mfH

S,

^ *~ fci

épvr

^^.

-â^

U dVof OTTAWA

39003002518-195

v_*

Ernest FLAMMARION. Éditeur, l^aris.

■1

Digitized by the Internet Archive

in 2010 with funding from

University of Ottawa

http://www.archive.org/details/amantsjoyeuxOOIemo

^û.

'^/

s

Vjniver«ît*^ BI8LIOTHCCA

r

"(U/i'^-

AMANTS JOYEUX

Jlïi5*-

K

'.l^'^^ÉTi,,.

>->** -

T'est-il possible de douter encore... (Page 50.)

CAMILLE LEMONNIER

^

AMANTS JOYEUX

-ç- -=5-

Illustrations de Bl GOT-V A LENT 1 N

PARIS

ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR

26, RUE RACINE, 26

Droits de IraJuclion et de roproduclion réservés pour tous les pays, y cornpri3 la Suède et la Norvège.

fllVIfl^TS JOYEUX

Nos chevaux vivement s'allon- geaient sous les châtaigniers quand, au bruit d'une faux qu'un paysan bat- lait avec la pierre, Hercule prit peur et s'emballa. C'était une bête nerveuse et qui déjà m'avait causé plus d'une alerte. Lorsque je pus la maîtriser, nous avions fait un bon bout de che- min. J'entendais derrière moi le galop de Suzy qui avait rendu la bride et tâchait de me joindre.

Hercule, frémissant et s'ébrouant, le mors mousseux d'écume, à présent dansait sur place, fouillant des sabols la terre. ^lon Dieu ! je devais avoir l'air passablement ridicule avec mes bonds en selle, plongeant d'avant et d'arrière aux ressacs de la croupe.

Par surcroît, une branche basse pendant la course m'avait enlevé mon chapeau. J'étais donc nu-lète, au milieu du chemin, écoutant venir le galop de Suzy et voyant par avance sa petite moue d'ironie. Tout à coup

les battues de sa jument furent comme cassées au ras du sol. J'entendis un cri et regardai par-dessus mon épaule. Je l'aperçus roulée à terre, prise avec la selle dans les plis de son amazone. D'une cinglade de m,a cravache j'en- levai Hercule. Avant que j'eusse vidé l'élricr, Suzy déjà était debout.

Ou'esl-il arrivé, Suzy ?

Elle riait, secouant sa longue jupe grise de poussière, la tenant à poi- gnées dans ses gants de peau de daim.

Rien. La selle a tourné. Est-ce bêle?

Je ramassai la selle, la jetai sur le dos de la jimient, et maintenant je lirais sur les sangles fortement pour serrer la boucle. Elle fit un pas, do nouveau poussa un cri.

Je crois que je me suis foulé le pied.

Une colère bi'oiiilla ses yeux sous la barre noire des sourcils.

Oh ! la brute de palefrenier !

A M A \ r S JOYEUX

Elle vouliil rcmonlcr ; mais, cha- que fois qu'elle posait le pied dans ma main pour s'enlever, une douleur lui rompait la cheville.

La brute ! La biute !

Il fut évident que tout effort nou- veau serait inutile. Par malheur, l'a- près-midi s'achevait et nous étions à une grande distance du château.

Donnez-moi votre bras, Philippe, me dit-elle. Je tâcherai de marcher jusqu'à la ferme là-bas.

Nous parcourûmes une centaine de mètres, elle pendue à mon bras, moi la soutenant et tirant après moi les chevaux. Le mal grandit. A cha(jue pas elle croyait soulever toute la terre du chemin après elle. A bout de force, elle déclara qu'elle ne mettrait plus im pied devant l'autre. Je la vis près de moi toute pâle, mordant sa lèvre pour ne pas crier.

Ma pauvre Suzy ! Qu'allons- nous faire ?

Eh bien, portez-moi jusqu'à la ferme.

Le courage lui revint. Elle riait en rassemblant les plis amples de sa jupe. Alors, riant aussi comme si c'eût été un jeu, je la pris délicatement sous les épaules et les jarrets. .'\vec sa petite laille. fllo pesait dans mes bras le poids d'un enfant. El elle se tenait gen- timent blollio ronire moi, (rinit' \\r légère et reposée, son visage près du mien dans le soir qui tombait. Celait elle maintenant qui, de la main qu'elle avait passée à mon rou, lirait llri'cnJo el la jument derrière nous.

Xous n'avions été jusque-là l'un pour l'autre que des gens d'un même monde, unis par une ancienne cama- raderie. J'avais certainement pen- ser déjà à la forme de son corps. Seu- lement c'était un autre sentiment qu'a- vec les grandes femmes indolentes et charnues. 11 ne m'était jamais venu l'idée que je pourrais la désirer un jour. Je l'avais connue toute jeune : nous avions passionnément joué au polo chez un de ses parents qui était aussi l'ami des miens. Il venait beaucoup de jeunes gens et de jeunes filles. Comme les parties duraient tout l'été, on finissait par supprimer toute cérémonie et les petits noms volaient d'une bouche à l'autre familièrement. Moi. je brûlais en ce temps d'une ar- deur ridicule pour une grande fille blonde et maniérée ; mais celle-là, je n'osais pas la nommer par son nom, tandis que tout de suite j'appelai par le sien cette petite fille noire aux allu- res masculines. Plus lard, ce jeune compagnonnage nous devint à tous' doux une amicale habitude. Elle aima m'avoir pour partenaire aux papor hunl chez son père. Avec sa nature vo- lontaire et personnelle, elle exerçait sur moi un ascendant léger. Elle pa- raissait me traiter comme un bon gar- çon avec lequel une jeune fille ne court poiul (le li-que. Aucun de nous n'était un fliii pour l'aulre.

Et puis j'avais voyagé : nous ne nous étions plus revus qu'après son in;iri;ige avec le vieux comte. Ce fui une surprise ; je ne m'étais pas fait à

AMANTS JOYEUX

la pensée qu'elle se marierait un jour. Elle m'avait seulement dit une fois, en galopant près de moi, que, sur ce point comme sur tout le reste, elle clail bien décidée à n'en faire qu'à sa tête. Elle me présenta à son mari, un homme aimable après tout, d'assez grande mine, mais goutteux . Comme j'hési- tais sur le nom qu'il me faudrait lui donner désormais, elle me dit de sa petite voix un peu rauque :

Appelez-moi Suzy ; je veux être toujours Suzy pour mes anciens amis.

Et ce fut entre nous comme si rien n'avait changé.

J'allais doucement avec mon léger fardeau dans mes bras, mettant un certain orgueil à marcher droit, d'une haleine égale. Une illusion d'optique, dans le coup de lumière oblique du couchant, sembla d'abord avancer les murs blancs de la ferme à une double portée de fusil. Mais la route s'allon- gea : les bras petit à petit raidis, je n'étais plus aussi sûr d^'arriver jus- qu'au bout sans lasser mes forces." Les chevaux derrière nous s'ébrouaient, les cols tendus, tirant sur la bride que Suzy tenait dans son petit poing fer- mé. Elle ne me parlait plus de son mal, elle était plutôt portée à envisa- ger gaiement l'aventure ; et moi, je me taisais pour épargner mon souffle, riant seulement d'un rire un peu ner- veux par-dessus sa jolie moue amusée. Et puis pour la première fois, sentant se communiquer à moi cette vie encore inconnue de son corps, mon cœur étrangement bal lit. Je commençai à

penser que c'était vraiment une jeune femme désirable que je tenais dans mes bras, avec ses petits seins frémissants et la courbe flexible de ses reins. Au creux de ma main se moulait si nettement la rondeur de ses jambes, que j'avais la sensation indéfinissable de les toucher nues sous la robe, à la hauteur des jarretelles. Elles étaient fermes et pleines.

J'avais le tempérament régulier des jeunes hommes adonnés aux exerci- ces physiques et je n'avais pas de maîtresse. Quand la sève montait, je me satisfaisais d'un gros plaisir tout de suite oublié. Mais avec cette palpi- tation d'une chair jeune et fraîche contre la mienne, je me pris à songer que cette Suzy serait d'un prix inesti- mable pour l'homme qui saurait s'en faire aimer. J'étais troublé au fond de moi d'étranges et subtils mouvements. Sa bouche aux lèvres rouges, ouvertes dans un clair rire de petites dents blan- ches, sembla m'encon rager : je ne l'a- vais pas encore entendue rire ainsi ; et elle avait dans les yeux un plisse- ment rusé. Se moque-t-elle de moi, pcnsais-je, et soupçonnerait-elle ma petite torture intime ? Ou attend-elle que cette situation si nouvelle pour tous deux se dénoue dans un sens que ni l'un ni l'autre ne pouvons encore prévoir ? Un homme, dans certains cas, en arrive facilement à croire qu'il est de sa dignité de se comporter en- vers une femme comme le ferait un goujat.

Des chaleurs m'iri'ilèrent le sang ;

AMAMS JOYEUX

un magiiélisme dangereux à mesure se dégageait de ce corps souple cl vi- brant, loul près du ballemenl de ma vie. .Mes mains aussi à présent sélec- trisaient dans la pression plus vive au- tour de la forme de ses jambes. Je vis SCS yeux se fermer. Elle eut une ex- pression de bonheur charmé, la tète renversée sur mon épaule. Et elle me dit singulièrement de sa petite xoïk dure, plus sourde qu'à l'ordinaire :

Philippe, il me semble que vous m'avez toujours portée ainsi.

Une joie d'enfant après une grande fatigue ne se fût pas exprimée autre- ment. Sitôt que me vint celle idée, je repris possession de moi-même, un peu honteux de mon court vertige. Je pensais très nettement : Ma petite Suzy, il y a longtemps que je serais tombé sur les genoux si j'avais tou- jours vous porter ainsi.

Je ramassai mes forces dan.s un der- nier effort, et traînant après nous les chevaux, nous pénétrâmes dans la ferme.

Les gens s'empressèrent. Il se trouva qu'ils avaient vendu une cou- ple de vaches bretonnes au cliâleau, l'autre année. Ils étendirent des draps frais sur le moillour des lits et j'y por- tai moi-même Suzy dans son amazone. Tou^: doux, f'urore une foi'?, non'; nous étions remis à rire comme si, en l.i portant dans mes bra«. j'accomplis- sais réellement un office habituel. Son rire à elle me disait :

Mai'i oui, n'csl-cf p;i< inu' chose convenue entre nous ?

El moi, avec mon souffle rafraîchi el le jeu libre de mes poumons, j'en- trais joyeusement dans ce rôle.

Une grande lille monta, se tinl près du lit. Elle sentait le lail et la paille el elle caressait ses bras nus, un peu gê- née, nous épiant du coin de l'a'il.

Mais restez donc ! me dit Suzy ; vous n'êtes pas de trop.

Elle fit sauter sa jupe par-dessus son pantalon de cheval et tendit le pied. La fille, à croupctles, doucement lirait sur la botte ; mais la cheville avait gonflé. Suzy me prit vivement la main, pinça mes doigts entre les siens, criant à travers ses dents serrées :

Tire, mais lire donc.

El tout à coup, dans l'effort, la botte céda : j'aperçus son petit pied d'enfanl à travers les mailles du bas noir, avec la croqure jolie des doigts jouant au ])ord des draps. Il me parut que j'étais redevenu le bon garçon de- vant qui une femme ne se gêne pas pour trousser sa robe jusqu'au mollet. Maintenant Suzy se renversait sur le lit. allégée, détendue, avec un soupir de joie.

Le fermier gratta à la |inrte : il s'of- frait pour aller chercher le rebouteur. Celui-ci habitait à une heure de la fci'me. Mais .'^nzy, pour la première fois, ont l'ail' de se rappeler qu'il y a\;iil ;i Montaiglon quelqu'un (|ui peul- êlre d(\jà s'inquiétait de son absence.

l'liililip<\ (il-cllc. (lile^ à ce brave liomme qu'il aille |)lulôl nu chàleau. II ramènera la juinciil o\ il apprendra au comte celte sollc histoire. Il le priera

Au bruit d'une faux qu'un pays

p.-iy.saii battait, (Page 5,^

AMANTS JOYEUX

dl

aussi de m'envoyer demain malin le Son amazone pendait à un crochet

landau avec le médecin et ma femme contre le mur. Il y avait sur une

de chambre. Je suis décidée à passer chaise, près du chevet, une cuvette

la nuit ici. d'eau fraîche et des bandelettes. J'a-

En rentrant dans la chambre, je percevais le relief de son pied bandé,

trouvai Suzy au lit. Elle s'était désha- sous les draps.

billée avec l'aide de la fdle et celle-ci Ah ! mon pauvre Philippe, me

lui avait passé une jaquette de coton dit-elle gentiment, quel ennui pour

dont l'ampleur exagérait encore la pe- vous !

litesse de sa taille. Toutes deux riaieni Elle congédia la fille et maintenant

tandis que, sous le retroussis des man- elle m'avait repris les mains ; je la re-

ches, elle agitait ses fins poignets, gardais en souriant. Sa peau lièdc

I:>

AMAXTS JOVKUX

avait la douceur du salin et me cau- sail une sensation de plaisir. Je pen- sais : « Oui, «luel ennui I » J'avais ai- rangé avec Ponsin, le garde du comte, que nous irions, celle iiuil-là, ])Oser nos nasses, près du barrage, dans l'é- tang. Cependant je tenais doucement ses petites mains pressées dans les miennes, j'appuyais sur ses yeux noirs el limpides un regard franc, comme si ma pensée n'était pas allée là-bas, vers le barrage.

Des minutes couléieiil. La fei'uie s'était feutrée de silence. Au loin, sur la route, le martellement des ferrures lâches d'un bidet s'accompagnait des larges foulées sonores de la jument. Une nui! bleue mollement glissait en- tre les rideaux, une large onde de lune que limitait la zone rougeàlrc du suif crépitant dans un flambeau de bois.

Eh bien, Suzy ?

Oh ! plus rien qu'une pelile tor- peur délicieuse !

Quelle idée bizarre elle eut tout à coup de se vouloir faire conter « quel- (jue chose d'amusant >- ! J'étais l'hom- me le moins fait poiu- débiter des fa- bles légères. .\u moment je croyais pouvoir me rappeler la fin d'une anec- dole. la mémoire toujours me man- qtiail.

\'ous savez, Suzy, je >uis Irés hôte. Je Mf Irouve jamai»^ rien. moi.

Si 1 si ! fit-elle. Contez-moi, i)ar exemple, voire [iremière histoire i]o femme.

Son visage, d'un hâlc ambré de pê-

che mûre, ondulait dans la grosse toile bise. Je compris que tout son corps, avec sa scrpenlaison flexilile sous les draps, aussi venait à moi dans ce mouvement. Mou lii-.'u ! elle me de nuuida cela si drôlement (pie je me pris à rougir 1res bas dans la nuque comme si sur ce chapitre-là une cer- taine réserve m'était commandée. Il me parut peu convenable de lui révé- ler qu'une nuit, une des servantes de ma mère était entrée dans mon lit el que, de toutes les femmes qui étaient venues par la suilc, aucune ne m'avait laissé un plus agréable souvenir.

Je haussai le sourcil ; mon monocle tomba. Avec une gaucherie de myope, j') demeui'ai un instant tâtonnant du bout des doigts le long de mon gilel. El l'œil vague, nué d'un léger brouil- lard, je lui disais :

Je vous assure, cette chose aurait pu arriver aussi bien à votre jardinier qu'à moi. Il vaut mieux n'en pas par- ler.

Mais le voilà ! fit-elle en me pas- sant le monocle qui avait roulé sur la couverture.

Il me parut qu'elle riait au bord des draps. Je ne voyais pas ses yeux ; el puis, sa voix bi'usque, sa petite voix de mue d'un jeune garçon à l'âge de la pubei'té sortit du lit.

Dites-moi. avez-vous au moins ( (Hinu l'amour ?

D'un geste ra[»ide du pouce et de 1 index, j'assurai mon disque de verre. Maintenant je |)Ouvais lui dire fran- chement la vérité sans honte.

\, -..■

.^-^

Je ramassai mes forces... (Page ^.)

AMANTS JOYEUX

15

Non, Suzy, je n'ai jamais aimé. Philippe, donnez-moi votre main.

Sérieusement, non ? Je vais dormir.

Sérieusement, non. Avec la chaleur sèche et les puisa- La confiance monta. Il sembla que lions de son sang dans mes doigts, je

nous étions plus près l'un de l'autre, la vis entrer mollement dans le som-

avcc des âmes fraîches et heureuses. Un peu de temps aucun de nous ne parla plus. C'était une chose nouvelle, très douce, une intimité que nous n'a- vions pas encore connue. Et enfin elle me dit faiblement, comme une petite enfant malade :

meil. A présent, elle dormait sous ma garde, blottie avec son mystère dans la chaleur des draps. Son visage demeura tourné vers moi, la vie close de ses yeux, le souffle léger de sa bou- che entr'ouvcrte. Et moi, j'avais attiré une chaise, je tenais toujours dans les

AMANTS JOYEUX

15

Non, Suzy, je n'ai jamais aimé. Philippe, donnez-moi votre main.

Sérieusement, non ? Je vais dormir.

Sérieusement, non. Avec la chaleur sèche et les puisa- La confiance monta. Il sembla que lions de son sang dans mes doigts, je

nous étions plus près l'un de l'autre, la vis entrer mollement dans le som-

avec des âmes fraîches et heureuses. Un peu de temps aucun de nous ne parla plus. C'était une chose nouvelle, très douce, une intimité que nous n'a- vions pas encore connue. Et enfin elle me dit faiblement, comme une petite enfant malade :

meil. A présent, elle dormait sous ma garde, blottie avec son mystère dans la chaleur des draps. Son visage demeura tourné vers moi, la vie close de ses yeux, le souffle léger de sa bou- che cnlr'ouverte. El moi, j'avais attiré une chaise, je tenais toujours dans les

16

AMANTS JOYEUX

doigis sa main ardcnle, sentant pas- sur le chemin. Je pensais avec une scr dans mes papilles le rapide ma- nuance plutôt de tendre sensibilité : gnclisme orageux de sa fièvre. Quel- « Quelle drôle de petite femme ! » Au-

quefois ses hanches, sons la toile, nme autre n'aur;iil fiiit rc qu'elle fui-

avaicnl une secousse, brèves et fines s;iil l;i, dans sa confiance tranquille. coinniL' le nionlngc d'iuio ( i('';iliii(' dr< Mes lilOc^^ lournèronl. .le redevins

peliles i-aces. I lioiinnc (pii liqiporte à la i)unsr(' du

Un grand apaiseniriil me \iiil il moi- pl;ii-ir <•! (I(> l;i possession le rhnrine

même, après le Ir^nblc voi-ligc subi (j(-li(;il d'ime roinpagnir f«Miiiiiiiie. l*]lle

■^^^\^TS JOYEUX doi(n.er^en,Ire pour un fier inibécile

'»c certi/iai-jo, saiiî

poui- une

goût d'ailleurs |..

-^^''-P'-'^e daniour. Maiaic

^clusle, elle qui autrefois n

"'c qu à sa (èle ? Jt'- ''(MiKMirai encore

en voulail

^'" peu de

'^'^^l^^ussi je me figurais le Vieil éponx- i

enant comme moi au bord du la et se ' •' '' ^'''' ^'' "^''''^'^^ doucement

ï-sant sous les draps avec son ,Z ",:""' ^ '' '''''''' -"' J- cou-

f '^^- Voilà, ou;, comment n a^a l ' ^'"^""^ ^^ '^^™^^ °'^ ^^eillail le

'^ P^3 pris un homme je ne ' ^IZ " ""' ''' ^"^^ -'^'-

J^^^o el j entendais bourdonner faiblement les

IS

AMANTS JOYEUX

voix à travers les solives. Pcul-èlre ces gens causaient de nous. \'eis minuit, les fers du bidet enlia rà|tèrent le pavé de la cour. J "ouvris avec précaution la porte et descendis sur la pointe des pieds. Le bunhonuiic rapi)orlait un billet du valet de cbambre : le conile avait été pris d'un accès de goutte dans la soirée ; il sexcusail de ne pouvoir venir chercbcr Suzy lui-même le len- demain. Je remontai déposer le billet sur la cbaise, au pied du lit. et ensuite j'allai m.c jeter tout habillé dans la couchette qui m'avait été préparée dans la chambre voisine. Je ne pen- sais plus aux vervcux, à la nuit bleue de l'étang tandis qu'avec un bruit mu- sical l'eau s'égoulte des rames. Je ne ressentais plus qu'une grande fatigue sans idées.

Quand je rouvris les yeux, il faisait clair soleil. Je cognai à la porte de Suzy : elle était éveillée et me cria d'entrer. Elle me dit qu'elle avait voulu se lever ; mais l'enflure du pied avait augmenté, la douleur l'avait obligée à se remettre au lit. Tout cl a il bien changé. Ce n'était plus la petite fem- me-enfant qui, si joliment, s'était en- dormie la niiiin dans la mienne. Une éli'ange force nerveuse remuait son ))elit c()ip< an fond des couvertures. Des dessous d'orage brouillaient ses prunelles, sous la barre noire des sour- cils tendus. Elle frappa avec colère, de ses poings fermés, les draps.

Je me déleste ! Si vous saviez !

Visiblement je ne fus plus pour elle dans ce moment qu'une présence né-

gligeable. Et puis, ses mobiles sensa- tions coururent. Elle prit le billet du comte, s'attendrit, toute affligée de lui avoir manqué dans sa crise.

\'ous ne pouvez savoir combien j ;ii de peine ! 11 ne peut souffrir que moi itendant ses accès. Il m'appelle sans cesse dune voix dès douce et gémissante. .Moi seule [»uis toucher à ses pauvres jambes.

Elle insista avec une sincérité d'af- fection attristée et caressante, puérili- sée d'un peu du dorlotement d'une mère pour un enfant. Mais moi, Tcn- tendant ainsi parler du comte, une gène me prit : il sembla qu'après ce qui s'était passé entre nous, elle dût tout au moins tempérer la vivacité d'un tel sentiment. Je ne raisonnais pa-, je subissais la poussée d'une chose profonde et animale qui me ren- dit soudain ce mari haïssable.

Bon, dis-je, laissons cela.

Elle eut un mouvement de surprise, et elle me regardait entre ses paupiè- res plissées, la bouche un peu pincée, sans rien répondre. Il arriva alors qiie, me tenant debout près du lit, je son- geai de nouveau à la forme de son corps sous les draps et l'aperçus nue, avec une évidence qui fit monter le sang à mes tempes. Mon trouble la gagna ; sa poili'ine palpitait ; l'ombre d'un cillcment à petits coups rapides ballil sa joue. Il sembla que nous avions vibré d'un même obscur désir. Dans ma confusion, très vite je levai le sourcil et de nouveau fis tomber mon rond de verre. Elle voulut sou-

A M A N T S JOYEUX

19

rire, se l'epril, me dit sérieusement : ^ Je lis dans volrc pensée... C'est là, n'est-ce })as, une situation très... comment diriez-vous cela?

Oli ! un peu seulenienl, un jieu anormale, répondis-je en regagnant de l'assurance.

C'est cela, anornude.

Le rire partit ; jamais je ne l'avais vue plus gaie ; et, en frappant des mains, elle criait :

Vous voilà compromis, mon cher... Je vous dois une réparation.

Moi aussi, maintenant, penche sur le lit, je riais comme si nous avions décide de ne plus échanger que des idées bouffonnes. .Mes dents au clair, je me balanç,ais de toute ma taille com- me un homme cjui éprouve le besoin d'extérioriser sa petite folie en })endi- culations expressives.

