LES GRANDS ÉCRIVAINS FRANÇAIS

ALFRED DE VIGNY

MAUKICE FALÉOLUGUE

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ALFRED DE VIGNY

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LES GRANDS ÉCRIVAINS FRANÇAIS

ALFRED DE VIGNY

MAURICE PALEOLOGUE

PARIS

LIBRAIRIE HACHETTE ET C"=

79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79

1891

Upoils de Iraduclioii et do rcprodiiclion réservé».

Entre toutes les personnes qui, dans l'intérêt de cette étude, ont bien voulu me confier des documents inédits, M. Louis Ratishonne, légataire des œuvres d'Alfred de Vigny, a droit à la meilleure part de ■ma reconnaissance : Je lui dois d'avoir pu co/isulter les quatre-vingts cahiers manuscrits sur lesquels le poète a consigné, quarante années durant, le journal secret de sa vie intérieure et qu'une expresse volonté de V auteur condamne à une destruction prochaine : les courts fragments qui ont été publiés en 1861 sous le titre de Journal d'un poète attestent la haute valeur morale de ces pages intimes.

/ai, de même, une obligation particulière à M. le vicomte de Spœlberch de Lovenjoul, le savant histo- rien des œuvres de Balzac et de Théophile Gautier, cpii m Cl ouvert avec gé/iérosité les trésors de sa collec- tion d'autographes, véritables arcliives du romantisme : la communication qu'Uni a donnée des Mémoires iné- dits de Sainte-Beuve m'a été d'un grand prix.

ALFRED DE VIGNY

ANNEES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION

Chateaubriand s'étant un jour vanté d'appartenir à l'une des plus anciennes familles de la Bretagne et de la Monarchie française, ce fut, quelque temps, la mode parmi ses disciples en romantisme de se tar- guer des plus hautes origines nobiliaires. Ridicule chez la plupart d'entre eux, cette prétention était à peu près fondée chez Alfred de Vigny, dont, effec- tivement, les ancêtres possédaient fief, aux dernières années du xvie siècle. Mais si Victor Hugo, petit-fds d'un maître menuisier de Nancy, ne craignait })as de se dire « issu en ligne directe de Georges Hugo, capitaine des gardes du duc de Lorraine, anobli dès 1531 », pourquoi le descendant authentique des Vigny aurait-il eu scrupule à faire remonter de quelques

8 ALFRED DE VIGNY.

degrés sa généalogie? « Mes pères, écrit-il dans son Journal intime, avaient longtemps avant Charles IX un rang élevé dans l'Etat », et il cite comme preuve l'extrait d'un brevet de 1570 qui, loin de reconnaître la noblesse de ses ascendants, semble la conférer pour la première fois à l'un d'eux *.

Quant au rang élevé qu'ils auraient tenu jus- qu'alors , une pièce récemment produite - nous apprend que François de Vigny, premier anobli du nom, était simple receveur des rentes de la Ville de Paris en l'année 1575. Ailleurs encore, évoquant un souvenir de jeunesse, Alfred de Vigny a écrit : « Je ne comprenais pas que le château de Vigny (sur la route de Rouen] ne m'appartînt pas. Rien pourtant n'était plus simple et plus juste. Le cardinal G. d'Amboise l'avait acheté, en 1554, des Saint-Pol (mes parents), famille cette terre avait passé par alliance. Le connétable Anne de Montmorency tint cette terre de la maison d'Amboise par acquisition. Le chancelier de l'Hôpital s'y retira et y mourut en 1568. Ce fut ce château dont il fit ouvrir toutes les portes aux assassins. Je m'y arrêtai une fois dans ma ^ie, étant officier de la garde royale. Le

1. Les armes des Vigny étaient : d'argent cantonné de quatre lions de gueules, à l'écusson en abîme, d'azur à la fasce d'or, accompagné en chef d'une merlelte d'or, en pointe d'une merlette de même entre deux coquilles d'argent.

2. \J Intermédiaire, XXIII, 533.

ANNEES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 9

village de Bordeaux de Vigny est sur la route et au bord de l'eau, en effet, comme le dit son nom. Le château est dans un fond et flanqué de quatre grandes tours. Je me souviens que les officiers de mon bataillon, charmés, disaient-ils, d'être chez moi, voulurent être reçus par moi à Vigny, et je leur donnai un assez mauvais déjeuner dans la mauvaise auberge du pauvre village. J'avais dix-neuf ans, lors de ce déjeuner de sous-lieutenants; j'étais rose et blond, marchant à pied sur la grande route à la tête de mes vieux soldats, et si fier de mon épaulette que je ne l'aurais pas changée contre les tours dont je n'avais plus c(ue le nom, pas plus que je n'eusse changé mon repas militaire contre les festins de mes pères, dont la fumée a noirci les vieilles che- minées, »

Le récit est joli; mais, des faits historiques sur lesquels il repose, pas un n'est exact : la terre de Vigny n'a pu être achetée en 1554 par le cardinal d'Amboise qui n'était plus de ce monde depuis qua- rante-quatre ans; elle ne fut pas non plus la pro- priété du chancelier de l'Hôpital qui mourut à vingt lieues de là, au château de Vignay, et non pas eu 1568, mais en 1573; elle fut, il est vrai, possédée par le connétable de Montmorency, mais c'était avant que d'être acquise par les Saint-Pol; enfin, jamais elle n'échut à la branche de cette famille dont un

10 AI.FliED DE VICNY.

membre épousa, au xvin= siècle, une demoiselle de Vigny; et, par suite, à aucune époque elle n'a appar- tenu aux ancêtres du poète.

Mais cette prétention ne fut, chez Alfred de Vigny, qu'un travers de jeunesse. Il reconnaîtra un jour qu'il est dans les choses de l'esprit un principe supérieur d'aristocratie et que la noblesse de l'âme prime celle du sang. Il ne déroulera plus alors la longue lignée de ses aïeux que pour les subordonner à lui-même et se proclamer le véritable chef de leur race. Et s'adressant à une amante mystérieuse, il s'écriera :

Si l'orgueil prend ton cœur quand le peujile me nomme,

Que de mes livres seuls te vienne ta fierté.

J'ai mis sur le cimier doré du gentilhomme

Une plume de fer qui n'est pas sans beauté.

J'ai fait illustre un nom qu'on m'a transmis sans gloire.

Qu'il soit ancien, qu'importe? il n'aura de mémoire

Que du jour seulement mon front l'a porté.

Dans le caveau des miens plongeant mes pas nocturnes. J'ai compté mes aïeux suivant leur vieille loi. J'ouvris leurs parchemins, je fouillai dans leurs urnes Empreintes, sur le flanc, des sceaux de chaque roi. A peine une étincelle a relui dans la cendre. C'est en vain que d'eux tous le sang m'a fait descendre; Si j'écris leur histoire, ils descendront de moi.

Leur nom, d'ailleurs, paraît ])eu dans l'histoire : à peine quelques mentions çà et dans les Mémoires

ANNÉES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 11

du xvu" et du xviii" siècle, dans le Journal du duc de Luynes par exemple.

Presque tous servirent à l'armée, et du plus rude service. Trop peu fortunés pour faire grande ligure à Versailles, trop iiers pour se résigner aux petits emplois de cour, ambitieux pour toute récompense

D'apposer Saint-Louis en croix sur leur cuirasse,

ils revenaient, leurs campagnes terminées, vieillir et mourir sur leurs terres de Beauce, « au Tron- chet, à Emarville, Moncharville, Isy, Frêne, Jon- ville, Gravelle et autres lieux », chaque génération nouvelle accroissant ainsi l'héritage moral, la forte tradition d'honneur et de désintéressement qu'elle tenait de ses devancières.

M. de Vigny, père du poète, ancien officier blessé à la guerre de Sept Ans, avait, aux premières heures de la Révolution, contracté mariage avec une per- sonne d'une exquise beauté ])hysique et d'une rare distinction morale, la iille de INI. de Baraudin, chef d'escadres de la marine royale. Jetés par la Ter- reur dans les prisons de Loches, les deux époux avaient continué d'habiter la ville après Thermidor, et, le 27 mars 1797 S un fils leur était qui reçut les prénoms d'Alfred-Victor.

1. Cette date, sur laquelle des doutes se sont longtemps- élevés, est formellement établie par l'acte de naissance ci-

12 ALFRED ÛE VIGNY.

Conduit fort jeune à Paris, l'enfant fut placé de bonne heure au collège.

Ses premières impressions dans ce milieu nou- veau furent toutes de tristesse et d'effroi : l'égoïsmc et la malignité de ses camarades, l'indifférence hau- taine des professeurs, la rigueur de la discijiline, la froide austérité des locaux et des cours, cette absence complète de douceur et de tendresse dans les êtres et les choses lui étreignirent si dure-

dessous, extrait des archives de Loches, et qui n'a pas encore été publié.

n Aujourd'huy huit g-crminal an cinq de la Réjiublique « française une et indivisible à quatre heures du soir. Devant « moy Jean Picard-Ouvrard, agent municipal de la commune « de Loches, soussigné. Est comparu à la maison commune n de Loches le citoyen Léon Pierre Dcvigny accompagné du « citoyen Joseph iS'ogcrée, propriétaire, ùgé de cinquante- « cinq ans, et de la citoyenne Rose Charles Maussabré, « épouse dudit Nogerée, âgée de quarante-cinq ans domi- « ciliés de cette commune ; lequel m'a déclaré que la citoyenne « Marie Jeanne Amélie Baraudin, son épouse en légitime « mariage est accouchée hier sur les dix heures du soir, dans « son domicile situé faubourg de Gesgon eji cette commune, <( d'un enfant mâle qu'il m'a présenté et auquel il a donné « les prénoms de Alfred-Victor. D'après ceUc déclaration « que le citoyen Joseph Nogerée et la citoyenne Rose Charles « Maussabré ont certifiée véritable, j'ai rédigé le présent acte « en présence du citoyen Léon Pierre Devigny, j^erre de l'en- « tant et des deux témoins ci-dessus dénommés qui ont signé « avec moy.

« Fait à la maison commune de Loches les jour, mois et « an que dessus.

« Signé : Nogerée, Maussabré, Denogéi'ée, Sophie de « Baraudin, Baraudin, Léon Devigny, Picard-Ouvrard, <( adjoint. »

ANNEES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 13!

ment le cœur, qu'il en garda pour jamais une teinte (Je mélancolie dans l'esprit*. Mais, des deux facultés qui devaient dominer sa vie morale, la sensibilité n'était i)as seule à s'exercer en lui, et déjà l'imagina- tion, s'éveillant, le consolait par ses premiers enchan- tements.

C'était le temps, en effet, commençait la grande épopée impériale, et le souffle de gloire qui em- portait alors vers Napoléon les esprits les plus réflé- chis faisait tourner toutes les jeunes têtes. Jamais la vie n'avait offert aux adolescents de si radieuses perspectives, jamais elle ne leur avait fait des pro- messes plus magnifiques. Dans leurs cœurs, des fanfares guerrières résonnaient sans cesse; et dans leurs songes passait et repassait, comme une vision éblouissante, l'Empereur avec ses douze maréchaux, sa Garde et sa Grande Armée.

L'âme du jeune Vigny s'ouvrait plus qu'une autre à ces influences extérieures : « La guerre était debout dans le lycée, écrira-t-il un jour; le tambour étouffait à mes oreilles la voix des maîtres, et la voix mystérieuse des livres ne nous parlait qu'un langage froid et pédantesque. Nulle méditation ne pouvait enchaîner longtemps des têtes étourdies

1. tt Le collège bien triste et bien froid me faisait mal par mille douleurs et mille afflictions. » Lettre à Brizeux, 2 août 1831.

14 ALFRED DR VIGNY.

sans cesse par les canons et les cloches des Te Deurn !

« Les maîtres mêmes ne cessaient de nous lire les bulletins de la Grande Armée, et nos cris de Vive l'Empereur! interrompaient Tacite et Platon. Nos précepteurs ressemblaient à des hérauts d'armes, nos salles d'étude à des casernes, nos récréations à •des manœuvres, et nos examens à des revues.

« Il me prit alors un amour vraiment désordonné <lc la gloire des armes. »

A seize ans et demi, cette passion s'exaltanl, il ne laissa de trêve à ses parents cju'on ne lui ciit permis d'abandonner ses classes et d'entrer dans l'armée.

On était aux sombres jours de 1814. L'Empire n'était plus. Mais l'orage qui l'avait emj)orté gron- dait encore, et personne ne croyait au calme durable de la paix.

La Maison militaire du roi , qui venait d'être rétablie, cherchait précisément à se recruter au sein des familles aristocratiques : elle ne trouvait à enrôler que des enfants, comme si les hécatombes de vingt années de guerre eussent pris tous les hommes. Malgré son extrême jeunesse, Alfred de Vigny fut aussitôt pourvu d'un brevet de sous-lieutenant aux escadrons nobles des Gendarmes rouges , tandis que, dans une disposition d'esprit toute semblable,

ANNEES DE JEUNESSE ET DE IMIODUCTION. 15

Alphonse de Lamartine, de sept ans plus âgé, entrait aux Gardes du corps.

Huit mois plus tard, bien que très souffrant encore d'une blessure à la jambe, le jeune Garde rouge che- vauchait sur la route de Gand, derrière la berline de Louis XVIII, et durant les Cent-Jours il suivit le sort de la cour exilée.

Un vif désappointement l'attendait à son retour à Paris. Les escadrons de la Maison rouge, dont le luxe, l'arrogance et les privilèges avaient soulevé pendant la première Restauration l'animosité de toute l'armée, étaient licenciés et leurs ofliciers versés dans les compagnies de la Garde à pied. Le sacrifice inattendu de son l)el uniforme écarlate, de son cheval et de son équipement, dont sa naï- veté enfantine était si fière, fut un coup pour le jeune sous-lieutenant. C'était la dernière de ses illu- sions de gloire militaire qui s'évanouissait ainsi. En ([uelques semaines, elles étaient toutes tombées; à chaque pas qu'il avait fait sur la route de Flandre, quelqu'une était restée derrière lui. Il avait rêvé les marches victorieuses en pays ennemi : on lui avait fait escorter les voitures et les baffag-es d'une cour fugitive; il s'était vu entrant, musique en tête, triom- phalement à Vienne, à Berlin : il était revenu tris- tement dans Paris, à la suite d'un roi qui ne montait même pas à cheval et sous la protection d'armées

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étrangères. Et maintenant , plus de champs de bataille, plus d'honneur, plus d'imprévu; mais chaque jour le terrain de manœuvre , la caserne et toutes les misères du service de garnison.

Il se produisit alors chez Alfred de Mgny ce que l'on constate chez ces ])lantes vigoureuses auxquelles un obstacle soudain intercepte la lumière ou leau et qui par de brusques détours trouvent d'instinct une autre issue à leurs tiges et à leurs racines. Subite- ment distraites de leur premier objet, ses facultés, cherchant ailleurs leur emploi, se tournèrent vers la vie intérieure et la rêverie jioétique.

A ce point de vue, le milieu nouveau les cir- constances l'avaient placé était plus favorable qu'il ne semblerait dès l'abord. La vie militaire du temps de paix offre en effet, offrait alors surtout par le contraste qu'elle présentait avec l'ère précédente, des conditions assez propices au développement intime et comparables sous plus d'un rapport à celles que la vie monasli(jue réunit si ingénieuse- ment.

La régularité des exercices, la monotonie des occupations quotidiennes , l'importance accordée aux pratiques extérieures, loin de nuire à la pensée, la disciplinent en la ramenant à intervalles réguliers sur elle-même; et c'est ainsi qu'une forme d'exis- tence, si médiocre à tant d'égards, a pu devenir

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[)Our certaines âmes une très forte école d'originalité morale et intellectuelle.

Dès l'enfance il avait eu le goût, la passion de la lecture. Lamartine et Victor Hugo ont souvent raconté qu'ils s'étaient nourris, dans leurs ]ilus tendres années, des œuvres les plus fortes de la pensée humaine, et que c'était leur habitude de porter avec eux dans leurs promenades la Bible, Tacite, Eschyle ; je crois même qu'à la longue, par une de ces illusions rétrospectives qui sont si communes chez les grands hommes, ils avaient fini par se le persuader à eux- mêmes. Alfred de Vigny ne s'est point ouvert de ce sujet au public; mais ses lettres, ses cahiers de notes et de souvenirs, attestent que le soir, au retour du collège, il dévorait les livres de la bibliothèque pa- ternelle, tous les ouvrages d'histoire qui tombaient sous sa main, la Bible et surtout l'Ancien Testament, les philosophes du nviii*^ siècle, enfin les écrivains de l'antiquité hellénique et particulièrement Homère (ju'il traduisait du grec en anglais, s'amusant à com- parer ensuite sa traduction à celle de Pope.

Alors donc qu'il sei'vait encore aux escadrons de la Maison du roi, son instinct et « un invincible amour de l'harmonie » l'avaient sollicité à écrire en vers, et, de cette première tentative, une pièce char- mante, la Dryade, nous est restée. Deux pasteurs rivaux célèbrent en strophes alternées, l'un les

2

18 ALFRED DE VIGNY.

ivresses de la |)assion sensuelle, l'autre les extases de l'amour pur : une Dryade est leur arbitre :

Ida ! j'adore Ida, la légère Bacchante,

chante Ménalque.

Un jour, jour de Baechus, loin des jeux égaré,

Seule je la surpris au fond du bois sacré :

Le soleil et les vents, dans ces bocages sombres,

Des feuilles sur ses traits faisaient flotter les ombres;

Lascive, elle dormait sur le thyrse brisé ;

Une molle sueur, sur son front épuisé,

Brillait comme la perle en gouttes transparentes

Et ses mains, autour d'elle, et sous le lin errantes,

Touchant la coupe vide, et son sein tour à tour,

Redemandaient encore et Baechus et l'Amour.

Et Bathylle reprend :

C'est toi que je préfère, 6 toi, vierge nouvelle.

Rougissante, elle vint pour la première fois. Ses bras blancs soutenaient sur sa tète inclinée L'amphore, œuvre divine aux fêtes destinée. Qu'emplit la molle poire, et le raisin doré, Et la pèche au duvet de pourpre coloré ; Des pasteurs empressés l'attention jalouse L'entourait, murmurant le nom sacré d'épouse; Mais en vain : nul regard ne flatta leur ardeur ; Elle fut toute aux dieux et toute à la pudeur.

Ces vers, que traverse un souffle pur de poésie antique, rappellent ou plutôt annoncent la manière fraîche et suave d'André Chénier; car en 1815 on continuait d'ignorer qu'un grand poète avait suc-

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combé le 7 thermidor, et quatre années devaient s'écouler encore avant que son œuvre exquise fût révélée au pul)lic '.

De cette période le jeune officier préludait ainsi à la poésie, une gracieuse élégie, S'yinctha, et quel- ques fragments nous restent encore. Mais à peine avait-il accordé sa lyre dans ce ton, qu'il changeait aussitôt d'inspiration . Déjà la vision légère des choses ne lui suflisait jjIus; il lui fallait les pénétrer d'une vue plus profonde, saisir entre elles des rap- ports plus délicats; et toutes ses rêveries se termi- naient en méditations.

Les traces de cette disposition sont visibles dans un petit recueil de vers qu'il publia sans nom d'au- teur en 1822 et qui i)assa d'ailleurs inaperçu ^ : elle

1. Sainte-Beuve, dans un article des Notweaux Lundis cé- lèbre par sa malveillance à l'égard d'Alfred de Vigny, a formellement accusé l'auteur de la Dr>/adc et de St/métha d'avoir « vieilli ces pièces de cinq années », pour échapper au reproche de s'être inspiré d'André Ghénier. A la rigueur, Alfred de Vigny pouvait connaître les trois ou quatre frag- ments d'églogues qui avaient paru jusqu'alors, perdus dans un numéro du Mercure ou rejetés dans une note du Génie du christianisme; mais rien n'autorise à croire qu'il ait anti- daté ses premières productions poétiques. D'ailleurs, Sainte- Beuve n'appuie son accusation d'aucune preuve : il se borne à affirmer.

2. Ce recueil (1 vol. in-8) porte le simple titre de Poèmes. 11 se compose de deux parties, dont l'une renferme Héléna, poème en trois chants supprimé dans toutes les éditions postérieures, et dont l'autre se divise en Poèmes antiques

20 ALFRED DE VIGNY.

se manifeste avec éclat dans le poème de Moïse qui, écrit aussi en 1822, ne jiarut que quatre ans ])liis tard.

Moïse persoimiiie la solitude de l'ârae dans le génie.

Tandis qu'Israël plante ses tentes aux conlins de la terre promise, le législateur hébreu gravit, un soir, les pentes du mont Nébo pour se rendre à l'appel de Dieu.

Sur le vaste horizon proiiicnnnt un coup d'œil,

Il voit d'abord Phasga, que des figuiers entourent:

Puis, au delà des monts que ses regards parcourent,

S'étend tout Galaad, Ephraïm, Manassé,

Dont le pays fertile à sa droite est placé ;

Vers le midi, Juda, grand et stérile, étale

Ses sables s'endort la mer occidentale ;

Plus loin, dans un vallon que le soir a jiùli,

Couronné d'oliviers, se montre Nephtali ;

Dans des plaines de fleurs magnifiques et calmes,

Jéricho s'aperçoit, c'est la ville des palmes ;

Et, prolongeant ses bois, des plaines de Phogor,

Le lentisque touffu s'étend jusqu'à Ségor.

Il voit tout Chanaan, et la terre promise,

sa tombe, il le sait, ne sera point admise.

Il voit; sur les Hébreux étend sa grande main.

Puis vers le haut du mont il reprend son chemin.

Parvenu au sommet de la montagne sainte, seul, face à face avec Dieu, il lui ouvre son âme et implore

(la Dryade, Sijmétlia, la Somnambule), Poii.MEs judaïques (la Fille de Jephte, le Bain, la Femme adultère), Poii.MES mo- dernes (la Prison, le Bal, le Malheur).

ANNEES DE JEUNESSE ET DE PllODUCTION. '21

de mourir. Une lassitude immense pèse sur son cœur; car depuis que le souffle divin l'a pénétré, il a vécu, grande âme dépareillée, sevré des ten- dresses humaines. Du plus loin qu'ils l'apercevaient, les hommes se disaient :

Il nous est étrange!' ; Et leurs yeux se baissaient devant mes yeux de flamme ; Car ils venaient, hélas ! d'y voir plus que mon âme. J'ai vu l'amour s'éteindre et l'amitié tarir; Les vierges se voilaient et craignaient de mourir. M'enveloppant alors de la colonne noire, J'ai marché devant tous, triste et seul dans ma gloire. Et j'ai dit dans mon cœur : Que vouloir à présent? Pour dormir sur un sein mon front est trop pesant. Ma main laisse l'effroi sur la main qu'elle touche, L'orage est dans ma voix, l'éclair est sur ma bouche ; Aussi, loin de m'aimer, voilà qu'ils tremblent tous, Et, quand j'ouvre les bras, on tombe à mes genoux.

Tant que sa mission n'était pas accom})lie, il a porté sans murmure le fardeau de sa grandeur; mais aujourd'hui que la pensée du salut d'Israël ne sou- tient plus son courage, il succombe sous le poids de ses tristesses accumulées, et, comme un refrain douloureux répété de strophe en strophe, son âme exténuée exhale cette prière vers Dieu :

O Seigneur, j'ai vécu puissant et solitaire, Laissez-moi m'endormir du sommeil de la terre !

()iielle fatigue de sa supériorité! Quelle mélancolie de sa toute-puissance ! Quelle poignante misère que

22 ALFRED DE VIGNY.

celle (le ce grand génie qui aspire à la mort comme à la seule chose qui lui soit désormais commune avec tous les hommes! Est-ce la ])rofondeur de la pensée, la noblesse des formes, la solennité de l'inspiration? Mais la lecture de ces strophes évoque impérieuse- ment à l'esprit l'image colossale du Moi/ses sur^cns de Michel-Ange, comme si une étroite et secrète parenté unissait l'œuvre du poète au chef-d'œuvre de l'artiste et que l'une ne fût venue que pour compléter et interpréter l'autre.

Le Moïse était à peine achevé, que la grande idée dont il est le symbole se représentait à l'imagination d'Alfred de Vigny, Mais, cette fois, d'autres fibres, plus intimes, plus profondes, vibraient en lui, et, l'émotion se transposant, un poème exquis, Eloa, naissait de sa rêverie (18231.

Eloa est la peinture de l'amour dans sa nuance la plus délicate, la pitié. D'une larme versée par le Christ au tombeau de Lazare et recueillie par des séraphins, est née parmi les anges une créa- ture d'une ineffable beauté : Dieu l'a nommée Eloa.

Elle apprend un jour qu'un de ses frères célestes, le plus beau de tous, gémit dans les ténèbres pour avoir jadis encouru la malédiction divine; mais, loin de frémir d'horreur à cette révélation, la vierge sent éclore en son cœur un émoi plein de douceur et de

ANNEES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 23

mélancolie : c'est la pitié et c'est l'amour. Dès lors, plus de paix pour elle.

Les cantiques sacrés troublaient sa rêverie, Car rien n'y répondait à son âme attendrie.

Et toujours dans la nuit un rêve lui montrait Un ange malheureux qui de loin l'implorait.

Obsédée par cette vision suppliante, elle ouvre, un soir, ses ailes d'or et descend jusqu'aux lieux le Réprouvé subit son exil éternel.

L'ange maudit n'a rien perdu de sa beauté, la flamme de ses yeux ne trahit pas la laideur de son âme, et c'est d'une voix douce qu'il interpelle Eloa rougissante :

Je suis un exilé que tu cherchais peut-être.

Je suis celui qu'on aime et qu'on ne connaît pas. Sur l'homme j'ai fondé mon empire de flamme, Dans les désirs du cœur, dans les rêves de l'âme, Dans les désirs du corps, attraits mystérieux, C'est moi qui fais parler l'épouse dans ses songes ; La jeune fille heureuse apprend d'heureux mensonges; Je leur donne des nuits qui consolent des jours; Je suis le roi secret des secrètes amours.

J'ai pris au Créateur sa faible créature;

Nous avons, malgré lui, partagé la nature :

Je le laisse, orgueilleux des bruits du jour vermeil,

Cacher des astres d'or sous l'éclat d'un soleil ;

Moi, j'ai l'ombre muette, et je donne à la terre

La volupté des soirs et les biens du mystère.

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Et suivant du regard l'effet de ses paroles per- fides, le séducteur déploie, pour achever de troubler sa victime, le merveilleux décor et toutes les puis- sances voluptueuses d'une nuit d'amour :

Sitôt que, balancé sous le pâle horizon.

Le soleil rougissant a quitté le gazon.

Innombrables esprits, nous volons dans les ombres

En secouant dans l'air nos cheYclures sombres;

Lodorante rosée alors jusqu'au matin

Pleut sur les orangers, le lilas et le thym.

