devais me rendre chez le comte. Mon impatience se changea tout à coup en timidité ; je m'habil- lai lentement ; je ne me sentais plus pressé d'ar-

ADOLPHE. Ùd

river : j'avais un tel effroi que mon attente ne fut déçue , un sentiment si vif de la douleur que je courais risque d'éprouver, que j'aurais consenti volontiers à tout ajourner.

Il était assez tard lorsque j'entrai chez MF. de P**\ J'aperçus Ellénore assise au fond de la chambre ; je n'osais avancer, il me semblait que tout le monde avait les yeux fixés sur moi. J al- lai me cacher dans un coin du salon, derrière un groupe d'hommes qui causaient. De je con- templais Ellénore : elle me parut légèrement changée, elle était plus pâle que de coutume. Le comte me découvrit dans l'espèce de retraite oùjn m'étais réfugié; il vint à moi, me prit par la main, et me conduisit vers Ellénore. Je vous présente, lui dit-il en riant, l'un des hommes que votre départ inattendu a le plus étonnés. Ellénore par- lait à une femme placée à côté d'elle. Lorsqu'elle me vit, ses paroles s'arrêtèrent sur ses lèvres; elle demeura tout interdite : je l'étais beaucoup moi-même.

On pouvait nous entendre : j'adressai à Ellé- nore des questions indifférentes. Nous reprîmes tous deux une apparence de calme. On annonça qu'on avait servi ; j'offris à Ellénore mon bras , qu'elle ne put refuser. Si vous me promettez pas, lui dis-je en la conduisant, de me recevoir demain chez vous à onze heures , je pars à l'in- stant, j'abandonne mon pays, ma famille et mon

58 ADOLPHE.

père, je romps tous mes liens, j'abjure tous mes devoirs, et je vais, n'importe où, finir au plus tôt une vie que vous vous plaisez à empoisonner. Adolphe! me répondit-elle ; et elle hésitait. Je fis un mouvement pour m'éloigner. Je ne sais ce que mes traits exprimèrent, mais je n'avais jamais éprouvé de contraction si violente.

Ellénore me regarda. Une terreur mêlée d'af- fection se peignit sur sa figure. Je vous recevrai

demain, me dit-elle, mais je vous conjure

Beaucoup de personnes nous suivaient , elle ne put achever sa phrase. Je pressai sa main de mon bras ; nous nous mîmes à table.

J'aurais voulu m'asseoir à côté d'Ellénore, mais le maître de la maison l'avait autrement dé- cidé : je fus placé à peu près vis-à-vis d'elle. Au commencement du souper, elle était rêveuse. Quand on lui adressait la parole, elle répondait avec douceur ; mais elle retombait bientôt dans la distraction. Une de ses amies, frappée de son silence et de son abattement, lui demanda si elle était malade. Je n'ai pas été bien dans ces der- niers temps, répondit-elle, et même à présent je suis fort ébranlée. J'aspirais à produire dans l'es- prit d'Ellénore une impression agréable; je vou- î ais, en me montrant aimable et spirituel , la dis- poser en ma faveur, et la préparer à l'entrevue qu'elle m'avait accordée. J'essayai donc de mille manières de fixer son attention. Je ramenai la

ADOLPHE. 59

conversation sur des sujets que je savais 1 inté- resser; nos voisins s'y mêlèrent : j'étais inspiré par sa présence ; je parvins à me faire écouter d'elle, je la vis bientôt sourire : j'en ressentis une telle joie, mes regards exprimèrent tant de reconnaissance , qu'elle ne put s'empêcher d'en être touchée. Sa tristesse et sa distraction se dis- sipèrent : elle ne résista plus au charme secret que répandait dans son âme la vue du bonheui que je lui devais ; et quand nous sortîmes de ta- ble , nos cœurs étaient d'intelligence comme si nous n'avions jamais été séparés. Vous voyez, lui dis-je en lui donnant la main pour rentrer dans le salon, que vous disposez de toute mon exi- stence; que vousai-je fait pour que vous trouviez du plaisir à la tourmenter?

CHAPITRE III.

Je passai la nuit sans dormir. Il n'était plus question dans mon âme ni de calculs ni de pro- jets; je me sentais , de la meilleure foi du monde, véritablement amoureux. Ce n'était plus l'espoir

40 ADOLPHE.

du succès qui me faisait agir : le besoin de voir celle que j'aimais , de jouir de sa présence, me dominait exclusivement. Onze heures sonnèrent, je me rendis auprès d'Ellénore; elle m'attendait. Elle voulut parler : je lui demandai de m'écou- ter. Je m'assis auprès d'elle, car je pouvais à peine me soutenir, et je continuai en ces termes, non sans être obligé de m'interrompre souvent: Je ne viens point réclamer contre la sentence que vous avez prononcée; je ne viens point ré- tracter un aveu qui a pu vous offenser ; je le vou- drais en vain. Cet amour que vous repoussez est indestructible : l'effort même que je fais dans ce moment pour vous parler avec un peu de calme estime preuve de la violence d'un sentiment qui vous blesse. Mais ce n'est plus pour vous en en- tretenir que je vous ai priée de m'entendre ; c'est au contraire pour vous demander de l'oublier, de me recevoir comme autrefois, d'écarter le sou- venir d'un instant de délire, de ne pas me punir de ce que vous savez un secret que j'aurais renfermer au fond démon âme. Vous connaissez ma situation , ce caractère qu'on dit bizarre et sauvage , ce cœur étranger à tous les intérêts du monde, solitaire au milieu des hommes, et qui souffre pourtant de l'isolement auquel il est con- damné. Votre amitié me soutenait : sans cette amitié je ne puis vivre. J'ai pris l'habitude de vous voir; vous avez laissé naître et se former

ADOLPHE. 41

cette douce habitude : qu'ai-je fait pour perdre cette unique consolation d'une existence si triste et si sombre? Je suis horriblement malheureux ; je n'ai plus le courage de supporter un si long malheur; je n'espère rien , je ne demande rien, je ne veux que vous voir ; mais je dois vous voir s'il faut que je vive.

Eilénore gardait le silence. Que craignez-vous? repris-je. Qu'est-ce que j'exige? ce que vous ac- cordez à tous les indifférens. Est-ce le monde que vous redoutez? Ce monde, absorbé dans ses frivolités solennelles , ne lira pas dans un cœur tel que le mien. Comment ne serais-je pas pru- dent? n'y va-t-il pas de ma vie? Eilénore, ren- dez-vous à ma prière : vous y trouverez quelque douceur. Il y aura pour vous quelque charme à être aimée ainsi, à me voir auprès de vous, oc- cupé de vous seule , n'existant que pour vous, vous devant toutes les sensations de bonheur dont je suis encore susceptible, arraché par votre pré- sence à la souffrance et au désespoir.

Je poursuivis longtemps de la sorte, levant toutes les objections, retournant de mille ma- nières tous les raisonnemens qui plaidaient en ma faveur. J'étais si soumis, si résigné, je de- mandais si peu de chose, j'aurais été si malheu- reux d'un refus!

Eilénore fut émue. Elle m'imposa plusieurs conditions. Elle ne consentit à me recevoir que

'rJ Adolphe.

rarement, au milieu d'une société nombreuse, avec l'engagement que je ne lui parlerais jamais d'amour. Je promis ce qu'elle voulut. Nou^ étions contens tous les deux : moi, d'avoir recon- quis le bien que j'avais été menacé de perdre; Ellénore, de se trouver à la fois généreuse, sen- sible et prudente.

Je profitai dès le lendemain de la permission que j'avais obtenue; je continuai de même les jours suivans. Ellénore ne songea plus à la né- cessité que mes visites fussent peu fréquentes : bientôt rien ne lui parut plus simple que de me voir tous les jours. Dix ans de fidélité avaient in- spiré à M. de P*** une confiance entière; il laissait à Ellénore la plus grande liberté. Comme il avait eu à lutter contre l'opinion qui voulait exclure sa maîtresse du monde il était appelé à vivre, il aimait à voir s'augmenter la société d'Ellénore : sa maison remplie constatait à ses yeux son pro- pre triomphe sur l'opinion.

Lorsque j'arrivais, j'apercevais dans les regards d'Ellénore une expression de plaisir. Quand elle s'amusait dans la conversation, ses yeux se tour- naient naturellement vers moi. L'on ne racontai! rien d'intéressant qu'elle ne m'appelât pour l'en- tendre. Mais elle n'était jamais seule : des soirées entières se passaient sans que je pusse lui dire autre chose en particulier que quelques mots in- signifians ou interrompus. Je ne tardai pas a

ADOLPHE. 40

m'irriter de tant de contrainte. Je devins sombre, taciturne, inégal dans mon humeur, amer dans mes discours. Je me contenais à peine lorsqu'un autre que moi s'entretenait à part avec Ellénore ; j'interrompais brusquement ces entretiens. Il m'importait peu qu'on pût s'e.n offenser, et je n'étais pas toujours arrêté par la crainte de la compromettre. Elle se plaignit à moi de ce chan- gement. Que voulez-vous? lui dis-je avec impa- tience : vous croyez sans doute avoir fait beau- coup pour moi ; je suis forcé de vous dire que vous vous trompez. Je ne conçois rien à votre nouvelle manière d'être. Autrefois vous viviez retirée; vous fuyiez une société fatigante; vous évitiez ces éternelles conversations qui se pro- longent précisément parce qu'elles ne devraient jamais commencer. Aujourd'hui votre porte est ouverte à la terre entière. On dirait qu'en vous demandant de me recevoir, j'ai obtenu pour tout l'univers la même faveur que pour moi Je vous l'avoue, en vous voyant jadis si prudente, je ne m'attendais pas à vous trouver si frivole.

Je démêlai dans les traits d'Ellénore une im- pression de mécontentement et de tristesse. Chère Ellénore, lui dis-je en me radoucissant tout à coup , ne mérité-je donc pas d'être distingué des mille importuns qui vous assiègent? l'amitié n'a- t-elle pas ses secrets? n'est-elle pas ombrageuse et timide au milieu du bruit et de la foule?

44 ADOLPHE.

Ellénore craignait, en se montrant inflexible, de voir se renouveler des imprudences qui l'alar- maient pour elle et pour moi. L'idée de rompre n'approchait plus de son cœur : elle consentit à me recevoir quelquefois seule.

Alors se modifièrent rapidement les règles sé- vères qu'elle m'avait prescrites. Elle me permit de lui peindre mon amour ; elle se familiarisa par degrés avec ce langage : bientôt elle m'avoua qu'elle m'aimait.

Je passai quelques heures à ses pieds, me pro- clamant le plus heureux des hommes, lui prodi- guant mille assurances de tendresse , de dévoue- ment et de respect éternel. Elle me raconta ce qu'elle avait souffert en essayant de s éloigner de moi ; que de fois elle avait espéré que je la dé- couvrirais malgré ses efforts; comment le moin- dre bruit qui frappait ses oreilles lui paraissait annoncer mon arrivée; quel trouble, quelle joie, quelle crainte, elle avait ressentis en me re- voyant; par quelle défiance d'elle-même, pour concilier le penchant de son cœur avec la pru- dence , elle s'était livrée aux distractions du monde, et avait recherché la foule qu'elle fuyait auparavant. Je lui faisais répéter les plus petits détails, et cette histoire de quelques semaines nous semblait être celle d'une vie entière. L'a- mour supplée aux longs souvenirs, par une sorte de magie. Toutes les autres affections ont besoin

ADOLPHE. «

du passé : l'amour crée, comme par enchante- ment, un passé dont il nous entoure. Il nous donne, pour ainsi dire, la conscience d'avoir vécu, durant des années, avec un être qui naguère nous était presque étranger. L'amour n'est qu'un point lumineux, et néanmoins il semble s'emparer du temps. Il y a peu de jours qu'il n'existait pas, bientôt il n'existera plus; mais, tant qu'il existe, il répand sa clarté sur l'époque qui l'a précédé, comme sur celle qui doit le suivre.

Ce calme pourtant dura peu. Eilénore était d'autant plus en garde contre sa faiblesse, qu'elle était poursuivie du souvenir de ses fautes : et mon imagination, mes désirs, une théorie de fatuité dont je ne m'apercevais pas moi-même , se révoltaient contre un tel amour. Toujours ti- mide, souvent irrité, je me plaignais, je m'em- portais, j'accablais Eilénore de reproches. Plus d'une fois elle forma le projet de briser un lien qui ne répandait sur sa vie que de l'inquiétude et du trouble ; plus d'une fois je l'apaisai par mes supplications, mes désaveux et mes pleurs.

Eilénore, lui écrivais-je un jour, vous ne savez pas tout ce que je souffre. Près de vous, loin de vous, je suis également malheureux. Pendant les heures qui nous séparent, j'erre au hasard, courbé sous le fardeau d'une existence que je ne sais comment supporter. La société m'importune. la solitude m'accable. Ces indifférens qui m'ob-

AU ADOLPHE.

servent, qui ne connaissent rien de ce qui m oc- cupe, qui me regardent avec une curiosité sans intérêt, avec un étonnement sans pitié , ces hom- mes qui osent me parler d'autre chose que de vous, portent dans mon sein une douleur mor- telle. Je les fuis; mais, seul, je cherche en vain un air qui pénètre dans ma poitrine oppressée. Je me précipite sur cette terre qui devrait s'en- tr'ouvrir pour m'engloutir à jamais; je pose ma tète sur la pierre froide qui devrait calmer la fièvre ardente qui me dévore. Je me traîne vers cette colline d'où Ton aperçoit votre maison; je reste , les yeux fixés sur cette retraite que je n'habiterai jamais avec vous. Et si je vous avais rencontrée plus tôt, vous auriez pu être à moi! j'aurais serré dans mes bras la seule créature que la nature ait formée pour mon cœur, pour ce cœur qui a tant souffert parce qu'il vous cher- chait, et qu'il ne vous a trouvée que trop tard! Lorsque enfin ces heures de délire sont passées, lorsque le moment arrive je puis vous voir, je prends en tremblant la route de votre demeure. Je crains que tous ceux qui me rencontrent ne devinent les sentimens que je porte en moi; je m'arrête; je marche à pas lents : je retarde lin stant du bonheur, de ce bonheur que tout me- nace, que je me crois toujours sur le point de perdre ; bonheur imparfait et troublé , contre le- quel conspirent peut-être à chaque minute et Ips

ADOLPHE. Ai

évéoemens funestes et les regards jaloux, et les caprices tyranniques et votre propre volonté! Quand je touche au seuil de votre porte, quand je l'entr'ouvre , une nouvelle terreur me saisit : je m'avance comme un coupable , demandant grâce à tous les objets qui frappent ma vue , comme si tous étaient ennemis, comme si tous m'enviaient l'heure de félicité dont je vais encore jouir. Le moindre son m'effraie , le moindre mou- vement autour de moi m'épouvante, le bruit môme de mes pas me fait reculer. Tout près de vous je crains encore quelque obstacle qui se place soudain entre vous et moi. Enfin je vous vois, je vous vois et je respire , et je vous con- temple et je m'arrête, comme le fugitif qui tou- che au sol protecteur qui doit le garantir de la mort. Mais alors même , lorsque tout mon être s'élance vers vous , lorsque j'aurais un tel besoin me reposer de tant d'angoisses, de poser ma tête sur vos genoux, de donner un libre cours à mes larmes , il faut que je me contraigne avec violence, que même auprès de vous je vive en- core d'une vie d'effort : pas un instant d'épan- chement ! pas un instant d'abandon ! Vos regards m'observent. Vous êtes embarrassée, presque offensée de mon trouble. Je ne sais quelle gêne a succédé à ces heures délicieuses du moins vous m'avouiez votre amour. Le temps s'enfuit. dp nouveaux intérêts vous appellent : vous ne les

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oubliez jamais ; vous ne retardez jamais f instant qui m'éloigne. Des étrangers viennent : il n'est pins permis de vous regarder ; je sens qu'il faut fuir pour me dérober aux soupçons qui m'envi- ronnent. Je vous quitte plus agité, plus déchiré, plus insensé qu'auparavant; je vous quitte, et je retombe dans cet isolement effroyable , je me débats sans rencontrer un seul être sur lequel je puisse m'appuyer, me reposer un moment.

Eliénore n'avait jamais été aimée de la sorte. M. de P*** avait pour elle une affection très-vraie, beaucoup de reconnaissance pour son dévoue- ment, beaucoup de respect pour son caractère: mais il y avait toujours dans sa manière une nuance de supériorité sur une femme qui s'était donnée publiquement à lui sans qu'il l'eût épou- sée. Il aurait pu contracter des liens plus honora- bles, suivant l'opinion commune : il ne le lui disait point, il ne se le disait peut-être pas à lui-même ; mais ce qu'on ne dit pas n'en existe pas moins, et tout ce qui est se devine. Eliénore n'avait eu jusqu'alors aucune notion de ce sentiment pas- sionné , de celte existence perdue dans la sienne, dont mes fureurs mêmes, mes injustices et mes reproches n'étaient que des preuves plus irréfra- gables. Sa résistance avait exalté toutes mes sen- sations , toutes mes idées : je revenais des em- portemens qui l'effrayaient à une soumission, à une tendresse, a une vénération idolâtre. Je fa

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considérais comme une créature céleste. Mon amour tenait du culte, et il avait pour elle d'au- tant plus de charme, qu'elle craignait sans cesse de se voir humiliée dans un sens opposé. Elle se donna enfin tout entière.

Malheur à l'homme qui , dans les premiers mo- mens d'une liaison d'amour, ne croit pas que cette liaison doit être éternelle ! Malheur à qui, dans les bras de la maîtresse qu'il vient d'obte- nir, conserve une funeste prescience , et prévoit qu'il pourra s'en détacher ! Une femme que son cœur entraîne a, dans cet instant, quelque chose de touchant et de sacré. Ce n'est pas le plaisir, ce n'est pas la nature , ce ne sont pas les sens qui sont corrupteurs ; ce sont les calculs auxquels la société nous accoutume , et les réflexions que l'expérience fait naître. J'aimai , je respectai mille fois plus Ellénore après qu'elle se fut donnée. Je marchais avec orgueil au milieu des hommes ; je promenais sur eux un regard dominateur. L'air que je respirais était à lui seul une jouissance. Je m'élançais au-devant de la nature, pour la re- mercier du bienfait inespéré, du bienfait im- mense qu'elle avait daigné m'accorder.

TiO ADOLPHE.

CHAPITRE IV

Charme de l'amour! qui pourrait vous pein- dre? Cette persuasion que nous avons trouvé l'ê- tre que la nature avait destiné pour nous, ce jour subit répandu sur la vie , et qui nous semble en expliquer le mystère, cette valeur inconnue at- tachée aux moindres circonstances, ces heures rapides, dont tous les détails échappent au sou- venir par leur douceur même, et qui ne laissent dans notre âme qu'une longue trace de bonheur, cette gaieté folâtre qui se mêle quelquefois sans cause à un attendrissement habituel, tant de plai- sir dans la présence, et dans l'absence tant d'es- poir, ce détachement de tous les soins vulgaires , cette supériorité sur tout ce qui nous entoure , cette certitude que désormais le monde ne peut nous atteindre nous vivons, cette intelligence mutuelle qui devine chaque pensée et qui ré- pond à chaque émotion, charme de l'amour, qui vous éprouva ne saurait vous décrire!

M. de P*** fut obligé , pour des affaires pres- santes , de s'absenter pendant six semaines. Je

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passai ce temps chez Ellénore presque sans inter- ruption. Son attachement semblait s'être accru du sacrifice qu'elle m'avait fait. Elle ne me lais- sait jamais la quitter sans essayer de me retenir. Lorsque je sortais, elle me demandait quand je reviendrais. Deux heures de séparation lui étaient insupportables. Elle fixait avec une précision in- quiète l'instant de mon retour. J'y souscrivais avec joie, j'étais reconnaissant , j'étais heureux du sentiment qu'elle me témoignait. Mais cepen- dant les intérêts de la vie commune ne se lais- sent pas plier arbitrairement à tous nos désirs. Il m'était quelquefois incommode d'avoir tous mes pas marqués d'avance, et tous mes momens ainsi comptés. J'étais forcé de précipiter toutes mes démarches, de rompre avec la plupart de mes relations. Je ne savais que répondre à mes connaissances lorsqu'on me proposait quelque partie que, dans une situation naturelle, je n'au- rais point eu de motif pour refuser. Je ne regret- tais point auprès d'Eilénore ces plaisirs de la vie sociale, pour lesquels je n'avais jamais eu beau- coup d'intérêt, mais j'aurais voulu qu'elle me per- mît d'y renoncer plus librement. J'aurais éprouvé plus de douceur à retourner auprès d'elle de ma propre volonté , sans me dire que l'heure était arrivée , qu'elle m'attendait avec anxiété , et sans que l'idée de sa peine vint se mêler à celle du bonheur que j'allais goûter en la retrouvant. El-

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lénore était sans doute un vif plaisir dans mon existence, mais elle n'était plus un but : elle était devenue un lien. Je craignais d'ailleurs de la com- promettre. Ma présence continuelle devait éton- ner ses gens, ses enfans, qui pouvaient m'obser- ver. Je tremblais de l'idée de déranger son exi- stence. Je sentais que nous ne pouvions être unis pour toujours, et que c'était un devoir sacré pour moi de respecter son repos : je lui donnais donc des conseils de prudence, tout en l'assurant de mon amour. Mais plus je lui donnais des con- seils de ce genre, moins elle était disposée à m'écouter. En même temps je craignais horri- blement de l'affliger. Dès que je voyais sur son visage une expression de douleur, sa volonté de- venait la mienne : je n'étais à mon aise que lors- qu'elle était contente de moi. Lorsqu'en insis- tant sur la nécessité de m'éloigner pour quel- ques instans, j'étais parvenu à la quitter, l'image de la peine que je lui avais causée me suivait par- tout. Il me prenait une fièvre de remords qui redoublait à chaque minute , et qui enfin deve- nait irrésistible ; je volais vers elle , je me faisais une fête de la consoler, de l'apaiser. Mais à me- sure que je m'approchais de sa demeure, un sen- timent d'humeur contre cet empire bizarre se mêlait à mes autres sentimens. Eliénore elle- même était violente. Elle éprouvait, je le crois , pour moi ce qu'elle n'avait éprouvé pour per-

ADOLPHE.

sonne. Dans ses relations précédentes, son cœur avait été froissé par une dépendance pénible : elle était avec moi dans une parfaite aisance , parce que nous étions dans une parfaite égalité ; elle s'était relevée a ses propres yeux . par un amour pur de tout calcul . de tout intérêt : elle savait que jetais bien sur qu'elle ne m'aimait que pour moi-même. Mais il résultait de son aban- don complet avec moi qu'elle ne me déguisait aucun de ses mouvemens ; et lorsque je rentrais dans sa chambre, impatienté d'y rentrer plus tôt que je ne l'aurais voulu .je la trouvais triste ou irritée. J'avais souffert deux heures loin d'elle de l"idee qu'elle souffrait loin de moi : je souf- frais deux heures près d'elle avant de pouvoir l'apaiser.

Cependant je n'étais pas malheureux: je me disais qu'il était doux d'être aime, même avec exigence; je sentais que je lui faisais du bien : son bonheur m'était nécessaire, et je me savais nécessaire à son bonheur.

D'ailleurs, l'idée confuse que, par la seule na- ture des choses, cette liaison ne pouvait durer, idée triste sous bien des rapports, servait néan- moins à me calmer dans mes accès de fatigue ou d'impatience. Les liens d'Ellenore avec le comte de P*", la disproportion de nos âges, la diffé- rence de nos situations, mon départ que déjà di- verses circonstance avaient retardé , maisd

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l'époque était prochaine , toutes ces considéra- tions m'engageaient à donner et à recevoir en- core le plus de bonheur qu'il était possible : je me croyais sûr des années , je ne disputais pas les jours.

Le comte de P*** revint. Il ne tarda pas à soup- çonner mes relations avec Ellénore ; il me reçut chaque jour d'un air plus froid et plus sombre. Je parlai vivement à Ellénore des dangers qu'elle courait; je la suppliai de permettre que j'inter- rompisse pour quelques jours mes visites ; je lui représentai l'intérêt de sa réputation, de sa for- tune, de ses enfans. Elle m'écouta longtemps en silence ; elle était pâle comme la mort. De ma- nière ou d'autre, me dit-elle enfin, vous partirez bientôt ; ne devançons pas ce moment ; ne vous mettez pas en peine de moi. Gagnons des jours, gagnons des heures : des jours, des heures, c'est tout ce qu'il me faut. Je ne sais quel pressenti- ment me dit, Adolphe, que je mourrai dans vos bras.

Nous continuâmes donc a vivre comme aupa- ravant, moi toujours inquiet, Ellénore toujours triste, le comte de P*** taciturne et soucieux. En- fin la lettre que j'attendais arriva : mon père m'ordonnait de me rendre auprès de lui. Je por- tai cette lettre à Ellénore. Déjà ! me dit-elle après l'avoir lue ; je ne croyais pas que ce fut si tôt. Puis, fondant on larmes, elle me prit la main <l

ADOLPHE, ÎÎO

elle me dit : Adolphe, vous voyez que je ne puis vivre sans vous ; je ne sais ce qui arrivera de mon avenir, mais je vous conjure de ne pas partir en- core : trouvez des prétextes pour rester. Demandez à votre père de vous laisser prolonger votre séjour encore six mois. Six mois, est-ce donc si long? Je voulus combattre sa résolution ; mais elle pleu- rait si amèrement, et elle était si tremblante, ses traits portaient l'empreinte d'une souffrance si déchirante, que je ne pus continuer. Je me jetai à ses pieds, je la serrai dans mes bras, je l'assu- rai de mon amour, et je sortis pour aller écrire à mon père. J'écrivis en effet avec le mouvement que la douleur d'Ellénore m'avait inspiré. J'al- léguai mille causes de retard; je fis ressortir l'u- tilité de continuer à I)*** quelques cours que je n'avais pu suivre à Gottingue; et lorsque j'en- voyai ma lettre à la poste, c'était avec ardeur que je désirais obtenir le consentement que je de- mandais.

Je retournai le soir chez Eliénore. Elle était assise sur un sofa ; le comte de P*** était près de la cheminée , et assez loin d'elle ; les deux en- fans étaient au fond de la chambre, ne jouant pas, et portant sur leurs visages cet étonnement de l'enfance lorsqu'elle remarque une agitation dont elle ne soupçonne pas la cause. J'instruisis Eliénore par un geste que j'avais fait ce qu'elle voulait, Tn rayon de joie brilla clans ses yeux

56 ADOLPHE.

mais ne tarda pas à disparaître. Nous ne disions rien. Le silence devenait embarrassant pour tous trois. On m'assure, Monsieur, me dit enfin le comte, que vous êtes prêta partir. Je lui répon- dis que je l'ignorais. Il me semble, répliqua-t-iJ, qu'à votre âge on ne doit pas tarder à entrer dans une carrière : au reste, ajouta- t-il en re- gardant Ellénore, tout le monde peut-être ne pense pas ici comme moi.

La réponse de mon père ne se fit pas attendre. Je tremblais, en ouvrant sa lettre , de la douleur qu'un refus causerait à Ellénore. Il me semblait même que j'aurais partagé cette douleur avec une égale amertume; mais en lisant le consente- ment qu'il m'accordait, tous les inconvéniens d'une prolongation du séjour se présentèrent tout à coup à mon esprit. Encore six mois de gêne et de contrainte! m'écriai-je ; six mois pen- dant lesquels j'offense un homme qui m'avait témoigné de l'amitié , j'expose une femme qui m'aime ; je cours le risque de lui ravir la seule situation elle puisse vivre tranquille et consi- dérée ; je trompe mon père ; et pourquoi? Foui- ne pas braver un instant une douleur qui, tôt ou tard, est inévitable! Ne l'éprouvons-nous pas chaque jour en détail et goutte à goutte . cette douleur? Je ne fais que du mal à El- lénore ; mon sentiment , tel qu'il est , ne peut la satisfaire, Je me sacrifie pour elle sans fruit

ADOLPHE. 57

pour son bonheur ; et moi , je vis ici sans uti- lité , sans indépendance , n'ayant pas un in- stant de libre, ne pouvant respirer une heure en paix. J'entrai chez Ellénore tout occupé de ces réflexions. Je la trouvai seule. Je reste encore six mois , lui dis-je. Vous m'annoncez cette nouvelle bien sèchement. C'est que je crains beaucoup , je l'avoue , les conséquences de ce retard pour l'un et pour l'autre. Il me semble que , pour vous du moins , elles ne sauraient être bien fâcheuses. Vous savez fort bien , Ellénore , que ce n'est jamais de moi que je m'oc- cupe le plus. Ce n'est guère non plus du bon- heur des autres. La conversation avait pris une direction orageuse. Ellénore était blessée de mes regrets dans une circonstance elle croyait que je devais partager sa joie : je l'étais du triomphe qu'elle avait remporté sur mes résolu- tions précédentes. La scène devint violente. Nous éclatâmes en reproches mutuels. Ellénore m'accusa de l'avoir trompée , de n'avoir eu pour elle qu'un goût passager ; d'avoir aliéné d'elle l'affection du comte ; de l'avoir remise , aux yeux du public, dans la situation équivoque dont elle avait cherché toute sa vie à sortir. Je m'irritai de voir qu'elle tournât contre moi ce que je n'avais fait que par obéissance pour elle et par crainte de l'affliger. Je me plaignis de ma vive contrainte, de ma jeunesse consumée dans l'inac-

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tion , du despotisme qu'elle exerçait sur toutes mes démarches. En parlant ainsi, je vision vi- sage couvert tout à coup de pleurs : je m'ar- rêtai , je revins sur mes pas, je désavouai, j'expliquai. Nous nous embrassâmes : mais un premier coup était porté , une première barrière était franchie. Nous avions prononcé tous deux des mots irréparables ; nous pouvions nous taire, mais non les oublier. Il y a des choses qu'on est longtemps sans se dire , mais quand une fois elles sont dites , on ne cesse jamais de les répéter.

Nous vécûmes ainsi quatre mois dans des rap- ports forcés, quelquefois doux, jamais complè- tement libres , y rencontrant encore du plaisir, mais n'y trouvant plus de charme. Ellénore, cependant , ne se détachait pas de moi. Après nos querelles les plus vives , elle était aussi em- pressée à me revoir, elle fixait aussi soigneuse- ment l'heure de nos entrevues que si notre union eût été la plus paisible et la plus tendre. J'ai souvent pensé que ma conduite même contri- buait à entretenir Ellénore dans cette disposition . Si je l'avais aimée comme elle m'aimait, elle aurait eu plus de calme ; elle aurait réfléchi de son côté sur les dangers qu'elle bravait. Mais toute pru- dence lui était odieuse, parce que la prudence ve- nait de moi ; elle ne calculait point ses sacrifices, parce qu'elle était tout occupée à me les faire ac- cepter ; elle n'avait pas le temps de se refroidir à

Aborpi-iii. 5U

mon égard, parce que tout son temps et toutes ses forces étaient employés à me conserver. L'époque fixée de nouveau pour mon départ approchait ; et j'éprouvais , en y pensant , un mélange de plai- sir et de regret : semblable à ce que ressent un homme qui doit acheter une guérison certaine par une opération douloureuse.

Un matin , Ellénore m'écrivit de passer chez elle à l'instant. Le comte, me dit-elle, me dé- fend de vous recevoir : je ne veux point obéir à cet ordre tyrannique. J'ai suivi cet homme dans la proscription, j'ai sauvé sa fortune; je l'ai servi dans tous ses intérêts. Il peut se passer de moi maintenant : moi , je ne puis me passer de vous. On devine facilement quelles furent mes instances pour la détourner d'un projet que je ne concevais pas. Je lui parlai de l'opinion du public. Cette opinion , me répondit-elle , n'a jamais été juste pour moi. J'ai rempli pendant dix ans mes devoirs mieux qu'aucune femme, et cette opinion ne m'en a pas moins repoussée du rang que je méritais. Je lui rappelai ses en- fans. Mes enfans sont ceux de M. de P**\ Il les a reconnus : il en aura soin. Ils seront trop heureux d'oublier une mère dont ils n'ont à par- tager que la honte. Je redoublai mes prières. Écoutez , me dit-elle : si je romps avec le comte, refuserez-vous de me voir? Le refuserez- vous? reprit-elle en saisissant mon bras avec une vio-

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lence qui me fit frémir. Non, assurément, lui répondis-je ; et plus vous serez malheureuse, plus je vous serai dévoué. Mais considérez... Tout est considéré , interrompit-elle. Il va ren- trer, retirez-vous maintenant; ne revenez plus ici.

Je passai le reste de la journée dans une an- goisse inexprimable. Deux jours s'écoulèrent sans que j'entendisse parler d'Ellénore. Je souffrais d'ignorer son sort ; je souffrais même de ne pas la voir, et j'étais étonné de la peine que cette priva- tion me causait. Je désirais cependant qu'elle eût renoncé à la résolution que je craignais tant pour elle , et je commençais à m'en flatter, lorsqu'une femme me remitun billet par lequel Eilénore me priait d'aller la voir dans telle rue, dans telle maison , au troisième étage. J y courus, espérant encore que , ne pouvant me recevoir chez M. de P***, elle avait voulu m'entretenir ailleurs une dernière fois. Je la trouvai faisant les apprêts d'un établissement durable. Elle vint à moi , d'un air à la fois content et timide , cherchant à lire dans mes yeux mon impression. Tout est rompu, me dit-elle , je suis parfaitement libre. J'ai de ma fortune particulière soixante -quinze louis de rente ; c'est assez pour moi. Tous restez encore ici six semaines. Quand vous partirez , je pourrai peut-être me rapprocher de vous ; vous reviendrez peut-être me voir. Et, comme si elle

ADOLPHE. 61

eût redouté une réponse , elle entra dans une foule de détails relatifs à ses projets. Elle cher- cha de mille manières à me persuader qu'elle serait heureuse ; qu'elle ne m'avait rien sacrifié ; que le parti qu'elle avait pris lui convenait, indé- pendamment de moi. Il était visible qu'elle se faisait un grand effort, et qu'elle ne croyait qu'à moitié ce qu'elle me disait. Elle s'étourdissait de ses paroles, de peur d'entendre les miennes; elle prolongeait son discours avec activité pour retarder le moment mes objections la replon- geraient dans le désespoir. Je ne pus trouver dans mon cœur de lui en faire aucune. J'acceptai son sacrifice, je l'en remerciai; je lui dis que j'en étais heureux : je lui dis bien plus en- core : je l'assurai que j'avais toujours désiré qu'une détermination irréparable me fît un de- voir de ne jamais la quitter; j'attribuai mes in- décisions à un sentiment de délicatesse qui me défendait de consentir à ce qui bouleversait sa situation. Je n'eus, en un mot, d'autre pensée que de chasser loin d'elle toute peine , toute crainte, tout regret, toute incertitude sur mon sentiment. Pendant que je lui parlais , je n'en- visageais rien au-delà de ce but , et j'étais sincère dans mes promesses.

G2 ADOLPHE.

CHAPITRE V

La séparation d'Ellénore et du comte de P*** produisit dans le public un effet qu'il n'était pas difficile de prévoir. Ellénore perdit en un in- stant le fruit de dix années de dévouement et de constance : on la confondit avec toutes les femmes de sa classe qui se livrent sans scrupule à mille inclinations successives. L'abandon de ses enfans la fit regarder comme une mère dénaturée , et les femmes d'une réputation irréprochable répé- tèrent avec satisfaction que l'oubli de la vertu la plus essentielle à leur sexe s'étendait bientôt sur toutes les autres. En même temps on la plaignit , pour ne pas perdre le plaisir de me blâmer. On vit dans ma conduite celle d'un sé- ducteur, d'un ingrat qui avait violé l'hospitalité , et sacrifié , pour contenter une fantaisie momen- tanée , le repos de deux personnes , dont il aurait respecter l'une et ménager l'autre. Quelques amis de mon père m'adressèrent des représenta- tions sérieuses ; d'autres , moins libres avec moi.

ADOLPHE. 65

me firent sentir leur désapprobation par des in- sinuations détournées. Les jeunes gens , au con- traire, se montrèrent enchantés de l'adresse avec laquelle j'avais supplanté le comte; et par mille plaisanteries que je voulais en vain répri- mer, ils me félicitèrent de ma conquête , et me promirent de m'imiter. Je ne saurais peindre ce que j'eus à souffrir, et de cette censure sévère et de ces honteux éloges. Je suis convaincu que si j'avais eu de l'amour pour Ellénore , j'aurais ramené l'opinion sur elle et sur moi. Telle est la force d'un sentiment vrai , que , lorsqu'il parle . les interprétations fausses et les convenances factices se taisent. Mais je n'étais qu'un homme faible , reconnaissant et dominé ; je n'étais sou- tenu par aucune impulsion qui partit du cœur. Je m'exprimais donc avec embarras; je tâchais de finir la conversation ; et si elle se prolongeait, je la terminais par quelques mois âpres, qui annonçaient aux autres que j'étais prêt à leur chercher querelle. En effet, j'aurais beaucoup mieux aimé me battre avec eux que leur ré- pondre.

Ellénore ne tarda pas à s'apercevoir que l'opi- nion s'élevait contre elle. Deux parentes de M. de P***, qu'il avait forcées par son ascendant à se lier avec elle , mirent le plus grand éclat dans leur rupture ; heureuses de se livrer à leur mal- veillance, longtemps contenue à l'abri des prin-

Gi ADOLPHE.

cipes austères de la morale. Les hommes conti- nuèrent à voir Ellènore ; mais il s'introduisit dans leur ton quelque chose d'une familiarité qui an- nonçait qu'elle n'était plus appuyée par un pro- tecteur puissant , ni justifiée par une union pres- que consacrée. Les uns venaient chez elle parce que, disaient-ils, ils l'avaient connue de tout temps ; les autres , parce quelle était belle en- core, et que sa légèreté récente leur avait rendu des prétentions qu'ils ne cherchaient pas à lui déguiser. Chacun motivait sa liaison avec elle; c'est-à-dire que chacun pensait que cette liaison avait besoin d'excuse. Ainsi la malheureuse El- lènore se voyait tombée pour jamais dans l'état dont, toute sa vie, elle avait voulu sortir. Tout contribuait à froisser son âme et à blesser sa fierté. Elle envisageait l'abandon des uns comme une preuve de mépris, l'assiduité des autres comme l'indice de quelque espérance insultante. Elle souffrait de la solitude, elle rougissait de la société. Ah ! sans doute, j'aurais la consoler; j'aurais la serrer contre mon cœur, lui dire: Vivons l'un pour l'autre, oublions des hommes qui nous méconnaissent , soyons heureux de notre seule estime et de notre seul amour : je l'essayais aussi; mais que peut, pour ranimer un sentiment qui s'éteint, une résolution prise par devoir?

Ellènore et moi nous dissimulions l'un avec

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l'autre. Elle n'osait me confier des peines , ré- sultat d'un sacrifice qu'elle savait bien que je ne lui avais pas demandé. J'avais accepté ce sa- crifice : je n'osais me plaindre d'un malheur que j'avais prévu, et que je n'avais pas eu la force de prévenir. Nous nous taisions donc sur la pensée unique qui nous occupait constamment. Nous nous prodiguions des caresses, nous par- lions d'amour; mais nous parlions d'amour de peur de nous parler d'autre chose.

Dès qu'il existe un secret entre deux cœurs qui s'aiment , dès que l'un d'eux a pu se résoudre à cacher à l'autre une seule idée , le charme est rompu, le bonheur est détruit. L'emporte- ment, l'injustice, la distraction même, se ré- parent; mais la dissimulation jette dans l'amour un élément étranger qui le dénature et le flétrit à ses propres yeux.

- Par une inconséquence bizarre , tandis que je repoussais avec l'indignation la plus violente la moindre insinuation contre Ellénore , je contri- buais moi-même à lui faire tort dans mes con- versations générales. Je m'étais soumis à ses vo- lontés, mais j'avais pris en horreur l'empire des femmes. Je ne cessais de déclamer contre leur- faiblesse , leur exigence , le despotisme de leur douleur. J'affichais les principes les plus durs ; et ce même homme qui ne résistait pas à une larme, qui cédait à la tristesse muette, qui était

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06 ADOLPHE.

poursuivi dans l'absence par limage de la souf- france qu'il avait causée, se montrait, dans tous ses discours, méprisant et impitoyable. Tous mes éloges directs en faveur d'Ellénore ne détrui- saient pas l'impression que produisaient des pro- pos semblables On me haïssait, on la plaignait, mais on ne l'estimait pas. On s'en prenait à elle de n'avoir pas inspiré à son amant plus de con- sidération pour son sexe et plus de respect pour les liens du cœur.

Un homme qui venait habituellement chez Ellénore , et qui , depuis sa rupture avec le comte deP***, lui avait témoigné la passion la plus vive, l'ayant forcée, par ses persécutions indiscrètes, à ne plus le recevoir, se permit contre elle des railleries outrageantes qu'il me parut impossible de souffrir. Nous nous battîmes ; je le blessai dangereusement, je fus blessé moi-même. Je ne puis décrire le mélange de trouble , de terreur, de reconnaissance et d'amour, qui se peignit sur les traits d'Ellénore lorsqu'elle me revit après cet événement. Elle s'établit chez moi , malgré mes prières ; elle ne me quitta pas un seul instant jusqu'à ma convalescence. Elle me lisait pendant le jour, elle me veillait durant la plus grande partie des nuits; elle observait mes moindres mouvemens, elle prévenait chacun de mes dé- sirs ; son ingénieuse bonté multipliait ses facultés et doublait ses forces. Elle m'assurait sans cesse

ADOLPHE, 67

qu'elle ne m'aurait pas survécu : j étais péné- tré d'affection , j'étais déchiré de remords. J'au- rais voulu trouver en moi de quoi récompen- ser un attachement si constant et si tendre : j'appelais à mon aide les souvenirs , l'imagina- tion , la raison même , le sentiment du devoir ; efforts inutiles! la difficulté de la situation , la certitude d'un avenir qui devait nous séparer : peut-être je ne sais quelle révolte contre un lien qu'il m'était impossible de briser, me dévoraient intérieurement. Je me reprochais l'ingratitude que je m'efforçais de lui cacher. Je m'affligeais quand elle paraissait douter d'un amour qui lui était si nécessaire ; je ne m'affligeais pas moins quand elle semblait y croire. Je la sentais meilleure que moi ; je me méprisais d'être in- digne d'elle. C'est un affreux malheur de n'être pas aimé quand on aime ; mais c'en est un bien grand d'être aimé avec passion quand on n'aime plus. Cette vie que je venais d'exposer pour Ellé- nore , je l'aurais mille fois donnée pour qu'elle fût heureuse sans moi.

Les six mois que m'avait accordés mon père étaient expirés; il fallut songera partir. Ellénore ne s'opposa point à mon départ , elle n'essaya pas même de le retarder; mais elle me fit promettre que , deux mois après , je reviendrais près d'elle . ou que je lui permettrais de me rejoindre : je le lui jurai solennellement. Quel engagement nau-

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rais-je pas pris dans un moment je la voyais lutter contre elle-même et contenir sa douleur? Elle aurait pu exiger de moi de ne pas la quitter ; je savais au fond de mon âme que ses larmes n'auraient pas été désobéies. J'étais reconnaissant de ce qu'elle n'exerçait pas sa puissance ; il me semblait que je l'en aimais mieux. Moi-même, d'ailleurs, je ne me séparais pas sans un vif re- gret d'un être qui m'était si uniquement dévoué. Il y a dans les liaisons qui se prolongent quelque chose de si profond! Elles deviennent à notre insu une partie si intime de notre existence! Nous formons de loin , avec calme , la résolution de les rompre ; nous croyons attendre avec impatience l'époque de l'exécuter : mais quand ce moment arrive , il nous remplit de terreur; et telle est la bizarrerie de notre cœur misérable , que nous quittons avec un déchirement horrible ceux près de qui nous demeurions sans plaisir.

Pendant mon absence, j'écrivis régulièrement à Ellénore. J'étais partagé entre la crainte que mes lettres ne lui fissent de la peine , et le désir de ne lui peindre que le sentiment que j'éprou- vais. J'aurais voulu qu'elle me devinât, mais qu'elle me devinât sans s'affliger ; je me félicitais quand j'avais pu substituer les mots d'affection , d'amitié, de dévouement, à celui d'amour; mais soudain je me représentais la pauvre Ellénore triste et isolée , n'ayant que mes lettres pour con-

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solation ; et, à la (in de deux pages froides et compassées, j'ajoutais rapidement quelques phra- ses ardentes ou tendres , propres à la tromper de nouveau. De la sorte , sans en dire jamais assez pour la satisfaire , j'en disais toujours assez pour l'abuser. Étrange espèce de fausseté , dont le suc- cès même se tournait contre moi, prolongeait mon angoisse , et m'était insupportable !

Je comptais avec inquiétude les jours, les heures qui s'écoulaient; je ralentissais de mes vœux la marche du temps ; je tremblais en voyant se rapprocher l'époque d'exécuter ma promesse. Je n'imaginais aucun moyen de partir. Je n'en découvrais aucun pour qu'Eliénore pût s'établir dans la même ville que moi. Peut-être ; car il faut être sincère, peut-être je ne le désirais pas. Je comparais ma vie indépendante et tranquille à la vie de précipitation , de trouble et de tourment a laquelle sa passion me condamnait. Je me trou- vais si bien d'être libre , d'aller, de venir, de sor- tir, de rentrer, sans que personne s'en occupât! je me reposais, pour ainsi dire, dans l'indifférence des autres, de la fatigue de son amour.

Je n'osais cependant laisser soupçonner à Elle- nore que j'aurais voulu renoncer à nos projets. Elle avait compris par mes lettres qu'il me serait difficile de quitter mon père ; elle m'écrivit qu'elle commençait en conséquence les préparatifs de son départ. Je fus longtemps sans combattre sa

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résolution ; je ne lui répondais rien de précis à ce sujet. Je lui marquais vaguement que je serais toujours charmé de la savoir, puis j'ajoutais, delà rendre heureuse : tristes équivoques, langage embarrassé , que je gémissais de voir si obscur, et que je tremblais de rendre plus clair ! Je me déterminai enfin à lui parler avec franchise; je me dis que je le devais ; je soulevai ma conscience contre ma faiblesse; je me fortifiai de l'idée de son repos contre l'image de sa douleur. Je me promenais à grands pas dans ma chambre , réci- tant tout haut ce que je me proposais de lui dire. Mais à peine eus-je tracé quelques lignes , que ma disposition changea : je n'envisageai plus mes pa- roles d'après le sens qu'elles devaient contenir, mais d'après l'effet qu'elles ne pouvaient manquer de produire; et une puissance surnaturelle diri- geant , comme malgré moi , ma main dominée , je me bornai à lui conseiller un retard de quelques mois. Je n'avais pas dit ce que je pensais. Ma lettre ne portait aucun caractère de sincérité. Les raisonnemens que j'alléguais étaient faibles , parce qu'ils n'étaient pas les véritables.

La réponse d'Ellénore fut impétueuse ; elle était indignée de mon désir de ne pas la voir. Que me demandait-elle? De vivre inconnue auprès de moi. Que pouvais-je redouter de sa présence dans une retraite ignorée, au milieu d'une grande ville personne ne la connaissait? Elle m'avait

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tout sacrifié, fortune, enfans, réputation; elle n'exigeait d'autre prix de ses sacrifices que de m'attendre comme une humble esclave, de passer chaque jour avec moi quelques minutes , de jouir des momensque je pourrais lui donner. Elle s'é- tait résignée à deux mois d'absence, non que cette absence lui parût nécessaire, mais parce que je sembîais le souhaiter ; et lorsqu'elle était parve- nue , en entassant péniblement les jours sur les jours , au terme que j'avais fixé moi-même , je lui proposais de recommencer ce long supplice ! Elle pouvait s'être trompée, elle pouvait avoir donné sa vie à un homme dur et aride ; j'étais le maître de mes actions ; mais je n'étais pas le maître de la forcer à souffrir, délaissée par celui pour le- quel elle avait tout immolé.

Ellénore suivit de près cette lettre ; elle m'in- forma de son arrivée. Je me rendis chez elle avec la ferme résolution de lui témoigner beau- coup de joie ; j'étais impatient de rassurer son cœur et de lui procurer, momentanément au moins, du bonheur ou du calme. Mais elle avait été blessée; elle m'examinait avec défiance : elle démêla bientôt mes efforts ; elle irrita ma fierté par ses reproches ; elle outragea mon caractère. Elle me peignit si misérable dans ma faiblesse , qu'elle me révolta contre elle encore plus que contre moi. Une fureur insensée s'empara de nous : tout ménagement fut abjuré , toute défi-

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catesse oubliée. On eût dit que nous étions pous- sés l'un contre l'autre par des furies. Tout ce que la haine la plus implacable avait inventé contre nous , nous nous l'appliquions mutuellement , et ces deux êtres malheureux , qui seuls se connais- saient sur la terre , qui seuls pouvaient se rendre justice, se comprendre et se consoler, semblaient deux ennemis irréconciliables , acharnés à se dé- chirer.

Nous nous quittâmes après une scène de trois heures ; et , pour la première fois de la vie , nous nous quittâmes sans explication , sans réparation. À peine fus-je éloigné d'Ellénore qu'une douleur profonde remplaça ma colère. Je me trouvai dans une espèce de stupeur, tout étourdi de ce qui s'était passé. Je me répétais mes paroles avec étonnement ; je ne concevais pas ma conduite ; je cherchais en moi-même ce qui avait pu m'é- garer.

Il était fort tard ; je n'osai retourner chez Ellénore. Je me promis de la voir le lendemain de bonne heure , et je rentrai chez mon père. Il y avait beaucoup de monde ; il me fut facile , dans une assemblée nombreuse , de me tenir à l'écart et de déguiser mon trouble. Lorsque nous fûmes seuls, il me dit : On m'assure que l'ancienne maîtresse du comte de P*** est dans cette ville. Je vous ai toujours laissé une grande liberté, et je n'ai jamais rien voulu savoir sur vos

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liaisons; mais il ne vous convient pas, à votre âge , d'avoir une maîtresse avouée ; et je vous avertis que j'ai pris des mesures pour qu'elle s'éloigne d'ici. En achevant ces mots, il me quitta. Je le suivis jusque dans sa chambre ; il me fit signe de me retirer. Mon père , lui dis-je , Dieu m'est témoin que je voudrais qu'elle fût heureuse , et que je consentirais à ce prix à ne jamais la revoir ; mais prenez garde à ce que vous ferez ; en croyant me séparer d'elle , vous pour- riez bien m'y rattacher à jamais.

Je fis aussitôt venir chez moi un valet de chambre qui m'avait accompagné dans mes voyages, et qui connaissait mes liaisons avec Elîénore. Je le chargeai de découvrir à l'instant même , s'il était possible , quelles étaient les me- sures dont mon père m'avait parlé. Il revint au bout de deux heures. Le secrétaire de mon père loi avait confié , sous le sceau du secret , qu'Ellé- nore devait recevoir , le lendemain , l'ordre de partir. Elîénore chassée! m'écriai-je, chassée avec opprobre ! elle qui n'est venue ici que pour moi , elle dont j'ai déchiré le cœur, elle dont j'ai sans pitié vu couler les larmes ! donc repose- rait-elle sa tête , l'infortunée , errante et seule dans un monde dont je lui ai ravi l'estime? À qui dirait-elle sa douleur? Ma résolution fut bientôt prise. Je gagnai l'homme qui me servait; je lui prodiguai l'or et les promesses. Je commandai

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une chaise de poste pour six heures du matin à la porte de la ville. Je formais mille projets pour mon éternelle réunion avec Ellénore : je l'aimais plus que je ne l'avais jamais aimée; tout mon cœur était revenu à elle ; j'étais fier de la pro- téger. J'étais avide de la tenir dans mes bras; l'amour était rentré tout entier dans mon âme ; j'éprouvais une fièvre de tête , de cœur, de sens, qui bouleversait mon existence. Si, dans ce mo- ment, Ellénore eût voulu se détacher de moi , je serais mort à ses pieds pour la retenir.

Le jour parut ; je courus chez Ellénore. Elle était couchée , ayant passé la nuit à pleurer ; ses yeux étaient encore humides , et ses cheveux étaient épars; elle me vit entrer avec surprise, Viens, lui dis— je , partons. Elle voulut répondre. Partons , repris-je. As-tu sur la terre un autre protecteur, un autre ami que moi? mes bras ne sont-ils pas ton unique asile? Elle résistait. J'ai des raisons importantes , ajoutai-je, et qui me sont personnelles. Au nom du ciel, suis-moi; je l'entraînai. Pendant la route, je l'accablais de caresses , je la pressais sur mon cœur, je ne ré- pondais à ses questions que par mes embrasse- mens. Je lui dis enfin , qu'ayant aperçu dans mon père l'intention de nous séparer, j'avais senti que je ne pouvais être heureux sans elle ; que je voulais lui consacrer ma vie et nous unir par tous les genres de liens. Sa reconnaissance fut

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d'abord extrême ; mais elle démêla bientôt des contradictions dans mon récit. À force d'in- stances , elle m'arracha la vérité ; sa joie dispa- rut, sa figure se couvrit d'un sombre nuage. Adolphe, me dit-elle, vous vous trompez sur vous-même; vous êtes généreux, vous vous dé- vouez à moi parce que je suis persécutée; vous croyez avoir de l'amour, et vous n'avez que de la pitié. Pourquoi prononça-t-elle ces mots fu- nestes? pourquoi me révéla-t-elle un secret que je voulais ignorer? Je m'efforçai de la rassurer, j'y parvins peut-être ; mais la vérité avait tra- versé mon âme : le mouvement était détruit ; j'étais déterminé dans mon sacrifice, mais je n'en étais pas plus heureux ; et déjà il y avait en moi une pensée que de nouveau j'étais réduit à cacher.

CHAPITRE VI.

Quand nous fûmes arrivés sur les frontières , j'écrivis à mon père. Ma lettre fut respectueuse , mais il y avait un fond d'amertume. Je lui savais

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mauvais gré d'avoir resserré mes liens en préten- dant les rompre. Je lui annonçais que je ne quit- terais Ellénore que lorsque, convenablement fixée, elle n'aurait plus besoin de moi. Je le suppliais de ne pas me forcer, en s'acharnant sur elle, à lui rester toujours attaché. J'attendis sa réponse pour prendre une détermination sur notre établissement, a Vous avez vingt-quatre « ans , me répondit-il : je n'exercerai pas contre « vous une autorité qui touche à son terme , et «dont je n'ai jamais fait usage; je cacherai « même , autant que je pourrai votre étrange « démarche; je répandrai le bruit que vous êtes « parti par mes ordres et pour mes affaires. Je ce subviendrai libéralement à vos dépenses. Vous « sentirez vous-même bientôt que la vie que ce vous menez n'est pas celle qui vous convenait, a Votre naissance, vos talens, votre fortune, vous « assignaient dans le monde une autre place que (( celle de compagnon d'une femme sans patrie « et sans aveu. Votre lettre me prouve déjà que k vous n'êtes pas content de vous. Songez que « l'on ne gagne rien à prolonger une situation « dont on rougit. Vous consumez inutilement « les plus belles années de votre jeunesse, et c< cette perte est irréparable. »

La lettre de mon père me perça de mille coups de poignard. Je m'étais dit cent fois ce qu'il me disait ; j'avais eu cent fois honte de ma

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vie s écoulant dans l'obscurité et dans 1 inaction. J'aurais mieux aimé des reproches, des menaces : j'aurais mis quelque gloire à résister, et j'aurais senti la nécessité de rassembler mes forces pour défendre Ellénore des périls qui l'auraient assaillie. Mais il n'y avait point de périls : on me laissait parfaitement libre; et cette liberté ne me servait qu'à porter plus impatiemment le joug que j'avais l'air de choisir.

Nous nous fixâmes à Caden , petite ville de la Bohême. Je me répétai que, puisque j'avais pris la responsabilité du sort d'Ellénore , il ne fallait pas la faire souffrir. Je parvins à me contraindre ; je renfermai dans mon sein jusqu'aux moindres signes de mécontentement , et toutes les ressour- ces de mon esprit furent employées à me créer une gaieté factice qui pût voiler ma profonde tristesse. Ce travail eut sur moi-même un effet inespéré. Nous sommes des créatures tellement mobiles , que les sentimens que nous feignons , nous finissons par les éprouver. Les chagrins que je cachais, je les oubliais en partie. Mes plaisanteries perpétuelles dissipaient ma propre mélancolie; et les assurances de tendresse dont j'entretenais Ellénore, répandaient dans mon cœur une émotion douce qui ressemblait presque à l'amour.

De temps en temps des souvenirs importuns venaient m'assiéger. Je me livrais, quand j'étais?

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seul, à des accès d'inquiétude; je Connais mille plans bizarres pour m'élancer tout à coup hors de la sphère dans laquelle j'étais déplacé. Mais je repoussais ces impressions comme de mauvais rêves. Ellénore paraissait heureuse; pouvais~je troubler son bonheur? Près de cinq mois se pas- sèrent de la sorte.