Il me semble, Suzy, que vous avez dit le mol juste. Oli ! oh ! voilà, vous me devez une réparation !

Quelque temps nous tournâmes ainsi autour d'une chose que ni l'un ni l'autre n'osions dire. Peut-être nous aurions été singulièrement étonnés si elle s'était présentée à nous avec net- teté. Et subitement le bel arc de son sourcil se tendit ; toute sa joie tomba ; elle eut l'œil froid et impérieux.

Cela est stupide, fit-elle. Dites à cette fille de monter.

Michèle était à la cuisine, les mains fraîches, très avenante dans sa ja- quette à pois, tuyautée sur les han- ches. Elle ne se fût pas autrement ha- billée pour se rendre à la messe.

Je vois bien, vous regardez mes mains, me dit-elle avec bonne humeur. Les dames n'aiment pas qu'on les tou- che avec des mains qui sentent la bêle. C'est mon frère qui trait le matin les vaches, et moi je fais le beurre.

J'avais passé une partie de la nuit auprès d'une jeune femme originale et jolie, mille fois plus désirable que celte paysanne vulgaire et sanguine. Pour- tant, si j'avais choisir, c'est avec celle-ci maintenant que je serais allé derrière la haie. Une pétulance subite m'entraîna sur ses pas dans l'escalier. Je la pris par la taille et lui mangeai la nuque d'une goulée. Elle ne se dé- fendit pas et seulement, avec le rire de sa grosse bouche, elle me dit :

C'est mad une qui ne serait pas contente, si elle savait !

Cette idée, qui m'eût amusé si elle s'était rapportée à toute autre femme que Suzy, me causa un tel étonne- ment que je ne trouvai rien à lui ré- pondre. Je rôdai un peu de temps dans la cour, avec l'ennui d'un malentendu qu'il n'était plus en mon pouvoir de dissiper. Des visages m'épiaient der- rière la vitre ; j'entrai dans l'écurie. Hercule, à mon pas, tourna la tête ; mais j'étais venu simplement pour me retrouver un instant avec moi- même. J'avais perdu la bienveillance. Je repoussai d'une bourrade la bête qui avançait vers moi ses naseaux en soufflant. Et puis je m'appuyai contre l'auge, les bras croisés, sifflant entre mes dents, ce qui chez moi était un signe de perplexité. J'en voulais à ces

20

ANf.WTS J OYEUX'

rusires d'avoir grossièrement déna- turé la franchise d'un sentiment qui à présent, dans ce Icle-à-tèle avec Her-

cule, sous son bel (ri! chtii- el dioil, m'apparaissail très purement de l'in- nocenle aniilié. J'avais tout à fait ou- blié qu'on norlant Su/.y dans mes bras,

j'avais été sur le point de lui prendre la nuque avec ma bouche comme je l'avais fait avec Michèle. Je quillai l'écurie ; j'élais résolu a aborder franchem.ent la question. Mais, en ren- Iranl à la cuisine, ma dé- cision tomba. Je dis à Mi- chèle, qui remontait avec un broc d'eau :

Est-ce que « ma cou- sine >' est habillée ?

Elle eut un regard nar- quois ; je m'aperçus que les fermiers aussi tournaient la tète vers moi.

Cette dame ? Ah bien non ! \'oilà que je lui mets seulement des compresses.

Après tout, pcnsai-je, c'est la faute de cette trop légère Suzy si on a pu se méprendre sur la nuance de notre camaraderie. Je ne vis pas combien j'élais iivpocrite moi-même en la souhaitant dissimulée. U y avait cependant à mon égard une opinion as^ez irénérale. Oui, je puis le dire, je passais pour un gentleman d'une nuance (îesprit distinguée. Per- sonne encore ne s'était levé pour émettre devant moi une appiéciation contraire. Eh bieii depuis mon aimal)lc aventure avec Su/y, j(î ne cessais pas de m'aban- donner au.\ i?npu!sions les plus inju-

AMANTS JOYEUX

24

iicu:?cs pour cilc. J'ai eu maintes fois depuis la nette perception que les femmes à peu près seules manifestent un constant héroïsme et une beauté sans défaillance dans la vie de senti- ment.

J'envisageai donc futilement la si- tuation piquante que de fortuites con- nivences avaient créée entre nous. iMa vanité au fond s'accommodait de ces apparences d'un commerce trop ten- dre. Je songeais plaisamment qu'il eût été selon la logique qu'à mon tour, par jeu, je lui dise : « Vous voilà com- promise... je vous dois une répara- tion. »

La voiture arriva vers neuf heures. Elle amenait la femme de chambre cl le médecin. Je mis rapidement celui-ci au courant. Presque aussilol il put monter auprès de Suzy.

Par discrétion, j'étais demeuré dans la cour ; je poussai la barrière du ver- ger ; j'errai sous les arbres, réfléchis- sant à mes affaires personnelles. Il y avait quatre jours que j'étais l'hôte du château ; j'avais pris rendez-vous pour le lendemain, à Fourqueroc, avec un marchand pour la vente d'une coupe de bois. Trois heures de cheval me séparaient de ma héronnière du bord de l'eau : je calculai qu'en qiiillant Alontaiglon au déclin de rapivs-niidi, je trouverais encore P>aplisle dans son jiremier sommeil. J'aimais ma vie so- litaire dans mon \ir'ux lopis de gar- (;()n : je ne l'ainais point échangée pour le train pompeu.x d'une résidence princière. .Après chaque absence, il

me venait une hâte joyeuse de ren- trer.

Je cessai si bien de penser à ce qui se passait là-haut dans la ferme, (jue je ne pris pas garde lout de suite à (Jlara, la femme de chambre, s'avan- çant sous les pommiers et m'appelant pour me prier de monter.

Quand j'entrai dans la chambre, je vis Suzy assise sur le bord du lit, le [)ied cidouré de bandelettes et posé en travers d'une chaise. Clara lui avait apporté son nécessaire de toilette ; elle avait passé une robe et une fine es- sence d'ambre, de cuir de Russie se volatilisait dans l'air. Elle ne tolérait point d'autres odein^s.

Elle me regarda venir en souriant, oublia le médecin et elle ne disait l'ien, toute fraîche, les yeux clairs sous ses boucles noires. Moi aussi, je lui souriais, éprouvant tout à coup une vive joie à me retrouver auprès d'elle. Il sembla que notre existence dût se passer à nous sourire l'un à l'autre, dans un détaclicmenl de tout ce qui n'était pas la sensation de la vie jeune, confiante et heureuse. Xoiis n'étions pas gênés, dans cette minute de bonne harmonie, par la présence du docteur et de la femme de chambre.

Cet homme, (pu sans doute avait des malades à visiter, se mit à consul- ter sa montre. 11 rompit un silence qui ne nous pesait pas.

Un repos de quebjues jours, dit- il, et il n'y paraîtra plus.

l'einontant ses manchettes du ceste

AMAXTS JOYEUX

donl il se fût préparé à une opération, il s'approcha de Siizy et lui dit :

Si vous m'en croyez, madame, je vous mettrai moi-même en voilure. L'escalier n'a que quelques marches, cl, Dieu merci, j'ai les hras solides.

Je jugeai déplacé le Ion dont il pa- rut lui imposer ses services. Oucl bu- tor ! pensai-je. Il était donc près du lil, louchant avec ses mains épaisses la robe de Suzy quand, à mon tour, brusquement je m'avançai d'un mou- vement qui nous mil, lui et moi, sur la même ligne. Je ne parlais pas : j'eus l'air de laisser à Suzy le choix entre mes bras el les siens. Mes yeux ex- primaient celte idée : « \'ous savez bien, ma chère, que ce précieux office ne concerne que moi. »

Déjà, d'un léger émoi, elle s'était reculée devant les mains de l'étran- ger. Elle m'apparul. dans ce geste in- time el délicat, une autre femme sou- daine, aux fibres fines et vulnérables. El maintenant, elle se dressait sur son pied malade et me jfMail les mains aux épaules.

Merci docteur... C'est monsieur qui me portera.

Elle riait, tranquille, les yeux longs el appuyés. Mon sang courut el je riais comme elle. Il y avait une joie malicieuse de nous comprendre sans ôtre devinés par noire onlourago. Elle ne m'eût pas dil aulremrnl : " riiarun de nous deux, à préponl. ])0-;<(mIo un srrrfl qui osl aussi rcbii de riiiihc. » 1)(' >uli!ili'- .'ifliiiilés ikhi- iiiiiiciil. clcii- dirr'nl 1rs sonsnlion^ <1(^ I;i vrille ci du

malin. Ses narines finement frémis- saient ; mon cœur battait avec force ; 1 instant fui délicieux. Je songeais : <i Mon secret est dons mes mains vo- luptueuses qui ont gardé la forme de son corps. » Je la désirai subilcmcnl d'une douceur sauvage comme j'avais désiré la grosse fille. Je ne savais plus (juel auîre sccrel pouvait exister entre nous.

Elle se renversa, ses boucles frôlè- rent mon menlon. Marche à marche, avec son ondulation tiède contre ma poitrine, je descendis, refoulant des genoux le mol enveloppement de sa jupe Elle avait fermé les yeux ; elle ne riait plus ; il me semblait qu'elle se faisait plus lourde pour mieux m'im- primer sa vie. Et moi, je goûtais la sensation qu'elle se donnait mainte- nant d'une âme libre. Mon plaisir était bien plus grand que la veille.

Je traversai ainsi la cour et l'élendis dans les coussins du landau. Le doc- Icur l'obligea à allonger la jambe sur' la banquelle devant elle. Clara déploya^ les plaids. Et elle n'avait pas poussé un cri, très loin du mal, dans une vie légère et heureuse. Les fermiers alors s'avancèrent avec leurs visages rudes el dissimulés. Michèle m'épiait d'un air finaud (]c belle fille qui n'est pas fâchée d'avoir elle aussi son secret. A )iré>ipnl je In Irouvais sans saveur.

Je vi-^ combien Suzy élail au-dessus de la banale reconnaissance qu'une ;iiilre n'eùl p;i< mnn(pi('' de lémoigner. i;ilr les renuM'cia Ion- Iroi- 1res vim- plemenl. roinine une femme qui a le

AMAXTS JOYEUX

9:i

senlimenl des dislances. Elle ne por- Et puis elle jela un ordre bref au lait jamais de bijoux sur elle et c'était cocher.

sa fcminc de chambre qui f^ai-dait sa Allez! Clara moulera un peu plus

montre. loin.

Clara, dit-elle, rcmellez-la en Elle supprima ainsi l'ennui de leur

souvenir de moi à celte demoiselle. gi'alilude : le don de la montre parut

24

A M AXIS JOYEUX

s'allc<ler d'un prix insignifiant à cùlc de la coidiaiilé de leurs services.

Hercule, sellé cl bride, à la garde d'un des varlels, quoaillait, grattait le pavé du biseau de ses fers. J'assunii mes pieds dans les élriers, et d'un lcnii)s de galop regagnai la voilure.

Suzy avait fait monter le médecin auprès d'elle. Clara était assise sur la ban(|nelte de face, le nécessaire de toi- lette dans les genoux. Le trot des che- vaux enfila l'avenue, s'allongea sous l'ombre palmée des châtaigniers.

Je reconnus aux foulées l'endroit avait roulé Suzy. Les empreintes s'embrouillaient, estampaient la terre molle, toutes creuses encore du piéti- nement sur place de nos montures.

Des paroles me tourmentèrent : je la regardai. L'arc de ses sourcils s'in- fléchit, une prière glissa au voile plissé des cils. Je compris qu'elle demandait le silence. J'entrai dans ce sentiment délicat, et encore une fois le charme des connivences régna, la route eut son mystère. Lu ;iii- Ii'gcr de mai, une clarté blonde pleuvait des feuillages. Des deux côtés, la campagne verle se déroulait, l'ondulation soyeuse des blés, le- jeunes et flexiblos avoines. De lièdes ondées étaient tombées l'o- vanl-veille : tout le paysage en restait rafraîchi : une buée d'arg(>nl s'effumail ;'i rii(u-i/.on. .le priiv;ijs : .. [.,. rli;iiii|. .'iii--i (loi! élre haut et vert cIhv mni. »

L'idée s'accorda a\ec la bc;iiilé de riH'Mî-c : elle ne fut ]>:\< altérée p;ii' ]r mivcï (](' r'cv'iir ([uillcr hicnlnl Su/v. Je me .«entais en érpiilibre. I.i léle ic^-

posée, le sang clair et joyeux. Je jouis- sais de la suavité du matin, de l'allure rapide de mon cheval, de l'harmonie subtile qui régnait entre celte jolie âme personnelle de Suzy et la mienne. Ma sensation ne dépassait pas le pré- sent ; elle naissait d'un penchant na- tin-el qui, amoureusement cultivé, était devenu lune des puissances optimes de ma vie. En supprimant l'inquiétude (le l'avenir, elle me permettait de goû- ter sans mélange l'instantané du bon- heur. J'imagine que je dois à ce don favorable de n'avoir point connu la mélancolie.

Il arriva que Suzy, demeurée long- temps silencieuse, se mil tout à coup à parler au docteur de la goutte du vieux Tite, son mari. Ils eurent l'air (le continuer un entretien qui, sans doute, a\ail commencé à la ferme pcn- (laid le temps que j'étais au verger. Suzy cessa de me regarder ; elle était toui'uée vers le médecin et l'interro- geait avec une insistance presque pas- sionnée. .Ses narines à présent bat- taient comme elles avaient battu pour moi, comme j'avais pu croire que seu- lement elles pouvaient battre pour moi. Je lisais au'^si dans ses yeux, aux lumières mouillées, l'exaltation de sa s(Misibilité. De nouxcau il me pai'ut rpie je ne couq^ais plus poui" elle, qu'un -cnlinicul \)\\\< tt>i-| ;i\;iil eu rai- son de notre ih'licieu-e iuliniilt'. .le me sentis humilie'- dans mes ('N'gances de ^ve||(^ cavalier, comparé à ce mari va- Iciudinaire. Ce ne lut d'ailleui's qu'un in(Mivemenl sans profondeur,

L'allciage, autour des pelouses,

décrivit uu cercle. (l'agc 27.)

AMANTS JOYEUX

27

l'affleuremenl d'un dépit d'amour-pro- pre plulùl que la blessure d'une dc- ccplion réelle. Si j'avais pu concevoir la crainle d'un trop vif entraînement, la futilité de celle passade d'humeur m'eût rassuré.

Voilà bien la sottise des femmes, pensai-je. Elle m'assomme avec celle histoire de goullc au moment je me sens les meilleures dispositions pour elle. Je retins un peu de temps Her- cule, laissant prendre une avance au landau. Les voix bientôt se coupèrent de pauses ; celle de Suzy cessa d'al- terner avec la basse crassevante du docteur. Mon ennui se dissipa ; d'un claquement de langue j'excitai mon cheval, soignantmes aplombs, heureux de me sentir bondir et retomber en selle avec un rythme élastique. Le bon- homme à présent continuait à discou- rir seul sur les arthrites variées qu'il avait eu l'occasion de soigner. Suzy ne lui répondait plus, les yeux perdus.

La route s'escarpa ; nous commen- çâmes de gravir les pentes en circuits qui mènent au château. Elles tour- naient autour de la grande roche, tail- lées dans le schiste, longeant d'un côté de rouges parois fleuries de ravenelles, arborées d'essences légères, avec la pi-ofondeur de la vallée de l'autre côté, à mesure plus reculée, toute claire d'eaux courantes. Je goûtais la grâce du paysage, un peu en arrière de la voiture qui, au pas ralenti des rlic- vaux, roulait sur de fins graviers bleus. La doiiiièi-e rampe franchie, le parc se déploya. L'attelage, autour

des pelouses, décrivit un cercle, vint s'arrêter devant le large auvent vilré.

Ce fui moi encore une fois qui por- tai Suzy. Mais le charme sembla rom- pu ; les affinités se dénouèrent. Avec son poids léger dans les bras, je mon- tai tranquillement les marches de gra- nit. De loin elle souriait au comte qui s'avançait, appuyé sur deux cannes, des sandales aux pieds.

Ah ! mon ami ! quel triste réveil ce matin quand j'ai appris.,.

Je l'avais étendue dans une chaise longue ; d'une grâce câline d'enfant elle lui offrit son front. Il courba sa haute taille, souriant, tâchant d'appa- raître aimable à travers les pinçures du mal, et lui baisa les paupières.

Je n'avais aucune raison, après tout, d'en vouloir à cet homme qui m'avait constamment témoigné de la courtoi- sie. J'éprouvai plutôt du plaisir à lui serrer la main, en songeant à la dif- férence qui régnait entre lui et moi. Le torse détendu, balancé dans une cambrure des reins après le léger ef- fort de la montée, je le regardais avec la bienveillance que procure le senti- ment de la supériorité physique.

Le vieux Tite, comme nous l'appe- lions entre amis, depuis un peu de temps déclinait. Il avait perdu la belle humeur de vie qui égayait nos parties de polo et de tennis, à l'époque Suzy m'avait présenté à lui. Il y avait alors un peu plus de six mois qu'elle avait mis sa petite main dans la large ]ioigne de ce gentilhomme resté vert sous les ans, sa forte tête grise bien

•2H

AMANTS J 0 V E U X

planlce dans les épaules, avec l'air d'une seconde jeunesse dans son cxis- lence d'homme de plaisir el de lia- vail.

.Mon Dieu ! avail-on daube sur ce mariage ! A la suile dune crise qui avail frappé la mélallurgie, la débâ- cle s'était mise dans les affaires du père de Suzy, le grand usinier de la contrée. M. Jacques Ilerbrand avait voulu lutter ; des millions s'étaient en- gloutis dans un travail à perte et l'a- moncellement des stocks. Atteint dans sa vie, sa grosse vie heureuse et bruyante d'industriel qui avait cru pouvoir maîtriser la fortune, il auiail vu venir la ruine au bout de son grand courage inutile si cette petite Suzy, d'un esprit si volontaire, en épousant M. de .Montaiglon, n'avait fait rentrer l'or el le sang dans l'énorme orga- nisme épuisé. Comme elle s'était ma- riée un mois avant la mort de son père, on supposa (pie la dévotion filiale avait été la cause de cette union disproportionnée. Elle avail alors vingt-quatre ans ; le comte, maître d'un vaste domaine, était un ancien ami de M. Ilerbrand. Lu-ine n'ont pas le temps de chùmei- : les affaires pres- (fue aussitôt avaient repris. Suzy, avec la majorilé des paris eu propriété, dc\int l'iinic ;i(liv«' de j;i L:('ranro.

On s'étonna alors (pie le '-nriilire, qu'on voulait voir au fond de la vie di^ celle jeune femme, n'eût (loint alli-rt- rindéjiendance de son cai aclf-rc l.lle avail gardé sa gairlé vi\ e. très si-i ieusc au fond, vaillante aux dmoirs de sa

vie nouvelle, lit lile, un jour, m'avail dit :

Suzy est bien extiaordinaire. Elle ne cesse pas d'être pour moi la jeune lille que j'ai vue grandir chez son pèi'e et à la fois elle est vuie fenmie dune énergie et d'une activité au-dessus de son âge. Elle vient de congédier mon régisseur. C'est elle, à présent, qui s'occupe de tout au château. Quand vous la voyez le malin rentrer à che- \;d, elle a déjà fait le tour des fermes et visité l'usine.

Le médecin, pressé de partir, sa montre dans les doigts, le rassura sur la bénignité de la foulure. Je m'ajjer- cus qu'il l'écoutait distraitement, le vi- sage tiraillé par les élancements de la ij:outte. E[ tout à coup, pris d'un accès plus \iolont, il se mil à crier qu'on lui coupât les jambes. Dans les interval- les, il geignait avec des plaintes gre- lotlées et continues. Son égoïsme de malade le rendait insensible à toute autre peine que la sienne. Il avail fait avancer un fauteuil près de la chaise ^ longue el parfois la regardait avec des yeux presque irrités. Je me persuadai (|u'il lui en voulait d'être privé de ses offices. Mon égoïsme à moi, d'ailleurs, fut presque égal au sien. JOut on plai- gnant sincèi-emcnt .'*^uzy. je ne pensai plu« (pi'à regagner i;i|Md<Mneiit ma bastide.

Je \\\< parfaibMueid étourdi, se- lon mon habitude. Je commis l'impar- donnable faute de me méprendi'e ime foi< (]c plus sur le cai'arlèrc de mon amie. Ma coniniis('T;ilion fui une de

AMANTS JOYEUX

29

CCS poussées banales de la seiisibililé, (jue la simple clairvoyance eût m'inlei'dirc. Rien ne ressemblait moins à de la résignalion attristée que son euipi'csseinent, ses ardentes et vives charités, i'^ite avait pris les mains de Tite et le regardait avec de jeunes yeux humides. Son propre mal à elle n'exista plus à côté de ce mal plus grand ; toute sa vie se concentra dans les puissances magnétiques dont, à mesure, elle allégeait sa peine de vieil enfant difficile. L'accès s'apaisa ; un air léger passa dans les chambres ; le comte insista pour m'avoir à déjeu- ner ; elle-même m'en pria d'un sou- rire. Il paraît que je contai d'agréables anecdotes ; ce tour d'esprit m'était peu famiher ; je mis d'autant plus d'a- mour-propre à tâcher d'y réussir cl elles déridèrent Tite. Suzy s'écria :

Vous en savez donc ? L'ancienne connivence se rétalilit.

Nous ne finissions pas de nous regar- der avec de petits rires excités : mais cette gaieté peut-être manquait de franchise. L'approche de la séparation ne fit que m'énerver davantage. Je p<^Mîsai : " Est-ce bête ? Je ne la désire [)lus et j'ai le cœur gonflé comme si je ne pouvais me décider à la ([uillei'. •< .Moi (jui m'interdisais l'alcool, je ni(> versai de l'eau-de-vie coup sur coup. Elle me regarda avec une ironie insis- tante.

Prenez garde. C'est le quati'ième verre. Vous allez compromettre vos élégances de beau cavalier.

Elle scm]}la avoir lu en moi la pen-

sée que j'avais eue en me comparant a Tite. Je fus piqué, me sentis un peu ridicule. Suzy, dans son horreur de la sensibilité, m'apparut bien plus hom- me que moi. Peut-être lui aurais-je sottement répondu ; mais le cliquetis clair des gourmettes tinta au bas du perron. La fine tête d'Hercule frémit, se silhouetta dans la haute verrière. Le palefrenier le tenait par la bride, tandis que le valet de chambre assu- rait dans la courroie, près des arçons, mon nécessaire de voyage.

Eh bien ! dis-je, au revoir... Et enchanté...

Le vieux Tite, se soulevant sur une de ses cannes, me tendit la main. Et Suzy aussi, de sa petite taille d'enfant, s'était mise droite, mi genou sur sa chaise, avec le relroussis du bas de sa robe par-dessus son pied bandé.

J'étais près d'elle à présent, ses doigts dans les miens, repris d'un bat- tement de cœur. Il me semblait con- venable, pour un gentleman distingué comme je l'étais, de formuler un re- gret discret et galant, intelligible seu- lement pour nous. Les idées ne se liè- rent pas ; je ne pus trouver qu'une phrase assez froide pour la prier de luc rassurer par un billet sur la santé di[ comte et la sienne. Elle haussa les épaules. Mais sa main fortement pres- sait la mienne ; elle appuya un regard noir et volontaire.