La nature, attentive aux lois de mon empire,

M'accueille avec amour, m'écoute et me respire;

Je redeviens son âme, et pour mes doux projets,

Du fond des éléments j'évoque mes sujets.

Convive accoutumé de ma nocturne fête,

Chacun d'eux en chantant à s'y rendre s'apprête.

Vers le ciel étoile, dans l'orgueil de son vol,

S'élance le premier l'éloquent rossignol;

Sa voix sonore, à l'onde, à la terre, à la nue,

De mon heure chérie annonce la venue;

11 vante mon approche aux pâles alisiers,

Il la redit encore aux humides rosiers;

Héraut harmonieux, partout il me proclame ;

Tous les oiseaux de l'ombre ouvrent leurs yeux de flamme.

L'hymne de volupté fait tressaillir les airs, Les arbres ont leurs chants, les buissons leurs concerts, Et, sur les bords d'une eau qui gémit et s'écoule, . La colombe de nuit languissamment roucoule.

Puis il s'écrie :

La voilà sous tes yeux l'œuvre du Malfaiteur; Ce Méchant qu'on accuse est un consolateur

ANNKES DE .lEUNESSE ET DE PRODUCTION. 25

Qui pleure sur l'esclave et le dérobe au maître, Le sauve par l'amour des chagrins de son être, Et, dans le mal commun lui-même enseveli, Lui donne un peu de charme et quelquefois l'oubli.

Trois fois, en écoutant ces paroles qui sonnent si étrangement à l'oreille d'une habitante des cicux, Eloa s'est voilé le visage. Une lutte douloureuse se livre en son cœur entre la pudeur et l'amour. Mais elle ne })eut déjà plus fuir. Née d'une larme de pitié, elle obéit à son instinct qui est d'aimer et de con- soler. Vainement les voix d'en haut la rajipellent : elle ne s'appartient plus.

Eloa, sans parler, disait : Je suis à toi;

Et l'ange ténébreux dit tout bas : Sois à moi!

Sois à moi !

Tu n'as jamais compris ce qu'on trouve de charmes A présenter son soin pour y cacher des larmes. Viens, il est un bonheur que moi seul t'apprendrai; Tu m'ouvriras ton âme, et je l'y répandrai.

La pudeur est vaincue j)ar la pitié. Eloa cède éperdue. Le ciel lumineux ne la reverra plus.

Telle est la trame légère de ce poème que Théophile Gautier proclamait « le plus parfait de notre littéra- ture » et qui est assurément une des plus exquises inspirations de la poésie mystique. Rien n'y est réel, mais tout y est d'une vérité idéale absolue. On dirait que le style même a des transparences d'opale, et l'on ne peut rêver un coloris plus subtil, des

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nuances plus délicates, des tons plus diaphanes. Seule, la Miranda de Shakespeare est douée d'un pareil charme de songe; mais je ne sais si Eloa n'est pas supérieure à sa sœur spirituelle, car, sous des formes plus frêles encore, elle concentre de plus puissantes énergies d'amour et de dévoue- ment.

L'heure ces poésies apparaissaient était impor- tante dans notre histoire littéraire. Un esprit nou- veau naissait en France.

Il venait en effet de se former à Paris un groupe de jeunes gens qu'unissait un même idéal littéraire, politique et religieux, idéal bien confus encore, l'on distinguait seulement la tendance au mysticisme, le culte du moyen âge et de sa chevalerie, l'horreur des doctrines du xviii'^ siècle et de la Révolution, et par-dessus tout, cet éternel besoin de nouveauté qui est peut-être le plus jiuissant ressort de resi)rit humain.

Un journal bi-liebdomadaire, le Conservateur litté- raire, leur avait d'abord servi d'organe, et le choix de ce titre indiquait qu'ils se réclamaient de Chateau- briand, maître alors du grand Conservateur, et qu'à ses côtés ils se proposaient de soutenir le même com- bat. Une revue mensuelle, lu Muse française, succéda bientôt au journal, et les écrivains qui la composaient signaient Victor Hugo, Soumet, Guiraud, de Saint-

ANNEES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 2~

Valry, Emile Deschamps et Alfred de Vigny. Elle avait pris pour épigraphe ces vers de Virgile :

Jaiu redit et Virgo

Jam nova progenies eaelo demittitur alto.

On se réunissait chez Nodier, d'abord dans le petit appartement de la rue de Provence, puis à l'Arsenal dont l'auteur de Trilhy venait d'être nommé le biblio- thécaire.

De Vincennes il tenait garnison, Alfred de Vigny venait assidûment à ces réunions. Une amitié- soudaine l'unit à Victor Hugo dès qu'ils se ren- contrèrent , intimité charmante d'âmes déjà faites- quoique jeunes encore, mais plus enthousiaste que |)rofondément tendre, véritable amitié de poètes et d'artistes, l'imagination tenait plus de place que le cœur, et pareille à ces fleurs hâtives dont l'éclat et le parfum ne durent qu'un jour.

Lors de son mariage, en 1822, Victor Hugo s'était fait honneur d'être assisté d'Alfred de Vigny comme témoin. Et quelques mois plus tard, celui-ci lui avait rendu cette marque d'amitié en lui confiant le soin de publier durant son absence le poème i^ Eloa.

Au mois de mars 1823, Alfred de Vigny avait, en^ effet, quitté brusquement Paris. La guerre d'Espagne- venait d'éclater, et le poète officier, rendu soudain l\

28 ALFRED DE VIGXY.

ses premiers rêves, tenté parles glorieuses perspec- tives qui s'ouvraient inopinément à son activité, vivait aussitôt réclamé et obtenu de faire campagne dans un régiment de ligne. Promu capitaine à cette •occasion, il répondait aux compliments de son ami Adolphe de Saint- Valry : « Aujourd'hui, lendemain <lu jour (le ma naissance, vient de m'arriver ce nom de capitaine auquel semblent seulement commencer les grandes choses de !a guerre, et qui, le jiremier. donne un peu de liberté et quelcjne puissance. Avec ce grade m'est arrivée la nouvelle que j'irai en Espagne quand le régiment sera complet. Ainsi, je mérite vraiment toutes vos félicitations puisque je me vois certain de faire cette guerre à la Du Guesclin, et iV appliquer aux actions les pensées que f aurais pu porter dans des méditations solitaires et inutiles. »

Mais il était écrit que chaque étape de sa carrière militaire serait une déception pour Alfred de Vigny : en arrivant aux Pyrénées, sa brigade trouva l'ordre de faire halte pour former réserve en deçà de la frontière.

Après le premier découragement, la poésie lui servit cette fois encore à tromper son ennui. Au spectacle des Pyrénées, au voisinage de Roncevaux, il éprouva bientôt l'impression que II. Heine devait retrouver aux mômes lieux et traduire dans les strophes charmantes d'Atta Troll : « Roncevaux ,

ANNliES DE .lEUNËSSK ET DE PRODUCTION. 29

lorsque j'entends résonner ton nom, il me semble (|ue s'ouvre dans mon cœur la fleur bleue des souve- nirs légendaires » Le décor nouveau qu'il avait

sous les yeux évoquant en lui tout un cortège de visions nouvelles, il transporta dans le rêve les sen- timents hérok{ues dont la réalité lui refusait si obsti- nément l'emploi, et, })0ur s'en consoler, rendit à l'ombre de Roland un pieux hommage :

Ames des chevaliers, revenez-vous eiieor? Est-ce vous qui parlez avec la voix du cor? Roncevaux! Roncevaux! dans la sombre vallée L'ombre du grand Roland n'est donc pas consolée !

Et avec de beaux effets de simplicité et de grave harmonie, il évoquait Charlemagne et ses preux, les oforo'es de Roncevaux, les Maures, et Roland exha- lant son dernier soupir dans un a|)pel de cor '.

Sous une inspiration différente, il créait encore sa Dolorida, héroïne d'amour touchante et passionnée, l)ien supérieure aux Andalouses de romance chan- tées plus tard par Alfred de Musset, vivante et vraie comme les Espagnoles de Mérimée, admirable d'énergie dans la vengeance lorsqu'elle jette pour

1. L'indication « écrit en 1825 » mise par Vigny à la suite du poème du Cor ne doit pas être prise au sens strict : «achevé en 1825 » serait plus exact. Une lettre à A. de Sainl- Valry datée du printemps de 1823 prouve en effet qu'il com- posait alors son Roland.

30. ALFRED DE VIGXY.

iidieu il son époux infidèle le terrible proverbe : « 1<> ■anw mas à tii anior que à tu i'UIa. Ton amour m'est plus cher que ta vie. «

Enfin, pour que pas un instant ne demeurât inoc- cupé dans son inaction forcée, il se mettait avec ardeur à un grand travail dont le hasard de ses lec- tures lui avait donné l'idée. C'était la conjuration -de Cinq-Mars, cette sombre tragédie qui jeta comme «n voile funèbre sur l'agonie de Louis XIII et de Richelieu. Cette fois, il désertait la forme poétique, la seule sa pensée se fût encore traduite. 11 aper- cevait en effet dans le roman historique, dont Walter Scott n'avait exploité que les ressources pittores- ques, des facilités particulières pour combiner les faits du passé en vue de leur attribuer « la plus grande signification morale » et pour en dégager ce qui l'intéressait par-dessus toute chose, « le spectacle philosophique de l'homme profondément travaillé j)ar les passions de son caractère et de son temps ».

Sur le devant de la scène, trois acteurs seulement : Louis XIII, âme incurablement faible et toujours inquiète, fantôme de roi; Cinq-Mars, héros d'aven- ture, ambitieux par amour et passionné jusqu'au crime; et au-dessus d'eux, les dominant de toute la supériorité de son génie, l'impérieux Cardinal, dis- |)utant à la mort un dernier lambeau de puissance. Au second plan, la gracieuse et mélancolique Marie

ANNEES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 31

de Gonzague, la grande figure du malheureux de Thou, et quelques comparses. Comme action, une suite rapide d'événements pathéticjues convergeant vers le sanglant dénoiiment du 12 septembre 1042.

Un succès très vif accueillit cet ouvrage. Jamais encore l'on n'avait si fortement évoqué les souvenirs de notre histoire nationale ni ranimé les âmes du passé. C'était la première fois aussi, depuis Chateau- briand et Mme de Staël, que la belle prose littéraire réapparaissait dans une œuvre d'imagination et qu'un roman était écrit d'un style aussi pur et coloré.

Et pourtant il nous est difficile aujourd'hui de subir, sans nous défendre, le charme que les lec- teurs contemporains trouvaient à Cinq-Mars. Les exigences que nous ont créées les progrès de la cri- tique historique ne tolèrent plus les libertés grandes qu'Alfred de Vigny s'est permises avec la vérité positive et oflicielle des événements et des carac- tères. A la différence de Walter Scott qui n'emprun- tait que l'esprit et le décor du passé pour des héros et des aventures imaginaires, Alfred de Vigny pre- nait à l'histoire non seulement le cadre et Ihorizon, mais le sujet, les personnages, tout le tableau. Une telle méthode l'entraînait fatalement à altérer les faits les plus avérés comme à dénaturer les physionomies les mieux connues du passé.

Mais dans cette erreur même, une grande pensée

32 ALFRED DE VIGXY.

philosophique lui servait d'excuse. Il croyait, avec tous les idéalistes, que les événements ne sont rien, que le seul fait véritable est le sentiment intérieur des hommos (|ui ont vécu; il croyait encore, avec Hegel et Carlyle, que « la vie de tout honnne illustre a un sens unique et précis » et que chacun d'eux fut à son heure le représentant attitré de l'une des grandes formes poétiques, religieuses ou morales pour lesquelles l'humanité vit et meurt. Et pénétré, de ces idées, il revendiquait en faveur du romancier le droit de recomposer la biographie de ses person- nages selon l'idée générale dont ils furent jadis le type expressif et abrégé, de rétablir dans leur existence cette unité qu'on ne réalise jamais ici-bas, et de faire servir ainsi leur mémoire à l'éclatante démonstration de quelque vérité immuable et supé- rieure '.

Les Poèmes antiques et modernes, Moïse, Eloa, enfin Cinq-Mars avaient placé rapidement Alfred de Vigny au premier rang de la jeune école romantique, et mis son talent en pleine lumière.

Mais aussi chacun de ces succès avait accentué le contraste entre l'importance de sa situation littéraire et la médiocrité de sa position militaire, et peut-être

1. On lit encore dans son Journal intime ces deux belles pensées : « L'humanité fait un interminable discours dont chaque homme illustre est l'idée Chaque homme n'est que l'image d'une idée de l'esprit général. »

ANNEES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 33

en souffrait-il trop vivement. Au printemps de 1827, las d'attendre un avancement chaque jour plus incer- tain, il se démit de son grade et rentra dans la vie civile. Quelques mois plus tard, donnant un souvenir aux années qu'il avait passées à l'armée, il faisait ces conlidences à son ami, le poète Brizeux : « Vous avez raison de vous représenter ma vie militaire comme vous faites. L'indignation que me causa tou- jours la suflisance dans les hommes si nuls qui sont revêtus d'une dignité ou d'une autorité me donna, dès le premier jour, une sorte de froideur révoltée avec les grades supérieurs et une extrême affabilité avec les inférieurs et les égaux. Cette froideur parut à tous les ministères possibles une opposition per- manente, et ma distraction naturelle et l'état de som- nambulisme oii me jette en tout temps la poésie passèrent quelquefois pour du dédain de ce qui m'entourait. Cette distraction était pourtant, comme elle l'est encore, ma plus chère ressource contre l'ennui, contre les fatigues mortelles dont on acca- blait mon pauvre corps si délicatement conformé et qui aurait succombé à de plus longs services; car après treize ans, le commandement me causait des crachements de sang assez douloureux. La distrac- tion me soutenait, me berçait, dans les rangs, sur les grandes routes, au camp, à cheval, à pied, en commandant même, et me parlait à l'oreille de poé-

3

34 ALFHKI) l)i; VICXY.

sies et tlémolioiis divines nccs de l'amour, de la philosophie et de l'art. Avec une indifférence cruelle, le gouvernement à la tète tUupiel se succédaient mes amis et jusqu'à mes parents ne me donna qu'un grade pendant treize ans, et je le dus à l'ancienneté qui me lit passer capitaine à mon tour. Il est vrai cpie dès tiu'iin homme de ma connaissance arrive au pouvoii-, j'atteutls ([uil me cherche, et je ne le cherche plus. J'étais tlonc bien déplacé dans l'armée. Je jjortais la jietile ]>il)le <.[uc vous avez vue dans le sac d'un soldat tie ma compagnie. J'avais li/ott, j'avais tous mes [)oèmes dans ma tète, ils marchaient avec moi par la pluie de Strasbourg à lîonlcaux, de Dieppe à Nemours et à Pau: et quanil on m'ai-rètait, j'écri- vais. J'ai daté chacun de mes poèmes du lieu oii se

|)0sa mon front ■■■>

Depuis quehpie temj)s d'ailleurs, il songeait à s(> marier. Il avait encore, malgré la vcMiue tIe la tren- tième année, toute la grâce et la fraîcheur de l'ado- lescence. Lamartine, ([ui le frécpientait volontiers à cette épo([ue, nous a laissé de lui un ])ortrait chai'- mant. Du plus loin qu'on l'apercevait, nous dit-il, on le remarquait à l'élégance arislocrati([ue de son allure, à la noblesse sans ali'ectation de ses attitudes, au goût et au style de sa toilette. Des cheveux lins et blonds, rejetés en arrière suivant la mode et (pic leur sou|>lesse naturelle ondulait autour des

AXNKIÎS DK JICUNESSK ET I)i; l'ItOUUCTlOX. 3j

torripos; un nez droit ot mince; des yeux d'un bleu de mer, toujoui's perdus en songe; un teint d'une pureté presque virginale et des lèvres d'un dessin exquis « donnaient à sa physionomie pensive et souriante quelque chose de la pudeur, de la grâce et de l'abandon de la femme ». VA comme, à défaut df; la fortune, il ajoutait encore à ces dons extérieurs un nom, un titre et l'auréole poélitpic d'une gloire naissante, les occasions de mariage ne lui avaient |)as nuin(|ué. Du temps {|u'il sei'vait encore à la (larde royale, il avait trouijlé le cœur de la charmante Delphine Gay, alors dans le premier éclat de sa beauté, et s'en était lui-mêyie assez vivement épris. Mme Sophie Gay avait fait le rêve de les unir; mais Mme de Vigny, la mère, très vaine de sa noblesse et du talent de son (ils, y mit hon oi'dre.

Une lettre écrite, en août 182,'j, })ar Mme Gay à son amie Mme Desbordes Valmore nous édifie à cet égard : « Ce charmant Emile Deschamps connaît aussi M. de Vigny et je présume (ju'en ce moment il vous a déjà amené le poète-guerrier, .levons le dis bien bas, c'est le plus aimable de tous, et malheu- reusement un jeune cœur qui vous aime tendrement et (pie vous protégez beaucoup s'est aperçu de cette amabilité parfaite. Tant de talent, de grâces, joints à une bonne dose de coquetterie, ont enchanté cette âme si |)ure, et la poésie est venue déifier tout cela.

3G ALFIIED DE VIGNY.

La });iuvre enfant était loin de jirévoir qu'une rêverie si douce lui coûterait des larmes; mais cette rêverie s'emparait de sa vie. Je l'ai vu, j'en ai tremblé, et après m'être assurée que ce rêve ne j)ouvait se réa- liser, j'ai hâté le réveil. Pourquoi ? me direz-vous. Hélas! il le fallait. Peu de fortune de chaque côté : de l'un, assez d'ambition, une mère ultra, vaine de son titre, de son lils, et l'ayant déjà promis à une parente riche, en voilà plus qu'il ne faut pour triom- pher d'une admiration jilus vive que tendre; de l'autre, un sentiment si pudique qu'il ne s'est jamais trahi que par une rougeur subite, et dans cjuelques vers la même image se reproduisait sans cesse. Cependant le refus de plusieurs partis avantageux m'a bientôt éclairée; j'en ai demandé la cause et je l'ai, pour ainsi dire, révélée par cette question. Vous la connaissez et vous l'entendez me raconter naïvement son cœur. Le mien en était cruellement ëmu. »

Et la mère ajoutait avec quelque dépit : « Com- ment, pensais-je, n'est-on pas ravi d'animer, de trou- bler une personne semblable? Comment ne devine- t-on pas, ne partage-t-on pas ce trouble? Et malgré moi j'éprouve une sorte de rancune pour celui qui dédaigne tant de biens. Sans doute il ignore l'excès de cette préférence, mais il en sait assez pour regretter un jour d'avoir sacrifié le plus divin senti-

ANNEES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 37

ment qu'on puisse inspirer, aux méprisables intérêts (lu grand monde * ».

Il semble qu'Alfred de Vigny prit l'aventure avec assez de philosophie : la jeunesse, la poésie, le succès ont une si merveilleuse vertu consolatrice ! Et puis, l'heure des grandes passions n'avait pas encore sonné pour lui. Un jour viendra, après les violents orages, il sera plus ému au souvenir seul qu'il ne l'avait été jadis au contact même de cet amour; et vingl ans plus tard, il adressera ces vers à celle (pi'une ironie du sort, après l'avoir offerte au plus éthéré des poètes, destinait au plus pro- saïque des hommes d'affaires :

A Mi)ie Delphine de (T/rard/n.

Lorsque sur ton beau frout riait l'adolescence, Lorsqu'elle rougissait sur tes lèvres de feu, Lorsque ta joue en fleur célébrait ta croissance, Quand la vie et l'auiour ne te semblaient qu'un jeu;

Lorsqu'on voyait cricor grandir ta svelte taille,

Et la Muse germer dans tes regards d'azur;

Quand tes deux beaux bras nus pressaient la blonde écaille

Dans la blonde forêt de tes cheveux d'or pur;

Quand des rires d'enfant vibraient dans ta poitrine Et soulevaient ton sein sans agiter ton cœur, Tu n'étais pas si belle en ce temps-là, Delphine, Que depuis ton air triste et depuis ta pâleur.

1. On trouvera au tome YI des Noui'eaii.r Lundis de Sainte- Beuve d'autres fragments de lettres relatifs à cet incident.

38 ALFRED DE VIGNY.

La femme destinée à Alfred de Vigny était une jeune Anglaise, de grande race, Lydia Bunbury. Très jeune encore, lorsque le poète la connut à Pau, elle promettait de la beauté, de l'esprit, une grande fortune : elle fut royalement belle. Le mariage s'ac- complit en 1828.

Leur union devait être heureuse, si l'on entend par que leur entente domestique fut parfaite. Il lui demeura toujours attaché, d'autant plus dévoué quil lui était infidèle; il l'assista avec un zèle infatigable durant de longues maladies, il la soigna, il la chérit même, comme on fait d'une enfant craintive et délicate ; mais ils étaient trop différents, lui toute poésie, elle toute prose (une prose qui avait pourtant ses élé- gances , il la dominait de trop loin, elle lui était trop Inférieure d'intelligence, pour que leurs vies morales pussent se pénétrer; si bien que, pendant plus de trente années, leurs existences se déroulèrent l'une à côté de l'autre, paisiblement, sans se confondre, comme les eaux de deux affluents qui couleraient durant des lieues dans le même lit sans se mêler *.

1. Le père de Mme de Vigny, qui avait exercé aux Indes de hautes fonctions, était un original des plus singuliers. Voici, sur son compte, une anecdote telle qu'elle est rap- portée par Sainte-Beuve : « Lamartine était secrétaire d'am- bassade à Florence et faisait l'intérim pendant l'absence du ministre de France, M. de la Maisonfort. Un riche Anglais de passage, M. Bunbury, lui fut présenté et fut invité par

ANNliES DE JEUNESSE ET DE PIIODUCTIOX. :j<.»

Cependant les grands jours du Romantisme étaient venus, r.a Aie de rcs[)rit n'avait jamais été ]>lus active en France, ni plus intense le mouvement des intelligences, ni plus vif l'éveil de toutes les facultés. Partout de larges perspectives s'ouvraient ; une ardeur généreuse entraînait les esprits dans toutes les voies de l'art et de la littérature; et, passant sur toutes choses , un souffle de renouveau semblait annoncer le printemps d'un grand siècle. Autour de Victor Hugo, comme autour de Nodier cinq ans plus tôt, un cénacle s'était formé : xVlfred de Vigny, Sainte-Beuve, Emile et Antony Deschamps, Alfred de Musset s'y rencontraient avec Balzac, Armand Bertin, Louis Boulanger, Achille et Eugène Dévéria, Eugène Delacroix et David d'Angers.

Une sympathie m.utuelle, l'enthousiasme, la con- fiance, je ne sais quoi encore d'expansif et d'ingénu unissait ces jeunes talents, de nature et de destinée si différentes. Plus qu'aucun autre témoignage peut- être, les relations d'Alfred de Vigny et de Sainte- Beuve attestent la vive ardeur, la fraternelle émulation

lui à dîner à l'ambassade. Pendant le dincr l'Ang-Iais dit à M. de Lamartine qu'il avait une fille mariée à l'un des pre- miers poètes de France. Sur la demande du nom, il hésita et ne sut pas le dire. Lamartine éuuméra alors les noms des poètes en renom qui lui vinrent, et à chacun l'Anglais disait : « Ce n'est pas oa », Mais Lamartine ayant nommé à la fin le comte Alfred de Vigny, l'original répondit : « Oh ! oui, je crois que c'est ca. »

40 ALFRED DE VIGNY.

qui animait le petit g^roupe i^omantique en ces jours qui devaient si tôt finir.

Sainte-Beuve venait de publier pour ses débuis son Tableau de la poésie française au xvi^ siècle, qui rattachant le Cénacle de la Restauration à la Pléiade des Valois donnait comme un titre historique à l'école nouvelle. Alfred de Vigny lui écrivait aussitôt :

« Bellefontaine, 8 août 1828.

« Je ne résiste pas au besoin que j'ai de vous parler de votre beau livre, et en vérité comme je ne cesse de causer avec vous tous les jours depuis que je suis à la campagne, je puis aussi bien continuer par écrit cette douce conversation. Oui vraiment, je ne peux quitter votre ouvrage que pour en parler et aller dire à tout le monde : « Avez-vous lu Baruch? » et ensuite je m'enferme avec vous ou bien je vous emporte sous une allée je marche tout seul, et je frappe sur le livre, et je jette des cris de plaisir à me faire passer pour fou. Quel service vous rendez aux lettres, en relevant et rattachant ces anneaux perdus ou rouilles de la chaîne des poètes. Je ne puis croire que vous résistiez à nous donner un choix semblable de la Pléiade et de sa queue, ainsi entrelacé de prose et de poésie de vous-même; je le souhaite de tonte mon âme »

A ces flatteuses avances Sainte-Beuve répondait

ANNEES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 41

publiquement dans les Poésies de JosepJt Delonne en plaçant l'auteur de Moïse et à' Eloa au premier rang de la Pléiade nouvelle et en le qualiliant de Chantre des saints amours, divin et chaste cygne.

Et c'était alors entre eux, dans leurs lettres, leurs entretiens ou leurs vers, un incessant échange de souhaits, de compliments et de grâces. Quatre ans plus tard, dans les Consolations, l'enthousiasme de Sainte-Beuve montait plus haut encore, et dans l'une des pièces principales du recueil, intitulée : « à Alfred de Vigny », l'auteur accumulait sur son ami les éloges les ))lus dithyrambiques, les bénédictions les plus exaltées, les plus glorieuses pro[)héties. Par- venu au terme de son épître, de sa litanie plutôt, le poète éperdu, prosterné, s'écriait, le plus sérieuse- ment du monde, vers son frère divin :

Et puis un jour, bientôt, tous ces maux finiront; Vous rentrerez au ciel une couronne au front. Et vous me trouverez, moi, sur votre passage, Sur le seuil à genoux, pèlerin sans message, Car c'est assez pour moi de mon âme à porter, Et, faible, j'ai besoin de ne pas m'écarter. Vous me trouverez donc en larmes, en prière. Adorant du dehors l'éclat du Sanctuaire, Et, pour tâcher de voir, épiant le moment chaque hôte divin remonte au firmament. Et si, vers ce temps-là, mon heure est révolue. Si le signe certain marque ma face élue. Devant moi roulera la porte aux gonds dorés, Vous me prendrez la main et vous m'introduirez.

42 ALFRED DE VIGNY.

A quoi Vigny tout ému répondait aussitôt :

« 2i mars 1830.

« Merci cent fois, cher ami. Consolateur, ])uis- siez-vous être consolé! Je vous écris les larmes aux yeux et ne sais vraiment quel éloge littéraire vous donner. Que je suis fier de revoir ce chant angé- lique qui porte mon nom ! A présent, je vais relire tout le livre avec ma tète si je puis, et plus tranquil- lement; mais vous me troublerez encore. Que vos vers sont parfaits! J'irai vous voir et vous embrasser bien tendrement. Croyez à toute mon admiration et à mon amitié impérissable. »

xVssurément, à la distance nous sommes, ce ton, ces effusions lyriques, cette exaltation nmtuelle prêtent à sourire ; mais sans doute il fallait cette atmosphère morale, ce degré de chaleur dans les âmes, pour produire l'extraordinaire moisson poé- tique de ces années heureuses. En moins de dix ans, les Méditations, les Poèmes antiques et modernes, les Odes et les Orientales, les Consolations] quelle récolte merveilleuse !