Un jour, je vis Ellénore agitée et cherchant à me taire une idée qui l'occupait. Après de longues sollicitations, elle me fit promettre que je ne combattrais point la résolution quelle avait prise , et m'avoua que M. de P*** lui avait écrit : son procès était gagné ; il se rappelait avec recon- naissance les services qu'elle lui avait rendus, et leur liaison de dix années. Il lui offrait la moitié de sa fortune , non pour se réunir à elle , ce qui n'était plus possible, mais à condition qu'elle quitterait l'homme ingrat et perfide qui les avait séparés. J'ai répondu, me dit-elle, et vous devi- nez bien que j'ai refusé. Je ne le devinais que trop. J'étais touché, mais au désespoir du nou- veau sacrifice que me faisait Ellénore. Je n'osais toutefois lui rien objecter : mes tentatives en ce sens avaient toujours été tellement infructueuses ! Je m'éloignai pour réfléchir au parti que j'avais à prendre. Il m'était clair que nos liens devaient se rompre. Ils étaient douloureux pour moi , ils lui devenaient nuisibles; j'étais le seul obstacle à ce qu'elle retrouvât un état convenable; et la

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considération qui , dans le monde , suit tôt ou tard l'opulence ; j'étais la seule barrière entre elle et ses enfans : je n'avais plus d'excuse à mes propres yeux. Lui céder dans cette circon- stance n'était plus de la générosité , mais une coupable faiblesse. J'avais promis à mon père de redevenir libre aussitôt que je ne serais plus nécessaire à Ellénore. Il était temps enfin d'en- trer dans une carrière, de commencer une vie active, d'acquérir quelques titres à l'estime des hommes, de faire un noble usage de mes facul- tés. Je retournai chez Ellénore, me croyant iné- branlable dans le dessein de la forcer à ne pas rejeter les offres du comte de P*** , et pour lui déclarer, s'il le fallait, que je n'avaisplus d'amour pour elle. Chère amie, lui dis-je , on lutte quel- que temps contre sa destinée , mais on finit tou- jours par céder. Les lois de la société sont plus fortes que les volontés des hommes; les senti- mens les plus impérieux se brisent contre la fatalité des circonstances. En vain l'on s'obstine à ne consulter que son cœur ; on est condamné tôt ou tard à écouter la raison. Je ne puis vous retenir plus longtemps dans une position égale- ment indigne de vous et de moi ; je ne le puis ni pour vous ni pour moi-même. A mesure que je parlais sans regarder Ellénore , je sentais mes idées devenir plus vagues et ma résolution fai- blir, Je voulus ressaisir mes forces, et je conti-

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nuai d'une voix précipitée : Je serai toujours votre ami ; j'aurai toujours pour vous l'affection Ja plus profonde. Les deux années de notre liai- son ne s'effaceront pas de ma mémoire; elles seront à jamais l'époque la plus belle de ma vie. Mais l'amour, ce transport des sens , cette ivresse involontaire, cet oubli de tous les intérêts, de tous les devoirs, Ellénore, je ne l'ai plus. J'attendis longtemps ^a réponse sans lever les yeux sur elle. Lorsque enfin je la regardai, elle était immobile^ elle contemplait tous les objets comme si elle n'en eût reconnu aucun. Je pris sa main ; je la trouvai froide. Elle me repoussa. Que me voulez- vous? me dit-elle ; ne suis-je pas seule, seule dans l'univers, seule sans un être qui m'entende? Qu'avez-vous encore à me dire ? ne m'avez-vous pas tout dit? tout n'est-il pas fini, fini sans retour? laissez-moi, quittez-moi; n'est- ce pas ce que vous désirez? Elle voulut s'éloi- gner, elle chancela ; j'essayai de la retenir, elle tomba sans connaissance à mes pieds; je la rele- vai, je l'embrassai, je rappelai ses sens. Ellénore, m'écriai-je , revenez à vous , revenez à moi ; je vous aime d'amour, de l'amour le plus tendre. Je vous avais trompée pour que vous fussiez plus libre dans votre choix, —Crédulités du cœur, vous êtes inexplicables! Ces simples paroles, démenties par tant de paroles précédentes r rendirent Ellénore à la vie et à la confiance ;

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elle nie les fit répéter plusieurs fois : elle sem- blait respirer avec avidité, Elle me crut : elle s'enivra de son amour, qu'elle prenait pour le nôtre; elle confirma sa réponse au comte de P**\ et je me vis plus engagé que jamais.

Trois mois après, une nouvelle possibilité de changement s'annonça dans la situation d'Ei- lénore. Une de ces vicissitudes communes dans les républiques que des factions agitent rappela son père en Pologne, et le rétablit dans ses biens. Quoiqu'il ne connût qu'à peine sa fille, que sa mère avait emmenée en France à l'âge de trois ans , il désira la fixer auprès de lui. Le bruit des aventures d'Ellénore ne lui était parvenu que vaguement en Russie, où, pendant son exil, il avait toujours habité. Ellénore était son enfant unique : il avait peur de l'isolement , il voulait être soigné : il ne chercha qu'à découvrir la demeure de sa fille, et, dès qu'il l'eut apprise, il l'invita vivement à venir le rejoindre. Elle ne pouvait avoir d'attachement réel pour un père qu'elle ne se souvenait pas d'avoir vu. Elle sen- tait néanmoins qu'il était de son devoir d'obéir ; elle assurait de la sorte à ses enfans une grande fortune, et remontait elle-même au rang que lui avaient ravi ses malheurs et sa conduite ; mais elle me déclara positivement qu'elle n'irait en Pologne que si je raccompagnais. Je ne suis plus, me dit-elle, dans l'âge l'âme s'ouvre à des fin-

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pressions nouvelles. Mon père est un inconnu pour moi. Si je reste ici , d'autres l'entoureront avec empressement ; il en sera tout aussi heu- reux. Mes enfans auront la fortune de M. de P***. Je sais bien que je serai généralement blâmée; je passerai pour une fille ingrate et pour une mère peu sensible : mais j'ai trop souffert ; je ne suis plus assez jeune pour que l'opinion du monde ait une grande puissance sur moi. S'il y a dans ma résolution quelque chose de dur, c'est à vous, Adolphe, que vous devez vous en prendre. Si je pouvais me faire illusion sur vous, je consenti- rais peut-être à une absence , dont l'amertume serait diminuée par la perspective d'une réunion douce et durable; mais vous ne demanderiez pas mieux que de me supposer à deux cents lieues de vous, contente et tranquille, au sein de ma fa- mille et de l'opulence. Vous m'écririez là-dessus des lettres raisonnables que je vois d'avance : elles déchireraient mon cœur ; je ne veux pas m'y exposer. Je n'ai pas la consolation de me dire que , par le sacrifice de toute ma vie, je sois parvenue à vous inspirer le sentiment que je mé- ritais ; mais enfin vous l'avez accepté ce sacrifice. Je souffre déjà suffisamment par l'aridité de vos manières et la sécheresse de nos rapports; je su- bis ces souffrances que vous m'infligez ; je ne veux pas en braver de volontaires.

Il y avait dans la voix et dans le ton d'Ellénore

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je ne sais quoi d âpre et de violent qui annonçait plutôt une détermination ferme qu'une émotion profonde ou touchante. Depuis quelque temps elle s'irritait d'avance lorsqu'elle me demandait quel- que chose , comme si je le lui avais déjà refusé. Elle disposait de mes actions, mais elle savait que mon jugement les démentait. Elle aurait voulu pénétrer dans le sanctuaire intime de ma pensée, pour y briser une opposition sourde qui la révoltait contre moi. Je lui parlai de ma situa- tion, du vœu de mon père, de mon propre dé- sir; je priai, je m'emportai. Ellénore fut iné- branlable. Je voulus réveiller sa générosité, comme si l'amour n'était pas de tous les senti- mens le plus égoïste, et, par conséquent, lors- qu'il est blessé, le moins généreux. Je tâchai, par un effort bizarre, de l'attendrir sur le mal- heur que j'éprouvais en restant près d'elle ; je ne parvins qu'à l'exaspérer. Je lui promis d'aller la voir en Pologne ; mais elle ne vit dans mes promesses, sans épanchement et sans abandon, que l'impatience de la quitter.

La première année de notre séjour à Caden avait atteint son terme , sans que rien changeât dans notre situation. Quand Ellénore me trouvait sombre ou abattu, elle s'affligeait d'abord, se blessait ensuite, et m'arrachait par ses reproches l'aveu de la fatigue que j'aurais voulu déguiser. De mon côté , quand Ellénore paraissait con~

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lente, je m'irfitatë de la voir jouir dune situa- tion qui me coûtait mon bonheur, et je la trou- blais dans cette courte jouissance par des insi- nuations qui Téclairaient sur ce que j'éprouvais intérieurement. Nous nous attaquions donc tour à tour par des phrases indirectes, pour reculer en- suite dans desprotestations générales et de vagues justifications, et pour regagner le silence. Car nous savions si bien mutuellement tout ce que nous allions nous dire, que nous nous taisions pour ne pas l'entendre. Quelquefois l'un de nous était prêt à céder, mais nous manquions le moment favorable pour nous rapprocher. Nos cœurs dé- fians et blessés ne se rencontraient plus.

Je me demandais souvent pourquoi je restais dans un état si pénible : je me répondais que, si je m'éloignais d'Ellénore, elle me suivrait, et que j'aurais provoqué un nouveau sacrifice. Je me dis enfin qu'il fallait la satisfaire une der- nière fois, et qu'elle ne pourrait plus rien exi- ger quand je l'aurais replacée au milieu de sa famille. J'allais lui proposer de la suivre en Pologne , quand elle reçut la nouvelle que son père était mort subitement. Il l'avait instituée son unique héritière, mais son testament était contredit par des lettres postérieures , que des parens éloignés menaçaient de faire valoir. Ellé- nore , malgré le peu de relations qui subsistait entre elle et son père, fut douloureusement af-

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fectée de cette mort : elle se reprocha de l'avoir abandonné. Bientôt elle m'accusa de sa faute. Vous m'avez fait manquer, me dit-elle, à un de- voir sacré. Maintenant il ne s'agit que de ma for- tune : je vous l'immolerai plus facilement en- core. Mais, certes, je n'irai pas seule dans un pays je n'ai que des ennemis à rencontrer. Je n'ai voulu, lui répondis-je, vous faire manquer à aucun devoir; j'aurais désiré, je l'avoue, que vous daignassiez réfléchir que moi aussi je trou- vais pénible de manquer aux miens ; je n'ai pu obtenir de vous cette justice. Je me rends, Elle— nore ; votre intérêt l'emporte sur toute autre considération. Nous partirons ensemble quand vous le voudrez.

Nous nous mîmes effectivement en route. Les distractions du voyage, la nouveauté des objets, les efforts que nous faisions sur nous-mêmes, ra- menaient de temps en temps entre nous quel- ques restes d'intimité. La longue habitude que nous avions l'un de l'autre, les circonstances va- riées que nous avions parcourues ensemble, avaient attaché à chaque parole, presque à cha- que geste, des souvenirs qui nous replaçaient tout à coup dans le passé, et nous remplissaient d'un attendrissement involontaire , comme les éclairs traversent la nuit sans la dissiper. Nous vivions, pour ainsi dire, d'une espèce de mémoire du cœur, assez puissante pour que l'idée de nous

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8G ADOLPHE.

séparer nous fût douloureuse, trop faible pour que nous trouvassions du bonheur à être unis. Je me livrais à ces émotions, pour me reposer de ma contrainte habituelle. J'aurais voulu don- ner à Ellénore des témoignages de tendresse qui la contentassent; je reprenais quelquefois avec elle le langage de l'amour ; mais ces émo- tions et ce langage ressemblaient à ces feuilles pâles et décolorées qui, par un reste de végéta- tion funèbre , croissent languissamment sur les branches d'un arbre déraciné.

CHAPITRE VIL

Ellénore obtint, dès son arrivée, d'être rétablie dans la jouissance des biens qu'on lui disputait, en s'engageant à n'en pas disposer que son pro- cès ne fût décidé. Elle s'établit dans une des possessions de son père. Le mien, qui n'abordait jamais avec moi dans ses lettres aucune question directement , se contenta de les remplir d'insi- nuations contre mon voyage. « Vous m'aviez

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« mande , me disait-il , que vous ne partiriez pas. « Vous m'aviez développé longuement toutes les « raisons que vous aviez de ne pas partir; j'étais, « en conséquence, bien convaincu que vous par- ce tiriez. Je ne puis que vous plaindre de ce « qu'avec votre esprit d'indépendance, vous faites c< toujours ce que vous ne voulez pas. Je ne juge « point , au reste , d'une situation qui ne m'est « qu'imparfaitement connue. Jusqu'à présent (( vous m'aviez paru le protecteur d'Ellénore, a et, sous ce rapport, il y avait dans vos pro- « cédés quelque chose de noble , qui relevait « votre caractère , quel que fût l'objet auquel (( vous vous attachiez. Aujourd'hui vos relations « ne sont plus les mêmes; ce n'est plus vous qui « la protégez, c'est elle qui vous protège; vous « vivez chez elle, vous êtes un étranger qu'elle « introduit dans sa famille. Je ne prononce point « sur une position que vous choisissez ; mais « comme elle peut avoir ses inconvéniens , je « voudrais les diminuer autant qu'il est en moi. « J'écris au baron de T**% notre ministre dans le « pays vous êtes, pour vous recommander à « lui; j'ignore s'il vous conviendra de faire usage <( de cette recommandation ; n'y voyez au moins « qu'une preuve de mon zèle , et nullement une « atteinte à l'indépendance que vous avez tou- « jours su défendre avec succès contre votre a père. »

88 ADOLPHE.

J'étouffai les réflexions que ce style faisait naî- tre en moi. La terre que j'habitais avecEllénore était située à peu de distance de Varsovie ; je me rendis dans cette ville , chez le baron de T***. 11 me reçut avec amitié, me demanda les causes de mon séjour en Pologne , me questionna sur mes projets ; je ne savais trop que lui répondre. Après quelques minutes d'une conversation embarras- sée : Je vais, me dit-il, vous parler avec fran- chise. Je connais les motifs qui vous ont amené dans ce pays, votre père me les a mandés; je vous dirai même que je les comprends : il n'y a pas d'homme qui ne se soit, une fois dans sa vie, trouvé tiraillé par le désir de rompre une liaison inconvenable et la crainte d'affliger une femme qu'il avait aimée. L'inexpérience de la jeunesse fait que l'on s'exagère beaucoup les difficultés d'une position pareille ; on se plaît à croire à la vérité de toutes ces démonstrations de douleur, qui remplacent, dans un sexe faible et emporté, tous les moyens de la force et tous ceux de la raison. Le cœur en souffre, mais l'amour-propre s'en applaudit ; et tel homme qui pense de bonne foi s'immoler au désespoir qu'il a causé, ne se sacrifie dans le fait qu'aux illusions de sa propre vanité. Il n'y a pas une de ces femmes passion- nées, dont le monde est plein , qui n'ait protesté qu'on la ferait mourir en l'abandonnant ; il n'y en a pas une qui ne soit encore en vie , et qui ne

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soit consolée. Je voulus l'interrompre. Pardon . me dit-il , mon jeune ami , si je m'exprime avec trop peu de ménagement : mais le bien qu'on m'a dit de vous, les talens que vous annoncez, la carrière que vous devriez suivre , tout me fait une loi de ne rien vous déguiser. Je lis dans votre âme, malgré vous et mieux que vous ; vous n'êtes plus amoureux de la femme qui vous do- mine et qui vous traîne après elle ; si vous l'ai- miez encore , vous ne seriez pas venu chez moi. Vous saviez que votre père m'avait écrit ; il vous était aisé de prévoir ce que j'avais à vous dire : vous n'avez pas été fâché d'entendre de ma bou- che des raisonnemens que vous vous répétez sans cesse à vous-même, et toujours inutilement. La réputation d'Ellénore est loin d'être intacte. Terminons, je vous prie, répondis-je, une con- versation inutile. Des circonstances malheureuses ont pu disposer des premières années d'Ellénore; on peut la juger défavorablement sur des appa- rences mensongères : mais je la connais depuis trois ans, et il n'existe pas sur la terre une âme plus élevée , un caractère plus noble , un cœur plus pur et plus généreux. Comme vous voudrez, répliqua-t-il ; mais ce sont des nuances que l'o~ pinion n'approfondit pas. Les faits sont positifs, ils sont publics ; en m'empêehant de les rappeler, pensez-vous les détruire? Écoutez, poursuivit il ; il faut dans ce monde savoir ce qu'on veut.

S.

90 ADOLPHE.

Vous n'épouserez pas Ellénore? Non, sans doute , m'écriai-je ; elle-même ne Ta jamais dé- siré. — Que voulez-vous donc faire? Elle a dix ans de plus que vous; vous en avez vingt-six; vous la soignerez dix ans encore ; elle sera vieille ; vous serez parvenu au milieu de votre vie , sans avoir rien commencé, rien achevé qui vous sa- tisfasse. L'ennui s'emparera de vous, l'humeur s'emparera d'elle ; elle vous sera chaque jour moins agréable , vous lui serez chaque jour plus nécessaire ; et le résultat dune naissance illustre, d'une fortune brillante , d'un esprit distingué , sera de végéter dans un coin de la Pologne, ou- blié de vos amis, perdu pour la gloire, et tour- menté par une femme qui ne sera, quoi que vous fassiez , jamais contente de vous. Je n'ajoute qu'un mot, et nous ne reviendrons plus sur un sujet qui vous embarrasse. Toutes les routes vous sont ouvertes, les lettres, les armes, l'administration: vous pouvez aspirer aux plus illustres alliances; vous êtes fait pour aller à tout : mais souvenez- vous bien qu'il y a entre vous et tous les genres de succès un obstacle insurmontable , et que cet obstacle est Ellénore. J'ai cru vous devoir, Monsieur, lui répondis-je , de vous écouter en silence ; mais je me dois aussi de vous déclarer que vous ne m'avez point ébranlé. Personne que moi, je le répète, ne peut juger Ellénore; per- sonne n'apprécie assez la vérité de ses sentiment

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et la profondeur de ses impressions. Tant qu'elle aura besoin de moi, je resterai près d'elle. Au- cun succès ne me consolerait de la laisser mal- heureuse ; et dussé-je borner ma carrière à lui servir d'appui , à la soutenir dans ses peines , à l'entourer de mon affection contre l'injustice d'une opinion qui la méconnaît , je croirais en- core n'avoir pas employé ma vie inutilement.

Je sortis en achevant ces paroles : mais qui m'expliquera par quelle mobilité le sentiment qui me les dictait s'éteignit avant même que j'eusse fini de les prononcer? Je voulus, en re- tournant à pied, retarder le moment de revoir cette Ellénore que je venais de défendre; je tra- versai précipitamment la ville : il me tardait de me trouver seul.

Arrivé au milieu de la campagne, je ralentis ma marche, et mille pensées m'assaillirent. Ces mots funestes : « Entre tous les genres de succès et vous, il existe un obstacle insurmontable, et cet obstacle c'est Ellénore,» retentissaient au- tour de moi. Je jetais un long et triste regard sur le temps qui venait de s'écouler sans retour ; je me rappelais les espérances de ma jeunesse , la confiance avec laquelle je croyais autrefois com- mander à l'avenir, les éloges accordés à mes pre- miers essais , l'aurore de réputation que j'avais vu briller et disparaître. Je me répétais les noms de plusieurs de mes compagnons d'étude, que j'a-

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vais traités avec un dédain superbe, et qui, par le seul effet d'un travail opiniâtre et d'une vie ré- gulière , m'avaient laissé loin derrière eux dans la route de la fortune, de la considération et de la gloire; j'étais oppressé de mon inaction. Comme les avares se représentent dans les trésors qu'ils entassent tous les biens que ces trésors pour- raient acheter, j'apercevais dans Ellénore la pri- vation de tous les succès auxquels j'aurais pu pré- tendre. Ce n'était pas une carrière seule que je regrettais : comme je n'avais essayé d'aucune, je les regrettais toutes. N'ayant jamais employé mes forces, je les imaginais sans bornes, et je les maudissais; j'aurais voulu que la nature m'eût créé faible et médiocre, pour me préserver au moins du remords de me dégrader volontaire- ment. Toute louange, toute approbation pour mon esprit ou mes connaissances, me semblaient un reproche insupportable : je croyais entendre admirer les bras vigoureux d'un athlète chargé de fers au fond d'un cachot. Si je voulais ressaisir mon courage, me dire que l'époque de l'activité n'était pas encore passée, l'image d'Ellénore s'é- levait devant moi comme un fantôme , et me re- poussait dans le néant ; je ressentais contre elle des accès de fureur, et , par un mélange bizarre , cette fureur ne diminuait en rien la terreur que m'inspirait l'idée de l'affliger. Mon âme , fatiguée de ces sentiment amers ,

ADOLPHE. 95

chercha tout a coup un refuge dans des senti- mens contraires. Quelques mots, prononcés au hasard par le baron de T*** sur la possibilité d'une alliance douce et paisible., me servirent à me créer 1 idéal d'une compagne. Je réfléchis au repos, à la considération, à l'indépendance même que m'offrirait un sort pareil ; car les liens que je traînais depuis si longtemps me rendaient plus dépendant mille fois que n'aurait pu le faire une union inconnue et constatée. J'imaginais la joie de mon père ; j'éprouvais un désir impatient de reprendre dans ma patrie et dans la société de mes égaux la place qui m'était due; je me re- présentais opposant une conduite austère et irré- prochable à tous les jugemens qu'une malignité froide et frivole avait prononcés contre moi, a tous les reproches dont m'accablait Ellénore.

Elle m'accuse sans cesse , disais-je , d'être dur, *d être ingrat, d'être sans pitié. Ah! si le ciel m'eut accordé une femme que les convenances sociales me permissent d'avouer, que mon père ne rougit pas d'accepter pour fille, j'aurais été mille fois heureux de la rendre heureuse. Cette sensibilité que l'on méconnaît parce qu'elle est. souffrante et froissée, cette sensibilité dont on exige impérieusement des témoignages que mon cœur refuse à l'emportement et à la menace , qu'il me serait doux de m'y livrer avec l'être chéri compagnon d'une vie régulière et respec-

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tée ! Que nai-je pas fait pour Ellénore? Pour elle j'ai quitté mon pays et ma famille; j'ai pour elle affligé le cœur d'un vieux père qui gémit encore loin de moi ; pour elle j'habite ces lieux ma jeunesse s'enfuit solitaire, sans gloire, sans hon- neur et sans plaisir : tant de sacrifices faits sans devoir et sans amour ne prouvent-ils pas ce que l'amour et le devoir me rendraient capable de faire? Si je crains tellement la douleur d'une femme qui ne me domine que par sa douleur, avec quel soin j'écarterais toute affliction , toute peine , de celle à qui je pourrais hautement me vouer sans remords et sans réserve! Combien alors on me verrait différent de ce que je suis ! comme cette amertume dont on me fait un crime, parce que la source en est inconnue, fuirait rapi- dement loin de moi ! combien je serais recon- naissant pour le ciel et bienveillant pour les hommes !

Je parlais ainsi ; mes yeux se mouillaient de larmes; mille souvenirs rentraient comme par torrens dans mon âme ; mes relations avec Ellé- nore m'avaient rendu tous ces souvenirs odieux. Tout ce qui me rappelait mon enfance, les lieux s'étaient écoulées mes premières années, les compagnons de mes premiers jeux, les vieux pa- ïens qui m'avaient prodigué les premières mar- ques d'intérêt, me blessait et me faisait mal ; j'é- tais réduit à repousser, comme des pensées cou-

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pables, les images les plus attrayantes et les vœux les plus naturels. La compagne que mon imagi- nation m'avait soudain créée s'alliait au contraire à toutes images et sanctionnait tous ces vœux ; elle s'associait à tous mes devoirs, à tous mes plai- sirs, à tous mes goûts; elle rattachait ma vie ac- tuelle à cette époque de ma jeunesse l'espé- rance ouvrait devant moi un si vaste avenir, époque dont Ellénore m'avait séparé comme par un abîme. Les plus petits détails , les plus petits objets se retraçaient à ma mémoire : je revoyais l'antique château que j'avais habité avec mon père , les bois qui l'entouraient , la rivière qui baignait le pied de ses murailles, les montagnes qui bordaient son horizon ; toutes ces choses me paraissaient tellement présentes, pleines d'une telle vie, qu'elles me causaient un frémissement que j'avais peine à supporter; et mon imagina- tion plaçait à côté d'elles une créature innocente et jeune qui les embellissait, qui les animait par l'espérance. J'errais plongé dans cette rêverie, toujours sans plan fixe, ne me disant point qu il fallait rompre avec Ellénore, n'ayant de la réa- lité qu'une idée sourde et confuse, et dans l'état d'un homme accablé de peine, que le sommeil a consolé par un songe, et qui pressent que ce songe va finir. Je découvris tout à coup le châ- teau d'Ellénore, dont insensiblement je m'étais rapproché ; je m'arrêtai ; je pris une autre roule :

96 ADOLPHE.

jetais heureux de retarder le moment j'allais entendre de nouveau sa voix.

Le jour s'affaiblissait : le ciel était serein; la campagne devenait déserte ; les travaux des hom- mes avaient cessé : ils abandonnaient la nature à elle-même. Mes pensées prirent graduellement une teinte plus grave et plus imposante. Les ombres de la nuit qui s'épaississaient à chaque instant, le vaste silence qui m'environnait et qui n'était interrompu que par des bruits rares et lointains, firent succéder à mon imagination un sentiment plus calme et plus solennel. Je prome- nais mes regards sur l'horizon grisâtre dont je n'apercevais plus les limites, et qui, par-là même, me donnait, en quelque sorte, la sensation de l'immensité. Je n'avais rien éprouvé de pareil de- puis longtemps : sans cesse absorbé dans des ré- llexions toujours personnelles , la vue toujours fixée sur ma situation, j'étais devenu étranger à toute idée générale; je ne m'occupais que d'El- lénore et de moi: d'Ellénore, qui ne m'inspirait qu'une pitié mêlée de fatigue; de moi, pour qui je n'avais plus aucune estime. Je m'étais rape- tissé , pour ainsi dire , dans un nouveau genre d'égoïsme , dans un égoïsme sans courage, mé- content et humilié ; je me sus bon gré de renaître à des pensées d'un autre ordre, et de me retrouver la faculté de m'oublier moi-même , pour me li- vrer à des méditations désintéressées; mon âme

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semblait se relever d'une dégradation longue et honteuse.

La nuit presque entière s'écoula ainsi. Je mar- chais au hasard; jeparcourus des champs, desbois, des hameaux tout était immobile . De temps en temps j'apercevais dans quelque habitation éloi- gnée une pâle lumière qui perçait l'obscurité . , me disais-je, peut-être quelque infortuné s'agite sous la douleur, ou lutte contre la mort ; contre la mort, mystère inexplicable, dont une expé- rience journalière paraît n'avoir pas encore con- vaincu les hommes ; terme assuré qui ne nous console ni ne nous apaise , objet d'une insou- ciance habituelle et d'un effroi passager! Et moi aussi, poursuivais-je, je me livre à cette incon- séquence insensée ! Je me révolte contre la vie , comme si la vie ne devait pas finir! Je répands du malheur autour de moi, pour reconquérir quelques années misérables que le temps vien- dra bientôt m'arracher! Ah! renonçons à ces efforts inutiles; jouissons de voir ce temps s'é- couler, mes jours se précipiter les uns sur les au- tres; demeurons immobile, spectateur indiffé- rent d'une existence à demi passée ; qu'on s'en empare, qu'on la déchire : on n'en prolongera pas la durée ! vaut-il la peine de la disputer?

L'idée de la mort a toujours eu sur moi beau- coup d'empire. Dans mes affections les plus vi- ves, elle a toujours suffi pour me calmer aussi-

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i)8 ADOLPHE.

lut; elle produisit sur mon âme son effet accou- tumé ; ma disposition pour Ellénore devint moins amère. Toute mon irritation disparut; il ne me restait de l'impression de cette nuit de dé- lire qu'un sentiment doux et presque tranquille : peut-être la lassitude physique que j'éprouvais contribuait-elle à cette tranquillité.

Le jour allait renaître ; je distinguais déjà les objets. Je reconnus que j'étais assez loin de la demeure d'Ellénore. Je me peignis son inquié- tude, et je me pressais pour arriver près d'elle , autant que la fatigue pouvait me le permettre , lorsque je rencontrai un homme à cheval, qu'elle avait envoyé pour me chercher. Il me raconta qu'elle était depuis douze heures dans les craintes les plus vives ; qu'après être allée à Varsovie, et avoir parcouru les environs , elle était revenue chez elle dans un état inexprimable d'angoisse , et que de toutes parts les habitans du village étaient répandus dans la campagne pour me dé- couvrir. Ce récit me remplit d'abord d'une im- patience assez pénible. Je m'irritais de me voir soumis par Ellénore à une surveillance impor- tune. En vain me répétais-jequeson amour seul en était la cause : cet amour n'était-il pas aussi la cause de tout mon malheur? Cependant je parvins à vaincre ce sentiment que je me repro- chais. Je la savais alarmée et souffrante. Je mon- tai à cheval. Je franchis avec rapidité la distance

ADOLPHE, 99

qui nous séparait. Elle me reçut avec des trans- ports de joie. Je fus ému de son émotion. Notre conversation fut courte , parce que bientôt elle songea que je devais avoir besoin de repos ; et je la quittai, cette fois du moins, sans avoir rien dit qui put affliger son cœur.

CHAPITRE VIII.

Le lendemain je me relevai poursuivi des mêmes idées qui m'avaient agité la veille. Mon agitation redoubla les jours suivans ; Ellénore voulut inutilement en pénétrer la cause : je ré- pondais par des monosyllabes contraints à ses questions impétueuses : je me raidissais contre son instance, sachant trop qu'à ma franchise suc- céderait sa douleur, et que sa douleur m'impose- rait une dissimulation nouvelle.

Inquiète et surprise, elle recourut à 1 une de ses amies pour découvrir le secret qu'elle m'ac- cusait de lui cacher: avide de se tromper elle- même, elle cherchait un fait il n'y avait qu'un

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sentiment. Cette amie m'entretint de mon hu- meur bizarre, du soin que je mettais à repousser toute idée d'un lien durable, de mon inexplicable soif de rupture et d'isolement. Je Técoutai long- temps en silence ; je n'avais dit jusqu'à ce moment à personne que je n'aimais plus Ellénore ; ma bouche répugnait à cet aveu, qui me semblait une perfidie. Je voulus pourtant me justifier; je racontai mon histoire avec ménagement, en don- nant beaucoup d'éloges à Ellénore, en convenant des inconséquences de ma conduite, en les reje- tant sur les difficultés de notre situation , et sans me permettre une parole qui prononçât claire- ment que la difficulté véritable était de ma part l'absence de l'amour. La femme qui m'écoutait fut émue de mon récit : elle vit de la générosité dans ce que j'appelais de la faiblesse, du malheur dans ce que je nommais de la dureté. Les mêmes explications qui mettaient en fureur Ellénore pas- sionnée, portaient la conviction dans l'esprit de son impartiale amie. On est si juste lorsque l'on est désintéressé ! Qui que vous soyez , ne remettez jamais à un autre les intérêts de votre cœur; le cœur seul peut plaider sa cause : il sonde seul ses blessures ; tout intermédiaire devient un juge ; il analyse , il transige ; il conçoit l'indifférence ; il l'admet comme possible, il la reconnaît pour iné- vitable ; par-là môme il l'excuse, et l'indifférence se trouve ainsi , à sa grande surprise , légitime à

ADOLPHE. 101

ses propres yeux. Les reproches cTEIiénore m'a- vaient persuadé que j'étais coupable ; j'appris de celle qui croyait la défendre que je n'étais que malheureux. Je fus entraîné à l'aveu complet de mes sentimens : je convins que j'avais pour Ellé- nore du dévouement, de la sympathie, de la pitié; mais j'ajoutai que l'amour n'entrait pour rien dans les devoirs que je m'imposais. Cette vérité , jusqu'alors renfermée dans mon cœur, et quel- ques fois seulement révélée à Ellénore au milieu du trouble et de la colère, prit à mes propres yeux plus de réalité et de force , par cela seul qu'un autre en était devenu dépositaire. C'est un grand pas, c'est un pas irréparable, lorsqu'on dé- voile tout à coup aux yeux d'un tiers les replis cachés d'une relation intime'; le jour qui pénètre dans ce sanctuaire constate et achève les destruc- tions que la nuit enveloppait de ses ombres : ainsi les corps renfermés dans les tombeaux con- servent souvent leur première forme , jusqu'à ce que l'air extérieur vienne les frapper et les ré- duire en poudre.

L'amie d'Ellénore me quitta : j'ignore quel compte elle lui rendit de notre conversation, mais, en approchant du salon, j'entendis Ellénore qui parlait d'une voix très-animée ; en m'aperce- vant, elle se tut. Bientôt elle reproduisit, sous di- verses formes, des idées générales, qui n'étaient que des attaques particulières. Rien n'est plus

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102 ADOLPHE.

bizarre, disait-elle, que le zèle de certaines ami- tiés ; il y a des gens qui s'empressent de se char- ger de vos intérêts pour mieux abandonner votre cause ; ils appellent cela de l'attachement : j'ai- merais mieux de la haine. Je compris facilement que l'amie d'Ellénore avait embrassé mon parti contre elle, et l'avait irritée en ne paraissant pas me juger assez coupable. Je me sentis assez d'in- telligence avec un autre contre Ellénore : c'était entre nos cœurs une barrière de plus.

Quelques jours après , Ellénore alla plus loin : elle était incapable de tout empire sur elle-même; dès qu'elle croyait avoir un sujet de plainte , elle marchait droit à l'explication, sans ménagement et sans calcul, et préférait le danger de rompre à la contrainte de dissimuler. Les deux amies se séparèrent à jamais brouillées.

Pourquoi mêler des étrangers à nos discussions intimes ? dis-je à Ellénore. Avons-nous besoin d'un tiers pour nous entendre ? et si nous ne nous entendons plus, quel tiers pourrait y porter remède? Vous avez raison, me répondit-elle: mais c'est voire faute ; autrefois , je ne m'adres- sais à personne pour arriver jusqu'à votre cœur.

Tout à coup Ellénore annonça le projet de changer son genre de vie. Je démêlai par ses dis- cours qu'elle attribuait à la solitude dans laquelle nous vivions le mécontentement qui me dévorait : elle épuisait toutes les explications fausses avant

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de se résigner à la véritable. TSous passions tête à tête de monotones soirées entre le silence et l'humeur; la source des longs entretiens était tarie.

Ellénore résolut d'attirer chez elle les familles nobles qui résidaient dans son voisinage ou à Varsovie. J'entrevis facilement les obstacles et les dangers de ses tentatives. Les parens qui lui disputaient son héritage avaient révélé ses er- reurs passées , et répandu contre elle mille bruits calomnieux. Je frémis des humiliations qu'elle allait braver, et je tâchai de la dissuader de cette entreprise. Mes représentations furent inutiles; je blessai sa fierté par mes craintes , bien que je ne les exprimasse qu'avec ménagement. Elle supposa que j'étais embarrassé de nos liens, parce que son existence était équivoque ; elle n'en fut que plus empressée à reconquérir une place ho- norable dans le monde : ses efforts obtinrent quelque succès. La fortune dont elle jouissait, sa beauté , que le temps n'avait encore que légère- ment diminuée , le bruit même de ses aventures, tout en elle excitait la curiosité. Elle se vit en- tourée bientôt d'une société nombreuse ; mais elle était poursuivie d'un sentiment secret d'em- barras et d'inquiétude. J'étais mécontent de ma situation , elle s'imaginait que je l'étais de la sienne; elle s'agitait pour en sortir; son désir ardent ne lui permettait point de calcul , sa posi-

104 ADOLPHE.

lion fausse jetait de l'inégalité dans sa conduite et de la précipitation dans ses démarches. Elle avait l'esprit juste , mais peu étendu ; la justesse de son esprit était dénaturée par l'emportement de son caractère , et son peu d'étendue l'empê- chait d'apercevoir la ligne la plus habile , et de saisir des nuances délicates. Pour la première fois elle avait un but ; et comme elle se précipitait vers ce but, elle le manquait/Que de dégoûts elle dévora sans me les communiquer ! que de fois je rougis pour elle sans avoir la force de le lui dire! Tel est, parmi les hommes, le pouvoir de la réserve et de la mesure, que je Ta vais vue plus respectée parles amis du comte de P*** comme sa maîtresse, qu'elle ne l'était par ses voisins comme héritière dune grande fortune, au milieu de ses vassaux. Tour à tour haute et suppliante , tantôt préve- nante , tantôt susceptible , il y avait dans ses ac- tions et dans ses paroles je ne sais quelle fougue destructive de la considération, qui ne se compose que du calme.

En relevant ainsi les défauts d'Ellénore , c'est moi que j'accuse et que je condamne. Un mot de moi l'aurait calmée : pourquoi n'ai-je pu pro- noncer ce mot?

Nous vivions cependant plus doucement en- semble ; la distraction nous soulageait de nos pensées habituelles. Nous n'étions seuls que par intervalles: et comme nous avions l'un dans

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l'autre une confiance sans bornes, excepté sur nos sentimens intimes , nous mettions les obser- vations et les faits à la place de ces sentimens , et nos conversations avaient repris quelque charme. Mais bientôt ce nouveau genre de vie devint pour moi la source d une nouvelle per- plexité. Perdu dans la foule qui environnait El- îénore , je m'aperçus que j'étais l'objet de l'é- tonnement et du blâme. L'époque approchait son procès devait être jugé : ses adversaires prétendaient qu'elle avait aliéné le cœur pater- nel par des égaremens sans nombre ; ma pré- sence venait à l'appui de leurs assertions. Ses amis me reprochaient de lui faire tort. Ils excu- saient sa passion pour moi , mais ils m'accu- saient d'indélicatesse : j'abusais , disaient-ils , d'un sentiment que j'aurais modérer. Je sa- vais seul qu'en l'abandonnant je l'entraînerais sur mes pas, et qu'elle négligerait pour me suivre tout le soin de sa fortune et tous les cal- culs de la prudence. Je ne pouvais rendre le public dépositaire de ce secret; je ne paraissais donc dans la maison d'Ellénore qu'un étranger nuisible au succès même des démarches qui allaient décider de son sort ; et , par un étrange renversement de la vérité, tandis que j'étais la victime de ses volontés inébranlables , c'était elle que l'on plaignait comme victime de mon ascendant,

IOG ADOLPHE.

Une nouvelle circonstance vint compliquer en- core cette situation douloureuse.

Une singulière révolution s'opéra tout à coup dans la conduite et dans les manières d'Ellé- nore : jusqu'à cette époque elle n'avait paru oc- cupée que de moi; soudain je la vis recevoir et rechercher les hommages des hommes qui l'en- touraient. Cette femme si réservée , si froide , si ombrageuse, semble subitement changer de caractère. Elle encourageait les sentimens et même les espérances d'une foule de jeunes gens, dont les uns étaient séduits par sa figure, et dont quelques autres , malgré ses erreurs pas- sées, aspiraient sérieusement à sa main; elle leur accordait de longs tête-à-tête ; elle avait avec eux ces formes douteuses, mais attrayantes, qui ne repoussent mollement que pour retenir, parce qu'elles annoncent plutôt l'indécision que l'indifférence , et des retards que des refus. J'ai su par elle dans la suite, et les faits me l'ont dé- montré , qu'elle agissait ainsi par un calcul faux et déplorable. Elle croyait ranimer mon amour en excitant ma jalousie ; mais c'était agiter des cendres que rien ne pouvait réchauffer. Peut- être aussi se mêlait-il à ce calcul , sans qu'elle s'en rendît compte , quelque vanité de femme! Elle était blessée de ma froideur, elle voulait se prouver à elle-même qu'elle avait encore des moyens déplaire. Peut-être enfin, dans l'isole-

ADOLPHE. IU7

ment ou je laissais son cœur, trouvait-elle une sorte de consolation a s'entendre répéter des expressions d'amour que depuis longtemps je ne prononçais plus !

Quoi qu'il en soit , je me trompai quelque temps sur ses motifs. J'entrevis l'aurore de ma liberté future: je m'en félicitai. Tremblant d'in- terrompre par quelque mouvement inconsidéré cette grande crise a laquelle j'attachais ma déli- vrance, je devins plus doux, je parus plus con- tent. Ellénore prie ma douceur pour de la ten- dresse , mon espoir de la voir enfin heureuse sans moi pour le désir de la rendre heureuse. Elle s'applaudit de son stratagème. Quelquefois pourtant elle s'alarmait de ne me voir aucune inquiétude: elle me reprochait de ne mettre aucun obstacle à ces liaisons qui . en apparence, menaçaient de me l'enlever. Je repoussais ses accusations par des plaisanteries . mais je ne par- venais pas toujours à l'apaiser; son caractère se faisait jour a travers la dissimulation qu'elle s'était imposée. Les scènes recommençaient sur un autre terrain . mais non moins orageuses. Ellénore m'imputait ses propres torts , elle m'insinuait qu'un seul mot la ramènerait a moi tout entière; puis, offensée de mon silence, elle se précipitait de nouveau dans la coquetterie avec une espèce de fureur.

C'est ici surtout , je le sens , que l'on in'accu-

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sera de faiblesse. Je voulais être libre, et je le pouvais avec l'approbation générale; je le devais peut-être : la conduite d'Ellénore m'y autorisait et semblait m'y contraindre. Mais ne savais-je pas que cette conduite était mon ouvrage? ne sa- vais-je pas qu'Ellénore , au fond de son cœur, n'avait pas cessé de m'aimer? Pouvais- je la punir d'une imprudence que je lui faisais com- mettre, et, froidement hypocrite , chercher un prétexte dans ces imprudences, pour l'abandon- ner sans pitié ?

Certes , je ne veux point m'excuser, je me condamne plus sévèrement qu'un autre peut- être ne le ferait à ma place; mais je puis au moins me rendre ici ce solennel témoignage, que je n'ai jamais agi par calcul , et que j'ai toujours été dirigé par des sentimens vrais et naturels. Comment se fait-il qu'avec ces sentimens je n'aie fait si longtemps que mon malheur et celui des autres?

La société cependant m'observait avec sur- prise. Mon séjour chez Ellénore ne pouvait s'ex- pliquer que par un extrême attachement pour elle, et mon indifférence sur les liens qu'elle semblait toujours prête à contracter démentait cet attachement. L'on attribua ma tolérance inexplicable à une légèreté de principes, à une insouciance pour la morale , qui annonçaient , disait-on , un homme profondément égoïste , et

ADOLPHE. 101)

que le monde avait corrompu. Ces conjectures,

d'autant plus propres à faire impression qu'elles étaient plus proportionnées aux âmes qui les concevaient, furent accueillies et répétées. Le bruit en parvint enfin jusqu'à moi ; je fus indi- gné de cette découverte inattendue : pour prix de mes longs services, j'étais méconnu, calom- nié; j'avais, pour une femme, oublié tous les intérêts et repoussé tous les plaisirs de la vie, et c'était moi que Ton condamnait.

Je m'expliquai vivement avec Ellénore : un mot fit disparaître cette tourbe d'adorateurs qu'elle n'avait appelés que pour me faire crain- dre sa perte. Elle restreignit sa société à quel- ques femmes et à un petit nombre d'hommes âgés. Tout reprit autour de nous une apparence régulière: mais nous n'en fûmes que plus mal- heureux : Ellénore se croyait de nouveaux droits : je me sentais chargé de nouvelles chaînes.

Je ne saurais peindre quelles amertumes et quelles fureurs résultèrent de nos rapports ainsi compliqués. Notre vie ne fut plus qu'un perpé- tuel orage ; l'intimité perdit tous ses charmes,. et l'amour toute sa douceur; il n'y eut plus même entre nous ces retours passagers qui semblent guérir pour quelques instans d'incurables bles- sures. La vérité se fit jour de toutes parts , et j'empruntai , pour me faire entendre, les expres- sions les plus dures et les plus impitoyables Je

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110 ADOLPHE.

ne m'arrêtais que lorsque je voyais Ellénore dans les larmes ; et ses larmes même n'étaient qu'une lave brûlante qui, tombant goutte à goutte sur mon cœur, m'arrachait des cris , sans pouvoir m'arraeher un désaveu. Ce fut alors que, plus d'une fois, je la vis se lever pâle et prophétique : Adolphe , s'écilait-elle, vous ne savez pas le mal que vous faites; vous l'apprendrez un jour, vous rapprendrez par moi , quand vous m'aurez pré- cipitée dans la tombe. Malheureux! lorsqu'elle parlait ainsi, que ne m'y suis-je jeté moi-même avant elle !

CHAPITRE IX.

Je n'étais pas retourné chez le baron de T*** depuis ma dernière visite. Un matin je reçus de lui le billet suivant :

(( Les conseils que je vous avais donnés ne a méritaient pas une si longue absence. Quelque « parti que vous preniez sur ce qui vous regarde, « vous n'en êtes pas moins le fils de mon ami le « plus cher, je n'en jouirai pas moins avec plai-

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« sir de votre société , et j'en aurais beaucoup à « yous introduire dans un cercle dont j'ose vous « promettre qu'il vous sera agréable de faire « partie. Permettez-moi d'ajouter que, plus votre « genre de vie, que je ne veux point désapprou- (( ver, a quelque chose de singulier, plus il vous a importe de dissiper des préventions mal fon- ce dées, sans doute, en vous montrant dans le c< monde. »

Je fus reconnaissant de la bienveillance qu'un homme âgé me témoignait. Je me rendis chez lui; il ne fut pas question d'Ellénore. Le baron me retint à dîner : il n'y avait ce jour-là que quelques hommes assez spirituels et assez aimables. Je fus d'abord embarrassé , mais je fis effort sur moi- même ; je me ranimai, je parlai ; je déployai le plus qu'il me fut possible de l'esprit et des con- naissances. Je m'aperçus que je réussissais à cap- tiver l'approbation. Je retrouvai dans ce genre de succès une jouissance d'amour-propre dont j'avais été privé dès longtemps : cette jouis- sance me rendit la société du baron de T*** plus agréable.

Mes visites chez lui se multiplièrent. Il me chargea de quelques travaux relatifs à sa mission , et qu'il croyait pouvoir me confier sans inconvénient. Eliénore fut d'abord surprise de cette révolution dans ma vie ; mais je lui par- lai de l'amitié du baron pour mon père, et du

11:2 ADOLPHE.

plaisir que je goûtais à consoler ce dernier de mon absence , en ayant l'air de m'occuper utile- ment. La pauvre Ellénore, je l'écris dans ce moment avec un sentiment de remords, éprouva plus de joie de ce que je paraissais plus tranquille, et se résigna, sans trop se plaindre, à passer sou- vent la plus grande partie de la journée séparée de moi. Le baron, de son côté, lorsqu'un peu de confiance se fut établie entre nous , me reparla d'Ellénore. Mon intention positive était toujours d'en dire du bien, mais, sans m'en apercevoir, je m'exprimais sur elle d'un ton plus leste et plus dégagé : tantôt j'indiquais, par des maximes générales , que je reconnaissais la nécessité de m'en détacher ; tantôt la plaisanterie venait à mon secours; je parlais en riant des femmes et de la difficulté de rompre avec elles. Ces discours amusaient un vieux ministre dont l'âme était usée , et qui se rappelait vaguement que, dans sa jeunesse , il avait aussi été tour- menté par des intrigues d'amour. De la sorte, par cela seul que j'avais un sentiment caché, je trompais plus ou moins tout le monde : je trom- pais Ellénore , car je savais que le baron voulait m'éloigner d'elle, et je le lui taisais ; je trompais M. de T***, car je lui laissais espérer que j'étais prêt à briser mes liens. Cette duplicité était fort éloignée de mon caractère naturel ; mais l'homme se déprave dès qu'il a dans le cœur une seule

ADOLPHE, 115

pensée quil est constamment forcé de dissi- muler.

Jusqu'alors je n'avais fait connaissance , chez le baron de T***, qu'avec les hommes qui compo- saient sa société particulière. Un jour il me pro- posa de rester à une grande fête qu'il donnait pour la naissance de son maître. Vous y rencon- trerez , me dit-il , les plus jolies femmes de Pologne : vous n'y trouverez pas, il est vrai, celle que vous aimez ; j'en suis fâché; mais il y a des femmes que l'on ne voit que chez elles. Je fus péniblement affecté de cette phrase ; je gardai le silence, mais je me reprochais intérieurement de ne pas défendre Ellénore , qui , si l'on m'eût attaqué en sa présence, m'aurait si vivement dé- fendu.

L'assemblée était nombreuse ; on m'examinait avec attention. J'entendais répéter tout bas. autour de moi , le nom de mon père , celui d'Ellénore , celui du comte de P**\ On se taisait à mon approche ; on recommençait quand je m'éloignais. Il m'était démontré que l'on se racontait mon histoire, et chacun, sans doute, la racontait à sa manière ; ma situation était insup- portable ; mon front était couvert d'une sueur froide. Tour à tour je rougissais et je pâlissais.

Le baron s'aperçut de mon embarras. Il vint à moi, redoubla d'attentions et de prévenances, chercha toutes les occasions de me donner des

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éloges , et l'ascendant de sa considération força bientôt les autres à me témoigner les mêmes égards.

Lorsque tout le monde se fut retiré : Je vou- drais, me dit M. de T***, vous parler encore une fois à cœur ouvert. Pourquoi voulez-vous res- ter dans une situation dont vous souffrez? A qui faites-vous du bien? Croyez-vous que l'on ne sache pas ce qui se passe entre vous et Ellénore? Tout le monde est informé de votre aigreur et de votre mécontentement réciproque. Vous vous faites du tort par votre faiblesse, vous ne vous en faites pas moins par votre dureté; car, pour comble d'inconséquence, vous ne la rendez pas heureuse, cette femme qui vous rend si malheu- reux.

J'étais encore froissé de la douleur que j'avais éprouvée. Le baron me montra plusieurs lettres de mon père. Elles annonçaient une affliction bien plus vive que je ne l'avais supposée. Je fus ébranlé. L'idée que je prolongeais les agita- tions d'Ellénore vint ajouter à mon irrésolution. Enfin , comme si tout s'était réuni contre elle , tandis que j'hésitais , elle-même , par sa véhé- mence, acheva de me décider. J'avais été absent tout le jour ; le baron m'avait retenu chez lui après l'assemblée; la nuit s'avançait. On me remit, de la part d'Ellénore, une lettre en pré- sence du baron de T***, Je vis dans les veux de

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ce dernier une sorte de pitié de ma servitude. La lettre d'Ellénore était pleine d'amertume. Quoi i me dis-je, je ne puis passer un jour libre ! je ne puis respirer une heure en paix ! Elle me poursuit partout, comme un esclave qu'on doit ramener à ses pieds; et, d'autant plus violent que je me sentais plus faible : Oui, m'écriai-je, je le prends, l'engagement de rompre avec Elle- nore, j'oserai le lui déclarer moi-même ; vous pouvez d'avance en instruire mon père.

En disant ces mots , je m'éiançai loin du ba- ron. J'étais oppressé des paroles que je venais de prononcer, et je ne croyais qu'à peine à la promesse que j'avais donnée.

Ellénore m'attendait avec impatience. Par un hasard étrange , on lui avait parlé , pendant mon absence, pour la première fois, des efforts du baron de T*** pour me détacher d'elle. On lui avait rapporté les discours que j'avais tenus , les plaisanteries que j'avais faites. Ses soupçons étant éveillés , elle avait rassemblé dans son esprit plu- sieurs circonstances qui lui paraissaient les con- firmer. Ma liaison subite avec un homme que je ne voyais jamais autrefois, l'intimité qui existait entre cet homme et mon père , lui semblaient des preuves irréfragables. Son inquiétude avait fait tant de progrès en peu d'heures , que je la trouvai pleinement convaincue de ce qu'elle nommait ma perfidie.

116 ADOLPHE.

J'étais arrivé auprès d'elle, décidé à lui tout dire. Accusé par elle, le croira-t-on? je ne m'oc- cupai qu'à tout éluder. Je niai même , oui , je niai ce jour-là ce que j'étais déterminé à lui dé- clarer le lendemain.

Il était tard; je la quittai; je me hâtai de me coucher pour terminer cette longue journée ; et quand je fus bien sûr qu'elle était finie, je me sentis, pour le moment, délivré d'un poids énorme.

Je ne me levai le lendemain que vers le milieu du jour, comme si, en retardant le commence- ment de notre entrevue, j'avais retardé l'instant fatal.

Ellénore s'était rassurée pendant la nuit, et par ses propres réflexions et par mes discours de la veille. Elle me parla de ses affaires avec un air de confiance qui n'annonçait que trop qu'elle regardait nos existences comme indissolublement unies. trouver des paroles qui la repoussas- sent dans l'isolement?

Le temps s'écoulait avec une rapidité ef- frayante. Chaque minute ajoutait à la nécessité d'une explication. Des trois jours que j'avais fixés, déjà le second était près de disparaître. M. de T*** m'attendait au plus tard le surlende- main. Sa lettre pour mon père était partie, et j'allais manquer à ma promesse sans avoir fait pour l'exécuter la moindre tentative. Je sortais,

ADOLPHE. 117

je rentrais, je prenais la main d'Ellénore, je commençais une phrase que j'interrompais aus- sitôt ; je regardais la marche du soleil qui s'in- clinait vers l'horizon. La nuit revint, j'ajournai de nouveau. Un jour me restait : c'était assez d'une heure.

Ce jour se passa comme le précédent. J'écrivis à M. de T*** pour lui demander du temps encore : et, comme il est naturel aux caractères faibles de le faire, j'entassai dans ma lettre mille rai- sonnemens pour justifier mon retard , pour dé- montrer qu'il ne changeait rien à la résolution que j'avais prise , et que , dès l'instant môme , on pouvait regarder mes liens avec Ellénore comme brisés pour jamais.

CHAPITRE X.

Je passai les jours suivans plus tranquille, J'avais rejeté dans le vague la nécessité d'agir; elle ne me poursuivait plus comme un spectre ; je croyais avoir tout le temps de préparer Ellé- nore. Je voulais être plus doux , plus tendre

118 ADOLPHE.

avec elle , pour conserver au moins des souve- nirs d'amitié. Mon trouble était tout différent de celui que j'avais connu jusqu'alors. J'avais imploré le ciel pour qu'il élevât soudain entre Ellénore et moi un obstacle que je ne pusse fran- chir. Cet obstacle s'était élevé. Je fixais mes re- gards sur Ellénore comme sur un être que j'al- lais perdre. L'exigence, qui m'avait paru tant de fois insupportable , ne m'effrayait plus ; je m'en sentais affranchi d'avance. J'étais plus libre en lui cédant encore, et je n'éprouvais plus cette révolte intérieure qui jadis me portait sans cesse à tout déchirer. Il n'y avait plus en moi d'impa- tience; il y avait, au contraire, un désir secret de retarder le moment funeste.

Ellénore s'aperçut de cette disposition plus affectueuse et plus sensible : elle-même devint moins amère. Je recherchais des entretiens que j'avais évités ; je jouissais de ses expressions d'amour, naguère importunes, précieuses main- tenant , comme pouvant chaque fois être les der- nières.

Un soir, nous nous étions quittés après une conversation plus douce que de coutume. Le se- cret que je renfermais dans mon sein me rendait triste ; mais ma tristesse n'avait rien de violent. L'incertitude sur l'époque de la séparation que j'avais voulue me servait à en écarter l'idée. La nuit, j'entendis dans le château un bruit inu-

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site. Ce bruit cessa bientôt, et je n'y attachai point d'importance. Le matin cependant, l'idée m'en revint ; j'en voulus savoir la cause, et je dirigeai mes pas vers la chambre d'Ellénore. Quel fut mon étonnement , lorsqu'on me dit que, depuis douze heures, elle avait une fièvre ar- dente , qu'un médecin que ses gens avaient fait appeler déclarait sa vie en danger, et qu'elle avait défendu impérieusement que l'on m'avertît ou qu'on me laissât pénétrer jusqu'à elle !

Je voulus insister. Le médecin sortit lui-même pour me représenter la nécessité de ne lui cau- ser aucune émotion, Il attribuait sa défense , dont il ignorait le motif, au désir de ne pas me causer d'alarmes. J'interrogeai les gens d'Ellé- nore avec angoisse sur ce qui avait pu la plonger d'une manière si subite dans un état si dange- reux. La veille , après m'a voir quitté , elle avait Teçu de Varsovie une lettre apportée par un homme à cheval; l'ayant ouverte et parcourue, elle s'était évanouie ; revenue à elle , elle s'était jetée sur son lit sans prononcer une parole. L'une de ses femmes, inquiète de l'agitation qu'elle remarquait en elle , était restée dans sa chambre à son insu; vers le milieu de la nuit, cette femme J'avait vue saisie d'un tremblement qui ébranlait le lit sur lequel elle était couchée : elle avait voulu uïappeler ; Ellénore s'y était opposée avec une espèce de terreur tellement

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violente, qu'on n'avait osé lui désobéir. On avait envoyé chercher un médecin ; Ellénorë avait refusé, refusait encore de lui répondre; elle avait passé la nuit, prononçant des mots entrecoupés qu'on n'avait pu comprendre, et appuyant souvent son mouchoir sur sa bouche, comme pour s'empêcher de parler.