Vous savez, fit-elle très haut, je liens toujours ma parole.

A son air résolu, je la vis décidée à une chose encore secrète pour moi.

30

.\^f\^■Ts JOYEUX

.Mes doigls vibrèrent : doucement, geai les pelouses. Cn souffle léger d'a-

avec le pouce je caressai son poignet, près-midi vcntillait les essences, les

Il sembla qu'il dût nous suffire désor- frémissants tamai'is, la grâce svelle

mais dun simple signe un peu familier des bouleaux, la pourpre bleue des

pour nous sentir d accord. Comme je m'attardais, elle me poussa le coude :

Mais allez donc ! Au revoir !

Le feutre mou de l'allée s'enfonça sous les sabots de mon cheval ; je Ion-

hêtres en berceau. 1-^t jjuis je commen- çai de descendre au pas les lacets des rampes. Au premier tournant, je virai sur ma selle et regardai vers les ver- rières. Suzy, le visage aux hautes gla-

AMANTS JOYEUX

;îl

ces, m'apparul. Je levai mon chapeau cl l'agilai joyeusement. El puis la pa- roi du roc se dressa, fleurie, énorme. Au bas de la dernière rampe, je rendis la bride.

J'étais dans un élat d'esprit excel- lent. La chaleur de l'alcool stimulait mes humeurs, délicatement m'étour- dissait. J'aspirais avec sensualité le poil moite d'Hercule, l'odeur de cuir neuf de la selle souplement craquante sous moi. De molles étendues se dé- roulèrent ; le décours de l'heure se ta- misa de minces nuées violettes. Quel- quefois je pensais : « Que voulait donc dire Suzy ? » A la fm, des rapports se nouèrent, des sens jusqu'alors confus s'élucidèrent. Une idée glissa, revint. Je n'étais plus aussi sûr que tout cela ne fût qu'un simple badinage. Je fus près d'elle, au bord du lit, dans le clair malin. Elle palpitail, toute chaude de vie jeune. Le velours noir de son re- crard roula dans un rire : étrangement elle fit allusion à une réparation. Bon Dieu ! quelle amusante plaisanterie ! Maintenant mon sang courait.

Je passai tout un jour dans le bois avec le marchand. 11 me fallut déjouer les ruses tenaces par lesquelles ce margoulin rusé prétendait se réserver un choix parmi les arbres de la coupe. Par lassitude j'allais céder, quand tout à coup je songeai à Suzy. Ce n'est pas elle qui se serait laissé rou- ler !

- En voilà assez, lui dis-je en tour- nant résolument les talons. Ce sera toute la coupe ou rien.

J'étais dans mon rùle de petit sei- gneur rural faisant moi-même mes af- faires, vendant mon bois et mes ré- coltes comme mon père avant moi l'avait fait. De la réussite de ces mar- chés dépendait la tranquille ordon- nance de ma vie, trois mois à la ville, les autres mois dans la montagne avec mon cheval, mes chiens, mes deux va- ches et le ménage Baptiste, l'homme à la fois jardinier et palefrenier, la femme cuisinant et faisant les beso- gnes de la maison. C'était tout ce que la fortune m'avait laissé après l'aban- don d'une part de mon patrimoine pour sauver l'honneur du nom fami- lial dans une affaire de concussion s'élait compromis mon frère.

Fourqueroc, en bois et en cham- peaux, avait cent hectares, haut sur sa butte, avec son pignon nord cimenté dans le schiste à pic et surplombant la rivière, une poivrière à chaque angle, avec sa façade intérieure orientée au midi et s'ajourant sur les corbeilles et les pelouses des jardins. Ceux-ci, vers la droite, montaient, s'échelonnaient en terrasses élayées d'antiques murs on moellons et paisselées d'arbres à noyaux. De la plus basse des terrasses, par des pentes en circuits, on gagnait, sous des voûtes de charmilles, la cou- lée profonde, la large nappe lumineuse de l'eau au pied de la roche. La bar- que et le bac y étaient amarrés près des saules. Leur feuillage chevelu s'é-

3i

A M A \ T S J 0 YEUX

pandail sur mes incinbics nu< après le l)ain malinal.

Je vivais d une vie libie, Llia.--:;anl, pèLhanI, lc\c dès l'aubellc, d'amples grègiies aux reius, les pieds eiiciussés d'épais souliers aux semelles cloulécs. La rivière et le bois me liniilaieiil. Luc licuc de piélou me sépar;iil du plus prochain hameau. 11 arrivait (pi'à i)ail le ménage Baplisle je ne voyais per- sonne pendant des semaines. Je puis dire cpie dans cet isolement, avec le silence des chambres autour de moi, lisant çà et un livre que m'envoyait mon libraire, je goûtais la vraie joie de la vie. C'était comme un retour aux énergies saines de ma race, à cette rude et mâle existence d'hommes de la nature qu'avaient été les miens, gen- tilshommes terriens vivant aux con- fins de la forêt près de leurs tenan- ciers,

La pipe au bec, acceptant le temps comme il venait, pluie ou soleil, je partais surveiller, selon la saison, la cueillclle des fruits, la rentrée des avoines ou la fenaison dans les prés qui longent la live, de l'autre côté de l'eau. Le fusil à l'épaule, je gagnais la futaie, faisant lever le lapin et le fai- san. A la 'lumiH'c du joui', llaplisle dé- tachait la barque. Laissant couler à fond le fcrrel, nous poussions vers les cri<pies poi^soinieuses ; je posnis mes verveux. II v axai! IoiiJ(MIi< de la clic- \esne, de la lange et du pcrcol aux maille^ de l'o'-ici' (pian<l le lendemain, dans le brouillard léger du malin, j'al- lais les rclevci-. Quelquefois nous pre-

nions de la truite ou du biochel. Je n'aurais pas donné les plus belles par- ties de tennis ou de loot-ball pour le jdaisii' de descendre au fil de l'eau so\is le friselis des feuillages, a\cc le bat- tement de (jucue des poissons dans la banne au fond du bachot.

Cependant c'était pour nu)i un de- voir de convenance de consacrer à d'anciens amis deux mois de l'année. Je m'arrangeais de façon à passer à peu près un temps égal chez ceux que j'aimais le mieux. Alors je devenais un homme cérémonieux et correct, jouant saMinmient du monocle et soignant les apparences. J'acceptais, par sou mission aux usages du monde, de m'ennuyer confortablement, avec tous les dehors d'un jeune homme distin- gué. Oh ! un assez mûr jeune homme déjà, car j'avais dépassé de plusieurs lustres l'âge ce nom est joyeuse- ment porte.

Quelle contradiction ! J'étais enclin aux sensations fi'aiches d'un homme de la campagne et je ne pouvais me résigner à rompre avec des habitudes qui m'enlevaient à mes plus constantes dileclions. Je ne reprenais vraiment y)Ossession de moi-même qu'en rou- vrant au matin ma fenêtre sur les fui- tes va|)orcuses de la vallée, en regar- dant au bac (lo l;i grande roche se chi- hci- i\>' rai- vermeils les lentes huiles (le la ri\ièr-e. I.e <(mi- de ma destinée aussilôl reparaissait parmi les amènes et fortiliantes inqtressions de la leri'e. J'avais la consciinire (pie ma person- nalité ne se séparait pas de celle vie

Fourqueroc, en bois et en champeaux, avait cent hectares avec son pignon rond. (Page 31.

3

AMANTS JOYEUX

35

un peu sauvage qui fouellail mon sang et accélérait le jeu de mon aorte.

En somme, mon trafic avec le mar- chand de bois pouvait passer pour avantageux : il me donna une aimable paix d'esprit. Dès le premier soir, 'j'al- lai poser mes nasses avec Baptiste, et le lendemain je fis le tour des cultures, jouissant de les voir hautes et vertes comme je l'avais espéré. J'avais pris Jack, le lévrier d'Ecosse, avec moi : c'était une bête gracieuse qui m'était attachée. Vraiment j'agissais avec un enviable détachement d'esprit : je n'avais jamais songé plus naturelle- ment à cette un peu déroutante Suzy qui si singulièrement m'avait dit, en me pressant les mains :

Vous savez, je tiens toujours ma parole.

Il arriva toutefois qu'au bout de la semaine, moi qui, avec la chaleur toute vive encore de ses petits doigts à ma peau, m'étais senti si léger de mémoire, je commençai à m'inquiéter de savoir si elle m'écrirait comme je le lui avais demandé. Je pris l'habi- tude d'aller au-devant du piéton à l'heure il montait la côte. Nerveu- sement, en tirant sur ma pipe, je l'in- terrogeais.

Pas de lettre ?

Un billet de sa grande écriture an- . glaise m'eût fait plaisir. Je rentrais dépité, le cœur flottant, gonflé d'un va- gue d'oubli et de rupture. Je ne me reprenais pas tout de suite. Et puis, dans la montagne, mon dédain son-

nait, mon rire d'homme fort pour une aventure passagère. La haute roche sous mes pieds me grandissait. Je voyais la vie de plus loin. Elle et moi, après tout, n'avions pas cessé de cô- toyer les rives éprouvées de l'ancienne amitié. Rien ne s'était passé qui auto- risât le soupçon d'une défaillance chez Suzy. Elle était tombée de cheval ; je l'avais tenue contre moi ; je l'avais portée au lit. La situation eût été la même avec tout autre que moi. D'un leurre des sens, de l'inévitable attrait sexuel était née, autour d'un jeu spé- cieux et subtil, l'éphémère illusion. Bah ! Plume au vent !... Je grimpais sur la plus haute roche ; je poussais une clameur. Des vols noirs de cor- neilles tournoyaient. J'en abattais une hécatombe.

Un mois s'écoula : j'avais pris mon parti de son silence. Quelquefois, quand le sang me tourmentait, je par- tais vers la tombée du jour ; je mar- chais longtemps à travers la campa- gne et puis j'entrais dans une petite maison qui m'était connue. C'était, à l'entrée du village, un cabaret : il y avait une jolie fille qui se passait un ruban rouge dans les cheveux. Le père et la mère, de vieux paysans sournois, après avoir fermé la porte du côte de la route, s'en allaient discrètement dans le champ. Elle s'asseyait alors sur mes genoux, et moi je goûtais un élourdissement léger à caresser son corps frais. Il ne me restait pas plus de souvenir de ces courtes rencontres que d'un cigare fumé sur le chemin.

30

AMANTS JOYEUX

Une quiéludc heureuse, ensuite, pour un peu de temps égalisait mon hu- meur.

Un matin, j'étais parti devant moi. J'avais entendu, à lauhe, tirer des coups de fusil aux acculs du l)ois. Il m'était arrivé déjà, en battant les tail- lis, de découvrir des lacets posés. par les braconniers. C'était toujours pour moi le sujet d'une vive irritation. Je n'aurais pas été le maître de ma co- lère si j'avais surpris les coupables. Oui, la vie d'un homme en ce temps m'eût semblé un équitable dédomma- gement des ravages causés dans ma garenne. Je croyais sincèrement que la loi ne protégeait pas suffisamment les seigneurs contre la ligue sourde des engeances pillant, maraudant, dé- cimant les meilleures chasses.

La pétarade avait éclaté dans la pe- tite ombre pâle du crépuscule mati- nal, à l'heure des primes randonnées du lapin. J'avais ouvert ma fenêtre, j'avais tiré au jugé, dans la direction du bois. S'il en est un qui a reçu du plomb, je le verrai bien au sang tout à l'heure, me disais-je. A présent, je coupais à travers les taillis, épiant, faisant flairer le serpolet à Jack : l'é- venl de la rôde nocturne s'était depuis longtemps cffumé au chaud soleil.

Bientôt la douceur de ce matin sous les arbres me détendit. La rosée em- perlait les fougères. Une ondée de fraî- che et jeune lumière pleuvait des hau- tes branches, tremblait on peliles ma-

res d'or sur le chemin. Je m'assis sur une souche. J'aspirais les arômes verts en écoutant tomber les quatre notes mouillées du loriot dans le clair silence léger du bois. « Mon Dieu ! pensais- je, on vivrait si tranquillement si cha- cun acceptait simplement la vie, le jjaysan, maître dans sa chaumine, et le seigneur, roi sur ses terres ! » Un sens complémentaire eût pu ainsi se déduire de : que cette racaille des champs, une fois pour toutes, se rési- gne donc à sa condition classique de béte humaine, vouée à être reconduite à coups de bottes dans les reins quand elle arrive se plaindre du passage des lapins dans les cultures. Mon ennui s'en alla à travers les bouffées de ma pipe. Je ne sentis plus que la stillation de ma vie en moi, fraîche et profonde.

Tout à coup la cloche tinta : c'était un signal convenu qui me faisait ren- trer quand quelqu'un me demandait à Founpieroc. Baptiste, à la volée, agi- tait la cloche et moi, je répondais par, un coup de sifflet. Les sons, dans l'air haut, vibrèrent ; mais je ne me dépê- chais pas d'emboucher mon sifflet, irrilé qu'un intrus me dérangeât dans cette paix délicieuse du bois. De nou- veau la cloche s'ébranla et. celte fois, me mettant debout, je sifflai.

Je quittai le bois, je poussai la grille des jardins et à présent je réfléchissais que c'était le temps le marchand de bois m'avait promis d'apporter son premier règlement. Aussitôt ma maus- saderie tomba, je tournai les pelouses en pressant le pas. J'avais les disposi-

R.iKi^

Je vivais là, d'une vie libre, péchant... (Page 32.)

AMANTS JOYEUX

39

lions bienveillantes d'un homme qui va recevoir de l'argent. Le bosquet s'c- claircit : dans la cour, la jument de Suzy était attachée à l'anneau près de l'écurie et Baptiste, subrepticc, in- quiet, m'informait :

Il y a une jolie dame qui at- tend dans le hall.

La sensation fut mauvaise. Bruta- lement je pensai qu'elle arrivait s'of- frir. L'idée qu'elle tiendrait ainsi sa parole ne m'était pas encore venue. Un mépris froid, l'instinctif écart du mâle pour les avances de la femme aussitôt tempérèrent l'ancien désir. La veille, d'ailleurs, j'étais allé jusqu'à la petite maison. Quoi ! Suzy était : la chair toute frémissante de ses deux heures de galop, elle m'apportait sa jolie âme amoureuse et moi, avec mon sang rassis, maintenant je l'égalais à cette fille qui tout de suite faisait tom- ber sa robe quand je venais !

Je montai en courant les marches du perron. Déjà j'étais redevenu le jeune homme distingué qu'une adroite hypocrisie assouplit à de subtiles si- mulations.

Vous, Suzy ?

Moi, dit-elle en riant sans se lever du fauteuil d'osier.

Et la jupe de son amazone mastic légèrement relevée sur ses guêtres à boutons de nacre, elle battait à petits coups de cravache leurs disques lui- sants l'un après l'autre, avec attention.

J'étais debout devant elle, conti- nuant à lui sourire d'un air charmé, les dents au clair, ces larges et blan-

ches dents, qu'elle m'avait dit un jour, par moquerie, aimer autant que le cercle de verre que j'appliquais à mon œil. La péripétie se présenta ainsi dans mon esprit : « Comment va-t-elle s'y prendre pour me dire le but de sa visite ? )) Un silence coula, une courte gêne. Et puis, les yeux plissés d'iro- nie, elle me demanda si je n'avais pas senti à quelque chose dans l'air qu'elle allait venir.

Non, ce n'était pas ce que j'atten- dais. Je haussai les épaules douce- ment, d'une gaucherie affectée, tou- jours souriant. Et à son tour elle levait les siennes, fouettait d'un dernier coup la pointe de sa bottine, en appa- rence très calme, sûre d'elle.

Je ne vous gêne pas, au moins ?

Quelle idée ! Mais je suis parfai- tement heureux.

Elle parut prendre intérêt à consi- dérer les trophées de chasse qui déco- raient les murs, m'interrogeait en me les désignant avec la pomme d'or de sa cravache.

Cette hure-là ?

Oh ! une bête énorme qui rava- geait tous le pays. C'est mon père qui l'abattit. Nos bois alors se joignaient, le plateau n'était qu'une vaste forêt. Il y avait beaucoup de renards aussi... Une fois, j'avais douze ans, j'ai tué celui que vous voyez là.

Elle se leva, ramassa la traîne de sa robe qu'elle se jeta sur le bras, fit très vite, à petits coups de talons sonores, le tour du hall. Elle paraissait agitée, nerveuse, et puis, revenant vers moi,

40

A M A \ T S .1 0 Y E U X

elle me dit hanJimenl, loul à fait calme :

\'ûus vous souvenez de la der- nière parole que je vous ai dile au châ- teau ?

La situation se brusqua. Je répon- dis en riant, d'un ton léger :

De celle-là comme des autres, Suzy.

.jusqu'alors nous avions ressenibk'. elle et moi, à deux partenaires qui dif- fèrent un engagement décisif, en at- tendant d'être fixés sur leurs disposi- tions réciproques. Mais, avec cette question de Suzy, les intervalles sou- dain se soudèrent ; la minute présente continua la minute où, d'une pression de mains frémissante, elle avait paru sceller un pacte moral conclu entre nous. Mais moi, à présenl, je n'éprou- vais plus le même vertige léger.

Eh bien? fit-elle.

Toute autre femme eût pu en dire autant ; et cependant, avec Suzy seule, se précisait ce sous-entendu agressif : « Puisque vous savez maintenant que je tiens toujours ma parole, qu'atlen- dcz-vous ? »

Mon Dieu, Suzy, lui dis-je, je n'ai jamais dotilé de vous... Mais non, jamais, croyez bien.

Les mots s'allongeaient froids, dila- toires, frémissants. Nous étions 1 un devant l'autre, souriants. Le flot chaud de la vie monta : un souffle remuait ma moustache. Je la vis palpiter, sen- suelle el résolue, dans une beauté de jeune héroïsme.

Comme elle l'avait fait à la ferme.

elle leva les mains jusqu'à mes épau- les ; elle me dit lentement :

Philippe, voulez-vous de moi ?

Kile parla ainsi selon la spontanéité et la simplicité de la nature. Elle ne (lit (]u'un mot, et il fut décisif comme si déjà elle s'y donnât toute entière. Ayant entendu cette franche parole, je fus saisi, aux racines de la vie, d'un sentiment profond. J'oubliai qu'après tout elle s'offrait comme je l'avais pré- vu : je n'avais pas prévu qu'elle me dirait celle petite chose ingénue et franche. D'une voix d'enfant, elle me demandait innocemment si je voulais de son amour : je n'aurais eu. après cela, qu'à l'emporter jusqu'au lit. Je l'avais fait avec tant d'autr:s ! Mais, les autres, c'était moi qui étais allé vers elles ; aucune n'était venue la pre- mière comme Suzy. Presque toutes avaient eu des amanls, et cependant elles ne se rendaient qu'api'ès un simu- lacre de défense. Et voilà, l'homme frivole à présent était retenu d'une peur timide et respectueuse, comme devant une neuve jeune fille.

Je n'étais pas troublé par la pen- sée du geste avec lequel je la pren- drais. Je ne songeais pas à la pauvre et laide chose qui, entre un homme et une femme encore inconnus, est comme le tâtonnement gauche de la connaissance. C'était un autre senti- ment, une joie de protection, un be- soin tendre de la défendre contre un égarement de nos sens.

Avec le tremblement de mes mains, doucement je l'attirai vers le fauteuil

Le fusil à l'épaule, i

G eacnais In f,.<-^;„ /t.

A i\I A N T s JOYEUX

43

d'osier. Je me sentis l'aimer d'une ar- dente passion d'amitié : je n'aurais pas eu une meilleure sensibilité pour une enfant malade. Je fus à ses pieds. D'un grand battement de cœur, je lui disais des paroles câlines, montées du fond de moi.

Suzy ! ma petite Suzy ! se peut- il que ce soit vous ? Mais je ne vous ai pas méritée ! Je ne suis qu'un homme comme tous les hommes. Et puis, s'ai- mer, c'est bien terrible !

Bille haussa les épaules :

Je suis venue la première, dans la plénitude de ma volonté. Et ce qui arrivera, je l'aurai voulu aussi.

Elle me regardait droit aux yeux. Je sentis ses genoux s'écarter. Moi- même, par la force inconsciente et sou- daine du désir, je pénétrai dans sa vie. Elle fut contre la mienne profondé- ment, avec la forme de son corps en- tre mes mains nouées à sa taille. Et j'étais à présent sans volonté devant cette volonté plus ferme qui était ve- nue vers moi pour être prise et me prenait. Je lui baisai le cou et les épaules ; j'attirai sa petite oreille en- tre mes lèvres et la suçai comme un fruit. Soudain elle tourna la tête"; nos bouches se joignirent ; elle poussa un cri, toute pâle, les yeux fermés, dans une longue palpitation blessée.

Aucune femme sur ma bouche n'a- vait eu encore un tel cri. Sous sa pe- tite main crispée, avec le tressaille- ment de sa souple vie dans mes bras, je redevins un novice jeune homme. Je la tenais de toutes mes forces pres-

sée dans ma poitrine avec mes coudes ; mais mes mains n'osaient plus se poser à ses hanches, comme s'il y avait en- core trop de l'amie dans celle qui si follement se donnait à moi. Je ne puis expliquer autrement ce sentiment : il m'était encore inconnu. Et un peu de temps elle resta dans sa peine, les dents serrées, la têle rejelée en arrière, m'écartant faiblement à présent de la main tandis que moi je l'enveloppais de mes fureurs timides. Et puis elle me dit presque avec colère de sa voix rauque et basse :

Mais prenez-moi donc ! Vous voyez bien que je vous veux!

Cela non plus, je ne l'avais point encore entendu. Si une autre femme m'avait parlé ainsi, je serais plutôt parti. Cette petite Suzy, m'enjoignant l'amour avec la voix dont elle eût jeté un ordre à un laquais, me plongea dans un embarras cruel. « Mais oui, prends-la donc, me soufflait mon or- gueil d'homme ; fais à ton tour acte de volonté ; tu es bien assez ridicule pour avoir tant différé. » Déjà ce n'é- tait plus l'élan glorieux de la passion ; je raisonnais comme un homme qui, pour ménager son amour-propre, se persuade qu'il va céder enfin à un mouvement personnel. J'éprouvai jus- qu'à l'angoisse l'humiliation de celte minute délicieuse et pénible.

Elle trembla soudain de tout son corps. Ses lèvres furent violettes et elle baissait les yeux : elle n'osait plus supporter mon regard. Mon trouble tomba. Je la pris dans mes bras : en-

AMANTS JOYEUX

core une fois j'eus le poids souple de son corps d'enfant contre moi. Rapi- dement je montai vers la chambre ; mais arrivé aux dernières marches, l'idée terrible se présenta ; je songeai avec effroi à ce costume presque mas- culin qu'elle portait et qui déroulait les tactiques. La robe de la jolie fille au ruban rouge ne tenait que par quelques agrafes ; elle la faisait glis- ser d'une ondulation de ses reins et ensuite elle était nue sous mes mains. La scène fut sauvage. Je la déshabillai d'une brutalité d'homme maladroit et qui veut paraître plus assuré qu'il n'est. Les boulons volaient sous la hâte gauche de mes doigts. Et elle se lais- sait faire, m'épiant d'un étrange re- gard inquiet, hardi et ingénu. J'en- tendais tinter son cœur comme un grelot.