Les esprits songeaient maintenant à renouveler le théâtre.

Dès 1823, Stendhal avait engagé la polémique au nom de Shakespeare contre Racine, et, préludant aux grands combats, il avait entrepris une chevau-

ANNDES DE JEUNESSE ET DE PUODUCTION. 43

chée hardie sur les terres classiques ^ Quatre ans plus tard, la Préface de Cronnvcll avait eu la solen- nité d'une déclaration de guerre, puis Ilenrl III ix\d.\\. inauguré le drame en prose. Ce fut Alfred de Vigny qui, au nom du drame poétique, livra la première bataille.

Le 24 octobre 1829, il faisait représenter au Théâtre-Français une traduction en vers d'Otliello ou le More de Venise.

Pour la première fois, disait-on, on allait voir sur notre scène nationale, au lieu du Shakespeare de Letourneur « châtré et émondé » par Ducis, le grand Shakespeare dans la sincérité de son mâle et vigoureux génie.

A la vérité, il y avait bien de l'ignorance et de la convention dans le subit enthousiasme des Roman- tiques pour Shakespeare. L'initiation au génie complexe de ce grand créateur d'âmes exige plus de calme, de réflexion et d'étude, et, si je puis dire, plus d'humilité qu'ils n'en apportaient. Avec sa (inesse d'esprit habituelle, Henri Heine a marqué cela en traits excellents : « Les Français, écrivait-il

1. C'est en 1820, dans un article de Charles de Rémusat sur les Ret'olutions du théâtre, et en 1821, dans la Notice publiée par Guizot en tète de sa traduction des Œui'res de Shakespeare, qu'apparaissent les premiers symptômes d'un réveil du mouvement shakespearien en France; mais ce n'est qu'en 1823 que s'engagent les polémiques.

44 ALFRED DE VIGNY.

dans une petite brochure de l'époque, sont troj) les enfants de leurs mères, ils ont trop sucé avec le lait le mensonge social pour bien goûter ou seu- lement comprendre un poète, dont chaque parole respire la vérité de la nature. Il est certain que, depuis quelque temps, on remarque chez leurs écrivains une tendance effrénée à ce genre de naturel; ils arrachent, pour ainsi dire, avec déses- poir, leurs vêtements conventionnels, et se montrent dans la i)lus effrayante nudité; mais quelque lam- beau à la mode qui reste pendu après eux témoigne du manque de naturel, qui est pour ce ])euple une tradition, et provoque chez l'observateur allemand un ironique sourire. Ces écrivains me rappellent toujours les gravures de certains romans sont représentées les amours immorales du xviii" siècle; bien que les messieurs et les dames y soient dans le costume de nature, tel qu'on le portait dans le paradis terrestre, les uns ont conservé leurs perru- ques à queue, les autres leurs frisures à triple étage et leurs souliers à hauts talons ^ »

Donc, que l'on comprît le génie de Shakespeare ou que l'on s'imaginât le comprendre, l'annonce à' Othello avait produit un vif émoi dans le camp romantique. « Cette future représentation à'Otliello,

1. Les héroïnes de Shakespeare.

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écrit Dumas dans ses Mcinoircs, faisait grand bruit.... Quoique nous eussions mieux aimé être soutenus par des troupes nationales et par un général français que par cette poétique condottiere, nous comprenions qu'il fallait accepter les armes qu'on nous apportait contre nos ennemis du moment, de l'instant surtout ces armes sortaient de l'arsenal de notre grand maître à tous, Shakespeare! »

La soirée, en effet, se passa dans une atmosphère de bataille. La superstition des règles classiques et l'abus du style noble avaient peu à peu enlevé au drame français toute vie , toute couleur et toute vérité. Le langage familier du drame shakespearien, le réalisme des caractères, la hardiesse des situations, tant de mouvement, tant d'âme et de passion dérou- taient, à bon droit, les spectateurs de 1829. Mais qu'au Théâtre-Français, sur la scène jusqu'alors les Britannicus et les Zaïre régnaient sans partage, un Othello bizarrement costumé osât crier à Desdé- mone éperdue : « A bas, prostituée »! que Mlle Mars elle-même, l'héroïne acclamée de l'ancien répertoire, eût accepté un rôle d'un ton aussi vulgaire et d'une allure aussi désordonnée; qu'enlln trois fois en un acte le mot de « mouchoir » eut été prononcé alors que le bon goût et la tradition imposaient les élégants synonymes de « voile », « bandeau », « (in tissu », voilà ce qui justifiait les jirotestations indignées des

46 ALFRED DE VIGXY.

habitués de la rue Richelieu; et le scandale en effet . leur parut « i)lus grand que si le More eût profané une église ».

Au fond, que valait la pièce? Il serait aisé d'y signaler aujourd'hui des erreurs, des insuffisances, des timidités de traduction. Mais elle possédait la qualité essentielle d'un travail de ce genre : elle reproduisait l'esprit, le sentiment de l'reuvre origi- nale.C'est une justice que Henri Heine lui-même, dans la brochure dont on a lu plus haut un passage, a rendue au traducteur à' Othello. « Dans cette œuvre, dit-il, M. de Vigny a sondé plus profondément qu'aucun de ses compatriotes le génie de Shakes- peare. » H insinue pourtant, comme une réserve à ses éloges : « Peut-être l'auteur s'cst-il trouvé plus d'une fois déconcerté en présence de ces beautés j)uissantes que Shakespeare a, pour ainsi dire, tail- lées dans les plus énormes blocs de granit de la poésie. Il les considérait sans doute avec une admi- ration inquiète, pareil à un orfèvre s'extasiant devant ces portes colossales du baptistère de Flo- rence, qui, bien que coulées d'un seul jet, sont cependant si délicates, si gracieuses, qu'on les croi- rait ciselées, et qu'elles ressemblent au })lus lin travail de bijouterie. »

N'importe, le premier coup était frappé, le dra- peau romantique flottait sur la brèche, et glo-

ANNEES DE JEUNESSE ET DE PnODUCTlON. 47

rieusement Hernanl allait entrer dans la place.

Othello n'était, à vrai dire, qu'une tentative de forme, un essai de retour à l'expression simple, franche et naturelle, sans laquelle les créations du génie dramatique ne donneront jamais l'illusion de la vie. Il fallait, comme l'écrivait Alfred de Vigny dans sa préface, « refaire l'instrument (le style) et l'essayer en public avant de jouer un air de son invention ». La Maréchale d'Ancre, qu'il fit repré- senter à rOdéon le 25 juin 1831, fut sa véritable entrée au théâtre.

C'était un beau sujet oii le talent de Frederick Leraaître et de Mlle Georges donnait aux figures de Concini et de Léonora Galigaï un relief extraor- dinaire. Mais une intrigue trop compliquée et de.*^ personnages trop nombreux ralentissaient l'action ; et malgré des qualités de premier ordre, maigre- trois scènes qui, de l'aveu du plus sévère des cri- tiques d'alors, « seraient belles dans les plus ma- gnifiques tragédies de l'Europe » , le succès de l'ouvrage, assez franc au début, ne fut pas durable.

A côté Heriiaiii et de Marion Delornie, de Henri III et (ÏAnlony, c'était peu de chose encore c^vl Othello et la Maréchale d'Ancre. Mais Alfred de Vigny allait avoir aussi son heure glorieuse au théâtre , son triomphe incontesté, le soir du 12 février 1835, à la représentation de Chatterton.

48 ALFRED DE VIGNY.

Le sujet du drame était tiré d'un volume qu'il venait de publier sous le titre de Stella, récit mêlé d'histoire, de philosophie et de roman, rappelant Sterne et Diderot par la fantaisie de la forme, les pensées et les rêveries de l'auteur s'inséraient comme d'elles-mêmes entre les épisodes de la nar- ration.

L'idée mère de Touvrage avait de lointaines mais profondes analogies avec celle de Moïse. ?>{ l'on tient compte de la différence des caractères, des temps et des lieux, c'est la tristesse amère et désa- busée du législateur hébreu qui reparaît dans la désespérance des héros de Stello.

Le poète, assure Alfred de Vigny, est le martyr perpétuel de l'humanité; les dons de sa nature pas- sionnée le prédestinent au rôle de victime sociale. « Il vient au monde pour être à charge aux autres, quand il appartient complètement à cette race exquise et puissante qui fut celle des grands hommes inspirés. L'émotion est née avec lui si profonde et si intime, qu'elle l'a plongé, dès l'enfance, dans des extases involontaires, dans des rêveries interminables. L'imagination le possède par-dessus tout; elle emporte ses facultés vers le ciel aussi irrésistible- ment que le ballon enlève la nacelle. Au moindre choc, elle part; au plus petit souffle, elle vole et ne cesse d'errer dans l'espace qui n'a pas de routes

ANNEES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. fid

humaines Dès lors, plus de rapports avec les

hommes qui ne soient altérés et rompus sur quel- ques points. Sa sensibilité est devenue trop vive ; ce qui ne fait qu'effleurer les autres, le blesse jus- qu'au sang; les affections et les tendresses de sa vie sont écrasantes et disproportionnées, et ses enthou- siasmes excessifs l'égarent. «

Mais le pire de sa destinée est que tout exercice régulier et lucratif de son activité lui est interdit sous peine de ne plus entendre le chant intérieur de son âme et de troubler son rêve. De quoi vivra- t-il donc ? De sa plume ? de ce répugnant métier d'homme de lettres qui fait de la pensée chose vé- nale et vile? S'il refuse pourtant de forfaire à son génie? Alors un seul parti lui reste : disparaître. Et l'auteur concluait à l'obligation pour l'Etat de venir au secours du poète et de lui donner au moins « une mansarde et du pain ».

Une part de vérité se cachait dans celte thèse exagérée. Il est certain que, dans les sociétés modernes oii la rétribution des services se mesure à l'apport utile de chacun, l'homme inhabile à tout ce qui n'est pas l'œuvre divine est mal préparé à soutenir la lutte de la vie. Mais, à tout prendre, les dépenses rigoureusement nécessaires au soutien de l'existence d'un solitaire sont peu de chose, et une très simple profession manuelle peut y suffire : Spi-

4

50 ALFRED DE VIGNY.

noza, qui, trente années durant, vécut « enivré de Dieu et d'infini », subvenait à ses besoins journa- liers en polissant des verres de lunettes, et devint même, nous assure son biographe, fort habile à ce travail. Car le poète n'est pas seul à souffrir de cet état d'infériorité dans le combat pour la vie : l'artiste, le savant, le penseur désintéressés partagent son sort. Et parmi tous les exemples qui pouvaient illustrer cette idée, ceux de Gilbert, de Chatterton et d'André Ghénier étaient peut-être les derniers à choisir. Si Gilbert est mort prématurément sur un grabat d'hôpital, ce n'est pas en victime de la poésie; il a souffert par des causes étrangères à l'art, et supporté, au même titre que le commun des hommes, les conséquences de son caractère et de ses actes. De même, Chatterton : ce prétendu martyr de la pensée a servi et trahi plusieurs causes, et ce qui la tué, ce n'est ni l'ingratitude, ni la dureté de ses concitoyens, c'est son fol orgueil. Quant à Chénier, qui ne sait qu'il a été frappé comme suspect de modérantisnie et non de poctisme? Ce n'est pas le chantre exquis de VAveugle et de Myrto, c'est l'au- teur des apostrophes aux « bourreaux barbouilleurs de lois » que le Tribunal révolutionnaire a fait exécuter. Et puis, à admettre même l'obligation pour la société de venir au secours du ]ioète malheureux, quel sera le service administratif ou le jury acadé-

ANNEES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 51

mique, le Mécène ofHciel assez éclairé et perspicace, d'assez de tact et de flair pour discerner aux pre- miers symptômes le génie méconnu de l'incapacité présomptueuse, ])our deviner et découvrir le vrai |)oète dans la foule des déclassés que l'instruction moderne jette chaque année par milliers sur le pavé? h'nlin le péril n'est-il pas plus redoutable de pro- pager la médiocrité sous le prétexte de favoriser le talent? Le patronage de l'Etat sur les vocations artistiques et littéraires ne peut donc être que néfaste ou ridicule. « Le suicide, dit alors Alfred de Vigny, est la seule ressource du poète qui ne peut faire entendre sa voix. » Mais il est plus d'une forme de suicide : tuer le poète qu'on porte en soi quand on a reconnu qu'il était impuissant à s'imposer au monde, est moins un acte de désespoir que de rai- son et même de justice, la mort ainsi entendue étant la seule pénalité légitime dans l'ordre de l'esprit.

N'importe! A l'heure oîi Alfred de Vigny plaidait son généreux paradoxe, les esprits étaient troj) exaltés pour en a])ercevoir la faiblesse. Quand, du roman, ce plaidoyer passa sur la scène, quand la forme dramatique lui eut donné ce relief particulier, cette puissance d'action collective qui' est le propre du théâtre, l'effet produit fut immense, tel même qu'on ne le peut comprendre aujourd'hui sans res- tituer l'atmosphère morale de l'époque et que, sans

52 ALFRED DE VIGXY.

prétendre certes égaler Tune et l'autre œuvres, Chatterton demeure avec le Ciel l'exemple du plus grand succès remporté sur une scène française.

Les trois actes ne furent qu'un long triomphe. Lorsque, près de mourir. Chatterton brûlant ses papiers s'écrie : « Allez, nobles pensées écrites pour tous ces ingrats dédaigneux, purifiez-vous dans la flamme et remontez au ciel avec moi » , à ces paroles, la re]>résentation fut presque suspendue par l'émotion de la salle. Mais le dernier tableau porta plus haut encore le succès du drame. Dans cette scène, Kitty Bell, montée sur un palier, voit à tra- vers une porte vitrée Chatterton se donner la mort : éperdue, elle s'affaisse, glisse demi-inanimée sur la rampe et mourante à son tour se laisse tomber sur la dernière marche. Ce dispositif matériel du décor inspira à Mme Dorval qui tenait le rôle un de ces mouvements hardis qui étaient le secret de son talent. Du haut des marches gravies par élans con- vulsifs, presque à genoux, elle roulait à terre, les bras tendus, foudroyée de douleur, et dans le cri qu'elle proférait, c'était plus qu'une créature aimante et souffrante exhalant son âme, c'était, suivant le mot de Théophile Gautier, « la jeunesse et la passion se réfugiant dans la mort comme dans le seul asile inviolable et libre ».

Les spectateurs étaient en proie à un enthousiasme

ANNEES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 53

extraordinaire lorsque le rideau s'abaissa. Le len- demain, le nom d'Alfred de Vigny était illustre.

Les esprits sérieux et mesurés saluaient en Chat- terioii une réaction salutaire contre le drame fou- gueux, violent, surchargé de couleur locale, peuplé de personnages invraisemblables, saturé d'adultères, de viols, d'incestes, d'assassinats et d'empoisonne- ments selon la formule scénique des Dumas et des Hugo; ils applaudissaient en Vigny le créateur an- noncé d'un théâtre nouveau, plein de vie et de vérité, mais oii les faits se subordonneraient désormais aux sentiments et aux idées, les crises de conscience tiendraient jjIus de place que les péripéties de l'ac- tion ^

1. Quelques jours après la première représentation de Cliatter'ton, Alfred de Vig-ny écrivait à son ami le poète Bri- zeux, qui voyageait alors en Italie : « éticz-vous, mon ami, étiez-vous ? Quand Aug-uste Barbier, Berlioz, Antony, et tous mes bons et fidèles amis me serraient sur leur poi- trine en pleurant, étiez-vous ? Mon premier mot à Barbier a été : Si Brizeux était ici! Je leur avais fait la surprise de ce drame, personne n'en avait rien entendu. La Comédie Française répandait partout le bruit que cette pièce tombe- rait. Il m'a fallu beaucoup de force pour former et encoura- ger les acteurs. J'avais contre moi le théâtre et le public prévenu par des ennemis implacables. Quelques anciens amis en furent si efl'rayés qu'ils n'osèrent pas assister à ma bataille qu'ils croyaient perdue d'avance. Ils sont revenus le lende- main de la victoire, mais cela m'a fait de la peine. J'ai eu le bonheur de conserver au milieu de tout cela assez de calme et de force pour en répandre autour de moi. J'ai réussi à ce que j'avais entrepris. Ma récompense est grande puisque dorénavant je puis avoir confiance entière dans l'attention

54 ALFRED DE VIGXY.

Aux veux des jeunes exaltés de l'école romantique ce fut tout autre chose. Chatterton leur apparut comme la Déclaration des Droits du poète dans la société moderne.

Alfred de Vigny venait de réaliser, en effet, ce qui est le privilège des très grands esprits : la création d'un type qui révèle aux âmes étran- gères leur propre secret, et sur lequel elles modèlent ensuite leur A'ision intime. Il se produisit dans la jeunesse de l'époque une crise contagieuse de « Cliat-

dun public dont on avait trop douté. Je sentais, presque seul, qu'il était mûr pour les développements lyriques et philosophiques, pour l'action toute morale. Il n y a rien désormais qu'il ne soit capable d'entendre, car j'ai tendu la corde jusqu'à faire croire à chaque instant qu'elle était prête à se briser. Puisse l'idée de Stella que la voix des acteurs vient de prêcher plus fortement, toucher enfin les plus endurcis des hommes!... Sans Kitty Bell, celle qui la joue avec un admirable génie était perdue au théâtre et succom- bait sous les cabales ; c'est un vrai bonheur pour moi. » (21 février 1835.) Et le lendemain de la 23rcmière représen- tation, George Sand adressait à Mme Dorval ce billet : « Mon amie, j'ai à vous dire que jamais je ne vous ai vue si

belle, si intelligente et si admirable qu'hier soir La pièce

est extrêmement belle, touchante, exquise de sentiment. J'en suis sortie en larmes, sans vouloir en dire un mot à personne parce que je ne pouvais pas parler. Entre nous, ma chère, quels que soient les travers de la vie du monde et les peti- tesses des hommes en société, il n'y a que de nobles cœurs et des esprits d'une grande élévation qui puissent produire de telles choses. Je n'aime pas du tout la personne de M. de Vigny.... Mais je vous assure que d'ùme à àme, j'en use autrement. Rends-le heureux, mon enfant; ces hommes-là en ont besoin et le méritent. Adieu, j'irai te voir.... »

ANNEES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 55

tertonisme » semblable à l'épidémie de « Werthé- insme « qui avait sévi cinquante ans plus tôt en Alle- magne. M. Thiers, qui était alors ministre de l'Inté- rieur, racontait qu'il ne se passait point de jour oii il ne reçût de quelque poète méconnu une requête en ces termes : « Une place, ou je me tue ! » Et, de fait, il y eut aussitôt des suicides parmi les jeunes élégiaques du temps.

L'exaltation des esprits était telle que Gustave Planche faillit s'attirer un mauvais parti pour s'être permis, dans la Revue des Deux Mondes, de con- tester, non le succès de la pièce ni le talent de l'auteur, mais la valeur dramatique de Cliatterton. « Planche, écrit Sainte-Beuve dans ses Mémoires inédits, a assez rudement traité de Vigny dans la Reinie, tenant avant tout à montrer qu'il est souve- rainement indépendant en critique et qu'il ne relève pas plus de la rue des Ecuries-d'Artois ' (style de Planche) que de la place Ro^^ale, et que s'il a souf- fleté Hugo, ce n'est pas par adoration pour le dieu à'Eloa. L'article de Planche a soulevé des scandales et de vives colères dans le petit monde idéaliste et de dilettantisme poétique qui se meut autour de Vigny. Péhant, jeune auteur de sonnets, a quasi demandé Buloz en duel; Emile Descharaps s'est

{. demeurait Alfred de Vigny.

56 ALFRED DE VICNY.

remis au vers et a rimé une ballade sur Chatterton; Barbier, qui est l'aristocrate poétique le plus raffiné, qui n'aurait faire que des Pianto et des sonnets artistiques,... Barbier et tous les autres jioètes à la Chatterton de ce petit monde crochent sur Planche qui relève la tête; ils sont confits dans ce succès qui n'a pas été de coterie le premier jour; mais qui l'est vite devenu. Hugo doit être singulièrement excité au drame [An gela) qu'il achève en ce moment, et le 4* acte oii il était, quand Chatterton a paru, en sortira éperonné jusqu'au sang'. »

Le triomphe de Chatterton consacrait définitive- ment la renommée littéraire d'Alfred de Vigny. Pour un grand nombre d'esprits éclairés, il marchait à quelques pas de Lamartine et dépassait Hugo. La prééminence de celui-ci, indiscutée au sein du clan romantique, était, en effet, loin de s'imposer au

1. Peut-être y avait-il en effet quelque partialité dans l'arrèl sévère porté par Gustave Planche contre Chatterton. Si l'on peut en croire Sainte-Beuve sur ce point délicat, c'était un juge parfois suspect que le célèbre critique de la. Renie des Dcit.r Mondes : « Planche, qui fait tant l'inexorable et l'austère, est au fond l'homme le plus partial et le plus sujet aux inspira- tions de son amour-propre dans ses jugements. Il n'a jamais nommé Alfred de Musset qu'il déteste pour avoir été délogé par lui de chez Mme Sand; il a tourné contre Yigny par suite de quelque rivalité du même genre auprès de Mme Dorval, et sa grande guerre contre Victor Hugo provient elle-même de ce qu'à un moment de négociation, le poète avait mis pour condition de son entrée à la Reciie des Deux Mondes l'exclusion du critique. » {Mémoires inédits.)

ANNEES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. 57

dehors; mais l'astre de l'auteur à'Hernain a été si éblouissant par la suite, qu'on a peine à se figurer aujourd'hui combien il fut lent à se lever, et qu'après quinze années de cours, son éclat paraissait trouble encore aux meilleurs yeux.

S'il fallait d'ailleurs une preuve de l'ombrage que, dans le Cénacle même, le prestige croissant de Vigny portait à Hugo, on en trouverait une assez plaisante dans l'hostilité que celui-ci voua dès lors à son con- current trop heureux. Au lendemain de la repré- sentation à' Othello, leur amitié s'était brusquement l'ompue. Or, cinq ans plus tard, réunissant en volume ses articles de critique littéraire, Hugo rencontra sous sa main les pages charmantes et enthousiastes qu'il avait consacrées en 1823 au poème d'Eloa. On y lisait enti'e autres choses : « Ces réflexions nous amènent naturellement à l'auteur d'Eloa. Si jamais composition littéraire a profondément porté l'em- preinte ineffaçable de la méditation et de l'inspira- tion, c'est ce poème. Une idée morale, qui touche à la fois aux deux natures de l'homme; une leçon terrible donnée en vers enchanteurs; une des plus hautes vérités de la religion et de la philosophie, développée dans une des plus belles fictions de la poésie; l'échelle entière de la création parcourue depuis le degré le plus élevé jusqu'au degré le plus bas; une action qui commence })ar Jésus et se ter-

58 ALFRED DE VIGNY.

mine ])ar Satan; la sœur des anges entraînée par lu curiosité, la compassion et l'imprudence, jusqu'au Prince des réprouvés : voilà ce que présente Eloa, drame simple et immense, dont tous les ressorts sont des sentiments; le tableau magique qui fait gra- duellement succéder à toutes les teintes de lumière toutes les nuances de ténèbres; poème singulier qui charme et qui effraie ! »

Publier à nouveau un pareil dithyrambe, c'eût été, de gaîté de cœur, travailler encore à exalter son rival. Comment d'autre part se résigner à sacrifier un morceau de style aussi achevé et tant de belles antithèses? L'envie rend ingénieux; voici donc de quel procédé l'auteur s'avisa. Sous le titre d'Idées au hasard, il publia les passages principaux de l'ar- ticle, après en avoir soigneusement effacé le nom de son rival, et comme la rature enlevait tout sens à 1 une des phrases, il remplaça simplement les mots de « Vigny » et d' « Eloa « par ceux de « Milton » et de « Paradis perdu ». A vingt années de distance, sa rancune durait toujours, et, dictant ses souvenirs, il avait encore la petitesse de substituer, en désignant les témoins qui l'avaient assisté jadis à son mariage, le nom de Soumet à celui d'Alfred de Vigny '.

D'autres rivalités allaient bientôt accroître encore

1. Victor Hugo ai'ant 1830, par Edmond Biré. 1883.

ANNEES DE JEUNESSE ET DE PnODUCTION. 59

le dissentiment des deux poètes. Lorsque, au mois de novembre 1836, Victor Hugo lit connaître son dessein de se porter candidat à l'Académie, un des organes littéraires les })lus importants j)armi ceux dont les sympathies étaient acquises aux idées nou- velles, la Revue de Paris, lui opposa immédiatement les titres de Vigny : « Nous regrettons, disait-elle, de voir Ù\I. Hugo s'aventurer dans une voie oii l'éga- rent d'oflicieux mensonges. Pour se dresser sur son pavois, il faudrait qu'il eût au moins une royauté reconnue, et nous pourrions citer plus d'un écrivain

capable de la lui disputer Si l'on pesait d'une

main impartiale les titres réels de l'auteur des Chants du Crépuscule et ceux de l'auteur d'Eloa, nous vou- drions bien voir lequel des deux l'emporterait. »

Mais, en 1836, l'heure n'était sonnée ni pour Victor Hugo ni pour Alfred de Vigny d'entrer à l'Académie. Quatre ans plus tard, Hugo trouvait closes encore les grandes [)ortes de bronze; un évèque lui était préféré, et la Revue des Deux Mondes indignée s'écriait avec justice : « Comment! l'Académie croit devoir aller chercher ses membres parmi les plus hauts dignitaires de l'Eglise et de la diplomatie, quand pour réparer ses pertes, elle a parmi ses frères en littérature et en poésie des hommes tels que Victor Hugo, Ballanche, Sainte-Beuve, Alfred de Vigny, Augustin Thierry, Mérimée, Alfred de

60 ALFHED DE VICNY.

Musset, Alexandre Dumas, Jules Janin, Ampère, Edgar Quinet, Philarète Chasles? »

Cinq ans i)lus tard seulement, Victor Hugo par- venait à forcer l'entrée de l'acropole académique. Mais aussitôt la brèche se refermait derrière lui, et la phalange romantique s'y brisait à nouveau. Trois fois, en 1841, en 1842, en 1844, Alfred de Vigny en était repoussé. Cette dernière année jjourtant, Sainte- Beuve et Mérimée réussissaient à se glisser dans la place, et le 8 mai 1845, l'auteur de CItatterton y pénétrait à son tour.