Tandis qu'on me donnait ces détails, une autre femme , qui était restée prés d'Ellénore , accou- rut tout effrayée. Ellénorë paraissait avoir perdu l'usage de ses sens. Elle ne distinguait rien de ce qui l'entourait. Elle poussait quelquefois des cris, elle répétait mon nom; puis, épouvantée, elle faisait signe de la main , comme pour que l'on éloignât d'elle quelque objet qui lui était odieux.

J'entrai dans sa chambre. Je vis au pied de son lit deux lettres. L'une était la mienne au baron de T***, l'autre était de lui-même à Ellénorë. Je ne conçus que trop alors le mot de cette affreuse énigme. Tous mes efforts pour obtenir le temps que je voulais consacrer encore aux derniers adieux s'étaient tournés de la sorte contre l'in- fortunée que j'aspirais à ménager. Ellénorë avait lu , tracées de ma main , mes promesses de l'a- bandonner, promesses qui n'avaient été dictées que par le désir de rester plus longtemps près d'elle , et que la vivacité de ce désir même m'a- vait porté à répéter, à développer de mille ma- nières. L'œil indifférent de M. de T*** avait fa-

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cilement démêlé dans ces protestations réitérées à chaque ligne l'irrésolution que je déguisais, et les ruses de ma propre incertitude ; mais le cruel avait trop bien calculé qu'Éllénore y verrait un arrêt irrévocable. Je m'approchai d'elle : elle me regarda sans me reconnaître. Je lui parlai : elle tressaillit. Quel est ce bruit? s'écria-t-elle; c'esl la voix qui m'a fait du mal. Le médecin remar- qua que ma présence ajoutait à son délire, et me conjura de m'éloigner. Comment peindre ce que j'éprouvai pendant trois longues heures? Le mé- decin sortit enfin. Ellénore était tombée dans un profond assoupissement. Il ne désespérait pas de la sauver, si, à son réveil, la fièvre était calmée.

Ellénore dormit longtemps. Instruit de son réveil, je lui écrivis pour lui demander de me recevoir. Elle me fit dire d'entrer. Je voulus parler; elle m'interrompit. Que je n'entende de vous, dit-elle, aucun mot cruel. Je ne réclame plus , je ne m'oppose à rien ; mais que cette voix que j'ai tant aimée, que cette voix qui retentis- sait au fond de mon cœur n'y pénètre pas pour le déchirer. Adolphe, Adolphe, j'ai été violente, j'ai pu vous offenser; mais vous ne savez pas ce que j'ai souffert. Dieu veuille que jamais vous ne le sachiez !

Son agitation devint extrême. Elle posa son front sur ma main; il était brûlant; une con- traction terrible défigurait ses traits. Au nom du

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ciel, m'écriai-je , chère Ellénore, écoutez-moi. Oui, je suis coupable : cette lettre... Elle fré- mit et voulut s'éloigner. Je la retins. Faible , tourmenté , continuai-je , j'ai pu céder un mo- ment à une instance cruelle; mais n'avez-vous pas vous-même mille preuves que je ne puis vouloir ce qui nous sépare? J'ai été mécontent, malheureux, injuste; peut-être, en luttant avec trop de violence contre une imagination rebelle, avez-vous donné de la force à des velléités pas- sagères que je méprise aujourd'hui ; mais pou- vez-vous douter de mon affection profonde? nos âmes ne sont-elles pas enchaînées l'une à l'autre par mille liens que rien ne peut rompre? tout le passé ne nous est-il pas commun? pouvons- nous jeter un regard sur les trois années qui viennent de finir sans nous retracer des impres- sions que nous avons partagées, des plaisirs que nous avons goûtés, des peines que nous avons supportées ensemble? Ellénore, commençons en ce jour une nouvelle époque, rappelons les heu- res du bonheur et de l'amour. Elle me regarda quelque temps avec l'air du doute. Votre père, reprit-elle enfin, vos devoirs, votre famille, ce

qu'on attend de vous! Sans doute, répondis-

je, une fois, un jour, peut-être... Elle remarqua que j'hésitais. Mon Dieu, s'écria-t-elle, pourquoi m'avait-il rendu l'espérance pour me la ravir aussitôt! Adolphe, je vous remercie de vos ef-

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forts, ils m'ont fait du bien, d'autant plus de bien qu'ils ne vous coûteront, je l'espère, aucun sacrifice ; mais , je vous en conjure , ne parlons plus de l'avenir. Ne vous reprochez rien, quoi qu'il arrive. Vous avez été bon pour moi. J'ai voulu ce qui n'était pas possible. L'amour était toute ma vie : il ne pouvait être la vôtre. Soi- gnez-moi maintenant quelques jours encore. Des larmes coulèrent abondamment de ses yeux ; sa respiration fut moins oppressée; elle appuya sa tête sur mon épaule. C'est ici, dit-elle, que j'ai toujours désiré mourir. Je la serrai contre mon cœur, j'abjurai de nouveau mes projets, je dés- avouai mes fureurs cruelles. Non, reprit-elle, il faut que vous soyez libre et content. Puis-je l'être si vous êtes malheureuse? Je ne serai pas longtemps malheureuse, vous n'aurez pas long- temps à me plaindre. Je rejetai loin de moi des craintes que je voulais croire chimériques. Non, non, cher Adolphe, me dit-elle, quand on a longtemps invoqué la mort, le ciel nous envoie à la fin je ne sais quel pressentiment infaillible qui nous avertit que notre prière est exaucée. Je lui jurai de ne jamais la quitter. Je l'ai toujours espéré, maintenant j'en suis sûre.

C'était une de ces journées d'hiver le soleil semble éclairer tristement la campagne grisâtre , comme s'il regardait en pitié la terre qu'il a cessé de réchauffer. Ellénore me proposa de sortir. Il fait

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bien froid , lui dis-je. N'importe , je voudrais me promener avec vous. Elle prit mon bras ; nous marchâmes longtemps sans rien dire ; elle avan- çait avec peine , et se penchait sur moi presque tout entière. Arrêtons-nous un instant. Non, me répondit-elle , j'ai du plaisir à me sentir en- core soutenue par vous. Nous retombâmes dans le silence. Le ciel était serein; mais les arbres étaient sans feuilles; aucun souffle n'agitait l'air, aucun oiseau ne le traversait : tout était immo- bile, et le seul bruit qui se fît entendre était ce- lui de l'herbe glacée qui se brisait sous nos pas. Comme tout est calme ! me dit Ellénore ; comme la nature se résigne ! le cœur aussi ne doit-il pas apprendre à se résigner? Elle s'assit sur une pierre ; tout à coup elle se mit à genoux , et baissant la tête , elle l'appuya sur ses deux mains. J'entendis quelques mots prononcés à voix basse. Je m'aperçus qu'elle priait. Se relevant enfin : Rentrons, dit-elle, le froid m'a saisie. J'ai peur de me trouver mal. Ne me dites rien; je ne suis pas en état de vous entendre.

A dater de ce .jour, je vis Ellénore s'affaiblir et dépérir. Je rassemblai de toutes parts des méde- cins autour d'elle : les uns m'annoncèrent un mal sans remède , d'autres me bercèrent d'espérances vaines ; mais la nature , sombre et silencieuse , poursuivait d'un bras invisible son travail impi- toyable. Parmomens, Ellénore semblait repren-

ADOLPHE. 125

dre à la vie. On eut dit quelquefois que la main de fer qui pesait sur elle s'était retirée. Elle rele- vait sa tête languissante ; ses joues se couvraient de couleurs un peu plus vives ; ses yeux se rani- maient : mais tout à coup , par le jeu cruel d'une puissance inconnue , ce mieux mensonger dispa- raissait , sans que l'art en pût deviner la cause. Je la vis de la sorte marcher par degrés à la de- struction. Je visse graver sur cette figure si noble et si expressive les signes avant-coureurs de la mort. Je vis, spectacle humiliant et déplorable! ce caractère énergique et fier recevoir de la souf- france physique mille impressions confuses et incohérentes, comme si, dans ces instans terri- bles, l'âme, froissée par le corps, se métamor- phosait en tous sens pour se plier avec moins de peine à la dégradation des organes.

Un seul sentiment ne varia jamais dans le cœur d'Ellénore : ce fut sa tendresse pour moi. Sa fai- blesse lui permettait rarement de me parler: mais elle fixait sur moi ses yeux en silence , et il me semblait alors que ses regards me deman- daient la vie que je ne pouvais plus lui donner, le craignais de lui causer une émotion violente; j inventais des prétextes pour sortir : je parcou- rais au hasard tous les lieux je m'étais trouve avec elle ; j'arrosais de mes pleurs les pierres , le pied des arbres , fous les objets qui me retraçaient non souvenir,

tl.

12G ADOLPHE.

Ce n'étaient pas les regrets de l'amour, c'était un sentiment plus sombre et plus triste ; l'amour s'identifie tellement à l'objet aimé , que dans son désespoir même il y a quelque charme. Il lutte contre la réalité, contre la destinée ; l'ardeur de son désir le trompe sur ses forces , et l'exalte au milieu de sa douleur. La mienne était morne et solitaire; je n'espérais point mourir avec Elle— nore ; j'allais vivre sans elle dans ce désert du monde, que j'avais souhaité tant de fois de tra- verser indépendant. J'avais brisé l'être qui m'ai- mait ; j'avais brisé ce cœur, compagnon du mien, qui avait persisté à se dévouer à moi, dans sa ten- dresse infatigable; déjà l'isolement m'atteignait. Eilénore respirait encore, mais je ne pouvais plus lui confier mes pensées ; j'étais déjà seul sur la terre; je ne vivais plus dans cette atmosphère d'amour qu'elle répandait autour de moi ; l'air que je respirais me paraissait plus rude , les vi- sages des hommes que je rencontrais plus indif- férens ; toute la nature semblait me dire que j'allais à jamais cesser d'être aimé.

Le danger d'Ellénore devint tout à coup plus imminent ; des symptômes qu'on ne pouvait mé- connaître annoncèrent satin prochaine : un prêtre de sa religion l'en avertit. Elle me pria de hu apporter une cassette qui contenait beaucoup de papiers ; elle en fit brûler plusieurs devant elle , mais elle paraissait en chercher un qu'elle ne

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trouvait point, et son inquiétude était extrême. Je la suppliai de cesser cette recherche qui l'agi- tait, et pendant laquelle, deux fois, elle s'était évanouie. J'y consens , me répondit-elle ; mais , cher Adolphe , ne me refusez pas une prière. Vous trouverez parmi mes papiers , je ne sais où, une lettre qui vous est adressée ; brûlez-là sans la lire , je vous en conjure au nom de notre amour, au nom de ces derniers momens que vous avez adoucis. Je le lui promis ; elle fut plus tranquille. Laissez-moi me livrer à présent, me dit-elle , aux devoirs de ma religion; j'ai bien des fautes à expier : mon amour pour vous fut peut-être une faute ; je ne le croirais pourtant pas , si cet amour avait pu vous rendre heureux.

Je la quittai : je ne rentrai qu'avec tous ses gens pour assister aux dernières et solennelles prières ; à genoux dans un coin de sa chambre , tan tôt. je m'abîmais dans mes pensées, tantôt je contemplais , par une curiosité involontaire , tous ces hommes réunis, la terreur des uns, la distrac- tion des autres , et cet effet singulier de l'habitude qui introduit l'indifférence dans toutes les prati- ques prescrites , et qui fait regarder les cérémo- nies les plus augustes et les plus terribles comme des choses convenues et de pure forme ; j'enten- dais ces hommes répéter machinalement les pa- roles funèbres , comme si eux aussi n'eussent pas être acteurs un jour dans une scène pareille ,

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comme si eux aussi n'eussent pas mourir un jour. J'étais loin cependant de dédaigner ces pra- tiques; en est-il une seule dont l'homme, dans son ignorance, ose prononcer l'inutilité? Elles rendaient du calme à Ellénore; elles l'aidaient à franchir ce pas terrible vers lequel nous avançons tous , sans qu'aucun de nous puisse prévoir ce qu'il doit éprouver alors. Ma surprise n'est pas que l'homme ait besoin d'une religion ; ce qui m'étonne , c'est qu'il se croie jamais assez fort , assez à l'abri du malheur pour oser en rejeter une : il devrait, ce me semble , être porté , dans sa faiblesse, à les invoquer toutes ; dans la nuit épaisse qui nous entoure , est-il une lueur que nous puissions repousser? au milieu du torrent qui nous entraîne , est-il une branche à laquelle nous osions refuser de nous retenir?

L'impression produite sur Ellénore par une so- lennité si lugubre parut l'avoir fatiguée. EUe s'as- soupit d'un sommeil assez paisible ; elle se réveilla moins souffrante ; j'étais seul dans sa chambre . nous nous parlions de temps en temps à de longs intervalles. Le médecin qui s'était montré le plus habile dans ses conjectures m'avait prédit qu'elle ne vivrait pas vingt-quatre heures ; je regardais tour à tour une pendule qui marquait les heures , et le visage d'Ellénore , sur lequel je n apercevais nul changement nouveau, Chaque minute qui s'écoulait ranimait mon espérance, et je révo-

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quais en doute les présages d'un art mensonger. Tout à coup Ellénore s'élança par un mouvement subit; je la retins dans mes bras : un tremble- ment convulsif agitait tout son corps ; ses yeux me cherchaient, mais dans ses yeux se peignait un effroi vague , comme si elle eût demandé grâce à quelque objet menaçant qui se dérobait à mes regards; elle se relevait, elle retombait, on voyait qu'elle s'efforçait de fuir ; on eût dit qu'elle luttait contre une puissance physique invisible, qui, lassée d'attendre le moment funeste , l'avait saisie et la retenait pour l'achever sur ce lit de mort. Elle céda enfin à l'acharnement de la na- ture, ennemie; ses membres s'affaissèrent, elle sembla reprendre quelque connaissance : elle me serra la main ; elle voulut pleurer, il n'y avait plus de larmes ; elle voulut parler, il n'y avait plus de voix : elle laissa tomber, comme résignée , sa tête sur le bras qui l'appuyait; sa respiration devint plus lente : quelques instans après, elle n'était plus.

Je demeurai longtemps immobile près d'Ellé- nore sans vie. La conviction de sa mort n'avait pas encore pénétré dans mon âme ; mes yeux contemplaient avec un étonnement stupide ce corps inanimé. Une de ses femmes étant entrée, répandit dans la maison la sinistre nouvelle. Le bruit qui se fit autour de moi me tira de la lé- thargie où j'étais plongé ; je me levai : ce fut

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alors que j'éprouvai la douleur déchirante et toute l'horreur de l'adieu sans retour. Tant de mouvement, cette activité de la vie vulgaire, tant de soins et d'agitations qui ne la regardaient plus, dissipèrent cette illusion que je prolon- geais , cette illusion par laquelle je croyais en- core exister avec Ellénore. Je sentis le dernier lien se rompre, et l'affreuse réalité se placer à jamais entre elle et moi. Combien elle me pe- sait, cette liberté que j'avais tant regrettée ! Combien elle manquait à mon cœur, cette dé- pendance qui m'avait révolté souvent ! Naguère, toutes mes actions avaient un but ; j'étais sûr, par chacune d'elles, d'épargner une peine ou de causer un plaisir : je m'en plaignais alors ; j'étais impatienté qu'un œil ami observât mes démar- ches , que le bonheur d'un autre y fût attaché. Personne maintenant ne les observait; elles n'intéressaient personne ; nul ne me disputait mon temps ni mes heures ; aucune voix ne me rappelait quand je sortais : j'étais libre en effet; je n'étais plus aimé : j'étais étranger pour tout le monde.

L'on m'apporta tous les papiers d'Ellénore , comme elle l'avait ordonné ; à chaque ligne, j'y rencontrai de nouvelles preuves de son amour, de nouveaux sacrifices qu'elle m'avait faits et qu'elle m'avait cachés. Je trouvai enfin cette lettre que j'avais promis de brûler ; je ne la re-

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connus pas d'abord , elle était sans adresse, elle était ouverte : quelques mots frappèrent mes regards malgré moi ; je tentai vainement de les en détourner, je ne pus résister au besoin de la lire tout entière. Je n'ai pas la force de la trans- crire : Ellénore l'avait écrite après une des scènes violentes qui avaient précédé sa maladie. Adolphe , me disait-elle , pourquoi vous achar- nez-vous sur moi? quel est mon crime ? de vous aimer, de ne pouvoir exister sans vous. Par quelle pitié bizarre n'osez-vous rompre un lien qui vous pèse, et déchirez-vous l'être malheu- reux près de qui votre pitié vous retient? Pour- quoi me refusez-vous le triste plaisir de vous croire au ' moins généreux ? Pourquoi vous montrez-vous furieux et faible? L'idée de ma douleur vous poursuit , et le spectacle de cette douleur ne peut vous arrêter ! Qu'exigez-vous ? que je vous quitte? ne voyez-vous pas que je n'en ai pas la force ? Ah ! c'est à vous , qui n'ai- mez pas , c'est à vous à la trouver, cette force dans ce cœur lassé de moi, que tant d'amour ne saurait désarmer. Vous ne me la donnerez pas , vous me ferez languir dans les larmes , vous me ferez mourir à vos pieds. Dites un mot , écrivait- elle ailleurs. Est-il un pays je ne vous suive? est-il une retraite je ne me cache pour vivre auprès de vous, sans être un fardeau dans votre vie ? Mais non , vous ne le voulez pas. Tous les

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projets que je propose, timide et tremblante, car vous m'avez glacée d'effroi, vous les re- poussez avec impatience. Ce que j'obtiens de mieux, c'est votre silence. Tant de dureté ne convient pas à votre caractère. Vous êtes bon ; vos actions sont nobles et dévouées : mais quelles actions effaceraient vos paroles ? Ces paroles acérées retentissent autour de moi : je les en- tends la nuit ; elles me suivent, elles me dévo- rent, elles flétrissent tout ce que vous faites, Faut-il donc que je meure , Adolphe ? Eh bien , vous serez content ; elle mourra , cette pauvre créature que vous avez protégée, mais que vous frappez à coups redoublés. Elle mourra , cette importune Ellénore que vous ne pouvez sup- porter autour de vous, que vous regardez comme un obstacle , pour qui vous ne trouvez pas sur la terre une place qui ne vous fatigue ; elle mourra : vous marcherez seul au milieu de cette foule à laquelle vous êtes impatient de vous mêler ! Vous les connaîtrez ces hommes que vous remerciez aujourd'hui d'être indifférens ; et peut-être un jour, froissé par ces cœurs arides, vous regretterez ce cœur dont vous disposiez, qui vivait de votre affection, qui eût bravé mille périls pour votre défense, et que vous ne dai- gnez plus récompenser d'un regard.

ADOLPHE, 135

LETTRE À L'ÉDITEUR,

Je vous renvoie, Monsieur, le manuscrit que vous avez eu la bonté de me confier. Je vous re- mercie de cette complaisance ; bien qu'elle ait réveillé en moi de tristes souvenirs, que le temps avait effacés ; j'ai connu la plupart de ceux qui figurent dans cette histoire , car elle n'est que trop vraie. J'ai vu souvent ce bizarre et malheureux Adolphe , qui en est à la fois l'au- teur et le héros; j'ai tenté d'arracher par mes conseils cette charmante Ellénore, digne d'un sort plus doux et d'un cœur plus fidèle, à l'être malfaisant qui , non moins misérable qu'elle, la dominait par une espèce de charme , et la dé- chirait par sa faiblesse. Hélas ! la dernière fois que je l'ai vue , je croyais lui avoir donné quel- que force , avoir armé sa raison contre son cœur. Après une trop longue absence , je suis revenu dans les lieux je l'avais laissée , et je n'ai trouvé qu'un tombeau,

Vous devriez, Monsieur, publier cette anee-

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154 ADOLPHE.

dote. Elle ne peut désormais blesser personne , et ne serait pas, à mon avis, sans utilité. Le malheur d'Ellénore prouve que le sentiment le plus passionné ne saurait lutter contre l'ordre des choses. La société est trop puissante, elle se reproduit sous trop de formes, elle môle trop d'amertumes à l'amour qu'elle n'a pas sanc- tionné; elle favorise ce penchante l'inconstance, et cette fatigue impatiente , maladies de l'âme , qui la saisissent quelquefois subitement au sein de l'intimité. Les indifférens ont un empresse- ment merveilleux à être tracassiers au nom de la morale et nuisibles par zèle pour la vertu; on dirait que la vue de l'affection les impor- tune, parce qu'ils en sont incapables ; et quand ils peuvent se prévaloir d'un prétexte , ils jouis- sent de l'attaquer et de la détruire. Malheur donc à la femme qui se repose sur un sentiment que tout se réunit pour empoisonner, et contre lequel la société, lorsqu'elle n'est pas forcée à le respecter comme légitime , s'arme de tout ce qu'il y a de mauvais dans le cœur de l'homme pour décourager tout ce qu'il y a de bon !

L'exemple d'Adolphe ne sera pas moins in- structif, si vous ajoutez qu'après avoir repoussé l'être qui l'aimait, il n'a pas été moins inquiet, moins agité, moins mécontent; qu'il n'a fait aucun usage d'une liberté reconquise au prix de tant de douleurs et de tant de larmes ; et qu'en

ADOLPHE. 435

se rendant bien digne de blâme , il s'est rendu aussi digne de pitié.

S'il vous en faut des preuves , Monsieur, lisez ces lettres qui vous instruiront du sort d'Adolphe ; vous le verrez dans bien des circonstances di- verses , et toujours la victime de ce mélange d'é- goïsme et de sensibilité qui se combinait en lui pour son malheur et celui des autres ; prévoyant le mal avant de le faire , et reculant avec déses- poir après l'avoir fait; puni de ses qualités plus encore que de ses défauts, parce que ses qualités prenaient leur source dans ses émotions, et non dans ses principes ; tour à tour le plus dévoué et le plus dur des hommes, mais ayant toujours fini par la dureté , après avoir commencé par le dé- vouement, et n'ayant ainsi laissé de traces que de ses torts.

RÉPONSE.

Oui , Monsieur, je publierai le manuscrit que vous me renvoyez (non que je pense comme vous sur l'utilité dont il peut être ; chacun ne s'instruit

156 ADOLPHE.

qu'à ses dépens dans ce monde, et les femmes qui le liront s'imagineront toutes avoir rencontré mieux qu'Adolphe ou valoir mieux qu'Ellénore); mais je le publierai comme une histoire assez vraie de la misère du cœur humain. S'il renferme une leçon instructive , c'est aux hommes que cette leçon s'adresse : il prouve que cet esprit, dont on est si fier, ne sert ni à trouver du bonheur ni à en donner ; il prouve que le caractère , la fermeté , la fidélité , la bonté , sont les dons qu'il faut de- mander au ciel ; et je n'appelle pas bonté cette pitié passagère qui ne subjugue point l'impatience, et ne l'empêche pas de rouvrir les blessures qu'un moment de regret avait fermées. La grande ques- tion dans la vie , c'est la douleur que l'on cause , et la métaphysique la plus ingénieuse ne justifie pas l'homme qui a déchiré le cœur qui l'aimait. Je hais d'ailleurs cette fatuité d'un esprit qui croit excuser ce qu'il explique ; je hais cette vanité qui s'occupe d'elle-même en racontant le mal qu'elle a fait, qui a la prétention de se faire plaindre en se décrivant , et qui , planant indestructible au milieu des ruines, s'analyse au lieu de se repentir. Je hais cette faiblesse qui s'en prend toujours aux autres de sa propre impuissance , et qui ne voit pas que le mal n'est point dans ses alentours, mais qu'il est en elle. J'aurais deviné qu'Adolphe a été puni de son caractère par son caractère même , qu'il n'a suivi aucune route fixe , rempli

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aucune carrière utile, qu'il a consumé ses facultés sans autre direction que le caprice , sans autre force que l'irritation -J'aurais, dis-je, deviné tout cela, quand vous ne m'auriez pas communiqué sur sa destinée de nouveaux détails, dont j'ignore encore si je ferai quelque usage. Les circonstances sont bien peu de chose, le caractère est tout ; c'est en vain qu'on brise avec les objets et les êtres extérieurs, on ne saurait briser avec soi- même. On change de situation; mais on trans- porte dans chacune le tourment dont on espérait se délivrer ; et comme on ne se corrige pas en -3e déplaçant, l'on se trouve seulement avoir ajouté des remords aux regrets et des fautes aux souf- frances.

FIX I> ADOLPiir.

ia

QUELQUES REFLEXIONS

SUR

LA TRAGEDIE DE WALLSTE1N

SUR LE THEATRE ALLEMAND.

QUELQUES RÉFLEXIONS

SUR

LA TRAGEDIE DE WALLSTEIN

SUR LE THÉÂTRE ALLEMAND.

La guerre de trente ans est une des époques les plus remarquables de l'histoire -moderne. Cette guerre éclata d'abord dans une ville de la Bohême ; mais elle s'étendit avec rapidité sur la plus grande partie de l'Europe. Les opinions religieuses qui lui servaient de principe changèrent de forme. La secte de Luther remplaça presque générale- ment celle de Jean Huss; mais la mémoire du supplice atroce infligé à ce dernier continua d'a- nimer les esprits des novateurs, même après qu'ils se furent écartés de sa doctrine.

La guerre de trente ans eut pour mobile, dans les peuples, le besoin d'acquérir la liberté reli- gieuse ; dans les princes, le désir de conserver leur

142 RÉFLEXIONS

indépendance politique. Après une longue et terrible lutte , ces deux buts furent atteints. La paix de 1648 assura aux protestants l'exercice de leur culte , et aux petits souverains de l'Allema- gne , la jouissance et l'accroissement de leurs droits. L'influence de la guerre de trente ans a subsisté jusqu'à notre siècle.

Le traité de Westphalie donna à l'empire ger- manique une constitution très-compliquée ; mais cette constitution , en divisant ce corps immense en une foule de petites souverainetés particu- lières, valut à la nation allemande , à quelques exceptions près, un siècle et demi de liberté civile et d'administration douce et modérée. De cela seul , que trente millions de sujets se trouvèrent répartis sous un assez grand nombre de princes indépendans les uns des autres , et dont l'auto- rité , sans bornes en apparence , était limitée de fait par la petitesse de leurs possessions, il résulta pour ces trente millions d'hommes une existence ordinairement paisible, une assez grande sécurité, une liberté d'opinions presque complète , et la possibilité, pour la partie éclairée de cette société, de se livrer à la culture des lettres, au perfection- nement des arts, à la recherche de la vérité.

D'après cette influence de la guerre de trente ans , il n'est pas étonnant qu'elle ait été l'un des objets favoris des travaux des historiens et des poètes de l'Allemagne. Ils se sont plu à retracer

SUR LA TRAGÉDIE. 143

à la génération actuelle, sous mille formes diver- ses , quelle avait été l'énergie de ses ancêtres : et cette génération , qui recueillait dans le calme le bénéfice de cette énergie qu'elle avait perdue , contemplait avec curiosité, dans l'histoire et sur la scène , les hommes des temps passés , dont la force, la détermination, l'activité, le courage, re- vêtaient, aux yeux d'une race affaiblie, les annales germaniques de tout le charme du merveilleux.

La guerre de trente ans est encore intéressante sous un autre point de vue.

On a vu sans doute, depuis cette guerre, plu- sieurs monarques entreprendre des expéditions belliqueuses et s'illustrer par la gloire des armes ; mais l'esprit militaire , proprement dit , est de- venu toujours plus étranger à l'esprit des peuples. L'esprit militaire ne peut exister que lorsque l'état de la société est propre à le faire naître , -c'est-à-dire lorsqu'il y a un très-grand nombre d'hommes que le besoin, l'inquiétude, l'absence de sécurité , l'espoir et la possibilité du succès , l'habitude de l'agitation , ont jetés hors de leur assiette naturelle. Ces hommes alors aiment la guerre pour la guerre , et ils la cherchent en un lieu, quand ils ne la trouvent pas dans un autre.

De nos jours , l'état militaire est toujours sub- ordonné à l'autorité politique. Les généraux ne se font obéir par les soldats qu'ils commandent qu'en vertu de la mission qu'ils ont reçue de cette

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autorité : ils ne sont point chefs d'une troupe à eux, soldée par eux, et prête à les suivre sans qu'ils aient l'aveu d'aucun souverain. Au com- mencement et jusqu'au milieu du XVIIe siècle , au contraire , on a vu des hommes, sans autre mission que le sentiment de leurs talens et de leur courage, tenir à leur solde des corps de troupes, réunir autour de leurs étendards particuliers des guerriers qu'ils dominaient par le seul ascendant de leur génie personnel, et tantôt se vendre avec leur petite armée aux souverains qui les ache- taient, tantôt essayer, le fer en main, de devenir souverains eux-mêmes. Tel fut, dans la guerre de trente ans , ce comte de Mansfeld , moins célèbre encore par quelques victoires, que par l'habileté qu'il déploya sans cesse dans les revers. Tels fu- rent, bien qu'issus des maisons souveraines les plus illustres de l'Allemagne, Christian de Bruns- wich et même Bernard de Weymar. Tel fut enfin Wallstein, duc de Friedland, le héros des tragé- dies allemandes que je me suis proposé de faire connaître au public.

Ce Wallstein, à la vérité , ne porta jamais les armes que pour la maison d'Autriche ; mais l'ar- mée qu'il commandait était à lui, réunie en son nom, payée par ses ordres, et avec les contribu- tions qu'il levait sur l'Allemagne , de sa propre autorité. Il négociait comme un potentat, du sein de son camp , avec les monarques ennemis de

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l'empereur. Il voulut enfin s'assurer, de droit, l'indépendance dont il jouissait de fait; et s'il échoua dans son entreprise, il ne faut pas attri- buer sa chute à l'insuffisance des moyens dont il disposait, mais aux fautes que lui fit commettre un mélange bizarre de superstition et d'incerti- tude.

L'espèce d'existence des généraux du xvir siècle donnait à leur caractère une originalité dont nous ne pouvons plus avoir d'idée.

L'originalité est toujours le résultat de l'indé- pendance; à mesure que l'autorité se concentre, les individus s'effacent. Toutes les pierres tail- lées pour la construction d'une pyramide et fa- çonnées pour la place qu'elles doivent remplir prennent un extérieur uniforme. L'individualité disparaît dans l'homme, en raison de ce qu'il cesse d'être un but, et de ce qu'il devient un moyen. 'Cependant l'individualité peut seule inspirer de l'intérêt, surtout aux nations étrangères ; car les Français, comme je le dirai tout-à-1'heure, se pas- sent dindividualité dans les personnages de leurs tragédies , plus facilement que les Allemands et les Anglais. On conçoit donc sans peine que les poètes de l'Allemagne qui ont voulu transporter sur la scène des époques de leur histoire, aient choisi de préférence celles les individus exi- staient le plus par eux-mêmes , et se livraient , avec le moins de réserve, à leur caractère natu-

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rel. Cest ainsi que Goethe, Fauteur de Werther, a peint dans Goetz de Berlichingen (t) , la lutte de la chevalerie expirante contre l'autorité de l'empire; et Schiller a de même voulu retracer, dans Wallstein, les derniers efforts de l'esprit militaire, et cette vie indépendante et presque sauvage des camps, à laquelle les progrès de la civilisation ont fait succéder, dans les camps mêmes, l'uniformité, l'obéissance et la disci- pline.

Schiller a composé trois pièces sur la conspira- tion et sur la mort de Wallstein. La première est intitulée le Camp de Wallstein; la seconde, les Piccolomini ; la troisième, la. Mort de Wallstein.

L'idée de composer trois pièces qui se sui- vent et forment un grand ensemble, est emprun- tée des Grecs, qui nommaient ce genre une tri- logie. Eschyle nous a laissé deux ouvrages pareils, son Prométhée et ses trois tragédies sur la famille d'Agamemnon. Le Prométhée d'Eschyle était, comme on sait, divisé en trois parties, dont cha- cune formait une pièce à part. Dans la première, on voyait Prométhée , bienfaiteur des hommes, leur apportant le feu du ciel, et leur faisant con- naître les élémens de la vie sociale. Dans la se- conde, la seule qui soit venue jusqu'à nous, Pro-

(1) Voyez le Théâtre deGo'éthe, que nous avons publié dans notre Collection, et dont la traduction est excellente

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methée est puni par les dieux , jaloux des services qu'il a rendus à l'espèce humaine. La troisième montrait Prométhée délivré par Hercule, et ré- concilié avec Jupiter.

Dans les trois tragédies qui se rapportent à la famille des Àtrides, la première a pour sujet la mort d'Àgamemnon ; la seconde, la punition de Clytemnestre ; la dernière, l'absolution d'Oreste par l'Aréopage. On voit que, chez les Grecs, cha- cune des pièces qui composaient leurs trilogies avait son action particulière , qui se terminait dans la pièce même.

Schiller a voulu lier plus étroitement entre elles les trois pièces de son Wallstein. L'action ne commence qu'à la seconde et ne finit qu'à la troi- sième. Le Camp est une espèce de prologue sans aucune action. On y voit les mœurs des soldats, sous les tentes qu ils habitent; les uns chantent, les autres boivent, d'autres reviennent enrichis des dépouilles du paysan. Ils se racontent leurs exploits; ils parlent de leur chef, de la liberté qu'il leur accorde, des récompenses qu'il leur pro- digue. Les scènes se suivent sans que rien les enchaîne l'une à l'autre ; mais cette incohérence est naturelle ; c'est un tableau mouvant, il n'y a ni passé, ni avenir. Cependant le génie de Wallstein préside à ce désordre apparent. Tous les esprits sont pleins de lui; tous célèbrent ses louanges, s'inquiètent des bruits répandus sur le

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mécontentement de la cour, se jurent de ne pas abandonner le général qui les protège. L'on aper- çoit tous les symptômes d'une insurrection prête à éclater, si le signal en est donné par Wallstein. On démêle en même temps les motifs secrets qui , dans chaque individu, modifient son dévoue- ment; les craintes, les soupçons, les calculs par- ticuliers, qui viennent croiser l'impulsion uni- verselle. On voit ce peuple armé, en proie à toutes les agitations populaires, entraîné par son enthousiasme, ébranlé par ses défiances, s'effor- çant de raisonner, et n'y parvenant pas, faute d'habitude ; bravant l'autorité, et mettant pour- tant son honneur à obéir à son chef ; insultant à la religion, et recueillant avec avidité toutes les traditions superstitieuses : mais toujours fier de sa force, toujours plein de mépris pour toute autre profession que celle des armes, ayant pour vertu le courage, et pour but le plaisir du jour. Il serait impossible de transporter sur notre théâtre cette singulière production du génie, de l'exactitude, et je dirai même de l'érudition alle- mande; car il a fallu de l'érudition pour rassem- bler en un corps tous les traits qui distinguaient les armées du xvne siècle, et qui ne conviennent plus à aucune armée moderne. De nos jours, dans les camps comme dans les cités, tout est fixe, régulier, soumis. La discipline a remplacé l'ef- fervescence ; s'il y a des désordres partiels , ce

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sont des exceptions qu'on tâche de prévenir. Dans la guerre de trente ans, au contraire, ces dés- ordres étaient l'état permanent, et la jouissance d'une liberté grossière et licencieuse, le dédom- magement des dangers et des fatigues.

La seconde pièce a pour titre les Piccolomini. Dans cette pièce commence l'action ; mais la pièce finit sans que l'action se termine. Le nœud se forme, les caractères se développent, la dernière scène du cinquième acte arrive, et la toile tombe. Ce n'est que dans la troisième pièce , dans la Mort de Wallstein, que le poète a placé le dénoue- ment. Les deux premières ne sont donc en réalité qu'une exposition, et cette exposition contient plus de quatre mille vers.

Les trois pièces de Schiller ne semblent pas pouvoir être représentées séparément ; elles le sont cependant en Aiiemagne. Les Allemands tolèrent ainsi tantôt une pièce sans action, le Camp de Wallstein; tantôt une action sans dé- nouement, les Piccolomini; tantôt un dénoue- ment sans exposition , la mort de Wallstein.

En concevant le projet de faire connaître au public français cet ouvrage de Schiller, j'ai senti qu'il fallait réunir en une seule les trois pièces de l'original, Cette entreprise offrait beaucoup de difficultés; une traduction, ou même une imi- tation exacte était impossible. Il aurait fallu res- serrer en deux mille vers, à peu près, ce que

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l'auteur allemand a exprimé en neuf mille. Or, l'exemple de tous ceux qui ont voulu traduire en alexandrins des poètes étrangers, prouve que ce genre de vers nécessite des circonlocutions continuelles. Le plus habile de nos traducteurs en vers , l'abbé Delille , malgré son prodigieux talent, n'a pu néanmoins vaincre tout à fait, sous ce rapport, la nature de notre langue. Il a rendu fréquemment Virgile et Milton par des périphrases très-élégantes et très-harmonieuses, mais beaucoup plus longues que l'original. Boi- leau, en traduisant le commencement de l'Enéide, a mis trois vers pour deux , comme le remar- que M. de la Harpe , et pourtant il a supprimé l'une des circonstances les plus essentielles dont l'auteur latin avait voulu frapper l'esprit du lec- teur.

J'aurais donc eu à lutter, dans une traduction, contre un premier obstacle, et j'en aurais rencon- tré un second dans le sujet en lui-même. Tout ce qui se rapporte à la guerre de trente ans, dont le théâtre a été en Allemagne , est national pour les Allemands, et, comme tel, est connu de tout le monde. Les noms deWalistein, deTilly, de Bernard de Weymar , d'Oxenstiern, de Mansfeld, réveillent dans la mémoire de tous les spectateurs des souvenirs qui n'existent point pour nous. De résultait pour Schiller la pos- sibilité d'une foule d'allusions rapides que ses

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compatriotes comprenaient sans peine, mais qu'en France personne n'aurait saisies.

Il y a , en général , parmi nous , une certaine négligence de l'histoire étrangère , qui s'oppose presque entièrement à la composition des tragé- dies historiques, telles qu'on en voit dans les lit- tératures voisines. Les tragédies même qui ont pour sujet des traits de nos propres annales sont exposées à beaucoup d'obscurité. L'auteur des Templiers a ajouter à son ouvrage des notes explicatives, tandis que Schiller, dans sa Jeanne d'Arc, sujet français qu'il présentait à un public allemand, était sûr de rencontrer dans ses auditeurs assez de connaissances pour le dis- penser de tout commentaire. Les tragédies qui ont eu le plus de succès en France sont, ou pure- ment d'invention , parce qu'alors elles n'exigent que très-peu de notions préalables, ou tirées soit de la mythologie grecque, soit de l'histoire ro- maine, parce que l'étude de cette mythologie et de cette histoire fait partie de notre première éducation.

La familiarité du dialogue tragique , dans les vers iambiques ou non rimes des Allemands, eût encore été, pour un traducteur, une difficulté très-grande. La langue de la tragédie allemande n'est point astreinte à des règles aussi délicates, aussi dédaigneuses que la nôtre. La pompe insé- parable des alexandrins nécessite dans l'exprès-

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sion une certaine noblesse soutenue. Les auteurs allemands peuvent employer, pour le dévelop- pement des caractères, une quantité de circon- stances accessoires qu'il serait impossible de met» tre sur notre théâtre sans déroger à la dignité requise ; et cependant ces petites circonstances répandent dans le tableau présenté de la sorte beaucoup de vie et de vérité. Dans le Goetz de Berlichingen de Goethe , ce guerrier , assiégé dans son château par une armée impériale, donne à ses soldats un dernier repas pour les encourager. Vers la fin de ce repas, il demande du vin à sa femme, qui, suivant les usages de ces temps, est à la fois la dame et la ménagère du château. Elle lui répond à demi-voix qu'il n'en reste plus qu'une seule cruche qu'elle a réservée pour lui. Aucune tournure poétique ne permettrait de transporter ce détail sur notre théâtre; l'emphase des paroles ne ferait que gâter le naturel de la situation, et ce qui est touchant en allemand ne serait en français que ridicule. Il me semble néanmoins facile de concevoir, malgré nos habitudes contraires, que ce trait, emprunté de la vie commune, est plus propre que la description la plus pathétique à faire ressortir la situation du héros de la pièce , d'un vieux guerrier couvert de gloire, fier de ses droits héréditaires et de son opulence antique , chef naguère de vassaux nombreux, maintenant

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renfermé dans un dernier asile, et luttant avec quelques amis intrépides et fidèles contre les hor- reurs de la disette et la vengeance de l'empereur. Dans le Gustave Vasa de Kotzebue , l'on voit Chris» liern , le tyran de la Suède , tremblant dans son palais, qui est entouré par une multitude irritée. Il se défie de ses propres gardes , de ses créatures les plus dévouées , et force un vieux serviteur qui lui reste encore à goûter le premier les mets qu'il lui apporte. Ce trait , exprimé dans le dialogue le plus simple , et sans aucune pompe tragique , peint , selon moi , mieux que tous les efforts du poète n'auraient pu le faire, la pusillanimité, la défiance et l'abjection du tyran demi-vaincu.

Schiller nous montre Jeanne d'Arc dénoncée par son père comme sorcière, au milieu même de la fête destinée au couronnement de Charles VII, qu'elle a replacé sur le trône de France. Elle est forcée de fuir; elle cherche un asile loin du peuple qui la menace et de la cour qui l'aban- donne. Après une route longue et pénible, elle arrive dans une cabane ; la fatigue l'accable , la soif la dévore ; un paysan , touché de compassion, lui présente un peu de lait : au moment elle le porte à ses lèvres , un enfant , qui l'a regardée pendant quelques instans avec attention , lui ar- rache la coupe , et s'écrie : C'est la sorcière d'Or- léans. Ce tableau, qu'il serait impossible de transporter sur la scène française , fait toujours

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éprouver aux. spectateurs un frémissement uni- versel ; ils se sentent frappés à la fois , et de la proscription qui poursuit , jusque dans les lieux les plus reculés , la libératrice d'un grand empire, et de la disposition des esprits , qui rend cette proscription plus inévitable et plus cruelle. De la sorte , les deux choses importantes , l'époque et la situation, se retracent à l'imagination d'un seul mot , par une circonstance purement acci- dentelle.

Les Allemands font un grand usage de ces moyens. Les rencontres fortuites , l'arrivée de per- sonnages subalternes , et qui ne tiennent point au sujet , leur fournissent un genre d'effets que nous ne connaissons point sur notre théâtre» Dans nos tragédies , tout se passe immédiatement entre les héros et le public ; les confîdens sont toujours soigneusement sacrifiés. Us sont pour écouter, quelquefois pour répondre, et, de temps en temps, pour raconter la mort du héros , qui , dans ce cas, ne peut pas nous en instruire lui-même. Mais il n'y a rien de moral dans toute leur exi- stence ; toute réflexion, tout jugement, tout dia- logue entre eux leur est sévèrement interdit ; il serait contraire à la subordination théâtrale qu'ils excitassent le moindre intérêt. Dans les tragédies allemandes, indépendamment des héros et de leurs confidens, qui, comme on vient de le voir, ne sont que des machines dont la nécessité nous

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fait pardonner l'invraisemblance , il y a, sur un second plan, une seconde espèce d'acteurs, spec- tateurs eux-mêmes , en quelque sorte , de l'action principale , qui n'exerce sur eux qu'une influence très-indirecte. L'impression que produit sur cette classe de personnages la situation des personnages principaux m'a paru souvent ajouter à celle qu'en reçoivent les spectateurs proprement dits. Leur opinion est , pour ainsi dire , devancée et dirigée par un public intermédiaire , plus voisin de ce qui se passe , et non moins impartial qu'eux.

Tel devait être , à peu près, si je ne me trompe, l'effet des chœurs dans les tragédies grecques. Ces chœurs portaient un jugement sur les sentimens et les actions des rois et des héros , dont ils con- templaient les crimes et les misères. Il s'établis- sait, par ce jugement, une correspondance mo- rale entre la scène et le parterre, et ce dernier ' devait trouver quelque jouissance à voir décrites et définies, dans un langage harmonieux, les émotions qu'il éprouvait.

Je n'ai vu qu'une seule fois une pièce dans la- quelle on avait tenté d'introduire les chœurs des anciens. C'était la Fiancée de Messine, toujours de Schiller. Je m'y étais rendu avec beaucoup de préjugés contre cette imitation de l'antique. Néanmoins ces maximes générales exprimées par le peuple, et qui prenaient plus de vérité et plus de chaleur, parce qu'elles lui paraissaient

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suggérées par la conduite de ses chefs et par les malheurs qui rejaillissaient sur lui-même , cette opinion publique , personnifiée en quelque sorte, et qui allait chercher au fond de mon cœur mes propres pensées , pour me les présenter avec plus de précision , d'élégance et de force , cette péné- tration du poète , qui devinait ce que je devais sentir, et donnait un corps à ce qui n'était en moi qu'une rêverie vague et indéterminée , me firent éprouver un genre de satisfaction dont je n'avais pas encore eu l'idée.

L'introduction des chœurs dans la tragédie n'a point eu cependant de succès en Allemagne. Il est probable qu'on y a renoncé à cause des embarras de l'exécution. Il faudrait des acteurs très-exercés pour qu'un certain nombre d'entre eux , parlant et gesticulant tous en même temps, ne produisissent pas une confusion voisine du ridicule (1). Schiller, d'ailleurs, dans sa tenta- tive, avait dénaturé le chœur des anciens. Il n'avait pas osé le laisser aussi étranger à l'action qu'il l'est dans les meilleures tragédies de l'anti- quité, celles de Sophocle : car je ne parle pas ici des chœurs d'Euripide , de ce poète admirable , sans doute , par son talent dans la sensibilité et dans l'ironie , mais prétentieux , déclamateur,

(1) Schiller n'avait pas introduit les chœurs chantans , mais pari an s.

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ambitieux d'effets, et qui, par ses défauts et même par ses beautés , ravit le premier à la tra- gédie grecque la noble simplicité qui la distin- guait. Schiller, pour se rapprocher du goût de son siècle , avait cru devoir diviser le chœur en deux moitiés , dont chacune était composée des partisans des deux héros , qui, dans sa pièce, se disputent la main d'une femme. Il avait , par ce ménagement mal entendu, dépouillé le chœur de l'impartialité qui donne à ses paroles du poids et de la solennité.

Le chœur ne doit jamais être que l'organe , le représentant du peuple entier ; tout ce qu'il dit doit être une espèce de retentissement sombre et imposant du sentiment général. Rien de ce qui est passionné ne peut lui convenir, et dès que l'on imagine de lui faire jouer un rôle et prendre un parti dans la pièce même, on le dénature, et son effet est manqué.

Mais si les Allemands ont rejeté l'introduction des chœurs dans leurs tragédies, celle d'une quantité de personnages subalternes qui arrivent d'une manière naturelle, bien qu'accidentelle, sur la scène, remplace, à beaucoup d'égards, comme nous l'avons observé précédemment , l'usage des chœurs. Pour nous en convaincre, il ne faut qu'examiner ce qu'a fait Schiller dans son Guillaume Tell, et rechercher ce qu'aurait fait un poète grec traitant la même situation. Tell ,

IV

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échappé aux poursuites de Gessler, a gravi la cime d'un rocher sauvage qui domine sur une route par laquelle Gessler doit passer. Le paysan suisse attend son ennemi , tenant en main Tare et les flèches qui , après avoir servi l'amour pater- nel, doivent maintenant servir la vengeance.il se retrace , dans un monologue , la tranquillité et l'innocence de sa vie précédente. Il s'étonne lui- même de se voir jeté tout à coup par la tyrannie hors de l'existence obscure et paisible que le sort semblait lui avoir destinée. Il recule devant l'ac- tion qu'il se trouve forcé de commettre. Ses mains , encore pures , frémissent d'avoir à se rou- gir, même du sang d'un coupable. Il le faut , ce- pendant , il le faut pour sauver sa vie , celle de son fils, celle de tous les objets de son affection. Nul doute que , dans une tragédie grecque , le chœur n'eût alors pris la parole , pour réduire en maximes les sentimens qui se pressent en foule dans l'âme du spectateur. Schiller, n'ayant pas cette ressource , y supplée par l'arrivée d'une noce champêtre qui passe , au son des instrumens, près des lieux Tell est caché. Le contraste de la gaieté de cette troupe joyeuse et de la situation de Guillaume Tell suggère à l'instant au specta- teur toutes les réflexions que le chœur aurait exprimées. Guillaume Tell est de la même classe que ces hommes qui marchent ainsi dans l'insou- ciance. Il est pauvre, inconnu, laborieux, inno-

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cent comme eux. Comme eux, il paraissait n'avoir rien à craindre d'un pouvoir élevé si fort au-des- sus de lui , et son obscurité , pourtant , ne lui a pas servi d'asile. Le chœur des Grecs eût déve- loppé cette vérité dans un langage sententieux et poétique. La tragédie allemande la fait ressortir avec non moins de force par l'apparition d'une troupe de personnages étrangers à l'action , et qui n'ont avec elle aucun rapport ultérieur.

D'autres fois, ces personnages secondaires servent à développer d'une manière piquante et profonde les caractères principaux. Werner, connu , même en France , par le succès mérité de sa tragédie de Luther, et qui réunit au plus haut degré deux qualités inconciliables en appa- rence , l'observation spirituelle et souvent plai- sante du cœur humain , et une mélancolie en- thousiaste et rêveuse , Werner, dans son Attila , présente à nos regards la cour nombreuse de Va- lentinien , se livrant aux danses , aux concerts , à tous les plaisirs, tandis que le fléau de Dieu est aux portes de Rome. On voit le jeune empereur et ses favoris, n'ayant d'autre soin que de repous- ser les nouvelles fâcheuses qui pourraient inter- rompre leurs amusemens , prenant la vérité pour un indice de malveillance, la prévoyance pour un acte de sédition , ne considérant comme des sujets fidèles que ceux qui nient les faits dont la con- naissance les importunerait , et pensant faire re«

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culer ces faits , en n'écoutant pas ceux qui les rapportent. Cette insouciance , mise sous les yeux du spectateur, le frappe beaucoup plus qu'un simple récit n'aurait pu le faire.

Je suis loin de recommander L'introduction de ces moyens dans nos tragédies. L'imitation des tragiques allemands me semblerait très-dange- reuse pour les tragiques français. Plus les écri- vains d'une nation ont pour but exclusif de faire effet, plus ils doivent être assujettis à des règles sévères. Sans ces règles, ils multiplieraient , pour arriver à leur but , des tentatives dans lesquelles ils s'écarteraient toujours davantage de la vérité ? de la nature et du goût.

C'est en France qu'a été inventée cette maxime, qu'il valait mieux frapper fort que juste. Contre un pareil principe , il faut des règles fixes , qui empêchent les écrivains de frapper tellement fort qu'ils ne frappent plus juste du tout. Toutes les fois que les tragiques français ont voulu transpor- ter sur notre théâtre des moyens empruntés des théâtres étrangers , ils ont été plus prodigues de ces moyens, plus bizarres, plus exagérés dans leur usage , que les étrangers qu'ils imitaient. Je pense donc que c'est sagement et avec raison , que nous avons refusé à nos écrivains dramatiques la li- berté que les Allemands et les Anglais accordent aux leurs , celle de produire des effets variés par la musique, les rencontres fortuites, la multi-

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piicité des acteurs , le changement des lieux , et même les spectres, les prodiges et les échafauds. Comme il est beaucoup plus facile de faire effet par de telles ressources que par les situations , les sentimens et les caractères, il serait à craindre, si ces ressources étaient admises , que nous ne vissions bientôt plus sur notre théâtre que des échafauds , des combats , des fêtes , des spectres et des changemens de décoration.

Il y a dans le caractère des Allemands une fidé- lité, une candeur, un scrupule, qui retiennent toujours l'imagination dans de certaines bornes. Leurs écrivains ont une conscience littéraire qui leur donne presque autant le besoin de l'exac- titude historique et de la vraisemblance morale que celui des applaudissemens du public. Ils ont dans le cœur une sensibilité naturelle et profonde qui se plaît à la peinture des sentimens vrais. Ils y trouvent une telle jouissance, qu'ils s'occupent beaucoup plus de ce qu'ils éprouvent que de l'effet qu'ils produisent. En conséquence , tous leurs moyens extérieurs, quelque multipliés qu'ils paraissent, ne sont que des accessoires. Mais en France , l'on ne perd jamais le public de vue, en France , l'on ne parle, n'écrit et n'agit que pour les autres, les accessoires pourraient bien devenir le principal. En interdisant à nos poètes des moyens de succès trop faciles , on les force à tirer un meilleur parti des ressources qui leur

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restent et qui sont bien supérieures, le dévelop- pement des caractères, la lutte des passions, la connaissance, en un mot, du cœur humain. J'ai cru devoir observer les règles de notre théâtre , même dans un ouvrage destiné à faire connaître le théâtre allemand, et j'ai supprimé beaucoup de petits incidens de la nature de ceux dont j'ai parlé ci-dessus.

J'ai retranché , par exemple , une assez longue scène entre les généraux , après un festin durant lequel Tersky leur a fait signer l'engagement de rester fidèles à Wallstein , contre la volonté même de la cour. Cette scène, dans laquelle Tersky, pour les amener à son but , leur rappelle tous les bienfaits qu'ils ont reçus de leur chef, bienfaits dont l'énumération seule forme un tableau pi- quant de l'état de cette armée , de son indisci- pline , de son exigence et de l'esprit d'égalité qui se combinait alors avec l'esprit militaire ; cette scène , dis— je , est d'une originalité remar- quable , et d'une grande vérité locale ; mais elle ne pouvait être rendue qu'avec des expressions que notre style tragique repousse. Elle introdui- sait d'ailleurs une foule d'acteurs qui ne contri- buaient point à la marche de l'action , et ne re- paraissaient plus dans le cours de la pièce.

J'ai renoncé de même , mais avec plus de re- gret, à traduire ou à imiter une autre scène, dans laquelle Wallstein, commençant à se déshabiller

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sur le théâtre, pour aller prendre du repos, voit se casser tout à coup la chaîne à laquelle est sus- pendu l'ordre de la Toison d'Or. Cette chaîne était le premier présent que Wallstein eût reçu de l'empereur, alors archiduc, dans la guerre du Frioul , lorsque tous deux , à l'entrée de la vie , étaient unis par une affection que rien ne sem- blait devoir troubler. Wallstein tient en main les fragmens de cette chaîne brisée. Il se retrace toute l'histoire de sa jeunesse; des souvenirs mê- lés de remords l'assiègent ; il éprouve une crainte vague ; son bonheur lui avait paru longtemps at- taché à la conservation de ce premier don d'une amitié maintenant abjurée. Il en contemple tris- tement les débris. Il les rejette enfin loin de lui avec effort. « Je marche , s'écrie-t-il , dans une carrière opposée. La force de ce talisman n'existe plus. »

Le spectateur, qui sait que le poignard est sus- pendu sur la tête du héros, reçoit une impres- sion très-profonde de ce présage que Wallstein méconnaît , et des paroles qui lui échappent , sans qu'il les comprenne. Ce genre d'effet tient à la disposition du cœur de l'homme, qui, dans toutes ses émotions de frayeur, d'attendrissement ou de pitié, est toujours ramené à ce que nous appelons la superstition , par une force mysté- rieuse dont il ne peut s'affranchir. Beaucoup de gens n'y voient qu'une faiblesse puérile. Je suis

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tenté, je l'avoue, d'avoir du respect pour tout ce qui prend sa source dans la nature.

Une suppression plus importante à laquelle je me suis condamné , c'est celle de plusieurs scènes dans lesquelles Schiller faisait paraître de simples soldats , les uns au milieu de la révolte , et que Wallstein s'efforçait de ramener à son parti , les autres, qu'un général gagné par la cour enga- geait à assassiner Wallstein.

Les scènes des assassins de Banco , dans Mac- beth, sont frappantes par leur laconisme et leur énergie ; celles des assassins de Wallstein ont un autre genre de mérite. La manière dont Schiller développe les motifs qu'on leur présente, et gra- due l'effet que produisent sur eux ces motifs; la lutte qui a lieu dans ces âmes farouches entre l'attachement et l'avidité ; l'adresse avec laquelle 'celui qui veut les séduire proportionne ses argu- mens à leur intelligence grossière , et leur fait du crime un devoir, et de la reconnaissance un crime, leur empressement à saisir tout ce qui peut les excuser à leurs propres yeux , lorsqu'ils se sont déterminés à verser le sang de leur géné- ral , le besoin qu'on aperçoit , même dans ces cœurs corrompus , de se faire illusion à eux- mêmes, et de tromper leur propre conscience en couvrant d'une apparence de justice l'attentat qu'ils vont exécuter, enfin le raisonnement qui tes décide , et qui décide , dans tant de situations

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différentes, tant d'hommes qui se croient hon- nêtes , à commettre des actions que leur senti- ment intérieur condamne, parce qu'à leur défaut d'autres s'en rendraient les instrumens, tout cela est d'un grand effet, tant moral que dramatique, Mais le langage de ces assassins est vulgaire , comme. leur état et leurs sentimens. Leur prêter des expressions relevées , c'eût été manquer à la vérité des caractères , et dans ce cas la noblesse du dialogue serait devenue une inconvenance.