El puis ce fui une chose adorable comme il en est arrivé à bien peu d'hommes, une chose qui, aujourd'hui encore, me pince délicieusement les fibres. Je l'avais portée au lit ; elle de- meurait sous mes caresses une pas- sive amante ; et soudain sa vie déchi- rée cria. L'âme rouge des noces ago- nisa dans la douleur. Avec stupeur, du lit dévasté je vis se lever l'ignorance fraîche d'une vierge. Ma folie bégaya. Je fus brise de fièvre et de joie. Quel mystère ! Celle jeune femme de vingt- six ans qui, ce malin-là, avec son étrange désir, élail venue pour être prise comme une simple fille, n'avait pas encore ouvert sa robe pour un homme !

Elle s'abandonna dans un frisson froid, sans une parole. Elle serra les dents sur le cri de sa chair comme sur un aveu. .Mais moi, qui avais rompu le sceau de sa virginité, j'étais pleu- rant de bonnes larmes sur sa petite épaule. Je lui aurais donné ma vie d'égoïsme pour cette minute inouïe.

Je revins ainsi à l'âge charmant de la première femme connue. Mainte- nant aussi je lui demandais si humble- iiienl pardon pour lavoir prise comme les autres ! Je l'invoquais d'une ardeur de jeune homme innocent pour une jeune fille après l'abandon des prémi- ces. Mais elle, quel changement ! Tranquillement elle me regardait avec sa bouche muette et ironique. Elle sembla indifférente au bonheur qu'elle m'avait donné, très loin de moi, dans la solitude de sa volonté réahsée.

A la fin, cette froideur me jeta dans un si grand trouble que je la suppliai, avec un déchirement de tout mon être, de me dire si réellement elle n'avait jamais appartenu à son mari. Elle baissa les yeux, me dit en riant comme une courtisane :

Pensez-en ce que vous voudrez.

.aussitôt elle se couvrit le visage avec la main ; elle parut me cacher son âme, elle qui sans honte m'avait livré le mystère frais de son corps. Dans la confusion de sa vie nue près (le la mienne, elle eut tout à coup la première rougeur el ce fut Eve après le péché. Alors il me vint élrangemcnl la pensée que peut-être elle rougissait d'rlre vierge, se sentant là, dans la mi-

Moi, dit-elle sans se lever. (Page 39-)

AMANTS JOYEUX

47

sère de son flanc sans amour, infé- rieure aux autres femmes qui avaient déjà dénoué leur ceinture. Fièrement elle avait répudié la vulgaire pudeur physique et sembla n'avoir plus gardé que la pudeur de l'orgueil.

Il pesa un silence ni l'un ni l'au- tre, avec le cœur plein de paroles, n'o- sions parler. Soudain elle se roula dans ma poitrine, criant :

Philippe ! mon cher Philippe ! Son secret ainsi me fut révélé. Elle

ne m'eût pas dit autrement : « Ne m'o- blige pas à te confesser celle chose humiliante. » Je la baisai mille fois ; elle-même eut toutes les fureurs d'une ardente maîtresse, déjà initiée. Elle mordait ma bouche et, après la crise, demeurait morte dans mes bras, avec des yeux délicieux.

La jument, agacée par les mouches, se mit à tirer sur l'anneau en piétinant rageusement. Les fenêtres de la cham- bre s'ouvrant vers la cour, nous enten- dions le battement de ses fers sur le pavé. Elle se rappela.

Cette pauvre Beth !

Chère Suzy ! lui dis-je, je vais descendre. Je donnerai l'ordre de la mettre à l'écurie. Nous déjeunerons ensuite, si vous ne vous méfiez pas trop des talents de Martine.

Elle glissa du lit ; l'ivresse était finie ; des distances nous séparèrent. Non, elle ne pouvait pas ; elle avait pris rendez-vous chez son notaire dans la matinée. Une affaire à terminer, la cession d'une lisière de bois pour le

passage d'une route vicinale. Et d'un air détaché, elle m'expliquait :

Vous savez, Tite est un grand enfant qui n'entend rien à l'argent. Il avait mis sa confiance dans un inten-

dant qui le volait. Alors, quand je suis venue, c'est moi qui...

Le comte déjà me l'avait dit. Elle s'habilla nerveusement, s'irritanl des résistances d'un bouton, redevenant à travers une vivacité colère la pelile femme brusque d'avant l'amour,

Mais aidez-moi donc, je n'en sors pas.

48

A M A \ r S J 0 Y E U X

Avec sa grâce souple de pelile es- sence, elle se déballail sous mes mains, dans limpatience rageuse de mon effort maladroit. La glace la re- fléta en culotte de cheval, ses fins bras nus sortis des épauletles de la chemise, dcmi-fillc, demi-garçon. Elle eut un rire amusé.

Est-ce drôle, une femme qui se rhabille devant un homme !

Et à présent elle était devant nvji avec son odeur chaude, les yeux clairs et droits comme si elle ne m'avait pas donné sa vie.

Aucune parole d'amour n'était sor- tie de sa bouche, bien (juclle eût connu avec moi le grand frisson nuptial. Elle était venue comme une femme qui cède à la passion, et pourtant mainte- nant il n'y avait pas de différence en- tre elle et la fille au ruban rouge. Celle-là aussi peut-être, avec son hum- ble cœur de plaisir, m'aimail et elle ne me l'avait jamais dit.

Je me retrouvai tout à coup moi- même très calme après l'excitation qui m'avait tait pleurer comme un naïf jeune homme. Xous plaisantâmes aimablement de choses indifférentes. sans rapport avec l'heure tenrlre. Je n'étais pas gêné par le besoin de lui témoigner plus d'abandon qu'elle n'en montrait. Ma sensibilité sembla émoussée d'avoir trop vibré dans la crise délicieuse je goûlni réelle- ment un vertigineux bonheur.

Cependant, au moment où. son po- lit feutre à haule plume sur les yeux, elle passa In porle, je crus devoir ma-

nifester un peu de chaleur. Je l'enle- vai dans mes bras, la serrai d'un coup de passion contre moi.

0 Suzy ! Suzy !

Elle eut au coin de l'œil un rire iro- nique, comme une petite bête sauvage. \'oilâ, pensai-je, elle m'a pris comme elle en aurait pris un autre. Je la lais- sai retomber, et, dans mon dépit, je ne trouvais plus rien à lui dire.

Elle dégringola les marches de l'es- calier, d'un bond gagna la cour, et attirant la jument par la tête, elle lui appuyait le visage aux naseaux, câli- nement. La bêle soufflait de plaisir et, du retroussis de ses grosses babines, tâchait de lui prendre la joue. Alors mes nerfs se tendirent : mon cœur se gonfla d'une peine brusque.

\'oyons, Suzy, lui dis-je, allez- vous partir comme une étrangère ?

J'étais resté en haut du perron et lui tendais les bras. Elle tirait sur les san- gles de la selle et me répondit étran- gement :

Je vous détesterais si cette chosd désormais pouvait vous donner des droits sur moi.

Oui, ce fut bien l'énigmatique fem- me venue au matin avec sa chair de désir qui me parla ainsi. Nous étions l'un devant l'autre à présent comme deux êtres qui ont cédé à un égare- ment passager et qui ne se reverronl plus.

Eh bien ! adieu, Suzy ! lui dis-je tristement. En vous perdant, je perds à la fois une amie et une...

Elle eut un beau mouvement de pas-

Attirant la jument par la tête... (Page 48.)

AMANTS JOYEUX

51

sion, remonla les quatre marches en courant, s'aballil dans ma poitrine. Pendue des mains à mon cou, elle écrasait des mots contre ma bouche.

Une maîtresse, n'est-ce pas ? C'est bien cela ? Eh bien ! oui, tu seras mon amant chéri. Tu seras mon autre vie. A deux, nous aurons des bon- heurs.

Encore une fois, elle cédait à la nature, et elle ne me lâchait pas, avec le rire et la lièvre de son désir dans mon cou.

C'est moi qui le voulais. C'est moi qui t'ai pris. Tu n'avais donc pas vu que je te voulais ? Je t'ai voulu com- me une chose défendue. Aucune loi humaine n'aurait pu me contraindre à me donner autrement.

Des sabots battirent la cour. J'aper- çus Baptiste qui se dirigeait vers l'écu- rie en regardant de notre côté. Elle se laissa couler de mes bras, toucha lé- gèrement les dalles à la pointe de ses bottines, et, de toute sa joie, elle riait d'avoir été surprise.

Après tout ne suis-je pas voire femme ? Mais c'est vous, mon pauvre Philippe... Qu'est-ce qu'ils vont pen- ser de vous ?

Voilà, oui, qu'allaient penser ces gens ? Jamais une femme, avant Suzy, n'avait fait dans la maison son petit bruit de talons. Et celle-là, à peine en- trée, déjà bouleversait ma vie. Je des- cendis avec elle les trois marches. Baptiste de nouveau passa ; dans mon ennui, j'affeclai de lui parler d'un air

guindé et respectueux. Mais elle, bra- vement, se récriait.

Non, pas ainsi... Appelle-moi Suzy, je t'en prie, je le veux.

Ma lâcheté, auprès de ce beau cou- rage, me fil honte. A peine je l'avais eue et déjà je la reniais devant un do- mestique, dans un goût bas de correc- tion bourgeoise.

Ma petite Suzy ! lui dis-je très haut, en riant.

Je détachai la jument ; Suzy, sa cia- vache sous le bras, se gaulait. El puis je ployai le genou, j'avançai la main. D'une pesée légère, elle s'élança ; le cuir de la selle craqua ; et le jarret dans le fourchon, pesant sur l'élrier, elle s'enlevait à petites fois, affermis- sait ses aplombs.

Celle petite femme de tèle me quilla aussi simplement qu'elle était venue. Elle m'avait apporté un extraordinaire bonheur et elle s'en allait comme si sa vie vierge n'avait pas saigné pour moi. Il n'y eut aucune sensiblerie dans nos adieux. Je l'accompagnai jus- qu'au bas de la côte, marchant au pas de la bêle, la main appuyée au satin moite du garrot. Je goûtais la sensa- tion grisante de son jeune corps se balançant au-dessus de moi, frôlant mes épaules de la poussée chaude des genoux. Elle retint un instant la bride et, me chatouillant les joues de la mè- che de sa cravache, elle me dit avec un beau sourire :

Au revoir, mon cher amant. Je me lèverai demain en pensant à vous.

II sembla entendu (ju'elle viendrait

52

AMANTS JOYEUX

chaque fois que sa volonté la pousse- rail librement vers moi, sans qu'il y eût pour aucun de nous le soupçon seulement d'une chaîne. D'un claque- ment de langue, elle excita Beth, qui se mit au trot. Un peu de temps, planté en travers de la route, je continuai à la regarder, à petits bonds rythmés de ses hanches, se lever et retomber en selle, avec le gondolement de son amazone claire dans un léger nuage de poussière. -Mon cœur battait fortement à l'idée que personne avant moi n'a- vait mis la main aux pointes de sa gorge. Je pensais : « x\vcc une telle femme, je ne risque pas de m'engager plus que je ne voudrais. »

La route décrivit une boucle ; elle tourna la tête par-dessus l'épaiile et me salua avec sa cravache, comme moi aussi, en quittant Montaiglon, je la- vais saluée autrefois.

Ma vie, un peu de temps, resta trou- blée. Une joie d'intime solitude me fai- sait gagner les bois. Je prenais le lé- vrier avec moi, j'allais masseoir sous les arbres, le cœur gonflé. C'était un sentiment nouveau qui ne m'était venu encore avec aucune autre femme. J'au- rais voulu me retrouver auprès d'elle, ses genoux dans mes mains. Je l'au- rais aimée d'un amour sauvage ot délicat, près du cœur bondissant de la terre. Et puis le silence lourd des feuil- lages m'oppressait ; je gagnais le bel été de la campagne, les champs verts,

la bleue chaleur du ciel. Je n'avais ja- mais autant aimé marcher devant moi, sans penser, avec le bourdonnement léger de mon sang à mes tempes.

Je rentrais, au soir, l'âme vide. Je m'enfermais dans ma chambre, dans la chambre elle m'avait donné sa rieur de vie. Et alors l'odeur jeune de son corps me grisait comme un moût ardent. Suzy ! Ce fut ici sous les ri- deaux du lit ! Je baisais l'ancienne place sur l'oreiller, dune passion in- génue. Je n'étais pas moins ridicule en contemplant longtemps la glace s'étaient mirées ses fines épaules nues. Je me laissais aller franchement à mes impulsions comme un adolescent. Et, avec l'image fraîche de sa vie entre mes bras, il me restait le trouble d'a- voir rêvé. Je n'avais pas d'ironie pour le vieux mari paternel.

Mais voilà, j'étais malgré tout un homme léger sur qui les impressions amoureuses glissaient. Je ne me sen- tais de constance véritable que pour la libre vie des champs. Le sens in- time de ma destinée s'orientait vers Iji terre cl les plaisirs rudes qu'elle pro- cure, plutôt que vers les sensualités de la femme. Au bout d'une semaine, le souvenir de Suzy s'émoussa ; je re- commençai à vagabonder le long de l'eau et dans les bois, comme avant qu'elle ne fût venue. Une lassitude vi- rile, après les fatigues du jour, me couchait dans les draps, tout grisé de grand air, avec la sève verte des ar- bres dans mes membres.

Oui, celait vraiment, cela, une vie

Je l'accompagnai au pas de la bête. (Page 5r.)

AMANTS JOYEUX

d'homme. Je pensai tranquillement que dorénavant je pourrais m'abslenir de mes visites à la petite maison de la jolie fille au ruban rouge. Suzy de temps en temps arriverait passer quel- ques heures et puis librement s'en irail, mayant apporté de la joie. Elle ne semblait pas disposée à se montrer trop exigeante et de mon côté j'étais résolu à me contenter de ce qu'elle me donnerait. J'éprouvais une réelle satisfaction à me sentir si maître de moi-même. Maintenant je pouvais penser à l'amour comme au reste de la vie sans que ma poitrine bondit sous mes mains.

Un matin, j'étais au bord de la ri- vière, regardant sur l'autre rive se mouvoir les faneuses. Elles étaient dix, descendues des plateaux, fdles d'un même village, et en chantant, une coiffe de paille au chignon, elles al- laient à travers la vaste prairie, fai- sant voler avec le fourchet l'or léger des foins.

J'étais couché sous l'ombre fraî- che des trembles, retirant quelque- fois ma pipe de mes dents pour humer d'une large aspiration l'arôme vanillé de la fenaison. Il glissait en effluves subtils sur les houles égales du cou- rant et profondément descendait dans le battement heureux de ma vie. Je m'étais levé ce matin-là comme un homme sûr de sa journée. Suzy était en dehors du cercle de ma pensée : il y avait plus de trois semaines qu'elle n'était venue. Et maintenant, avec celte odeur lascive de l'herbe sèche

dans les narines, je regardais le rythme harmonieux et puissant de ces beaux corps de filles par-dessus l'aire blonde.

Dans le calme paysage, une voix soudaine m'appela par mon nom : la voix ensuite se rapprocha plus claire dans le chemin en lacets qui descen- dait à la rivière.

Suzy ! criai-je.

\Ion âme détachée, errante au fil de l'eau, éprouva soudain une grande joie. Je montai en courant le long de la roche : nos voix à tous deux se croi- saient jeunes et joyeuses, à travers les feuilles. Elle m'apparut dans sa grûcc vive, sautillant à petits coups de ta- lons sur la pente.

Suzy ! chère Suzy !

D'un bond, elle se pendit ; je la ser- rai contre moi, dans une ardeur de désir.

Oui, moi. Je ne pouvais plus at- tendre. J'ai voulu venir. Baise-moi dans le cou. Encore...

Ce fut comme après une longue ab- sence ; ce fut comme si elle venait pour la première fois. Je, portais sa vie moite dans ma poitrine. L'odeur phos- phorée de ses aisselles se mêlait à l'évent chaud des foins, aux bromes vireux de la rivière. Et avec des cris de plaisir, je l'emportais devant moi, fendant les taillis. Elle, les yeux clos, doucement, me disait :

Elreins-moi plus fort. Fais-moi mal.

Je montai aux terrasses par les de- grés boulants, heureux de ma force

u(J

AMANTS JOYEUX

d'homme. Une tonnelle de clcmalites cl de chèvrefeuilles dominait la vallée profonde. Sous l'amas des feuillages fleuris, un hanc s'y incurvait, large comme un divan. Je l'assis dans cette omhrc verte, à genoux près d'elle, et par jeu j'attirais les touffes de chèvre- feuilles et en secouais les parfums dans les boucles de sa chevelure. Nous étions vraiment dans l'amour de la terre, avec ses duvets moussus pour lit et ses ondes grisantes d'odeurs pour encens, comme pendant une fête nuptiale. J'avais coulé un doigt sou;? sa manchette et caressais la soie chaude de son poignet,

Suzy, lui dis-je, je n'ai pas cessé un instant de penser à vous.

En lui parlant ainsi, j'avais les yeux et la voix d'un homme véridique. J'é- prouvais une joie rusée à lui mentir avec franchise.

Oh ! moi, me répondit-elle loya- lement, j'aurais été fort embarrassée de penser à vous constamment. J'ai m'occuper d'affaires. Il y a eu une grève à l'usine. Je n'étais pas sans inquiétude non plus pour Tite. Ses ac- cès l'ont repris avec violence. El vous savez, il ne veut que moi dans ces mo- ments. Il a des regards d'enfant pour me supplier de demeurer auprès de lui.

Une passion attendrie lui monta aux yeux, et elle avait cessé de sou- rire. Croyant alors qu'il était conve- nable d'affecter un peu de jalousie, je lui dis :

Je vous en prie, Suzy, je souffre bien assez...

Ma voix était ardente et basse ; je serrais avec force ses mains entre les miennes. Dans l'emballement de ma feinte, je me persuadai sincèrement que cet homme après tout avait des droits. Une petite flamme lui brûla la joue. Elle cacha sa tète dans mon épaule.

T'est-il possible de douter en- core ?

0 certes ! elle était restée une petite femmc-cnfant, celle qui maintenant, avec une rougeur blessée, me faisait cet aveu. Elle eut la grâce timide d'une jeune fdlc dans le trouble de la minute pour la première fois les sens s'é- veillent à l'amour. Cependant c'était bien cette fière et décidée Suzy qui était venue chez moi comme on va chez le médecin, avec un mal dont on veut cire guéri. Je lui baisai longuement les mains, dans une joie très pure et humiliée. J'avais honte de mes sottes simulations. J'étais à présent un autre homme revenu à la vérité des intimes impulsions.

0 Suzy, pardonne-moi, lui disais- je. On ne peut croire à certains bon- heurs. Je sens seulement que je vais te mériter.

Elle retira ses mains et, les ap- puyant à mon front, elle tenait mon visage droit devant ses yeux. Elle dit (Ml riant :

J'avais décidé cela le jour cette fille me regarda si étrangement

Je recommençai à vagabonder le long de l'eau... (Page 52.)

AMANTS JOYEUX

59

à la [erme. Celle-là était sûre que vous J'ai vu ce jour-là pour la pre- étiez mon amant. mièrc fois que vous me désiriez et ce-

Excité par cette parole hardie, je pendant vous ne m'aimiez pas. Pour-

l'altirai par les poignets et lui deman- quoi voulez-vous qu'une femme ne dé-

dai si déjà vraiment elle m'aimait en sire pas simplement aussi un homme?

ce temps. Aussitôt elle se raidit, pa- Un mouvement irréfléchi m'em-

rul se reprendre. Et elle me répondit porta, je m'écriai :

froidement : Je vous ai désirée follement,

60

A M A N T S J 0 Y E U X

Suzy, c'est vrai. Et voilà, à présent je meau le long de ma peau. Mais oui,

vous aime. pensais-je, elle a raison. Le sentiment

Elle secoua ses boucles, les yeux que j'ai pour elle se peut comparer au

ironiquement plissés, et à petites fois léger frisson que me cause le frô-

elle me fouettait d'une branche de chè- lement de celte tige. Le silence ne

vrefeuille.

/

Qui vous obligeait à me dire cela? Je ne vous demandais rien. Mais, mon cher, une femme demain viendrait avec vous vers ce banc, vous ne l'aimeriez pas autrement que moi.

La branche descendit en chatouilles dans mon cou cl elle ne parlait plus, tout amusée par le glissement du ra-

nous pesait pas. Un merle chantait dans la touffe ronde d'un abricotier. L'odeur des foins par bouffées chaudes mon- tait vers nous. Longuement elle aspira, d'un battement des narines, la fleur safranée du chèvrefeuille.

Mon Dieu ! fit-elle, je ne sais pas pourquoi on mé- dirait du désir. Je casse une branche à cet arbre, j'en sa- voure le parfum et ensuite je jette la branche et je prends à l'arbre un autre rameau. Larbre n'en meurt pas et à moi il me reste la joie exquise d'avoir, dans une sensation qui ne me laissera pas de regret, as- piré en une seconde toute sa vie profonde. N'est-ce pas lu encore du bonheur ?

Elle exprima finement une chose qui se rappor- tait à ma propre conception (le l'amour. La petite branche du chèvrefeuille ainsi fut pour tous les deux le symbole du parfait déta- chement de nos âmes. Je retrou- \.'ii aussilcM mes aplombs, comme <'n selle, après un écart ombrageux d'Hercule. Et plaisamment, du ton léger d'un homme pour qui la vie du

AMANTS JOYEUX

61

cœur se réduit à un aimable badi- nage :

Vous ne pourriez, ma chère Suzy, me faire entendre plus poéti- quement que je ne suis pour vous que le petit rameau cassé à l'arbre et qu'a- près celui-là il y en aura toujours bien assez d'autres qui vous procureront la petite sensation. Eh bien, soit ! Mais alors je ne serais pas fâché de sa- voir si c'est tout l'amour pour vous.

Son sein leva. Elle regarda au loin. Avec d'autres yeux elle parut consi- dérer un point de l'espace. Je ne voyais pourtant que d'onduleuses cimes vertes et les replis moelleux de la vallée. Elle se tut un peu de temps et puis, avec des doigts cruels, elle froissait la tige aux fleurs pareilles à un vol de longs insectes roses.

L'amour ! Ah ! tenez ! C'est si différent de tout le reste ! C'est par exemple de vivre à côté de quelqu'un qui souffre et qui a besoin de vous, et qui vous prend les mains en vous re- gardant, comme Tilc me regarde. Oui, quand Tite dans ses accès me tient la main dans les siennes, je vous jure que je sens en moi une chose, une chose qui est au delà de tout ce que je pourrais ressentir avec un autre homme.

Sa voix monta, s'exalta.

On aime comme on prie Dieu, avec humihté, dans une abdication ab- solue de tout l'être. Il n'y a plus rien qui tienne de la chair, du goût de la peau, de la joie de mettre sa bouche contre une autre. Et c'est si vrai cela,

que la montée d'un désir chez l'un des deux serait un sacrilège comme de percer une hostie avec un couteau, et que je comprends très bien, moi, qu'a- près un tel attentat à un culte sacré, la femme, de colère ot de dégoût, tue l'homme.

Ses mains dans l'ombre, fines et fu- selées, frémirent.

Oui, fit-elle, la voix tout à coup rauque, cette voix de passion et d'o- rage où sa vie grondait, oui, les pe- tites mains que voilà frapperaient droit à la tempe.

Et maintenant, hors de l'ombre, toutes claires au soleil, elles faisaient le mouvement de la mort.

Quel saisissement pour moi ! La pe- tite femme sensuelle qui m'était venue vierge avec sa folie, inopinément me révélait une autre chose vierge d'elle, farouche et bien plus belle ! Elle évo- quait la sainteté d un sacrement de l'amour, si pur que la mort seule en pouvait laver la beauté méprisée.