De la part de ses compagnons littéraires, il n'avait guère reçu de secours ; car, dans les vives compéti- tions de ces dernières années, la mystique alliance du Cénacle avait achevé de se rompre. Qu'ils étaient loin les beaux jours de 1829! Le souvenir même s'en était effacé dans les cœurs. L'amitié de Victor Hugo et de Sainte-Beuve avait sombré, on sait dans quelle aventure, et une haine implacable les séparait désor- mais ^ Brisés aussi, on l'a vu, les liens affectueux

1. On lit, à cet égai-d, dans les Mémoires inédits de Sainte-Beuve : « Ma relation avec Hugo est très simple désor- mais ; je la résume ainsi : Ennemis, ennemis mortels, nous le sommes au fond ; nous n'avons plus à observer pour les autres et pour nous-mêmes que ce qui est de dignité et de convenance. Quant à ses œuvres, mon jugement n'est pas moins arrêté. On ne pensera jamais de sa poésie lyrique plus de bien que j'en ai dit ; on ne dira jamais de ses drames autant de mal que j'en pense ». (1842.)

AXNKES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. fil

qui unissaient le poète des Feuilles d'automne au chantre à'Eloal Enfin des rapports exaltes qui avaient uni Sainte-Beuve et Vigny, rien non plus ne subsistait.

Au lieu des ferventes apostrophes au « divin et chaste cygne », l'auteur des Consolations écrivait maintenant dans ses notes intimes : « De Vigny qui se croit gentilhomme fait pour arriver à l'Académie des choses qui ne sont pas d'un gentilhomme, qui

ne sont même pas d'un pédant » et ])lus loin :

« Ce qu'est aujourd'hui l'auteur d'Eloa, c'est un bel ange qui a bu du vinaigre. » Et quand Alfred de Vigny est enfin élu des Quarante : « Voilà de Vigny à l'Académie; comment s'y prendra-t-il pour daigner descendre à la biographie, à l'éloge de son prédécesseur? Il en sera quitte pour imiter certain début poétique de Pindare qui disait à son héros : « Je te frappe de mes couronnes et je t'arrose de « mes hymnes » Cette plénitude de soi-même, dans laquelle vit et se plaît de Vigny, cette présence d'esprit sans distraction en face de soi-même, j'ap- pelle cela l'Adoration perpétuelle du Saint-Sacre- ment ^ ».

Du côté des anciens de l'Académie, Alfred de Vigny, malgré les qualités de mesure et de délica-

1. Mémoires inédits.

62 ALFRED DE VIGNY.

tesse qui l'isolaient dans l'école romantitjue, n'avait pas rencontré de moindres difficultés. Le Journal d'un poète contient, à cet égard, d'amusants souvenirs, et la relation des démarches et visites dont, selon l'usage, Alfred de Vigny avait s'acquitter, forme l'un des clia[)itres les plus curieux du recueil. Quel- ques figures entre autres s'y dessinent avec un bien vif relief. C'est, par exemple. Chateaubriand dans sa pose éternelle, et qui, comme s'il eût été interrompu creusant sa tombe, répond solennellement à son visi- teur : « Nous avons trop vécu ; les hommes de mon âge doivent vous faire place, Messieurs, c'est juste; nous devons disparaître de la scène, nous l'avons occupée trop longtemps. Je suis prêt, je suis tout prêt, moi : la Providence n'a qu'à ordonner. »

C'est aussi M. Thiers, gai, alerte et gracieux, mais très politique jusque dans sa bienveillance. C'est M. Mole, froid, ironique et persifleur. Mais le ^morceau le plus piquant est le récit de la visite à Royer-Collard, une vraie scène de fine comédie. Retenu dans l'antichambre, Alfred de Vigny voit venir à lui le vieux et rogue doctrinaire, « la tête chargée d'une vieille perruque noire, et enveloppé de la robe de chambre de Géronte avec la serviette au col du Légataire universel «. Et le dialogue sui- vant s'engage entre eux :

« RoYEii-GoLLARD. Monsicur, je vous demande

ANNEES DE JEUNESSE ET DE PKODUCÏION. 63

bien pardon, mais je suis en affaire et ne puis avoir l'honneur de vous recevoir : j'ai mon médecin.

Alfred de Vigny. Monsieur, dites-moi un jour je puisse vous trouver seul et je reviendrai.

Royer-Collap.d. Monsieur, si c'est seulement la visite obligée, je la tiens comme faite.

Alfred de Vigny. Et moi. Monsieur, comme reçue, si vous voulez; mais j'aurais été bien aise de savoir votre opinion sur ma candidature.

Royer-Collard. Mon opinion est que vous

n'avez pas de chances [Avec un certain air ironique

et insolent] Chances ! N'est-ce pas ainsi qu'on parle à présent. D'ailleurs, j'aurais besoin de savoir de vous-même quels sont vos ouvrages; car je ne lis rien de ce qui s'écrit depuis trente ans; je l'ai déjà dit à un autre ' »

1. Cet autre était Victor Hugo, à qui il avait dit : « On ne lit plus à mon âge, Monsieur, on relit ». (Doudan, Lettre à la baronne de Staël, \" avril 1840.) Dans ses Mémoires inédits, Sainte-Beuve a, bien contre son gré, confirmé le récit que le Journal d'un poète nous a conservé de la visite d'Alfred de Vigny chez Royer-Collard. Le rapprochement des deux versions est curieux.

« A propos de la candidature académique de M. de Vigny, on a beaucoup parlé aussi de la réception que lui fit M. Royer-Collard. Je suis à même de dire également ce qui en est, M. Royer-Collard m'en ayant parlé un jour et m'ayant raconté comment les choses s'étaient passées.

« M. de Vigny avait prié le très aimable et très spirituel Hippolyte Royer-Collard de parler de lui à son oncle ; mais dans son impatience il n'attendit pas la réponse de cette première ouverture. Il se présenta un matin chez M. Rover-

64 ALFRED DE VIGNY.

La réception d'Alfred de Vigny par M. Mole eut lieu le 29 janvier 1846.

A la suite du compte que Sainte-Beuve a rendu de cette séance dans un article célèbre, une légende

Collard qui se trouvait en ce moment dans son cabinet en conférence avec M. Decazes et M. Mole. M. de Vigny, à qui on le dit, n'insista pas moins pour qu'on fit passer sa carte, assurant que, sur le simple vu de son nom, il serait reçu. M. Royer-Collard à qui son neveu n'avait rien dit encore sortit de son cabinet un peu contrarié et vint trouver M. de Vigny dans l'antichambre ou la salle à manger, pour s'excuser de ne pouvoir le recevoir à ce moment. Le colloque sui- vant s'engagea à peu près dans ces termes : « Mais je suis « M. de Vigny, Monsieur. Je n'ai pas l'honneur de vous « connaître. Monsieur, votre neveu a vous parler de « moi. Il ne m'a rien dit. Je me présente pour l'Aca- « demie ; je suis l'auteur de plusieurs ouvrages dramatiques (( représentés. Monsieur, je ne vais jamais au théâtre. « Mais j'ai fait plusieurs ouvrages qui ont eu quelques « succès et que vous avez pu lire. Je ne lis plus, mon- (■( sieur, je relis. » On était en hiver, la pièce n'était pas chauffée. « Je sentais que je m'enrhumais », me disait M. Royer-Collard. Il abrégeait donc et brusquait la conver- sation que M. de Vigny, au contraire, maintenait toujours. En me racontant la chose à peu près dans ces termes, M. Royer-Collard m'exprimait, je dois le dire, son regret d'avoir été si rude avec un homme de talent ; mais il s'excu- sait sur l'intempestif de la démarche et sur l'insistance. Il ne fut d'ailleurs nullement contraire à l'entrée de M. de Vigny à l'Académie et, s'il assista à la séance d'élection, je suis persuadé qu'il vota pour lui.... M. Royer-Collard avait également voté pour Victor Hugo, et loin de dire à ce der- nier rien de désobligeant, comme on l'a souvent répété, il l'avait fort bien accueilli : « Je ne vous ai pas lu tout entier. Monsieur, mais j'ai lu de vous quelques strophes qui seules suffiraient pour vous mettre bien au-dessus de J.-B. Rousseau, ce qui n'est pas assez dire, et pour montrer que vous êtes un poète lyrique. »

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s'est si fortement accréditée , qu'il i)araît superflu «l'y vouloir rien contredire. « INI. de Vigny, raconte Sainte-Beuve, avait écrit un discours fort long, dont le sujet principal, comme on sait, était l'éloge de M. Etienne; ce discours, le plus long qui se fût jus- qu'alors produit dans une cérémonie de réception, il trouva moyen de l'allonger encore singulièrement par la lenteur et la solennité de son débit. Qui ne l'a [)as entendu ce jour-là n'est pas juge. L'éloquence, on le sait, est tout entière dans le geste, dans le jeu, dans l'action. INI. de Vigny était volontiers formaliste et sur l'étiquette : il le fut cent fois plus en ce jour oii il semblait contracter les nœuds de l'hyménée académique. Je me rappelle que, quelques instants avant la séance, M. de Vigny en costume, mais ayant gardé la cravate noire, « par un reste d'habitude militaire », disait-il, rencontra dans la galerie de la Bibliothèque de l'Institut, et au milieu de la foule des académiciens, S])ontini, également en grand cos- tume et affublé de tous ses ordres et cordons; il alla à lui les bras ouverts et lui dit d'un air rayon- nant : « Spontini, caro amico, décidément l'uniforme est dans la nature. » Ce mot qui de la part d'un autre eût été une plaisanterie, n'en était pas une pour lui et eût pu s'appliquer à lui-même. La cérémonie commença. Son discours élégant et com[)assé fut débité de façon à donner bientôt sur les nerfs d'un

66 ALFRED DE VIGNY.

public qui était arrivé favorable. M. de Vigny était naturellement presbyte, et, ne voulant ni lorgnon, ni lunettes, il tenait son papier à distance. Qui ne l'a pas ouï et vu, ce jour-là, avec son débit précieux, son cahier immense lentement déployé et ce porte- crayon d'or avec lequel il marquait les endroits qui étaient d'abord accueillis par des murmures flatteurs ou des applaudissements (car, je le répète, la salle n'était pas mal disposée) ne peut juger, encore une fois, de l'effet graduellement produit et de l'altéra- tion croissante dans les dispositions d'alentour. L'orateur, sans se douter en rien de l'impression générale, et comme s'il avait apporté avec lui son atmosphère à part, comme s'il parlait enveloppé d'un nimbe, redoublait, en avançant, de complaisance visible, de satisfaction séraphique; il distillait chaque mot, il adonisait chaque phrase. Le public, qui avait d'abord applaudi à d'heureux traits, avait fini par être impatienté, excédé, et, pour tout dire, irrité. Le désaccord entre l'orateur et lui était au comble. Lorsque ^L Mole, qui, sans doute, en sa qualité d'homme délicat, avait sa part de cette irritation générale, commença d'un ton net et vibrant, ce fut une détente subite et comme une décharge d'élec- tricité.

« L'auditoire se mit à respirer, à souHre, à applau- dir, à donner à chaque parole, depuis le commence-

ANNEES DE JEUNESSE ET DE PRODUCTION. G7

ment jusqu'à la fin, une intention et une portée qu'elle n'avait pas eues, et que personne n'aurait soupçonnées à la lecture devant la commission. C'était exactement le même discours, et il paraissait tout autre Le récipiendaire fut quelque temps à se faire illusion et à s'apercevoir de la réalité des choses. Un de ses amis l'abordant au sortir de la séance : « Eli bien, je vous l'avais bien dit que votre « discours était un peu long. » « Mais je vous assure, « mon cher, répondit-il magniliquement, que je ne « suis pas du tout fatigué. » Il en était encore à se rendre compte que c'était de l'effet sur le public qu'il s'agissait. » Et le récit de Sainte-Beuve se dé- roule longtemps encore, prodigue de mots piquants, d'allusions malignes et de commérages malveillants. 11 faudrait se garder pourtant d'y rien changer, l'exacte vérité étant de peu d'importance dans cet ordre de faits minuscules, et la vue de la mesquinerie oii la rivalité poétique peut réduire un grand esprit demeurant toujours un spectacle instructif •. jNIais si

1. Koter que l'article des Nouveaux Lundis est de dix-huit aimées postérieur à l'incident qu'il rapporte. Le fiel de Sainte- Beuve se saturait avec le temps. Les Mémoires du célèbre critique, s'ils sont jamais publiés, offriront à cet égard de curieux enseignements : ce n'est pas seulement la malignité, mais la mauvaise foi de .Sainte-Beuve qu'ils attesteront sou- vent. J'ai pu me convaincre que Sainte-Beuve, avant d'écrire son article des Nouveaux Lundis, a relevé dans ses cahiers tout ce qu'ils contenaient de désobligeant pour son ancien ami, et rejeté les rares indications qui lui étaient favorables ;

G8 ALFRED DE VIGNY.

la chronique ancctlotlque des coteries littéraires n'a plus rien à glaner sur ce terrain, la véritable histoire littéraire a tout au moins une indication à y relever, que Sainte-Beuve a négligé d'y voir, c'est que la partie du discours du récipiendaire qui semble avoir le plus vivement irrité les oreilles de M. Mole et de ses confrères est l'apologie des doctrines roman- tiques qui en forme la péroraison. « Un esprit nou- veau, s'écriait l'orateur, s'était levé du fond de nos âmes. Il ap])ortaitracc:;mplissement nécessaire d'une réforme déjà pressentie depuis des siècles. La poésie épique, lyrique, élégiaque, le théâtre , le roman reprirent une vie nouvelle. Le style qui s'affaissait fut raffermi. Tous les genres d'écrits se transformè- rent, toutes les armures furent retrempées; il n'est pas juscju'à l'histoire, et même la chaire sacrée, qui n'aient reçu et gardé cette empreinte. » Or, en 1846, ces paroles sonnaient mal encore sous la coupole de l'Institut, et il est curieux de constater que, pour avoir acquis droit de cité à l'Académie, le roman- tisme y était tenu toujours en suspicion et qu'après plus de dix-huit années de lutte l'apaisement n'était pas fait dans les esprits.

Le discours qu'Alfred de Vigny prononça dans cette circonstance fut, pour ainsi dire, le dernier acte public de sa vie littéraire.

A l'heure la plus brillante de sa carrière, au len-

AXNKES DE JEUNESSE ET CE PRODUCTION. G9

demain même du triomphe de Chatterton, sa pro- duction avait subi un brusque arrêt; et dès lors, à part les trois récits de Seri'imde et Grandeur mili- toires, qui demeureront avec les nouvelles de Méri- mée pour témoigner du degré de perfection fut porté dans ce siècle l'art des Novellieri français; à part encore quelques superbes morceaux poétiques, tels que le Mont des Oliviers et la Maison du Bercer, insérés à de longs intervalles dans la Revue des Deux Mondes, on ne le vit plus rien publier pen- dant les vingt-huit années qui lui restaient à vivre, comme si la source de ses idées se fût tarie tout à coup.

Et pourtant jamais sa pensée ne fut plus féconde cpie pendant ces années silencieuses, dont les publi- cations posthumes devaient seules révéler l'activité. Ce fut même alors que mystérieusement s'élabora en lui la partie la plus forte et sans doute la plus durable de son œuvre. iMais des raisons supérieures, inhérentes à la nature propre de son iime et de son talent, à sa conception intime de l'art et de la vie, lui faisaient maintenant une loi de ce silence et le condamnaient à cette apparente stérilité.

Il

L'AME ET LE TALENT

Au plus fort (le son activité littéraire, Alfred de Vigny n'avait en effet livré au public qu'une partie de lui-même, et son œuvre écrite ne reflétait qu'un aspect de sa pensée.

Sa puissance de rêve se manifestait avec un carac- tère d'intensité continue, dont peu de poètes parmi les plus grands et les plus mystiques nous offrent l'exemple. Kn lui, la rêverie semblait ne prendre jamais fin; elle était pour ainsi dire la condition normale de son esprit, et les quatre-vingt-trois cahiers manuscrits oîi se trouve consigné le journal secret de sa vie morale nous font assister au curieux spectacle d'une âme se maintenant, quarante années

L AME ET LE TALENT. 71

durant, sans défaillance, sans intermittence, en état d'illusion poétique. Cette disposition avait donné à sa physionomie, à sa démarche, à ses attitudes, à toute sa personne extérieure, un air d'étrange dis- traction : « Je marche lentement à travers les rues, écrit-il dans son Journal intime, parce que tout mon corps écoute mon cerveau qui parle sans interrup- tion » ; et plus loin : « Mon cerveau toujours mobile travaille et tourbillonne sous mon front immobile avec une vitesse effrayante. Des mondes passent devant mes yeux entre un mot qu'on me dit et le mot que je réponds. » Et ailleurs encore : « La voix de ma pensée se fait entendre si haut en moi, que le bruit de la vie extérieure ne l'étouffé pas ; le travail de mon ame parle fort et toujours. »

Il produisait ainsi un singulier effet sur ses com- pagnons en romantisme , gens peu réservés par nature et par principe, épris en toute chose du bruit, de la couleur et du mouvement. Sans parler des extravagants de l'école, des échevelés aux pourpoints truculents, les membres du Cénacle ne regardaient pas sans surprise ce jeune homme silencieux, dont leurs audaces ne parvenaient pas à troubler la séré- nité. C'est l'impression que Sainte-Beuve a traduite dans le vers fameux :

Et Vigny plus secret, Comme en sa toui' d'ivoire, avant midi rentrait

72 ALFKED DE VIGXY.

et que, dans ses Meninires inédits, il a notée encore sous celte forme : « Alfred de Vigny ignore les choses de la vie et veut les ignorer; il vit dans une perpé- tuelle hallucination séraphique «.

Mais, de tous les romanti(|ucs, celui que déroutait certes le plus la nature sérapliique d'Alfred de Vigny, c'était Alexandre Dumas, alors dans toute sa fougue et son exubérance , le Dumas des grands soirs àWntoinj et des fêtes nocturnes au square d'Orléans. Quoique liés ensemble, ces deux hommes étaient l'un à l'autre incompréhensibles : « Alfred de Vigny, écrit dans ses Mémoires l'auteur des Mousquetaires, était un singulier homme, poli, affable, doux dans ses relations, mais affectant l'immatérialité la plus complète; cette immatérialité, au reste, allait par- faitement à son charmant visage aux traits fins et spirituels, encadré dans de longs cheveux blonds bouclés, comme un de ces chérubins dont il semblait le frère. De Vigny ne touchait jamais à la terre que par nécessité; quand il reployait ses ailes, et qu'il se posait, par hasard, sur la cime d'une montagne,

c'était une concession qu'il faisait à l'humanité Ce

qui nous émerveillait surtout Hugo et moi, c'est que de Vigny ne paraissait pas soumis le moins du monde à ces grossiers besoins de notre nature que quel- ques-uns d'entre nous (et Hugo et moi étions de ceux-là) satisfaisaient non seulement sans honte.

L AME ET LE TALENT. 73

mais encore avec une certaine sensualité. Personne (le nous n'avait jamais surpris de Vigny à table. »

Qu'eût (lit alors Dumas si, au lieu de ces appa- rences, la pensée même de Vigny se fut découverte à lui ?

Le secret de cette pensée tenait en quatre mots, qui étaient comme sa devise morale :

« Parfaite illusion Réalité parfaite. »

Il croyait, en effet, et de foi profonde, que tout ici-bas n'est que symbole et songe; que les idées seules existent; (pie le mystère est la plus forte des réalités; et que les choses fugitives du monde visible, ombres vaines au milieu desquelles l'homme s'agite, ont leur |)rincipe dans les choses éternelles du monde invisible.

Mais cette théorie n'était pas chez lui un froid con- cept de la raison : l'imagination la vivifiait, pour ainsi dire, et lui donnait ainsi le caractère poétique. <( Ce qui se rêve, écrivait-il un jour, est tout pour moi » ; et encore : « Le rêve est aussi cher au penseur que tout ce qu'on aime dans le monde réel et plus redou- table que tout ce qu'on y craint. » Car il ne suffit pas au poète de concevoir les idées. La philosophie seule vit de formules et d'abstractions, la poésie vit d'images et de sentiments. L'erreur du xviii" siècle avait été de pousser si loin le culte du rationalisme,

74 ALFRED DE VIGNY.

qu'il ne restait plus de place à l'imagination, à la faculté dithyrambique, comme l'appelaient les An- ciens, et qu'il a fallu attendre les premiers vers de Lamartine et de Vigny pour qu'enfin la Poésie res- suscitât fille de l'enthousiasme et de l'inspiration.

Penser en images était la seule façon de penser d'Alfred de Vigny. Son Journal intime est des plus instructifs à cet égard et c'est par centaines qu'on y recueillerait des réflexions comme celle-ci : « Dès que tu es seul, descends au fond de ton âme, et tu trou- veras en bas, assise sur la dernière marche^ la Gra- vité qui t'attendait ».

Et de même que l'image était la seule forme de ses pensées, elle était aussi la seule forme de ses souve- nirs. « Ma tête, écrit-il, pour retenir les idées posi- tives, est forcée deles jeter dans le domaine de l'ima- gination. » Mais, dès lors, rien ne les en pouvait arra- cher : elles y demeuraient inaltérables ; leurs contours ne s'effaçaient ni leurs couleurs ne s'éteignaient jamais. Le temps semblait n'avoir plus de prise sur elles : les fleurs éclatantes des jours heureux, comme les pâles fleurs des soirs mélancoliques, gardaient, embaumées dans sa mémoire, tout leur parfum.

Cette imagination sans cesse active n'était pour- tant pas, comme celle de Victor Hugo, fantastique et tumultueuse, toujours prompte à s'effrayer ou à s'éblouir, assaillie d'hallucinations et de métaphores.

L AME ET LE TALENT. 75

Elle conservait une sérénité parfaite, parce que cha- cune de ses images portait une idée et que, si le |)ropre des images vides de pensée est de surgir sans suite et capricieusement sur le champ de la vision inté- rieure, c'est le privilège des idées de s'engendrer les unes les autres et de s'ordonner d'après les lois d'une eurythmie supérieure. Elle était en outre d'une docilité absolue a se laisser pénétrer par les choses du dehors au lieu de chercher à les étrcindre et à les violenter. Les événements les plus insignifiants de la vie courante imprimaient leur trace sur son esprit et le coloraient pour ains'i dire par une action lente et diffuse, comparable à celle qui élabore la perle au fond des mers et qu'il a lui-même si délicatement décrite : « Chaque vague de l'Océan ajoute un voile l)lanchàtre aux beautés d'une perle; chaque flot tra- vaille lentement à la rendre jjIus parfaite; chaque flocon d'écume qui se balance sur elle lui laisse une teinte mystérieuse à demi dorée, à demi transpa- rente, où l'on peut seulement deviner un rayon inté- rieur qui part de son cœur. »

A force de vivre par l'imagination, il était venu à se convaincre de la réalité de son rêve.

Pour lui, le monde de l'idéal n'était j)as la vague contrée de mirage oîi nous évociuons notre éden moral quand nous avons besoin de nous figurer qu'il existe des êtres meilleurs que nous, affranchis

76 ALFIU-I) DE VIGNY.

de nos servitudes, et dont la pensée serait sans limites, le cœur sans défaillances, nobles songes assurément, mais dont nous connaissons trop bien la chimère et dont nous n'offrons que l'illusion pas- sagère à notre âme, somnia optantis non crede/itis, comme Cicéron disait des conceptions de la vie future: c'était un monde d'une réalité objective absolue, telle même qu'il n'en pouvait concevoir de plus haute,

A ses yeux, chaque idée se fixant, s'incarnant dans une image, s'animait d'une vie personnelle. « Esprit pur », « Muses », « Psyché », étaient les noms dont il invoquait tour à tour ces apparitions de sa pensée. « 0 ma muse! ma muse! je suis séparé de toi. Séparé par les vivants qui ont des corps et qui font du bruit. Toi, tu n'as pas de corps; tu es une âme, une belle Ame, une déesse ! » Elles venaient aussitôt, dociles et comme charmées ji son appel;' et durant des jours et des nuits, leurs entretiens se pro- longeaient. Peu d'esprits, aux plus belles époques littéraires, ont eu le privilège d'un commerce aussi facile avec les idées, et c'est aux grands noms de Platon et de Gœthe qu'il faut songer jjour retrouver un exemple de ces libres rapjiorts, de cette intimité natu- relle et familière avec les êtres du monde supérieur.

Mais limagination n'était pas la seule souveraine de sa pensée : la sensibilité, dont le pouvoir expire d'habitude aux limites du domaine passionnel, régis-

L AME ET LE TALENT. 77

sait aussi les manifestations les plus lointaines de sa vie intellectuelle et s'y exerçait avec une énergie extraordinaire.

A l'approche de ses idées préférées, un frémisse- ment se communiquait à tout son être, comme il eût frissonné au contact d'une créature vivante et chérie. Celait la nuit surtout, vers la (in de ses longues veilles, qu'il éprouvait le sortilège étrange de ces visions de beauté ! Alors la joie sereine de la con- templation pure ne lui sufiisalt plus, il rêvait d'une volupté plus profonde; et pris de vertige il s'écriait : « me conduiras-tu, passion des Idées, me conduiras-tu*? » Parfois même, prêtre sacrilège, il entraînait au fond du bois sacré les divines appari- tions et, comme des captives arrachées au sanctuaire, il les asservissait à son désir. « Jouir des Idées », l)our employer sa forte expression, était la plus obsédante de ses i)ensées.

Une sensualité toute mystique caractérisait ces singulières amours : « J'ai possédé telle Idée, lit-on sur un feuillet de son Journal ^; avec telle autre j'ai passé bien des nuits. » Auprès de la Psyché, que sont alors les amantes de chair ? Que leurs sourires sont tristes, leurs caresses froides, et leurs spasmes

1. Journal intime, inédit, 1834.

•2. Inédit, 1834. Et encore : « Vous m'avez donné mon Imn- ;in;»lion pour maîtresse ».

78 ALFRED DE VIGXV.

impuissants! La seul de ses baisers, à elle, remplit le cœur d'une ivresse divine. Et puis, « la volupté de l'àme est plus longue, l'extase morale est supé- rieure à l'extase physique ! »

Enfin le souvenir même qu'il emportait de ses visions idéales avait la douceur ou la mélancolie des souvenirs d'amour : « Mon âme tourmentée se repose

sur des Idées revêtues de formes mystiques Ame

jetée aux vents comme Françoise de Rimini ! Ton âme, A Francesca, montait tenant entre tes bras l'àme bien-aimée de Paolo : mon âme est pareille à toi ' ! »

Au point de vue de l'art, le culte passionné qu'il avait voué aux Idées entraînait cette conséquence, singulière chez un poète, la méfiance et presque l'aversion de toute forme littéraire. Nul voile, nul style ne lui semblait en effet assez diaphane, assez ténu, assez immatériel pour vêtir les créatures de son rêve sans les froisser et pour laisser transpa- raître leur beauté sans l'altérer. La poésie elle-même, malgré ses merveilleuses ressources, n'était qu'une langue barbare, dont les phrases les mieux écrites ne i)ourront jamais traduire le discours intérieur, le chant silencieux de la pensée. Autrefois encore, au temps des rapsodes d'Hellénie et des trouvères d'Occident, c'était l'organe d'une voix émue qui

1. Journal intime, inédit, 1832.

L AMIi ET LE TALENT. 79

transmettait rémotion poétique : or la parole humaine est chose spirituelle, c'est l'ànie qui vibre dans la matière. Mais « depuis qu'elle est imprimée, la poésie a perdu la moitié de son charme ».