J'avais essayé de mettre en récit ce que Schiller a mis en action. Je m'étais appliqué surtout à faire ressortir l'idée principale, la considération décisive, qui impose silence à toutes les objec- tions, et l'emporte sur tous les scrupules. Butt- ler, après avoir raconté ses efforts pour con« vaincre ses complices, finissait par ces vers :

Lorsque je leur ai dit que s'offrant à leur place, D'autres briguaient déjà mon choix comme une grâce, Que le prix était prêt, que d'autres, cette nuit, De leur fidélité recueilleraient le fruit, Chacun a regardé son plus proche complice; Leurs yeux brillaient d'espoir, d'envie et d'avarice : D'une sombre rougeur leurs fronts se sont couverts ; Ils répétaient tout bas : d'autres se sont offerts.

Mais j'ai senti bientôt que je tomberais dans une invraisemblance qu'aucun détail ne rendrait excusable. Buttler, cherchant à faire partager à

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Isolan son projet d'assassinat, ne pouvait, sans absurdité, s'étendre avec complaisance sur la bassesse et l'avidité de ceux qu'il avait choisis pour remplir ses vues.

L'obligation de mettre en récit ce que, sur d'autres théâtres, on pourrait mettre en action, est un écueil dangereux pour les tragiques fran- çais, Ces récits ne sont presque jamais placés naturellement. Celui qui raconte n'est point ap- pelé par sa situation ou son intérêt à raconter de la sorte. Le poète, d'ailleurs, se trouve entraîné invinciblement à rechercher des détails d'autant moins dramatiques qu'ils sont plus pompeux. On a relevé mille fois l'inconvenance du superbe récit de Théramène dans Phèdre. Racine ne pou- vant, comme Euripide, présenter aux spectateurs Hippolyte déchiré, couvert de sang, brisé par sa chute , et dans les convulsions de la douleur et de l'agonie, a été forcé de faire raconter sa mort; et cette nécessité l'a conduit à blesser, dans le récit de cet événement terrible , et la vraisemblance et la nature, par une profusion de détails poétiques, sur lesquels un ami ne peut s'étendre, et qu'un père ne peut écouter.

Les retranchemens dont je viens de parler, une foule d'autres dont l'indication serait trop longue, plusieurs additions qui m'ont semblé né- cessaires , font que l'ouvrage que je présente au public n'est nullement une traduction. Il n'y a

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pas, dans les trois tragédies de Schiller, une seule scène que j'aie conservée en entier. Il y en a quelques-unes dans ma pièce dont l'idée même n'est pas dans Schiller. Il y a quarante-huit ac- teurs dans l'original allemand , il n'y en a que douze dans mon ouvrage. L'unité de temps et de lieu, que j'ai voulu observer, quoique Schiller s'en fût écarté, suivant l'usage de son pays, m'a forcé à tout bouleverser et à tout refondre.

Je ne veux point entrer ici dans un examen approfondi de la règle des unités. Elles ont cer- tainement quelques-uns des inconvéniens que les nations étrangères leur reprochent. Elles cir- conscrivent les tragédies, surtout historiques, dans un espace qui en rend la composition très- difficile. Elles forcent le poète à négliger sou- vent , dans les événemens et les caractères , la vérité de la gradation , la délicatesse des nuances : ce défaut domine dans presque toutes les tragé- dies de Voltaire ; car l'admirable génie de Racine a été vainqueur de cette difficulté comme de tant d'autres. Mais à la représentation des pièces de Voltaire, on aperçoit fréquemment des lacunes, des transitions trop brusques. On sent que ce n'est pas ainsi qu'agit la nature. Elle ne marche point d'un pas si rapide ; elle ne saute pas de la sorte les intermédiaires.

Cependant, malgré les gênes qu'elles imposent et les fautes qu'elles peuvent occasionner, les

1 68 RÉFLEXIONS

unités me semblent une loi sage. Les changement de lieu , quelque adroitement' qu'ils soient effec- tués, forcent le spectateur à se rendre compte de la transposition de la scène, et détournent ainsi une partie de son attention de l'intérêt prin- cipal : après chaque décoration nouvelle, il est obligé de se remettre dans l'illusion dont on l'a fait sortir. La même chose lui arrive , lorsqu'on l'avertit du temps qui s'est écoulé d'un acte à l'autre. Dans les deux cas, le poète reparaît, pour ainsi dire, en avant des personnages, et il y a une espèce de prologue ou de préface sous- entendue, qui nuit à la continuité de l'impres- sion.

En me conformant aux règles de notre théâtre pour les unités , pour le style tragique , pour la dignité de la tragédie , j'ai voulu rester fidèle au système allemand sur un article plus essentiel.

Les Français, même dans celles de leurs tra- gédies qui sont fondées sur la tradition ou sur l'histoire, ne peignent qu'un fait ou une passion. Les Allemands, dans les leurs, peignent une vie entière et un caractère entier.

Quand je dis qu'ils peignent une vie entière , je ne veux pas dire qu'ils embrassent dans leurs pièces toute la vie de leurs héros ; mais ils n'en omettent aucun événement important, et la réu- nion de ce qui se passe sur la scène et de ce que le spectateur apprend par des récits ou par des

SUR LA TRAGÉDIE. 169

allusions, forme un tableau complet, d'une scru- puleuse exactitude.

Il en est de même du caractère. Les Allemands n'écartent de celui de leurs personnages rien de ce qui constituait leur individualité. Ils nous les présentent avec leurs faiblesses, leurs inconsé- quences , et cette mobilité ondoyante qui appar= tient à la nature humaine et qui forme les êtres réels.

Les Français ont un besoin d'unité qui leur fait suivre une autre route. Ils repoussent des caractères tout ce qui ne sert pas à faire ressortir la passion qu'ils veulent peindre : ils suppriment de la vie antérieure de leurs héros tout ce qui ne s'enchaîne pas nécessairement au fait qu'ils ont choisi.

Qu'est-ce que Racine nous apprend sur Phè- dre? Son amour pour Hippolyte , mais nullement son caractère personnel , indépendamment de cet amour. Qu'est-ce que le même poète nous fait connaître d'Oreste? Son amour pour Hermione. Les fureurs de ce prince ne viennent que des cruautés de sa maîtresse. On le voit à chaque instant prêt à s'adoucir, pour peu qu'Hermione lui donne quelque espérance. Ce meurtrier de sa mère paraît même avoir tout à fait oublié le for- fait qu'il a commis. Il n'est occupé que de sa pas- sion : il parle , après son parricide , de son inno- cence qui lui pèse ; et si, lorsqu'il a tué Pyrrhus,

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1 70 RÉFLEXIONS

il est poursuivi par les furies , c'est que Racine a trouvé , dans la tradition mythologique , l'occa- sion d'une scène superbe , mais qui ne tient point à son sujet, tel qu'il l'a traité.

Ceci n'est point une critique. Andromaque est lune des pièces les plus parfaites qui existent chez aucun peuple ; et Racine , ayant adopté le système français, a écarter, autant qu'il le pouvait, de l'esprit du spectateur, le souvenir du meurtre de Clytemnestre. Ce souvenir était in- conciliable avec un amour pareil à celui d'Oreste pour Hermione. Un fils, couvert du sang de sa mère , et ne songeant qu'à sa maîtresse , aurait produit un effet révoltant ; Racine l'a senti , et pour éviter plus sûrement cet écueil , il a supposé qu'Oreste n'était ailé en Tauride qu'afin de se délivrer par la mort de sa passion malheureuse.

L'isolement dans lequel le système français présente le fait qui forme le sujet , et la passion qui est le mobile de chaque tragédie , a d'incon- testables avantages.

En dégageant le fait que l'on a choisi de tous les faits antérieurs , on porte plus directement l'intérêt sur un objet unique. Le héros est plus dans la main du poète qui s'est affranchi du passé ; mais il y a peut-être aussi une couleur un peu moins réelle , parce que l'art ne peut jamais sup- pléer entièrement à la vérité , et que le specta- teur, lors même qu'il ignore la liberté que Tau-

SUR LA TRAGÉDIE. 171

teur a prise , est averti , par je ne sais quel instinct, que ce n'est pas un personnage histo- rique, mais un héros factice, une créature d'in- vention qu'on lui présente.

En ne peignant qu'une passion, au lieu d'em- brasser tout un caractère individuel , on obtient des effets plus constamment tragiques, parce que les caractères individuels, toujours mélangés , nuisent à l'unité de l'impression. Mais la vérité y perd peut-être encore. On se demande ce que seraient les héros qu'on voit , s'ils n'étaient do- minés parla passion qui les agite , et l'on trouve qu'il ne resterait dans leur existence que peu de réalité. D'ailleurs , il y a bien moins de variété dans les passions propres à la tragédie que dans les caractères individuels tels que les crée la na- ture. Les caractères sont innombrables. Les pas- sions théâtrales sont en petit nombre.

Sans doute, l'admirable génie de Racine qui triomphe de toutes les entraves , met de la diver- sité dans cette uniformité même. La jalousie de Phèdre n'est pas celle d'Hermione, et l'amour d'Hermione n'est pas celui de Roxane. Cepen- dant , la diversité me semble plutôt encore dans la passion que dans le caractère de l'individu.

Il y a bien peu de différence entre les carac- tères d'Àménaïde et d'Alzire. Celui de Polyphonte convient à presque tous les tyrans mis sur notre théâtre; tandis que celui de Richard III, dan-

i 72 RÉFLEXIONS

Shakespeare, ne convient qu'à Richard III. Poly- phonte n'a que des traits généraux , exprimés avec art, mais qui n'en font point un être dis- tinct, un être individuel. Il a de l'ambition , et , pour son ambition , de la cruauté et de l'hypo- crisie. Richard III réunit à ces vices, qui sont de nécessité dans son rôle , beaucoup de choses qui ne peuvent appartenir qu'à lui seul. Son mécon- tentement contre la nature , qui , en lui donnant une figure hideuse et difforme, semble l'avoir condamné à ne jamais inspirer d'amour; ses ef- forts pour vaincre un obstacle qui l'irrite , sa co- quetterie avec les femmes, son étonnement de ses succès auprès d'elles , le mépris qu'il conçoit pour des êtres si faciles à séduire , l'ironie avec laquelle il manifeste ce mépris , tout le rend un être particulier. Polyphonte est un genre : Ri- chard III un individu.

Pour faire de Wallstein un personnage tra- gique à la manière française , il aurait suffi de fondre ensemble de l'ambition et des remords. Mais je me suis proposé, à l'exemple de Schiller, de peindre Wallstein à peu près tel qu'il était , ambitieux à la vérité , mais en même temps su- perstitieux , inquiet , incertain , jaloux des suc- cès des étrangers dans sa patrie , lors même que leurs succès favorisaient ses propres entreprises, et marchant souvent contre son but , en se lais- sant entraîner par son caractère.

SUR LA TRAGÉDIE. 475

Je n'ai pas même voulu supprimer son pen- chant pour l'astrologie , bien que les lumières de notre siècle puissent faire regarder comme hasar- dée la tentative de revêtir d'une teinte tragique cette superstition. Nous n'envisageons guère en France la superstition que de son côté ridicule. Elle a cependant ses racines dans le cœur de l'homme , et la philosophie elle-même , lors- qu'elle s'obstine à n'en pas tenir compte , est su- perficielle et présomptueuse. La nature n'a point fait de l'homme un être isolé , destiné seulement à cultiver la terre et à la peupler, et n'ayant , avec tout ce qui n'est pas de son espèce, que les rapports arides et fixes que l'utilité l'invite à établir entre eux et lui. Une grande correspon- dance existe entre tous les êtres moraux et phy- siques. Il n'y a personne , je le pense, qui , lais- sant errer ses regards sur un horizon sans bornes, ou se promenant sur les rives de la mer que viennent battre les vagues, ou levant les yeux vers le firmament parsemé d'étoiles, n'ait éprouvé une sorte d'émotion qu'il lui était impossible d'analyser ou de définir. On dirait que des voix descendent du haut des cieux , s'élancent de la cime des rochers, retentissent dans les torrensou dans les forêts agitées , sortent des profondeurs des abîmes. Il semble y avoir je ne sais quoi de prophétique dans le vol pesant du corbeau , dans les cris funèbres des oiseaux de la nuit , dans les

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1 74 RÉFLEXIONS

rugissemens éloignés des bêtes sauvages. Tout ce qui n'est pas civilisé , tout ce qui n'est pas soumis à la domination artificielle de l'homme , répond à son cœur. Il n'y a que les choses qu'il a façon- nées pour son usage qui soient muettes , parce qu'elles sont mortes. Mais ces choses mêmes, lorsque le temps anéantit leur utilité , reprennent une vie mystique. La destruction les remet, en passant sur elles , en rapport avec la nature. Les édifices modernes se taisent , mais les ruines parlent. Tout l'univers s'adresse à l'homme dans un langage ineffable qui se fait entendre dans l'intérieur de son âme , dans une partie de son être inconnue à lui-même , et qui tient à la fois des sens et de la pensée. Quoi de plus simple que d'imaginer que cet effort de la nature pour pénétrer en nous n'est pas sans une mystérieuse signification ? Pourquoi cet ébranlement intime , qui paraît nous révéler ce que nous cache la vie commune , serait-il à la fois sans cause et sans but? La raison, sans doute, ne peut l'expliquer. Lorsqu'elle l'analyse, il disparaît; mais il est, par-là même , essentiellement du domaine de la poésie. Consacré par elle , il trouve dans tous les cœurs des cordes qui lui répondent. Le sort an- noncé par les astres, lespressentimens, les songes, les présages , ces ombres de l'avenir qui planent autour de nous, souvent non moins funèbres que les ombres du passé, sont de tous les pays, de

SUR LA TRAGÉDIE. 175

fous les temps, de toutes les croyances, Quel est celui qui, lorsqu'un grand intérêt l'anime, ne prête pas, en tremblant, l'oreille à ce qu'il croit la voix de la destinée ? Chacun, dans le sanctuaire de sa pensée , s'explique cette voix , comme il le peut ; chacun s'en tait avec les autres , parce qu'il n'y a point de paroles pour mettre en commun ce qui jamais n'est qu'individuel.

J'ai donc cru devoir conserver dans le carac- tère de Wallstein une superstition qu'il avait en commun avec presque tous les hommes remar- quables de son siècle.

J'aurais voulu pouvoir rendre avec la même fidélité le caractère de Thécla , tel qu'il est tracé dans la pièce allemande. Ce caractère excite en Allemagne un enthousiasme universel ; et il est difficile de lire l'ouvrage de Schiller, dans sa langue originale , sans partager cet enthousiasme. Mais en France , je ne crois pas que ce caractère eût obtenu l'approbation du public. L'admiration dont il est l'objet chez les Allemands tient à leur manière de considérer l'amour, et cette manière est très-difïérente de la nôtre. Nous n'envisageons lamour que comme une passion de la même na- ture que toutes les passions humaines, c'est-à- dire ayant pour effet d'égarer notre raison , ayant pour but de nous procurer des jouissances. Les Allemands voient dans l'amour quelque chose de religieux , de sacré , une émanation de îa divi-

176 FLEXIONS

nité même , un accomplissement de la destinée de l'homme sur cette terre , un lien mystérieux et tout-puissant entre deux âmes qui ne peuvent exister que l'une pour l'autre. Sous le premier point de vue , l'amour est commun à l'homme et aux animaux ; sous le second , il est commun à l'homme et à Dieu.

Il en résulte que beaucoup de choses qui nous paraissent des inconvenances, parce que nous n'y apercevons que les suites d'une passion , semblent aux Allemands légitimes et même respectables , parce qu'ils croient y reconnaître l'action d'un sentiment céleste.

Il y a de la vérité dans ces deux manières de voir ; mais suivant qu'on adopte Tune ou l'autre , l'amour doit occuper, dans la poésie comme dans la morale, une place différente.

Lorsque l'amour n'est qu'une passion, comme sur la scène française, il ne peut intéresser que par sa violence et son délire. Les transports des sens, les fureurs de la jalousie, la lutte des dé- sirs contre les remords, voilà l'amour tragique en France. Mais lorsque l'amour, au contraire , est, comme dans la poésie allemande, un rayon de la lumière divine qui vient échauffer et puri- fier le cœur, il a tout à la fois quelque chose de plus calme et de plus fort : dès qu'il paraît , on sent qu'il domine tout ce qui l'entoure. Il peut avoir à combattre les circonstances, mais non

SLR LA TRAGEDIE. 177

les devoirs , car il est lui-même le premier des devoirs, et il garantit l'accomplissement de tous les aLitres. Il ne peut conduire à des actions cou- pables, il ne peut descendre au crime, ni même à la ruse , car il démentirait sa nature , et cesse- rait d'être lui. Il ne peut céder aux obstacles ; il ne peut s'éteindre, car son essence est immor- telle. Il ne peut que retourner dans le sein de son créateur.

C'est ainsi' que l'amour de ïhécla est repré- senté dans la pièce de Schiller. Thécla n'est point une jeune fille ordinaire, partagée entre l'incli- nation qu'elle ressent pour un jeune homme et sa soumission envers son père; déguisant ou con tenant le sentiment qui la domine, jusqu'à ce qu'elle ait obtenu le consentement de celui qui a le droit de disposer de sa main ; effrayée des obstacles qui menacent son bonheur ; enfin , éprouvant elle-même et donnant au spectateur une impression d'incertitude sur le résultat de son amour et sur le parti quelle prendra, si elle est trompée dans ses espérances. Thécla est un être que son amour a élevé au-dessus de la na- ture commune , un être dont il est devenu toute l'existence, dont il a fixé toute la destinée. Elle est calme , parce que sa résolution ne peut être ébranlée ; elle est confiante, parce qu'elle ne peut s'être trompée sur le cœur de son amant; elle a quelque chose de solennel , parce que l'on sent

1 78 RÉFLEXÏO>S

qu'il y a en elle quelque chose d'irrévocable ; elle est franche, parce que son amour n'est pas une partie de sa vie, mais sa vie entière. Thécla ; dans la pièce de Schiller, est sur un plan tout différent de celui est placé le reste des per- sonnages. C'est un être pour ainsi dire aérien , qui plane sur cette foule d'ambitieux, de traîtres, de guerriers farouches, que des intérêts ardens et positifs poussent les uns contre les autres. On sent que cette créature lumineuse et presque surnaturelle est descendue de la sphère éthérée, et doit bientôt remonter vers sa patrie. Sa voix si douce, à travers le bruit des armes ; sa forme délicate, au milieu de ces hommes tout couverts de fer ; ia pureté de son âme , opposée à leurs calculs avides; son calme céleste qui contraste avec leurs agitations, remplissent le spectateur d'une émotion constante et mélancolique, telle que ne la fait ressentir nulle tragédie ordinaire. Aucun des personnages de femmes que nous voyons sur la scène française n'en peut donner l'idée. Nos héroïnes passionnées, Alzire, Amé- naïde , Adélaïde du Guesclin , ont quelque chose de mâle ; on sent qu'elles sont de force à com- battre contre les événemens, contre les hommes, contre le malheur. On n'aperçoit aucune dispro- portion entre leur destinée et la vigueur dont elles sont douées. Nos héroïnes tendres, Monime, Bérénice, Esther, Atalide, sont pleines de dou-

SUR LA TRAGÉDIE. 179

ceur et de grâce , mais ce sont des femmes faibles et timides ; les événemens peuvent les dompter. Le sacrifice de leurs sentimens n'est point pré- senté comme impossible. Bérénice se résigne à vivre sans Titus; Monime à épouser Mithridate; Ataiide à voir Bazajet s'unir à Roxane ; Esther n'aime point Assuérus. Les héroïnes de Voltaire luttent contre les obstacles. Celles de Racine leur cèdent, parce que les unes et les autres sont de la -môme nature que tout ce qui les entoure. Thécla ne peut lutter ni céder : elle aime et elle attend. Son sort est fixé : elle ne peut en avoir un autre ; mais elle ne peut pas non plus le con- quérir, en le disputant contre les hommes. Elle n'a point d'armes contre eux; sa force est tout intérieure. Par-là môme, son sentiment l'affran- chit de toutes les convenances que prescrit la morale que nous sommes habitués à voir sur la scène.

Thécla n'observe aucun des déguisemens im- posés à nos héroïnes; elle ne couvre d'aucun voile son amour profond, exclusif et pur; elle en parle sans réserve à son amant, ce serait, c( lui dit-elle, la vérité sur la terre, si tu ne « l'apprenais par ma bouche?» Elle n'annonce point qu'elle fasse dépendre ses espérances de l'aveu de son père. On prévoit môme que s'il la refuse elle ne se croira pas coupable de lui ré- sister : son amour l'occupe et l'absorbe tout

î 80 RÉFLEXIONS

entière ; elle n'existe que pour le sentiment qui remplit toute son âme. Elle est si loin de consi- dérer comme une faute sa fuite de la maison paternelle, lorsqu'elle apprend que celui qu'elle aime a été tué, quelle croit, au contraire, ac- complir un devoir. Les spectateurs français n'au- raient pu tolérer dans une jeune fille cette exaltation , cette indépendance , d'autant plus étrangère à nos idées, qu'il ne s'y mêle aucun égarement, aucun délire. Nous aurions été cho- qués de cet oubli de toutes les relations, de cette manière d'envisager les devoirs positifs comme secondaires; enfin d'une absence si complète. de la soumission que nous admirons avec justice dans Iphigénie. Nous en aurions été choqués , dis-je , et nous aurions eu raison : un tel enthou- siasme est une chose qu'il est impossible d'ap- prouver en principe. Nous pouvons, par le talent du poète, être entraînés à sympathiser avec l'in- dividu particulier qui l'éprouve ; mais il ne peut jamais servir de base à un système général , et nous n'aimons en France que ce qui peut être d'une application universelle. Le principe de l'u- tilité domine dans notre littérature comme dans notre vie. La morale du théâtre en France est beaucoup plus rigoureuse que celle du théâtre en Allemagne. Cela tient à ce que les Allemands prennent le sentiment pour base de la morale , tandis que pour nous cette base est la raison. Un

SUR LA TRAGÉDIE. 181

sentiment sincère, complet, sans bornes, leur paraît, non-seulement excuser ce qu'il inspire, mais l'ennoblir, et, si j'ose employer cette ex- pression , le sanctifier. Cette manière de voir se fait remarquer dans leurs institutions et dans leurs mœurs , comme dans leurs productions lit- téraires. Nous avons des principes infiniment plus sévères , et nous ne nous en écartons jamais en théorie. Le sentiment qui méconnaît un devoir ne nous paraît qu'une faute de plus ; nous par- donnerions plus facilement à l'intérêt , parce que l'intérêt met toujours dans ses transgressions plus d'habileté et plus de décence. Le sentiment brave l'opinion , et elle s'en irrite : l'intérêt cherche à la tromper en la ménageant, et, lors même qu'elle découvre la tromperie , elle sait gré à l'intérêt de cette espèce d'hommage.

J'ai donc rapproché Thécla des proportions françaises, en m'efforçant de lui conserver quel- que chose du coloris allemand. Je crois avoir transporté dans son caractère sa douceur, sa sen- sibilité, son amour, sa mélancolie; mais tout le reste m'a para trop directement opposé à nos habitudes , trop empreint de ce que le très-petit nombre de littérateurs français, qui possèdent la langue allemande , appellent le mysticisme al- lemand. La seule règle que je me sois imposée a été de ne faire rien entrer dans le rôle de Thé- cla qui ne fût d'accord avec l'intention poétique

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182 ItÉFLEXIOiNS SLR LA TRAGÉDIE.

de l'auteur original. C'est pour cette raison que je lui ai donné une teinte religieuse, et que j'ai voulu qu elle cherchât un asile aux pieds de son Dieu, au lieu de se tuer sur le corps de son amant, ou de son père, ce qui ne m'aurait pas coûté un grand effort d'invention ; mais la vio- lence du suicide m'aurait semblé déranger l'har- monie qui doit être dans son caractère.

En empruntant de la scène allemande un de ses ouvrages les plus célèbres, pour l'adapter aux formes reçues dans notre littérature , je crois avoir donné un exemple utile. Le dédain pour les nations voisines , et surtout pour une nation dont on ignore la langue , et qui , plus qu'aucune autre, a dans ses productions poétiques de l'ori ginalité et de la profondeur, me paraît un mau- vais calcul. La tragédie française est, selon moi , plus parfaite que celle des autres peuples; mais il y a toujours quelque chose d'étroit dans l'ob- stination qui se refuse à comprendre l'esprit des nations étrangères. Sentir les beautés partout ou elles se trouvent n'est pas une délicatesse de moins, mais une faculté de plus.

FIN DES REFLEXrOXS.

DE L'ESPRIT

DE CONQUÊTE

ET DE

L'USURPATION ,

DANS LEFRS RAPPORTS

AVEC LA CIVILISATION EUROPÉENNE,

PREFACE

DE PREMIÈRE ÉDITION.

•L'ouvrage actuel fait partie d'un Traité de po- litique terminé depuis longtemps; l'état de la France et celui de l'Europe semblaient le con-= damnera ne jamais paraître. Le continent n'était qu'un vaste cachot, privé de toute communication avec cette noble Angleterre, asile généreux de la pensée , illustre refuge de la dignité de l'espèce humaine. Tout à coup, des deux extrémités de la terre , deux grands peuples se sont répondus , et les flammes de Moscou ont été l'aurore de la li- berté du monde. Il est permis d'espérer que la France ne sera pas exceptée de la délivrance universelle ; la France , qu'estiment les nations qui la combattent ; la Fiance , dont la volonté

186 PRÉFACE.

suliit pour obtenir et donner la paix. Le moment est donc revenu chacun peut se flatter d'être utile, suivant ses lumières et ses forces.

L'auteur de cet ouvrage a pensé qu'ayant été jadis l'un des mandataires d'un peuple qu'on a réduit au silence, et n'ayant cessé de l'être qu'il- légalement, sa voix, de quelque peu d'importance qu'elle fût d'ailleurs, aurait l'avantage de rompre cette unanimité prétendue qui fait Tétonnement et le blâme de l'Europe , et qui n'est que l'effet de la terreur des Français. Il ose affirmer, avec une conviction profonde, qu'il n'y a pas dans ce livre une ligne que la presque totalité de la France , si elle était libre , ne s'empressât de si- gner.

îl a , du reste , retranché toutes les discussions de pure théorie , pour extraire seulement ce qui lui a paru d'un intérêt immédiat. Il aurait pu ac- croître cet intérêt par des personnalités plus di- rectes ; mais il a voulu conserver avec scrupule ee qu'un profond sentiment lui avait dicté, quand

PRÉFACE. 187

la terre était sous le joug. Il a éprouvé de la ré- pugnance à se montrer plus amer ou plus hardi contre l'adversité méritée, que contre la prospé- rité coupable. Si les calamités publiques laissaient à son âme la faculté de s'ouvrir à des considéra- tions personnelles , il lui serait doux de penser que lorsqu'on a voulu travailler sans contradic- teurs à l'asservissement général, on a trouvé né- cessaire d'étouffer sa voix.

Hanovre, ce 31 décembre 1813

PREFACE

DE LA TROISIÈME ÉDITION.

Cet ouvrage a été écrit en Allemagne au mois de novembre 181 3, et publié au mois de janvier : il a été réimprimé en. Angleterre au commence-

188 PRÉFACE,

ment de mars. L'édition actuelle n'a subi que peu de changemens : non que je n'aie senti qu'il y avait beaucoup à perfectionner ; mais un ou- vrage de circonstance doit, le plus qu'il est pos- ' sible , demeurer tel qu'il a paru dans la circon- stance.

Il n'y aura, d'ailleurs, je le crois, aucun lecteur qui ne sente que , si j'avais composé cet ouvrage en France , ou dans le moment actuel , je me se- rais exprimé différemment sur plus d'un objet, À l'horreur que m'inspirait le gouvernement de Buonaparte, se joignait, j'en conviens , une cer- taine impatience contre la nation qui portait son joug. Je savais mieux qu'un autre combien ce joug était odieux à cette nation ; je souffrais de lui voir profaner le courage, et verser son sang pour se maintenir dans la servitude ; je souffrais plus encore de ce que les hommages qu'elle prodiguait à son tyran paraissaient aux étrangers une preuve qu'elle méritait son sort ; je m'irritais de ce qu'elle agissait de la sorte, en opposition,

PREFACE, 189

non-seulement avec son intérêt . mais avec sa nature et avec cette délicatesse et ce sentiment exquis d'honneur et de convenance qui la dis- tinguent si éminemment ; je trouvais qu'elle se calomniait elle-même, et il était inutile de la jus- tifier. Quand nous l'essayions, tristes réfugiés sur la terre étrangère, un article du Moniteur venait foudroyer nos impuissantes explications : il faut avoir éprouvé cette souffrance pour la concevoir, et alors on pardonnera facilement quelques ex- pressions d'amertume échappées à une douleur qui était d'autant plus vive qu'on était plus jaloux de l'honneur du nom français,

Taris, ce 22 avril 1814.

DE L'ESPRIT

DE CONQUÊTE

L'USURPATION.

DA>S LEURS RAPPORT?

AVEC LA CIVILISATION EFROPÉENNE-

Je me propose d'examiner deux fléaux , dans leurs rapports avec l'état présent de l'espèce hu- maine et la civilisation actuelle : l'un est l'esprit de conquête; l'autre l'usurpation.

Il y a des choses qui sont possibles à telle épo- que, et qui ne le sont plus à telle autre. Cette vérité semble triviale : elle est néanmoins souvent méconnue ; elle ne l'est jamais sans danger.

Lorsque les hommes qui disposent des destinées de la terre se trompent sur ce qui est possible c'est un grand mal. L'expérience , alors, loin de les servir, leur nuit et les égare . Us lisent l'histoire, ils voient ce que l'on a fait précédemment , ils

192 ESPRIT DE CONQUÊTE,

n'examinent point si cela peut se faire encore ; ils prennent en main des leviers brisés ; leur obsti- nation, ou, si Ton veut, leur génie, procure à leurs efforts un succès éphémère ; mais comme ils sont en lutte avec les dispositions , les intérêts , toute l'existence morale de leurs contemporains, ces forces de résistance réagissent contre eux ; et au bout d'un certain temps, bien long pour leurs victimes, très-court quand on le considère histo- riquement , il ne reste de leurs entreprises que les crimes qu'ils ont commis et les souffrances qu'ils ont causées.

La durée de toute puissance dépend de la pro- portion qui existe entre son esprit et son époque. Chaque siècle attend, en quelquesorte, un homme qui lui serve de représentant. Quand ce représen- tant se montre ou paraît se montrer , toutes les forces du moment se groupent autour de lui ; s'il représente fidèlement l'esprit général , le succès est infaillible ; s'il dévie , le succès devient dou- teux ; et s'il persiste dans une fausse route , Tas- sentiment qui constituait son pouvoir l'abandonne , et le pouvoir s'écroule.

Malheur donc à ceux qui , se croyant invinci- bles , jettent le gant à l'espèce humaine, et pré- tendent opérer par elle, car ils n'ont pas d'autre instrument , des bouleversemens qu'elle dés- approuve et des miracles qu'elle ne veut pas !

PREMIÈRE PARTIE,

DE L'ESPRIT DE CONQUETE,

CHAPITRE PREMIER.

Des vertus compatibles avoc la guerre , à certaines époques de l'état social.

Plusieurs écrivains, entraînés par l'amour de l'humanité dans de louables exagérations , n'ont envisagé la guerre que sous ses côtés funestes. Je reconnais volontiers ses avantages.

Il n'est pas vrai que la guerre soit toujours un mal. À de certaines époques de l'espèce humaine, elle est dans la nature de l'homme. Elle favorise alors le développement de ses plus belles et de ses plus grandes facultés ; elle lui ouvre un trésor de précieuses jouissances; elle le forme à la gran- deur d'âme , à l'adresse , au sang-froid , au cou-

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194 ESPRIT

rage , au mépris de la mort, sans lequel il ne peut jamais se répondre qu'il ne commettra pas toutes les lâchetés, et bientôt tous les crimes. La guerre lui enseigne desdévouemens héroïques et lui fait contracter des amitiés sublimes. Elle l'unit de liens plus étroits , d'une part , à sa patrie , et de l'autre, à ses compagnons d'armes. Elle fait suc- céder à de nobles entreprises de nobles loisirs. Mais tous ces avantages de la guerre tiennent à une condition indispensable , c'est qu'elle soit le résultat naturel de la situation et de l'esprit na- tional des peuples.

Car je ne parle point ici d'une nation attaquée et qui défend son indépendance. Nul doute que cette nation ne puisse réunir à l'ardeur guerrière les plus hautes vertus ; ou plutôt cette ardeur guerrière est elle-même de toutes les vertus la plus haute. Mais il ne s'agit pas alors de la guerre proprement dite , il s'agit de la défense légitime, c'est-à-dire du patriotisme, de l'amour de la jus- tice, de toutes les affections nobles et sacrées.

Un peuple qui, sans être appelé à la défense de ses foyers, est porté par sa situation ou son carac- tère national à des expéditions belliqueuses et à des conquêtes, peut encore allier à l'esprit guer- rier la simplicité des mœurs, le dédain pour le luxe, la générosité, la loyauté, la fidélité aux en- gagemens , le respect pour l'ennemi courageux , la pitié même , et les ménagemens pour l'ennemi

DE CONQUÊTE. 195

subjugué. Xous voyons, dans l'histoire ancienne et dans les annales du moyen-âge , ces qualités briller chez plusieurs nations , dont la guerre faisait l'occupation presque habituelle.

Mais la situation présente des peuples euro- péens permet-elle d'espérer cet amalgame? L'a- mour de la guerre est-il dans leur caractère na- tional? résulte-t-il de leurs circonstances?

Si ces deux questions doivent se résoudre né- gativement, il s'ensuivra que, pour porter de nos jours les nations à la guerre et aux conquêtes, il faudra bouleverser leur situation , ce qui ne se fait jamais sans leur infliger beaucoup de mal- heurs et dénaturer leur caractère , ce qui ne se fait jamais sans leur donner beaucoup de vices.

CHAPITRE IL

Du caractère des nalions modernes relativement à la guerre.

Les peuples guerriers de l'antiquité devaient pour la plupart à leur situation leur esprit belli-

i 96 ESPRIT

queux. Divisés en petites peuplades, ils se dis- putaient à main armée un territoire resserré. Poussés par la nécessité les uns contre les autres, iis se combattaient ou se menaçaient sans cesse. Ceux qui ne voulaient pas être conquérans ne pouvaient néanmoins déposer le glaive sous peine d'être conquis. Tous achetaient leur sûreté, leur indépendance, leur existence entière au prix de la guerre.

Le monde de nos jours est précisément , sous ce rapport, l'opposé du monde ancien.

Tandis que chaque peuple, autrefois, formait une famille isolée , ennemie née des autres fa- milles, une masse d'hommes existe maintenant, sous différens noms et sous divers modes d'orga- nisation sociale, mais homogène par sa nature. Elle est assez forte pour n'avoir rien à craindre des hordes encore barbares ; elle est assez civi- lisée pour que la guerre lui soit à charge; sa tendance uniforme est vers la paix. La tradition belliqueuse , héritage de temps reculés , et sur- tout les erreurs des gouvernemens, retardent les effets de cette tendance; mais elle fait chaque jour un progrès de plus. Les chefs des peuples lui rendent hommage; car ils évitent d'avouer ouvertement l'amour des conquêtes, ou l'espoir d'une gloire acquise uniquement par les armes. Le fils de Philippe n'oserait plus proposer à ses sujets l'envahissement do l'univers; et le discours

DE CONQUETE. 197

de Pyrrhus à Cynéas semblerait aujourd'hui le comble de l'insolence ou de la folie.

Un gouvernement qui parlerait de la gloire militaire comme but méconnaîtrait ou mépri- serait l'esprit des nations et celui de l'époque. Il se tromperait d'un millier d'années; et lors même qu'il réussirait d'abord, il serait curieux de voir qui gagnerait cette étrange gageure , de notre siècle ou de ce gouvernement.

Nous sommes arrivés à l'époque du commerce, époque qui doit nécessairement remplacer celle de la guerre , comme celle de la guerre a nécessairement la précéder.

La guerre et le commerce ne sont que deux moyens différens d'arriver au même but , celui de posséder ce que l'on désire. Le commerce n'est autre chose qu'un hommage rendu à la force du possesseur par l'aspirant à la possession ; c'est une tentative pour obtenir de gré à gré ce qu'on n'espère plus conquérir par la violence. Un homme qui serait toujours le plus fort n'aurait jamais l'idée du commerce. C'est l'expérience qui, en lui prouvant que la guerre, c'est-à-dire l'emploi de sa force contre la force d'autrui, est exposée à diverses résistances et à divers échecs, le porte à recourir au commerce, c'est-à-dire à un moyen plus doux et plus sur d'engager l'in- térêt des autres à consentir à ce qui convient à son intérêt.

17.

1 D8 ESPRIT

La guerre est donc antérieure au commerce. Lune est l'impulsion sauvage, l'autre le calcul civilisé. Il est clair que plus la tendance com- merciale domine, plus la tendance guerrière doit s'affaiblir.

Le but unique des nations modernes, c'est le repos, avec le repos l'aisance, et comme source de l'aisance , l'industrie. La guerre est chaque jour un moyen plus inefficace d'atteindre ce but; ses chances n'offrent plus ni aux individus ni aux nations des bénéfices qui égalent les résultats du travail paisible et des échanges réguliers. Chez les anciens, une guerre heureuse ajoutait, en esclaves, en tributs, en terres partagées, à la ri- chesse publique et particulière. Chez les mo- dernes , une guerre heureuse coûte infaillible- ment plus qu'elle ne rapporte.

La république romaine, sans commerce, sans lettres, sans arts, n'ayant pour occupation inté- rieure que l'agriculture , restreinte à un sol trop peu étendu pour ses habitans, entourée de peu- ples barbares, et toujours menacée ou menaçante, suivait sa destinée en se livrant à des entreprises militaires non interrompues. Un gouvernement qui, de nos jours, voudrait imiter la république romaine, aurait ceci de différent, qu'agissant en opposition avec son peuple, il rendrait ses instru- mens tout aussi malheureux que ses victimes ; un peuple ainsi gouverné serait la république

DE CONQUÊTE. 199

romaine, moins la liberté, moins le mouvement national , qui facilite tous les sacrifices , moins l'espoir qu'avait chaque individu du partage des terres, moins, en un mot, toutes les circonstances qui embellissaient aux yeux des Romains ce genre de vie hasardeux et agité.

Le commerce a modifié jusqu'à la nature de la guerre. Les nations mercantiles étaient autre- fois toujours subjuguées par les peuples guerriers; elles leur résistent aujourd'hui avec avantage; elles ont des auxiliaires au sein de ces peuples mêmes. Les ramifications infinies et compliquées du commerce ont placé l'intérêt des sociétés hors des limites de leur territoire, et l'esprit du siècle l'emporte sur l'esprit étroit et hostile qu'on vou- drait parer du nom de patriotisme.

Carthage, luttant avec Rome dans l'antiquité, devait succomber : elle avait contre elle la force des choses. Mais si la lutte s'établissait mainte- nant entre Rome et Carthage , Carthage aurait pour elle les vœux de l'univers ; elle aurait pour alliés les mœurs actuelles et le génie du monde.

La situation des peuples modernes les empêche donc d'être belliqueux par caractère : et des rai- sons de détail , mais toujours tirées des progrès de l'espèce humaine , et par conséquent de la différence des époques, viennent se joindre aux causes générales.

La nouvelle manière de combattre , le chan-

200 ESPRIT

gement des armes, l'artillerie , ont dépouillé la vie militaire de ce qu'elle avait de plus attrayant. Il n'y a plus de lutte contre le péril; il n'y a que de la fatalité. Le courage doit s'empreindre de résignation ou se composer d'insouciance. On ne goûte plus cette jouissance de volonté , d'action , de développement des forces physiques et des facultés morales, qui faisait aimer aux héros an- ciens, aux chevaliers du moyen-âge , les combats corps à corps.

La guerre a donc perdu son charme, comme son utilité; l'homme n'est plus entraîné à s'y livrer, ni par intérêt, ni par passion.

CHAPITRE 111.

De l'Esprit de Conquête dans l'état actuel de l'Europe.

Un gouvernement qui voudrait aujourd'hui pousser à la guerre et aux conquêtes un peuple européen commettrait donc un grossier et fu- neste anachronisme ; il travaillerait à donner à

DE CONQUÊTE. 201

sa nation une impulsion contraire a la nature. Aucun des motifs qui portaient les hommes d'au- trefois à braver tant de périls , à supporter tant de fatigues , n'existant pour les hommes de nos jours, il faudrait leur offrir d'autres motifs , tirés de l'état actuel de la civilisation ; il faudrait les animer aux combats par ce même amour des jouissances , qui , laissé à lui-même , ne les dis- poserait qu'à la paix. Notre siècle, qui apprécie tout par l'utilité, et qui , lorsqu'on veut le sortir de cette sphère, oppose l'ironie à l'enthousiasme réel ou factice . ne consentirait pas à se repaître d'une gloire stérile , qu'il n'est plus dans nos ha- bitudes de préférer à toutes les autres. À la place de cette gloire , il faudrait mettre le plaisir ; à la place du triomphe, le pillage. L'on frémira, si l'on réfléchit à ce que serait l'esprit militaire , ap- puyé sur ces seuls motifs.

Certes, dans le tableau que je vais tracer, il est loin de moi de vouloir faire injure à ces héros qui , se plaçant avec délices entre la patrie et les périls , ont , dans tous les pays , protégé l'indé- pendance des peuples; à ces héros qui ont si glo- rieusement défendu notre belle France. Je ne crains pas d'être mal compris par eux; il en est plus d'un dont l'âme , correspondant à la mienne, partage tous mes sentimens , et qui , retrouvant dans ces lignes son opinion secrète , verra dans leur auteur son organe.

202 esprit

CHAPITRE IV.

D'une race militaire n'agissant que par intérêt.

Les peuples guerriers que nous avons connus jusqu'ici étaient tous animés par des motifs plus nobles que les profits réels et positifs de la guerre. La religion se mêlait à l'impulsion belliqueuse des uns ; l'orageuse liberté dont jouissaient les autres leur donnait une activité surabondante qu'ils avaient besoin d'exercer au-dehors. Ils associaient à l'idée de la victoire celle d'une renommée pro- longée bien au-delà de leur existence sur la terre, et combattaient ainsi , non pour l'assouvissement d'une soif ignoble de jouissances présentes et ma- térielles , mais par un espoir en quelque sorte idéal, et qui exaltait l'imagination, comme tout ce qui se perd dans l'avenir et le vague.

Il est si vrai que , même chez les nations qui nous semblent le plus exclusivement occupées de pillage et de rapines, l'acquisition des richesses

DE CONQUÊTE. 205

n'était pas le but principal , que nous voyons les héros Scandinaves faire brûler sur leurs bûchers tous les trésors conquis durant leur vie, pour forcer les générations qui les remplaçaient à con- quérir, par de nouveaux exploits , de nouveaux trésors. La richesse leur était donc précieuse, comme témoignage éclatant des victoires rempor- tées , plutôt que comme signe représentatif et moyen de jouissances.

Mais si une race purement militaire se formait actuellement, comme son ardeur ne reposerait sur aucune conviction , sur aucun sentiment , sur aucune pensée ; comme toutes les causes d'exalta- tion qui , jadis, ennoblissaient le carnage même , lui seraient étrangères , elle n'aurait d'aliment ou de mobile que la plus étroite et la plus âpre personnalité ; elle prendrait la férocité de l'esprit guerrier, mais elle conserverait le calcul com- mercial. Ces Vandales ressuscites n'auraient point cette ignorance du luxe , cette simplicité de mœurs, ce dédain de toute action basse, qui pouvaient caractériser leurs grossiers prédéces- seurs; ils réuniraient à la brutalité de la barbarie les raffînemens de la mollesse , aux excès de la violence , les ruses de l'avidité.

Des hommes à qui l'on aurait dit bien formel- lement qu'ils ne se battent que pour piller ; des hommes dont on aurait réduit toutes les idées belliqueuses à ce résultat clair et arithmétique ,

i20i ESPRIT

seraient bien diflerens des guerriers de l'an(i quité.

Quatre cent mille égoïstes bien exercés, bien armés, sauraient que leur destination est de don- ner ou de recevoir la mort ; ils auraient supputé qu'il valait mieux se résigner à cette destination que s'y dérober, parce que la tyrannie qui les y condamne est plus forte qu'eux. Ils auraient, pour se consoler, tourné leurs regards vers la récom- pense qui leur est promise , la dépouille de ceux contre lesquels on les mène. Ils marcheraient en conséquence , avec la résolution de tirer de leurs propres forces le meilleur parti qu'il leur serait possible. Ils n'auraient ni pitié pour les vaincus , ni respect pour les faibles , parce que les vaincus étant, pour leur malheur, propriétaires de quel- que chose , ne paraîtraient à ces vainqueurs qu'un obstacle entre eux et le but proposé. Le calcul aurait tué dans leur âme toutes les émotions na- turelles, excepté celles qui naissent de la sen- sualité. Ils seraient encore émus à la vue d'une femme ; ils ne le seraient pas à la vue d'un vieil- lard ou d'un enfant. Ce qu'ils auraient de connais- sances pratiques leur servirait à mieux rédiger leurs arrêts de massacres ou de spoliation. L'ha- bitude des formes légales donnerait à leurs injus- tices l'impassibilité de la loi. L'habitude clos formes sociales répandrait sur leurs cruautés un vernis d'insouciance et de légèreté qu'ils croi-

DE CONQUÊTE, 205

raient de l'élégance ; ils parcourraient ainsi le monde, tournant les progrès de la civilisation contre elle-même , tout entiers à leur intérêt , prenant le meurtre pour moyen, la débauche pour passe-temps, la dérision pour gaieté , le pillage pour but ; séparés par un abîme moral du reste de l'espèce humaine , et n'étant unis entre eux que comme des animaux féroces qui se jettent rassemblés sur les troupeaux.

Tels ils seraient dans leurs succès ; que seraient- ils dans leurs revers?

Comme ils n'auraient eu qu'un buta atteindre, et non pas une cause à défendre , le but manqué, aucune conscience ne les soutiendrait ; ils ne se rattacheraient à aucune opinion ; ils ne tien- draient l'un à l'autre que par une nécessité phy- sique , dont chacun même chercherait à s'affran- chir.

Il faut aux hommes , pour qu'ils s'associent ré- ciproquement à leurs destinées , autre chose que l'intérêt: il leur faut une opinion ; il leur faut de la morale. L'intérêt tend à les isoler, parce qu'il offre à chacun la chance d'être seul plus heureux ou plus habile.

L'égoïsme, qui, dans la prospérité, aurait rendu ces conquérans de la terre impitoyables pour leurs ennemis, les rendrait, dans l'adversité, indifférens, infidèles à leurs frères d'armes. Cet esprit pénétrerait dans tous les rangs , depuis le

206 ESPRIT

plus élevé jusqu'au plus obscur; chacun verrait, dans son camarade à l'agonie , un dédommage- ment au pillage devenu impossible contre l'étran- ger; le malade dépouillerait le mourant; le fuyard dépouillerait le malade. L'infirme et le blessé paraîtraient à l'officier chargé de leur sort un poids importun dont il se débarrasserait à tout prix ; et quand le général aurait précipité son armée dans quelque situation sans remède, il ne se croirait tenu à rien envers les infortunés qu'il aurait conduits clans le gouffre ; il ne resterait point avec eux pour les sauver. La désertion lui semblerait un mode tout simple d'échapper aux revers ou de réparer les fautes. Qu'importe qu'il les ait guidés, qu'ils se soient reposés sur sa parole, qu'ils lui aient confié leur vie, qu'ils l'aient défendu, jusqu'au dernier moment , de leurs mains mourantes? Instrumens inutiles , ne faut-il pas qu'ils soient brisés?

Sans doute, ces conséquences de l'esprit mili- taire fondé sur des motifs purement intéressés ne pourraient se manifester dans leur terrible éten- due chez aucun peuple moderne, à moins que le système conquérant ne se prolongeât durant plusieurs générations. Grâces au ciel, les Fran- çais, malgré tous les efforts de leur chef, sont restés et resteront toujours loin du terme vers lequel il les entraîne. Les vertus paisibles, que notre civilisation nourrit et développe, luttent

DE CONQUÊTE. 207

encore victorieusement contre Ja corruption et les vices que la fureur des conquêtes appelle, et qui lui sont nécessaires. Nos armées donnent des preuves d'humanité comme de bravoure, et se concilient souvent l'affection des peuples qu'au- jourd'hui , par la faute d'un seul homme , elles sont réduites à repousser, tandis qu'autrefois elles étaient forcées à les vaincre ; mais c'est l'esprit national , c'est l'esprit du siècle qui résiste au gouvernement. Si ce gouvernement subsiste , les vertus qui survivront aux efforts de l'autorité seront une sorte d'indiscipline. L'intérêt étant le mot d'ordre, tout sentiment désintéressé tiendra de l'insubordination ; et plus ce régime terrible se prolongera , plus ces vertus s'affaibliront et deviendront rares.

CHAPITRE V.

Autre cause de détérioration pour la classe militaire, dans le système de conquête.

On a remarqué souvent que les joueurs étaient les plus immoraux des hommes. C'est qu'ils ris-

208 ESPRIT

quent chaque jour tout ce qu'ils possèdent; il n'y a pour eux nul avenir assuré ; ils vivent et s'agitent sous l'empire du hasard.

Dans le système de conquête, le soldat devient un joueur, avec cette différence que son enjeu, c'est sa vie ; mais cet enjeu ne peut être retiré ; il l'expose sans cesse et sans terme à une chance qui doit tôt ou tard être contraire ; il n'y a donc pas non plus d'avenir pour lui : le hasard est aussi son maître aveugle et impitoyable.

Or, la morale a besoin du temps; c'est qu'elle place ses dédommagemens et ses récom- penses. Pour celui qui vit de minute en minute, ou de bataille en bataille, le temps n'existe pas; les dédommagemens de l'avenir deviennent chi- mériques ; le plaisir du moment a seul quelque certitude : et, pour me servir d'une expression qui devient ici doublement convenable, chaque jouissance est autant de gagné sur l'ennemi. Qui ne sent que l'habitude de cette loterie de plaisir et de mort est nécessairement corruptrice?

Observez la différence qui existe toujours entre la défense légitime et le système des conquêtes ; cette différence se reproduira souvent encore. Le soldat qui combat pour sa patrie ne fait que traverser le danger ; il a pour perspective ulté- rieure le repos, la liberté, la gloire; il a donc un avenir, et sa moralité, loin de se dépraver, s'ennoblit et s'exalte. Mais l'instrument d'un con-

DE CONQUÊTE. 209

quérant insatiable voit après une guerre une au- tre guerre, après un pays dévasté, un autre pays à dévaster de même , c'est-à-dire après le ha- sard, le hasard encore.

CHAPITRE VI.

influence de cet esprit militaire sur l'état intérieur des peuples.

Il ne suffit pas d'envisager l'influence du sys- tème de conquête dans son action sur l'armée et dans les rapports qu'il établit entre elle et les étrangers, il faut la considérer encore dans ceux qui en résultent entre l'armée et les citoyens.

Un esprit de corps exclusif et hostile s'empare toujours des associations qui ont un autre but que le reste des hommes. Malgré la douceur et la pureté du christianisme , souvent les confédé- rations de ses prêtres ont formé dans l'état des états à part. Partout les hommes réunis en corps d'armée, se séparent de la nation; ils contractent pour l'emploi de la force, dont ils sont déposi-

18.

210 ESPRIT

taires, une sorte de respect; leurs mœurs el leurs idées deviennent subversives de ces prin- cipes d'ordre et de liberté pacifique et régulière, que tous les gouvernemens ont l'intérêt, comme le devoir, de consacrer.

Il n'est donc pas indifférent de créer dans un pays, par un système de guerres prolongées ou renouvelées sans cesse, une masse nombreuse imbue exclusivement de l'esprit militaire; car cet inconvénient ne peut se restreindre dans de certaines limites qui en rendent l'importance moins sensible. L'armée , distincte du peuple par son esprit, se confond avec lui dans l'admi- nistration des affaires.

Un gouvernement conquérant est plus inté- ressé qu'un autre à récompenser par du pouvoir et par des honneurs ses instrumens immédiats ; il ne saurait les tenir dans un camp retranché ; il faut qu'il les décore au contraire des pompes et des dignités civiles.

Mais ces guerriers déposeront-ils avec le fer qui les couvre l'esprit dont les a pénétrés dès leur enfance l'habitude des périls? Revêtiront-ils avec la toge, la vénération pour les lois, les ménage- mens pour les formes protectrices, ces divinités des associations humaines? La classe désarmée leur paraît un ignoble vulgaire, les lois, des sub- tilités inutiles, les formes, d'insupportables len- teurs ; ils estiment par-dessus tout , dans les

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transactions comme dans les faits guerriers, la rapidité des évolutions. L'unanimité leur semble nécessaire dans les opinions , comme le même uniforme dans les troupes; l'opposition leur est un désordre , le raisonnement une révolte , les tribunaux des conseils de guerre, les juges des soldats qui ont leur consigne , les accusés des ennemis, les jugemens des batailles.

Ceci n'est point une exagération fantastique. N'avons-nous pas vu , durant ces vingt dernières années, s'introduire dans presque toute l'Europe une justice militaire dont le premier principe était d'abréger les formes , comme si toute abré- viation des formes n'était pas le plus révoltant so- phisme ; car si les formes sont inutiles , tous les tribunaux doivent les bannir ; si elles sont néces- saires, tous doivent les respecter ; et certes, plus l'accusation est grave, moins l'examen est super- flu. N'avons-nous pas vu siéger sans cesse, parmi les juges , des hommes dont le vêtement seul annonçait qu'ils étaient voués à l'obéissance , et ne pouvaient en conséquence être des juges in- dépendans?

Nos neveux ne croiront pas , s'ils ont quelque sentiment de la dignité humaine , qu'il fut un temps des hommes illustrés sans doute par d'immortels exploits, mais nourris sous la tente, et ignorans de la vie civile, interrogeaient des prévenus qu'ils étaient incapables de comprendre,

212 ESPRIT

condamnaient sans appel des citoyens qu'ils n'a- vaient pas le droit déjuger. Nos neveux ne croi- ront pas , s'ils ne sont le plus avili des peuples , qu'on ait fait comparaître devant les tribunaux militaires des législateurs, des écrivains, des accu- sés de délits politiques , donnant ainsi , par une dérision féroce , pour juge à l'opinion et à la pensée, le courage sans lumière et la soumission sans intelligence. Ils ne croiront pas non plus qu'on ait imposé à des guerriers revenant de la victoire, couverts de lauriers que rien n'avait flé- tris , l'horrible tâche de se transformer en bour- reaux , de poursuivre, de saisir, dégorger des concitoyens , dont les noms , comme les crimes , leur étaient inconnus. Non , tel ne fut jamais, s'écrieront-ils , le prix des exploits , la pompe triomphale ! Non , ce n'est pas ainsi que les dé- fenseurs de la France reparaissaient dans leur patrie et saluaient le sol natal !

La faute, certes, n'en était pas à ces défen- seurs. Mille fois je les ai vus gémir de leur triste obéissance. J'aime à le répéter , leurs vertus ré- sistent, plus que la nature humaine ne permet de l'espérer , à l'influence du système guerrier et à l'action d'un gouvernement qui veut les corrom- pre. Ce gouvernement seul est coupable , et nos armées ont seules le mérite de tout le mai qu'elles ne font pas.

DE CONQUÊTE. 215

CHAPITRE VII.

Autre inconvénient de la formation d'un tel esprit militaire.

Enfin , par une triste réaction , cette portion du peuple que le gouvernement aurait forcée à contracter l'esprit militaire , contraindrait à son tour le gouvernement de persister dans le sys- tème pour lequel il aurait pris tant de soin de la former.

Une armée nombreuse , fière de ses succès , accoutumée au pillage , n'est pas un instrument qu'il soit aisé de manier. Nous ne parlons pas seulement des dangers dont il menace les peuples qui ont des constitutions populaires : l'histoire est trop pleine d'exemples qu'il est superflu de citer.