Jamais je ne l'avais trouvée plus dé- sirable. Une ironie de péché et de pro- fanation me fit avancer les mains, di- sant :

Eh bien ! ne parlons plus de cela, je renonce à votre amour, Suzy, si vous me laissez le reste.

Oh ! vous, fit-elle, c'est autre chose.

Elle me tendit ses lèvres et ajouta en riant :

Mais oui, n'es-tu pas mon amant, loi?

Tout d'une fois elle fut sur mes ge-

02

A M A \ T S J 0 Y E IJ X

noux, les bras noués à mon cou, com- me une délicieuse créature lascive et animale. Les sèves brûlantes de l'été grondèrent; je la sentis mollement pal- piter à travers son gilet d'homme.

Oh ! dit-elle, une idée à moi ! Je me suis mise celle fois tout à fait en garçon.

De sa robe de cheval, qu'elle faisait glisser tout à coup et qu'elle enjam- bait, sortit l'imprévu d'un travesti de joli adolescent en bragues demi-bouf- fantes, de la couleur réséda du gilet et de la veste. Les mains dans les poches, avec le rire gamin de sa petite tète bouclée hors du col droit, elle se met- Uiil à tourner devant moi à la pointe de ses bottines de cuir havane, toute mince et sanglée dans la lanière qui lui ceinturait les hanches. Son charme capiteux d'androgyne, dans le matin fleuri de la tonnelle, avec le chant des faneuses qui nous arrivait du pré, me procura une sensation trouble, iné- prouvée, comme le goût d'un fruit nouveau.

Elle s'était arrangée pour me res- ter jusqu'au coucher du soleil. A midi, nous renirâmcs déjeuner d'un plat de cèpes, d'une omelette au jambon et d'une cueillellc de cerises.

Elle goûta joyeusement la ruslicilé du repas. Je vis qu'elle supportait avec gaieté la malveillance sournoise des regards de Marlinr, flépiléc de n'a- voir pas été avertie. l'nplislc aussi quelquefois apparaissait sur le seuil, passait les plais et puis traînait un peu de temps derrière les portes. Visible-

ment la présence de celle dame en pan- talon d'homme les déconcertait, dé- rangeait 1 honnête symétrie de la maison. Avec d'infinies précautions, Martine évitait de l'appeler trop ouver- tement « madame », laissant tomber la seconde syllabe dans un bredouil- lement confus.

Suzy, très à l'aise, avec cet esprit aventureux qui la mettait au-dessus de l'opinion du monde, feignait ne s'a- percevoir de rien d'anormal. Comme beaucoup de femmes, elle avait le don de ne voir que ce quelle voulait voir. Elle se laissa aller franchement à la joie de jouer, avec un homme qui, l'au- tre soir encore, était seulement son ami, le rôle d'une maîtresse qui pren- drait possession du logis de son amant. Elle loua complaisamment l'o- melette, ce qui parut réconcilier la di- gne Martine.

Le couvert avait été dressé sous l'au- vent vitré qui prolongeait la salle à manger du côlé des jardins. Notre frugal déjeuner ainsi prit une intimité de dînette dans un clair paysage djar- bres et de massifs en fleurs. Les yeux à demi plissés, avec un reflet vert tremblotant au fond de ses prunelles, elle avait mis ses mains sur les mien- nes et me souriait pendant de longs silences charmés. Elle s'émerveilla de la sauvagerie de ma vie, me fit promet- Ire de la mener pêcher avec moi. Elle eût voulu être un homme, elle qui ne se sentait qu'une fille manquée. Et constamment elle prenait à la hoîle des cigarettes qu'elle fumait à grosses

V-

ï

AMANTS JOYEUX

63

bouffées, se grisant de la pelile ivresse Vrai ! c'est bien moi qui suis ainsi ^^ ^^^^^' près de vous, Philippe ! Moi, Suzy,

Avec son rire clair, cent fois elle j'ai à présent un amant !

m'appela son cher amant. Ses cils Elle savourait le mol avec sensua-

baltaient, un frisson lui courait à la lilé. Un amanl ! Quelle folie ! Et par

DOT II '*' 1

^ '' ' moments elle en demeurait presque

AxMANTS JOYEUX

noux, les bras noues à mon cou, com- me une délicieuse créature lascive cl animale. Les sèves brûlantes de l'été grondèrent; je la sentis mollement pal- piter à travers son gilet d'homme.

Oh ! dil-cllc, une idée à moi ! Je me suis mise celle fois tout à lait en garçon.

De sa robe de cheval, qu'elle faisait glisser tout à coup et qu'elle enjam- bait, sortit l'imprévu d'un travesti de joli adolescent en bragues demi-bouf- fantes, de la couleur réséda du gilet et de la vesle. Les mains dans les poches, avec le rire gamin de sa petite tète bouclée hors du col droit, elle se met- tait à tourner devant moi à la pointe de ses bottines de cuir havane, toute mince et sanglée dans la lanière qui lui ceinturait les hanches. Son charme capiteux d'androgyne, dans le matin fleuri de la tonnelle, avec le chant des faneuses qui nous arrivait du pré, me procura une sensation trouble, iné- prouvée, comme le goût d"un fruit nouveau.

Elle s'était arrangée pour me res- ter jusqu'au coucher du soleil. A midi, nous rentrâmes déjeuner d'un plat de cèpes, d'une omelette au jambon et d'une cueillelle de cerises.

Elle goûta joyeusement la ruslicilé du repas. Je vis qu'elle supportait avec gaieté la malveillnncc sournoise des regards de Marlino, dépitée de n'a- voir pas été avertir. Baptiste aussi quelquefois apparaissait sur le seuil, passait les plais cf puis traînait un peu de temps derrière les portes. \'isible-

ment la présence de cette dame en pan- talon d'homme les déconcertait, dé- rangeait Ihonnéle symétrie de la maison. Avec d'infinies précautions, Martine évitait de l'appeler trop ouver- tement « madame », laissant tomber la seconde syllabe dans un bredouil- Icment confus.

Suzy, très à l'aise, avec cet esprit aventureux qui la mettait au-dessus de l'opinion du monde, feignait ne s'a- percevoir de rien d'anormal. Comme beaucoup de femmes, elle avait le don de ne voir que ce qu'elle voulait voir. Elle se laissa aller franchement à la joie de jouer, avec un homme qui, l'au- tre soir encore, était seulement son ami, le rôle d'une maîtresse qui pren- drait possession du logis de son amant. Elle loua complaisamment l'o- melette, ce qui parut réconcilier la di- gne Martine.

Le couvert avait été dressé sous l'au- vent vitré qui prolongeait la salle à manger du côté des jardins. Notre frugal déjeuner ainsi prit une intimité de dînette dans un clair paysage d>r- bres et de massifs en fleurs. Les yeux à demi plissés, avec un reflet vert tremblotant au fond de ses prunelles, elle avait mis ses mains sur les mien- nes et me souriait pendant de longs silences charmés. Elle s'émerveilla de la sauvagerie de ma vie, me fit promet- Ire delà mener pécher avec moi. VA\c eût voulu être un homine, elle qui ne se sentait qu'une fille manquée. Et constauinient elle |)r('iiail à la boîte des cigarettes qu'elle fumait à grosses

AMAXTS JOYEU.X

G3

bouffées, se grisant de la pelile ivresse Vrai ! c'est bien moi qui suis ainsi ^" ^^^^^' Pi'ès de vous, Philippe ! .Moi, Suzy,

Avec son rire clair, cent fois elle jai à présent un amant !

m'appela son cher amant. Ses cils Elle savourait le mot avec sen.ua- batlaient, un frisson lui courait à la lilé. Un amant ! Quelle folie ! Et nar ^' ' momenls elle en demeurait presque

64

AMANTS JOYEUX

grave, d'une fraîche joie sérieuse de nouvelle épouse. Elle me regardait si amoureusement à travers le fin plisse- ment de ses yeux ! Elle avait le regard mouillé de la femme qui a connu le plaisir. Cependant elle m'avait dit : « Tu ne seras jamais pour moi que le rameau cueilli à larbre ! » \'oilà ! oui, pensais-je, elle est venue te de- mander le secret de l'amour et elle ne t'aimera jamais. Elle n'attend de toi que la vibration du simple désir. Je n'en ressentais nul dépit d'amour- propre.

Il régna entre nous une entente ta- cite pour ne plus parler de l'amour : celle connivence fixa les limites d'une aimable el légère union qui ne se pro- posait que la joie et la vivacité des sen- sations.

Oh ! elle avait de si étranges idées ! Je ne sais plus à quel propos elle me dit qu'elle ne pouvait admettre le ser- ment entre deux amants ; le désir suf- fisait à les lier aussi élroilemcnt que tous les sacrements ; et leur fidélité mutuelle prenait sa beauté de demeu- rer libre el spontanée. Ils n'avaient que l'unique devoir de rompre sitôt qu'ils n'éprouvaient plus la joie sincère de se désirer.

Suzy encore une fois écoula ainsi ses voix personnelles. Mais moi qui restais soumis aux jugements du mon- de, j'espérai la mettre en contradiction avec elle-môme en lui demandant si elle étendait celte théorie nu mariage. Elle me déclara tranquillement que le mariage n'était pour elle qu'une con-

vention sociale, un reste de l'antique esclavage au temps des tribus et des proies humaines. Elle mettait bien au- dessus la beauté des mains libres, sans le symbole barbare de l'anneau, le vo- lontaire abandon d'un être à un autre être.

Le mariage, presque toujours, d'ail- leurs, était l'erreur sexuelle de deux ôlres qui obéissent à l'attrait de l'in- connu et qui cessent de s'appartenir dans leur vie profonde dès l'instant ils ont fini de s'ignorer. Alors pour- quoi s'engager par des liens que la plus élémentaire moralité obligera à dénouer sitôt qu'ils ne pourront plus cire sincèrement consentis? Et, reve- nant par un détour à son idée de l'a- mour, elle concluait à l'inviolabilité sacrée du mariage entre ceux-là seu- lement qui ont accepté de vivre en dehors du plaisir.

Alors, Suzy, un étal de célibat volontaire les âmes seules sont re- ligieusement mariées ?

Oui.

Bon Dieu ! Ce qu'elle disait était si nouveau pour moi que je la pris en pilié comme une cervelle un peu fai- ble. J'oubliai sottement qu'elle n'eût pas été chez moi, me jetant ses lèvres rouges par-dessus la table, si sa vo- lonté ne s'était trouvée d'accord avec sa conscience. Ce qu'elle était venue faire chez moi, elle l'avait fait libre- ment, sans manquer à la loyauté de sa notion de l'amour. Cela, toutefois, je ne le compris que plus lard quand moi-même, à la longue, je me fus dé-

A^[A\TS JOYEUX

05

louiinjoie. UIi i ors rc» o no hlr» no \r«:->

i-, (xuc pcmc na- Mais je n dais encore qu'un « jeune

l.ue pcsunnellc de .Su.y, ,„o J'olais homn.e <li.,ingué .. ,ui'ne se disZ

trop lenlé d'assimilé,- à mes hasardea- guait pas des communes façons de

ses liaisons daulrcfois, commença de penser.

mappaïaUre avec son vrai relief ori- Je me récriai

gmal. dans une possession de soi qui _ Il faudrail' donc, avec de (elles

dénonçait une bien au.rc honnêteté distinctions, admettre qu'un homn"

m

A M A .\ 1 S J U Y E L X

cl une Icniuic vivant leur vie de pas- sion en delioi- du mariage, sont plus près de la vérité que deux époux qui, ayant cessé de se désirer, continuent à se résigner à la vie commune ?

Je le crois, fit-elle, et je crois aussi qu'ils sont plus haut dans l'or- dre des créatures, s'ils comprennent que l'unique moralité est dans la sin- cérité.

Je haussai légèrement les épaules et lui dis :

Suzy, nous irons à la rivière.

Nous descendinies par les terras- ses jusqu'au bord de leau. Les faneu- ses s'interrompirent de faire voler le foin à la pointe des fourches pour con- sidérer de loin ce joli jeune homme hétéroclite.

En longeant la rive, nous gagnâmes une solitude plus sûre. Une petite silve sauvage avait poussé au pied des roches, un emmêlement d'essences vives à grandes touffes débordant par-dessus le courant. L'eau, sous les aiciies vertes, s'ombrait de moires ver- meilles si limpides qu'aux coulées du soleil filtrées d'entre les feuillages, on voyait frissonner sur les galets rouil- leux du fond de claires mailles d'or.

Suzy, couchée près de moi, la léte dans les poings, ne me parlait plus, toute fraîche de paix et de silence dans colle vie de la rivière et des arbres. Mobile, cédant toujours aux rapides sensations de la nature, elle s'aban- donnait au fdaisir <'l pni< se lepliait en de longues pau>es muettes comme si. (Inn.s ces moments, elle eût écouté

battre profondément son cœur en elle. 11 nous était arrivé souvent, au temps nous n'étions encore que des amis, d'abattre ensemble, au galop de nos montures, des kilomètres de route sans échanger une parole ; et son si- lence ne me pesait pas, léger et con- fiant comme une sympathie plus in- time.

Elle demeura donc un assez long temps sans rien me dire, avec la pal- pitation de ses petits seins dans l'her- be, regardant se froisser contre les basses branches la nappe d'or et d'é- mcraudes. Et à la fin, se coulant jus- qu'à moi, elle appuya sa poitrine chaude à mon épaule. Elle me dit gra- vement :

Je suis heureuse.

Elle n'exprimait pas ainsi un sen- timent d'amour, mais seulement sa force harmonieuse de vie, la plénitude tranquille de sa joie dans la grâce et la puissance du paysage. Son sang coulait d'un large flot comme la ri- vière ; elle avait aux narines le fris- son du vent chargé de lascifs arome^ ; son petit ventre battait contre le pouls ardent de la terre. Elle fut par as- sociée à la grande nature, à ses sèves houillanlcs et actives, et elle-même, avec la faim et la soif de son désir, elle était à présent comme une petite chose de la nature, dans l'immense torrent de la vie. Moi soudain, ayant regardé au fond de ses yeux, je la pris entre mes bras et de nouveau je l'aimai sau- vagement dans son plaisir.

I']lle demeura ju-qu'au soir. Nous

AMANTS JOYEUX

07

rentrâmes et elle passa sa robe ; elle redevint la femme quelle était pour les autres et qui n'avait pas l'air de s'être mise en pantalon d'homme pour aller au bord de l'eau avec son amant. Je voulus faire seller Hercule pour l'accompagner un bout de chemin. Elle s'y refusa.

Je ne vous ai pas demandé de venir au-devant de moi quand je suis arrivée. Je m'en vais librement com- me je suis venue. Si vous voulez, il en sera toujours ainsi.

Et comme la première fois, étant allé avec elle jusqu'au bas de la côte, je lui adressai de loin un salut de la main.

Pendant près d'un mois, elle arriva chaque semaine. En s'en allant, elle n'exprimait aucune de ces exigences qui à la longue rendent haïssable l'a- mour des autres femmes. Elle m'ap- portait son jeune désir, et, après qu'elle était partie, j'étais le maître de penser à elle ou de l'oublier. Notre plaisir se rafraîchissait d'être entre nos mains la petite chose fragile qu'il dépendait de nous de briser. Peut-être ce fut la cause qu'elle ne cessa de nous combler joyeusement comme une fête que n'expiait pas le regret des lende- mains. Je repartais pour le bois ou j'allais poser mes nasses. Je redeve- nais l'homme tranquille qui n'a de comptes à rendre à personne. Une pe- tite odeur d'ambre et de cuir de Rus-

sie quelque temps traînait dans les chambres et puis se dissipait comme le frais frisson de chair qu'elle mettait à ma vie.

Elle me parlait du vieux Tite avec une impudeur radieuse. C'était là, après tout, un sentiment si différent du nôtre ! Elle n'éprouvait pas le besoin de justifier la part quelquefois un peu large qu'elle lui faisait dans nos entre- tiens. L'année était mauvaise pour lui : ses accès de goutte s'espaçaient, mais il s'inquiétait de perdre la mémoire, et un goût d'isolement morose le déta- chait de ses anciennes amitiés. Cepen- dant, dans sa passion d'affection pour ce vieil enfant quinteux, Suzy ne ces- sait pas de vanter ses aimables qua- lités.

Vous ne pouvez vous douter, me disait-elle, quelle mtelligence, quelle sensibilité se cachtmt sous ses dehors un peu assoupis. Il parle de tout si rai- sonnablement ! Il voit autrement (jue nous les choses. Et si tendre, si re- connaissant des soins qu'on a pour lui ! Il y a des moments jo crois qu'il rajeunit, dans sa bcaulé d'homme mfii'.

Un aveuglement sincère l'illusion- nait sur son âge : elle le plaignait et l'admirait comme un héros frappé par un mal mystérieux. Mes mouvements s'égalisèrent ; je n'éprouvais plus d'en- nuis pour le zèle d'attachement inquiet qui constamment le ramenait en tiers dans notre vie. Il me vint môme pour ce pauvre Tite la sympathie un peu

AMAN'l

c; JOYEUX

ncgligenle. ■"»■%';";, ,,e,oisquc i'^"^'^''":- ^'/',,^ e^v^ovi^^^^^^-

d'aclio sexe.

gan' reli ava lie

Irs ut a'

oncle duquel je uau,.„ ,-„> au Ué- "tcaC.sin..rag,-aUucUU.co..cpcur ses biens obligeail mamlenant Su/.y

^>^-''^''^"";;:;;:fd:;atùrerqui,

: Tens ae Ja,,oHc.- sa Cau- de

AMANTS JOYEUX

09

plaisir, me révéla une de ces natures d'acliou qui, en passant du côté de la femme, semblent s'être trompées de sexe. L'usine, arrêtée par la persis- tance d'une grève, toute vide d'hom- mes el d'activité, comme un grand or- ganisme mort, encore une fois était retombée aux pénibles suspens qui avaient abrégé les jours de Jacques Ilerbrand. Elle blâmait les adminis- trateurs de n'avoir point consenti à une augmentation des salaires. Elle avait, à l'égard des rapports du capi- tal et du travail, des idées aussi sub- versives que sur tout le reste des cho- ses de la vie. X'allait-elle pas jusqu'à préconiser la participation du travail- leur aux bénéfices de l'exploita- tion ?

liu après-midi, elle m'arriva toute frémissante. Elle me dit qu'elle s'était mise résolument du côté des ouvriers. Le malin même, elle avait fait venir le syndicat de la grève. Avec le consen- tement de Tile, elle lui avait passé la moitié de ses parts. Moyennant cette cession, les ouvriers entraient en maî- tres dans le conseil.

Il me semblait que lame de mon père était en moi, me dit-elle fière- ment.

Je fus outré.

Bon Dieu ! que devenaient alors les droits supérieurs des patrons, les im- mémoriaux privilèges des hautes ra- ces ? Suzy haussait les épaules, et avec sa petite moue entêtée de dédain, me donnait des raisons. Elles n'étaient pas plus mauvaises que toutes celles par

lesquelles j'aurais pu tenter de les combattre.

Ces problèmes d'économie sociale ne nous troublaient, d'ailleurs, que passagèrement : elle les résolvait avec l'indépendance et la spontanéité qu'elle apportait en toutes choses. C'é- tait encore de la beauté, si l'on ad- met que celle-ci n'exclut pas la pas- sion de la volupté et du plaisir. Sa beauté était de demeurer personnelle jusque dans les questions qui n'inté- ressent pas l'amour. Elle ne possé- dait pas le sens de l'honnêteté cou- rante et y substituait une conception de la vie volontaire et libre. La sienne se partageait entre les hautes soifs du sacrifice dans ce qu'elle appelait l'a- mour et la petite folie charnelle. En me donnant librement sa jeune vie sensuelle, elle parut n'avoir disposé que d'un bien sur lequel personne n'a- vait de droits. Elle n'eût cru manquer à son devoir vis-à-vis de son mari qu'en lui retirant ses puissances de charité et d'affection. Pourtant, moi qui l'avais tenue vierge dans ma poi- trine, je ne voyais encore en elle qu'un petit être de nerfs et de joie dont l'âme m'était inconnue. Je n'agis pas autre- ment avec Suzy que n'auraient agi les gens de mon monde envers une maî- tresse moins rare et précieuse. Mes sentiments étaient médiocres comme la vie que j'avais menée jusque-là. Je ne sus pas mériter l'orgueil d'avoir été ciioisi pour lui révéler le mystère char- mant et trouble de la substance.

\'oilà, oui, je m'égalai à la com-

A M A .\ r S J 0 V E L" X

mune moyenne en ne nielevanl jins au sens de beaulé qui peut se dégager des mutuelles effusions du désir libre- ment consenti aussi bien que de l'au- tre amour. Les dileclions de la chair pour la chair, la grâce divine des ca- resses entre deux amants résolus à ne s'offrir que de la volupté, ne cessent pas d'être l'échange délicieux de deux vies dans une aspiration à l'unité de tout l'être. J'avais plutôt, pour cette Suzy qui avait écouté la nature, la nuance un peu dégoûtée de la plupart des hommes pour la femme qui s'est déconsidérée, comme ils disent, en s'a- bandonnanl en dehors de l'union légi- time. Le premier màlc vainqueur de la femelle humiliée, toujours recom- mence à travers les races, avec 1 or- gueil de la défaite infligée, avec le dé- tachement farouche et cruel qui suit la possession ; et, à mon tour, j'étais cet homme dans sa survivance atavi- que. Je n'avais pas d'attendrissement devant la confiance et la bravoure de Suzy.

Je ne sais plus à quel propos je lui reprochai un jour le peu d'attention qu'elle prenait à sauvegarder les appa- rences. Personne, au château, n'igno- rait la roule (|ue suivait sa jument les jours elle venait à Fonrqueroc. Llle haussa les épaules.

\'ous me préféreriez dissimulée, dit-elle, quand c'est si simple de ne pas

menlir !

I-^t puis, à quoi bon ? Est-ce qu'elle faisait le mal ? X'élait-il pas naturel

qu'une fenmie de son âge eût un amant ?

i\'ai-je pas voulu ôlrc la maî- tresse ?

Tite lui-même n'ignorait pas ses vi- sites à l'ourqueroc : il les mettait sur le compte d'une ancienne amitié et n'en prenait pas ombrage,

Cependant, Suzy, s'il s'inquiétait un jour, si, dans un moment de dé- fiance, il vous suppliait de ne plus venir?

Elle était sur mes genoux. Elle me prit la tête dans les mains avec un beau regard souriant.

Mais cela n'est pas possible, mon ' ami, fit-elle, vous ne connaissez pas le comte. Son amour est assez grand pour ne jamais me demander le sacri- fice d'un plaisir. S'il pouvait se dou- ter que vous êtes mon amant, il souf- frirait en silence. Il sait bien que je

ne suis pas de celles à qui l'on peut défendre quekpie chose.

" D'ailleurs, reprit-elle, il y a si peu de différence entre les amis que nous étions et ceux que nous sommes devenus ! Mais oui. comprenez donc, l'amour seul pouvait être un change- ment. A'ous étiez l'un des jeunes hom- mes vers qui me portait mon amitié la plus lointaine, et il n'est pas une jeune fille qui secrètement n'ait désiré, dans la part inconnue de son être, l'ami avec lequel elle a dansé, monlé à che- val et joué au tennis. Je crois bien que je vous plaisais aussi. Cependant ni l'un ni l'autre ne nous aimions el nous ne nous aimerons jamais.