Aussi professait-il le mépris du métier de poète. « Lorsqu'on fait des vers en regardant une pendule, écrit-il, on a honte du temps que l'on perd à cher- cher une rime qui ait la bonté de ne pas trop nuire à l'idée ^ » On voit par combien il se séparait des prestigieux virtuoses de son temps qui, moins sen- sibles à la poésie pure qu'aux manifestations du talent poétique, tentaient de réduire leur art à ses éléments matériels, à un jeu puéril d'assonances et de mètres.

Mais par instants, l'expression de la parole même lui semblait insuffisante ^, et voyant trop clairement

L Journal intime, inédit, 1832.

2. A une jeune Anglaise inconnue qui lui avait demandé un autographe il répondait un jour : « Que ne puis-je savoir lequel de mes sentiments a touché votre belle âme qui vient à moi comme une sœur? Quel souvenir est si vif en elle.' Quelles paroles l'ont émue ? Ne vous repentez-Tous pas de vous être abandonnée à ce bon mouvement; c'est une chose généreuse et belle que cette franchise à déclarer ses sympa- thies, et rien au monde n'est plus digne de respecti Le décou- ragement ferait tomber les poètes dans le silence s'il ne leur venait quelquefois à travers l'espace des témoignages comme le vôtre, qui veulent dire : je vous écoute, parlez encore! Voilà donc cette écriture que vous voulez. L'écriture gros- sière représente aussi mal la Parole que la lente parole repré- sente la Pensée, mais nous devons les bénir jusqu'au jour nous connaîtrons la langue céleste que rien ici-bas ne nous fait deviner, si ce n'est l'Amour et la Prière. »

80 ALFRED DE VIGNY.

son impuissance définitive à jamais traduire son rêve, il jetait la plume de désespoir et s'écriait avec orgueil : « Eh quoi! ma pensée n'est-elle pas assez belle par elle-même pour se passer du secours des mots et de l'harmonie des sons! »

Parfois encore, il se demandait s'il n'est pas pour les songes de l'âme des formes expressives plus fidèles et plus dociles que celles de la littérature, et un désir impérieux le prenait alors d'aller se consoler au spectacle des grandes créations de l'art idéaliste. Un soir, il écrivait à Brizeux ce billet sup- pliant : « Eh! quand donc verrai-je Ingres dans son atelier? Je suis fatigué de moi à en mourir. Je pense et repense aux formes pures de ce grand dessinateur. Allons donc chez lui ensemble, que je rêve une heure dans son atelier, sans parler surtout s'il se [)eut. Ne voulez-vous donc j)as me faire ce plaisir? Je le mérite bien pourtant i)ar l'amitié que j'ai [)our

vous Répondez-moi un mot là-dessus, je vous en

prie, c'est une pass/D/i pour moi, ce soir. »

Mais rentré chez lui, à sa table de travail, devant ses écrits, il retombait dans son impuissance et dans sa tristesse. Le silence lui semblait alors la seule expression digne de la Pensée. « Le silence est la Poésie même pour moi '. »

1. Journal intime, inédit, 1832.

L AME ET LE TALENT. 81

Ainsi, dans un temps l'on faisait un si grave abus des effets littéraires, il était le seul peut-être à apercevoir celte grande vérité : que la littérature diminue ce qu'elle semble parer, que tout travail de style est en un sens une profanation de la pensée, et que les jilus belles pages de la légende morale de l'humanité demeureront à jamais inédites.

On touche ici la cause première qui, latente et mal définie encore au temps d'/Joa, de Stella et de Chat- terton, devait ralentir d'abord puis tarir sa produc- tion, à mesure précisément que sa pensée, s'élevant à une conscience plus haute d'elle-même, devenait plus capable de créer des œuvres fortes et origi- nales.

Une croyance aussi fervente à l'idéalisme ne pou- vait rester purement intellectuelle et devait porter ses conséquences jusque dans la vie réelle.

L'antagonisme de l'action et de la pensée, qui fut le tourment secret de presque tous les mystiques, se produisit en effet chez Alfred de Vigny, avec une rare intensité, et le mot qu'adresse à Chatterton l'un des personnages du drame : « En toi la rêverie conti- nuelle a tué l'action », pourrait servir d'épigraphe aux derniers chapitres de sa vie intime.

Ce n'est pas de nos jours seulement que l'abus du songe a paralysé l'action, puisque de tout temps la loi de l'idéal a été de n'avoir sa pleine existence

6

82 . ALFRED DK VICNY.

que dans la pensée pure, et cpie c'a toujours été vouloir détruire son rêve cpie l'exposer à l'épreuve de la réalité.

Mais ce qui est de date plus récente, ce dont Vigny a particulièrement souffert, c'est de la situa- tion nouvelle que la société moderne a faite au poète, et comme il était plus })oète qu'un autre, comme toute sa nature était poétique, il en a plus souffert.

Autrefois en effet, en des temps que la Renais- sance a clos pour jamais, la société, loin d'être réfractaire à l'éclosion de la j)oésie, la favorisait de toutes parts. Sans parler du spectacle extérieur, le tableau moral que le poète avait sous les yeux était singulièrement propice à son inspiration. La pro- portion de bien et de mal n'y différait guère, sans doute, de celle que nous constatons aujourd'hui; mais la vulgarité et la platitude y tenaient moins de place. Les passions étant plus fortes, il y avait plus de grandeur dans le vice comme dans la vertu; jusque dans la scélératesse, il y avait parfois de l'héroïsme, et Balthazar Castiglione pouvait écrire : « L'horreur de nos crimes atteste la beauté de nos vertus, car il n'est pire chose au monde que la cor- ruption du bien ». Enfin, la poésie n'était pas toute dans l'àme du poète; autour de lui, tous jusqu'aux plus humbles la sentaient, et leurs pensées étaient en harmonie avec sa pensée. L'expression était son

I. AME ET LE TALENT. 83

seul privilège, le seul don qui le séparât vraiment (le la foule.

Quelle répugnance un puissant rêveur comme Dante , un pieux mystique comme Savonarole auraient-ils éprouvée à agir dans un tel milieu? La réalité dans laquelle ils marchaient et respiraient chaque jour n'était que le cadre naturel de leur songe et, loin de le troubler, semblait le pro- longer.

Voilà pourquoi le poète alors ne craignait pas de faire entendre sa voix sur les choses du temps, et d'intervenir dans les affaires de son pays. Même dans l'action, il restait (idèlc à son génie poétique et continuait d'accomplir sa fonction souveraine. Quelle différence quand, de nos jours, il a tenté d'agir! Pareil aux dieux de V Iliade, qui dans la mêlée des héros devenaient vulnérables, il a perdu son caractère sacré dès qu'il a mis le pied sur le terrain profane. Le plus souvent d'ailleurs, c'est de lui-même et avant d'entrer dans l'arène qu'il l'a dépouillé, car il n'a souhaité les fièvres de la vie active que par lassitude de la vie intérieure et dédain de sa vocation, de telle sorte que, loin de trouver dans l'action un emploi ])articulier de ses facultés poétiques, il n'y a cherché qu'une diversion de sa pensée et, si je puis dire, l'oubli même de la poésie : Lamartine en est le plus grand exemple, puisque,

84 ALFRED DE VIGNY.

de son aveu môme, c'est quoique poète qu'il se crut toujours homme d'Etat.

Le poète devra-t-il donc, à l'avenir, se retrancher absolument du monde et ne plus vivre que dans sa pensée? Qui donc, à sa place, rappellera la multitude à l'héroïsme et au désintéressement, mêlera un peu d'idéal au courant des affaires du monde et pronon- cera les grandes paroles qui marquent les heures critiques dans la destinée des peuples?

Alfred de Vigny était trop profondément poète pour consentir au sacrifice d'une partie aussi im- portante de sa mission. Il estimait en effet que c'est singulièrement rabaisser la faculté poétique d'en vouloir faire un dilettantisme stérile, un jeu de l'esprit sans application aux problèmes sociaux, et que la haute i)oésic doit comporter un système sur les affaires humaines aussi bien que sur les choses divines. Le désir donc de concilier en lui des modes d'activité, condamnés, semble-t-il, à s'exclure réci- proquement désormais, lui inspira une conception originale du rôle réservé au poète dans les sociétés nouvelles.

De par l'autorité de son génie, le poète demeure encore, ainsi que Dante voulait qu'il fût, le véritable conducteur des peuples; il ne doit sortir ni de la communion humaine, ni du groupe social la destinée l'a fait naître; il est impérieusement tenu

L AME ET LE TALENT. 85

de mettre ses dons de sensibilité, d'imagination et d'intelligence au service de ses contemporains , d'attirer sans cesse leurs regards vers les clartés d'en haut et de chercher toujours à les unir dans un sentiment conmnun d'adoration [)Our les choses nobles, héroïques et immortelles. INIais quand, de loin en loin, il a prononcé le mot qu'il faut dire, il a terminé son rôle public et dès lors n'a plus qu'à « rentrer dans son travail silencieux ». A aucun prix, il ne doit intervenir dans le monde des faits. Sa mission propre était de créer les idées dont l'humanité a besoin pour vivre, puis de les hiisser tomber au moment opportun, « comme une plume de son aile » : à d'autres de les ramasser ensuite, de les mettre en œuvre, et de les réaliser dans ces symboles toujours imparfaits qui sont les lois, le gouvernement et les institutions d'un pays.

C'est en ce sens qu'il faut comprendre la pensée dont il fait une règle de vie à Stello : « Séparer la vie poétique de la vie politique », et ce précepte encore : a Quand on veut rester pur, il ne faut pas se mêler d'agir sur les hommes », et celui-ci enfin : « L'appli- cation des idées aux choses n'est qu'une perte de temps pour les créateurs de pensées ».

Aussi ne s'est-il pas fait faute de traiter les ques- tions sociales dans Stello, dans Chalterton, dans Ser- vitude et Grandeur militaires; mais toujours il s'est

86 ALFRKD DE VIGNY.

tenu à l'écart de la politique active. L'élévation de.s vues qu'il portait sur toute chose et un peu de cette ironie supérieure qui convient à la haute philoso- phie, lui avaient inspiré un dédain peut-être trop absolu de la pratique gouvernementale. « Tenir le pouvoir, a-t-il écrit, cela s'est toujours pu réduire à l'action de manier des idiots et des circonstances; et ces circonstances et ces idiots, ballottés ensemble, amènent des chances imprévues et nécessaires, aux- quelles les plus grands ont confessé qu'ils devaient la plus belle partie de leur renommée *. »

Son détachement à l'égard des formes constitu- tionnelles qui se succédèrent sous ses yeux était complet. Légitimiste à l'origine, par tradition de famille et influence de milieu, il s'était déclaré quitte envers les Bourbons le jour où, « a])rès treize années de services mal récompensés », il avait rendu ses épaulettes. 18.30 l'avait peu surpris et à peine ému. Pourtant, par un retour de point d'honneur monar- chique, il avait, le premier jour, fait préparer son ancien uniforme, prêt à l'endosser si le Roi ou le Dauphin se mettaient à la tête de l'armée, résolu à se faire tuer à leurs côtés ce qui est en effet la manière la plus avisée de mourir au service d'un Prince s'ils marchaient eux-mêmes au feu. Mais

1. Stcllo, p. 240.

L AME ET LE TALENT. 87

tandis qu'on se battait dans les rues de la capitale, le Roi était à Compiègne et le Dauphin à Ram- bouillet. Alfred de Vigny était donc resté au logis, écrivant sur les tablettes de son Journal : « jeudi 29 JUILLET : Ils ne viennent pas à Paris, on meurt pour eux! Race des Stuarts!... vendredi 30 : Pas un Prince n'a paru. Les pauvres braves de la Garde sont abandonnés sans ordre, sans pain depuis deux jours, traqués partout et se battant toujours samedi 31 : J'en ai (ini pour toujours avec les gênantes superstitions politiques. Elles seules pou- vaient troubler mes idées par leurs mouvements d'instinct »

Et dix jours après la froide cérémonie du couron- nement de Louis -Philip|)c un couronnement protestant », écrit-il dans son Journal) il résumait ainsi son expérience de la crise : « En politique, je n'ai plus de cœur. Je ne suis pas fâché qu'on me l'ait ôté, il gênait ma tète. »

Nul mouvement du cœur, en effet, ne troubla plus sa tête, et ce fut chez lui désormais un principe arrêté qu'on ne doit avoir ni amour ni haine pour les hommes qui exercent le pouvoir : a On ne leur doit que les sentiments qu'on a pour son cocher; ils con- duisent bien ou ils conduisent mal, voilà tout. La nation les garde ou les congédie, sur les observations (|u'clle fait en les suivant des yeux. »

88 ALFRED DE VIGNY.

Une fois, cependant, il parut oublier ses fiers con- seils à Stello, lorsqu'en 1848, déférant aux instances de quelques électeurs de la Charente (où était situé son domaine patrimonial du Maine-Giraudj, il posa sa candidature à l'Assemblée nationale. L'oubli n'était en effet qu'apparent; car, plus dédaigneux que jamais des réalités du pouvoir, il ne recherchait dans le mandat législatif qu'une occasion de donner à sa parole inspirée le retentissement de la tribune publicjue, et toute l'explication de sa conduite se résumait dans celte ligne de son Journal intime : « Dans les siècles fatigués (comme est le nôtre), il faut faire porter sa poésie par les ailes de la voix humaine au milieu d'une assemblée ». La profession de foi qu'il adressa à ses électeurs était remarquable d'élévation et de naïveté. On y lisait entre autres choses : « Je n'irai point, chers concitoyens, vous demander vos voix. Je ne reviendrai visiter au mi- lieu de vous notre belle Charente qu'après que votre arrêt aura été rendu. Dans ma pensée, le peuple est un souverain juge qui ne doit pas se laisser appro- cher par les solliciteurs et qu'il faut assez respecter pour ne point tenter de l'entraîner ou de le séduire;

il doit donner à chacun selon ses œuvres » Le

souverain juge ne lui donna pas dix voix.

L'inaptitude absolue à l'action extérieure n'était pas la seule conséquence fatale d'une disposition

L AMK ET LE TALENT. 89

aussi forte à oublier le monde réel, à négliger les choses positives et à ne vivre que dans le rêve : un même interdit fermait encore à Vigny le champ de l'action intime.

Vers la fin de 1830, une femme, grande par l'âme et le talent, Mme Dorval, était entrée dans sa vie.

Au premier abord, il semble étrange que la sym- pathie ait pu s'établir entre deux êtres aussi diffé- rents.

Les fureurs et les délires de l'amour, la douleur sans frein, les sanglots et les rages, le cri de l'âme qui désespère et de la chair qui souffre convenaient seuls au tempérament de la grande artiste qui créa au théâtre le type de l'héroïne romantique. Il lui fallait de la passion sous la forme la plus violente, pour qu'elle se sentît à l'aise dans ses rôles et qu'elle put s'élever à ces effets pathétiques qui la faisaient comparer à une lionne lâchée dans le drame. Mais alors elle exerçait sur certaines âmes une étrange séduction. George Sand, qui l'éprouva plus que personne, en a fixé le souvenir dans ces lignes qui semblent encore tout émues : « Regardez-la, écoutez - la! Oh! naïve! naïve et passionnée, et jeune et suave, et tremblante et terrible! Comprenez-vous qu'elle subjugue un pauvre cœur souffrant et infirme comme le mien ! Quand cette femme paraît sur la scène avec sa taille brisée, sa marche nonchalante.

90 ALFIJED DE VIGNY.

son regard triste et pénétrant, alors, savez-vous ce que j'imagine ? // me semble que je vois mon âme; que cette forme pâle et triste et belle, c'est mon âme qui l'a revêtue pour se montrer à moi, pour se révéler à moi et aux hommes. Alors cette femme jiarle; elle pleure, elle maudit, elle in- voque, elle commande, elle se désole! Oh! comme elle crie ! comme elle souffre! quel féroce plaisir j'éprouve à la voir pleurer ainsi!... Voyez ces che- veux fins et soyeux qui semblent s'animer sur son vaste front! Voyez sa peau qui bleuit et tout son corps que la douleur brise !... Eh bien, c'est moi que vous voyez là, c'est mon âme qui est dans cette femme et qui la fait se tordre et délirer ainsi. Ce

Dieu qui la possède, il est en moi aussi Xe voilà-

t-il pas que je tremble, que mon sang fermente, que mon écorce craque de tous côtés et que je pleure comme elle? Quelle autre aurait ce pouvoir?... A l'heure qu'il est, je crie, je sanglote, je parle, je m'agite, j'existe par tous mes pores, je m'épanche, je me livre, je me communique, je sors de ma prison d'airain, je brise le sépulcre glacé la flamme divine a si longtemps dormi... '. »

Et pourtant Mme Dorval ne se livrait qu'à demi dans les fictions du théâtre. Elle se révélait peut-

1. Oncstions d'art et de Utlcrature. p. 00.

LAMl'- ET Li: TALENT. 91

être plus passionnée encore dans la réalité de la vie. Douée d'une sensibilité presque maladive, elle vibrait tout entière au moindre émoi. Le calme de l'esprit et le repos du cœur lui étaient inconnus, et elle aurait [)U s'a[)[)liquer le mot de Mlle de Les- pinasse : « Si jamais je [)0uvais devenir calme, c'est alors que je me croirais sur la roue ».

Tout cliez elle allait ainsi à la passion : art, amour, amitié, foi religieuse, elle faisait tout servir aux besoins immodérés de son cœur.

Jetée dès l'enfance dans la vie de théâtre, sans famille, sans appui, elle n'avait bientôt plus compté ses heures mauvaises; mais toujours à ses chutes avaient succédé des relèvements soudains, de mira- culeuses résurrections morales.

Une des personnes qui l'ont le mieux connue, celle qui l'a le mieux aimée, l'a comparée à ces plantes délicates que l'on volt fortement attachées au roc, pousser, fleurir, mourir et renaître sans cesse sous l'écume des torrents : « Celte âme exquise, toujours pliée sous le poids de violentes douleurs, s'épanouissait au moindre rayon de soleil, et cherchait avec avidité le souffle de la vie autour d'elle. Ennemie de toute prévoyance, elle trouvait dans la force de son imagination et dans l'ardeur de son âme les joies d'un jour, les illusions d'une heure, (jue devaient suivre les étonnements naïfs ou

92 ALFRED DK VIGNY.

les regrets amers. Généreuse, elle oubliait ou par- donnait; et, se heurtant sans cesse à des chagrins renaissants, à des déceptions nouvelles, elle vivait, elle aimait, elle souffrait toujours. •" Ainsi se for- maient en elle des trésors de douleur cpie son cœur épanchait en vain, car la vie les renouvelait sans relâche.

A certaines heures aussi, elle était pleine d'effu- sions mystiques. La recherche de l'idéal insai- sissable, le rcve du bonheur pur et du ciel réalisé sur la terre hantait son âme. Un jour qu'elle con- templait la Madeleine de Canova, une grande tris- tesse l'avait surprise, et elle avait porté envie à l'amante éplorée du Christ : « Heureuse celle-là, disait-elle! Elle l'a vu, elle l'a touché, son beau rêve! Elle a pleuré à ses i)ieds, elle les a essuyés de ses cheveux! peut-on rencontrer encore une fois le divin Jésus ? Le beau mérite d'adorer un être par- fait qui existe réellement! Croit-on que si je l'avais connu, j'aurais été une pécheresse? Est-ce que ce sont les sens qui entraînent? Non, c'est la soif de toute autre chose; c'est la rage de trouver l'amour vrai qui aj)pelle et fuit toujours. Que l'on nous envoie des saints, et nous serons bien vite des saintes! Qu'on me donne un souvenir pareil à celui que Madeleine emporta au désert, et comme elle j'irai vivre au désert pour y ])leurer mon bien-almé ! »

L AME ET LE TALENT. 93

Ce fut par surtout, par ses aspirations et ses souffrances morales, qu'elle émut le cœur de Vigny et renchaîna un temps à sa destinée.

Sous ses apparences étliérées , le poète d'Elan cachait, en effet, une rare puissance de tendresse et de passion. « Je vis dans le feu, comme une sala- mandre », ce mot qui revient sans cesse dans sa correspondance et dans son Journal traduit bien l'état perpétuellement troublé de son cœur. S'il n'en laissait rien voir au monde, s'il ne s'en ouvrit jamais dans ses écrits, c'était par pudeur, par respect pour soi-même et parce qu'il flétrissait à l'égal d'une « profanation » le fait des Byron et des Chateau- briand d'avoir divulgué dans leur œuvre le secret de leur existence intime.

Il y aurait donc inconvenance à vouloir soulever sur ce point le voile dont Alfred de Vigny recou- vrait sa vie, si déjà la curiosité maligne des contem- porains ne s'était trop ingénieusement exercée ' et surtout si des indiscrétions plus graves ne se pré- paraient peut-être aujourd'hui.

Pour garantir la mémoire du poète des atteintes que des publications incomplètes risqueraient de lui porter, il convient de reconnaître ici, sans que

1. V. Alexandre Dumas, Mémoires, VII, 182, et Sainte-Beuve, Nouveaux Lundis, VI, 428.

94 ALFRED DE VIC.NY.

cet aveu puisse aucunement le diminuer, que sa sen- sibilité était ti'op vive jiour se limiter aux jouissances de l'esprit et aux émotions de l'àme. 11 n'avait pas seulement la ])erception fine et subtile de la beauté intellectuelle et morale, il avait aussi, comme tous les mystiques, le sens profond de la volupté phy- sique. Voilà ce qu'établit, trop brutalement par mal- heur, une lettre, une seule, qu'il écrivit sans doute (pour rappeler une excuse de Chateaubriand dans un cas analogue) a comme on se fait j)ercer les veines quand le sang afflue à la tête », une de ces lettres que l'on devrait brûler à l'instant qu'on les reçoit, et qu'une suite de hasards a égarée depuis dans des mains étrangères.

Mais cela dit, ce qu'il faut maintenir, ce que les notes et la correspondance inédites permettent d'affirmer, c'est que par sa nature intime, Alfred de Vigny appartenait à la race des grands idéalistes qui, reconnaissant dans la beauté féminine le reflet de l'éternelle Beauté, ont vu dans les amours terres- tres le prélimmaire et le premier degré de l'Amour divin. La belle conce})tion que les mystiques du Moyen Age et les platoniciens de la Renaissance por- tèrent à un si haut point de raffinement trouvait ainsi en lui un 'représentant attardé, comme ces fidèles dont la foi mélancolique survit aux autels des dieux exilés. Il croyait que la suprême lumière répand ses

LAME ET LE TALENT. 95

rayons sur toutes les créatures, depuis les humbles qui en reçoivent à peine une clarté jusqu'aux pri- vilégiées dont quelques-unes, comme la Béatrice de Dante, apparurent à leurs amants « toutes resplen- dissantes de Dieu » ; et que le véritable objet des passions charnelles est de faire entrevoir à l'homme les choses spirituelles et divines derrière les formes périssables qui excitent ses désirs.

Aussi le sentiment passionné qu'il avait voué à Mme Dorval était-il empreint d'une ardeur toute religieuse. Il voulait que l'amour fût « une confes- sion et une communion perpétuelles ». Au moment qu'il s'approchait de sa maîtresse, il entrait en état d'oraison. Les apprêts du sacrifice étaient pleins de charme et de poésie, mais solennels et interminables comme les rites des mystères antiques'. Interminable

1. « Je ne sais si l'apprèl qu'il exige n'est pas un des germes de mort de l'amour. » (Journal d'un poète, 1834.) o ... Elle recevait de lui non des baisers, mais ces douces caresses de mains passées dans les cheveux, de doigts posés sur la bou- che, qui préparent à l'amour et qui répondent, pour ainsi dire, aux sens de L'âme. » {Journal intime, inédit.) Comme aussi chez tous les mystiques, la pensée de la volupté s'associait presque toujours chez Alfred de Vigny à l'idée de péché et de damnation. Paraphrasant à son insu la belle malédiction qu'un mystique du xiii° siècle jetait à une pécheresse : « Me- moria Crucifixi crucijîgat te in carnem tuam! » il inscrivait encore sur son Journal ce projet de poème : « Un Christ dans une alcôve. Rêve d'une femme qui l'entend lui reprocher les plaisirs qu'elle a goûtés avec son amant devant la croix. Elle soufl're et se sent percer les mains en expiation toutes les nuits. »

96 ALFRED DE VIGXY.

était aussi l'extase finale, \a dilectio extatica son âme goûtait l'ineffable jouissance de contempler sans voiles la parfaite Beauté.

Il semble que celle à qui s'adressait ce singulier amour, loin d'en sourire, n'en vit d'abord que lu noblesse et l'élévation, et que plus d'une fois elle put dire à son amant, comme Ariel à Prospero : « Tliy thnughts I cleave to. Me voici tout proche de tes pensées ».

Ce qui est certain, c'est qu'à vivre dans cette atmosphère nouvelle, elle subit une profonde crise morale. Elle apprit d'Alfred de Vigny à connaître l'idéalité dans l'amour et ce qu'il peut y avoir d'àme dans la volupté même. La preuve en est dans la mé- tamorphose qui transforma son talent dramatique. Elle qui n'avait pu traduire jusqu'alors que les violences et la fougue échevelée de la passion, elle excella à rendre les émotions contenues, suaves et élégiaques, et, du jour elle rencontra un rôle à sa mesure, elle créa, on sait avec quelle délicatesse et quelle chasteté, la figure exquise de Kitty Bell, cette terrestre sœur d'Eloa.

Mais le sentiment dont elle recevait l'hommage s'écartait trop des conditions normales de la vie et de l'amour pour être longtemps partagé. L'âme féminine ne se contentera jamais d'abstractions; jamais la femme ne se résignera à être adorée dans

L AME ET LE TALENT. 97

l'extase comme une blanche et froide statue; toujours il lui faudra la douceur de la vraie tendresse et la chaude étreinte des grands embrassements. Dante, ce maître dans la science du cœur, l'a dit en son magnifique et vigoureux langage :

PiT lei assai di lievc si comprendo Quaiito in fcinmina fuoco d'amor diu'a, Se l'occhio o il tatto spesso nol racccnde.

Et les Anciens le savaient aussi, puisque jamais dans la Fable antique les femmes mortelles n'acce|)- tent sans répugnance l'amour d'un dieu, puisque Zeus pour surprendre leurs faveurs dut toujours revêtir la forme animale, et qu'Apollon lui-même, le plus beau des Immortels, vit Daphné s'enfuir à son approche.

Un jour donc que l'amante du poète, lasse du rêve, altérée de réel, écoutait dans la nuit de son âme l'écho troublant des souvenirs d'autrefois, elle entendit l'appel d'une des voix les plus éloquentes (jue la })assion ait jamais empruntées. Un charme funeste envahit ses sens, et son amour s'égara.