Tantôt les soldats d'une république illustrée par six siècles de victoires , entourés de monu- mens élevés à la liberté par vingt générations de héros, foulant aux pieds la cendre des Cincin- natus et des Camille , marchent sous les ordres

^li ESPRIT

de César , pour profaner les tombeaux de leurs ancêtres et pour asservir la ville éternelle ; tantôt les légions anglaises s'élancent avec Cromwell sur un parlement qui luttait encore contre les fers qu'on lui destinait et les crimes dont on voulait le rendre l'organe, et livrent à l'usurpa- teur hypocrite , d'une part le roi , de l'autre la république.

Mais les gouvernemens absolus n'ont pas moins à craindre de cette force toujours menaçante. Si elle est terrible contre les étrangers et contre le peuple au nom de son chef, elle peut devenir à chaque instant terrible à ce chef même. Ainsi ces formidables colosses , que des nations barbares plaçaient en tête de leurs armées pour les diriger sur leurs ennemis, reculaient tout à coup, frappés d'épouvante ou saisis de fureur , et, méconnais- sant la voix de leurs maîtres , écrasaient ou dis- persaient les bataillons qui attendaient d'eux leur salut et leur triomphe.

Il faut donc occuper cette armée, inquiète dans son désœuvrement redoutable , il faut la tenir éloignée , il faut lui trouver des adversaires. Le système guerrier, indépendamment des guerres présentes, contient le germe des guerres futu- res ; et le souverain qui est entré dans cette route , entraîné qu il est par la fatalité qu'il a évoquée , ne peut redevenir pacifique à aucune époque.

DE CONQUÊTE. 2'JS

CHAPITRE VIÏI.

Action d'un Gouvernement conquérant sur la masse de la nation.

J'ai montré , ce me semble , qu'un gouverne- ment, livré à l'esprit d'envahissement et de con- quête, devrait corrompre une portion du peuple, pour quelle le servît activement dans ses entre- prises ; je vais prouver actuellement que, tandis qu'il dépraverait cette portion choisie, il faudrait qu'il agît sur le reste de la nation dont il récla- merait l'obéissance passive et les sacrifices, de manière à troubler sa raison, à fausser son juge- ment, à bouleverser toutes ses idées.

Quand un peuple est naturellement belliqueux, l'autorité qui le domine n'a pas besoin de le tromper pour l'entraîner à la guerre. Attila montrait du doigt à ses Huns la partie du monde sur laquelle ils devaient fondre, et ils y couraient, parce qu'Attila n'était que l'organe et le repré- sentant de leur impulsion. Mais de nos jours , la guerre ne procurant aux peuples aucun avan-

21G ESPRIT

luge, et n'étant pour eux qu'une source de pri- vations et de souffrances , l'apologie du système des conquêtes ne pourrait reposer que sur le so- phisme et l'imposture.

Tout en s'abandonnant à ses projets gigantes- ques, le gouvernement n'oserait dire à sa nation : « Marchons à la conquête du monde.» Elle lui ré- pondrait d'une voix'unanime : «Nous ne voulons pas la conquête du monde. »

Mais il parlerait de l'indépendance nationale , de l'honneur national , de l'arrondissement des frontières , des intérêts commerciaux , des pré- cautions dictées par la prévoyance ; que sais-je encore? car il est inépuisable, le vocabulaire de l'hypocrisie et de l'injustice.

Il parlerait del'indépendance nationale, comme si l'indépendance d'une nation était compro- mise parce que d'autres nations sont indépen- dantes.

Il parlerait l'honneur national, comme si l'honneur national était blessé parce que d'autres nations conservent leur honneur.

Il alléguerait la nécessité de l'arrondissement des frontières, comme si cette doctrine , une fois admise, ne bannissait pas de la terre tout repos et toute équité ; car c'est toujours en dehors qu'un gouvernement veut arrondir ses frontières. Au- cun n'a sacrifié , que l'on sache , une portion de son territoire pourdonnerau resteuneplus grande

DE CONQUÊTE. 217

régularité géométrique. Ainsi l'arrondissement des frontières est un système dont la base se dé- truit par elle-même, dont les élémens se combat- tent , et dont l'exécution , ne reposant que sur la spoliation des plus faibles, rend illégitime la pos- session des plus forts.

Ce gouvernement invoquerait les intérêts du commerce, comme si c'était servir le commerce que dépeupler un pays de sa jeunesse la plus florissante , arracher les bras les plus nécessaires à l'agriculture, aux manufactures, à l'indus- trie (1) , élever entre les autres peuples et soi des barrières arrosées de sang. Le commerce s'ap- puie sur la bonne intelligence des nations entre elles ; il ne se soutient que par la justice ; il se fonde sur 1 égalité ; il prospère dans le repos ; et ce serait pour l'intérêt du commerce qu'un gou- vernement rallumerait sans cesse des guerres acharnées, qu'il appellerait sur la tête de son peuple une haine universelle, qu'il marcherait d'injustice en injustice , qu'il ébranlerait chaque jour le crédit par des violences , qu'il ne voudrait point tolérer d'égaux î

Sous le prétexte des précautions dictées par la prévoyance, ce gouvernement attaquerait ses

i La guerre coûte plus que ses frais, dit un écrivain judicieux : elle coule tout <:c quelle empêche de gagnei (Say, Écon, polit. Y. 8,

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218 esprit

voisins les plus paisibles , ses plus humbles alliés, en leur supposant des projets hostiles , et comme devançant des agressions méditées. Si les mal- heureux objets de ses calomnies étaient facile- ment subjugués, il se vanterait de les avoir prévenus ; s'ils avaient le temps et la force de lui résister : Vous le voyez, s'écrierait-il, ils voulaient la guerre, puisqu'ils se défendent (1).

Que l'on ne croie pas que cette conduite fût le résultat accidentel d'une perversité particulière ; elle serait le résultat nécessaire de la position, Toute autorité qui voudrait entreprendre aujour- d'hui des conquêtes étendues, serait condamnée à cette série de prétextes vains et de scandaleux mensonges. Elle serait coupable assurément, et nous ne chercherons pas à diminuer son crime ;

(1) L'on avait inventé, durant la révolution française, un prétexte de guerre inconnu jusqu'alors , celui de déli- vrer les peuples du joug de leurs gouvernemens , qu'on supposait illégitimes et tyranniques. Avec ce prétexte , on a porté la mort chez des hommes dont les uns vivaient tranquilles sous des institutions adoucies par le temps et l'habitude, et dont les autres jouissaient, depuis plusieurs siècles, de tous les bienfaits de la liberté; époque à jamais honteuse l'on vit un gouvernement perfide graver des mots sacrés sur ses étendards coupables , troubler la paix, violer l'indépendance , détruire la prospérité de ses voisins innocens, en ajoutant au scandale de l'Europe par des pro- testations mensongères de respect pour les droits des hommes, et de zèle pour l'humanité!

DE CONQUÊTE, 219

mais ce crime ne consisterait point dans les moyens employés : il consisterait dans le choix volontaire de la situation qui commande de pa- reils moyens.

L'autorité aurait donc à faire , sur les facultés intellectuelles de la masse de ses sujets , le même travail que sur les qualités morales de la portion militaire. Elle devrait s'efforcer de bannir toute logique de l'esprit des uns , comme elle aurait taché d'étouffer toute humanité dans le cœur des autres : tous les mots perdraient leur sens ; celui de modération présagerait la violence ; celui de justice annoncerait l'iniquité. Le droit des na- tions deviendrait un code d'expropriation et de barbarie : toutes les notions que les lumières de plusieurs siècles ont introduites dans les relations des sociétés , comme dans celles des individus , en seraient de nouveau repoussées. Le genre hu- main reculerait vers ces temps de dévastation qui nous semblaient l'opprobre de l'histoire. L'hypocrisie seule en ferait la différence ; et cette hypocrisie serait d'autant plus corruptrice, que personne n'y croirait ; car les mensonges de l'au- torité ne sont pas seulement funestes quand Ils égarent et trompent les peuples : ils ne le sont pas moins quand ils ne les trompent pas.

Des sujets qui soupçonnent leurs maîtres de duplicité et de perfidie se forment à la perfidie et à la duplicité, Celui qui entend nommer fc

2C20 ESPRIT

chef qui le gouverne, un grand politique , parce que chaque ligne qu'il publie est une imposture, veut être à son tour un grand politique , dans une sphère plus subalterne ; la vérité lui semble niaiserie, la fraude habileté. Il ne mentait jadis que par intérêt : il mentira désormais par intérêt et par amour-propre. Il aura la fatuité de la four- berie ; et si cette contagion gagne un peuple essentiellement imitateur, un peuple chacun craigne par-dessus tout de passer pour dupe , la morale privée tardera-t-elle à être engloutie dans le naufrage de la morale publique ?

CHAPITRE IX.

Des moyens de contrainte nécessaires pour suppléer à l'efficacité du mensonge.

Supposons que néanmoins quelques débris de raison surnagent, ce sera, sous d'autres rapports, un malheur déplus.

Il faudra que la contrainte supplée à l'insuffi-

DE CONQUÊTE. 221

sance da sophisme. Chacun cherchant à se déro- ber à l'obligation de verser son sang dans des expéditions dont on n'aura pu lui prouver l'uti- lité , il faudra que l'autorité soudoie une foule avide destinée à briser l'opposition générale. On verra l'espionnage et la délation 5 ces éternelles ressources de la force quand elle a créé des de- voirs et des délits factices , encouragés et récom- pensés; des sbires lâchés, comme des dogues féroces, dans les cités et dans les campagnes, pour poursuivre et pour enchaîner des fugitifs innocens aux yeux de la morale et de la nature ; une classe se préparant à tous les crimes , en s'ac- coutumant à violer les lois ; une autre classe se familiarisant avec l'infamie , en vivant du mal- heur de ses semblables ; les pères punis pour les fautes des enfans ; l'intérêt des enfans séparé ainsi de celui des pères ; les familles n'ayant que le choix de se réunir pour la résistance , ou de se diviser pour la trahison ; l'amour paternel trans- formé en attentat , la tendresse filiale traitée de révolte. Et toutes ces vexations auront lieu , non pour une défense légitime , mais pour l'acquisi- tion de pays éloignés , dont la possession n'ajoute rien à la prospérité nationale , à moins qu'on n'appelle prospérité nationale le vain renom de quelques hommes et leur funeste célébrité !

Soyons justes pourtant. On offre des consola- tions à ces victimes, destinées à combattre et à

19.

222 ESPRIT

périr aux extrémités de la terre. Regardez-les, elles chancellent en suivant leurs guides. On les a plongées dans un état d'ivresse qui leur inspire une gaieté grossière et forcée. Les airs sont frap- pés de leurs clameurs bruyantes; les hameaux retentissent de leurs chants licencieux. Cette ivresse, ces clameurs, cette licence, qui le croi- rait? c'est le chef-d'œuvre de leurs magistrats !

Etrange renversement produit, dans l'action de l'autorité , par le système des conquêtes ! Du- rant vingt années, vous avez recommandé à ces mêmes hommes la sobriété , l'attachement à leurs familles, l'assiduité dans leurs travaux; mais il faut envahir le monde ! On les saisit, on les en- traîne , on les excite au mépris des vertus qu'on leur avait longtemps inculquées. On les étour- dit par l'intempérance , on les ranime par la dé- bauche : c'est ce qu'on appelle raviver l'esprit public.

DE CONQUÊTE. 223

CHAPITRE X.

Autres inconvéniens du système guerrier pour les lumières et la classe instruite.

Nous n'avons pas encore achevé rénumération qui nous occupe. Les maux que nous avons dé- crits , quelque terribles qu'ils nous paraissent . ne pèseraient pas seuls sur la nation misérable ; d'autres s'y joindraient , moins frappans peut- être à leur origine, mais plus irréparables, puis- qu'ils flétriraient dans leur germe les espérances de l'avenir.

A certains périodes de la vie , les interruptions à l'exercice des facultés intellectuelles ne se ré- parent pas. Les habitudes hasardeuses , insou- ciantes et grossières de l'état guerrier, la rupture soudaine de toutes les relations domestiques, une dépendance mécanique quand l'ennemi n'est pas en présence , une indépendance complète sous le rapport des mœurs , à l'âge les passions sont dans leur fermentation la plus active, ce ne

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sont pas des choses indifférentes pour la mo- rale ou pour les lumières. Condamner, sans une nécessité absolue , à l'habitation des camps ou des casernes les jeunes rejetons de la classe éclai- rée , dans laquelle résident , comme un dépôt précieux, l'instruction, la délicatesse, la justesse des idées , et cette tradition de douceur, de no- blesse et d'élégance qui seule nous distingue des barbares, c'est faire à la nation tout entière un mal que ne compensent ni ses vains succès, ni la terreur qu'elle inspire, terreur qui n'est pour elle d'aucun avantage.

Vouer au métier de soldat le fils du commer- çant, de l'artiste, du magistrat, le jeune homme qui se consacre aux lettres, aux sciences, à l'exer- cice de quelque industrie difficile et compliquée , c'est lui dérober tout le fruit de son éducation antérieure. Cette éducation même se ressentira de la perspective d'une interruption inévitable. Si les rêves brilîans de la gloire militaire enivrent l'imagination de la jeunesse, elle dédaignera des études paisibles , des occupations sédentaires, un travail d'attention, contraire à ses goûts et à la mobilité de ses facultés naissantes. Si c'est avec douleur qu'elle se voit arrachée à ses foyers, si elle calcule combien le sacrifice de plusieurs an» nées apportera de retard à ses progrès, elle désespérera d'elle-même ; elle ne voudra pas se consumer en efforts dont une main de fer lui

DE CONQUÊTE. 225

déroberait le fruit; elle se dira que, puisque l'au- torité lui dispute le temps nécessaire à son per- fectionnement intellectuel , il est inutile de lutter contre la force. Ainsi la nation tombera dans une dégradation morale , et dans une ignorance toujours croissante. Elle s'abrutira au milieu des victoires, et, sous ses lauriers même, elle sera poursuivie du sentiment qu'elle suit une fausse route, et qu'elle manque sa destination (i).

Tous nos raisonnemens , sans doute, ne sont applicables que lorsqu'il s'agit de guerres inutiles et gratuites. Aucune considération ne peut entrer en balance avec la nécessité de repousser un agresseur. Alors , toutes les classes doivent accou- rir, puisque toutes sont également menacées; mais leur motif n'étant pas un ignoble pillage > elles ne se corrompent point* Leur zèle s'ap- puyant sur la conviction, la contrainte devient superflue. L'interruption qu'éprouvent les occu- pations sociales , motivée qu'elle est sur les obli- gations les plus saintes et les intérêts les plus chers , n'a pas les mêmes effets que des interrup- tions arbitraires. Le peuple en voit le terme ; il s'y soumet avec joie , comme à un moyen de

(1) Il y avait en France, sous la monarchie, soixante nulle hommes de milice ; l'engagement était de six ans. Ainsi le sort tombait chaque année sur dix mille hommes, M. Necker appelle la milice une effrayante loterie. Qu'au- rait-il dit de la conscription?

226 ESPRIT

rentrer dans un état de repos ; et quand il y rentre , c'est avec une jeunesse nouvelle , avec des facultés ennoblies , avec le sentiment d'une force utilement et dignement employée.

Mais autre chose est défendre sa patrie, autre chose attaquer des peuples qui ont aussi une pa- trie à défendre. L'esprit de conquête cherche à confondre ces deux idées. Certains gouverne- mens , quand ils envoient leurs légions d'un pôle à l'autre , parlent encore de la défense de leurs foyers; on dirait qu'ils appellent leurs foyers tous les endroits ils ont mis le feu.

CHAPITRE XL

Point de vue sous lequel une nation conquérante envisagerait, aujourd'hui ses propres succès.

Passons maintenant aux résultats extérieurs du système des conquêtes. Il est probable que la même disposition des

DE CONQUETE. 22/

modernes, qui leur fait préférer la paix à la guerre, donnerait, dans l'origine, de grands avan- tages au peuple forcé par son gouvernement à devenir agresseur. Des nations absorbées dans leurs jouissances seraient lentes à résister ; elles abandonneraient une portion de leurs droits pour conserver le reste ; elles espéreraient sauver leur repos en transigeant de leur liberté. Par une combinaison fort étrange , plus l'esprit géné- ral serait pacifique , plus l'état qui se mettrait en lutte avec cet esprit trouverait d'abord des succès faciles.

Mais quelles seraient les conséquences de ces succès, même pour la nation conquérante? N'ayant aucun accroissement de bonheur réel à en attendre, en ressentirait-elle au moins quel- que satisfaction d'amour-propre? Réclamerait- elle sa part de gloire?

Bien loin de là. Telle est à présent la ré- pugnance pour les conquêtes, que chacun éprou- verait l'impérieux besoin de s'en disculper. Il y aurait une protestation universelle , qui n'en se- rait pas moins énergique pour être muette. Le gouvernement verrait la masse de ses sujets se tenir à l'écart, morne spectatrice. On n'enten- drait dans tout l'empire qu'un long monologue du pouvoir. Tout au plus ce monologue serait-il dialogué de temps en temps , parce que des in- terlocuteurs serviles répéteraient au maître les

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discours qu'il aurait dictés. Mais les gouvernés cesseraient de prêter l'oreille à de fastidieuses harangues, qu'il ne leur serait jamais permis d'interrompre. lis détourneraient leurs regards d'un vain étalage dont ils ne supporteraient que les frais et les périls, et dont l'intention serait contraire à leur vœu.

L'on s'étonne de ce que les entreprises les plus merveilleuses ne produisent de nos jours aucune sensation. C'est que le bon sens des peuples les avertit que ce n'est point pour eux que l'on fait ces choses. Comme les chefs y trouvent seuls du plaisir, on les charge seuls de la récompense. L'intérêt aux victoires se concentre dans l'auto- rité et ses créatures. Une barrière morale s'élève entre le pouvoir agité et la foule immobile. Le succès n'est qu'un météore qui ne vivifie rien sur son passage ; à peine lève-t-on la tête pour le contempler un instant ; quelquefois même on s'en afflige , comme d'un encouragement donné au délire. On verse des larmes sur les victimes , mais on désire les échecs.

Dans les temps belliqueux , l'on admirait par- dessus tout le génie militaire. Dans nos temps pacifiques , ce que l'on implore , c'est de la modé- ration et de la justice. Quand un gouvernement nous prodigue de grands spectacles et de lhé- roïsme , et des créations , et des destructions sans nombre, on serait tenté de lui répondre :

DE CONQUÊTE. 229

Le moindre grain de mil serait mieux notre affaire (1);

et les plus éclatans prodiges, et leurs pompeuses célébrations ne sont que des cérémonies funé- raires où l'on forme des danses sur des tombeaux.

CHAPITRE XII.

Effet de ces succès sur les peuples conquis.

ce Le droit des gens des Romains , dit Montes- ce quieu , consistait à exterminer les citoyens de ce la nation vaincue. Le droit des gens que nous « suivons aujourd'hui, fait qu'un état qui en a ce conquis un autre , continue à le gouverner se- « Ion ses lois , et ne prend pour lui que l'exer- ce cice du gouvernement politique et civil (2). »

(1) La Fontaine.

(2) Pour qu'on ne m'accuse pas de citer faux, je transcris tout le paragraphe. « Un état , qui en a conquis un autre ,

le traite d'une des quatre manières suivantes. Il continue

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250 ESPRIT

Je n'examine pas jusqu'à quel point cette as- sertion est exacte. Il y a certainement beaucoup d'exceptions à faire, pour ce qui regarde l'anti- quité.

Nous voyons souvent que des nations subju- guées ont continué à jouir de toutes les formes de leur administration précédente et de leurs anciennes lois. La religion des vaincus était scrupuleusement respectée. Le polythéisme , qui recommandait l'adoration des dieux étrangers , inspirait des ménagemens pour tous les cultes. Le sacerdoce égyptien conserva sa puissance sous les Perses. L'exemple de Cambyse qui était en démence ne doit pas être cité ; mais Darius ayant voulu placer dans un temple sa statue de- vant celle de Sésostris, le grand-prêtre s'y op- posa, et le monarque n'osa lui faire violence. Les Romains laissèrent aux habitans de la plu- part des contrées soumises leurs autorités muni- cipales, et n'intervinrent dans la religion gau- loise que pour abolir les sacrifices humains.

« à le gouverner selon ses lois, et ne prend pour lui que «l'exercice du gouvernement politique et civil; ou il lui « donne un nouveau gouvernement politique et civil; ou il « détruit la société et la disperse dans d'autres; ou enfin il « extermine tous les citoyens. La première manière est « conforme au droit des gens que nous suivons aujour- « d'hui ; la quatrième est plus conforme au droit des gens <( des Romains. » ( Esprit des Lois , liv. X, eh. 3.

DE CONQUÊTE. 251

Nous conviendrons cependant que les effets de la conquête étaient devenus très-doux depuis quelques siècles, et sont restés tels jusqu'à la fin du dix-huitième. C'est que l'esprit de conquête avait cessé. Celles de Louis XIV lui-même étaient plutôt une suite des prétentions et de l'arrogance d'un monarque orgueilleux , que d'un véritable esprit conquérant. Mais l'esprit de conquête est ressorti des orages de la révolution française plus impétueux que jamais. Les effets des conquêtes ne sont donc plus ce qu'ils étaient du temps de M. de Montesquieu.

Il est vrai , l'on ne réduit pas les vaincus en esclavage , on ne les dépouille pas de la propriété de leurs terres , on ne les condamne point à les cultiver pour d'autres, on ne les déclare pas une race subordonnée appartenant aux vainqueurs. . Leur situation paraît donc encore à l'extérieur plus tolérable qu'autrefois. Quand l'orage est passé , tout semble rentrer dans Tordre. Les cités sont debout ; les marchés se repeuplent ; les bou- tiques se rouvrent ; et sauf le pillage accidentel , qui est un malheur de la circonstance , sauf l'in- solence habituelle , qui est un droit de la victoire, sauf les contributions , qui , méthodiquement im- posées , prennent une douce apparence de régu- larité , et qui cessent, ou doivent cesser, lorsque la conquête est accomplie , on dirait d'abord qu'il n'y a de changé que les noms et quelques formes.

232 ESPRIT

Entrons néanmoins plus profondément dans la question.

La conquête , chez les anciens , détruisait sou- vent les nations entières ; mais quand elle ne les détruisait pas , elle laissait intacts tous les objets de l'attachement le plus vif des hommes , leurs mœurs, leurs lois , leurs usages, leurs dieux. Il n'en est pas de même dans les temps modernes. La vanité de la civilisation est plus tourmentante que l'orgueil de la barbarie. Celui-ci voit en masse ; la première examine avec inquiétude et en détail.

Les conquérans de l'antiquité , satisfaits d'une obéissance générale , ne s'informaient pas de la vie domestique de leurs esclaves ni de leurs re- lations locales. Les peuples soumis retrouvaient presque en entier, au fond de leurs provinces loin- taines , ce qui constitue le charme de la vie , les habitudes de l'enfance , les pratiques consacrées, cet entourage de souvenirs qui , malgré l'assu- jettissement politique , conserve à un pays l'air d'une patrie.

Les conquérans de nos jours, peuples ou princes, veulent que leur empire ne présente qu'une surface unie , sur laquelle l'œil superbe du pouvoir se promène sans rencontrer aucune inégalité qui le blesse ou borne sa vue. Le même code , les mêmes mesures , les mêmes règlemens , et, si Ton peut y parvenir, graduellement la

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môme langue , voilà ce qu'on proclame la per- fection de toute organisation sociale. La religion fait exception ; peut-être est-ce parce qu'on la méprise, la regardant comme une erreur usée qu'il faut laisser mourir en paix. Mais cette excep- tion est la seule; et l'on s'en dédommage en séparant , le plus qu'on le peut , la religion des intérêts de la terre.

Sur tout le reste , le grand mot aujourd'hui , c'est l'uniformité. C'est dommage qu'on ne puisse abattre toutes les villes pour les rebâtir toutes sur le même plan, niveler toutes les montagnes, pour que le terrain soit partout égal ; et je m'étonne qu'on n'ait pas ordonné à tous les habitans de porter le même costume , afin que le maître ne rencontrât plus de bigarrure irrégulière et de choquante variété.

- Il en résulte que les vaincus , après les calami- tés qu'ils ont supportées dans leurs défaites, ont à subir un nouveau genre de malheurs. Ils ont d'abord été victimes d'une chimère de gloire , ils sont victimes ensuite d'une chimère d'unifor- mité.

20.

234 ESPRIT

CHAPITRE XIII.

De l'Uniformité.

Il est assez remarquable que l'uniformité n'ait jamais rencontré plus de faveur que dans une révolution faite au nom des droits et delà liberté des hommes. L'esprit systématique s'est d'abord extasié sur la symétrie. L'amour du pouvoir a bientôt découvert quel avantage immense cette symétrie lui procurait. Tandis que le patriotisme n'existe que par un vif attachement aux intérêts , aux mœurs, aux coutumes de localité, nos soi- disant patriotes ont déclaré la guerre à toutes ces choses. Ils ont tari cette source naturelle du pa- triotisme, et l'ont voulu remplacer par une pas- sion factice envers un être abstrait , une idée gé- nérale , dépouillée de tout ce qui frappe l'imagi- nation et de tout ce qui parle à la mémoire. Pour bâtir l'édifice , ils commençaient par broyer et réduire en poudre les matériaux qu'ils devaient employer. Peu s'en est fallu qu'ils ne désignassent

DE CONQUÊTE. 255

par des chiffres les cités et les provinces , comme ils désignaient par des chiffres les légions et les corps d'armée, tant ils semblaient craindre qu'une idée morale ne pût se rattacher à ce qu'ils insti- tuaient !

Le despotisme , qui a remplacé la démagogie , et qui s'est constitué légataire du fruit de tous ses travaux , a persisté très-habilement dans la route tracée. Les deux extrêmes se sont trouvés d'accord sur ce point, parce qu'au fond , dans les deux extrêmes , il y avait volonté de tyrannie. Les intérêts et les souvenirs qui naissent des ha- bitudes locales contiennent un germe de résis- tance que l'autorité ne souffre qu'à regret, et qu'elle s'empresse de déraciner. Elle a meilleur marché des individus ; elle roule sur eux sans efforts son poids énorme comme sur du sable. . Aujourd'hui , l'admiration pour l'uniformité , admiration réelle dans quelques esprits bornés , affectée par beaucoup d'esprits serviles , est reçue comme un dogme religieux par une foule d'é- chos assidus de toute opinion favorisée.

Appliqué à toutes les parties d'un empire , ce principe doit l'être à tous les pays que cet em- pire peut conquérir. Il est donc actuellement la suite immédiate et inséparable de l'esprit de con- quête.

Mais chaque génération , dit l'un des étrangers qui a le mieux prévu nos erreurs dès l'origine ,

23G ESPRIT

chaque génération hérite de ses aïeux un trésor de richesses morales, trésor invisible et précieux quelle lègue à ses descendans (1). La perte de ce trésor est pour un peuple un mal incalculable. En l'en dépouillant, vous lui ôtez tout sentiment de sa valeur et de sa dignité propre. Lors même que ce que vous y substituez vaudrait mieux , comme ce dont vous le privez lui était respec- table , et que vous lui imposez votre amélioration par la force , le résultat de votre opération est simplement de lui faire commettre un acte de lâcheté qui l'avilit et le démoralise.

La bonté des lois est, osons le dire, une chose beaucoup moins importante que l'esprit avec le- quel une nation se soumet à ses lois et leur obéit. Si elle les chérit, si elle les observe, parce qu'elles lui paraissent émanées d'une source sainte , le don des générations dont elle révère les mânes, elles se rattachent intimement à sa moralité ; elles ennoblissent son caractère ; et lors môme qu'elles sont fautives, elles produisent plus de vertus, et par plus de bonheur, que des lois meilleures qui ne seraient appuyées que sur l'ordre de l'au- torité. -

J'ai pour le passé , je l'avoue , beaucoup de vénération; et chaque jour, à mesure que l'ex-

(1) M. Rehberg, dans son excellent ouvrage sur le Code Napoléon , page 8.

DE CONQUÊTE. 237

périence m'instruit ou que la réflexion m'éclaire, cette vénération augmente. Je le dirai, au grand scandale de nos modernes réformateurs , qu'ils s'intitulent Lycurgues ou Charlemagnes , si je voyais un peuple auquel on aurait offert les in- stitutions les plus parfaites , métaphysiquement parlant, et qui les refuserait pour rester fidèle à celles de ses pères, j'estimerais ce peuple, et je le croirais plus heureux par son sentiment et par son âme, sous ses institutions défectueuses, qu'il ne pourrait l'être par tous les perfectionnemens proposés.

Cette doctrine, je le conçois, n'est pas de na- ture à prendre faveur. On aime à faire des lois, on les croit excellentes; on s'enorgueillit de leur mérite. Le passé se fait tout seul ; personne n'en peut réclamer la gloire (1) . . Indépendamment de ces considérations , et en séparant le bonheur d'avec la morale, remar-

(i) Je n'excepte du respect pour le passé que ce qui est injuste. Le temps ne sanctionne pas l'injustice. L'escla- vage, par exemple, ne se légitime par aucun laps de temps, C'est que, dans ce qui est intrinsèquement injuste , il y a toujours une partie souffrante , qui ne peut en prendre l'ha- bitude , et pour laquelle , en conséquence , l'influence salu- taire du passé n'existe pas. Ceux qui allèguent l'habitude en faveur de l'injustice, ressemblent à cette cuisinière fran- çaise à qui l'on reprochait de faire souffrir des anguilles en les écorchant : « Elles y sont accoutumées , dit-elle ; il y a « trente ans que je le fais, »

258 ESPRIT

quez que l'homme se plie aux institutions qu il trouve établies, comme à des règles de la nature physique. Il arrange, d'après les défauts mêmes de ces institutions, ses intérêts, ses spéculations, tout son plan de vie. Ces défauts s'adoucissent, parce que toutes les fois qu'une institution dure longtemps, il y a transaction entre elle et les in- térêts de l'homme. Ses relations, ses espérances se groupent autour de ce qui existe. Changer toul cela, même pour le mieux, c'est lui faire mal.

Rien de plus absurde que de violenter les ha- bitudes, sous prétexte de servir les intérêts. Le premier des intérêts, c'est d'être heureux, et les habitudes forment une partie essentielle du bon- heur.

Il est évident que des peuples placés dans des situations, élevés dans des coutumes, habitant des lieux dissemblables, ne peuvent être ramenés à des formes, à des usages, à des pratiques, à des lois absolument pareilles, sans une contrainte qui leur coûte beaucoup plus qu'elle ne leur vaut. La série d'idées dont leur être moral s'est formé graduellement, et dès leur naissance, ne peut être modifiée par un arrangement purement nominal, purement extérieur, indépendant de leur volonté.

Même dans les états constitués depuis long- temps, et dont l'amalgame a perdu l'odieux de la violence et de la conquête, on voit le patriotisme

1)E CONQUÊTE. 239

qui natt des variétés locales, seul genre de patrio- tisme véritable, renaître comme de ses cendres, dès que la main du pouvoir allège un instant son action. Les magistrats des plus petites communes se complaisent à les embellir. Ils en entretien- nent avec soin les rnonumens antiques. Il y a presque dans chaque village un érudit, qui aime à raconter ses rustiques annales, et qu'on écoute avec respect. Les habitans trouvent du plaisir à tout ce qui leur donne l'apparence, même trom- peuse , d'être constitués en corps de nation , et réunis par des liens particuliers. On sent que s'ils n'étaient arrêtés dans le développement de cette inclination innocente et bienfaisante, il se for- merait bientôt en eux une sorte d'honneur com- munal , pour ainsi dire , d'honneur de ville , d'honneur de province, qui serait à la fois une jouissance et une vertu. Mais la jalousie de l'au- torité les surveille, s'alarme, et brise le germe prêt à éclore.

L'attachement aux coutumes locales tient à tous les sentimens désintéressés, nobles et pieux. Quelle politique déplorable que celle qui en fait de la rébellion? Qu arrive-t-il? que dans tous les états l'on détruit ainsi toute vie partielle , un petit état se forme au centre : dans la capitale s'agglomèrent tous les intérêts ; vont s'agiter toutes les ambitions; le reste est immobile. Les individus, perdus dans un isolement contre na-

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ture, étrangers au lieu de leur naissance, sans contact avec le passé , ne vivant que dans un pré» sent rapide , et jetés comme des atomes sur une plaine immense et nivelée, se détachent d'une patrie qu'ils n'aperçoivent nulle part, et dont l'ensemble leur devient indifférent, parce que leur affection ne peut se reposer sur aucune de ses parties.

La variété , c'est de l'organisation ; l'unifor- mité, c'est du mécanisme. La variété, c'est la vie; l'uniformité, c'est la mort (1).

La conquête a donc de nos jours un désavan- tage additionnel , et qu'elle n'avait pas dans l'an- tiquité. Elle poursuit les vaincus dans l'intérieur de leur existence ; elle les mutile , pour les ré- duire à une proportion uniforme. Jadis les con- quérans exigeaient que les députés des nations conquises parussent à genoux en leur présence ; aujourd'hui, c'est le moral de l'homme qu'on veut prosterner.

(1) Nous ne pouvons entrer dans la réfutation de tous les raisonnemens qu'on allègue en faveur de l'uniformité. Nous nous bornons à renvoyer le lecteur à deux autorités impo- santes, M. de Montesquieu, Esprit des Lois , XXIX 18, et le marquis de Mirabeau, dans Y Ami des Hommes. Ce dernier prouve très-bien que , même sur les objets sur lesquels on croit le plus utile d'établir l'uniformité, par exemple sur les poids et mesures, l'avantage est beaucoup moins grand qu'on ne le pense, et accompagné de beaucoup plus d'inconvéniens.

DE CONQUÊTE. 241

On parle sans cesse du grand empire , de la nation entière , notions abstraites , qui n'ont au- cune réalité. Le grand empire n'est rien, quand on le conçoit à part des provinces ; la nation entière n'est rien , quand on la sépare des frac- tions qui la composent. C'est en défendant les droits des fractions, qu'on défend les droits de la nation entière; car elle se trouve répartie dans chacune de ces fractions. Si on les dépouille successivement de ce qu'elles ont de plus cher, si chacune, isolée pour être victime , redevient, par une étrange métamorphose, portion du grand tout, pour servir de prétexte au sacrifice d'une autre portion , l'on immole à l'être abstrait les êtres réels ; l'on offre au peuple en masse l'ho- locauste du peuple en détail.

Il ne faut pas se le déguiser , les grands états ont de grands désavantages. Les lois partent d'un lieu tellement éloigné de ceux elles doivent s'appliquer, que des erreurs graves et fréquentes sont l'effet inévitable de cet éloignement. Le gouvernement prend l'opinion de ses alentours, ou tout au plus du lieu de sa résidence , pour celle de tout l'empire. Une circonstance locale ou momentanée devient le motif d'une loi générale. Les habitans des provinces les plus reculées sont tout à coup surpris par des innovations inatten- dues, des rigueurs non méritées, des règlemens vexatoires , subversifs de toutes les bases de leurs

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242 ESPRIT

calculs, et de toutes les sauvegardes de leurs intérêts, parce qu'à deux cents lieues, des hom- mes qui leur sont entièrement étrangers ont cru pressentir quelques périls, deviner quelque agi- tation , ou apercevoir quelque utilité.

On ne peut s'empêcher de regretter ces temps la terre était couverte de peuplades nom- breuses et animées, l'espèce humaine s'agitait et s'exerçait en tous sens dans une sphère pro- portionnée à ses forces. L'autorité n'avait pas besoin d'être dure pour être obéie; la liberté pouvait être orageuse sans être anarchique ; l'éloquence dominait les esprits et remuait les âmes ; la gloire était à la portée du talent, qui, dans sa lutte contre la médiocrité , n'était pas submergé par les flots d'une multitude lourde et innombrable ; la morale trouvait un appui dans un public immédiat, spectateur et juge de toutes les actions dans leurs plus petits détails et leurs nuances les plus délicates.

Ces temps ne sont plus; les regrets sont inu- tiles. Du moins , puisqu'il faut renoncer à tous ces biens, on ne saurait trop le répéter aux maî- tres de la terre : qu'ils laissent subsister dans leurs vastes empires les variétés dont ils sont sus- ceptibles , les variétés réclamées par la nature , consacrées par l'expérience. Une règle se fausse lorsqu'on l'applique à des cas trop divers; le joug devient pesant, par cela seul qu'on le maintient

DE CONQUÊTE. 245

uniforme dans des circonstances trop différentes.

Ajoutons que, dans le système des conquêtes , cette manie d'uniformité réagit des vaincus sur les vainqueurs. Tous perdent leur caractère na- tional, leurs couleurs primitives ; l'ensemble n'est plus qu'une masse inerte qui, par intervalles, se réveille pour souffrir, mais qui, d'ailleurs, s'af- faisse et s'engourdit sous le despotisme. Car l'ex- cès du despotisme peut seul prolonger une com- binaison qui tend à se dissoudre, et retenir sous une même domination des états que tout con- spire à séparer. Le prompt établissement du pou- voir sans bornes, dit Montesquieu, est le remède qui , dans ces cas , peut prévenir la dissolution ; nouveau malheur, ajoute-t-il, après celui de l'a- grandissement.

Encore ce remède , plus fâcheux que le mal , n'est-il point d'une efficacité durable. L'ordre na- turel des choses se venge des outrages qu'on veut lui faire ; et plus la compression a été violente , plus la réaction se montre terrible.

24i ESI>R1T

CHAPITRE XIV.

Terme inévitable des succès d'une nation conquérante.

La force nécessaire à un peuple, pour tenir tous les autres dans la sujétion, est aujourd'hui, plus que jamais, un privilège qui ne peut durer. La nation qui prétendrait à un pareil empire se placerait dans un poste plus périlleux que la peu- plade la plus faible ; elle deviendrait l'objet d'une horreur universelle. Toutes les opinions, tous les vœux, toutes les haines la menaceraient, et tôt ou tard ces haines, ces opinions et ces vœux écla- teraient pour l'envelopper.

Il y aurait sans doute, dans cette fureur contre tout un peuple, quelque chose d'injuste. Un peu- ple tout entier n'est jamais coupable des excès que son chef lui fait commettre. C'est ce chef qui l'égaré , ou , plus souvent encore , qui le do- mine sans l'égarer.

DE CONQUÊTE. 245

Mais les nations victimes de sa déplorable obéissance ne sauraient lui tenir compte des sen- timens cachés que sa conduite dément. Elles re- prochent aux instrumens le crime de la main qui les dirige. La France entière souffrait de l'am- bition de Louis XIV. et la détestait; mais l'Eu- rope accusait la France de cette ambition , et ia Suède a porté la peine du délire de Charles XII.

Lorsqu'une fois le monde aurait repris sa rai- son, reconquis son courage, vers quels lieux de la terre l'agresseur menacé tournerait-il les yeux pour trouver des défenseurs? à quels sentimens en appellerait-il? quelle apologie ne serait pas décréditée d'avance, si elle sortait de la môme bouche qui, durant sa prospérité coupable, au- rait prodigué tant d'insultes, proféré tant de mensonges , dicté tant d'ordres de dévastation ? Invoquerait-il la justice? il l'a violée. L'huma- nité? il l'a foulée aux pieds. La foi jurée? toutes ses entreprises ont commencé par le parjure. La sainteté des alliances? il a traité ses alliés comme ses esclaves. Quel peuple aurait pu s'allier de bonne foi , s'associer volontairement à ses rêves gigantesques? Tous auraient sans doute courbé momentanément la tête sous le joug dominateur ; mais ils l'auraient considéré comme une calamité passagère. Ils auraient attendu que le torrent eût cessé de rouler ses ondes , certains qu'il se perdrait un jour dans le sable aride, et qu on

21.

246 ESPRIT

pourrait fouler à pied sec le sol sillonné par ses ravages.

Compterait-il sur les secours de ses nouveaux sujets? il les a privés de tout ce qu'ils chéris- saient et respectaient ; il a troublé la cendre de leurs pères et fait couler le sang de leurs fils.

Tous se coaliseraient contre lui. La paix, Tin- dépendance , la justice , seraient les mots du ral- liement général ; et par cela même qu'ils auraient été longtemps proscrits , ces mots auraient acquis une puissance presque magique. Les hommes , pour avoir été les jouets de la folie , auraient conçu l'enthousiasme du bon sens. Un cri de dé- livrance, un cri d'union, retentirait d'un bout du globe à l'autre. La pudeur publique se com- muniquerait aux plus indécis ; elle entraînerait les plus timides. Nul n'oserait demeurer neutre, de peur d'être traître envers soi-même.

Le conquérant verrait alors qu'il a trop pré- sumé de la dégradation du monde. Il appren- drait que les calculs fondés sur l'immoralité et sur la bassesse , ces calculs dont il se vantait na- guère comme d'une découverte sublime , sont aussi incertains qu'ils sont étroits , aussi trom- peurs qu'ils sont ignobles. Il riait de la niaiserie de la vertu , de cette confiance en un désintéres- sement qui lui paraissait une chimère , de cet ap- pel à une exaltation dont il ne pouvait concevoir les motifs ni la durée, et qu'il était tenté de

DE CONQUÊTE. 247

prendre pour l'accès passager d'une maladie sou- daine. Maintenant , il découvre que l'égoïsme a aussi sa niaiserie ; qu'il n'est pas moins ignorant sur ce qui est bon que l'honnêteté sur ce qui est mauvais; et que, pour connaître les hommes, il ne suffît pas de les mépriser. L'espèce humaine lui devient une énigme. On parle autour de lui de générosité , de sacrifices, de dévouement. Cette langue étrangère étonne ses oreilles ; il ne sait pas négocier dans cet idiome. Il demeure im- mobile , consterné de sa méprise , exemple mé- morable du machiavélisme dupe de sa propre corruption.

Mais que ferait cependant le peuple qu'un tel maître aurait conduit à ce terme? Qui pourrait s'empêcher de plaindre ce peuple, s'il était natu- rellement doux , éclairé , sociable, susceptible de tous les sentimens délicats , de tous les courages héroïques, et qu'une fatalité déchaînée sur lui l'eût rejeté de la sorte loin des sentiers de la ci- vilisation et de la morale? Qu'il sentirait profon- dément sa propre misère ! Ses confidences in- times , ses entretiens , ses lettres , tous les épan- chemens qu'il croirait dérober à la surveillance , ne seraient qu'un cri de douleur.

Il interrogerait tour à tour et son chef et sa conscience.

Sa conscience lui répondrait qu'il ne suffit pas de se dire contraint pour être excusable , que ce

248 ESPRIT

n'est pas assez de séparer ses opinions de ses actes, de désavouer sa propre conduite, et de murmurer le blâme , en coopérant aux attentats. Son chef accuserait probablement les chances de la guerre , la fortune inconstante , la destinée capricieuse. Beau résultat, vraiment, de tant d'angoisses , de tant de souffrances , et de vingt générations balayées par un vent funeste , et pré- cipitées dans la tombe !

CHAPITRE XV.

Résultats du système guerrier à l'époque actuelle.

Les nations commerçantes de l'Europe mo- derne , industrieuses , civilisées , placées sur un sol assez étendu pour leurs besoins , ayant avec les autres peuples des relations dont l'interrup- tion devient un désastre , n'ont rien à espérer des conquêtes. Une guerre inutile est donc au- jourd'hui le plus grand attentat qu'un gouverne- ment puisse commettre : elle ébranle, sans com- pensation, toutes les garanties sociales. Elle met

DE CONQUÊTE. 249

en péril tous les genres de liberté , blesse tous les intérêts, trouble toutes les sécurités, pèse sur toutes les fortunes, combine et autorise tous les modes de tyrannie intérieure et extérieure. Elle introduit dans les formes judiciaires une rapi- dité destructive de leur sainteté, comme de leur but ; elle tend à représenter tous les hommes que les agens de l'autorité voient avec malveillance, comme des complices de l'ennemi étranger ; elle déprave les générations naissantes ; elle divise le peuple en deux parts , dont Tune mé- prise l'autre , et passe volontiers du mépris à l'injustice; elle prépare des destructions futures par des destructions passées; elle achète par les malheurs du présent les malheurs de l'avenir.

Ce sont des vérités qui ont besoin d'être souvent répétées ; car l'autorité , dans son dédain superbe, les traite comme des paradoxes, en les appelant des lieux communs.

Il y a d'ailleurs parmi nous un assez grand nombre d'écrivains, toujours au service du sys- tème dominant, vrais lansquenets, sauf la bra- voure, à qui les désaveux ne coûtent rien, que les absurdités n'arrêtent pas, qui cherchent par- tout une force dont ils réduisent les volontés en principes , qui reproduisent toutes les doctrines les plus opposées, et qui ont un zèle d'autant plus infatigable qu'il se passe de leur conviction. Ces écrivains ont répété à satiété, quand ils en avaient

250 ESPRIT

reçu le signal, que la paix était le besoin du monde ; mais ils disent en même temps que la gloire militaire est la première des gloires, et que c'est par l'éclat des armes que la France doit s'illustrer. J'ai peine à m'expliquer comment la gloire militaire s'acquiert autrement que par la guerre , ou comment l'éclat des armes se concilie avec cette paix dont le monde a besoin. Mais que leur importe ? Leur but est de rédiger des phrases suivant la direction du jour. Du fond de leur ca- binet obscur, ils vantent tantôt la démagogie, tantôt le despotisme, tantôt le carnage, lançant, pour autant qu'il est en eux, tous les fléaux sur l'humanité, et prêchant le mal, faute de pouvoir le faire.

Je me suis demandé quelquefois ce que répon- drait l'un de ces hommes qui veulent renouve- ler Cambyse, Alexandre ou Attila, si son peuple prenait la parole, et s'il lui disait : La nature vous a donné un coup d'œil rapide, une activité infatigable , un besoin dévorant d'émotions for- tes , une soif inextinguible de braver le danger pour le surmonter, et de rencontrer des obsta- cles pour les vaincre. Mais est-ce à nous à payer le prix de ces facultés? n'existons-nous que pour qu'à nos dépens elles soient exercées? Ne som- mes-nous là que pour vous frayer de nos corps expirans une route vers la renommée? Vous avez le génie des combats : que nous fait votre génie?

DE CONQUÊTE. 251

Vous vous ennuyez dans le désœuvrement de la paix : que nous importe votre ennui ? Le léopard aussi, si on le transportait dans nos cités popu- leuses, pourrait se plaindre de n'y pas trouver ces forêts épaisses, ces plaines immenses il se délectait à poursuivre, à saisir et à dévorer sa proie, sa vigueur se déployait dans la course rapide et dans l'élan prodigieux. Vous êtes comme lui d'un autre climat, d'une autre terre, d'une autre espèce que nous. Apprenez la civilisation, si vous voulez régner à une époque civilisée. Ap- prenez la paix, si vous prétendez régir des peu- ples pacifiques , ou cherchez ailleurs des instru- mens qui vous ressemblent, pour qui le repos ne soit rien, pour qui la vie n'ait de charmes que lorsqu'ils la risquent au sein de la mêlée, pour qui la société n'ait créé ni les affections douces, ni les habitudes stables, ni les arts ingénieux, ni la pensée calme et profonde, ni toutes ces jouis- sances nobles ou élégantes, que le souvenir rend plus précieuses , et que double la sécurité. Ces choses sont l'héritage de nos pères, c'est notre patrimoine. Homme d'un autre monde, cessez d'en dépouiller celui-ci.

Qui pourrait ne pas applaudir à ce langage? Le traité ne tarderait pas à être conclu entre des nations qui ne voudraient qu'être libres, et celle que l'univers ne combattrait que pour la con- traindre à être juste. On la verrait avec joie ab-

252 ESPRIT DE CONQUÊTE.

jurer enfin sa longue patience , réparer ses lon- gues erreurs , exercer pour sa réhabilitation un courage naguère trop déplorablement employé. Elle se placerait, brillante de gloire, parmi les peuples civilisés, et le système des conquêtes, ce fragment d'un état de choses qui n'existe plus, cet élément désorganisateur de tout ce qui existe, serait de nouveau banni de la terre, et flétri, par cette dernière expérience , d'une éternelle réprobation.

SECONDE PARTIE.

DE L'USURPATION.

CHAPITRE PREMIER.

But précis de la comparaison entre l'Usurpation et laMonarchi

Mon but n'est nullement, dans cet ouvrage, de me livrer à l'examen des diverses formes de gouvernement.

Je veux opposer un gouvernement régulier à celui qui n'en est pas un, mais non comparer les gouvernemens réguliers entre eux. Nous n'en sommes plus aux temps l'on déclarait la mo- narchie un pouvoir contre nature ; et je n'écris pas non plus dans le pays il est ordonné de proclamer que la république est une institution anti-sociale.

Il y a vingt ans qu'un homme d'horrible mé-

22

254 DE L USURPATION.

moire, dont le nom ne doit plus souiller aucun écrit, puisque la mort a fait justice de sa per- sonne, disait, en examinant la constitution an- glaise : J'ij vois un roi, je recule d'horreur. Il y a dix ans qu'un anonyme prononçait le même anathème contre les gouvernemens républicains : tant il est vrai, qu'à de certaines époques, il faut parcourir tout le cercle des folies pour revenir à la raison (1).

(1) 11 y a un esprit de parti absurde et une ignorance profonde à vouloir réduire à des termes simples la question delà république et de la monarchie : comme si la première n'était que le gouvernement de plusieurs, et la seconde celui d'un seul. Réduite à ces termes, Tune n'assure point le repos, l'autre ne garantit point la liberté. Y avait-il du repos à Rome sous Néron , sous Domitien , sous Hélioga- bale , à Syracuse sous Denys, en France sous Louis XI, ou sous Charles IX? Y avait-il delà liberté sous les décemvirs, sous le longparlement, sous la convention ou mêmele direc- toire? L'on peut concevoir un peuple gouverné par des hommes qui paraissent de son choix , et ne jouissant d'au- cune liberté, si ces hommes forment une faction dans l'état, et si leur puissance est illimitée. On peut aussi con- cevoir un peuple soumis à un chef unique, et ne goûtant aucun repos, si ce chef n'est contenu ni par la loi ni par l'opinion. D'un autre côté , une république pourrait se trouver tellement organisée, que l'autorité y fût assez forte pour maintenir l'ordre; et quant à la monarchie, pour ne citer qu'un exemple , qui osera nier qu'en Angleterre, de- puis cent vingt ans , l'on n'ait joui de plus de sûreté person- nelle et de plus de droits politiques que n'en procurèrent jamais à la France ses essais de république, dont les insti-

DE L USURPATION. 2DO

Quant à moi , je ne me réunirai point aux détracteurs des républiques. Celles de l'an- tiquité, où les facultés de l'homme se dévelop- paient dans un champ si vaste, tellement fortes de leurs propres forces, avec un tel sentiment d'énergie et de dignité, remplissent toutes les Ames qui ont quelque valeur d'une émotion d'un genre profond et particulier. Les vieux élémens d'une nature antérieure, pour ainsi dire, à la nô- tre, semblent se réveiller en nous à ces souve- nirs. Les républiques de nos temps modernes, moins brillantes et plus paisibles , ont favorisé

tutions informes et imparfaites disséminaient l'arbitraire et multipliaient les tyrans ?

Que de questions de détail , d'ailleurs , dont chacune serait nécessaire à examiner ! La monarchie est-elle la même chose , suivant que son établissement remonte à des 'siècles reculés , ou date d'une époque récente ; suivant que le famille régnant e est de temps immémorial sur le trône, comme les descendans de Hugues Capet, ou qu'étrangère par son ori- gine, elle a été appelée à la couronne par le vœu du peuple, comme en Angleterre, en 1688; ou qu'elle est enfin tout à fait nouvelle, et sortie par d'heureuses circonstances de ia foule de ses égaux; suivant encore que la monarchie est accompagnée d'une ancienne noblesse héréditaire , comme dans presque tous les états de l'Europe , ou qu'une seule famille s'élève isolément, et se voit forcée de créer à la hâte une noblesse sans aïeux ; suivant que cette noblesse est féodale , comme en Allemagne , purement honorifique , romme elle l'était en France ; ou qu'elle forme une sorte de magistrature , comme la chambre des pairs, etc., etc.?

256 de l'usurpation.

d'autres développemens de facultés et créé d'au- tres vertus. Le nom de la Suisse rappelle cinq siècles de bonheur privé et de loyauté publique. Le nom de la Hollande en retrace trois d'acti- vité, de bon sens, de fidélité , et d'une probité scrupuleuse, jusqu'au milieu des dissensions ci- viles, et môme sous le joug de l'étranger; et l'imperceptible Genève a fourni aux annales des sciences , de la philosophie et de la morale, une moisson plus ample que bien des empires cent fois plus vastes et plus puissans.

D'une autre part , en considérant les monarchies de nos jours , ces monarchies maintenant les peuples et les rois sont réunis par une confiance réciproque, et ont contracté une sincère alliance, on doit se plaire à leur rendre hommage. Celui- serait bien peu fait pour apprécier la nature humaine , qui aurait pu contempler froidement les transports de ces peuples au retour de leurs anciens chefs, et qui resterait insensible témoin de cette passion de loyauté , qui est aussi pour l'homme une noble jouissance !

Enfin ,. lorsqu'on réfléchit que l'Angleterre est une monarchie, et que l'on y voit tous les droits des citoyens hors d'atteinte , l'élection populaire maintenant la vie dans le corps politique, malgré quelques abus plus apparens que réels, la liberté de la presse respectée , le talent assuré de son triomphe, et dans les individus de toutes -les

de l'usurpation. 257

classes, cette sécurité fière et calme de l'homme environné de la loi de sa patrie, sécurité dont naguère , dans notre continent misérable , nous avions perdu jusqu'au dernier souvenir, comment ne pas rendre justice à des institutions qui garan- tissent un pareil bonheur? Il y a quelques mois que chacun, regardant autour de soi, se deman- dait dans quel asile obscur, si l'Angleterre était subjuguée , il pourrait écrire , parler , penser , respirer.

Mais l'usurpation ne présente aux peuples ni les avantages d'une monarchie , ni ceux d'une république; l'usurpation n'est point la monar- chie : ce qui fait qu'on a méconnu cette vérité, c'est que voyant dans l'une comme dans l'autre, un seul homme dépositaire de la puissance , l'on n'a pas suffisamment distingué deux choses qui ne se ressemblent que sous ce rapport.

22,

258 de l'usurpation.

CHAPITRE II.

Différences entre l'Usurpation et ia Monarchie,

L'habitude qui veille au fond de tous les cœurs Les frappe de respect , les poursuit de terreurs , Et sur la foule aveugle un instant égarée, Exerce une puissance invisible et sacrée , Héritage des temps , culte du souvenir, Qui toujours au passé ramène l'avenir.

Wallst ein , act . II , se. 4.

At«^ Si Tpayjjç !<7Tij air vlov xparsx.

Eschyle, Prometh.

La monarchie , telle qu'elle existe dans la plupart des états européens, est une institution modifiée par le temps, adoucie par l'habitude. Elle est entourée de corps intermédiaires qui la soutiennent à la lois et la limitent , et sa trans-

de l'usurpation. 259

mission régulière et paisible rend la soumission plus facile et la puissance moins ombrageuse. Le monarque est en quelque sorte un être abstrait. On voit en lui non pas un individu, mais une race entière de rois, une tradition de plusieurs siècles.

L'usurpation est une force qui n'est modifiée ni adoucie par rien. Elle est nécessairement em- preinte de l'individualité de l'usurpateur, et cette individualité, par l'opposition qui existe entre elle et tous les intérêts antérieurs, doit être dans un état perpétuel de défiance et d'hos- tilité.

La monarchie n'est point une préférence accordée à un homme aux dépens des autres; c'est une suprématie consacrée d'avance : elle décourage les ambitions , mais n'offense point les vanités. L'usurpation exige, de la part de tous, une abdication immédiate en faveur d'un seul; elle soulève toutes les prétentions ; elle met en fermentation tous les amours-propres. Lorsque le mot de Pédarète porte sur trois cents hommes, il est moins difficile à prononcer que lorsqu'il porte sur un seul ( 1 ) .

(1) Pédarète, en sortant d'une assemblée dont il avait inutilement sollicité les suffrages, dit : Je rends grâces aux Dieux de ce qu'il y a dans ma patrie trois cents citoyens meilîeuis que moi,

2G0 de l'usurpation.

Ce n'est pas tout de se déclarer monarque héréditaire ; ce qui constitue tel , ce n'est pas le trône qu'on veut transmettre , mais le trône qu'on a hérité. On n'est monarque héréditaire qu'après la seconde génération. Jusqu'alors, l'usurpation peut bien s'intituler monarchie ; mais elle con- serve l'agitation des révolutions qui l'ont fondée : ces prétendues dynasties nouvelles sont aussi orageuses que les factions, ou aussi oppressives que la tyrannie. C'est l'anarchie de Pologne, ou le despotisme de Constantinople. Souvent c'est tous les deux.