A M A \ 15 J 0 Y E i: X

Elle me disait cela si fianchement qu'il aurait mieux valu pour moi lui prendre les mains et les baiser genti- ment, avec une petite passion d'ami- tié reconnaissante. Mais, dans un be- soin imbécile d'épuiser la situation, je m'obstinai.

A'oyons, Suzy, si pourlant le comte vous priait de renoncer à une liaison qui serait devenue pour lui une cause de soupçon et de tourment ?

Eh bien, me répondit-elle tran- quillement, je lui avouerais tout et jamais vous ne me reverriez.

Je compris qu'encore une fois elle m'avait parlé avec sincérité et que ce qu'elle disait là, elle le ferait dans la plénitude de sa volonté. Je la priai de prévenir un tel dénouement en sob- servant davantage. Pourquoi nima- ginerait-clle pas des visites à une amie? Ce n'eût été qu'une feinte sans importance.

Mais vous savez bien que je n'ai pas d'amie, me dit-elle froidement. J'exècre toutes les femmes. En eussé- je une d'ailleurs, je ne consentirai ja- mais à m'assurer à ce prix un bon- heur même mille fois plus grand que celui que nous goûtons à nous voir, car alors j'aurais vraiment le senti- ment de tromper un homme loyal et bon. Et de cela, ah î ])ar exemple, je suis incapable !

C'était une de ces subtilités j'avais peine à la suivre et qui ressem- blait à la rouerie la plus raffinée. O Suzy ! déroutante et trop simple Suzv ! Je crovais le connaître, et cha-

que jour je te coimaissais moins. Ta sincérité, pour un homme comme moi, apparaissait bien plus compliquée que les détours des créatures rusées. Je manquais de la simplicité qu'il m'eût fallu à moi-même pour comprendre la beauté nue de ta spontanéité.

Comment aurais-je pu ne pas me réjouir d'une si aimable et si facile relation ? Elle ne troublait en rien ma vie et elle répandait la pure grâce au- tour de moi. J'appréciai comme un en- couragement l'air à la fois respectueux et cordial avec lequel Baptiste et Mar- tine à présent me parlaient d'elle. Ce n'étaient plus comme au premier temps de discrètes allusions, les yeux bas et la voix traînante.. Leur hypocri- sie fut admirable : ils affectèrent de lui être attachés comme à moi-même. Martine surtout, cette fine mouche de paysanne, espéra acquérir de nou- veaux droits à ma confiance en exa- gérant la complaisance. Elle imagina des plats délicats ; des fruits choisis nous rafraîchissaient ; la table, avec ses nappes à l'empois et ses claires ar- genteries, brillait, fleurie de bouquets odorants.

Maintenant, tous deux l'appelaient M"' Suzy, avec une nuance de domes- ticité empressée pour une maîtresse légitime. Leur jeu nri'agréa, bien qu'il ne me fût pas possible de m'abuscr sur sa signification.

Ce fut donc dans une claire tranquil-

A M A .\ 15 JOYEUX

lilé d'espril que j'engrangeai mes ré- colles et que je conlinuai à visiter mes verveux au malin. L'août tempéré maintenait mes esprits en joie et as- souplissait mes membres. Quand, au lendemain de nos fêles amoureuses, j'aballais d'un ferme jarret, sans las- situde, mes quinze ou vingt kilomè- tres de roule, je goûtais plus précieu- sement le plaisir d'être rendu à ma solitude. La pipe aux dents, avec le batlemenl égal de mes arlères ryth- mant ma marche régulière et largo, j'avais le sentiment délicieux de n'a- voir rien perdu de mes forces ni rien abdiqué de ma libre vie. J'étais vrai- ment un homme heureux.

Elle s'inléressail aux bois et aux jar- dins. Elle estimait mes humbles tra- vaux d'agronome. Elle n'ignorait ni les saisons, ni les cultures. Un goûl vif pour la campagne était encore chez elle un des mouvements spontanés de sa nature. De la joie lui parlai l en cris devant la beauté d'un paysage. L'heure aimable la salurait d'intimes et fraîches voluptés. Les papilles de sa chair jouisseusement se gonflaient d'ê- tre couchée sous les feuillages cl de caresser avec les mains l'ombre com- me une soie. Une petite âme ivre cou- rail en frissons à sa peau dans la lu- mière chaude, ballail à sa nai'inc dans la montée des efflux musqués do la terre. Elle avait la jeune et simple i)oé- sic des essences sauvages, nourries de grand air cl de soleil.

Un jour elle vint avec moi dans la barque. J'enfonçai le ferrel de toute

sa longueur et, ayant louché trois ou quatre fois les pierres'du fond, je lais- sai dériver du côlé d'un îlot boisé qui divisait le courant.

L'endroit s'encaissail cnlrc des ro- ches abruptes des chênes et des bouleaux avaient poussé, d'un jet vo- lontaire. Aucun senlier ne sillonnant les pentes prochaines, nous fûmes dans une solitude les pas ni le re- gard MO pouvaient s'égarer. Une vé- gélalion sauvage et touffue recouvrait cet antique bloc roulé du versant et qui, accru d'éboulements successifs, petit à petit cimenté par des terres d'alluvion. au temps des orages et de la fonte des neiges, à la longue avait isolé la circonférence déchiquetée d'un vaste tertre.

Mon Dieu, Suzy ! quelle fraîcheur délicieuse nous enveloppa sitôt que nous eûmes abordé ! Le soleil flambait sur les hautes roches ; l'espace bouil- lait comme une étuve, et cependant, sous cet abri vert, avec le petit vent des feuilles à nos visages et à nos mains, couchés parmi les cupaloires, les iris et les spirées qui comblaient léchancrure des anses, nous ne sen- tions plus que l'air humide monté de la rivière. Elle coulait d'un lai-ge flot mil iiill('-. criblée de fourmillements lu- mineux où jouait la forme vive des tanches et des ablettes, par-dessus l'or rouilleux dn lit à une assez grande profondeur. J'avais pêche autrefois un brochel de trente livres : le filf^l. sous le poids et les bonds de la bôlo, s'était rompu au moment d'un

Elle vint avec moi dans la barque. (Page 72.)

A .\[ A i\ 1 S J 0 Y E U X

grand coup de bras je le remonlais. Il avait fallu lullcr corps à corps avec le monstre pour le capturer définitive- ment. C'était un de mes bons souve- nirs.

Suzy tout à coup me dit en riant :

\'a sous les arbres là-bas et ne te retourne que lorsque je t'aurai appelé.

Je ne savais pas ce qu'elle voulait dire : mais comme elle me l'avait de- mandé, je marcbai devant moi, me frayant un passage à travers l'emmê- lement des branches. El un peu de temps se passa, j'entendis un bruit d'eau, et puis elle m'appela par mon nom.

Etant revenu sur mes pas, je vis dans Iherbe son linge et ses vêle- ments. Et maintenant, avec le frisson clair de ses épaules dans le remous de l'eau, son rire tourné vers moi sous ses boucles noires, elle nageait à bras- sées rythmiques autour de l'île, com- me une vraie fdle des fleuves.

Aussitôt je me déchaussai et me mis nu ; et à mon tour je me laissai cou- ler dans la plus grande profondeur, ou j'avais poché le brochet. Nous éprouvâmes alors une joie encore in- connue à tirer notre coupe l'un près de l'autre, dans la tiédeur fluide de la rivière. Elle était blonde et verte se- lon l'ombre et le soleil, avec de larges moires huileuses près des rives et des écaillures scintillantes dans le milieu du courant, si limpide que j'apercevais le flexible déroulement de la nage on- duler sous nous comme une vermeille et \ive linne.

Une sensualité intime, une volupté de nature nous fit à demi fermer les yeux, enveloppés par 'le glissement soyeux des eaux. El à présent ni elle ni moi ne nous parlions plus, dans une sensation heureuse de vivre une vie légère à peine nous pensions encore, les l'elours d'un même mou- vement continu et harmonieux nais- saient inconsciemment de la détente régulière de nos énergies physiques.

N^ous regagnâmes enfin la rive ; j'a- bordai le premier et la tirant par les poignets, je la vis émerger du courant. Ses petits seins furent deux fleurs ro- ses au-dessus de la coulée verte ; de claires fontaines ruisselèrent de ses hanches. Et nous étions nus l'un de- vant l'autre, dans notre belle vie fraî- che, comme le premier homme et la première femme dans le jardin d'Eden. Mais, tandis que moi je cherchais l'ombre des feuillages, elle sans honte, avec sa gorge aiguë dans les mains, s'offrait hardie et chaste dans le tres- saillement heureux de sa chair.

Il me sembla que je ne connaissais pas encore le charme divin de son corps. Il avait, dans ses petites pro- portions, la beauté d'une fine ciselure d'or et d'ivoire, des grâces minces et fuselées, les fines et pleines souplesses d'un joli animal fait pour le jeu et l'a- mour. Avec sa chaude et riche sève, avec ses matités dorées d'épiderme, il baignait dans les ondes de la vie, dans l'air des faunes et des flores, comme une claire fleur animale. Des émois d'ombre cl de lumière jouaient

A M A \ T S J 0 Y E L" X

aux duvets, faisaient courir de légers remous à lépine, des épaules aux hanches. Laisselle aux soies ardentes avait trois plis comme les pétales dune corolle. Quand un souffle de vent un peu plus fort secouait les arhres, des refiels verts frissonnaient aux bouts de sa gorge. Dans le paysage farou- che et doux, entre la rivière et les ra- mures lourdes, elle apparut une allé- gorie de la vie primitive, mêlée aux forces splendides. Elle fut pour moi, avec la vapeur chaude du matin au- tour de sa ceinture, comme une petite nymphe sortie des limons, comme une petite amazone au bain après les tra- vaux guerriers. Ainsi étendue dans les floraisons pourpres et lactées, cette délicieuse Suzy se séchait sur la rive, ignorant la pudeur.

L'ilot solitaire nous devint une chère habitude. Je poussais la barque avec le ferret et puis nous abordions. Nos vêlements tombaient, elle élait nue dans les iris, toute grisée d'air et de soleil, avec son rire de petite bêle lieureuse.

Je m'aime, me disail-elle.

Elle avail toujours été amoureuse de sa peau. Le malin, après le tub, elle jouissait de demeurer un peu de temps dans les chambres, sans désir d'elle- même, pour le seul plni'^ir de la fraî- cheur el de la beaulé de sa nudité. Elle aurait compris la vie au bord des ileu- vcs ou de la mer, dans un étal sau-

vage d'humanité. Suzy me parlait de cela naturellement, comme une femme qui s'est libérée de l'ancienne honte de la chair.

Quelquefois, une alerte me relan- çait, l'inquiétude d'un bruit dans les feuilles. Aussitôt je me rejetais vers un abri. Une intolérable rougeur me fût restée si des yeux humains nous avaient aperçus. Mais elle ne bougeait pas, toute calme dans la grande lu- mière de l'été.

Eh bien, quoi, disait-elle, ne suis-je pas belle ?

Elle ne cessait pas d'être la petite femme qui un jour avail résolu d'écou- ter la nature.

Son impudeur élait originelle avec innocence, comme les statues, comme le sexe des femelles. Elle ne compre- nait pas qu'il y eût du mal à se mon- trer dans sa beauté nue. Le corps pour elle avait une vie cxlérieure de nerfs el de muscles, distincte de la vie in- time el solitaire de l'âme. Avec ses fibres longues et ramifiées, il était fait pour boire l'air el la caresse, pour, s'exalter dans le plaisir comme dans l'expansion naturelle de ses énergies. La même loi ne les ordonnait pas, ni les mêmes décences. L'âme, surprise dans un de ses mouvements divins, resle blessée profondément, mais la lionle du corps ne pi-ovicnt que du sen- timent qu'il n'est pas libre.

Des pudeurs d'enfance, les vieilles défenses de l'Eglise se levaient de moi, prolestaient contre ce sensualisme pa'ien. Celle pelilc fauncsse ivre de

AMANTS JOYEUX

Suzy effarouchait mes mliiiies bien- séances comme une image des tenta- lions réprouvées. Et pourtant j'étais, moi, à côté d'elle qui m'était venue vierge, un libertin avéré, un homme qui une fois avait abusé d'une très jeune fille et qui avait fréquenté aux mauvais lieux. Cet homme-là estimait que la moralité consiste à pécher dans le mystère, avec le mépris et la honte de la chair. Si, avec un plus libre es- prit, il avait pu regarder profondé- ment dans les yeux sincères de celle qui ignorait le péché, il aurait été tou- ché de la beauté personnelle, de la force glorieuse de vie qui mettaient au- dessus des autres cette âme téméraire et candide.

Or voilà, cette même Suzy qui si impudiquement parlait de la vie de son corps, me dit un jour singulièrement, étant couchée près de moi dans l'ile :

Je n'aurais éprouvé la honte d'ê- tre nue que devant un seul homme.

Ses vêtements avaient roulé sur la rive. Elle était étendue dans la clarté blonde de sa chair. A peine elle eut dit, le sang monta à sa peau d'ambre, elle fut en un instant toute rose. Je compris qu'elle avait pensé au vieux Tite, dans la blessure soudaine de son pur et immatériel amour. Elle n'avait pas rougi la première fois que je la déshabillai, et maintenant tout son corps chastement s'empourprait à la simple idée qu'elle eût pu être surprise par des yeux qui n'avaient connu jus- qu'alors que la forme exquise de son âme. Me parlant ainsi, elle était

parmi les herbes, dans sa nudité, et elle n'en cprouvaiL nulle gêne devant moi. Une fois de plus elle me témoi- gna ainsi que j'étais seulement l'hom- me quelle avait aimé pour le plaisir.

Avec les jours nous nous lassâmes de nager autour de l'îlot. Nous allions maintenant devant nous comme à la découverte de pays toujours plus loin.

Par moments, la roche surplombait, chevelue d'essences vertes, avec des retraits d'ombre sous lesquels la ri- vière coulait froide et pi'ofonde, com- me aux premiers âges de la terre. Rien n'avait altéré la vie vierge de ces res- tes de l'antique aspeci du monde. Peut- être comme nous, dans les temps, des corps nus et rudes s'étaient baignés au flot d'éternité qui roulait sur des fonds d'éboulis. Les énormes blocs érugineux ensuite avaient vu ces loin- tains humains regagner l'abri souter- rain des cavernes. Et à notre tour, nous allâmes sous la roche avec nos membres nus, frémissants de soleil et de vent, comme ce couple primitif.

J'étais venu seul autrefois avec la barque sans connaître d'autre sensa- tion qu'une grande paix presque ef- frayante. Un vertige m'aurait fait cha- virer par-dessus le bord que jamais personne n'aurait eu la pensée de me chercher au fond du gouffre. Dans no- tre confiance de sûrs nageurs, nous nous laissions dériver, étendus sur le dos, ou nous plongions, goûtant le

AMWTS JOYEUX

vertige doux de couler dans la pro- leuï-es le reflet des verdures et du ciel fondeur. Xous i-epartioiis ensuite, par-dessus les assises puissantes qui

nous nagion> ju.s(ju aux dei'nières ro- .s'accrochaient au lit de la rivière, ches, longeant les rugueux contie- Suzy avait la passion des exercices forts, fendant à laiges brassées heu- physiques. Son corps nerveux et sou-

AMANTS JOYEUX

pie, aux détentes d'acier, eût été celui d'une gymnaste dans le tintamarre et l'héroïsme des cirques. Elle avait fait autrefois des armes ; elle aimait la chasse et le canot ; elle était aussi dé- terminée en selle que dans son poney- chaise, menant sa double paire de cobs avec des guides blanches dans sa petite main d'enfant. Mon endurance à la nage n'atteignait pas à la sienne : elle gardait bien plus longtemps que moi l'égalité du souffle et du rythme. \'raiment, oui, la bravoure de son corps équivalait à la hardiesse de son esprit. Si une autre âme m'avait été départie, peut-être je lui aurais per- suadé de me suivre dans des voyages d'explorations, chez les Pieds-Noirs d'un coin ignoré du globe. Cependant, c'était bien cet homme routinier et lé- ger, d'une ûme indubitablement moyenne, qu'elle avait choisi. J'en de- meurais par moments confondu.

Nos heures s'écoulaient dans une ivresse de nature. L'après-midi s'ache- vait sans qu'il nous vînt à la pensée qu'une autre vie nous réclamait. Nous n'étions avertis que par le déclin de la lumière, l'ombre plus large des ro- ches sur la coulée verte et le cri rau- que des corneilles tournoyant autour des hautes fissures. Il nous fallait alors regagner à brassées rapides l'îlot étaient nos vêtements. Elle ne pouvait se résigner à se rhabiller tout de suite, s'attardait dans les dernières chaleurs, laissant paresseusement s'égoutter leau qui avait lavé à sa peau les mor- sures du jour, toute droite dans sa

claire nudité au bord de la rivière com- me la petite femme antique qu'elle m'évoquait.

Enfin, j'enfonçais le ferret, la bar- que volait, rasait la rivière d'où com- mençait à monter la fraîcheur moite du soir. Dégrisée comme après une folie, avec l'odeur encore de cette vie de nature dans les cheveux, mainte- nant elle s'impatientait de la lenteur du retour, reprise à la pensée de son étrange amour pour son vieux mari. Nos adieux s'écourlaient tandis qu'elle se lançait sur les pédales : depuis un peu de temps elle délaissait sa jument et m'arrivait à bicyclette. Bientôt sa petite silhouette décroissait aux lacets de la route.

Elle me parlait toujours de Tite avec la même admiration charmée. Il avait recommencé ses promenades dans le parc, appuyé à son bras. En- semble ils avaient visité les fermes du domaine. Elle ne cessait pas de van- ter ses mots, sa lucidité d'esprit, son grand appétit qui le tenait à table pen- dant des heures. Déjà, autrefois, j'a- vais remarqué celte gloutonnerie infa- tigable : elle m'avait paru signaler le graduel empiétemonl de la matière chez un homme petit à petit ramené à l'instinct animal et qui avait été l'un des beaux cavaliers de son temps. Des siestes pesantes ensuite l'engour- dissaient dans une torpeur de grand ruminant placide. Mais Suzy ne s'a- percevait de rien. Dans une illusion d'amour docilement aveugle, elle ne voyait en lui ou ne voulait voir qu'un

80

A M A N ï S J 0 Y !•: U X

vieil enfanl malade (lu'clle s'efforçait de rendre heureux.

Elle continuait ainsi à me demeurer secrète dans le myslère de sa vie, par- tagée entre l'ardeur sensuelle et ce grave et soucieux attachement. Elle n'a pour moi que l'cntrainemcnl et la reconnaissance du plaisir, me cerli- fiais-je. -Moi-même je ne croyais pas éprouver d'autre sentiment pour elle. Cependant, il nous arrivait mainte- nant d'être l'un devant l'autre comme deux amants qu'aux sources intimes unit un impérieux et véritable amour. La volupté parfois l'exallail jusqu'à la plus vive sensibilité. Elle m'appelait de noms d'adoration ; nous avions d'é- troits et brûlants emhrassemenls ; je la sentais se donner d'une absolue dé- possession d'elle-même.

Un jour l'orage nous surprit dans l'île. Les airs par-dessus le roc et l'eau panlelaient enflammés. L'ozone crépi- tait en décharges constantes. De sourds et longs tonnerres rabotaient les nuées basses. Elle vibra contre moi, électrique, les nerfs pinces, fré- missant aux lourds silences, aux fra- cas qui suivaient. Sa gorge palpitait, malade, éperdue sous la mort pla- nante. Elle fut femme délicieusement, dans sa fièvre et son angoisse. Elle me dit d'un léger délire :

Que le coup, s'il doit tomber, nous frappe tous les deux à la fois !

Alors, elle voulut être aimée dans l'horreur livide de l'éclair. La ténè- bre fut déchirée par ses cris. Elle se tordit dans une agonie de volupté. Et

encore une fois, dans l'heure inouïe, mon cœur m'écha[tpa. J'eus l'ardente et sombre plainte du désir solitaire.

Suzy ! est-ce enfin l'amour ? Ses yeux s'évanouirent. Elle me ré- pondit :

Xe m'interi'oge pas. iVe me de- mande plus cela, jamais, jamais. Ne l'ai-je pas donné tout ce que j'avais à moi ? Et que veux-tu de plus encore ?

Ses froides et pâles lèvres me man- geaient le souffle, sa poitrine ondulait mourante. Toute l'île Irrmulait dans un fracas de cataclysme.

Ce jour-là, je crus comprendre que le corps aussi, au secret profond des fibres, avait son amour et que cet amour-là, avec ses troubles et orageux vertiges, avec la secousse pâmée de ses spasmes se fond l'entière subs- tance, elle me l'avait donné.

Oui, ma chère Suzy, je ne doute plus à présent que, de tes raides pa- pilles, du gonflement de ta sève aux pointes de ta gorge, de la vie soulevée de ton flanc, de l'enragemcnt de les nerfs tordus comme des branches d'ar- bre dans un incendie, tu n'aies eu réel- lement pour moi mieux que la petite sensation mousseuse du simple plai- sir. Pourlanf, ni celle fois ni aucune nuire, lu ne me dis le mot sacré d'a- mour, car cela, tu ne pouvais pas le dire. Les frémissants duvels de ton corps le savaient pour toi et tes lèvres restaient muclles dans la joie de te menlir à toi-même. Tu aurais paTu cesser de l'appartenir ; tu n'aurais plus été la femme qui orgueilleusement

Elle montait à l'échelle. (Page_8s.)

A M A i\ T S J 0 Y E U X

83

prétendait régir les mouvements de sa vie ; et il y avait aussi cet autre grand amour dont tu parlais toujours.

Notre volupté connut d'arûcntes intimités. Si Suzy se donnait si sponta- nément, si joyeusement, de toute la passion nouvelle de son petit corps, comme une enfant ! Il semblait que le plaisir lui fût, dans chaque baiser, une chose encore inconnue. Elle ne discontinuait pas d'être la vierge cjui était venue vers moi un jour avec la fleur de son désir. Elle m'apportait chaque fois la neuve et fraîche impu- deur de sa nudité comme des pré- mices, comme une fête de dédicaces.

Elle allait avec moi sous les arbres et laissait tomber ses vêtements, las- cive, toute chaude d'un désir novice, comme si avant ce moment elle ne fût point venue encore. La verte et fraî- che solitude l'enveloppait : elle était nue, son ventre reflété aux eaux flui- des. Elle aimait sentir mes yeux et le vent passer en frissons à sa chair. Une folie ainsi pendant des heures l'attar- dait ; dans un abandon de vie char- mée, elle ne voyait pas venir le soir. C'était moi qui lui rappelais l'heure.

Non, non, disait-elle. Attendons encore un peu. Jamais plus nous ne goûterons un tel délice.

Elle aspirait le vent, les bromes, Ihaleine musquée des eaux. Ses nari- nes alors battaient comme dans le plaisir ; les muscles de son cou se

gonflaient sous la force de la sensa- tion. Les sèves, les grands courants du monde, étaient encore pour elle un enveloppement du mâle. Son magné- tisme profondément vibrait, s'accor- dait aux vibrations de l'être am.biant. Sous l'influx nerveux, elle palpitait, fiévreuse, brûlante, ses mains tordues au-dessus de sa tête. D'un mal de pe- tite bête, elle se roulait aux herbes, [Mjussant des cris voluptueux et souf- franls, frissonnante du frôlement d'une feuille ou d'un souffle du vent à sa chair. Elle tombait comme un fruit blessé, ses soyeuses paupières refermées, me disant à travers ses dents serrées :

Je suis grise, je suis grise !