Il semble qu'Alfred de Vigny fut assez long îl s'apercevoir de son malheur (décembre 1835). Tous ses amis s'étonnaient, quelques-uns même s'indi- gnaient de son aveuglement. Gustave Planche, dont la passion avait au contraire redoublé la lucidité,

7

98 ALFRED DE VKJNY.

jetait des cris au ciel et se S'oilait la face; le poète Ulric Guttinguer, attardé dans l'admiration à'Eloa, écrivait à Sainte-Beuve : « Sur quel sein cette larme du Christ est-elle allée tomber! » En vain l'on sou- riait, en vain l'on murmurait : rien ne troublait la séré- nité de Vigny. Etait-ce parce que, trahi, il continuait d'être aimé et que, dans son égarement, l'infidèle ne croyait pas le trahir? Je penserais })lutôt que, par une de ces faiblesses dont les plus fortes âmes ne sont pas exemptes quand elles aiment, il chercha quelque temps à se faire illusion à lui-même. Ainsi s'expliquerait alors, comme une confidence indi- recte, l'énigmatique passage de son Journal qui nous représente l'Ame du poète séparée de son Corps, et se dressant devant lui a toute blanche et toute grave » pour lui adresser ces paroles sévères :

<f C'est vous qui m'avez compromise. C'est vous « qui m'avez forcée d'être faible quand j'étais si forte, « et de parler de choses indignes de moi pour ne « pas démentir l'ardeur de vos yeux et les caresses

« de votre sourire Quittez donc cette femme, et

« me laissez penser. »

« Lorsque le jour vint, le Cor})S se leva avec l'Ame pour pai'tir, et lui dit : « Allons-nous? »... Et ils allèrent rejoindre la belle maîtresse '. »

1. Journal d' un povte, p. 247.

L AME ET LE TALENT. 99

Mais (juand ses yeux se furent dessillés, la secousse fut si violente, qu'il cz^ut sentir « la terre lui manquer sous les pieds ».

Aux heures la souffrance était trop vive, il soulageait son cœur en jetant sur son Journal des notes comme celle-ci : « 0 mystérieuse ressem- blance des mots! Oui, amour, tu es une passion, mais passion d'un martyr, passion comme celle du Christ.

« Passion couronnée d'épines nulle pointe ne manque ! »

Sur cette catastrophe morale, les années s'écou- lèrent, mais l'oubli ne vint point, et sa souffrance descendit chaque jour à de plus grandes profondeurs de son être.

Cependant un travail inconscient s'opéra bientôt dans son esprit. Le drame intime, d'où il était sorti si cruellement mortifié, s'élargit à ses yeux. Ce ne fut plus la passion accidentelle de deux infortunés^ ce fut la grande tragédie qui depuis les temps antiques se joue dans le cœur humain. Et d'admi*' râbles vers, les plus beaux qu'ait inspirés un grand amour trahi, sortirent de son âme blessée :

tJnc lutte éternelle, en tout temps, en tout lieu, Se livre sur la terre en présence de Dieu, Entre la bonté d'Homme et la ruse de Femme, Car la femme est un être impur de corps et d'âme.

100* ALFRED DE VI{;NY.

C'est Sariison qui le soir dans sa tente mui'mure ce chant mélancolique, tandis ({u'à ses genoux Dalila repose endormie. Une grande tristesse l'emplit le héros hébreu, au spectacle de la créature perlide et adorée qui vient encore de livrer le secret de sa vie. Trois fois il l'a déjà pardonnce ; car il est faible et bon, car

L'Homme a toujours besoin de caresse et d'amour,

Sa mère l'en abreuve alors qu'il vient au jour,

Et ce bras le premier l'engourdit, le balance

Et lui donne un désir d'amour et d'indolence.

Troublé dans l'action, troublé dans le dessein,

Il rêveru partout à la chaleur du sein,

Aux chansons de la nuit, aux baisers de l'aurore,

A la lèvre de feu que sa lèA're dévore.

Aux cheveux dénoués qui roulent sur son front,

Et les regrets du lit, en marchant, le suivront *.

Mais la Femme n'est que mensonge et per- fidie. La domination seule lui plaît, et non l'amour.

1. Se rappeler les vers admiraljles de Lucrèce qui nous représentent Mars venant après chaque combat reposer sur le sein de Yénus « son éternelle blessure d'amour » :

In jjremium qui sœpè luum se

Rcjiiil, a?toi'no dcvictus volncre amoris.

lluuc tu, Diva, tuo rccuhaiitem corpore saucto ('.ii'ciinifiisa supci", suaves ex ore loquclas Fuiulc

Le sentiment est peut-être plus fort chez Vigny, mais les expressions ne sont pas si pénétrantes : Virgile même n'a rien de plus exquis ni de plus tendre.

LAMR KT LE TALENT. '101

Elle est fière d'inspirer , et dédaio-ne de res- sentir :

C'est le plaisir qu'elle aime; L'Homme est rude et le prend sans savoir le donner. Un sacrifice illustre et fait pour étonner Rehausse mieux que l'or, aux yeux de ses pareilles, La beauté qui produit tant d'étranges merveilles Et d'un sang précieux sait arroser ses pas,

Donc, ce que j'ai voulu, Seigneur, n'existe pas! Celle à qui va l'amour et de qui vient la vie, Celle-là, par orgueil, se fait notre ennemie.

La Femme est, à présent, pire que dans ces temps

Où, voyant les humains, Dieu dit : « Je me repens ! »

Bientôt, se retirant dans un hideux royaume,

La Femme aura Gomorrhe et l'Homme aura Sodomc ;

Et, se jetant, de loin, un regard irrité,

Les deux sexes mourront chacun de son côté.

« Eternel ! Dieu des forts ! vous savez que mon âme

N'avait pour aliment que l'amour d'une femme.

Puisant dans l'amour seul plus de sainte vigueur

Que mes cheveux divins n'en donnaient à mon cdMir.

Jugez-nous. La voilà sur mes pieds endormie. Trois fois elle a vendu mes secrets et ma vie,

Et trois fois a versé des pleurs fallacieux Qui n'ont pu me cacher la rage de ses yeux, Honteuse qu'elle était plus encor qu'étonnée. De se voir découverte ensemble et pardonnée ; Car la bonté de l'Homme est forte et sa douceur Ecrase, en l'absolvant, l'être faible et menteur.

Trois fois donc il a fait grâce à Dalila. Mais enlin il est las. Il n'a plus ni la force de la colère ni le courage du pardon. Une nausée amère soulève son cœur. Pour rien il donnerait sa vie :

102 ALFRED DE VIGNY.

J'ai l'âme si pesante, Que mon corps gigantesque et ma tête puissante Qui soutiennent le poids des colonnes d'airain Ne la peuvent porter avec tout son chagrin. Toujours voir serpenter la vipère dorée Qui se traîne en sa fange et s'y croit ignorée ; Toujours ce compagnon dont le cœur n'est pas sûr, La Femme, enfant malade et douze fois impur! Toujours mettre sa force à garder sa colère Dans son cœur offensé, comme en un sanctuaire D'où le feu s'échappant irait tout dévorer. Interdire à ses yeux de voir ou de pleurer. C'est trop! Dieu s'il le veut, peut balayer ma cendre. J'ai donné mon secret, Dalila va le vendre. Qu'ils seront beaux, les pieds de celui qui viendra Pour m'annoncer la mort ! Ce qui sera, sera ! » Il dit et s'endormit près d'elle jusqu'à l'heure les guerriers, tremblant d'être dans sa demeure, Payant au poids de l'or chacun de ses cheveux, Attachèrent ses mains et brûlèrent ses yeux.

Et comme si malgré lui le flot des souvenirs personnels lui montait au cœur, le poète, rappelant dans un dernier trait le châtiment de Dalila, adresse au spectre de l'infidèle cette malédiction voilée :

Terre et ciel ! punissez par de telles justices

La trahison ourdie en des amours factices.

Et la délation du secret de nos cœurs

Arraché dans nos bras par des baisers menteurs!

En conscience, avait-il bien le droit de maudire ainsi celle qui s'était retirée de lui? L'avait-il réelle- ment aimée d'amour vrai, et pour elle-même? N'était-

L AME ET LE TALEXT. 103

ce pas plutôt ses rêves seuls qu'il avait aimés en elle, puisqu'il lui gardait rancune quand, par des voluptés trop fortes, elle dissipait parfois le songe qu'il poursuivait dans ses bras '. Il a écrit un jour, alors que tout était fini entre eux : « On ne peut répandre son àftie dans une autre âme que jusqu'à une certaine hauteur; là, elle vous repousse et vous rejette au dehors, écrasée de cette influence souve- raine. » En traçant ces lignes, il se trompait lui- même; il n'avait presque rien donné de lui. Sa pas- sion, comme celle de tous les poètes, n'était qu'une forme exallée de l'égoïsme, puisque l'oubli de soi est la loi suprême de l'amour tandis que tout rap- porter à soi est la condition môme du génie poétique.

Combien, dans une pareille occurrence, fut plus sincère et moins partial à lui-même un autre poète qu'une étroite parenté morale unissait d'ailleurs à Vigny, Leopardi !

Une grande passion l'avait aussi éprouvé : la

1. On trouve une trace de ce sentiment dans un projet de poème, noté sur son Journal, sous le titre de la Foniarina : « O maîtresse de Raphaël, tu le vis s'épuiser dans tes bras. Qu'as-tu fait, ô femme! qu'as-tu fait! Une idée par baiser s'écoulait sur tes lèvres.... Elle s'endort dans les bras de Raphaël après qu'ils sont allés visiter la Campagne de Rome. Elle rêve que ses idées, tuées par elle, viennent se plain- dre; les idées de Raphaël sont des tableaux sublimes. Les personnages se groupent, puis se détachent en soupirant et reprennent leur vol vers le ciel. La Fornarina s'éveille, em- brasse Raphaël : il était mort. »

104 ALFRED DE VIGNY.

Beauté s'était offerte à lui sous les traits d'une dame florentine de haut parage, élégante, artiste et cultivée comme une patricienne de la Renaissance. Il l'avait aimée éperdument; et elle, insouciante, s'était jouée de cet amour toute une vie était engagée. Quand, trop tard aussi, il avait ouvert les yeux, il avait connu, de même que Vigny, tout ce que peut endu- rer le cœur d'un homme. Mais, la première douleur apaisée, le jour s'était fait de nouveau dans son âme. Il avait alors aperçu en toute clarté que c'était lui la cause de son malheur; que personne ne l'avait trahi; qu'il s'était abusé lui-même en adressant à la Femme l'hommage d'adoration que son cœur desti- nait secrètement à l'idéale Beauté. Si dans ce drame intime l'un des personnages avait trompé l'autre, le seul coupable était le poète, qui « jusque dans les enlacements corporels « avait poursuivi le fantôme d'un autre amour. A Elle, sa seule faute était d'être née femme, c'est-à-dire faible d'intelligence comme de corps, incapable de toute fonction supérieure dans riiumanité. Quelle injustice ce serait donc de lui reprocher son inconstance et sa fragilité! Qu'un peu de pitié lui soit plutôt donné, et que la seule ven- geance du poète, quand il pensera à Elle, soit « de contempler la mer, la terre et le ciel, et de sou- rire ! »

Chez .VUVed de Vigny, l'heure du pardon et du

L AME ET LE TALENT. 105

« sourire » ne vint jamais. Mais une crise morale profonde succéda au désastre intime ses plus chères illusions avaient péri, et ce fut une heure décisive dans l'évolution de la pensée.

Jusqu'alors la solitude n'avait été pour lui qu'une auxiliaire de rêve, une inspiratrice de poésie, et à ce titre il l'avait déclarée sainte '. « Quand j'ai dit, écrivait-il en 1832 : la solitude est sainte, je n'ai pas enlendu par solitude une séparation et un oubli entier des hommes et de la société, mais une retraite l'âme puisse se recueillir en elle-même, jouir de ses propres facultés et rassembler des forces pour pro- duire quelque chose de grand. » Elle fut désormais pour lui un refuge contre les heurts du monde, une Thébaïde impénétrable il demeura seul en pré- sence de sa pensée.

Et de ce continuel travail d'une âme obstinément repliée sur elle-même sortit le pessimisme le plus désespéré qui se soit encore traduit dans notre litté- rature morale.

1, Puis recueillant le fruit tel que de i'ùme il sort, Tout empreint du parfum des saintes solitudes.

in

CONCEPTION DE LA VIE. PESSIMISME

Un caractère général et, pour ainsi dire, imper- sonnel fait l'originalité profonde de ce pessimisme et sa haute valeur philosophique.

Chez René comme chez Childe-Harold, chez Ohei'- mann comme chez Lélia, la désespérance ne pro- cède en effet que de causes strictement individuelles. Lorsque René s'écrie : « Homme! tu n'es qu'un songe rapide, un rêve douloureux; tu n'existes que par le malheur, tu n'es quelque chcse que par la tristesse de ton âme et l'éternelle mélancolie de ta pensée! » qu'on ne s'y méprenne pas : il ne fait allusion qu à lui-même, à ses regrets inutiles, à ses

CONCEPTION DE LA VIE. PESSIMISME. 107

désirs d'amour trompés, à ses ambitions de gloire trahies, à l'amertume que son cœur trop avide a rencontrée au fond de toutes les voluptés, en un mot, à l'expérience cruelle, qu'il a rapportée de son voyage à travers la réalité :

Qiioiiiam mcdio de fonte Icporuin Surgit amari aliqiiid quod in ipsis floribns angat;

si bien qu'en un jour de franchise Chateaubriand pourra dire : « Quand je peignis René, j'aurais demander à ses plaisirs le secret de ses ennuis ».

De même pour Byron, dont Carlyle a dit si juste- ment : « Le seul emploi qu'il ait trouvé à faire de ses dons merveilleux a été d'annoncer à tout l'univers qu'il n'était pas heureux », et dont ce mot commente et résume toute l'œuvre.

Et puis, un trait particulier à ces grands déses- pérés est qu'au fond ils aiment leur ennui : ils s'en consolent en lui donnant pour cadre les plus splen- dides paysages des deux mondes; [)0ur théâtre, les plus romanesques aventures; pour expression, les phrases les plus harmonieuses et les mieux ca- dencées. Ainsi, charmés par leur tristesse même, ils se sont plu à cueillir sur toutes choses ce que Sainte- Beuve appelait « la fleur du désenchantement » et à s'enivrer du mortel parfum de ses pâles corolles.

Tout autre est Alfred de Vigny. Ce n'est pas une

108 ALFIIED DE VIGNY.

réflexion sur sa propre destinée qui l'a conduit au pessimisme, mais la vue du mal impersonnel et absolu, qui sévit indistinctement sur toutes les créa- tures.

Gomme tous les esprits de sa génération, il a subi le contre-coup des circonstances extraordinaires dans lesquelles s'est écoulée sa jeunesse. à une heure critique, dans l'ébranlement de tous les prin- cipes reçus et de toutes les doctrines consacrées, grandi au milieu d'ambitions et d'espérances déme- surées, il n'avait pu voir, au lendemain des cata- strophes de 1815 , tous les ressorts intérieurs se briser et une atonie générale succéder aux pa- roxysmes de la fièvre, sans que son âme subît aussi la contagion de la commune lassitude. Mais les enseignements sommaires que ses contemporains avaient tirés de ces spectacles ne lui avaient pas suffi; il avait presque aussitôt dépassé les étroites conclusions dont s'était accommodée trop aisément leur médiocrité spéculative; et, comme un décor magique apparu dans l'aube vaporeuse, toute une théorie du monde moral s'était esquissée dans l'ar- rière-plan de ses premiers rêves. Par un effet de l'étrange tyrannie qu'on a vu les idées exercer sur son imagination, il était dès lors revenu sans cesse à cet ordre de réflexions, ne s'en laissant distraire ni par les soucis de la vie active ni par les luttes et

CONCEPTION DE LA VIE. PESSIMISME. lO'J

les succès littéraires. Mais assurément ses concep- tions à cet égard seraient restées longtemps encore à l'état d'ébauche et de rêveries, sans la grande crise intime qui vient d'être rappelée. Alors, en effet, se produisit en lui (par quelle loi mystérieuse?) une réaction profonde du sentiment sur la })ensée. Sou- dain toutes ses vues s'élai-girent; tout son horizon s'éclaircit , et sa vision intérieure prit aussitôt l'ampleur et la solidité d'une grande doctrine j)hi- losophique.

Aussi, sa mélancolie n'a rien de vague, rien de maladif ni d'efféminé; comme elle ne se raconte pas [)Our le vain plaisir de s'offrir en spectacle au monde, clic ne se complaît en ses descriptions ni aux molles vapeurs, ni aux lutnières noyées, ni aux nuances attendrissantes. Elle est forte et simple, et la plainte qu'elle exhale est comme l'écho de celle qui depuis l'origine du monde porte au ciel la protestation de l'homme moral.

Pourtpioi le mal existe-t-il sur la terre ? Comment le concilier avec la sagesse, la justice et la bonté divines ? Pourquoi tant de douleurs imméritées, tant de souffrances inutiles ?

A ces graves questions, sa pensée n'admet qu'une réponse : contre l'homme jadis une sentence mys* lérieuse a été rendue.

La cause fut jugée par défaut puisque l'accusé n'a

110 ALFKED DE VIGXY.

pu présenter sa défense; nul considérant non plus ne motiva l'arrêt puisque jamais le condamné n'a connu son crime. « Je sens sur ma tète, écrit-il dans son Journal, le poids d'une condamnation que je subis toujours, û Seigneur! mais, ignorant la faute et le procès, je subis ma prison. J'y tresse de la paille pour l'oublier quelquefois : se réduisent tous les travaux humains. Je suis résigné à tous les maux et je vous bénis à la fin de chaque jour lors- qu'il s'est passé sans malheur. »

Contre la sentence qui l'écrase, nul recours d'ap- pel ni de revision n'est ouvert à l'homme. « Con- damnés à la mort, condamnés à la vie, voilà deux certitudes. Condamnés à perdre ceux que nous aimons et à les voir devenir cadavres, condamnés à ignorer le passé et l'avenir de l'humanité et à y penser toujours! Mais pourquoi cette condamnation? -^^ Vous ne le saurez jamais. Les pièces du grand procès sont brûlées : inutile de les cherchera «

Un seul es})oir de réparation, bien lointaine et bien insuffisante, subsiste peut-être encore pour cette victime judiciaire, celui de juger un jour son Juge. Ici, la pensée d'Alfred de ^'igny, tout impré- gnée des grandes images bibliques, semblait parfois se bercer d'étranges illusions : Un jour viendrait,

1. Journal intime, inédit.

CONCEPTION DE LA VIE. PESSIMISME. Ijl

croyait-il, la voix de tous les martyrs, de tous les affligés, de tous les déshérités aurait droit de se faire entendre. La trompette d'airain qui convoquera au Jugement dernier les races trépassées sonnera pour l'humanité l'heure des revendications solennelles. Alors, dans la vallée de Josaphat, une clameur immense accusera Dieu. « Et Dieu viendra se justifier devant toutes les âmes et tout ce qui est vie. Il paraîtra et l)arlera, il dira clairement pourquoi la création et pourquoi la souffrance et la mort de l'innocence. En ce moment, ce sera le genre humain ressuscité qui sera le juge, et l'Eternel, le Créateur, sera jugé par les générations rendues à la vie. »

L'idée la plus originale de Vigny dans cet ordre de pensées et qu'il est le premier peut-être à avoir si clairement aperçue, est que les dogmes chrétiens, |)ar leur origine comme par leur substance, sont esscnliellement pessimistes. Que la doctrine de l'Evangile, comme six siècles auparavant celle des soutras bouddhiques, soit éclose d'une conception mauvaise de la vie terrestre, d'une vue désolée des tristesses et des iniquités d'ici-bas, il n'y a point de doute. D'autre part, en professant que la race humaine est coupable du fait même de son exis- tence, en faisant planer sur les âmes la perpétuelle pensée du péché originel et de l'expiation, en pro- clamant la doctrine décourageante du petit nombre

112 ALFRED DE VIGNY.

des élus et de l'impossibilité du salut sans la grâce, en représentant la réalité de ce monde comme un mal, la terre comme une vallée de larmes et la vie comme un obstacle au seul vrai bonheur, enfin en rendant l'idée de la mort toujours terrible et toujours [)résente, la religion du Crucifié peut, à certains égards, être considérée comme l'une des plus som- bres croyances se soient attachés les instincts supérieurs de l'humanité. C'est ce qu'Alfred de Vigny a su voir mieux que personne avant lui et ce qu'il a résumé dans cette phrase de son Journal ' : « L'Evangile est le désespoir même «, et dans celte autre encore : « La religion du Christ est une re- ligion de désespoir puisqu'il désespère de la vie et n'espère cju'en l'éternité ». Mais l'expression la plus saisissante qu'Alfred de Vigny ait donnée à ses griefs contre la puissance divine est l'admirable invocation qu'il a placée sur les lèvres du Christ au Mont des Oliviers , et qui paraphrase la belle et audacieuse parole de saint Augustin : « Deus pro- prio Filio non pepercit. Dieu n'a pas épargné son Fils même ».

Seul, loin de ses disciples endormis, Jésus erre la nuit dans les rochers de Gethsémani. Une angoisse d'agonie étreint son cœur, et sa grande âme est triste jusqu'à la mort :

1. Inédil, 1835.

CONCEPTION DE LA VIE. PESSIMISME. 113

Il se courbe, à genoux, le front contre la terre; Puis regarde le ciel en appelant : « Mon père ! » Mais le ciel reste noir, et Dieu ne répond pas. Il se lève étonné, marche encore à grands pas. Froissant les oliviers qui tremblent. Froide et lente Découle de sa tète une sueur sanglante. Il recule, il descend, il crie avec effroi : « Ne pourriez-vous prier et veiller avec moi? » Mais un sommeil de mort accable les apôtres. Pierre à la voix du maître est sourd comme les autres. Le Fils de l'Homme alors remonte lentement; Comme un pasteur d'Egypte, il cherche au firmament Si l'Ange ne luit pas au (bnd de quelque étoile. Mais un nuage en deuil s'étend comme le voile D'une veuve, et ses plis entourent le désert.

Trois fois il appelle son Père, et le vent dans les oliviers répond seul à sa voix. Alors, défaillant sous le poids d'une lassitude infinie, pris d'un doute affreux sur la valeur de son oeuvre et l'utilité de son sacrifice, il s'écrie :

0 Père, encor laisse-moi vivre ! Avant le dernier mot ne ferme pas mon livre ! Ne sens-tu pas le monde et tout le genre humain Qui souffre avec ma chair et frémit dans ta main ? C'est que la Terre a peur de rester seule et veuve Quand meurt celui qui dit une parole neuve; Et que tu n'as laissé dans son sein desséché Tomber qu'un mot du ciel par ma bouche épanché.

Mais je vais la quitter, cette indigente terre, N'ayant que soulevé ce manteau de misère Qui l'entoure à grands plis, drap lugubre et fatal, Que d'un bout tient le Doute et de l'autre le Mal.

114 ALFRED DE VIGNY.

Mal et Doute! En un luot je puis les mettre en poudre. Vous les aviez prévus, laissez-moi vous absoudre De les avoir permis. C'est l'accusation Qui pèse de partout sur la créiition !

Que Lazare donc monte sur son tombeau désert! Que le souvenir lui soit rendu de ce qu'il a vu par delà le sépulcre, et qu'il révèle à haute voix le grand secret que gardent si jalousement les morts! Que l'homme connaisse enfin le mystère du monde ^t l'énigme de la Nature; qu'il sache

Si le juste et le bien, si l'injuste et le mal Sont de vils accidents en un cercle fatal Ou si de l'univers ils sont les deux grands pôles, Soutenant terre et cieiix sur leurs vastes épaules.

Et si les Nations sont des femmes guidées Par les étoiles d'or des divines idées, Ou de folles enfants sans lampes dans la nuit, Se heurtant et pleurant et que rien ne conduit ; Et si, lorsque des temps l'horloge périssable Aura jusqu'au dernier versé ses grains de sable. Un regard de vos yeux, un cri de votre voix, Un soupir de mon cœur, un signe de ma croix, Pourra faire ouvrir l'ongle aux Peines éternelles, Lâcher leur proie humaine et reployer leurs ailes.

Ainsi le divin Fils interroge anxieusement son divin Père ; mais cette fois encore Dieu reste muct. Et dans l'ombre Jésus entend soudain rôder Judas.

Le ton sur lequel Vigny a toujours soutenu sa

COXCEPTIOX DF. l.A VIF. PESSIMISME. HT)

dispute contre Dieu n'est point, ainsi qu'on le voit, celui de l'invective impie à la Byron ni celui de la dérision sacrilège. Jusque dans ses ironies les plus audacieuses, il a su garder le sérieux et le respect qui sont la condition essentielle du grand art, dans ce fragment par exemple : « Que Dieu est bon, quel geôlier adorable, qui sème tant de fleurs dans le préau de notre prison! Il y en a (le croirait-on?) à qui la prison devient si chère, qu'ils craignent d'en être délivrés ! Quelle est donc cette miséricorde ad- mirable et consolante qui nous rend la punition si douce ? Car nulle nation n'a douté que nous ne fus- sions punis, on ne sait de quoi. »

Jamais non plus son ressentiment contre l'auteur responsable des maux et des iniquités qui couvrent le monde n'a dépassé la colère sourde qui gronde dans ce morceau : « La terre est révoltée des injus- tices de la création ; elle dissimule par frayeur de l'éternité, mais elle s'indigne en secret contre le Dieu qui a créé le mal et la mort. Quand un contemp- teur des dieux paraît, comme Ajax, fils d'Oïlée, le monde l'adopte et l'aime; tel est Satan, tels sont Oreste et don Juan. Tous ceux qui luttèrent contre le ciel injuste ont eu l'admiration et l'amour secret des hommes. »

Seule, l'esquisse d'un poème il se proposait de faire l'apologie du suicide comme d'un acte de repré-

116 ALFRED DE VIGNY.

sailles contre Dieu pourrait être incriminée de blas- phème : l'àrae d'un suicidé comparaît devant Dieu qui lui dit : « Qu'as-tu fait? Pourquoi as-tu détruit ton corps? » et l'âme répond : « C est pour t'affliger et te punir. Car pourquoi m'avez-vous créé malheu- reux ? Et pourquoi avez-vous créé le mal de l'âme, le péché, et le mal du corps, la souffrance? Fallait- il vous donner plus longtemps le spectacle de mes douleurs ' ? »

]\Iais, si Dieu est aveugle et injuste, s'il inflige d'inexplicables démentis aux aspirations les plus profondes de la conscience morale, la Nature ne reste-t-elle pas à l'homme? N'est-elle pas, comme le pensaient les anciens, V Aima mater compatissante à nos maux, toujours disposée à nous ouvrir les bras, à écouter nos lamentations, à endormir nos douleurs par ses vagues complaintes ? Virgile ne nous a-t-il pas montré les lauriers et les myrtes pleurant la mort de Daphnis ?