Un monarque montant sur le trône que ses ancêtres ont occupé , suit une route dans laquelle il ne s'est point lancé par sa volonté propre. Il n'a point de réputation à faire : il est seul de son espèce : on ne le compare à personne. Un usur- pateur est exposé à toutes les comparaisons que suggèrent les regrets , les jalousies ou les espé- rances ; il est obligé de justifier son élévation : il a contracté l'engagement tacite d'attacher de grands résultats à une si grande fortune : il doit craindre de tromper l'attente du public , qu'il a si puissamment éveillée. L'inaction la plus raisonnable , la mieux motivée , lui devient un darder. Il faut donner aux Français tous les trois mois, disait un homme qui s'y entend bien, quelque chose de nouveau : il a tenu sa parole.

Or, c'est sans doute un avantage que d'être

de l'usurpation. , 261

propre à de grandes choses, quand le bien géné- ral l'exige ; mais c'est un mal que d'être con- damné à de grandes choses , pour sa considéra- tion personnelle , quand le bien ne l'exige pas. L'on a beaucoup déclamé contre les rois fainéans ; Dieu nous rende leur fainéantise , plutôt que l'activité d'un usurpateur!

Aux inconvéniens de la position, joignez les vices du caractère : car il y en a que l'usurpation implique, et il y en a aussi que l'usurpation produit.

Que de ruses , que de violences, que de par- jures elle nécessite ! Gomme il faut invoquer des principes qu'on se prépare à fouler aux pieds , prendre des engagemens que l'on veut enfreindre, se jouer de la bonne foi des uns, profiter de la faiblesse des autres, éveiller l'avidité elle sommeille, enhardir l'injustice elle se cache , la dépravation elle est timide , mettre, en un mot, toutes les passions coupables comme en serre-chaude, pour que la maturité soit plus rapide, et que la moisson soit plus abondante !

Un monarque arrive noblement au trône ; un usurpateur s'y glisse à travers la boue et le sang; et quand il y prend place, sa robe tachée porte l'empreinte de la carrière qu'il a parcourue.

Croit-on que le succès viendra, de sa baguette

262 de l'usurpation.

magique, le purifier du passé? Tout au contraire , ii ne serait pas corrompu d'avance, que le succès suffirait pour le corrompre.

L'éducation des princes, qui peut être défec- tueuse sous bien des rapports , a cet avantage , qu'elle les prépare , sinon toujours à remplir di- gnement les fonctions du rang suprême, du moins à n'être pas éblouis de son éclat. Le fils d'un roi, parvenant au pouvoir, n'est point transporté dans une sphère nouvelle; il jouit avec calme de ce qu'il a , depuis sa naissance , considéré comme son partage. La hauteur à laquelle il est placé ne lui cause point de vertige. Mais la tête d'un usurpateur n'est jamais assez forte pour suppor- ter cette élévation subite; sa raison ne peut résister à un tel changement de toute son exi- stence. L'on a remarqué que les particuliers même qui se trouvaient soudain investis d'une extrême richesse , concevaient des désirs , des caprices et des fantaisies désordonnés. Le su- perflu de leur opulence les enivre , parce que l'opulence est une force , ainsi que le pouvoir. Comment n'en serait-il pas de même de celui qui s'est emparé illégalement de toutes les forces, et approprié illégalement tous les trésors ? Illé- galement, dis-je, car il y a quelque chose de mi- raculeux dans la conscience de la légitimité. Notre siècle fertile en expériences de tout genre, nous en fournit une preuve remarquable. Voyez ces

de l'usurpation. 265

deux hommes , l'un que le vœu d'un peuple et l'adoption d'un roi ont appelé au trône , l'autre qui s'y est lancé, appuyé seulement sur sa vo- lonté propre et sur l'assentiment arraché à la terreur. Le premier , confiant et tranquille, a pour allié le passé ; il ne craint point la gloire de ses aïeux adoptifs , il la rehausse par sa propre gloire. Le second , inquiet et tourmenté , ne croit pas aux droits qu'il s'arroge, bien qu'il force le monde à les reconnaître. L'illégalité le poursuit comme un fantôme ; il se réfugie vainement et dans le faste et dans la victoire. Le spectre l'ac- compagne au sein des pompes et sur les champs de bataille. Il promulgue les lois, et il les change ; il établit des constitutions, et il les viole ; il fonde des empires, et il les renverse; il n'est jamais content de son édifice bâti sur le sable, et dont la base se perd dans l'abîme.

Si nous parcourons tous les détails de l'admi- nistration extérieure et intérieure, partout nous verrons des différences au désavantage de l'usur- pation , et à l'avantage de la monarchie.

Un roi n'a pas besoin de commander ses ar- mées. D'autres peuvent combattre pour lui, tandis que ses vertus pacifiques le rendent cher et respectable à son peuple. L'usurpateur doit être toujours à la tête de ses prétoriens ; il en serait le mépris, s'il n'en était l'idole.

Ceux qui corrompirent les républiques grecques,

264 de l'usurpation,

dit Montesquieu, ne devinrent pas toujours tyrans. C'est qu'ils s'étaient plus attachés à l'éloquence quà l'art militaire (1). Mais dans nos associations nombreuses, l'éloquence est impuissante, l'usur- pation n'a d'autre appui que la force armée ; pour la fonder, cette force est nécessaire ; elle l'est encore pour la conserver.

De là, sous un usurpateur, des guerres sans cesse renouvelées : ce sont des prétextes pour s'entourer de gardes ; ce sont des occasions pour façonner ces gardes à l'obéissance ; ce sont des moyens d'éblouir les esprits, et de suppléer, par le prestige de la conquête , au prestige de l'antiquité. L'usurpation nous ramène au sys- tème guerrier; elle entraîne donc tous les in- convéniens que nous avons rencontrés dans ce système.

La gloire d'un monarque légitime s'accroît des gloires environnantes ; il gagne à la considération dont il entoure ses ministres ; il n'a nulle con- currence à redouter. L'usurpateur, pareil na- guère, ou même inférieur à ses instrumens , est obligé de les avilir, pour qu'ils ne deviennent pas rivaux; il les froisse pour les employer. Aussi, regardez-y de près, toutes les âmes flères s'éloi- gnent ; et quand les âmes fières s'éloignent, que reste-t-il? Des hommes qui savent ramper, mais

(1) Esprit des lois, VIII, i.

DE L USURPATION. 2()5

ne sauraient défendre ; des hommes qui insulte- raient les premiers, après sa chute , le maître qu'ils auraient flatté.

Ceci fait que l'usurpation est plus dispendieuse que la monarchie. Il faut d'abord payer les agens pour qu'ils se laissent dégrader ; il faut ensuite payer encore ces agens dégradés pour qu'ils se rendent utiles. L'argent doit faire le service et de l'opinion et de l'honneur. Mais ces agens , tout corrompus et tout zélés qu'ils sont, n'ont pas l'habitude du gouvernement. Ni eux , ni leur maître, nouveau comme eux , ne savent tourner les obstacles. A chaque difficulté qu'ils rencon- trent , la violence leur est si commode qu'elle leur paraît toujours nécessaire ; ils seraient ty- rans par ignorance , s'ils ne l'étaient par inten- tion. Vous voyez les mômes institutions subsister dans la monarchie durant des siècles. Vous ne voyez pas un usurpateur qui n'ait vingt fois ré- voqué ses propres lois , et suspendu les formes qu'il venait d'instituer, comme un ouvrier novice et impatient brise ses outils.

Un monarque héréditaire peut exister à côté , ou, pour mieux dire, à la tête d'une noblesse an- tique et brillante ; il est , comme elle , riche de souvenirs. Mais le monarque voit des sou- tiens, l'usurpateur voit des ennemis. Toute noblesse dont l'existence a précédé la sienne doit lui faire ombrage. Il faut que, pour appuyer

23

2G0 de l'usurpation.

sa nouvelle dynastie , il crée une nouvelle no- blesse (1).

Il y a confusion d'idées dans ceux qui parlent des avantages d'une hérédité déjà reconnue pour en conclure la possibilité de créer l'hérédité. La noblesse engage, envers un homme et ses descendais , le respect des générations , non-seu- lement futures , mais contemporaines. Or, ce dernier point est le plus difficile. On peut bien admettre un traité pareil , lorsqu'en naissant on le trouve sanctionné ; mais assister au contrat , et s'y résigner, est impossible, si l'on n'est la partie avantagée.

L'hérédité s'introduit dans des siècles de sim-

(1) Ce que j'écrivais ici ne s'applique qu'au système que j'examinais alors, c'est-à-dire, à l'hypothèse d'un usurpateur détruisant les institutions anciennes pour leur substitues des institutions créées par un seul. La révolution qui vient de s'opérer répond à plusieurs de mes objections. Pour ce qui regarde la noblesse, par exemple, la combinaison de l'ancienne et de la nouvelle est une heureuse et libérale idée. La première donnera à la seconde le lustre de l'anti- quité; et celle-ci, composée heureusement en grande partie d'hommes couverts de gloire, apporte en ;dot l'éclat des triomphes militaires. Dans ce cas, comme dans presque toutes les difficultés qu'elle avait à combattre, la consti- tution actuelle les a surmontées habilement, et a conservé tout ce qui était bon dans un régime dont l'ensemble d'ail- leurs était détestable. Pour juger mon ouvrage, il ne faut pas oublier qu'il est écrit et publié depuis quatre mois : je voyais alors le mal , et je ne pouvais prévoir le bien.

DE L USURPATION. 2o/

plicité ou de conquête ; mais on ne l'institue pas au milieu de la civilisation. Elle peut alors se conserver, mais non s'établir. Toutes les institu- tions qui tiennent du prestige ne sont jamais l'effet de la volonté , elles sont l'ouvrage des cir- constances. Tous les terrains sont propres aux alignemens géométriques. La nature seule pro- duit les sites et les effets pittoresques. Une héré- dité, qu'on voudrait édifier sans qu'elle reposât sur aucune tradition respectable et presque mys- térieuse, ne dominerait point l'imagination. Les passions ne seraient pas désarmées ; elles s'irri- teraient au contraire davantage contre une iné- galité subitement érigée en leur présence et à ieurs dépens. Lorsque Cromwell voulut instituer une chambre haute , il y eut révolte générale dans l'opinion d'Angleterre. Les anciens pairs re- fusèrent d'en faire partie , et la nation refusa de son côté de reconnaître comme pairs ceux qui se rendirent à l'invitation (1).

On crée néanmoins de nouveaux nobles , ob- jectera-t-on. C'est que l'illustration de l'ordre entier rejaillit sur eux. Mais si vous créez à la

(1) Un pamphlet publié contre la prétendue chambre haute du temps de Cromwell est une preuve remarquable de l'impuissance de l'autorité dans les institutions de ce genre. Voyez, «a reasonable speech made by a worthy « member of parti a ment in the house of commons, con- « cerning the other house. March, 1659.

268 de l'usurpation.

fois le corps et les membres , sera la source de l'illustration?

Des raisonnemens du même genre se repro- duisent relativement à ces assemblées qui, dans quelques monarchies, défendent ou représentent le peuple. Le roi d'Angleterre est vénérable au mi- lieu de son parlement ; mais c'est qu'il n'est pas, nous le répétons , un simple individu ; il repré- sente aussi la longue suite des rois qui l'ont pré- cédé ; il n'est pas éclipsé par les mandataires de la nation ; mais un seul homme, sorti de la foule, est d'une stature trop diminutive, et, pour sou- tenir le parallèle , il faut que cette stature de- vienne terrible. Les représentans d'un peuple , sous un usurpateur, doivent être ses esclaves pour n'être pas ses maîtres. Or, de tous les fléaux politiques , le plus effroyable est une assemblée qui n'est que l'instrument d'un seul homme. Nul n'oserait vouloir en son nom ce qu'il ordonne à ses agens de vouloir, lorsqu'ils se disent les in- terprètes libres du vœu national. Songez au sénat de Tibère, songez au parlement d'Henri VIII.

Ce que j'ai dit de la noblesse s'applique éga- lement à la propriété. Les anciens propriétaires sont les appuis naturels d'un monarque légitime ; ils sont les ennemis nés d'un usurpateur. Or, je pense qu'il est reconnu que, pour qu'un gou- vernement soit paisible , la puissance et la pro- priété doivent être d'accord. Si vous les séparez,

DE L USURPATION. 269

il y aura lutte, et à la fin de cette lutte, ou la propriété sera envahie , ou le gouvernement sera renversé.

Il paraît plus facile , à la vérité , de créer de nouveaux propriétaires que de nouveaux nobles ; mais il s'en faut qu'enrichir des hommes devenus puissans soit la même chose qu'investir du pou- voir des hommes qui étaient nés riches. La ri- chesse n'a point un effet rétroactif. Conférée tout à coup à quelques individus, elle ne leur donne ni cette sécurité sur leur situation , ni cette ab- sence d'intérêts étroits , ni cette éducation soi- gnée , qui forment ses principaux avantages. On ne prend pas l'esprit propriétaire aussi leste- ment qu'on prend la propriété. A Dieu ne plaise que je veuille insinuer ici que la richesse doit constituer un privilège ! Toutes les facultés na- turelles , comme tous les avantages sociaux, doi- vent trouver leur place dans l'organisation po- litique, et le talent n'est certes pas un moindre trésor que l'opulence. Mais , dans une société bien organisée, le talent conduit à la propriété. Le corps" des anciens propriétaires se recrute ainsi de nouveaux membres , et c'est la seule manière dont un changement progressif, imper- ceptible et toujours partiel, doive s'opérer. L'ac- quisition lente et graduelle d'une propriété lé- gitime est autre chose que la conquête violente d'une propriété qu'on enlève, L'homme qui

23,

270 DE L USURPATION.

s'enrichit par son industrie ou ses facultés ap- prend à mériter ce qu'il acquiert : celui qu'enri- chit la spoliation ne devient que plus indigne de ce qu'il ravit.

Plus d'une fois, durant nos troubles, nos maîtres d'un jour, qui nous entendaient regretter le gouvernement des propriétaires, ont eu la tentation de devenir propriétaires, pour se rendre plus dignes de gouverner ; mais quand ils se se- raient investis en quelques heures de propriétés considérables , par une volonté qu'ils auraient appelée loi, le peuple et eux-mêmes auraient pensé que ce que la loi avait conféré, la loi pou- vait le reprendre; et la propriété, au lieu de protéger l'institution, aurait eu continuellement besoin d'être protégée par elle. En richesse , comme en autre chose , rien ne supplée au temps.

D'ailleurs , pour enrichir les uns , il faut ap- pauvrir les autres ; pour créer de nouveaux propriétaires, il faut dépouiller les anciens. L'u- surpation générale doit s'entourer d'usurpations partielles , comme d'ouvrages avancés qui la dé- fendent. Pour un intérêt qu'elle se concilie , dix s'arment contre elle.

Ainsi donc , malgré la ressemblance trompeuse qui paraît exister entre l'usurpation et la mo- narchie , considérées toutes deux comme le pou- voir remis à un seul homme , rien n'est plus

de l'usurpation. 271

dilîérent. Tout ce qui fortifie la seconde menace la première ; tout ce qui est dans la monarchie une cause d'union , d'harmonie et de repos , est dans l'usurpation une cause de résistance , de haine et de secousses.

Ces raisonnemens ne militent pas avec moins de force pour les républiques, quand elles ont existé longtemps. Alors elles acquièrent, comme les monarchies , un héritage de traditions, d'u- sages et d'habitudes. L'usurpation seule, nue et dépouillée de toutes ces choses , erre au hasard, le glaive en main, cherchant de tous côtés, pour couvrir sa honte , des lambeaux qu elle déchire et qu'elle ensanglante en les arrachant.

CHAPITRE III.

D'un rapport sous lequel l'Usurpation est plus fâcheuse qu« le Despotisme le plus absolu.

Je ne suis point assurément le partisan du despotisme; mais s'il fallait choisir entre l'usur-

272 de l'usurpation.

pation et un despotisme consolidé, je ne sais si ce dernier ne me semblerait pas préférable.

Le despotisme bannit toutes les formes de la liberté ; l'usurpation , pour motiver le renverse- ment de ce qu'elle remplace, a besoin de ces formes; mais en s'en emparant, elle les profane. L'existence de l'esprit public lui étant dange- reuse , et l'apparence de l'esprit public lui étant nécessaire, elle frappe d'une main le peuple pour étouffer l'opinion réelle , et elle le frappe encore de l'autre pour le contraindre au simulacre de l'opinion supposée.

Quand le Grand Seigneur envoie le cordon à l'un des ministres disgraciés, les bourreaux sont muets comme la victime; quand un usurpateur proscrit l'innocence , il ordonne la calomnie , pour que, répétée, elle paraisse un jugement national ; le despote interdit la discussion , et n'exige que l'obéissance; l'usurpateur prescrit un examen dérisoire, comme préface de l'appro- bation.

Cette contrefaction de la liberté réunit tous les maux de l'anarchie et tous ceux de l'esclavage ; il n'y a point de terme à la tyrannie qui veut arracher les symptômes du consentement. Les hommes paisibles sont persécutés comme indif- férens , les hommes énergiques comme dange- reux; la servitude est sans repos, l'agitation sans jouissance : cette agitation ne ressemble à la vie

de l'usurpation. 275

morale que comme ressemblent à la vie physique ces convulsions hideuses qu'un art plus effrayant qu'utile imprime aux cadavres sans les ranimer.

C'est l'usurpation qui a inventé ces prétendues sanctions, ces adresses, ces félicitations mono- tones, tribut habituel qu'à toutes les époques, les mêmes hommes prodiguent, presque dans les mômes mots, aux mesures les plus oppo- sées : la peur y vient singer tous les dehors du courage , pour se féliciter de la honte et pour remercier du malheur. Singulier genre d'artifice dont nul n'est la dupe ! comédie convenue qui n'en impose à personne , et qui , depuis long- temps', aurait du succomber sous les traits du ridicule! Mais le ridicule attaque tout et ne dé- truit rien. Chacun pense avoir reconquis, par la moquerie, l'honneur de l'indépendance, et, .content d'avoir désavoué ses actions par ses pa- roles, se trouve à l'aise pour démentir ses paroles par ses actions.

Qui ne sent que plus un gouvernement est oppressif, plus les citoyens épouvantés s'empres- seront de lui faire hommage de leur enthousiasme de commande? Ne voyez-vous pas, à côté des registres que chacun signe d'une main trem- blante, ces délateurs et ces soldats? Ne lisez-vous pas ces proclamations déclarant factieux ou re- belles ceux dont le suffrage serait négatif? Qu'est- ce qu'interroger un peuple au milieu des cachots

274 de l'usurpation.

et sous l'empire de l'arbitraire, sinon demander aux adversaires de la puissance une liste pour les reconnaître et pour les frapper à loisir?

L'usurpateur, cependant, enregistre ces accla- mations et ces harangues; l'avenir le jugera sur ces monumens érigés par lui. le peuple fut tellement vil, dira-t-on, le gouvernement dut être tyrannique. Rome ne se prosternait pas de- vant Marc-Aurèle, mais devant Tibère et Cara- calla.

Le despotisme étouffe la liberté de la presse, l'usurpation la parodie. Or, quand la liberté de la presse est tout à fait comprimée, l'opinion sommeille , mais rien ne l'égaré ; quand au con- traire des écrivains soudoyés s'en saisissent, ils discutent , comme s'il était question de convain- cre; ils s'emportent, comme s'il y avait de l'op- position; ils insultent, comme si l'on possédait la faculté de répondre ; leurs diffamations ab- surdes précèdent des condamnations barbares; leurs plaisanteries féroces préludent à d'illégales condamnations; leurs démonstrations nous fe- raient croire que leurs victimes résistent, comme en voyant de loin les danses frénétiques des sau- vages autour des captifs qu'ils tourmentent , on dirait qu'ils combattent les malheureux qu'ils vont dévorer.

Le despotisme, en un mot, règne par le si- lence , et laisse à l'homme le droit de se taire ;

de l'usurpation. 275

l'usurpation le condamne à parler, elle le pour- suit dans le sanctuaire intime de sa pensée, et, le forçant à mentir à sa conscience, elle lui ravit la dernière consolation qui reste encore à l'opprimé.

Quand un peuple n'est qu'esclave , sans être avili, il y a pour lui possibilité dun meilleur état de choses; si quelque circonstance heureuse le lui présente , il s'en montre digne : le despo- tisme laisse cette chance à l'espèce humaine. Le joug de Philippe II et les échafauds du duc d'Albe ne dégradèrent point les généreux Hol- landais; mais l'usurpation avilit un peuple en même temps qu'elle l'opprime; elle l'accoutume à fouler aux pieds ce qu'il respectait, à courtiser ce qu'il méprise, à se mépriser lui-même, et, pour peu qu'elle se prolonge , elle rend , même après sa chute, toute liberté, toute amélioration impossible : on renverse Commode ; mais les pré- toriens mettent l'empire à l'enchère, et le peuple obéit à l'acheteur.

En pensant aux usurpateurs fameux que l'on nous vante de siècle en siècle, une seule chose me semble admirable, c'est l'admiration qu'on a pour eux. César, et cet Octave qu'on appelle Auguste , sont des modèles en ce genre ; ils com- mencèrent par la proscription de tout ce qu'il y avait d'éminent à Rome, ils poursuivirent par la dégradation de tout ce qui restait de noble , ils finirent par léguer au monde Viteîiius, Do-

276 de l'usurpation.

mitien, Héliogabale, et enfin les Vandales et les Goths.

CHAPITRE IV.

Que l'Usurpation ne peut subsister à notre époque de la civilisation.

Après ce tableau de l'usurpation , il sera con- solant de démontrer qu'elle est aujourd'hui un anachronisme non moins grossier que le système des conquêtes.

Les républiques subsistent de par le sentiment profond que chaque citoyen a de ses droits, de par le bonheur, la raison , le calme et l'énergie que la jouissance de la liberté procure à l'homme; les monarchies , de par le temps , de par les ha- bitudes, de par la sainteté des générations pas- sées. L'usurpation ne peut s'établir que par la suprématie individuelle de l'usurpateur.

Or, il y a des époques, dans l'histoire de l'es- pèce humaine, la suprématie, nécessaire pour

de l'usurpation. 27 7

que l'usurpation soit possible , ne saurait exister. Tel fut le période qui s'écoula en Grèce, depuis l'expulsion des Pisistratides jusqu'au règne de Philippe de Macédoine; tels furent aussi les cinq premiers siècles de Rome , depuis la chute des Tarquins jusqu'aux guerres civiles.

En Grèce, des individus se distinguent, s'élè- vent , dirigent le peuple : leur empire est celui du talent; empire brillant, mais passager, qu'on leur dispute et qu'on leur enlève. Périclès voit plus d'une fois sa domination prête à lui échap- per, et ne doit qu'à la contagion qui le frappe de mourir au sein du pouvoir. Miltiade, Aristide, Thémistocle, Alcibiade, saisissent la puissance et la reperdent , presque sans secousses.

A Rome , l'absence de toute suprématie indi- viduelle se fait encore bien plus remarquer. Pen- dant cinq siècles, on ne peut sortir de la foule immense des grands hommes de la république, le nom d'un seul qui l'ait gouvernée d'une ma- nière durable.

A d'autres époques, au contraire, il semble que le gouvernement des peuples appartienne au premier individu qui se présente. Dix ambitieux, pleins de talens et d'audace , avaient en vain tenté d'asservir la république romaine. Il avait fallu vingt ans de dangers , de travaux et de triomphes à César pour arriver aux marches du trône, et il était mort assassiné avant d'y monter.

278 de l'usurpation.

Claude se cache derrière une tapisserie, des sol- dats l'y découvrent : il est empereur, il règne quatorze ans.

Cette différence ne tient pas uniquement à la lassitude qui s'empare des hommes après des agitations prolongées, elle tient aussi à la mar- che de la civilisation.

Lorsque l'espèce humaine est encore dans un profond degré d'ignorance et d'abaissement, presque totalement dépourvue de facultés mo- rales, et presque aussi dénuée de connaissances, et par conséquent de moyens physiques, les na- tions suivent, comme des troupeaux, non-seule- ment celui qu'une qualité brillante distingue, mais celui qu'un hasard quelconque jette en avant de la foule. A mesure que les lumières font des progrès, la raison révoque en doute la légitimité du hasard, et la réflexion qui compare aperçoit entre les individus une égalité opposée à toute suprématie exclusive.

C'est ce qui faisait dire à Aristote qu'il n'y avait guère de son temps de véritable royauté. c< Le" mérite, continuait-il, trouve aujourd'hui des pairs , et nul n'a de vertus si supérieures au reste des hommes, qu'il puisse réclamer pour lui seul la prérogative de commander (1). » Ce passage est d'autant plus remarquable, que le

1) Aristot. Polit. V. 10,

de l'usurpation. 279

philosophe de Stagyre l'écrivait sous Alexandre.

Il fallut peut-être moins de peine et de génie à Cyrus pour asservir les Perses barbares, qu'au plus petit tyran d'Italie , dans le seizième siècle , pour conserver le pouvoir quil usurpait. Les conseils mômes de Machiavel prouvent la diffi- culté croissante.

Ce n'est pas précisément l'étendue , mais l'é- gale répartition des lumières , qui met obstacle à la suprématie des individus ; et ceci ne contredit en rien ce que nous avons affirmé précédemment, que chaque siècle attendait un homme qui lui servît de représentant. Ce n'est pas dire que chaque siècle le trouve. Plus la civilisation est avancée, plus elle est difficile à représenter.

La situation de la France et de l'Europe , il y a vingt ans, se rapprochait, sous ce rapport, de celle de la Grèce et de Rome aux époques in- diquées. Il existait une telle multitude d'hommes également éclairés, que nul individu ne pouvait tirer de sa supériorité personnelle le droit exclusif de gouverner. Aussi nul , durant les dix pre- mières années de nos troubles , n'a pu se mar- quer une place à part.

Malheureusement , à chaque époque pareille , un danger menace l'espèce humaine. Comme lorsqu'on verse des flots d'une liqueur froide dans une liqueur bouillante , la chaleur de celle- ci se trouve affaiblie : de même , lorsqu'une na-

280 de l'usurpation.

tion civilisée est envahie par des barbares, ou qu'une masse ignorante pénètre dans son sein et s'empare de ses destinées , sa marche est arrêtée, et elle fait des pas rétrogrades.

Pour la Grèce, l'introduction de l'influence macédonienne ; pour Rome , l'agrégation suc- cessive des peuples conquis ; enfin , pour tout l'empire romain, l'irruption des hordes du Nord, furent des événemens de ce genre. La suprématie des individus , et par conséquent l'usurpation , redevinrent possibles. Ce furent presque toujours des légions barbares qui créèrent des empereurs.

En France , les troubles de la révolution ayant introduit dans le gouvernement une classe sans lumières et découragé la classe éclairée , cette nouvelle irruption de barbares a produit le même effet , mais dans un degré bien moins durable , parce que la disproportion était moins sensible. L'homme qui a voulu usurper parmi nous , a été forcé de quitter pour un temps les routes civili- sées ; il est remonté vers des nations plus igno- rantes, comme vers un autre siècle ; c'est qu'il a jeté les fondemens de sa prééminence ; ne pouvant faire arriver au sein de l'Europe l'igno- rance et la barbarie , il a conduit des Européens en Afrique, pour voir s'il réussirait aies façonner à la barbarie et à l'ignorance ; et ensuite , pour maintenir son autorité , il a travaillé à faire recu- ler l'Europe.

de l'usurpation. 281

Les peuples se sacrifiaient jadis pour les indi- vidus, et s'en faisaient gloire : de nos jours , les individus sont forcés à feindre qu'ils n'agissent que pour l'avantage et le bien des peuples. On les entend quelquefois essayer de parler d'eux- mêmes, des devoirs du monde envers leurs per- sonnes, et ressusciter un style tombé en désué- tude depuis Cambyse et Xerxès. Mais nul ne leur répond dans ce sens , et désavoués qu'ils sont par le silence de leurs flatteurs mêmes, ils se replient, malgré qu'ils en aient , sur une hypocrisie qui est un hommage à l'égalité.

Si l'on pouvait parcourir attentivement les rangs obscurs d'un peuple soumis en apparence à l'usurpateur qui l'opprime , on le verrait , comme par un instinct , confus , fixer les yeux d'avance sur l'instant cet usurpateur tombera. Son enthousiasme contient un mélange bizarre et d'analyse et de moquerie. Il semble , peu con- fiant en sa conviction propre , travailler à la fois à s'étourdir par ses acclamations et à se dédom- mager par ses railleries , et pressentir lui-même l'instant le prestige sera passé.

Voulez-vous voir à quel point les faits dé- montrent la double impossibilité des conquêtes et de l'usurpation à l'époque actuelle? Réfléchis- sez aux événemens qui se sont accumulés sous nos yeux durant les six mois qui viennent de s'écouler. La conquête avait établi l'usurpation

24.

282 de l'usurpation.

dans une grande partie de l'Europe ; et cette usurpation sanctionnée , reconnue pour légitime par ceux mêmes qui avaient intérêt à ne jamais la reconnaître, avait revêtu toutes les formes pour se consolider. Elle avait tantôt menacé , tantôt flatté les peuples ; elle était parvenue à rassembler des forces immenses pour inspirer la crainte, des sophismes pour éblouir les esprits, des traités pour rassurer les consciences ; elle avait gagné quelques années qui commençaient à voiler son origine. Les gouvernemens , soit ré- publicains , soit monarchiques , qu'elle avait dé- truits , étaient sans espoir apparent , sans res- sources visibles ; ils survivaient néanmoins dans le cœur des peuples. Vingt batailles perdues n'avaient pu les en déraciner : une seule bataille a été gagnée , et l'usurpation s'est vue de toutes parts mise en fuite ; et , dans plusieurs des pays elle dominait sans opposition, le voyageur aurait peine aujourd'hui à en découvrir la trace.

de l'usurpation, 283

CHAPITRE V.

L'Usurpation ne peut-elle se maintenir par la force ?

Mais l'usurpation ne saurait-elle se perpétuer par la force? N'a-t-elle pas à son service , comme tout gouvernement , des geôliers , des chaînes et des soldats ? Que faut-il de plus pour garantir sa durée ?

- Ce raisonnement , depuis que l'usurpation , as- sise sur un trône , tient de l'or d'une main et une hache de l'autre , a été reproduit sous des formes merveilleusement variées. L'expérience elle- même semble déposer en sa faveur; j'ose pour- tant révoquer cette expérience en doute.

Ces soldats , ces geôliers et ces chaînes , qui sont des moyens extrêmes dans les gouverne- mens réguliers , doivent être les ressources habi- tuelles de l'usurpation , vu les obstacles qu'elle rencontre de toutes parts. Le despotisme , dont ces gouvernemens ne font sentir à leurs sujet-

28 i de l'usurpation.

la pratique que par intervalles et dans les temps de crise, est, pour l'usurpation , un état constant et une pratique journalière.

Or, la théorie du despotisme se laisse défendre spéculativement par des écrivains ou des ora- teurs, parce que la parole prête à toutes les erreurs sa docile assistance ; mais la pratique prolongée du despotisme est impossible aujour- d'hui. Le despotisme est un troisième anachro- nisme , comme la conquête et l'usurpation.

Donnons quelques développemens à cette as- sertion ; disons d'abord pourquoi l'on a pu croire que notre génération était disposée à se résigner au despotisme. C'est parce qu'on lui a offert avec ignorance, obstination et rudesse, des formes de liberté dont elle n'était plus susceptible, et qu'ensuite , sous le nom de liberté , on lui a pré- senté une tyrannie plus effroyable qu'aucune de celles dont l'histoire nous a transmis la mémoire. Il n'est pas étonnant que cette génération ait conçu de la liberté une terreur aveugle qui l'a précipitée dans la -plus abjecte servitude.

Heureusement le despotisme , et grâces lui en soient rendues , a fait de son mieux pour nous guérir de cette honteuse erreur. Il a prouvé que, sous ses couleurs véritables, sans déguisemens et sans palliatifs , il causait autant de maux , pour le moins , que ce qu'on avait si absurdement dé- signé comme liberté. Le moment est donc arrivé

DE L USURPATION. 285

quelque? idées raisonnables sur cette matière peuvent trouver accès.

CHAPITRE VI.

a présente: âmes â la Gu

du siècle dernier.

La liberté qu'on a présentée aux hommes a la fin du siècle dernier était empruntée des repu- bliques anciennes. Or, plusieurs des circonstances que nous avons exposées dans la première partie de cet ouvrage . comme étant la cause de la dis- position belliqueuse des anciens, concouraient aussi a les rendre capables d'un genre de liberté dont nous ne sommes plus susceptibles.

Cette liberté se composait plutôt de la parti- cipation active au pouvoir collectif, que delà jouissance paisible de l'indépendance indivi- duelle : et même . pour assurer cette participa- tion . il était nécessaire que les citoyens sacri- fiassent en grande partie cette jouissance: mais ce sacrifice est absurde a demander, impossible

286 de l'usurpation.

à obtenir à l'époque à laquelle les peuples sont arrivés.

Dans les républiques de l'antiquité, la petitesse du territoire faisait que chaque citoyen avait po- litiquement une grande importance personnelle. L'exercice des droits de cité constituait l'occu- pation , et pour ainsi dire l'amusement de tous. Le peuple entier concourait à la confection des lois , prononçait les jugemens , décidait de la guerre et de la paix. La part que l'individu pre- nait à la souveraineté nationale n'était point, comme à présent, une supposition abstraite; la volonté de chacun avait une influence réelle ; l'exercice de cette volonté était un plaisir vif et répété ; il en résultait que les anciens étaient dis- posés , pour la conservation de leur importance politique et de leur part dans l'administration de l'état, à renoncer à leur indépendance privée.

Ce renoncement était nécessaire ; car, pour faire jouir un peuple de la plus grande étendue de droits politiques, c'est-à-dire pour que chaque citoyen ait sa part de la souveraineté , il faut des institutions qui maintiennent l'égalité , qui em- pêchent l'accroissement des fortunes, proscrivent les distinctions , s'opposent à l'influence des ri- chesses , des talens , des vertus mêmes (1). Orr

(1) De la l'ostracisme . le pétalisme , les lois agraires , la censure, etc., etc.

de l'usurpation. 287

toutes ces institutions limitent la liberté et com- promettent la sûreté individuelle.

Aussi, ce que nous nommons liberté civile était inconnu chez la plupart des peuples an- ciens (1). Toutes les républiques grecques, si nous en exceptons Athènes (2) , soumettaient les individus à une juridiction sociale presque illi- mitée. Le même assujettissement individuel ca- ractérisait les beaux siècles de Rome ; le citoyen s'était constitué en quelque sorte l'esclave de la nation dont il faisait partie; il s'abandonnait en entier aux décisions du souverain, du législateur ; il lui reconnaissait le droit de surveiller toutes ses actions et de contraindre sa volonté ; mais c'est qu'il était lui-môme à son tour ce législateur et ce souverain ; il sentait avec orgueil tout ce que valait son suffrage dans une nation assez peu

(1) Voyez la preuve plus développée , dans les Mémoires sur l'Instruction publique de Condorcet, et dans Y His- toire des Républiques italiennes de Simonde Sismondi , IV,- 370. Je cite avec plaisir ce dernier ouvrage, production d'un caractère aussi noble que le talent de l'auteur est dis» tingué.

(2) Il est assez singulier que ce soit précisément Athènes que nos modernes réformateurs ont évité de prendre pour modèle : c'est qu'Athènes nous ressemblait trop; ils voulaient plus de différences pour avoir plus de mérite. Le lecteur curieux de se convaincre du caractère tout à fait moderne des Athéniens, peut consulter surtout Xénophon et ïso- craie.

288 de l'usurpation*

nombreuse pour que chaque citoyen fût une puis- sance , et cette conscience de sa propre valeur était pour lui un ample dédommagement.

Il en est tout autrement dans les états moder- nes : leur étendue, beaucoup plus vaste que celle des anciennes républiques, fait que la masse de leurs habitans , quelque forme de gouverne- ment qu'ils adoptent, n'ont point de part active à ce gouvernement. Ils ne sont appelés tout au plus à l'exercice de la souveraineté que par la représentation, c'est-à-dire d'une manière fic- tive,

L'avantage que procurait au peuple la liberté , comme les anciens la concevaient , c'était d'être de fait au nombre des gouvernans ; avantage réel, plaisir à la fois flatteur et solide. L'avantage que procure au peuple la liberté chez les modernes , c'est d'être représenté , et de concourir à cette représentation par son choix. C'est un avantage, sans doute , puisque c'est une garantie; mais le plaisir immédiat est moins vif : il ne se compose d'aucune des jouissances du pouvoir ; c'est un plaisir de réflexion ; celui des anciens était un plaisir d'action. Il est clair que le premier est moins attrayant; on ne saurait exiger des hom- mes autant de sacrifices pour l'obtenir et le con- server.

En même temps, ces sacrifices seraient beau- coup plus pénibles : les progrès delà civilisation,

de l'usurpation. 289

la tendance commerciale de l'époque, la com- munication des peuples entre eux , ont multiplié et varié à l'infini les moyens de bonheur particu- lier. Les hommes n'ont besoin , pour être heu- reux, que d'être laissés dans une indépendance parfaite sur tout ce qui a rapport à leurs occupa- tions, à leurs entreprises, à leur sphère d'acti- vité , à leurs fantaisies.

Les anciens trouvaient plus de jouissances dans leur existence publique , et ils en trouvaient moins dans leur existence privée : en consé- quence , lorsqu'ils sacrifiaient la liberté indivi- duelle à la liberté politique , ils sacrifiaient moins pour avoir plus. Presque toutes les jouissances des modernes sont dans leur existence privée : l'immense majorité, toujours exclue du pouvoir, n'attache nécessairement qu'un intérêt très-pas- sager à son existence publique. En imitant les anciens, les modernes sacrifieraient donc plus pour obtenir moins.

Les ramifications sociales sont plus compli- quées, plus étendues qu'autrefois; les classes même qui paraissent ennemies, sont liées entre elles par des liens imperceptibles, mais indisso- lubles. La propriété s'est identifiée plus inti- mement à l'existence de l'homme ; toutes les secousses qu'on lui fait éprouver sont plus dou- loureuses.

Nous avons perdu en imagination ce que nous

25

290 de l'usurpation.

avons gagné en connaissances; nous sommes par- même incapables d'une exaltation durable : les anciens étaient dans toute la jeunesse de la vie morale; nous sommes dans la maturité, peut- être dans la vieillesse; nous traînons toujours après nous je ne sais quelle arrière-pensée qui naît de l'expérience, et qui défait l'enthousiasme. La première condition pour l'enthousiasme, c'est de ne pas s'observer soi-même avec finesse, Or, nous craignons tellement d'être dupes, et surtout de le paraître , que nous nous observons sans cesse dans nos impressions les plus violentes. Les anciens avaient sur toutes choses une conviction entière ; nous n'avons presque sur rien qu'une conviction molle et flottante, sur l'incomplet de laquelle nous cherchons en vain à nous étourdir.

Le mot illusion ne se trouve dans aucune lan- gue ancienne , parce que le mot ne se crée que lorsque la chose n'existe plus.

Les législateurs doivent renoncer à tout bou- leversement d'habitudes , à toute tentative (1) ,

(1) «Les politiques grecs, qui vivaient sous le gouvernement « populaire , ne reconnaissaient , dit Montesquieu , d'autre « force que celle de la vertu ; ceux d'aujourd'hui ne nous « parlent que de manufactures, de commerce, de finances, « de richesses, et de luxe même. » (Esp. des lois, III, 3.) Il attribue cette différence à la république et à la monar- chie : il faut l'attribuer à l'esprit opposé des temps anciens et des temps modernes. Citoyens des républiques, sujets

de l'usurpation. 291

pour agir fortement sur l'opinion. Plus de Lycur- gues, plus de Numas.

Il serait plus possible aujourd'hui de faire d'un peuple d'esclaves un peuple de Spartiates , que de former des Spartiates par la liberté. Au- trefois , il y avait liberté , on pouvait sup- porter les privations ; maintenant , partout il y a privation, il faut l'esclavage pour qu'on s'y résigne.

Le peuple le plus attaché à sa liberté, dans les temps modernes , est aussi le peuple le plus attaché à ses jouissances ; et il tient à sa liberté surtout, parce qu'il est assez éclairé pour y aper- voir la garantie de ses jouissances.

CHAPITRE VII.

Des imitateurs modernes des républiques de l'antiquité.

Ces vérités furent complètement méconnues

des monarchies, tous veulent des jouissances, et nul ne peut, dans l'état actuel des sociétés, ne pas en vouloir.

292 DE L USURPATION.

par les hommes qui, vers la fin du dernier siècle, se crurent chargés de régénérer l'espèce hu- maine. Je ne veux point inculper leurs inten- tions ; leur mouvement fut noble, leur but géné- reux. Qui de nous n'a pas senti son cœur battre d'espérance à l'entrée de la carrière qu'ils sem- blaient ouvrir?Et malheur encore à présent à qui n'éprouve pas le besoin de déclarer que , recon- naître des erreurs, ce n'est pas abandonner les principes que les amis de l'humanité ont pro- fessés d'âge en âge ! Mais ces hommes avaient pris pour guides des écrivains qui ne s'étaient pas doutés eux-mêmes que deux mille ans pou- vaient avoir apporté quelque altération aux dis- positions et aux besoins des peuples.

J'examinerai peut-être une fois la théorie du plus illustre de ces écrivains , et je relèverai ce qu'elle a de faux et d'inapplicable. On verra , je le pense, que la métaphysique subtile du Contrat Social n'est propre , de nos jours , qu'à fournir des armes et des prétextes à tous les genres de tyrannie, à celle d'un seul, à celle de plusieurs, à celle de tous, à l'oppression constituée sous des formes légales , ou exercée par des fureurs populaires (1).

(1) Je suis loin de me joindre aux détracteurs de Rous- seau ; ils sont nombreux dans le moment actuel. Une tourbe d'esprits subalternes qui placent leurs succès d'un jour à révo- quer en doute toutes les vérités courageuses, s'agitent pour

de l'usurpation. 293

Un autre philosophe, moins éloquent, mais non moins austère que Rousseau dans ses principes ,

flétrir sa gloire ; raison de plus pour être circonspect a le blâmer. Il aie premier rendu populaire le sentiment de nos droits; a sa voix se sont réveillés les cœurs généreux, les âmes indépendantes; mais ce qu'il sentait avec force, il n'a pas su le définir avec précision. Plusieurs chapitres du Con- trat Social sont dignes des écrivains scolastiques du quin- zième siècle. Que signifient des droits dont on jouit d'autant plus qu'on les aliène plus complètement? qu'est-ce qu'une liberté en vertu de laquelle on est doutant plus libre , que chacun fait plus complètement ce qui contrarie sa volonté propre ? Les fauteurs du despotisme peuvent tirer un im- mense avantage des principes de Rousseau. J'en connais un qui, de même que Rousseau avait supposé que l'autorité illimitée réside dans la société entière , la suppose trans- portée au représentant de cette société, a un homme qu'il définit l'espèce personnifiée, la réunion individualisée. De même que Rousseau avait dit que le corps social ne pouvait nuire ni a l'ensemble de ses membres , ni a chacun d'eux en particulier, celui-ci dit que le dépositaire du pouvoir, 1 homme constitué société, ne peut faire de mal a la so- ciété, parce que tout le tort qu'il lui aurait fait, il l'aurait éprouvé fidèlement , tant il était la société elle-même. De même que Rousseau dit que l'individu ne peut résister a la société , parce qu'il lui a aliéné tous ses droits sans réserve, l'autre prétend que l'autorité du dépositaire du pouvoir est absolue , parce qu'un membre de la société ne peut lutter contre la réunion entière ; qu'il ne peut exister de responsabilité pour le dépositaire du pouvoir, parce qu'aucun individu ne peut entrer en compte avec l'être dont il fait partie et que celui-ci ne peut lui répondre qu'en le taisant rentrer dans l'ordre dont il n'aurait pas sortir; et pour que nous ne craignions rien delà tyrannie, il ajoute :

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294 DE L USURPATION.

et plus exagéré encore dans leur application, eut une influence presque égale sur les réformateurs de la France : c'est l'abbé de Mably. On peut le regarder comme le représentant de cette classe nombreuse de démagogues , bien ou mal inten- tionnés, qui, du haut de la tribune, dans les clubs et dans les pamphlets , parlaient de la na- tion souveraine pour que les citoyens fussent plus complètement assujettis, et du peuple libre pour que chaque individu fût complètement esclave.

L'abbé de Mably (1) , comme Rousseau, et comme tant d'autres, avait pris l'autorité pour la

« Or, voici pourquoi son autorité ( celle du dépositaire du pouvoir) ne fut pas arbitraire : ce n'était plus un homme , c'était un peuple. » Merveilleuse garantie que ce change- ment de mot! N'est-il pas bizarre que tous les écrivains de cette classe reprochent à Rousseau de se perdre dans les abstractions? Quand ils nous parlent de la société indivi- dualisée, et du souverain n'étant plus un homme, mais un peuple, sont-ce les abstractions qu'ils évitent?

(1) L'ouvrage de Mably sur la Législation , ou Prin- cipes des Lois , est le code du despotisme le plus complet que l'on puisse imaginer. Combinez ses trois principes : l'autorité législative est illimitée; il faut l'étendre à tout et tout courber devant elle ; la liberté individuelle est un fléau; si vous ne pouvez l'anéantir, restreignez-la du moins autant qu'il est possible; la propriété est un mal ; si vous ne pouvez la détruire , affaiblissez son influence de- toute manière; vous aurez, par votre combinaison, la con- stitution réunie de Gonstantinople et de Robespierre;

de l'usurpation. 295

liberté , et tous les moyens lui paraissaient bons pour étendre l'action de l'autorité sur cette partie récalcitrante de l'existence humaine dont il dé- plorait l'indépendance. Le regret qu'il exprime partout dans ses ouvrages, c'est que la loi ne puisse atteindre que les actions ; H aurait voulu qu'elle atteignît les pensées , les impressions les plus passagères ; qu'elle poursuivit l'homme sans relâche , et sans lui laisser un asile il pût échapper à son pouvoir. À peine apercevait-il , n'importe chez quel peuple , une mesure vexa- toire , qu'il pensait avoir fait une découverte , et qu'il la proposait pour modèle ; il détestait la liberté individuelle en ennemi personnel ; et dès qu'il rencontrait une nation qui en était privée , n'eût-elle point de liberté politique, il ne pouvait s'empêcher de l'admirer. Il s'extasiait sur les Égyptiens , parce que , disait-il , tout chez eux était prescrit par la ioi : jusqu'aux délassemens , jusqu'aux besoins , tout pliait sous l'empire du législateur; tous les momens de la journée étaient remplis par quelque devoir ; l'amour même était soumis à cette intervention respectée ; et c'était la loi qui, tour à tour, ouvrait et fermait la cou- che nuptiale (1).

(1) Depuis quelque temps on nous a répété en France les mêmes absurdités sur les Égyptiens. L'on nous a recom- mandé l'imitation d'un peuple victime d'une double servi- tude, repoussé par ses prêtres du sanctuaire de toutes les

296 de l'usurpation.

Sparte, qui réunissait des formes républicaines au même asservissement des individus, excita dans l'esprit de ce philosophe un enthousiasme plus vif encore. Ce couvent guerrier lui semblait l'i- déal d'une république libre; il avait pour Athè- nes un profond mépris, et il aurait dit volontiers de celte première ville de la Grèce, ce qu'un aca- démicien grand seigneur disait de l'Académie : Quel épouvantable despotisme ! tout le monde y fait ce qu'il veut.

Lorsque le flot des événemens eut porté à la tête de l'état, durant la révolution française, des hommes qui avaient adopté la philosophie comme un préjugé, et la démocratie comme un fana- tisme, ces hommes furent saisis pour Rousseau, pour Mably, et pour tous les écrivains de la même école, d'une admiration sans bornes.

Les subtilités du premier, l'austérité du se- cond , son intolérance, sa haine contre toutes les

connaissances ; divisé en castes, dont la dernière était privée de tous les droits de l'état social ; retenu dans une éternelle enfance ; masse mobile , incapable également et de s'éclairer et de se défendre, et constamment la proie du premier con- quérant qui venait envahir son territoire. Mais il faut recon- naître que ces nouveaux apologistes de l'Egypte sont plus conséquens que les philosophes qui lui ont prodigué les mêmes éloges; ils ne mettent aucun prix à la liberté, à la dignité de notre nature, à l'activité de l'esprit, au dévelop- pement des facultés intellectuelles ; ils se font les panégy- ristes du despotisme , pour en devenir les instrumens.

de l'usurpation. 297

passions humaines, son avidité de les asservir toutes , ses principes exagérés sur la compétence de la loi , la différence de ce qu'il recommandait à ce qui avait existé , ses déclamations contre les richesses et même contre la propriété, toutes ces choses devaient charmer des hommes échauffés par une victoire récente, et qui, conquérans d'une puissance qu'on appelait loi , étaient bien aises d'étendre cette puissance sur tous les ob- jets. C'était pour eux une autorité précieuse que des écrivains qui, désintéressés dans la ques- tion, et prononçant anathème contre la royauté/ avaient , longtemps avant le renversement du trône, rédigé en axiomes toutes les maximes né- cessaires pour organiser, sous le nom de répu- blique, le despotisme le plus absolu.

Nos réformateurs voulurent donc exercer la force publique comme ils avaient appris de leurs guides qu'elle avait été jadis exercée dans les états libres de l'antiquité; ils crurent que tout devait encore céder devant l'autorité collective , et que toutes les restrictions aux droits individuels se- raient réparées par la participation au pouvoir social; ils essayèrent de soumettre les Fran- çais à une multitude de lois despotiques qui les froissaient douloureusement dans tout ce qu'ils avaient de plus cher ; ils proposèrent à un peu- ple vieilli dans les jouissances le sacrifice de toutes ces jouissances ; ils firent un devoir de ce qui de-

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vaitêtre volontaire; ils entourèrent de contrainte jusqu'aux célébrations de la liberté; ils s'éton- naient que le souvenir de plusieurs siècles ne disparût pas aussitôt devant les décrets d'un jour. La loi étant l'expression de la volonté générale, devait, à leurs yeux , l'emporter sur toute autre puissance, même sur celle de la mémoire et du temps. L'effet lent et graduel des impressions de l'enfance, la direction que l'imagination avait re- çue par une longue suite d'années, leur parais- saient des actes de révolte. Ils donnaient aux ha- bitudes le nom de malveillance. On eût dit que la malveillance était une puissance magique, qui, je ne sais par quel miracle, forçait constamment le peuple à faire le contraire de sa propre vo- lonté. Ils attribuaient à l'opposition les malheurs de la lutte , comme s'il était jamais permis à l'au- torité de faire des changemens qui provoquent une telle opposition, comme si les difficultés que ces changemens rencontrent n'étaient pas à elles seules la sentence de leurs auteurs.

Cependant, tous ces efforts pliaient sans cesse sous le poids de leur propre extravagance ; le plus petit saint, dans le plus obscur hameau, ré- sistait avec avantage à toute l'autorité nationale rangée en bataille contre lui ; le pouvoir social blessait en tous sens l'indépendance individuelle, sans en détruire le besoin ; la nation ne trouvait point qu'une part idéale à une souveraineté ab-

de l'usurpation. 299

straite valût ce qu'elle souffrait. On lui répétait vainement avec Rousseau : ce Les lois de la li- berté sont mille fois plus austères que n'est dur le joug des tyrans. » Il en résultait qu'elle ne voulait pas de ces lois austères; et, comme elle ne connaissait alors le joug des tyrans que par ouï-dire, elle croyait préférer le joug des ty- rans (1).

(1) La disproportion de toutes ces mesures et de la dispo- sition de la France firt sentie dès l'origine , et avant même qu'elle fut parvenue au comble, par tous les hommes éclai- rés ; mais par une singulière méprise , ces hommes con- cluaient que c'était la nation , et non pas les lois qu'on lui imposait, qu'il fallait changer. «L'assemblée nationale, « disait Champfort en 1789, a donné au peuple une consti- a tution plus forte que lui; il faut qu'elle se hâte d'élever la « nation à cette hauteur. Les législateurs doivent faire (( comme ces médecins habiles qui , traitant un malade « épuisé , font passer les restaurans à l'aide des stoma- « chiques.» Il y a ce malheur dans cette comparaison, que nos législateurs étaient eux-mêmes des malades qui se disaient des médecins. On ne soutient point une nation à la hauteur à laquelle sa propre disposition ne l'élève pas. Pour la soutenir à ce point, il faut lui faire violence, et par cela même qu'on lui fait violence, elle s'affaisse et tombe a la fin plus bas qu'auparavant.

500 de l'usurpation.

CHAPITRE VIII.

Des moyens employés pour donner aux modernes la liberté des anciens.

Les erreurs des hommes qui exercent l'auto- rité , n'importe à quel titre, ne sauraient être in- nocentes comme celles des individus. La force est toujours derrière ces erreurs , prête à leur consacrer ses moyens terribles.

Les partisans de la liberté antique devinrent furieux de ce que les modernes ne voulaient pas être libres suivant leur méthode. Ils redoublè- rent de vexations, le peuble redoubla de rési- stance, et les crimes succédèrent aux erreurs.

« Pour la tyrannie, dit Machiavel , il faut tout changer.» On peut dire aussi, que pour tout chan- ger, il faut la tyrannie. Nos législateurs le senti- rent; et ils proclamèrent que le despotisme était indispensable pour fonder la liberté.

de l'usurpation. 501

Il y a des axiomes qui paraissent clairs, parce qu'ils sont courts. Les hommes rusés les jettent, comme pâture, à la foule ; les sots s'en emparent parce qu'ils leur épargnent la peine de réfléchir, et ils les répètent pour se donner l'air de les comprendre. Des propositions dont l'absurdité nous étonne quand elles sont analysées , se glis- sent ainsi dans mille têtes, sont redites par mille bouches, et l'on est réduit sans cesse à démon- trer l'évidence.

De ce nombre est l'axiome que nous venons de citer ; il a fait retentir dix ans toutes les tri- bunes françaises; que signifie-t-il néanmoins? La liberté n'est d'un prix inestimable que parce qu'elle donne à notre esprit de la justesse, à notre caractère de la force, à notre âme de l'élévation. Mais ces bienfaits ne tiennent-ils pas à ce que la liberté existe? Si pour l'introduire vous avez re- cours au despotisme, qu'établissez-vous? de vai- nes formes. Le fond vous échappera toujours.

Que faut-il dire à une nation pour qu'elle se pénètre des avantages de la liberté ? Vous étiez opprimés par une minorité privilégiée ; le grand nombre était immolé à l'ambition de quelques- uns, des lois inégales appuyaient le fort contre le faible; vous n'aviez que des jouissances pré- caires, qu'à chaque instant l'arbitraire menaçait de vous enlever ; vous ne contribuiez nia la con- fection de vos lois, ni à l'élection de vos magis-

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302 de l'usurpation.

irats: tous ces abus vont disparaître, tous vos droits vous seront rendus.

Mais ceux qui prétendent fonder la liberté par le despotisme, que peuvent-ils dire? Aucun pri- vilège ne pèsera sur les citoyens , mais tous les jours les hommes suspects seront frappés sans être entendus ; la vertu sera la première ou la seule distinction , mais les plus persécuteurs et les plus violens se créeront un patriciat de ty- rannie maintenu par la terreur ; les lois proté- geront les propriétés, mais l'expropriation sera le partage des individus ou des classes soupçon- nées ; le peuple élira ses magistats , mais, s'il ne les élit dans le sens prescrit d'avance , ses choix seront déclarés nuls ; les opinions seront libres , mais toute opinion contraire, non-seulement au système général , mais aux moindres mesures de circonstance , sera punie comme un attentat.

Tel fut le langage, telle fut la pratique des réformateurs de la France , durant de longues années.

Ils remportèrent des victoires apparentes, mais ces victoires étaient contraires à l'esprit de l'in- stitution qu'ils voulaient établir ; et, comme elles ne persuadaient point les vaincus, elles ne ras- suraient point les vainqueurs. Pour former les hommes à la liberté , on les entourait de l'effroi des supplices ; on rappelait avec exagération les tentatives qu'une autorité détruite s'était per-

DE L USURPATION. 303

mises contre la pensée, et l'asservissement de la pensée était le caractère distinctif de la nouvelle autorité ; on déclamait contre les gouvernemens tyranniques, et l'on organisait le plus tyrannique des gouvernemens.

On ajournait la liberté , disait-on , jusqu'à ce que les factions se fussent calmées : mais les fac- tions ne se calment que lorsque la liberté n'est plus ajournée. Les mesures violentes, adoptées comme dictature , en attendant l'esprit public , l'empêchent de naître ; on s'agite dans un cercle vicieux ; on marque une époque qu'on est cer- tain de ne pas atteindre, car les moyens choisis pour l'atteindre ne lui permettent pas d'arriver. La force rend de plus en plus la force nécessaire ; la colère s'accroît par la colère ; les lois se forgent comme des armes ; les codes deviennent des dé- clarations de guerre ; et les amis aveugles de la liberté , qui ont cru l'imposer par le despotisme, soulèvent contre eux toutes les âmes libres , et n'ont pour appuis que les plus vils flatteurs du pouvoir.