Elle aimait nager d'une main, éle- vant de l'autre une cigarette qu'elle fumait à petits coups. Devant elle, sur la nappe lisse, un nuage flocon- nait en bleues spirales. Et puis, re- montée à la rive, elle prenait ses pieds dans ses mains dans une attitude d' petite femme jaune des îles. Elle de- meurait ainsi un long temps déten- due, heureuse, doucement animale, sans parler. C'était vraiment une vie sauvage que nous menions dans l'îlot.

Avec nos peaux safran cuites au so- leil, nous étions comme deux êtres re- tournés aux âges de la terre. Moi, la regardant, je pensais : Se peut-il que ce soit vraiment cette méprisante Suzy qui fut autrefois mon amie ? \^oiIà, oui, qui m'aurait dit qu'un jour elle aurait fait tomber sa robe sous les arbres, nue comme une petite pa-

84

A M \ x 1 S j 0 Y l: L" X

nisque antique ? Jéluis un homme comblé ; elle me donnait inépuisa- menl le fasle nuplial de sa jeune beauté. Elle ne cessait pas d'être une enfant, toute petite à côté de moi, grand cl velu : elle était une enfant par la taille et par l'innocence de sa nudité. Il semblait qu'elle eût vécu ainsi, avec sa chair claire au soleil, dans un temps antérieur de la pla- nète. Comment expliquer autrement celle passion de vie libre comme si elle fût revenue seulement à présent au sens vrai de sa destinée ? Toi, Suzy, la dame de Montaiglon, tu de- meurais plus nue devant moi que ne le fut jamais devant la source la plus humble \arhère. la pastourc la plus dénuée de linge de tout ton do- maine !

Mon vieux libertinage s'exaltait à ces jeux de pensées. J'étais le chas- seur un peu blasé qui avait saccagé les territoires giboyeux et qui voyait s'ouvrir les barrières d'un parc gar- dé, aux vierges joies du carnage. J'é- lais ce débauché qui pour une poi- gnée d'or avait fait tomber la tunique des filles folles. El maintenant, avec un Iremblomenl dans les mains, j'é- lais devant Suzy venue librement à moi, comme quelqu'un qui vit en songe.

Je m'apparaissais une âme nou- velle el émerveillée, dans un verger délicieux mûrissait une savou- reuse chair de poche à laquelle au- cune bouche d'homme avant moi n'a- vait mordu. Je portais Suzy dans mes

bras à travers lilot, j'allais ainsi avec sa substance chaude contre ma poi- trine vers un plus profond silence d'ombre. Et elle mettait ses mains à mon cou comme elle l'avait fait autre- fois. Xous nous aimions comme les premiers hommes.

Des vents se déchaînèrenl ; le bois s'empourpra : il y eut des semaines de pluie et nous n'allions plus dans l'île.

-Maintenant elle arrivait en blouse de chasse, chaussée de bottes fortes. Je prenais deux carabines aux ra- mures du cerf dans le hall el nous parlions avec les chiens. Nous reve- nions toujours le carnier garni ; elle lirait avec sûreté : je lui laissais abat- tre les plus belles pièces. Dans la chambre tiédie d'un feu de saison, elle redevenait ensuite la petite femme amoureuse du bord de l'eau.

Ce fut vers ce temps qu'elle com- mença à me parler autrement du vieux Tite. Elle me parut mal dissimuler une peine sourde, et à la fois elle se défendait de moi, se gardait prudente dans les réticences de son abandon. Manifestement, il y eut entre nous une chose qu'elle ne voulait pas dire. \'^oil<à. pensais-je : ou bien cet homme a pris défiance et elle me revient con- tre son gré, ou bien Suzy elle-même, avec son air inquiet et assombri, cher- che un prétexte pour rompre une liai- son devenue périllfMi«e pour elle. Un dénouement me parut proche ; il fui

AMANTS JOYEUX

85

bien plus extraordinaire que tous ceux que j'aurais pu prévoir. J'étais d'ail- leurs sans tristesse. J'avais reçu diver- ses invitations pour des parties de chasse. Je n'aurais pas été fâché, au moins pour un peu de temps, de re- prendre ma vie ancienne.

Suzy, en retour de sa chaude pas- sion sensuelle, n'exigeait rien et elle en était bien plus terrible. Je ne pou- vais lui refuser tout ce qu'elle ne me demandait pas. Des jours entiers je la guettais, rôdant du bois à la route, grimpant à la crête des rochers, l'es- pérant dans le nuage que l'averse abaissait sur le chemin : et elle venait le lendemain, quand je ne l'attendais plus. -Mes heures mesquinement s'é- miettaient d'espoir, d'ennui. Personne n'était plus libre que moi, et ma vie déjà ne m'appartenait plus. Tout de suite la petite odeur d'ambre et de cuir de Piussie s'effaçait des chambres, mais elle ne s'en allait pas de moi. Elle couvrait l'aromc de l'Obourg grillant dans ma pipe, les bromes musqués de l'eau sous le vent d'ouest, le large cou- rant d'odeurs qui montait des fonds humides vers mes fenêtres. Suzy se montrait toujours contente de tout , mais moi, d'instinct, je faisais le sacri- fice de mes goûts à ses préférences. Des abdications s'ensuivirent. Des parts de moi restèrent aliénées. Mille liens subtils m'enchaînèrent.

Suzy, d'ailleurs, avec art variait mes plaisirs. Elle-même infiniment se variait, d'un bouquet capiteux et mo- bile, d'une pétulance de vie qui me

causait un perpétuel étonnemenl. Les jours de gros temps, elle voulut vivre auprès de moi, de la vie de la maison ; elle eut des grâces familières et ten- dres de ménagère, s'intéressant àTor- dre intérieur, à la cuisine, au meu- ble. Elle se révéla ainsi encore une fois une Suzy que je ne connaissais pas. Elle montait à l'échelle, cueillait à Tes- palier les derniers fruits de la saison : nous visitions ensemble l'étable, le cel- lier et le potager. Je n'éprouve pas de honte à confesser qu'elle m'entretint tout un temps de pâtés exquis qu'elle faisait préparer au château par son chef de cuisine.

Les ciels abaissés, nues d'ardoises, bruinèrent en pâles lumières dans les chambres. A travers les vitres, la ri- vière apparut étamée de matités sour- des. Dans la profondeur grise se dé- ployait l'automne fané de la prairie. Les feuillages lentement commen- çaient à pleuvoir aux pelouses du jar- din. Et à présent d'autres chants d'oi- seaux dolents, comme d'aigres airs de flûte étaient venus. Une douceur de mélancolie, après les rires de l'été, parfois nous était un charme nouveau comme une part de nous affinée et devenue plus sensible. Nous allions aussi relever les lacets dans la tende- rie aux grives.

Je pensais ([ue bientôt, dans les ma- i-ais de la contrée basse, passeraient la bécassine et la sarcelle. Si seule- ment elle pouvait se décider à demeu- rer quelque temps éloignée, je serais parti là-bns avec mon fusil.

86

A MA XTS JOYEUX

Le vœu se réalisa ; la maison fui j'aurais pu partir et je ne parlais pas.

vide, l'escalier profond ne ballil plus .Ma chair esclave Iressaillail de désir

de sci coups de lalons. el de regret. Eh bien, réjouis-loi. pen-

Deu.^ semaines se passèrcnl ; elK"; sais-je, lu as ce que lu souhailais :

n'élail plus revenue; cl mainlenanl le voilà rendu à celle liberté précieuse

c'était le rude octobre, .le m'en allais donl la perte te comblait d'amerlume!

tous les matins en chasse ; j'écoulais Jaiiuiis je ne lavais tant désirée. Un

de loin si la cloche ne me rappelait moût furieux me travailla ; j'éprouvais

pas. Je ne croyais pas que j'aurais en même temps une grande colère

ressenti si cruellement son absence ; d'ainour-itropre : il me semblait plus

AMAXTS JOYEUX

87

convenable que je l'eusse quittée le premier.

* * *

Un dimanche, Martine, après avoir selon sa coutume entendu la messe au plus prochain village, me servit le déjeuner. Elle tournait autour de moi avec le léger reniflement qui la pre- nait dans les grandes circonstances de la vie. Et moi, la voyant agitée, les mains un peu tremblantes, je lui de- mandai en riant :

N'aurais-tu pas quelque histoire à me conter ?

La moue à la fois cauteleuse et contristée, elle frappa ses cuisses du plat de la main.

Oh ! fit-ellé, c'est qu'il est tou- jours temps pour annoncer les mau- vaises nouvelles !

Je pensai aussitôt qu'il était sur- venu quelque chose à Suzy. Il me fal- lut un effort pour me maîtriser et dire froidement à cette mercenaire :

Ah çà ! parleras-tu ?

Eh bien! voilà, monsieur, s'écria- t-elle avec autant d'empressement qu'elle avait mis de lenteur à prépa- rer son discours. M. le comte est mort. On l'a enterré il y a huit jours !

Jamais il n'avait été question du vieux Tite entre nous ; elle affecta tou- jours d'ignorer qui était Suzy ; et à présent elle était là, hochant la tête et me regardant avec des yeux lar- moyants et sournois.

Le comte est mort ! m'écriai-je à

mon tour dans un tumulte inexprima- ble de sensations.

J'avais jeté ma serviette sur la ta- ble et à grands pas je me promenais dans la chambre, répétant :

Le comte est mort ! Le comte est mort !

Il sembla que moi-même j'avais perdu un vieil ami. Je fis seller Her- cule ; je partis devant moi ; j'abattis d'une traite la distance qui me sépa- rait de Montaiglon. Et puis, au pied de la haute butte, je commençai seu- lement à penser à ce que j'allais dire à Suzy. Mais la secousse était passée : j'étais sans chaleur et sans élan.

Cette mort, après tout, me restait étrangère : nos vies s'étaient côtoyées et ne s'étaient pas mêlées. Aujour- d'hui qu'il n'était plus là, je sentais au peu de vide qu'il faisait dans ma vie la place minime qu'il y avait occupée. Son grand profil entre les cierges ces- sa de me hanter. Toute ma pensée se reporta sur Suzy. J'étais à ses pieds ; je lui disais d'ardentes paroles ; elle pleurait dans mon épaule. Sous l'ob- session des images, mes nerfs se ten- dirent, mon sang courut. Je fus sou- dain envahi d'un violent trouble char- nel. Si elle était venue, je l'aurais haussée par les poignets jusqu'à ma selle, je l'aurais baisée furieusement aux lèvres. Oui, avec ses vêtements de deuil, avec sa chair attendrie de larmes, sa délicieuse chair de petite veuve, je l'aurais prise. Quelle abo- mination ! Les entrailles bouillantes, avant aux narines le frémissement

w

AMANTS JOYEUX

du désir je souffris une grande me vint un allégenienl : je lirai une de honle cl ne pouvais chasser cel égare- mes caries, mais presque aussilôt, je nienl. la remis dans mon poriefcuille. Ce se-

^. '>it

Je gravis Icnlemenl les rampes ; les rail slupiele, pcnsais-jc, il vnul mieux

rideaux élaienl refermes sur les fenc- lui écrire.

1res ; le château semhlait sans vie. Un 11 me rcsla une peine de rancune, de

domestique m'apprit que la comtesse vague pitié. Je la plaignis ; sans cha-

étail partie depuis deux jours. Alors il Iimu- ji^ plaignis son vieil amour mar-

Je partis le lendemain matin. (Pag? 91.)

90

AMANTS JOYEUX

lyrisé. Je me la figurais vaincue, acca- blée dans sa peine, avec autour d'elle ce vide immense des chambres tou- jours rappelait le cri blessé, la voix grelottante du mari pris par ses accès de goutte. Mais surtout je lui en vou- lais de ne pas mavoir averti. Huit jours ! Et pas un mot, pas même le part banal que toute la contrée avait recevoir. Il sembla que moi aussi, j'eusse sombré sous les pelletées de terre qui avaient comblé le seuil du funèbre mausolée. Je voulus écrire. J'essayai plusieurs brouillons. Les mots ne venaient pas, mes condo- léances étaient indifférentes et froides. Je me résignai à garder vis-à-vis d'elle le même silence qu'elle avait gardé pour moi. Je sentais que je n'avais plus rien à lui dire. La mort, en se mellant entre nous, sembla nous avoir étranges l'un de l'autre. Nos âmes fu- rent déportées vers les pâles régions, elles qui ensemble avaient ri et chanté dans le jeune été. Et maintenant, sur les marges de l'exil, elles ne se recon- naissaient plus.

Dans mon désarroi, je songeai sé- rieusement à avancer mon départ pour la ville : je ne rentrais habituellcmeiil que vers la fin de décembre. Je me pressai de terminer mes marchés. Je donnai mes instructions pour les tra- vaux du f)olager : les meubles du sa- lon et de In salle à manger furent rhabillés de housses. Ces soins accom- [tlis. je me trouvai dans la disposition d'esprit d'un homme qui renonce à la vie sauvage et consent à faire figure

parmi les civilisés. Plus rien, du reste, ne me retenait cette année à Fourqucroc : le marchand de bois, dès loclobre, avait amené une équipe de bûcherons. Ensemble nous avions dé- limité la coupe ; les coups puissants de la cognée sans relâche retentis- saient dans les airs sourds.

Celte fois, c'est bien fini, me dis-je, je ne la reverrai plus. Mais n'est-il pas plaisant qu'elle cesse de m'appartenir dans le moment même elle est ren- due à la liberté ? A moins que juste- ment ce ne soit l'absence de tout dan- ger qui, pour un esprit aussi aventu- reux, ne rende à présent notre liaison sans saveur? J'épuisai les raisonne- ments sans parvenir à découvrir la cause de l'inexplicable refroidissement de Suzy à mon égard. Naturellement, j'allai aux raisons les plus compli- quées, j'imaginai des cas de cons- cience subtils, méconnaissant ainsi la simplicité qu'elle apportait en toute chose. Bail ! concluais-je, le mieux est de n'y plus penser puisqu'elle-même m'en donne l'exemple. Avec son mer- veilleux pouvoir de volonté, elle a pro- bablement fini de penser à moi.

La voluptueuse image toutefois ne s'en alla pas ; perdu dans mes ro- ches avec mon âme d'automne, j'étais devenu un homme presque sentimen- tal. Oui, voilà, j'avais perdu mes aplombs, les fameux aplombs des- quel- j'étais si fier.

AMANTS JOYEUX

91

Mes malles élaienl presque faites quand un matin le courrier m'apporta une ligne d'elle : « Mon cher Philippe, je suis à Valcombe. Venez m'y rejoin- dre. » Valcombe était un pavillon de chasse qu'elle tenait de son père. Nous y étions allés autrefois en bande chas- ser le sanglier et le renard. Mon cœur sauvagement bondit. Je n'irai pas, pensai-je ensuite. Mais déjà, au fond de moi, l'être subreptice, dissimulé derrière celle feinte d'indépendance, cauteleusement huilait l'ancienne lâ- cheté docile de la chair. Après le long silence qui te fit méconnaître les plus élémentaires convenances, c'est pour toi un devoir. Une visite à Valcombe seule peut réparer tes torts envers elle.

Je partis le lendemain au petit ma- tin. Hercule, qui depuis un peu de temps ne quittait plus l'écurie, était bien en formes, le souffle profond, le jarret nerveux et ardent. Un brouillard froid, laiteux, trempait la campagne nue, embuait la rouillure déchiquetée des feuillages. Mais des lumières glis- sèrent ; un fluide paysage se leva, rose et vermeil, du matin nébuleux. Des efflux chauffés de soleil montaient des bois au moment je m'engageai dans l'une des avenues qui menaient au pavillon. J'avais sifflé et chanté pendant une partie de la route.

Suzy !

Je m'étais attendu à la trouver dans sa robe de veuve ; j'avais laborieuse- ment préparé des paroles, une voix d'émotion, de longues et instantes

pressions de mains. Et elle était devant moi en culotte d'homme, les mains dans les poches, comme elle était venue les premières fois à Four- queroc.

Dans mon saisissement, j'oubliai mes compliments de doléances ; je ne pouvais que répéter son nom d'une voix basse, arrêté sur le seuil de la grande pièce, devant les panoplies et les trophées de chasse accrochés aux murs.

Elle me regardait franchement, les yeux droits, un peu. durs, et elle n'é- tait pas triste, dans sa belle force de vie au repos. Elle ressemblait à une femme qui attend son amant et ne laisse aucune douleur derrière elle. ]\Tais moi qui avais disposé différem- ment la scène, un petit drame intime de sanglots, d'attitudes brisées, de lentes paroles chuchotécs (oh ! com- me je la connaissais peu, cette Suzy !) je n'osais approcher, pris d'une gêne respectueuse devant elle qui, avec ses mains de passion et de charité, avait touché aux plis d'un suaire. Et tout d'un coup elle fit un pas vers moi ; elle retira ses mains du fond de ses bragues, les appuya à mes épaules.

Pourquoi ne m'embrassez-vous pas ?

J'aurais préféré qu'elle me montrât un des fauteuils avec le geste que j'a- vais prévu. Ensuite elle se serait as- sise près de moi en pleurant : je l'au- rais tendrement consolée. La situation n'eût manqué ni de correction ni de

92

AMANTS JOYEUX

piquant. Je la pris dans mes bras, je lui dis assez froidement :

-Mon Dieu 1 Suzy ! qu'avez-vous penser de moi ?

Elle comprit que je faisais allusion à mes semaines de silence.

Mais non, mieux valait cela. Tout le reste eût été ridicule.

Elle me parlait tranquillement en souriant. Elle s'était serrée contre ma poitrine, avec ce frisson de petite chatte voluptueuse qui lui sillait l'é- chine quand je la prenais là-bas, dans sa vie nue. Et elle était de nouveau de- venue désirable.

\'oilà, c'est une affaire finie, fil- clle. Je n'ai pas voulu vous écrire poin- ne pas trop vous surprendre. J'ai pré- féré vous dire cela en causant.

Ah ! pensais-je, le pauvre Titc ! A peine on l'a descendu en terre et déjà l'herbe a poussé sur lui. Plus rien n'c^-t resté de la grande passion d'amour dont elle le comblait ! Cette Suzy est vraiment un petit monstre très inté- ressant. -Maintenant, avec une chaleur de sang au cœur, j'aspirais l'odeur de ses cheveux étrangement comme si, dans cette toison bouclée sentant l'eau ambrée, un peu de la fumée des cires chaudes et de l'encens eût persisté.

Mij dear^ me dit-elle, portez-moi dans ce fauteuil, cl puis mettez-vous à mes genoux comme vous le faisiez chez vou^. J'ai besoin de voir la cou- leur de vos yeux près des miens pen- dant que je vous dirai cette chose.

Mes mains se nouèrent à sa taille : j'étais entre ses genoux docilement

comme elle me l'avait demandé. Son visage encore une fois avait changé ; elle regardait devant elle, la barre de ses sourcils tendue.

Je vais vous dire une chose sin- gulière, mon ami. Ensuite vous pen- serez de moi ce que vous voudrez. Mais cela, il faut que vous le sachiez. Oui, il faut que vous sachiez quelle femme est votre petite Su/y. Depuis un peu de temps, un goût de vieillard lui était venu. Il voulait toujours me prendre. Il entra l'aiihc jour dans mon cabinet de toilette. Je sortais de mon lub, j'étais nue, et il était devant moi, avec un horrible rire, les mains tremblantes... Il y eut une lutte... une lutte...

Elle me caressa le visage, s'arrêta un instant de parler. Et puis, d'une voix un peu traînante et lointaine, de la voix dont on pailo nu passé, elle re- prit :

\'ous rappelez-vous ce que je vous disais là-bas un jour. Philippe? C'était mon àme mcine que je vous li- vrais. Si entre un homme et une femme qu'unit l'amour, il se pouvait qu'un des deux fût piis du désir char- nel, il vaudrait mieux que l'autre le tuàl. Eh bien, ce que j'ai dit alors, je l'ai fait. J'ai pris sui- la table ma petite main d'ivoire, vous savez, cette main à se gratter le dos. El je lui en ai donné droit dans la lonipc un roup, rien (|u'un couj». PliilipjM'. Il e>t tombé. 11 étail mort.

Elle me dirait rela simplement, Iran- fjuillement, les yeux appuyés aux

Elle était en culotte d'homme. (Page 91.)

91

A M A X r S JOYEUX

miens sous ses paupières hautes. La poitrine était calme, le souffle doux, régulier, dans la beauté unie de sa vie. El elle n'avait fait qu'un geste vers le sol. un geste négligent qui me montra quelqu'un roulant à terre, sous nous. Et moi, suivant l'indication de sa main, j'avais cru voir réellement tom- ber là une haute taille d'homme. La sensation fut brusque, terrible. Cette petite main allongée vers le tapis ou l'autre qui doucement lissait mes che- veux, peut-être avait eu du sang à ses ongles.

Vous dites, avec une petite chose à se gratter le dos, Suzy ?

Oui, longue comme ça... Et un coup, un petit coup à la tempe.

Oh ! m'écriai-je en me dressant, c'est effrayant que vous, Suzy, vous aviez fait une telle chose ! Et dites, dites, pas de... (ma langue battait con- tre mes dents, je voulais dire « re- mords >', mais la chose me parut un peu forte pour une jeune femme si tranquille), ... de regrets après que là, à terre...

A son tour, elle fut droite tout à coup. Un sable noir, des remous d'o- rage lui brouillèrent les yeux. Elle était très pâle, frémissante et d'une voix hachée, criait :

Que cela soit arrivé, ce n'est rien, mais cet horrible vieillard a tué l'amour en moi. Je ne l'avais pas vu vieillir, je le voyais toujours jeune et beau. Avant lui, je n'avais aimé que mon père. Je l'aimais d'un amour si au-dessus de la vie, d'un amour com-

me une religion. El maintenant l'amour est mort. Je n'ai plus que du mépris, de la haine.

Une crise de sanglots la secoua des pieds à la tête. Ses cheveux dans ses poings, couchée de son long sur la table, elle cognait le bois sonore avec son front. Elle n'avait pas de larmes. C'était une douleur sèche, furieuse, aux cris comme des abois.

Oh ! c'est la première fois. Je n'avais pas encore crié. Il est mort et je n'ai pas crié. Et maintenant je vou- drais crier des jours et des nuits.

Dans mon trouble, mon horreur, une idée prit dessin. Je la sentis vic- time d'une triste confusion de l'amour. Elle avait épousé le comte, l'avait chéri d'un ardent culte filial elle re- trouvait encore son père. Entre les deux vieillards, entre ces deux tyran- nies affectueuses qui avaient fini par se fondre, elle avait été heureuse, s'igno- ranl, ignorant la crise nuptiale. Ses sens vierges avaient pu me demander la volupté sans qu'elle se sentit trou- blée dans son tranquille mensonge loyal d'amour. Elle-même enfin, dans un cri de souffrance et de colère, ve- nait de me révéler son étrange et pieuse duperie. Le mystère de sa vie, qui était resté obscur pour elle, s'é- claircit ainsi pour moi. En frappant elle ne s'était pas aperçue qu'elle châ- lir.il l'oulrage infligé à sa vieille folie sénile qui avait paru s'être oubliée jus- qu'à l'inceste. Après tout, pensais-je, si elle a fait cela, croyant faire une chose juste selon sa conscience, pour-

AMANTS JOYEUX

95

quoi m'en montrerais-je plus ému qu'elle ? Cette pensée se noua à l'autre et m'allégea.