Illiim etiain lauri, illum ctiam flcTCre myricae.

Et, plus près de nous, Gœthe ne nous a-t-il pas révélé, par l'exemple de son Faust, que la Nature est la grande consolatrice de nos misères et la sou-

1. On lit encore, dans son Journal inédit : « Si tel malheur auquel je pense m'arrivait, j'irais mettre le feu à une église pour me venger de Dieu. » {'21 février 183i.)

CONCEPTION DE LA VIE. nESSIMISME. 117

veraine réparatrice de nos fautes; qu'elle a des tré- sors inépuisables de tendresse et d'Indulgence pour qui sait l'aimer et la comprendre ; que toujours elle est prête à nous parler d'idéal, à nous rendre la santé intérieure, à renouveler le pauvre être faible et troublé que nous sommes; que seule elle procure aux esprits inquiets le repos, aux âmes affligées l'oubli, aux consciences tourmentées la paix et l'abso- lution ? Ou bien, s'il est des cœurs rebelles à cette action salutaire, le penseur ne peut-il pas trouver encore une certaine jouissance à sentir sa personna- lité s'efTacer dans la contemplation des lois immuables de Tordre éternel, à reconnaître dans les battements de son cœur les pulsations de la vie universelle, à admirer la puissance uniforme qui se déploie dans le monde par la succession des choses et le sacrilice des individus ?

Alfred de Vigny semblait plus apte qu'un autre à éprouver ces influences diverses mais égale- ment bienfaisantes de la Nature; car peu de poètes en aucun temps furent plus sensibles à la beauté pittoresque dans sa large et noble acception. Au don de voir le monde extérieur dans sa réalité objective, à la perception délicate de ses formes matérielles, de ses contours et de ses couleurs, de ses parfums et de ses murmures, il alliait une intuition profonde de' l'existence propre qui anime la Nature, du souffle

118 ALTltED DE VIGNY.

d'infini qui circule partout en elle, de la vie imper- sonnelle et supérieure que manifeste chacune de ses harmonies et de ses émanations. Faut-il rappeler ces strophes de la Maisoji du Berger?

La Katiirc l'attend dans un silence austère, L'herbe élève à tes pieds son nuage des soirs, Et le soupir d'adieu du soleil à la terre Balance les beaux lis comme des encensoirs. La forêt a voilé ses colonnes profondes, La niontagne se cache, et sur les pâles ondes Le saule a suspendu ses chastes reposoirs.

Le crépuscule ami s'endort dans la vallée

Sur l'hei'be d'émcraude et sur l'or du gazon,

Sous les timides joncs de la source isolée

Et sous le bois rêveur qui tremble à l'horizon,

Se balance en fuyant dans les grappes sauvages,

Jette son manteau gris sur le bord des rivages

Et des fleurs de la nuit entr'ouvre la prison.

Mais ce n'était point assez pour lui de soulever le voile des premières apparences et d'évoquer l'àme des choses extérieures. C'était le secret même de cette âme, le mystère d'Isis, qu'il voulait connaître. Et, comme tout à l'heure il faisait à Dieu, il presse maintenant la Nature de questions impérieuses. Pourquoi a-t-elle jeté l'homme sur la terre ? Pour- quoi lui a-t-sUe imposé de si dures conditions d'exis- tence ? Que lui veut-elle donc ? Quelles fins poursuit- elle par lui ? Est-elle méchante ou impuissante à son

CONCEPTION du: LA VIE, PESSIMISME. 119

égard? Par quelle ironie, aux jours il est le plus malheureux, se plaît-elle parfois à revêtir sa plus belle parure ? Pourquoi quand l'ame humaine est en deuil, tout peut-il être fête au dehors ?

A ces interrogations d'une dialectique passion- née , la Nature va-t-elle répondre , comme dans l'admirable prosopopée de Lucrèce, en dissertant avec l'homme pour le persuader, en motivant ses arrêts pour les justifier? Non, voici sa seule ré- ponse :

Je suis l'impassible théùti'e Que ne peut remuer le pied de ses acteurs; Mes marches d'émeraudc et mes parvis d'albâtre, Mes colonnes de marbre ont les dieux pour sculpteurs. Je n'entends ni vos cris ni vos soupirs ; à peine Je sens passer sur moi la comédie humaine Qui cherche en vain au ciel ses muets spectateurs.

Je roule avec dédain, sans voir et sans entendre,

A côté des fourmis les populations;

Je ne distingue pas leur terrier de leur cendre,

J'ignore en les portant les noms des nations.

On me dit une mère et je suis une tombe,

Mon hiver prend vos morts comme son hécatombe,

Mon printemps ne sent pas vos adorations.

Avant vous, j'étais belle et toujours parfumée, J'abandonnais au vent mes cheveux tout entiers, Je suivais dans les cieux ma route accoutumée. Sur l'axe harmonieux des divins balanciers. Apres vous, traversant l'espace tout s'élance. J'irai seule et sereine; en un chaste silence, Je fendrai l'air du front et de mes seins ailiers.

1:20 ALFIîED DE VtGiNV.

Hélas! voilà le mystère de la Nature! Voilà le secret de son immoralité transcendante, de son suprême dédain pour la vertu ! Voilà pourquoi elle nous écrase avec je ne sais quoi de si paisible dans la cruauté et de si inexorable dans l'indifférence '.

Elle est au delà de nous, indépendante, i)arfaite et se suffisant à elle-même. Nos pensées ne parviennent pas jusqu'à elle, nos paroles ne peuvent l'atteindre, et nos plaintes ni nos prières ne troublent sa séré- nité. Elle n'a qu'un souci, tourner la roue de l'uni- vers et entretenir, dans le monde, la vie par la mort et la mort par la vie.

Alors quelle duperie de l'aimer! Ne nous laissons donc plus prendre à ses sortilèges de beauté et por- tons ailleurs le tribut d'admiration que nous lui acquittions indûment. Cherchons parmi nos sem- blables quelque créature d'élite « au pur sourire amoureux et souffrant », et aimons en elle toute l'humanité douloureuse. Un soir nous la conduirons parmi les bruyères vers la Maison du Berger. Là, dédaigneux des vaines splendeurs de la nuit étoilée, nous ne lui parlerons devant ces choses éternelles que des êtres qui passent, de leurs rêves fugitifs, de leurs pensées éphémères, de leurs espoirs toujours

1. « Parloul la Nature slupidc nous insulte. » [Juiirnal d'un poHc, p. 98.)

CONCEPTION DE LA VtE. PESSIMISME. 121

déçus, de tout ce qui compose enfin « la majesté des souffrances humaines ».

Nous marcherons ainsi, ne laissant que notre ombre

Sur cette terre ingrate les morts ont passé ;

Nous nous parlerons d'eux, à l'heure tout est sombre,

tu te plais à suivre un chemin effacé,

A rêver, appuyée aux branches incertaines,

Pleurant comme Diane au bord de ses fontaines

Ton amour taciturne et toujours menacé !

Ainsi donc, abandonné de Dieu comme de la Na- ture; sans recours vers l'un, sans protection contre l'autre; seul, dans le monde, avec ses éternels et inutiles besoins de sacrifice, d'héroïsme et de dé- vouement, l'homme est la i)roie de la fatalité.' Dans sa course vers l'inconnu, nulle pensée aimante ne l'accompagne. Au milieu des forces aveugles déchaî- nées dans l'univers, il est comme un naufragé sur les flots, i)erpétuellement ballotté, entraîné vers un but toujours voilé et qui le fuira toujours.

Et pourtant, s'il est une forme d'esprit qui soit rebelle à une pareille conception de la vie et de la destinée humaines, il semble bien que ce soit celle dont on a vu qu'Alfred de Vigny était un des repré- ^ sentants les plus originaux et les plus accomplis.

Si vaste, en effet, que soit l'empire des forces fatales auxquelles nous sommes asservis, il est un domaine (jui échappe à leur action, c'est le vivant

122 ALFIŒD DE VIGNY.

univers que chacun de nous porte en soi, c'est ce monde invisible, supérieur aux api)arences qui, simple hypothèse pour le commun des hommes, est une certitude pour les idéalistes. La malignité du sort a prise sur les choses, mais non sur les idées. Or, pour l'idéaliste, que sont les choses? Le per- pétuel démenti des faits ne rend pas, à ses yeux, la beauté, la justice, la vérité, la poésie, la religion moins sacrées ni moins vraies. A qui édifia dans son âme la Cité de Dieu, qu'importent les misérables constructions des cités humaines? La foi des martyrs ne s'est jamais affirmée plus hautement qu'à l'instant même elle recevait de la réalité la plus brutale dénégation, et c'est aux heures les plus sombres de l'histoire que se sont produits les plus beaux spectacles de l'ordre moral et intellectuel, les mer- veilles les plus délicates du sentiment esthétique et religieux.

Par quelle étrange contradiction avec soi-même, par quel oubli de sa nature intime, Alfred de Vigny en vint-il donc au pessimisme?

Non, il n'y eut de sa part ni contradiction, ni oubli; mais le dernier et le plus terrible effet de la crise intime, dont on a lu plus haut le récit, devait être de lui enlever sa foi même à l'idéalisme. Quand il s'éveilla de la torpeur morale cette crise l'avait plongé, il vit clairement que les grandes et belles

CONCEPTION DE LA VIE. PESSIMISME. 123

Idées, qui naguère avaient enchanté son rêve, n'étaient que chimères, qu'il avait prodigué à de vains fantômes les trésors de son âme, et que tout sur terre n'était que mensonge et illusion. Pris d'amers regrets, il s'en voulut comme d'un crime d'avoir si longtemps sacrifié « à la superstition des amours ineffables ».

Et, dans le temps même qu'il écrivait la Colère de Samson , il jetait cette note sur son Journal intime :

« La seule fin vraie à laquelle l'esprit arrive, en pénétrant tout au fond de chaque j)erspective, c'est le néant de tout. Gloire, amour, bonheur, rien de tout cela n'est complètement. Donc, pour écrire des pensées sur un sujet quelconque et dans quelque forme que ce soit, nous sommes forcés de com- mencer par nous mentir à nous-mêmes, en nous figurant que quelque chose existe et en créant un fantôme pour ensuite l'adorer ou le profaner, le grandir ou le détruire. Nous sommes des don Qui- chottes perpétuels et moins excusables que le héros de Cervantes, car nous savons que nos géants sont des moulins et nous nous enivrons pour les voir géants. »

Ainsi, l'idéal même, cette suprême illusion des grandes âmes, se réduisait à néant. Alors rien ne subsista plus dans le cercle dévasté de sa pensée.

124 ALFRED DE VIGNY.

une nuit profonde l'enveloppa de toutes parts, et il se fit un vide effrayant dans son cœur.

L'originalité de Vigny dans ce désastre moral fut encore de n'écouter aucune des suggestions aux- quelles succombent en pareil cas les natures vul- gaires, de ne se laisser aller ni au découragement, ni à la colère, et d'apercevoir qu'un seul parti était digne de lui : la résignation.

Mais quelle résignation fut la sienne! Assurément, elle n'avait rien de commun avec la soumission inerte et presque inconsciente des âmes faibles qui, ne sachant qu'endurer et non souffrir, plient sous la force des choses comme les animaux s'inclinent sous le joug. D'autre part, ce ne pouvait être la philo- sophie désabusée, le fatalisme épicurien que prêche V Ecclésiaste, car, s'il est persuadé de la suprême ironie des choses, s'il proclame que c'est folie de vouloir concilier la justice de Dieu avec le train du monde, le sceptique hébreu, loin de déclarer la vie mauvaise, prend volontiers son parti du sort moyen des hommes et sait trouver encore quelque douceur aux jouissances terrestres après les avoir reconnues vaines. Ce ne pouvait être non plus l'acquiescement délibéré du stoïcien antique aux pi'escriptions établies par les dieux, la sereine et virile acceptation des lois imnmables de l'ordre universel. Encore moins ce pouvait-il être l'adhé-

CONCEPTION DE LA VIE. PESSIMISME. 125

sion libre et joyeuse du chrétien aux volontés mystérieuses de la Providence, puisqu'un tel sen- timent suppose c{ue la bonté divine est infinie et cpie la réparation des iniquités de ce monde s'accom- plira dans un autre. Ce fut une résignation sans confiance et sans amour, mais sans illusion ni faiblesse.

Et d'abord il s'interdit tout enthousiasme et toute espérance : « L'espérance est la plus grande de nos folies, et la source de toutes nos lâchetés ». Mais, par respect pour nous-mêmes, que notre désespoir soit « paisible, sans convulsions de colère et sans reproches ». Trêve aussi de questions indiscrètes à Dieu. Puisqu'ici-bas tout est mystère, hormis notre souffrance; puisque jamais la plainte des créatures n'est montée jusqu'au ciel; puisque, à ra|)j)el de Jésus même, le soir de Gethsémani, Dieu est resté sourd, cessons de l'interroger désormais, rendons- lui ses dédains.

Et ne répondons plus que pai- un froid silence Au silence éternel de la Divinité.

Et quand notre heure dernière aura sonné, que notre agonie aussi soit muette, impassible et sans faiblesse. Prenons exemple sur le fauve qui, traqué par les chasseurs, transpercé de coups, déchiré par les chiens , perdant le sang par vingt blessures,

126 ALFRED DE VIGNY.

s'arrête, se couche, et regardant froidement ses agresseurs, meurt sans jeter un cri.

Gomment on doit quitter la vie et tous ses maux,

C'est vous qui le savez, sublimes animaux!

A voir ce que l'on fut sur terre et ce qu'on laisse,

Seul le silence est grand : tout le reste est faiblesse.

Ah! je t'ai bien compris, sauvage voyageur,

Et ton dernier regard m'est allé jusqu'au cœur !

Il disait : Si lu peux, fais que ton âme arrive,

A force de rester studieuse et pensive,

Jusqu'à ce haut degré de stoïque fierté

Où, naissant dans les bois, j'ai tout d'abord monté.

Gémir, pleurer, prier, est également lâche.

Fais énergiquement ta longue et lourde tâche

Dans la voie le sort a voulu t'appeler,

Puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler.

Le silence, telle fut donc sa conclusion dernière sur la vie.

« Se soumettre à ce qui est inévitable, a dit Gœthe, voilà le thème de toutes les religions »... et le dernier mot de toutes les philosophies, aurait- il pu ajouter. Se passer d'espérances; contempler les choses sous leur vrai jour, sans illusion comme sans colère ; reconnaître que le problème de la destinée humaine est un cercle sans issue ; se voiler la face devant le mystère infini de l'âme et du monde; et ne pas s'épuiser à vouloir concilier les affirmations de la conscience morale avec les démentis de la réalité, peut-être, en effet,

CONCEPTION DE LA VIE. PESSIMISME. 127

est la vraie sagesse, la seule science qui ne trompe jamais.

On aperçoit ici la cause dernière et profonde de la longue stérilité littéraire d'Alfred de Vigny. Ecrire, c'eût été se i)laindre : il n'écrivit plus. Les rares et superbes morceaux poétiques qu'il composa sous l'inspiration de son pessimisme ne furent qu'autant de cris arrachés h. son âme par l'excès de la souffrance. « Je n'ai rien voulu donner à la Reçue des Deux Mondes depuis le Mont des Oliviers,

écrivait-il à son ami le marquis de la Grange

Je fais d'autres poèmes encore. Mais qu'ils soient imprimés ou non, que m'importe? Mon cœur est un peu soulagé quand ils sont écrits. Tant de choses m'oppressent que je ne dis jamais! C'est une saignée pour moi que d'écrire quelque chose comme la Mort du Loup. »

Sur cette sombre physionomie, un trait reste encore à préciser, qui la rend infiniment sympa- thique, la douceur.

Dans les âmes que le pessimisme a ravagées, quand tout est ruine et désert, quand un vent de mort a tout desséché et tout flétri, quand tout es- poir de floraison ultérieure semble à jamais perdu, il n'est pas rare qu'une source mystérieuse jaillisse soudain des profondeurs de l'être et ramène un peu de vie morale sur les esj)aces dévastés. Un senti-

128 ALFHED DE VIGNY.

ment nouveau naît alors des débris du passé, et la tendresse des anciens jours réapjjaraît sous la forme d'une pitié immense pour l'humanité souffrante.

Ce fut le cas de Vigny. Lorsqu'il eut touché aux limites dernières de son pessimisme, je dirais presque de son nihilisme, toute sa puissance d'aimer lui revint soudain au cœur et s'épancha à grands flots « sur ses frères de douleur, sur tous les pri- sonniers de cette terre, sur tous les hommes ».

Sa compassion avait été jadis aux héros de la souffrance, aux martyrs fameux du génie, de l'amour, de l'honneur, à Moise, à Roland, à Chatterton, à Chénier, etc. Ses clients préférés furent dès lors les humbles, les anonymes, les résignés, la foule obscure des grandes âmes qui s'exercèrent dans de petits destins. A la différence pourtant de la com- misération vague et universelle, du Misereor super tiirhas, que les apôtres du pessimisme russe ré- pandent aujourd'hui sur les multitudes, la pitié de Vigny savait aussi se ramasser, se concentrer sur les personnes. Tout malheur éclatant dans le cercle, non seulement de son intimité, mais de la plus lointaine connaissance, se répercutait en lui avec une vivacité extraordinaire. Sa correspondance et son Journal surtout en fourniraient d'innombrables preuves; il écrit par exemple : « Vingt fois pai* heure je me dis : Ceux que j'aime sont-ils contents?..

CONCEPTFON DE LA VIE. PESSIMISME. 129

Je pense à celui-là, à celle-ci que j'aime, à telle per- sonne qui pleure : vingt fois par heure, je fais le tour de mon cœur »; et encore : « 11 m'est arrivé de passer des jours et des nuits à me tourmenter extrê- mement de ce que devaient souffrir les personnes qui ne m'étaient nullement intimes et que je n'ai- mais pas particulièrement. Mais un instinct involon- taire me forçait à leur faire du bien sans le leur laisser connaître. C'était V entliousiasnie de la pitié, la passion de la honte que je sentais en mon cœur. »

On voit ainsi que, par le point d'arrivée comme par le point de départ, le pessimisme de Vigny se distingue nettement de celui des René, des Manfred et des Sténio romantiques. La séparation hautaine que ces illustres désespérés cherchaient à élever entre eux et le commun des hommes, le contraste qu'ils affectaient d'établir entre leur infortune per- sonnelle et la condition des vulgaires mortels, enfin la prétention de voir dans leur souffrance particu- lière le triste privilège et comme la rançon de leur fatale grandeur, font place chez Alfred de Vigny à un sentiment d'étroite communion avec l'humanité, à une pitié sans bornes pour les misères qu'elle renferme, à une sympathie profonde pour tous les muets acteurs du drame lamentable qui se joue dans l'univers.

9

130 ALFRED DE VIGNY.

Mais un caractère plus important donne une haute valeur au pessimisme d'Alfred de Vigny : la sin- cérité, une absolue sincérité. Jamais, je crois, l'on n'écrivit plus simplement, pour soi-même, pour soi seul, à seule fin de soulager son cœur, pru reniedio animée suse. Il n'est pas un feuillet du Journal intime la critique la plus exercée puisse trouver trace de dilettantisme ni de déclamation. Une concordance parfaite a toujours existé entre les sentiments de l'homme et les doctrines de l'écrivain : tous les rêves de l'un, même les plus sombres, ont été vécus par l'autre. Le détachement qu'il est, à la rigueur, permis au philosophe de professer k l'égard d'une œuvre de dialectique et de théorie ne pouvait non plus se con- cilier avec une si puissante sensibilité poétique. Il était loisible, par exemple, à Scho[)enhauer, qui fut si désespéré en théorie, de conserver en pratique (ses lettres le prouvent) un certain fonds de gaieté; mais Vigny avait engagé toute son àrae, tout son être intime dans sa théorie du monde moral. Aussi, quel admirable manuel de désespérance l'on com- poserait avec les Destinées, le Journal intime et quelques lettres choisies! Si la mode était encore des gravures emblématiques qu'on voit au frontis- pice des vieux livres, on mettrait ici la Melancolia du maître de Nuremberg : cette tragique figure, au regard tendu vers l'infini, au poing serré, aux ailes

CONCEPTION DE LA VIE. PESSIMISME. 131

pour jamais reployées, ferait bien en tête des pages éloquentes les troubles intérieurs d'une grande âme se sont exprimés avec un accent si pénétrant. Et, pour épigraphe, l'on inscrirait encore cette phrase du sage inconnu qui, dans les anciens jours, inaugura la dispute sublime de la conscience humaine et de la Divinité : « Plût à Dieu qu'on pesât mes plaintes et que mes maux fussent mis en balance ! ceux-ci paraîtraient plus lourds encore que le sable de la mer; car j'ai parlé dans l'oppression de mon âme et gémi dans l'amertume de mon cœur. » Sans doute, la lecture assidue d'un tel manuel serait funeste au plus grand nombre, car elle laisserait dans leur cœur un vide cruel et ferait bientôt de leur âme un lieu de silence et de mort. Mais peut-être serait-elle salutaire à quelques-uns. C'est une pensée ancienne déjà que l'adieu au bonheur est le moyen le plus assuré de trouver le bonheur. Qui sait donc si, dans une aussi complète abdication de tout espoir et de toute joie, il n'y aurait pas pour certaines âmes, pour celles-là précisément qui croient n'avoir plus de motif de vivre, un principe secret de renaissance et de suprême enchantement?

IV

DERNIÈRES ANNÉES. L'HOMME ET L'ŒUVRE

Vingt-cinq années durant, il vécut dans ces pen- sées, dans cette grande tension d'âme.

Retiré d'habitude au fond de la Charente, sur sa terre du Maine-Giraud, réduit à la société perpé- tuellement silencieuse de Mme de Vigny, il restait des mois entiers à songer et à lire. A peine si quel- ques heures données le matin au sommeil interrom- paient sa rêverie, car c'était encore la nuit que le fardeau de la vie lui paraissait le moins insuppor- table, et ce n'était guère avant le jour qu'il tentait de s'endormir : « Savez-vous, écrivait-il à une amie, savez-vous rien de plus triste que l'affreuse aurore?

DERNIERES ANNEES. L HOMME ET L ŒUVRE. 183

Comme elle apporte avec elle l'humidité et le frisson du matin, les rosées malsaines et glaciales! Que de fois je lui ai fermé les rideaux les plus sombres avec indignation, en rallumant les bougies qui ne prennent pas comme elle un air de gaieté indifférente. Elles sont un peu mélancoliques comme la vie et se consument lentement comme nous. Je les ai en ce moment et je me trouve plus à l'aise avec elles, après minuit, qu'à la lueur du jour bruyant pour causer avec vous, enfant chérie, que j'ai vue au berceau et qui ne devriez jamais souffrir.... * »

Parfois pourtant un souffle ancien de douce poésie revenait tempérer les âpres rigueurs de sa solitude ou ramenait son âme vers des régions plus sereines, comme l'atteste cette lettre qu'il adressait à Barbier, l'auteur des ïambes et à' Il Pianto : « Je viens de relire votre traduction de Jules César et de la lire tout haut ce soir à Lydia, mon amij j'ai joué la pièce aussi, faisant entrer en moi successivement toutes les grandes âmes des personnages de Shakespeare, comme l'eût fait un acteur. De cette manière n'avez- vous pas éprouvé que l'on jouit mieux des grandes choses ? Nos énormes fenêtres étaient ouvertes, et tandis que la lampe et les bougies nous éclairaient à l'intérie-ur, les bois et les rochers étaient éclairés

1. Lettre inédite à Mme Lachaud, 1855.

134 ALFRED DE VIGXY.

par la lune. Il me paraissait que les vieux chênes écoutaient le vieux poète. Voilà ma salle, mes décors et mon public. J'ai été mieux que jamais en face de l'àme de Shakespeare, et j'ai besoin d'en causer avec vous. » Et après de longs développements d'une haute et fine critique, la lettre se fermait sur cette impression de fraîcheur et de repos. « Je n'ai voulu vous dire que cela, ce soir, par cette belle nuit calme dont Shakespeare et vous avez fait les frais. J'ai sous les yeux des collines aussi vertes que vos chères collines d'Irlande, et des prés que six fon- taines arrosent éternellement ; ce sont des sources qui portent des noms charmants dans le langage gaulois et demi-latin de nos paysans *. »

Mais ces retours de douceur étaient rares, et ce qu'il avait appelé autrefois « le calme adoré des heures noires » lui était interdit à jamais.

Il ne passait plus à Paris que trois ou quatre mois par an. Quelques amis venaient alors le voir, il retournait aux séances de l'Académie, un peu de vie semblait renaître autour de lui; mais bien que le monde cherchât encore à l'attirer, il se prêtait fort peu à ses avances. D'ailleurs, personne n'avait eu confidence du secret douloureux qu'il portait en lui. Sa plus ancienne et plus intime amie, la

1. Inédite, 11 mars 1849.

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marquise de la Grange, qui cherchait à l'attirer et le distraire chez elle, recevait pour toute réponse à ses instances affectueuses des lettres telles que celle-ci : « Avant-hier, mercredi, je vous ai écrit un billet tout rempli de regrets. Je vous disais qu'il ne faut plus jamais m'inviter à dîner. J'ai le cœur serré de mille tristesses et je ne pourrais pas sourire un moment, même près de vous. Vous m'en deman- deriez la cause , et ce serait pour vous un grand ennui que de l'entendre et pour moi un vrai sup- plice que de la dire. Ne m'interrogez jamais. Il y a tant de choses auxtpiellcs Dieu seul peut quelque chose !... »

Dans le monde, sa réserve était plus grande encore, et, à voir ses dehors paisibles, la placidité olym- pienne de son visage et la beauté calme de ses atti- tudes, personne ne se doutait que son âme fût atteinte mortellement et que le sang coulât goutte à goutte de son cœur.

Une expression qui revient fréquemment sous sa plume traduit bien son tourment durant ces dernières années : « Implora pace ». C'était une épitaphe gravée sur une tombe de femme et qu'il avait recueillie dans la correspondance, alors récemment publiée, de lord Byron ^ Il se la répétait tout bas, s'en faisant à

1. Voici le curieux passage de cette correspondance

136 ALFRED DE VIGNY.

lui-même la continuelle application, et il écrivait dans son Journal sous les deux mots italiens : « Quelle paix implores-tu? Est-ce la paix du tombeau? L'as- tu trouvée du moins? Si tu ne l'avais pas? Si le tom- beau était bruyant comme la vie, si tu entendais là, jusqu'à la dissolution de tout ton corps, le bruit des monstres qui te dévorent? Si ton âme entendait pour l'éternité le bruit des gémissements de la nature?

Vigny a évidemment relevé cette épitaphe, bien qu'il n'en ait pas indiqué la provenance :

Lord Bijron à M. Iloppner, Consul d'Angleterre à Venise.