Au premier rang des ennemis que nos déma- gogues avaient à combattre , se trouvaient les classes qui avaient profité de l'organisation so- ciale abattue, et dont les privilèges, abusifs peut- être , avaient été pourtant des moyens de loisir, de perfectionnement et de lumières. Une grande indépendance de fortune est une garantie contre

304 de l'usurpation.

plusieurs genres de bassesses et de vices. La cer- titude de se voir respecté est un préservatif contre cette vanité inquiète et ombrageuse qui partout aperçoit l'insulte et suppose le dédain ; passion implacable, qui se venge par le mal qu'elle fait de la douleur qu'elle éprouve. L'usage des formes douces et l'habitude des nuances ingé- nieuses donnent à l'âme une susceptibilité déli- cate, à l'esprit une rapide flexibilité.

11 fallait profiter de ces qualités précieuses; il fallait entourer l'esprit chevaleresque de bar- rières qu'il ne pût franchir, mais lui laisser un noble élan dans la carrière que la nature rend commune à tous. Les Grecs épargnaient les cap- tifs qui récitaient des vers d'Euripide. La moindre lumière, le moindre germe de la pensée, le moindre sentiment doux , la moindre forme élé- gante , doivent être soigneusement protégés. Ce sont autant d'élérriens indispensables au bonheur social ; il faut les sauver 'de l'orage , il le faut, et pour l'intérêt de la justice , et pour celui de la liberté; car toutes ces choses aboutissent à la liberté, par des routes plus ou moins directes.

Nos réformateurs fanatiques confondirent les époques pour rallumer et entretenir les haines. Gomme on était remonté aux Francs et aux Goths pour consacrer des distinctions oppres- sives , il remontèrent aux Francs et aux Goths pour trouver des prétextes d'oppression en sens

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inverse. La vanité avait cherché des litres d'hon- neur dans les archives et dans les chroniques : une vanité plus âpre et plus vindicative puisa dans les chroniques et dans les archives des actes d'accusation. On ne voulut ni tenir compte des temps , ni distinguer les nuances , ni rassurer les appréhensions , ni pardonner aux prétentions passagères, ni laisser de vains murmures s'étein- dre, de puériles menaces s'évaporer; on enre- gistra les engagemens de l'amour-propre ; on ajouta aux distinctions qu'on voulait abolir une distinction nouvelle, la persécution; et en ac- compagnant leur abolition de rigueurs injustes, on leur ménagea l'espoir assuré de ressusciter avec la justice.

Dans toutes les luttes violentes, les intérêts accourent sur les pas des opinions exaltées , comme les oiseaux de proie suivent les armées prêtes à combattre. La haine, la vengeance, la cupidité , l'ingratitude , parodièrent effronté- ment les plus nobles exemples, parce qu'on en avait recommandé maladroitement l'imitation. L'ami perfide, le débiteur infidèle, le délateur obscur, le juge prévaricateur, trouvèrent leur apologie écrite d'avance dans la langue convenue. Le patriotisme devint l'excuse banale préparée pour tous les délits. Les grands sacrifices , les actes de dévouement, les victoires remportées sur les penchans naturels parle républicanisme aus-

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30G DE L USURPATION.

tère de l'antiquité , servirent de prétexte au dé- chaînement effréné des passions égoïstes. Parce que jadis, des pères inexorables, mais justes, avaient condamné leurs fils coupables, leurs mo- dernes copistes livrèrent aux bourreaux leurs ennemis innocens. La vie la plus obscure, l'exi- stence la plus immobile , le nom le plus ignoré , furent d'impuissantes sauvegardes. L'inaction parut un crime, les affections domestiques un oubli de la patrie , le bonheur un désir suspect. La foule , corrompue à la fois par le péril et par l'exemple, répétait en tremblant le symbole com- mandé , et s'épouvantait du bruit de sa propre voix. Chacun faisait nombre et s'effrayait du nombre qu'il contribuait à augmenter. Ainsi se répandit sur la France cet inexplicable vertige qu'on a nommé règne de la terreur. Qui peut être surpris de ce que le peuple s'est détourné du but vers lequel on voulait le conduire par une semblable route?

Non-seulement les extrêmes se touchent, mais ils se suivent ; une exagération produit toujours l'exagération contraire (1). Lorsque de certaines

(1) « Tout ce qui tend à restreindre les droits du roi , <( disait M. de Clermont-Tonnerre en 1790 , est accueilli « avec transport , parce qu'on se rappelle les abus de la « royauté. Il viendra peut-être un temps tout ce qui (( tendra à restreindre les droits du peuple sera accueilli

DE LUSURPATION. 307

idées se sont associées à de certains mots, Ton a beau démontrer que cette association est abu- sive , ces mots reproduits rappellent longtemps les mêmes idées. C'est au nom de la liberté qu'on nous a donné des prisons, des échafauds, des vexations innombrables : ce nom , signal de mille mesures odieuses et tyranniques , a réveiller la haine et l'effroi.

Mais a-t-on raison d'en conclure que les mo- dernes sont disposés à se résigner au despotisme? Quelle a été la cause de leur résistance obstinée à ce qu'on leur offrait comme liberté? Leur vo- lonté ferme de ne sacrifier ni leur repos, ni leurs habitudes, ni leurs jouissances. Or, si le despo- tisme est l'ennemi le plus irréconciliable de tout repos et de toutes jouissances, n'en résulte-t-il pas qu'en croyant abhorrer la liberté , les mo- derres n'ont abhorré que le despotisme?

« avec le même fanatisme , parce qu'on aura non moins for- ci tement senti les dangers de l'anarchie. »

508 de l'usurpation.

CHAPITRE IX.

L'aversion des modernes pour cette prétendue liberté implique- t-elle en eux l'amour du despotisme?

Je n'entends nullement par despotisme les gou- vernemens les pouvoirs ne sont pas expres- sément limités , mais il y a pourtant des in- termédiaires ; une tradition de liberté et de justice contient les agens de l'administration ; l'autorité ménage les habitudes; l'indépen- dance des tribunaux est respectée. Ces gouver- nemens peuvent être imparfaits ; ils le sont d'au- tant plus que les garanties qu'ils établissent sont moins assurées ; mais ils ne sont pas purement despotiques.

J'entends par despotisme un gouvernement la volonté du maître est la seule loi ; les cor- porations, s'il en existe, ne sont que ses organes; ce maître se considère comme le seul pro- priétaire de son empire, et ne voit dans ses sujets que des usufruitiers ; la liberté peut être ravie

de l'usurpation. 309

aux citoyens, sans que l'autorité daigne expli- quer ses motifs, et sans qu'on en puisse réclamer la connaissance ; les tribunaux sont subordon- nés aux caprices du pouvoir ; leurs sentences peuvent être annulées ; les absous sont tra- duits devant de nouveaux juges , instruits , par l'exemple de leurs prédécesseurs , qu'ils ne sont que pour condamner.

Il y a vingt ans qu'aucun gouvernement pareil n'existait en Europe. Il en existe un maintenant, c'est celui de France. J'écarte ici tout ce qui tient à ses conséquences pratiques ; j'en traiterai plus loin : je ne parle a présent que du principe , et j'affirme que ce principe est le môme que celui du gouvernement que les modernes ont détesté, quand il arborait les étendards de la liberté. Ce principe, c'est l'arbitraire. L'unique différence, c'est qu'au lieu de s'exercer au nom de tous , il s'exerce au nom d'un seul. Est-ce une raison pour qu'il soit plus supportable et pour que les hommes se réconcilient plus volontiers avec lui ?

310 de l'usurpation.

CHAPITRE X.

Sophisme en faveur de l'arbitraire exercé par un seul homme.

Oui, disent ses apologistes , l'arbitraire , con- centré dans une seule main, n'est pas dangereux, comme lorsque des factieux se le disputent ; l'in- térêt d'un seul homme investi d'un pouvoir immense, est toujours le même que celui du peuple (1). Laissons de côté pour le moment les lumières que nous fournit l'expérience. Analy- sons l'assertion en elle-même.

L'intérêt du dépositaire d'une autorité sans bornes est-il nécessairement conforme à celui de ses sujets? Je vois bien que ces deux intérêts se

(1) La souveraine justice de Dieu, dit un écrivain fran- çais, tient à sa souveraine puissance; et il en conclut que la souveraine puissance est toujours la souveraine justice. Pour compléter le raisonnement, il aurait affirmer que le dépositaire de cette puissance est toujours semblable à Dieu.

de l'usurpation. 511

rencontrent aux extrémités de la ligne qu'ils par- courent , mais ne se séparent-ils pas au milieu ? En fait d'impôts , de guerres, de mesures de po- lice , l'intervalle est vaste entre ce qui est juste , c'est-à-dire indispensable , et ce qui serait évi- demment dangereux pour le maître même. Si le pouvoir est illimité, celui qui l'exerce, en le sup- posant raisonnable , ne dépassera pas ce dernier terme , mais il excédera souvent le premier. Or, l'excéder est déjà un mal.

Secondement, admettons cet intérêt identique: la garantie qu'il nous procure est-elle infaillible? On dit tous les jours que l'intérêt bien entendu de chacun l'invite à respecter les règles de la jus- tice ; on fait néanmoins des lois contre ceux qui les violent , tant il est constaté que les hommes s'écartent fréquemment de leur intérêt bien en- tendu^).

Enfin, le gouvernement, quelle que soit sa forme , réside-t-il de fait dans le possesseur de l'autorité suprême ? Le pouvoir ne se subdivise- t-il pas? ne se partage-t-il point entre des milliers de subalternes ? l'intérêt de ces innombrables gou- vernans est-il alors le même que celui des gou- vernés? Non , sans doute. Chacun d'eux a tout

(1) Il est insensé de croire , dit Spinosa , que celui-là seul ne sera pas entraîné par ses passions , dont la situation est telle qu'il est entouré des tentations les plus fortes, et qu'il a plus de facilité, et moins de danger à leur céder.

512 de l'usurpation.

près de lui quelque égal ou quelque inférieur dont les pertes l'enrichiraient, dont l'humiliation flat- terait sa vanité, dont l'éloignement le délivrerait d'un rival, d'un surveillant incommode.

Pour défendre le système qu'on veut établir, ce n'est pas l'identité de l'intérêt , c'est l'univer- salité du désintéressement qu'il faut démontrer. Au haut de la hiérarchie politique, un homme sans passions, sans caprices, inaccessible à la sé- duction, à la haine, à la faveur, à la colère, à la jalousie , actif, vigilant, tolérant pour toutes les opinions, n'attachant aucun amour-propre à per- sévérer dans les erreurs qu'il aurait commises , dévoré du désir du bien , et sachant néanmoins résister à l'impatience et respecter les droits du temps : plus bas, dans la gradation des pouvoirs, des ministres doués des mêmes vertus , existant dans la dépendance sans être serviles, au milieu de l'arbitraire sans être tentés de s'y prêter par crainte ou d'en abuser par égoïsme ; enfin , par- tout, dans les fonctions inférieures, même réunion de qualités rares, même amour de la justice, même oubli de soi , telles sont les hypothèses nécessaires : les regardez-vous comme proba- bles?

Si cet enchaînement de vertus surnaturelles se trouve rompu dans un seul anneau , tout est en péril. Vainement les deux moitiés ainsi séparées resteront irréprochables : la vérité ne remontera

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plus avec une exactitude jusqu'au faîte du pou- voir ; la justice ne descendra prus, entière et pure, dans les rangs obscurs du peuple. Une seule trans- mission infidèle suffit pour tromper l'autorité, et pour l'armer contre Tinnocence.

Lorsqu'on vante le despotisme, l'on croit tou- jours n'avoir de rapports qu'avec le despote ; mais on en a d'inévitables avec tous les agens subal- ternes. Il ne s'agit plus d'attribuer à un seul homme des facultés distinguées et une équité à toute épreuve , il faut supposer l'existence de cent ou deux cent mille créatures angéliques, au-dessus de toutes les faiblesses et de tous les vices de l'hu- manité.

On abuse donc les Français, lorsqu'on leur dit : L'intérêt du maître est d'accord avec le vôtre. Tenez-vous tranquilles ; l'arbitraire ne vous at- teindra pas. Il ne frappe que les imprudens qui le provoquent. Celui qui se résigne et se tait se trouve partout à l'abri.

Rassuré par ce vain sophisme , ce n'est pas contre les oppresseurs qu'on s'élève, c'est aux op- primés qu'on cherche des torts. Nul ne sait être courageux , même par prudence. On ouvre à la tyrannie un libre passage , se flattant d'être mé- nagé. Chacun marche les yeux baissés dans l'étroit sentier qui doit le conduire en sûreté vers la tombe ; mais quand l'arbitraire est toléré, il se dissémine de manière que le citoyen le plus in-

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514 DE LUSURPATIOX.

connu peut tout à coup le rencontrer armé contre lui.

Quelles que soient les espérances des âmes pusillanimes, heureusement, pour la moralité de l'espèce humaine , il ne suffit pas de se tenir à l'écart et de laisser frapper les autres. Mille liens nous unissent à nos semblables , et l'égoïsme le plus inquiet ne parvient pas à les briser tous. Vous vous croyez invulnérable dans votre obscu- rité volontaire , mais vous avez un fils, la jeunesse l'entraîne ; un frère moins prudent que vous se permet un murmure ; un ancien ennemi, qu'au- trefois vous avez blessé, a su conquérir quelque in- fluence ; votre maison d'Albe charme les regards d'un prétorien. Que ferez- vous alors? après avoir, avec amertume , blâmé toute réclamation , rejeté toute plainte, vous plaindrez-vous à votre tour? Vous êtes condamné d'avance , et par votre pro- pre conscience , et par cette opinion publique avilie que vous avez contribué vous-même à for- mer. Céderez-vous sans résistance? mais vous permettra-t-on de céder? n'écartera-t-on pas, ne poursuivra-t-on point un objet importun, monument d'une injustice? Des innocens ont disparu, vous les avez jugés coupables; vous avez donc frayé la route vous marchez à votre tour,

de l'usurpation. 515

CHAPITRE XL

Des effets de l'arbitraire sur les diverses parties de l'existence humaine,

L'arbitraire , soit qu'il s'exerce au nom d'un seul ou au nom de tous, poursuit l'homme dans tous ses moyens de repos et de bonheur.

Il détruit la morale, car il n'y a point de mo- rale sans sécurité ; il n'y a point d'affections douces sans la certitude que les objets de ces affections reposent à l'abri , sous la sauvegarde de leur innocence. Lorsque l'arbitraire frappe sans scrupule les hommes qui lui sont suspects, ce n'est pas seulement un individu qu'il persé- cute, c'est la nation entière qu'il indigne d'abord, et qu'il dégrade ensuite. Les hommes tendent toujours à s'affranchir de la douleur. Quand ce qu'ils aiment est menacé , ils s'en détachent ou le défendent. Les mœurs, dit M. de Paw, se cor- rompent subitement dans les villes attaquées

316 de l'usurpation.

de la peste; on s'y vole l'un l'autre en mourant. L'arbitraire est au moral ce que la peste est au physique, chacun repousse le compagnon d'in- fortune qui voudrait s'attacher à lui ; chacun abjure les liens de sa vie passée. Il s'isole pour se défendre , et ne voit dans la faiblesse ou l'a- mitié qui l'implore, qu'un obstacle à sa sûreté. Une seule chose conserve son prix : ce n'est pas l'opinion publique , il n'existe plus ni gloire pour les puissans , ni respect pour les victimes ; ce n'est pas la justice , ses lois sont méconnues et ses formes profanées ; c'est la richesse. Elle peut désarmer la tyrannie ; elle peut séduire quelques- uns de ses agens , apaiser la proscription , faci- liter la fuite, répandre quelques jouissances pas- sagères sur une vie toujours menacée. On amasse pour jouir; on jouit pour oublier des dangers inévitables; on oppose au malheur d'autrui la dureté , au sien propre l'insouciance ; on voit couler le sang à côté des fêtes ; on étouffe la sym- pathie en stoïcien farouche ; on se précipite dans le plaisir en sybarite voluptueux.

Lorsqu'un peuple contemple froidement une succession d'actes tyranniques, lorsqu'il voit sans murmure les prisons s'encombrer , se multiplier les lettres d'exil, croit-on qu'il suffise, au milieu de ce détestable exemple , de quelques phrases banales pour ranimer les sentimens honnêtes et généreux ? L'on parle de la nécessité de la puis-

de l'usurpation. 517

sance paternelle ; mais le premier devoir d'un fils est de défendre son père opprimé ; et lorsque vous enlevez un père au milieu de ses enfans , lorsque vous forcez ces derniers à garder un lâche silence, que devient l'effet de vos maximes et de vos codes , de vos déclamations et de vos lois? L'on rend hommage a la sainteté du mariage; mais, sur une dénonciation ténébreuse, sur un simple soupçon , par une mesure qu'on appelle de police, on sépare un époux de sa femme, une femme de son mari ! Pense-t-on que l'amour conjugal s'éteigne et renaisse tour à tour, comme il convient à l'autorité? L'on vante les liens domestiques ; mais la sanction des liens domestiques , c'est la liberté individuelle , l'es- poir fondé de vivre ensemble , de vivre libres , dans l'asile que la justice garantit aux citoyens. Si les liens domestiques existaient , les pères , les enfans, les époux, les femmes, les amis, les proches de ceux que l'arbitraire opprime se sou- mettraient-ils à cet arbitraire ? On parle de cré- dit, de commerce, d'industrie ; mais celui qu'on arrête a des créanciers dont la fortune s'appuie sur la sienne, des associés intéressés à ses entre- prises. L'effet de sa détention n'est pas seulement la perte momentanée de sa liberté , mais l'inter- ruption de ses spéculations, peut-être sa ruine. Cette ruine s'étend à tous les copartageans de ses intérêts, Elle s'étend plus loin encore: elle

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318 de l'usurpation,

frappe toutes les opinions , elle ébranle toutes les sécurités. Lorsqu'un individu souffre sans avoir été reconnu coupable, tout ce qui n'est pas dépourvu d'intelligence se croit menacé, et avec raison, car la garantie est détruite. L'on se tait , parce qu'on a peur ; mais toutes les trans- actions s'en ressentent. La terre tremble, et Ton ne marche qu'avec effroi (1).

Tout se tient dans nos associations nombreu- ses , au milieu de nos relations si compliquées.

(1) Une des plus grandes erreurs de la nation française ,. c'est de n'avoir jamais attaché suffisamment d'importance à la liberté individuelle. On se plaint de l'arbitraire quand on est frappé par lui , mais plutôt comme d'une erreur que comme d'une injustice; et peu d'hommes , dans la longue série de nos oppressions diverses, se sont donné le facile mérite de réclamer pour des individus d'un parti différent du leur. Je ne sais quel écrivain a déjà remarqué que M. de Montesquieu , qui défend avec force les droits de la propriété particulière , contre l'intérêt même de l'état, traite avec beaucoup moins de chaleur la question de la liberté des individus, comme si les personnes étaient moins sacrées que les biens. Il y a une cause toute simple pour que , chez un peuple distrait et égoïste, les droits de la liberté indi- viduelle soient moins bien protégés que ceux delà propriété. L'homme auquel on enlève sa liberté est désarmé par ce fait même, au lieu que l'homme qu'on dépouille de sa propriété conserve sa liberté pour la réclamer. Ainsi, la liberté n'est jamais défendue que par les amis de l'opprimé ; la propriété l'est par l'opprimé lui-même. On conçoit que la vivacité des réclamations soit différente dans les deux cas.

de l'usurpation. 319

Les injustices qu'on nomme partielles sont d'in- tarissables sources de malheur public; il n'est pas donné au pouvoir de les circonscrire dans une sphère déterminée. On ne saurait faire la part de l'iniquité. Une seule loi barbare décide de la législation tout entière. Aucune loi juste ne demeure inviolable auprès d'une seule mesure qui soit illégale. On ne peut refuser la liberté aux uns, et l'accorder aux autres. Supposez un seul acte de rigueur contre des hommes qui ne soient pas convaincus, toute liberté devient im- possible. Celle de la presse , on s'en servira pour émouvoir le peuple en faveur de victimes peut- être innocentes. La liberté individuelle , ceux que vous poursuivez s'en prévaudront pour vous échapper. La liberté d'industrie , elle fournira des ressources aux proscrits. Il faudra donc les gêner toutes, les anéantir également. Les hommes voudraient transiger avec la justice, sortir de son cercle pour un jour, pour un obstacle, et rentrer ensuite dans l'ordre. Ils voudraient la garantie de la règle et le succès de l'exception. La nature s'y oppose; son système est complet et régulier. Une seule déviation le détruit, comme, dans un calcul arithmétique , l'erreur d'un chiffre ou de mille fausse de même le résultat.

320 de l'usurpation.

CHAPITRE XII.

Des effets de l'arbitraire sur les progrès intellectuels.

L'homme n'a pas uniquement besoin de re- pos , d'industrie, de bonheur domestique, de vertus privées ; la nature lui a donné aussi des facultés , sinon plus nobles , du moins plus bril- lantes. Ces facultés, plus que toutes les autres, sont menacées par l'arbitraire; après avoir es- sayé de les plier à son usage , irrité qu'il est de leur résistance , il finit par les étouffer.

Il y a, dit Condillac , deux sortes de barbarie , Varie qui précède les siècles éclairés, Vautre qui leur succède. La première est un état désirable , si vous la comparez avec la seconde. Mais c'est, seulement vers la seconde que l'arbitraire peut aujourd'hui ramener les peuples ; et par-là même leur dégradation est plus rapide : car ce qui avilit

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les hommes, ce n'est point de ne pas avoir une faculté, c'est de l'abdiquer.

Je suppose une nation éclairée , enrichie des travaux de plusieurs générations studieuses, pos- sédant des chefs-d'œuvre de tout genre , ayant fait d'immenses progrès dans les sciences et dans les arts. Si l'autorité mettait des entraves à la manifestation de la pensée et à l'activité de l'es- prit, cette nation pourrait vivre quelque temps sur ses capitaux anciens, pour ainsi dire, sur ses lumières acquises ; mais rien ne se renouvellerait dans ses idées; le principe reproducteur serait desséché. Durant quelques années, la vanité sup- pléerait à l'amour des lumières. Des sophistes , se rappelant l'éclat et la considération que don- naient auparavant les travaux littéraires , se li- vreraient à des travaux du même genre en appa- rence. Ils combattraient avec des écrits le bien que des écrits auraient fait ; et tant qu'il resterait quelque trace des principes libéraux , il y aurait dans la littérature une espèce de mouvement, une sorte de lutte contre ces écrits et ces prin- cipes. Mais ce mouvement serait un héritage de la liberté détruite. A mesure qu'on en ferait dis- paraître les derniers vestiges , les dernières tra- ditions, il y aurait moins de succès et moins de profit à continuer des attaques, chaque jour plus superflues. Quand tout aurait disparu, le combat finirait, parce que les combattans n'apercevraient

522 dk l'usurpation.

plus d'adversaires, et les vainqueurs comme les vaincus garderaient le silence. Qui sait si l'au- torité ne jugerait pas utile de l'imposer? Elle ne voudrait pas que l'on réveillât des souvenirs éteints, qu'on agitât des questions délaissées. Elle pèserait sur ses acolytes trop zélés , comme au- trefois sur ses ennemis. Elle défendrait d'écrire, même dans son sens , sur les intérêts de l'espèce humaine , comme je ne sais quel gouvernement dévot avait interdit de parler de Dieu en bien ou en mal. On déclarerait sur quelles questions l'esprit humain pourrait s'exercer ; on lui permet- trait de s'ébattre, avec subordination toutefois, dans l'enceinte qui lui serait concédée. Mais ana- thème à lui, s'il franchit cette enceinte; si, n'ab- jurant pas sa céleste origine, il se livre à des spéculations défendues ; s'il ose penser que sa destination la plus noble n'est pas la décoration ingénieuse de sujets frivoles, la louange adroite, la déclamation sonore sur des objets indifférens, mais que le ciel et sa nature l'ont constitué tri- bunal éternel , tout s'analyse , tout s'exa- mine, où tout se juge en dernier ressort! Ainsi, la carrière de la pensée, proprement dite, serait définitivement fermée ; la génération éclairée dis- paraîtrait graduellement; la génération suivante, ne voyant dans les occupations intellectuelles au- cun avantage , y voyant même des dangers , s'en détacherait sans retour.

de l'usurpation. 323

En vain direz-vous que l'esprit humain pour- rait briller encore dans la littérature légère, qu'il pourrait se livrer aux sciences exactes et na- turelles, qu'il pourrait s'adonner aux arts. La nature, en créant l'homme, n'a pas consulté l'au- torité ; elle a voulu que toutes nos facultés eus- sent entre elles une liaison intime, et qu'aucune ne pût être limitée sans que les autres s'en res- sentissent. L'indépendance de la pensée est aussi nécessaire, même à la littérature légère, aux sciences et aux arts, que l'air à la vie physique. L'on pourrait aussi bien faire travailler des hommes sous une pompe pneumatique, en disant qu'on n'exige pas d'eux qu'ils respirent, mais qu'ils remuent les bras et les jambes, que main- tenir l'activité de l'esprit sur un sujet donné , en l'empêchant de s'exercer sur les objets importais qui lui rendent son énergie , parce qu'ils lui rap- pellent sa dignité. Les littérateurs, ainsi garrottés, font d'abord des panégyriques; mais ils devien- nent peu à peu incapables même de louer, et la littérature finit par se perdre dans les anagrammes et les acrostiches. Les savans ne sont plus que les dépositaires de découvertes anciennes, qui se détériorent et se dégradent entre des mains char- gées de fers. La source du talent se tarit chez les artistes, avec l'espoir de la gloire, qui ne se nourrit que de liberté; et par une relation mystérieuse, mais incontestable, entre des choses que Ton

324 de l'usurpation.

croyait pouvoir s'isoler, ils n'ont plus la faculté de représenter noblement la figure humaine lors- que l'âme humaine est avilie.

Et ce ne serait pas tout encore : bientôt le commerce, les professions et les métiers les plus nécessaires se ressentiraient de cette apathie. Le commerce n'est pas à lui seul un mobile d'activité suffisant; l'on s'exagère l'influence de l'intérêt personnel ; l'intérêt personnel a besoin pour agir de l'existence de l'opinion : l'homme dont l'opi- nion languit étouffée n'est pas longtemps excité, même par son intérêt ; une sorte de stupeur s'em- pare de lui ; et comme la paralysie s'étend d'une portion du corps à l'autre, elle s'étend aussi de Tune à l'autre de nos facultés.

L'intérêt, séparé de l'opinion, est borné dans ses besoins, et facile à contenter dans ses jouis- sances : il travaille juste ce qu'il faut pour ie présent, mais ne prépare rien pour l'avenir. Ainsi, les gouvernemens qui veulent tuer l'opi- nion et croient encourager l'intérêt, se trouvent, par une opération double et maladroite, les avoir tués tous les deux.

Il y a sans doute un intérêt qui ne s'éteint pas sous l'arbitraire ; mais ce n'est pas celui qui porte l'homme au travail, c'est celui qui le porte à mendier, à piller, à s'enrichir des faveurs de la puissance et des dépouilles de la faiblesse. Cet intérêt n'a rien de commun avec le mobile né-

de l'usurpation. 325

cessaire aux classes laborieuses ; il donne aux alentours des despotes une grande activité; mais il ne peut servir de levier ni aux efforts de l'in- dustrie, ni aux spéculations du commerce.

L'indépendance intellectuelle a de l'influence même sur les succès militaires ; l'on n'aperçoit pas au premier coup d'œil la relation qui existe entre l'esprit public d'une nation et la discipline ou la valeur d'une armée : cette relation, pour- tant, est constante et nécessaire. On aime, de nos jours, à ne considérer les soldats que comme des instrumens dociles qu'il suffit de savoir habile- ment employer : cela n'est que trop vrai à cer- tains égards II faut néanmoins que ces soldats aient la conscience qu'il existe derrière eux une certaine opinion publique; elle les anime pres- que sans qu'ils la connaissent; elle ressemble à cette musique au son de laquelle ces mêmes sol- dats s'avancent à l'ennemi. Nul n'y prête une attention suivie ; mais tous sont remués, encou- ragés, entraînés par elle. Ce fut avec l'esprit pu- blic de la Prusse, autant qu'avec ses légions, que le grand Frédéric repoussa l'Europe coalisée; cet esprit public s'était formé de l'indépendance que ce monarque avait laissée toujours au déve- loppement des facultés intellectuelles. Durant la guerre de Sept-Ans , il éprouva de fréquens re- vers ; sa capitale fut prise , ses armées furent dispersées ; mais il y avait je ne sais quelle élas-

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326 de l'usurpation.

ticité qui se communiquait de lui à son peuple , et de son peuple à lui. Les vœux de ses sujets réagissaient sur ses défenseurs ; ils les appuyaient d'une sorte d'atmosphère d'opinion qui les sou- tenait et doublait leurs forces (1).

Je ne me déguise point, en écrivant ces lignes, qu'une classe d'écrivains n'y verra qu'un sujet de moquerie. Ils veulent à toute force qu'il n'y ait rien de moral dans le gouvernement de l'es- pèce humaine ; ils mettent ce qu'ils ont de facul- tés à prouver l'inutilité et l'impuissance de ces facultés. Ils constituent l'état social avec un petit nombre d'élémens bien simples : des préjugés pour tromper les hommes , des supplices pour les effrayer, de l'avidité pour les corrompre, de la frivolité pour les dégrader, de l'arbitraire pour les conduire, et, il le faut bien, des connaissances

(1) Ces considérations , que j'écrivais il y a huit ans ? m'ont fourni depuis lors une preuve bien frappante du triomphe assuré des principes vrais. Cette Prusse, que je présentais comme un exemple de la force morale d'une na- tion éclairée , a paru tout à coup avoir perdu son énergie et toutes ses vertus belliqueuses. Les amis auxquels j'avais communiqué mon ouvrage me demandaient , après la ba- taille d'Iéna , ce qu'étaient devenus les rapports de l'esprit public avec les victoires. Quelques années se sont écoulées, et la Prusse s'est relevée de sa chute ; elle s'est placée au premier rang des nations ; elle a conquis des droits à la reconnaissance des générations futures, au respect et a l'enthousiasme de tous les amis de l'humanité,

DE L USURPATION . 52 7

positives et des sciences exactes, pour servir plus adroitement cet arbitraire. Je ne puis croire que ce soit le terme de quarante siècles de travaux.

La pensée est le principe de tout ; elle s'appli- que à l'industrie , à Fart militaire , à toutes les sciences , à tous les arts ; elle leur fait faire des progrès ; puis , en analysant ces progrès , elle étend son propre horizon. Si l'arbitraire veut la restreindre, la morale en sera moins saine (1) , les connaissances de fait moins exactes , les scien- ces moins actives dans leur développement, l'art militaire moins avancé , l'industrie moins enri- chie par des découvertes.

L'existence humaine, attaquée dans ses parties les plus nobles , sent bientôt le poison s'étendre jusqu'aux parties les plus éloignées. Vous croyez n'avoir fait que la borner dans quelque liberté superflue, ou lui retrancher quelque pompe inu- tile : votre arme empoisonnée l'a blessée au cœur.

L'on nous parle souvent, je le sais, d'un cercle prétendu que parcourt l'esprit humain , et qui , dit-on, ramène, par une fatalité inévitable, l'i- gnorance après les lumières, la barbarie après la civilisation. Mais, par malheur pour ce système, le despotisme s'est toujours glissé entre ces épo-

(1) Le voyage de Barrow en Chine peut servir à montrer ce que devient , pour la morale comme pour tout le reste . an peuple frappé d'immobilité par l'autorité qui le régit.

328 de l'usurpation.

ques ; de manière qu'il est difficile de ne pas l'ac- cuser d'entrer pour quelque chose dans cette ré- volution.

La véritable cause de ces vicissitudes dans l'histoire des peuples , c'est que l'intelligence de l'homme ne peut rester stationnaire : si vous ne l'arrêtez pas , elle avance ; si vous l'arrêtez , elle recule ; si vous la découragez sur elle-même, elle ne s'exercera plus sur aucun objet qu'avec lan- gueur. On dirait qu'indignée de se voir exclue de la sphère qui lui est propre, elle veut se ven- ger, par un noble suicide, de l'humiliation qui lui est infligée.

Il n'est pas au pouvoir de l'autorité d'assoupir ou de réveiller les peuples , suivant ses conve- nances ou ses fantaisies momentanées. La vie n'est pas une chose qu'on ôte et qu'on rende tour à tour.

Que si le gouvernement voulait suppléer par son activité propre à l'activité naturelle de l'opi- nion enchaînée, comme dans les places assiégées on fait piaffer entre des colonnes les chevaux qu'on tient renfermés, il se chargerait d'une tâ- che difficile.

D'abord, une agitation tout artificielle est chère à entretenir. Lorsque chacun est libre, chacun s'intéresse et s'amuse de ce qu'il fait, de ce qu'il dit, de ce qu'il écrit. Mais lorsque la grande masse d'une nation est réduite au rôle

de l'usurpation. 329

de spectateurs forcés au silence, il faut, pour que ces spectateurs applaudissent, ou seulement pour qu'ils regardent, que les entrepreneurs du spec- tacle réveillent leur curiosité par des coups de théâtre et des changemens de scène.

Cette agitation factice est en même temps plu- tôt apparente que réelle. Tout marche , mais par le commandement et par la menace/ Tout est moins facile, parce que rien n'est volontaire. Le gouvernement est obéi plutôt que secondé. A la moindre interruption, tous les rouages cesse- raient d'agir : c'est une partie d'échecs ; la main du pouvoir les dirige. Aucune pièce ne résiste ; mais si le bras s'arrêtait un instant, elles reste- raient toutes immobiles.

Enfin, la léthargie d'une nation il n'y a pas d'opinion publique se communique à son gou- vernement, quoi qu'il fasse. N'ayant pu la tenir éveillée, il finit par s'endormir avec elle. Ainsi donc tout se tait, tout s'affaisse , tout dégénère , tout se dégrade chez une nation dont la pensée est esclave ; et tôt ou tard un tel empire offre le spectacle de ces plaines de l'Egypte, l'on voit une immense pyramide peser sur une poussière aride, et régner sur de silencieux déserts. Cette marche , que nous retraçons ici , ce n'est point de la théorie, c'est de l'histoire. C'est l'histoire de l'empire grec, de cet empire héritier de celui de Rome , investi d'une grande portion de sa

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350 DE L USURPATION.

force et de toutes ses lumières , de cet empire le pouvoir arbitraire s'établit avec toutes les données les plus favorables à sa stabilité , et qui dépérit et tomba , parce que l'arbitraire, sous toutes les formes, doit dépérir et tomber. Cette histoire sera celle de la France, de ce pays privi- légié par la nature et le sort , si le despotisme y persévère dans l'oppression sourde qu'il a long- temps déguisée sous le vain éclat des triomphes extérieurs (1).

Ajoutons une considération dernière qui n'est pas sans importance. L'arbitraire, en atteignant la pensée , ferme au talent sa plus belle carrière ; mais il ne saurait empêcher que des hommes de

(1) Si j'avais voulu multiplier les preuves, j'aurais pu parler encore de la Chine. Le gouvernement de cette con- trée est parvenu à dominer la pensée et à la rendre un pur instrument. Les sciences n'y sont cultivées que par ses ordres , sous sa direction et sous son empire ; nul n'ose se frayer une route nouvelle , ni s'écarter en aucun sens des opinions commandées. Aussi la Chine a-t-elle été perpé- tuellement conquise par des étrangers, moins nombreux que les Chinois. Pour arrêter le développement de l'es- prit, il a fallu briser en eux le ressort qui leur aurait servi a se défendre et à défendre leur gouvernement. Les chefs des peuples ignorans , dit Bentham {Principes de Législa- tion, III, 21), ont toujours fini par être les victimes de leur politique étroite et pusillanime. Ces nations vieillies dans l'enfance, sous des tuteurs qui prolongent leur imbé- cillité pour les gouverner plus aisément, ont toujours offert au premier agresseur une proie facile

DE h USURPATION. 551

talent ne prennent naissance , il faudra bien que leur activité s'exerce. Q'arrivera-t-il? Qu'ils se diviseront en deux classes. Les uns , fidèles à îeur destination primitive , attaqueront l'auto- rité ; les autres se précipiteront dans l'égoïsme , et feront servir leurs facultés supérieures à l'ac- cumulation de tous les moyens de jouissances , seul dédommagement qui leur soit laissé. Ainsi le despotisme aura fait deux parts des hommes d'esprit. Les uns seront séditieux , les autres cor- rompus ; on les punira , mais d'un crime inévi- table. Si leur ambition avait trouvé le champ libre pour ses espérances et ses efforts honorables, les uns seraient encore paisibles , les autres en- core vertueux. Ils n'ont cherché la route cou- pable qu'après avoir été repoussés des routes na- turelles qu'ils avaient droit de parcourir ; je dis qu'ils en avaient le droit , car l'illustration , la renommée , la gloire , appartiennent à l'espèce humaine. Nul ne peut légitimement les dérober à ses égaux , et flétrir la vie en la dépouillant de ce qui la rend brillante.

C'était une belle conception de la nature d'a- voir placé la récompense de l'homme hors de lui, d'avoir allumé dans son cœur cette flamme indéfinissable de la gloire , qui , se nourrissant de nobles espérances, source de toutes les actions grandes , préservatif contre tous les vices , lien des générations entre elles et de l'homme avec

332 de l'usurpation.

l'univers, repousse les désirs grossiers et dé- daigne les plaisirs sordides. Malheur à qui l'éteint, cette flamme sacrée ! il remplit dans ce monde le rôle du mauvais principe ; il courbe de sa main de fer notre front vers la terre , tandis que le ciel nous a créés pour marcher la tête haute et pour contempler les astres»

CHAPITRE XIII.

De la religion sous l'arbitraire.

On dirait que sous les formes de gouverne- ment les plus tyranniques , un refuge reste ou- vert à l'homme : c'est la religion. Il y peut dé- poser ses douleurs secrètes , il peut y placer sa dernière espérance, et nulle autorité ne paraît assez adroite , assez déliée, pour le poursuivre dans cet asile : le despotisme l'y poursuit néan- moins. Tout ce qui est indépendant l'effarouche, parce que tout ce qui est libre le menace. Il vou-

de l'usurpation. 555

lait autrefois commander aux croyances reli- gieuses , et pensait pouvoir en faire à son gré un devoir ou un crime. De nos jours , mieux instruit par l'expérience , il ne dirige plus contre la re- ligion des persécutions directes , mais il est à l'affût de ce qui peut l'avilir.

Tantôt il la recommande comme nécessaire seulement au peuple , sachant bien que le peuple, averti par un infaillible instinct de ce qui se passe sur sa tête , ne respectera pas ce que ses supé- rieurs dédaignent, et que chacun, par imitation ou par amour-propre , repoussera la religion un degré plus bas. Tantôt , la pliant à ses caprices, la tyrannie s'en fait une esclave : ce n'est plus cette puissance divine qui descend du ciel pour étonner ou réformer la terre ; humble dépen- dante , organe timide , elle se prosterne aux ge- noux du pouvoir, observe ses gestes , demande ses ordres , flatte qui la méprise , et n'enseigne aux nations ses vérités éternelles que sous le bon plaisir de l'autorité. Ses ministres bégaient au pied de ses autels asservis des paroles mutilées. Ils n'osent faire retentir les voûtes antiques des accens du courage et de la conscience ; et loin d'entretenir, comme Bossuet, les grands de ce monde du Dieu sévère qui juge les rois, ils cherchent avec terreur, dans les regards dédai- gneux du maître , comment ils doivent parler de leur Dieu. Heureux encore s'ils n'étaient pas

334 de l'usurpation.

forcés d'appuyer de la sanction religieuse des lois inhumaines et des décrets spoliateurs ! 0 honte ! on les a vus commander, au nom d'une religion de paix, les invasions et les massacres, souiller la sublimité des livres saints par les sophismes de la politique , travestir leurs prédications en manifestes, bénir le ciel des succès du crime , et blasphémer la volonté divine en l'accusant de complicité.

Et ne croyez pas que tant de servilité les sauve des insultes : l'homme que rien n'arrête est saisi quelquefois d'un soudain délire , par cela seul qu'aucune résistance ne le rappelle à la raison. Commode , portant dans une cérémonie la sta- tue d'Anubis , s'avisa tout à coup de transformer ce simulacre en massue , et d'en assommer le prêtre égyptien qui Ta€Compagnait (1). C'est un emblème assez fidèle de ce qui se passe sous nos yeux , de cette assistance hautaine et capricieuse qui se fait un secret triomphe de maltraiter ce qu'elle protège , et d'avilir ce qu'elle vient d'or- donner,

La religion ne peut résister à tant de dégra- dations et à tant d'outrages. Les yeux fatigués se détournent de ses pompes ; les âmes flétries se détachent de ses espérances.

Il faut en convenir, chez un peuple éclairé , le

I ) Lamprid. in Commodo , cap. 9.

DE L USURPATION. 355

despotisme est l'argument le plus fort contre la réalité d'une Providence. Nous disons chez un peuple éclairé , car des peuples encore ignorans peuvent être opprimés sans que leur conviction religieuse en soit diminuée. Mais lorsqu'une fois l'esprit humain est entré dans la route du raison- nement , et que l'incrédulité a pris naissance , le spectacle de la tyrannie semble appuyer d'une terrible évidence les assertions de cette incré- dulité.

Elle disait à l'homme qu'aucun être juste ne veillait sur ses destinées : et ses destinées sont en effet abandonnées aux caprices des plus féroces et des plus vils des humains. Elle disait que ces récompenses de la vertu , ces châtimens du crime, promesses d'une croyance déchue , n'étaient que les illusions vaines d'imaginations faibles et ti- mides : et c'est le crime qui est récompensé , c'est la vertu qui est proscrite. Elle disait que ce qu'il y avait de mieux à faire , durant cette vie d'un jour, durant cette apparition bizarre , sans passé comme sans avenir, et tellement courte qu'elle paraît à peine réelle , c'était de profiter de chaque moment , afin de fermer les yeux sur l'abîme qui nous attend pour nous engloutir : le despotisme prêche la même doctrine par chacun de ses actes. Il invite l'homme à la volupté par les périls dont il l'entoure : il faut saisir chaque heure, incer- tain qu'on est de l'heure qui suit. Une foi bien

"556 de l'usurpation.

vive serait nécessaire pour espérer, sous le règne visible de la cruauté et de la folie , le règne in- visible de la sagesse et de la bonté.

Cette foi vive et inébranlable ne saurait être le partage d'an vieux peuple; les classes éclai- rées , au contraire , cherchent dans l'impiété un misérable dédommagement de leur servitude. En bravant , avec l'apparence de l'audace , un pouvoir qu'elles ne craignent plus, elles se croient moins méprisables dans leur bassesse envers le pouvoir qu'elles redoutent ; et Ton dirait que la certitude qu'il n'existe pas d'autre monde leur est une consolation des opprobres de celui-ci.

On vante cependant les lumières du siècle, et la destruction de la puissance spirituelle , et la cessation de toute lutte entre l'église et l'état. Pour moi , je le déclare , s'il faut opter, je pré- fère le joug religieux au despotisme politique. Sous le premier, il y a du moins conviction dans les esclaves, et les tyrans seuls sont corrompus ; mais quand l'oppression est séparée de toute idée religieuse, les esclaves sont aussi dépravés, aussi abjects que leurs maîtres.

Nous devons plaindre , mais nous pouvons es- timer une nation courbée sous le faix de la su- perstition et de l'ignorance : cette nation conserve de la bonne foi dans ses erreurs ; un sentiment de devoir la conduit encore. Elle peut avoir des vertus, bien que ces vertus soient mal dirigées t

DE L USURPATION. Oui

mais des serviteurs incrédules , ramp-mt avec docilité, s'agitant avec zèle, reniant les dieux et tremblant devant un homme , n'ayant pour mobile que la crainte , n'ayant pour motif que le salaire que leur jette, du haut de son trône, celui qui les opprime ; une race qui , dans sa dé- génération volontaire, n'a pas une illusion qui la relève, pas une erreur qui l'excuse, une telle race est tombée du rang que la Providence avait assignée à l'espèce humaine ; et les facultés qui lui restent, et l'intelligence qu'elle déploie, ne sont pour elle et pour le monde qu'un malheur et une honte de plus.

CHAPITRE XIV.

Que les hommes ne sauraient se résigner volontairement à l'ar- bitraire, sous aucune forme.

Si tels sont les effets de l'arbitraire , quelque forme qu'il revête , les hommes ne peuvent s'y résigner volontairement. Ils ne peuvent donc se

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538 de l'usurpation.

résigner volontairement au despotisme, qui est une forme de l'arbitraire , comme ce qu'on avait nommé liberté en France en était une autre. En- core , en disant que cette prétendue liberté était une autre forme de l'arbitraire que le despo- tisme, j'accorde plus que je ne devrais. C'était le despotisme sous un autre nom.

C'est bien à tort que ceux qui ont décrit le gouvernement révolutionnaire de la France l'ont appelé anarchie , c'est-à-dire absence de gouver- nement. Certes, dans le gouvernement révolu- tionnaire, dans le tribunal révolutionnaire, dans la loi des suspects , il n'y avait point absence de gouvernement, mais présence continue et uni- verselle d'un gouvernement atroce.

Il est si vrai que cette prétendue anarchie n'était que du despotisme , que le maître actuel des Français imite toutes les mesures dont elle lui fournit des exemples, et a conservé toutes les lois qu'elle a promulguées. Il a toujours éludé l'abrogation de ces lois, qu'il avait souvent pro- mise. Il s'est donné parfois le mérite de suspendre leur exécution, mais il s'en est réservé l'usage ; et tout en niant qu'il en fût l'auteur, il s'en est porté légataire. C'est un arsenal d'armes empoi- sonnées qu'il quitte et qu'il reprend à son gré. Ces lois planent sur toutes les têtes, comme en- veloppées d'un nuage , et demeurent en embus- cade pour reparaître au premier signal.

de l'usurpation. 559

Tandis que j'écris ces mots, je reçois le décret du 27 décembre 1813, et j'y lis ces trois articles : « 4. Nos commissaires extraordinaires sont auto- ce risés à ordonner toutes les mesures de haute «police qu'exigeraient les circonstances et le « maintien de l'ordre public. 5. lis sont pareille- « ment autorisés à former des commissions mi- te litaires, et à traduire devant elles ou devant « les cours spéciales toutes personnes prévenues « défavoriser l'ennemi, d'être d'intelligence avec « lui , ou d'attenter à la tranquillité publique. a 6. Ils pourront faire des proclamations et « prendre des arrêtés. Lesdits arrêtés seront obli- « gatoires pour tous les citoyens. Les autorités ce judiciaires , civiles et militaires , seront tenues «de s'y conformer et de les faire exécuter. » Ne sont-ce pas les proconsuls de la conven- tion? Ne retrouvons-nous pas dans ce décret les pouvoirs illimités et les tribunaux révolu- tionnaires? Si le gouvernement de Robespierre eût été de l'anarchie , celui de Napoléon serait de l'anarchie. Mais non : le gouvernement de Napoléon est du despotisme, et il faut reconnaître que celui de Robespierre n'était autre chose que du despotisme.

L'anarchie et le despotisme ont ceci de sem- blable, qu'ils détruisent la garantie et foulent aux pieds les formes ; mais le despotisme réclame pour lui ces formes qu'il a brisées, et enchaîne

oiO de l'usurpation.

les victimes qu'il veut immoler. L'anarchie et le despotisme introduisent dans l'état social l'état sauvage ; mais l'anarchie y remet tous les hom- mes : le despotisme s'y remet lui seul, et frappe ses esclaves, garrottés des fers dont il s'est débar- rassé.

Il n'est donc point vrai qu'aujourd'hui, plus qu'autrefois , l'homme soit disposé à se résigner au despotisme. Une nation fatiguée par des con- vulsions de douze années a pu tomber de lassi- tude , et s'assoupir un instant sous une tyrannie accablante, comme le voyageur épuisé peut s'en- dormir dans une forêt, malgré les brigands qui l'infestent ; mais cette stupeur passagère ne peut être prise pour un état stable.

Ceux qui disent qu'ils veulent le despotisme , disent qu'ils veulent être opprimés, ou qu'ils veulent être oppresseurs. Dans le premiers cas, ils ne s'entendent pas ; dans le second , ils ne veu- lent pas qu'on les entende.

Voulez-vous juger du despotisme pour les différentes classes? Pour les hommes éclairés, pensez à la mort de Traséas , de Sénèque ; pour le peuple , à l'incendie de Rome , à la dévasta- tion des provinces ; pour le maître même , à la mort de Néron , à celle de Vitellius.

J'ai cru ces développemens nécessaires, avant d'examiner si l'usurpation pouvait se maintenir parie despotisme. Ceux qui, aujourd'hui, lui

de l'usurpation. 541

indiquent ce moyen comme une ressource assu- rée , nous entretiennent perpétuellement du dé- sir, du vœu des peuples, et de leur amour pour un pouvoir sans bornes qui les comprime , les enchaîne, les préserve de leurs propres erreurs, et les empêche de se faire du mal, sauf à leur en faire lui-même et lui seul. On dirait qu'il suffit de proclamer bien franchement que ce n'est pas au nom de la liberté qu'on nous foule aux pieds, pour que nous nous laissions fouler aux pieds avec joie. J'ai voulu réfuter ces assertions ab- surdes ou perfides, et montrer quel abus de mots leur a servi de base.

Maintenant qu'on doit être convaincu que le genre humain, malgré la dernière et malheureuse expérience qu'il a faite d'une liberté fausse , n'en est pas * en réalité , plus favorablement dis- posé pour le despotisme , je vais chercher si, en réunissant tous les moyens de la tyrannie, l'usur- pation peut échapper à ses nombreux ennemis , et conjurer les périls multipliés qui l'entourent.

29.

312 DE L USURPATION.

CHAPITRE XV.

Du despotisme comme moyen de durée pour l'usurpation (\)

Pour que l'usurpation puisse se maintenir par le despotisme, il faut que le despotisme lui-même puisse se maintenir. Or, je demande chez quel peuple civilisé de l'Europe moderne le despo-

(1) En publiant les considérations suivantes sur le des- potisme, je crois rendre aux gouvernemens actuels de l'Eu- rope , celui de France toujours excepté , l'hommage le plus digne d'eux. Notre époque, marquée d'ailleurs encore par beaucoup de souffrances, et durant laquelle l'humanité a reçu des blessures qui seront longues à cicatriser, est heu- reuse au moins en un point important. Les rois et les peuples sont tellement réunis par l'intérêt, par la raison, par la morale , je dirais presque par une reconnaissance mutuelle des services qu'ils se sont rendus , qu'il est impos- sibie aux hommes pervers de les séparer. Les premiers mettent une gloire magnanime à reconnaître les droits des seconds, et à leur en assurer la jouissance. Ceux-ci savent qu'ils ne gagnent rien à des secousses violentes , et que les

DE ^USURPATION. 543

tisme s'est maintenu. J'ai déjà dit ce que j'enten- dais par despotisme , et en consultant l'histoire , je vois que tous les gouvernemens qui s'en sont rapprochés , ont creusé sous leurs pas un abîme ils ont toujours fini par tomber. Le pouvoir absolu s'est toujours écroulé au moment de longs efforts couronnés par le succès l'avaient délivré de tout obstacle, et semblaient lui pro- mettre une durée paisible.

En Angleterre , ce pouvoir s'établit sous Henri YIII. Elisabeth le consolide. On admire l'autorité sans bornes de cette reine; on l'admire d'autant plus qu'elle n'en use que modérément. Mais son successeur est condamné sans cesse à lutter contre la nation qu'on croyait asservie ; et le fils de ce successeur, illustre victime, empreint par sa mort sur la révolution britannique, une tache de sang dont un siècle et demi de liberté et de gloire peut à peine nous consoler.

Louis XIV, dans ses mémoires, détaille avec complaisance tout ce qu'il avait fait pour détruire

institutions consacrées par le temps sont préférables a toutes les autres, précisément parce que le temps qui les a consacrées les modifie. Si l'on profite habilement, c'est-à- dire avec loyauté et avec justice (car c'est la véritable habi- leté politique), de cette double conviction, il n'y aura de longtemps ni révolution ni despotisme à craindre , et le? maux que nous avons subis seront de la sorte amplement compensés «

341 de l'usurpation.

l'autorité des parlemens , du clergé , de tous les corps intermédiaires. Il se félicite de l'accroisse- ment de sa puissance devenue illimitée; il s'en fait un mérite envers les rois qui doivent le rem- placer sur le trône ; il écrivait vers l'an 1666. Cent vingt-trois ans après , la monarchie fran- çaise était renversée (1).

La raison de cette marche inévitable des choses est simple et manifeste : les institutions , qui servent de barrières au pouvoir, lui servent en même temps d'appui. Elles le guident dans sa route ; elles le soutiennent dans ses efforts ; elles le modèrent dans ses accès de violence

(1) On trouve un plaisant oubli des faits dans un des partisans les plus zélés du pouvoir absolu , mais qui du moins a le rare mérite d'avoir été l'adversaire courageux de l'usurpation. «Le royaume de France, dit-il, rassemblait, « sous l'autorité unique de Louis XIV, tous les moyens de « force et de prospérité Sa grandeur avait été long- ce temps retardée par tous les vices dont un moment de « barbarie l'avait surchargé , et dont il avait fallu près de « sept siècles pour emporter entièrement la rouille. Mais « cette rouille était dissipée ; tous les ressorts venaient de «recevoir une dernière trempe; leur action était rendue « plus libre , leur jeu plus prompt et plus sûr : ils n'étaient « plus arrêtés par une multitude de mouvemens étrangers. « Il n'y en avait plus qu'un qui imprimait l'impulsion à «tout le reste.» Eh bien! que résulte— t-il de tout cela, de ce ressort unique et puissant , de cette autorité sans bornes ? Un règne brillant , puis un règne honteux , puis un règne faible , puis une révolution.

DE L USURPATION. 345

et l'encouragent dans ses momens d'apathie. Elles réunissent autour de lui les intérêts des diverses classes. Lors même qu'il lutte contre elles, elles lui imposent de certains ménagemens qui rendent ses fautes moins dangereuses ; mais quand ces institutions sont détruites, le pouvoir, ne trouvant rien qui le dirige, rien qui le con- tienne, commence à marcher au hasard; son allure devient inégale et vagabonde. Comme il n'a plus aucune règle fixe, il avance, il recule, il s'agite, il ne sait jamais s'il en fait assez , s'il n'en fait pas trop. Tantôt il s'emporte, et rien ne le calme ; tantôt il s'affaisse , et rien ne le ranime. Il s'est défait de ses alliés en croyant se débar- rasser de ses adversaires. L'arbitraire qu'il exerce est une sorte de responsabilité mêlée de remords, qui le trouble et le tourmente. - On a dit souvent que la prospérité des états libres était passagère ; celle du pouvoir absolu Test bien plus encore. Il n'y a pas un état des- potique qui ait subsisté dans toute sa force aussi longtemps que la liberté anglaise.

Le despotisme a trois chances : ou il révolte le peuple, et le peuple le renverse ; ou il énerve le peuple, et alors , si les étrangers l'attaquent, il est renversé par les étrangers (1) : ou si les

(1) La conquête des Gaules, remarque Filangieri , coûta dix ans de fatigues, de travaux et de négociations à César,

546 DE L USURPATION.

étrangers ne l'attaquent pas, il dépérit lui-même plus lentement , mais d'une manière plus hon- teuse et non moins certaine.

Tout confirme cette maxime de Montesquieu , qu'à mesure que le pouvoir devient immense, la sûreté diminue (1).

Non, disent les amis du despotisme, quand les gouvernemens s'écroulent , c'est toujours la faute de leur faiblesse. Qu'ils surveillent, qu'ils sévissent, qu'ils enchaînent, qu'ils frappent, sans se laisser entraver par de vaines formes.

A l'appui de cette doctrine , on cite deux ou trois exemples de mesures violentes et illégales , qui ont paru sauver les gouvernemens qui les employaient. Mais , pour faire valoir ces exem- ples , on se renferme adroitement dans le cercle d'un petit nombre d'années. Si l'on regardait plus loin, l'on verrait que par ces mesures, ces gouvernemens , loin de s'affermir, se sont per- dus.

Ce sujet est d'une extrême importance , parce

et ne coûta, pour ainsi dire, qu'un jour à Glovis. Cependant les Gaulois qui résistaient à César étaient sûrement moins disciplinés que ceux qui combattaient contre Clovis , et qui avaient été dressés à la tactique romaine. Clovis , âgé de quinze à seize ans , n'était certainement pas plus grand capitaine que César. Mais César avait à faire à un peuple libre, Clovis à un peuple esclave. [i) Esprit des Lois, ch. 7.

de l'usurpation 347

que les gouvernemens réguliers eux-mêmes se laissent quelquefois séduire par cette théorie. On me pardonnera donc si , dans une courte digression, j'en fais ressortir et le danger et la fausseté.