Cependant il y avait toujours cet homme étendu à terre entre nous. Je regardai longtemps ses petites mains enfoncées dans ses cheveux. Mon Dieu ! elles s'étaient posées si genti- ment au creux de ma poitrine ! Elles avaient d'une grâce si enjouée fait tomber ses vêlements au bord de l'eau! C'étaient presque alors encore d"a- moureuses petites mains de vierge. Et à présent elles avaient sur elles le poids lourd de celte mort. Je me rap- pelai la tonnelle, leur frémissement dans l'ombre, le coup qu'elles avaient frappé dans le vide, furieuses, meur- trières c'était déjà le geste qu'elles apprenaient.

Brusquement, elle s'arracha de la table. Elle fut debout, frappant du pied, rejetant ses boucles d'un front résolu.

Oh ! je suis lâche ! En voilà assez !

Et puis elle vint à moi avec le batte- ment de son sein orageux.

Voilà, fit-elle, maintenant je ne suis plus qu'une fille comme toutes celles que tu as connues. Prends-moi.

Je ne croyais pas qu'elle m'aurait dit cette parole si vite. Elle me de- manda de la prendre comme elle eût jeté un ordre, comme elle se fût don- née au premier venu. Et moi, avec la sensation froide du cadavre entre nous, je lui dis d'abord :

\'oyons, Suzy, vous n'y pensez pas.

Alors elle me noua ses bras au cou, appuyant les bouts raides de sa gorge à ma poitrine. Dans la chaleur de son désir, elle était redevenue la petite liane souple qui dans l'îlot s'enlaçait à mes membres. Son rire écarlate son- nait à ses dents. De toute sa chair elle eut un cri.

Mais prends-moi donc.

Elle me l'avait dit ainsi la première fois.

Personne ne sembla mort autour de nous : le vieux Tite était toujours dans la maison, poussant ses faibles laineulalions d'enfant, ou bien peut- être il était parti en voyage, très loin. Cela ne se fût pas passé autrement. Les lourds rideaux ouverts laissaient entrer l'or léger de cette après-midi de la fin de l'automne. Un grand silence planait sur les bois. Les chambres aussi, dans ce pavillon isolé, étaient silencieuses comme si jamais une cla- meur d'agonie n'avait été portée jus- que-là à travers l'espace. Oui aurait pu affirmer que ce vieil homme était tombé à terre, frappé à la tempe d'un coup léger de la petite main d'ivoire ?

Elle n'avait amené avec elle que le cocher et la femme de chambre. Il n'y avait à l'écurie que la jumsnt et deux chevaux pour la voiture. Elle me dit :

J'ai fait préparer ta chambre. Pendant trois jours nous vécûmes

ensemble dans cette maison d'ombre et d'oubli. Il fut un temps j'arrivais

96

A M A .\ T S J 0 Y E [; X

ainsi à Montaiglon : j'étais alors riiùle du comte, tout près du cœur de sa con- fiance, et Suzy n'était point encore ve- nue avec la fleur malade de son désir ; la petite main d'ivoire n'avait pas fait

encore cette, chose horrible. Je dor- mais à présent des nuits inquiètes et insomnieuses, près de la chandjre Iranqiiillcmcnt elle reposait, .lo n'en- trais jamais dans celte chambre. Le matin elle descendait me lejoinrlrc dans la haiih* <allc du rez-de-chaHS- séc, près de la table fumait le thé du déjeuner. Flic avait le visage frais

et reposé d'une jeune femme après un sommeil heureux.

Xous prenions ensuite des fusils, nous allions chasser dans le bois. L'a- [)rès-midi Suzy faisait seller les che- vaux. Elle me dit qu'elle était venue au pavillon pour penser à sa vie nouvelle. Elle avait décidé de quitter Montaiglon et de renoncer à la fortune du comte. Ce fut la dernière fois qu'il fut question de Tile entre nous.

L'ancienne idée revint, s'implanta. Timidement je pensais à présent : Puis- qu'elle a agi dans la pléni- tude de sa conscience et de sa volonté, je n'ai pas à la juger. . Son extraordinaire énergie me donnait à moi aussi de la décision. C-epen- dant quelque chose était sur- venu qui ne s'en allait pas d'entre nous. Quand je la ([uittai. il me resta la sensa- tion d'une délivrance. Xous n'avions pas échangé de promesse. Il demeura taci- tement entendu encore une fois qu'elle viendrait comme elle était toujours venue, librement, dans le volontaire et jeune désir de sa chair.

Je rentrai passer quelques jours à Fourqueroc et puis je partis pour la ville. Ma \ie pendant des mois, avec une svmclrie correcte, exactement se

Mais prends- moi donc !... ^age 95.)

ÎKS

A MA XTS JOYEUX

conforma a ce qu'elle avait été les au- tre? hivers, dîners au club, soirées au cinjue, invitations dans le monde. On voulut bien reconnaître que le « jeune homme distingué » n'avait pas trop perdu de ses cheveux dans les loisirs occupés de la campagne. Quand je me regardais passer dans les glaces, souriant avec mes dents blanches et le monocle enchâssé dans le sourcil, j'avais la sensation heureuse de me reconnaître toujours en formes.

Quelquefois l'un ou l'autre parlait devant moi de celle étrange et si ra- pide mort du comte. Généralement on plaignait le prématuré veuvage de Suzy. Ecoulant ces propos, dans les commencements, j'avais serré forte- ment avec ma main le secret dans ma poitrine. Ce secret vivait dans ma vie ])rofonde comme quelqu'un entré clan- destinement dans la maison et qui n'en veut plus sortir. Il ilormail plutôt dans ma vie et ne me tourmentait pas. Quand tout à coup il était question du vieux Tite. quelque chose vague- ment sous la palpitation des lumières, devant le frémissement léger des gor- ges et des épaules, s'agitait en moi comme le vent remue les herbes d'une tombe. J'avais à peu près celte idée : tout fuirait épouvanté, comme les om- bres de la nuit devant le jour, si seu- lement j'ouvrais les lèvres. Kt je me tai-ai«. écoulant cette petite main d'ivoire frapper son léger coup sec contre une tempe.

Je serais demeuré sans nouvelles de Suzy -i nn nmi ne m'avnil appri's qu'il

lavait rencontrée à Florence. Elle resta morte pour moi tout ce temps de l'hiver et je n'en éprouvais ni ennui ni regrets. Mes jours s'écoulaient dans une disposition d'esprit vide et légère. Je ne songeais plus à me demander si je l'avais aimée. C'était un autre sen- timent que j'éprouvais pour elle, et il n'avait pas sa source dans l'amour.

A force de me heurter à des appa- rences d'èlres vivants, dénués de per- sonnalité et subissant passivement le choc des événements, il m'était venu une sincère admiration pour cette pe- tite femme qui avait une taille d'enfant et qui dominait la destinée. Celle-là, sortie victorieuse des ondes léthargi- ques de la mort, m'apparaissait une jeune héroïne parmi des trophées san- glants. Elle n'avait eu qu'à lever la main et un homme était tombé avec le geste dont il avait voulu s'emparer de sa vie libre. Il avait à jamais fermé les yeux sur le mystère dérobé de sa nudité.

Ce cœur viril pourtant, dans l'heure sexuelle, joyeusement s'était donné à moi, un homme insignifiant et mou, qui n'avais de courage qu'à la chasse, devant les bêles inoffensives du bois. Sa haute vie supérieure d'essence per- sonnelle autrefois m'avait pesé et à présent j'en subissais, sans m'en dou- ter, la domination silencieuse. Je ne nouai aucune relation nouvelle. Je n'aurais pu dire la cause pour laquelle ma vie fut un désert nu ne fleurit plus la fleur rouge du désir. Elle avait conq)rinié sous ses poings ma volonté,

AMAiNTS JOYEUX

99

elle y avait mis les gonds de ses pe- tites mains violentes.

Quand la nature excédée se rebel- lait, je faisais un signe au groom, après le dîner au cercle. Le jeune co- quin savait qu'il pouvait compter sur un lariïe salaire. Xous étions ainsi un grand nombre de gens bonorables qui,

lois, si le vieux Tile avait toujours ses

accès de goutte.

Un homme qui connaît le plaisir ne s'aveugle pas sur une femme qui lui revient après une absence. Il recon- naît à des nuances le passage d'un au- tre amant dans la vie qui, un peu de temps, cessa d'être près de la sienne. par lassitude, recourions à ses offices. Le vent ne casse pas également les El puis les lacets des corsets sifflaient; branches et le pêcheur, en relevant au une pauvre chose de vie s'abandon- matin ses nasses, sait bien si une au- nait sans joie ; et moi, en détournant ^^'e main y a touché pendant la nuit, ma bouche, je fermais les yeux. Je C'était le matin, et moi je poussais voyais sous la nuit de mes paupières "^a barque à travers l'eau. J'allai la petite chair vierge qui était allée J'avais mis mes nasses ; aucun voleur avec moi vers la rivière. Je pensais : ^'élait venu. Suzy était toujours la pe- Maintenant qu'il y a entre elle et moi tite Eve folle qui me demanda de lui ce secret, elle ne pourra faire autre- i^évéler le secret de l'ardente vie phy- ment que de me revenir. Je raisonnais sique. avecle faible esprit d'un homme qui Quand, au soir, elle s en alla, elle

ne peut se hausser jusqu'aux merveil- leuses puissances de certaines âmes indomptables.

Un clair matin de printemps, la clo- che, par-dessus le bois, tinta. Ma vie sous moi courut. Mon cœur sentit sa présence et hennit. « Suzy ! » criai- je. Sa voix parvint par le chemin et me répondit. Comme au premier jour, était devant moi, me souriant, m'of- frant l'amour dans ses yeux.

Vois, dit-elle, je t'ai désiré.

Xos chairs se reconnurent. Il sem-

me dit simplement :

Ne m'attends jamais et moi, je viendrai toujours librement, comme par le passé.

Elle m'avait dit cela aussi le premier jour : seulement il y avait maintenant entre nous cet homme dans un pro- fond cimetière. La sensation fut brus- que, persista quelque' temps. Mais, mon Dieu, il nous avait gênés si peu, vivant ! Il ne sembla pas décidé à faire plus de bruit sous la pierre scellée. Je crois bien que moi seul pensais encore quelquefois à lui. A présent, d'ailleurs, je n'avais plus aucun tort à me repro- cher vis-à-vis de ce pauvre Tile. Je pensais philosophiquement que cela

bla qu'elle était venue la veille. J'au- serait arrivé aussi bien avec un au- rais pu lui demander, comme autre- tre que moi.

BIBLIOTHfCA

KJO

AMANTS JOYEUX

Le bel été lecomiiieiica ; la rivière fui tiède et vermeille, dans l'efflux va- nillé du pré fauché ; el une pelile forme nue élail couchée dans les hau- tes spirées du bord de l'eau. Qu'au- rail-il pu m'arriver de plus heureux que celle vie aimable avec une maî- tresse qui, chaque fois qu'elle arrivait, était pour moi une nouvelle femme inconnue ? Elle venait avec son jeune désir ; une senteur d'ambre el de phosphui'e sortait de ses robes, et puis elle partait : l'odeur légèrement pal- pitait un peu d'instants à mes mains. Sa passion sauvage de liberté avait encore grandi. Je ne l'interrogeais pas sur sa vie loin de moi. Je savais seu- lement quelle s'en retournait à son pa- villon du bois. Je ne savais pas autre chose.

Son gpùt pour moi dura ainsi jus- qu'à l'automne. Je n'avais jamais au- tant aimé les arbres, les hautes roclies veloutées d'or, le vent doux des silen- cieuses campagnes. La voix puissante des solitudes me grisait si profondé- ment à travers son sensuel amour qui prolongeait la nature ! Ses yeux étaient le vert miioii- se mirait le monde. Avec ses cheveux bouclés dans mes mains comme des feuillages, avec sa vie fluide près de moi comme l'eau de la rivière, j'étais le jeune époux de In terre. Un sens subtil délia mes lour- deurs oriiîinolles. Son souffle de vie fit le miracle de me vivifier moi-même. Je perçus des rapports entre le mon- de el la créature. De fraîches et sou- daines sensations me visita ionl.

Un jour, elle me dit :

Je suis venue vers loi de mon propre mouvement, el lu ne mas de- mandé ni quand je partirais ni quand je reviendrais. Une femme comme moi ne sérail plus revenue si tu l'étais cru des droits sur ma volonté. C'était alors une grande joie pour moi, car j'agissais librement, selon ma nature, et ce que je pouvais te donner, je te l'ai donné avec passion. Maintenant écoule, je voudrais connaître une au- tre vie. Je n'aurais plus le même plai- sir à venir ici. Cela, je te le dis franche- ment. J'ai horreur du monde. J'ai le dégoût de moi-même et de mes jours inutiles. Je suis riche, el l'argent entre mes mains ne sert à rien. Il me semble ipiil y a ailleurs quelque chose à faire pour une femme qui a de la volonté et du courage. Ne sois pas étonné si, un jour, tu apprends que je suis allée là-]>as, dans une île, soigner les lé- preux. Oui, je crois, faire une chose grande, se dévouer à une œuvre utile et généreuse, c'est encore la seule chose possible, el c'est aussi le seul durable amour. Toi, tu as éveillé le plaisir qui dormait en moi ; tu m'as appris la velupté. Nous avons -été des cires de joie. Ensemble, nous avons exploré la sensation jusqu'aux confins de l'amour. VA ensuite, il faut toucher avec des mains tendres à des plaies, à la souffrance de l'humanité miséra- ble. Je m'en irai donc librement au- jourd'hui, comme je suis venue la pre- mière fois et toutes les fois.

^îon Dieu ! moi qui avais sottement

i\

Une ombre iégère se lève dans les arbres. (Page 102.)

100

AMANTS JOYEUX

Le bul clé icLomiiiença ; la rivière fui tiède el vermeille, dans l'elïlux va- nillé du pré fauché ; el une pelilc forme nue élait couchée dans les hau- tes spirées du hord de l'eau. Ouau- rail-il pu manixcr de plus heureux que celle vie aimable avec une maî- tresse qui, chaque fois qu'elle arrivait, était pour moi une nouvelle femme inconnue ? Elle venait avec son jeune désir ; une senteur d'ambre et de phos|»ii(:re r^orlail de ses robes, el jiuis elle parlai! : l'odeur légèrement pal- pitait un peu d'instants à mes mains. Sa passion sauvage de liberté avait encore gi'andi. Je ne l'interrogeais pas sur sa vie loin de moi. Je savais seu- lement qu'elle s'en retournait à son pa- villon du bois. Je ne savais pas autre chose.

Son goût pour moi dura ainsi jus- qu'à l'automne. Je n'avais jamais au- tant aimé les arbres, les hautes roches veloutées d'or, le vent doux des silen- cieuses campagnes. La voix puissante des solitudes me grisait si profondé- ment à travers son sensuel amour qui prolongeait la nature ! Ses yeux étaient le vert miroir se mirait le monde. Avec ses cheveux bouclés dans mes mains comme des feuillages, avec sa vie fluide près de moi comme l'eau de la rivière, j'étais le jeune époux de la terre. Un sens subtil délia mes lour- deurs originelles. Son souffle de vie fit le miracle do me vivifier moi-même. Je perçus des rapports enirc le mon- de et la créature. De fraîches et sou- daines sensations me visitaient.

\Sii jour, elle me dit :

Je suis venue vers loi de mon propre mouvement, et lu ne m'as de- mandé ni quand je partirais ni quand je reviendrais. Une femme comme moi ne serait plus revenue si tu l'étais cru des droits sur ma volonté. C'était alors une grande joie pour moi, car j'agissais librement, selon ma nature, el ce que je pouvais te donner, je le l'ai donné avec passion. Maintenant écoute, je voudrais connaître une au- tre vie. Je n'aurais plus le même plai- sir à venir ici. Cela, je te le dis franche- ment. J'ai horreur du monde. J'ai le dégoût de moi-même et de mes jours inutiles. Je suis riche, et l'argent entre mes mains ne sert à rien. Il me semble (|ii'il y a ailleurs quelque chose à faire pour une femme qui a de la volonté el du courage. Ne sois pas étonné si, un jour, lu apprends que je suis allée là-bas, dans une île, soigner les lé- preux. Oui, je crois, faire une chose grande, se dévouer à une œuvre utile el généreuse, c'est encore la seule chose possible, el c'est aussi le seul durable amour. Toi, lu as éveillé le* plaisir qui dormait en moi ; tu m'as appris la volupté. Xous avons -été des êtres de joie. Ensemble, nous avons exploré la sensation jusqu'aux confins de l'amour. Et ensuite, il faut loucher avec des mains tendres à des plaies, à la souffrance de l'humanité miséra- ble. Je m'en irai donc librement au- jourd'hui, comme je suis venue la pre- mière fois el loules les fois.

Mon Dieu ! moi qui avais sottement

Une ombre légère se lève dans les arbres. (Page 102.)

102

A M A X T S JOYEUX

espéré que le plaisir suffirait à nous lier pour la vie ! A présent, elle aie parlait d'un amour infini comme la douleur, un amour dont je n'aurais pu concevoir la pensée avant ce moment. 0 Suzy ! ces petites mains s'étaient appuyées au creux de ma poitrine, elles avaient frappé avec l'ivoire sur la mince cloison de la tempe, et voilà, maintenant elles allaient devenir les mains miséricordieuses qui rafraîchis- sent les ulcères et lavent les sanies. Je compris que lu le ferais comme tu le disais, toi, toute petite avec ton âme plus grande que ton coi-ps et si gonflée de passion, toi qui aurais été une reine parmi les plus parfaites courtisanes et qui. sans doute, à celle heure, est devenue une sœur de cha- rité.

El ce jour-là fut le dernier. Son odeur d'ambre, sa senteur d'essence volontaire demeura un peu de temps dans la maison et puis se volatilisa. Des années se sont passées et je ne l'ai plus revue. Le silence s'est fait sur sa disparition comme les rides s'éga- lisent par-dessus l'eau l'on a jeté une pierre. Quelquefois je pousse la barque vers l'îlot. Une ombre légère se lève des arbres et me regarde avec de beaux yeux de désir et de vie. Elle me fait un signe que je ne veux pas comprendre. La jolie fille au ruban rouge, elle aussi, était partie un jour. Personne ne sut elle était allée. Mais, dans un autre hameau, une ai- mable enfant blonde à son tour met un ruban rouge dans ses cheveux quand j'arrive la voir.

COLLECTION ILLUSTRÉE A 95 CENTIMES

En reliure artistique, 1 îr. 50

Volumes parus : ALPHONSE DAUDET

TAJiTAJim DE TAJiASCOM

Illustrations de G. DUTt^IflC. Un volume in-8". JEAN AlCARD

DE l'académie française

Homan illustPé par SUZHfJHE JVIIflIEH. Un volume in-8o.

GYP

LE FRIQUET

IllustPations de P. Kfi^tJFP^VIfl|^^. Un volume in-8'\

GEORGES COURTELINE

coco, coco ET TOTO

Illustrations de R. Bflî^î^ÈfJE. Un volume in-8' GEORGES RODENBACH

BRUGES-LA-MORTE

Illustrations de ^RHIN BHliDO. Un volume in-8".

Pour paraître le 12 Octobre : GEORGES D ESPARBÈS

R O I

Illustrations de Lflf40S. Un volume in-8'>.

liES jyiEIIiLEUl^S /lUTEOl^S GL/ISSIÇOES

Français et Étrangers.

VOLUMES PARUS

ARISTOPHANE, Jhékire, 2 vol. BEAUMARCHAIS. T/iéâfre. BERNARDIN DE SAINT-PIERRE,

Pau/ ei Virginie. BOCCACE, Le Décaméron, a vol. BOILEAU, Œuvres poétiques et en prose. BOSSU ET, Oraisons Funèbres,

Discours sur l'histoire universelle. BRANTOME, Dames Galantes. CAMOENS, Les Lusiades. CASANOVA (JACQUES). Mémoires,

6 vol. CÉSAR, Commentaires sur la Guerre des

Gaules. CHATEAUBRIAND, Atala, René; Le

Dern er Abencérage. CORNEILLE, Théâtre, 2 vol. DANTE, La Divine comédie. DESCARTES, Discours de la Méthode,

Méditations métaphysiques. DIDEROT, La Religieuse; Le Neveu de

Rameau. ESCHYLE, Théâtre.

FÉNELON, Télémaque.

De l'Education des Filies.

FOÉ (DANIEL de), Robinson Crusoé.

GŒTHE, Werther; Faust; Hermann et

Doro(/iée. HOMÈRE, Iliade.

Odyssée

LA BRUYERE, Caractères.

La FAYETTE (M^e de). Mémoires;

Princesse de Cléves. LA FONTAINE, Fables.

Contes.

LA ROCHEFOUCAULD, Max/mes.

LE SAGE (A.-R.), Histoire de Cil Blas de S£ntillan<='. 2 vol.

LESSING, Théâtre.

MAISTRE (X. DE), Œuvres.

MARIVAUX, Théâtre choisi.

MOLIÈRE, Théâtre. 4 vol.

MONTAIGNE, Essa/s, 4 vol.

MONTESQUIEU, Lettres Persanes.

De l'Esp"it des Lois, 2 vol.

MUSSET (A. de). Premières Poésies, 1829-1835.

Poésies nouvelles^ 1836-1852.

Comédies et Proverbes. 2 vol.

La Confession d'un Enfant du siècle.

Contes.

Nouvelles.

Mélanges de li'dérature et de critique.

Œuvres Posthumes.

ij OVIDE, Les Métamorphoses.

PASCAL, Pensées.

Les Provinciales. RABELAIS, Œuvres. 2 vol. RACINE, Théâtre. 2 vol.

ROUSSEAU (J.-J ), Confessions, 2 vol.

Julie ou la nouvelle Hélcîse, 2 vol.

Du Contrat social.

SCHILLER, Les Brigands: Marie-Stuart;

Guillaume-Tell. SÉVIGNÉIM'"" de), Lettres cho/s/es. SOPHOCLE, Théâtre. SPINOZA. Èihique. STAËL (M'"" de). De l'Allemagne, 2 vol. VIRGILE, L'Énéde. VOLTAl RE, Dictionnaire philosophique.

Histoire de Charles XII.

Siècle de Louis XIV, 2 vol.

Chaqui- volume, formai in-18 jésus Prix: broclu-, 95 eoiil., relié toile pleine, 1 Ir. 75,

1639/4 2n5

Lo Bibliothèque

Université d'Ottawa

Éclié«nc«

The Library

University of Ottawa

Date duc

a39003

CE PQ 2337 •L4A75 1910 COO LEMCNMER, ACCH 1224758

C AMANTS JOYEU

CHAR^SJRE

^

'^M

1

C\J

fc o

X M

ii ^

_^

1^ G)

<

^

]= C\J

z

~—

I

-=

^ 00

o

^

o

■y— _^

B c\j

co

.^—

!

= N

O

EE C\J

QC

'

O

= CD

Z

^-

^ C\J

LU

**"

o

O -■

^ LO

<

©

== N

^ C\i

^

^ co

= c\J

0)-^

= C\J

= ^

=, y-

E ^

^ O

(

X)-^=^

^^^H|

Ë ^

"^=

^ O)

E-

^^^^Hî

= on

[

^~

N-^l

^^^^^^^■1

= N

-■

1

1

ln

j

1

1

.a

E^ CD

) r =

fV) =

Oû-

-^ ~\

K)

0)

01

01-

o-

00-

CD-

I\)"

CaJ"

fn"