« Bologne^ 6 juin 1810.

a J'ai découvert au cimetière de la Gertosa une ou plulùl deux belles épitaphes. L'une disait :

« Et l'autre

Martini Luigi Implora pace^

Lucrezia Picini Implora cterna quiète.

« Et c'était tout. Mais il me semble que ces deux ou trois mots résument tout ce que l'on peut penser sur un pareil sujet; et la douceur de la langue italienne leur prête une exquise mélodie. Espoir, doute, humilité, ils expriment tout. Et peut-il être rien de plus pathétique et de plus réservé à la fois que cette prière : Implora. Elle et lui, tous deux sont las de la vie, ils ne souhaitent plus que le repos, ils l'im- plorent pour l'éternité. Cela est beau comme une belle épi- taphe grecque.

« De grâce, si vous résidez encore à Venise quand on m'y enterrera, faites graver sur ma tombe ces deux mots : Implora pace, et rien de plus. Je ne connais rien, chez les Anciens ni chez les Modernes, qui, à cent fois près, me satisfasse autant.... »

DERNIERES ANNEES. L HOMME ET L ŒUVRE. 137

« Pauvre femme! pauvre femme! qu'avais-tu fait, qu'avais-tu souffert pour parler ainsi, et quelle main a écrit sur ta tombe le cri de ta vie ?

« Et moi, pourquoi me suis-je souvenu de ces mots depuis que je les ai lus dans les lettres du voyageur divin qui a rencontré ta tombe?

« C'est que j'entends mon cœur qui, enfermé dans ma poitrine comme dans une tombe, implore la paix comme toi. »

Et la même supplication reparait sans cesse dans sa correspondance avec son amie la marquise de la Grange : « Implora pace ! » C'est le cri de Lucrèce, qui est aussi celui de Pascal : « Placidam paccm ! La paix! la paix ! »

Au point s'était élevée sa pensée, elle échap- pait aux chagrins vulgaires, aux soucis mesquins qui assombrirent la vieillesse de tant d'écrivains illustres; et, quoi qu'on en ait dit, les déceptions personnelles qu'il avait pu éi)rouver comptaient pour peu dans sa tristesse. Il avait assisté sans récrimi- nation ni rancune à l'échec de la grande expédition romantique, au naufrage en vue des tenues pro- mises, à la discorde et à la dispersion des chefs. Il avait vu sans amertume les faveurs du public s'éloigner de lui, et entendu sans jalousie les cla- meurs tumultueuses qui glorifiaient ses rivaux. Il se résignait sans murmure à la loi fatale (pii n'assigne

138 ALFRED DE VIGNY.

aux talents les plus originaux qu'un temps pour cap- tiver les esprits, et qui les remplace aussitôt par des talents plus jeunes. La Divine Comédie lui était trop familière pour qu'il ne connût pas les paroles mélancoliques que le peintre Otleric adresse à Dante, au XI^ chant du Purgatoire : « Après moi, disait cette âme en pâlissant, après moi Francesco de Bo- logne a tout l'honneur; après Cimabue, Giotto, de sorte (jue la renommée de l'autre est déjà obscurcie; après le premier Guido, un second Guido aj)paraît. Le bruit du monde n'est qu'un souffle de vent qui vient tantôt d'ici, tantôt de là, et change de nom en changeant de direction. »

Les causes de son désespoir étaient, on l'a vu, plus hautes et i)lus nobles.

N'ayant donc rien à regretter de cette vie, il atten- dait la mort sans crainte, sans impatience pourtant, puisque rien ne l'assurait que le tombeau ne ménage pas à l'homme une suprême déception.

Il entrait dans la vieillesse lorsqu'il subit les premières atteintes d'un mal terrible, impitoyable, le cancer. Alors, après les tourments du cœur et de la pensée, il connut aussi, jusqu'à l'excès, la douleur physique. La pire de toutes les souffrances, celle-ci, parce qu'elle est la plus inexplicable et la plus inu- tile, parce qu'à un certain ilegré elle atteint aussi le moral et qu'à la longue, suivant la belle parole de

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sainte Thérèse, « elle réduit l'âme à ne savoir plus que devenir ». Il supporta avec un courage héroïque cette épreuve nouvelle. Son souci de la pudeur et une répugnance instinctive des laideurs physiques l'empêchaient de nommer son mal. Quand par hasard il en parlait, il trouvait moyen de l'en- noblir par sa façon poétique de le désigner ou d'en décrire les ravages. « Je suis, écrivait-il à un ami, accablé des lassitudes de cette lutte contre le vau- tour que Prométhée m'a légué. Il me dévore avec une cruauté inouïe '. »

Le 17 septembre 1863, après une lente agonie, son corps cessa de souffrir; et, si la mort est, comme le croyait Platon, « un sommeil sans aucun songe », si vraiment elle procure la paix et l'oubli, son âme aussi connut enfin le repos.

Tel fut l'homme. Quelle trace laissait-il derrière lui?

A le considérer d'abord comme écrivain, Alfred de Vigny se détache, avec un caractère de grande originalité, des autres Romantiques. Sous certains rapports, même, il fait avec eux un contraste absolu. A leur brillante facilité, à leur prodigieuse abon- dance, au luxe outré de leur palette, il oppose un

1. Lettre inédite à M. Ratisbonne, 16 février 18G2.

140 ALFUED DE VIGNY.

Style toujours simple, i)ur, diaphane, un sentiment délicat de la couleur, un souci constant de la ligne, une forme d'une correction et d'une chasteté par- faites. Et pourtant, avec cette recherche de la forme, nul écrivain n'eut plus que lui le mépris de la phrase. La haute idée qu'il se faisait de la littérature et le respect qu'il portait à sa pensée lui inspiraient une répugnance invincible pour les procédés de style et les effets de période dont les Romantiques et, plus qu'eux tous , Chateaubriand leur maître , ont tant abusé. On connaît le singulier aveu de Chateaubriand à Joubert dans un récit de voyage nocturne : « Un petit bout du croissant de la lune était dans le ciel, tout justement pour m'empêcher de mentir, car je sens que si la lune n'avait pas été là, je l'aurais tou- jours mise dans ma lettre, et c'eût été à vous de me convaincre de fausseté l'almanach à la main ». Cette façon de sacrllier Tinlégrité de sa pensée ou l'exactitude de ses impressions à l'harmonie de la phrase et à l'effet pittoresque du morceau révoltait Alfred de Vigny. « Le malheur des écrivains est qu'ils s'embarrassent peu de dire vrai pourvu qu'ils disent, lit-on sur un feuillet de son Journal. Il est temps de ne chercher les paroles que dans sa con- science. » Et quelques pages plus loin : « Ce qui manque aux lettres, c'est la sincérité. Après avoir vu clairement que le travail des livres et la recherche

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de l'expression nous conduit tous au paradoxe, j'ai résolu de ne sacrifier jamais qu'à la conviction et à la vérité, afin que cet élément de sincérité complète et profonde dominât dans mes livres et leur donnât le caractère sacré que doit donner la présence divine du vrai. »

Avec la sincérité, Vigny a possédé, à un haut degré, un don qui n'aura pas été moins rare en ce siècle, le goût. Le goût dans l'art d'écrire! le tact littéraire, le sens de la mesure, la perception des nuances, l'instinct de ce qu'il faut exprimer et taire, insinuer et sous-entendre! Même dans ses innova- tions de forme, dans ses hardiesses de style, il a su se montrer discret; jamais il n'a fait violence au génie de la langue française, et l'on peut lui apjili- quer sans réserve l'éloge que Quintilien décernait à Horace : « Verhis felicissiinc audfn». C'était chez lui d'ailleurs un principe arrêté que l'art implique le choix. Ni idéaliste ni réaliste, au sens exclusif et opposé qu'ont pris ces termes, il voulait qu'on obser- vât scrupuleusement la nature, qu'on la serrât de près, mais pour l'interpréter, la rendre avec émotion, en dégager le sens intime, et non j)our l'imiter et la copier servilement. « A quoi bon les arts, a-t-il dit, s'ils n'étaient que le redoublement et la contre- épreuve de l'existence? Nous ne voyons que trop autour de nous la triste et désenchanteresse réalité ! »

142 ALFBED DE VIGNY.

Les trois nouvelles qui composent le volume de Ser- vitude et Grandeur militaires sont, à cet égard, des modèles de composition romanesque qui ne seront jamais dépassés, autant du moins que restera vraie cette formule Vigny résumait toute sa doctrine littéraire : « L'art est la vérité choisie ».

Si, comme versificateur, Alfred de Vigny n'égale pas les grands virtuoses de son temps, si certaines qualités d'éclat et de rythme lui ont manqué sou- vent, si l'art de s'exprimer en phrases harmonieuses et pondérées, en longues périodes nombreuses et cadencées a trouvé de plus habiles interprètes, la cause en est moins à l'insuffisance de son génie poé- tique qu'à la nature de son inspiration, aux lois mêmes de la poésie, à l'antinomie secrète et irréduc- tible qui existe entre l'art et la pensée. Quand donc Théophile Gautier lui reprochait d'avoir trop peu accordé à la rime, sa critique n'était fondée qu'en fait; car la rime riche, indispensable aux œuvres de l'imagination descriptive, n'a ni possibilité ni raison d'être dans les poèmes dominent le sentiment et l'idée. Mais, cela dit, il faut reconnaître à sa poésie quelque chose de grand, de simple et de solennel qui n'appartient qu'à elle, et admirer dans les stro- phes de Moïse, dans les imprécations de Samson, dans les terze rime des Destinées, la majestueuse simplicité des plus beaux versets hébraïques.

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D'ailleurs, la véritable originalité de Vigny n'est pas dans ces questions de facture : elle est d'abord dans le rôle de précurseur qu'il a joué sur la scène littéraire. Que l'on se reporte en effet par la pensée aux environs de l'année 1822 : des trois poètes qui, pour leurs débuts, venaient de publier les Médita- tions, les Poèmes antiques et modernes et les Odes, un seul avait à cette heure l'instinct de la rénovation qu'appelait la poésie française et le sens des formes par lesquelles elle devait s'accomplir; et ce n'était pas Lamartine, et certes non plus ce n'était jias Hugo.

Sainte-Beuve l'a dit avec autorité : il y a tout à la fois dans Lamartine commençant du INIillevoye, du Voltaire (celui des belles épîtres) et du Fontanes; et Victor Hugo procède sans disparate de ses de- vanciers lyriques. « Mais chez Alfred de Vigny on cherche vainement union et parenté avec ce qui pré- cède en poésie française. D'où sont sortis en effet Moïse, Eloa, Dolorida? Forme de composition, forme de style, d'oîi cela est-il inspiré? Si les poètes de la Pléiade de la Restauration ont pu sembler à quel- ques-uns être nés d'eux-mêmes sans transition jM'ochaine dans le passé littéraire, déconcertant les habitudes du goût et de la routine, c'est bien sur Alfred de Vigny c|ue tombe en plein la remar- que. »

1/,/t ALFRED DE VIC.NY.

Dans le recueil même qui porte la date de 1822, bien avant que le futur auteur de la Légende des siècles naquît au romantisme, Alfred de Vigny se proposait déjà de raconter en une série de petites épopées les migrations de l'âme humaine à travers les âges : « On éprouve, disait-il dans sa Préface, un grand charme à remonter par la pensée jusqu'aux temps antiques : c'est peut-être le même charme qui entraîne un vieillard à se rappeler ses premières années d'abord, puis le cours entier de sa vie. La poésie, dans les âges de simplicité, fut tout entière vouée aux beautés des formes physiques de la nature et de l'homme; chaque pas qu'elle a fait ensuite avec les sociétés vers nos temps de civilisation et de douleur, a semblé la mêler à nos arts ainsi qu'aux souffrances de nos âmes. A présent, enfin, sérieuse comme notre Religion et la Destinée, elle leur em- prunte ses plus grandes beautés. Sans jamais se décourager, elle a suivi l'homme dans son grand voyage comme une belle et douce compagne.

« J'ai tenté dans notre langue quelques-unes de ses couleurs, en suivant sa marche vers nos jours. »

Et la disposition des poèmes qu'annonce cette Préface est tripartite aussi comme sera celle de la Légende clés siècles : « Poèmes antiques, poèmes judaïques, poèmes modernes ». « Livre mystique, livre antique, livre moderne ».

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Mais le nom de précurseur serait un vain litre s'il suffisait pour le mériter d'avoir aperçu le pre- mier une voie nouvelle, d'avoir de loin salué le but et de ne s'en être jamais plus approché.

Dans une direction au moins, Alfred de Vigny a été véritablement novateur, au sens le plus large et le plus méritoire du mot : il a créé la poésie philo- sophique en France. Jusqu'à l'apparition de Jocelyn en 183G, on ne dépassait guère, en effet, l'ode, la ballade et l'élégie, et nul poète, l'auteur de Moïse et à'Eloa excepté, ne se doutait que la musique des vers pût traduire des idées abstraites et rendre sen- sibles des thèses morales.

Cette priorité dont il savait tout le prix, Alfred de Vigny la revendiquait hautement. « Le seul mérite, écrivait-il dans une de ses Préfaces, le seul mérite qu'on n'ait jamais disputé à ces compositions, c'est d'avoir devancé en France toutes celles de ce genre dans lesquelles une pensée pliilosopliique est mise en scène sous une forme épique ou dramatique. Dans cette route d'innovation l'auteur se mit en marche bien jeune, mais le premier. »

Mais ce n'est pas seulement la priorité dans l'ordre des dates qu'il aurait eu droit de réclamer sur ses concurrents : il a été, à son heure, le plus haut re- présentant de la pensée poétique. Si Lamartine sem- ble, en effet, ])lus riche, s'il a le vol plus majestueux,

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146 ALFRED DE VIGNY.

l'essor de Vigny est plus puissant et plus assuré : autant la philosophie du chantre des Harmonies est nuageuse et inconsistante, autant celle du poète des Destinées est forte et substantielle, parce que l'une s'inspire plus des sentiments que des idées, tandis que l'autre, dépassant de bien loin la sphère étroite des émotions intimes, s'édifie sur une grande con- ception générale des choses.

Et par aussi, par la force et l'étendue de sa pensée, par le sens profond qu'il eut de l'au-delà, par l'intensité du rêve intérieur qu'il porta en lui et dont sa poésie garde la vertu communicative, Alfred de Vigny est infiniment supérieur à Victor Hugo, dont le génie est ailleurs : dans la puissance de l'imagination créatrice et la maîtrise souveraine de l'exécution.

Mais nulle part peut-être cette supériorité de la pensée poétique ne s'est plus nettement affirmée chez Vigny que dans celles de ses œuvres dont le point de départ était précisément le plus éloigné du do- maine de l'intellect, et personne n'a mieux compris que lui cette vérité proclamée par Hegel, que « les passions de l'âme et les affections du cœur ne sont matière de pensée poétique que dans ce qu'elles ont de général, de solide et d'éternel ». Aussi est-il le seul de nos poètes qui ait eu une vision supérieure de la femme et de l'amour. Et pour s'en convaincre,

DERNIÈRES ANNÉES. l'hOMME ET l'œuVRE. 147

il suffit de relire à la suite les quatre grands mor- ceaux que la poésie amoureuse, comme on disait jadis, a produits en ce siècle, le Lac^ la Tristesse cT Olympia, le Souvenir et la Colère de Samsoii.

Lamartine n'a connu de l'amour que les extases tranquilles, les épanchements sacrés les sens n'ont point de part, les émotions nobles et suaves qui ne laissent ni trouble ni remords, et il s'en est fait une sorte de religion sublime et passionnée, dont le Lac est le plus bel hymne, mais l'image de la femme est si vague et si lointaine qu'elle semble presque absente.

Qu'est-ce, d'autre part, que la Tristesse d'Olympio, sinon un admirable lieu commun poétique, un ma-^ gnifique étalage des souffrances du cœur, un mor- ceau de lyrisme égal aux plus belles canzoni des maîtres italiens, mais d'où nulle idée de l'amour ne se dégage, parce que tout y est factice, que nul cri de l'àme ne s'y fait entendre et que nulle trace de jiassion vraie ne s'y révèle?

Par excès contraire, la même critique s'applique au Souvenir : il a été écrit sous le coup d'une émo- tion trop voisine encore des événements qu'il rap- pelle, et l'imagination de l'auteur, asservie à une mémoire implacablement (idèle, comme il advient d'ordinaire à ceux dont la volupté est le seul prin- cipe d'inspiration, est loin d'avoir achevé son office

148 ALFRED DE VIGNY.

qui est d'épurer les passions du poète de ce qu'elles ont d'individuel et d'accidentel pour en dégager ce qu'elles contiennent d'impérissable et d'universel.

Seul Alfred de Vigny, dans la Colère de Samson,. s'est élevé jusqu'à une conception générale de la femme et de l'amour, conception grandiose et tra- gique, on l'a vu, et comparable à celle dont la tris- tesse désabusée de V Ecclésiaste nous a légué la for- mule : « La femme est plus amère que la mort, et ses bras sont comme des chaînes ».

C'est par ce caractère d'universalité, dont tous ses écrits portent la marque profonde, qu'Alfred de Vigny est assuré de vivre dans l'avenir. Une génération distraite a pu le négliger parce qu'il a cherché de préférence ses sujets en dehors des préoc- cupations de son entourage et qu'il a le plus souvent habité une région supérieure aux vicissitudes de son époque. Mais ce qui lui aura nui auprès de ses contemporains le servira devant la postérité. Et lorsque, dans notre littérature, il ne restera plus du t-omantisme qu'une faible trace avec de grands noms, l'auteur des Destinées trouvera encore un puissant écho dans les âmes. Ce n'est, en effet, ni l'harmonie du style, ni l'éclat des images, ni même la vivacité des impressions qui sauvent une oeuvre de l'oubli. On ne survit à soi-même qu'à la condition d'avoir lixé dans une forme expressive et originale quel-

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ques-uns des sentiments et des soucis éternels de riiorarae. « On ne mérite pas le nom de poète tant que l'on n'exprime que des idées ou des émotions personnelles, et celui-là seul en est digne qui sait s'assimiler le monde. » Si cette belle parole de Gœthe est vraie, s'il n'est de véritable poésie que celle qui implique un système sur les choses divines et les choses humaines, Alfred de Vigny est assurément l'un de nos plus grands poètes; car nul n'a réalisé en lui une vision plus complète de l'univers, et nul n'a posé avec plus de hardiesse le problème de l'âme et celui de l'humanité. A ce titre même, il n'appartient pas seulement à notre littérature natio- nale; il a sa place marquée aussi dans l'histoire générale des esprits, dans la lignée des Lucrèce, des Dante et des Gœthe, dans l'élite des grands inspirés qui se transmettent à travers les siècles le flambeau de la vie morale avec la tradition de la haute pensée poétique.

TABLE DES MATIERES

Avant-propos 5

I. Années de jeunesse el de production 7

II. L'âme et le talent 70

III. Conception de la vie. Pessimisme 106

IV. Dernières années. L'homme et l'œuvre 132

Coulonimiers. Iiiip. Paul BRODARD.

LIBRAIRIE HACHETTE ET C'»

BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79, A PARIS

LES

GRANDS ÉCRIVAINS FRANÇAIS

ÉTUDES SUR LA VIE, LES ŒUVRES ET l'iNFLUENCE DES PRINCIPAUX AUTEURS DE NOTRE LITTERATURE

Notre siècle qui finit a eu, dès son début, et léguera au siècle prochain un goût profond pour les recher- ches historiques. Il s'y est livré avec une ardeur, une méthode et un succès que les âges antérieurs n'avaient pas connus. L'histoire du globe et de ses habitants a été refaite en entier; la pioche de l'ar- chéologue a rendu à la lumière les os des héros de Mycènes et le propre visage de Sésostris. Les ruines expliquées, les hiéroglyphes traduits ont permis de reconstituer l'existence des illustres morts; parfois, de pénétrer dans leur pensée.

Avec une passion plus intense encore, parce qu'elle était mêlée de tendresse, notre siècle s'est appliqué h. faire revivre les grands écrivains de toutes les lit- tératures, dépositaires du génie des nations, inter- prètes de la pensée des peuples. 11 n'a pas manqué en France d'érudits pour s'occuper de cette tâche; on a publié les œuvres et débrouillé la biographie de ces hommes illustres que nous chérissons comme des ancêtres et qui ont contribué, plus même que les princes et les capitaines, à la formation de la France

moderne , pour ne pas dire du monde moderne.

Car c'est une de nos gloires, l'œuvre de la France a été accomplie moins par les armes que par la pensée, et l'action de notre pays sur le monde a toujours été indépendante de ses triomphes mili- taires : on l'a vue prépondérante aux heures les plus douloureuses de l'histoire nationale. C'est pourquoi les grands penseurs de notre littérature intéressent non seulement leurs descendants directs, mais encore une nombreuse postérité européenne éparse au delà des frontières.

Initiateurs d'abord, puis vulgarisateurs, les Fran- çais furent les premiers, au sein du tumulte qui marqua le début du moyen âge, à recommencer une littérature; les premières chansons qu'entendit la société moderne à son berceau furent des chansons françaises. De même que l'art gothique et que l'in- stitution des universités, la littérature du moyen âge commence dans notre pays, puis se propage dans toute l'Europe : c'est l'initiation.

Mais cette littérature ignorait l'importance de la forme, de la sobriété, de la mesure; elle était trop spontanée et pas assez réfléchie, trop indifférente aux questions d'art. La France de Louis XIV mit en honneur la forme : ce fut, en attendant l'âge du renouveau philosophique dont Voltaire et Rousseau devaient être les apôtres européens au xviii^ siècle, et en attendant la période éclectique et scientifique nous vivons, l'époque de la vulgarisation des doc- trines littéraires. Si cette tâche n'avait pas été rem-

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plie comme elle l'a été, la destinée des littératures eût été changée ;rArioste, le Tasse, Camoens, Shake- speare ou Spenser, tous les étrangers réunis, ceux de la Renaissance et ceux qui suivirent, n'eussent point suffi à provoquer cette réforme; et notre âge, peut-être, n'eût point connu ces poètes passionnés qui ont été en même temps des nrtistes parfaits, plus libres que les précurseurs d'autrefois, plus purs de forme que n'avait rêvé Boileau : les Ghénier, les Keats, les Gœthe, les Lamartine, les Leopardi.

Beaucoup d'ouvrages, dont toutes ces raisons jus- tifient de reste la publication, ont donc été consacrés de notre temps aux grands écrivains français. Et ce- pendant ces génies puissants et charmants ont-ils dans la littérature actuelle du monde la place qui leur est due? Nullement, et pas même en France, pour des causes multiples.

D'abord, ayant reçu tardivement, au siècle der- nier, la révélation des littératures du Nord, honteux de notre ignorance, nous nous sommes passionnés d'étranger, non sans profit, mais peut-être avec excès, au grand détriment dans tous les cas des ancêtres nationaux. Ces ancêtres, de plus, il n'a pas été possible jusqu'ici de les associer à notre vie comme nous eussions aimé, et de les mêler au cou- rant de nos idées quotidiennes; du moins, et préci- sément à cause de la nature des travaux qui leur ont été consacrés, on n'a pas pu le faire aisément. donc, en effet, revivent ces morts? Dans leurs œuvres ou dans les traités de littérature. C'est déjà

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beaucoup sans doute, et les belles éditions savantes, et les traités artistiquement ordonnés ont rendu moins difficile, dans notre temps, cette communion des âmes. Mais ce n'est point encore assez; nous sommes habitués maintenant à ce que toute chose nous soit aisée; on a clarifié les grammaires et les sciences comme on a simplifié les voyages; l'impos- sible d'hier est devenu l'usuel d'aujourd'hui. C'est pourquoi, souvent, les anciens traités de littérature nous rebutent et les éditions complètes ne nous attirent point : ils conviennent pour les heures d'étude qui sont rares en dehors des occupations obligatoires, mais non pour les heures de repos qui sont plus fréquentes. Aussi, le livre qui s'ouvre, tout seul pour ainsi dire à ces moments, est le der- nier roman paru; et les œuvres des grands hommes, complètes et intactes, immobiles comme des por- traits de famille, vénérées, mais rarement contem- plées, restent dans leur bel alignement sur les hauts rayons des bibliothèques.

On les aime et on les néglige. Ces grands hommes semblent troj) lointains, trop différents, trop savants, trop inaccessibles. L'idée de l'édition en beaucoup de volumes, des notes qui détourneront le regard, de l'appareil scientifique qui les entoure, peut-être le vague souvenir du collège, de l'étude classique, du devoir juvénile, oppriment l'esprit; et l'heure qui s'ouvrait vide s'est déjà enfuie; et l'on s'habitue ainsi à laisser à part nos vieux auteurs, majestés muettes, sans rechercher leur conversation familière.

Le but de la présente collection est de ramener près du foyer ces grands hommes logés dans des temples qu'on ne visite pas assez, et de rétablir entre les descendants et les ancêtres l'union d'idées et de propos qui, seule, peut assurer, malgré les changements que le temps impose, l'intègre conser- vation du génie national. On trouvera dans les vo- lumes en cours de publication des renseignements précis sur la vie, l'œuvre et l'influence de chacun des écrivains qui ont marqué dans la littérature univer- selle ou qui représentent un côté original de l'esprit français. Les livres seront courts, le prix en sera faible; ils seront ainsi à la portée de tous. Ils seront conformes, pour le format, le papier et l'impression, au spécimen que le lecteur a sous les yeux. Ils don- neront, sur les points douteux, le dernier état de la science, et par ils pourront être utiles même à ceux qui savent : ils ne contiendront pas d'annota- tions, parce que le nom de leurs auteurs sera, pour chaque ouvrage, une garantie suffisante : le concours des plus illustres contemporains est, en effet, assuré à la collection. Enfin une reproduction exacte d'un portrait authentique permettra aux lecteurs de faire en quelque manière la connaissance physique de nos grands écrivains.

En somme, rappeler leur rôle, aujourd'hui mieux connu grâce aux recherches de l'érudition, fortifier leur action sur le temps présent, resserrer les liens et ranimer la tendresse qui nous unissent à notre passé littéraire; par la contemplation de ce passé,

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donner foi dans l'avenir et faire taire, s'il est pos- sible, les dolentes voix des découragés : tel est notre but principal. Nous croyons aussi que cette collec- tion aura plusieurs autres avantages. Il est bon que chaque génération établisse le bilan des richesses qu'elle a trouvées dans l'héritage des ancêtres; elle apprend ainsi à en faire meilleur usage; de plus, elle se résume, se dévoile, se fait connaître elle-même par ses jugements. Utile pour la reconstitution du passé, cette collection le sera donc peut-être encore, pour la connaissance du présent.

J. J. JuSSERAND.

LES

GRâlS ÉCRIVAINS FRANÇâlS

ÉTUDES SUR LA VIE, LES ŒUVRES ET l'iNFLUENCE DES PRINCIPAUX AUTEURS DE NOTRE LITTERATURE

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Etc., etc., etc.

2254

Coulûiumiers. Imp. Palx BROD.VRD.

89/

2474 Alfred de Vigny .Z5

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