CHAPITRE XVI.

De l'effet des mesures illégales et despotiques dans des gouver- nemens réguliers eux-mêmes.

Quand un gouvernement régulier se permet l'emploi de l'arbitraire, il sacrifie le but de son existence aux mesures qu'il prend pour la con- server. Pourquoi veut-on que l'autorité réprime ceux qui attaqueraient nos propriétés , notre li- berté ou notre vie? Pour que ces jouissances nous soient assurées. Mais si notre fortune peut être détruite , notre liberté menacée , notre vie troublée par l'arbitraire , quel bien retirerons- nous de la protection de l'autorité? Pourquoi veut-on qu'elle punisse ceux qui conspireraient

548 de l'usurpation.

contre la constitution de l'état? Parce que l'on craint que ces conspirateurs ne substituent une puissance oppressive à une organisation légale et modérée. Mais si l'autorité exerce elle-même cette puissance oppressive , quel avantage con- serve-t-elle ? Un avantage de fait , pendant quel- que temps peut-être. Les mesures arbitraires d'un gouvernement consolidé sont toujours moins multipliées que celles des factions qui ont encore à établir leur puissance. Mais cet avan- tage même se perd en raison de l'usage de l'arbi- traire. Ses moyens, une fois admis, on les trouve tellement courts , tellement commodes, qu'on ne veut plus en employer d'autres. Présenté d'abord comme une ressource extrême dans des cir- constances infiniment rares , l'arbitraire devient la solution de tous les problèmes et la pratique de chaque jour. Alors, non-seulement le nombre des ennemis de l'autorité s'augmente avec celui des victimes , mais sa défiance s'accroît hors de toute proportion avec le nombre de ses ennemis. Une atteinte portée à la liberté en appelle d'au- tres, et le pouvoir entré dans cette route finit par se mettre de pair avec les factions.

On parle bien à l'aise de l'utilité des mesures illégales et de cette rapidité extra-judiciaire qui , ne laissant pas aux séditieux le temps de se re- connaître, raffermit Tordre et maintient la paix. Mais consultons les faits , puisqu'on nous les cite,

de l'usurpation. 349

et jugeons le système par les preuves mêmes que l'on allègue en sa faveur.

Les Gracques , nous dit-on , mettaient en dan- ger la république romaine. Toutes les formes étaient impuissantes : le sénat recourut deux fois à la loi terrible de la nécessité , et la république fut sauvée. La république fut sauvée! C'est-à- dire que de cette époque il faut dater sa chute. Tous les droits furent méconnus ; toute consti- tution renversée. Le peuple n'avait demandé que l'égalité des privilèges ; il jura le châtiment des meurtriers de ses défenseurs , et le féroce Marias vint présider à sa vengeance.

L'ambition des Guises agitait le règne de Henri III. Il semblait impossible de juger les Guises. Henri III fit assassiner l'un d'eux ; son règne en devint-il plus tranquille? Vingt années de guerres civiles déchirèrent l'empire français , et peut-être le bon Henri IV porta-t-il , quarante ans plus tard , la peine du dernier Valois.

Dans les crises de cette nature , les coupables que Ton immole ne sont jamais qu'en petit nombre. D'autres se taisent, se cachent, atten- dent; ils profitent de l'indignation que la vio- lence a refoulée dans les âmes ; ils profitent de la consternation que l'apparence de l'injustice ré- pand dans l'esprit des hommes scrupuleux. Le pouvoir, en s'affranchissant des lois, a perdu son caractère distinctif et son heureuse prééminence

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550 DE L USURPATION.

Lorsque les factieux l'attaquent avec des armes pareilles aux siennes , la foule des citoyens peut être partagée; car il lui semble qu'elle n'a que le choix entre deux factions.

On nous objecte l'intérêt de l'état, les dangers de la lenteur, le salut public. N'avons-nous pas entendu suffisamment ces mêmes paroles sous le système le plus exécrable ? Ne s'useront-elles jamais? Si vous admettez ces prétextes imposans, ces mots spécieux , chaque parti verra l'intérêt de l'état dans la destruction de ses ennemis ; les dangers de la lenteur dans une heure d'examen , le salut public dans une condamnation sans juge- ment et sans preuves.

Sans doute , il y a pour les sociétés politiques des momens de danger que toute la prudence humaine a peine à conjurer. Mais ce n'est point par la violence , par la suppression de la justice, ce n'est point ainsi que ces dangers s'évitent. C'est au contraire en adhérant , plus scrupuleusement que jamais , aux lois établies , aux formes tuté- iaires, aux garanties préservatrices. Deux avan- tages résultent de cette courageuse persistance dans ce qui est légal. Les gouvernemens laissent à leurs ennemis l'odieux de la violation des lois les plus saintes ; et de plus , ils conquièrent, par le calme et la sécurité qu'ils témoignent, la con- fiance de cette masse timide , qui resterait au moins indécise, si des mesures extraordinaires

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prouvaient dans les dépositaires de l'autorité le sentiment d'un péril pressant.

Tout gouvernement modéré , tout gouverne- ment qui s'appuie sur la régularité et sur la jus- tice, se perd par toute interruption de la justice , par toute déviation de la régularité. Comme il est dans sa nature de s'adoucir tôt ou tard, ses ennemis attendent cette époque pour se préva- loir des souvenirs armés contre lui. La violence a paru le sauver un instant; mais elle a rendu sa chute plus inévitable ; car, en le délivrant de quelques adversaires , elle a généralisé la haine que ses adversaires lui portaient.

Soyez justes , dirai-je toujours aux hommes investis de la puissance. Soyez justes , quoi qu'il arrive ; car si vous ne pouviez gouverner avec la justice, avec l'injustice même vous ne gouver- neriez pas longtemps.

Durant notre longue et triste révolution, beau- coup d'hommes s'obstinaient à voir les causes des événemens du jour dans les actes de la veille. Lorsque la violence, après avoir produit une stupeur momentanée , était suivie d'une réaction qui en détruisait l'effet , ils attribuaient cette réaction à la suppression des mesures vio- lentes , à trop de parcimonie dans les proscrip- tions , au relâchement de l'autorité (1) ; mais il

(1) Les auteurs des Dragonnades faisaient le même raison-

352 de l'usurpation.

est dans la nature des décrets iniques de tomber en désuétude. Il est dans la nature de l'autorité de s'adoucir, même à son insu. Les précautions, devenues odieuses, se négligent; l'opinion pèse malgré son silence ; la puissance fléchit ; mais comme elle fléchit de faiblesse , elle ne se con- cilie pas les cœurs : les trames se renouent , les haines se développent ; les innocens , frappés par l'arbitraire , reparaissent plus forts ; les coupa- bles , qu'on a condamnés sans les entendre , semblent innocens ; et le mal qu'on a retardé de quelques heures revient plus terrible , aggravé du mal qu'on a fait.

Il n'y a point d'excuses pour des moyens qui servent également à toutes les intentions et à tous les buts , et qui , invoqués par les hommes hon- nêtes contre les brigands , se retrouvent dans la bouche des brigands avec l'autorité des hommes honnêtes, avec la même apologie de la nécessité, avec le même prétexte du salut public. La loi de Valérius Publicola , qui permettait de tuer sans

oement sous Louis XIV. Lors de l'insurrection des Cévennes, dit Rhulières (Êclaircissemens sur laBévocation de l'Èdit de Nantes, II, 278), le parti qui avait sollicité la persécution des religionnaires prétendait que la révolte des Camizards n'avait pour cause que le relâchement des mesures de ri- gueur. Si l'oppression avait continué, disait-il, il n'y aurait point eu de soulèvement. Si l'oppression n'avait point commencé , disaient ceux qui s'étaient opposés à ces violences, il n'y aurait point eu de mécontens.

DE L USURPATION. 555

formalité quiconque aspirerait à la tyrannie, servit alternativement aux fureurs aristocratiques et po- pulaires, et perdit la république romaine.

La manie de presque tous les hommes, c'est de se montrer au-dessus de ce qu'ils sont ; la manie des écrivains, c'est de se montrer des hommes d'état. En conséquence , tous les grands dévelop- pemensde force extra-judiciaire, tous les recours aux mesures illégales dans les circonstances pé- rilleuses , ont été , de siècle en siècle , racontés avec respect et décrits avec complaisance. L'au- teur , paisiblement assis à son bureau , lance de tous côtés l'arbitraire, cherche à mettre dans son style la rapidité qu'il recommande dans les me- sures ; se croit, pour un moment, revêtu du pou- voir , parce qu'il en prêche l'abus ; réchauffe sa vie spéculative de toutes les démonstrations de force et de puissance dont il décore ses phrases ; se donne ainsi quelque chose du plaisir de l'au- torité, répète à tue-tête les grands mots de salut du peuple , de loi suprême , d'intérêt public; est en admiration de sa profondeur , et s'émerveille de son énergie. Pauvre imbécile ! 11 parie à des hommes qui ne demandent pas mieux que de l'écouter , et qui , à la première occasion , feront sur lui-même l'expérience de sa théorie.

Cette vanité , qui a faussé le jugement de tant d'écrivains, a eu plus d'inconvéniens qu'on ne pense pendant nos dissensions civiles . Tous les

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354 de l'usurpation.

esprits médiocres , conquérans passagers d'une portion de l'autorité, étaient remplis de toutes ces maximes, d'autant plus agréables à la sottise qu'elles lui servent à trancher les nœuds qu'elle ne peut délier. Ils ne rêvaient que mesures de salut public , grandes mesures , coups d'état. Ils se croyaient des génies extraordinaires , parce qu'ils s'écartaient à chaque pas des moyens ordi- naires. Ils se proclamaient des têtes vastes, parce que la justice leur paraissait une chose étroite. A chaque crime politique qu'ils commettaient, on les entendait s'écrier : Nous avons encore une fois sauvé la patrie ! Certes , nous devons en être suffisamment convaincus , c'est une patrie bien- tôt perdue qu'une patrie sauvée ainsi chaque jour.

CHAPITRE XVII.

Réiullat des considérations ci-dessus, relativement au despo- tisme.

Si, même dans les gouvernemens réguliers qui

de l'usurpation. 555

ne réunissent pas, comme le despotisme, tous les intérêts des hommes contre eux, les mesures illé- gales, loin d'être favorables à leur durée, la com- promettent et la menacent , il est clair que le despotisme, qui se compose tout entier de mesures pareilles, ne peut renfermer en lui-même aucun germe de stabilité. Il vit au jour le jour, tombant à coups de hache sur l'innocent et sur le coupable, tremblant devant ses complices qu'il enrégimente , qu'il flatte et qu'il enrichit, et se maintenant par l'arbitraire, jusqu'à ce que l'arbitraire, saisi par un autre, le renverse lui-même de la main de ses suppôts (1).

(1) 11 est curieux de contempler la succession des princi- paux actes arbitraires qui ont marqué les quatre premières années du gouvernement de Napoléon, depuis l'usurpation à Saint-Cloud , usurpation que l'Europe a excusée , parce qu'elle la croyait nécessaire, mais qui n'est venue que lorsque les troubles intérieurs qu'elle s'est fait un mérite d'apaiser, avaient cessé par le seul usage du pouvoir con- stitutionnel. Voyez d'abord immédiatement après cette usur- pation , la déportation sans jugement de trente à quarante citoyens, ensuite une autre déportation de cent trente, qu'on a envoyés périr sur les côtes de l'Afrique; puis l'établisse- ment des tribunaux spéciaux , tout en laissant subsister les commissions militaires; puis Y élimination du tribunat, et la destruction de ce qui restait du système représentatif; puis la proscription de Moreau, le meurtre du duc dEnghien, l'assassinat de Pichegru , etc. Je ne parle pas des actes par- tiels , qui sont innombrables. Remarquez que ces années peuvent être considérée? comme les plus paisible? de ce

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Étouffer dans le sang l'opinion mécontente , est la maxime favorite de certains profonds poli- tiques. Mais on n'étouffe pas l'opinion : le sang coule, mais elle surnage, revient à la charge, et triomphe. Plus elle est comprimée, plus elle est terrible : elle pénètre dans les esprits avec l'air qu'on respire; elle devient le sentiment habituel, l'idée fixe de chacun ; l'on ne se rassemble pas pour conspirer, mais tous ceux qui se rencon- trent conspirent.

Quelque avili que l'extérieur d'une nation nous paraisse, les affections généreuses se réfugieront toujours dans quelques âmes solitaires, et c'est qu'indignées, elles fermenteront en silence. Les voûtes des assemblées peuvent retentir de décla- mations furieuses ; l'écho des palais, d'expressions de mépris pour la race humaine ; les flatteurs du

gouvernement, et qu'il avait l'intérêt le plus pressant a se donner toutes les apparences de la régularité. Il faut que l'usurpation et le despotisme soient condamnés par leur nature à des mesures pareilles , puisque cet intérêt mani- feste n'a pu en préserver un usurpateur très-rusé , très- calme, malgré des fureurs qui ne sont que des moyens ; assez spirituel, si l'on appelle esprit la connaissance de la partie ignoble du cœur; indifférent au bien et au mal, et qui, dans son impartialité, aurait peut-être préféré le premier comme plus sûr ; enfin , qui avait étudié tous les principes de la tyrannie, et dont l'amour- propre eût été flatté de déployer une sorte de modération comme preuve de dex- térité.

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peuple peuvent l'irriter contre la pitié ; les flat- teurs des tyrans leur dénoncer le courage. Mais aucun siècle ne sera jamais tellement déshérité par le ciel , qu'il présente le genre humain tout entier , tel qu'il ie faudrait pour le despotisme. La haine de l'oppression, soit au nom d'un seul, soit au nom de tous, s'est transmise d'âge en âge. L'avenir ne trahira pas cette belle cause : il res- tera toujours de ces hommes pour qui la justice est une passion , la défense du faible un besoin. La nature a voulu cette succession : nul n'a jamais pu l'interrompre , nul ne l'interrompra jamais. Ces hommes céderont toujours à cette impulsion magnanime : beaucoup souffriront, beaucoup pé- riront peut-être ; mais la terre, à laquelle ira se mêler leur cendre , sera soulevée par cette cen- dre, et s'entr'ouvrira tôt ou tard.

CHAPITRE XVIII.

causes qui rendent le despotisme particulièrement impossible à notre époque de la civilisation.

Les raisonnement qu'on vient de lire sont

358 DE L USURPATION.

d'une nature générale , et s'appliquent à tous les peuples civilisés et à toutes les époques; mais plusieurs autres causes, qui sont particulières à l'état de la civilisation moderne, mettent de nos jours de nouveaux obstacles au despotisme.

Ces causes sont, en grande partie, les mêmes qui ont substitué la tendance pacifique à la ten- dance guerrière , les mêmes qui ont rendu im- possible la transplantation de la liberté des an™ ciens chez les modernes.

L'espèce humaine étant inébranlablement at- tachée à son repos et à ses jouissances, réagira toujours, individuellement et collectivement, contre toute autorité qui voudra les troubler. De ce que nous sommes, comme je l'ai dit, beau- coup moins passionnés pour la liberté politique que ne l'étaient les anciens, il peut s'ensuivre que nous négligions les garanties qui se trouvent dans les formes; mais de ce que nous tenons beaucoup plus à la liberté individuelle , il s'en- suit aussi que , dès que le fond sera attaqué , nous le défendrons de tous nos moyens. Or, nous avons pour le défendre des moyens que les anciens n'avaient pas.

J'ai montré que le commerce rend l'action de l'arbitraire sur notre existence plus vexatoire qu'autrefois, parce que nos spéculations étant plus variées , l'arbitraire doit se multiplier pour les atteindre ; mais le commerce rend en même

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temps l'action de l'arbitraire plus facile à éluder, parce qu'il change la nature de la propriété, qui devient par ce changement presque insaisissable. Le commerce donne à la propriété une qua- lité nouvelle, la circulation : sans circulation, la la propriété n'est qu'un usufruit; l'autorité peut toujours influer sur l'usufruit , car elle peut en- lever la jouissance ; mais la circulation met un obstacle invisible et invincible à cette action du pouvoir social.

Les effets du commerce s'étendent encore plus loin : non-seulement il affranchit les individus, mais , en créant le crédit , il rend l'autorité dé- pendante.

L'argent, dit un auteur français, est l'arme la plus dangereuse du despotisme : mais il est en même temps son frein le plus puissant ; le crédit est soumis à l'opinion ; la force est inutile ; l'ar- gent se cache ou s'enfuit; toutes les opérations de l'état sont suspendues. Le crédit n'avait pas la même influence chez les anciens ; leurs gouver- nemens étaient plus forts que les particuliers: les particuliers sont plus forts que les pouvoirs politiques de nos jours. La richesse est une puis- sance plus disponible dans tous les instans, plus applicable à tous les intérêts, et par conséquent bien plus réelle et mieux obéie ; le pouvoir me- nace , la richesse récompense : on échappe au pouvoir en le trompant; pour obtenir les faveurs

360 de l'usurpation.

de la richesse, il faut la servir : celle-ci doit l'emporter.

Par une suite des mêmes causes, l'existence individuelle est moins englobée dans l'existence politique. Les individus transplantent au loin leurs trésors; ils portent avec eux toutes les jouissances de la vie privée ; le commerce a rap- proché les nations, et leur a donné des mœurs et des habitudes à peu près pareilles ; les chefs peuvent être ennemis ; les peuples sont compa- triotes ; l'expatriation , qui , chez les anciens , était un supplice , est facile aux modernes ; et loin de leur être pénible, elle leur est souvent agréable (1). Reste au despotisme l'expédient de prohiber l'expatriation; mais pour l'empêcher, il ne suffît pas de l'interdire. On n'en quitte que

(1) Quand Cicéron disait : pro qud patriâ mori , et cui nos totos dedere, et in quânostra omniaponere, et quasi consecrare debemus; c'est que la patrie contenait alors tout ce qu'un homme avait de plus cher. Perdre sa patrie, c'était perdre sa femme, ses enfans, ses amis, toutes ses affections, et presque toute communication et toute jouissance sociale. L'époque de ce patriotisme est passée ; ce que nous aimons dans la patrie, comme dans la liberté , c'est la propriété de nos biens , la sécurité , la possibilité du repos , de l'activité , de la gloire, de mille genres de bonheur. Le mot de patrie rappelle à notre pensée, plutôt la réunion de ces biens que l'idée topographique d'un pays particulier. Lorsqu'on nous les enlève chez nous , nous les allons chercher au de- hors

DE L USURPATION. 361

plus volontiers les pays d'où il est défendu de sortir : il faut donc poursuivre ceux qui se sont expatriés ; il faut obliger les états voisins, et en- suite les états éloignés à les repousser. Le despo- tisme revient ainsi au système d'asservissement , de conquête et de monarchie universelle; c'est vouloir, comme on voit, remédier à une impos- sibilité par une autre.

Ce que j'affirme ici vient de se vérifier sous nos yeux mêmes : le despotisme de France a poursuivi la liberté de climat en climat ; il a réussi pour un temps à l'étouffer dans toutes les contrées il pénétrait ; mais la liberté, se réfu- giant toujours d'une région dans l'autre , il a été contraint de la suivre si loin qu'il a enfin trouvé sa propre perte. Le génie de l'espèce humaine l'attendait aux bornes du monde , pour rendre son retour plus honteux, et son châtiment plus mémorable (1).

(1) J'aime a rendre justice au courage et aux lumières d'un de mes collègues, qui a imprimé, il y a quelques années, sous la tyrannie, la vérité que je développe ici, mais en l'appuyant de preuves d'un genre différent de celles que j'allègue , et qui ne pouvaient se publier alors. « Dans l'état actuel de la civilisation, et dans le système « commercial sous lequel nous vivons, tout pouvoir public « doit être limité, et un pouvoir absolu ne peut subsister. » Ganilh.. Hist. du Revenu public, I, 4:19.

31

3t)2 de l'usurpation.

CHAPITRE XXI

Que l'usurpation, ne pouvant se maintenir par le despotisme puisque le despotisme lui-même ne peut se maintenir aujour- d'hui, il n'existe aucune chance de durée pour l'usurpation.

Si le despotisme est impossible de nos jours , vouloir soutenir l'usurpation par le despotisme , c'est prêter à une chose qui doit s'écrouler un appui qui doit s'écrouler de même.

Un gouvernement régulier se met dans une si- tuation périlleuse quand il aspire au despotisme ; il a cependant pour lui l'habitude. Voyez com- bien de temps il fallut au long parlement pour s'affranchir de cette vénération, compagne de toute puissance ancienne et consacrée, qu'elle soit républicaine ou qu'elle soit monarchique. Croyez-vous que les corporations qui existent sous un usurpateur éprouveraient, à briser son joug , ce même obstacle moral , ce même scru- pule de conscience? Ces corporations ont beau être esclaves , plus elles sont asservies, plus elles

de l'usurpation, 565

be montrent furieuses quand un événement vient les délivrer. Elles veulent expier leur longue ser- vitude. Les sénateurs qui avaient voté des fêtes publiques pour célébrer la mort d'Agrippine et féliciter Néron du meurtre de sa mère, le con- damnèrent à être battu de verges et précipité dans le Tibre.

Les difficultés qu'un gouvernement régulier rencontre à devenir despotique , participent de sa régularité : elles s'opposent à ses succès, mais elles diminuent les périls que ses tentatives atti- rent sur lui-même. L'usurpation ne renoontre pas des résistances aussi méthodiques. Son triom- phe momentané en est plus complet ; mais les ré- sistances qui se déploient enfin sont plus désor- données : c'est le chaos contre le chaos.

Quand un gouvernement régulier, après avoir essayé des empiètemens, revient à la pratique de la modération et de la justice, tout le monde lui en sait gré. Il retourne vers un point déjà connu, qui rassure les esprits par les souvenirs qu'il rap- pelle. Un usurpateur qui renoncerait à ses entre- prises ne prouverait que de la faiblesse. Le terme il s'arrêterait serait aussi vague que le terme qu'il aurait voulu atteindre ; il serait plus mé- prisé, sans être moins haï.

L'usurpation ne peut donc subsister, ni sans le despotisme, car tous les intérêts s'élèvent con- tre elle, ni par le despotisme, car le despotisme

364 DE L USURPATION.

ne peut subsister. La durée de l'usurpation est donc impossible.

Sans doute le spectacle que la France nous offre paraît propre à décourager toute espé- rance. Nous y voyons l'usurpation triomphante, armée de tous les souvenirs effrayans , héritière de toutes les théories criminelles , se croyant jus- tifiée par tout ce qui s'est fait avant elle , forte de tous les attentats , de toutes les erreurs du passé, affichant le mépris des hommes, le dédain pour la raison. Autour d'elle se sont réunis tous les désirs ignobles , tous les calculs adroits, toutes les dégradations raffinées. Les passions, qui, du- rant la violence des révolutions, se sont mon- trées si funestes , se reproduisent sous d'autres formes. La peur et la vanité parodiaient jadis l'esprit de parti dans ses fureurs les plus impla- cables; elles surpassent maintenant, dans leurs démonstrations insensées , la plus abjecte servi- lité. L'amour-propre, qui survit à tout, place encore un succès dans la bassesse , l'effroi cherche un asile. La cupidité paraît à découvert, offrant son opprobre comme garantie à la ty- rannie. Le sophisme s'empresse à ses pieds, l'étonné de son zèle, la devance de ses cris, obscurcissant toutes les idées, et nommant sédi- tieuse la voix qui veut le confondre. L'esprit vient offrir ses services ; l'esprit , qui , séparé de la conscience, est le plus vil des instrumens. Les

DE L'USURPATION. 365

apostats de toutes les opinions accourent en foule , n'ayant conservé de leurs doctrines pas- sées que l'habitude des moyens coupables. Des transfuges habiles , illustres par la tradition du vice , se glissent de la prospérité de la veille à la prospérité du jour. La religion est le porte-voix de l'autorité, le raisonnement le commentaire de la force. Les préjugés de tous les âges , les injus- tices de tous les pays , sont rassemblés comme matériaux du nouvel ordre social. L'on remonte vers des siècles reculés; l'on parcourt des con- trées lointaines , pour composer de mille traits épars une servitude bien complète qu'on puisse donner pour modèle. La parole déshonorée voie de bouche en bouche, ne partant d'aucune source réelle, ne portant nulle part la conviction; bruit importun , oiseux et ridicule , qui ne laisse à la vérité et à la justice aucune expression qui ne soit souillée.

Un pareil état est plus désastreux que la révo- lution la plus orageuse. On peut détester quel- quefois les tribuns séditieux de Rome , mais on est oppressé du mépris qu'on éprouve pour le sénat sous les Césars. On peut trouver durs et coupables les ennemis de Charles Ier, mais un dégoût profond nous saisit pour les créatures de Cromwell.

Lorsque les portions ignorantes de la société commettent des crimes, les classes éclairées

31.

560 DE L USURPATION .

restent intactes; elles sont préservées de la con- tagion par le malheur; et, comme la force des choses remet tôt ou tard le pouvoir entre leurs mains , elles ramènent facilement l'opinion , qui est plutôt égarée que corrompue. Mais lorsque ces classes elles-mêmes , désavouant leurs prin- cipes anciens , déposent leur pudeur accoutumée , et s'autorisent d'exécrables exemples, quel espoir reste-t-il? trouver un germe d'honneur, un élément de vertu ? Tout n'est que fange , sang et poussière.

Destinée cruelle à toutes les époques pour les amis de l'humanité! Méconnus, soupçonnés, en- tourés d'hommes incapables de croire au cou- rage , à la conviction désintéressée ; tourmentés tour à tour par le sentiment de l'indignation quand les oppresseurs sont les plus forts, et par celui de la pitié quand ces oppresseurs sont de- venus victimes, ils ont toujours erré sur la terre, en butte à tous les partis , et seuls au milieu des générations, tantôt furieuses, tantôt dépravées.

En eux repose toutefois l'espoir de la race humaine. Nous leur devons cette grande corres- pondance des siècles qui dépose en lettres inef- façables contre tous les sophismes que renouvel- lent tous les tyrans. Par elle , Socrate a survécu aux persécutions d'une populace aveugle, et Cicéron n'est pas mort tout entier sous les proscriptions de l'infâme Octave. Que leurs suc-

de l'usurpation. 567

cesseurs ne se découragent pas! qu'ils élèvent de nouveau leur voix ! Ils n'ont rien à se faire pardonner; ils n'ont besoin ni d'expiations ni de désaveux; ils possèdent intact le trésor d'une réputation pure. Qu'ils osent exprimer l'amour des idées généreuses; elles ne réfléchissent point sur eux un jour accusateur ! Ce ne sont point des temps sans compensation que ceux le despo- tisme, dédaignant une hypocrisie qu'il croit inu- tile, arbore ses propres couleurs, et déploie avec insolence des étendards dès longtemps connus. Combien il vaut mieux souffrir de l'oppression de ses ennemis que rougir des excès de ses alliés! On rencontre alors l'approbation de tout ce qu'il y a de vertueux sur la terre. On plaide une noble cause en présence du monde , et secondé par les rœux de tous les hommes de bien. . Jamais un peuple ne se détache de ce qui est véritablement la liberté. Dire qu'il s'en détache, c'est dire qu'il aime l'humiliation, la douleur, le dénuement et la misère ; c'est prétendre qu'il se résigne sans peine à être séparé des objets de son amour, interrompu dans ses travaux, dépouillé de ses biens , tourmenté dans ses opinions et dans ses plus secrètes pensées , traîné dans les cachots et sur l'échafaud. Car c'est contre ces choses que les garanties de la liberté sont instituées , c'est pour être préservé de ces fléaux que l'on invoque la liberté ; ce sont ces fléaux que le peuple craint,

o(>8 L>E l/ USURPATION.

qu'il maudit, qu'il déteste. En quelque lieu, sous quelque dénomination qu'il les rencontre , il s'é- pouvante, il recule. Ce qu'il abhorrait dans ce que ses oppresseurs appelaient la liberté , c'était l'esclavage. Aujourd'hui l'esclavage s'est montré à lui sous son vrai nom , sous ses véritables formes : croit-on qu'il le déteste moins?

Missionnaires de la vérité , si la route est inter- ceptée , redoublez de zèle , redoublez d'efforts ! Que la lumière perce de toutes parts! obscurcie, qu'elle reparaisse ; repoussée , qu'elle revienne ! Qu'elle se reproduise, se multiplie, se transforme! qu'elle soit infatigable comme la persécution! Que les uns marchent avec courage, que les au- tres se glissent avec adresse ! Que la vérité se répande , pénètre , tantôt retentissante , et tantôt répétée tout bas ! Que toutes les raisons se coa- lisent, que toutes les espérances se raniment, que tous travaillent, que tous servent, que tous attendent !

La tyrannie, l'immoralité, l'injustice, sont tel- lement contre nature , qu'il ne faut qu'un effort , une voix courageuse pour retirer l'homme de cet abîme ; il revient à la morale par le malheur qui résulte de l'oubli de la morale; il revient à la liberté par le malheur qui résulte de l'oubli de la liberté. La cause d'aucune nation n'est désespé- rée. L'Angleterre, durant ses guerres civiles, offrit des exemples d'inhumanité. Cette même

de l'usurpation. 369

Angleterre parut n'être revenue de son délire, que pour tomber dans la servitude. Elle a tou- tefois repris sa place parmi les peuples sages , vertueux et libres, et de nos jours nous l'avons vue et leur modèle et leur espoir.

FIN DE L USURPATION.

ESSAI

SUR ADOLPHE.

Si Benjamin Constant n'avait pas marqué sa place au premier rang parmi les orateurs et les publicistes de la France, si ses travaux ingénieux sur le déve- loppement des religions ne le classaient pas glorieu- sement parmi les écrivains les plus diserts et les plus purs de notre langue , s'il n'avait pas su donner a l'érudition allemande une forme élégante et popu- laire , s'il n'avait pas mis au service de la philosophie son élocution limpide et colorée, son nom serait en- core sûr de ne pas périr : car il a écrit Adolphe.

Or, il y a dans ce livre une vertu singulière et presque magnétique qui nous attire et nous appelle chaque fois que nous sommes témoins ou acteurs dans une crise morale de quelque importance. Il n'y a pas une page de ce roman, si toutefois c'est unroman. et pour ma part j'ai grand'peine à le croire , qui ne donne lieu à une sorte d'examen de conscience Qu'il s'agisse de nous ou de nos amis les plus chers , ce n'est jamais en vain que nous consultons cette his- toire si simple et d'une moralité si douloureuse. Les

57:2 essai

applications et les souvenirs abondent. Chacune des pensées inscrites dans ce terrible procès-verbal est si nue , si franche , si finement analysée, et dérobée avec tant d'adresse aux souffrances du cœur, que chacun de nous est tenté d'y reconnaître son portrait ou celui de ses intimes.

C'est , il faut le dire , un privilège inappréciable et qui n'est dévolu qu'aux œuvres du premier ordre. Comme il n'y a pas dans ce tableau mystérieux un seul trait dessiné au hasard , comme tous les mouve- mens, toutes les attitudes des deux figures qui se partagent la toile sont étudiés avec une sévérité scrupuleuse et inflexible, d'année en année nous dé- couvrons dans cette composition un sens nouveau et plus profond , un sens multiple et variable malgré son évidente unité , qui ne se révèle pas au premier regard , mais qui s'épanouit et s'éclaire à mesure que notre front se dépouille et que notre sang s'attiédit.

Adolphe est comme une savante symphonie qu'il faut entendre plusieurs fois , et religieusement, avant de saisir et d'embrasser l'inspiration de l'artiste. La première fois, l'àme est frappée du gracieux an- dante , ou du solennel adagio, mais elle ne comprend pas bien la transition des parties. La seconde fois, elle distingue dans le rondeau le chant d'un hautbois ou le dialogue alterné des violons et de la flûte. Plus tard, elle s'éprend d'une mélodie élégante et simple qu'elle n'avait pas d'abord aperçue, et ciiaque jour elle fait de nouvelles découvertes : elle s'étonne de sa pre- mière ignorance, et la curiosité se rajeunit à mesure que la pénétration se développe.

Il n'y a dans le roman de Benjamin Constant que

SUR ADOLPHE. 573

deux personnages ; mais tous deux , bien que vrai- semblablement copiés, sont représentés par leur côté général et typique ; tous deux , bien que très-peu idéalisés , selon toute apparence , ont été si habile- ment dégagés des circonstances locales et indivi- duelles , qu'ils résument en eux plusieurs milliers de personnages pareils.

Adolphe et Ellénore ne sont pas seulement réels , ils sont vrais dans la plus large acception du mot. Sans doute il eût été facile à une imagination plus active et plus exercée d'encadrer le sujet de ce roman dans une fable plus savante et plus vive , de multi- plier les incidens , de nouer plus étroitement la tra- gédie. Mais à quoi bon? qui sait si le livre n'eût pas perdu à ce jeu dangereux l'autorité lumineuse de ses enseignemens?

Adolphe est ennuyé , comme tous les hommes de son âge qui ont entremêlé leurs études vagabondes de loisirs nombreux et indéfinis. Il sait, il a réfléchi , il a' rêvé pour l'avenir bien des voyages dont il ne vou- drait plus maintenant » bien des gloires qu'il dédaigne aujourd'hui comme s'il les avait usées ; il a vu passer dans ses songes des femmes adorées qui se dévouaient à son amour, dont il buvait les larmes , et qui de leurs cheveux dénoués essuyaient la sueur de son front.

Il a dévoré dans ses ambitions solitaires plusieurs destinées dont une seule suffirait à remplir sa vie; il a vécu des siècles dans sa mémoire, et il n'est encore qu'au seuil de ses années. Habitué dès longtemps à converser avec lui-même, à se.raconter les grandes choses qu'il espère accomplir, il est tout simple qu'il dédaigne la société réelle qu'il n'a pas étudiée, et qui

39

574 essai

ne peut le deviner. L'ennui , chez les âmes élevées .. chez celles surtout qui ont vingt ans, est presque tou- jours accompagné d'une exorbitante vanité. Comme elles aperçoivent en dedans un monde supérieur, plus grand, plus beau, plus varié ; comme elles ont peuplé leur conscience des souvenirs d'une vie imaginaire; comme elles comparent incessamment le spectacle de leurs journées au spectacle de leurs rêveries , le dédain et l'impertinence ne sont chez elles qu'une forme particulière de la douleur.

Adolphe est las de lui-même et de sa puissance inoccupée ; il aspire à vouloir, à dominer, à parler pour être compris , à marcher pour être suivi, à aimer pour mettre à l'ombre de sa puissance une volonté moins forte que la sienne , et qui se confie en obéis- sant. S'il avait choisi de bonne heure une route simple et droite; si, au lieu de promener sa rêverie sur le monde entier qu'il ne peut embrasser, il avait mesuré son regard à son bras; s'il s'était dit chaque jour en s'éveillant : Yoilà ce que je peux, voilà ce que je voudrai; s'il avait marqué sa place au-dessous de Newton, de Condé ou de Saint-Preux; s'il avait pré- féré délibérément la science, l'action ou l'amour; s'il avait épié d'un œil vigilant le premier éveil de ses facultés , s'il avait démêlé nettement sa destinée , s'il avait marché d'un pas sûr et persévérant vers la paix sereine de l'intelligence , l'énergique ardeur de la volonté ou le bonheur aveugle et crédule, il ne serait pas vain , il ne dédaignerait pas.

Une fois engagé dans la voie préférée , l'emploi légitime de ses forces suffirait à l'occuper. L'œil at- taché sur l'horizon lointain, mais sûr d'arriver, il

SUR ADOLPHE. ô7S

ne détournerait pas ia tête pour regarder en arrière; il se résignerait de bonne grâce à la continuité har- monieuse de ses efforts. Si haut que fut placé le fruit doré de ses espérances, le courage ne lui manque- rait pas avant de le cueillir.

Mais comme il n'a pas mesuré sa volonté à sa puis- sance, comme il a tout désiré sans rien vouloir, il s'ennuie, il dédaigne, il ne prévoit pas.

Ellénore a déjà aimé ; elle a déjà connu toutes les angoisses et tous les égaremens de la passion ; elle s'est isolée du monde entier, pour assurer le bonheur de celui qu'elle a préféré. Elle a renoncé volon- tairement à tous les avantages de la fortune et de la naissance ; elle a déserté sa famille et son pays. Dans l'ardeur de son dévouement , elle aurait voulu pou- voir renouveler autour d'elle ce qu'elle venait de dé- truire , afin d'agrandir à toute heure le domaine de son abnégation.

Elle croyait , la pauvre femme , que son enthou- siasme ne s'éteindrait jamais; elle espérait que le cœur en qui elle s'était confiée ne méconnaîtrait ja- mais la grandeur de ses sacrifices. Elle avait joué hardiment sa vie entière sur un coup de ; elle avait gagné. Elle avait conquis l'amour d'un homme, elle avait posé sa tête sur son épaule , et dans ses rê- ves elle avait surpris le murmure de son nom ; elle était fière et glorieuse , et ne soupçonnait pas que la chance pût tourner contre elle.

L'hostilité assidue, la vigilance envieuse de la so- ciété qui la désignait du doigt aux railleries et au dé- dain, n'avaient pas ébranlé son courage. Elle s'était dit : « J'ai fait un serment, je le tiendrai. La reli-

37G essai

gion de la foi jurée n'est pas moins grande et moins sainte que la religion de la prière. Si ma promesse a été imprévoyante , si }'ai follement engagé mon avenir, c'est à Dieu seul qu'il appartient de me rele- ver de mon serment en m'infligeant l'abandon. Si la malédiction paternelle m'a dégradée , me réhabilite- rai-je par l'infidélité? Si l'image menaçante des larmes qui sillonnaient la joue du vieillard vient chaque nuit troubler mon sommeil, est-ce en déser- tant mon amour que je fléchirai l'ombre indignée ?

« Non, j'irai jusqu'au bout ; je boirai jusqu'au fond cette coupe d'amertume. Je subirai , sans détourner la tête , les affronts et le mépris de ce monde qui me conviait à ses fêtes , et que j'ai quitté. Ma paupière ne s'abaissera pas devant ces mères orgueilleuses qui parlent bas à l'oreille de leurs filles en me voyant passer ; je marcherai près d'elles d'un pas ferme , je sentirai la rougeur monter à mon front, mais je re- tiendrai mes larmes, et je les accumulerai pour les verser à flots dans le cœur de mon bien-aimé.

« Tous les biens semés autour de moi, je les dédai- gnerai pour ne plus voir qu'un seul bien, qu'un trésor unique, le trésor que j'ai choisi. Les joies paisibles de la famille, les caresses naïves des enfans , les flat- teries enivrées, recueillies par les jeunes filles floris- santes, et rapportées fidèlement au cœur de l'orgueil- leuse mère, rien de tout cela ne m'appartiendra plus : la foule ignorante comptera mes regrets par ses dé- sirs, et je triompherai de sa méprise. Je m'enfermerai dans mon amour comme dans une tour fortifiée, et je regarderai s'enfuir sur la route lointaine ces rêves dorés de ma jeunesse, si splendides aux premiers

SUR ADOLPHE. 377

jours, et maintenant pàlissans et confus. Je suivrai d'un œil assuré les feuilles dispersées de mes espé- rances , si vertes et si humides au matin, et si rapi- dement séciiées avant l'heure du soir.

« Chaque fois que je verrai se fermer devant moi les portes d'une maison joyeuse , loin de pleurer sur mon isolement , je m'applaudirai, dans le silence de ma pensée , du choix glorieux de mon cœur ; et com- parant le mensonge de cette fête à la fête perpétuelle de mon amour, je les plaindrai sincèrement de n'a- voir pas comme moi le vrai bonheur.

« Tous les soirs, en me souvenant de la journée accomplie, en prévoyant la journée prochaine, je bénirai la sérénité harmonieuse de ma destinée , et sur les plaisirs tumultueux des autres femmes j'abais- serai un regard de pitié. Car ma vie se partage entre la prière et le dévouement; et leur route est si bien frayée , qu'elles vous oublient , ô mon Dieu !

« Permettez seulement que je lui sois présente à chaque heure du jour; permettez qu'il ne souhaite rien au-delà de mon amour, et qu'il ne regarde pas en arrière ; faites qu'il vive tout en moi , comme je vis tout en lui. »

Mais un jour la mesure du sacrifice était com- blée : elle a douté de la reconnaissance qu'elle avait méritée; l'inquiétude a rongé le fruit de son amour. Elle a pleuré , et ses larmes n'ont pas été essuyées; elle s'est affligée de l'ingratitude , et l'accusé ne s'est pas défendu.

Alors il s'est fait un grand désert autour de son cœur, et chacun de ses soupirs s'est perdu dans le silence. Elle était forte et défiait le danger; elle était

378 essai

confiante et résignée , et ne demandait au ciel que des jours pareils aux jours évanouis, et voici que tout à coup la vaillance de cette femme s'est affaissée, voici que son espérance a fléchi comme le peuplier sous le vent qui passe.

Elle était jeune et ne savait pas le nombre de ses années, et voici qu'elle a vieilli en un jour; elle avait l'œil splendide et superbe, et sur son front rayonnaient, en caractères éclatans , ses pensées heureuses et sereines , et voici que son regard s'est voilé, que les rides anguleuses ont inscrit sur son front sa plainte et sa douleur.

Serait-il vrai que la destinée humaine répudie , comme un rêve de jeune fille , les dévouemens illi- mités? serait-il vrai que l'amour se nourrit d'inquié- tude et d'angoisses, que les tortures de la jalousie lui sont une sève généreuse et féconde, et que sa tige se flétrit dans l'atmosphère paisible et sereine de la fidélité? Je ne veux pas le croire; car, à ce compte , l'amour serait le plus cruel des supplices, la plus odieuse déception, et l'égoïsme habile et désintéressé serait la première des vertus , le plus raisonnable des devoirs.

Arrivée à cette crise douloureuse, il faut qu'Ellé- nore meure ou se rajeunisse. Courbée sous le poids de l'ingratitude , elle n'a plus qu'à s'endormir du sommeil éternel , si elle ne se réveille pas pour un nouvel amour. Celui qu'elle a condamné dans son cœur, fût -il moins coupable, ne saurait imposer silence à l'acharnement de ses soupçons. S'il n'a pas vraiment méconnu son amour, s'il n'a pas oublié ses sacrifices , s'il a seulement négligé de la bénir et de

SUR ADOLPHE. 579

la remercier chaque jour comme il devait le faire , peu importe à celle qui souffre : il y a des larmes que nulle prière ne peut sécher. Quand ces douleurs et ces larmes sont venues , l'amour s'éteint et se réduit en cendres.

Quand Ellénore et Adolphe se rencontrent , chacun des deux est préparé à l'enthousiasme et au dévoue- ment. Le découragement et la vanité, qui semble- raient devoir s'exclure , se rapprochent et s'appri- voisent rapidement. Adolphe choisit Ellénore entre toutes les femmes , non pour la relever et la sou- tenir, car il ne la connaît pas assez pour sympathiser avec son chagrin , mais parce qu'elle a tenu tête à l'orage, parce qu'elle a lutté contre l'envie et la mé- disance , parce que les yeux sont fixés sur elle , parce que sa fidélité permanente a déjoué bien des ambi- tions injurieuses, parce que son dédain a humilié bien des jactances*

Ce qu'il faut au cœur d'Adolphe, ce n'est pas un ■amour mystérieux et timide ; si toute la terre devait ignorer qu'il est aimé , si son bonheur devait rester dans l'ombre , il n'en voudrait pas. Ce qu'il souhaite, ce qu'il appelle de ses vœux et de ses larmes, c'est une lutte publique, un triomphe éclatant, un amour qui puisse lui tenir lieu de gloire.

Or, pour réaliser ce vœu d'Adolphe , pour étancher la soif de cette vanité qui le dévore , une femme belle et jeune, vivant dans le secret de la famille , élevée dans les doctrines de l'obéissance et du devoir, épar- gnée de la calomnie , nourrie dans un bonheur pai~ sible , et défiant les tempêtes qu'elle ne prévoit pas, ne peut lutter avec Ellénore.

380 ESSAI

Si Adolphe cédait naïvement au besoin d'aimer, il ne marquerait pas si haut le but de ses espérances; il choisirait près de lui un cœur du même âge que le sien , un cœur épargné des passions , son image pût se réfléchir à toute heure sans avoir à craindre une image rivale ; il comprendrait de lui-même , il devinerait cette vérité douloureuse et qui n'est jamais impunément méconnue , c'est que l'avenir ne suffit pas à l'amour, et que le cœur le plus in- dulgent ne peut se défendre d'une jalousie acharnée contre le passé ; il ne s'exposerait pas à essuyer sur les lèvres de sa maîtresse les baisers d'une autre bouche : il tremblerait de lire dans ses yeux une pen- sée qui retournerait en arrière et qui s'adresserait à un absent.

Mais comme sa tête a voulu avant que son cœur désirât, c'est Ellénore qu'il attaque , et qu'il préfère à toutes les autres.

Il y a dans la possession de cette femme un aliment magnifique pour sa vanité; il sera envié par ceux-là mêmes qui médisent d'elle , et qui se vengent de ses dédains en redoublant son isolement ; il sera montré au doigt par la ville comme un lutteur adroit, comme un rusé jouteur : chaque fois qu'il entrera dans un saîon , il entendra autour de lui le chuchotement glorieux de ses rivaux.

îl ne tremblera pas à la vue de ces convoitises em- pressées , qui , pour un cœur vraiment épris, sont un supplice de tous les instans. Une frémira pas devant cette profanation insultante qui ternit les plus chastes voluptés. 11 ne rougira pas de honte et de colère en écoutant ces propos tenus à demi-voix , qui font du

SUR ADOLPHE. 381

bonheur une nouvelle , les secrets du foyer se discutent comme la marche d'une armée.

Non; il s'applaudira de son choix, et lèvera fière- ment la tête.

Ellénore verra dans Adolphe un amour jeune et confiant. Déjà fléchissante et ridée , elle sera fière d'avoir été distinguée par un homme destiné à tous les succès du monde. Plus folle et plus imprévoyante qu'une jeune fille, égarée par l'isolement, elle ira jusqu'à espérer de cette aventure une réhabilitation jusque-là vainement essayée. Dans la crédulité de son cœur, elle attendra de ce nouvel engagement la paix et la sécurité qui ont manqué au premier ; elle croira que les autres femmes, humiliées de son triomphe, se rallieront autour d'elle.

L'intervalle des années s'effacera. L'entraînement mutuel de ces deux cœurs, si différens et si mal con- nus l'un de l'autre, deviendra peu à peu irrésistible. A force de penser à Ellénore et de publier partout son •admiration, Adolphe se convaincra, ou croira se convaincre de la réalité de son amour; et Ellénore tombera dans le même piège.

Mais après le dernier abandon , le réveil sera ter- rible. A peine maître de la place qu'il a si vivement assiégée, il ne saura que faire de sa victoire. Après avoir constaté par la possession un amour si ar- demment désiré , il tremblera devant la durée de son engagement. En vue des années qui vont suivre , il sentira défaillir son courage et regrettera l'extase qu'il avait à peine espérée.

Ellénore, après la confusion de la défaite, ouvrira les veux, et cherchera vainement autour d'elle les

38Î2 ESSA L

félicitations respectueuses sur lesquelles elle avait compté; au fond de son cœur, elle rougira de sou inconstance, et doutera d'un bonheur si facile à changer.

Peu à peu , entre ces deux âmes trompées , mais toutes deux trop fières pour l'avouer, il s'établira une intimité douloureuse et résignée , intimité de mensonge et d'hypocrisie , fertile en subterfuges et en flatteries, prodigue de caresses et de baisers; cher- chant à se distraire en affirmant sans cesse ce qu'elle ne croit pas.

Aucuq des deux ne voudra être vaincu en géné- rosité, et, pour ne pas laisser entrevoir son désa- busement, chacun redoublera de prévenances, par- lera de l'avenir avec de célestes espérances, traitera le reste du monde avec un dédain fastueux, cachera ses larmes sous l'ironie et la jactance, et fera de la ruse le premier de ses devoirs.

Par compassion pour sa victime, Adolphe dégui- sera son euuui et forcera son regard à sourire. Il étudiera ses moindres paroles pour épargner à sa maîtresse la honte d'un regret. 11 s'imposera l'en- jouement et la sérénité par délicatesse.

A son tour Ellénore , si elle surprend sur le visage de son amant la trace de l'ennui, craindra de se plain- dre et se résignera silencieusement. De jour en jour, elle s'affermira dans cette réserve douloureuse et grimacera l'enthousiasme.

Jusqu'au jour tous les deux, las enfin de cette pitoyable comédie, jetteront le masque et se verront face à face.

Mais comme ils s'étaient choisis par fierté , ils ne

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prononceront pas encore le mot d'abandon. Ils re- nonceront à leur rôle , mais ils trembleront de se dé- grader par une franchise trop prompte. Ils n'exalte- ront plus leur bonheur, mais ils accepteront la satiété comme une expiation , et ils commenceront une nou- velle épreuve , celle de l'intimité sans amour et sans mensonge.

Or, quand les choses en sont venues à ce point, quand l'amour, d'épreuve en épreuve , est arrivé à la satiété , l'enfer a commencé sur la terre. Les amitiés qui se dénouent , les promesses qui mentent , les re- connaissances oublieuses, les dévouemens admirés qui se flétrissent , tout cela n'est rien près de la sa- tiété dans l'amour.

L'enthousiasme l'àme s'est laissé emporter dans les premiers jours de l'engagement, a métamorphosé à son insu toutes ses facultés. La vie entière est changée , et ne peut revenir à ses premières émotions sans d'horribles tortures. Tout ce qui se passe autour de nous avait pris un aspect nouveau , un sens im- prévu. Habitués que nous sommes à écouter dans un autre cœur le retentissement de nos souffrances et de nos joies, quand cette intime fraternité, épuisée de lassitude , fléchit et s'affaisse , l'ennui fond sur nous comme un oiseau de proie.

Chaque jour, les deux forçats rivés à cette chaîne, qu'ils pourraient briser, mais qu'ils gardent par osten- tation et par entêtement, s'éveillent en maudissant. Chacun entrevoit la vérité, et rougirait de la dire. Chose étrange ! ils s'étaient promis une mutuelle confiance, une franchise assidue, et voilà qu'ils per- sévèrent dans le mensonge, et qu'ils se glorifient

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dans l'hypocrisie ; ils avaient juré de ne jamais voi- ler aucune de leurs pensées , et voilà qu'au-devant de leurs cœurs ils placent une triple haie de sou- rires , de regards et de sermens , voilà qu'ils com- mandent aux yeux et aux lèvres de jouer le bonheur absent.

S'il arrive à l'un des deux d'oublier un instant la servitude il s'est cloué , au premier mouvement de liberté le bruit de sa chaîne le réveille en sursaut, il se remettait en marche , et commençait un nou- veau pèlerinage ; il sent tout à coup se poser sur son épaule une main autrefois amie , qu'à peine il eût sentie, tant elle était légère, et qui aujourd'hui lui pèse et l'accable.

Mieux vaudrait cent fois la solitude avec ses dé- couragemens et ses défaillances ; car dans l'intimité rassasiée, toute la vie se ternit et se désenchante , toutes les heures de la journée contiennent des sup- plices prévus et inévitables. Il n'y a plus de jalousie, car chacun des deux captifs aspire à l'affranchisse- ment , mais il s'établit entre ces deux colères hon- teuses d'elles-mêmes une sorte d'émulation. C'est à qui inventera pour l'autre une question injurieuse , un soupçon insultant. Comme si elle se repentait d'a- voir obéi , la femme donne à toutes ses prières la forme d'un commandement. Si elle surprend dans le regard qu'elle épie un projet elle ne soit pas de moitié, elle s'empresse aux larmes comme à une vengeance , elle inflige comme un châtiment ses caresses menteuses. Pour justifier son ennui et son abattement , elle interroge , comme un juge , toutes les actions qu'autrefois elle approuvait sans contrôle.

SLR ADOLPHE. 585

Dès que son amant fait un pas, il trouve devant lui un œircurieux qui attend sa réponse; s'il s'échappe un instant, il trouve au retour une bouche impérieuse dont chaque baiser est un ordre sans réplique. Elle voudrait lui trouver des torts pour éviter ses repro- ches , et, dans l'espérance de surprendre une faute , elie interroge toutes les minutes de sa journée.

Dans la solitude, après les défaillances désespérées, après les renoncemens éplorés , il arrive à l'àme de refleurir et se relever. Elle aspire librement l'air qui l'environne, elle s'épanouit sous la chaude haleine qui ride l'eau en passant, et lui porte une vapeur fé- conde. Mais dans l'intimité sans amour, rien de pareil n'est possible. Il n'y a pas une heure d'abandon et de rêverie. Le silence est une plainte , et la parole une querelle. Chaque mot renferme un regret ou une in- vective. S'il pleure , elle l'accusera de faiblesse et de lâcheté. Si, face à face~avec l'horrible vérité, il re- tient sur ses lèvres l'aveu près de lui échapper, si sa voix, suffoquée par les sanglots, balbutie une béné- diction impuissante , elle s'emporte , elle implore sa colère : elle s'irrite de cette douleur si peu vi- rile, et lui souhaiterait de l'orgueil, afin de le com- battre.

Que faire contre les larmes? quelle défense opposer à cette affliction qui se confesse? Quand les larmes ne se mêlent pas à des larmes amies , quand une bouche adorée ne vient pas les boire dans nos yeux et rafraîchir de ses baisers la paupière enflammée, l'homme s'avilit aux yeux de sa maîtresse. Il se dé- grade, il abdique sa grandeur : le nuage grossit et devient orage. Si elle eût pleuré, il était sauvé;

38(> ESSAI

mais elle a vu sa douleur sans la partager, elle Ta jugé, elle a mesuré sa force : il est perdu.

Après le premier apaisement , le mensonge re- commence : car il faudrait une haute sagesse, un courage bien rare , pour céder sans autre combat un sol si longtemps défendu.

Mais le mensonge , d'abord si riche en métamor- phoses , si habile à se déguiser , si fécond en res- sources, devient, de jour en jour, plus maladroit et plus facile à surprendre : il n'est plus qu'une habi- tude et se passe de volonté.

Le qui-vive perpétuel de cette iutimité vigilante épuise enfin les dernières forces des deux adver- saires. Ils n'ont plus besoin de s'interroger pour de- viner leur mutuelle pensée : ils se disent adieu dans chacun de leurs embrassemens.

Heureux , trois fois heureux ceux qui n'ont pas attendu trop tard pour se deviner, et qui se sont quittés à temps ! car ils ont au moins , pour se conso- ler pendant le reste de la route , le souvenir du bon- heur passé ; ils peuvent se rappeler dans une amitié durable un amour évanoui ; ils assistent muets aux funérailles de leur enthousiasme , et en parlent sans amertume comme d'un fils emporté par la guerre.

Mais combien rompent au lieu de dénouer! com- bien , s'acharnant à leur amour, bâtissent des haines implacables sur des intimités obstinées !

Si Ellénore se séparait d'Adolphe le jour elle est sûre de son abandon , elle pourrait encore espérer sur la terre des jours sereins et paisibles; si elle ac- ceptait franchement la destinée qu'elle s'est faite , si elle ouvrait les yeux et mesurait la route parcourue,

SU! ADOLPHE. 587

il y aurait encore pour elle des chances de salui ; mais elle sait qu'elle n'est plus aimée , et elie pardonne. Au lieu de réhabiliter celui qui la trompait, elle de- vient pour lui un objet de pitié.

S'il aimait une autre femme , s'il s'était laissa prendre aune affection passagère, je concevrais le pardon; ce serait générosité pure, et la reconnais- sance pourrait assurer la fidélité à venir. Mais par- donner l'abandon , pardonner le délaissement qui n'a pas un autre amour pour excuse , pardonner l'hypo- crisie , c'est une folie sans remède , c'est s'avilir pour quelques jours de répit, c'est appeler sur soi le mé- pris, c'est mériter l'oubli.

Or, il n'y a pas une de ces austères vérités qui ne soit écrite dans Adolphe en caractères ineffaçables : c'est un livre plein d'enseignemens et de conseils pour ceux qui aiment et qui souffrent. Quand on est jeune , on croit à peine à la moitié de ces conseils ; à mesure qu'on vieillit, on s'aperçoit qu'il y en a ' beaucoup* d'oubliés.

Gustave PLANCHE. I

FIN

TABLE DU VOLUME.

Préface cî'Adolphe. vu

Avis de Y Editeur , xi

Adolphe 15

Quelques réflexions sur Wallstein de Schiller ,

et sur le Théâtre allemand 141

De l'Esprit de Conquête et de l'Usurpation 183

Préface de ia première Édition 185

Préface de la troisième Édition 187

Première Partie. De l'esprit de Conquête 193

Deuxième Partie. De l'Usurpation 253

Essai sur Adolphe Zli

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